1
100
2
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/27/24705/BCU_La_Republique_directoriale_tome_1_011180609.pdf
1234c2d7dbadacc233eea2a235e41888
PDF Text
Text
·
.
L a l tépublique
directoriale
Tome 1
cOillmunauté
romantiques
��~
a ~ épubliqe
directoriale
�Actes du colloque de Clermont-Ferrand
(22, 23 et 24 mai 1997)
© Société des Etudes Robespierristes.
Centre d'Histoire des
Entreprises
et
des
Conununautés, Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques (UllIversité Blaise-Pascal /
ClcmlOl1L-Ferrand II) .
ISBN : 2-908327-40-6
�L a~
épubliqe
directoriale
Tome 1
Textes réunis
par Philippe BOURDIN
et Bernard GAiNOT
BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE RÉVOLUTIONNAIRE
NOUVELLE SÉRIE N° 3
-1998 -
�('ouverture : «Secrétaire du Directoire exécutif», gravure en
couleurs anonyme, Archives départementales de rAllier
(3 Fi 346).
impression : i/llpril/lerie A . POTTiER S.A . (9 l'lie Be/'the/ot H fJ. 526 - 03005 A/oll/ill.\' cedex)
Tous droits cie traduction, d'adaptation et de reprodllcUon par
tous procédés, y compris la photographie et le microfilm,
réservés pOUf lous les pays.
�Ces actes, à la publication desquels il n' a pas peu
contribué, sont dédiés à la mémoire de François Hincker,
homme de liberté, de fidélité et de culture, prématurément
disparu le 5 février 1998.
�Auteurs
BARON Philippe, Université de Besançon
BENOIT Bmllo, Institut d'études poli/iques de Lyon
BERTHIER Patrick, Université Paris IV
BIARD Michel, Université Paris 1
BLAUFARB RaIe, ,)'tephen Austin University (E.-u.)
BODINŒR Bernard, 1. UF.M de Rouen
BOURDIN Philippe, Université Blaise-Pascal, ('!ermontFerrand
BOVYKINE Dmitry, Université de Moscou (Ru,)
cARRÉ Renée, U/liversité Blaise-Pascal, ('Ierll/ont-Ferrand
CIOITI Bruuo, docteur en histoire
CLAY Stephcn, doctorant en histoire, Université d'Oxfiml
(( ;, -B.)
COQUARD Claudc, docteur en his/oire
CROOK Malcolm, (Iniversité de Keele (G.-B.)
CUBELLS Monique. Université de Provence
CZOUZ-TORNARE Alain,
doctel/r en his/oire, AIarse/ls
(C'. -1/.)
DELIN 1ÈRE Jean,
U/liversité
mG/se-Pascal,
(,lermol1t-
Verra//(I
DENYS-BLONDEAU Sylvie, docteur en histoire
EDELSTEIN Melvin, The Willia/ll Paterson ('ollege
Jersey
of New
(/~',-[f.)
ElffiARD Antoinette, (/II/versité Blm,\'e-])a,w:al, ('Ierll/o/ltFerrand
EHRARD Jean. (11I/1'ersité liIaise-])ascal, ('Iemui/lt-fi'errwul
l,a /((lJl llhliqlll' direcforio/(', ('/l'rmoll/-FI'/'l'CIlld, 199 7
�FOURNIER Georges, Université de Toulouse-Ie-Alirail
GAINOT Bernard, Université Paris 1
GILL! Marita, Université de Franche-Coll/té
GUILHAUMOU Jacques, ('.N!?, ...·., Université de Pro vell ce
HINCKER François, Université Paris 1
HORN Jeff, doctorant en histoire, Stetson
JAM
Jean-Louis,
Ferrand
Université
(E.-U)
Univers~y
Blaise-Pascal,
Clermont-
JOLLET AIme, Université de Poitiers
JOURDAN Annie, Université d'Amsterdam (P.-B.)
KA WA Catherine, docteur en histoire
LALOUETIE
Jacqueline,
( 'Iermon/-!i'errmu]
Université
Blaise-Pascal,
LAPIED Ma11ine, Université de Provence
LE BOZEC Christine, Université de Rouen
LEUWERS Hervé, [lniversi/é de Lille
LOUBINOUX Gérard, Université Blaise-Pascal, ('fermon/Ferrand
LUZZATIO Sergio, ['II/I'l'rsué de Gèlles (1.)
MAROTIN François, Université l3Iaise-J)ascal, ('Ierlllon/Ferrand
MARTIN Daniel,
Ferra/ld
[II/iversité
niaise-Pascal,
Clermollt-
MONNIER Raymonde, ('.NR.""", EN,,)'. FO/ltl'l/ay-,""ai/l/( 'Ioud
PARADIS Olivier, doctorant ell II/Sf(nre, (JII/versité BlaisePascal, ('Ierllloll/-Ferral/d
PEROL Lucellc, {fnÎllersité 1JIaise-1J ascal, ('Ierlllont-Ferrand
PEYRARD Christinc, 1Il1/versi/é de Provence
La }«;pllhlique directoriale. (·I"rmcml-Ferml/d. J 997
�PLAGNOL Marie-Emmanuelle, I {f.FAf.
Créteil
de Paris Xll-
RAO Anua-Maria, Ulliversité Frédéric II de Naples (I)
REGOND AlUlie,
Ferrand
Université
Hlaise-Pascal,
('lerl1lont-
ROL-TANGUY Hélèue, Ulliversité Blaise-Pascal, ('lerlllontFerrand
SAJOUS D'ORlA Michèle, Université de Bari
(1.)
SCHIAPPA Jean-Marc, docteur en histoire
SERNA Pierre, Université de Reims
SETH Catriona, Université Paris IV
STEVENS Fred, Université catholique de Louvain (B.)
VILAITE Sylvie,
Ferrand
Université
Blaise-Pascal,
VOYELLE Michel, Université Paris 1
WOLlKOW Claudine, U/liversité de Nanterre
La f«lflllhliqlle
,b/'ec/o/'ia/e, ('/ertilOl/t-Fe/'/'w/(l,
1997
('lerl1lol1t-
�Avant-Propos
L'idée d'un colloque sur la République directoriale est
me
née en 1992 à Clermont-Ferrand, lors du 11 '1 congrès
J
national des sociétés historiques et scientifiques , avec une
inquiétude sur le destin et l'étendue chronologique du
Bicentenaire: la Révolution serait-elle décidément un tout ou
devrait-elle subir une périodisation imposée de l'extérieur de
la communauté historienne, voire à l'intérieur de celle-ci? Si
l 'interrogation valait pour l'an II, elle était tout autant
légitime pour le Directoire, victime d'une «légende noire »
forgée par les comploteurs de brU/naire (et répétée sans
nuances depuis) ou réduit par des héritiers d i:J. Aulard à une
«république bourgeoise » mortelle pour les conq{4êtes
révolutionnaires. La belle :.ynthèse de G. Lefebvre, les riches
travaux de J. R. ,)'urat/eau et de D. fVor/1(~[
ont
heureusement engagé nombre de chercheurs, de toutes
disciplines - et cette interdisciplinarité nous semblait gage de
renouvellement - à reconsidérer, réinterroger cette période
complexe. Adieux saisir le moment électoral et la
structuration du champ politique qu'il implique, les
résistances qu'il induit; mesurer les heurs, malheurs et
héritages des relations internationales ; évaluer l 'œuvre
administrative, juridique, économique et sociale accomplie;
comprendre les attendus philosophiques, littéraires et
artistiques qui /le firent pas forcément un projet global, mais
impirèrent pour partie les images nationales et européenJ/es
du passif ou de l 'actif directorial : tels pOl/vOIent être, en
vrac, quelques-uns des objets cl 'une rencontre ql/i, vmgt ans
nprès G. Lefehvre, devnit faire le point des recherches
accomplies.
1 - Cf. M. Vovelle (sous la dir. de), 1789-1799. NOt/veallx chal/tiers
d'histOire révoll/tiol/llaire : les il/stitl/tiol/s et les hommes,
C.T.fl.S., Pans, 1995.
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
L'entreprise a d'emblée bénéficié du soutien de deux
centres de recherche clermontois, le Centre d'Histoire des
Entreprises et des Communautés, le Centre de Recherches
Révolutionnaires et Romantiques, et de leurs directeurs
respectifs, B. Dompnier et G. Loubinoux. Cette association
pluridisciplinaire avait déjà permis dans la période du
Bicentenaire, et à l'initiative de J. Ehrard, l'organisation de
deux rencontres universitaires, ['une autour de Malouet
(1740-1814) - 30 novembre-l"r décembre 1989 -, ['autre
autour de Gilbert Romme (1750-1795) - 19-20 mai 1995 -,
dont les actes ont depuis été publié.1. J.-R. Suratteau a bien
voulu être le président d'honneur du comité scientifique du
colloque .. son appui amical et sans faille nous a été d'un
encouragement précieux. Comme tous les participants, nOlis
avons beaucoup regretté son absence, bien indépendante de
sa volonté, à Clermont-Ferrand. L'encouragement est aussi
venu de la présence, au sein de ce comité sCient!flque, de
M Vove/le, dont il est inutile de rappeler ici la place
éminente qui a été la sienne dans nombre de manifestations
du Bicentenaire: la République directoriale n'est que la
suite plus ou moins logique du «tournant de l'an 111», autour
duquel il a organisé d'instructives journées à Aix-enProvence 3. M Vovelle a bien voulu introduire et mettre en
per::.pective le colloque clermontois, et sa participation active
a notoirement enrichi les déhats. Qu'il en soit remercié,
comme doivent l'être tous les autres membres du comité
scientifique qui ont largement contribué à la richesse et à
l'atmo::.phère amicale des rencontres des 22, 23 et 24 mai
1997: B. Baczko, B. Dompnier, J. Ehrard, G. l'a urnier,
G. Loubinoux, C. !vlazauric, K. Tonnesson, D. Worono.rr retenus, J.-P. Bertaud, C. Lucas et 1. Woloch n'ont
malheureusement pas pu nous rejoindre.
2 - J. Ehrard, M . Morincau (sous la dir. ùc), <Mulouet (1740-
H!l4»), in Revue d'Auvergne, Riom, 1990.
1. Ehrard (sous la dir. de), Gilhert ROnlme (1750-1795),
Société des Etuùcs Robespien'istes, Société des Amis du
Ccntre de Recherches Révolutionnaircs el Romanli(lueS, Puris,
1996.
:l - M. Vovelle (sous la dir. de), I,e tOllrnant de l'an lIl. UéacLion et
terreur blanche dal/s la FraI/ce révolutiol/I/air(', Paris, 1997.
- 12 -
�Avant-propos
Nos remerciements vont aussi à tous Les collègues
français et étrangers qui, intervenants ou simpLes auditeurs,
nous ont fait confiance. Aux institutions, qui nous ont apporté
Leur soutien financier et logistique: le Conseil régional
d'Auvergne, le Conseil généraL du Puy-de-Dôme, la Mairie
de Clermont-Ferrand, le C.N.R.S., l'Université Paris l,
l'Université BLaise-PascaL et l'U.F.R. de Lettres et Sciences
Humaines, Le service Universités-Culture, la Bibliothèque
municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand, avec
laquelle nous avons élaboré et mis en place une exposition et
son catalogue sur Le Puy-de-Dôme sous le Directoire. Enfin,
ce coLLoque et les actes qui suivent n'auraient pu voir Le jour
sans l'aide à l'organisation apportée par l. Langlois, à
l'édition par B. Rappe et notre collègue L. Perol, qui a bien
vouLu nous aider à la relecture des épreuves. Que toutes les
trois trouvent ici l'expression de notre gratitude.
Vient le temps des biLans, et plus de cinquante
interventions offrent matière abondante. Puisqu'il fallait les
confirmer ou les détruire, les images du Directoire se sont
d'abord imposées à nous. P. Serna a rappelé celles qu'offrait
l 'historiographie,
insistant sur l'héritage d'Aulard,
l'importance du legs démocratique et des enjeux politiques et
économiques affirmés pendant ces quatre années de l'histoire
européenne, et s'interrogeant, dans un refus réitéré d'une
étude désincarnée: «sommes-nous dans le Directoire de la
v'me République?». La réponse à l'évidence n'est pas aidée
par les constructions littéraires. Quoiqu'ils aient voulu lier
écriture romanesque et enquête historique, les Goncourt se
sont perdus dans une description factuelle ignorant la société
provinciale et la misère populaire, préférant l'image
nostalgique d'un Paris religieux et aristocratique, la peinture
des moeurs (au travers des plaisirs, des divertissements et des
mode,,) (F. Baron). Ils n'ont pas peu contribué à la «légende
noire », qui perdure sous la ulm. République dans les
personnages à succès de La Fille de Mme Angot, empruntés
parfois à la réalité comme le chansonnier Ange Pitou, et ce
avec la juhilation cynique du librettiste Jules Clarétie : «Tant
pis pour les générations qui ne peuvent pas prêter à
caricature / Cela pruuve qu'elles n'ont ni angles ni
physionomies» (G. Loubinuux). Or, ces générations affirment
- 13 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
au même moment leur postérité dans la forte tentative de
réactivation de la théophilanthropie, à laquelle participe non
sans souci de ses intérêts l'imprimeur Joseph Décel1lhreAlonnier. La dénonciation des <<janatismes», le souci de
donner un cadre culturel au théisme, de créer une religion
fraternelle et rationnelle, en particulier par des pratiques
festives
empruntées aux cérél1lonies directoriales, ne
survivront pas à la crise houlangiste (J Lalouette). Au
contraire, le Directoire chez Erckmann-Chatrian di.\paraÎt
entre ses origines thermidoriennes et son ahoutissement
consulaire, moment d'usurpation des a.:>pirations populaires
(F. N/arotin). Ilya Ehrenhourg, lecteur de Buonarroti et
d'Aulard, renchérit sur cette trahison, qui le renvoie aux
tensions de la société soviétique pendant la N.E.P;
rejoignant, du moins le pense-t-il, Talllla, témoin désabusé de
son temps, il revendique une prise de distance par l'artiste
mais réhahilite l'idéalisme de BabeL((. à défaut de ses
tentatives terroristes (H. RoI-Tanguy). Ce qui ouvre sur
plusieurs des champs de recherche du chantier
«habouvologique», dont J-Nf ,<..,'chiappa nous (?ffre son tour
du maÎtre d'œuvre.
Ces diverses lectures et interprétations nous renvoient
inévitahlement aux fondements du regllIIe directorial.
J Ehrard nous rappelle la présence importante de l'œuvre de
Montesquieu dans les débats sur la cOI/trihution de l'an III,
oeuvres souvent rééditées de l'an IV à l'an V111, /liais dans la
circonstance délllemhrées, défigurées, indifférelllment par la
gauche et par la droite du corps législatif ('hargée de la
rédaction du nouveau texte, d'une /louvelle Déc/aration des
droits de /'J[omme et du Citoyen, de l'organisation du
référendum à venir et de l'interprétation de ses résultats, la
Commission des Onze a-t-elle été déhordée par l 'ampleur de
COfllment en finir avec la politique
la tâche? (J). R()\ ~y kine).
des .fins pour favoriser celle des /Noyens, «fonder ulle
trac/ilion révolutIOnnaire qui soit cO/1servatrice sans être
réactio/lnmre », en href «entrer dans le J)irectoire » ? Telles
sont les ques{/()//.\' qui, au II/oment cl 'mnnistler les anciens
('(J/lventiol1l/els et ensuite, se posent à tous les élus, ohl1uhllés
par la mémoire des anllées antérieures (s. Luzznllo). Ce
déficit cl 'ouhli Il 'elllpèche pas les grallds projets de
- 14 -
�Avant-propos
réorganisation administrative, avec le souci de réduire les
dépenses publiques.' d'où l'expérience des municipalités de
canton, «administration populaire patriarcale» essentielle
pour la répartition et la levée de l'impôt mais cruellement
dépourvue de personnel (c. Wolikow). Ces efforts doivent
compter avec les cicatrices récentes du fédéralislIle et du
royalisme. Lyon, où les violences ne cessent malgré les
protestations de répuhlicanisme des autorités, reste ville
su.'pecte aux yeux du gouvernement (B. Benoit). A jiJrtiori le
Vaue/use et l'ancien Comtat Venaissin, où sévit /a hande de
Pastour, exerçant ses vengeances contre des républicains
divisés - antagonismes d'autant plus violents que les noyaux
jacohins sont actij~
(NI Lapied).
L'opinion publique repose pour partie sur la lecture de
/a presse, dans laquelle depuis la loi de fructidor an l1I se
développe une discussion ouverte sur les élections et les
candidats; / 'an V marque au demeurant l'âge ri 'or de ces
reportages électoraux dans les feuil/es parisiennes et
provinciales, tandis qu'après le 18 fructidor di.'paraissent les
titres accusés de «royalisme», après floréal an VI ceux qui
sont supposés «néo-jacobins», appauvrissant encore le débat
(Nf C'rook). Le Vieux Tribun, de Nicolas de Bonneville,
renouant avec le Tribun du Peuple de 1789, participe de cet
apprentissage électoral et demeure convaincu d'une
régénération possihle, s'interrogeant sur la fondation
rationnelle de l'Etat légitime et recherchant les principes
d'un perfectionnement social (R. A/onllier). La présence
efficace des journaux enrichit localement les luites
politiques, contrihue à Toulouse et dans sa région au
maintien de taux de participation supérieurs à la moyenne
nationale, participation fluctuante cepelldallt selon les
départements du A/idi toulousain, l'existence ou non de
forces antagonistes, les coups de force imposés aux Conseils
des Anciens et des Cinq-Cents (G. Fournier). Tout dépend
aussi de l'activisme des cO/llmissaires du pouvoir central et
du réseau local de leurs suhordonnés auprès des
lIIunicipalités.' AJusard en l'an VI, dans la Côte-d'Or, joue
ainsi sur des candidats o.fficieux, les scissions qu'il provoque,
ses rapports cO/~f'ituels
avec les cercles constitutionnels
(AI fi:delsteill) . ,)'i la hase électorale du DirectOire est plus
- 15 -
�LA RÉPUBUQUE DllŒCTORIALE
ouverte que celle des régimes à venir, socialement plus
composite, idéologiquement plus diverse, le recrutement du
personnel politique s'avère en grande partie verrouillé et, sur
l 'exemple de l'Orne, apparaissent très nettement, fortes
parfois d'une ancienneté révolutionnaire, les personnalités
qui feront le Consulat et l'Empire, des fonctionnaires qui se
constituent en groupe professionnel autonome (8. DenysBlondeau). Cette permanence s'exprime aussi chez tel ou tel
par une fidélité sans faille aux engagements de l'an Il:
Rigomer Bazin défend son projet démocratique et social et
encourage à la participation des ayants droit sarthois dans
Le Démocrate ou le Défenseur des Principes;
Agricol Moureau paie sa fidélité au jacobinisme, sa tentation
babouviste d'un emprisonnement en l'an V (C Peyrard).
D'autres, comme Bois~y
d'Anglas, pour lequel la République
est un moyen de sauvegarder les valeurs de 1789, non un but
politique, pratiquent avec bonheur l'opportunisme. Obsédé
par les agissements de la gauche et les risques de
mouvements sociaux, Boissy, dont les discours deviennent de
plus en plus moralisateurs, s'enferme progressivement dans
le conservatisme, fréquentant les Clichyens avant d'être
«fructidorisé» (c. Le Bozec).
Certains parmi ses collègues ne négligent en rien les
oeuvres de la pensée. Ouvert à la philosophie allemande (à
Kant et à Fichte en particulier), Siéyès a multiplié les
contacts avec ses représentants. 11 participe activement et
brillamment au colloque métaphysique du 8 prairial an VI,
aux c6tés de W IIumboldt, Destutt de Tracy, Cabanis,
Laromiguière, Le Breton, Pierret, Jacquement et Brinkhann
(.1. Guilhaumou). Dans la mouvance des Idéologues se
développe une vaste réflexion sur l 'éducation ; protégé de
Guinguené, Parny est choisi par le Ministère de l 'Intérieur
pour amalgamer à destination des écoles des morceaux
choisis des poètes français, ou pour mellre en vers son
anticléricalisme (C Seth). Tradition et innovation font bon
ménage dans les livres éducatij\' divertissants et les manuels
(dont le nombre, au contraire des premiers, tend à augmenter
en 1797) : la pédagogie, ses con viciions et ses interrogations
sont au cœur de ces ouvrages, parfois riches d'une grande
qualité scientifique. tOL/j(mr.\' liant la formation intellectuelle
- 16 -
�Avant-propos
et l'apprentissage moral de l'enfant (1vf-E. Plagnol-Diéval).
Les romans pour adultes reflètent davantage les engagements
politiques de leurs auteurs ql/i, sous couvert d'intrigues sans
postérité, livrent leurs hésitations sur la nature du régime
politique idéal, leurs observations sur la recolllposition
économique et sociale de la France, leurs fantasmes sur
1:4ngleterre (L. Pero!). Le Directoire rallie sans cloule plus
facilement les musiciens; peu soucieux de la forme du
pouvoir ou entretenant opportunément le souvenir légendaire
de leur engagement civique, ils adhèrent sans réserve au
système des fêtes et voient dans la création du Conservatoire
une normalisation de leur situation. La Revellière-Lépeaux,
très impiré par la liturgie catholique, ou François de
Neufchâteau réfléchissent à la meilleure utilisation possible
de la musique à des fins de propagande, mais le projet
lIlusical du Directoire échoue concomitamment à son projet
éducatif (J.-L. Jalll). Le manque de moyens financiers limite
pareillement sa politique monumentale, malgré un souci
annuellement réitéré d'aménager places et avenues de Paris,
à la gloire des armées victorieuses. Seuls les palais et jardins
des Anciens et des Cinq-Cents suscitent les dépenses
somptuaires nécessaires à leur aménagement; encore les
commandes aux artistes (fortes d'allusions allégoriqlles à la
Révolution en l'an VII) cohabitent-elles avec les emprunts
nomhreux aux anciennes maisons royales (Il. Jourdan) . Ce
goût - réel ou .financièrement contraint - pour le patrillloine
légitime les travaux érudits d'un peintre et critique d'art
comme Gault de ,""'aint-Germain qui, à Clermont-Ferrand,
contribue à sauver les fonds de la hihliothèque Massillon el
décrit dans de numhreuses noIes de vuyage, des croquis et
des dessins, les richesses auvergnates (antiquités, monuments
d'art sacré, etc.) (.4. Regund).
Le domaine théâtral tient une place à part, dans la
mesure où l'art dramatique demeure comme en l'ail 11 l'un
des moyens essentiels de l'école des moeurs désirée. Le
répertoire de l'année 1797 fait alterner classiqlles (A [0 li ère,
Racine, Troltaire, Beaumarchais, Diderot) et créations :
émergent alors des désirs mêlés de paix, de morale sociale,
de divertissement - suit en s'allendrissanl devant des drailles,
des actes cie bienfaisance, soit en s'escla/fant del G/1t les
J
- 17 -
�Li\. RÉPUBLIQUE DllŒCTORIJ\LE
comédies populaires mettant en scène Arlequill ou
A/me Angot (P. Berthier). Là est toute l'al7lhiguïlé d'une
société qlli se cherche, et choisit el/core ses JIIodèles dans
l'Antiquité. POlir preuve les décors progressivement refaits
des grands théâtres parisiens, où ahondent .figures
/IIythologiques et couleurs de la statuaire nées des
imagil/ations de Wailly, Boullée, Ledoux, etc, Pour preuve
encore, le projet grandiose, dû à La Revellière-Lépeaux, d'un
Théâtre national dans lequel succéderaient aux pièces des
revues militaires, des fêtes civiques, des jeux champêtres
propices à l'éducation répuhlicaine (A! ,""'ajous cl 'Oria),
Sollicitée,
1:lntiquité
grecque,
approximativeJllent
retranscrite, est surtout l'occasion pour certains auteurs
d 'ahorder la question des régimes politiques, de montrer leur
hostilité à toute situation extrême, aux excès des guerres
(Ducis, Luce de Lan ci val, ('ai/hava d'Estal/doux), ou leur
désintérêt pour la chose puhlique (Uuy et (irétry) (S T'i/alle).
De l'anciel/ne Rome est aval/t tout retenue pOlir modèle la
période répuhlicaine, temps de cOI/quêtes utilisallt les mythes
anciens qui sacralisent le pouvoir - mythes qui permettent
une grallde liherté d'interpréta/iol/, Si les images amoureuses
(très éloigllées de la réalité romaine), les thèJlles de l'amitié
et de la nature ne sont pas ahsents, les messages de
nécessaire ralliement à l'ordre, adressés à un peuple jugé
inconstant, dOJllinel/t à partir cie 179.+ - dès l'année suival/te,
Arnault emprullte le sillage de Bonaparte (H. Carré), f/ol7l/J/e
de plume aU/l'l'fois au service d'IIII idéal, le crilique théâtral
ne favorise pas désormais une quelconque évolution, /1 est
d'ahOl'd 1/I1 personllage en réactlOn.- contre 1II1 passé
politique, l'illtroducllOn du lihérafl.wne au Ihéâtre,
l'évolutio/l des gellres; soucieux des «vraies valeurs»,
trouvées chez l,a f larpe, il s'érige ell «cellseur des ailleurs el
des acteurs, défellseur d'lille société olt la JIIorale primerait
sur tOlll» (Af. fJ/{/rd) , l,es spectatel/rs lIéa/llI/oil/s, al/-delà de
l'esthél/(flle, (mlll/e/1t les parterres et les coulisses de nules
('onfro/ltations jJolillfjllC'S .- l 'OpPO,\'lt/Ot/ e/ltre «lIéoja('ohilisll
et royalistes de/llellre parlicuhèrellli'lIt l'Ive autour de l'/~coe
dralllatique de 'l'l'oyes, que les autonlés tl/u/1/clpales
réjJl/hllcmlles essment ell l'Gill dl' (,olltrôler, PW,!ois
- 1H-
�Avant-propos
contrariées par le Département, jusqu'à la fermeture pour
deux ans de la scène après le J8 fructidor (J Horn).
Antagonismes politiques et contraintes économiques
conduisent et restreignent les ambitions culturel/es du
régime. Et F. Hincker rappelle combien le politique et le
technique (le financier) demeurent indissolublement liés
durant toute la période révolutionnaire. L'aisance des
députés à maîtriser les mécanismes et le vocabulaire
économique leur permet, alors que les ans IV et V sont
marqués par une grave crise financière, d'élaborer un
impressionnant ensemble de lois organiques après le J8
fructidor - elles préfigurent les finances de la France au XIX"
siècle -, événement en partie favorisé par le refus de la droite
royaliste de donner au Directoire les moyens de gouverner et
d'assurer les conquêtes militaires. L'obsession des économies
budgétaires et de la mise en ordre des finances publiques
induit aussi une abondante activité réglementaire concernant
les salaires des fonctionnaires, jouant sur les primes, les
pensions, les gratifications, les indemnités, sans ôter aux
professions concernées leur attractivité et l'honorabilité
qu'aux yeux de l'opinion confère la fréquentation des
pouvoirs; cela n'évite pas cependant en province grèves
perlées et menaces de démissions collectives (c. Kawa). La
pratique ministérielle, au plus haut niveau, s'inscrit elle aussi
dans l'optique d'une gestion rationnelle de l'Etat. Ainsi peut
s'interpréter l'initiative originale de François de
Neufchâteau qui «rend des comptes» sur son passage au
Ministère de l'Intérieur. Mais c'est tout autant, derrière la
rassurante précision des données statistiques, la volonté
d'affirmer que l'administration a retrouvé le contrôle des
affaires au sortir d'une période troublée (D. Margairazl.
Législations nombreuses encore, et qui finissent par se
chevaucher, dans le domaine des biens nationaux, avec la
volonté de la part de l'Etat de se procurer de l'argent coûte
que coûte, laissant ainsi la porte ouverte à la .\péculation, qui
profite moins à la grande bourgeoisie que dans la période
antérieure, davantage aux aubergistes, bOl/chers, marchands
4 - Pour des considérations particulières indépendantes de la volonté
des organisateurs, le texte de cette communication ne figure pas
dans cc présent volume mais sera publié à part ultérieurement.
- 19 -
�LA RÉPlJBLIQUE DIRECTORIALE
de hois, servant souvent d'intermédiaires pour des créanciers
de l'Etat, desfaurnisseurs aux armées, desfamilles d'émigrés
(B. Bodinier). Dans le district d'Amboise, la reprise du
marché immohilier est nette à partir de l 'an V ; le nombre
des acheteurs, dépassant celui des vendeurs, favorise la vente
de petites parcelles (peu de métairies, beaucoup de terres
laboure!)~
et, de plus en plus, de bâtiments. pour un tiers
au profit de la population d 'Amboise, pOlir une part
grandissante au predit des acheteurs extérieurs et des
communes rurales (.4. Joliet). Dans l'Allier, où la durée des
baux est très variable (d'un minilllum de deux à un maximum
supérieur à soixante-dix ans 1), l 'an IV a marqué l'apogée
des conf/its interindividuels entre métayers et hailleurs, les
procès, en recrudescence, portant sur l'étalement des baux,
le montant des impositions, l 'ohligation de culture, le partage
Jes récoltes, l 'entretien du cheptel (e. Coquard). Ces
affaires, sans rupture toujours nette avec celles de l'Ancien
Régime, rappellent la permanence des prohlèmes sociaux,
que le Directoire ne résout pas. !vIalgré plusieurs essais
d'aide aux hôpitaux, le département des Bouches-du-Rhône,
s 'efforçant à de fréquents contrôles adlllinistrat(f.\·, ne
parvient cependant pas à pratiquer une véritahle politique
d 'assistance. Lui manquent des fond\' propres, tandis que les
suhventions gouvernementales diminuent et tardent à
parvenir, que les résistances à l 'impôt sont en proportion de
la terreur royaliste et qu'une forte instahilité handicape le
travail du personnel administratif (llf (' uhells). Dans le Puyde-Dôme, le prohlème des enfants ahandonnés demeure
entier, quoiqlle leur nomhre ait tendance à décliner et que
parents ou proches tentent de les reprendre lorsque la
conjoncture s 'améliore. Tardivement achevée et d~ià
cacluque, la recellsion cles vieux, lIIalades et indigents
demandée en l'an Il pour élaborer le Grand Livre de la
Biel~fasc
nationale, fait ressortir un nomhre irès
/I1suffisaJ/t d 'aides di.\ponihles, d 'où la réactivation de
hureaux de hienfaisance hérités de l'AnCIen Régil/le
(J). Martin) .
Les laissés pour cOll/pte de la Hépuhliqlle offrent Gutant
de partisans potentiels à cel/X qlli contesient le régime ou sa
II/arche . ('ontre les royaftstes de 1'011 J ~ au prosélytisme aC/(/,·
- 20 -
�Avant-propos
les autorités du Puy-de-Dôme, fort hésitantes, doivent
admettre le secours de l'armée mais, compuée parce que
trop républicaine, la garnison clemlOntuise doit suhir
l 'humiliation d'un désarmement négocié au nOIll de la
une
politique duiuste milieu (P. Bourdin). Lorsqu'en l'an ~7I
vaste opération est menée contre les réfractaires aux confins
de ce même département, de la Loire et de l'Allier, zone
montagneuse aux repaires nombreux ayant depuis toujours
aidé les contrehandiers, elle échoue pareillement à cause
d'une
coordination
lIIédiocre
des
administrations
départementales et locales, davantage hahituées à la
centralisation, à cause aussi d'une confiance insuffisante des
civils dans les troupes engagées (B. Ciot/j). Ce prohlème des
rapports entre pouvoir civil et pouvoir militaire est encore
plus fort à Marseille, ville en état de siège depuis l'an Il. Les
anciens jacohins et le très conservateur général Wi/fot ne
cessellt en l'an IV de s ~v affronter, les premiers réunissant
H 000 Afarseillais dans une pétition contre une présence
jusqu'au Consulat (.'-J'. Clay). Or, ce même
mi/itaire C(J/~rtlée
Willot participe à la Commission militaire du Conseil des
('inq-Cents qui, majoritairement royaliste (Pichegru y est
tout puissant, lIIalgré la présence du légaliste Jourdall), tente
avant le 1H fructidor de déstahi liser le gouvernement:
tentative de décentralisation de la gestioll des forces de
gendarmerie et de garde nationale, épuration de la Garde
des ('onseils, contrôle de la promotioll des officiers de ligne,
etc. (R. Blaufarh). La question des cadres de l'arlllée s'avère
d'autant plus cruciale que l'on constate la perte lIIassive des
anciells élèves des écoles militaires, en grande partie
émigrés: seuls treize des six cellt trente élèves de l'école
d'Effiat, issus en l'occlIrrence des lIIilieux de la l'ohe
d'Anciell Régime, de la grande hourgeolsie terrlel1lle, du
négoce, et pOLIr trois d'entre eux de la nohlesse, ont choisi de
servir civilement le calllp répuhlrcain .. seuls dix-sept autres
sont sous les drapeaux nationaux en 1795 .. seize rentrent
clandestillement en f 796 pOlir OIxalliser la contre-révolution
(0. Paradis). Desaix évidelllJllellt fait partie des secol/ds.
A. Ellrard 170US l'acon le SOli périple en Suisse et en Italie, sur
les traces de Jjol/aporte, ses curiosités historiques, clllluralle...
et scient(fiques, ses interrogatiolls sur les huts de la guerre de
- 21 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
tel ou tel de ses hommes, son impassibilité sur la question des
moyens5 .
Là est tout le prohlème du croisement entre la politique
militaire et celle des relations extérieures. Si la prétention à
défendre la liberté et les droits des peuples demeure mission universelle soulignée par lvIerlin de Douai ou
François de Neufchâteau -, elle s'accorde avec la volonté de
négocier toujours en position de force, de faire de Paris le
conservatoire des chefs-d'œuvre de l'humanité. La
diplomatie secrète, l'exploitation des pays vaincus font
passer l'idéologie au second plan, renouant avec des
pratiques d'Ancien Régime (H. Leuwers). En Suisse par
exemple, la destruction du Corps helvétique, expression
d'une confédération décentralisée au contraire d'une
République française perçue comme anarchique et terroriste,
le non-respect brutal de la neutralité al/obroge, construisent
pour longtemps et l'image négative du Directoire et une
histoire nationale oublieuse de la crise politique de la fin du
XVIIi" siècle (lvIallet du Pan, MIne de Staël ou Pestalozzi
participent à cette élaboration de la mémoire) (A. CzouzTornare). Les violences de la Terreur et la corruption du
Directoire éloignent pareillement de la Révolution nombre
d'Allemands à l'origine enthousiastes .. certains (Rehmann,
Gorres) espèrent réaliser sur le territoire national les idéaux
que la France a oublié, tandis que d'autres, cOn/me Oelsner,
dése:-,pèrent de voir la France devenir républicaine (M. Gilli).
Prélude à la politique allemande de Napoléon, celle du
Directoire s'appuie en réalité sur de.\' alliances avec les
princes de moyenne importance auxquels est offert un
accroissement de leurs pouvoirs et de leurs territoires, tandis
que son! méprisées les a.\pirations légitimes des peuples.
portées (mtre autres par les démocrates de Bâle et de Brême
(J Delinière). D'autres pays, comme la IIongrie, O/l! depuis
J 794 renoncé à tout modèle français.' autrefois ouverte à
l'expérience des premiers temps de la Révolution, la nohles.\'e
réformiste s'est tournée vers le conservatisme .. les Jacobins
5 - Les pérégrinaliolls de ce voyageur «éclaIré» , qui est aussi
militaire, ont dOJUlé lieu à Illle belle exposition parallèle au
colloque, dans les locaux de l'Université Blaise-Pascal. Le
service Univcrsités-Culture Cil a publié Il: catalogue.
- 22 -
�Avant-propos
ont été durement réprimés (1. Papp). Les départements belges
de langue jlamande ou allemande, rejetant / 'ingérence
étrangère et ses corollaires (la politique religieuse, les
impôts, la conscription, le brigandage) se soulèvent à
l'automne 1798. Cette «guerre des paysans» gagne en réalité
à sa cause ouvriers du textile, artisans et commerçants des
campagnes, traditionnellement opposés au monde des vil/es ..
sans programme précis, le mouvement est durement réprimé
par l'armée française (F. Stevem). Au contraire, demeurent
des liens féconds entre démocrates français et italiens,
impliqués dans le «Triennoi! et construisant un réseau de
corre.spondants injluentsjusque dans les cabinets ministériels
parisiens. L'idée existe aussi chez les jacobins transalpins,
forts de nombreuses publications, qu'ils peuvent sur leur
territoire accomplir le rêve inachevé des Français, bafoué
par la guerre de conquêtes qui, en réaction, va provoquer dès
les premières défaites (en l'an VII) de nombreuses
insurrections populaires anti-françaises (A. -M Rao).
On peut certes regretter, au fiL de ces actes, l'absence
de certains e:,paces, avant tout la République batave. Ou
bien, dans un autre domaine, de la politique coloniale, dont
l'analyse présuppose la complexité des relations entre la
France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l'Espagne. Il
n'aurait pas été mauvais 110n plus de rappeler que la
République directoriale s'efforça de tirer toutes Les
conséquences juridiques, politiques et administratives de
l'abolition de l'esclavage décrétée par la Convention
Nationale. ,""'ans parler de l'expédition d'Egypte, qui
occupera à COlip sûr la scène commémorative dans les 11/ois
qui viennent ...
Ces rencontres de Clermont-Ferrand n 'a.\piraient pas à
l'exhaustivité .. el/es n'en mettent pas moins volontairement
l'accent sur quelques thèmes forts de la recherche actuel/e.
La preuve nous en est donnée par le nomhre imporlant de
CO/11l11u/1/calions ayant Irait à la vie politique ou culturelle de
la France provinciale, seize au Lotal. 11 étai! toul à fait
logique que Clermont-Ferrand el le département du Puy-deDôme fussent privilégiés, d'autanl plus que l'histoire locale
est une bonne illustration des tendances lourdes de la
période. Place logique, mais non ahus/ve toutefois. A cet
- 23 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
égard. les départements du sud de la Loire sont bien présents
dans ce volume (provence rhodanienne, sud-ouest). Chaque
médaille ayant son revers, des ensembles régionaux sont
absents: le grand ouest tout d'abord (à l'exception de
l'Orne). Les espaces du refus ou du silence de la géopolitique
révolutionnaire sont minorés. Mais aussi le nord et l'est (si
l'on excepte les départements réunis - mais sommes-nous
bien en France? - et la zone Champagne/Bourgogne
septentrionale - Aube, Côte-d'Or). Les futures initiatives
d'ores et déjà inscrites dans le sillage clermontois, qui se
dérouleront à Valenciennes, puis à Lille et à Rouen,
devraient largement combler cette lacune.
Dans des domaines très différents, la scène théâtrale et
les préoccupations économiques et sociales sont deux thèmes
bien illustrés, avec sept communications pour chacun d'eux.
Le théâtre est à la charnière de l 'histoire des représentations
et de l'étude des institutions républicaines; il n'est qu'une
des réponses au problème insuffisamment développé de
l'instruction publique (ce qui inclurait l'école, les fltes
nationales, le culte décadaire, etc.). Quant au domaine
économique et social, il faut saluer ici le regain d'intérêt
porté à ces chantiers, qui polarisèrent l'attention des
chercheurs il y a quelques décennies, mais qui étaient passés
bien à tort au second plan ces dernières années.
Pouvoir local el praliques électorales, couranls
religieux el réactions multiples des populations aux
sollicitations de l'administration républicaine, place du fait
militaire dans les divisions de l'intérieur el dans les
répuhliques soeurs, ce ne sont là que quelques pistes qui
doivent maintenant trouver leur prolongement. En toul étal
de cause, les appels aux chercheurs qui poncluaient la mise à
jour du cours de Georges Lefebvre réalisée par JeanRené .~'urale,
il y a une vingtaine d'années, ont élé
entendu:l.
Ph. BOURDIN - B. GArnOT
6 - G. Lefebvre, Da FraI/ce sous le Directoire (1795-1799) , Paris,
1977, p. 791-891.
- 24 -
�Introduction *
Michel VOYELLE
On se doit de rendre honunage, d'entrée, aux
organisateurs de ce colloque international, Philippe Bourdin
maître de conférences de l'UIùversité Blaise Pascal et l'Wl des
animateurs du Centre d'Histoire des Entreprises et des
Conunwlautés, et Bernard Gainot, maître de cOlûérences à
l'Université de Paris l, à l'Institut d'Histoire de la Révolution
Française : ils se sont dépensés sans compter, le succès de
cette rencontre, rassemblant 56 participants de haut lùveau
pour un tour de table dont les résultats feront date, rend à
leurs mérites le témoignage le plus éclatant.
On se pernlettra aussi d'exprimer une gratitude toute
particulière aux responsables d'aujourd'hui et d'lùer du
Centre de Recherches RévolutiOJUlaires et Romantiques de
l'Ulùversité de Clermont: le souvelùr est encore tout frais, et
fort vif, de Ja richesse du Colloque organisé en 1995 par
Jean Ehrard autour de Gilbert Ronune, dont les actes ont
d'ores et déjà été publiés. Et pour les lùstoriens de la période
révolutionnaire, le Centre clermontois au dynamisme inaltéré,
évoque la mémoire toujours chère d'Albert Soboul.
Il était naturel également, qu'en nombre, des chercheurs
de l'Institut d'Histoire de la Révolution Française, répondent
présent à J'invite des deux organisateurs. Et le rapporteur se
pennet d'adresser à la directrice actuelle de cet Institut, un
*
Pré~ent
en lever de rideau lors de la séance d'ouverture du
Colloque, le texte de cette conférence ne pourrait prétendre
sans abus en refléter les richesses, telles qu'elles se sont
découvertes au fil des trois joumées du 22 au 24 mai 1997. En
esquissant une problématique générale en teones d'élat des
questions, le rapporteur n'avuit pour ambition que de remplir
modestement SOli rôle, celui de l'honnête provocateur qUi ouvre
les débats.
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
salut amical et reconnaissant pour l'énergie qu'elle déploie cl
la tête de cette Institution.
Car la COlllmémoration du bicentenaire de la Révolution
Française se poursuit, comme il se doit, sur toute l'étendue de
la déccnnie qui Itù revient : à Paris ou en province, de 1992 Ù
aujourd' hui, d'importantes rencontres en ont scandé les
étapes, de la naissance de la République en 1792, cl la
Constitution de l'an I, en 93 , aux affrontements de l'an III
évoqués à Aix-en-Provence, lors du Congrès des Sociétés
Savantes de 1995, au Directoire aujourd'hui. Toutes ces
rencontres ont fait l'objet de publications d'autant plus
méritoires que l'abondance des matières les confrontait aux
butoirs actuels de l'édition française. Le défi a été relevé:
nous disposerons d'un corpus continu de mises au point, ou cl
jour selon que l'on voudra, à la hauteur de ce que l'on pouvait
attendre du rendez-vous commémorati[ Il est il noter que ccs
grandes mobilisations des chercheurs ne sont point une
curiosité franco-française. On en voudra pour preuve. Ù titre
d'exemple, J'importance dcs manifestations dont la péninsule
italienne est actuellement le lieu autour de l'évocation du
«Triennio révolutionnaire» (1796-1799). Et la Suisse devrait,
en 1998, apporter sa contribution. La commisération parfois
amusée et parfois mêlée d'tme pointe d'envie de celLX qtÙ
voient en nous des commémorateurs obstinés ne nous trouble
guère : cc Ile sont point exercices de style académiques que
nos bilans, lIIais comptes rendus de recherches récentes, et
d'ouvertures sur de nouveaux chantiers.
Ainsi en va-t-il tout particulièrement, pour la période
directoriale, qui mérite cl coup sÎlr d'être revisitée. Qu'on ne
voit pas dans celle affirmation une preuve d'ingratitude Ù
J'égard des
grands devanciers sur ce chantier :
Georges Lefebvre dont le cours magistral a fait J'objet asse/.
récemment d' une publication augmcntée, anHotée et mise il
jour par celui qtÙ connaît aujourd 'hui le mieux la période,
Jean Suratteau, dont l'absence aujourd ' hui (pOtte raison de
santé) est regrettée dc tous. Mais nous relisons avec
J'attention qu 'JI mérite le te.'\te interprétatif qu'il avait
proposé en 1<J75 au Colloque de Bamberg organisé par
Eberhard SChlllltt sur «Le DirectOire : pOint terminal de la
période de transition '1 Etablissement de la domination
- 26 -
�lntrodul:tion
bourgeoise», pour nous precieuse référence et nous y
reviendrons. Il reste que Suriltteau après Lefebvre, est de celL"X
qui ont déploré l'abandon ilDuste de la période directoriale au
sein des études révolutiollllaires, liée sans doute il Wle
image de marque dépréciative. Jugement partagé par
Denis Worol1off dont la dense synthèse sur la République
Directoriale demeure à ce jour une des mises au point les plus
neuves et qui déplore à son tour que la période «discréditée ...
délaissée» apparaisse dans une sorte de «médiocrité confuse»
comme un «interrègne sans éclat».
Les choses sont en trait de changer : mais avant
d'évoquer les acteurs d'tm notable renouveau, qu'il me soit
pennis de Hl ' interroger successivement sur les raisons, à Illon
sens, d'lll1 durable malentendu, puis sur les modèles
explicatifs qui ont été proposés polU le résoudre.
Le Directoire souffre à la fois d'être une période mal
connue et mill jugée, les deux traits, on s'en doute n'étant pas
indifférents l'un ù l'autre. Et le premier ne laisse pas d:être
paradoxal car la période est richement documentée. Dans les
sources archivistiques nationales, mais plus encore dans les
fonds départementaux ou plus largement locaux, le chercheur
est confronté a un souci de gestion régularisée dans un
système fait pour durer, à la pratique des enquêtes dans tous
les domaines, Ù une prolifération de comptes rendus et de
procès-verbaux. Certes, Jean-René Suratteau a pu
légitimement regretter que le bicentenaire de la Révolution
n'ait pas été l'occasion d'une vaste publication de SOluces
relatives au Directoire exécutif. Dans celte perspective, les
corpus ponctuels publiés autrefois par Alphonse Aulard sur
Paris ù l'époque du Directoire et du Consulat témoignent d'un
effort qui n'a pas été suivi. Mais d'évidence, ce n'est pas faute
de sources que la période a été boudée.
Si le Directoire a été relativement délaissé, il faut bien
convenir que c'est par manque d'appétence des chercheurs,
aux exceptions près (elles sont de taille) que nous venons de
citer, ct cela tieut sans doute ù sa position même, entre deux
séquences d' intense investissement, 1789-1794 : ce que je
m'obstine à appeler le mouvement ascendant de la
Révolution, au risque de dévoiler mon archaïsme, puis ù
- 27 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
partir de 1800 rappel de l'aventure napoléonienne naissante,
dévolu pour une part ù une autre race dllistoriens.
Entre les deux, le Directoire a tout pour déplaire : aux
«fennes républicains» pour reprendre l'expression
heureusement remise ù l'ordre du jour par Georges Founùer,
parce qu'ils ont vu dans cet épisode thernùdorien prolongé du
retour à l'ordre bourgeois la trahison des espoirs de l'an II,
tentés de se replier sur le réduit babouviste, comme dernier
sanctuaire de l'espoir, peu indulgents jusqu'à Lefebvre (et
même Suralleau), à l'égard de ce qu'on désigne aujourd'hui
comme les néo-jacobins, et tentés de les abandonner jusqu'il
hier aux curiosités des chercheurs américains. Que la vieille
tradition llistoriographique conservatrice, dans sa version
monarchiste, ait exécré le régime se comprend sans peine, à
la mesure d'un espoir de restauration déçu: le Directoire n'a
pas cédé sur un point, la République. Quant à la veine
bonapartiste, qui n'est pas cl négliger, elle a eu tout intérêt ù
constituer en repoussoir le contexte dans lequel son héros a pu
initier sa fulgurante carrière. La filière «opportuniste» d'lm
terme volontairement vague - mais nous nous entendons aurait été susceptible de trouver dans le monde du Directoire
partenaires ù sa convenance, mais on comprend aisément que
la bourgeoisie de la Troisième République ait préféré se
reconnaître ell Mirabeau plutôt qu'en Barras (on n'aime point
les perdants) quille à chercher dans le système politique du
Directoire la faille qui en expliquait l'échec, pour ne point
reconUllellcer, laissant cl l'wlÎvers du feuilleton ou de
l'opérelle liberté de se retrouver en complicité ù la Belle
Epoque avec la fête directoriale.
De celle façon , les jugements portés sur le Directoire,
peinant li échapper ù une évaluation d'ordre moral, ont pris
tournure négative, sous différents verdicts : une parenthèse
pour les plus indulgents (vite expédiée dans la pagination des
manuels), un retour ù l'ordre pour d'autres, mais qui se
tourne en désordre, débouchant sur une triple, voire
quadmple, crise des institutions, de l'éconolllie, de la société
ct des Illœurs... La chienlit pour les plus sévcres et le
triomphe de l'immoralité, mais les contemporains eux-mêmes
ne leur avaient-ils pas tendu la perche dans leurs professions
de foi les plus cyniques? Ecoulons Fouché : «Nous étions les
- 2!l -
�Introduction
maîtres de l'Etat et de toutes les branches du pouvoir. Quand
on a le pouvoir, toute l 'habileté consiste à maintenir le régime
conservateur.. . bientôt une douce rosée de secrétariats
généraux, de portefeuilles, de commissariats, de légations,
d'ambassades ... vint comme la malU1e céleste désaltérer l'élite
de mes anciens collègues, soit dans le civil soit dans le
nùlitaire ... ». Légende noire, légende rose : du satrape Barras,
à Tallien et ,1 Ouvra rd, le Directoire apparaît comme une de
ces transitions manquées dont la mémoire se détourne.
Des modèles explicatifs plus élaborés ont cependant été
proposés : l'histoire sérieuse, telle qu 'on la concevait
jusqu 'aux premières décennies de ce siècle, c'est-à-dire
politique, était tentée de plaider le vice de forme ou de
conception aux origines du nouveau régime. Par un souci
d'équilibre des pouvoirs, au sortir de l'épisode du
gouvernement révolutionnaire, les thermidoriens avaient eu
un tel souci d'éviter les empiétements de l'exécutif collégial
sur le législatif qu ' ils en avaient rendu tout arbitrage
impossible, ne laissant d'autre issue cl lm conflit que celui du
coup d'Etat. Le régime se trouvait ainsi placé en étal de crise
virtuelle permanente, et l'ouvrage que nous avons commenté
il nos étudiants, thème classique de leçons d' agrégation, était
le livre de Meynier sur «Les coups d'Etat du Directoire ... ».
Au demeurant l'argument n 'est pas futile, même si, depuis
G. Lefebvre, Suralleau et quelques autres, on a appris à
décliner l'histoire de ces cinq années sur un mode plus
complexe que cet enchaînement fatal , quille à introduire une
césure entre un premier Directoire, jusqu'au coup d'Etat du
18 fmctidor éllltV, et l'instabilité croissante des séquences
ultérieures. Elargissant le propos, au-delù d'une explication
purement endogène, on a pu également, au registre des
contradictions, à terme mortelles, insister sur une dimension
géopolitique européenne, ù laquelle
les travaux de
Jacques Godechot ont apporté une contribution précieuse :
parce que le Directoire, du fait de sa situation financière
intérieure a besoin d' une guerre qui non seulement nourrisse
la guerre, mais renfloue ses caisses du tribut des peuples
conquis ou soumis, il se trouve entmÎné dans une spirale
belliqueuse, cl laquelle il ne peut faire face, et surtout qui
provoque l'émergence du pouvoir militaire, et renforce le
- 29 -
�LA RÉPŒHJQUE DIRECTORIALE
danger de coup d'Etat d'ull général victorielLx auquel
J'exposait son instabilité interne.
Tel argument introduisant, par le biais de la crise
financière, la prise en considération d'lUl contexte plus large,
achemine vers une lecture qui sans sous-estimer leur
traduction politique, prend en compte les enjelLx sociaux tels
qu'ils se présentent dans cette phase de transition délicate où
tente de se stabiliser la nouvelle donne réalisée par la
Révolution dans ses premières années. Jean-René Suratteau,
dans sa contribution de 1975 élU Colloque tenu él Bamberg sur
le thème de la mpture ou de la continuité, a tenté de présenter
la synthèse que sa compétence reconnue l'autorisait <1
proposer sous le titre «Le Directoire, point terminal de la
période de transilion '1 Etablissement de la domination
bourgeoise '1» . Plus de vingt ans après, sail dit sans
flagornerie, cet article (repris dans les AfIRF) demeure riche
de vérités utiles. Sans contester les schémas explicatifs
évoqués plus haut, il les insère dans la conjoncture sociopolitique du moment post-thermidorien, en renvoyant (nous
avons repris et approfondi le thème lors du colloque sur
l'an III), au texte fondateur de la Constitution de l'an III,
proclamation explicite des principes sur lesquels la
bourgeoisie restmcturée par l'épisode révolutionnaire entend
asseoir son hégémonie, ù commencer par la propriété et par le
pouvoir des nouveaux notables. Celte bourgeoisie «de
transition» dispose d' «une base singulièrement étroite» avait
écrit Soboul, que cite Suralteau. Peut-être un peu moins qu'ils
ne le disent, mais sans doute Il' est-cc point simple naïveté, ou
banalité que de rappeler que pour l'essentiel, la révolution
industrielle est encore li venir... 11 est évident, en tous cas, que
la politique de bascule ou de luite constante sur les deux
fronts de ces bourgeois restés républicains parce qu'ils savent
que leur pouvoir est Ù ce prix, est conditionnée par cc
contexte d' une base sociale étroite, où l'alliance ou le sOlltiell
des groupes popul:ures a été récusé, ct Oll la réconciliation des
1I0melles élites avec l'ancienne anstocratie demeure plus que
prématurée, dans le climat de contre-révolution menaçante.
L'échec de celle tentative d'équilibre conduira la classe
politique, ayant expérimenté ses limites, il se résoudre ;)
- 10 -
�Introùuction
déléguer le pouvoir trop lourd pour elle, en avalisant l'épisode
du césarisme napoléonien.
Toutes choses, dira-t-on connues sinon admises, de cell'..:
qui récusent aujourd'hui le «tout social» d'hier au nom du
«tout politique» . Mais plus que d'un retour sans perspectives
ni prolongements <Ill'..: évidences d'tme «république
bourgeoise», il convient me semble-t-il d'en retenir le
caractère ouvert de la problématique présentée par le moment
directorial: la bourgeoisie de 1795 n'est plus celle de 89 ou
même de 91, et le Directoire ne refenne pas simplement la
parenthèse «incongrue» de l'an II : les chantiers actuellement
en cours de prospection débouchent sur de multiples
perspectives, qui témoignent de la richesse et de l'innovation
dont celle période transitoire a été porteuse.
On éprouve toujours quelque scrupule lorsqu'il
l'ouverture d'un colloque, on se trouve chargé d'ouvrir la
voie, Ù jouer celui qui sait alors qu'on a tout él apprendre,
disant «vous allez voir ce que vous allez voir» . Mais parce
que le progranune même de ces séances, agencé avec art par
des promoteurs qui ont su rassembler un tel panel de
compétences est en soi suffisamment significatif, le risque
peut être assumé. On y trouve le reflet des nouveaux regards
jetés sur la période, et il était de bonne guerre d'ouvrir les
séances par un coup d'œil rétrospectif sur l'image, ou les
images, du Directoire d'hier il aujourd'hui. Ce qu'il y a de
nouveau c'est d'abord l'approche du Directoire au politique,
thème apparemment le. plus classique mais abordé sans
complaisance il l'air du temps du tout politique aujourd'hui .
Sans s'enfermer non plus dans une réitéraLion stérile sur les
crises du Directoire, les approches présentées suggèrent au
contraire la part de positivité, de créativité d'une période où
par certains traits se cherchent et s'élaborent des traits de la
politique moderne: ainsi dans les pratiques électorales, ainsi
dans la préhistoire des stmctures de parti, ainsi encore dans la
pénétration d'une vie politique intense dans le tissu provincial
du pays, Ù partir d'études de terrain. Ce faisant, les
rapporteurs répondent ù 1'lm des vœux forlllulés voici vingt
ans par Suratteau. Ils permettent de nuancer rune des idées
auxquelles les années récentes du bicentenaire ont donné
corps : celle des résistances ù la Révolution. Idée féconde dans
- j
1-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTOlUALE
la mesure où elle ne tombe pas dans l'excès des formules
caricaturales
«le folklore a véùncu la Révolution»
(Jacques Solé). Parce qu ' il s' achève apparenUllent sur tille
image de désordre généralisé et de déliquescence de l'appareil
d'Etat, au demeurant grossie et exagérée par la propagande
du régime conslùaire puis impérial, le Directoire pouvait se
prêter à une telle facilité.
Il était donc utile, comme on ra fait , de s' interroger sur
les acteurs, qui ne sont point tous de petits hommes, en
contrepoint des grandes figures d'hier, et suivant les voies
nouvelles de la biographie, de suivre à la piste un certain
nombre d'itinéraires. De même, en écho aux études récentes
(Bemard Gainot, Pierre Serna, Georges Founùer.
Christine Peyrard, après Isser Woloch) de faire, aux côtés des
thermidoriens devenus directoriaw.:, la place qui leur revient à
ces «fermes républicains», alias néo-jacobins, longtemps
sous-estimés.
A travers ces hommes, et les idées dont ils sont porteurs,
les expériences politiques du Directoire, au-delù du cadre de
la politique d 'assemblée, sont visitées sur le terrain,
conduisant parfois ù un bilan d' échec (les municipalités
cantonales) parfois ù des ÎlU1ovations d 'avenir, du
conullÎssaire du Directoire au Préfet. On l'avait déjà dit, le
paysage global, ù partir de quelques coups de sonde, prend
corps.
Héritier d'une partie des innovations culturelles de
l'an Il, quitte ù en endosser abusivement le mérite (mais puni
ù son tour lorsque le Consulat s' en emparera) le Directoire a
bénéficié malgré les tours de vis et les vagues répressives par
lesquels il s 'est défendu, de cette relaxation du contrôle de
l'opinion qui donne aux études portant sur l'espace public
une apparence de foisonnement , qu ' il s' agisse de la presse, du
thé;ître, de l'expression littéraire. Parce que le moment se
prête au trouble, Ù la réflexion sur le passé proche, ou
simplement ù l'évasion, une sensibilité nouvelle se fait jour :
et le caractère pluridisciplinaire de la rencontre, largement
ouverte aux représentants des disciplines littéraires ou
artistiques, permet ù ces domaines d'être largement
prospectés.
- 32 -
�Introduction
Il eüt été dommage que cel investissement qu.i répond
aux tendances actuelles sur le culturel el l'imaginaire s'opérât
au détriment d' un domaine auquel la période réserve une
importance toute particulière : celui de l'économie et de la
société. Deux clichés antagonistes, sinon tout à fait
contradictoires : celui du désordre, de la fracture sociale
comme on dit aujourd' hui , des ultimes convulsions de la
monnaie papier (métaphore plus originale mais osée) et en
contrepoint, sinon d'un retour il l'ordre, du moins d'une
nouvelle dOIUle qui commence, Ù l ' heure où se complète la
vente des biens nationaux, et s'édifient des fortunes point
loutes éphémères, ù autoriser l'esquisse d' un bilan. Il est
heurelL' que cet aspect ait été abordé tant d'en haut (au
niveau du projet, comme des pratiques étatiques) que d 'en
bas, suivant les méthodes d' une micro-histoire précise.
Enfin, il eût été dommage que la société nùlitaire, en
fonction de l'importance qu 'elle prend dans le contexte
politique, tant intérieur qu'extérieur, ne fût pas évoquée : et
l'on se pennet de porter une toute particulière attention tant ù
la communication présentée sur le Général Desaix qu' à
l'exposition particulièrement évocatrice qui a illustré son
itinéraire de voyage en 1797, de Suisse en Italie. Héros
emblématique, dans la cohorte des généraux morts jeunes au
service de la Révolution, Desaix se présente au fil des pages
de son carnet de voyage avec sa culture, sa sensibilité, ses
curiosités. A la découverte, via l'Italie, de celte Europe sur
laquelle la France du Directoire étend bmtalement sa tutelle.
Traiter dans tous ses aspects la politique internationale
du Directoire, même si le thème n'a pas été esquivé,
requerrait un autre colloque : mais c'est, si je puis dire, un
échange d' images qui s'est opéré durant ces jours : au regard,
somme toute ambigu de Desaix (touriste ou militaire ? Les
deux) répondent en retour les rapports qui nous éclairent sur
la vision et la réception de la France directoriale de
l' Allemagne il la Belgique, il la Suisse ou à l'Italie. Autant de
lieux où il y a quelque mérite ù se dire de ses amis.
Je ne suis point lù pour conclure : ce serait mettre la
charme avant les bœufs. Je me pennettrai, peut-être
impmdemment, une ultime remarque persOIUlelle. Il n'est
point nécessaire de prétendre justifier à tout crin l'intérêt que
- 33 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
J'on porte à Wl thème, qui s'impose à son heure au calendrier
des célébrations centenaires. Mais il me revient, de mes
"oyages du bicentenaire, le souvenir de mon premier passage
à Pékin, voici plus de dix ans je le précise, et des mots
d' accueil ou presque, de mon collè/:,1lJe : «Nous sommes des
thermidoriens» .
Sommes-nous des thermidoriens, de gré ou de force,
dans cette fin de siècle où nous méditons l'expérience récente
que les Révolutions aussi sont mortelles - rude leçon pour les
héritiers des Lumières? On peut se dire aussi que cette
expérience de la désillusion, comme il est à la mode de
le dire, était prévisible : nous lisons la thèse de
Tamara Kondratieva, pour nous apercevoir que les
Soviétiques dès les années 20 ont guetté avec anxiété les
symptômes d'un Thermidor, qui leur est venu comme l'on
sail.. . Et dans le paysage troublé et incertain d'aujourd'hui,
l'historien revenant ù son écriloire, se dit que les
thermidoriens (alias directoriaux) d'il y a deux siècles, ont
somme toute eu quelque mérite.
Faisant la part du feu, ces bourgeois ont sauvé ce qui
pour eux était l'essentiel : non seulement leur propriété, mais
au fond de la boîte de Pandore, l'espoir au moins de la liberté,
ct l'idée, fût-elle différée, de la République.
- 34 -
�Première partie
Images du Directoire
��Le Directoire... Un non lieu de mémoire à revisiter
Pierre SERNA
Point n'est besoin de trop insister sur la légende noire du Directoire.
Tout historien portant son intérêt sur cette période se voit confronté aux
poncifs durables qui ont perdu de réputation cette expérience républicaine,
née de la Constitution de l'An III. Les éléments invariants de celte
stigmatisation sont déjà à l'oeuvre sous la plume des contemporains des
événements, dénonçant la gabegie financière, la débauche de certains
Directeurs, la déroute de l'esprit public, la corruption régnante ; l'ensemble
aboutissant à un discrédit total du régime et à l'émergence d'une culture
sombre, voire morbide, qui, sous la plume incisive mais souvent originale du
journaliste royaliste Gallais, se traduit en ces termes, dans le Paris de l'été
1799 :
Les républicains ne parlent que d'assassinats de compagnons de Jésus, de
choucumerie, de réactions. ils ne voyent que nùsseaux de sang, incendies
et massacres, chcunps de bataille, têtes au bout des piques, potences et
échaITauds ~ toutes images qu'on ne peut pas dire excessivement gaies,
quoiqu'clIcs tiermcnt de la folie.
Les romans ne sont remplis que de visions, de spectres, de cris
lugubres, de tombeaux, d'orages et de clairs de IWle, sortes de conceptions
qui visent grandement la folie, mais qui n'offrent pas le plus petit mot
pour rire. Les spectacles ne sont que les jeux de l'inceste, de panicides,
de diableries, de démagogies et de tyrrumie. Rien de tout cela n'est fort
gai, quoique tout cela soit fort e>..'lravagrult.
Chaque peuple a ses habitudes et sa folie . La folie des Frrulçais est
de passer du marasme au délire, et de retomber du délire au marmilue ... les hOlmues d'argent «sont des sangsues qui aspirent la substance du
gouvemement et le gouvemement pompe celle de la natioll»' ...
Le Directoire, ou l'incarnation d'un régime, vampire de la nation ... En
tout cas, l'inspirateur malin d'un art malade, identifiable sous la forme d'Wl
préromantisme tounnenté, le fossoyeur d'une culture aérée et diaphane, celle
1 - Gallais, Le J8 F'f1Ictidor, ses Callses el ses Effets, IIambourg, 1799, p. 142.
La Républiqlle directoriale, ('fermont-FerraI/d, J997, p. 37-63
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
des Lumières, et l'expression politique des névroses de la nation. Finalement
la publication des romans de Sade, les aventures de Juliette ou Justine, ne
seraient que l'eÀ.'pression ultime et hautement révélatrice de la décadence et
de la déliquescence du Directoire.
C'est ici la matrice de bien des jugements sévères qui ne vont cesser
d'être portés durant le XIX" siècle, de Tocqueville aux frères Goncourt, et qui
vont perdurer longtemps encore, au siècle suivant. ..
L'avancée des travaux scientifiques au XX" siècle n'a finalement pas
transformé de façon radicale la vision du Directoire, et chacun des historiens
étudiant la période cède souvent à la tentation de rappeler en tête d'article ou
d'ouvrage les tares du régime, soit pour énoncer son projet de recherches
destiné à réhabiliter un des aspects injustement décriés de la période, soit
pour se dédouaner et indiquer ainsi à son lecteur qu'il n'oublie pas l'opprobre
qui pèse sur le régime.
Ainsi Colin Lucas, par ailleurs peu soupçonnable d'être un historien
dépourvu de jugement nuancé, commence un article en évoquant Wl cahier
de charges historiques des plus lourds, où se succèdent des tablealLx de
désordre public, de désastre économique, de lassitude poptùaire, de rivalités
violentes au niveau local ; où «la vie politique rend visible la crise de la
classe politique qui, telle qu'on la percevait, ne pouvait se ternùner que par
un Bonaparte qui mettrait une fin à ces incohérences»2.
En quelques lignes, Colin Lucas vient de réswner ce qui peut apparaître
comme un légitime malaise pour l'historien travaillant sur le Directoire.
Comment définir, alors, la crise politique dans ses manifestations
objectives ? .. Mais surtout, conunent maintenir une frontière entre le constat
historique des dysfonctionnements et l'exploitation que l'on a pu faire de la
crise - dès le Directoire d'ailleurs -, pour conclure à la non viabilité du
régime, énoncée à partir de positions politiques, parfois contraires '1 .. . Autant
de critiques menant avec une fatalité inéluctable, rarement remise en cause, Ù
l'automne 1799 1. ..
En résumé, n'ayant aucune valeur fondatrice du point de vue de
l'histoire républicaine, le Directoire se voit réduit cl un temps de médiocres
quasi-anonymes, pris entre les deux destins révolutionnaires de
l'Incorruptible et du jeune général. Comment, dès lors, briser le carcan
2 - Colm Lucas, «1llC rulcs of U1I.! gaines in Lo\:al polilles unûcr Ule Dirc\:tory»,
FreI/ch lfislorical Slue/le,\', vol. 16, n° 2 (full 1989). p. 345-371.
1 - cr Albert Meynier, Les coups d'Etat d1l Directoire, Paris, P (J.F., 1927-1928,
trOIS tomes, 1. Le 18 In/clIC/or Ali V. 2. Le 22 floréal Ali VI. 3. Le 18 bnmw/r(!
011 VU! "t la fill d" la f?épuhlique . Martyn Lyons, Frallce ul/d"r Ih" Direcloty,
Cmnbnûge Umversity Press, 1975.
- 1H-
�Le Direçtoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
interprétatif qui enserre les années 95 il 99, entre le 9 Thernùdor et le
18 Brumaire, et ramène la République Directoriale il une longue
dégénérescence du politique ? ..
Travailler sur le Directoire, c'est donc réfléclùr sur les conditions qui
rendent une république mortelle, et inscrire le principe démocratique dans
une finitude forcément inquiétante, rendue compréhensible par l'étude et la
mise en valeur des dillérents paramètres que la tradition lùstorique, et plus
récenunent les politologues, ont retenus connue pertinents pour définir la
crise du politique, à savoir:
- Primo: l'incompétence ou la corruption des élites et de l'Etat.
- Secundo : le désintérêt des citoyens, marqué par leur apathie, (la
fameuse lassitude du peuple, leitmotiv des rapports de conuuissaires à
partir de l'An IV ~ la fameuse «conspiration de l'indifférence» dont
parle Martin Lyons, face au refus des citoyens de marcher Ù la
rencontre de l'Etat, au moment d'aller voter, de partir Ù la guerre ou de
payer les impôts).
- Tertio : le repli des citoyens sur des formes de réalisations
individuelles qui, il terme, peuvent défaire une partie du tissu social,
(le souci de s'enrichir rapidement qui provoque le spectacle des
clivages et des différents niveaux de richesse, insupportables, par
exemple, à Babeuf, durant l'hiver de l'An IV),
- Quarto : l'apparition de groupes stmcturés contestataires, Ù droite
(les royalistes de l'An V) et à gauche (les républicains démocrates de
l'An VI et de l'An VII) , ou parfois confondus, (que l'on songe au
travail de J.R. Suratteau pour démonter le mécanisme de l'invention
du royalisme à bonnet rouge) .
- Quinto : la recherche d'lUl parti du centre introuvable, et censé
incarner la voie moyenne par définition raisonnable, seul refuge
contre les écueils diabolisés des extrêmes
- Sexto: la déliquescence possible des mythes républicains fondateurs,
repérable dans la difficile nùse ell place d'lUl rituel conunémoratif
contradictoire entre le souvenir des journées d'avant 1794 souvent
violentes, et le nécessaire retour au calme, sans lequel il n'est pas de
paix sociale solide·l .
4 - Cr. Mona Ozour, (<!)c '111ennidor Ù Unlluaire, le diSCOurs de la Révolution sur
ellc-mëme», UevlIe f fislorique , 1970, janvier-murs, p. 3 t -67.
--J9 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
En somme, autant d'éléments déstabilisants pour le régime républicain,
d'autant que la toile de fond de la scène politique se colore des aspects du
désordre économique, de la peur sociale, très réelle de la part des
propriétaires de biens nationaux, qui redoutent plus que tout d'avoir à
partager ou à rendre ; sans oublier, au troisième et dernier plan, le champ de
bataille et ses vicissitudes avec les aléas de la politique étrangère dans le
destin général du Directoire ... s
C'est la somme de ces facteurs qui permet d'appréhender la
délégitimation progressive des principes qui auraient dû, inscrits dans la
Constitution de l'An III, prévenir toute crise majeure, tenniner la Révolution
et défendre la République
Cependant, poser le problème de la crise politique du Directoire en ces
tenues, n'est-ce pas impliquer que les fonnes de comlÏvence intellectuelle que
le chercheur éprouve pour cette période, ne sont que la traduction d'une
meilleure compréhension de cette crise anciCIUle, compréhension rendue
possible par une actualité dont l'historien ne peut se détacher '1 ... Ainsi,
l'impression de mieux saisir la richesse objective et intrinsèque du Directoire
ne serait pas seulement le résultat d'un investissement de travail, bienvenu
dans la perspective de la célébration d'un bicentenaire qui suit son cours
décennal... mais résulterait du constat, malgré le risque de l'anachronisme,
d'une conununauté possible de représentations avec les contemponüns de la
fin du XVIIIe siècle affrontant une période délicate. Le Directoire serait lié,
dans la causalité de 1'lùstoire contemporaine française, à d'autres régimes
politiques, successivement appréhendés ct demeurés dans la mémoire de
l'histoire nationale conune des moments de crise de l'idée républicaine, de
remise en cause du lien social, ou de crainte face à l'émergence des formes
diverses ct radicaIcs de contestatioll ... Osons poser la question autrement :
sommes nous, aujourd'hui, dans le Directoire de la Cinquième
République '1 ...
Le Directoire serait le moment originel où divers aspects de la crise de
légitimité du fonctionnement des institutions républicaines modernes
apparaissent et peuvent , selon les périodes bien particulières, s'exprimer sous
5 - Sur les fonnes des rel,;herches uduelles concemant les ùinèrents aspects ùes I,;rises
des démoaalles ol,;cldentales, voir Revue l/llema(IO/lale cie SC'le/lCt!.\" SoC'wles,
septembn: 1996 nO 149, «La CorruptIOn daJls les démocraties occidentales», ct
d'Yves Mény, «CorruptIOn lln de slèclc : l:hangcmcJlt, crise ct lrans[onnation
des ValeUl!;», pp. 159-370, Jurgcn IIubcnnas, Raiso/l el LéKllimi/é. Problèmes
de h;Klfima/IO/I da/ls le mpitalisn/(' aVa/lCe, Paris, Puyot, 1978.
- 40 -
�Le Direçtoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
des visages dilIérents 6 . Pire, faudrait-il ajouter : il serait, avec sa fin, la
matrice de Lous les coups d'Etat qui émaillent les républiques depuis 1799, ce
qui suffirait pour comprendre qu'il fllt longtemps, une des rares périodes de
la Révolution, traitée ù l'instar d'une sorte de trou noir de mémoire, ni adlùé,
ni décrié, mais effacé, volontairement oublié ...
Et pourtant, ce régime COllUl1enCe Ù «réapparaître» également, du fait
même de cette crise constante de 1795 à 1799, qui a forcé plus d'lm acteur él
imaginer une possible solution ...
Le Directoire est encore le moment d'une grande fertilité des idées
politiques. Il est, en effet, une manière de renverser le problème et de
suggérer que, dans l'adversité quotidienne, les acteurs de la période ont fait
preuve d'imagjnation quant à l'élaboration théorique, mais aussi pratique, des
conditions qui devaient, selon eux, dans une République, être rélmies pour
que les libertés d'expression, d'association, de culte, soient garanties par des
institutions régulées, à leur tour, par la répartition des prérogatives entre les
différents pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire. Mieu.x, c'est sous le
Directoire que de la façon la plus poussée, est pensée la nécessité de protéger
une fonne d'opposition, qui permettrait «d'être d'accord sur le fail qu'on n'est
pas d'accord» 7 et de garantir son expression politique. De fait, durant ces
quatre ans, certains, forts de l'expérience de la Terreur, parce qu'ils en
avaient été victimes ou parce qu'ils en avaient été acteurs, comprelUlent que
dans le jeu de la politique, «il s'agit seulement d'inscrire cet affrontement
inévitable et salubre, dans lUl cadre où la force de ce qui lie individus et
groupe est suffisallunent attestée, pour que les <llltagonismes ne fassent que
cOlûérer un surcroît de nécessité <lU lien, plutôt que de conspirer ù le
défai re» x.
6 - Jeun-René Suratteau, dans la conduslOn de son étude sur les éledions de l'an VI,
page 448, note 2, faisait déjà référenœ aux rapprodlements possibles entre les
éleçllolls de 179K, les éleçlions de 1932 ct les différentes lois d'apparentement
votées sous la IV· RépllbllJ1l1e (Les élee/jOliS de l'ail VI el le «COUP d 'Etal du
22 floréal » (11 mai 1798), Paris, Soçiété Les Belles Lettres, 1971). Par ailleurs,
la çondUSJOll de Jean-Pierre Rioux dans La Frallce de la Quatrième République,
Paris, Seuil, 19K5, offre l't.:xemple même, du pomt de vue méUlodologique, du
type d'enquC:te qu'uu lustorien peut constrUIre lorsqu'il traite d'un régime ùont le
disçrédit demeure profondément Ullçré. L'expéricnœ vaudrait d'être adaptée au
Direçtoirc.
7 - 13ronislaw 13açzko, ('ommellt sortir de la terreu/', Thermidor et la Révo/utioll ,
Pans, N .R.F., Gallimard, 19K9., p. 157
g - Cf. Marçel Gauchet, La l~év()Iio/
des pouvoirs, la souverailleté, le peI/pIe 1'( la
représe/J/alioll 178 9-1 799, N.R.F , Uallimard, 1995, p. 33.
- 41 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Marcel Gauchet a montré cette empathie possible avec certaines
périodes de la Révolution, jusque-là passées inaperçues, en suggérant que la
spécificité même des mutations, tournants et relances que les démocraties
cOlmmssent depuis les années 1970, dans leur diffictùté ù régler les rapports
entre représentation sociale, lieu de la souveraineté populaire et apparition de
nouvelles figures, telles l'opinion, avec ses aspects polymorphes (de la
télévision au sondage) ou le juge, nous emportent loin en arrière, dans la
Révolution pour tenter d'en saisir le sens et découvrir les texies qui «Un quart
de siècle encore, nous seraient restés lettre morte»9.
Aussi son essai, La Révolution des Pouvoirs, accorde-t-illa plus grande
importance matérielle et conceptuelle au débat qui, de. Thennidor à
Brumaire, tente de trouver lme solution politique capable d'arbitrer le conflit
entre législatif et exécutif, par l'organisation d'lm tiers pouvoir, le tribtmal
constitutionnel. par exemple, débat ne pouvant aboutir, mais semant l'idée
d'une institution, gardielme de la Constitution, au sonunet de la République.
Cette perspective de recherche des origines des fondements républicains
dans l'histoire politique du Directoire n'est pas nouvelle. Dans une
orientation radicalement différente, Jean-René Suralteau avait, en 1971 ,
proposé de «relever, partiellement au moins, le Directoire, du discrédit
politique où il avait été jeté» 10. L'étude des élections depuis l'An VI, devenait
le moyen d'étudier la richesse du débat et des pratiques politiques. Par la
suite, les travaux d'lsser Woloch et de Bernard Gainot, plus récenunent , sur
les élections de l'An VII, ont confirmé l'importance du legs démocratique et
la vitalité du Directoire l l ... La période voit les règles de la démocratie
représentative se mettre en place, de façon conflictuelle, au gré des
convocations électorales et cc, de façon paradoxale, dans un régime censitaire
ct présenté presque toujours comllle le rempart de la bourgeoisie ... Pour les
trois historiens cités, ce n'est pas au sommet de l'édifice républicain que la
stabilité nouvelle du régime est recherchée, mais à la base, dans un jeu
politique organisé autour des élections annuelles qui suscitent déjà toute Ulle
réflexion sur les moyens de parvenir légalement ù l'obtention d'une majorité
aux conseils des Cinq-Cents ct des Anciens, pour unir, sous la plullle d'un
Antonelle, <l la conception d'un parti, élément régulateur des enjeux
9 - l.a U,l voll/liOIl cie.\' PO/lvO/rs, p SI
10 . Jcan -lü:né Surutteuu, Ll!s Jletlwlls d" l'ail ri . ., op. Cil., p. 7
Il - BemunJ (hunot, LI! Alol/Vl'II/ml m'!o-jaco/JIII a la fill du DI/'edOl!'e, thèse médite,
II LI{ F , 199 1, Issel Woloch, Jaeohill legacy. nie democrall e movefllelll I./Ilder
I/Je }),YI'e/ory, Princeton 1II\Jvcrsity Press, 1970
- 42·
�Le Directoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
politiques ct véritable arbitre des tensions nées de l'affTontement
idéologique l2 .
Cependant, cette zone immergée du Directoire n'est pas seulement
visible parce que les modalités de l'énonciation d'une crise actuelle font écho
à cette crise ancienne. La richesse politique du Directoire, ne s'impose-t-elle
pas à nous, encore, parce que l'histoire a vécu ou traverse une crise ...
IntégTée à la Révolution, l'lùstoire du Directoire fut soumise à son tour
aux lechrres empreintes de forts enjeux politiques et idéologiques, au moment
où le régime républicain, son idée et son lùstoire, se construisaient en France
au XIX· siècle, ou bien au moment où les études sur la Révolution prenaient
une autre dimension, parallèlement à l'expérience de la Révolution
Soviétique ou de la culture de la période issue de la Guerre Froide. Dans ce
cas, le Directoire, pour les tenants du matérialisme historique, ne pouvait que
s'acheminer inexorablement dans les bras du général: pour Albert Mathiez et
pour George Lefebvre, la crise était l'expression même des contradictions
d'une bourgeoisie ne sachant choisir entre un héritage politique et un héritage
social, abandonnant le premier pour mieux jouir du second, au nom de ses
intérêts sonnants et trébuchunts. La crise du Directoire n'était pas seulement
une conséquence, ei\c était nécessaire ù la construction d'un modèle
d'intelligibilité de l'histoire.
D'un autre côté, le Directoire ne pouvuil être, pour les lùstoriens dits
critiques, que le régime de médiocres vivants ou bien dans l'incapacité
d'imposer un exécutif fort, ou bien dUllS la nostalgie de l'An II ; bref, un
ralage de parvenus «qui voulaient conserver leur place en acclamant Wl
Louis Philippe ct qui récoltèrent un César ... »13.
Les deux interprétations ont fait long feu, pour le moment... Pour
autant, il ne s'agit pas d'être dupe, mais de prendre en considération le
principal événemcnt ù partir duquel se constmisellt ces deux interprétations :
le coup d'Etat qui, malgré tou!, demeurc et interroge encore ...
De fait, il est évidemment vain de présenter la vitalité des mouvements
démocratiques ou la viabilité du modèle républicain du Directoire sans tenir
compte de l'échec, que constitue le 18 Brumaire ... NéalUnoins, il est peut-être
possible de réactiver un questionnement méthodologique ct scientifique sur
) 2 - Pierre Sema, «Comment être démocrate ct constituliOlUlcl en 1797 '1», ,,1.l"1.R.F. ,
1997, n° 2 «Républicains ct démocrates duranlle Directoire», p. 199-219.
13 - François Furet, Denis Richet, l,a R(lVollltion française, Paris, PlurIel, llachetlc,
r~cd
1975, p. 486. C'cst peut-être Dcnis Richet qui a inspiré l'image. Du moins
Il la réutilise dans l'articlc «Coup d'Etat» qu'il signe dans le Dictiollllaire
Cn/iqlle de la Révoliltioll FrançG/se, Paris, Champs Flmrununoll, 2 elll" éd.,
1992, p. 76.
- 43 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
les mouvements politiques, sans éluder le mécanisme du coup d'Etat, mais en
le replaçant comme un des adjuvants d'une culture politique solidement
établie et intégrée depuis l'été 1789 par les acteurs socialLx, qui ont saisi sa
possibilité, son caractère faisable et, pour certains d'entre eux, sa nécessité.
Compris ainsi, le coup d'Etat est une des probabilités qu'offrait, panni
d'autres, la situation politique de l'été de l'An VII.
Cela revient à mettre en lumière les contradictions de la période, entre
espoir de parvenir à un modèle de régime républicain stable, et pratique du
coup d'Etat, comme élément naissant et déjà constituant d'wie tradition
politique française. C'est retrouver les interrogations oubliées ou niées
d'Alphonse Aulard l4 (l8~9-12),
et de son disciple, souvent négligé,
Albert Meynier.
Au début du siècle, Aulard, curieux durant toute son existence de
chercheur de comprendre l'épisode napoléonien, et soucieux de saisir enfin,
dans sa vie de citoyen engagé, les mécmùsmes de déstabilisation des
républiques pouvant mener jusqu'au coup d'Etat, a été bien plus intéressé
qu'il ne semble par ['histoire du Directoire, dans sa dimension d'anticipation
politique des eltieux ql1'a1Ironte la Troisième République l 5 .
Aulard donc et le Directoire ....
A priori, on retient du titulaire de la première chaire d'lùstoire de la
Révolution Française;) la Sorbonne, les collections de documents qu'il publie
entre 1895 et 1905, concemant les archives des Jacobins, celles du Comité de
Salut Public.. . mais aussi Paris, durant la réaction thermidorienne, le
Directoire et le Consulat, ou bien l'état de la France en l'An VIII et en
l'An IX I 6 .
14 - Cf. Jacques Oodechot, ( III jll/y pour la Révolu/IOII , Robert LaITont, Pans, 1974.
TrOisieme partie, «La génération du Second Empire», p 231-282.
15 - Ces types de queslloJUlell1ent ont éte ellslllte, tentes par des historiens anglosaxons A Ooodwin, dans «11le french executive Diccctory. A re-evaluation»,
/lisIVly, vol. XXII, n° X7, J 937, avait déjà suggéré d'étudier la vitalité du
Directoire , d'autres sc sont interrogés Sllf le sens de l'échec du DirectOire. Cr.
L. Hunt, D. Lansky, l' llanson, «The liulure of Ule Iiberal Republic in !"rallce,
1795-1799 . Ule JOad to bnunairc», .10111'1/01 of Moderll flislOly, 51, 1979,
p 714-759. ))uutres pistes de red\l!rd\es sont posslblcs, cn Italie 1l0tUJlUl1ent
ou Antonmo de Francesco tente de retrouver les hens des démocrates [nUlçtus ct
Hahens
pendunt le Dl/eetolTe ct .J Llsque dans les ulU\ées 1815- 1820.
Antonll\o de Franct.:sco. UlvoluzlOIH' (' ('osliluziOl/e, Naples, Ed. Scientiliche,
191)6
16 - l'.A Aulard, Célal cil' la j 'i'cIllCl' l'Il l'ail 1'111 el (fil ['(III L'l:, Paris, Société de
l'IIistOlre de la RevolutIOn
- 44 -
�Le Directoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
Parallèlement ù ses activités éditoriales, Aulard mène une activité
professorale délicate - mais stratégique dans la perspective de la constmction
d'une université républicaine - du [ait des polémiques soulevées par la
création de son poste l 7 • Pmdent, dès son premier cours, le 12 mars 1886, il a
soin d'exposer avant tout Wle progression scientifique. Il rend hommage cl la
méthode d'une histoire critique, instaurée par Quinet, et n'oublie pas,
cependant, Thiers, le seul qui «ait embrassé la période de mai 17~9
au
18 Brumaire, alors que Michelet l'arrête au 9 Thermidor, et Louis Blanc <i la
.
denùère séance de la Convetil)I~
Le ton est alors donné ct la volonté d'appliquer la méthode
d'investigation scientifique aux documents de la Révolution est énoncée.
Jusqu'en 1891, le programme porte sur l'étude des Assemblées et du
Comité de Salut Public et s'arrête au 9 Thernùdor. Puis les cours s'organisent
, Vie et Politique de Danton; en 1893de la manière suivante : en 1892-~3
1894, le ('onsulal jusqu'au ('ollcordat ; en 1894-1895, le Consulat ; en 18951896, le Cluh des Jacohills ; en 1896-1897, la Fin du Consulat et le
Commencement de l'Empire ; en 1897-1898, les Origines du Parti
Répuhlicain ; en 1898-1899, l'Histoire Politique de la Prelllière Eépublique
jusqu'au 9 Thermidor.
Le professeur explique ainsi ses choix :
J'ai étudié il fond et en plusieurs mmées, certaines périodes conune la
Convention et le Consulat... C'est peut-être l'occasion de dire que je ne
conçois pas les bomes de mon enseignement conune lixées en 1799 ou en
1R04, ou en 1815. Je ne croirais pas sortir de l'lùstoire de la Révolution,
s'il m'arrive de faire des excursions dans notre siècle jusqu'en 1848 ou cn
1X70, ou dmls le siècle pn.:cédent en remontant jusllu'au début du règne de
Louis xv. Je considère l'histoire de la Révolution française conune aymlt
pour objet tout le xvm" siècle et tout le XIX" siècle, mais en Ulsistmlt de
préfércnce sur la périodc critique qui va de 17X9 il 1799 19
Les années 1899-1900 sont charnière ù plus d'un titre car elles voient la
publication de l'oeuvre maîtresse d'Aulard, l'Elistvire Politique de la
Révolution Française. Origines et développemellt de la Démocratie et de la
République (17H9-1HO-l).
17 - Cf. Claudine Wohkow, «Centenaire dans le bicentenaire: 1891 - 1991 . Aulard et
la transfonnation du cours en chaire d'histoire de la Révolution Françalsc à la
SorhOIUIC», A.I !.R.V , 1991 , n° 4, j). 411-458.
1R - La Révollliiol/ Fral/çaise, tome 10, janvier-Juin 1886, p. 870.
19 - Aulard, Jiludes el leçol/s sl/r la J<cJl'Ollli/01I Iral/çOlse, Septième ScJrie, 1913 ,
p. 213-259.
- 45 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Suit dans l'article qui présente les cours du professeur un lapsus, donc
révélateur ('1), sûrement éditorial tout de même: en 1899-1900, l'JIistoire
Politique de la Troisième République : le Directoire, ou Aulard dévoilé
involontairement. ..
Puis s'inscrit la liste des intitulés de cours jusqu'en 1913 : 1900-1901,
l'Histoire Politique du Consulat ; 1901-1902 : les Institutions du Premier
Empire ; 1903-1904, la Réaction Thermidorienne ; 1904-1905, La
Convention et la Séparation de l'Eglise et de l'Etat; 1905-1906, Taine,
Historien de la Révolution Française ; 1906-1907, même sujet et eÀ1ension à
Public
l'Histoire Générale de la Révolution Française ; 1907-1908, L'E.~prit
sous Napoléon }"r ; 1908-1909, les Historiens de la Révolutio/1 Française,
Thiers Michelet ; 1909-1910, l'Université Impériale ; 1910-1911, le
Gouvernement de Napoléon, les J,linistres, les Préfets, le Conseil d'Etat, le
Trihunal, le Corps Législatif et le ,r.,'énat ; 1911-1912, l'Oeuvre de la
Convention Nationale ; enfin, en 1912-1913, L'Histoire de l'Abolition du
Régime Féodal sous la Révolution ...
On remarquera dans ces douze demi ères almées, que je me suis beaucoup
plus occupé de la période napoléonieIUle. C'est d'abord parce qu'elle est,
pour l'histoire intérieure, plus mal COIUlUe que la période proprement
révolutiOlUlaire. C'est aussi et surtout parce que, plus j'avallce dallS mes
études, plus j'ai le sentiment que ces deux périodes, la période de la
Révolution et la période napoléonienne sont historiquement
illséparables20 ...
Sans compter la liste des travaux que dirige Aulard sur les quatre
ilIUlées du Directoire, pour les mémoires de diplôme d'études ou les thèses, à
commencer par celle de Mathiez sur la théophilanthropie ...
En abordant pendant une dizaine d'alUlées d'enseignement des
progr.uumes directement ou indirectement liés à la période de 1795 à 1799,
Aulard impose le Directoire COllune une période clé pour comprendre
l'ensemble de la Révolution et de l'Empire.
Et ce n'est pas le second aspect du métier d'Aulard, chercheur
universitaire, qui peut le démentir. Pour apprécier son évolution personnelle
sur l'Ilnportance qu'il accorde au Directoire, deux sources sont possibles, son
flistO/re I)o/J"que de la Révolutlo/l Fral1ç'Q/se, et ses publications dans la
revue [,(1 RévolutIOn Française qu'il dirige depuis 1888.
20 - Aulurù, SeplH'me série .. , Wlldes elleço/ls.. , p 240-24G.
- 46 -
�Le Directoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
Dans l'ouvrage édité en 1899 et 1900, Aulard définit avec précision les
éléments politiques, tant au niveau des institutions qu'au niveau des
mouvements des idées et des groupements de personnes, qtù sont au
fondement de l'établissement d'une Troisième République fêtant son quart de
sièclc, au moment où paraît le livre.
C'est tout d'abord au niveau des institutions que le Directoire innove.
La Constitution de l'An III doit en premier lieu, offrir à une classe de
propriétaires la possibilité de conunander le pays, tout en combinant les
exigences du suffrage et la séparation d'un pouvoir législatif - organisé selon
le principe du bicamérismc - et du pouvoir exécutif. C'est unc république
bourgeoise qtù mêle gouvernement constitutionnel et révolutiOlmaire et
commence par relûorcer le système d'instruction nationale, en le mettant
concrètement en rapport avec la capacité d'émettre un vote éclairé ' , puis
garantit la liberté de conscience et impose la séparation de l'Eglise et de
l'Etat, si chère aux laïques du début du XX· siècle. L'obéissance à la loi, égale
pour tous, se popularise; le régime électoral admet des souplesses au moment
de l'inscription des électeurs ; ct surtout, la centralisation voulue par la
Convention, est poursuivie efficacement par les commissaires exécutifs :
autant d'aspects positifs qui assurent à la France une unité morale et
matérielle22 .
Par ailleurs, lorsque Aulard aborde le personnel politique du Directoire
et tente de définir les différentes forces qui s'opposent, le rapprochement avec
l'actualité de la fin du XIX· siècle lui semble évident et les sympathies de
l'historien sont manifestes.
C'est en toute consciencc que le profcsseur en Sorbonne asswne
l'anachrOlùsmc, lorsqu'il tente de défilùr les différcnts groupes de personnes
qui structurent le débat politique sous Je Dircctoire. Il distinh'11e trois groupes,
parmi lesquels, les royalistes ct deux mouvanccs républicaines dont les
21 - Cf. Article 16 du titre TI, Etat Polititlue des citoyens» de la constitution du
5 fructidor An III : «Les jeunes gens ne peuvent être inscrits sur le registre
cIvique, s'ils ne prouvent qu'ils savent lire et écrire, et exercer une profession
mécanique. Les opérations manuelles de l'agricullure appartielUlent aux
professions mécanitlUes. Cet artiele n'aura J'exécution qu'à compter de l'an XII
de la République», III Jacques Oodechot, Les cOl/slill/licms de la FraI/ce depllls
J 789, l'uris, G. l'., 1970, p. 105.
22 - A. Aulurd, fIisloire j)oli/iqlle de la R,lvoll/liol/ Frallçaise, Origines el
Développement de la Démocratie et de la R(lpubliqlle, 1789-180", Paris, 1899,
Anllund Colin, 6°1110 édilion de 1926. Cf. Troisième Partie : «La République
Uourgeoise, 1795-1799, Chapitre premier, Lu Constitulion de l'un Ill, Caractère
général de la Constitution, Principales lois électorales organiques», p. 570-575.
- 47 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
limites sont floues et les oppositions parfois difficiles à cerner. Ces deux
dentiers mouvements sont partisans d'Wl Etat laïque. Ils sont, «pour parler
comme aujourd'hui, anticléricaux ... C'est la question religieuse qui sépare les
royalistes des républicains. Elle ne sépare pas, si je puis dire, les républicains
entre elLX.. . Ce qui sépare les républicains, c'est la question de l'égalité
politique ct sociale. Il y a des républicains bourgeois, il y a des républicains
démocra tes» ~3 .
Plus loin, Aulard tente une définition de ce dentier groupe:
Ceux que nous apelon~
républicains démocrates, et qu'on flétrissait alors
du nom de jacobins, d'anarchistes, de terroristes, étaient si incertains de
ce qu'ils voulaient, sc sentaient si peu soutenus par l'opuùon qu'ils
hési laient à se dire démocrates ... alors leurs adversaires les appelèrent
les exclusifs ... C'esl aIl parti décapité depuis longtemps ... Ils ont pour
chefs, en l'An IV, des persolUlages COlIU~
mais de ~econd
plan,
notrumnent Félix Le Pellelier el Antonelle 24 .
Traqués par la police, ils apprennent, selon Aulard, le fonctionnement
des structures secrètes, et devélnt la dégradation de la situation sociale, sont
prêts à s'allier avec Babeuf, sans que l'ltistorien oublie jamais de mentionner
leur spécificité. Mais c'est lorsqu'il les retrouve, durant l'été de l'An VII, que
les affinités apparaissent le plus clairement. Dans le dernier paragraphe du
chapitre sur la vie politique intitulé «La Résurrection des Jacobins», Aulard
détaille le mode de fonctionnement de la société du Manège, présentée dans
ses caractères essentiels, son orgaltisation, avec ses régulateurs ou présidents,
ses adhérents, 3 000 dont 250 députés, son organe, Le Journal des IIolJlmes
Llhres, Wle commission d'instruction publique... l'ensemble affectant des
formes constitutionnelles pour la défense d'un programme qu'Aulard qualifie
de socialiste ... Au cas où la démonstration ne serait pas assez claire, la note
de bas de page enlève le dernier doute :
Ce~
néo-Jacohins étmenl des radicaux ~ocialste,
comme nous dirions ...
ct leur testament politique est le tcxtc voté le lH Ulcnnidor sur la motion
de Fé!tx Le PelletiCr : soit rétablir dans le gouvemement l'esprit
ùémocralique, établir aIle éducalion égale ct conunulle, dOlUler des
propnéles au\. ùéü:nseur~
ùe la paine, ouvrir des ateliers puhlics pour
détruire la mendicité .
21 . Aulurd. lf/.\'IOII·(! poUl/ql/e. , «Chapitre III, Les opll1ions, les partis, lu politique
rcltgleuse JuslIll'tlll 1H fru\,;lIÙOn>, p. 62 \-625.
24 - lhul. , P 627-629
- 4H-
�Le Directoirc ... Un non lieu de mémoire à revisiter
Et de conclure la note en renvoyant le lectcur il son article sur les denùers
Jacobins paru dans la RévoLution Française en 1894, et qui, encore
aujourd'hui, tant sur la méthode de comptage des personncs que sur la mise
en ltunière du projet démocratiquc de l'An VII, est une référence.
Pour le nùlitant radical-socialiste, l'analogie n'est pas quc
pédagogique25 . Elle est le plus bel honunagc qu'Aulard puissc rendre il ces
répuhLicains démocrates de l'An VII, expression qu'il utilisait pour se définir
lui-même en politique26 .
De fait, Aulard ne serait pas tant le républicain bourgeois, avocat de
Danton - rôle auquel il a été eantonné pour les besoins de la cause - que le
premier lùstorien à saisir la nouveauté et l'importance des démocrates du
Directoire27 .•• Et cc ne sont pas tant les préférences politiques d'un professeur
en Sorbonnc qui intéressent ici, que la recherche des systèmes de référence et
de légitimité d'une République militante entre 1885 et 1910, puisant, mais
2M
SéUlS pouvoir l'avouer - pour cause de 18 bnunaire
- dans 1'1ùstoire du
Directoire.
Il revient à Claude Nicolet d'avoir attiré l'attention sur ce phénomène.
Un fait intéressant à notcr cst le destin dans la conscience politique des
républicains postérieurs, de la période du Directoire. Après tout, la
Constitution dc 95 est, des trois qu'a enfantées la période révolutionnaire,
la seule qui ait duré cil1tJ ans. C'est elle qui prétendait fonder une
République retoumant aux sources, celles de 1789, - unc républitlUe du
25 - Albert Meynier, en 1928 encore, tcnnine son ouvrage par ces mots : «Si les
jacobins de 1799, très estimables à beaucoup d'égard, ne furent pas soutenus
par la majorité du peuplc, c'est qu'on reprochait à ces radicaux-socialistcs
d'alors, entre autrcs m:cointances suspectes, d'être les amis forcés ou supposés,
dcs terroristes et du communismc», op. cil., Le 18 bmmaire, p. 162.
26 - Cr. Ueorges Bclloni, A1Ilarc/llistorien de la Révulution Française, Paris, P.U.F.,
1949: «Républicain démocratc, c'cst ainsi qu'il sc définissait», p. 135.
27 - Cf. Antoinc de Baccquc, «L 'lustoire de la Révolution françaisc dans son
moment hcnnéneutitlUe », in M. Vovelle, Recherches sur la RévulrlUotl, Paris,
1991 ,P .ll-41..
28 - Décidément le neuf thcnnidor Ile saurait êtrc considéré connnc la [1l1 de la
révolution, ou la fin d'unc cxpénencc républü:allle et démocratiquc .. Certcs la
culture politique issue de la Révolution pcut sembler moins effecllve du fait de
l'éloignemcnt - au moins apparent - du risque césaristc ... il moins tIUC, lc risquc
politique d'W1C rupture brutale prclllle d'autrcs fonnes, d'autres visagcs, dans la
mutation globule des systèmes de pouvoir, cntrc mondialisation, cnse identitairc
nationale et montée dcs xénophobies, organisation supranationale ou règne de
l'impératif tedmique ... '?
- 49-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
possible, acœptable par lUI peuple à peine sorti d'lm long passé
monarchique -. Nous retrouvons ce type de com,idération, en l875 2Q •
Ce déni de mémoire fait au Directoire peut s'expliquer dans l'lùstoire
même de l'idée républicaine au XIX" siècle, si l'on considère l'importance de
la génération des jeunes républicains des années 1830, qui vont - au moment
où disparaissent les témoins des événements révolutionnaires 3o -, autour de
Charles Teste, ou de Voyer d'Argenson et de la Revue Républicaine,
chercher leurs marques dans les années 1793 et 1794, faisant explicitement
référence ;) une République Révolutionnaire, et qu'ils imaginent
démocratique et sociale. De plus, ces néo-babouvistes opèrent un brouillage
en superposant, sans ménagement pour la rigueur lùstorique, le moment
qu'ils considèrent comme héroïque de l'An II et les paroles .du Tribun du
peuple ...
Il faut alors al1endre la seconde moitié du XIX" siècle pour voir une
réllexion reproposée sur l'origine et le fondement de l'idéal républicain; et la
fin du siècle, pour que celle voie soit explorée pleinement par Aulard traçant
une perspective méthodologique détenninante, en centrant son étude sur
«Wle histoire des idées politiques, et plus particulièrement l'histoire des idées
des républicains ... faisant place à l'analyse des libelles, des projets , des
journaux, à l'lùstoire des sociétés et des groupements». De celle façon
d'aborder l'histoire, Aulard Cil retire une amélioration épistémologique de
l'étude de la Révolution, considérée non plus du point de vue de son unité
événementielle, mais «en fonction de la visée révolutiOlU1aire, recherchée
dans les déclarations d'intention, qui pennet de juger les groupes ;)l'aune des
réalisations par rapport ù ces programmes»31. Ainsi l'étude des structures, des
regroupements de personnes et de la préhistoire des partis est déjà à l'oeuvre
dans le travail d'Aulard 12 .
29 - Claude Nlcolet, Cidée INpl/b/icialle l'II Frallce, essai d'histoire critiqlle,
(iallimard, N.R.F., Paris, 19&2, p. Ill.
JO - SergIO LlllZato, 11 te/'rore ricordato, A/t'II/oda e tradiziolle dell'esperiellza
rJvolllzuJlla/'/(J, (;enova, Marielli, 19X8
JI - Âulard, Jhvtoire poll/lqlle . , op. cil., p. 97-100.
J2 - Â propos de la «redécouverte» d' ÂuÜlrd, il esl pOSSIble de se reporter à
MIchel Vovelle «pour cOluprenÙfe la Révolution, il faut l'allllcn>, Le Monde de
la !«lvollltlOlI Frallçaise, n° 1 et 2, janvier-février 19H9: ou Antoine de 13aecque,
«LlllslO1re de la Révolution dans SOli moment hcnnénelltique», in Recherches
slI/'la R(lvolllticJ/l, La Découvel1c, 1991, p. 11-41 .
- 50 -
�Le Directoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
Il devient aisé de saisir alors son refus de nommer ceux qu'ils appellent
les républicains démocrates de l'An IV à l'An VII, selon les tenninologies de
l'époquc révolutionnaire, mais de les nommer en fonction de leur projet, de
leur organisation, dans le prcmier parti républicain. C'est ici, la partie
positive de la construction du domaine politique, qui ne saurait, par ailleurs,
écartcr le problème simultané de sa déconstruction, soit le risque assumé par
tout régime républicain d'être renversé par un coup d'Etat, à son tour
interrogé (de façon embarrassante) sur scs rapports constitutifs avec la
République ... Ainsi posé, le problèmc du Directoire n'est pas tant de fonder
une République sans Révolution • le Directoire est un gouvernement
révolutionnairc 33 ., que de parvenir à une République sans coup d'Etat...
Aulard se trouve alors confronté à lme aventure intcllcctuelle qlÙ va
marqucr ses travaux durant près dc quarante ans : commcnt écrire l'lùstoire
des 18 et 19 bnunaire ? Car si le récit de l'Iùstoire politique de la Révolution
et du parti républicain ne bouge pas, preuve en est que dans la sixièmc
édition de 1926, du vivant d'Aulard, le textc est le même que celui de 1899,
Aulard va proposcr plusieurs versions du 18 bnullairc ... C'est que, du récit et
de l'interprétation de cette journée dépend le sort même du sens à dOlUler il la
périodc directoriale, et à sa conception persOlUlelle de la République.
:13 - Dans un texte mécolUlu, Tocqueville montre la dimension révolutiOlUlaire du
régime directorial , <ù<'ragmcnts sur la Révolution : ùeux chapitres sur le
Directoire». Paris, G.1'. , p. 375-399, à la suite ùe L'Ancien Régime et la
Révolution.
- 51 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
La revue La Révolution Française est encore le cadre dans lequel
retrouver les évolutions d'lUle recherche qui traque le pourquoi du coup
d'Etat, et qui s'exprime dans les articles bien sûr, mais également dans les
34
choix des comptes rendus de lectures •
Dès juillet 1894, Alùard propose, dans l i l article, lUle réflexion sur les
«Causes du 18 bnunaire»J5.
Tout d'abord, il perçoit des raisons historiques ... «II n'est pas étonnant
qu'un peuple esclave pendant des siècles et émancipé en si peu de jours, soit
revenu à la servitude» ... Pourtant, cette déclaration toute fonnelle est vite
contredite par la suite de l'article ... Car l'historien se reprend et reconnaît
que c'est «surtout dans la Révolution qu'il faut chercher les causes de cette
abdication provisoire de la souveraineté». Deux pistes d'interprétation sont
alors possibles : soit le peuple n'a pas cru abdiquer sa souveraineté le
18 brumaire, image paradoxale, mais possible et plausible de la restauration
de cette souveraineté ; soit le peuple n'a pas eu beaucoup à regretter celle
souveraineté parce quïl l'avait peu exercée à cause du régime censitaire, ou
bien précédemment encore, ;l cause de pressions électorales ou de maigres
mobilisations au moment des scrutins ...
Et Aulard de refaire le parcours d'un électeur moyen de la Révolution,
confronté ù tous les changements brusques.
Repré~ntz-vous
un Français de l'an Vlll, électeur depuis 1789, paysan,
ouvrier ou petit bourgeois, hOIUlête honune et patriote, sachant lire et
ni ignorant, qui aurait participé en toute hOlUle volonté
écrire, ni ~avnt
aux diverses pha~es
de la Révolution, llll Françi~
tel que la plupart des
14 - Par exemple , Des circollstallces q1li pel/wllt terminer la Révolution de madame
de Staill; tome L, p. 467, Le parti répl/blicaill (II/ COllp d'Etat el SOIIS le secolld
Empire de M Tchemoff, tome LU, p. 151 .... Cependant c'est surtout l'ouvrage
de Ludovic SClOut, Le Directoù'e, Paris, Didot, 1895,2 vol. In 8°, qui appelle
lllle plus longue analyse d'Aulard. 11 décrit ainsi le livre : «L'auteur n'essaie
même pas de faire llll effort critique' illam;e l'anUlème, il maudit, il s'indigne.
C est un pamphh:taire abondant et émdlt, cc Il ' est pas un historien. C'est llll
hvr\! fatigunl il lire, IllU1 S après tout l:'e~t
llll livre il avoir et à consulter, non
seulelll\:llt parc\: qu tl n en e:-'Iste pas d' autr\: aussi détaillé sur le même sujet,
1l1ms parc\: que les éléments dl! l'lustoirc du Directoire s'y trouvenl presque tous
entassés», La R(lvolllticl/I /·j'mlça/S(', vol 10, mars 1896, p. 2R 1-2R1. Par delà la
entaIlle acerbe, 1\ulard recolUulît le vide hlstoriographlljue concemant le
Dlrectorn.:. et la nél:essité sClenhfillue et civÎtlue il ne pas laisser lllle
mt\:rpr6tatlOn trop négahve sans répons\:.
15 - 1\ 1\ulard, Etlldes d leçons .l'tir la R(lvol/ltlCl/I française , seconde s6ne, Féhx
1\lcan, Pans, 1H9!l, «Les cau~es
et le lendemain du 18 bflllnalre», p. 1H7-211
- 52 -
�Le Directoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
trois millions qui votèrent pour la constitution consulaire : représentezvous le se remémorant combien de fois, à l'école des événements, son bon
sens a été dérouté par l'imprévu ct l'absurde, combien de fois il lui a fallu
changer de sentiment et de langage ... L'électeur moyen que .î ai supposé
renonce à voter, à être fonctiOIUlaire, à se remuer pour cette Révolution
tlU'il aime tOl~iours
et qu'il ne comprend plus. Il ne bouge pas. Sa
prudence ahurie le replie sur lui-même. Il est très difficile au Directoire
flllissant de trouver des officiers municipaux, des administrateurs , des
juges: les citoyens ont peur de se compromettre)'.
La nation est finalement dégoütée de sa souveraineté ; elle est prise
d'une sorte de scepticisme politique qui la pousse à abdiquer, en demandant à
un homme de la préserver du péril rouge - Aulard note que c'est en agitant le
spectre rouge que les deux Bonaparte feront chacUll leur coup d'Etat... - et de
lui épargner le retour des Bourbons ...
En clair, «la France croyait revenir à l'esprit de 1789, elle croyait filùr
la Révolution, s'assurer la paix dans l'ordre et le bonheur dans l'égalité».
Mais, par delà cette interprétation qui pose le principe de l'exercice sans
entrave de la souveraineté comme garantie du régime républicain, opposé au
«scepticisme abstentiolUliste du Directoire», trois éléments de réflexion
apparaissent:
- Aulard achève d'abord la légende d'un régime miné par la
corruption. «On a aussi placé au rang des principales causes du succès
de Bonaparte, la corruption des moeurs qui, sous le Directoire, aurait
dégradé les âmes, énervé les volontés. Mais le salon de Barras n'était
pas la France, l'agiotage de quelques fripons, la débauche de quelques
étourdis, n'étaient le rait ni de la France, ni de Paris».
- Ensuite, il insiste sur la décapitalisation morale et matérielle de
Paris, cause efficace, selon lui, du 18 brumaire.
- Enfin, la rencontre entre deLLx «ingélùeux complices», Siéyès et
Bonaparte, lui semble déterminante. «Est-ce à dire cependant que le
coup d'Etat de brumaire dut necessairemcnt sortir de la situation? Je
ne le crois pas : les élections avaient été normales ct les victoires
militaires antérieures ... ».
Aulard conunellce Ù déconstruire le mythe d'un mOIllent inéluctable,
logique, ct seulement perçu comme la marque d'lUle réaction
antirépllblicaine.
3ü - A Aulurd, ibid., p. 195-197.
- 51 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Pour lnieux éclairer ses intuitions, il décide d'étudier au plus près
l'événement et y consacre, la même année, en 1894, un article sur «La
Légende des Poignards»37 où la prétendue tentative d'assassinat du général
par le député corse Aréna, est montée de toutes pièces. Aulard n'avait-il pas
indiqué à ses étudiants, en 1886, que la principale caractéristique de la
Révolution est de se raconter, et même parfois de s'inventer, en même temps
qu'elle se fait, obligeant l'historien à prendre en considération cette
dimension nouvelle. Il en va ainsi pour le coup d'Etat. Aulard montre les
vicissitudes de la journée, mais surtout expose une affaire dont finalement,
personne ne semble savoir au soir du 19 brumaire, qui l'a vraiment emporté,
lorsque Bonaparte, grand manipulateur d'informations depuis la Campagne
d'ltaie3~,
décide de justifier l'inconstitutionnalité de son irruption dans la
salle des Cinq-Cents par les menaces de mort et tentatives d'assassinat dont il
aurait été victime. Loin d'être une fatalité, le résultat d'lUl processus cohérent,
le 18 brumaire, est ici déconnecté des problèmes politiques de l'An VII. Il est
un accident, le résultat d'une fausse rumeur transfonnée en nouvelle, tenue
pour vraie par beaucoup.
En 1896 encore, dans un nouvel article : «Le Lendemain du
18 Bnunaire», Aulard va plus loin. Il démonte le mythe d'un Bonaparte
triomphant.
La difficulté de l'expliquer par la thèse de la menace jacobine explique le
nombre ct la variété dcs cxplications officielles qui furent dOIUlées à la
France» ... «On dresse W1C liste de proscriptions, mais po'trr rire, po'trr
notifier qu'on est vaimJuew·. Quinze jours plus tard, on la révoque, il n'y a
plus de proscrits, illl'y a pas de guillotine, pas même de guillotine sèche,
pas une goutte de sang, pas Wle lannc ... Jamais gouvemement issu d'une
insurrection, ni le régime de Juillet, ni la Républillue de 1848, ni celle de
1870, ne s'excusa, ne se justifia par tant de plaidoyers multifonnes 39 .
L'hypothèse d'Aulard peut être résumée en ces termes: le 18 Brumaire
n'a pas eu lieu ... Bonaparte ne cherche pas à s'emparer de la puissance, il
n'est pas un dictateur à ce moment-hl ct la République n'est alors pas plus en
37 - A. Aulard, (ù~o)\Iparle
et les poignards des Cinq-Cents, La Révolu/ion
Françatse, aoùt 1894, nO 2, tome 27. p. 111-127
38 - cr Chri~la-Mc
Bossello, «Le.I' slglles (!x/rrICurs» : diffiwoll. nkeplioll e/
Image d" la culture y(Jvolulio/lllGlre dalls l'I/alIC dll Triellllio. J 796-1799, thèse
de l'IIlllverslté de J'ans 1, sous la lhrecllon de Michel Vovelle, à paraître aux
presses de l'Ecole Frunçaisc ùe Rome.
:\9 - Aulard, «Le lendemain du 18 brumaire», La Révolu/ion Frallçaise, avril 1896,
p. 214-250
- 54 -
�Le Directoire ... Un nOll lieu ùe mémoire à revisiter
péril que lors d'une autre joumée directoriale. «Bien rarcs furent les
contemporains qui prévirent cc qui arriverait, ou même comprirent que la
liberté avait été frappée à mort par les grenadiers de Saint Cloud». C'est une
réflexion qu'Aulard doit prendre personnellement assez à coeur pour écrire
«Si on objecte que Bonaparte put être maître absolu sans avoir ce titre de
président, je demande qu'on me cite un seul fait où ait paru la suprématie de
son autorité pendant cette période» .10, et de conclure sur un Bonaparte
général républicain pour quelques mois : «Pourquoi ne point admettre cette
très simple et très plausible hypothèse? Elle a le tort, j'en conviens, de n'être
suggérée par aucune des grandes théories historico-plùlosophiques à la mode,
ni même par une psychologie de Bonaparte, mais par le simple examen des
documents authentiques et de la chronologie. Est-ce une raison pour la
rejeter '1».
C'est toute l'interprétation du 18 brumaire qui est renversée et
11ùstorien de continuer à chercher alors quelle date sonne le glas de la
République. La Constitution de l'An VIII, de fait, rompt l'équilibre des forces
républicaines, mais pour Aulard, c'est surtout le Concordat qui, ne pouvant
être que la négation d'un des fondements du pacte républicain, clôt la
Révolution, soit bien après le 18 Bnllnaire ... remis dans sa dimcnsion de
joumée de violation de la Constitution à la suite des autres 18 fructidor et
22 floréal... , n'ayant rien d'inéluctable et ne provoquant pas une rupture
fondamentale avec les pratiques politiques ... De cette audace qui consiste à
montrer le général de façon plutôt pitoyable durant la joumée, présentée
conuue un événement à redimensionner, il ne reste pas beaucoup de ehose
dans l'Histoire Politique de la Révolution Frallçaise, résolument plus
classique où «la bourgeoisie si sage, si éprise d'idéal, livre la France à
Bonaparte» 41. Ces interrogations sont, à n'en pas douter, à l'origine du travail
d'Albert Meynier qui, quelques aImées plus tard, entre 1915 et 1928, va
poursuivre l'oeuvre de son maître, en proposant une histoire du Directoire,
dominée par une culture politique du coup d'Etat dont le 18 brumaire est une
illustration parmi d'autres ...
Aulard, lui, continue de penser que le 18 brumaire est la conjonction de
deux données lùstoriques de nature différente ; l'une imprévisible : le retour
de Bonaparte et le soutien de Siéyès ; J'autre stmcturellc et constitutive de
l'échec du Directoire : les Français, n'étant pas instruits, ne peuvent défendre
la République et ne peuvent lors du plébiscite que voter contre leurs propres
intérêts. Le vrai 18 bmmaire n'est pas le coup du général, c'est le vote pour le
40 -Ibid., p. 250.
41 - Aularù, lfistoirl' jJoliti(Juc ... , op. cil ., p. 572.
- 55·
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
général.... ou lorsque la biographie du citoyen Aulard devient le troisième
élément qui le rapproche de J'histoire du Directoire.
Il est une manière de présenter Aulard sous les traits du mandarin
sorbonmlrd, bon bourgeois, installé solidement parmi les élites de la
République radicale. Mais il est IUle autre manière de le présenter, sous les
traits d'un citoyen toujours inquiet d'uue possible menace d'un coup d'Etat,
qu'il a rencontrée plusieurs fois dans sa vie. Du début à la fin de sa carrière
universitaire, AuJard est profondément marqué par l'échec du régime
républicain faisant le lit du césarisme, schéma politique qui rythme de façon
angoissante J'histoire du XIX" siècle français.
Normalien en 1870, il vingt ans, il fait partie de cette centaine de jeunes
gens qui associent l'homme du 2 décembre à l'Empire et font serment de
réaliser la République 42 . Il s'engage avec son ami Debidour - futur grand
spécialiste du Directoire -, et se souvient encore en 1920, de ses discussions
avec les ouvriers, place de la Bastille, à propos de la République
Démocratique et Sociale4J . Le spectacle de la débâcle est alors inoubliable et
pour Aulard les conséquences en sont flU1estes, car il relie de façon explicite,
l'effondrement de la France aux origines de la Guerre de 1914-1918.
Dès lors le césarisme et ses velléités se retrouvent à d'autres moments de
son existence. Il cOllnaÎt il quarante aJ1S la crise boulangiste cl laquelle il fait
expressément référence dans ses articles scientifiques.
Oui, cent ans après s'être déclarée majeure, la France cul lUle velléité de
se jeter dallS les bras d'Lm sauveur quoiqu'il n'y eût rien à sauver. Mais la
partie pensante ue la nation réussit alors à maintenir dans le devoir la
masse du peuple, et l'aventure césarienne échoua par les efforts de
quelques Français intelligents. Assurément, il fut plus facile de faire
enlendre rmson à la France ue 1889, tlU'ill'eût été de désabuser la France
illettrée de 1799 Mais il faut le dire, ces citoyens Îlllelligents, penseurs ,
honune$ d'Etal. lllalillualent en brwnaire an Vru44 ...
Instmction du peuple, qualité des élites, ou lorsque les valeurs républicaines
se donnent dans leur dualité : fondatrice d'une nouvelle CilOYCJU1Cté,
destmctrice d'un ordrc menaçant toujours ...
42 - Aularu, in/A' Quo(/(lit'II du 25 06 1921, CIté par Bellom, AularcllltslOrIt'lI. ,op.
dt., p,92
43 Auluru 111 L'Hre IWI/I',,/It' . 5-9-1929, cité par BeIJoni, Aularcl Illstoneli de la
R(:voll/(lOlIjrollç(ll.l'e, p. 94.
44 - Aulurd «Les causes du 1H Brwnmre)), 1,0 Révolu(/OI/ FrallçaJ.I't', juillet 1H94,
(}f!, ('I( , p, 201.
- 56 -
�Le Directoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
A cinquante ans, Aulard est confronté à l'affaire Dreyfus et à la claire
perception de la force des puissances encore antirépublicaines dans la France
de 1900 et qui ne peuvent que renforcer sa philosophie anticléricale.
Mais c'est surtout à la fin de sa vie, lorsque les conséquences politiques
de la guerre de 1914-1918 sont manifestes au travers des crises des différents
belligérants, qu'Aulard constate le retour doulouretL"X d'une actualité du
Directoire finissant. ..
Période de référence, 1799 s'impose comme un moment essentiel pour
comprendre le mécanisme politique des régimes parlementaires dont la
nature semble finalement d'être confrontée à la menace de coup d'Etat.
De Bonaparte à Mussolini, une boucle de l'lùstoire se refem1e et vient
interroger Aulard... Le scepticisme politique de Leopardi auquel il avait
consacré sa thèse45 et qui semblait s'opposer à son optimisme politique tout
empreint de positivisme, le rattrape, et Aulard se retrouve par le biais de son
«Îtalianité» face au problème politique et lùstorique qtÙ l'aura le plus
préoccupé : conunent éviter et prévenir le principe de cette corruption du
régime républicain qui semble être le sort de tous les régimes dont la
légitimité est fondée sur le principe d'élections exprimées par les plus larges
suffrages?
Ce qui revient ù repenser encore une fois le 18 Brumaire et à en
proposer une dernière écriture, Ù transposer les problèmes scientifiques, nés
de l'étude de la Révolution, dans le cadre des sciences politiques et de
l'actualité des années 1920. L'Europe en se substituant à la France, offre dans
ce cas, trois cas de figure de crises de régimes ct trois esquisses de solutions
différentes.
Toutes les crises ont une origine conUllune : la guerre, dérèglement du
politique par excellence pour Aulard, «en montrant le succès de la force, de
la violence, la guerre a discrédité dans certaines imaginations les méthodes
pacifiques de la démocratie et de la liberté»46... Et l'Europe de 1919 ne le
contredit pas ...
Ainsi, à l'Est, les «chef marxistes ont paru fidèles à Karl Marx en
b,ûouant la démocratie et la liberté comme une idéologie bourgeoise. Leur
système est entièrement fondé sur la force et la violence.. . Les individus
n'ayant point de droits mais seulement des devoirs envers l'Etat, ou plutôt
envers je ne sais quoi de mobile ct de fluide qui est une révolution en
45 - A Aularù, Essai sur les idées philosophiques et l'illspiratioll poétique de
macomo Leopardi, 111t!SC pour Ic doctorat ès-lettres préscntée par F.
A Au)ard., l'uns, Thorin, l 't.77
46 - Aulan.!, «La liberté politilIUC», confércncc inaugurale faire au Collège des
Sciences Sociales, Il! 9.11.1927.
- 57 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTOlUALE
marche»47. Aulard prend rapidement ses distances avec lll1e Révolution
soviétique dans laquelle il ne reconnaît rien de l'héritage révolutionnaire.
Deuxième cas de figure : la crise parlementaire en France qui reprend
les ingrédients de toutes les crises de délégitimation des démocraties de
l'après-guerre ( malaise de la population, crise économique, remises en cause
des valeurs morales ct culturelles, dénonciation de la corruption des élites).
Aulard perçoit bien les tennes de la crise du pouvoir républicain. Il les
explique ct délivre des propositions. Leur origine est dans la Constitution de
1875. Son objectif était de ganmtir les libertés, et d'empêcher 'le retour au
pouvoir de certaines personnes, parce que royalistes ou bonapartistes. Elle a
montré sa force en supportant victorieusement l'épreuve de la guerre mais ses
limites désonuais apparaissent de façon conjoncturelle et structurelle. Aulard
dénonce la bureaucratie et la centralisation napoléoniennes qui fabriquent
trop de lois et stérilisent ainsi la vie communale sous la vie nationale. «Une
grande réforme s'impose du fait de la transformation sociale de la France.
Les problèmes des rapports du travaH et du capital devenant vitamm 4K.
Aulard suggère alors la pratique du référendum, le renforcement du pouvoir
législatif, de grandes réformes sociales, l'introduction du vote des [enmIes et
la réforme des moeurs politiques, afin de lutter contre le discrédit de
corruption dénoncé par les partis de droite.
Il est cl noter d'ailleurs que, de façon conjoncturelle, le citoyen Aulard
montre des paradoxes intéressants. Alors qu'il connaît bien la négativité des
procédés consistant, de la part d'un centre politique en situation de faiblesse,
<1 diaboliser les partis radicaux, comme l'ont subi les Jacobins de l'An VII, ne
voilà-t-il pas que le candidat aux élections de 1920, Aulard en personne,
propose sur son affiche de voter pour lui au nom du slogan «ni bolchevisme,
ni réaction... car le bolchevisme mène à la réaction et la réaction au
bolchevisme» ... ou lorsque le citoyen républicain semble retrouver des
réflexes directorialistes ... ct la légende du royalisme jacobin et vice versa ...
Pourtant, l'échec politique et le retour à ce qu'il nonUl1e un ordre moral
font évoluer Aulard qui devient en 1924, de par le rôle qu'il joue en tant que
directeur politique du Ç]lIol/(li ell , un des artisans du succès de la gauche,
constnut grâce ù l'union de partis qUI lui 11\spirent cette réflexion, lorsqu'il
cherche une référence historique pour légitimer la pluralité des forces de
gauche.
47 - Aularù, «La liberté politiquc», La RevolutlOlI Frallçaise, JUllVler-ùécembrc 1928,
oClohre-ùéccmbre, OJi CIl. , p. 177
4H - Cité par CT BellOill .. Iulanl Ilis/oriel/ .. , op. CIL
- 58 -
�Le Directoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
Les Jacobins n'étaient pas des sectaires intolérants ... Songez qu'ils ont été
avec DlUlton, les fondateurs de \:Ct opportwlÏsme dont abusèrent Wl siècle
plus tard les gambettistes. Laissons-nous donc appeler Jacobins, mais
n'ayons pas l'air de croire ou d'admettre qu'à Wl moment, dans l'histoire,
notre parti ait pu être un parti de moines. La vérité c'est qu'il a toujours
été Wl parti smlS credo, lUl parti d'hommes libres49 .
.
A la fin de sa vie, en 1927, Aulard perspicace est revenu de sa première
attitude de brouillage entre les différents dangers qui menacent la République
parlementaire, tout en gardant son regard critique sur les dérives de la
Révolution cl Moscou : «En France, si le bolchevisme est si bmyant, c'est le
fascisme bien que masqué el cl demi silencieux, qui est peut-être le plus
dangereux, ou qui le deviendrait, si on ne modernisait pas le régime
parlementaire, en l'adaptant à une société dont, depuis le temps de
Louis XVIII, la base écononùque est devenue si complexe par les découvertes
de la Science»50.
Car enfin, c'est le troisième cas de figure, <((lU midi de notre continent»,
qui le [oree encore une demière fois ù revenir, au travers de Mussolini, sur le
césarisme, ct à proposer une ultime et étOlUlante version du 18 brumaire,
réduit ù un accident imprévisible de l'Histoire, une surprise faite à la
République directoriale, en pleine régénérescence ...
Aulard abandolUle alors le terrain des publications scientifiques pour
délivrer sa denùère hisloire du 18 brwnaire dans les colOlUles des journau:x
d'opinion auxquels il collabore, Le Quotidien ou Le Populaire de Nantes. Il
est vrai qu'en 1926 et 1927, le 18 Brumaire n'est pas seulement un sujet
d'investigation universitaire, il est devenu un sujet d'actualité politique. Et
Aulard de proposer sa dernière version des HUIs :
49 - J\ulard cité par 13elloni, Of!. cil., p. 128 et Révolu/ion Frallçaise, 1926, p. 80.
50 - Aulard, «La liberté politlljue», Of!. cit., p.378. Il est clair que pour l'ammlt de
l'Italie qu'est Aulard, ce sont les méfaits du fascisme qUI sont immédiatement
perceptibles plutôt que ceux de la dictature soviétique.
J\ulard Ile se dépm·tit pas de sa méfiancc vis à vis du eommwlÏsme. Ainsi, le 18 mai
1927 II réal1inne : «La vraie croisade contre le fascisme et le commWllsme, c'est
l'amélioration du sort des travailleurs, ce sont les réfonnes SOCiales,
l'abaissement du coût de la VIC, l'organisallon de la paix en EW'ope, ct à
l'intérieur ùe la Frmlce, j'wllon des républicains de gauche» ...
- 59-
�LA RÉPllBLlQUE DIlŒCTORlALE
Le 17 brwnaire, les députés travaillaient avec confiance, sans entendre les
mouvements savants que font les conspirateurs dans la coulisse du théâtre
politique. TIs se figurent avoir pris la précaution essentielle, puisqu'ils ont
élu pour président un honune qui a juré de poignarder tout dictateur, et ce
président porte Wl grand nom républicain: il s'appelle Lucien Bonaparte :
c'est le frère du général, dont le républicmlÎsme est au-dessus de tout
soupçon, n'est-ce pas '1 ... Le 18 brwnaire, les Cinq Cents devaient achever
la discussion sur l'empmut forcé. Tls auraient SaIlS doute voté le projet
conservateur de la commission. Mais Bonaparte voulait avoir lui-même le
profit de cette opération, qui consiste à rassurer les intérêts. TI fit son coup
d'Etat ce jour là et le suivant, et c'est son gouvemement qui, le
27 bmmaire, abolit l'emprwlt forcé . Ce coup d'Etat, les députés ne
l'avaient en rien prévu, pas même soupçOJUlé, et ils furent tout surpris,
tout ébalùs lluand les grenadiers les mirent dehorssi.
Dans ce cas qtÙ vaut pour d'autres, le coup d'Etat ne révèle pas tant la
force de celui qui l'organise que la faiblesse du parlementarisme. Mais ces
défauts ne sont-ils pas, tels qu'Aulard les expose, la garantie d'une liberté qui
est sans cesse perfectible parce que sans cesse critiquable. Ainsi la
République de lX4g,
dans sa courte période où elle a été démocratique, s'est montrée au grand
jour, loyalement, avec ses qualités et ses défauts, dans une pleine liberté
de la presse, et sa franchise a pcnnis à ses adversaires de la discréditer,
de lui dOllner Ulle mauvaise place dans l'Histoire ... mais, [ulÎssait par
conclure l'historien, Ilotre démocratie avec ses faiblesses et ses défauts est
perfectible par le f:.Ilt ml:me tlue c'est un régime d'opilllon s2.
L'Italie semble répéter l'histoire, et se présente pour Aulard, passé
mailre en l'étude des coups d'Etat, conune la confirmation de ses intuitions.
L'amertume dut être grande pour celui qui, dans Wle page peu connue de ses
articles de guerre, avait chaleureusement félicité l'initiative d'un jeune
socialiste italien qlÙ n'était autre qU'tUl certain Mussolini, parce qu'il avait
appelé son peuple :1 sortir de sn neutralité pour sc battre au côté de la
France5.i. La tristesse dut être réelle pour l'italianisant qui présentait l'Italie,
en 1<)26 da ilS 1,(1 f)épèclle, co III Ille «Ull pays qui, malgré tant de siècles de
5 1 - Â. J\ulard, cité par BellollÎ, ml,!! l'apI/loir!! de Nallles, 26 mal 1926.
52 - A J\ulard, l ,!! l'el/flle, Il déc. 22 , cité par Bellolli , AI/lard hi.l'to/'l('f/ ... , p. 152.
5.1 - Â. Aulartl , [.a KI/erre {Ictuell" C(JIII/II('lItée par I·histoire. 1'1/1'.\' el impressiolls al/
jCl/lrlejol/r/9f.1- 1916, l'an s, PayoL (')16, p. 21!
- 60-
�Le Directoire ... Un non lieu de mémoire à revisiter
guerre et de domination, était la patrie du droit, où l'idée de loi, illséparable
de l'idée de liberté, y était héréditaire»54.
Autant de raisons qui peuvent expliquer un des tous dentiers écrits
mécolUlUS d'A. Aulard signant la préface d'un texte rédigé par un opposant
italien à Mussolini, dans l'exil. L'historien semble réunir dans sa conclusion
et cOlûondre de façon terrible, mais peut-être consciente, le 18 brumaire et la
marche sur Rome, avec une similitude d'expressions pour traiter les deux
événements qui, au soir de sa vie, le montrent inquiet, sinon tristement
confirmé dans la qualité de son analyse ltistorique des coups d'Etat. Evoquant
les pages de Silvio Trentin, député fuyant la dictature, il conclut :
J'y vois en elTet ce que je soupçOJUlais déjà et ce que vous démontrez par
des laits sûrs et WI rnisOJUlemenl solide, à savoir que l'aventure fasciste
n'est qU'WI accident dans l'lIisloire, que ce n'est qu'wle surprise faite au
peuple italien, et non l'expression de sa volonté ou de son géttie.
Vous dissipez une légende qui a cours même en France, à savoir que
le fascisme aurait sauvé l'Italie du bolchevisme et de la ruine éconontique.
Vous montrez qu'au moment de la marche sur Rome, le bolchevisme était
vaincu, atUlihilé en Italie, par l'effort des éléments démocratiques sains, et
que le redressement économique se faisait au moment où la faiblesse des
gouvemants laissa des factielLx s'emparer du pouvoir55 ...
ct le vieux professeur d'espérer que la dictature fasciste n'aboutisse pas à une
guerre ruineuse pour l'Italie ct pour l'Europe ...
Le XVUI" siècle qu'il aimait appeler sa patrie intellectuelle rejoignait le
présent de l'entre-deux guerres ct les ombres du Directoire se profilaient sur
le théâtre européen des années 1920, mais cette fois-ci , l'Histoire ne
répéterait pas sous la fonne d'une comédie.
C'est donc à une nouvelle vision du Directoire que nous invite Aulard
mais en même temps à une révision de la méthodologie historique ...
Loin d'être seulement le positiviste accumulant des données afin de
comprendre les lois mécaniques qui gèrent les sociétés inéluctablement vers
un progrès constant, l 'historien semble pencher vers la perception d'un
mouvement global rythmant la vic des sociétés, perfectibles, mais soumises à
des accidents ...
54 - Aulard in La Dép2che, 16 septembre 1926 et 27 février 1926.
55 - Silvio Trelltill, L'AVf!ntl/re italiellne, légelldes el réalitJs, par IltI ancien
professeur de droit, ancien dépl/té ail parlemellt italiell, préface d'A. Aulurd,
Professeur honoraire à la SOrbOlUl(:, P.U.F., 1928, p. 7.
- 61 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
C'est là une perception quasi organique, et non plus mécanique, de la
société. Aulard retrouvait la plùlosophie d'un des textes qui l'avaient le plus
marqué, celui de Toulongeon dans son Histoire de France depuis /a
Révolution de J 789, où les révolutions sont présentées telles des crises
politiques aussi inévitables dans «l'ordre moral des sociétés, que le sont les
révolutions physiques dans les arrangements matériels de l'univers ; la
maturité des choses produit les unes et les autres, et les gouvemements,
comme le globe terrestre, reçoivent des secousses dont leurs fondements sont
ébranlés, lorsque les causes ont mûri au point de produire leurs effets»56.
L'apport d'Aulard à la cOllllaissance du Directoire se situe donc à
plusieurs niveaux qui disent la richesse politique de cette période à
redécouvrir. C'est à n'en pas douter, pour celui qui aimait à se définir COllllne
un républicain démocrate, soit COllllue les hommes du Manège de l'An VII,
une des matrices de la République, et plus que cela, la matrice sûrement de
toute la gauche républicaine au XIXe siècle, qui, des modérés opportunistes
aux néo-babouvistes, trouve son origine souvent perdue dans les conflits du
Directoire .. .
Mais l'origine non sue, ou non assumée, parfois au profit de l'An II ou
de 1789, s'explique par le choc traumatique du 18 brumaire si douloureux à
la conscience républicaine. L'effort d'Aulard, oublié et retrouvé, consiste à
penser ces deu.'X aspects sous la fonue d'une tension constitutive de la vitalité
politique du Directoire. Aulard démonle la méc31ùque du coup d'Etat comme
un récit mensonger, COIllme une transformation inunédiate de la réalité,
comme un récit falsificateur, avant d'être une réalité politique inéluctable. Le
coup d'Etat était une surprise faite par mensonge, double mystification d'une
réalité sans cesse contradictoire, de faire de son opposition, ft1t-elle la plus
dure, la garantie de sa solidité .. ..
En ce sens le Directoire, trop longtemps, est demeuré une période niée.
Il ne doit pas seulement apparaître comille le paradigme de toutes les crises
des démocraties. Ne revient-il pas aux historiens de faire en sorte qu'il ne soit
plus perçu au travers des traits de l'enfant sauvage découvert en 1797, lÙ de
ceux du vieillard en politique lassé et éreinté de sa carrière précédente, mais
au travers des traits adultes .. . d'une femme par exemple '1 ... celle jelUle
56 - Aulunl, SiXième ,l'lIn!' li/udes et I!'{'olls s/lr la RévolutlOlI Fral/çalse, <u-cs
prClll1ers historiens de lu R6volutioll Françuise», uoût 1909 Aulun.! y délivre Wl
long hOllunuge à Toulongeon, Fwnçols Elmnunuc1, vicomte, auteur de
L 'f/I,I'IOIre de la Utlvol/lllC)// dl' 1789, écrite cI'après les mémoires el malll/scrits
C()nt!'flprw.~,
recl/!'Ii,~
dans les (!t1pô/s CIvils et lIIiii/wres, Paris, Treutcll ct
Wurtl I!WI-IHIO, 4 vollJl4 , p. 11-12.1.
- 62 -
�Le Directoire .. . Un non lieu de mémoire à revisiter
felmne qui, dans le tableau de David, Les Sabines - le peintre, dit-on, mit
quatre ans à le faire, soit de 1795 à 1799 -, sépare les opposants et les
maintient, l'espace du regard sur la toile, dans lUle tension créatrice où la
violence est un temps suspendue, représentation adulte d'lUl régime qui
retrouverait sous le pinceau de l'artiste révolutiOlUlaire une raison de mériter
des lieux de mémoire de la République s7..•
57 - .. . Tels que les présente Pierre Nora dans la présentation de Les Lieux de
fi/émoi re, Paris, QUUlio Gallimard, 1997, p. 15-21.
- 63 -
��L'Histoire de la Société française
pendant le Directoire
par Edmond et Jules de Goncourt
Philippe BARON
Les deux frères Goncourt, Edmond et Jllies, sont
beaucoup plus connus actuellement par leurs romans, leur
Journal, par l'Académie Goncourt et surtout par le prix
qu'elle décerne chaque autonme que par leur oeuvre
d'historiens. Celle-ci est cependant importante. Ils sont en
particulier auteurs de deux ouvrages sur la Révolution,
l'Histoire de la Société française pendant la Révolution, de
1854 et l'Histoire de la Société française pendant le
Directoire, de 1855 1• Même s'ils ne sont pas tout à fait
oubliés, ils sont assez rarement cités. Ce colloque sur la
1 - Paris E. Dentu 1854 et 1855 . Ces deux ouvrages furent plusieurs
fois réédités au cours du dix-neuvième siècle. L'Académie
Goncourt fit rééditer 1'llistoire de la société française pendant
le Directoire en 1929 chez Flallunarioll et Fasquelle avec Wle
préface de Lucien Descaves ct chez Charpentier en 1889.
Depuis 1889, la seule réédition a été celle de 1992, collection
Le Promeneur, chez Gallimard. Cette réédition ne comporte
aucun apparat critique.
La République directon'ale, Clermont-FerraI/d, 1997, p . 65-81
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
République directoriale nous fournit Wle belle occasion de
nous entretelùr du second d'entre eux2.
Les Goncourt historiens
Les Goncourt n'abordent pas tout de suite l'histoire.
Edmond est né en 1822 et Jules en 1830. Ils perdent leur
mère en 1848 et entrent en possession d'wle petite forhme qui
leur assure J'indépendance. Ils hésitent sur la voie à suivre. Ils
sont attirés par la peinture puis par le théâtre. Ils tâtent du
journalisme et écrivent des articles dans Le Paris et J'Eclair
qui disparaissent tous les deux en 1853. Ils se plongent alors
dans l·histoire. Ils écrivent, en particulier, en plus de leurs
deux ouvrages sur la Révolution, Wle ,e..,'ophie Arnould en
1857, une !fis/aire de lv/arie-Antoinetle en 1858 et La Fel/une
au dix-huitième siècle en 1862. Ils se mettent à écrire des
romans quand leur période historique est sur le point de se
tenniner. Ils publient en 1860 leur premier roman, Les
!fommes de Lettres, qui est suivi par beaucoup d'autres. Il
faut noter que, après la mort de Jules, survenue en 1870,
Edmond de Goncourt écrit d'autres biographies, La Sain/IIuber/y en 1882, Mademoiselle Clairon en 1890, La
Guimard en 1893.
Les renseignements restent fragmentaires sur l'origine
de cctte vocation d'historiens. Edmond avait souhaité Wl
moment, être chartiste et archéoloh'11e. Il avait envisagé
d'écrire une !fistolre des Chàteaux au A/oyen-Age - sujet
énonne - pour se faire admettre cl la Société d'Histoire de
2 - Nous expnmons nos plus vifs rcmen.:Iements à Monsieur
Alam Barbier Sainte-Mane, sel;rétaire de la SOl;iété de:> Amis
des Frères (iOIlCOurt, qUI nous a fOUDH des rensclgnements très
prél;leux sur rlfistmre de la Société Française pendant le
DU'edO/I'e ct lIotammcnt sur les velites des l;olleclIons du
l;o1ond SlcIJes. Nous rCllvoyons, sur lcs (iOI\l;Ourt, ù deux
ouvrages fondamentaux, La créatlOlI romanesque chez les
(;oncourt par Robert Ril;atte (Colm, 1953) et Les Frères
(lcJ/leol/rl par André Billy (Flmmnanon, 1954), ainsi qu'uux
('aIl/ers (jollcourt qui panllsscnt depUIS 1992.
- 66-
�L 'Histoire de la Société française pel/dant le Directoire
par Edmond et Jules de Goncourt
France. Malgré cet intérêt momentané d'Edmond pour des
siècles éloignés, les Goncourt se tournent rapidement vers le
dix-huitième siècle parce qu'ils auraient aimé y vivre. Ils se
veulent artistes modernes, habiles à capter l'instantané; ils
sont en même temps des amoureux du passé: «contraste
singulier, écrivent-ils dans leur Journal (8.1.61), plus que
personne aussi, il nous semble que nous sommes d'un autre
temps, que nous tenons par des liens secrets à la tradition
d'autres moeurs, aux principes d'une autre société». Ils se
préparent aussi à écrire leurs grands romans, car, pour eux,
l'histoire et le roman se ressemblent. Tous les deux décrivent
le vrai et s'appuient sur des documents. Quelques-unes de
leurs déclarations montrent parfaitement à quel point, pour
eux, roman et histoire sont liés. Ils écrivent dans leur Journal
(14.1.61) : «Un des caractères les plus particuliers de nos
romans, ce sera d'être les romans les plus historiques de ce
temps-ci, ceux qui fourniront le plus de faits et de vérités
vraies à l'histoire morale de ce siècle». Ils définissent ainsi le
roman dans leur préface de Germinie Lacerteux de 1864, {<le
roman... conunence à être la grande fonne sérieuse,
passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête
sociale... il devient par l'analyse et par la recherche
psychologique, l'Histoire morale contemporaine». Un propos
d'Edmond à Zola (Journal 31.1. 76) va dans le même sens
«Moi, je trouve que le roman doit se faire en principe avec
l'histoire que les mémoires ne recueillent pas». Les Goncourt,
lorsqu'ils entament leur carrière de romanciers évoluent donc
sans se renier. Peut-être même pourrait-on dire, même si cette
évolution n'est pas linéaire, que les Goncourt vont du passé
au présent pour devenir eux-mêmes.
Les Goncourt s'aventurent avec audace sur un terrain
qui a d~ià
été assez largement exploré. Ils écrivent avec raison
dans la préface de leur Ifis/oire de la Société française
pendant le Directoire: «L'histoire politique de la Révolution
est faite et se refait tous les jours». La Révolution date en effet
d'un peu plus d'un demi-siècle; elle est un événement-clef
sur lequel on ne cesse de s'interroger, surtout avant et après
les révolutions de 1830 et de 1848. Les historiens de la
Révolution sont très divers; ils ne manquent ni de talent ni de
- 67-
�LA RÉPlffiLIQUE DIRECTORIALE
compétence et ils savent s'élever jusqu'ù la philosophie de
l 'histoire. Joseph de Maistre, contemporain de la Révolution,
publie en 1797 ses Considérations sur la France, essai à la
fois profond et partial. La Révolution, d'après lui, loin d'être
menée par les honunes, les entraîne dans son tourbillon ; elle
est radicalement mauvaise et même satanique car elle a
envoyé le roi à la mort. Le sang qui coule en France à cette
époque expie, selon de Maistre, celui du roi. Adolphe Thiers
publie de 1823 à 1827 son Histoire de la Révolution française
depuis 1789 jusqu'au Dix-Huit Brumaire. Son récit est clair
et précis ; il abonde en jugements de valeur et en portraits
psychologiques parfois un peu superficiels. Mignet fait
paraître en 1824 son Histoire de la Révolution, beaucoup plus
courte et beaucoup plus concise. Edgar Quinet estime en 1845
dans Le Christianisme et la Révolution que la Révolution est
un accomplissement de J'esprit de l'Evangile. Michelet fait
paraître de 1847 à 1852 son lIistoire de la Révolution qui est
une épopée et lUle apologie. Louis Blanc publie de 1847 à
1862 son Histoire de la Révolution qui est animée du même
esprit. «L'arrêter, écrit-il superbement. il aurait fallu pour
cela arrêter J'histoire»3. Lamartine publie tI partir de 1847 son
éloquente Ilistoire des Girondins qui veut être en même
temps un jugement sur l'histoire. Bamnte est d'un autre
bord ; il publie en eITet de 1851 il 1853 son Histoire de la
ConventlO/l nationale pour mettre en garde contre l'esprit
révolutiOlUlaire. Les Goncourt sont donc en bonne compagnie
lorsqu'ils s'attaquent à ce grand sujet.
Ils se gardent bien de tenter de rivaliser avec tous ces
historiens auxquels ils seraient inférieurs. Ils essaient au
contraire d'aborder J'histoire d'une manière nouvelle. Ils
s'expliquent très clairement sur ce point dans la préface de la
réédition de 1865 de J'lIistoire de la Société française
pendant le f)lre ctolre . Ils déclarent qu'ils ont voulu tenter
pour la première fois une «histoire sociale» et ils écrivent un
peu plus loin «peindre la France, les moeurs, les âmes, la
physionomie nationale, la couleur des choses, la vie et
l'humanité de 1789 :i 1800, - tclle a été notre amblhou». Us
3 - Cf tome Il, ~hup
.
VI.
- (il! -
�L'Histoire de la SociJté française peI/dan/le Directoire
par Edmonù et Jules ùe Goncourt
emploient aussi, pour la première fois, dans cette préface le
terme de «nouvelle histoire», et, dans la préface de l'fIistoire
de la /)'ociété française pendant la Révolution, celui de «petite
lùstoire». Ils reviennent sur leur conception de l'histoire dans
la préface des AfaÎtresses de Louis .\V, ouvrage paru en 1860.
«L 'histoire sociale, écrivent-ils, s'attachera à l'lùstoire
qu'oublie ou dédaigne l'histoire officielle. [ ... ] Elle sera
l'lùstoire privée d'une race d'honunes, d'un siècle, d'un pays
[ ... ] Elle dira le caractère des nations, les moeurs qui
conunandent aux faits l ... ] Elle redira le tour de l'esprit,
l'accent de l'âme des honunes qui ne sont plus». Les
Goncourt oublient sans doute volontairement de rappeler que
Voltaire a intitulé un de ses grands ouvrages Essai sur les
moeurs parce qu'il accorde déjà une certaine importance à
l'étude des moeurs des différents peuples. Ils devinent fort
bien qu'un nouveau domaine s'offre ;i l'lùstorien; il peut,
par-delà les événements politiques, étudier la vie profonde
d'une société qui est passionnante.
.
Les Goncourt utilisent une documentation très
abondante. Ils déclarent d'ailleurs avec quelque exagération
dans leur Journal (16.4.61) «Véritablement, presque jusqu'li
nous, l'histoire n'ajamais été aux sources». Ils consultent non
seulement les documents officiels, mais aussi les journaux, les
lettres, les mémoires et, d'tillC manière générale, tous les
documents sur lesquels l'histoire s'inscrit silencieusement
jour après jour. Ils ont, précisent-ils dans la préface de
r f /Jstoire de la ,)'ociété française sous la Révolution, consulté
environ quinze mille documents. Ils en ont acheté beaucoup
chez les bouquinistes el ils en ont aussi dépouillé un grand
nombre aux Archives Nationales. Ils se sont fait aider par des
amis et par leur cousin Villedeuil. Ils ont indiqué une partie
de leurs sources, non dans l'ffistoire de la Société française
pendant la Révolutu)//, mais dans les notes de l'ffistoire de la
,,>'ociété française pelldallt le DirectOire. Ils ont beaucoup
utilisé les Petites a.fficlles et d'autres journaux ; ils onl
consulté des mémoires comllle celL'( de Kotzebue, de Barère,
de Morellet ; ils se sont reportés au 'l'ah/eau de Paris de
Louis-Sébastien Mercier ; ils ont compulsé des calalogues
comme la DeSCription des ouvragéS de peinture exposés au
- 69-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
S'alonle 10 août 1793. Leurs dossiers préparatoires nous sont
actuellement inconnus. Quelques camets de notes déposés à la
bibliothèque de l'Arsenal 4 et les catalogues des ventes Sickles
de 1891 et 1892 attestent le très grand sérieux de leurs
recherches.
Le ton du livre est très original. Il paraît avoir été écrit
par un chroniqueur nourri de Saint-Simon et de Plutarque qui
évoquerait le temps passé devant lUl auditoire. Les Goncourt
s'adressent d'ailleurs plusieurs fois à leur lecteur, surtout
dans le premier chapitre. Bien que leur division cn chapitres
paraisse rigoureuse, leur récit est, selon le 1110t de
Jacques Landrin, «capricant»5. Les Goncourt passent
facilemcnt d'un sujet à J.'autre et revielUlent parfois plusieurs
fois sur le même. Ils étudient par exemple la comédie au
chapitre II et au chapitre Xl et la danse au chapitre III et au
chapitre IV. Ils passcnt par contraste, au chapitre III, de la
danse cl la misère et de la misère il la spéculation. Ils
présentent rapidement au chapitre VI les babouvistes par
l'intermédiaire des cafés. Dans cette composition sinueuse,
les chapitres les plus rigoureusement composés sont les
chapitres VIIl, IX, XI sur les lettres, les arts et le théâtre. Les
Goncourt aiment brosser des scènes pittoresques ; ils sont,
comme dans leur Journal, très sensibles aux couleurs, éHL'(
gestes et aux bmits. Ils multiplientlcs anecdotes, évoquent de
très nombreux personnages et introduisent volontiers des
dialogues vrais ou imaginaires dans leur récit. Ils nc cachent
ni leurs admirations ni, bcaucoup plus souvent, leurs
indignations. «Le trcmblcmcnt de leurs mains, écrit
Lucicn Descaves, dans sa postface ù J'édition de 1929, se
communique au papier qu'ils citent, :i la référcnce qu'ils
donnent». Ils S0111 d'ailleurs pessimistes. Ils nc croient pas
que l'histoire ait un scns ct pour CtLX la France, loin d'avoir
gagné ;\ la Révolution, cn sort bouleversée ct avilie, prête ù
accueillir Bonaparte.
4 - Ms 15099.
5 - Cf. I\:>;cellenl article Je Jacques Lununn uans les CalI/ers
(;OIlC'Ol//'1 n° 2 sur L '1 !lstOIl'(' de la SOCiété fmllçaue pelldallt
la HI'poll/llOlI .
- 70-
�L 'Histoire de la Société frallçaise pme/allt le Directoire
par Eùmonù el Jules ùe lTont.;ourt
Les lieux
Les Goncourt commencent leur ouvrage par lUI assez
long chapitré dans lequel ils décrivent les changements
survenus dans la physionomie de Paris entre 1789 et 1794. Ils
comprelUlent que J'histoire s'inscrit dans les lieux et ils
savent que la ville est lUl livre ouvert pour celui qui sait la
déchiffrer. Ils supposent dans ce chapitre qu'ils guident un
promeneur ù la recherche du passé récent de Paris.
Les Goncourt déplorent la destmction des édifices
religieux ordonnée par la Convention. Sans être croyants, ils
la jugent en esprits tolérants et en ,1ll10urelL'\ des vieilles
pierres. Ils conUl1encent par l'île de la Cité et ils notent <lvec
regret que «La Sainte-Chapelle, découronnée de sa Dèche
avant la Révolution, est devenue un magasin de papiers de
justice». Ils évoquent l'aspect ancien de l'île avant la
Révolution et l'action destmctrice de celle-ci : «Du palais
jusqu'au bout de nie, ce terrain noir d'églises et d'abbayes,
où les mes étaient empêchées par les béltiments pieux, ce pays
de moinerie a été visité par la Révolution». Ils dressent tille
liste funèbre des églises ou monastères dispams. «Supprimé
Saint-Barthélémy ; supprimé Saint-Pierre des Arcis ;
supprimée Sainte-Croix
supprimé Saint-Eloi des
Barnabites». Ils sont désolés que J'abbaye de Saint-Germain
r Auxerrois ait brillé le 19 aoÎlt 179~
avec sa riche
bibliothèque. Ils sont affligés par la destmction de Port-Royal
des Champs, lieu habité par Je souvelùr de Pascal et des
jansénistes et ils sont allristés par la démolition de nombreux
couvents situés près de la me Saint-Jacques, «celle immense
voie de catholieité et de latinité» qui était effectivement le
début du pèlerinage de Compostelle. Ils constatent aussi la
disparition d'un rempart de b:îtilllents religieux situés dans
l'actuelle me de Rivoli
«ce rempart, écri"ent-ils,
mélancoliquement, n'est plus qu' uue ligne de traiteurs, de
6 - cr Chap. l pour loutt!s lt!s dtufions sur lt!s lit!ux. Alin ùe nt! pas
lI1ullipht!r ks Ilotes, nous nt! rt!nvoyolls qu 'lmt! st!uk fois il lll\
l:hapilœ ùu livrt!, si loult!s ks citations ù' un 1l1[:1I1e pamgraphe
Cil sont tirées.
- 71 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
restaurateurs et de maisons de plaisir». Ils donnent de
nombreux autres exemples de lieux de culte détruits,
notamment dans le quartier du Marais. «Lamentable et
monotone pareillement, écrivent-ils, serait la liste des édifices
religieux supprimés, ruinés, regrettés et pleurés par les arts» ;
ils citent dans le même paragraphe une série d'églises comme
l'église des Filles-du-Calvaire et l'église des BlancsManteaux.
Les Goncourt regrettent que le même mauvais sort se
soit abattu sur les bôtels aristocratiques, témoins de l'Ancien
Régime. Ils rappellent que le vandalisme révolutionnaire a
défiguré le quartier Saint-Gennain, si beau autrefois, selon
eux, dans son «opulente et magnifique architecture civile du
dix-huitième siècle». «Errez, écrivent-ils, par les rues de
Varenne, de Grenelle, de Saint-Dominique, de l'Université,
de Bourbon, que tous ces hôtels sembleront défigurés : leurs
anciens hôtes les reconnaîtraient-ils ? Destructions,
appropnatlOns
commerciales
et
gouvernementales,
changements qu'apportent les propriétaires de chaque jour, tout conspire pour leur bouleversement». Ils énwuèrent de
très nombreux hôtels maltraités comme l'hôtel Matignon,
l'hôtel de Luynes rue Saint-Dominique et l'hôtel de Salm
situé rue de Bourbon, futur hôtel de la Légion d'Honlleur.
«Faut-il dire, écrivent-ils, au sujet des hôtels du Marais, ce
qu'il a été fait de ces hôtels dont les uns étaient des gloires,
les autres des souvenirs ? Les dénombrerons-nous et ironsnous, nie par rue, les cherchant, les retrouvant , et ne sachant
si nous les avons retrouvés, tant ils sont renouvelés et
défigurés '/». Ils entraînent ensuite leur lecteur jusqu'à
Versailles, symbole de la royauté, de Marie-Antoinette et de
la douceur de vivre. Ils sont frappés par l'aspect désert des
lieux, par la disparition des oeuvres d'art ct l'état lamentable
de Trianoll «ct ses huit maisons, écrivent-ils, son moulin, sa
grange, son école, sa laitene ct ses chaumières, idylle de
Reine, ou la Reine ét,ul paysanne, le Roi mewlier, et
Monsieur maître d'école, abandonné, nllné, effondré, ct des
ligures suspectes rôdant autour» .
- 72 -
�L'Ili.l'(oire de la Socùlté française pelldalllie Directoire
par Edmond et Jules de Goncourt
Les Goncourt promènent aussi leurs regards sur les
quartiers de Paris qui n'ont pas été touchés par des
destructions d'églises ou d'hôtels. Ils remarquent que le
Palais-Royal, berceau de la Révolution n'a pas changé
d'aspect. «Salut! s'exclament-ils, palais, jardin! maison de
filles, maison de jeu! hôtellerie des passions lnunaines où fllt
bercée la Révolution agissante! Forum, lupanar, club, tripot,
académie de l'émeute !». Ils signalent le développement tul
peu vulgaire du quartier de la Chaussée d'Antin. Ils
approuvent les transformations du Jardin des Plantes: il a été
en effet embelli et agrandi et il a été enriclù de nombreuses
collections. Ils reconnaissent que l'avenue des Champs-Elysée
a gagné cl la Révolution; elle est maintenallt un lieu ombragé
et agréable, propre cl accueillir les familles et leurs enfants.
Le mode de vie
Les Goncourt essaient de saisir les Parisiens dans leur
vie quotidienne ct ils font en même temps quelques incursions
dans le domaine lùstorique ct sociologique. Ils expliquent,
sans doute avec raison, la plupart des comportements des
Français du Directoire par le désir de réagir contre l'époque
de Robespierre. Ils écrivent même, d'une façon très
évocatrice, que Thernùdor a été «la victoire de la femme»
7
contre «la tyrannie toute virile de la Terreur» . Ils estiment
aussi que les jeunes gens voulaient retrouver la société joyeuse
de l'Ancien Régime qu'ils avaient aperçue dans leurs
premières aIUlées.
Les Goncourt rappellent que le Directoire est, au moins
pour certains, ulle époque de spéculation et ils déplorent les
fortunes trop rapidement acquises par de prétendus
révolutionnaires comme les fOlmlÎsseurs aux armées, qui
s'enrichissent sans pudeur au détriment des soldatsK. Ils
décrivent la spéculation effrénée et ils stigmatisent
rétrospectivement «les tyrans du crédit, les ordonnateurs du
7 - Cf. chap. X.
8 - Cf. chap ID.
- 73 -
�LA RÉPlillUQUE DIRECTORIALE
cours du louis, les hommes qui tous les jours, sur le coup de
trois heures, disent à Paris combien il leur a plu de fixer, pour
le lendemain, la valeur de la mOlwaie de la France» . Ils
analysent la dépréciation de la monnaie, la montée des prix,
et ils donnent quelques exemples pris dans les livres de
comptes du temps. C'est ainsi que dix livres de chandelles
coütent quatre cent quatre-vingt livres, une livre de café deux
ceut dix livres, et deux dindons quatre cents livres. Ils
constatent que certains propriétaires sont minés et ils notent
que la misère s'étend «La misère, écrivent-ils, ne veut pas
lâcher la France; elle y continue son règne, elle y poursuit sa
domination d'angoisses pendant les années qui suivent». Ils
racontent que les miséreux peuplent les mes et sont acculés au
suicide.
Les Goncourt s'attardent sur la frénésie de plaisir qui,
même si l'amour parfois «s'élève à être la comlllunion
immatérielle de l'honune et de la feuune»!! saisit la société du
Directoire. «La galanterie fait son profit du dérèglement de
toutes choses, elle [ait son profit de l'interrègne de la morale,
elle fait son profit de l'ivresse universeUe, elle [ait son profit
des orchestres, et du mariage des couples». Les mariages ne
sont plus que des contrats que l'on rompt très facilement. Le
divorce cst en effet maintenant très aisé. «Se plaît-on. écrivent
les Goncourt, 011 s'accouple légalement. Ne se plaît-on plus,
on rompt de façon aussi légale». Certains conjoints se marient
e1l convenant de divorcer et, plus tard, quand ils se
rencontrent, ils ne se souviennent plus très bien d'avoir été
mariés. Les agences matrimoniales [ondées par Liardot
commencent li fleurir et d'après les Goncourt «La France
Il 'est plus qu 'un vaste lieu de prostitution». Le culte du corps
se répand et, par contrecoup, on ne veut plus songer :l la morl.
«Les cadavres, écrivent les Goncourt ,
s'acheminent
solitaires; personne ne fait escorte aux hôtes de l'éternité».
<) -
cr chup IV.
- 74-
�L 'Histoire de /0 Sociité frallçaise pelldallt le Di/"ecloi/"e
par Edmonù et Jules de Goncourt
Les Goncourt décrivent aussi la vogue des
divertissements qui se répand sous le Directoire lo . Ils
signalent le grand nombre de bals et de cafés. Ils racontent
que la France est saisie d'une frénésie de danse. «La France
danse, écrivent-ils. Elle danse depuis Thermidor, elle danse
comme elle chantait autrefois; elle danse pour se venger, elle
danse pour oublier». La valse «ronde de volupté intime et
molle» remplace, remarquent-ils avec un certain regret, le
«ballet de décence ct de grâce» du menuet. «La bacchanale
épidémique» court, d'après eux six-cent quarante bals. On
danse dans d'anciens couvents et au séminaire Saint-Slùpice
ct il existe même dans le faubourg Saint-Germain un «bal des
victimes» qui réunit des parents des condamnés de la Terreur.
On danse en tout lieu et pour toutes sortes de raisons,
racontent-ils. On s'enivre d'odeurs, de bmit, d'odeurs et de
charmes féminins entr'aperçus. Les Goncourt rapportent aussi
que l'été, quand il fait chaud, les Parisiens sc précipitent dans
les endroits où l'on s'amuse, tels que le jardin d'été Biron,
Monceau, l'Elysée, Tivoli, où ils trouvent de l'ombre, de la
verdure et toutes sortes de divertissements ct de spectacles.
Les Goncourt rappellent aussi le goût des glaciers ct des cafés
dont ils esquissent une géographie politique. Coblcntz près de
La Grange Batellerie, est le rendz~vous
des émigrés ct, en
face, les babouvistes, honnis par les Goncourt, veulent
supprimer la propriété et «déchaîner la h'llerre servile des
intérêts, des soifs, des appétits» Il.
Les Goncourt décrivent la mode et le comportement des
élégants ct des élégantes lè . Ils expliquent fort bien l'origine
politique de l'anticomanie. «L'antiquité grecque, l'antiquité
romaine, dont l<Îchail d'hériter en tout la nouvelle
République, n'étalent-elles pas les sources où il fallait
remonter pour celle révolution des dehors? Les robes sont
donc toutes coupées sur un patron antique ct portent des noms
1() - Cf. chap. IV pour les citations sur lu vulse et le menuet el
chup. ID sur lu Frunce t]ui ùanse et la «bacchanale
éplùémit]ue».
Il - Cf. chap. VI.
12 - Cr. chup Xlll.
- 75 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
signiiicatifs «robes il la Flore, robes à la Diane, tuniques à la
Cérès». Elles sont maintenant vaporeuses et transparentes.
Les Goncourt s'amusent ù décrire la joyeuse sarabande des
bonnets et des chignons «bonnet à la paysanne, bonnet à la
Despage, bonnet Pierrot, bonnet à la folle, coiffures à la
nùnette ... ». Ils raillent le snobisme des jeunes gens qui se
sont sumo1I1111és les Incroyables. Leurs habils carrés leur
dOlUlent J'aspect de bustes revêtus de sacs et montés sur des
échasses. Leurs cravates sont énormes et ils marchent avec
des bâtons nOUe\LX à la main ; ils ressemblent à des
pancatriastes 13 ou à des toucheurs de boeufs. Ils afTectent de
supprimer les consonnes de leur prononciation : «Et de
suppressions en suppressions, de substitutions en
substitutions, quelques milliers de gens arrivent à parler en
France. le plus étOlUlant patois de rossignol qui ait jamais
moqué les conSOlUles !». La mode peut bien sûr avoir une
signification politique précise. C'est ainsi que les collets
noirs, pourchassés par les jacobins. sont des nostalgiques de
l'Ancien Régime.
Les Goncourt essaient aussi d'analyser les tendances
philosophiques ct politiques de J'époque. Ils sont frappés par
une aspiration au spiritualisme qui revêt les formes les plus
diverses. Ils relèvent le goüt de la voyance ct de la magie. Ils
remarquent que le temps religieux traditiOlUlel remplace le
temps mathématique que les révolutionnaires avaient
artificiellement décidé d'implanter. Le jour de J'An, qui avait
été supprimé comme monarchique. est à nouveau célébré ct le
dimanche chrétien fondé sur la Bible chasse J'éphémère
décadI. Les Goncourt décrivent rapidement la renaissance du
catholicisme, le retour des prêtres et l'accroissement du
nombre des ordinations. lis signaient la tentative de La
Reveillère Lcpeaux pour Illstaurer ù la place du christianisme
une nouvelle religion fondée sur la morale, la
théophilanthropie. lis sont sans doute très perspicaces
13 - Les puncutnastes étUient Jans l'antiqUIté les aÙlletes qUI
s aJonnaient au pancrace Le pWlcruce tenait Je la lulle ct Je
lu hoxe.
- 76-
�L 'Histoire de la Société française pendant le Directoire
par Eùmonù et Jules ùe Goncourt
lorsqu'ils écrivent: «Pour être une religion, il ne manqua à la
ùléoplùlanthropie qu'une chose, une seule, la «RévélatiOll» 14.
Les lettres, les arts et la presse
Les Goncourt consacrent d'assez nombreuses pages alLX
lettres et alLX arts sous le Directoire. Ils sont certainement les
premiers historiens à avoir compris qu'ils font intégralement
partie de l'histoire. Ils s'engagent tout naturellement dans
cette voie en tant qu'écrivains et amateurs d'art.
Les Goncourt passent assez vite sur la littérature du
Directoire dont ils déplorent la médiocrité 15 . Ils regrettent,
sans peut-être voir que la littérature veut du recul, que la
Révolution n'ait produit aUClill écrivain de valeur. «Mais non,
écrivent-ils, pas un d'Aubigné ne sera donné au Directoire
pour trois ans de Saint-Barthélémy et ces flancs, ces larges
flancs de la République, portellfs de tant de Nérons et de tant
d'Anicets, ces flancs qui nous devaient un Tacite ne met1ent
bas qu'une ventrée de tragédistes, de couplétiers et de
traducteurs». Ils critiquent vivement le drame qui tourne au
mélodr;une, jugent le vaudeville vulgaire et comparent les
auteurs comiques de l'époque, Collin d'Harleville, AndrielLx
et Picard à des «Plautes aimables, d'une gaieté discrète et
d'une moquerie tempérée». Ils raillent la poésie didactique,
héritière de Delille, qui se met en quatre pour dissimuler sous
des métaphores pompeuses les réalités les plus fanùlières. Ils
énumèrent avec ironie des dizaines d'écrivains complètement
oubliés et rendent hommage, à juste titre, à Louis
Sébastien Mercier, auteur du Nouveau Paris. «Celui-Ut est
une lanterne magique immense, où le Paris de la Révolution
défile bmyant, mouvementé, plein de fièvre ct de cris, de fêtes
et de folies; un grand livre où la pensée est jetée, le style libre
ct vigoureux, le crayonnage hardi, le coloris ardent».
14 - Cf chap.
l5 - Cf. chap.
vn.
vrrr.
- 77-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Les Goncourt décrivent avec minutie la vie théâtrale
sous le Directoire l 6 . Ils rappellent que les théâtres sont libres
depuis 1791 et attirent un public nombreux, dont renvie est
grande d'oublier les années cntelles de la Révolution. Ils
donnent il la tentative de l'homme d'affaires Sageret qui avait
réussi il réunir sous sa tutelle le théâtre de Feydeau, le Théâtre
de la République, c'est-il-dire la Comédie-Française, et
l'Odéon la place qu'elle mérite. Ils ne peuvent évidemment
pas savoir que Sageret était un précurseur, car l'Odéon a été
rattaché il la Comédie-Française, après la Seconde Guerre
mondiale en 19~6,
et que la question peut encore se poser. Ils
signalent que Poupart-Dorfeuille dOlme son nom définitif il
l'actuel Odéon, qui avait abrité la Comédie-Française de 1782
;) 1793, et qu '11 a voulu en faire Wle école d'art dramatique. Il
a ainsi entrevu la vocation de l'Odéon, qui a longtemps servi
de banc d'essai aux futurs acteurs de la Comédie-Française.
Ils relèvent la prospérité du Vaudeville et de l'AmbiguComique dont ils définissent ainsi le répertoire: «L'Ambigu
est la patrie du mimodrame, des pièces ù grand spectacle,
danses, combats, évolutions; les pinceaux de Mwùch font
merveille dans les décors et sont de moitié dans le succès des
pièces ù diableries» . Ils passent en revue les principaux
acteurs. Jls notent l'effacement de figures glorieuses COllune
Mademoiselle C'lairon, Mademoiselle Dumeslùl et Préville.
Ils rappellent que Mademoiselle Lange croque les fortunes ct
défraie la chronique galante. Ils analysent ainsi le talent de
Louise Contat : «Oeil qui parle, regard qui mord, la voix
séductrice, la dignité aimable, l'aisance, la facilité du
maintien, la science des riens, l'admirable convenance du ton,
le jeu parfait. l'habitude du salut. l'air et le geste ct le dire et
le parfum de la grande dame». Ils rappellent la souplesse de
jeu de Mademoiselle Dugazon «actrice de sentiment» aussi ù
l'aise Cil reille qu 'en paysanne. ris voient bien que. si
MadelllOiselle Raucourt est une tragédienne puissante. clic
manque un peu d' âme. Jls rendent compte avec précision du
jeu de Talma «Un geste grand, simple, noble, épique. un
geste de marbre, de belles attitudes. dissimulent l'homme
dans l'acteur 1... 1 Puis. par-dessus tout. un Jeu concentré où
!c> - cr chap. Xl.
-7H -
�L 1listoire! de la Socit}/(l française pendant le Directoire!
par Eùmonù ct Jules ùe Goncourt
l'âme ne s'éparpille pas, un jeu tourné vers la perfection
mimique, un jeu retenu, bridé, accentuant d'éclairs soudains
la pensée du poète, et tout déchaîné sur les mots de valeur» .
Les Goncourt étudient la peinture et la sculpture sous
divers aspects 17 . Ils comprennent très bien que les événements
historiques se reflètent dans l'art. Ils remarquent que, en
1793, les artistes flattent les Montagnards. «La portraiture est
aux représentations des célébrités montagnardes ... La
sculpture ne compte qu'effigies et bustes révolutionnaires».
En 1794, au contraire, le Salon est une revanche sur la
Terreur et les tableaux représentent souvent des victimes
comme André Chénier ou Roucher. Le désir de laisser une
image de soi, en ces temps où la mort pouvait fondre à
l'improviste, a suscité UIle grande vogue des portraits. Les
Goncourt remarquent que, en 1796, le ministre de l'Intérieur
veut que les peintres célèbrent la France et les engage, sans
que les Goncourt puissent encore prononcer le mot, sur la
voie dangereuse de l'art de propagande. Ils reconnaissent que
la Révolution a doté la France du magnifique musée du
Louvre où ont été réunies, pour la première fois, des
collections longtemps dispersées. Ils regrettent cependant le
pillage d'oeuvres d'art auquel les armées françaises se sont
livrées en Italie. Ils étudient rapidement l'art de quelques
peintres et rappellent que, si Greuze a atteint la vieillesse,
d'autres talents sont prêts Ù le remplacer comme
Horace Vernet, Gros, Pmdhon dont ils caractérisent ainsi les
tableau.\: «Tout est vapeur, tout est songe, tout est
transparence, tout paraît souvenir dans ces nudités
enchanteresses et pudiques lutinées par le Zéphyr». Ils
félicitent David de vivre loin du bruit ct de peindre
L ·l!.'lIlèvelllenl des •...,·ahilles pour encourager les Français ù une
indispensable réconciliation nationale.
Les Goncourt brossent un tableau précis de la presse du
Directoire et rappellent que l'aspiration ù la liberté de la
presse était générale 1x • Ils classent les journaux en différentes
17 - Cf. chap. IX.
18 - Cf. chap. XIJ.
- 79 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
catégories. Ils énumèrent les journalL" contre-révolutiOlmaires
comme Le Thé, Le Journal des Dix-Huit, Les Rhapsodies, La
Quotidienne, Le ('enseur des Journaux, L'Accusateur puhlic :
nouvelle,
L'Accusateur
public
«Quelle
catilinaire
enhardissant la France ù l'impatience des crimes, entralnant
les consciences au remords des lâchetés, levant le
frémissement armé des ranClUles et des deuils, menaçant le
Directoire de la ligue des SOUVeIÙrS». Ils citent des journaux
plus proches, à des degrés divers, du Directoire, entre autres
Le Rédacteur, Les Défenseurs de la Patrie, Les Petites
affiches. Ils se moquent du Père Duchêne qui reparaît et est
toujours aussi grossier. Ils sigualent que les journaux
déplaisent au Directoire et rappellent le mot honteux de
Daracq au Conseil des Cinq-Cents «Pour les catins, c'est la
police ct la Salpêtrière qu'il faut; pour les journalistes, il faut
Bicêtre ! Les uns et les autres exercent un métier de
prostitutiom>.
Les Goncourt, précurseurs inconnus
Le relatif oubli dans lequel sont tombés les delL" livres
des Goncourt sur la Révolution s'explique aisément : les
Goncourt ne sont pas des historiens de métier et leur nostalgie
de l'Ancien Régime leur a nui auprès des historiens de la
Troisième République dont les sympathies allaient tout
naturellement ù la Révolution. Leur grand mérite dans
l'ouvrage qui nous occupe, est d'avoir brossé un tableau très
vivant du Directoire. François Fosca écrit à leur sujet l9
«Comme MIchelet, ils ont entrepris de ressusciter le passé
dans son foisonnement et ils y sont parveuus. Par
l'accumulation de petits faits concrets ct typiques, ils nous
font revivre dans cette époque. Ils ne se contentcnt pHS de
raconter des événements révolus; nous nous sentons plongés,
incorporés daus la VIC de ce temps». Robert Kopp estime dans
sa préface de 1989 au Jourlla(O que les Goncourt sont les
précurscurs de l'Ecole des Annales illustrée par
19 -1::"lIIolld ('( JII/rs dl' (/OI/COllrl, Alblll MIChel 1941, chap. lU.
20 - CollcdLOIL BOUl)lIlIlS, chez Larront.
-xn -
�L 'Histoire de la Société fral/çaise pel/dant le Directoire
par Edmond et Jules de GOUl;Ourt
Lucien Febvre, Marc Bloch et bien d'autres, dont le but est
d'étudier l'homme dans sa totalité. Cet éloge est mérité,
même si les historiens des Annales emploient des méthodes
plus rigoUIeuses que les Goncourt. Ceux-ci sont aussi, conune
le remarque Jacques Landrin, les précUIseUIs de la très
intéressante collection La Vie quolidienne 21 • Ils ont aussi les
défauts de leUIs qualités. Ils avaient amassé, pOUI leur étude.
la matière de plusieurs volumes. Il est presque dommage
qu'ils n'en aient tiré qu'un seul. Leur texte est tellement
nourri de faits que parfois le lecteUI s 'y perd. A. Delzallt
remarque déjà en 1889 que ce «procès-verbal d'inventaire
merveilleusement renseigné et précis ... produirait à la 101lb'lle
llll peu de vertige»22. Le titre du livre ne correspond pas tout à
fait non plus à son contenu. A. Dclzant, tout en étant
convaincu que les Goncourt dOlment une idée très exacte de
Paris du Directoire, leur reproche d'ignorer lllle partie de la
société
française et notanunent la société provinciale.
Georges Lefebvre 23 fonnule des critiques voisines. Il estime,
sans nier la véracité de la peinture des Goncourt, que ceux-ci
dépeignent souvent des gens riches. La bourgeoisie et le
peuple avaient, selon lui, mené sous le Directoire conune
avant lui une vie beaucoup plus modeste.
Conclusion
L 'JJisloire de la Société française pendant le Directoire
est, même si elle est entachée de quelques défauts, un des
ouvrages qui assurent aux Goncourt lllle place de choix parmi
les historiens du dix-neuvième siècle. Tout en étant très
documentée, elle est très agréable à lire parce qu' elle est
l'oeuvre de futurs romanciers. Elle mérite que les historiens
de J'histoire la citent dans leurs études, il est souhaitable
qu'elle rencontre de nouveaux lecteurs. Ceux-ci s'apercevront
que les Goncourt sont toujours, comllle ils ont voulu J'être,
des modernes.
21 - Cf. note 5.
22 - Les Gal/court, ChaI]1cntier 1889, chap. VI.
2J - La France SOrtS le Directoire, EditIOns Sociales 1978.
- 81 -
��«Vous savez d'où je suis sortie»
La fille de Madame Angot
ou le Directoire revisité
par la Troisième République
Gérard LOUBINOUX
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il nous paraît
indispensable de formuler quelques remarques préliminaires
quant au genre auquel appartient l'œuvre qui nous intéresse.
La fille de Madame Angot se pare du qualificatif d'opéracomique. C'est du moins ce qui figure sur le livret et la
partition. L'ouvrage fit d'ailleurs son entrée le 28 décembre
1918 au répertoire du théâtre de l'Opéra-Couùque. Cependant
l'intitulé de doit pas faire illusion, La fille de Madame Angot
est généralement considérée, et à juste titre, comme un
exemple parfait d'opérette française. Cette réticence à user du
terme se retrouve dans d'autres ouvrages relevant du même
genre : Les Cloches de Corneville, La lvlascotle ou
Véronique, pour ne citer que les plus célèbres, se réclanlent
aussi de l'opéra-comique. Les auteurs semblent vouloir fuir
une appellation peu gratifiante pour leur dignité. C'est qu'en
elIet l'opérette ne jouit de considération ni auprès de la
critique musicale, ni auprès de la criüque tlléâtréùe. Elle est
du reste quasiment évacuée des histoires de la musique et de
celles du théâtre sans pour autant trouver une place dans
celles du music-hall ou de la variété. Les histoires de
l'opérette sont rares et souvent discutables dans leur forme et
dans leurs propos. Pourtant la place occupée objectivement
par ce genre durant un bon siècle à cheval sur le XIXc et le
XX·, devrait attirer l'attention, ne serait-ce que par l'ampleur
de son succès auprès du public. Mais en dehors même de
l'intérêt sociologique que l'on peut y trouver, l'opérette mérite
également J'attention sur le plan artistique. Les jugements
expéditifs dont elle fait couranunent l'objet n'ont pas de valeur
critique réelle. Il convient de prendre sérieusement en
La RéplIblique directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 83-101
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
compte les spécificités de ce genre si l'on veut l'aborder de
façon convainquante.
La caractéristique première de ce type de théâtre est la
multiplicité des publics auxquels il s'adresse. Il est clair que
l'opérette est liée au goût bourgeois et petit bourgeois (avec
toute l'imprécision que peuvent recouvrir ces termes), mais
dans ce cadre social flou, elle offre la particularité d'être
destinée aux familles, sans exclusive. Ce demier point est
fondamental. Il ne s'agit pas d'ofIrir un spectacle dont la
morale familiale puisse se réclamer, mais bel et bien un
spectacle à plusieurs niveaux et sur plusieurs registres où
chacun des membres de la famille puisse trouver lm
divertissement en accord avec ses centres d'intérêt. L'eIUlUi est
totalement baIUù. Cela signifie en pratique que les auteurs
doivent foumir des textes à double ou triple détente. Ainsi y
trouve-t-on d'abord un niveau que l'on pourrait appeler
anecdotique, tout à fait simple, généralement picaresque, haut
en couleurs, à la portée des enfants et des tout jeunes gens.
C'est le niveau de naïveté. On y trouve ensuite une veine
sentimentale, bas-bleus, à la fois romanesque et édifiante, où
la pudeur et l'affectivité des persoIUles du sexe trouvent leur
compte. On y trouve enfin un niveau destiné cette fois-ci aux
personnes «averties», où dominent l'érotisme et la politique.
Ce demier niveau, qui assure le succès de l'œuvre, est bien
entendu fortement crypté. Seuls les êtres délurés sont en
mesure de l'entendre. Parents et enfants ne rient pas toujours
des mêmes choses et quand il le font ce n'est pas toujours pour
la même raison. Une bonne partie des allusions dont sont
tmITées les opérettes du répertoire n'attirent plus du tout notre
attention ct passent au mieux pour de l'insiglùfiance, au pire
pour de la mièvrerie. Elles passent le plus souvent inaperçues.
Qui aujourd'hui voit la grivoiserie du fameux couplet de
l'escarpolette, cet air proprement libertin - à la Fragonard que des générations de jeunes filles candides ont fredonné
sans arrière-pensée .
Pousse/., poussez l'cscarpolette,
Poussez pour mlcux me balancer,
SI ça me J'ait toumer la t6tc
Tant pis, je veux recommencer
�«Vous savez d'oùje suis sortic». Lafille de Madame Allgot
ou lc Directoire rcvisité par la Troisième République
On pourrait multiplier les exemples à l'infini . Les sujets
les plus scabreux y sont abordés d'lUle façon véritablement
étonnante.
Pour ce qui est de notre propos c'est essentiellement
l'autre volet du cryptage, le volet politique qui nous intéresse.
Cependant il existe un lieu de rencontre entre érotisme et
politique dans l'opérette, c'est le couplet. Lorsqu'on examine
avec lUl peu de soin la facture de nombre d'airs constitués
justement de couplets, on se rend compte qU'lUle des règles de
leur composition est le changement de sens dont est affecté le
refrain à sa (ou ù ses) reprise(s), changement provoqué par les
paroles du secoud couplet. Les double-sens donnant dans le
texte du refrain sont révélés. activés par le couplet, lequel
offre ù l'oreille avertie lUle clé d'interprétation nouvelle. On
est très près de l'art du chansonnier, mais il ne faut pas
l'oublier, et nous y reviendrons : l'opérette dérive dans ses
principes du vieil opéra-comique de la Foire. d'avant Favart,
dominé par le vaudeville, art propre au chansonnier. Nous le
verrons aussi: il n'est pas auodin que le héros de La Fille de '
Adadame Angot soit précisément un chansOlmier. Les
ouvrages d'Offenbach, on le sait, sont pleins de mises en boîte
à peine voilées (<<Il grandira car il est Espagnol» - La
Périchole - «Y'a des gens qui se disent Espagnols / Et qui
n'sont pas du tout Espagnols» - Les Brigands - «Ne prends
pas ton air patelin/On te connaît Jupin - Orphée aux Enfers) ,
mais cela se poursuit sous la Troisième République et lUl
esprit un peu exercé a tôt fait de repérer les orientations de tel
ou tel ouvrage: Les Cloches de Corneville (1877) de Robert
Planquette ne font guère preuve d'enthousiasme républicain:
Nous avons hélas! perdu d'exœllents maîtres,
Et les rcvcnants qui troublent notre esprit,
De nos bons seigncurs sont les nobles ancêtres
Qui duns (;C châtcau, n.:ssuscitent la nuit.
Ils voudraient revoir leurs héritiers peut-être,
Et quand de l'exilllos maîtres revicndront,
Par un revcnant dc garde à la fenêtre
On dit qu'à l'Illstanlies doches SOIUlcront (Bis)
Digue. diguc, digue, digue digue don,
SOlUlC, saune donc, joyeux carillon ,
- R5 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Les Saltimhanques (1899) de Louis Ganne adoptent un tout
autre ton:
Après le sombre orage
Vient le soleil doré,
Après notre esclavage
Viendra la liberté!
Or s'il est une œuvre où le politique affleure à tous
moments, c'est bien La Fille de Madame Angot. L'ouvrage est
de Charles Lecocq pour la musique et de Clairville, Siraudin
et Koning pour le livret. Il est créé le 4 décembre 1872 au
théâtre des Fantaisies-Parisiennes à Bruxelles, ptÙS le
21 février suivant à Paris sur la scène des Folies-Dramatiques.
Il obtient un succès inullédiat et ne quittera plus le répertoire.
L'ouvrage cOlmaît aujourd'hui encore des reprises régulières
et figure toujours au catalogue des maisons de disques. C'est
dire que sa dilIusion a été très large et le reste encore
relativement.
Les remarques que fait Jules Claretie au lendemain de la
première parisienne sont fort pertinentes. Il retrace tout
d'abord la généalogie de cette fille Angot en rappelant ce
qu'était la Mère Angot : «Madame Angot est une sorte
d'Ouvrard ' femelle qui s'étale par sa corplùence parnù les
ïetes du Directoire et les éblouissements de l'Empire»2. Il cite
l'ouvrage fondateur de LabaIUlelle-Corsse MadalIIe Angot ou
la Poissarde parvenue créé à la Gaîté en 1797. Il citera plus
loin, pour rappel, quelques-lills de ses avatars: Le repentir de
AJadalIIe Angot, ou le Mariage de Nicolas (J 799), Les
Dermères F'o!Ies de Madallle Angot (1803) et surtout les
pièces de Jean Aude, «Chevalier de Malte, s'il vous plaît, et
cependant simple vaudevilliste»3 Madallle Angot au Sérail de
Constantil/ople ct Afadame Angot et son Ballon . Claretie
- Ouvranl Eloi : <()\uteur, interprète, composlleur 116 en 1855,
décédé en 1918 Après avoir lancé le gClue paysan, il lonce
vers 1877 Il: genre tourlourou, c'est a dire comique-troupicm,
Serge Dllluz, 1,(/ chaI/SOli SOIIS la (roisième répllbliql/e, avec /III
dic(iO//IIalre d!!s all(!!l/rS-COlllpOsl«'lIrs, Pans, Taillandier,
1991, p, 275 . Clarel1e fall donc allUSIOn au «geJlre paysan»
2 - Jules Clurel1e, Da vi!! modeme ail théâtre, caus!!ries sllr l'art
dramatiqu(', deUXIème sénc, Paris, Barba, 1875, p. 288
1 - lhul , p. 290.
- 86 -
�«Vous savez d'où jc suis sortic». Lajille de A/ac/ame A/lgo/
ou le Dirœtoirc revisité par la Troisième République
développe ensuite le récit de l'engouement pour
Madame Angot: «c'était une rage, une passion, un délire»4.
La liste n'est pas toujours exhaustive, on pourrait lui ajouter
Le Déharquement de AJac/mile Angot, Les Dernières folies de
ivJadmlle Angot, Les Deux Angot, Joseph ou la Mort tragiqlle
de ivJadame Angot, A1adame Angot au ivJuseu/IJ,
.Madame Angot dans son grenier, La Ajar! de AJadame Angot,
tous ouvrages recensés par Marvin CarlsOl{ Claretie fait bien
de réserver tille pl<Jce à part aux ouvrages d'Aude. C'est
semble-t-il, ceux qui ont laissé quelque trace dans la mémoire
collective au moment où les auteurs de la Fille de
AJadallle Ango! entreprennent d'apporter leur pierre à
l'édifice6 . En effet les trois couplets d'Amarante constituant le
récit des exploits de Madame Angot traitent respectivement
de Madame Angot poissarde:
4 -ibid.
5 - Marvin Carlson, Le /héà/I'e de la Révolu/ioll Française, Paris,
(jallimard, 1970.
6 - L. de Lanzac de Laborie, Paris SOllS Napoléon, spectacles el
ml/sées, Paris, Plon, 1913 : <lA la mort de Nicolct (1795), sa
vcuve prit pour locataire un certain Ribié, ancien vendeur de
contremarques. Celui-ci sc montra directeur avisé, et monta
notamment deux pièces dont le succès fut prodigieux : un
opéra-boum: deMaillot.MadameAllgotolllap(li.l.sal.de
parvelll/e (17%) llui t:réa le type populaire [.. J», p. 177. «[Le
t:omédien Corsse] qui [oo.] avait puisanunent contribué au
sUt:t:ès de A/adallle rl/lgol sur la st:t!ne de la Gaieté, en
int:amallt sous le travesti l'héroïnc même (.oo] Cors se jugea qu'il
y avait là une mine encore avantageuse à exploiter, et moins
d'un Illois apr'::s SOli installation il l'Ambigu il y jouait (21 Mai
1800) Madallle AI/go/ ail .l't!rail de COI/SIGlllIIlOple, grosse [art:e
bûdée pur Aude, l'ét:rivain llui avait imaginé le type de CadetRoussel. Bien entendu, c'était le dirct:lcur en perSOIUle qui
portait le bOlUletlégendaire et lallyait les ripostes de la célèbre
vendeuse de marée. Malgré les doléUlIt:es de quelques délicats
ces facéhcs médiocrell1ant attillues Cirent les délices des
Parislcns et même des PansielUles. Grûce en purtie il Corsse,
qui lui avait insufflé wle vie si iutense, le typc de A/adamt'
AIlJ{ot se perpaua dans l'i1l1ugiuation populaire après même
qu'il ait disparu du théütre : au bout de trois lluarts de siècle,
l'opérdte modcme put l'évoquer il nouveau COifUne une
phys:ollomic familièle», p. 179-1 SO.
- 87 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORlALE
Marchande de marée,
Pour cenl mille raisons
Elle était adorée
A la halle aux poissons.
Jours d<! fête et dimallche
Quand on l'asticotait,
Les deux poings sur ses hanches,
Elle se disputait.
de !viadallle Angot en Bal/oll et de Aiadal1le Angot au
Malabar:
En ballon elle monle,
La voilà dans les arrs
C···)
Au Malabar captive
La croyant veuve, hélas!
On veut la brûler vive,
C'est la mode là-bas.
de AJadame Angot au ,""émil :
Enfin toute sa vie
Elle a voyagé, mais
C'est surtout en Turllllle,
Qu'elle eut llll vmi succès ( ... ) (1,4)
Claretie tient également un raisolUlcment qui convient
tout ù fait <l notre propos:
Chaque époque u, de \:Ctte SOltC, llllC personniJïcatioll dans
l'ordre littéraIre, et taut pIS pour les généraholls tlui ne
peuvent pas pn!ter li cancature ! Cclu prouve llu'elles n'ont lU
allglcs III physionomies 7.
Pour Clarctie la chose est claire
bicn la Mère Angot :
le Directoirc c'est
Mudame Angot est, comme tous les types devenus
populall es, comme ChUUVIll, conune l{obert Macaire, comll1e
PrudholllJlle, une UIl1USalltl.! persollJUlicutlOn d'lUle époquc.
Cette grosse mère, réJouie, Illoustachul.! ct douue, résullle
drôlatll(ul.!lllcnt la pénode (lUI va de la chutc dl.! la royaute a
7 - La v/(, lI/oi/e/1/e ail Ihàitre . p. 2!!'>.
- XX -
�«Vous savCL J'oùje suis sortie». Lafil/e de Aladame AI/gol
ou le Directoire rcvisité par la Troisième République
la çhute ùe l'Empire, l'heure bèmc des enriçhis et des
parvenus, où les foumisscurs el les riz-pail/-sel fonnent lUie
ronde aveç accompagnement de sons de pièces d'orS,
Claretie, le nez sur l'événement, ne semble pas
soupçonner que - tout au moins pour l'histoire du théâtre
populaire - Clairette Angot allait jouer 1\11 rôle curieux : fille
de sa mère elle allait la supplanter dans l'imaginaire collectif
connne emblème du Directoire, mais un emblème qui en
dissimule peut-être un autre, celui de la Troisième République
naissante.
Pour revenir brièvement ù la première de ces
constatations on dira que l'opérette de Lecocq dont, répétonsle le succès fut retentissant dans l'espace et le temps, toucha
un public, difficile ù évaluer quantitativement, mais qu'on
peut sans crainte d'exagérer qualifier de considérable.
Florian Bmyas dans son Histoire de l'opérelle en France
donne quelques exemples impressiolUuUlts et rappelle que les·
directeurs de salles en difficulté se renflouaient
systématiquement
en
reprogrammant
La fille
de
A/ac/ame AI/got.
En réalité c'est vraiment une des œuvres les plus
populaires du thé.ître musical pendant toute la
Troisième République, et particulièrement avant 191..\.. Cette
Fille de A/adame Ango! pour plusieurs générations de public
populaire va être peut-être la seule représentation du
Directoire,
période n'offrant pas
les
potentialités
spectaculaires de la Révolution ou de l'Empire (sauf li y
intégrer les débuts de l'épopée napoléonienne). L'opérette est
coutumière de la réduction en cliché de l'histoire et de la
géographie. Elle est au tlléâtre ce que l'image d'Epinal est aux
arts plastiques. L'image d'Epinal du Directoire c'est bel et
bien l'univers de La Fille de A/adame .lIngot. C'est, dira-t-on ù
juste titre, un Directoire d'opérette. Nous n'en discuterons pas.
Cc qui nous intéresse, c'est de quoi est fait ce Directoire-Ici ct
pour quelle raison il est ainsi fait.
Il nous faut d'abord faire quelques remarques réalistes
quant au choix du Directoire comme cadre dramatique. Un
des soucis des directeurs de théâtre (et surtout de théâtre
8 -lhul., p.2X7
- 89 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
privé) était bien entendu celui de la nouveauté. Or il se trouve
qu'au moment où est écrit l'ouvrage en question l'opérette a
déjà exploré un bon nombre d'époques et de lieux. Or le
Directoire n'a pas encore été exploité. C'est d'ailleurs dans la
période révolutiOlUlaire et post-révolutionnaire un des rares
moments qu'un genre fondé sur le divertissement . puisse
aborder saus problèmes. D'autre part, dans l'opérette, l'aspect
visuel est toujours important. C'est un genre qui affectiOlUle le
haut-eu-couleurs et qui ne dédaigne pas le charme des
toilettes surtout si à l'originalité s'ajoute un peu de piquant 9 .
Cet aspect folklorique n'est pas à négliger. Il a su attirer
d'autres compositeurs de façon plus explicite : les titres sont
tout un programme : Les lvluscadins, opéra inachevé
d'Emmanuel Chabrier (1880), Les Merveilleuses opérette en
trois actes livret de Paul Ferrier d'après Victorien Sardou,
musique de Hugo Felix, crée le 24 janvier 19 U au théütre des
Variétés, plus près de nous : Au temps des lvlen'eilleuses
livret d'Albert Willemetz et de Mouézy-Eon, musiques
d'Henri Christiné et Tiarko Richepin créé au théâtre du
Châtelet le 24 décembre 1934 et qui tint la scène Wle année
entière. Les représentations de Lafllle de AJadame AI/go! sont
d'ailleurs marquées par un rapide cresccndo dans le faste dc la
mise en scène 10. Si les décors de la création n'offrent rien de
particulier on notera toutefois que les costumes ont été
dessinés par Alfred Grévin (qui créera son musée dix ans plus
tard) précision intéressante lorsqu'il s'agit d'étudier les
r .. J proposl:rent pour sortIr ùes sentiers
hallus ù'él.:nre une plel.:e sc passant sous Il: Diredoue Ce scnul
l'ol.:l.:usion ùe présenter WI spectucle IlItércssWll pUI l'ongmulite
ùes I.:OstlllTIeS masl.:llllllS et ùes moùes fémllulles UllÙal.:lellSeS
d'une épO(IUe ran:ment mise ù lu scelle Jusqu'ic»). Floowl
llmyas. lIi.I·IOIre de l'0pI;,.el/e el/ }'/"(II/ce, Lyon, Ville, 1977,
9 - «Sirauùm ct Clairvtllc
p. 146.
1() - lu reprise de 1XXX a l'Eùen JI1wqlle Wl ùes sommets Ùll faste ùe
IIllse en scl:J1e. cr l' Ioow! Bruyas, /IiHOIre de l'opJrelle ... ,
p 246 .
- '.)(J -
�«Vous savez d'où je suis sortie». Laftlle de AJadame A/Jgot
ou le Directoire revisité par la Troisième Républi que
mécmùsmes de mise en image du tableau «historique» Il.
Cette logique du tape-à-l'œil peut avoir des conséquences sur
la création ou le renforcement des stéréotypes: que l'opérette
voie dans quelques éléments spectaculaires du Directoire de
quoi alimenter sa composante légère suffit à conférer au
Directoire tout entier une image de légèreté et à la vélùculer
très largement.
Les éléments de couleur locale obligée sont aisément
repérables dans La Fille de Madallle Angot. Ce sont ceux que
l'on attend : Incroyables et Merveilleuses ont leur scènes
réservées, en particulier au second acte, situé dans un salon
«meublé à la grecque». Le livret insiste sur la nécessité de
forcer le trait : «ça et là sont groupées une dizaine de
Merveilleuses dans les modes les plus exagérées du temps»
(Il, 1). Il en va de même pour les Incroyables: «une douzaine
de conspirateurs, tous en incroyables du temps, avec de gros
bâtons noueux, des perruques blondes et des collets noirs.
(Voir les caricatures de 1796 et 1798)>>, reconunande la
didascalie aux costunùers. Le livret introduit le persOlUlage
très caricatural de Trelùtz qui fait une entrée on ne peut plus
incroyahle:
Bonjou!. .. bonjou!. .. Toujou de plus en plus chamant es,
udoubles ... CA Lange.) Gloie ù lu déesse de ce avissant
séjoll ... C... ) (1I,2)
En dehors de ces éléments décoratifs le livret joue l'air
du temps en mêlant personnages fictifs cOIllme Clairette
Angot, ou son fiancé le perruquier Pomponnet, le financier
Larivaudière, et personnages lùstoriques comme Trenitz déjà
cité, Mademoiselle Lange, ct surtout Ange Pitou qui en est le
héros masculin. Inutile de préciser que la plus grande
Il - On trouvera les maquett es de ccs costwne s dans l'édition
illustrée du livret : La Fille de Madame A/Jgo/, édi/io/J illllstrée
de cos/ul/les coloriés, dessi/Jés par A. Grévi/J, de Vig/Jelles de
P. lladol, des portrait s el des autogra phes des al/tellrs de la
ml/.\'Ujlle e/ dtl livre/, accompag/Jt'e de la ml/siqlle gravt'e des
pril/cipa llx airs, 1'/ d'u/Je /Jo/ice historiqlle par Jules ('Iarelie ,
Paris, Polo, 8ruxc1k s Sardou, 1875. Clarctic reprend en partie
dans sa notice histonqu e son Icuilletoll de L 'Opil/io/J
Na/lOI/aIe. Les dessll1s de Gn!vin confinne nt le rôle de
colportage de l'image du Directoire de l'ouvrage .
- 91 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
fantaisie entoure ces derniers persOlUlages. On rappellera
d'ailleurs qu'Ange Pit ou avait déjù inspiré Alexandre Dumas
pour un roman qui porte son nom et qui n'est peut-être pas
étranger ù sa mise en scène dans La Fille de AJadalIIe Angot.
D'autre part, il côté de ces personnages historiques
secondaires présents sur scène, une place assez importante est
donnée cl deux grands absents mais dont on ne cesse de faire
état et qui jouent un rôle déterminant en coulisses: Augereau
et surtout Barras.
En fait le livret combine habilement une intrigue très
classique et une fantaisie historique qui mérite quelque
attention. L'intrigue est, dans un registre léger, du type
Andromaque: Pompon net a été sédlùt par Clairette Angot qui
ne sait résister au charme d'Ange Pitou, lequel succombe luimême Ù Ulle vitesse effarante aux attraits de Mademoiselle
Lange. La fille Angot qui depuis la mort de sa mère est
devenue l'enfant de la Halle, mais a reçu une éducation de
demoiselle, ne trouve rien de mielL'I:, pour échapper au
mariage avec Pomponnet, que de se faire arrêter le jour de la
cérémonie en chantant au carrefour ulle chanson politique de
Pitou. Ce dernier Ile lui en saura pas gré puisque, répondant él
l'invitation d'une mystérieuse protectrice, Cà laquelle il doit
ses 1I1ulliples remises en liberté) il découvre qu'il s'agit de
Lange en persollne, la maîtresse de Barras, qu'il brocardait
dans ses chansons, et, débordant de reconnaissance, incapable
de lui résister, il lui déclare incontinent sa flamme. Clairette
après avoir publiquement démasqué les deux tourtereaux,
retrouve sa verve atavique : elle ellvoie paître l'élu de son
cœur, rive le clou à sa rivale puis retourne ci PompolUlet et se
marie bien sagement avec quelqu'un de S011 monde,
Le mOlllent le plus fort de l'ouvrage - et le public s'en est
l1\Unédlatement rendu compte - est l'épisode de l'arrestation
de Clairette et de la «chanson politique» , Celle dernière se
compose de trois couplets et un refrain :
Juths lcs rois. rul,;c prosl,;nlc
FnlldllSStllcnllculs partisans:
Ils uvalcnlma11llc favonlc.
Ccnl Jlullcurs mlllc I,;ourhsulls 1
Sous lc Dirc\'loirc loul changc.
PoWlanl III! vous y licz pus 1
- 'J2 -
�«Vous savez d'où je suis sortie». Lafilll! dl! A/adamé Angot
ou le Directoire revisité par lu Troisième République
()n dit mudemoiselle Lange
La fuvonte ùe BmTas.
Barras est roi, Lange est su reine
C'n'était pas la peine, (bis)
Non pas la peine assurément,
De chmlger ùe gouvemement !
II
Pour épuiser la France entière
Les rois avaient ùes hna.nciers,
Et Burras a Lari vauùière
Qui paye tous ses créUllclers,
Seulement ce qU'ail ne ùit guère
C'est qu'en ùépit ùes tribtUlallx
Barras paye Larivalldièrc
Avec les biens nationaux!
Voilà, COlillne cela se mène
C'n'était pas la peine, (bis)
Non pas lu peine, assurément,
De changer de gouvemement !
m
Des fuvorites infidèles
On sait quelles étalent les mœurs,
Les roü; étUient trompés par elles,
Aujourù'hui sonunes-nous meilleurs?
Non, car l'amour est hypocrite
Et Larivaudièrc est chéri.
A prix d'or ùe la favorite
Il est, ùit-on, le lùvon !
Il ... chilTolUle la souveraine;
C'n'était pas la pei.ne (bis)
Non pas la peine, assurément,
De changer ùe gou vemelllcnl !
(1. 1~-5)
Deux éléments sont remarquables dans cette chanson
sa facture d'abord, car elle est admirablement «troussée». Elle
a un tel cachet d'authenticité qu'oll se demanderait presque si
cc n'est pas un empmnt. Impossible de le déterminer. On peut
supposer toutefois que si c'était lù une œuvre de Pilou ou de
quelque contemporain, les auteurs l'auraient mis en avant
pour se dédouancr. Par ailleurs Clairville cst chansollnier
dans l'âme, un chansOllnier ù l'ancienne: Albert Blanquet a
- 93 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
pu écrire de lui «ses chansons, [... 1 rappellent Piron, Vadé,
Panard, Collé et Désaugiers, plutôt que BérangenP. Quant à
Charles Lecocq, musicien très doué, doté d'une solide
fonnation au conservatoire aux côtés de Bizet et Saint-Saëns,
qtÙ resteront ses amis, issu d'un milieu très modeste il dut
mettre, pour faire survivre sa famille, ses talents d'organiste
illfimle au service des pianos des bals publics 13 . C'est dire que
l'un et l'autre peuvent se réclamer d'une tradition qui resurgit
ici. La remarque n'est pas anodine car tout l'ouvrage est
parcoum par la conscience de l'appartenance à une tradition
populaire qui est incarnée par la Halle. On rappellera le rôle
particulier joué dans l'histoire de l'opéra-comique par la
Grenouillère et son langage poissard dont Va dé, justement,
devait tirer un véritable style. Or il y a continuité revendiquée
entre cette vieille tradition poissarde du XVIII", la
Mère Angot au tournant du siècle, Mesdames de la Halle
d'Offenbach sous le Second Empire (1858), et La Fille de
AJadame Angot à l'aurore de la Troisième République. Quand
OlTenbach fait interpréter ses dames de la Halle par de
robustes barytons, il ne fait que reprendre une des clés du
succès de la Mère Angot: son interprétation par le comédien
Corsse. Et lorsque le soir de la première de La Fille de
lv/adame Anf(o/ la chanteuse Paola Marié transpose son
couplet il la quinte inférieure et le chante en voix de poitrine,
elle renoue tout naturellement avec la tradition poissarde 14 .
Les librettistes de la Fille de Madallle Angot ne se
privent pas de jouer du registre poissard. Chaque fois
d'ailleurs cet emploi s'accompagne de regrets et de nostalgie.
Lorsque Clairette et Mademoiselle Lange se reconnaissent
pour avoir été camarades de pensiolUlat c'est une mélodie
d'abord très élégiaque qui ouvre leur duo.
Fns~mhlc
Jours fortunes de notre cnfulIl:e
Où nous dislOlIS . maman, papa,
Jours de honheur ct d'UUlOCel\(:c
12 - T. !\lbcrt Blunlluct in Vell/velle HlOgraplllt' (itll/(lrale, Paris,
1)ido!. 1X()(J. sous lu ùilectlon de M Ic Dr 1focfcr. LI (J. p.64 .
13 - Flouan Bruyus, !Iistaire cil' l'oph·l'l/e...• p. 145.
14 - lhul.• p. 155, IL 11.
- 94 -
�«Vous savez d'où je suis sortie». La fille de Aladame Allgol
ou le Directoire revisité par la Troisième République
Mademoiselle Lange
Te souviens-tu qualld tu m'as rm;onté
Ta position sans égale,
Que j'ai bien vite en cachette acheté
Toute 11üstoire dc la halle.
Clairette
Et le catéchisme pOIssard
Qu'en nous retirant à l'écart,
Avec innocencc et cynisme
Nous débitions il qUI nueux mieux,
Mademoiselle Lange
C'est même le seul catéchisme
Que nOlis sachions bien toules deux!
(1I,5)
Ainsi, par le biais de ce rattachement au style poissard,
le peuple de la halle apparaît comme métaphore du peuple
tout court qui traverse inchangé les bouleversements
politiques. L'erreur commise par les pères et les mères de
Clairette est d'avoir voulu en faire lUle dame : elle y a perdu
son âme et SOli bonheur. Le dénouement s'amorce par un
retour dans le giron le la Mère Angot. Clairette lire très
explicitement la leçon de son aventure:
Vous aviez fait de la dépense
Pour me dOJUler de l'üUlocence,
De la candeur, et jow1lI.:ll'menl
J'vous en dOJUlais pour votre argent,
Je faisais preuve de modestie,
J'baissais les yeux ù tout moment,
MaIS c'n'étaIt pas dans mon tempérament ·
Vous savez d'où je suis sortic :
De la mère Angol
J'suis la fille,
Et la fille Angot
Tient d'famille
Regardez-moi, v'là c'que tàut
Qu'soit mamz'lle Angot.
(III,2)
- 95 -
�LA RÉPŒ:lLlQUE DIRECTORIALE
Face Ù ce peuple de la Halle qui conserve ses constantes
éthiques et esthétiques se trouvent les puissants, et peu
importent au fond les avatars du pouvoir. La Fille de
Jvladame Angor est fortement empreinte de populisme, avec
toutes les ambiguïtés que cela comporte. Les fameux couplets
politiques cités plus hauts ne sont pas nécessairement antirépublicains. Claretie, rapportant les réactions de la salle ù la
création parisienne fait des remarques de pur bon sens :
Ces couplets, que mademoiselle Paola Marié enlève avec llil
entrain channant, ont failli diviser la salle en ùeux camps.
[... ] J'avoue que, pour moi, je ne vois pas tant de périls dans
lUle chanson [.. .] En attendant on s'amuse de la République,
et la République, qui a bon dos, n'y perd rien. Elle a
dema.ndé la liberté : elle dOlUle la liberté de se moquer d'ellc.
Ce n'cst pas lUl rondeau qui la jettera bas l 5.
On peut, sans trop forcer l'interprétation, voir dans les
péripéties des persollnages une métaphore édifiante adressée
justement au peuple. Si Madame Angot incame le peuple du
Directoire, sa fille peut bien incarner celui de la Troisième
République. La fascination qu'exerce sur elle le chansonnier
Pitou, «cet aventurier d'Ange Pitou» (Amarante l, 4) dont le
livret donne la définition suivante, pour ceux qui seraient
dans l'ignorance et pour leur gouverne : «chansonnier
réactionnaire et nomade, il ameute contre le Directoire toute
la populace des halles ct des carrefours» (l, 8), celte
fascination est clairement dénoncée. La Fille de
Afadame , ll/go/, est une mise en garde contre les séductiolls
de la démagogie réactionnaire. Pitou n'a pas le beau rôle, on
le voit changer le texte d'une de ses chansons contre trente
Huile écus il payer cOJllptant, après qu'il a habilement fait
monter les enchères (l, 9). La conclusion du financier véreux,
Larivaudlère, est simple .
Larivuudwn:
BOil VOIlà )'urram: laite 1
prouve que tout :;'m:hde
l'ouc tout aVOIT il l'ans,
Il ne Ülllll(U'y Illellre le pnx
~ 'a
(l, 9)
15 -l,a vie II/ode/w' a/l /hM/re.. . , p 29()-291.
- 96 -
�«VOUS savez d'où je suis sortie». Lafille de Madame Angot
ou le Direçtoire rcvisité par la Troisièmc Républiquc
Cependant l'éreintement de Pitou et de la réaction ne
joue pas nécessairement au profit de la nouveauté politique
car l'idylle entre Pitou ct Lange, elle-même maîtresse du
pouvoir politique (Barras) et de la finance (Larivaudière), ne
met en scène rien d'autre que l'alliance objective des puissants
et des opportunistes par-dessus l'Ancien et le Nouveau
Régime et au dépens des pelites gens. Le duo Pitou-Lange est
d'un cynisme marqué:
Mademoiselle Lange
Voyons, monsieur, raisOJUlons politique
Ange Pitou
Parler politique aveç vous.
Madcmoiselle Lange
Cela vous effraye.
Ange Pitou
Mais entre nous,
C'est Ul\ sujet peu poétique.
Mademoiselle Langc
Je veux pourtant savoir pourquoi
Lorsque vous êtes devant moi,
L'andclI régime seul vous tente,
Parlez, vous si jeune, SI beau,
Que vous a fait le régime nouveau,
qu'aujourd'hui je vous représcnte ?
Ange l'itou
Ah! nc mc dites pas çcla:
Si le nouvcau régime est là,
Il cst çhannant çar il n'opprime,
Que par l'édat de vos beaux yeux,
En Ic voyant si graçieux,
Si doux, si hall, si généreux,
COlluncnt ne pas être amoureux
Amoureux du nouveau régimc ?
(II, 7)
- 97 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Le passage était un peu trop corsé pour supporter la
scène parisielme, aussi, bien que fort réussi sur le plan
musical il fut remplacé à Paris par des couplets légèrement
différents :
Mademoiselle Lange
La République a maint défaut
Elle vous déplaît, mais peut-être,
Conuue vous me jugiez taIltôt,
La jugez-vous sans la çonnaître.
Supposez llu'elle ait mon air doux
Mon bon w:ur, ma voix sympathique .. .
Ange Pitou
Ah! vous avez une manière à vous
De faire aimer la république!
Ibid.
C'est moins franchement cruel pOUf la République, mais
seulement au premier abord 1o.
Un autre passage a subi le même sort, et l'on comprend
pourquoi au lendemain de la ComJllune. Ce sont les couplets
de Trenitz et de son «pouvoir exécutif» (sa calme),
récupération adroite du folklore directorial :
Gloire au pouvoir exéçutif !
Il est açtif,
Expéditif.
Rien de plus cOlluntUlicatif
Que mon pouvoir exécutif.
Des pouvoirs qu'on chante à la ronde
N'est-çe pas le plus portatif,
Le plus distributif,
Le plus persuasif.
Le plus impératiC
Le plus prümtif
16 - Le livret f.:OlIlporte les deux textes avec la note suivante en bas
de page : «CI.: passage, Jusqu'à l'enuée d'I1ersilie, a été
sUPPlJlné li Puris ct re1l1plaçé par les couplets qui sont après.»
- 91\ -
�«VOUS savez d'où je suis sortie». Lafille de Aladame Angot
ou le Directoire revisité par la Troisième République
TI remonte, c'est positif,
a la création du monde:
Gloire au pouvoir exécutif.
(II, 2)17
Le livret renvoie de même dos à dos les conspirateurs
(dont l'ensemble «Pour tout le monde / Il faut avoir /
Pemlques blondes / Et collets noirs» (II, 12) est une des pages
les plus populaires de l'œuvre) et les défenseurs de la
République qui ne savent résister à l'amollissement général:
Mademoiselle Lange
Comme un coursier qui devant tout se cabre,
Augereau marche contre tout,
Anné de son grand sabre
Qu'il fait traîner partout.
Nous, dont le pouvoir est plus traître,
Nous ne laissons traîner que lIOS robes de bal:
Mais en traîmUlt, peut-être
Font-elles plus de mal!
(II, 1)
Finalement c'est bien, en la personne de Clairette, le
peuple qui est berné de ses espérances. En chantant au
carrefour et en se faisant inunédiatement arrêter, Clairette
prend la mesure de la liberté dont elle peut jouir. Pomponnet,
le fiancé fidèle, explicite la chose: «Par innocence, elle a cru
qu'on pouvait dire la vérité en République» (II, 3). Les vers de
la romance qui suit cette réplique prelUlent parfois eux aussi
une curieuse coloration en 1872-73 :
Elle est tellement inllocente,
Qu'elle s'attaquait au pouvoir
Sans le cOlUlaître, sans savoir
Combien elle était imprudente.
(II, 3)
17 - Ici aussi le livret porte l'indication : «ces couplets ont été
supprimés ù Paris et ne se chantent llU'ù Bmxelles». On
remarquera l'emploi du présent. Un troisième pasliage a été
suppmné, il s'agit de la romance de Pomponnet (de ne sais plus
cc que j'éprouve» qui n'offre aUCWl caractère particulier sur le
plan politique et dont la suppression tient visiblement à
d'autres causes.
- 99 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Cet air suit, précisons-le, celui du pouvoir exécutif.
Le dernier acte, qui est celui de « la 'grande affaire»,
e)(pression qui revient à mainte reprise, se déroule au «bal de
Calypso», endroit au nom rêvé pour dénoncer le péril des
séductions trompeuses. C'est l'acte où se déchire le voile des
mensonges, où Clairette démasque publiquement Lange,
Pitou et Larivaudière et tire la leçon de ses flirts dangereux
avec les composantes d'un nouveau régime cynique où ne
comptent que l'argent, le pouvoir et la débauche. Le constat
qu'elle dresse est désolant. Répondant à l'étonnement de Pitou
surpris de ses lannes elle réplique:
Clairette, avec éclat,
Ah ! vous ne me cOlUlaissez pas ?
Oui je pleurais de rage.
De rage et de regret
D'avoir pour un volage
Refusé PompOlUlel.
C'te main quj'allais vous tendre
il la mépriserait,
Si j'voulais la lui rendre
IlIa repousserait!
(III, 8)
Et Pomponnet de répondre :
Pomponnet
Moi mamzellc,
fidèle,
Et j'comprends mes 11I1én31s
Vive, vive
C'qui m'umve !
ya vaut mieux avant qu'après !
J'SUI S
(Ibid)
Et c'est au peuple des halles de tirer la conclusion:
- 100 -
�«Vous savez d'oùje suis sortie». Lafille de Aladame Al/gOI
ou le Directoire revisité par la Troisième République
Tous
Douce ivresse !
Qu'on s'empresse
De marier au plus tôt
Cette belle
Qui s'appelle
Conull' sa mèr' madame Angot.
(Ibid.)
La Fille de Aladame Angot cst donc, on le voit bicn, Wl
ouvragc dont la popularité ne ticnt pas seulement à la grande
qualité de sa musique. D'autrcs productions de Lccocq la
valent bicn sous cc rapport (Le Petit Duc, Le Cœur et la
AJain, Les Cent Vierges) . Son illunensc succès dans les
almées qui suivirent la naissance de la Troisième République,
lc
traduit égalemcnt l'impact d'Wl dramc dans lequel
spectatcur reconnaît plus ou moins clairemcnt la mise en
scène de ses propres interrogations. Certes, la poplùarité dont
il est qucstion nc doit guèrc au petit pcuplc, mais la petite
bourgeoisic, conune Clairettc clle-mêmc, n'a peut-être pas
tout à fait oublié d'où elle est sortic. Il est logique qu'en une
période où lcs dcstinécs de ce nouveau régime ne sont pas
évidcntes, on se toumc vers Ic passé pour interroger une
périodc qui , par quelques aspects, peut servir de point dc
repère. Quc le Directoire ait accroché l'intérêt des auteurs,
qu'il ait aiguillonné lcur scns critiquc, lcur conscience
politiquc, n'a rien pour étonner. Cc qui est li souligner c'cst
comment, en retour, la période interrogée en vicnt à être
contaminée, dans la mémoirc collective, par l'interrogation
clIe-mêmc. À cct égard lc rôle joué par La Fille de
Madam e Angot sur le Directoire dans l'historiograplùe
populaire méritc qu'on s'y attarde un instant.
- 101 -
��Erckmann-Chatrian et le Directoire
François MAROTIN
Dans l'Histoire de la Révolution française racontée par
un paysan, devenue Histoire d'un paysan - car aux yeux
d'Erckmann-Chatrian la Révolution a été faite par le paysan
pOUT qu'il puisse enfin devenir le citoyen-propriétaire - le
Directoire ne constitue pas une période majeure dans la
réflexion des auteurs. L'œuvre comporte quatre volumes. Les
trois premiers sont organisés autour de trois dates: 1789, les
Etats généraux; 1792, la Patrie en danger; 1793, l'an 1 de
la République. La quatrième partie fait référence à la période
1794-1815 mais surtout au Citoyen Bonaparte.
Les prellùers volumes retracent les progrès puis le
triomphe de la République et le troisième s' achève en effet SUT
l'espoir, avec la victoire de Kléber, Marceau et Westermann à
Savenay, à laquelle a contribué Michel Bastien le narrateur et
dans laquelle il voit la fin de «la grande guerre de Vendée».
Espoir exprimé aussi dans la lettre de Chauvel, le
conventionnel élu par Phalsbourg, qui annonce les victoires
de Hoche en même temps que l'œuvre législative de la
Convention : le système des poids et mesures, les bases du
Code civil (les dernières pages reproduisent en annexe le
rapport de Cambacérès), la nouvelle constitution républicaine
ct surtout le décret sur l'instruction publique. Selon Chauvel,
l'avenir de la République sera assuré dès lors que Danton et
Robespierre pourront «s'aimer ct s'entendre».
Le quatrième volume dément cet espoir formulé à la fin
du troisième. Il commence avec l'élimination des
Dantonistes; il s'achève sur l'attentat de la rue Saint-Nicaise
- et en réalité sur les annexes reproduisant les textes par
lesquels est instituée la nouvelle noblesse d'Empire. Avec les
affrontements entre Montagnards commence donc le
processus qui aboutit. selon Erckmann-Chatrian, à la
liquidation de la République ct à l'instauration d'une nouvelle
monarchie. Le Directoire n'est qu'lm moment de ce processus
La République directoriale. ClemlOllt-Ferralld. 1997. p. 103-112
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
qui ne peut être disjoint ni des circonstances qui ont présidé à
sa naissance ni du régime bonapartiste qu'il a
institutionnellement préparé. Dans ce quatrième volume qui
comprend dix-sept chapitres, dix seulement sont consacrés au
Directoire, du chapitre VI où le narrateur présente la
constitution de l'an m, au chapitre XV retraçant le coup
d'Etat du 18 Brumaire.
Avec le quatrième volume donc, l'atmosphère politique
change radicalement. D'emblée, Michel Bastien, malade,
auquel le médecin militaire prédit une mort prochaine, est
réformé et prend le chemin du retour au «pays». Un détour
par Paris lui permet de croiser les voitures conduisant
Danton, Desmoulins et Westermann à l'échafaud et de
connaître l'esprit de suspicion qui règne à Paris et transforme
les Français en (<une nation de mouchards» (681)1.
Les trois premiers chapitres soulignent la stupeur de
Michel Bastien et de tous ceux pour qui Danton incarnait la
Révolution dans ce qu'elle avait de généreux, de libre et de
spontané. Après un court moment de soulagement à la
nouvelle de Thermidor, la stupeur n'est pas moins grande
quand à Phalsbourg se développe, contre l'attente des
hommes fidèles à l'idéal de 89 et 92, un esprit de revanche
contre-révolutionnaire, ce qui, d'ailleurs, pennet au parti
jacobin de faire son unité dans la défaite (705)2.
Ce parti jacobin réunifié est cependant largement
supplanté par le parti des thennidoriens, celui des Tallien,
Fouché, Barras, Fréron, auquel Michel Bastien donne son
«véritable nom» : «le parti des fricoteurs». Sa caractéristique
essentielle est de préférer à «l'intérêt de la Républiquc» «leur
intérêt particulicr», renonçant du même coup à «faire partie
d'une nation civilisée» (706). Aussitôt ils rappellent les
1 - Les références entre parenthèses renvoient au volumc 1 des
Romal/S natlonallX d'ErckInruUl-Chatrian parus au Livre-Club
Diderot en 1971 dans la collechon Fihgrrule.
2 - « . c'est drulS ce temps que la hame contre les Jacobins
conunença On appelait jacobllls, lion seulcmcnt Ics partisans
de Robesplcrre, mais encore les dantonistcs, les héberhstcs,
lous les répubhcallls ensemble. Les vrais patnotes compnrent
d'ou. cela venUlI, ils sc réwurcnt ! C'est pourquOI tous encore
aUJourd'hui ne sont pas Cachés de s'entendre appeler Jacobins,
qUOique Robesplt.:rrc ne soit plus leur patroll» (705-706)
- 104 -
�Erckmmm-Chatrian et le Directoire
Girondins, s'associent aux royalistes (707) et révèlent leur
trahison politique par leur immoralité - pas de vraie
République sans vertu! C'est ce parti méprisable qui occupe
les places sous le Directoire.
Sa volonté première est de consommer la rupture entre
le peuple et le régime né de la Convention. Pour Michel
Bastien, la famine de l'hiver 94-95 a été provoquée dans cette
intention délibérée. Il a beau examiner toutes les hYPoÙlèses,
en efTet, la seule qui lui paraisse plausible est celle-ci :
«C'était arrangé d'avance entre les royalistes et les
thermidoriens,pour soulever le peuple et le forcer à demander
des rois, des princes, des ducs ... » (709). Selon ErckmannChatrian, le complot s'est déroulé en deux temps pour se
débarrasser des Montagnards.
D'abord en Germinal, avec l'invasion des Tuileries par
les Parisiens affamés qui réclament du pain : «le peuple se
battait contre les bourgeois, tout était au pire». Il en résulte
déportations à Cayenne et emprisonnements.
Puis le lor Prairial, avec «la grande insurrection du
25 mai 1795», «cette insurrection de la famine, où les
femmes, les enfants et quelques bataillons du faubourg SaintAntoine se précipitèrent dans la salle de la Convention en
criant : - Du pain et la constitution de 93 !» Mais il n'y a pas
de chef et «le peuple recule» : «c'est la dernière grande
insurrection» . Les derniers Montagnards sont «arrêtés,
déportés ou guillotinés». Selon Michel Bastien, si le
républicanisme des armées a seul empêché une restauration
monarchique - déjà l'importance du facteur militaire
s'affinne (705-713), «la débâcle des patriotes est totale»
(7l(j), les républicains locaux «se retirent chez eux en
attendant que l'occasion se représente de réclamer leurs
droits». Michel Bastien constate «qu'aussitôt après les
vengeances et l'extennination d'une foule de jacobins, de
dantonistes, d' hébertistes, la disette cessa dans PariS». «A-ton jamais vu l'abondance revenir avant les récoltes '1» Il
s' agissait donc bien d' un «guet-apens des royalistes pour
écraser Je peuple et lui donner un roi» (718-719).
La place est donc libre pour installer un nouveau
régime: le Directoire, et pour Michel Bastien, la constitution
de l'an III fut destinée cl préparer sournoisement l'ordre
monarchique. Erckmann-Chatrian, non sans ironie parfois,
dévoile à deux reprises le sens profond de ce nouveau texie
- 105 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
constitutionnel. Une première fois grâce à Michel Bastien,
une autre grâce à Chauvel, l'ancien conventionnel.
Le cultivateur et propriétaire Michel Bastien récuse
d'emblée un philosophie constitutionnelle qui «déclarait
d'abord que l'ordre reposait sur la propriété seule». Qu'en
découle-t-il? «La république n'est plus une, indivisible. La
bourgeoisie a ses intérêts, le peuple a les siens. Entre les deux,
se trouve l'armée» (836).
Les droits civiques sont désormais liés à la rente ou à
l'argent, même acquis par des moyens peu recommandables:
c'est, à ses yeux, la négation du principe républicain, qui,
selon Montesquieu déjà, repose sur la vertu: «l'argent passait
avant le courage, la probité, le talent, le dévouement à la
patrie et toutes les vertus». Bastien considère que les
dispositions sur les électeurs et l'éligibilité sont dirigées
contre les Montagnards: «les trois quarts de nos anciens
représentants montagnards n'auraient pu, d'après cette
constitution, être nommés» (727-728). Il ironise enfin sur les
deux assemblées donl l'une discute sans voter et l'autre vote
sans discuter ct s'inquiète du «Directoire de cinq membres,
chargés de faire exécuter les lois par des ministres qu'il
nommeraient eux-mêmes» ct responsables de la guerre et des
armées. Il lui semble que s'opère ainsi IDl retour à la
monarchie constitutiOImelle de 1790 :
ces hOlUlêtes gens [... ] rélablirenl alors : 1° le velo de
Louis XVI qu'ils donnaient au ConseIl des Âllclells ; 2° les
mimstres qu'ils donnaient au directoire; 3° le drOIt de paIx
et de guerre ; 4° les cItoyens achfs ct passIfs , et l'électlon à
deux degrés d'avant 89.
La conclusion qu'il en tire est claire : «II ne restait plus
qu'à mettre un hOllune à la place des cinq directeurs et le tour
était fait. Autant dire tout de suite que la révolution ne
comptait plus et que les rois, battus de tous les côtés par les
républicains, avaient remporté la victoire» (72~)1
. Ce point de
vue pessimiste n'est toutefOIS que celui du narrateur âgé ct
plClll d'expérience. A l'époquc dcs faits, Michel Bastien est
3 - Cf Chauve) aussI «La place de ce roi constitutIOnnel est
marquée dans leur constitutIOn ! C'est le DirectOIre qUI )U
remplil prOVISOIrement» (740)
- 106 -
�Erckmann-Chatrian et le Directoire
en efTet de ceux qui, nombreux, partagent l'avis que «la
constitution de l'an III assurant à chacun ce qu'il avait gagné,
la révolution était en quelque sorte finie» (738).
C'est pourquoi le texte constitutionnel est à nouveau
examiné par Chauvel, le seul à avoir vu clair dès le début,
tandis que Michel Bastien, son gendre, montre à plusieurs
reprises son agacement devant tant d'intransigeance. Chauvel
estime, en efTet, que la constitution de l'an III, loin de finir la
révolution, «remet tout en question» (739), puisqu'elle
«écarte le peuple du gouvernement, et le prive de sa part
légitime dans les conquêtes de la république sur le
despotisme». Elle est le résultat d'un compromis entre les
royalistes constitutionnels et la bourgeoisie, plus exactement
«la bourgeoisie intrigante» qui entraîne «l'honn ête
bourgeoisie» dans ses manœuvres et la trompe sur ses
véritables intérêts.
Chauvel tient en effet à distinguer «les vrais bourgeois
[qui] sont les elÛants du peuple, élevés par leur instruction,
leur intelligence et leur courag e; ce sont les commerçants, les
fabricants, les entrepreneurs, les avocats, les gens de loi, les
médecins, les écrivains hOlmêtes, les artistes de toutes sortes,
tous ceux qui font avec les ouvriers et les paysans la richesse
d'un pays». Cette bourgeoisie-là veut la liberté, car «la
liberté, c'est la supériorité du travail, de l'intelligence et de la
probité sur lïntri!,tue».
L'intrigue, en revanche, «aime mieux tout obtenir de la
munificence d'un prince ou d'un stathouder», des
recommandations, de la servilité. Les intrigants ont réussi à
«entraîner la vraie bourgeoisie dans leur iniquité, en lui
faisant peur du peuple et en lui donnant part aax bénéfices».
Tel est la signification d'un système électoral conçu pour les
seuls bourgeois : les intrigants ont du même coup «séparé les
bourgeois du peuple, ils les ont rendus ennemis» (740). La
conclusion est nette: ce qui découle d'une telle situation,
c'est «la révolution en pennanence» ; et «la constitution de
l'an JIl causera de grands malheursl ... ], c'est elle qui met la
guerre civile en train pour des années» (741).
La philosoplùe politique de Chauvel est donc fonnulée
clairem ent: il faut à la bourgeoisie (de courage d'être juste
avec le peuple, de l'élever, de l'instruire, de lui donner sa part
dans le gouvernement, de le pousser aux premières places s'il
en est digne. Que les fainéants descendent el dispara issent;
- 107-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
que les travailleurs montent, que les œuvres de chacun
marquent sa place dans la nation et non pas ses écus». Au
moment de Prairial, Chauvel avait déjà annoncé :
La moitié de la révolution est faite les paysans ont leur
part ; ils ont la terre sans dîmer, sans privilèges ; l'autre
moitIé reste à faire : il faut que les ouvriers aient aussi leur
part comme nos paysans ; qu' ils jouissent du fruit de leur
travail. Cela ne peut arriver que par l' instruction et la
liberté ; la liberté nivelle, le privilège entasse ; après
l'entassement tout s' écroule ; la révolution flnira par la
justice pour tous, pas avant (718).
A l'instar de Michel Bastien qui, on ra vu, constate très
tôt l'importance de l'armée dans le maintien de la
République, Chauvel, à son tour, croit en «un général heureux
qui marche sur Paris en criant : Je défends les droits du
peuple h> et il ajoute: «Le peuple serait bien bête de
s'opposer à ce général: c'est la révolution qui recommence !»
(741). Assurément, jJ voit en ce général le successeur de
Danton décidé à s'opposer à une restauration. Mais dans une
situation où le peuple rejette les «fricoteurs», les <<filous»
(752), n'importe quel général «n'aura qu'à garantir les biens
nationaux, demander compte des droits de l'honune, crier
qu'il réclame au nom du peuple» et la force l'emportera. Le
seul moyen d'empêcher que la force impose sa loi, ce serait de
permettre à la justice d'exercer sa puissance irrésistible, ce
qui suppose de restituer au peuple ses droits (752). Or
1'histoire fait surgir la figure de Bonaparte.
Cc sont les contradictions du Directoire qui sont à
l'origine de la fortune de Bonaparte. La constitution de
l'an Ill, en réservant les deux tiers des sièges aux anciens
conventionnels, - sans doute Erckmann-Cll<ltrian mésestimet-il le républicanisme de la bourgeoisie directoriale - a
provoqué la colère des jeunes monarchistes. Certes, selon
Erckmann-Chatrian, le Directoire prépare une restauration,
mais il lUI est impossible de brûler les étapes Barras, chargé
de rétablir l'ordre républicain. chOisit l'ex-jacobin Bonaparte
pour le seconder : il arme les faubouriens et balaie la Jeunesse
dorée sur les marches de l'église Saint-Roch. Selon Chauvel
qui déclare l'avoir observé au moment où il est sollicité : «il
se demandait : Est-cc que cela peut Hl 'être utile? et se
- IOK -
�Erckmrum-Chatrian et le Directoire
répondait ; c'est fameux! [ .. . j Je vais armer les jacobins des
faubourgs qui me regarderont comme un des leurs, et j'aurai
suivi les ordres de la majorité, en nùtraillant les révoltés»
(751).
Ainsi l'ambitieux général, dès le début, cherche à
rassembler le peuple et les bourgeois, comme le recommande
Chauvel, mais pour des objectifs bien différents. Son
intelligence politique tient à ce qu'il a su se garder de «se
déclarer contre le peuple avec les constitutionnels».
Sa récompense fut une promotion au grade de général de
division, assortie du commandement de l'année d'Italie. Il
trouva là une seconde raison de réussite. Car, selon Chauvel,
c'est à la manière d'un Sclùnderhrumes - la comparaison
n'est nullement élogieuse, on s'en doute, - qu'il mène une
guerre de pillage, conception qui se développe par la suite,
satisfaisrul! les égoïsmes rapaces de la soldatesque mais aussi
ceux des bourgeois et des petites gens, y compris à Phalsbourg
où le discours de Chauvel, très critique sur ce point, est si mal
accueilli qu'il doit quitter la tribune sous les insultes et les
coups de poing. La lettre de Marescot et LisbeUl à Michel
Bastien révèle déjà l'ascendant du général sur ses troupes
(749). En outre, l'agitation guerrière, les mouvements de
troupes à la frontière stimulent le commerce et contentent les
commerçants. Même Bastien et Marguerite ont «de la peine à
servir cette foule, toujours en route, conune une rivière qui ne
finit pas». Avec le recul, Bastien reconnaît plus tard avoir été
possédé alors de «l'égoïsme d'un homme qui n'avait rien et
qui se trouve par hasard maître d'une bOIme entreprise, qui
voit son bien s'arrondir et veut remplir ses obligations», sans
compter la concurrence des autres qui se moquent de tous les
gouvernements pourvu que les alTaires marchent (761). «Bref,
les petits bourgeois voulaient grossir à tout prix» (764).
Bonaparte profite enfin de la «lâcheté» du Directoire,
qui, parce qu'il est pris entre les royalistes et le peuple,
préfère le voir en Italie plutôt que de lui demander de rendre
ses comptes (762) - encore une expression caractéristique du
registre démocratique et républicain qui renvoie aux usages
de l'antiquité ailiénienne et romaine. JI en profite pour se
faire citer en permanence dans la presse, dont il a compris
l'importance pour acquénr notoriété, influence et audience ;
«Celui-là pouvait se vanter de COlmaître l'effet des petites
- 109 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
affiches! Avec sa seule campagne d'Italie, il faisait plus de
bruit que nos autres généraux ensemble» (783).
A plusieurs reprises, Erckmann-Chatrian revient sur les
titres des gazettes qui donnent l'impression d'un Bonaparte
doué d'ubiquité ou du moins déployant une activité effarante
(784-785, 789 sq.). La campagne d'Egypte elle-même n'a
d'autre but que de «faire parler de Bonaparte» : «Il va
tranquillement avec nos meilleures troupes et nos meilleurs
généraux, attaquer des gens qui n'ont ni fusils, ni munitions,
ni organisation. Ules écrasera cela va sans dire, il enverra des
bulletins magnifiques; on parlera de lui; c'est tout ce qu'il
veut en attendant lnieUX» (803).
Erckmann-Chatrian, avec férocité, relève la différence
du traitement réservé à Bonaparte revenant d'Egypte dans des
conditions peu glorieuses et à Moreau de retour d'Italie où il
s'est «dévoué» pour la France: des pages pour le premier,
une ligne pour le second: «Que voulez-vous? ce n'était pas
un comédien, les Français aiment les comédiens !»
En réalité, le Directoire, mais aussi la nation dans son
ensemble, succombe aux défauts de la société de l'époque:
goût pour les apparences, pour ce qu'Erckmann-Chatrian
ressent déjà comme une politique-spectacle plus que pour la
réalité des faits, défaut d'instruction publique, désarroi
consécutif à la chute d'un système politique et social fondé
sur la faveur et les faveurs, aspiration à jouir du bonheur
matériel - trop longtemps réservé à la caste des aristocrates sans souci de l'intérêt général qui suppose une conception
morale de la vie publique ct privée. Michel Bastien est très
explicite:
Que voulez-vous '1 La comédie, toujours la comédie. Et puis
l' Ignorance, la bétise épouvantable du peuple, la bassesse
des écnvalJls tlUI se vendent pour flagomer et ~Ionfier
ceux
qUI leur graissent la palle, la lâcheté de la Coule, qUI ne peut
vivre SaJ1S maître , l'égOïsme de ceux qUI veulent avoir part
au gâteau, qu'on appelle cela chaJlce, bonheur, génie,
conune on voudra , ct cela réwn CUIt que les nations
devICllllen( la proie des êtres rusés ct cruels qui les
mépnsent et les traitent à coups de balle el de cravache.
- 110 -
�Erckmmm-Chatrian et le Directoire
Dès lors le coup d'Etat est proche. Il se révèle
finalement difficile à exécute r; mais la bourgeoisie isolée, le
peuple ne défend point un régime conçu pour elle: le
Directoire a vécu. Appelé selon Erckmann-Chatrian à
préparer le retour de la monarchie, il laisse la place au
«gouvernement des soldats» (844) marqué par l'autocratie du
chef. Tel est le sens de la nouvelle constitution de l'an VIn,
qui ouvre la voie, non à une restauration - Bonaparte n'est pas
un Monck - mais à l'avènement d'une monarclùe militaire.
Tout cela est appelé à peser sur le XIX" siècle.
L'inven tion romanesque d'Erckmann-Chatrian illustre
les di1Jérents parcours politiques et sociaux des individus à
l'époque. Chauvel, le protestant, colporteur sous l'Ancie n
Régime des idées de progrès du siècle des Lunùères, député
aux Etats-Généraux puis à la Convention, est enlevé par la
police après J'attentat de la rue Saint-Nicaise et disparaît pour
toujours sans que J'on ait jamais pu connaître son destin. TI
incarne la mort des espoirs du XVIIIe siècle et de l'esprit
révolutiormaire . Nicolas, le frère de Michel Bastien, qui
s'était engagé dans un régiment du roi et cultivait le vieil
orgueil militaire féodal, se fait espion royaliste avant de finir
lamentablement dans les hordes brigandes de Sclùndehannes.
Les seuls qui connaissent les délices et les honneurs de la
société sont Lisbeth et Marescot, les sœur et beau-frère de
Michel. Ils ont commencé à s'enrich ir par le commerce de
l'eau-de-vie en l'an Il, pendant les guerres de Vendée.
Lisbeth a alors poussé son mari à accepter les grades et à faire
carrière dans l'armée. Ils ont pratiqué pour leur propre
compte la guerre de pillage en Italie, ce qui a exalté leur
enthousiasme pour le général Bonaparte. Marescot devient
baron d'Empi re et Lisbeth une autre Madame Sans-Gêne.
Quant à Michel ct Marguerite, ils restent dans l'ombre à faire
fructifier leur commerce avant d'hérite r des anciens biens
nationaux achetés par Jean, que celui-ci leur a légués. Ce sont
eux qui, dans l'anonymat du peuple-citoyen, vont permettre à
l'idée républicaine d'être entretenue ct de renaître dans les
générations postérieures.
- III -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Ainsi le Directoire est avant tout, pour ErckmannChatrian, le moyen de réfléchir sur les méthodes du
bonapartisme et sur sa signification profonde. Une usurpation
des aspirations populaires, un masque qui lui sert à mieux
asservir le peuple en lui faisant accepter les vieilles méthodes
monarchiques, ont fait durablement illusion jusque dans le
cours du XIX" siècle. Il faut que la nation appreIUle à
retrou.ver le courS engagé par la Révolution par delà
l'imposture des Napoléon. Lorsqu'ErckmaIlll-Chatrian écrit
son volume sur l'époque directoriale, le moment du succès
approche.
Néanmoins, on s' aperçoit que le Directoire est conçu
dans une perspective étroitement liée à la situation politique
de la fin du second Empire. Il n'a pas, sous la plwne
d'Erckmarul-Chatrian, de véritable existence en tant que
période historique. Il disparaît, tout entier absorbé par ses
origines thennidoriennes et son aboutissement consulaire.
C'est une sorte de monstre bâtard et non une tentative de
gouvernement non révolutionnaire de la République, fondé
sur la recherche de majorités difficiles à constituer, malgré un
suffrage censitaire faisant la part belle à la bourgeoisie,
précisément parce que le régime de Directeurs cherche une
voie excluant et le retour à l'Ancien Régime et
l'approfondissement de la voie révolutionnaire, synonyme
pour lui, de terrorisme. Erckrn31ill-Chatrian expose, en vérité,
J'opinion conunune des républicains de son époque, pour
lesquels l'histoire a une fonction : pennettre au plus grand
nombre d'enlrer dans l'action immédiate cl de se prononcer
pour la restauration définitive de la République.
- 11 2 -
�Babe uf contr e «les grima ces» de la NEP
(À propos de La conspiration des Égaux, un roman
historique d'lIya Ehrenbourg)*
Hélène ROL-T ANGU Y
t attiré l'attention
Un épisode du Directoire a particulièremen
2
sur lui en Russie!, puis en Union Soviétique : il s'agit de la
ourg
• Les citations ont été empruntées à la traduction du roman d'Ehrenb
la
dans
Babeuf
s
Gracchu
de
Vie
La
titre
le
sous
NRF
publiée en 1929 par la
ses.
parenthè
entre
s
indiquée
sont
pages
Les
.
Illustres
Hommes
les
n
collectio
Une rééditio n a vu le jour en 1987, à Moscou, aux Editions du Progrès.
la
1 - V. Daline, dans son ouvrage Gracchus Babeuf à la veille et pendant
grande Révolution française (1785-1794), publié à Moscou en russe
en 1963, en français en 1976, nous apprend que l'intérêt des Russes
pour Babeuf date des années soixante-dix du dix-neuvième siècle,
almées placées sous le signe du populisme : une revue dirigée par
en
Tkatchev, Nabat (le Tocsin), imprimée à Genève, propose
titre
le
sous
Babeuf
à
s
consacré
s
d'article
série
une
187611877
Contn'bulion à l'histoire des cOf/spira/ions et des sociétés secrètes.
Gracchus Babeuf et la Conjuration des Egaux. (p. 17). TI considère
n
cependant que la première étude approfondie est due à l'historie
le
E. Tarlé ; elle a été publiée dans la revue Mir boji en 1898, sous
titre Le procès de Babeuf. On peul y ajouter, pour la production d'avant
1914, les noms de L. Jbankov (Ilistoire de la Conspiration des Egaux,
1905) et de N. Roussanov dont l'ouvrage L'influence de la société
occidentale sur la société russe paraît en 1908 ; son premier chapitre
s'intitule Le socialisme dans la Révolulionfrançaise et Babeuf.
Pour ce
2 - Nous retiendrons ici les noms de V. Volguil1e et de V. Daline.
la plus
tion
contribu
«la
V. Volguine est celui qui a apporté
~entir,
t la
suiviren
qui
années
les
dans
sme
babouvi
du
rmportante» à l'histoire
de
Révolution d'Octobre, de 1922 à 1933 ; il est, entre autres, l'auteur
pédie
Encyclo
Grande
la
de
édition
e
l'article Babeuf dans la premièr
soviétique (1926). Cette première contribution a été enrichie par des
e,
travaux publiés après 1956 et jusqu'à sa mort, en 1962 (sur Volguin
de
s
ouvrage
Les
22-23).
p.
Babeuf,
voir V. Daline,.Gracchus
te,
V. Daline commencent à être publiés à la fin des années cinquan
congrès du peus.
après le X~JIle
La République directoriale, ClemlOnt-Ferrand, 1997, p. 113-127
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Conspiration des Egaux. On connaît l'importance de la contribution
de la recherche soviétique aux études babouvistes. Comme je ne suis
pas historienne, mon propos ne sera pas de revenir là-dessus. Qu'il
me soit seulement permis de rappeler qu'une grande partie de la
collection Pochet-Deroche, qui comporte de nombreux manuscrits de
Babeuf, a été rachetée en 1925 par Riazanov pour l'Institut du
Marxisme-léninisme dont il était le directeur, et se trouve
aujourd'hui encore à Moscou. Qui sait si Ehrenbourg, bien qu'il n'en
souffle mot, n'a pas été au courant de cette transaction? Car il a
séjourné à Paris en 1925 ...
Quoi qu'il en soit, lorsque Ehrenbourg écrit en 1928 La
Conspiration des Egaux, il s'insère dans un fort courant d'intérêt
pour la personne, les idées, les activités de Babeuf. Ce courant
s'exprime tant en France qu'en Russie soviétique où, à partir de
1
1925, de nombreuses études voient le jour . La Révolution d'Octobre
n'est évidemment pas étrangère à ce phénomène.
Mais Ehrenbourg écrit son roman à Paris, alors qu'il n'est pas
retourné en U.R.S.S. depuis un an. C'est donc à Paris qu'il trouve sa
documentation, visiblement riche et variée, mais sur laquelle il ne
donne aucune précision dans ses mémoires rédigés dans les années
60, Les Années et les hommes. Les critiques soviétiques citent, parnli
ses sources possibles, l'ouvrage d'Aulard, Paris pendant la réaction
thermulonenne et sous le Directoire, ct, bien sûr, les écrits de
Buonarroti. Il dispose des textes déjà publiés de Babeuf dont il oŒre
de larges extraits à son lecteur. Par ailleurs, en 1928, à Paris, bien
d'autres études de prenlier plan sont disponibles. Mais même si
aucun personnage fictif ne figure parmi le~ pri~caux
personnages,
des .E?aux est ~n roman ,Iustonque, Cl 110n l'ouvrage
La conspir~t/O
d'Wl histonen : aussI 1aborderal-jC sous 1angle de l'!ùstoire des idées
3 - Rappelons, en renvoyant là encore à l'analyse rapide que donnc
V Daline de ces ouvrages (Grace/ms Babeuf, p. 21-24), le Grace/IIH
liabellf de PngOjll\C , publié à Lémngrad cn 1925, ct La COI/.I'Pira/ID;)
dl' Bahel/fde Chtce~olv
. pu~liée
, égalernt
à Lémngrad, Cil 1927. A
Moscou, cn ccttc rneme alUlee, I ~. LWldberg avaIt fall paraître
WI
Gracchus Habeuf ; l'almée suivante, c'était, sous le même Litre le to
'
IJ
'
'
dr
'
,
ur
d,wlouvrage dVZ
e . _Ulme . e mcn tlCIl al à ces quclques Ouvra 'cs
parus pcu avant ou en même temps que le roman d'Ehrenbou
~ l ~
seront cncore nombreux a sortir au début des années trente. 1 cs égt d"
·
"
'. u e!i
ba bouvlstes
re.demarreront
apres 1956 ct, cOlmnc Ic Signale V
Dalmc
le bi-centenaIre de la naissance de Babeuf SCIa l'occas 0 d :
·
de grWl de qua l'Ite\ en U R.S ,S.
.1 n c
publ Icallons
- 114 -
�Babeuf contre «les grimaces» de la NEP. A propos de La conspiration des
Égaux, un roman historique d'Dya Ehrenbourg
et de la littérature, sans porter aucW1 jugement sur la fidélité aw<
sources, par exemple, pas plus que sur l'objectivité de l'auteur. Mon
propos consistera essentiellement à tenter d'expliquer la présence de
cet unique roman historique au sein d'une œuvre tout entière tournée
vers l'actualité immédiate.
On connaît l'amour qu'Ehrenbourg a porté toute sa vie à la
France, à ses écrivains, à sa culture, à son histoire. On connaît sans
doute moins la place particulière qu'il accorde à Babeuf: il a gardé
longtemps sur son bureau un portrait du révolutionnaire français . Et
puis, moins anecdotique, mais tout aussi instructif, lorsqu'en 1931,
dans une correspondance privée, il veut donner son sentiment sur la
situation qui, à son avis, prévaut en u.R.S.S. à la fin des années 20,
c'est à Babeuf qu'il fera référence: «Quand j'écrivais mon Babeuf, je
l'aimais, et c'est beaucoup de nos jours que de pouvoir aimer W1
homme digne de ce nom. Bref, je continue à écrire, mais, soit dit
entre nous, j'ai cessé de croire en la nécessité de notre cause, elle vire
à la manie, voire à la maniaquerie»4.
Deux remarques s'imposent : pour la première fois , le héros
d'une œuvre d'Ehrenbourg est une personne ayant réellement existé,
et l'auteur, connu pour son goût de la dérision, pour sa veine
sarcastique, ne craint pas d'affirmer qu'il «aime» l'homme Babeuf,
l'apôtre de l'Egalité. C'est là un engagement personnel très fort qu'il
renouvelle, voire renforce, en opposant ce sentiment au doute qui
l'envahit trois ans plus tard sur la justesse de la cause qu'il a faite
sienne. En conclusion, il est passé, entre 1928 et 1931, d'un certain
bonheur (d'écrivain) au découragement (de l'homme engagé).
La prédilection d'Ehrenbourg pour Babeuf ne peut suffire à
expliquer ce recours au roman historique. Est-cc la vogue de ce
genre en U.R.S.S. à l'époque (et depuis 1925) qui justifie ce choix,
et, par cons6quent, Je désir d'W1 succès à tout prix dans le domaine
littéraire ? Ou faut-il rechercher d'autres motifs, d'ordre extralittéraire cette fois?
On ne répondra pas à ces qucstions en suivant pas à pas le
roman d'Ehrenbourg, mais en dégageant les principaux thèmes qui y
sont développés. Une description SOmHl.'Ùre du contenu ct dc la
composition de La Conspiration des Egaux n'cn demeure pas moins
nécessaire.
4 - Lettre Il la poétesse Eluuvela Polonskaïa, 21 .1.1931 .
- 11 5 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Le roman comporte vingt-trois chapitres: les premier et dernier
chapitres sont des chapitres d'atmosphère. L'un installe le lecteur
soviétique au cœur du Paris glacial de l'hiver de l'an III ; l'autre,
intitulé «Post-scriptun1», ramène le lecteur à Paris, dans les salons
du Palais du Luxembourg, après l'exécution de Babeuf à Vendôme.
Le Directoire se maintient - pour combien de temps? Entre ces deux
moments, le roman s'est déroulé, en trois parties : il commence par
retracer la vie de Babeuf avant le Directoire, son enfance et sa
de Fosseux fait
jeunesse picardes. Sa correspondance avec D~bois
l'objet de tout un chapitre. On retrouve enSUIte Babeuf à Paris en
juillet 1789, et l'auteur insiste sur la façon particulière dont Babeuf
vit la Révolutionjusqu'à Thennidor : «Babeuf est toujours et toujours
en prison. La Révolution, il la voit à travers les barreaux de sa
cellule .. . Babeuf voit le revers de la Révolution : le lit de sangle, la
paille, les lannes des nouveaux, les convulsions des condamnés, les
charrettes, les étreintes, l'effroi, l'agonie» (p. 51).
Cet ensemble se présente comme un retour en arrière après la
cinquième arrestation de Babeuf, en février 1795, sur laquelle
s'achevait le premier chapitre.
Ehrenbourg s'attache ensuite à évoquer les activités de Babeuf
sous le Directoire. C'est le moment où ce dernier prend toute sa
stature: «Tout le monde vient à Babeuf» (p. 115). Sa popularité croît
rapidement : «Dans les deux camps, le nom de Babeuf devient
légion, il grandit. [... ] Maintenant, Babeuf, c'est la Révolution»
(p. 116). Le ton est à l'épopée ; mais à l'égard des Directeurs, il est
violemment sarcastique : des cinq hommes l'auteur trace un portrait
au vitriol ; leurs soucis de chefs d'Etat sont dérisoires, comme les
décisions qu'ils prennent, sauf lorsque le ministre de la police
déclare : «Il est avéré qu'à la tête [de la Société] du Panthéon, il n'y a
personne d'autre que Babeuf» (p. 127), Babeuf dont les idées ont été
largement présentées au chapitre précédent, intitulé justement :
«Babeuf, c'est la Révolutio11» (p. 105). En parallèle, à travers le récit
de «l'assaut» livré au «PanthéOll» dans le chapitre intitulé «Le grand
jeu» et la préparation de la campagne d'Italie (<< Une révolution à
. nt le~
ambitions d'un jeune général. Son jeu
exporter»), s'afin~e
feutré est en oppOSItion directe avec les deux entrevues qui sont les
moments forts de cette deuxième partie : entrevues entre Babeuf ct
Fouché, entre Buonarroti ct Delacroix, le ministre des Relations
Extérieures du mOlllent Même inflexibihté dans les paroles (comme
plus tard dans les actes), même dignité doublée d'une certallle
- 116 -
�Babeuf contre «les grimaces» de la NEP. À propos de La conspiration des
Égaux, un roman historique d'lIya Ehrenbourg
naïveté chez les deux compagnons de l'Egalité ; même corruption,
même cyrusme chez leurs vis-à-vis.
La troisième partie, avant de relater le procès et l'exécution de
Babeuf, fait alterner le récit de la conspiration avec celui de la
trahison ; la personnalité de Babeuf se modifie sensiblement : il ne
veut rien laisser à l'improvisation, ru l'organisation de l'action
clandestine, ni celle de la «nouvelle société» qui viendra après le
triomphe de la conspiration ; le progranune du Tribun du peuple
s'élabore à travers d'âpres discussions avec ses partisans. L'accent est
mis sur des mesures chargées de sens pour le lecteur soviétique - le
travail rendu obligatoire, la liberté de circulation dans le pays même
supprimée, la réquisition des produits agricoles et industriels, le
monopole d'Etat sur le commerce extérieur, la suspicion à l'égard des
étrangers, la censure, la fenneture des frontières. «Les yelLx de
fhumne» de Babeuf sont devenus ceux d'un visionnaire. Ehrenbourg
s'inquiète : «Comment Babeuf qui avait désavoué Robespierre pour
la Terreur en vint-il lui-même à la TerreuD> (p. 154), en prévoyant
d'établir par une dictature l'Egalité et le Bonheur conmlun ? Il
formule une hYPoUlèse : «Peut-être avait-il changé», il n'était plus
«un homme bien vivant», mais «le Tribun, le chef du 'Directoire',
l'auteur des décrets, l'âme de la conjuration», celui qui «se préparait
à une haute destinée : transfonner l'humaruté». (ibidem) Le face à
face Babeuf-Grisel ajoute à la tension dramatique qui connaît Wl
dénouement ultra-rapide avec l'arrestation de Babeuf et de ses
partisans. Le récit du procès nous permet de retrouver un Babeuf
émouvant d'humaruté. Après un «désespoir aussi fort, aussi violent
que l'était sa foi récente» (p. 205), il retrouve son calme, et son
attitude, ses déclarations au procès emportent l'admiration. «Babeuf
s'entretient avec les futures générations» (p. 236), remarque
Ehrenbourg qui joue sur tous les registres de l'émotion lors de l'adieu
à son personnage.
Au vu ' de ce résumé, on se dira peut-être que le titre de la
première traduction française, publiée dès 1929, la Vie de Gracchus
Babeuf, rend mieux compte du roman. Au premier abord, du
moins ... Car une fois dégagés les thèmes essentiels qui traversent le
roman et sa problématique, le titre voulu par Ehrenbourg prend tout
son sens ; cc titre «engagé», auquel fait inunédiatement écho celui
du premier chapitre, «L'égalité ou ... », signifie que l'auteur ne compte
pas se cantonner au genre de la biographie romancée. La
Conspiration des Egaux, fait historique, n'occupe qu'un peu plus du
dernier tiers du roman , mais il est clair que tout cc qui précède la
- 117 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
chronique de cet événement prépare, guide la lecture que l'auteur
veut que nous en ayons.
A suivre Gracchus Babeuf, Ehrenbourg est amené à brosser une
véritable fresque de la France de la Révolution, et plus particulièrement de Paris, son héros en étant en quelque sorte un élément,
certes majeur, mais intégré : le premier thème est donc un tableau
bien documenté et fortement contrasté de la vie quotidienne des
classes dirigeantes et de celle du peuple. Pour ce qui est de la vie à
Paris, on s'aperçoit bientôt combien Ehrenbourg doit à l'ouvrage
d'Aulard cité plus haut. Le second thème, enchâssé dans le premier,
est le récit de la vie de Gracchus Babeuf. Il ne s'agit pas pour
Ehrenbourg de faire le portrait d'un idéologue dont il importerait de
ne connaître que les écrits théoriques et J'activité révolutionnaire.
Cette vie s'inscrit dans un réseau de relations, elle est vie familiale,
amicale, professionnelle, la dimension humaine est présente, et la
pensée surgit de ce terreau même. Les faiblesses du héros ne sont pas
non plus effacées comme il sera de règle de le faire un peu plus tard
quand on fixera aux écrivains soviétiques des buts apologétiques. Un
troisième thème enfin, apparemment secondaire, car épisodique,
mérite pourtant toute notre attention : il est porté par le personnage
de Talma, présent dans les chapitres d'introduction et de conclusion,
ainsi que dans celui qui précède la période essentielle pour le
roman: le Directoire. La réflexion de l'artiste sur son époque est
destinée à nous livrer quelques clefs de lecture du roman. Nous y
reviendrons plus longuement par la suite.
Ces trois thèmes se développent dans le cadre d'une
problématique formulée clairement dès le début du roman et
régulièrement rappelée au lecteur : la Révolution est-elle finie en
1795, oui ou non ?
Dès le preffiler chapItre, la phrase, sous sa forme exclamative
cst mise dans la bouche d'un petit vendeur de journaux d'une dizal1~
d'années. Un mouchard l'arrête aussitôt , ce 7 février 1795, pour
propagande séditieuse ! Plus tard, la même phrase, affirmative cette
fois, exprime la conviction intime de l'un des DIrecteurs, et pas des
moindres, puisqu'il s'agit de Carnot : «La Révolution est finie il en
est convaincu» (p. 125) ... «La Révolution était finie en France, 'C'était
clair» (p. 136). Ainsi Bonaparte fait-il le point de la situation au
lendemain de la fenneture musclée du Club du «Panthéon». Le
dernier chapitre mettra un point final à cette prOblématique centrale.
Barras y «dit d'un air morne» : «S'il ne survient pas un miracle (il
apparaît clairement quelques lignes plus bas que ce nmacle pourrait
aVOIr nom Bonaparte, H. R.-T.), c'en est fait de la République (et non
- Ill! -
�Babeuf contre «les grimaces» de la NEP. À propos de La conspiration des
Égal/x, un roman historique d'nya Ehrenbourg
de la Révolution, il est vrai! H. R-T.), et de nous avec elle». La
Revellière lui réplique, «en souriant avec défiance» : «Mais vous
avez donc oublié ce qu'il nous a écrit dès Nivôse? .. . Vous ne vous
rappelez pas qu'il nous écrivait que le temps était venu de déclarer
qu'il n'y avait plus de Révolution (le mot exact est de retour! H. R.T.), que la Révolution était finie ?... » (p. 252-253). Le roman
s'achève sur ces paroles, que prolongent des points de suspension.
Entre la première et la dernière affirmations de la mort de la
Révolution, il y a eu une conspiration et une trahison. La Révolution
est finie, mais parce qu'elle a été trahie, et trahie par certains de ses
auteurs. Ce sentiment était devenu celui du peuple : peu après
l'avènement du Directoire, «la Révolution est perdue», pense-t-il,
«tout le monde a trahü> , mais il garde un ultime espoir «peut-être ce
Gracchus dit-il la vérité '1» (p. 99). Ces pensées ne pouvaient pas ne
pas avoir de sens pour un lecteur soviétique de 1928, moment où le
débat idéologique battait son plein, où la lutte pour le pouvoir était
des plus acharnée et où tombaient les premiers verdicts (exclusion du
parti de vieux bolchéviks et de dirigeants de premier plan, par
exemple).
Pour comprendre comment cette problématique s'est imposée à
Eluenbourg, et la réflexion qu'elle pouvait faire surgir chez son
lecteur, il faut essayer de définir la manière dont son roman s'inscrit
dans son parcours tant politique que littéraire, Eluenbourg ne s'étant
jamais caché d'être un écrivain engagé.
Dans les deux romans qui précèdent La Conspira/ion des
Egaux s'expriment l'efTarement, voire le désespoir qui s'emparent
d'Ehrenbourg en décembre 1923, lorsqu'après trois ans d'absence, il
découvre la Russie de la NEP, cc «repli stratégique» décidé par
Lénine et adopté par le dixième congrès du PC (b) au printemps 21.
Il avait quitté le pays dans les derniers mois du communisme de
guerre, et le tableau qU1 s'offre à lui à son retour l'amène justement à
se demander si la Révolution n'a pas été trahie ... Avec ses amis il
s'alarme . «La vitalité de la petite bourgeoisie nous stupéfiait, nous
conduisait parfois au désespoir» Il prend très lentement conscience
que «changer l'homme est chose autrement difficile que changer un
système de gouvernement»5.
11 réagit alors par des œuvres violemment accusatrices, comme
d'ailleurs bon nombre de ses confrères de plume. Les titres de leurs
5 - Les Années el les hommes, tome 1, p. 431 de l'édition russe de 1990,
- 119 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
livres sont révélateurs : Léonov écrit Les Voleurs, Kataev Les
Dilapidateurs, Ehrenbourg Le Rapace en 1924, et La Ruelle de
Moscou, en 1926. Il Y dénonce «la vie étouffante, bestiale des
deuùères années de la NEP»6, ainsi qu'il la définit trente ans plus
tard dans Les années et les hommes; il s'indigne encore: «L'estomac
7
était non seulement réhabilité, mais porté aux nues» . Et de tracer un
tableau fortement contrasté entre la misère des uns et les petites
«magouilles» fructueuses des autres, en empruntant aux journaux de
l'époque des expressions comme «l'écume de la NEP», ses
«grimaces» qu'il qualifie de «sinistres». Il se souvient
douloureusement du retour de comportements, d'un vocabulaire
même, antérieurs à Octobre : «De petites mendiantes demandaient
«un petit kopeck, not' bon mâtt' (banne)>> ; il n'a pas oublié cette
scène sur le quai d'une gare de province : à une paysanne qui s'était
fourvoyée en première le contrôleur crie brutalement : «Dehors 1 Tu
te crois encore en 17 ... » Pas oubliées non plus l'humiliation et les
larmes de l'enfant affamée de Gomel sur laquelle le serveur avait
renversé les restes d'une assiette qu'un voyageur compatissant lui
tendait8 . Mais personne à l'époque n'avait rejoint Ehrenbourg dans
son indignation ... Tout cela tandis que, «Cn une nuit, au Casino, on
perdait des millions : les bénéfices des agents de change, des
spéculateurs, ou des voleurs ordinaires»9. Tous ceux qui trafiquent se
hâtent de jouir de leur fortune par tous les moyens, n'ayant
nullement confiance en l'avenir.
Les œuvres suscitées par cette situation et publiées non sans
difficulté en U.R.S.S. en 1927, lui valent les foudres de la critique,
auxquelles d'ailleurs il s'attendait. «Je savais qu'on allait me faire les
mêmes sempiternels reproches : pourquoi s'intéresser à un si
pitoyable rapace alors qu'autour de nous il ne manque pas de héros
pleins de noblesse, de héros inspirés» .. .10
Le Rapace vaut à Ehrenbourg d'être traité d'«ennemi déclaré de
la révolution.»(ibid.) Les critiques ne retiennent de sa vision de la
réalité soviétique que les aspects les plus sombres, rendant un
hommage involontaire (ct inconscient) à sa plume satirique. Voici ce
6 - Ihldem , p. 460.
7 - lhid., p. 428.
8 - /lnd., p. 434
9 - /Incl.. p. 429.
\ () - Ihld., p. 436.
• \20 .
�Babeuf contre «les grimaces» de la NEP. À propos de La conspiration des
Égaux, un roman historique d'Dya Ehrenbourg
que le lecteur de l'époque pouvait lire dans le journal Krasnaïa
Gazeta à propos de La Ruelle de Moscou :
La Russie soviétique vue et montrée à travers le purin de sa ruelle,
ce n'est pas le pays réel, c'est l'idéal caché de Milioukov, c'est la
Russie soviétique sans les cOlmnunistes ... Ehrenbourg répond à la
commande de l'intelligentsia de l'émigration, en proposant un coin
de la Moscou des Soviets qui ne connaît ni construction du
socialisme, ni élan né de l'édification d'une vie nouvelle ...
Ehrenbourg s'est identifié à cet habitué mal rasé des décharges qui,
s'étant une fois aventuré par mégarde dans une roseraie, n'a pas su y
voir les roses épanouies, odorantes, mais n'en a remarqué que les
épines et s'est enthousiasmé pour le purin qui sert d'engrais aux
parterres de fleurs ll .
On aura reconnu le style ... fleuri de l'époque.
Tous les écrivains de cette tendance sont pris à partie, accusés
de «falsification de la réalité soviétique, d'apologie de l'esprit petitbourgeois», de «pessmusme social», comme en témoigne
l'encyclopédie littéraire, éditée au début des années trente. Ces
attaques ne sont pas à prendre à la légère. On refuse à Ehrenbourg
la publication de la Vie de Lazik le Tumultueux, nouvelle écrite en
1927, juste avant la Conspiration des Egaux : là aussi s'étalaient les
tares de la NEP. Le livre attendra la perestroïka pour être publié en
Union Soviétique, en 1989 !
Le problème se pose donc à Ehrenbourg, avant même que la
période de la NEP ne soit close, avant l'adoption des orientations
nouvelles de 1928-1929, de décider s'il va persister à faire ce qu'il
pense être son devoir, c'est-à-dire dénoncer les aspects négatifs de la
réalité issue de la révolution d'Octobre. S'il maintient son choix de
1921, celui d'être un citoyen soviétique, de refuser l'émigration,
(choix confgrté, entre autres, sous le coup de sa rencontre avec le
fascisme italien en 1924), il lui faut alors découvrir quelle voie lui
reste ouverte pour dire ce qui lui lient à cœur.
Cette voie sera celle du roman historique. Ultime tentative
d'écriture liUéraire avant d'abandonner ce terrain jusqu'au
déclenchement de la seconde guerre mondiale, au profit du
journalisme.
11 - lblCi., p. 461.
- 121 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORW..E
Dès 1925, on note en u.R.S.S. le retour à une littérature où «les
masses sans visage et les héros symboliques s'effacent devant la
curiosité nouvelle pour le destin des individus dans l'histoire. On
cesse de dépeindre l'expérience historique comme une réalité
intemporelle ou uniquement contemporaine ; à nouveau, le temps
prend de l'importance et les œuvres retrouvent une dimension
lùstorique», fait remarquer K. Clark, dans son article La prose des
années 20. Ce qui s'explique par l'aspiration des écrivains et de leur
public à comprendre la marche de la révolution : à l'époque, se
toumer vers l'lùstoire ne signifie pas fuir la réalité! Deux approches
coexistent ; certains auteurs vont interroger les révoltes paysrumes
des xvœ et x:vnr siècles, en montrer les limites. Razine Stepan l2
de Tchapyguine (1926-1927) reste le modèle du genre. D'autres
préfèreront s'adresser à l'intelligentsia révolutionnaire du
X1Xe siècle, mettant en scène des personnages réels ou fictifs l3 .
Ehrenbourg s'engage donc dans cette voie avec La Con5piralion
des Egaux. Il est, à ma connaissance, le seul écrivain soviétique à
l'époque à s'emparer d'un épisode emprunté à l'lùstoire d'un pays
étranger. Mais pourquoi Babeuf? Au fond, était-il si loin, en
choisissant cet épisode, des préoccupations de son temps?
Certes, il ne s'agit pas d'identifier une période à une autre, un
pays à un autre, en un mot de simplifier abusivement une situation.
Mais il est clair qu'Ehrenbourg se trouvait condamné, du fait de son
intérêt pour l'actualité, à chercher une période qui lui permette
d'évoquer ce qui se passait alors en U.R.S.S., d'opérer des
rapprochements, et, peut-être, de dégager de grandes constantes dans
l'Iùsloire des hommes. L'histoire de la Russie ne lui offrait rien de
12 - Stepan Razine, Wl cosaque du Don (16:10 ?- 1671), a pns la tête d'wle
jacquerie qui embrase bientôt le cours inférieur de la Volga depuis
Astrakhan jusqu'à Simbirsk. Dénoncé, il sera fait prisoIUlier et exécuté
à Moscou. Un siecle plus tard, la révolte menée pal Pougatchev
cosaque du Don lui aussi, partira du sud de l'Oural pour gagner I~
cours moyen de la Volga. Moscou est menacée ct Cathenne retire des
troupes du front turc pour velllr à bout du soulèvement. Pougatchev
finira comme Razine.
lJ - Les héros du roman d'Olga Forch, V!?tIlS de pierre (1924 - 1925)
appartlelUlent à l'mtclhgcntsla révolullOlU1aJrc propulsée sur l'avtm
~
scène de l'histOIre après l'abolitIOn du servage Tymanov, quant à !Lu,
célèbre le centenaIre de l'IIlsurrechon décembnslc en pubhant son
roman KlOlikhlia, surnom donné au poète KlOllkhclbeker, l'Wl des
révoltés de 1825 qui finml sa vIe en SIbérie.
- 122-
�Babeuf contre «les grimaces» de la NEP. À propos de La conspiration des
Égaux, un roman historique d'llya Ehrenbourg
tel: pas de Révolution «bourgeoise», mais, dans le cadre d'un pays
dominé par le servage jusqu'en 1861, des révoltes paysannes et une
insurrection d'aristocrates, les Décembristes, en 1825. Sa
connaissance de la France, l'actualité de Babeuf eX'Pliquent
amplement, à mon sens, son choix. Choix qu'il n'ex'Plicite jamais, le
lecteur de 1928 n'en a assurément nul besoin!
Ainsi ce n'est plus dans une ruelle de Moscou qu'on verra la
révolution russe agoniser, cc ne sont plus ses petits trafiquants qu'on
verra s'enrichir, c'est à Paris qu'on vivra les derniers soubresauts de
la Grande Révolution. Car ce n'est pas le destin des chefs des
jacqueries russes, aussi formidables qu'elles eussent été, qui peut
stimuler la réflexion sur l'état de la révolution en U.R.S.S. en 1928,
mais celui de Babeuf et de ses partisans. Contrairement à Babeuf,
Razine et ses émules n'ont pas laissé derrière eux d'écrits théoriques.
Or de ceux de Babeuf, Ehrenbourg ne se prive pas de faire état dans
son roman : extraits d'articles et de proclamations, de sa dernière
lettre aux Directeurs, de lettres à sa femme, à son ami
Félix Le Peletier, et mise en forme dialoguée des débats agités qu'il a
eus avec Sylvain Maréchal, de ses discussions avec Gennain, Darthé,
Antonelle.
Et puis, si les jacqueries n'ont pas perdu toute actualité dans la
Russie du début du XX" siècle, il n'en reste pas moins qu'un cadre à
dominante urbaine - avec les palais des puissants de ce monde, les
quartiers déshérités, les ûléâtres, les lieux de réunion, la rue et ses
manifestations, ses petits vendeurs de journaux, par exemple, ce
cadre donc permet à l'auteur de se situer au cœur des processus
révolutionnaires, là où, au début du XX· siècle en U.R.S .S., se
déroule la lutte pour le pouvoir.
Enfin, à côté du chef révolutionnaire ct des masses qu'il
entraîne (ou qu'il n'entraîne pas), la réalité française de la fin du
XVIII" siècle permet à Ehrenbourg d'introduire - certes nOll pas un
intellectuel au sens moderne du tenne, mais un hOimne de culture,
un acteur, Talma, dont la réflexion constitue, on l'annonçait plus
haut, le troisième thème du roman. Cette place dévolue à Talma
correspond à une problématique caractéristique de la littérature
soviétique, qui a donné lieu à un nombre d'œuvres considérable sur
l'attitude de l'intellectuel face à la révolution, sur sa place dans la
révolution.
- 123 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
La découverte du personnage de Talma se fait progressivement
et n'est pas laissée au hasard. Ehrenbourg insiste d'abord sur l'acteur,
l'homme n'apparaîtra qu'une fois assise l'autorité que lui confère son
art. Ainsi, dès la troisième page du roman, Talma est en scène : il
joue le rôle principal dans la tragédie Epicharis et Néron au théâtre
de la République, un soir de pluviôse an III. Dans la salle, Sanson, le
bourreau, s'ennuie (<<les tragédies depuis longtemps étaient devenues
[... ] chose quotidienne» (p. 11) ; les Muscadins challUtent l'acteur :
«il passait pour Jacobin» (p. 10). Les ex1raits des journaux de l'an III
qu'Aulard propose pour les mois de pluviôse et de ventôse
témoignent des troubles pennanents dont les théâtres sont alors le
siège. Ehrenbourg reprend ces éléments, mais il en modifie la
perspective. Son Talma ne revendique aucun engagement politique :
«Qu'était-il? Simplement un acteur - un comédien, un élève du
grand Garrick» (ibid.). Là surgit le thème de l'artiste étranger à un
engagement actif dans la politique, isolé de son public, sans qu'il
mesure encore cet isolement, et qui se résout «sans entrain» aux
compromis que lui impose l'air du temps, acceptant de dire de
mauvais vers parce que le public l'exige ...
Quand nous retrouvons l'acteur, en vendémiaire, Ehrenbourg
s'empresse de rappeler que «Talma n'était ni un Conventionnel, ni
un organisateur de processions civiques [.. .] Il était en tout et pour
tout un grand acteUD> (p. 92), qui exerçait son métier sans
économiser son génie, au milieu des injures des jeunes gens de
Fréron. Plus que jamais, Talma est incompris, isolé dans son art.
Mais après la scène, commence une autre vie, celle d'un homme qui
refuse de rentrer dans ce qu'Ehrenbourg présente comme des jeux
fratricides. Après les événements de prairial, puis celLX de
vendémiaire, Talma a décidé d'abriter chez lui deux proscrits : un
révolutionnaire, l'acteur Fusil, occupe sa cave, un royaliste, de
- 124 -
�Babeuf contre «les grimaces» de la NEP. À propos de La conspiration des
Égaux, un roman historique d'TIya Ehrenbourg
Bressan, son grenier. Il décide de les réunir un soir au dîner l4 , sûr de
pouvoir trouver, en dehors de la politique, un terrain d'entente. Il
échoue alors même que la conversation roulait sur un sujet en
apparence peu politique, le progrès des sciences et de l'humanité. Il
n'a plus qu'à constater la profondeur du fossé qui sépare la France en
deux camps ... Certes, Talma a capté le côté grand-guignolesque de
l'affrontement des deux hommes, et son génie lui a pennis de
dénouer la situation dans un éclat de rire, mais ensuite, avec Julie,
tous deux tirent la leçon de cette soirée. Leçon d'abord à usage
interne: «Oui, c'est une horrible époque, mais [... ] il me semble que
dans notre douleur, nous sommes devenus plus désintéressés et plus
lucides», déclare Julie (p. 96).
Talma élargit le cadre de la réflexion : «La Révolution m'a
beaucoup appris. Elle m'a appris à comprendre mes rôles». (ibid.)
Et Ehrenbourg de préciser comment Talma nourrit son art et sa
réflexion en gardant les yeux ouverts sur son temps : «Les rôles où
[Talma] réussissait le mieux, étaient celLX des ambitielLx féroces, des
fanatiques solitaires, et aussi ceux des hommes sujets à une profonde
mélancolie» (ibid.).
C'est avec ce jugement sur l'époque que le lecteur aborde la
troisième partie du roman, le récit de la conspiration des Égaux, de
leur procès et de leur exécution.
Talma réapparaît au lendemain de l'exécution de Babeuf, au
Palais du Luxembourg où il a toujours ses entrées. Mais désonnais, il
n'a plus le cœur à rire, ni même à jouer : son isolement s'est aggravé
du «dégoût» qu'il éprouve au vu de la «canaille endimanchée» qui
peuple les salons de la République. Cette fois Talma refuse de céder
14 - Ehrenbourg a peut-être eu cOlmaissance de cet incident à travers le récit
qu'en fait- A-V. i\mault dans ses Souvenirs d'lin sexagénaire (Gamier
Frères, Paris, 1898, tome 2, livre 6, p 183-187). A.-V. i\mault
fréquentait assidûment la maison de Talma dans les UlUlées quatrevmgt-dix et il laIsse entendre qu'il a assisté à la scène entre Fusil et de
BressUll, SUllS qu'il nomme ce demier, contrairement à Ehrenbourg. Les
clCconstUllces de lu rencontre, les répliques échaJ.1gées par les deux
protagonistes sont très VOISUles chez les deux auteurs. Ehrenbourg
modIfie cependru.lt le sens de la scène en précisant le mohf de la
querelle là où Amault se contentail de dIre : "Wl mot giita tout" Audelà de cette scène, Fhrenbourg aura pu cmprwlter plusieurs trails du
caractère de Talma a cc même ouvrage, et relever bien des détails
propres à recréer l'atmosphère de l'époque.
- 125 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
aux supplications de ce public : «Je ne peux malheureusement pas
déclamer». Et il ajoute, perfide : «Que pourrais-je réciter ? Les
serments de Brutus... Ils vous troubleraient tant. Je dois épargner
votre sensibilité ...» (p. 249). Il s'enfuit bientôt, erre dans les rues de
Paris. Si Barras et La Revellière ont le dernier mot dans le roman,
comme on l'a vu plus haut, le dernier homme digne de ce nom à
donner son avis sur son temps, ce sera Talma.
David, sous Robespierre, rêvait de l'Égalité . Et maintenant qu'y a-t-il
? Les millions de Monsieur Ouvrard. Se peut-il que tant de nobles
cœurs aient péri pour cela ? que la Révolution, ce ne soit que des
exploits, des rêves, du sang, des crimes, des paroles enflammées,
des exemples de vaillance et de férocité, et pour film: les laquais au
Palais, les bonbonnières chez les paysans, la traîne de Madame
Angot et l'ennui (p. 252).
Solitude, dégoût, ennui. .. Derrière les grandes questions
existentielles, tenues à distance par la dérision finale, pointent une
certaine amertume et une immense lassitude (<<Je suis fatigué», dit
Talma), qui ne sont pas sans rappeler celles d'Ehrenbourg dans sa
lettre de 1931. Malgré une évidente difIérence de niveau dans leur
engagement, on trouve bien des points communs entre le parcours
d'Ehrenbourg ct celui de son Talma.. . A travers ce personnage il
revendique que soit reconnue à l'artiste, à l'homme de culture, sa
lucidité critique, fruit, justement, de sa culture, de son talent, voire
de son génie, ainsi que le droit d'exprimer librement son jugement,
sans que soit bannie pour autant toute idée d'engagement. Il
demande le droit non à la neutralité, mais à une certaine distance.
e
La Russie des années 20 du XX siècle n'est pas la France de la
e
fin du xvm siècle, Ehrenbourg ne l'a jamais prétendu, ct cela
n'aurait sans doute guère d'intérêt d'identifier Babeuf à tel ou tel
révolutionnaire, ni tel Directeur à tcl dignitaire du parti. La
n'est pas un roman à clef, son auteur est
conSpIratIOn des I:.,~f{aux
trop intelligent pour se livrer à lIU petit jeu aussi vain.
Simplement la connaissance du Directoire invite à la réflexion
un lecteur soviétique désemparé qui va découvrir que le type de
situation qui prévaut alors dans son pays a eu des précédents. Cela
lui pennett ra peut-être de dégager des constantes, une ligne de
conduite, ct, qui sait, d'entrevoir le développement possible de la
situation.
- 126-
�Babeuf contre «les grimaces» de la NEP. À propos de La conspiration des
Égaux, W1 roman historique d'Ilya Ehrenbourg
L'objectif d'Ehrenbourg implique sans doute dans la
représentation du Directoire quelques distorsions. Il est dans son
roman le mal absolu, ce qui revient fatalement à donner une vision
réductrice de l'époque! Ce pourrait être l'objet d'une autre approche
de l'œuvre d'Ehrenbourg. Profitons en pour rappeler que le débat
autour de la légitimité de l'analogie entre «la dégénérescence
thermidorienne de la révolution française» et «la dégénérescence
thermidorienne de la révolution russe», pour reprendre l'ex1>ression
l5
de M. Schiappa , était à l'ordre du jour depuis septembre 1927 en
u.R.S.S .. Parmi les premiers à développer ce thème, à côté des
menchéviks, citons Christian Rakovski, ambassadeur de la Russie
soviétique en France au début des années 20 et qu'Ehrenbourg dit
avoir connu; à partir de 1929, Trotski s'y illustrera. Le mérite
d'Ehrenbourg est d'avoir amorcé cette réflexion dans un roman, dès
1928.
15 - J. -M. Schiappa, «L'image de Gracchus Babeuf dans l'action et la pensée
de Trotski», in Présence de Babeuf, Lumières. Révolution.
Commu/lisme, Publicallons de la SorboIUle, 1994. L'ouvrage de
T. KOlldraticva /3o/chéviks el JacobinS (13ibhothèque historique, Payot,
1989) fait le point sur les (hscussions concemat l'a.nalogie avec
Thennidor dans SOli chapitre X, «Thennidor : W1 recul ou Wl pas vers
l'incOlmu ?»
- 127-
��La seconde théophilanthropie (1882-1891).
Résurrection ou mystification ?
Jacqueline LALOUETTE
Dernière-née des religions révolutionnaires, la
Théophilanthropie disparut entre l'an X et l'an XII, le
nonce Spina ayant obtenu de Bonaparte qu'elle fût sacrifiée
sur l'autel concordataire. Cependant, «le courant spiritualiste
d'un caractère particulier qu'elle a[vait] suscité» se maintint
pendant le XIX" siècle l . En 1829, un avocat, hl" lsambert,
s'efforça de regrouper tous les Uléistes français mais sa
tentative ne fut qu'éphémère et toute conjoncturelle2 .
Beaucoup plus durable fut celle d'Henri Carle, fondateur d'un
mouvement, l'Alliance religieuse universelle, et d'un journal,
La Libre Conscience, qui parut du mois d'octobre 1866 au
mois d'août 1873 3 . Cet organe prônait le théisme ou religion
naturelle ct la Théophilanthropie fut quelquefois évoquée
dans ses colonnes4 • Par ailleurs, en 1868, Henri Carle réédita
Qu'est-ce que la Théophilanthropie ? de Chemin-Dupontès.
Quelques grands noms de la politique ou de la littérature font
encore surgir l'idée du théisme, ceux de Jules Simon, auteur
d'un ouvrage consacré à la religion naturelle5 ou de
Victor Hugo, qui adressa quelques lignes à Henri Carle
1 - IIenn Camerlynck., Théisme, Paris, Fischbacher, 1900.
2 - Albert Mathiez, lA Théophilanthropie et le ClIlle décadaire.
1796-1801. Essai slir l'histoire relighmse de la Révolution,
Pans, Féhx Alcan, 1904, p. 710-712
3 - Avec une interruption de janvier 1871 à Janvier 1873.
4 - Pour l'Alliance religieuse universelle et /"a Libre COI/science,
voir Albert MathIcz, La 71ulophi/alllhrople... , p. 712-715, et
Jacquclme Lalouette, LA Libre Pensée ell FraI/ce. 1848-1940,
Paris, A1bUl-MIChcl , 1997, p. 144-151.
5 - Julcs Sunon, La re/iglOl/llatllre//e, Paris, Hachette, 1856
lA Républiqlle directoriale, CiemlOllt-Ferrand, 1997, p. 129-153
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
durant l'été 1867 : «Oui, je suis avec vous. Croyons en Dieu,
mon cher poète, car c'est croire à la lumière ; croyons à l'âme,
car c'est croire à la liberté»6. Il faudrait encore citer bien
d'autres auteurs qui, entre l'athéisme, le matérialisme, le
positivisme, l'agnosticisme et les religions dogmatiques,
rêvèrent d'une voie nouvelle conciliant l'aspiration à la
transcendance et la croyance en quelques dogmes
fondamentaux - l'existence de Dieu et d'une âme immortelle -,
avec le besoin de liberté et de rationalité.
La renaissance de la Théophilanthropie, en 1882, à
l'initiative de l'imprimeur Joseph Décembre, sembla répondre
à cette aspiration. Joseph Décembre, né en 1836, breveté
libraire en 1869, avait antérieurement édité des auteurs
connus pour le radicalisme de leurs opinions politiques et
anticléricales - comme Vermorel ou Jules Lennina - el fondé
en 1872 la Librairie de propagande républicaine ; cc
propagandiste se produisait aussi comme conférencier. Fraucmaçon, il fut à deux reprises vénérable de la loge Les Zélés
7
philanùuopes . En 1882, Décembre, également connu sous le
H
nom de Décembre-Alonnier et sous divers pseudonymes9 ,
fonda le COlnité central Ùléophilanthropique puis, de janvier
1883 à décembre 1887, fit paraître un journal intitulé La
Fraternité universel/e!o. Il expliquait que les idées des
théophilantluopes, réduits à la clandestinité depuis les
persécutions de Bonaparte!! , s'étaient perpétuées dans
6 - La Libre COI/science, 20 juillet 1867.
7 -Infonnations contenues dans divers rapports de police conservés
aux archives de la police, Ea 29.
8 - Alonnier était le nom de son beau-père, Edmond Monmer
(1828-1871), lui-même Impruneur.
9 - Notamment Louis de Vallières, directeur du ComIté central
Uléophilanlhropique,
et
vraisemblablement
ausSI
Carolus Desmonts ct Joanis Longueville, auteurs de deux
brochures édItées par le ComIté central théophilallthropique en
1882
(respectivement
Notice
historique
sur
la
Théophilanthropie
et
Prtncipes
généraux
de
la
71léopll/lallthro{JH' ou reltglOlI lIaturelle) .
10 - Mensuelle en 1883, cette pubhcaholl fut bImensuelle de 1884 à
1886 pws parut irrégulièrement en 1887 où elle eut
vUlgt numéros, dont dIX regroupés deux par deux.
Il - VOIr La Fratemilé universelle, 30 JUill 1886.
- 130-
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification?
certaines familles l2 et propagées en secret; en 1882, disait-il,
le nombre de leurs adeptes aurait été bien près «de balancer
celui des catholiques»13. Le nouveau contexte politique s'y
prêtant, ces nombreux théophilanthropes pouvaient enfin
sortir en pleine lumière, renouer publiquement avec «la
tradition de nos Pères de la RévolutiOID)14, créer leur Comité
central, leurs groupes locaux, leur journal, leurs diverses
publications, almanachs, annuaires, etc. S'il faut en croire les
infonuations véhiculées par La Fraternité universelle, le
mouvement aurait connu une grande vitalité, groupant
82 500 adhérents en 1887 15 , diffusant 50 000 journaux et
100000 brochures en 1885 16 . S'il s'écroula en 1888, c'est,
affirmait Décembre-Alonnier, qu'il ne put survivre aux
scissions provoquées par le boulangisme au sein du Comité
central théophilantluopique 17 .
Telle est, présentée par La Fraternité universelle qui
égrène le nombre des théoplùlanthropes en un crescendo
triomphal tout au long de ses 104 numéros, l'histoire de la
seconde Théoplùlanthropie. Ce sont des infonnations
identiques que Décembre-Alonnier commuruqua en 1900 à
Albert Mathiez, un Mathiez qui semble avoir accordé une
confiance presque aveugle à son interlocuteur et n'avoir guère
douté de ses affinnations écrites ou verbales 1H . Toutefois une
lecture critique du journal fait lever de nombreux doutes ;
l'ensemble du dossier, pensons-nous, doit être repris, sous
l'angle des principes ct des pratiques des théoplùlantluopes de
12 - A Albert Mathiez (lA Théophilanthropie ... , p. 722), qui lui
demandait si il connaissait des familles où «le culte
théophllallthropique prinutif s'étmt perpétué Jusqu'à nos jourS»,
Déccinbre-AlolUlier répondit: «Oui, j'cil cOlUmis plusieurs,
notmnmcnt la fmnille d'Wl notaire dans le Cher»
13 - Carolus Desmonts, Notice historique.. ., p. J.
14 - La Fraternité 1/Il1verselle, janvier 1883
15 - La Fraternité lIniverselle, scptembre-octobre 1887.
16 -!Md., J5 décembre 1885.
17 - Jnfonnation dOIUlée Ic 5 septembre 1900 par Joseph Décembre à
Albert Mathiez, La Théophilanthropie ..., p. 721
18 - Se fondant sur La Fraternité IUl/verselle, Albert Mathiez avmlce
un certain nombre de dOImées chiffrées sans émettre aUCWle
réserve, Ibid., p. 718-719.
- 131 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
la Troisième République et sous celui de l'histoire du
mouvement, de son organisation et du nombre de ses
adhérents.
Principes théophilanthropiques
Je ne crois pas au Verbe enfanté sans péché,
A l'austère vertu de madame sa mère [... ]
Mais au fond de mon coeur, je veux garder ma foi,
Mon espoir en un Dieu de meilleure figure,
Plutôt que d'avilir mon âme sous la loi
D'un monstre vil, hideux, forgé contre nature.
L'auteur de ces vers publiés en 1886 sous le titre «Acte
de foi» e"-'Primait de manière médiocre mais vigoureuse le
grand principe des théophilanthropes de la troisième
République, repris de la période directoriale : la croyance en
un Être suprême ct le rejet du Dieu des prêtres, des
catholiques ct, plus largement, des chrétiens et de la Bible.
Toutefois, dans ces années 1880, la Théophilanthropie ne
correspondait pas toujours à une doctrine arrêtée et, en dépit
de «théos» 19, l'existcnce de Dieu elle-même ne fut pas
toujours posée comme une prémisse. Si de nombrem: articles
de La Fraternité universelle affirment «l'existence d'un
principe primordial qui a présidé à la créatioID)20, l'Auteur des
Mondes, l'Être suprême, d'autres extraits du journal donnent
de la Théophilanthropie une image düIérente, celle d'«une
sphère neutre où chacun est maître de ses opinions et de ses
croyances» 21 . La re1"iglOn Il ,est a1ors plus conçue comme un
lien entre Dieu et les hommes, mais comme un ciment
unissant les hommes ; ce qui compte désonnais est le respect
«des préceptes de la morale purC»22, de la liberté, de la
tolérance et des lois sociales. Elle perd sa qualité de religion
19 - QUI en efrarouchmt certains, cOlmne le prédsc La Fraterllllé
1I111verselle du 15 mars 1885
20 -lA Fratemllé IIII/wrselle, 10 mai 1HH6.
21 - Ihul., 15 mars 1H85
22 -lhul., 15 mars 1884.
- 132-
�La seconde théophilanthropie (J 882-1891). Réswrection ou
mystification ?
au «sens exclusif du mot})23 ; elle a déjà pris ce sens extensif
que Durkheim théorisera dans Les principes élémentaires.
Exclusive ou eX1ensive, la Théophilanthropie s'opposait
à toutes les religions révélées et tout d'abord à la religion
dominante en France - le catholicisme -, dont les pratiques,
les croyances, les dogmes sont blâmés ou ridiculisés à
longueur de colonnes dans La Fraternité universelle, le
principe de tolérance dût-il en souffrir. L'eucharistie et la
communion sont présentées sur un mode sarcastique par le
biais d'expressions COlmne «bon Dieu de farine»24, «cafards
qui vont avaler la petite gaufre»25 ; pires que les
anthropophages, les catholiques sont des «théophages» dont
les pratiques offensent la majesté divine : «Mais frémissez
d'horreur! ô vous qui vénérez l'Être suprême! comme toute
matière introduite dans un corps animé tourne en excréments
et est rejetée dans des lieux infects, quel est l'homme sensé et
raisonnable qui ne sera pas épouvanté de ce cynique mépris
du prêtre et de ses ignorants cagots pour la Divinité? [...] Et
voilà ce que le prêtre a fait de Dieu. Horreur ! Horreur !
Horreur !»26. La confession établit entre le prêtre et ses
«pénitentes oppressées et palpitantes» une sorte d'«extase
spirituo-charnelle»27 qui ne fait que préluder à la fomication ;
elle détruit l'intimité familiale et dépossède le chef de famille
de ses prérogatives morales sur sa femme et ses enfants28 . Le
catéchisme est «un livre idiot»29. Le culte des reliques repose
sur des escroqueries, la quantité d'ossements attribués à
certains saints le prouvant aisément : saint Blaise n'est-il pas
pourvu de trois mâchoires et de huit bras, saint André de deux
têtes, etc.30 '1 Les apparitions sont rabaissées, MargueriteMarie AI.acoque étant, par exemple, décrite comllle «une forte
23 - 1b/(I., i 5 janvier 1885
24 - Lettre d'Wllecteur in La Fraternité u/liverselle, 30 mars 1885.
25 - La Fratenl/té IIl11verselle, 30 JU1I1 1885
26 - ibId., 30 août 1885
27 - ibid., 30 mars 1886.
28 - On retrouve là, bien SÛT, les Idées exprimées par Michelet dans
l,e priJtre, la femme el la famille, Paris, Jules Chamerol, 1861 .
29 - l.a Fralerllllé u/liverselle, 15 uvn11885
JO - ibid , décembre 1883
- IJJ -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
fille très sanguine au tempérament ardent.»3!. Le cat.holicisme
exhibe des emblèmes malsains, des Christ horriblement
dénudés et des bébés boums. Un clergé qui enseigne une telle
religion ne doit. jouir d'aucune considération. Le prêtre est
«l'être camavalesque»32, «l'homme à la t.êt.e pelée»33, «le
,
34
suceur du budget de l'Etat» ,bref, le représentant de «la caste
noire»35, «le talapoÎlm tant raillé par Voltaire36 . S'inventant
une qualité d'intennédiaire entre le ciel et la terre, il a usurpé
la qualit.é de prêtre que seuls deux hommes peuvent
revendiquer justement, l'instituteur et le père de famille 37.
Publié par La Fraternité universelle du 30 décembre 1885, un
poème intitulé «L'Homme noiT» exprime cette répulsion antisacerdotale:
Et maintenant que la lwnière
S'est faite dans tous les esprits,
Laissons-le seul dans son repaire;
Que ses semblables soient maudits!
Enfm, dans notre belle France,
Puissions-nous bientôt ne plus voir
Ce partisan de l'ignorance
Que nous appelons l'hollune noir
La politique tient. sa place dans cett.e haine anticléricale.
La République ne peut qu'appeler les lumières de la raison et
rejet.er l'obscurité des dogmes. Outre cette considération venue
de l'époque révolutionnaire, les théophilant.hropes ne
pouvaient. oublier le Deux-Décembre: les prêtres avaient. bélÙ
31 - Ibid., 15 janvier 1887.
32 -Ibid., 30 mars 1886.
33 -ibid., 30 novembre 1886
34 - Ibid., 15 aoOt 1886.
35 - ibid., 30 mai 1885.
36 - Ce mot de «talapollm émaille constamment La Fratenllté
IIl11verselle.
37 - La Frater/lité universelle, 2 févner 1883. On relève encore
dans le nwnéro du 30 mm 1885 «Soyel le vrai prêt.re de votre
foyer , pUlS mspirez à vos enfants l'amour ct le respect de
l'instituteur, qUI est aussI W1 véritable prêtre ct donne à vos
enfants cette mstruclion qUl les fera (sic) plus tard des
ci toyellS» .
- J 34
-
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification?
«l'égorgeur du boulevard»38, lavé «les mains sanglantes» de
César avec de l'eau bénite, lui avaient «prodigué leur encens
pour détourner de lui l'odeur des cadavres»39. On retrouve là
COllUne un écho du célèbre «Te Deum du 1er janvier 1852»
des Châtiments.
Si la religion catllOlique et son clergé concentrent
l'essentiel des attaques, le protestantisme n'est pas mieux jugé.
Libéraux en France parce que minoritaires, dans les pays
réformés ou luthériens les ministres protestants se montrent
«fanatiques, intolérants, infatués d'eux-mêmes, auxiliaires
naturels du despotisme et de la tyrannie»40. La Fraternité
universelle estime que les initiatives visant à arracher la
France au catholicisme pour la faire passer en bloc à la
Réforme constituent «une besogne peu enviable» : quel
avantage trouveraient les Français à substituer à «une religion
qui fausse l'esprit humain» Wle autre religion «qui le fausse
1
Tout comme les protestants, les juifs ne
également»
pouvaient que se sentir atteints au plus vif de leurs croyances
par le traitement réservé à la Bible, présentée comme un
ramassis d'obscénités, de cruautés, de sottises, comme lUle
compilation immorale relevant des tribunalL,,42. Il arriva
même à La };'raternité universelle de saluer avec sympatlue
Édouard Drumont et La Libre Parole et de reproduire une
opinion de La Lanterne : «Il n'y a qu'une manière de nous
déjudaïser, c'est de nous déchristiaJlÎsem 43 . Quant au
fanatisme musulman, il fut lui aussi dénoncé le 28 février
1885.
t
38 - La Fraternité universelle, 15 juillet 1887.
19 -lhid.,J5 août 1885.
40 -lA Fraterl/lN lIniversel/e, /5 mars 1885.
41 - Ib/(!.
42 - Le 10 Jilllvier 1887, La Fraternité universelle lança un appel
«aux
francs-maçons,
aux
libres
penseurs,
aux
Uléophililllthropes, à tous les savilllts, hOlmnes et femmes ùe
bon sens» pour relever ùans l'Ancien Testillncnt les versets
pouvant «rentrer sous les rubnques llH:plIes, unpuùences,
obscélUtés, cruautés, conlrU(!Jctions» L'ensemble devall être
publié «pill hvrUlsons de huit pages in HO à diX centimes la
IivIUISOIl».
43 • I/m(., 15
mUl
1886.
• 135 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTOIUALE
Dans tout cela, rien n'est vraiment propre à la
Théophilanthropie. Toutes ces attaques e},.'traites de La
Fraternité universelle figurent en termes parfois quasi
identiques dans des publications contemporaines comme La
Semaine anticléricale, L'Anti-Clérical, La République
anticléricale, organes de diverses sociétés de Libre Pensée 44 .
La Théophilanthropie s'avérera-telle plus originale dans ses
pratiques?
Pratiques théophilanthropiques
Les théophilanthropes des années 1880 reprirent les
fêtes de la première Théophilanthropie. Le plus souvent, ces
cérémonies devaient se dérouler dans les familles, lors de
modestes repas fraternels, les célébrations solennelles étant
réservées à quelques groupes véritablement constitués. En
cinq années, l'organe de la Théophilanthropie ne put
annoncer que quatre célébrations de la Fête de la Patrie4S ,
deux de la fête de la Vieillesse 46, une de la fête de la
Jeunesse47 et une de celle des Grands Hommes 4K • Restent les
cérémonies organisées à l'occasion d'événements de la vie
privée. Si l'on exclut celles que patronna une loge
maçoJUlique, une société de Libre Pensée, ou quelque autre
société. l'activité proprement théopllilanthropique semble, là
encore. avoir été assez réduite. On trouve trace de quelques
cérémonies
d'adoption ou
de
mariages
célébrés
«théophilanthropiquement». Les funérailles organisées sous
les auspices de la théophilanthropie ne furent guère plus
nombreuses ; pourtant ce type de cérémonies pamt
44 - Voir J Laloucttc, !,a L,brl' PI'I/sél'" . , p. 181-255
45 - A Bresdon (Charcntc-Mantllllc) en 1883, l,a Fmlenl/ té
IlIIiversl'lle, août 1883 ; à Angcrs en 1884 ct 1886, ibid.,
ISJuIl1ct 1884 ct 15 aoCtt 1886 ; li Vcrdun Cil 1886. ,bid ,
JO août 1886.
46 - A Pans ct a Angcrs Cil 1885, l,a Frah'mi ((: IIIl/ver.w lll',
J5 janvicr 1885.
4? - A Pont-de-ROIde (Doubs) Cil 1886, J"a Vmtcmilr.' IIl11versel/e,
30 avril 1886
48 - A Paris cn 1884 , La Fra/Crl/l lt l IlIIiVt'r.\·elll', 10 lIovcmbn! 1H84 .
- 136-
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification ?
suffisamment important au Comité central pour que la
Théoplùlanthropie se dotât de son drap mortuaire. C'était une
pièce de drap bordée d'un galon de laine blanc et d'une frange
blanche, décorée dans chaque angle d'un gland et des
lettres F U brodées en argent et portant à droite et à gauche
une broderie or et argent représentant l'emblème de la
Théophilanthropie, à savoir l'ouroboros49 . La question s'étant
posée de savoir s'il fallait concevoir un monument funéraire
spécifique, la solution retenue fut celle d'Wl tombeau
ordinaire portant le symbole théophilanthropique et
l'apophtegme «Le tombeau n'est pas lc dermcr mot de
l'existence hwnaine»; mais la pyramide quadrangulaire,
«dont les belles proportions seraient un emblème de vie sage
et régulière», semblait aussi pouvoir être adoptée 5o . A ces
diverses cérémonies, on peut encore ajouter une cérémonie
dominicale, unique en son genre d'après nos sources : le
30 février 1887, La Fraternité universelle signalait que,
chaque dimanche, à l'heure de la messe, un instituteur
théophilanthrope rassemblait tous les libres penseurs dans un
café et leur faisait chanter des hymnes patriotiques. Si
l'infonnation est exacte - malheureusement, l'organe ne
precIse pas le lieu où une célébration si originale se
déroulait -, le café n'aurait jamais aussi bien mérité le nom de
«contre-église républicaine» qui lui était parfois attribué.
S'il a paru nécess.ùre plus haut de préciser que certaines
cérémonies étaient proprement théoplùlanthropiques ct si les
assistants du rassemblement dominical cité étaient qualifiés
de «libres penseurs» ct non de «théophilanthropes», c'est que
la Théophilanthropie, loin de constituer un mouvement isolé,
appartenait à une constellation de sociétés républicaines, au
côté des 'loges maçonniques ct des sociétés de Libre Pensée
notamment. Les cérémonies ct les conférences organisées
conjointement furent de loin les plus nombreuses ct, dans ces
conditions, les pratiques théophilanthropiques paraissent
diluées dans un ensemble où leur spécificité semble se perdre.
Par exemple, dit l,a Fraternité universelle du 15 janvier
1886, les obsèques du «frère» Thierry Hazéa de Sars-Poteries
49 - La Fralemilé IIl1iVt!t:velle, 15 août 1885.
50 - lb,,1 , ùécembre 1883 (lJuatnème ùe couverture).
- 137-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORlALE
(Nord) furent tbéoplùlanthropiques mais la société de la Libre
Pensée de la Tlùérache était représentée et un discours fut
prononcé par le «frère» Stock, au nom de la Libre Pensée et
de la Théophilanthropie. Lorsque, la même année, on enterra
un «frère» de La Palud (Vaucluse), tous les théophilanthropes
des villages avoisinants, auxquels s'étaient joints les membres
de la société de Libre Pensée de Bollène, assistèrent aux
funérailles 51 . En 1885, des tbéophilantluopes, des libres
penseurs et des francs-maçons de Sedan (Ardennes)
s'associèrent pour une conférence théoplù1anthropique qui se
déroula dans le temple maçonnique, en présence du président
de la société de Libre Pensée52 . De tels exemples pourraient
être multipliés. Des membres d'autres sociétés, par exemple
de sociétés de secours mutuels ou de coopératives, assistaient
aussi à ces cérémonies. Cela correspondait bien à
l'engagement protéiforme de nombreux républicains, attentifs
au développement des pratiques associatives et sociales. En
1883, un lecteur signalait que, dans la ville où il résidait,
existaient cinq ou six sociétés de nature différente, dont une
loge maçonnique, une société de secours mutuels, une
coopérative de consonunation , et qu'il appartenait à toutes 53 .
La proximité entre Théoplùlantluopie, Libre Pensée et
Franc-Maçonnerie peut donc être nettement établie. Sous son
pseudonyme de Louis de Vallières, Décembre publia un
opuscule dont les premières lignes exaltent la notion même de
Libre Pensée : «Libre Pensée ! Quel mot sublime et quels
horizons magnifiques il présente à l'esprit : on voit, par
l'imagination, l'hulllalùté débarrassée du joug abrutissant de
l'Ignorance, du Fanatisme et de la Superstition, marchant
dans cette voie sereine où règnent la Tolérance et la
Fraternité»54. La Théoplùlantluopie se défilùssait d'ailleurs
parfois conune «une forme de la véritable libre pensée», voire
comme la véritable Libre Pensée, l'autre, celle qui portait ce
nom, ayant tendance, disaient certains théophilanthropes, ù se
montrer
intolérante
ct
matérialiste.
Si
certmns
-------
--- -
51 - Ihul., 15 mars IR86.
52 - IInd , i S août J 8&5.
S3 - Ibid , mars 1883
S4 - LOUI S dl! Valhl!rl! s, I,e Inomphe de la Libre 1'('lIs(;('. Paris, s. d_.
p_1.
- 13& -
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification?
théophilanthropes considéraient avec SuspICIOn l'emploi de
«théos», la plupart semblent avoir déploré la montée de
«l'âpre matérialisme qui engendre l'égoïsme brutal» et éteint
dans le coeur de l'homme «les principes éternels» que l'Être
suprême y a placés55 . Ce sont en effet les positions
matérialistes des deux sociétés de Libre Pensée de Nantes, le
groupe Guépin et la Sentinelle de l'Avenir, toutes deux
fédérées à la Ligue anticléricale, qui incitèrent les membres
du groupe théophilanthropique L'Avenir de Nantes à
repousser une fusion avec elles56 . Cependant, malgré quelques
oppositions, la parenté était grande entre théophilanthropes et
libres penseurs et c'est sans doute ce qui explique, au moins
partiellement, la grande vitalité de la Théophilanthropie dont
se targua Décembre-Alonnier.
Le mouvement théophilanthropique, ses structures et
ses adhérents
D'après La Fraternité universelle, outre le Comité
central théophilanthropique, établi 326 rue de Vaugirard à
Paris, c'est-à-dire à la même adresse que l'imprimerie de
Joseph Décembre, existaient en province de multiples groupes
théophilanthropiques dont les noms sont donnés.
L'onomastique est assez répétitive ; il s'agit le plus souvent
d'un substantif - «aménité», «concorde», «équité», «phare»,
«aurore». etc.57 - suivi de l'adjectif «théophilanthropique» ;
quelques titres de groupes tranchent sur cct ensemble, comme
55 - La Fraternité universelle, JUillet 1R83 .
56 - lb ici. , 30 mars 1886. Allténeun:ment, s'était esquissé Wl
rapprochement entre la ThéophIlanthropIe ct la LIgue
antic\éncale , c'est du moins ce que LoUIS de Vallières avait
laissé croire à Charles Urunellière, comme le prouve Wle lettre
de celUI-ci, datée du 6 févneT 1R84, adressée au fondateur du
Comité
central
Uléophilanthroplquc
ct
cltéc
par
Claudc Wlllard, La correspondance de Charles Bt1l11ellh1re,
socialiste nanlms. 1880-1917, Pans, Klincksleck, 1968, p. 4445 .
57 - Au total nous avons relevé W1C trentaine de substantifs utilisés
en assoclalton avcc «théophilanÙlIoplquC»
- 139 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
«L'Azur de l'Est» à Francourt (Haute-Saône), «L'Étoile du
Périgord» à Calviac (Dordogne), le «groupe David d'Angers»
à Angers ou encore «Lumière et Fraternité» à Verdun et à
Nîmes. En réalité, les sous-comités dont l'existence était
officielle, c'est-à-dire concrétisée par une démarche
administrative (demande d'autorisation, dépôt de statuts),
semblent n'avoir représenté qu'une petite partie de la longue
liste des sous-comités qui ne cesse de s'allonger, de numéro
en numéro. Et encore, avons-nous accordé crédit aux statuts
reproduits dans La Fraternité universel/e, sans vérifier, sauf
pour le groupe d'Angers, si ces textes avaient effectivement
été déposés à la préfecture ct si ils avaient reçu l'aval de
l'administration.
Une grande légèreté a dû présider au décompte des
adhérents. En 1883, lors de la Fête de la Patrie de Bresdon
(Charente-Maritime), un orateur s'écria : «Aujourd'hui,
citoyens, les théoplùlanthropes se comptent par centaines de
mille»58. Certes, par la suite, les nombres avancés par La
Fraternité universelle furent nettement plus faibles, 38 000 le
15 janvier 1885, 50 379 le 30 novembre de la même année,
82500 en septembre-octobre 1887. Néanmoins, ils ne laissent
pas d'étonner. En 1882, les effectifs du Grand Orient
s'élevaient à 16000 maçons et, en 1889, le nombre des frères
de toutes les obédiences était d'environ 20 000 59 . Quitue ans
plus tard, la plus prestigieuse fédération de Libre Pensée,
l'Association nationale des libres penseurs de France,
60
comptera 25 000 cotisants . Peut-on sérieusement admettre
qu'un mouvement dont il n'était pour ainsi dire jamais
question 61, ct que personne ne cOlmaîtrait si Albert Mathiez
ne lui avait consacré un épilogue de huit pages dans son
5S - fA Fra/emÎ/é ulliverselh'. août 1S83 .
59 - Picrrc Chevallier. llis/oln', de la Frallc-MaçO/l/leriejrallçmse.
tome:l, lA AfaçO/Inerie : HgIIse de la Répuhltqu(' (1877-194-1) ,
Paris, Fuyard, 1975, p. 28.
60 - J. Lalouelte, lA Uhre j)etuée .. , p. 65
61 - On peul loulciels signaler une inlerview de Déc.;embrc-AloJUlIer
dans 1,(' A/a/III du 25 mars 18S9, Lc fondateur ùe la sec.;onùe
Théophilanthropie y confmllull l'cxistencc de plus ùc
SO UOU théophilanthropes.
- 140 -
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification ?
histoire de la Théophilanthropie62 , ait concentré des effectifs
quatre fois plus importants que ceux de deux autres
mouvements dont tout le monde parlait et qui avaient, pour
ainsi dire, pignon sur rue ? Mais comment DécembreAlonnier comptait-il donc ses adhérents? Il n'est pas besoin
d'être un lecteur très attentif de La Fraternité universelle pour
constater que, souvent, les groupes mentionnés n'existaient
qu'à l'état de projet. Ceux dont il est question en des termes
qui permettent de conclure à leur existence se réduisent à une
quinzaine, dont Paris, Angers, Bourg-en-Bresse, Nantes,
Nîmes, Verdun. Pour le reste, la situation administrative des
groupes ùléophilanthropiques demeurait incertaine. En juin
1883, la Fraternité universelle précisait
«La
Théophilanthropie n'est pas, nous le répétons, une association
mais bien un ensemble de principes moraux proclamés par la
sagesse de toutes les époques» ; mais COImnent évaluer les
effectifs d'un courant de pensée qui n'a pas la prétention de
s'incarner dans une association ? Consciente de cette
difficulté, La Fraternité universelle du 15 septembre 1885
admet qu'«au premier abord, il paraît absolument étrange de
voir près de 50 000 personnes unies sans statuts, sans
cotisations, enfin sans aucun de ces liens qu'on prodigue dans
toutes les sociétés que nous voyons autour de nous».
Lorsqu'un lecteur des Bouches-du-Rhône demanda s'il était
possible de connaître le nom et l'adresse des
50 000 adhérents, Décembre-Alonnier répondit qu'une telle
tâche, exigeant environ 70 000 lignes d'écriture, était
irréalisable63 . Un «frère» de Bazeilles (Ardennes) ayant écrit
pour suggérer la mise en place d'une organisation plus
structurée, avec un règlement, Wle cotisation, un système
d'amende&, Décembre-Alomuer se montra réticent, invoqua la
menace que représentait l'article 291 du Code pénal6<\ son
souci de «n'exercer aucune autorité» ct de laisser chaque
groupe autonome. Il consentit cependant <l donner quelques
consignes assez lâches pour former des «sous-comités
62 - Albert MaUuez, La Ihéopllllalllhrople ... , p. 715-722.
61 - lA Fralemilé IIII/versell!!, 15 JUllVler 1886
64 - L'artick: 291 du Code pénal Illterdll les assoclauons - ùe toute
nature - de plus ùe vingt pcrSOlUles.
- 141 -
�LA IÜiPUBLIQUE DIRECTORIALE
�La seconde
th~opilwrc
(1 HH2- 1891 ).
mystification '1
R~surcdiol
ou
Les correspondants de La Fraternité Ulliver.\·elle
en 1886
Source : /,{I FralL'mi/(: (fnil'('r.w ll(', 15 dCCClllbrc UUHi. nOXl
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
paraissaient désertés par la Théophilanthropié7 • De même
qu'il semble avoir fait main basse sur les groupes libres
penseurs, Décembre-Alonnier s'est emparé de quelques
personnalités, autoritairement revêtues de la défroque
théoplùlantluopique. La victime la plus prestigieuse de ce
rapt fut Victor Hugo qui, après sa mort, fut plusieurs fois
revendiqué par la Théophilantluopie6K • Au mois de mai 1886,
une conférence tlléoplùlanthropique se déroulant à Niort
(Deux-Sèvres), la salle du Café de France fut, pour la
circonstance, agrémentée d'un portrait du poète69 .
D'autres éléments viennent encore aiguiser le soupçon.
Le Comité central théoplùlanthropique aurait été
officiellement invité à se rendre à Montaigu (Vendée) le
14 juin 1886, pour assister à l'inauguration du buste de
Larevellière-Lépeaux ; Louis de Vallières étant retenu à Paris,
une délégation de l'Avenir théophilantluopique de Nantes
70
l'aurait représenté . Le ministre de l'Instruction publique et
des Cultes, René Goblet, et les Vendéens auraient alors
découvert
avec
étonnement
la
résurrection
des
tlléoplùlanthropcs. Pourquoi aucun des journaux nationaux
consultés7 ! ne rend-il compte de leur présence à Montaigu?
Mieux encore, pourquoi un article de Léon Bienvenu consacré
à Larevellière-Lépeaux renfenne+il ce passage: «Car il faut
en prendre notre parti, il n'y a pas de place en France entre
72
l'orthodoxie et ce que nos pères appelaient excellemment le
libertinage. On en pourrait citer bien des exemples, des
67 -La Fratemité IIl/jverst'lle, 15 décembre 1886.
68 -Ihid., JO mai 1885,15 juin 1885, 6 février 1886.
69 -Ihid., JO mai 1886
70 -Ih,d., JO juin 1886.
71 - lA' Tt'mps, La Répuhlique française, Le S'l'cft., I.a Croix
consultés du 14 au 18 juin. Ces quatre Journaux rendent
compte de la cérémonie ct donnent queltlUes mfonnations sur
la ThéophilanUlropie. Sa résurrection est complètement passée
sous SIlence.
72 - le le caU\Olicisme.
- 144 -
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification ?
théophilanthropes à M. Hyacinthe Loyson73 . Aussi nous
restons officiellement attachés à un culte auquel nous
n'appartenons plus actuellement. Nous n'oserions en sortir
sachant que le ridicule nous guette» 74 ? De telles lignes
auraient-elles pu être rédigées s'il y avait eu
80 000 théophilanthropes en France ? Cela paraît douteux. Et
peut-on penser que 80 000 théophilanthropes auraient pu
exister sans être remarqués, repérés, signalés? En 1870, dans
son histoire de la Théophilanthropie, le pasteur Gachon
estimait que la ThéophilanUuopie ne revivrait jamais sous la
forme qu'elle avait connue quatre-vingts ans auparavant mais
que les besoins, les aspirations dont elle avait été l'expression
subsistaient et pourraient «se traduire lm jour par des
institutions nouvelles, plus ou moins semblables à l'institution
théophilanthropique» 75. Or, en 1900, Henri Carnerlynck fit
paraître un volume intitulé Théisme. Citant ce passage du
pasteur Gachon, il dit ne rien trouver de mieux à ajouter à
«d'aussi impressionnantes paroles» 76. Si, dans les trente ans
qui séparent les deux ouvrages, s'était formé un mouvement
de plusieurs dizaines de milliers de Uléophilanthropes,
Henri Camerlynck aurait-il pu l'ignorer et écrire qu'il n'avait
rien à ajouter ? Enfin, une autre raison de douter est que
Décembre-Alonnier situe assez souvent le domicile d'un
correspondant ou d'un adepte en des lieux inexistants. Pour
le seul département de l'Yonne, cinq des vingt-neur noms
indiqués sont inconnus ; le fait a été souligné par Charles
Moiset qui, animé de la même confiance qu'Albert Mathiez,
73 - L'ordre ùe l'énwnératton montre bien que Léon Bienvenu pense
aux membres de lu première ThéophilanUrropie et qu'il ne lui
vIent pas Il l'Idée d'évoquer ceux d'wle hypothétiquc secondc
ThéoplulanthroplC.
74 -Le Temps, 14 juUl 1886.
75 - E. Gachon, lI/s/mre de la 1ï/éopl/llanthropie. f..'tude IlI<I'toriqlle
et cntUjl4e, Pans, Cherbuhcl, l!PO, p. 49.
76 - Henri CmncrlYllck, Thé/sme, p 312.
- 145 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
présente
cependant
l'existence
de
la
seconde
théoplùlanUuopie sans réserve expressément fonnulée 77.
Bref, divers indices laisseraient à penser qu'un
imprimeur, M. Décembre, courrumnent appelé DécembreAlonnier, vaguement myUlOmane et désireux d'écouler
l'abondante production de ses presses, gonfla démesurément
une seconde Théoplùlantluopie ressemblant comme un sosie
à la Libre Pensée déiste ou spiritualiste ou, à la rigueur, à WIe
Libre Pensée cantonnée dans un agnosticisme prudent.
Décembre-Aloruùer se serait approprié la Libre Pensée, et à
une moindre échelle la Franc-MaçoruIerie, en couvrant d'un
veoùs théoplùlantluopique leurs cérémonies civiles dont, au
moment d'en faire le récit, il rehaussait l'éclat par l'adjonction
de quelques lhéoplùlanthropes décorés de leur insigne78 . Tout
ce que l'on peut par ailleurs savoir de lui plaide en ce sens, ct
77 - Ch. Moiset, «La théophilanthropie dans le département de
l'Y OIme», B1I1II'Iill de la Société de Sciences historiql/es et
natllrelles de l'Yonne, aJmée 1898, 52èlllc volwne, Auxerre,
1898, p. 235-259. P. 259, Ch. Moiset écril: «L'Yonne était
représenté par vingt-neuf localités. Mais le contingent qu'il
foumissait ne semble pas avoir été d'une blCIl grande
importance. Plusieurs des localités mentiOImées ne sont que
des hameaux ou des rennes. D'un autre côté, panni celles qui
sont CommWles on en cllerait plus d'wle où les sectateurs, très
clairsemés, ne [onnaient pas de groupes et s'en tenaieut
apparemment au culte intérieur. On n'indIquait que Druyes et
Saint-Julien-du-Sault comme ayaJll lUI correspondant avec le
Comité central, ou Wl sous-comité Wrecteur. n est probable
qu'il en étUit un peu de même daJls les autres départements» et,
drulS Wle note, l'auteur dOJUle la liste des localités en ajOutaJlt à
cinq d'entre elles la mention (<lllCOlUlU) ou «fausse indu;alion».
78 - Il s'agIssait d'un ruban de mOlre ponceau brodé d'or ct d'argent;
le mollf représelltmt un ouroboros rayorll1ant à l'intérieur
duquel sc trouvait WI triaJlgle, rayOlUlaJlt lUl aUSSI, contenaJlt le
tétragraJume. L'ensemble sunnontalt les lettres «1'. U.», La
Fratenl/té IlIIiverselle, 15 JaJlV\er 1H85 «(Nom; rappelons que
cet emblcme il la SIgnificatIOn SUIVaJlle : le triangle éqUIlatéral
rayolUlunt est le symbole de l1lannollie lJui préSIde aux
mondes l'inscnplion hébralque signifie: CelUI qu'oll ne peut
nommer, définir , et cnf11l, le serpent sc mordant la lJueue est
l'emblêmc de l'étcnllté», La Fratemi/(; I/II/WI'Se/le, l() JUlllet
1&&5.
- 146 -
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification?
tout d'abord sa vie d'industriel aventureux et perclus de dettes,
constamment au bord de la faillite - il Y sombra d'ailleurs à
deux reprises, en 1869 et 1873 79 . En 1891, DécembreAlonnier tenta une seconde fois de relancer la
Théoplùlanthropie ; rédigeant un rapport sur lui le 7 avril
1891, un officier de police rappela que plusieurs années
auparavant,
il
avait
fondé
le
COllÙté
central
théophilanthropique «dans le but évident» de se procurer des
ressources, que cc projet avait dû être abandonné après «un
complet insuccès» et que sa situation présente était toujours
aussi critique : il n'employait que des apprenties payées au
quart de leur travail, était confronté «aux continuelles allées
et venues de créanciers et d'huissiers» ct comptait panni ses
relations «un soi-disant marquis de Lasalle, chevalier
d'industrie, actuellement détenu pour escroquerie»Ho. Sous le
Directoire, les Théoplùlanthropes avaient été surnommés
«filous en troupe» par leurs ennenùsHI ; on pourrait penser
que
Décembre-Alonnier s'est
ingeme
à
justifier
rétrospectivement ce méchant jeu de mots.
Cependant, nous ne pouvons en rester à ce simple
constat de mythomanie ou d'escroquerie. Il exista bel et bien
des théophilanthropes, ainsi que l'attestent d'irrécusables
témoignages. Le monument funéraire des époux Odilon
Favreau ct Léocadie Bidaud, décédés respectivement le
15 avril 1900 ct le 21 janvier 1921 ct inhumés au cimetière de
La Flotte (île de Ré, Charente-Maritime), assène une preuve
de l'existence de théoplùlanthropes que l'on peut
79 - Archives de la polIce, Ea 29.
SO - Arcluvcs de la police, Eu 29 Faut-II songer à unc malveillance
pollclèn.: '? Nous précisons que nous avons pns cOlUlaissance de
ces rapports alors que notre opllllOn sur Décembre-NonlUcr
était déJà forgée: ils l'onl renforcée malS ne l'ont pas fUIt
naître.
SI - Cité, sans référence, par Adrien Dansette, llis/Dirl! rl'ilglI!l/sl! cil!
la Frallcl! cOlltemporaille, Pans, Flammanon. 1965, p. 120.
- 147-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
difficilement imaginer plus massive... Haut de plusieurs
mètresH2 , il s'impose à tous les regards avec le fût de sa
col orme sunnontée d'une main tenant un flambeau, son
ouroboros sculpté et son inunense livre de pierre dont
l'inscription, une fois de plus, met en scène Victor Hugo :
«THÉOPHILANTHROPE. Ami de Dieu et des honunes.
PRINCIPE de la MORALE. Le bien est tout ce qui tend à
conserver l'homme ou à le perfectiormer. Le mal est tout ce
qui / tend à le détruire ou à le détériorer.. . Celui qui chérit ses
semblables fait aux autres tout ce qu'il voudrait qu'on lui fit.
Le tombeau n'est pas le dernier mot de l'existence humaine .. .
La Fraternité peut seule assurer le droit de chacun au
Bonheur. La croyance à l'existence d'un être suprême et celle
de l'immortalité de l'âme étaient autrefois les seuls dogmes
acceptés. Croyons en Dieu sans prêtre et suivons la religion
naturelle de Victor HUGO. 1797 et 1882»K3. Mais trouveronsnous, de leur vivant, des théophilanthropes avérés ? Il en
apparaît, ici ou là. Au mois de mars 1882, une société portant
le nom de Fraternité morale venant de se fonder dans une
commune du département des Vosges - dont le nom n'est
malheureusement pas indiqué -, le préfet pria le préfet de
police de lui cOllununiquer des renseignements sur Louis de
Ho1
Vallières • Un groupe, L'Avenir théophilanthropique, fut
fondé à Nantes le Il septembre 1883 , d'après
Claude Willard, il demeura toujours squelettique, avec Wle
vingtaine d'adhérents en 1884 ct une trentaine en 1886M5 • En
1891, apprenant l'existence d'«un certain nombre» de
82 - Il doit atteindre environ quatre mètres. Nous avons découvert
ce tombeau par hasard, en cherchant dans le cimetière de La
Flotte lu sépulture de Crurulle ct de SophIe Magué, fondateurs
de la société de LIbre Pensée de cette localité Nos propres
photos pnses sous un ciel très couvert éttUlt de qualité
médiocre, M. Jacques Bourdin a refait Wle séne de clichés :
nous l'en remercions .
!n - On aura remarqué que ces deux dates correspondent aux rumées
de fondation de la première ct de la seconde
Théophilanthropie.
84 - Lettre du 18 mars 18112, archives de la police, Ea 29
1\5 - Claude Willard, IAl correspolldance dt' Ch. lJnllldlujr(' .
.mcwli.vle IWll/ais. 18110-1917, p. 45, note III.
- 148-
�La seconde théophilanUrropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification ?
- 149-
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
théophilanÛlropes dans la Sarthe, le préfet sollicita du préfet
de police des infonnations sur le Comité central de
Théophilanthropie ainsi que sur MM. Louis de Vallières et
Décembre-Alonnier86 . Tout cela reste vague. En apprendronsnous plus grâce à un groupe donné pour particulièrement
actif, celui d'Ange rs? Les arclùves peffilettent de prouver que
Décembre-Alonnier a quelque peu travesti la réalité. La
Fraternité Universelle du 30 mai 1884 annonce que «le
groupe David d'Angers a constitué dans son sein une caisse
de prévoyance». Or, le groupe David d'Angers, autorisé au
mois d'août 1884, ne fut jamais qu'une caisse de prévoyance
et si l'avant-propos des statuts se réfère «à nos pères de 93» et
aux «vertus républicaines», l'ensemble du te>..ie, soit quaranteneuf articles, ne traite eIIectivement que de prévoyance; il est
toutefois suivi d'Wl «règlement pour les enterrements civils»
en treize articles qui ressemble aux statuts des sociétés de
Libre PenséeS? Le lecteur de La Fraternité Universelle
emporte également l'impression que le groupe David d'Angers
se faisait remarquer dans la ville par son intense propagande
républicaine ; ainsi la Fête de la Patrie du 20 juillet 1884
aurait vu «une foule nombreuse et étonnée» se presser sur les
pas du cortège théoplùlanthropique88 . Cependant, ni Le
Bonhomme angevin. IÙ Le Courrier de .'-,'aumur. qui possède
une «Chronique de l'Ouest» où sont relatées plusieurs fêtes
célébrées dans le département, n'en souIDent mot. Les
membres du groupe eux-mêmes, il est vrai, sc payaient de
86 - Lettre du 21 mars 1891, archiVes de la poliçe, Ea 29.
87 - Statuts du groupe David d'Angers, arçhives départementales du
Maine-et-LOire, 40 M 4. Un état des soçiétés du département
établi en 1899 porte la mention «le dOSSIer n'existe plus»
(40 MI). Les statuts proprement dIts sont SUIVIS d'Wl
«règl\:ment pour les enh:rrelllents çlvils» ct acçompagnés d'une
!Jste des membres fondateurs, au nombre de quarunte, dont
aucun ne sc retrouve sur la liste des trente membres fondateurs
de la Société de Libre Pens~
d'Angers (40 M 4). Un dossier
consacré aux CaIsses d'Epargne et de Prévoyance du
département (X 61 ~) ne çontient pas dl.: documents çonçelllUlll
celte C:lIsse d'wl gelUl.: un peu partlçuher ; il est vrai que,
malgré l'IIll1tulé de la !Jasse, tous les docwnents sont relatifs ù
des CUIsses d'l ~ pargne,
du moins pour les U1l1lées 1880
8X - La Fralenu lé IIIl1w/'sel/l'. 15 juillet 1HH4
- 150 -
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). RésWTcction ou
mystification?
- 151 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
vaines déclamations ; le 20 juillet 1884, le frère Mialhe,
président, déclara it: «Nous avons fondé [... ] ce magnifique
groupement, pour le bien de tous et le bonheur de l'humanité.
De tous les côtés de l'Europe, tous les coeurs sympathiques
sont tournés vers nous et nos projets hwnanitaires. l ... ] La
France a les yeux sur nous»89. Tant d'emphase pour une
Caisse de Prévoyance de quarante membres!
Pour conclure, nous dirons que la SusplclOn de
mystification, sans être complètement établie, est assez forte.
Une vérification minutieuse, qui n'a pu être complètement
menée dans le cadre de cet article, s'impose ; le dossier de la
seconde Théoplùlanthropie reste donc ouvert, de nombreux
dépouillements restant à effectuer dans divers dépôts
d'archives. 11 ne s'agit pas d'une simple question de curiosité
ou d'érudition; le problème est de savoir si la France de la fin
du XIX" siècle s'est effectivement dotée d'une structure
permettant d'institutionnaliser la religion naturelle et, si oui,
de connaître les voies de transnùssion qui auraient permis à
une expérience de la période révolutionnaire de traverser le
siècle : l'enjeu n'est pas mince. Quelques loges, accueillant
certains théophilanthropes, auraient pu contribuer à diffuser
l'enseignement de Chemin-Dupontès, qui était lui-même
franc-maçon 90 • Ainsi, le 7 novembre 1840, le journal
maçonnique Le Compas présentait la théophilanthropie
conune le culte maçonnique par excellence, culte fondé sur
l'amou r du Grand Architecte de l'Univers ct sur l'amou r de
l'humanité : «double amour, dualité harmonieuse, vous êtes le
sommaire du code du franc-maçoll».
Par ailleurs, il est clair que la littératurc
théophilanthropique de Joseph Décembre-Alollnier - Louis de
Vallières correspond bien à un siècle hanté par le SOUCI de
donner un cadre cultuel au théismc, de créer une religion
fraternelle ct rationnelle, capable de refouler l'obscur ct
8l) - Ibid. On n:mUlqUl!ra cdll! bllUITerÎl! chronologlqUl! Wll! !CIl!
célébrée Il! 20 juilll!t rdatél! dans W\ joumal dalé du 15 ; l!st-cc
Wll! pn:uve ~upkmenlirc
du peu de séril!uX de l'entreprise '1
90 - l./! Compas, l) jUlwler 1841 (1 8ë",. jour du ul'''· mois 5840).
- 152-
�La seconde théophilanthropie (1882-1891). Résurrection ou
mystification?
autontane catholicisme sans être pourtant une de ces
religions civiques, séculières où Dieu, remplacé par une
quelconque entité abstraite, n'avait plus de place. Mais elle
nous semble aussi avoir servi les intérêts d'un peu scrupuleux
imprimeur, appartenant à cette famille de polygraphesimprimeurs-éditeurs-libraires91 défendant une cause, certes,
mais ne perdant jamais de vue leurs intérêts financiers et les
plaçant même sans doute au premier plan. Jusqu'à quel point
Décembre-Alonnier a-t-il menti ? Que faut-il penser du
réseau de correspondants et du courrier des lecteurs
surabondant qu'il disait recevoir ? Existait-il réellement des
individus,
peut-être
des
descendants
d'anciens
ûléophilantluopes, pour qui la fondation du Comité central
théophilantluopique fut une «divine surprise» et qui se mirent
spontanément en rapport avec son fondateur? Mais comment
en avaient-ils eu connaissance ? Seule la consultation des
archives de La Fraternité universelle, si elles existent,
pennettrait de cerner la réalité d'un peu plus près.
En attendant, il faut souligner le talent dont fit preuve cc
Ilùnuscule «chevalier de presse» ; ayant compris les attentes
politiques, intellectuelles et spirituelles d'une fraction des
Français, il y répondit avec prolixité et fut apparemment
capable d'abuser un historien92 dont la simplicité d'esprit ne
devait pas être le trait dominant.
91 - Nous songl:ons notamment à Léo Taxil. Sébastien Faurl:. André
Lorulot.
92 - Ainsi. Mathiez ne savait Immifestement pas que
Joseph Décemhre ct Louis de Vallièrl:s n'étaient qu'une seule ct
mêml: personne. Ln d1C1. 11 écrit : «Aidé de francs-macrons
comJl1l: lui , Décl:lIlllle fondu Cil 1HH2 WI comIté central
Uléophilmlthroplque» d ajoute dans W\l: note que le président
de celui-ci étuit LoUIS de Vallières, Albert MaUliel.. [,(1
7}/(lopJula/llhropie.... p. 715. note 4.
- 153 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORJALE
- 154 -
�Quelques problèmes
de la biographie de Babeuf
Jean-Marc SCIDAPP A
y a-t-il quelque pertinence à réfléchir sur un personnage
au centre d'un épisode présenté comme «relativement
mineum 1 dont l'importance serait limitée à sa destinée
posthume, à «sa postérité cOnfuse»2, à son rôle - réel ou
imaginé - dans la construction communiste? Ne s'agirait-il
pas, plutôt, d'wle forme de perversion, l'existence après la
mort? Le colloque d'Amiens portait comme titre significatif
d'une de ses parties «Babeuf après Babeuf»3 mais quid de
Babeuf avant sa destinée posthwne ? On pourrait relever que
le principal intéressé eX'Pliquait «l'histoire gravera nos noms
en traits honorables»4. Certes, mais une «biographie» de
Babeuf est-clle seulement possible?
A l'inverse, n'y aurait-il pas quelque bizarrerie à aborder
ainsi les problèmes de la biographie de Babeuf? Notons que
F.Furet, lui même, répond d'une certaine maJ11ère à cette
question en lui consacrant une des notices biographiques du
Au moment de la réduction de cette conunwlicution, nous n'avons pu
prendre COlUIUISSUllce de lUlI Il.Birchull, ,he spectre of Babeuf,
Londoll, 191)7
1 - F. Furet, Dlclto/l/lalre critiqlle de la l?el'olutio/l française, édit.
1992,p.24
2 - F. Furet, D. Richet, La Révollitio/lfra/lçai.ve, édit. 1979, p. 345.
3 - «Actes du colloque d'Amiens», 7, 8 et 9 décembre 1989,
Pre,ve/lce de Baheuf. f,lImières, Uévo/lIlioll, cOn/mll/lisn/(!,
Paris, Fditions de la SorboJUle, 1994, p. 259 ct sq (Infra
I1r/l/('II.\
)
4 - III J M Schiappu, Graccltu.\ Baheuf avec les Egal/X, Paris,
EditlOlls Ouvrières, 191) l, p. 227 ; infra O,H. a\'ec ... ).
fA Repuhlique directoriale. ('len1IOIII-Ferralld, /997, p. 155-166
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Dictionnaire critique.. .5 . Il ne s'agit pas de savoir si Babeuf
était ou non un «homme moyen, enthousiaste sincère, mais
faible», par exemple6 . A supposer qu'il ait été ainsi, pourquoi
occupe-t-il une telle place, y compris dans l'actualité politique
de la fin de ce siècle, y compris là on ne l'attend pas, dans les
discours des hommes politiques? ? Pour avoir une telle
postérité, quelle a été sa propre vie ? On reconnaîtra - sans
effort - l'interrogation de Michelet : pour que les cendres
soient aussi chaudes, quelle était donc l'intensité du foyer?
On peut - très schématiquement - classer les problèmes
ainsi: les questions de doctrine, les questions factuelles de la
biographie personnelle de Babeuf, les questions liées à
l'action politique du Tribun (dans chacune des périodes de sa
vie), les questions liées au personnel babouviste, la place de
l'action politique de Babeuf - et de «sa» Conjuration - en
l'an IV. Volontairement, nous éviterons les problèmes de
postérité non seulement parce qu'ils ont été surabondanunent
traités8 mais surtout parce qu'ils ne concement pas la
biograplùe de Babeuf et qu'ils la défonnent, vo/ens no/en.\".
Chacun de ces thèmes justifie ou non l'intérêt porté à
Babeuf. S'il y a une doctrine originale (ou, soyons plus
mesuré, des éléments de doctrine originale), un personnel
spécifique, une action propre, si cette action a modifié
l'équilibre politique en l'an IV, alors il est pertinent de poser
en préalable la question majeure de la biographie de Babeuf,
de ses trous, de ses linùtes, de ses doutes. Que
l'lùstoriographie ait, curieusement, pour une part non
négligeable, procédé à l'inverse (étudier la vie de Babeuf
avant le reste des questions et, d'un certain point de vue, avoir
5 - F Furet, DicllOflIla/rl' crI/que•.• , p. 25 -35.
6 - G. Walter, Hahl'Iif, l'uris, 191\0, p. 7.
7 - Exemples dans le nlll/dm de l'Association des Amis de Gracchus
Babeuf, nO 4, 1995, p. 53 De manière régulière, bien que sur
un petit fonnat, cc bulletin public textes, études, documents ct
illlonnalÏons relutifs à Babeuf (exemple : «!Jlle lettre inédite de
Gracchus Babeuf'» 11\ /Jlll/dill de l'Association AU .B , n° l,
1994).
1\ - Lu synUlèsc la plus récente in JJmil'lIs ... , p. 251\ ct Sl] .
- 156 -
�Quelques problèmes de la biographie de Babeuf
tenu pour acquis ce qui était - et est nonnalement - objet de
débat) ne modifie pas les données du problème.
Pointer quelques-uns des problèmes, par définition,
exclut toute ambition d'exhaustivité.
Il n'y a presque pas - ou presque plus - de problème
majeur dans la biographie de Babeuf : les détails de sa vie
sont à peu près tous connus. Les «Actes» du colloque
d'Amiens constituent la plus récente avancée en ce sens9. Et
on mentionnera - pas seulement pour mémoire - les travaux
de V. Daline lo sans lesquels aucune autre étude n'aurait été
possible. Que tout ou presque soit connu de la vie de Babeuf,
cc n'est pas le fait d'«une minutie et une déférence qui font
songer parfois à quelque glossaire médiéval de
Saint Augustin» II mais, surtout, le produit de l'étonnement du
chercheur quel qu'il soit, parti démêler les méandres
révolutionnaires et émerveillé (le mot choquera peut-être mais
il est écrit après réflexion) d'y trouver un homme, entièrement
un homme et un homme entier, vivant et agissant. L'exemple
le plus frappant est Rose, réticent au politique mais attentif au
personnage l2 . On ne trouvera pas chez Babeuf trace de
«forgerie» 13 et il ne faut nullement être surpris de voir Jaurès
parler du «bon Babeuf» 14. Bien plus que pour un autre, eu
égard aussi à la masse incomparable de documents
disponibles, c'est cet aspect qui éclate. L'humanité de Babeuf,
9 - Amie/ls... passim.
10 - V Daline, Gracchus Rabe/if à la veille ct pC!fldal// la Grande
R(lvoll//iol/française (1785-1 7U) . Moscou. 1976.
Il - M . Leroy cité avec complaisance par R. Sécher ct J 1. Brégcon
dans La KI/arC! de la Vel/dée el le système de dépopulation
(texte de Grat;chus Babeu1). Paris. 1987 . sur cet ouvrage, on
sc reportera avec profit à la critique de C. MU/.auric in
A.II.RF . 1997.
12 - R Il Rose. Babel/f, London. 1978
13 - Nous emprwllons volontairement cc tenne à Louis Aragon qui
fut WI spét;laliste du genre ( ( [(lUX'), «falslficatioll» . «truquage».
etc .• ont été sa mWllue).
14 - J. Jaures, I1i,rlo;re Jocialrste de la J<él'olu(rcll! fraI/ça/se , Paris,
EditIOns sociales, 1983, l. l, p. J7lJ . C. MU/aurlt; peut aussI fortement - parler de l'impossibilité de Babeuf à «devenir Wl
salaud,) (Amiens .... p. 1(0) !
- 157 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
trait caractéristique de sa personnalité, est une des bases de sa
démarche politique : les revendications égalitaires sont soustendues par la «qualité d'hOImnes»15. Cela e;-;plique son
extrême attention à toutes les questions humaines :
l'éducation, les droits des femmcs, la défense des csclaves, par
cxemple l6 . Ricn de ce qui est humain ne lui est étranger.
Il persiste pourtant quelques points obscurs qu'il faut
mentionner, panni d'autres : quelle a été sa lecture de
Rousseau l? ? A-t-il rencontré Robespierre? Il écrit le positif à
sa femme alors que le négatif est probale~.
Etait-il francmaçon? M.DOImnanget a répondu mais le débat n'est pas
20
9
clOSI . Etait-ce son cadavre que l'on a guillotiné ? Plus
important : quelle est chez Babeuf la part de compréhension
de la situation dans ses «virages» de l'an II et de l'an III ?
Voire et surtout en l'an IV. Où s'arrête, chez Babeuf,
l'incontestable «pragmatisme tactique»
que résume
Tchertkova? Est-il une donnée permanente ou un début
21
COImne l'a préswné Rose ? Enfin, on dépassera la biographie
personnelle de Babeuf en se projetant vers le procès de
Vendôme qui ne peut encore être considéré COImne
22
définitivement éclairci , pas plus d'ailleurs que l'a.ffaire de
23
Grenelle •
15 - V. Daline, A Saitta, A Soboul, Oeuvres de Babeuf, t. l, Paris,
1977, p.376
16 - C. Mazauric, BIILLelin de 1'A.A.C;.13., n° 4, 1995, p. 44-49 ~ 1. 11
13uchall «Babeuf ,Uld the oppn,:ssion of wome11» Ul British
Journal ofEighleenlh-Celllwy Slue/ies, 1997, vol. 20, n° 1.
17 - R. 13arny, «Babeuf ct Jean-Jacques RousseaU» in Amiel/s .. ,
p.49-66.
18 - V. Dalim:, «Robespierre et Danton vus par Babeuf», in
A.Il.R.F., 1960, n° 162.
19 - Amiens .. , p. 240-241.
•
20 - R. Legrand, Babellf el Se.l· compagl/Ons de raille, Pans, 1981,
p.212.
21 - II. Tchertkova, Il,,,/('11.\' .... p 243 . R Il Rose, op. CIl., p. 336
22 - On attend beaucoup des COIlUnWllCatlOl\S sur cette questlon au
colloque de Saint-Quenlm, octobre 1997, Il Lemaue. «Le
procès de Vendôme» : L. Masol\, «Le procès de Vendôme mis
en imprunè» ; Philippe Riviale, «Comment débattre du faux
pOUf établir le vrai 'ln
23 - J. M. Schiappa, «Un épisode sous le Dire\;toire) (à paraître).
- 15X -
�Quelques problèmes de la biographie de Babeuf
Le collectivisme de Babeuf n'est plus en cause. Babeuf,
sous la Législative, parlait de ses notes comme d'un «mélange
d'idées indigestes»24. Certes, et malgré des incertitudes, dès
cette époque, il s'agit d'un projet communiste mais de quel
cOlllinunisme ? On peut ici fonmùer quelques remarques
rapides : le définir comme Wl conunwusl1le agraire est
discutable même si la place des fennes collectives, par
exemple, est significative dans le projet babouviste25 . Cette
caractérisation est cependant linutative, car on porte le regard
sur un des aspects de la pensée babouviste à l'exclusion des
autres : on n'a peut être pas regardé avec assez d'attention
jusque récemment la dimension égalitaire de son action
fiscale en Picardie26. Le «pessimisme économique» attribué (à
notre avis, Ù tort) est toujours Wl sujet de débat27 ; en effet, la
place de l'industrie dans les textes de l'an IV (comme dans les
Toutefois, il ne s'agit pas et il ne
textes antérieurs) est réel2~.
peut s'agir d'wle doctrine cOlllinuniste basée sur la critique de
la société capitaliste, à peine balbutiante. Un autre sujet de
discussion existe : peut-on rattacher Babeuf Ù Wle tradition
chrétienne alors qu'il estimait que le seul dieu du genre
humain est le gefue humain lui même et que les prêtres sont
des «charlatans»29 ?
Si rOll examine la doctrine de la Conjuration, plusieurs
aspects sont à souligner. Tout d'abord, il convient de ne
jamais oublier le contexte politique de l'an IV et la rccherche,
dans certains milieux, du retour ou du dépassemcnt de
l'économie de l'an II. «Le conununisllle était dans l'aiD) disait
24 - V. Dalinc, Gracchus Hab~Iif.
.. , p. 105.
25 - V. DaI me, ibid., p. 93-97.
26 - J. Bemet, «Nouvelles recherches sur les émeutes anll-fiscales
dans l'Oise ct la Somme en 1790» (colloque de Saint-Quentin),
1997. F. Wartelle «Textes inédits de Babeuf (1789-1790)) III
ACles du colloque «Grandcs ligures de la Révolulloll frmu,;aise
CIl Picardie», 1989.
27 - Amtells .. , p. 254-257.
28 - J. M Schiappa, Aspects d~ l'impianlallOlI dl.' la ('ofljuraIIC)f/
habO//VIsle, these, Paris 1- Sorbonne, 1992.
29 - AnI/el/S ... , p. 82-85. J M SchlUppa, «RehglOn ct ConJuralton
des Egaux», p. 3-19, n° 5 du 8ul/ellII A./IG.B., Samt-Quentm,
été 1996.
- 159 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
A. Matiriez, il y a longtemps déjà
30
. Le mot même fait son
apparition (périphérique voire marginale) comme l'a noté
J. Grandjonc31 . Si le collectivisme n'était pas original en
l'an IV, ce qui l'était était l'association entre doctrine
collectiviste et projet politique (ce que prouve à sa manière le
célèbre rejet du «Manifeste des Egaux» de Sylvain Maréchal
par le directoire secret. En effet, il était choqmmt pour les
Egaux de mettre sur le même plan «gouvernants et
gouvernés» pour qui voulait prendre le pouvoir. II est donc
faux de dire conuue F. Furet que le «manifeste des Egaux» a
été «accepté comme charte par les conjurés»32 ; c'est
exactement l'inverse qui est vrai.
On s'est interrogé sur la part de Buonarroti dans
l'élaboration et dans la fornmlation de cctte doctrine à partir
de l'an III. Il faut noter aussi la part écrite des autres
33
dirigeants de la Conjuration . La doctrine est une oeuvre
collective et elle ne disparait pas après l'arrestation de Babeuf
puisqu'il y eut au moins trois teÀ1es babouvistes après le
21 floréal dont lil de Félix Lepeletier,4.
Enfin, cette revendication de la communauté des biens
fut l'objet d'un débat politique de fond : la presse de l'époque,
notamment Le Moniteur, le Directoire exécutif lui-même
dans ses proclamations, la célèbre et construite polémique
entre Antonelle ct Babeuf, les écrits de Benjamin Constant, le
réquisitoire au procès de Vendôme sont autant de signes'5 . Le
communisme il été discuté en l'an IV. Cette discussion
30 - A. MaU1Îez, Le Directoire, Paris, 1934, p. 162
- J. GrUlldJonc, CommllllismeiKommunismlls ·('ommuni.w1/.
Trèves, 1989. Notons ici que le Joumal l'lIl1ma/llté ,
31
curleusèmcnt, fait de 13abeuf un des prcmu:rs à avoir uhhsè le
mot «coltunwlÏste» (4 septembre 1\)\) 1 : 31 mai 1997).
32 - F. Furet, lJicl;/J/lllaire ailie/lle.. , p. 32. Notons que tous,
absolwnent tou~
les manuels scolaires de classe de quatrième
abordant la Conjuration citent Wl seul texte, «Le Manîteste des
Egaux» - présenté conune émanant de Babeuf alors llU'l1
émane ùe Sylvain Mall!chal - dont le directoire secret avaIt
rejeté la puhllcation.
33 - J. M. Schiappa, G. [J. avec ... , p. 16~ .
34 - J. M. Schil1ppa, «Deux inédIts de la ConspIration des Egaux»,
0
UlA.I
, [U
~. 1986,1\ 2, p. 217-230.
35 - J. M. Sl:hiuppa, ihid., passim.
- 160 -
�Quelques problèmes de la biographie de Babeuf
publique du communisme rend parfois byzantine une certaine
querelle de mots entre «Conjuration» et «Conspiration»36. A
l'inverse, eUe souligne bien la place des anciens montagnards
opposants du Directoire, mais attachés à la propriété privée
37
et, à ce titre, alliés incertains des babouvistes . Ils étaient
dans l'action contre le Directoire, ils n'étaient pas de la
Conjuration.
Il persiste pourtant des problèmes de biographie au sens
large, de biographie politique (puisque l'essentiel de la
biographie personnelle est à peu près connu) car les
interprétations et les variables sont encore présentes.
Peut-on qualifier Babeuf de «robespierriste» ou de «antirobespierriste» ? Ou encore quelle part accorder à son réel
anti-robespierrisme, bref mais ardent de la fin de l'an 1 3~ ? A
sa conversion en 1795, affirmée jusque sur les bancs de
Vendôme 39 ? Ce qui est certain, c'est l'impossibilité de
l'annexer au camp vendéen. D'autre part, peut-on le qualifier
de «prophète» 40 ? Cette qualification n'aurait-elle pas
tendance à le renvoyer dans le futur et à le priver de son
épaisseur au moment des faits ? Peut-on, de même, le
qualifier de «républicain» 41 ? Si on oppose «républicain» à
«royaliste», cela est évident. Mais derrière cc tenne
«équivoque», pour citer Babeuf lui-même, n'y a-t-il pas une
autre République, la Sociale contre Marianne, la Rouge contre
la Tricolore? La barricade par-delà laquelle on s'affronte en
juin 1848 n'est-elle pas élevée dès 1796 '1 Enfin, sur quoi
s'appuie ce collectivisme? Le poids de sa propre expérience
est-il suffisant? Certes, son action en Picardie compte mais
l'affaire du faux le chassant de Picardie l'a projeté sur la scène
pariselmc4
~ La question de l'économie plamfiéc en 1793 - et
son propre rôle à l'administration des subsistances de Paris 36 - F GauUucr e.r ,Amicl/s ... , inA.ll.RF, 1996, nO 305, p, 578.
17 - J M Sehiappa, Ibid. , p. 330-357.
18 - Amlcl/s, p, 243-246
39 - J M SchlUppa, Ci. B avec "', p. 69, p. 227.
40 - Fxcmplcs . C. Mazaune, Babeuf. (lcrits, Paris, J988. «visées
prophétiques» (p. 61), «personnagc prophéllquc» (p. 71).
41 - Amiel/s...• p.25 1-254
42 - Amlells.. , p. lOS
- 161 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
n'a-t-elle pas joué un rôle central comme on peut le lire dans
le «manifeste des Plébéiens» 43 ? Et comment apprécier la
discussion sur la Constitution de l'an 1lI qui, rejetant l'égalité
fonnelle, amène ses opposants à la conclusion radicalement
inverse : l'égalité absolue ? Le babouvisme - autant COllune
politique que comme projet conspiratif - ne s'est-il pas forgé
également en s'affinnant dans les prisons où toutes ses
décantations se sont opérées? Le nombre de compagnons de
44
prison devenus babouvistes l'éclaire • En l'état, il est
impossible d'écrire maintenant comme J. Lépine en 1949 «on
peut dire que par son origine, sa condition sociale, son
éducation, son métier, Babeuf avait été placé dans les
meilleures conditions pour acquérir toutes les connaissances
humaines et techniques qui lui seraient nécessaires» 45.
Enfin, cet honune et ses partisans n'étaient pas «sans
présent» 46 comme cela a été écrit, un peu trop légèrement.
L'obligation du secret, de la clandestinité est réelle47 certes,
mais elle leur est imposée de l'extérieur et ils n'ont de cesse de
la repousser. On peut, justement, à cause de cela, les repérer:
la question du personnel babouviste est posée.
Soboul avait déjà fait le départ entre un personnel
sectionnaire et un réel personnel babouviste48 . Il Y a en efTet
un personnel original réuni autour de signes cognitifs
(<<bonheur commUID>, «égalité absolue» ) et de fonnes
d'organisation identifiables (les lectures, les groupes, les
«listes»). Ce personnel est parfois nouveau, parfois ancien
(exemple : Brutus Magnier) mais toujours - ou presque spécifique ct il continuera un combat politique après floréal
9
an
. Même ses adversaires l'identifiaient comme tel sans
rv
43 - V. Daline, op. cil., p.50 1-518.
44 - J. M Schiappa, «Deux médits. .», pa.fSlm .
45 - J Lépine, BabeL//, 1949, p 23
46 - R M. Andrcws, «RéfcXlOns sur lu conspiration dcs Egaux», Ul
Anl/ales B.S.C, 1974, nOl.
47 -IbId. cl Amiet/s, p. 244-246
48 - A Soboul, «Pcrsonnel SCCllOIIDUlfC cl personncl bubouvislc», in
Comprendre la RévolutlOl/, Pans, 1981 .
49 - J M SchlUppa, «Deux médlls.. ».
- 162 -
�Quelques problèmes de la biographie de Babeuf
toujours correctement le définir : «babeufiste», «anarchiste»,
«partisan de la loi agraire», «jacobin cordelieD> disait-on50 .
TI y a autour de Babeuf, avec et par lui, une action mais
on ne peut la réduire au seul Tribu.n, dont la place est
incomparable certes mais nullement solitaire : Buonarroti
titrait de manière significative «conjuration de l'Egalité dite
de Babeuf»sl. On a pu relever un accent mis sur l'aspect
collectif de la Conjuration. C'était le sens indiqué dès le titre
dans l'étude de 1. BruhatS2 comme dans un ouvrage plus
récentS3 .
L'intérêt actuel va sur le second cercle des dirigeants outre Babeuf et Buonarroti, et en attendant de nouvelles
recherches sur Darthé et une synthèse des travaux sur
Buonarroti Euisque régulièrement de nouveaux documents
sont publiés 4 et que les archives helvétiques cèdent peu à peu
sous les coups de boutoir de Sylvain GoujonS5 . On recense
également des recherches partielles sur tel abonné provincial,
terroriste de l'an Il qui reste informé en l'an IV56 et nous
savons depuis G. Lefebvre l'importance de ce type de
recherches. On possède cela aussi pour des groupes de
babouvistes, réels ou sUPposés57 . Plus généralement, on
commence à connaître l'implantation de la Conjuration,
implantation réelle mais inégale, qui n'est pas limitée à la
région parisienne avec cependant des manques (Toulouse,
Dijon) ou, plus grave, des absences en France paysanne qui
condamnent définitivement la tentative. Il ne s'agit pas ici de
50 - ibid.
51 - F. BuollAlToti, lA CO/lspiratio/l pour l'hgalité. dite de Babeuf,
Paris, Editions sociales, 1957.
52 - J. Bruhat, Gracchus Babeuf et les Egaux ou «le premier parti
communiste agwjant», Pans, 1978.
53 - J. M. Schiappa, G. B. avec....
54 - Paul R. Hanson, «Une lettre médite de Buonarroti, 27 juillet
1793» mA.lf.R.F., nO 300, 1995, p. 303-304.
55 - S. GouJon, «Nouvelles recherches sur Buonarroti» (colloque de
Samt-Qucntlfl, à paraître).
56 - J. Bernet, «1. l3. Sivé», in Bulletm de j'AAG B., 1997, n° 11 .
57 - M lafehce, «Sur le babouvisme méndional», in Bulleti/l de
l'A A G.B., 1996, nO 6.
- 163 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
résumer de tels travaux5H mais de pointer cet aspect qui est
59
complété par d'autres recherches sur lcs néo-jacobins voirc
60
jusqu'aux néo-babouvistes , en sachant que dans ce cas, il ne
s'agit plus de la biographie de Babeuf.
Quant aux biographies individuelles, il faut relever les
travaux sur Alltonelle étudié longuement par P. Serna 61 même
si on peut contester tclle ou telle affinnation. Faut-il
considérer surtout que sa participation à la Conjuration fut
périphérique, tant pour la Conjuration que pour la vie même
d'Antonelle? Il faut tenir compte des études sur
Félix Le Peletier qui méritait depuis longtemps une nouvelle
62
et solide biographie , sur R. F. Debon, identifié dans sa vie
avant 179663 . La Conjuration elle-même est revisitée dans ses
4
modalités par Rivialé •
On peut repérer des études remarquables sur des
personnages qui ont croisé Babeuf : c'est le cas pour Pache, le
maire de Paris en 1793, qui fut aussi défcnseur des accusés de
65
la Conjuration en 1796 . Toutefois, le rôle de Babeuf dans
l'été 1793 à l'administration parisiclme des subsistances
pendant l'agitation sectionnaire doit être repris. Il en est dc
mêmc pour M. A. Jullien qui ne pcut cependant être qualifié
de «babouvistc»66 ou pour Gaultier de Biauzat67 • Chawnette,
58 - 1. M. Schiappa, «Aspects dc l'implantation de la Conjuration
babouvlstC», 2 volumes, Paris 1 - SorholUlc, 1992. Exposé dc
n° 291, p. 115-123
soutcnance, mA.H.R.F, 19~,
59 - B. Gainot, «Le mouvement néO-Jacobin à la fin du Directolrc»,
(thèse) in A.H.R.F, 1993, nO 292, p. 302-305 .
60 - Amiens... , p. 261 el sll
61 - P. SCOla, «Antonelle, BOllllet rouge, talon rouge ... », (Ulèsc) in
A.H.R.F., 1995, n° 301, p. 459-466
62 - L.Conslanl, Félix Lepelelier cie Saint-Fm-gt'au. Un Ilult1raire, de
la Révolu/lOti à la mot/arel/h' cle JIIII/el, Pans, 1995.
63 - 1. M. SchlUppa, «Notes sur le dmgcanl babouviste RoberlFrançois Deboll» , lIIA.If.R.F., 1991 , n° 281
64 - Ph.Jhviale, La (·ol/Jura/IOI/. EssQ/ sl/r la cOIIjI/t"a/ioll di//! d/!
Babel/f, 1994 .
65 - l Foumcron, «La décentralisation de l'admilUslration des
subslslances. l'ache cl lu Communc de Paris, févrierseplembre 1793», in A.If.RF, 1996, n° 306, p. 649-671
66 - Pierre de Vargas, <d.'léritage de Marc Antoine Julhen, de Paris
à Moscou», in A.ll.R.}·:, 1995, nO 30 l , p. 409-431
- 164 -
�Quelques problèmes de la biographie de Babeuf
surtout, le correspondant de l'an II, a été -enfin! - réévaluëll .
Le champ de la recherche babouvologique s'est étendu et nul
ne s'en plaindra.
Le colloque Camot a pennis de poser, voire même de
résoudre quelques questions essentielles69 . Avec Reube1l 7o, ce
sont les hommes en pointe dans la lutte contre le babouvisme
qui ont été étudiés. L'absence de Barras, comme celle de
Merlin sous un autre aspect, dans l'lùstoriographie, en est
encore plus remarquable. Comprendre le rôle de l'un et de
l'autre est indispensable; faute de quoi, on aurait la vision de
babouvistes combattants sans avoir celle de leurs adversaires :
un champ de bataille où une armée serait ignorée.
La mention de Carnot amène obligatoirement une autre
batterie de questions : quelle était la place de la Conjuration
dans le Directoire, en l'an IV et ensuite? Le terme «épisode)}
souvent utilise' correspond-il à la réalité? La Conjuration
n'est-elle. pas au contraire le noeud gordien de la période
directoriale : la victoire de la bourgeoisie n'est possible que
par la préfiguration de la dictature militaire (émeute de la
Légion de Police, loi martiale, Grenelle dans son déroulement
comme dans son procès). L'élaboration rapide des delLx
doctrines marquantes (libéralisme et collectivisme) a eu lieu
en l'an IV, comme l'a noté F. Furet 72 ce qui, soit dit en
passant, est contradictoire avec son appréciation d'WI Babeuf
personnage mineur. D'autre part, le coup d'Etat républicain de
67 - Ph Uourdll1, «Jean-François Gaultier de BlUuzal (1739-1815),
HortenSIus ou nouveau Robespierre '1», III A.lJ.RF, 1997,
n° 307;p. 31-60
68 - N Bossut, «Chawnetle porte-parole ùes sans-culottes», (Ulèsc)
111 A.lI.RF, 1994, n° 298, p. 744-746.
69 - Ac/es du co/loqlll' Lazare Camo/ ou le savallt-ci/oyen (1988),
1990, Pans.
70 - J R. Suralteuu, A BlschofC .Iean-Franrols Rt'ubl!ll, l'Alsacien
de la Révolllllol/ fral/çai.I'e, 1995
71 - l':xcmple ASoboul, <<Avant-propos» ù C Mazaunc, Sur la
Révoluüon!rançaise, J 970. p. 8
72 - F Furet, La Révolu/ioll, dl' T",'K0( à Jules }<imy, /770-1880,
Paris, 1988, p. 179
- 165-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Fructidor n'est-il pas une victoire posthume de la
Conjur ation? Faisant sortir le loup royaliste du bois
directorial, la Conjuration par son ampleur puis par son échec
même, en fait par sa portée qu'on ne saurait en rien limiter ni
à son existence ni à sa postérité n'a-t-elle pas permis
l'installation de la République ? Une République qui n'était
certes pas celle qu'elle souhaitait mais une République sans
ambiguïté (aucun «pouvoir personnel» par exemple, ni
«domaine réservé»), bien que menacée sur sa droite comme
sur sa gauche ? La conjuration ne serait-elle pas la partie
visible de l'iceberg. Celui-ci possède, on le sait, les deux
caractéristiques de ne laisser apparaître qu'une mince part de
son être mais aussi, surtout, d'être insubmersible.
Voici esquissés à la hache quelques-uns des problèmes
que les lùstoriens ont devant eux. Ces dernières années, un
certain nombre de recherches importantes ont abouti ou ont
commencé. Le terrain est toujours labouré . En cette fin de
siècle, l'étude des rapports entre égalité formelle et égalité
absolue, démocratie, Révolution et révolutions (française,
russe, passées ou non), propriété privée et propriété collective
est d'actualité et, contrairement à ce que l'on pourrait estimer,
le chantie r babouvologique est loin d'être clos. Cependant,
l'état - solide - des avancées, le renouvellement des questions
- y compris des questions non résolues -, la mise en
perspective de Babeuf et des siens, de Babeuf et du
mouvement communiste (surtout, et ce n'est pas un paradoxe,
ces dernières années), de Babeuf et du Directoire (ce colloque
en témoigne) tout cela impose une nouvelle synthèse.
p s. : AUJourd'hw 14 juillet 1997, corrigeant le texte de celle
commwllcalloll, j'apprends la disparition de FrançOIS Furet. Qu'il
soit penms de portcr W1C notc pcrsO/Ulcllc : lcs désaccords esscntiels
entre cct histonen et l'auteur dc ces lignes ne doivent pas cacher
qu'il pcmut les prenuers travaux d'un débutant, qualifié, par lw, de
<dé/UlUstel> (pour lUI, l'horreur absoluc, pour le récipiendaire, c'était
- ct cela demeure - un compliment absolu)
- 166-
�Deuxième partie
Les institutions
��1795, «année Montesquieu» ?
JeanEHRARD
Pourquoi pas plutôt «année Condorcet» ? L'auteur des
cinq Jvlémoires sur l'instruction publique compte plus d'un
ami et d'un admirateur à la Convention thermidorienne : en
avril elle lui rend hommage en décidant de financer l'édition
de l'Esquisse des progrès de l'esprit humain. Mais au
lendemain de Prairial, Condorcet devient par trop démocrate :
les mêmes conventionnels qui encensent en lui l'une des
grandes victimes de la Terreur oublient l'une de ses
principales leçons en répudiant dans la nouvelle constitution
le principe du suffrage universel. Et ceux qui travaillent à
mettre enfin en oeuvre le projet éducatif de la Révolution ne
proposent qu'un asseL pâle décalque de l'ambition initiale.
Bref, l'estimable Dmmou n'est pas un second Condorcet.
Le moment Condorcet du printemps de l'an III n'aura été
qu'un feu de paille. Le moment MontesquIeu va être plus
durable : douze grands mois de part ct d'autre des débats
constitutionnels, de pluviôse an 1II à ventôse an IV. Mais il ne
réussira pas davantage ù devenir une année, au sens
conullémoratif que le mot a pris de nos jours. Ce qui aura été
un incontestable succès éditorial restera un échec politique :
les propositions d'honunage national" J'auteur de L'E,\prll des
lois toumeront court, pas plus que Condorcet, Montesquieu
n'aura l'honneur civique de rejoindre Rousseau au Panthéon.
Le quarantième anniversaire de sa mort s'était pourtant
annoncé comme un important événement de librairie, ct, dans
l'histoire posthume de son œuvre, le quarante ct unième allait
marquer ulle étape décisive. Le 26 pluviôse an III (17 février -
!,o Nt1pllhllCJ//e directoriale, ( 'lef1llont-l ' errand, /99 7, p . 169-191
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Montesquieu était mort le 10 du même mois 1755) La Roche
signe, à Auteuil, l'Avertissement de l'édition Didot, en
12 volumes in-l2, des Œuvres complètes du châtelain de
La Brède1. Trois points appellent ici particulièrement
l'attention. D'abord la prétention à l'exhaustivité, en l'espèce
peu fondée car Didot ne révèle aucun inédit, mais très
caractéristique d'une nouvelle époque de l'édition française :
en même temps que son Montesquieu, Didot donne un
Rousseau complet en 37 volumes ; en juillet c'est la
Collection complète des œuvres de Mably, en 15 volumes,
qu'annoncera un article dithyrambique du Journal de Pari;.
En second lieu, le choix d'un petit format, moins inùrnidant et
plus pratique qu'un grand in-8° ou un in-quarto, qui destine la
série au public le plus large. Enfin la double signature de
l'entreprise, par le lieu - la maison de Madame Helvétius - et
par le nom du signataire, fidèle entre les fidèles d'Helvétius et
son exécuteur testamentaire. On ne sera donc pas surpris de
voir l'auteur du livre De l'EsprIt imposer ici son voisinage à
celui de L'Esprit des lois : à l'inévitable Eloge de
Montesquieu par D'Alembert le premier volume ajoute en
efTet deux lettres critiques du premier sur l'ouvrage du second,
l'une censée adressée au Président lui-même, connue depuis
1789, et que nous savons aujourd'hui apocryphe, l'autre à
Saurin. Et cette mise en perspective initiale est renforcée de
nombreuses notes d'une double inspiration: au philosophe de
l'histoire, celui des Romains, Helvétius - La Roche reprochent
un esprit de système qui accorde trop à la logique interne des
choses cl pas assez au hasard ; au politique ils font grief de
son préjugé nobiliaire. L'intention du commentateur n'est
pourtant pas de disqualifier Montesquieu (sinon, pourquoi se
donner la peine de l'éditer ?) : eUe est de suggérer le bon
usage de son livre, en délimitant pour le lecteur un espaee de
dialogue constnlctif. Quand Montesquieu s'est trompé ou
quand il a été contramt à trop de ménagements, explique
- (Euvres comphH('s de A/olltesql/ll.'lI, nouvelle édition avec des
notes d'fldvétills slIr L'Fsprlt c/('.v LOIS, Pans, 1)II.1ot J'aîn6,
Wl m, 12 vol 1Il-12
2 - W 285, 15 messidor (3 juillet, p. 1152) L'auteur de l'article est
d'Arroux , exécuteur testamentaire de Mably comme La Roche
l'était d'llelvétius ...
- 170-
�1795, «année Montesquieu» ?
La Roche, il convient de le reprendre, mais «serions-nous
sages, en blâmant ses réticences et ne voyant que ses erreurs,
de négliger ses principes, et d'oublier ce que l'expérience a dû
nous démontrer ?». L'expérience est bien sûr celle, si cruelle,
de la Terreur, ce «gouffre de malheun> dans lequel s'est brisé
l'élan de 1789. Quant aux principes à ne pas oublier, on
devine que ce sont moins les trois «ressorts» assignés par
L'Esprit des lois aux trois types de gouvernement que sa mise
en garde contre la tendance de tout pouvoir sans contre-poids
à dégénérer en abus de pouvoir. Vigilance critique et
volontarisme éclairé d'Helvétius, sagesse de Montesquieu : «la
lumière de l'évidence - affinne La Roche - jaillira du choc de
la discussion».
Un an plus tard la constitution a été votée et les
nouvelles institutions sont en place. La pensée de
Montesquieu conserve néanmoins toute son actualité si l'on en
croit les libraires Plassan, Régent, Bernard et Grégoire,
associés pour produire en ventôse an IV une édition des
Œuvres de Montesquieu beaucoup plus ambitieuse que la
précédente malgré la modestie de son titre : si elle ne se
prétend pas «complète», bien qu'elle apporte tout un ensemble
d'inédits, des écrits de jeunesse, c'est que Plassan espère bien
en publier encore d'autres, comme il le fera effectivement en
1798 sous le titre d'Œuvres posthumes. Il est clair désonnais
qu'aucun écrit du grand honune ne doit être négligé. Par sa
nature ct son prix - 30 livres chacun des cinq volumes, et 60
pour les exemplaires illustrés de gravures avant la lettre3 l'édition Plassan n'était pas destinée à IDl public aussi large
que l'édition Didot. Mais la majesté de ces superbes in-quarto,
la qualité de leur papier et de leur typographie, l'élégance des
nombreuses figures dues aux meilleurs graveurs d'après les
dessins de Perrin, Moreau le jeune, Chaudet, Vernet, Peyron,
en faisaient à la fois un produit de luxe et un véritable
3 - Prix indiqué par L e MOIli/ellr unlwrsl'l, XXVll, n° 166,
16 ventôse (6 mars) ail IV, p. 606, note. SOixante livres, c'est le
montant de l'abOlUlelllent UlUlUcI au Courrier républicain,
selon lequel ( 12 ventôse) les 37 volW11es du Rousseau complet
de Diùot coQtent 160 IlVles, ct Wl beuu Gresset illustré, sur
vélUl, en deux vol. in-4 °, 43 livres.
- 171 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
monum ent érigé, selon le mot des éditeurs, «au plus beau
génie de l'univers». Monwn ent de gratitude, gage d'une
stabilité enfin retrouvée, à l'abri de lois civiles aussi
pennan entes que celles de la nature:
A Montesquieu seul appartient la gloire d'avoir présenté
ce faisceau lumineux des rapports inunuables sur
lesquels repose l'ordre social, d'avoir senti que l'histoire
morale et politique doit être appuyée sur l'histoire
naturell e, et enfm d'aVOIf ouvert le dix-huitième siècle
[... ] Les matériaux d'un système complet de
]unspru dence sont dans L'Esprit des lois : aussi voit-on,
panni les tempêtes politiques dont l'Europe est agitée,
tous les bons esprits se rallIer autour de lui, conune les
peuples éplorés se réfugiaient, après les commotions
volcaniques, auprès ùe leur orade tutélaire (Avis des
éditeurs).
Comme nt sortir de la Terreu r? A la questio n dont
B. Bac:t.ko a magistralement analysé les dOImées nos libraire s
réponde nt donc sans hésiter : avec A[ontesquiell . Et ceux qui
viennen t d'être cités ne sont pas les seuls : sur les
neuf éditions collectives d'Œuvres ou Œuvres complè tes du
grand homme publiées pendant les dix années de la
Révolution, après l'édition Bastien de 1788 ct y compri s
l'édition Decker, de Bâle, en 1799, cinq appanu ssent dans la
période qui nous occupe, une (Didot) en 1795 et quatre (dont
Plassan) en 17964 S'il Y a eu alors un momen t AJonlesql/leu.
cela a d'abord été un moment éditorial. Dans quelle mesure
les éditeurs avaient-ils vu juste en décidant ainsi de répond re
ci une attente supposée de l'opinion ct, au delà de leurs propres
supputations, quel sens politique effecllf accorder ù la
présence en force des idées de MontesqUIeu sur leurs rayons '1
Ces questIOns appellent des répouses nuancées scion que l'on
considè re la fréquence ct la portée des références dont elles
sont l'objet au long de débats politiques et constitutiollnels de
4 - Voir J. Ehrard, « I.es Œllvres cOlI/pli,tes de Montesquieu «, [ ,Il
11011011 d' Œllvres complètes, lextes publiés par
Jean Segurd ct
Culhenn e Volpilhac-Auger.u paraître duns SIl/d/es 011 "o/taire
ami Ihe h'lIhKhlelltlll'lIl. Deux éditiolls Irullt;uises seulement,
Cil JlW5 , pellduntlcs quilve Ululées du Consulat ct
de l'EmpÎl e !
- 172 -
�1795, «année Montesquieu» ?
la période, le degré de fidélité à leur égard de la nouvelle
constitution, enfin les tentatives parlementaires avortées
d'hommage national à leur promoteur.
D'après l'index du Moniteur universel, la place de
Montesquieu dans les débats parlementaires de la Révolution
apparaît beaucoup plus modeste que celle de Voltaire et de
Rousseau. Elle n'est pourtant pas négligeable, surtout en
l'an III et l'an IV5 . Cette source aussi commode que
fondamentale ne devrait cependant pas en faire négliger
d'autres. Il faudrait disposer des débats des commissions,
notamment celle des Onze ; il faudrait analyser aussi les
multiples brochures publiées en marge de la vie parlementaire
et l'ensemble d'une presse particulièrement fournie. Tâche
impossible dans le cadre de cette brève étude ; j'ai dû me
borner à prendre en compte quelques publications non
périodiques et, en plus du Moniteur, une demi-douzaine de
journaux, en veillant toutefois à ce que les titres retenus
correspondent à peu près aux grandes tendances de l'opinion:
de L'Ami du Peuple
de Lebois, journal «patriote», à
L'Orateur du Peuple de Fréron, en passant par Le Narrateur
5 - Six références seulement, contre vingt-six à Voltaire et lllIe
soixantaine à Rousseau : mais deux des six au début de l'an IV.
Après qUOi deux meulions de Montesquieu apparUissent encore
sous le Directoire: l'wte du 28 messidor (16 juillet) an IV, à
propos d'wle pétition présentée quatre jours auparavant au
Cousell des CU1q-Cents par ses hérihers contre la loi frappant
les pères ct mères d'émIgrés (XXVIll, 355) : l'autre, plus
iutércs~ane,
dans le n° 69, 9 frimam;-29 novembre - an VII
(XXIX, 505). Sous le htre Deux prédlctiol/s dl' MOl/le.l'qllleu
on y lit deux brcves citations des Lel/res persal/es « L'empire
ottoman, avant deux siècles, sera le théâtre de quelque
nouveau conquèrwll (18"'''' lettrc perswle) «. Et «J'osc le dire,
dans l'état préscnt ou est l'Ewope, il n'cst pas posslblc que la
religIOn caUlohque y subSiste encorc 500 ans (LeUre 111»). Le
Joumaliste commente : «Lu révolution tlui a plus fait que des
slCc1es enliers a peul-être rapproché les époques fixées par le
génie de MonlcsquÎel/» . A se vOIr amsi enrôlé dWIS le projet
d'expéditIOn d'Egypte, celui-!;l SCIait certainelIlent sorti du
l'wliliéon S'II cn avait cu les hOIUlCurS !
- 173 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
impartiaL, Le Journal de Paris, Le Messager du soir et Le
Courrier républicain .
A vrai dire, les références explicites sont relativement
rares, mais elles sont intéressantes par leur diversité.
Montesquieu s'y trouve tiré tantôt à droite, tantôt à gauche. A
droite par Fréron, «terroriste» repenti, qui pousse loin dans la
voie de la réaction sa défense de la propriété et du pouvoir des
propriétaires. Plaidant le 14 floréal antllI, contre «l'odieuse
théorie du machiavélisme et l'infernale pratique du
robespierrisme», pour une politique morale, c'est-à-dire
respectueuse du droit de propriété, il enrôle Montesquieu à
l'appui de sa revendication, dans une énumération quelque
peu hétéroclite de grands hommes, aux côtés de
«Congfutzée», Pythagore, Eparninondas, Pascal, Bossuet,
Turenne, Newton, Rousseau ... et quelques autres ! Deux jours
plus tard on comprend où il voulait en venir, et cette fois, sous
le titre Montesquieu à l'ordre du jour, le baron de La Brède
est seul en vedette, avec un extrait des Lettres persanes qui
n'est pas choisi au hasard : un passage de la lettre CXL VI où
Usbek dénonce et la corruption morale et le bouleversement
de la hiérarchie sociale traditionnelle suscités par le Système
et son effondrement. La référence au grand seigneur persan
est des plus judicieuses : ce que le joumal iste entend
dénoncer, ce n'est pas l'affairisme thermidorien, mais le
décret du 25 août 1792 par lequel l'Assemblée législative
avait supprimé les indemnités dues depuis 1789 aux anciens
détenteurs de droits féodaux ... Belle occasion de protestation
vertueuse : «en aucun cas, en aucune circonstance, la justice
ne peut être en opposition avec le bien public» .
Autre thème, voisin du précédent, le 29 prairial
(quelques jours après la mort de Romme et des «derniers
Montagnards» contre lesquels L'Orateur du Peuple réclamait
le 17 un châtiment rapide le moment n'est pas innocent), celui
du «dangereux paradoxe» de l'égalité naturelle : <Noye/.
Bossuet, Montesquieu, BufTofl» . L'amaJgame sert alors ù
combattre la constitution de 1791 qu'aucune loi organique ne
saurait amender. II faut ù la France une constitution nouvelle,
qui donne le pouvoir aux seuls possédants : pas seulement aux
- 174-
�1795, «rumée Montesquieu» ?
riches, precise benoîtement Fréron, mais pas non plus,
«indistinctement « à tous les citoyens, même s'ils ne
possèdent rien. Et le journaliste de se poser en tenant du juste
milieu : «L'esprit de modération, dit Montesquieu, doit être
l'esprit du législateur»6.
A gauche certains s'émeuvent cependant d'une
utilisation simplificatrice et unilatérale des grandes œuvres du
passé, y compris ceBe de Montesquieu. Le 4 ventôse
(22 février) an III, Lebois ironise dans L'Ami du Peuple sur le
rapport présenté la veille à la Convention par Boissy sur la
liberté des cultes, c'est-à-dire, selon le journaliste, en faveur
des «esclaves mitrés» de naguère :
Boissy appelle donc l'attention sur ces honnêtes gens. n
ouvre ensuite saint Augustin, saint Thomas, et saint
Bernard. n ouvre Bayle, Montesquieu, Raynal et
Diderot. n ouvre les rumales de Fréron. n prêche la
morale et les mœurs, et [mit par baser le gouvernement
républicain sur le catholicisme, le protestantisme et le
molinisme.
S'agit-il d'une caricature, ou bien le rapport oral de
Boissy était-il différent du texte imprimé ? Ce dernier
n'invoque pas une aussi étrange série d'autorités théologiques
et philosophiques, mais seulement trois sages de l'Antiquité
païenne, en qui Denis Diderot - et sans doute Montesquieu
lui-même - se seraient plus facilement reconnus que saint
Augustin : «Bientôt la religion de Socrate, de Marc-Aurèle et
de Cicéron, sera la religion du monde» 7 • Il est clair en tout
cas que la 'gauche n'entend pas renoncer à l'héritage des
Lumières el qu'à ses yeux L'E.\prit des lOIS en est partie
intégrante. L'été suivant va confirmer cet appel en filiation,
lors du débat constitutionnel sur le mode de scrutin. Les
6 - L'Orateur dll PeI/pIe, n° CXXX, p, 295-302. Le j ournaliste
présente le livre de J M. I1akel, N(lcessllé des lois orga/liques,
011 COI/StilutlO1I de 1793 COllvaWClle de jacobinisme, ol/vrage
dédié al/x propriétaires et gens de lellres.
7 - Rapport sl/r la Merté des clIlles [ J, Paris, Imprimerie
nallonale, p 17
- J75 -
�LA Rf~PUBLIQE
DIRECTORw..E
représentants doivent-ils être élus directement par les
assemblées primaires, ou bien par le prudent filtrage de
«corps électoraux)} ? Le 28 messidor, rendant compte de la
séance de la veille (15 juillet), un journal de droite, Le
Alessager du soir, couvre de sarcasmes les partisans de la
première solution : «On a cité Montesquieu, l'Angleterre,
l'Amérique, la Pologne, les Grecs et les Romains», sans que
l'Assemblée - conclut-il - en ait été davantage éclairée.
Quelques jours plus tard, le 20 juillet, Le Moniteur nous en
apprend davémtage. C'est Guyomar qui avait allégué contre
l'écran d'assemblées intermédiaires l'exemple de l'Amérique
et qui avait affirmé : «le peuple doit faire par lui-même ce
qu'il peut faire, et ne déléguer que cc qu'il ne peut pas faire».
Déclaration où il est aisé de déceler la paraphrase d'un
principe fermement posé, pour la démocratie, dans L'Esprit
des lois (II, 2) : <<Le peuple qui a la souveraine puissance doit
faire par lui-même tout ce qu'il peut bien faire; et ce qu'il ne
peut pas bien faire, il faut qu'il le fasse par ses ministres». A
quoi avait fait écho l'intervention de Garan-Coulon sur
l'éminente capacité du peuple ù désigner lui-même ses
représentants. «Le peuple est admirable pour choisir celLX à
qui il doit confier quelque partie de son autorité», lit-on dans
le même chapltre. Et l'intervenant aV:llt cc passage en
mémoire lorsqu'il précisait, scion Le Moniteur:
C'est l'observation de Montesquieu, à qUI l'on ne
reprochera pas d'avoir été Wl ùémocrate outré, mais qui
avait bien approfondi les principes de chaque espèce ùe
gOUVl:01ement.
Guyomar et Garan-Coulon sont hommes de convictions:
ils manifcstcnt celles-ci, parfois avec succes, souvent ù
contre-courant, de façon persévérante il la Convention
thermidorienne, aussi bien sur la question constitutionnelle
que sur celles des colonies et de l'esclavage colonialK On peut
8 - Voir Bl:murù (,ainot, «l'il:fTe (luyomur l:t la revendü;ation
démocratique dans les débats aulour ùe la l:Ollslilulioll dl:
l'an llIn, dans /795. POlir II/H' Ul:pl/hliql/e S(l/.~
UéVO[II(ICIII,
sous la diredion dl: Roger Dupuy el Marcel Mo/Ubilo, Presses
Univl:rsltaires de Rennes, 17%, p. 261-273.
- 17(, -
�1795, «almée Montesquieu» '?
certes s'interroger sur leur refus d'un scrutin à deu.x degrés
dont le principe n'avait rien d'une innovation puisqu'introduit
en 1791 et maintenu en 1793 : sans doute s'inquiétaient-ils de
sa combinaison avec le retour au sufff'àge censitaire également combattu par eux - dont il aggraverait les effets.
Démocrates, ils n'acceptaient pas la dérive de la démocratie
en aristocratie de la fortune. Et peut-être avaient-ils en tête les
réflexions de L'Esprit des lois (VIII, 2) sur les deux excès
symétriques qui menacent la démocratie, «l'esprit d'inégalité,
qui la mène à l'aristocratie, ou au gouvernement d'un seul; et
l'esprit d'égalité extrême, qui la conduit au despotisme d'un
seuL». Ce qui est sûr, c'est que si la Convention les avait
suivis, la Constitution de l'an III aurait été un peu plus
démocratique ... grâce à Montesquieu!
Battu, avec eux, dans le débat sur le mode de scrutin,
celui-ci n'a-t-il pas eu sa revanche dans les discussions sur
l'organisation des pouvoirs? Il est vf'ài que son nom ne
semble guère y avoir été prononcé. Une fois seulement dans
notre corpus, accolé à celui de Rousseau, dans le Journal de
Pans du 25 thermidor : encore est-ce pour souligner
l'originalité des vues de Sieyès sur la division des pouvoirs
par rapport à ses deux prédécesseurs. Et il n'apparaît à aucun
moment dans le rapport présenté le 5 messidor par Boissy, au
nom de la commission des Onze. La seule autorité invoquée
par le rapporteur est celle de l'américain «Samuel» Adams
auquel il attribue les idées du plus connu John Adams,
l'adversaire du démocrate Jefferson, alors vice-président des
Etals-Unis et qui devait bientôt en devenir le second
présiden{ Or J Adams dont le livre de 171(7 était aisément
accessible en français dans l'édition annotée que La Croix en
avait donnée en 1792 ne se privait pas, lUi, de citer
9 - «Un des plus grands publicistes moùemes. Samuel Adams, a
écrit qU'II 1/ 'étOlI poillt de bOIl go Il vel7l emell t, poillt dl!
cOllstlllll101I stahll!. palllt de protl'clellrS assllrés pOlir les lOis.
la "herté et les propnClt'S des peuples. salis la halallce des
trou pOIlVOIrs C'est ce principe que nous vous proposons ùe
mettre en usage au milieu de vous» (Projet de constitlllioll
pOlir la Répllbliqll!' frallçaise, et '''.l'cours prélimillaire [... l,
Paris, Impnmerie nationale, p. 46
- 177-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
abondamment, fût-ce pour le discuter, son illustre inspirateur
dont il avait du reste fait autrefois la plus méthodique des
lectures lO . L'ombre tutélaire de Montesquieu veille donc
tacitement sur la Convention lorsque Boissy invite celle-ci à
«combiner les pouvoirs de sorte que leur réunion opère le
bien, et que leur opposition rende le mal presque impossible».
A la vérité c'est bien là le souci dominant de la majorité des
constituants : trouver un type de gouvernement efficace, qui
évite aussi bien le régime d'assemblée qu'une monarchie de
fait. On le constate à la fréquence, dans leur bouche ou sous
leur plume, d'expressions comme «séparatioID>, «divisioID>,
«équilibre», «balance» des pouvoirs. Ainsi, le 17 prairial
(5 juin), Le Narrateur impartial se pose en interprète d'une
opinion publique en attente de propositions inventives:
Tous les regards sont fixés sur la commission des onze,
qUl a proIl1ls de nous donner une constitution [... ]
COIl1lne l'hIstoire n'offre aucun exemple d'Wle démocratie
semblable à la nôtre, on est curieux d'apprendre les
moyens dont on se sera servI pour l'établir d'une manière
durable. La formation du pouvoir législatif lie paraît pas
autant embarrasser ses fondateurs que celle du pouvoir
cxécuhf ; ct en effet, le chef-d'œuvre d'un contrat social
est de balancer tellement ces deux. pOUVOlfS, que l'un ne
10 - John Adams, Défense des eonstiluliOl/s amérlcailles, 011 de la
/lf!ee.uilé d'une balance dal/s le . ~ pOl/voirs ci'ull gouvernement
lIbre [.. 1 avec cles I/oles el observatlOl/s de M. de lA ('rOlx,
Pans, Buisson. 1792, 2 vol. in 8° Yoir notllimnent t l, p. 215
ct 261-268 , t. II p. 402 - 41 S, ObservatlOl/S sur qut'iCJlles Idées
cie AlontesCjllieu . Adams Juge duménque d'espérer étabhr la
s val:lllant ct touJours
liberté sur la vertu, « fondement to~jur
précUlre « (p. 4(9), et met en garde contre l'lllevltable dénve
de la démocratie en anarchie : «Il est donl: évident que la
démocrahe de Montesquieu ct tous ses pnnl:lpes de vertu,
d'égalité, de frugalité, sont des rêves séduisants, ct rien de
plus)) (p. 411) . Il est mléressant de voir son annotuteur le
reprendre SW' l:e point , en IUl objc\;twll les deux sièdes de la
réUSSIte spart lUte (p. 477).
SUI Adwlls lecteur de MontesquIeu, vOIr Paul M . SpUllin,
A1o/ltesqulI'u in Ammca. 1760 -N/OI , Louisiuna University
Press, 1940, p. 88 ct pa.mm
- 178 -
�1795, «année Montesquieu»?
puisse empiéter sur l'autre, et que la puissance exécutive
tielUle Wl juste milieu entre la tyralUùe et la nullité.
Que l'œuvre à accomplir soit déclarée sans précédent
n'exclut pas dans certains textes des réminiscences de
Montesquieu, poussées parfois, ici encore, jusqu'à la
paraphrase. Conunent ne pas reconnaître l'une des plus
célèbres formules de L'Esprit des lois (XI, 4) quand on lit
dans L'Orateur du Peuple (27 prairial) : «il faut que toute
autorité puisse être arrêtée par une autre autorité» ?
Pour être présent dans les têtes, au printemps et à l'été
1795, Montesquieu n'a pas besoin d'être nommé. Son nom ne
surgit que lorsque journaliste ou orateur veulent produire un
effet particulier. Ses idées sont connues de tous, et la
Convention thermidorienne est par ailleurs assez riche
d'expérience pour n'avoir guère besoin de références
livresques. Il pouvait y avoir aussi quelque inconvénient,
devant l'ennemi d'outre Manche et un parti royaliste qui
reprenait espoir, à prétendre bâtir une république nouvelle en
s'inspirant de l'analyse qu'un notable de l'Ancien Régime
donnait cinquante ans plus tôt de la monarchie anglaise. Et
Boissy se gardait bien de citer dans son rapport le mot
dithyrambique de John Adams sur les principes - sinon la
pratique - de la constitution anglaise, «la plus merveilleuse
invention de l'esprit humain» 11. Le problème qu'il se pose, et
tout le monde avec lui, est pourtant bien le problème de
AIonLesqweu.
Conunent dépasser le paradoxe de l'Etat, indispensable
protecteur et potentlCl oppresseur, comment accorder le
maximum d'efficacité de la maclllne étal1que avec le
maximum de liberté pour le citoyen '7 Ces quesllons qui sont
au coeur de la réflexion de Montesquieu étaienl passées en
France depuis 1789 de la théorie et de l'Iùstoire <i
l'expérimentalJon constitutionnelle. Elles n'av3ICnt cependant
Jamms pu être abordées aussi franchement qu'elles le sont en
1795 : sans l'hypothèque que la monarchie préservée faisait
11 - INlense
U1COW:" ,
c/('S cOllslill/tlOlIS américaines ... , p. 142. «ùans lu
préclsc-t-illoutcfolS
- 179-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
encore peser avant le 10 août sur l'innovation, et dans un
climat relativement apaisé, par contraste avec la période
montagnarde. La Révolution avait connu son âge idyllique
avec «l'année heureuse» de 1789, son âge épique en l'an II : la
12
voici, sur sa fin, à l'âge de la prose. La prose des juristes . Et
cette conversion n'aurait pas été pour déplaire à un magistrat
philosophe convaincu, dès les Lettres persanes, que si le
métier des poètes est de «mettre des entraves au bon sens», la
prose est au contraire le langage de la raison.
Une chose est cependant la question posée, une autre la
réponse qu'on lui apporte. Autant il est clair que la recherche
des hommes d'après Thennidor s'inscrit dans la filiation de
L'E:.prit des lois, autant il est difficile de retrouver dans la
Constitution de l'an nI la leçon de Montesquieu. Une seule
exception véritable à ce constat négatif, le Titre VIII qui traite
du pouvoir judiciaire ct proscrit toute intervention du corps
législatif et de l'exécutif dans son fonctiOlUlement. Comme
l'indique un récent commentaire, cette spécialisation des
fonctions, qui les distingue de façon rigide, est incompatible
avec quelque balance des pouvoirs 13 • Or c'est exactement ce
que disait L'E.\prit des lois (XI, 6) lorsqu'il réservait au
pouvoir de juger l'un des rares cas d'acception positive du
verbe séparer 1'1• Car l'exigence de séparation des pouvoirs,
dans un scns fonctionnel, posée comme lm absolu par l'article
16 de la Déclaration des droits de 1789 ct réaffinnéc par
12 - Marcel Morabito. «Les nouveautés constitutiOlUldles de l'an
III», 1795 [ ... j, p. 167-177
13 - Riccardo Guastini, «La fonchon JuridlcttolUlelle dans la
constitution de l'an III», 1795[ .. l, p. 217-212. Le melUe auteur
rapproche (p. 223-224) l'artide 256 de la çonstitutlon sur le
référé légIslatif obligatoire - seule la loi, et non le Juge,
pouvant mterprl:ter la loi - de la [onnule de MontesqUIeu (XI ,
6) scion laquelle le juge n'est que «la bouçhe qUI prononce les
paroles de la loi)
14 - Sur çe fait de voçahulalre plem de sens, voir J. Eluard, /Julie/in
de la Société MOllt('sqlllell , nO R. 191)6, p. 12-14. Sw le fond,
outre les analyses classiques de Charles Ebenll1wlIl , voir les
travaux de MidlCI 'J'lOper, en partlçulier «L'évolution de la
notion ùc séparation des pouvon s) , HIII/elin dl' la Svthl /(l
AJU/llcsqUÎl'u, n°
2, 191)0.
- 180-
�1795, «année Montesquiew) ?
l'article 22 de celle de 1795, qui substitue toutefois la
«divisioID> à la «séparatioID>, est étrangère à Montesquieu.
Même quand il évoque les «vues» et les «intérêts séparés» des
deux parties du corps législatif, c'est pour préciser qu'elles
seront «liées» l'une à l'autre à la fois par leur «faculté
mutuelle d'empêchen> et «par la puissance exécutrice, qui le
sera elle-même par la législative». Et la distinction des
organes ne lui faisait pas oublier la nécessaire unité de la
machine : les delLx puissances législatives et la puissance
exécutrice «seront forcées d'aller de concert» (ibid.).
Bien que Sieyès, mécontent de n'avoir pas été
entièrement suivi par ses collègues, ait refusé la paternité de
la constitution, celle-ci se ressent de l'abstraction logicienne à
laquelle il était enclin ct qu'il avait hautement revendiquée
dans son discours du 2 Ulennidor sur la division des pouvoirs.
Au «système de l'équilibre» ou «des contrepoids», façon
anglaise - celui de Montesquieu - accusé de placer les deux
chambres dans la main du roi, il opposait celui de «l'unité
organisée» (une muté de principe, très différente de celle dont
son illustre prédécesseur voulait qu'elle prouvât le mouvement
en marchant), ct précisait à son propos, sans excès de
modestie:
L'autre système de diVision se fait déjà assez entendre
par Ic sunple cxposé quc je Vlcns de fauc. TI nc consiste
pas à employer plusieurs corps de représentants à la
construction, ou plutôt à la reconstrucllon du même
ouvrage, mais il en confie, à divers rcprésentants, des
parties dlflcrcntes, de maruère que lc résultat de tous lcs
travaux prodUit, avec certItudc, l'ensemble demandé. Il
ne donnc pas deux ou trOIS têtes au même corps, a[m de
comger, par les défauts de l'WIC, les mauvais cffets des
défauts de l'autre , maiS, sl.:parant avec soin, dans unc
seule tète, lcs différentes facultés qui concourent a
détenl11l1er la volonté avec sagesse, ct leurs opérations
respectives, II les accorde par les lOiS d'Wle orgamsallon
naturelle, qUI fait, de toutes les p<lfties de l'étabhsselllent
leglslalif, Wle seule tdc (Le AJonlleur universel,
nO 307, 7 thermidor, 2Gjuillet, p. 292-293).
- llU -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
Une tête unique est-elle vraiment faite de facultés
juxtaposées, fussent-elles complémentaires ? Sieyès n'en
doutait pas, non plus que le Journal de Paris dont le numéro
du 25 thermidor (12 août), déjà cité, l'applaudissait en ces
tennes:
Montesquieu et Rousseau n'en ont indiqué [de la division
des pouvoirs] que les deux grands rameaux, le pouvoir
législatif et le pouvoir exécutif, suivmlt cette grande
division des facultés humaines, celle de vouloir et celle
d'agir. Sieyès va plus loin ; il sépare la délibération de la
résolution et la proposition de la délibération, et les
remet à différentes parties de l'organisation politique.
Il n'est pourtant pas sûr qu'à se voir ainsi placé dans la
continuité directe de Montesquieu, comme s'il ne faisait
qu'aller plus loin dans la même voie, Sieyès ait eu motif de
satisfaction. Car le journaliste négligeait Wle différence
essentielle dont, on vient de le noter, l'auteur du projet tirait
gloire. A un ensemble de pouvoirs distincts, mais
concrètement entremêlés, il substituait en eITet une division
des tâches toute fonctionnelle: aux Cinq-Cents l'invention
des lois, aILx Anciens leur approbation ou leur rejet, au
Directoire leur exécution. Grand progrès vers la liberté
authentique si l'on en croit ce qu'un autre promoteur des
nouvelles institutions, Daunou, avait écrit dès 1791 sur le
système de l'équilibre de l'exécutif et du législatif, «ressource
1
d'un peuple demi-esclave» \
mais surtout revanche
problématique de la logique sur la sociologie : dans le modèle
anglais tel que l'analysmt Montesquieu l'efficacité des
institutions politiques était d'organiser le dialogue de forces
sociales rivales, sans qu'aucune de ces composantes d'une
société diversifiée pût en menacer l'équilibre global ; à
l'opposé de ce réalisme - qui, quoI qu'on en ,ut dit, n'était pas
nécessairement voué au conservatisme - la Constitution de
l'an III qui ne veut connaître que des indiVIdus,
théoriquement égaux (ceux du moins qui remplissent les
condittons censitaires de vote et d'éligIbilité), confie à une
15
- !ÜSQI sl/r
p. 31-12
la
COllSli/l/llOll ,
l'uns, Impnml!ril! nutionull!,
- 182 -
17l)~
,
�1795, «ruUlée MOlltesquieID) ?
mécanique abstraite le soin de régler tous les conflits : entre
les Cinq-Cents et les Anciens il n'y a pas a priori les
divergences de «vues» et «d'intérêts» relevées par L'Esprit des
lois entre les Communes et les Pairs, mais seulement une
différence d'âge et de situation familiale l6 .
Nos juristes de l'an III, s'ils font trop confiance au droit,
sont en effet également prisonniers d'une psychologie
sommaire, la sagesse du vieillard et la vertu du père de
famille étant censées réguler, d'une section du corps législatif
à l'autre, l'imagination inventive de la jeunesse... A ce
redoublement d'abstraction répond par ailleurs, en aggravant
les effets plus sûrement qu'il ne les corrige, un excès de
prudence. L'ambition proclamée par Boissy était aussi
d'«envirOimer le pouvoir exécutif d'une autorité et d'une
dignité qui le fassent respecter au dedans et considérer au
dehors, sans qu'il puisse inspirer d'alarme à la liberté» (Projet
de Conslitution ... ). On sait quelles limites cette demière
inquiétude, en elle-même très explicable, assigna en fait au
nouvel exécutif : collégial, rendu instable par le rytlune
annuel de son renouvellement partiel, privé de ce «droit
d'arrêter les entreprises du corps législatif» dans lequel
Montesquieu voyait un frein nécessaire au despotisme
d'assemblée, et désigné, enfin, par les assemblées ellesmêmes. Comme l'avait souligné dès le 9 mai Cambacérès (Le
Moniteur, 24tfloréal, XXIV, 429), Wle stricte séparation des
pouvoirs aurait exigé que l'exécutif, lui aussi, fût élu
directement par Je peuple. Dans le contexte de 1795 la crainte
d'une nouvelle monarchie, voire d'un nouveau Robespierre,
rendait cettè éventualité presque impensable. Mais ainsi la
16 - Les candidats au Conseil des
Cmq-Cents devront aVOIr
trente am , Il en fuut quarante, ct être marié ou veut: pour
postuler au Conseil des AnCiens, mais les assemblées
électorales sont les mellles.- Dans l'article «MontesqUlell» du
J)lc/IO/II/Olre cntlque de la RévolU/IOn !rançws(', dlngé par
FrançOIS Furet ct Mona Ozouf, Bemard Ma11lJ\ rclève
judlclCusement (p 79!!-799) cc qUI dlstlJ1gue cc systeme ct les
Idées de Sieyès de celles de MontesqUicu Il me semble
toutefOIS sous-estuner la place de I:clUI-CI dans la prélustolfe
du projet de «June constitutiol1naire « (voir CI-dessous).
- HO -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTOlUALE
constitution équilibrée que L'Esprit des lois installait sur
trois pieds devrait se contenter de deux pieds et demi !
Une proposition de Sieyès, non retenue, aurait pu donner
plus de stabilité aux institutions nouvelles en y glissant un
peu de Montesquieu : la création d'un organe supplémentaire,
«la jurie [ou le jury] constitutionnaire» auquel auraient pu
présenter des recours les représentants du peuple, les citoyens
constitués en assemblées primaires ou électorales, et même les
simples particuliers. Cette innovation, défendue avec brio par
son inventeur comme indispensable à une société vraiment
civilisée'7, n'était-elle pas un avatar affiné et modernisé du
«dépôt des lois», gardien de la légalité constitutiOlmelle, dont
l'existence distinguait, selon L'E.\prit des lois (Il, 4) la
monarclùe du despotisme ? Sieyès ne se réclamait cependant
pas d'wle référence à ses yeux archaïque et susceptible de
rappeler les prétentions politiques des anciens Parlements. Et
c'est au contraire Montesquieu qui servit implicitement, ct
avec succès, le camp opposé. Car ses contradicteurs ne lui
objectèrent pas, cornnle le font aujourd'hui en France les
adversaires de l'extension des pouvoirs du Conseil
constitutionnel, l'atteinte portée à la souveraineté du peuple une objection évidemment incompatible avec la méfiance de
Montesquieu envers l'idée même de souveraintél~
- mais le
risque d'abus d'un organe qui échapperait, Iw, à tout contrôle.
Et le denùer mot contre le pouvoir suprême des juges revint
17 - «Nous l'avons dit, maIs Il n'est pas inutile de le répéter, . ceux
qUI ne sentent pas le besoin d'mtroduirc, dans tous les rapports
pohtltlues et constitutionnels, un moyen de concihatioll depuis
SI longtemps en usage dans les relations civiles, ne
s'aperçOIvent pas qU'Ils arrétent les progres naturels de l'état
soclUl, ct que, dans lu crnmte de le con(olldre avec l'ordre civil,
Ils le rehennent em;ore pur plUSIeurs pomts d~UlS
la condition
brut:: de l'état ùe nature) (Le MO/Illell t', nO 326, 26 Ulenniùor 13 aoüt, XXV, 444)
1li - Voir J. Fhrard, <<Actualité d'un ùemi·silell\;e MontesqUIeu ct
l'iùée de SOUVeTallletè». Riv.~/a
di slor/a della fi/owfia,
1994/1, ct M. Morabito, «Les nouveautés conshtutlOllnelles de
l' WI III)),
- 184 -
�1795, «année Montesquieu» '7
paradoxalement à L'Esprit des lois, ainsi paraphrasé par
Thibaudeau :
comme il est de la nature des pouvoirs, puisque ce sont
des hommes qui les exercent, de tendre sans cesse à
passer leurs limites, et à s'agrandir, on voit presque
toujours dans la pratique les garanties en apparence les
plus fortes devenir impuissantes, et les corps institués
garants acquérir lUle influence prépondérante sur ceux
qu'ils sont chargés de défendre (Le Nfoniteur, n° 330,
17 août, p. 484).
Montesquieu contre Montesquieu, Montesquieu de droite
et Montesquieu de gauche : il était difficile de le retrouver en
lui-même dans l'utilisation contradictoire ainsi faite de
quelques thèmes majeurs d'une réflexion sans doute trop
banalisée pour qu'on se souciât d'en rechercher la cohérence.
Au demeurant, les constituants de l'an III étaient évidemment
des hommes d'action ct non des historiens. Mais comment les
uns ou les autres, en sens inverse, auraient-ils pu se
reconnaître pleinement dans une pensée que des lectures ou
des réminiscences unilatérales pouvaient si aisément
retourner contre elle-même '1 Le «beau génie» si
magnifiquement célébré par l'édition Plassan résistait à tout
enrôlement : les non-événements de pluviôse et ventôse an IV
allaient le confinner.
Le 21' pluviôse (10 février) ressurgit au Conseil des
Cinq-Cents la proposition. éludée par la Constituante (Le
Moniteur, VIlI, nO 151 , 31 mai 1791 , p. 537), de transfert des
restes de Montesquieu au Panthéon. L'auteur en est un ancien
président de la Législative qtÙ avait cessé d'y siéger après le
20 juin et qui, nouvel élu du Var. sera contraint à l'exil après
le 18 fructidor. On le retrouvera après Brumaire à l'Institut,
puis au Sénat conservateur. Pair de France en 1815, il
carrière politique comme chancelier de
termillera sa
Charles X. Pastoret n'est donc ni un homme de gauche ni
même un républicain de droite. Mats il n'est pas certain qu'on
dOive soupçonner dans SOli imtJal1vc de l'illver 1796 quelque
- 185 -
�LA RÉPUBLIQtm DIRECTORIALE
arrière-pensée. Car cet honnête homme est d'abord un grand
spécialiste du droit pénal. Conseiller à la Cour des aides en
1781, il avait déjà pris rang à la veille de la Révolution parmi
les grands magistrats éclairés qui, conune Dupaty ou Servan,
se souciaient d'humaniser les lois et la procédure criminelles.
En 1788 son traité Des lois pénales, réédité en 1790, se
prononçait pour des réformes vigoureuses, allant jusqu'à la
suppression de la peine de mort. Plus radical sur ce point que
Montesquieu, Pastoret n'en faisait pas moins à celui-ci une
large place, à côté de Mably, Rousseau, Beccaria et Filangieri,
dans un examen méUlOdique des idées de ses prédécesseurs.
Et même sous un regard critique l'auteur de L'Esprit des lois
restait toujours à ses yelLx le «grand honune»19. D'où son
obstination sincère à réclamer pour lui les honneurs publics.
Sa proposition du 10 février 1796 est en effet une récidive, et
lui-même le précise en la présentant à ses collègues:
Je demande la parole pour une motion d'ordre. 11 y a
quatre ans qu'à la tribwle de l'assemblée légIslative je
rappelai les bienfaits de Montesquieu, et les servIces
rendus à l'humanité par cc précurseur de la liberté et de
la philosophie ; je demandat que les représentants du
peuple français fussent les organes de la recOlUluissance
nationale. L'assemblée chargea son comité d'instruction
publique de lui faire Wl rapport sur ma proposItion, et le
cOJntté me nOJntna pour parler en son nom. Cependant je
ne pus faue ce rapport . des événements pohtiques de la
plus haute unportance sc succédèrent avec tant de
rapIdité ct au milieu de dangers publü;s si pressants, que
l'assemblée législative Ile put m'entendre.
Je viens rcnouveler ma proposition : je )e fats aujounl'hul
10 février (vieux style), UIUliversaire du JOur ou la FrUIlce
perdIt Montesquieu. Je ne crOIs pas deVOIr lllslster
davantage . Ii me suffira suns doute. pour appuyer la
proposltton que Je faIS de rendre les honneurs }Jubhcs à
Montesquieu, de rappeler ce mot préCIeux de VollUlre .
«Le genre humain avait perdu ses drOIts Montesqulcu
les a rdrouvés cl les lui a rendus».
19 -
J)e.l·
clt:
l()/x flJuale,v , Paris, Buisson , 1790, t. l, p. 71 : t. 2, p. 7,
- 186-
�1795, «armée Montesquieu» ?
Je demande Ic rcnvoi de ma proposition à une
commission (Le Moniteur, nO 145, 14 février,
p.439).
Le renvoi en comnùssion fut effectivement ordonné et,
comme il arrive, on n'en entendit plus parler... sauf quand son
rappel servit au début du mois suivant à enterrer une demande
analogue, bien que différente. Cette fois il s'agissait
d'accueillir dans la salle des séances des Anciens, aux
Tuileries, en vis-à-vis du buste de Brutus, celui du
plùlosophe, œuvre de Chaudet, solennellement remis au
président le 12 ventôse (2 mars), avec le premier volume de
leur édition, par Plassan et ses associés. L'orateur est alors un
personnage moins connu que Pastoret : Goupil-Préfeln, un exfeuillant emprisonné en mai 1794 et libéré par Thermidor,
2o
qui appartiendra bientôt au groupe des ThéoplülanÙlfopes .
Ce député de l'Orne qui venait d'avoir l'honneur de présider le
nouveau Conseil allait être lui aussi quelque peu bousculé en
fructidor, ce qui n'est pas un brevet de républicruüsme. C'est
pourtant d'un Montesquieu républicain qu'il se réclame
devant ses collègues, avec une af!,1J.unentation assez
étOlU1allte. L'idée, en soi, n'était pas nouvelle: elle s'était déjà
exprimée dans un passé récent, en réplique au «Montesquieu
aristocrate» que dénonçaient certains «patriotes»21, et elle
était même apparue à la une d'un journal parisien peu de
semaines avant la chute des Girondins22 Mais il s'agissait
alors de la république à l'autique, fondée sur l'égalité ct la
frugalité, bref d'une république vertueuse, passablement
éloignée de la république moderne que les hommes de l'an III
souhaitaient construire. Et même si les hommages rituels ù la
vertu ne manquent pas dans les discours d'après Thennidor, y
compris dans celui de Goupil, le thème avait probablement
trop servI. pendant la Terreur pour susciter une pleine
20 - DletlOtl/lalre des Constituants 1789 -1791, sous la din:ction
d'Ednu llmdle Lemuy, Paris, Univcrsitas, 1991. t. !, p. 418419
21 - VOIr PIerre Rétut, «Montcsquieu aristocratc», Dlx-/lIIltlème
SIècle, n° 21, 1989, p. 73-82.
22 - Cltrot/ujlWS dl' Paris, n° 224, 4 mm 1793 (réimpression dans
Montesqule/l et la RévolutIOn , Paris, EDIlIS, t. 2, 1990.
- 187-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
adhésion. Aussi Goupil se contente-t-il d'une allusion
convenue au «principe de ce gouvernement auguste [qu'] est
la vertu» et son propos principal est-il d'une autre sorte.
Après un hommage vibrant au «puissant génie» qui avait si
bien élucidé et les secrets de l'art de gouverner et ceux de
l'histoi ré3 l'orateur entreprend surtout de montrer que la
république n'était pas seulement pour lui un objet
d'admiration quelque peu nostalgique, mais une solution
politique toujours actuelle . On devrait en effet à Montesquieu
la réfutation de la «vieille erreUD> , encore partagée par
Rousseau, selon laquelle «une grande nation, établie sur un
vaste territoire, n'est pas susceptible du gouvernement
républicain» . Quant aux sentiments nobiliaires et
monarchistes qui lui ont été prêtés, ce n'aurait été qu'un
masque, imposé par la prudence qui lui interdisait de critiquer
ouvertement des institutions réprouvées .. .
La démonstration tentée par Goupil donne un peu le
vertige . Où avait-il lu dans L'E:;prll des loi:; que la république
pût convenir à un grand Etat? Le Livre IX dit Littéralement le
contraire24 , sauf dans l'hypothèse d'une «république
fédérative» : l'orateur était-il secrètement fédéral iste? Quant
à l'image du républicain masqué, illa soutient d'un énonne et
invraisemblable contre-sens. C'est pour discréditer la
monarchie
que
Montesquieu
l'aurait
proclamée
consubstantielle à une institution aussi «absurde» que la
noblesse et «le hasard de la naissance». 11 aurait voulu
montrer « combien est essentiellement vicieuse une forme de
gouvernement qu'on ne peut soutenir que par l'appui d'tille
absurdité si choquante «. Et son nouvel exégète, citant à sa
façon cc qui était pour le baron de La Brède «la maxime
fondamentale» de la monarchie. d'asséner avec une totale
assurance :
21 -I.t! Moniteur, nO166, vOIr note 3, p.606-()U7.
24 - «Si Wle répuhltque est petite, elle est ùétruite par une lorce
étranger\! ; si elle est grunùe, elle sc détmÏl l'aI un vice
intérieur)) (IX , 1).
- IXX -
�1795, «aIUlée MontesquielJ» ?
Le mot célèbre point de noblesse, point de monarchie
est une réprobation énergique et judicieuse du
gouvememellt monarchique25 .
Autant l'intervention de Pastoret pouvait paraître
exempte de calcul politique, autant celle-ci fait problème. Elle
pose même deux questions, l'une sur la sincérité de l'orateur,
l'autre sur ses motivations: croit-il ce qu'il dit, et pourquoi le
dit-il? Si Goupil est sincère, sa lecture de L'Esprit des lois est
la plus surprenante qu'on en ait faite en deux siècles et demi.
Mais il est plus intéressant de se demander pourquoi il a
besoin d'un Montesquieu républicain. Le personnage et son
rôle sont malheureusement trop peu connus pour qu'on puisse
faire mieux qu'avancer une très prudente conjecture: partisan
d'un modèle anglais républicanisé, ne voudrait-il pas laver
l'idée de tout soupçon de monarchisme? Dans cette hypothèse
son utilisation très particulière de L'E.\prit des lois pourrait ne
pas être aussi délirante qu'il y paraissait d'abord. Réswnons :
le ridicule ostensiblement jeté sur la noblesse et, par eUe
seulement, sur la monarchie n'atteint pas en elle-même l'idée
d'un exécutif individualisé et dont les compétences
empiéteraient - selon l'analyse du Livre XI - sur celles du
législatif (à la Constituante Goupil avait voté le veto
suspensi1) ; à ce renforcement de l'exécutif répondrait, pour
l'équilibre des pouvoirs, une administration territoriale
décentralisée, sinon «fédérative», scion un principe que le
châtelain de La Brède n'aurait certainement pas désapprouvé,
mais qui serait très élOigné du centralisme de l'an Ill. Au roi
plutôt de 1791 - dont Goupil est
près, on se ~aprocheit
peut-être un peu nostalgique, cc qui suffirait à expliquer le
soupçon qui le frappera en Cntctidor an V. Bref, sa position ne
manquerait pas de cohérence, ct JI ne serait pas illégitime d'y
déceler un pcu dc vréll Montesquieu 1
Quoi qu'il ell ait été de ses motifs, sa proposition n'eut
pas plus de chance que celle de Pastoret On lui objecta le
«danger» qu'il y aurait à «placer dans la salle de l'un des
Conseils Ull buste qUI ne seraÎt pas dans la salle de l'autre», la
----_._--
25 - Citation exacte «pollli de monarql/e, poinl de lIob/esse ; p01ll1
de /lob/e.v.H'. poilll de mO/larql/e • II1UlS 011 U WI despote)) (Il, 4).
- 189 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
nécessité d'attendre la suite donnée par les Cinq-Cents au
projet de panthéonisation, le respect dû au décret interdisant
«de placer aucune image dans le lieu des séances du Corps
législatif, sans une loi eX'Presse»26. Finalement Goupil dut se
contenter de voir votée l'impression de son discours, tandis
que volume et buste seraient rangés aux archives.
*
Même nationales, les Archives ne sont pas le
Panthéon27. L'an 1II s'était ouvert sur l'entrée de Rousseau au
temple de la mémoire républicaine, l'an IV ne verra pas son
grand aîné l'y rejoindre. Peut-être a-t-il été dommage pour le
régime directorial que Montesquieu n'ait pas du moins
retrouvé Brutus dans l'enceinte des deux Conseils : sa propre
sagesse et son allergie au césarisme, la fermeté du fondateur
de la république romaine (et, en surimpression, le souvenir du
meurtrier de César), leur culte commun de la loi auraient pu
26 - Une lecture républicaine des institutions anglaises peut sembler
autonsée par Montesquieu lUI-même : «Voyez, dans une na110n
où la république se cache sous la fonne de la monarchie ... »
C/:."'L, V, 19). Mais ce constat de fait n'est pas de bon augure
pour l'avelUf : en supprimant « toutes les pUissances
mtemlcdiaires «les AnglaiS ont rendu leur liberté fragile (TI, 4).
Quant à l'esprit et la logique de leur cOllstitullon, ils exigent
un <unonarque»» (Xl, 6).
27 - Jusqu'au 10 février 1795, la tribune de la salle des séances de
la Convenhon, aux Tmlenes, etait ornée des bustes de Brutus,
Rousseau, Lepcletier, Marat et Chalier ; l'après-thennidor ne
devait épargner que le premier CA R. M Jourdan, [,es
monllments dl' la RévollitlOlI !rançatsl' (1770-1804) , Paris,
ChamplOll, 1996, ch V, p 171 et :176). La propoSlllon
mhuctucuse de Goupil aurait conduit à remplace,L Jean-Jacques
et les lIois patnotes martyrs pal l'aulew de L'EsprIt dl's lOIS
Montesquieu aura WI lot de consolatIOn en l'an VI, quand SOIl
nom sera dOlUlé à l'wle des cours du Palais-Bourbon, nouveau
siege des Clllq-Cents (les autres s'appelleront Ilclvéhus,
Mably, Rousseau et Voltaire), mms cet hOlUlCur ne survivra
pas au Diro.:ctolfl': (A M. R. Jourdan, ch. V, Les mO/llmll'lIls ... ,
p. :179).
- 190-
�1795, «année Montesquieu» ?
se conjuguer utilement à l'approche de Brumaire... Toujours
est-il que le moment Montesquieu de 1795-l796 ne se sera
pas transfonné en «année Montesquieu» . Faut-il le regretter?
Une célébration nationale aurait alors été nécessairement
marquée des arrière-pensées et des équivoques de la période.
Montesquieu n'y aurait véritablement pris place ni en luimême ni parmi les siens. Pas en lui-même, bien sûr, puisque
c'est une œuvre démembrée, souvent défigurée, qui est
invoquée ou utilisée par fragments, en sens divers, dans les
débats de l'année : au demeurant, l'exégèse rigoureuse des
textes de pensée n'a jamais été le métier des politiques. Pas
non plus panni les siens : si estimables que soient beaucoup
des hommes de l'an III
longtemps traités par
l'historiographie avec un excès de condescendance - ils ne
respirent pas à la même hauteur. Les siens, ce sont les
meilleurs ou les grands esprits du siècle avec lesquels, de son
vivant ou à titre posthwne, il a entretenu, fût-ce de façon
conflictuelle, le plus riche dialogue. Le seul monument qu'il
doive à la Révolution finissante, c'est la moisson d'inédits,
gage pour le futur d'une connaissance renouvelée et plus
intime, qu'est l'édition Plassan. En 1796, à défaut de
canonisation républicaine, Montesquieu a l'avenir devant lui.
- 191 -
��La Commission des Onze
devant l'opinion publique
DmitrÎ BOVYKINE
Au printemps de 1795 la suppression du maximum, la
réorganisation du Triblmal révolutionnaire et la fenneture du
Club des jacobins sont déjà du passé. Les députés expulsés
sont réintégrés à la Convention.
Cependant la Convention continue à rester dans une
position assez ambiguë. Pendant la dictature jacobine elle
avait perdu sa légitimité au moins deux fois : la première
fois, quand des représentants du peuple ont assumé la
responsabilité de l'expulsion de son sein d'autres
représentants de cc même peuple, la deuxième fois, quand
ayant accepté en 1793 la Constitution, l'Assemblée a refusé
de se dissoudre et de mettre cette Constitution en action l .
Le gouvernement révolutionnaire reste en vigueur, bien
que de plus en plus souvent on exprime le désir de finir la
Révolution. En même temps, il est évident que les
Ûlcnnidoriens n'avaient aucun plan prémédité de réfonnes :
après la suppression des mesures les plus odieuses des
jacobins, leurs actions étaient assez chaotiques cl servaient
seulement de réponses aux problèmes essentiels qui
surgissaient l'un après l'autre.
1 - VOIr, par exemple B. Bul.:i.ko, Tht! Terror blfort! the Terror ? lU
The Frellch Revolu/ioll anù the Crl'a/ioll of Modem Poli/lcal
('tl/llIre, vol. 4, 7111' Terror, Oxforù, 1994, p 2R-29. Sur le
mi!me sUJct on él.:nvail aussi à la ComnusslOn des Onze. Amsl,
par excmple, lUl de ccs correspondants a rappelé, que
l'exlstencc du gouvcnu.:ment révolutionnaire est déjà J'attentat
ù la souverullleté nallonale. pUi squ' il uvalt été orgamsé sans
aUCLUle consuItatton avec les assemblées pnmaires. A.N.,
C 228, d.1R:~ 4/1 , dol.:, 27 (20 genninal an Ill).
La Répllhlique ,ilreclorwle, Clermollt-Ferrand. 1997. p, 193·,]05
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Au début de 1795, quand les victoires sur les puissances
étrangères et les négociations avec les chefs vendéens
menaient à la paix générale, il était impossible de ne pas
prêter attention à l'inaction et, pratiquement, à l'absence de la
constitution, Ce problème émerge constamment du discours
des députés : la plupart de ceux-ci comprennent très bien,
2
qu'il faut mettre fin à cet état temporaire ,
A partir de novembre 1794, il Y avait plusieurs
propositions, au sein de la Convention, pour résoudre le
problème constitutionnel. Plusieurs articles de la constitution
jacobine ne correspondaient plus aux nouvelles conditions ;
certains députés proposaient de la compléter par des «lois
organiques», c'est-à-dire par des actes législatifs adoptés à
part, qui auréùent pu mettre la constitution en vigueur.
Cependant la commission, élue pour ce but le 14 genninal de
l'an III (3 avril 1795), ne voulait pas prendre le risque
d'élaborer les compléments nécessaires. Au bilan de son
activité elle ébauche un projet général de réfonnes,
concernant toutes les sphères de la vic politique3
Le travail réel sur le texte de la constitution a commencé
seulement après la création par la Convention le même mois
d'une nouvelle cOIlllnission ayant le même but. Elle
comprend Il personnes : la Comlnission des OIlze4 •
Il est difficile de dire, si elle voulait se bomer ù
corriger le texte existant ou, COIllll1e affirment dans leurs
mémoires Larevellièrc-Lépeaux et Thibaudeau, si dès les
premiers jours les membres de la Commission décident de
2 - La plupurt, mais pas tous, SI nous pouvons avoÎ1 cOnfiatlCC au
témOignag\! ùe Larevdhcœ-Lépeaux L. Lar\!vellière-Lépeaux,
MémOIres de Larevellière-Lépl!al/x, fIIr.'mbn' dl/ DirectOIre
exh'/lIÛ de la H(lpubhql/r.' jra/lçO/se t'l de l'lllslttlli 11ll/lOllal,
Pllblnls panoll fi/.~,
vol 1, Pans, 11\95, p, 227
J - J. J R. Catnbacérès, !<appor/ ,H lr h' mode dl! préparer les lOIS
orgalliql/es d(' la CO/lsllil/tlO/l, e/ntr h's moye/lS dl' la mel/re
parlil'lIeflU'llt ('/ SI/CC(',\'SIVemellt l'II activi/(', Patis, atll1I
4 - Finalement, celle COnUnISSlOn a était composee ùes ùeputés
Bauùin (ùes Arùennes), Uerlier, Boissy ù Anglus, CreuzèLatouche, ))awlO11, })uratlù-MailhUle, LtUljllIllUlS, LarevellièreLouvel (ùe Couvrai) cl
Lépeallx, Lesage (ùî~we-ct·Loir),
'nûbauùeall.
- 194 -
�La COimnission des Onze devant l'opinion publique
préparer une nouvelle loi tout à fait différente 5 . Remarquons
seulement que les premiers projets, présentés par la
Comnùssion à la Convention ne concement, pratiquement,
que la réfonne du Comité de salut public6 .
D'une marùère ou d'une autre, jusqu'à Prairial, quand,
comme en Germinal, le problème de la constitution devient
urgent, la Commission ne se dépêche pas de découvrir ses
plans. En même temps, selon l'opinion de B. Baczko, que je
partage, la foule, qui attaque la Convention en demandant
«du pain et la Constitution de 1793», a montré aux députés
avec évidence, que «le démantèlement de la Terreur et
l'abolition de la Constitution de 1793 n'étaient que les deux
aspects du même problème» 7 .
La question sur des groupes politiques au sein de la
Commission peut être ex1rêmement intéressante, cependant
jusqu'à nos jours la question de l'orientation politique de
chaque membre de la Convention reste très controversée, en
premier lieu parce que les sources disponibles sont
contradictoires. Au lieu d 'hypothèses à mon avis peu
démontrables, tentons de dire quelques mots d'un autre sujet:
comment se passait le travail de la Conunission.
Les témoignages dans les mémoires de LareveUièreLépeaux et Thibaudeau sont bien connus et n'ont pas besoin
d'être rappelés K• Néanmoins, mentionnons leur partialité,
particulièrement pour Larevellière-Lépeaux. Heureusement,
en dehors des mémoires, nous disposons de quelques fonds
5 - L. LarcvclIièrc-Lépcaux, op. cit., VoL l, p. 229 ; AC. Thibaudcau, !vlémoires slIr la Convention et le Directoire,
vol. 1. Convention. Paris, 1824, p. 179.
6 - P. C. F. Dawloll, Rapport slIr les moye/lS de donl/er pills
d'intensité (II/ gOIlVl'rl/emel/( actuel. Paris, an III, p. 2, 11 - 12 ,
A-C . Thibaudcau , Dlscollrs dl' Tll/balld('all, représelltant dll
peI/pIe, slIr le gOllverm:ment actllel. Paris, ml ID, p. 16-19
7 - 13 Bac/.ko, Cumment sortir de [a Terreur. Thenmdor el la
Révollltion. Paris, 191\9, p. 121\
8 - 1" Lurcvclhèrc-Lépcaux, op. cit., Vol l, p. 210- 232 ; AC Thibaudcau, Mémoln'S . , p. I!m 11\4.
- 195 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
d'arcruves9, contenant les papiers des membres de la
Conunission, ainsi qu 'wle grande quantité des lettres et des
projets constitutionnels.
Ces sources confirment l'existence au sein de la
Conunission de divergences d'opinions sur certains articles
de la future constitutionJO . Ils pennettent aussi de tirer une
série de conclusions sur d'autres aspects de son travail, que
cette communication a pour objet d'exposer. Ainsi, par
exemple, il est évident que la Comnùssion répondait au moins
à une partie des projets ll , dont certains, pour les raisons qui
nous sont inconnues, étaient renvoyés à leurs auteurs l2 . En
même temps il existe des lettres de correspondants qui se
plaignent que leurs projets soient restés sans réponse\3.
D'après la correspondance, il est difficile de dire
quelque chose de précis sur la contribution personnelle de
chacun des membres de la Conunission. Sans compter la série
C 232, contenant, entre autres, les projets, créés au sein de la
Commission l4 , il n'y a que quelques lettres où on mentionne
9 - Pour la plupart, les docwnents de la COllUmsslOn des Onze sc
trouvent aux Archives nationales dans les séries C 226 C 232. Ils sont bien connus, ct au début des mmées 80.
F Brwlel a effectué leur mlalyse qumllitativc très détaillée
(F. BfWlel, «Aux origines d'un parti de l'ordre: les propositions
de constltulÎon de l'an ID», MOIIWmef/ls popu/mrlis el
cOf/sciel/ce soda/Ii, Colloque de l'Umversllé Pans VU C.N.R.S. Paris, 1985, p. 687-696.). Pour des raIsons
ll\COlUlUeS, W1C partle des papiers sc trouve dans le série AA 34
des mêmes Archives
10 - Cf, par exemph:, AN., C 132, d.181 1SA, doc. 7, d'wle part, et
Ibid .. d 183 1SC, doc. 65, 66, de l'autre.
Il - VOlT par exemple A.N ., C 221\, d.ll\] 4/1, doc . 17 (23 prmnal
mlm)
12-Vou par exemple AN ., C 231, d'!l\] 1I/,doc
. 32~Ibid
.,
C 231, d. II\J 11/2, doc. (le,
\3 - Vou par exemple AN, C 227, d.I!D 3/2, doc. 61\ (25 110réal
ml Ill) ; Ibid., C 22&. d 11\14/1 , doc. Il (\3 pnlirial ml III)
14 - Lew patemité, exceptée la palemité supposée de Daunou, n'est
pas définie et l'expertise spédale d 'écliture serait très
désirable. Je voudraIs seulement remarquer que ces documents
pourraient donnel Wle mtèmnalÏon extrêmcment intélessmllc,
pubtlU'ils I:ontiennent lu mulhtude de variantes de lu plupart
des chapitres ùe la constlluhon ave\: les corredions diverses
- 1%-
�La COllunission des Onze devant l'opinion publique
d'mle manière concrète ml des députés. Ainsi, j'ai trouvé
seulement trois lettres, qui sont adressées personnellement à
7
Lanjuinais l5 , pour une - à Berlier16 et à Louvee ; deux - à
1M
Boissy d'Anglas ; ml message, accusé de réception de la
réponse de la Commission, signée par Creuzé-Latouche I9 , ml
- pour Lesage (d'Eure-et-Loire)2o et un avec une note de
Baudin (des Ardennes) : «Le Citoyen qui a fourni ce projet
peut tenir pour certain qu'il a été lU»21.
Il faut dire que certains députés ont fait parvenir des
lettres d'électeurs à la Commission22 , ainsi qu'à beaucoup de
comités de la Convention : celui de salut public, de sûreté
générale, de législation, des décrets, etc.
D'abord, je voudrais dégager quelques traits
caractéristiques de cette correspondance abondante.
Premièrement, l'impression que les auteurs de plusieurs
projets croient sincèrement qu'on leur avait accordé la
possibilité réelle d'exprimer leurs opinions qui, sans doute,
semient entendues et utilisées. Le projet du père de Pélion est
assez significatif à cet égard. Tout au début il écrit: «Je suis
septuagénaire, le tems des illusions est passé; j'ai le pied dans
la fosse. Je suis sourd, je ne puis dès-là aspirer à aucun poste.
Je suis sans propriété [...] Je ne désire de vivre que pour voir,
- - --- - - - - - - - - - -- - - - - - - -
15 -AN ., C 212, d.181 12, doc, 20 (s.d.), 26 (ID mcssidor an ill):
Ibid., d. l ~1 13, doc, 8 (s.d.).
16-AN,C232,d, 18313, doc. 11 (s.d.).
17 - A.N., C 22X, ù. 183 4/2, ùoc. 68 (23 prairial an III).
18 - Dans lUI de ceux-clan WSUlt en particulIer «Volre patriotisme,
vos lunut:lres excllent ma confiml(;c». AN , C 212, d.181 12,
doc. 7 (12 messidor an III). Voir aussI IbId , C 228, d.183
5/1 , dol,;, 28 (8 meSSidor au m).
19 - A.N. C 211 , d,181 11/2, doc. 48 (6 vcndémiaire an IV).
20 - AN , C 227, d, 183 :V3 , doc. 81 (29 floréal ul1l11)
21 -AN ., C 227, d 1813/.1, doc. 1 17 (sd.), Cepcndant, Iln-csl pas
loul û l'ail clair, oû cc citoyen devait voir cette résolution.
22 - Voir, par exemple, )u letlrc avec les résolutions des députés
Bissy el LcjclUle, A.N , C 231, d. 181 1112, doc. 59
(16 lhennldor uulll).
- 197 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
cher peuple, ta souveraineté inébranlable, & ton bonheur
inaltérable»23 .
En même temps les correspondants manifestent aussi
une vanité rarement justifiée. Ainsi, l'un d'eux exprime sa
joie que la Commission ait accepté la plupart de ses idées,
publiées dans deux discours trois ans plus tôe 4 . Un autre est
sûr, que «la commission ne peut se dispenser, avant de rien
statuer, d'examiner ce que j'ai à dire sur la constitution, [... ]
sans s'exposer à faire un ouvrage manqué, COfiUne les deux
premières constitutions», et il promet d'envoyer ses
considérations sur tous les problèmes possibles et
.
'bles25 .
lmpossl
Le style et le volume des projets sont très divers - deplùs
la note de quelques lignes jusqu'à la brochure de plus de cent
pages. À côté des questions concrètes et des propositions bien
fonnulées, on reçoit aussi de longues excursions pseudo26
plùlosophiques , qui témoignent seulement du désir des
auteurs de partager leurs réflexions avec n'importe qui.
Encore une question : à l'exception de ceu.'X qui se
trouvaient dans son dossier, de quels autres projets la
Conunission avait-elle connaissance ? Collaborait-elle avec
quelques hommes politiques influents '!
Dans les mémoires de Vaublanc - uu publiciste assez
connu à cette époque - j'ai trouvé les lignes suivantes :
«Baudin des ArdelUles, qui lé7 présidait, m'écrivit en son
nom, pour m'engager à me rendre auprès de lui, afin de
joindre mes amis à ceux de ses membrcs»2X.
2:\ - J. Pétion, j)role/ dl' la déclara/IO// des drOlls de ['Iumm/(' cl du
cltoyell el d'wH' COI/.VlllU/101I répuhhcal/ll! démocratique.
j'résellli! au Peuple Fl"lIlIçws par .IérvlIle l'él/OII père, lIomme
de lOI Chartres, sd, p. 2. A .N., C 221\, (111\1 5/1, doc. 11
(meSSidor an lU).
24 - A.N., C 229, d. 11\36/1, doc. Il (26 messidor an !li).
25 - A.N ., C 221\, d.11\14/2, doc. 49 (17 prairial un Ill) .
26 - Voir par exemple AN , C 229, d. I!!3 M2, ùoc. 62 (55 pages
ù'écrituH! serree)
27 - Vaublanc appelle la Commission ùes OIlle (cie comité»
21! - Vaublanc, AftlmO/rcs SI/l'la J<él'()/Il/;OIl dC' l'i'a//cC' el reclll'rches
.\lIr les calS'.~
qui 011/ allle//e la n1volul/OII d" /789 el celles
lJlIl 1'0111 suiVÎt'. Paris, 11\33, vol 2, p. 366- :167.
- Ill!! -
�La Commission des Onze devant !'opüùon publique
Au début, j'ai considéré ce témoignage avec méfiance,
mais plus tard dans les archives de Sieyès j'ai vu le document,
signé par Baudin qui continuait entièrement les mots de
Vaublanc29 . Ajoutons aussi les mots de Thibaudeau, qui
écrivait, que «beaucoup de publicistes, ou soi-disant tels,
apportèrent leurs idées et leurs projcts. Roederer fut distingué
de la foulc et admis aux séances»30. Donc, on sait que Sieyès,
Vaublanc, Dupont dc Nemours et Roedcrer étaient invités aux
séances de la Commission. En brcf, on peut admettre, qu'au
moins certains membres de la Commission connaissaient les
projets des publicistes mentionnés.
Pendant son travail, la COlmnission était confrontée à
trois problèmes principaux, sur lesquels je voudrais
brièvement m'arrêter. Ils étaient 1) l'élaboration de la
nouvelle Déclaration des droits de l'honune et du citoyen,
2) l'organisation d'une nouvelle structure des pouvoirs
législatif ct exécutif ct 3) les réponses au:x questions sur la
Constitution, qui arrivaient au moment dcs élections.
Il faut remarquer, que dès le moment où fut adoptée la
décision d'élaborer la nouvclle constitution et, par
conséquent, la Déclaration des droits, il est facile de repérer,
d'après les Icttres à la Commission et les pamphlets, quels
articles de la Déclaration des droits de 1793 étaient sowllis à
la critiquc la plus forte. Lc plus souvent, c'était l'article 26,
considéré commc encourageant la création des sociétés
populaires; l'article 27 sur l'usurpation de la souveraineté ct
les articles 33- 35, conccrnant lc drOlt à l'insurrection 31 .
Lcs correspondants dc la Commission dcs Onze
proposaicnt' dcux moyens de régler le problèmc. Lcs uns
pensaient quc scs articlcs nécessitaient des formulations plus
exactes. en proposant, par cxcmple, dc préciser quc
l'IllSUrrcctlon serait légale seulcmcnt si le gouvernement
Violait 1<1 constltution u , ou d'Illdiqucr d'une manière concrète,
29· AN . 284 AP 9, doss 5
30 - A·C Ihibaudeau, ANmOlres.. , p 180
31 - VOIr par exemple J J LCIIOIr-l.urot:he, Dl' l 'eI'p nl dL' la
( 'ollslilu/io/l qll/ cOIII'ie/l1 à la l ' i'onCL', et exwn!!/1 cie cell!! cie
1793. l'am. an In , p. D , 15- 1C> : A.N., C 228, d un 4/1 ,
ùOt:, 1 (\2 prairial an Ill).
32 - AN " C 227, d.1ID 3/.\ doc. \\0 (26 floréal an Ul).
- 199-
�LA RÉPUBLIQUE DIlŒCTORIALE
dans quel cas et sous queUe fonne l'insurrection était
possible33 . Les autres proposaient de rejeter toute cette partie
de la Déclaration, en affirmant, que ces articles «étaient
inutiles dans un bon gouvernement ct pourraient allumer la
guerre civile», et qu'il fallait juger les usurpateurs de la
souveraineté au lieu de les tuer sur place14 .
Et bien que, comme on le sait, les thermidoriens aient
préféré ne pas incorporer des articles contestables dans la
Déclaration des droits, il faut souligner que leur existence
dans le texte de 1793 mettait en question la nécessité même
de la Déclaration des droits. Pourquoi depuis le début de La
Révolution a-t-on proposé trois Déclarations des droits? demande ml des correspondants de la Commission. Et il
répond : parce que chacun eX1>rimail les idées métaphysiques
à sa manière. Mais fallait-il alors bourrer le crâne du
peuple35 ?
Cependant la Commission des Onze était sûre que la
Déclaration des droits était indispensable (si l'on en croit les
mémoires de Thibaudeau, seuls Creuzé-Latouche ct Lesage
étaient contre36 ), ct après de longues discussions la
Convention non seulement ra laissée au titre de préambule de
la Constitution, mais elle ra complétée avec la Déclaration
des devoirs, qu'on avait plus d'une fois proposée dans les
3
projets ' .
Le deuxième problème, qui était vivement discuté dans
la correspondance de la ConunissiOll des OIlLe, concerne
l'organisation de la structure du futur pouvoir.
Avant tout, il fallait résoudre la question du système
d'adoption des lOIS. Selon le texte de 1793, ce système paraît
très souvent lfiapplicable. D'ulle part, le délai de 40 Jours,
prévu dans cette constitution. semblait trop court pour que
l'on ait le temps d'organiser sur les projets de 101 une
:n - AN., C 227, d.1lB 3/2. doc. 67 (21 l10réal an HI).
34 - AN , C 221\, d.11\3 5/1 , doc. 20 (13 prairial an Ill)
12, doc.;. 1S ( 16 messidor an III).
35 - AN , C 232, d . l\~
36 - A -C. '1llihaudcau, At(lmO/t'l's." p . 1HO .
4/3, doc. R6 (prairial
31 - Voir par exemple AN . C 221\, d . IH~
an III ) : ihid., C 22H, d 1H3 5/2, doc. 70 (19 messidor lU!!JI) ;
Ibid., C 2n, d, 11\1 12, doc, 35 (16 messidor lUI lll ).
- 200 -
�La Commission des Onze devant l'opinion publique
discussion38 qui, de la sorte, se transfonnait en pure fiction.
D'autre part, l'idée même de la discussion des lois dans les
assemblées primaires provoquait peu d'enthousiasme, parce
qu'elles manquaient du temps nécessaire aussi bien que de la
compétence39 .
Cependant, les auteurs des projets devaient se baser,
d'une manière ou d'une autre, non seulement sur la pratique,
mais encore sur le principe de la souveraineté populaire,
qu'on ne mettait pas en doute à l'époque. Finalement, on
proposait soit d'améliorer les articles de la Constitution de
1793 (par exemple, créer des commissions spéciales près des
assemblées primaires pour l'analyse plus profonde des projets
des lois 4o ), soit de réserver au peuple le droit de s'exprimer
sur les lois seulement en cas d'urgence (par exemple, quand le
pouvoir exécutif refuse de les sanctionner)41. Même les
auteurs, qui voulaient en principe se passer de la sanction du
peuple, tâchaient d'exprimer leurs idées de manière un peu
camouflée. Je peux citer la proposition de considérer tIlle loi
comme temporaire pendant les deux premières années après
son adoption, ce qui permettait au peuple d'envoyer des
pétitions, s'il était mécontent42 .
L'analyse de la correspondance de la Commission des
Onze révèle que, parmi les propositions concrètes
d'organisation des futurs Conseils et du Directoire, il est
difficile de détecter une ligne directrice qui pourrait passer
pour «la voix du peuple». Jusqu'au 5 messidor an JII (23 juin
1795), moment où Boissy d'Anglas fait connaître à la
Convention ct à tout le pays les Ulèses principales du texte de
la Commission, les auteurs des projets se fondaient, d'une
manière ou d'une autre, sur la Constitution de 1793. Après
cette date, la variété des conceptions proposées frappe
l'imagination.
------------------------
3R - AN, C 227, d.Un 3/1, doc . 23 (X floréal an lll) ; lb,,!., d. IR1
1/2, doc 61, p. 6 (25 lloréal an 111).
39 - A N , C 227, d.1Xl1/l , doc. 21 (R noréal an III).
40 - J. paion, op. l'II., p. 12 ; AN., C 22X, d.1Xl SIl, doc. Il
(messidor an Ill).
41 - A.N , C 22X, d.l X14/1 , ùoc . .12 (s.d.).
42 - AN , C 22X, d, IRl 5/1, ùoc . .1 (., messidor an llI).
- 201 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTOIUALE
On peut seulement dire qu'une série des propositions
fondamentales, exprimées dans les projets, a été incorporée
dans le teÀ1e de la constitution : l'absence du droit à
43
l'insurrection, l'adoption de la condition de fortune , de
45
44
l'institution des électeurs , du parlement à deux Chambres ,
du renouvellement partiel du Corps législatif6. Je voudrais
également souligner un autre aspect : au cours de la
discussion, les députés se sont montrés les vrais
«représentants du peuple» - la quantité immense des idées,
des compléments et des précisions, qui se rencontrent dans la
correspondance de la Commission, étaient exprimés,
absolument indépendallunent de ces auteurs, à la tribune de la
Convention.
Moins qu'une base pour la Constitution de l'an III,
conune beaucoup de correspondants l'espéraient, ces projets
ont surtout été utilisés comme des indications de l'opinion
publique, indiquant les passages faibles des constitutions
précédentes, comme du nouveau projet, relevant les idées les
plus répandues.
Par ailleurs, une partie des opiIùons, qui se répétaient
instamment dans les projets, n'étaient pas prises en
considération : la nécessité de la réduction considérable du
47
nombre des députés et de la durée des sessions du Corps
lK
législalif , les propositions de création d'un poste de
44
chcfullique de l'Etat et d'un certain «troisième pouvoir»
43 - VOIr par exemph.: AN ,C 22X, d.lX:l 4/1 , doc. 4J (14 pnuriul
un 1Il).
44 - Voir par exemple A.N ., C 22X, d 1XJ 511 , doc. 2S (1 () mC:Jsldor
an Ill).
45 - VOIr par exemple A.N ., C 22X, d.183 5/2, doc. 49 (II me:J~ldor
an Ill) .
46 - VOIr pa! exemple AN ., C 228, d. IX:l 51.\ doc. ID (2 juillet
1795).
47 - VOlr par exemple AN ., C 228, d 183 5/3, doc. 114 (sd.).
mé1loire~
de 11lihutldeau, c'étaient Baudin,
D' après de~
T.;UlJui~
et Lesage llUl posaJcnt cclte plOposition uu scin de
lu ('omnllssion . /\ .-C Thlbaudcau, Mémoires ... , p . \ Xl
4X - Voil par exemple AN., C 227, d 183 JII, doc. lOS (Il pruinal
an !Il).
49 - Voir par exemplc /\ N., C 227, d 1XJ :lI 1, doc. 18 (sd ).
- 202 -
�La Commission des Onze devant l'opinion publique
(on l'appelait plus souvent «la cellsure»)50, qui se rapproche
51
du «Jury constitutiOlIDaire» de Sieyès .
Après que le projet de la Constitution eut été approuvé
par la Convention et envoyé pour discussion et vote aux
assemblées primaires, le travail de la Conunission des Onze
n'était pas du tout fini. Il entrait seulement dans un nouveau
stade. Jusqu'à la fin des élections, elle reçut une multitude de
lettres des départements avec des demandes d'expliquer tel ou
tel passage de la Constitution ou de donner les commentaires
nécessaires.
Ces messages sont une bOlIDe source pour l'analyse du
processus électoral de 1795 (un sujet que je n'aborde pas dans
cette intervention), comme pour l'analyse des passages de la
Constitution qui provoquaient le plus grand nombre de
questions et d'interprétations, c'est-à-dire qui étaient
insuffisamment étudiés ou pas tout à fait clairs.
Avant tout, remarquons qu'une part importante des
questions - j'ai compté 79 demandes, dont certaines
contenaient plus qu'une question -, était provoquée par
l'existence de l'article 43 de la Constitution d'après laquelle
toutes les décisions sur la légitimité des élections ne
pouvaient être tranchées que par le Corps législatif, soit en ce
cas, la Convention.
L'analyse montte que la plupart des problèmes
concernaient la convocation des assemblées électorales et leur
travail. Il est évident que ce n'est pas par hasard, parce ql1 'en
eITet, c'était hl qu'on aJlait réellement élire les membres des
Conseils. Qui devait juger si le citoyen possédait le droit
d'être élecléur ? Comment fallait-il remplacer l'électeur, qui
n'avait pas le droit de l'être ., Quels papiers devaient être
présentés par le citoyen, pour devenir électeur52 ? Dans la
50 - VOIr par exemple AN, C 229, dl!!] 6/J, doc. 91 (s.d.).
51 - VOIr F J Sleyes, Opllllon dl' Sieyès SII1' pluslt'urs arlicles de.v
lllres JI' el V dll prOjet de cOl/sllllllum. pronollcée il la
('ol/V('l/luJ/l le 2 rlwrmulor de l'ail IrOlsième dl' la l?épllbilql/l'.
Paris,
an III
Idem, Opl/I/CII/ dl' SlLyt's. slIr les
consll/rlllOl//la/n'
allnhlllùJ/ls et l'orgallisaluJ/I
dll jury
proposé le 2 themlllior. prol/otl'ù à la ( 'ollV('lIlion NatlOl/ale
le 18 dll ,mÎme nlOrs. l'llll 3 de la I?t1puhllqlle PmlS, tul DI
52 - AN ., C 2] 1. d. I!!3 1111, doc. D (9 vendeIlllulre
- 20] -
tu}
IV).
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Constitution, il n 'y avait pas de réponses à toutes ces
questions, qui étaient matières à abus dans les départements.
Un ensemble de questions résulte du décret de la
Convention, adopté peu de temps avant les élections,
interdisant alLX parents d'émigrés d'occuper des postes
des assemblées électorales les
publics. Fallait-il exc1~
53
parents des émigrés ? Etait-il possible de nonuner électeur
54
le père ou le parent d'un émigré ? Les parents de déportés et
de prêtres insermentés qui n'étaient pas, en effet, des émigrés
pouvaient-ils occuper les postes et être électeurs55 ? Ces
questions n'étaient pas abstraites, mais représentaient des
abus et des cas réels.
En dehors de ces questions, les plus conl1ictuelles peutêtre étaient liées aux réfugiés et autres migrants, y compris
des étudiants, des ouvriers saisonniers etc. D'habitude, les
assemblées primaires refusaient de les intégrer 6 , mais la
convocation d'assemblées primaires séparées n'était pas
encouragée par les autorités locales57.
Je voudrais aussi mentionner une seule question,
envoyée à la Convention sur les décrets des deux tiers par le
procureur-général-syndic du département de la Gironde.
Comment fallait-il, demande-t-il, réélire huit députés sur
douze, si sept avaient été exécutés et cinq autres ne s'étaient
r ' connaltre
"s~'?
pas lait
Enfin, l'analyse de cette correspondance ne pennet pas
de déterminer à quel degré l'opinion publique a pu réellement
influencer le projet présenté ù la Convention par la
Commission des Onl.e. JI est également difficile de savoir si
53 - AN., C 231, d.UD 10/3, doc. 124 (7 vendélluuire an IV) ;
ihid., d. IlD 1111 , doc. 20 (10 vendémiaire ~U1 IV).
54 - A.N ., C 231, d, IlD 1111, doc. 4 (reyu 1c30 fiuclidO! WI Ill).
55 - A.N ,C 231, d.IS3 11/1 , doc . 24 (6 vendémiaire Wl IV).
56 - 11 n'y a ricn d'étollllunlau fait de plendre en considérution qu' il
pouvait y avoir plus de migrwII:; que d'hahitants locuux. VOiT
plU exemple A.N., C 229, d . 18~
7/3 , doc. 103 (24 fructidor
WI III, deux hsh!s de signatures).
57 - Voir par e\emple A.N , C 21(), cl 183 X/2, doc. 74 (s. cl.), 104
(l) fÎ1ll;tidor Wl III) . III/cl , C 231, cl 181 10/3, cloc. 1.12
(22 fntctidor aH 111).
5X - A.N., C 229, d.IX3 7/2, cloc. 42 (15 fntctirJor un III).
- 2(J.I -
�La Commission des Onze devant ]'opiIùon publique
tel ou tel passage a pu se retrouver dans le projet final grâce à
la correspondance examinée.
Mais l'évidence montre qu ' il y avait entre la
Commission des Onze et ses correspondants un échange réel
d' opinions. En majorité, ils soutenaient la direction générale
de la politique des thennidoriens, en vue de changer la
Constitution de 1793. La majorité des votants ra aussi
soutenue : la Constitution de l'an ID a été adoptée.
- 205 -
��Comment entrer dan le Directoire?
Le problème de
l'~mniste*
\:rgio LUZZ TH)
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
principe de la nonùnation d'une conunission de
douze députés, chargée de se substituer à la justice ordinaire
pour juger les responsabilités des terroristes l .
de
Paris
se
mobilise
L'«opinion
publique»
immédiatement contre ce nouveau monstre juridique enfanté
par le pouvoir révolutionnaire. L'incident le plus grave a lieu
le 15 thennidor, quand une délégation de la section de
l'Observatoire venue demander à l'Assemblée l'arumlation du
décret instituant la Comnùssion des Douze, déclenche un
véritable charivari. Dubois-Crancé n'a pas de tenues assez
forts à l'adresse des pétitionnaires: «Allez vous faire f... , f...,
brigands que vous êtes !»2. Tout en s'excusant, dès le
17 thernùdor, pour cet excès de parole (<<né et élevé dans les
forêts des Ardennes, j'ai sucé avec le lait une sorte d'âpreté
que l'amour de la liberté peut encore exalter»), Dubois-Crancé
n'hésite pas à contre-attaquer ; il dénonce les progrès de la
contre-révolution monarcruste et propose la nOllùnation
inunédiate d'une Conunission des Vingt-et-un, chargée de se
prononcer sur les fautes des conventiOilllels inculpés pour
faits de terrorisme. Il s'ensuit des discussions aussi longues
qu'animées pour savoir s'il convient de faire imprimer le
discours de Dubois-Crancé3 .
Un an après la chute de Robespierre et dix mois après
l'inculpation de Carrier, la Convention se trouve donc
confrontée de nouveau à la contradiction inhérente à la
prétention d'être, dans le même temps, l'Assemblée de la
rédemption pour les forfaits de la Terreur et l'Assemblée de la
confirmation des bienfaits de la République. Malgré la
politique répressive inaugurée au printemps, la Convention
thennidorienne est toujours sous le feu des sections de Paris
qui sont fermement détemùnées à empêcher toute
régularisation judiciaire en faveur des principaux
responsables de la Terreur. On voit alors resurgir une querelle
née avec Thermidor, qui donne alors aux discussions de
l'Assemblée une orientation sensiblelllentnouvelle : convienlil de se tourner vers le passé en période de Révolution 'lU est
acquis désonnais qu'il faut se toumer vers Je passé non pour
1 - MOllltellr (mw/pressioll de l'allclell ), Pans 1854-63, vol. XXV,
p. 332-333 (séancc du 6 Ulcnnidor an rn).
2 - Ibidem , p. 389.
3 - Ibidem, p. 410-4 11 .
- 208 -
�Conunent entrer dans le Directoire? Le problème de l'anmistie
accuser, mais pour effacer les délits. Mais la réponse donne
lieu à de nouvelles questions, autrement inquiétantes: qui a le
droit d'effacer les délits de la Terreur? Qui doit pardonner?
Qui doit être pardonné?
Les interventions les plus remarquables à ce sujet sont le
fait des députés Henri-Larivière et Jean-Baptiste Louvet, deux
rescapés de la Gironde qui défendent des opinions
divergentes. L'ambigui'té de la notion de pardon, dans le
discours d'Henri-Larivière, mérite qu'on s'y attarde. Le député
attaque de front la proposition de création d'une Commission
des Vingt-et-un, mettant en garde ses collègues contre les
conséquences néfastes que ne manquerait pas d'avoir un
retour aux lois d'exception d'inspiration terroriste ; les
applaudissements couvrent sa voix quand il s'écrie : «quoi,
[... ) parce que vous avez voulu pardonner, [... ) on veut en
profiter pour faire tourner contre vous votre p~ore
indulgence, on veut recouvrer Wle autorité meurtrière pour
égorger de nouveau le peuple français !». Mais, à peine a-t-il
attribué à ses collègues la volonté de pardonner,
qu'Henri-Larivière fait d'eux non plus le sujet mais l'objet du
pardon : «Malheureux, que faites-vous et quel est votre
égarement ? On était sur le point de vous pardonner, on vous
oubliait du moins, et vous ne pouvez pas rester un moment de
plus dans cette obscurité salutaire !».
Le Jvfonileur note qu'à ce passage du discours, (<un grand
nombre de membres de la gauche se lèvent : «Nous n'avons
pas besoin de pardon, d'indulgence, nous voulons la justice» 4.
Quoi qu'il en soit, l'avertissement lancé par Henri-Larivière
est recueilli par la Convention qui décide d'agir avec la plus
grande prudence, d'autant que les sections de Paris sont sur le
pied de guerre contre la représentation nationale. Dans les
jours qui suivent, les UlCrrnidoriens [ont marche arrière sur la
Commission des Douze (pour les terroristes détenus) ct sur la
Conunission des Vingt-et-un (pour les conventionnels
incarcérés). Louvet a beau mettre en garde les députés contre,
opinion fictive en réalité, manipulée par les meneurs de telle
ou telle section, la contre-offensive d'Henri-La rivière et des
conventionnels modérés va son trainS.
4 - ibidem, p. 414 (séance du 17 thennidor an ID; c'est moi qui
souligne).
5 -Ibidem, p. 430 (séance du 19 thcnnidor an ill).
- 209-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Quelques mois plus tard, cependant, après que le conflit
entre les sections parisiennes et l'Assemblée a donné lieu à
l'insurrection sectiOlUlaire manquée du 13 vendémiaire an IV,
les données politiques changent radicalement. Sur l'élan de sa
victoire dans les rues de Paris, la Convention procède à la
dissolution des assemblées sectionna ires et ordonne le
désarmement des forces années des sections. En outre, les
conventionnels votent une loi qui exclut des charges
publiques les citoyens impliqués dans la révolte antiparlementaire de fructidor et de vendémiaire, étend aux
parents des émigrés la privation du droit de citoyenneté et
condallUle à la déportation les prêtres réfractaires6 . Du même
coup, le sort des conventionnels et des militants sans-culottes
incarcérés pour extrémisme, notamment à la suite des faits de
prairial an III, se présente sous un jour différent. Dès le
lendemain de la victoire de la Convention sur les sections, le
député Quirot est en première ligne pour delmUlder leur mise
en liberté. Il est interrompu par un rescapé de l'extrême
gauche, Garrau, qui s'écrie : «Les patriotes ne sont point
comme les aristocrates ; ils ne veulent point d'amnistie» .
Amnistie! Bien que l'idée en soit dédaigneusement
rejetée par les camarades des éventuels bénéficiaires, le mot a
été lâché à l'Assemblée et ce n'est pas un simple bruit de
couloir. Le 20 vcndémiaire, sous la pression de Bentabole, le
Comité de législation fait voter par l'Assemblée l'interdiction
de citer en justice les anciens membres des comités
révolutionnaires et des municipalités jacobines. Lanjtùnais
proteste en vain, les jours suivants en vertu de la distinction
entre pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire. Barras - le grand
maître de la rue parisienne depuis le 13 vendémüùre - lance
ce qui deviendra l'antienne de la Convention finissante quand
il dénonce les ravages causés par la propagande royaliste «à
l'aide du mot insignifiant de terroriste»M. La Convention
Ulentùdorienne s'apprête <1 passer UJl véritable coup d'éponge
6 - Pour Wle interprétation générale de la dynamique politique
parisienne en cette CUl de l'an m, je me pennets de renvoyer le
lecteur à S. LllJ'..zatto, L 'al/tll/Illo della Rivolllziom:. LOlla e
cl/ltl/ra politica lIella Francia dei Te/mie/oro, Turin, 1994,
p. 369 svv.
7 - MOlliteur, op. cit., vol. XXVI, p. 139 (séUJlce du 14 vendémiaire
an IV).
8 - Ibie/l'l1l , p. 277 (séance du 29 vendémiaire UlIIV).
- 2 10 -
�Conunent entrer dans le Directoire? Le problème de l'anmistie
sur les crimes de la Terreur, ce qui revient en fait à désavouer
Thennidor.
Les députés et les pétitionnaires les plus éloquents font
appel aux précédents antiques d'usage (le sage pardon de
Trasybule, le repentir final de SyUa) et dissertent, une fois de
plus, sur l'édification d'un Temple de l'Oubli. Le député-poète
Marie-Joseph Chénier suggère, le dictionnaire à la main :
«Ne créons plus de mot de parti, oublions à jamais les
qualifications de modérés, de girondins, de terroristes, qui ne
servaient qu'à nous déchirer»9. Mais c'est en réalité Tallien
qui dorme le ton du débat quand il rappeUe à ses collègues
que les chefs de l'insurrection sectionnaire du 13 vendélniaire
n'ont malheureusement été «guillotinés que sur le papier», et
que «le premier usage du pouvoir que feront leurs 3lnis, sera
de proclamer une runnistie pour les événements de
vendéIniaire»10. Sous couvert d'ml discours œcmnénique, les
députés therInidoriens ne se font guère d'illusions; ils savent
qu'ils mènent un combat à mort contre les adversaires
irréductibles de J'oligarchie conventio111lelle. «Nous avons
vaincu le 13, mais le salut de la patrie sera comproInis si,
déIDs les quatre jours qui nous restent, nous ne savons point
ll
tirer parti de la victoire» : ce propos de Garnier de Saintes
en dit long sur la nature de l'amnistie que les conventionnels
envisagent de voter.
Le 2 brmnaire, Baudin des Ardennes prend la parole au
nom de la Commission des Onze (qui n'a aucune compétence
en la matière, d'autant que ses fonctions ont pris fin avec
l'approbation de la nouveUe constitution) pour rassurer les
députés: «Cc. n'est pas l'impunité du vol et du meurtre que
nous vous demandons, lorsque nous venons vous proposer
d'effacer, par une amnistie nécessaire, le souvenir des erreurs
et des fautes qui ont été commises pendant la RévolutiOll» 12 .
Quelles fautes? Quelles erreurs? Y aura-t-il des exceptions
aux principes généraux ? Rares sont les conventionnels qui
interviennent dans le débat afin d'exclure de l'amnistie les
insurgés de prairial avee ceux de vendélniaire. Le 4 brumaire,
en dépit de l'orgueilleux refus d'un député de la gauche - «des
9 - Ibidem, p. 295 (séance du 1ec bnunaire rul IV).
1.0 - Ihidem , p. 2!l3 (séance du 30 vendémiaire rul IV).
II -Ibidem .
12 - Ibidem, p. 301-303.
- 2 11 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
représentants du peuple n'ont pas besoin d'amnistie» -,
l'amnistie générale est chose faite. En sont exclus les ennemis
farouches de la Révolution, à savoir les insurgés du
13 vendémiaire, les prêtres déportés, les fabriquants de faux13
assignats, les nobles émigrés .
Ce sont des exceptions lourdes de conséquences, dans la
mesure où elles semblent impliquer que le front
révolutionnaire renonce él toute perspective de compronùs
avec le front modéré. L'expérience tllennidorienne paraît bel
et bien se tenniner par la relnise à l'ordre du jour des procédés
de lutte politique que la Convention avait mis au point
pendant la Terreur, notamment la répression de citoyens
désignés collectivement comme étant hors la loi. Avant même
d'entrer en fonctions, les députés du nouveau Corps législatif
et les membres du futur Directoire donnent l'impression de
chercher un équilibre forcément précaire entre nouvelles
intentions et vieilles habitudes, entre le gouvernement de la
règle et la règle de l'exception.
En fait , la quête des thennidoriens est. plus cohérente et
moins étriquée qu'elle ne le paraît, car pour eux la grande
question - conunent sortir de la Terreur14 ? - va de pair avec
une autre question non moins primordiale : comment entrer
dans le Directoire ? Autrement dit, comment entrer dans la
normalité de la politique ? Conunent fonder une tradition
révolutionnaire qui soit conservatrice sans être réactiolUlaire ?
La réponse proposée (de manière plus ou moins implicite) par
les thermidoriens avec la nouvelle constitution de l'un III,
c'est d'en finir avec la politique des fins pour en venir, en.fin,
à une politique des moyens. Halte aux discussions
intenninables et aux combats fratricides sur des enjeux trop
considérables pour [aire l'ullmùlnité : la souveraineté du
peuple, l'égalité de fait, autant de slogans périmés, plus
propres à mobiliser les Athéniens et les Spartiates du
ye siècle av. J.-C. plus que les Français de la fin du XVIll c 1
Vive la pratique toute moderne d'une politique vouée à la
solution des problèmes, grands et petits, concernant non pas
le sort ultime de la cité, mais son administration quotidienne.
13 - ibidem , p. 348-349.
14 - Je renvoie naturellement à l'analyse magistrale de B. Buczko,
Comment sor/il' de la Terreur. Th ermidor e/ la Révolll/ioll ,
Paris, 1989.
- 212 -
�Comment entrer dans le Directoire ? Le problème de l'amnistie
Reste que l'extinction de la volonté de punir équivaut à
une décision judiciaire révoquant l'incapacité d'exercice des
anciens terroristes ; en d'autres termes, la prochunation de
l'amJÙstie générale, conçue comme instrument de lutte contre
la contre-révolution, ressemble fort à une réhabilitation du
personnel politique de l'an II. Dans ces conditions, le vote
eÀ'Primé des conventionnels, le tout dernier jour de leur
mandat, affaiblit à sa source le régime directorial, le vouant
au destin ingrat de dépendre - alors même qu'il le rejette - des
honunes compromis dans les événements de 1793. Le vote
d'amnistie du 4 brumaire an IV contient en genne à la fois le
coup d'état néo-jacobin du 18 fructidor an V et le coup d'état
,mti-jacobin du 22 floréal an VI. Nous allons essayer de le
démontrer par une étude de cas consacrée au sort politique
que le Directoire réserve à un groupe d'amnistiés influents :
les
principaux
leaders
politiques
(dont
certains
conventiOIUlels) ayant survécu à la très dure répression de
l'après-prairial.
La révolte du 13 vendémiaire an IV persuade les
themùdoriens que les conspirations de la droite représentent
un danger plus imminent que les projets de la gauche. Au
moment de se séparer, la Convention décrète la libération des
pris01miers politiques arrêtés après le 9 thennidor. Mais ces
denùers n'ont pas attendu l'atmùstie pour se rallier in
extremis aux conventionnels, dont la lut1e contre les insurgés
de vendémiaire leur paraît représenter Wl désaveu des
proscriptions anti-jacobines de l'été. Du fond de sa prison de
Bicêtre, Brutus Magnier - ancien militaire de 1792 et ancien
terroriste de l'an Il, accusé d'avoir organisé l'insurrection
faubourienne de prairial an TIl - a prôné le consensus
républicain dans les mêmes termes que Chénier, voire avec
plus d'indulgence, puisque Magnier a englobé les insurgés de
vendémiaire eux-mêmes dans les susceptibles d'être élargis :
Monlagnards, Crétois, Girondins, Plainiens, Impartiaux,
Tacitumes, vous avez tous des lorts. Les soi-disanl
Thennidoriens onl à se reprocher d'avoir persécuté les
patriotes, sous le nom de Terrorisles, Buveurs de sang,
Septembriseurs elc. Ceux-ci ont mal fail de poursuivre
- 2 13 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
dans le temps les Fédéralistes, les Modérés, les
Girondinocrates, les. .. n fallait se rapprocher puisque
tous voulaient la république. Eh bien, Convention! que le
passé te serve de leçon, renie tous les partis, qu'ils
fassent une paix sincère et qU'OIl se rende les prisolUllers
de part et d'autre I5 .
Les anciens terroristes sortant de prison au début du
Directoire ne manquent pas de sujets de réflexion : ils
débattent de la question du parlementarisme et de la dictature
révolutionnaire, de l'actualité des hypothèses de conspiration,
de l'organisation égalitaire de la société à venir. Une certaine
confiance les anime dans la mesure où plusieurs d'entre eux
n'ont été - selon la distinction de Magnier - que de «petits
faiseurs» de la Terreur, alors que les conventionnels en
étaient les véritables «auteurs» 16. Le nouveau Corps législatif
étant composé pour deux tiers d'anciens conventionnels, les
jacobins et sans-culottes élargis en brumaire croient pouvoir
compter, en perspective, sur la complicité propre aux
terroristes : «Si nous avons assassiné, vous êtes plus
coupables que nous ; vous nous l'avez ordonné» 17. En effet,
dans les premières semaines qui suivent l'entrée en vigueur de
la constitution de l'an III, le Directoire s'efforce de recruter
dans ses bureaux d'anciens terroristes et de les faire participer
à la nouvelle aventure institutionnelle.
Mais dès l'hiver de l'an IV, la réconciliation échoue
entre les régicides de gouvernement el les anciens terroristes.
Pour poursuivre une politique, il faut pouvoir compter sur du
personnel fiable : du personnel expérimenté et loyal. C'est
tout le problème du Directoire, auquel J'amnistie votée par la
Convention finissante confie les rescapés de deux «partis»
dont les relations ont été envelùmées par les luttes sans merci
de l'an Il et de l'an Ill. Ces hommes ne manquent pas
d'expérience ; ils n'en ont que trop, au contraire, et leur
conception de la loyauté s'en trouve infléchie. À l'école de la
Révolution, les jacobins comme les modérés ont appris à ne se
fier qu'à leurs proches, compagnons de comité ou de
<00urnée», de section ou de prison, ils souffrent d'un excès de
I S - lBrutus Magnicrl, Ve /II-011 encore nOlis endormir avec des
compliments, Paris, s.d. [mais an lITJ, p. 14-1S.
16 - Ibidem, p. Il .
l ? - Ibidem, p. 9.
- 214 -
�Comment entrer dans le Directoire ? Le problème de l'anuùstie
mémoire, alors que toute amnistie suppose une part
d'amnésie.
Le demi-monde de la presse parisienne fOlmùt des
signes modestes mais révélateurs de l'échec de la
collaboration entre régicides modérés et anciens terroristes,
échec qui est à l'origine de la conspiration des Égaux. D'autre
part, la conspiration des Égaux a sa source dans le maquis des
manœuvres de certains membres du Directoire, passés maltres
dans l'art d'infiltrer leurs agents dans les rangs des ultradémocrates et décidés à tirer sur la corde de la surenchère
révolutionnaire jusqu'à ce qu'elle casse. Face aux Carnot, àux
Barras, aux politiciens les plus habiles de la République, les
Antonelle et les Babeuf font figure de débutants. ils
s'ingélùent à prendre contact avec quelques représentants
isolés de la Montagne sans, d'ailleurs, se faire trop d'illusions
sur le résultat de leurs manœuvres ; ils finissent par conspirer
très publiquement
selon l'autocritique de MarcAntoine Jtùlien -, dans la conviction naïve que l'éclipse du
peuple a la même valeur que son épiphalùe pour assurer le
rétablissement de la souveraineté populaire ' 8 .
En dehors de Paris, à l'échelle de la vie politique
départementale et municipale, les retombées du retour des
terroristes au pays témoignent à leur tour de la difficulté de
gérer l'amnistie au quotidien. En province, les hommes du
Directoire - notamment les comnùssaires auprès des
administrations départementales - se veulent fidèles à la
nouvelle constitution de l'an lU, alors que les «anciens» de
l'an II persistent dans leur fidélité à la constitution de 1793 .. .
C'est du moins ainsi que se présente le cas de figure que je me
propose d'illustrer ici et que je considère COHune représentatif
de l'esprit de la lulle politique locale dans la prelnière année
du Direetoire ' 9 . Il concerne un groupuscule d'anciens
terroristes qtÙ compte pamù ses vedet1es, précisément,
Brutus Magnier, le pseudo-conspirateur en chef du
mouvement parisien de prairial. Le détour par le Périgord
auquel l'étude de cas nous oblige nous permellra de mesurer à
quel point l'aInIùstie était destinée à l'échec. Car le rêve
d'unonimisrne républicain entretenu par les conventionnels et
18 - Voir LuzzaUo, L'allllll/I/o della Rivo/lIziol/e, op. cil., p. 259 SVV.
19 - Cf. C. Lucas, «111c l'ifsl Dircctory and U1C Rule of LaW»,
FreI/ch flistorica/ Siudies, 1977, p. 23 1-260.
- 215 -
�LA RÉPllBLlQlm DIRECTORIALE
�C'onUllcnt entrer ùuns le Directoin: '1 Le probleml! ùe l'amnistic
Périgueux, chef-lieu du département de la Dordogne, est
la ville dont Jean-Pascal Pe)'ssard li éte JIlain~
en 171)2, avant
Oll c1ection à la on ention nationale. Montagnard Incarcere
la slùte de
avec Romille, oubran)' çt le <lutre ('rétOls
l'lIIsurr cllOIl de pnllnal, sous l'imputallon d'avOir mobilise
le
ans-enlolles de faubour 'S c nln.: ln repn':scntal1on
nalJonale. eOlldamne li la dép rtahon pal la COIlJS~
1I11hl,ure qlll envoie ROlllllle I.!t les «dc nuers ROII\(lllls» :)
J'échafaud Pc· 'sard a retrouvé lu liberté 'r;'je' ... 1':ulIIlÎslit.:
\'olee pJr ses lIegucs l' tout dernicl' j ur dc 'Cilllec de la
ollycntion. Il a aussitot clé réélu ù la tele de 1'(ldlllini<;tl.ltion
IlIl1uicipnk de P~ri
'ueu .• ct il n'a pas Il 'rdu s n temps pour
'~lIiUcr
l'élan n:\'oluli 11lIaire d 'S jm: bins IOC'lU
lour
aulant. h: retour ,III pa) S Il'a pa pol~
~ Pc, S :\ld Ù l'oubli dl'
s'S vi i .. itud '<; parisiclln s : il compte ,llors parmi l's
colla r,\h:urs du plOjcI d' Plerrc-Fr,mçois Ti 01 d'lm'
/J/\/o r: (nrolo 'étique) tt \ .\lcmllll;lIarcl\ 1. urtout, P , .• nd
nlit d' P :ri'u u lIll pollil Ù 1\:1\ nlr. \111 li li d r nd 7.Illp l '1\ '1 li "111 11.
Ù iH;l\t
i tltull Il 1 Il
i'
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
Gracchus Babeuf et des conjurés du PanUléon. Du même
coup, Peskay est invité à surveiller de près les activités
politiques de Roux.-Fazillac, qui a été lui même pendant une
petite
semaine
commissaire
du
Directoire
près
l'administration centrale de la Dordogne, avant d'être
remplacé par Peskay et de devenir administrateur du
3
départemene .
En l'an II, Roux.-Fazillac, Lacoste et Pinet avaient
parcouru en représentants en mission ce même département
de la Dordogne dont les électeurs les avaient envoyés à Paris
comme députés de la Convention. Sans atteindre l'envergure
de la mission de Lakanal 24 , leur activité avait néanmoins été
intense, notamment dans le domaine de la taxation
révolutionnaire au profit des familles des soldats mobilisés et
dans celui de la transfonnation des établissements religieux
en hôpitaux-généraux et hôtels-dieu25 . C'est dire à quel point
leur retour au pays en l'an IV était susceptible d'émouvoir dans un sens ou dans l'autre - l'opinion publique et les relais
locaux du Directoire. Il faut imaginer les Roux-Fazillac, les
Lacoste, les Pinet, ces «proconsuls» de l'an II se promenant à
nouveau dans les rues de Périgueux : l'image même de
l'égalitarisme et du terrorisme refaisait surface en Dordogne,
par delà Thermidor et l'amnistie thermidorienne.
Début genninal ém IV, c'est au tour de Brutus Magnier
de débarquer à Périgueux.. Nous avons perdu de vue BrutllS
fin vendémiaire, alors qu'en vertu de l'amnistie, il s'apprêtait
à quitter sa cellule thennidorienne ct invitait Lous les bons
républicains <1 l'oubli du passé. Qu'est-il devenu depuis? Si
l'on en croit la police parisienne, il a œuvré .dans les milieux
de la société du Panthéon. Le J or nivôse, un mouchard a
dénoncé sa présence au café Chrétien, haut-lieu de la
23 - Archives Nationales, 199 AP 3, Papiers Lamarque, doss . .. . ,
16 l10réul an TV.
24 - Voir Jr. Labrouc, lA missioll du cOllvcnllolltlcl Lakallal dalls la
Dordoglle Cil 1'011 Il (Octobre 1793-A onl J 794) , Paris, 191 5.
25 - Voir J.-P. Gross, Fair Shores f or Ali. Ja cobin ligalilariallis/ll ill
Practiee, Cambridge, 1997, p. 167 svv.
- 2 18-
�Conunent entrer dans le Directoire? Le problème de l'amnistie
propagande aussi bien que de la vantardise babouviste26 ,
«avec un nommé Jourdan, [Brutus Magnier] est une des
colonnes de cette société. Plan pour faire rétablir dans toute la
République des sociétés à l'instar de celle du PanthéoID)27.
Cinq jours plus tard, ml autre rapport de police a précisé
qu'au café Chrétien, «Magnier et Jourdan ont juré sur leur
sabre de venger la mort de Robespierre»28. Ce n'étaient pas
que des rodomontades. Magnier comptait bel et bien panlli les
abonnés du Tribun du peuple de Babeuy9 ; son nom figurait
dans la «Liste des démocrates à adjoindre dans la Convention
nationale» prévue par les conspirateurs3o ; la tâche assignée à
Jourdan et Magnier n'était rien moins que de mobiliser contre
le Directoire l'armée de l'Ouest et de «faire arrêter Hoche»31 .
Aussitôt dit, aussitôt fait: le mois suivant, le Journal des
hommes libres - périodique de référence pour les ultradémocrates de la France entière - fait état de résurgences
clubistes à Fontenay-le-Peuple (aujourd'hui Fontenay-leComte), dans cette Vendée que Magnier avait arpentée en
terroriste pendant la Terreur et que le général Hoche tentait
de pacifier au nom du Directoire. Plusieurs indices laissent
croire que Maguier a été à l'origine de la «réunion
patriotique» de Fontenay, dont le Journal des hommes libres
a donné une image que l'on pourra considérer, sel.on les goûts,
comme charmante ou inquiétante : «plusieurs défenseurs de la
patrie s'y sont rendus. Leur courage inébranlable, leur civisme
épuré ct fortillé par les fatigues, les traverses et les
souffrances de toute espèce qu'ils ont endurées, répandent
l'enÛlousiasm.e dont ils sont inspirés, et rendent déjà notre
petite colonne l'eITToi de l'aristocratie»32.
26 - Cf. R. J\ndrews, <tRéflexions sur la conjuration des Egaux»,
AI/I/ales ESC, 1974, p. 73-106.
27 - A. J\ulard, Paris pendal// la réac/ion thermidorienne e/ SOI/S le
Directoire, Paris 1898-1902, l. n, p. 55!.
28 -Ibidem, p. 578 (6 nivôse an IV).
29 - AN, W 563, dossier Babcuf, .
30 - AN ., F 7 4277.
31 - [Iaute Cour de Justice, Copie des pièces saisies dal/s le local
ql/e Babel/f occl/pait lors de .1'01/ arrestation, Paris, nivôse
an V, p. 241.
32 - Jal/mal des hommes libres, 23 vcntôse an IV (daté de Fontenayle-Peuple, ID ventôse rul IV).
- 219 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
La réaction du Directoire, par l'intermédiaire du
président du département de Vendée, ne s'est pas fait
attendre. Selon le récit du correspondant du Journal des
hommes libres - dont le style rappelle de près celui de
Magnier lui-même - «la réunion patriotique que nous avions
formée, et qui commençait à opérer quelque bien par la
vigueur avec laquelle elle attaquait les abus, vient d'être
étouffée dans sa naissance». «Conune nos chouans rient,
conune nos belles dames applaudissent» .. . Et le journaliste de
dénoncer nommément l'«activité du général Hoche et des
sous-ordres», et «les flme1>tes conséquences de la dictature
donnée à un setù honune, sur presque le quart de la
République»33. En s'attaquant au personnage de Hoche, le
journaliste songeait-il à la tâche très délicate que lui avaient
confiée les conspirateurs de la société du Panthéon ?
Mesurait-il à quel point sa propre conception de la
pacification nationale était loin de celle que Hoche s'efforçait
de pratiquer dans les départements de l'ouest, ravagés par
deux ans de guerre civile? Toujours est-il que cette sortie
revenait à ml constat d'échec. Quinze jours après avoir rédigé,
ou inspiré, cet article, Bmtus Magnier est arrivé à Périgueux
et s'est installé chez Peyssard, qui avait été son compagnon
d'infortune dans la prison de Bicêtre à la suite des événements
de prairial.
Trois mois plus tard - début messidor an IV - un arrêté
du Directoire exécutif prononce la destitution des membres de
la mmücipalité de Périguem..: ct leur remplacement par des
hommes de confiance du commissaire Peskat 4 • Que s'est-il
passé entre-temps de si grave, pour justifier ces contremesures radicales? Qu'ont-ils donc fait de si terrible, les néojacobins de la Dordogne, si cc n'est chanter publiquement
une romance sur le sort du malheureux Drouet, le célèbre
postier qui avait arrêté le roi Louis XVI ,\ Varennes en 1791
ct pour cela avait été élu à la Convention, où il avait siégé en
bon montagnard avant d'être arrêté à son tour en l'an IV
comme complice de Babeuf '7
33 - Ibidem, 5 gcmll11,1i an IV (dalé de Fonlenay-Ie-Peuple,
20 ventôse an IV).
34 - Recl/eil des Acles du Directoire exécutif, Paris, 1910-19 17, l. Il,
p. 678-679 (4 messidor a l] IV).
- 220 -
�Comment entrer dans le Directoire ? Le problème de l'amnistie
Peuple français, quand ton ardent ami
Gémit dans un triste esclavage,
Prends sa défense et souviens-toi qu'en lui
C'est la majesté qu'on outrage.
Cette romance, les journaux parisiens l'attribuent à la
muse de Brutus Magnier, «membre d'une des commissions
des bouchers de la Vendée et l'un des insurrecteurs de
Prairial» 35.
Nous pouvons reconstruire la suite des événements qui
conduisent à la destitution des membres de la mtmicipalité de
Périgueux à l'aide des rapports d'un médecin nonuné Delpit,
substitut du commissaire du Directoire dans le département
de la Dordogne36, et de Cochon Lapparent en personne, exconventionnel et ministre de la Police37 • Bien entendu, il ne
s'agit là nullement de documents «objectifs», mais des
produits d'une lutte acharnée qui oppose les hommes forts du
Directoire et leurs relais locaux aux épigones du "parti"
montagnard. Lutte acharnée ou grave équivoque. En fait, les
hommes du Directoire postulent que l'amnistie votée par la
Convention ne met personne à l'abri de procédés répressifs,
en cas de violation des principes de la nouvelle Constillltion ;
tandis que les rescapés des prisons de l'an III interprètent
l'amnistie comme un feu vert donné par les conventiollileis
sortants à la surcnchère républicaine, voire comme un
revirement des thennidoriens par rapport à Thermidor.
Les agents municipaux de Périgueux sont tous des
anciens terroristes : tel est le constat de départ de Delpit, qui
renonce cependant à retracer leurs forfaits de l'an II - son
intention n'est pas de «déchirer le voile de l'amnistie», qui les
couvre. Par ailleurs, d'après le substitut du commissaire, ce
n'est pas le peuple de Périgueux qui a choisi ses magistrats ;
Peyssard et les siens n'auraient pas été élus si les électeurs
avaient été libres, si on n'avait pas fait en sorte d'écarter des
assemblées communales les citoyens honnêtes, «ces hOlillnes
dont les intentions sont pures, mais qu'il est facile de dégoûter
ct délaisser, parce qu'ils sont faibles ct apatlùques». Ce ne
35 - Courrier républicain, 6 messidor an IV (cité in A. Aulard,
Paris pendan! la réaclioJ/ thermidorienne, op. cil., t. fi,
p. 269).
36 - AN .,
ID 380, doss. 1930, pièce 44 (3 messidor all IV).
37 - ibidem, pièce 43 (3 messidor all IV).
Ar
- 221 -
�LA Iu'~PlJBL1QUE
DfRE 'TORlALE
sont dOllc pas lcs cHo cns, cc sont lcs jacobins de PériguelLx
qui ont fait ccs choix . «Ics nomillntions étaicnt connuc
plusicurs jour ù l'avance». Mais l'agent du Directoire e 1
1II0ins lIIquiel du pa 'é r~cel
dcs agcnts lIIunicipaux
Il impule :\ la clique de
pen 'ourdins que de lem pr~senl
Pcyssard UIIC iI1Ctp/~lao
bIen singuliere dll 1II0t d'ordrc
œcumé/uquc quc les r~pubhcails
de tout bord 0111 lance au
m /IIcnt de l'alll/llsile
«A p 'ine rul-clle tllst.lllee. qlle la s clé~
populalle cul
sc SCilnccs rI!guliercs. SOIIS IHele. te de la Iccture de
1l01l\'e11esll. Le substitui Ddpll conccde quc '''IICOUp de bon '
Citoyens sc rendaÎl'nl a ces assemblées. «ct cependant la
constÎlulÎ Il les :t pros ,iles», on san.; rai 'on, 'il faul cn
;11 'cr par la dl: ision de Pl:Jssard cl de scs amis dc e rcUlln
de Il clochc»
le tocsin. ce ~}'l1boc
�'olUmcnt entrer ÙW1S le \)lrectOln: 'll.e problème ùe l'lunnislle
IIIquÎets ou soupçonncux avaient le droit de vcnir troubler son
repos, et voir ce qui e pa e dans SOli ména 'e, sous pretexte
de chercher un prGlre ou un emigre» 'l
Dclplt C 1Il0lltre conscient Ci"e la Terrcur n'a pa
tOUJOUf' etc celle que 1'01\ ecnt a"ec un T nUljusculc, Il . tI eu
aussI la tcrr\.!ur avec unc IIllllUscule l'albllr;ure;\ l\:chclle du
\'01 Ilia 'e - la pellte Il1Ju tlCl': COlllIIIIse san~
COÜSIOII de sali',
par pureup rchen' - s'etait a,~r
l'ull d..:s IIlgredlcllls les
plu' Œcheux de la lutte politique en l'tll\ Il. 'est pourqu i ..:n
cc pnnt..:mp de l'ail IV, le sublitul du Direclom: I..:doule lout
51 'Ile :t\ allt-coureur d'un tcl élal d' 'spnt chcl P 'yssard ct les
adminÎslJ.lICurs de Péri 'UCI!'" Par ailleurs. Il dén lice
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Face aux accusations de Delpit, la Réponse de
l'administration municipale de la commune de Périgueux au
Réquisitoire présenté contre elle à l'Administration centrale
[ ... ] par le substitut du Commissaire du Directoire exécutif
s'avère totalement inutile. Démarche inutile, réponse
maladroite : après avoir présenté Brutus Magnier conune un
(~eun
militaire» professant «les principes du plus pur
républicanisme», les Jacobins de Périgueux n'hésitent pas à
dire de lui qu'«il paraît si peu avoir été le complice de Babeuf,
ainsi que le substitut l'affume, qu'on a trouvé dans les notes
relatives à la conspiration : «TI faut arrêter Hoche et
Brutus Magnien»> ... 3~. Il aurait fallu des argmnents bien plus
subtils pour confondre les politiciens et les policiers du
Directoire.
Les
néo-jacobins de
Périgueux
sont-ils
des
révolutionnaires qui n'ont pas perdu la flamme, des
inconditionnels de la démocratie et de ses instruments, ou
bien des tyranneaux sans convictions IÙ scruplùes, incapables
de distinguer entre robespierrisme et terrorisme ? Les agents
du Directoire en Dordogne sont-ils des révolutionnaires
assagis, enfin conscients de la valeur d'wle constitution, ou
bien des opportunistes qui se targuent des articles
constitutiOlmels pour masquer leurs ambitions personnelles?
Par delà les cas individuels, leur Iùstoire est instructive
précisément dans la mesure où elle exclut toute réponse
manichéenne à ces questions. Au fond, les uns et les autres
jouent un rôle cohérent, si ce n'est un rôle sincère; les uns et
les autres se ballent au nom de libertés fondamentales établies
par la Révolution . Dans leur activité clubiste, les anciens
terroristes à la Magnier se réclament du droit d'association,
dans leurs discours dans te11e ou te11e cérémonie publique, du
droit d'expression. Les hommes de gouvernement à la Delpit
justifient la répression en renvoyaut à des principes non
38 - VOIr G. IIcnnann, «Note sur deux condamnés de prairial.
Pcyssard cl Brutus Magnien>, La Révolutioll frallçaise , 1900,
p. 538-549.
- 224 -
�COImnent entrer dans le Directoire ? Le problème de l'amnistie
moins constitutifs de l'héritage révolutionnaire, l'habeas
corpus, la liberté d'opinion religieuse.
L'intérêt des petites querelles locales que l'on vient
d'évoquer réside dans le fait qu'elles témoignent du statut
anlbigu du patrimoine que la culture politique thermidorienne
lègue à la France du Directoire. En l'an IV, l'effort pour
terminer la Révolution par le biais d'une constitution aussi
anlbiguë dans ses dispositions fondanlentales que celle de
l'an m39, passe à la fois par la relance et la négation des
principes de 1789. Dès ses débuts le Directoire est tiraillé
entre deux cauchemars, celui de la contre-révolution et celui
de la résurgence jacobine ; il suffit d'une messe clandestine
pour que l'on dénonce la nouvelle Vendée, d'une réunion
clubiste pour que l'on cric au retour de la Terreur. D'où la
tentation pour le gouvernement de jouer la carte de la
centralisation autoritaire, par l'intermédiaire dans chaque
département de cet honune fort qu'est le commissaire du
Directoire - l'antécédent direct du préfet napoléonien. D'où,
aussi, la mise au point d'un nouveau genre de répression
politico-judiciaire, promis à un bel avenir au XIX" siècle : la
répression préventive.
Dans le cas de la Dordogne en l'an IV, il faut du moins
reconnaître la portée modeste des reproches que les agents du
Directoire font aux nostalgiques de l'an II. Une visite
domiciliaire, un tocsin de trop, un toast à la constitution de
1793, un couplet en hOimeur du postier de Varennes: autant
de menaces à la pacification des esprits, mais rien de
comparable at'ix forfaits de la Terreur. Doit-on en conclure
que les relais locaux du gouvernement directorial futissent par
devenir victimes de leur propre surenchère loyaliste '? Parfois,
c'est sans doute le cas. Ainsi, le commissaire Peskay luimême est rappelé à J'ordre par ses «chefs» parisiens, saturés
de sa langue de bois patriotique, favorables <) une
bureaucratisation du discours politique et policier :
39 - Voir Luzzatlo, L'al/III/Illo della Rivoll/zioue, op. cil., p. 295 sgg.
- 225-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
On trouve (car je dois vous dire toul en bon ami) que
votre tête se monte trop facilement, que vous n'avez pas
du tout le style d'un homme d'affaires, que vos lettres
sont d'Wle longueur accablante el pleines de métaphores
et d'épithètes qui n'ajoutent rien au sens. On a été obligé
de réduire votre mémoire de renseignements au
Ministre, qui marquait de la passion. Il faut vous
accoutumer à être plus précis el à n'exposer que des faits.
Nous n'avons pas besoin que vous nous parliez sans
cesse de votre civisme et que vous peigniez si souvent la
fureur de vos ennemis. Des faits, et rien de plus, excepté
les moyens que vous jugerez propres à remédier au
ma1 4o .
Le plus souvent, cependant, les agents du Directoire sont
loin d'être dupes de leur propre rhétorique. Les plus avertis
d'entre eux paraissent surtout concernés non par la gravité des
actes commis par les Peyssard ou les Maglùer après la
promulgation de l'amnistie, mais par l'appartenance de ces
derniers
à des catégories «sensibles»
d'anciens
révolutiOlmaires, tels que les (ex) montagnards et les (vrais ou
prétendus) septembriseurs. En même temps, il faut bien
reconnaître que le choix de Peyssard et de ses amis, de donner
la parole et du champ politique à un forcené conune
Brutus Magnicr, relevait du défi ; ce n'était certainement pas
la meilleure malùère de calmer le jeu.
«Pour les individus comme pour Les peuples, pour les
soldats comme pour les généraux, pour les plus obscurs
révolutionnaires comme pour Les chefs, la seule amnistie, c'est
la victoire» : du Directoire à l'Empire, des thernùdoriens
comme Fouché, Cochon ct Merlin de Douai ainsi que leurs
agents dans les départements vont démontrer qu'ils ont appris
par cœur la leçon qu'un jeune pamphlétaire suisse, Benjamin
Constant, a bien voulu leur impartir au printemps de
41
l'an IV • Leur victoire à eux, ce sera la répression préventive,
d'autant plus réussie qu'elle frappera toujours les mêmes
persolmes. De cette répression, les chercheurs ont retracé
l'histoire notanunent en ce qui concerne le personnel sans-
40 - AN ., papiers Lamarque, doss. cité.
41 - l3. Constant, De la force dll gOllvernement acwel de la France
et de la lIécessité de S)! rallier, s. 1., noréal an IV, p. 50.
- 226-
�Comment entrer dans le Directoire? Le problème de l'amnistie
culotte parisien42 . Contentons-nous de rappeler ici - pour en
rester à la Dordogne - les déboires que la plupart des anciens
députés montagnards du département vont essuyer dans la
suite de l'époque directoriale. Réélus au Corps législatif ou
réintégrés dans des fonctions de haute responsabilité locale
dans le courant de l'an V, Peyssard, Lacoste, Lamarque,
Roux-Fazillac seront tous destitués par la loi du 22 floréal
an vr43 .
Quant à Brutus Magnier, dès l'été de l'an V, il retombe
dans les filets de la police du Directoire. On lit en effet dans
un rapport au Directoire exécutif signé par Merlin de Douai et
daté du 13 vendémiaire an V, que «plusieurs officiers d'un
bataillon de sapeurs arrivés à La Rochelle le 27 messidor,
venant de Nantes [... ], firent une pétition en faveur de Drouet
adressée aux Cinq-Cents». ils ont été aussitôt arrêtés, d'autant
que l'un d'entre eux, «Magnier dit Brutus», assurait qu'«il
signerait [la pétition] de son sang, et que les deux Conseils
n'étaient composés en majeure partie que de royalistes» 44.
Magnier retrouve probablement la liberté grâce au coup d'état
du 18 fructidor an V ; toujours est-il qu'il figure parmi les
électeurs parisiens en l'an vr 45 . Mais moins de deux ans plus
tard, le 26 brumaire an VIII, Magnier compte parmi les néojacobins que Napoléon Bonaparte se hâte de proscrire au
lendemain de son arrivée au pouvoir : il est condamné à la
déportation à Cayenne, dans cette Guyane fTançaise qu'il avait
connue juste avant de s'engager dans la Révolution et où d'ailleurs - il sémble précisément se trouver au moment même
46
de sa condamnation par les Consuls de la République .
42 - Cf. R. Cobb, , «Note sur la répression contre le personnel sallSculotte de ) 795 à ) 801 », in Id., Terreur et subsistances, 17931795, Paris, 1964 , p. 179-2 10; R. MOlulÎer, «De l'all ID à
l'an IX, les demicrs sans-culottes. Résistance et répression à
Paris sous le Directoire cl au début du Consulat», AllI/ales
historiques de /a Révolulionjrallçaise, 1984, p. 387-406.
43 - Voir A Kuscinski, Dictionnaire des Convenlionnels, Paris,
191 6, ad voces.
44 - AN., AF 42, doss. 153, p. 126.
45 - Cf. 1. Woloch, Jacobin Legacy. The Democratie Movemellt
rll'lder the Directory, Princeton, 1. 970, p. 318.
46 - Cf. A. Aulard, Paris sous le Consulat. Recueil de documents
pour l'histoire de l'esprit public à Paris, Paris, l. l, p. 18.
ra
- 227-
�LA RÉPUBUQUE DIRECTORIALE
Les péripéties révolutionnaires de Brutus Magnier ne
sont pas finies pour autant. En nivôse de l'an IX, lorsque
Fouché s'engage dans une nouvelle opération répressive
d'envergure à la suite de la tentative d'attentat contre
Bonaparte connue sous le nom de «machine infernale»,
Magnier n'échappe pas aux soupçons des forces de l'ordre. Le
voici qui comparaît, le 14 nivôse, devant le maire et le
commissaire de police de la commune de Bergerac. «Prévenus
qu'un citoyen nommé Brutus Magnier était en cette cOlrunwle
depuis peu de jours, et que son séjour inspirait des craintes à
plusieurs habitants, à cause de l'événement récent qui vient de
se passer à Paris», le maire et le cOlrunissaire lui demandent
raison de sa présence en Dordogne47 . lis se renseignent au
sujet du passage récent de Magnier par PériguelL'(, et lui
demandent «si à cette occasion il n'y avait pas eu une réunion
de plusieurs citoyens et si on ne hù avait pas donné une fête
particulière» 48.
Visiblement, le maire et le cOlrunissaire de police de
Bergerac ne disposent d'aucun indice permettant de supposer
WIe quelconque participation de Magnier aux complots
parisiens contre le Premier Consul. En revanche, la mémoire
ne leur fait pas défaut. Ils connaissent le passé révolutionnaire
de Brutus, relaté par la vox populi locale, confirmé par les
listes de proscription dressées et redressées dans la capitale .
ils savent que le profil de Magnier correspond parfaitement à
celui du terroriste en mal de Terreur. Or, sous le Directoire et
le Consulat (puis sous l'Empire), la police sévit non pas
contre des coupables, mais contre des gens qui - par leur
passé, par leurs convictions ou par e>..'périence - pourraient, le
49
cas échéant, être coupables . Pour les forfaits des anciens
terroristes, point d'anUlésie ; pour eux, point d'amnistie.
Retracer les avatars immédiats et lointains de l'amnistie
de brumaire an IV, pennet de situer l'analyse de la lutte et de
la culture politique pendant l'époque du Directoire sur un
terrain qui s'avère spécialement pertinent pour l'historien des
lendemains révolutionnaires : celui de la mémoire et de
47 - 1. Penaud, «Bmtus Magnicm, La Révo/lIIion française , juillcldécembre 1883, p. 230-245.
48 - Ibidem.
49 - Voir Cobb, «Note sur la répression... », op. ci!., p. 207.
- 228-
�Comment entrer dans le Directoire? Le problème de l'allll1istie
l'oubli 50. Tous les hommes politiques qui occupent le devant
de la scène dans la République directoriale, de droite à
gauche, à l'échelle parisienne autant que provinciale,
disposent d'un excès de mémoire ; autrement dit, ils sont
affectés par un déficit d'oubli qui les pousse à chercher sans
cesse la revanche politique, si ce n'est la vengeance
personnelle. Ce qui explique les heurs et malheurs, entre
1795 et 1799, des «institutions républicaines», trop chargées
de souvenirs pour être perçues COImne innocentes et vécues
COImne fondatrices 51 . D'où ce paradoxe majeur de l'histoire du
Directoire, qui n'a pas échappé au regard profond de
Tocqueville: un régime imaginé par ses créateurs comme une
République sans Révolution, a fini par donner lieu à une
Révolution sans République 52 .
50 - Cf. J.-C. Martin, Révollltiol/ et Contre-révolutiol/ el/ France de
1789 à 1995. Les rouages de l'histoire, Rennes, J996, p. 14-15
el passim.
51 - Voir 1. Woloch, «(<Republican mslitutions», 1797-1799» , in
C. Lucas (sous la direction de), The French Revolution and Ihe
Creation of Modem Political CI/liure, vol. II, Tite Polilical
Cullllre of Ihe FreI/ch Revolution, Oxford, 1988, p. 371-388.
52 - Voir A. de Tocqueville, Œllvres compll1tes, L IIu, Fragments
el noies inédites sur la Révolution, l'mis, 1981 , p. 278.
- 229-
��Les municipalités de canton: échec
circonstanciel ou faiblesse structurelle?
Le cas du département de l'Aube
Claudine WOLIKOW
Les municipalités de canton n'ont eu qu'une brève
existence : conçues en l'an ID, mises en activité en brumaire
an IV (novembre 1795), elles disparaissent en pluviôse
an VIII (février 1800), alors condamnées sans appel par une
partie même de leurs promoteurs, convaincus par l'expérience
du «système désastreux des adnùllistratiolls collectives» 1.
Malgré leur échec, sinon leur fiasco, elles n'ont pas manqué
depuis lors de nourrir les regrets et la nostalgie chrOlùques
d'un courant critique, hostile à la profusion conununale et
municipale qui forme encore l'une des singularités
hexagonales. La promesse d'instaurer une «administration
populaire patriarcale», pour reprendre les tennes du projet
créateur, n'aurait-elle pas davantage succombé à des
circonstances malheureuses qu'à Wl vice de forme initial,
puisque l'assise territoriale cantonale n'a pas cessé pour autant
de fonctiOlUler solidement comme circonscription des justices
de paix ou comme élire durable de rayonnement des foires et
- Chaptul , orateur du gouvcmclllcnt dcvant le Corps Législatif,
28 pluviôsc un vm (21 février 1800), MOlliteur, nO 155.
La Répuhlique directoriale, Clermollt-Ferrand, 1997, p. 231-260
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
marchés ruraux2 . En novembre 1789, alertées et sollicitées
par la formation du département, les conununautés de l'ancien
bailliage et comté de Bar-sur-Seine s'étaient clairement
prononcées, par la voix d'assemblées générales dûment
convoquées, pour la formation d'un district comprenant
six municipalités, associant les villages du plat pays aux six
villes ou bourgs principaux de cette portion de la Champagne
méridionale, et au moins sept des communautés voisines de
Bar-sur-Seine avaient explicitement réclamé vouloir se réunir
et «dépendre du district et de la municipalité directe de Barsur-Seine», de manière que la ville soit «le chef-lieu de leur
district et le centre de toutes leurs opérations, soit de
juridiction, soit d'adnùnistratioID>3. La municipalité rurale
«agrégative» ne semble alors pas condamnée d'avance.
«Les cinq cent quarante-sept districts, les quarantequatre mille municipalités étaient une superfétation
dangereuse ... »4. Sans revenir sur la genèse d'un projet
longuement mûri, amendé avec constance et opiniâtreté avant
comme après 1789 jusqu'à la variante finalement adoptée ou
arrachée en l'an DI à une majorité enfin trouvée à la
2 - Cf. Dominique airaz, Foires el marchés dans la France préindustrie//e, EIlliSS, 1988. 11 paraît difficile de suivre
entièrement J. L. Ol1Tlières opposant la commune, «institution
façonnée pur l'histoire» au canton, «création administrative
(qui) revêt un caractère urtificieh>, i1\ «Les Rouges ct les
Blancs», Lieux de mémoire, l. m, Les Fran ce, vol. l , Conflits
et pariages, 1992, p. 234-236.
3 - A.D. Aube, E dépôt 34/9 ct 34/64, extraits du Regislre du
Comité perman ent de lv/Ai. Les Electeurs du Bailliage de Bar.l'ur-Seine, 19 et21 novembre 1789.
4 - Boi ssy d'Anglus, Discours préliminaire au proj et de
consti/l/tion ... , 5 messidor un III (23 juin 1795), réimpr.
Moniteur, l. XXV, p. 106.
- 232 -
�Les mwlicipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
Convention5 , il ne paraît guère sérieux d'imputer l'échec de
l'expérience à la légèreté d'une improvisation hâtive. Maintes
fois exposée par ses initiateurs et leurs épigones locaux, la
finalité politique des «municipalités centrales de canton» peut
se réduire à quelques objectifs majeurs : en premier lieu,
agglomérer, agréger ou réunir les municipalités rurales,
contre-feu proposé à la morgue comme à la supériorité
attribuées aux élites urbaines autant qu'à l'arriération
présumée des campagnes6, et moyen d'élargir le vivier de
recrutement des administrateurs locaux, «puisqu'il est plus
facile de rencontrer de bons magistrats dans trois ou quatre
cens individus que dans vingt ou trente» 7 ; en second lieu,
avec la suppression simultanée des municipalités conununales
et des administrations de district, situées, selon leurs
détracteurs, trop près du peuple et trop loin du centre du
pouvoir, simplifier et alléger les structures administratives,
réduire le nombre des unités territoriales, et les rapprocher du
centre de l'action gouvernementale ; en troisième et dernier
lieu, souligné comme secondaire dès la préparation de la
réforme 8, dans la mesure où l'exercice des fonctions
administratives relevait d'un bénévolat assimilé à une «dette
5 - Claudine. Wolikow, «Les mwucipalités de canton. Identité
commwlale et administration mwùcipale : l'option du
Directoire», in Actes du Colloque Révolution et République L'exception frallçaise (Paris l - SorbOlme, septembre 1992),
Ed. Kimé, 1994, p. 299-3 li , et «Condorcet et le projet de
Grandes COnUl1lUlCS (1788-1793)), in Condorcet, JIOtlltlllt des
Lumières et de la Révol/ltion, Actes du Colloque Recherches
/lOI/velles sur Condorcet (Paris, octobre 1994), E.N.S. éd.,
1997, p. 241-250.
6 - Cf. Jean Bart, «Bourgeois cl paysans : la crainte et le mépris», in
Actes du Colloque La Revolution française el II! monde mml
(SorboIUle, octobre 1987), C.T.IJ.S., 1989, p. 459475.
7 - AD. Aube, L 469, Extrait des registres de délibération du
district de Troyes, séance du 27 pluviôse an ru.
8 - Malgré les déclarations de Boissy drulS le discours cité supra :
<c. . il faut compter pour quelque chose salis doute la
suppression d'Wl nombre considérable de [ollctiOlUlaires, et la
réduction des dépenses publiques».
- 233 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
civique»9, réduire le nombre des fonctiOlmaires comme le
montant des dépenses publiques.
Avant de pouvoir se prononcer sur les déboires de la
nouvelle institution municipale, il convient de s'arrêter sur les
moyens et les fonctions des pratiques mise en oeuvre,
d'examiner les rapports entretenus entre administrateurs
départementaux et agents municipaux, les résultats obtenus
en matière de restructuration administrative et territoriale, et
de chercher à observer si le parti.cularisme conununal ou
«l'esprit de localité», qui fonnait le spectre à repousser, a
conunencé à se diluer dans l'espace social du canton.
Avec ses quelque deux cent trente mille âmes, le
département de l'Aube, choisi pour l'étude de terrain, se
présente comme un échantillon massivement, voire
excessivement rural. A l'exception de la ville de Troyes, cheflieu comptant un peu plus de 10 % de la population
aucune ville
en
titre
n'atteint
départementale 1o,
cinq lnille habitants, et huit communes seulement des quatre
cent quatre-vingt-dix qtÙ composent le département à la fin
de l'an II dépassent le seuil des deux m.ille habitants. On peut
considérer comme ruraux soixante des soixante et un cantons
au tracé fixé ct resté stable depuis 1791, ainsi que soixante
des soixante-dix à soixante-di x-huit assemblées primaires
successivement établies sous le Directoire. Constatons
toutefois qu'avant même la municipalisation des cantons, les
circonscriptions des assemblées prima.ires comme celles des
justices de paix (soixante-sept dans le cas aubois) font plus
d'une fois éclater l'unité cantonale dans la pratique même des
fonctions assignées à son assise territoriale. Remarquons
également qu'une bonne moitié (seulement) des soixante ct un
chefs-lieux de canton peut bénéficier du rayolUlement de ses
9 - Loi du 21 fmctidor an ru (7 septembre 1795) relative aux corps
administratifs et municipaux, arl. xxvi : «Jusqu'à ce que lu
situution du trésor national pennette de salarier les autres
fonctions administratives (que celles des commissaires du
Directoire), elles seront considérées com1l10 une dette civique
et resteront gratuitement exercées».
10 - 25918 habitunts selon un dénombrement publié en vendémiaire
alllY, dOll11l.U\t droit Ù 7 officiers municipaux.
·234 ·
�Les municipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
foires et marchés, tandis qu'une petite trentaine ne dispose pas
de ces mêmes atouts ll .
Un remodelage territorial souple et limité
La volonté de réduire et subord01Uler n'était pas
nouvelle; elle remonte au moins à 1789 et à la hantise
d'éclatement politique et de décomposition sociale suscitée
par la Révolution municipale et la crainte de sa contagion
dans les quarante à quarante-quatre mille COIIUnWl<lUtés
d'habit,U1ts alors dénombrées dans le royawne. Toutefois, la
vigueur avérée de la forme cOllununale, et l'échec répété des
projets de formation de «grandes communes» au cours de la
Révolution ont alors quelque peu émoussé ou infléchi les
ardeurs réductiorulistes. La tactique post-thennidorienne a
consisté à dissocier le couple cOIlUnwle/municipalité formé en
1789, à imposer un profond bouleversement de l'organisation
municipale, tout en maintenant formellement le statut et
J'assise socio-territoriale des communes, adtnises d'emblée
COllUne «parties intégnmtes» (Cambacérès) élémentaires du
territoire, et garanties elliptiquement en l'an m par l'Acte
constitutionnel (art. 5)12. Cependant, la lettre de la nouvelle
loi municipale s'attache à marginaliser toute référence
proprement 'COIlUnullale : elle supprime le maire, figure
élninellte de l'identité et de l'autonomie locales, institue lUl
président tout honorillque, élu en assemblée primaire de
canton, et réduit la participation de chaque commune mrale à
l'administration municipale de canton à un seul et unique
agent ou, à défaut, à son adjoint, l'un conune l'autre
Il - A.D. Aube, Le 1 32, f" 51 rO-63 rO, 1er messidor un VI, délib10n
départcmentule fixant lcs foires et marchés du départemcnt,
qui compte ulors 40 licux dc foircs et 33 dc murchés, dont
21 sites mixtes, tous chefs-lieux dc canton. 12 autres chefslieux de canton sOlltlicux exclusifs de foires (7) ou de marchés
(5), mois 28 (46 %) Cil sont totolcmcnt dépourvus. Au total,
les chefs-lieux de canton ne fonnent que 63 % des lieux de
foires ou marchés du département.
12 - «Chuque département est distribué en cuntons, chaque cantoll
Cil commWleS».
- 235 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
eÀ'Pressément qualifiés de municipal. quoiqu'élus en
assemblée conununale. On mesure également combien la
comparaison avec les justices de paix, souvent invoquée à
l'époque par les réductionnistes, est trompeuse, puisque le
juge de paix, avec une charge de travail incontestablement
moins lourde, exerçait sa tâche avec l'aide de
quatre assesseurs par COillinune.
Dans l'Aube, le travail décisif en matière de fusion de
COillinWles a été réalisé à la faveur de la mission accomplie en
pluviôse-prairial an III Ganvier-mai 1795) par le
conventionnel Albert, détenniné à «centraliser dès à présent
toutes ces municipalités; jamais les esprits n'y ont été et n'y
seront mieux disposés» 13. «Depuis toujours, j'ai eu lieu de me
convaincre [... ] que le trop grand nombre de mwùcipalités
répandues sur toute la surface de la république, en multipliant
les rouages du gouvemement, augmentaient (sic) la difficulté
de les faire marcher d'une manière prompte et wùfonne»14.
Réducteur convaincu dès avant l'ouverture du débat
constitutiolUlel, Albert était décidé à mettre à profit
l'exténuation municipale consécutive à l'activisme de l'an II et
à la déstabilisation de l'an III, mais s'est principalement
contenté d'avaliser et imposer la réunion-fusion de trente et
une communes, déjà projetée et réclamée en vain par
l'administration du district de Troyes depuis janvier 1793, el
concernant principalement des écarts, des «communes sans
clocher» ou des «hameaux aïant municipalités», formant tout
13 - AN . D §lt, Correspondrulce d'Albert avec le Comité de
Division, Reims le ~O ventôse an ID (20 mars 1795). Albert y
expose pour avis sa préférence pour des municipalités
centrales réwliSSrult de 6 000 Ù ID 000 âmes el fonnées d'LUI
officier municipal el de deux notables 1 c~mwl
, sauf le
«(chef-)licu central», qui foumiruit obligatoirement le maire,
l'agent national , deux officiers ct lluutre notables: option plus
proche du plan DémelUlier de 1791 que ùu plan thennidorien
fmal.
14 - Ibid., le même aux mêmes, Troyes, le 27 floréal an Dl (1 ~ mui
1795).
- 2~6
-
�Les municipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
de même un tiers des communes du distrid 5 . Au plan
départemental, l'érosion subie entre l'an il, où l'on recense
quatre cent quatre-vingt-dix communes, et l'an VITI, qui en
compte quatre cent cinquante, n'atteint pas 10 % du nombre
des localités, et ne bouleverse pas fondamentalement le
maillage communal départemental, resté stable deptùs lors l6 .
En frimaire an VI, l'administration cenlrale de département
s'était empressée de répondre à l'invitation faite par le
nùnistre de l'intérieur de remettre en chantier la géograplùe
communale : «Ce sera le cas de réUIÙr cet1e foule de petites
communes dont WI grand nombre est administré par des
agens incapables ou insoucians... Cette réwùon aura cela
d'avantageux qu'elle centralisera l'action du gouvernement,
qu'eUe diIninuera le nombre des rôles de contribution, celui
des percepteurs, qu'elle réwùra les colles» 17. En moins de
deux décades, les adlninistrateurs de département, dont la
position sur la question devait déjà avoir été fermement
arrêtée, avaient répondu par un plan drastique et détaillé de
réduction d'WI tiers du nombre des cOlrunwles et de plus de
moitié du nombre des cantons lS , projet sitôt abandOlUlé
15 - AD. Aube, L 182, correspondance des Administrateurs
composant le Directoire du District de Troyes al/x Citoyens
Administrateurs du Département de l'Al/be, 22 messidor an III
(JO juillet 1795).
16 - Le département compte actuellement 430 conunwles.
17 - A.D. Aube, L 466, P. V de la réunion et circonscription des
can/ons du département de l'Aube 1.111 vertu de la lettre dIt
ministre en date du 7 frimaire an VI (27 novembre 1797),
envoyé ail ministre de l'intérieur avec l'anciel/ne el lIouvelle
carte, le 3 lIiv6se ail VI, et délibération départementale
consécutive du 3 nivôse (23 décembre), proposant lUle
réduction à 24 ou 26 cantons, lmticipallt sur le nombre (26) de
cantons-justices de paix finalement retenu en l'ml lX par le
L'initiative prise par
premier préfet du dcpartemenl.
Letowneux coülcide avec la mise en place des agences
départementales des contributions directes, instituées pur la loi
du 22 brwnaire an VI.
18 - A.D. Aube, L 465, et Le) 31, ("37 r°-42 vo, délib,oll
départementale, 24 frimaire ml VI, proposmlt 155 réwüons de
communes, et igJlormlt superbement d'ailleurs les réwuOIlS déjà
faites en 1790-1791 1
- 237-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
d'ailleurs à l'échelle nationale19 conune à l'échelle locale, où
le découpage communal et cantonal ne subit plus de retouche
pendant la période directoriale. La nouveauté réside plutôt
dans la mise en place à partir de l'an IV de quatre
«arrondissements», ressorts finalement concordants (en
l'an VII) attribués aux tribunaux correcliOIll1els ainsi qu'aux
nouvelles recettes des contributions directes2o, prenant la
relève discrète des six anciens districts supprimés sans
remords apparents : «Considérez que simplifier le versement
de l'impôt par la réduction des caisses particulières, .c'est
assurer au trésor national la rentrée des fonds avec plus de
rapidité, et moins d'entraves»21.
La mise en place des administrations municipales a
commencé par la nomination des soixante et un cOllunissaires
(non rétribués22) du Directoire exécutif, recrutés à 40 (Yo
auprès des anciens membres des administrations de
département, de district, ou mwricipales, à 28 % panni les
houunes de loi, à 14 % panni les propriétaires déclarés23 . Au
niveau proprement cOllununal, un grand nombre d'agents ou
adjoints «municipalL"X» a décliné son élection ou dénùssionné,
peu après avoir découvert l'ampleur et l'ingratitude des tâches
19 - La commission ad hoc fonuée aux Cinq-Cents est dissoute
après rejet du projet, mais le débat sur la question reprend les
2-4 frimaire an VIl, et se conclut par Wl nouveau rejet.
20 - La restructuration des districts a été progressive. Les prenriers
«arrondissement:») des tribwlaux correctiOJUlcls ont été
délimités le 24 brwnaire an IV ~ la demande d'Wl quatrième
siège et arrondissement, fonnulée en Ulennidor an V, n'a été
accordée qu'en genninal an VU. Les arrondissements des
recettes des contributions s'y sont superposés en nivôse an V.
21 - A.D. Aube, Lei 30, ["21 va, délib,oll départementale du
29 genninal an V, arrêtmll la circonscription des nouveaux
arrondissements.
22 - Cf. Lanjuinais, au cours ùes débats des 4-5 Ulennidor un III (2223 juillet 1795) : «L'avis de la conunission (des Onze) est qu'ils
ne doivent pas être payés ~ mais il faut laisser de côlé celle
discussion puérile ... », réimpr. MOlliteur, t. XXV, p. 327.
23 - Soil 1 ancien mcmbrc du département, 17 des ci-devant
districts, 1 ancien maire ct 5 anciens procureurs de COll1l11Wle,
17 hommes de loi, 9 propriétaires, (11 indélenninés).
- 238 -
�Les municipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
à accomplir 4 «Car il n'est pas facile de concevoir qu'un seul
homme puisse avec fruit répondre à un travail immense en
tous genres, que vingt-cinq à trente personnes n'ont jamais pu
remplir d'une manière proportionnée aux besoins des
administrés» 25. En outre, malgré la maigreur des effectifs
municipaux, les incompatibilités de cumul de fonctions ou de
liens de parenté ont entraîné une quantité non négligeable de
défections ou d'annulations de nomination des élus. Cette
délicate ou laborieuse «mise en activité» des nouvelles
municipalités en l'an IV n'est pas sans rappeler les difficultés
et déconvenues éprouvées localement lors de la mise en place
de la réfonne municipale BrielUle de 1787, en raison des
résistances des communautés villageoises envers un dispositif
jugé hostile au «suffTage universel paysan»26, activement
pratiqué jusque-là au sein des assemblées générales de
communautés d'habitants. En l'an III, l'Aube figure au
nombre des dix-neuf départements qui ont refusé les décrets
des deux-tiers 27 , dénoncés en assemblée primaire COlmne
«attentatoires à la souveraineté du peuple», et fonnant un
mandat impératif «exorbitant» ou «non avenu»28. Comme
G. Lefebvre l'a fait justement remarquer, les décrets des deuxtiers ne s'appliquaient pas aux élections locales29 , où
«l'administration électivc)} a pu exprimer l'opinion d'une
opposition bâiJlOlUléc au plan national, conuue sans doute
24 - Toute quantification précise suppose un llépouillement
exhaustif des délibérations des 61 mWlÎcipalités de canton, car
loin s'cn faut que tous les cas de refus ou de démission soient
portés à la connaissance du département.
25 - A.D. Aube, E dépôt 34 15, lettrc de démission de
Nicolas Delacroix, agent de Bar/Seine, jointe au registre de
délibérations municipales , 20 brumaire an IV.
26 - La [onmùe est empruntée à Jaurès, l/isloire socialiste de la
Revolutioll française, éd. par A Soboul, Ed. Sociales, t. 1,
1968, p. 347.
27 - A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Paris,
1913, p. 576.
28 - A.N., BU 37, p. v. d'acccptaLioll de la Constitution de l'an ID
dans le département.
29 - La Frallce salis II! Directoirl!, éd. par J. R. Suralleau, Ed.
Sociales, Paris, 1977, p. 72.
.
- 239 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORW.E
dans le canton d'Essoyes, où l'équipe municipale, considérant
le rytlune décadaire incompatible avec les travaux de la
campagne, décide de tenir ses séances «tous Les sept jours»30 !
Constatant en tllermidor an IV le peu d'empressement mis par
les municipalités rurales à célébrer les fêtes nationales,
l'autorité départementale décide de les astreindre désormais à
l'envoi obligé d'un procès-verbal fest.if 1 ! Avant même le
grand remue-ménage survenu après fructidor an V, où «les
opérations des assemblées primaires, cOllununales et
électorales sont déclarées illégitimes et nulles»32, l'institution
apparaît déjà affaiblie par une instabilité originelle, attribuée
alors au «désordre» causé par une «insouciance honteuse»33.
Pour «négligence»,
«insouciance»,
«inciVisme»
ou
«fanatisme», plus de la moitié des administrations cantonales
a été totalement ou partiellement renouvelée en l'an VI, en
application de la loi du 19 fructidor 4 •
Quant aux services départementaux, lIlis en sommeil
depuis l'an II, et réactivés en brumaire an m, leurs
administrateurs s'étaient fixé conune objectif de réduire le
nombre des employés en-dessous du niveau atteint en 1791 ou
1792. En fait, les effectifs pennanents augmentent d'un tiers
entre la fin de l'an II et celle de l'an m, culminent en l'an IV,
où une menace de démission collective <<non insurrectivc»,
motivée par l'insuffisance des salaires, nous apprend qu'il
s'agit de conunis attachés au département depuis 1790, ou
formés par les adtninistrations de district, et dont la
compétence acquise aurait rendu le départ regrellable ct le
30 - AD. Aube, 13 35, délibioll mwlicipale, II ventôse Wl IV.
31 -AD. Aube, Lei 29, 1"58 vo, délibioll départementale,
15 thennidor un IV.
32 - AD. Aube, Lei ?O, délib,oll départementale, 22 fructidor Wl V.
33 - AD. Aube, Le 28, 1"43 va, selon les tennes de la réponse du
ministre de l'intérieur, saisi pur les administrateurs de
département le Jcr ventôse an IV, «Considérant qu'aucune loi
n'ayW1t indiqué la marche à suivre pur les udllùnistrations
lorsque, dWIS Wle commwle, les citoyens appelés à des
fonctions refusent opiniâtrement, ct qu'aucwls des citoyens ne
veulent accepter ces fonctions vacwlles ... ».
34 - 26 mWlÎeipulilés onl été touchées pur des mesures de
suspension, et 7 pur des desti lutions, entrainwll le
renouvellement d'au moins ISO présidents, agents, ou adjoints.
- 240-
�Les mwlicipalités de canton : échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
remplacement difficile 35 . Au ternIe d'une série de
restructurations, les effectifs se stabilisent à la baisse en
l'an VI autour de la trentaine 36, réalisant une économie de
personnel en grande partie trompeuse, puisque les bureaux
départementaux ne peuvent accomplir leurs missions sans le
recours fréquent à des commissaires supplétifs, bénévoles
désignés d'office panni les notabilités cantonales (et anciens
administrateurs de district !) pour régulièrement venir en
renfort à chaque fois que se présente une tâche requérant des
missions de terrain : emprunt forcé de l'an IV, inventaire des
biens nationaux non vendus, poursuite des arriérés
d'impôts ... , entraînant la nomination temporaire successive de
quatre-vingt-seize commissaires en l'an VI, cent vingt-six en
l'an V, soixante-dix-sept en l'an VI ... Dans la pratique, les
réductions de moyens ont davantage affecté les
administrations
municipales
que
les
instances
départementales, généralement insatisfaites du travail fourni
par l'échelon Îlûérieur.
Relégation municipale et harcèlement fiscal
La nouvelle organisation administrative parait d'abord
souffrir d'un déficit très concret de cOllununication, résultant
du vide laissé par la suppression des six districts: leurs chefslieux étaient tous reliés au chef-lieu départemental par la
poste et, grâce au service de piétons, leurs administrateurs
assuraient un relais direct avec les ll1w1Îcipalités communales.
Force est de constater en l'an IV l'allongement subit des
distances, et la relégation brutale d'wle grande partie des
administrés dans les profondeurs de la rusticité : la poste aux
37
lettres dessert à peine un tiers des chefs-lieux de canton et,
35 -1\.0. Aube, Le' 29, f"37 rO, délibioll départementale, 17 prairial
an rv.
36 - Les effectifs des bureaux ont évolué conune suit : 22
ell 1791 , 29 en 1792, 28 <1 la lin de l'an 2, 39 ù la fin
44 en l'un rv, 31 en l'Wl VI, répartis en 6 bureaux.
avwlcé en messidor an ID avait été la réduction des
171
37 - 19 sur 61.
- 241 -
personnes
de l'un m,
L'objectif
effectifs à
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
si le chef-lieu départemental se trouve à moins de deux jours
des nouvelles et décisions de la capitale, il en coûte huit jours
dans son propre ressort pour atteindre les chefs-lieux de
canton les plus reculés, sans parler des COlmnunes où doivent
s'exécuter l'essentiel des décisions. Malgré le discours officiel
3H
convenu érigeant les ci-devant districts en obstacle à la
bonne marche administrative, leurs chefs-lieux sont requis
dès brumaire an IV de bien vouloir continuer leur rôle
39
d'intermédiaire posta1 , avant que les sièges municipaux,
privés de desserte, soient en l'an V tenus de recruter à leurs
frais un commis-piéton, chargé trois fois par décade d'aller
porter et retirer les dépêches au plus proche bureau. La
remarque de Daunou enterrant en l'an VIII l'institution
municipale directoriale, «trop éloignée de l'administration
centrale du département» et «trop éloignée des administrés
eux-mêmes»40, ne paraît pas relever seulement d'une
polémique de circonstance.
La question des moyens de fonctiOlmement constitue une
autre facette de la relégation municipale. La pénurie
financière touche sévèrement les administrations cantonales,
bien plus démUlùes et maltraitées par le pouvoir central que
leurs homologues départementales. QuestiOlUlé par le
département sur les fonds propres à accorder aux
mtmicipalités, le mitùstre de l'intérieur founùt d'abord en
l'an IV une réponse abrupte dénuée de toute ambiguïté: «Les
dépenses sont des charges de localité, absolument étrangères
,
' 41 U n éunénagement, local d'abord, pUIS
.
au (resor
publ IC».
national en l'an V, est toutefois trouvé, grâce à des
aITectations
de
fonds
réglementaires,
limitées
ct
contingentées, ct réparties d'autorité entre les cantons par le
38 - A.D. Aube, Lei 30, ["39 vO , rapport du Commissaire exécutif
(Sulil) près le département, 15 Goréal an V.
39 - AD. Aube, Lei 27, ["81 VO et 82 rO, délib ioll départementale,
17 brumaire ml IV.
40 - Dawlou, rapporteur au Corps législatif, 28 pluviôse un VIII, in
Moniteur n° l56 (6 ventôse an VIn), p. l56.
41 - A.D. Aube, Le' 28, ["70 vO, délib ioll départementale,
1cr genninal an IV.
- 242-
�Les municipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle ? Le cas du département de l'Aube
département42 • La situation paraissait en effet difficilement
tenable de part et d'autre, du moins tant que les municipalités
gardaient la maîtrise et la responsabilité ultime du
prélèvement fiscal, et qu'elles pouvaient laisser planer la
menace de représailles auprès de leurs puissances de tutelle
qui, en retour, n'étaient guère disposées à leur céder la
moindre parcelle d'autonomie financière.
Tandis que le régime du Directoire, au prix d'une
intense activité législative43 , tente d'engager une nouvelle
logique des rapports entre l'Etat et les contribuables, de
raccourcir à toutes forces les délais de recouvrement, et
commence à mettre en place, du moins pour le contrôle des
recettes
publiques,
une
administration
spécifique
indépendante 44, la fiscalité continue néanmoins à former le
terrain essentiel de l'activité des administrations locales,
conformément à l'Acte constitutionnel (art. 190). Répartition
et perception des contributions empoisonnent en permanence
l'ordinaire des rapports des autorités départementales avec les
municipalités et les communes, dont l'effacement à cette
occasion paraît bien improbable, tant que la commune
constitue le degré élémentaire et irréductible des opérations.
Déjà en 1791, l'assemblée départementale avait déploré le
lùatlls existant au bout de la chaîne descendante de la
répartition successive de l'impôt entre départements, districts
et finalement ' communes : «c'est ici que la marche est
interrompue». par «l'engourdissement» produit par «cette
42 - A D. Aube, LeI 29, arraté départemental du 24 frim aire an V,
précédant la loi du 4 pluviôse suivant, rappelée le 27 pluviôse
en séance, in AD. Aube, LeI 30, accordant au plan national le
mème montant global de frais de fonctiOlmement aux
départements et aux mluùcipalités ; de son côté, le
département a réparti son enveloppe entre les cantons, I:hargés
de la répartition de leur contingent entre les COlnmWles.
43 - f. Jacques Ramel-Nogaret, Compte-rendu au Directoire
exécutif par le Ministre des Finances sur l'administration de
son département en l'ail V : «la multiplicité des lois est un
signe certain de leur insuffisance».
44 - «Recelles» d'arrondissement de l'an IV et «agences»
départementales de l'au VI.
- 243-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
habitude trop enracinée de se soustraire à l'imPÔD>45, justifiant
ainsi l'envoi des «visiteurs de rôle» créés par la loi du
46
9 octobre 1791 pour aider à l'établissement des matrices .
OpÙation de plus en plus technique et fastidieuse, avec la
multiplication des données et des paramètres affectant les
différentes sources de revenu réel ou apparent, la répartition
entre les cantons de la masse du prélèvement assignée par le
pouvoir central au département incombe aux administrateurs
départementaux et à leurs conunis, qui se plaignent
constanunent de l'obscurité soigneusement entretenue par le
corps fisca1 47 autour des bases de l'assiette et, par voie de
conséquence, du contentieux incessant qui en résulte.
On ne peut se dissimuler qu'il est impossible de se
procurer des données certaines dans un désordre de
choses aussi grand amené par quatre aImées d'inaction ;
que dans toutes les communes du département, à peine
peut-on en citer quelques-unes dont les états de section
et matrices soient couronnes à la loi ... De tous côtés, on
ne trouve qu'erreurs ou infidélités [... J, l'évaluation basse
est pour le propriétaire domicilié, l'excessive pour le
[orain ou le domaine national l ... ] C'est donc au milieu
de cel encombrement d'états de sections et matrices de
rôles in[onnes, au milieu de ce cabos (sic) de
supercheries, au milieu du choc des infidélités, au milieu
de ces passions de localités colorées souvent d'un faux
zèle l ... ] que l'administration doit trouver les
renseignements qui lui sonl nécessaires pour répartir
avec une courageuse et tenace impartialiLé eL avec toute
45 - Procès-verbal des séances de l'assemblée administrative dtl
département de l'Aube, lenlles à Troyes al/X Illois de novembre
et décembre 1791. Troyes, 1792, p. 305 ct 309.
46 - Cf. J. Godcchot, Les instill/lions de la France SOIIS la
Révollltion et l'Empire. P.U.P., 1968, p. 169- 170.
47 • L'expression est empnUltée au projet de déclaration des droits
présenté en 1793 par ROlTIlnc, Archives parlemelltaires, LXIl,
p. 267-268, el L. Jawnc, Les déclarations des droits de
l'homme. GF-Flammarion, 1989, p. 244-250.
- 244 -
�Les mmllcipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
l'égalité possible le contingent que doit et peut porter
chaque canton48 .
Au sein du canton, la répartition par COn11l1Wle incombe
en principe à la municipalité, assistée d'un propriétaire de
chaque localité. Dans la commune, le calUer matriciel ~t le
rôle de la contribution foncière devaient être établis par
l'agent municipal de la commune et son adjoint, siégeant avec
cinq citoyens-répartiteurs, choisis parllll «les propriétaires les
plus probes et les plus intelligents» du lieu, pour fixer les
évaluations et détenniner les cotes individuelles, eu «réglant
seuls à la pluralité des voix» 49. S'agissant de la contribution
mobilière, matrice et rôle nominatif communaux devaient être
également établis par un collectif comprenant l'agent
municipal et deux citoyens de la commune, aillsi que les
membres (cinq à sept) des jurys d'équité de canton, institués
en thennidor an V, qui devaient ensemble décider «à la
majorité des suffrages»50 de la taxation des particuliers.
Méfiante à l'égard de pratiques délibératives échappant à son
contrôle et jugées peu propices à la stricte exécution des lois,
l'administration départementale n'a pas hésité, sous couleur
d'équité, à [ouler aux pieds les prérogatives mwuCÎ.pales et
COnl1llUllales légales, justifiant en retour la dissimulation
passive et l'hostilité amère des intéressés. «Quoiqu'au terme
de la loi, l'aduunistration n'ait él répartir que par canton, il
(l'adJlunistrateur) a pensé que pour parvenir à COll1laître la
force d'un canton, il fallait aussi savoir celle de chaque
conuuune [.. .] après s'être fortement pénétré du désir effectif
d'atteindre et fixer cet équilibre local qui semble flJir devant
les rechercbes»51. Dès l'an IV, le département a restauré la
48 • AD. Aube, LeI 30, {"58 rO vO, délib,oll départementale,
17 messidor un V, extrait d'wle intervention fleuve de
l'udministrateur chargé des contributions (1"57 vO·1"64 rO).
49 . ibid., Cf. la loi du 3 frimaire un Vil, art. XXIII : «Les
sept répartiteurs délibèrent en COllunUl1 , Ù lu majorité des
suffrages» .
50 . AD. Aube, LeI 30, 1"108 vO, délib ioll départementale,
5 vendémiaire an VI.
51 . AD. Aube, LeI 30, 1"58 rO vO, délib,oll départementale déjà
citée, 17 messidor un V.
· 245·
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
pratique, inaugurée en 1791, de l'envoi périodique dans les
municipalités et communes d'une escouade de commissaires
aux rôles temporaires, aux frais des répartiteurs municipaux
et communaux récalcitrants ou défaillants, «insouciants» ou
«négligents», «peu intelligents» ou «peu actifs», incapables
en tout cas d'établir des rôles qui ne soient «désordonnés» et
«invérifiables».
Quelle que soit la matière imposable, l'établissement de
la cote d'imposition ne préjuge en rien des possibilités de
contestation fiscale légale, individuelle ou collective, de sa
base d'évaluation. Municipalités et département sont
rapidement submergés par la masse des réclamations et
l'emballement d'un contentieux difficile à maîtriser et plus
encore à traiter : l'emprunt forcé de l'an IV suscite plus de
six mille demandes particulières de décharge, la contribution
foncière de l'an IV plus de cinq mille ... , quand le bureau
départemental des contributions publiques ne compte pas plus
de six à sept employés. Avec les seuls moyens du bénévolat,
réduits par l'absentéisme ou la défection d'une partie de leurs
élus, les municipalités cantonales affTontent en première ligne
le même torrent contestataire
ne comptant que
sept communes, jamais réunie au complet, la municipalité de
Bar-sur-Seine recueille en l'an V plus de deux cents pétitions
fiscales, présentées par près d'un contribuable sur cinq52.
L'inflation législative53 peine à enrayer le phénomène, et
parait même l'avoir davantage stimulé que modéré, en
consacrant deux principes simples ct invariables, allègrement
brandis par tout un chacun des contribuables : le
plafonnement (variable) des prélèvements annuels,
52 - AD. Aube, E dépôt 34 15 , délibération du 28 fructidor an V.
53 - Depuis la loi du 29 frimaire an IV (20 décembre 1795), celle du
8 messidor an IV (26 juin 1796), jusqu'à la Loi relative à la
réparlilion, à l'assie/le, el ail recouvremellt de la cOlltriblltioll
jOl/cière du 3 frimaire an VIT (23 novembre 1798) (J 55 art.), el
ln Loi sur les réclama/iolls ell matière de cOl/tribulion jOllcière
du 2 messidor an va (20 juin (799) (237 lIrt. !), Cil passant par
celles du 17 brwnaire un V (7 novembre 1796), du
22 brumaire un VI (12 novembre 1797) .. .
- 246-
�Les mwùcipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
introduisant une dose de quotité dans l'impôt de répartition54,
et la règle du «rappel à l'égalité proportionnelle»55,
génératrice d'un comparatisme sans bornes au bénéfice
universel de la décharge des plaignants. Chaque municipalité
cantonale dispose en effet de la connaissance annuelle
chiffrée de la cascade nationale des enveloppes fiscales
exigées aux différents échelons territoriaux, et plaide sa
surcharge, en renvoyant illunanquablement in fine aux bases
indiscutablement «VlCleuses» de l'assiette, formée en
l'occurrence par les derniers rôles de vingtièmes, établis
d'après des contrôles opérés quinze ou trente ans auparavant.
La relégation administrative des communes a exacerbé le
débat fiscal, placé dans une perspective nationale.
A l'aval de la répartition, la perception des contributions
et le problème lancinant des arriérés, antérieur à la
Révolution elle-même, consomment la majeure partie du
temps et de l'énergie des nouvelles administrations. A la fin
de l'an V, le département se désole de devoir constater qu'il
reste à solder seize exercices différents pannl ceux qui ont été
mis en recouvrement depuis 178956 . La pédagogie
administrative s'évertue à vouloir régénérer les moeurs
fiscales, en répétant que «La Révolution a substitué des
percepteurs aux collecteurs», et la recette de contributions
légitimes à l,a collecte à domicile d'impositions arbitraires
54 - Cf. la loi du 3 frimaire an VIl, «Dispositions générales» : «Pour
rassurer les contribuables contre les abus de la répartition, il
sera détennillé chaque ruUlée Ulle proportion générale de la
contribution foncière avec les revenus territoriaux ... ». La
proportion avait été fixée au 6ème en 1791 , au Sème en 1792, au
1/4 en l'an V et VI, en l'an VII au Sème ...
55 - Dont j'usage est rappelé Wle demière fois par la loi du
2 messidor rul VII
«Tout contribuable surtaxé
comparativement aux autres contribuables a droit à demander
le rappel à l'égalité proportiOlUlelle. .. Chaque cOlIUnWle,
chaque crulton et chaque département ont pareillement droit de
demander le rappel à l'égalité proportiOJUlelle dans le même
cas» (art. IV), sous condition de «(feverser l'excédent sur les
cotes prises en comparaisoll» (art. XCVI).
S6 - AD. Aube, Le 30, [<'83 va, délib,oll départementale,
18 thennidor rul V.
- 247-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
vexatoires. A l'évidence, la masse des contribuables est restée
hennétique aux grands principes de philosoplùe politique qui
ont présidé à la mutation du prélèvement étatique de charge
quérable en charge portable, pour reprendre le langage de la
ci-devant féodalité. «Un grand nombre de citoyens se
persuade encore qu'ils ne sont jamais en retard de payer leurs
arriérés tant que le percepteur ne s'est pas présenté à leur
domicile pour leur montrer leurs cottes et leur en faire la
demande», alors que c'est désormais aux contribuables
.
«d'aller porter 1eurs contn'butlOns
aux percepteurs» 57 .
L'intériorisation civique de la contrainte fiscale paraît loin
d'être acquise, et une spirale infernale s'engage autour des
percepteurs créés par l'Assemblée constituante, investis de
leur fonction après adjudication au rabais du prélèvement du
montant de la recette d'un exercice particulier dans la
commune. Pour illtléclùr les pratiques dans le sens sOtÙlaité
et se démarquer des collecteurs d'Ancien Régime, les
percepteurs auraient dû disposer de bureaux, ouverts en
permanence, que leurs activités principales et leurs moyens
ordinaires leur pennettaient rarement d'établir, du moins le
département cherche-t-il à leur imposer des horaires fixes. La
déroute des assignats et des mandats territoriaux a fait flm
dès l'an III nombre d'adjudicataires ou d'auxiliaires
potentiels ; «la dépréciation du signe monétaire a éloigné du
travail tous les aides», note la mtuùcipalité d'Essoyes, pour
expliquer l'absence totale de matrice, rôle et recette pour
5M
l'an m . A défaut de preneurs, les agents 11llUücipaux, qui
ont accepté de jouer le rôle de percepteur, s'exposent à
l'accusation de vouloir «s'indemlùscr pécUJüairement» par un
«cumul illicite»59. Le retour définitif et bmtal en l'an V ù la
S7 - A.D. Aube, Lei 27, ("27 vo , délib,oll départementule, 21 pluviôse
anN.
S8 - AD Aube L3 35, délibioll municipale, 29 fructidor an N (lu
mwùcipalité comprend 6 communes).
S9 - A.D. Aube, Lei 3D, ("39 vo , délib,oll départementale, 1S floréal
un V.
- 248-
�Les municipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
circulation métalliquéO accélère la désertion des
adjudications fiscales, auquel cas le département ou la
municipalité procède à des nominations d'autorité, avec lile
rigueur accrue depuis que les cOlmnissaires du Directoire
exécutif sont devenus simultanément en l'an VI agents des
contributions61 . Aux yeux d'une admi1ùstration centrale
impatiente et toujours passible des foudres müùstériels 62 , les
percepteurs, volontaires ou désignés d'officé3, sont coupables
de tous les maux, d'autant plus que la morgue et l'ignorance
citadines attribuent volontiers l'exercice de la fonction à de
pauvres «manouvriers» de la campagné4 • Comme
l'accumulation des arriérés devient insupportable au,'.;: finances
publiques, les percepteurs sont généralement disqualifiés
comme «incapables», «négligents», «de mauvaise foi».
Apparenunent insensible à la pénurie de persOlmel, le
département dépêche en l'an IV vingt-trois commissaires
spéciaux pour accélérer les rentrées fiscales, avec llÙssion de
destituer les percepteurs jugés les plus incompétents65 ,
lesquels, refusant tout à la fois leur révocation, la renùse de
60 - Déjà en l'an ID, la contribution foncière était «payable en grains
ou en numéraire, ct non autrement (en signes)) d'après AD.
Aube, Lei 29, 1"64 vo , délib ion départementale, 1ee fructidor
an IV. •
61 - Par la même loi du 22 brumaire an VI (12 novembre 1797) qui
crée les agences départementales des contributions directes.
Les commissaires près les départements étaient institués
agents généraux, et ceux près les l\lwucipalités agents
particuliers. En ventôse au VI, le département adresse à tous
les nouveaux agents Wl Code des contributiolls directes , acheté
à RondolUleau.
62 - AD. Aube, Lei 31 , 1"78 r O , délib'o" départementale, 26 pluviôse
011 VI, prelUmt connaissance du blâme adressé par le milustre
«pour le retard dans ce département du recouvrement des
cOlltributiowl antérieures à l'an V». Un blâme avait déjà été
signifié en fnlctidor an V.
63 - MoyelUlUllt rétribution plafOlUlée ù 6 deniers/livre.
64 - AD. Aube, Lei 28, 1"68 vO , délib'o" départementale, 27 ventôse
an IV, remarque fuite par lu mwucipalilé de Troyes Cil ~éance
publique.
,oll
65 - AD. Aube, Le' 29, f"64 vO , délib
départementale,
1er fructidor UII IV, déjà citée.
- 249-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
leurs registres et des recouvrements effectués, sont accusés de
«résistance aux autorités constituées»66, menacés de la
gendarmerie et confrontés aux saisies et ventes de leurs biens.
En ventôse an VI, constatant qu'«aucun acheteur-enchérisseur
ne se présente aux ventes des meubles saisis chez les
percepteurs», l'administration départementale est invitée à
méditer les suites de ce «dangereux exemple» 67. Les biens
communaux fonciers n'échappent pas aux arriérés
d'impositions, ce qui incline les percepteurs inquiétés à
poursuivre à leur tour les communes en la personne de leurs
agents, soumis alors aux mêmes rigueurs, auxquelles ils
n'échappent que par tille démission qui laisse une succession
bien difficilé8 . Au-delà des percepteurs, le constat
d'impuissance apparente s'applique plus largement à la masse
des contribuables réc,ùcitrants, accablés par les porteurs de
contrainte et livrés aux garnisaires. Dès l'an VI, il est devenu
«impossible de trouver suffisalluuellt de garnisaires pour
recouvrer tous les arriérés d'impôts dans les campagnes, vu le
nombre considérable de contribuables en retard ... et persOlme
ne voulant se charger d'une fonction aussi pénible»69.
L'escalade de la violence se pOurSlùt pourtant en l'an Vil, et
conduit à une résurrection républicaine grandeur nature de
«l'année du fisc» tant h01Uùe sous l'Ancien Régime, sous la
forme du détachement, par le ministère de la Guerre, d'wle
66 - AD. Aube, Lei 29, délib,oll départementale, 15 vendémiaire
an V .
1
.
67 - AD. Aube, Le 32, f"4 rO, délib,oll départementale, 11 ventôse
an VI.
68 - AD. Aube, Lei 32, f"18 rO , délib ioll on départementale,
29 genninal an VI, concemallt l'agent mUlùcipal de Brienne,
«contraint par voie de gamisaires établis Cil sa maison au
paiement des contributions un m, IV et V, restant ducs par su
commune». AD. Aube, Lel 35, délib,oll de la mUllicipulité
d'Essoyes sur trois ulUlées d'arriérés dus pur deux communes
sur leurs bois commUlluux, 10 vendémiaire an VI, el démission
de l'agent mUlùcipal d'Essoyes le lor bfUJnaire suivant.
1
.
69 - AD. Aube, Le 32, f"74 vO , délib,oll départementale,
lor thenrudor au VI. Les «porteurs de contruiJlte» sont les
huissiers de l'administrution des contributions directes ; les
gamisaires sont requis pur les municipalités, sur demunde des
percepteurs.
- 250-
�Les municipalités de canton : échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle ? Le cas du département de l'Aube
compagnie de cent hOImnes de troupe de ligne, mis en
garnison chez les contribuables «les plus arriérés» du
département, et chargés d'«activer la rentrée des
contributions» 70, et sans doute aussi d'aider à établir les
premiers tableaux de la conscription, accueillie par Wl
débordement des demandes d'exemption71. En l'an VIII, les
autorités départementales exaspérées sont toujours occupées à
poursuivre «les percepteurs rétentiollllaires et les
contribuables retardataires» 72, si bien que le régime
directorial sombre au milieu des rwneurs «d'anéantissement
prochain de la République et d'affranchissement de toute
contribution» 73.
Mais l'activisme fiscal des années directoriales a porté
ses fruits. Au début de l'an VI, le montant cumulé des arriérés
d'imposition antérieurs à l'an V d,ms le département
représent:1it moitié de la valeur d'une recette annuelle, et ceux
de l'an V plus des trois-quarts (77 %)74. Au début de l'an VIII,
les arriérés antérieurs à l'an Vont tous été liquidés, et ceux
des années qtÙ suivent singulièrement réduits ; la recette de
l'an VII a été réalisée aux deux tiers, et la llùse à jour et en
ordre du calendrier fiscal s'avère impressionnante : pour
l'rumée en cours : 99 % des communes ont fourni leurs
matrices et 95 % ont mis en recouvrement leurs rôles de
contribution foncière, contre respectivement 96 % et 85 %
pour la contribution mobilière 75 . Sans l'acculturation fiscale
du Directoire, violences comprises, le Consulat n'aurait sans
70 - A D. Aube, Le ' 33, f'72 vO, délib ion départementale, 9 ventôse
an VlI (il Y a alors plus de 5 000 demandes de dégrèvement
dans le département).
71 - Ibid., f'95 rD, délib ion départementale sur la <ùevée de
200 000 hommes», 3 floréal an VlI.
72 - AD. Aube, Le' 34, f' 35 va, délib ioll départementale, 9 brwnaire
an VIII.
73 - Ibid., f'52 vo , 8 frimaire an VIII.
74 - A.D. Aube, Le' 3D, 1"129 rD, délibioll départementale,
J6 vendémiaire un VI, rapport du Receveur général du
département.
75 - Ibid., même séilllce,
lu demière de l'admiIùstratioll
départementale directoriale, destituée le 15 frimaire. Le préfet
se présente le 2 genninal SUiVilllt.
- 25 1 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
doute jamais pu accomplir les prouesses vantées par Taine
avec outrance : «Pour la prenùère fois depuis dix ans, les
rôles nominatifs de l'impôt sont dressés et entrent en
recouvrement dès le cOimnencement de l'année» 76.
Résistances et survivances communales
Ainsi, la fiscalité a formé le principal terrain sur lequel
les conununes ont pu affirmer leur existence et résister à la
dilution cantonale. Dès l'an IV, les autorités départementales,
dépourvues des locaux nécessaires et des moyens de
traitement d'une telle masse de documents, ont d'elles-mêmes
renoncé à centraliser états de section et matrices de rôles, que
les COlmnunes s'obstinaient à ne pas vOlùoir leur remettre, en
reconnaissant «Que chaque commune en est dépositaire ; que
les états de section sont tellement volumineux que leur
transport à l'administration du département senlÎt long et
dispendieux ; que d'ailleurs, ces états sont d'un besoin
journalier pour les contribuables, à raison des mutations qtÙ
surviennent dans les propriétés, et que leur déplacement
pourrait dès ce moment mettre obstacle à la confection des
rôles»77 .
Encore plus démunies, les 1111ulicipalités de canton sont
encore moins disposées à recueillir les archives communales.
Par décence et mesure conservatoire, la 1l1U1ùcipalité
d'Essoyes enjoint ù l'officier d'état-civil du bourg d'exercer
désonnais ses fonctions à domicile, «comme on le fait dans
toutes les conununes non chefs-lieux», en lui interdisant, «en
raison des désordres commis», l'accès ù l'tmique salle de la
•
\
7M
maison commune, ouverte ~J tous les usagers du canton .
Malgré les nùses en demeure départementales, assorties de
dénonciations
auprès
du
tribunal
criminel
pour
«détournement de papiers publics», les communes ct leurs
76 - Origilles de la France contemporaine, éd. Robert LaIIollt, coll.
BOl/qI/in.\'. 1986, l. 2, p. 513 (Le régime moderne,
Livre troisième, ch. 11).
77 - A.D. Aube, lei 29, con va, délib,oll départementale, 4 fructidor
an IV.
78 - A.D. Aube, Le) 35, délib ,oll municipale, 9 prairial an V.
- 252 -
�Les mwùcipalités de canton : échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle ? Le cas du département de l'Aube
agents, quoique «simples dépositaires» des titres et papiers
villageois, ne sont pas davantage pressés de s'en dessaisir
auprès des municipalités de canton que naguère auprès des
districts 79 ; «des agents municipaux cherchent à éluder la loi
par tous les moyens possibles»Mo, ou s'y opposent ouvertement,
tel cet ancien officier municipal, gardien obstiné de l'héritage,
soutenu par une pétition signée «des citoyens de sa
cornmune»MI. Avec autant de constance que de prudence,
sinon de confiance en l'avenir, les communes refusent de
céder les titres de recOJmaissance de leurs biens et usages
collectifs, comme les pièces justificatives du malùement des
1790,
l'administration
delùers
communs.
Depuis
départementale peine à obtenir la reddition des comptes
communaux. D'après le bilan dressé en l'an III, le nombre de
comptes annuels relnis a régulièrement décliné au fil des
aImées, et n'atteint pas «le demy-tiers des obligations rempli»
(en fait 20 % des exercices) pour la période 1789-1793»M2,
tandis qu'aucun compte n'a plus été rendu depuis l'an II. Les
menaces de poursuites et d'expédition onéreuse de
commissaires aux comptes alors adressées aa, communes
«réfractaires aux lois» n'ont en rien entamé leur létJlargie, et
les communes persistent à se dérober à l'obligation de rendre
compte, signe manifeste de la recOJUlaissance de leur
subordination, et garantie du «maintien de la lùérarclùe au
pouvir»~
3. La situation reste inchangée en l'an V, sauf la
perspective, vertigineuse pour les moyens départementaux, de
devoir vérifier trois mille trois cent quatre-vingt-dix comptes
79 - Ibid., délibération dépurtementule, 3ell ," jour complémentaire
un IV.
80 - AD. Aube, Lei 29, 1"116 r O , délibioll dépurtementule,
21 bnunaire un V.
81 - AD. Aube, Lei 291" 125 r O , délib,oll départementale, 18 frimuire
an V, à propos de lu conunWle de GéluJUles.
82 - AD. Aube, Lei 25, 1"39-40, délib ioll départementale, 5 bnunaire
an ID.
83 - AD. Aube, E dépôt 34/15, ("194 va, délib,oll de la mwlicipalité
du canton de Bar-sur-Seine, 28 fructidor an V, Compte-rendu
de ('activité de l'administration mwùcipale depuis son
installation.
- 253-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
différents84 , source probable du découragement de
l'administration centrale, qui semble dès lors avoir abandonné
la partie pour donner la priorité à l'assainissement fiscal. Une
obstruction encore plus sourde entoure les comptes de gestion
des fabriques, SOUl1ÙS au contrôle public depuis la l1Ùse en
vente des biens fabriciens décrétée le 19 août 1792, et la
suppression de l'institution elle-même aux denùers jours de
l'an II, en même temps que le budget des cultes. Dès sa
session de 1792-1793, l'assemblée départementale avait
appréhendé la difficulté: «Votre conùté sait bien combien les
citoyens en général, et surtout ceux des campagnes, sont
attachés alL'{ revenus de leur fabrique. Toujours les
municipalités ont caché ou refusé de dOlmer les détails et
renseignements. Souvent même, les menaces ont effrayé les
soumissiol1l1aires»85. Là encore, les menaces de sanction
départementales, à l'échéance prudelmnent et périodiquement
repoussée depuis l'an N, n'ont dOl1l1é aUCWl résultat
significatif, et l'adnÙJùstration centrale a dû battre en retraite,
après avoir en tout et pour tout obtenu seize comptes86 . Plus
largement, la sauvegarde du patrimoine collectif révèle des
tensions qui, opposant directement l'Etat aux. cOlmnunes,
contournent et relèguent au passage la tutelle cantonale,
mettant en évidence sa faiblesse, incarnée par un président
S7
sans autorité et un commissaire du Directoire exécutif sans
autre pouvoir d'exécution que celui de requérir sa lùérarchie.
La protection ou l'exploitation des biens conunuuaux, la
reprise de fait ou la restitution légale d'usurpations
seigneuriales sont assimilées à une spoliation de la
République, privée des bénéfices du séquestre ou de la vente
de biens jusque-là réputés nationaux. Pour éviter la nùse en
vente de leurs presbytères, de nombreuses communes ont
soigneusement dissimulé qu'elles disposaient déjà de maisons
84 - A.D. Aube, LeI 30, délib,on départementale, 19 prairial an V.
85 - Procès-verbal des séances de l'assemblée administrative du
département de l'Aube, tenues à Troyes dans les mois de
décembre / 792, jallvier (!I février 1793, Troyes, 1793, p. 124.
86 - A.D. Aube, LeI 30, 1"20 rO, délib,on départementale,
24 genninul an V.
87 - Selon les Lennes de la loi (art. IV), le pré!>iùent n'est pas Lenu
d'assister ù toutes Ics réuniOl~
mwùcipales.
- 254-
�Les mUlùcipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
d'école et même de logements pour les instuer~H
à
Montangon, l'agent a soutenu la révolte de la population «de
sa commune» pour empêcher la remise du presbytère à son
acquéreur89 . Agent municipal en tête, d'autres se pennettent
d'exploiter des coupes de bois «à voie ouverte», alors que
«jamais il n'a été libre à une commune de disposer d'une
coupe de bois sans l'agrément et l'autorisation des autorités
constituées»90. Les conflits forestiers sont d'ailleurs
incessants, et amènent le département à traiter directement
avec les communes, tantôt pour demander justification par
titres des droits d'usage pour les préjudices causés par le
pâturage des bestiaux dans les bois nùs sous séquestre
national, tanlôt pour arrêter d'autorité un mode d'organisation
et de rétribution des gardes forestiers 91 .
Les premières années directoriales pourraient bien avoir
SOIillé le glas des denùères assemblées générales d'habitants,
prohibées depuis la réforme Brienne de 1787, réactivées au
long de l'année 1789, derechef frappées d'interdit par la
première loi municipale, «abus survenant dans la plupart des
COIllJlIWleS et surtout celles de la campagne», au mépris des
lois constitutionnelles et du principe représentatif. A la fin de
l'an m, le procureur général syndic Pavée (de Vendeuvre),
88 - AD. Aube, Lei 29, 1"53 vo, délib,on départementale,
4 Ulermidor an N.
89 - AD. Aube, Lei 31, 1"74 vo , délib10ll départementule, 22 pluviôse
an VI.
90 - AD. Aube, Lei 28, ("71 rO , délib,on départementale, séance
extraordinaire, 9 gennlnul an N .
91 - A.D. Aube, Lei 30, ("54 rO , délih,oll départementale, 7 messidor
an V, <d'administration forestière de Troyes prélèvera chaque
UJulée des parts usagères des habitans desdites t.;OlrunUlles pour
payer les gardes».
- 255-
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
panslen d'origine, aubois d'adoption depuis 179092 , avait
relevé que «les officiers municipaux... ont sous divers
préteJ\:tes introduit l'usage de convoquer des assemblées
générales de commune pour délibérer sur l'exécution des
ordres qui leur sont adressés et même sur les plus légers
détails des fonctions mUlÙcipales, qu'il en est résulté souvent
que la marche de l'administration a été entravée par des
délibérations tumultueuses et illégales ... )}93. Localement, la
pratique était rien moins que nouvelle, et le prelIlÎer lustre
révolutionnaire avait dû s'en accOlmnoder, notaImnent dans la
phase d'activisme municipal de l'an II, où les communes
avaient été bombardées de demandes de réquisitions en tous
genres, et avaient dû trouver les moyens d'y satisfaire. La
lnise au pas définitive semble survenir en l'aIl IV, au tenue
d'une sévère répression administrative, comme à Tramel, où
l'agent a autorisé, en présence de l'ancien maire, une
assemblée générale destinée à traiter de gré à gré avec
92 - Jean-Baptiste Gabriel Pavée (de Vandeuvre), lié à Paris ell
1752, Conseiller à la Cour des Aides en 1789 et électeur en
avril, lieutenant de la Garde nationale en septembre, venu en
J790 dans l'Aube où son grand-père avait acquis (en 1752) la
seigneurie de Vandeuvre (district de Bar-sur-Aube) ; entré
dans le cercle Beugnot, qui demeure à Bar-sur-Aube et est élu
procureur général syndic du département en 1790, Pavée est
élu la même Ulmée président du district de Bar-sur-Aube, et
réélu en 1791.
En 1792, il ùevient administrateur ùu
département, maintenu par Rousselin envoyé en mission en
frimaire an TI, puis successivcment nommé secrétaire général
du département et procureur général syndic par le représcntant
Albert cn l'an ru ; 110llUné élcl,;teur dUllS SOli l,;antoll dc
Vendeuvre, il est élu administrateur départemcntal en J'un IV,
et, malgré ses protestations, suspendu (eL non dcstitué) par le
müùstre en vendémiairc an V comme beau-frère d'émigré. En
l'an Vlli, il retrouve la présidence du conseil d'urrondissemcnt
de Bar-sur-Aube jusqu'à sa mort, en 1814, après avoir été
lIomll1é baron d'Empire (18) 0). Cf. Théophile Boutiot. <<Notice
biographique sur Monsieur le Baron Pavée de Vendeuvre»,
Mémoires de la SocitltJ académiqlle de l'AI/be, 1871, p. 207225, eL sa déclaration insérée AD. Aube, Lei 27. C078, délib ioll
départementale, 7 brumaire an IV.
93 - AD. Aube, Lc' 27, C09 r O, délibioll départementale. 13 theonidor
an m.
- 256 -
�Les mwùcipalités de canton : échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle '? Le cas du département de l'Aube
l'instituteur et à remplacer le trésorier de l'hospice en place,
«assemblée illégale et vicieuse, anticonstitutiOllllelle, [.. .]
rivalisant de pouvoirs avec l'administration de canton», et
«subversive de tout principe hiérarclùque», frappée
d'annulation une décade plus tard94 . A Pougy, pour avoir pris
l'initiative de s'opposer aux réquisitions de grains par un
«refus fonnel» , motivé par un procès-verbal en bOl1l1e et due
fonne, dressé au nom de «la commune légalement
assemblée», l'agent municipal est inunédiatement suspendu,
avant d'être destitué par le nùnistre en personne95 . Au-delà de
l'an IV, la hantise du forum conununal paraît se confondre
avec celle de l'appel des clochers et de «la réunion des
sectateurs du culte catholique». «Les loix contre la sOl1l1erie
ne sont point exécutées, on se permet encore de faire usage
des cloches pour rassembler les citoyells»96 ; «on SOlllle dans
presque toutes les conununes du département>, contravention
qui ùnpose d'attribuer aux agents municipaux le monopole
des clefs du clocher et de les rendre persol1l1eUemel1t
«responsables de loute convocation faite au son de la
cloche»97, avec l'espoir sans doute d'éviter les débordements
infligés à un commissaire du Directoire exécutif près
l'administration municipale de canton, cerné par «plus de
cent cinquante femmes et quelques citoyens revêtus de l'habit
national», qui ront injurié en lui jetant des pierres : «Le voilà,
ce j .. . f... de commissaire. Il faut le tuer. Il a les clefs du
clocher. Il faut les lui reprendre ; c'est ce bougre qui force nos
volontaires à partir ; il faut l'assonuuem 9M •
94 - AD. Aube, Lei 28, r 59 TO, délibioll départementale, 21 ventôse
an IV.
95 - A.D. Aube, Lei 28, r75 TO, délibioll départementale,
12 genninul an IV.
96 - AD. Aube, Lei 29, r 122 r O, délibiol1 départementale,
Il frimaire au V.
97 - AD. Aube, Lei 31, r l5 vO, délib ioll départementale, 1et frimaire
an VI.
98 - A.D. Aube, Lei 29, ["30 rO, délib ioll départementale, 14 prairial
un IV.
- 257-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Au tenne de cet examen des rapports entre
administration centrale et administration locale, il reste à se
demander pourquoi, au bout du compte, la «greffe» cantonale
n'a pu se réaliser. L'instabilité politique qui a précarisé et
déstabilisé l'institution n'est pas propre à la période
directoriale, et bien d'autres créa.tions ont survécu aux
turbulences révolutionnaires. L'inégalité statutaire entre les
villes, dotées d'officiers 1l1wùcipatL' élus en assemblée
primaire, et l'agence villageoise au titulaire wùque,
«alU1exée», conune nous disent certains procès-verbaux
conununaux, au bourg chef-lieu, renvoyait à Wle lùérarclùe
territoriale d'Ancien Régime que les années antérieures de la
Révolution avaient pris soin d'abolir, par l'uniformité du
prenùer régime municipal accordé en 1789, et par l'égale
digIùté reconnue en l'an II aux diverses catégories de
localités, grâce au décret stipulant que «toutes les
dénominations de ville, bourg et village sont supprimées, et
que celle de conunune leur est substituée»99. La lùérarclùe
retrouvée des rangs territoriaux va de pair avec la
mécOlU1aissance de la situation des campagnes et le mépris
pour leurs habi1<Ults, «incapables» et «peu intelligents», selon
l'opinion généralement cultivée par l'adllùnistration centrale
troyelU1e. L'inégalité de traitement CI été accusée et
inlassablement avivée par la priorité absolue accordée à la
lùérarchisation et à la subordination des pouvoirs, justifiant
les méthodes adnùnistratives les plus expéditives, et que telle
municipalité cantonale soit en entier suspendue pour avoir
révoqué son secrétaire-greffier contre l'avis du commissaire :
«Ces refus successifs d'entendre le commissaire du Directoire
exécutif dans les délibérations l ... J annoncent de la part de ces
quatre admÎlùstrateurs l'intention de se soustraire él la
surveillance que le gouvernement doit exercer sur les
opérations des administrations par l'organe de son
commissaire»l oo. Les principes, le langage el la pratique des
adnùnistrations centrales sont mis au service d'wle
centralisation qui relègue les COmJl1lUleS rurales dans llll slatlll
99 - Sur proposition dc Romme, Convention, 10 brumaire an il
(31 octobre 1793), Archives ParJem(!IJ/aires, 78, p. 86-87.
100 - A.D. Aube, Lei 32, 1"36 VO t délib,oll départemcntale, 6 prairial
an V1 (canton de Rigny-Ie--Fcrron).
- 258-
�Les municipalités de canton: échec circonstanciel
ou faiblesse structurelle? Le cas du département de l'Aube
où la monarchie absolue les avait enfennées : celui de
communautés «réputées mineures».
Pour avoir supprimé simultanément districts et
municipalités, les auteurs du projet cantonal ont été
rétrospectivement blâmés, en l'an VIII, pour leur «frivole et
chimérique prétention» (Roederer) à vouloir s'écarter de la
règle canonique - depuis les travaux physiocratiques - des
trois degrés nécessaires à l'adnùnistration locale. La maigreur
du persOlmel municipal est en grande partie aussi trompeuse
que celle des effectifs départementaux permanents, puisque le
premier autant que les seconds n'ont pu remplir leurs tâches
qu'avec le concours d'auxiliaires nombreux, bénévoles ou,
surtout, rétribués aux frais des administrés. Avec une telle
indigence de moyens, et sur des bases aussi fragiles, on
pourrait même se demander pourquoi les mwlicipalités de
canton n'ont pas fait faillite plus tôt : la réponse est
essentiellement d'ordre fiscal, noeud de la finalité même de
l'institution et de l'intérêt concret immédiat des adnùnistrés.
Si le destin des municipalités de canton est resté lié à celui du
Directoire, il le doit aux deux logiques fiscales inconciliables
mises en oeuvre au cours de la période. Héritier des Lwnières
et des premières assemblées révolutionnaires, le Directoire a
continué à cultiver une logique civique, [ondée sur les
principes déclarés des droits de l'homme, qui fait du
prélèvement fiscal l'affaire des citoyens eux-mêmes, à travers
un bénévolat ou se1JÙ-bénévolat pratique temporaire ct un
droit de regard permanent, avec la perspective ultime d'Wl
«Etat sans fisc», où «L'impôt sera désormais une offrande que
chaque citoyen s'efforcera d'offrir à la patrie», COlIUlle
l'espérait l'Assemblée départementale auboise en 179l.
Simultanément, le régime directorial a engagé une autre
logique, spécifiquement administrative, en ébauchant, avec la
création des agences ct recettes, la mise en place d'une
à
structure
pennanenle
indépendante,
extérieure
l'administration terriloriale, ct vouée à la professionnalisation
(inspecteurs, receveurs, préposés ... ). Entre les deux logiques,
le Directoire n'a pas su ou pu choisir, et la même loi qui, en
l'an VI crée les agences départementales, érige en même
temps les commissaires du Directoire en agenls, généraux ou
particuliers, des Contributions directes. Un pas restait à
- 259 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
franchir, que souligne l'intervention de Chassiron devant les
Cinq-cents, au cours du débat relatif à cette fameuse loi,
dénonçant comme «anticonstitutionnelle» l'attribution de la
formation des rôles et de la répartition des impôts à des
«a gens du gouvernement», «. .. en ce qu'elle dépouille les
citoyens de la prérogative qu'ils ont de s'imposer eux-mêmes ;
elle est vexatoire, parce qu'elle livre les contribuables, pour la
perception, et pour le dégrèvement surtout, aux agens du
gouvernement qui sont les ennemis les plus déclarés du
gouvernement et des gouvernés [... ] L'agence qu'on vous
propose d'établir rappelle les directions de vingtièmes, les
contrôleurs, les visiteurs, dont l'arrivée répandait l'alanne et
la tristesse dans les campagnes ... » 101 . Le texte final de la loi,
dès son Instruction préliminaire, ne confiait aux nouvelles
agences que les «détails mécaniques» des opérations fiscales,
«en laissant religieusement aux corps administratifs toutes
leurs attributions».
De ce point de vue, qui n'est pas celui de
l'historiographie classique, il y a davantage de discontinuité
que de continuité du Directoire au Consulat.
10 1 - MOlli/el/r, nO25, 25 vendémiuire an VI, suite du débat du
16 brumaire, p. 224 .
- 260-
�Lyon et la République directoriale
Bruno BENOIT
A la fin de la période directoriale, le 9 messidor an VII
(27 juin 1799), le nouveau ministre de l'Intérieur Nicolas
Marie Quinette écrit à l'administration centrale du
département du Rhône, qui exerce un contrôle sur les
municipalités du canton de Lyon, la lettre suivante:
Citoyens, je suis infonné que la situation du département
confié à votre surveillance n'est rien moins que
rassurante pour les amis de la liberté. Les émigrés
rentrés, les ministres insownis, les prêtres perturbateurs
y trouvent un asile assuré. Un nombre considérable
d'étrangers, de gens sallS aveu, sans moyens d'existence
COIU1US, sans passeport, circulent d'wle corrunwle à
l'autre et n'excitent nullement la sollicitude des
administrations mwucipales. .. Les intrigues du
royalisme, les nouvelles mensongères qu'il répand avec
une,. scandaleuse affectation ont abattu, anéanti l'esprit
public. L'oubli total où se trouvent les institutions
républicaines, l'audace des malveillants, la stupeur des
bons citoyens, tout fait aux fonctioIUlaires publics de cet
arrondissement un devoir pressant de déployer Cil mêmc
temps et les moyens de la force et ceux de la
persuasion ... Si on examine de près cette situation, si on
remonte à ses causes, à SOIl origine, clle vous accuse
hautement d'Wle inconcevable apaUüc. En effet, il Ile
paraît pas que vous ayez pris aucune mesure pour
préservcr votre département des maux qui l'affiigcnt et
vous avez mêmc négligé de les signaler à l'attention du
gouvemement... Veuillez vous hâter de me rendre
compte de votre conduite. je suspendrai jusques-là mon
jugement définitif et le compte que je dois rendre moiml!me au Directoire exécutif' .
1 - Archives départementales du Rhône (A.D.R.), IL 364.
La Rflpllbliqlll: directoriale. Clermont-Ferral/d. 1997. p, 261 -276
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Cette opinion peu flatteuse du pouvoir central à l'égard
de la situation politique lyonno-rhodanienne n'est pourtant
pas nouvelle, puisqu'elle se retrouve déjà sous la plume d'un
prédécesseur de Quinette au ministère de l'Intérieur,
François de Neufchâteau. Ce dernier, dans une lettre adressée
le 26 fructidor an V (12 septembre 1797) à l'administration
centrale du département du Rhône, ne mâche pas ses mots :
Je suis infonné, citoyens, que les époques mémorables
du 14 juillet, du 9 thermidor et du 10 août an V n'ont
point été célébrées à Lyon avec le zèle et l'intérêt que des
magistrats républicains doivent apporter à ces grandes
solel1l1ités et que, sans la présence du général
Kellemlann, les mots sacrés de liberté et de patrie
n'auraient peut-être pas été prononcés.
La fête de la Fondation de la République approche.
J'aime à croire que, dans cette occasion, vous montrerez
plus de zèle et de bOllne volonté ... il est tenu de prouver
enfm que la commune de Lyon n'est pas étrangère aux
institutions républicaines... Vous démentirez par des
faits les récits de malveillance qui se plaisent à répandre
que dans la commune de Lyon, la République n'est plus
qu'un mOl2.
Ces deux rappels à l'ordre, par le gouvernement reflètent
assez bien l'attitude du Directoire depuis 1795 à l'égard du
faible républicanisme qu'il constate entre Saône et Rhône.
Devant cette condamnation répétée, les administrateurs du
département du Rhône ne cessent pourtant, tout au long du
Directoire, d'exposer au ministre de l'Intérieur ou de la Police
générale de la République que le département et surtout la
ville de Lyon sont calmes, que la violence contrerévolutionnaire y a disparu, que la population y est attachée à
la République el que, de ce fait, elle rejette le royalisme et
l'anarchisme, maux dont elle a trop souITert ct qu'elle ne veut
surtout pas voir revenir. Selon eux, si une agitation existe
encore, elle est plus sociale que politique. En effet, la
situation économique de Lyon est extrêmement difficile, car
les affaires n'ayant pas encore repris, la misère y est grande.
Les administrateurs départementaux réclament donc, pour
2 - AD.R., IL 43 5.
- 262 -
�Lyon et la République directoriale
faire passer «l'électricité républicaine»3, le soutien moral et
l'aide matérielle du Directoire exécutif et n'hésitent pas à
s'adresser à leurs représentants pour qu'ils intercèdent en leur
faveur ou à écrire directement aux ministres de l'Intérieur ou
de la Police générale pour démentir les accusations portées
contre Lyon. Ainsi:
- Le Il frimaire an IV (2 décembre 1795) dans une lettre
au représentant Béraud : «. .. Ce que nous pouvons
vous dire, c'est que le plus grand ordre règne ici, que
les pers Olmes et les propriétés y sont respectées» 4.
- Le 22 frimaire an IV (13 décembre 1795) dans une lettre
au nùnistre de l'Intérieur : «.. .Il n'est guère possible
que dans une grande ville dont le commerce et la
situation attirent Wle foille d'étrangers, il n'arrive
jamais d'imprudence ni de rixe, il en survient dans le
moindre village. Lyon n'a pas le privilège unique d'en
être exempt, ce que nous pouvons vous assurer c'est
que depuis le malheureux événement du 25 prairial,
aucun citoyen n'a péri ni même été en danger.. . Les
grands ennemis que nOlis ayons à redouter sont les
royalistes et les anarch.istes. Les voeux de ces
différentes factions tendant au crime, ce sont ces
ennemis que lIOUS surveillons ct si vous nous
soutenez nous nous flaltons de les vaincre»5.
- Le 4 pluviôse an IV ( 24 janvier 1796) dans une lettre au
ministre de l'Intérieur : « ... Lyon s'est empressée de
prouver sa haine à la royauté à l'occasion de la
célébration de l'anniversaire du denùer roi des
Français»6.
:l - AD.R., IL 272. 'e regislre contient les copies des lettre!> du
secrétariat général de l'admi ni stra tion départementale du
Rhône de l'an IV à l'an VII. Cr. Letlre de l'ncI.miJùslrution
départementale du Rhône aux trois adminislration:;
I11lUlÎcipales du canton de Lyon en date du 26 fructidor an IV
( 12 septembre 1796).
4 - A.D.R. , IL 272.
5 - A.D.R., IL 272.
6 - AD.R., IL 272.
- 263 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORlALE
- Le 5 ventôse an IV (24 février 1796) dans une lettre au
ministre de l'Intérieur: «. .. Nous n'hésiterons jamais
quand il s'agira de manifester un sentiment
républicain dont la douce expansion nous est
7
habituelle et familière» .
- Le 17 ventôse an IV (7 mars 1796) dans une lettre au
ministre de la Police générale de la République :
K .. Nous pouvons vous répondre, citoyen ministre,
que ce département, Lyon, principalement victime de
tant d'agitations funestes, ne seront plus troublés ... et
que nous sommes bien déterminés d'écarter le
désordre d'un canton qui ne peut plus être heureux
que des bienfaits de la République» 8 .
- Le 7 floréal an V (26 avril 1797) dans tme lettre aux
représentants du peuple de la députation du Rhône :
«. .. Le gouvernement veut-il q,ue Lyon contribue à la
gloire et à la fortune de l'Etat ! Qu'il lui donne
l'entière confiance qui lui est due»9.
- Le 29 fructidor an V (15 septembre 1797) dans \lUe lettre
au ministre de la Police générale de la République :
« ... Nous espérons parvenir à ce but glorieux et si
désirable de vous présenter bientôt Lyon purgée de
tous les éléments de ses discordes ct digne par son
esprit public, comme elle l'est par ses malheurs, de
toute la protection du gouvernement»10.
- Le 14 messidor an VII (2 juillet 1799)11 , dans nne lettre
au ministre de l'lntérieur : «VoIre lettre, citoyen
ministre, a fait sur nous lUle impression bien
douloureuse... Il est impossible de répondre d'une
manière plus précise à votre lettre qu'en vous
retraçant en peu de mots les différentes positions où
nous nous sommes trouvés et les obstacles que nous
avons cu à combattre; vous jugerez s'il y a eu dans
7 - AD.R., IL 272.
8 - A.D.R., 1L 272.
9 - AD.R., IL 272.
10 - AD.R., IL 272.
J 1 - En réponse à la lettre du ministre de l'intérieur Quinetle du
9 messidor an va citée au début de ce texte,
- 264-
�Lyon et la République directoriale
notre conduite apathie ou négligence. Vous le savez,
citoyen ministre, depuis l'époque des dernières
élections, l'abattement de l'esprit public alla tOlÙOurS
en croissant. Les institutions républicaines tombaient
dans l'oubli, le peuple français dégénérait, les
passions individuelles l'emportaient sur l'amour de la
patrie ... TI ne faut pas se le dissimuler : la France
présentait partout le spectacle hideux de l'incivisme
et de la démoralisation politique... le corps social
était menacé d'une dissolution prochaine. Etait-il
possible, citoyen ministre, que cette lèpre politique
épargnât le département du Rhône? Etait-il possible
qu'un département aussi important, aussi voisin du
théâtre de la guerre, ne se ressenût pas de la
contagion générale? Et dans ce chaos épouvantable
d'opinions et d'intérêts opposés, dans ce mépris
universel des lois et de leurs organes, dans cette
disposition bien prononcée à la désobéissance et
même à la révolte, quels étaient les moyens de
l'administration centrale du Rhône? Au travers de
tout cela, citoyen lTIll11stre, l'intIigue et la
malveillance s'agitent, le fanatisme s'introduit
partout, les revers de nos armées rendent aux
royalistes leur impudence ct leur audace ; des
mouvements contre-révolutio1111aires se méditent
sourd~ment
; les républicains sont déjà menacés ... Et
cependant le calme se maintient ; la tranquillité n'est
point troublée ; malgré la faiblesse de la gamison et
le dénuement d'armes de toute espèce, les personnes
el les propriétés sont respectées ct les contributions
s'acquittent d'lllle manière satisfaisante, plus de
600 conscrits partent pour les années ... Oui, nous
osons le dire avec assurance : sans la sévérité de nos
mesures ct la contenance ferme du général
divisio1111aire, le département du Rhône, avant le
30 prajrial, eûl été le Ùléâtre de nouvelles horreurs, le
sang des républicains aurait coulé ct la Constitution
aurait été foulée aux pieds. Vous jugez, citoyen
ministre, si la situation politique de notre
- 265 -
�· LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
département ne va pas s'améliorer chaque jour,
maintenant que la révolution de prairial fait sentir
autour de nous son influence régénératrice»12.
TI est clair que ces déclarations régulièrement répétées
entre 1795 et 1799 insistant sur l'attachement de Lyon à la
République prouvent que Lyon a besoin de se justifier quant
aux violences qui l'agitent et à la tiédeur de l'organisation des
fêtes révolutionnaires. Pour les administrateurs du
département du Rhône, responsables aux yelL''- du
gouvernement de la sitllation politique à Lyon, le mal
royaliste et anarchiste qui sévit à Lyon et qu'ils ne peuvent
nier, n'est cependant pas différent de celui qui existe dans
toute la République. Pour les admÏIùstrateurs locaux, Lyon et
le département du Rhône ne sont pas davantage des repaires
de contre-révolutionnaires que d'autres villes ou départements
de la République. Si la ville de Lyon est accusée el montrée
du doigt, c'est parce que la malveillance à son égard sévit à
Paris, peut-être jusque dans le gouvernement de la
République, et la dépeint, elle et ses habitants, sous les
aspects les plus noirs ! Les responsables locaux s'étonnent de
cette calomnie qui les décrit comme des eru1emis de la
République alors qu'ils sont «des pères de famille, des
négociants ou des chefs de manufact1lfes si dignes
d'encouragements et de protectioIl)1 3 et qu'ils espèrent
reprendre «avec dignité leur rang dans le système
pOlitique»1 4.
Après avoir lUis en avant les reproches de la République
directoriale à l'encontre de Lyon et exposé les démentis
lyonnais, il est nécessaire de comprendre pourquoi de telles
tensions existent entre Lyon et la République directoriale.
12 - AD.R., IL 364.
13 - A.D.R., 1L 272. Lellre de J'admini stration départementale du
Rhône au ministre de l'llltérieur en date du troi sième jour
complémentaire an V (1 9 septembre 1797) COllcemant la loi du
19 fructidor an V contre Jes royalistes et autres émi grés.
14 - A.D.R., IL 272. Lettre de l'administration départementale du
Rhône aux assemblées primuires des trois canIons de Lyon en
date du 29 messidor an IV ( 17 juillet 1796).
- 266-
�Lyon et la République directoriale
Essai d'explication du contentieux entre Lyon
et la République directoriale
Si la République directoriale, héritière et continuatrice
de la République thermidorienne 15 , multiplie les mises en
garde à l'encontre de Lyon, c'est que la mémoire républicaine
n'a que méfiance pour cette ville. Cette ville n'est-elle pas
marquée du sceau du royalisme depuis son soulèvement en
1793 ? N'a-t-elle pas été défendue lors de son siège par des
royalistes, n'y-a-t-on pas vu des muscadins avec des cocardes
à l'effigie de Louis XVI et des fleurs de lys 16, n'a-t-elle pas
combattu pour la royauté et ne voulait-elle pas, comme le dit
Barère, entraîner tout le midi dans sa rébellion 17, la
Convention n'a-t-elle pas voté contre eUe le décret du
12 octobre 1793 «Lyon n'est plus» ! Lyon est pour le pouvoir
central une ville blanche, un repaire de contrerévolutionnaires dont les plus célèbres sont bien évidemment
Louis François de Précy, le général en fuite de l'armée
IYOlUlaise, et Jacques Imbert-Colomès, l'ancien premier
échevin ct organisateur du réseau royaliste du Sud-Est, et les
plus efficaces, après Therrrùdor an II, les compagnons de
Jésus 18. Il est vrai que sous le Directoire, les royalistes, parce
qu'ils sont ConUlle les Lyonnais des victimes de la Révolution,
bénéficient à Lyon de complicités, complicités religieuses 19
dans une ville.qui revendique son rôle de primatie des Gaules
ct qui dénonce l'athéisme révolutionnaire, complicités
administratives20 auprès de magistrats qui se souviennent de
15 - Georges Lefebvre, La France sous le D irectoire (1795-1 799) ,
Paris, Edi tions sociales, 1978 , p. 19.
16 - Ilrchives parlementaires de 1787 à 1860, 1ère série, vol. 76,
Paris, Librairie admini strative, Paul Dupont, 1910, p. 127.
17 - !dem , p. 469.
18 - Bruno Benoit, <<.Les Compagnons de Jéhu ont-ils existé '1» duns
L'Hi.9Joire, n° 185, février 1995, p. 16-18.
19 - Ces complicités sont celles des fidèles refusant l'église
constitutionnelle cl que Jacques Linsolas, vicaire général de
Monseigneur de Marbeuf ct grand organisateur de la résistance
religieuse duns le diocèse de Lyon, mobili se.
20 - Bruno Benoit, «Alphonse-Laurent-Antoine Salamon, le maire
républicain-royali ste», dans 24 maires de Lyon p Oli/'
deux siècles d'histoire, Lyon, Lugd, 1994, p. 35-39.
- 267-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
1793, complicités populaires au travers de tous les réseaux
des familles des 1 900 guillotinés ou fusillés de COimmmeAffranchie qui réclament justice ou vengeance. De ce fait, le
raccourci est immédiat entre contre-révolution et Lyon.
Lorsqu'en pluviôse an V (janvier 1797), des arrestations sont
effectuées à Paris dans les milieux royalistes autour de l'abbé
Brottier, le rôle de Précy est dénoncé : «Il a été découvert,
d'après les instructions données à ces conjurés par le ci-devant
duc de Lavauguyon au nom de Louis xvm, que Précy se
trouvait chargé de l'exécution de ce plan infemal...»21. Précy,
qui a échappé aux mailles du filet de l'après-siège de Lyon,
est le type même du contre-révolutionnaire lyolUlais agissant
contre la République en accord avec ses ennemis, en
l'occurrence le roi en exil et les pays en guerre contre la
France, particulièrement l'Angleterre. À chaque fois que le
nom de Précy est prononcé, c'est celui de Lyon qui est évoqué
et critiqué !
il est vrai que le pouvoir central a de quoi alimenter son
discours sur Lyon, terre d'asile ou terre nourricière de la
contre-révolution. En elIet, les violences officielles décrétées
par le pouvoir exécutif dont l'intensité est la plus forte en
décembre 1793 ont déclenché un processus réactif de
violences illégales émanant du corps social lYOlmais, que ce
corps social soit formé de natifs de Lyon ou de résidants. Ces
violences illégales, qui culminent en floréal an III (mai 1795)
lors du massacre dans les prisons des mathevons ou jacobins
lyonnais par les compagnons de Jésus 22 , continuent sous le
Directoire. La liste de ces violences est longue, qu'elles soient
verbales ou physiques, qu'elles aient lieu dans les cabarets ou
dans les rues, entre citoyens ou enfin entre soldats en
garnison et habitants de Lyon. Le président de
l'administration départementale du Rhône, le 29 messidor
2\ - A.D.H.., IL 272. Lettre dc l'administration départementale du
R.hône aux admillistratiolls munlt;ipules de canton, aux
commissaires du Din:ctoire exécutif ct aux juges de paix en
date du 24 pluviôse un V ( \2 février 1797).
22 - Bruno Benoit, «Chasser le 1I1uUlevon à Lyon li l'un llb>, dans
Michel Vovelle (dir.), Le tournallt de l'lm fIl - Réactio/l et
terreur bla/lche da/ls la Fra/lCt! révolutio/lnaire, Colloque des
Sociétés sava/ltes à Aix-e/l-Prove/lce e/l octohre 1995, Paris,
C.T.Il.S., 1997, p. 497-508.
- 268-
�Lyon et la République directoriale
an V (17 juillet 1797) classe les 68 cas de violences déclarées
durant les sept mois passés en 5 classes23 :
- la 1ère classe comprend 5 cas qui sont des querelles de
cabaret déclenchées par des jeunes gens qui se
sentaient offensés d'être appelés citoyens et qui se
sont vantés d'être royalistes.
- la 20me classe comprend 10 cas liés à des violences entre
dragons et volontaires de la légion de police à propos
d'un jeu public qui a dégénéré entraînant la mort d'un
volontaire. Les cris de «Vive le roi, vive Henri N»
ont été entendus du côté des volontaires contre la
caserne des dragons.
- la 30me classe embrasse 35 cas qui relèvent de l'injure du
type «mathevons» et des mauvais traitements, le tout
accompagné d'affiches injurieuses attachées aux
portes des boutiques qui parfois sont teintées de sang
et dont les carreaux sont cassés. Les cris de «Vive le
roi» ont aussi été entendus.
- la 4èm. classe est celle des 8 coups de pistolets tirés
contre des individus les blessant légèrement.
- la 5èmc classe fait état de 10 homicides.
Ces violences permanentes, plus politiques que
crapuleuses, révèlent que la société thermidorienne et
directoriale est loin d'être apaisée et qu'elle resle dominée par
les engagements partisans. Elles obligent aussi la Convention
thermidorienne à décréter successivement Lyon «hors-la-loi»
et à suspendre le pouvoir des corps administratifs le
6 messidor an III (24 juin 1795), puis pour miew..: contrôler
Lyon, lfl Constit1Jtion de l'an III supprime la municipalité
centrale pour la remplacer par trois municipalités de canton
sur lesquelles le département exerce une tutelle par le biais
d'un bureau central, enfin le commandement nùlitaire
proclame, selon une autorisation en date du 13 messidor
an IV (l"r juillet 1796), l'état de siège le 14 pluviôsc an VI
(2 février 1798), «considérallt que le mauvais esprit, depuis le
commencement dc la Révolution, a régné sa ns relâche dans
23 - AD.R., IL 383 .
- 269-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
cette commune»24. Si les autorités locales s'efforcent de
décrire ces violences comme de simples rixes propres à toutes
les grandes villes, elles ne convainquent nullement le
Directoire qui voit, dans cette agitation pennanente, des actes
contre-révolutionnaires orchestrés à partir de Lyon, ville dont
la réputation royaliste n'est plus à faire, pour renverser la
république et restaurer la monarchie. Il est donc nécessaire
d'épurer l'administration afin de la purger de ses éléments
contre-révolutionnaires. C'est ce qui est fait après le
18 fructidor an V lorsque 14 responsables locaux, la plupart
impliqués dans le soulèvement de Lyon en 1793, sont
destitués pour les motifs suivants : «commanditaire des
égorgements», «protecteur des égorgeurs», «n'a rien fait pour
réprimer les troubles», «protecteur des ~rêtes
réfractaires»,
«homme vendu à la compagnie de Jésus» 5.
De son côté, Lyon se perçoit COllline une victime de la
République. Cette ville ne peut que se souvenir de ces phrases
de Barère prononcées à la Convention le 12 octobre 1793,
juste après la prise de la ville par les troupes de la
Convention : «Que tous les monuments de l'orgueil soient
rasés ... C'est une belle ville, dit-on! Il n'y a point de belle ville
habitée par des contre-révolutionnaires ; il n'y a de beau qu'un
peuple libre»26. N'est-ce pas la République qui a pris le décret
transformant son nom en celui de Commune-Affranclùe,
n'est-ce pas encore elle qui a détnüt ses façades et nIiné son
économie, n'est-cc pas toujours elle qui a «t.eint Lyon du sang
de 8 000 victimes»27 et renouvelé ainsi le martyrologe de
1797, n'est-ce pas elle enfin qtÙ ne fait rien pour relever Lyon
de ses ruines laiss311t la misère l'envahir '7 Dans un courrier
au ministre des Finances en date du 28 nivôse an IV
(18 janvier 1796), les autorités départementales font
l'inventaire des doléances lyonno-rhodaniennes tout en
dénonçant la rumeur qui voudrait que Lyon refusât de payer
l'emprunt forcé : «Notre département a été réduit au moins de
moitié, il a été le théâtre de tous les malheurs et de toutes les
calamités, la commune de Lyon ne présente que des ruines ct
24 - A.D.R. , 1L 383, Affiche décrétant Lyon en élut de siège.
25 - Archives nationales, r7 423 1, Police de Lyon, an IV-an VI.
26 - Archives parlementaires, op. cil., p. 468.
27 - A.D.R. , IL 272. Lettre du 22 frimaire an lV (13 décembre
(795).
- 270-
�Lyon et la République directoriale
son commerce et ses fabriques sont presque entièrement
détruites»28. Dans de telles conditions, les autorités locales
indiquent qu'il est très difficile d'ancrer Lyon et les Lyonnais
à la République. Dans une lettre du 13 frimaire an VI
(3 décembre 1797) à leur représentant Louis Vitet, ancien
maire de Lyon, ex-conventionnel décrété d'arrestation après le
2 juin 1793 et figure essentielle du modérantisme lyonnais,
les autorités départementales e>.:posent, en même temps que
leur désarroi, leur conception de la République, un régime qui
devrait apporter la prospérité économique en échange de la
paix sociale, et réclament d'urgence des secours :
L'esprit républicain se régénère difficilement au milieu
de la pauvreté publique. Qu'elle disparaisse et bientôt le
mouvement général imprimé à la classe laborieuse, le
régime maintenu dans les établissements publics par des
secours proportionnels à leurs besoins et la sûreté sociale
garantie par la sagesse de ce même régime seront autant
de leviers entre les mains de l'autorité pour ramener
l'homme à la dignité républicaine 29 •
Ce climat de suspicion mutuelle entre Lyon et la
République directoriclle pouvait-il être évité? N'y avait-il pas
possibilité de trouver un terrain d'entente entre le
modérantisme politique l~onais
revendiqué haut et fort
depuis le 29· ·mai 1793 0 et la République directoriale
cherchant à installer un État moderne, à instaurer la paix
sociale el à gouverner au Centre?
28 - A. D.R, 1L 272.
29 - AD.R., 1L 272.
30 - Bruno Benoit, Elllre violences collectives el mémoire des éliles,
l'idelllilé d'I/lle grallde ville dl' provillce, Lyoll J796-1905,
Notc de synthèse pour la direction à diriger dcs recherches,
Université Lwnièrc-Lyoll 2, 1997, 267 p.
- 271 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
L'impossible rapprochement entre Lyon
et la République directoriale
En effet, un rapprochement semblait politiquement tout
à fait envisageable entre Lyon qui refuse les extrémismes
rendus responsables .de ses malheurs, extrémismes de couleur
rouge du type Chalier ou de couleur blanche à la façon
Imbert-Colomès, et la République directoriale qui cherche,
d'une élection à l'autre, à naviguer au Centre en évitant les
écueils que sont les tentatives de restauration des royalistes ou
le retour éventuel et traumatisant des jacobins. Lyon et la
République directoriale ont donc en commun l'anlbition de
vouloir tenniner la Révolution, tel est l'avis de
l'adnùnistration départementale du Rhône en pluviôse an V
(février 1797) :
Le moindre succès de la part des royalistes ou des
partisans de l'anarchie rouvrirait sous nos pas un gouffre
de maux plus aITreux que ceux que nous avons
éprouvés ; nous ne fûmes jamais plus rapprochés du
terme glorieux de la révolution ; ce tenue est la paix et
la prospérité publique. Nous savons après six ans
d'expérience de quels déchirements Wle révolution est la
source3).
Un peu plus loin dans la même lettre, l'administration
départementale
déclare
repousser
toute
«secte
désorganisatrice» ct aflirme qu'il n'y a «de salut que dans la
confomùté d'opinions»32. Voilà un bel engagement
consensuel, majoritaire et centriste émanant des élites
rhodaniennes et lyonnaises qui aurait dC! plaire aux hommes
du Directoire, eux aussi issus des mêmes nùlieux socioéconomiques ct porleurs de la même ambition politique.
Eh bien non! Le discours lyonnais n'a pas de prise SUI
l'opinion du Directoire exécutif qui continue à porter sur Lyon
un jugement déformé et trempé dans l'encre de l'opposition
3l - AD.R., IL 272. Lettre de l'administration départementale du
Rhône aux admillistrations mWlÎcipales de cali ton , aux
commissaires du directoire exécutif el aux juges de paix en
date du 24 pluviôse an V ( 12 février 1797).
32 - Idem.
- 272 -
�Lyon et la République directoriale
partisane. Lyon, fort de plus de 120 000 habitants avec les
faubourgs, ne peut échapper, même si les partisans du roi ne
sont qu'une minorité, à l'accusation de ville royaliste. Il en va
de même pour Lyon qui est incapable d'oublier le traumatisme
de 1793 ayant nùs fin à ses espoirs fédéralistes, c'est-à-dire à
de nouveaux rapports politiques entre le local et le national, et
qui ne peut trouver sa place au sein de la République
directoriale, car celle-ci ne cesse de renforcer la centralisation
administrative et est responsable de la disparition de
l'ell:pression la plus achevée de l'identité modérée lyonnaise,
la municipalité centrale.
Pourtant, Albitte, que l'on ne peut accuser de faiblesse
dans la crise fédéraliste, déclare à la Convention le 12 octobre
1793 à propos de Lyon: «On a encore fait une grande sottise
en parlant des muscadins ; par là on a porté la haine sur les
marchands; il fallait parler des prêtres et des nobles ... »33. Ce
constat n'est pas entendu et la Convention continue à
amalgamer Lyolmais et contre-révolutionnaires. En
juin 1795, Joseph-Marie Chénier dans un rapport à la
Convention lui aussi déclare, lors des violences perpétrées par
les compagnons de Jésus : «Croyez qu'à Lyon, conune dans
toute la République, les bons citoyens fonnent l'inunense
majorité ... »34. Une fois encore sa voix n'a aucun écho, puisque
le Directoire ne cesse de prendre des mesures, COilline on l'a
vu, pour circonscrire une ville considérée comme royaliste,
une nouvelle Sodome.
De son côté, Lyon cultive le sentiment de persécution, ce
qui est facile compte tenu du passé mémorisé et du présent
visible. Les Lyonnais se sentent victimes d'lm complol. Ne
déclarent-ils pas le 22 frimaire an IV (13 décembre 1795)
qu'ils croient «apercevoir lil plan c0111biné, une tactique qui
ressemble infiniment à ce qui précéda les événements de
1793»35 ? Au coeur de ce complot, il y aurait les journatLx
parisiens, en particulier La sentinelle de Louvee 6 et
33 -Archives parlementaires, op. cit., p. 454.
34 - Le Moniteur, tome 25, réimpression de 1862, p. 71 .
35 - A.D.R., IL 272.
36 - A.D.R., 1L 272. Lcttrc de l'administration départementale au
citoyen Béraud, représentant en date du Il frimaire an N
(2 décembre 1795).
- 273 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
37
Le R égénérateur de Pougin , qui répandent «des calomnies ...
sur cette malheureuse cité»38 en la faisant passer pour un
repaire de la violence contre-révolutionnaire où l'on chante Le
39
R éveil du p euple au lieu de La MarseiLLaise , en déclarant
qu'elle refuse de souscrire à l'emprunt forcé, en affinnant que
des bagarres éclatent lors du passage des troupes de l'armée
d'Italie. Cette accusation visant la presse parisienne ne peut
qu'alimenter à Lyon un anti-parisianisme primaire - à Paris
on ne comprend pas Lyon - qtÙ vient s'ajouter à l'antiparisianisme économique antérieur à la Révolution. De là à
dire entre Saône et Rhône que le refl1s de reconstnùre
l'écononùe lyonnaise sert les intérêts de Paris, il n'y a qU'Wl
pas que les Lyonnais vont franclùr rapidement à mesure que
le Directoire laisse en l'état «Lyon n'est plus» !
Vu que la République, responsable de la situation dans
laquelle se trouve Lyon, ne fait rien pour relever Lyon de ses
ruines et qu'elle ne cesse de lui reprocher son manque
40
d'engagement républicain surtout lors des retes civiques ,
Lyon, surtout après Fructidor an V qtÙ voit se renouveler les
attaques contre Lyon, patrie de Précy, d'lmbert-Colomès et de
Camille Jordan, cherche le régime qui pourrait hù rendre son
dynamisme économique toui en lui garantissant lme certaine
autononùe mWlÎcipale. Or, llÎ la monarchie qui a toujours
privé Lyon de tout pouvoir politique, ni la République qui a
Mné son conUllerce et l'a réprimé en 1793 ne peuvent lui
convenir. De ce fait, Lyon commence (1 rega rder vers ce!tù qui
pourrait être l'homme providentiel pour Lyon et n'hésite pas à
louanger le jeune général Bonaparte el à répondre
favorablement à ses exigences. En effet , en décembre 1797,
l'Assemblée déparlementale du Rhône, qui d'habitude se
plainl toujours de son manque de ressources, accepte avec
enthousiasme, du moins dans le Ion de la lettre, que les fonds
1L 272. Lettre de ]'aw.ninistration centrale du
département du Rhône au ministre de la Police générale de lu
République ell date du 29 fructidor an V ( 15 seplembre 1797).
3R - A.D .R., 1L 272 . Lettre de l'a<.lminislralioll départementale au
ministre des Fimu\ces ell dale du 28 Ilivôse an IV (18 jWlVier
17 - J\.D.R.,
1796).
39 - Cf. :mpru note 30.
40 - Bruno Benoit, «Les mtes révoluliolll1uires ù Lyon», dW1S
Cahiers d'f/isloire, lome XXXIl, 1987, 1\° 2, p. 10.1 - 121.
- 274 -
�Lyon et la République directoriale
des caisses publiques soient affectés, COlline le stipule l'arrêté
du «héros» 41, à la solde des soldats de l'année d'Italie
«pressés par ce sentiment de vénération qu'inspirent à tout
bon Français les eX'Ploits salutaires des invincibles bataillons
cOlmnandés par Buonaparte» 42.
L'impossible rapprochement entre Lyon et la République
n'a-t-il pas ses origines dans les représentations que la
République directoriale se fait de Lyon et que Lyon se fait de
la République directoriale ? La République directoriale
associe, au travers du prisme de sa mémoire révolutioilllaire,
Lyon et royalisme. En effet, pour la République, Lyon
demeure la ville du soulèvement royaliste de 1793 contre
laquelle il a fallu prendre des mesures extrêmement
répressives pour maintenir l'unité et l'indivisibilité de la
République. De ce fait, Lyon est une ville qui n'a rien à
attendre de la République directoriale tant qu'elle ne lui aura
pas prouvé un attachement sans faille. De son côté, Lyon voit
dans la République le messager de ses malheurs, et l'identifie
à un régime violent et privatif de liberté puisqu'il a réprimé
l'envie lyonnaise de vivre son localisme en politique et l'a
empêchée d'appliquer sa loi entre Saône et Rhône 43 . Lyon
attend donc de la République directoriale qu'elle répare les
torts qui lui ont été faits.
*
Lyon cl la République directoriale sont donc porteuses
de deux mémoires de la Révolution, deux mémoires
antagonistes qui empêche III tout rapprochement possible ct
valorisent les contentieux partisans. Ces mémoires qui
transcendent la coupure de l'automne 1795 et qui dureront
41 - AD.R., 1L 272. Lettre de l'Assemblée départementale du
Rhône au représenl<mt du peuple Vitet en date du 13 frimaire
an VI ( 3 décembre 1797).
42 - Ibidem.
43 - Alan Forrest, «Le fédéralisme, un républicanisme de province»,
drulS U.M.R. Telemme, Les f édéralismes-Réalités et
représentatiolls 1789-1874, Aix-en-Provence, Publications de
l'Université de Provence, 1995, p. 303-311 . L'auteur emploie
l'expression républicanisme de province qui correspond
parfaitement ù la situation lyonl1t1ise.
- 275-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
jusque tard dans le XIX" siècle confirment que la République
directoriale est dans la continuité de la République
01ennidorienne. Lyon estime que la Révolution l'a réprimée,
l'a empêché d'exrprimer sa «lyonnitude», c'est-à-dire sa
différence au sein de la République, tandis que la République
envisage la Révolution comme porteuse d'lm message d'unité
nationale, c'est-à-dire de centralisation et d'anti-fédéralisme.
Si Lyon et la République se réclament de la liberté, leur
acception en est fort différente. Lyon l'envisage corrune la
possibilité d'entreprendre et d'être maître chez soi, la
République la conçoit corrune celle de la loi qui doit être la
même pour tous et de la nation fédérative. Les Lyonnais et les
Directoriaux ne sont politiquement pas très éloignés les uns
des autres à condition qu'ils oublient ce qui s'est passé avant
Olennidor an II, or cela est impossible car aussi bien les
royalistes que les exagérés [ont tout pour empêcher cet oubli,
point de départ d'un rapprochement. Lyon et la République
directoriale sont prisonniers de leur passé et incapables de
bâtir ensemble un avenir. Cependant, les autorités lyonnaises
affichent officiellement un républicanisme pOUf tenter de
désamorcer l'irritation de la République directoriale à leur
égard. Le syndrome de 1793 est là pour leur rappeler qu'il
n'est pas bon de susciter Wle éventuelle régénération.
Au-delà du contentieux entre Lyon ct la République
directoriale, il yale contentieux entre Lyon et la Révolution.
Pourtant Lyon devrait se souvenir que c'est le couple
RévolutionlRépublique qui l'a affranchie politiquement en lui
faisant découvrir son identité libéralo-centriste ct la
République devrait accepter l'idée qll'affinnation locale ne
rime pas obligatoirement avec contre-révolution ! Il faudra
attendre la m ~lI"
République, particulièrement les lois
municipales de 1881-1884, pour dépasser ce dialogue de
sourds.
- 276 -
�La vie politique
dans les communautés comtadines
pendant la République directoriale
Martine LAPIED
Pendant la République directoriale, le Vaucluse, et
particulièrement sa partie occidentale, l'ancien Comtat
Venaissin, offre la vision d'une région 'où le royalisme domine
et où les troubles sont nombreux et violents. Les
antagonismes qui s'expriment alors reflètent évidemment la
situation nationale, mais ils sont surtout le prolongement des
affTontements qui s'étaient produits dans l'ancienne enclave
pontificale depuis les luttes à propos du rattachement à la
France jusqu'aux violences de la Terreur blanche en l'an IIII .
entre les autorités départementales et
La core~pnda
les autorités locales, qu ' il s'agisse des murùcipalités de
canton ou des cODunissaires du Directoire exécutif, évoque
sans cesse les problèmes d' ordre public. La violence des
affrontements occulte partiellement la mise en place de
l'expérimentation des pratiques politiques. Néanmoins, ces
conflits témoignent souvent d'une volonté de contrôler le
pouvoir politique local : les élections des administrations
municipales et des gardes nationales sont considérées comme
fondamentales. Dans bien des communes, il semble que la vie
politique consiste principalement en une lutte entre le camp
des royalistes et le camp des républicains qui tentent de
défendre leur idéal, et souvent leur existence.
l - Cf. Martine LAPlED, Le Comtat et la Révolution française :
/laissaI/ ce des optiOI/S col/ectives, Public. Université de
Provence, 1996.
La Rt.!pllbliqlle directoriale. Clermont-Flirrand. 1997. p. 277-291
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Cette impression dominante de conflit tient pour une
part à la source utilisée: les dossiers classés dans la catégorie
«ordre public» valorisent évidemment cet aspect, alors que de
nombreuses communautés ont Wle vie politique relativement
calme comme le montre le dépouillement des registres de
délibérations municipales. Au total la moitié des cOlmnunes
de l' ancien Comtat (51/101) signalent pendant cette période
des troubles qlÙ vont des gestes symboliques, comme le
déracinement d'arbres de la liberté, à l'assassinat de
républicains.
Il convient donc de s'interroger sur l'origine de ces
troubles, liés principalement à la force de la contre-révolution
dans la région, puis de voir quelles sont les fonnes que
preIU1ent les lut1es pour le pouvoir local et, enfin, de cerner la
géographie de la violence telle qu 'elle s' e>.. prime dalls le
Comtat pendant la République directoriale.
Les forces de la contre-révolution
L'all III a vu le retour de nombreux émigrés animés de
sentiments de vengeance, qu'il s'agisse de royalistes, de
fédéralistes ou de prêtres réfractaires qui ont lUle forte
influence dans la région. Réelle ou supposée, la présence de
prêtres réfractaires est signalée dans tous les rassemblements
royalistes.
Dans Wle région particulièrement attachée à la religion
traditioIU1eUe, bien des habitants ont vu dans la fin de la
Terreur la possibilité de reprendre le culte, ils le font parfois
ostensiblement, malgré les interdictions. 'est surtout dans la
vallée du Rllônc et le haut
omtat que manifestations
religieuses et troubles politiques semblent liés. En l'an IV, la
présence de prêtrcs réfractaires qui célèbrent publiquclllelllies
offices est signalée dans de nombreuses communes, eUe
s'accompagne d'ulle recrudescence des violences exercées
contre les républicains.
Le commissaire du directoire exéclltif de Malaucène
dénonce l'action menée par un prêtre réfractaire d'Entrechaux
qui «prêche sans cesse contre la constitution ct contre les
- 278 -
�La vie politique dans les communautés comtadines
pendant la République directoriale
lois»2. TI attire à ses cérémonies les habitants des communes
voisines et attise le mauvais esprit qui règne dans le canton. A
Malaucène même, le prêtre constitutionnel reçoit des insultes
pour avoir fait sa soumission, puis il est menacé de mort. En
l'an VII, le comllùssaire dénonce tOl~ours
avec violence les
«prêtres réfractaires qui allument les torches sanglantes du
fanatisme».
A Piolenc, commlUle où les antagonismes ont été très
violents pendant toute la période révolutiolUlaire, les patriotes
ont été obligés de s'enfuir et de se réfugier à Orange en
l'an IV (septembre 1795). Ils attribuent le climat de violence
qui règne dans leur COI1l1nWle au fait que l'administration
1l11l1ùcipale a laissé rentrer les prêtres énùgrés dont les
prédications «causent la désmllon jusque dans les fal1ll11es» el
visent à soulever le peuple.
En brumaire an VI (novembre 1797), l'agent municipal
déplore le rôle joué par les émigrés, les prêtres réfractaires et
les déserteurs dans leur COlIUTIUue. Ils indiquent que les
fanatiques ne manquent pas de se rassembler tous les
dimanches.
En gernllnal an VI (mars 1797), l'administration
municipale de canton de Caderousse demande une troupe
pour maintenir l'ordre ,\ Piolenc dont il est dit que depuis
plusieurs arUlées cHe n'a cessé d'être le Uléâtre de désastres de
toute espèce provoqués par les royalistes, déserteurs ct
émigrés qualifiés de «chouans». Le rapport indiquc qu'ils
préparent les élections en proclamant : «F,üsons nos efforts
pour que les brig,lIlds ne votent point ct nous aurons de bons
prêtres ct nous ferons nos Pâques cette anJ1ée»3.
Le 10 frimaire (30 novembre 1797), l'agent municipal de
Piolenc déclare qu'il est dans l'impossibilité d'appliquer la loi
du 19 fnlctidor sur les prêtres ; par ailleurs les assassinats se
Illultiplient et les autorités demandent avec insistance la
présence d'un détachelUent 4•
2 - An.:hivcs Départementales du Vaucluse 1 L 223.
3 - A.D.Y. 1 L 227.
4 - AD.V. 1 L 227.
. - 279 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Le dimanche s'avère particulièrement propice aux
rassemblements des contre-révolutionnaires puisque ceux-ci
se réunissent d'abord pour la célébration du culte.
A Momas, en l'an IV, c'est pendant les Ïetes de Noël, en
revenant de la messe de minuit, que les contrerévolutionnaires se portent sur les maisons des patriotes :
certains républicains sont tués, deux ont les bras coupés,
d'autres parviennent à s'enfuir. L'action des prêtres
5
réfractaires a été dénoncée par les autorités à cette occasion.
Stimulée par les prêtres réfractaires, contrôlée par les
émigrés, la contre-révolution s'appuie sur un grand nombre de
déserteurs.
La réticence des «volontaires» à rejoindre leurs corps
était déjà flagrante dans le département pendant l'an II. Une
des préoccupations constantes des comités de surveillance
était de faire partir ou repartir les volontaires de leur
commune et de débusquer ceux d' autres COllununes qui
pouvaient s'y cacher. Pendant la République directoriale, la
situation s'est aggravée, beaucoup de jeunes gens préfèrent
entrer dans la clandestinité plutôt que de partir aux armées.
Non seulement les déserteurs sont de plus en plus nombreux
mais ils prennent part aux actions des bandes royalistes. De
très nombreux procès-verbaux signalcntleur participation aux
assassinats de républicains.
En l'an IV, les réticences des volontaires sont génénùes.
L'administration municipale du canton de Malemort indique
en réponse à un questionnaire du département de frimaire
(décembre 1795) sur l'esprit général que le seul problème est
que les volontaires de la COlnnlWle qui étaient partis sont
revenus disant que ceux des grandes communes où il y avait
garnison leur avaient dit qu'ils ne voula.ient pas partir et qu'ils
retournaient chez eux6 . Un peu partout, les déserteurs ne
prennent même plus la précaution de se cacher, comme à
Entrechaux où, selon un procès verbal de J'agent municipal,
5 - A.D.V. l L 225 .
6 - A.D.V. 1 L 223 .
- 280-
�La vie politique dans les communautés comtadines
pendant la République directoriale
ils proclament ouvertement : «oui nous sommes déserteurs et
7
nous nous en faisons honneuD>
En nivôse an IV (janvier 1796), les patriotes de Mornas
qui dénoncent les persécutions que les royalistes leur font
subir indiquent que 20 déserteurs assassinent publiquement
les patriotes et que l'agent municipal leur a fait prêter serment
de ne jamais regagner leur camp8.
En messidor (juin 1796), des gendarmes qui
accompagnaient des déserteurs sont attaqués au niveau de
Piolenc par une troupe de 40 hommes dont la moitié sont euxmêmes des déserteurs. 9
En thermidor (août 1796), le commissaire du directoire
exécutif près de l'administration municipale du canton de
Malaucène, républicain convaincu dans un environnement
hostile, indique que les déserteurs se promènent ouvertement
et que les gendarmes n'osent les arrêter, craignant d'être
assassinés IO •
Le problème est récurrent et les perturbations causées
par les déserteurs sont signalées pendant toute la période.
Les luttes pour le pouvoir local
La COJ1lrlÏtution de l'cUl III est le cadre de la vie
politique. Dans les documents issus des communes, elle n'est
jamais remise en cause, au contraire on essaie de s'appuyer
sur elle pour défendre son point de vue. D<U1S un premier
temps, elle est surtout citée par les «modérés» qui y voient un
texte permettant d'assurer l'ordre et la tranquillité publique el
une anne contre les Jacobins qualifiés de terroristes, mais à la
fin de la période ce sont les républicains qui l'évoquent contre
les royalistes à leur tour considérés conune des factieux
prêchant contre celte constitution républicaine.
7 - A.D.V.
8 - A.D.V.
9 - A.D.V.
10 - AD.V.
1 L 222.
1 L 225 .
1 L 227.
1 L 223 .
- 281 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Dès les lendemains de thermidor, les modérés avaient
affirmé vouloir l'extinction des haines!! ; pendant le
Directoire, ils réclament avec insistance l'application de la
Constitution. Les autorités municipales modérées sont
néamnoins vite débordées dans les cOlmnunautés où les deux
camps antagonistes sont puissants et où les vengeances
s'enchaînent, or les forces de la contre-révolution sont
importantes dans la région. On ne peut, certes, pas qualifier
globalement de contre-révolutionnaires tous ceux qui
s'opposent à certaines des exigences de l'Etat ou qui
soutiennent ostensiblement le culte catholique, mais au delà
de ces attitudes la radicalisation des positions pendant la
période directoriale est certaine.
Grâce à son importance, la contre-révolution espère
acquérir le pouvoir au niveau local, C0l1U11e au niveau
national, elle mène donc une action politique. Le moment des
élections est considéré comme un temps fort de la vie
politique, il s'agit en fait d'un moment où chaque parti doit
manifester sa puissance.
Le système censitaire prive les plus démunis de la
possibilité de s'exprimer par le vote, de plus, dans les
communes où les antagonismes sont violents, une partie de la
population a dû aller se réf1!gier ililleurs et risque sa vie si elle
revient élU moment des élections. Chaque camp essaie
d'empêcher ses adversaires de venir voter, dans un climat de
violence qui peut aboutir ù des assassinats.
En messidor an IV (juillet 1796), l'administ ratioll
municipale de canton de Bédarrides déplore la situation à
Sorgues qui rait partie de son canton. Elle demande la
présence d'une colonne mobile et constate que «c'est surtout ;\
l'époque des élections que ces scènes dégouttantes se
11 -
cr. Martine Lapied, «Réaction ct Terreur blanche dans le
Comtat en l'an W : évolution ou con[inmltion des options
politiqucs '1», dW1S Le tOllmollt de 1'(/11 Ill. Réactioll et Terrellr
blallche dalls la France révollltionnaire, sous la direction de
Michcl Vovelle, C.T. I U:l., 1997.
- 282-
�La vie politique dans les communautés comtadines
pendant la République directoriale
multiplient... afin d'éloigner par la terreur les bons citoyens
de l'exercice de leurs droits les plus précieux» 12 .
En genl1inal an VI (mars 1798), l'agent municipal de
Sorgues dénonce son adjoint qui a regroupé ce qu'il qualifie
«d'une minorité factieuse de septante-deux anarchistes» qui,
armés de sabres et de fusils, veulent interdire le vote dans les
assemblées primaires
à tous ceux qui ne sont pas
républicains, ce qui aurait provoqué une rixe avec les
habitants de Courthezon qui se rendaient aux assemblées
primaires l3 .
A Velleron, canton de Pernes, en nivôse an IV
(janvier 1797), ce sont au contraire les républicains qui
dénoncent les conditions dans lesquelles se sont déroulées les
élections. Une lettre est adressée à l'administration du
département par les patriotes de VelIeron qui se disent 95, la
lettre n'étant signée que de 6 personnes. Elle rapporte qu'à
cause de l'assassinat de 5 patriotes par des émigrés et des
prêtres réfractaires liés aux bandes d'égorgeurs et de rebelles
qui sévissent dans la contrée, les autres patriotes ont dû fuir.
Ils n'ont donc pas pu participer aux assemblées primaires où
des complices des crimes contre-révolutionnaires ont été
nommés agent mUlucipal et adjoint 14.
A Sainte-Cécile, communes où les dissensions sont
parÜctùièremC.l1t importantes, les deux camps antagonistes
s'accusent tour à tour d'empêcher la liberté des suffrages. On
en vient même, en germinal an VU (mars 1799), à tenir deux
assemblées primaires, chacune des deux étant dénoncée par
ses adversaires l5 .
En l'an IV, après la vague anti-jacobine de l'an TIl, de
nombreuses mlU1icipalités favorisent ouvertement les contrerévolutionnaires . certaines d'entre elles sont dénoncées et
suspendues. L'installation d'une municipalité provisoire ne se
fait pas toujours facilement ; en général la présence de la
force année est nécessaire mais cette installation est parfois
12 - A.D.V.
13 - I\.O.Y.
14 - I\.D.Y.
15 - A.D.V.
1 L 220.
1 L 220.
1 L 221.
1 L 227.
- 283 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
une occasion pour les républicains de la commune de se
manifester.
En frimaire an IV (décembre 1795), le département
reçoit de nombreuses plaintes contre les administrations
municipales de Malaucène, Caromb, Mormoiron, qui, malgré
leurs dénégations sont suspendues et remplacées en pluviôse.
A Caromb, une partie de la population essaie de s'opposer à
cette destitution et il faut employer la troupe. Par contre, à
Malaucène, les cris de «Vive la république, à bas les
royalistes» et des acclamations accueillent les autorités venues
procéder au remplacement l6 .
En messidor an VIl (juin 1799), les républicains de
Malaucène dénoncent l'opération inverse. Dans une lettre qui
comporte 55 signatures, ils e:\1>liquent qu'ils ont été privés des
administrateurs municipaux qu'ils avaient nOlTunés en l'rul VI
aux assemblées primaires et que les royalistes avaient réussi à
faire suspendre quelques jours après leur élection par la
précédente admiIùstration départementale 1?
Le contrôle de la garde nationale a également une
grande importance dans la vie politique des communautés
agitées. Son élection peut aussi être un moment
d'affTontemenls.
En floréal an IV (avril 1797), les patriotes de Malaucène
dénoncent les «complots tramés par les royalistes pour
occuper les premières places dans les gardes nationales»,
indiquant que des émigrés et des déserteurs ont voulu voter1K •
En Messidor an VI (juin 1798) à Sainte-Cécile, les
royalistes parvicnnent à prendre les postes importants alors
que les autres étaient occupés, selon les administrateurs du
canton par des hommes «qui n'ont jamais marqué dans la
Révolution», de ce fait les responsables sont très ennuyés pour
la formation d'une coloIUle mobile ct demandent aux
adrninistratetlfs du département s'ils doivent nommer des
répubJicains l 9.
16 - A.D.V.
17 - AD.V.
1H - A.D.V.
19 - A.D.V.
1 L 223 .
1 L 223.
1 L 223 .
1 L 227.
- 284-
�La vie politique dans les communautés comtadines
pendant la République directoriale
La garde nationale de Cavaillon, une des rares
communes où les patriotes ont réussi à garder le pouvoir, est
amenée à intervenir dans des localités voisines comme à
rIsle-sur-Sorgues en proie à des troubles en pluviôse an V
(janvier 1797)20. Mais cette intervention, sollicitée par les
uns, est ensuite dénoncée par les autres.
Les gardes nationales patriotes sont mises en cause par
leurs adversaires qui qualifient leurs réunions d'assemblées de
terroristes, elles sont au contraire appelées à l'aide par les
républicains lorsqu'ils se jugent en danger.
Les difficultés aboutissent parfois à la suspension de la
garde nationale et au désarmement des citoyens, mesure que
certaines mwucipalités modérées telles celle de l'Isle-surSorgues jugent susceptibles «d'étouffer les gennes de la
discorde et de la discussion chez les habitants»21. Mais il
semble bien que dans la plupart des cas ces mesures
aboutissent plutôt à laisser les communes désarmées face aux
actions des bandes royalistes qui y font alors des incursions de
plus en plus fréquentes. Les patriotes, dénonçant les forfaits
commis par des «étrangers» armés alors qu'ils sont désanllés
multiplient les pétitions pour pouvoir s'anller à nouveau et
reformer des gardes nationales.
A l'Isle, . en floréal an V (avril 1797) plusieurs
assassinats de républicains ont suivi la dissolution de la garde
nationale et le désanllemel1t des habitants.
L'expression de la violence
Pendant la période directoriale, comme en l'an lII, les
violences sont principalement exercées par les contrerévolutionnaires contre les symboles de la République et
contre les patriotes eux mêmes.
Décrets arrachés, lacérés, arbres de la liberté déracinés
sont panni les actions symboliques les plus fréquentes. Les
atlaques de maisons de républicains qui peuvent entraîner des
20 - A.D.V. 1 L 220.
21 - A.D.V. 1 L221.
. - 285 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
violences allant jusqu'à l'assassinat se mlùtiplient, en
plusieurs vagues de terreur blanche. En thermidor an V
(août 1797), le commissaire du directoire exécutif près de
l'administration municipale de Bédarrides e:\.'prime ses
craintes à propos des conununes de Sorgues et Courthézon :
«Arbres de la liberté abattus, cultures dévastées, citoyens, des
fenunes mêmes, asséùllies par des meurtriers armés» 22 .
Les vengeances s'expriment dans
toutes les
communautés où les antagonismes étaient puissants. Le
comnùssaire du directoire exécutif relie ces violences aux
luttes du passé, mais sans les excuser : «qu'on dise tant qu'on
voudra que les hommes qu'on sabre aujourd'hui ont sabré
dans d'autres temps [... ] l'assassin et le dévastateur sous
quelque bannière qu'il soit rangé sera toujours lm objet de
mépris et d'exécration pour tout ce qui sait faire la différence
entre le bien et le mal». Il critique le soutien apporté par les
gens «soi-disant probes et honnêtes» qui ne rougissent pas
d'avoir pour amis des «scélérats» qui «se livrent au nom de la
probité aux excès les plus répréhensibles ; co nUlle si lUI
assassin, un dévastateur, lUI anarclùste n'était pas lUI brigand
mille fois plus dangereux que les républicains qu'ils appellent
tous indistinctement du nom de terroristes et qu'il faut
aIlé,mtir selon ewO).
A J'Isle, en l'an IV, J'administration mlUùcipaJe indique
que les citoyens «aigris par des souvenirs douloureux
attendent le moment de J'explosioll»; des assassinats sont
effectivement commis dans les jours qui suivent23 .
Lorsque les autorités s'opposent à ces actes, elles peuvent
être à leur tour les victimes des violences. Il y a parfois
désaccord entre les dilTérentes formes d'autorités. Au début de
la période, juges de paix ct autorités mtuùcipales sont
facilement indulgents pour les actiolls des contrerévolutionnaires quand ils n'en sont pas complices, les
commissaires du directoire exécutif s'eITorçant davantage de
faire régner l'ordre républicain. COllunissaires et parfois
autorités municipales peuvent être dénoncés par certains
22 - A.D.V. 1 L 220.
23 - A.D.Y. J L 22 1.
- 286-
�La vie politique dans les communautés comtadines
pendant la République directoriale
habitants, qui se disent modérés, pour leur action qu'on
assimile à lm retour de la Terreur.
A Gadagne, en messidor an VI (juin 1798), 68 citoyens
envoient au département une pétition dénonçant les autorités
municipales, trait,mt l'agent, son adjoint et son secrétaire de
«terroristes qui sous le masque du patriotisme ne cherchent
qu'à assouvir leur haine particulière et leur cupidité» . D'après
la pétition, ces agents répandent la terreur en proclamant «les
têtes tomberont> et ils taxent les autres de royalistes et
d'égorgeurs. Les pétitionnaires affirment qu'ils sont de
paisibles agriculteurs qui respectent les lois, mais que n'ayant
jamais paru dans aucun mouvement populaire, ils sont
soupçOJU1és de royalisme. Ils indiquent que leur situation est
pire que du temps de Robespierre. L'agent municipal a fait
désanner les «bons citoyens» et appelé des coloJU1es mobiles
des communes voisines dont les pétitionnaires alIinnent
qu'elle conunettent beaueoup d'excès24 .
A la fin de la période, d'une part à cause des épurations
qui ont remplacé les autorités municipales les plus
compromises, d'autre part à cause de la transformation de
plus en plus nette de l'action contre-révohltioJU1aire en
brigandage, les autorités essaient pratiquement toutes de
réduire les viQlences, mais dans les endroits où sévissent les
bandes royalistes, elles sont débordées.
Les comlUWles qui ont des problèmes internes
demandent en général le stationnement de troupes chez elles.
Pendant les périodes de réaction, il s' agit de mettre les
républicains au pas. Ainsi en messidor an IV (juillet 1796), la
municipalité de Sorgues demande l'installation d'une garnison
pour mener une action répressive contre ces hommes qui «ont
persécutés leurs concitoyens, qui ont célébré le 9 thermidor en
criant ' Vive Robespierre'». Le détachement demandé ne reste
que quelques jours et, selon la municipalité, les violences
reprennent dès son départ . Mais le mois suivant ce sont
31 républicains
de
Sorgues
qui
demandent
que
l'administration du département prenne des mesures promptes
24 - A.D.V. 1 L 221.
- 287 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
et efficaces et envoie un détachement de volontaires pour les
défendre. Us indiquent que depuis deux ans ils éprouvent
«toutes les horreurs iIÙmaginables» de la part des royalistes
de la conunune qui sont armés jusqu'aux dents25 .
Seule la présence de troupes permet parfois aux
républicains de rentrer chez eux sans danger après des
arrestations en l'an III ou leur fuite.
En vendémaire an VI (septembre 1797), le commissaire
du directoire exécutif de Bédarrides demande l'envoi de
troupes à Courthézon de façon à permettre le retour de
républicains qui avaient été obligés de fuir la commune26 .
Ce sont de plus en plus les communes qui sont en butte
aux incursions des bandes royalistes qui demandent la
présence de troupes chez elles.
Dès l'an V, un conunissaire envoyé par le département à
Cavaillon à cause des assassinats perpétrés par des bandes
armées basées dans le Lubéron et aux alentours, indique qu'lm
ménager vivant calmement dans une bastide et ne s'étant
jamais mêlé de révolution a été tué par une troupe étrangère??
Les femmes se plaignent particulièrement du climat
d'insécurité.
La municipalité de Cavaillon insiste sur l'importance de
la présence d'une force année dans la région étant donné la
présence dans le Lubéron d'égorgeurs qui font des incursions
dans les communes voisines, mais elle n'arrive pas à obtenir
des détachements assez importants pour assurer sa sécurité.
La municipalilé de l'Isle insiste également sur la nécessité de
la présence d'une force armée. En l'an VIl et en l'an VIII, les
actions des attroupements royalistes sont sans cesse signalées
dans celle partie du bas Comtal mais les autorités ne
disposent pas de suffisanunent d'hommes pour pouvoir mener
une répression efficace. 11 en est de même pour les corrununes
de la vallée du Rhône où sévissent également des bandes
royalistes. L'action menée par les troupes qui procèdent él des
visites domiciliaires et à des arrestations n'est pas suffisante.
25 - A.I .V. 1 L 220.
26 - AD.V. 1 L 221.
27 - AD.V. 1 L 220.
- 288 -
�La vie politique dans les communautés comtadines
pendant la République directoriale
En brumaire an VIn (octobre 1799), les bandes
d'égorgeurs sont toujours redoutées comme en témoigne la
demande d'un détachement faite par l'administration
municipale de Piolenc qui e>rplique le danger couru par «les
vrais amis de la liberté» dans leur COlmnune depuis la retraite
du détachement qui y était précédemment. Les patriotes qui
sont peu nombreux n'ont «aucune espérance devant les débris
de la bande assassine» 28 .
La présence de troupes dans des communes où les
royalistes sont nombreux n'est pas toujours bien acceptée dans
la mesure où elles viennent justement les empêcher de
persécuter les républicains.
C'est le cas à Mornas, conU1Ume dominée par les
royalistes auxquels l'agent municipal est très favorable.
Plusieurs républicains s'étaient plaints à l'administration
départementale d'être assaillis et de ne plus pouvoir rester sur
leur lieu de travail. Des assassinats ont lieu en thermidor
an IV Guillet 1796) pour lesquels aucune poursuite n'est
gens» qui
effechlée. La commune soutient les (~euns
mannestent leur haine des républicains en expliquant qu'ils
ont longtemps gémi sous le joug des sans-culottes dans Wle
commune qui a eu 90 mandats d'arrestation et 14 guillotinés.
L'incident qui . déclenche des troubles en thermidor an V
(août 1797) est rapporté différemment par la municipalité et
par les soldats : pour l'agent murùcipal, les militaires, pris de
vin, ont provoqué la jellllesse en criant «Vive les sa115culottes», tandis que les militaires c~ .' pliquent
qu'en passant
les jeunes gens ont crié «A bas et merde pour les sansculottes». La stùte montre que dès qlle les militaires ne sont
plus présents à Mornas la sécurité des républicains n'est pas
assurée. Des rassemblements armés d'émigrés ct de déserteurs
partent même de la ville pour mener des expéditions aux
alentours29 .
La géographie des troubles pendant le Directoire reflète
les antagonismes politiques ultérieurs.
28 - A.D.V. 1 L 227.
29- A.D.Y. 1 L 225 .
- 2H9-
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
Certaines zones rurales, principalement dans le moyen
Comtat ct l'est du baut Comtat, continuent à vivre le plus
tranquillement possible et les autorités municipales, toujours
issues des mêmes familles, tentent comme précédemment de
concilier obéissance à la loi et protection de leurs concitoyens
dont le mauvais gré est toujours évident face aux lourdes
demandes de la conscription et de la fiscalité. Mais, dans la
plus grande partie de la région, la période qui a suivi la chute
du gouvernement révolutionnaire a vu se multiplier les
conilits entre les deux partis opposés.
Le nord-ouest est toujours en proie aux violences :
royalistes et républicains s'y affrontent. Dans le haut Comtat,
en particulier le canton de Valréas, les ennemis de la
République dominent. L'influence du clergé et de la noblesse
s'affirme à nouveau. Les régions qui avaient lutté contre
l'union à la France révolutionnaire sont celles où l'opposition
à la République sc manifeste le plus à partir de Ulermidor. La
vallée du Rhône se dégage comme wle zone de forte violence.
Les deux options antagonistes y luttent depuis le début de la
Révolution et provoquent l'enchaînement de vengeances à
travers les di1Iérents épisodes de l'lùstoire politique. Le bas
Comtat est aussi en proie à des troubles liés à la présence de
la bande de Pastour qui assassine des républicains dans la
région mais aussi au retour de fédéralistes qui veulent se
venger.
Les tendances majoritairement royalistes montrées
pendallt la période du Directoire ne doivent pas faire oublier
l'importance de la résistance de Iloyauxjacobins très actifs qui
continuent de faire prévaloir leur idéal ct s'en réclament
pendant tout le XIX" siècle. L'existence de partis forts et
antagonistes explique l'importance de la violence mais aussi
les possibilités de changements de la tendance dominante
scion l'évolution de la conjoncture politique nationale. La
force des antagonismes est une constante de la vie politique
de la partie occidentale du Vaucluse jusqu'à la seconde
République 3o .
JO - Cf. Philippe Vigier, l,a seconde Rt:puhliqrw clans la région
alpine. Etude politique el sociale, P.V.l'., 1963.
- 290-
�..
dans les conUTIilllautés comtadines
La vie polItIque R ' blique directoriale
pendant la epu
~~
/ '/.
zona légélamenl élevé
zone élavée
...
Flewe navigable
o
~
•
COUts d 'au flollobla
Communoul é
Relais de posla
Route da 1" classe
Roula de 2.... classa
Rou l e non 1" ou 2- c lasse
- 29 1 -
��Troisième partie
Elections
et parcours politiques
��La plume et l'urne: la presse
et les élections sous le Directoire
Malcolm CROOK
Les élections attirent très peu l'attention dans les pages
des journaux aux débuts de la Révolution française. Les
libertés du vote et de la presse sont nées ensemble en 1789,
mais le reportage électoral se remarque plutôt par son absence
que par sa présence, jusqu'à l'avènement de la Première
République. En eITet, il faut attendre l'établissement du
Directoire pour que le journalisme électoral [asse tardivement
son vrai apprentissage. La réticence initiale de la presse
devant les urnes fait place enfin à un fort engagement, qui
déclenche une véritable «guerre des plumes» autour du
concours électoral de 1797' . Encore une innovation dans le
domaine de la pratique politique qui se découvre donc sous le
Directoire, cette phase originale de la Révolution, si
méCOIillue et pourtant si riche en expérimentations.
A partir d'un sondage de plusieurs titres parisiens et
provinciaux, nous allons caractériser, analyser et e:-.. pliqucr
cet intérêt plus grand porté aux élections par la presse au
cours de la décerlilie révolutionnaire, dont l'apogée se trouve
sous le Directoire. On ne peut qu'esquisser la réponse des
«citoyens-journalistes» devant le phénomène électoral, mais
un modèle se dégage qui suggère l'émergence d'un espace
journalistique dans ce domaine de plus ell plus large et, en
même temps, plus partisan. Si le champ cst finalement fermé
1 - J'emprunte la phrase il S. lay, "La guerre des plumes : La presse
provinciale ct la politique de faction sous Je premier Dirct:toire
Ù Marseille, 1796-1797", Allllaies historiques de la Révoll/tioll
française (1997), p. 22 1-247.
La I?tJp/lbliqlle directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 295-310
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
durant la dictature bonapartiste, on ne peut pas nier
l'importance de son ouverture pendant la Révolution, à l'aube
de la démocratie en France.
A la différence des modalités de sa production et
distribution, ou de la nature de son lectorat, le contenu de la
presse sous la Révolution attend toujours ses historiens2 . En
effet, aux débuts des années 1790 la référence aux élections
dans les journalLx est bien mince, malgré l'importance de
l'établissement des nouvelles structures administratives par la
voie électorale en 1790. En province L'Observateur
marseillais de Barbaroux constitue une exception quand il
annonce le 12 juin que «les électeurs (de deuxième degré)
doivent se rendre él Aix» le lendemain, pour se réunir en
assemblée départementale :
Nous disons que des patriotes nouveaux-nés ne doivent
point encore être appelés aux fonctions publiques ; et
que les vertus éprouvées, Wle hOlmêteté recoJUme,
l'amour de la liberté et les talents dirigés vers le bien
doivent seuls détenniner le ehoix des électeursJ .
Par la suite, comme d'autres titres provinciaux, cc
journal marseillais se contente de faire la liste des élus au
conseil général des Bouches-du-Rhône, sa ns aborder aucune
discussion sur leurs qualités politiques.
2 - On exagère, bien sOr, mais ni la synthèse de 1. Godechot, "La
presse frança ise sous la Révolution et l'Empire" dans
C. BcllaJlger et al. , flü toire générale de la Presse frallçaüe,
vol. 1 (Paris, 1969), ni les travaux en anglais de 1L Gough, The
Newspaper Press ill the Frellch Revo/llt ioll (London, 1988) ou
de J. Popkin, {?evollltiollG/ y News. The Press ill France 1789/ 799 (London, 1990), ne privilégient cet aspect de la question.
J'ai faiL allusion au rôle de la presse dans les élections dans
mon li vre récent, f!.'lecliOIlS ill the Frellch Revollltiull " ail
Apprelllices!Jip ill j)emocl'Gcy. /789-1799 (Cambridge, 1996)
et je prends l'occasion ici de développer mes idées sur le sujet.
3 -L'Observaterrr marseillais, 12j uin 1790.
- 296 -
�La plume ct l'urne: la presse et les élections sous le Directoire
Au tournant de l'année suivante on constate unc certaine
montée de l'intérêt à l'égard des élections des évêques
constitutionnels (selon la Constitution civile du clergé).
Toutefois, c'est devant les élections «législatives» de cette
même aImée, pour remplacer la Constituante par lUle nouvelle
assemblée nationale, qu'on consacre partout plus d'espace au
phénomène électoral. Le 9 juin 1791, par exemple, le Journal
patriotique de Grenoble invite ses lecteurs à «assister en
nombre dans les assemblées primaires» et, une quinzaine de
jours plus tard, il public la liste des électeurs de la ville de
Grenoble. Le reportage des opérations de l'assemblée
départementale, différées au début de septembre à cause de la
fuite du roi à Varelmes, provoque un bref commentaire sur les
législateurs élus - «citoyens éclairés, estimés»- ct la
conclusion que «nous nous ferons un devoir de répéter que ces
choix sont l'expression parfaite de l'opinion publique» 4.
Même couverture à Toulouse où, dans le Journal universel el
affiches de Toulouse, on dirige les votants vers des hommes
sûrs : «aisance, probité et patriotisme désintéressé, telles sont
les qualités qui doivent désigl1er un électeur l ...] il ne faut pas
choisir ceux qui regrettent l'ancien régime, ni des patriotes
ardents». En l'occurrence, les choix pour la législature ne
tombent que «sur des patriotes qui ont fait leurs preuves»,
dont on note simplement les noms 5 .
La succession rapide des événements de l'été 1792 chute du trône, suivie de nouvelles élections inattendues prend par surprise ces apprentis-journalistes provincialL"X. Ils
publient dans leurs numéros de septembre les listes des élus à
la Convention nationale, «distingués tous par leur
patriotisme» selon le Journal universel et a.Uiches de
Toulouse, mais guère plus(,. Dans l'Isère, seul le débat sur la
façon de voter (le journal prend partie pour le bulletin écrit,
en opposition au vote «é\ haute voix») provoque plus que le
simple reportage des faits 7 . On ne trouve nulle part de vraies
1791 .
4 - Le JOl/rnal patriotiql/e de Grenohle, 9 juin ct 3 ~cptl1bre
5 - JOl/mal I/niversel et affiches de TOI/lOI/se, 15 juill ct 7 septembre
1791 .
6 -ibid., le 8 septembre 1792.
7 - Joumal Patriotique de Orenoble, 9 septembre 1792.
- 297-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
campagnes électorales dans les pages des journaux de
province et, certes, on renonce à nommer des candidats. Cela
ne doit pas nous étonner car les candidatures publiques ne
font pas partie de l'imaginaire électoral des français de
l'époque. Cet héritage du passé e>..'plique la dénonciation dans
Le Journal des départements méridionaux (organe du club
jacobin de Marseille) d'Wl électeur comme «cabaleun>, car il a
proposé pour député le nom de Dubois-Crancé dans
l'assemblée électorale du Var8 .
A Paris, par contre, le silence journalistique autour des
élections est déjà brisé. Dans la capitale une robuste
discussion autour des «candidats» a commencé lors des
élections législatives de 1791. C'est Marat qui mène le jeu, le
17 juin, avec une liste de «mauvais citoyens à rayer du tableau
des électeurs» :
Les sujets dont je vais esquisser le portrait aspirent au
titre d'électeurs ; je me flalle que les citoyens
s'empressent de les répousser toutes parts, lorsque j'aurai
fait COlUlaÎtre leurs ti Ires de réprobation :
Le Roux père - patriote par spéculation;
Gi llot - avocat inepte ~
Le Grand - tartuffc m:compli ~
Guiot - aristocrate gangrené : débauché crapul eux et
coureur de femmes publiques, n'en pouvwlt plus séduire
d'honnêtes 19
On doit douter de l'influence de l'ami du peuple, ca r à la
suite de la réunion de l'assemblée électorale de Paris en
septembre, il se trouve deva nt la triste obligation de
rapporter:
Les bons citoyens mcttent tout leur espoir dans la
nouvelle législatllfc, qu'ils se flattent de voir composée
d'excellents patriotes... c'est WI beau rêvc, quc HOUS ne
vcrrons jamms réalisé ... Lu plupart des départements ont
même chOisi pour leurs délégués des elUlemis connus de
la patrie. Tel est lc cas du Nord ... mais ce sont surtout
8 - LI.! .Jol/mal c/t! .~ (ft!parlemel/IS méric/ial/al/x, 15 septcmbre 1792.
9-Lillll idupl.!l/pll.!,
17juin 1791 .
- 298 -
�La plume et l'ume: la presse et les élections sous le Directoire
les élections du département de Paris qui se distÎllguent
par le choix le plus honteux lO
On avait déjà inséré quelques remarques personnelles
dans les pages du Patriote français de Brissot, au cours des
premières élections parisiennes, admiIùstratives et judiciaires,
d'octobre 1790 - Y compris une bénédiction sur l'élection de
Robespierre connne juge dans la capitale - mais ce trait reste
bien épisodique 11 .
Devant le renouvellement de la municipalité de Paris à
l'automne de 1791 la presse parisienne poursuit son
intervention électorale et avance plusieurs noms pour le poste
vacant de maire (suivant la démission de Bailly)1 2. La Feuille
du jour propose les noms de Duport et de Fréteau, avant de
déclarer le 28 septembre que «M. Camus est sur les rangs»,
pour détourner ses lecteurs d'un homme «que tous les partis
abhorrent également». Le BabilLard relève le nom de
Lafayette, tandis que Les Annales monarchiques suggèrent
Mounier et Les Annales patriotiques présentent Démeunier
comme le candidat de la Cour afin de le discréditer. Le
rédacteur de la Chronique de Paris, enfin déclare : «Vous
savez, messieurs, que j'ai toujours été pour qu'il y eût lUle liste
de candidats qui prétendaient aux fonctions administratives ...
Il vaut nùeux. dire «Me voilà, je me crois digne d'une telle
place», que de solliciter les voix aux ténèbres... il nous
manque encore des tableaux pour s'inscrire, mais je propose
Pétion comme maire de Paris».
Les élections à la Convention de 1792 déclenchent un
véritable torrent d'invectives personnelles en même temps que
la prolifération des listes de «candidats» dans la presse
parisielule, surtout dans La Sentinelle de Louvet et L'Ami du
10 - Ibid., 6 et II septembre 1791 .
II - Pa/riole frallçais , 19-20 oclobre 1790.
12 - Je remercie M. Genty qui m'a très aimablement communiqué
ces iIl[onnalÎolIs.
- 299 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
l3
peuple de Marat, publiés sous forme de placard . Louvet
doune l'exemple le 21 août avec lm coup d'oeil sur les députés
actuels de l'assemblée législative, avant de passer en revue
l'Assemblée constituante (où il reconunande Robespierre) et
les rangs des Jacobins de Paris. Une quinzaine de jours plus
tard il ajoute les noms de quatre intellectuels anglais, y
compris Priestley et Bentham. On lui avait reproché d'avoir
porté les noms de Rabaut et Sieyès sur sa première liste et, le
5 septembre, Marat publie une critique où il fustige Rabaut
comme «faux patriote», Cloots comme «mouchard berlinois»
et Lanthenas comme «pantin de la fenune Roland», avant de
fulminer contre Louvet lui-même comme «intrigant au.."X gages
de la faction brissotine».
Intervient la Terreur, qui apporte un sursis au processus
électoral, en même temps qu'elle restreint sévèrement la
liberté de la presse. La reprise des élections ~ l'autonme de
1795 inspire le retour d'un certain reportage électoral qui va
de pair avec Je rétablissement d'une plus grande latitude pour
les jourmùistes. A Paris, en fmctidor an III (septembre 1795),
La Quotidienne comprend un bulletin des assemblées
sectiollnaires et affiche un parti pris prononcé contre «les
hommes aux quarante sous (les sans-culolles)>> et «la faction
En revanche, son
des perpétuels» (les convetils)I~.
rédacteur ne propose pas un seul nom ,\ la nouvelle législature
et son analyse des résultats se bome éllL"X généra lit és. La
campagne de La Quotidienne contre les décrets des deux-tiers
(le choix obligatoire des deux-tiers des députés au corps
législatif du Directoire parmi les conventionnels) lui vaut
quand même la fermeture à la suite de l'insurrection
parisienne du 13 vendémiaire.
13 - La Sell/illelle, 9 cl 29 août et 14 septembre, el [/A mi dl/ pel/plu,
5 septembre 1792. Voir aussi, Lus Révolu/iolls de Pari.v,
25 aoül-l cr septembn.: 1792 : exumen ùcs principaux cundiùuls
qui aspIrent ou qu'on désigne à la Convention.
14 - La QI/o/idietille, 21-22 fructiùor rul If[ (7-8 septembre 1795).
- 300 -
�La plume et l'ume : la presse et les élections sous le Directoire
La presse provinciale n'est pas non plus complètement
dépourvue d'mIe dimension électorale en 1795. Ferréol
Beaugeard, dans sou Journal de Marseille , offre à ses lecteurs
15
un Décalogue des assemblées électorales . On ne peut pas
malheureusement citer en entier ses dix commandements,
mais on lit au numéro cinq : «N'oubliez pas que les terroristes
vous ont donné Robespierre» ; et au septième : «Défiez-vous
des phraseurs». Toutefois, à empnmter les mots d'lille étude
dédiée à l'oeuvre de ce joumaliste impressionnant: Beaugeard
, .
16
Cette
«ne deSlgna
personne, n ,avança aucun nom».
réticence confonne aux autres nmnéros de son Décalogue :
«N'élevez que ceux qui ne cherchent pas à l'être» et «Ceux
qui briguent les places n'en sont pas dignes». En effet, le refus
des candidatures publiques reste obstinément enraciné dans
les moeurs électorales, malgré le passage de la loi de fructidor
an III qui facilitera plus tard l'enregistrement des candidats.
L'application de cette loi en 1797 encourage la
discussion ouverte des candidatures dans la presse et l'an V
marque ainsi l'âge d'or du reportage él.ectoral sous la
Révolution . La liberté de la presse est réaffirmée dans la
Constitution de 1795 : «Nul ne peut être empêché de dire,
écrire, imprimer et publier sa pensée - les écrits ne peuvent
être soumis à aucune censure avant leur publication» . Un
autre article 'envisage des «prohibitions provisoires», mais
cette liberté conditionnelle est suffisante pour provoquer
l'explosion d'une véritable guerre des plumes autour des
élections du printemps de l'an V. Les prises de position autour
de la politique des années précédentes produisent une lutte
sans merci , entre «fédéralistes» ct «terroristes» ou
«royalistes» et «anarchistes», qui se remarque aussi bien dans
les provinces qu'à Paris.
rv (1 J octobre 1795).
16 - R. Gérard, Vn journal de province .1'011.\' la Révolution. Le
Jal/mal de Marseille de Ferréol Beallgeard 1781-1 797, Paris,
1964, p. 283.
15 - .Joll/'llai de Marseille, 19 vcndéminirc an
- 301 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
La campagne électorale conunence de bonne heure dans
la presse. La Quotidienne, journal de droite rétabli dans son
ancien titre, mène le jeu dans la capitale17 . Elle deméUlde une
forte participation aux assemblées primaires de genl1inal
(prévues à la fin de mars 1797) : «Arrivez citoyens, bravez
l'inclémence de la saison et l'incommodité du local assigné à
quelques uns d'entre vous. Mais bravez surtout l'intrigue
d'une faction expirante [.. .] si de borU1es élections dOlmen! de
bon repos, votre droit est suffisallunent exercé et le salut
public naîtra inunanquablement de vos assemblées»l x.
On essaie ouvertement d'influencer les travaux des
électeurs de deuxième degré, qui doivent se réunir le
20 germimll (9 avril) à l'assemblée départementale de la Seine
(ci-devant Paris) :
Rien n'égale l'indécision et l'espèce d'inquiétude du
public à l'approche de genninal ; le pauvre peuple
souverain à toute la faibl esse d'Wl vieillard et de plus
tous les caprices d'wl enfant malade. On doit nommer
250 députés et la France compte 300 000 prétendants
[...] n'oubliez donc pas l'éloquence de Laharpe,
Lacretelle, Richer, Quatremère de QuiJ1cy et ChauveauLagarde, des écrivains qui ont si longtemps lutté contre
la tyrannie.
Cette liste, publiée le 16 germina l (5 avril) est complétée
quelques jours plus tard par l'addition de D'André, plein de
«lumières, d'expérience et de courage» et Boissy d'Anglas,
qui a bravement résisté Ù la demière insurrection du peuple de
Paris en prairial an III (mai 1795)19.
17 - J.. D. Popkin, The Right-Wing Press in France, 1792-1800
( 'hapelllill, North Carolina, 1980), p. 89-9 1. L'auteur est plus
concemé par l'influence exercée par les journaux de droite
dans les élections de l'un V que par la représentation du
concours électoral dans leurs pages.
18 - La Quotidienne, 5 gcnninal an V (25 murs 1797).
19 - Ibid., 16, 2 1 et 22 gcnninal an V (5 , 10 et Il avril 1797).
- 302 -
�La plume et l'ume: la presse et les élections sous le Directoire
De l'autre côté de la gamme politique on retrouve le
Journal des hommes libres de tous les pays. Pour sa part il
condamne les listes des députés de Paris qu'on fait circuler
dans les journaux de droite, s'inspirant sans doute des mânes
de Marat:
Boissy, bien cher au peuple de Paris qu'il a fait mourir
de faim pendant trois mois ;
Fleurieu, ministre de la marine de Capet ~
Dufresne Saint-Léon, directeur de la liste civile pour la
corruption de l'espri t public ;
Emery, vendu à la cour ;
Quatremère, combattant en tout temps contre la
République et ennemi nécessaire de ses fondateurs .
Voilà les citoyens que Paris offre à Louis xvm COllUl1e
gages de sa bOlUle volonté 20 .
Le prétendant participe lui-même au concours électoral
de l'an V. Dans une adresse du 10 mars, publiée dans les
journaux, il recommande les «gens de bien, amis de l'ordre et
de la paiX», qui «puissent nous aider à ramener notre peuple
au bonheUf» 21.
Du côté des royalistes, les No uvelles politiques
nationales et étrangères se distinguent par une série de
«lettres sur les' élections» de la plume de Lacretelle jeune. Cet
écrivain constate que la conduite du «nouveau tiers» aux
Conseils du Directoire suggère qu'il faut absolument refuser
de réélire des ex-conventionnels en l'an V : «Au nom de la
Convention, je vous vois plus eITrayés ; je sais que c'est un
malheur à jamais déplorable d'avoir été membre de cette
assemblée, dont la carrière a été si longtemps remplie par la
1110rt et la destruction.» Dans sa lettre suivante il conclut
ainsi : «Osez donc choisir des honunes éprouvés dans la
carrière du bieIl»22. De tels avis s'accompagnent dans tous les
20 - Le Joul'nal des !tommes libres de LOl/S les pays, 23 genninal
all V ( 12 avril 1797).
21 - Reproduit dans La Quotidienne, par exemple, 24 gem1Ïnal an V
(IJ avril 1797).
22 - NOl/velle.l· poliliques nationales el étrangères, 14 et 17 gcnninw
WI V (3 ct 6 avri l 1797).
- 303 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
journaux des rapports sur le progrès des élections dans les
provinces où, autant qu'à Paris, les résultats apportent la
victoire au;< «ennenùs des anarclùstes».
En l'an V, la presse provinciale, conune celle de la
capitale, consacre des pages partisanes aux concours
électoralL,{. Les cas de TOlùouse ou de Marseille, grandes
villes divisées en deux partis, où il existe journaux et
journalistes adversaires, fournissent de bons exemples du
grand espace occupé dans la presse par le déroulement des
élections de 1797. A Toulouse L'Anti-terroriste annonce sa
campagne pour renverser la règne des «anarclùstes» et
assurer le triomphe des «honnêtes gens» dès le mois de
ventôse (février 1797), plusieurs semaines avant l'ouverture
des assemblées primaires. Il faut voter à tout prix, selon son
rédacteur; sinon il menace de publier les noms de tous celL'{
qui font défaut aux urnes, en ajoutant qu'à Sparte l'absence
aux assemblées était punie de mort ! Dans l'arène électorale
«les jacobins sont des joueurs habiles» ; leurs adversaires
politiques doivent donc s'organiser à leur tour afin de gagner
le concours, jusqu'au point de faire des scissions aux
assemblées. Il faut avant tout éviter le retour des exconventionnels de provenance locale, entre autres le
«farouche» Destrem23 .
Le Journal de Toulouse ou l'Observateur républicain,
titre rival , encourage d'abord l'inscription pour voter, surtout
parnù les artisans. 11 dénoncc plusieurs bêtes noires
«royalistes» et, comme sou adversaire, il consacre beaucoup
de pages à la campagne électorale dès le même mois de
ventôse: «Patriotes, ne perdez pas de vue germinal ; occupezvous des élections afin que vous fassiez de bons choix .. .
Républicains, venez en masse aux assemblées primaires.» Dès
l'ouverture des sections de Toulouse on rapporte avcc
satisfaction l'assistance massive de 9 000 otants, dont au
moins 6 000 représentent des républicains qui avaient signé
tUlC pétition, lancéc dans le Journal de TOLi/ol/se contre les
23 - L '!lI/ti-terroriste, 26 vcntôsc-22 gcnninal
II avril 1797).
· 304 ·
<l11
V (16 mars-
�La plume et l'tUlle : la presse et les élections sous le Directoire
«enragés réactionnaires». On s'inquiète de la situation ailleurs
dans le Midi, mais on se félicite de la fonnation d'une petite
majorité patriote à l'assemblée départementale de la HauteGaronne24 .
A Marseille, on est moins explicite vis-à-vis des
personnages à élire ou à rejeter, mais on retrouve en l'an V la
même rivalité entre deux titTes opposés, qui reflètent et en
même temps renforcent l'intcnsification dc la vie politique.
Pierre Peyre Ferl)' fils, rédacteur de L'Observateur du Midi ,
ancien vice-président du club des jacobins de la ville, est
pessimiste en face de «l'oppression, la terreur et l'illégalité»
de la part des anti-jacobins marseilla.is, mais il encourage ses
lecteurs à utiliser leurs droits aux prochaines assemblées 25 .
Même mot d'ordre dans le Journal de lv/arseille, qui lance sa
campagne en ventôse en demandant des élections paisibles (à
la différence des élections municipales violentes de thermidor
an IV, août 1796), mais une forte participation. 11 met les
«hommes pusillanimes» en garde contre l'absentéisme
«Il ne faut pas préférer le repos à
électoral
l'accomplissement d'un devoir sacré»26.
Beaugeard étouITe la rumeur que les assemblées de
: «Il n'y a pas de jacobin assez bête ni
secHon sont m~nées
assez dévoué pour faire sauter Itne section en l'air avec la
certitude d'être écrasé sous ses décombres !» Il écrit avec
confiance que cette fois les «anarchistes» ne sont ni nombreux
ni forts et il annonce bientôt le triomphe des honnêtes gens
dans les Bouches-du-Rhône et ailleurs en Provence. Le
19 germinal (8 avril 1797), ,\ la veille de l'ouverture de
l'assemblée départementale, il publie son avis aux électeurs. Il
n'est pas vrai que «tous les anciens conventiOlUlels sont
24 - Journal dt! TOIi/ol/st! 011 l'ohserva/cmr répllblicaill ou al/Liroyaliste, 20 ventôse-28 gemlinal an V ( 10 mars-17 avril
1797).
25 - Observateur du Midi , 6 genninal un V (26 mars (797). Voir
aussi les excellentes pages consacrées aux él ections
marseillaises tle l'an V tians Clay, La guerre des plllmes,
p. 243-247.
26 - J oumal de Marseille, 26-29 ventôse an V ( 16- 19 mars 1797).
- 305 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
mauvais», mais il faut se rappeler que la Convention est
responsable de la Terreur. Beaugeard suit au jour le jour les
travaux des électeurs, dont les choix reçoivent son entière
. 27
approbabon .
L'an V de la République représente l'apogée de
l'engagement de la presse dans les élections de la période
révolutiOlUlaire. L'année suivante prendra une allure moins
perturbée car, à la suite du coup d'état de fructidor
(l'épuration des conseils législatifs, en septembre 1797),
quarante-deux titres accusés de «royalisme», y compris La
Quotidienne à Paris, L'A ntiterroriste à TOlùouse et le Journal
de lv/arseille, disparaissent. Le concours électoral de l'an VI
range plutôt des journalistes jacobins (ou «néo-jacobins»)
contre les amis du Directoire exéculif. On retrouve, bien sûr,
dans les pages de la presse les mêmes exhortations il aller
voter, mais en province, en l'absence des titres rivaux, le ton
est moins âpre et on retrouve peu d'invectives personnelles.
Selon le Journal patriotique de Grenoble: «Nous devons tous
nous rendre au poste» ; tandis que le Journal de To ulouse
donne un simple mol d'ordre : «Faites vos choix parmi les
anciens de la RévolutioID}2M.
A Paris, par contre, des journaux adverses restent
toujours en place. Le Puhliciste, titre plutôt modéré et une
prolongalion des No uvel/es p oli/iques disparues en fructidor
an V, craint que ces élections de l'an VI nomment de
nouveaux Babeuf ou Robespierre, parmi les quelque
400 législateurs ù choisir. e journal publie do ne une liste des
seize députés à élire dans la capitale. Ceux qui sont jugés
«di gnes de réunir tOliS les suCfrages» des électeurs parisiens,
comprelUlenl Daunou, Cambacérès el Monge ; il s'agit des
républica ins sages, des ex-con entiolUlels thermidoriens2!J. On
27 - ibid., 19 genniJ1al an V (8 avril 1797).
28 - JOl/l'llal pall'/otiql/e de Grenoble, 20 ventôse fU I VI ( 10 mars
1798) et le JOl/mal de TO lllol/se, t6 gcnni nal an VI (5 avril
1798). Voir aussi, Il. Gough, "National Politics und U1C
Provincial Jacobin Press duri ng the DircClory" , [{i.vtOly of
HI/I'opea/l I deas, 10 (1989), p. 449-4 51.
29 - Le Publiciste, 23 fruc tidor un V[ ( 12 avri l 1798).
- 306-
�La plume et l'ume: la presse et les élections sous le Directoire
rassemble la liste des électeurs de Paris et en même temps on
essaie d'analyser la situation dans les autres départements de
tous les coins de la République.
Le Journàl des hommes libres, pour sa part, fait lm
accueil chaleureux à la renaissance électorale des jacobins en
17983 On est ravi que cette fois les «royalistes» soient battus
dans la capitale, car «royaliser germinal, c'est cadaveriser la
République». TI rencontre tille profonde hostilité dans la
presse «rurectorialiste» et avant tout dans L'Ami des Lois de
Poultier l . Celui-ci déclare que le Journal des hommes libres
n'a plus de lecteurs «que panni les voleurs, les fripons les
assassins et les brigands» ; mais, riposte celui-là, Poultier luimême lit ce journal! La presse jacobine est plus déconcertée
par l'adresse émanant du Directoire exécutif le 9 germinal qui
menace d'annuler les élections pour empêcher le triomphe des
«anarchistes». On reproduit déU1s le Journal des hommes
libres, à côté de la liste des élus, les mots du rédacteur d'llil
journal du même couleur politique, L'Ami de la Patrie: «Que
nous demande donc, le gouvernement ? Prétend-on nous
intünider en nous menaçant de déportation, ainsi que Je choix
que nous ferons '1»32
°.
Victime d~s
prép.uatifs d'un coup d'Etat contre les
jacobins, le Jo'urnal des hommes libres est supprimé par
décret le 22 germinal an VI (lI avril 1798). Ce titre est donc
absent des élections de l'an VII, mais le concours électoral
annuel occupe toujours beaucoup de place dans les pages des
journaux qui restent en circulaLiol1. A Paris, où les assemblées
semblent se dérouler dans WI calme relaüf, très peu d'avis
sont donnés aux électeurs. Quand même, on rassemble une
série de résultats de toutes les régions du pays. Au printemps
de 1799 c'est en province qu'il faut chercher un journalisme
30 - JOl/mal des hommes libres de tous les pays, 2 ventôse an VI
(20 r6vrier 1798).
31 - 1bid., 5 genninaJ ru1 YI (25 mars 1798). Sur L'!lmi des lois,
voir J. Popkin, "Les joumaux répubticains, 1795-1799", Revlte
d,] fistoire moderne et cOlltemporaine, 31 (1984), p. 143-157.
32 - JOl/mal des !Joflltlœ.\" libres de tOIlS les pays, 12 gennillul an VI
(1 er avril 1798).
- 307-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
plus partisan et une meilleure couverture électorale. A
Toulouse, par exemple, on retrouve un ton toujours plus
engagé : «Républicains, groupez-vous tous, absolument tous,
autour de l'urne populaire ... Jugez les hOlmnes par ce qu'ils
ont fait pour la République; ce n'est point aux mots, c'est aux
hommes que vous donnez vos suffrages»33.
*
Le coup d'Etat de brumaire intervient avant l'ouverture
de la série suivante d'élections en l'an VIII. Ce renversement
de la Constitution de l'an III est un désastre et pour le
processus électoral et pour la presse. L'apprentissage du
journalisme politique rencontre ainsi un échec décisif au
tournant du nouveau siècle, mais il ne faut pas oublier qu'il a
fleuri sous la période directoriale, tant discréditée et pourtant
partie intégrante si riche de l'expérience révolutionmÙre.
Dans le cadre des élections régulières dc 1795 à 1799, l'offre
et le choix électoraux sont contestés devant le grand public.
Les cercles constitutionnels et les candidatures publiques,
aussi bien que la presse, ont tous joué lm grand rôle dans ces
débuts d'wle acculturation aux élections. Le libéralisme du
régime directorial est toujours menacé, mais jusqu'à
l'avènement de la dictature bonapartiste il reste une possibilité
à préserver.
L'expérience pluraliste sous le Directoire est de courte
durée et souvent remise en question, d'abord par le pouvoir
exécutif lui-même. En l'an VI le gouvernement utilise la loi
de fmctidor an V, appliquée ù l'origine aiL" titres «royalistes»,
contre Le Journal des hall/mes libres et L'Ami de la patrie,
sous le prétexte que :
De concert, il s tenùent Il égarer l'opinion , soit en
déversant de lu calomnie et des doutes perfides Sllr les
intentions el les travaux du corps législatif cl du
gOllvcmemenl... soit en appelant lu confiance Slll' des
individus justement repouss s pur l'opinion publique el
33 - Journal de TOI/lOI/se, 13 genninal ail
- 308 -
vn (2 avril
1799).
�La plume et l'urne: la presse et les élections sous le Directoire
dont les efforts ne tendent qu'à entretenir l'esprit de
division et de discorde panni les citoyells ... 34 .
C'est la faute du gouvernement et de l'élite dirigeante,
mais pas seulement. L'attitude des journalistes eux-mêmes
vis-à-vis de la compétition politique est so'uvent équivoque.
En l'an VII le Journal de Toulouse, par exemple, dénonce la
création d'un rival «royaliste», le Journal de la HauteGaronne:
Dans Wl gouvernement libre Wl journaliste doit être un
hi storien impartial du pays ... ami des moeurs, des lois et
de la liberté, il exerce sous la surveillance des autorités,
Wle magi strature morale, qui influe nécessairement sur
les vices et les vertus, sur le repos et l'wuon de ses
concitoyens, à qui il doit l'exempl e des préceptes qu'il
publie [... ] la presse contestataire sème la faction et des
lulles indécentes, lucratives. pour des gazetiers mais
toujours malheureuses pour les cités qui sont le théâtre
de leurs débats35 .
Ce même Journal de Toulouse avait cité avec
approbation, au cours des élections de l'année précédente, les
mots d'un polonais à Je<w-Jacques Rousseau : «J'aime mieux
les agitations d ~ . la liberté que le calme de la servitude» ,36
Malgré les échecs de la concurrence politique et
électorale sous le Directoire, on peut finir plutôt sur un ton
optimiste37• Les journaux de l'époque tombent de plus en plus
d'accord sur la nécessité pour la presse d'écla irer le choix des
votants. Le mot d'ordre est toujours de s'inscrire et d'aller
34 - Le Persc!vc!rant, 27 gemünul un YI (16 avril (798), Wle
continuution de très COllrte durée du Jal/mal des hommes
libres. Yoir M . fajn, The Jal/mal des hommes libres de tOI/S
le.\' -pays 1792-1800 Cnle Hague, 1975).
35 - Jal/rf/al de TO I/lOI/se, 16 gennlllul ml VU (5 avril ) 799).
36 - ibid, 1 gem1.Ïnal unVI (2 1 mars (798).
37 - J. Popkin, "The Provincial Ncwspapcr Press and Rcvolutionary
Politics", French Ilistorieal SII/dies, 18 ( 1993) , p. 453-455, a
ruisOll de souligner la précarité de celle culLure politique, mais
il sous-estime ses succès, surtout sous le Directoire.
- 309-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
voter, même si des réticences subsistent envers des avis plus
spécifiques. On a souvent exagéré l'incidence de l'absentéisme
aux assemblées électorales du Directoire ; aux almées V et VI
les taux de participation sont très honorables, parfois
excellents, surtout dans un contexte de troubles à l'intérieur et
de guerre à l'extérieur. Bref, la presse joue un rôle essentiel
dans l'acculturation au système électoral sous la Révolution
française. La République n'a pas seulement besoin des
savants, elle a aussi besoin des journalistes!
- j
10-
�Le Vieux Tribun de Nicolas de Bonneville
Raymonde MONNIER
Bonneville, qui avait été llil journaliste vedette de 1789
et du premier moment républicain, avec le Tribun du Peuple
et La Bouche de Fer, a été inquiété sous la Terreur, pour
avoir été au centre de l'entreprise de presse de la Gironde avec
l'imprimerie du Cercle Social l . Il est resté sous le coup d'lm
mandat d'arrestation un peu plus de trois mois à la fin de
l'an n2 . Sous le Directoire, il peut remettre en activité son
imprimerie et dOJUle en l'an IV, sous le tilIe du Vieux Tribun
du Peuple, une nouvelle édition des Lettres du Tribllil de
1789 et 17903 ; il publie deux nouveamc joumalLx assez
dilIérents, Le Vieux Trihun et Le Bien Informé, auquel
collaborent Thomas Paine, Mercier et BemaIdin de Saint- G. Kates, The Cercle Social, Ihe Girondins, and Ihe French
Revoluüon, Princelon U .P., 1985. Sur BOlUleville, voir
R. Monllie'r, L'espace puhlic démocratique. Essai sllr l'opinion
à Paris de la Révolution au Directoire, Paris, Kimé, 1994,
chap. l , UI/ médiateur philosophe. Nicolas de Bonl/eville.
2 - A.N., F7* 25 12. Bonneville est décrélé d'arreslalion en même
Lemps que son cousin, le peinlre François Bonneville, par le
comilé révolulionnaire de la seclion de Maral. 11 n'était plus ù.
Paris quand les membres du comité viennenl les arrêter, le
15 prairial un II, pour leurs liaisons avec les Girondins. Le
comilé de Sûrelé généra le ordonne la libéralion de BOlmeville
le 29 fruclidor an il. li enlTe en vendémiaire an li dans les
bureaux de la Commission exécutive de l'Inslruction publique
CJ. Guillawne, Proc&s-Verhallx du Comilé d'II/s/ructiol/
publique de la Convel/lion lIa/jol/ale, l. V, p. XlIl, 115).
3 - Le Vie ux Tribun du Peuple, Sème édilion, Paris, l'an 4 de la
République française , A I/mie 1789, 101 p., AI/liée J 790, 197 p.
L'édition ne comprend pas loutes les Lel/res, donl ccrtaincs
devaient être insérées dans la 3èll1c édition De l'Esprit des
Religiol/s qui ne semble pas avoir paru.
La République direc/oriale, Clermol//-Ferral/d, J997, p . 3JJ-330
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Pierre. J'ai choisi d'étudier le prenùer, parce qu'il se présente
sous la forme d'essais, comme le Tribun de 1789 et L'Esprit
des Religions, alors que Le Bien Informé est un quotidien
d'infonnation politique et culturelle plus classique qui paraît
jusqu'à l'an VIII 4. La forme adoptée dans Le Vieux Tribun est
plus proche de la liberté d'esprit et de style propres à
BOImeville et nous informe nùeux sur ses idées.
Le Vieux Tribun comprend un peu plus de 500 pages en
huit envois de 60 pages en moyenne, dont le prenùer est
publié à l'automne 1796 (an V), les autres à l'automne 1797
(an VI), sous forme d'essais politiques et littéraires, peu
homogènes quand au style et à la fomle. Environ un tiers des
textes concerne l'histoire de la langue ou la littérature, comme
plusieurs écrits de Mercier (105 p.), dont des chapitres encore
inédits du Nouveau Paris5 . Bonneville n'est pas rancwùer ;
Mercier n'avait pas été tendre envers lui en le citant, dans le
Tableau de Paris, comme exemple des traducteurs, ou plutôt
des «manoeuvres», qui dénaturent «les plus beaux modèles à
tant la feuille»6. BOfUleville ne fut jamais heureux avec la
critique. La Révolution l'a éloigné des travaux littéraires,
mais il voit en l'an VI une situation favorable mL"" lettres :
«L'amour sacré de la patrie nous Cl [ ... 1arrachés à nos travaux
4 - Le Bien Informé (17 fructidor an V-l5 germinal an VIII), 4 vol.
in 4°. Le journal survit un peu plus de deux mois au décret du
27 nivôse an VllI, qui supprinle 60 journaux parisiens. Le
Viellx Tribllll et sa Bal/che de Fer .. ., Paris, impr. du Cercle
Social, 1797,3 vol. in 8°, 519-17-23 p.
5 - Palais-égalité. ci-deval/t Palais-Royal, p. 81-102, Les Bals
d'hiver, p. 326-344, Carica/llres, p. 483-499, Tireur de cartes,
p. 469-478. Sur la réception de ces textes, voir l'édition
critique dirigée par J.-C. EOlUlet : Le NOllveau Paris, Mercure
de France, 1994 (chap. LXIll, XCI, XCII, XCIV).
6 - T'ableall de Paris, éd. s. d. J.- '. Bonnet, Paris, Mercure de
France, 1994 , t. 11, p. 1128. 'cs talents littéraires sont expédiés
sans phrases par Rivarol en 1788, dans le Pet il !llmal/ach de
I/OS gral/ds hommes : «apôtre el traducteur du théâtre
allemand. M de Bonneville passe dans les roires de hancfort
et de Leipsick pour le premier homme de lettres de son siecle,
ct celle opinion ne peut que s'élendre panni nous. C'est du nord
aujourd'hui que nous vient lu lumière» (Oellvres 'O/llpliJtes,
l. V, Paris, CoUin, 1808).
- 312 -
�Le Vieux Tribun de Nicolas de BOillleville
bien aimés : le moment semble arrivé où nous pourrons les
reprendre», écrit-il à son ami Home-Tooke. L'ouverture des
écoles centrales lui inspire plusieurs essais sur la langue?
Les autres textes du Vieux Tribun ont plutôt trait à la
politique et aux thèmes qui sont chers à BOlUleville, allant
d'essais sur la Constitution, sur l'instruction publique, à des
discours et des pièces patriotiques, lettres, hyumes ou poèmes
héroïques. BOllileville publie, par exemple, la Lettre de
Thomas Paine sur les cultes, qui est un texte en faveur de la
laïcité, en réponse au fameux rapport de Camille Jordan sur la
liberté des cultesH• Il publie encore, en plusieurs livraisons, le
récit d'un prisonnier de guerre en Allemagne, et les discours
d'ouverture des Ecoles centrales, dont il salue l'établissement
en donnant de la publicité à leurs travaux9 .
Oui, je suis patriote...
Le Vieux Tribun s'ouvre par une profession de foi : «Oui,
je suis patriote, et un patriote de 84, de 89 et toujours le même
en 95. Quelque soin que j'aie pris d'exterminer ma face» JO.
Que signifie le mot patriote chez Bonneville ? Les trois dates
le situent hors des termes de parti, puisque seule peut
correspondre à ce sens exclusif l'expression «patriote de 89».
Au début du Directoire elle désignait les républicains, comme
dans le titre de Réal et Méhée, Journal des patriotes de 89,
avant que Babeuf dans le Tribun du Peuple, n'oppose les
patriotes de 89, qui préconisent le ralliement au Direcloire et
7 - Le Viellx Tribllll , p. 33-46, 55-76.
8 - Lettre de Thomas Paine slIr les Cil/les, Paris, 1797, an V, 23 p.
(Appendices du Viellx Tribull ). T. Paine plaide en faveur de la
laï!;ité, pour une éducation républicaine et la lulle contre la
mi sère.
9 - Le Viellx Tribull public les di scours de Joubert, Deparcieux,
Fontanes el Lenoir-Laroche, aillsi que la liste des professeurs
et des élèves distingués la prernicre année (p. 125-173).
10 - Le Vieux Tribllll , p. 12-13 . Extenniner a ici le sens de chasser,
exiler.
- 3 13 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
«qui sont des enfans en liberté», aux patriotes de 92 et de 93,
«hommes plus sensés et plus mùrs en révolutiOID) 11.
Par ces trois dates, BOlmeville marque son originalité
dans la Révolution et sa persévérance dans le dessein ancien
qui l'habite. Le sous-titre du Vieux Tribun rappelle ses
entreprises précédentes : Le Cercle Social et sa Bouche de
Fer ; nouveaux essais des Amis de la Vérité, pour rétablir et
perfectionner l'ancienne école de la création sociale.
Bonneville réaffinne sa vocation universelle, qui intéresse
«tous les hommes, de quelque couleur qu'ils soient, quelque
climat qui les ait vu naître, gouvernans et gouvernés» , ce qui
tire le sens du mot patriote du côté du cosmopolitisme des
Lumières. Les deu.x premières dates font référence à
l'engagement du journaliste qui en appelait en 1789 am..:
écrivains éclairés: «c'est à la république des lettres à former à
la fois Wl foyer de ltunière et lm corps de résistance» ; c'est
d'elle qu'on attend «du patriotisme et de la vérité»12.
La date de 84 fait-elle référence à son engagement dans
la franc-maçonnerie ? Je ne le pense pas ; à suivre les
historiens des loges, BOImevilie a été initié en Angleterre en
1786. A Paris il était membre de la Réunion des Etrangers,
une loge «littéraire» ,1 tendance philosophique ; et après 1795
l3
il est au Centre des Amis . L'I date ne correspond pas non
plus ù son engagement aux côtés de Bode, avec son livre de
J788, Les Jésuites chassés de la maçonnerie, dans lequel il
défend les Ulèses des llhuninés de Bavière. AUClllle
publication de Bonneville n'est signalée à cette date, mais il
collaborait alors au Mercure de /t'rance. Le mot patriote est ~ I
prendre au sens que lui donne Mercier, dans le 'l'ab/eau de
Paris: «la fin seule du règne de Louis XV 1.. .1 a produit des
écrivains éclairés, sensibles, éloquents, vraiment patl'iotes, qui
ont droit d'être comparés aux Anciens 1.. . 1 lis ont toujours
devant les yeux la patrie et l'humanité, el leur offrent toutes
11 - Le Tribull dit Pellple, nO39, 10 pluviôse aJ1N.
12 - Le Tribufi dll Pel/pie, l789, p. 24 .
13 - Le Bihan, Frallcs-maçol/s el aiclier.l· parisiells de la grallde
loge cie FraI/ce ail XVlJJ c siècle. 1760- 1795, Paris, 1973 .
J. Brengues, «Les écrivains fraJ1c-ma yons au XVlll c siècle»,
Franc-Nlaçofmerie e/ LlIl/Ihlres ail sel/il de la Révol/l/ioll
fral/çaise , Paris, J984 , p. 91 .
- :1 14 -
�Le Vieux Tribun de Nicolas de Bonneville
leurs pensées [... ] Ce sont eux qui ont développé tous ces
heureux principes qui donnent lieu aux nations d'espérer une
plus grande félicité»14.
Brissot, dans ses lvlémoires en parlant du Lycée qu'il
avait tenté de réaliser à Londres en 1783, pour développer la
communication entre les hommes de lettres, rapproche son
projet de l'institution créée par BOlmeville et ses amis à Paris
en 1790 : «Je voulais, en un mot, créer cette confédération
universelle des amis de la lib erté et de la vérité, que des
philosophes plus heurelL'\ que moi ont réalisée, à Paris, depuis
la révolution»1 5. A la même époque, le publiciste anglais
David Williams faisait des conférences publiques de droit
constitutiOlmel et venait de publier les Lettres sur la lib erté
politique, qui seront traduites par Brissot et dont BOlmeville
publie de larges extraits dans ses journalL'{ et ses essais
révolutionnaires. Il créait aussi une société à laquelle se
réfère, en 1801 après la paix d'Amiens, un projet de société
pour l'encouragement des savants et des hommes de lettres l 6 .
«Patriote de 84» fait référence à lUl engagement précoce
en faveur de la liberté, qui est caractéristique du milieu
cosmopolite des écrivains éclairés de la période prérévolutionnaire ; il est lié au mouvement philosophique, mais
14 - Chap. CDXT, Prôneurs de l'Antiql/itr.i (éd. J.-C. BOIulet, l. 1,
p. 1120-1121). J'ai souligné.
15 - Mr.imoires de Brissot, publiés par son fils, Paris, 1830, l. l,
p. 219. Voir aussi J.-P. Brissot, Correspondance el papiers,
publiés pur Cl. Perroml, Paris, 1912. Le JOl/rnal du Lycée de
LOl/dres de I:lrissot parut durant toute l'ulméc 17H4, à raison
d'un numéro par mois.
16 - IIJn ssolj, Lettres sl/r la liber/r.i politique, Liège, 1783. Ellcs
valurent le litre dc citoycn français il David Williams, qui fut
invité à dOlUlcr ses vucs SlU' la Constitu tion ct résida il Paris au
début dc la Convention; SOIl pr~jet
est daté du 3 jruwier 1793 :
D. Williams, Observations sl/r la dernière cons/ill/lion de la
France , avec des viles pOl//' la jormation d'I/ne nOl/velle
Constill/liOIl, Paris, impr. du Cercle Social, 1793, 48 p. D. Williams, Réclamations de la littératl/re ... , suivi d'un
prospectus qui vient de paraître à Paris, Nantes, Paris, ru1 XI.
Le prospectus est signé François de Neufchâteau, hochot,
Gr6goire, Lasteyrie, Lacépède, Lecoulculx Canteleu, Lucien et
Joseph Bonaparte.
- 315 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORlALE
aussi à la contestation qui se développe en Angleterre : pour
ces gens de lettres la vérité est devenue une question de
politique générale!? On peut se demander si cette référence
ne renvoie pas à quelque événement plus persOlUlel, vécu de
façon très rousseauiste en 1784. Bonneville, qui est un fervent
lecteur de Rousseau, se pose en disciple du journaliste anglais
Junius Brutus! 8 . Il évoque dans ses écrits politiques la sorte de
révélation qu'il aurait eue en Angleterre, l'ivresse qlÙ le saisit
à la lecture de la première lettTe de Junius Brutus au roi
d'Angleterre Georges III, qu'il cite à plusieurs reprises.
Bonneville était ce jeune homme sensible qu'il peint, dans une
des Lettres au Tribun du Peuple, sous les traits d'un
mystérieux étranger arpentant la montagne de PrilUTose sur
les pas du sage Locke l9 .
Le Vieux Tribun et sa Bouche de Fer s'inscrit en
continuité avec les précédents journaux de Bonneville et serait
dû à la réunion des auteurs restants de la Chronique du
Moiio. Mais par delà l'ailirmation de principe, comment le
journaliste «prophète» du Tribun du Peuple de 1789 s'insèret-il dans les contradictions du «tournant culturel» du
Directoire ? Les victoires des années de la République laissent
espérer un retournement de la dynamique de guerre et
d'exclusion. Paris doit redevenir le centre d'une
correspondance culturelle active en Europe. C'est dans ccl
- Sur les travaux récents pour réévaluer la nature complexe de la
vie intellectuelle et politique à la rm de l'Ancien Régime, voir
T.E. Kaiser, «TIlÎs strallge Orfspring of Philosophie : Recent
llistoriographical Problems in Relating Ule EJùightemnent to
Ole f rellch Revolution», FreI/ch J fislorienl Siudies, 1988 ,
p. 549-562.
18 - Le Vieux Trib1ln , p. 62.
19 - Le Vieux Triblll/ dit Peuple (ulmée 1789), p. 34-45 . R. Monnier,
Nicolas de Bonneville, Tri/ml/ dll Peuple, Langages de la
l?c1volulion 1770-18' 5, Puri s, Klincksieck, 1995, p, 383-395 .
20 - Entendons Mercier et Paine. ta Chroniqrte du mois (novembre
179 1-j uillet 1793) avai t pris comme sO lls-titre à partir de
février 1793, 'ailiers patriotiques des Amis de la vc1rilé. Un
autre jOlu-nal, qui défend l'acti vité des ccrdes pa triotiques,
parait d'abord en messidor an V sous le titre de La Bouche de
Fer, puis de l'Eclro des cercles patriotiques, pour sc rondre Cil
l'an VI duns l'Ami cles TJrc1oplrilalr/hropl's.
j7
- 316 -
�Le Vieux Tribun de Nicolas de Bonneville
esprit que Bonneville publie des traductions de texies
littéraires français et étrangers, et lance l'idée d'une
communication nationale et étrangère plus active par
l'institution entre les imprimeurs-libraires d'une Banque des
21
Amis de la vérité pour développer les traductions .
L'imprimerie du Cercle Social se signale par une activité
éditoriale dans ce sens. Le catalogue de l'an VI affiche, entre
autres ouvrages scientifiques, les cours des Ecoles nonnales,
l'Exposition du systême du monde de Laplace, des récits de
voyages traduits de l'anglais, et des oeuvres littéraires, la
Philosophie de Monsieur Nicolas et Le Coeur humain dévoilé
de Restif de la BretOlUle22 .
Le Vieux Tribu n
Le titre émerge d'un champ de nùnes. Cédant à la
nostalgie, Bonneville avoue avoir longtemps balancé «à
reprendre ce nom de Tribun qui m'avoit été si cber l... ] dans
ces premiers beaux jours de La plus belle des années, où tous
les coeurs, ouverts à l'espérance, étoient si aimans, si nobles,
si affectueux». La révolution a dévoyé les mots ; les titres
vedette des feuilles populaires sont usés par l'usage qu'en ont
fait les factiofls, de l'Ami du Peuple à Junius, du Père
Duchesne au Tribun du Peuple. Si Bonneville n'a pas de mots
assez durs pour Hébert, «d'atroce mémoire», ct pour Marat,
Son vieil adversaire de 1793 23 , il respecte en Babeuf l'homme
«occupé tout elltier à défendre ses jours ct plus encore pcutêtre son innocence» : On doit du rei;pect au malheu?4.
21 - Le Vieux T/'ibu/I, p. 80, 102, 187 (règlements de l'assouialion
des Imprimeurs-Libraires, porlée cl 50 membres).
22 - Ibid., p. 107-108, 189-192. B.N., 8° QIOA (catalogue de
l'imprimerie ellibruire du Cercle Social).
23 - Bonneville, comme imprimeur du Cercle Social, est Wle des
cibles de Marat dans ses atluques contre Roland el ses
«libellistes à gage» (Jean-Puul Marul, O(lfIvn!s po/iliques 1789/793, Pôle Nord, t. vm cl IX, 1995).
24 - Le Viel/X Tribun , p. 9-11 .
- 317 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Faut-il voir dans le titre un signe de cOIU1Ïvellce avec son
vieil ami Canùlle Desmoulins ? Bonneville reproduit dans un
numéro du Vieux Tribun une lettre écrite à Camille pour son
numéro VIII du Vieux Cordelier, qui dit-il «n'a pas été publié,
mais qui n'est point perdu pour toujours». Le munéro VII, qui
n'avait pu paraître du vivant de Desmoulins, a été publié par
le libraire Desenne Wl an plus tôt, autour du 20 prairial an III.
Bonneville ne pouvait que souscrire à ce plaidoyer en faveur
de la liberté de la presse et contre la Terreur, «cette terreur
qui glace et enchaîne les écrits et la pensée»25 . Pour certains
de ses adversaires politiques, Le Vieux Cordelier avait
«sauvé» le pamphlétaire Jacobin. Bonneville dit avoir écrit
alors, quand il était lui-même proscrit, plusieurs lettres à
Camille, et n'avoir vu dans le Vieux Cordelier que «le
courage d'un républicain l ...] un appel à tous les amis de
l'humanité» 26.
Dans Le Vieux Tribun , l'adjectif a valeur méliorative,
comme dans l'opposition nouveaux patriotes / vieux patriotes.
L'ancienneté a valeur d'authenticité pour ceux dont la
réputation a surmonté l'épreuve du temps: «Vieux patriotes,
véritables républicains, vous triompherez à votre toun>, dit
Bonneville. Précisons que le Vieux Tribun n'est pas un
vieillard ; quand il reprend la plume sous le Directoire il a
36 ans. Quand au mot tribun, il ne l'entend pas au sens où
l'entendait Babeuf, qui disait renoncer à toute magistrature
autre que morale : «le veux seulement annoncer par [ce motJ
l'homme qui va occuper la tribune, ct cl la vérité une tribune
multiple pour défendre, envers ct contre tous, les droits du
peuple» 27.
Chez Bonneville, le mot évoque dès 1790 à la fois les
tribuns de la Rome antique, ct le rôle de l'hOlllme de leures
militant du Cercle Social : «Le métier de journaliste, si avili,
25 - Qu'est-cc qui di ~ tin g u e la république, demande le vieux
' ordclicr '1 «c'(:sl Wle seule chose, la liberté de parler et
d'écrire». Camille Desmoulins, Le Viellx Cordelier, éd. critique
A. Matiliez, I!. Calvet, Pari s, A Colin, 1936, p. 207.
26 - En j'an V, il reprend l'une d'elles à propos des (UlOUVeaux
~ u s p ec t s» , L e Vieux TribulI , p. 16.
27 - t e Tribul/ du Peuple ou le Défel/seu/' des droits de l'homme,
n° 23, 14 vendémi aire an ru, p. 5 (reprint EDI US).
- 318 -
�Le Vieux Tribun de Nicolas de Bonneville
avant la révolution [... ] peut devenir plus honorable et plus
utile que le Tribunat des Romains ! Il en aura tous les
avantages et jamais les inconvéniens». Le Cercle Social
devait fonder une tribune pour «donner à la voix du peuple
toute sa force, afin qu'il jouisse dans toute sa plénitude et avec
latitude indéfinie de son droit de surveillance, le seul pouvoir
dont il n'a jamais joui, le seul qui forme l'opinion générale qui
est toujours droite et toute puissante ; le seul pouvoir garant
de la souveraineté et qu'il lui soit avantageux d'exercer par
soi-même»28. Le nouveau titre de Bonneville en l'an V traduit
l'ambiguïté de la relation du peuple et de son tribun et la
difficulté d'articuler les temps.
Le républicain incommode
Dans le journalisme du premier Directoire, Bonneville
défend les principes républicains et reste attaché à
l'indépendance de la presse. Il garde tUle aversion singlùière
contre l'extrémisme et la Terreur, ees «tems de proscription
universelle», et reprend la plume au moment où la droite
s'annonce comme une menace pour la République. Même si la
Terreur l'a profondément marqué, par la perte de ses amis et
la ruine de ses: projets initiaux de fonder un journalisme en
appui sur un activisme passionné, BOIUleville garde lUle
ferveur militante, un goClt duforum qui le pousse à reprendre
un journal pour défendre ses idées sur les institutions
politiques29 .
Les premiers numéros du Vieux Tribun [ont référence à
la conjoncture politique difficile qui précède les éjections de
l'an Vet aux débats du temps, notaJlUnent à la discussion sur
28 - La BOl/che cie Fer, n° 46, 22 avri l 1791 , p. 2 11 ; n° 55, II mai
J 791 , p. 269 (reprint EDl DS, L V et VI). R. Monnier, L'espace
pl/blic clémocra/iql/e, op. cil., p. 74 .
29 - N. Lambrichs, La Iiber/é de la presse ell l'ail IV. Lesjol/rnaux
répl/blicains, Paris, P.U.F., 1976. Il. Gough, nie Newspaper
press ill t/te hel/ch Revoll/tioll, London, 1988. 1. D. POpkill,
Revolu/iollGfY News. The Press in Frallce. /789-1799,
Duke U.P., J urham and London, 1990.
- 319 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
la loi du 3 bnunaire an IV3o . L'essai intitulé Aux jeunes
écrivains, s'inscrit dans la polémique entre Constant, Lezay1
Marnesia et Roederer sur la Révolution et la Terreuè .
«Regardez moins le passé qui ne vous appartient plus», dit
BOlmeville ; il répond aux arguments en faveur de
l'abrogation des lois révolutionnaires et met en garde contre
les dangers d'une amnistie complète : «Ne sentez-vous pas
qu'en brisant violenunent toutes les barrières, vous ouvrez
soudain une large voie à l'elmenù qui est à vos portes, caché
sous les couleurs nationales? Ne seroit ce pas là mettre en
péril les destinées de la République ?» Le ton reste mesuré à
l'égard de la droite; il défend la Constitution, mais il entend
ne pas confondre les exclusions, celle des parents d'énùgrés et
celle des républicains allliùstiés. Et pour défendre les
révolutionnaires, frappés par l'extension de la loi du
3 bnunaire, BOlUleville adopte Wle position républicaine à
l'antique : «Ainsi parloit Bmtus à la tribune aux
harangues ...».
Des fragments de l'histoire romaine informent l'actualité
politique pour s'indigner contre les nouvelles exclusions : «Un
courtisan de César l... ! vint semer dans la place publique, les
larmes de l'hypocrisie. Cassius el Bmtus sont proscrits, et c'en
est rait de la gloire et de la liberté du Peuple romain. Vous
espérez, perfides, qu'il en sera bientôt ainsi de vos assemblées
primaires. [... 1 De quels hommes indignes voulez-vous donc
composer avec vous, le nouveau corps législatif. C'est déjà lU1
crime, aux yeux de vos adorateurs, d'être patriote. Les
patriotes de 89, sout de nouveaux su!>pects que vous créez
30 - Lu loi du 3 brumaire an IV sera linalement maintenue contre Il:
voeu des royalistes, apres de longs débats qui aboutissent le
14 frimaire an V (4 décembre 1796). Les parents d'émib'fés
demeurent éeartés des fOllctions publiques, mai s la loi est
étendue aux républicains UUUli stiés ct !lUX Conventionnels
déclarés inéligibles ou mis en fll:l:usalÎon aupnravunt
(G. Lefebvre, Ul Fran cc SOIiS le Directoire (1795- 1799) , éd. J.R. Suratleflu, Paris, 1977, p. 229).
31 - Sur celle polémique voir l'édition récente des brochures dc
Il Constant par P. Raynaud, Paris, Flanunurioll, 1988 (De ln
force dll gOllvcm ell/c/l( actllel ... ).
- J20 -
�Le Vieux Tribun de Nicolas de BOIUleville
dans vos jeux cruels. Qui se dit républicain, diroit à vous
entendre un assassin, un homme de proie. C'en est trop»32.
Quant à la terreur jacobine Bonneville choisit de
l'abattre par la satire, à travers les aventures d'un fils de la
planète Herschell, Frondeabus «aux aîles nùllicolores», tombé
en pleine révolution chez le peuple de Moria33 , «qui avait
triple bandeau sur les yeux, et qui croyoit y voir clair». La
fausse naïveté de Frondeabus culbute par l'ironie ceux
auxquels il semble s'intéresser. La fin de l'aventure a l'effet du
coup d'assommoir; avant de rentrer chez lui Frondeabus met
en caisse un échantillon des curieux persOIUlages. «Arrivé
dans Herschell, Frondeabus ouvrit son ballot. Les gens à
bonnet pointu firent tapage, on les mit dans la ménagerie de
la planète».
L'anti-jacobinisme de Bonneville est une constante,
parce qu'il est contre les partis exclusifs, mais il n'en demeure
pas moins sincèrement démocrate. En proposant en l'an VI
une traduction très libre des Lettres sur la liberté politique, il
fait tUle critique indirecte de la Constitution, en transposant
sur le régime du Directoire les jugements de David Williams
sur le gouvernement anglais 34 .
Les fondateurs de la République nouvelle ont eu la
cOllsciçnce des erreurs d'W1 peuple eniimt trop facile à
séduir'e. TI n'en sera pas toujours ainsi.
Mais, il faut le dire ; ils n'out point encore trouvé la
solution du problême électoral, base fondamentale d'Wl
gouvemement représentatif, inconnu aux anciens, ct qui
doit mettre Wl jour les citoyens les moins éclairés à l'abri
de l'imposture ct de la truhison35
Bonneville avait déjà dOilllé, dans La Bouche de Fer,
une certaine publicité aux Lettres de D. Williams en
développant à sa manière les passages sur le rÔ1.e des
associations. II était alors un adepte militant de la fédération
32
33
:14
35
- Le Vieux Tribl/t! , p. 14-15, 18-19.
- Du nom de la principauté latine de Morée.
- Le Viellx Tribl/Il , p. 193-216.
- 1bid.,p. 15 .
- :121 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
des clubs36 . En l'an VI, à la différence des néo-jacobins, il ne
défend plus les réunions politiques et soustrait du texte ce qui
a trait aux sociétés, mais retient ce qui concerne le pouvoir de
censure. Bonneville a toujours soutenu l'idée d'un pouvoir
indépendant des pouvoirs délégués, d'un «autre pouvoir,
supérieur, qui, ne tenant à aucun d'eux, ait assez de force
pour les garder en équilibre, et les empêcher de se
confondre».
En 1790, Bonneville pensait à l'institution d'un Tribunat
national librement élu, pour «la surveillance et la censure»
qui lierait gouvernans et gouvernés ; il s'agissait de
perfectionner les institutions pour conserver la liberté en
conciliant souveraineté et représentation : «c'est là tille
institution par laquelle, la France peut et doit conserver sa
liberté; et qui même de nos jours, formant une liaison ou
moyen tern1e entre les Gouvernans et les Gouvernés, ne
faisant corps avec aucun d'eux, les replacera les uns et les
autres, par la seule force de l'opinion publique ou volonté
générale, qui est droite, toujours dans le rapport exact des
divers emplois qui leur sont fixés par la Loo)37 . C'était l'esprit
du Cercle Social, tel qu'il le définit en octobre 1790 : «Le
pouvoir de surveillance et d'opinion (quatrième pouvoir
censorial, dont on ne parle point) en ce qu'il appartient
également à tous les individus, en ce que tOtiS les individus
l... 1 constitue
peuvent
l'exercer par eux-mêmes
essentiellement la souveraineté nationale»3K. En mai 1791,
celle-ci s'universalise dans le «culte de la loi», de grandes
assemblées fédératives pour l'exercice de la sanction des lois:
«Que chaque décret pour avoir force de loi constitutionnelle
dans le GOUVERNEMENT NATIONAL, soil acceptée ou
36 - La BOlch~
de Fer, nO 24 ct 26 (EDT US, t. IV, février-mars
1791). ] olllleville ne semble pus avoir été membre d'Wl cercle
constitutiollllei sous le Directoire ; on ne trouve pus SOIl nom
sur les listes de membres établies par 1. Wolloch (Jacobin
Legacy, Princeton U.P., 1970).
37 - Texte du Cercle Social, repris dans Le Vieux Tribull du Peuple
(année 1790), p. 21. R. Monnier, L'espace public
démocratique , op. cit., p. 75 . M. Gauchet, Ul Revolutioll d~s
pouvoirs, Paris, allimard, 1995, p. 83.
38 - La Bouche de Fer, n° 1, oclobre 1790.
- 322 -
�Le Vieux Tribun de Nicolas de BOIUleville
refusée, chaque année, dans les assemblées ou fêtes
universelles des 12, 13 et 14 juillet»39.
En l'an VI, sa méfiance vis-à-vis des pouvoirs est
toujours aussi forte, mais il n'a plus la même confiance dans
l'opinion publique, et redoute l'influence d'un tyran populaire.
Bonneville développe dans les derniers essais du Vieux Tribun
l'idée d'une magistrature républicaine pour perfectionner le
gouvernement, en s'appuyant sur les analyses de Rousseau, de
40
Montesquieu et de Mably sur la censure des anciens . li en
retient la double fonction, de gardien des lois et des moeurs et
d'agent de la censure publique pour prévenir les abus de
pouvoir. «Ce qui me fait attacher à cette magistrature une
grande espérance de bien public, ce sont les bons effets qu'elle
a toujours produits, c'est qu'elle a été dans toutes les
républiques, son premier principe d'organisation civique, et sa
force contre l'ambition, l'engouement, les caprices et les
fureurs du sénat et du peuple [... ] Cette magistrature auroit
dès sa naissance des effets sensibles, si nous savions y
apporter la plus grande modération. li faudroit d'abord que le
censurat n'eût aucun souvenir du passé [... ] Cette magistrature
est tellement utile et nécessaire à la bonne organisation
sociale [... ] qu'un corps législatif ne peut s'y soustraire
longtems à moins de périr dans l'anarchie, ou frappé du
sceptre d'un ty,ran qui le puniroit le premier pour se
popularisem 41. Au 18 brumaire, devant l'impossible
stabilisation de la République, le pouvoir providentiel va
eiIectivement s'incarner dans un honune et non dans une
institution. Le «peuple enfant», comme le jeune Henri Beyle
39 - Ibid., n° 56, du Il mai 179 1 : Des éjections et du pouvoir
représentatif d'wl peuple souverai n.
40 - Le ViellX TribllN , p. 23-27 et 269-27 ), 363-378 (De la première
source des abus). Pour prévenir les usurpations de cette
magistrature, Rousseau précorùsait de ne pas en Caire un corps
pennanent (D u Con Irai social, 1. IV, ch. 5). Mably en Caisai t
wle magistrature des moeurs (Olécessaires pour le maintien de
la liberté», conférée pour un temps très court, Wl an, en raison
de la vigilance qu'elle requiert (Dro its et devoirs des citoyens,
lettre 7).
4 ) - Le Vie ux Trib lln, p. 370, 374-375.
- 323 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
rêvant que le brillant général se fit roi de France, se délectait
42
au récit des batailles de la campagne d'Italie .
Pour BOlmeville la Révolutiou n'est pas finie : le
gouvernement nouveau <Œ un principe de perfectionnement
qui doit nous offTir les plus grandes espérances, si nous
savons en profiter: on nous a donné un peu de liberté civile et
point encore de liberté politique ; mais nous avons les moyens
organisateurs ct faciles de nous assurer l'un ct l'autre, sans
secousse el sans commotio/1» 43 . L'idée de liberté ne porte plus
l'énergie mobilisatrice de 1789, elle évoque un mouvement à
évolution lente. Deux problèmes restent à résoudre pour
accomplir cette libération insensibLe ; Bonneville revient à
plusieurs reprises sur le problème électoral et la question de
l'égalité, ce qui après la Conspiration de Babeuf est pour le
44
moins courageux . Le tOIl est indépendant à l'égard du
gouvernement et des hommes ell place : «Vous n'avez point
encore la parole d'un peuple libre [... ] Le monde social qui
devoit reprendre dans vos travaux une vie nouvelle n'est
encore qu'une masse indigeste et sans parole, un cadavre
agonisant !» Bonneville rappelle aux législateurs le
préambule de la déclaration de 1789 : «L'ignorance, l'oubli ou
le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des
malheurs publics ct de la corruption des gouvernemens» 45.
Il reprend la critique de David Williams sur la «doctrine
de la représentation de la propriété». C'est l'extrême inégalité
sociale, qui met le peuple à la merci des ambitieux.
42 - Stendhal, Oeuvres inlimes, nrfPléiade, 1955, p. 306.
43 - Le Vieux Tribun , p. 269.
44 - Une recherche dans la base Frantex1 de 1795 à 1799 montre que
si on met à part les usages du mot égalité chez les
mathématiciens, la notion est prise surtout dans des énoncés
négatifs. La plus grande fréquence se trouve chez Sieyès, chez
qui l'égalité se construit linguistiquement par l'usage de la
négation (l Guilhaumou), et chez des auteurs de la contrerévolution, conuue Senac de Meilhan, qui parle des <ouots
décevans d'égalité» (L'Enùf:,'Té) ou Senancour, pour qui
«l'égalité ne sera jamais qu'une chimère» (Rêveries). Le
parallèle avec l'antiquité grecque, dans l'Essai sur les
Révolutions de Chateaubriand, n'est pas plus favorable au
principe.
45 - Le Vieux Tribun , p. 256, 268.
- 324 -
�Le Vieux Triblln J e Nicolas de BOIillcvillc
«L'ignorance vient de la pauvreté, et celle-ci du partage trop
inégal des richesses. Voilà une solution du problême. Faites
que chaclUl ait le nécessaire, que persolule ne soit sans Ull
moyen de vivre en travaillant, qu'il n'y ait IÙ fortunes
colossales ni mendians». Bonneville pense que l'homme doit
être propriétaire de son industrie, et revient sur l'idée d'lUIe
réforme des successions et des impositions : «Dans l'état
présent des choses, je ne connois d'impôt nécessaire, que celui
qu'on peut mettre sur les hériti'ers d'une jortune colossale» 46.
«Le pauvre, qui n'a lÙ vote pour influencer la guerre, ni
propriété pour l'entretelùr, dont la vie n'est pas même
comptée pour lUIe propriété, doit avoir au moins son industrie
à lui tout entière; il doit trouver, exempts de taxes directes ou
indirectes, tous ses moyens de subsistance ; soyez sûrs
qu'alors, et seulement alors, conunencera l'insensible et
bienfaisante révolution, qlÙ éteindra toutes les guerres,
corrigera d'énonnes abus [... ] Jusques-là, vous aurez la
guerre, bel/a, horrida bella ; TOUJOURS la guerre ... »47.
En 1783 , David Williams faisait la critique du
gouvernement anglais, qui a fondé les droits «dans la
propriété territoriale , et non dans l'industrie des citoyens qui
est lme propriété bien plus précieuse, et non dans lenrs talens,
dans leurs vertus, dans leur réputation, qui est aussi une
propriété, et non dans leur existence et celle de leur fmnille,
qui est la -:éritable propriété» 48 . Sous le Directoire, Bonneville
critique la Constitution au nom d'une théorie des droits
proche de celle de Thomas Paine, où l'appropriation relève
non des biens matériels et des richesses, mais des relations
humaines. Dans la République, tout individu est propriétaire
de sa vie et de ses pensées et est en droit à ce titre de
s'approprier le domaine des relations sociales et du
46 -Ibid., p. ]97-198, 208,210.
47 -Ibid., p. 512.
48 -ibid., p. 207.
- 325 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
pOlitique49 . L'égalité fonde les droits au nom du principe que
nul homme n'est la propriété d'un autre homme, contre la
royauté héréditaire, mais aussi contre la représentation de la
propriété territoriale: «quand le régisseur [le roi 1, s'est fait le
maître ; qmmd au lieu de comptable qu'il étoit, il s'est fait
propriétaire; quand il a voulu que ceux-là mêmes qui lui
avoient donné leurs biens à régir devinssent sa propriété et la
propriété de ses enfans ... ». L'appropriation dans ce sens est
synonyme de domination. Bonneville déplore que le peuple ne
sente pas «que sa vie est aussi une propriété pour laquelle il
lui importe d'être bien représenté [... ) si son existence, si sa
vie n'est pas une propriété aux yeux de ses prétendus
représentans ; si son opinion, ses voeux, sa réputation, ses
craintes et ses espérances ne sont pas des propriétés aussi
sacrées qu'une propriété héréditaire ou territoriale, en quoi ces
prétendus représentans le représentent-ils autrement que des
rois, des empereurs [... ] :
«Un représentant, que je n'ai point nommé, qui ne me
consulte jamais SlU' mes besoins ni sur mes desseins,
n'est à mes yeux qU'Wl tyran, qU'wl maître, et le nom n'y
fait rien». Bonneville déplore dans la République
l'absence de lien social : «Un des plus grands vices de
notre modeme gouvemement, c'est le manque absolu de
véritables institutions sociales, nationales»50.
L'enthousiasme patriotique
Pour l'heure, la Révolution continue de s'incarner dans
la guerre, et quand l'histoire prend des allures d'épopée,
Bonneville conjugue patriotisme et cosmopolitisme, pour la
des idéaux
valeur de libération humaine liée à l'e~.pansio
49 - Thomas Paine habite alors chez lui et BOlUleville écrit à HomeTooke qu'ils passent les soirées à s'entretenir des «amis fidèles
à la cause du pauvre et toujours étrangers à toutes les factions»
(lettre du 20 thermidor an V, Le Vieux Tribun , p. 503). Sur le
concept d'appropriation chez 1. Paine, voir L. Marcil-Lacoste,
«Egalité et appropriation, Egalité/ Inégalité», Acta
philosophica 9, Urbino, Quatroventi, 1'990, p. 117-138.
50 - Le Vieux Tribun, p. 110-111,269,5 11.
- 326 -
�Le Viellx Tribun de Nicolas de Bonneville
révolutionnaires. II rend hommage aux guerriers de la
République, en accordant sa lyre aux poèmes épiques ct aux
hynmes des anciens Francs, et fréquente les rélllùons
patriotiques. Les journaux notent sa présence en l'an VI à un
grand banquet fraternel rue Jacob, pour l'anniversaire du
10 août, en compagnie de membres du Corps Législatif,
d'officiers républicains, ct du héros emblématique de la liberté
de la Pologne, Kosciuszk0 51. Il compose plusieurs poèmes et
public en l'an V L'Hymne des Combats, en hommage aux
années de la République, pour «donner quelque idée ,) son
siècle des chants républicains de nos ancêtres»52.
BOlmeville défend la valeur positive de l'enthousiasme
«patriotique» : «Un entier dévouement a commencé la
révolution la plus étonnante, et qui peut être encore, si nous
oublions le passé, la plus belle révolution qui fût jamais L... ]
Il faut blâmer les intempérances du patriotisme, sans doute ;
mais dites-nous s'il fut jamais quelque enthousiasme sans
intempérance, si jamais on a produit de grands effets sans
enthousiasme ?» C'est renouer d'une certaine manière avec le
cosmopolitisme fédérateur des preuùères années de la
Révolution, quand Paris était pour Bonneville le centre de
cristallisation de la fraternité des peuples libres. «On ne
sauroit trop encourager les fêtes patriotiques ; c'est un des
moyens efficaces de nous rendre notre caractère social,
hospitaler»5~
. Sous le Directoire, la coalition des monarclùes
d'Europe lie' le sort de la Révolution et de la République à
celui de la guerre victorieuse.
Une exaltation patriotique à l'antique nourrit sa vision
prophétique sur les destinées des peuples frères, pour exalter
«l'image d'une société nouvelle où tous les peuples se
rassemblent», où «tout marche vers la lumière». Le caractère
héroïque, le nom sacré d'Hennarm, de Rienzi, va réveiller
l'énergie de leur Peuple. Bonneville sent pourtant la difficulté
de concilier les aspirations des «patriotes» italiens ou des
intellectuels allemands avec le modèle de la grande nation.
51 - Moniteur, XXlX, p. 338. A. Aulard, Paris pendant la réactioll
theroll'dorienne et sous le Directoire, t. V, Paris, 1902, p. 37.
52 - L'hymne des Combats, est publié en appendice au Vieux Triblln
(Paris, 1797, 17 p.).
53 - Le Vieux Tribun , p. 114-115, 254, 43l.
- 327-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Il oppose république et gouvernement, pour présenter la
France comme une république f édérative pour la justice, la
vérité et la liberté tmiverselle. Dans ses hymnes, l'évocation
des guerriers légendaires du Nord, des fils d'Odin, était
propre à soulever l'enthousiasme patriotique, et à produire,
par identification aux modèles anciens, l'adhésion de tous à la
communauté républicrune. L'inspiration lyrique du vieux
barde donne aux victoires sur l'Europe des rois une dimension
pathétique et sublime qui projette le cosmopolitisme des
Lumières dans la dynamique révolutionnaire par la médiation
d'Wle fraternité universelle toute romantique.
Bonneville reste fidèle à l'idéal pré-révolutiOlmaire de
l'homme de Lellres engagé dans la lutte pour la vérité et la
république Cres publica). Il est toujours le démocrate
convaincu qu'il s'est révélé être dans le premier moment
républicain, mrus il a abandormé l'activisme militant des
cercles pour l'enthousiasme patriotique, et se consacre à ce
qui a toujours été au coeur de son projet d'homme de lettres et
d'imprimeur libraire, avec la Confédération universelle des
A mis de la Vérité. BOlmeville est représentatif d'une pratique
intellectuelle cosmopolite qlù s'apPlùe sur des résealL'{ de
«patriotes» Européens, traducteurs, polémistes, publicistes,
pour promouvoir les idéaux wüversalistes de la Révolution
française .
Le régime de liberté surveillée du Directoire a frut de
Bonneville lm journaliste heureux, du moins jusqu'à la fin de
l'an VI ; ce ne sera plus le cas par la suite. Le gouvernement
suspend par deux fois Le Bien Informé, qui est définitivement
54
prohibé en l'an VIn . Bonneville, que la suppression de son
journal a laissé sans ressources, est arrêté pour propos contre
l'empereur lors de l'exécution du duc d'Englüen, et renvoyé en
surveillance à Evreux en 1804. li ressort d'tme pétition à
l'Empereur qu'il aurait servi d'interprète entre Bonaparte et le
54 - A. Aulard, Paris ... , op. cit., p. 87, 396.
- 328 -
�Le Vieux Tribull de Nicolas de BOiUlcvillc
chef des «Irlandais unis» sous le Directoire55 . Ses liaisons
avec les radicaux anglais, avec Horne-Tooke, Thomas Paine,
pouvaient en faire un intermédiaire utile. Ce n'était plus le cas
sous l'Empire, où ses propos le signalaient à la police comme
«Ull ennemi du gouvernement». Napoléon Bonaparte semble
avoir exercé sur lui un mélange d'attractioll ct de répulsion :
admiration enthousiaste pour le général républicain, mépris
pour le «tyran». L'Empire a-t-il guéri Bonneville d'Ulie lecture
imaginaire de l'histoire, d'une projection mythique de la
liberté dans la guerre ? Le Vieux Tribun témoigne de la
fougue non éteinte de l'honulle de lettres «patriote», de la
générosité du philosophe attaché au perfectiOlUlemellt des
institutions, et de la sensibilité romantique du poète qui
chante en vieux barde le culte de la Patrie et l'amour de
l'humanité.
COlllille le signale Wle note du Journal des arts, des
sciences, de littérature et de politique de 1808, «Dans le
cours de la Révolution, la Philosophie, l'Amour le plus ardent
de l'Humanité, ont dirigé sa conduite, dicté ses écrits. Il est
sorti de la crise politique sans s'être vendu à aucun parti, sans
avoir songé à la fortune ct conservant purs ses mains et son
coeur. Ses Talens, son enthousiasme pour le beau, la
fTanchise de son caractère, ses vertus privées, l'avoient mis en
relations avec les hommes les plus éclairés de l'Europe.
Aujourd'hui .. nous ignorons la cause de son silence. Dans la
force de l'âge sa verve poétique ne peut être éteinte. Ses taIens
dans d'autres genres ne pourroient manquer d'être accueillis
sous un règne où le mérite ne brille jamais en vain»56. Mais
l'Empire n'accueillait pas volontiers les esprits indépendants.
*
55 - TI est envoyé à Evreux sur décision de Fouché, du 21 fiuctidor
an
(8 septembre 1804), et est autorisé à se rendre à Paris
en janvier 1806. Le préfet Dubois estime qu' illle le croit pas
dangereux et « que l' exil qu' il a subi le rendra plus
circonspect». AN., F 7 4286, d. 16 ; F7 6442, d. 9290 ;
F7 8083, d. l196R.
56 - AN., F 7 4286, d. 22, pièce nO 16.
xrr
- 329 -
�LA Rl ~ PUBLIQE
DIRECTORlALE
La réflexion socio-culturelle et politique qui se dégage
du Vieux Tribun témoigne de l'originalité de Bonneville,
comme de sa position isolée, voire marginale, dans le nùlieu
littéraire et la société du Directoire. Entre fidélité aux idéaux
des Lunùères et annonce des temps nouveaux, le
révolutionnaire assagi continue de s'interroger sur la
fondation rationnelle de l'état légitime et la recherche d'lill
principe de perfectionnement social. La parole ne s'inscrit
plus dans l'urgence, mais la conviction demeure d'lille
régénération possible : «laissez marcher le Tems, qui mûrit
tout». Atypique en son temps, BOlmeville reste semblable à
lui-même, fidèle à ses amis disparus et à ses principes
républicains ; il croit au,'\ vertus de la commmùcation et de
l'éducation, à la restauration de" la figure du tribun et à la
l1Ùssion prophétique du poète, mais sa production littéraire se
consume avec la période révolutionnaire. Bonneville
témoigne en homme des Lumières, qu'une sensibilité
romantique ne s'inscrit pas nécessairement dans le rejet de la
Révolution.
- 330 -
�La République directoriale: une phase
originale dans l'histoire électorale
du Midi toulousain
Georges FOURNIER
Longtemps, les historiens du Directoire se sont
contentés, en matière éiectorale, de reprendre l'affirmation de
Mathiez : «Le plus grand nombre des Français, saturés de
politique, [... ] ne daignent même plus remplir leurs devoirs
électoraux» 1. Si les études récentes ont quelque peu nuancé ce
point de vue c'est souvent pour concéder une seule exception
en faveur de l'an V. Cependant, dans lme bonne partie du
Midi toulousain au sens large que j'étendrai jusqu'à la vallée
de l'Hérault, les élections du Directoire sont les plus
passionnées avec une participation qui se situe au-dessus de la
moyenne nationale, y compris en l'an VI et même parfois en
l'an VII. Ces résultats, il est vrai, doivent être abordés avec
prudence : plus que jamais le nombre des ayants droit de vote
reste soumis à d'incontrôlables variations. Des citoyens
négligent de se faire inscrire, les administrations manipulent
les listes à leur guise, les assemblées primaires tranchent le
plus souvent au gré des rapports de forces. Plus que le détail
des chiffres de participation2 que j'ai déjà eu l'occasion de
livrer mais que de nouvelles recherches m'amèneront parfois
à rectifier, je voudrais ici analyser les raisons de cette relative
mobilisation et de ses considérables variations dans le temps
et dans l'espace. Deux périodes retiendront mon attention : la
1 - A Mathiez, Le Directoire, AColin, 1934, p. 22.
2 - G. Foumier, Démocratie et vie municipale en Languedoc du
milieu du XVIII" au début du XIX" siècle, t. 2, Amis des
Archives de la Haute-GarOlUle, Toulouse, 1994.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 331-350
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
montée presque générale de la participation de l'an IV à
l'an V, puis les variations contradictoires de cette
participation en l'an VI et en l'an VII.
De brumaire an IV à germinal an V :
les conditions de la mobilisation électorale
Pour autant que permette d'en juger une documentation
très fragmentaire, la participation mLX élections de brumaire
an IV, même si elle témoigne localement de nets progrès par
rapport à l'an III, reste globalement très médiocre. Il en va
tout autrement en l'an V : la Haute-Garomle (42 %), le Tam
(36 %), l'ex-district de Béziers (33,6 %), réalisent leur
meilleur résultat depuis 1790. Trois villes, où la réaction
thermidorienne n'a pas réussi à étouffer durablement la
dynamique jacobine, ont marqué dès l'an IV le point de départ
du processus qui va se développer en 1796. A Narbonne les
élections se sont déroulées sans incidents notables ;
simplement, les deux sections où la gauche domine ne
clôturent le scmtin qu'à 7 et 8 heures de façon à accueillir les
«travailleurs» qlÙ n'ont pas pu se libérer avant, y compris
celLX qui appartiennent à la section réactionnaire. La
participation est de 29 % si l'on retient le chiffre des ayants
droit de vote (désormais A. D. Y.) de l'an III, mais de 65 % si
on se limite aux inscrits de l'an Y. De toute façon, on n'avait
jamais autant voté, et les «néo-jacobins» recueillent 52 % des
voix. Même record à Béziers où les 830 votants représentent
de 22 à 36 % selon le clùffTe d'A. D. V. retenu. Mais ici, par
une interprétation abusive de la loi du 3 bmmaire, on a
e>"'Pulsé parents d'émigrés et «aristocrates», de sorte que les
«néo-jacobins» rassemblent plus de 87 % des suffrages.
Résultat d'autant plus remarquable que la municipalité et la
garde nationale qui ont mené la réaction thennidorieIUle sont
toujours en place. A Toulouse, les 2 557 votants (28 %)
assurent une participation qui n'avait été dépassée que lors du
plébiscite de 1793. Bien que les mêmes violences qu'à Béziers
aient été dénoncées, les deux partis sont ici restés face à face
et les «néo-jacobins» l'ont emporté avec plus de 60 % des
voix. La participation urbaine de l'an IV repose donc sur une
- 332 -
�La République directoriale : IUle phase originale dmls l'histoire
électorale du Midi toulousain
mobilisation esscntiellcmcnt partisane, quc l'on obscrvc
ailleurs de façon moins spectaculaire, qui vise à la reconquête
du pouvoir local, ct constitue la revanche de cem( qui ont été
brimés par la réaction Ulermidorienne. Sans véritable
campagne électorale, elle exprime le rapport des forces entre
groupes rivau;x ct les conflits de personnes y jouent lUl rôle
important.
Sur ces bases va s'opérer de façon plus ou moins efficace
la conquête de l'opinion. Lcs conditions dans lesquelles se
sont déroulées les élections expliquent que les vaincus se
soient adressés aux autorités supérieures pour faire destituer
les municipalités. Ainsi s'engage illle bataille de pétitions.
L'exemple de Toulouse est particulièrement significatif. A
l'autollme 1796, les adversaires de la mUJ1icipalité présentent
au corps législatif tille dénonciation signée par plus de
500 citoyens. Aussitôt les «néo-jacobins» leur opposent
2 300 signatures, alors qu'ils n'avaient recueilli qu'wle
moyenne de 1 600 voix en l'an IV. Pétitions, correspondance,
discours au corps législatif, toutes les pièces du dossier sont
imprimées et distribuées. Début 1797 la droite parvient à
rassembler près dc 4 000 signatures, la gauche réplique par
4661 ; or, elle obtiendra une moyenne de 4 419 voix en
gernùnal an V. Dans tille campagne qui a mobilisé, s'il n'y a
pas trop de signatures fictives, près de 94 % du corps
électoral, les' '«néo-jacobins» étaient donc capables de livrer à
l'impression, plus d'un mois avant genninal, pratiquement les
noms de tous leurs électeurs potentiels. Cette démonstration
de force pesa sans doute autant sur les élections que les
quelques violences, d'ailleurs réciproques, une nouvelle fois
dénoncées. Crainte ou résignation, un certain nombre de
modérés s'abstinrent : il y eut 6 604 votants (71 ,5 %) et la
gauche obtint 67 % des voix.
Le succès de la collccte des signatures supposait de part
et d'autre une solide organisation. Celle de la droite reste mal
connue. Dès qu'on sort des simples clientèles, elle paraît très
hiérarchisée, avec ses centeniers, ses dizeniers, et son c011Ùté
central des sections. A gauche, la réouverture du club avait
suivi de peu la victoire électorale de l'an IV, mais le contrôle
de la garde nationale et de la mUJ1icipa1ité facilita aussi les
choses. La bataille autour du pouvoir mUJ1icipal s'inscrivait
- 33 3 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
natmeUement dans un contexie plus général et la liberté de la
presse joua un rôle décisif dans le débat. L'A ntiterroriste ne
cessa de polémiquer avec l'Observateur républicain. Les deux
journaux, tout en soutenant les campagnes de pétitions,
s'attachèrent à présenter l'échéance de genninal comme le
règlement de compte décisif entre les deux camps. Ils
multiplièrent les appels à se faire inscrire sur les registres
civiques et à voter. Pour donner des arguments aux partisans
de la destitution de la municipalité et pour effrayer les
électeurs modérés, l'A ntiterroriste grossissait le moindre
incident et peignait une ville en proie à la terreur jacobine.
L'Observateur au contraire s'efforçait de tempérer l'action des
jacobins les plus radicaux et prêchait l'oubli du passé el
l'union de tous les républicains, en présentant Toulouse
comme l'ultime rempart. du nouveau régime face à un Midi
livré à la Terreur blanche. Cette tactique se révéla efficace.
Même les membres modérés de l'administration centrale du
département se portèrent garants de la mUlùcipalité et son
plus ardent défenseur aux Cinq-Cents fut l'ex-conventionnel
Pérès, qui n'était même pas régicide.
La presse toulousaine s'était employée également à
réveiller le civisme du reste du département et à souligner la
portée nationale de l'élection. Bien que le commissaire
départemental Veyrieu ait été un ferme républicain, la bataille
livrée à Toulouse eut un retentissement fort inégal en HauteGaronne. La moyenne de participation hors de Toulouse, de
l'ordre de 37 %, était nettement supérieure à celle des
campagnes des départements voisins. Le phénomène était
ancien et sans doute en partie révélateur de l'influence
précoce de la métropole, mais les comportements avaient
évolué. Lors du plébiscite de 1793, la même participation
reposait sur des résultats beaucoup plus homogènes.
Désornlais, surtout dans la paysalmerie propriétaire aux
deux extréuùlés du département, des cantons qui avaient
beaucoup voté jusqu'en 1793 étaient devenus presque
totalement indifférents. D'autres sous l'effet des luttes de
partis essentiellement sur un axe central, de part et d'autre de
Toulouse, manifestaient une ardeur inusitée. La plus forte
participation s'observait en général dans les petites villes et
les bourgs. A Castelsarrasin (74 %), Beaumont (71 %),
- 334 -
�La République directoriale: Wle phase originule dans l'histoire
électorale du Midi toulousain
Montréjeau (67 %), de façon moins nette dans d'autres
bourgs, les républicains montraient une capacité de
mobilisation qlÙ suffisait en général à leur assurer l'avantage.
Cependant Muret s'affirmait conuue la capitale de la contrerévolution, et à Villemur ou Cintegabelle c'est la droite qui
l'emportait dans le bourg et pas dans les campagnes. En
général, pourtant, c'est dans les sections rurales, sauf autour
de Toulouse, que les fortes mobilisations firent le jeu des
adversaires de la République. Les vaincus y dénoncèrent
l'action des prêtres réfractaires et la pression des grands
propriétaires. A Montesqtùeu-Lauragais, s'excusait le
18 genninal le correspondant de l'Observateur: «nous avons
8 à 9 ci-devant seigneurs qui possèdent 44 métairies [...] ce
qui fait près des cinq sixièmes des terres [... ] nous avons
encore quatre prêtres réfractaires» . Les quelques exceptions à
cette situation paraissent tenir à la tradition protestante
(Calmont), à l'influence persistante de quelques prêtres
constitutionnels, ou à celle de personnalités locales candidates
conuue l'avocat Dast (78 % à Cox). Au total, au lùveau
départemental, où Toulouse n'avait que 48 représentants sur
environ 390 électeurs, l'issue pouvait paraître incertaine.
Aussi les deux partis s'employèrent-ils à séduire les membres
de l'assemblée électorale où la gauche l'emporta de quelques
dizaines de voix.
Dans l'èx-district de Béziers le contexte était tout
différent. La presse de Montpellier, la plupart des
cOll1l1Ùssaires du Directoire, l'administration centnùe de
l'Hérault, la députation, étaient résolmuent hostiles aux «néojacobins». Après la cassation de ses élections, Béziers avait
retrouvé mIe mmùcipalité et mie colOlme mobile
réactionnaires. La nonùnation des électeurs y fut partagée en
fonction des sections, les grands propriétaires ayant pris soin
d'envoyer les brassiers travailler dans les domaines les plus
éloignés3 . Mais pour l'élection des officiers mUlùcipaux, plus
de 400 citoyens supplémentaires se présentèrent. Avec UIle
participation record de 1 840 votants (78,4 %), les jacobins
obtinrent près de 55 % des voix. Ici encore, le conflit avait
3 - A. N., FlcIII Hérault 1, Pétition de cultivateurs du 16 prairial
an Y.
- 335 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
donc passionné une majorité irritée par les interventions de
l'administration centrale el du corps législatif dans les affaires
locales. En dehors de la ville principale, la participation
dépassa à peinc 26 %.Ncttement moindre qu'en HauteGarOlU1c, elle était cependant la plus fortc dcpuis 1790, et de
10 points supérieure à celle de 1793 . En fail , eHc reposait sur
quelques grandcs communes où les jacobins se sentaient
capables d'affronter leurs adversaires. D'Agde, où elle
dépassait 40 %, les correspondants assidus dc l'Observateur
républicain purent envoyer à Toulouse la nouvelle de leur
succès: «on ne saurait assez vantcr le patriotisme des paysans
et des marins, si nombreux en cette conunune». A Florensac
en état de siège, où plus de 61 % de votants étaient départagés
par quelqucs voix, la gauche vaincue dénonça les pressions de
la force armée. Là, au contraire, où régnait depuis des mois
une ambiance de Terreur blanche, comme à Bédaricux, Mèze,
ou Pézenas, seuls les réacteurs animèrent des assemblées
assez peu fréquentées. Dans les cantons purement ruraux,
l'indiffércnce fut presque totale.
L'Aude rurale confirmc cette apathie: la participatiQn,
plus faible qu'en 1793, n'y atteint pas 16 %. Deux cantons
seulement s'y mobilisent. A Sainte-Colombe (90 %) les
républicains du bourg, derrière un curé constitutiollllei réputé
«terroriste», se heurtent en une mêlée confuse à l'alliance
tactique de leurs compatriotes modérés et des paysans
«fal13tiques» du gros village de Rivel. A Gaja-la-Selve, sur
414 votants (47 %), 266 voix vont à l'ancien seigneur, 147 au
candidat républicain, deux partis, une seule voix perdue. Les
villes, par contre, atteignent pour la première fois un taux
moyen de 39 %, même si Carcassonne et surtout
Castelnaudary, où les républicains ne se sentent pas menacés,
restent en retrait. L'élan victorieux de la droite explique les
53 % de Limoux et les 63 % de Narbonne. Dans cette
dernière ville, le succès républicain de l'an IV, moins teinté
de jacobinisme qu'à Béziers et Toulouse, n'avait pas provoqué
de tensions aussi fortes. Il y a en l'an V 21 votants de moins
qu'en l'an IV et l'on trouve chez les vainqueurs, qui
obtiennent 60 (X, des voix, ce que l'Observateur appelle des
«caméléons politiques». L'action . du commissaire du
Directoire et la nette réduction du nombre des A.D.V a joué
- 336-
�La République directoriale: lille phase originale dmls l1listoire
électorale du Midi toulousain
contre la gauche. D'une façon générale d'ailleurs, la
politisation audoise, moins radicalisée que celle de l'Hérault
et de la Haute-Garonne, entretenait une cert,ùnc ambiguïté.
Les correspondants de l'Observateur républicain crurent que
les «néo-jacobins» auraient la majorité à l'assemblée
électoraie. En fait des- deu,x nouveaux députés, Méric avait
prononcé à la tête du tribunal criminel la seule condamnation
capitale de l'an II mais amorçait Wle évolution conservatrice,
tandis que Saint-Gervais, maire de Limou,x, de sensibilité
royaliste, fut beaucoup plus laborieusement élu.
D,ms la région considérée, le Tarn offre l'originalité de
n'avoir nettement dépassé la moyenne nationale qu'en l'an V
en fonction d'une mobilisation largement réactionnaire. Dans
les villes, c'est seulement à Albi (63,6 %) et Lavaur (45,5 %)
que les républicains parvinrent à faire face. A Castres
(39,5 %) ils n'osèrent pas paraître. Dans les campagnes, où la
participation approchait 35 %, seule la Société politique de
Cordes réussit à mobiliser les patriotes sur un assez large
secteur. Ailleurs, ce sont les cantons les plus travaillés par la
réaction religieuse, en particulier l'ex-district montagnard de
Lacaune, qtÙ votèrent le plus 4 .
Il est indéniable que la participation de l'an V repose sur
la plus ou moins grande intensité d'un débat politique au sens
large bénéficiant d'un relatif climat de liberté. li faut
remarquer cepëndant qu'il débouche souvent au moment de
l'élection sur un rapport de forces, alors que les scissions sont
encore rares : 50 % d'incidents dans la Haute-GaroJ11le
centrale et le Tarn, 30 % dans l'ex-district de Béziers, le plus
souvent liés au droit de vote. Patrice Gueniffey a insisté par
ailleurs sur l'effet de la fugitive légalisation des candidatures
publiques5 . Il ne semble pas qu'elles aient joué un rôle
déterminant dans la région considérée. Pour la HauteGaroJ11le je n'ai pu retrouver que cinq listes de propositions,
3 pour la gauche, 2 pour la droité. L'Observateur républicain
observait le 10 pluviôse (29/1/97) : «on peut lire à tous les
4 - N. Viguier, Les élections dans le Tarn pendant la Révolution
française, mémoire de maîtrise, Toulouse, 1996.
5 - P. Gueniffey, Le nombre et la raison, Paris, 1993, p. 490-500.
6 - A. D. Haute-Garonne, 1 L 594 et Verfeil, 2 E 267.
- 337 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
coins de rue la liste des candidats proposés par un affidé
clichyen loo.J. Les républicains, qui sont sûrs de la majorité
pour les bons citoyens qu'ils désigneront n'ont pris la peine de
présenter personne». Cependant, le 10 vendémiaire (28/9/97),
il annonçait que l'administration centrale avait publié «Wle
foule» de noms et en citait 25, de Bonaparte ou Pichegm am.
possibles candidats locaux des deux partis. Il n'en reste pas
moins que beaucoup de procès-verbaux signalent l'absence de
listes de candidats même pour Wle ville aussi disputée que
Narbonne. En fait , c'est pendant tout le Directoire que des
listes de candidats ont circulé, et les votes bloqués montrent
que les électeurs savaient à quoi s'en tenir. La publicité des
listes de l'an V n'est qu'un élément dans la profusion de la
campagne électorale et elle n'a guère introduit de diversité ou
de surprises dans les désignations.
Après le 18 fructidor: des évolutions contradictoires
L'inquiétude ressentie au lendemain des élections de
l'an V incita les républicains à redoubler d'efforts après le
18 fructidor. Alors qu'à Toulouse diverses sources attribuaient
plus de 3 000 adhérents au cercle constitutionnel et que
l'interdiction de l'A nfiterroriste affaiblissait leurs adversaires,
les «néo-jacobins» étaient conscients que tout se jouait
désonnais dans les campagnes. L'Observateur fit
ilùassablement pression pour l'épuration des adllùnistrations
municipales et des conunissaires du Directoire, et pour une
sévère application des lois contre les prêtres réfractaires et les
élnigrés. Dès le 16 vendémiaire (7/10/97), s'adressant aux
«patriotes des campagnes», il écrivait : «Ouvrez vos cercles
constitutionnels, fonnez-vous en réunions politiques ; c'est
par elles que l'instruction et les lumières arriveront jusqu'à
vous [... ], c'est par elles que vous vous préparerez à faire de
bonnes élections ... ». Ses correspondants lui dénonçaient les
administrations défaillantes et lui rendaient compte de
l'activité des cercles attentifs à organiser les fêtes civiques et,
à la veille des élections, lors de la fête de la Souveraineté du
peuple, à rassembler les citoyens dans des banquets
républicains. Le 24 ventôse la commune de Cox, seule
- 338 -
�La République directoriale: Wle phase originale dans l'histoire
électorale du Midi toulousain
commune patriote du canton de Cadours, qui s'était déjà
distinguée en genninal an V par sa partiCipation, écrivait à
l'Observateur : «Si les circonstances locales nous le font juger
nécessaire, notre cercle parcourra les autres communes ; et
ces carêmes civiques, si propres à déjouer le fanatisme et à
développer toutes les vertus républicaines, méritent de fixer
l'attention des patriotes». Leurs adversaires accusèrent les
cercles d'avoir établi la liste des individus à élire et d'avoir
favorisé la concertation des électeurs. Ce fut d'ailleurs
l'argument invoqué pour casser les élections de
Castelsarrasin.
A Toulouse, conscients de leur impuissance, la plupart
des opposants s'abstinrent. Il y eut 4 679 votants (50,6 %), et
les officiers mwticipaux obtinrent une moyenne de
4 550 voix : les fermes républicains ne s'étaient absolument
pas démobilisés malgré l'absence de concurrents. Il est
impossible d'avancer une moyelUle départementale précise :
en l'absence de beaucoup de procès-verbaux de sections
rurales elle donnerait trop de poids à Toulouse. On peut
porter à 22 le nombre d'assemblées primaires rurales
disponibles en prenant en compte les procès-verbaux déplacés
pour trancher des contestations7 • La moyenne de participation
dépasse 40 %. La série est naturellement faussée par le lien
existant entre mobilisation et contestations, mais par ailleurs
des assembléès nombreuses n'ont pu être retenues faute de
connaître le nombre de participants à des scissions, et les
élections communales de l'an VI, qui portent sur
240 cOlIununes, sont les plus fréquentées et souvent les plus
passiOlmées de la période. Il paraît donc raisOlmable de
penser que la participation, hors Toulouse, est au moins du
même ordre qu'en l'an V, ce qui ne signifie pas que sa
répartition soit identique. Là où les républicains l'ont emporté
assez facilement en l'an V, ils restent parfois seuls, mais
moins mobilisés, en particulier autour de Toulouse. Par
contre, si beaucoup de zones rurales restent passives, dans les
lieux d'affrontement la mobilisation villageoise tend à
s'accentuer, la lutte des partis s'y nourrissant de la rivalité
entre villages pour la justice de paix.
7 - A. D. Haute-Garonne, 1 L 596 et A. N., C 536 et C 542.
- 339 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
L'hégémonie républicaine n'en fut pas affectée. Le
20 genrunal, une brillante assemblée décadaire accueillit les
électeurs en présence du général Augereau, occasion de
profession de foi publique pour les candidats officieux des
républicains, Destrem et Cazaux. La gauche détenait à
l'assemblée électorale une nette majorité, que l'invalidation de
ses adversaires à la faveur de six assemblées scissiOllnaires et
de deux assemblées contestées, transforma eu un quasi
monopole. Pérès fut réélu par 384 voix sur 391. Mais il fallut
trois tours pour désigner les deux représentants aux CinqCents. Si Destrem, alors réputé relativement modéré, se
détachait assez nettement, Cazaux l'emporta plus
difficilement sur Descombels. Gallias, cOlmnissaire auprès
des tribunaux, chargé par le Directoire d'influencer les
élections, écrivait en tremblant au lrunistre de la police que
l'ex-agent national de l'an II avait recueilli 157 voix et que ses
partisans avaient hué la victoire de Cazaux8 . A la différence
de l'an V, se croyant libérés du danger, les jacobins
marquaient leur différence. L'Observateur avait publié dès le
16 genuinalla proclamation du Directoire du 9 qui, exerçant
un véritable chlmtage sur les assemblées électorales, menaçait
de ne pas tolérer l'élection des hommes de l'an II. Le journal
répliquait dans le même numéro par le principe : «on ne peut
sans républicains consolider la république», ce qui le
conduisait à préférer aux «caméléons» et aux timorés, ceux
qui avaient lutté sans cesse et avaient été persécutés. Les
semaines précédentes, sur le plan régional, il avait
discrètement soutenu l'appel à Barère afin de dOlmer un chef
d'envergure aux fennes républicains ; mais il se garda de
prendre parti sur les choix qui divisèrent les républicains
Toulousains.
Le contexte héraultais était bien différent. Le
remplacement de l'administration centrale après le
18 fructidor et l'épuration des municipalités avait redonné
vigueur aux «néo-jacobins» sans toujours apaiser l'agressivité
de leurs adversaires. A la veille des élections les principales
communes avaient leur cercle constitutionnel, mais celui de
Béziers fut fenué COllliue «rendez-vous des anarchistes».
8 - A. N., F73677/4.
- 340-
�La République directoriale: Wle phasc originalc dans l'histoire
électorale du Midi toulousain
Dans ce bastion jacobin, la participation tomba à 35 % : non
selùement la gauche était selÙe à voter mais, à la différence de
Toulouse, elle perdait plus de 200 voix, peut-être parce qu'elle
n'avait aucun concurrent. Par contre, le reste du Biterrois
atteignait 33 %, soit près de 7 points de miem:: qu'en l'an V.
En général les adversaires de la République s'abstinrent, ce
qui accentua le silence des cantons montagnards, alors que
dans la plaine et les coteaux on enregistrait des participations
de 23 à 50 % selon la capacité de mobilisation des
républicains. Là où avait régné la Terreur blanche les «néojacobins» furent accusés de s'être imposés par la violence. A
Pézenas, où les royalistes avaient troublé la fête de la
Souveraineté du peuple, ils furent le lendm
~ ùn
chassés des
assemblées par une fOlÙe de brassiers, réunis à l'appel du
cercle constitutionnel. Il y eut tout de même 32 % de votants.
Dans les quelques cas où les royalistes firent face, ce qui se
termina souvent par des scissions, la participation pouvait
atteindre de 60 à 86 %. Mais la section de Caux,
pratiquement unanime, put rassembler 74 % de participants
pour porter à la justice de paix Pierre Milhau, agent national
du district en l'an II et enfant du pays. Plus encore qu'en
Haute-Garonne, les mobilisations villageoises se polarisèrent
d'ailleurs sur l'élection des juges de paix, les choix politiques
étant amplifiés par les querelles de clocher. De ce fait, les
incidents atteignirent Wl taux de 61 % et ab'Outirent à environ
25 % de scissions.
Le commissaire du Directoire, Devais, réputé «néojacobin» , joua un rôle ambigu à l'assemblée électorale9 . Selon
l'Observateur républicain du 2 floréal, comme à TOlÙouse,
une forte minorité jacobine refusa de voter pour Wle liste
républicaine sur laquelle elle n'avait pas été consultée. En fait,
des quatre élus, selÙ Joubert peut être considéré comme «néojacobin» . Bonnier et Curée étaient plutôt des directoriaux.
Quant à Devais, qui était sans doute à l'origine du compromis,
il fut «.floréalisé» comme jacobin ! Si l'on remarque que
Curée avait été élu à Pézenas grâce à la violence jacobine on
m
cm
9 - A.N., AF
235, F7 3678, FI
Hérault 2.Voir également JR. Suratteau, Les élections de l'an VI et le «COIlP d'Etat dll
22jloréal», Paris, 1971 , p. 147.
- 341 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
voit combien la coalition républicaine était porteuse de
contradictions.
Dans un contexte tout différent, l'Aude témoigne aussi
des effets complexes de l'intervention directoriale. Nonuné
commissaire du Directoire en décembre 1797, l'exconventionnel Bonnet y avait entrepris dès février 1798
l'épuration des commissaires et des administrations
municipales. En fait, en dehors de l'ex-district de Quillan,
«perdu pour la république», seuls quelques cantons lui
paraissaient douteux lo . Ses efforts furent couronnés de succès.
Les villes, pourtant, votèrent moins qu'en l'an V, parce qu.e
les républicains, sauf à Limoux, ne s'y sentaient pas menacés.
A Narbonne, ils obtinrent 335 voix pour 349 votants, alors
qu'ils n'en avaient obtenu que 245 en l'an V sur 621 suffrages.
Mais la municipalité épurée après le 18 fructidor avait inscrit
près de 600 nouveaux électeurs, ce qui réduisait la
participation à 23 %. A Limoux, pour faire face à la pression
royaliste, Bonnet avait dû confier la municipalité à d'anciens
«terroristes». Selon leurs adversaires, le cercle constitutiOllilel
comptait 300 ou 400 membres, on y avait collecté 800 L pour
indemniser les travailleurs pauvres venus voter, et réuni des
émissaires pour diriger les élections dans les campagnes. La
municipalité était accusée d'avoir porté les inscrits de 900 à
1 100 11 . Les républicains votèrent pratiquement seuls, ils
étaient 424 (42 %) : en l'an V, dans un climat de Terreur
blanche, il y avait eu 527 votants dont une très large majorité
de droite. Tout se passait conune si, par ,ùtemance, sur
deux ans, les deux partis avaient mobilisé la presque totalité
du corps électoral.
C'est grâce à un vole rural à plus de 34 % que l'Aude
obtenait, et de loin, sa meilleure participation en dehors de
1790. Mais la situation était loin d'être homogène. Ce sont les
cantons où les conunissaires du Directoire se heurtèrent à la
résistance de populations hostiles et où les républicains durent
souvent se réfugier dans des scissions qui rassemblèrent le
plus de votants. Ainsi, dans l'ex-district de Quillan, livré aux
prêtres réfractaires, on enregistra près de 49 % de
10 - AN., FlbllAude 1 ; AF ill 216 ; Flcill Aude 1 ; Flcill Aude 8.
11 - AN., AF ill 216 et BB 3/151.
- 342-
�La République directoriale : Wle phase originale dans l'histoire
électorale du Midi toulousain
participants. Si ce phénomène pouvait exister dans l'exdistrict de Limoux, il fallait aussi y compler avec l'in11uence
des jacobins de la ville, et la moyenne y approcha 39 %.
Ailleurs, en dehors de quelques mobilisations de l'un ou
l'autre type, liées, ici à l'influence de quelque noble ou prêtre
réfractaire, là à celle de prêtres constitutioillleis ou de sociétés
politiques, un faible nombre de citoyens se contentèrent en
élisant le commissaire du Directoire de manifester leur
légalisme. Comme nous ne disposons le plus souvent que
d'extraits de procès-verbaux concernant la désignation des
électeurs, il est probable que la participation serait nettement
plus forte si nous pouvions prendre en compte l'élection des
juges de paix.
Bonnet put se vanter d'avoir fait envoyer à l'assemblée
électorale la plus grande partie des commissaires cantonaux,
mais ils étaient selon son propre aveu des «républicains
prononcés» et il dut composer avec une majorité néo-jacobine.
L'assemblée porta à la députation avec le même nombre de
voix le cOImnissaire du Directoire et le NarbOImais Barthe,
qu'elle avait choisi pour président et qui fut invalidé en floréal
comme «terroriste» . Un autre «néo-jacobiIl)) NarbOImais,
Despeyroux, devint président du département. Bonnet prit
d'ailleurs courageusement la défense de ses conunissaires et
de la municipalité de Limoux, dont le Directoire mécontent
préparait la' ·destitution. L'Observateur républicain voyait
donc en lui le 28 germinal un «excellent républicain».
Tout en parvenant à écarter les royalistes, grâce en
particulier aux scissions, l'ex-conventionnel Daubermesnil,
cOImnissaire dans le Tarn, n'avait pu donner à la même
politique une caution électorale aussi solide. Les noyaux
jacobins étaient plus faibles que dans l'Aude, et l'hostilité
paysanne se traduisit, dans la montagne en particulier, par
une abstention massive, la participation tomba donc audessous de 20 %.
En l'an VI, malgré le revirement tardif du Directoire, ses
cOImnissaires étaient restés relativement proches des jacobins
et avaient souvent dù pactiser avec eux. Il en alla tout
autrement en l'an VIT. A la suite du «coup d'Etat» du
22 floréal l'épuration s'étendit systématiquement au niveau
local, y compris en Haute-Garonne où le réseau républicain
- 343 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
mis en place sous l'influence toulousaine fut sérieusement
ébranlé. A Toulouse même, le Directoire, exploitant les
divisions entre républicains, choisit pour commissaire
Gaubert, officier municipal arrivé en tête des élections
municipales de l'an VI, qui par un brusque retournement
allait se révéler farouchement auti-jacobin. Floréal ayant
épargné la députation de Haute-GarOlUle, qui pouvait, on l'a
vu, passer aux yeux du Directoire comme un moindre mal,
l'Observateur républicain s'était contenté d'exprimer sa
réprobation en publiant le discours du représentant Lamarque.
Mais le 13 et le 15 fructidor an VI, il livra à ses lecteurs de
larges e,,:traits de l'Appel aux principes de Robert Crachet,
violente mise en cause du Directoire au nom de la
souveraineté du peuple et du système représentatif. La
réaction du négociant Girard, ex-Législateur, représentatif de
la bourgeoisie toulousaine, fut significative : la «faction»
jacobine se prépare dans toute la France à maîtriser les
élections, le Directoire doit donc renoncer à convoquer les
assemblées primaires, interdire les sociétés politiques, épurer
encore les deux Conseils, et, pour sauver la République,
exercer une dictature de salut public en s'appuyant sur ce
parlement-croupion 12. A la veille du 1cr gernùllal, le
cOllunissaire auprès de la municipalité signalait pour sa part
que les «anarclùstes» exploitaient le mécontentement suscité
par les destitutions pour rallier les républicains au sein des
«cOlnités de section» qui, selon une habitude toulousaine,
préparaient les élections. En face, on avait vu resurgir pour
l'occasion un Journal du département de la Haute-Garonne
qui reprenait le programme de Girard dans le cas où les
élections ne dOlUleraient pas une majorité décidée à soutenir
la fenne autorité du Directoire. Ce journal dénonça à son tour
les rassemblements «anarchistes», «clubs plus dangereux
cent fois que celui des Jacobins», où, selon lui, de «dignes
émules de Marat» préparaient le retour de la Terreur13 .
La droite s'étant une nouvelle fois majoritairement
abstenue, il y eut à Toulouse 4 043 votants (44 %), et cette
fois un net effritement des «néo-jacobins», qui passaient de
12 - AN., Flcill Haute-GarOJUle 13. Lettre au mitùstre de l'Intérieur
du 21 pluviose VIl.
13 - AN., F7 3677/7.
- 344-
�La République directoriale : une phase originale dans l'histoire
électorale du Midi toulousain
4550 voix en l'an VI à 3 369. Les faubourgs populaires
restaient fidèles, les défections venaient des quartiers
bourgeois soulignant la réserve grandissante des républicains
modérés. Depuis le retour à la politique de réaction
l'Observateur républicain s'inquiétait de la dégradation
rapide de la situation dans les campagnes. La participation,
en baisse sensible, n'y dépassa pas 26 %, ce qui était tout de
même mieux qu'en 1791 et en l'an III. Une nouvelle fois les
contrastes s'accentuaient. Dans les sections rurales où
l'abstention était une habitude depuis l'an Ill, elle s'amplifiait
encore, sans que l'on note d'incidents. Leurs représenttUlts, en
particulier dans le sud du département, entrèrent dans
l'assemblée scissionnaire de droite. Dans les cantons où les
fermes républicains dominaient sans opposition, la
participation était plus forte, mais se situait en général entre
24 et 34 %. Quand les partis s'affrontaient, elle pouvait aller
de 35 à 80 % : dans 6 assemblées primaires on n'avait jamais
autant voté. Dans l'ex-district de Toulouse deux sections
seulement étaient dans ce cas : Léguevin (80 %) et Lévignac
(58 %) où l'on venait de fenner le cercle constitutiOlmel,
«l'objet de cette réunion tendant à préparer les élections en un
attentat formel à la souveraineté du peuple»14. Dans les exdistricts de Muret et Villefranche, points forts de
l'insurrection qui éclatera quelques semaines plus tard, ou
note 80 % ' d'incidents et autant de scissions, parfois très
mobilisatrices. Pourtant, si à Saint-Lys un cOlmnissaire résolu
réussissait à opposer 210 «républicains» à 199 «chouans»
(72 % de participation), d'autres cantons bientôt insurgés ne
votèrent presque pas. Dans certains villages la passion
contestataire ne trouvait visiblement plus d'exutoire dans le
processus électoral. Par contre, les élections conummales
conservaient la même fréquentation qu'en l'an VI (33 %), et
dans les COlmnunes de 1 000 à 2 000 habitants la
participation était passée de 29 % en l'an V à 37 % en
l'an VII. Les chef-lieux de cantons, malgré des exceptions, se
confinnaient ainsi comme les centres de la politisation, relais
essentiels dans le réseau républicain animé par les
Toulousains.
14 - AN., Flcill Haute-GarOlll1e 13.
- j45 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
L'assemblée électorale confirma la solidité de cette
structure. Le 21 genninal, le jacobin Bailly, ingénieur à
Rieux, était élu président par 279 voix sur 434. Aussitôt, l'exgénéral Rougé, futur chef de l'insurrection, entraîna une
scission qui ne put avancer que 139 noms, contre plus de
300 à l'assemblée «mère» qui avait conservé une partie des
républicains modérés. Même si l'on tient compte de la
«pression des tribunes», invoquée par les scissionnaires,
l'écart était nettement plus marqué qu'en l'an V, alors que les
conditions n'étaient guère plus favorables. L'abstention à
droite en était certainement responsable. Dans l'assembléemère, l'élection de Dast, relativement modéré, était lm
camouflet pour le Directoire, qui venait de le révoquer de sa
charge de COlrunissaire pour avoir protesté contre la
destitution de la municipalité toulousaine. Quant à celle de
Porte et Bailly, elle était un succès jacobin. Les choix de
l'assemblée scissionnaire soulignaient au contraire la
collusion des royalistes et des républicains conservateurs,
comme Roger Martin.
Les contrastes dans la participation aux assemblées
primaires sont encore plus accusés dans l'ex-district de
Béziers où l'intervention des conunissaires du Directoire fut
plus précoce et plus uniformément gouvernementale. Il n'y
eut à Béziers que 372 votants (15,9 %). Depuis l'an IV les
mêmes honunes étaient régulièrement réélus et destitués au
bout de quelques mois : «personne ne veut les remplacer à
raison des désagréments qu'on y éprouve» . Or ces
authentiques jacobins, sans que l'on sache exactement
pourquoi, se trouvaient brusquement divisés en deux partis,
«alors que les uns et les autres ont des principes contraires à
ceux du gouvernement». Pourtant, le cOlmnissaire s'avouait
incapable de provoquer la moindre mobilisation électorale
pour profiter de l'événement.
En dehors de Béziers, la participation, de l'ordre de
30 %,en recul sur l'an VI, restait meilleure qu'en l'an V.
L'abstention devenait presque totale dans la basse plaine, et
dans la montagne héraultaise et tarnaise. La mobilisation se
concentrait dans les grandes communes des coteaux et de la
vallée de l'Hérault, où l'absence de certains villages dans les
assemblées soulignait d'ailleurs lé désengagement de la
- 346 -
�La République directoriale : une phase originale dans l'histoire
électorale du Midi toulousain
paysannerie propriétaire. Lorsque les commissaires du
Directoire réussirent à opposer des scissions à la poussée
jacobine, qui entraînait les brassiers, tous les records furent
battus : plus de 60 % à Agde, 84 % selon certaines sources à
Pézenas, davantage encore dans le canton de Servian,
l'analyse
des
incidents
révélant
une
politisation
exceptionnelle. Il semble d'autre part que les élections
communales, souvent tumultueuses, aient été les plus
fréquentées de la période directoriale.
Avouant son impuissance à secouer l'apathie des «bons
citoyens», le commissaire du Directoire pour l'Hérault vit
dans ces élections le triomphe des «anarchistes». L'assemblée
électorale scissionna ire, qui ne rassembla que 56 électeurs,
contre 232 à l'assemblée-mère, dénonça également la
domination des jacobins «dans la plupart des communes du
département et surtout dans celles auxquelles leur population
donne le plus d'influence»1 5. En réalité les représentants élus
par l'assemblée-mère étaient, conuue ceux de l'an VI, non des
jacobins mais des républicains méfiants à l'égard du
Directoire, et futurs brumairiens, ce qui souligne le
conservatisme des champions du Directoire dans l'Hérault.
L'alliance des commissaires du Directoire et des jacobins
avait réussi à sortir l'Aude de sa torpeur en l'an VI ; livrés à
eux-mêmes les directoriaux eurent moins de succès. La
participation 'rurale tomba au-dessous de 15 %, ce qui était
tout de même mieux qu'en 1791 et en l'an ill. En fait, deux
cantons se détachaient nettement : Casteireng (56 %) et Alet
(45 %). Après scission, les jacobins, qui y animaient en
liaison avec Limoux des cercles constitutionnels,
l'emportèrent de haute lutte, alors qu'ils étaient battus dans
cette dernière ville, où la participation était tombée depuis
l'an VI de 42 à 32 %. Grâce à Narbonne, la participation des
villes audoises progressait pourtant dans le même temps de
23 à 30 %. Plus de 1 200 citoyens passèrent au moins une fois
dans une des assemblées narbonnaises, soit beaucoup plus
qu'il n'y avait d'inscrits en l'an V et 77 % des A.D. V. de
l'an VI. Selon un processus fréquent, les «néo-jacobins»
réalisèrent une mobilisation maximale au moment de la
15 - AN. , C 573.
- 347-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
désignation des officiers mumclpaux, qui impliquait
recensement général : «tous les manouvriers et artisans
quittèrent leurs ateliers et se portèrent à l'assemblée-mère»16.
La confTontation n'avait provoqué en l'an IV et en l'an V,
malgré une assez forte participation et des résultats serrés,
que des tensions limitées parce que les deux part.is
paraissaient républicains. Narbonne commt au contraire,
après la destitution de la mUIùcipalité de gauche élue en
l'an VI, une amorce de Terreur blanche qui radicalisa les
positions, ce qui entraîna le doublement du nombre des
votants.
Une nouvelle fois, l'apathie des campagnes rendait
difficile l'évaluation des forces à l'assemblée électorale.
Conune à Toulouse, les «néo-jacobins» cherchèrent à y
exploiter le mécontentement suscité par les invalidations et
destitutions. Ils purent faire élire l'avocat Montpellier, chassé
de l'adnùlùstration départementale à la veille des élections.
Mais ils échouèrent avec l'invalidé Michel Barthe, trop
marqué de «terrorisme», et reportèrent leurs voix sur Jean
Fabre, l'homme de Barras.
*
Quel bilan tirer d'un tableau aussi fluctuant ? La
mobilisation de l'an V traduit la plus ou moins grande
capacité des structures partisanes à élargir leur influence dans
l'opiIùon en usant d'une relative liberté d'expression, bien que
le moment du vote reste fortement marqué par les rapports de '
forces . La participation est particulièrement élevée quand
deux partis s'affrontent dans une lutte serrée, amorcée souvent
dès l'an IV, entre fermes républicains et réactiOIUlaires. C'est
en général le cas dans les villes et bourgs, et souvent au profit
des «néo-jacobins», quand ne règne pas une atmosphère de
Terreur blanche larvée. Les campagnes, sauf exception,
n'échappent à une apat1ùe très largement répandue que pour
suivre l'impulsion des grands propriétaires et des prêtres
réfractaires. En l'an VI, l'abstention de la droite et l'absence
de danger pour les forces républicaines expliquent la
16 - A.N., C 583 .
- 348-
�La République directoriale : Wle phase originale dans l'histoire
électorale du Midi toulousain
démobilisation de certaines villes, tandis que l'épuration des
autorités, la chasse aux prêtres réfractaires, l'ouverture de
cercles constitutiOlUlels, entraînent dans les campagnes des
réactions très diverses. Parfois, en particulier dans la
montagne tarnaise et héraultaise, l'abstention protestataire se
développe. En d'autres cas, la participation progresse selon
des polarisations contradictoires : soit les «néo-jacobins»
réalisent de sensibles progrès dans une opinion dont l'apathie
n'était donc pas refus de la Révolution, soit au contraire,
conune dans le Pays de Sault ou le Muretain, les mêmes
mesures amènent à se mobiliser des paysans hostiles mais que
la complicité des autorités locales avait jusque-là préservés de
la pression révolutionnaire. La dégradation de la situation
générale, les palinodies du Directoire, l'impuissance des
cOlmnissaires du gouvemement à conquérir l'opüùon dès lors
qu'ils renoncent à s'appuyer sur les fermes républicains, les
divisions qui se développent chez ces derniers à partir de
l'an VI, autant de raisons qui peuvent ell..'Pliquer le recul de la
participation en l'an VII. Au même moment, pourtant, dans
certaines communes, le face à face conflictuel, à travers des
scissions, de partis qui avaient altemativement voté en l'an V
et en l'an VI, regroupait la presque totalité des citoyens et la
revendication politique n'avait jamais été aussi nette.
A la différence des fortes participations de 1790,
adhésion à la Révolution dans un cadre rural relativement
traditiOlmel, les mobilisations partisanes de la période
directoriale révèlent la politisation, au moins superficielle, de
masses populaires, en particulier quand des municipalités
jacobines adoptent de fait une définition élargie du droit de
suffrage. Mais le passage quasi obligé par les scissions n'étaitil pas le signe même de l'échec de la démarche électorale ?
Les contrastes qui ne cessaient de s'accentuer depuis l'an V
révélaient d'ailleurs la fragilité du lien entre élections et
politique générale. En l'an V, exceptionnellement, les villages
de Haute-Garonne avaient voté davantage lors de la
désignation des électeurs que pour les scrutins locaux, sans
doute parce que les renouvellements au niveau local étaient
liInités cette année-là, et que les municipalités cantonales
avaient du mal à entrer dans les moeurs. Mais, par ailleurs,
l'élection des officiers municipaux dans les villes, celle des
- 349-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
juges de paix dans les campagnes, eurent toujours beaucoup
plus de succès que -la désignation des électeurs. En un temps
où les luttes de partis débouchaient souvent sur des violences
réciproques et où la complicité des autorités locales permettait
d'échapper aux exigences du gouvernement, contrôler le
pouvoir local était une garantie de sécurité et d'impunité.
Malgré les efforts de la presse pour élargir le débat, et ceu,'(
des dirigeants pour mettre en oeuvre des stmctures régionales
liées aux mouvements nationaux, l'action des minorités
militantes se heurtait à l'inconstance de masses qui, surtout
dans les campagnes, n'échappaient à l'indifférence que pour
osciller en matière électorale entre mobilisation passionnée et
abstention protestataire lourde de révolte contenue. La
République directoriale est une période où des citoyens de
plus en plus nombreux perçoivent, au moins épisodiquement,
le rôle de l'élection comme enjeu politique, mais
l'enracinement local des conflits et le refus du Directoire de
prendre en compte le résultat des élections bloquent le
développement du processus démocratique.
- 350-
�Les élections de l'an VI
dans la Côte-d'Or: le rôle des cercles
constitutionnels et les scissions
Melvin EDELSTEIN
«Les citoyens se rappelleront sans cesse que c'est de la
sagesse des choix dans les assemblées primaires et électorales
que dépendent principalement la durée, la conservation, et la
prospérité de la République» ainsi est-il stipulé dans
l'article 376 de la constitution de l'an III. Aucun régime
révolutionnaire n'a mieux compris l'importance des élections
que le Directoire.
Après le succès des royalistes aux élections de l'an V, le
Directoire décida d'éviter à tout prix pareille débâcle. Selon
G. Lefebvre, «Après le 18 fmctidor, les élections de l'an VI
n'avaient pas tardé à devenir la préoccupation dominante du
Directoire et ' des Conseils»l . Le Directoire fit tout son
possible pour organiser de «bonnes élections».
J.-R. Suratteau nous apporte beaucoup sur les élections
de l'an VI, mais il n'a étudié les élections qu'au niveau
national 2. Nous allons étudier le vote en Côte-d'Or,
notamment le rôle des cercles constitutionnels et les scissions.
Bien que ce ne fût pas un des 28 départements où éclata une
scission dans l'assemblée électorale, il y en eut plusieurs dans
des assemblées primaires. L'étude des décisions prises par
l'assemblée électorale, puis par le Corps législatif sous
l'emprise du Directoire, nous permellra de saisir le sens des
opérations électorales.
l - Georges Lefebvre, Le Directoire, Paris, 1946, p. 137.
2 - Jean-René Suratteau, Les E lections de L'An VI et Le «Coup
d'Etat Du 22 Floréal», Paris, 1971.
La République directoriale, Clermont-Ferra/ld, 1997, p.351-364
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Comment e>..'pliquer les résultats électoraux en Côted'Or? D'après F. Musard, cormnissaire central et ex-jacobin,
soutenu par Bourdon, chef d'escadron de la Gendarmerie
nationale, les «anarchistes», c'est-à-dire les cercles
constitutionnels, cherchèrent à se rendre maître des élections.
Musard les accusa de tramer «rien de moins que la
destruction d'une partie des conseils et du Directoire en
entier»3. Le cercle dijonnais dominé par Sauvageot,
Chapelier, ancien maire et «terroriste», dirigea les menées.
La tactique fut de former des cercles partout où s'établissaient
des comités de correspondance. Ils entretenaient entre eux
une correspondance très active. Lors des élections, le cercle
dijonnais envoya des commissaires avec des instructions dans
tous les cantons. Son réseau s'étendait aux principales villes
du département ainsi qu'à celles des départements voisins,
telles que Langres ou Besançon. Les cercles eurent l'appui du
général Parein et des adjudants généraux Macharat et
Achard4 •
Musard s'aperçut que «leur projet consistait à expulser
des assemblées primaires ou électorales tout ce qui n'était pas
de leur bord et dans les cas qu ' ils ne fussent pas en majorité
pour cela à faire scission et à nonuner les plus exagérés»5.
Composé de neuf cents individus, aveuglément dévoués à
Sauvageot, le cercle dijOimais fut taxé de ne fixer ses choix
que sur les partisans de la constitution de 93, de refuser de
désigner les acquéreurs de biens nationaux et de nommer des
commissaires pour diriger les votes de toute la communé.
Tous ces arguments furent repris par le Message du
Directoire du 13 floréal an VI. Il affinna l'existence d'une
«conspiration anarchiste». TI l'attribua aux cercles
constitutionnels. Il établit une concordance entre les villes où
existaient des cercles et les scissions, le but des conspirateurs
étant de renverser les conseils et le Directoire et de rétablir la
constitution de 93.
3 - Voir AN. l'lem Côte-d'Or 6. Tableau politique de la Côte-d'Or
depuis le 8 nivôse an 6 jusqu'au 20 floréal même aimée.
4 - Voir AN. Idem . ; AFill 220.
5 - Voir AN. FI"lII Côte-d'Or 6. Tableau politique.
6 - Voir Flbn Côte-d'Or 2 (24 germinal an' VI) : Journal de la Côted 'Or (20 floréal an 6), p. 363-364,
- 352 -
�Les élections de l'rul VI drulS la Côte-d'Or: le rôle des cercles
constitutiolU1els elles scissions
Cette thèse officielle est contestée par J.-R. Sllratteall.
Selon lui, c'est le Directoire qtÙ utilisa les scissions pour
maîtriser les élections. Selon les documents du Ministère de
l'Intérieur, il y eut 602 scissions dans les assemblées
primaires, le département de la Seine non compris, dont 7 en
Côte-d'Or. Nous allons mettre ces deux arguments à
l'épreuve.
Bien que Musard blâmât les cercles pour leur «esprit
dominateUf» , le contraire est également vrai. En Côte-d'Or,
comme ailleurs, le conmùssaire central, de concert avec les
commissaires locaux, orgatùsa les élections. Il fit circuler aux
conll1Ùssaires les noms des «candidats officiels» : Oudot et
Berlier, conventionnels modérés. Il écrivit : «J'ai préparé
autant qu'il a été en moi les élections prochaines, soit en
provoquatlt la suspension des admÏIùstrations mal composées,
soit en donnant des instructions confidentielles aux
Effectivement, Musard
a
destitué
commissaires» 7 .
seize administrations.
TI n'attendait pas une victoire royaliste. Il craignait que
ce ne soient les cercles qui profitent de ces mesures. Il
écrivit: «Les royalistes sont comprimés, mais l'autre extrême
a repris trop d'avantages et je crains que les adnùnistrations
locales ne s'en ressenteno>8. Quant aux scissions dijonnaises,
Musard les provoqua lui-même : «Je savais combien le parti
anarclùque y avait de partisans et je ne :fis rien de plus
e>..'pédient que d'opérer des scissions et je l'ai fait en sorte que
je puisse répondre d'avance au gouvemement que les choix
seraient conformes à ses vues»9. Il a également mobilisé les
patriotes afin de servir de contrepoids aux royalistes et aux
anarcmstes. «J'y ai réussi» se vanta-t-il lO . Tout cela conforte
la thèse de J. -R. Suratteau.
Musard insista sur l'existence d'un réseau de cercles
constitutionnels dans les principales villes du département.
Ce fut également l'opinion du rédacteur du Journal de la
Côte-d'Or. Annonçant une réunion du cercle de Seurre,
7 - Voir AN. F1W Côte-d'Or 2 (23 ventôse an VI) ; AFIll 220.
8 - Voir AN. F1W Côte-d'Or 2 (23 ventôse rul VI).
9 - Voir AN. F1W Côte-d'Or 6 ; Tableau politique.
10 - Ibid..
- 353 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORlALE
Carion écrivait, «Il n'est plus maintenant aUClme ville dans
notre département qui ne renferme en son sein une pareille
société» 11. Est-ce la vérité?
Pour répondre, il faut définir ce qu'est lme vil1e. J'ai
repris les quinze villes indiquées dans le recensement de la
population de l'été 1793. Il faut noter que les historiens ne
sont pas d'accord sur le nombre de cercles. 1. Hugueney en
cite neuf, chiffre repris par la suite. L'Atlas de /0 Révolution
française en donne douze l 2 . Huit villes relûermèrent
sûrement un cercle en l'an VI : Arnay, Beaune, BelleDéfense, Dijon, Flavigny, Is-sur-Tille, Semur et Seurre. De
plus, Nuits et Pontailler eurent probablement des cercles. Bien
que Hugueney cite Epoisses et Saulieu, nous n'avons trouvé
aucune preuve. Par contre, nous avons découvert un cercle à
Mirebeau, mais ce n'est pas une ville. Dix sur quinze villes
renfermèrent donc un des cercles dont le nombre total se
monte à au moins onze.
Bien que Musard accusât les cercles de renfermer des
anarchistes, certains d'entre em: furent créés par les
commissaires du Directoire. Ces derniers étaient membres
d'autres cercles comme le fluent des fonctionnaires publics.
Musard lui-même regret1a de ne pas avoir formé un «club
constitutionnel» à l'instar de ceux de Besançon, de Langres et
de tant d'autres. A Flavigny, le conunissaire fut à la tête du
cercle. A Arnay, le commissaire illt lm des fondateurs d'un
cercle comptant 150 membres. Puisqu'ils représentaient la
majorité des 233 votants, il n'est pas étonnant que tous les
candidats de leur liste fment élus l 3 .
y a-t-il une concordance entre les villes où existaient
des cercles et des scissions? La réponse n'est positive que
pour trois des onze cercles: Dijon, Flavigny et Semur. Il n'y a
Il - Journal de la Côte-d'Or (10 ventôse an 6), p. 252.
12 - Louis Hugueney, Les clubs dijol/nais sous la Revolution, Dijon,
1905, p. 231 : Jean Brelot, La Vie Politique en C6te-d'Or SOIIS
le Directoire, Dijon, 1932, p. 124-125 ; l-R. Suratteau, Les
üectiolls de l'An VI, p. 188; Jean Boulier, Philippe Boutry et
Serge Bonin, Atlas de la Revolution française , na 6, «Les
sociétés politiques», Paris, 1992, p. 105.
13 - Voir A.N. F1bn Côte-d'Or 2 (24 genninal an VI) ; r 7 7415B ;
AFili 220.
- 354 -
�Les élections de l'an VI dans la Côte-d'Or : le rôle des cercles
constitutionnels et les scissions
aucune concordance dans les trois cas d'Ivry, de Pluvault ct de
Réôme, ni dans les cas de Recey et de Savouges où les
élections furent annulées.
y a-t-il une corrélation entre l'existence de cercles et la
participation électorale? Le taux fut plus fort en l'an VI qu'en
l'an V : 23 % comparé à 16-17 %. La présence des cercles
n'ex'Plique qu'en partie l'accroissement de la participation. Ce
sont plutôt les scissions qui mobilisèrent les votants. Les
cercles eux-mêmes n'ont pas toujours entraîné un forte
participation. C'est l'affrontement entre deux partis engagés
dans une lutte politique intense qui mobilisa les votants.
Afin de mettre la Ûlèse d'une «conspiration anarchique»
à l'épreuve, nous allons étudier de près les scissions qui eurent
lieu et les décisions prises par l'assemblée électorale de
valider ou d'annuler les élections. Nous passerons ensuite à
l'analyse des élections des députés et des fonctionnaires
publics. Enfin, nous analyserons les décisions prises par le
Corps législatif. Cette étude nous permettra de saisir le sens
de toutes les opérations électorales.
Les élections dijonnaises furent vraiment tumultueuses.
Quatre des six sections de la ville firent scission. Comme on
sait que Musard craignait l'esprit dominateur de Sauvageot et
le cercle constitutionnel, cela n'a rien d'étonnant. Mais qui a
fait éclater les scissions et pour quels motifs?
Nous ign'orons les motifs de la scission de la Liberté,
l'assemblée scissionnaire s'est dissoute le jour même de sa
formation. Parmi ses électeurs, trois sur quatre étaient des exjacobins.
Dans la section de l'Egalité, les scissiOlmaires se sont
séparés «pour déjouer les factions des anarchistes dont
Sauvageot est le chef et qui s'est fait ml plan de se rendre
maître des élections, en écartant les bons citoyens des
assemblées primaires, en les menaçant de les expulser, en
violant les règles» 14. Ces arguments ressemblent beaucoup à
ceux de Musard. Selon Carion toutefois, «Le royalisme de ses
chefs en est le seul moteur. Le plan paraît maintenant formé
de nous priver des électeurs» 15. Trois sur quatre électeurs
14 - AD. Côte-d'Or L 245 .
15 - Journal de la Côte-d'Or (5 genninal an 6), p. 290.
- 355 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRI:.CTORIALE
nommés par l'assemblée-mère étaient des ex-jacobins.
A la Sincérité, où présida Sauvageot, la scission fut
provoquée par ses ennemis avec la complicité de Musard et
l'administration départementale. Carion blâma toutefois
Sauvageot. Il écrivit: «On accuse généralement de ses excès,
un homme trop fin pour s'y livrer lui-même, mais dont
l'influence n'échappe à perSOIUle» 16. L'assemblée-mère
nomma Sauvageot et ses amis, tandis que la scissionnaire
choisit des amis de Musard. Dans les deux assemblées, deux
des électeurs sur quatre étaient des ex-:jacobins.
La scission dans la section de l'Unité ressemble
beaucoup à celle de la Sincérité, sauf que cette fois Musard y
joua un rôle direct. Carion ne put nier le fait que les
républicains étaient à la tête de l'assemblée scissi01l1laire.
Mais à l'Unité comme à la Sincérité, ils furent bientôt suivis
par «des individus d'une opinion diamétralement opposée» 17.
Le fond de cette scission fut une rivalité personnelle,
institutionnelle et idéologique. Musard et Trullard, le
cOimnissaire local et ex-jacobin, ne s'entendirent pas. De plus,
la municipalité refusa de reconnaître «cette assemblée
prétendue primaire», tandis que l'administration centrale la
soutenait. Bien que tous les électeurs de l'assemblée-mère
fussent des ex-jacobins, un seul panni ceux de l'assemblée
scissionnaire l'était.
Il est évident que les trois scissions dijonnaises furent
l'œuvre des ennelnis de Sauvageot. Musard joua un rôle dans
deux de ces scissions. Et même si les républicains étaient à
leur tête, les royalistes y sont entrés. Dans la troisième, les
royalistes furent les scissionnaires.
La ville de Semur fut également éprouvée par des
élections très agitées. Ancien bastion jacobin, Semur devint si
royaliste que Musard destitua la municipalité. Les
deux assemblées furent scindées. Le cercle constitutiomlel
joua un rôle dans ces deux scissions.
A l'Egalité, Jacques Vêbre, ex-jacobin, fit scission. Les
républicains se sentirent menacés. Sur les murs, on put voir
ces mots, «Restons unis, nous déjouerons les Jacobins! Mort
16 -Idem. , p. 289.
17 - Idem. , p. 290.
- 356-
�Les élections de l'an VI dans la Côte-d'Or : le rôle des cercles
constitutioillleis et les scissions
aux Jacobins !»'8. Vêbre fut 1100lliné électeur, tandis qu'aucun
ex-jacobin ne illt choisi par l'assemblée-mère. Il fut élu par le
«menu peuple». Parmi les 114 votants, les artisans et
commerçants représentent 57 %, les vignerons 20 %, et les
militaires Il % ; les propriétaires, les hommes de loi et les
professionnels ne sont environ que 10 %.
A la Liberté, jugeant que les opérations traînaient en
longueur afin de dégoûter les «vrais républica.ins»,
Benoît Prêtement, ex-jacobin, les invita à le suivre en quittant
la salle. L'assemblée scissionna ire le nOlllina électeur ainsi
que François Ligeret, ex-jacobin et député suppléant à la
Convention. Ils furent élus par un vote «populaire». Parmi les
142 votants, les artisans et commerçants représentent 60 %,
les vignerons 28 % et les militaires 6 % ; les propriétaires,
hommes de loi et les médecins ne sont que 5 %. Bien que
l'assemblée-mère nommât 1. B. Berry, accusé d'être «ennemi
de la République», elle choisit également Wl ex-jacobin' 9.
Que les élections à Flavigny aient donné lieu à des
troubles n'a rien d'étonnant. Selon Musard, les réfractaires y
«avaient travaillé outre mesure»20. La mwùcipalité fut
régénérée. La scission fllt l'œuvre du conunissaire local,
Pierre Potier, ex-jacobin et un des chefs du cercle
constitutionnel, avec l'appui de la mwùcipalité. Parmi les
quatre électeurs nommés par l'assemblée scissionnaire, il y
avait trois ex-ja'cobins, Potier compris, ainsi que le président
de
l'administration
municipale.
Les
SClssJonnaires
mobilisèrent un vote urbain «populaire», mais le vote nuaI fut
plus complexe. Parnù les 69 votants urbains, les agriculteurs
représentent environ la moitié, y compris 27 vignerons, les
artisans et commerçants plus d'lm quart, tandis que les
propriétaires et les hommes de loi ne sont environ que 20 %.
Parmi les III votants au total, les agriculteurs représentent
un tiers, les artisans environ 20 %, tandis que les
propriétaires représentent 40 % et les hommes de loi 4 (X? ' .
18 - AD. Côte-d'Or L 247.
19 -Idem.
20 - AN. F'bn Côte-d'Or 2 ; Tableau politique.
21 - AD. Côte-d'Or L 246. AN. AF1II 220.
- 357 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
L'assemblée de Réôme se scinda également. La scission
fut l'œuvre de la mwücipalité régénérée avec l'appui du
commissaire local. Les scissiOlmaires se retirèrent, laissant
dans l'assemblée-mère les électeurs de l'an V et les
fonctiOlmaires fruchdorisés. Par contre, le commissaire et
tous les membres de la mwücipalité, sauf un, formèrent
l'assemblée scissiomlaire. L'adnülùstration mwùcipale refusa
de reconnaître l'assemblée-mère. Furent nommés électeurs par
l'assemblée scissiomlaire deux membres de la municipalité et
l'ex-commissaire de l'an IV.
L'assemblée de Pluvault ne s'est scindée qu'après le
choix des électeurs. Deux membres du bureau firent scission.
lis furent rejoints par le commissaire local, dont l'élection à la
présidence fut atmulée au profit d'ml fructidorisé. Le
rédacteur Carion prit partie pour les scissiOlmaires22 .
Ivry flü un véritable champ de bataille. Lorsque
l'assemblée flü suspendue, l'administration centrale envoya
une force armée, mais elle ne fut qu'un instrument de terreur
contre les «fanatiques». Les soldats écartèrent les «Chouans»
et dirigèrent les citoyens à l'assemblée scissionnaire23 .
Les scissions côte-d'orielmes touchèrent dOllC 6 des
90 cantons et 10 des 143 assemblées primaires, soit 7 % dans
les deux cas. De toute évidence, il ne s'agit pas d'Wl complot
anarchiste, il s'avère que Musard et les autorités constituées
jouèrent un rôle de premier plan. Trois seulement des
six cantons renfennaient Wl cercle, même si à Semur et à
Flavigny, ils firent éclater une scission, les trois scissions
dijonnaises eurent lieu contre Sauvageot. Les commissaires,
SCISSIOn.
tantôt
centraux,
tantôt
locaux,
firent
L'administration centrale et les administrations municipales
jouèrent également un rôle. A Ivry, le rôle de l'armée fut
décisif.
Qui a gagné les élections au premier tour? Grâce aux
renseignements recueillis par les conunissaires, le
gouvernement tint compte tout de suite des résultats
électoraux. Musard déclara : «Je connais déjà la plupart des
élections dont les assemblées des catnpagnes ont fait choix et
22 - Journal de la Côte-d'Or (10 genninal an 6), p. 300.
23 - AD. Côte-d'Or L 246.
- 358 -
�Les élections de l'un VI duns lu Côte-d'Or: le rôle des cercles
cOllstitutiQJUlels ct les scissions
je suis assuré qu'ils remplissent les intentions manifestées par
le Directoire»24. A l'exception de Dijon, les résultats furent
«excellents». Le rédacteur Carion déclara : «Le royalisme
peut d'avance ne compter sur aucun succès, et seuls les amis
25
de la constitution de l'an III sont sûrs de triomphem .
Si Musard se félicita de son succès au premier tour, le
Directoire songeait à préparer les élections du second tour. En
Côte-d'Or, les partisans du Directoire craignaient tille scission
dans l'assemblée électorale. Carion se consola parce que
l'immense majorité des électeurs était entièrement dévouée il
la constitution de l'an Ill. Ils saluont s'imposer. Il publia une
liste des candidats comprenant Oudot, Marey, Berlier et
Prieur, conventionnels, Buvée et Monge26 .
Musard prit des précautions. II se vanta : «Je pris les
mesures de police les plus efficaces et jamais on n'a vu de
corps électoral mieux composé»27. Craignant que les
«exclusifs» eussent l'intention de jeter la terreur dans l'âme
des électeurs qui se rendraient à Dijon, il se concerta avec le
général Dépeaux pour «assurer la liberté des votes» 28.
Les mesures prises par Musard eurent d'heureux
résultats car les choix de l'assemblée furent ceux qui étaient
désirés. Musard déclara: «Les citoyens qui composent [le
bureau]
sont
des
républicains
énergiques,
mais
constitutionnels»29. Carion conclut également que «leur choix
est du plus heUreux augure pour l'ami de la constitutiol1» 30.
L'assemblée vérifiait d'emblée la conformité des
élections. Celles de Beawle-Pommard furent armlùées, sous
l'attendu que l'assemblée s'était réunie le dimanche
5 germinal. Celles de la section de Champ d'oisseau de Sennu
furent également annulées pour avoir admis un ci-devant
noble. Un électeur de Normier fut accusé d'être le neveu d'un
émigré, mais il s'abstint volontairement. En revanche, les
opérations de Dijon-Liberté et d'Ivry furent validées. AUClme
24 - AN. AFID 220.
25- Journal de la Côle-d 'Or (10 genninul an 6), p. 300.
26 - Idem. , (15 genninul un 6), p. 308.
27 - AN. F1"lJI Côte-d'Or 6. Tableau politique.
28 - AN. AFID 220.
29 - Idem.
30 - JOl/rnal de la Côle-d 'Or (25 genninal an 6), p. 322 .
. - 359 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
scission n'a donc éclaté. Dans ce cas, elle s'est tenninée tout
de suite, mais à Ivry, l'armée a dît intervenir.
Statuant sur les trois scissions dijonnaises, l'assemblée
annula les élections des deux assemblées de la Sincérité ; eUe
fit de même à l'égard de l'Unité. Par contre, les choix de
l'assemblée-mère de l'Egalité furent validés et il fut déclaré
qu'il n'y avait pas eu de scission. Bien qu'elle fût l'œuvre des
ennenùs de Sauvageot, Carion blâma «le royalisme des
chefs». Qu' il y ait eu annulation des ehoix des assembléesmères de la Sincérité et de l'Unité n'a rien d'étOlU1ant. Mais
comment expliquer l'annulation des choix des assemblées
scissionnaires? Carion déclara que les deux scissions se
ressemblaient beaucoup et même si les républicains furent les
meneurs, ils furent suivis par les royalistes.
Statuant sur les élections de Semur, les choix de
l'assemblée-mère de la Liberté furent validés, taudis que ceux
de l'assemblée scissionnaire de l'Egalité fureut acceptés. Il
fallut atteudre le Corps législatif pour avoir des décisious plus
cohérentes.
Statuant sur les scissions de Flavigny et de Réôme,
l'assemblée valida les choix des assemblées scissionnaires.
Ces deux cantons fuient considérés comme des foyers de
fanatisme et les scissions furent l'œuvre des cOlllDÙssaires et
de la municipalité.
Quant à Pluvault, l'assemblée déclara «qu'il n'y a pas eu
de scission, attendu que celle dont il est question n'a eu lieu
que postérieurement à la nomination des électeurs»31. Elle
annula pourtant les élections. Bien que Carion souûnt les
scissionnaires, il a changé d' avis. On l'a trompé de même que
les autorités supérieures, la scission étant due à l'intérêt
particulier. Les électeurs «sont également susceptibles les uns
et les autres de faire de bons choix»32. Nous verrons la
décision prise par le Corps législatif.
Etant donné les décisions prises par l'assemblée
électorale, on constate que, au total, 6 assemblées furent
privées de 17 électeurs. Seules quatre sections dijOImaises
avaient donc des électeurs.
31 - A.D. Côte-d'OrL 213.
32 - Journal de la Côte-d'Or (20 genni.nal an 6), p. 316.
- 360 -
�Les élections de l'an VI dans la Côte-d'Or : le rôle des cercles
constitutionnels et les scissions
Ainsi constituée, l'assemblée nomma les députés. Elle
choisit plusieurs conventiOlmels et révolutiolmaires marqués.
Furent nommés aux Anciens : Hernoux, constituant, Musard,
COITunissaire central et Oudot, conventiormel ct régicide. Tous
les trois étaient ex-jacobins. Furent nommés aux Cinq-Cents :
Florent-Guiot, conventiOlmel, Montagnard et régicide,
Monge, célèbre mathématicien et ancien Ministre de la
Marine en 1793 et Buvée, commissaire de Mirebeau. Oudot
était député sortant. Il y eut donc lm constituant, deux
conventiormels, y compris deux régicides, un ancien lninistre
et deux commissaires. Trois conventiormels préférés par
Carion furent écartés. Le cercle dijormais fut blâmé pour la
3 .
défaite de Berli~
Musard, Carion et Bourdon se félicitaient de ces choix
excellents. Selon ce dernier, «Le cercle constitutionnel [ ... ]
rassemblait beaucoup d'électeurs dévoués à sa cause, mais il
n'a pu faire nommer ses créatures»34. Musard déclara : «Une
scission fut évitée et les alnis du gouvernement furent élus»35.
Carion attribua le succès aux électeurs. Il écrivit : «Jamais
depuis 1792 nous eûmes un corps électoral aussi bien
composé en lumières et en patriotisme»36. C'est la raison pour
laquelle J.-R. Suratteau classe la Côte-d'Or parlni les
«départements à forte majorité gouvernementale»37.
L'assemblée a également élu quatre administrateurs du
département . et plusieurs magistrats. Bien que non
parlementaires ces élections furent d'une importance
incontestable. Furent nommés administrateurs : Dubard, exadIninistrateur du district, Fremyet, adIninistrateur provisoire
renommé depuis le 18 fructidor, Godard, ex-jacobin de
Beaune et Piette, ex-ecclésiastique. Tous étaient des
adIninistrateurs éprouvés et républicains.
33 - AN. AFill 220.
34 -Idem.
35 - AN. AFill 99 et AFill 220. F1m Côte-d'Or 6. Tableau
politique ; AD. Côte-d'Or L 213.
36 - Journal de la Côte-d 'Or (30 genninal an 6), p. 330.
37 - J.-R. Suratteau, Les élections de l'An VI, cartes électorales.
. - 361 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Les magistrats furent choisis parmi les républicains
marqués. Frochot, président de l'assemblée et constituant, fut
élu haut-juré. Brillat, juge de paix dijonnais, fut nommé
président du tribunal crinùnel. Dézé, alors accusateur public
et Durey, alors greffier, virent leur mandat renouvelé. Tous
les trois étaient des ex-jacobins dijonnais.
Musard et Carion furent satisfaits. Le premier déclara :
«Je pense que le gouvernement aura autant de citoyens
dévoués à ses intérêts qu'il y a de fonctiOImaires publics
nommés par l'assemblée électorale»38. Cari on jugea que ces
choix honoraient l'assemblée. Il écrivit : «Représentants,
hauts-jurés, administrateurs et juges, tous unissent aux talents
propres, aux fonctions importantes qui viennent de leur être
confiées, un dévouement entier aux principes républicains»39.
Si les choix de la Côte-d'Or ne [ment pas annulés le
22 floréal, c'est parce qu'elle ne fut pas un des
28 départements où éclata une scission dans l'assemblée
électorale. Les scissions de Dijon, de Semur, de Flavigny, et
de Réôme furent toutefois connues. Le Directoire a même
dénoncé des actes de violence en Côte-d'Or. Bien que Dijon
mt citée comme un foyer jacobin, la Côte-d'Or fut un des
rares départements de ce type où les élus ne furent pas exclus,
certainement parce que Musard annonça au gouvernement
«que la grande majorité des électeurs était républicains»4o.
Toutefois la décision de valider les élections côted'oriennes fut contestée. Le modéré Febvre du Jura protesta
que ce département figurait au nombre de ceux dénoncés par
le Directoire comme caractérisé par «l'existence d'Wl parti
anarchiste». Il demanda le renvoi de la décision à une
nouvelle commission. Echassériaux défendit l'assemblée
électorale, mais la proposition de Febvre fut adoptée. «Mais le
lendemain, Calès, dans un nouveau rapport [dit Carion] a fait
puissanul1ent sentir la régularité de nos élections, la sagesse
de l'esprit que les avait dirigées, leur utile résultat» 41. Malgré
38 - AN. AFill 220.
39 - Journal de la Côle-d'Or (30 genninal an 6), p. 330.
40 - AN. AFill 99.
41- Le Journal de la Côte-d'Or (20 floréal an 6), p. 364.
- 362-
�Les élections de l'an VI dans la Côte-d'Or: le rôle des cercles
constitutiOlUlcls et les scissions
lUle nouvelle tentative d'arulUlation de ces élections, Calès fit
adopter définitivement la validation des élections de la Côted'Or.
Bien que les décisions prises le 3 nivôse an VII sur les
scissions dans les assemblées primaires puissent paraître
illusoires, l'enjeu fut pourtant le pouvoir local. Malgré la
demande du Directoire, les Cinq-Cents n'ont jamais statué sur
les trois scissions dijonnaises. Les assemblées scissiOlmaires
de Flavigny, de Réôme et de la section de l'Egalité de Semur
virent leurs élections validées. La décision de valider celles de
l'assemblée-mère de la section de la Liberté fut toutefois
renversée. Les choix de l'assemblée scissionnaire furent
validés. Bien que la décision de valider les choix des deux
assemblées scissiOlmaires de Semur soit cohérente, les deux
scissions furent l'œuvre du cercle constitutionnel. Ce
changement fut le résultat d'un lobby. Solomon, conunissaire
à Semur, écrivit au député Oudot, hù demandant d'intervenir
pour que les choix des deux assemblées scissionnaires soient
validés 42 . TI pensait que Florent-Guiot, son collègue semurois,
et même Musard, l'assisteraient. Si l'assemblée électorale
annula les élections de Pluvault, le Corps législatif valida
celles de l'assemblée-mère. C'est la seule validation des choix
d'iUle assemblée-mère côte-d'orienne. De plus, la législature
annula les élections de Savouges et de Recey. Elle jugea le
juge de paix rèpréhensible dans le prenùer cas, celui de Recey
avait conune assesseurs deux «anarchistes»43.
L'analyse du rôle des cercles constitutionnels et les
scissions dans la Côte-d'Or en l'an VI pennettent d'apprécier
les innovations dans le processus électoral. Aucun régime
révolutionnaire n'a mieux compris l'importance des élections
que le Directoire. C'est à J.-R. Suratteau que revient le mérite
d'avoir mis en lumière tous les moyens employés par le
gouvernement. Aucune élection révolutionnaire ne fut aussi
soigneusement préparée. En Côte-d'Or, Musard prépara les
élections pendallt trois mois. Par une intervention
gouvernementale active, la présence de calldidats officieux
sinon officiels, lil réseau de commissaires, des infonnations
42 - AN. C 553.
43 -Idem.
. - 363 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
journalières sur les résultats électoraux, le Directoire sut
anticiper. Il amorce ainsi une esquisse du système de la
monarclùe de juillet ou même de celui de Napoléon III. Les
cercles et les partisans du Directoire peuvent être présentés
comme le début très fragile des partis politiques. Les
affrontements politiques mobilisèrent parfois un vote
populaire. Cela aussi est riche en enseignements. De plus, en
devenant plus politique, la presse est devenue plus moderne.
- 364-
�Une classe politique en formation à
travers trois exemples du cursus
républicain directorial dans le
département de l'Orne
Sylvie DENYS-BLONDEAU
Les institutions du Directoire créent, par une fusion
entre l'héritage de l'an II et de la Constitution de 1791, un
nouveau cursus républicain. TI doit être analysé pour luimême dans sa profonde originalité et non en comparaison
avec la période consulaire et impériale. Les charges de
l'administration du département et des nouvelles
municipalités deviemlent, à la suite du grand tournant de
Fructidor, le cadre d'élaboration d'une classe politique
originale qui , n'a ni les mêmes finalités ni les mêmes
fonctions que les notables impériaux. Nous tenterons une
plongée dans le milieu de la fonction publique de base en
essayant de l'ancrer dans les luttes politiques locales et
nationales pour éviter d'en dOlUler une image trop flottante.
En effet l'étude d'une administration locale présente
l'avantage d'être en prise avec un milieu organisé réagissant,
surtout dans un département touché par la guerre civile, à
l'environnement politique, l'objectif du gouvernement étant
de créer un corps de fonctionnaires attaché au régime.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 365-378
�W
0\
0\
"c~ri.
l'rhW;P-.t7"~
0
r........ I . . . u., 0
l'l'O"IIoh .... t,..;l
~mnt
)\
®
*
@@
r--.®
J'\
Espace de défense militaire ) ' \
Espac
~e
frondè re intérieure, ) '\ \
*
_
...- \,Rouen
Caen '
1
.......
/
....
...
•
de politisation
• Mortagne
Espace des formes nouvelles
/ t:space de ravitaillement de t aris
"rëdêrdlislt:" /
Espace de la [enta[Îon
• Argenta,,-
®...
,
Pdrls
~
~
0
3
0
~.
CIl
.,....
t""
~
~
~
0
>-l
()
§1
,0
t:
'ï:I
g
~
�Uue classe politique cn fonnation à travers trois exemples du cursus
républicain directorial dans le départcment de l'Orne
Dans notre département de référence qui participe au
modèle de l'Ouest intérieur élaboré par C. Pey rard 1 à la suite
des travaux de M. Reinhard2 et de P. Bois3, il nous est
apparu que c'est aussi par l'élection et la participation à
certaines strates de la carrière politjco-administratjve,
conune celle des électeurs du second degré, que s'élabore une
forme d'acculturation républicaine. Un département que nous
avons étudié comme un espace de refus des nouvelles formes
politiques et de violence poptùaire (troubles de 1789, de
1792, de 1793 et début de la première guerre chouanne en
1795 puis deuxième guerre en 1799, voir carte Les trois
Orne). Dans cet espace l'admjrustration tant civile que
militaire se présente COlmne une sorte de refuge socioprofessionnel, un «isolat» mais qui devient vite un creuset de
l'acculturation politique. C'est aussi par l'admjnistraüon que
l'entrée dans la moderruté s'effectue.
Nous prendrons comme base d'étude trois exemples de
la fonction publique locale; le cOlmnissaire départemental à
la tête du département, c'est IDl hOlmne du pouvoir puisque
nommé par le Directoire, il est directement lié aux enjeux et
aux aléas politiques nationaux et ses relais d,ms les
municipalités cantonales, les conunissaires cantonaux.
Le deuxième exemple c'est celui du persOlmel élu des
murucipalités .cantonales, agents et adjoints, hommes de
terrain, souvent manipulés par le régime au cours des
grandes vagues d'épuration mais dont le champ de
compétences peut permettre, même dans une région
travaillée par la contre-révolution, une expérimentation du
républicanisme directorial comme ce fut le cas dans le
Domfrontais, une région en proie à la guerre civile.
Enfin nous pensons que l'originalité majeure du régime
fut de repenser la place de l'élection et pour cela de créer un
corps d'électeurs du second degré que nous considérons
C011Une des représentants de cette fonction publique
1 - C. Peyrard, Les jacobins de l'Ouest, Paris, Publications de la
SorboIU1e, 1996.
2 . Marcel Reillhard, Le Département de la Sarthe sous le
Directoire, Paris, 1935.
3 . Paul Bois, Paysans de l'Ouest, Ed. E.H.E.S.C., 1984.
'·367 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
territoriale puisqu'ils en sont le vivier pour le recrutement et
la porte d'accès par l'élection.
C'est donc le métier de citoyen que nous nous
proposons d'étudier dans un département qui inaugure le
nouveau régime dans un climat de guerre civile et sous le
contrôle de l'autorité milita.ire.
Les hommes du pouvoir : le commissaire central et
les commissaires cantonaux
Par la loi du 21 fructidor an III, le commissaire est
«l'oeil du gouvernement, il est placé près des administrateurs
pour les surveiller, pour provoquer l'exécution des lois et la
rectification des erreurs, pour faire cesser l'inaction des
fonctionnaires et rendre cOlnpte au gouvernement dans son
rapport décadaire de tout ce qu'il juge à propos de
l'informer» 4 .
La nomination des commissaires est un des enjeux du
nouveau pouvoir lors de son installation; pour l'Ouest, c'est
La Revellière qui doit les superviser et à ce sujet il écrit dans
5
son journal : «chaque coterie, chaque faction, voulait les
places pour elle et les siens, afin de prolonger son règne». De
son côté Barras, dans une circulaire du 12 frimaire an IV, en
élabore une véritable théorie qu'il ternùne par des
recommandations pour le moins ambiguës : il convient, leur
écrit-il, d'«être peuple» et de se «conduire en prêtres de la
morale publique».
Les lut1es d'influence entre le pouvoir parisien et la
députation pour placer les hommes est en effet très vive. Les
conunissaires constituent, sans conteste, la tête politique du
département, et leurs nominations se feront souvent de
manière conflictuelle entre la députation et le président de
l'adnùnistration départementale.
4 - Archives départementales de Seine Martime, R.A2, Bulletin des
lois, n0157 â 179.
5 - La Revellière-Lépeaux, Mémoires, Plon T.I. P.403.
- 368 -
�Une classe politique en foonation à travers trois exemples du cursus
républicain directorial dans le département de l'Ome
Nous prendrons deux exemples parmi les huit
commissaires ornais : Jean-Jacques Chauvin d'abord,
conunissaire durant quatre mois, de février à juin 1796, en
pleine révolte chouanne, alors que l'état de guerre est
proclamé et ensuite Desnos, commissaire pendant sept mois
et demi après la consolidation de Floréal.
Les commissaires de la période pré-fructidorienne sont
profondément marqués par leur engagement politique :
Chauvin, c'est l'agent national de l'an II à qui l'on fait appel
lorsque le département est en danger et que la coordination
avec l'autorité lnilitaire s'impose. Par contre, li la fin du
Directoire, la fonction est devenue une des étapes finales du
cursus local avant la députation et son champ d'action est de
plus en plus ouvertement administratif. Ainsi Desnos sera
député de 1798 à 1807. On remarque au cours de sa gestion
une véritable inflation bureaucratique, en particulier dans de
nouveaux domaines comme l'instruction publique, les tètes,
le symbolisme républicain mais surtout le contrôle de plus en
plus étroit de tous les fonctionnaires du département.
Lorsque Chauvin est nonuné, l'état de siège vient d'être
proclamé et l'homme qui vient de subir l'unique procès
thermidorien de l'Orne pour son engagement au cours de
l'été 1792 est le seul capable d'assumer avec les généraux la
civile et militaire du département. Son
double com~lqe
prédécesseur et rival, le commissaire Thoumin a été
compromis par son engagement girondin en 1793, c'était en
effet un proche de Puisaye. Chauvin a été nonuné en janvier
1794 agent national d'Alençon par Garnier de Saintes. Dans
son Adresse aux républicains du département6 que l'on peut
considérer comme son programme d'investiture, il définit
clairement le combat qu'il veut conduire dans cette première
guerre chouarme, on y retrouve d'ailleurs les échos de
l'époque de la patrie en danger ; il Y analyse la situation
politique marquée par le triomphe de la contre-révolution
«les républicains énergiques ont été tyranniquement chassés
des fonctions publiques», il avait même écrit dans une
version corrigée: «les autorités ne sont plus composées que
de vos bourreaux, des complices des chouans, vos assassins».,
6 - Archives départementales de l' Ome. 1.168
- 369 -
�LA RÉPUBLIQUE DlR.ECTORIALE
A la fin de son discours il lance un vibrant appel pour
galvaniser les énergies et écrit à l'adresse de ses adversaires:
«ils vont sans doute crier à la Terreur mais laissons-les crier
ct faisons assez de bien pour mériter d'eux l'épiùlèt.e de
terroristes». Il organisera avec les généraux Watrin et
Dumesnil des compagnies franches et des colorUles mobiles.
Il dénonce également la collusion de la justice et. des chouans
en particulier en la personne du président du Tribunal
Criminel de l'Orne, notoirement complaisant à leur égard. Il
est aussi le chef du personnel polilico-administratif du
département, il rappelle ainsi constanunent dans sa
correspondance avec les autres commissaires, le
fonctionnement des lllU1ùcipalités cantonales. Mais son
combat le plus affirmé est celui qu'il mène contre les prêtres
en particulier les réfract.aires ; il annonce un calendrier des
fêt.es républicaines qui anticipe sur ce que l'on verra se
mettre en place à partir de l'an V. Il aura le temps pendant
son court passage aux affaires d'organiser la fête de la
Jeunesse et celle des Victoires en mai 1796. Après sa
démission il disparaît complètement de la carrière politique
et ne figure sur les listes de notabilités de l'an IX que sous la
mention laconique «33 ans, ex-commissaire central».
Le conunissaire de l'an VI, Latuin Louis
Gaspard Odolant Desnos incarne, quant à lui, une autre
approche de la fonction qui nous semble caractériser la
période post-fructidorienne. Issu de la bourgeoisie éclairée,
son père est médecin et émdit, c'est un des fondateurs de la
Société Royale d'Agriculture ainsi que des académies de
Caen et de Cherbourg. Son fils participe à la fondation des
Amis réunis, le club d'Alençon. Dans son adresse
d'installation, intitulée A ses concitoyen:/ il se dit surpris du
choix du Directoire exécutif. Il insiste sur la morale civique
et manifeste déjà l'idée que c'est par la diplomatie et la
puissance militaire que le nouveau régime pourra triompher.
Il y parle d'un «devoir d'obéissance» que nombre d'élus
municipaux auront à méditer et termine sur la vertu civique
et la transparence de vie du bon cit.oyen. Sous sa direction,
les comptes décadaires se systématisent et deviennent les
7 - AD.O. 1168
- 370 -
�Une classe politique en fom13tion à travers trois exemples du cursus
républicain directorial dans le département de l'Ome
vrais indicateurs de la vic politique et civique du
départcment. Les listcs d'adjoints, d'agents, de jugcs de paix
sont établies de manière très scrupuleuse. La liaison avec les
commissaires cantonaux est réactivée. Mais c'cst la
préparation des élcctions qui demeure sa préoccupation
principale. Personnage consensuel il est capable, après
Fructidor, de rétablir les bases d'une nouvelle donne dans le
département, aussi bien dans lcs nominations du pcrsOIUlcl
administratif que par une meilleure gestion.
Homme de terrain, obligatoirement choisi parmi le
personnel politique du département, le commissaire
directorial est un homme de la transition. Il n'est pas un
fonctionnaire puisqu'il n'est pas élu, il représente la
République, il n'est pas un bureaucrate mais il contrôle la
bureaucratie départementale. Issu de la fonction d'agent
national, il constitue le prototype des fonctionnaires
d'autorité dont lc modèle achevé est le préfet consulaire. Il
est honune de la transition également par la confusion que
ses attributions créent entre administrateur et politique qui
restera une des grandes caractéristiques de la fonction
publique fTançaise. Cette indécision de statut dOIUle au
conunissaire une force toute particulière. Le tournant de
Fructidor y est pour beaucoup, le commissaire exécutif
échappe progressivement aux luttes politiques qu'avaient
incarnées
dans
notre
département
les
deux
prelniers·rcommissaires.
Mais pour que la solidarité d'intérêts entre le pouvoir et
l'administration se poursuive il faut que les détenteurs du
pouvoir local soutiennent et légitiment le pouvoir politique.
Les 125 commissaires cantonaux du département
doivent, dans le cadre des municipalités cantonales, être les
agents de liaison entre les municipalités nouvellement
établies et les commissaires départementaux. Avec eux, nous
nous trouvons dans la création la plus audacieuse du régime
cn matière de communauté territoriale, les municipalités
cantonales. Elles sont devenues les circonscriptions
principales en remplacement des communes aux origines'
multiséculaires et des districts révolutiOimaires. Les
thennidoriens rédacteurs de la Constitution de l'an III
- 371 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
continuaient ainsi la réflexion sur la plus grande rationalité
de l'espace administratif commencée dès la Constituante.
Entre 1791 et 1795, cette réforme, jugée nécessaire par une
large majorité de législateurs, s'est chargée de tout un poids
politique et s'est inscrite parmi les enjelL"X du combat entre
Girondins et Montagnards. Le canton est le vecteur de cette
simplification géométrique dans l'encadrement adnùnistratif.
La création des 56 municipalités cantonales n'a pas provoqué
dans l'Orne de vives oppositions. L'habitat très diffus l'a
peut-être favorisée. Nous savons que cette nouveauté restera
lettre morte sous les régimes suivants mais il est certain que
les municipalités cantonales auraient lrueux relayé le cheflieu du département en constituant un maillage plus serré
que les arrondissements et les sous-préfectures . L'atonie de la
vie communale du XIX" siècle, avant le lent déclin et la
désertification actuels, aurait pu en être ainsi atténuée.
Les 125 commissaires ornais ont tous un antécédent
dans la [onction publique surtout dans le secteur de la
justice. La fonction étant très sensible à la conjoncture
politique, un quart d'entre eux seulement reste dans le même
poste pendant les quatre ans. ils sont l'objet des luttes
d'influence entre le département et la députation qui se
disputent les places. Nous percevons facilement les effets de
Fructidor sur ce personnel : presque la moitié des
commissaires est destituée. Pour Floréal, le mouvement est
beaucoup plus diffus. Si le corps des conunissaires
cantonaux est traversé par les grands souffles de l'lùstoire
directoriale, il se caractérise en même temps par une stabilité
relative.
D'après les correspondances que nous avons
conservées, leur champ d'activités reste linùté sauf en ce qui
concerne les élections ; ce qui domine ce sont les conflits
d'autorité avec le président de l'admÎlùst.ration mUlùcipale. il
est fTéquent, COllDne par exemple dans l'ancien district
d'Argentan, de voir lm cOllDnissaire dénoncer pour royalisme
des membres de l'admüùstration mUlùcipale.
Le commissaire cantonal comme son homologue du
département est avant tout un politique et son action outre
les élections concerne les prêtres, les journaux, le persOlmel
dont les listes sont élaborées par ses soins.
- 372 -
�Unc classe politique cn fonllation à travers trois exemplcs du cursus
républiçain dircctorial dans le département dc l'Ome
Le fonctiOIUlement des administrations municipales
dans leur nouveau cadre territorial pouvait-il permettre
l'intégration républicaine des zones les plus réfractaires du
département COImne le DonûTonlais ?
Les administrateurs municipaux
Le Direct.oire par le biais des municipalités cantçnales a
voulu mettre en place une structure très irUlovante constituée
par des élus, agents, adjoints et présidents des municipalités
qui seraient ainsi le pôle de confluence entre les notabilités
traditionnelles et les hommes nouveaux issus des années en
révolution.
lis ont été vigoureusement discrédités par les préfets de
l'Empire puis par les historiens du XIX" siècle qui insistent
sur les «grèves d'élus» et les multiples dysfonctionnements
qtÙ rendirent à leurs yeux caduques les municipalités
cantonales. Dans l'Orne 1 276 agents, adjoints et présidents
de mwùcipalités doivent être élus en brumaire an IV.
Ensuite le persolUlel est renouvelé par moitié tous les 311S.
C'est à partir des élections de l'an VI que l'on peut le
nùeux percevoir ce persolUlel municipal ; en effet les deux
prenùères élections ont été des coups d'essais, Imùheureux
globalement, et ies arclùves ne nous permettent pas de les
étudier précisément. Les nominations d'office après refus ou
après destitutions font de ce personnel Wl corps hybride ou
les vrais représentants élus et le personnel nommé se
confondent. Les vagues les plus importantes de destitutions
affectent la partie centrale et l'Est du département.
Paradoxalement le personnel de l'Ouest. chouanneté résiste
mieux. Par contre c'est par une grève des électeurs et des élus
que l'opposition s'y manifeste : certaines municipalités
n'auront pas d'élus avant l'an VI.
Nous prendrons COIlUl1e exemple la municipalité de
Domfront: (10 535 habitants dont 4 600 à Donûront).
Le Domfrontais, espace de prédilection de la
choualUlerie, est révélateur d'un comportement politique
manifesté par le loyalisme républicain de la fonction
publique locale. C'est en plein déchaînement de la
- 373 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
première guerre chouanne que le nouveau persOlmel
s'installe. Domfront, mise en défense, ne sera pas envahie et
sert de refuge à tous ceux qui se sentent sous la menace
chouannc, des administrateurs du plat pays aux acquéreurs
de biens nationaux.
La mise en place sera donc très lente même si la
première réunion de la municipalité qui regroupe les agents
et adjoints des communes s'y déroule assez tôt. Le
1cr frimaire an IV, le président y est élu, c'est un ancien
membre du district de DonûTont, François de Saint-Martin;
il démissionne en vendémiaire an V et sera réélu. Un quart
de ce personnel municipal est électeur du second degré.
A partir de cette installation, la première mmée est une
longue mise en réserve des cadres administratifs à cause de
l'élat de siège. Sur les huit communes composant le canton,
seuls deux agents sont présents puisque d'après le registre
aucun «citoyen n'a· VOlÙU accepter les fonctions
municipales».Les anciens maires et officiers municipa\L'{
restent en place de même que les autorités du district. Les
registres, parfaitement tenus, montrent leurs préoccupations
édilitaires et leur volonté de renouveau dans une bOIlIle
gestion ; ainsi la municipalité de DODÛTont fut la seule de
tout le département à verser la contribution foncière et à
payer le fermage des biens nationaux. La fructidorisation y a
été assez douce et touche la moitié du persOlmel ; les
élections de l'an VI confirment les choix effectués l'année
précédente et remettent en place tous les élus de l'an V à une
exception près. Ce personnel est-il politiquement fiable? Le
conunissaire cantonal en doute, la lutte contre les chouans se
heurte à la cOJUùvence de beaucoup d'entre eux pour le
désarmement ou les perquisitions.
Nous voyons cependant à travers ce persoJUlel la
formation d'une classe politique locale qui se constitue en
isolat dans un environnement hostile mais qui assure déjà,
en reprenant le concept agulhonien, un véritable «patronage
démocratique» M.
8 - M. Agulhon, La République au village, Seuil, 1979, p.48l .
- 374-
�Une dasse politique en fonnation à travers trois exemples ùu çursus
républiçain direçtorial dans le département de l'Ome
Les autres mlUlicipalités que nous avons étudiées
montrent, pour certaines, une grande réticence politique
mais il est indéniable qu'elles fonctionnent et assurent pour
la plupart l'encadrement politico-administratif. 11 nous est
apparu d'autre part que le milieu social de ce persOlUlel est
différent de celui du Consulat. Les mouvements épuratoires
locaux, en cela très différents des mouvements nationaux,
vont verrouiller le recrutement, qui en l'an VI et en l'an VII,
tourne déjà avec les personnalités politiques consulaires et
impériales.
Les électeurs du second degré
Nous tem1Înerolls cette approche du cursus politicoadmüùstratif en y intégrant l'échelon qui nous semble le plus
novateur, celui des électeurs du second degré, qui devient
avec le travail politique que le Directoire entreprend autour
de l'élection, la classe électorale encore ouverte qui alUlonce
le système des notables.
L'approche prosopographique des électeurs directoriatL"X
s'impose puisqu'avec eux nous sonunes en présence de la
personnalisation d'une fonction élective dans un groupe à
mi-chenùn du social et du politique. Les électeurs se situent
à la frontière ' entre les citoyens et la classe politique en
position de classe électorale. Entre le système purement
électoraliste de 1791 où les électeurs ne sont qU'lUl rouage de
la mécanique électorale et le Consulat où les listes de
notabilités sont verrouillées, le système directorial est ouvert
puisqu'il doit se renouveler par l'élection. Ses membres sont
recrutés sur des bases plus politiques que sociales car le
ralliement des «honnêtes gens» au régime républicain n'est
pas encore complètement réalisé. La Constit1Jtion de l'an III
a bien affirmé l'idée qu'il lui fallait défÎlùr la base sociale de
son pouvoir, où le souverain délègue son autorité à un
groupe socio-politique qui sera son médium. L'électeur (du
second degré) devient ainsi un paradigme de l'houune
public.
- 375 -
�LA RÉPUBLIQUE DmECTORIALE
J'ai travaillé sur un fichier de 1 218 électeurs en
prenant là encore l'an VI comme point d'ancrage au moment
où pour la première fois les commissaires élaborent des
listes. En voici une rapide esquisse qui ne demande qu'à être
confrontée à d'autres études similaires qui font largement
défaut actuellement.
Par les noms de famille nous constatons que des
lignages se rencontrent surtout dans les anciens districts
touchés par la guerre civile et qu'on les repère surtout lors de
la dernière élection de l'an VII.
Ce personnel reste jewle, la moitié a moins de 40 ans.
Rappelons que l'â.ge légal pour être électeur est de 25 ans.
Les propriétaires ainsi que les cultivateurs représentent
presque 40 % du groupe, les professions libérales,
principalement les métiers de la justice, le quart de l'effectif,
les marchands-artisans 19 %, les employés de l'Etat et les
nùlitaires lm peu moins de 10 % et le clergé 7,5 %.
Seulement 15 % d'entre eux ont acquis des biens
nationaux alors que 45 % des notabilités consulaires en
seront propriétaires, ce qui témoigne de la modestie du
niveau de fortune des gTands-électeurs directoriaux.
Les critères politiques sont plus importants. Nous y
rangeons d'abord l'exercice de fonctions politicoadIninistratives qui concerne le quart de l'électorat du second
degré. Il s'agit des postes d'élus municipaux, départementaux
ou de districts auxquels nous avons ajouté les juges et les
comnùssaires. C'est le persOlmel des élus cantonaux qui est
le plus représenté avec celui des tribunaux. Les agents,
adjoints, présidents des mwùcipalités sont les plus proches
des électeurs. L'électeur du second degré est partie prenante
du nouveau système institutionnel, d'où la relative méfiance
vis-à-vis de ceux qui ont occupé des fonctions avant 1795.
Un dixième des électeurs directoriaux a déjà été électeur en
1792, alors qu'un cinquième sera inscrit sur les listes de
notabilités de l'an lX. Nous avons également pu vérifier que
tous les francs-maçons ornais identifiés ont été électeurs du
second degré. L'engagement politique se retrouve aussi par
l'analyse des mentions des commissaires. La majorité est
jugée patriote, une faible tninorité royaliste et jacobine et un
petit nombre tout simplement opportuniste. Un bon
- 376-
�Une classe politique en fonnation à travers trois exemples du cursus
républicain directorial dans le département de l'Orne
représentant de cet électeur-modèle, Charles-Louis
Delestang est ainsi décrit : «patriote de 89, ami de la
République, du gouvernement et de la Constitution de
l'an III, Electeur de 1789, membre du comité pennanent de
la commune de Mortagne en 1789, premier officier
municipal de cette commWle en 1790, procureur de la
commune, administrateur du district en 1791, procureursyndic en 1792, agent national en l'an II et commissaire
cantonab>. li sera le premier sous-préfet de Mortagne en
l'an VIII. Or ce citoyen-directorien-modèle a joué un rôle
déterminant dans le combat politique local puisqu'il a été WI
des meneurs de l'émeute électorale royaliste de Mortagne en
l'an V et qu'il a participé activement à la rédaction du
journal
royaliste
la
Renommée
de
lvJortagne.
Charles Delestang, royaliste modéré, se nùlie dé:filùvement
après BfUll1aire mais par ses fonctions du Directoire il a déjà
pris Wle option politique déternùnante.
Quels sont les rapports entre les notables consulaires et
impériaux et les grands électeurs du directoire ? En
comparant avec les listes de notables départementaux de
l'an IX, on retrouve près du quart des grands-électeurs du
Directoire. La majorité de ces électeurs-notables a été, à un
moment donné, intrégrée dans la fonction publique locale.
Les électeurs de second degré se situent bien à la
charnière du 'Directoire et du Consulat mais les notables du
Consulat ne sont plus les grands électeurs du Directoire : le
tournant brmnairien a achevé le processus de ralliement à la
République bonapartiste des catégories de la bourgeoisie
encore réticentes vis-à-vis du régime directorial. Si la base
électorale du Directoire est plus réduite en effectif, elle est
plus ouverte par son assise sociale, elle est plus composite,
plus politique aussi. Or cette émergence est synchrone avec
celle des fonctionnaires en tant que groupe professiOlmel
autonome 9.. Une «nomenklatura» à la française est en cours
de formation. Mais la fonction publique du Directoire, qui en
9 - C. Kawa, Les Employés du ministère de l'intérieur pendant la
Première République, Approche prosopographiqlle de la
bureaucratie révolutionnaire (1792-1800), Thèse Paris I, 1993,
éditée sous le titre Les Ronds de cuir, CTH.S.
- 377-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
est une des étapes, aurait pu l'infléchir par un recmtement
plus démocratique car plus ouvert dans son renouvellement
avec l'élection annuelle et la non-réélection inunédiate, mais
aussi plus contrôlé par un effectif assez réduit.
Nous voyons ainsi émerger une classe politique
autonome qui mérite, à coup sûr, qu'une étude systématique
en soit entreprise à partir d'enquêtes sur le modèle des
notables IO . Nous y voyons aussi que l'élection y est redéfinie
à partir de l'an VI, comme mode opératoire de sélection de la
fonction publique locale. De même qu'y est réintroduite la
gradualité des charges, pourtant repoussée par les
conventionnels en 1795.
Nous avons pu parler, en reprenant le concept de
P. Bourdieu, d'«habitus» républicain, étape particulière au
Directoire, moment où la politique s'incorpore, s'intériorise à
côté du contingent de l'événement. Cet ordre républicain qui
permet le passage à la nonne doit mettre fin à la Révolution.
Nous savons que les houunes du Directoire ne parvinrent pas
à l'affirmer et qu'il faudra presque un siècle pour l'atteindre.
La fonction publique en sera un des principaux vecteurs.
Deux strates de la fonction publique locale s'imposent:
celle du personnel des municipalités et celle du département
que nous n'avons pas abordé dans les limites de cette
communication et la classe électorale fonnée par les grands
électeurs. C'est ainsi que les électeurs du second degré
comme les adJninistrateurs municipaux assument le rôle de
patronage démocratique pour un état républicain en cours de
notabilisation Il.
10 - L. Bergeron el G. Chaussinand Nogaret, Les Grands Notables
du Premier Empire, Ed. du C.N.R.S. ,1978.
Il - Sylvie Denys-BLondeau, A.\pects politiques de l'Ollest intérieur
à L'époque de la transition directoriaLe; L'exemple ornais.
111èse Rouen 1995, éditée par' le Pays Bas-Normand,
premier trimestre 1998.
- 378-
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau :
deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire
ou l'impossible oubli
de la République démocratique
Christine PEYRARD
Le Manceau Rigomer Bazin (1771-1818) et
l'Avignonnais
Agricol
Moureau
(1766-1842)
sont
incontestablement des «chefs d'opinioID> sous le Directoire
dans leur département respectif, à savoir la Sartlle et le
Vaucluse. Leur trajectoire politique est classique : ces
patriotes de 1789 dans l'Ouest ou le Midi, républicains de
1792, jacobins de 1793 et cadres politiques de la République
en l'an II, ' ont été emprisonnés ou proscrits comme
«terroristes» en l'an III. L'engagement présent et passé de
Bazin et Moureau, dans le pays de la chouannerie ou celui de
la terreur blanche, peut illustrer celui de nombreux autres
militants que «nous appelons républicains-démocrates», à la
suite d'Alphonse Aulard, «et qu'on flétrissait du nom de
jacobins, anarchistes, terroristes» 1 •
L'historien se montrait sensible à l'importance de la
répression des forces et des idées démocratiques qui,
précisait-il, a «décapité (ce parti) depuis longtemps, puisque
les principalLx chefs ont péri sur l'échafaud» et rendu les
militants hésitants «à se dire démocrates» au début du
Directoire. Michel Vove Ile eut le mérite de s'interroger
1 - A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française , Paris,
1905, p. 627.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p . 379-399
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
également sur le poids du passé à partir des représentations de
l'iconograplùe contre-révolutionnaire, comme d'une certaine
historiographie, faisant des membres de cette «élite jacobine
de l'an II>> des «conspirateurs marginalisés ou aigris de
l'époque du Directoire» qui «ne seraient, jusque dans leur fin
tragique, que les épaves de cette aventure manquée»2. Au-delà
de l'invitation li «sortir de leur anonymat» ces militants
jacobins qui «ne sont point tous devenus, il s'eo faut, les
bureaucrates arrivistes et intéressés, voire insensés, pamù
lesquels se recrute, à tous les niveaux, le nouvel appareil
d'Etat : beaucoup d'entre eux, en province comme à Paris,
s'investiront jusqu'au bout dans un engagement non mesuré»,
l'lùstorien des mentalités révolutiOImaires approfondissait sa
réflexion sur les intenl1édiaires culturels, «maillons essentiels
pour la transrnission ou pour la mise en forme des mots
d'ordre, socialement issus de l'entre-deux de la petite
bourgeoisie [... ], introduits au moins partiellement, sinon à
part entière, dans la culture des élites, mais aptes aussi à
établir ou conserver le contact avec les groupes populaires».
Si Mona Ozouf a bien illustré les apories du moment
thermidorien au sein de la classe politique dirigeante, à savoir
la délégitimation du mouvement jacobin et l'impossible
rupture avec le passé révolutiOImaire3 , il reste à étudier
«l'impossible oubli» de la République démocratique chez les
militants. Quand s'ouvre la République directoriale, ces
hommes jeunes, âgés de 24 ans comme Bazin ou de 29 ans
comme Moureau, qui ont vécu intensément les grandes
années révolutionnaires et connu les réactions politiques, ont
une solide expérience théorique et pratique que l'historien du
Directoire ne peut ignorer. Car la République démocratique,
avant d'être un projet politique pour l'opposition de gauche
sous le Directoire, est un héritage à défendre et à promouvoir.
Indissolublement liés, un récit de l'Histoire et une pratique
politique nourrissent l'activité de ces républicains-démocrates,
exclus de toutes fonctions publiques depuis Thermidor.
2 - Michel Vovelle, La mentalite révolutionnaire, Paris, 1985,
p. 122-123.
3 - M. Ozouf, «Thennidor ou le travail de l'oubli», dans L'école de la
France. Essais sur la Révolution, l'utopie et l'enseignement,
Paris,1984, p. 91-108.
- 380 -
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratique
Voyons donc le rôle de ces intermédiaires culturels que
sont les militants Bazin et Moureau dans un nouveau cadre
institutionnel, après avoir présenté leur itinéraire politique.
Suivons-les sous le premier Directoire en examinant les
conditions de possibilité d'une ex. pression démocratique dans
l'Ouest et le Midi et prenons la mesure de la nécessaire
adaptation des théories démocratiques et républicaines dans le
nouveau contexte politique.
On ne devient pas «chef d'opinion» - conune on dit à
Marseille sous le Directoire - par hasard. Bien rares, ell effet,
sont ceux qui entrent en politique sous le Directoire. Dans
six départements de l'Ouest4, j'en ai repéré au moins un (le
rédacteur du Courrier de la Sarthe en l'an VII), histoire de
contredire cette tllèse : les républicains-démocrates ont tous,
sous le Directoire, un passé politique.
Un passé qui fait d'eux de perpétuels boucs émissaires de
toutes les répressions à venir5, et qui contribue, aussi, à la
confiance que leur accordent les républicains de base. Un chef
d'opinion est reCOllnu tel autant par ses adversaires que par
ses partisans. Car la fidélité à des principes politiques est
décisive dans la constitution des réseaux démocratiques quand
tant d'autres anciens jacobins ou montagnards ont renié leur
engagement Pàssé et devielment parfois, conune l'a noté
Andrews, leurs persécuteurs. Pour autant, la restmcturation
politique qui caractérise la France directoriale n'interdit pas la
réconciliation avec les anciens adversaires de 1793 , du moins
ceux qui sont restés fermement républicains dont le
journaliste et ancien conventionnel Louvet est la figure
symbolique. Car c'est le clivage de 1792 et ses grands
moments, ceux de la patrie en danger, de la révolution de
l'égalité et de la fondation du régime républicain, qui jouent
une influence majeure dans la nouvelle configuration des
rapports de force.
4 - Cf. nos Jacobins de ['Ouest, Paris, 1996, p. 360.
5 - R.M. Andrews, «Réflexions sur la Conjuration des Egaux»,
A.E.S.C. . 1974, p. 73-106.
- 381 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Ainsi, peut-on voir dans le Calvados et la Sarthe, cet
amalgame des suspects de 1793 et de 1795 dans les combats
républicains du Directoire. Ailleurs, comme dans le Vaucluse
par exemple, la rancunc est souvent trop forte pour permettre
Wle union dans les luttes entre anciens partisans et
adversaires de la Montagne. C'est, d'ailleurs, le tenne de
«montagnard» qui va devenir d'un usage courant dans le Midi
pour désigner les républicains-démocrates alors qu'il reste
dans l'Ouest limité à son acception traditiolUlelle. Ce rôle de
chef d'opinion sous le Directoire peut être choisi, c'est le cas
de Bazin, ou simplement assumé comme avec Moureau.
Résumons à grands traits l'itinéraire politique de nos
deux militants. Issus de l'échoppe et de la boutique, fonnés
dans les collèges d'Ancien Régime et nourris de culture
romaine, tant chez les Oratoriens manceaux que chez les
Doctrinaires avignOIU1ais, ces jeunes gens sont en 1789 soit à
peine sortis du collège comme R. Bazin, ou-. bien
professeur dans un collège de Villefranche-en-Rouergue
comme A. Moureau. En 1791, l'un s'engage ' COImne
volontaire pour défendre la patrie en danger et l'autre, muté
depuis peu à Beaucaire, sur la rive droite du Rhône, se fait
élire procureur de la commune. Le plus âgé joue Wl rôle
majeur dès 1792 dans le Gard où il est élu secrétaire dans
l'assemblée électorale du département et prend une grande
part à l'élection des députés à la Convention nationale6 tandis
que Bazin, revenu dans ses foyers après une blessure, peut
enfin être admis dans le club manceau et en devenir
rapidement un des dirigeants après le départ de ceux qui l'ont
fondé, à la suite de leur élection à la Convention.
La suppression des corps enseignants fait revenir
Moureau à Avignon où il remplit successivement les
[onctions de secrétaire-greffier de la municipalité, procureur
de la commune, commandant d'Wl bataillon de volontaires en
mars 1793, président de la société populaire et porte-parole
des clubs de la région avignonnaise en juin 1793 pour
6 - Cf. Dr Julian «Agricol Moureau. Son influence sur le mouvement
social et révolutionnaire de la ville de Beaucaire», Revue dll
Midi, nov. 1905.
- 382 -
�Rigomer Bazi.n et Agricol Moureau : deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratique
demander, à la barre de la Convention, la création du
département de Vaucluse et, donc, la scission de plusieurs
districts des Bouches-du-Rhône, alors en pleine insurrection
fédéraliste. L'oppOrlwle création de ce nouveau déparlement
par la Convention montagnarde, le 25 juin 1793, sollicitée
par les comités centraux des sociétés poptùaires locales avant
même que ne débute la guerre des clubs contre les sections,
privait de fait les fédéralistes marseillais de toute ingérence
sur la rive gauche du Rhône, de Cavaillon à Orange - ces
grands bastions républicains du Directoire - et facilitait la
reconquête de l'opinion à partir du fief montagnard de la
Drôme, contrôlé alors par les frères et amis d'A. Moureau,
Claude et Joseph Payan7 .
Au-delà des différences bien COIUmes sur l'ampleur et les
caractères du soulèvement fédéraliste dans l'Ouest et le MidiS,
soulignons un fait majeur, trop souvent négligé dans l'analyse
des mentalités politiques de 1793, à savoir l'importance dans
la France de la fin du XVIIIe siècle de ces villes moyennes
qui, conune Avignon et Le Mans, font obstacle aux thèses
girondines. Contentons-nous ici de relever un tralt de
ment,ùité pluri-séculaire qui fait juger plus redoutable la
domination des métropoles régionales conune Marseille,
Nîmes ou Caen que celle, fort lointaine, de Paris. Rappelons
simplement que la Sarthe, entre fédéralisme normand au
Nord et insurrection vendéenne au Sud, n'a pas balancé
longtemps pour soutenir la Convention nationale et que Bazin
était l'un des organisateurs d'wle manifestation, en juin 1793,
des partisans de la Montagne dans le chef-lieu du
département.
Leur rôle public en 1793 fajt de Moureau et de Bazin
des cadres de la République démocratique en l'an II : l'WI est
élu administrateur du département du Vaucluse, l'autre
devient agent national du district du Mans. Tous deux vont
7 - Cf. Ch. Peyrard, «Portrait d'wljacobin méridional : Claude Payan
en 1793» dans Mélanges Michel VOYelle, va/lime aixois, Aixen-Provence, 1997, p. 376-374.
8 - Cf. le colloque sur Les fédéralismes. Réalités et représentations
(1789-1874), Aix-en-Provence, 1995 .
- 383 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORlALE
être arrêtés et traduits devant le Tribunal révolutionnaire à
Paris. Ces militants clubistes ont critiqué, en effet, dans le
journal du club avignonnais ou à la tribune de la société
populaire du Mans, la politique des représentants en mission,
avant que ne soit établi le gouvernement révolutionnaire dans
les départements ou bien au moment de son apogée. Sans
développer trop longuement cet épisode de leur carrière
militante, retenons l'importance de l'événement: leur premier
séjour en prison date de l'an II, même si diffèrent les formes
et dates de leur arrestation comme de leur libération.
Par mesure de sûreté générale, Mouceau est arrêté à
Avignon sur ordre du représentant Rovère, alors montagnard,
avec un mandat du comité de Sûreté Générale du 9 nivôse,
continué le 3 pluviôse. Soutenu par les clubs de la vallée du
Rhône de trois départements (le Vaucluse, le Gard et les
Bouches-du-Rhône) qui envoient une députation au club des
Jacobins, reçue le 21 nivôse an II, puis par les clubs
d'Avignon et de Beaucaire dont les députés sont admis à la
barre de la Convention nationale le 28 ventôse, Moureau est
finalement libéré de sa prison du Luxembourg, grâce aux
Jacobins qu'il tient à remercier personnellement le 9 floréal.
Revenu à Avignon, le patriote incorruptible qui a osé
dénoncer les patriotes d'affaires, incarnés par le
conventionnel Rovère dont l'influence tant locale que
nationale a été battue en brèche par les frères Payan auprès de
Robespierre et du Comité de Salut Public, jouit d'un grand
prestige au printemps de l'an ll. Moureau est désormais
l'oncle d'Agricol Viala, le jeune héros républicain qui a
sacrifié sa vie pour un idéal et que la Convention propose en
modèle pour la fête de prairial9 . A cette époque, Bazin est à
son tour emprisonné pour s'être montré fort critique vis-à-vis
de l'application du gouvernement révolutionnaire dans les
départements. Traduit avec d'autres clubistes manceaux à
Paris, en genninal, il sera acquitté par le redoutable tribunal
et libéré seulement après le 9 thennidor.
9 - M. Vovelle, «Agricol Viala ou le héros malheureux»,
Joseph Bara (1779-1793). Pour lé deuxième centenaire de sa
naissance, Paris, 1981, p.63-82.
- 384-
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratique
La réaction tllennidorienne englobe leurs itinéraires de
l'an II dans la même suspicion et condamnation. Tous les
militants sont traqués : le robespierriste et anü de
Claude payan est poursuivi par la ' vengeance de Rovère, à
nouveau très influent à la Convention, dénoncé à la vindicte
publique dans le fameux rapport de Courtois lO et obligé de se
cacher pour assurer sa sûreté personnelle tandis que le
jacobin, proche des Cordeliers au printemps 1794, qui pour
n'avoir pensé dès les lendemains de
Themtidor qu'à
consolider les acquis de la Révolution dans le chef-lieu de la
Sarthe à l'heure où la chouannerie se développait, est
emprisonné, jugé comme «terroriste» au Mans et acquitté
trois jours après Vendéntiaire an IV.
L'échec de l'insurrection royaliste dans la capitale
comme en province - à Avignon notamment -l'amnistie de la
Convention de brumaire an IV et la nontination d'un
commissaire du Directoire exécutif, en la personne de Fréron,
pour enquêter sur les auteurs des massacres de la terreur
blanche dans le Midi permettent à Moureau de quitter son
refuge montagnard et de réfuter la fabrication du rapport
Courtois en sommant, en vain, ses adversaires de déposer les
vraies lettres de Robespierre dans un tribunal. Quant à Bazin,
son passé de révolutionnaire fait rejeter sa candidature au
poste de professeur d'Histoire à l'Ecole Centrale du Mans par
le jury tllennidorieu.
10 - A la Convention, le Il ventôse an ID, le rapport Courtois
présente Moureau comme un «fripon», un «vil meneur de la
société populaire», <<plein de la rage de Maignet» en ajoutant:
«Veut-on connaître les principes de ce Moureau, dévoué à
Payan qui l'était à Robespierre et par conséquent dévoué à tous
les deux 7» Le 4 messidor, Courtois poursuit son réquisitoire
en dénonçant «l'ami de Payan, l'intime du sanguinaire Maignet,
le pourvoyeur de la COImnission Populaire d'Orange, le
fabricateur des adresses de sociétés populaires, l'adorateur de
Maximilien, l'oncle heureux du fabuleux héros de la Durance,
du petit Viala que son dieu avait agrégé par reconnaissance au
collège sacré des divinités placées au Panthéon ( ... )>>
- 385 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Exclus de toutes fonctions publiques, mais non dénués
de ressources - ils ont quelques rentes foncières -, ces jelUles
gens de la classe moyenne optent alors pour une carrière
libérale : Moureau va se vouer désormais à la carrière du
barreau et Bazin, à celle de publiciste et d'homme de lettres.
Le retour à la vie privée qu'impose la République directoriale
se conjugue
avec l'apprentissage d'lm nouveau statut
politique : celui d'opposant à la politique gouvernementale
puisque les références ù la «démocratie» et à la «République
démocratique», si chères à tous les militants emprisonnés ou
proscrits en l'an rn 1l , sont ù cataloguer pour les «honnêtes
gens» qui dirigent la France ou qui écrivent son histoire, dans
le rêve millénariste ou dans lUl passé mort. Si les verbes de
l'action se conjuguent chez les républicains-démocrates ù tous
les temps, aussi bien au présent qu'au passé et au futur comme nous l'avons montré en étl1diant Le Dérnocrate ou le
Défenseur des Principes, le journal de Bazin et de Bescher en
l2
l'an VII - c'est que l'entrelacement des temps est inhérent à
toute pratique et expérience militante. Car le souvenir et le
projet construisent l'analyse et les perspectives politiques du
temps présent.
La Chronique de la Sarthe en offre WI bon témoignage.
Quand Bazin lance son journal, dans les denùers jours
de l'an IV, il s'adresse aux «républicains» et aux «patriotes»
de son département pour ériger, à nouveau, «le triblUlal de
l'opinion publique» renversé par «deux alU1ées de réactions
politiques». C'est Wle refol1dation qui s'impose : il s'agit
moins de «régénérer» que de «recréer la raison publique»,
tant «le dégoût», «la crainte» et «le découragement» sont
profonds chez les partisans de la révolution. Pour les sortir de
leur léthargie, Bazin compte sur l'appel aux grands principes
fondateurs de 1789, 1792 et 1793 : la liberté, l'égalité, le
bonheur commun et l'amour de la patrie. L'enjeu de cette
mobilisation patriotique, qui passe par l'lmion de tous les
républicains, n'est rien de moins que «le succès de la
11 - Les Jacobins de l'Ouest, op. cit. , p. 290-293 .
12 - Cf. notre conununication, «(Combats parisiens pow· la
ùémo<.:ratie de joumalisles de l'Ollésl», dans M . Vovelle, Paris
et la Révolution, s.d., Paris, 1989, p. 321-331.
- 386 -
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratlque
révolution» : la fragilité du régime républicain est une
évidence dans un département qui a été ravagé par les
chouans et dans WI pays où la «misère du peuple est outragée
par le luxe le plus effréné» . L'optimisme de la volonté se
conjugue avec le pessimisme de l'intelligence lorsque le
journaliste constate, dans son premier nwnéro, qu'il s'engage
dans «une carrière épineuse et délicate» : celle de «faire aimer
le gouvernement républicain» alors même que «les déserteurs
de la cause du peuple» sont légion ct «les persécutions des
républicains» itmombrables.
Jusqu'au coup d'Etat du 18 Fructidor, le combat de Bazin
est consacré à défendre, par la plume, la République avec la
Révolution. Car le régime et son lùstoire sont indissociables
pour qui pense que, sans soutien populaire, la République ne
peut survivre. Combattre l'opinion réactiolUlaire dominante
passe par le rappel des luttes historiques. Son objectif est de
favoriser la création d'un parti républicain dans la Sarthe «parti» étant pris ici dans le sens d'une e>..'pression publique
d'opinions franchement républicaines. Cela suppose Wle
collaboration avec les autorités locales et le comnùssaire du
Directoire exécutif dans le département, à défaut de pouvoir
compter sur la députation sarthoise au Corps législatif. Le
journaliste peut, en effet, travailler avec des adnùnistrateurs
républicains qui' ont favorisé la diffusion du journal dans les
communes (ce qui n'était pas concevable dans le Vaucluse,
par exemple). Cela implique l'acceptation des règles
constitutionnelles ainsi que l'utilisation des droits que la
constitution de 1795 garantit, notanunent celui d'imprimer
son opinion, en attendant celui de voter. Voyons la mruùère
dont un démocrate utilise les deux seules perspectives
ouvertes après l'échec de la Conjuration des Egaux.
La tâche du journaliste est ainsi définie dans son
prospectus : « Il faut ... suppléer, par la liberté d'écrire au
peuple, à celle de lui parler ; établir Wle censure morale sur
les actions; instituer lm bureau de correspondaIlce patriotique
où l'autorité soit stimulée ; l'opinion publique éclairée ; le
royalisme signalé dans la personne de ses suppôts; ses trames
découvertes et ses at1entats dévoilés dès avant son exécution.
Est-il dans la République une sorte d'influence égale à celle
- 387 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
des journaux? Avec quel infatigable dévouement l'aristocratie
ne s'attache-t-elle pas à soutenir et stipendier les siens ?»
Le combat d'un républicain-démocrate conune Bazin
s'inscrit d'emblée, c'est-à-dire dès la fin de l'an IV et les
premiers mois de l'an V, dans une claire conscience des
possibilités constitutionnelles pour faire fructifier un héritage
qui lui est cher. On mesure bien sa nostalgie de l'an II, non
seulement dans le volontarisme politique (<<il faut»), d,ms la
référence aux années d'enthousiasme collectif ou dans le
langage de l'alternative (<<contribuer au succès de la
révolution ou s'ensevelir sous ses ruines»), mais aussi dans le
projet démocratique visant à restituer au peuple sa
souveraineté et passant d'abord par la publicité d'une
expression citoyenne, seule capable de faire pression sur le
gouvernement républicain. Afin d'assurer les lois sociales
favorables au peuple et une paix juste en Europe, qui seules
permettront de clore la révolution restée inachevée, le levier
réside dans la renaissance des sociétés populaires ou dans le
retour au droit d'association et de réunion et dans le
changement de la classe politique : le progranune des
républicains-démocrates ne variera guère après Fructidor.
Sur la question si décisive pour nous aujourd'hui du
suffrage, il faut attendre la campagne électorale de germinal
an V pour cOlmaÎtre les prises de position du journal car les
articles de fond d'un journaliste sont liés à l'actualité
politique. Ce qui motive d'abord les éditoriaux ou, disons plus
exactement, les longs développements de La Chronique, ce
sont les conséquences politiques de la découverte de la
Conjuration des Egaux. Le journal de Bazin ne s'attarde pas
sur «les lubies de Babeuf et les dupes de Grenelle», préférant
s'attacher à réfuter les calomnies contre les anciens jacobins
qualifiés, à nouveau, de «terroristes» et d'«allarchistes». Pour
un militant COlmne Bazin, Babeuf s'est déconsidéré
politiquement en l'an III en embouchant la trompette
thennidorienne. Il juge tout aussi sévèrement son action
intempestive de l'an IV qui n'a abouti qu'à faire resurgir les
épithètes qui ont disqualifié l'opinion démocratique. C'est
donc à établir un récit de l'histoire que le journaliste se
de dénoncer «l'atroce et
consacre, tout en ne se privant pa~
- 388 -
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratique
il1égale boucherie de la Commission du Temple»13, à la suite
de la souricière de Grenelle, de consacrer à Javogues Wl
émouvant portrait, d'admirer la conduite d'Antonelle dans le
procès de Vendôme avant de faire de Babeuf et Darthé des
«martyrs de la liberté» .
Le 16 vendémiaire an V, il tente de définir le mot
«terrorisme» dont il situe l'apparition dans la langue
politique « à la suite du 9 thermidor». Il analyse les deux
acceptions successives de ce «mot indéfinissable» servant à
désigner, d'abord, «le système de terreur organisé par le
gouvernement révolutionnaire et ses agents contre certains
amis de la patrie», puis «le système entier de la Révolution».
Aux récits thermidorien et royaliste de l'an III, il ajoute une
version républicaine. S'il n'hésite pas à qualifier
d'«oppresseur» le régime de l'an II, en rappelant sa propre
expérience politique, c'est pour ajouter aussitôt que celui qui
lui succéda fut «mille fois plus atroce». Et de démasquer la
politique terroriste conduite alors avec «la torche et le
et humauité» à la
poignard à la maiu» et les mots de < ~ustice
bouche : «C'est en vociférant avec rage contre la loi sur les
suspects que, eonnue suspects de terrorisme, on destituait les
patriotes et on les entassait dans les prisons ... Dès lors il n'y
eut plus de cachots, de proscriptions et d'échafauds que pour
les ardents révolutionnaires». Et de rappeler que le maintien
du régime républicain tient à l'engagement des «généreux
terroristes» lors du 13 Vendémiaire. Dès lors, le journal n'a
de cesse d'employer le terme pour désigner «les crimes de tout
genre qu'enfanta la désastreuse réaction» ou pour qualifier
d'anarchiste «le régime de l'affreuse terreur institué par les
Chouans» (18 brumaire).
Dans l'impossible oubli de Thennidor, <<journée
fameuse» à laquelle, personnellement, il dut son
élargissement de prison, il y a surtout l'usage des mots qui
discréditent l'adversaire et qui ont proscrit pour longtemps les
idées démocratiques. Cette date symbolique coupe, désormais,
l'histoire de la révolution qui pour Bazin n'est pas achevée et
13 - Ch. de la Sarthe, 12 frimaire an V.
- 389 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
ne pourra l'être que lorsque ses promesses démocratiques
auront été concrétisées par la République.
Or, pour l'heure, c'est le mot de «républicain» qlÙ est
discrédité, en dépit de la journée du 13 Vendémiaire an IV.
Son inquiétude se manifeste, notamment, pendant la
campagne électorale de l'an V : «On dit qu'i] n'y a plus de
royalistes, et l'on n'ose pas se dire républicains. Que sommesnous donc '1 » A cette question, La Chronique de la Sarthe
apporte ses réponses en faisant paraître tous les deux jours,
du 8 au 24 nivôse, lUl feuilleton intitulé «L'Aristocrate
converti». C'est le dialogue entre un propriétaire qui
«s'avouait hautement aristocrate depuis 1789», mais «brave
honune au fond, franc, honnête et bielûaisanl» , et l'un de ses
fermiers qui «était ce qu'on appelait jadis un patriote
prononcé, aujourd'hui un de ces malheureux proscrits par le
royalisme, abandonnés par le gouvernement, tralùs par la
fortune, et n'ayant plus d'appui que dans le courage et la
pureté d'une âme forle». Dans cette démonstration
pédagogique où la culture politique du valet, acquise dans
l'engagement révolutiolUlélire, permet de convertir le maître
aux idées républicaines et démocratiques, le rédacteur n'évite
aucun débat idéologique. Il cherche à répondre à toutes les
interrogations d'Wl Français moyen sur le sens des
«convulsions terribles d'un peuple en révolutiOn» et la date de
l'avènement de ce «régime fortuné dont on vous disait les
avant coureurs». La principale contradiction à résoudre pour
un républicain-démocrate est la suivante : s'«il n'y a de vrai
bonheur que là où il est commun, hl où se pratique la
véritable égalité», comment «établir une république, c'est-àdire un gouvernement fondé sur la vertu, chez Wl peuple où la
corruption fait , de jour en jour, de si grands progrès» et où le
mot de «républicain est devenu synonyme de scélérat» ? Tout
en défendant lme conception de la République fondée sur la
démocratie, le jourmùiste opte dans le conteÀ1e électoral pour
une stratégie résolument constitutiOlUlelle. Il n'y a pas d'autre
alternative politique que le ralliement à la constitution de
1795, en nivôse an V comme à la fin de l'an III lorsque Bazin,
emprisonné au Mans avec d'autres «terroristes», réclamait sa
libération et celle de ses canlarades p.our pouvoir participer à
- 390 -
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'opùùon du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratique
la ratification de la nouvelle constitution qui, malgré tout,
garantissait la survie du régime républicain.
Interrogé par l'aristocrate sur la prise de position des
«Jacobins» par rapport au «partage des terres» ou au
«partage égal de tous les biens», à l'époque où se déroule le
procès de Babeuf et des Egaux, le fermier patriote répond
que : «Quant alL'{ Jacobins, il n'est pas que je sache un seul
écrit de leur part qui dénote leur penchant vers le partage des
terres. Disons plutôt qu'ils marchaient à la diminution des
grandes fortunes ; et la chose est bien différente», et il ajoute :.
«Depuis trois ans, il n'y a plus de Jacobins : pourquoi faire
revivre ce titre, éteint dans le sang de la plupart de ceux qlÙ
l'ont porté? Pourquoi, surtout, se plaire à charger des êtres de
raison de tous les crimes qui se commettent aujourd'hui ?
Entendez-vous par Jacobins, tous ceux qui ont aidé la
révolution dans ses progrès ? Ce sont eux qlÙ, après avoir
soustrait la Convention à la rage des conspirateurs de
Vendémiaire, ont porté le peuple à l'acceptation de la
constitution de 1795 et des lois de fTIlctidor, et il n'est pas lm
d'eux qui ne dise, dans toute la sincérité de son voeu, que la
République, prête à faire naufrage, n'a point d'autre planche
de salut que cette constitution. Il y a entre elL'{ et vous cette
différence que vous ne vous serrez autour d'elle que pour
l'étouffer et qu'étix, tout en prêchant l'obéissance aux lois
qu'elle renferme, signalent hautement les erreurs qui en
ternissent le texte, afin qu'un jour l'opinion publique vraiment
éclairée puisse fournir les éléments d'wle exacte révisioll)1 4.
Dans l'attente de cette révision démocratique du texte
constitutiolUlel - alors même que les caractères de «l'esprit
national», à savoir «indulgence pour le crime, honteux retour
vers le fanatisme, apathie pour le bien général, égoïsme,
ümnoralité, soif de l'or, faiblesse, découragement de la vertu»
porteraient plus au repli sur la vie privée et à l'histoire de
«cette opÎ1ùon publique qui faisait toute notre force et annait
jadis des mil1ions de bras au premier cri de la patrie en
danger» 15 - le journal participe activement à l'orgémisation de
14 - Chr. de la Sarthe, 20 lùvôse an V.
15 - Chr. de La Sarthe, 18 lùvôse an V.
- 391 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
la campagne électorale. Certes la «déchirante image du
patriotisme avili et de la ve.rtu persécutée» (22 nivôse)
continue d'imprégner le combat républicain, mais pas au
point de négliger les enjeux des élections générales de
gerrrUnal. Ainsi, l'éditorial du 24 rappelle aux adrrUnistrateurs
locaux l'importance de faire appliquer concrètement la loi du
25 fructidor an III sur les candidatures publiques - la grande
nouveauté de la procédure électorale de l'an V - qui impose
l'ouverture des registres publics dans toutes les municipalités
cantonales pour que chaque citoyen puisse inscrire «les noms
de ses compatriotes qu'il croit dignes d'être appelés à telles ou
telles fonctions publiques». A cette date, «la mmllcipalité du
Mans n'a pas encore ouvert le sien», alors que «c'est le
5 pluviôse que doit se proclamer la liste des candidats». Dans
cette stratégie d'expression publique de leurs opinions
politiques, les républicains du Mans ou de Sillé s'empressent
d'apporter leur concours alors que les royalistes sarthois
préfèrent s'abstenir16.
Quant à la question du suffrage, le journal du 28 nivôse
an V conunente les articles constitutionnels qui définissent les
conditions pour être électeur en n'émettant qu'une petite
réserve sur «le pauvre qui a contribué dans une proportion
plus forte, sans doute, que le riche au maintien du
gouvernement». Nulle condamnation du suffrage censitaire,
ni apologie du suffrage universel, pour qui a décidé de
participer aux élections et qui incite les républicains à aller
voter. Il rappelle, d'tme part, que «le républicain qui, cédant
au cri pressant de la patrie en danger, abandonna sa fanrille et
ses plus chers intérêts, pour voler à sa défense et revint dans
ses foyers infirme ou mutilé, et le père de famille qui s'enrôla
contre la Vendée et, fidèle à l'appel fait aux ennenris du
fanatisme et des rois, les combattit pendant une ou plusieurs
campagnes, ont déjà payé à la République une rétribution que
ne peut janlais égaler tout l'or de l'aristocratie ; en
conséquence, ils sont citoyens sans aucune condition de
contribution» et, d'autre part, que «le citoyen qui ne paye
aucune des contributions ci-dessus mentionnées doit, s'il veut
16 - M. Reinhard, Le département de la Sarthe sous le régime
directorial. Saint-Brieuc, 1932.
- 392-
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratique
exercer ses droits, se faire inscrire sur le registre ouvert ad
hoc à la municipalité de son canton, puis s'imposer
volontairement à une contribution qui, dans ce département,
ne peut monter qu'à trois livres par am>. Ce n'est que quelques
temps après qu'il réalise que cette dernière possibilité de
contourner le suffrage censitaire devait être réalisée avant le
mois de messidor an IV. Autrement dit, la campagne
électorale du jourmù est davantage orientée sur le devoir
civique des ayants droit de vote que sur la dénonciation de cet
achat du droit de citoyenneté ou sur la propagande en faveur
du vote muversel.
Malgré les efforts entrepris par Bazin et ses anUs, cet~
ligne constitutionnaliste se solde par un échec électoral en
gerntinal an V. Le coup d'Etat de Fructidor, nunutieusement
préparé dans ce département, régénérera cette perspective
politique.
La situation des républicains-démocrates est tout autre
dans le Vaucluse, au début comme à la fin du prentier
Directoire. Mais dans le Midi comme dans l'Ouest, la
référence à la «République» devient centrale au point
d'occulter toute autre et d'éclipser celle de la «démocratie». Si
les militants «liésitent à se dire démocrates» au début du
Directoire, comme le remarquait Aulard, c'est que l'idée et la
pratique républicaines sont, à nouveau, des combats dans ces
régions qui ont vu l'ampleur de la réaction royaliste succéder
à la réaction thennidorieIU1e.
On sait que le nom d'Agricol Moureau a été retenu, dans
l'hiver et le printemps 1796, comme «démocrate à adjoindre à
la Convention nationale»l ? par ceux qui ont préparé la
Conjuration des Egaux. Dans cette fameuse liste
départementale qui sera publiée en nivôse an V, c'est-à-dire
pendant la campagne électorale de 1797, Moureau figure
comme le
représentant du Vaucluse (alors qu'aucune
personnalité n'émerge dans le département de la Sarthe).
17 - Haute Cour de Justice, Copie des pièces saisies chez Babeuf,
Paris, au V, i me liasse, p. 69.
- 393 -
�LA RÉPUBLlQUE Dffi.ECTORIALE
Moureau n'était pas persolUleliement abonné au Tribun du
Peuple, même s'il pouvait facilement lire le journal de
Babeuf chez son beau frère ou chez un autre des dix abolUlés
aviguOIUlaiS. C'est moins le rayonnement des idées et des
textes de Babeuf, auxquels un important colloque a été
récemment consacré J8, qui nous intéressera ici que la
situation politique concrète au moment où la Conjuration est
découverte à Paris. Retenons simplement que la ville
d'Avignon regroupe tous les abolUlés du Vaucluse au Tribun
du Peuple et que le rôle joué en l'an II fait de Moureau une
personnalité de confiance pour les babouvistes - ou
«babeuftistes», comme on dit alors ù Avignon - ainsi
d'ailleurs qu'une victime e),:piatoire idéale pour les Rovère et
autres réacteurs (mais nous ne pouvons développer ici la suite
des événements).
Pour saisir l'opinion d'A. Moureau, on ne dispose que
d'un témoignage rétrospectif, son lIis/aire du Tribunal des
Gracques, publié en 1825. Dans l'opposition constitutionnelle
au régime de la Restauration, Moureau de Vaucluse, devenu
avocat à la Cour Royale de Paris, pose dans la préface ou
«lettre à mon fils» une question qui lui est chère : les tribuns
de la plèbe étaient-ils des factieux et des conjurés ou bien des
grands citoyens et de vrais amis de la liberté ? Retiré de la vie
publique après le coup d'Etat de Brumaire, il n'écrit pas son
autobiographie, mais une «Histoire des dissensions civiles de
Rome» qui restera inachevée : «Tant que la vertu fut en
honneur dans la ville éternelle, ma plume écrivit ; mais elle
s'arrêta après la mort des Gracques. A l'aspect de la
dégénération rapide des Romains et de la dégradation
universelle, je les pris en une espèce d'aversion, composée de
haine et de mépris ; il ne me fut plus possible de reparaître à
leur FOrunl : il n'y avait plus que des brigands ... La plume
m'est (toujours) tombée des mains» . Dans ce récit lùstorique
qu'il tient à léguer à son fils, il ne s'attarde pas sur la
réfutation des épithètes injurieuses de «factieux» et de
«conjurés» dont se servent ceux qui ont vaincu les
démocrates, préférant développer la notion de bien public, de
18 - A. Maillanl, C. Mazauric el E. Waller, Présence de Babeuf.
Ll/mières. révoll/tion. communisme, s. d., Paris, 1994.
- 394 -
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratique
bonheur de la patrie et, surtout, de vertu principe
fondamental du régime républicain. Dans le plaidoyer
historique de ce républicain de coeur, on ne retrouve que les
accents robespierristes. Si les mmées napoléoniennes le font
entrer dans la vie privée pour ne resurgir que dans le
mouvement des fédérations en 1815, Moureau est de tous les
combats sous le Directoire.
Quelle est la situation à Avignon en floréal an IV ?
Chef-lieu d'un département où les affidés du député Rovère
occupent la plupart des charges publiques, Avignon est une
ville-refuge pour tous ceux qui fuient la terreur blanche dans
les campagnes et une ville en état de siège, cl cause des
mouvements royalistes dans l'ancien pays pontifical. Ni les
autorités civiles, ni le pouvoir militaire n'arrivent à résoudre
le problème majeur : la perpétuation des massacres des
républicains.
Faut-il s'étolmer de la référence exclusive à la
République, à ses lois comme à sa constitution, dans les
pétitions et les manifestations publiques auxquelles participe
A. Moureau?
Pendant les six mois de la mission de Fréron en
Provence, conune après son départ en germinal, l'appel aux
autorités nationales de la République - ministères de la Justice
ou de la Police; inembres du Directoire exécutif ou du Corps
Législatif - reste vain : les crimes restent impunis soit parce
que les élus locaux de vendémiaire an IV refusent d'engager
des poursuites, soit parce que ceux qui ont été arrêtés
s'évadent de prison, ou bien demandent à être jugés dans le
Gard pour échapper à toute condamnation, ou encore parce
que les témoins des meurtres, prêts à témoigner devant lm
tribunal, sont trop souvent victimes d'assassinat. Si on laisse
de côté la commission parlementaire, chargée de faire un
rapport le 21 germinal (en fait formée pour enterrer le sujet,
vu le rapport de forces au Conseil des Cinq-Cents), les liasses
archivistiques du ministère de la Justice, notanunent,
témoignent de la réitération des plaintes conune de
l'excellente connaissance de la situation du Vaucluse que l'on
pouvait avoir à Paris. Le leitmotiv des rapports de
commissaires ou d'administrateurs républiccùns, des let1res
- 395 -
�LA RÉPUBLIQUE DITŒCTORIALE
individuelles, voire des pétitions collectives, est que les
contrées méridionales sont aballdOIUlées par la République
aux fureurs des partisans du trône et de l'autel.
D'un autre côté, le nombre de républicains réfugiés dans
la ci-devant cité des papes et l'influence reconquise par les
«montagnards» inquiètent le parti des «honnêtes gens» :
n'occupent-ils pas tous les cafés de la place de l'Horloge
depuis le mois de brumaire? N'ont-ils pas été nonunés à
quelques fonctions admirustratives ou judiciaires après les
destitutions d'émigrés rentrés, consécutives à la dernière
mission de Goupilleau de Montaigu? N'investissent-ils pas
les rues de la ville sous prétexte de Ïeter les victoires de
l'armée d'Italie? N'osent-ils pas arborer à leur boutonrùère ou
à leur chapeau, quand ce n'est pas sur IDl bonnet rouge, cet
insolent brin de thym, «cette fleur qui pousse dans nos
montagnes» qui est leur signe de ralliement et prétend
signifier que la Montagne refleurira? ne demandent-ils pas
l'armement des patriotes et l'organisation de colonnes mobiles
alors que la ville est placée sous le contrôle des forces
militaires?
Le nom de Moureau, sans être exclusif, figure dans
toutes les pétitions et dans toutes les dénonciations.
Que faisait exactement ce jeune vétéran de l'action
républicaine et démocratique ? Faut-il trancher entre
l'apprentissage de l'action clandestine et la classique
publicité des prises de position, héritage de la culture
politique jacobine ? Dans cette voie difficile s'étaient engagés
d'autres mouvements de résistance dans le passé, qu'ils
fussent protestant ou janséniste, et dont le souvenir n'était pas
éteint dans la région. Toujours est-il que le 26 floréal (16 tuai
1796) est jour de grande matùfestation à Avignon :
200 citoyens, voire 7 à 800 persOImes selon d'autres sources,
réclament auprès des autorités
murucipales et
départementales : «Des armes ou la morD). Le lendemain,
l'attroupement n'est pas dissipé et on entend crier dans les
rues de la ville . «Vive la Montagne !». On prétend que
Goupilleau de Montaigu aurait écrit aux Avignol1I1ais, entre
autres choses: «Courage, mes atnis, la Montagne triomphe».
Le calme aurait été rétabli, deux jours plus tard, à «la
nouvelle de la défaite de leurs collègués de Paris». Mais, un
- 396 -
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'OPÙÙOl1 du «parti
républicaùm sous le Directoire ou l'ùnpossible oubli de la
République démocratique
mois plus tard, on rapporte que depuis l'arrestation des Egaux
«le mal n'a fait qu'empirer et la contagion se propage». Des
farandoles sont organisées dans les rues où l'on entend les
cris, souvent répétés, de «Vive la Montagne», avec des
imprécations contre les chouans et les royalistes et «une
espèce de litanie où on disait Saint-Marat, etc., priez pour
nous»19.
TI y a un écart entre les paroles qu'on entend dans la rue
ct un texte qu'on relit et dont on gonune les expressions et
références conflictuelles. Le texte de la pétition du 26 floréal,
signée par A. Moureau et 130 autres citoyens, est en effet
résolmnent constitutionnel : c'est au sentiment républicain,
aux lois de la République et à sa constitution, que font appel
les pétitionnaires pour demander l'armement des patriotes
afin de mettre un terme aux «assassinats partiels et répétés
des familles républicaines» et aux récents meurtres de
volontaires et soldats de la République dans le département.
Mais la démarche citoyelme met aussi en cause l'inefficacité
politique des autorités, tant civiles que militaires, à maintenir
l'ordre républicain : face aux «rebelles» qui «sont
enrégimentés, ont leur camp, leur état-major, leurs caisses» et
qui «s'avancent sous les étendards de la royauté proscrite et
d'une religion qu'ils outragent», le nom de la loi et de la
constitution,»si 'pUissant sur les âmes bien nées, n'est pour eux
qu'un sujet de raillerie ou ne sert qu'à irriter leur fureur
criminelle». Ce sont bien des mesures de salut public
qu'exigent les circonstances présentes : «Nous venons vous
demander de marcher, avec nos frères d'armes qui sont dans
cette ville et ce département, au secours des volontaires qu'on
fusille et des républicains qu'on égorge».
Si la grande revendication des républicains avignonnais
est l'armement des citoyens - en l'an IV comme en l'an V elle ne recouvre pas toutes les questions débattues dans les
cafés, cercles ou chambrées méridionales2o . Plutôt que
19 - A. N., F7/7147 et 7151.
20 - Cf. notre article, «Peut-on parler de sociabilité méridionale sous
le Directoire ?», Provence Historique, janvier-mars 1997,
p. 95-108.
- 397 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
d'anner le peuple, la République préfère, on le sait, la solution
admüùstrative et militaire. L'existence d'«un parti
montagnard» à Avignon et dans le Vaucluse, se sentant
suffisamment fort pour manifester sur la voie publique,
justifie les nombreuses destitutions de républicains dans les
corps adnùnistratifs et militaires, ainsi que la nomination du
général Willot à place du général démocrate PugetBarbantane au commandement I1Ùlitaire de la Provence.
Alors que les royalistes tielUlent la campagne, c'est la
ramification de la conjuration parisielUle qui inquiète les
autorités locales. Malgré l'ampleur des purges consécutives à
la découverte de la conjuration babouviste, cette crainte
persistera dans la classe politique locale et lui fera justifier la
terreur blanche pendant la campagne électorale de genninal
an V ainsi que l'arrestation de Moureau et des principamc
lnilitants avignOIUlais. C'est dans les prisons de Valence et de
Grenoble que ces derniers assisteront au ralliement des
républicains directoriaux, après leur défaite électorale, à la
stratégie du bloc républicain, à l'exécution du coup d'Etat de
fructidor an V et aux débuts du Second Directoire.
Au-delà des différences régionales, le Manceau et
l'Avignonnais sont bien représentatifs de cette génération qui
a un héritage à gérer - un héritage lùstorique qui se confond
avec leur propre engagement persormel - et un avenir à
construire. Trop jeunes, sans doute, pour déplorer leurs
illusions passées, c'est à un avenir aux couleurs
démocratiques qu'ils songent en s'investissant dans les
combats républicains du temps présent.
Dans ces départements de l'Ouest et du Midi les plus
troublés de la décelmie révolutiOIUlaire, confrontés alors à la
chouannerie et à la terreur blanche et également placés sous
le contrôle des autorités militaires, avec les fréquentes lnises
en état de siège des villes et des bourgs, la République paraît
tout aussi fTagile qu'elle l'était en 1793, sinon davantage car
alors ni la Sarthe, ni le Vaucluse n'étaient de petites Vendées.
Malgré le discrédit des valeurs et des .principes républicains
au sein de la classe politique comme de l'opinion publique,
- 398-
�Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d'opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou l'impossible oubli de la
République démocratique
c'est encore à la défense de la République que se consacrent
les anciens jacobins de l'an il dans leur département.
Même si le temps court de l'époque directoriale dans
une vie militante - quatre petites années sans gloire, si l'on
excepte la campagne d'Italie - laisse peu de traces dans les
souvenirs, il ne convient pas de négliger une époque qui ouvre
indiscutablement le XIX" siècle.
~
399 -
��Le pas de clerc d'un centriste:
Boissy d'Anglas et fructidor
Christine LE BOZEC
En octobre 1992, j'ai présenté au Colloque Révolution et
République : l'exception française l une commwùcation dont
l'intitulé était «Le républicanisme du possible : les
opportunistes (Boissy d'Anglas, Lanjuinais, DurandMaillane ... )>> . J'avais à cette occasion réfléclù sur le
phénomène de l'opportunisme républicain en utilisant conune
base d'analyse le comportement politique des Conventionnels
choisis par leurs collègues pour constituer la COImnission des
Onze. J'avais alors marqué des différences entre ceux que je
qualifiais de «républicains opportunistes» c'est-à-dire ceux
qui tels Boissy ou Lesage envisageaient la République comme
la solution circonstantielle de sauvegarde des valeurs de 1789,
dans la mesure où elle pouvait garantir un régime d'ordre et
de conservation sdciale. Il s'agissait pour eux de se servir de
la République et non de la servir ! Je les avais distingués de
«Républicains durs», ceux pour qui la République était un
but, un projet politique, le seul cadre politique et culturel
capable de préserver leurs idéaux de 1789. Leur vision
républicaine ne se limitait donc pas à l'immédiat utilitaire. Il
en était ainsi pour La Révellière ou Louvel puisque leur vision
républicaine demeurait inscrite dans une volonté de maintien
de l'ordre social libéral. A l'évidence, ces deux groupes
fonnaient Wl seul bloc socialement et du moins à ce moment
précis politiquement homogène et relativement soudé. En
aucun cas, la République ne devait suggérer, impliquer
quelque subversion sociale si timide soit-elle. Pour les Onze,
l - Paris-I Sorbonne.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p . 401-412
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
l'accord était total sur la nécessité de fonder un «pays légal»
et sur la définition de ce pays légal.
Aujourd'hui, j'aimerais sous forme de réflexion à haute
voix prolonger cette recherche en m' interrogeant sur
l'importance de la symbolique républicaine. En premier lieu,
la simple présence et utilisation du mot, en second lieu le
combat nécessaire et inévitable pour la défense de cette forme
constitutionnelle de République que définit la Constitution de
l'an III ; enfin la valorisation respectueuse de l'idée elle-même
et de sa mise en oeuvre dans les pratiques politiques
directoriales : telles sont mes questions.
Le fait qui m'a conduit à cette interrogation est le pas de
clerc que fit Boissy d'Anglas, erreur qui fut sanctionnée par sa
«fructidorisatioID>. Lui, l'homme-clé de l'an III, responsable
de plus d'une centaine d'interventions parlementaires au cours
de cette année post-thermidorienne, lui si prudent, si malin, si
avisé, si discret et au comportement si feutré, comment a-t-il
pu se laisser prendre au piège de telle manière ? Comment
expliquer en trente-cinq années de carrière cette faute
politique qui le conduisit à être accusé d'être royaliste donc de
trahir la République en Fructidor an V, et à se voir ipso facto
exclu de la communauté civile et politique puis condamné à la
déportation?
Boissy est l'incarnation de l'an III : libéral, thenllidorien
archétypal, opportuniste accompli, homme du juste milieu,
centriste par excellence, il fut en l'an V victime de l'ambiguïté
que génère justement la volonté de centrisme, la recherche du
juste milieu qui l'inspira en l'an ID. Ce faux pas de Fructidor
est tout à fait révélateur de l 'ambiguïté originelle. En l'an III,
toujours très attaché aux valeurs de 1789, notre honulle est,
tout conune un Carnot, obsédé par les agissements de la
Gauche et les risques de débordements sociaux qu'ils
abhorrent autant l'un que l'autre. Leurs craintes sont
identiques dès lors qu'ils perçoivent la contestation, les
velléités issues des deux extrémités politiques du moment,
Jacobins et royalistes, et ils désirent sincèrement tous deux
achever la Révolution et non pas l'effacer. Mais toutes ces
valeurs libérales auxquelles ils sont attachés l'un et l'autre, si
l'on désire les consolider, les conserver, le choix des moyens
est à concevoir entre «honnêtes gens», autrement dit entre
- 402-
�Le pas de clerc d'WI centriste: Boissy d'Anglas et fructidor
gens raisonnables. Il faut donc se prémunir contre toute
intervention des extrêmes.
Ainsi Boissy, porte-parole d'un an III ÙIennidorien dont
il est, répétons-le, aussi l'incarnation, fut une victime
exemplaire de celte ambiguïté centriste qui résulte de deux
réalités conconùtantes. Tout d'abord, la volonté farouche
d'élimination de la gauche, car cette dernière représente ceUe
menace «démocratique» dont la Constitution de l'an III a
désiré prioritairement se défaire. En conséquence, ce centre
toujours en équilibre, coupé de la Gauche, se trouve ·
perpétuellement à découvert et menacé d'être absorbé,
littéralement aspiré par la Droite. En effet, en 1795, en
rédigeant la Constitution de l'an III, ces thermidoriens
centristes, ces acharnés du centrisme se sont enfennés dans
un pays légal censitaire dont ils s'estiment la couche
représentative, et qui est fort éloigné du pays réel. Et c'est
enfoncer WIe porte désonnais largement ouverte que de
rappeler que s'ils dénoncent avec virulence les dangers des
extrêmes, ils craignent beaucoup plus les attaques venant
d'wIe gauche mâtinée de babouvisme ou de jacobinisme que
les risques venant de la droite. Je pense ici au discours, à
l'intervention haineuse que fit Boissy aux Cinq-Cents à
propos de Babeuf et je la mets en parallèle avec la clémence
qu'il réclamait pour Job Aymé3, futur fructidorisé lui aussi,
lorsque l'Assemblée voulut invalider son élection en 1795.
Ainsi pris entre deux peurs, à celle suscitée par la Droite,
Boissy répond avec une inquiétude moindre. Evoquons aussi
la molle répression qui suivit Vendélniaire et celle que durent
subir les sans-culottes après Prairial !
Boissy a pu lui-même constater ce fait car c'est la
popularité qu'il avait acquise après sa non-action du
1er prairial qui lui a penuis d'éviter l'orage après
VendéIniaire. En effet, malgré cette aura d'avoir été un
sauveur, il fut vivement attaqué au lendemain de l'échec des
2 - Le 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796), le même jour, Boissy
prononce devant les Cinq-Cents un discours daus lequel il se
prononce pour le report de la loi du 3 brumaire an IV
concernant les parents d'émigrés.
3 - Le 4 nivôse an IV (25 décembre 1795) et de nouveau le
13 nivôse an IV (2 janvier 1796).
- 403-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
royalistes. Son nom était cité dans les papiers saisis chez
6
Lemaître, arrêté -le 21 vendémiairé Legendres puis Tallien
demandèrent sa mise en accusation ainsi que celle de
Lanjuinais, d'Henry-Larivière et Lesage. Louvet, pourtant, le
défendit le 24 vendémiaire? Mais dès le 20 vendémiaire, le
Journal des Patriotes aurait souhaité que Boissy repousse
«avec chaleur les dégoûtants éloges dont les Chouans [... ] ont
assassiné depuis six mois votre réputation». Tlùbaudeau
rapporte dans ses 'lvJémoires8 que dès le 17 vendémiaire,
Tallien avait traité les quatre susnommés de «compirateurs»
au cours d'un dîner chez Formalaguez. La RévellièreLépeaux9 quant à lui confinne que «Boissy et plusieurs autres
moins comlUS, se conduisent d'une manière plus qu'équivoque
dans ce débat, sans oser néanmoins se déclarer eJl.'})licitement
pour le système des sections, dans lequel on le nomma
plusieurs fois» . il précise que Tallien voulait «plus
particulièrement» les têtes de Boissy et de Lanjuinais. Il
conclut en recomlaissant que l'<<immoler>> aurait été injuste
car ce serait l'iImnoler à des hommes qui avaient été
«complices de ses menées monarchistes et dont au moins il
n'avait jamais protégé les crimes pendant la Terreur, ni même
l'impudence avec laquelle ils changeaient de langage et de
parti». En réalité, nous voyons ici le consensus Ulermidorien
voler en éclat et les divergences politiques qui s'accusent dans
le nouveau contexte se doubler de rivalités entre des hOlmnes
plus ou moins complices.
4 - Moniteur, t. 26, p. 246.
5 - Ibid., p. 220 et 224.
6 - Ibid., p. 224.
7 - Ibid., p. 226 .
8 - A. C. Thibaudeau, Mémoires sur la Convention et le Directoire,
Paris, 1824, t. 1, p. 23 5.
9 - L.M. La Révellière-Lépeaux, MémOIres de /a Révellière, Paris,
1895, t. 1, p. 256-258.
- 404-
�Le pas de clerc d'Wl centriste : Boissy d'Anglus ct fructidor
li existait donc bien un terrain de suspicion à l'égard de
Boissy mais ce «centrier perpétuel»lo échappe él ce moment é1
la répression. Il est encore l'homme de Prairial et se sent
assuré d'une réelle popuJarité.
La tête, SallS doute, encore tout enflée de son triomphe
électoral de l'an IV, il se voit plus que facilement réelu en
l'an V par le département de la Seine, avcc cinq cent vingtdelLx voix. Il se sent soutenu par les «honnêtes gens» même
plus, il se voit leur porte-parole: toujours attentif et sensible à
l'opinion générale, à ce qui se trallsforme rapidement en
l'opinion pubJique, il se sent porté par le soutien des notables.
Et il sait que cette opinion approuve ses attaques de plus en
plus ouvertes contre le Directoire. Il dénonce l'instabilité
gouvernemen(éÙe, le laisser-aller des moeurs de «certains», le
jeu, la loterie, le luxe ostentatoire, la complaisance envers le
divorce pour incompatibilité d'humeur. Ses interventions aux
Cinq-Cents prennent un caractère de plus en plus
conservateur et mOraliSallt. A l'évidence, ce cagotisme affiché
correspond à une diversion, à un moyen d'action politique
contre le gouvernement. C'est là lil moyen d'opposition qui
peut rallier aisément mécontents, déçus et frustrés : jouer les
pères-la-pudeur fait partie d'une stratégie toujours efficace en
période de crise. Nous savons qu'elle a encore ses adeptes et
peut assurer bien des avantages électoraux. Dès la fin de
l'an IV, Boissy flattait ainsi lile opinion qu'il brossait dans le
sens du poil. Nous le cOillIaissons maître dans cet art.
C'est donc grisé par sa popularité et les sollicitations qui
affluent, qu'il abandonne sa prudence habituelle. Dès 1796, il
fréquente ostensiblement le Club de Clichy où il retrouve,
entre autres, Dupont de Nemours, Durand-Maillane et le
banquier Defermon. Ces derniers, eux aussi déçus par la
politique directoriale, envisageaient lm retour à la
Constitution de 1791 en essayant d'en faire admettre le projet
à Louis XVIII. Ils lui demandent aussi de prononcer une
amnistie pour tous ceux qui avaient participé à la Révolution.
Mais «Louis XVIII» ne s'engagea pas. A ce moment,
10 - Traité de «centrier perpétuel» par Foumier dans L'esprit dans
l'Histoire, Recherches et Curiosités sur les Mots historiques,
Paris, Dentu, 1857, p. 39l.
- 405-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
tellement sûr de son fait et de la prochaine victoire des
royalistes aux élections de l'an V, Boissy ne sentit pas tourner
le vent et négligea les attaques qui se concentraient sur sa
personne. Il avait alors le sentiment d'être intouchable,
sentiment qu'analyse lucidement Pontécoulant" : «le sage
Boissy lui-même n'avait pas résisté aux amorces de la vanité ;
certain de faire applaudir dans le Club de Clichy ses motions
phllanUuopiques, sans soulever l'opposition qu'elles
rencontraient presque toujours à la tribune des Cinq-Cents, il
en était devenu l'un des membres les plus assidus et c'est sans
doute une des causes qui contribua le plus à le faire porter par
la suite sur les listes d'ostracisme du Directoire» .
Il crut pouvoir berner aisément Barras et se crut sans
doute l'indispensable acteur de la situation. Voici, à la date du
9 prairial an V (28 mai 1797), ce que Barras écrit dans ses
Jvf émoires'2 : «Le député Boissy se prononce en ce moment
avec une grande estime pour moi. S'il est vrai que ce député
COlmnence à s'exprimer avec tant d'égard sur mon compte,
cela me ferait croire qu'il a peur et que les actions du
Directoire sont moins en baisse qu'on ne l'avait cm chez les
Royalistes». Et d'ajouter : <<Les députés Boissy d'Anglas et
Vaublanc me font exprimer le désir d'avoir une entrevue avec
moi. Morainville, chargé par eux de me faire cette
proposition, me prévient que ce sont des hypocrites, mais il
croit qu'il peut y avoir avantage pour la République à ce que
je les reçoive. J'y consens». Thibaudeau'3 confirme ce
rapprochement de Boissy avec Barras. il rappelle qu'à ce
moment de l'an V, l'on cherchait «une liste de noms
honorables» pour devenir Directeurs. <<Je pressentis Boissy à
ce sujet». Boissy accepte et ajoute : < ~e vous aide». il est vrai
aussi qu'à ce moment Barras avait eu connaissance d'un
courrier que d'Antraigues avait fait parvenir à Boissy, courrier
daté du 5 messidor an V (23 juin 1797). Même si la lettre ne
relûermait aucun élement compromettant pour l'actuel
Il - 1. G. Doulcel de Pontécoula.nl, Souvenirs historiques et
parlementaires, Paris, 1861 -1865, t. 2, p. 141 , .n.
12 - F. N. Barras, Mémoires de Barras, préface de G. Dumy, Paris,
1895-1896, l. 2, p. 410-411.
13 - A. C. 11ùbaudeau, Mémoires sur la Convention et le Directoire,
ouvrage cité, t. 2, p. 176.
- 406-
�Le pas de clerc d'lm centriste: Boissy d'Anglas et fructidor
président des Cinq-Cents, le simple faÜ de la recevoir ne
pouvait qu'aider à décrédibiliser son destinataire. L'on sait la
complexité de la situation, l'imbroglio politique que constitue
l'an V et si l'on ne peut guère présenter Barras COllline ml
parangon de vertu, c'est mle réalité que lui, à ce moment, a
fait le choix républicain de la fonlle constitutionnelle. Boissy
d'AugIas, non: ce fut sa faute .
C'est à ce point et dans ces circonstances fiuctllantes que
nous pouvons constater les limites de l'opportunisme
politique. Boissy à ce moment a négligé la valeur symbolique
de la forme républicaine du régime et toute l'importance qu'il
y avait à la préserver au regard de l'e:\.'Périence de huit aIUlées
de révolution. Il ne s'en est pas suffisanunent soucié, alors que
dans le désordre apparent, la forme républicaine se révèle le
point d'ancrage des valeurs de 1789 et le seul moyen de les
afficher publiquement. Nous savons à quel point et toujours,
peu lui importait le cadre constitutiollilel qui l'autorisait à
défendre ses idéaux libéraux. Mais il n'a pas perçu à ce
moment combien il fallait serrer les rangs autour de la
symbolique qu'incarnait la République. Nous avons constaté
qu'il n'avait jamais marqué aucml réel attachement à une
dynastie plutôt qu'à une autre et que pour lui, un
gouvernement ne possédait que des fonctions et non des
attributions ; l'enveloppe «constitutionnelle» ne fut jaInais
déterminante dans ses choix. Ce qui lui avait toujours importé
était les valeurs de 1789 et en ce sens sa fidélité avait
déterntiné son opportunisme en politique. Nous pouvons
constater ici que l'opportunisme trouve ses limites, qu'il ne
paie pas à tous les coups et peut parfois coûter fort cher ! Ici,
nous assistons à une adaptation ratée de l'opportunisme
politique.
J'ajoute qu'ml persOlUlage comme Boissy représentait un
réel danger pour les hommes en place «pourris»
«compromis» comme Barras. Son honnêteté personnelle en
faisait aussi un sérieux rival pour des honunes sincères mais
ambitieux et inquiets de sa popularité et de ses fréquentations.
Je pense à La Révellière ou à Reubell. Souvenons-nous : que
disait Thibaudeau ? L'on recherche des «noms honorables».
Or Boissy était un honune honorable au sens où il n'avait pas
accumulé de fortune, où il était recOlUlU bon père-bon mari et
~
407-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
menait une vie fort discrète. il dénonçait sans trêve la licence
et réclamait sans cesse la liberté de la presse. Nous ne
pouvons pas négliger ce faisceau de facteurs plus ou moins
personnels dans la course aux honneurs et les heurts des
ambitions. Pourtant dans le contexte des mois précédant
Fructidor, cette explication paraît un peu courte.
Qui fut fructidorisé ? Des royalistes notoires certes tels
Aubry, Job Aymé, Delahaye, Henry-Larivière, 1mbertColomès, Richer-Serisy mais aussi des «modérés» avant tout
attachés à l'ordre social tels Cadroy, Couchery ou Cochon de
Lapparent qui ne placent pas la défense énergique de la
République au premier plan de leurs préoccupations, alors
que d'autres aux motivations parfois plus que douteuses tel
Barras ou ces opposants déterminés au Directoire comme le
fut Babeuf ont compris l'enjeu. La cassure de Fructidor passe
là. Elle révèle le mur qui sépare ceux qui ont compris et ceux
qui n'ont pas vu que, à ce moment précis de la Révolution, la
question de la République devenait fondamentale. C'est Wle
erreur politique que, par exemple, n'a pas commise Babelû,
une année auparavant lorsque, au cours de sa Défense
générale devant la Haute Cour à Vendôme il s'écrit: «C'est
Drouet ? C'est Le Pelletier ! 0 noms chers à la République !
ceux que vous désignez voilà donc mes complices ! Amis,
vous qui m'entourez de plus près sur ces gradins, qui êtes
vous encore? ... Je vous reconna.is, vous êtes presque tous des
fondateurs, des fennes soutiens de cette République ; si l'on
vous condamne, si l'on me condanme, ah ! je le vois, nous
sommes les derniers des Français, nous sommes les derniers
des énérgiques républicains ... ; l'affreuse terreur royale, qui a
déjà, il Y a longtemps comprimé tous vos frères, triomphant
de votre chute, va partout promener ses poignards, et la
proscription horrible moissonner tous les amis de la liberté».
Et, le 5 prairial an V, il écrit à Le Pelletier : «L'odieuse
contre-Révolution doit proscrire tout ce qui appartient aux
sincères républicains». Enfin dans sa dernière lettre destinée à
sa famille : «Si, contre mon attente, vous pouviez survivre à
l'orage terrible qui gronde maintenant sur la République et
sur tout ce qui lui fut attaché ... ». Babeuf, dans le même temps
où il en condamne les représentants qui ne l'épargnent guère,
- 408-
�Le pas de clerc d'lm centriste: Boissy d'AugIas et fructidor
comprend que cette République est fondamentale pour hù
aussi pour un avenir démocratique.
En revanche, ce problème de ]a démocratisation
politique, passant en cette étape par la forme républicaine,
Boissy ne l'a pas vu.
Ce pas de clerc autorise les «compromis», les (<vendus
au plus offrant» à s'en tirer glorieusement car eux ont saisi
que ce qui donnait sens cl leur fidélité aux principes de
recomposition politique de ]a Révo]ution était cl ce moment la
défense de l'idée républicaine. Seule, cette dernière assurait
un viatique durable et garantissait une sorte de pureté, sous la
fOffile qu'exaltera Michelet: la République comme sauveur, la
République en soi, la République pour la République. Comme
si le simple fait de brandir ce mot-baruùère devait exorciser le
danger royaliste !
Dans un cadre si tendu et inquiétant, ne pas défendre la
République ou la défendre mollement c'était l'attaquer.
Bonaparte ne laissa pas passer l'occasion de le manifester: sa
proclamation lancée depuis l'Italie le 14 juillet 1797, insistait
fermement sur le fait que son armée républicaine ne tolérerait
aucune atteinte cl la forme du régime. Boissy fait partie de
ceux qui n'ont pas compris.
Ce problème de la cassure, de la «mpture» que constitue
Fmctidor 14 a fonctiOlmé aussi au coeur de l'organe exécutif ;
une ligne de 'partage a mdement séparé les Directeurs :
La Révellière et Reubell sont demeurés ces républicains
«durs» pour qui le choix allait de soi. Barras a su finement
jouer, enfin Carnot et Barthélemy n'ont pour leur part guère
saisi l'enjeu .Et pourtant, le choix se devait d'être clair et
déterminé. On ne pouvait cl ce moment se prêter cl la moindre
confusion ou à la moindre ambiguIté. Le «on verra», devait
absolument être «c'est tout vu» ! Ainsi, dans le cas de Boissy
d'Anglas, au faisceau de causes évoqué plus haut et au
soupçon d'avoir des visées personnelles s'est ajouté le
reproche de n'être pas assez démonstratif en faveur de la
République plutôt que celui d'être lm réel monarclùste
constitutionnel. L'attitude de Boissy révèle le coeur du
problème : il est de ces libéraux thennidoriens qui,
14 - Je me réfère ici à l'analyse de G. Lefebvre.
- 409-
�LA RÉPUBLIQUE DITŒCTORW-E
rationnellement, avaient défendu en l'an III l'idée étroite,
immédiate et intéressée d'une République utilitaire, et qui en
l'an V, n'ont pas perçu le réel enjeu.
Et pourtant, ils semblaient tous en accord sur les grands
problèmes auxquels l'an III puis le Directoire étaient
confTontés : l'attitude à observer envers les colOlùes,
l'inquiétude face à ce qui se passait à Saint-Domingue, la
sauvegarde des valeurs libérales de 1789, Wle nécessaire
liberté de la presse, la réorgalùsation de l'ensemble scolaire et
de la transIlÙssion des connaissances par l'Etat national, le
rôle de l'Institut, la nécessité du suffTage censitaire, le
maintien d'un ordre social, ouvert à tous par la réussite de
chacun mais par le chemin de la promotion individuelle, Wle
attitude militaire offensive et l'attachement au libéralisme
écononùque à l'intérieur des frontières. Prenons l'ensemble
des Idéologues, des exclusivistes comme Bailleul, ou Hardy15,
des républicains affirmés COllline La RéveUière ou Reubell et
comparons-les, entre autres, à Boissy, Dwnolard, Vaublanc
ou Siméon 16 : leur comportement dans les assemblées ne
semblent pas révéler de fracture apparente. En consultant
leurs interventions parlementaires, on voit se dégager une
position moyenne et consensuelle que je serais tentée
d'assimiler à un «bloc centriste» effectif. Or, le 18 fructidor
an V, une partie des Conseils ostracise plus de cinquante de
leurs collègues, des journalistes et des personnalités en vue,
elle interdit leurs publications et fait casser les élections de
Germinal an V dans 49 départements. En réalité, cette
entente sur les grandes orientations masque des différences
notoires dans les comportements et dans les pratiques
politiques de chacun. Tous n'ont pas placé le maintien du
régime dans une perspective et une symbolique républicaines,
identifiées à la nation «révolutionnée». Ils n'en ont pas tous
fait la priorité de leurs propres priorités.
Nous retrouvons là ce que nous avons défiIù comme
l'ambiguïté du centrisme qui présente l'apparence d'un réel
bloc mais qui, en réalité, n'est alimenté et vivifié que par un
15 - Stricts défenseurs du Directoire, attachés à la notion
républicaine, tous deux chargés de vérifier la validité des
élections de l'an V puis de l'an VI. .
16 - Tous les quatre, députés des Cinq-cents, «fructidorisés».
- 410-
�Le pas de clerc d'lUl centriste : Boissy d'Anglas et fructidor
ensemble de craintes sociales. Ainsi l'édifice se fissure
aisément. Le centrisme n'existerait donc que par son refus des
extrêmes. En serait-il le double interface? Ne constituerait-il
pas un courant politique stable, définissable et classable? Ne
serait-il qu'un agrégat toujours prêt à éclater en cas de crise?
En effet quels moyens ces ex-thermidoriens utilisent-ils
pour surmonter les crises ? Eh bien ! des méthodes qu'ils
stigmatisent régtùièrement, celles qu'ils disent craindre de la
part des factions extrêmes. Après les avoir copieusement
dénoncées et avoir proclamé leur refus de ces agissements, ils
emploient ces méUlOdes d'exclusion, comme la terreur
administrative, les déportations de prêtres et d'opposants, la
chasse aux émigrés, le «nettoyage parlementaire» et la
prestation de nouveaux «serments». C'est-à-dire que ces
hOlTunes sont portés en cas de crise à utiliser des solutions
contredisant les principes affichés auxquels ils se disent le
plus attachés, à des moyens dont ils accusent sans trêve leurs
elmemis politiques. Et ce, parce qu'ils n'ont à leur disposition
aucun autre moyen d'en appeler à l'opinion populaire qu'ils
ont exclue du pays légal. Il me semble que le concept de
«centrisme» pourrait se révéler un moyen utile pour analyser
plus finement la rupture et les contradictions de Fructidor.
Cette réflexion me conduit à poser des questions sur des
étapes de l'histoire directoriale : le LIBÉRAL se fit
RÉPUBLICAIN lorsqu'il accepta la Constitution de l'an III, il
se fit CENTRISTE en limitant l'acception républicaine à lm
«pays légal» et il vit toute la nécessité qu'il y avait à être
RÉPUBLICAIN pour achever le plus rapidement possible la
Révolution par un retour au progranune minimal des valeurs
de 1789. Il est des moments où un discours est un discours
obligé alors qu'un autre est parfaitement interdit, parce qu'il
est incongru : ce qui commande alors normalité ou
incongruité, c'est le référent symbolique autour duquel se
construit un discours, une politique de ce fait, le choix
stratégique dont il n'est pas toujours aisé de saisir la portée
«historique» .
Ainsi Boissy n'a pas vu la question de la République
comme une question fondamentale, il n'a pas su prendre le
virage, il est tombé dans le panneau. Il est vrai qu'il réussit
par la suite à retomber sur ses jambes mais à quel prix ! Dix-
- 411 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
huit mois de disparition pour échapper à la Guyane, un bref
séjour à Oléron, puis la récupération par Bonaparte qui avait
besoin d'hOlmnes comme lui, déstabilisés par Fructidor et
aspirant au retour à l'ordre, rassurés par une autorité forte et
laïque capable de restaurer l'unité nationale. J'ai avancé dans
ma thèse que le fait d'avoir été fructidorisé avait servi Boissy
auprès de Bonaparte mais qu'il lui avait aussi servi de caution
auprès de Louis XVIII et cela malgré un ralliement voyant au
cours des Cents-Jours. Il est vrai que dans les deux cas, ce
soutien d'un fructidorisé constituait une preuve que ces
nouveaux régimes élargissaient leur assise politique.
Bonaparte savait que, de la part de ces hommes qui avaient
constaté que l'on peut tout perdre et très vite, fortune,
influence et relations, il pouvait compter sur la prudence, sur
la sagesse et sur une fidélité raisoilllée. Boissy en est ici un
symbole. Le marché était clair. Fructidor avait été une rude
leçon mais finalement fort bien mise à profit.
Il est alors une constatation : que cette sanction
temporaire devenue rapidement un atout peut nous conduire à
réfléchir sur la portée et les limites de l'histoire biograplùque
ainsi que sur le rôle des acteurs, des protagonistes. Ils sont les
produits des structures, et ici dans leurs configurations
symboliques et discursives, structures qu'ils ne donùnent
aucunement. Le récit de leur vie peut contribuer à éclairer
l'événement.
- 412-
�Quatrième partie
Les courants
philosophiques,
littéraires et artistiques
��Un débat philosophique sous le Directoire
(1798) : Siéyès , les philosophes allemands
et le <<véritable système métaphysique»
des Français
Jacques GUILHAUMOU
Le 8 prairial an VI (27 mai 1798), le philosophe
allemand Wilhelm von Humboldt, installé depuis quelque
temps à Paris, et l'idéologue Destutt de Tracy décident
d'organiser un colloque métaphysique pour débattre de la
philosophie kantienne. Cette «réunion métaphysique»
regroupe, cinq heures durant, Jacquemont, Cabanis, Tracy,
Laromiguière, Le Breton, Siéyès, Perret, Brinkmann et
Humbolde.
Humboldt commence par présenter le concept de
métaphysique tei que les allemands l'ont mis en place depuis
la Critique de la raison pure. li conclut que «llotre
métaphysique n'est autre chose qu'un développement parfait
des actions de ce que nous nommons notre moi»2.
l - Le côté allemand est représenté par ces trois denùères
personnes. Côté français, nous retrouvons des habitués de la
Société d'Auteuil et des membres de l'Institut.
2 - D'après le journal d'Humboldt du 27 mai 1798 qui donne Wl
résumé de cette «réwùon métaphysique» (Tagebücher (17881798, Gesammelte Schriften, Bd 14, Berlin, 1916). Une
traduction en a été faite par F. Azouvi et D.Bourel dans De
Konigsberg à Paris. La réception de Kant en France, Paris,
Vrin, 1991 , pp. 106-109.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 415-437
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Siéyès, très excité par une conclusion qui se rapproche
fortement, comme nous le verrons, de ses propres analyses
métaphysiques, mène la première partie du débat de manière
tendue. «Ce fut la partie la plus difficile mais aussi la plus
intéressante des débats» précise Hwnboldt. Mais, tUle fois
Siéyès partit, tille incompréhension totale s'instaure entre
Hwnboldt et les Idéologues présents, Tracy compris. «Deux
mondes différents» s'affrontent, constate Hmuboldt. Et il
ajoute, toujours à propos des Idéologues français: «La volonté
pure, le bien véritable, la pure conscience de soi, tout ceci est
pour eux totalement incompréhensible»3.
Cependant cet échec final de la rencontre entre
Idéologues et philosophes allemands ne peut effacer le
fructueux contact d'Humboldt avec Siéyès, antérieurement
préparé par de longues «discussions sur la métaphysique». A
vrai dire, Hmnboldt est très impressiOlillé par la pensée
métaphysique de Siéyès qu'il isole, à juste titre nous semble-til, de la pensée des Idéologues.
Ainsi il écrit à Schiller:
Quand j'ai parlé de métaphysicien français, j'ai toujours
implicitement excepté Siéyès, il a manifestement une
tête plus profonde que tous les autres. Il exprime des
choses qui sonnent simplement comme du Kant et du
Fichte ; il avoue l'insuffisance de toute la philosophie
française et m'a dit expressément qu'il n'y avait, dans
tous les livres français, pas même seulement deux lignes
de saine morale4.
Hwnboldt crédite donc Siéyès de la capacité à
«développer un système à la manière allemande, pour lui,
pour quelques lecteurs, pour la postérité». Siéyès, qtÙ sait
disposer de ce système métaphysique dans sa tête et dans ses
papiers manuscrits inédits (nous nous efforcerons de le
démontrer), lui répond non sans une pointe d'ironie:
3 - Constat d'Hwnboldt dans une lettre à Schiller du 23 juin 1798
(Die Briefwechsel zwischen Schiller und W. von Humboldt,
Autban Verlag, Berlin, 1962), qui complète les informations
de sonjoumal. Nous en trouvons également la traduction dans
F. Azouvi, D.Boure!, id., pp. 109-112.
4 - Id., p.lll.
- 416-
�Un débat philosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
philosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
Les Allemands ont fait sans doute des efforts sublimes
de la raison humaine, peut-être plus que nécessaires,
pour trouver la vérité. Nous qui sommes moins faits,
ferons moins d'efforts, mais j'ai un pressentiment que
nous sommes destinés à établir le véritable système
métaphysiques.
Qu'en est-il donc de ce «véritable système
métaphysique» attribué par Siéyès aux Français ? Peut-on, à
en reconstituer
partir
des manuscrits de Siéyès6,
l'agencement ? Dans quelle mesure sa comparaison
progressive avec la métaphysique allemande permet-elle d'en
marquer l'importance?
A vrai dire, Siéyès n'a pas attendu Humboldt pour
prendre connaissance de la plùlosopbie allemande. Certes il
ne lit pas l'allemand, mais il est très vite entouré, surtout à
partir de l'an Ill, par des amis allemands qui ressentent
fortement, dans leurs discussions avec lui, la parenté entre sa
réflexion métaphysique et celle de Kant, tout du moins dans
son extension à une «critique de la raison politique» 7 . Le
gennaniste Alain Ruiz a reconstitué de façon détaillée les
étapes de cette rencontre philosoplùque8 • En résumé,
c'est d'abord Reinhard, étudié plus spécifiquement par
5 - Propos de Siéyès rapporté dans le journal d'Humboldt du 27 mai,
id., p.108.
6 - Ces manuscrits sont conservés aux Archives Nationales sous la
cote 284 AP.
7 - Selon l'expression de Gérard Raulet dans son ouvrage Kant.
Histoire et citoyenneté, Paris, PUF, 1996.
8 - Les références à ces multiples travaux en ce domaine sont
indiquées dans les notes de son intervention, «Un regard sur
le jacobinisme allemand: idéologie et activité de certains de
ses représentants notoires en France pendant la Révolution»,
au colloque The transformation of po/itical Culture (17891848), F. Furet, M. Ozouf eds., The French revolution and the
Creation of Modem Politieal Culture, volume 3, Pergamon,
1990.
~
417-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Jean Delinière9 , qui correspond avec Siéyès pour lui faire
part des grandes lignes de la philosophie kantienne, puis
Oelsner préface el traduit les Po/itische Schriften de Siéyès en
1796. Les rencontres entre Siéyès et les spécialistes de
philosophie allemande se multiplient la même almée. Ainsi,
le 1er janvier 1796, un négociant juif, Pappenheimer, très au
fait de la pensée de Kant, rencontre longuement Siéyès.
Thérémin, chef de bureau au coInité de salut public est
présent au cours de cette discussion philosophique, il en
réswne le contenu dans sa correspondance de la façon
suivante:
J'étais hier chez Siéyès où se trouvait un kantien
récemment arrivé ; on parla beaucoup de la plùlosoplùe
kantieIllie et Siéyès, seulement connu comme homme
d'État, mais qui s'est beaucoup occupé de métaphysique
sans rien publier, exprima quelques-wls de ses principes
qui, remarqua le kantien, rejoignaient ceux de Kant, ce
qui sembla flatter Siéyès 10
On l'aura compris, il ne suffit pas de reconstituer,
comme l'ont fait excellenunent les germanistes, les liens entre
Siéyès et les intellectuels allemands, voire de resituer Siéyès
dans les étapes de la réception de Kant en France. Il convient
aussi de mettre en évidence, dans la mesure du possible, les
éléments majeurs de la «métaphysique politique» de Siéyès à
partir de ses papiers persOlmels. Ce travail nous occupe
depuis plusieurs années déjà. D'abord centré autour du cahier
métaphysique du jeune Siéyès, son premier manuscrit
philosoplùque11 , nous l'avons élargi à l'ensemble de ses écrits
9 - Karl Friedrich Reinhard (1761-1837). Un intellectuel
allemand au service de la Révolution, Thèse de doctorat, Paris
N , 1984.
10 - Texte traduit dans F. Azouvi, D. Bourel, De Konigsberg à
Paris ... , p 80.
Il - Voir Le grand cahier et autres textes philosophiques,
manuscrits retranscrits et présentés par J. Guilhaumou, dans
Les manuscrits de Siéyès l, C. Fauré, J. Guilhaurnou, F . Weil
eds, collection «Lire le Dix-huitièmé siècle», Société française
d'étude du xvrne siècle. A paraître en 1998.
- 418-
�Un débat philosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
philosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
plùlosophiques, non compris les manuscrits tardifs du
XIX" sièc1e 12 .
Enfin, cette investigation nous a entraîné, sur le chenùn
de la confTontation France-Allemagne, tout autant vers
Fichte que vers Kant l3 . Humboldt avait pris conscience de
cette parenté jichtéenne dans ses discussions personnelles
avec Siéyès. Pour notre part, nous l'avons déjà exploré par «le
haut», c'est-à-dire sur le faîte de l'édifice, le système de la
liberté dont Fichte et Siéyès peuvent affirmer conjointement
qu'il constitue l'épine dorsale de leur réflexion
plùlosophiquel 4 • Fichte ne précise-t-il pas que son système est
«du début jusqu'à la :fin une analyse du concept de liberté»
alors que Siéyès encadre, si l'on peut dire, l'ensemble de son
système par Wle analyse des trois caractères de la liberté
hwnaine qui nous mène à la «liberté médiate» constitutive de
l'ordre représentatif s.
12 - On trouvera une première présentation de nos recherches sur
l'itinéraire philosophique de Siéyès dans «L'individu et ses
droits chez Siéyès», in Regards sur les droits de l'homme,
P. Ladrière et M. Fellous eds., Cahier n° 2, seconde série, du
Centre de sociologie de l'éthique, Paris, C.N.R.S., 1995,
p. 75-114, suivi d'un débat avec J. Guilhawnou, p. 115-122.
13 - Les tentatives attestées, mais non abouties, de rapprocher Kant
et Siéyès, par l'intennédiaire de leurs amis conununs, sont
issues des potentialités politico-constitutiOlUlelles ouvertes par
le «moment thennidorien», et plus particulièrement la
Constitution de l'an ID. Cependant, au départ de leur itinéraire
intellectuel, c'est-à-dire au moment où Siéyès et Kant dans les
aITIlées 1770 lisent les mêmes philosophes, il importe de
prendre en compte leur évaluation divergente tant de
l'empirisme de Hunle que du rationalisme de Leibniz, en dépit
de nombreuses lectures conununes. La recherche en ce
domaine reste dOllC largement ouverte.
14 - DaI1S notre étude «Siéyès, Fichte et la liberté humaine (17741794
Chroniques allemandes n° 2, Cahiers du
C.E.R.A.A.C, Université Stendhal-Grenoble ID, 1993.
15 - Voir la troisième partie de la présente étude.
»),
- 419 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Au titre d'un tel rapprochement, et en-deçà du «système
de liberté» commun à ces deux plùlosophes, nous allons
décrire succinctement le trajet métaphysique de Siéyès sur la
base de parentés méthodologiques avec Fichte 16 :
- L'usage de synthèses quintuples qui lient quatre termes
en un cinquième les unifiant et les liant.
- La référence initiale, pour décrire la formation du moi,
au modèle condillacien de la statue, et à sa méthode
génétique d'observation du moi;
- L'insistance sur la différence entre les arguments du
philosophe, souvent erronés, et l'observation, plûs
proche de la vérité, par le plùlosophe-a.1lalyste de «la
série du Moi» (Fichte), de «la suite des sensations,
actions et connaissances» qui rendent comptent de
«la fonnation du moi» (Siéyès).
Entrons, par ce triple biais méthodologique, dans le vif
de notre sujet, la description des principales articulations du
système métaphysique de Siéyès, enrichie de sa confrontation
avec son homologue fichtéen. Mais précisons d'abord que la
«métaphysique politique» de Siéyès récuse «l'esprit de
système» dans la mesure où elle bannit le simple
raisonnement, à l'encontre par exemple des Physiocrates.
Lorsque Siéyès affinne, dans la lignée d'Helvétius, qu'il
«marche le bâton de l'observation à la main», il particularise
la figure de l'observateur-philosophe chargé de décomposer
analytiquement les étapes de la formation du moi. Cependant,
puisqu'il s'agit de se servir d'une méthode analytique qui
«classe ses idées et les généralise de plus en plus en les
analysant» dans le but de «découvrir les lois de l'homme», la
métaphysique de Siéyès obéit tout autant à «la loi de l'unité»,
elle fait appel certes à des «gens systématiques» mais qui
savent éviter de «se presser d'édifier lorsqu'ils n'ont pas
encore de matériaux suffisants pour voir, pour lier toutes les
parties du bâtiment» 17 •
16 - Du côté de Fichte, notre étude de référence est l'ouvrage
fondamental d' Alexis Philonenko sur La liberté humaine dans
la philosophie de Fichte, Paris, Vrin, 1980.
17 - Voir en particulier les notes éparses intitulées «méthode» et
«loi de l'unité» contenue dans le dossier 284 AP 2 (1).
- 420-
�Un débat plillosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
philosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
li est vrai que Siéyès ne nous a pas laissé ce bâtiment
clefs en main. Mais nous en avons conservé des matériaux de
toutes sortes, plus ou moins achevés : plans d'ouvrages, dont
un plan d'ensemble intitulé «De la science entière»18, titre
proche de la «Doctrine de la science» de Fichte,. tableaux
analytiques sur une série de concepts (homme, moeurs,
liberté, société, nation, etc), notes critiques fortement
le
cahier
métaphysique),
élaborées
(et
d'abord
développements thématiques plus ou moins longs, notes
éparses en grand nombre, etc.
La diversité et la quantité de ces matériaux peuvent
décourager le chercheur-historien. Plutôt à l'aise, par notre
pratique d'analyste du discours 19, dans l'agencement de
configurations à partir d'énoncés dispersés, nous y avons
trouvé matière à la description d'un système non fermé sur
lui-même, donc toujours susceptible de réexamen. C'est
pourquoi, à l'instar de Siéyès lui-même, il ne faut pas prendre
notre présentation systématique comme la clôture d'wle
pensée. La recherche de l'unité n'interdit pas le maintien de la
multiplicité des possibles, bien au contraire.
La première synthèse: l'ordre du moi
Le système de Siéyès, tel que nous le proposons,
s'organise d'abord autour d'une double synthèse quintuple,
sans préjuger, dans une analyse plus détaillée, de la mise en
évidence d'autres syntlIèses quintuples mineures à l'intérieur
même de ces syntllèses majeures.
La première synthèse concerne «l'ordre du moi», ou
ordre métaphysique au sens strict. Considérant que «c'est à la
statue à nous ouvrir à la carrière», les prelniers écrits
18 - Nous n'avons pas conservé ces plans d'ouvrages. Mais un érudit
du XIX" siècle, Fortoul, les avaient recopiés dans ces cahiers
de notes déposés aux Archives Nationales (246 AP 35).
19 - Voir sur ce point notre ouvrage, en collaboration avec Denise
Maldidier et Régine Robin, sur Archive et discours.
Expérimentations en analyse de discours, Liège, Mardaga,
1994.
- 421 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
métaphysiques de Siéyès des années 1770 portent sur les
«statuaires métaphysiciens» Condillac (Traité des sensations,
1754) et Bonnet (Essai sur lesfacultés de j'âme, 1760) et leur
modèle déductif de la formation du moi à partir de la fiction
de la statue, être défini uniquement COlmne sentant au départ.
Ainsi, la réflexion initiale de Siéyès s'articule autour des
«trois époques» de la formation du moi que nous nous
contentons, faute de place, de caractériser très succinctement:
1 - en premier lieu, il n'est question que de «l'homme
percevant» selon mIe conception particulièrement
radicale des premières perceptions. Siéyès considère
en effet que la perception originaire n'est ni amorce
d'une conscience sur la base d'un «principe pensant»
(D'Alembert), ni représentation empirique pennettant
d'emblée le passage des idées par les sens. «L'hOlmne
percevant», c'est-à-dire construit sur le modèle de
l'être sentant incarné dans la statue de Condillac, n'a
pas conscience de ce qu'il perçoit, il n'en ressent que
l'activité au titre d'lm «principe d'activité», d'une
force qui suscite action et réaction.
2 - La seconde époque concerne alors «L'hOlmne
e>.:primant et constituant».
C'est le moment où la statue, grâce au sens du toucher,
mis à sa disposition par le spectateur-philosophe,
prend cOlmaissance des objets extérieurs.
Désormais elle perçoit l'action en elle-même, et
donc la réaction dans les objets extérieurs par le
fait de la «repliation du sens (<<La statue ne peut
se replier sur elle-même que par la connaissance
des objets extérieurs»)>>. Nous entrons a.insi déjà
dans un moment du système basé sur «les lois qui
lient l'être sensible aux objets e>..1:érieurs» par des
«rapports constants».
3 - «L'homme aperçu ou apercevant» constitue enfin
l'ultime étape de la fonnation du moi. Ce troisième
moment, désigné par le concept d'aperception en tant
que réflexion de l'un dans le multiple, déplie les
- 422-
�Un débat plùlosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
plùlosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
étapes unificatrices de la connaissaI}.ce
non
seulement la cOlmaissance des objets extérieurs, mais
aussi la connaissance des hommes, de notre
ressemblance e>..iérieure avec eux, de la distinction
entre «l'homme agissant» et «l'homme se taisan!» , et
enfin «Nous concluons par nous-mêmes». Il est
désormais possible de «pouvoir dire moi». Le Moi est
alors un «système organisé lié».
En allant ainsi au plus succinct, nous avons seulement
voulu permettre au lecteur de mesurer à la fois la proximité et
la distance de cette «déduction génétique» du moi avec la
«déduction de la représentation» proposée par Fichte, toujours
sur le modèle eondillacien du Traité des sensations. La
déduction fichtéenne, si elle part de l'action et de la réaction
dans la sensation conune chez Condillac, se donne d'abord
dans sa désignation même (<<déduction de la représentation»)
une justification transcendantale2o , récusée par Siéyès, ainsi
que le précise Hmnboldt dans son compte-rendu du colloque
métaphysique de 1798 :
A ce point, le dialogue avec Siéyès tourne autour de
l'idée que bien entendu, lors de la production de la
repés~n.taio
, il doit y avoir une réaction, mais que cela
va de soi et est conllU depuis longtemps. Malgré mes
injonctions, il ne se demande pas pourquoi il devrait être
impossible ou superflu d'examiner cette réaction et ses
lois. Cependant, à cette occasion, il exprime des idées
qui,
s'ils
comprenaient
complètement,
se
rapprocheraient des idées kantiennes, et encore plus des
idées fichtéel1lles . TI dit : je ne différencie ni action, lÙ
réaction : tout est action, tout se trouve wùquement en
20 - Alexis Philonenko précise qu' «il y a chez Fichte une
justification transcendantale et dialectique de l'affection qui
manque chez Condillac» La liberté humaine dans la
philosophie de Fichte, p. 310. TI s'agit sans doute de la
distinction de type kantielUle entre l'intuition empirique,
rapportée à l'objet extérieur par la sensation, et la pure
intuition présente a priori dans l'esprit essentiellement sous
les [onnes de l'espace et du temps.
- 423-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
nous. Mais une autre fois, il dit ne pas commencer avec
cette action et réaction, mais qu'elle est la fin à laquelle
il parvient et, donc, il semble s'agir seulement d'lUl
concept
abstrait
logiquement.
Lorsque
nous
commençâmes avec la représentation, il dit : vous
commencez donc par le faîte de l'édifice et vous ne
parviendrez jamais à une philosophie véritable21 .
Dialogue complexe qui mériterait une analyse précise à
l'aide des notes manuscrites éparses de Siéyès sur le thème de
l'action et la réaction. Toujours est-il que Siéyès récuse, dans
son intervention, l'usage transcendantal de la notion de
représentation, c'est-à-dire sa caractérisation sur la base de
l'inscription a priori d'une activité du Moi en réaction au choc
du non-Moi à l'intérieur d'un espace-temps déterminé. TI
réserve essentiellement l'usage de cette notion pour désigner
le faîte de son édifice métaphysique, la représentation
politique22 . Nous retrouvons à nouveau son souci d'une
approche inunanente de la sensation, de sa valeur de pure
force en tant qu'événement-perception appréhendable
initialement hors de tout a priori. Mais il n'en demeure pas
moins une proximité déductive entre Siéyès et Fichte dans la
seconde et troisième époque de la formation du moi :
l'élévation de la sensation jusqu'à la hauteur de l'organisation
du moi, puis le positionnement du moi conune sujet rationnel
et pensant.
Cependant Siéyès introduit déjà le fait de la
représentation dans l'ordre du moi lorsqu'il atteint, dans son
observation de la suite du mécanisme des sensations, le
niveau de l'abstraction à travers la formation de la «langue
abstraite». De fait, Siéyès accorde une très grande importance
dans sa réflexion philosophique à la «métaphysique du
langage». TI s'efforce, à l'intérieur même du cahier
métaphysique, de rassembler des matériaux pour une «théorie
du langage» au point de produire une notion, le «monde
21 - F. Azouvi et D. Bourel, De KèJnigsberg à Paris, p. 108.
22 - C'est ainsi que Siéyès utilise fréquerrunent l'expression de
«représentation nationale» pour désigner la «législation
nationale» ou «Assemblée nationale» située au faîte de
l'édifice polique.
- 424-
�Un débat philosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
philosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
lingual» qui pennet d'unifier conceptuellement la première
synthèse quintuple sur l'ordre du moe 3 .
Mais cette unification langagière est tout à fait
paradoxale : dans un premier temps, elle structure
effectivement la quatrième partie de la synthèse, en liant
«l'homme exprimant et cOlmnuniquant» au «monde
intellectuel» par le «langage physique ou métaphysique». Elle
instaure ainsi, auprès du «monde intellectuel» un «système
lingual» où «se fait la cOlmnunicalion des idées par le
commerce des signes». Mais, en second lieu, à force
d'agrandir à l'infini mes moyens de connaissance par le
«pouvoir d'abstraire» conféré par le monde lingual, je risque
de multiplier à mauvais escient «des idées de ma fonnatioID>,
donc les faux raisonnements, précise Siéyès.
La prelnière synthèse aboutit ainsi paradoxalement, dans
la fonnulation même du cinquième tenne mlificateur, au
constat de l'existence de «l'homme se fonnant un monde
illusoire par l'application non réglée du langage physique au
monde intellectuel», ce que Siéyès appelle à diverses reprises
«l'abus de l'analogie». Si «la suite mécanique de toutes les
opérations de l'âme» se termine bien par la mise en évidence
du rôle unificateur du «monde lingual» en tant que
«mécanisme du langage analogue mais plus étendu que celui
du cerveau», il n'en demeure pas moins, face à «l'abus des
langues» engendré par le «système lingual» lui-même, et sa
«force de connaître une infinité d'objets», la nécessité d'opérer
une «réfonne de la langue». Nous comprenons pourquoi
Siéyès affinne que «la réforme de la langue est, avec celle de
la socialité, les deux grands besoins de l'homme à l'époque où
nous sommes», nous introduisant par là même à la seconde
synthèse quintuple constitutive de son système, «l'ordre
pratique».
23 - Sur le cheminement propre à Siéyès vers la production du
concept de «monde lingual», voir notre étude «Siéyès et le
'monde lingual» (1773-1803)), Travaux de linguistique, n° 33,
décembre 1996.
- 425-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Le travail du métaphysicien est donc loin d'être terminé,
d'autant plus qu'il doit maintenant s'articuler avec celui du
législateur dans un trajet qui nous mène jusqu'à «l'ordre
social».
La seconde synthèse: le projet anthropologique de
l'instauration de «l'ordre social»
Le passage à «l'ordre pratique» est fonmùé à la fin du
camer métaphysique dans les termes suivants:
Ordre pratique
Ramenons l'hOimne à son but. TI veut être heureux, et
toute son activité se porte à lui procurer le bonheur. Or
quelles sont les lois de tout agent, bien choisir ses fins
particulières et ses moyens. Choix suppose cOimaissance,
l'ordre des cOimaissances doit donc précéder l'ordre des
jouissances. Chercher lor.rjours des faits, observer leurs
liaisons avec ceux que l'on COll/lait déjà et former la
science des cal/ses et des effets. Mais pour ne point
s'égarer dans cette recherche importante, connaître
d'avance les lois de l'observatioll, et pour cela suivre
attentivement l'observateur, ses progrès, et les bonnes
méthodes. C'est le plus grand parti qu'on puisse tirer de
l'honune isolé. Mais on verra ensuite que la société
relûorce et multiplie tous ses moyens, et il s'agira alors
de développer le véritable ordre social.
Ce n'est pas ici le lieu de traiter ce sujet.
De fait, WlC fois observées les étapes de la fonnation du
moi à partir de «l'homme isolé», «c'est l'homme tout fonné
que je dois avoir comme but dans mes projets» précise Siéyès.
Le rôle du philosophe, toujours aussi présent, consiste alors à
fonder «le mouvement de la raison» sur la base de sa
connaissance des «lois de l'observation» portées jusqu'au
terme de la finalité lnunaille. Ainsi il «marque le but» et
«découvre et vérifie les instrwnents du législateur» tout à la
fois; il met le législateur sur «le chemin de l'infini vérité» par
sa capacité à remonter en pennanence jusqu'aux «principes de
l'art sociab>. Dc fait, le législateur ne peut combiner, par «l'art
social de bien organisem, les faits découverts par le physicien
- 426-
�Un débat philosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
philosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
«qui vous donneront des jouissances, et par conséquent le
bonheur» sans consulter le philosophe, déjà arrivé au but de
l'espèce hmnaine. Le métaphysicien informe ainsi le
législateur, lui garantit le bon chemin, en d'autres termes «la
marche de la raisoID> 24. A vrai dire, dans «l'ordre pratique»,
il y a «deux recherches à faire» : «Qu'est-cc que le
bonheur '1», «Quels sont les moyens d'y parvenir ?». A ce titre
le législateur «éclaire sur le but» de ses recherches, «en
procure la jouissance» : il est lui-même philosophe. La figure
du spectateur-philosophe laisse donc la place, avec
l'avènement de la nation 25 garante de la réalisation de l'ordre
pratique, à celle du législateur-philosophe.
Qui plus est, la réflexion sur «l'ordre pratique» ne peul
être menée à son teone qu'une fois que les «citoyens patriotes
voient enfin le moment arrivé pour nous de devenir une
NatioID>. 1789 enclenche le processus, systématisé en l'an Ill,
de réflexion sur le maximum de légitimité d'une société bien
24 - Siéyès précise les liens entre le législateur, le physicien et le
philosophe dans son ouvrage publié en 1789 sous le titre Vues
.l'lIr les moyens d'exéclltion dont les Représentants de la
France peuvent disposer en 1789, in Delivres, reprint Edhis,
1989, volume 1. Ainsi «les veillées législatrices du génie»
pennettent lu' traduction du <unouvement vers la liberté» dans
Wl «mouvement vers la raison» grâce à l'wùon du philosophe
qui (<remonte aux principes de l'art social» et du Législateur
qui «conçoi t et réalise dans son esprit l'ensemble et les détails
de l'ordre social qui convient aux Peuples», par le déploiement
d'Wl art qui «se propose de plier et d'accomoder les faits à nos
besoins et à nos jouissances». L'art social du législateur
répond donc à la «demande ce qui doit être pour l'utilité des
hommes», parce qu'ih>s'occupe de disposer les hommes entre
eux sur le plan le plus favorables à tous». Pour sa part, le
physicien «se contente d'observer les faits, de les recueillir,
d'en saisir les rapports», il se bome à «la cOImaissance de ce
qui est» (pages 29-30).
25 - Sur le rapport entre cette (Ulaissance» de la nation française
souveraine et la pensée de Siéyès, voir le chapitre sur «La
naissance d'une nation» dans notre ouvrage, L'avènement des
porte-parole de la République (1789-1792), Presses du
Septentrion, 1997.
- 427-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
ordonnée, avec l'apparition du «pouvoir constituano>, ce que
les juristes appellent la souveraineté nationale 26.
Qu'en est-il donc des étapes de la seconde synthèse
quintuple où se lient et s'unifient les éléments de «l'ordre
social» ?
La «suite morale» de la «suite mécanique» des
opérations du moi nous renvoie plus spécifiquement à
<d'emploi que l'homme sait faire de ses facultés» . Ainsi les
deux premières parties de la seconde synthèse quintuple
concernent d'abord «l'homme cherchant l'usage de ses
facultés» , puis «la recherche des moyens de perfectionner les
facultés» antérieurement mises en évidence, et tout
particulièrement la «faculté de connaître». «L'ordre pratique»
commence donc par l'élaboration d'un «Traité des
.connaissances de l'homme pour le bonheur» (première partie)
qui ouvre la possibilité d'une «réforme de la connaissance
humaine» (seconde partie).
Dans son investigation de «l'ordre pratique», Siéyès
quitte ainsi le terrain de la déduction génétique, mais il
procède toujours de la méthode analytique qui lui permet de
«bien marquer les grandes divisions qui favorisent le sujet
d'autant de traités distincts», et de visualiser la cohérence de
ces divisions par des tableaux analytiques27 . Ainsi la seconde
synthèse quintuple aboutit à un découpage «De la science
entière» en une série de traités et d'ouvrages concernant
l'ensemble du système métaphysique de Siéyès (voir le tableau
en annexe). Mais n'anticipons pas sur les étapes qu'il nous
reste à décrire.
La troisième partie de la seconde synthèse s'intitule «de
l'état de société, organe pour le bonheur, et de la perfection de
cet étao>. Nous pouvons en saisir la cohérence à l'aide d'un
tableau analytique qui regroupe à la fois une «manière
26 - Voir en particulier l'ouvrage d'Olivier Beaud, La prüssance de
l'Etat, Paris, P.U.F., 1994.
27 - Siéyès hérite .de l'Ellcyclopédie
l'usage de tableaux
analytiques, plus ou moins complexes, qui présentent la
construction systématique des divisions d'wIe seul coup d'oeil,
induisant ainsi un effet de cohérence. TI s'agit en général de
tableaux avec accolades qui permettent d'imbriquer plusieurs
divisions.
- 428 -
�Un débat philosophique sous le Direcloire (1798): Siéyès, les
philosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
d'être», une «manière d'agim et une «manière de pensem
d'une «société bien ordonnée», étant entendu que Siéyès ne
cherche pas à faire, selon ses propres propos, «le tableau des
rapports sociaux établis», mais s'intéresse à «ce qui doit être
«dans une société légitime28 • Nous pouvons ainsi souligner
l'importance de «l'acte d'union qui établit l'état de société»,
simple convention détenninant l'existence de «l'association
hwnaine». De cet «acte libre de la volonté», il s'ensuit un
«mouvement général de la société» lui-même basé sur «la
division des travaux». Nous entrons ainsi dans la quatrième
étape de la seconde synthèse quintuple, (<De la division du
travail à deux grandes classes d'hommes» et «de la
subdivision de ces deux classes et des sexes». Nous n'insistons
pas sur cet aspect largement étudié de la pensée de Siéyès29 .
La cinquième étape unifie les divisions antérieures dans
la mesure où elle veut nous fournir une «Étude des lois
physiques relatives au bonheur des hommes», intitulée aussi «
Traité des lois d'une société». Le tableau analytique de
«l'ordre social», rapporté à l'action du philosophe-législateur
en donne une vue d'ensemble30 . TI établit la progressivité de la
«socialité» vers la «sociabilité», de l' «assÎlnilatioID} vers
«}'adunatioID}, du «civisme}} vers le «publicisme}}, de «la
liberté civile}} vers «la liberté politique}} dans «la liberté
sociale}}. Il revient enfin à «l'art social}} d'actualiser cette
«liberté sociale}} dans la réalisation pleine entière de la
28 - Ce tableau est présenlé dans notre article, «Nation, individu el
société chez Siéyès», Genèses, 26, avril 1997, p.iS.
29 - Marie-France Piguet montre, dans son ouvrage Classe. Histoire
et genèse du concept des Physiocrates aux Historiens de la
Restauration, Presses Universitaires de Lyon, 1996, cOlrunent
Siéyès utilise le signifiant de classe par analogie avec les
Physiocrates, mais pour lui donner des référents spécifiques.
Voir également Marcel Dorigny, «La formation de la pensée
éconotnique de Siéyès d'après ses manuscrits (1770-1789»),
Annales Historiques de la Révolutjor/française, n° 271,1988,
p. 17-34.
30 - Ce tableau est présenté dans notre étude, «Nation, individu et
société chez Siéyès», Genèses, 26 ,p. 16.
- 429-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
«volonté individuelle» dans une «nation libre» par la
médiation de «la volonté commune».
La créativité de «l'art social» justifie alors l'adjonction
au Traité des lois de La connaissance et d'une société
d'éléments constitutifs de la Table d'une progression politique
semblable à celle des connaissances humaines. Il s'agit
essentiellement des catégories dynamiques de «natioID>, saisie
dans son rapport à la Constitution, et de «liberté»,
appréhendée de manière généalogique, notions aptes à nous
conduire jusqu'à l'achèvement, en l'an III, du système
métaphysique de Siéyès. Ainsi ce système se conclut dans le
«système politique» de 'l'ordre représentatif», «système
français de l'unité organisée» dont il est erroné de vouloir
faire un système artificiel dans la mesure où il actualise en
permanence le «système naturel» des individus en
matérialisant les virtualités métaphysiques de «la liberté
individuelle» dans l'actualité de «la liberté représentative».
C'est bien la découverte «due aux Français» du «pouvoir
constituant», traduction maximaliste des potentialités
ouvertes par la force initiale de l'individu, qui signifie la
spécificité de l'établissement du «véritable système
métaphysique» des Français dont parle Siéyès au cours du
colloque métaphysique de 1798.
L'unité de la synthèse: la progression politique
Nous pouvons enfin préciser l'aboutissement du trajet
synthétique de la pensée de Siéyès par la présentation, sous la
forme-tableau, d'un ensemble raisonné de Traités et ouvrages
qu'il souhaitait écrire.
Remarquons d'emblée deux données essentielles à
propos de ce tableau synthétique présenté en annexe :
- Il peut se lire, en temle de regroupement, tant
verticalement, selon une division entre «l'ordre des
cOlmaissances» (<<Traité des lois de la connaissance»)
et «l'ordre social» ou «ordre des jouissances» (<<Traité
des lois d'une société») qu'horizontalement, selon
une logique propre à la double synthèse quintuple du
système.
- 430-
�Un débat philosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
philosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
«grandes
- il confère une dynamique propre aux
divisions» de la «science entière» dans une «Table de
la progression politique semblable à celle des
cOIUlaissances hunutines» qui constitue elle-même le
terme d'une synthèse quintuple unificatrice de
l'ensemble. C'est par le mouvement vers la liberté au
sein du «tout de la nation» que l'unité de la synthèse
se réalise en permanence. Le système métaphysique
de Siéyès est à la fois Wle philosoplùe pratique et une
métaphysique politique.
Ainsi, l'unité du système n'épuise pas son mouvement,
bien au contrairc. Il convient alors d'en évaluer la progression
dans la ressemblance entre les progrès de la cOIUlaissance et
ceux de la politique, ressemblance qui confère à la politique
sa matérialité propre. Cette progression apparaît, suite à la
formation du système dans une double synthèse quintuple
(<<l'ordre du moi» et «l'ordre pratique»), dans l'achèvement
de ce même système, dont les conditions semblent remplies
avec l'e}".'périence révolutionnaire.
En effet cette progression politique est étroitement
associée à l'apparition de «l'art social» du législateur au sein
d'une Nation d'individus libres. Elle s'actualise, avec les
notions de «liberté» et de «nation», selon trois époques et
cinq caractères ' ·qui constituent une nouvelle synthèse
quintuple 31. Mais, dans le cas présent, l'élément unificateur,
cnglobant est autant le prenùer élément de la synthèse,
l'individu-nation issu de la «liberté d'autonomie» que le
dernier élément, le législateur détenteur de «l'art social» en
tant qu'expression de la «liberté représentative». C'est dire
que les progrès de la politique procèdent tout autant de
l'ascendant de l'individu, de sa puissance constituante au sein
des assemblées primaires que de la capacité «descendante» du
législateur à traduire les besoins individuels dans des lois
générales dictées au pouvoir constitué. Siéyès visualise
d'ailleurs cette progression circulaire dans une série de
31 - Voir les tableaux analytiques de «liberté» et «nation» dans
notre étude, «Nation, individu et société chez Siéyès», op. cit.,
p. 19 et 21.
- 431 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
triangles analytiques où la base représente la Nation, le faîte
la position législatrice et les côtés du triangle les mouvements
ascendants et descendants 32 .
Restituons en fin de parcours les étapes de cette nouvelle
synthèse quintuple, construite autour des notions de «liberté»
et «natioID>.
La «liberté d'indépendance», liberté originaire de
l'homme, se définit avant tout comme «liberté négative» dans
la mesure où elle correspond à <da liberté d'un homme qui
n'est point empêché par d'autres de faire sa volonté», tout en
demeurant la liberté d' «un être sans besoins» de nature
fictive. Nous sonunes ici, si l'on peut dire, au degré zéro de
l'état de nature, là où «la seule action de l'âme» inclut
l'ensemble du monde, donc se situe hors de toute
appréhension immédiate d'un e}",1érieur à soi. Au même titre,
la «nation elle-même» s'apparente totalement à l'individu ;
elle n'est que forme subjective, actualisée politiquement dans
la demande constituante du citoyen au sein des assemblées
primaires. TI importe donc de préciser que l'unité du système
métaphysique de Siéyès, appréhendé dans son achèvement
même, se rapporte nécessairement à la figure de l'individunation exprimant le réel de la nature humaine.
Mais l'homme a bien évidenunent des besoins qui
«déterminent sa volonté». Si son âme dit «je veux», elle doit
se déplier hors d'elle-même, puis se replier sur elle-même
pour accéder à la conscience de son unité propre, nous l'avons
vu. Ainsi l'harmonie préétablie entre l'homme et la nature
suscite une ressemblance entre l'âme et le corps qui perrnet,
par le sens du toucher, la connaissance matérielle des objets
e}",1érieurs, puis de soi-même. Enfin l'homme dit <<j'agis». La
liberté hwnaine devient avant tout «liberté d'actioID>.
Désonnais la progression conjointe de la politique et de
la connaissance se déploie dans le mouvement même de l'agir
humain:
32 - TI n'est pas étonnant que ces tableaux analytiques, qui résument
l'ensemble de la progression politique, fussent les plus
complexes élaborés par Siéyès, d'autant plus que leur
élaboration date avant tout du <anoment thermidorien».
- 432-
�Un débat philosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
plùlosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
- du côté des connaissances : d'abord de l'être sentant à
l'être touchant, où l'appréhension des objets
extérieurs, et sa conséquence la «repliation du sens»,
se fait par une multiplicité de centres, puis de l'être
touchant à l'homme agissant, centre unique de toutes
ses actions ;
- du côté de la politique, il s'agit de la seconde époque de
la liberté, «la liberté de pouvoiD>, d'abord exercée par
emprise sur les objets extérieurs, puis mise en oeuvre
à l'aide d'un «moyen encore plus importanD>, celui
que «l'honune doit exercer sur lui-même, sur ses
facultés personnelles». Tout est ici affaire
d'augmentation des moyens, donc de dépendance
vis-à-vis des objets et d'autrui dans le but de
maximaliser la liberté individuelle. La «liberté de
pouvoir» permet d'avancer dans la progression
politique parce que l'honune est devenu expérimenté
par sa capacité d'user de sa faculté d'agir, de la
perfectionner. Ainsi s'actualise, sur le versant
politique, la faculté de connaître telle qu'elle se
déploie dans le «Traité des connaissances de l'homme
pour le bonheur» antérieurement évoqué. Cependant
il reste à recadrer les éléments pratiques déjà connus
qui permettent l'ex1ension de la progression politique
vers son maximum.
Bien sûr, il s'agit, en premier lieu, de la manière d'être,
d'agir et de penser d'une «société légitime», puis de ce que
doit être «l'ordre social» . Nous passons ainsi de la formation
de la volonté commune à la réalisation graduée de la «liberté
sociale» par le passage de la «liberté civile», facteur
d'assiInilation, à la liberté politique, constitutive par
adunation du «tout de la Nation». Mais ce n'est qu'avec la
troisième époque de la liberté, «la liberté étendue ou
d'extension», que la progression politique introduit une
faculté supérieure au titre de la «liberté représentative».
De fait, la «liberté d'étendue» se dédouble tout autant
que «la liberté de pouvoir». Si «la science de l'état de société»
permet d'élaborer Wl «Traité d'économie politique», défini
- 433 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
comme «l'art d'établir les meilleurs rapports avec les moyens
les plus simples», la liberté humaine peut s'étendre à un
nombre infini de choses du fait de la capacité de l'homme à
choisir les meilleures combinaisons de moyens permettant
d'«arriver à quantité de fins». Cependant il est une manière
encore plus hwnaine, plus achevée de réaliser la liberté, c'est
non seulement en instaurant Wle «liberté finale» exercée sur
les choses, mais aussi en créant une» liberté médiate» dans un
rapport de réciprocité avec les autres. Ainsi, grâce à la
médiation d'Wl tiers représentatif, chacun peut exercer
pleinement sa liberté au milieu des autres . A ce titre, la
nation demeure elle-même dans le mouvement vers la liberté,
c'est-à-dire actualise son principe suprême, «la liberté
individuelle», en faisant «exercer ses droits par ses
représentants», de même qu'elle leur confie ses «pouvoirs» et
finit ainsi par être «remplacée» par les représentants euxmêmes. Les trois époques de la liberté s'unissent bien dans
«l'ordre représentatif».
La «liberté représentative» procède alors d'une faclùté
supérieure, que nous appellerons la faculté judiciaire, au titre
de la comparaison avec Kant. Chez Siéyès, il s'agit d'une
«faculté de perfectionnement infilù», dont il juge essentiel de
souligner l'importance pendant le débat sur la Constitution de
l'an III, moment propice à ses yeux pour présenter
l'achèvement de son système du fait même de la complexité
de la question constitutionnelle. A vrai dire, les manuscrits
politico-constitutionllels de cette période themùdorienne ne
sont pas encore retranscrits. C'est pourquoi nous nous
contentons présentement de circonscrire les caractères
généraux de cette faculté judiciaire à l'aide des opinions
imprimées de Siéyès sur la Constitution33 .
«Faculté de traduire les besoins particuliers dans la
généralité de la loi», elle est, on pouvait s'en douter, l'apanage
du législateur. Elle associe des principes, et bien sfrr «le
premier et le plus réel de tous», la liberté individuelle, à une
action réglée en tant que «règle des moyens de la force
active» . Elle correspond par là même à l'art suprême, «l'art de
33 - Dans le volume III des Oeuvres, reprint Edhis, 1989, n° 40 et
41.
- 434-
�Un débat philosophique sous le Directoire (1798) : Siéyès, les
philosophes allemands et le «véritable système métaphysique»
des Français
s'assimiler la matière de son juste développemeno} , ou art de
déployer dans l'espace (l'étendue) et le temps (l'actionmouvement) des principes et des règles qui s'appliquent aux
besoins particuliers et en déterminent la valeur agissante
selon la généralité des catégories de la loi. Concrètement,
cette faculté judiciaire répond à la nécessité suivante : dans la
mesure où tout homme dispose de «la faculté de demander
justice», «il faut qu'il puisse trouver une loi applicable au cas
qu'il désire lui soumettre». Cette ultime faculté de la
métaphysique politique de Siéyès, que nous pouvons associer
à la «langue propre» du législateur 4, nous rapproche
singulièrement de Kant, et de sa conception de la faculté de
juger mise en place dans la Critique de la raison pure. Nous y
retrouvons la règle qui fait le lien, dans le temps, entre les cas
particuliers et la catégorie universelle, ainsi que les principes
s'appliquant aux objets appréhendés dans l'espace. Le
processus de schématisation en tant que méthode de liaison,
de construction, mùquement représentable sous la fonne d'un
acte, entre les règles de l'entendement et les phénomènes
empiriques, selon Kane s, peut aussi s'apparenter au processus
ultime de représentation des principes de la liberté d'étendue
et du mouvement de la liberté d'action dans l'ordre
représentatif selon Siéyès. Ainsi la distance instaurée par
Siéyès entre son système et celui des allemands en matière de
34 - Voir sur ce point noLre étude, «Siéyès et la 'langue propre» du
législateur-philosophe. Constitution, norme et nation», La
Genèse de la Norme, Archives et documents de la SHESL,
n° Il , juin 1995.
35 - Nous nous appuyons plus particulièrement sur le conunentaire
de la Critique de la raison pure proposée par Jacques
Rivclaygues dans Leçons de métaphysique allemande, tome II,
Grasset, 1992, plus particulièrement pages 153 et suivantes.
- 435-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
représentation originaire, qu'il récuse, s'estompe en fin de
parcours. Les liens entre le Siéyès de l'an III et le <<Kant
Ulennidorien», voire même le Fichte des Fondements du droit
naturel (1796-1797) demeurent ainsi encore largement à
e),.'plorer en matière de représentation pOlitique36 .
*
Nous avons voulu montrer que le <<véritable système
métaphysique», proposé par Siéyès au nom des Français
gagne en cohérence dans sa confrontation, de synthèse
quintuple en synUlèse quintuple, à la philosophie pratique
allemande, Kant et Fichte essentiellement. Certes, les
possibilités actuelles de restitution pleine et entière de ce
système demeurent encore limitées, ne serait-ce qu'au titre de
notre connaissance encore très fTagmentaire des manuscrits
économico-politiques et politico-constitutionnels de Siéyès.
Mais il n'en reste pas moins acquis, au terme de cette
prelnière investigation, que l'unité du système métaphysique
de Siéyès se construit dans une progression politique qui se
rapproche et se différencie tout à la fois du «système à la
manière allemande» (Hwnboldt). Tournée vers l'avenir, cette
unité en mouvement annonce à sa façon la «misère
allemande» du XIX" siècle mise en avant par Heine, Marx et
bien d'autres 37 •
36 - Domenico Losurdo remarque ainsi que l'évolution cons titutiOlmelle dans la France de l'rul III intéresse tout
particulièrement Krult et Fichte, au point que leurs
contemporains allemands établissent lm parallèle entre
«l'éphorat» proposé par Fichte et <de jury constitutiOlmaire» par
Siéyès. Dans Autocensure el compromis dans la pensée
politique de Kant, Presses Universitaires de Lille, 1993, en
particulier page] 03 et note 97.
37 - Nous revenons plus en détail sur cette ultime conclusion dans
notre intervention au colloque «Autour de Heine. Misère
allemande/ deutsche Misere» de l'Université de Stendhal à
Grenoble, à paraître dans la revue Chroniques allemandes.
- 436-
�des sciences
xvnr
=
U
l'ordre représentatif, maximum de l'ordre social
- Essai politique sur l'ordre ou les honnêtetés politiques
- Traité des lois d'une religion
- Traité des lois morales
e:> 2 - Des causes du malheur des hommes
L'Art social, art des combinaisons savantes du législateur = l'art d'établir ce qui doit être pour l'utilité des hommes
Table d'une progression politique (NationlJiberté) semblable à celle des connaissances humaines
Des Questions d'économie politique, avec deux discours (introductifS)
l'un sur les sciences qui éclairent et celles qui n'éclairent pas / l'autre sur les lois morales au Traité d'économie politique
l'art d'établir les meilleurs rapports politiques avec les moyens les plus simples (Traité du socialisme/Traité de mécanique sociale)
but/moyen des facultés dans le monde moral générique
2 - Du Traité des connaissances de l'homme pour le bonheur à la réforme de la connaissance
Traité des lois d'une société
1 - Les trois époques (l'homme perceyant, exprimant, apercevant) de la formation du moi dans
1 - Traité des lois d'une langue philosophique
la suite des sensations, des actions et des connaissances
e:> ou Dictionnaire du
siècle
du Traité des illusions métaphysiques/grammaticales
au Dictionnaire métaphysique
du monde sensible au monde moral analogique
la puissance de combinaison du monde/ordre lingual
Traité des lois de la connaissance ou Considérations sur la ~éforme
De la science entière (<<bien marquer les grandes divisions qui favorisent le sujet d'autant de traités distincts»)
Siéyès ; des Traités et des ouvrages
«Ne cherchez pas dans ce Ii\Te le tableau des rapports sociaux établis, cet objet appartient à l'histoire.
de ce qui doit être»
Nous nous occuperons non de ce qui est, mai~
Un débat philosophique sous le Directoire (1798) ; Siéyès, les philosophes allemands
et le <<véritable système métaphysique» des Français
��Parny et l'Instruction publique:
un affrontement d'idéologies
Catriona SETH
Quant à Parny en particulier, Bonaparte le
considéra toujours un peu comme un des vaincus
du 18 brumaire; il ne lui pardol1l1a guère plus
qu'aux idéologllcs. Pour lui, c'était un idéologue
surpris un jour en gaieté et qui avait fait esclandre.
Sainte-Beuve]
Rien ne prédisposait Parny à entrer, sous le Directoire, à
l 'Instruction publique. Sa jeunesse avait été celle d'un
déclassé insouciant, proche de la COtIT grâce à ml fTère écuyer
de main de Marie-Antoinette, célébré par le milieu proche des
philosophes pour des écrits conune les Poésies érotiques ou
les Chansons madécasses qui nous touchent encore
aujourd'hui. Vieux célibataire, COillm pour avoir, jeune
honune, fait la cour à une jeune Esther - devenue Eléonore
pour la postérité - de 13 ans, sous prétexte de lui donner des
cours de harpe, ses préoccupations semblaient le conduire loin
de la pédagogie. De sa propre scolarité, en dépit du soutien
constant ct affectueux d'un bon père, directeur du Collège de
Rel1l1es, Thé du Chatelier2, il ne garde que des souvenirs
négatifs ; jeune honune, dans un poème, il rappelle à S011
condisciple Auguste Pinczon du Sel quelle a été leur
eX'Périence COl1UllUl1e :
] - Revue des Deux-Mondes, 1844 (IV), 834.
2 - Dans le poème qu' il écrivit pour Pamy en 1790, Ginguené,
également ancien du Collège de Relmes, évoque le bon du
Chatelier.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 439-453
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Transplantés tous les deux sur les bords de la France,
Le hasard nous unit dans un de ces cachots
Où, la férule en main, des enfileurs de mots
Nous montrent comme on parle et jamais comme on pense;
Où l'enfance effrayée par de vaines clameurs
Apprend son catéchisme et dépose ses moeurs,
Où des faquins d'abbés a la voix menaçante,
Lui vendent le Latin, le vice et les erreurs,
Et sous un tas de vieux auteurs
Etouffent la raison naissante &c 3
Le projet de devenir maître d'école traverse brièvement
son esprit au moment de la Révolution. Ce serait là une
manière honorable, pense-t-il, de s'en retourner à Bourbon, sa
patrie, et de survivre en dépit de conditions économiques
catastroplùques du fait de la faillite Campan, puis du
remboursement des rentes en assignats.
Je repasserai aux îles ; je m'y établirai maître d' école.
J'enseignerai l'arithmétique, la géographie, l'histoire et la
littérature. Je me soumettrai même, s'il le faut, a montrer a
lire et a écrire. [... ] Je ne parle pas du latin, car je m'imagine
qu'on s'en soucie peu la-bas, mais on ne peut guère se
dispenser d'apprendre sa propre langue et à mettre
l'ortographe [sic]4
Une confusion avec son neveu, le marquis de Parny,
monarchiste enragé, l'ayant fait proscrire, Parny se réfugie à
Clichy. A la fin de 1794, il publie un poème sur Le Vengeur à
la suite de la requête de Barère que soit honoré l'équipage du
navire qui a courageusement affronté les Anglais. Il s'agit
d'une tentative pour l'écrivain de rentrer dans les bonnes
grâces de la République. La Convention à l'agonie, tente de
démontrer, grâce à Marie-Joseph Chénier, que malgré de trop
fameux excès antérieurs, la République a besoin de savants,
gens de lettres et artistes. Elle vote la répartition de
300000 francs en guise de «secours et encouragements».
3 - A M de P. du S. in Pamy, Oeuvres complètes, Paris, 1830, t. J,
p.200.
4 - Lettre a Geneviève Panon du Poitail du 15/6/1793. AD.R.,
Sainte-Clotilde et R.H.L.F. (1928).
- 440-
�Pamy et l'fnstruction publique: Wl affrontement d'idéologies
Paroy touchera 2 000 francs . C'est tnieux que rien, bien
moins que le lninimum nécessaire pour survivre. En frimaire
an IV (novembre 1795), toute honte bue, il doit se résoudre à
briguer un emploi5 . Nous allons évoquer cet épisode car il
nous paraît caractéristique des efforts d'adaptation auxquels se
voyaient
contraints
certains
contemporains.
Nous
examinerons les conditions de son recrutement, ses
occupations, ses relations et, surtout, ce qu ' il lui sera
demandé d' apporter dans le cadre de la tnise sur pied d'un
système éducatif formateur de citoyens nouveaux 6 .
Dans ce meilleur des mondes idéaliste et qui prétend
restructurer un pays et ses institl1tions, le népotisme
fonctionne COlmne ailleurs. Grâce à des counaissances
d' Ancien Régime et, surtout, semble-t-il, à Ginguené, son
condisciple du Collège de Rennes, Parny trouve une place au
sein de la cinquième division du Ministère de l'Iutérieur.
Alors qu'il n'a aucune comlaissance des travaux
adtninistratifs, il est nommé sous-chef avec des
appointements de 3 600 francs 7 . D'autres hommes de lettres
sont ses proches collègues : outre le directeur Ginguené, il
convient de citer Félix-François Nogaret, auteur dès 1782
d'un opuscule intitulé Lettre et monologue d'un jaloux à
M le chevalier de Pamy sur ses Poésies érotiques,
La Chabeaussière, connu pour des écrits très divers, et JeanNicolas Bouilly, futur auteur de nombreux contes moraux
pour la jeunesse et de diverses pièces de théâtre, qui nous a
laissé un témoignage sur le passage de Parny rue de
GrenelleS.
5 - Cf. la notice biographique de Tissot dans son édition des Poésies
choisies de Parny, Paris, 1827, p. XXXIX.
6 - Il va de soi que notre but n 'est pas de brosser un tableau
d' envergure comme l' a notamment fait DomÎlùque Julia dans
de remarquables travaux, mais plutôt de dOlmer l'exemple
d' WI cas particulier emblématique.
7 - Cf. le Tableau nominatif des employés de la Direction Générale
de l'Inslnlction Publique, 5·"" division du Ministère,
Département des Manuscrits, B.N.F., NAF 9193, f"1.
8 - En effet, c'était dans cette rue-là, déjà, que se trouvaient les
bureaux de l' Instruction publique.
- 441 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Ils auraient tous deux été affectés à la Conmtission de
l'Instruction publique. Bouilly se souvient avec émotion de ce
moment de l'histoire en embellissant même ses
responsabilités par rapport à celles de parol :
C'était pendant l'hiver de 1795. A cette époque la France, à
pei.ne échappée au règne de la Terreur, essayait de
rassembler les débris épélTs de ses richesses littéraires :
quelques honunes célèbres avaient fait entendre leurs voix
au milieu des vociférations de l'anarchie ; et le spectacle
effrayant d'Lme jewlesse licencieuse, abandonnée à sa
fougue, à son inexpérience, détermina les législateurs à
poser enfin les nouveaux fondements de l'instructions
publique. Un comité composé d110mmes recoI1Unandables,
échappés, comme par miracle, à la foudre qui avait menacé
tous les talents, toutes les réputations, organisa des bureaux,
où je fus appelé, en qualité de sous-chef. On me dOlUla pour
un des mes rédacteurs le nonuné Evafùte, aussi simple que
tinlide, mais dans lequel je ne tardai pas à recOlmaître cet
aimable chevalier de Pamy, slmlommé Ù si juste titre le
Tibulle français 10
Le témoignage de Bouilly est sujet à caution : il écrit des
anecdotes édifiantes une vingtaine d'aimées après les faits.
Cela dit, il nous apporte un éclairage individuel sur une
époque de la vie de Paroy. Ce dernier n' hésitera pas ,1 se
prévaloir de son expérience dans les bureaux de l'Instruction
publique au moment de poser sa candidature pour un nouvel
emploi de fonctionnaire 11 et son biographe Tissot le montre
zélé dans son travail : «11 fit avec courage et sans murmurer,
le sacrifice de ses goüts paresselL,{ et indépendants ; religieux
9 - Le tableau des papiers Ginguené (NAF 9193 , 1"1) dOlUle Pamy
comme sous-chef alors que Bouilly, son cadet, est employé.
10 - J.-N. Bouilly, Les encouragements de la jeunesse, s. d., p. 5253.
11- «Le travail des bureaux ne m' est pas étranger: j ' ai exercé
pendant treize mois un emploi dans ceux de l'Intérieur, et je ne
me chargeais pas des choses les plus faciles» (Cil. in
R. Barquissau, Les poètes créold du .,-\ YiIl e siècle, Paris,
Vigneau, 1949, p. 110).
- 442 -
�Pamy et l'Instruction publique : un affrontement d'idéologies
à remplir en tout ses devoirs, il se distingua autant par son
exactitude que par la netteté de son travail»l 2.
Le poète dit s'être usé dans l'accomplissement des
tâches qui lui étaient confiées, affinnant : «le suis tout entier
à ce que je fais» et ajoutant ceci : «peul-être même trop, car
ma santé en souffre quelquefois»l3. Or Bouilly, oubliant
semble-l-il, l'envergure de la tâche qu'ils avaient en main,
affirme que leurs moments de loisir étaient nombreux:
Nos [onctions exigeaient alors peu de travail : elles nous
laissaient bien des moments que nous avions coutume
d'employer à relire ensemble œux de nos poètes qui ont le
plus de droits à l'immortalité. C'était surtout lorsque Pamy
lisait et commentait d'abondance Racille et La FOI/laine, qu'il
dOlmait une juste idée de son mérite. Sa timidité vaincue
par l'enthousiasme qu'il éprouvait, son imagination brillante
échauffée par le génie de ces deux admirables peintres de la
nature, lui faisaient retrouver lile force irrésistible, lil
charme d'expression dout il ne se doutait pas lui-même. Il
montrait lUl goût si pur, lil tact si [m, lUl savoir si profond,
que souvent, eu l'écoutant, on le confondait pour ainsi dire
avec ces deux grands hOlmnes l4 .
il évoque également un poète qui aurait refusé de
publier, craignaI,lt peut-être de compromet1re sa positionl 5.
Cela ne tient pas pour plusieurs raisons. Parny semble avoir
plus ou moins abandonné l'écriture, du moins de poésies
fugitives, au momenl où il a perdu son frère chéri 16. Un
manuscrit d'épopée sur les Amours des reines et régentes de
France , que son auteur aurait détruit dl:illS un autodafé sous la
Révolution, n'a laissé aucune trace. Le Vaisseau le Vengeur,
12 - In Pamy, Poésies choisies, p. XXXIX.
13 - hl Barquissau, Les poètes créoles ...
14 - Bouilly, Les encouragements de la jellnesse, p. 54-55.
15 - «Combien de fois Pamy essaya-t-il de remonter sa lyre !.. . Mais
il craignait que ses sons mélodieux ne le fissent recOlUlaître, et
peut-être ne le privassent du modique traitement de son emploi
devenu nécessaire à son existence», Ibid., p. 54.
16 - Jean-Baptiste, véritable aller ego de Pamy est mort en
aoüt 1787 alors qu' il était eu villégiature chez les Campan.
- 443-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
pièce de circonstance qui obéissait à la requête de Barère que
fussent honorés de courageux marins, a pour valeur
essentielle d'être un brevet de civisme, sorte de prenùer pas
vers une réintégration dans le monde des vivants et non plus
des suspects l 7 . Pourtant, dès 1795, Ginguené avait publié
dans la Décade un extrait de la Guerre des dieux 18 et son
périodique devait en accueillir bien d' autres passages en
attendant la publication de l'ensemble. Par ailleurs, en
l'an TIl, un persiflage anti-clérical assez drôle avait vu Je jour
sous le titre Un miracle.
Au milieu de son article, Bouilly rapporte que «Pamy fut
appelé à des fonctions plus importantes, qu'il n' avait
aucunement sollicitées». Il fait là, n'en doutons point,
allusion à la nomination du poète au nombre des
admiIùstrateurs de l' Opéra. Bien que notre propos
aujourd'hui ne soit pas de traiter autre chose que ce qui
touche à l'Instruction publique, quelques aspects de ce nouvel
emploi méritent d'être évoqués. Si Pamy a été nommé à la
tête du Théâtre des Arts, c' est là encore une preuve que le
népotisme fonctionnait. Il n'avait eu aucun lien avec le
théâtre parlé ou chanté ni aucune eÀ'}Jérience de ce que nous
appelons maintenant la gestion des entreprises culturelles.
Qui plus est, la correspondance conservée dans les Archives
de l'Opéra nous montre le Créole valétudinaire, autorisé à
rester chez lui et à n' assister qu'exceptiOlUlellement aux
réunions. Sa seille tâche marquante semble avoir été de
réécrire certains passages du livret d'.!J lceste, générant une
vive polélnique dans la presse.
La démission ou le limogeage, les avis sont
contradictoires, de Parny et de ses trois codirecteurs, n'en fit
pas des parias de l'administration, bien au contraire. Le poète
se vit rapidement confier un rôle semblable à celui qu'il avait
occupé à l'Opéra mais dont la portée était bien plus
importante. Elle partait du souci d'éduquer les masses
17 - Une confusion avec son neveu le marquis de Parny, activiste
contre-révolutionnaire, semble expliquer la présence du poète
sur une liste de suspects.
.
18 - 20 ventôse an ID (10 mars 1795).
- 444-
�Parny et l'Instruction publique : un affrontement d'idéologies
exprimé en de nombreuses occasions, par des fonctionnaires
du régime nouveau. Il s'agissait de fournir des maîtres d'école
et Bouilly raconte à ce propos deux épisodes cocasses : Paroy
aurait eu l'occasion de moucher IDl fat prétentieux auquel il
avait eu affaire pas hasard, mais aussi de récompenser un
vieillard soutenu par l'une de ses fidèles admiratrices, la
duchesse de R***1 9.
Elle obtint sans peine pour son vénérable protégé la place
qu' avait en vain sollicitée le sot ignorant, et voua pour
jamais à Pamy un attachement et une estime qui répandirent
un grand charme sur sa vie, et ne contribuèrent pas peu, dans
la suite, à lui faire obtelùr le digne prix de ses talents, à lui
ouvrir les portes de l'Académie française 20 .
Certes, le vieux maître d'école méritait peut-être un
poste d'instituteur dans les collèges réorganisés, et personne
ne contestera que Parny était digne de figurer au nombre des
Iuunortels mais sous cette coloration d'anecdote édifiante
dans laquelle la vertu et la modestie sont récompensées, nous
ne pouvons nous empêcher de voir une persistance des
habitudes de l'Ancien Régime. Le chevalier de Parny rend
service à la duchesse de R ***. Tous deux veillent sur leurs
pauvres, lui se chargeant, nous le verrons plus loin, de la
petite Eléonore, fille de son concierge, elle de son vieux
maître.
En plus des mondanités, bavardages sur la poésie et
visites chez le libraire, des tâches fondamentales de
réorganisation attendent les cadres du nouveau régime.
Toutes les mesures prises visent à fonner des citoyens
exemplaires pour l'avenir de la République. Une attention
particulière est portée à leurs manuels scolaires qui seront
constamment évoqués dans des tentatives de centralisation du
programme. Plus important encore, il faut fournir aux maîtres
19 - Elle est décrite COlline «l'élève chérie de Duc/os et de
Da/embert [sic], une mnie des lettres, Wle ardente protectrice
des talents C... ) une nouvelle Geoffrin», Bouilly, Les
encouragements de la jeunesse, p. 72-73 .
20 - Ibid. , p. 79.
- 445-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
les moyens d'instruire les enfants dont ils ont la charge et
d'en faire de petits républicains. Si certaines matières,
songeons aux mathématiques ou <l la plupart des sciences, ne
posent pas de problèmes idéologiques fondamentaux, que dire
des lettres? D'après des documents conservés aux Archives
Nationales, des circlùaires furent adressées aux directeurs des
Ecoles centrales pour répondre <l leurs interrogations et
fournir un embryon de programme centralisé :
La France est si riche en chefs-d' oeuvre littéraires qu' il
serait lrop long de les détailler. Le seul point auquel nous
devions nous attacher à cet égard est d' écarter des yeux de la
jelUlesse républicaine certains de ces ouvrages où elle
renconlrerait à chaque ligne des idées et des max.imes
opposées à la doctrine de la liberté et de la raison . Sous ce
rapport, vous accorderez constamment la préférence aux
oeuvres inunortelles de Comeille, Despréaux, Racine et
Voltaire, à Télémaque el aux Fables de La Fontaine, aux
Saisolls de Saint-Lambert, et si vous jugez à propos d'y
mêler quelques ouvrages de préceptes ou de Uléorie, vous
réserverez cet hOlmeur aux Dialoglles .l'lIr l'Eloqllellce de
Fénelon, au Cours de Belles-Lettres de Balleux, aux
Elémellls de Liltét'ature de Mannonlel. 21
Elevés dans le respect des grands poètes, pour la plupart
auteurs eux-mêmes de quelques vers au moins, les cadres du
nouveau régime se trouvaient face à un dilenune : on ne
pouvait écarter entièrement certains chefs-d'oeuvre sous
prétexte qu 'ils n'étaient pas idéologiquement purs. Conunent
donc présenter les textes des auteurs classiques sans que les
élèves soient pervertis par les références aux «anciennes
tyrannies», c'est-à-dire au trône et à l'autel. Une prenùère
décision hâtive rejoint le traitement infligé à Alces/e : il
s'agira tout simplement de réécrire tous les vers ambigus ou
dangereux en élaborant une anthologie allant de Marot aux
contemporains et qui sera Ad usum Republicae discipulorum .
A chacun d' imaginer ce que serait devenu le lion «Roi des
animauX» chez La Fontaine ou si «La garde qui veille aux
barrières du Louvre» ne défendrait pas «nos directeurs» de la
mort dans la Consolation à Nfonsieur du -pardon, Au ciloyen21 -AN. Pl? 1215.
- 446-
�Pamy et l'Instruction publique : un affrontement d'idéologies
Périer22 . Quoi qu ' il en soit, cette révision sera confiée à
Parny. 11 est loin d'être suspect sur le plan idéologique, il
pourra travailler chez lui, sa réputation de poète est bien
assise. Le 5 frimaire an VII (25 novembre 1798), un rapport
au Ministre rappelle la cOllunande faite au poète créole ainsi
que l'état d' indigence auquel il se trouve réduit :
Le qitoyeJn Pamy a été chargé par le Ministre, depuis le
mois Vendimiaire [sicl demier, de recueillir dans tous les
poètes français, les morceau;.; les mieux adaptés à la morale
et les plus propres à toucher le Coeur comme à fonner le
Goût. Un tel travail était trop intéressant par lui-même et
trop digne de ses talents, pour qu' il ne se soit pas empressé
de s' en occuper, et qu' il ne se montre pas jaloux à répondre
à la confiance du Ministre. Sa position peu fortunée ne lui
pennet pas de rester plus longtemps dans l'incertitude et
l' attente du traitement qui doit lui être alloué. L' on propose
au Ministre d' accorder au C[itoye]n Pamy la somme de
deux cent cinquante francs par mois, à prendre sur les fonds
destinés à l' encouragement des Lettres, et à cOirunencer
depuis Vendémiaire denlÏer. Le paiement des mois
Vendémiaire et Bnunaire sera avancé par le C[itoye]n
Frigoue J .
Je ne vais pas - je le regrette du point de vue historique produire à vos yeux étonnés le monwnent de révisiomlÎsme
que c'eût été. Pourtant quelque carton d'archives devrait en
contenir au moins des fragments 24 . En elIet, Ginguené ct le
commanditaire de l'ouvrage, lui-même poète à ses heures,
François de Neufchâteau, l'ont eu entre les mains. S'il avait
réécrit Alceste sans protester, Parny se sent lmù à l'aise
lorsqu'il s'agit de revoir les oeuvres des grands poètes
d' antan. Si lui-même s'interroge sur son rôle, Ginguené, à
22 - Cr. pour ce qui est des fables revues, cf. l' article de MarieElmnanuelle Plagnol-Diéval au sein de ce même ouvrage.
23 - Id.
24 - Les travaux en cours sur François de Neufchâteau - et
notamment ceux de Dominique Margairaz - nous laissent
espérer qU ' Wl dépouillement systématique des arc!lÏves jettera
plus de lwnière encore sur cet épisode.
- 447-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
25
qui a été confiée la tâche de vérifier le travail de son ami ,
est frappé de l'ambiguïté de la relation entre les fins poétiques
et politiques. Le brouillon d'une réponse au Ministre nous
apprend quel fut le cheminement des appréciations de
Ginguené:
J'y ai trouvé en le parcourant ce que le nom de son auteur
fait attendre, un goUt infmi dans le choix, dans les
suppressions et surtout dans les corrections et les
substitutions qu'il a faites. Mais après ce premier coup
d'oeil, il m'est venu Wle foule de réflexions et de doutes sur
le fond même de l'entreprise, sur le but que vous vous êtes
proposé en l' ordollilant et sur le moyen choisi pour
l'atteindre. J'ai été jusqu'à craindre que la malveillance ne
s'exerçât et contre l'exécution quelque parfaite qu'elle fUt,
et contre l'ordre même. L'intérêt que je porte à tout ce qui
vous regarde et l'esprit de responsabilité dont me chargeait
l'avis que votre confiance exigeait de moi, tout m'a fait une
loi de ne pas m'en rapporter à moi seul, de consulter sur cet
objet important le Conseil de l'fus1ruction Publique où vous
avez bien voulu me placer et de vous transmettre au lieu de
mon avis privé celui de ce Conseil, fait pour avoir un autre
poids 26 .
Ginguené soumet donc au Conseil de l'Instruction
Publique, sorte de filiale de la Décade, des Idéologues, voire
de la Classe de Littérature de l'Institut ou de la Loge des Neuf
Soeurs d'avant la Révolution, trois questions qui lui
paraissent constituer le noyau du problème. Tout d'abord, le
travail de réécriture ne constitue-t-il pas une mutilation?
25 - La lettre du Ministre de l'futérieur à Ginguené pour lui
demander son opinion sur ce qu'avait fait Pa:my subsiste
encore à la Bibliothèque du XVIe, (Fonds Parent de Rozan XX,
f" 162).
Citoyen, je viens de recevoir du citoyen Pamy la première partie du
travai l dont je l'ai chargé relativ[emen]t au choix des mei lleures poésies
françaises depuis Marot jusqu'à nos jours, pour J'usage des Ecoles
nationales. Je désire avoir votre avis sur ce travail, je vous l'adresse en
conséquence, Citoyen, et je vous invite à l'exàClliner.
Salut & fraternité.
La lettre est datée du Il genninal an 7.
26 -Id., f" 164.
- 448-
�Parny et l'Instruction publique: un affrontement d'idéologies
Sans parler d'autres poètes moindres en renommée et en
mérite, n' y a-t-il pas une espèce de violation à mutiler,
retoucher, prétendre refaire des vers de Marot, de Malherbe,
et plus encore de La Fontaine, de Boileau, de Rousseau et de
Voltaire? N'est-ce pas en quelque sorte un crime et un
sacrilège littéraires? Le conunettre, et disons le même avec
le sentiment qui nous attache tous au Ministre de l'hltérieur,
l'ordonner, n ' est-ce pas s'exposer à des reproches graves 27 •
Ensllite, demande Ginguené, est-il nécessaire de
somnettre à la jeunesse française lm recueil aussi étendu ? Et
dernièrement, ne vaudrait-il pas tnieux rajouter des notes
pour expliquer les allusions monarchiques et religieuses28 ?
Le Conseil considère ces questions et conclut rapidement
qu'il existe un droit de lecture des oeuvres dans leur
intégrite9 et que les retouches prévues pourraient avoir des
conséquences néfastes. François de Neufchâteau, justement
reconnu pour sa tolérance et pour son ouverture d'esprit,
accepte l'avis de ses collègues et renonce à l'entreprise. Alors
que ce travail, conune disait Ginguené, n'aurait pu être confié
«à des mains plus délicates et plus pures»30 et qu'il visait à
27 - li s'agit du texte même de cette première question telle que la
pose Ginguellé dans son projet de lettre au Ministre (Id.,
1" 167 (VO)).
28 - Cette idée de Poursuivre en rajoutant des notes semble avoir été
retenue da.ns un premier temps:
Les observations que vous m'avez adressées tant en votre nom qu'en
celui des Membres d'u Conseil d'iru,.!ruction publique relativement au
recueil de poésies fr:U1çaises entrepris par le C[itoy]en Pamy, me
semblent très ju~tes
; et j'ai invité en conséquence ce littérateur à faire à
son ouvrage les réductions dont vous vous êtes convenu avec lui ; et en
laissant subsister le teJo.te des auteurs, à rajouter des notes toutes les tois
que les idées exprimées par le poète seraient contraires à l'Education
Républicaine. Je vous remercie, Citoyen, pour le soin que vous avez
pris à cet objet.
Lettre de François de Neufchâteau à Ginguené datée du 20 messidor
an 7. Ibid.
29 - Il ne peut y avoir de danger à laisser à la jeunesse républicaùle le droit de
s'instruire par la lecture de nos poètes, des préjugés ou des habitudes
existantes sous l'ancienne l'orme de gouvernement., comme elle a le droit
de s'en instruire par l'étude de l'histoire.
Id., 1" 181 [sic, alors que la logique voudrait que ce docwnent portât
le nwnéro 171 J.
30 -Id., f" 165.
- 449-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
diffuser dans IDl même souffle les meilleurs morceaux de
poésie de toutes les époques et les idées du gouvernement en
place, ce monument de révisionnisme poétique qui, sans cette
tache de mutilation scandaleuse mais avec ses meilleurs
extraits des grands auteurs précédés d' une notice sur leur
vie3l , semble préfigurer les manuels de Lagarde et Michard,
ne vit - heureusement peut-être - jamais le jour. Dans ce
régime, cette idéologie, qui se cherchent, il faut admirer cette
reconnaissance d' échec, cette décisioll de ne plus dOJU1er Stùte
à un projet qui avait pu paraître nécessaire lors des premières
décisions, mais dont toute l'ambigtüté se révèle en cours
d'accomplissement.
Alors que d'importantes questions agitaient le personnel
du Ministère, le valétudinaire Parny aurait suivi, tant qu 'il
était rue de Grenelle, Ull bien curieux régime à base de lait
que lui apportait une certaine Eléonore, la fille du concierge,
âgée d'environ quatorze ans, dont le nom était peut-être un
souvenir des Poésies érotiquel2 . Lorsque la fillette tomba
malade, Parny aurait veillé à son chevet, image d'Epinal
touchante s'il en est. Plus intéressant encore, l'auteur des
Encouragements de la jeunesse nous assure que son illustre
aîné a écrit en l' honneur de cette Eléonore, emportée par sa
maladie, ses Vers sur la mort d 'une jeune fille. Il contredit
Chateaubriand qui les affinne - soit par erreur, soit pour
flatter le frère de la défunte - dédiés à Charlotte de Villettë.
31 - Un brouillon de Ginguené nous apprend que des notices
biograplùques sont prévues en tête de la sélection des
meilleures pièces de chaque auteur.
Id., f" 166 (VO).
32 - Bien des filles, de tous les milieux, reçoivent le prénom
d'Eléonore dans les rumées qui suivent la publication des
Poésies érotiques. Rien n' interdit d'y voir un lien: nombreux
sont les parents, de nos jours, qui donnent à leurs enfants les
prénoms portés par des persOlmages de séries télévisées par
exemple.
33 - En effet, Charlotte de Villette est morte en 1802 alors que les
Vers sur la mort d'une jeune fille ont été publiés bien avant
drulS la Décade.
- 450-
�Parny et l'Instruction publique : w\ affrontement d'idéologies
Son âge échappait à l'enfance.
Riante comme l' umocenœ,
Elle avait les traits de l'Amour.
Quelques mois, quelques jours encore,
Dans ce coeur pur et sans détour
Le sentiment allait éclore.
Mais le ciel avait au trépas
Condamné ses jew\es appas.
Au ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s'est endormie,
Sans murmurer contre ses lois.
Ainsi le sourire s' efface ;
Ainsi meurt, sans laisser de trace,
Le chant d' un oiseau daus les bois34.
Le «chant d'un oiseau dans les bois» qui termine ces
vers jugés «dignes de l'Anthologie» par Chateaubriand,
constituant, pour Sainte-Beuve, «le chef-d' oeuvre des
modernes épigranunes», la fin calme et sans lutte de la jeune
fille, sont peut-être emblématiques des denùers feux du
Directoire. Les Vers sur le mort d 'une j eune fille sont
également typiques de ce nouveau départ souhaité par les
Idéologues. Parny compose, en l'honneur de la fille de son
concierge, des vers jugés dignes, par Chateaubriand, de la
petite-nièce de Voltaire, fi lle d'un marquis d'Ancien Régime.
Nous avons .Qbservé qu ' il convient de saluer la raison
dont font preuve Ginguené et François de Neufchâteau,
reconnaissant, un peu de recul pris, le danger que pouvait
représenter lm recueil révisionniste de la poésie française dont
l' élaboration avait dû être décidée dans l'euphorie des
premiers instants. Il leur restera donc à trouver un véritable
rôle pour les poètes au sein de la République. Dans le cas de
Parny, la réorientation va être quasi immédiate. Depuis
longtemps déjà, en témoignent les publications d'extraits en
avant-preI1Ùère dans la Décade, organe du fidèle Ginguené, il
préparait une épopée anticléricale. Le gouvernement voit
l' intérêt de s'en servir comme ouvrage de propagande. Les
documents de l'Instruction publique nous le révèlent, ainsi ce
34- Parny, op. cil. , p. 58-59.
- 451 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
document écrit le 26 thermidor an VI35 par François de
Neufchâteau lui-même, semble-t-il, et signé par lui :
J'ai cru devoir à votre réputation littéraire, et à votre
attachement pour la Révolution, de vous allouer la somme de
600 f. sur les fonds destinés par le corps législatif à
l'encouragement des sciences et des lettres. Puisse cette
preuve d' intérêt et d' estime hâter la publication du Poème
où vous avez combattu avec les armes de la plaisanterie des
erreurs aussi dangereuses que ridicules et contre lesquelles
on ne saurait trop multiplier les attaques de tout genre36 .
Parny reçoit 1 200 f. el le produit de 1 édition lui sera
aband01l1lé. Ginguené semble avoir été une fois de plus
l'instrument de la décision, la lettre de François étant une
réponse à un courrier reçu de lui et daté du 25 ùlennidor. La
République trouvait un rôle véritable de poète engagé à la
mesure d'un de ses fidèles. Faut-il dès lors s' éto1l1ler que
Ginguené utilise les mêmes phrases dans un rapport envoyé à
l'Instruction publique et au sein d'une critique fort élogieuse
de la Guerre des dieux publiée dans la Décade : «Attaquer
par des fictions ingénieuses ces religions positives ennelnies
du bonheur de 1'homme, verser à flots le ridicule sur ce qui fit
verser tant de sang, c' est bien mériter de la religion et de
1' humanité» 37 .
De telles tentatives d'ouverture, en littérature comme
dans le système scolaire, ne seront pas toutes poursuivies audelà du Directoire, ce régime d' intellectuels, de perso1l1lalités
généreuses en tenues philosoplùques, miné par des tensions
internes ou des sursauts de népotisme, qui attendra. une
secousse du dehors, le 18 brumaire. Si la Guerre des dieux
est, en poésie38 , le chant du cygne des Lumières voltairiennes,
35 - 13 août 1798.
36 - AN., Fl7 12151" 130.
37 - Cf. Régaldo, M., Un milieu intellectuel la «Décade
philosophique», Lille, AN.R.I. , 1976, 2 èrnc partie, p. 295 et
Décade, 30 pluviôse aIl Vil, p. 342.
38 - Avec le Paradis perdu et les Galanteries de la Bible, toujours
de Paroy, et quelques autres textes du même genre.
- 452-
�Pamy et l'Instruction publique: un affrontement d'idéologies
le nouveau siècle aura du mal à trouver sa propre voix (et
voie) poétique. Sainte-Beuve estime que: «La littérature alors
n'avait pas moins besoin que la société d'un 18 brun1aire, je
veux seulement dire de quelque chose d'assainissant et de
réparateu?9« ; le 18 bfU1l1aire des lettres qui met fin aux
tentatives d'oeuvrer vers ce que Ginguené appelle, toujours
dans sa critique de la Guerre des dieux, «l'émancipation de la
société humaine», n'est-ce pas la publication d'un texte que
son propre auteur considérait comme «une réponse»· au
poème de Parny : le Génie du Christianisme ? A chaclUl de
déterminer si des adjectifs comme «assallllssallt et
réparateur» peuvent qualifier tant le coup d'Etat que le livre ...
39 - Revue des Deux-Mondes, 1844 (IV), 833.
- 453-
��Enfance et littérature en 1797 :
rupture ou continuité?
Marie-Emmanuelle PLAGNOL-DIÉVAL
Parce que la littérature de jeunesse présente lm tableau
riche, varié et significatif en ceNe almée charnière de la
République directoriale, il semble intéressant d'étudier les
livres parus en 1797, de différencier les premières éditions et
les rééditions pour évaluer leur part d'originalité, les acqlùs
révolutionnaires ou au contraire le retour à des valeurs
antérieures. Pour ce faire, nous nous S01mnes appuyés sur
deux. ouvrages de bibliograplùe critique : Les Écrits
pédagogiques sous la Révolution de Hans Christian Harten et
Les Livres pour l'enfance et la jeunesse publiés en français
de 1789 à 1799 de Michel Manson l . Nous avons pu dresser,
des ouvrages parus en 1797, un relevé sigtù.ficatif qui, sans
prétendre à l'exhaustivité, ce qui n'était pas notre but, peut
servir de support à une interprétation. Nous nous sommes
limités aux. ouvrages destinés à l'enseignement : livres
scolaires, livres 'pour la jeunesse en excluant les études
théoriques ou utopiques sur la politique culturelle et
éducative, son organisation, ses théories et ses méthodes ainsi
que les textes parlementaires.
Une présentation du contex1e pennettra d'apprécier
l'originalité des premières éditions de 1797 et de se demander
si ces nouveautés en sont réellement, pour ensuite, à travers
les rééditions de la même almée, déceler à la fois des signes
de continuité ou au contraire d'adaptation au discours
idéologique ambiant.
- Tous les deux : Paris, I.N.R.P .. , 1989. Voir également «La
Littérature enfantine et la Révolution : rupture ou
continuité ?», L'Enfant, la famille et la Révolution française ,
Actes du colloque de l'Université de Paris-SorbOlme et de
l'TllStitut de l'Enfance et de la Famille, 30 janvier-l or février
1989, par M.-F. Lévy, Paris, O. Orban, 1990, p. 263-273.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, J997, p. 455-474
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
Les recensements effectués par H. C. Harten et
M. Manson, s'ils ne coïncident pas totalemene montrent
toutefois que l'année 1797 occupe une position médiane dans
la production. Après la forte poussée inégalée des années
1792-1794, 1797 annonce une légère remontée. L'échantillon
des matières représentées par les manuels confirme les
tendances de la période avec, en tête, la morale et la langue
(lecture, écriture et grammaire), suivies par les langues
anciennes, les mathématiques, les sciences naturelles et la
géograplùe. Le profil socioprofessionnel des auteurs va dans
le sens de la spécialisation caractéristique des années suivant
la Montagne. Les principaux écrivains des ouvrages publiés
en 1797 sont des enseignants, professeurs à différents niveaux
ou instituteurs. Viennent ensuite quelques membres de
l'administration, des représentants de la culture littéraire et
scientifique et très peu d'autres secteurs de la vie
intellectuelle. L'absence marquante des femmes parmi les
auteurs s'explique par cette professionnalisation qui les
élimine en tant qu'agents de propagation des vertus
républicaines, maintenant que des examens d'aptitude sont
institutionnalisés qui montrent que l'alphabétisation fénùnine
est en retard par rapport à son équivalent masculin, et en tant
que dilettantes de la littérature d'éducation. En cela, le
Directoire revient sur les acquis de la période précédente. Ces
différents éléments montrent que la production livresque de la
République directoriale se démarque de ce que Harten appelle
la «révolution culturelle» ou «l'utopie pédagogique concrète»
des années 1793-1794. L'examen des titres montre que
l'intérêt se porte vers les Écoles centrales souvent invoquées
dans les préfaces, avec un renouveau des manuels de langues
ancielmes, de mathématiques et de sciences naturelles alors
que les livres d'apprentissage de la lecture et de l'écriture,
témoins d'un primat de l'enseignement élémentaire, sont
moins nombreux. L'année 1797 se situe bien entre ces deux
concours, celui prescrit par la Convention en pluviôse an II
qui demande à la totalité de l'opinion républicaine des
manuels élémentaires capables de forger un nouvel homme
2 - Michel Manson dénombre 25 nouveautés pour 1797,
17 rééditions d'avant 1789 et 18 rééditions d'ouvrages datés des
mmées 1789 à 1796, Hans Harten'en dénombre 75, mais leurs
critères diffèrent légèrement.
- 456 -
�Enfance et littérature en 1797 : rupture ou continuité ?
républicain et celui de 1798 à l'initiative du conseil
d'Instruction publique et de François de Neufchâteau lancé
auprès des professeurs et des bibliothécaires des Écoles
centrales3 . Toutefois, les clivages ne doivent pas être forcés :
ni les ouvrages, ni les esprits ne changent radicalement. En
effet, lors du concours des manuels élémentaires qui se
déroule en fait de l'an II à l'au IV, huit textes sont retenus
pour être édités sur les fonds publics, ce qui confinne leur
recOlmaissance par le pouvoir politique en place. Or parmi
ceux-ci, deux sont réédités dès 1797, preuve d'une continuité
qu'il faut garder présente à l'esprit afin de ne pas caricaturer
les oppositions: les Éléments d'histoire naturelle de Millin4
dont la deuxième édition date de 1797 et le Catéchisme
républicain, philosophique et moral de La Chabeaussière5 .
Un relevé des ouvrages édités ou réédités en 1797
montre un paysage dépourvu de lignes de force apparentes au
sein duquel tradition et innovation se côtoient. En ce qui
concerne les premières éditions de 1797, tous les genres
littéraires convoqués pour transmettre des connaissances ainsi
que tous les domaines de l'éducation sont représentés. On
décèle une spécificité du manuel au détriment des formules
mixtes précédemment privilégiées. Les formules chères à la
fin de l'Ancien Régime qui incluent la transmission de
connaissances dans un ensemble narratif divertissant, connne
dans les entretiens, les magasins, les portefeuilles, tendent à
diminuer. On cQmpte ainsi dans les nouvelles parutions peu
d'ouvrages appliquant cette fonnule, si ce n'est les Étrennes à
la jeunesse ou Entretiens familiers en forme d'exercices sur
la grammaire, la rhétorique, la logique, la mythologie, la
géographie et l'histoire par le citoyen Capinaud, instituteur à
Lyon6 ou les Entretiens d'un père avec ses enfants sur
3 - L'examen des livres se fait entre brumaire an Vil et vendémiaire
an vrn.
4 - Louis Millin Aubin, alias Millin de Grandmaison, Éléments
d'histoire naturelle, à l'usage de la jeunesse, 1794
Cl ère édition), 1797 (2 ème édition), 1802 (3 ème édition).
5 - La Chabeaussière, A. Étielme Xavier Poisson de, Catéchisme
républicain, philosophique et moral, 1794, avec de
nombreuses rééditions en l'an m, IV, v, VI, vm sous le titre
de Catéchisme français ou Principes de philosophie, de morale
et de politique républicaine à l'usage des écoles primaires.
6 - Paris, Valade, 1797-1798.
- 457-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
l'histoire naturelle de Dubroca qui garde la fonnule de la
conversation entre un père et ses deux fils, mais sans
assaisOlmement narratif7. Significativement, le seul portefeuille traditiotmel est un ouvrage traduit de l'anglais, Les
Soirées au logis ou l'ouverture du portefeuille de la jeunesse,
renfermant un mélange de pièces diverses pour l'instruction
des jeunes personnes, par John et Alma Laetitia AikinBarbaud8 , qui présente des textes variés «tantôt une histoire,
tantôt une fable ou un dialogue adapté à l'âge et à
l'intelligence des jeune gens», portant sur des domaines
éclectiques, écrits par des amis de la famille et destinés à être
lus le soir, au hasard puisque l'enfant le plus jeune les extrait
de la cassette les contenant. Dans la lignée de Berquin, on
peut citer de L. F. JauffTet, le Voyage au jardin des Plantes... 9
qui présente en six journées une visite commentée du jardin
et mêle quelques anecdotes morales à une infonnation
zoologique et botanique. Encore doit-on se méfier des titres
qui reprelUlent ces anciennes dénominations pour accentuer le
côté ludique d'ouvrages en réalité conçus comme des manuels,
ainsi qu'en témoigne l'ouvrage de latin de Boinvilliers intitulé
Nouveau calendrier des enfants ou étrennes d'Ésope,
contenant des fables instructives J o. Inversement, on peut
noter la faible progression d'ouvrages strictement conçus pour
divertir les enfants. Ce sont des romans, COllUne Édouard ou
l'enfant retrouvé du Dr Jolm Moore, traduit de l'anglais l J ou
la première édition du célèbre Victor ou l'enfant de la forêt de
Ducray-DmniniI J2. Le genre du conte, même modulé par des
épithètes morales ou didactiques, est en nette régression: on
note un titre assez représentatif de ces dénominations
prudentes, les Contes jaunes ou le livre d'enfance propre à
fami liariser l'âge le plus tendre avec la lecture et les
premières notions de morale par A. F. J. Fréville J3 ou une
anthologie de F.-Th. Külme, Conles nouveaux en prose, tirés
7 - Paris, Dessessarts, 1797.
8 - Genève, J. J.. Paschoud et Paris, Maradan, 1797, 1ère édition
anglaise de 1792.
9 - Paris, an VI de la République.
10 - Paris, Laurens jeune, 1797.
Il - Paris, Maradan, An V, 1797.
12 - Paris, Le Prieur, An V, 1797. Ce roman COJUlUt 37 réimpressions de 1812 à 1893.
13 - Paris, Louis, 1797.
- 458 -
�Enfancc ctliltérature cn 1797 : rupture ou continuité?
des meilleurs auteurs et publiés à j'usage de la jeunesse l4 . A
cela, il convient d'ajouter les parutions régulières qui
introduisent un phénomène de continuité au sein de la
production, comme la Nouvelle Bibliothèque des Enfants de
Pierre Antoine Leboux de La Mésangère, conunencée en
1794 15 .
La transmission des connaissances disciplinaires est
donc assurée par des manuels scolaires. L'apprentissage de la
lecture et de la granunaire suscite une production assez
importante: Les Étrennes de Cadmus ou Manière amusante
d'apprendre à lire sans connaître les lettres et sans les
épeler l 6 , le Cours de lecture ou Nouveau syllabaire français
contenant les principes de la lecture mise à la portée des
enfants de Clémendot l 7 , La Jvfanière d'enseigner et
d'apprendre la grammaire, par Gazin ' 8 ou le Traité des
éléments de la langue française mis à la portée des enfants
pour les écoles primaires de E.-H. Garnier-Deschesnes I9 . Les
sciences sont représentées à travers des abrégés (Idée
générale ou Abré~
des sciences et des arts à l'usage de la
jeunesse de M. L. E. Moreau de Saint-MéifOou des ouvrages
savants conune le Tableau élémentaire de l'histoire naturelle
des animaux de Cuvier21 . J. B. Gail donne un Cours de
langue grecque dépourvue de parate>..1es22 . La minéralogie est
L'italien
à l'honneur avec le Traité.. . de R.-J. Haü~.
s'apprend avec le manuel de P. L. Siret24 . Enfin, morale et
histoire se côtoient dans des ouvrages qui présentent des
figures historiques susceptibles de servir de modèles, comme
cette Histoire des hommes illustres qui ont honoré la France
par leurs talents ou leurs vertus, disposés pour chaque jour
14 - Brwlswick, Thomas, 1797.
15 - Paris, Devaux, 1797.
16 - Anonyme, Paris, Mérigot, 1797.
17 - Paris, Bemard, An V, 1797.
18 - Paris, Dufart, 1797.
19 - Paris, Devaux, 1797.
20 - Paris, 1797.
21 - Paris, Baudoin, 1797.
22 - Paris, 1797.
23 - Paris, Impr. de la République, 1797.
24 - Éléments de langue italienne 011 Méthode pratique pour
apprendre cette laI/gue par M. Siret auteur des Éléments de
langue al/glaise, Paris, Barrois, 1797.
- 459-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
de l'année 25 ou ces Anecdotes romaines et françaises .. ?6 de
P. Serane qui reprennent la forme de la joute oratoire entre
deux élèves, orientée dans une perspective patriotique.
Les rééditions de 1797 confinnent ces lignes de force.
L'examen des titres montre que l'on réimprime peu de
manuels, preuve que la production de l'année couvre les
besoins et que ceux-ci ne se satisfont pas des livres conçus
antérieurement. On réédite certes Les vrais Principes de la
lecture, de l'orthographe et de la prononciation française
27 de N. A. Viard dont la première édition remonte à 1763 et
dont les rééditions augmentées par Luneau de Boisgermain se
poursuivront au-delà de la Monarchie de juillet. Un Abrégé
de géographie ... de L. A. Nicolle de La Croix, daté de 1758,
est réédité en 179728 , de même que les Pensées de Cicéron,
traduites en français par D'Olivet et en italien par Dessous,
daté de 1795 29 . Les rééditions concernent deux domaines dans
lesquels se manifeste un retour à des valeurs d'avant la
Convention, la morale et les grands classiques de la littérature
de jeunesse, preuve que la République directoriale prend
quelque distance avec les projets éducatifs et éthiques
précédents. La littérature morale n'hésite pas à faire appel à
des fonds anciens, témoins cette réédition des Règle de la
bienséance et de la civilité chrétienne... de l-B. de
La Salle3o, un ouvrage anonyme intitulé La Civilité puérile et
honnête pour L'instruction des enfants) 1 ou un Manuel de
morale ou recueil de maximes... de C. N. Champion de Nilon
dont la première édition de 1772 était destinée au
comte d'Artois32 . Titres et formes littéraires sont alors, par la
force des choses, plus traditionnels, conune cette anthologie
intitulée L'Ami de l'enfance et de la j eunesse ou choix de
lectures contenant des anecdotes, des trait d'histoire, des
fables ... de Couret de Villeneuve, éditée pour la première fois
en 178233 . La forme du quatrain moral que 1'011 retrouve dans
25 - Anonyme, Paris, Delaplace et Belin An V, 1797.
26 - Paris, l'auteur, 1797.
27 - Paris, Panckoucke, 1763, Amsterdam, 1797.
28 - Paris, Delalain GIs et Fournier, 1797.
29 - Paris, Pougens, an VI, 1797.
30 - Rouen, Labbey, 1797.
31 - Paris, Fournier, 1797.
ème
32 - 3 édi lion en 1797.
33 - L'ouvrage est réédité jusqu'en 1856 .. .
- 460-
�Enfanœ et littérature en 1797 : rupture ou continuité ?
les Étrennes d'un père à ses enfants ou collection de
quatrains moraux d'A. G. Contant d'Orville34 et chez F. de
Neufchâteau en 1797 pour son Institution des Enfants ou
Conseils d'un père à son fils, imités de vers que Muret a
écrits en latin pour l'usage de son neveu et qui peuvent servir
à tous les écolier;s dont le titre à lui seul est révélateur des
tensions entre tradition et ÎlUlovatioll. Dans ce conteid.e, on ne
s'étonne pas de la réédition des classiaues de la littérature
enfantine, les Fables de La Fontaine3 , les Aventures de
Télémaque 37, les Contes des fées de Charles Perrau12 8, Le
Magasin des Enfants et Le M~asin
des adolescentes de
madame Leprince de Beaumolle , la totalité de L'Ami des
Enfants de Berquin40 , Les Jeux de la petite Thalie de Moissy
et enfin Le nouveau Robinson .. . de Campe 41 •
On constate dans les manuels publiés en 1797 une
inflation des préfaces, des avant-propos, et ce, pour des
réflexions qui dépassent la simple transllllSSlOn de
cOlUlaissances. Au delà des préoccupations pédagogiques
légitimées par le contexte de politique éducative menée depuis
les débuts de la Révolution et par la tradition d'intérêt
pédagogique qui caractérise le siècle, il convient de
s'interroger sur la part' d'éloquence politique et morale de ces
paratextes.
La professionnalisatioll évoquée précédemment a une
incidence directe sur la présentation de l'ouvrage, qui
s'allonge à cause de l'énumération des qualités de son auteur
et d'un titre descriptif. Si les ouvrages de la génération
précédente se contentaient COllline publicité de la renOllllnée
attachée au nom de l'auteur ou rappelaient un de ses ouvrages
précédents, les manuels de 1797 mettent l'accent, dès la page
34 - Londres, 1797.
35 - Paris, Agasse, An V de la République.
36 - Paris, Agasse, 1797.
37 - Paris, Didot jeune, 1797.
38 - Paris, Devaux, 1797.
39 - Paris, Chaigneau aîné, Devaux, Desjours, 1797, et Paris, Favre
libT. 1797.
40 - En 56 volumes, Londres, Robinson, 1797 ; en 38 tomes, Paris,
Dufart de 1797 à 1802 ; en 6 tomes à Leipzig et en 16 tomes,
Paris Dufart, 1797.
41 - Brunswick, Librairie pour les écoles, 1797.
- 461 -
�LA RÉPUBLIQUE DillECTORIALE
de garde, sur leur valeur pédagogique. La mention de l'auteur
inclut ses distinctions éducatives et sociales, significatives de
sa moralité politique, comme pour Cuvier ou <de citoyen
Boinvilliers professeur de belle lettres et membre de la société
des sciences, belles lettres et arts de Paris». Seules
exceptions : les personnages très connus du système, comme
François de Neufchâteau. Les titres de l'ouvrages précisent le
contenu, les buts, le public concerné, devançant ainsi les
para textes et donnant l'essentiel de l'infonnation pour un
lecteur pressé. Le manuel de latin de Boinvilliers s'intitule
Jvlanuel latin contenant un choix de compositions françaises
et un recueil de petites histoires et fabLes latines, ouvrage
nouveau en faveur des école centrales, le manuel de lecture
de Clémendot précise Cours de lecture ou nouveau é)yllabaire
français contenant les principes de la lecture, mis à la portée
des enfants. Souci pédagogique et publicité attractive se
conjuguent comme dans le titre de l'ouvrage de Jauffret,
Voyage au Jardin des Plantes contenant la description des
galeries d'histoire naturelle, des serres où sont renfermés les
arbrisseaux étrangers, de la partie du jardin appelée école de
botanique; avec l'histoire des deux éléphants, et celle des
autres animaux de la ménagerie nationale.
Les parate>..1es insistent sur la valeur scientifique de
l'ouvrage ou développent les iImovations pédagogiques dont il
fait preuve, soulignant ajnsi son caractère irremplaçable.
Certains ouvrages najssent en effet des réfonnes apportées au
système éducatif. Ainsi Boinvilliers souligne que son livre
permet de ne plus dicter de devoirs ce qui représente lm gain
de temps précieux puisque la dotation horajre du latin a été
réduite, ce qui met en péril le thème latin, dont il donne
néanmoins quelques énoncés. Situation inverse pour les
sciences naturelles, renforcées par les découvertes de Cuvier:
«L'étude de l'lùstoire naturelle, qui n'entraü point dans
l'ancien système de l'enseignement public, ayant été substituée
aux parties de cet enseignement qui n'étaient plus d'accord
avec les principes du gouvernement républicajn, on a senti le
besoin d'un ouvrage élémentaire qui présentât aux maîtres et
aux élèves, d'wle manière abrégée mais solide, l'étal actuel de
cette science; et c'est dans celte vue que je me suis déterminé
à publier le précis des leçons que j'aj faites à l'école du
Panthéon pendant le courant de l'an V» (préface p. v).
D'autres proposent des réformes, comme le manuel de lecture
- 462-
�Enfance et littérature en 1797 : rupture ou continuité ?
de Clémendot qlÙ entend révolutionner l'apprentissage de la
lecture et de l'écriture. Son «Discours préliminaire» dresse W1
constat accablant de l'échec scolaire : «En suivant les
méthodes usitées dans les écoles, l'enfant s'elU1Uie, les
difficultés le rebutent, il se décourage, on Je change de maltre;
ce dernier n'obtient pas de plus heureux succès, ses efforts
sont inutiles; les années s'écOlùent, l'éducation est manquée;
l'enfant devient quelquefois un très mauvais sujet, inutile à sa
patrie, à charge ù la société, dangereux à sa fanùlle (p. v). Les
causes sont énumérées, notamment «le dénuement où nous
nous trouvons de livres élémentaires pour la lecture» (p. v).
Vient ensuite l'exposé de la métllOde : un apprentissage
conjoint de la lecture et de l'écriture dès le deuxième mois,
qlÙ repose sur lU1e initiation à l'écriture sur des felùlles pliées
(p. xi) pour augmenter l'habileté graplùque de l'enfant.
De manière générale, le public concerné est précisé,
assez étroitement dans lU1 prenùer temps, ce qlù correspond ù
une prise en compte théorique des capacités des élèves, plus
largement dans lm second temps en vertu de considérations
morales, comme da11s le cas des sciences naturelles. Cuvier
interpelle ainsi dans sa préface le gouvernement, les
professeurs et les parents conUl1e acteurs de l'éducation, mais
aussi le savant, le médecin, le cultivateur, le fabricmlt, ceux
qui dirigent les manufactures d'objets de luxe, ceux qui
exercent les arts d'imitation, l'administrateur, l'homme d'état
et Dubroca vise les parents, les instituteurs, ainsi que «toutes
les perSOlmes qui n'ont pas fait une étude particulière de cette
science» (Avertissement du libraire, p. vi). L'adaptation à lm
public jeune n'est pas sans conséquence sur l'enseignement de
l'histoire, comme le montrent ces précautions énoncées par
Acher dans son Abrégé. .. de Plutarque. Si un souci
pédagogique le porte à condenser son devancier «dans un
cadre plus resserré», c'eslle souci de mora.lité qlÙ l'incite à«
ne présenter que des actions verilleuses, ou, en rappela ni
celles qui sont blâmables, adoucir au moins les couleurs trop
crues du vice, pour ne pas alanner la candeur de l'innocence»
(prospectus p. 5-6).
Dm1s ces paralextes qui reflètent les positions politiques
des auteurs, trois types de discours coexistent,
complémentaires, plus ou moins fortement représentés, mais
généralement présents : la condamnation de la Terreur, la
prise en compte des acquis de la Révolution modérée et la
.- 463 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
confiance affirmée dans le nouvel état politique. Dans les
para textes les moins politisés, c'est ce dernier aspect qui est
exprimé, pour des raisons d'opportunité éditoriale42, et aussi
parce qu'il permet un discours mi-politique, mi-moral sur les
bienfaits de l'éducation autorisée par la Révolution (et
opposée à un Ancien Régime également peu défuù 43 ) et par le
gouvernement directorial. Les auteurs soulignent qu'ils
travaillent de concert avec le corps politique pour le
renouveau. Boinvilliers clôt l'introduction de la première
partie de son ouvrage dédié «Au corps législatif de la France.
Mandataires du peuple» par ce souhait : «Puisse ce genre de
travail être aux yeux des représentants de la Nation un
nouveau garant de mon zèle pour l'instruction publique, à
laquelle j'ai depuis longtemps consacré mes soins et mes
veilles (p. 6»). L'instruction est proclamée comme une valeur
intellectuelle, politique et morale. Deux disciplines appellent
un discours politico-moral, l'histoire conçue comme un
réservoir d'exemples et les sciences naturelles qui opposent
aux passions humaines le spectacle de la nature. Acher dans
son Abrégé de Plutarque souligne la pennanellce historique et
les leçons qu'il convient d'en tirer : «il n'y a souvent de
changé que le nom des acteurs, et quelques nuances varient la
scène. Quelles leçons plus propres à instruire la jeunesse, si
l'on sait en diriger l'application suivant l'âge des élèves et le
jeu des passions dont le germe est prêt à se développer ?»
(prospectus p. 3). De même, Cuvier souligne le rôle joué par
l'apprentissage de sa discipline sur la prospérité, les moeurs et
le bonheur: «On sentira aisément de quelle utilité de pareilles
semences, jetées dans l'esprit des jeunes gens par la voie de
l'enseignement conunun, devront être dans la suite à l'État et
aux particuliers (p. x), [... ] ils doivent être animés, pour tout
42 - Acher, Abrégé ... de Plutarque: «L'horrullage que j'en ai fait au
corps législatif en a obtenu la mention honorable au procès
verbal. C'est un encouragement auquel je m'efforcerai de
répondre, en redoublant de zèle pour rendre l'ouvrage digne de
l'opinion avantageuse qu'il a déjà inspirée. Je le propose par
souscription et par cahiers détachés» (p. 8).
43 - Acher souligne à propos d'Amyot : (<Illl travail opiniâtre le fit
triompher des obstacles, et son talent le porta à Wl degré
d'élévation que sa naissance ne devait pas lui faire espérer,
dans Wl temps surtout, où l'on voyait rarement dOlUler les
places au mérite seul» (p. 35).
- 464-
�Enfance et litt6rature en 1797 : rupture ou continuité ?
ce qui les entoure, de cette même bienfaisance qu'ils voicnt
exercer par la nature envers toutes ses productions» (p. xii).
D'autres ouvrages n'hésitent pas à flétrir la Terrcur,
comme dans l'ouvrage de Dubroca dont le libraire rappelle la
genèse mouvementée (p. iii-iv) et dont l'auteur, outre
quelques allusions, établit une transition significative entre
l'Histoire et l'histoire naturelle: «Mais laissons la pensée de
tous ces monstres; c'est d'une autre histoire que je veux vous
entretenir» 44 . Pourtant, les ouvrages eux-mêmes ne sont guère
politisés. Que les paratell.1es soient le reflet d'une convention
ou l'ell.'Pression d'une conviction sur la mission éducative, ils
n'influent pas sur le fonds scientifique de l'ouvrage. On ne
peul en effet rien déduire, à la différence des manuels des
aIUlées 1793-1794, du choix de compositions latines de
Boinvilliers. Rien à remarquer non plus dans les listes de
mots ou le choix de textes proposés dans le manuel de lecture
de Clémendot. L'ouvrage de Cuvier donne un exemple de
rigueur scientifique avec ses planches et ses tables et de
probité intellectuelle par la liste de ses deVaIICiers et
collègues. Tout au plus peut-on attribuer à un souci de se
démarquer de l'Ancien Régime, de son esthétique et de son
élitisme social, l'insistance avec laquelle les auteurs rappellent
qu'ils simplifient leur tell.1es et abandonnent les fleurs de la
rhétorique, politiquement connotées. Boinvilliers attire
l'attention sur son ton «vrai, simple» et ses efforts de
traduction : « toutes ces fables étant sorties en cadence des
sources où je les ai puisées, il m'a fallu leur faire perdre cet
air précieux de l'Hélicon qu'elles avaient pris et les dépouiller,
avec soin, des pompeux ornements dont elles étaient
revêtues» (p. 8).
Une première constatation s'impose : la présence de la
morale dans tous les ouvrages. La raison en est la valorisation
du travail et de l'instruction qui unit les considérations
pédagogiques, politiques et morales: est bon citoyen celui qui
a appris et qui peut faire profiter la société de ses
cOllilaissances. Boinvilliers est exemplaire: «tant la science et
l'instruction sont précieuses! tant un citoyen qui a des
connaissances utiles est estimé ! tant il l'emporte enfin sur
ceux qui ont moins d'érudition que lui» (p. 46-47). Si la
quantité de préceptes moraux diffère, le fonds moral inculqué
44 - Tome 1 : premier entretien, (p. 3).
- 465 -
�LA RÉPUBLIQUE DmECTORIALE
demeure d'une remarquable convergence. Tous les auteurs
s'accordent sur l'existence de Dieu, prouvée d,U1S les textes les
moins religieux soit par les leçons de l'Histoire15, soit par les
merveilles de la nature, ce qui n'empêche pas la Raison de s'y
intéresser. La nature inspire un discours moral, si ce n'est
religieux. L'ouvrage de Dubroca est porteur d'wle morale
accommodante qui concilie les principes religieux essentiels
avec la progression de la R,ùson et de la science, dans la
lignée de BuŒon. La composition de l'ouvrage reprend la
théorie des différents règnes, ce qui place l'honune dans le
règne animal, mais avec restriction : «S'il ne s'agissait que de
considérer l'hol1une d'une manière isolée, ce serait l'avilir mal
à propos que de le confondre avec les animaux, tandis qu'il
est en effet d'une nature si distinguée et si supérieure à celle
des bêtes : mais en voulant le comprendre dans l'énunlératiol1
de tous les êtres naturels, il a bien fallu le mettre dans la
classe des animaux; ce procédé, qui est l'ouvrage de notre
esprit et une idée purement de convention, ne change rien à la
réalité de son être» (tome 2, p. 180). L'idée d'évolutionnisme
est absente et la notion de Providence est réaffirmée (tome 4,
p.5).
Dans les ouvrages de morale, l'existence d'lUl Dieu
unique et rémunérateur, l'inUTIortalité de l'âme sont
généralement affinl1ées dans les premières pages, que ce soit
dans l'Instruction élémentaire sur la morale religieuse,
rédigée par l'auteur du manuel des Théoplùlanthropes ... ou
dans les quatrains de François de Neufchâteau dont le dernier
est:
Dieu sait ce qu'il te faut beaucoup mieux que toi-même
TI te préservera de tout mauvais penchant
Si tu te souviens bien que ce juge suprême
Doit courOlmer le juste et pmur le méchant
Un tcl consensus justifie les phénomènes d'intertextualité : Chel1ùn cite des extraits du catéclùsme de
La Chabeaussière, dont une réédition paraît en 1797. Ces
45 - Ainsi Acher loue Plutarque qui crut en Wl seul Être wuque,
«rémunérateur de la vertu et vengeur du crime que le remords
poursuit jusque sur le trône, ainsi qu'on l'a vu drulS ces deux
rois coupables, dont la mort prématurée semble avoir devrulcé
la justice divine» (p. 41 ).
- 466-
�Enfance ct littérature en 1797 : rupture ou continuité?
professions de foi prônent la tolérance COlmne le montre cet
extrait de Chemin : «Demande: Doit-on attaquer le système
qui nie l'existence de Dieu et l'ümnortalité de l'âme?
Réponse : Il faut f-aire profession ouverte de croyance à ces
deux vérités parce qu'elles sont évidentes et aussi nécessaires
à la conservation des sociétés qu'au bonheur des individus.
S'il se trouve quelques honunes assez aveugles pour en
douter, ouvrons-leur les yeux, s'il nous est possible; mais
n'employons jamais d'autres moyens que ceux d'une douce
persuasion, et évitons toute espèce de discussion, afin de
prévelùr les querelles qui n'ont que trop souvent produit des
divisions funestes (p. 18)>>. L'importance n'est pas dOlUlée au
culte : «Quant aux différences qui existent entre les cultes, ce
sont des nuances de formes et d'opüùon, sur lesquelles aucun
houune n'a le droit d'en inquiéter un autre» (Chel1Ùn, p . 23),
mais aux vertus individuelles et sociales, longuement
développées dans tous les ouvrages, qui s'accordent sur une
morale d'inspiration c1uétienne plus ou moins sécularisée
dans sa formulation. Ainsi, les tableaux des vices et des vertus
proviemlent de la morale c1uétieIUle. Chemin différencie les
vertus individuelles (la science composée de la prudence et la
sagesse), la tempérance (f-aile de sobriété et de chasteté), le
courage, l'activité, la propreté; les vices (l'ignorance, le
dérèglement des passions avec la gourmandise, l'ivrognerie et
le libertinage, la lâcheté, l'oisiveté, la saleté). Les vertus
domestiques sont · l'écononùe, l'amour paternel, l'amour
cOl1iugal, l'amour filial , l'amour fraternel, l'accomplissement
des devoirs de maîtres et de serviteurs, et les vertus sociales
recensent la justice, la charité, la probité, la douceur, la
modestie, la sincérité, la simplicité de moeurs ainsi que
l'amour de la patrie. Les quatrains de François de
Neufchâteau présentent un panorama complet des devoirs
d'un enfant conçu conune un fils, un citoyen et un écolier,
soucieux de Dieu, de ses études, de ses liaisons, et des vraies
valeurs. Rien de très original à première vue, si ce n'est cette
uniformité de la morale transmise sous des formes différentes,
qui concilie les valeurs républicaines telles que les devoirs du
citoyen, dont celui de l'instruction et du travail ou
l'affinnation de la tolérance (à propos des autres religions ou
- 467-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
des autres races)46. Au-delà des simples règles de savoir-vivre
ou de morale évangélique que pratiquaient les littératures
d'enfance progressistes des années pré-révolutionnaires, c'est
l'appartenance à une communauté qui est réaffinnée.
L'adaptation des oeuvres se voit à travers l'étude des
préfaces qui calquent les paratexies des éditions de 1797 et
celle du contenu des texies.
Les avant-propos des rééditions reprelment les grandes
valeurs pédagogiques allnnées par les ouvrages de l'almée.
L'âge et la nature du public sont précisés. L'édition complète
des Fables de la Fontaine par Mongez fait précéder d'une
étoile les fables destinées aux enfants, en s'appuyant sur des
autorités, «Jean-Jacques Rousseau et plusieurs autres
écrivains». Le titre comflet de l'ouvrage de 1.-B. CheminDupontes (dont c'est la 7 1110 édition en 1797) est Principes de
la grammaire française mis à la porlée de la jeunesse et de
toules les personnes qui désirent parler correctement, et
écrire suivant les règles de l'orthographe. Les Pensées de
Cicéron. .. de 1. d'Olivet,
revues par E. T. Dessous,
s'adressent à «la jelmesse, à l'usage des écoles publiques, et de
tous les jeunes gens qui se livrent à J'étude des langues». Les
auteurs soulignent ainsi leur insertion dans les nouveaux
cadres éducatifs créés ou soutenus par le gouvernement en
place. Dessous interpelle le corps législatif et les «citoyens
législateurs» : «Depuis que vos soins paternels, en ordonnant
l'ouverture des Écoles centrales, ont procuré un libre cours à
l'instruction publique, tout citoyen bien intentionné a pu
s'occuper de chercher et d'indiquer les ouvrages qu'il croyait
les plus propres à en multiplier les ressorts» (p. v). Allégation
au pouvoir en place et idéalisme coexistent : «Citoyens
législateurs, mes voeux seront remplis, si l'ouvrage, ainsi
disposé, paraissant sous vos auspices, peut mériter vos
suffrages, seconder la sagesse de vos vues pour le bien public,
et par-l,l me rendre utile à mes concitoyens» (Dessous, p. vi).
Cette prise en compte de l'institution scolaire est plus ou
moins marquée selon les dates des ouvrages. Chemin46 - Dubroca : «Tout le monde est d'accord aujourd'hui dans les
principes d'humanité qui doivent concourir à réparer tant
d'outrages et à rendre la condition des noirs meilleure»
(p. 232).
- 468-
�Enfance et littérature en 1797 : rupture ou continuité?
Dupontes reconnaît sa dette envers la grammaire de
Lhomond, mais en a composé «Une que l'on pût entendre,
sans avoir besoin des eX'Plications d'un instituteur»
(introduction, p. 4). Une étude comparée des dédicaces et des
dédicataires quand elle est possible, atteste l'évolution. des
circuits de composition et de réception. L. P. Couret de
Villeneuve est ainsi l'auteur de L'Ami de l'enfance et de la
jeunesse. L'édition de 1782 s'adresse à ses nièces et elle est
dédiée à leur mère, soeur de l'auteur, selon un contexte
familial type :
Mes chères nièces, J'ai [ait ce petit recueil pour votre
amusement et pour votre instmction. [.. .] J'espère, mes
chères lùèces, que vous lirez ce livre avec autant de plaisir
que j'en ai eu moi-même à le composer pour vous. Vous y
trouverez les préceptes de toutes les vertus dont votre
aimable mère vous offre le modèle [... ] Je n'ai pas besoin de
vous assurer que je suis avec le plus tendre attachement,
votre Oncle ct amü).
La réédition de 1797 se fait en accord avec les
instituteurs et suivant les conseils du censeur: «Je demande
que l'on me sache quelque gré de mon travail, parce que je
m'en suis occupé dans l'intention d'être utile aux etûants et
aux jeunes gens» (p. viii). Quand les dédicaces reprelment un
vocabulaire familial, c'est de manière métaphorique pour
opposer la sérénité familiale, microcosme des valeurs morales
aux troubles révolutionnaires, comme le montrent les
premières pages des Charme de l'enfance et les plaisirs de
l'amour maternel. de J.-L. Jauffret: «La Révolution aura lm
effet salutaire: elle rappellera S<U1S cesse aux ambitieux que le
sentier de la fortune est glissant; que la félicité habite plutôt
sous Wl toit de chawlle que sous l'ardoise; qu'tme épouse
aimable et les enfants bien nés sont des bienfaits du ciel celL'(
qu'on doit le plus envier» (p. 8-9).
Simplicité du style, brièveté et concision sont de rigueur.
Chemin-Dupontes souligne : «J'ai pris garde de ne rien dire
de trop, mais aussi de ne rien dire de trop peu [... ]aussi ne
faut-il pas chercher des fleurs dans ce petit livre»
(introduction, p. 3 et 4). La simplicité est le gage d'une
réactualisation, comme le montrent les termes clés de
l'introduction au lvlanuel de morale de Champion de Nilon
daté de 1772 qui se présente comme un «simple recueil de
- 469-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
pensées, de réflexions, de sentences, de maximes», sans
«l'attirail scolastique», ni «un mot de trop» (p. 7 à 9). Rien
d'étonnant que ce soient les principale qualités des Éléments
d'histoire naturelle. de A. L. Millin. La préface de la
première édition est caractéristique des attentes pédagogiques,
politiques et morales contcmporaines : éloge intellectuel et
moral de la matière enseignée (p. ii), adaptation au public (p.
iii), exhaustivité et simplicité (p. iv), clarté du style (p. iv),
actualité scientifique dans le classement (p. viii), absence
d'étymologies grecques et latines» (p. xi), actualité politique
(<<J'ai fait usage des nouvelles nomenclatures qui ont établi la
langue des sciences physiques sur des bases philosophiques»),
justification pédagogique (<<Comme je parle principalement à
l'enfance, qui n'est encore imbue d'aucun préjugé, il est plus
facile de lui inculquer dans la mémoire des noms dont elles se
composent», p. x'V) et recommandations didactiques aux
parents et instituteurs (<<car il ne faut pas présumer qu'aucun
traité didactique ne puisse être utile à l'enfant abandonnée à
elle-même» p. xvii). Se mettre au niveau, c'est rechercher la
plus grande efficacité. Chemin-Dupontes affirme à la fin de
son introduction: «Cette simplicité de la grammaire doit être
un grand encouragement à l'apprendre» (p. 4), et Dessous lui
fait écho, tant II propos de l'apprentissage de l'italien remis à
l'honneur par l'achIalité militaire, que du latin, preuve que les
discours pédagogiques et politiques se recouvrent :
Vous acquerrez le moyen de fixer l'attention de vos
concitoyens sur vos moeurs, sur votre aptitude au travail, sur
vos dispositions heureuses pour le bien, l'emploi qu'ils
pourront faire de vos talents pour l'intérêt de la chose
publique.
La conformité au discours politique ambiant passe par
l'établissement de la notion-clé d'éducation natiomùe qui
arrime l'ouvrage dans la production contemporaine, parfois
par une condamnation de la Terreur. En revanche, hormis
quelques exceptions, le contenu lui-même de la matière
enseignée est peu affecté.
Ainsi Dessous inscrit en exergue cette citation de
Cicéron : Quod munus ReipubLicae afferre majus meLius ve
possumus quam si docemus atque erudimus juventutem ?
(Cic. De Divin ., L, II, 2). Certains ouvrages rédigés au début
- 470 -
�Enfance et littérature en 1797 : rupttrre ou continuité?
des années 90 affirment plus nettement leur attachement aux
vl:ùeurs républicaines. L'ouvrage de grammaire de CheminDupontes choisit la citation suivante : que le p euple
s'instruise et la liberté ne périra jamais.. Il garde la forme du
catéchisme, idéologiquement protéiforme, pour un ouvrage
qui dispense ses rudiments avec des résurgences
d'engagement très marquées. Ainsi l'introduction propose ce
couple question-réponse : Un citoyen doit-il savoir 1;:1
grammaire ? Oui : Cette science, qui n'est pas difficile à
acquérir, est devenue plus nécessaire que jamais, depuis que
l'égalité appelle tous les citoyens à remplir les fonctions
publiques, sans autre préférence que celle qui est due aux
vertus et aux t,ùents (p. 5-6).
Rares sont en revanche les ouvrages réédités dont le
contenu est politiquement marqué. Les livres de morale
insistent sur la péremlité de leurs principes, comme le
souligne Couret de Villeneuve : «Je m'étais préparé de loin
pour lUI plus grand ouvrage : il fallut refondre mon premier
travail, et établir, par les faits, par les narrations et les contes,
la vérité des préceptes de religion, de morale et de vertu, qui
sont invariables et indépendants des différentes fonnes de
gouvernement» (p. vi). L'Abeille .fran çaise 47 se conclut par
une citation empruntée au Voyage du j eune Anacharsis,
preuve d'une continuité dans les valeurs léguées (p. 320).Les
manuels disciplinaires justifient leurs rééditions par des
arglUnents d'ordre scientifique. Dessous reprend le choix
effectué par d'Olivet (<<leur mérite distingué est
avantageusement connu du public») auquel il ajoute sa
traduction en italien. Deux ouvrages font exception et
méritent d'être soulignés. La grammaire de Chemin-Dupontes
qtÙ mêle exemples grammaticaux et instruction civique, ce
qui donne, entre autres, comme exemple de noms» Brutus,
Caton, livre, table, liberté» (p. 17), de cas régime «j'aime la
liberté» (p. 58), d'adverbe «nous devons servir fidèlement la
patrie» (p. 63) et d'analyse grammaticale : «Le but de la
société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué
pour garantir à l'hol1Une la jouissance de ses droits naturels et
imprescriptibles» (p. 68). Le second exemple est celui des
notes lexicales composées par Mongez pour sa réédition des
Fables de La Fontaine. Tous les termes qui renvoient à la
47 - Paris, Magimel, ère vulgaire 1797, an 5, deuxième éditioll.
- 471 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
réalité sociale, politique et religieuse de l'Ancien Régime sont
expliqués. On peul les regrouper en six catégories
principales: les dénominations sociales (sire, manant,
croquant, vilain .. .), les pratiques religieuses (abbaye, chômer,
reliques, couvents de filles ...), les croyances (providence,
saints, diable ... ), les pratiques superstitieuses (sabbat,
astrologue, sorcier, magie, talisman ... ), les institutions
politiques (monarque, tyran .. .), la hiérarchie religieuse
(prélats, moines, clerc, ermite, curé, Dom ... ). Sous des
définitions apparenunent neutres, se marque la volonté
d'expliquer au lecteur un monde révolu (les adverbes de
temps, le tenne ci-devant, l'emploi de l'imparfait sont
révélateurs), de condamner ce système politique et de lutter
contre toutes les formes de la superstition, considérée conune
une entrave à l'esprit moderne. Les systèmes d'équivalences
sont parfois comiques et peu éloignés du fameux regard
persan. Citons : «Gascon : Faux brave, tel qu'on suppose
gratuitement tous les habitants de la ci-devant Gascogne»,
«Lion : Quadrupède fort et féroce, surnommé le roi des
alùmalL'(, quoique la nature n'ait point fait de rois» ou encore
«basse Bretagne : Départ.ement du Morbihan, Louis XIV y
exilait ceux qui lui avaient déplu ...».
Les rééditions d'ouvrages moraux en 1797 s'expliquent
par la conjonction de deux facteurs : la présence dans les
textes antérieurs él la Révolution d'une morale chrétienne
simplifiée et le retour en 1797 à une morale telle qu'elle avait
pu être formulée avant la Montagne. Hornùs quelques points
de détails dont les auteurs soulignent les modifications
(conseils d'utilisation pédagogique avec Wl maître public ou
particulier, adaptation aux nouveaux usages, vocabulaire), les
ponts paraissent faciles à franchir, comme le montre la
préface à la réédition de 1. B. de La Salle, qui présente la
version d'tme piété acceptable dans le monde de 1797, dénuée
d'austérité ou de singularité, empreinte au contraire de joie :
«telle était la piété de Monsieur de La Salle, d'autant plus
respectable qu'elle se manifestait moins dans des actions
d'éclat que dans des ouvrages utiles au public» (p. v). Religion
et Patriotisme s'efforcent alors de faire bon ménage, comme le
souligne le dernier paragraphe de l'avis préliminaire : «Que
les jeunes gens reçoivent donc avec empressement les leçons
qu'on leur ofTTe dans cet ouvrage, qu'un double zèle, celui de
la religion et de la patrie, fait reparaître aujourd'htù en leur
- 472-
�Enfance et littérature en 1797 : rupture ou continuité?
faveur : qu'ils apprennent à devenir chrétiens et polis, c'est
tout ce qu'on exige d'eux» (p. xiii). Quels sont les principes
autour desquels les auteurs s'accordent en 1797 ? La nécessité
de la morale dans une perspective de régénération après les
troubles de la Terreur : «La raison a dessillé les yeux du
meilleur des peuples, égaré par des brigands : c'est elle qui
rappelle les Français aux principes dont dépend la tranquillité
des états : publions-les donc ces principes; qu'aucun de nos
concitoyens ne puisse les ignorer; ils serviront à réparer nos
désordres (L'Abeille française). Ensuite, une morale orientée
suivant ces trois axes défilùs par Couret de Villeneuve :
adorer Dieu, être juste, chérir son semblable et aimer sa
patrie» (p. vii) . Le recueil de maximes de Champion de
Nilon, daté de 1782, présente ainsi une morale évangélique,
tournée vers la collectivité humaine, qui valorise le travail,
bannit la métaphysique, affinne le respect de l'autre quelle
que soit son appartenance sociale, mais aussi la nécessité
d'une lùérarchie tempérée par la bienfaisance. L'index
thématique alphabétique montre que les entrées les plus
fTéquentes sont : ami, bienfaisance, coeur, esprit, fortune,
passions, plaisir, religion, société, vertu. L'AheiLLe française
souligne par sa table des matières ses priorités : morale
politique, morale individuelle, morale du savoir et de
l'exercice civique. Tous ces principes sont répétés par le
Catéchisme français ou principes de philosophie, de morale
et de politique républicaine à l'usage des écoles primaire par
La Chabeaussière, constamment réédité dans la période.
L'ouvrage développe ces orientations, dont la prenùer
quatrain donne la substance: qui êtes-vous?
Honune libre, français, républicain par choix;
Né pour aimer mon frère et servir ma patrie,
Vivre de mon travail ou de mon industrie,
Abhorrer l'esclavage et me soumettre aux lois.
puis aborde les thèmes suivants : Dieu, son culte, la vie,
l'âme, l'au-delà envisagé avec prudence, la vertu, le sacrifice
méritoire, la conscience, les passions, la liste des vertus qui
reprend les quatre vertus cardinales, les vices qui étendent la
liste des sept péchés capitaux dans une acception plus sociale
(l'iniquité, l'imprudence, l'intempérance, la lâcheté, le
mensonge, l'hypocrisie, la colère, l'orgueil, l'avarice, l'envie,
- 473-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
la paresse), enfin, les devoirs de J'homme qui doit être «Bon
citoyen, bon fils, bon époux et bon père» .
Le panorama de la littérature de jewlesse en 1797
témoigne d'wle attention profonde à la formaüon tant
intellectuelle que morale de l'enfant. Plus que d'enseignement,
il s'agit ici d'éducation et parfois d'éducation nationale.
L'étude des parate>.1es révèle que la pédagogie, ses
interrogations, ses convictions et ses expérimentations sont au
coeur des ouvrages. Par ailleurs, la qualité scienüfique des
manuels disciplinaires affirme une étroite liaison entre le
pédagogue et J'homme de sciences, qui consacre une
continuité entre ces deux investigations intellectuelles. La
diversité des premières éditions et des rééditions doit
s'interpréter en tennes de richesse, de pluralisme et non de
manière négative connne un manque d'inspiration ou un
retour à des valeurs tradit.ionnelles. Les «classiques» de la
littérature enfantine côtoient les ouvrages novateurs d'avant la
Révolution, les créations de l'année établissent Wl discourstype que reproduisent les rééditions. Conune dans d'autres
domaines, la République directoriale semble imprimer sa
marque à cette littérature, lm creuset d'héritage et
d'iI1l1ovation, de convention et d'audace.
- 474-
�Le Directoire, vu à travers
quelques romans parus entre 1795 et 1799
Lucette PEROL
Le roman témoigne à sa manière, et souvent avant tous
les autres écrits, de la façon dont un écrivain ressent les
particularités de son époque. Il renseigne aussi SUI les attente
d'lm lectorat, non seulement par son intrigue et les propos de
ses personnages, mais plus profondément dans bien des cas
par sa facture et les choix que fait l'auteur dans la mise en
œuvre des matériaux. Qu' ont à nous dire du Directoire les
romans de ces quatre almées que ceux qui les vivaient
considéraient conune un moment d'apaisement, sans pouvoir
comme nous en juger avec le recul historique ni les situer
dans l'ensemble plus vaste de la Révolution?
Nous en retiendrons cinq: L'Enfant du Carnaval de
Pi gault-Lebrun '(1796)1, L'Émigré de Sénac de Meilhan
(1797)2, La dot de Suzette de Fiévée (1798)3, Pau/iska ou la
1 - Pigault-Lebrwl, L'Ellfant du Camaval, histoire remarquable et
surtout véritable pOlir servir de supplément aux rhapsodies du
jour, Rome, de l'imprimcrie du Saint-Père, an V et Paris,
Desjonquères, 1989 (préface de Roland Virolle).
2 - L'Emigre, publie par M. de Meilhan, ci-devant intendallt du pays
d'Aunis, de Provence. Avignon et du Hainaut; et intendant
géneral de la guerre et des armées du roi de France etc.,
Brunswick, Fauche, 1797
et Sénac de Meilhan, L'Emigre, dans Romanciers du XVIII" siècle,
t. II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965 (préface d'Eticmble).
3 - Fiévée Joseph, La Dot de Suzette, Paris, Maradan, an VI
et Paris, Desjonquères, 1990 (préface de Claude Duchet).
La République directoriale, Clermont-Ferrand, J997, p. 475-498
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
perversité moderne de Révéroni Saint-Cyr (1798)4 et Les
Petits Émigrés de Mme de Genlis (1798l
Ce choix doit beaucoup, bien entendu, à la facilité
d' accès due à des rééditions récentes des quatre premiers
d'entre eux et à la nécessité de linùter le corpus de cette
modeste étude. Mais il est des absences qu'il faut justifier.
Le cadre fixé par le genre et les dates laisse de côté les
deux plus grands écrivains français de cette période,
Chateaubriand et Mme de Staël, qui publient des essais sous
le Directoire, mais ne donneront leurs premjers romans que
sous le Consulat. TI inclut bien deux romanciers dont le
premier au moins est très important, Sade et Rétif de la
Bretonne, mais leur place dans cette étude ne peut être à la
mesure de celle qu'ils occupent dans l'lùstoire de la littérature
et comme document d' histoire pour l'ensemble de leur œuvre.
C'est avant la Révolution que Sade a écrit Les Infortunes de
la Vertu et en 1791 qu' il a publié Justine ou les malheurs de
la vertu. En 1797 paraît La Nouvelle Justine, suivie de
l' Histoire de Juliette sa sœur, troisième version
considérablement augmentée du même roman. Malgré un
nombre de pages quadruple, quel changement imputable au
moment lùstorique peut-on déceler dans cet ouvrage dont la
trame romanesque et la philosophie restent les mêmes? La
place relative plus importante du sang, des meurtres et de la
nécroplùlie dans l' érotisme des personnages, où l' on verrait
un souvenir de la Terreur? Le remplacement des périphrases
suggestives des Infortunes de la vertu par un déferlement de
mots crus que l'on pourrait attribuer au renversement des
bienséances de la société mondaine d' Ancien Régime, jusquelà d'autant mieux respectées dans les mots qu'elles étaient
plus brutalement nùses à mal dans l'intrigue? Mais qui peut
faire la part de l' influence de l'air du temps et celle du
développement propre de l' 01ùrisme de Sade, allié à la
nécessité d'en rajouter, en quantité et en horreur, pour une
4 - Révérolli Saint-Cyr, Pauliska ou la pet1'ersité moderne, Paris,
Lemierre, 1798
et Paris, Desjonquères, 1991 (préface de Michel Delon).
5 - Mme de Gelùis, Les Petits Emigrés ou Correspondance de
quelques enfants, Paris, Onfroy, et Berlin, Lagarde, 1798.
- 476-
�Lc Directoire, vu à travcrs quelques romans panls
entre 1795 et 1799
nouvelle édition? Quant à Rétif, qui publie l'almée suivante
L'Anli-Justine, s' il tient à s'opposer à Sade en dissociant la
pornographie de l'horreur, son imaginaire dans cet ouvrage
reste hors du temps et n'apporte rien à notre sujet. Tout en
restant dans le cadre du genre romanesque et des dates de
première publication, il faudra bien éliminer encore deux
romans de premier ordre parus en 1796 et restés inédits
jusqu'alors, Jacques le Fataliste et La Religieuse de Diderot.
Leur réception est certes partie intégrante de la vie culturelle
du Directoire, mais non leur contenu, leur auteur étant mort
en 1784 6 .
Que reste-t-il alors des quatre années du Directoire,
après toutes ces amputations? Un flot dont le catalogue a été
reconstitué par des érudits7 de deux cent cinquante romans
environ, sans compter les traductions, dont certaines étaient
sans doute de fausses traductions, ensemble fortement marqué
par la mode venue d'Angleterre du roman noir qui a fait
l'objet d'études particulières. Le nombre des publications
croissait d' alilée en alUlée, et la plupart de ces ouvrages sont
inaccessibles. La Bibliothèque nationale elle-même a
d'importantes lacunes dues à la suppression momentanée du
dépôt légal et au peu d estime que l'on avait pour le roman.
En nous limitant aux cinq ouvrages déjà nonunés, tous
sauf un assez détiués de valeur littéraire, nous pouvons quand
même trouver des éléments pour un panorama de la vie
culturelle sous le Directoire. Le choix fait par les auteurs
panni les variantes du genre romanesque ouvre des
perspectives sur les dispositions littéraires et politiques du
lectorat. La présentation qu'ils font eux-mêmes de leur œuvre
nous renseigne sur l'état d'esprit et le projet d'écrivains dont
les positions personnelles étaient fort diverses dans une
situation historique instable. Quant au contenu des romans,
6 - Réception étudiée par n. de Booy et Alan J. Frecr dans Jacques
le Falaliste el La Religieuse devant la critique révollltionnaire
(1796-1800). SIl/dies on Voltaire and the XVIII" Century,
Oxford, 1965, vol. xxxm.
7 - Martin Angus, Mylnc Viviemle, Frautsclù Richard,
Bibliographie dll genre romanesque français (1751-1800) ,
Mansell, London, hance Expansion, Paris, 1977.
- 477-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
il peut être intéresséUlt par ses zones de non-dit ou aller
jusqu'à des déclarations précises sur les problèmes du
moment.
Le choix d'un lectorat
Le genre romanesque est susceptible de bien des
variantes. C'est même cette souplesse qui a fait sa fortune. La
forme choisie par chacun des auteurs n' est pas complètement
indépendante de son parcours politique car elle engage le
choix d' un lectorat en un moment où le public potentiel est en
pleine mutation. A la fin de l'Ancien Régime, le roman avait
gardé quelque chose de sa réputation infamante du début du
siècle et, du même coup, de sa séduction vénéneuse. Les
femmes n ' étaient pas ses seules lectrices. Il avait gagné ses
lettres de noblesse au cours du siècle précédent dans deux
formes qui avaient COl1l1U le succès auprès d'tille société
mondaine bénéficiant de culture et de loisir, le roman
épistolaire et le roman-mémoires d' un personnage qui dit
< ~e».
Ces fonnes se raréfient, le public ayant changé. Nous les
retrouvons comme par hasard avec L'Emigré de Sénac
Meilhan le contre-révolutiol1lùare qui ne reviendra jamais
d'émigration, et La Dot de Suzette de Fiévée, qui fut bal1l1i
après Fructidor. Il est pernùs de penser qu'en se cOlùant dans
deux modèles éprouvés de création littéraire, ces deux auteurs
s'adressent à ce qui reste du lectorat d'autrefois et, comptéUlt
sur la continuité de la vie, à des personnes formées alLX
mêmes cadres culturels et aux mêmes goûts, qui ont les
meilleures chances d'apprécier ce qu'ils ont élleur dire.
Le roméUl épistolaire a connu son chef-d'œuvre en même
temps que son chant du cygne en 1782 avec Les Liaisons
dangereuses de Laclos. Sénac choisit ce genre épuisé pour
dire le destin d'un jeune marquis, Saint-Alban, engagé avingt
ans déUls l'armée des princes, puis dans l'armée prussiel1l1e,
blessé et recueilli dans un château proche de Mayence où vit
une famille allemande entichée de noblesse, et surtout une
jeune comtesse mal mariée mais vertueuse si imprégnée de
culture française qu'eUe reconmût et situe au prenùer
- 478 -
�Le Directoire, vu à travers quelques romans pams
entre 1795 el 1799
coup d'œil un vers de Racine. La plupart des lois du genre
sont respectée dans L'Emigré : personnages peu nombreux,
correspondance suivie au style raffiné où se dessinent petit à
petit sans intervention apparente de l'auteur, les individus et
l'action. Mais il manque un élément essentiel auquel Laclos
avait été très allentif : les lettres, sauf la première, ne sont ni
situées ni datées. Cela suffit pour que le lecteur actuel
ressente la localisation des faits conillle irréelle et le temps
comme immobile. Sans que ce soit dit lÙ sans doute voulu par
l'auteur, on terl1Ùne la lecture convaincu que l'Histoire coule
ailleurs et qu'il s'agit là d'un méandre abandonné. Quant aux
lecteurs contemporains, même sélectiOlillés par le choix du
genre parl1Ù les nostalgiques de l'ordre ancien, ils n'ont pu
qu'être sensibles au désespoir qui commande l'intrigue où
rôde la tentation du suicide, et le dénouement où tout le
monde est vaincu sans qu'il y ait même de vainqueur. C'est
ainsi que ce roman à la valeur littéraire certaine a connu à sa
publication un échec que les générations suivantes ont
confirmé puisqu'il est encore à l'heure actuelle presque
inconnu sauf de nom.
La Dot de Suzette, titre accrocheur auquel ce court
roman de Fiévée doit sallS doute une partie de son succès, se
double d'ml second titre, Histoire de Mme de Senne terre
racontée par elfe même qui rend lrueux compte de son
contenu. C'est un de ces romans en forme de mémoires qui
siècle et dont le
ont paru en grand nombre au cours du
meilleur exemple est sans doute La Vie de Marianne de
Marivaux. Leur intérêt se fonde sur le contraste de la destinée
du personnage qui se raconte. Mais si, dans la période
antérieure, ce genre de roman traitait le plus souvent d'tUle vie
partie de rien et nùraculeusement éclose dans les hautes
sphères sociales, il s'agit ici de l'inverse : la Révolution est
passée par là. Mme de Senneterre, noble et riche, bienfaitrice
d'wle enfant abandonnée, la jeune Suzette parée de tous les
charmes et de toutes les vertus, tenait avant tout <l éviter <l son
fils la mésalliance que l'on devine, fût-ce en faisant en toute
bonne conscience deux malheureux. La Révolution l'ayant
ruinée, emprisonnée, coupée de son fils élrugré, et rédtùte <l
«servir», elle est trop contente d'être tirée du malheur par
xvnr
.- 479 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Suzette, devenue par l'enriclùssement du mari qu'elle lui avait
imposé, un brave homme vulgaire et illettré, une grande dame
du Tout-Paris d'après Thennidor, si bien élevée toutefois dans
les principes de l'Ancien Régime que sa reconnaissance pour
celle qui l'avait élevée s'allie à toute la sOU1nission sociale
gardée de sa jeunesse. Un lustre tombera sur la tête du mari
nouveau riche - comment ne pas croire à la justice
immanente? - Suzette rendue libre par cette mort rejoindra, à
l'instigation de Mme de Senneterre, celui qui n'a jamais cessé
de l'aimer et qui ne saurait tarder de pouvoir rentrer
d'émigration. Leur mariage fera le bonheur de tous : celui de
l'auteur qui, par le choix du point de vue, a ainsi fait passer
habilement des valeurs nobiliaires qui n'ont pas dans
l'immédiat très bonne presse, et celui du lecteur sentimental
quelles que soient ses options politiques: s'il regrette le passé,
il conclura que l'on peut en garder le meilleur au prix de
quelques accommodements acceptables entre gens de bonne
compagIùe ; s'il se réjouit des recompositions sociales dues à
la Révolution, il lira dans le dénouement la revanche d'une
enfant du peuple et la promesse d'un avenir paisible et
réconcilié. C'est ainsi que l'habile Fiévée, malgré ses
infortunes politiques de l'après-Fructidor, prépare pour son
roman Wl succès iImnédiat suivi de nombreuses rééditions
jusqu'en 1896, et pour lui-même, jusqu'à sa mort en 1839, une
carrière adnùlùstrative et journalistique ininterrompue à
travers les divers régimes.
Ainsi, dans notre échantillon, les romanciers fidèles aux
fonnes d'avant la Révolution semblent bien être aussi ceux
qui regrettent l'Ancien Régime. De même, nous allons voir
que la recherche de formes nouvelles par mélange ou
subversion de modèles anciens va de pair avec le désir de
répondre à l'attente d'un public nouveau dont on ne sait pas
grand chose sinon qu'il est hétérogène. L'Enfant du Carnaval.
histoire remarquable et surtout véritable pour servir de
supplément aux rhapsodies du jour, écrit par Pigault-Lebrun
pour faire rire les Calaisiens et qui en a fait rire bien d'autres,
appartient à une forme traditiOlUlelle, mais socialement
beaucoup moins marquée. Le roman picaresque illustré par
Gil Bias, Cl toujours pour héros un persOlUlage de la plus basse
- 480-
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et 1799
extraction. On peut donner tous les contenus à l'histoire d'Wl
tel persOlUlage et y introduire tous les bouleversements dus à
la Révolution. On peut croiser ce genre avec le roman de
formation et y mêler, pour être au goût du jour, un zeste de
roman noir avec enfermement, souterrains, cimetière, tant
cette forme fourre-tout, cette «rhapsodie» COlmne l'on disait,
convient à une période de mutation sociale et idéologique du
public. Les uns peuvent continuer de goûter, en reconnaissant
la veine picaresque, le plaisir inavouable de la dérision de
leurs proprcs valeurs, les autres les voient avec satisfaction
bousculées de fond en comble, et tout le monde rit. La brèche
est faite dès les premières pages par le récit complaisant que
le héros fait, pour justifier le titre, du moment où il fut conçu,
un dimanche gras, dans la cuisine d'un notable, confrère du
Saint-Sacrement qui avait coutlUne d'«escorter, un cierge à la
main, les très dignes prêtres de la paroisse qui portaient aux
malades le Créateur empaqueté dans Wl sacoche de soie»
(p. 28). La servante Suzon a été bousculée sur le coin de la
table, au milieu des reliefs d'andouille et d'épinards, par
l'invité ivre de l'hôte endormi, et le héros présente ainsi
l'auteur de ses jours :
Le père Jean-François était UJI capucin indigne dans toute
l'étendue du mot. Ignorant comme son saint fondateur,
crasseux cOJmne lui, gounnand comme tous les capucins du
monde chrétien réunis, égoïste et insouciant cOJmne eux, du
reste assez hOJUlête pour UJl moine (p. 30).
Tout n'est pas ensuite de cette encre. Le roman s'assagit :
Jean, qui est doté d'un heureux naturel, fait la rencontre d'un
Anglais pittoresque et riche qui s'attache ses services. Il
échange son nom passe-partout contre le nom symbolique de
Happy, plaît à la fille de milord, acquiert de l'instruction,
l'aime, l'épouse sans grands problèmes, et la Révolution peut
arriver : il la traversera à moindre mal. On aura, au début du
roman, rencontré Condorcet incognito dans une auberge, la
jeune épouse aura dû par la suite, croyant ainsi sauver son
mari de la guillotine, sacrifier sa fidélité conjugale aux
ardeurs de Robespierre que l'on ne savait pas coutumier de ce
genre de marchés, mais tout finira bien, el vile, car les alUlées
- 481 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
difficiles n'occupent que quelques pages. Et voici la destinée
du roman, telle que la raconte Roland Virolle, son préfacier
de 1989 :
Aucun éditeur n'acceptant de lui donner le prix qu'il
demandait pour ce premier roman, Pigault-Lebrun et l'un de
ses amis l'ont publié à lem·s frais en 1796, sous l'adresse
ironique: <tA Rome, De l'imprimerie du Saint-Père». Devant
le succès inespéré, le libraire-éditeur 1. N. Barba paie très
cher le droit de réédition. Dix-sept éditions se succèdent de
1796 à 1826. La dix-septième est saisie. En 1850, L'Enfant
du Carnaval reparaît dans la série des <<Romans populaires
illustrés». De 1892 à 1911 , la «Bibliothèque nationale»,
collection destiuée à «faire pénétrer au sein des plus
modestes foyers les oeuvres les plus remarquables», en a
publié trois éditions, avec lUl texte légèrement modifié çà et
là. Le roman a été traduit eu espagnol par l'auteur lui-même
(Madrid 1822) et en italien (Livoume 1812).
Mélange des genres aussi dans le second roman
d'émigration, Les Petits Emigrés de Mme de Genlis.
L'enveloppe extérieure est celle du roman épistolaire puisqu'il
est uniquement composé de la correspondance qu'essaient de
nouer des adolescents dispersés dont les familles étaient liées
en des temps meilleurs. Mais on n'y trouve rien du channe
mondain et de la finesse de style qui avaient fait le succès du
genre. L'espace et la durée sont distendus au gré des aventures
des personnages. Les lettres voyagent comme elles peuvent,
selon le bon vouloir de négociants et de banquiers pour qui
toutes les frontières semblent perméables. Elles sont datées de
mai 1793 à novembre 1796, mais la période donne
l'impression d'être beaucoup plus longue car le lecteur est
amené à percevoir la durée COlmne le font les personnages
adolescents, et il est de plus entraîné à travers toute l'Europe:
Belgique, Suisse, Allemagne, Danemark, Angleterre,
Portugal. L'auteur semble bien compter, pour le succès de son
roman, sur ce vertige géograplùque, ce qui le tire en direction
du roman d'aventures. Tout comme Pi gault-Lebrun, elle ne
dédaigne pas de saluer au passage le roman noir dans
l'épisode inséré des aventures de la jeune Adélaïde pour qui
nous sommes invités à trembler. Grâce à cette adaptation
- 482-
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et 1799
habile aux goûts du temps dans toute leur variété, Mme de
Genlis restera en phase avec le public pendant une large
partie du siècle, puisque son roman, bien que médiocre, aura
de nombreuses rééditions.
Pauliska ou la perversité moderne de Révéroni SaintCyr ressortit à la forme nouvelle du roman en vogue sous le
Directoire, celle à laquelle appartient le plus grand nombre
d'oeuvres, le roman noir. Il en a certaines caractéristiques :
lile héroïne innocente et infortunée persécutée avec une
invention incroyable de moyens par un hOlmne qui éprouve
pour elle une trouble fascination. Il en a aussi les passages
obligés de châteaux effrayants en sombres forêts et prisons
subaquatiques, les murs que traverse l'horrible poursuivant et
les tortures raffinées où la victime est contrainte de devenir
tortionnaire. Mais il s'écarte sensiblement des lois du genre
car il ne réserve pas les infortunes à l'héroïne et en impute lil
certain nombre au malheur des temps. De plus, à la différence
du roman anglais où le surnaturel justifie les surprises et les
effets démesurés, Pau/iska se rattache plutôt à cette veine
fTançaise du roman noir que Jean Fabre fait remonter à la
8
littérature baroque et à laquelle il rattache Prévost et Sade .
Tout y est après coup expliqué de ce qui avait pu surprendre
dans les aventures de cette comtesse polonaise fuyant à
travers une Europe déstabilisée par les événements
internationaux du passé immédiat. Les prodiges sont lniS au
compte de l'illuminisme et, sous couleur de mettre en garde
contre ses perversités, Révéroni Saint-Cyr donne libre cours à
un imaginaire fasciné par les découvertes scientifiques de
cette fin de siècle qui n'a pas été marquée seulement par des
bouleversements lùstoriques de première grandeur.
Michel Delon, SOIl préfacier de 1991, analyse la façon dont se
composent, dans ce roman, sa fonnation d'officier du génie,
instnùt en sapes et fortifications, son désarroi de militaire qui
a vu s'effondrer ce qu'il était appelé à défendre, et sa
8 - Jean Fabre, «Prévost el la tradilion du roman noir», L'Abbé
Prévost, Actes du colloque d'Aix-en-Provence 1963, Ophrys
1965 et «Sade elle roman nom>, Le Marquis de Sade, Armand
Colin, 1968.
- 483 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
recherche des moyens de transposer dans la création littéraire
une activité que sa santé et le moment l'obligent à laisser sans
emploi. C'est un reflet original de la mentalité de l'époque
directoriale qui nous est offert par ce roman, où les goûts
morbides se conjuguent avec la rationalité et la foi dans la
science.
Ainsi, en continuant des genres mondains pour exprimer
une pensée conservatrice ou en çontaminant des formes
anciennes et étrangères pour créer des genres nouveaux
susceptibles de séduire ceux qui sont venus à la lecture par la
Révolution, les romanciers du Directoire choisissent-ils leur
lectorat dans le public potentiel du moment.
Des stratégies politiques d'auteurs
Dans ce panorama des orientations et des goûts à
l'époque du Directoire qu'esquisse le choix des formes
romanesques de nos cinq romanciers, des traits plus
personnels se précisent, car chacun se place à sa manière dans
une situation politique non encore stabilisée. Dès avant le
début des romans, les discours d'accompagnement, préfaces et
dédicaces, permettent de voir en quoi la rédaction d'tille
fiction, loin d'être une occupation désintéressée et hors du
temps peut s'inscrire dans une stratégie personnelle
immédiate.
Deux d'entre nos romanciers, Sénac de Meilhan et
Mme de Genlis, sont encore en émigration, mais
appartiennent à deux catégories différentes d'émigrés qu'il est
traditiOlmel
de
distinguer
en
«absolutistes»
et
«constitutionnels», ces derniers nommés dans le pays
. Sénac, âgé alors de soixante et un ans, a
d'accueil (~acobins»
fait une brillante carrière sous l'Ancien Régime où il a été
intendant, puis ministre. Il s'est vivement opposé à Necker et
a émigré en 1790. Il se trouve <l Brunswick où l'éditeur
Fauche publie L'Emigré. Il ne rentrera jamais en France et
mourra <l Vienne en 1803. L'«aver1:issement» de son roman
dit comment il voit la situation de 1797 :
- 484-
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et 1799
Un système de modération a succédé au plus barbare régime,
et pour la seconde fois Rome a vu Wl général, maître de
l'Italie, se contenter d'Wl tribut lorsqu'il pouvait livrer sa
capitale au pillage. Le sang eût coulé dans Rome en 1793, le
sanctuaire eût été profané et les monuments les plus
précieux détruits. Royaliste ou Républicaùl, tout ami de
l'hwnanité doit applaudir à un changement de système qui
épargne la vie des hommes, et les victimes errantes de la
Révolution doivent peut-être en attendre l'adoucissement de
leur sort.
Jugement favorable donc, espoir modéré et digne, mise en
avant d'wle catégorie COlmnune d'«amis de l'humanité»
rassemblant des adversaires politiques séparés par des
souvenirs sanglants mais qui pourraient peut-être Wl jour
envisager de se rapprocher.
Mme de Genlis, de dix ans plus jeune, qui fut maîtresse
du futur Philippe-Egalité et «gouverneUD) de ses enfants, a été
mêlée de très près à la destinée de la famille d'Orléans. Elle a
été chargée, dit-elle, en 1792 d'emmener les jeunes princes en
sûreté à l'étranger, n'a pas pu rentrer, puis a été compromise
dans la traltison de Dumouriez. Elle se trouve pour l'instant à
Hambourg où elle fréquente des milieux favorables à la
France républicaine. Elle est brouillée avec ses élèves dont le
père a été exécufé et se trouve obligée de vivre de sa plwne.
Son roman, Les Petits Emigrés est publié à Paris et à Berlin.
Elle le dédie à ses petits-enfants en des termes qui disent
qu'elle est prête à donner tous les gages de neutralité politique
pour obtenir l'autorisation de rentrer en France :
Le sort qui nous sépare ne peut du moins m'empêcher de
m'occuper de vous [00'] J'espère qu'à dix-huit ou vingt ans,
toujours entièrement dévoués à votre pays et soumis à ses
lois, vous aurez assez d'esprit pour ne pas disserter sur les
différentes formes de gouvernement et pour ne vous pas
ériger en législateurs .
.- 485 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Voilà pour le long terme. Et voici pour l'immédiat car on ne
sait de qui on peut avoir besoin. Un de ses personnages se
livrant à des confidences de mère heureuse, l'auteur ajoute
cette note au bas de la page:
Que sont les jouissances de la gloire persOlUlelle en
comparaison de celle que peut nous procurer la gloire de nos
enfants? [... ] Quel doit être depuis deux ans le torrent
d'émotions heureuses de la mère de Mme de La Fayette et de
celle de Bonaparte si ces deux persOlUles existent!
Ajout de l'édition de 1828 : L'auteur écrivait cette note en
Allemagne dans le temps où Bonaparte était en Egypte
(III, 36).
Les trois autres romanciers n'ont pas quitté la France.
Pi gault-Lebrun a quarante-six ans. Avant 1789, sa vie a été
celle d'un aventurier : prison, voyages, bohème littéraire. En
1792, il s'engage dans l'armée républicaine, combat peut-être
à Valmy, avant d'être dénoncé conune «aristocrate» par un
marchand de chevaux qui avait à se plaindre de lui. Après
Thennidor, il contribue au besoin de gaieté ambiant en
écrivant en quinze ans une série de dix-neuf romans qui
seront connus dans toute l'Europe et dont L'Enfant du
Carnaval est le premier. Ille dédie aux citoyens de Calais:
Je suis né dans vos murs, et si l'on se choisissait Wle patrie,
je n'en choisirais pas d'autre. Liés presque tous par le sang
ou l'anùtié, étrangers aux vices d'Wle grande ville et ne
connaissant que l'émulation des vertus, vous avez servi la
chose publique sans tralùr l'hOlUleur, saus outrager la uature.
Calais est du très petit nombre des villes que n'out point
ensanglantées l'ambition, l'intérêt et les haines personnelles.
Ce tableau, exact ou embelli, d'mIe petite ville où les
événements révolutiOlUlaires sont restés purs, exprime à son
échelle modeste un bilan et un espoir.
Fiévée, âgé de trente ans, a été imprimeur et journaliste.
Il a fait ses débuts politiques dans la mouvance des girondins,
il est sans doute royaliste et doit à sa proscription après le
18 fructidor les loisirs qui hù pennettent d'écrire La dot de
Suzette. Sa carrière politique se déploiera sous le Consulat,
- 486-
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et 1799
l'Empire et la Restauration. La préface de son roman est
louvoyante et ambiguë:
Je supposerai lUI auteur désirant peindre la recOJmaissance
sans l'affaiblir, sans l'exagérer [... ] Que fait-il? TI appuie la
recOJmaissance sur une passion violente ; l'amour par
exemple. [... ] J'ai fait lm tableau des moeurs actuelles, le
sujet l'exigeait ; les vices qui tounnentent la société sont du
ressort de la satire. Ce qui me disculpe, c'est que je n'ai
voulu désigner persoIUle particulièrement ; ce qui me
console, c'est que persOJme en effet n'avouera qu'il s'y
reconnaît.
En somme, nous allons lire le roman de la recOlmaissance en
même temps qu'un roman d'amour. Alors pourquoi ces
précautions pour se défendre d'avoir fait des personnalités ?
Le produit serait-il légèrement différent de ce qu'annonce
l'emballage?
Révéroni Saint-Cyr a le même âge que Fiévée,
trente ans. Il avait cormnencé une carrière militaire
abandonnée en 1793 pour raisons de santé et devient en 1794,
lors de la création de l'Ecole Polyteclmique, professeur adjoint
pour l'art de la guerre. Il ne peut participer à l'expédition
d'Egypte et consacre une partie de son temps à l'écriture,
théâtre, essais et romans, dont Pauliska ou la perversité
moderne, mémoiées prétendus d'une jeune comtesse polonaise
qui, dans ses errances à travers l'Europe, est victime d'une
secte d'illuminés. Voici ce qu'en dit )'«éditeur» qu'il prétend
être :
Deux rumées de calme ont enfIn rappelé la comtesse
Pauliska au bonheur et à la fortwle [... ] Puissent les tableaux
que présentent [ces mémoires] arrêter ces torrents de
maximes perverses, de systèmes abslU'des qui, en
ridiculisant les plus nobles vertus, en outragerutt surtout
l'amour naïf et l'heureuse ÎlUlocence, ébrruùent aujourd'hui
chez presque tous les peuples les fondements de la morale et
de la société.
- 487-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Encore un roman qui s'annonce comme purement moral.
Pourtant l'héroïne sera la victime innocente de «torrents de
maximes perverses et de systèmes absurdes qui ébraIùent chez
presque tous les peuples les fondements de la morale et de la
société». C'est beaucoup pour désigner les. dérives de
l'illuminisme dont Pauliska va être la proie. De plus,
«deux années de calme leur ont succédé». Ces horreurs
seraient-elles emblématiques de phénomènes européens d'une
autre nature?
Qu'il soit direct ou à déchiffrer, le langage de nos
auteurs présentant leur roman est donc loin de situer la
création littéraire dans l'empyrée. L'intrigue et les propos des
personnages en font aussi parfois des romans datés.
Les allusions aux problèmes du moment
Le reflet de la période, encore si proche, de la Terreur
peut faire à lui seul l'objet d'une étude. Disons simplement
qu'il est tenu à distance par tous les moyens de l'esquive
littéraire. Mais les questions qui agitent le moment présent
apparaissent parfois dans nos cinq romans : régime politique,
recompositions sociales, propriété et finances, fantasmes sur
l'Angleterre. Laissons de côté les questions religieuses : deux
sont très anticléricaux, L'Enfant du Carnaval et Pau/iska, les
autres d'un catholicisme très conformiste d'autant plus
fortement affirmé qu'il a l'auréole du martyre. Mais ils
n'apportent rien d'original.
Le régime politique
Quel avenir y a-t-il, sous le Directoire, pour la
République? Nous ne serons pas étonnés de voir ce problème
abordé de front, bien qu'en des termes différents, seulement
dans les deux romans écrits de l'émigration, ceux de Mme de
Genlis et de Sénac de Meilhan, les trois autres romanciers '
il faire de la
n'ayant pas le même intérêt pe~sonl
prospective.
- 488 -
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et J799
Voici ce qu'un personnage secondaire des Petits Emigrés est
censé écrire de Brême le 15 août 1794 :
Ne nous flattons point. Si le gouvemement actuel rappelle
les idées morales, par conséquent s'il rétablit la religion et
les moeurs, s'il anéantit les décrets inhumains, s'il expie tant
de forfaits par la justice et la clémence, enfIn si, modéré
dans la victoire, il offre à ses ennemis vaincus une paix
générale, c'en est fait, la cause des royalistes est perdue sans
retour (l, 49).
Et Mme de Genlis jure, dans une note de l'édition de 1812,
qu'elle a écrit cela en 1797. Le même persollilage, presque
certain de pouvoir rentrer en France, écrit de Bâle le
28 février 1796 :
Si je peux devenir républicain ? Hélas ! il le faudra bien
puisque je sollicite mon rappel en France ! Tous les
systèmes doivent s'anéantir devant la probité. Dès que je me
décide à briguer le titre de citoyell d'une république, si l'Oll
m'accorde cette grâce, je ferai sans retour le sacrifice de mes
opÎlùons politiques et aussitôt que j'aurai mis le pied sur le
territoire français, je serai le plus paisible et le plus fidèle de
tous les républicains puisqu'on ne me rendra qu'à cette
condition un état, mes biens et mon pays (II, 21).
Tous ces propos d'un personnage reflètent bien entendu les
analyses et les préoccupations de l'auteur. Mais ils montrent
aussi à quoi tiennent les loyalismes et combien tous les
problèmes du Directoire sont liés.
Chez Sénac de Meilhan, le grand commis de l'Etat
d'Ancien Régime, dont la culture politique est plus
approfondie que celle qui suffisait à Mme de Gelùis pour
gérer I)abilement les intrigues, l'analyse de la situation prend
la forme d'une dissertation du Président, précepteur du héros
et tête pensante du roman (lettre LVII) :
Je vais tâcher, pour vous satisfaire, de répondre aux
questions que vous m'avez faites sur la durée du régime
républicain et sur l'espoir fondé d'une contre-révolution
prochaine (p. 1685).
- 489-
�LA RÉPUBLIQUE DmECTORIALE
Passons sur les considérations liées à l'époque, réelle ou
fictive de la rédaction des lettres (1794) pour ne retenir que
les prévisions dont l'auteur a pris la responsabilité au moment
de la relecture avant publication (1797). Les leçons de
l'histoire ancienne donnent peu d'avenir à la République - le
Président a lu Montesquieu - non seulement parce que «la
démocratie n'a jamais existé que chez les nations peu
nombreuses», mais encore parce que, contrairement à la
France, Rome n'est pas passée de la monatchie à la
république
lorsqu'elle regorgeait de richesses et que le luxe avait
corrompu tous les esprits. [00 '] Les Français diront sans doute
qu'au sein du luxe et de la mollesse le feu divin de la liberté
a épuré leurs âmes. [Mais] celui-là ne peut aimer cette
liberté qui a été la chimère des peuples anciens et peu
avancés qui s'abandonue à tous les excès, qui viole les
propriétés, inunole ses semblables pour les dépouiller de
leur or et court le prodiguer en débauches (p. 1690).
La France est donc, selon lui, trop vaste et surtout trop
corrompue pour trouver dans la République un équilibre
durable. Quant à la Contre-révolution, idée chère aux
émigrés, il faul en abandonner l'espoir, du moins à court
terme:
elle ne peut se faire qu'en France, et pour juger si elle est
prochaine, il faut examiner la disposition des esprits [00 ']
C'est une chose remarquable dans la Révolution que le
courage passif et la résignation, tandis que rien n'est plus
rare qU'WI courage actif et entreprenant [00.1 TI n'en serait pas
de même si la royauté n'était devenue un être abstrait pour
eux; si dans quelque partie du royaume il existait un roi qui
fixât les regards. [00'] Ce sera de l'épuisement des Français,
prodigues d'honunes et d'argent, du discrédit nécessaire de
leurs assignats et de la disette que doit occasiOIUler
l'interruption du commerce qu'il faudra attendre un autre
ordre des choses. [00'] C'est des Puissances que semble
dépendre l'espoir du rétablissement de la monarchie [00' ]
Voudront-elles embarrasser leurs affaires par la
complication d'intérêts étrangers à leur cause ? Mais si la
France république fait une pilix quelconque, est-il à
- 490-
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et 1799
présumer que ce régime puisse se consolider et s'afTennir sur
des bases durables? L'histoire al1CielUle, la nature des choses
et la topographie de la France ne permettent pas de le croire,
et il ne pourrait avoir quelque durée qu'au moyen du
despotisme proconsulaire (p. 1692-6).
Voilà qui n'était pas mal vu, depuis Bnmswick, en 1797.
Les recompositions sociales
La société française a pris depuis la Révolution une
figure nouvelle. Ses bouleversements sont jugés différelmnent
dans les romans du Directoire suivant la façon dont leurs
auteurs s'y voient intégrés ou choisissent de s'en exclure. Le
personnage central de L'Emigré les résume en une fonnule :
La Révolution a fait du monde un grand bal masqué où des
princes paraissent sous des habits de paysans et des valets
sont habillés en empereurs (p. 1626).
Mais pour lui, il est clair que les princes restent princes et les
valets valets. Il ne saurait donc s'adapter au nouveau visage de
la France et n'y reviendra que pour mourir. Il est vrai qu'il a
de quoi subsister en Allemagne, ayant su à temps placer sa
fortune dans lé COlmnercc international et la banque. Sa
cousine, la duchesse de Montjustin, a eu moins de chance :
elle a perdu son mari et sa fille, sa fortune, entièrement
foncière, a été confisquée, et elle est réduite en exil à
fabriquer des fleurs artificielles. Voilà qui peut faire perdre
quelques préjugés. Elle vient de consulter son ami le
Président de Longueil sur un projet de «passer en Amérique
et d'y former un établissement». Celui-ci, de moindre noblesse
mais fort à l'aise car la partie mobilière de son Ïlmnense
fortune l'a suivi, se sent autorisé à lui proposer le mariage:
Si je ne vous croyais pas supérieme à toute vanité, je me
reprocherais de vous fa4"e perdre par notre union Wl rang et
Wl titre qui avaient naguère tant d'éclat en France et
distinguent honorablement chez l'étranger; mais vous savez
- 491 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
apprécier à leur juste valeur les choses et les temps, et les
personnes (p. 1830).
S'ils font un petit pas en direction des recompositions sociales
pour tenir compte «des choses et des temps», encore
resteront-ils entre gens du même monde, à l'abri des
nécessités matérielles. Mme de Selmeterre, la narratrice du
roman de Fiévée le royaliste, a subi plus durement les
bouleversements de la propriété :
Les paysans que j'avais comblés de bienfaits ne calculaient
plus que ce qu'ils pouvaient tirer de mes dépouilles ~ ils
abattaient les bois, ils se partageaient des terrains qui depuis
des siècles appartenaient à la famille de M. de SelU1eterre,
en cherchant à se persuader qu'ils étaient COlmnunaux
(p. 82).
Elle aura été réduite à «servir» et sa chance aura été de se
retrouver chez Suzette, une petite paysanne qu'elle avait
autrefois dotée et mariée pour en éloigner son fils. Celle-ci lui
présente son ascension sociale connne «un tableau des moeurs
du siècle» :
[Mon mari] quitta la métairie que nous faisions valoir ; il
acheta, à l'entrée du faubourg de la ville la plus prochaine,
une maison considérable par l'étendue des bâtiments, el qui
cependant suffisait à peine à contenir les besliaux qu'il y
déposait momentanément et qui se succédaient avec Wle
promplitude vraiment étOlmante [.. .] Que vous dirai-je? Il fit
des soumissions, des foumitures, s'associa à des compagnies,
prit des cOlmnis [... ] SOli opulence devint telle qu'il ne la
cOlU1aissait plus ; toujours simple, toujours laborieux, il ne
savait pas dépenser el ne croyait pas qu'on püt rien ajouter
au bonheur dont il jouissait (p. 94).
Chute de l'une, ascension de l'autre, tout cela sans mesure, à
dOlmer le vertige. Pour Pauliska, la comtesse polonaise
errante de Révéroni Saint-Cyr, un vieillard suisse tire la leçon
des révolutions :
- 492-
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et 1799
PardOlUlez à Ull reste de franchise helvétique, mais le temps
fut mon maître. L'intérêt seul guide le peuple. [.. .] Ne parlez
plus de justice ; votre chute élève la caste inférieure, vos
biens font des partisans à l'Etat ; la politique vous proscrit, la
les révolutions en sont la
morale se tait devant elle, toue~
preuve (p. 82).
Les questions financières
Il faut tenir compte, dans les romans parus sous le
Directoire, du temps de la fiction ou du moment de l'écriture
qui situent les renversements de fortune dans la période
inunédiatement antérieure. Il était d'ailleurs à remarquer,
surtout dans les romans d'émigration, que pendant cette
période où les personnes étaient ballottées dans des conditions
souvent précaires, l'argent, lui, circulait à travers l'Europe
avec une grande facilité. Pour banquiers et négociants, il n'y
avait pas de frontières, ni d'ailleurs de nationalités. Ce point
est d'autant mieux mis en Imnière qu'il est essentiel à la
marche des romans : c'est la différence des placements
antérieurs qui fait la différence des destinées, ce sont les
hommes d'affaires qui transportent les lettres et qtÙ, détenant
les patrimoines, sont la plaque tournante des falnilles
dispersées cherc.hant à se rejoindre. Sous le Directoire, ces
soubresauts s'apaisent. Mais il en résulte dans nos romans de
graves problèmes financiers qui affleurent de diverses façons.
D,ms L'Emigré, c'est sous la fornle d'une prédiction faite en
1794 par le Président:
La décadence des assignats sera extrême, et le nUlnéraire de
la France étant enfoui, ayant disparu entièrement de son
sein, il ne lui restera aUCUlle ressource ; elle présentera alors
Ull exemple Ulùque dans l'histoire, celui d'Wl grand peuple
qui aura consumé son propre pays, [...] converti en mormaie
tous les métaux, vu disparaître cette monnaie et créé un
signe artificiel pour la suppléer qui sera devenu sans valeur.
[.. .] Privé de numéraire pOlU" solder ses années dans les pays
étrangers, le gouvememellt abandonnera à ses troupes, pour
solde, le pillage des pays qu'ils envalùrol1t... (p. 1694).
- 493-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Tableau brossé au futur par un persoilllage, de ce que l'auteur
savait être la réalité présente. Révéroni Saint Cyr use d'un
autre moyen pour e>"'Primer les fantasmes que lui inspire la
situation : la fiction la plus échevelée du roman noir.
Pauliska est à Bude, sans ressources, et croit avoir répondu à
une banale offre d'emploi :
A ces mots [dit-elle], il dOlUle un coup de talon assez fort sur
le plancher ; je sens ma chaise descendre très vite par une
trappe qui se refernle aussitôt sur ma tête, et je me trouve au
milieu de huit ou dix hommes au regard avide, étonné,
effrayant, entourée de plusieurs presses d'imprimerie, dans
une salle voütée, éclairée par plusieurs soupiraux vitrés et
placés au niveau des eaux du Danube, dont les flots se
brisaient contre les murs. J'étais stupéfaite d'étOlmement et
d'effroi dans cette demeure aquatique, lorsqu'wl grand
homme sec et blême, à la face barbare ombragée par des
cheveux rouges, vêtu richement, mais armé d'un poignard et
d'Wie ceinture de pistolets, parla ainsi, avec l'accent anglais,
aux hOlmnes qui étaient présents: [.. .] «Nous ne sortirons
point d'ici que 110US n'ayons réalisé par notre fabrication
d'assignats la sorrune de six millions d'écus. [.. .] Je veux
couvrir la France de faux assignats, poiut de quartier, Goddamn \» (p. 88).
Un persoIUlage ami lui explique où elle se trouve:
C'est ici le foyer des agences du machiavélisme anglais; c'est
d'ici que partent les ordres d'assassinats, les sorrunes
destinées à les payer et à décréditer le trésor de la France.
Tous ces objets s'expédient par Livourne, où se trouve un
autre agent principal pour le transport en France des ballots
et des lettres, [... ] ces arrêts de mort lancés ordinairement
contre des incolUlUs, contre des malheureux égarés par le
fanatisme populaire ou royal. Car vous devez savoir que ces
deux extrêmes sont également odieux au ministère anglais ;
c'est la destruction totale et non le triomphe d'un parti que ce
gouvernement désire (p. 91).
Un roman ne se lit pas seulement au premier degré. Il peut
apporter sa petite contribution à la peinture d'un moment
historique en permettant de mesurer le désarroi d'une époque
- 494-
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et 1799
instable à l'aune des extravagances qui pouvaient passer par
les têtes.
Le fantasme de l'Angleterre
Si les personnages de L'Emigré trouvent la solution de
leu;rs difficultés dans l'un ou l'autre des états allemands et ne
se sentent pas partie prenante dans les problèmes de la France
directorienne, ceux des autres romans semblent être fascinés
par l'Angleterre. Fascination trouble dans le dernier exemple
cité. Pauliska sera libérée, ses tortiOlmaires et leur chef,
l'affreux Talbot aux cheveux rouges, seront arrêtés.
Mais [dit-elle] j'ai su depuis, le croirait-on ? que la plus
grande partie de ces infâmes scélérats avaient été élargie par
l'influence de l'Angleterre et que le fameux Talbot jouait un
grand rôle à Venise (p. 103).
L'Angleterre dans ce roman est le pire ennemi, puisqu'elle
agit avec les moyens les plus perfides et qu'elle s'en prend non
à des individus mais à la France elle-même.
Dans les autres romans, etle joue plutôt le rôle du deusex machina. Dans Les Petits Emigrés de Mme de Genlis, le
sort terrible d'Adélaïde trouve un dénouement heureux grâce
à Lord Selby qui, voyageant à travers l'Europe où il rencontre
famille de la jewle fille, s'est épris d'eHe avant de l'avoir
vue, et, avec l'aide de sa mère ~t des annonces dans les
gazettes anglaises, parvient à la retrouver. La famille énùgrée
se retrouve à Londres. On porte des toasts à la paix avec la
France, événement qui ne saurait tarder. La paix une fois
faite, Lord Selby achètera en France la terre du père
d'Adélaïde, terre qui n'a toujours pas trouvé d'acquéreur
comme bien national tant son propriétaire était aimé de ses
paysans avant la Révolution. En attendant, Adélaïde passera
un an en Angleterre avec sa belle-mère «afin d'achever son
éducatioID> et de devenir la mère d'une famille où il ne restera
rien des antagonismes entre les deux pays. On ne saurait aller
plus loin, pour les besoins de la «happy end» d'lm roman pour
adolescents, dans les directives données à l'Iùstoire future.
la
- 495 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
L'Angleterre a été aussi le salut d'un autre émigré,
Adolphe de Senneterre, persolmage de Fiévée. Pour
comprendre comment le jeune couple qu'il formera avec
Suzette, accompagné de la mère revenue de ses préjugés
nobiliaires qui avaient fail leur malheur, se fixera en
Angleterre dans une maison de campagne qu'ils auront
achetée, il faut suivre le trajet de leur fortune pendant la
Révolution :
Mon frère, qui est mort d'lme 111'!l1Üère si terrible à SaintDomillgue, avait cinquante mille écus placés chez un
négociant de Philadelphie, correspondant et associé de
M . BirLon chez lequel nous demeurons. C'est lui qui a
adressé mon fils à cette famille respectable quand il a désiré
se rapprocher de la France, dans l'espoir de trouver plus
facilement l'occasion de savoir des nouvelles de sa mère.
Mon fils était encore mineur, et d'ailleurs ces fonds
m'appartenaient : mais heureusement les lois de ce pays à
l'égard des émigrés français pennettent à ceux qui y résident
de jouir par anticipation, sans autre condition que de rendre
les fonds au premier possesseur s'il se présente, et sous le
sennent prononcé sur l'évangile de ne pas faire sortir l'argent
du royaume. Ainsi Adolphe était à l'abri du besoin et la
somme principale, restée dans le commerce de M . Birton, a
progressivement augmenté (p. 136).
Que l'Angleterre soit le salut pour une partie des émigrés,
ceux qui veu1ent ne pas se couper de la France pour pouvoir y
rentrer dès que s'annonceront des jours plus stables, cela n'a
rien d'étonnant. Que nous trouvions ce genre de dénouement
à la fois chez Mme de Genlis encore en exil et chez Fiévée
qui de France avait fait le même pari politique, c'est dans
l'ordre. Mais c'est aussi de cette manière que se termine
L'Enfant de Carnaval de Pigault-Lebrun dont la biographie
cahotante montre que pendant la Révolution qu'il a vécue à
Paris il n'avait pas fait de pari du tout. Il faut dire que son
personnage central, enfant du hasard, avait dü son ascension
sociale à un «milord» et à l'amour de sa fille, qu'il a épousé
cette Ju1iette et que la stabilité de leur couple est l'axe du
roman puisque Happy ne la remet pas en cause lorsque des
ennuis lui viennent de cette alliance que la politique française
rend malvenue. Mais c'est à un autre Anglais qu'il devra son
- 496 -
�Le Directoire, vu à travers quelques romans parus
entre 1795 et 1799
avenir, au prix d'une certaine invraisemblance psychologique,
puisqu'il s'agit de celui qui fut pour lui un rival auprès de
Juliette et qu'il sent assez généreux pour le supplier de lui
dOImer des moyens de travailler :
Puisque absolwnent vous le voulez, me répondit-il, il faut
vous satisfaire. Je vois pour vous deux partis à prendre. Le
plus court et le moins avantageux, c'est d'être secrétaire de
légation, et je me charge de vous procurer lUl brevet ; mais
vous n'êtes pas Anglais et vous ne serez jamais autre chose
que secrétaire. Le second parti c'est de passer à Londres,
d'apprendre le commerce; je vous prêterai des fonds, et avec
votre intelligence et votre activité, vous ferez sans doute une
bOillle maison. Choisissez. Juliette et moi nous nous
décidâmes pour le commerce. Nous dOImâmes encore
quelques jours à l'amitié, et nous pensâmes à nous séparer
d'Abell. TI nous faisait partir pour Hambourg, où nous
devions nous embarquer pour Londres (p. 323).
Encore un établissement en Angleterre, et là, ce n'est pas
parce que les capitaux ont précédé le personnage.
L'Angleterre semble donc bien être dans ces romans du
Directoire, soit la puissance maléfique d'où peuvent venir des
catastrophes nationales, soit un havre de tranquillité et de
prospérité, et pas seulement pour ceux qui ne sont pas très
sûrs de ne plus courir de dangers en France.
Voilà donc quelle contribution à l'image du
Directoire peuvent apporter cinq romans publiés pendant qu'il
dura. Un public hétérogène fait de nouveaux venus à la
lecture de romans, auxquels il faut plaire sans savoir très bien
ce qu'ils désirent, en créant des genres nouveaux par le
mélange de composants éprouvés, et des rescapés de l'Ancien
Régime à flatter en leur proposant ce qu'ils aimaient. Des
romanciers pour qui l'écriture, même dans un genre à peine
reconnu, n'a rien d'une occupation gratuite mais constitue un
instrunlent politique au service de leur avenir. Des
- 497-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
personnages dans les pensées et les projets desquels, même
s'ils en paraissent à cent lieues, affleurent, plus ou moins
codées, les préoccupations du moment. Selon la formule de
Saint-Réal que Stendhal rendra célèbre, «un roman, c'est un
miroir que l'on promène le long d'ml chemilli>.
- 498 -
�Politique musicale du Directoire
Jean-Louis JAM
«Un seul établissement, fruit de la Révolution, a surnagé
sur les débris des arts, soutenu par les soins de quelques
hommes laborieux et par l'instinct patriotique d'une foule
d'artistes célèbres; l'Institut nationaJ de musique semble avoir
offert au génie une dernière planche dans le naufrage». Ces
quelques paroles prononcées par Marie-Joseph Chénier
devant la Convention le l or octobre 1794, outre qu'elles
inaugurent une métaphore maritime chère aux poètes lyriques
des célébrations nationales post-thermidoriennes, témoignent
pour partie d'une réalité largement oblitérée par le discours
mythique qui, dans le domaine musical comme dans d'autres,
ne cesse de rôder autour de l'historiographie de la Révolution.
En dépit d'une légende tenace et d'une tradition toujours
vivante, les mUSICIens de la Révolution française
contrairement à certains de leurs collègues poètes ou peintres,
n'ont pas été poÜtiquement engagés, et la musique qu'ils
composèrent pour les nombreuses et diverses célébrations
civiques n'a pas directement contribué à révolutiOlUler l'art
musicaJ de leur temps' . Confrontés aux profonds
bouleversements institutionnels, sociaux et économiques
induits par le mouvement révolutionnaire, les musiciens, et
singulièrement les musiciens parisiens, se sont, comme
d'autres, préoccupés de survivre. Ils y parvinrent, pour leur
part, de millùère remarquable grâce à une ex'traordinairc
capacité d'adaptation à laquelle Marie-Joseph ChéIùer rend
ici hOlnrnage.
- Pour ce qui est des effets de la Révolution sur la création et
l'esthétique musicales, ils ne sont appréciables que sur la
«longue durée». Voir Michelle Biget, Musique et Révolution
française , Besançon, Annales littéraires de l'Université, 1989.
La République directoriale, Clemwnl-Ferrand, 1997, p. 499-513
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
De fait, au lendemain de Thernùdor, grâce à «l'instinct»
et «aux soins de quelques hOIlUnes laborieux», les musiciens
parisiens ont maîtrisé les mutations subies par les structures
de production musicale de l'Ancien Régime; ils ont réussi a
promouvoir leur art comme le premier d'utilité publique ;
enfin, ils sont sur le point de faire reconnaître par l'État un
établissement d'enseignement spécifique qui leur assure le
contrôle et la régulation de leur profession, On notera enfin,
pour la petite histoire, qu'aucun musicien de renom n'est
monté à l'échafaud. Cette navigation périlleuse des musiciens
au milieu de la tounnente révolutiOlmaire n'a évité le
naufrage qu'en raison d'un bon cap pris dès le printemps 1790
et maintenu obstinément jusqu'au 3 août 1795, de la première
fête de la Fédération à la création du Conservatoire national
de musique de Paris.
Conservatoire ou maîtrises jacobines
Constatant les prenùers mouvements d'émigration
durant l'été 1789, les musiciens semblent avoir compris assez
vite les conséquences économiques qui allaient inévitablement
en résulter pour ceux d'entre eux, encore très nombreux, qui
étaient au service de l'aristocratie, du haut-clergé ou de la
grande bourgeoisie ; d'autant que, panni les tout premiers
élnigrés, se trouvaient, entre autres, le comte d'Artois ainsi
que les princes de Condé et de Conti, tous grands amateurs de
musique. Par ailleurs, la libéralisation des spectacles en
janvier 1791 et la déréglementation qui s'ensuivit, suscitèrent
une concurrence nouvelle, foisonnante et sans contrôle. La
profession tenta donc de s'organiser pour trouver des parades
comme, par exemple, l'instauration d'un droit garantissant la
propriété artistique et sa juste rémunération.
A côté de ces deux secteurs de production musicale
profondément désorganisés et totalement abandonnés à
l'entreprise individuelle, l'antique fonction liturgique appamt
- 500-
�Politique musicale du Directo~
bientôt comme devant non seulement se maintenir, mais
encore se développer2.
En effet, lorsqu'en juin 1790 éclata la diatribe contre
l'exécution d'un Te Deum à l'occasion de la prochaine fête de
la Fédération3 et que Marie-Joseph Chénier proposa de
substituer à ce chant de la tyrannie son Chant du 14 juillet, il
apparut clairement que le nouveau régime entendait s'engager
sans plus tarder dans ce que Bernard Plongeron a appelé «la
déchristianisation positive» 4 •C'est ainsi que, dès 1790, Gossec
le premier, suivi bientôt par d'autres de plus en plus
nombreux, se révéla un collaborateur zélé des fêtes de la
Révolution, sans états d'âme à l'égard des idéologies qlÙ les
animèrent successivement. Il serait totalement injuste de
parler à ce propos d'opportunisme lorsqu'on connaît la longue
tradition de domesticité des musiciens 11 laquelle répondait le
statut esthétique d'lm art réduit largement encore à n'être que
l'auxiliaire de la parole.
Bien que la décennie révolutionnaire ait contribué
notablement à l'affranclùssement esthétique de la musique, le
discours des musiciens au sein de la Révolution ne variera
pas: simple, logique, répété inlassablement et clairement
résumé par Bernard Sarrette en une formule : «Point de
République sans fêtes nationales, point de fêtes nationales
sans musique» 5 ,
2 - Mirabeau n'avait-il pas rappelé en octobre 1790 : «Le service des
autels est une fonction publique».
3 - «Le Te Deum, mais des tyrans l'on fait chanter [... ] je n'en veux
point pour le 14 juillet», in (M.-J. Chénier '1) Les Chroniq!les
de Paris, 24 jUill 1790.
4 - «Toutes les tentatives de transfert du modèle chrétien,
singulièrement en matière de liturgie, aux manifestations
religieuses ou para-religieuses inventées par la République
ainsi que les divers amalgames - plutôt que des syncrétismes entre christianisme et laïcité». A propos des mutations du
«populaire» pendant la Révolution et l'Empire» i1l La religion
populaire. Approches historiques sous la dir. de B. Plongeron.
Paris, Beauchesne, 1976. p. 134.
5 - Discours de Sarrette. Concert-manifeste de la Garde nationale au
TIléâtre Feydeau, novembre 1793 (Journal de Paris, n° 326 du
22 novembre.)
- 501 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Cette adhésion sans réserve au système des fêtes n'était
pas sans conséquences. Afin de pennettre l'indispensable
participation de tous les citoyens sans laquelle la fête civique
ne serait qu'un spectacle de servitude, les musiciens durent
s'astreindre à composer des oeuvres susceptibles d'être
entOlmées par le plus grand nombre. Cela supposait une
écriture adéquate et une exécution efficace. Les techniques
étaient connues : il n'était que de se référer à celles du chant
liturgique chrétien ; le recours à des effectifs vocaux et
instnunentaux annonçant les formations «ninivites» du
Romantisme allait répondre aux contraintes acoustiques du
plein air imposées par les fêtes civiques. Mais il fallait aussi
garantir une diffusion, une réception et une appropriation
nationales des chants de la liturgie républicaine. Ainsi, outre
la mission de créer un antiphonaire républicain6, et au-delà de
la nécessaire organisation d'une fonllation professiOimelle
adaptée, les musiciens durent se préoccuper de l'enseignement
de la musique dans le cadre même de l'Instruction publique.
C'est à la veille de la fête de l'Etre suprême que cette
préoccupation s'exprima de la manière la plus forte.
Dans une lettre très célèbre adressée au Comité de Salut
public, les membres de l'Institut national de musique
définirent clairement la mission dont ils se sentaient
désormais investis :
TIs (les membres de l'institut) ne considèrent pas seulement
les richesses que l'art de la musique doit apporter à ces fêtes
et les élèves musiciens qu'il doit former pour tous les points
de la République ; il est Wle fonction plus honorable encore
à laquelle il se voue : c'est de transmettre au peuple les
chants des hymnes qui auront été choisis pour être consacrés
dans les fêtes publiques.
l··.]
6 - Le 2 juillet 1793, Lequuùo, député du Morbihan, propose à la
Convention que le Comité d'mstruction publique prelme les
moyens de se procurer Wl «recueil de cantiques ou hyumes
patriotiques, bien faits» (procès verbal du C.l.P.). Voir aussi le
très intéressant projet de fêtes nationales présenté par
Mathieu de l'Oise au printemps 1794 (articles 26, 30-32).
- 502-
�Politique musÎl;ale du Directoire
Des chants simples seront composés, les membres de
l'Institut se rendront dans chaque section, dans les écoles
prnmùres: le peuple et sa portion la plus intéressante,
l'espoir de la Pauie, y apprendront les hynmes qui devront
être exécutés dans les tetes.
Alors le peuple français libre prouvera à l'Allemagne et à
l'Italie asservies qu'il possède aussi le génie de cet art mais
qu'il ne le consacre qu'à chanter la Liberté?
Cette mlSSlOn d'instmction publique revendiquée
hautement par les musiciens devait évidelmnent s'étendre à
l'ensenible du territoire national sous peine de dëroger au
principe sacré de l'Égalité, mais aussi au risque d'ôter au
dispositif liturgique sa légitinùté et surtout son efficacité
mùficatrÎce. Il fallait, en outre, donner à tous les citoyens les
divers moyens d'tme réelle participation aux célébrations de la
République. Cette question essentielle s'était posée dès la
création de l'Institut national de musique le 8 novembre
1793 : à l'occasion du débat, Gilbert Romme avait proposé
que le Comité d'instmction publique s'interrogeât «s'il serait
utile ou non utile d'établir de pareils instituts dans les
départements de la république». Cette proposition fut rejetée
par Thuriot qui fit valoir le caractère spécifiquement parisien
du problème ; mais la question fut reposée par Sarrette le
20 février 1795 : outre l'orgéllüsation de l'Institut national de
musique, il était -demandé à la Convention de renvoyer «à son
Comité d'instmction publique l'examen de cette grande
question : convient-il de former de tels établissements dans
les grandes communes de la République ?»
Cette fois-ci la question ne fut pas immédiatement
éludée ; pourtant, sans remettre en cause la mission
jusqu'alors exclusive d'instruction publique dévolue au futur
Conservatoire, le discours de Sarrette en intègre deux autres :
il s'agit désormais de former des artistes non seulement pour
les fêtes du peuple, mais aussi pour les armées et les théâtres.
Cette réapparition d'une musique militaire distincte de la
7 - Cette lettre écrite entre le 1er et le 6 juin 1794, est signée par
Buch, Blasius, Dalayrac, Devienne, Duvemoy, Gossec,
HenUatUl, Hugo, 1. Jadit\, Lefèvre, Lesueur, Levasseur,
Mathieu, Méhul, Ozi, Rode, Sallantini, Sarrette.
- 503 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
musique civique, cette prise en compte de la musique
nécessaire aux spectacles lyriques dont on connaît la totale
incompatibilité idéologique avec la fête républicaine,
constituent les prémices d'une fracture. En fait, le modèle des
conservatoires italiens auxquels, d'ailleurs, l'Institut de
musique emprunta son nouveau nom8 , perce déjà sous le
projet républicain des maîtrises jacobines9 . Bruno Brevan a
montré excellemment comment, destiné à l'origine au service
de «l'instruction publique» et de l'exécution «dans les fêtes
publiques», le Conservatoire avait pris peu à peu ses distances
avec sa fonction strictement civique pour, finalement, devenir
l'établissement de fonnation professionnelle élitiste que l'on
sait. C'est ainsi que lors de sa création le 3 août 1795, le
Conservatoire national de Paris absorbera tout naturellement
l'Ecole publique de Chant (ex-royale) dont la mission était de
former «des sujets non seulement pour l'opéra, mais même
pour la musique de Versailles» JO.
Cadence parfaite ou Cadence rompue
Bien des commentateurs ont voulu voir dans la création
du Conservatoire l'heureuse consécration des efforts de
Sarrette. La réalité est évidemment beaucoup plus nuancée.
Cette création marque également l'abandon progressif du
projet initial mais aussi l'amoindrissement notable du zèle des
musiciens pour la musique civique et les réformes qui y
étaient attachées. Pour bon nombre d'entre eux, la Révolution
s'est effectivement tenninée le 3 août 1795. De fait, durant le
Directoire, leur situatioll se nonnalise et la vie musicale
8 - Et auxquels se référaient en 1784 les promoteurs de l'Ecole
royale de chant et de déclamation.
9 - Le projet de Sarrette prévoyait à l'origine Wl établissement de
fonnation musicale au seul service de «l'instruction publique»
et de l'exécution «dans les fêtes publiques» in C. Pierre, Le
Conservatoire national de musique et de déclamation, Paris,
Impr. Nat. , 1900, p. 108.
10 - Sur ce point, voir Brwlo Brevall, Les changements de la vie
musicale parisienne de 1774 à 1795/, Paris, P.U.F., 1980. En
particulier p. 146 et suiv.
- 504-
�Politique musicale du Directoire
s'abandonne de nouveau aux délices des mondanités.
Anecdote symbolique, le 19 juillet 1796, les autorités décident
de «remettre l'intérieur de la salle (du Théâtre de la Nation)
dans son premier état» deux ans après qu'elle ait été agrandie
par «la suppression des loges particulières» pour «servir [... ]
aux spectacles populaires» 11 . Alors que l'on appelle de toute
part les citoyens «au festin de l'oubli», les musiciens
«militants» d'avant Thermidor entretielUlent opportunément
le souvenir légendaire de leur engagement civique. Il est vrai
que dans le même temps, ils favorisent en accord avec les
autorités la réintégration dans la collectivité de leurs
collègues qui s'étaient tenus, jusqu'alors dans une réserve
pmdente, sinon réprobatrice. En retour d'une allégeance au
nouvel ordre des choses manifestée à l'occasion par une
modeste et parfois mùque contribution au culte décadaire, la
République distribue généreusement récompenses et
gratifications, mais, il est vrai, fournit plus rarement des
emplois 12 . Qu'importe, les concerts renaissent, les salons
réSOlUlent de nouveau grâce aux illstnunentistes de métier en
vogue mêlés aux amateurs de talent et la scène lyrique
redevient le lieu de toutes les ambitions artistiques 13 . On
conçoit dans ce contexte que le problème de l'enseignement
musical dans le cadre de l'instmction publique ne se posait
plus aux artistes-musiciens de manière aussi pressante qu'en
1794. Le Conservatoire créé, il ne leur était plus nécessaire de
revendiquer le rôle de pédagogue populaire qu'ils s'étaient
naguère hautement et opportunément attribué.
Il - Correspondance politique du 29 juin 1794.
12 - Parmi les compositeurs «réintégrés» au sein de la République à
partir de décembre 1794 : Cambini, Gavinies, Giordallello,
Giroust, Grétry, Martini , Monsigny, Séjall, Rodolphe, etc.
13 - C'est à partir de 1795 que paraissent Ignace Pleyel, Boïeldieu et
quelques autres.
- 505 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
Pourtant, sans chercher à nier ou à dissimuler le
caractère fondamentalement corporatiste du ralliement des
musiciens à la République l4 , il est indéniable que certains
musiciens ont été séduits par l'idée d'un enseignement
musical populaire et général pour le service liturgique de la
Nation. C'est, en effet, à la demande de ces «compositeurs
distingués, pénétrés du sentiment de leur utilité» que Framery
écrivit durant le printemps 1795 son Avis aux poètes lyriques,
véritable art poétique républicain. En fait, la chute de
Robespierre n'avait pas alIaibli la dynatnique engendrée par
la fête du 29 prairial, et l'image, peut-être magnifiée par la
légende mais assurément emblématique, des membres de
l'Institut national de musique apprenatlt l'hymne à l'Eire
suprême au sein même des sections parisiennes, allait
longtemps encore susciter l'intérêt des quelques artistes et
surtout l'attention de certains politiques. Après les excès de la
«déchristianisation négative» dont les méthodes terroristes et
les actes de vandalisme étaient désonnais abhorrés, le projet
de «déchristiatllsation positive» apparaissait plus nécessaire et
plus pertinent que jamais. Il ne dispamt pas durant la
Convention thermidorienne et fut même réactivé durant le
Directoire par quelques hommes regroupés autour de La
Tous
républicains
convaincus
Revellière-Lépeaux I5 .
(beaucoup sont régicides) mais de tend,mce modérée
14 - Le caractère fondamentalement corporatiste de la contribution
des musiciens aux fêtes de la Révolution est indéniable. A
maintes reprises, ce corporatisme prend la fonne d'une
revendication protectionniste à l'égard de musiciens étrangers.
Ainsi, Sarrette remarque devant la Convention à l'occasion de
la motion présentée par les musiciens de la Garde nationale le
8 novembre 1793 :
«Nos despotes qui ne savaient pas tirer parti du génie français,
allaient chercher des artistes chez les Allemands. il faul sous le
règne de la liberté que ce soit panni les Français qu'on les
trouve».
Sarrette ne cite pas ici les Italiens parce que l'École de la Garde
nationale ne prend en compte que les instruments à vent.
15 - On notera panni «les hommes» de La Revellière-Lépeaux, le
secrétaire-général du Directoire exécutif et rédacteur en chef
du MOlliteur, Chr. J. Trouvé né comme J. B. Leclerc à
Chalonnes-sur-Loire (Maine-ct-Loire).
- 506-
�Politique musicale du Directoire
(la plupart ont été solidaires ou du moins sympathisants des
Girondins), ils sont tout à la fois des anticléricaux farouches
et des admirateurs inconditiOlmels de l'institution ecclésiale
dans ses oeuvres propagandistes missionnaires et pastorales.
Dans un passage de ses lvfémoires, La RevellièreLépeaux explique fort bien les origines de ses convictions
propagandistes :
Si les nobles n'avaient pas eu les prêtres pour appui, la
Vendée n'eClt jamais acquis sa déplorable célébrité [...). Pour
accoutumer le peuple à sc réunir en grandes masses, on le
poussa dans différents pèlerinages qui produisirent
graduellement et périodiquement des rassemblements de 12
à 15 000 persOlmes. [... ] Ce fut dans cette circonstance qu'un
certain nombre d'amis de la Liberté résohrrent d'aller faire
des missions patriotiques en divers cantons des Mauges. [.. .]
Nous prêchions l'exécution des lois [... ] Nous ne nous
rassemblions en club, nous ne plantions l'arbre de la Liberté
qu'après nous être présenté aux autorités locales et en avoir
obtenu la pennissioll par écrit lo .
On perçoit naturellement tout ce que la réflexion de
La Revellière-Lépeaux doit à ses origines et à son éducation.
Né à Montaigu, élève au collège de Beaupréau, il passe sa
jeunesse dans .le Bas-Poitou fortement marqué par la
prédication des «Mulotins» dans la tradition missionnaire de
Grignon de Montfort. S'il est probable qu'il fut témoin durant
sa scolarité au collège de Beaupréau de prédications de
Pierre-François Hacquet, il est certain qu'il assista, peut-être
même de manière active, aux nombreuses missions qui se
déroulaient dans son pays natal et qu'il fut par là même
sensibilisé aux vertus propagandistes des processions et
cantiques l ? Toule la réflexion el toutes les tentatives de
réglementation conduites par La Revellière-Lépeaux autOlir
16 - La Révellière-Lepeaux, Mémoires , éditées par les soins de son
fils Ossian, Paris, Hetzel, 1895, p. 92-94.
17 - La Revellière est élève au collège de Beaupréau à partir de
1760, établissement dans lequel Hucguet prêche tous les ans
de 1751 à 1779. Sur ces points, Louis Pérouas, Grignion de
Montfort et la Vendée, Paris, Cerf, 1989.
- 507-
�LA RÉPUBLIQUE DillECTORIALE
des cultes décadaires doivent moins à l'influence de la
Théophilanthropie, comme on a pu le soutenir, qu'à celle de
la propagande et de la liturgie catholique 18 . C'est assisté de
Jean-Baptiste Leclerc et de Trouvé que La ReveUière poursuit
de 1794 à 1798, l'ambition robespierriste d'lm culte moral et
civique. Durant ces quatre années19, de nombreux textes
viemlent témoigner de cette ambition : ceux de La Revellière
naturellement, mais surtout ceux de Leclerc qui apparaît
comme le théoricien de cette vaste entreprise20 . Du point de
vue musical, le discours rejoint, là aussi, celui de l'Église : il
s'agit, par exemple, de veiller à ce qu'il n'y ait point confusion
entre la musique civique et la musique «profane», entre celle
des fêtes civiques et celle de la scène lyrique21 . La rigueur et
l'intransigeance de Leclerc se heurte naturellement à li-l
sensibilité et aux goûts de la plupart des contemporains, tel
François de Neufchâteau, ministre de l'Intérieur et poète à ses
heures, qui écrit à l'autol1me 1798 : «Sans vouloir rien
prescrire au génie des poètes" on peut les engager à préférer
18 - Les équivalences fonnelles sont claires : calendrier
républicain/cycle grégorien ; culte décadaire/cycle sanctoral .
fêtes nationales/cycle temporal ; hyumes/cantiques ; arbres de
la Liberté/ croix ; etc.
19 - Précisément du 31 octobre 1795, entrée en fonction de La
Revellière COimne membre du Directoire exécutif au
28 novembre 1798, date de l'ajoumement sine die ùu rapport
de Leclerc sur l'établissement des écoles spéciales de musique.
20 - Voir J. 1. JAM, «Pédagogie musicale et idéologie. Un plan
d'éducation musicale pendant la Révolution» in Le Tambour et
la Harpe. Oeuvres pmtiques et manifestations musicales sous
la Révolution, 1788-1800, Paris, Du May, 1991.
J. L JAM, «Les musiques liturgiques de la mort pendant la
Révolutioll», in La Révolution et la mort, Toulouse, Presses
UJùversitaires du Mirail, 1991.
J. 1. JAM, (Q)étruire ou conserver : voilà la question», in Le
vandalisme révollltionnaire, Paris, UJùversitas, 1992.
J. 1. JAM, «Musique du Peuple et musiques populaires», in 17891989. Histoire, Musique, Démocralie, .P1u1S, Maison des
Sciences de l'Homme, 1992.
21 - Benoît XIV soulignait déjà la nécessité de «tracer avec soin la
ligne de démarcation entre la musique de scène et celle des
églises».
- 508 -
�Politique musicale du Directoire
pour leurs hymnes une forme ml peu dramatique, s'il est
possible qu'ils y introdtùsent différents personnages, des
choryphés et des choeurs».
Cet encouragement à «théâtraliser» les musiques de
fêtes va bien évidemment à l'encontre de l'efficace sobriété
des hymnes civiques préconisée par Leclerc et dont la
chanson populaire et le cantique montfortin restaient le
modèle idéal. De 1795 à 1798, avec l'appui du Directeur La
Revellière, les consignes de Leclerc prévalurent sur celles de
Neufchâteau : durant cette période, les deux tiers des hymnes
civiques furent écrits pour une voix ou pour une voix
alternant avec des choeurs selon la forme refrain/couplet avec
des bonheurs, il est vrai, fort variables, Peut-on pour autant
conclure à une adhésion des musiciens à la politique musicale
du Directoire? Ce serait assurément hasardeux : la plupart ne
collaborent que d'tille manière épisodique et pour une part
minime au regard de leur production consacrée désormais
essentiellement à la scène et au concert. Les plus célèbres ne
consentent pas à l'austérité d'écriture qu'exige la liturgie
civique. Seul Gossec poursuit alors une activité confonne à
l'attente des politiques, du point de vue tant de sa production
hymnique que de son activité pédagogique au sein du
Conservatoire: mais y avait-il pour hù d'autre alternative ?22
Si l'on en croit La Revellière-Lépeaux, Méhul semble avoir
porté pour sa part quelque intérêt aux projets liturgiques du
Directoire:
Je n'imagine, écrit La Revellière, rien de plus sublime qu'un
choeur de deux ou trois cent mille voix [... ] Le citoyen
Méhul [.. .] non seulement n'a pas trouvé cela impossible,
mais il m'a dit au contraire qu'il songeait à une chose bien
plus extraordinaire, savoir, de faire chanter tout le peuple
assemblé en quatre parties. TI m'a permis de publier son idée,
la voici. La première partie ferait d'abord la tonique ; la
seconde, la troisième et la quatrième partie donneraient
22 - En 1795, Gossec a 61 ans ; il est presque exclusivement au
service de l'Etat depuis 1784, date à laquelle il est devenu
directeur de l'École royale de Chant, établissement de
fonnation professionnelle intégré au Conservatoire par le
décret du 3 août 1795.
.
- 509 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
eusuite successivement la tierce, la dominante et l'octave.
Après quoi, ces quatre parties, reprenant simultanément,
feraient entendre les quatre uotes à la foi . C'est le rytlune
seul qui imprimerait à ces morceaux leur vrai caractère 23
Devant Wle telle proposition et un procédé aussi
simpliste, on ne peut que s'interroger sur le sérieux de l'auteur
de la Symphonie burlesqué4 , et sur l'éventuelle naïveté de
La Revellière ...
Quoi qu'il en soit, la politique musicale du Directoire
échoua avec l'échec du système éducatif qui devait en être le
fondement. Lorsque furent abandOIUlées les écoles spéciales
de musique et le dispositif pédagogique conçu par Leclerc, il
ne resta plus en France que le Conservatoire de Paris, sommet
d'lUle pyranùde sans base.
Un héritage bâtard
Le 20 février 1795, lUle délégation d'élèves de l'Insti11lt
national de musique demandait cl la Convention par la voix de
Sarrette d'organiser «enfin l'enseignement de la musique»
afin de pouvoir «chanter les vertus sociales dans les théâtres,
la liberté dans les fêtes du peuple et les triomphes de la
République au llùlieu des armées qui versent leur sang pour
elle». On sait ce qu'il advint de ce programme après la
création du Conservatoire, l'échec des cultes décadaires et la
dilution inexorable de la fëte civique dans la parade nùlitaire.
Pourtant, la politique musicale du Directoire ne fut pas
totalement anéantie mais se perpétua au travers de traditions
qui témoignent, il est vrai, plus des contradictions de son
temps que de la cohérence voulue par ses promoteurs.
23 - La Réveillière-Lepeaux, Essai sur les moyens de faire
participer l'ulliversalité des spectateurs à tout ce qui se
pratique dans les fltes natiollales, Paris, J.lllscn, 1797, p. 1516.
24 - Divers indices semblent pennettre de datcr cette plaisanterie
musicale de la période dircctoriale.
- 510-
�Politique musicale du Directoire
D'un côté, le Conservatoire va déployer ses activités
parisiennes en attendant que, grâce aux initiatives locales, se
reconstitue lentement le maillage du territoire national par
des établissements susceptibles de lui fournir l'élite musicale
dont la profession a besoin. Cela prendra plus d'lUI siècle!
On notera aussi dès 1805 25 l'intérêt érudit porté aux
musiques populaires traditiOlUlelles dont l'initiateur fut
incontestablement Jean-Baptiste Leclerc. Cette démarche
curieuse mais nullement désintéressée connaîtra sa première
institutionnalisation avec la commission mise en place en
1852 par Fourtolù et Ampère afin d'organiser la collecte des
oeuvres populaires à travers la France.
En marge de ce réseau institl11Î0IUlel, et pour tout dire en
opposition 26 , il yale mouvement orphéoltique fondé par
Wilhem, élève de Gossec, qui va s'attacher à la propagation
de l'enseignement populaire du chant en France dans un but
moral et civique hautement revendiqué. Il n'est pour s'en
convaincre que de lire quelques extraits de l'hommage
postlnune que Béranger rendit à son ami Wilhem décédé en
1842 :
Mon vieil ami., ta gloire est grande!
Grâce à tes merveilleux efforts
Des travailleurs la voix s'amende"
Et se pl . i~ aux savants accords.
25 - C'est cette aImée-là qu'est fondée l'Académie celtique dont l'Wl
des objets est l'inventaire des chants populaires et dont
La Revellière fut membre actif.
26 - Le caractère anti-élitiste du mouvement orphéonique, et donc
l'opposition idéologique qu'il fait entre «musique civique» et
<unusique mondaine» est souvent affmné. Ainsi, on peut lire
dans l'Orphéon du 1cr septembre 1857 :
<de temps des AUlénées, des cénacles, ùes réwùons musicales
choisies entre soi, à huis clos, ce temps est passé. On lisait, sur
l'inscription du sanctuaire: ocli profanwn vulgus ! Loin d'ici les
profanes ! Le règne des théories délicieuses, des jouiSSaIlCeS
raffinées d'oreille et d'amour propre est [uù !»
Sur le mouvement orphéOlùque, lire l'excellent ouvrage de
Gumplowicz, Lt.!s Travaux d'Orphét.!. 150 ans dt.! vit.! musicale
amateur en France. lIarmonies, Chorales. Fanfares, Paris,
Aubier, 1987.
- 5 11 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
D'Me fée as-tu la baguette,
Pour rendre ainsi l'art familier?
TI purifiera la guinguette
TI sanctifiera l'atelier.
[ ... ]
La Musique, source féconde
Épanchant ses flots jusqu'en bas,
Nous verrons ivres de son onde
Artisans, laboureurs, soldats.
Ce Concert, puisses-tu l'entendre
A tout un monde divisé!
Les coeurs son bien prêts de s'entendre
Quand les voix ont fratenùsé.
[...]
Des classes qu'à peine on éclaire
Relevant les moeurs et le goüt
Par toi devenu populaire
L'art va leur faire IIll ciel plus doux,
Des notes, sylphides puissantes,
Rendront moins lourd soc et marteau
Et feront des mains menaçantes
Tomber l'homicide couteau.
[ ... ]
D'une oeuvre et si longue et si rude
Auras-tu le juste prix?
Vas, ne crains pas l'ingratitude
Et ris-toi de la pauvreté.
Sur ta tombe, tu peux m'en croire
Ceux dont tu channes l'oreille
Offriront ml jour à ta gloire
Des chants, des lannes el des fleurs» .
Le propos, mais aussi le ton et la rhétorique de ces vers
revendiquent clairement 1'héritage du discours révolutiOlmaire
sur la fonction civique et morale de l'art musical. En fait, on
l'aura compris, la politique musicale du Directoire inspirera
désonnais peu ou prou toute réflexion sur l'éducation
musicale comme élément essentiel de l'éducation civique et
poptùaire. Ici, conune dans bien d'autres cas, il appartiendra à
la 111'\11\0 République de recueillir l'héritage et de le faire
fructifier. Jules Ferry instituant l'enseignement primaire par
la loi du 28 mars 1882, inscrira au prograJmne la pratique des
- 512 -
�Politique musicale du Directoire
«chants appris par auditioll» 27. La circulaire est datée du
27 juillet 1882 : 9 thennidor an 89 de la République Une et
Indivisible28 .
27 - On notera la précision essentielle : «par auditioll}).
28 - Nous osons cette remarque certes anecdotique mais, pour nous,
symbolique.
- 513 -
��La politique monumentale du Directoire
ou le prestige de la représentation
Annie JOURDAN
De 1789 à 1799 s'impose l'idée que la régénération de la
Nation entrdÎnera automatiquement lille régénération des arts.
L'ère de la Liberté mènera à une éclosion inédite de chefsd'oeuvre. Les artistes, au lieu de flatter riches et puissants, au lieu
de contribuer au luxe dégradant des boudoirs et des cabinets
particuliers, serviront l'instruction publique, difiùseront les
nouveaux principes et parleront à la postérité des miracles
accomplis par la Révolution. Bien conçue, une politique artistique
démocratisera des oeuvres autrefois réservées à une élite et
témoignera jusque dans les campagnes de la grandeur et de la
gloire de la nation française. Auprès d'un peuple illettré, les
monuments remplaceront utilement les livres et inciteront les
hommes à la vertu - et au patriotisme. C'est dire que tout au long
de la Révolution, de·multiples missions sont conférées aux beauxarts. Mission politique, en ce sens que les arts sont en mesure de
former de bons citoyens et de fortifier le patriotisme ; mission
morale et sociale, en ce sens qu'ils poussent à la vertu et
contribuent à la cohésion d'une colmnunauté ; mission
économique, en ce sens qu'ils stimulent le commerce, les
productions utiles et qu'ils attirent les étnmgers dans la capitale.
Mission culturelle, puisque les arts témoignent des progrès de
l'esprit humain, ils embellissent les cités, péreruùsent les peuples,
augmentent leur gloire. Mission esthétique enfin, mission peu
soulignée par les législateurs mais plus souvent invoquée par les
artistes qui n'en négligent pas pour autant les aspects politique,
social, moral ou clùturel. C'est que, dans lille République, comme
l'affirme Neufchâteau en l'an VU, les arts ne saurcl.Îent être «ni un
objet de luxe, ni d'admiratiOID>, soit ils serviront «l'utilité générale
et les besoins communs», soit ils viseront un but politique et
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 515-529
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
moral. Une certitude que partagent la plupart des contemporains
et qui les pousse à se tourner vers les anciennes républiques où se
retrouve ce qui fait l'art démocratique par excellence : caractère,
sévérité, simplicité, vérité, virilité! .
Le monumental républicain tiendrait un juste milieu «entre
une mesquine parcimonie, indigne d'un grand peuple et une
pompe e>..trdvagante indigne d'un esprit judicieux». C'est un luxe
public ou senù-public, destiné au peuple. TI sert soit l'utilité
générale : amplùthéâtres, cirques, temples décadaires, portiques,
ponts, assemblées, soit l'instruction : statues de grands hommes,
bustes des martyrs, allégories des principes, scènes de vertu,
tableaux des belles actions et des grands événements.
Contrdirement au monumental monarclùque qui fonctiolUle
conune un dissuasif, dans une république, les beaux-arts
réunissent les honunes autour d'un idéal conilllUn. Ce sont des
unitifs pour ainsi dire. Mais ils stimulent aussi l'imitation des
modèles exemplaires, dans le même temps où ils les remémorent
et les immortalisent, ils visualisent les principes nouveaux en vue
d'en imprégner les esprits. Ce sont donc à la fois des incitatifs et
des mémoratifs. Ces convictions tra1ùssent un sensualisme diffus,
hérité tout autant de Rousseau que de Condillac et permettent de
comprendre pourquoi l'aménagement de l'espace public a paru si
important à des hommes qui avaient des préoccupations
autrement urgentes. 2
Les concours de l'an TI, ouverts par le Conùté de Salut
public, à partir de floréal, en apportent un excellent témoignage.
Des monuments pour les places publiques - Liberté, Peuple
Français, Nature Régénérée, statue de Rousseau, arc de triomphe,
monument aux lUOrts pour la place des Victoires - aux temples
décadaires, des arènes couvertes aux théâtres nationaux, la
multiplicité des objets lUis au concours dénote une volonté inédite
l - Fr. de Neufchâteau, Recueil de lettres circulaires, instructions,
programmes [..J, Paris an VI-an VllI, n,p. 105. Voir aussi mou
livre, Les monumenls de la Révolution 1770-1804. Une
histoire de représentation , Paris 1997, p. 421-436.
2 - Le Moniteur, XX, p. 434 et p. 468. Collection Deloynes, LVI,
pièce 1723.
- 516 -
�La politique monumentale du Directoire
ou le prestige de la représentation
de «républicanisatioID) de l'espace palisien3 . Détournelle, dans
son Histoire des Concours de l'an IX, reconnaît que le nombre en
était trop considérable et qu'il était peu vraisemblable que la jeune
République soit en mesure «d'exécuter une si grande quantité
d'édifices publics à la fois» 4. Les concours n'en avaient pas moins
pennis d'esquisser ce que devait ou pouvait être un Paris
républicain. Les artistes s'étaient empressés de concourir et, si l'on
en croit Détournelle, <ill y eut des chefs-d'oeuvre de composition
et des projets très exécutables, qui firent in[uument d'hOlmeur ~
leurs auteurs». En l'an m, après plusieurs mois d'attente, le jury
accorde une somme de 442.800 livres à cent cinq lauréats avant
de proposer que soient ouverts de nouveaux concours et réalisés
en dur plusieurs des projets. Entre temps, Robespierre est tombé.
Barère et David ont disparu de la scène publique. On ne dOlma
pas suite aux reconunandations du jury. Ou conune l'écrit
Détournelle, «la manière de voir n'étant plus la même que celle
du Comité de Salut public, on ne voulut plus rentrer dans ses
dOlmées». Le Directoire, qui succède à la Convention, n'en
abandonne pour autant ni l'idée d'un réa.tllénagement de l'espace
parisien, lU celle de remplacer au plus tôt «les monuments du
despotisme que la Liberté a renversés dans Paris et d'autres
COl1Ullunes de la République par des monuments qui
consacrerdient la Révolution»5.
En l'an IV, Iii ministre clichyen, Bénézech, tient compte de
ces exigences quand il décrète un concours pour l'embellissement
des places de Paris : place de la Concorde, place des Victoires,
place de l'Indivisibilité (soit Place royale), place de la Bastille et
un autel de la patrie pour le Champ-de-Mars. Le ministre promet
que seront réalisés «en matières les plus durables» les projets
primés et se targue dès lors de remplacer les monuments détruits
3 - Ajoutons aussi les habitations rurales, les prisons, les cimetières,
etc. L'Îlùtiative visait plus qu'wle simple «républicanisatiOll» de
l'espace public en fin de compte. Elle suggérait aussi Wle
volonté d'oeuvrer en faveur du confort public. Cf. Les
monuments de la Révolution, op. cil., p. 327-365 .
4 - Journal des arts, an IX, n0151 , p. 289-293. Détolll11elle publie
dans ce joumal- nOl48 à 155 - son «Histoire des concours».
5 - Un j uré de l'an m, cité par W. Szambien, Les projets de l'an IL
concours d'architecture de la période révolutionnaire, Paris,
1986, p. 188-189.
- 517 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
au 10 août par des «monuments républicains qui consacrent les
époques glorieuses de la Révolution». A cet effet, il préconise les
idées grandes, les fonnes les plus pures, une économie non
parcimonieuse, et rejoint par conséquent les patriotes de tous
bords, qui, depuis 1789, tentaient de concevoir un art
révolutionnaire. Le prognumne est. aussi vaste en définitive que
ceux de l'an il, alors que les conditions financières ne se sont en
rien améliorées. Dans son Compte Rendu, publié en l'an VI, le
ministre avoue avoir voulu «dédommager les architectes au
moins autant que le pennettaient les circonstances», et, dès les
débuts, il est donc conscient que ce concours ne débouchera pas
sur des réalisations. COlmnent l'aurait-il pu, quand on sait que le
gouvernement ne parvient même pas à payer les prix
d'encouragement accordés en l'an m ? Les artistes, du reste,
hésitent à concourir, car «le nouveau gouvernement ne paraissait
pas assez affermi pour que l'on crût encore à l'exécution de tant de
projets». L'Institut qui jugea qu'«il n'y avait pas lieu à exécution
pour aucun des projets», en fut réduit à donner pour «humiliante
récompense» des livres aux lauréats. L'échec de ces premières
initiatives n'était pas fait pour stimuler les artistes, méUs il porta
aussi atteinte au système démocrdtique des concours, mis en
oeuvre depuis 1791 6 .
Au rythme des victoires, et devant l'état désastreux des
places parisiennes - ornées de monuments provisoires en plâtre ou
en papier mâché - à la tribune et dans la presse s'exprime
l'aspiration à voir s'élever des monuments publics qui chantent les
triomphes des armées frdnçaises. Le Directoire exécutif reprend
cette idée en bnunaire an VI, quand il ordonne de faire élever
rapidement dans différents faubourgs de Paris des monuments qui
perpétuent le souvenir des victoires de la République. Initiative
qui n'aboutira pas non plus, et qui pourtant était réalisable,
puisqu'il s'agissait de simples transformations ou décorations des
6 - Appel aux artistes de Bénézech. AN. FI 3-204. Bénézech,
Compte rendu de son administration, Paris an VI, TI, p. 38. Sur
les plaintes des artistes à propos du paiement des sommes qui
leur ont été accordées, A N . F17-1 058.
- 518 -
�La politique monumentale du Directoire
ou le prestige de la représentation
portes Sainl-Denis, Saint-Martin et de la barrière de Villejuif. En
brum..ùre an VIT, c'est au tour du ministre de l'Intérieur, Fnll1çois
de Neufchateau d'ouvrir un concours pour l'embellissement des
Champs-Elysées. Ce concours - ou «simtùacre de concours»,
ainsi que le qualifie Détournelle - «finit encore plus mal que le
précédent. On distingua plusieurs projets charmants et on
n'exécuta rien» 8 . Quoi qu'il en soit, ce progranune préconisait une
archileclure «économique», sous fonne de fabriqoes qui aunùent
servi de lieux de rafraîchissement lors des :tetes publiques. Ce
n'était en aUCllll cas un projel destiné à célébrer la République, ses
acteurs et ses principes, mais un projet d'utilité génénùe, destiné à
assainir les Champs-Elysées. Entre temps, les places parisiennes
demeuraient semblables à ce qu'elles ét..ùent depuis le 10 aoùl. Et
chacun de fonnuler la question obsédante: «Pourquoi donc aucun
7 - Le 15 brwnaire an VI, le Directoire exécutif désire qu'il soit
élevé dans différents faubourgs de Pmi~
des momunents qui
perpétuent le' souvelÙf des triomphes des amlées de la
République. Plan : TI sera élevé un arc de triomphe dans
l'emplacement de la barrière de Villej uif. La place qui se
trouve en-dedans de la barrière !lera décorée d'une manière
pittoresque et analogue au sujet. L'art et la place prendront le
nom de place des Triomphes. TI sera tiré wle me qui partira de
la place des triomphes et qui s'alignera autant que possible sur
la route de Villejuif, ira finir avec la rue du jardin des Plantes
ou bien se rendra à la place Victor. Cette rue prendra le nom
de Rue Cisalpine. Le Faubourg Marceau prendra le nom de
Faubourg d'Italie. Au Faubourg Denis, la barrière qui lui dOlUle
entrée et l'arc de triomphe à son extrèmité prendront le nom de
Faubourg, Porte, Arc de Hollande. Au Faubourg Martin, la
barrière qui lui dOlme entrée et l'arc de triomphe à son
extrémité prendront le nom de Faubourg, Porte, Arc
d'Allemagne. Le ministre de l'Intérieur demandait que ceci soit
réalisé avec la plus grande diligence. A. N. FI3-333a-334.
8 -Journal des Arts, an IX, n0151 , p. 293 (Détoumelle).
- 519 -
�LA RÉPUBLlQUE DllŒCTORIALE
monument français n'atteste-t-il la puissance de la République au
dedans, tandis que les chefs-d'oeuvre d'Italie attestent les
triomphes au dehors ?»9
Pour remédier à ces aléas, le Directoire exécutif en ventôse
an VII décrète un nouveau programme en vue de
l'embellissement des terrains qui vont du Louvre au pont de
Neuilly'o. il prendrait en compte la place de la Concorde et
remplacerait la statue provisoire de la Liberté, «dégradée par les
injures de J'ain>, par un monument plus durable. Mais, en
fructidor, Daubermesnil, au nom d'une Conunission spéciale,
réduit à néant ces belles espérances. Les problèmes financiers ne
permettraient pas de dépenser cinq nùllions pour l'exécution de
monuments nouveaux. Quinette, ministre de l'Intérieur, en sera
réduit à des expédients. Jugeant 'impolitique' la suppression de la
statue de la Liberté de la place de la Concorde, il demande qu'elle
soit restaurée pour la modique somme de 3 000 frcIDcS". Ce sera
chose faite pour la tete du 21 vendéllÙaire an VIII.
La rareté des colmnandes et des réalisations, la pénurie de
monuments en l'honneur de la Révolution, tout cela n'était de
nature à satisfaire ni le public ni les artistes. Et certains en
viendront à parler du (<veuvage monumentaire» de la République.
De plus, depuis le jugement des concours de l'an II, et
contrairement à la loi du 29 septembre 1791, qui stipulait que
serait accordée rumuellement une sOimne de 100 000 frrulCS pour
le soutien des arts de peinture, sculpture et gravure, aucune
9 - Les monuments de la Révolution, op. cil. , p. 397-402. En
l'an VI, Audoin au Conseil des Cinq Cents s'interroge: «Où est
le marbre, où est le bronze, où sont les statues et les temples
élevés à la gloire de nos héros '7» Et Briot souligne que «c'est
au corps législatif à ordonner l'élévation des monuments qui
présentent les grands hOlmnes à l'admiration et à l'imitation du
peuple». Quant à Desaix, il s'écrie en l'an Vlll : <<.Et nous aussi,
nous devrions avoir COlmne Athènes dans une suite de
monuments ct de statues lil cours complet de morale et
d'instruction publique». il demande à ce que le tableau de
Rennequin soit suspendu dans la salle des Séances ; ce serait
«un premier eS3ai du système monumentaire qui a créé tant de
grands hommes» Gazette de France, 4 vend. an Vlll, nO 650,
p. 16.
10 - Ce prograrrune avait été à l'ordre du jour en l'an rI.
Il - Daubennesnil, Rapport au nom d'une Commission spéciale,
Fructidor an Vil, A. N. F 17-1065A. A. Aulard, Paris SOIIS la
Réaction thermidorienne, Paris, 1902, V, p. 414 et p. 702.
- 520-
�La politique monumentale du Directoire
ou le prestige de la représentation
mesure n'avait été prise en faveur des artistes. Afin de freiner les
pétitions et de tranquilliser les esprits, le Directoire ouvre en
nivôse an VIT un concours solelmel qui récompensera les
meilleures oeuvres de peinture, de sculpture, d'architecture et de
gravure. A l'issue du Salon de l'an VIT, enfin, des prix
d'encouragement sont également accordés, en vue d'encourager
les artistes. Mais, dès lors, un glissement se fait jour, par rapport
aux concours précédents qui laissaient les artistes libres du choix
de leurs sujets. Le Directoire, en effet, annonce sans détour que
les artistes communiqueront au ministre les programmes de tous
les ouvrages entrepris pour le gouvernement et que le prelnier
prix de peinture sera L'Assassinat des plénipotentiaires de
Rastatt. C'est pour le moins déclarer que les beaux-arts sont sous
la haute surveillance de l'Etat - et c'est aller plus loin en fin de
compte que la république montagnarde, qui, si eUe avait imposé
un programme strict en sculpture, n'avait pas pour autant bridé
l'imaginaire artistique. La République avait laissé aux peintres le
choix de leur sujet, aux arclùtectes une liberté relative quant aux
emplacements et aw{ [onnes des monuments12 .
Ce sont là, quoi qu'il en soit, des mesures en faveur des arts,
mais non point en faveur d'une républicanisation de l'espace
urbain. Certes, ces mesures sont prises dans l'espoir que voient le
jour des productions de gélùe «propres à réchauffer l'amour de la
patrie ou l'amour qe la vertu» 13. Productions qui, comme l'espère
la Décade philosophique, décoreront les salles publiques des
Palais des Conseils, ou de celui du Directoire, les Temples
décadaires, les lieux d'assemblée ou les écoles. Ces espérances
sont ct seront celles des révolutionnaires, qui auraient souhaité un
envirOlmement en harmonie avec l'ère nouvelle. A la veille du
18 Brumaire, on l'a dit, seule a été restaurée la statue en plâtre
doré de Lemot et le piédestal de la place de la Concorde. Aucun
des projets n'a été réalisé - à l'exception d'un monument décrété
en l'an VIT, en l'honneur de Rousseau, encore le modèle n'est-il
tenniné qu'en 1801 14 . Pourt.:1llt le Directoire n'a pas renoncé à
12 - On trouvera plusieurs documents à ce sujet dans A. N. F21-527.
13 - Décade, cité par B. Gallilù, «Concours et prix d'encouragement», ill La Révolution et l'EI/rope 1789-1799, Paris,
1989, l i, p. 847.
14 - Description du monument qui doit être élevé à J. J. Rousseau
dans le jardin des Tuileries, Commission des Inspecteurs,
- 521 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
ternüné qu'ell 1801 14 . Pourtant le Directoire n'a pas renoncé à
entreprendre de gmnds travaux. Mais ces travaux furent avant
tout des embellissements intérieurs, des restaurations de parcs et
de palais.
La Constitution de l'an li, en effet, contraint les législateurs
à se diviser en delLx Conseils, ce qui nécessite delLx Salles
d'assemblée distinctes, sans oublier qu'il faut aussi un lieu
d'assembléc pour le Directoire exécutif. Le Palais des Tuileries est
attribué aux Anciens, le Pal<ùs-Bourbon atLX Cinq-Cents, le
Luxembourg aux cinq directeurs. Ces p,ùais ét,ùent en mauvais
état, il fallait les restaurer, les décorer, les embellir. La politique
monumentale va donc adopter un autre cours, peu en accord avec
le rêve républictùn.
Atlx Tuileries, la Convention avait déjà entrepris divers
Iràvaux, conune celLX de la S,ùle des Séanccs, où l'Assemblée
avait siégé pour la première fois le 10 m,ù 1793. La salle était
ornée des figures peintes des grands législateurs de l'Antiquité :
Démostllène, Lycurgue, Solon, Platon et Camille, Publicola,
Brutus et Cincilmatus. Les bustes des hommes célèbres et des
martyrs décoraient la tribune, tandis que divers ornements
célébraient l'ère nouvelle. Le Comité de S,ùut public avait prévu
de tràJtsférer dans le jardin les oeuvres de Marly et d'ériger à cet
elIet des piédestalLx. Les Directoriaux poursuivent ell fin de
compte et portent à son paro:lo;ysme l'oeuvre entreprise en l'an II.
Gisors et Leconte, arc1ütectes du Palais, accaparent statues,
bronzes et marbres de Marly, avant de s'approprier ceux de
Fontainebleau, Sccaux, Ménart ou Versailles. Malgré les
résistances des diverses adnünislràlÏons, ils ne cesseront de se
14 - Descriptioll du mOt/umellt qui doit être élevé à J . .1. Rousseau
dans le jardin des Tuileries, Commission des Inspecteurs,
26 nivôse an Vil, Paris an Vil. Voir mon article, «Le culte de
Rousseau sous la Révolution. La statue ct la puntlléonisation
du Citoyen de Genève» III T. L'Aminot, Politique el
Révollltion, SVEC, nO 324, 1994 . M . 1. Biver signale un autre
arrêté du Directoire du 8 brumaire an vm, pris à la suite
d'intenses discussions sur les décorations des places
parisiennes. Tl s'agissait de placer «d'lU1e manière convenable
un des trophées de nos victoires» : les quatre chevaux de
Venise, qui auraient dû être posés sur la place des Victoires.
Le Paris de Napoléoll, Paris, 1963, p. 151-152.
- 522 -
�La politique monwnentale du Directoire
ou le prestige de la représentation
battre pour agrandir leurs collections et embellir le jardin du
P,ù,ùs des Anciens. Initiative qui porte ses fruits puisqu'en
l'an VI, la presse s'accorde en général pour admirer le parc des
Tuileries ; des guides lui sont consacrés qlÙ en détaillent la
disposition et en louent les architectes. A l'intérieur, par contre,
nul grand changement, si ce n'est la disparition des tableallx de
David, des bustes des martyrs et la réduction des tribunes de
1300 places à 125 15 .
Les Anciens conullandent peu d'oeuvres, tout au plus des
oeuvres de circonstmlce. Les bustes des plénipotentiaires
assassinés à Rastatt, deux friscs décoratives à l'occasion de la
cérémonie funèbre du 20 prairial ml VII, où est érigé un autel,
décoré d'un bas-relief, qui figure La Patrie couverte de crêpe
pleurant les victimes et tenant une couronne d'immortalité. Dans
J'ensemble, le décor demeure inchmlgé et seuls les jardins
commencent à prendre tournure. Mais en aucun cas, ils ne sont
«républicanisés», car toutes les oeuvres sont des statues
empruntées aux ancielUles maisons royales. Diane, Vénus, Cérès,
Mercure, Hercule, Bacchus, Gmlymède, Apollon, Méléagre ou
Muses. 11 y a pis, puisque, en l'an VI, Portiez de l'Oise se plaindra
que la statue de Jeml-Jacques du jardin des Tuileries a été évincée
par les «réacteurs» au profit de Méléagre, «un prince royal qui
n'eut d'autre mérite que [...] d'assassiner ses plus proches
parents». TI fauc:lJq attendre l'an VII avmlt que les législateurs
ordorl11ent de repiacer un mOllument digne du «précurseur de la
Révolutio11» .
Pendmlt cc temps, le Conseil des Cinq-Cents, réfugié au
Mmège, attend l'achèvement des travaux du p,ùéùs-Bourbon.
Estimées à plus d'un million de livres, ces dépenses effrayent plus
d'un législateur, scmldéùisent la presse. Le peuple a faiIu, la
guerre mobilise les honUlles ct les moyens. Et, puis, le Palais
serait Il'OP loint,ùn, trop mesquin. En pluviôse de l'Lm N , il est
trop tard pour reculer. Les travaux sont engagés et des fonds sont
votés en ventôse pour les accélérer. Le Conseil quilte le M,Ulège
en l'an VI pour investir un Palais flmub,Ult neuf. Le gros oeuvre
est tenniné, mais ici aussi, il faut songer aux embellissements.
15 - F. Boyer, (<Les Tuileries sous la Convention», B.S.H.AF , 1934,
l, p. 197-241 et «Les Tuileries sous le Directoire», B.S.H.AF ,
1934, TI, p. 242-263 .
- 523 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Gisors et Leconte procèdent comme aux Tuileries et font venir
des statues, des vases, des plantes de Meudon, Bellevue, SaintCloud ou Marly. Du dépôt de Marly viennent Ganymède, Vénus
dite de Médicis, Apollon dit de Médicis, un Bacchus, une Diane,
une Vénus debout, etc. C'est dire que les décorations du jardin du
Palais-Bourbon ne diffèrent guère de celles des Tuileries et qu'on
chercherait en vain les allusions à la Révolution.
A l'intérieur du Palais, peintres et sculpteurs modemes se
voient confier des tableaux et des statues. Les hommes illustres de
Plutarque s'y conjuguent avec des allégories hennétiques16 . Les
seules allusions à la Révolution se font de même sur le mode
allégorique, t<mdis que, pour la prelnière fois, la Liberté se réduit
à son seul buste l ? Cette réduction - métonYlnique - et la rareté
des références à la Révolution suggèrent une réticcnce à célébrer
les acquis nouveaux. li est vrai que, jusqu'au 18 Fructidor an V, le
Conseil n'excclle pas dans le républicanisme. Les décors
demeureront inchangés jusqu'à ce qu'en l'an VII, le COlnité des
Inspecteurs revendique «les oeuvres des meilleurs maîtres
frdIlÇaiS», issues des prix d'encoumgement. Panni les toiles
exigées, il S'CIl trouve deux qui sont à l'origine de violentes
polémiques : La Liberté ou /a Mort de Regnault et La Mort de
Carus Gracchus de Topino-Lebrun. Ce choix de tableaux, liés à
l'an II et aux Egaux, auxquels s'ajoutent le Brutus et le Serment
des Horaces de David, de même que l'achat du Triomphe du
16 - Thémistocle, Socrate, Brutus ct Timoleon côtoient Thémis
venge la natllre outragée, Némésis ronge le coeur de l'homme
criminel et La Nature seule dicte des lois éternelles.
17 - Les deux bas-reliefs évoquant la Révolution sont de Lemot et de
Michallon. lis figurent L'Histoire écrit le mot de Répllblique et
La Renommée pllblie les grands événements de la Révolll/ion .
- 524 -
�La politique monumentale du Directoire
ou le prestige de la représentation
Peuple de Rennequin, témoignent d'un glissement à gauche. Tout
comme du reste la résurgence d'une statue en pied de la Liberté,
oeuvre d'Espercieux, revendiquée elle aussi par le Conùté. La
Liberté reprend corps au propre et au figuré l 8 .
un vimge vers la gauche, ce choix - en ce
Mais s'il ~U10nce
qui concerne les tableaux - n'en tralùt pas moins l'incapacité des
législateurs à rompre avec la lùérarclùe classique des genres el,
par conséquent une incohérence entre pratiques et ûléories. Car
ce que prônent les législateurs quand ils s'adressent cl la nation,
c'est un art «analogue cl la Révolution», un art qui délaisserait les
myiliologies el allégories tirées de l'Antiquité, au profit de la
représentation de l'actualité, des tràÏts de vertu et de civisme, de la
persoIUùfication des principes et des portràÏts statues ou bustes
des martyrs et des grands hommes de la Révolution. Or, les
oeuvres exigées en genninal an VIT n'ont pour la plupart «aucun
rapport avec la législation et les vertus républicailles»1 9. il est vrai
que ce sont les meilleures réalisées depuis la Révolution, voire
aV~Ult
même la Révolution, puisque plusieurs ont été conummdées
par Louis XVI, ce qui n'a pas l'air de gêner outre mesure les
législateurs2o . Ce qui préoccupe avant tout le Conseil des Cinq
Cents, semble-t-il, c'est que le cadre réponde au désir de prestige
de l'élite de la nation. L'exigence d'oeuvres «analogues à la
Révolution» se heurte sans cesse ~) l'exigence d'oeuvres
supérieures, de grandes machines, qui apparàÏssent inséparables
18 - F. Boyer, (ù'e Conseil des Cinq-Cents au Palais-Bourbon»,
B.S.lI.A.F, 1935, p. 59-79. La Décade philosophique, tU! VII,
L p. 295 et p. 347. Sur les tableaux demandés par le Comité
des Inspecteurs, A. N. F21-584
19 - Outre les tableaux mentiOlUlés ci-dessus, on trouve panni les
tableaux demandés par le Comité des Inspecteurs : Mall/ius
condamnallt .1'0/'1 fils à mort (1785), le Serment des Horaces
(1785) et Bmtus (1789) de David, La mort de Socrate (1789)
de Peyron, Cornélie et les Gracques (1795) de Suvée, Héro et
Léalldre (1798) de Taillasson, Philoctète gravissant les
rochers (1798) de Let1ùères, Anaxagore et Périclès (1796) de
Belle fils, Oedipe et Anligone (1798) de ThévetÙl1.
20 - Notons donc que Manlius condamllant SOli fils à morl de
Bertllélémy, cOlfunandé en 1780, a été exposé en 1785 . Les
tableaux de David ont été exposés en 1785 et 1789. La Mort
de Socrate de Peyron date de 1789.
- 525 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
de l'appareil du pouvoir. Tous prônent un art républicain, alors
qu'ils pensent leur dignité dans les mêmes tenues que l'Ancien
Régime.
Pendant que les deux Conseils peaufinent les décors et les
parcs de leurs palais, le Directoire exécutif, restaure le
Luxembourg, où il s'est installé. Ici aussi, Chalgrin, architecte
attitré, puise dans les maisons royales dans l'espoir d'embellir les
jardins. La différence réside plus précisément dans le prognumne
de décoration intérieure, qui est plus franchement républicain et
mieux accordé avec les priorités du moment. L'idée est de
présenter les emblèmes de la grandeur et de l'énergie de la nation,
les hauts faits de la République, la protection accordée par le
gouvemement aux sciences et aux arts - et en filigrdl1e la
politique de saisie des oeuvres d'art. il s'agit là de tableaux et de
bas-reliefs. Chalgrin projette aussi un vaste prognumue sculptural
qui laisse perplexe. Certes, la République, la Liberté et l'Egalitéprévue deux fois, curieusement, à l'inverse de la Liberté - y sont
figurées. Mais s'y ajoutent une multitude de vertus, qui n'ont pas
grand-chose à voir avec la Révolution. Modestie, Clémence,
Innocence, Gratitude, Tempérance, par exemple, qui sont plutôt
des vertus à COlll1otation chrétienne. il est vmi que la République
se définit de plus en plus COlmne «le régime de toutes les vertus»
mais, on le sait, la réalité est loin de répondre à l'idéal21 . De fait, à
l'instar de la République jacobine, qui après avoir muselé la
Liberté s'était crue obligée de se placer sous son égide22 , le
Directoire, après avoir détruit l'Egalité et la Vertu se plaisait à en
contempler l'image multipliée. Comme si en politique l'inlage
devait ou pouvait compenser la perte de l'idée.
Ces embellissements de palais se poursuivent jusqu'en
l'an vm - et bien au-delù, même si Bonaparte en modifie le
cours. ils témoignent que le désir de 'républicatùser l'espace
public, d'instruire le peuple ct de mettre en images les belles
21 - Sur le Luxembourg et les travaux entrepris, A. N. F 21-586.
22 La Convention avait prévu une Liberté sur la place de la
Concorde - debout et dans de plus grandes proportions -, Wle
Liberté sur le dôme - debout, tenant le drapeau tricolore d'une
main et la Déclaration des Droits de l'autre - et une Liberté avec une Egalité - à l'entrée des Tuileries. Enfin, une Liberté par Dupasquier - était déjà dressée dans le Salon de la Liberté.
- 526-
�La politique monumentale du Directoire
ou le prestige de la représentation
maximes de 1789 a rarement freiné la soif de prestige de la
représentation nationale. Cette soif de prestige est perceptible,
quand la république jacobine donne la priorité am.:
embellissements des Tuileries, au détriment des monuments
républicains. Un Comité cst alors créé, composé de législateurs et
d'artistes, entre autres de David, de Barère el de Hubert, dans
l'espoir d'accélérer les travaux, car il y a - il Yaurait - urgence. Le
25 prairial an TI, contraint de restreindre les initiatives décrétées
le 25 floréal, le Comité donne la priorité au Jardin national, «qui
prendra le caractère digne du peuple auquel il est destiné». A cet
effet, il faudra faire venir de belles statues - des antiques -, ouvrir
des portiques, qui seront ornés eux aussi de statues toutes faites.
Pour le reste, grands monuments, arcs de triomphe, statues, tout
cela sera exécuté progressivement, après concours. Mais c'est dire
que le Comité dès l'an il aspire à embellir les lieux où évolue le
gouvernement. Il aspire à se produire conune pouvoir par le
truchement d'un cadre digne et majestueux - :filt-ce au nom encore
des jouissances du peuple23 .
La soif de prestige atteint donc son apogée sous le Directoire
qui n'en fInit pas de décorer ses palais et ses parcs. Ces
embellissements ont pernùs de réunir à Paris les copies
d'antiques, issues du patrimoine national - alors qu'au Musée des
Monuments français sont exposées les oeuvres qui ont échappé au
vandalisme de 1792-1794. Mais, au rythme des victoires, affiuent
aussi à Paris les chefs-d'oeuvre de l'humanité. Après la Belgique
et les Pays-Bas, l'Italie est le thé<ltre d'importantes saisies
d'oeuvres d'art qui vont meubler COlTUne jamais le «superbe
musée» du Louvre. La politique de saisies d'oeuvres d'art confere
à la jeune République une splendeur inégalée. Elle témoigne en
filigrane de ce que la France «lie sa gloire am: progrès de l'esprit
humain» et que les bruits inTanles sur le vandalisme sont dénués
de sens. Dans le même temps, les «chefs-d'oeuvre de l'hUlmuùté»
compensent la pénurie de chefs-d'oeuvre républicains. Le Louvre
où s'amoncellent les conquêtes d'«Ull peuple philosophe», devient
le symbole de la réussite culturelle de la Révolution. Mêùs cette
gloire nouvelle détourne quelque peu les pouvoirs de leur objectif
23 - A. Aulard, Recueil des Actes dH Comité de Salut public, Paris,
1900, xm, en date du 25 floréal an TI et XIV, en date du
25 prairial an TI.
- 527 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
initial. Au lieu de républic,UlÏser l'espace parisien, COllline ils en
avaient dès les débuts l'intention, ils exlùbent, à grand renfort de
discours édifiants, les merveilleuses conquêtes, issues de leur
politique, t,U1dis que leurs palais missellent de marbres et de
statues empmntés aux ci-devant châteaux. Louvre, Tuileries,
Palais-Bombon, Palais du Luxembourg affichent une
magnificence inédite, qui célèbre certes la gloire de la natioIl, ,
mais, qui, dans un second temps, raffermit la dignité des
magistrats suprêmes, puisque, non seulement, c'est à leur
initiative qu'est due cette magnificence, mais ce sont elLX
également qui investissent les lieux. Arts et politique sont
quasiment réunis sur un même emplacement, ainsi que le
désiraient dès 1791 Barère et le Comité des Domaines. Mais de
ces jardins et Palais nationaux, le peuple est désormais exclu seul le Louvre lui est accessible trois jours par décade24 . C'est dire
que le luxe public n'est point l'exclusive du peuple français, ainsi
que l'avait espéré la Révolution naissante, mais celle de l'élite de
la nation. Persuadé que l'éclat extérieur en imposera au peuple, et
que pour faire impression et pour frdpper les sens, il est plus facile
«de fasciner les yeux que de convaincre la Raison»25, le
Directoire se concentre exclusivement sur sa représentation. Des
costumes d'apparat aux décors somptueux, des fêtes privées aux
illuminations des palais, qui soulignent où réside la souveraineté,
législateurs et directeurs n'auront de cesse d'exposer un «grand
appareib>. Mallet du Pan le décrira en ces tenues: «Ce Directoire
a tout l'appareil des rois. On a cOllliuencé par se moquer de cet
24 - D. Poulot, Musée, nation, patrimoine, Paris 1997, p.343. Le
Musée eut un suct.:ès inédit auprès de toutes les dasses. Le
samedi et le dimanche, le peuple parisien se bouscule à
l'entrée, pourvu de provisions - car il aune à pique-tùquer au
musée - au grand dam des bourgeois et des visiteurs étrangers.
25 - Le Censeur des journaux, n° 22, 12 thennidor an VI. Le député
Sherlock au Conseil des Cinq Cents. JOl/rnal des Hommes
libres, 4 messidor an VIl, p. 19-20 (sur l'extrême magrùficence
des directeurs).
- 528 -
�La politique monumentale du Directoire
ou le prestige de la représentation
étalage ; il finit par en imposem. C'est dire qu'au lieu d'agir
comme un incitatif et un mémoratif, le luxe public s'est fait
dissuasif6.
Convaincus à l'instar des sensualistes du pouvoir des signes
dans l'imaginaire populaire et tiraillés entre leur rêve d'un luxe
public - digne d'Athènes - et leur aspiration à la dignité - en vue
de fortifier leur légitinrité -, les législateurs ont opté pour uue
monumentalité provisoire - où règne la figure de la Liberté - dont
le destinataire est le peuple, et une magnificence qui comblait
leurs prétentions souveraines, alors que, d'autre part, elle fascinait
les yeux des hommes simples et imposait ou aurait dû imposer
ordre et respect. La Révolution qui avait rêvé d'un cadre, en
harmonie avec les beaux principes de la Constitution, achève
donc sa carrière dans les lambris des rois, affublée de ridicules
costumes à l'antique, tandis qu'elle n'en :fuùt pas de se mirer dans
les marnres des chefs-d'oeuvre de Rome ou de Versailles ; tandis
que dans la cour du Louvre, l'Apollon du Belvédère n'en finit pas
de narguer les dernières ruines de l'Hercule français.
26 - Les monuments de la Révolution, op. cit., p. 279. Mallet du
Pan, La Révolution française vue de l'étranger d'après lIne
correspondance inédite de Mallet du Pan, Tours, 1897, p. 520.
Voir aussi Meyer, Fragments sur Paris, s.l. , 1798, p. 203-2:\0.
Bonaparte dira de même à Roederer : «Ce qui a fait tomber le
Directoire, c'est sa prétention à l'éclat et à la pompe. TI en avait
trop pour être estimé, et pas assez pour être respecté».
Roederer, Oeuvres complètes, 8 vol. , Paris, 1852-1854, III,
p.461.
- 529 -
��Gault de Saint-Germain à Clermont
pendant le Directoire
Annie REGOND
Souvent cité par divers auteurs, Gault de Saint-Germain
apparaît comme une figure secondaire de la Révolution dans
le Puy de Dôme : seulement entrevue pendant certains
épisodes, elle méritait d'être élucidée.
En effet, ce personnage n'a fait l'objet d'aucune étude
exhaustive : un article lui a été consacré par Carlo Jeannerat
dans le Bulletin de la Société d'Histoire de l'Art Français en
1935, et un article présente sa fenulle Anna (?) Rajecka dans
une revue polonaise parue en 196i.
En Auvergne, il est mentionné, en dehors des historiens
de la Révolution2, par Pierre-François Aleil dans la préface de
l'ouvrage sur le Costume Auvergnal
1 - C. Jeannerat, «De Gault et G-ault de Saint-Gennaiu», Bulletin de
la Société d'Histoire de l'Art i'rançais, 1935, deuxième
fascicule, p. 228-229 .
A.Rysziewicz, «Madame Gault de Saillt-Gennaill, née Rajecka»,
Nadbitka z biuleytnu his/orU sztuki; R. XXIV (1962), p. 55-58,
avec un réswné en français p. 58.
2- Cf. en particulier Ph. Bourdin, Des lieux, des mots, les
révolutionnaires, le Puy de D6me entre 1789 et 1799,
Clennont-Ferrand, 1995.
3 - J. Vidal, A. Roussel, Découverte du costume Auvergnat, Paris,
1974, préface de P.-F. Aleil ; les auteurs utilisent les planches
de Gault.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p . 531-560
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
J'ai été encouragée dans cette démarche de recherche par
mes travaux antérieurs concernant la question artistique
pendant la Révolution4, ainsi que par une phrase de Francis
Haskell, qui dans la Norme et le Caprice, souligne les
qualités de critique de Gault5 .
A la différence de ses peintures et de ses dessins,
difficiles à identifier, les témoignages laissés par Gault, s'ils
ne sont pas tous très fiables, abondent, et sont d'un accès
aisé: 18 nunléros dans le Catalogue général des Imprimés de
la Bibliothèque Nationale, 5 manuscrits à la Bibliothèque
Municipale et Interuniversitaire de Clermont-Ferrand,
(B.M.I.U.), de nombreux feuillets le concernant dans le Fond
Paul Le Blanc, ainsi que 8 autres volumes manuscrits
conservés à la Bibliothèque de l'Ecole Nationale Supérieure
des Beaux-Arts de Paris (E.N.S.B.A.) ont été recensés, et
peut-être reste-toit d'autres sources à mettre à jour, en
particulier dans des fonds pnves. Les Archives
départementales (A. D.) du Puy de Dôme conservent, dans
leur série L, plusieurs pièces concernant aussi bien l'Ecole
centrale que la sauvegarde et l'inventaire des monuments.
Dans le cadre de cette contribution, seul ce dernier aspect sera
abordé, même si d'autres points, comme l'oeuvre de
pédagogue ou de peintre de Gault, auraient pu justifier une
étude.
4 - A. Regond, «La question artistique pendant la Révolution dans
l'Allie!», BlIlletil/ de la Société d'Emulation dll Bourbollnais,
1990, p. 29-40.
A. Regond, «Vandalisme révolutionnaire et protection du patrimoine
pendant la Révolution française : pour Wle enquête nationale»,
Actes du colloque Révolution Française et «Vandalisme
révollltionnaire», Clennont-Ferrand, décembre 1989, Paris,
1992, p. 131-145.
5 - F. Haskell, La Norme et le Caprice, Paris, 1993, p.128, indique :
«qu'il était un écrivain polémique fécond et d'Wl intérêt
notable, qui, cependant, était plus enclin à suivre la mode qu'à
la promouvoim. Plus loin, p. 232, note 254, l'auteur rappelle
que Gault était un admirateur fervent des peintres du
xvme siècle tels que Fragonard, Chardin, Hubert Robert,
Joseph Vemet, peu appréciés de ses contemporains.
- 532 -
�Gault de Saillt-Gennain à Clennont pendant le Direçtoire
Malgré la relative abondance de cette documentation, la
principale difficulté qui se pose au chercheur dans le cas de
cet altiste est sa tendance au mensonge et à la vanité qui rend
tout témoignage dû à sa plume fort suspect, d'autant plus que
certains témoignages ont été écrits plusieurs année.s après le
déroulement des faits.
Eléments biographiques
Alors que certains ouvrdges, conillle le Dictionnaire des
Artistes de Bénézit, confondent GalÙt avec un miniaturiste
homonyme, Carlo Jeannerat6 indique que celui-ci naquit à
Paris, le 18 Février 1758, de Claude Gault, maître-tailleur, et
Angélique Fausellier, me de la Mortellerie. Une ascendance
respectable, mais assez banale, et qui ne devait pas lui
paraître suffisalnment brillante, car dans les Observations sur
l'état des arts au XIX" siècle dans le Salon de 18147, il se
vante d'être par sa mère, un descendant du théoricien de la
peinture Roger de Piles (1635-l709l Or, de toute évidence,
Roger de Piles n'a pas eu de descendance directe, l'ouvrage de
Léon Miroë, archiviste, ne laissant aucun doute à ce sujet. De
plus, dans le Catalogue de sa bibliothèque, conservé à la
B.M.I.U. de Clermont-Ferrand, ne figurent que des éditions
6 - C. Jerumerat, De Gault.., p. 223.
7 - P.-M. Gault de Sault-Gennain, Observations sur ['état des arts
au XIX" siècle au Salon de 1814, publiées par Malt-Brun drulS
le 3ème volwne du Spectateur. La B.M.I.U. de ClennontFerrand possède le manuscrit de ce texte, contenu drulS le
ms 412.
8 - B.M.l.U de Clenl1ont-Ferrand, ms 412. Dans des considérations
générales sur le paysage, il indique qu'il veut jeter les prUlcipes
généraux de la mruùère de rédiger des notices pour décrire des
peintures de paysage et ajoute: «J'ai été précédé, en cet égard,
par M. de Piles, Wl des mes aïeux maternels: ce qu'il dit est
excellent, mais ces réflexions mrulquent de développement et
de métllOde pour classer inévitablement les genres de
paysages».
9 - 1. Mirot, Roger de Piles, Paris, 1924, p. 34.
- 533 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
tardives des Cours de Peintures par Principes et de l'Abrégé
de la Vie des Peintres IO .
Il fut l'élève de Durameau, peintre d'histoire (17331796), mais à la différence de son maître, ne fut pas lauréat
du Prix de Rome, et il ne semble pas qu'il ait séjoumé en
Italie, bien que dans ses descriptions d'oeuvres, les allusions à
la Toscane ou au Latium ne manquent pas. Absent des listes
des peintres fTançais présents à Rome à la fin du XVIII" siècle
établies par Olivier Michel, il ne fait pas mention de séjour
au-delà des Alpes dans ses écrits 11.
En 1788, il épouse une jeune artiste polonaise, Anna (1)
Rajecka, née vers 1760 dans une famille de peintres de
Varsovie, qui était l'élève des portraitistes Louis Marteau
(1731-1818) et Marcello Bacciarelli (1715-v. 1805) à la cour
du roi détrôné Stanislas-Auguste Poniatowski (1732-1798).
Envoyée grâce à une bourse à Paris, eUe s'installa jusqu'à son
mariage dans une galerie du Louvre auprès de Madame
Loriot. Son union avec Gault ne paraît pas rencontrer
l'approbation de son protecteur, mais peu après notre artiste
prend le titre de «pensionnaire du roi de Pologne» (et
certaines de ses oeuvres se trouvent aujourd'hui conservées
dans ce pays)1 2. C'est aussi au moment de son mariage qu'il se
met à ajouter à son nom «de Saint-Germaill» , ce qui lui
vaudra d'être plus tard considéré conune lil «ci-devant».
C'est probablement sur les conseils de Antoine RabanyBeauregard (1763-1843) que Gault et sa femme vinrent
s'installer à Clermont. Une lettre, non signée, et sans doute
postérieure à l'époque révolutiOlUlaire, mais dont tout
concourt à faire penser que l'auteur en est bien cet ancien
bénédictin défToqué, devenu pour deux ans conservateur à la
B. N., est conservée dans le fond Paul Le Blanc l 3 :
la - B.M.l.U. de Clennont-Femmd, ms 796 : pour l'Ahn!gé de la vie
des peintres. paru en 1699 et 1746, il possède l'édition de
1767, et pour les Cours de p eilltllre par pt"incipes parus en
1708, il possède l'édition de 1746.
Il - O. Michel, Vivre et peindre à Rome au XVIII" siècle, Rome,
1996.
12 - A. Ryszkiewicz, Mme Gault de Saillt-Germain ... , p. 57.
13 - B.M.I.U. de Clennont-Ferrand, ms ] 112, fol. 56.
- 534-
�Gault de Saint-Gennain à Clennont pendant le Directoire
«Je sollicitais du citoyen Gault, avec qui j'avais eu l'honneur
de me lier à Paris d'une étroite amitié de chercher en
Auvergne, ml abri contre les tempêtes révolutiOIwaires».
Cependant, cette recommandation ne devait pas suffire,
puisque c'est à Georges CoutllOn lui-même que Gaillt dut sa
nouvelle affectation. Dans une lettre publiée par Mège, datée
du «7 Septembre 1792, an 4èlllo de la Liberté, le 1cr de
l'Egalité», le célèbre conventionnel vante auprès des membres
du Conseil Général de la ville des Administrateurs du
département les mérites de ces «deux artistes distngué)~
. Il
sOlùlaite que Gault soit affecté au poste de professeur de
dessin, et surtout qu'il travaille «tout de suite au Voyage
pittoresque de notre département. TI (Gàult) m'a même dit que
son intention était d'en faire hommage à la ville. Il sera
précieux qu'un ouvrage de ce genre soit envoyé dans le temps
au Comité de la Convention Nationale» 14.
En effet, dès le 10 Janvier 1793, Gault est autorisé à
ouvrir Wl cours de dessin et d'architecture dans l'ancien
couvent des Carmes. Il parcourt la campagne, relevant,
dessinant, observant montagnes, monwnents, costwnes ...
TI est chargé par les administrateurs du département de
l'application de la loi concernant les premiers inventaires
monumentaux. Un arrêté du 27 Floréal an II le nomme
membre du Comité des Arts et Instnlction créé par le Conseil
14 - F. Mège, Correspondance de Georges COll/hon , Paris, 1872,
lettre XCV. On ne sait conunent Gault se fit reconunallder
auprès de Couthon.
- 535 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Général de la conunune de Clermont le 22 Floréal
précédentl5 . Mais, dès ·Germinal an II, il est signalé COllline
favorisant ses élèves privés au détriment des autres l6 .
Lorsque l'Ecole centrale remplace l'Institut, le cours de
dessin, qui est alors le premier de la première section, est
attribué par le jury d'instruction à Gault l7 . Cependant, conune
il n'a pas prêté le serment de haine à la royauté, exigé depuis
le 21 Nivôse an IV I H, son arrêté est cassé par le Directoire,
bien qu'il ait été vigoureusement défendu par le jury de
l'Ecole centrale l9 . li regagne alors Paris, mais continuera <\
entretenir une correspondance active avec certains de ses amis
clermontois
comme
Rabany-Beauregard
ou
Madame Beaulaton. De plus, son séjour en Auvergne semble
occuper J.ll1e place notable dans ses souvenirs, comme en
témoignent de nombreuses allusions dans ses écrits ultérieurs.
Le reste de sa vie sera en effet consacré <\
l'enseignement, la critique d'art et l'édition. TI meurt rue
Hautefeuille le 10 Novembre 1842.
15 - B.M.I.U. de Clermont-Ferrand, ms 511, lettre du 6 Prairial
an II.
16 - Archives Municipales de Clennont-Ferrand, registre de
délibération du Conseil Général de la ville, non coté «séance
du 12 Genninal An li : «Arrêté contre Gault». Ou y apprend
que l'on dit que «chez lui on y distinguait des élèves qui
faisaient beaucoup de progrès tandis que d'autres ne
cOlmaissaient pas seulement les premiers éléments de l'art qu'il
enseigne», et plus loin que le «citoyen Gault recevait dans son
institut particulier des élèves qui étaient dans l'institut public
et qu'il négligeait entièrement les autres». L'arrêté se tennine
par la nomination des citoyens Faucheur et Le Faure pour
surveiller de citoyen Gault, accusé «d'incivisme».
17 - B.M.I. U. de Clennont-Ferrand, ms 511, lettre du 26 Genllinal
an IV, 15 Avril 1796.
18 - Il Janvier 1796.
19 - A D. du Puy-de-Dôme L 2195 , lettre adressée à
l'Administration départementale, 12 Fructidor an IV.
- 536 -
�Gault de Saint-Genuain à Clennont pendant le Directoire
Personnalité de Gault
Homme du XVIII" siècle, Gault paraît avoir reçu une
éducation et une instmction soignées : ses nombreux écrits
témoignent d'une vaste clùture, même si sa sincérité est
souvent douteuse. TI cite volontiers les auteurs latins, et
connaît les arts des siècles passés, bien qu'il soit victime des
préjugés de son temps. Il n'hésite pas à comparer l'Auvergne
aux régions d'Italie où il n'était probablement jamais allé. Il
s'intéresse aussi bien au volcanisme qu'au costume auvergnat,
aux oeuvres antiques qu'aux tableaux contemporains, à la
flore qu'à la faune et aux propriétés physico-chimiques du
bitume.
Le catalogue de sa bibliothèque20 qu'il a lui-même
rédigé, comporte de nombreux traités théoriques de peintme,
d'architecture, des catalogues raisOIUlés de galeries
d'estampes, des ouvrages de géologie, minéralogie,
horticulture ... Pourtant, il prétend l'avoir rédigé en 1776 (il
n'aurait eu que 18 ans), alors que de nombreux ouvrages y
figurant ne furent publiés que plus tard, et que tout semble
avoir été écrit d'une seule traite.
Ses publications persOIUlelles reflètent cette diversité,
que l'on pourra qualifier d'ouvertme d'esprit ou de
dispersion: à côté des livres de voyages concernant
l'Auvergne ou la Marche, nous rencontrons aussi des Guides
d'amateurs des peintures flarnandes,
hollandaises,
allemandes, françaises, italiennes et espagnoles concernant
les collections publiques aussi bien que les ventes. Il édite les
gravures de Piranèse, dont il se vante de connaître le filS21.
Les historiens de l'art voient avec intérêt figurer panni les
Vie
de
Poussin,
publications
de
Gault
une
20 - B.M.I.U. de Clenuont-Ferrand, ms 796.
21 - Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, ms 330.
Voici conunent il décrit Francesco Piranesi : «François
Piranèse est haut de taille, épais, carré, la face large, les traits
d'Wl vieux Colin de théâtre, cinique (sic) dans ses moeurs,
ordurier dans sa conversation, gourmand à l'excès, compte
environs dix indigestions par mois, et porte à peu près, l'âge de
soixante ans. Intriguant, msé, de mauvaise foi , et sur tout
lëcond en proj ets».
- 537 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
compilation des précédentes22 , de Bellori, Sandrart, Passeri,
Félibien ... Une tentative d'édition du Traité de la Peinture de
Léonard, dédiée à Lucien Bonaparte et illustrée des dessins du
même Poussin, doit également être soulignée, majs elle est
complètement ignorée aujourd'hui : dans la préface de
l'édition de cet ouvrage qu'il fit en 1987, André Chastel cite
l'édition fTançaise de 1803 sans qu'apparaisse le nom de
Gault23 .
Ce n'est pas sans un certain pédantisme qu'il rectifie les
erreurs de ses confrères qtÙ hù semblent ne pas se documenter
suffisalllinent avant de livrer au public leurs tableaux
22 - P. M . Gault de Saint-Gennain, Vie de Poussin, Paris, 1806,
ignorée de BlWlt daJ1S l'introduction du Colloque Poussin de
1958, qui écrit : (des seules oeuvres importantes qui aient paru
entre la date de sa mort et le début du XX e siècle ont été - mis
à part l'édition des Lellres de Quatremère de Quincy parue en
1824 - deux catalogues: d'abord celui des tableaux publié par
Smith en 1837, ensuite celui des gravures d'après Poussin par
Andersen, qui a paru en 1863 (p. XIX). André Chastel, qui
avait dirigé le colloque de 1958 ainsi que sa publication en
1960 sous l'égide du C.N.R.S., écrit dans sa propre
contribution POllssin eL la postérité, à propos de Poussin à
l'époque romantique: «Le critique (Thiers) ne fait que réswner
faiblement la fiche sur Poussin que dOlUle, par exemple, Gault
de Sail1t-Gennain, Les trois siècles de la peinture française,
Paris, 1808, p. 28 : «Pensées élevées, érudition bien réglée,
philosophie, dessin pur, correct ; expressions fortes, sages,
austères, sublimes ~ réunion des autres sensations aux
sentiments».
23 - En 1651, paraissaient deux éditions du Traité de la peinture de
Léonard, l'une en français, l'autre en italien, ducs à R. Trichet
du Fresne, illuslrées de gravures de Pqussin, tirées des
illustrations du Codex Barberinus. Gault semble ignorer que si
Lebnm cl l'Académie encensaient Léonard, Poussin proférait à
son encontre lUl opinion négative ; cf. sur cc point
1. Bialoslocki, «Poussin et le Trailé de la Peinture de
Léonard», Actes du Colloque Poussin, 1960, p. 133-140 ;
E. Ponunier remarque en outre que Amaury-Duval,
contemporain de Gault s'adressait dans La Decade ainsi aux
artistes: «Ouvrez le vieux livres de Léonard de Vinci: il vous
trace avec bOlùleur les vrais prull.:ipes de notre art» (L'Art de la
Liberté, Paris, 1991 , p. 317).
- 538 -
�GaulL de Saint-Gennain à Clennont pendant le Directoire
hist.oriques : dans les Observations sur l'état des arts au
XIX' siècle déjà cité, il s'indigne de la légèreté de Garnier24 , à
propos de L'Institution de l'église de Saint-Denis comme
sépulture des rois .' enterrement de Dagobert, il sOlùigne
ainsi l'erreur lùstorique : «ce n'est point Dagobert mais saint
LOtüs qui a fait édifier Saint-Delùs lei que nous connaissons»,
il ajoute plus loin: «L'ogive n'était point pratiquée en France
sous la première race ; il reste encore dans l'église
souterraine, des arcades en cintres parfaits, on peut en faire la
comparaison avec les piliers que l'abbé Suger fit ajouter
lorsqu'il entreprit de faire bâtir le chevet ou le rond-point».
De même pour Eponine el Sabinus, tableau également
dft au pinceau de Garnier25 , inspiré par un épisode du De
l'Amour de Plutarque (Le chef gaulois Sabinus et sa felrune
Eponine passèrent neuf années dans tille grotte avant d'être
découverts par Vespasien), Gault précise que le lieu évoqué
n'est pas confonne aux souterrains «où plusieurs familles
gauloises allèrent se réfugier pour échapper aux humiliations
de l'esclavage ... On y trouve des constmctions propres aux
usages domestiques, quelquefois des bains, et même des
sépultures. L'air de l'atmosphère n'y pénètre que par des
espèces d'ouvertures en forme de ptüts». Gault a visité
certains de ces souterrains «aux environs de Mongeai, au-delà
de la Marne, en Auvergne et dans le midi de la France», et il
conclut que «si M.' Garnier avoit pris la peine de réfléchir sur
toutes ces considérations, il n'aurait pas fait deux jours dans
son souterrain : il aurait observé une constmction plus
24 - Etiemle-Barthélémy Gan1ier (1759-1849), élève de Vien et de
Durameau.
25 - Sur ce tableau exposé au Salou de 1814 aujourd1mi conservé au
musée d'Angers, cf. J. P. MOlùlleseaux, <<.A. propos d'Eponine et
Sabinus : un épisode de la résistance gauloise au Salol1 de
1789», Nos Ancêtres les Gal/lois, Acles du Colloque
lntemalional de Clennont-Ferrand, Cleml0nt-Ferrand, 1982,
p.297-304.
- 539 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
pittoresque». Ce type de souterrain-refuge existait
effectivement et fut l'objet d'wle étude déjà ancienne due à
Adrien Blanchee6 .
Opinions
Bien que Gaull soit arrivé en Auvergne grâce à la lettre
de recommandation de Couthon citée plus haut, il ne fait
guère de doute que ses sympathies n'allaient pas à la
République. Il est impossible de relever dans sa
correspondance toutes les allusions explicites ou voilées où il
apparaît que les soupçons des administrateurs du département
le concernant étaient amplement justifiés. Seuls quelques
exemples seront présentés ici.
Lorsqu'il décrit le sauvetage de la bibliothèque de
Clermone7, il écrit: «En vertl1 de la loi qui me confère le titre
de conservateur des monuments, commission que j'ai acceptée
pour sauver ma tête, en proposant d'en refuser le lucre ... » Si
le fait de refuser le salaire (affirmation que nous n'avons pu
vérifier) honore Gault, on se rend compte par cette courte
phrase que ses motivations n'étaient pas sans arrière-pensée.
De plus, il s'attribue le titre de «conservateur», qui n'existait
pas à cette époque pour les monuments28 , même si la fonction
existait déjà.
D,U1s le Guide des amateurs de tableaux, qu'il publiera
en 1835 29 , il n'hésite pas t\ écrire : «p. 50, notel: «Le
Museum date de Louis XVI. Ce monument érigé à la gloire
des arts et de la patrie par la générosité d'lm prince qui se
dépouillait du faste nécessaire ù sa personne pour faire fleurir
les plus nobles institutions du royaume, a été chanté par une
très belle ode de l'abbé Carré:
26 - A. BLANCHET, Les sOllterrains-rejilges de la France,
contribution à l'histoire de l'habitatioll !tumaine, Paris, 1923.
Merci à Femand Malachcr d'avoir attiré mon attention sur ce
point.
27 - B.M.I.U. de Clennont-Ferralld, ms. 511, p. lOI.
28 - Merci il Françoise Bercé de me l'avoir confinné.
29 - P. M. Gault de Saint-Gennain, Guide des amateurs de tableaux,
pour l'école italienne, Paris, 1835.
- 540 -
�Gault de Saint-Germain à Clermont pendant le Directoire
Louis, c'est sous les lois, c'est de ta bienfaisance,
Que les lis attendaient ce noble monument.
Cette affirmation mensongère a déjà été relevée par JeanRémy Mantion30 .
Dans son Abrégé élémentaire de l'histoire de France
depuis les temps les plus héroïques jusqu'à nous, qu'il publie
en 1821, il écrit que «l'exécution de Louis XVI est le plus
horrible des attentats»3l, que la fête de l'Etre suprême est une
«invention du monstre Robespierre»32. TI n'apprécie guère
Napoléon, qu'il nomme toujours «Buonaparte».
Les réticences des membres du conùté de surveillance
n'étaient donc pas complètement sans fondement lorsqu'ils
soupçonnèrent Gault de tiédeur républicaine ! Pourtant, ces
opinions favorables à la monarchie ne devaient pas être
clairement affichées pendant son séjour clermontois, car
certains de ses collègues n'hésitèrent pas à prendre sa défense
lorsqu'il fut accusé de ne pas avoir prêté serment de haine à la
royauté33 . Ils le firent, il est vrai, avec des argrunents
professionnels, mettant en avant le travail déjt\ accompli plus
que sa sincérité républicaine : «A un grand talent non
contesté, le citoyen Gault réunit un zèle peu ordinaire pour la
recherche, et le classement des monuments. Déjà, il a fail des
découvertes précieuses dans le département ... Il paraîtrait dur
de songer à élim~er
de notre département IDl étranger qui,
depuis qu'il y habite, s'est attaché de s'y rendre utile et
reconunandable sous tous les rapports». En ce qui concerne
les opinions de Gault, ils font remarquer que «depuis qu'il
habite Clermont, il n'a été ni arrêté, ni recherché, pour fait
30 - J. M. Mantion, <<Déroute de l'art, la destination de l'oeuvre d'art
et le débat sur le musée», dans La Carmagnole des MI/ses,
l'homme de lettt·es el l'artisle dans la R(ivoll/tion sous la
direction de Jean-Claude BOlmet, Paris, 1988, p. 98.
31 - P. M. Gault de Saint-Gennain, Abrtigti tiltimenlaire de l'histoire
de France. depuis les temps les plus reculés jl/squ'à nOl/S,
Paris, 1821, tome Il, p. 445.
32 - P. M. Gault de Saint-Gennain, Abrégé ... , t. Il, p. 447.
33 - A. D. du Puy-de-Dôme, L 2195 : lettre du 12 Fructidor an IV
adressée par les membres du jury de l'Ecole Centrale de
l'blstruction publique à J'administration départementale du Puyde-Dôme.
- 541 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
d'incivisme, dans le temps même où la simple suspicion [... ]
suffit à priver un hOIllille de sa liberté». Il est vrai que Gault
ne figure sur aucune des listes de suspects conservées aux
Archives Départementales34 . Deux mentions peuvent être
relevées, dans deux lettres qu'il adresse à son frère, non
datées, où il écrit dans l'une qu'il est « en prison « et dans la
seconde «surveillé chez lui»35.
Les membres du jury de l'Ecole centrale n'ignorent
cependant pas que Gault et sa femme n'ont pas signé le
senllent de haine à la royauté, mais ils affirment qu'au
moment où ils auraient dû le faire, «Gault a été malade et son
épouse l'a été plus longtemps encore, et qu'il est possible qu'il
ait ignoré la teneur du procès verbal en ce qui le
concernait»36. Un argument intéressant est avancé par les
collègues de Gault, qu'ils gardent pour la fin : «Enfin, une
dernière considération tirée de relations mêmes de la parenté
du citoyen Gault a frappé le jury : qui plus en effet que le
citoyen et la citoyenne Gault ont de plus fortes raisons
d'abhorrer la tyramùe, de détester le régime de la plupart des
souverains, celui pourtant des rois coalisés contre la France
qui ont dévasté la malheureuse Pologne, qui l'ont si
cruellement pmùe d'avoir désiré la liberté d'une Constitution,
qui ont précipité dans l'horreur d'un cachot le chef de cet
Etat. .. »37
34 - S. Chazelet, Suspects et suspicion dans le district de Clermont,
Mémoire de Maîtrise, Clemlont-Ferrand, 1992, ne mentiomie
pas Gault pamlÏ les persOlUles étudiées.
35 - B.M.I.U. de Clermont-Ferrand, ms 511 , p. 67 et 69.
36 - A. D. du Puy-de-Dôme, 2195.
37 - Allusion probable à la tentative de Kosciuszko (1746-1817) de
lutte contre la coalition russo-prussiene et à sa défaite récente à
Maci~
owice (14 Octobre 1794) ; cette mention montre la
cOIUlaissance qu'avaient alors les membres du jury de l'Ecole
centrale de Clermont de l'actualité en Europe du Nord ; il est
vrai que Kosciuszko avait été élève des écoles militaires de
Versailles et Brest. Bien que l'on ne cOlUlaisse pas les opinions
de Gault et de ~a femme sur ce point, l'argument était habile.
Mais cOllune tous les autres, il fut inopérant et Gault dut
quitter son poste (cf. plus haut).
- 542-
�Gault de Saillt-Gennain à Clennont pendant le Directoire
Enfin, il faut compléter le tableau moral du persoIlIlage
en ajoutant qu'il s'est plusieurs fois attribué la Légion
d'HOlmeur : sur son portrait lithograplùé38 et également dans
la dédicace, très flagorneuse, à Louis XVIII, des Observations
sur l'état des arts déjà cité39 , il signe «Chevalier de la Légion
d'HOlmeur par ordres du Roi le 22 Avril 1824», (avec la lettre
de nomination, mais la nomination n'est pas effective). Et il
poursuit : «cette institution décore des poitrines sans
entrailles patriotiques et sans coeur dans l'énumération de
leurs talents». Or, Gault est absent de toutes les listes de
membres de la Légion d'Honneur tenues et conservées avec le
plus grand soin par la Chancellerie4o .
Action de Gault en Auvergne
Peut-être était-il nécessaire de lnieux cerner l'honune
pour mesurer son action: si Gault était vaniteux et sans doute
hypocrite, il n'en était pas moins passionné, enthousiaste de
toute forme de beauté, naturelle ou artistique; il devait aussi
posséder Ulle grand énergie au travail. Son rôle est donc digne
d'intérêt, même s'il faut corriger souvent ses affinnations. Son
atni Rabany-Beauregard écrit: «On avait peine à croire qu'il
ait pu, en l'espace de trois ans qu'il a passés à Clennont,
trouver assez de temps, outre celui qu'il donnait à ses leçons,
pour faire les efforts que demandaient ses recherches et
pousser aussi loin la collection qu'il a faite de monuments
antiques et de vues pittoresques de ce beau pays» 41.
38 - B.M.I.U. de Clennont-Ferrand, ms 511, p. 6.
39 P. M. Gault de Sainl-Gennain, Observatiolls sur l'état des arts
au XLY" siècle... dédicace au roi. De même pour les Choix de
Productions de l'art exposées au Saloll de 1817, qu'il publie
cette même armée, il sc présente comme «classé membre de la
Légion d'Hollileur par le Roi.
40 - Aujourd1mi disponibles sur le serveur Joconde du ministère de
la Culture, base de dOlUlées Léonore.
41 - B.M.I.U. de Clennont-Ferrand, fonds Paul Le Blanc, ms 1013.
- 543 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Laissant de côté son oeuvre de peintre, ainsi que celle de
critique et de professeur42 , cette étude portera sur celle du
«conservateur», ainsi qu'il se nOIIunait lui-même.
Pour cette action deux volets seront distingués : la
sauvegarde, et la constitution d'un inventaire, à partir d'une
documentation réunie pour la première fois en Auvergne,
mettant en lumière le goût de l'époque.
Le premier à avoir amplement souligné son oeuvre de
conservateur est Gault lui-même. «En vertu de la loi qui me
confère le titre de conservateur des monmnents, commission
que j'ai acceptée pour sauver ma tête, en proposant d'en
refuser le lucre, ce que j'ai déjà fait: de sauver du pillage les
monmnents civils, religieux, les bibliothèques publiques,
particulières, les collections de médailles, d'lùstoire naturelle,
à mes frais, avec preuves déjà au grand jour... »43. Le jury de
l'Ecole centrale a également rendu hommage à son travail.
42 - Gault a lui-même dressé le catalogue des ses oeuvres. TI
comporte de nombreux recueils de dessins et d'aquarelles, dont
certains sont conservé à la B.M.I.U. de Clermont-Ferrand. Ce
catalogue figure, ainsi que d'autres docwnents, dans le ms. 325
de la Bibliothèque de l'Ecole Nationale Supérieure des BeauxArts de Paris. Le musée de Clermont-Ferrand ne conserve que
deux portraits féminins de Gault, l'Wl à la sanguine, l'autre au
pastel. Je remercie Chantal Lamesch de m'avoir conununiqué
ces renseignements. Les dossiers les COllcemant lui-même et
son épouse au service de la docwnentation des peintures du
Louvre ne comportent que des mentions d'oeuvres connues par
des ventes publiques. L'étude des oeuvres de Gault reste donc à
faire, à partir des collection privées, des musées polonais, et
des catalogues de venles.
De même, l'étude des programmes d'enseignement du dessin, de la
peinture et de l'architecture qu'il proposait pourrait être menée
à partir de la série L des Archives Départementale (en
particulier L 2195), déjà en partie exploitée sur ce point par
E. Jaloustre, «L'école centrale du département du Puy-deDôme», Revue d'AI/vergne. 1886 p. 325-343 el p. 427-451, et
Ph. Bourdin, Des Lieux. des Mots, les Révolutionnaires,
Clermont-Ferrand, 1995.
43 - B.M.I.U. de Clemlollt-Ferrand, ms. 511, p.IO!.
- 544-
�Gault de Saint-Gennain à Clcnnont pendant le Direçtoire
51LJ. : P. M. Gault de Saint-Germain, Le Mont-Dore,
fragments de colonnes, B.M.I.U. de Clermont-Ferrand,
ms 511, p. 136.
Fig. 2 : P. M. Gault de Saint-Germain, Le Mont-Dore,
fragment du Panthéon, B.M.I.U. de Clermont-Ferrand,
ms 5ll, p. 133 .
- 545 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Cette action est connue par delLx types de sources écrites
par Gault : ses rapports administratifs, et sa correspondance.
Si nous prenons pour exemple le sauvetage le plus
spectaculaire qui lui est attribué, celui de la cathédrale de
Clennont44 , voici ses deux versions :
- Dans le rapport administratif qu'il adresse au Directoire, il
écrit : «La cy-devant Eglise Cathédrale, couverte en plomb, à
un des clochers est adossé un orloge. La constmction de cette
église a toujours été considérée comme un superbe ouvrage.
La démolition des clochers de ladite église a ôté la plus belle
apparence de cet édifice, il a été fait beaucoup de dégradations
aux sculptures extérieures sous préteÀ1e de détnure les signes
du fanatisme et de superstition, l'intérieur est entièrement nu,
mais mérite l'attention des amateurs pour la sculpulre»45.
- Voici ce qu'il écrit dans une lettre non datée 46 au sujet de
son action à la cathédrale : Il évoque la première séance du
Comité d'Instruction Publique : «Un des membres, le chef
couvert de poils roux, comme Judas, pourvu d'une gueule à la
Danton, libraire de son métier, fit la proposition absurde
d'abattre la cathédrale, et d'en déblayer la ville en moins de
quinze jours, absurdité qui déjà obtenoit l'approbation, mais
bientôt repoussée sur mes observations, appuyées de lois
44 - Sur la caUlédrale de Clennont-Ferrand, qui se présentait alors
COimne un monument goUliquc reposant sur des bases romanes,
mais était alors inachevé, cf. A. CourtiIlé, La cathedrale de
Clermont, Nonette, 1994.
45 - A. D. du Puy-de-Dôme, L 2224, 4 Frimaire an IV.
46 - B.M.I.U. de CJennont-Ferrand, ms5 l1 , p. 101 et sq.
- 546 -
�Gault de Saint-Gemlam à Clennont pendant le Directoire
protectrices des monuments publics 47 . Les Jacobins qui ne
veulent plus de loi, avaient nOlillné des conunissaires
destmcteurs, ma Conunission port oit préjudice au pillage
qu'ils proposoient et déjà étoit en bon train. Menaces,
dénonciations, rien n'a été épargné pour me perdre, état de
choses qui dure encore 48 . Ce n'est pas sans danger que j'ai
exercé ma fonction. J'avais besoin d'appui, de secours, de la
force année souvent. Le déménagement de la catl1édrale
s'opéroit. Il n'y avait pas de temps à perdre pour la sauver du
sac révolutiOlUlaire. Je me suis promptement rendu près des
autorités réunies en assemblée générale, ma présence
expliquée. Le misérable cité plus haut, membre de la
Conunune, fit entendre ces paroles atroces : «Citoyens, nous
n'avons plus besoin de bibliothèques, de cabinets de physique,
de tableaux, de médailles. Nous n'avons plus besoin d'églises
et de fariboles de ce genre. Je demande qu'il soit nonuné une
conunission pour procéder, de suite, et de découvrir les
moyens à utiliser les ruines à l'ordre du jour. Je propose en
outre de faire bouillir tous les livres du département pour faire
disparaître les bibliothèques, les Rois, les nobles, les
aristocrates et les Prêtres. De la pâte qui résultera désormais
de cette urgente mesure, on fabriquera du papier blanc à
l'usage républicain. Je me résume en demandant que séance
tenante on fasse justice de la présence du citoyen Gault et de
sa proposition aristocratique. Je veux dire que l'on entasse Wle
pile de fagots sur la place voisine de notre assemblée, qu'on y
47 - On ne sait à quelle loi précise fait allusion Gault. L'ensemble
des dispositions législatives et réglementaires COllcemant la
protection des monuments a été publié par F. Rucker, Les
Origines de la consen1ation des monuments historiques en
France (1790-1830), Paris, 1913. TI n'est peut-être pas inutile
de rappeler que les lois protectrices furent presque aussi
nombreuses que celles qui obligeaient à détruire certains
emblèmes religieux ou politiques. Leur application exacte reste
très mal COlUme, malgré des tentatives ponctuelles. Sur ce
point, cf. A. Regond, «Vandalisme révolutionnaire ... », 1992,
p. 131-132 ~ depuis (;Ctte étude, il reste vrai qu'wle étude
d'ensemble, qui n'a jamais été faite, mériterait de l'être, avec
des moyens contemporains adaptés.
48 - Cette a[{jnnation laisse supposer que Gault résidait encore à
Clennontlorsqu'il écrivit cette lettre.
- 547 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
mette le feu, et qu'au milieu on y foute le citoyen Gault».
L'éloquence atroce de ce forcené 49 ne m'a point déconcerté,
j'ai insisté, d'une voix forte, j'ai fait la lecture de la loi, ma
contenance fenne a prévalu. Appuyé par la demande de
l'assemblée d'une voix unanime, j'ai obtenu la force armée, je
me suis avancé vers la cathédrale, dans l'intérieur on y tiroit
le canon, les marbres, les monuments de la décoration en
étoient déjà enlevés. Ma présence fit cesser ce pillage. Enfin
ce jour, et les jours suivants, je me suis nùs en mesure pour
sauver les monuments publics, les antiquités du pays, les
biens des fauùlles proscrites, les inmùgrés de la monarchie.
J'ai fait suspendre les ventes illicites, que le cOllùté
révolutionnaire ordonnait au mépris de la loi, et j'ai eu le
bonlleur de faire entrer dans le département les plus riches
monuments de la littérature et des arts, et les richesses du
cultes».
Cependant, Gault ne précise pas de quels objets il est
question.
Autre sauvetage spectaculaire, celui de la bibliothèque
publique. En effet, Clennont possédait, grâce à Massillon, un
important fond de livres, que l'évêque avait, ,l sa mort
survenue en 1743, légué en même temps que les meubles les
contenant. L'ensemble se trouvait dans des locaux aujourd'hui
disparus, appartenant au chapitre. Gault raconte sa première
visite à une interlocutrice anonyme 50 : «En ma qualité de
conservateur des monuments, des collections dans le
département du Puy de Dôme, je me suis fait ouvrir cette
bibliothèque et j'ai versé des lannes après y avoir été
intToduit. Figurez-vous, Madame, un encombrement de livres,
de brochures, de cartons, les restes d'un pillage, encore flétris
par l'insalubrité d'un rez-de-chaussée sans air, humecté par
l'intToduction des eaux pluviales : des piles d'in-4°, in-fol.
enveloppées de moisissure, et pourries aux bases. Voilà ce qui
49 - Le lecteur du XX e siècle est fort. surpris de voir un libraire
réclamer de telles mesures ; toutefois Myriam BayaI, dans sa
maîtrise sur les Libraires à Clermont signale que le libraire
Montader fut accusé de vandalisme. Mais peut-être faut-il
compter avec le caractère excessif de Gault ?
50 - B.M.I.U. de Clennont-Ferrand, ms 511, p. 101
- 548-
�Gault de Saint-Genllain à Clennont pendant le Directoire
reste de la bibliothèque de Massillon. Quant au bâtiment qui
contient ces ruines, on se propose de l'abattre et d'élever sur
son emplacement une salle de spectacle... » 51. Gault ne précise
pas comment il persuada les autorités c1ennontoises de
conserver livres et meubles. mais il réussit et, malgré des
avatars ultérieurs, cette bibliothèque est parvem1e jusqu'à
nous.
Outre ces deux ensembles précis, 011 ne peut citer d'autre
monument que Gault ait réellement sauvé de la destruction.
Par contre, son oeuvre de description apparaît beaucoup plus
vaste et tangible.
Bien qu'il ne se coufonne que d'assez loin à l'Instruction
sur la manière d'inventorier du 1cr Germinal an II (21 mars
1794)52, il est vrai qu'il n'épargna pas sa peine, se rendant sur
place, dans des conditions parfois difficiles : ce n'est pas pour
ses opinions qu'il est inquiété lors de ses déplacements
professiol1l1els. Il raconte qu'un jour il fut pris avec ses
compagnons pour des agents du fisc, et menacé pendant
plusieurs heures, par des habitants de la Roche-Noire53 . Il
visite des sites, mais aussi des collections, et affirme même
avoir vu celle de Chaduc, qui fut une des plus importantes de
la région. Louis Cha duc (1564-1638) avait pourtant légué sa
collection à Henri de Mesme, qui l'avait cédée à Gaston
d'Orléans, qui la versa dans la collection royale 54 . Faut-il voir
dans la mention de la visite qu'il dit avoir faite à Riom55 aux
héritiers de l'amateur lUle vantardise de plus, ou a-t-il
51 - Ce qui fut [ait à partir de 1802 ~ sur les salles de spectacle à
Clennont, cf. M.-F. Cussinet, Le théâtre de Clermollt-Ferralld
et P. Piérat, «L'architecture néo-classique en Auvergne», à
paraître dans la revue L 'histoire en Auvergne.
52 - Deux exemplaires de celle Instruction sont conservés aux A. D.
du Puy-de-Dôme (L 2224) ; ils semblent avoir assez peu servi,
muis il est Lout de même émouvant de considérer là les
prémisses du premier inventaire.
53 - B.M.I.U. de Clennont-Ferrand, ms 511 , p.75 .
54 - Sur cette collection, cf. A. Regond et A. Loechel, «Les cabinets
de curiosité au XVIe siècle», La curiosité à la Renaissance,
Paris, 1986, p. 65-70 .
55 - B.M.I.U. de Clennont-Ferrand, ms 5Il , p.194.
- 549 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
setùement conslÙté le Catalogue, rédigé par son propriétaire,
qui est encore aujourd'hui conservé à la B.M.I.U. ?
GalÙt semble avoir été incité à ce travail d'inventaire par
une réelle admiration qu'il éprouvait pour la région, ce qu'il
exprime à maintes reprises dans ses écrits; de plus, sa qualité
de peintre rend ses observations plus vivantes, et les petites
aquarelles qu'il ajoute parfois pour illustrer son propos, si
elles n'ont pas valeur de photographie, ont le mérite de
consen'er l'aspect des monuments à cette époque.
Les observations qu'effectua Gault son conslÙtables dans
trois recueils manuscrits:
- L'état norninal de tous les monuments qui existent
dans le district, fait en exécution de l'arrêté de comité
de Salut Public de la Convention Nationale du
lvlessidor l'an 2.
- Le Manuscrit 511 de la B.M.I.U. , déjà souvent cité
ici, qui comporte de nombreuses illustrations, mais qui
est en fait un assemblage hétéroclite de documents
imprimés comme de gravures, de lettres que Gault a
reçues ou envoyées.
- Le manuscrit 796 de la B.M.I.U. de Clermont, qui,
outre le catalogue de la bibliothèque de GalÙt,
comporte à la fin plusieurs atmotatiolls sur des objets
antiques observés à Clermont.
De plus, la publication qu'il effectua avec RabanyBeauregard, où il fut chargé de l'Explication des lvIont/ments
de l'Antiquité dans le Puy de Dôme comporte des indications
importantes 56 . Dans ce recueil, Gault transcrit une grande
partie des observations qu'il avait effect11ées pendant la
Révolution à Clermont. Enfin, il formule de nombreuses
remarques sur les monuments de l'Auvergne dans l'Abrégé de
l'His/oire de France déjà cité.
rr
56 - P. M. Gault de Saint-Germain et A Rabany-Beauregard,
Tahleau de la ci-devant province d'Auvergne.. . avec
l'explication des monuments et Antiquités qui se trouvent dans
le même département, Paris, 1802.
- 550 -
�Gault de Saint-Gcnnain à Clennont pendant le Directoire
S'il n'est guère attiré par les monuments romans qui font
aujourd'hui la gloire de l'Auvergne (Notre-D,lile du Port ne
représentait pour lui «rien de bien curieux, si ce n'étoit llie
flèche fort haute»57), les antiquités sont au contraire pour hù
très attractives, et il prend grand soin de les présenter.
Il avait alors été précédé par quelques savants
auvergnats de naissance ou d'adoption. Dès l'époque de la
Renaissance, le florentin Gabriele Simeoni (1509- vers 1570)
avait identifié la colline de Merdogne conune le site. de la
bataille de Gergovie et étudié la Limagne ainsi que les sources
de Royat
5 ~. Louis Chaduc, déjà cité ainsi que Jean Savaron
furent de grands collectionneurs d'antiques, et certaines de
leurs découvertes furent reproduites par Dufraisse de
Vernines en 1748 59. A la veille de la Révolution, Pasumot,
ingénieur-géographe du roi avait préparé la publication de
quelques monuments antiques qui existaient encore au MontDore, publication qui fut refaite en 1810-1813 6
Gault reprend les observations déjà faites à Clermont,
comme le bas-relief de la rue des Bohèmes représentant une
figure entourée de serpents, qu'il n'identifie pas conune une
gorgonë 1, ou le temple de Vasso, «le plus magnifique et le
plus vaste, dont Grégoire de Tours vante les beautés, les
richesses, les marbres, les mosaïques, et la fameuse statue
colossale de Mercure, objet principal de son culte. Les mines
°.
57 - B.M.I.U ùe Clennont-ferrand, ms 511 , p. p. 211 et sq.
58 - Sur SÎlnéolli, qui appartenait à l'entourage de l'évêque
Guillaume Duprat, cf. T. Rcnucci, «Un évêque de Clemlont et
un hLUnaniste florentin», Bulletin historiqlle et scientifique de
l'Al/vergne. t. 41 , 1921 , p. 187-207 et surtout sa thèse, Un
aventurier des lettres au XVI" siècle. Gabriel Simeoni.
florentin (1509-1570). Paris, 1943.
59 - Sur la collection Savaron, cf. A. Loechel et A. Regond, «Les
cabÎllets de curiosités ... » ~ Dufraisse de VemÎllcs, Dissertation
sur les anciel/s monuments qui se trol/vent à Bains. village dll
Mondor (sic) en AI/vergne, Clennont, 1748.
60 - PasLUnot, fvlémoires géographiques sur qllelques antiqllités de
la Gaule, Paris, 1765 et Mémoires géographiques sur quelques
antiquités de la Gaule. mis en ordre et publhis par C.
M Grivaud. Paris, 1810-1813.
61 - M. Provos t, Ch. Mencssicr-JouillUlet, Carte Archéologique de
/a Gaule. le Plly-de-Dôme. Paris, 1994, t. TI p. 237.
- 55] -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
du temple de Vasso existent encore dans un faubourg de
Clermont: c'est un massif de colOlmes engagées dans un mur,
autour duquel règne le fondement d'une galerie qui indique le
goût des péripéties que les Romains empruntèrent aux Grecs,
et qu'ils apportèrent d,ms les Gaules. Les fragments de ce
magnifique édifice répandus dans divers quartiers de la ville
sont de l'ordre corintlùen. Sur quelques flîts de colonnes, on
voit des boucliers sculptés en relief» 62.
Très bref pour Gergovie, il a néamnoins quelques lignes
intéressantes : «Gergovie, place qui a de tout temps excité la
curiosité des politiques et des antiquaires. Les rapports
géograplùques de Gergovia n'ont été contestés que parce
qu'on n'a pas pris la peine de suivre toutes les circonstances
du siège de cette ville par César, et qui peuvent être
considérées comme un plan exact et topograplùque de cette
ville fameuse des anciens Gaulois, sur la montagne qui porte
encore son nom, à deux petites lieues de Clennont» 63 ; il cite
également, en en donnant souvent des représentations à
l'aquarelle, de nombreux vestiges épars dans la ville, qu'il est
impossible d'analyser de n1alùère détaillée dans cette
conununication. Pierre-François Fournier en avait déjà tiré de
nombreuses notices dans se Nouvelles recherches sur les
origines de Clermont64 .
Les villes d'eau intéressent Gault, qui franchit même les
limites du département du Puy-de-Dôme et décrit Néris-lesBains, déjà situé dans l'Allier. «Les Romains avaient construit
un théâtre à Néris, et les aqueducs qui y conduisaient les
eaux : on y voit encore les restes, ainsi que les habitations de
ce lieu, dont l'lùstoire ne fait point mention, et qui n'est
indiqué dans la table de Peutinger que par rapport à ses eaux
(Aquae Nerae). On y a trouvé un grand nombre de médailles
62 - A. Rabany-Beauregard et P. M. Gault de Saint-Gennain,
Tableau de la ci-devant province d'Auvergne ... p. 143 . Les
vestiges du temple de Vasso existent encore à Clennont, où ils
sont COJUlUS sous le nom de «mur des Sarazins», cf. Provost,
op. cit., p. 230.
63 - Tableau ... , p. 91.
64 - P.-F. Fournier, Nouvelles recherches sur les origines de
Clermont, Paris, 1970.
- 552 -
�Gault de Saint-Gemlain à Clennollt pendant le Directoire
Fig. 3 : P. M. Gault de Saint-Germain, Brioude, Saint-Julien ,
B.M.I.U. de Clermont-Ferrand, ms Sll, p. 191.
- 553 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
du Haut et du Bas-Empire, des lampes sépulcrales, des urnes,
de petites statues en bronze et une voie romaine qui passoit à
Néris en venant de Lyon à AugustonemetmTI (Clermont) et
Cantilia (Chantelle)>>65. Gault ne dit pas un mot de l'église
romane de Néris, dont le clocher est un des plus authentiques
du département 66 .
De tous les sites antiques qu'il visite, le Mont-Dore
paraît le plus digne d'intérêt à notre auteur : «Les Romains
ont fonné un établissement thermal au milieu des beautés
pittoresques que la nature a semées à profusion au MontDore: le fait est attesté par les vestiges d'lUl monmnent qtÙ
leur appartient, et qui étoit, dit-on, un parfait panthéon,
dénomination conservée par la tradition, et par des titres qui
remontent à 1420»67 (fig. 1 el 2).
Dans le manuscrit 511, il décrit ainsi les vestiges qu'il a
dessinés:
Le bain de César : il est dans l'endroit même où l'on
recherche les traces du panUléon. Mais certes, il est bien
éloigné de la gloire d'un titre aussi pompeux. Car la pitié
qu'il [ait naître étouITe l'intérêt qu'on y cherche.
Taillé daus le roc même, il a la Conne d'lU1e grotte. L'eau
jaillit d'Wle pierre ronde qui sert de bassin. elle est si peu
profonde qu'elle ne peut contenir qu'wle perSOJUle, et encore,
mal à l'aise.
Le bâtiment qu'on appelle le grand bassin, Wl séjour de
misère. Voilà, mon cher ami, à quoi se réduit la description
de ce bain si célèbre du panUléon6R •
65 - Tableau ... , p. 165-166 : Sur Néris-les-BaillS antique, cf.
M . Provost, 1. Corrocher, M. Piboule, M . Hilaire, Carle
archéologique de la Gaule. L'Allier, Paris, 1993, p. 165-184,
ainsi que les nombreux articles de Michel Desnoyers parus
ùans la revue archéologique Aquae Nerae.
66 - Sur l'église de Néris, cf. M. Genennont, P. Pradel, Les flglises
de France, l'Allier, Paris, 1938.
67 - Tableau ... , p. 163-164 .
68 - B.M.I.U. de Clennollt-I'errand, ms 511, p. 133- 136.
- 554 -
�Gault de Saint-Gennaill à Clennont pendant le Directoire
il faut noter que Galùt ne s'étOlllle pas de la
dénomination «bain de César», attribuée par les habitants du
Mont-Dore, persuadés que Jules César avait pris des bains en
ce lieu lors de ses campagnes militaires en Auvergne.
Les dessins de Gault illustrant ce passage seront repris
par plusieurs auteurs, en particlÙier Laizer, qui ne le citeront
jamais69 .
Bien que moins attiré par l'arclùtecture des autres
périodes, GalÙt a néanmoins laissé des vues pittoresques plus
que réellement documentaires de la basilique Saint-Jlùien de
Brioude (Haute-Loire, ancien diocèse de Clennont) (fig. 3),
dont on découvre un curieux clocher à bulbe, remplacé au
XIX" siècle par un clocher octogonal, plus confonne à ce que
l'on croyait être la tradition auvergnate?o. La vue qu'il donne
de l'ancielUle église de Saint-Al lyre (fig.4), qui appartenait
alors au monastère bénédictin le plus ancien de Clermont est
très intéressante car, honnis la représentation du lvlonasficum
Gallicanum, nous ne possédons aucune iconograplùe de cette
ancienne église fortifiée aujourd'hui disparue?!. GalÙt décrit
également l'intérieur du monastère, avec certaines oeuvres
d'art qu'il contenait alors ; ainsi, on apprend que le cloître
était orné de peintures murales, ce qlÙ n'étolllle guère
l'historien de l'art de l'Auvergne, région particulièrement
riche en ce domaine 72 . Il indique que ces peintures
représentaient les ·miracles de saint Allyre, et en particulier
«le transport des cololUles toutes taillées dOlUlée par
69 - B.M.LU. de Clennont-Ferrand, ms 828. L'album de Laizer est
un recueil de dessins datant du début du XIX" siècle reprenant
un grand nombre de dessins déjà exécutés représentant divers
mOnLunents de l'Auvergne.
70 - B.M.LU . de Clermont-Ferrand, ms 511 , p.190.
71 - B.M.LU. de Clennont-Ferrand, ms 511 , p. 58.
72 - Cf. A Courtillé, Histoire de la peinture ml/raie dans l'Al/vergne
au Moyen-Age, Brioude, 1983, et A Regond, La peinture
ml/raie dalls l'Al/vergne dl/ XVI" siècle, Clennont-Ferrand,
1983 .
- 555 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORlALE
l'empereur cl saint Allyre» 73 et, autre détail inédit, qu'il
existait une copie sur toile de cet épisode due cl Claude
Vignon (1593-1670). Aucun autre témoignage ne vient
confirmer cette affirmation. Pour copier les peintures munùes
du cloître, il aurait fallu que Vignon se rende sur place, cl
moins qu'il ait travaillé d'après des gravures non retrouvées cl
ce jour. Aujourd'hui, les modèles et la copie ont dispam ;
Paola Patch-Bassani mentionne dans son ouvrage la
possibilité d'un voyage de Vignon en Espagne entre 1620 et
162274 . Mais cet auteur rappelle aussi que Gault n'appréciait
guère Vignon, auquel il attribue «des idées hors de toute
vraisemblance dans la conception et les fonnes» et (<un faux
éclat dans les coloris» 75. Il faut reconnaître que l'iconographie
de saint Allyre est particulièrement pauvre, et que seules les
peintures murales du cloître semblent lui être dédiées.
Malheureusement elles furent complètement détruites. Même
73 - B.M.I.D. de Clennont-Ferrand, ms 511, p. 56. Sur le
persOlUlage et l'ancienne abbaye de Saint-Allyre, aujourd'hui
très lransfonnée el aLtribuée au XIX" siècle aux ursulines, cf.
Grégoire de Tours, Histoire des Francs, l, 40, J. Branche, La
vie des .mincts el des salnc/es d'Auvergne et de Velay,
Clennont, 1848, l. II, p. 325-334, S. M. Moslùer, Les sainls
d'Auvergne,Paris, 1898, p. 541-557, et A. Tardieu, Histoire de
Clermont, avec deux planches représentant l'extérieur des
bâtiments. Saint Allyre fut l'objet d'une Vila écrite par le moine
Winebrand, qui ajoute de nombreux détails à ceux dOlUlés par
Grégoire de Tours. Les peintures du cloître étaient peut-être
inspirées par ce récil. Dom Verdier-Latour, ancien chanoine de
la cathédrale de Clennont devenu républicain, dOlUle une
description des peintures murales du cloître. A. Bergier et
Verdier-Latour, Recherche historique, Clennont, 1788.
74 - P. Patch-Bassani, Claude Vignon , Paris, 1993, p. 115.
75 - P. M. Gault de Saint-Gennail1, Les trois siècles de la peinture
en France ... , Paris, 1808, cité par P. Patch-Bussruù, op. cit.,
p. 83 .
- 556-
�Gault de Saint-Gennain à Clennont pendant le Directoire
Fig. 4 : P. M. Gault de Saint-Germain, Clermont-Ferrand,
l'abbaye de SainL-A/lyre, B.M.I.U. de Clermont-Ferrand,
ms 511, p. 58
- 557 -
�LA RÉPUBLIQUE D1RECTORIALE
Louis Réau ne cite aUCWl exemple de figuration de ces
épisodes, qu'il rapporte pourtant, en s'inspirant sans doute de
Grégoire de Tours76.
Car Gault, ainsi que le remarque Francis Haskell, est un
excellent connaisseur en peinture, de toute origine. Ses écrits
ultérieurs en témoigneront amplement. Dans son Tableau ... ,
il reprend certaines notations faites pendant son Inventaire
dressé à l'époque du Directoire. Il est facile de recOIUlaître
certaines oeuvres, qui ont simplement changé de lieu : les
Quatre évangélistes «de Manfrede, disciple de Caravage»,
qu'il voit dans la chapelle du Saint-Esprit de la cathédrale, est
actuellement conservé à l'église Saint-Pierre-des-Minimes :
l'attribution à Bartolomeo Manfredi (v. 1580-1620) est à
confirmer.
A propos d'lm tableau de Simon Vouet (1590-1649),
qu'il voit à la cathédrale «tellement noirci que l'on ne peut
même en identifier le sujet», il introduit cette remarque «Les
ouvrages de cet artiste ne brillent pas par la richesse de
l'imagination; mais son pinceau est facile et agréable. Le
Vouet doit être considéré comme le restaurateur du bon goût
en France» 77.
Autre oeuvre, aujourd'hui transférée à l'église des
Minimes, mais qu'il découvre in situ, à la chapelle des
cordeliers, représentant l'Adoration des Mages. Il n'en cite
mais il
pas l'auteur, le peintre de Brioude Guillawne Rome7~,
sait très bien y déceler «le style de Paul Véronèse». Eu effet,
76 - 1. Réau, Icotlographù.! de l'art chrétien, Paris, 1956-1959,
L'iconographie des sain/s, vol. 1, 1958, p. 55. TI ajoute que la
légende des colonnes ùe marbre données par l'empereur
Maximien en récompense de la guérison miraculeuse de sa
fille au saint clemlontois a été forgée «pour expliquer la
profusion de cololUles antiques remployées dans le monastère».
77 - Tableau ... , p. 107.
78 - Cet artiste a été retrouvé par E. Gautheron, Peintres el
sClllpteurs du Velay, Le Puy, 1927, p. 117.
- 558 -
�Gault de Saint-Gennain à Clennont pendunt le Directoire
on peut voir l'original, avec des couleurs différentes, à la
National Gallery de Londres 79 .
Gault aigtùse notre curiosité avec le Saint-Pierre
d'Alcantara de Guido Rem (1575-1642) qu'il admire au
couvent des récollets de Montferrand : «Il seroit curieux de
savoir comment ce tableau se trouve à Montferrand, et
pourquoi on en fait aussi peu mention... On peut dire sans
témérité que l'Auvergne possède un des plus beaux tableaux
qui soient en France»8o.
Outre ces oeuvres, il signale à la cathédrale un tableau
attribué à Charles Le Brun (1619-1690), représentant le
Conversion de saint Paul, «qui avoit été faite pour la Cour
des Aides, attribution contestée», une Adoration des Bergers
de Restout (1692-1768) chez les religieuses hospitalières,
Saint Austremoine prêchant l'Evangile aux Auvergnats de
Dumont le Romain (1701-1781), autrefois à la maison de la
Chasse, aujourd'hui dans la salle de dessin de l'Ecole centrale,
unAnge Gardien de Lombard (1605-4)
~ 1 «tout pourri», au
79 - R. Marüù, Tout l'oeuvre peint de Véronèse. Paris, 1970, n° 165 .
L'origülul fut exécuté en l57J pour l'église San Silvestro de
Velùsc. Cct auteur mentiOlUle la réplique de Saült-PieITe-desMümnes, sans citer Guillaume Rome.
80 - Tablea1l .. ., p. 112. Oeuvre rncoJUlUe aujourd1mi en Auvergne,
mais qui a été signalée par Marie-Félicie Perez, Guy François,
Saü1t-ElieJUle, 1974. L'auteur üldique p. 144 que cette oeuvre
était encore en place en 1927, (l'ancien couvent des récollets
était alors devenu le Petit-Sémülaire, et c'est aujourd'hui l'école
du Franc-Rosier, avenue de la République) mais n'a pu être
retrouvée. il faut ajouter que l'auteur qui le vit en 1927 in situ,
Emile Gautheron, ne partage pas l'enthousiasme de Gault,
écrivant «c'est un travail dépourvu de tout caractère» :
E. Gautheroll, op. cil. , p. 48.
81 - François Lombard est Wl artiste originaire de Saint-Flour
(Cantal) ; on lui doit un Ex-vota de Saillt Gal conservé à
l'église Saült-Bonaventure de Lyon, publié par M.-F. Perez,
Guy François, p. 134, ainsi que le décor üüérieur de lMtel de
Kealülg rue Pascal à Clennont-Fcrrand, encore inédit. Le
Grand Sémülaire est aujourd'hui devenu l'Ecole de COlmnerce,
boulevard Trudaine.
- 559 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Grand Séminaire, et «d'autres tableaux italiens»82. Par contre,
il ne cite pas L'Histoire de Tobie, toile anonyme du XVIIe
siècle aujourd'hui conservée à Notre-Dame du Port : il est vrai
que cette oeuvre, suivant une tradition orale, provient d'un
legs privé ancien.
Conclusion
Si le personnage présente des aspects antipaÜuques, et
qui doivent rendre le lecteur méfiant (l'anecdote du libraire
proposant de faire bouillir les livres paraît bien suspecte), il
mérite de rester dans la mémoire de Clermont et de sa région.
Artiste parisien «parachuté» dans un moment difficile en
Auvergne, il est sensible à ses beautés llaturelles et
monumentales, dont il est l'un des premiers à donner une
description qui sera souvent utilisée par les auteurs des siècles
suivants. Ses cOl1l1aissances en arclutecture antique autant en
peinture classique française et italienne lui ont pern1Ïs de
détecter des oeuvres intéressantes, dont ses talents de peintre
aident à conserver une iconograplùe. Certaines toiles sont
toujours conservées dans les églises de Clermont, et
mériteraient des études approfondies. De ce regard positif
posé par Gault, il faut encore tirer des découvertes.
COlmne
Joseph
Clunard
(1756-1813)
et
Philippe Helmequin (1762-1833) à Lyon, François Devoges
(1743-1811) à Dijon, Lemonnier (1743-1824) à Rouen, et
Claude-Henri Dufour (1766-1845) à Motùins, Gault contribua
à une première prise de conscience de ce qu'étaient, au sens
étymologique, les monuments des provinces. Sans ces
honmles, tous des artistes, souvent courageux, mais aux
sensibilités politiques diverses 8l, un pan entier de notre
histoire aurait dispam, sans que les idéaux de la Révolution
aient davantage progressé.
82 - Tableau ... , p. 114.
83 - Chinard et Dufour étaient de fervents républicains. Pour
Lemollluer, cf. COImntUliçation au cours de ce même colloque.
- 560 -
��ntre les affrontements dramatiques des premières années révolutionnaires et l'épopée napoléonienne, la République directoriale a mauvaise presse
dans l'hi toriographie classique, victime d'une «légende noire» forgée par les comp loteurs de brumaire, et répétée sans nuances jusqu'à notre époque, ou qualifiée
par les héritiers d la grande tradition républicaine de «république bourgeoise»,
fossoyeuse de la démocratie. Cette version convenue de la France prétendument
po t-révolutionnaire est pourtant questionnée par des recherches récentes. Cette
tentative de tabilisation d'une République des propri ' taires n'est pas exempte de
contradictions. Elle e taus i terrain d'expérimentations politiques et économiques, époque de transition entre le classici me des Lumière et l'Europe préromantique.
Polarisant les oppositions et le heurts d'intérêts locaux autour de références
idéologiques clairement identifiables, le moment électoral contribue à la nationali ation de enjeux locaux. Est-il pour autant cette pacification de la société civile,
qui exorcise la violence armée, pacification essentielle au rodage des mécanismes
de la vie politique d'un Etat moderne?
Dans 1 même moment, la ubversion de la société politique traditionnelle
gagne les peuples européens voisins avec la conquête et l'organisation des républiques-sœurs. Cette pha e de l'hi toire européenne n'est-elle pa déterminante
comme matrice des futures r lations conflictuelles, mai au si de échanges
d'idée et de pratiques?
Contradictions de la démocratie représentative, contradictions de l'Etat-nation,
tel sont le champ d'expérience du libéralism politique en ge tation. Mai aussi
du libéralisme économique: on ne peut plus continuer à soutenir que le Directoire
fut ce champ de ruines que relevèrent 1 s chantier imp ' riaux, ou bien encore
cette entreprise organisée du pillage des deniers publics. Un nouvelle vision de la
riche e nationale se fait jour, l y tème fi cal et bancaire se rod , l'uniformisation
des poids et mesure est définitivement acquise, les projets éducatifs se réalisent.
Mutation économique et mutation d mentalité vont de pair: fruit (achèvement) d'une volonté de rationalisation de la sph re publique?
ISSN 1281-7082
ISBN 2-908327-40-6
11 111 111 1111
9 782908 327403
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection PUBP
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Seigneurs_et_batisseurs_en_Haute_Auvergne_0001.jpg
Description
An account of the resource
Issus majoritairement du fonds ancien hérité d’associations de la faculté des lettres de l’Université de Clermont-Ferrand...<br /><br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/collectionpubp">En savoir plus sur la collection PUBP</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
La république directoriale : volume 1
[Mélanges. Hincker, François]
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Sociétés des études robespierristes (Paris)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1998
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
560 pages
25 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Bibliothèque d'histoire révolutionnaire, Nouvelle série ; 3
Notes bibliographiques
actes du colloque de Clermont-Ferrand, 22, 23 et 24 mai 1997
Subject
The topic of the resource
France -- 1795-1799 (Directoire) – Actes de congrès
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bourdin, Philippe (1961-....)
Gainot, Bernard (1947-....)
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Tous droits réservés
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_La_Republique_directoriale_tome_1_011180609
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/27/24705/BCU_La_Republique_directoriale_tome_1_011180609.jpg
France -- 1795-1799 (Directoire) – Actes de congrès
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/27/24706/BCU_La_Republique_directoriale_tome_2_011180609.pdf
0163018d13ee43c074cae4e1130b5b2d
PDF Text
Text
·
.
L a 1:tépublique
directoriale
Tome 2
~uonatres
communauté
t romantiques
��L a~
pub1iqeé
directoriale
�Actes du colloque de Clermont-Ferrand
(22, 23 et 24 mai 1997)
© Société des Etudes Robespierristes.
Centre
d'llistoire
des
Entreprises
et
des
Communautés, Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques (Université Blaise-Pascal /
Clcnnont-Ferrand Il) .
ISBN : 2-908327-40-6
�L a '(tépublique
directoriale
Tome 2
Textes réunis
par Philippe BOURDIN
et Bernard GAiNOT
BIBLIOTHÈQUE D'IDSTOIRE RÉVOLUTIONNAIRE
NOUVELLE SÉRIE N° 3
-1998 -
�('ollverture : «Secrétaire du Directoire exécutif», gravure en
couleurs anonyme, Archives départementales de l'Allier
(3 Fi 346).
,\'.11. (9 rue Bertfle/of I/Ilpression : Imprimerie A . p()T'fJm~
!{ P. 526 - 03005 Mou!im' cedex)
Tous droits de traduction, d'adaptatioll ct de reproduction par
tous procédés, y compris la photographie et le micro1ï1m,
réservés pour tous les pays.
�Cinquième partie
La vie théâtrale
��L'année théâtrale 1797
Patrick BERTillER
Pourquoi, d'abord, l'éllU1ée 1797, et non l'an V ou
l'an VI ? A la fois pour l'effet de bicentenaire (1797-1997), et
parce qu'~)
cette époque de la Révolution le retour au
calendrier «vieux style» se dessine déjà nettement ; c'est ainsi
que non seulement le Courrier des .spectacles, dont je vais
parler, mais aussi le Moniteur (alors intitulé Gazette
nationale) donnent la double datation pour tous leurs
numéros. La réalité du temps, donc, et non la seule
commodité, font que nous considérerons la production
théâtrale entre le 12 nivôse an V et le Il nivôse an VI. Cet
examen sera partiel, quoique panoramique, à la fois à cause
de l'abondance du sujet (plus de deux cent pièces nouvelles
créées à Paris, sans parler du répertoire) et de certaines
incommodités de la recherche.
COlTunent, en effet, connaissons-nous l'année théâtrale
1797 ? Les pistes habituelles font ici défaut au dixneuyiémiste que je suis. Le Journal général de la littérature
de }Î-ance - future Bibliographie de la France - ne commence
à paraître qu'en janvier 1798 ; le ,)'upplémenl à La Fran ce
littéraire de Jean Samuel Ersch, publié en 1802 pour la
période révolutionnaire, demande la plongée dans Wl index
difficilement exploitable ; et, dans les deux cas, il n'aurait pu
s'agir que des oeuvres imprimées, ce qui est loin d'être le cas
de toutes les pièces jouées.
Le répertoire d'André Tissier, Les Spectacles à Paris
pendant la Révolution , est un modèle ; mais n'en a encore été
publié (en 1992, chez Droz) que le premier vohune, pour les
années 1789-1792. Un autre inventaire, The Parisian Stage
de Charles Beaumont Wicks, qui émunère toutes les pièces
jouées ù Paris au XIX" siècle, ne commence - avec un an
d'avance pourtant - qu'en 1800. Enfin l'ouvrage de Joannidès,
La Républiqlle directoriale, Clenllont-Ferrand, 1997, p. 563-589
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
La Comédie-française de 1680 à 1900, fait silence sur la
période pendant laquelle la compagnie a été dispersée, soit de
1793 Ù 1800.
Pourtant les comédiens-français continuent de
travailler; malgré son ancienneté, l'Histoire du ThéâtreFrançais depuis le commencement de la Révolution jusqu'à la
réunion générale publiée par deux dramaturges de renom,
Étienne et Martainville, contient sur l'année 1797 quatrevingts pages vivantes, et qui présentent l'avantage d'une quasi
contemporanéité 1. Plus récent, Le Journal de la Comédiefrançaise de Noëlle Guibert et Jacqueline Razgonnikoff,
composé selon le principe du récit reconstitué au jour le jour,
donne des renseignements très sûrs 2.
La documentation générale n'est pas inexistante, mais la
récolte pour 1797 n'y constitue jamais, quand cette année est
traitée pour elle-même, qu'un petite part du total. C'est le cas
d'ml panorama ancien comme celui de Welsclùnger sur Le
Théâtre de la Révolution (Charavay, 1880), ou d'ouvrages par
genres comme ceux, sur la comédie au XVIII" siècle, de
Lenient (1888) ou de Lintilhac (1910). Si ce denùer,
notamment, constate qu'«après la Révolution, la comédie de
moeurs, n'étant plus déviée de son objet par l'ardeur de la
passion ct par la préoccupation de la satire politique ou de la
moralisation civique, rctrouv[e] quelques-unes de ses qualités
traditionnelles»3, la seule pièce dont il parle en 1797 est
Médiocre et rampant, la comédie de Picard, «succès [... ]
1 - Barba, 1H02 . Sur 1797, début du t. [Y, p. 25-105 .
2 - Le Journal de la Comédie-française, /787-/799 : la comédie al/x
trois cOllleur.\', SIDES/Empreinles, 19H9. Sur l'aJU1ée 1797,
p. 277-296 . Précieux index des noms ct des titres. Peu ù tirer,
en revanche, de l'ouvrage anecdotique d'A Pougm, lA
('omédle-Fnwçaise 1'/ la Révoill/ion. Sccl/les, récits 1'/ /lotices,
Gaultier, Magnier & C'·, 1902.
3 -Hi.I'/olre Khlém!e [ ... 1, 1. Y, FhUl1ffiarion, 1910, chap. 2, p. 61 -62.
- 564-
�L'almée théâtrale 1797
considérable» mais, selon lui, «dû surtout aux circonstances»,
et dont les mérites ne sont, du coup, que bien incertains 4 .
Nous disposons en revanche d'un bon livre d'A. Pougin
sur l'Opéra-Comique. Il s'agit d'une lùstoire chronologique
qui donne, par année, les comptes du théâtre Favart, la
description des mouvements de personnel (congés, décès) et,
bîen sûr, la liste des oeuvres créées 5 . Pour 1797,
essentiellement: Lisbeth de Grétry, Ponce de Léon de Berton,
Le Jeune Henry de Méhul, La Maison isolée de Dalayrac ; et,
après une longue fermeture (19 juin - 24 octobre),
officiellement pour la restauration de la salle mais en réalité
pour régler des crises internes, Le Dénouement inattendu de
Berton, Le Pari de Boïeldieu et enfin Gulnare ou L'esclave
persane de Dalayrac.
A cOIU1aÎtre aussi, parce qu'elle permet de poser à propos
de 1797 une bonne question, l'étude d'Henri Clouzot sur «Les
guerres de Vendée dans le théâtre révolutionnaire» publiée en
1899. Dans la quatrième livraison de son travail, Clouzot
évoque une pièce du général Malbrancq, intitulée La Surprise
des hommes égarés, et longuement sous-titrée : «tragicomédie burlesque, fait historique en quatre actes et en vers,
suivie d'évolutions et de plusieurs couplets patriotiques,
dédiée aux défenseurs de la République IUle et indivisible».
Remalùement d'une première version intitulée La Surprise
des Chouans, publiée en 1796, ce texte retrace, avec une
ferVeur républicaine indubitable, les événements de la nuit du
19 au 20 germinal an IV,à La Valette (Ille-et-Vilaine). Les
personnages portent des noms emblématiques ; du côté bleu,
Juste, L'Egal, Libre, Agathe (<<bonne républicaine, résidant
dans sa ferme») Courageux, Vaillant; du côté chouan, Sans-
4 - Ibid., p. 64. Pcu à tirer dc l'article de Charles-Marie des C'lTUllges,
«La comédie et les moeurs sous le Directoire et l'Empire»,
publié cn 1899 dans la Revlle d'histoire littéraire de la France,
mais qui nc parle en Cail que de Picard et d'EticIU\c et, pour
1797, uniquement de cette même comédie de Médiocre el
rampant.
5 - L'Opéra-Comiqlle pendant la Révolution, de 1788 à 1801,
d'après des docl/ments inédits et les SOl/rces les pll/s
all/hentiques, i\lbert Savine, 1891 [sur 1797, p. 190-2Il].
- 565 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Raison, -Arlequin6 , L'Entraîné, Monte-à-l'assaut, Brise-Tout.
Henri Clouzot n'a pas de mal à démontrer et à démonter,
exemples à l'appui, la balourdise comique de l'auteur7 . Ce
n'est pas pour renchérir que j'évoque à mon tour ce pauvre
objet littéraire, mais parce que ce genre de pièce non
représentée pose le problème même du type de documentation
que l'on cherche. André Tissier, parlant du .spectacle sous la
Révolution, néglige l'imprimé non joué au profit de l'inédit
joué. PersOlmellement, je trouve que tout document a droit à
l'existence critique, dès lors que l'on cherche à reconstituer la
totalité d'un moment de civilisation.
Dans cette e"-'Ploration des sources livresques, parlons
encore d'un ouvrage moins ancien, utile par sa partie
bibliographique, Le Patriotisme dans le théâtre sérieux de la
Révolution 1789-1799, de Jean-Alexis Rivoire H• Sur la base
(vérifiée et rectifiée) du travail antérieur de Monglond, il
donne une «Liste complète des Tragédies et Drames publiés
ou représentés pour la première fois en France pendant la
Révolution, 1789-1799», qui permet de répertorier quelques
oeuvres de 1797 ignorées des sources précédemment citées.
Mais même dans ce travail soigné, nous ne trouvons pas le
portrait de l'année théâtrale 1797 que nous cherchons à
établir.
il y aura davantage de ressources du côté de la presse et
de certains fonds documentaires. Je ne parlerai pas ici, faute
de place, de vieux classiques comme la Bibliothèque de M de
Soleil1ne, et je ne ferai qu'évoquer (mais il apparaît dans ma
liste finale) l'inestimable fonds Rondel de la bibliothèque de
l'Arsenal.
De quoi disposons-nous, en fait de presse dramatique, en
1797 ? L'Almanach des .\pectacles de Paris, publié depuis
1752, est interrompu de 1794 à l'an Vlll ; mais un utile
6 - On suit que cc persOIUlage esl souvent utilisé déUlS Je U1éâtre
populuire ùe lu périoùe révolutiOIUluire ; voir plus loin, el le
relevé des litres à lu fin de la présente élude.
7 - Article cité, Revue d'art dramatique, juin 1899, p. 216-219.
Il - Doctorat d'UniversIté, Paris 119491, Gilbert, 1950.
- 566 -
�L'année théâtrale 1797
catalogue dactylographié établi en 1974 par Jean Wateler
nous gtùde au moins vers trois quotidiens d'intérêt inégal.
Le Conteur de la ville et des théâtres - vingtsix nwnéros du 10 janvier au 5 février -, rédigé et édité par Wl
certain Rony, paraît le soir, daté du lendemain. Sa devise :
«Franclùse, sévérité, vérité», est quelque peu contredite par ce
quatrain placé en épigraphe des deux premiers nwnéros :
Je veux contenter vos désirs:
Loin de nous les scènes tragiques,
je retrace à vos yeux des incidents conùques :
Les plaisirs variés sont les plus doux plaisirs.
Les comptes rendus promis ne sont gtlère que des billets
élogieux ; l'éloge est simplement plus développé quand
l'oeuvre est jugée importante lO . Au total, il est assez peu
question de théâtre : les échos-ragots, la correspondémce, la
littérature (poésie surtout) occupent presque tout l'espace ;
quelques indications sur les auteurs de pièces non imprimées,
mais de toute façon ce petit journal a duré trop peu pour
apporter grand-chose.
Plus marquant apparaît le Feuilleton des spectacles,
modes, annonces et Jaits divers, qui sert de supplément à La
Quotidienne du 6 mars au 4 septembre inclus 11 . Pour notre
recherche spécifique, il y a progrès, puisque chaque numéro
comporte les alUlonces des spectacles du jour (dont le
programme détaillé des concerts). Mais à partir du 29 avril,
le titre devient Feuilleton de littérature, spectacles,
anecdotes, moc/es et avis divers : la place du Uléâtre est
désormais rédui te, sauf événement 12.
9 - Jean Watelet, conservateur des Périodiques, Presse des
spectacles. 1747-1939 (cote : Presse 163 bureau, brochure A4).
10 - Article de Berton sur Lisbet" de Grétry (n° 4, 14 janvier, p. 47) ; dans le numéro du lendemain, poème flatteur de Sewrin
dédié à Mme de Saint-Aubin, interprète de Lisbeth.
Il - Un volwne en mauvais état (reliure cassée). La cote, 4° Lc2 .724,
est la même llue celle du quotidien; il faut insister pour avoir
ce volwne séparé.
12 - Ainsi, le 8 mai, vive altallue contre La Mère coupable, pièce
inunorale aggravée par lUi «style baroque ct inintelligible
rempli d'expression!) triviales et de mots hasardés».
- 567-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Reste un quotidien de plus longue haleine, le Courrier
ou Journal des théâtres, qui commence à
des .~pecta/s
paraître le 7 janvier 1797. Signée par Le Pan et Desanteul,
puis par Le Pan seul à partir du 30 juillet, avec bientôt la
bavarde, mais intéressante collaboration de Ducray-Dumillil,
cette feuille donne, elle aussi, le progranune quotidien des
théâtres, et surtout place, à la fin de chaque volume
semestriel, la «Table alphabétique des pièces nouvelles qui
ont été jouées [... ] sur les divers théâtres de Paris» ; malgré
manques et erreurs, que la lecture du journal lui-même
permet souvent de rectifier, ces listes sont évidemment
précieuses. Au début de l'automne, toutefois, une lacune; le
journal cesse de paraître du 6 septembre au 21 octobre inclus,
puis reprend, sans interruption de la numérotation, d'abord
signé par la femme de Le Pan, puis à nouveau par lui-même à
partir du 10 novembre. Malgré la promesse faite de rattraper
les comptes rendus non faits IJ , un certain nombre de pièces
nouvelles jouées en septembre et octobre manquent dans la
récapitulation finale l4 . Cela n'empêche pas le paysage théâtral
de se dessiner presque entier sous nos yeux, qu'il s'agisse des
pièces nouvelles ou du répertoire.
Une saison de théâtre, en eITet, Ce n'est pas seulement la
création, mais aussi la fréquence et le genre des reprises: le
spectateur de 1797 qui le désire peut voir, presque à tout
moment, les oeuvres à succès des XVII" et XVIII" siècles.
Dans le domaine lyrique, le théâtre de la République ct des
Arts exploite avec insistance la vogue de Gluck : quinze
représentations d'Iphigénie en Al/lide, autant d'Iphigénie en
Tmmde, dix-huit d'A/ceste. Le Théâtre-Français de la rue de
Louvois, principal reste de la Comédie-française dispersée,
joue une quinzaine de fois Corneille, mais aussi le Venceslas
de Rotrou ; une quinzaine de fois Racine, une vingtaine de
fois Molière - principalement L't;cole des femmes. Voltaire,
1) - Voir la Hote en p. 2 du n° 24) du 22 octobre.
14 - Pour compléter le calendrier il faut donc recourir à d'autres
joumaux, mais le coup d'Etat jacobin du 1H fructidor entraîne
la suppressIOn de nombreuses petites feuilles intéressantes (Le
DIJjelll/('r, Le AIiroir, par exemple). On peut consultel le
quotidien L'Avant-Courellr, llui dOIUle des indications
succinctes à partir du 12 septembre.
- 56H-
�L'aImée théâtrale 1797
comme de son vivant, n'est jamais négligé (en tout plus de
vingt représentations), pas plus que les dramaturges
traditionalistes, avec Philoctète de La Harpe ou Didon de
Lefranc de Pompignan. Beawnarchais, Diderot (Le Père de
famille), Le Glorieux de Destouches font des apparitions. Le
théâtre de la République et le théâtre Feydeau, les deux autres
résultats visibles de l'éclatement de la vieille maison,
consacrent également une part importante de leur affiche au
répertoire. Tous deux jouent plusieurs fois Le Menteur, qui se
trouve, de ce fait, donné plus de dix fois dans l'année. Tous
deux (mais aussi le Théâtre-Français lui-même, et
Montansier, et l'Odéon) jouent Tartuffe, aisément applicable à
l'époque contemporaine (en tout la pièce est jouée au moins
seize fois à Paris en 1797), ainsi que L'École des femme.,· ; le
Ùléâtre de la République joue une dizaine de fois Le
Bourgeois Gentilhomme. Les successeurs de Molière aussi
sont joués à la République et à Feydeau : Regnard, Wl peu
MarivalL"X (considéré comme un auteur secondaire, inférieur à
Lesage l5 ) ; et bien sûr Voltaire, Le Père de famille de Diderot
(joué en tout près de quinze fois en 1797), Beaumarchais
surtout: Feydeau joue quatorze fois Le Mariage de Figaro et
près de vingt fois La Mère coupable. Enfin, la République
ct/ou Feydeau reprennent plusieurs pièces récentes, et qui
plaisent : le Fénelon de Chénier, Les Victimes cloîtrées de
Boutet de Monvel, Les Visitandines, l'opéra-comique de
Picard et Devienne, ou encore Paméla, de François de
Neufchâteau.
Peut-être, il est vrai, y-a-t-il quelque abus à parler de
répertoire pour des pièces qui n'ont pas cinq ans d'âge ou les
atteignent tout juste; mais c'est une transition commode pour
parler, à présent, des nouveautés proprement dites. Y
cohabitent les vieux modèles, comédie et tragédie en
cinq actes ct en vers l6 et, sous des appellations encore si
15 - Voir le compte rendu signifil,;atif, par Mme Le Pan, de la
représentation du & novembre où le théâtre Feydeau avait mis
au même progranune (boulimie typique de l'époque) Turcarel
et TA'S Fausses ('ot/fidel/ces (Courrier des spectacle.I',
10 novembre ) 797).
16 - «TI y a soixante ans, on n'aurait pas osé mettre sur sl,;ène lUle
tragédie en trois actes» (ibid., 17 aoCIt 1797).
- 569 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
incertaines qu'elles évoluent de l'annonce au compte rendu, de
l'affiche à l'édition, les fOffiles nouvelles et populaires que
sont le vaudeville et le [mélo] drame. Trois salles, à cet égard,
se partagent le lot le plus volumineux de créations - souvent
des piécettes: le Vaudeville (vingt-deux pièces nouvelles),
l'Ambigu-Comique (vingt-sept) et le théâtre des Jeunes
Artistes, dont les acteurs, connue son nom l'indique, sont des
enfants et des adolescents (vingt-huit pièces). Feydeau,
MontcUlsier, le théâtre de la Cité, le théâtre d'Émulation (nom
du moment du théâtre de la Gaîté), les Délassements
cOl1ùques (ouverts en cours d'année) sont égalelnent actifs.
La simple consultation des tables établies par Le Pan
permet quelques remarques. Peu de pièces encore COIUlues
aujourd'hui - encore ne le sont -elles sûrement pas du grand
public
essentiellement l'Agamemnon de Lemercier
(République, 24 avril), l'opéra de Chérubini Médée (Feydeau,
13 mars), la comédie de Picard, déjà évoquée, Médiocre et
rampant (Théâtre-Français, 19 juillet). Pour le reste, des
séries se dégagent : pièces sur Mme Angot, dans le fil du
succès ininterrompu de la comédie de Maillot créée l'aIUlée
précédente l ? ; pièces utilisant le personnage d'Arlequin
comme support des variations les plus inimaginables :
Arlequin dentiste, fripier, rentier, journaliste, voire avaleur de
baleine, ne semble pas, à en croire les comptes rendus
découragés du Courrier des spectacles, présenter la moindre
consistance dramatique. Série également vivace, et tradition
bien établie qui se poursuit jusqu'au coeur du XIXe siècle : la
parodie. L'Anacréon de Grétry, créé à l'Opéra le J7 janvier,
traîne dans son sillage L'Ane à ('réo/1 du tbéâtre d'Émulation
et l'Anacréon à Surène de ]'Ambih'1l ; ou bien c'est le prolixe
17 - «Nous ne désespérons pas de voir une suite infinie de pIèces sur
Mme Angot, c'est lil sujet inépuisable» (Ibid., 13 mars 1797, il
propos des Amol/rs dt' Mn/(' Angot tle Dorvlgny). Par la suite,
toutefois, le ('ourner des spectacles se lassa de ces pochades,
de La Mari de Mme Angot 01/ La journée des claq/les
((ordurier assemblage de tout ce qui pcut se passcr sur le
carreau d'une hallc», l or novembre) ù Encon' lv/me At/Kot ou Le
mariage à la COI/l'le paille ({(tiSSU d'équivoques grossières qui,
par leur répétition, dcvlemlCnt des saletés dégoütantcs»,
4 décembrc). Voir Ici mêmc l'étude dc Clérunl Loubinoux.
- 570-
�L'année théâtrale 1797
Hector Chaussier qui met la main simultanément à deux
parodies du drame de Cuvelier de Trie C'est le diable ou La
bohémienne.
Au-delà de ces constatations d'ensemble, il est possible,
fût-ce brièvement et avec le risque de déformation des
perspectives que ce tri comporte, d'évoquer plus précisément
quelques oeuvres jugées caractéristiques - en sachant bien que
le lecteur-enquêteur est ici tributaire de ce qui peut se lire,
parce qu'imprimé, et qui représente bien moins de la moitié
du total.
Je COlmnencerai par une pièce patriotique, genre
évidenunent en honneur en cette période guerrière. On voit
bien l'impact de l'actualité militaire sur la production
théâtrale de 1797, puisque c'est l'année de la paix de CampoFonnio. Au printemps, quand on l'espère, et surtout début
novembre, juste après que la nouvelle de la signature est
parvenue à Paris, c'est une floraison de pièces de
circonstance, voire, COlmne le note Ducray-Duminil, de
détails ajoutés aux pièces en voguel~
. Martainville, qui avait
dOlmé le 3 mai, aux jetmes Artistes, ml divertissement intitulé
La Paix, la reprend le 3 novembre. Dès le 28 octobre, le trio
d'amuseurs Barré, Radet et Desfontaines avait fait jouer au
VaudeviHe Le Pari, «divertissement [... ] à l'occasion de la
paix». La citoyelme Pipelet, future princesse de Salm,
compose les paroles d'un Hymne à la Paix chanté le
1er novembre à Feydeau par Dams sur tille musique de
Méhul ' 9 . Le succès le plus net, bien que Ducray-Duminil se
plaigne de la médiocrité générale de ces à-propos hâtivement
composés20 , semble être La Paix, comédie de Joseph Aude
(République, 3 novembre). L'Ambigu-Comique, les
Délassements comiques, les Variétés amusantes, le théâtre de
la Cité, l'Odéon, les jeunes Artistes y vont de leur petit acte;
Boïeldieu compose L'Heureuse Nouvelle, «opéra impromptu
[... ] au sujet de la paix» (Feydeau), tandis qu'à Favart c'est
18 - Je renvoie à son article du Courrier des spectacles, 30 octobre.
19 - Le texte de l'hynUle figure dans le Courrier des spectacles ùu
3 novembre, et dans les Oeuvres complètes de la princesse,
Finnin-Didot, 1842, LIT, p. 281-283.
20 - Voir ses remarques dans le Courrier des spectacles du
Il novembre.
- 571 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Berton qui improvise, paroles et musique, Le Dénouement
inattendu : en une dizaine de jours, toutes les planches de
Paris bruissent de la nouvelle ainsi illustrée. Mais, hors de
cette circonstance, les ouvrages nationaux ne manquent pas,
et nous intéressent même s'ils ne célèbrent pas des
contemporains. C'est le cas de La lvIort de Turenne , pièce
militaire à grand spectacle donuée par Bouilly et Cuvelier de
Trie au théâtre de la Cité le 8 juin. S'y mêlent les amours de
Gabrielle, fille de la mère Michel, canthùère, «bavarde,
brusque, mais bon cœur», avec Eugène, jeune grenadier au
régiment de Turenue, et un noble portrait de ce chef généreux
à tous les sens du tenne. Lorsqu'Eugène est gravement blessé
(il s'est laissé distraire de sa garde lorsque Gabrielle lui a
apporté à manger et les ennemis l'ont surpris), c'est Turenue
en personne qui le sauve, avant de le faire officier - ce qui est
la condition pour que la mère Michel lui accorde la main de
sa fille ... Enfin a lieu l'inévitable mort de Turenlle, tué raide
par un boulet ; malgré la victoire, c'est le deuil final : «Le
corps de Turenue est à découvert, tous les soldats se
prosternent, les mains tendues vers le ciel, tableau général,
roulement funèbre, la toile tombe» (III, 9).
L'émotion se mêle, ici, on le voit, au soin visuel et
sonore de la llÙse en scène. Ce côté spectaculaire se retrouve
dans une pièce d'un autre genre, mais dont Cuvelier de Trie
est également l'auteur : C'est le diable ou La bohémienne,
drame à grand spectacle créé à l'Ambigu le 18 novembre, sur
un canevas qui hésite entre la parodie d'Ramlet (un père
indûment tué), le myû1e de Faust (un intendant habile, qui se
révèle être le diable du titre) ct l'émotion mimique née d'un
rôle sans paroles, comme plus tard dans La Muette de
Portici : c'est celui d'Elvina, la Bohémienne, qu'aime le pur et
jeune Venceslas. La brochure de la pièce comporte plus de
didascalies descriptives que de texte, le manichéisme de cette
lourde mnchine s'embarrassant peu de nuances. Tout le projet
éthique de l'oeuvre tient dans ce quatrain caractéristique
chanté par un fantôme (Il , 5) :
JI est un Dieu juste qui veille
Sur les uémarches ues méchants;
Si sa foudre lUi instant sommeille,
Elle écrase enün les tyrans.
- 572-
�L'année théâtrale 1797
Au dernier acte, le texte disparaît au profit de tableaux
vivants alternés qui, infernaux ou paradisiaques, s'offrent tout
crus aux moqueries du parodiste.
La morale moralisante est davantage encore imbue de
son propre sérieux dans le drame pathétique de Pelletier de
Volmeranges, Le Devoir et la nature (Odéon, 2 septembre).
Cinq actes en prose sur le thème des ingrats repentis :
Laureval, le fils indigne, président du conseil de guerre qui va
condamner sur calomnie un vieillard (le propre père de
Laureval incognito, naturellement), et Mme de Losanges, la
mère indigne, qui rejette sans la reconnaître sa propre fille
Rosalide, qu'elle a jadis spoliée; tout finit dans les lannes au
prix d'une série exceptionnelle d'invraisemblances. Je préfère
à cet épais pathos le gentil livret composé par Marsollier pour
La Maison isolée ou Le vieillard des Vosges de Dalayrac
(Favart, Il mai). Les personnages principaux? le bienfaiteur
retiré, Evrard, sa filleule et servante Claire, et le hussard
Charles. Dans un paysage forestier de mélodrame21 , les
voleurs investissent la maison alors que seul Zozo, le valet
nigaud, est censé monter la garde. Charles sauve tout le
monde, aidé de Zozo à qui Claire accorde sa main (originalité
de l'intrigue : ce n'est pas le beau soldat qui l'emporte !).
Autre opéra-comique, autre rivalité de courages dans La
Chasse aux loups, de Sewrin (Cité, 25 avril). Scène
franchement villageoise, cette fois (parler censément paysan,
insupportable). Silvestre et Jules rivalisent pour la main de
Laurelle ; le premier compte sur le soutien de son parrain
Christophe. Morrin, père de Laurette, préfère Jules, pourtant
mauvais sujet, orphelin et pauvre, mais brave, à Silvestre qui
est un poltron. Alors que le village s'apprête à partir à la
chasse aux loups, arrive Silvestre terrifié, suivi du plus gros
loup de la forêt. NatureLLement Jules tue le loup, et Morrin lui
dOlUle sa fille; le pollron s'en retourne confus. Le seul intérêt
de ce livret nul, c'est le vaudeville final; si chacun, en eITet, y
chante des couplets en accord avec sa situation, les
21 - Cf. le titre et le sujet ùu drame en trois actes de LoaiselTréogate dOlmé quatre jours plus tôt au théâtre de la Cité, La
Forêt péril/el/se ou Les Brigands de La Calabre.
- 573-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
deux adultes, eux, font allusion, de façon soigneusement
vague, à l'état de la nation:
CHRISTOPHE
il est des loups de toute espèce,
Tous ne vivent pas dans les bois,
Hélas! j'en cOllnais qui sans cesse
Voudraient nous réduire aux abois.
Mais faisons bOlUle contenance,
De ces enragés moquons-nous :
Un jour viendra que de la France
L'on fera chasser tous les loups.
MORRJN
Les méchants n'aiment que la guerre,
El loin d'arrêter ses fureurs,
Se jouant de notre misère,
ils spéculent sur nos malheurs,
Mais bicntôt, j'cn ai l'cspérance,
D' not' pays le sort sera doux,
La paix ramènera l'abondance,
la paix en chassera les loups.
Ce n'est pas la première fois que nous voyons se
développer ce thème du désir d'un retour à la norme : la paix,
la morale, la famille. Le premier titre alphabétique ct le
dernier de la table du Courrier des ,\pectac/es nous le disent :
à bas Les A hus de /a presse 22 , vivent Les Véritables IIonnêtes
Gens23 . C'est justement le programme de Germence, héros
d'une autre comédie, Le Journaliste, OIL L'ami des moeurs, de
Lombard de Langres (République, 4 juillet). Le ton est dOlUlé
par l'auteur dès la dédicace, qui évoque «les lettres, si douces
pour [luil, que vielUlent de lluil adresser plusieurs pères de
famiIJes, pour [le] remercier d'avoir osé prêcher les bOlUles
moeurs sur un théâtcc». L'Ami des moeurs est en fait le titre
du journal dont Germencc vient de lancer le prospectus. Voici
le début de la première scène:
22 - Comédie anecdotique en trois actes de Desprez-Valmont
(Ambigu, 2 mai).
23 - Comédie cnlrois actcs de Villeneuvc (RépublitJuc, 20 oclobre).
- 574-
�L'année théâtrale 1797
Ah ! si de la vertu le sentiment sublime
Peut encor réchauffer les coeurs !
Si le désir du bien et la haine du crinle
Peuvent trouver quelques approbateurs,
Mon joumal, j'en suis sÛT, obtiendra quelque estime.
Je veux l'intituler L'Ami des moeurs. [... ]
Déjà, passant mon espérance,
Ce Prospectus a fait sensation.
L'agencement de la pièce fait se succéder diverses scènes
illustrant le vice ou la vertu. Germence tance par exemple son
garçon imprimeur, qui prétend lui vendre Justine sous le
manteau : tirade, puis monologue réclamant une loi qui
réprime la diffusion des obscénités sur la voie publique. Peu à
peu tous les personnages qui ont défilé jusqu'alors
séparément, la fille séduite, le vieillard abandonné, le
célibataire superficiel, se découvrent liés les uns aux autres :
la fille séduite reconnaît son père et son séducteur, lequel,
grâce à Germence, devient l'animateur d'une scène de pardon
et de repentir général. Nous sommes alL" limites de l'édifiant
irrespirable. Mais il y a là, sans doute, l'expression de fortes
tendances sociales.
Malgré le caractère cruellement linùtatif de ces quelques
exemples, il me semble en eITet qu'on voit bien comment, au
Uléâtre, en 1797, le désir de paix et de morale sociale s'associe
à un autre désir fondamental, celui de divertir et de se divertir
- par l'attendrissement, comme dans plusieurs des exemples
retenus ici, ou par une verve plus grosse, comme dans les
séries populaires d'Arlequin ou de Mme Angot. L'ambiguïté
d'une société en recherche d'elle-même se lit dans ce
répertoire dont je n'ai fait qu'esquisser les grandes lignes.
A condition de la pousser plus loin, non seulement pour
1797, mais par exemple pour les quatre années du Directoire,
cette recherche sur la teneur de l'activité théâtrale pennettrait
d'améliorer la jonction, pour l'instant encore faible, entre la
période proprement révolutiolUlaire, nùeux connue cl cause de
son fort impact politique, et la période impériale, parce que
les relations de Napoléon avec la scène ont été étudiées depuis
- 575-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
longtemps. Sur le plan théâtral, en tout cas, il est évident que
le désir des organisateurs du colloque de remplacer les clichés
et surtout la méconnaissance ou l'ignorance par de
j'information neuve est particulièrement pertinent : tout un
gisement documentaire attend les chercheurs.
- 576-
�L'année théâtrale 1797
Annexe
Les nouveautés théâtrales en 1797
1. Pièces nouvelles [tentative de liste complète des titres].
Janvier.
2 [ou 41 Coupigny, Arlequin jaloux et gourmand, com.vaud. en 1 a., Vaudeville [Vaud.].
Ars. Rf. 17475.
7: Le Mari supposé, Vaud.
8 : Les Nouveaux Enrichis, Molière.
10 : Favières, Lisbeth, dr. lyrique en 3 a. et en pr., mus. de
Grétry, Favart [Opéra-Comique]. Atteint la 28 èmo le
9 juin. B. N. : 8° Yth. 2180.
Il : Le Fripon démasqué, Montansier [Mont.] .
14 : Souriguère [de Saint-Marc], Cécile ou La
reconnaissance, com. en 1 a. et en v., ThéâtreFrançais [rue de Louvois] [T.-F.] .
17 : Guy, Anacréon chez Polycrate, opéra en 3 a. , mus. de
Grétry, th . [de la République et] des Arts [Opéra], rue
de la Loi. Atteint la 20 6mo le 2 juin.
19 : Martainville [et Ribié], Le Dentiste, vaud. en 1 a.,
. Émulation [Ém.] . Ars. : Rf. 15469.
20 : Desforges, Dasnières à Paris, com. en 3 a., Cité.
24 : Tel père, tel fils, ou La restitution forcée, Ém.
ld'après Legrand, Les Nouveaux Débarqués, 1725].
25 : Léger, Persico ou Le souper dérangé , Vaud.
25 : Boullaut, Les Incroyables ou La liherté des modes,
opéra-Vaud. en 1 <l ., Mont. Ars : Rf. 17156.
26 : Chaussier et Bizet, Les .Diahleries ou Gilles hermite,
hilarodie en 3 a. précédée du Comité de Lucifer,
prologue en 1 a. [parodie des Tentations ou Tous les
diables, Cité], Ambigu. Ars. : Rf. 17257.
26 : Pigault-Lebrun, Le Major Palmer, dr. en 3 a. et en
pr., mus. de Bnmi, Feydeau. Atteint la 20 01111 0 le 4 août.
B. N. - 8° Yth. 10729.
31 : Le Mari jaloux, com. en 5 a. et en v., République
[Rép.] .
- 577-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Février.
3 : Cubières-Palmézaux, La Baronne de Chantal, cir.
hist. en 3 a., Molière. Ars. : Rf. 15713 .
4 : Rode [Aude ?], La Partie de chasse, COIn., Mont.
8 : Guillemain, Le Mot et la chose, opéra-vaud. en 1 a.,
jeunes Artistes [J. A] .
9 : La Méprise en voyage, com. ou opéra-vaud. en 1 a. ,
Vaud.
9 : Jupiter, Europe et Junon , pantomime en 1 a., Ém.
10 : Villars, La Bataille de Roverebe//a ou Buonaparte en
Italie, Ém.
Il : Saint-Just et Daucourt, La Famille suisse, opéra en
1 a., mus. de Boïeldieu, Feydeau. Ars. : Rf. 19698.
13 : Ségur jeune., Saint-Elmond et Verseuil ou Le danger
d'un soupçon, cir. en 5 a. et en v. libres, T.-F. Ars. : Rf.
19753. B . N. : 8° Yth. 16009.
14 : Les Croyables, com. mêlée de chants, Molière.
16 : Garnier, Les Bons Apôtres, Ambigu.
18 : La Maison du diable, Ém.
18 : Le Scieur de bois et la ravaudeuse, vaud., J. A
22 : Martainville, Jeannot bohémien, Mont.
23 : La Reddition {de la ville] de Mantoue , COIn., Molière.
26 : Dumoustier, Les Trois Fils ou L'héroïsme filial, dr. en
4 a. et en v., Feydeau.
27 : Hapdé, La Prise de Mantoue , vaud. en 2 a., Ambigu.
Mars.
lOf : Eve, dit Maillot, Le Mariage de Nanon ou La suite
de « Jvfme Angot», corn. en 1 a. et en pr. , Ém. Ars.:
llùcrofiche 89/4640.
3 : Grétry neveu, Polycarpe et Pancrace, opéra en 2 a. ,
mus. de Dièze, Mont.
4 : Berton, Ponce de Léon, opéra bouffon en 3 a., Favart.
Arsenal : Rf. L7002 .
LO : Dorvigny, Les Amours de Mme Angot, opéra-comique
en 3 a., J. A
13 : Roffm3n, Médée, tr. en 3 3., mus. de Chérubini,
Feydeau. Arsenal : Rf. 18340. Atteint la 28 ème le
9 décembre.
- 578-
�L'année théâtrale 1797
13 : Dorvilliers, Je lui pardonne sa fortune ou La leçon
aux fermiers , Mont.
13 : Gabiot, L'Ane à Créon, Ém.
13 : Chaussier ct Bizet, Anacréon à Surène, hilarodie en
3 a. " Ambigu. Arsenal : Rf. 17258.
17 : Hapdé, Le Vieux Coffre ou Elles sont capables de
tout, com. en 1 a., 1. A.
18 : Legouvé, Laurence, tT. en 5 a. et en V., T.-F. B. N. :
Ye. 26085.
18 : Le Prévost d'Iray, Les Troubadours, com. en 1 a.,
Vaud. Ars .. Rf. 18611.
18 : De Rome, La Matinée de Frédéric Il, dr. en 3 a.,
Molière.
19 : Martainville, Les Assemblées primaires ou Les
élections, 1. A. Ars. : Rf. l5495.
22 : Favières, Volicour ou Le tour de page, com. en 1 a.
mêlée d'ariettes, musique de Devienne, Favart.
26 : Coraline ou L'école du th ., com., Ambigu.
27 : Sewrin, La Sorcière, parodie en 1 a. [... ] de M édée,
Cité. Arsenal : Rf. 18342.
28 : Villiers et Capelle, Bébée et jargon, rapsodie en 1 a.
[... ] imitée de l'opéra Médée, Mont. Ars. : microfiche
88/3197 .
29 : Cuvelier [de Trie] , L'Enfant du malheur ou Les
amants muets, com.-féerie en 4 a., Ambigu. Ars. Rf. 17512.
Avril.
2 : Gabiot, L'Orphée moderne au corps de garde [ouJ Le
Nouvel Orphée, com. en 1 a., Ém.
3 : Delrieu, Le Jaloux malgré lui, com. en 1 a. ct en v.,
T.-F.
3 : Monvel Fils, JurlÎus ou Le proscrit, Ir. en 5 a., Rép .
Ars. : Rf. 18958. B. N . : Yf. 11376.
3 : Raffarl, Arlequin dentiste, com.-parade en 1 a., Vaud.
Lü : Barré, Radel el Desfontaines, Décence ou Les filles
mères, parodie de Laurence de Legouvé, Vaud.
10 : Chaussier, IJa Double Surprise, com. en 1 a. mêlée de
chanis, J. A.
- 579 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
14 : Gouffé, [Le Miroir ou] Coco-Ricco, folie-vaud. en
1 a., Ém. Ars. : Rf. 15470.
15 : Les Trois Tantes, com. en 2 a., Vaud.
15 : Médée ou L'hôpital des fous, parodie de Médée en
3 a., Ambigu.
15 : Mayer, Les Drôles de Gens ou La place publique,
folie mêlée de vaudevilles, 1. A.
16 : Les Précieux du jour, com. en 2 u. et en pro précédée
du Débat des comédiens, prologue en 1 a. et en pr.,
Cité.
17 : L'Aveugle et le muet, COIU. en 1 a., Cité.
19 : Favié et Joly, Sophocle et Aristophane ou La réconciliation des arts, com. héroïque en 2 a. et en v., T.-F.
[sur le souhait de réwrion de Louvois et Feydeau].
22 : Berthevin et Châteauvieux, L'Assemblée électorale à
Cythère, intermède en 1 a., Cité. Ars. : Rf. 15416.
24 : Lemercier, Agamemnon, tr. en 5 a. et en v., Rép.
25
25
25
29
30
Mai.
Atteint la l3 ème et dernière le 18 juin.
: Sewrin, La Chasse aux loups, opéra-contique en 1 a.
et vaudevilles, Cité.
: Les Bruits de paix, com. en 1 a., Cité.
: L'École des enfants, com. en 1 a., mêlée de chants,
1. A.
: Filoli et Mioco ou Le triomphe de l'humanité,
pantomime en 2 a. et à gr. spect., Cité.
: La Paix ou La maison des honnêtes gens, vaud., Ém.
1er : Bouilly, Le Jeune Henry, opéra en 2 a., mus. de
Méhul, Favart.
1er : Cuvelier de Tric, Les Faux Jvlonl1ayeurs ou La
vengeance, dr. en 3 a. [opéra nouveau en 3 a., ù gr.
spcct., selon le Courrier des spectacles du jourJ, lllUS.
de Gresnick, Montansier. Arsenal: Rf. 15749.
2 : Desprez-Valmont, Les Abus de la presse ou Les effets
de la calomnie, COlll. anecdotique en 3 a., Ambigu.
2: L'lIomme de bien el l'homme de rien, Ambigu.
3 : Martainville, La Paix, divert.-vaud. en 1 CI., 1. A.
- 580-
�L'aImée théâtrale 1797
4 : Gouffé, La Nouvelle Cacophonie ou Faites donc
aussi la paix, impromptu pacifique en 1 a., Cité. Ars. :
RF. 15418.
6 : Grétry neveu, Le Barbier de village, opéra, mus. de
Grétrv, Feydeau.
6 : Hapdé et Corsange, Le Fermier ho.\pitalier, com.
mêlée de vaudevilles et de danses, mus. de Froment,
Ém.
7 : Loaisel-Tréogate, La Forêt périlleuse ou Les brigand~
de la Calabre, dr. eu 3 a. [COIn. en 3 a. à gr. spect.,
selon le Courrier des .\pectacles du jour], Cité. Ars. :
RF. 15419 ou 18647.
8 : Dorvo, Je cherche mon père, com. en 3 a. et en V.,
Cité. B. N. : microfiche m. 22710.
8 : Allaire et Hillard d'Aubcrteuil, Les Hommes du jour,
vaud. en 1 a., J. A. Ars. : RF. 15496.
8 : Barré, Radet, Desfontaines, Le Mariage de Scaron,
COIn. en 1 a. et en pr., Vaud. Ars. RF. 16373.
Il : Marsollier des Vivetières, La Maison isolée ou Le
vieillard des Vosges, com. en 2 a., en pr., mêlée
B. N. :
d'ariettes, mus. de Dalayrac, Favart.
microfiche m. 18539.
12 : Chaussicr et Bizet, L'Amour et la Paix, vaud. en 1 a.,
Ambigu.
12 : Bérault, La Fille peintre, Ambigu.
16 : Le Soldat supposé, opéra-comique en 1 a., Délasscmcnts [comiques], pour l'ouverture de ce théâtre
[Délass.].
18 : Martainville, Noé ou Le monde repeuplé, vaud. en
1 a. tiré de l'Ancien Testament, J.A. Ars. : RF. 18839.
18 : La Tireuse de cartes, com. en 1 a., Délass.
19 : Préfontaine., Le Prisonnier d'Olmutz ou Le dévouement conjugal, dr. [COIn. , selon le Courrier de.\'
.\pectac/e.\· du 24] en un a. et en pr., Ambigu. Arsenal :
RF. 19422
22 : La Coquette généreuse ou L'ingrat par amour, com.
cn 2 a., Ém.
23 : Hapdé, Arlequin rentier, J. A.
- 581 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORlALE
24 : Marsollier des Vivetières, La Leçon ou La tasse de
glace, com. en 1 a. [opéra comique en 1 a. et en pr. ,
selon le Courrier des spectacles du jour], mus. de
DaJayrac, Feydeau. Ars. : RF. 18785.
25 : Petitot, Géta, tr. en 5 a., T.-F. Ars. : RF. 19113
25: Ripaut (d'Orléans), Arlequin fripier, vaud., Cité.
Sans
27 : L'Amant-bal/on, pièce en vaudevilles, th.
Prétention [dit. Prévost] [S. Pr.] .
31 : Dorvigny, Les Époux à l'épreuve, cOIn. en 5 a. et en
pr., S. Pr.
Juin.
2 : Les Dupes ou Le mariage bien assorti., opéra-vaud. 1,
Ambigu.
3 : Préfontaine, La Restitution légitime ou Les portraits
du jour., cOIn. en 1 a. et en pr. , Ambigu. Ars.
RF. 19423.
3 : Le Billet au porteur, com. en 1 a. et en pr., J. A.
5 : Ducis, Œdipe à Colone, tr. en 3 a. et en v. [réduction
de sa propre pièce Œdipe chez Admète de 1778], Rép.
JO : Canunaille Saint-Aubin, Louise, COIn., Ambigu.
10 : Belin [ou Bénard], L'flomme à projets, com. en 2 a.
ct en pr. , S. Pro
JO : Le Boeuf à la mode, vaud., Délass.
13 : Gouffé, Tivoli ou Le jardin à la mode, vaud. en 1 a.,
Cité. Ars .. RF. ]5422.
13 : Janot parvenu, cOJU. cn 1 a., Variétés amusantes
[Var.j.
15 : Ribié ct Gabiot, L'Enfant du honheur, pantomimeféerie en 4 a., mêlée de dialogue, chant, danse,
tournois, décors et costumes nouveaux, baJlets de
Beaupré, Ém. Ars.: Th. N. 2867.
17 : Bouilly ct Cuvelier de Tric, La Mort de TL/renne,
pièce hisl. ct militaire, à gr. spect., en 1 a. , mêlée de
pantomimes, combats et évolutions, Cité. B. N. :
go Yth. 12374.
17 : Préfontaine, Pllanor el Zull1llG, pantomime, ballets de
Richard, Ambigu.
17 : Le Parisien dépaysé, com.-proverbe en 1 a., Var.
21 : Les Deux Bahillardes, corn. en 1 a., Délass.
- 582 -
�L'aImée théâtrale 1797
23 : Marsollier des Vivetières, Le Traité nul, opéra en
1 a .. , mus. de Gaveaux, Feydeau.
24 : L'Armoire, Ém.
25 : Le Trésor, opéra en 1 a. et en vaudevilles, Délass.
26: La Nécessité des talents ou Lafemme artiste, COIn. en
1 a., Vaud.
26 : Mme Petit [femme du directeur], Le Solitaire par
amour, mélodr. en 3 a. en pr., mêlé de chants, J. A.
27 : Mainegaud, Le Céladon moderne, corn. en 3 a. et en
v., Var.
28 - L'Amour vaincu par la raison, corn. allégorique en
3 a. et en v., S. Pro
Juillet.
1er : Perrin [acteur du th. Mont.], L'Amour et les lettres,
corn. en 1 a. et en v., Ém.
2 : Forgeot, La Rupture inutile, COlll. en 1 a. et en v.,
Feydeau.
3 : Beffroy de Reigny, Turlututu, empereur de l'isle
verte, folie en 3 a., à gr. spect., mêlée de chants et de
danses [Courrier des ~pecta/s
du jour], folie, bêtise,
farce ou parade COllune on voudra [édition], Cité.
Arsenal: microfiche 89/1375.
4 : Lombard de Langres, Le Journaliste ou L'ami des
moeurs, com. en 1 a., Rép.
5 : Le Contrat de mariage, Var.
8 : Desprez-Valmont, La Petite Jvlarie ou La bouquetière, Ambigu.
8 : Charlemagne, Arlequin, riche impromptu, COll1. en
1 a. et en pr., J. A.
10 : Pompigny lacteur du th. d'Ém], Le Gascon tel qu'il
est, opéra en 3 actes, mus. de Foignet, Mont.
10 : Le Paysan magistrat ou L'Alcade de Zalamea, COOl.
en 5 a., S. Pro
14 : Le Bel facteur du théâtre], Frère Jean ou Le pont du
coupe-gorge, pantomime en 3 a., Ambigu.
15 : Mme PigauJt-Lebrun, Claudine de Florian, COIn. en
3 a. et en pr.l , Mont. Ars.: Rf. 15750.
15 : Vengeance pour vengeance, Var.
- 583 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
17 : Deschamps, Les Effets au porteur, COIn. en 2 a. et en
pro mêlée de vaudevilles, Vaud.
19 : Picard, Médiocre et rampant ou Le moyen de parvenir, com. en 5 a. et en v., T.-F. Atteint la 20 èlllo le
4 septembre.
21 : Pélicier et Béfort [acteurs du théâtre], Le Prévenu
d'émigration ou Les trois clefs, Var.
22 : Maillot, La Chaumière, com. en 3 a., Ambigu.
22 : Le Père Angot ou Le veuvage de Manon, vaud. en
1 a., S. Pro
25 : Hapdé, Le Pauvre Aveugle ou La chanson savoyarde,
opéra en 1 a., musique de Porta, Ambigu.
29 : La Nouvelle Fournée, com. en 2 a. et en pr., J. A.
29 : Le Pauvre Aveugle, com. en 1 a., Délass.
30 : Dieu veille sur tout ou L'accouchée, com. en 1 a.,
Ém.
31 : Les Deux Célibataires, COIn., J. A.
Août.
1er : Ravrio ct Domillier de Thésigny, Arlequin journaliste, com.-vaud. en 1 acte, Cité. Ars. : Rf. 15425.
2 : Franiéry, Les Enfants dans les bois ou La Tourterelle ,
opéra en 3 a., mus. de Greslùck, Feydeau.
3 : Encore un crime, Délass.
3 : Bénard, L'lleureuse Épreuve, féerie-vaud. en 1 a. ,
S. Pro
7 : Monnet, La Fausse inconstance, com. en 1 a. et en
pr. , Monl.
Il : Le Savetier du [Mont]-Jura, Ém.
12 : L'Aveu supposé, com. en 1 a., Vaud.
13 : Dorvignv, Les Métamorphoses d'Arlequin, com. en
1 H., 1. A.
i5 : Luce Ide Lancival], Fernandès, tr. en 3 n., T.-F ..
19 : Les Faux Mendiants, opéra en 2 H., Mont.
19 : Ribié, La Rép des femmes ou Les Amazones modernes, Ém.
20 : Orry, Thémire protégée par l'Amour, ballet pastoral
en 1 a., chorégraphie de Borda, mus. de Lefebvre,
Délass.
- 584 -
�L'année théâtrale 1797
22 : Faure, Plus de peur que de mal, opéra, mus. de
Lebrun, Feydeau.
26 : Gilles garnement ou Le ballon Biron, parodie lùsL en
1 a., Vaud.
26 : Chaussier, Le Fou par terreur, corn. en 2 a. et en pro
tirée d'un fait lùst., J. A.
31 : Les Deux Henriette, vaud. en 1 a., Vaud.
31 : La Nuit e:,pagnole ou Les contretemps, COIn. en 3 a.
et en v., Ambigu.
Septembre.
2 : Pelletier de Volmeranges [prenùer acteur du th. de
Brest], Le Devoir et la nature, dr. en 5 a., Odéon.
B. N. : 8° Yth. 5084.
9 : Domillier de Thésigny et Chazet, La Petite Métromanie, corn. en 1 a. et en prose, Vaud. Ars.: Rf.
19801.
12 : Gonzalve et Zutima, pantomime nouvelle en 4 a., à
gr. sp., Cité.
17: Carmagnole et Guillot Gorju, Ambigu.
18 : Le Faux Talisman, J. A.
19 : Colas trente fois Colas, Var.
23 : L'Auberge supposée, COIn., Odéon.
23 : Le Père Angot, Ém.
23 , Les Amours par vengeance, J. A.
24 : Pierre ou Le coupable innocent, dr. en 5 a.,. Cité.
27 : Sewrin, Le Villageois qui cherche son veau., cons. en
1 a., Cité. Arsenal: Rf. 15426.
29 : La Fête genevoise ou Les moeurs du bon vieux temps,
J. A.
30 : Guy, Sophie et Moncars ou L'intrigue portugaise,
cOIn. lyrique en 3 a. et en pr., mus. de Gaveaux,
Feydeau. Ars. : Rf. 18254.
septembre ? [co r. dans le Courrier des ~pectals
du
JI novembre] : Le Faux Nicaise ou La fontaine, COIn.
en 1 a., Ambigu.
- 585 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
Octobre.
3 : Le Diable et le pâtissier, Ém.
4 : Les Troqueurs ou Les deux Nicaise, vaud., Cité.
5 : Favart fils et Mullot, La Sagesse humaine ou
Arlequin Memnon, J. A. Ars. : Rf. 15497.
5 : Radet, Le Testament, com. en 1 a. et en pr., Vaud.
Ars. : Rf. 19523.
12 : La Pompe funèbre du général Hoche, Feydeau.
19 : [«les auteurs de Gilles garnement»], Le Retour du
ballon de Mousseaux, Vaud.
20 : Villeneuve, Les Véritables Honnêtes Gens, com. en
3 actes, Rép.
21 : Vallier, Le Bon Turc ou Arlequin esclave à Bagdad,
vaud., Ém.
21 : Le Labyrinthe d'amour, 1. A.
25 : Cordier dit Saint-Finnin, Le Mariage par les petites
affiches., com. en 1 a., 1. A. Ars. : Rf. 15498.
28 : Barré, Radel et Desfontaines, Le Pari, divertissement
en 1 a., en pro et en vaudevilles, à l'occasion de la paix,
Vaud. Ars.: Rf. 16376.
30 : Joseph ou La Jin tragique de Mme Angot, J. A.
Novembre.
1cr : Les Bons Voisins, fail hist. en un a., Feydeau.
3 : Aude. La Paix, com. en 2 a. el en v., suivie d'Wl
divert., Rép. Ars. : Rf. 16274.
3 : Mittié, La Paix ou Les amants réullis, com. en 1 a. et
en pr., Ambigu. Arsenal. Rf. 18930.
3 ou 4 : La Paix, Délass.
4 : Cécile, Geneviève de Brabant, tr. en 3 a. et en V.,
Odéon. Atteint la 17~Ulc
le 31 décembre. B. N. :
Yf) 1377.
5 : La Mort du général floche, Délass.
7 : Sai nI-Just cl Longchamp[s], L'!/eureuse Nouvelle,
opéra impromptu en 1 a. au sujet de la paix, mus. de
Boïeldieu, Feydeau. Ars. : Rf. 19699.
7 : La Fête de la paix, Cité.
S : fIippocrate amoureux, COJll. en 2 <1., Vaud. Réduite
en 1 a. le 10.
- 586 -
�L'année théâtnùe 1797
10 : Berton, Le Dénouement inattendu, corn. en 1 a. et en
prose mêlée d'ariettes, Favart.
11 : Chaussier et Hapdé, Le Parachute, com.-parade en
un a. , J. A. Arsenal: Rf. 15499.
Il : La Saint-Martin, Délass.
13 : Les Accordés de village, opéra en 3 a., Mont.
13 : Dusaulchoix, Un pied de nez ou La nouvelle de Ja
paix, Var.
16 : Camas, Le Mariage à Ja paix, corn. en 1 a. et en pr.,
Odéon.
16 : Gabiot, Les Trois Nouvelles, 1. A.
16 : Levavasseur, Chéri et Émilie [ou Émilie et Chéri 7],
corn. en 3 a. et en pr., Mont.
18 : Patrat, L'Espiègle, corn. en 2 a. mêlée de vaudevilles"
Odéon. Ars. : Rf. 19040.
18 : Cuvelier de Trie. , C'est Je diable ou La bohémienne,
dr. en 5 a. et en pr., à gr. spect., Ambigu. B. N. :
8° Yth. 2417.
20 : Le Père aveugle, J. A.
21 : Marsollier, Adèle et Dorsan, corn. en 3 a. et en pro
mêlée d'ariettes, mus. de Dalayrac, Favart.
23 : Guillemain, Le Mariage de Jocrisse, corn. en 1 a.,
Cité. Ars. : Rf. 15427 ou 16203 .
23 : L'Épée ou Le général et ses soldats, J. A [Bonaparte
en Italie].
24 : Les Petits Auvergnats, Anibigu [d'après Petit-Jacques
et Georgette de Ducray-Duminil, titre sous lequel la
pièce figure dans la table du Courrier des ,\pectacles]
25 : Léger [acteur du théâtre] , Belle et Bonne ou Les
2 soeurs, com. en 1 a., Vaud. Ars. : Rf. 18547.
28 : Patrat, Le Complot inutile, corn. en 3 a. et en V.
libres. , Odéon. Ars.: Rf. 19042.
28 : Patrat, La Petite Ruse, vaud. en 1 a. , Mont. [sur la
paixl [à partir du 10 décembre, remplace à l'Odéon
l'oeuvre précédente] . Ars.: Rf. 19041 .
29 : Le Prévost d'Iray, Alphonse et Léonor ou L'heureux
procès, com. en 1 a., mus. De Gresnick, Feydeau. Ars.
: Rf. 18607.
30 : La Baleine avalée par Arlequin, pantonùmc ell 4 a.,
Var.
- 587-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Décembre.
1er ou 2 : Encore Mme Angot ou Le mariage à la courte
paille, vaud. en 1 a., Délass.
3 : Hapdé, Arlequin Jacob et Gilles Esaü, ou Le droit
d'aînesse, folie-vaud. en 1 a., 1. Ars. : Rf. 15500.
4: Lemercier, La Prude, com. en 5 a. et en v., Feydeau.
6 : Prévost, Le Jacobin e:.pagnol, COlll. en 4 a. et en pr.,
S. Pro Ars. : Rf. 15888.
6 : Chaussier et Rousseau, Ah ! ah ! c'est inconcevable,
dr. cOllùque mêlé de chant [... ]parodie de C'est le
diable ou La bohémienne, Ém.
6 : Chaussier et Périn, Bah ! c'est singulier, horreur
bouffonne en 5 chapitres [... ], parodie de C'est le
diable ou La bohémienne, 1. A.
12 : Mercier-Dupaty et Chazet, Arlequin journaliste,
com.-parade en 1 a., Vaude. Ars.: Rf. 23362 [oeuvre
er
différente de celle créée à la Cité le 1 aoûtJ.
12 : Ségur jeune, Les Deux Veuves, com. en 2 a. et
vaudevilles, Vaud. Ars.: Rf. 19752.
13 : Cuvelier [de Tric], Les Quiproquo nocturnes, opérabouffe en 2 a., Mont. Ars.: Rf. 15751.
15 : Delrieu, Le Pont de Lodi, fait hist. en 1 a., mus. de
Méhul, Feydeau.
15 : Longchamp[s], Le Pari ou Monhreui/ et Merville [ou
Monhreuil et Merville ou Le pari], com. en 1 a. et en
pro mêlée d'ariettes, mus. de Boïeldieu, Favart.
15 : Osmond, Les Trois Jumelles, Ambi!,'U.
16 : Pujoulx, Les Modernes enrichis, COIll. en 3 a., en v.
libres, Rép. Ars.: Rf. J9467.
16 : Relâche au théâtre, com. en 1 a., Odéon.
23 : Perrin, Ranuccio ou Les aventures d'un Fou, pantomime-folie dialoguée en 3 [puis 2] u. et en pr., mêlée
de chanis cl de danses, mus. de Leblanc, J. A.
24 : Millié, [La] Descente en Angleterre, prophétie en
2 a., Cité. Ars: Rf. 15428.
27 : Cam maille Saint-Aubin ct Ribié, Le Moine, cOIn. en
5 a. omée de chants, danses, mus. [... J, imitée du
roman anglais, Ém. Ars. : Rf. 17190.
27 : Le Prévost d'Iray, Manlius Torquatus, Ir. en 5 a. et en
v., Odéon. Ars. - Rf. 18606.
- 588 -
�L'année tlléâtrale 1797
28 : Desfontaines, L'Intendant, COlll. en 2 a., Vaud.
28 : Dorvignv, Les Antiques d'Italie, con\. en un a. , Mont.
30 : Aude et Leroi de Neufvillette, Le Présent du gouvernement aux guerriers pacificateurs, com. en 1 a.,
Marais. Ars. : Rf. 1 8615.
30 : Marsollier des Vivetières, Gulnare ou L'esc/ave persane, com. en 1 a. et en pro mêlée d'ariettes, mus. de
Dalayrac, Favart. Ars. : Rf. 18792.
2. Pièces non représentées [indications certainement
incoml>lètes).
Charlotte Corday ou La Judith moderne, tr. en 3 a. et en
v., Caen, Impr. des nouveautés. Ars. : Rf. 16052.
B. N . : 8 0 Yth. 22629.
Desprez-Valmont, Le Libelliste ou Les effets de la
calomnie, fait hist. en 3 a., Lasvalle-Lécuver. Ars. :
Rf. 17806.
Draparnaud, Le Proconsul ou Les crimes du pouvoir
arbitraire, dr. en 4 a. et et en pr., Montpellier. Ars. :
GD. 8° 16567.
GaIllot, Elisabeth de France, soeur de Loui,y XVI, tr. en
3 a., Robert. B. N. : 8° Yth 5807. Ars. - Rf. 15250 (4).
Malbrancq, La Surprise des hommes égarés, teagi-colll.
burlesque en 4 a. et en v., i lllo éd., Chaignieau. B. N. :
8° Yth 16926. Ars. - Rf. 18678.
Privat, Demonvi/le ou Les Vendéens soumis, dr. en 2 a. et
en v., RemIes. B. N. : 8 0 Yth. 4617.
Quilain, Le Bailli généreux, COlll. en 1 a. et en pr., Suret.
Ars. : Rf. 19479.
Rosny, Le Régime décemviral, fait lùst. , dr. en 3 a. et en
pr., Marchands de nouveautés. Ars. : Rf. 19680.
VieilJard de Boismartin, Th éramène ou Athènes sauvée,
te. en 5 a., Saint-Lô. B. N. : 8° Yth. 17244. Ars. :
Rf. 14036.
- 589 -
��Des Théâtres sous le signe de l'antique
Michèle SAJOUS D'ORIA
Le 26 Brumaire an VI (16 novembre 1797) MarieJoseph Chénier présentait au Conseil des Cinq-Cents une
motion d'ordre Slu les théâtres qui posait trois grandes
questions. La première concernait la remise en cause de la loi
du 13 janvier 1791, qui avait libéré la vie Uléâtrale des
anciens privilèges en autorisant «tout citoyen» à «élever un
Uléâtre public» et à y «faire représenter des pièces de tout
genre», la seconde posait le problème de la «surveillance» du
Directoire sur ces «établissements» et la troisième
s'interrogeait Slu une éventuelle «récompense» à attribuer aux
iliéâtres qui auraient «bien servi la cause de la liberté». Les
trois questions de Chénier se réswnaient en fait à une seule,
c'est-à-dire conunent resserrer le lien entre théâtre et
gouvernement républicain. Les premières lignes de sa motion
ne laissaient guère de doute Slu ce point : «On sait [ ... ] que si
les Uléâtres ont obtenu quelque importance politique sous le
régime.de la monarchie, ils en acquièrent bien davantage sous
le gouvernement républicain, où la législation ne salUait avoir
un solide appui que dans l'opinion et l'ensemble des mœurs
nationales» .
L'expérience des années dlUes de la Révolution avait
déjà prouvé que le théâtre pouvait être le lieu du consensus ou
de la dissension, et se faire tribune politique. Du reste, MarieJoseph Chénier l'avait parfaitement saisi dès 1789 lorsqu'il
déclarait dans l'«Epître dédicatoire à la Nation française» qui
accompagna la publication de son Char/es IX, justement la
pièce emblématique des premières heures de la Révolution :
«Le théâtre est d'une influence inunense sur les mœurs
1 - M.-J. Chénier, Motion d'ordre sllr les théâtres, Conseil des
Cinq-Cents, séance du 26 13rwnaire an VI.
La Répllblique directOriale, Clermol/t-Ferral/d, 1997, p. 591-609
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
générales»2. De «l'influence» sur les mœurs déclarée en 1789,
Chénier était passé à «l'appui» du gouvernement dans sa
motion de 1797.
Le débat sur les théâtres dura jusqu'au 18 prairial (6 juin
1798) et investit les deux Conseils. S'il n'aboutit à aucune
décision concrète du temps du Directoire, ses conséquences ne
s'en firent pas moins sentir quelque dix ans plus tard dans les
lois restrictives appliquées sous l'Empire qui annulèrent les
effets libérateurs du décret de 1791. A plus court terme, le
débat permit non seulement de réaffirmer la fonction
pédagogique, civique et politique du théâtre mais de
proclamer son rôle «ÎnstitutiOIUlel» :
Inutilement une constitution serait organisée, inutilement
nos légions auraient été invincibles ; inutilement notre
dernier ennemi s'abaisserait devant la République couverte
d'une grande gloire militaire, si vous ne vous occupiez très
promptement des institutions qui doivent identifier les
mœurs des Français avec la forme de leur gouvernement.
[... ] Ils [les théâtres] entraient, sous la monarchie, dans la
constitution de œtte espèce de gouvernement : pourquoi,
sous le régime républicain, ne les élèverait-on pas â la
dignité d'institutions politiques ?3
Sous un gouvernement qui se réclamait volontiers des
républiques antiques, le théâtre, promu au rang des
«institutions républicaines», ne pouvait que se référer au
modèle idéal de l'Antiquité : «Les théâtres une fois rentrés
sous la main d'un gouvernement républicain, pourront donc
être ramenés à leur antique destination» 4 •
Ce fut le leitmotiv des rapporteurs du débat lancé par la
motion de Chénier :
Je n'attache pas il nos théâtres, tels qu'ils existent, plus
d'importance qu'ils n'en méritent. En vain 011 voudrait les
comparer aux jeux ct aux spectacles vraiment nationaux,
vnument républicains de l'antiquité : elle les tenait tout
ensemble de ses constitutions et de ses religions, tlui, chez
2 - Epître dédicatoire de Charles IX ou l'Ecole des Rois, 1790, p.S.
3 - Rapport fait par P. 1. Audouin sur les "Théâtres, Conseil des
Cinq-Cents, séance du 25 pluviôse an VI, p. 2-3 .
4 - Journal de Paris ùu 28 ventôse an VI (18 mars 1798).
- 592 -
�Des TIléâtres sous le signe de l'antique
elle, ne faisaient qU'Wl. [ .. . ] la présence et les hOIUleurs des
magistratures, la pompe et l'appareil des cérémonies
concouraient encore à en relever et à en solemniser l'éclat ;
l'cnthousiasme populaire d'W1e foule illunellse les accueillait
au milieu de mille souvelùrs de fauùlle et de patrie, et sous
un ciel ouvert, dont l'azur serein les embellissait ; tous les
talents, tous les arts, toutes les forces de noble orgueil y
cherchaient et y trouvaient ou le but ou le comble de leurs
vœux [ ... ] je brOie de voir dans mon pays et dans chaque
département s'établir de ces véritables institutions
politiques5 .
Un jour peut-être le gouvemement fera construire pour le
Peuple français Wl Théâtre digne de lui et semblable à ceux
d'Athènes et de Rome, dont les ruines excitent encore notre
adnùration~.
On leur citera ces théâtres maglùfiques des Grecs, où des
hommes de génie, défenseurs de la liberté fublique,
exerçaient sur leur nation W1e sorte de souveraineté .
Dans les rangs mêmes du pouvoir exécutif, La
Revellière-Lépeaux, publiait une brochure concernant le
Panthéon ct un Théâtre Natioual. Selon le directeur, les dem(
«institutions» devaient contribuer à «former lil esprit public»,
c'est-à-dire, à «mettre les citoyens en hannonie avec les lois»
ct à les «attacher» au gouvernement républicain. Pour remplir
~
Panthéon et Théihre National avaient besoin de
ce rôle
(<vastes» espaces pour accueillir le peuple :
C'est sous la voûte des cieux, au sem de la majesté des
forêts, dans leurs vastes ct sombres détours, en un mot dans
W1C enceinte pittoresquc, variée et tranquille que doivent
reposer ceux dont les noms sont destinés à être sans cesse
présents à la mémoire des hommes [... ]. C'est là qu'cil
imitant ccs belles marches religieuses de l'antiquité grecque,
le peuple et ses magistrats, partant de la ville avcc l'aurore,
Iraient célébrer la fêtc de la RecOIUluissance.
5 - Opullon de P. C. Cluussat, COllseil des Cinq-Cents, Sérulce du
Il pnurial aIl VI, p. 11-12.
6 - Amaury Duval, Ohserva/iolls sl/r les l/ulâlres, an VI, p. 14.
7 - Rapport fait par P. J. Audouin sur Ics Théâtres, op. cil., p. 6.
- 593 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
[ .. .] Je voudrais donc qu'on constnüsît un très vaste théâtre
sur lequel on pût représenter, avec les plus grands
développements, les mouvements populaires, les évolutions
militaires, la marche des troupes, des fêtes civiques, des
jeux champêtres, enftn les accidents de la nature les plus
étendus et les plus variés 8.
Toujours selon La Revellière-Lépeaux, il fallait en finir
avec «ces petites bonbonnières», «où le talent ne peut prendre
tout son essor, où l'esprit se rétrécit, où rien de grand ne se
développe, où la santé s'altère, où les mœurs se perdent»,
enfin «où l'esprit public est étouffé jusque dans son genne»9.
Au Conseil des Cinq-Cents, l'un des rapporteurs,
Audouin, avait eu la même emphase, avait utilisé les mêmes
clichés :
Ah, s'il est des scènes qui puissent surtout influer sur les
mœurs publiques, ce sont ces mouvements généreux qui se
succèdent dans un espace immense, ces chants harmonieux,
ces cérémonies augustes, ces tableaux rapides et multipliés
qui se prêtent mutuellement des channes, et ravissent les
spectateurs de joie et d'adiniration. Que sont nos théâtres
auprès de ces réunions magnifiques où tous les arts el tous
les talents sont échauffés par la grandeur du sujet '1 10
Mais cc dernier avait été encore plus critique envers les
salles de spectacle parisiennes en opposant les théâtres du
temps d'Euripide et de Sophocle, ces «monuments révérés»,
aux «tavernes» qui «ne semblent ouvertes que pour concourir
à la dégradation de l'art et des mœurs républicaines» I l .
L'effet de la loi de 1791 avait quasiment fait tripler le
nombre des théâtres parisiens, passé ainsi de neuf, à la veille
de la Révolution, à plus de vingt l 2. Une prolifération qui
faisait dire à Mercier, pourtant lui-même homme de théâtre,
8 - La Revellière-Lépeaux, Du Panthéon et d'lin Théâ/re Na/iona/,
Pans, an vr, p. 9. ct p. 12.
9 - Ibid., p. 14
10 - Rapport fait par P 1. Audouin sur les Théâtres, op. cil., p. 18.
Il -Ibid. , P 6.
12 - Cf. GIUseppe Radicchio, Michèle SaJous D'Oria, Les /héd/res de
Paris p('//dant la Révolution, Bibliothèque historique de la
ville de Paris, 1990.
- 594 -
�Des Théâtres sous le signe de l'antique
que Paris, à partir de cinq heures du soir, n'était plus qu'mIe
«immense guinguette», au détriment du travail :
De cette tendance universelle à une oisiveté que sollicitent
tant d'affiches de toutes couleurs, doivent naître beaucoup de
maux : et ce qui étonne le plus, c'est de savoir COImnent
subsiste, ou comment peut subsister cette foule dissipée,
cette foule ambulante, qui remplit chaque jour vingtdeux salles de spectacle, et puis tant de cabarets voisins, tant
de cafés à domino, tant de restaurateurs à petits plats qui
affament, tant de lieux enfin où l'on perd également le temps
et l'argent. Paris, à cinq heures du soir, n'otTre plus à l'œil
qu'une Ïnunense guinguette, et l'on n'entend plus dans la
ruche humaine que des frelons qui bourdOIment ~ les ateliers
sont déserts l3.
Cependant, tandis que l'on débattait sur le fait de réduire
le nombre des théâtres ct que l'on souhaitait voir s'élever ces
«monuments», semblables à ceux d'Athènes et de Rome, les
plus grands théâtres de Paris, c'est-à-dire ceux qw avaient
joui des privilèges royaux ou de la protection de grands
seigneurs sous l'Ancien Régime, allaient être restaurés : la
Comédie-Française (appelée Odéon sous le Directoire), le
Théâtre des Italiens (ou Opéra Comique national), les
Variétés Amusantes devenues Théâtre de la République
(l'actuelle Comédie-Française) et le Théâtre de Monsieur
rebapti'sé Théâtre Feydeau. A ces quatre grandes salles, toutes
construites dans les années 1780-90, s'ajoutait le Théâtre des
Arts, édifié par la fameuse madame de Montansier en 1793 ct
racheté sous la Convention pour accueillir l'Opéra, qui s'était
contenté depuis l'incendie de 1781 d'une modeste salle au
boulevard Saint-Martin. C'est ainsi qu'entre le 8 avril 1797 ct
le 2 novembre 1798 seront restaurées ou complètement
11
transformées cinq salles de spectacle parisielUles •
La place d'honneur revenait à la Comédie-Françmse ct
cc fut le tllé<Ître construit Cil 1782 par Peyre ct De Wailly qui
fut le premier à être remis à neuf. Il faut dire que c'était le
théâtre qui avmt participé le plus dramatiquement à la
13 - L.-S . Mercier, Journal de Pans, 25 Thenmdor an V (12 août
1797).
14 - Dates des travaux : Odéon, avril 1797 , Opéra-Comique,
octobre 1797 , Théiitre de la République, septembre 1798 ~
Feydeau, novembre 1798 . Opéra, novembre 1798.
- 595 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Révolution, sur la scène et dans la sallc. Lcs traces étaient
encore visibles : pour la scène, des acteurs divisés, éparpillés
dans difTérents théâtres, et qui avaient failli être guillotinés;
dans la salle, des amphithéâtres à la place des loges et des
lambeaux de papier lricolore rappelaient que, sous la Terreur,
le théâtre le plus représentatif de l'Ancien régime était devenu
le théâtre du Peuple. Son architecte, Charles De Wailly, avait
été chargé, le 8 genninal an II (28 mars 1794), de supprimer
les cloisons des loges et de fonner des amphithéâtres avec de
simples banquettes l5 . Paradoxalement, le Directoire
intervenait sur Iille salle qlÙ avait un aspect tout à fait
«républicain», avec ses gradins égalitaires et son décor bleu
blanc rouge. Ce n'était pas l'ultime contradiction d'une
République à la recherche d'une identité mais qui entendait en
tout cas, et même au prix d'incohérences, se démarquer de la
Terreur.
Les travaux efTectllés dans les différentes salles furent
largement commentés par les journaux, qu'il s'agisse de
quotidiens comme le Journal de Paris, de périodiques tels que
La Décade philosophique ou de feuilles plus spécialement
consacrées au théâtre, par exemple Le Censeur dramatique et
Thalie et Melpomène vengées. Ceux-ci s'intéressèrent aussi
bien aux interventions plus tecluliques concernant des
transformations radicales de la salle qu'au détai! des
décorations. L'intérêt parté sur le sujet n'est pas sans rappeler
le grand débat sur l'architecture théâtrale qui eut lieu cl
l'époque où l'on projeta une nouvelle Comédie-Française et où
la plupart des villes de province constmisirent un théâtre. Les
aIllées 1780 avaient marqué un toumant évident avec les
réalisations de Victor Louis (ù Bordeaux et cl Paris), de
De Wailly et Peyre (la Comédie-Française), de Ledoux (à
Besançon), pour citer les plus grands. Aussi les salles
parisiennes qui s'oITraient au public du Directoire ct qui
dataient de ces mêmes années, étaient-elles l'expression, du
moins en théorie, des recherches ct des visions architecturales
des Lumières.
Déj:\ Je mouvement du «retour li l'antique» s'était
largement propagé ct avait constitué, avec son cortège de
valeurs esthétIques ct morales, le fondement de la nouvelle
15 - Cf
(i
Radu;c1110 - M. SaJous D'Ona, !.e.v théâtres de j)ar;s... ,
p 2!!-29.
- 596-
�Des 'Théâtres sous le signe de l'antique
architecture des salles, même si l'on avait reconnu que la
disposition du théâtre antique, tout en représentant le modèle
idéal, «convenait» difficilement «aux usages» et «aux
mœurs» et devait être réinterprétée en fonction des exigences
de la société. Les nouvelles salles offraient en fait une grande
variété de formes : de l'ovale au cercle en passant par le demicercle ou l'ellipse. Tout en reflétant les recherches en cours,
elles s'étaient adaptées à des contingences de tous ordres,
notanunent le manque d'espace disponible, et cela était
particulièrement visible pour les salles construites à Paris à
partir de 1791. Aussi les nombreux théâtres que la capitale
comptait él l'époque du Directoire déclinaient-ils toute la
palette des solutions.
Avec les travaux effectués, les salles du Directoire,
tendent à s'uniformiser sous le signe de «l'Antique». C'est le
cercle, la figure la plus «naturelle» et la plus proche du
modèle des Anciens du moins au niveau symbolique, qui est
adoptée ; son énergie expressive avait déjà été démontrée, et
théorisée, par De Wailly, Victor Louis, Ledoux, Boullée, pour
citer les plus grands. C'est ainsi que la salle ovale construite
par Heurtier en 1783 pour le Théâtre des Italiens va être
«arrondie» par Bienaimé en 179i 6 . Il en sera de même pour
le théâtre de Feydeau dO aux architectes Legrand et Molinos.
Et pourtant cette salle construite en 1791 était celle qui se
rapprochait le plus de l'amplùthéâtre antique avec son
hémicycle surmonté de colOImades, sur le modèle du théâtre
de Palladio à Vicencc 17 •
L'autre citation «antique» fut l'ajout de colonnes pour
séparer ou soutenir les rangs de loges. Ainsi, tandis que le
Théâtre Feydeau renonçait à sa salle en denù-cercle, le
Théâtre de la République, constmit par Victor Louis en 1790,
lui empmntait sa colonnade. La Décade du 27 août 1798
(J fmctidor an VI) qui ne manqua pas de souligner
l'analogie entre les deux salles sembla peu convaincue du
résultat. Il est vrai que son jugement portait davantage sur la
«vue des spectateurs» que sur l'esthétique de la salle au sens
°
16 - .Journal dt! l'aris, 6 Bnunaire an VI (27 octobre 1797) ; voir
aussi La Décade. 20 Bnunaire an VI ( J0 novembre 1797) et Le
Censeur dramatique par Gnmod de la Reyniere, t. 2, 1797,
«Réflexion s sur la nouvelle Salle de la Comédie lta!tcIU1C».
17 - La Décade, 30 Brumaire un VII, p. 171 -373.
- 597 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
strict. Mais il ne s'agissait pas pour le public du XVIII" siècle
d'une question secondaire, mais d'une véritable conquête : les
spectateurs (qui voulaient «voir et être vus») participaient à
«l'ornement» du spectacle.
il nous a paru qu'elle [la salle du Théâtre de la République]
avait trop de rapports avec la salle de la me Feydeau.
COltune dans celle-ci, il s'y trouve deux rangs semicirculaires de colonnes,.l'wl au-dessus de l'autre; et comme
dans celle-ci encore, les colOIUles du second ordre ne
correspondent pas à celles du premier : au-devant de chaque
ordre existe Wle galerie comme à Feydeau; [ ... ] les loges
séparées par des colOimes et par des cloisons, laissent voir à
peine deux personnes par chaque loge ; de façon que les
deux tiers environ du public y seront presque totalement
cachés, et qu'on y sera privé du plus bel ornement d'Wl
spectacle : la vue des spectateurs.
Quant au Journal de Paris du 17 septembre, il se moqua
des colonnes aussi nombreuses que les spectateurs et en
profita pOUf [aire allusion à la polémique sur la solidité du
dôme du Panthéon:
On parlait alors partout et sans cesse de la nouvelle édition
corrigée ct dimitluée du Uléâtre de la Répuhlique ; el me
voilà cu chemUl pour y aller.
J'arrive. Je me place au milieu de l'orchestre. La pièce venait
de commencer. Au lieu de regarder les acteurs, comme de
rUlson, Je lcur toume le dos, et je regarde la salle, et je vois
lù où je cherchais des spectateurs, j'y vois WI demi-cercle de
grosses et grandes et frOldes cololUles de marbre, serrées si
près les unes des autres que deux persolUles peuvent à peine
trouver place dans l'intervalle. Au-dessus de ces cololUles WI
entablement, au-dessus de l'entablement un rang de
spectateurs, derrière lesquels est en retraite WI autre rang
denll-clfcu!mre de petites colollnes qui portent le dôme.
Comment donc. dis-je a mes voisins, il y a ici autant de
cololUles que de spectateurs; citoyen, ne vous plaignez pas,
me dit d'lUi mr conlrlsté WI grand homme sec cl pâle, mine
poéttque, œil ambitieux d'immortalité . ah ! si le dôme du
Panthéon avait été souteuu comllle ceLLe comiche.
Le «retour ,\ l'antique» était en passe de devenir une
«mode» et l'on assistait à une véritable «inflation» de
colonnes comme l'avait déjà plaisamment commenté, quelque
- S9!!-
�Des Théâtres sous le signe de l'antique
dix ans plus tôt, Viel de Saint-Maux dans une de ses Lettres
sur l'architecture des anciens et sur celle des modernes :
«Aujourd'hui un temple, un théâtre, un hôpital, tille fontaine
ou un portail sont alUlOncés par des cololilles, de même qu'à
l'Opéra on eX1>rime par un entrechat, une victoire, un
sacrifice, un hyménée ou la mort d'un héros» 1~.
Plus gravement, et d'un point de vue inverse, Ledoux
rappellera dans L'Architecture considérée sous le rapport de
l'art, des mœurs et de la législation les critiques qu'il eut à
subir à cause de la présence de cololUles dans son projet
d'usine Rom la saline de Chaux : «des colollnes pour une
usine» ! 9
La revue Melpomène et Thalie vengées ou Nouvelle
critique impartiale et raisonnée fut à peine moins ironique
mais tout autant critique envers les transformations du
Théâtre de la République : «il n'y a que les loges en face du
théâtre où l'on soit à son aise ; on ne peut dans toutes les
autres, voir le spectacle que de côté; de sorte qu'on en revient
avec un torticoli. Les loges d'en haut sont si mal disposées,
que même le prenùer rang est obligé de se tenir debout; qu'on
juge des autres»20.
D'autres changements dans les salles de spectacle vont
cOllcen)Cr l'ordre des places et en particulier celles du
«parterre». La question du «parterre debout», au même titre
que celle de la présence des spectateurs sur la scène qui avait
été résolue en 1759. faisait partie des réformes réclamées
depuis longtemps, mais qui restaient difficiles à régler,
essentiellement en fait pour des raisons de gain. Ledoux,
cOlûronté au problème, lors de la construction du théâtre de
Besançon en 1784, avait eu une [onnule percutante : le
«parterre debout» est «un parc moutonnier» dû à la
21
«cupidité» des entrepreneurs de spectacles . Cependant les
modestes théâtres des Foires et des Boulevards. d'avant la
J8 - Viel de Saint-Maux, Lettres sur l'architecture des a/lCle/lS el
slIr celle des modernes, 1787, Lettre VI, p. 11-12.
19 - Ch.-N Ledoux. L'Arc//llee/llre cO/lSldérée saLIs le rapport de
l'art. des fl/œurs et de la législation, 1804, l. l, p. 40
20 - Melpofl/(o,le et Thalie V!'/lgées ail Nouvelle critiqlle impartiale et
raiso/lmle. an VII, Lettre XVll
21 - Ch.- N Ledoux, op. cil., t l, p. 219.
- 599 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Révolution, avaient été les premiers à asseoir tous les
spectateurs. Signe avant-coureur des temps.
L'un des grands théâtres construits à Paris pendant la
Révolution, le Théâtre des Arts, présentait encore, à son
ouverture en 1793, un parterre debout. L'installation de
banquettes, en août 1795, fut accueillie COlline un événement
par le Journal des Théâtres et des Fêtes nationales du
6 fructidor an III (23 août 1795) :
L'Opéra, transféré au théâtre de la rue de la Loi [actuel~
rue
Richelieu, sur l'emplacement du Square Louvois] appelé
auparavant Théâtre National, a rouvert ses battants, le
20 thermidor demier, avec Wle représentation gratuite de La
Réunion du JO aOlÎt. Panni les changements les plus
importants efTectués dans la salle, il yale fait d'avoir fuit
asseoir les spectateurs dans le parteme.
A l'époque du Directoire, seul le Théâtre des Italiens
conservait cet «usage barbare», pour reprendre l'expression
de la Décade qui rendit compte des transformations de la
salle, dans son numéro du 20 bnuuaire an VI (10 novembre
1797), et séùua la disparition du dernier «parterre debout»,
comme un grand progrès: «Nous devons ajouter que l'antique
et incol11l11ode parterre debout , a disparu dans la nouvelle
disposition de ce théâtre, le seul qui eût conservé jusqu'à
présent cet usage barbare, maintenant proscrit pour jamais».
Mais la suppression des places debout n'avait pas que
des retombées fillaJlCières. C'était une manière de mettre fin
aux «tumultes», aux «cabales», au désordre en un mot , que
l'on attribuait volontiers au public du parterre. Le «parterre
assis», même sur des banquettes plus ou moins commodes,
«s'embourgeoiseait», ou du moins se tenait plus tranquille.
Aussi n'est-cc pas un hasard si le dernier parterre disparaît
pendant le Directoire. Dans ce microcosme qu'est le thééître,
les spectateurs, chacun ù leur place, représentent bien une
tentative du retour de l'ordre.
Mais le «goût» pour l'antique exalté par le Directoire va
pouvoir se manifester avec plus d'éclat dans la décoration des
salles. Le grand protagoniste est le Dieu de la musique ct de
la poésie conduisant le chœur des muses : ainsi Apollon el les
muses vont remplacer les signes du Zodiaque qui ornaient
l'anClCn plafond de l'Odéon. Au Théâtre de la République,
- 600-
�Des Théâtres sous le signe de l'antique
c'est Apollon couronnant Thalie et Melpomène qui va orner le
centre de l'arc d'avant-scène; sur la voûte de l'arc, quatre
autres bas-reliefs représentent respectivement la danse, la
musique, la tragédie (illustrée par une scène d'Oedipe) et la
comédie (une scène de Démocrite). Une «frise antique de
marbre blanc», sur Wl fond «griotte d'Italie» complète la
décoration22 . Au Théâtre Feydeau, Apollon distribuant des
couronnes am{ auteurs et am{ acteurs trouve sa place sur le
rideau :
La frise, rehaussée d'or, qui tennine ce rideau, doit ajouter
lUlllouveau fleuron à la courorUle de Baquet, qui l'a exécutée
sur le programme des architectes. C'est Apollon distribuant
des courolUles aux auteurs et aux acteurs. Boquet a mis dans
ses figures, qui ont environ 3 mètres 1/2 de proportion, toute
l'élégance et la grâce dont elles étaient susceptibles 23 .
L'entablement de l'avant-scène présente la lyre
d'Apollon gardée par deux griffons et deux génies. Le drapeau
de la République s'intègre fi ces tablealL'I: mythologiques et les
deux génies soutiennent <<l'oriflâme national» 24. Les muses
sont aussi présentes : sur les côtés de l'arc d'avant-scène,
toujours de la même salle, se répondent Euterpe et Thalie,
protcctrices dc ce théâtre dédié à l'art lyrique. Elles sont en
bas-relief, traitées dans le style de Jean Goujon - un des
artistes de la Renaissance «hellénisante» parmi les plus imités
fi l'époque- par le jeune sClùpteur Chaudet, comme le précise
le Journal de Paris du 21 Fructidor an VI (7 septembre
1798).
Des figures imitant les peintures d'Herculanum décorent
le nouveau rideau du Thé<1tre des Italiens, mais, semble-t-it,
elles n'en n'ont pas la légèreté : «La toile est oruée de
peintures pleines de fraîcheur ct de richesse ; dans le milieu
sur un fond éclatant, on voit le Gérùe des Arts conduit par la
Sagesse ct par la Folie qui le tiennent par le bras. Ces
trois figures sont en l'air, dans le genre des peintures
d'Herculanum, mais elles n'ont pas la légèreté, le mouvement
de ces defllières»25,
22
23
24
25
- Jal/mal de Pans, 21 Gennillal ail V (10 avril 1797),
- Jal/mal de Paris, 10 Bnunaire ail Vil (31 octobre 1798).
- La Décade, 1() Brumaire, an VII (20 novembre 179H),
- La Décade, 20 Bnulluire un VI ( 1() novembre 1997).
- 601 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Les thèmes de l'atlùétisme et des jeux olympiques ne
manquent pas non plus à la panoplie antiquisante, tlléâtre et
Ludi scaenici confondus dans un même mythe. Le pourtour
des balcons que forment les secondes loges du Théâtre de
l'Odéon est embelli de combats d'athlètes et de courses de
chevaux26 . Ce décor annonce, à sa manière, l'établissement,
quelques mois plus tard, de JelLx gymniques, rue de Varennes,
une Î1ùtiative apparemment fort appréciée:
Cet utile établissement a tenu tout ce que promettait son
nom et son progranune. On a entendu avec plaisir le discours
prononcé par le C. Sobry, au nom des administrateurs ;
discours dans lequel il a fait sentir combien le déploiement
des forces et des beautés du corps, était analogue à uos
institutions nouvelles ; il a fait un rapprochement heureux
eutre les modes grecques, maintenant en faveur panni uous,
et les usages grecs qui méritcnt d'obtelÙf le même hOJUleur.
f... ] Ce premier essai portera sans doute dans le cœur de la
jewlesse françaIse ce goût désirable pour des jeux auxquels
les anciens mettaient tant d'importance et dans lesquels se
fonnèrent ces générations superbes dont la beauté reproduite
daus les monwneuts des Arts nous enchante encore
aujourd11Ui, et ces gueniers que les plus incroyables travaux
.
ne pouvaient fatigue~7
L'Antiquité recouvre indifféremment les fresques
d'Herculanum, l'art grec, étrusque ou égyptien. Pour la
réouverture, le 16 avril 1798, du Théâtre Louvois, l'un de ces
théâtres qui auront la vie brève - né avec la Révolution il
disparaîtra sous l'Empire - des griffons décorent les balcons.
En génér<ll, les salles sont repeintes en couleur pastel.
Des arabesques blanches qui se détachent sur un fond vert
clair sont adnùrées le jour de l'inauguration du Théâtre de
l'Odéon 2M • Un identique concert d'éloges marque les
changements du Théâtre des Italiens :
Les omements et les peintures sont de très bon goftt ct d'un
eITet ChanUallt Le systeme général est un marbre jawle,
bordé d'une bande de marbre blanc, légèrement parsemée, dc
distallCe en distance, d'omements de brolue. Mais ces
26 - Petlle Postl! 23 Oenninal ail V (12 avnl 1797), n° IOJ ,
27 - La Décade, JO Messidor an Vl (28 Juin 1798).
28 - Joumal de Panv, 21 (Jcnnmal an V (10 avril 1797).
- 602-
�Des Théâtres sous le signe de l'antique
marbres sont recouverts, dans tout le fond des loges, et en
partie sur le devant de leurs appuis, de draperies bleues
agréablement variées. Les omements et les peintures sont
ùans le genre arabesque, dont la légèreté, la folie, si l'on peut
s'exprimer ainsi, s'accordent assez avec le genre de
spectac1e2Q•
Quant au Théâtre Feydeau, selon la Décade qui
commente, le 20 novembre 1798, la soirée inaugurale après
les travaux, chaque loge semblait un tableau de Van Dyck :
Le ton de la peinture a été totalement changé : le sombre qui
y existait a été banni et les décors en papier ont totalement
disparu ; le ton actuel est gai, riche, hannonieux ; tout ce qui
est architecture a été peint en marbre brèche violette ; la
sculpture des chapiteaux a été dorée en partie ainsi que les
moulures des corniches. Les frises du grand et du petit ordre,
sont peintes ell grisaille sur IDl fonds en partie doré ; elles
représentent des jeux d'enfants et des scènes théâtrales. Le
plafond n'a fait que changer de couleur ; il est maintenant
d'tm ton gris, plus doux et plus léger que le précédent. Le
fond général de la salle et des loges est bleu ; il nous a
semblé favorable aux danles, dont le teint et les ajustements
s'y détachent. On aurait pris le jour de l'ouverture, chaque
loge pour Wl tableau de Vandick.
L'attention accordée à la couleur et aux décorations de la
salle en fonction du «teint» et des «ajustements des dames»
n'est pas nouvelle. Elle a déjé) été mise en évidence dans la
théorie aussi bien par des architectes, tels que Ledoux, que
par des «techniciens» comme Noverre, danseur el
chorégraphe, auteur entre autres d'Observations sur la
construction d'une nouvelle salle de l'Opéra, ou encore
comme BouJlet, le célèbre machiniste de l'Opéra qui publie en
l'an IX, après l'incendie qui détruisit l'Odéon (mars 1799),
son Evsai sur ['art de construire les Théâtres, fruit de sa
longue expérience :
Avec quel plmsir Ile voyait-on pas, dans la salle du ThéâtreFrançms [OdéonJ , deux tableaux ; celui de la scène, et celUl
que fonnaient les femmes, alors en possession du droit de
présenter sur les devantures des loges, la beauté, les grâces,
et la parure ùe goût des Françaises '7 On se rappelle ces
29 - La Décade, 20 Brumaire an VI (10 novembre 1997).
- 601 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
belles chambrées qui vérifiaient ce mot bien juste de Peyre :
une salle des spectacles ne doit être qu'un cadre, dont le
tableau s'anime par les femmes. AUCWI omement, aucunes
teintes ne doivent prendre tU1 caractère qui nuise aux eITets
qu'elles veulent produire3o .
D'tme façon tmanime, il semblerait que le bleu soit la
couleur la plus «favorable», la plus «avantageuse» aux
femmes:
TI paraît prouvé qu'wi papier bleu, ou chocolat au lait, ne
fatiguerait pas la vue, et serait très favorable aux femmes . On
peut en dire autant des appuis des loges en bleu, couleur
avantageuse à leurs mains. Trop d'omements, des figures ,
des mascarons et des grotesques réussissent peu aux
pat/lleallX des devantures des loges. Des arabesques de bon
goût, sur Ull fond favorable à l'œil, (et, je le répète, surtout
auxfemmes,) paraissent aujourd'hui convenir à tous les goûts
qui se sont fonnés depuis vingt illlS dillis nos salles
modemes 31 .
Le rouge, auquel les théâtres du XIX" siècle nous ont
accoutumés, jusqu'à en faire la couleur symbole du théâtre, ne
s'harmonise pas avec les toilelles des femmes du
XVIII" siècle. Ainsi le Théâtre de la République où le «griotte
d'Italie» ct le «cramoisi» dominent après les travaux de
restauration de 1798 s'attire ce commentaire (sanglant) :
La salle est mOllls avantageuse pour les [euunes, ct cela n'est
pas étOllllilllt : comme elle est couleur de Sillig de bœuf, elle
absorbe tout ct nen n'y ressort. On ne cOlUlaît pas l'idée que
l'archltecte a eu d'employer cette couleur qui fatigue l'œ11, ct
ne s'l:mploie Jillnais Cil masse ; elle a déplu généralement, WI
mauvais pimsillit même s'est écrié le Jour de l'ouverture, que
c'étmt la boucherie de Robespierre 32 •
30 - Boullet, Essw .l'Ill' l'art de COllstnl/re les Théâtres. leurs
machilles ellel/rs mouvements, Pans, an IX, p. H4 .
31-fbld.,p 91
n -MelflOfIll\IIl' et 71/Cllte vengé.~
01/ NOl/velle critique impartiale et
mISaI/liée, an VII, Lettre XVII, p.l 04-11 ()
- 604 -
�Des Théâtres sous le signe de l'antique
Les progrès apportés dans l'éclairage des salles
apparaissent soumis à une identique attention à la mise en
valeur des ferrunes. Le nouvel éclairage du Théâtre des
Italiens en est un bon exemple :
Le lustre est très beau, soit par l'élégance de sa fonne, soit
par le nombre des lampes à courant d'air qu'il porte ~ son
éclat doit, à la vérité, incommoder les personnes placées à
l'amphithéâtre des quatrièmes et dans les loges adjacentes:
mais toute la salle en est d'ailleurs si bien éclairée, qu'on
peut affmner qu'il n'existe aucWl autre théâtre où les fenunes
puissent se montrer avec autant d'avantage JJ
Grimod de la Reylùère, bon «dégustateur» des plaisirs
de ce monde et «censeur dramatique» de 1797 à 1798, émet
cependant quelques doutes sur l'éclairage excessif des salles,
qui nuit à l'illusion de la scène : «Les loges se trouvant
beaucoup plus éclairées que le Théâtre même, la Scène paraît
être dans une sorte de demi-teinte qui est loin de favoriser
l'illusion»34.
D'tme manière plus générale, les problèmes concernant
l'éclairage des salles de spectacles ne sont pas encore résolus,
malgré les progrès accomplis. Bien qu'ils concernent Ù la fois
la scène et la salle, on observe, du moins dans les comptesrendus des journaux, tille plus grande attention Ù
l'illtutùnation de cette denùère. Le public, décidément, aime à
être vu et ce n'est pas la frivolité sociale du Directoire qui va
démentir cette pratique.
Mais les décorations des salIes qui suivent la «mode à
l'antique», semblent à certains de la pacotille (avec Wle petite
pointe de nostalgie pour les domres d'Ancien Régime) :
Cettc demièrc [la salle du théâtre des Italiens] était
remarquable par son extrême magnificence ~ et la dorure
seule, qui était en or fin, avait prodigieusement coûté. Celleci fonne, par sa simplicité, WI parfait contraste. Tous les
omements des devantures des loges et du plafond semblcnt
:n - La
Décade, 20 Brumaire an VI (1 () novembre 1997), cf. aussI
6 Brwnaire an VI (27 oct. 1797).
]4 - Le Cel/sel/I' dramatique par Gnmod de la Re)'lùère, t 2, 1797,
«Réflcxions sur la nouvelle Salle de la Comédic ltalielulc»,
p.524-526.
JOl/mal de Paris,
- 605-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
être en papier, ce qui, malgré leur fraîcheur actuelle et leur
élégance, dOillle à cet ensemble lil air un peu mesquin. Mais
cette sorte de décoration étant dans le goût du jour, il ne faut
pas en faire lil sujet de blâme à ceux qui l'ont dirigée35.
Un peu comme cette mode des noms «à la grecque» que
Mercier, plus grinçant que jamais, raille : «Jardins de Tivoli,
Bosquets d'Ida lie, Elyséc-Bourbon, Grotte de Vénus, Odéon,
Thiase, nous avons emprunté et épuisé tous les noms grecs
pour baptiser nos bals, nos Ïetes champêtres, et nos
innombrables maisons de plaisirs ; mais la mytllOlogie,
quoique très riante, n'est pas encore la gaieté»36.
Il y a aussi quelques esprits perfides pour insinuer que
les IravalLX d'embellissement des salles de spectacle
permettent de suppléer la médiocrité du répertoire:
Depuis quelque temps j'entendais les amateurs de spectacle
parler avec enthousiasme, non pas des pièces mlcielUles ou
nouvelles qui se jouent sur nos théâtres, non pas des acteurs
qui les jouent, mais des changements qui se sont faits Ùillls
quelque salle, de ceux qui sont projetés pour Wle autre, du
décor des loges, de l'éclat de l'iIltunination, etc. Depuis le
siècle de Louis XIV jusqu'à la Répubhque, on n'a pas autilllt
remmlié les Uléâtres, qu'on l'a fait depuis trois mis à Paris.
On spectacle est-il moins fréquenté '? On s'en prend au
plafond enfwné, aux peintures déchrrées ; ct on appelle au
lieu de poètes, au lieu d'acteurs de talent, l'architecte, le
pemtre et le Imnpiste. Un jeWle poète étroIt venu consulter
un vieux littérateur de mes muis sur Wle comédie nouvelle ;
il reçut de lUI de fort bons conseils, II en paraissait fort
reCOlUlaiSSant et fort disposé à ell profiter Mais il lUI écrivit
le lendemam le billet que voici :»J'al blCn réfléchi , mon
honorable maître, sur vos excellents conseils, je pourrais
bien en faire usage ; mais la peine de leCture n'est pas en
proportion avec l'Il1térêt que le public domle à Wle pièce bien
faite. Il m'est vellu une idée plus propre que la perfection de
1I1a comédie à atllrer du monùe à sa représentation, c'est de
m'établir chez le citoyen Lange ct de faire un II/stre ù'lm
35 -lhicll'fIl
16 - L.-S Mercier, JOl/mal de Paris, 25 'nlenmùor an V (12 août
1797)
- 606 -
�Des TIléâtres sous le signe de l'antique
nouveau goût, pour le moment où elle sera mise au théâtre:
c'est l'affaire de quinze jours et mon succès est infaillible»37.
En 1798, alors que la plupart des grands théâtres
parisiens viennent d'être restaurés, ou sont en cours de
transformation, l'idée d'un nouvel Opéra refait surface. Du
reste le Théâtre des Arts, racheté à la Montansier, était
entouré d'un halo de soupçons qui allaient de l'énonnité de
son prix (évalué par la Montansier à neuf llùllions lorsque la
Convention décida de se l'approprier) à la menace d'incendie
pour la Biblioùlèque nationale qui lui faisait face sur la me
Richelieu. En outre la présence d'tille autre salle, le Louvois,
sur l'un des côtés du Théâtre, «déclassait» la belle salle
construite par Victor Louis, l'architecte du Grand Théâtre de
Bordeaux et de l'actuelle Comédie-Française. C'était encore
une façon, plus ou moins voilée, de remettre en question la loi
de 1791 et tous les théâtres de l'époque révolutionnaire:
Sur l'wl des côtés même du théâtre des Arts dont les
vomitoires [remarquons l'emploi forcé de ce mot] sont
aluourd'hui lènnés, s'ouvre ml spectacle nouveau, fameux
par les déraisons et les farces obscures. Est-ce dans cet
antre, au milieu de ses fmnées, que les législateurs viendront
recréer leurs lOisirs ~ prendre les leçons de l'harmonie
générale par les accords divillS d'mie musique sublime,
étudier la morale, par les catastrophes touchantes des
malsons fatales de la Grèce, ct transmettre dans leurs écrits
cc channe invincible qui naît de l'ordre ct de la
magllificencc J8 .
Dans ce climat, un groupe d'entrepreneurs privés,
soumit au Directoire un grand projet de Théâtre des Arts,
«sur l'emplacement des ci-devant Capucines» (entre la place
Vendôme ct J'actuel Opéra Gamier). Le projet, signé par De
Wailly, l'architecte de l'Odéon, fut présenté à la fois dans La
:'7 - JOl/mal de l'aris, 1cr JOur complémentaire an VI de la
Répubhque (J 7 septembre 179&).
jR - .lOI/mai de l'aris, 27 (jenmnal an VI (16 avril 1798).
- 607-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Décade, 30 Ventôse an VI (20 mars 1798) et dans Le Journal
de Paris du 8 Genninal an VI (28 mars 1798)39 :
Une large rue serait percée en face de la place Vendôme, et
conduirait sur Ulle place vaste et oblongue, au fond de
laquelle s'élèverait isolé le bâtiment de l'Opéra. Cinq rues
donneraient sur le Boulevard et les débouchés adjacents. La
place et les rues seraient bordées d'wie galerie couverte de
12 pieds de large pour les piétons. La salle d'opéra serait Wie
des plus vastes qu'on cOlmaisse ; elle aurait huit rangs de
loges, Wle galerie circulaire, un amphithéâtre, Wl parquet, Wl
parterre assis, et contiendrait facilement 3 000 perSOlUles.
Les carrosses y auraient accès par un vaste passage qui
traverserait le théâtre, par dessous, dans sa largeur.
La rue des Conquêtes conduisait sous un arc de triomphe
à la place de la Paix omée de neuf petits temples: «L'édifice
principal et les constructions accessoires retraceraient partout
les mémorables victoires des Français».
Mais, dans les mêmes joumalLx, l'ensemble fut critiqué
comme étant trop intégré au quartier, au détriment de sa
valeur monumentale :
Après avoir admiré, sur les dessins, la belle onlonmmce de
ce projet, il nous semble qU'lUl goût sévère Ile pourrait lui
adresser que deux reproches; encore Ile tiennent-ils qu'à des
objets de détail, et pourrait-on en faire aisément disparaître
la cause. Les maisons qui envirOlment la place se tielment
toutes, et l'Oll n'entre que par des arcades dans les cinq rues
qui communiquent aux débouchés envirolUlUllts ; cela dOlme
peut-être un peu trop à cette place l'asped lnste d'une cour,
ct nuit à la circulation de l'air, de la Iwnière, de la vue. On
smt combien cette continuité de bâtiments fait un mauvms
eUct au Pulais-Egalité Ile PalaiS Royal], qUI ne sera jamais
qu'un cloaque malpropre et malsain. En second lieu, les
neuf pellts temples, placés sur lIeuf petites telTasses autour
de la place, ct adossés contre des maisons d'habitation bien
plus élevées et bien plus étendues, ne feraient-ils pas Wl
39 - Cf le catalogue de l'expoSitIOn De Wmlly, Paris, 1978, p 70-71
et D. Rabreuu, «Un forum uu cœur du Pans révolutlollllaire. Le
pr~jet
de Théûtre des arts de Charles de Wailly», L'Ivre de
J)terre, n° l , p. 15-48.
- 608 -
�Des Théâtres sous le signe de l'antique
eITet mesquin et tout à fait disproportionné avec leur objet,
celui de célébrer nos grands hOlmnes ?
Si nous voulons que nos monuments publics, ceux qui sont
destinés à consacrer un grand événement, à honorer un grand
hOlmne, aient Wl beau caractère, détachons-les entièrement
des habitations civiles.
La conquête du titre de «monument» urbain pour le
tlléâtre était récente et elle avait impliqué lUl rapport entre
l'édifIce et son environnement. C'était une manière lisible
d'e>.:primer le rôle du théâtre dans la cité : l'Odéon de
De Wailly en était l'un des exemples les plus convaincants. Le
projet de Théâtre des Arts répondait encore ~\ cette logique et
apparemment ne satisfaisait pas les visions de monuments
antiques qui hantaient les discours du Directoire.
Au fond, le projet d'un théâtre d'été qui appafllt dans les
colonnes de La Décade du 20 Messidor an VI (8 juin 1798),
se serait finalement mieux prêté, dans sa banalité alltiqujsallte
et rousseauisante - un simple amphiûléâtre en plein air, «sous
le ciel bleu», couvert d'tm velum - aux «cérémonies augustes»
pour célébrer les triomphes de la République :
Si ['on jugeait à propos de ùOlUler au Thédtre d'été , la fonne
des théâtres anl:iens, c'est-à-dire celle d'lUl vaste
amphithéâtre, senù-cirwlaire, courOlmé par des coIOlU1es,
l'Architecture lI10deme [oumirait Wl moyen exœllent de le
couvrir, et de mettre les spectateurs à l'abri de l'intempérie
de notre climat, plus inconstant que celui de la Grèce ou de
l'Italie. r... ) A présent que la fonne de notre Gouvemc1l1ent
donne lieu à des cérémonies augustes ct nombreuses, 011
éViterait par là de les resserrer dans des salles toujours trop
étroites quelle que soit leur étendue.
Mais les grandes mises en scène militaires ct politiques
que le régime aurait souhaité présenter au peuple étaient-elles
encore du théâtre '1 Ou bien Je théâtre n'aurait-il dû être
qu'une mise en abîme du politique, scène ct salle cOlûondues,
entraînées dans un même élan? Une grande auto-célébration
d'ull pouvoir (mt-il «républicain») qui trouverait sa
légitimation dans son propre spectacle. Loin des rumeurs de
la cité.
- 609-
��L'antiquité grecque dans le théâtre
de la République directoriale:
les régimes politiques
Sylvie VILATIE
Introduction
Présenter au théâtre, tragique, comique, ou lyrique, une
pièce dont le sujet était tiré de l'antiquité grecque n'était pas
une entreprise nouvelle au cours du XVIII" siècle. Avec la
Révolution, cette coutume connut encore les faveurs des
auteurs. Ainsi la figure du plùlosophe aUlénien Socrate
suscita, en 1790, un drame patriotique, où l'auteur,
Collot d'Herbois, prenait des libertés avec la réalité historique
pour le fond et pour la mise en scène, mais où, du même
coup, il montrait au public «tous les défenseurs de la cause du
peuple», mnis de la liberté. La pièce fut à la fois admirée et
critiquée - «des allusions frappantes aux affaires présentes,
[... J lm succès qui sera durable, en dépit de la cabale des
1
égoïstes, intéressés à faire taire la vérité sur la scène» ... • En
1791, s'affinna la volonté de rupture avec la tradition du
costume de scène, puisque l'Oedipe à Thèhes de Duprat fut
joué par l'acteur Adrien en «costume antique» : «tunique de
laine, le cou, les bras et les jambes nus» . Mais, la même
année, en automne, Bernard présenta son Castor et Pollux,
pièce favorable ù la monarchie, devant la famille royale ; la
1 - M. Carlson, Le théâtre cie la Révolutioll frallçaise, Paris 1966,
p. 79-80 ; von aussi M. BIARD, Collot ci '/lerbois. Légendes
IIO/res et Révolu/ioll. Presses UlùversÏlalres de Lyon, 1995,
p. 75 et 82-84. Le Ulème choisi par Collot d' HerbOIS avait déjà
été traité par VoltaU'e.
La Uépllhhqlle directoriale, ClemlOllt-Fcrralld. 1997, p. 611-633
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
salle acclama le roi et la reine. Après la destitution de
Louis XVI, la tragédie de Ducis de 1778, Oedipe chez
Admète, qui donnait une image bienfaisante ou pathétique de
la royauté, fut jouée avec succès au mois d'août 1792 au
Richelieu. Au contraire, de la même veine que la pièce de
Collot d'Herbois fut le drame populaire de Ronsin Artéphite
ou La Révolution de Cyrène présenté le 22 juin 1792, peu
après l'assaut des Tuileries. L'auteur mettait en scène un rejet
de la royauté allant jusqu'au tyrannicide et exaltait la ferveur
révolutionnaire. En 1793, la pièce de Ducis poursuivit sa
carrière, mais les protestations d'un spectateur et du Journal
des Spectacles, indignés par une peinture trop complaisante
de la monarchie, amenèrent les acteurs à procéder à quelques
modifications du lexie: la Thessalie devint une république et
Admète un préfet de police. Plus tard, de septembre 1793 à
juin 1794, en pleine Terreur, la caution d'un sujet grec,
Timoléon, ne fut d'aucune utilité à l'auteur, MarieJoseph Chénier. Pourtant la pièce reconstitmùt, de manière
fort républicaine, «l'assassinat d'un dictateur par son frère,
champion de la liberté». Chénier vit son oeuvre entière
condamnée; son Timoléon fut brûlé le 8 Avril 1794 devant le
Club des Jacobins dont une partie des membres se sentait
visée par le thème dramatique; en conséquence, en juin 1794,
Chénier préféra se eache? La République directoriale vit
avec Ducis, Luce de Lancival, Cailhava d'Estandoux, Guy et
Grétry se poursuivre, avec plus ou moins de succès à la
représentation, la tradition des pièces dont le sujet était tiré de
l'antiquité grecque. Chaque auteur ayant abordé il sa manière
les questions concernant les régimes politiques et l'exercice
du pouvoir qui en dépendait, il convient d'examiner
successivement avec eux la royauté, la tyrannie ct le régime
républicain.
2 - M. Carlson. Le Ihéd/re· ...• p. 12:1-124. 150-151 . 168, 202-203 ,
207, 234. 219
- 612 -
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale:
les régimes politiques
La royauté idéale dans les tragédies de Ducis
Jean-François Ducis est né à Versailles en 1733 d'un
père originaire de la Savoie et qui tenait un commerce de
lingerie. Son éducation fut avant tout «fortement religieuse».
Il fréquenta une pension de Clamart, puis le collège de
Versailles. Il apprit le latin et la rhétorique. Adulte, Horace,
Corneille et La Fontaine devinrent ses auteurs préférés; âgé,
l'Imitation de Jésus-Christ, les Vies des Saints de Godescard,
les Vies des Pères du désert d'Arnault d'Andilly
l'accompagnèrent. Le Contrat social de Rousseau et les
historiens de J'antiquité lui parurent d'une lecture pénible. Il
ne put voir ces derniers qu'en «peintres des moeurs». Le «bon
Ducis» reconnut toutefois la similitude de ses goûts avec ceux
de Rousseau : le refus de «l'usage du monde» leur était
commun. En 1756, il devint secrétaire du Maréchal de BelleIsle et le suivit au Ministère de la Guerre. Ducis ne s'intéressa
à l'écriture qu'à l'âge mû? Il décida alors d'adapter au goût
français les drames de Shakespeare en utilisant la traduction
de Letourneur. Il transforma donc les pièces du dramaturge
anglais en tragédies classiques qui respectaient la règle des
trois unités, la séparation du genre comique et du genre
tragique, la bienséance et les convenances. Malgré
l'opposition de Voltaire et de l'acteur Lekain, il réussit dans
celle entreprise et remporta des succès4 • Selon son biographe
3 - Pour la vic dc Ducis, Hssais de mémoires ou Letlre.v .wr la vie, le
caractère, et les écrits de J.-I': Ducis adressés à
M. Odogmarty de la TOllr par M. Cumpcnoll de J'Acadénùe
liançaise, Paris 1824, p. 6-7, 16-17,25,41-47, 50-54,62-63,
70,246,249,312, 177, pour la période 1798-1816: 1'.88-91,
99-103, 114, autres lectures de Ducis : La BIble, Plutarque,
) lomère, Milton, Le Dante, Tacite, VirgIle, Montaignc,
Bossuct, la Bmyère ; Les classiques françaIs, sous la directlOl1
de P. Albert, Lettres de J.-F J)ucis et essai sur DUCIS, Pans,
1879, p. LH à LlX, LXXIX
4 -lIam/el (1769), Roméo el Juliette (1772), Le rOI Leal' (1781),
Macbelh (1784 . lUl échec), Jean-,Sans-Terre (1791), Olhello
(1792), Abufar (1795) ; Collot d'lIcrbOls, adaptatcur de
Shakespeare : Le.\' joyeuses comtm)res de Windsor, VOIr
M. BlUrd, Col/ol d'lIerbois, p. 37.
- 613 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Campenon, il partageait avec Shakespeare le goût pour les
affections du sang, pour l'expression des douleurs et pour les
joies domestiques 5. Il entra également au service du Comte de
Provence, fin connaisseur des auteurs de l'antiquitë, comme
secrétaire. Probablement à l'instigation de ce dernier, Ducis
écrivit une tragédie à sujet grec, Oedipe chez Admète7 . Sa
nouvelle position et sa pièce lui valurent de succéder à
Voltaire à l'Académie française. C'est dans cette situation
qu'il vécut l'ouverture des Etats Généraux. La question du
contenu réel de ses opinions politiques pendant la Révolution
ne peut être clairement élucidée. En 1779, dans son discours
de réception à l'Académie française. il loua l']uunanité de
Louis XVI envers le peuple et la grandeur de l'État à cette
époqueM, mais il ne refusa pas ensuite le changement.
Néallllloins. dans les situations critiques, tout en restant
extrêmement prudent, il marqua nettement les limites de ce
qu'il pouvait accepter du processus révolutionnaire. Le
19 avril 1791, il refusa de faire ses Pâques avec un curé
partisan de la Constitution civile du clergé et il soutint le curé
de Roquencourt dans sa résistance au nouveau statut des
prêtres. Dans sa lettre à Monsieur Paré, Ministre de
l'lntérieur sous la Convention, datée de Paris, «le 14 octobre
de l'ère chrétienne 1793», Ducis repoussa une place de
conservateur de la Bibliothèque nationale olIerte par le
ministre en évoquant son manque de goût pour la fonction.
L'attitude ferme de Ducis en ces circonstances 11 'entama pas
son succès comme poète tragique Après la chute de
RobesplCrre, les auteurs dramatiques profitèrent de la
5 - Voir aussi J Oolder, Shakespeare for Ihe aKe of rl'ason : Ille
ear/wSI .\'laKe adaplat/oJI.Y ofJeall-Frallçc)/s f)ucis, 1769-1792,
The VollUire IOlUldatlOll ul the Taylor 11lSlItuholl, Oxford 1992,
p.:no
6 - Ducis, Oedipe chez Admèle, I!'pÎlre à A!c)//sieur, Frère dll Roi,
p J d JI
7 - Avant lUi : R, (iaouer, Oedipe (I S80) ; COOlellle, Oedipe (J 659),
VoltUlre, Oedipe (1718)
Il - Oeuvres de 1. l '~ DuC/s, op, cil., t 1. ((DISCOurs .. H, P 52, le texte
complet évoquUlI VoltaIre: «QUI mieux qm: lui aurall célébré
le règne ct le gOllveOle1l1eJlt de Louis XVI, ct cette cpoque li la
fois d'humanité pour le peuple cl de grandeur pmu J'Jilul.»
- 614-
�L'antiquité grecque drulS le iliéâtre de la République directoriale:
les régimes politiques
République directoriale pour consolider des réussites
anciennes ou pour s'affinner. Ainsi Ducis, avec Oedipe à
Colone, Lemercier, avec Agamemnon • où l'auteur parla de
la «grandeur souveraine» de son héros9 ., furent joués avec
succès en 1797. Ce fut aussi l'année du coup d'État du
18 fructidor (4 septembre) an V contre les royalistes. À cette
l'époque, les costumes de scène· sauf une exception: la pièce
de Ducis ., retrouvèrent les traditions d'Ancien Régime ou
manifestèrent la plus grande fantaisie lo . La Révolution
n'avait apparemment pas modifié les conceptions de Ducis
sur la figure royale exemplaire, puisque la seconde pièce
consacrée à Oedipe reproduisait le plus souvent la première.
Le goût du public sur la question resta également constant,
étant donné que les deIL'{ tragédies connurent un succès qui
leur valurent plus tard une réédition. C'est donc dans ce
double contexte personnel de fidélité à la tradition royale et de
respect tacite envers le régime républicain quc Ducis eX"posa
sa conception de la monarchie idéale.
Chez Ducis, la qualité d'un règne se mesure à une
succession dynastique harmonieuse ct à l'amour du peuple
pour son roi Il. Mais cette perfection se remarque aussi chez
lui par sa rareté : «Va, les Rois qu'on chérit sont des dons
assez rares» ; «L'Amour du peuple, Admète, est le trésor des
rois» 12. 11 apparaît également à Dueis que la royauté idéale se
nourrit, afin d'asseoir sa réputation, du rejet des excès du
règne précédent Pour les stuets des rois amateurs de gloire
militaire, les combats constituent en effet une plaie aux
conséquences durables 13 . On comprend alors que le roi des
tragédies de Ducis, étranger à ce monde de malheurs, ait seul
l'autorité nécessaire pour canaliser les émotions populaires
néfastes; l'épouse du roi Admète, Alceste, le recOlUlaît :
«Non, je n'en puis douter: tout un peuple en fureur / Va
chasser un vieillard qui doit lui faire horreUr». Si Admète, en
9 - Lemcrcll.!r, Ai{amenl/loll, Acte n, scène 6.
10 - M Carlson, Le t/réd/re .... p. 21\7-289
11 - Ducls, Oedipe c/rez Admète, Acte 1, scène 1.
12 - OedIpe c/rez Admète, Acte IV, scène 5
11 - Oedipe c/rez AdnnlL(', Acte l, scelle l , Oedipe à
scelle l
- 615 -
('0101/1',
Acte 1,
�LA RÉPUBLIQUE DITŒCTORIALE
Thessalie, contient cet emportement injustifié, Thésée, à
Athènes, réussit également à le faire l4 .
Ces citations montrent que les deux tragédies de Ducis
ne permettaient qu'une brève analyse de la royauté conuue
phénomène politique; en effet, le modèle dramatique issu du
classicisme privilégiait l'analyse des caractères. Ducis a
même considérablement simplifié l'héritage tragique qu'il
recevait de ses prédécesseurs en se bornant à Wle mise en
scène du type royal le plus accompli. Mais ce faisant, il
développait l'esquisse de Voltaire dans son Oedipe 15. Il nous
est possible de fournir les raisons de la constance politique de
Ducis dans ses tragédies. En effet, à propos du début du règne
de Louis XVI, dans son discours de réception à l'Académie
française de 1779, il a clairement explicité la teneur de ses
espérances politiques. Le programme qu'il traçait alors d'lme
éventuelle monarchie constitutiOlllielle à la française pouvait
être approuvé. C'est dire combien le persOllliage du roi dans
les tragédies de Ducis doit peu à l'antiquité hellélùque.
Pouvait-il en être autrement?
Le théâtre classique, quel que soit le thème politique
abordé, obéit à certaines règles qui ne pennettent pas él IDI
véritable esprit lùslorlen de se glisser dans l'écriture
dramatique. En eITet, si le classicisme proclame que
«l'imitation de la vérité» est belle, il lie néanmoins la
recomposition de la réalité par le dramaturge au respect des
convenances et des bienséances, ce qui détermine le
vraisemblable. Or la prenùère des bienséances est le style :
noblesse dans la tragédie et élégance dans la comédie. En
conséquence, tout ce que le Français du classicisme rejette,
parce que cela est étranger à son éducation et ses habitudes,
14 - Oe(ilpe chez Admète, Acte Il, scènes 2, 4 ; Oedipe Il ('olone,
Acte JI, scène 4.
15 - nille/Ire du XVlll" siècle. 1, textes ChOiSis, établis, présentés ct
annotés par J. Truchet, Bibliothèque //If ùe la Pléiaùe, Paris
1972, p. 1377 : la tragéùie ùe Voltaire est Wl ((Juanuel à
l'usage ùes rois», il la recherche ÙU «101 éclulfé, ... exemple
auguste ct rare»,
- 616 -
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale:
les régimes politiques
est en dehors du vraisemblable 16 . C'est pourquoi, même si le
recours à l'antiquité grecque est encore important au théâtre à
la fin du XVIII" siècle, cette ressource est néalUlloills
foncièrement oblitérée par la tradition dramatique française.
Les thèmes grecs ne constituent donc pour le poète tragique
qu'un canevas très lâche. Ducis ne COlUlUt pas directement
Sophocle, auteur assez déprécié au XVIIIe siècle, et il
n'éprouva jamais le besoin de combler ce manque ; sa
première tragédie est d'ailleurs une combinaison du thème
sophocléen d'Oedipe et d'un tout autre sujet, l'amour
conjugal, pris dans une tragédie d'Euripide, Alceste17. Ce
dernier motif avait, pour Ducis et pour son public, dont la
culture était largement au diapason de la sienne, un
avantage: se rapprocher du Ûléütre de Shakespeare très goûté
à cette époque. De fait, Diderot avait déjà souligné que les
jeunes étudiants ne savaient ni ce grec ni ce latin qu'on leur
avait si souvent enseignés 18 et Luce de La ncival , sous le
Directoire, tout en constatant la perfection à laquelle étaient
arrivés les écrivains français dans l' «imitation» des Anciens,
n'estimait pas, conune les parents de ses élèves, que l'étude
des auteurs français classiques dispensait les jeunes de
16 - P. Martino clans Stendhal, Racille el Shakspeare (si~,
Texte
établi et mUloté avec Préface et Avmll-Propos, par P Martino,
2 t., Pans 1925, t l, p. X et Xl.
17 - Sur la coutwne du XVlll c siècle conccmmll l'utilIsation
sl1nuItanée de deux thèmes dmls une même piècc, vOIr Thédlre
dll XVl/I" Siècle, l, op. cit., p. 1376-1377 ; également Delivres
de J. F. DUCIS, t l, Paris, 1813, (lA vcrtisscmcnt» de L.
S Auger, p. X-Xl.
18 - DIderot, Plall cl 'li/II' Ulliversllé ou cl 'li//(' éducatioll pllbliqlle
dalls toule,\' le.v sciences, 1775, Oeuvres complètes, édition
chronologique par R. LeWlllter, Club Frmlçais du LIvre, t. XI,
Paris 1971, p. 790 ; La llarpe Ignoruit le grec et cOJlllaissait
peu le latl1l, mais Il 'hésitait pas à codifier en 1799 la tradition
dramatique classique dans des oeuvres trcs pnsées du public
mnatew de Ulcâtrc : P. Martmo, Siendhal, Racille el
Shakespew'e, t l, p. 142.
- 617-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
l'apprentissage du latin et du grec l9 . Dans ces conditions, le
théâtre était-il un bon moyen d'expression politique ? Le
genre théâtral, par nature même, ne permettait pas un
traitement «approfondi» de ces questions, à plus forte raison
quand se prodtùsait la référence à l'antiquité, grecque, latine
ou perse. De nombreux auteurs avaient en effet souligné au
XVIIIe siècle, en particulier pend,mt la période
révolutionnaire, l'inadaptation des aspects économiques,
sociaux et politiques de la vie de l'antiquité à la réalité du
temps ; en conséquence, au Uléâtre, comme dans les autres
écrits, la référence à l'antiquité ne permettait qu'tm
traitement partiel, voire partial, des problèmes politiques2o .
Mais allait-on au théâtre pour se distraire, pour le plaisir que
procurait ce type de spectacle, ou pour l'exposé politique?
NéalUnoins, en raison de l'attrait qu'il exerçait sur les esprits
du XVIII" siècle, le théâtre - un des aspects majeurs de la
sociabilité - amenait les hOllUues politiques à s'intéresser am.:
auteurs. C'est pourquoi, sous la République directoriale,
Ducis rencontra à nouveau le pouvoir.
Le 18 avril 1798, Ducis reçut de M. Guyot des Herbiers,
président de l'assemblée électorale de Paris, notification de
son élection comme député au Conseil des Anciens pour un
an, ce qu'il repoussa. Plus tard, invité par Bonaparte à la
Malmaison, il ne put s'entendre avec lui; toutefois, ce denùer
proposa sa nomination COllUlle sénateur (en particulier au
19 - «DISCOurs au Prytanée français» en 1797, édité dans les
Oeuvres ùe Luce ùe Lanclval, préceùées ù' wle notice par
M Collin ùe Plancy et ùes discours prononcés :iUf :ia tombe,
par MM. DegUl:r1e, Lacretelle et Roger ùe l'Acaùémie
françlt1:ie . 2 l , l'tiTIS, 1826, t. II, P 259 cl 262
20 - D. Julia, L(,.\· Irols couh'urs du lah/eau 1/011'. La Rrvo/utioll,
Paris 1981, p. 41 , 45,74,89,91,100,103-104, 121-122,260262 , Une Mucallon pOl/r la démocralle, textes ct projets ùe
l'époque révolutlOlUulÏrc présentés par B. Bac/ko, Paris, 1982,
p. 82, 94-98, ) 02-1 01 , La ('armogllo/e d('.v A/II.\'!'.\' . L '/tol1/l1/e
de lellt'f!s ('/ l'ar/iste dans la Révolutioll, sous la ùlrectlOn de
J -Cl. Bonnet, Paris 19HH, p 2H3-2H5 , [J T. Parker, '/ïte CI/II
of aliq~y
am/ l/te Fre/lch revolutlOnarie.\'. Il sllldy III the
eIeve/opemelll of Ihe revollit/OlWty spIrit, ChIcago, 1937 ,
C. Massé, 1. 'lIntiquité eIalls /a R(;vo/IIIIO/I française, Paris
19H9.
- 618 -
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale:
les régimes politiques
Moniteur du 3 nivôse an VIII). Ducis déclina cet honneur,
COlmne il renonça en 1803 à la décoration de la Légion
d'honneur. Le couronnement impérial du 2 'décembre 1804
lui inspira, à Versailles, des vers très critiques envers
«Buonaparte», où il exposa son regret de l'incapacité des
Français à établir une monarchie constitutionnelle : «Ah ! si
vos rois, vos grands et vous, / Vous aviez, comme en
Angleterre, / Limitant chacun dans sa sphère, / Balancé trois
pouvoirs jaloux, / Par un contrepoids nécessaire, / Vous
n'auriez pas été des fous». Son opposition à l'Empire se
consolida en raison de sa haine des guerres napoléonielUles. Il
accueillit avec joie la Restauration, acceptant de Louis XVIII
la décoration de la Légion d'honneur : la légitimité
monarchique était rétablie, après la tyrannie «buonapartiste».
Ducis moumt en 1816. Fort différente fut l'attitude de Luce
de Lancival, auteur de tragédies mettant en scène l'antithèse
du pouvoir monarchique parfait: la tyramlÎe, manifestation la
plus blâmable de l'autorité politique.
La tyrannie
Le problème posé par l'existence du règne tyrannique fut
le sujet, sous le Directoire, d'un opéra, celui de Guy et Grélly,
Anacréon chez Polycrate. joué le 28 nivôse an V et publié en
l'an VII, et d'une tragédie, celle du Citoyen Luce, professeur
de littérature élU Prytanée Français, Périandre, représentée le
27 frimaire de l'an VIl sur le théâtre de l'Odéon et éditée en
1798. L'opéra obtint un grand succès, la tragédie fut un
échec: (de croyais le moment favorable pour la faire jouer, le
fatalisme des opinions politiques n'existant plus; mais je n'ai
pas réfléchi que l'égoïsme l'avait remplacé»21. Ces auteurs
étant extrêmement dilTérents, il convient de les présenter
brièvement.
21 - J. Godcchot, La vie quotidienne en France sous le DirectOire.
l'uns. 1977, p. 165 ; Oeuv,.es de Luce de Luncival. op. cil .•
«Avertissement» de Périandre .
- 619-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
1. H. Guy (1765-1835) a écrit IDl livret pour le
compositeur d' origine liégeoise A. Grétry (1741-1813) qui
s'installa à Paris à l'instigation de Voltaire. Sa musique fut
appréciée, en particulier de la reine Marie-Antoinette et du
cercle de Mme Vigée Le Brun. Grétry ne fut que très
médiocrement inspiré par les thèmes révolutionnaires,
auxquels il sacrifia par opportunisme et par nécessité vitale
(par exemple La Rosière républicaine de 1794). Anacréon
chez Polycrate apparaît de nos jours conuue un compromis
entre la tradition de l'opéra de l'époque royale (l'évocation du
poète hédoniste Anacréon) et le motif républicain (la
dénonciation de la tyraruùe). Le cas de Luce de Lancival, né
en 1764, est beaucoup plus complexe.
Très doué pour les études littéraires, Luce de Lancival 22
fit ses classes à Louis-le-Grand. Pour la mort de l'impératrice
Marie-Thérèse, il composa un poème en latin qui lui valut de
nombreuses félicitations, dont celles du roi de Prusse,
Frédéric Il. À vingt-deux ans, il fut n011uné professeur de
rhétorique au collège de Navarre, puis il devint l'anù d'un
«prélat vertueux», M. de Noé. Luce de Lancival quitta alors
l'enseignement pour les ordres et accompagna, en qualité de
grand vicaire, M. de Noé à Lescar, dans son diocèse du
Béarn. De ce fait, Luce de Lancival composa de 1787 à 1790
des sermons. Dès 1790, en raison de son opposition à la
Révolution, M. de Noé prit le chemin de l'exil. Ayant à ce
moment abandorulé les ordres, Luce de Lancival se consacra à
la poésie ct à l'art dramatique. 11 composa un certain nombre
de pièces qui curent des succès divers. La première, Mutius
Scévola, tragédie en trois actes, fut représentée sur le Théâtre
de la République, le 27 juillet 1793 ; selon l'auteur, la pièce
s' inspirait de celle de Du Ryer de 1646 ; Luce tâchait d'en
rajeunir «plusieurs beautés»23. L' oeuvre connut un accueil
mitigé (quatre représentations au temps de la fédération, puis
22 - Vou Oeuvres de Luce de Lanclval, op. CIl., t. l, p. Il à XV.
21 - Delivres de Luce de LUllclval, op. CIl., t. l , p. 327-329, Luce de
LUllclval, aVUllt toul versificateur en [rUllÇalS el en latin, IlC
menllOlU1C pas Titc-Llve, l'historien de Rome qui a pouctUJ\l
[ounu Ic premier récit , Luce dépréciait en général la prose,
acllvité littéraire fémilUl1e (Mme de StaCI), voir SOli «DISCOurs
au PrytUJlée frwIÇUl S», L 2, P 265
- 620 -
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale :
les régimes politiques
un essai de reprise un peu plus tard qui fut encore un échec).
En effet, d'après Luce de Lancival, la Convention, qui plaça
sa tragédie panni les pièces patriotiques à représenter
pendant le temps de la fédération, et le public, ·accueillirent
favorablement l'oeuvre ; mais les ultra-révolutiOJUlaires
fustigèrent la modération du héros républicain Mutius, qui
refusait d'être ingrat par devoir républicain et qui assurait le
roi Porsenna de sa reconnaissance, étant donné l'esprit de
clémence dont le souverain faisait preuve. De fait, plus tard,
dans l'édition de sa pièce, Luce définira Mutius seulement
comme l'amant de Junie! Il est vrai que l'amour interférait
souvent avec la politique dans le tbéâtre d'inspiration
classique. Enfin, la générosité du roi Porsenna, qui parlait à
Mutius d'indulgence, d'estime et de pardon, fut également
très critiquée par les ennelnis du poète tragique24 . La seconde
pièce, Hormisdas, tragédie tirée de l'histoire des Perses
sassanides du VIe siècle ap. J.-c., imprimée en l'an III, mais
«faite depuis cinq ans», ne fut jouée ni par le Théâtre
Français ni par le Théâtre de la République, car elle fut jugée,
d'après Luce de Lancival, ou trop ou trop peu révolutionnaire.
De fait, modelé par le monde de l'école (celui qui enseignait à
l'élite intellectuelle et sociale d'alors) et de l'église, l'auteur
était mal il l'aise face à la Révolution; il écrivit en elIet dans
la préface de l'édition de son Mu/ius Scévo/a : «content
d'avoir trouvé dans l'histoire un sujet vraiment républicain, je
n'ai point prétendu en faire une pièce révolutionnaire»25. Sa
tragédie Périandre exploita les solutions dramatiques
expérimentées auparavant ct connut également l'insuccès.
Mais déjà Dubois ct Loyseau reconstituaient le milieu
universitaire, Luce de Lancival les rejoignit. Le 25 fructidor
an IX, à l'Institution de la rue Bigot, Luce de Lancival
prononçait un «Discours de distribution des prix», faisant
l'éloge de la sévérité dans l'enseignement, tandis que son
«Discours au Prytanée français» , de la même époque,
marquait la supériorité des hommes de lettres sur les femmes
24 - Luce ùe Lmlcival, MI/titiS Scévola, Acte 1, scène 6, Acte II,
scène 4, Acte li, scène 5
2S - VOIr Oel/vres de Luce de Luncival, op. Cil., L 1, p. 265-266,
327-330.
- 621 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
écrivains. Il vit donc d'un bon oeil le succès de Bonaparte,
puis celui de Napoléon. Il retrouva avec joie M. de Noé rentré
d'exil. En 1802, à la mort de ce dernier (qui était devenu
évêque de Troyes), Luce de Lancival prononça un éloge
funèbre qui fut couronné par le Musée de l'youne et imprimé
à Auxcrre cn 1804. Non seulement ce discours évoquait les
difficultés du clergé anticonstitutionnel comme une
catastrophe et les révolutionnaires comme des forcenés mais
encore il vantait le fait que les familles nobles pouvaient
auparavant s'enorgueillir de leur naissance et de leurs titres.
Le 9 Août 1806, le «Discours prononcé à la distribution des
prix du Lycée impérial», déplora l'anarclùe révolutionnaire et
fit encore l'éloge de la sévérité, dont le souverain hu-même
n'était que le «premier I1ùnistre»26. La dernière tragédie de
Luce de Lancival, Hector, retrouvait le monde des héros et
des rois homériques. Elle eut les faveurs de Napoléon qui
décora l'auteur de la Croix d'honneur et lui offrit une pension
de 6 000 F. Luce de Lancival reçut le prix de poésie latine à
l'issue du concours institué en l'honneur du mariage de
l'empereur avec Marie-Louise. Il mourut le 17 Août 1810. 11
ne put voir la reprise de son lIector aux Cent-Jours en
l'honneur de l'empereur. Opportunistes (ce terme ne
comporte pas d'intention péjorative) au cours de leur
existence, Luce de Lancival, Guy et Grétry ont donc dépeint
dans leurs pièces, sous la République directoriale, de manière
ambiguë, les difficultés à vivre sous une tyrannie qui
empruntait des traits à la monarchie et qUI pouvait aVOIr aussi
ses bons côtés.
Bien entendu, ces auteurs n'assument pas la spécificité
de ce régime tel qu 'il avait fonctionné dans l'antiquité
grecque. Leur source conunune est le célèbre récit de J.J. Barthélemy,Voyage du jeune Anacharsis en Grèce vers le
milieu du quatrième Siècle avant "ère vulgaire, édité à Paris
en 1788 : l'écrivain connaît les textes grecs, cités en notes,
mais il en donne la lecture qui hll convient. De fait , au
théâtre, ;\ la fin du XVIII" siècle, le thème de la tyrannie est
plutôt l'occasion d'lUle dénonciation du pouvOtr d'un seul,
26 -
l'OlU l'ensembte des "Discours", VOir Oeuvres de Luce de
Lancival, op. cil., t. 2, p. 21~-4,
227-228, 265-266, 2K~-4.
- 622-
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale :
les régimes politiques
que celui-ci ait l 'hypocrisie de masquer son autoritarisme
sous des formes supportables ou qu'il sombre dans
l'inadmissible pour le peuple. Alors, inévitablement, se
profile, dans la tragédie de Luce de Lancival, la nécessité
d'un changement radical de régime. C'était finalement, à
première vue, conforter les citoyens de l'époque
révolutiOlmaire dans le bien-fondé de leur choix républicain.
Mais l'ambiguïté était probablement sous-jacente à l'époque
directoriale où les royalistes et les jacobins formaient deux
pôles importants (les deux coups d'État, du 18 fructidor an V
contre le péril royaliste, et du 22 floréal an VI contre les
jacobins, avaient déjà eu lieu, quand l'opéra et la tragédie
contre la tyrannie furent édités), de telle sorte que le tyran de
Luce de Lancival pouvait aussi bien être compris par les
spectateurs, en l'an VU, comme Louis Capet que comme
Robespierre. De fait, le même problème s'était déjà posé avec
acuité pour la pièce perse publiée en l'an III, Hormisdas, où le
roi tyrannique emplissait par pur arbitraire et de maIùère
insupportable les prisons. Le refus des comédiens de jouer la
pièce, pendant plusieurs années, dont celles de la Terreur,
s'expliquait aussi par cela ; les indications scéniques
précisaient d'ailleurs pour les actes 1 et JI : «Le théâtre
représente le vestibule du palais d'Honnisdas. Sur les côtés,
on aperçoit les murs d'une priSOID>, et «une vaste prison» où
le prisonnier gît sur «la paille» comme dans «un caveau» ; le
7imo/éon de Chénier avait laissé des souvenirs ! Cependant,
aucune des deux pièces de l'an VII, l'opéra ou la tragédie, par
sa généralité el par sa référence si distante à l'antiquité
grecque, ne permettait, au moment du spectacle ou de la
lecture, un réel «approfondissement» de l'altemative :
despotisme royal ou terreur révolutionnaire. Tout dépendait
de la subjectivité du spectateur ou du lecteur, ce qui explique
que, sous la Révolution, certains toléraient des pièces que
d'autres atlaquHlellt.
La définition de la tyrannie de Périandre est donnée par
Luce de Lancival en phrases lapidaires : le «pouvoir détesté,
dangereux» de Périandre ; «Aux yeux des Corinthiens lout
monarque est un tyran» , «... Et Corinthe à jamais avilie, /
Dans un sommeil profond repose ensevelie" ; selon Périandre
IUHnême, le peuple a pensé son règne comJlle ml «long
- 623-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
attentat contre la liberté» 27. Mais un débat plus subtil sur la
tyrannie peut aussi s'engager. Philoclès le sombre, un
partisan de la république, souligne : «]' aime l'indépendance».
Agathophile l'Athénien, personnage qui reprend la figure de
Porsenna et dont le modèle était l'ami de Luce de Lancival,
M. Saint Cricq de Monplaisir, à qui la pièce éditée fut dédiée,
compose un portrait nuancé du tyran Périandre, en déclarant
que l'esclavage, c'est en réalité Proclès, un autre tyran,
usurpateur. Le parallélisme était notoire avec Mutius Scévo/a,
où le roi Tarquin représentait le véritable oppresseur, tandis
que l'autre monarque, Porsenna, paraissait comme un
souverain remarquable par sa modération et son adnùration
pour le peuple romain républicain28 . En conséquence,
évoquant la politique de Périandre, Agathophile déclare : «Il
règne, mais fidèle à vos antiques lois / Sa douce autorité
s'exprime par leur voix». Malgré ce plaidoyer, Philoclès, le
principal ennemi du tyran, confirme sa haine de l' institution :
«Il règne, il est coupable ; il règne, je le hais, / Et ses vertus
n'ont point effacé ses forfaits.! .. . Périandre fut juste autant
qu'un roi peut l'être». Agathophile maintient néanmoins sa
position et relativise ce régime. De fait, Plùloclès, qui siège en
tête du sénat de Corinthe, institution créée par le tyran, vit
mal cette situation : «J'ai les honneurs honteux de son
premier esclave», et il compare le palais du «roi» Périandre à
une «prison» pour lui et pour les siens. Agathophile ne peut
ressentir de pareils sentiments, car son statut est celui d'un
étranger à la cité. On dit de lui qu '»Élevé dans Athènes, il a
l'âme trop fière». Périandre lui-même reconnaît qu ' Athènes
est bien l' ennenùe des tyrans et que cette situation a eu une
contrepartie heureuse : Agathoplùle l' Athénien lui a appris à
modérer son pouvoir. De fait, Périandre estime avoir, par ses
27 - Luce de LWlcival, Pénandre, lUi VIl, Acte l, scelle l, Acte V,
scenes 2, 4.
2H - Péria/ldre, Acte 1, scène :\ : Mutitl s Scévola, 1793, Acte 1,
scene 1, Acte m, scene 5
- 624 -
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale :
les régimes politiques
bienfaits, contenu «l'ardeur républicaine» 29. Toutefois, telle
n'est pas ailleurs, dans l'opéra de Guy et Grétry, l'image que
le tyran grec donne dans l'exercice de son pouvoir.
Soupçonneux, Polycrate éclate en actes violents à Samos
; le secret maintenu au sujet du mariage qui unit sa fille à un
homme modeste, Olplùde, dévoile le caractère implacable de
sa puissance. Polycrate, en condamnant plus tard le couple,
n'épargne même pas sa fille: «Laissez-moi. La mort pour
tous les deux». Le tyran se dépeint enfin : «Polycrate est
inexorable». Cette violence est le signe d'autres excès
complémentaires. L'esprit de représailles chez Polycrate «Que le traître, expirant aux yeux de la rebelle, / Venge les
droits d'un père et mon autorité» - ou Périandre - «Et qu'ai-je
à craindre, moi, de la foudre céleste? / La vengeance, voilà le
seul bien qui me reste»30. La duplicité chez Périandre à
CorinUle. Selon son ami AgaülOphile, dans le danger
constitué par l'usurpation de Proclès, Périandre avait promis
de rendre ses lois au peuple, mais, victorieux, il y renonça un
peu plus tard, pour ne pas devenir esclave à son tOu?I.
Toutefois, le pouvoir absolu du tyran n'offre pas que des
manifestations violentes ou perverses ; il peut revêtir des
formes adoucies, mais néanmoins contraignantes.
29 - Périandre, Acte l, scènes 1, 3,4, Acte III, scène 8, Acte V,
scène 5 ; cet épisode ainsi que la double inlngue amoureuse
(l'épouse de Périandre et Proc1ès l'usurpateur, la fille du tyran
et Agathophile) ne penneUent pas une identificatIon en
profondeur de Louis XVI ou de Robespierre avec Périandre ;
les mêmes remarques sont valables pour Anacréon chez
Polycrate Anacréon, Polycrate ct sa famille sont Ùl.UIS l'opéra
des figures de ftUltmsie 'lm, pour l'histonen, défient wle
véritable analyse polItique ct wle recherche poussée de la
sumlitude SOit avec J'antiquité soit avec le vécu
révolulJoJUlauc , le superficiel et l'ambiguïté étaient
probablement de mise au sem des genres dramauques el à Wle
époque où l'uvelllr politique du pays n'était pas détemliné.
représentation An V,
10 - Guy-Grétry, Anacréon chez Polycrate, 1~·
édition An Vil, Acte l, scène 1, Acte rI, scènes l, 12. Acte III,
scènes l, 2 ; Pénandre, Acte m, scène 6.
31 - P(lnGndre, Acte l, scelle 1
- 625-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
A tous les niveaux de la vie le tyran ignore la notion
fondamentale d'indépendance des citoyens. Pour Périandre, à
Corinthe, la liberté est (<un bien imaginaire» et il lui paraît
impossible de «croire qu'il n'est de lois qu'avec la liberté». A
Samos, le tyran excluant toute spontanéité dans l'exl'ression
des sentiments du peuple, les insulaires se réjouissent, «au
commandement» de Polycrate et servilement, de la présence
du poète Anacréon chez eu;2.
Mais il arrive aussi que la situation inverse se produise:
la révolte des citoyens. Cette conjoncture est la pire pour le
tyran, puisqu'elle prouve l'inefficacité de ses méthodes
politiques. Confronté à ce même événement, l'athénien
Agathophile, parce qu'il répugne aux procédés autoritaires,
n'a aucun mal à calmer un peuple furieux. Comme le bon roi
des tragédies de Ducis, Agathophile peut donc dire : «Mais,
sans changer les coeurs, j'ai calmé les esprits», et il ajoute
que le peuple n'a pas besoin de violence, si la vertu du tyran
lui donne ce qu'il attend : l'abdication de Périandre33 . En
eITet, un des ressorts dramatiques de la tragédie de Luce de
Lancival consiste à laisser penser que le renversement du
pouvoir monarchique, quel qu'il soit, est possible grâce à une
insurrection des citoyens. Mais la tragédie de Luce de
Lancival est foncièrement ambiguë, parce que rétablissement
de la république à Corinthe se fmt sous les yeux des
spectateurs grâce au suicide d'un tyran épuisé moralement par
le remords d'avoir injustement fait périr son épouse pour
adultère ct par la douleur due au décès de son fils . Comme
Ducis, Luce de Lancival, ancien homme d'église, propose
dans 1{ormi.wlas et dans Pénandre le salut sur terre ou dans
l'au-delà par le repcntirl4 . De fait, chel tous les auteurs
présentés dans cette étude, l'exercice du pouvoir monarchique
~2
- J'énmu/I'e, Acte Il, scène 5 . :lnac/',;oll chez Polycra/I', Acte JI ,
scène (,
~J
- }'l'rwfldre, Acte IV, scelle 3.
34 - l'érullle/rl!, Acte V, scelle 4 ; Oedipe cltl!Z Admète, Ade l, scène
l, Acte Il, scelles 2, 5, Acte 111, scelle 2. Acte IV, scène 2 :
Ol'dipl' à ('0/0111', Acte l, scène 5, Acte li, sccnes 2, 5, Acte 1Jl,
scène 1) ; IlurmISC/(ls, Acte Il, St;elle 'l, [' aveu ell ' ubJuration des
laute:; sont propo ées au . ouvemin tyrulUllque, l'ub olution lM
le peuple pouna suivre alOl s.
- 626 -
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale :
les régimes politiques
idéal ou tyrannique est conçu comme une entreprise
pathétique qui inspire de la pitié aux sujets - tel est en effet le
but de la tragédie classique _35 . Le suicide du tyran Périandre
a donc dépossédé le peuple de l'acte fondateur d'une
conununauté civique libre et autonome : d'abord renverser le
régime abhorré, ensuite le remplacer par celui voulu par la
collectivité.
Un
personnage
comme
Agathophile,
«s'imposant», malgré ses velléités républicaines, au peuple
par la douceur, permet de se demander si Luce de Lancival ne
laisse pas s'insinuer au sein de sa tragédie une manifestation
de sa nostalgie aiguë de la monarchie constitutionnelle,
régime qui avait été soutenu par beaucoup de Français dans
les premiers mois de la Révolution, comme l'avait montré la
tete de la Fédération du 14 juillet 1790. Cependant, lorsque
Luce de Lancival publia Périandre, il prit soin de s'cxprimer
dans un «Avertissemcnt» : «Mon but, en composant celte
tragédie, a été de faire aimer la vertu atLx républicains et la
république à leurs ennemis»36.
La république, le républicain
Dans la tragédie dc Luce de Lancival, c'est le tyran luimême qui donne la bonne définition de la république : «Le
règne de la loi pour Corinthe commence / ... Un roi Jle peut
jamais devenir citoycn». En conséqucnce, J'elUlemi du tyran,
Philoclès le sombre, dépeint de manièrc similaire son idéal
politique - «Je ne crains que les dieux, ct j'ai la loi pour
maître» -, ct cclui du peuple de Corinthe, c'est-à-dire le passé
républicain de la cité : «Nés libres, vos aïeux avaient une
patrie, / Le su(frage public aux plus sages d'entre eux /
Confiait un pouvoir bomé, mais glorieux : / Rougisscz de
servir où régnaient vos ancêtres. / Êtes-voLIs lcurs enrants, si
vous sou(frcz des maîtres '1 .. . / Corinthe hait le trône, ct vcut
la républlquc» , «Point dc paL'\. sans nos lois». C'est pourquoi,
:l S - Oeclipe chez Admète, Actc [, scène 1 , Oeellpe à ('vlolle , Acll.: 1,
S\,:CllC 3, Actc W, scelle J , Penund,.e, Acte 1, scellC l, Acte Il,
scelle 5 " tt/ocr i!ofJ chez l'olycrate. Actc li, scèncs 2, 4.
36 - l)[lrÎwull'e, «AvertI S ·clllcnt».
- 627 -
�LA RÉPUBliQUE DIRECTORIALE
Philoclès ne voit pas d' inconvénient au mariage de
Lycopluon, le fils du tyran, avec sa propre fille, mais à
condition que le jeune homme renonce au trône : «.. . Séparer
le sceptre que j'abhorre / De ce fils que, sans lui, j ' adopte et
que j'honore». En conséquence, pour ce partisan de la
république, la soumission des citoyens au tyran ne peut être
que feinte et momentanée : «Mais le peuple, indomptable en
sa haine éternelle, / Obéit aux tyrans sans leur être fidèle»37.
Si bien que, face à l'entêtement du tyran à conserver le
pouvoir, la lutte violente contre ce régime détesté paraît
indispensable à Philoclès • il voit «lUl peuple armé» . , même
s'il redoute les effusions de sang provoquées par l'utilisation
de mercenaires : «Je hais le sang, je crains, je rougis de devoir
/ À des bras étrangers, à des forfaits peut-être, / Ce droit si
naturel de n'avoir point de maître ...». Mais, avant de mettre
en oeuvre cette stratégie de renversement du pouvoir
tyrannique, Philoclès avait envisagé quelques manoeuvres
cyniques et maclùavéliques. D'une part flatter Périandre, pour
l'ancrer dans son absolutisme et ainsi amener une réaction
civique à ce pouvoir, ce qui éviterait à la cité corinthienne de
supporter le pouvoir de son successeur. D' autre part,
démoraliser le tyran. En efTet, lorsque Philoclès le républicain
apprend que les Corcyréens, en se révoltant, ont tué
Lycophron, le fils de Périandrc, il n' hésite même pas à dire au
tyran affiigé : «Comme père, à ton deuil, je veux bien
JK
compatir ; / Mais, comme citoyen, je dois m'en réjOlùm •
Pour Luce de Lancival, le machiavélisme est bien lUle des
caractéristiques de l'actioll politique, chez le tyran comme
chez le partisan de la république. Mais, dans le premier cas,
cette duplicité agit dans l'intérêt d' un seul, et, dans l'autre
cas, elle intervient pour le bien commun Une position
sinùlaire avait été exprimée, dès l'an V, dans la comédie de
Cailhava d' Estandoux, à propos de l'autorité du poète sur les
citoyens : «Comme il y a loin du poète, qui froidement
régente quelques particuliers, :\ celui dont le génie commande
impérieusement le bien Ù toute une nation !»39. Ce thème
37 • Pér/alldre, Acte TI, scène S, Acte V, scelle 4.
38 • Pér;mulre, Actc Il, scène l, Acte lll, scelle 6
'11) • Cailhava U'Estandoux, Athèlles pacifilie, An V, Acte II, scène 1.
·628 ·
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale :
les régimes politiques
avait suscité une analyse différente dans l'opéra de Guy et
Grétry, Anacréon chez Polycrate. La politique n'y était plus
définie comme l'action poursuivie par l'individu en vue du
bien commun, elle était présentée comme un procédé relié à
l'irrationnel - «La raison est muette où mugit le courroux ;
/ la politique est la plus forte ...». En conséquence, l'art de
convaincre, qui est le propre du poète qui sait toucher
l'affectivité dans ce qu'elle a de meilleur chez l'être humain,
lui est supérieur - «Sur son coeur, dirigeons nos coups, / Son
courroux est vaincu, sa politique est morte» _40. Le sentiment
triomphe donc de la technique gouvernementale, qui, il faut
bien le dire, est réduite ici aux démêlés du tyran avec sa
propre fille! Cependant, l'absence de satisfaction des citoyens
n'est pas la seule affaire des régimes tyranniques de type
monarchique. Il apparaît, en effet, dans la France
révolutionnaire, que la République peut également
mécontenter les citoyens. Cette découverte, conjoncture neuve
pour les Français, eut la possibilité d'être traitée en l'an V
grâce à un modèle fort ancien, celui de la comédie attique
telle qu'elle avait été illustrée par Aristophane au ye siècle
av. J.-C. Ainsi l'auteur prenait-il ses précautions envers le
pouvoir politique, comme le disait sa judicieuse préface :
«Depuis la Révolution, un chapitre essentiel manque à mon
«art de la Comédie», celui du «but politique». En
décomposant Aristophane, le seul modèle dans ce genre, en
méditant ses pièces j'ai senti combien il serait funeste que nos
poètes comi.ques vissent un but politique au-delà du but
moral. Le théâtre est une tribune bien dangereuse ; une idée
fausse ou légèrement hasardée peut y séduire les coeurs, et
monter les têtes avant qu 'on ait le temps de la combattre.
Pénétré de cette vérité, jaloux de la rendre plus sensible, j'ai
cru qu 'il serail piquant de resserrer dans quelques scènes,
ünitées d'Aristophane, tout ce que j'avais préparé dans
l'intention de faire connaître ses beautés, ses défauts, ses
lâches complaisances pour le peuple, le peu d' influence qu ' il
eut sur les aITaires publiques, et tous les torts que son génie
aurait dû repousser ... Malgré les deux mille quelques cents
ans qui nous séparent, ses comédies, à la marche près,
40 - Allacréon chez Polycrate, Acte m, scène 1.
- 629-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
semblent être composées d'hier ou d'aujourd'hui, tant le
portrait d'Athènes et celui de Paris sont ressemblants. L'on
peut en juger par cette copie, mais si quelqu'un de nos
contemporains s'y reconnaît, si surtout il ne se trouve point
flatté, qu'il s'en prenne au premier peintre ; pas un seul coup
de pinceau, dans mon ouvrage, qui ne soit imité
d'Arist ophane : j'en ai même adouci plusieurs, et n'ai pas
copié les plus sévères . Heureux ! Si mon essai, dans le genre
grec, obtient les suffrages de ce même public qui daigna me
prodiguer tant d'encouragement, lorsque .. . j'osai tnmsplanter
sur la scène française trois chefs-d'oeuvre du plus conùque
des poètes latins»41.
Cailhava d'Estandoux, poète et essayiste42 , fut membre
de r Assemblée électorale de Paris et Membre de l'Institu t à la
place de Fontanes. En 1798, il fut déporté ; de retour, il
subsista en partie grâce à l'aide impérülle. Dans son Athènes
pacifiée, il met en valeur les défauts du gouvernement
républicain. Il constate en eITet que, comme dans les régimes
monarchiques du passé - «en les fuyant, je traverse plusieurs
états ruinés par la guerre, et leurs souverains me font payer
les contributions qu'exige d'eux une armée victoneuse» -, la
guerre est une plaIe pour les populaltons. Si bien que le thème
de la paix est essentiel dans lUle oeuvre où les clins d'oeil ù la
situation de la France républicaine sont limpides : «Par quelle
fatalité la plus belle des nations serait-elle condamnée ù n'être
que conquérante 'h)·n. Les aspects odieux de la guerre sont
alors complaisamment évoqués. D' une part, la population est
trompée de toutes les manières possibles par des gens s,ms
scmpules, les alarmistes qui pelgnent toujours le général
ennemi en position favorable, les marchands d'arme s, les
41 - Cailhava d'Estandou.·, (17~
1- 18 13) a çonulleJl\;é par çélébn:r,
dans 1'.. 1/!t'xresw champt1/f'l', Louis XV qui avait édlappé a
l' attentat de Dauuens (1757), il a rédigé en 1772 Wl Art de la
cOII/t!che en quatre volumes , en 1789 un truité SUI les ('{lI/ses
cie la ch:cadl!l/CI! dl/ théâtre cl de 1779 à 1802 11 lit Wle série
d' études SlU Mohere , dont il était un glUlId (lÙJ~irateu
42 - Cmlhava ù'FstaJldoux, A/MI/es {Jacifiét', p. IV-V, l'auteur
aborde pour la premiere tbl~
l' tUltiqullé greçque , sa çOlnéùie
{,es Mt'//('chmn x/'ec.v était d' iJlspiration lutine.
4~
- , !tllt)"e.l· pacifiée , Açte III , sçène l , Açte l, sçene 2.
- 61() -
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale :
les régimes politiques
patriotes cosmopolites qui sous le nom de négociants mettent
à profit la misère de l'ensemble des États et «trafiquent de
sang, de famine pour enrichir les Laïs du portique royal» ; par
ceux qui pensent «à se sauver en brouillant les affaires» ; par
«l'espion secret de ce peuple insatiable, soudoyant tous nos
ennemis, non pour les servir, mais pour nous détruire l'un par
l'autre, et pour usurper plus facilement l'empire des mers»
(on aura reconnu la Perfide Albion). D'autre part, la trahison
est partout. D'où la condamnation par la pièce des tractations
secrètes entre les elmemis et certains citoyens. Ces
pourparlers ont lieu dans le but de permettre la
conununication des plans aux adversaires, afin que ces
derniers puissent surprendre des convois d'armes et de
denrées et qu'ils ajent la possibilité de laisser passer chez eux
de l'or pur, tout en inondant la cité de fausse monnaie. Bien
entendu cette situation malsaine favorise les vols, les
assassinats, les dissensions etc. Tout ce gâchis résulte des
rivalités ridicules entre les Etats (où l'on retrouve la France
victime de la riche Angleterre et des armées autrichiennes).
L'antiquité grecque fournit également le prétexte ù une forte
dénociat~
de la Terreur et de la personne de Robespierre :
«j'osai prendre sur le théâtre le masque hideux de cet homme
dont le rire était menaçant, dont chaque regard donnait la
mort ... ». C'était en eITet pour Cailhava une époque
condamnable que celle qui venait de s'écouler, où le peuple,
poussé à l'extrême par les démagogues, était «toujours
enchanté de voir rabaisser les hommes de mérite ou les
hommes en place, un peuple accoutumé à ne croire à sa
liberté que par la hardiesse et l'impullité de la licence» 44.
Justement, la pièce pose avec beaucoup d'acuité la question
des felmnes, elles qui n' étaient pas à l'époque des citoyennes
au plein sens politique du terme. Pouvaient-elles être
républicaines ou par nature étaient-clics vouées au soutien du
despotisme '1 «Citoyennes, les méchants osent avancer,
qu'accoutlUnées ù commander despotiquement
nos
adorateurs, la domination est notre ldole favorite, ct que le
règne de la liberté ne saurait nous plaire. Ils soutieIUlent que
44 - Cailhuva d'Estandoux, Athènes pacifiée, Acte l, scènes 2, 6, 7,
9, Acte Il, scène 1.
- 631 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
si nous aimions réellement la République, tous les hommes
jaloux de nous plaire, se seraient empressés de consolider son
bonheur». A tous ces problèmes, exacerbés par les conflits
militaires, Cailhava d' Estandoux, comme Aristophane avant
lui, oppose les bienfaits de la paix, c'est-à-dire l'ensem ble des
activités civiles, celles qui plaisent aux femmes. Les réparties
sont alors l'occasion pour Cailhava de redire l'opinio n
commune de la majorité des citoyens français sur la vocation
de l'être féminin, doué de tant de charmes et de sensibi lité:
être épouse, mère et amante dans les bonnes moeurs. Il est
vrai que les clubs féminins, en particulier celui des
Citoyennes Républicaines Révolutionnaires, depuis l'été et
l'automne 1793, étaient démantelés. De fait, la pièce publiée
de Cailhava d'Estandoux avoue clairement dans une épître à
qui elle est destiné e: «A toi jeune Agatho-partes, toi qui
réalises dans moins d' un an, plus de merveilles que
l'imagination la plus fertile, la plus exagérée n'en saurait
prêter à la vie entière d'un héros fabuleux» ; on aura reconnu,
dans ce nom fabriqué à partir de la langue grecque , le brillant
général Bonaparte4S
En conclusion, l'utilisation de l'antiquité grecque permit
à Ducis, Luce de Lancivéù, Guy ct Grétry, Cailhava
d'Estandoux, de traiter au théâtre, sous la République
directoriale, la question des régimes politiques de manière à
marquer nettement leur hostilité à toute situation extrêm e: les
abus de l'absolutisme royal, nommé volontiers tynumie, ou de
la République, les excès des guerres. L'horre ur du sang versé,
45 - Athènes pacifi!Je, Acte l, scènes 3, 4, Acte Il, scènes 4, 5 ,
S. Bianchi, La Uévoluticm culturelle de l'ail Il, Elites el peI/pie,
1789-1799, Pans, 1982, p. 244. C. Marlll1d-Fouqucl, La
femme ail /emps de la Révolu/ioll, Puris, 1989, p. 287-297 .
agalhos (cc bonus) slgmfie bon en grec, or le nom de Bonaparte
était souvent donné sous la fonne Buonaparte; ce nom
slgmflUlt, croyait-on, «du bon côté», symbole de la souplesse
pohllque de la famille entre les clans corses: on comprend le
parti hré par CUllhava de cette étymologie: convuincre
Bonaparte, le vUllIqueur de la cwnpagne d'Italie (1796-1797,
l'lm V), ùe la néCes~l1
ù'wuener les paix.
- 632-
�L'antiquité grecque dans le théâtre de la République directoriale:
les régimes politiques
celui des sujets ou des citoyens, apparaissait partout dans les
pièces.
Corrélativement, l'aspiration à une règle
constitutionnelle se manifestait comme une constante. Au
théâtre, Ducis s'affirmait clairement monarchiste, Luce de
Lancival et Cailhava demeuraient dans l'expectative, mais ils
n'étaient guère révolutionnaires, au sens pris par ce terme
sous la Terreur. Guy et Grétry osèrent même marquer leur
désintérêt pour la politique. Ce furent le Consulat et l'Empire
qui entraînèrent petit à petit les vrais choix: l'opposition (futelle d'emblée légitimiste ?) pour Ducis, le ralliement pour les
autres. De fait, les termes du vocabulaire politique avaient
tous perdu sous la République directoriale la valeur
incantatoire de l'idéalisme. Royauté, monarchie, absolutisme,
despotisme, tyrannie, république pouvaient désormais
recouvrir des réalités très précises et, souvent, ou parfois,
douloureuses.
- 633 -
��L'image de la Rome antique
sur les scènes parisiennes de 1791 à 1804
Renée cARRÉ
Cc travail s'appuie sur l'analyse de Il pièces jouées sur
les scènes parisiennes entre 1791 ct 1804 et traitant de
l'antiquité romaine : 9 tragédies, un acte lyrique et un drame
historique' . Cette liste n'est pas exhaustive, mais elle
témoigne néanmoins de l'intérêt que l'on portait à Paris aux
anciens Romains pendant cette période de grands
l -
Auteur
Titre
1
2
ARNAULT
ARNAULT
MariUS à MIn/lr~s
Lucrèce
:1
4
M. J. CiiENIER
Luce
de LANC 1VAL
La IlARPI:.
C. ([racc/ms
5
6
LEGOlrvi
~
Mulms Scœvola
Virginie
Hplcham el Néron
Date de la lin
si possible
19 mai 1791
Jouée de début mai
au 21 Juin 1792
1792
27 juillet 1793
reprrse cn 93
3 (ëvrrer 94 ,
Jouée le 9 Thenllldor
ail Il
7
ARNAULT
8
9
ARNAULT
10
.EGOUVI
~
BOlTfET
Il
de MONVEL
ARNAULT
Haro/ms Cocles,
drame lyrique
QUInC/IIIS Cinclnna/us
(dllln/us fàbrus
Jllnms 011 I~ proscl'lt
SClplOn camlll, d,.um~
hérofqUfl
18 février 1794
32 décembre 1794
:II juillet 1795
:IlIvri] 1797
août 1804
l,a Uépllhltqlle dlrc1Clona/e, C'/('mlOllt-Ferrand, 1997, JI. 635-661
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORlALE
bouleversements2 . Pièces <<jouées» et non pas écrites, car j'ai
inclus dans cette liste Virginie de La Harpe qui date de 1786.
Elle n'avait obtenu aucun succès lors de ses premières
représentations mais, reprise en 1793, elle est alors très
appréciée. Cette tragédie dénonce le despotisme d'Appius
Claudius, profitant pour imposer sa tyrannie du fait qu'il est
décemvir et chargé de rédiger des lois, forçant un père à tuer
sa fille pour lui éviter le déshonneur et l'esclavage. Le succès
de la tragédie de La Harpe, sept ans après sa création, semble
bien montrer que les spectateurs parisiens ont, avec la
Révolution, changé leur relation à la pièce. Son sujet est
maintenant au coeur de leurs préoccupations. Les auteurs
dramatiques eux-mêmes ne doivent pas être plus insensibles à
cette relecture de l'histoire romaine que les spectateurs. Parler
de la Rome antique, n'est-ce pas un moyen, pour eux,
d'aborder la vie du moment et de faire acte politique ? Mais
dans cette hypothèse on peut se demander pourquoi
l'intennédiaire de Rome a paru nécessaire ù certains pour
faire passer leur message. Des pièces jugées très politiques
n'ont pas toujours mis Rome au coeur du débat. En son temps
le Mariage de Figaro de Beaumarchais (1784), puis le
Charles IX de M.-J. Chénier ( 1789) n'en ont pas eu besoin ...
En revanche les années 1792-1793-1794 ont été les plus
fécondes en références à l'antiquité romaine puisque sept des
onze pièces mentiOlmées plus haut ont été données é\ ce
moment-là. 11 faudra en chercher les raisons .
Les goûts des auteurs elLx-mêmes, leur culture, ont dü
sans doute intervenir pour expliquer leur choix. Pour les ollze
pièces, nous avons six auteurs différents, quatre n'ont Signé
chacun qu'une oeuvre à sujet historique romain , G. Legouvé
deux, et Antoine-Vincent Arnault cinq. Ce dernier
2 - En chiffres absolus beaucoup plus que ùans Il: Puy-de-Dôme, où
Ph. Bourdin dans Des lieu.t, des mols, les révo/u/lOllI/Qlres . Le
Puy-cie-Dôme e/llr(' 1789 et 1799, Pubhcahon de l'Illshtut
d'études ùu Massif Central, Centre ù'llistom: ùes Entrepnses ct
ùes Commwlautés, Clennont-Ferranù, 1995, p. :11-12 Ile
recense que ùeux pièces à sUjet romam Jouées penùant la
pénoùe étuùiée. Bien sûr il IÙuÙfait relatlVlser ct comparci
proporhOlUlellement à l'ensemble ùes pièces ùOlUlées penùant
le même laps ùe temps.
- 6:16 -
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisielU1es de 1791 à 1804
personnage est ainsi, pOUI nous, au coeUI du sujet et d'autant
plus intéressant qu'il a laissé des Souvenirs d'un sexagénaire
(1833) donnant son point de vue, des années plus tard, sur les
événements qu'il a vécus et sur les créations théâtrales. Quant
aux pièces, elles se réfèrent à des périodes privilégiées de
l'histoire romaine qu'il faudra analyser.
Théâtre politique
La référence: le Brutus de Voltaire
POUI bien comprendre le climat dans lequel se
déroulaient les représentations théâtrales, il n'est pas sans
intérêt de citer un extrait d'une lettre envoyée par
Nicolas Ruault à son frère. C'est un témoin de choix. Installé
libraire-éditeur rue de la Harpe il a édité, entre autres,
Beaumarchais, Voltaire (sa Corre.spondance) ; rédacteUI ct
imprimeUI du lv/oni/eur il est membre du club des Jacobins et
en outre excellent latiniste3 .
Paris le 18 Septembre 1790 :
au Théâtn:-Français.
Ilier, il ya encore cu une e~canouh
Ou y dOIUlaJt la tragédie de BrutllS, demandée cent fOIS
depuis la révolution et toujours refusée ou prolongée
jusqu'ici par les comédietls Iral/çais. ordlflaires du roi.
Avont que la totle mt levée, 011 aperçut Mirabeau, dans une
loge au 4élllc . Aussitôt une députation des patnotes du
parterre lUI fut envoyée pour l'inviter ù descendre dans une
premIère loge. li résista quelques moments, mais enfin il
descendit et se plaça dans la galerie. On entendUlt de temps
en temps Wl certam brouhaha qui n'était pas de bon augure
pour la tranquillité du spectacle; elle fut tout ù fait troublée
à cc vers «Au heu d'Wl roi vous en aurel. cent». Un
royahste se mit li cner . «douze cents» .. (allUSIOn au nombre
des députés de l'Assemblée nahonale). Alors le tapage
devint séneux. On voulut connu'itre l'auteur de cc mot, et la
j -
N. Ruault, Gazelle d'ul/ Parisiel/ salis la Rtlvolll/io/l. [,el/l'es à
sOl/lrtlre 1783-1796, Llbrame acadél1l1t)ue Pcnin, Pans, 1976,
p. 210-211.
- 617-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
pièce fut interrompue jusqu'à ce que
l'étourùi eût été mis
dehors par la garde nationale. A
la [m d'une scène du
premier acte, Brutus dit : «je mourrai
COlmne toi, vengeur du
nom romain, libre encore et sans
roi» . Ces derniers mots
excitèrent un tumulte effrayant
d'applaudissements des
démocrates et des siffiets des royaliste
s et des murmures des
gens sensés. Cependant tous les spec
tateurs se réunirent au
cri de : Vive le roi! Vive la Nati on!
Le calme universel se
rétablissait lorsqu'rul page inlprudeu
t, le dos tourné au
théâtre, se mit à crier : Vive la reine
! De grands éclats de
rire partent aussitôt de tous les coins
de la salle . On entendit
une voix s'écrier par dessus les autre
s : Celui-là est de trop.
Cet étourdi de page, par son indis
crétion, a valu à sa
malheureuse maîtresse rule désolante
hruniliation publique .
La pièce flnie , de vifs applaudi
ssements se sont fait
entendre ; on a demandé le
buste de Voltaire .
Quatre grenadiers ont été le chercher
dans le foyer et l'ont
tenu courormé de lauriers, tout le temp
s qu'à duré la petite
pièce de Dorat...
La lettre de Ruault montre la forc
e de la pression du
public et sans doute aussi de certains
acteurs qui, en 179 0, ont
obtenu que le Théâtre-Français joue
enfin le Brutus. Il est
aussi évident que les Comédiens ordi
naires du roi ont fait des
difficultés et que le répertoire est l'obj
et d'un véritable enjeu 4 •
Visiblement le public est très nom
breux, sociologiquement
divers et de tendances politiques vari 5
ées . Des personnages
politiques de premier phm peuvent
être présents ; ici c'est
4 - On se trouve tout à fall dans la
situation décrite dans le petit
texte de l'abbé de Saint-Pierre,
Projet pOlir rendre les
spectacles pfllS utiles à f'Ûtat,
publié dans le Mercure ùe
France en 1726 . C'est VoltaIre qui
proposera les premlers
modèles d'w\e dramaturgie mihtante
, cf. hl de Roug~:mnt
,
La vie thédtrale au XVn f siècle, Cha
mplon, Paris, 1988 ,
p. 75.
5 - M. de Rougemont, La vil' théâtrale
... , p. 227, souligne qu'après
1750 les contemporams se lamenten
t sur l'mvasion du parterre
par le peuple, voire la populace .
Elle relatiVise man; elle
montre la domination de plus en plus
éVidente des tranches de
population qUi vont de la bourgeoisie
aisée a certams artisans ;
cf. aussi 1. Lough, l'ans Thea/re Aud
iellces ;n tire XVI/th . and
XV/ Wh Centuries, Londres, OlD l, 1957
- 638 -
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisiennes de 1791 à 1804
Mirabeau qui assiste au spectacle mais ailleurs on trouve
mention de Danton ou d'AJbitte mêlés à la foule. Ce qui se dit
sur scène est immédiatement réinterprété par le public en
tennes d'histoire contemporaine. Ceux qui crient
appartiennent à toutes les catégories sociales. Il n'y a pas un
groupe plus bmyant que d'autres. Enfin ce même docwnent
montre l'exaltation de Voltaire. Cette lettre de Nicolas Ruault
est ainsi un témoignage sur un théâtre libre et politique
faisant, en septembre 1790, une place de choix au Bru/us de
Voltaire et à Voltaire lui-même dont le buste courOlwé de
lauriers est présenté au public pendant toute une partie de la
représentation6 .
Quelques mois plus tard (Juillet 1791), point
d'aboutissement de cette exaltation du grand honune, Je
transfert de ses restes au Panthéon dOIllIe lieu à une
cérémonie grandiose. Là encore Nicolas Ruault est un témoin
privilégié7 :
La fètç de Voltaire ou plutôt son triomphe a été magnifique:
il aurait été plus beau encore, si le beau temps eût duré tout
ce Jour-là. Le cortège était très nombreux et varié de toutes
sortes de costwnes antiques en hommes ct en fellUl1es qui
marchment dcvant, à côté et derrièrc le char tnomphal élevé
dc 25 pi cds, slmnonté de la statue de Voltairc et sous
laquelle était déposé le corps du gnmd homme, il s'arrêta à
lu porte de l'Opéra où lcs acteurs et Ics actrices chantèrcnt Wl
hyllUlC de la composition de Chénier. TI passa ensuitc sur lc
Pont-Royal l!l rcsta trOIS quarts d'heure en face du pavillon
de Florc sous les yeux du roi tlUI voyait toute cette
cérémo1l1c de sa fcnGtrc. Il était assIs sur un fauteuil, les
jamhcs croisées sur Wl tahourct. Antolllette vint dans la
chamhre et fit femler les stores. Le cortège continua sa route
et fit une longue pause vis à VIS la maison de M. de Villette
6 - Déjà en 1785, i\:rnaulll, tllÜ avait 19 mlS Ù l'époquc, écnvait des
vcrs pour exalter Voltaire à l'occasion du voyage de deux de
scs Ulms ù Femcy «C'est là qu'wle ume [unéraue / Fnfenllc Je
coeur de Voltaire. / Tout en ce dépôt précieux, / Mall:,rré Ics
cagots ct l'Éghse. / Voltuire habilc encorc ces heux, / Et c'est
SOli cocur qUI l'élemisc)).
7 - Gazelle cl '1/11 l'artswll. .. , p. 251-252.
- 639-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
sur le quai des théâtres où mourut
le grand écrivain, où son
coeur est déposé. La façade de cette
maison était oOlée de
guirlandes de toutes sortes de fleu
rs; on y chanta quelques
strophes de la même hymne mise
en musique par Gossec.
Arrivé à l'endroit de l'ancienne com
édie, on fit encore Wle
pause ~ on lisait sur le mur : A J 7 ans
il fit Œdipe . A la place
du nouveau Uléâtre français, denu~r
station ; les colorUles
étaient oOlées de courOlUles et de guir
landes; on y chanta un
couplet tiré de l'opéra de Samson, le
denu er du premier acte
et qui semble fait pour les circonsta
nces où nous SOlmnes :
Peuple éveille-toi, romps tes fers
Remonte à ta grandeur première,
La liberté t'appelle,
Tu naquis pour eHe
L'affreux esclavage,
Flétrit le courage,
Mais la liberté,
Relève sa grandeur et nourrit sa fiert
é
Liberté, liberté!
De là le cortège se rendit au Panthéon
où 1'011 avait prodigué
tous les omements des !leurs et des
feuillages Je la saisoll.
Le corps fut déposé sous le dôme,
où il restera huit jours
exposé à la vue de tous ceux qui voud
ront aller le voir.
Je regrette beaucoup mon cher ami,
que vous n'ayez pu être
des notres le 11 de cc mois ; vous
eussiez vu le fanatisme
écrasé sous les pieds de 12 chev
aux blancs, attelés 4 ùe
front, presque nus, qui tiraient lente
ment cc char magllilique
ct mené à la main par des hommes
vêtus à l'anhque ...
Il ne fait pas de doute, comme le note
Ruault que c'est
un triomphe, et qu'il est voulu ;\ l'ant
ique . Arnault lui aussi a
participé à l'événement et, en tant qu'é
crivain, il faisait partie
de «la famille de Voltaire» . Quand il
rappelle l'événement il
souligne, certes, combien ce fut
magnifique dans son
commencement, mais avec beaucoup
d'humour, il rappelle
aussi la pluie et :
L' illusion s'évanOUit aussJtôt. Entr
e les tonen!> quc
vomissaient lcs gouttlcrcs ct ceux
qUI grossiSllUlcnt Ics
ruisseaux , les dames les lrueux emp
anachées IlC sont plus
que des poules mouiHées, ct les
héros dans la boue ne
- 640 -
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisiennes de 1791 à 1804
ressemblent plus qu'à ccs Romains de camaval que je vous
laisse à désigncr par leur nom propres.
En dépit de l'humour de l'auteur, les références à une
antiquité romaine, fût-elle de pacotille, sont olll1ùprésentes.
Voltaire lui-même est identifié à un héros de la Rome
antique. On ne sait plus quand il a vécu, mais il est digne
d'être romain. Il cesse d'être Wl personnage lùstorique pour
devenir un héros mytlùque à l'image de son Brutus.
Importance de la Rome antique
Le goût de l'antique ne se cantonnait pas dans le choix
des sujets traités sur la scène mais il se manifestait aussi dans
la mise en scène. D'après Arnault, c'est à partir de 1791 qu'un
souci d'authenticité s'est vraiment manifesté pour les
costwnes et les décors 9 . Les Romains du triomphe de Voltaire
ou de la représentation de Brutus en 1790 étaient encore
semblables à ceux que les spectacles baroques actuels ont
ressuscité depuis peu : ils étaient vêtus de cuirasses de satin
rose ou vert sans aucun réalisme. Jacques-Louis David, le
peintre du Serment des Horaces, jouera un rôle de premier
plan dans le souci de reconstitution historique et de retour aux
sources. Il faut toutefois noter les limites de cette recherche de
l'authentique et du respect de la chronologie. Intéressé dans
un premier temps par la mise en scène de Lucrèce et faisant
le tour de ce dont il disposait déjù, David aurait affirmé sans
hésiter que : «Les métiers de Pénélope feront ù merveille dans
la chambre de Lucrèce» !10. David fut le premier mais très
vite d'autres appuieront son actIOn, sans avoir forcément les
mêmes options politiques que lui comme Pierre-Adrien Pâris
dont le nom est associé pour nous aux fouilles du Colisée. Au
Th6.ître-Français, c'est pour la représentatIOn de la Lucrèce
d'Amault que l'ensemble des décors et des costumes cl la
x-A
V. Amault,
SOIlVL'lIIrS d'IIII SexGKhwire,
Gunucr, Paris, l, Il 247
9 - ScmVl'lIIrs.. , 1, p. 263-264.
10 - 111/(/' , p. 265
- 641 •
1XD , rééd. 190X,
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
romaine ont été refaits. Dessinés par
Percier et Fontaine qui
rentraient d'un long séjour à Rom
e
ils
coûtèrent une somme
fabuleuse ll . Le goût a changé et à
partir de la deuxième pièce
d'A rnau lt la représentation des Anc
iens se veut reconstitution.
Bientôt la mode vestimentaire va
témoigner aussi de ce
souci de l'antiquité. La mode fém
inine vient tout droit de la
scène. Ce sont les actrices, com
me Mell e Contat qui ont
popularisé les robes à l'antique. Pou
r les hommes c'est moins
net ; pourtant dès 1792 David tent
e de donner aux Français
un costume national inspiré de la
Rome ancienne. C'est lm
échec ; ce costume deviendra cepe
ndant, en 1795, celui des
membres des deux conseils législati 12
fs . il n'est jusqu'à la
coiffure qui témoigne de cet engoue
ment pour l'antiquité via
le théâtre. C'est Talma qui popular
isera la coiffure dite «à la
Titus» en l'honneur du fils de Brutus13
•
Penser se vêtir, se coiffer ... comme
les anciens Romains ,
montre que l'identification joue à
plein. Le public est prêt à
entendre de l'histoire contempora
ine travestie en lùstoire
ancienne. Cela ne veut pas dire
qu'il C01Utalt toujours bien
l'original qui va servir de référenc
e. Notons par exemple, à
propos du Cincinnatus d'Arnault une
anecdote révélatrice. Un
des auditeurs aurait demandé à un
des amis de l'auteur si le
«saint» dont il s'agissait était
bien celui qui avait été
canonisé 114 Dans le même ordre
d'idée, le baron Clootz qui
s'était fait sum omm er Anucharsis étai
t appelé par les gens du
peuple «Ca nard six» . Dans le dOln
aine des références, il n'y
avait pas égalité dans le public. Pou
r une bonne partie des
Il - C'est d'abord David qui avait été
contacté. Enthousiasmé par le
Marius d'Arnault, il était prêt à trava
iller pour son auteur ~
mais découvrant que ce denuer s'aff
innait royaliste il cessa
toute collaboration avec lui. C'est alors
que Percier ct Fontallle
furent sollicités par l'intennédiUire de
Pâns Ils uccepterent de
dessiner les décors ~ M. Vincent, quan
t à lui, s'occupa des
costwnes. Amault, SOl/venirs .. "
1, p. 314, chiffre les
transfonnatiolls entreprises par le Théâ
tre-FrwlÇUis pour la
mise en scène de Lucrèce à 30.000 ou
40.000 frWICS .
12 - Ibid ., ) 11, p. 333-335 .
13 - Arnault, Souvellirs... , II, p. 205 sl}.
14 - Amault. SOl/vellirs .... II, p. 124.
- 642 -
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisielUles de 1791 à 1804
spectateurs, entendre parler de Rome, c'était être sans
références temporelle ni spatiale, c'était être dans le temps du
mythe et de l'universel.
Quant aux élites, leur formation scolaire laissait Wle
grande place aux humanités. La culture latine des auteurs des
pièces à sujet romain est évidente sauf, peut-être, pour Boutet
de Monvel. M. J. Chénier a été élève au collège de Navarre,
Luce de Lallcival au collège Louis-le-Grand. Ce dernier
obtiendra la chaire de poésie latine à la Sorbolllle sous
l'Empire. Quant à Arnault, fonné chez les Oratoriens de
Juilly, sa cOIUlaissance des texies antiques est excellente 15 •
Dans ses Souvenirs d'un sexagénaire J6 il mentiOlUle un Père
Petit qui apprenait à ses élèves à être citoyens tout en leur
enseignant l'art de bien dire à partir des texies anciens.
Somme toute, il n'avait qu'à continuer sur sa lancée. Utiliser
Rome comme truchement pour se situer politiquement était
dans la logique de son éducation. Ce qu'il fit d'une manière
un peu inconsciente, semble-t-il, dans Marius, oeuvre de
jeunesse 17 , devint évident par la suite. Pour Oncinnatus,
pièce écrite -contre Robespierre mais jouée «après la mort de
ce tyran» la tragédie perdit de sa force, écrit Arnault, car
décalée des événements : «Son etTet me prouva qu'une pièce
dont l'intérêt porte sur une question politique perd beaucoup
de sa valeur au théâtre, hors de la circonstance avec laquelle
elle est en rapport»lK. Connaître les textes n'empêche pas les
auteurs de les utiliser avec un souci de référence non pas
historique, mais morale. Toute leur culture même les y
15 - Cf J. Ehrard cd., Le collège de Riom et l'ellselgllemellt
oratorien ell France ail XVIIr siècle, Pans, C.NR.S., et
Voltaue Fowl<Jution, Oxford, 1993, entre autres l'articlc dc
L. Perol , «La bibliothèque du collège oratoricn d'Effiat», p 85103. Le collègc d'Effiat, moins important que celui de Juilly
avait déjà Wle bibliothèquc très intéressante. Cf. aussi la
postfacc de D. Juha. Punni Ics maîtres qu'Amault eut a Juilly,
mcnlÎolUlollS le pere Fouché, le futur duc d'Otrmlle qui
professait les mathemalitlUes, ct le père BiIluud (AlIIaudVarelUle).
16 - l, p. 51.
17 - Il est né en 1766.
1R- SOl/veil/Ys.. • , II, p. 123.
- 643-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
pousse. Il n'y a pas, à ce niveau, grande différence d'attitude
entre les lettrés et leur public. Choisir un sujet autique peut
être un moyeu pour les auteurs de faire passer plus facilement
leur message en s'adressant à un public beaucoup plus large
que celui de leurs propres opinions. Sous couvert de théâtre
historique c'est en fait un contenu politique qui est véhiculé.
Le théâtre devient alors une triblUle, et la fiction romaine,
renforcée par cette identification du public aux Romains euxmêmes, permet de réfléchir dans l'mùversel. Le message n'est
pas direct , c'est ce qui fait sa force. En outre, les
interprétations possibles sont souvent mwtiples et quand la
censure est rétablie ces lectures plurielles ne mettent-elles pas
à l'abri les auteurs, au moins momentanément?
Les grands thèmes abordés
L'Empire romai"
A parcourir la liste des pièces, il est évident que, dans
l'histoire romaine, la période qui a le moius inspiré les
auteurs esl l'époque impériale. Une seule pièce de notre
corpus en traile, c'est Epicharis el Néron . Legouvé y prend
parti contre le despotisme de Néron. Il amalgame des
événements de 65 et de 68, et présente les réactions de cet
empereur face au complot ell général. L'homme est féroce
quand il espère que la sitllation va tourner à son avantage.
Dès qu'il se croit sauvé il s'écrie : «Que d'échafauds dressés
vont payer mes douleurs 1 / li faut uue victime à chacun de
mes pleurs». Pison, le consul, lance Ull véritable appel au
meurtre contre le tyran : «Citoyen je souITrais ; consul je dois
agir. / Cherchons des conjurés : rien enfin Ile m'arrête» ,
Couthon, d'après Arnault, voulait interdire celte tragédie
donnée pour la première fois le 15 pluviôse an 11 au Théâtre
de la République. «Quand le mOlllent sera venu, nous
arrêterons l'ouvrage el l'auteuD> aurait répondu Robespierre.
Cette pièce était jouée le 9 Thennidor, rajoute le dramaturge,
voyant visiblement un parallèle entre la fin de l'empereur
- 644-
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisielUles de 1791 à 1804
romain et celle du révolutionnaire 19 • Il semble, Ù lire Arnault,
que pour les contemporains l'identification Néron-Robespierre
allait de soi et que Couthon et Robespierre avaient eux-mêmes
cette lecture. L'appel au meurtre du consul Pison ù l'encontre
du dernier des Julio-Claudiens devait alors être entendu avec
ses connotations contemporaines. Mais cela émit-il aussi
évident pour tout le monde avant le 9 Thernùdor ?
L'époque de l'Empire romain n'a pas autaJl1 frappé
l'imagination de nos auteurs que l'époque républicaine.
Quelles peuvent être les raisons de ce choix? Tacite était-il
moins étudié que Tite-Live dans les écoles '? PerSOlUle
n'envisageait-il l'instauration d'un Empire en France ou de
quelque chose qui lui ressemble? Pourtant le jour de la fête
de l'Etre suprême, le 20 Prairial (8 Juin 94), à la fin de la
cérémOlùe, un certain nombre d'anùs autour d'Arnault
discutent de «Robespierre (qtù) s'était si impmdemment
signalé à l'attention publique comme chef du sénat, conune
souverain pontife, comme dictateur enfin ... Dès lors, il nous
parut hors la loi par cela qu'il se montrait au-dessus de la loi,
par cela qu'Ü affectait l'empire»2o. Etre le premier du sénat,
grand pontife et avoir un imperium majeur caractérise, sallS
ambigu'ité, les pouvoirs des empereurs. Visiblement les
contemporains de Robespierre faisaient des rapprochements
entre leur époque et le début de notre ère et ils avaient une
cOlUlaissance suffisante des textes pour écrire tUle oeuvre
traitant de l'Empire romain. Tacite faisait partie des auteurs
bien connus. S'il fallait une preuve supplémentaire, je signale
qu'en 1807 Arnatùt écrira LUl Germanicus qlÙ sera joué en
1817. Il faudra chercher ailleurs le pourquoi de leur peu
d'intérêt pour l'époque impériale romaine cl leur attrait pour
la République.
19 - Amault, Souvellirs ... , p. 83.
20 - Ibid., il, p. 81-82. Tite-Live utilise les tennes d'adfectatio regni
à propos de Spurius Metius, persOIUlage de la République que
nous allons voir infra. La similitude des temlCS employés pur
Amoult montre sa bOlUlC cOJUluissance du texte de Tite-Live
sans UUClUl doute ; mais ici, il s'agit d'Empire ct l'auteur ne
commet aucune confusion. li cOlUlaÎl parfa itemenll es pouvoirs
des empereurs.
- 645 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
La République romaine
Les thèmes abordés dans les pièces traitant de la
République peuvent être regroupés sous trois rubriques.
Premièrement nous analyserons ce que disent les auteurs du
passage de la Royauté à la République avec l'exaltation des
grands héros fondateurs, Brutus, Mutius Scœvola, Horatius
Cocles et Valerius Publicol<l dans Lucrèce en 1792, NIl/tius
ScœvoLa en 1793 et Horatius Cocles en 179421 .
Deuxièmement, nous nous attacherons à la présentation des
héros populaires romains qui apparaissent dans Marius à
Minturnes en 1791 ct dans C. Gracchus en 1792. Nous
inclurons dans ce chapitre Junius ou le Proscrit donné en
1797 qui traite aussi de la lut1e entre Marius et Sylla mais
d'une façon bien différente. Enfin nous verrons l'ordre romain
glorifié dans Quinctius Cincinnatus en 1794, Quintus Fahius
en 1795 et ....·cipion consul en 1804.
- Le passage de la Royauté à la République :
Lucrèce, Nlutius Scœvola et Horatius CocLès : ces trois
titres se résument aux noms de trois perSOlU1ages qui devaient
être familiers à un large public car popularisés par les
morceaux choisis à destination de nombreux écoliers.
Dans sa Lucrèce, Arnault témoigne d'une connaissance
évidente des sources antiques. Mais à partir de là il réécrit
l'histoire ct y greffe une intrigue amoureuse. Sextus Tarquin
est présenté conuue amoureux fou de Lucrèce qu'il avait voulu
épouser quelque temps auparavant. Mais il avait été éconduit
par le père de la jeune fille en raison de l'hostilité politique de
celui-ci à l'encontre du père de Sextus, le tyran Tarquin, et
elle avait été mariée ù Collatin. Sextus Tarquin attire ainsi
dans un premier temps la sympathie, d'autant plus qu'il est
sensible tI j'amitié, amitié pour Collatin, époux de Lucrèce,
mais amitié réelle aussi pour un esclave. Le rôle était joué par
Saint-Phal, acteur très aimé du public22, ct cette distribution
21 - Virgil/ie de La llarpe peut être rattachée ù ce groupe. Je la
laisse cependant de côté parce qu'elle a été écrite en 1786
même si elle plaît aux spectateurs cn 1793.
'
22 - Arnuult, Souvel/irs ... , J, )1 . 240.
- 646-
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisielmes de 1791 à 1804
contribuait à rendre le persOlmage ambigu. Lucrèce, ellemême, n'est pas insensible à Sextus tout en restant la pure
matrone de l'lùstoire romaine. La conjuration contre Tarquin,
déjà quasiment en place, était dirigée par un inconnu et il ne
fallait qu'une occasion pour qu'elle éclate au grand jour.
Brutus, l'âme occulte du complot, faisant semblant de
confondre dans un moment de folie Collatill et Sextus révèle
le projet pour pousser tout le monde à l'action, déclenchant la
rage de Sextus et le viol de Lucrèce. Cette denùère est ainsi la
victime de Sextus mais elle est aussi la victime iImocente d'un
complot politique qui la dépasse. La réception de la pièce a
été nùtigée, à telle enseigne qu'au lendemain du 10 Aoüt
l'auteur de Lucrèce prit peur et s'exila en Angleterre puis à
Bruxelles23 . Certes, la critique de la tyra1Uùe présente dans la
pièce est beaucoup moins forte que dans Tite-Live, moins
manichée1Ule, mais la grande tirade qui termine la pièce et
qui est prononcée par Brutus près du cadavre de Lucrèce est
d'une autre veine
elle est porteuse d'un message
véritablement révolutionnaire:
Regardez cet objet de douleur et d'effroi .. .
Et vous, restes muets, plus éloquents que moi,
Purlez uux citoyens, pcrsuudez l'année;
Offerts ù tous les yeux duns la ville alannée,
Créez-vous des vengeurs: que le père, l'époux,
Vous contemple, frémisse et se rallie à lIOUS.
La nature et les lois sont du parti de Rome
Pour embrasser sa cause, il suffira d'être homme24
23 - Arnault, SO/lvellirs.. /., I, p. 351- 434.
24 - L'exposition du corps de Lucrèce est lUi appel à la sédition.
C'est le prototype en histoire romaine de l'assassinut qui
conduit le peuple à lu révoltc. Sous lu Républillue, de lu même
façon. Clodius assassiné sera exposé, à la demande de sa
fenune, en public, au fomm . Les révolutiOlUlaires Ile feTOnt pas
autrement après l'assassinut de Lepeletier de St. 1<argeau,
exposé torse llU pour que sa blessure soit visible aux yeux de
tous. Y a-t-il llil licn entre la représentation de Lucrèce el les
funérailles de Lepeletier ?
- 647-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
«Il suffira d'être homme»... il n'y a donc pas de
distinction entre «actif>} et «paSSID}. N'est-ce pas une prise de
position personnelle d'Arnault dans le débat qui a du agiter
l'opilùon pendant des mois f5 N'oublions pas que la section
parisienne du Théâtre-Français déclare le 30 Juillet 1792 :
«Une classe partictùière de citoyens n'a pas la faculté de
s'arroger le droit exclusif de sauver la patrie». EUe appela en
conséquence les citoyens «aristocratiquement connus sous le
nom de citoyens passifs à faire leur service dans la garde
nationale, à délibérer dans les assemblées générales, bref, à
partager l'exercice de la portion de souveraineté qui
.
.
26
.
appartient
a, 1a sectlOl1}}
Nous SOimnes confrontés aux aspects paradoxaux de
l'auteur. Ils permettent de comprendre qu'Amault, qui allait
voir David avec des fleurs de lys sur son gilet et qui prit le
chellùn de l'exil au lendemain du 10 Août, soit rentré en
France dès la fin 92. Arrêté, relâché grâce à l'appui d'anùs :
Fabre d'Églantine, Tallien, Roland, Pons de Verdtm ... il
passera la Terreur sans ennuis. Dans Lucrèce nous trouvons
témoignage des grands débats du temps, présentés par un
auteur volontairement provocateur et sans doute pétri de
contradictions, qui se dit aristocrate mais qtÙ est aussi enf,mt
des lunùères et fervent de Voltaire.
Mutius ScœvoJa a été dOlUlé pour la prenùère fois le
27 Juillet 1793. Même si Luce de L,Ulcival affiche sa dette
envers Ryer, il connaît très bien son Tite-Live. La prière qu'il
fait prononcer par Horatius Coclès au dieu Tibre est
quasiment la tTaduction du paragraphe 10 du livre Il de
l'auteur latin. Mais aux événements romains il ajoute une
intrigue amoureuse et intègre des personnages fémilùns. La
pièce ne sera éditée qu'en l'an III après la mort de Robespierre
et elle est alors dédicacée à «la citoyenne Beaufort», c'est-àdire à AlUle-Marie Montgerout de Coutances, comtesse de
Beaufort d'Hautpoul, qui groupa autour d'elle uue cour
25 - La pièce a été jouée en mai et juin 1792, elle a été écrite dans
les mois qui précèdent.
26 - A. Soboul, La Révolu/ion frallçaise , TcI, Gallimard, nouvelle
éd. 1988, p. 244.
- 648-
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisielUles de 1791 à 1804
d'hommes de lettres distingués27 . A l'occasion de l'édition
l'auteur remania certains passages et nous ne savons lesquels.
Il est donc difficile de dire si certains vers sont de 1793 ou
plus tardifs. Si, pour toute une période, les sentiments
révoJutio1lllaires de Luce de LancivaJ ne fon1 pas de doute, à
partir de 1793 - 1794 c'est moins net et il se retrouva en
compagnie d'auteurs jusqu'alors beaucoup moins engagés que
lui dans la Révolution. Ses remarques, dans la «Préface» à
propos des représentations de la pièce sont intéressantes:
Les acteurs se laissèrent intimider par les munnures de
certains individus tlui allaient partout répéliUlt que la
tragéùie de M. Scœvola n'était point à la hauteur des
circonstances, que la générosité de PorselllW était un
scandale, que Mutius n'était qU'WI modéré, et qu'enfin, pour
que la pièce fût il l'ordre du jour, il fallait que l'on accablât
d'injures l'eLUlemi qui lui rendait sa liberté et s'engageait
encore il respecter désonnais celle de sa patrie ... Enfln le
temps de la fédération étant écoulé, la tragédie de Mutius
Sca:vola fut reprise, mais on ne tarda point il la suspendre de
nouveilu, d'après les observations d'wl joumaliste ; depuis,
elle n'a point reparu.
Aujourd'hui que les esprits sont plus calmes, je la livre à
l'impression avec quelques changemens. Content d'avoir
trouvé dans l'histoire WI sujet vraiment républicain, je n'ai
pas prétendu en faire Wle oeuvre révolutiolUlUire : J'ai osé
croire que l'amour de la liberté et la haine de la tyrwUlie
étaient tracés dans les rôles de Junie et de Mutius Sca:vola
27 - Amault, SOIlVf.!uirs, il, p. 163-164, parle de Mme ùe Beaufort à
propos de la période 20 mai-5 octobre 1795 : «Cependant les
maisons de ctunpagne dont est remplie lu vallée de
Montmorency, et qui pour la plupart avaient été désertées sous
le régime de lu terreur, se repeuplaient. J'y fis cOIUlaissance
avec quelques personnes distinguées ; avec lu Chabeaussière,
possesseur ù Margency d'unc maison où le goilt des lettres et
celui du théâtre avaient réuni longtemps wle société
nombreuse
avcc Mme de Beaufort déjà COlUlUe
avantageusement dans le monde uvec son roman de Zilia et par
les jolies romances qui l'embellissaient». L'auteur soulignc la
cOlûonnité de ses gonts et de ceux de la dame. il rencontre
che:l elle wle société aimable : le vicomte dc Ségur,
Mme d'Avaux, LllI;e dc LUllcival.
- 649-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
avec une énergie à laquelle la feinte modération de Porsenna
ne faisait rien perdre de son effet: que Mutius devait quitter
PorselUla aveç fierté, mais saJll; l'insulter, et qu'enfin
PorseJUla lui-même, en se retirant pénétré des vertus de
Mutius et de JlUlie, et en disant: «je ne veux plus combattre
W\ peuple que j'admire», offrait Wl dénouement aussi
théâtral et non moins flatteur pour les Romains, que s'il fût
parti en disant : (de m'enfuis parce que j'ai peUD>. Que le
public juge.
La troisième pièce de ce groupe: !Jora/ius Cocles, acte
s
lyrique d'Arnalùt mis en musique par Méhut2 a été présentée
pour la première fois au public le 18 février 1794. D'après son
auteur, c'est une pièce de circonstance :
J'imaginai, pour mc cOlûonner au temps, sans dérogcr à mes
principes, de choisir dans l'histoire un sujet analogue à la
position où la France se trouvait avec l'Europe coalisée
contrc clle ; ce qui, abstraction faite des principes du
gouvemement, me foumirait l'oçcasion de louer, dans le
patriotisme d'un ancien peuplc, celui qui animait les années
2Q
franc,:aiscs .
Le cadre est le même que dans la pièce précédente mais
il n'y a pas d'intrigue amoureuse. Un choeur de femmes et lm
choeur d'hommes représentent le peuple. Le message semble
aussi plus radical. Ainsi Horatius puis le choeur reprennent :
«Jurons la ruine des rois, / Jurons la liberté de Rome». Les
Romains autour du tombeau de Brutus clament: «Si dans le
sein de Rome il se trouvait un traître / Qui regrettât les rois et
qui VOlùut un maÎtre / Qu'il meure au milieu des tourments».
Ils reprennent en fait le sennent de Brutus du Brutus de
Voltaire.
28 - Avec IloralÎl/s Cocles COlmllcnçe W\C collaboration cutre
Amault et Méhul qui allait durer dcs almécs. Sous l'Empire,
cclle équipc sem chargée de mettre cn vcrs ct en musiquc les
événemcnts mémorables.
29 - SOl/venirs... , n, p. 69-70.
- 650-
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisielUles de 1791 à 1804
Mucius Screvola et Horatius Coclès , qui dOlment leurs
noms à deux pièces et qui apparaissent dans la troisième
Lucrèce, sont deux héros qui agissent et dont les exploits sont
exaltés. D'après la tradition romaine, Cocles (<<le borgne») et
Screvola (<<le gauchem) sont deux mutilés qui ont
successivement sauvé Rome assiégée; l'un, en défendant seul
le pont Sublicius, grâce à son courage m,ùs aussi grâce à
l'action magique de son oeil unique; l'autre par la procédure
héroïque du serment frauduleux, après s'être trompé de
victime et avoir tué un comparse au lieu du roi Porsel11la.
G. Dumézil a parfaitement montré que si la religion romaine
est sans mythe, c'est que les mythes que l'on trouve chez les
Indiens védiques ou chez les Scandinaves, et qui existaient
aussi chez les Romains, ont été intégrés par eux à leur lùstoire
nationale. Leurs mythes ont été remaniés et portés à l'actif des
grands hommes. Ils deviennent des exemples qui servent
d'encouragement, de justification et sacralisent le pouvoiro.
Il n'est pas sans intérêt de noter qu'au coeur des
bouleversements révolutionnaires, les modèles républicains
romains sont repris et exaltés. Bien entendu, chaque auteur
réinterprète le mythe à sa convenance, qui n'est pas forcément
celle de la majorité des spectateurs. Il peut aussi y avoir
décalage entre l'état de l'opinion au moment où la pièce est
écrite, acceptée par les comédiens et le moment où elle est
donnée. Ainsi, Arnault, l'aristocrate, qui fait jouer sa pièce de
début mai à juin 1792 quitte la France après le 10 AoOt pour
l'Angleterre puis Bruxelles. Luce de Lancival qui donne son
Scœvofa le 27 Juillet voit sa pièce au coeur de l'e~u
politique de l'été 93 ; elle est interdite car trouvée trop
modérée par certains.
D'après Arnault la censure n'aurait accepté de laisser
jouer son Phrosine el Méfidore, que s'il produisait une pièce
patriotique. Ce qu'il aurait fait en 17 jours. Conune Phrosine
et Méfie/ore a été dOlUlée, on peut en déduire, qu'en Février 94
l'Horatius Cocles, écrit si rapidement, est bien considéré
comme une pièce patriotique. On imagine comment les vers
cités supra ont été lus par la censure commanditaire. Ils ont
obligatoirement été entendus à la gloire des dirigeants du
30 - La religion romain/! archal"qll/!, Payot, Paris, 1974, p. 90.
- 651 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
moment. En outre quand le choeur chante : «La cause qu'il
(ie Mucius Scœvola) sert aujourd'hui, / nu jour sera celle du
monde» l'universalité romaine sert de référence à
l'universalité du message révolutiOlmaire. A lire celte pièce,
on comprend qu'Arnault, qui avait appartenu à la Maison de
Monsieur frère du Roi, le futur Louis XVIII, jusqu';) son
départ pour Coblence, ait pu être exilé sous la Restauration
COlmne régicide bien qu'il n'ait pas eu à voter la mort du roe 1.
La pièce, qui avait eu l'aval de la censure durant la terreur
sera néanmoins rééditée après la mort de Robespierre en
même temps que le Cincinnatus. Sa lecture a du changer. Le
nom associé au mot «tyran» ne doit plus être le même «Un
peuple, je le recOlmais, / Est libre aussitôt qu'il veut l'être» ou
le choeur final
Les rois pesaient sur nos têtes,
Chantons la ruine des rois.
Les tyrans usurpaient nos droits,
De nos droits chantons la conquête.
L'homme a repris sa dignité,
Le peuple est entré dans sa gloire
Le peuple jure la victoire,
Quand il jure la liberté.
ne devaient plus avoir le même sens que quelques mois
auparavant... Utiliser l'lùstoire républicaine romaine la plus
ancienne et ses mythes comme truchement pour parler du
temps présent, permet toutes les libertés d'interprétation et
laisse place à l'ambiguïté. Il y avait tout de même un point sur
lequel il n'y avait aucune équivoque, c'était le traitement que
les Romains avaient fait subir à Tarquin: l'exil Ulùquemenl.
Au moment du procès du roi Louis XVI ce rappel de la
décision des illustres prédécesseurs était fréquent, cOllune le
montre la lettre de Ruault du 9 décembre 1792 :
C'est le cas d'imiter les Romains lJui renvoyèrent Tanluin ...
Mais il pourrait trouver un PorselUla duns son neveu
l'empereur '1 Si cela arrivait ce serait Wl triomphe de plus
pour la république qui saurait bien repousser et le PorselUlu
et le TurlJuin.
31 - Arnault, Souvellirs ... , n, p. 10.
- 652 -
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisielmes de 1791 à 1804
Parler de la transition de la royauté à la République romaine,
c'était ainsi rappeler implicitement que la mort du roi n'était
pas Wle obligation. Les Romains, eux, avaient su faire
autrement. Les sujets de ces pièces reflètent les discussions
des élites cultivées et dOl1I1ent UI1 aperçu des arguments des
UI1S et des autres.
- Les héros populaires romains:
Avec les Gracques commence le temps des grands
troubles politiques à Rome qui se poursuivent sous Marius et
Sylla. Deux grands héros populaires, C. Gracchus et Marius,
donnent leurs noms à deux tragédies de 1791 et 1792. En
1797 la troisième pièce traitant des guerres civiles porte en
titre le nom d'UI1 simple citoyen proscrit par Sylla : «Jtutius».
Quand Arnault fit jouer Marius à Min/urnes il avait tule
vingtaine d'années et appartenait à la Maison du futur
Louis XVIII qui lut la pièce, ne l'apprécia guère mais en
accepta cependant la dédicace32 . Elle témoigne d'une bonne
cOIUlaissancé' des sources et du latin chez notre auteur, de ses
lectures aussi. C'est Wle oeuvre très marquée par son
éducation et peut-être aussi par S011 affiliation à la loge
maçollltique du Patriotisme à Versailles. Elle pose le
problème de la guerre civile et Marius pourchassé est le
personnage sympaÛlique. Elle valut à Arnault un grand
succès auprès d'un public varié ; ainsi Le 10 Aout 1792, allant
de Saint-Gennain à Paris, il se fait arrêter à une barrière par
un factiollllaire «en guenj!Jes» ; il a des difficultés, on le
soupçOlme d'être un aristocrate dégIùse 3 :
C'est WI bon citoyen s'il y CIl a WI, répond le commandant en
se jetant il mon cou, c'est l'auteur de Marius, c'est,
poursuivit-il avec Wie emphase qui m'eût fait rire en tout
autre moment, c'est l'auteur de ce vers superbe :
Le peuple de tout temps fut l'appui du granù hOllune.
L'autew' d'wi pareil vers peut-il être WI aristocrate?
- C'est vrai , disent ceux des gardes qui étaient habillés, car
tous ne l'étaient pas.. . (l, p. 33 8-33 9)
32 - Arnault, Souvenirs... , l, p. 255 .
33 - Ibid., p. 337.
- 653 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
David est alors conquis et plein de sympathie pour l'auteur.
En revanche, quand le frère du roi quitte la France pour l'exil
il ne prévient pas Amalùt en qui, sans doute, il n'a pas
confiance et qui doit changer de dédicataire. Amitiés et
iIùmitiés se répartissent alors en fonction des sympathies face
aux opiIùons avancées dans Marius à Jvlinturnes. Les
réactions des élites ne sont pas différentes de celles des
factionnaires en guelùlles du 10 Aoflt. Dans ses Souvenirs
Arnault affirme que son Marius n'a été imprimé que cinq ans
après la représentation, c'est-à-dire en 1796. Or, d'après le
te>..1e cOllSlùté pour ce travail, la pièce a été imprimée «Chez
Maradan, rue du cimetière André-des-Arcs, n° 9,
l'an deuxième». Pourquoi ce décalage? Oubli? Ou désir de
faire oublier le succès d'alors '1 Certes, les éloges que lui a
valu sa première oeuvre dramatique out comblé le jeune
auteur et la vieillesse veuue il ne veut nullement eu réduire
l'importance. Pourtant, il y a conune un malaise. Ecrite par
lui comme une pièce historique, dit-il, elle fut reçue comme
un pamplùet politique dont le message semble l'avoir dépassé
et qu'il regrette en partie, du moins quand il écrit ses
mémoires. Il est toujours heurelLx du succès remporté, mais
pas ou plus tellement fier des véritables raisons qui lui ont
valu tant de suffrages. Il est possible que, tout jeune écrivain,
il ait été dépassé par son oeuvre mais il n'est pas impossible
non plus qu'il y ait eu chez lui un revirement politique entre
91 et 92 . En tout cas, avec la Restauration il a été exilé et il
aimerait bien reutrer en France. Le succès populaire et
durable de Marius est alors certainement uu élément en sa
défaveur dont il aimerait bien minimiser la portée en laissant
croire que l'édition a Inûné des années.
Le succès du C. Gracchus de M.-J. Chénier lui valut
d'être joué longtemps. Mais en 93, l'auteur, qui était partisan
des Girondins a lui-même des ennuis el les représentations de
sa tragédie ne font plus l'unanimité. Quand C. Gracchus
s'écrie sur scène : «des lois el non du sang 1» dans la salle,
Albitte reprend la formule à son compte mais en la
- 654 -
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisiennes de 1791 à 1804
transfonnant et en l'actualisant en : «Du sang et non des
lois !»34
En avril 97 Boutet de Monvel dOIUle Junius ou le
proscrit, fiction située à Rome pendant la domination de Sylla
et il se place du côté des syllaniens35 . Le personnage éponyme
et ses comparses ne sont plus les héros historiques de prelnier
plan comme l'étaient Marius ou C. Gracchus, ce sont des
citoyens plus ordinaires. Maintenant c'est Sylla qlÙ dirige la
politique et tout le monde doit tenir compte de décisions qui
les dépassent mais qu'ils assument car ils en reconnaissent le
bien fondé. Ainsi, ce n'est pas le dictateur seul qui choisit le
devetur de Junius mais c'est IDl vote du tribunal, sur la scène
(acte III, scène 5) qui décide de la condamnation du
mariatuste Junius36 . La pièce donne lieu à lm débat sur la
justice et l'équité avec IDl appel ù la clémence du côté des
vainqueurs : cf. Acte III, scène 2, Decius (fiancé de TuJ1ie)
implore la pitié pour Juruus en fonction de droits qui hri
viendraient de ses malheurs :
Trop de sang et de deuil a tenu notre gloire,
Et les pleurs des vainçus ont souillé la victoire.
Ah! ne relevolls point œs éçhafuuds sanglants
A peine renversés par des dieux bielûaisrults
On a vu trop longtemps la fureur, la justice
De Rome tour-ù-tour prolonger le supplice.
Une extrême équité lIOUS a rendus cruels.
Faut-il de la pitié renverser les autels?
De l'étut gangrené, lon:iqu'on tente la çure,
Suns doute Wl fer profond doit trançher lu blessure
34 - Amault, Souve/lirs .. ., II, p. 33.
35 - 11 faut 1Ioter lu rareté des opinions favorables à Sylla druls toute
j'historiographie avruilles travaux de F. Hinard. La position de
Boulel de Monvel est à çet égard intéressante.
36 - L'obéissance n'est pas aveugle. On cache, on protège le proscrit
dans la mesure du possible. Cette fiction «romaine» n'est pas
SrulS rapprochement possible avec Wle situation contemporaine
bieu cOJUlue, celle de Talma cachant chez lui en même temps
Wl actew' Fusil qui avait participé aux événements de prairial
an m et Wl royaliste llui avait participé aux joumées de
vendémiaire rul IV.
- 655 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
La vertu nécessaire alors c'est la rigueur.
Mais quand des jours plus doux ont chassé la terreur,
TIlémis, vers la pitié fait pencher la balance,
Et la sévérité fait place à la clémence.
Réponse de Tullius:
Ces accens généreux, organes du malheur,
Ne sont point, Decius, étrangers à 1110n coeur.
Mais du salut COlillnUll la voix impérieuse
Etouffe cette voix pour lui trop périlleuse.
PardOlmer, c'est offrir à mille furieux
D'lUI retour implUlÎ l'exemple dangereux.
Veux-tu donc, réveillant d'intestines alannes,
De nouveau livrer Rome au tumulte des armes
Et qU'lUl sang corrompu que tu veux épargner
Dans les flots d'lUI sang pur l'expose à se baigner?
La scène finale célèbre le consensus retrouvé grâce à Jwùus
mourant qui se repent de ses erreurs passées. La référence à
Rome n'est ici qu'un prétexte qui pennet de faire usage de la
fable, de magnifier le présent par le rappel des Anciens, pour
en appeler enfin à la réconciliation mais sur la base d'wle
condamnation des événements passés. C'est quasiment
l'autocritique d'WI révolutiOlmaire reconverti. Boutet de
Monvel qui célébrait le culte de la Raison à Saint-Roch en
1793 37 prend ainsi position dans le contexte des élections de
l'an V qui voient un renforcement de la droite monarclùste
dans les conseils ..Néanmoins, cOllune c'est Talma qui jouait
JUlÙUS on peut penser que le message verbal était tempéré par
la persolUlalité sympathique au public qui interprétait le rôle.
- L'ordre romain:
Arnault affirme avoir écrit Quinctius Cincinnatus pour
protester contre Robespierre. C'est WIe tragédie qui se veut
politique et non pas historique. Pourt;ull le point de départ de
l'intrigue est dOlUlé par Tite-Live, IV, 12-16. Pendant la
37 - Amuult, Souvenirs ... , I, p. 285, Il. 1.
- 656-
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisiennes de 1791 à 1804
famine de 440-43938 , Spurius Ma:lius a acheté du blé sur sa
fortune personnelle et l'a distribué au peuple, gagnant la
sympathie des masses. il est dénoncé au sénat, soupçonné de
vouloir s'emparer du pouvoir. Un dictateur est nonuné,
Cincirmatus, qui choisit Servillus Ahala conune maître de
cavalerie. Mellus, refusant de suivre ServiIJus chargé de le
conduire au dictateur, est tué par lui. Servillus est félicité par
Cincinnatus. Arnault, dans sa tragédie, laisse de côté le titre
de dictateur de Cincinnatus, il l'intitule «consul», et ne dorme
aucun titre particulier à ServiIJus Ahala mais en fait le fiancé
d'Emilie fille de Ma:lius, ce qui corse le débat. En fonction du
calendrier prévu pour les représentations, Quinctius
Cincinnatus a été donné après la chute de Robespierre.
D'après son auteur, le sujet qtÙ rapprochait Robespierre et
Ma:lius était passé d'actualité, ce qui priva la pièce du succès
escompté. Mais dans cette tragédie il n'y a pas qu'une
condamnation de Robespierre. On y trouve aussi l'affirmation
à l'acte Il, scène 4 d'lUl clivage dans le peuple. D'Wl côté on
trouve ceux qui se sont laissé abuser mais qui sont aussi les
complices de Ma:lius et d'autre part le vrai peuple associé au
sénat..
- Cincinnatus:
SouJ1i"ez-vous qu'abusé par ses vertus ülclices,
Un peuple Je clients, d'amis ou de complices,
Au mépris du vrai peuple, au mépris du sénat,
Absolve sous vos yeux l'elUlelllÎ de l'Etat '1
On est loin de la tirade finale de Lucrèce : «il suffira d'être
homme».
Le point de départ du Quintus Fabius de Legouvé donné
en Juillet 95 est Wl passage du livre VIII de Tite-Live39 . En
325, pendaIlt les guerre salluùtes, le maître de cavalerie
38 - La famine du V· siècle romain n'cst pas salis parallèles
possibles avec celle que cOllllUissuit alors Paris : aux suicidés
dans le Tibre pour échapper ù lu faim répondent lçs suicidés
dans la Seinc pour échapper au même tounnent.
39 - § 30-35 .
- 657 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Q. Fabius profitant de l'absence du dictateur Papirius Cursor
livre bataille en dépit des ordres de celui-ci et remporte la
victoire. Colère du dictateur. Fabius défend sa cause ; il est
soutenu par son père qui en appelle au peuple. Le peuple
n'use pas de son droit mais se met à prier le dictateur de faire
grâce au jeune honune. Le dictateur alors pardonne: «Voilà
qui est bien Quirites. La discipline militaire l'a emporté ainsi
que le prestige de l'autorité suprême». Fabius, qui a combattu
contre l'ordre de son général n'est pas acquitté par le peuple
qui juridiquement le pourrait. Condamné par le dictateur pour
son crime il est gracié par le dictateur. Tout est dans l'ordre.
Legouvé cOlUlaissait bien ce te>..1e, c'est évident, mais à
partir de là il a bricolé pour faire passer son propre message.
Comme pour la pièce précédente le titre de dictateur est
occulté, remplacé par celui de consul. Le Ulème général est
un appel à la discipline, une valorisation de l'autorité. Il
montre que la décision populaire est moins légitime et moins
fondée que la décision du consul car la foule est versatile. Sur
scène, lors d'un vote, le peuple n'arrive pas à se départager sur
le devenir de Fabius et demande au consul d'intervenir, puis
quelque temps plus tard, lorsque Fabius est sur l'échafaud,
unanimement, dans l'émotion du moment, il change d'avis et
demande la grâce du condamné. La foule est immature, elle
ne réfléchit pas mais agit par pulsions. Le mieux pour elle est
de s'en remettre au chef. Parallèlement, le contexte des
victoires militaires à l'extérieur affieure dans la pièce et
valorise le pouvoir des élites. Remporter la victoire est un
signe évident des capacités à gouverner. Le mieux pour le
peuple est donc de s'en remettre à plus capable que lui.
Quand Arnault écrit Scipion Consul, sa vie a bien
changé depuis la représentation de Cincinnatus. Après avoir
été chargé de mission par Bonaparte, il est devenu son ami. Il
a participé Ù la journée du 18 brumaire. Il est devenu membre
de l'Institut, a reçu la Légion d'honneur. Il est chargé de la
division des théâtres et de l'instruction publique au ministère
de l'intérieur dont Lucien Bonaparte, puis Chaptal seront les
titulaires. Lors de la création de l'Université, Arnault
deviendra conseiller et secrétaire général de celle-ci.
- 658 -
�L'image de la Rome autique
sur les scènes parisiennes de 1791 il 1804
Scipion consul a été présentée par les élèves du Prytanée
de St. Cyr en Août 1804. Notons qu'un fils d'Arnault est
mentionné dans la distribution des rôles. Il joue un édile qui
ne dit qu'une seule phrase : «Que le scmtin d'accord avec
l'opinion, / Pour consul aujourd'hui proclame Scipion». On
peut penser que son père ne lui fait pas prononcer n'importe
quoi. Comme ce n'est visiblement pas la beauté de la rime qui
a été recherchée, on peut conjecturer que ce qui est important,
c'est le contenu du message. Il s'agit de l'élection au consulat
de Scipion (l'Africain). En 206, il rentre d'Espagne pour se
faire élire consul. Il reçoit comme <<provincia» la Sicile, et il
obtient du sénat, co nUlle proconsulat «la province d'Afrique».
Il avait menacé d'en appeler au peuple si le sénat refusait. En
clair, cela signifie qu'il veut porter la guerre en Afrique, audelà de la mer. Le parallèle est clair. En 1804, on prépare
l'invasion de la Grande-Bretagne et il faut conditionner
l'opinion. C'est une petite pièce de circonstance à la gloire du
consul et de la guerre de conquête. Arnault cherche à faire
oeuvre non d'historien mais de propagandiste. Il veut édifier
la jeunesse ' et formcr les caractères de demain. L'histoire
romaine n'est pas analysée comme «histoire», mais COllune
mythe, ce qui permct de réfléchir dans l'universel. Arnault
précise ainsi le modèle du chef idéal qui doit se définir en
fonction du destin de la nation et en dépit des envieux et des
jaloux.
Fin de l'acte, Cécilius :
Toi qui de nos guerriers est déjà le modèle,
Monte au suprême rang où le peuple t'appèle ;
Où parvenu si jewle après tant de travaux,
Tu vas grandir encor par des exploits nouveaux.
D'lUl plus brillant destin ce moment est J'aurore :
Tu fis déju beaucoup, tu feras plus encore.
Ô Père du héros qui fonùa nos remparts 1
Dieu protecteur de Rome, ô Quirinus! ô Mars 1
Protège le consul et sa vaste entreprise!
Que Neptwle propice aussi le favorise 1
Que d'WI conunWI accord et les eaux, et Jes airs,
Respectent ses vaisseaux libérateurs des mers ;
Et laissent au génie, Il la force, au courage,
Le droit de décider entre Rome ct Carthage!
- 659 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Et vous, feux de Vesta, feux toujours alhunés,
Consacrez d'un consul les voeux accoutumés.
Ô Scipioll 1 Le dieu qui nous sert de barrière,
Le dieu Tenne, jamais ne retoume en arrière
Si 1I0S fiers elUlemis, sous votre consulat,
Tentaient de repousser les bomes de l'Etat
Dans son intégrité jurez de le ùéfendre,
Jurez de le sauver.
Scipion:
Je jure de l'étendre.
Depuis 1794, il semble évident que le général victorieu.\:
occupe une place particulière dans l'imaginaire des auteurs
dramatiques. Comme chez les Romains, le succès des armes
témoigne d'une capacité particulière à gouverner et fait du
chef de guerre un être d'exception, au dessus du COllunUll des
mortels. Il doit être obéi et respecté car il incarne le destin de
la Nation. Lui seul peut obtenir le consensus et la concorde.
Le tenne de «dictateur» est occulté, sans doute parce que ceux
qui connaissent les textes savent que ce mot n'a pas le même
sens chez les Romains anciens que chez les spectateurs
français du moment et ils veulent éviter les confusions. Ils
préfèrent utiliser le tenne de «consul» porteur des valeurs
positives de l'ancielUle Rome.
Toutes les pièces écrites enLIe 1791 et 1804 ne traitent
pas de la Rome ancienne, loin s'en faul. Mais celles qui le
font constituent cependant une partie importante de la
production en nombre et en qualité. Ce sont des productions
néo-classiques tout à fait de leur temps. Il serait intéressant
d'analyser le vocabulaire, les senliments, les relations
amoureuses ( très diCférentes de ce que nous connaissons de
Rome), l'idée de la nature, de l'amitié; mais cela dépasserait
le cadre de cette brève présentation. Les auteurs connaissent
les sources anciennes mais ils ne se sentent pas liés par elles.
Ils en présentent des variations très libres. Dans ce domaine
ils ne se comportent pas différemment des Anciens. Ils font
un travail non d'historiens mais de lilléraires jouant
- 660-
�L'image de la Rome antique
sur les scènes parisielUles de 1791 à 1804
indéfiniment sur les mêmes thèmes qu'ils choisisseut
soigneusement en fonction du contenu politique qu'ils veulent
faire passer.
Dans les oeuvres que j'ai étudiées, si les auteurs
recherchent d'Wle manière privilégiée leur inspiration dans la
Rome antique pour faire passer leur message c'est qu'ils ont
besoin du mythe qui permet les déplacements, les libertés
d'interprétation et les lectures plurielles. L'lùstoire
républicaine de la période la plus ancienne s'y prête
davantage que l'lùstoire impériale, parce qu'elle est ellemême, comme les travaux de Georges Dumézil l'ont montré,
mêlée de mythes anciens sacralisant le pouvoir. En outre, la
période républicaine est une période de guerres de conquêtes.
Les épisodes militaires dont elle founnille s'adaptent mieux à
la situation alLX frontières nationales des années 92 et
suivantes que le modèle impérial de la «Pax rOma11(1» .
Il s'agit pour les auteurs de convaincre, d'entraîner dans
leur sillage politique, de rassurer aussi parfois. Dans les
moments d'incertitude, il pouvait être réconfortant de se
rappeler les Romains qui avaient connu des situations aussi
difficiles. Cela ne les avait pas empêchés de survivre et
même d'imposer leur modèle à l'univers. A partir de fln 94, ce
qui domine, ce sont les messages de nécessaire ralliement à
l'ordre. Le peuple est inconstant, versatile, il a besoin d'un
guide qui sache interpréter ses volontés profondes. Celui qui
sait, qui est le modèle, c'est le consul. Legouvé aussi bien
qu'Arnault, dans leurs oeuvres du moment occultent le terme
de dictateur, pourtant présent dans les sources ancielUles
qu'ils connaissent bien. Ils ne veulent pas eiTrayer. Dès 95
Arnault sera dans le sillage de Bonaparte. En 1804, dans
Scipion, il exalLe le pouvoir du consul, sa jeunesse, sa
vaillance nùlitaire. Ce n'est pas pour autant un honune aux
ordres. Il a choisi de se faire le chantre de Bonaparte ptÙS de
Napoléon, se comportant tel un Virgile moderne. Arnault Méhul sont les auteurs de quasiment toutes les cantates
célébrant les grandes joumées du Consulat et de l'Empire.
Tous les grands débats d'idées de la période sont passés
par le filtre romain. Filtre ou prisme défonnant ?
- 661 -
��Thalie et Melpomène face à leurs juges
(la critique théâtrale sous le Directoire)
Michel BIARD
La critique au Üléâtre est l'égide de l'art, et [... ]
si l'on ne veut pas le voir absolwnent
s'anéantir, il faut rétablir sa protectrice dans
toute l'étendue de ses droits'.
Avant 1789 la critique t11éâtrale ne se limitait pas ~\ une
pure critique esthétique, omettant le domaine du politique
pour n'être qu'un reflet, plus ou moins fidèle, de l'activité des
spectacles de Paris et des provinces. Certaines pièces,
aujourd'hui par trop oubliées, ont alors suscité de vives
querelles politiques2 et, de plus, le simple fait pour un critique
d'exercer sa plume sur telle œuvre plutôt qu ' une autre n'était
pas forcément le résultat d' un seul vœu littéraire. Le compte
rendu utilisé comme arme politique existait déjà, ne serait-cc
que parce que le théâtre était devenu un espace public où
s'exerçaient les passions, même si l'accès aux loges, voire au
parterre, Il ' était pas ouvert à tous. Conversations,
correspondances, lettres ouvertes, libelles, almanachs des
spectacles retentissaient des échos de la scène tandis que le
journal devenait progressivement le support privilégié de la
critique théâtrale grâce au prestige des Fréron, La Harpe et
autres Geoffroy, grâce aussi à la fréquence, même relative, des
1 - Courrier des spectacles, nwnéro du 28 pluviôse an V.
2 - Cf. (à litre d'exemple) Michel Biard, <<.Mythe cl création
théâtrale : Le Siège de Calais uu siècle des Lwnières», dans
Les Bourgeois de Calais, fortunes d'un my/he, Calais, J 995,
p. 11-21.
La République directoriale, C'termollt-Ferral/d, 1997, p. 663-678
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
parutions qui fTayait la voie à la toute-puissance de la feuille
quotidienne3 .
Dans le monde strictement réglementé du théâtre,
l'événement révolutionnaire représente l'irruption du
libéralisme, tandis que l'éclosion d'une presse qui jouit d'une
réelle liberté de ton amène des bouleversements radicaux pour
les critiques théâtraux. Même si certains livrent des combats
d'arrière-garde et versent force lannes sur la prétendue
décadence d'Wl théâtre qui multiplie les allusions aux
circonstances4• même si le NJoniieur déplore «le despotisme»
du publicS, autrement dit d'un public qui n'est plus celui des
connaisseurs d'avant 1789, l'immense majorité des critiques
participe à la pédagogie de la régénération qui utilise le
théâtre comme support. Désormais les pièces sont jugées tout
autant, sinon plus, sur le fond que sur la forme, a jortiori à
partir de l'été 1792 et des premiers mois de 1793 lorsque la
censure et surtout l'autocensure opèrent un insidieux retour.
De simples «thermomètres du patriotisme» oscillant au gré
des fréquences ct de la puissance sonore du Ça ira ou du
o Richard, 0 mon roi, fluctuant en fonction des affrontements
verbaux ou physiques entre patriotes et modérés, les spectacles
deviennent un outil majeur de l'acculturation politique. Les
critiques théâtraux (ct leurs infonnateurs) suivent, bon gré,
mal gré, le même cheminement. Là où en juillet 1790 l'on
pouvait encore se gausser de la mauvaise qualité des œuvres
1 - Cette immédiateté de la critique reste longtemps l' lUI des
argwnents majeurs de nombreux journaux. Ainsi le 5 ventôse
an V, Le Pan, propriétaire ct rédacteur principal du 'ourrier
des spectacles, qui paraît depuis nivôse an V, WUlonce
«J'analyse et l'exwnen des pièces nouvelles, de quelque Uléûtre
que ce fût, le lendemain même de la première représentation».
4 - Tel est le cas de Le Vacher de Chamois jusqu'aux événements
de l'été 1792 qui le réduisent au silence ct le conduisent à
l'Abbaye (Cf. Jewl-Yves Tréguier, La critique dramatique el
l'esprit public à Paris, de 1789 à jal/vier 1793, mémoire de
maîtrise dacl. sous la direction de Cailierillc Duprat, Université
de Paris 1, 1995).
5 - Monileur, nwnéro du 1cr décembre 1791 .
- 664-
�Thalie et Melpomène face à leurs juges
(la critique théâtrale sous le Directoire)
de circonstance écrites lors de la Fête de la Fédération6, en
l'an II les pièces sur le siège de Toulon ou celles qui
vilipendent émigrés et réfractaires, agioteurs et conspirateurs
en tout genre, sont avant tout jugées à l'aune de leur message
politique, les qualités littéraires venant en second dans
l'appréciation portée.
Comme en d'autres domaines, Thermidor fait ici office
de rupture et l'an III suscite les glissements progressifs qui
remettent en cause cette conception de la critique théâtrale. Le
Directoire hérite ainsi d'une critique qui souhaite retourner
aux sources premières. Certes «Thalie et Melpomène doivent
également servir à l'instruction des magistrats et au bonheur
des hommes» 7, mais l'honuue de plume qui se prétend leur
juge doit désonnais afficher la plus stricte neutralité politique
et se muer en censeur littéraire. Un almanach publié en
l'an VII porte à cet égard un titre évocateur: Melpomène et
Thalie vengées ou Nouvelle critique impartiale et raisonnée,
tant des difJérents théâtres de Paris que des pièces qui y ont
été représentées pendant le cours de l'année dernière 8•
Le critique impartial et doué de raison s'attache
désofl1uÙS aux détails charmants, aux couplets saillants, aux
plaisanteries pleines d'esprit, à tel plan dont la marche est
vive et gaie. li ne saurait omettre de commenter le jeu des
comédiens, de décrire l'enÛlousiasme excité par la sensibilité
ct l'organe enchanteur de telle jeune élève de Melpomène el
de Thalie, d'évoquer tel ou leI acteur qui grâce à l'étude
approfondie de son rôle a su offrir au public des instants d'un
vrai talenL Par contre une partie infime de sa prose est
réservée à des allusions politiques et parfois même le désir
d'occulter un passé encore chaud le pousse à réclamer
ouvertement que cesse toute référence politique. Lorsque
6 - Les Révolutiolls de Paris dénoncent celte floraison soudaine de
pièces, «avatars dramatiques (quiJ mourront comme
l' engouement momentané auquel elles sont dues ou qu 'elles
ont excité» (n° 54, juillet 1790).
7 - luticle de Trouvé dW1S Le Monitellr, numéro du 29 genninal
un IV.
8 - Cité par Jacques Hérissay, Le MOllde des théâtres pendallt la
Révolutioll. 1789-1800, Paris, 1922, p. 372.
- 665 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Lemercier, dans une tragédie inspirée d'un conte de Rousseau
(Le Lévite d'Ephraïm) et représentée au Théâtre de la
République, trace le portrait d'»Abaziel [... ] très mauvais sujet
et terroriste décidé», le critique du très modéré Moniteu~
s'emporte :
ce sont là de ces objets que l' art doit reculer des yeux. Et
puis, pourquoi représenter Robespierre sous le nom
d'Abaziel ? Pour le mince avantage de faire applaudir
quelques vers de circonstance, de faire faire des applications
qui nuisent nécessairement au succès gènéral de l' ouvrage,
parce qu' elles détruisent toute illusion. L'auteur avait assez
de ressources dans son talent pour se passer de ce petit et
mauvais moyen.
Ne plus évoquer les moments difficiles de l'an II ne
signifie pas pour autant octroyer le pardon à ceux que tout un
chacun stigmatise à présent conune des tigres assoiffés de
sang. Le critique du Courrier des .\pectacles ne s'y trompe
pas en livrant aux lecteurs un compte rendu de l 'A mour el la
Paix, pièce donnée au Théâtre de l'Ambigu Comique. La fin
de cette œuvre amène sur les planches des porteurs de
pancartes où sont inscrites « ... tbeaucoup de dénominations,
Royalistes, Jacobins, Démagogues, Suspects, Muscadins,
Démocrates, Fédéralistes, Terroristes I... j». Toutes ces
pancartes sont annilùlées en un joyeux autodafé
qu 'accompagne une réconciliation générale, ce qui déplaît
fortement au journaliste : «Les plaies cmelles que les
Jacobins, les Terroristes, etc., nous ont faites, sont encore
trop ouvertes pour les oublier si facilement. Jetons un voile
sur les erreurs, mais ne fratemisons jamais avec le crime et
ses suppôts»'o.
Malgré celle nuance, la plupart des mercenaires de la
plume qui vendent leurs impressions et cOllunentaires
théâtraux aux journaux condalnnenl sans appel l'habitude si
répandue à partir de 1789 de semer au fil des dialogues de
multiples allusions aux circonstances politiques du moment.
Ladite condamnation est portée au nom des grands principes
9 - Moni/cur, nwnéro du 15 gCrnUnal an IV.
10 - Courricr dcs spcctacles, numéro du 24 00r6al un V.
- 666-
�Thalie et Melpomène face à leurs juges
(la critique théâtrale sous le Directoire)
littéraires tout autant, sinon plus, qu'en raison d'une volonté
d'aseptiser politiquement la vie théâtrale. D'ailleurs les
références politiques ne sont-elles
pas par essence
périssables?
les applications que 1'011 applaudissait si fort les années
précédentes n'ont plus la même force et cela est assez
naturel ; les applications se faisaient contre les gouvemants
d' alors, que l'on détestait généralement ; au lieu que dans ce
moment, où tout semble vouloir nous rendre moins
malheureux [... ] les applications ne s'appliquent plus aux
gouvernants actuels, ce qui leur ôte toute leur force 11 ;
ces plaisanteries sont aujourd'hui le signal le plus certain de
l' applaudissement général, mais bientôt elles perdront tout
leur sel [.. .]12
Néanmoins tout cela peut rester au stade des vœux pieux
même si Thalie et Melpomène obtempèrent aux conseils de
leurs juges et que les auteurs évitent soigneusement toute
digression politique. Une œuvre créée pour le théâtre ne vit
que si elle est jouée et un texte conçu avec un scrupuleux
esprit de neutralité politique peut évoluer avec le jeu et le ton
des acteurs comme avec les réactions du public qui participe
II - Id., numéro du 10 prairial an V.
12 - La Décade philosophiqlle. lil/éraire el politique, lllunéro du
10 thermidor an V. Le 10 brumaire an VI, le même joumal
reprend à nouveau cette argwnentation dans Wl compte rendu
des Vrais HOllnêles Gens, pièce de la citoyenne Villeneuve,
donnée au Théâtre de la République : «l ' estimable auteur de
cet ouvrage vraimenl patriotique, doit sentir que dans toute
autre circonstance que celle où nous nous trouvons, ni son
intrigue, ni ses caractères ne seraient faits pour supporter le
grand jour de la scène [... ]». Précisons que la pièce fail avant
lout référence aux événements de fructidor et que le public, au
témoignage du critique lui-même, n' a guère été choqué par les
allusions : «Le public a témoigné par des applaudissements
combien il goûtait encore le souvenir du 18 Fructidor et
l' expression des maximes républicaines [... l».
- 667 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
pleinement à la représentation 13 • Le citoyen Saint-Marcel
cOlmaît une mésaventure semblable avec sa première
tragédie, donnée au Théâtre de la République. Il est vrai que
le choix du sujet (Caton d 'Utique) n' était pas des moins
périlleux ! Saint-Marcel «n'a point couru après les
applications, après les vers de circonstance. Si des
spectateurs, très peu capables sans doute de se transporter en
idée à Rome ou à Utique, ont cherché et applaudi quelques
allusions forcées et malignes, ce n' est pas la faute de
l' auteUD)14. Pire, le thème du suicide héroïque, de la mort
romaine choisie par Lebas, Rillll, les six martyrs de prairial et
d'autres encore, ne peut emporter en l' an IV l'adhésion de
spectateurs qui «ont pam se refroidir. Le stoïcisme de Caton,
qui veut jouir de la vue de son fils mort percé de coups, n a
prodtùt sur eux qu'une sensation pénible, et le suicide froid et
raisonné du héros d'Utique n'a fait verser aucune larme»15.
Au-delà du fond et de la forme des pièces, c est somme
toute le public lui-même qui autorise le critique à égarer sa
plume sur les voies de la politique puisque de toute évidence
chaque spectateur ne manifeste pas «tous les sentiments qui
doivent alùmer tout Français»lb. Pour que le monde des
ombres retrouve calme ct sérénité, la plupart des critiques
théâtraux réclament de Jacto Wle épuration du public qui
écarterait des spectacles les héritiers potentiels du
j acobinisme cOlrune les nostalgiques de l' Ancien Régime.
Une république apaisée et un théâlre rendu aux seuls combats
13- Louis-Sébastien Mercier le faisait déjà observer avant la
Révolutioll : «tout prête à l'ulterprétation. C'est aUlsi que le
public sc venge duns certaulCs occasions ~ il n'écoute plus les
vers que pour saisir ceux dont il peut détoumer le sens, et le
rendre applicable à ses anathèmes. Les censeurs, les
comédiens sont en défaut ~ ils n'ont pas prévu, ils n'ont pas pu
prévoir ce qu'on ferait sortir de tcl passage 1... 1 le public ne
cherchant que ùes allusions, en trouve d' muperçues : et dans
tous les coins de l'ouvrage il fuit dire bon gré mul gré, à la plus
vieille tragédie, et dont les héros sont en Mauritanie, l'Iùstoire
du temps présent» (Tableat/ de Paris, Paris, édition de 1994,
tome il, p.750-75 1).
14 -Monitel/r, nwnéro du le, floréal ail TV.
15 - l Ot/mai de Paris, numéro du 29 gennina1an IV.
16 - ('ot/l'J'iet' des spectades, numéro du 14 thcmùdor ail VI.
- 668 -
�Thalie et Melpomène face à leurs juges
(la critique théâtrale sous le Directoire)
littéraires nécessitent de concert la nùse à l'écart des
extrêmes. Reste qu'en fonction de leur sensibilité politique
propre ou de celle du journal auquel ils livrent leurs écrits, les
critiques théâtraux ne choisissent pas les mêmes cibles de
prédilection.
Celui du Journal de Paris jette un anathème commun
sur <des gens de parti [qui trouvent] dans le dialogue de
fréquentes occasions d'applications dans leur sens
contraire» 17. Celui du Courrier des spectacles vilipende Wle
«certaine classe d 'hommes» opposée aux honnêtes gens l8,
multiplie les piques portées aux Incroyables qui s'agitent
beaucoup au spectacle l9 , attaque tous ceux qui prêchent
l'irréligion20 et félicite une petite pièce intitulée Le Pari dans
laquelle un dragon nommé La Terreur revient de captivité et
change son surnom en La Douceur car on lui a eX'Pliqué « ... à
son retour en France [... ] que la Terreur n'y rentrerait
jamais»21.
D'autres concentrent davantage leurs attaques tels les
critiques qui officient au Censeur dramatique et à la Décade
philosophique. La prenùère de ces feuilles, sous la direction
de Grimod de la Reynière, pourfend avec assiduité les anciens
17 - JOl/rnal de Paris, numéro du 8 pluviôse an V.
J 8 - ol/rrier des spectacles, nwnéro du 14 ventôse an V.
19 - Id., numéro du 7 pluviôse an V. Encore faut-il préciser que le
message est marqué du sceau de l'ambiguïté : «TIléâtre
Montausier. La pièce des lncroyahles avait attiré beaucoup de
monde hier à ce Uléâtre ; les WIS comptaient y voir Wle critique
de la mise actuelle de la jewlCsse ; les autres se flattaient d'y
trouver une leçon aux artistes assez maladroits pour faire servir
leurs talents à semer la divisioJ1).
20 - Id., nwnéro du 29 pluviôse et du 14 ventôse aJl V. Le
29 pluviôse, c'estull vaudeville de Garnier, Les Bons Ap6lres,
qui déclenche les foudres du o/lrrier des spectacles : «lu
pièce enlière est d'Wle irréligion capable de choquer les
persOlUles les moins susceptibles. Nous ignorons ce qu'on u
gagné ù détruire cn nous les principes de notre religion.
Apparemment CJue ceux qui écrivent de la sorte, s'imaginent
que l' ordre social peut s' en passer. Nous pensons CJue le public
se passerait plus aisément de leurs pièces, s' ils n ' en savent
faire que de ce genre» .
21 - Id., nwnéro du 8 brumuire un VI.
- 669 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
Jacobins coupables de perturber les spectacles, au grand dam
des honnêtes gens qui sont les <<véritables juges de la
Comédie». Ainsi lors de la représentation de Falkland, drame
de Laya «l'estimable auteur de l'Ami des Lois», le journal
déplore qu'»une horrible cabale, dont les chefs bien connus et
bien signalés, tiennent à un parti qui a déclaré aux talents et à
la vertu une guerre à mort, s'était emparée ce jour-là du
parterre» 22.
A l'opposé, la Décade philosophique porte l'essentiel de
ses coups contre les royalistes ou crypto-royalistes13 qui se
manifestent dans le public, et ce n' est certes pas un hasard si
ses comptes rendus théâtraux tendent à se dépolitiser après le
18 fructidor an V. Les «gens de goût et vrais c0l1l1aisseurs»24
ne sont pas ici les mêmes que ceux qui sont chers à Grimod
de la Reynière. Ces authentiques admirateurs de Thalie et
Melpomène subissent eux aussi force désagréments au
spectacle, mais les troubles sont dus à des «censeurs
imberbes»25, à ces <<Messieurs» qui fonnent une «classe
d'hommes incorrigible»2b, <<une foule d'étourneaux sans
réflexion et sans mesure [qui ne cherche] au spectacle que des
occasions de faire du bruit [... ] pourvu qu'on fasse S01Uler à
leurs oreilles les mots chéris de Trône et de Roi»27. Comme
22 - Le Cellseur dramatique, ou Jal/mal des principallx tJ/lJâtres de
Paris et des départemellts, 1798, tome N , p.72-97. Falklalld
est dOlUlée au Théâtre de la rue Feydau le 6 prairial an VI .
Dieu merci pour les honnêtes gens, la représentation du
10 prairial suivant a lieu «devant Wl public sévère mais juste,
devant des spectateurs éclairés et rendus ù eux-mêmes». Plus
sobre, le Journal de Paris note : «La seconde représentatioll de
Falklalld ayant attiré un moins grand nombre de spectateurs, la
pièce a été plus écoutée et mieux entendue, elle a reçu
beaucoup d'applaudissements» (nwnéro du 12 prairial an Vl).
23 - Toul en rejetant (de façon sélective) le souvenir de l'an il
puisque le joumal écrit que les actions de ces royalistes
ressortent d' un «vandalisme réacteur [... ] comparable ù celui
des Triumvirs qui, par esprit de parti, pensa priver la France
de ses plus grands talents» (numéro du 30 ,ùvôse I1n V).
24 - La Décade philosophique ... , numéro du 20 gennillal un V.
25 - Id.
26 - Id., nwnéro du 10 ventôse an VIl
27 - Id. , I1wlléro du 30 messidor an V.
- 670-
�Thalie et Melpomène face à leurs juges
(la critique théâtrale sous le Directoire)
ses confrères, le critique de la Décade soutient que des
attitudes semblables ne peuvent que pervertir le bon goût en
faisant chuter d'excellentes pièces pour des raisons partisanes
tandis que des œuvres insignifiantes emportent l'adhésion
d' un public conqlùs d'avance et obtiennent de vifs
applaudissements, à l'instar d'Arlequin dentiste (qualifiée de
nullité) «qui ne les a dus qu 'à quelques allusions aussi bêtes
qu 'avidement saisies par nos incorrigibles p,mtins contre le
gouvernement»28.
Il n 'est pas jusqu'aux victoires militaires françaises en
Italie qui ne parvielUlent à diviser les critiques, en dépit de
l 'enthousiasme patriotique qu 'elles suscitent. Comme il n'est
guère possible de dénier leurs mérites aux soldats et de ne pas
sacrifier à «l ' éloge du héros de l'Italie»29, les critiques
théâtraux se replient sur la classique argumentation littéraire
pour dissocier le fond et la [orme. Un acteur alUlOnce-t-il sur
scène que la paix est conclue ? Le Courrier des spectacles
précise : «les bravo partirent de toutes parts : ces bravo
étaient pour l'arulOnce de la paix, que l'auteur Il' aille pas s'y
28 - Id., numéro du :10 genninal an V. Dans cet article, la Decade
réclame tlue le domaine du politique soit éloigné de la scène.
Un an plus tôt déjà, lors de la représentation des R eclamatiolls
contre " emprullt force, le journal écrivait : ( ~e ferai remarquer
que (malgré les excellentes intentions qui sans doute animent
l'auteur) son drame est d' un eiTel politique détestable. Fallaitil chercher ]' Ql.:cusion de mettre sur la scène des malveililmts
dont les principes et les disl.:ours trouvent beaul.:oup de
partisans dans la salle '7 Fallait-il oITrir aux ennemis de la
République celte fal.:ile ol.:casion de faire éclater leurs
il1l.:iviques applaudi ssements '7 [... ] N'est-ce pas nuire à la plus
belle des causes que de la défendre sottement '7» (numéro du
30 pluviôse an N ).
29 - ('ollrrier des spectacles, nwnéro du 22 messidor an VI.
- 671 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
méprendre»30. Lorsque le Théâtre de M?lière offre au public
la Reddition de Mantoue, le Théâtre d'Emulation la prise de
Mantoue et celui de l'Ambigu Comique une autre Prise de
Mantoue, le même journal note sévèrement: «Voici déjà la
troisième pièce sur la prise de Mantoue, et aucune jusqu'ici
n'a eu de véritable succès; les auteurs qui se livrent à ces
sortes d'ouvrages veulent jouir trop vite de leurs travaux,
pour pouvoir espérer que leurs pièces soient dignes de fixer
quelque temps l'attention publique, qui ne court à ces
nouveautés que par pure curiosité»31 .
Que Bonaparte s'apprête à franchir la Méditerranée
pour opérer dans les sables égyptiens ne change rien à la
question et l'irritation des critiques reste la même: «Ce n'est,
à proprement parler, ni une tragédie, ni une comédie, ni un
drame que la pièce en un acte intitulée Scipion l'Africain ;
c'est un de ces opuscules de circonstance qui servent de
prétexte aux allusions du moment et qui profitent de cette
30 - Id., nwnéro du 7 floréal an V (à propos des Bndts de la paix,
dOlUlée au Théâtre de la Cité). En une autre occasion similaire,
le Joumal de Paris fait preuve de moins de sévérité : «La
première représentation de la BOt/lie NOl/velle a été
généralement accueilhe. Ce petit impromptu est rclatif à la
paix, et l'enUlousJUsme s'est commwllqué du théâtre à la
totalité de la salle. Nous avons eu déjà l'occasion d'observer
qu'il serait l~uste
dans des sujets semblables de compter trop
rigoureusement avec les auteurs [... 1» (lIwnéro du 19 brwnaire
an VI).
JI - Courrier des spectacles, nwnéro du 10 ventôse an V. Quelques
mois plus tard, le POIII de Lodi, pièce mise en musique par
Méhul et représentée au Théâtre Feydeau, obtient le même
type de commentulfes : «La grandeur seule du sujet a soutenu
la plecc Jusqu'à la fin» (l'etlles Affiches, numéro du
27 frimaire an VI) : «dans ce genre d'ouvrages, c'est plus
souvent l' mtention que l'exécution dont Il faut savoir gré à
l'auteur» (Courrier "l'.r spectacles, nwnéro du 26 fmllmre
aIl VI) ; «fl est donc bien vrai quil est plus facHe de gagner
des batailles, de prendre des Villes, que de fUlre de bons vers et
de célébrer d1gnement la glOire des héros» (Jal/mal
d '/IIdicatiollS, munéro du 27 frimaire IDI VI).
- 672-
�Thalie et Melpomène face à leurs juges
(la critique théâtrale sous le Directoire)
ressource pour se montrer quelques jours et retomber ensuite
dans l'oubli le plus profonw)32.
Pas d'allusions aux événements politiques passés ou
présents, pas le moindre vers qui puisse provoquer l'agitation
du public, pas d'œuvres qui ne doivent leur succès qu'à celui
des annes françaises, tel est le message qui rassemble les
critiques théâtraux. Mais puisqu'il ne s'agit plus de s'engager
politiquement et d'agir pour la régénération révolutiol1l1alre,
à quoi sert le critique théâtral? Sa tâche paraît double: être à
la fois un témoin iImnédiat de l'actualité théâtrale et s'ériger
en constant défenseur d'un bon goût littéraire qui traverserait
les siècles, se rattacher autant aux journalistes qui rendent
compte à chaud du quotidien qu'aux prestigieux pères de la
critique théâtrale.
Témoin immédiat, le critique se veut tout autant écho
des réactions du public que juge des auteurs et acteurs. Le
premier rôle n'est pas le plus aisé en raison de révolution du
public, voire de l'inconstance de celui-ci qui peut changer
d'attitude d'une représentation à l'autre (et pas forcément au
gré des cabales politiques), contraignant J'homme de plume
soit il se rétracter dans un second article, soit à paraître
ridicule : «le malheureux feuilliste, écho de tes jugements,
que veux-tu qu'i! devienne? La partie du public qui a trouvé
la seconde représentation excellente, va le traiter d'insigne
menteur ou de méchant cabaleur. Cependant, il n'a fait que
répéter ce qu'il a entendu 1... 1 avec les intentions les plus
pures, il est impossible de satisfaire tout le monde»33. Juger
l'auteur et les acteurs est chose infiniment plus aisée
puisqu'au pire le critique n'a ù redouter qu'une lettre ouverte
rédigée par J'un d'eux dans un accès de mécontentement. En
ce cas, il est bien facile de ne pas publier ladite lettre ou d'en
édulcorer le contenu pour mieux dénoncer «l'auteur [ ... ] pour
le ton qu'il a pris tout récemment avec sesjuges»34.
Le plus souvent l'auteur, s'il veut éviter la chute de son
ouvrage, doit prendre le chemin de Canossa ct accepter la
relecture qu'ont réalisée les critiques. La retouche peut être
:12 - [>a Décade plll/osvphique"" numéro du 30 nivôse an VI.
:11 - ('oll"/'Ie,. des spectacles, Ilwnéro du 2 J llIVÔSC aIl VII,
34 - LAI Décade pllllv,wphiqlle .. ,, numéro du JO fnmmrc an VII.
- 67.1 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
de détail comme pour Arnaud, auteur de Blanche et
Montcassin, ou les Vénitiens : pour contraindre sa fille à
épouser un homme qu'elle n'aime pas, idée peu neuve au
théâtre, un père menace de se suicider. Scandale dans le
public! Qu'à cela ne tienne, le père se contente désonnais de
menacer sa progéniture d'mIe malédiction éternelle. L'effet
est certes moindre, mais l'essentiel n'est-il pas que «l'auteur
a satisfait à la critique autant qu'il a été en lui»35 ?
Obtempérer alLX juges de Thalie et Melpomène nécessite
cependant parfois des coupures plus conséquentes qui peuvent
s'apparenter à une véritable entreprise de démolition. Que
reste-t-il ainsi de /a Fausse Mère devenue Adolphe, ou la
Vengeance? «Les auteurs [.. . ) y ont fait plusieurs
changements qui ne peuvent qu 'accélérer la marche de cette
pièce. Ils ont supprimé entièrement le premier acte, et ont
refondu le quatrième dans les deux derniers»3b.
Et si l'auteur doit s'abaisser à de multiples mutilations
de son œuvre, que dire des malheureux comédiens qui
doivent subir les avanies du public et se plier à de
spectaculaires changements dans leur rôle 31 ? Que dire
également des ombres de Molière, Racine et autres Voltaire
lorsque les critiques se félicitent de l'action du citoyen
Maherault, commissaire nommé par le Directoire pour la
surveillance des théâtres, qui s'attache à apporter des
--_ _-- --- --- --- --- --- ..
35 - ('ol/rrier des spectacles, numéro du 26 vendémiaire un VII cl du
5 brumulre an Vil
36 - Id., numéro du 20 brumaire ail VU
37 - MIchel Alol/laiKl/e, I:omédie en cllui actes de Ouy, représentée
au Théâtre de la République, est sévèrement critiljuée par la
presse. L'auteur ~e plie au Jugement de ses censeurs litléraires,
les ul:teurs cux dom!nt suivre le même dlemm «On dOit des
éloges aux I:omédiens, pour avoir courageusement soutenu le
chol: llui, dès le prellller JOur, aunnt renversé la plece smlS leur
persévénUite [enneté on lem' en doit pour s'être IllI S en état ùe
la Jouer le surlcndemain, avec des coupures, des chmlgements,
ct le remplacement d' un rôle enher llui aVait été généralement
ct jllstemenl improuvé» (La INc{/de pll/lo.wphiqlle... , numéro
ÙU \0 frimaire an VII).
- Ci74 -
�Thalie et Melpomène face à leurs juges
(la critique théâtrale sous le Directoire)
«changements très heureux» au.x pièces du répertoire
classique38 !
Mais après tout pourquoi ne toucherait-on pas aux vers
de Voltaire alors même que les critiques s'auto-proclament
défenseurs du bon goût théâtral, du passé, du présent et de
l'avenir? Ne sont-ils pas les censeurs suprêmes qui veillent
au maintien de l'art dramatique, comme ils aiment à le
rappeler sans cesse, à lïnstar du Moniteur qui sOlùlaite que
Q
toute pièce soit «sownlse aux lois du goût»3 • Ces prétendues
lois autorisent les critiques à relancer les vieilles querelles
prérévolutionnaires él propos de l'émergence du drame et de
la perte de qualité des comédies, deux phénomènes qui leur
semblent étroitement liés : «ce malheureux genre appelé
drame, qui très évidemment détruit le talent et des auteurs qui
composent ces ouvrages, et des acteurs qui les jouent [... ]
Depuis que l'on admet au théâtre ce genre bâtard, combien
avons-nous vu de bonnes comédies '1»40 Pour pourfendre le
drame, les critiques ne reculent devant aucune exagération de
langage :
Malheureux drames, vous avez tout perdu, vous avez
favonsé la paresse des auteurs, corrompu le goût du public
et mtrodlut dans le .leu des acteurs un mélange aussi bizarre
que cellu de votre composition C' est à ces titres que Je vous
déclare Wle haine étemelle 41 ,
Notre hame pour les drames, que nous regardons cOlrune les
fléaux du goût, conune la perte du bon genre, nous force de
déplorer sinccrement l'abus qu' oll Cil faIt, Jusqu' à
transporter sur la scène Iyntlue, moins faite que toute autre
pour les supporter, ces tableaux de cnmes, de meurtres ct
:18 - «L1lUbileté avec laquelle ils sont faits doit [... 1 faire désirer
qu'il s'occupe de reVOlf de même tous 1I0S chefs-d' œuvre, ct de
les rendre ainSI à la scène frwlÇUlse où Ils devielUlent de jour
en Jour plus nécess.ures pour le soulien du bon goût el le
maintien de J'art drwnatique» (C 'ounier de.l' .l'pee/aeles,
nwnéro du 19 ventôse an Vil).
:19 - Monilel/r, numéro du :1 pluviôse ail V
40 - ('ol/I'rlel' des spectacles. numéro du 9 brummn: Wl VI.
41 - Id , numéro du 7 fructidor Wl VI
- 675 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
d'atrocités, dont on empoisOlUlera bientôt jusqu'aux
vaudevilles même42 •
Oubliant les origines de ce genre théâtral, les critiques
suggèrent que ce sont les crimes de la Révolution qui ont
poussé et poussent encore les auteurs à ne peindre que des
situations horribles et des délires furieux. L'occultation du
passé politique doit donc s'accompagner d'un retour en force
de la comédie et d 'Wle disparition de ce drame qui était
descendu dans la rue par l'intennédiaire des charrettes et de
l'échafaud: «Nous ne rions pas assez. Les comédies ne sont
plus comiques. On s'en plaint déjà depuis longtemps ; on
répète, on crie aux auteurs: faites-nous rire»43.
Encore faut-il ne pas «sacrifier le bon ton au désir d'être
gai»44, sous peine de dégrader le plus beau des arts « en
représentant dans une salle de spectacle de ces farces
crapuleuses qu'on exposait jadis sur les quais»45. Avec une
telle phrase, l'attitude réactionnaire (au sens premier du
terme) de ces critiques éclate au grand jour. Ce qui est visé
n'est autre que la libéralisation du monde des ombres qui a
multiplié les entreprises de spectacles et, in fine , perverti le
goût 4b . Aux théâtres privilégiés d'avant 1789 sont opposés les
nouveaux théâtres qui rivalisent dans la médiocrité, au public
de connaisseurs d'avant 1789 est opposé celui qui a
transformé loges et parterre en arène politique. Enfin, pour
parfaire la clarté de ce message, les critiques théâtraux en
appellent à la sensibilité du siècle en suggérant que la
corruption du goi'!! entraîne fatalement celle des mœurs
42 - [,a f)t1cacle plllLosopilique (. ..), Ilwlléro du 20 ventôse un Vl.
41 - Id ., numéro du 10 fructidor un IV.
44 - .fcJl/mal de Paris, lIwlléro du S Ulennidor un V.
4S - ('ourrier cI"s spec/acle.\', numéro du 24 [ruclidor an V!. Les
dl!uX vers du prologul! dl! ('adel-Roussel, professeur dl'
ch1clama/101I avulent pourtant tout pour plmfl! a Ll! Pan qUI
rédige l:l! eomptl! rendu Velllll1l!UX
«Le FranyUls qll1 voit l'ordre établir son empire,
Après Ull SI long tll!uil, a tant besolll dl! me».
46 - Le Cou rrier d"s spectacles du 10 vendémlUlrl! an VII suggère
ù'mlleurs, par l'Illtem1édiaire d un coulfIer des lecteurs,
ù'lIltl!rÙlre les petits théfltres et dl! Canner un Jury dramatique
qUi uunllt lu haute main Slu la aéatiol1.
- 676-
�Thalie et Melpomène face à leurs juges
(la critique théâtrale sous le Directoire)
«Autrefois on allait au spectacle pour s'attendrir ou
s' instruire, on en sortait avec des inclinations plus vertueuses,
avec l'envie de se corriger ; aujourd'hui on en emporte des
idées sombres et noires, il semble même que la corruption du
goût fasse sentir son influence jusque sur nos mœurs» 47.
Comment espérer que les Français oublient la Terreur si
les auteurs s'obstinent à peindre meurtres, viols et autres
crimes ? Comment espérer une jeunesse qui écarte toute idée
de corruption, qui refuse les mœurs affichées par Incroyables
et Merveilleuses, si le théâtre offre des tableaux d' wle morale
sexuelle douteuse? De grand censeur des genres théâtraux, de
juge du bon goût littéraire, le critique devient alors une sorte
de guide moral pour qui «le théâtre doit avoir pour but
d' instruire en a111usant»48. La différence qu'il introduit entre
les sexes est ici des plus significatives : «il faut qu 'tme mère
de famille, en conduisant sa fille au spectacle, n'ait pas ù
rougir devant elle : le théâtre doit être une école pour les
mœurs»4Q.
Là où il était homme de plume au service d'Wl idéal,
voire de l'une ou l' autre des nébuleuses politiques qui se sont
fonnées de 1789 à 1795, le critique théâtral du Directoire est
devenu (lVant tout un personnage en réaction, réaction contre
un passé politique, réaction contre l'introduction du
libéralisme au théâtre, réaction contre l'évolution des genres
théâtraux. Soucieux d'Wl retour aux «vraies» valeurs qui
furent celles de La Harpe, il s'érige inunodestement en guide
suprême du théâtre, conseiller du public, censeur des auteurs
et des acteurs, défenseur d' une société où la morale primerait
sur toul.
47 - Id., nwnéro du 8 Ulcmüdor un VI.
48 - Id., mUlléro du 14 mcsslùOl rul VI
49 - lù , lIlunéro du 8 messlùor an VI.
- 677 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
De telles positions ne pouvaient que contribuer à
discréditer le théâtre de la période révolutionnaire, coupable à
ses yeux d'avoir mélangé la scène et la vie so. N'est-ce pas là
l'essence
même
du portrait de Talma tracé par
Chateaubriand:
il avait l'inspiration funeste, le dérangement du génie de la
Révolution à travers laquelle il avait passé. Les terribles
spectacles dont il fut envirOImé se répétaient dans son talent
avec les accents lamentables et loilltaim; des chœurs de
Sophocle et d'Euripide [... ] il venait des solitudes de SaintDenis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie
tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose
d'il1coJUlU, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait,
forçat de la destinée, inexorablement enchaîné entre la
.
fatalité ct la ter~1
50 - Ce n'est \:CItes pas un hasard SI les premICrs ouvragcs qUI
évoquent le théâtre de la Révolution sont publiés dans les
années qui suivcnt et créent l'imagc d'un UléûlIc médiocre
donlla postérité ne sawlIIl sc soucier
51 - ChateauhTllU\d, Mhllo/re.v c/'olllre-/omhe, éùilion de lu Plétuùe,
1957, IOllle 1, p.458-459
- 678 -
�La lutte des factions
au théâtre de Troyes sous le Directoirel
Jeff HORN
Pendant les deux années qui suivirent le 9 thenllidor,
le théâtre devint l'espace politique le plus significatif en
France. Après la chute de Robespierre et jusqu'aux élections
de vendémiaire an IV, le gouvernement central refusa de
recourir à des élections et révoqu.1 le droit d'association afin
d'étouITer l'importante opposition popuhùre à ses actions.
Privés de l'usage des méthodes politiques traditionnelles, les
Français durent trouver des moyens et des lieux différents
pour exprimer leurs opinions politiques.
Cette commulùcatioll se propose d'examiner dans
quelle mesure le théâtre est devenu un lieu privilégié des
lutles de faction dans la ville de Troyes, dans le
département de l'Aube. Cependant, ce phénomène n'est pas
UTI cas isolé. En effet, partout en France les royalistes se
sont approprié le théâtre pOUf la dissémination de leurs
messages politiques. Ils s'opposaient ainsi à la fois à une
résurgence du Jacobinisme en l'an IV et ù J'usage intensif de
la propagande républicain par le gouvernement centraf.
Bien que setùement 13 personnes de l'Aube aient été
exécutées pendant la Terrettr et des centmJ1es d'autres
1 - TradUit par Yves Clemmen ct StCVCll Clay.
2 - Ce gcnre d'appropriation étall partlculièrcment remarlluable
dans Jes villes conunerciales. ou les anciens centres
Jundlljues où se trouvUlent en général les théâtres à la [m du
XVIIIe siècle. Marulle de Rougement, La vie théd/rale en
FraI/ce au XVIII' Slèclt', ParIS, J98H, p 292. Cette tendance
contredIt les aITmllatlOlls de Jiredenck Brown, 7heater al/d
Revolution,' 'lite ('III/lire of /he French StOKe, New York,
19HO.
La [(lpllhlique lbreNona/e, ('/emlOul·/t'errand, /997, p. 679-690
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
emprisonnées par un certain agent du cofiÙté de salut public
nommé Alexandre Rousselin, la plupart des membres de
l'élite départementale se détouma du gouvemement
républicain. Il n'est pas surprenant qu'à la suite de la
Terreur la politique du département entier ait viré à droite.
Dans les élections de l'an m, les royalistes et les
Jacobins remportèrent respectivement l'administration
départementale et la municipalité de Troyes. La polarité de
cette situation prépara la scène pour le conflit violent qui
prit place dans le Ùléâtre. A Troyes, le théâtre n'était pas
qu'un mode de distraction tel qu'il le fut sous l'Ancien
Régime et dans les premières almées de la Révolution. En
dépit des tentatives de censure du gouvememene, le théâtre
se révéla être un forum pour les sentiments politiques antirépublicains du fail de l'interdiction légale de presque toutes
les voies formelles d'ex'Pression politique.
Les royalistes de Troyes à la recherche d'Wl moyen de
présenter leurs vues en public se toumèrent donc vers le
théâtre municipal. Le 3 brumaire an III, le conseil
municipal autorisa la formation d'une société dramatique
«bourgeoise» pour monter des pièces sous la direction
d'Alexis Gonthier, un des députés du bailliage de Troyes
aux États-Généraux. Les revenus des représentations de
l'École civique furent utilisés «en secours pour les
indigents». Panni les vingt-sept membres masculins et les
dix-sept membres féminins, on trouvait principalement des
individus soupçolmés de royalisme et des employés du
gouvernement. En échange de l'usage du théâtre, la
mwùcipalité décréta que «la Société ne (devait J admettre
dans son sein que des perSOlules dont les moeurs ct le
civisme soient connus» ct elle nomma SIX censeurs pour
superviser les spectacles et s'assurer qu'aucune «pièce
3 - La censurc rut la pnnclpalc mlcrvcnllOll ÙU gouvcmcll1cnl dans
le théâtrc 1I1l1néùialcJl1cnl après le 1) Ulcnlllùor F W.
J. lIemmll1gs, TII"atl''' alld StaIl.' '" F/"(If/cl.'. /760-1905,
Cambriùgc, )994, p 91\.
- 680 -
�La lutte des factions au théâtre de Troyes sous le Directoire
Pendant
une
réactionnaire»
n'était
présentée4•
représentation en l'honneur d'un représentant en mission le
15 pluviôse de l'An III, l'École dramatique démontra ces
sentiments fortement anti-républicains. Cet incident
commença la politisation explicite du théâtre municipal de
Troyes5 .
Malgré, ou plutôt à cause de l'identification précoce du
Uléâtre avec des sentiments anti-terroristes, les alliés du
gouvernement cherchèrent à préserver le théâtre comme lUl
lieu où se pouvaient entendre des oeuvres favorables à la
République. Pierre-François Sutil, COI1unissaire du pouvoir
exécutif et allié inconditiOIUlel du gouvernement, qui
siégera plus tard au Conseil des Cinq Cents, décida de
placer le théâtre sous sa protection et, par là, celle du
gouvernement. Dans la tradition des philosophes et du
début de la Révolution, Sutil espérait inciter la population
laborieuse à fréquenter le théâtre et à recevoir ainsi une
éducation républicaine6 . Sutil était convaincu qu'wl public
issu principalement de la classe laborieuse suffirait à
4 - Rèj{/emetl/ de L'école civique et dramatique, :; brwnaire un Ill,
Archives Nationales [abréViation AN.], D/5113 et
Albert Babeau, lfis/Oire de Troyes pelldant la Révolu/ioll
française, 2 tomes, Pans, 1873-1874, Il, p. 119-140.
5 - A Paris au même moment, la jeunesse dorée interrompit des
pièces ou des acteurs Jacobll1s avec des chansons contrerévolutiolUlalrcs comme «Le Réveil ùu peuple.» À Troyes, le
théâtre était le lieu de contestations polihques entre des
fuchons plutôt que des générallolls conune à Paris. Voir
Marvin Carlson, The 7heater of the Frellch RevoLut/oll,
lUlaca, N.Y., 1966, p. 207-220
6 - De Marie-Joseph ChénJCr, au comte de Mirabeau, li Isaac le
Chapelier, les révolutionnaires du début des années 1790
voyaient le Uléâlre comme uue école de vertus civiques
Cette athtude contmua durant l'ail Il lIemmlngs, Theatre
al/cl slate il/ FraI/ce, 1760-1905, p. 92-91, 97 .
• GRI •
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
prévenir l'expression publique d'idées royalistes7 • Sutil non
seulement maintint le parterre au prix de 15 sous la place,
abordable pour le public ouvrier, mais il se réserva le droit
de conseiller l'École dramatique dans les choix des pièces
parce que, «Il faut ressusciter [... ] les pièces patriotiques
[et] [... ] bannir les misérables croquis plutôt faits pour les
tréteaux que pour le théâtre, et les pièces qui insultent au
bon sens et tournent en dérision les vertus domestiques».
Sous la pression de Sutil, la compagnie théâtrale accepta de
changer ses représentations du dimanche au décadi, de
façon «à rendre au peuple ses habitudes républicaines, qu'il
oubliait pour chômer le dimanche comme par le passé». La
vente s'amplifia et les membres de l'élite socio-économique
achetèrent des loges à la saison tout comme ils le faisaient
w
sous l'Ancien Régime •
Pendant la majeure partie de l'an III et de l'an IV
(1795-96), le théâtre fut le seul espace public où il y eut
interaction entre les républicains ct les royalistes. En
l'absence des élections démocratiques ct du droit
d'association, le théâtre était le seul lieu public possible
pour l'aITrontement des factions opposées de l'élite locale.
Cette lulle de factions devint plus importante sous le
Directoire lorsque, du fait du retour d'exil des royalistes, le
royalisme se renforça, à la fois dans le département de
l'Aube ct au niveau national, en plusieurs régions rurales.
Dans les cantons occidentaux du département, les ordres du
gouvernement étaient ridiculisés ouvertement et les
républicains se trouvèrent victimes d'une terreur blanche.
Les difficultés rencontrées par la cause républicaine
dans les électIOns de l'an IV et dans l'administration de la
région forcèrent les républicains à s'organiser de manicre
plus formelle. Les alliés de la république comprenaient les
7 - Sutil plit wle position plus activiste que le gOllvemement
ccntral. 11 est aussi important de lIoter que tous les secteurs
de la population aimaient à a\ler au theiitre ct pas seulement
les classes moyen1les ct supérieures qui êtment les
principaux alliês du royalisme li Troyes. [lemmings, Thea/rI'
al/d S/a/e /fi FraI/ce, 1760-1905. p. 1)8, 143.
. Il,
8 - Ce paragraphe est basê sur Babeau, [fls/oin' d" Trc~ye.
p. 31)8·31)1), citant AD, Aube L 342
- 682-
�La lutte des factions au théâtre de Troyes sous le Directoire
vingt-six membres fondateurs de la seconde incarnation du
club des Jacobins de Troyes. Les royalistes ainsi que les
républicains conservateurs craignaient IDle résurgence
jacobine. Plusieurs hommes politiques importants
emprisonnés durant la Terreur dénoncèrent le nouveau club
comme «dangereux à la chose publique»9. Même IDl
modéré comme Sutil décrivait les nouveaux Jacobins
comme des «anarchistes» qui incarnaient l'héritage de la
Terreur. Après avoir enduré des peines d'emprisOimement
et des pertes financières durant la Terreur, Gontlùer et les
autres chefs de l'École dramatique craignaient la
participation d'anciens terroristes dans le nouveau club des
Jacobins à Troyes. De leur point de vue, le succès des
royalistes aux élections départementales de l'an IV furent
contrés par les nominations du gouvemement central dans
d'importants postes locaux. Ils estimaient que la résurgence
jacobine poussait l'équilibre politique beaucoup trop à
gauche. Puisque le théâtre municipal était le seul endroit où
les royalistes pouvaient atteindre lli1 public important,
l'École dramatique décida de combattre la résurgence
Jacobine en montant la pièce anti-jacobine de CharlesPierre Ducancel, L'Intérieur des comités révolutionnaires
ou les aristide.'· modernes. Les royalistes de l'École
dramatique pensaient que s'ils entretenaient le souvelùr des
horreurs de l'an II, le peuple rejetterait les Jacobins. Durant
les derniers mois de l'an IV et le début de l'an V l'École
dramatique donna suite à sa crainte des Jacobins en jouant
régulièrement L'intérieur des comités révolutionnaires.
La pièce de DucHncel fut jouée pour la première fois
au Théâtre Cité-Variétés de Paris le 8 floréal de l'an Ill. Le
cadre était le comité révolutiolUlaire de Dijon durant
thermidor an Il. L'intrigue se développe autour des activités
crullinelles du comité révolutionnaire et de la façon dont un
«honnête honune persécuté» échappa " l'oppressIOn
jacobine lO . Les héros sont : un négociant et un officier
9 - Les Répllhl/{:ains du call/otl dt! Troyes ail directOIre exéclltif,
5 nivôse, un IV, AN. F Jb 11 Aube 14.
1() - Toules les cllauOIlS SOllt de Churles-l'icne Ducilllcel,
I/Inh1rwur des comilJs réI'CJIII//Ollllmres,
modernes, 8 Ooréal an ID
-6!n -
011
les ans/ules
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
municipal, Dufour, sa femme et leur fils, lui-même officier
de la garde nationale. Pour dissimuler les activités
criminelles du comité, Aristide un ex-charlatan qui, selon
les Troyens, ressemblait fortement à Rousselin, leur
oppresseur, accuse Dufour d'être «un aristocrate gangrené»,
«un fédéraliste,» et «ml contre-révolutionnaire ouvert» .
Dufour demande un certificat de civisme pour blanchir son
nom et on lui demande s'il était jacobin. Dufour répond
«J'aime la justice, je chéris l'hmnanité, je hais le
brigandage: faites maintenant une réponse». Son
interrogateur rétorque, «Ah! tu n'es pas jacobin! et tu crois
que l'on t'accordera ton certificat de civisme '7» Aristide
espère éliminer le vertueux Dufour de l'administration et
s'approprier ses biens tout en dissimulant ses propres
activités criminelles.
Seule la chute de Robespierre pennet à la famille
Dufour d'échapper à la justice révolutionnaire. Dans le
dernicr acte, l'aJUlonce des événements du 9 tllennidor et la
suspension des comités révolutionnaires pennet il Dufour de
fairc usage de sa position d'officier municipal pour
retourncr la situation contre ses accusateurs qu'il fait arrêter
pour corruption. La pièce se termine sur l'obscrvation que,
<da postérité en plcurant sur les cendres de tant de citoyens
innocents, bénira leurs vcngeurs». Pour les Troyens, la
pièce de Ducancel semble s'adresser directement c\ eux.
Jacques-Claude Beugnot, un avocat de Bar-sur-Aube, qui
siégea à l'assemblée législative ct remplit plus tard les
fonctions dc nùnistre napoléonien ct de ministre royal,
décrivit la pièce cOllunc suit :
Quolljue peu recommandable par le ménte littéraire, elle
a, au moins, celui de représenter aux Français une
pelllture assez vraie, de la bassesse, de l'infamie, de la
turpItude ùe ees valets de Robespierre, dont le Tyran étoit
si hlen servi. Les malheurs ùont elle oITre le tableau sont
les nôtres. Nous Cil avons été ou les victimes ou les
témoms 11 .
11 - Jacques-Claude Beugnot, La ('cmlre-révolution à Troyes
après le 9 7henIlIdor [an Vj, s. d , AN 40 Al' 2
- 684 -
�La lutte des factions au théâtre de Troyes sous le Directoire
Les Troyens n'étaient pas les seuls à penser de cette
manière. Du fait qu'elle incarnait l'esprit de la jeunesse
dorée qui dominait le public des théâtres parisiens après le
9 thennidor, la pièce de Ducancel devint la production la
plus populaire et la plus discutée de la saison de printemps
parisienne de l'an III et elle inspira des révoltes antijacobines à Toulouse et à Bordeaux 12 . Malgré la supervision
du répertoire par Sutil, les représentations presque
hebdomadaires de L'Intérieur des comités révolutionnaires
se répétèrent pendant plus de dix-huit mois!
Il fallut un temps considérable aux nouveaux Jacobins
pour savoir conunent résister aux attaques de l'école
dramatique contre leur contribution à la Révolution. C'est
seulement le 28 vendétniaire de l'an V (19 octobre 1796)
que Michel Bouillé, commissaire municipal, enleva
L'intérieur des comités révolutionnaires du répertoire de
l'École dramatique à la requête de l'administration
municipale jacobine 13 . Quatre jours plus tard, l'École
dramatique annonçait la représentation de deux pièces
politiquement inoffensives. En réponse, deux cents jeunes
honunes de «bonne famille» se préparèrent à passer à
l'action en s'asseyant tous ensemble dans la salle du théâtre
la nuit du 2 brumaire (23 octobre) armés de gourdins l4 . Au
lever du rideau, ces Troyens insistèrent bmyamment pour
que l'on joue L'intérieur des comités révolutionnaires, en
claire itnitation des applications politisées de la jeunesse
12 - Carlson, The Theater of Ihe French Revollitioll, p. 232-233 ct
Martyn Lyon, Frallce lIlIder the Directory, Cambridge,
England, 1975, p. 135.
13 - En tant quc commissaire mwùcipal, Bouillé était légalemcnt
responsable dc la supervisIon du théâtrc. l!.xtrmt dll registre
des délibérations de l'admmistratioll mumcipale dll canton
de Troyes, 3 brumaire an V, AD. Aube L 1471.
14 - Ces jeuncs gens devaient être relativement riches puisque ces
places contaicnt 50 sous chacwlc. Le conflit dans le théâtre
avalt donc WIC clatn~
stratification sociale Règlemellt de
['école clviqlle et dramatique.
- 685 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
dorée de Paris dont les activités étaient restreintes depuis
l5
l'insurrection du 13 vendémiaire .
Bouillé s'adressa au directeur de l'École dramatique
pour discuter de la situation. Celui-ci expliqua à Bouillé
que
plusieurs perSOlmes lill avaient dit que la pièce dite
L'IlItérieur des Comités Révolutiollllaires sermt jouée,
et qu'on était disposé à faire conune à Arras et à Reims
où cette pièce avait été jouée à onze heures du soir,
malgré les ordres dc l'administration municipale. lb.
Entouré des officiers municipaux Jean Milony et
Jacques Sainton, Bouillé fit lire au public l'ordre interdisant
la pièce. Cette action s'avéra fort impopulaire car les trois
hommes avaient été des instruments de la Terreur 10cale 17 .
Un immense bruit s'éleva inunédiatement et la foule
prit des attitudes menaçantes. Les officiers municipaux ne
pouvaient distinguer que les mots «à bas, à bas». Les
officiers municipau.:x firent descendre le rideau. Milony
monta sur scène et annonça : «Je crois parler à des citoyens
et non à des perturbateurs, vous avez vu l'affiche des pièces
qui devaient être jouées, ct si le spectacle ne vous convenait
pas, c'était à vous de n'y pas venir.» La roule répondit par
des munnures menaçants contre Bouillé ct la
municipalité 'M . Des notables royalistes reprochèrent à
Milony ct Sainton d'avoir ressuscité la Terreur en enlevant
!/fnlérieur des comités révolutlC)//na/res du répertoire.
15 -1 lCllunmgs, Theatre alld stail' III FraIlCl!, /760-1905, p. 127 ct
Carlson, Yhl.' 1hl.'atl.'r Clf the French Revoll/tlOlI. p. 222-225,
235 .
16 - Sauf indication contrairc, toutes les citatIOns au sujet des
événements du 2 brumaire proviennent de Jeun Mllony et
Michel Bouillé, Procès-verhal dl/ 2 Imlllwire ail V
(23 octobre, 1796), AD, Aube L 1471 Certallls détmls
suppléllll:ntaires prOVielUll:llt de Babeau, /lis/oire dl' Troy('s ,
11, p. 401-404 l:tlkugnot, La coutre-révolution
17 - lkug,not. La contre-révolution à Trt~yl.',v
18 - Celtel:xplicution est l:sscntidlc duns Ic TI!cit dc Beugnot sur
ces événcments 1,(1 cOlltr('-rt1voll/tICJtI .
- 686 -
�La lutte des factions au théâtre de Troyes sous le Directoire
Le directeur du théâtre appamt sur scène et déclara au
milieu des «Bravo! À bas les Jacobins !» : «Citoyens, on va
jouer L'Intérieur des comités révolutionnaires» . Au
parterre, en réponse clairement préméditée, vingt Jacobins
de la classe ouvrière menés par Jean-Baptiste Garnier, IDI
chef du comité révolutionnaire de l'an II, mirent des
bonnets rouges semblables aux bonnets phrygiens des sansculottes de Paris et réclamèrent la présentation des pièces
au programme. En réponse cl ce qu'ils considéraient comme
WIe menace des Jacobins de «rétablir les comités
révolutiOImaires», la jeunesse dorée écrasa dans les huées
ces intms dans <deuD> théâtre. Graduellement les Jacobins
se turent. Comme les acteurs n'avaient pas répété la pièce,
ils durent la jouer le script en main. Les applaudissements
inondèrent les premières tirades. Le calme régna ensuite
pendant les quarante-cinq premières minutes de cette pièce
en trois actes et trente-trois scènes, mais tille clameur
s'élcva progrcssivcment dans l'alllph.iUléâtrc. Non contente
d'avoir obtenu un changemcnt de progranune, la jeunesse
doréc décico1a d'évacuer les Jacobins du parterre. En riant
aux éclats, la foulc s'exclama, «Allons au partcrre» et s'en
prit ù quiconque portait un bOImet rouge. Une émeutc totale
s'ensuivit.
Les officiers municipaux profitèrent de la confusion
pour quitter le théâtre juste au moment où arrivait la policc.
Un policier fut frappé par derrière d'un coup de matraque et
fut gravement blessé. A la faveur de cette diversion, lcs
derniers Jacobins s'enfuirent après avoir échoué deux fois à
déloger leurs adversaires qu'ils traitaient de «chouans»
depuis le parterre. La Jeunesse dorée resta dOliC seul
maîtresse des licux. L'ordre rétabli, les acteurs finircnt leur
lecture de L'Intérieur des cOIll/tés révolutIOnnaires sous les
applaudissements d'un public triomphant.
La municipalité ferma le théâtre le lendemain. Le
rapport de Sainton au Ministrc de l'Intérieur imputait
l'émeute au contenu politiqucment incendiaire de la pièce.
En réponse t\ ces événemcnts, le Milùstre de l'Intérieur
Pierre Bénézech interdit , au niveau national, toute
représentallon de la pièce de Ducancel. L'admitùstration
départementale, avec l'aide de Jean Parisot, chef du jury
- 6S7-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
départemental et des royalistes de Troyes, fit échouer toute
tentative de poursuite par le gouvernement central ou la
municipalité de Troyes.
L'administration départementale consolida la victoire
royaliste sur la scène politique en amenant une nouvelle
troupe d'acteurs et en rouvrant le théâtre. La jeunesse dorée
apprit donc qu'elle ne tenait aucun compte des ordres de la
municipalité sans en payer les conséquences. La protection
de l'administration départementale pernùt au théâtre de
Troyes de demeurer un lieu d'activités politiques royalistes
jusqu'après le coup du 18 fructidor. La propagande antijacobine et anti-républicaine continua d'être populaire.
Lorsque la nouvelle troupe mettait d'autres pièces au
programme, des royalistes anués allaient au théâtre pour
exiger la présentation de L'Intérieur des comités
révolutionnaires. Les événements de Troyes démontraient
que, sous le Directoire, le pouvoir de mobiliser la
population avait changé de mains. En l'an V, les royalistes
de Troyes avaient adopté avec succès les mêmes tactiques
de dénonciation et d'intinùdation que les Jacobins avaient
utilisées, battant ainsi les Jacobins à leur propre jeu.
Le succès des royalistes de Troyes dans la politisation
du théâtre prépara le terrain pour d'autres victoires
politiques. AlLX élections municipales du 7 gernùnal de
l'an V, Troyes élut une majorité écrasante de royalistes.
Ceux-ci autorisèrent immédiatement la représentation d'une
nouvelle pièce anti-jacobine qui avait été interdite par les
précédentes autorités municipales parce que, «le sujet de
cette pièce pourroit être de nature au contraire à ranimer
les haines et les passions ... »19.
La pièce, L'Origine, les crimes el la fin des Jacohins
fut jouée le 12 germinal afin de préparer la voie mL'"
assemblées électorales en l'an V. Cette pièce utilise les
mêmes thèmes anti-Jacobins ct aussi les mêmes noms de
personnages que la pièce de Ducancel légalement frappée
19 - L'officier mUlùclpal écrivll CCCI le 30 ventôsc (20 mars,
1797). Ce cOlmncutaire et toutcs les citations dc la piècc
VlellJlcnt de la COplC manuscrite originale ùe L'Originc, les
crimes ('L la fin des jacobins de Lecraiq, trouvée dans AD.
Aube 2J 276.
- 688-
�La lutte des factions au théâtre de Troyes sous le Directoire
d'interdiction. Au tomber du rideau, la jeunesse dorée de
Troyes se leva et chanta l'hynme contre-révolutionnaire Le
réveil du peuple devant une salle comble forçant quiconque
ne voulait pas chanter à quitter le théâtre. Une fois de plus
la jeunesse dorée avait pris le contrôle de l'espace public le
plus important de Troyes. Cet incident et la publicité qui
l'entoura prépara la scène (littéralement) pour le triomphe
des royalistes aux élections départementales plus tard le
même mois 2o .
Parisot en tête, les royalistes dominèrent les élections
départementales de l'Aube de cette année. Ces élections
placèrent les républicains presque partout en France dans
une position intenable. A tous les niveaux du
gouvernement, les adversaires du Directoire utilisèrent leurs
nouvelles positions de pouvoir pour tarauder leurs el\Jlelnis
et mettre des bâtons dans les roues de l'administration
locale. Seul le coup du 17-18 fructidor contrecarra la
domination de l'Aube par les royalistes. L'Aube fut un des
49 départements où les élections furent almulées.
Après le coup du 18 fructidor, le Ûléâtre de Troyes fut
fermé et ne rouvrit pas ses portes pendant plus de deux ans.
Les républicains locaux craignaient de voir renaître la scène
des anciens succès royalistes. En fermant le théâtre et
empêchant ainsi son usage comme forum politique, les
républicains espéraient contrecarrer l'activité politique
royaliste.
En conclusion, l'importance de cet épisode montre
l'échec des procédures politiques fonnelles dans le
contrecoup de la Terreur. En aliénant la majeure partie de
la nation politique, la Terreur força la République française
à toumer le dos li ses origines démocratiques en exerçant un
contrôle sévère sur les élections ct le droit d'association.
L'opposition politique trouva inévitablement d'autres
recours. Le théâtre était un choix évident du fait de son
public provenant largement des classes moyel\JleS et
supérieures et parce que c'était le seul lieu où s'assemblait
toute l'élite locale. En s'appropriant li plusieurs reprises le
contrôle de l'espace physique du thé,ltre, les royalistes
20 - Babeau, IIistoire de Troyes, II, p. 404-405.
- 689 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
exprimèrent à la fois leur haine de la République et leur
désir de vengeance contre les Jacobins. Par l'usage de la
scène, les royalistes réussirent à garder vivant le souvenir
de la Terreur dans l'imagination populaire, ce qui empêcha
le gouvernement central de stabiliser la République et força
l'administration à annuler les élections de l'an V. En
politisant le théâtre, les royalistes français poussèrent le
gouvernement central à des mesures, souvent extrêmes, qui
compromettaient la légitimité de la République et prépara
dans une très large mesure la voie pour le coup du
18 brumaire.
- 690-
�Sixième partie
Economie et société
��Les débats financiers
sous le premier Directoire
François lllNCKER
IJ convient en commençant de rendre W1 hommage
admiratif à Georges Lefebvre qui, dès 1942, dans le cours
professé à la SorbOime et postérieurement mis en forme par
J. R. Suratteau1, non seulement consacra des pages copieuses
à la crise financière et monétaire (titre du 4ème chapitre) du
premier Directoire, mais encore les soutint d'W1e
interprétation remarquable, permise par son e>..1raordinaire
imprégnation de, si je puis dire, l'éther de la France
révolutionnaire : l'apparent chaos de la politique financière
et monétaire du premier Directoire peut être démêlé si
l'on comprénd qu'elle est surdéterminée par les enjeux
politiques tout court du moment. C'est cette incapacité à
saisir l'articulation du teclutique (financier) et du politique
pendant la Révolution, incapacité aggravée par le préjugé
normatif selon lequel il est abominable que le teclutique soit
contaminé par le politique, qui interdit ~\ un Marcel Marion2
et à W1 François Crouzee de comprendre quoi que ce soit aux
débats financiers du Directoire.
- George Lefebvre, La France sous le Direc/oire (1795-1799),
édition intégrale du cours «Le Directoire» présentée par JeanRené Suratteau, Paris, 1977.
2 - Marcel Marion, Histoite financière de la FraI/ce depuis 1715,
l. III (1792-1797), l. IV (1797-1818), Paris, 1919-1925.
3 - François Crouzet, La Grande injlah'oll, la mOf/naie cm France de
Louis XVI à Napoléon, Paris, 1993 .
La Républiqlle directoriale, Clem/Ont-Ferrand, /997,
jJ.
693-702
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Débats financiers et monétaires : il s'agit d'écouter,
d'entendre en le prenant au sérieux, ce qui se dit à la tribune
des Cinq Cents, et ce qui s'écrit dans des dizaines de
publications entre Brumaire an IV et Fructidor an V, à propos
de la crise monétaire et financière dont il est une banalité de
dire qu'elle atteignit son paroxysme pendant ces deux années
et qui, j'annonce tout de slùte ma conclusion, trouvera le
programme de sa solution dans l'impressionnant ensemble de
lois financières organiques adoptées immédiatement après le
J8 fructidor. Que dans l'inmlédiat l'effort réel de nùse en
oeuvre de ces lois n'ait pas donné grand chose, encore que ce
fût plus qu'on ne le dit généralement, certes, et COlllinent
pouvait-il en être autrement alors qu'il s'agissait de lois
organiques et que d'un autre côté l'on se trouvait dans
l'urgence; mais, selon moi, Fructidor délimite un amont - les
finances révolutionnaires - et un aval - les finances de la
France du XIX" siècle.
Ces débats financiers et monétaires occupent
quantitativement une place considérable dans les séances du
Corps législatif, et dans des formes qui confèrent à celles-ci
une proximité beaucoup plus grande avec les assemblées
parlementaires des Etats modernes qu'avec celles de la
Constituante et de la Conventioll. Les ministres, via les
messages du Directoire exécutif, demandent le vote de crédits
pour ce qtÙ relève de leur département, le Corps Législatif les
interpelle, les députés présentent des propositions de décrets,
votent ou refusent j'urgence. Des débats, originellement non
financiers se révèlent très vite avoir une implication
financière : ainsi, un débat sur les tarifs postaux applicables à
la presse surgit dans celui sur le statut - régie ou concession de la poste aux lettres, et est natllfellemellt connoté par celui
sur la liberté de la presse.
Pour une [ois Marion ct Le[ebvre utilisent les m6mes
formules dépréciatives pour cOllunenter la teneur de cos
débats : l'incompétence en ces domaines ct l'absence d'intér6ts
caractériseraient les députés. Je suis en complet désaccord.
J'admire au contraire l'aisance avec laquelle ceux-ci
maîtrisent les mécanismes ct le vocabulaire des choses
- 694 -
�Les débats fmanciers sous le premier Directoire
monétaires, financières et fiscales. Ce qui est vrai, c'est que
ces débats se tielment dans l'urgence, pour colmater les
brèches et que chacun est bien conscient de l'écart fantastique
qu'il y a entre la gravité de ces brèches et l'impuissance des
remèdes localisés, d'où, pour le lecteur d'aujourd'hui, la
première impression de chaos et de dérisoire, encore aggravée
par la persistance de la rhétorique des assemblées
révolutionnaires antérieures aux envolées vertueuses vers les
grands principes. Ce qu'un obscur député, Delahaye, eX'Prima
joliment le 26 bnunaire an IV : il y avait eu une passe d'annes
entre Mercier vantant les effets psychologiques bénéfiques sur
l'opinion de la recréation d'une loterie républicaine (sic) et
Boissy s'indignant de cette proposition au prétexte que «le
peuple doit compter sur les produits de son travail et non sur
les chances incertaines d'un jeu frauduleux» (re-sic), et notre
Delahaye donc lança de sa place : «J'ai lieu de m'étonner
d'entendre sans cesse parler de morale publique lorsqu'il est
question d'impôts, qU<1lld les créanciers de l'Etat ne sont pas
payés et que le service est loin de se faire avec facilité».
il est vrai aussi qu'il faut aller chercher hors de la
tribune les · constructions systématiques plus formellement
sereines dessinant un horizon idéal entrevu par des élites aux
intérêts intellectuels plus spécialisés, mais avec l'inconvénient
symétrique d'être déconnectées du réel et de paraître de pures
spéculations. Le représentant le plus typique de ces «experts»,
COIlliue on dirait aujourd'hui, qui, soit dans le Journal de
Paris soit dans le Journal d'Economie politique, formule lUl
programme de transposition cl la France du modèle financier
anglais, cc qu'on ne saurait évidemment faire cl la tribune du
Corps Législatif où tout ce qui évoque l'ennemi est abominé,
c'est Roederer : «Assurez la dette par l'impôt, et l'impôt par
des administrations bien composées, et vous aurez bientôt de
l'ordre dans les finances»4 écrit-il. Le même justifie sans cesse
les vertus de l'endettement public, secret, comme on sait, de la
solidité financière de la Grande-Bretagne pourtant en guerre,
mais proposition surréaliste dans la France directoriale, par
un raisonnement que 1'011 peut schématiser ainsi : produit de
4 - JOl/rnal de Paris, 2 frimaire an IV.
- 695 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTOlUALE
l'emprunt - dépenses publiques - mise en mouvement de
richesses réamorçant le circuit économique et social.
Une culture analogue, où finances publiques et activité
économique sont articulées, se manifestera dans plusieurs
publications à l'évidence favorisées par les espoirs nés des
réformes votées dans la foulée du 18 fructidor. Lecoulteux
mettra alors lui aussi ses espoirs dans le retour à l'emprunt
pernùs par le retour de la confiancé. Arnould, l'homme de la
Balance du commerce, imaginera la réanimation du circuit en
temps de déflation par la constitution d'un fonds
apparemment modeste mais pour cette raison même réaliste,
de 100 millions provenant de la fiscalité, fonds
immédiatement injecté dans l'écononùe par deux canaux :
travaux publics et allocations aux familles de «défenseurs de
la pa trie» 6.
Je propose quant à moi de décrypter les débats
d'assemblées sur les sujets financiers et monétaires en
utilisant la grille suivante:
On se trouve pour la première fois en présence d'tme
pratique parlementaire qui deviendra classique : l'exécutif,
c'est à dire le Ministre des Finances, demande au législatif les
moyens financiers de gouverner. Mais 1'état des finances
publiques, de la circulation monétaire et de l'activité
économique est chaotique, le mot est faible, ce qui, même si
la conjoncture politique avait été consensuelle, eût exigé des
réformes considérables. Or, le Corps législatif directorial est
profondément divisé sur l'essentiel, le projet politique. On lui
demande des moyens pour gouverner, mais gouverner pour
quoi faire ? Si gouverner, c'est gouverner pour assurer la
stabilisation républicaine de la Révolution, à l'intérieur et à
l'e,..,1érieur (c'est-à-dire mener la guerre), la droite cryptoroyaliste du Corps législatif ne veut pas s'y prêter. Ce qu'elle
5 -Lecouleulx de Canteleu, Rapport SI/I' l'elltiet' retirement des
mandaIs, séance du 16 plllvi6se ail V, Paris, an V.
6 - Amould, Rapport fail... slir la resolution relalive à la
reparti/ioll des 210 milliolls de cOlltribll/ioll fon cière pOlir
l'an VII, an VIJ.
- 696 -
�Les débats flllunciers sous le premier Directoire
refuse, ce ne sont point les moyens de gouverner en général,
ce sont les moyens d'un gouvernement républicain. On
comprend donc qu'à l'approche des élections de l'an V qui
allaient donner une majorité de droite, le conflit financier se
soit exacerbé; et l'on ne saurait sous-estimer la dimension
financière de la volonté de l'exécutif directorial, au lendemain
des élections, d'en remettre en cause les résultats : une des
bases de l'alliance entre la majorité du Directoire exécutif et
qui permettra le coup d'Etat de
les généraux, ~ùliance
fructidor, est la perspective de dOlmer à l'année les moyens
financiers de la conquête, certes flatteuse à l'égard de l'esprit
de corps militaire, mais coïncidant aussi avec les aspirations
très majoritairement républicaines, voire républicaines
«prononcées», des généraux.
Mais l'analyse se complique; car du côté gauche du
Corps Législatif si l'on est d'accord quant à l'enjeu politique
du débat fmancier, on est en désaccord, non moins politique,
sur une autre question : donner au gouvernement les moyens
financiers d'une politique républicaine, bien sûr, mais pour
certains, faut-il encore que ces moyens financiers soient euxmêmes républicains: pour eux, les formes institutionnelles et
les pratiques financières ne sont pas politiquement neutres.
Ainsi trois préoccupations s'emboîtent-elles : dOlmer à
l'exécutif les moyens financiers de gouverner, donner à
l'exécutif
les
moyens
financiers
de
gouverner
républicainement, donner à l'exécutif les moyens républicains
de gouverner républicainement. Cet emboîtement interdit que
les camps soient nettement délimités, il favorise les
quiproquos, parfois les alliances contre natme. Là encore,
c'est la proximité des élections de l'ml V qui pennit une
décantation, dont Bailleul peut être regardé comme un
exemple typique : son républicaIùsme financier va le conduire
à la réactivation d'un républicanisme politique.
Tout d'abord les débats dans les deux conseils du Corps
Législatif directorial confirment combien il y a encore à ce
moment consubstantialité entre Révolution et papier-molmaie
ou
mandats
territoriaux,
révolutionnaire, assignais
consubstantialité assurée par la médiation des biens
- 697 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
nationaux, gages du papier révolutionnaire quel qu'il soit.
C'est un point que ne peut absolument pas comprendre
l'historiographie technicienne des finances de la Révolution;
elle n'a pas de mots assez sévères pour condamner
l'obstination des assemblées révolutionnaires à s'accrocher
jusqu'au bout à l'assignat, à y chercher des succédanés
jusqu'en fructidor an V. Cette obstination, il est vrai
surprenante, mais d'ailleurs pas complètement infondée d'lill
strict point de vue financier eu égard à la crainte du vide, à la
crainte de l'après-assignat, reposait sur la conviction selon
laquelle la v,ùeur des biens nationaux constituait un gage qui
n'avait rien à envier à celle du nwnéraire. En douter revenait
à douter de la valeur du «domaine national», de la légitimité
de l'oeuvre révolutiOIUlaire par excellence, celle en tout cas à
laquelle depuis Thermidor on a tendance à identifier, jusqu'à
l'exclusivité, la Révolution. C'est pourquoi, sur ce point,
l'opposition est rigoureusement tranchée entre majorité
républicaine large, et minorité royaliste, laquelle veut
éradiquer tout mécanisme tendant à maintelùr d'une façon ou
d'w1e autre lm lien entre monnaie et biens nationaux. Pour les
républicains au contraire, il convient de retrouver la
philosophie originelle qui avait présidé à la création du papier
révolutionnaire: il est une créance sur le domaine national, et
ce sont les circonstances aggravées par la politique des
«désorgalùsateurs» qui ont recouvert celle fonction par celle
de simple moyen de paiement. La droite royaliste en vint.
même à verrouiller par extension tout projet d'émission de
papier, fût-il sans référence aux biens nationaux. Je ne peux
mieux faire que de renvoyer là-dessus à l'intuition de Georges
Lefebvre qui fit un sort à un débat apparemment secondaire.
A Réal qui le Il nivôse an V, avait proposé, dans le cadre
d'une réforme du code hYPoûlécaire, que tout propriétaire
puisse désormais créer de son propre chef ll11e cédule
représentant la valeur de sa propre terre, Jourdan (des
Bouches-du-Rllône) dont on sait qu'il fut l'un des orateurs les
plus pugnaces de la droite, fulmina un discours où il voyait
dans cette affaire la main des Jacobins cherchant à entraîner
la France dans une guerre sans fin . Et à ces Jacobins
fantasmés il prêtait celte prosopopée : «Il me semble les
entendre qui se disent : les Français veulent la paix ou, du
- 698 -
�Les débats fmanciers sous le premier Directoire
moins, la guerre en vue de la paix; nous, au contraire, il nous
faut la guerre pour la guerre, pour la confusion, pour le
prosélytisme de la démagogie, pour l'achèvement du régime
auquel nous aspirons. Pour cela, que nous faut-il ?
D'immenses moyens. Rien au monde ne peut nous en offrir
comme le renouvellement du système de Law et une banque
territoriale dont nous disposerons... Les mouvements de
Grenelle ont manqué, faute d'argent. Depuis la fin des
assignats, toutes les tentatives sont viles et infructueuses. C'en
est fait: la Constitution et la paix triomphent si cette détresse
continue. Notre destinée est attachée à la continuité de la
guerre et au succès de la banque» 7 •
Les partisans du papier se trouvaient handicapés par le
fait de sa dépréciation et ne pouvaient pas ignorer qu'elle
induisait un autre débat : fallait-il, et dans quelle mesure,
tenir compte de la dépréciation de l'assignat pour l'évaluation
de la delte publique (paiement des rentes, règlements en
retard), de la dette (fiscale) des citoyens à l'égard de l'Etat, et
des dettes privées? Ce ful cette affaire qui occupa le plus de
place dans les débats du Corps législatif. Elle avait des
implications sociales considérables en ce qu'elle touchait des
millions de citoyens de toute condition; elle constituait un
enjeu politique en ce qu'eUe renvoyait à la notion nullement
abstraite de confiance en la chose publique, centrale pour
asseoir la ciloyenneté républicaine. Les réponses concrètes
oscillaient entre deux pôles : ou bien le règlement de toute
échéance ou de tout arriéré se ferait à la valeur nominale, ou
bien à la valeur du papier au cours du jour de l'émission ou de
la signature, (c'est pour éclairer le débat que fut entrepris
l'établissement d'un tableau rétrospectif et départementalisé
de la dépréciation de l'assignat8 . Selon la réponse donnée, la
valeur exigible en numéraire pouvait au milieu de l'an V
varier de 1 à 100, variation profitable soit au débiteur, soit au
créallcier, soit au Trésor, soit au contribuable, soit au rentier
de l'Etat. Les répubHcains se divisèrent et la droite jetait de
7 - George Lefebvre, La Fra1lce SOIIS le Directoire... , op. cil., p. 139.
8 - Pierre Caron, Tableaux de dépréciatio/l du papier-mollnaie,
Paris, 1889, réed.1909.
- 699-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
l'huile sur le feu. La logique comme l'équité auraient voulu
que la deuxième voie fût suivie. Mais alors on relùait le
principe financier dont se réclame tout gouvernement bien
réglé, celui du respect de ses engagements financiers . C'est
par exemple ce que dit Lecointre, le 13 vendémiaire an V :
après qu'tm certain Talot eut soutenu que «les débiteurs qw se
sont acquittés en papier depws la dépréciation de l'assignat ne
devaient être considérés que conune ayant versé des
acomptes», d'où, selon le JvJoniteur, une «e>..1rême agitation se
répandant dans le Conseil» ... , Lecointre objecta que «cela
reviendrait à la nullité de tout ce qui s'est fait deptùs six ans,
proposition qui porterait au gouvernement républicain un
coup dont il lui serait impossible de se relever». Le Corps
législatif ne parvint pas à dégager une doctrine, et se contenta
de légiférer au coup par coup de façon contradictoire.
Lorsque les débats portèrent sur un terrain plus fallùlier
au lecteur achlel de procès-verbaux parlementaires, celtù du
vote de ressources ou du vote de réformes de gestion
demandées les unes et les autres par le gouvernement, on
constate que c'est l'exécutif (Ramel au mitùstère, et dans le
Directoire, La Revellière-Lépeaux) qui fut demandeur
d'innovation, et le Corps Législatif qui traîna les pieds. On se
croit revenu aux temps de la guérilla entre le Conseil du Roi
et les Parlements. A droite, le refus est systématique et
converge avec celui d'une partie de la gauche. Les projets
gouvernementaux sont en effet argumentés au nom de
l'efficacité, mais cl gauche subsiste le réflexe de méfiance cl
l'égard de l'exécutif et de l'élargissement de son intervention,
d'où par exemple l'hostilité à la création d'une administration
financière professionnelle. De même elle est vigilimte ù
l'égard de tout ce qui évoque une résurgence de l'Ancien
Régime, la loterie on l'a vu, mais aussi l'affermage de la
perception de telle ou telle recette.
-700 -
�Les débats fmanciers sous le premier Directoire
Enfin, tandis que des députés ressortent des marottes
persOImelles agitées régulièrement depuis des années, tel
Dubois-Crancé et son utopie à la Vauban d'impôt en nature 9,
une petite e),.trême-gauche, dont Lamarque est sur ce terrain,
le porte-parole, fait resurgir en toute occasion la thématique
de l'impôt sur les riches et de l'exemption fiscale du pauvre,
version fruste de la question de la progressivité de l'impôt qui
sera fort débattue pendant le second Directoire.
Mais surtout c'est par la clé politique que je propose
d'interpréter les débats sur le retour de la fiscalité indirecte.
L'historiographie que j'ai qualifiée de tecluùque accable les
assemblées révolutiOImaires, celles du Directoire comprises,
pour leur obstination à refuser cette fiscalité efficace et
indolore (ou plutôt aujourd'hui indolore ... ). De fait les
messages du Directoire tendant à restaurer, quoique bien
modestement, des prélèvements qui par leur assiette
rappellent peu ou prou la fiscalité indirecte de l'Ancien
regtme, suscitent immanquablement des «mouvements
divers» que relèvent les logographes. Contrairement à ce
qu'on dit en général, les argtlments contre la fiscalité indirecte
ne se déclinèrent pas du tout sur le registre physiocratique
mais entièrement sur le registre politique, soit qu'ils fassent
resurgir le spectre de l'Ancien Régime, soit au nom du
principe selon lequel la contribution doit être visible afin
qu'elle constitue entre le citoyen et la nation un lien asslUné
au même titre que l'exercice des droits politiques et la
participation à la défense nationale. Cet aspect de la
philosophie fiscale des législateurs révolutionnaires, ignoré de
l'historiographie, se retrouve dans la permanence de leur
opposition à tout moratoire fiscal . Il n'est pas indifférent de
constater la pennanence de quelque chose conune Ulle vertu
fiscale républicaine dans ces almées qui passent pour celles de
la corruption généralisée et de l'abandon des «principes», ce
qu'elles sont en effet . Voilà ce que j'appelais en conunençant
les moyens financiers républicains d'ulle politique
républicaine.
9 - Dubois-Crancé, Opinion ... sur les moyens de restauration du
crédit public, séal/ce du 7 ventôse ail I V, Paris, an IV.
- 70 l -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Dans les jours qui suivirent le coup de Fructidor, le
Directoire exécutif se trouva débarrassé de l'opposition
royaliste et en mesure de faire adopter un ensemble de décrets
qui, espérait-il, lui donneraient enfin les moyens financiers
d'une politique républicaine. Mais ces moyens ne furent
nullement des moyens républicains : car on commença alors à
rétablir la fiscalité indirecte, à créer une administration
financière professiomlelle, on eut recours à la loterie, etc. Le
Directoire, le ministère, Ramel en particulier, saisirent
l'opportunité politique dont ils avaient été privés : plus
d'obstruction systématique de la droite (le redoutable GilbertDesmolières est fructidorisé ... ), la frayeur rétrospective
suscitée par la victoire électorale des royalistes fait taire chez
les républicains les divergences et les chipotages, certes plus
qu'honorables au plan des principes, comme nous venons de
le voir. Nous qui connaissons la suite, nous savons qu'une
telle stratégie exprime sur le terrain financier la consolidation
républicaine dans l'ordre, une tentative de républicanisme de
gouvernement.
-702 -
�Les salaires des fonctionnaires
sous le Directoire
Catherine KAWA
La capacité d'Wl Etat à payer les salaires de ses
fonctionnaires est couramment perçue, et à juste titre, COllliue
un bon test de la santé de ses finances et de l 'efficacité de ses
services publics. Elle offre également quelque garantie
touchant la probité de ses dirigeants et le désintéressement de
ses fonctionnaires. Le monde contemporain nous en fournit
quotidiennement quelques exemples a contrario, dans des
Etats d'Afrique et même d'Europe, incapables de payer même
leurs militaires, ce qui est à la fois le symptôme et la
justification de la corruption, à tous les niveaux, d' un appareil
d'Etat où le~ malversations sont devenues la règle.
Or sur ce plan, comme sur beaucoup d'autres, le
Directoire souffre de sa «légende noire». La situation
monétaire désastreuse qui marque les débuts du régime ne
peut manquer d' induire un bilan financier catastrophique,
d' où J'on infère hardiment que les salaires des fonctionnaires
n'étaient point versés, en ce règne de désordre et de
corruption supposés. Citons à tire d'exemple la
cOlllillUl1Îcatlon de Vida Azimi' au CoIJoque de Bercy en 1989
sur les finances publiques pendant la Révolution française,
intitulée significativement «Heurs et malheurs des «salariés
publics» sous la RévolutioID>. Elle se conclut ainsi : «La
responsabilité des pouvoirs publics reste entière dans la
dégradation de la morale civique. [ ... J La lésine de l'Etat
n'est certes pas malévole mais elle pousse au vol... On avait
pourtant voulu que la fonction publique fût «vertu» et non
- V. Azimi, <u-leur et malheur des «salariés publics» sous la
Révolution», dans Etat, Finances el Economie pendant la
Révoll/tionfrançaise, Actes du Colloque de Bercy, ) 989, Paris,
J991,p. 159-200.
La Républiqlle directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 703-720
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
«métier». [ ... ] Rien ne sert de légiférer, il faut payer à point.
Face à la disette d'argent, l'activisme normatif fait
commodément écran à l'inefficacité politique. [ ... ] Dans ce
contexte, que représente le traitement d'un «salarié public» ?
«Denier de rêve» pour une «rêveuse bourgeoisie»».
TI nous paraît pourtant possible de nuancer fortement ces
estimations, étayées au demeurant souvent sur des exemples
de «fonctionnaires publics» marginaux, jouissant d'une
indemnité plus que d'un salaire : juges, curés, régisseurs
financiers ou militaires. Nous raisonnerons quant à nous sur
les employés des bureaux lninistériels. L' œuvre réglementaire
et législative du Directoire à leur égard, même élaborée en
temps de crise, n'est pas vaine. De plus, de nombreuses
mesures temporaires ont été adoptées pour tenter de remédier
t\ la crise financière. Enfin, il serait bon de nuancer en les
relativisant certaines idées reçues sur la misère des salariés de
l'Etat2 .
L' œuvre législative et réglementaire du Directoire
L'objectif principal du régime directorial est d'achever
la mise en ordre des finances publiques, commencée sous la
Constituante et la Législative et perturbée par la guerre. Il
poursuit donc l'action entamée dans les périodes précédentes.
Bref ral>pel des I>ériodes prêcédcntes
Sous l'Ancien Régime, le versement des traitements
publics n'obéissait à aucune règle écrite et l'inégalité était de
règle d' un service à l'autre et au sein d'lUl meme service pour
un grade identique : le salaire d'un premier commis au
Contrôle général variait de 2.000 à 40.000 livres et certains
rédacteurs pouvaient toucher davantage qu' un premier
2 - On trouvera des développements complets sur le statut légal,
coutlunicr et social des fonctionnaires dans notre ouvrage :
C. Kawa, Les ronds-de-cllir en révo/II/ion, Les employés dll
minis/ère de l 'Intériellr
SOIiS
la Première R(!pllbliqlle, 1792-
1800, Editions du C.T.Il.S., Paris, 1996, coll. «Mémoires et
documents» L, 584 p.
- 704 -
�Les salaires des fonctiolUlaires sous le Directoire
commis. Divers critères étaient pris en compte dans la
fixation du traitement : l'emploi (on pouvait en cumuler
plusieurs), le grade, l'ancienneté (mais de façon très
variable), la situation de famille, les services rendus par le
père, l' oncle (on pouvait cumuler son traitement et la
réversion de la pension d' Wl parent), et surtout les protections
dont on bénéficiait. Les ministres percevaient une enveloppe
globale pOUI les frais et traitements de leUIs bureaux et la
répartissaient à leUI gré entre leUIs subaltemes, maintenus
ainsi dans une situation de sujétion et d'émulation jugée
confonne au bien du service. L 'arbitraire et la concurrence
entre employés étaient également de mise pOUI l'attribution
des gratifications et des avantages en natUIe.
La Législative s'est efforcée de mettre de l'ordre dans la
comptabilité et les dépenses publiques. Après un assez long
débat en juin 1792, elle s'est contentée toutefois de fixer un
maximum de 8.000 livres pOUI les traitements des premiers
cOImnis et d' interdire le cwnul de traitements et de pensions.
Elle poursuivait ce faisant Wl double but : réguler les
dépenses et maintenir les salaires à Wl taux suffisant pour
conserver les cadres de valeur au service de la chose publique.
En pratique, les salaires étaient toujours répartis sur une
enveloppe globale par les ministres et leurs montants restaient
très disproportiOlUlés.
C'est au Comité de salut )lublic que revient le mérite
d'avoir édicté la première grille de traitements de la fonction
publique salariée, par un arrêté du 21 thermidor éUl II3 . Il
répartissait les employés en 7 classes, associées chaclUle cl une
fourchette de rémunérations. Les états d' appointements de
l'an III montrent que cette grille hiérarchique fut
effectivement appliquée.
Le Directoire jJoursuit cette uniformisation
Le Directoire vivait dans j'obsession des économies
budgétaires. Il réglementa donc souvent ct strictement les
salaires des fonctionnaires, avec comme seul objectif celui
d'épargner les deniers publics. Il faut noter que cette activité
réglementaire du Directoire témoigne de l'affaiblissement de
3 - Archives nationales, Collection RondOlUleau, AD' 31.
-705 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
l'autorité des ministres, devenus simples exécutants.
L'arrêté du Directoire exécutif du 7 frimaire an IV"
DÛt en place une grille salariale composée de 5 classes
fonctionnelles : les chefs de divisions, les chefs de bureaux,
les sous-chefs, les rédacteurs et COmDÙS d'ordre, les
expéditionnaires et teneurs de registres, auxquelles il faut
ajouter la catégorie des garçons de bureaux. A chaque classe
était associée une fourchette de traitements et la position de
chaque employé dans cette fourchette dépendait du bureau
dans lequel il travaillait, ce qui revenait à créer une
concurrence entre les services. Cependant, cette règle n' offrait
sans doute pas assez de garanties pour les caisses de l'Etat.
Elle fut modifiée par un arrêté du Directoire exécutif
du 29 germinal an IV, qui fixait «provisoirement les bases
du traitement des employés salariés par le Trésor public»5.
Cet arrêté revenait au système de la répartition du montant
d'une enveloppe globale pour chaque ministère. Le ministres
répartiraient les traitements selon le "mérite" de leurs
subalternes, mais leur marge de liberté était toutefois réduite;
en effet, le salaire maxitmun était fixé à 8.000 livres, le
salaire minitnum à 1.200 livres (900 pour les garçons de
bureaux), dans le respect d'un salaire moyen de 3.000 livres
par employé, ce qui fixait le montant de la dotation globale.
Les corrunis étaient donc mis en concurrence les uns envers
les autres, car toute augmentation de l'un d'eux devait se
compenser par la diminution d'un autre, le rôle d'arbitre étant
dévolu au ministre. Le Il pluviôse an V, on précisa qu 'en cas
de licenciement, les sommes ainsi économisées seraient
réparties entre les employés conservés. Ce système paraissait
prémunir l'Etat contre un dépassement budgétaire imputable
à un gonflement inopiné de la masse salariale.
Mais peut-être offrait-il trop de latitude aux ministres,
car le Directoire limita encore leur autonomie par son arrêté
du 25 thermidor an ~ . Il reprenait le principe d' un salaire
moyen de 3.000 livres par employé, ce qui déterminait la
dotation de chaque ministère, mais il y associait une grille
salariale de 7 classes, dotées chacune d'une fourchette
salariale (un salaire plancher et un salaire plafond) ct d'une
4 - Archives nationales, 1'4 101 6
5 - Archives nationales, F410 16.
6 - Ibidem.
- 706 -
�Les salaires des fonctionnaires sous le Directoire
moyenne propre à chaque division llùnistérielle, ceci sans
doute pour éviter la tentation de faire monter les commis de
grade, ce qui eût entraîné une augmentation globale de la
masse salariale. En outre, les fourchettes fixées par cet arrêté
étaient en net retrait par rapport à celles fixées en frimaire
précédent : le renforcement du contrôle s'accompagnait donc
d'une baisse des salaires. Cet arrêté fut mis en application au
ministère de l'Intérieur par une circulaire de Bénézech du
3 pluviôse an y 7 . Le ministre, remplissant son rôle d'arbitre,
définissait 7 catégories, dotées chacune d'un salaire unique:
les chefs de divisions, de bureaux, les sous-chefs, les
rédacteurs de 1ère classe, les COlfUniS de 2èllle classe, les
expéditiollllaires et les garçons de bureau.
Durant l'lùver de l'an Y, un certain relâchement s'opéra
dans la vigilance du Directoire à l'égard des ministres.
L'arrêté du Directoire exécutif du 11 pluviôse an V8
revenait au principe d'une dotation globale par llÙnistère sur
la base de 3.000 livres en moyenne par employé et dans le
respect d'un éventail allant de 720 à 6.000 livres maximwn.
il faisait donc de nouveau confiance aux ministres pour les
arbitrages internes, et il en profitait dans le même temps pour
diIninuer les salaires, en particulier les plus élevés : pour la
première fOlS on écornait le maximum de 8.000 livres édicté
en 1792 pour les prellÙers commis.
La rigueur salariale alla encore plus loin à la fin du
Directoire : le l or thermidor an VU ét:ùt votée une «Loi de
réduction générale des traitements, indemnités, salaires et
remises payés par le Trésor public». Elle devait amputer de
10 % les traitements de 600 à 2.000 francs, d'l/6 èmo ceux de
2.000 à 3.000 francs, de 20 % ceux de 3.000 à 4.000 francs et
de 25 % ceux de plus de 4.000 francs. Au total, les salaires
nOllÙnaux n' ont cessé d'être rognés par les arrêtés successifs
du Directoire exécutif.
Non seulement les employés de l'Etat voyaient leurs
traitements tantôt bloqués, tantôt réduits, mais ils étaient
aussi bon gré mal gré des contribuables modèles. C'est ainsi
que la loi du 16 nivôse an VI les sownit à une retenue de
salaire de 10 % au titre de l'emprunt forcé contre
l'Angleterre. La loi du 3 nivôse an VU sur l'assiette et la
7 - Archives nationales, Fl a2 .
8 - Archives nationales, F4 101 6.
- 707 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
répartition des contributions les dispensa de la contribution
mobilière, attendu que celle-ci leur était prélevée à la source
par une retenue de 5 % sur leurs salaires !
Ainsi, la politique salariale du Directoire peut se
résmner par un strict contrôle des dépenses, dicté par la
recherche obsédante d économies budgétaires. Le Directoire a
édicté une réglementation abondante, dont l' objectif n'était
nullement de protéger les employés mais de limiter autant que
possible les dépenses publiques. Le tableau ci-dessous résume
l'évolution des salaires pendant la période.
Le versement des rémunérations
Pour apprécier le niveau de vie des salariés de l'Etat, on
ne peut se contenter cependant d' étudier leurs salaires
nominam[, surtout en période de difficultés financières, car la
situation des caisses publiques pouvait influer grandement sur
le versement de leurs traitements.
Le dérapage des salaires
Si l'on confronte les états d'appointements conservés
dans les archives ministérielles, qui enregistrent les salaires
réellement versés aux employés, et les montants fixés par les
arrêtés du Directoire exécutif, on constate que les traitements
réels dépassent bien souvent les plafonds réglementaires.
Dès l'an III, les traitements perçus par les cOllunis de
divers grades au mitùstère de l'lntérieur excèdent le montant
réglementaire de 200 ou 300 livres par employé et par an,
scion le grade.
C'est surtout en l'an IV que se produisent les plus
graves distorsions par rapport aux fourchettes fixées par
l'arrêté du 7 frimaire an IV : si les garçons de bureau et les
commis subalternes sont payés selon leur dO, les salaires des
comnùs moyens dépassent leur seuil réglementaire de 100 à
3.900 livres, les sous-chefs de 200 à 4.800 livres (2 fois le
chiffre réglementaire) , les chefs de bureau vont jusqu'à
3.000 livres d'excédent et les chefs de divisions de 2.000 à
4.000 livres par perSOlUle ; tous les chefs de divi sion gagnent
- 708 -
�non défini
1.200 à 2AOO
de 2.400
à 3.600
3.000 à ~.20
~.80
à 6.000
6.000 à 8.000
7 frimaire an IV
600 à 1.200
1.200 à 2.100
de 2.100
à 2.700
3.000 à 3.600
4.800 à 6.000
4.800 à 6.000
25 thermidor an IV
9 - D'après les états d'appointements du ministère de l'Intérieur
1: Garçon de bureau
2 : Expéditionnaire
3 : Commis d'ordre
~ : Rédacteur
5 : Sous-chef
6 : Chefs de bureaux
7: Chefs de dhisions
Classe et fonction
720
1.500
1.875
2.700
3.600
4.500
6.000
Plmiôsean V
--- _._ - - - - -
648
1.350
1.687
2.250
2.880
3.375
6.000
Réduction an VII
La diminution des salaires des fonctionnaires sous le Directoire (en livres)
Les salaires des fonctionnaires sous le Directoire
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
au moins 2.000 livres de plus que le maximwn prévu de
8.000 livres.
Ces
dépassements
outranciers
provoquèrent
vraisemblablement l'adoption des arrêtés déflationnistes de
thennidor an IV et de pluviôse an V, qui réduisirent entre
autres les chefs de division à un plafond de 6.000 livres, du
jamais vu depuis 1789.
A l'inverse toutefois, la loi du 1er thennidor an VII de
réduction générale des salaires n 'a pas eu le temps d' entrer en
application. En frimaire an VIII et même plus tard, les états
d'appointements se confonnent aux fourchettes défilùes en
thennidor an IV : 800 livres pour les garçons de bureau,
1.500 pour les expéditioilllaires, environ 2.000 pour les
commis de 2e classe, 2.500 à 3.000 pour les rédacteurs,
environ 4.000 pour les sous-chefs, 5.400 pour les chefs de
bureaux et de 6.000 à 8.000 livres pour les chefs de division.
Le dérapage des salaires, qui a atteint des proportions
extraordinaires, est donc resté lilnité dans le temps. Il s'est
opéré à la faveur de la déroute monétaire du régime, qui
perturba les conditions de versement des salaires.
Les circonstances monétaires et leur influence
sur les salaires
Les salaires des commis étaient versés d'ordinaire par
11 12èmo chaque mois et les grati1i.cations à la fin de l'almée.
Mais ces principes furent bousculés en l'an III ct en 1'<11l IV
par les Assemblées ct le Directoire, afin de s'adapter à la
dévaluation monétaire.
Le Directoire exécutif, par son arrêté du 7 frimaire
an IV déjà cité, ordonna que les traitements seraient payés
désormais par quinzlüne, sur la base des traitements
nominaux de 1790, à l11ison de 30 livres assignats pour 1 livre
numéraire. Ce ratio était très insuffisant pour compenser la
dévaluation de la monnaie et l'augmentation du coû.t de la
vie : en effet, le 30 pluviôse an IV, 100 livres assignats ne
valaient plus que 30 centimes en numéraire. Au reste, les
traitements des employés étaient très fréquenunenl réajustés à
cette époque ct de nombreux états d' appointements portent la
mention «traitement provisoire pour 15 jourS». C'est aussi
- 71 0-
�Les salaires des fonctiolU1aires sous le Directoire
pendant cette période que se situent les dérapages constatés
précédemment.
Le 9 germinal an IV lo, (<VU l'urgence d'assurer aux
fonctionnaires publics un traitement analogue à leurs
besoins», est votée une loi qui témoigne de la sollicitude des
Conseils à l'égard des commis. Elle ordonne le paiement des
traitements en mandats à compter du 1er germinal, sur la
base d'une équivalence entre les mandats et le numéraire. Le
Directoire interpréta cette loi par son arrêté du 29 genninal ll
qui prévoyait que l'on reviendrait au dernier taux en
numéraire de façon «que les traitements soient réduits à un
taux proportionné au prix du travail et à ce que l'économie
prescrit de faire à cet égard». Mais on sait ce qu'il advint du
mandat: le 13 thermidor an IV, son cours officiel n'était plus
que de deux francs numéraire pour 100 francs mandats.
En conséquence, la loi du 18 thermidor an IV sur le
mode de paiement proVlsoue des traitements des
fonctionnaires publics reprenait pour base leur valeur de 1790
et décrétait qu'à compter du l or messidor, la moitié du
traitement serait versée en blé, à raison de 10 francs le
quintal ; c'était un progrès, mais l'autre moitié continuait
d'être payée !!n mandats dévalués.
La situation s'éclaircit enfin avec le retour à la monnaie
métallique. La loi du 4 brumaire an V prescrivait de payer
les salaires moitié en numéraire (au cours de 6 F nwnéraires
contre 100 F en mandats) et moitié en blé et la loi du 5 nivôse
an V rétablissait enfin le versement intégral des traitements
en numéraire.
Ainsi, à l'issue de ce panonuna des salaires, le tableau
paraît bien sombre. A la rigueur salariale du Directoire en ce
qui concernait le montant des salaires s'ajoute la dévaluation
vertigineuse de la mOlmaie, ce qui a dû provoquer un
effondrement du pouvoir d' achat des fonctioilllaires au moins
jusqu'en nivôse an V. Il restait cependant, pour rester
fonctiolmaire, des raisons qui vont nous conduire à nuancer
ce bilan catastrophique.
10 - Archives nationales, F4 101 6
Il - Ibidem.
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Pourquoi rester fonctionnaire?
Une profession recherchée
Nous possédons dans les archives la preuve que le métier
de salarié public restait attractif sur le marché du travail. On
conserve en effet des registres de demandes d'emploi, établis
la foule des requêtes,
pour aider le ministre à y voir clair d~ils
et ce même en pleine période de restriction salariale. De
nombreux employés,
licenciés lors de la compression
d'effectifs qui accompagna la dissolution des COlmlùssions
exécutives, sollicitaient inCeSSaITUllent leur réintégration,
allant même parfois jusqu'à travailler gratis dans l'espoir de
fléchir la hiérarchie.
De fait, si l'on compare le marché du travail privé à
Paris dans la période, on constate qu'un ouvrier très qualifié
pouvait espérer gagner (sans chômage) environ 600 livres par
an, soit moins que le moindre expéditionnaire, auquel on ne
demand"ùt pourtant que des tâches de manutention
n'imposant même pas de savoir lire. Un VlCéuce
constitutionnel percevait 700 livres par an, un curé 1.200,
l'équivalent du salaire d'un expéditionnaire, pour une
fonction beaucoup plus exposée et incertaine. A l' autre bout
de l'échelle, un premier commis dans tille maison de banque,
au témoignage des contemporains, pouvait espérer LUl salaire
supérieur à 4.000 livres, d'environ 6.000 livres, c'est-à-dire
moins qU'LUl chef de division et pas plus qu 'un chef de
bureau. La situation de salarié public n 'était donc pas
désavantageuse sur le marché du travail.
Quant à la dévaluation monétaire, elle a touché tout
autant les salariés du secteur privé que ceux de l'Etat, et cem:avantages
ci jouissaient en compensation de cert~ùns
spécifiques.
- 7 12 -
�Les salaires des fonctiOlUlaires som; le Directoire
Les avantages matériels.
Compléments de salaires
Le bénéfice du logement de fonction dispanût sous le
Directoire. Certains premiers commis étaient parfois logés
dans 1'hôtel du ministère, en survivance du temps où les
premiers commis des ministres faisaient partie de leur
personnel domestique. Cet avantage disparaît en fnlctidor
an V, par une décision du Directoire exécutif qui ne nous est
connue que par une lettre du mÏ1ùstère de l'Intérieur à un chef
de division12 .
Les gratifications, que nous appellerions aujourd' hui
des primes de fin d' année, constituaient Wl complément de
salaire habituel sous l'Ancien Régime. Versées sur un fonds
spécial et réparties à la discrétion de la lùérarchie, elles furent
supprimées par la Convention le 10 octobre 1792 13 . Lors de la
déroute financière de l'an IV, elles furent sans doute tolérées
à titre compensatoire, car tme lettre du nùnistère de
l'Intérieur à un chef de division du 25 floréal mentiOlUle
l' existence d'Wl fonds spécial 14 • Mais elle furent de nouveau
interdites par un arrêté du Directoire exécutif du
7 vendénùaire an vn 15, qui proscriv,ùt en même temps les
indemnités l)our frais de bureau.
Celles-ci s'étaient généralisées durant le Directoire et
elles étaient versées wùformément à tout le persormel, à
raison de 3 à 4 F par mois et par personne (au maximum 50 F
12 - Une lettre du secrétaire général du Ministère, Soniquet, au chef
de division Ginguené, datée du 8 messidor an V, l'invite, vu la
décision du Directoire de supprimer le bénéfice du logement
de fonction pour les salariés de l'Etat, à déménager dans le
délai d'uIl mois.
13 - Archives Parlementaires, t. 52, p.436.
J4 - Archives nationales, F la5.
15 - Archi ves nationales, Collection Rondonneau, AD 1 31.
- 713 -
�LA RÉPUBLIQUE DillECTORIALE
par an)16. Cependant, là aussi, le Directoire exécutif entreprit
de resserrer les cordons de la bourse, par un arrêté de
messidor an IV : les employés devraient désormais acheter
toutes leurs fournitures de bureau, sauf l'encre, le papier, le
fil, les épingles, les pains et cires à cacheter; on leur prêterait
les encriers, poudrières, plumeaux, règles, compas, canifs,
grattoirs, ciseaux et poinçons, à charge pour eux de remplacer
les pièces perdues ou détériorées, moyennant leurs 3 francsnuméraire par mois d'indemnité; pendant l'hiver, ils seraient
tenus de se réunir «en plus grand nombre possible dans
chaque emplacement, pour diminuer le nombre de feux à
entretenim ; on ne leur fournirait que 5 voies de bois par
cheminée ou poêle en activité et par an : s'il en restait, on leur
en redistribuerait le prix, s'il en manquait ils devraient payer
eux-mêmes le surplus nécessaire. Certes, on peut voir là une
tentative intéressante pour rendre les employés attentifs à
leurs dépenses et limiter le gaspillage ou le trafic de matériel
public ; mais cela dut apparaître comme une innovation
scandaleusement avaricieuse à des employés déjà accablés par
la dépréciation monétaire 1
Enfin, l'arrêté du Directoire exécutif du 7 vendémiaire
an VII aggrava encore la situation puisqu'il maintint ces
obligations tout en supprimant l'indemnité compensatoire.
Les menus compléments de salaires se réduisaient donc
comme peau de chagrin, face cl l'acharnement du Directoire
exécutif à rechercher les économies budgétaires.
16 - Archives nationales, Fl bl 3b: une note du bureau d'agriculture de
la 4e division, datée du 15 floréal an IV, signalait un arrêté
ordolUUlllçant le versement d'wle indenuùté de 12 francs en
mOlUluie de billon, mais sans préciser pour quelle durée. Une
!lutre note de Béllézech, en floréal !ln IV citait le mou tant de
50 francs par employé et par an, comme limite fixée par le
ministre des Finances, ce qui dOlUle Wle sonune d'Wl peu plus
de quatre francs par mois. Enflll, le 24 messidor an IV, la loi
qui accordait aux. conunis WI double mois de traitement en
messidor et Wle indemJùté pour frais de bureau, après
l'interprétation restrictive du Directoire, imposait wle réduction
de celle inderruùlé à 3 francs par mois.
-714 -
�Les salaires des
sous le Directoire
fonctiOlU1are~
Les indemnités de secours
En revanche, les Assemblées tentèrent de soulager les
malheureux salariés de l'Etat, pour compenser la perte de
pouvoir d'achat due à la dévaluation vertigineuse de la
monnaie.
Le 2 messidor an III, le Comité des Finances de la
Convention arrêta que les employés payés par mois aur,üent
un supplément de traitement égal à la moitié de leur
traitement en messidor, un tiers en thermidor et un quart en
fructidor à titre «d'indemlùté», ce qui revenait à dire que
l'Etat reconnaissait l'insuffisance du montant des salaires
ordinaires 17.
Le 7 fructidor an III, le Couùté de salut public ordonna
de faire distribuer aux salariés de l'Etat les mêmes secours en
nature que ceux qui avaient été accordés à l'ensemble des
Parisiens le 27 theruùdor l 8 . On peul d'ailleurs se demander
en vertu de quel ostracisme ils en avaient été exclus.
Le 24 pluviôse an IV, le Directoire exécutif décréta de
faire distribuer à chaque employé une livre de pain par jour,
augmentée d lme demi-livre par personne à charge vivant au
foyer. · L 'Etal reconnaissait implicitement que les salaires
étaient insuflÎsants pour aSSllrer la simple survie physique de
son personnel.
Outre ces secours en nature, la pratique de suppléments
de salaires se poursuivit en l'an IV. Le 14 prairial, le
Directoire donna aux employés en guise «d' indemnité et de
secours» un supplément égal au tiers de leur traitement de
floréal. Le 2 messidor, le Conseil des Cinq-Cents décida de
doubler les salaires de prairial «considérant qu'il serail
injuste que des citoyens qui sacrifient leur temps et leur
travail à la République, ne trouvassent pas dans les
traitements qui leur sont assignés de quoi pourvoir à leurs
besoins dans les circonstances où la malveillancc et la
cupidité élèvent à des prix cxorbitants les dClUées de première
nécessi té» 19.
17 - J\.rchives nationales, F4 101 6.
18 - Ibidem.
J 9 - ibidem.
- 71 5 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Mais le Directoire restreignit aussitôt mesquinement la
portée de cette noble préoccupation hmllanitaire du Conseil
en excluant du bénéfice de la loi les employés recrutés après
le 1er germinal, considérant «qu'il n'est pas dans le vœu de la
loi de traiter de même l'employé épuisé par lUle longue suite
de sacrifices et celui qui serait nouvellement entré en
fonctions» .
Cet arrêté, pris le 14 messidor20 , confirme ce que nous
avions déjà noté : le Directoire s'efforçait toujours de rogner
sur les libéralités du Pouvoir législatif. Le Pouvoir exécutif
était plus dur vis-à-vis de ses serviteurs que le Pouvoir
législatif.
Cependant, la mesure fut reconduite par la loi du
24 messidor an IV, adoptée également en urgence par les
Cinq-Cents, «considérant qu'il est pressant de venir au
secours des citoyens qlù sacrifient leur temps et leur travail à
la République».
Ces indemnités compensatoires prirent fin avec le retour
à la monnaie métallique et la baisse du prix des denrées. On
peut en retenir que les salariés de l'Etat, contrairement à ceux
du secteur privé, bénéficiaient de la sollicitude de leur
employeur, ce qtù pouvait s'avérer précieux en ces temps
d' inflation et de disette.
Enfin, les fOl1ctiOlUlaires jouissaient d'avantages
stal11taires muques pour l'époque.
Quelques avantages statutaires
Depuis la loi du 31 juillet 1791 21, les employés de l' Etat
et des adtninistraLiol1s publiques supprimées avaient droit à
une pcnsion dc retraite (1 partir de 10 ans de service, d' Wl
montant proportiOlUlel à la dmée de leurs services. Le
principe du versement d'une sorte de pension de pré-retraite
pour les employés supprimés après un long service fut étendu
aux COllunis des administrations révolutionnaires par lUl
20 - Ibidem.
2 1 -A rchives Par/emen/aires, t. 29, p. 68 el suiv.
- 71 6 -
�Les salaires des fonctionnaires sous le Directoire
décret des 24 et 27 juillet 1793 22 . Il appliquait les dispositions
du décret du 31 juillet 1791 aux commis licenciés de la régie
des douanes et des différents départements du Ministère, à la
condition qu'ils justifieraient par un certificat qu'ils avaient
au moins 20 ans de service et qu'ils n 'avaient pas été
renvoyés pour cause d'incivisme ou de prévarication. Les
employés
supprimés
des
nouvelles
adnùlùstrations
révolutionnaires seraient ainsi assujettis aux dispositions
générales de la loi sur les pensions.
D ' autre part, les employés victimes de compressions de
personnel se virent attribuer des dédommagements
temporaires, sorte d'indemnités de licenciement. Ainsi, la
loi du 29 prairial an III, qui ordonnait la réduction d 'un tiers
du nombre des employés dans les administrations publiques,
prescrivait que les personnes licenciées continueraient de
percevoir leur traitement pendant un mois et dellù. Le
14 fructidor an III (31 août 1795), le COInité de salut public
octroya une illdenmité de deux mois de traitement aux
24 employés supprimés de la Commission des annes 23 . Le
28 fructidor, lors de la liquidation totale de la même
Commission, il accorda à ceux qui ne pourraient se
réemployer .la prolongation de leur salaire pendant trois
mois 24. La loi du 11 frimaire an IV généralisa cette pratique
en étendant la sollicitude de l'Etat à toutes les victimes de la
réorganisation du Pouvoir exécutif. Elle accordait (<une
indemnité aux employés supprimés des Comités, comnùssions
exécutives et administrations de districD)25. Le Conseil des
Cinq-Cents, «considérant qu il est de l'humanité et de la
justice nationale de pourvoir encore quelque temps aux
aliments des employés supprimés sans leur faute par suite de
la cessation des travaux de la Convention, pour leur dOlmer
les moyens de se procurer d' autres emplois», décida qu' il y
avait urgence ct vota qu 'on leur payerait leur traitement
pendant trois mois, à condition qu'ils n'aient pas d' autre
emploi, qu' ils n' aient pas été destitués à cause du
22 - J.-B. Duvcrgier, Collection complète des lois, décrets,
ordonllances, règlements, avis dl/ Conseil d'Elal .. . , Paris,
1824- 1834, 30 vol.
23 - F.-A. Aulard, Recueil des ac/es du Comité de SaIlli pllblic,
Paris, 1889- 197 1, t. 27, p.3S-36.
24 - Ibidem, p. 389.
25 -Archives nationales, F4 1016.
- 717 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
13 vendénùaire, et «qu'ils soient rentrés dans le domicile
qu 'ils avaient avant d'obtenir leur emploÏ». La sollicitude du
conseil se doublait ainsi d'une mesure de police politique,
visant à renvoyer en province les éventuels militants recrutés
dans les bureaux parisiens en l'an II. Mais le principe d' wle
créance détenue par les employés licenciés sur la République
était passé dans la loi.
Le 25 floréal an IV, le mÎlùstre Bénézech avertit
Ginguené, chef de la Division de l'Instruction publique, de la
suppression de divers emplois, assortie du versement d'Wl
mois de salaire comme indenuùté 26. Le taux des
compensations financières avait donc été réduit au printemps
de l'an IV. Le 29 vendémiaire an V, l'arrêté du Directoire
exécutif fixant le nombre et le traitement des employés ne
prévoyait également qu'un mois de traitement pour les
27
employés supprimés , de même que la loi du 4 brumaire
an V relative aux indenuùlés à verser aux commis licenciés
«par l'effet d'Wl nouvel ordre dans les dépenses»2M : comme
toujours, le Directoire rognait sur les dépenses.
Les salariés de l'Etat jouissaient donc d'avantages
considérables par rapport à ceux du secteur privé : un bon
lùveau de salaire par rapport à leur qu<ùification, la
sollicitude de leur employeur dans les périodes difficiles, un
salaire fixé réglementairement, un revenu garanti pour leurs
vieux jours à condition de rester en place ; de plus, ils
exerçaient une profession honorable scion les critères du
temps par la fréquentation qu'elle supposait avec les sphères
du pouvoir et parce qu'elle Il ' était ni manuelle ni salissante.
Voilà, pour rester au service de l'Etat, quelques bonnes
raisons qui devéùent apparaître suffisantes pour compenser les
aléas économiques.
26 - Archives nationales, F.1 aS.
27 - Blllletin des Lois, Bibl. Nal. F. 26943, série
28 - Archives nutionales, F4 1016.
-718 -
[l, l.
94, nO 797.
�Les salaires des fOl1ctiolUlaires sous le Directoire
Conclusion
On peut donc nuancer le tableau sinistre des «malheurs»
des salariés de l'Etat, même si le Directoire eut
indubitablement l'obsession des restrictions budgétaires. Son
œuvre réglementaire et législative paracheva la rationalisation
commencée depuis 1791 dans le versement des traitements,
des pensions et des autres avantages matériels, et demeura
opératoire par la suite. Cependant, il ne faudrait pas en
déduire l'élaboration d'un statut protecteur de la Fonction
publique, très anachronique. En effet, les commis n'avaient
aucune garantie de l'emploi, ni statutaire ni couhunière ;
l' instabilité et le renouvellement du personnel étaient au
contraire de règle. Pour ceux qui conservaient leur emploi, il
n 'existait non plus aucun plan de carrière réglementé et la
stagnation en grade était de loin le cas de figure le plus
répaIldu ; or, daIls les cas fréquents de rétrogradation, les
salariés subissaient la perte de salaire correspondante prévue
par la grille. La réglementation salariale n ' avait donc pas
pour but de protéger les fonctiOIlllaires mais Ulùquement de
contrôler les dépenses de l'Etat et il serait erroné d' en inférer
l'existence d' une bureaucratie privilégiée, développée comme
un parasite ù la faveur de l 'instabilité politique du régime.
Toutefois, cette étude ne porte que sur les fonctiOllllaires
publics travaillant ù Paris. En province, l'éloignement de la
capitale avait semble-t-il une influence négative. Des
recherches prélinùnaires effectuées dans le département de
l 'Hérault, mais aussi dans l' Aube ou les Bouches-du-Rhône,
mettent en lumière la situation difficile des fonctionnaires des
départements ct des districts de 1793 à l' an IV. Dans de
nombreuses pétitions assorties de grèves perlées ct de
menaces de démission collective, les employés, soutenus par
leurs administrations de tutelle, se plaiglùrent au ministre des
Finances de la perte de pouvoir d'achat qu'ils subissaient,
mais aussi et surtout d' importilllts retards de paiement qui les
réduisaient à la famine, car les payeurs généralL,,{ des
départements ne recevaient pas les fonds affectés à leurs
traitements. La sitlwtion ne se rétablit loc,ùement qu' en
1',111 V, lorsque la loi prescrivit de régler les fonctiOIlllHires
sur le produit des impositions département.ùes. Ces
observations mériteraient d'être développées, mais l'étude des
débuts de l'administration territoriale fTançaise est encore Ull
- 719-
�t A RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
chantier inexploité. il faut d' autant plus se garder de
conclusions trop définitives et de déclarations à l' emportepièce, qui sont encore trop souvent la règle lorsque l' on parle
d' administration publique.
-720 -
�Le Directoire et les biens nationaux
Bernard BODINIER
Pourquoi revenir encore une fois, diront certains, sur
cette question des biens nationau.x ? Tout n'a-t-il pas déjà' été
dit sur le caractère bourgeois de la Révolution auquel leur
aliénation aurait largement contribué? Et sur la précipitation
avec laquelle on a liquidé les belles fermes de l'Eglise dès
1791 ? Faut-il aller chercher Ù l'étranger les arguments pour
poursuivre les études de biens nationaux sous le Directoire?
Il est vrai que le décalage chronologique le permet pour les
territoires annexés plus tardivement, COlmne la future
Belgique et la rive gauche du RllÎn, et encore plus tard pour
l'Italie, voire l'Espagne. Mais c'est oublier aussi la Savoie ou
la région de Nice. Et, surtout, que la France en révolution
n'en avait pas fini avec les nationalisations de 1789 et 1792,
que les ventes de biens nationatLX se sonl poursuivies loin
dans le XIX" siècle (jusqu'en 1856 dans le district de Rouen).
Enfin, le Directoire met en place des législations «à géométrie
variable» pour trouver de l'argent en liquidant les biens
encore en sa possessioIl. Et il cn reste beaucoup, pcu ù l'Eglise
mais davantage aux émigrés, sans oublier les domaines
royaux ou communaux. Et donc il convient de faire le point,
d'autant que la plupart des éhldcs consacrées aux biens
nationaux s'arrêtent , elle choix n'est pas fortuit, en 1795.
La R épublique directoriale, Clermollt-Ferral/d, 1997, p . 721-742
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Une législation d'exception!
En raison de la dévaluation des assignats, le décret du
30 brumaire IV (21 novembre 1795) suspend la vente des
biens nationalisés, ce qui remet radicalement en cause la
législation en vigueur depuis la décision de confisquer les
biens de l'Eglise, le 2 novembre 1789, et l'extension de la
procédure aux biens des émigrés, des suspects et des
condamnés révolutiOlmairement. Tout en ayant subi quelques
modifications, le système confiait aux adnùnistratiolls de
district le soin d'estimer et de vendre les biens de leur ressort
au plus offrant, tout en accordant des facilités de paiement.
La création, par décret du 28 ventôse an IV (18 mars
1796), d'un nouveau papier mOlmaie entraîne tille profonde
modification des conditions d'adjudication des biens
nationaux. Même si les soumissions antérieures restent
valables, ils sont alors adjugés à tout porteur de mandats
territoriaux sur simple proposition d'achat, moyelmant 18 fois
leur revenu de 1790 pour les immeubles et 22 fois pour les
biens ruraux. Par revenu, il faut entendre le prix de location
accru de toutes les charges supportées par le locataire. A
défaut de bail, l'estimation des biens ruraux est égale à quatre
fois le montant de la contribution foncière de 1793, celle des
autres étant faite contradictoirement par deux experts, l'un
norruné par le soumjssionnaire, le second par l'administration,
cette dernière devant en nommer un troisième en cas de
différend . Le paiement doit intervenir dans les trois mois. TI
n'est plus fait de distinction selon l'origine des biens et les
ventes ont lieu, les districts ayant été supprimés, au chef-lieu
de département par devant l'administration départementale
(remplacée sous le Consulat par le Préfet) .
Ce régime, basé sur un mandat qui se déprécie encore
plus vite que l'assignat, donne des résultats si désastreux
qu'on ne tarde pas à la changer. La loi du 16 brumaire an V
(8 novembre 1796) revient sur les modalités d'estimation ct de
1 - Pour lUIC vision plus large ct plus approfondic de la législation,
cf. P. Caroll el F. Desprez, Uecueil de textes législatifs et
administratifs COI/ cernant les biens lIa/ionaux, Paris, 19261944,3 vol.
- 722 -
�Le Directoire et les biens nationaux
paiement, celui-ci mêlant numeraue et papiers d'Etat.
Surtout, elle rétablit les enchères. Mais la mise à prix est
inférieure à l'estimation, elle-même établie à 20 fois le revenu
de 1790, pour inciter à l'acquisition.
Les ventes sont suspendues le 29 fructidor mais
reprennent vite, sous une nouvelle législation. La loi du
26 vendémiaire an VII (17 octobre 1798) modifie le mode
d'estimation et les conditions de paiement des biens toujours
divisés en deux catégories (ilmneubles et biens ruraux). Le
paiement intégral doit s'effectuer en numéraire et le mode
d'estimation en tient compte : huit fois le revenu de 1790 pour
les biens ruraux, six fois pour les immeubles. Le Illois suivant,
la loi du 27 brumaire (27 novembre 1798) change les
conditions d'estimation et de paiement, en établissant une
estimation égale à quarante fois le revenu de 1790 et en
acceptant de nouveau les papiers d'Etat, la mise à prix étant
identique au montant de l'estimation. On vendra surtout des
immeubles selon cette procédure ct leur prix atteint des
sommes considérables (le presbytère de Lorleau, dans l'Eure,
est vendu 60 000 livres après avoir été estimé 1 600).
Le Directoire instaure donc plusieurs législations
successives, O
le comble étant qu'elles se chevauchent et qu'oll
continue de vendre selon les anciennes procédures. Le
Consulat, par la loi du 15 floréal an X (5 mai 1802) en
revient au paiement intégral ell numéraire tout en fixant tme
mise à prix inférieure de moitié par rapport au montant de
l'estimation pour les biens ruraux et encore plus basse pour
les maisons. La loi du 15 ventôse an XII (4 mars 1804) en
revient à plus d'orthodoxie puisqu'elle double la mise à prix.
Le Directoire modifie donc à plusieurs reprises une
procédure qui avait déjà connu de nombreux changements,
tous allant dans le sens d'une volonté de liquider, sinon de
brader, les biens nationaux. Même si une estimation
correspondant ;1 environ vingt fois le revenu de 1790 n'est pas
scandaleuse (c'est d'ailleurs cette valeur qu'on avait choisie
pour vendre les premiers biens nationaux ct elle correspond à
Wle proportion correcte), on ne peut s'empêcher de penser que
ces législations correspondent bien à l'air du temps : se
débarrasser d'un fardeau , trouver de l'argent coûte que coûte,
tout cela pour le plus grand profit de quelques-uns. D'aulant
- 723 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORlALE
qu'on a «oublié» le morcellement des lots importants édicté
par la loi du 4 avril 1793 ou, a fortiori , le décret de ventôse
qui prévoyait d'indemniser les patriotes indigents avec les
biens des suspects ou encore celui qui octroyait un bon de
cinq cents livres aux non-propriétaires qui pouvaient acquérir
des biens nationaux à des conditions fort intéressantes. Sans
compter que la Convention UlermidorielUle ptÙS le Directoire
ont successivement suspendu les ventes des biens des
hôpitaux, des prêtres déportés, des condallUlés à mort, des
suspects, des prévenus d'émigration... avant d'entamer des
procédures de restitution. Enfin, les presbytères sont interdits
d'aliénation (12 septembre 1797).
Et des modalités spéciales prévoient, en la facilitant,
l'acquisition de biens nationaux par les créanciers de la
République (arrêté du 5 ventôse an VI, 23 février 1798), ce
dont profiteront notamment les fournisseurs aux armées, les
créanciers des émigrés s'étant largement servis sous la
Convention thennidorielUle. Déjà la loi du 9 vendémiaire
an VI (30 septembre 1797), qui consacrait la banqueroute des
deux tiers, favorisait les acquéreurs. Les deux tiers étaient
remboursés en bons au porteur, dits bons des deux tiers,
admis, selon certaines modalités en paiement de biens
nationaux. Le tiers de la dette étaiL consolidé mais pouvait
être transformé en bons du tiers et servir également à l'achat
de biens nationaux, à concurrence de la moitié de la mise à
prix et à la place du numéraire exigé. Ainsi, l'Etat
banqueroutier offrait à ses victimes le remboursement intégral
de leur avoir, en leur permettant de convert.ir leurs titres en
biens fonds. Ces bons fment très souvent achetés par des
spéculateurs qui finançaient les acquéreurs de biens
nationaux. Aussi les ventes de l'an VI se déroulèrent-elles
dans une atmosphère d'intense spéculation. Fnut-il ajouter que
la localisation des ventes au chef-lieu de département Ile
favorise pas les ruraux et habité\l1ts de la périphérie dudit
département, obligés de se déplacer pour un résultat aléatoire,
d'autant que les spéculateurs de haute ou b<lsse volée vont
pouvoir concentrer tous leurs efforts sur Wl seul point alors
qu'ils étaient dispersés entre les diITérents districts.
-724 -
�Le Directoire et les biens nationaux
L'historiographie et la bibliographie2
L'historiographie sur la question des biens nationaux
s'est largement enriclùe dans les années qui ont précédé ou
suivi la commémoration du bicentenaire de la Révolution et
ce sont des dizaines d'études qui se sont ajoutées à llile déjà
voluJ1Ùneuse bibliograplùe. Aux «pères fondateurs»
LoutchiskY et Marion4, il convient d'ajouter la publication,
dans les années 1900-1910, de la liste exhaustive des procèsverbaux d'adjudication pour des districts (Sens, Renùremont ,
Epinal, Saint-Gaudens, Toulouse) ou des départements entiers
(Bouches-du-Rhône, Gironde, Rhône) ou l'étude de Guillon et
Rébillon sur l'Ille-et-Vilaine. Si l'entre-deux-guerres est plutôt
une période creuse, encore qu'il f:lille signaler le travail de
Verlaguet sur l'Aveyron, les études repartent au début des
almées 50, notanunent avec les thèses de plusieurs juristes,
sur l'Hérault entre autres. Les arU1ées 60 et 70 voient se
multiplier les diplômes d'études supérieures et les mémoires
de maltrise, soutenus à RemIes, Clermont-Ferrand, Paris,
Grenoble, Dijon, Nancy, Poitiers, Toulouse, Tours ... et, plus
récemment, Rouen. Le rôle d'Albert Soboul à ClennontFerrand puis à Paris 1 (une quinzaine de mémoires en tout) et
de Claude Mazallric (huit mémoires sur la Seine-Maritime et
l'Oise) méritent d'être particulièrement signalés, tant par
l'excellence de la méthode utili sée que par la fiabilit é des
résultats. Certains travail\{ sont publiés par la Comnùssion
d'Histoire Economique et Sociale de la Révolution : sur les
districts de Clermont-Ferralld (Martiu et Pételet), de Tours
2 - Pour lUie bibliographie exhaustive sinon complète sur les biens
nationaux, cc. A t/as de la Revolution Française, t. 10,
E.Il.E.S. ., à paraître à l'autonme 1997 ; bibliogruphie rédigée
par Michel Voyelle et Bemard Bodinier. Quelques travaux,
découverts ou wnsultés récellunent, n'y figurent pas.
On se contentera donc, dans les pages sLLÎvantes, de citer des travaux
peu connus, les ouvrages de référence el l:ClIX utilisés duns la
démonstration.
3 - J. Loutchi sJ.;y, La p etite p ropriete en France avant la Revolutiol/
et la venle des biens national/X, Paris, Champion, 1897.
4 - M. Marion, La vente des biens national/X pendant la R evoll/tion
Française, Lille, 1924.
-725 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
(Caisso) ou encore Grasse (Coiffard). Enfin, dans les
années 80-90, plusieurs thèses sont consacrées aux biens
nationaux
Jean-Claude Martin sur le Donûrontais,
Christophe Vincent sur le district de Saint-Etienne, Bernard
Bodinicr et Eric Teyssier, respectivement sur les
départements de l'Eure et de l'Ardèche. Ces deux derniers
préparent d'ailleurs ensemble une synthèse nationale qui
devrait voir le jour l'an prochain.
L'abondance est souvent l'ennemi du bien et c'est
malheureusement le cas en ce qlÙ concerne les biens
nationaux. On a beaucoup cherché, beaucoup publié, mais la
syl1Ulèse n'est pas facile pour ne pas dire impossible, tant les
dOlmées sont disparates. D'wle part, en raison de l'inégal
intérêt des sources qui ne donnent pas toujours t.outes les
indications (superficie des biens, profession des acquéreurs ... )
; d'autre part à cause des chercheurs qlù linùtent trop souvent
leur analyse aux biens de première origine et à la prenùère
période de vente qui prend fin à l'autonme 1795. Cependant,
plusieurs travaux vont chronologiquement au-delù, même s'ils
ne prennent pas toujours en compte les bois vendus à la
Restauration (et qui pouvaient représenter des superficies
considérables). Et ils permettent à la fois de mesurer le
transfert réel de propriété et l'importance des différentes
périodes de vente.
Au vu de ces considérations, il faut bien constater que le
Directoire est souvent escamoté, compris - lorsqu'il est traité avec l'ensemble des ventes postérieures Ù 1795 et ce, alors que
les deux origines sont mélangées, ce qui complique
singulièrement les recherches pour un seul district. Et c'est le
cas général des mémoires de maîtrise. En dehors de ceux
initiés par Albert Soboul et Claude Mazauric, et de quelques
autres, on ne dispose comllle études fiables pour étudier les
biens natiollaux sous le Directoire que des thèses précitées. Le
traitement, par l'auteur de cet article, des données founùes
par les publications exhaustives des procès-verbaux
d'adjudication, a permis d'ajouter quelques départements et
- 726-
�Le Directoire et les biens nationaux
Districts «renseignés» sur les ventes pendant le Directoire
BIll
o
Deux onglllCS
PrelTllère origi nc
Secondc origine
- 727-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
districts à la liste antérieuré. Ce qtÙ fait, qu'au total, on
dispose de renseignements (d'inégale valeur) pour
134 districts en ce qru concerne la première origine et 112
pour la seconde ce qui loin d'être négligeable, prusque cela
représente entre un cinquième et un quart des districts. La
carte donne une idée des régions représentées et révèle les
zones bien étudiées (la Haute-Nornlandie, la vallée du Rhône
et le Midi méditerranéen, l'Ouest au nord de la Loire, la
région parisierUle, le sud de la Lorraine) par opposition aux
«vides» que sont le Nord et l'Est, un grand Centre, les
Pyrénées et la Gascogne, les Alpes 6 •
Enfin, il faut citer quelques travaux qtÙ se distinguent
par l'importance qu'ils accordent à ces quatre ans de
Révolution. Il s'agit de ceux qui s'intéressent aux régions
tardivement incorporées au territoire national. En Savoie, où
les ventes n'ont conunencé que le 21 avril 1794 pour les biens
de l'Eglise et en juin 1796 pour ceux de seconde origine, le
district de Chambéry a été étudié? Lucien Donetti s'est
intéressé aux ventes de la région de NiceM• En Belgique, les
5 - P. Verlaguet (Aveyron), P. Moulin (Bouches-du-Rhône),
Il. Martin (Toulouse et Saint-Gaudens), M. Marion, Bencazar
et Caudriller (G ironde), A. GuilJou et A Rébillon (RemIes et
Bain), Charléty (Rhône), L. Schwab ( ' pinal et Remi.remont),
C. Porée (Sens). On peut ajouter à cette liste L. Dubreuil
(Côtes-du-Nord), A. Brochicr (Haute-Loire) et C. Girault
(Sarthe).
6 - Plusieurs mémoires de maîtrise ont été réalisés sur l'Isère mais il
ne 1I0 US a pas été possible de les consulter.
7 - F. Vennule, La vente des biens nationaux dans le district de
Chambéry , Paris, Leroux, 19 J2.
C. Ribotton, La vente des biens nationaux dans le district de
CI/Gmbé/y , et M. CLément, Les bien.\' nationaux dans le canton
de Montmélian, «Vi vre en Révolution : la Savoie, 1792- 1799»,
Actes du colloque de Montméli an, Mém. Doc. Soc.
Savoisierulc dnisl. et Arch., 1989, l. 91, p. 89-102.
8 - L. Donett i, La vente des biens natio/laux da/ls le district de
Puget-Thélliers, D.E.S . droit, 1955 .
La vente des bil'/ls nationaux e/ leS lII ontagnl's d/l comté dl' NiCI',
These droi t, Nice, 1956.
-72R -
�Le Directoire et le~
biens nationaux
travalL,{ de Delatte9 sont anciens mais peu connus alors qu'ils
apportent de fort utiles éléments. La nationalisation est
organisée Outre-Quiévrain à partir de septembre 1795 et l'on
adjuge essentiellement les biens du clergé, la noblesse n'ayant
pas émigré. Le coup d'Etat de fructidor accélère les
adjudications qui sont achevées à 80 % en 1801. Dans le
département des Forêts (Luxembourg), le séquestre des biens
ecclésiastiques est ordonné en pluviôse an
IV
(décembre 1795) et la première vente a lieu au milieu du mois
suivant. La plupart des aliénations se font donc selon les lois
du Directoire'O L'université de Trêves a publié récemment un
inventaire complet des procès-verbaux d'adjudication pour les
quatre départements rhénans". Plusieurs études ont
également été faites en Italie'2, notanunent pour le royaume
de Naples'3, mais on est alors sous J'Empire. Toutes ces
bonnes nouvelles n'empêchent qu'on se heurte, faut-il le
rappeler une fois encore, au manque d'homogénéité dans la
présentation des résultats.
9 - 1. Dc1atte, «La vente des bien~
naLionaux dan~
l'arrondissement
de Namu]», Allllaies de la Soc. Arch de Naml/I', l. XL, Namur,
1934.
La vente des biells lIatiollaux dalls II! district dl! .Il!mmape.l',
Bruxelles, Palais des Académies, J 938.
«La vente des biens du clergé dmls le département de l'Ourte», Le
vieux Liège, n° 84, juillet-octobre 1949, p. 391-402.
JO - A. Leytem, La velite des biells du clergé dans le départemel/t
des Forêls. ail V-1812, Maîlrise, Puris J, sans date.
11 - W. Schieder (dir), Sti/mlarisa/ioll ulld Mediatisien/llf{ in dell
vier rIJeillisclwtl/ deparlemenls.
1803-1813, Ed. des
DatelUnaterials des zu zuüussemden den Natiolluljahes, 1991.
12 - U. Marcelli, «La crisi ccollomica e sociale di Bologna dei 1796,
le prime vClldite dei belli clsia~t
(1797-1808»), Alli e
Memorie della Deputaziolle di Storia Patl'ia per le provilleie di
ROtl/aglla. vol. ID et V, 1953-1954.
13 - P. Villani, La velllii/a dei belli del/o Stata lIei RegI/a di Napali
(1806-1815) , Milan, 1965.
-729 -
�LA RÉPUBLIQUE DIlŒCTORIALE
Une approche des résultats
Ces réserves faites, il est cependant possible de dresser
un bilan des aliénations auxquelles le Directoire a procédé.
D'autant qu'on peut utilement se servir des répertoires de la
série Q des Archives départementales, lorsque celle-ci a été
classée, ce qui est loin d'être le cas partout, et que les
catalogues sont eh.'-plicites, séparant les dillérentes périodes de
vente en fonction des législations, donnant des indications sur
la cluonologie des ventes et le nombre de procès-verbaux
d'adjudication. Ce qui est le cas dans Wle bOlme vingtaine de
départements. Certes, cette approche mérite d'être critiquée :
rien ne dit que l'importance des ventes n'ait pas varié et ce
serait même plutôt le contraire pour les biens de l'Eglise dont
les lots les plus importants ont été aliénés dès 1791. Mais il
restait des fermes et des immeubles, bâtiments
communautaires et presbytères notanunent, qu'on adjuge en
1796 et 1797. Surtout, on n'avait vendu qu'wle partie des
biens des condanmés révolutionnairement. La législation
directoriale rétablit la vente par lots entiers et va même plus
loin avec les partages de pré-succession qui permettent à
l'Elat d'ouvrir par anticipation la succession des parents
d'émigrés et de récolter la part de ces demiers, en procédant à
la vente directe de celle-ci lorsque le partage a été réalisé, ou
cl l'aliénation globale de l'ensemble du patrimoine familial
dont la Nation recueillait ce qui lui revenait, l'acquéreur
indemnisant par ailleurs les victimes, il moins que membre de
la famille, il ne récupère ainsi l'ensemble de la fortune
moyemulOt le paiement de ce qui était dû à l'Etat.
Ainsi donc, le Directoire a procédé à la liquidation de
quantités considérables de biens natiOllé\\L'i.. Quelques
exemples penneuent d'approcher un bilan, certes provisoire
encore, mais instructif. Pour ne pas surcharger l'appareil
statistique, nous nous contenterons des chiffres intéressant le
l4
département de l'Eure , que nous comparerons ensuite avec
d'autres résultats pris non pas élU hasard mais dans les
différentes régions du territoire.
14 -B. Bodinier, Les biells I/atiol/aux dan.\' IL' départemellt de l'Elire
de J 789 à J827, 1l1èse d'Elut, Puris l, 1988.
- 730 -
�Le Directoire et les biens nationaux
Les tableaux suivants vont pennettre de faire la part relative
du poids des différentes législations et donc des périodes de
vente, selon plusieurs critères : le nombre des procès-verbaux
d'adjudication, la superficie des biens ruraux, le nombre
d'immeubles, le prix d'adjudication. Ces clùffres s'appuient
sur le nombre des adjudications selon les législations. Comme
celles-ci ont pu voir prolonger les ventes au-delà du
Directoire, il conviendrait donc de minorer quelque peu les
ventes 1796-1799. Ainsi, dans le département de l'Eure,
seulement 2741 ventes de première origine et 540 de seconde
ont lieu réellement sous le Directoire alors que les tableUlL,{
donnent respectivement 3 008 et 607.
Nb
procès-verbaux
Superficie
(en ha)
Nb immeubles
Prix réel
(en millions
de livres)
1790-1795
Nb
%
9040
72,3
34806
Directoire
%
Nb
24,1
3008
Après
%
Nb
458 3,7
76,3
5631
12,4 5152 11,3
1 140
39,7
44,2
77,7
1303
6,7
50,5
12,7
3958
84,6
607
D8 2,4
5 Il ,6
Seconde origine :
Nb
~rocès-
verbaux
Superficie
(en ha)
Nb inuneubles
Prix réel
(en millions
de livres)
10984
484
6,4
46,9
52,9
43,7
11240
367
6,8
13
11
2,5
48,1
6
11,47
4,9
40,1
46,8
64
1,4
7
9,6
La suprématie de la première période de vente, par les
administrations de district, apparaît clairement, surtout pour
la première origine et les biens ruraux. On aliène alors
environ les trois-quarts de ce qui pouvait l'être mais le
Directoire adjuge cependant 5 631 hectares et plus de
J 300 immeubles, ceux-ci étant constitués majoritairement de
- 731 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
presbytères (768), de vicélriats (88), d'écoles (57), d'églises et
chapelles (52). Ce qui vient ensuite ne doit son importélnce
qu'à l'adjudication de milliers d'hectares de bois par la
Restauration, ce qui est loin d'être négligeable quand on
connaît l'importance économique de la forêt à l'époque.
La situation de la seconde origine est radicalement
différente, en dehors du fait que les ventes sont nettement
inférieures à celles de première provenance. Si la très gnmde
majorité des adjudications a lieu avant 1795 (84,5 % des
procès-verbaux), en raison de la division des fermes en
dizaines de lots, la superficie vendue, ce que confirme la
valenr réelle, ne suit pas le même schéma : le Directoire vend
plus de terres de seconde origine que les administrations de
district qui gardent toutefois l'avantage pour les inuneubles.
Après 1800, en raison du retour des émigrés et de l'all1Jùstie
que leur accorde le Premier Consul, il ne reste à vendre que
les biens de quelques irréductibles et la part essentielle est
représentée par le domaine de Navarre (650 hectares, près
d'Evreux), que Napoléon se fait adjuger pour le donner à
Joséphine dont il vient de divorcer.
- 732 -
�Le Directoire et les biens nationaux
Il convient de vérifier ces conclusions dans les autres
régions pour lesquelles nous disposons de dOlmées fiables. Et
d'abord pour la première origine l5 . En Seine-Inférieure, où
82 % des procès-verbau;x sont faits avant 1795 (et moins de
14 % sous le Directoire), 70 % des superficies sont adjugées
avant 1795, les bois portant la part postérieure él 1799 à 24 %,
ce qui ne laisse que 6 % au Directoire. En revéU1che, les trois
quarts des immeubles sont liquidés avant 1795, le quart
15 - E. Auzou, La vente des biens nationaux de première el
del/xième origines dans le district de Caudebec-en-Caux,
1791-1856, Maîtrise, Rouen, 1991.
C. Avenel, La vente des biens national/x de première origine dans le
district de Dieppe, 1791-1815, Maîtrise, 1991.
Y. Crabol, La vente des biens nationaux dans le district de Cany,
Maîtrise, Rouen, 1978.
B. Louvet, La vente des biens nalionallx de première et deuxième
origines dans le district de Montivilliers, 1791-1819, Maîtrise,
Rouen, 1991.
M . Matias, La vente des biens de première origine dans le district
de ROI/en, de 1790 à 1855, Maîtrise, Rouen, 1990.
JI. Pierreuse, Ld vente des biens nationaux de première origine dans
les districts de Gournay-en-Bray et Neufchâtel-en-Bray, 17911832, Maîtrise, Rouen, 1992.
R. Caisso, La venle des biens nationaux de première origine dans le
district de Tours, 1790-1822, Paris, BiblioUlèque Nationale,
1967.
L. Schwab, Documents relatifs à la vente des biens national/x,
District d'Epinal, Epinal, Imprimerie Nouvelle, 1911 .
C. Tézier, La vente des biel/S nalional/x de première origine dans le
district de Saumur, Maîtrise, Tours, 1980.
J. Pélelel, La vente des biens du clergé dans le district de ClerfllontFerrand (1790-180./) , dans Soboul (dir.), La Révoll/tion dans
le Puy-de-Dôme, Paris, 1972.
J.-C . Farcy, Les paysans beaucerol/S au XiX" siècle, Chartres, Soc.
Arch. d'Eure-el-Loir, 1985.
P. Moulin, Docufllel/ts relatif,v à la vente des biens national/X,
Département des Bouches-dl/-Rhône, Marseille, Burlatier,
1908-1911 , 4 l.
A. Guillou el A. Rébillon , Docl/II/ents relatifs à la vente des biens
national/X, Districts de Renlies et de Baill, Relmes, 1911 .
L. Dubreuil, La velite des bie/lS natiollaux dans le département des
('ôtes-dl/-Nord, 1790-1830, Thèse, Paris, Champion, 1912.
-7:n -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
restant l'étant dans la période suivante, la différence avec
l'Eure s'expliquant par le faible nombre de presbytères
vendus. On retrouve également cette tendance dans le district
de Tours où 89 % des procès-verbaux sont rédigés avant 1795
et seulement 9,2 les quatre années suivantes, dans ceux
d'Epinal (413 et 53), de Saumur (1 224 et 229) ou de
Clennollt-Ferrand (2 188 et 148). Dans les districts de
Chartres et Janville, 94,7% des terres sont vendues avant l'an
IV. On atteint 95,6 % à Clermont-Ferrand. En valeur estimée
des biens, les clùffres de l'Eure sont confirmés dans les
Bouches-du-Rllône : 16,2 nùlliolls de livres avant 1796, 5,5
pour le Directoire et 0,6 pour la suite, le chiffre relativement
élevé de la deuxième période s'ell.'pliquant par l'adjudication
d'inuneubles urbains, en particulier des bâtiments
d'importantes communautés religieuses de Marseille. On
retrouve un peu le même phénomène dans le district de
Rennes (2,5 millions de livres avant 1795, 1 nùllion sous le
Directoire, pratiquement rien ensuite), alors que dans les
Côtes-du-Nord la di1Iérence est plus accentuée : 4,7 contre 1,5
et 0,6.
- 734 -
�Le Directoire et les biens nationatLx
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Pour la seconde originel 6, on trouve des conclusions
proches. Les nombres de procès-verbaux sont toujours plus
importants lors de la première période de vente, en raison du
lotissement des eh-ploitations. Dans le district de Tours, le
Directoire fait presque jeu égal avec la période précédente :
1415 contre 1 756 hectares (et 32 après 1799) mais
seulement 49 procès-verbaux contre 113. Cette égalité se
retrouve dans la Sarthe (15 322 hectares et 730 immeubles
par les districts, 15 678 hectares et 700 illuneubles sous le
Directoire) ou à Clermont (respectivement 717 et 727
hectares). D'après les estimations, la tendance de l'Eure est
confirmée d~ms
les Côtes-du-Nord : 11 ,7 millions de livres
sous le Directoire contre 5,3 pour les administrations de
district. On s'en approche dans le district de Rennes avec 6
contre 8,6. On s'en éloigne en Seine-llÛérieure où 87 % des
lots sont adjugés par les districts mais 73 % des superficies,
ce qui est nettement supérieur à l'Eure. Il semble qu'on soit
allé plus vite dans l'autre département haut-normand.
Les acquéreurs du Directoire sont-ils différents de leurs
prédécesseurs ? Pour mener cette étude, on s'appuiera sur
l'exemple du district de Clermont-Ferrand l7 où se tient ce
colloque (quatre lots de première origine, vendus après l799,
sont incorporés dans le tableau mais cela ne modifie en rien le
résultat).
16 - R. Caisso, La veille des biells IlGlionallX de secollde origille el
les mu/aliolls fOll cières dalls le dis/l'icI de Tours. 1792-1830,
Paris, Bibliothèque Nationale, 1977.
C. irault, La /loblesse émigrée el .l'es pertes fOll cières dalls la
Sarllte, Laval, JOupil, 1957.
D. Martin, La vente des biells des émigrés dalls le district de
Clermolll-Ferralld. 1792-1830, drulS Soboul (dir), La
Révo/u/ioll dalls le Puy-de-Dôllle, Paris, 1972.
L. Dubreuil, op. cit.
A. Guillou ct A. Rébilloll, op. cil.
E. Auzou, Y. Crubol et B. Louvet, op. cit.
M. Bouloiseau, Le sl1questre et la velite des biells des émigrl1s dalls
le district de Rouell (1792-all X), Paris, 1937.
17 - D. Martin ct J. Pételet, op. cil.
-736 -
�Le Directoire et les biens nationaux
Les données concernant d'autres régions l 8 continnent
ces résultats, tout en gardant à l'occasion une certaine
spécificité. La grande bourgeoisie est plus présente en 17911792 qu'elle ne le sera par la suite et ce pour plusieurs
raisons : inquiétude sur la situation politique, moindres
capacités financières, hésitation à acquérir des biens
d'émigrés qui pourraient les réclamer, concurrence de la
petite bourgeoisie locale et, surtout, des spéculateurs. La
noblesse, largement présente au début de la Révolution, se fait
ensuite oublier pour ne revenir qu'à la Restauration acheter
des bois. Et elle défend S011 patrimoine avec plus ou moins de
succès. Ainsi, les rachats par les familles sont-ils faibles en
Seine-Inférieure mais élevés en Mayenne ou en Bretagne. Ce
phénomène, qu'on retrouve pratiquement partout, mais à des
niveaux différents, atteint des sommets dans le district de
Bain où, sur 1 700 000 livres de biens vendus, les fanùlles en
récupèrent pour 728 000. Dans le district de Rennes, les
rachats représentent 829 000 livres sur 4 millions. Dans
l'Eure, ils portent sur 7 400 des 23 370 hectares vendus aux
dépens des condamnés, soit près du tiers.
Les payians et les nuaux d'une façon générale, dominés
lors des ventes des fermes de l'Eglise, sont avantagés dans les
années 1794-1795 où on vend les parcelles des cures,
fabriques, charités ... et les lots morcelés des eX'Ploitations de
condamnés. Mais ils reculent nettement lors des ventes
pratiquées par le Directoire où ils ne peuvent s'attaquer aux
fermes ou domaines vendus d'un seul tenant. Ils doivent, de
plus, se rendre au chef-lieu de département. Finalement, ils
devront se contenter des parcelles qui restaient à vendre et des
presbytères qui intéressent moins les gens des villes et les
spéculateurs. Cela explique qu'il Clermont, les agriclùteurs ne
recueillent qu'une part lninime des terres vendues : 7 contre
24 % pour la première origine, 1 contre 54 % pour la
18 - E. Auzou, M. Bouloiseau, Y. Crabol el B. Louvet, op. cil.
B. Boùinier, Les biens /lationaux dans le district de Laval de 1789 à
1827, D.E.S., Rennes, 1967.
1. Dubrcuil, A. Guillou cl A. Rébillon, op. cil.
B. Bodinier, Les bie/ls nationaux dans le département de l'Bure de
/ 789 à 1827, 'TIlèsc, Pans 1, 1988.
- 737 -
�LA RÉPUBLIQUE D1RECTORIALE
seconde. Et l'on peut faire le même constat ailleurs, dans
19
différents districts :
1790-1793
%
Sup.
Deux origines
Sézrume
Tartas
Meillil
Première origine
Mantes
Deuxième origine
Dijon
1 388
120
1 375
568
1794-1795
Sup.
%
1796-1799
%
Sup.
22
570
14
883
11,1 1 646
26,2
74
16
34
40,5 1 150
20
21,2
133
1596
51
1,7
2,6
12,4
55
9,2
107
11,8
Ces observations faites, il faut bien en arriver à ce qui
fait une des caractéristiques des ventes de biens nationaux par
le Directoire: le bradage du patrimoine confisqué pour le plus
grand profit de spéculateurs. Les besoins sans cesse
grandissants d'argent du régime, la dévaluation des assignats
puis des mandats territoriaux le conduisent, malgré les
mesures prises, à la banqueroute. Vendre les biens nationaux
cOllstil1ù1lt un expédient de plus, qui s'ajoutait au tribut
prélevé par les années de la République dans les pays conquis
mais encore fallait-il qu'elles soient victorieuses!
Qu'en est-il exactement d'abord de cette affaire de
bradage? Incontestablement les modalités de vente instaurées
par la loi de ventôse an IV, notamment la suppression des
enchères, facilite celui-ci. Leur rétablissement par les
législations suivantes n'aurait pu ramener de bOlls prix qu';)
19 - M. Trinquet, La ven le de.l' biens natiollallx dans le districl de
Stlzamw (1790-1832) , Maîtrise, Paris I, 1971.
D. Larroque, La vente des biens lIatiollaux dalls le district de Tartas,
Maîtrise, Puris J, 1971 .
C. Pech, La velite des biells lIatiollallX dalls le district de MeilIlI
(1790-1830), Maîtrise, Puris I, 1970.
D. Lawlez, La vell/e dcs biclls du clergtl dans le district de lv/ailles
(/791-1804) , Maîtrise, Paris, 1972.
M.-N. Marchelli et G. Ménerey, La vell/C des biells lIa/iollaux de
secollde origille dalls le dis/rI'ct de DijOIl, Maîtrise, Dijon,
1975.
-738 -
�Le Directoire et les biens nationaux
condition que la mise à prix ne soit pas nettement diminuée
par rapport à l'estimation, que ne sévissent pas les
enchérisseurs professionnels ct que le paiement se fasse en
monnaie de bon aloi, toutes conditions qui ne furent pas
rétmies. Tant et si bien qu'il faut admettre qu'on a largement
bradé les biens nationaux, pour le plus grand profit des
acquéreurs. Si les prix d'adjudication de l'hectare de terre sont
à peu près équivalents à ce qu'ils étaient auparavant sous la
législation de ventôse an IV, il n'en est pas de même par la
suite et c'est particulièrement sensible pour les biens de
seconde origine, dont la valeur est diminuée de moitié. Et il
faut naturellement ajouter que les biens ont été payés en
monnaie largement dépréciée.
Ce bradage s'accompagne de la présence de spéclùateurs
de tous ordres. On retrouve en effet au chef-lieu de
département ceux qlÙ sévissaient dans les di1Iérents districts,
aubergistes, bouchers, marchands de bois ... et ils ont tendance
à monopoliser des achats qu'ils s'empressent de rétrocéder
moyennant finance. Ce qui se passe dans l'Euréo se reproduit
à l'occasion ailleurs mais, semble-t-il, sur une moindre
échelle. Béaudouin, futur chef de la bande noire du
département de l'Eure, conunence sa carrière d'agioteur aux
Andelys en avril 1791 mais il ne sévit vraiment qu'à partir de
1794. Lors des ventes par les adnùnistralÏolls de district, il se
porte 34 fois acquéreur mais on le rencontre 67 fois sous le
Directoire (et encore 25 fois en 18(0). Il achète en tout une
soixantaine d'immeubles ct 2 440 hectares, soil 3,6 % des
biens nationaux vendus dans le département. Il aurait
conservé un peu plus de 1 000 hectares, ce qui fait de lui le
second acquéreur de l'Eure derrière l'ex-chancelier Maupeou
(l 460 hectares de bonne terre du Vexin, achetés en 1791).
Le plus souvent ces spéclùateurs servent d'intermédiaires
pour le compte d'autres personnes, créanciers de l'Etat,
fournisseurs aux armées, fanùlles d'émigrés... mais aussi
paysans, auxquels ils rétrocèdent une bonne partie dc leurs
achats, tout en conservant des biens qui leur permettent de se
conslÏtller une fortune appréciable et d'accéder ù la notabilité
politique, à défaut d'acquérir la respectabilité.
20 - B. 13odinier, op. cil.
- 739 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
21
Les fournisseurs aux années
remplacent sous le
Directoire d'autres créanciers de l'Etat qui s'étaient substitués
aux émigrés lors de la confiscation des biens de ces derniers.
Cela avait permis à quelques uns d'entre eux de se faire
attribuer de vastes domaines au début de 1795, malgré le
lotissement des [effiles mais leurs intermédiaires n'avaient pas
hésité à monopoliser les enchères pour l'emporter et
reconstituer les domaines. Les fournisseurs aux années,
envers lesquels le regIme s'est lourdement endetté,
apparaissent Ull peu partout sur le territoire, en 1798-1799 (et
ils continuent d'être présents en 1800). Les compaglùes
Beauvais, Chevalier, Ethéart, Musset, Rochefort sont
présentes dans les Côtes-du-Nord22 , aux côtés des fTères
Bodin qui se font attribuer 314 lots dont 282 convenants (la
loi du 9 bnunaire VI avait rétabli le domaine congéable
supprimé le 27 août 1792). On retrouve les Bodin dans la
Haute-Marne (152 ha) et dans l'Eure (27 hectares). Dans ces
delLx départements 23 , ils côtoient Charles Felice, de
Versailles, qui y achète respectivement 300 ct 908 hectares
(composés pour l'essentiel de vastes exploitations autour de
trois châtemL"). Felice a payé ses acquisitions de l'Eure un peu
plus de 264 000 livres, ce qui est dérisoire et ramène le prix
de l'hectare de terre ù moins de 300 livres alors qu'il vaut en
moyenne plus de mille.
Ces bonnes opérations ne sont rien à côté des opérations
auxquelles se livrent ces hommes d'aITaires dans les
départements nouvellement créés, en Italie, Belgique et sur la
24
rive gauche du Rlùn . Paulée, ancien garçon d'auberge de
Douai, achète plus de 2 000 hectares dans le département de
Jemmapes (sans compter son association avec Bodin qui lui
21 - Sur les fournisseurs aux am1ées, L. Bergeron, Ballql/iers,
miK0ciallls el malll/facll/riers parisiells dl/ Directoire à
L'l!,'/Ilpire, Lille m, 1975, el J. Godechol, Les cO/ll/llissaires al/x
armées SOIIS le Direcloire, Paris, P.U.F., 1941.
22 - L. Dubreuil, op. cil.
23 - J.-J. Clère, Les paysalls de la lInl/te-Marne et la Révolutioll
Frallçaise, Recherches slIr les slrucll/re.v fon chlres de la
commllllaulé villaKeoise, Paris, 1988.
B. Bodillier, op. cil.
24 - L. Bergeron, J. GodechOI ell. Delatte, op. cil.
- 740 -
�Le Directoire et les biens nationuux
aurait pennis d'emporter le quart des biens mis alL"X enchères),
plus de 1 000 dans les arrondissements de Charleroi et de
Namur, 740 dans celui de Mons, 173 dans celui de Tournai.
Pour l'ensemble de la Belgique, il aurait acquis plus de
20000 hectares qu'il conserve longuement (mais il en revend
pour 600 OOOfrancs dès l'an VIII). Là encore les sonunes
versées sont dérisoires: Paulée ne paie que 357 000 fTancs ses
presque 1 200 hectares de l'arrondissement de Namur. Chargé
au début de l'année 1799, par le conunandant de l'année de
Naples, de fonner une nouvelle compagnie pour
l'habillement, Felice reçoit les biens confisqués précédemment
mais, faute d'être payé, ne fournit rien. Ce qui e>.:plique sans
doute son arrivée sur les marchés d'EvrelL"X et d'ailleurs.
A signaler ég,ùement en Belgique, la participation
importante des religieux qui utilisèrent les bons de retraite
que leur avait accordés l'administration et qui ne pouvaient
être utilisés que par eux et lUtiquement en vue de l'achat de
biens nationaux. Si certains ont ainsi préservé leur
commtm,lUté et continué la vie commune, nombreux sont
ceux qui ont. cédé leurs bons à des hommes d'affaires ou
acheté avec ' leurs bons avant de rétrocéder. Dans le
département des Forêts, où 1'011 ne rencontre aucun
fournisseur aux années, 64 moines achètent 172 lots couvrant
22 % des superficies aliénées mais s'ils acquièrent également
six couvents, ils ne reconstituent pas pour autant leur
communauté25 .
Ces différents résultats, qui méritent d'être confirmés par
une ét11de plus exhaustive des ventes de biens nationaux
effectuées par le Directoire, donnent déjà le sens de la
politique suivie par le régime. Il conviendrait de les affiner
par des travaux se consacrant plus précisément li la période
1795-1799, mesurant non seulement l'importance des
transferts mais également la réalité des paiements, précisant
la qualité des acquéreurs pas seulement printitifs mais
définitifs, tant on a assisté à de nombreuses rétrocessions.
Quelles stratégies ont adoptées les familles d'émigrés dont on
vend alors une bonne partie des biens, notamment él travers
25 - A. Leytcm, op. cil.
- 741 -
�LA RÉPUBLIQUE DillECTORlALE
les partages de pré-succession? Comment ont-elles récupéré
leur patrimoine? A quel prix? De même faudrait-il cerner
l'influence des événements politiques et militaires sur le
déroulement des aliénations. Les coups d'Etat ont pu retarder
ou accélérer les ventes. Certaines administrations ont dû
interrompre les opérations en raison des combats. Les
départements rat1achés tardivement mériteraient d'être
davantage pris en compte. Enfin, il conviendrait de suivre
l'itinéraire de ces fournisseurs aux années dont la présence
constitue incontestablement une des originalités de la période
directoriale. Cet1e intrusion, pour exceptiOlmelle qu'elle soit,
s'e"'Plique pour partie par l'obligation qu'ont les entreprises de
se lier à la propriété foncière qui sert de caution. Mais ils ont
largement dépassé ce simple stade et ont joué un rôle essentiel
à la fin du Directoire et élll début du Consulat. Que sont leurs
biens devenus ? Telles sont quelques unes des questions
auxquelles il faudrait pouvoir répondre.
- 742 -
�Un exemple de résistance
à la conjoncture: le marché immobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires
de 1796
Anne JOLLET
L'année 1796 est une année de crise à plus d'un point de
vue. Pour ce qui nous intéresse ici c'est l'année où la crise des
finances publiques s'approfondit encore un peu plus, où
l'assignat achève de perdre toute valeur et disparaît, remplacé
par un mandat territorial qui suit en quelques mois le même
destin. C'est l'année où les denrées ont trois prix, où la
dépréciation sans précédent du papier-monnaie met de
l'incertain dans tous les échanges. Pour quiconque s'intéresse
à la vie économique de la France révolutionnaire, il est
tentant de scruter de près ces années afin de mesurer l'impact
sur J'activité économique locale de celte situation monétaire
sans précédent Nous nous sommes intéressée dans notre
Ùlèse aux li.ens économiques appréhendés notanunent à
travers l'activité du marché inunobilier de la fin de l'Ancien
Régime ~ l'Empire aussi nous a-t-il semblé opportun de
reprendre l'étude de celte année J796, au coeur de l'inflation,
dans le cadre de ce colloque qui vise à renouveler noIre
compréhension de la République directoriale.
Nous nous proposons d'étudier le fonctionnement du
marché immobilier en 1796 dans le cadre du bureau de
l'enregistrement d'Amboise. Ce bureau, unité administrative
créée en 1791 pour succéder à l'ancien bureau plus vaste du
contrôle des actes, rassemble 16 communes rurales et la petite
ville d'Amboise. L'ensemble, constitué d'environ 25 000 ha, a
Da RépllbliqzlIt directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 743-766
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
une réelle UIÙté géographique et fonne lme courOIUle, un peu
plus développée au nord qu'au sud, autour de la petite ville
d'Amboise, centre politique et économique traditionnel
de cet espace. Il s'agit d'un espace densément peuplé15 000 habitants en l'an IV dont 5 000 dans la ville
d'Amboise- où les densités rurales atteignent 40 hab/km 21 . On
est ici sur la Loire moyenne, dans ce «val de Loire fertille et
gras» qu'évoquait l'Orléanais François Le Maire en 1646, plus
prosaïquement en pays de vignoble, à une vingtaine de
kilomètres à l'est de Tours, dans Wl de ces pays où conune l'a
si bien dit Roger Dion <d'épanouissement de la viticulture à
bon marché... est l'wle des expressions matérielles d'un
progrès social»2.
La composition sociale de la population peut être COIUlue
dans ses grandes lignes pour la fin de l'Ancien Régime grâce
aux rôles de taille de l'année 1787 qui sont entièrement
conservés pour l'élection d'Amboise3 . L'analyse de ces rôles
confinne l'importance sociale de la vigne puisque les
vignerons constituent 30 % de l'ensemble des feux et 66 %
des feux paysans. Ils montrent également l'importance de
l'artisanat urbain et la diversification sociale d'une
bourgeoisie, pour l'essentiel urbaine, manufacturière, rentière
et bourgeoisie d'offices liée aux fonctions administratives de
la ville sous l'Ancien Régime. Il n'existe pas de source fiscale
équivéùente pour connaître la composition de cette population,
quelques aJ1nées plus tard, au cours de la décennie
révolutiolUlaire, aussi reprendrons-nous dans cette étude de
l'année 1796 les chiITres de 17R7, considéral1t que la
répartition sociale IÙI pas pu connaître de grandes
modifications en une dizaine d'aI1l1ées.
- 1. M. Gorry, Paroisses et cot/mll/lles de Frallce. Dictiollnaire
d'histoire administrative et démographiqlle. Indre-et-Loire,
Paris, 1985.
2 - R. Dion, Ilistoire de la vigne et dll vin WI FraI/ce des origines a/l
XIX" siècle, Paris, 1959, p. 569.
3 - A. D. Imlre-et-Loire,
14-18, Rôles de taille de l'éleclion
d'Amboise, J771-1787.
-744 -
�Un exemple de résistance à la conjoncture: le marché illunobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
Du point de vue de l'activité inullobilière, l'année 1796
est, ce qui ne surprendra guère, une année de repli 4 • Le
nombre des transactions qui était d'environ 400 par année au
cours de la décennie 80 avait fortement augmenté dès les
premières almées de la Révolution et dépassait 500 en 1791 5 .
L'ensemble des transactions, pour une population qui a plutôt
diminué entre les recensements de l'an II et de l'an IV, est à
nouveau inférieur à 400 en 1796. Ce niveau de l'activité,
sensiblement celui de l'Ancien Régime, ne représente que
70 % de celui de 1791. Or il s'agit d'tUle baisse à l'intérieur
d'une phase de croissance longue. Dès l'armée suivante le
nombre des transactions dépasse celui de toutes les années
antérieures et atteint 850 actes, 50 % de plus qu'en 1791. Les
almées 1798 et 1799 confirment cette dynamique (934 et
719 actes). Quelques années plus tard, en 1803, le nombre des
transactions annuelles atteint presque le miHier, et à la lin de
l'Empire, il se stabilise autour de 1 200. La baisse de l'activité
de 1796 apparaît donc bien COllline liée à la conjoncture
économique et linancière particulièrement difficile de l'an IV
et ne remet pas en cause, pour spectaculaire qu'cHe soit, un
mouvement d'ensemble caractérisé par une augment:ltÎon de
l'activité du marché. Cette tendance d'ensemble a d'ajffeurs
été repérée, avec des périodisations et des ampleurs diverses,
par différents auteurs qui ont travaillé sur celte période dans
des espaces aussi difJérents que les plaines céréalières de
Seine-et-Marne
él1ldiées
par
Gérard Béaur ou les
campagnes bocagères de l'Orne, objet des recherches de Jean-
4 - Nous avons étudié ces transactions à partir des registres des
«acles des notaires et sous seing privé» du bureau de
aux
archives
l'enregistrement
d'Amboise
déposés
départementales d'Indre-el-Loire à Tours, pour l'armée 1796
cole 3 Q 139- 140.
5 - J\. D. Indre-ct-Loire, 3 Q 131 .
- 745 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Claude Martin6 . Néanmoins Gérard Béaur pointe aussi dans
le même article «le calme le plus absolu» dans la région
viticole de Bar-sur-Seine où l'activité du marché inullobilier,
d'lm niveau élevé sous l'Ancien Régime, ne cOJUlaît pas le
développement mesuré ailleurs pend,mt la décennie
révolutionnaire. La situation d'Amboise est donc
paradoxalement plus proche de celle de la région de grande
culture du Multien que de celle du bureau viticole du Barrois.
Par contre en ce qui conceme la réduction de l'activité
immobilière en l'an IV, la situation d'Amboise se rapproche
davantage de celle du bureau de Bar-sur-Seine, où Gérard
Béaur constate un «effondrement en l'an IV» (le nombre de
transactions est divisé par trois par rapport à 1789-1790) que
de celle du Multien où il note «ml fléchissement du nombre
des actes» qui n'interrompt pas la croissance d'ensemble. La
situation de l'an IV n'est par contre pas repérable dans les
réslùtats proposés par Jean-Claude Martin, celui-ci présentant
des moyennes quinquennales, 1789-1794, 1795-1799,18001804 qui ne permettent pas de saisir des fluctuations
a1Umelles. La confrontation de la situation amboisieIUle avec
celle du Domfrontais pennet cependant de rappeler que même
en cette année 1796 de faible activité, celle-ci est delL" fois
plus importante dans le bureau d'Amboise que dans le
Domfrontais sur l'ensemble des 25 aunées étudiées par le. Martin (1,5 vente par km2 dans le bureau d'Amboise en
1796, 0,7 vente par km 2 en moyenne chaque année dans la
région de Domfront de 1789 à 1814).
Au-delà de celte mesure globale de l'activité, les
registres bien tenus du bureau d'Amboise permeltent de
préciser les modalités des transactions.
La répartition des ventes au cours de l'année 1796 est
singulière et met en évidence le poids de la conjoncture
financière sur ce marché. Les ventes qui sont toujours
6 - G. Béaur, <<Révolution eltrunsmission de lu propriété : le murché
foncier ordinuire (Lizy-sur-Ourcq cl Bur-sur-Seine entre 1780
ct 1810»), La Révo/utio/l el le mal/de rural, Actes du Colloque
tenu en SorbOlUlC les 23 , 24 cl 25 octobre 1987, C.T.Il.S.,
Paris, 1989, pp. 271-286.
J. Cl. Martin, La Terre e/l Révolutiol/. Biel/s I/atiol/aux el marc/lé
fOI/der dans le Domfrol/lais. J789-1830, Domfront, J 990.
-746 -
�Un exemple de résistance à la conjoncture: le marché immobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
particulièrement nombreuses de décembre à mai, de la fin de
l'autonme au début du printemps (3/4 des transactions), avant
de connaître un creux très marqué en été et au début de
l'autonme, sont au plus bas à l'hiver 1795-1796. La
contraction du marché est très forte dès août 1795. Dans les
mois qui suivent, le niveau des transactions reste très bas
(moins d'une trentaine d'actes par mois) et il ne remonte
timidement qu'en mai-juin 1796. Contrairement à ce qui se
passe en année ordinaire, les ventes de l'été, dans le cadre
d'une activité qui dememe réduite, sont aussi nombreuses que
celles de l'hiver. Les transactions se raréfient au moment où la
dévaluation de l'assignat est à son comble et où la mise en
place du mandat territorial suivie de sa très rapide
dévaluation accentue la difficulté des paiements. Les
ventes ne redémarrent qu'avec l'hiver 1796-1797 (plus de
60 transactions chaque mois, plus de 100 en février et mars
1797) au moment où la démonétisation de l'assignat et la fin
du cours forcé du mandat territorial redonnent confiance dans
les modalités de paiement7 .
Nous avons jusqu'ici compté le nombre des actes.
Compter les interventions des individus, comme achetem ou
comme vendem, pennet de rendre compte de façon plus
précise de l'évolution du comportement des actems et de leurs
réactions à la crise. Les interventions sur le marché soit
comme vendem soit comme acheteur, ce que nous avons
appelé des occurrences, suivent le mouvement en l'accentuant
très légèrement: elles baissent de 33 'Xl par rapport à 1791
tandis que le nombre des actes baisse de 30 %. Le nombre
d'occurrences par acte, particulièrement élevé en 1791, 2,34,
passe <12,24, traduction d'une légère diminution des ventes ou
des achats à plusiems. Conune les almées antérieures et
davantage que les années suivantes, ce sont les ventes à
plusieurs qui font augmenter le nombre des interventions
tandis que les achats à plusieurs sont extrêmement rares.
7 - A. Braudel, E. Labrousse dir. de, ![islOire écollomique et sociale
de la France, Paris, 1976, tome m, Premier volume, livre l par
A. Soboul, pp. 46-53.
-747 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
L'étude des individus intervenallt au cours de l'année même si ce décompte est toujours délicat du fait des
fréquentes homonymies - confirme le repli en l'amplifiant: un
peu plus de 650 individus sont intervenus sur ce marché au
cours de 1796, soit une baisse de 40 % par rapport à 1791.
Même si les interventions uniques au cours de l'année restent
la nonne, on constate une légère augmentation du retour des
mêmes individus. Il s'agit d'individus qui vendent des biens à
plusieurs reprises tandis que les acheteurs n'interviennent
qu'une seule fois. De ce fait on passe d'un marché, dans les
années 1780, sur lequel les individus vendeurs étaient les plus
nombrelLx (du fait notamment des liquidations des héritages
entre cohéritiers) à un marché où de plus en plus nettement
les acheteurs sont les plus nombreux : en 1796, leur nombre
s'équilibre (environ 360 individus vendeurs et 360 individus
acheteurs) mais le nombre des acheteurs dépasse celui des
vendeurs de plus de 20 % après 1800. L'année 1796 se situe
de ce point de vue ù une époque chantière et la baisse de
l'activité du marché ne contrarie pas cette évolution de long
terme qui est une des expressions du morcellement de la
propriété en train de se faire.
Les registres de l'Enregistrement d'Amboise sont
suffisanunent bien tenus pour qu'après quelques vérifications
dans les minutes notariales, on puisse mener J'étude des
superficies. La diminution du nombre des transactions
s'accompagne de celle des superficies ayant changé de mains.
Au cours de l'année, ce sont environ 180 il" qui changent de
- 74R -
�Un exemple de résistance à la conjoncture: le marché Îlmnobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
propriétaires. La baisse des superficies par rapport à 1791 est
de même ordre de grandeur que celle du nombre des actes,
environ 30 %, ce qui signifie que la superficie moyenne par
acte reste la même, autour d'un demi-hectare. Cette superficie
ramène au niveau du volwne des transactions des années
1780 et la mobilité de la terre retrouve son niveau le plus bas :
c'est environ 0,7 % de la superficie du bureau qui a changé de
propriétaire au cours de l'année. On peut rapprocher ce
résultat de celui que propose Gérard Béaur pour le bureau de
Lizy-sur-Ourcq à la fin de l'Ancien Régime, un taux de
mobilité d'envi~o
1 % qui confirme la faible mobilité de la
terre sur un marché par ailleurs actif du point de vue des
interventions9. Ce contraste entre la dimension sociale et la
dimension économique du phénomène amène à s'interroger
sur la structure de la propriété locale, telle du moins que l'Oll
peut la saisir à travers les biens vendus.
Si l'Oll examine l'ensemble des transactions, on peut
distinguer tout d'abord les articles contenant des terres et ceux
qui sont constitllés uniquement par des bâtiments, maisons,
chambres, cavés, granges, celliers accompagnés au plus d'un
8 - Ce chiffre qui con·cspond à l'ensemblc des mutations passées
chez les notaires du bureau d'Amboisc n'est exactemcnt égal ni
à l'ensemble des mutations concemant le ressort du bureau
puisque les actes passés chez des notaires étrangcrs ne sont
plus renvoyés au bureau d'enregistrement local depuis la
réorganisation dc celle admitùstration en 1791 , ni à l'ensemble
dcs mulations des habitants du bureau qui ont pu eux aussi
avoir recours à des notaires étrangers. La première réserve
surtout est d'importance comme l'a fait remarquer Gérard
Béaur dans l'étude piOlUùère évoquée ci-dessus, mais les
recherches faites dans le Centième denier d'Ancien Régitne
qui, lui, comporte le renvoi des actes passés chez des notaires
extérieurs, nous ont montré que ceux-ci sont rares. Par ailleurs
on pcut penscr que le fait d'avoir comptabilisé lous lcs actes, y
compris ceux qui concement des biens extérieurs à l'espace du
bureau, compense approximativemcnt cela.
9 - . Beaur, «Révolution et transmi ssion de la propriété ...», La
Révolution el le monde rural, p. 282. La comparaison Il'est pas
possible avec les résultats de 1. '1. Martill qui n'a pas pu
travailh:r sur les superficies cclles-ci n'élant pas mentiolU1ées
dans les registres de l'Enregistrement de Domfront.
· 749·
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
petit jardin ou d'une cour. Ces derniers articles occupent une
place particlùièrement importante sur le marché immobilier
en 1796 : ils représentent 26 % de l'ensemble, proportion qui
ramène aux alUlées de l'Ancien Régime. De façon générale, il
semble bien que lorsque la masse des transactions diminue,
les transactions portant sur du bâti soient celles qui diminuent
le moins et chaque contraction du marché se traduit par une
proportion accrue de ce type de biens. Au contraire quand le
volume des transactions enfle dans les dernières élJUlées de
1790 puis sous l'Empire, la part relative de ce type d'articles
recule, 13 % en 1798, 8 % en 1803, 10 % en 1811 10 . Il s'agit
là de la part la moins souple du marché ; elle se développe au
.fur et ù mesure que l'ensemble des transactions se m\ùtiplient
mais plus lentement que les fonds en terre et elle ne suit pas
le repli d'ensemble de 1796.
Les actes comportant des terres sont eux-mêmes divers
et peuvent être regroupés selon leur signification économique
et sociale en quatre grandes catégories : d'une part les
parcelles de terre seule, d'autre part les parcelles vendues avec
des bâtiments (un logement ou tille dépendance agricole,
cave, grange, cellier...), enfin les exploitations aisément
repérables par leur dénomination, métcùries et closeries quand
il s'agit de vignes. Ces articles contenant des terres sous des
formes diverses allant de la pIonnière de quelques chaînées à
l'exploitation de plusieurs dizaines d'arpents constituent les
ll
3/4 des biens . En ce qui concerne les exploitations, deux
métairies ont changé de propriétaire au cours de l'année 1796,
ce qui est peu par rapport aux années précédentes au cours
desquelles une dizaine de ces articles ont été mis en vente. On
saisit nettement en 1793, 1794, 1795 l'influence de la vente
des biens nationaux sur ce marché H travers la remise en
vente rapide des biens acquis lors des adjudications. En 1796
la contraction du marché se traduit, entre autre, par lél faible
présence de ces exploitations, présence qui retrouve son
10 - A D. Indre-ct-Loire, 3 Q 153-154- 155 pour 1803 et 3 Q 167168 pour 1811.
Il - La chaînée el l'al1)enl sonlles mesures atlClelUles locales égales
à 0,0659 ha el 0,659 ha, DlUncz, Tables de Irallsformalioll des
anciells poids e/meSllres IIsités dans le déparluTIIl!Il1 d'Indre-elLoire ell poids et mesllres métriqlles, Tours, un VlI.
- 750-
�Un exemple de résistance à la conjoncture : le marché immobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
niveau des années 1780 au cours desquelles, en moyenne,
moins de deux métairies étaient vendues chaque almée. Ce
niveau reste d'ailleurs le même en 1797 avant de remonter en
1798. Ces exploitations sont de dimensions modestes
relativement à celles que cOimaissent d'autres régions à la
même époque. Les plus importantes font lUle cinquantaine
d'hectares, peu de chose par rapport aux exploitations de
plusieurs centaines d'hectares qu'évoquait Pierre de Saint
Jacob dans sa tllèse ou que décrit Jean-Marc Moriceau dans la
sienne, et qui introduit à lUle structure bien différente de la
société rurale : la «révolution des superficies» n'a pas eu lieu
ici l 2 . Les deux métairies vendues au cours de 1796 font l'tUle
53 ha, l'autre 36 ha, mais ces deux articles constituent la
moitié des superficies échangées. Une dizaine de closeries
sont par ailleurs vendues au cours de l'année, ce qui
place l'année dans la moyenne des êllUlées 1790, environ
9 transactions par an, niveau qui est également celui des
années 1780. Ces articles apparaissent conune beaucoup
moins sensibles à la conjoncture. Etant moins accaparées par
les ordres privilégiés, leur mobilité était supérieure à celle des
métairies sous l'Ancien Régime ct la vente des biens
l3
nationaux a de ce point de vue moins transformé le marché .
Les closeries ne sont pas de superficie comparable aux
12 - P. de Saint Jacob, Les paysalls de la Bourgoglle du lIord ail
dernier siècle de l 'A llcien Régime, Bibliothèque d'Histoire
Rurale, 1995, p. 436 «Les BOUlluet, fenniers oe Losnes,
exploitent la plus grunde partie des 865 hectares qu'ils
déLiciUlCnt». Jean-Marc Moriceau évoque cc «changement
d'échelle», celle «véritable révolution des superficies» qui a eu
lieu en Ile-oe-France entre 1660 ct 1690, 1. M. Moriceau, Les
fe rmiers de {'ile-cie-France. L'ascension d'lIIl palronal agricole
(Xye-XVllI"lsiècle) , Paris, 1994, p. 775.
13 - L'etuùe de la vente dcs bicns nationaux dans l'espace du bureau
montre qu'ulIc cinquantaine de métairies ont été vendues d.ms
ce cadre ct seulement Wle quinzaine de closcrics alors que ces
demi ères étaient globalement beaucoup plus nombreuses,
A Joliet, Terre el sociélé dal/s la régiol/ d 'Amboise de la fin de
l'A ncie/l Régime cl l'Empire. Recherche sur quelques aspecls de
l'élaboralhm el dit fonctionl/ement dit lien social, thèse de
Paris I, 1994.
- 75 1 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
métairies : la dizaine vendue d~U1s
l'année ne rassemble que
25 ha, 14 % de la superficie totale. Ces «clos» sont en
Touraine de modestes dimensions, parfois inférieurs cl un
demi-hectare et atteignent rarement les 5 hectares, ordre de
grandeur qu'exprime la moyenne d'environ 2,5 hectares par
exploitation pour les transactions de l'année l 4 .
Les parcelles vendues seules ou accompagnant une
maison, une chambre, une cave, tm cellier ou autre petite
dépendance rurale, ne constituent donc que 36 % des
superficies vendues au cours de l'êllmée, part bien plus faible
que lors des années antérieures. PourtéUlt ces articles sont de
loin les plus nombreux : ils constituent 70 % de l'ensemble
des actes et 96 % des actes contemmt des terres. Les actes
concernant des terres seules, le parcellaire, constihlent 58 %
des transactions et l'essentiel de l'activité du marché. Or ils ne
rassemblent que 21 % des superficies. La situation n'est pas
propre à l'année 1796 : elle est le reflet de la structure de la
propriété locale, structure duale, qui associe l'existence
d'exploitations, de dimensions modestes, et un parcellaire très
émietté, constitué de parcelles de vigne mais aussi de terre et
de pré très petites. Mais l'année 1796 est marquée par un
niveau exceptionnellement bas du nombre de ces actes dans
l'ensemble des transactions et de la part de ceux-ci dans
l'ensemble des superficies. Cc trait nous semble traduire,
comme la part a contrario particulièrement importante du
bflti, une volonté des propriétaires de conserver autant qu'il
est possible des biens pourvoyeurs de vivresl 5.
Ces parcelles sont suffisamment biell décrites dans les
registres des actes civils publics de l'enregistrement pour que
l'on puisse étudier leur contenu, leur superficie ct leur valeur.
En 1796, sur les 224 actes concernés, seulement 6 %1 d'entre
eux ne comportent pas d'indication de superficie. Or ces actes
portent sur des superficies qui font en moyenne moins de
14 - Mme Maillard précise dmls sa thèse les l.: ural.:téristiques de ces
deux types d'exploitations, B. Maillunl, Les ('ampagnl's de
Touraille au XIlfl' siècle. EII/de d'his/Dire écollo/lliqu e e/
sociale, Ulèse de dOl.:lornt d'Etat, U niv ~ r s it 6 de RelUles, 1992.
15 - A tilre de compuruisoll, les ten'es seules représentent 39 % de
l'ensl.:mble des supl.:rficics en 179 1, 44 % Cil 1R03, 3R % cn
1XIl.
- 752 -
�Un exemple de résistance à la conjoncture: le marché immobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
20 ares (17 ares). La médiane de ce type d'articles s'établit
pour 1796 autour de 8 ares. La dizaine d'articles dont on
ignore les superficies ne remettrait donc pas en cause les
résultats d'ensemble. Les articles inférieurs à 3 ares
constituent 15 % de l'ensemble tandis que ceux qui sont
supérieurs à 1 ha ne forment pas 1 % du total. L'ex.1rême
émiettement de la propriété caractérise ce parcellaire et
justifie qu'on le distingue des exploitations pour mener ces
calculs. A ce niveau, la situation de 1796 n'est pas singulière:
déjà en 1780 la moyenne des superficies de ce type d'articles
n'était que de 28 ares et la médiane était de 12 ares. En 1786,
la moyenne ét,:ùt de 38 ares et la médiane de 13 ares. En
1791, elles étaient de 29 ares et de 8 ares. Les aImées étudiées
sous l'Empire cOllfinnent qu'il s'agit d'Wle évolutioll à moyen
terme qui se poursuit au-delà des vicissitudes de 1796 : en
1803 la moyenne du parcellaire est de 17 ares et la médialle
de ces articles se situe autour de 7 ares, tandis que les clùffres
de LXIl sont respectivement de 20 et de 8 ares. Le marasme
de 1796 ne contrarie donc pas de ce point de vue l'évolution
générale. Il eri' va de même si l'on considère l'ensemble des
biens: sur l'ensemble des gestes de vente et d'achat, la part
des articles supérieurs à un arpent (0,659 ha) passe de 13 %
des occurrences vendeurs en 1791 à 9 % en 1796, et de 15 %
des occurrences acheteurs à 10 %, la part des articles restant
la même en 1811.
Ces superficies se composent dans leur ensemble de
59 'X) de terres labourables, 25,5 % de vigne ct 3,5 ()Io de pré.
Ces proportions, sensiblement semblables élU cours des
différentes années étudiées de 1780 à 1811, doivent donner
une idée assez juste de l'importance respective des différentes
masses de cul tme.
Si l'on considère maintenant le parcellaire seul on ne
retrouve plus l'écho des paysages puisqu'il ne représente que
20 % de la superficie globale mais l'importance dcs différents
types de bien au niveau de la petite propriété. La part de la
vigile augmente, 31:\ % cie l'ensemble, mais la part des terres
labourables reste importante, près de 50 % de l'ensemble,
chiffres qui témoignent du fait que les très petits propriétaires,
journaliers, vignerons que l'on voit intervenir dans les ventes
ne sont pas seulement propriétaires de vigne mais aussi de
- 753 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
petites pièces de terre qui leur pennettent de pratiquer une
petite polyculture et de subvenir en partie à leurs besoins
familiam<. Ces proportions entre les superficies de terres
labourables et de vignes dans le parcellaire n'ont rien
d'exceptioIDlel : ce sont à peu de chose près celles que l'on
trouve en étudiant 1803 et 181l. Par rapport à la situation
d'Ancien Régime, la part des terres dans ce parcellaire
augmente, conséquence panni beaucoup d'autres de la vente
des biens nationaux qui met en circulation une masse bien
plus grande de terres labourables que de vignes. Mais de ce
point de vue les perturbations de l'année 1796 ne remettent
rien en cause.
Ce parcellaire fait l'activité du marché: il fournit les 3/4
des actes comportant de la terre et aussi les 3/4 des actes
comportant de la vigne. Cependant les 75 actes comprenant
des terres labourables seules ne représentent que 19 ha, soit
18 % de celles qui sont passées sur le marché cette année
1796 et le quart de celles qtÙ ont été vendues dans le cadre
des métairies, ce qui permet de préciser leur place dans
l'économie locale. Les pièces de vigne, l32 actes, 34 % de
l'ensemble des actes, 60 % du parcellaire, rassemblent L5 ha,
le tiers de ce qui est passé sur le marché et une superficie à
peu près équivalente à ce qui a été vendu dans le cadre des
closeries. La vigne se prête plus que la terre au découpage et à
l'exploitation en petites unités. Ici la superficie moyenne est
d'une dizaine d'ares, ce qui ramène encore à l'émiettement de
ce parcellaire.
Un autre aspect de la question est celui des h01l1mes. Qui
sont ces acheteurs ct ces vendeurs '? La situation de 1796
entraÎne-t-elle des dilTérences significatives avec les alUlées
précédentes et les années suivantes quant à l'origine
géographique et sociale des intervenants '1 En particulier voiton apparaître les difficultés des propriétaires non exploitants
(anciens nobles ou bourgeois) évoquées par Jean Tulard dans
un article des Annales Historiques de la Révolution Française,
- 754 -
�Un exemple de résistance à la conjoncture: le marché inunobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
difficultés dont il faisait un des facteurs majeurs de
l'augmentation des transferts de propriété 716
L'étude de l'origine géographique des vendeurs et des
acheteurs montre que 75 % des occurrences vendeurs et 85 %
des occurrences achetems émanent d'habitants du bureau 17 .
Les individus extérieurs au bureau habitent pour 10 %
d'entre eux des communes limitrophes, notamment au sud et à
l'ouest, un espace qui faisait partie du bureau d'Ancien
Régime et dont les habitants ont conservé l'habitude de
fréquenter un des notaires du bureau. Vendeurs et acheteurs
d'origine lointaine sout très rares: Tours, à 25 km à l'ouest
d'Amboise, fournit 3 % des occurrences vendeurs et aucun
acheteur, Paris, pas de vendeur mais 1 % des occurrences
acheteurs. A ce niveau aussi, l'rulllée 1796 apparaît comme
une étape dans une évolution marquée par une légère
augmentation des interventions ex1érieures au bureau.
L'évolution est plus nette en termes de superficie : les
superficies échangées par des habitants ex1érieurs
représentaient environ 10 % de l'ensemble dans les années
L780. En 17J6, I.es superficies vendues représentent i5 % de
l'ensemble, les superficies achetées 30 %. Certes on trouve là
le poids d'une métairie achetée par un Parisien qui de ce fail
acquiert en un seul achat Lü % des superficies vendues mais
si on ne considère que le parcellaire, cc sont 30 % des
superficies qui sont vendues par des individus eÀ1érieurs au
bureau et 20 % qui sont achetés par eux. C'est le cas bien sûr
d'habitants de la périphérie du bureau qui achètent ou vendent
là où ils résident mais en passant par un notaire du ressort du
bureau d'Amboise, mais aussi d'habitants de Tours, sans doute
originaires de la région (au vue des patronymes) pour le plus
grand nombre d'entre eux.
16 - J. Tulard, «La Fronce à j'époque nupoléOlùclUle. Problèmes
sociaux», Anllales IIistoriqlles de la Révolution Française,
1970,11°1.
17 - Nous rappelons que nous avons relevé tous les actes enregistrés
dans le bureau d'Amboise, c'est à dire en fait passés chez un
des notaires résidant dans le bureau même quand il s'agissait
d'Wl bien situé à l'extérieur du bureau ou d'acheteur ou de
vendeur n'habitant pas une des communes du bureau.
- 755 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Parmi les habitants du bureau, ceux d'Amboise, de la
ville, sont à l'origine de 30 % de l'ensemble des occurrences
vendeurs et acheteurs, de 42 % des occurrences vendeurs
émanant d'habitants du bureau ct de 36 % des occurrences
acheteurs. La population d'Amboise représentant le tiers de
l'ensemble, la participation des urbains au marché est
légèrement supérieure à celle des mraux. On arrive à
1 occurrence pour 19 habitants à Amboise et à l'occurrence
pour 24 habitants dans les conununes mrales. Néanmoins la
part d'AJ11boise dans l'ensemble des occurrences a tendance à
baisser au profit de celle des intervenants extérieurs ct aussi
des habitants des communes mrales du bureau. Le
mouvement, qui devient très net après 1800, est ici limité par
l'importance exceptionnelle prise en 1796 par les ventes de
maisons et autres bfitiments. Surtout les occurrences vendeurs
des Amboisiens deviennent nettement plus nombreuses que
les occurrences acheteurs et leur part dans les occurrences
acheteurs du bureau se réduit passant de 39 % en 1791 cl
36 % en 1796 puis Ù 20 % en 1803 et en 181\.
La part des habitants d'Amboise dans les superficies
montre néanmoins la puissance de la ville. Alors que la
commune d'Amboise a un territoire très étroit , presque
entièrement bfiti, les Amboisiens vendent 32 % des
superficies (38 'Xl de celles qui Ollt été venducs par des
habitants du bureau) et en achètent 40 % (58 'Xl de celles qui
ont été achetées par des h;lbitants du bureau). Mais
l'importance des achats des habitants d'Amboise est due en
partie à l'achat par un négociant d'Amboise d'ulle métairie
}I un habitant d'ulle commune rurale. Or le vendeur,
Joseph Bodin, ancien chirurgien de la commune de Limeray
sur la rive nord de la Loire, est désormais membre du Corps
Législatif et il revend en un seul lot deux métairies qu'il vient
- 756 -
�Un exemple de résistance à la conjoncture: le marché Îlmnobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
d'acheter la même année comme bien national 18 • Est-il plus
rural qu'Amboisien, plus Tourangeau que Parisien? Cette
vente met en évidence l'arbitraire de toute mise en catégories
de ces lots peu nombreux ct de dimensions exceptiOImelles,
mais elle fait aussi clairement apparaître comment l'épisode
révoluljonnaire suscite une mise en mouvement des honunes
et des biens de type nouveau. Du fait de cette transaction, les
Amboisiens apparaissent conune plutôt acheteurs alors que
pour toutes les autres années étudiées, aussi bien dans les
dernières années de l'Ancien Régime que sous l'Empire, les
habitants de la ville vendent plus qu'ils n'achètent, et si l'on
fail abstracljon de cette vente qui n'émane pas à proprement
parler d'un rural, le bilan des transactions des Amboisiens est
particulièrement déficitaire en 1796.
Il est plus aisé de saisir l'emprise des Amboisiens au
niveau du parcellaire qui ramène à un niveau statisljque. Pour
ce type d'articles, ils contribuent à 35 'Yu des occurrences
vendeurs du bureau (27 % de l'ensemble) et li 25 % des
occurrences acheteurs (21 % de l'ensemble). Sur un marché
fortement réduit par rapport aux alUlées précédentes (le
nombre de leurs interventions aussi bien cOlllme vendeur que
comme acheteur a diminué de moitié par rapport à 1791), leur
part a diminué et l'éca rt s'est creusé entre le lliveau de lems
interventions comme velldeurs et comme acheteurs. En
18 - A D. Indre-et-Loire, :1 Q 139, acte ùu 6 brwnaire an V
(27 octobre 1796). Le citoyen Joseph François Bodin venù les
lieux et métairies de la Roche SolUe ct ùe la Rivière si tuée à
Limeray qu'il a acquis le 4 messidor ùemier (22 juin) 796) lors
de l'adjudication par les administratelU's du département
ù'lndre-et-Loire. De toute évidence le membre ùu Corps
Législatif a profité des conditions très favorubles de mise en
vente et de paiement du printemps .1 796 (la loi du 6 110réal
an rv, 25 avri l 1796, avait décidé de la reprise des ventes sans
enchères et l'acceptation du mandat à su vulclU' nominule). Par
contre il est difficile de suvoir s'il s'agit là d'unc démarche
spéculative ou si J'élu a plutôt servi de prête-nom pour le
marchand d'Amboise qui lui mchete ce bien quelqucs mois
plus tard. Bodin uyant par ai ll eurs très peu acheté (wle scule
Cois, 1 hecturc) alors que le marchanù en lluestion est lUI des
plus gros ucheteurs de biens nutionaux. Nous penchons pour la
seconùe hypoUH!Se.
- 757 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
tennes de participation, ils sont devenus nettement vendeurs.
Les superficies mises en cause confrrment cette situation tout
en fournissant un ordre de grandeur quant à leur emprise sur
le parcellaire : ils vendent 15,5 ha, 35 % des superficies
fournies par le parcellaire, et achètent 10,5 ha, 20,5 % de
l'ensemble. Ces chiffres montrent que la baisse des superficies
passant sur le marché concernent les urbains plus fortement
que les ruraux : cette baisse est de plus de moitié des
superficies vendues comme des superficies achetées par
rapport à 1791 pour les habitants d'Amboise et n'est que de
16 % et 13 % pour les ruraux du bureau. Ces chiffres
confirment aussi une tendance au repli des propriétaires
d'Amboise, plus vendeurs qu'acheteurs, tendance qui va
s'accentuer dans les années suivantes. En 1796, les habitants
d'Amboise contribuent à 26,6 % du parcellaire vendu et à
18 % du parcellaire acheté; en 1811, ils ne contribueront plus
qu'à 18 % du parcellaire vendu et 14,5 % des superficies
achetées.
Concernant le comportement des acteurs, on a noté une
légère tendance à l'augmentation des interventions d'individus
résidant hors du bureau. En même temps, on constate un
certain resserrement spatial des mises en relation entre
vendeurs et acheteurs d'une part, entre les biens ct les lieux de
résidence des vendeurs ct des acheteurs. Dans 55 % des
transactions, vendeurs et acheteurs sont de la même
commune. Ils n'étaient que 45 % dans ce cas en 1791 ; ils ne
seront plus que 40 % en 1811 . Si l'on considère les communes
limitrophes, parfois plus proches du lieu de résidence que
certains espaces de la commune elle-même, compte tenu des
nombreux hameau.'{ que comportent les comnUUles de celle
région de Touraine, ce sont 82 % des transactions dans
lesquelles vendeurs et acheteurs sont des voisins. De même la
proximité entre les biens ct les acteurs est grande : dans 82 %
des ventes le bien est Sitllé dans la commune de résidence du
vendeur ou dans la commune limitrophe, et cette proportion
atteint 95 % quand il s'agit d'achat. Ces taux étaient
respectivement de 77 % et 95 % en 1791 et seront de 75 %
daus le cas des ventes comJlle des achats en 1811.
- 758 -
�Un exemple de résistance à la cOl~onture
: le marché immobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
Pour étudier l'origine sociale des vendeurs et des
acheteurs, on a repris les catégories utilisées pour les aunées
1780, notamment pour l'étude du rôle de taille de 1787. Cette
étude reste à défaut de mieux notre source pour la
counaissance de la composition sociale de la population de
notre espace et c'est par rapport à cette composition sociale de
1787 que nous mesurons l'activité relative des différentes
catégories sociales sur le marché immobilier l9 .
En 1796, les gestes de vente émanent pour 40 % de
paysans, dont 25 % de vignerons et 10 % de laboureurs, pour
22 % d'artisans, pour 22 % de bourgeois. Les «femmes», le
plus souvent comme sous l'Ancien Régime veuves ou filles
chefs de famiIIe, fournissent 12 % des occurrences vendeurs.
Ces proportions ne sont pas très différentes de celles trouvées
pour les autres années étudiées : on remarque lwe
permanence des interventions des différents groupes sociaux
avec un niveau légèrement supérieur des interventions des
«bourgeois», catégorie regroupant les marchands et
négociants, les rentiers ct la bourgeoisie des talents. Cette
répartition est proche de celle de la population de 1787, 46 %
de paysans dont 30 % de vignerons, 23 % d'artisans, 8 % de
bourgeois, 13 % de femmes. De façon peu surprenante, la
confrontation des chiffres fait apparaître la surreprésentation
des bourgeois mais on constate aussi que ceux-ci sont loin de
monopoliser le marché et que la majeure partie de l'activité
est due à d'autres catégories sociales. Du côté des acheteurs, la
répartition est légèrement différente : les paysans tiemlent une
place plus importante, rassemblant 53 % des occurrences,
dont 32 % émanent de vignerons ; les artisans occupent une
place semblable à celle qui était la leur parmi les vendeurs,
les bourgeois une place légèrement ilûérieure. Les «femmes»
sont par contre très peu nombreuses à acheter, phénomène
19 - Nous avons considéré dans cette étude l'ellsemble des
intervenrulls même si ceux-ci lie sont pas des habitallts du
bureau, considérant CJue la plus grande partie des intervenants
extérieurs sont des voisins de COlmnWles rurales proches dont
la prise en compte duns ['activité peut compenser le fuil que
des habitrults ùu bureau peuvent eux-mêmes acheter hors des
limites du bureau en passant par WI notaire étranger au bureau
et avoir sur Je marché Wle activité qU'OIl ne perçoit pas ici.
- 759 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
permanent sur le marché immobilier qui el\. prime la difficlùté
des femmes à gérer Wl patrimoine foncier dans la société
ancienne. Par rapport aux rumées antérieures le phénomène
marquant est l'augmentation du nombre des interventions des
paysans parmi les acheteurs et la baisse du nombre des
artisans, catégorie composite, regroupant aussi bien les
maîtres que les compagnons ou les ouvriers des manufactures
d'Amboise, que l'on trouvait plus présente panni les acheteurs
que parmi les vendeurs au cours des années antérieures. Par
contre cette répartition sociale des acheteurs en 1796 est
confortée par les résultats des années qui slùvent : à partir des
années révolutiorUlaires, les paysans et en particulier parmi
eux les vignerons, tiennent une place plus importante sur le
marché parmi les acheteurs alors que dans les années 1780,
ils étaient plus souvent vendeurs.
Mais il s'agit ici d'intervention sur le marché, de
présence sociale. Qu'en est-il par ailleurs de l'importance et
des types de biens vendus, achetés par les différentes
catégories sociales?
Si l'on considère l'ensemble des superficies,
exploitations comprises, les paysruls vendent au cours de
l'année 35 ha soit 21 % des superficies, part supérieure à ceJle
des années antérieures. Les vignerons en vendent le tiers,
7 %, proportion stable au cours des années étudiées marquée
seulement par une légère augmentation au cours des années
1800. Ces 7 % sont la part que vendent également les
artisans, part qui est, elle, inférieure de moitié à celle qui est
la leur avant comme après celle année 1796. Les bourgeois
sont les gros vendeurs, totalisant 44 % de l'ensemble des
superficies, proportion qui est celle de toutes les almées
étudiées et doit en gros correspondre à l'importance de la
propriété bourgeoise. Le groupe socialement composite des
femmes fournit plus du quart des superficies vendues (28 %)
jouant un rôle important dans l'activité du marché et dans la
mobilité des biens qui est, elle aussi, une constante du
marché. Du point de vue des vendeurs, l'année 1796 ne
présente donc de réelle spécificité qu'en ce qui concerne les
artisans particulièrement peu présents.
- 760 -
�Un exemple de résistance à la cOl~onture
: le marché Îlmnobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
Au cours de l'a1Ulée, les achats se répartissent de façon
sensiblement différente. Les paysans achètent 18 % des
superficies vendues, proportion qui n'est guère différente de
celles des alUlées antérieures mais légèrement inférieure à
celles qui suivront. La part des vignerons, 8 %, sensiblement
égale à celle qui est la leur dans les ventes, pemlet sans doute
de saisir leur part dans la propriété de la terre. Les trois autres
groupes sociaux présentent au contraire des situations très
contrastées et pour partie nouvelles. Les artisans dont la
situation comme vendeurs témoignait d'un repli très marqué,
voient cette situation s'accentuer en tru1t qu'acheteurs : ils
n'acquièrent au cours de l'année que 5 % des superficies mises
en vente alors que leur part était de l'ordre d'au moins 15 %
au cours des élImées antérieures. La légère baisse de leur
présence parmi les acheteurs laissait entrevoir ce qui est bien
lUle situation difficile sur le marché en 1796. Le groupe des
fenunes se manifeste comme toutes les années par des achats
peu nombreux (3,5 % des occurrences) et peu importants
(3 % des superficies). Les bourgeois, eux, achètent bien plus
qu'aucune antre aImée, près des 3/4 de l'ensemble des
superficies vendues. Leur part ne dépassait pas 50 % lors des
autres années étudiées et en 1796 ils achètent bien plus qu'ils
ne vendent.. L'année s'avère donc particulièrement fmctueuse
pour eux.
L'étude du parcellaire qui évite les aléas que peuvent
introduire les grosses transactions peu nombreuses et qui
permet de mesurer les rapports de force socio-économiques à
Wl autre niveau éclaire de façon assez différente la situation
de 1796. De façon peu surprenante, la part des paysans dans
les ventes de ce type de bien est d'un tiers supérieure à celle
qui est la leur pour l'ensemble des biens. Elle atteint le niveau
qui est celui du groupe dans les occurrences, 37 % : les
paysans vendent 35 % du parcellaire et parmi eux les
vignerons (22 % des occurrences) en vendent 18 %. La part
des artisans double elle aussi tandis que celle des bourgeois
diminue, passant à 39 % de l'ensemble, et que celle des
femmes, 8 %, baisse des deux tiers, témoignant du fait que les
femmes qui vendent , vendent plutôt des terres et du bâti, des
exploitations que du parcellaire seul, et ont un comportement
qui les rapproche plus de la bourgeoisie que des autres
- 761 -
�LA RÉPUBLIQUE DITŒCTORIALE
groupes sociaux. C'est au niveau des achats que les
différences sont plus marquées. Les paysans qui sont vraiment
là chez eux, rassemblant 61 % des occurrences, rassemblent
54 % des superficies, et parmi eux les vignerons, 38 % des
occurrences (chiffre supérieur à leur part dans la population),
achètent 30 % de ce parcellaire et présentent un bilan positif.
Cette part est la plus importante de toutes les années étudiées
aussi bien pour l'ensemble des paysans que pour les seuls
vignerons. La part des artisans est de même niveau que dans
les ventes et se sihle à un niveau également assez élevé
(17 %). Ce sont les bourgeois qui présentent le bilan le plus
négatif: vendant 39 % des superficies de parcellaire, ils n'en
achètent que 13 % et se dessaisissent d'une quinzaine
d'hectares au cours de ces échanges. Cette situation est tout à
fait exceptionnelle par rapport aux années qui précèdent
comme à celles qui suivent : ils ont acquis 41 % de ce
parcellaire en 1791, année particulièrement favorable à la
bourgeoisie, ils en acquièrent 27 % en 1803, 25 % en 1811.
Ces réslùtats contrastés des transactions de 1796 entre le
niveau global et celui du seul parcellaire mettent en évidence
l'existence de fait de deux marchés dans le cadre du bureau
d'Amboise. Il existe d'lUle part un marché des exploitations
qui exclut les actifs des campagnes, même si au cours des
années révolutionnaires on voit quelques anciens fermiers de
seigneuries racheter des métairies (mais ces «marchands
fermiers» bientôt «propriétaires» dans les actes sont-ils des
cultivateurs ou des bourgeois '7). Il existe d'autre part un
marché du parcellaire, auquel on peut d'aWeurs associer la
plus grande partie des terres vendues avec du bâti (chambre,
cave, grange ... ), qui est, lui, composé d'articles accessibles à
toutes les catégories sociales, dont la bourgeoisie ne sc
désintéresse pas, mais sur lequel elle est cOlûrontée à
l'artisanat ct à des actifs agricoles de plus en plus gOlmnands.
L'écart entre les deux types de biens (de l'ordre de 1 à 50() si
J'on considère les médianes des superficies) est tel que les
exploitations écrasent toujours l'ensemble ct que la
bourgeoisie accapare toujours, à la vente comme cl l'achat la
plus grande partie des superficies. Par contre l'étude du seul
parcellaire permet de faire apparéÛlre conunent, sur une
marge du point de vue des surfaces mais d'ulle marge dont la
- 762-
�Un exemple de résistance à la conjoncture: le marché ilmnobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
fonction sociale est essentielle, fonctionne le rapport de force
économique entre les différents groupes sociaux. Il met ici en
évidence que, dans le cadre de transactions réduites en
nombre, l'année 1796 a été particulièrement favorable aux
producteurs des campagnes et particulièrement défavorable
aux plus modestes des villes (ceux que nous avons regroupés
sous le tenue d'artisans) et à une partie de la bourgeoisie, la
partie la plus fragile des petits propriétaires, modestes rentiers
urbains.
Nous n'avons pas la possibilité de développer ici la
question des modalités de paiement, problème aussi essentiel
que difficile à cerner puisque ces modalités ne sont pas
toujours spécifiées. Pourtant l'impact de la crise monétaire est
bien sûr sensible au niveau des paiements. On s'en tiendra au
constat que les paiements en nature, tout en restant très
minoritaires, se multiplient au cours de l'année. Cette
modalité de paiement concerne 25 actes, soit 6,5 % des
transactions. Quatre fois il s'agit de vin, telles ces 9 pièces de
vin blanc qui "servent à payer 25 chaînées (16,5 ares) de
vigne, estimées 324 L20. Dans la plupart des cas, il s'agit de
«bon blé froment» auquel peuvent venir se joindre d'autres
produits, presque toujours alimentaires. Un vigneron de
Noizay vend à lUllaboureur de la même commune, 4 chaînées
de vigne (2,6 ares) pour 20 boisseaux de blé et 6 livres de
beurre, le tout évalué 40 L 21. Lors d'une autre transaction c'est
de la toile qlù est adjointe au blé. Par deux fois pour des
ventes plus importantes, le paiement se fait également en
foin. Dans la moitié des cas, les paiements en nature viennent
compléter des paiements en Illunéraire. C'est le cas d'lUl buJIet
20 - A. D. Indre-ct-Loire, 3 Q 139, 13 nivôse an IV, vente par
Silvaül Bourlet, propriétaire à Noizay, à Pierre Viau, vigneron
à Chançay. La pièce est vraisemblablement égale à un poinçon,
mesure égale d'après les tables de conversion de l'an VIl à
265,608 litres, Dwnez, Tab/es de trallsjom/otioll.
21 - A. D. Indre-et-Loire, 3 Q 139, 11 nivÔse an IV, vente par
Silvain Guerrier, vigneron à Noizay, à Marc Bertaud, laboureur
à Noizay.
- 763-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
qu'un jardiruer d'Amboise reçoit d'un menuisier en
,
. • 22
complément de 40 L payees pour un petIt terraln .
A ces paiements comptant, entièrement ou partiellement
en nature, on peut joindre les paiements sous fonne de rentes
en nature, encore plus rares (2 % de l'ensemble des
paiements). TI peut s'agir du complément d'une rente en
argent ou du complément d'un versement en numéraire.
Evocations cocasses que ces toiles ou ces poulets qui viennent
distraire le chercheur ou encore cette vente d'un propriétaire
de Noizay qui entend recevoir du boucher auquel il vend une
maison à Amboise, 1000 L en numéraire et une rente de deux
<ùoyaux de boeuf de 10 L, évalués 6 L chaque, cette rente en
nature étant évaluée au denier vingt, donc à 120 L 23 . Mais la
rente en nature peut aussi constituer l'intégralité du paiement
comme dans cette autre trallSaction où un marchand tanneur
d'Amboise vend à un autre marchand de la vigne et une cave
en roc, soit environ 40 ares à Saint-Derus près d'Amboise,
contre une rente de 36 boisseaux de froment et un poinçon de
vin, laquelle rente est évaluée à 800 L 24 .
De façon globale la crise monétaire ne favorise pas le
paiement par rente dont la part dans l'ensemble des
transactions, faible (7 %), a plutôt tendallCe à baisser, mais il
s'agit dans ce domaine comme dans d'autres d'une tendance
longue que la situation de 1796 ne perturbe pas.
L'étude des caractéristiques sociales des vendeurs qui
réclament des paiements en nature montre qu'ils sont le plus
souvent des urbains (la moitié d'entre eux sont de Tours et
d'Amboise) ct pour la moitié des nobles, des bourgeois et des
femmes, expression de la difficulté de certains des habitants
de la ville et de certains rentiers, de leur souci de se prémunir
contre l'augmentation du prix des denrées alimentaires et de
Q 139, 14 prairial an IV, veIlle par
François Gautier, jardinier à Amboise, à René Boureau,
menuisier à Amboise.
23 - A. D. Indre-el-Loire, 3 Q )39, 2) nivôse an IV, vente par Pierre
Claude Bourlet, propriétaire à Noizay, à Frwlçois Roy, boucher
à Amboise.
24 - A. D. Indre-et-Loire, 3 Q 139, 4 ventôse an IV, vente par
Pierre Segretin, marchwld trumeur à Amboise, à JeanFrançois Bedoin, marchand ù Amboise.
22 - A D. Indre-el-Loire, 3
- 764 -
�Un exemple de résistance à la conjoncture: le marché inunobilier
d'Amboise face aux difficultés monétaires de 1796
se procurer ces denrées sans avoir à pâtir de la dévaluation du
papier monnaie. Les acheteurs acceptant de payer le bien
acquis en nature sont pour 85 % d'entre eux des ruraux et des
ruraux dont l'activité est en liaison avec la production de
denrées alimentaires, clûtivateurs, vignerons, marchand
fennier, meunier, boucher, pour lesquels il est plus facile, et
plus avantageux, de fournir une part de leur production que
de trouver le numéraire réclamé par les vendeurs. Ainsi le
meunier de Chançay, Claude Pinguet, lorsqu'il achète à une
veuve de la commune voisine de Noizay et à son beau-frère de
Tours de la vigne, une chambre avec un grenier dessus, une
grange, Wl four, un jardin, paie cela sous la fonne de
200 septiers de froment et 100 quintaux de foin, le tout estimé
4400 L25 .
Cependant ces exemples ne doivent pas faire oublier que
les paiements comptant en nature et les rent\'!s en nature ne
correspondent qu'à 8,5 % des paiements effectués au cours de
l'année. Le phénomène reste donc très minoritaire même s'il
est d'une ampleur exceptionnelle sur ce marché. Au coeur de
la tounnente, · nombreux sont les acheteurs de ce coin de
Touraine qui peuvent payer en numéraire et ces acheteurs ne
sont pas seulement des bourgeois cossus, gros propriétaires
terriens mais aussi des modestes travaiUeurs, petits
propriétaires des campagnes.
Au terme de cette analyse du marché immobilier de la
région d'Amboise, quelques conclusions s'imposent. L'aImée
1796 est marquée par une forte réduction des échanges de
biens fonciers . On peut penser que le manque de confiance
dans les moyens de paiement papier et la difficulté à trouver
le nwnéraire souvent exigé par les vendeurs ont joué lUl rôle
déterminant dans la diminution du nombre des transactions.
Mais par ailleurs il faut remarquer que la crise monétaire
n'est pas telle qu'elle interrompe l'activité du marché. De
même la réduction des échanges ne transforme que peu le
25 - A. D. ùldre-el-Loire, 3 Q 139, 29 genninal an IV, venlc par
Maric-AJmc Lachivcr, veuve Silvain Bourlel, à Noizay et Louis
Bourlcl, propriétaire à Tours, à Claude Pinguel, mewùer à
Reugny.
- 765 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
fonctionnement du marché. Les types de biens mis en vente
connaissent certes quelques infléchissements, la part plus
grande prise par le bâti et le faible nombre des métairies
mises en vente. Le premier phénomène peut s'analyser comme
l'expression des difficultés de certains propriétaires urbains
qui se débarrassent prioritairement de biens qui ne
contribuent pas à assurer la subsistance en ces temps
d'inflation qui favorisent la spéculation sur les denrées
alimentaires. Le second phénomène peut a contrario être
interprété comme une volonté de ne pas se dessaisir de biens
qui permettent de s'assurer des rentrées régulières de «bons
froments» et de vin mais aussi comme la volonté d'éviter les
grosses transactions du fait des incertitudes des paiements.
Les modalités de vente et d'achat restent les mêmes : achat
seul, la plupart du temps ulùque dans l'almée. L'analyse
sociale des acteurs montre d'une part que les ruraux prennent
l'avantage, légèrement plus présents que par le passé, tant au
lùveau des interventions que des superficies acquises. Elle
montre d'autre part qu'une tendance au repli de la
bourgeoisie, pointée à travers la baisse de ses interventions et
des superficies acquises au niveau du parcellaire, peut
s'accompagner du maintien de l'affirmation d'une puissante
emprise foncière à travers l'exclusivité de la vente et de
l'achat des eX']lloitations. En fait cette apparente contradiction
met en évidence le fait que la bourgeoisie n'est pas une, qu'en
son sein certains peinent face à la conjoncture (c'est
notamment le cas de la petite bourgeoisie d'Amboise) tandis
que d'autres, particulièrement les marchands urbains COl1une
ruraux, en bénéficient. La crise accélère ici aussi les
reclassements, les processus de diITérenciation sociale. On a
remarqué cependant que beaucoup des caractéristiques
relevées au cours de l'année sont celles d'une évolution en
cours et que ces caractéristiques s'affeoniront dans les almées
à venir. Les graves difficultés monétaires et les perspectives
économiques très incertaines du moment provoquent un
ralentissement de l'activité mais ne remettent en cause ni
l'existence du marché ni ses tendances profondes.
- 766-
�Avec le Directoire, l'antique discrétion
métayère s'impose à nouveau l •••
Les baux de métayage dans le sud-ouest
de l'Allier sous le Directoire :
enquête dans les actes de la justice de paix
Claude COQUARD
A partir des minutes des justices de paix recensées entre
1791 et la fin .de l'an VI2 dans deux cantons du sud-ouest de
l'Allier', il s'agit de mettre en hunière les rapports qui
peuvent exister, notamment à l'époque de la république
directoriale, entre les loueurs de lcrres4 et les bailleurs des
fonds agricoles, ct plus particulièremcnt entre les métayers et
leurs maîtres.
- Cette communication est l'WI des prolongements du travail de
recherche entrepris, avec Claude Durand-Coquard, dans le
cadre de l'Université de Bourgogne, sous la direction de
Jean Bart, professeur à la Faculté de Droit et de Science
Politique et de Serge Wolikow, professcur à la Faculté des
Lettres et Sciences Hwnulllcs.
2 - L'état de conservation des archives dc la justice de paix de
Bellenaves ne penneUant pas leur consultation, la denùère
année du Directoire nc peul être incluse dans lc corpus utilisé.
3 - Cf. AIulcxe 1.
4 - Dans les minutes de la justice de paix, lcs uldividus qui
travaillent sur des biens-fonds loués sont qualifiés cOllune
«métayers», <<locataires», «cultivateurs». Parfois, cOlrune le
plus souvent à Ebreuil, cette qualification n'est pus uldiquée.
La Républiql/e directoriale. Clenllolll-Ferralld. 1997. p. 767-798
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Trois thèmes principaux sont successivement abordés :
- la présentation des interventions qui mettent en cause
l'ensemble des preneurs de baux agricoles devant les juges
de paix ;
- les éléments constitutifs des baux de cette location
particulière que représente le métayage aux confins du
Bourbormais et de la Basse-Auvergne ;
- les obligations des métayers avant et pendant la période
directoriale.
L'an IV, apogée des conflits interindividuels
entre preneurs et bailleurs de fonds agricoles
Dans l'ensemble du corpus utilisé, 168 affaires sont
portées devant le juge de paix, soit en justice civile, soit au
bureau de paix et de conciliation, concernant les conflits
ayant trait à des baux fonciers et mettant en cause des
fenniers ou des métayers. Leur répartition, dans le temps et
l'espace, peut se présenter sous la fonne d'Wl tableau
récapitulatif :
Répartition des preneurs de baux fonciers dans les actes
de hl justice de paix (Justice civile/Conciliation
179 1
1792
1793·
An II
Anill
1\:11 IV
An V
An VI
Canton de
Bellenaves
Nombre
16
17
11
Canton d'Ebreuil
Nombre
Ensemble
des deux canlons
Nombre
23
22
16
19
16
3H
16
18
7
5
5
1
1
3
3
18
15
35
13
14
4
..
.:.;
. 1:)9
.;.
168
Tutw
~
* L'wUlée 1793 esl évidclmnent réduitc à 9 mois, l'Will commcnçwll
à partir du 22 septembrc 1793.
:~.
-768 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau ...
Une représentation graplùque permet de montrer l'évolution
des procès recensés au cours de l'ensemble de la période:
Répartition chronologique des aft';ùres concernant les
baux fonciers (Justice civile/Conciliation
40
30
d
20
10
~
Bellenaves
-D-Ehreuil
-........... ~
o
1791
1792
l
-
1793
"-
An Il
l'
~
/
An III
/,
"-
"\
An IV
An V
An VI
Une selùe ;momalie statjstique apparaît dans l'ensemble
de ces données : l'an IV à Bellenaves est exceptionnellement
riche en afIaires de ce type. L'application des lois des
15 germinal et 2 fructidor anlII (4 avril et 19 août 1795), qui
renforcent, sur le plan des cheptels conune sur celui des
impositions foncières, la préémjnence des propriétaires
explique en grande partie celle bnltale recrudescence des
procès.
L'écart observable entre les deux cantons est tout ù fait
important : en dépit d'ulle population globalement inférieure
d'un tiers 5, la justice de paix de Bellenaves doit traiter entre
quatre et cinq fois plus d'aITaires que celle d'Ebreuil. Dès ce
5 - Arclùves Départementales de l'Allier, A.D., 1. 130, «État pour
fixer les chefs-lieux des Assemblées Primaires par district»
(vote sur la Constitution de l'an r / 1793) : canton de
Bellenaves : 4 044 habitants
canton d'Ebreuil
6 230 habitants.
- 769 -
�Répartition des preneurs de baux fonciers dans les actes de ]a justice de paix (Justice chile/Conciliation)
~
~
1
5:
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau...
premier niveau apparaît une différence structurelle qui régit
les modes d'exploitation dominant ici et là: un système
locatif fondé essentiellement sur le métayage dans les zones
agricoles du canton de Bellenaves ; un faire-valori direct plus
généralisé dans celui d'Ebreuil.
Ces dOIUlées peuvent renvoyer à une autre question
quelle est la part respective des «métayers» et des «locataires»
dans ces affaires?
Trois remarques peuvent être présentées à partir de la
lecture de ce tableau.
D'une part, la durée de chacune des périodes considérées
est à peu près égale : 45 mois pour la prenùère, 48 pour la
seconde.
D'autre part, pour les métayers conune pour les
locataires, le total des affaires se répartit à peu près également
dans le temps.
Enfin, les conflits liés au métayage représentent plus de
56 % des affaires concernant l'ensemble des baux fonciers
dans le canton de Bellenaves, alors qu'ils n'interviennent que
pour 33 % dans celui d'Ebreuil. Confirmation est encore
dOlUlée de la dill'érence des structures agraires existant entre
ces deux cantons.
C'est par rapport à cette prenùère approche générale que
peut être étudiée la situation particulière des métayers dans le
cadre des conflits qui les opposent à leurs bailleurs de fonds.
Des contrats de métayage aux formes variables
Dans son Guide des propriétaires de biens soumis à
métayage, publié en 1865 et cité par Jean-Marie Augustin6, le
comte de Gasparin, homonyme du ministre de l'agriculture de
la monarchie de Jumet, définit ainsi le statut de celte fonne
de faire-valoir indirect : «Le métayage est l'association, sur WI
sol pauvre, du travail lent et du capital timide».
6 - J.-M. Augustin., Le nuJtayage au pays d'Émile GI/illaufllin avallt
J914, Le Coteau, 1986. Éditiollllon paginée.
- 771 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Deux décennies plus tard, un autre comte, Tardonnet7 , auteur
d'un Traité pratique du métayage, cité par le même auteur,
déclare:
Le premier devoir du métayer est d'obéir : obéissance
formelle en tout ce qui est prescrit par le bail ; obéissance
volontaire en tout ce qui est conllilandé sans avoir été prévu ;
obéissance passive, sous peine de renvoi ou de retraite, en
tout ce qui semble ne pas lui convetùr.
Association paritaire où les deux parties sont dans un
rapport d'égalité misérable, ou bien contrat léonin par lequel
le métayer n'est que soumission et obéissance à l'égard de son
bailleur? Les actes de la justice de paix donnent un certain
nombre de renseignements sur les conditions dans lesquelles
les baux de métayage ont pu être passés à la fin du
XVIII" siècle. Trois plans d'analyse seront successivement
présentés ici :
-l'établissement proprement dit du bail;
- sa durée;
- les conditions de sa rupture.
Baux de métayage verbaux ou écrits ?
Dans la majorité des cas, les minutes de la justice de
pa.ix ne font pas mention des formes qu'a prises, il sa
naissance, le bail contesté.
Marie-Claire ZélemH, dans l'enquête sur «les usages
locaux» el leur codification. a1Iirme, après l'examen d'lUl
corpus défini par sondage dans les minutes de la justice de
paix du canton de Salers, dans le Cantal:
7 - TardoHnct (Ctc. de), Traite pratiql/e de mdtayage, Puris, 1882,
p. 207.
8 - Marie~
'Iairc Zclcm : «La forcc de l'usage non écrit», in
1. Assier-Andrieu (s.d.), Une France cOI/Il/mière. EI/ql/ilte .YI/r
les I/sages locaux et lel/r codification (XLY." el)GY." siècles),
Ed. du C.N.R.S., Pwis, 1990, p. 81 et Sl\ll.
-772 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau...
Exclusion faite de toutes les affaires concernant les rapports
marchands, les coups et blessures, les vols ou le non
paiement de toutes sortes d'honoraires, les audiences au
cours desquelles le juge de paix ne mentiOlme ni la loi, ni le
code ci vil, ni la jurisprudence font toutes implicitement
appel à Wl usage particulier.
li n'est pas possible, au seul vu du corpus étudié dans
l'Allier, que cet «implicite» puisse instrumenùùiser la
recherche en ce qui concerne les baux de métayage oulet les
baux à cheptel. Dans le canton de Bellenaves, seuls 26 des
78 baux recensés (exactement un tiers) sont explicitement
caractérisés : Il sont des contrats verbaux et 15 des baux
écrits passés devant notaire, ou établis sous seing privé. Avec
des chiffres bien iJûérieurs, la même observation peut être
faite pour les baux de métayage recensés dans le canton voisin
d'Ebreuil : seuls 45 % des baux sont explicitement
caractérisés de ce point de vue. Quant aux autres contrats,
rien ne permet de dire si et sur quels usages locaux ils ont pu
être conclus.
Lorsqu'ils sont écrits, les contrats font le plus souvent
l'objet d'un acte notarié 9 ; la date n'est pas toujours précisée, le
greffier mettant des points de suspension après le nom du
notaire devant lequel I.'acte a été passé lO . Dans Wl cas, à
9 - AD., J.P. (Archives Départementales de l'Allier, Justice de
Paix, non classé), Bellenaves, acte du J4 février 1796
(25 pluviôse an IV) : «Lesquels ont dit , scavoir laditte
ciloyelUle Boinot qu'il luy est du!!s par lesdits Rownaux, ses cy
devant metayers, diITerentcs SOlmnes portés soit par le bail
qu'ils luy ont consentis par devant Barthelemy nore., le
5 décembre 1792 (vieux stile), soit pour autres prêts qu'elle
leurs a fait».
10 - A.D., J. P., Bellenaves, acte du 21 mars 1796 (l cr genni.llal
an IV) : «C01UOnnement au bail qu'il luy a consenti devant
harbOlUlicr nore. le».
- 773-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Ebreuil, un contrat est établi par écrit entre le bailleur et le
.
. ,II
preneur sous semg pnve .
Lorsqu'ils sont verbaux, les baux sont mentionnés
comme tels dans les actes : c'est la plupart du temps par
l'expression «sous fonne verbale» que cette mention est
inscrite par le greffier ; parfois, cependant le tenne de
«conventions verbales»12 est employé. Les doclllnents
conservés dans les arclùves de la justice de paix sont ici
particulièrement précieux, aUCllile autre trace de ces baux ne
semblant exister par ailleurs.
Une durée moyenne des baux de s1.:'( à neuf ans
Les renseignements que peuvent procurer les actes de la
justice de pajx sont assez fragiles, dans la mesure où les
contrats ne sont pas dans leur majorité explicitement décrits.
Dans la période qui précède la Révolution et pour l'ensemble
des baux de location foncière, la consultation du registre du
Contrôle des actes du Bureau de Chantelle, «commencé le
16 juillet 1779 et fini le 16 février 1782»13, fait apparaître, cl
la fin de l'Ancien Régime, une durée moyenne de six ans.
Dans le corpus étudié, il est possible de recenser 27 actes
(22 à Bellenaves et 5 cl Ebreuil) qui indiquent, au moins
aUusivement, la durée des baux de métayage qui deviennent
source de conflits entre le bailleur ct le preneur. Pour
19 d'entre eux (14 à Bellenaves ct les 5 d'Ebreuil) la durée, à
11 - AD., J. P. Ebreuil, acte du 4 décembre 1795 (13 frimaire
an IV) : «Au sujet de cc que par buil sous signature privée du
dix novembre mil sept cenl quatre vingt douze (v.s.), enregistré
a GarUlal le vi.ngl trois bnunaire demier, laditle citoyelUle
veuve RabussolI».
12 - AD. , J. P., Bellenaves, acte du 28 février 1791 : le bailleur est
conduuUlé «u laisser jouir celle alUlée le dem,U1deur du journal
de terre qui luy avoit dOilIlé a cultiver u moitié fiuil suivant les
conventions verbulles faiUe entre eux elloncées dans lu
cedule».
13 - AD ., 2C, 292. Le registre a été tenu par Guillaumet, receveur li
Chuntelh:, qui gardera sc:> fonctions dans le cadre du bureuu de
l'enregistrement de Chantelle pe1ldant toult: ln Révolution,
conune en uttcstent les actes de la j ustiçc de paix eux-mêmes.
- 774 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau .. .
la date du conflit, est inférieure à cinq ans ; deux autres,
conclus dans le canton de Bellenaves, ont duré respectivement
G et 7 ans. Enfin, dans le même canton de Bellenaves,
G contrats dépassent dix aImées.
La durée la plus longue est évoquée en l'an IV et fait état
d'un bail de métayage, sur lm domaine de Coutansouze situé
au nord du canton, qui a duré plus de soixante-dix ans l4 . Les
plus brefs contrats portent au moins sur une durée de
deux ans, à l'instar de celui qui fait l'objet d'un procès en
179i 5 .
Dans les actes de la justice de paix de Bellenaves qui en
font mention, la durée moyenne des contrats ressortit à près
de neuf ans. AUCWl écart majeur n'est constaté dans les
proportions respectives de la première période de la
Révolution et du Directoire. Le décret du 5 juin 1791, dans
son article 5 16, établit la totale liberté de passation des
contrats dans le domaine agricole : «La durée et les clauses
des baux des biens de campagne seront purement
conventionnelles» .
14 - A.D., J. P., Bellenaves, acte du 26 mai 1796 (7 prairial an IV):
«ont volontaircment comparus Pierre PerromÙll, propriétIe
demeurant en cette COlluntUle de Bellenave, en quallité de pere
tuteur de ses enfants mineurs avec feu Victoire Bemard, son
epouse d'llI1e part, et François Pinel, cultivateur, demeurant en
la commune dc Coutansouze d'autre part. Lesquels ont dit
qu'ils étoient dans l'intention d'entrer en compte de toutes les
aITaires qu'ils avoient ensembles a locasion de la culture du
domaine du moulin dont ledit Pinel et ses autheurs ont eté
metayers depuis plus de soixante dix ans, et dont iceluy est
sortY au jour de Saint Martin dhiver der, vicux stile, nous
requerant de vouloir a cct efTet les ecouter dans leurs dires
respectifs et regler leurs differends».
15 - A.D., 1. P., Bellenaves, acte du Il décembre 1797 (21 frimaire
an VI) : «Et les parties par notre médiation s'etant consertés
ensembles, elles ont amiablement reglé entrelles que ledit
Guyot paieroit pour chaculle des deux années qu'il est resté
dans ledit bien la SOl1Une de».
16 - Collee/ion genera/e des décrets, juin 1791 , p. 30·31 : «Décret
relatif aux propriétés territoriales» , du 5 juin 1791.
-775 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Ce «libéralisme» économique n'est jamais remis en
cause, à l'exception des baux à culture perpétuelle soumis à
17
rachat à partir de 1794 .
11 est donc possible, en l'attente d'une étude plus précise
- qui pourrait trouver sa source notamment dans les
documents notariaux récemment transférés aux Archives
départementales de lv/oulins -, de considérer que la durée
des baux de métayage n'a pas sensiblement varié au cours de
la période révolutionnaire en général et du Directoire en
particulier. Et ce n'est pas le contenu des articles 1774 et
1775 du Code civil de 180i~
qui permettra de modifier
sensiblement les incertitudes légales concernant celle durée.
Quand le bail de métayage est rompu ...
C'est, dans près de la moitié des cas l9 , à la fin du b,ùl
qui lie le métayer à son bailleur que des conflits
interviennent.
Dans quatre affaires, toutes présentées devant la justice
de paix de Bellenaves, le différend porte sur le fait que la date
de cette mplure ne convient pas à l'une ou l'autre des parLies.
17 - ibid., prairiul an n, p. 78 : «Décret portant que les baux à
culture perpétuelle sont sotunis au rachat et que ce rachat ne
peut être exercé quc par celui qui possède réellemcnt le bicn
grcvé de la prestation rachctable». Ce décret ne s'applique pas
aux contraIs de métnyage, mais wuquement à la locateric
perpétuelle et au domainc congéablc.
18 - Codc civil, 1804.
«Arl. 1774. 1.- Le bail, sml:> écrit, d'lm fonds rural est ccnsé
fuit pour le tcmps (U1éccssairc afin quc Ic prencur rccueille
tous les fruits dc l'héritagc a1Tenné» .
3.- Le buil dcs terres labourables, lorsqu'elles sc diviscnt pur
soles, est censé fait «pour aulmll d'annécs qu'il ya de soles» .
Art. 1775. - Lc bail des héritages ruraux, quoique fait smlS
écrit, cesse de plein «droit à l'expiration du temps pour
lequcl il cst censé fail, selon l'article précédent.»
19 - Exactement dans 38 cas sur 78 pour le cmlton de Bellenavcs et
dans 2 cas sur 11 pour celui d'Ebreuil.
- 776 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau .. .
Par exemple, en août 1795 2°, un propriétaire obtient du
tribunal que «Gaspard Fayolle, cultivateur demeurant au
village de Retour, commune d'Echassières [soit] condamné à
laisser la culture et jouissance du domaine qu'il cultive à
moitié fruit, et d'en vider les lieux le vingt et un brwnaire
prochain» ; les causes qui peuvent fonder la demande du
propriétaire ne sont explicitées ni dans l'énoncé de la plainte,
ni dans celui des attendus du jugement.
Mais la majorité des procès après cessation de bail porte
sur les conditions dans lesquelles le domaine loué a été laissé
par le colon au moment de son départ : défaut de clôtures,
entretien insuffisant des parcelles de culture, et surtout non
paiement de sa portion des impositions foncières ou des
bénéfices du cheptel. Tous ces éléments sont autant
d'indicateurs sur le contenu même des balLx de métayage
présentés plus loin.
La date de la cessation de culture, lorsqu'elle est inscrite
dans l'acte judiciaire, est presque toujours la même : la
«Saint-Martin» (vieux style à partir de 1794) ou le
21
«21 brumaire»" lorsque le calendrier républicain est utilisé .
Une seule fois dans le corpus, «le bail a expiré le jour de la
Saint-Jean-Baptiste dernier (V.S.)>>22, soit avant les moissons.
C'est après le 9 thermidor que se multiplient les affaires
judiciaires concernant ces ruptures de bail : dans le canton de
Bellenaves, 12 affaires sont recensées avant thermidor ; il y
en a 26 après, ce qui correspond à lil doublement brutal des
procès. Il est incontestable que les lois promulguées sous la
Convention Ulennidorienne et le Directoire, en renforçant le
pouvoir du bailleur sur le preneur, expliquent en grande
partie cette recrudescence des tensions interindividuelles.
20 - AD., J.P. , Bellenaves, acte du 12 aoUt 1795 (25 Ulennidor
an llI).
21 - Dans la plupart des actes - ct pendant toute la période
directoriale -, la référence tradiliOJUlelle à la Saint-Martin
supplante l'énoncé républicain de celte date, fondrunentalcment
truditionnelle pour toute la vic rurale.
22 - AD., J. P., Bcllenaves, ucte du 6 décembrc 1795 (15 frimaire
ail IV).
-777 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
L'analyse des objets de ces conflits pennet d'affiner cette
réflexion et d'esquisser les traits essentiels de ces métayers
d'wle France centrale à l'extrême fin du xvnI" siècle.
Où l'on parle des conditions réelles du métayage
sous le Directoire
Il est possible de distinguer quatre causes principales, à
peu près équivalentes en nombre, dans les conflits qui
opposent les bailleurs et les preneurs de contrats de
métayage:
- les obligations de culture et d'entretien du domaine loué
- le partage des récoltes
- le rôle du cheptel dans le fonctionnement du contrat
- la participation aux contributions foncières.
Compte tenu de la faiblesse des occurrences recensées
dans le canton d'Ebreuil, l'étude ne porte que sur les affaires
présentées devant le juge de paix de Bellenaves.
Leur répartition chronologique est résumée dans le
tableau qui suit :
Répartition chronologique des C:lUses de conflits entre
propriétaires et mét:lyers (Canton de Bellenaves)
Obligations
de
culture
1791 - Fin nn il
8
An ID - AIl V I I 0
: ir{)ftl
~:/",;·t}
l1t
·
PlUtage
des
récoltes
Cheptel
7
9
4
13
14
:(::;.;i;::\Z1J .:~. '::'9ij'
13
:~,.
Impositions
"::,:,., :/1
1
Total
28
50
~
f\t:1si
À la lecture de ce docwnent, trois évidences s'imposent:
- pour les quatre causes retenues, le nombre des procès
relatifs aux baux de métayage a sensiblement augmenté
pendant la période de la Convention thermidorienne et du
Directoire ;
- les afTaires portant sur la part des impositions dues par le
métayer se sont nellement accmes à partir de 1795 ;
- 778 -
�Avec le Directoire, l' antique discrétion métayère s' impose
à nouveau ...
- au total, le nombre des affaires a presque doublé au cours
de la seconde période.
En tenant compte du fait qu'à trois exceptions près tous
ces procès sont provoqués par la volonté du bailleur, il est
possible d'affirmer que la période post-montagnarde témoigne
d'une pression grandissante des propriétaires sur leurs
métayers, soit dans le cours même des contrats, soit à la suite
de leur rupture.
L'étude des différentes types d'affaires ainsi répertoriées
peut permettre d'affiner cette première analyse.
Les obligations de culture et d'entretien du domaine
ne sont pas respectées par le métayer
L'ensemble des procès concernant ces obligations
représente 18 affaires différentes qui se répartissent
également en deux groupes.
D'une part, neuf d'entre eUes portent sur des obligations
contractuelles non remplies par le métayer. Elles sont ellesmêmes en nombre à peu près égal au cours de chacune des
deux périodes défi.ùes.
Ces obligations sont variables selon les cas. Des travaux
agricoles (ensemencement, fenaison, écossage des grains,
etc.) n'ont pas été effectués. Des charrois de produits agricoles
ou de fumier, prévus dans le bail, n'ont pas été conduits par le
métayer dans la propriété du maître 23 . Dans une affaire datée
de 179724 , c'est l'ancien métayer qui se retourne contre son
successeur «Sur le domaine de La BajoUe, commune de
Bellenaves» et réclame au «colon entrant [...] lUle SOimne de
sept francs pour la valeur de trois boisseaux et demi de blé
froment pour ensemencement ct sept livres pour frais de
culture de légumes».
23 - AD., 1. P., Bellenaves, acte du 24 juillet 1794 (6 thennidor
ail ll). Sans citer de texte législatif de référence, le juge de paix
rappelle à ce sujet, dans les attendus du jugement, que «touts
colons meilieiers doivent conduire dans la grange du maître les
bleds du domaine qu'ils cultivenb).
24 - AD., J.. P., Bellenaves, acte du 6 novembre 1797 (16 brumaire
an VI).
- 779-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Neuf procès sont intentés à des métayers pour des
défauts d'entretien du domaine qu'ils cultivent ou qu'ils ont
cultivé. Souvent, il s'agit, entre autres raisons, de
dégradations commises sur les biens immeubles. Leur détail
est parfois précisé25 , mais le plus souvent le terme de
«dégradations» ne fait l'objet d'aucune description
particulière, la valeur des dégâts étant seule réclamée par le
propriétaire.
Le plus souvent, surtout lorsque le métayer a quitté le
domaine, le bailleur lui réclame par voie de justice de
remettre en état la propriété : par exemple, en l'an V2G,
trois jours après la Saint-Martin, date de la fin du bail,
Marie Rouller «veuve et commune de feu Jacques Ma uza t,
demeurant à Bellenaves» intente ml procès contre son
métayer, Jacques Roumaux pour «dégradations à bâtiments,
récurage de fossés et clôture d'héritages» ; deux experts seront
nommés qui évalueront la réalité des donunages subis par la
demanderesse.
Les dates de ces affaires liées aux obligations de culture
et à l'entretien des domaines loués à mi-fruits ne font pas
apparaître \U1C particulière modification de la situation du
métayer avant ou après ûlemùdor. Il s'agit là d'affaires
opposant bailleurs et preneurs de fonds agricolcs, les lois de
l'époque révolutionnaire n'ayant pas modifié de ce point de
VllC les rapports traditionnels entre les contractants, tels qu'ils
apparaisscnt notamment dans la Coutume du Bourbonnais27 •
25 A.D., J. .P., Bellenaves, acte du 21 novembre 1796 (l cr frimaire
un V) : Pierre Lavauvre. notaire public ù Bellenaves el
assesseur du juge de paix, réclame en taut que propriétaire à
son métayer, Pierre Audrivon, «Wle sonune de vi.ngt cinq livres
pour la valleur & dommages i.nterest de la mayère (les
branchages] de dix saules que ledit Audrivon a razé celle
année et qu'il s'est approprié».
26 - A.D., J. P., Bellel1llves. acte du 14 novembre 1796 (24 brwnuire
un V).
27 - lOl/lIImeS gt!IItJra/es et locales du Pays et D I/cllt! de
BOI/t'bol/l1ois, Moulins, 1779, notamment p. 112 :
«Article CX:X.
Le conducteur peut user de rétention de louage pour les
réparations nécessaires ù [aire, ou faites du consentement
-780 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s' impose
à nouveau...
Par contre, les trois autres causes de conflits portés entre
les mêmes parties devant le juge de paix présentent des écarts
notables entre les deux périodes.
Le partage des récoltes est contesté
La suppression totale des droits seigneuriaux, cette
28
«végétation féodale» dont parle Jean Jaurès , au cours de
l'été 1793, allège le poids des redevances qui pèse finalement
sur les producteurs de base que sont les métayers. Mais,
malgré les tinùdes tentatives avortées de réforme du Code
civie9 qui ont pour but de modifier au profit de ces derniers
les termes de l'échange, aUClme mesure législative ne vient
concrètement réduire la part de dépendance absolue dans
laquelle se trouve le colon «paritaire» par rapport à son
maître. Loin de diminuer en nombre, les conflits recensés en
justice de paix entre bameurs et preneurs augmentent après
Thermidor, en paruclùier pour ce qui concerne le partage des
fruits de la récolte.
Les actes étudiés ne permettent pas de connaître
directement, à travers ces problèmes de partages des récoltes,
l'importance des ces dernières.
Mention est seulement faite de la quotité de la part qui
revient au propriétaire, ce qui correspond presque toujours à
la moitié de la production réelle de l'espace cultivé : en
3
1791
les frères Guyot, propriétaires demeurant à Servant,
°,
dudit locateur, Cil la maison où il demeure, sommation
préalablement [illte conte ledit locateur.»
La même indication se trouve dans la Coutume du Berry (art. 40) et
drulS celle de Troyes (urt. 202).
28 - 1. Jaurès., }fistoire socialiste de la Révolution fran çaise, Paris,
Éditions sociales, T. IV, p. 326.
29 - Le proj et de Code civil présenté au nom du Comité de
Législation le 9 aoüt 1793 par Cambacérès est, pour ce qui
cOllcem e le statut des [cnnages et des métayages, renvoyé El
plus tard; la condition économique des loueurs de terres ne
cOlUlaÎt d'autre modification que celle qui concerne le partage
égalitaire des successions.
30 - AD., 1. P., Bellenaves, acte du 22 aoüt 179 1.
- 781 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
réclament à leur métayer Louis Dubost, e>"'Ploitant leur terre à
Echassières «la moitié de la récolte de blé seigle provenant
d'un héritage d'une quartelée de terre31 » ; de même, en l'an
J.V2, Marie-Thérèse Foussat, veuve Boirot de Saint-Bonnetde-Bellenaves, réclame, devant le Bureau de paix et de
conciliation, aux frères Roumaux, «ses cy devant métayers
33
[... ] des prêts particuliers consistant dans neuf septiers
d'orge [... ] foumy pour la moitié des semences d'orge de
l'année 1794 du domaine qu'ils cultivaient a moitié».
Ces partages de récoltes sont presque toujours réclamés
en nature par les propriétaires, les produits agricoles gardant,
dans la tourmente monétaire des années 1794-1797, toute leur
valeur. Parfois, cependant, notamment lorsque l'affaire est
évoquée devant le bureau de paix et de conciliation, un
équivalent en numéraire est accepté, confonnément à la loi du
4 décembre 1795 (4 frimaire an IV)34.
Ce ne sont pas seulement les récoltes qui doivent faire
l'objet d'un partage et qui, par conséquent, peuvent être à
l'origine des conflits : la fourniture de semences, conune dans
l'exemple précédemment cité, donne lieu à débat. Dans la
mesure où ces prêts ne sont jamais évoqués avant l'an TI, il est
possible de voir ici l'une des conséquences lointaines du
manque de main-d'oeuvre qui frappe les campagnes
françaises à partir de la mise en place d'une politique
extérieure de défense nationale puis de conquêtes : les terres
risquent d'être laissées à l'abandon et les propriétaires ont
intérêt,füt-ce au prix de prêts de matériels et de prodtùts, à
31 - Environ Y:. hectare. Cf. 1. Fanuud., <<Étude sur les poids et
mesures en usuge dans la Province de Bourbolmais» in Bulletin
de la Société d'Émlllatioll dl/ Bourbollllais, Moulins,
3èmc trimestre 1952, p. 237.
32 - A.D., 1. P., Bellenaves, acte du 14 février 1796 (25 pluviôse
an TV).
33 - Le septier «gros bleds», mesure marché, correspond, dans les
principaux centres de trunsactions des environs de Bellenaves,
Ù environ 120 1i tres ù GWUlat, ù 130 litre:> ù Chwltelle.
Cf. FANAUD L, SI/pra, B.S.E.B., 4èll 'c trimestre 1952, p. 291.
34 - «Loi qui détennine le mode de paiement en as:>ignuts, à défaut
de grains, de l'équivalent de la contribution foncière ct de la
portion des [enllages dus en noture».
- 782-
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau ...
pourvoir leurs domaines de cultivateurs. L'examen des texies
législatifs émanant de la Convention puis du Conseil des
Cinq-Cents témoigne de cette pénurie de main d'oeuvre
agricole dans l'ensemble de la République35 . Cette hypothèse
ne peut être retenue que dans la mesure où une étude
régionale plus approfondie des baux de métayage, notalmnent
à travers les minutes notariales, pourra être conduite.
TI reste que, même sous le Directoire, les propriétaires ne
laissent dans l'ombre de leur comptabilité aucun des tennes
du contrat de métayage qu'ils ont, selon la formule maintes
fois reprise, «GÇmsenti» à leur colon. Et ces comptes de
métayage présentent parfois une complexité extrême, comme
en témoigne le procès-verbal du Bureau de paix et de
conciliation, demier acte du corpus étudié dans la juridiction
de Bellenaves, en date du 12 septembre 1798 (26 fructidor
an VI)36.
Métayage et baux de cheptel
Un certain nombre de propriétaires d'animaux donnent
leur cheptel à entretenir à des «chepteliers», propriétaires ou
non des terres sur lesquels ils font paître les bestiaux qui leur
sont ainsi confiés. Il s'agit, en Bourbonnais, d'une très
37
ancienne pratique, sanctionnée par la Coutume de 1521 et
qui perdure pendant loute la monarchie. Abel Poitrineau en
rappelle les applications dans l'ensemble des pays de Basse-
35 - Par exemple, sous la Convention montagnarde, le décret du
16 septembre 1793 «lJ.ui prescrit les moyens de pourvoir à la
culture des terres négligées par les propriétaires ou fenniers
requis par le service des années de lu République ou
uballdOlUlées pour quelque cuuse lJ.ue ce soill) ou, à l'épolJ.ue du
J irectoire, la loi du 27 octobre 1796 (6 bnunaire a1l V)
«contenant des mesures pour la conservation des propriétés des
défenseurs de la patrie» .
36 - Cf. Annexe n.
37 - Coutlltlles genera/es et locales du Pays et Duelle de
BOI/l'bot/llois, op. cit., Titre XXXV «De cheptel de bêtes»,
p. 514-518.
-783 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
Auvergne dont faisait partie, jusqu'au début du xvn siècle le
pays d'Ebreuil38 .
Les travaux condlùts par Serge Aberdam et MarieClaude Al Hamchari, tels qu'ils ont été présentés lors du
Colloque tenu en Sorbonne, en octobre 1987, sur «La
Révolution et le monde rurah)39 donnent une large place à ce
problème du cheptel dans la situation et les luttes du monde
métayer, en particulier dans cette grande France métayère qui
s'étend du sud-ouest au nord-est, entre le grand midi aquitain
et les confins de la Lorraine. Les auteurs ont mis en évidence
le rôle joué par le législateur4o, Dotanunent à la charnière
entre la Convention montagnarde et le Directoire. Les arrêtés
du Conuté de Salut public du 2 thermidor et du 17 fructidor
an II, rapportés par l'arrêté du 16 pluviôse an III ainsi que la
grande loi du 15 germinal an III précisent les nouvelles
conditions du contrat cheptelier. Après la suppression des
assignats et des mandats territoriaux, la «loi relative aux baux
de cheptel» du 20 juillet 1798 (2 Ulennidor an VI), reprenant
celle du 15 germinal an III, ne fait que préciser dans quelle
mesure les comptes d'exploitation du cheptel seront désormais
calculés.
e
38 - A. Poitrineau., La vie ntra/e ell Basse-Al/vergne au
X VIII" siècle (1726-1789), Aurillac, 1966, p. 181-182 :
Il est impossible de dissocier les baux de locution des biensfonds; en elTet, si les «baux à cheptel» ont souvent Wle
existence autonome, ils sont également associés «aux baux ù
mi-fruits» ; le bail ù cheptel «ù mi-croît et à mi-perte»
consiste dans la «délivrance» par le bailleur à Wl preneur dit
«cheteliem de bestiaux, à charge pour «ce preneur de les
soigner en bon père de famille, de partager par moitié avec
son «créancier durant le cours du contrat les gains et les
pertes provenant du croît ou «des accidents survenus au
bétail baillé, et en fin de contrat, de restituer en valeur «ou
en nature les bestiaux baillés eux-mêmes».
39 - Actes du 'olloque illlemaliol/ai : <tLa Révolutloll el le mOllde
nlf'al» tenu ù la SorbolUle les 23, 24 et 25 octobre 1987, Paris,
Éd. du C.T.lI.S., 1989 ; S. Aberdam et M.- 1. Al IIrunchari.,
<<Revendications métayères : du droit à l'égalité au droit au
bénéfi ce».
40 - Ibid., 4 ~ 1I· partie : «Conflits sur les cheptels : W1e fonne
d'individualisme agraire ( 1794- 1795)).
-784 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau...
Les auteurs cités plus haut ont parfaitement explicité les
conséquences socio-économiques qu'entraîne, sous la
Convention thermidorienne et le Directoire, la nouvelle
législation 41 , et l'augmentation brutale du nombre des procès
intentés par les propriétaires contre leurs métayers à propos
du cheptel confirme l'analyse ainsi conduite.
Vingt-trois affaires sont donc évoquées devant la justice
de paix de Bellenaves : neuf avant thennidor, quatorze après.
Les conflits interindividuels ainsi recensés portent sur
deux aspects essentiels de cette prise de cheptel par les
métayers:
- les contractants sont en désaccord sur le compte final du
troupeau après la rupture du bail, et donc sur les bénéfices
ou les déficits de l'exploitation;
- l'une des parties a vendu ou veut vendre des têtes de
bétail à l'insu de l'autre.
41 - Ibid., 4è",c partie.
Rel10nçllllt ù spécifier l'autonomie conunerciale de
l'exploitant sur le cheptel gras, [la loi ùu 15 genninalllll ID]
reprend pour l'essentiel les arrêtés des 2 thennidor et
17 fructidor. Les cheptels seront restitués tête pour tête,
mais on introduit une association plus étroite des métayers
ou chepteliers, puisqu'on affine l'estimation forfaitaire des
plus-values en fonction de la date d'entrée l .. ']' On évite
ainsi de spolier totalement, lors de leur éviction, ceux qui
sont entrés en exploitation cu période de prix élevés et qui
se sont endellés pour subvenir aux besoins de la culture. On
contraint ceux qui ont fait des bénéfices sallS se mettre ft
l'abri des «poursuites à remplacer les cheptels; surtout on
exclut les métayers (et les chepteliers) du mécllllÎsme même
de la hausse. Les conflits sur les cheptels se tenninent donc
sur rul échec juridique pour les exploitants et singulièrement
pour les métayers, considérés à nouveau conunc de simples
dépositaires de bétail ct non comme des agents économiques
aylllll accès au marché. Ces barrières législatives (qu'on
retrouvera dous les quelque trente articles du Code civil de
1804 consacrés aux cheptels) constituent par elles-mêmes
des indices d'wle évolution impOrlllllte qui s'est produite
dans les comportements.
-785 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Ces deux thèmes recoupent assez exactement les
intentions du législateur telles qu'elles ont été rappelées plus
haut.
Avant thermidor, les deux thèmes sont à peu près en
nombre égal : quatre ventes et cinq comptes contestés par
l'une ou l'autre des parties.
En ce qui concerne les ventes, c'est toujours le métayer
qui est accusé d'avoir disposé d'wle partie du cheptel sans en
avertir le propriétaire. Par exemple en 1791 42 , MarieThérèse Foussat, «veuve de sieur Claude Boirot» réclame à
Jean Carte, «son métayer [... ] une sonune de cinquante livres
de dommages intérêts pour avoir vendu deux porcs, à son
insu, à la foire de Saint-Marc dernier à Bellenaves». En sa
présence ou par défaut, le défendeur est toujours condamné.
Les comptes de cheptel témoignent, pendant cette
première époque des résistances qu'opposent les métayers à
l'encontre de leurs b,ùlleurs : à plusieurs reprises, ce sont eux
qui réclament la remise du bénéfice du croît ou qui contestent
les affirmations du propriétaire lorsque celui-ci leur réclame
le paiement de la moitié du déficit de leur troupeau.
Deux exemples illustrent ce comportement revendicatif et
défensif des métayers. En 1791 43 , Un ancien métayer exige et
obtient de ses employeurs «une somme de neuf livres
onze sols pour profit de bestiaux du domaine qu'il cultivait
des défendeurs». De même, en 1794 44 , Gilbert Jolivet, qtÙ fut
métayer de Jean Fayolle, tous deux demeurant sur la
conunune d'Ecbassières, refuse le «compte de bestiaux de
cheptel» que présente son ancien maître ct, faute de preuves
de la part de ce dernier, se voit acq\ùtté par le juge de paix ;
mais cinq mois plus tard4S, le propriétaire, profitant peut-être
des circonstances liées à la chute de Robespierre, exhibe lIDC
obligation de cheptel que son père avait consentie au métayer
«devant Tixier et son cOlûrère, notaires publics à Montaigut,
le 2 J mai 1771» ct fait condamner le métayer.
42 - AD., 1. P., Bellenaves, acte du 2 mai 1791.
43 - AD., J. P., Bellenaves, acte du 4 avril 1791 .
44 - AD., J. P., Bellenaves, acte du 30 juin 1794 (11 messidor
an II).
45 - A.D., J. P., Bellenaves, acte du 15 novembre 1794 (25 brwnaire
an Ill).
-786 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau ...
Après thennidor, 12 affaires sur 14 portent sur des
comptes de cheptel. La loi du 15 gennillal an III, domle au
juge de paix, dans son article 12, la responsabilité de trancher
des contestations qui peuvent s'élever à propos de ces baux 46 .
Dès le début de l'été 1795 47, c'est en application de cette
loi que le juge de paix de Bellenaves décide du bien-fondé des
droits d'un métayer de la COImnWle d'Echassières qui aUf'àÎt
:vendu «une vache et son veau» sans l'accord du bailleur. Les
attendus du jugement aux ternIes duquel le métayer est
d'ailleurs absous portent explicitement mention de la nouvelle
loi du 4 avril (15 genninal an III).
Mais c'est surtout à partir du début de l'an IV que les
propriétaires font jouer à leur profit les articles de cette
dernière. Par exemple, quelques jours après la date habituelle
des ruptures de location48 , Michel Rournaux «faisant tant
pour lui que pour ses frères conununs laboureurs demeurant
au domaine du Moyrat à Senat» obtient gain de cause contre
son récent métayer-cheptelier, Simon Perrier : «il est dit
qu'ayant egard aux preuves resultantes de la deposition des
temoins par lesquelles il est etablis que Perrier en entrant
dans la locaterie des demandrs. a prit sept brebis qu'il doit
rendre chef pour chef; nous avons condamné ledit Perrier a
rendre lesdines sept brebis et a partager par 1Il0ittiée avec les
demandrs. les trois qui sont de benefice». Dans tous les procès
qui se succèdent jusqu'en février 1798, les trois mêmes
constats peuvent être dressés:
- ce sont toujours les bailleurs de cheptel qui sont
demandeurs contre leurs métayers;
- ces propriétaires obtieIUlent toujours gain de cause
devant le juge de paix ;
46 - Collection générale des Décrets, gennilluJ rul m, p. 76-77.
«Décret sur les bUllX à cheptel» du 4 avril 1795 (15 genninal
aum) :
«Art. J2. Les contestations qui pourront survelùr sur
l'exécution de la présente loi seront décidées par le juge de
paix du canton ùes lieux où il pourra s'en élever.»
47 - AD., J. P., Bellenaves, acte du 3 juillet 1795 (15 messidor
WIll).
48 - AD., J. P., Bellenaves, acte du J5 novembre 1795 (24 bnunaire
un IV).
- 787 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
- c'est toujours après la cessation du bail que les procès
interviennent : la fin de l'automne et le début de l'hiver
sont les moments essentiels de ces affaires judiciaires.
Les condamnations des métayers sont pour l'essentiel
prononcées soit parce qu'ils ont refusé de partager le bénéfice
du croît du cheptel qui leur était confié49 , soit plus souvent
parce qu'ils ne veulent pas payer au propriétaire les pertes
survenues dans le troupeau au cours de la durée du bail50 .
Plus rarement, le métayer a vendu de son propre chef une ou
plusieurs têtes du bétail baillé ; dans ce cas, ils ne contestent
pas le bien-fondé de la demande du propriétaire,
49 - Loi du 4 avril 1795 (15 genninal Wl TIl) :
«Art. 8. [... J le croît est le bétail provcnu de la
multiplication des espèces; ce croît sera partagé en nature
entre le propriétaire et le cheptelier, ou évalué sur le prix
des bestiaux au moment de l'estimation, s'il s'agit d'Wl bail à
cheptel simple ou bail ordinaire; si c'est d'ml bail à cheptel
de fer, ce croît appartiendra à celui qui rend les bestiaux.»
50 - Ibid. :
«Art. 2. l... ] si, pur maladie, force majeure et autre accident,
celui qui Il reçu le bétail à cheptel simple sc trouvait en avoir
plusieurs têtes qu'i l ne pcll remplacer pur le croît, il ne sera
tenu en ce cus que de payer au propriétaire la part de cette
pcrle qui tombe ù su charge, scion les conditions du bail, ou
l'usage des lieux à défuut de bail, ct sur le prix ci-après
fixé» .
- 788-
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau ...
contrairement à ce qui se passe parfois entre un locataire et le
maître des animaux dOlmés en cheptel51 .
Certains de ces conflits sont traités devant le bureau de
paix et de conciliation ou par comparution volontaire des
deux parties, l'une et l'autre souhaitant à la fois un accord et
un jugement précis en faisant foi. C'est le cas, pour la
dernière solution, du jugement rendu entre «Pierre Perrolllùn,
propriétaire demeurant en cette commune de Bellenaves en
qualité de père et tuteur de ses enfants llÙneurs avec feu
Victoire Bernard, son épouze, d'une part, et François Pinel,
cultivateur demeurant en la conunune de Coutansouze,
d'autre part»52.
51 - AD., J. P., Bellenaves, actes du 26 octobre 1995 (4 brumaire
an IV) et du 22 novembre 1795 (ler frimaire an IV). Les causes
socio-économiques du conflit sont explicitement indiquées sur
la minute du premier acte : le bailleur - ici fennier du
propriétaire - veut obliger le locataire à «conduire ses bestiaux
â la foire de Bellenaves sur l'avertissement verballe qui luy en
avoit fait, attendU que comme maitre de la locaterie qu'il
cultive et des bestiaux qui la ganusse, il entendoit vendre les
deux vaches qui y sont. Et de la part dudit [locataire] a eté
repondu qu'il n'est pas dans l'il1tention de vendre ses bestiaux
parce qu'ils luy sont necessaires pour la culture des terres de
ladite locaterie; que d'ailleurs [la propriétaire qui a alTermé le
domaille au demandeur] luy a défTendû; qu'aussy il persiste a
se refuser de consentir a la vente d'icelles; au contraire, il
réclame des fourrages qui leurs sont necessaires pour leurs
nourritures, d'autant plus que par le bail il est dit que le foin du
pré sera partagé par moitié; qu'il reclame l'execution de SOI1
bail en vertu duquel il doit jouir de laditte locaterie pendant
lesdittes trois UIUlées aux clauses, charges et conditions y
portés tant a charge qu'a decharge. Et de la part dudit [fennier]
a eté repliqué qu'il persiste toujours a soutenir [que] sa qualité
de maitre desdits bcstiaux luy dormc le droit de les vendre et
de les el:hUIlger a son gré et tlue le colon parciere n'a pas le
droit de s'y opposer, tlU'il se trouve d'ailleurs sans el:urie pour
les loger: que même faute de grUIlge, il a eté obligé de faire
conduire tous ses bled en la conunWle ùe Bellenaves; que le
trunsport ùcs ces fourrages ell la l:Om1l1Wle ùe Saillt BOJUlet
devient difficilc».
52 - Cf. note Il .
- 789 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
La nouveUe loi concernant les baux à cheptel du
20 juillet 1798 (2 thernùdor an VIi 3 parachève la
dépendance du preneur par rapport au bailleur: son article
premier donne toute liberté aux parties - ce qui ne peut que
bénéficier au bailleur qui possède le troupeau initial - rums le
mode de remise des bestiaux à la fin du contrat; son article 8
décide que l'estimation du cheptel sera faite en valeur
métallique à un taux qui, la bloquant au prix moyen de 1790
almihile les quelques avantages que la loi du 15 genninal
an ID avait pu concéder au preneur. Le denùer acte présent
dans le corpus de la justice de paix de Bellenaves le
12 septembre 1798, déjà cité et reproduit en aJmexé 4,
témoigne de l'application immédiate qui est faite de cette
nouvelle loi par Wl propriétaire qui règle sur ces bases
aVaJltageuses le solde des comptes établis en fin de bail avec
son métayer.
Au total, la condition métayère, en ce qui concerne la
tenue à fenne du cheptel, s'avère rendue plus difficile après
thennidor. Les conflits entre bailleur et preneur s'exacerbent
du fait et au profit du premier qui accroît ainsi dans cette
période son emprise sur le second. L'étude des conflits liés
aux impositions ne fait que confirmer cette remarque.
53 - <<Loi relative aux baux El cheptel» du 20 juillet 1798
(2 thennidor an VI) :
«Arl. Jer. A compter de ce jour, tous ceux El qui il a été donné
des bestiaux à titre de cheptel, cabal, communde ou à toute
autre condition équivalente à celle-ci, serout lors de la
remise, exigue ou partage, tenus de les rendre au
propriétaire ou à celui qui le représente, soit tête pur tête,
soil d'après estimation, soit de toute uutre manière, suivant
la nature, les clauses et les conditions du bail, suivant les
usages des lieux.»
«Art. 8. L'estimation à [aire, s'il y a lieu, pour la rendue des
bestiaux [...] sera faite en valeur métallique, uu prix moyen
de 1790, et nonobstant toute estimation déjà faite pendant la
dépréciation du papier-monnuie».
54 - Cf. sI/pra , note 32 ct Illmexe II.
-790 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s'impose
à nouveau ...
Des impositions réclamées par les propriétaires
C'est à ce sujet que le décalage entre les deux moments
de la Révolution est le plus grand : 4 affaires entre 1791 et la
fin de l'an II ; l3 entre le début de l'an II et la fin de l'an VI.
En fait, l'accélération est particulièrement importante à partir
de l'an IV, une seule affaire étant évoquée en l'an III.
La législation qui régit, à partir du décret thennidorien
du 20 juillet 1795 (2 thennidor an III), la répartition des
contributions foncières entre les propriétaires et leurs
locataires, ferl1Ùers ou métayers, ne laisse à ces dentiers
aucune marge de manoeuvre cUms le règlement de leurs
conflits avec leurs maîtres. La dépréciation de la monnaie
frappe de plein fouet les tenanciers exploitants qui doivent
s'acquitter de ces impôts sur la base de l'année 1793 55 , à
l'époque ou la loi sur le maximum limitait au moins la
dévaluation du prix des denrées.
Les propriétaires du canton de Bellenaves, qui ont dû
payer en monnaie ou/et conduire56 les céréales constituant la
moitié de la valeur de leur contribution, se retoument contre
leurs métayers pour se faire rembourser la part que ces
dentiers doivent payer.
Exemplaire est à ce sujet l'accord amiable établi en
179757 «devant le bureau de paix el de consilliation [entre]
Gilbert Ponthenier, propriétaire, demeurant en la commune
de Vicq, d'wle part, et Hilaire Gilbert, dit Denis, cultivateur,
55 - Cf. «Décret relatif au payement de la contribution foncière du
prix des baux stipulés en argent et aux demandes en
dégrèvement» du 20 juillet 1795 (2 lllCnnidor an Ill) :
«Art. 3. La contribution foncière sera fixée et levée, pour
l'an li, d'après les bases adoptées pour J793.»
56 GIbid., :
«Art. 5. La moitié payable en nature sera acquittée en grains
de bOlUle qualité au plus tard dans les mois de brumaire et
frimaire; elle sera conduite et livrée par celui qui doit en
faire le paiement au magasin le plus voisin désigné par le
département, et qui ne pourra être éloigné de plus de
trois lieues.»
57 - A.D., 1. P., Bellenaves, acte du 20 février 1797 (2 ventôse
an V).
- 791 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
d'autres parts [... ] Ledit Ponthenier, ayant rapporté ses
registres de recepte et depenses, les parties sont sur le champt
entrés en compte. Ledit Hilaire Gilbert a reconnu devoir audit
Gilbert Ponthenier, son cy devant maitre, les impositions qui
estoyent a sa charge dans le domaine de Valignat qu'il a payé
pour luy, et en son acquit, pour les années 1791, 1792, 1793
et 1794, que les parties ont reglés amiablement a la somme de
quatre vingt livres dix sols pour chacwl an, faisant pour
lesdittes quatre années celle de trois cent vingt deux livres» .
Mais l'ensemble des comptes dont ces impositions ne forment
qu'wle petite partie fait, à la date de cet accord, l'objet d'Wl
moratoire qu'il n'est pas inutile de citer : «[les parties] ont
convenus que les comptes presentement faits demeureroient
irrevocablement arreté entre eux, jusqu'a ce que la loy sur les
transactions commercialles seroyent definitivement rendus, et
qu'elles puissent pour lor regler d'une maniere legalles ce que
par le resultat des reductions l'un pouvoit devoir a l'autre,
déclarant qu'elles s'obligent d'avance a cet epoque d'en faire le
payement».
En ce milieu du mois de février 1797, après l'expérience
désastreuse et éphémère des mandats territoriaux, le retour
officiel du numéraire vient d'être très récemment décrété : la
loi concernant le paiement de la contribution foncière de
58
l'an V comme l'importante loi qui règle le problème de
l'évaluation des feonages pendant la période d'inflation59 , si
elles touchent plus spécifiquement les baux de fermage,
participent d'un processus général qui accorde au propriétaire
S8 - «Loi relative ù la répartition cl au recouvrement de la
contribution foncière de l'an V» du 6 j uin 1797 (18 prairial
an V):
«Art. 2. La contribution foncière de l'an V ne sera payée
qu'en numéraire».
«Art. 27. Les fenniers des biens ruraux et usines paieront la
contribution foncière pour ct à la décharge des propriétaires,
sauf à précompter s'il y a lieu sur le prix de leurs fennages,
les sommes qu'ils auront avaJlcées».
59 - «Loi relative à la liquidation et au paiement des fennages dus
pour l'an ru, l'an IV c l années wllérieures» du 26 aoOt 1797
(9 fructidor an V).
- 792 -
�Avec le Directoire, l'antique discrétion métayère s' impose
à nouveau ...
foncier une très large compensation pour les avances qu'il a
pu consentir auprès de ses locataires.
Présents ou absents aux audiences, ces métayers
ressentent donc durement les lois concernant la répartition
des contributions foncières telles qu'elles se multiplient après
thennidor. Les arrérages de dettes sont parfois très lourds :
dans Wle affaire déjà citée en 179660, Pierre Perronnin
réclame au métayer qui cultivait le domaine du Moulin de
Coutansouze «dix neuf cent soixante livres pour les impôts a
la charge dudit Pmel des années 1793, 1794 et 1795», ce qui
donne des indications intéressant à la fois l'importance du
domaine en question et d'endettement qu'un métayer peut
supporter du seul fait de la part des impôts sur la terre qu'il
doit rembourser au propriétaire.
En guise de conclusion provisoire...
En limitant à ces seuls aspects la situation des métayers
au cours de la Révolution, telle qu'elle apparaît dans les actes
de la justice de paix du canton dans l'Allier, quelques
conclusions partielles peuvent être dégagées.
D'tille part, et pour l'ensemble de la période considérée,
les conflits individuels qui opposent bailleurs et preneurs de
biens-fonds sont particulièrement importants après thernùdor,
notamment dans la première partie du Directoire.
D'autre part, cet accroissement des procès de métayage
confirme
ce
que
Serge
Aberdam
et
MarieClaude Al Hamchari 61 avaient nùs en lwnière, notanullellt à
propos des baux à cheptel :
L'individualisation des conflits par le recours aux juges de
paix, et non plus à l'arbitrage, est spécifié dans la loi du
15 genninal [an illJ. Celle nonne va de plus en plus
s'appliquer - même aux conflits de partage - mais, dans le
60 - AD., J. P., Bellenaves, acte du 26 mai 1796 (7 prairial un IV).
f. supra, note 11.
61 - S. Aberdum. et M.-Cl. Al llamchuri, «Revendications
métayères: du droit à l'égalité au droit au bénéfice», La
Rttvoll/lion elle lIlollde fI/rai, 4 ~ Jl e partie.
- 793 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
cas des cheptels, sam; possibilité par défmition de se porter
cause commune devant les juges. [.. .] les contestations sur
les cheptels [... ] contribuent aussi et surtout à émietter les
groupes de métayers entre des conduites individuelles.
L'acquis collectif des années antérieures s'efface devant les
incitations du marché et l'intégration au nouveau système des
pouvoirs.
Par ailleurs, la participation importante des métayers
aux procès témoigne de l'intérêt qu'ils portent à des droits
qu'ils espèrent défendables, ce qui n'est pas le cas de la
plupart des défendeurs dans l'ensemble du corpus : ils sont
présents dans plus de 80 % des cas dmls les affaires qui les
opposent à leurs propriétaires, alors que la moyenne de
présence des défendeurs est inférieure à 60 %. Cette présence
est souvent active; leurs arguments, tels qu'ils sont traduits
par le greffier du juge de paix, mettent souvent en cause la
valeur des arguments produits par leur maître, même si, au
terme de l'audience, ils sont presque toujours condamnés.
Enfin il apparaît, dans le cadre de cette rapide enquête,
que le corpus des actes de la justice de paix peut permettre de
lever un instant le voile qui entoure la vie de ces acteurs
essentiels de l'économie rurale dmls cette France centrale de
la fin du XVIII" siècle. Et de confirmer, avec les auteurs cités
plus haut, qu'après l'intermède des débuts de la Révolution,
avec la période directoriale «l'antique discrétion métayère
s'impose à nouveau».
- 794 -
�\Jl
\C
-.l
:
.
,.,
PUY-DÉ:.f)6,\,fE
···· ... 0
/
-
/sroine
f"-... Mom.,.,.ault
i ..... ... .......
Boutire'
· · · · ·.
Be/lntr~q
Allier
MO~
CREUSE : dépaIlemenlS limitrophes de l'Allier
Gannal : Chefs-lieux de district
~
: Rivières et fleuves
~
: Limites des deux canIOns de BeUenaves et Ebreuil.
Dn1lu~
....
\······.. Aumance
C'fJY
Allier
C~
: ···...p'r~i1
i
!
L:iJ
El
El
····3 :
::
.
Le Dunjon
Sa6ne-eI-Lcire
4
\
.f
( ~".
5
,
\
........ .
Bieudre
km
\
rn / \
/
Situation des deux cantons de Bellenaves et d'Ebreuil dans J'Allier
. - ' l . . :her :
CHER
Nor..
Loire
Annexe 1
to-
~
~
to
~
~
-
o
~
'"
"d
Er
CIl.
~
~~
~
:::
Cl
'"
0
&
. i
~
~
.
...
Ô
~
~.
o
5'ê
.~
~
o
Ci'
t::J
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Annexe II.
Procès-verbal62
Aujourd'huy vingt six fructidor l'an six de la Republique
francoise une et indivisible, heures de onze du matin, ont
comparus au bureau de paix et de conciliation du canton de
Bellenaves les citoyens Antoine Guillot, chef de sa
communauté metayer, demeurant en la commune de
Saint Bonnet de Bellenaves, d'une part et le citoyen JeanBaptiste Laplain, proprietaire, demeurant au lieu de Fognat
de cette commune de Bellenaves, d'autre part.
Lesquels parties ont dit : scavoir ledit Guillot qu'il auroit fait
citer ledit citoyen Lapelin en ce bureau de conciliation a l'effet
de se concilier sur la demande qu'il est dans l'intention de luy
fonner pour le payement de la somme de cent treize livres
d'une part pour la moitié a luy revenante dans le benefice du
cheptel des bestiaux du domaine que ledit Guillot cultivoit a
moitié fruit dudit citoyen Lapelin, situé au lieu de Fognat,
avant le vingt Wl brmnaire denùer ; plus celle de quatre
vingt francs d'autre part pour cause de vente et delivrance
d'un poincon de vin ; plus et enfin celle de vingt francs aussy
pOUl' cause et delivrance de chenevy, le tout fait 'par ledit
Guillot audit citoyen Lapelin dans le COtIT de l'an cinq, sur
lesquelles sommes ledi.t Guillot offre de deduire et tenir a
compte les impots qu'il peut devoir ; et au surplus, ledit
Guillot fait toutes reserves tant de fait que de droit et a declaré
ne scavoir signer.
Et de la part dudiL citoyen Lapelin, a eté repondû que non
seulement il ne devoit pas audit Gtùllot la somme de cent
treize livres pour sa moitié dans le benefice du cheptel,
puisque, au contraire, ledit Guillot luy etoit redevable de
trente sept livres ; que la preuve s'en tiroit. du cheptel qu'il
avoit pris en entrant sur le domaine pour douze cent dix
francs et de celuy qu'il avoit laissé en sortant pour onze cent
vingt six francs, de sorte que, toute comparaison faitte, il en
resultoit une perte de soixante quatorL:e livres ; donc lél moitié
a supporter par ledit Gui110t est bien de trente sept livres. Que
62 - Voir note 36.
- 796 -
�Avec le Directoire, l' antique discrétion métayère s' impose
à nouveau ...
quand au poincon de vin delivré par ledit Guillot, environ
dans le mois de germinal an cinq, le citoyen Lapelin l'a pris
pour soixante livres et non pour quatre vingt livres, comme le
prétend ledit Guillot. Et enfin, pour ce qui concerne le
chenevy, ledit citoyen Lapelin a declaré l'avoir recu sans
aucun prix fait; ainsi qu'il ne peut pas contester la somme de
vingt livres reclamé par ledit Guillot.
Ledit citoyen Lapelain demande de plus audit citoyen Guillot
qu'il tienne compte : IOde trente quatre baux orge qu'il luy a
preté pour semer a raison de vingt sols le boisseau, valant
trente quatre livres ; 20 seize boisseaux aveine qu'il a aussy
preté audit Guillot pour semence a raison de quatorze sols,
faisant celle de onze livres quatre sols ; lesdites deux
deroieres sommes faisant en tout celle de quarante cinq livres
quatre sols. Outre cela, le citoyen Lapelin réclame la somme
de cent quatre vingt cinq livres quinze sols pour la perte, a la
charge dudit Guillot, dans des differents achapts et ventes qui
ont eté par luy fait en numeraire dans les deux années qu'il a
resté metayer au domaine du Buisson, faisant toutes lesdites
sommes celle tQtale de neuf cent ciquante neuf livres dix
neuf sols. Outre cette somme, ledit Guillot doit encore deux
cent vingt quatre livres pour la moitié de l'impôt au tenne de
son bail pour les deux ans qu'il a jouy. Toutes ces sommes
reunis ensembles forme celle de quatre cent soixante livres
dix neuf sols.
Sur laquelle sonune ledit citoyen Lapelin offre de déduire
trente livres pour la moitié du poincon de vin, plus cinquante
six francs pour sa moitié des assignats recu en sus par le
citoyen Lapelin, plus celle de vingt livres pour chenevy, et
enfin celle de cent soixante neuf livres pour luy tenir lieu de
dedommagement a luy due par ledit citoyen Lapelin pour
l'excedent du bled qu'il avoit percu pendant lesdites deux
annécs, faisont lesdites quatre sommes celle de deux cent
soixante et quinze livres ; de sorte que ledit Guillot, toutes
deductions faiUes, se trouve redevable de la somme de deux
cent huit livres dix neuf sols. 11 faut encore deduire
douze livres pour l'achapt de paille pour la portion a supporter
par ledit citoyen Lapelin. Reste consequement a cent quatre
vingt seize livres dix neuf sols. A quoy il faut ajouter
sepllivres pour vingt boisseaux de pommcs de terre ct un
- 797 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
boisseau de poid blanc, vingt sols ; en tout deux cent quatre
livres. Et pour régler definitivement entre eux la difference du
cheptet qui les divisoit, le citoyen Lapelin est convenû de
donner une augmentation de quatre vingt cinq livres ;
laquelle deduite sur celle de deux cent quatre livres, ne reste
plus que celle de cent dix neuf livres dont ledit Guillot se
reconnait redevable au citoyen Lapelin, laquelle sonune il se
somnet de payer dans le courant du mois de brmnaire
prochain, et ledit Laplelin y ayant donné son assentiment. Et
avons fait et clos le present acte que nous avons signés avec
ledit citoyen Lapelin.
Suivent quatre signatures: Esmelin du RUe juge de paix du
canton de Bellenaves) ; CharbolUùer (notaire et assesseur du
juge de paix) ; Esmelin (secrétaire-greffier de la justice de
paix) ; Lapelin (qui (ait suivre sa signature du wntagme
«pre» = propriétaire).
- 798 -
�L'administration départementale
des Bouches-du-Rhône et les problèmes
de l'assistance sous le Directoire
Monique CUBELLS
Les problèmes de l'assistance dans le département des
Bouches-du-Rhône se posent de façon tout aussi aiguë que
dans le reste de la France, et plus particulièrement sous le
Directoire. La Révolution a hérité de la crise des institutions
hospitalières de l'Ancien Régime, et les changements de la
législation, s'ils répondent en l'an II à une perspective
politique cohérente, se heurtent aux difficultés financières, et
correspondent à une révision en baisse des objectifs pendant
la période directoriale. L'adnùnistratiou des Bouches-duRllône rencontre, dans son champ de préoccupations, les
questions relatives aux hôpitaux, les secours aux Corses
réfugiés et aux victimes des troubles et de la guerre dans les
cololùes, les allocations aux familles indigentes des
défenseurs de la patrie, les aides exceptionnelles. Par contre,
ses registres ne laissent guère apparaître la distribution des
secours à domicile, qu'il s'agisse de l'application de la loi du
22 floréal an II (11 mai 1794) au début de la période, ou des
bureaux de bienfaisance prévus par la loi du 7 frimaire an V
(27 novembre 1796). On évitera donc d'en traiter.
Le cadre législatif, contraignant pour les autorités
départementales, ne peut être ici rappelé de façon exhaustive.
Il faut faire mention de la loi du 23 messidor an Il (11 juillet
1794), qtÙ ordonnait la mise en vente des biens des hôpitaux,
désonllais tributaires des subsides de l'Etat. Cependant, la loi
du 2 brwnaire an IV (24 octobre 1795) réintégrait
provisoirement les établissements dans la jOlùssallce des
La Répllbliqlle directoriale. 'lemlOnl-Ferrand. J997. p. 799-812
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
revenus des biens restants, mais non dans leur propriété. La
loi du 16 vendémiaire an V (7 octobre 1796) leur restituait
cette propriété et prévoyait le remplacement des biens vendus
au moyen d'autres biens nationaux (l'Etat continuant à
compenser les pertes tant que ce remplacement n'était pas
effectué). Elle créait en outre une commission administrative
de cinq membres par canton, destinée à centraliser la gestion
des hospices et désignée par les municipalités cantonales. Les
lois concernant les secours aux Corses et aux colons et
réfugiés des colonies étaient nombreuses, mais restaient
fondées sur celles des 17 et 27 vendémiaire an III (8 et
18 octobre 1794) qui proportionnaient les secours à l'âge et au
sexe.
Les sources utilisées, pour analyser le rôle des
administrateurs départementaux, sont les registres des arrêtés
pris par eux sous le Directoire, et ceux de la correspondance
échangée avec le ministre de l'intérieur, chargé au
gouvernement des questions d'assistance, avec les autorités
municipales, et avec divers fonctionnaires et institutions, dont
les hôpitaux eux-mêmes. Tl se trouve ici une difficulté. Les
lettres envoyées et reçues, très nombreuses jusqu'en l'an VI, se
raréfient à la fin de l'an VI et en l'an VII. Visiblement, la
tenue des registres de correspondances laisse à désirer, peutêtre pour des raisons d'économie de personnel. On transcrit
toujours les lettres du ministre de l'intérieur, mais plus
chichement ceUes du département au m.i1ùstre. Avec les
organismes locaux, c'est l'inverse : on enregistre les missives
du département, mais beaucoup moins celles qui proviennent
de ses interlocuteurs. C'est une lacune à prendre en compte.
Deux axes de réflexion apparaissent pour l'essentiel
d'une part les modes d'intervention de l'administration
départementale dans le domaine de l'assistance, d'autre part,
l'éclairage jeté par les sources départementales, éclairage
naturellement partiel, sur la situation de l'assistance dans les
Bouches-du-Rllône. On se demandera encore si des inflexions
apparaissent dans l'attitude des autorités avec les divers
événements de la période.
- 800-
�L'admiIùstration départementale des Bouches-du-Rhône
et les problèmes de l'assistance sous le Directoire
Le département, il faut le dire d'entrée de jeu, n'a pas les
moyens de mener par lui-même une politique caritative et
hospitalière. Les indigents relèvent bien de son domaine
d'action, mais il ne dispose pour cet objet d'aucun fonds
spécifique dallS son budget. Il est donc essentiellement un
intennédiaire entre l'Etat et les institutions locales.
Mais les administrateurs ne sont pas inactifs pour
autant. Ils ont, par voie d'arrêté, une importante activité
réglementaire. Du 5 bmmaire an rv, jour où le département
directorial commence ses fonctions, jusqu'en brumaire
an VIII, au lendemain du coup d'Etat, on relève 187 arrêtés
concernant l'assistance, 95 en l'an rv, 39 en l'an V, 29 en
l'an VI, et 24 en l'an VII. La diminution du nombre n'est pas
due à un désintérêt des responsables, mais à l'évolution des
lois qui dégagent le gouvernement de l'entretien des hôpitaux
et réduisent les occasions d'agir de ses fonctio1l1laires. Les
périodes de la plus intense activité sont les cinq premiers
mois de l'an IV (79 arrêtés de bmmaire à ventôse), et dans
une moindre mesure l'été de l'an V (17 arrêtés pour les trois
mois de messidor à fnlclidor), puis la fin de l'an VI ct le début
de l'an VII (38 arrêtés étalés cependant sur Il mois).
Le département transmet l'annonce des sommes
envoyées par le minjstre de l'intérieur, diffuse et eX'Plique les
lois, les décrets ct les circulaires, fait passer auprès des
intéressés les demandes d'iJÛonnation du pouvoir central,
prend les avis sur l'éventuelle réunion des hôpitaux, répercute
les critiques ministérielles. Inversement, il envoie les pétitions
des individus ct des collectivités, transmet leurs lettres (de
plaintes le plus souvent), leurs requêtes, leurs avis, leurs
pièces comptables. Au passage, il met sa griffe, appose sur les
pièces officielles (dépenses des hôpitaux, mouvement de leurs
malades, état des réfugiés) SOIl indispensable visa, approuve
ou réprouve les propositions de la base, se fait l'avocat des
pauvres. En principe, il est la voie administrative obligée. Et
si certaines personnes ou certains organismes s'adressent
directement au lrunislre de l'intérieur, voire au Directoire ou
au Corps Législatif, leur demande lui est aussitôt renvoyée.
- 801 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
La part d'initiative propre des administrateurs est
limitée. Elle n'est cependant pas négligeable. Le département,
dans la pénurie grave où se trouvent les maisons de secours,
ordonne des avances au payeur général, et trouve des
expédients (auprès de l'armée, des domaines nationaux, des
percepteurs). Il fixe certains tarifs: la joumée des nourrices
des enfants de la patrie, celle des militaires malades traités
dans les hospices civils. il autorise la vente d'effets mobiliers
des hôpitaux ou la lnise en oeuvre de réparations. TI règle des
cas individuels et des problèmes secondaires. Ainsi l'arrêté du
29 genninal an VI (18 avril 1798) approuve la nomination
d'un adjoint à l'instituteur des enfants de la Charité de
Marseille par la commission administrative des hospices
civils de cette ville l .
Au total, l'inventaire des méUlodes administratives telles
que les révèlent les registres du département met en évidence
Wle bureaucratie qui se cherche. Ce qui ne doit pas être vrai
seulement pour les questions d'assistance. Visiblement, les
responsables tâtoIUlent. Au début, ils n'exigent que
deu,,, exemplaires des pièces à envoyer à Paris, tous deux visés
par eux, un pour le ministre et un pour les intéressés. Ils
s'avisent cependant que la constitution de leurs propres
archives est une nécessité. et réclament trois exemplaires,
dont un pour le département, ù partir de l'au V. Comme le
personnel change, l'établissement dc cette règle connaît des
aléas. Il arrive que certains documents se perdent, rarement
cependant.
En fait. le départ.ement est un instrumcnt assez efficace
de la rationalisation administrative. Les hôpitaux ont été très
lents, après la nationalisation de leurs biens en l'cUl Il, à se
mettre en règle avec les nouvelles exigences de la loi. Il
fallait , pour obtenir du gouvernement les sommes nécessaires,
justifier les dépenses, les entrées ct sorties des malades et des
indigents, prévoir les besoins futurs . Cela ne s'est pas fait tout
seul. Beaucoup d'établissements sont en retard d.Uls l'envoi de
1 - Archives départementales (A.D.) des Bouches-du-Rhône - L 117,
f" 243.
- 802 -
�L'administration départementale des Bouches-du-Rhône
et les problèmes de l'assistance sous le Directoire
leurs chiffres, souvent très en retard. L'hospice civil de
Martigues fait parvenir ses comptes et ses états de l'an m en
nivôse 311 IV seulemene. Les deux maisons de Salon ne
justifient aucun emploi des fonds müùstériels pendant des
mois. La Miséricorde fait parvelùr d'un bloc les pièces
COllcern311t une amlée, de ventôse V à ventôse VI, en
gernùnal suivant. L'hospice civil agit de même3 . L'hospice de
Saint-Rémy ne fournit aucune explication avant 1'311 VI 4. Et
ce ne sont pas des cas isolés. Les choses se régularisent peu à
peu, mais lentement Or, le département incite les
établissements, de manière vigilante, à respecter les lois. Non
seulement il les rappelle à l'ordre pour l'expédition plus
rapide de leur comptabilité, mais il fait refaire des pièces
défectueuses, ne respectant pas les modèles fournis par le
gouvernement. Ainsi les adUÙlùstrateurs, le 16 messidor an V
(4 juillet 1796), font savoir à la mU1ùcipalité de GardéulIle que
les dossiers des hôpitaux ne sont pas en règle: ils ne sont pas
signés par la corillllission administrative, ru visés par la
mU1ùcipalité, ils englobent dans le compte rendu une
anciellI1e oeuvre-de Corpus Donùni qui n'a rien à y faire, et ils
ne sont même pas en double5 . De nombreuses maisons ou
commissions administratives sont ainsi priées de revoir leur
copie.
Selon la loi du 16 vendémiaire cUl V, les admüùstrations
municipales de canton devaient désigner une commission de
cinq membres, chargée de gércr les maisons de secours
cantonales. Certaincs s'acquittcnt correctement de cette tâche.
Mais d'autres agissent à lcur fantaisie et prennent des
décisions illégales. Elles sont alors rappelées" l'ordre par le
département Lambesc, GardaJUlc, Saint-Chamas, Cassis ont
nommé une commission par hospice, et non une seule pour le
canton. Eguillcs a désigné un organisme de sept membres au
lieu de cinq. La COllunUI1C de Boulbon, qui n'est pas chef-lieu,
s'est mêlée de nommer une commission pour son hôpital cc
2 - AD. des Bouches-du-Rhône, L 146, f" '91 .
3 - AD. des Bouches-du-Rhône, L 151 , f'" 5.
4 - AD. des Bouches-du-Rhône, L 151 , f"'33 vo.
5 - A.D. des Bouches-du-Rhône, L 192, f'" 19.
- 803 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
qu'elle n'avait pas le droit de faire. Toutes ces municipalités
doivent recOlllillencer leurs procédures, et elles le font en
effet6 .
Le relais départemental est ainsi un rouage essentiel de
la centralisation administrative. Le rôle du nÙlùstIe de
l'intérieur est très contraignant. Ses lettres attestent qu'il (lui
ou ses services) épluche les comptes hospitaliers avec rigueur,
quel qu'il soit, de Bénézech à Quinette, en passant par
Letourneur et François de Neufchâteau. Et son avis se révèle
nécessaire même pour des broutilles. Le 13 thermidor an V
(31 juillet 1797), le département lui transmet une pétition de
l'hospice d'humanité de Marseille, demandant à récupérer
l'usage de la brusque pour chauffer ses bâtiments7 •
Les registres du département ne pennettent certes pas de
se faire une idée complète de la situation de l'indigence dans
les Bouches-du-Rhône. Mais ils en montrent certains traits,
dont le plus évident, et cela n'étonnera pas, est la grande
détresse des institutions hospitalières. Les lettres d'hôpitaux
signalant l'état ailligeant de leurs pensionnaires ne manquent
pas. Et les administrateurs se font souvent, auprès du
gouvernement, les défenseurs de la tnisère. Citons, à titre
d'exemple entre des dizaines, cc plaidoyer de la l11mùcipalité
de Tarascon à propos de l'hospice civil et nùlitaire de la ville,
en date du 21 gemùnal an V (JO avril 1797) : «Représentezvous, citoyens, des hommes couverts de plaies et des
cicatrices de la guerre, enfouis tous dans un peu de paille, é\
qui on donne un bouillon de fèves ou d'haricots ... Imaginezvous 20 ou 25 jeunes elûants mourant parce que leurs
nourrices ne leur présentent qu'un sein tari par la faim et le
froid»M. Le 22 floréal an V (11 mai 1797), la commission
administrative des hospices de Marseille décrit le dénuement
total de plusieurs établissements, où les pauvres sont réduits
au pain, à l'eau ct à une soupe de légumes le matin, au pain et
rs
6 - A.D. des Boucbes-du-RMne, L 191 ,
150, 151 , 163 ; L 203,
CO 157 ; L208 , C0 66 ; L200, 1" 11 9.
7 - A.D. des Bouches-du-Rhône, L 117, CO 150. Lu bl1/.vql/l! est lu
tige de bruyère desséchée uvec laquelle on flambait les navires.
8 - A.D. des Bouches-du-Rhône, L 208, CO 8 vo.
- 804 -
�L'administration départementale des Bouches-du-Rhône
et les problèmes de l'assistance sous le Directoire
à l'eau le soi? L'état des choses paraît particulièrement grave
dans les grands hôpitaux urbains, mais ceux des bourgades
sont loin d'être épargnés. Les administrateurs municipaux de
Châteaurenard évoquent, le 22 nivôse an VI (11 janvier
1798), les problèmes de leur maison de secours, petite (7 à
8 lits), et sans ressources : les fournisseurs refusent de faire
plus longtemps crédit, la mtuticipalité a déjà fait des avances,
de même que les responsables de l'institution, et personne ne
sait plus que faire JO •
Face à cette pénurie, le gouvernement n'est pas inactif. Il
envoie des sonunes importantes. D'après ses lettres adressées
au département, le mütistre de l'intérieur fait parveltir
8 633 694 livres en assignats entre frimaire et floréal an IV,
et 1 173 838 livres en valeur métallique de floréal an IV à
frimaire <ln VIII. Les montants sont ainsi répartis (ces chiffres
sont des ntinima, car quelques montants ne sont pas
précisés) :
- en l'an .IV, 8 633 694 livres en assignats et
748 023 livres en valeur métallique
- en l',U1 V, 158 964 livres en valeur métallique
- en l'an VI, 148 242 livres,
- en l'an VII et au début de l'an VIlI, 118609 livres.
Même en tenant compte que la prelnière somme est en
monnaie papier et doit être divisée par 30, on constate une
diminution des subventions gouvernementales, forte de
l'an IV à l'an V, faible et régulière ensuite. Cela doit être mis
en relation avec les changements législatifs, et surtout avec la
restitution des biens des hôpitaux le 16 vendéntiaire an Vil .
Désormais, le ministère se contente de compenser aux
établissements le produit des biens qtÙ ont été vendus comme
biens nationaux, en attendant qu'ils récupèrent des fonds en
9 - AD. des Bouches-du-Rhône, L 136, CO 154 vo.
10 - A.D. des Bouches-du-Rhône, L 208, CO 148 vo.
Il - Les elTets de la loi du 2 brwnaire an IV, restituant aux hôpitaux
les revenus des biens 110n vendus, n'ont pas lift se [aire sentir
tout de suüe, seulement duns le courant de l'un IV.
- 805-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
quantité équivalente. Il n'y a donc pas nécessairement de
tarissement de la générosité de l'Etat.
Mais la grande difficulté vient des retards importants
pris par l'arrivée des fonds de la Trésorerie Nationale. Ces
retards affectent d'ailleurs non seulement les subventions aux
hôpitaux, mais aussi les secours aux réfugiés de Corse et des
colonies et aux fanùlles indigentes des défenseurs de la patrie.
Le payeur général des Bouches-du-Rhône, sans cesse sollicité
par le département, répond fréquemment qu'il n'a encore rien
reçu des sonunes annoncées. Et les hospices doivent attendre.
Au mois de prairial de l'an Y, la conunission administrative
des hospices de Martigues n'a reçu qu'un Liers des subsides
promis par le IlÙnistre le premier complémentaire an IV et le
15 brumaire an yl2, soit plus de huit mois auparavant. Les
réfugiés de Corse et des cololùes ne sont pas mieux partagés.
Le 26 brumaire an VI (16 novembre 1797), le département se
plaint au lninistre de l'intérieur de la situation des réfugiés
corses du canton d'Aix, qui attendent toujours le paiement des
six premiers mois de l'an V 13 . De ce fait, ils ne peuvent
rentrer chez eux, comme le prévoit l'arrêté du Directoire du
9 floréal précédent, et ils croulent sous les dettes. Quant aux
proches des défenseurs de la patrie, ils font l'objet d'une
intervention du bureau central de Marseille auprès des
administrateurs départementaux, le 25 frimaire an V
(15 décembre 1796), pour qu'ils appuient «la juste
réclamation de ces familles indigentes qui assiègent
journellement le bureau en faisant les plaintes les plus amères
sur un retard de six mois»14.
Le département transmet ct sollicite, mais sur le fonds
des choses, il n'en peut mais. PourttUlt, il essaie tant bien que
mal de remédier aux carences par des palliatifs. Au début de
la période, en l'an IV et en l'an Y, il prend de nombreux
arrêtés invitant le payeur général à avancer aux hôpitaux les
sommes nécessaires, remboursables sur les premiers fonds qui
seront nùs à sa disposition pour ces établissements par la
12 - A.D. des Bom;hes-du-Rhône, L 137, r 48 vo.
13 - A.D. des Bouches-du-Rhône, L 150, f" 68.
14 - A.D. des Bouche:>-du-Rhône, L 199, r 145 vo.
- 806 -
�L'administration départementale des Bouches-du-Rhône
et les problèmes de l'assistance sous le Directoire
Trésorerie Nationale. Il arrête ainsi des avances de
7 866 083 livres exprimées en assignats en l'an IV, et encore
de 100 000 francs en mandats et 11 180 livres en valeur
métallique en l'an V. Mais cette facilité, au demeurant
dangereuse sur le plan financier, n'a qu'un temps. A partir de
floréal an IV, il est interdit au payeur de faire de telles
anticipations sans l'autorisation de la Trésorerie Nationale.
Désormais, les arrêtés départementaux en ce sens se font
rares, et ils ne tardent pas à disparaître. Rien n'étant résolu
pour autant, les administrateurs ont recours à d'autres
expédients. En pluviôse et ventôse an IV, ils accordent aux
hôpitaux le régime des subsistances militaires (et c'est donc
l'armée qui leur délivre des denrées, à payer bien entendu).
Plus rarement, ils demandent au directeur des domaines
nationaux de fournir des céréales des magasins de la
République, de même à d'autres organismes, comme le bureau
de répartition des blés de Marseille ou le bureau des
subsistances d'Aix. Ils autorisent aussi les hospices à
emprunter. Voici en quels termes les subsistances militaires
sont dOlmées à l'hospice d'humanité de Marseille, le 3 ventôse
an IV (22 février 1796) : «... des administrateurs républicains
ne peuvent voir sans inquiétude que journellement les enfants
de la patrie périssent faute de nourriture et les malades faute
des secours de l'art, par le retard des fonds que le
gouvernement est chargé de fournir aux hospices de la
République»1 5. La mort des elûanls ne semble pas être une
clause de style - l'arrêté s'appuie sur un certificat du bureau
des elûants de la patrie constatant 877 décès de bébés par
manque de nourrices.
li arrive même que l'admiJùstration départementale,
pour soulager des hôpitaux aux abois, essaie de puiser dans
les caisses publiques., Le 3 ventôse an IV, elle invite par Wl
arrêté le receveur du district de Marseille 16 à avancer à
l'hospice d'humalùté de celte ville 900 000 livres en assignats,
15 - AD. des Bou<;hes-du-Rhône, L 11 6, CO 252.
16 - En fonction jusqu'à la mise en place du burcau <;cntral dc
Marseille, qui coiffait les trois municipalités du Nord, du
Centre el du Sud.
- 807 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
en même temps qu'elle accorde à l'établissement les
subsistances militaires 17 . il en va de même deux jours plus
tard pour 500 000 livres en faveur de la Charité de
Marseille 1H . Mais ces tentatives ne sont pas sans risques. Le
4 genninal an VI (24 mars 1798), le département répond à
une lettre de la commission administrative des hospices de la
cité phocéenne qu'il ne peut rien pour remédier à la détresse
des maisons. Le ministre de l'intérieur lui a «intimé naguère»
de ne pas s'iIruniscer dans des affaires étrangères à son
administration, sous peine de cassation par le Directoire 19 . Il
ne peut donc être question de «violer les caisses publiques».
Dans l'ensemble à peu près continu des plaintes venant
des bénéficiaires de l'assistance, il y a cependant. deux temps
forts. Le premier se situe en l'an IV et prolonge des difficultés
déjà très grandes en l'an m. C'est la période de la pire
inflation de l'assignat et d'une très grande cherté des denrées.
Les hôpitaux, malgré la loi du 2 brumaire an IV, ne semblent
pas avoir récupéré effectivement leurs revenus, ou ceux-ci
sont insuffisants. Les secours mÎ1ùstériels, en retard, arrivent
érodés par La dépréciation de la rnOlUlaie de papier. La
situation connrut ensuite un apaisement relatif, avec le retour
au numéraire et la loi du 16 vendénùaire an V. Mais cela dure
peu. Dès la fin de l'an V et le début de l'an VI, la pénurie
s'aggrave encore. Deux grands responsables apparaissent
bientôt clairement dans les fonds départementaux. D'une part,
la préparation et le départ de l'expédition d'Egypte
s'accompagnent d'une priorité absolue donuée aux dépenses
nùlitaires. D'autre part, et plus eneore en l'an VIl qu'en
l'an VI, les impôts ne rentrent pas ou rentrent mal. Or, le
payeur général signale ù plusieurs reprises qu'il doit prélever
les fonds qu'il délivre directement sur les caisses locales de
perception de l'impôt. Il écrit aux administrateurs le 24 floréal
an V (13 mai 1797) : «Cette expression / mise à disposition /
vous.a induits en erreur, si vous croyez que la trésorerie me
fait parvenir les fonds nécessaires pour acquitter les diverses
autorisations qu'elle m'adresse. Ce n'est que par le moyen des
17 - AD. des Bouches-du-Rhône, L 1.16, f" 252.
18 - A.D. des Bouches-du-Rhône , L 116, f" 255.
19 - AD. des Bouches-du-Rhône, L 140, po 14.
- 808-
�L'administration départementale des Bouches-elu-Rhône
et les problèmes ele l'assistance sous le Directoire
versements que le receveur général du département me fait
que je puis parvenir à acquitter peu à peu les sommes qui sont
assignées sur ma caisse»20.
Le gouvemement se soucie cependant de rationaliser la
distribution des secours. Il incite fréquemment l'administration à faire corriger certains abus : personnel trop
nombreux dans les maisons hospitalières, enfants de la patrie
que l'on garde au-delà de l'âge légal, dépenses mal réparties,
réfugiés inscrits sur les listes de bénéficiaires alors qu'ils
pourraient exercer une profession. Surtout, la grande affaire,
dès avanlla loi du 16 vendémiaire an V qui centralisait par
canton la gestion des établissements, est de provoquer la
rétulion des hospices, et de remplacer les moins importants en
organisant les secours à domicile. Le département est donc
sollicité de donner son avis, et établit des projets, après
consultation des intéressés : réduction du nombre des
hôpitaux d'Aix de huit à deux ou trois, des hôpitaux de
Marseille de dix à trois, des hôpitaux d'Arles de sept à deux
ou trois (lettre -au mülistre du 21 gemlinal an V-lO avril
1797i I •
Une question se pose : quelle fut l'incidence des
événements politiques sur l'adllùlùstration de l'assistance
dans les Bouches-du-Rllône ? Celte incidence paraît faible à
l'intérieur même de la période directoriale. Il y il certes les
effets généraux du changement de politique depuis l'an II, et
de l'évolution législative qui en est résultée. On passe de la
bienfaisance nationale comme detle sacrée et comme devoir
de solidarité et de fraternité, à la conception d'un devoir social
certes, dont J'Etat n'est pas complètement exonéré, mais
subordonné à J'utilité générale el complété par l'exercice de la
bienfaisance particulière. Le décret et la loi des 19 Illars 1793
et22 floréal an II (11 mai 1794) sont abolis en frimaire lUl V,
et l'application de la loi du 28 juin 1793 est suspendue dans
les faits ( le bureau central de Marseille se préoccupe encore
du paiement des pensions prévues, en vendénùaire an V, à la
20 - AD. des Bouches-du-Rhône, L 136, f" 152 vo.
21 - AD. des Bouches-du-Rhône, L 149, 1" 60.
- 809 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
veille de l'abrogation du dispositif les versements connaissent
des retards de deux ou trois semestres). Mais les basculements
politiques alternés du Directoire n'ont pas de résultats
sensibles. Le personnel du département a cependant changé à
plusieurs reprises : il est destitué et remplacé par Fréron en
nivôse an IV ; partiellement renouvelé par le Directoire en
thennidor an IV, complètement transfonué lors des élections
de genninal an V ; cassé après le coup d'Etat du 18 fructidor
et le Directoire procède à de nouvelles nominations, changé
encore à la suite des élections de floréal an VI ; destitué de
nouveau par les Directeurs en messidor de la même almée, à
l'exception d'un seul membre. Et je passe sur de nombreux cas
de mobilité individuelle, ayant des causes diverses. Mais celte
extraordinaire instabilité n'influe pas vraiment sur la façon de
traiter les problèmes de l'assistance, alors que les
conséquences proprement politiques sont clairement visibles.
Le seul moment sensible est le coup d'Etal du
18 fructidor an V. Le langage des administrateurs change de
part et d'autre de l'événement. Si l'argumentlltion moralisante
n'évolue guère, on passe de «l'intérêt précieux des pauvres»,
mis en avant par les administrateurs royalistes élus en
germinal an V, à la «dette sacrée envers l'huInmüté
souffrante» évoquée par leurs successeurs après fructidor, et
surtout le mot «répubhcaim> est alors employé avec une
constance nouvelle. Par ailleurs, le nouveau département,
nommé par le Directoire après l'invalidation de l'ancien,
n'hésite pas à casser la commission administrative des
hospices de Marseille. dont il avait légalement la nomination.
Et cela en tcnnes sans équivoque: l'arrêté du 4 frimaire an VI
(24 novembre 1797) est rendu en «considérant que l'épuration
recollunandée par arrêté du Directoire exécutif et les
circulaires dcs ministres à toutes les autorités constituées de la
République doit être ponctuellement exécutée, pour apporter
dans toutes les branches de l'administration générale de la
République une réforme salutaire, considérant que les
membres qui composent la commission des hospices civils du
canton de Marseille ont été 1IOllunés sous l'influence d'un
système qui tendait directement à la destruction de la
République et qui tenait ses défenseurs dans l'oppression et
- IBO-
�L'administration départementale des Bouches-du-Rhône
et les problèmes de l'assistance sous le Directoire
dans l'opprobre, considérant de plus que tous ces membres
n'ont pas les qualités qui caractérisent le républicain et qu'ils
ne jouissent pas d'une entière confiance auprès des amis de la
République ... »22. Voilà
qui
est clair.
Les mêmes
administrateurs républicains contraignent deux hôpitaux de
Marseille, les Pauvres paralytiques et le Sauveur, deux
fondations privées, à se sownettre à l'autorité de la
commission cantonale de gestion. Ces établissements avaient
refusé, au nom des fondateurs et de leurs ayants droit,
d'exécuter la loi du 16 vendémiaire an V, et ils avaient gardé
leur indépendance, avec la bénédiction des précédents
administrateurs (et du ministre François de Neufchâteau, il
faut bien le dire). Mais le département fructidorien obtient
leur rentrée dans le rang. Et on comprend pourquoi : «. .. à
tous les motifs concluants qui viennent d'être relatés se
joignent encore des raisons politiques puisées dans la
nécessité d'enlever au fanatisme tous ses repaires et de
républicaniser tous les établissements publics» (arrêté du
27 nivôse an Vl-16 janvier 1798)23. Le zèle républicain de la
nouvelle admüùstràtion ne s'exerce cependant que sur la
commission marseillaise, les autres étant sous la dépendance
des municipalités cantonales.
Pour conclure, bien brièvement à propos de sources
abondantes, on peut souligner que le département des
Bouches-du-Rhône, en récupérant au début du Directoire les
attributions des districts, a certes joué un rôle appréciable
dans le domaine de l'assistance, mais n'a pas eu les moyens de
pratiquer une véritable politique, faute de fonds propres, et
par les effets d'une centralisation plus efficace qu'on ne
pouvait le penser. Surtout, il s'est trouvé confronté à des
problèmes sérieux, ne résultant pas de la mauvaise volonté
des pouvoirs en place, mais d'une conjoncture écononùque et
politique très défavorable - dévaluation de l'assignat et cherté
au début, guerre et résistances à l'impôt ensuite. Le tout étant
22 - A.D. des Bouches-du-RMne, L 117, f" 193.
23 - A.D. des Bouches-du-Rl1ôlle, L 117, f" 205.
- 811. -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTOIUALE
lié à Wl trait propre des Bouches-du-Rhône : l'ampleur du
mouvement royaliste et de ses séquelles et l'instabilité du
persOlUlel administratif. Déclin ou maintien des hôpitaux ?
C'est d'wle étude particulière de chacun d'entre eux que
viendrait la réponse.
- 81 2 -
�Principes et pratiques de l'assistance dans
le département du Puy-de-Dôme
sous la République directoriale
Daniel MARTIN
En l'an V le nouveau reglme hérita de l'immense
problème soulevé par l'assistance aux miséreux et déshérités
de toutes sortes auquel les assemblées révolutiOlmaires
précédentes avaient amorcé des réponses de principe et de
pratique. TI faut dire que la question se posait en tennes de
morale mais aussi d'économie et de tranquillité publique et
qu 'à ce triple floint de vue, eUe présentait une véritable
urgence. Or, si l' on se réfère au rapport bien connu de
Delécloy du 12 vendémiaire an IV affirmant que désormais
«l'assistance doit ressortir à la bienfaisance privée» la
question de principe au moins ne se posait plus l . Ce farouche
partisan du retour au libéralisme, tout en reconnaissant la
nécessité des secours dans les campagnes, se faisait
l' interprète de la bourgeoisie thermidorienne qui se
considérait libérée de toute responsabilité en ce domaine. Les
secours publics n'étaient plus conçus comme dette nationale
ainsi que l'avait proclamé la Convention dans sa constitution
de 1793 et ne l'avait pas repris la constitution de l'an Ill. La
pratique directoriale se fonda , dans ces conditions, sur trois
textes majeurs de l'automne 1796 : loi du 16 vendémiaire
an V (7 octobre 1796) sur la réforme hospitalière, loi du
7 frimaire an V (27 novembre 1796) sur la création des
bureaux de bienfaisance et loi du 27 frimaire an V
(17 décembre 1796) sur les elûants abandollnés.
1 - J. Godechol, Les institlltions de la France
l'Empire, 1968, p. 544 .
La République directoriale,
SOIIS
la Révolu/ion et
lemlOut-Ferralld, 1997, p. 813-823
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Législation et principes en matière d'assistance
Par la loi du 16 vendémiaire, la Nation doit remplacer
les biens des hôpitaux nationalisés et vendus (loi du
23 messidor an II, Il juillet 1794) par des biens nationaux de
même produit et, en attendant, le Trésor public paiera une
somme identique à leurs revenus de 1790. Ces établissements
désonnais appelés hospices recevront vieillards, malades et
enfants abandonnés. Une commission administrative
hospitalière municipale, nommée par la municipalité, se
chargera de la gestion des biens, du persOlmel, des indigents
et de l'administration intérieure des établissements désormais
regroupés sous la même administration. Nulle part il n'est
question d'un droit des indigents et d'un devoir d'assistance
de l'Etat, principes conventiOlmels désormais abandonnés.
La loi du 7 frimaire sur les bureaux de bienfaisance pour
les indigents marquait le retour à l'initiative privée en matière
d'assistance à tous ceux qui, dans l'infortune, ne relevaient
pas des hospices. A la charge des municipalités d'ouvrir un
bureau de bienfaisance chargé de la répartition des secours à
domicile, le financement devant être assuré par une taxe sur
les spectacles (totalement illusoire dans les petites communes)
et surtout par l'appel à la charité privée. Il y avait là aussi un
abandon radical des principes de la Convention (décrets du
19 mars 1793 / plan de Bô et du 22 floréal an 11 créant le
Grand Livre de la Bienfaisance) sur l'assistance nationale et
le droit aux secours.
En revanche par la loi du 27 frimaire sur les Enfants de
la Patrie, le Directoire ne rompait pas avec la pratique
antérieure et se contentait de reprendre la législation de 1791
ct 1793 sur l'accueil gratuit des nouveau-nés abandonnés
dans les hospices, financé par le Trésor public. La loi apporta
quelques restrictions et précisions touchant à l'obligation de
recueillir le bébé faite à l'hospice le plus voisin du lieu
d'abandon et à la responsabilité de la tutelle confiée à
l'administration municipale. Sur un point toutefois, non pas
la loi mais l'arrêté qui la suivit (30 ventôse an V, 20 mars
1797) bouleversait la pratique antérieure. Désormais les
- 814 -
�Principes et pratiques de l'assistance dans le département
du Puy-de-Dôme sous la République directoriale
hospices ne seront plus des lieux d'accueil mais seulement
des centres d'administration, de tri et d' affectation des
enfants abandonnés.
On retiendra donc, au tenne de ce bref rappel législatif,
la rupture avec la pratique révolutionnaire antérieure se
traduisant par le désengagement de l'Etat, à l'exception
toutefois de la question des enfants abandonnés, par le
passage de J'assistance publique à la charité privée, par le
glissement de la solidarité nationale à la responsabilité
communale.
Les domaines de la bienfaisance
Nous cn retiendrons ici trois principaux : celui des
eruants abandonnés, celui des indigents et celui des vieux et
malades.
Le lancinant problème des enfants abandonnés
Le problème des elûants abandonnés occupait le devant
de la scène depuis longtemps el préoccupa en pennanence les
hôpitaux ct l' adIninistration tout au long du XVIII" siècle. Les
archives de la série C de l'Intendance, les arclùves judiciaires,
série B, et les archives hospitalières en conservent, en
Auvergne, de nombreuses traces. Cc fut même une des causes
majeures des difficultés du monde hospitalier. Par exemple
J'hôpital général de Riom dut débourser, sans possibilité de
récupération, au moins 18 000 L entre 1754 et 1784 2• A ses
débuts la période révolutionnaire vit s'aggraver la situation.
Toutes les statistiques réalisées attestent J'envol des efTectifs
d' eruants ab<U1donnés mis à la charge des établissements
hospitaliers ct l'apogée fut atteint en l'an III, coïncidant avec
les difficultés de l'hiver 1794/1795 cl du printemps 1795.
Ainsi de 1789 à 1796 le nombre d' orphelins augmenta de
2 - S. Comu, L'Hôpital Géll éral de Riom à l'époque moderne, 1658J 799, maîLrise, Clcnnont-Fcrrand, 1989, p. 137.
- 81 5 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
63 % à l'hôpital de Riom3 . Au début de la République
directoriale la situation sur le plan de l'accueil des enfants
demeurait particulièrement critique. Le placement des
nourrissons et des jeunes enfants se pratiquait de longue date
mais la montée des effectifs d'une part, la hausse des prix de
l'autre accentuèrent cette pratique en la rendant en même
temps plus aléatoire. La législation directoriale faisant de
l'hospice un simple lieu de transit pour les «enfants de la
Patrie» abondait d'ailleurs en ce sens. La municipalité de
Pionsat, exemple pris entre autres, déclarait en floréal an IV
que «depuis six mois les nourrices n'ont pas été payées dans
le canton ... et ce sont ordinairement les familles pauvres qui
se chargent de ces infortunés» 4 . Cette remarque met
particulièrement en évidence le cercle vicieux d' lille telle
situation où ces nourrices misérables, dans le besoin, ma] et
épisodiquement rémunérées, apparaissent à l'admÎ1ùstration
comme la selùe alternative au placement. En effet les
versements irréguliers de la Commission des Secours et des
avances municipales retardaient le paiement des familles
nourricières qui réclamaient en même temps une
revalorisation dont l'adnùnistration ne contestait d' ailleurs
pas le bien-fondé. En germinal an Il une nourrice percevait
environ 5 L par enfant et par mois plus tille indemnité de
layette et de vêture ; en gernùnal an IV 250 L paraissait une
rémunération trop modique à l'administration départementale
en raison de l'effondrement du pouvoir d'achat au 1/200 de sa
valeuf. Dans ces conditions les nourrices menaçaient partout
de rapporter les petits à l'hospice, ce qui terrorisait les
administrateurs et aurait signifié un grand massacre des
innocents. Les exemples locaux de ce type de situation
abondent et n'ont évidemment rien d original6 . Ainsi les
administrateurs des hospices d' Ambert s'inquiétaient-ils, le
27 fmctidor an III, <des nourrices menacent Sélns cesse de
rapporter les enfants si on ne leur donne un salaire
3 - Ibid. , p. 158.
4 - A. D., L 2680.
5 - L. Accarins, L 'assistallce publique dalls le département dit Puyde-Dôme SO IIS la Révolution, Snveney, J933.
6 - J. Imbert (dir), La protectioll sociale SOIIS la Révollltioll
frall çaise, Paris, 1990, p. 44 1-443.
- 816 -
�Principes et pratiques de l'assistance daus le département
du Puy-de-Dôme sous la République directoriale
proportionné au prix des subsistances» et, quelques mois plus
tard, le 13 ventôse an IV, ils constataient l'arrivée de la
catastrophe «les nourrices rapportent journellement des
enfants et la contagion s'étend» 7. Il nous semble cependant
que cette menace ne se réalisa que rarement. Le Département
imposa précisément en ventôse an IV un préavis de quinze
jours aux nourrices et autorisa en gemrinal an IV le paiement
des indemnités en nature, ce qui détendit un peu la situation
tout en n'y remédiant pas. En l'an VII, à Ambert,
1 administration devait plus de 21 000 L aux nourrices : «ces
mères adoptives ne cessent de réclamer leur modique salaire
et murmurent hautement». Et encore en l'an vm, cette fois à
Montaigut» 8 : «les nourrices nous harcèlent et menacent de
rapporter les enfants» . Acculée à une insuffisance criante de
moyens, la République directoriale tenta aussi de lutter contre
l'interprétation extensive dOImée à la loi par les
administrations municipales en précisant el en rappelant que
seuls devaient être mis à la charge nationale les eIÛallts
trouvés, exposés ou abandonnés alors que notoirement des
mères exposaient" leur elûant afin de le reprendre en tant que
nourrices avec parfois même la complicité de l' hospice, tel le
cas de Liberté Hyacinthe Oléon et de Sans-Culotte Pouget
accueillis par les hospices de Besse en contradiction flagrante
avec les instructions9 . On pourrait voir là une anticipation
pragmatique de l'aide maternelle. Nous remarquerons aussi
que ces abandons reflétaient directement la dureté de la
conjoncture el que de nombreux parents ou proches désiraient
reprendre leurs enfants abandonnés comme le laissent
supposer les registres des hospices de Riom qui dénombrent
240 enfants en nourrice entre juillet 1792 et janvier 1798.
27 moururent mais près du quart des survivants, 51 sur 213
retrouvèrent leur famille, proportion jamais atteinte sous
l'Ancien Régime 10 . Pour conclure, cette question des elûants
abandonnés et de leur prise en charge par les pouvoirs publics
reste omniprésente dans nos sources, mais semble cependant
7 - 1\. n , L 2674.
8 - A. D., L 2680.
9 - A. D., L 2683, hospices de Besse.
10 - S. omu, L 'llôpital Gé/léral de Riolll .. . , p. 159, note 26.
· 817 ·
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
moins dramatique à la fin de la République directoriale.
Progressivement les effectifs des enfants de la Patrie mis à la
charge des hospices dinùnuèrent. A la fin de l'an VIII, les
établissements de Clennont entretenaient à peine la moitié de
l' effectif de l'hiver de l'an Y (368/755), semblable évolution
ll
se retrouvant dans ceux d'Ambert, de Montaigut, de Thiers
12
ou de Riom . Mais quelle part relative doit-on accorder, rums
ce dégonflement des effectifs d'enfants accueillis, à
l'amélioration conjoncturelle et à l'application de la
définition la plus restrictive possible des «enfants de la
Patrie» ?
Vieux, malades et indigents
L'autre grand domaine d'exercice de la bienfaisance
publique regroupa les secours accordés aux indigents,
infinnes, vieux et malades mais l'on doit distinguer ici celL'X
qui, dans l'infortune, relevaient des hospices, malades et
vieillards, de la grande masse des indigents qui n'en
relevaient pas.
Comme nous 1 avons rappelé, la République directoriale
rompit radicalement dans ce domaine avec la politique
antérieure de la Convention. Ainsi eUe abandonna
l' ambitieuse et généreuse entreprise du Grand Livre de la
Bienfaisance avant même que le département du Puy-deDôme n'ait réussi é\ rédiger sa quote-part. Seul le district de
Clermont avait dressé son propre registre en vendémiaire
13
an Iy alors qU'é\ cette date la bienfaiséulce publique ne
figurait plus à l'ordre du jour. Le Département semblait
particulièrement en retard puisqu'en prairial an nI la
Commission Nationale des Secours Publics lui faisait
remarquer «qu 'un grand nombre de départements a satisfait à
la loi et plusieurs districts ont déjc\ touché les secours du
II - D. Martin in 1. hnbert, La protection sociale... , p. 530.
12 - S. Cornu, L 'Uôpital Gé/léral de Rionl. .. , p. 157. En vend. 1111 IV,
tl2 enfants exposés se trouvaient à Riom, ils n'étaient plus
que 21 en vend. an Vil.
13 - A. D., L 2695.
- 818-
�Principes et pratiques de l'assistance dans le département
du Puy-de-Dôme sous la République directoriale
1
semestre» 4. Il faut bien reconnaître des circonstances
atténuantes aux ffiwticipalités chargées de dresse.r les listes
des candidats à l'inscription. Elles devaient répartir les
populations indigentes des campagnes en quatre groupes :
vieux travailleurs cultivateurs, vielL'< travailleurs artisans,
femmes chargées de jeunes enfants et veuves. Chaque
candidature s'appuyait sur un certificat médical, un e:>..1rait
des regitres de naissances et une attestation des officiers
ffimùcipaux. Les archives conservent le témoignage de
l'immense travail effectué, de la pagaille qui y présida et
fournissent une image, la première de notre histoire, de la
grande détresse de ces oubliés indigents habituellement
anonymes. Elles attestent aussi la perplexité des responsables
forcés de pratiquer des coupes claires dans les nombreuses
demandes. Une rigoureuse sélection proposait 2 776 noms élU
Département qui ne disposait que de l 100 places. Comment
procéder à la réduction? Qui devait s'en charger? Le District
d'Issoire relevait que les demandes adressées par les
C011lnllUleS «excédaient même le nombre des inscriptions
accordées par le Département» 15.
La difficile naissance des bureaux de bienfaisance
La suppression du Grand Livre résolut radicalement la
question, el la création des bureaux conUl1unaux de
bienfaisance (loi du 7 frimaire an V) consacra le retour il
J'initiative privée. II s' agissait en fail de réactualiser les
bureaux de charité paroissiaux ou municipaux de l'Ancien
Régime dont il est d'ailleurs di1Iieile d'eITectuer la recension,
la pratique charitab le n'étant pas institulionalisée. Le cas de
Thiers mérite que l'on s'y arrête. Une enquête de novembre
1790 lancée auprès de tous I.es districts du département sur les
bureaux de charité de leur ressort n'obtint qu'une réponse,
celle de Tltiers, qui mentionnait l'existence de trois bureaux,
,) Lezoux, Courpière et Thiers. Cc dernier, bureau communal
fondé sur la libéralité publique, n'existait que depuis 1788. Il
14 - Al ., L 3443.
15 -1\. D., L 2693 .
- 819 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
réapparaît dans les sources en l'an IV quand ses
administrateurs réclamèrent leur réintégration dans les
anciens locaux d'où on les avait e>"'Pulsés après le 9 thennidor
16
au profit de l'administration du district . On remarquera à ce
propos que le bureau de charité de Thiers ne cessa pas de
fonctiOlUler tout au long de la période révolutionnaire au
même titre d'ailleurs que ceux de Clennont, communal et
paroissiaux 17 . De simples changements de dénomination en
«agence de secours» pouvant masquer cette pennanence. En
revanche d'autres ayant effectivement été fennés furent
18
rouverts comme à Veyre-Monton . Ainsi peut-on considérer
la période directoriale dans le Puy-de-Dôme comme un temps
d'essai, sous l'égide municipale, de reconstruction de la
bienfaisance privée, qui consista à retrouver les rares
structures de l'Ancien Régime. Mais cela fut tardif, ponctuel,
dépendant d'initiatives privées. Il fallut attendre l'an IX pour
que le mouvement s'amplifie mais l' identification de ces
premiers bureaux de bienfaisance reste encore très aléatoire.
Un rapport élaboré en 1801/1802 sur l'état du département ne
peut mentionner que quatre bureaux de secours à domicile
dans le chef-lieu «qui ont eu besoin jusqu'ici pour se soutenir,
des secours particuliers» 19 . L'auteur comptait beaucoup sur
l'établissement des octrois pour les financer et il reconnaît
implicitement l'insuffisance des secours à domicile fondés sur
la seule charité. n faut rappeler que la période directoriale
bénéficia d ' une détente certaine sur le plan frumentaire
(conjoncture climatique à nouveau [<lvorable, bonnes récoltes
à partir de 17%). De plus le retour à la monnaie métallique et
la déflation qui en résulta accentuèrent 1<1 tendance à la baisse
des prix alors que les producteurs, ne redoutant plus
l'assignat, retrouvaient le chemin des marchés. A la veille de
brumaire, surtout pour des raisons climatiques, le calme
semblait acquis sur le [ronl des subsistances cl la question du
secours aux indigents se posait avec moins d'acuité. En dépit
des bonnes volontés et des efforts qui se manifestèrent ici ou
16 - A. D., L 2632 ..
)7 - A. D., L 2632 et DEP X 0991 .
18 - A. D., DEP X 0991 .
19 - B.M.l.U., ms 530, abbé Ordinaire, p. 86, éd. pur A. Poitrincau,
Institut d'Etudes du Mussif cnlrul, lcnnont-Ferrand, ) 989.
- 820 -
�Principes et pratiques de l'assistance dans le département
du Puy-de-Dôme sous la République directoriale
là, les réalisations de la période restèrent eÀtrêmement
modestes et, à notre avis, seule une moindre pression de la
misère ambiante pourrait laisser croire à un progrès dans les
secours apportés aux indigents, alors que la législation n'y
était pas favorable et que les moyens manquaient.
Le retour des hospices pour vieillards et malades
Sur le front de l'administration de la bienveillance
publique on sait que les hospices n'accueillaient plus que les
malades et les vieillards. A vrai dire les difficultés financières
dans lesquelles se déballaient les établissements rendirent cet
accueil aléatoire. Les conditions d' hospitalisation ne
s'améliorèrent donc pas sensiblement pour cette catégorie de
pauvres pendant le Directoir,e d'autant plus qu'une partie des
fonds dont les hospices pouvaient disposer fut peut-être
détournée au profit des prêtres réfractaires; c'est au moins ce
que l'on prétendit, en thermidor an VI à propos des hospices
de Clermont qmililïés de «réceptacles de prêtres réfractaires
nourris par les religieuses au détriment des malades et des
pauvres» où, de plus «ces filles pervertissent l'esprit public
dans la classe indigente du peuple»2o. Les registres des
hospices montrent une certaine tendance à la baisse des
effeetifs hospitalisés entre l'an IV et l'an VIII, à Tlùers,
Besse, Billom, à l' hôpital général de Clennont. Quelle part
doit-on, là aussi accorder à une amélioration relative des
conditions générales d'existence? Plus probablement on
devrait faire appel à l'application d'instructions des
commissions admiJùstratives visant un équilibre bas. A titre
anecdotique l'hôpital général de Riom, dans la séance de sa
commission administrative du 22 prairial an VI, décida de
renvoyer tous ceux qui étaient en fige de gagner leur vie et on
accueillit les vieillards en nombre infime. Aucun n'entra
entre mars 1796 et mars L797 21.
20 - AD., L 2640.
21 - S. Camu, L 'f f6pita l (jénéral de Riom ...• p. 152.
- 821 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Ainsi la période directoriale dans le Puy-de-Dôme a-telle vu, globalement, la pression baisser en matière d'enfants
abandonnés et d'accueil de malades ou de vieillards. Quant à
la réponse à l'indigence, on s'efforça de faire appel à la
charité publique comme sous l'Ancien Régime. La
convergence d'une conjoncture moins dure aux plus faibles et
de la doctrine libérale hautement proclamée de
désengagement de l'Etat pourrait expliquer le phénomène
statistique.
La parcimonie des moyens: vers un équilibre bas
Je n'insisterai pas ici sur les moyens nùs au service de la
bienfaisance pendant la période directoriale. La question est
connue et le département ne se distingue pas. Là comme
ailleurs, l'Etat se désengageant, on veilla à réduire le nombre
des bénéficiaires, tant en ce qui concerne les «enfants de la Patrie» au statut désormais défini très restrictivement, que les
indigents renvoyés à la charité privée sous l'égide des
communes. Cela laissa sans véritable réponse la question du
paiement des nourrices sur toute la période. La tentative de
reconstitution du patrimoine et des revenus des hôpitalLX
tendait aussi au désengagement de l'Etat. Dans le
département certains établissements avaient tout perdu à
J'occasion de la nationalisation
(hospices civils
d'Aiguepcrse), d'autres purent récupérer leurs biens (comme
l'Hospice d'humanité de Clermont, l'Hôtel Dicu, le Bon
Pastcur, la Charité) dont l'essentiel avait été alIenné, ce qui
ne garantissait d'ailleurs pas une bonne récupération tant la
période de gestion par fermiers généraux donna lieu à
dilapidations ayant conduit ,i de lourds endellemcnts22 .
Des situations financières contrastées
On peut cependant déceler une évolution positive des
comptes de gestion dans plusieurs établissements pendant la
période directoriale. Les hospiccs de Clermont, très
22 - A. D., L 2640, rapport de la I:ommissioll administrative des
hospil:cs.
- 822-
�Principes et pratiques de l'assistance dans le département
du Puy-de-Dôme sous la République directoriale
gravement déficitaires en l'an V, se hissèrent jusqu'à
l'équilibre en l'an VITI. L'Hôpital général de Riom COlUmt lui
aussi une évolution positive qu'on pourrait attribuer à la
création de la commission des hospices, en janvier 1797
«évitant les rivalités et égalisant les dépenses entre les
maisons»23. Dans ces conditions on peut parler
d' amélioration au cours de la période mais dans Wl équilibre
bas. A contrario d'autres établissements connurent une
dégradation de leurs comptes autant que faire se pouvait.
L'Hôpital général de Clermont qui vécut d' avances
croissantes jusqu'à l'an IV vit apparaître le déficit en
l' an VI ; les hopitaux de Thiers (Trinité, Charité, Hôtel-Dieu)
en l'an VllI «risquaient la fermeture s'ils n'obtenaient pas de
secours immédiats»24.
La République directoriale dans le département du Puyde-Dôme nous apparaît, au tenne de celle étude, comme un
moment de transition dans la mise en place d'un système de
bienfaisance qui va régir le XIX" siècle tant dalls les principes
que dans les llloyens. Elle bénéficia d' une conjoncture
frumentaire moins défavorable aux déshérités qui permit sans
doute de passer le cap dans ce contexte de désengagement de
l'Etat. Cela ne doit toutefois pas faire oublier le rôle des
humbles, des nourrices surtout, qui firent face sur le front le
plus sensible, celui des enfants abandOlU1és, en dépit de leurs
hauts cris ct de leurs menaces de rapporter les enfants, face à
des administrateurs qui n' en pouvaient mais, «sa ns secours,
sans ressources ct sans crédit» el qui n'avaient «que des
promesses à leur donnem 2s .
23 - S. Co mu, L '1I6pilai Général de Riom ... , p. 169.
24.- Accarias, L'assistance puhlique... , p. 113 ct 124.
25 - AD., L 2674, Ambert.
- 823 -
��L'~rmée
Septième partie
française
��Pouvoir civil, pouvoir militaire
dans le Puy-de-Dôme de l'an V
Philippe BOURDIN
Entre aolÎt 1790 et le printemps 1791, nombre d'émeutes
dans l'armée, opposant soldats patriotes et officiers
aristocrates, prouvent combien le nouveau régime devra
également compter avec les militaires. L'enjeu intéresse très
vite les Sociétés des Amis de la Constitution. Admettant au
début de 1791 des membres des troupes de ligne dans leurs
séances, les jacobins clermontois se font ainsi féliciter par la
société-mère:
Jusqu'ici les soldats, cette portion importante de la force
publique, n'ont souvent péché que parce qu'ils n'étoient point
instruits.
C'est dans nos séances qu'ils apprendront à aimer une
constitution qui, de vils instrumens du despotisme qu'ils
étoient, les a transfonnés en vrais soldats de la liberté, qu'ils
apprendront li connaitre tous les devoirs d'wl citoyen
stipendié pour la défense de l'Etat. Us y apprendront surtout
que leur assiduité à nos séances doit être constamment et
scrupuleusement subordonnée à tout règlement de discipline
militaire 1•
Ce souci disciplinaire, ainsi exprimé du moins, disparaît
une certaine mesure avec l'avènement d'unè nation
républicaine fonnée de citoyens-soldats. Le discours officiel, à
partir de l'autolillle 1792 surtout, s'adresse tout à la fois à ces
d ~ms
1 - A.D. P .d.D. (Archives départementales du Puy-de-Dôme),
Registres de la Société des Amis de la Constitution de
Clennont-Ferrand. Lettre des Jacobins de Paris, du 6 avril
1791.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 827-848
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTOIUALE
deux entités réunies - les victoires militaires, et Valmy la
première le 20 septembre, dessinant l'avenir de la République.
Le statut d'une année désormais composite, qui va réaliser
progressivement l'amalgame entre troupes de ligne et
volontaires, entre «cu1s blancs» et «culs bleus», se transforme
radicalement par rapport à l'Ancien Régime. L'image du
soudard fait place à celle du héros potentiel, honoré par les
tètes, les sections urbaines et les sociétés patriotiques, avec la
volonté de réunir dans un même élan le front et l'arrière. Les
sections clermontoises (du Pont-de-Pierre, de la Montagne, de
la République) savent mobiliser les électeurs pour travailler
les terres abandonnées par les conscrits enrôlés, ou pour
réunir les sommes nécessaires à l'équipement de ces derniers2 .
Le patriotisme devient un sésame .de citoyenneté, COllune le
marque en l'an Il le serment exigé des jacobins de la capitale
auvergnate :
Je jure d'employer toutes mes facultés à soutenir ct défendre
la république française Wle et indivisible, ct de faire guerre
étemelle aux tirans et aux conspirateur:;, et de mourir plutôt
que de voir porter utteinte aux grands principes d'égalité et
de liberté qui doivent Wl jour wur tous les hommes3.
Au besoin, le récit imprimé nourrit la propagande
républicaine. Le fils du maire de Clennont ct neveu du
Conventionnel, le jeune Monestier, est le Bara clermontois,
mythifié par le témoignage d'un citoyen revenant de Paris, en
août 1793 : «Ayant été fait priso1ll1ier par les brigands de
Vendée, ces anthropophages lui promirent la liberté s'il
vou1ait crier vive Louis 17. Monestier s'écria aussitôt vive la
nation vive la république»4.
Les IeUres envoyées des [Tontières, si elles soulignent
une grande misère physique ct matérielle, une nostalgie du
foyer familial et un rejet de la guerre, montrent aussi une
2 - Ph. Bourdin, Des lieux, des mots, les révoirttioJ/llOires. Le Puyde-Dôme entre 1789 et J 799, Clennollt-Ferrtmd, 1995, p. 162
et sq.
3 - A.D. P.d.D., L 3795. Règlement de lu société populaire ùe
Clennont-Ferrand, 22 décembre 1793.
4 - Cité in Ph. Bourdin, Des lieux, des fl/ots ... , p. 382.
-l!28 -
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
acculturation réussie et un sentiment national fortifié chez
nombre de volontaires déracinés. «Quelle que soit la vigueur
du froid, l'on n'en met pas moins le même zèle à servir sa
patrie. Vive la République ! Vive la Convention ! Tel sera
notre seul cri au travers des neiges, des brouillards et des
frimas !» affirme en l'an II Gilbert Chabory, de l'Armée du
Rhin. Et son compagnon Bravy-Soulbost partage la même
foi:
Je suis né Français et avec les Français je veux partager et
les dangers et la gloire et j'aurai sans cesse sous les yeux de
respecter et les persOJUles et les propriétés ou de mourir en
les défendant. Nous sommes mes camarades et moi dans le
même sentiment. En Wl mot je me consacre et de volonté et
de coeur à la défense de la patrie et Vivre libre ou mourir
c'est ma deviseS.
Revenus dans leur département d'origine, ces grands témoins,
qui ont défendu l'idéal, imposent leur parole et la liberté de
leur ton, parfois avec la conscience d'un rôle éminent et, à
leurs yeux, protecteur, à jouer dans la vie publique. Au sein
de la société populaire épurée de Clermont-Ferrand, en
l'an Ill, par exemple :
Un déITenseur de la patrie natif de Rouen, qui se trouve
actuellement dans lias murs, après avoir demandé la parole,
est monté à la tribwlC. Dans WI discours où respiroit la
franchise d'Wl brave militaire, il a dit que l'armée détestoit
tous les tyrans soit extérieurs soit intérieurs, et que si jamais
(ce qu'il ne croyait) l'horrible sistcme de la terreur se
reproduisoit, lcs deux tiers dc l'armée resteroit sur les
frontières, et l'autre rentrcroit en France pour extcnnincr
tous ceux qui troubleroient la tranquilité publique, et
attaqueroient la libcrté des personnes et la sureté des
propriétésb.
5 - R. Bouscayrol, Cent leltres de soldais de l'an Il, Paris, 1987,
p. 84.
6 - AD. P.d.D., Registres dc la société populaire de lcnnontFerrand, p. v. du 5 nivôse an ru (25 décembre 1794).
- 829-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
La dépendance grandissante du régime vis-à-vis de sa
politique eÀ1érieure signe aussi sa fragilité intérieure. Les
résistances au modèle du soldat-citoyen sont vives et
nourrissent au moins l'anti-révolution, particulièrement sous
le Directoire. Et la République n'est pas exempte de
reproches, elle qui est incapable trop souvent de traduire
concrètement sa recOlmaissance théorique de l'engagement
individuel. Le commissaire du pouvoir exécutif du canton de
Tauves le constatera amèrement en l'an VII : les conscrits du
lieu répugnent à se faire enregistrer «parce qu'ils voient leurs
frères, leurs parents, leurs amis revenir des frontières couverts
de gloire et d'honorables blessures, forcés d'implorer les
secours publics pour pourvoir à leur subsistance à la sueur de
leur front» 7 . Le souvenir horuù des milices royales, les
nécessités écononùques familiales, le refus des horreurs de la
guerre aident tout autant à la désertion ou au rejet de la
réquisition. Cette résistance conduit à des mouvements
spontanés - dans le district de Besse en mars 1793 - ou
encadrés par les agents de la contre-révolution - à Cunlhat et
à Vollore à la même date. Ce front du refus tend à se
structurer toujours plus sous le Directoire, par l'entremise de
l'Agence royale qui, dès l'an IV, a gagné à sa cause plusieurs
officiers de hussards en garnison à Clermont-Ferrand - ils
n'hésitent pas à faire le coup de force contre les patriotes8 .
Combien de républicains, à l'égal de ceux de Saint-Gervais en
floréal an V, se plaignent «des partisans du roy,ùisrne, des
coryphées du sacerdoce, des agens des émigrés» : «ceux-ci
méditent les plans, et l'exécution en est confiée aux déserteurs
ct aux réquisitionnaires qui, composant leur avant-garde, sc
répandent ouvertement en menaces et en provocations, ct
préparent ainsi la réactiol1»9 ? La mobilisation est permise par
7 - Cité par B. Ciolti, Les levées mlli/aires dans le départemenl du
Puy-de-D6me salis la Révolution (1791-an Vf1). R ecntlemenl
el p opulation, thèse, Université Lumière-Lyon il, 1997, p. 694.
8 - Cf. Ph. Bourdin, «Des ganses blanches, une année grise, les
noires forêts d'Auvergne», Actes du 1201m • Of/grès lIatiollal
des soc/étes hls/or/ques el sclelltifiqlles (Aix-en-Provence, 2329 octobre 1995), éditions du .T.U.. , 1997 1 A.N. (Archives
nutionules) F7 71 34A.
9 - A.N. F7 7250 A • Lettre du 1er floréal un V (20 uvril 1797).
- 830-
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
l'argent distribué, au besoin en rackettant les patriotes isolés
et apeurés, par des opérations terroristes nocturnes, des faux
bruits et des pamphlets diffusés 10. Ainsi, en l'an V, un
imprimé signé Georges Mazeron-Lebeaupin vitupère contre la
gauche républicaine, assinùlée aux Montagnards, et dénonce
«les arnlées, hors du territoire, sans discipline, sans
enthousiasme pour vaincre», «et le général qui les enrichit» II
- l'allusion à Bonaparte et à l'Armée d'Italie répond aux
proclamations des victoires du jeune chef, affichées dans le
moindre canton rural auvergnat l 2 . L'armée nationale est donc
placée au coeur du débat politique, soutien essentiel pour la
République, argwnent de rejet définitif pour ses adversaires.
A l'occasion des élections de l'an V et des progrès royalistes
consécutifs, elle apparaît plus que jamais comme lm objet de
polémique, et partant de désordre, autour duquel se cristallise
à Clermont-Ferrand l'opposition entre patriotes et muscadins,
la peur des Thermidoriens.
'"
L'aveuglement, réel ou volontaire, de l'administration
départementale - dont les bureaux sont gangrenés d'agents
royalistes, quand les administrateurs eux-mêmes demeurent
fidèles au gouvernement -, laisse pantois : le danger
représenté par les hérauts de l'Agence royale est
systématiquement minoré. Cette même faiblesse se retrouve
chez les officiers municipaux clermontois, dont plusieurs il
est vrai favorisent la réaction qui vient d'accaparer la
principale force de police de la ville, la garde nationale à
cheval. Entre genninal ct messidor an V, les incidents,
parfois dramatiques, vont donc se multiplier dans le
département, et surtout dans sa capitale. Volontaires, soldats
de ligne, déserteurs et réquisitioIUlaires sont presque toujours
impliqués. La terreur blanche s'installe à Clermont-Ferrand.
°-politiql/e
Cf. Ph. Bourdin, Le Plly-de-D6me
le Directoire. Vie
et esprit pl/blic, Clennont-Ferrand, 1990, p. 226 el
1
SOIIS
sqles.
11 - AN., F? 7250A .
J 2 - Ph. Bourdin, Le Plly-de-D6me SOI/S le Directoire ... , p. 178.
- 831 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Avant les assemblées primaires de genninal an V, de
nombreux bals sont organisés par les muscadins - suscitant
trop de troubles pour ne pas être bientôt interdits : «presque
tous les volontaires qui avoient fui devant l'ennemi de
l'extérieur y ont assistés assidûment. ils ont adjoint à eux tous
les autres jeunes gens qui entraînés par le plaisir se sont
coalisés aux prelniers. Ces bals ont occasionné des querelles.
il y a eu plusieurs personnes blessées ct maltraitées» 13.
D'autres observateurs confinnent les dangereuses rondes
nocturnes «de fils de parens d'émigrés, de fils de ci-devant, de
leurs valets, de déserteurs et de réquisitionnaires, même de
freluquets qui ont trouvé le moyen d'obtenir des congés
absolus par l'effet de la réorganisation des armées ou
autrement, tant de Clermont que de toutes les autres parties
du département» 14. Ganses blanches et cheveux tressés en
cadenettes, sabre à la main ou bâton au poignet, les poches
pleines de pistolets, ces assommeurs, par groupes de quinze à
vingt-cinq personnes, dissuadent les anciens jacobins de
gagner les lieux de scmtin, tandis que des acolytes soudoient
les paysans décidés à nommer «des messieurs indiqués par
leurs braves curés» :
Les têtes étoient lm peu exaltées, surtout dans les COJ1ununes
où il s'est rencontré quelques bourgeois un peu riches: on a
prodigué le vin, l'argent, on a payé les joumées de ceux qui
n'étoient pas riches; les billets étoient distribués d'avance, et
partout ou presque partout (les elUlemis du régime) ont été
victorieux. A Clennont la noblesse et la bourgeoisie singe
des cy-devant a entretenu à grands frais des tables chez
Lelarge, il L'écu de France lS .
13 - B.M.l.U. (BiblioUlèllue mlUucipale et intenLniversitaire de
Clennont-Ferrund), Ms 639. Notes sur les événements de
l'an V (anonyme).
14 - Ibid!:nI . Rapport de Nicolas, conunissaire du pouvoir exécutif
près de la municipalité de Clcnnont-Fd, 5 floréal an V
(24 avril 1797).
15 - B.M.LU., Ms 635 . Lettre de Baudusson fils, commissaire du
pouvoir exécutif du canton de Pont-sur-Allier, au député
Dulaure, du Conseil des Cinq-Cents, 3 floréul un V (22 avri l
1797).
- 832-
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
Les mêmes procédés sont utilisés et amplifiés pour
l'assemblée électorale du 20 genninal an V (9 avril 1794).
L'armée cette fois va directement en supporter les
conséquences. L'admüùstration départementale, après
consultation de la municipalité, a fait venir à ClennontFerrand soixante gendarmes, préférant n'utiliser qu'en denùer
recours la garde nationale à cheval politiquement peu sûre.
Mais un banquet offert par celle-ci à la gendarmerie,
l'entrenùse de quelques nouveaux officiers mmùcipalL,(
réactionnaires, et l'amalgame entre les deux forces armées se
fait en réalité rapidement. De sorte que les principales places
clennontoises et les abords du lieu du scrutin demeurent
occupés par les «Clichyens», vociférant «A bas les Jacobins»
et «Vire la République»- place du Toureau, lieu des
exécutions capitales, tout particulièrement.
Ces différens mouvemens avaient attiré sur ce point de la
commune une affiuence umnense. Une partie de la
compagIùe de volontaires et des vétérruls statiomlés ici s'y
étaient déjà portés, et comme ces généreux défenseurs de la
patrie, qui ' se sont couvcrts de gloire, en combattant
l'ennemi, avaient quelques jours auparuvrult sous
l'administration précédente, servi utilement à faire respecter
la loi, conune ils s'étaient montrés fermes pour l'exécution de
l'arrêté de cette achninistration qui defendil tout
rassemblement ainsi que Je port des bâtons de toutc espèce,
les ca/mes exceptées, il étoilnuturel quc les hommes du jour
les linsscnt cn horreur l ...]' Aussi toutc lu horde fondit-elle
sur CUX. Elle les dispersa ct, après en avoir maltraité et
désanné quelques-uns, elle exigea que les autres rcntrâsscl1t
dans la caseme. Effcctivemcnt l'ordre en fut donné par les
achninistrateurs qui s'étaient trrulsportés sur lcs lieux. Et les
chefs obéissans rrunenèrent leurs crunarades [... ] dans leur
caseme l6 .
Ce premier affront, infligé avec la complicité de la
nouvelle municipalité, est suivi de beaucoup d'autres ainsi
encouragés. L'Ulle des prelnières victimes en est Dulin,
«capitaine dans l'armée des Pyrénées orientales, qui couvert
de blessures honorables etoi! venu dans le sein de sa fanùlle
16 - Cf. Hote 14 .
- 833 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
réparer ses forces et la santé qu'il avoit perdu en combattant
les ennemis extérieurs de la République» 17. Il est jeté à terre
par des «aristocrates braves comme le régiment de Navarre»,
roué de coups de bâtons, tandis qu'un de ses agresseurs essaie
de lui écraser la tête avec une grosse pierre : oeuvre
inachevée, des témoins s'interposant... 18. Peu après,
Laudouze, chef du bataillon en service ce jour-là, est insulté et
à son tour poursuivi; l'un des sicaires fait «même tous efforts
imaginables pour tenter de lui arracher ses épaulettes»19.
Alors, le 22 germinal (Il avril), le général de division
Chapsal, commandant de la 19 è1l1c division miliaire, et deux de
ses aides de camp arrivent à Clemlont-Ferrand. Ils se
concertent avec les pouvoirs publics sur les moyens d'un
retour à l'ordre, puis prennent la tête d'une quinzaine de
gendarmes. A la halle au blé, une bande de «furoristes», pour
reprendre le néologisme inventé par un témoin, les agresse :
«A bas les Jacobins, à bas ... Vive la République» :
Chapsal, houune prudent mais brave, leur demande si c'est à
lui que l'on en veut. Sans répondre directement à sa question
on crie à nouveau à bas. Je ne suis pas venu ici, répond
Chapsal, pour flatter les passions d'aucun parti, je suis ici
pour faire maintenir le bon ordre et vive la République.
Cette réponse n'étoit pas du gout de nos oreilles de clùens.
Leurs vociférations recommencent. Un nommé Bergowùoux,
apoticaire, un des laches adulateurs de Couton, aujourd'hui
grand réactiOImaire, s'avise de saisir la bride du cheval de
Chapsnl. Ce général se voyant insulté de manière
outrageante commande à la force armée qui l'accompagne de
saisir ces individus. La force année refuse d'obéir .. . Chapsul
vint enfm à bout de ces furibonds, toujours accompagné de
ses deux aides de Canlp20.
Peut-on mieux que par cet événement mesurer le djscrédit des
armées républicaines? Ses chefs sont bafoués ct voient leur
autorité reniée par des troupes gagnées aux ennemis du
régime. Les républicains s'inquiètent même : la munjcipalité
17 - Cf. note
18 -Cr. note
19 - Cf. note
20 - cr. note
13 .
15.
13.
15.
- 834 -
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
clennontoise n'aurait-elle pas dressé procès-verbal contre ·
Chapsal, fauteur de désordre? N'aurait-elle pas demandé sa
destitution au Directoire ?21
Les mêmes incidents se renouvellent à Riom le
29 genninal (18 avril 1797), tant est méthodique la conquête
des villes du département par les chefs de l'Agence royale.
Avec l'aide des représentants du peuple Milanges et PicotLacombe, ils organisent à Riom un banquet de plus de
six cents convives. A l'exception de l'avocat Boirot,
récemment élu au Conseil des Cinq-Cents, tous les chefs de la
réaction dans le département sont là : Onslow, le financier du
mouvement,
Champflour-Beaumont,
Dartis-Marcillat,
22
Tordeix, Maugue, Millirioux, la citoyenne Fressange . Les
rixes sont multiples. Là encore, un défenseur de la patrie est
tiré par les cheveux, traîné dans la boue; un réquisitionnaire
agresse le tambour-major de la garde nationale et lui enlève
ses épaulettes. Un quidam s'exclame : «Foutre, à bas les
Jacobins».
Un citoyen vêtu de l'wùfonne de grenadier national y
répondit par Je cri de A bas loi-même coquin. Ce grenadier
en fesant cette réponse, tire le sabre. L'agresseur tire aussi le
sien. La foule les sépare.
Le grenadier néanmoins est assailli de coups de bâtons. Place
des Taules, républicains et réactiolUlaires se font face, de part
et d'autre de l'arbre de la Liberté. Les élus du peuple, toutes
tendances confondues, se coalisent cependant pour demander,
ct obtenir non sans mal, le retour il l'ordre, le départ des
étrangers à la commune. Encore faut-il que le
général Chapsal (toujours accompagné de ses aides de camp)
intervienne pour sauver Onslow, de la voiture duquel ont été
tirés des coups de feu blessant plusieurs cultivateurs. Le calme
revient , surveillé par des patrouilles de la garde nationale
2] -Idem.
22 - A.N. F' 7250. Lettre de Bouturel, commissaire du pouvoir
exécutif auprès de l'admilùstration départementale, au ministre
de la Police générale, 6 floréal an V (25 avril 1797).
- 835 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORW-E
riomoise et les renforts de troupes envoyés dès le lendemain
par Chapsa123 .
Les autorités départementales, venues pour enquête,
dOlment Wle preuve éclatante de leur politique du juste
milieu. Recevant une pétition des chefs royalistes qui
s'estiment agressés, et renonçant à découvrir les véritables
auteurs des troubles, elles choisissent selon leurs propres
termes d'«ensevelir (l'affaire) dans l'oubli». En conséquence,
après avoir placardé un appel à la paix et à l'wùon, elles
mettent en présence Milanges et les patriotes de
l'administration riomoise, qui . refusent toute idée de
dérnission. Puis, sous la pression de citoyens de tous bords
réunis à la maison commune, dont certains veulent comme
l'administration départementale étouffer l'affaire, et pour le
bien marquer se donnent l'accolade fTaternelle, les delL"X partis
acceptent d'en rester là. Il est entendu que la mU1ùcipalité
riomoise enverra une lettre amicale à celle de ClermontFerrand, tandis que le Département invite tout le monde, «de
toutes les opinions», à un banquet de réconciliation le
8 floréal (27 avril), auquel les quatre députés nouvellement
élus sont conviés 24 . En foi de quoi , selon l'irénique version
officielle, les leaders réactionnaires, Onslow le premier,
«consentirent à oublier généreusement les mauvais traitemens
qu'ils avaient essuyé et se livrèrent l ... J à l'espoir d'lm avenir
plus heureuX» ... 2s. Ces embrassades d'un jour ne sont pas
moins empreintes d'illusions que le fameux «baiser
Lamourette» ...
*
Le 4 floréal an V (23 avril 1797), ml dimallche de
l'ancien calendrier, des groupes stipendiés par Ollslow
réinvestissent cabarets, auberges et places publiques de
Clermont-Ferrand attendant ml banquet qui leur a été promis
23 - B. M.T.U., Ms 635, Recit Irès abrege des uvcmJn/!mls qui onl eu
lieu dalls la comml/lle de Riom le 29 germillal ail V. dlls
mOllvemellS qui les Ollt preccde.l' et de CCLIX qui les Ollt sllivi
(anonyme).
24 - Idem . AN. F7 7250. Cf. lIole 22.
25 - Cf. lIote 22.
- 836 -
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
pour 17 heures. Mais la présence massive d'artisans et
d'ouvriers patriotes, chômant néarunoins ce jour-là, pousse à
remettre au lendemain ces agapes. Elles ont donc lieu à
Montferrand, section gagnée à la contre-révolution26. Onslow
fait voter les convives en faveur du rétablissement de la
27
royauté . Quelques dizaines se dispersent ensuite, par petits
groupes de trois à cinq persOlmes, en direction du centre ville,
et plus précisément de la caserne du Grand Séminaire où sont
établis des invalides et des volntaires2~.
CelL"{-là sont arrivés
la veille, sur ordre de Chapsal : la municipalité les a invités
aussitôt à s'en retourner, préteÀiant qu'elle répondait de tous
les événements et s'en remettait à la garde nationale à
cheval... 29. Leur vigilance a été mise en éveil par
l'imprudence de quelques «bourgeois» qui, interrogeant un
tambour de la troisième compagnie, en train de se désaltérer,
sur l'importance numérique des troupes, se proposaient «de
leur jouer un beau tour», de les désarmer. Un piquet de
vingt hommes est inunédiatement constitué par le chef du
deuxième bataillon. Les mêmes «bourgeois» ont essayé
consigné à la caserne : ils «lui
d'acheter un c~iporal
apportèrent fi boire et à manger et lui donnèrent trois livres,
lui disant que si ses camarades avoient besoin d'argent, ils
n'avoient qu'à venir les trouven> . A cela s'ajoutent des
agressions verbales ct physiques conlre plusieurs hOlmnes de
troupe, contre le capitaine Mauvillard3o.
26 - Cf. note 13.
27 - Cf. Ph. Bourdin, «Les «jacobins» du Bois de Cros (ClennonlFerrand, an V) : chronique d'un massacre Ulmollcé», Armales
historiques de la Rlivolu/ionjrallçaisf!., n° 308, avriHnin 1997,
p. 249-304.
28 - Cf. note 15.
29 - B.M.I.U., Ms 639. Lettre du citoyen Huguet à son parent,
représentant du peuple au Conseil des Anciens, 9 Ulennidor
an V (27 juillet 1797).
30 - B.M.I.U., Ms 635, Rappor/fail par le cltefdu i m• hatail/oll de
la 26''"· demi-brigade commalldalll la force armée dalls la
place de ('Iermollt, .Vllr les livéllements qui 0111 eu lieu pendant
électorales, et Ilotammellt le
la lelllle des a.v~embIJs
cinq floréal, cillqllième allnée, 9 floréal ail V (28 avril 1797).
Signé de tous les officiers du bataillon.
- 837 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Le 5 floréal donc, en début de soirée, plusieurs militaires
sont en train de boire dans les cabarets voisins de leur
caserne, oubliant quelques heures l'inconfort de celle-ci :
moins de deux cents lits de bois vermoulu les y attendaient,
trop étroits pour coucher deux hommes puisqu'anciennement
destinés aux séminaristes, et garnis de draps usés jusqu'au
fil ... 31. Les libations sont interrompues par l'arrivée des
royalistes. Une femme crie: «Voilà les chouans, les mangeurs
de tripes !» Elle est aussitôt pourchassée. Des volontaires
voulant rétablir l'ordre sont cernés et insultés, un petit
tambour mis à terre32 . Et tandis qU'Wl agresseur affinne aux
autres soldats qu'il faut «tous les fusiller», on demande au
jeune garçon s'il est jacobin. «li répondit qu'il ne sçavait pas
ce que signifioit ce mot, mais qu'il étoit républicain, et qu'il
en portoit l'habit». Cette réplique lui vaut une bastonnade,
interrompue par l'arrivée de volontaires en renfort, baïonnette
au canon: l'échauffourée qui suit laisse vingt-trois blessés ct
33
deux morts . Battus, les réactionnaires se répandent dans les
rues de Clennont, appelant à prendre les annes pour
assassiner <des gueux de volontaires» et se portant jusqu'à la
réserve mwticipale de canons pour les traîner jusqu'à la
caserne. Tandis que les commerçants feonent boutique ct que
des particuliers se cachent chez eux, les soldats se
rassemblent et se mngellt en ordre de bataille dans la basse
cour du Grand Séminaire, refusant l'entrée à quiconque : la
foule se masse aux abords et demande le désarmement des
ntilitaires34 .
L'intervention de la municipalité est d'autant moins
bienvenue qu'elle se fait par l'intermédiaire d'un élu
municipal, Demai, passé ci la réaction ct qui produira un faux
témoignage. Un commandant, sabre au clair, l'aurait
maintenu à distance. Alors que Demai le sonunait de briser
les rangs et de déposer les armes, plusieurs volontaires
31 - A.D. P.d.D., L 1888. Notes du garde-magasin des eITets
militaires.
32 - Cf. note 13.
33 - Cf. notes 30 et 15.
34 - Cf. note~
30,15 et 13.
- 838-
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
auraient mis fusil à l'épaule et l'auraient couché en joue35 .
Leur refus est motivé : «la manière dont se conduisent les
citoyens de Clermont n'est pas faite pour leur inspirer de la
confiance. Mais [... ] si le peuple se retire alors ils promettent
de mettre bas les armes, mais non de se laisser désarmem 36 .
Lorsqu'arrivent la gendannerie et la garde nationale à cheval,
les portes de la caserne se referment, mais les manifestants,
avec l'avantage du nombre, tentent déjà d'escalader les
murs3? Les autorités départementales, prévenues par la
municipalité, arrivent alors ; il est dix-neuf heures passées.
Elles expliquent à Poulet, commandant de la force armée,
que, pour le salut public, «il étoit des momens où les
principes les plus sacrés devoient être surmontés. Elles
l'invitent donc à déposer les annes, admettant «qu'une
démarche aussi extraordinaire et aussi opposée à la discipline
militaire « puisse placer le conunandant en «de grandes
incertitudes»38. Conune ce dernier avoue elIectivement ses
inquiétudes, l'ordre est écrit et les administrateurs tant
départementaux que municipaux se constituent otages de la
force armée, <~usq'à
ce que la tranquilité soit rétablie».
«Contre mon coeur, écrit Poulet, je me vis obligé d'accéder à
. Aussitôt:
leurs dem~U1s»39
Les fusils ont été assemblés en faisceaux, les volontaires se
sont retirés dans leurs chambrées et le commandant des
vétérans, pour prévenir tous les effets d'un traitement inégal
à l'égard de sa troupe, a proposé lui-même qu'on en usât de
la même manière pour les fusils de ceux qu'il commandoit.
l... ] Lors a été fait ouverture de la porte. Dix citoyens sont
entrés, ont emporté les fusils sous l'escorte d'une garde.
35 - A.D. P.d.D., L 5767. Rapport de l'agent municipal Demai,
5 floréal an V (24 avril 1797) 1 B.M.I.U., Ms 635. Lettre du
Département à la députation du Puy-de-Dôme, 19 thermidor
an V (6 aont 1797).
36 - Cf. note 15.
37 - Cf. Hote 30.
38 - B.M.l.U., Ms 635 . Extrait du registre des délibérations de
l'adrninistration centrale du département du Puy-de-Dôme,
5 floréal an V (24 avril 1797).
39 - Cf. Ilote 30.
- 839 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Transport en a été fait à la Municipalité. Et tout s'est passé
sans tumulte40 .
Les réactionnaires triomphent, et portent aussitôt leurs
attaques contre la maison d'un jacobin réputé, et ce en toute
impunité. Les soldats, eux, s'avouent «pénétrés de la plus vive
douleur de se voir désarmés par des français et constitués
prisonniers pendant trois jourS» dans leur caseme41 . Le
surlendemain en effet, sur ordre de Chapsal, étOlUlé et
chagriné du «traitement ignominieux que les circonstances
ont fait éprouver aux troupes», les volontaires, réarmés,
rejoignent à Riom de nouveaux cantOlUlements42 . Les
administrateurs départementaux ont tenu à le leur faire
savoir: «Soyez bien convaincu de la pureté de nos intentions
et que jamais les braves défenseurs de la patrie, auxquels la
justice ne fait aucun reproche, n'ont perdu un instant dans nos
coeurs le juste tribut d'estime et de reconnoissance que leur
service pour l'affenmssement de la République leur a toujours
mérité»43. Les officiers municipaux qui remettent les armes
aux soldats accompagnés d'une cohorte de républicains,
témoignent de même de leur regret du «moment d'amertume»
infligé au bataillon, non sans le louer de sa soumission aux
autorités constitllées44 . Un banquet scelle, à Riom, cette fausse
réconciliation, réunissant pouvoirs civils, judiciaires et
militaires45.
40 - Cf. note 34.
41 - Cf. note 30.
42 - A.D. P.ù.D., L 567. Décret de la municipalité de ClennontFerrand, 8 floréal an V (27 avril 1794) / B.MJ.U., Ms 635 .
Lettre de Chapsal à l'administration départementale, 6 floréal
an V (25 avril 1797).
43 - A.D. P.d.D., L 566. Réponse de l'administration départementale
au commandant Poulet, chef du 2 ~ tl C bataillon de la 26 ~ tI . demibrigade d'infanterie, 7 floréal an V (26 avril 1797).
44 - A.D. P.d.D., L 566 (12 ct 13). Arrêté municipal du 7 floréal Illl
V (26 avril 1797)/ Procès-verbal du réarmement de la troupe,
8 floréalllll V (27 avril 1797).
45 - A.N. r 7 7250 A . Lettre de l'administration départementale du
Puy-de-Dôme au ministre de la Guerre, floréalllll V.
- 840 -
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
Faux semblant, car des troubles agitent justement les
soldats de la caserne riomoise, désirelL"X de répondre à
l'affront fait à leurs camarades, et la peur se répand dans
Clermont-Ferrand d'une contre-offensive sanglante contre les
responsables du désannement, les trop nombreux déserteurs,
les royalistes avérés 46. Malheur en conséquence les jours
suivants au militaire en mission dans la capitale auvergnate:
sortant de chez le commissaire des guerres le 10 floréal
(29 avril 1797), le caporal Alexis Barigny subira bastonnade
et dégradation, incapable de se défendre «vu qu'il portoit son
bras droit en écharpe, suitte des hwneurs froides causées par
les différentes campagnes qu'il a faites sur les frontières» 47.
L'humiliation est aggravée par l'action en justice intentée par
le Département contre les responsables de l'émeute du
5 floréal, officiellement des soldats, avec le préte"-1:e «qu'il
serait injuste que la faute de quelques individus puisse flétrir
plus longtemps un corps qlÙ en cette qualité n'a pas mérité
une pUJùtion ignominieuse pour des militaires»4H. Avec
l'espoir aussi «que le résultat n'aura rien de facheux» 49. Bref,
avec un intérêt politique bien compris pour des hommes
dépassés par les événements - au moins en apparence.
Or, le juge du triblmal civil du Puy-de-Dôme qui instruit
l'aITaire, Jean-Baptiste Tixier, est réputé favorable aux
réactiolUlaires, auxquels il a déjà donné gain de cause à
plusieurs reprises. C'est par sa volonté et contre les ordres de
Chapsal que le départ des volontaires de Clennont-Ferrand a
été retardé jusqu'au 8 floréal : cela lui a laissé le temps de
lancer huit mandats d'amener et de pratiquer autant
46 - A.D. P.d.D., L 566 (34). Lettre de lu mwücipalité c1enoti~
cl l'ud.müüstration départementale, 12 floréal an V (1 cr moi
1797).
47 - B.M.I.U., Ms 635. Rapport du caporal Burigny, 2 ~ "' c bataillon
de la i"'· compagnie, 26 ~ "' · demi-brigade d'üûanterie, Riom,
11 floréal an V (30 avril 1797).
48 - B.M.I.U., Ms 635. Arrêté du Département du 6 floréal an V
(25 avril 1797)/ Lettre du même jour de l'administration
centrale Il l'udt1Ùlüstration mWlicipule de Clennont-Ferrund.
49 - AD. P.d.D., L 567 (27). Lettre du Département au mülÏstre de
la Guerre, 9 floréal an V (28 uvril 1797).
- 841 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
d'interrogatoires 5o . Ont donc comparu la femme et la bellesoeur d'un brigadier de gendarmerie, tenant cabaret près du
Grand-Séminaire, trois volontaires âgés de seize ans (un
tambour) à cinquante-trois ans (Joseph Vissaguet, originaire
d'Arlanc), un de leurs caporaux, leur capitaine Nicolas
Mauvillard et un caporal des vétérans51 . Quinze jours plus
tard, d'autres civils subiront une audience tumultueuse devant
le tribunal de police correctionnelle ; les cris d'«à bas les
Jacobins, les buveurs de sang, les Piques, les bonnets rouges}},
claires références à la sans-culotterie pour les muscadins qui
les proféreront, couvriront les voix des magistrats ; la séance
sera finalement annulée52 . L'on ne peut exactement connaître
les opinions politiques des six soldats arrêtés, dont le
républicanisme pourtant ne fait aucun doute. Seul le capitaine
Mauvillard passe pour un Enragé aux yeux d'un comnùssaire
civil qui l'a rencontré peu de temps avant le 5 floréal, lors
d'wle mission dans le Livradois, alors terrorisé par la bande
royaliste des frères Lamothe :
J'ai eu à Ambert avec lui les conversations les plus vives et
pour que vous jugiez de cette homme je vous dirai que
m'étant emporté contre lui de ce qu'il avoit menacé les
habitrulS d'Ambert de leur faire feu dessus en lui disant que
si je me trouvois alors présent je lui brulerui la cerveiJe à la
tête de sa compagnie [... ] et que de plus je me trouvois
obligé d'écrire au gouvememenl les craintes que j'avois sur
sa conduite, il me répondis je m'en moque car un bon
patriote ne doit avoir aucune esperance dans le
gouvemement actuel. Ce pauvre malheureux d'après les
informations que j'ai prises de sa conduite militaire a
toujours été un bon soldat mais ell arrivant à Ambert et étant
50 - B.M.l.U., Ms 635. Lettre de J. B. Tixier, directeur du jwy de
l'arrondissement de Clermont-Ferrand, ù l'administration
centrale du département du Puy-de-Dôme, 7 floréal an V
(26 avril 1797).
51 - A.D. P.d.D., L 033. Registre d'écrou de la maison d'arrêt de
Clermont-Ferrand.
52 - B.M.LU., Ms 639. Notes sur ce qui s'est passé à l'audience du
triblUial correctiOIUiel de Clennont- 'crrand, le 26 floréal Wl V
(15 mai 1797).
- 842 -
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
logé chez Maignier (l'ancien Conventionnel Maignet, N.A)
s'est laissé tomber (sici3.
L'influence des idées jacobines, des cercles constitutionnels en
gésine, dont Maignet est J'un des promoteurs dans le Puy-deDôme, croise chez cet officier la culture républicaine
revendiquée par les armes. Ce n'est cependant pas un tribunal
civil qui en jugera. Le Il floréal an V (30 avril 1797), les
militaires arrêtés ont été transférés à Riom pour y être jugés
par un conseil de guerre, selon les ordres du général en chef
Kellennann, supérieur de Chapsa154 . A la mi-juillel, ils sont
acquittés 55 . Le capitaine Mauvillard ou son supérieur direct
Poulet seront juges dans les affaires à venir du même conseil
de guerre ... 56 . Il est toutefois décidé que tout bataillon
séjournant à Clermont-Ferrand soit désonnais strictement
encaserné5? .
*
Ces rapports'. conflictuels entre monde civil et monde
mi litaire perturbent en réalité les administrateurs locaux qui
sentent combien une limite a été frrulchie susceptible de leur
coûter leur carrière. Immédiatement après le 5 floréal, ils se
sont donc appliqués " des exercices d'aulojustification et de
contrition auprès des représentants du Puy-de-Dôme aux
Conseils cl auprès des ministères concernés. TIs reconnaissent
avoir violé les principes de la discipline militaire, mais
affirment au ministre de la Police générale que «l'autorité se
compromet bien puissamment par une lut1e» perdue d'avance
53 - AN ., F? 7250 A (8 t 18). Lettre du commissaire civil GOllcholl au
mÎIùstre de la Police généralc, 7 floréal an V (26 avril 1797).
54 - AD. P.d.D., L 033. Cf. note 51/ L 566. Lettre du 21 floréal
rul V (1 j mai 1797) dc KellennwUl, général en chef de l'Année
des Alpes, aux administrateurs du département du Puy-deDômc.
55 - Cf. Ilote 29.
56 - AD. P.d.D., L 1780.
57 - AD. P.d.D., L t 888. Lettre du 26 lhcmùdor rul V (13 aoOt
1797) de l'administration départcmcntale du Puy-de-Dôme au
commissaire des guerrcs Vemcl.
- 843-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
- en l'occurrence contre les réactionnaires -, au ministre de la
Guerre que «le courage inutile se convertissait en crime
lorsqu'il s'agissait de sauver les défenseurs de la patrie et de
préserver d'autres malheurs incalctùables»58. Au reste, le
général Chapsal est supposé avoir prétendu qu'ils ne
pouvaient faire miew2 9. Sollicitée, la députation du
département rencontre en délégation les ministres précédents,
pour «rendre excusable la mesure à laquelle des circonstances
extrêmement impérieuses» ont conduit leurs obligés ; elle se
plaint cependant de rapports contradictoires6o . Le reproche
revient sous la plume du ministre de la Police générale
Cochon, qui de surcroît morigène les élus: les mesures qu'ils
ont prises sont «du plus dangereux exemple». Il leur conseille
néanmoins, au vu du trop grand nombre de citoyens
impliqués, «l'oubli de ces troubles et la non pwütion des
auteurs», à charge de les sowllettre toutefois à tUle
surveillance étroite ... En retour, il engage son collègue de la
Guerre à ne pas poursuivre la municipalité clermontoisé l .
La frilosité des autorités fait place à 1',Ulgoisse d'wle
nouvelle crise. Apprenant par Chapsal l'arrivée prochaine de
cinq compagnies d'infanterie stationnées dans la Loire, et
«bientôt un plus grand nombre de troupes encore», dont vingt
et un dragons, le Département demande à la municipalité de
Clermont-Ferrand si la garde nationale ne suffirait pas: est-il
«indispensable d'avoir dans cette conUllune une force armée à
la disposition des autorités chargées du maintien de la
tranquillité publique» ? Et les Clermontois de répondre
négativement, comptant sur la réorganisation de leur garde
58 - B.M.l. U., Ms 635. Lettres de l'administration centrale du
département du Puy-de-Dôme uu mini stre de la Police
générale, 7 floréal an V (26 avril 1797), au ministre de la
Guerre, même jour.
59 - AD. P.d.D., L 567 (27). Lettre des pré(;édents au ministre de la
Guerre, 9 110réal an V (28 avril 1797).
60 - B.M.I.U., Ms 635. Lettre du Département fi la députation du
Puy-de-Dôme, 7 110réal an V (26 avril 1797) / AD. P.d.D.,
L 566 (39) et (42). Lettres de la députation au Département,
12 et 20 110réal al! V () er et 9 mui 1797).
61 - A.N. F7 7250 A • Lettre de o(;hon Ù Bouturel, (;olrunissaire du
pouvoir exécutif près l'administration centrale du Puy-deDôme, s.d.
- 844 -
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
nationale à pied et surtout à cheval - son licenciement n'aura
pas lieu avant le 18 fructidor et sa reconstitution avant
l'an VIII.. ; mais que l'année vienne toutefois s'installer le
plus près possible de la capitale, à toutes fms utiles ... 62 . Les
administrateurs départementaux en prennent acte dans un
arrêté mi-chèvre lni-chou du 10 floréal (29 avril 1797) :
«l'arrivée d'une force année pourrait rappeler des souvenirs
amers et douloureux, jetter l'inquiétude et répandre même
l'allanne [... ] quoique tous les bons citoyens soient convaincus
que la présence des défenseurs de la patrie ne doive inspirer
d'autres sentimens que ceux de la bienveillance et de la
sensibilité et de tout ce que l'on doit aux plus généreux
sacrifices». En foi de quoi, pas de troupe à ClennontFerrand ,63 Chapsal répartira donc deux cent quarante-trois
hommes à Riom, quatre-vingts à Billom, soixante à Ambert64 •
Mais le Département a encore maille à partir avec
Kellermann qui demande des comptes sur les événements du
5 floréal. Alors, l'histoire est réécrite, non sans duplicité :
Général, cet-événement malheureux pourrait-il affecter nos
braves frères d'annes ? Pourrait-on
appliqer le mot
désannement, qui présente en soi une idée de punition, de
deshOlUleur, au depot momentarUlé que les volontaires ont
faits de leurs annes ? Ce dépôt a-t-il été fait violemment, les
autorités compétentes ont-elles prononcées que les braves de
seraient désannés ? Non, général, la conduite de ces
la 26~lIe
volontaires présente Wl carm;tère de grandeur d'âme et de
courage peu communs. C'est pour éviter l'effusion de sang
français, c'est pour ramener le calme dans une COllU\lune
fortement agitée qu'ils ont cédé aux instances des corps
constitués, qu'ils ont consenti à déposer leurs annes. Et
lorsque ces braves militaires les reprirent, ils ont reçu de
tous les citoyens ct des corps administratifs les témoignages
62 - B.M.LU., Ms 635. Lettre de l'administration centrale du Puyde-Dôme à l'administration mWlÎcipale de Clennont-Ferrand,
et réponse de celle-ci, 8 floréal an V (27 avril 1797)/ A.D.
P.d.D., L 566. Lettre de KellennwUl au Département,
1 J floréal an V (30 avril 1797).
63 - A.D. P.d.D., L 566 (31). Délibération de l'admÎlùstration
départementale du Puy-de-Dôme.
64 - AD. P.d.D., L 566 (38). Lettre du général Chapsal au
Département, 14 floréal an V (3 mai 1797).
- 845-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
les plus sincères d'intérêt et d'affection, l'expression la plus
vraie des sentimens d'amitié et de reconnaissance que tous
nous devons aux braves de toutes nos annéesôs .
L'occasion d'une réconciliation mise en scène est donnée
par les prélinùnaires de Leoben. COllunent pourrait-il en être
autrement? Ces prénùces de la paix rassurent les partisans du
gouvernement dans leur désir d'ordre et de stabilité, enlèvent
un argument am< réactionnaires et renforcent le crédit de
l'année. Le 15 floréal an V (3 mai 1797) à Clennont-Ferrand
sont donc solennellement réunis nombre des acteurs des
événements précédents : les représentants élus en l'an V et
bientôt «frucüdorisés» (Boirot, Milanges, Lamy), les
administrations départementale et municipale, les membres
du tribunal de police correctionnelle et les juges de paix, le
général Chapsal ct ses inévitables aides de camp, le chef de
bataillon Poulet, une quinzaine de volontaires et six dragons,
plusieurs autres officiers et sous-officiers, et deux
conunissaires des guerres ... sans oublier un grand nombre de
citoyens, qlÙ vont slùvre garde nationale et vétérans à travers
les rues de la ville, le texte des préliminaires étant lu à
plusieurs reprises et ponctué par des coups de canon66 .
L'aubaine est trop bonne pour que le Département ne se flatte
pas auprès du lninistre de la Police générale des embrassades
«avec les delTenseurs de la patrie, avec ces honunes si chers à
nos coeurs que des circonstances malheureuses nous avoient
forcé d'ailligem ; auprès du ministre de la Guerre, dans une
lettre cosignée par les militaires présents, de l'irénisme du
banquet civique ; auprès du général KellermaJill enfin du
retour du calme et de la conliance «dans l'âme des
citoyens» 67. C'est oublier les aUentes plus exigeantes des
65 - AD. P.d.D., L 566. Lettre de l'udministration centrale li
Ke llenna lUI, général en chef de l'Année des Alpes, 15 Ooréal
an V (4 mai J797).
7
A
66 - A.N . F 7250 . Procès-verbal de l'administration mluucipale de
Clennollt-Ferrand, J 5 Ooréal an V (3 mai 1797).
67 - AN. 1'7 7134 A • Lettres de l'adJrtilustratioll départementale du
Puy-de-Dôme aux ministres de la Police générale ct de la
Guerre, 16 Ooréal ail V (4 mai 1797) / AD. P.d.D., L 566.
Lettre des mêmes au général KellennwUl, 15 Ooréal an V
(3 mai 1797).
- 846-
�Pouvoir civil, pouvoir militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
républicains, bientôt soumis à d'autres bastonnades, tel le
parent du représentant Huguet :
Vous pouvez assurer le gouvemement que les houunes de
1789, et il y en a encore dans Clermont (sans compter le
reste ùu département qui en compte beaucoup) n'entendent
pas se faire égorger implUlément, qu'ils attendent de sa part
qu'il y mettra ordre en faisant punir ceux qui ont attenté à la
sûreté individuelle des citoyens et à lew's jours [.. .]. Ils sont
bien décidés à ne plus se laisser conduire cOlrune des
agneaux à la boucherie bB •
*
La pusillanimité des admirustrateurs du Puy-de-Dôme et
de Clennont-Ferrand, acceptée par le ministre Cochon,
traduit l'application sur le terrain de la politique d'ouverture à
droite prônée par Carnot. Les partisans du compromis, et
d'une altération ipso facto du régime par la remise en cause
de plusieurs lois t:épublicainement connotées (sur les émigrés,
les prêtres réfractaires), sont encouragés à ce rapprochement
par la progression des Clichyens aux élections de genninal
an V. Les altercations avec la gantison clennontoise viennent
à point nOllliné pour affoler l'opinion locale - comme l'affaire
du camp de Grenelle avait pu mettre Paris en émoi. Non qu'il
faille voir dans l'Armée l'incarnation idyllique de l'idéal
républicain : à la même époque, Pichegru trahit; lm an plus
tôt exactement, les hussards en garnison à Clennont-Ferréll1d
criaient «Vire la République» ! et provoquaient des rixes
69
violentes, soudoyées par les réactionnaires . En l'occurrence
pourtant, patriotes et volontaires sont liés, et par les réseaux
naissants des cercles constitutionnels, el par le partage d'une
culture historique COlllinune, d'une légititnilé révolutionnaire.
68 - Cf. note 29.
69 - AN. F7 7134 A. Lettre du 3 floréal rul IV (22 avril 1796) ùe
Gaultier de Biauzat, commissaire du Directoire près le tribwlUl
de police correctionnelle de Paris, au ministre de la Police
générale/ Lettre du 9 floréal lil IV (28 uvril 1796) dudit
ministre au commissaire du pouvoir exécutif près
l'administration celltrule du Puy-de-Dôme.
- 847 -
�LA RÉPUBLIQUE DITŒCTORIALE
Tous semblent promouvoir, au contraire de leurs adversaires,
une République offensive soucieuse de ses acquis et de
conquêtes nouvelles - sur le plan législatif davantage que sur
le plan militaire. Derrière le ralliement massif au porteur de
la paix, Bonaparte, demeurent donc ces ambiguïtés et ces
divisions profondes d'une opinion publique en pleine
structuration politique.
- 848-
�Une tentative originale de lutte
contre les réfractaires à la fin
de la période directoriale:
l'investissement des massifs des Bois Noirs
et des Monts de la Madeleine
Bruno CIOITI
La loi lourdan-Delbrel du 19 fructidor an VI
(5 septembre 179.8) instaure la conscription. Sa mise en
application immédiate (loi du 3 vendémiaire an VII 24 septembre 1798), pour parer la menace d'une nouvelle
coalition européenne contre la France, ramène sur le devant
de la scène le problème épineux des résistances massives à
l'obligation militaire. Les Arclùves départementales du Puyde-Dôme conservent une liasse fort intéressante 1 qui nous
narre une tentative en l'an VII, assez exceptionneUe semble-til, de lutte inter-départementale contre les réfractaires.
Les raisons et la nécessité
d'une opération interdépartementale
Au début de l'an VII, vers la fin du mois de novembre
1798, le commissaire du Directoire exécutif près
l'administration de l'Allier rappelle à ses collègues de la Loire
et du Puy-de-Dôme que les montagnes qui séparent les
- A.D. Puy-de-Dôme, L 5-57. Le dossier comprend 25 pièces
nwnérotécs.
La Répllblique directoriale, 'Iermont-Ferrand, 1997, p . 849-860
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
trois départements sont «depuis longtemps infestés de prêtres
réfractaires qui semblent ne s'y être réfugiés que pour défier cl
plaisir la surveillance des autorités constituées et conspirer
librement. Les réquisitiOlUlaires, les conscrits de ces cantons
ne partent point ; ils fuient ou se constituent en rébellion
ouverte contre la gendannerie nationale»2.
La région incriminée comprend le massif des Bois Noirs
et, surtout, les Monts de la Madeleine. L'ensemble fonne un
vaste secteur montagneux qui confine aux anciens districts de
Thiers (puy-de-Dôme), de Roanne (Loire) et de Cusset
(Allier).
Depuis tout temps, la montagne constitue une zonerefuge de prédilection, et donc un espace qui favorise ou
réceptionne les refus. Ce que n'ignorent nullement les
contemporains du Directoire. En l'an III, l'agent militaire du
Puy-de-Dôme
avoue
rencontrer
«des
difficultés
insunnontables dans la partie montagneuse»3. Une étude des
levées militaires pendant la Révolution dans ce département
confirme ce témoignage et met en évidence, avec d'autres
recherches, les difficultés du recrutement sur les hauteurs 4 .
Avec la montagne, la forêt représente un autre espace du refus
ct de refuge. Poursuivis par la force armée, de nombreux
réfractaires trouvent leur salut dans les boiss.
2 - Ibid., lettre du 2 frimaire
WI
VIT (22 novembre 1798), pièce Jl o 2.
3 - A.D. Puy-de-Dôme, L 1639. Lettre du 23 messidor an ID
(II
juillet 1795).
4 - B. Ciotti, DI/ volol/taire al/ cOl/serit. Les It:vét:s militairt:s dal/s It:
départt:mel/l dll Plly-de-Dôme SOIIS la Révoll//iol/ (1791al/ VU). Rt:enl/enwnt t:/ popl/lation, Doctorat Ilistoire,
Université Lwnière-Lyon n, 1997, tome l (j vol.), 743 p.,
tome TI (2 vol.) 449 p. ; voir tome l, vol. 3, p. 645-660.
Voir également A. FOITest, Désertt:l/r el il/soI/mis salis la Révoill/iol/
t:tl'Empire, Perrin, Paris, 1988, p. 100-10 l.
5 - B. CiOtli, Du volontaire ail cOl/scrit ... , op. ci/., tome 1, vol. 3,
p.683.
B. Ciotli, Les It:vées militairt:s dalls It: district dt: Tllit:rs (1793ail II), Maîtrise, Université Clennont-FcITand n, 1988, 179 p. ;
voir p. 130.
- 850-
�Une tentative originale de lutte contre les réfractaires
à la fm de la période directoriale ...
Si la forêt apparaît comme une autre zone
d'exterritorialité, le facteur de l'éloignement, de la périphérie
par rapport au centre départemental où se situe le pouvoir
administratif et gouvernemental, favorise aussi les possibilités
de refus. Précisons qu'à l'époque directoriale, la disparition
des administrations de district rend plus sensible encore cet
aspect; et que la suppression des municipalités communales
distend les liens entre la base des citoyens et le premier
échelon administratif, désormajs représenté par la
municipalité de canton. Or, les massifs des Bois Noirs et des
Monts de la Madeleine sont très boisés et aux confins les plus
reculés de trois départements dont les linùtes se rejoignent au
Puy-de-Montoncel, un sommet (1 287 m) situé à Lille
cinquantaine de kilomètres de Clermont-Ferrand, à près de 80
de Moulins et à plus de 70 de Saint-Etienne ; ce qui
représente à chaque fois entre deux et trois journées de
marche.
A ces contraintes imposées par la géographie, s'ajoute le
problème rarement évoqué des limites admÏlùstratives entre
départements. Ces dernières constituent de véritables
frontières entre les subdivisions ct préservent fréquemment de
toute atteinte les inctividus en situation irrégulière qui les
traversent. Le passage d'une limite départementale par un
réfractaire pourchassé se révèle, pour lui, Wl gage de sécurité
car le franchissement impose l'arrêt de la pourstùte menée par
une force armée départementale. A une époque où les
administrations des subctivisions se montrent plutôt
sourcilleuses quant à leurs attributions terriloriales, il s'agit
même d'un tabou rarement transgressé. La seule voie légale
pour continuer J'action entreprise est indirecte : il faut
s'adresser alLX autorités compétentes du lieu où ce réfractaire a
trouvé asile, en espérant qu'elles veuillent bien mener une
- 8S 1 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTOlUALE
action sur le terrain, ce qui s'avère assez rare, sauf dans
certaines villes6 .
Au début de l'an VU, les conunissaires du Directoire
exécutif dans les départements ont bien conscience de la
situation et du problème. Le 19 novembre 1798, celui de
l'Allier répond à une missive de son collègue du Puy-deDôme : «Vous m'avés rumoncés que des réquisitionnaires et
des conscrits de votre département se retirent dans celui de
l'Allier pour se soustraire aux poursuites dirigées contre eux.
Je suis instruit en même temps que beaucoup d'individus de
ces deux classes dans l'Allier aillsi que des déserteurs fuyent
dans le Puy-de-Dôme où ils espèrent vivre en sécurité>/. Le
bloc Bois Noirs-Monts de la Madeleine constitue, par le jeu
des limites administratives et par la protection natmelle qu'il
offre de surcroît, un havre de sécurité particulièrement
apprécié par ceux qui cherchent à échapper à l'obligation
militaire. A titre d'exemple, et toujours en l'an VII, un
métayer du canton de Chateldon (puy-de-Dôme) dénonce un
de ses journaliers qui a versé dans l'insoumission et s'en est
allé se réfugier à Ferrières (Allier), une conunune au contact
des deux massifsH•
A la même époque, ailleurs en France, d'autres
administrations centrales se trouvent confrontées à des
situations siInilaires. De nombreux déserteurs et conscrits en
fllite s'installent à la limite de la Charente, de la Haut eVierme et de la Vienne ; ainsi ces réfractaires gardent toutes
facilités pour éviter les poursuites en passant à volonté d'un
département à l'autre. Pour en finir, il faudrait que les trois
administrations centrales concernées combinent leurs effort s,
6 - B. Ci otli ,»Le~
recrutemcnts militaircs de la ville de Thiers sous
la Révolution ( 179 1-1794)>>, p. 339-34·8, in L'ollvrier,
l'lJ.\pagne, la Bourgogne et la vie provinciale. Parcours d'IIII
historien. Mélanges offerts à Pierre Ponsot, Presses
Universiluires de Lyon, Casa de Velast[uez, Madrid, 1995 ,
489 p. ; voir p. 347-348.
7 - A D. Puy-de-Dôme, L 557. Lettre du 4 frimaire an Vil
(24 novembre 1798) ; pièce n° 6.
8 - A.D. Puy-de-Dôme, L 5905. Registre des délibérations de lu
municipulité cantonule de Chaleldon, s unce du 30 pluviôse
an VU (18 février 1799).
- 852 -
�Une tentative originale de lutte contre les réfractaires
à la fm de la période directoriale ...
qu'elles entreprennent toutes une battue au même moment ;
mais cela ne se produit pas9• Par contre, les administrations
centrales de l'Allier, de la Loire et du Puy-de-Dôme
s'apprêtent, elles, à réagir.
Cependant l'intervention ne va pas être alsee car la
poplùation des Bois Noirs et des Monts de la Madeleine
possède l'habitude quasi-immémoriale, au moins deptùs le
Xlll" siècle lO , de vivre dans une zone de frontière intérieure. A
l'époque modeme, les limites de trois douanes (au sens de
traites royales) aboutissent dans cette région qlÙ, en plus,
représente une frontière capitale entre le Bourbonnais, pays
de grande gabelle, le Lyonnais, pays de petite gabelle, ct
l'Auvergne, province rédimée. L'intense pratique de la
contrebande durant cette période a d'ailleurs laissé des traces
dans la toponynue 11 • Surtout, pour l'époque révolutiOIUlaire,
ces ancieJUleS zones de frontières intériellfes du royawne
demeurent souvent des lieux actifs ou potentiels de révolte.
Par exemple, le foyer mayennais de l'insllfrection de mars
1793 se situe à la' frontière de la Bretagne et les meneurs du
mouvement, les frères Cottereau, sont d'anciens fauxsawliers l2 . Pour un autre secteur frontalier du Puy-de-Dôme
avec l'Allier, en l'an III, le procurellf-syndic du district de
Montaigut rapporte quelques particularités du recrutement :
«Peut-être serés vous surpris, citoyens, de trouver autant de
fuyards dans quelques communes. Mais votre étoIlnement
cessera lorsque vous scaurés que ces COIllJllunes sont peuplés
de ci-devanl.faux sonniers, el vous jugerés sa ns peine que les
9 - G. Vallée, La cOl/scriptioll dans le départt:mt:/I1 dt: la Chart:flte
(/ 798 1807), Sirey, Paris, 1936, XXXJlI-706 p., voir p. 181.
10 - P. Peyvel, «Structures féodales et froutière médiévale :
l'exemple de la zone de contact enlre Forez et Bourbonnais aux
xm e et XIVe siècles», Lt: Moycm-Agt:, 1987, nOJ, p. 51-83.
II - Comme le roc des Gabelous qui culmine cl près de 1 000 m, sur
le versunt sud des Monts de la Madeleine, juste eu face du
Montoncel.
12 - R. Plessix, «Les espuces de la conteslation dans le Muiue aux
XVIIIe el XIX" siècles», p. 125- 137, voir p. 133, in Les t:spaces
rJvolllliollnaires. Actes du 1 4~lIe
congrès uutiouul des sociétés
savantes, (Paris, 1989), .T.rJ.S., Paris, 1990,478 p.
- 853 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORlALE
enfans qui avoient eu sans cesse sous les yeux l'exemple du
vagabondage et de la débauche ont eû plus qu'ailleurs des
dispositions à fuir le chemin de l'honJ1eur et de la gloire ... »13.
Région habituée au refus, secteur montagneux et boisé,
«pays» situé à la périphérie de trois départements, tout
contribue à faire du bloc Bois Noirs-Monts de la Madeleine
une zone-refuge par excellence pour les proscrits de la
République. Dans les cantons de Busset, du Mayet et
d'Arfeuilles, le conunissaire de l'Allier dénombre la présence
de 14 prêtres réfractaires qu'il dénonce «pour avoir dirigé des
rassemblements annés qui ont fait feu sur la gendarmerie en
fonction et pour avoir ozé célébré l'entrée du roi de Naples sur
le territoire rOina i ID> 14.
En l'an VII, la lutte contre le refus de l'obligation
militaire doit donc se doubler d'une chasse aux ecclésiastiques
réfractaires. La vacance spatiale du pouvoir révolutionnaire
apparaît manifeste dans ce secteur ; et plus particulièrement
l5
dans les Monts dc la Madeleine , qui sont devenus tUl bastion
inex'Pugnable où se meuvent en toute quiétude et
s'entremêlent les [onnes diverses des résistances à la
Les raisons
Révolution et de la Contre-Révolution.
d'intervenir ne manquent pas pour les autorités locales.
L'originalité réside dans leur volonté de coopénltion et dans
leur attitude apparemment résolue, afin d'éradiquer ce foyer
de troubles.
13 - AD. Puy-de-Dôme, L 4827. Lettre du 4 messidor an ID
(21 juin 1795).
14 - A.D. Puy-de-Dôme., L 557. Lettres du 14 pluviôse an VII
(2 février 1799) ; pièces nO 17 ct n° 24 (en novembre 1798, le
roi de Naples, cm;ouragé par lu présence de la floUe anglaise
de Nelson cl par l'absence de Uonaparte pris au piège en
Egypte, avait attaqué la République romaine ct délivré le
Pape).
15 - Ihid., lettre du général Rey, du 18 frimaire an VU (8 décembre
1798), piece n° 7.
- 854 -
�Une tentative originale de lutte contre les réfractaires
à la fm de la période directoriale ...
Préparatifs et déroulement des opérations de ratissage
Lorsque le commissaire près l'administration centrale de
l'Allier invite, le 22 novembre 1798, ses collègues de la Loire
et du Puy-de-Dôme à rassembler une force militaire capable
d'investir le massif des Monts de la Madeleine pour forcer les
réfractaires à se rendre, sa proposition rencontre un écho
favorable l6 . Aussitôt, les administrations centrales des
différents départements avertissent le gouvernement de leur
intention de seconder ce projet et le ministre de la Police
approuve vigoureusement cette initiative 1? Cependant,
l'opération envisagée ne peut être menée rapidement car les
troupes de ligne font défaut partout l8 . Toutefois, ce retard
permet de disposer d'Wl peu plus de temps pour préparer
minutieusement une action commune qui, finalement se
déroule en février 1799 19•
Le 7 février 1799, le détachement de l'Allier quitte
Moulins. Parvenu à Varennes, il se scinde en trois colonnes.
Une première unité se rend à Saint-Gérand le 8 février, puis
au Mayet (-de-Montagne) le 9, après avoir perquisitionné
dans les communes comprises entre ces deux localités. Plus
au Nord, la seconde troupe de l'Allier atteint La Palisse le
8 février et, Je lendemain, inspecte le secteur compris entre
Arfeuilles et Châtel, où elle se met en subsistance. Dès le
16 - ibid., lettre du conurussaire du Directoire e écutif près
l'administration centrale du Puy-de-Dôme, du 7 frimaire an VIl
(27 novembre J798), pièce n° 3, ct lettre du commissaire du
Directoire exécutif près l'administration centrale de la Loire,
du 23 frimaire an VIT (3 décembre 1798), pièce n° 12.
17 - Ibid., lettre du ministre de la Police générule de la République,
du J2 frimaire un VIl (2 décembre 1798), pièce nO 9.
18 - Ibid., lettre du conunissaire du Directoire exécutif dans la
Loire, du 2:1 frimaire an Vil (l3 décembre 1798), pièce n° 12,
ct lettre du commissaire du Directoire exécutif dW1S le Puy-deDôme, du 7 frimaire an VIT (27 novembre J798), pièce n° 4.
19 - Ibid., le principal docwnent pour c01UlaÎtre le détail du
déroulement des opérations s'Îlltitule Ordre de marche pOlir la
recherche de.\' conscrits, déserteur.\', réquisitiollllaires et
prêtres du départemelll de l'Allier, dans le cidevalll dislrict de
Cussel, piccc nO 15 (~W1S
du te).
- 855-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
10 février, ces deux colonnes commencent à fouiller les
abords des Monts de la Madeleine. De son côté, le dernier
détachement de l'Allier rejoint, plus au sud, Cusset le
8 février, dont il parcourt les environs le 9 avant de recevoir,
le 10, le relûort d'une troupe du Puy-de-Dôme venue de
Tlùers et qui séjournait la veille dans le canton de Chateldon.
Ces delLx unités font route ensemble et s'installent à Ferrières,
le 10 au soir. Pendant ce temps, un second détachement du
Puy-de-Dôme a également quitté Thiers le 9 févrîer, mais
pour gagner Saint-Victor; le 10, il JiIùt de traverser les BoisNoirs et, après une longue marche, s'installe au coeur des
Monts de la Madeleine, à la Chabanne (Allier). Au même
moment, trois troupes arrivent de la Loire. Une première
couche à Saint-Priest le 9 février et en parcourt les environs le
lendemain. Une seconde atteint Ambierle, également le 9,
traverse le massif montagneux d'est en ouest pour parvenir à
Châtel le 10. Enfin, la troisième et denùère colOlUle fait de
même : elle rejoÎnt le 10 février, après avoir fait étape à
La Pacaudière la veille, un détachement de l'Allier cl
Arfeuilles.
Le 10 février au soir, tous les chefs de ces différents
détachements se retrouvent au Mayet où, sous la direction du
commandant de la colonne centrale de l'Allier, ils précisent le
déroulement des investigations pour les jours suivants. Le
lendemain Il février, la cavalerie, présente dans chaque
détachement, part se mettre en position devant les principaux
débouchés du massif. Une fois ce dispositif en place, toute
l'ilûanterie se jette dans les bois et les fouille jusqu'au
12 février mais pour un bien piètre résultat.
Un échec annoncé
Vers la fin du mois de février 1799, le ministre de la
Police, sans nouvelle de l'opération programmée, en réclame
lm bila1l2o. Au début du mois de mars, le commissaire du
Directoire exécutif près l'administration centrale du Puy-deDôme lui répond ceci : «Les mesures pour la recherche des
20 - Ibid., JeUre du 9 ventôse an Vil (27 février 1799), piecc n° 22.
- 856-
�Une tentative originale de lutte contre les réfractaires
à la fin de la période directoriale ...
prêtres réfractaires et des déserteurs ont été simultanément
prises; des détachements des départe mens de l'Allier, du Puide-Dôme et de la Loire se sont rendus exactement aux lieux
de leur destination respective. Mais leurs démarches n'ont pas
obtenu de suCCèS»21. L'échec de cette tentative surprend bien
peu d'acteurs locaux. Dès décembre 1798, le général Rey, qui
commande les garnisons militaires de la Loire et du Puy-deDôme faisait part de son pessilnisme: «Je n'attends pas un
résultat fort avantageux de la battue que pourra faire le
département de l'Allier ; le pays qu'ils ont à parcourir est
affreux et d'une étendue considérable, et il leur faudrait lm
très grand nombre de troupes»22.
Effectivement, le secteur cl contrôler représente une
superficie d'environ 300 lan2 et les trois administrations
départementales ont seulement réussi cl rassembler trois
centaines d'hommes au total. Cet effectif, qlÙ paraît énonne
par rapport aux moyens habituellement réunis, représente
encore trop peu : en moyenne, un membre de la force armée
doit tenir un kin2 de terrain. Et quel terrain ! Les
innombrables fonnes du dénivelé et les grandes plaques de
boisement offrent une multitllde de cachettes sÎlres ù des
habitués des lieux alors que la troupe opère dans lm secteur
peu familier et hostile. Malgré tout, l'échec de l'opération
aurait pu se révéler moins grand si la faible force armée avait
été lnieux utilisée.
Tout d'abord, chaque détachement perd un temps
précieux à multiplier les vaines perquisitions dans les villages
et les hameaux, tout au long du chemin qui cond,üt vers les
MOllts de la Madeleine. La lenteur du déplacement des
colonnes militaires permet ri la mmeur de leur arrivée
prochaine de les précéder et ôte le bénéfice de la surprise.
Ensuite, autre erreur capitale, toutes les unités n'arrivent pas
simultanément sur leurs positions. L'encerclement correct du
périmètre s'avère tardif puisque le dispositif atteint son
étanchéité maximale deux jours après l'arrivée des premières
21 -Ibid., lettre du 16 vcntôse an Vil (6 murs 1799), pièce n° 23.
22 - Ibid., lettre au commissaire du Dircctoire exécutif déllls le Puyde-Dôme, du 18 frimaire élll VIT (8 décembre 1798), pièce n° 7.
- 857 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
troupes. Cela laisse de grandes et belles portes de sortie pour
les réfractaires. Un autre obstacle auquel se heurte la force
armée concerne son impossibilité de cOIUlaître les individus à
appréhender, car il ne faut pas escompter le soutien de la
population, ni une aide de la part des municipalités. En
principe, mais ce n'est pas toujours le cas, chaque
détachement détient une liste des jeunes gens qui se refusent
au service militaire et, aussi, des signalements plus précis des
prêtres réfractaires. Cependant, les renseignements glanés
restent difficiles à utiliser. Savoir que l'ancien curé de Busset
a «l'air pensif et dévot» ou que Debertran, un prêtTe natif de
Saint-Priest, possède un «air bête», et <<est ordinairement
habillé en paysan» ne constitue pas une aide précieuse23 .
Enfin, comme si tout cela ne suffisait pas, la troupe bute
également sur le légalisme qui préside à celte opération. Les
arrêtés pris par les différentes administrations locales
précisent bien aux commandants des colonnes «de faire des
visites domiciliaires pendant le jour seulement, pour la
recherche de tous les individus compris dallS le tableau des
réquisitiOIUlaires, déserteurs et conscrÎls»24. Les mêmes
administrations centrales ne d0lU1ent pas carte blanche aux
hommes détachés sur le terrain; elles tielU1ent à se prémunir
devant les abus possibles en mettant «sous la responsabilité
du commandant et des autres officiers placés à la tête de
chaque colonne tous les délits qui résulteraient du déJIaut de
discipline» et en les chargeant «de dOlU1er les ordres les plus
sévères pour faire respecter les persollnes et les propriétés»25.
Voilà qui ne devait pas manquer d'inciter à la pntdence el à la
retenue tous les chefs des détachements.
23 - ibid., Siglla/emellt de 14 prêtres réfractaires re/ires dalls les
call/OIIS d'A/fel/illes, BI/sset cl Mayet, pièce n° 24 (sans date).
24 - ibul., el\1rait des registres des arrêtés ct délibérations de
l'administration centrale du département de l'Allier, du
12 pluviôse un vn (31 janvier 1799), pièçc 11° 13 ; pour le Puyde-Dôme, voir lu piece n° 19.
25 - ibid.
- 858 -
�Une tentative originale de lutte contre les réfractaires
à la fin de la période directoriale ...
Cet échec, inéluctable au vu des handicaps cumulés,
s'ajoute à bien d'autres lors de la première levée
conscriptionnelle puisque le taux d'incorporation des jewles
gens de la première classe appelés à servir ne dépasse pas
40 % dans l'Allier -, cette proportion tombe même à 20 %
pour la Loire et le Puy-de-Dôme alors qu'elle est de 52 % au
niveau nationaf6. Mais à cause du caractère spectaculaire de
l'opération tentée contre le réduit des Monts de la Madeleine,
l'échec n'en est que plus retentissant et ne peut que conforter
les réfractaires dans leur attitude. En feuilletant les registres
de délibérations de la municipalité cantonale de Chateldon
(puy-de-Dôme), le chercheur rencontre pour le mois de
novembre 1799 (soit neuf mois après la tentative contre le
réduit des Monts de la Madeleine), Ull certain
Jacques Arbaud, propriétaire au village Murat, conullune de
Lachaux, qui déclare que André Arbaud, son fils, âgé de
31 ans et qui a servi durant quatre années les années de la
République, est «l'un des déserteurs de la conumme ; s'est
marié depuis le mois de germinal an VII (fin mars-début avril
1799) au village Pérard, COllunune de Ferrières, département
de l'Allier; que d'après son mariage et depuis le mois de
messidor dernier (fin juin-début juillet 1799), il habite avec sa
femme ledit lieu de Pérard ct n'habite plus le dOllùcile de SOIl
père ... » 27. Un kilomètre à vol d'oiseau sépare les villages
Murat ct Pérard, situés sur les versants opposés d'Wle vallée
que parcourt un petit ruisseau. Mais davantage qu'un filet
d'eau, c'est une frontière administrative de taille qui sépare les
deux lieux habités et qui préserve la sécurité du fils sans
interdire les retrouvailles avec le père.
Il faut aussi se demander si cet épisode, éloquent, de
l'investissement du secteur Bois Noirs - Monts de la
Madeleine ne constitue pas finalement, à son niveau
d'épiphénomène, un raccourci saisissant de J'oeuvre du
26 - A A Hargellvilliers, Comptt.: général dt.: la conscription, publié
d'après le manuscrit original avec lUle introduction ct des noies
par G. Vallée, Sirey, Paris, ] 936, xxxvn et 137 p., voir
p. 17- 18, p. 38-39, p. 46-47 ct p. 54-56.
27 - AD. Puy-de-Dôme, L 5905. Registre des délibérations de la
mwucipalité cwJtonale de Chateldon ; séance du 25 fructidor
an VU ( \.1 septembre 1799).
- 859 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Directoire. C'est-à-dire des initiatives courageuses, des
tentatives audacieuses dans leurs intentions puis, en fin de
compte, une exécution malheureuse, une réalisation inaboutie
quand le manque fréquent de moyens appropriés empêche de
surmonter les obstacles.
.
- 860-
�La question de l'ordre public
et la politique de l'état de siège à Marseille
pendant le Directoire
Stephen CLAY
L'ordre public était au centre des préoccupations du
Directoire. Tout au long de son existence mouvementée, le
Directoire a travaillé à stabiliser un pays bouleversé par des
années de révolution, un pays accablé par une multitude de
probl.èmes qui auraient découragé tout autre régime. La
plupart de ces problèmes était un legs du passé, un lourd
héritage qui a tounnenté le régime depuis son avènement.
Non content de manquer d'argent et d'agents, le
gouvernement était confronté à une inflation galopante, à la
montée du crime, au brigandage, à des troubles religieux, et
surtout à des luttes de faction qui divisaient le pays - autant
d'obstacles à l'établissement d'un régime fondé sur le règne de
la loi et de la Constitution. De même que les tribunaux, les
admiIùstrations départementales et ffiwùcipales, submergées
par l'importance de leurs responsabilités et handicapées par
leurs ressources limitées, s'avouaient fréquemment incapables
et quelquefois peu désireuses de mener à bien leur mission
originelle - faire respecter la loi et maintenir l'ordre - sans
moyens supplémentaires. Beaucoup de ces autorités
constitl.1ées, ainsi que de nombreux conunissaires nommés par
le gouvernement, harcelaient. régtùièrement le gouvernement
pour qu'il envoie des troupes nationales afin de résoudre les
La RJpl/bliql/1! dirl!cloria/e, ./ermont-Fl!rrand, 1997, p . 861-883
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORW.E
problèmes locaux, aussi bien judiciaires que politiques' .
Ainsi, le pouvoir militaire a assumé un rôle majeur mms la
politique intérieure de la France sous le Directoire. La
huitième division militaire, qui comprenait à différentes
époques les départements du Vaucluse, des Bouches-duRhône, du Var, des Basses-Alpes et des Alpes-Maritimes,
avec son état-major à Marseille, avait la réputation d'être
particulièrement agitée, de loin la plus agitée du Midi : «cette
malheureuse division, remarque un général contemporain au
Ministère de la Guerre, est une division où tout est à refaire»2.
Par conséquent, elle a nécessité, comme on pourrait s'en
douter, un important déploiement de troupes et l'usage
fréquent d'une mesure extra-constitutiOlUlelle : l'état de siège.
En effet, le Midi résistait avec une force singulière aux
efforts du Directoire pour établir l'ordre public. Peu de
régions ont réclamé l'attention du gouvernement avec autant
d'insistance que le Midi, de par ses excès et son extrémisme
politique, et de par un héritage de haine généré par une
expérience révolutionnaire violente et porteuse de
1 - Loin d'être limitée au Midi, cette demande d'envoi de troupes a
résonné aux quatre coins de la France pendant toute l'époque
du Directoire. Voir, panni de nombreux autres ex mplc
~, de~
documents qui sc trouvent plincipalclI1ent dans les séries des
Archives Nationales (A.N.) : AF ru, FI cli, FI b n, F7, ct aux
Archives de l'Annéc de Terre ù Vincennes (A.G.) : B 13.
2 - AN., AP 209, vol. J. La huitième division militaire a déjà fuit
l'objet d'W1C brève publication par J. Devlin, «1l1e Direetory
and Poli tic:; ofMilitary Corrunand : The Anny of the Tl1tcrior in
outheast Francc», French Histmy, vol. 4, JW1C 1990, p. 199223.
- 862-
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
dissensions3 . «Jamais d'aussi longs malheurs n'avaient donné
lieu à de plus cruels ressentiments», remarquent certains
agents du gouvernement en mission dans le Midi en l'an IV'.
Ce sentiment était très répandu parmi leurs contemporains, la
plupart d'entre eux se plaignant aussi des nombreux actes de
violence individuelle et collective perpétrés au nom de la
RépubliqueS. Les personnes ou les groupes, quelles qu'aient
été leurs appellations de «républicains», de «royalistes», de
«buveurs de sang», ou «d'honnêtes gens» étaient
3 - Le Midi, lieu privilégié de la violence des factions, surtout après
thennidor, a suscité l'intérêt de nombreux chercheurs. Pour une
introduction générale au sujet, voir C. Lucas, «The problem of
the Midi n the French Revolution», Transactions of the Royal
Historical Society, 28, 1978, p. 1-25. Certains aspects de la
violence dans la région ont été examinés dans C. Lucas,
«Themes in SouUlern Violence ailer 9 ThennidoD>, dans
Beyol/d the Ten'or : essays il/ FreI/ch regiol/al al/d social
histOty, 1794-1815, ed. G. Lewis and C. Lucas, Cambridge,
1983, p. 152-195 ; M. Vovelle, «Massacreurs et massacrés.
Aspects sociaux de la contre-révolution en Provence, après
ThennidoD>, Les Résistances à la Révoll/tiol/, colloque de
RelUles, septembre 1985, éd. F. Lebrun et R. Dupuy, Paris,
1987, p .141-150 ; W. Wilson, «Les journées populaires et la
violence collective dans le Vaucluse rural après 111ennidoD>,
Canadial/ Journal of!fistory, 28, 1993, P .41-53 : S. Clay, «Le
massacre du fort Saillt Jean, Wl épisode de la Terreur blanche à
Marseille», dans M. Vovelle, éd., Le TOl/rnant de l'an Ill.
Réaction et Terreur blanche dans la France révoll/tionl/aire,
Paris, 1997, p. 569-583 .
4 - L. Jullien et A. Mechill, Mémoire .l'III' le Midi présel/té ail
Directoire exéclI/if, Paris, an IV, p. 21 .
5 - La violcnce des factions, réalité incontoumable de la politique
méridionale, qui se justifiait souvent par la défense de la
République Cil dangcr, cst abomhllmncllt mcntionnée dans
divers docwncllts dc l'époque, pamli lesqucls A.N., FI b n,
Basses-Alpes 1 ; FI b n BOllL:hcs-du-Rhône 1 ; FI b U
Bouches-du-Rhônc 16 (Marscille) ; FI b TI Bouches-du-Rhône
31 (Tarascon) ; FI bIT Drôme 1 ; FI b il Gard 5 ; FI bIT
Héruult (Béziers) 12 ; FI bU Var 1, 2 ; FI bIT Vaucluse 1 ;
FI cm Basses-Alpes 5 ; FI L:ID Bouches-du-Rhônc (A.D. BDR)
L. JOO 1 ; Archives cOlmllunalcs de Marscille (ACM), 4 D 25 ,
26.
- 863 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
généralement animés de haines, de rancoeurs remontant à des
périodes précédentes de la Révolution6 . La lutte des
deux partis , en effet, qui avait conunencé dans plusieurs
endroits du Midi, dès 1789, parfois même avant, s'est
intensifiée durant chaque phase de la Révolution, une lutte
qui était très souvent une conséquence directe de la puissance
et de l'ardeur de l'activité des jacobins. Les événements de
1793 et 1794, notanunent les persécutions que chaque parti
subit pendant la révolte fédéraliste et la Terreur contribuaient
davantage à la polarisation des deux partis, en les toussant
dans un héritage de souffrances conuuunes, chaque parti étant
assoiffé de venge'U1ce. La «réaction» du printemps 1795
déclencha une explosion de violences et de barbarie presque
sans précédent dans l'histoire de France; cette «terreur
blanche» englobait dans sa fureur non seulement les hommes
de l'an II, mais également leurs femmes et enfants, devenus
eux-mêmes les victimes des débordements de ces factions .. En
outre, dans les départements méridionaux, COJllme souvent
ailleurs, le début du Directoire ne signifiait pas la fin de la
violence partisane. La lutte des factions demeurait le leitmotiv
dominant de l'histoire du Midi dans les petites conununes
comme dans les grandes, chaque parti étant alternativement
oppresseur el opprimé, en fuite ou maître du terrain 7 . L'esprit
de vengeance et de parti prévalait d,ms la politique du
Directoire, et incitait les administrateurs locaux, les
commissaires du pouvoir exécutif et les généraux à
recommander des mesures sévères afin de conlenir la violence
H
des factions • Le Directoire, croulanl sous un volume
croissant de rapports alarmants sur la violence ct le désordre
dans les départements méridionaux, ordonna au Ministre de
6 - L'épineux problème des dénominations à celle épollue est Iruité
en partie ruUlS notre article «La Guerre de::; Phune::; : la pres::;e
provinciale ct la politique de faction sous le premier Directoire
Ù Marseille, 1796-1797», ;l.H.R.F., n° 2, 1997, p. 221-247,
p. 230-233 .
7 - Nous Iraitons plus précisément celte vaste question, pam1i
d'au Ires, dans noire étude ù paraître.
8 - AN., F I bll Bouches-du-Rhône 1 ; FI clll Bouches-du-Rhône
Il ; F7 4268 ; BUI8 Bouches-du-Rhône 174-177, 179 ; A.G .
U1347.
- 864-
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
la Guerre de surveiller le Midi avec une attention
particulièrement soutenue9 .
Marseille, de par sa taille et son influence dans le Midi,
a eu droit à un traitement spécifique. Avec une importante
population cosmopolite - 114 000 habitants -, un parcours
exceptionnel en tant que centre successivement de
l'expansioIllùsme jacobin, du fédéralisme, de la Terreur, le
tout dans un contexte de violence sanguinaire et de ferveur
politique, la ville de Marseille est entrée dans les éllUlées du
Directoire conune une cité encore meurtrie par son passé
historique récent 10. L'influence de la ville sur la région faisait
l'objet de nombreux cOlIlluentaires de la part des autorités
civiles et militaires qui comparaient son influence sur le Midi
à celle de Paris sur le reste de la France. La paix de la région,
pensait-on, dépendait de la tranquillité de Marseille. C'est
ainsi que François Liegard, le cOIIllnandant de la place de
Marseille pendant la majeure partie de l'élll IV et de l'an V,
exprimait une opinion communément admise quand il
déclarait, «Marseille a une très grande influence dans le Midi
de la France par ses relations cOlIllnerciales. Les grêUldes
communes servent de modèles aux petites que l'on soit
soumis aux lois dans les premières, les autres suivent
l'exemple»ll .
Cette tranquillité n'était pas facile à assurer. Ouverte sur
la mer et dotée de vieux quartiers aux sombres melles oU'rant
ainsi des caches faciles, Marseille fournissait un refuge idéal
aux égorgeurs, aux réfugiés politiques, aux crinùnels, aux
assassins. Autant d'éléments qui venaient s'ajouter au nombre
9-AG. BI.2*31.
10 - Pour une histoire de Marseille pendant la Révolution, voir
principalement C. Lourde, Ilistoire de la Révolution à
Marseille et ell Provence depuis i 789 jusqu /au COIl.mlal,
3 vol., Marseille, 1838-1839 ; Lautard, Esquisses historiques :
Marseille depuis i 789 jusqu /ell JRi 5/ par /III vieux Marseillai.)·,
2 vol., Marseille, 1844 ; M. Kennedy, The Jacobin Club in
Marseille, London, 1973
1. Guilhawnou, Marseille
répllblicail/e, 1791-1793, Paris, 1992.
JI - A.N ., AFill 144a.
- 865 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
considérable d'étrangers dont la présence était une source
d'alarme constante pour les autorités locales 12 . De multiples
proclamations mwucipales attestent également des difficultés
à mettre en place un contrôle des armes dans celte ville où les
rixes et les meurtres sont nombreux. Durant le Directoire,
comme avant, le jeu, la prostitution et le vol ont prospéré,
voire remarquablement augmenté dans la ville, constituant
ainsi le thème tristemenl répétitif des rapports de police et des
journaux de la ville13 . Le climat politique e>..'plosif n'était pas
moins préoccupant, dominé par des factions rivales
imprégnées de haines apparemment inextingtubles et se
livrant à une violence fratricide. Ainsi, le Directoire et ses
ntinistres ont fait de Marseille un objectif primordial dans
leurs efforts pour restaurer la tranquillité en France.
Afin de faire appliquer ses lois et de restaurer l'ordre à
Marseille el ailleurs, le Directoire comptait beaucoup sur la
coopération el hl compétence des administrations locales et
des tribunaux. Cependanl ces autorités, dont les employés
faisaient parfois preuve d'Wle négligence et d'une inertie
étonnantes, ou bien alors se servaienl dc leur poste officiel
pour poursillvre des politiques partisancs, cm pêchaient
visiblement le gouvernement central d'appliquer une justice
impartiale et uniforme. Même le lnieux intentioilllé des
administrateurs avouait fréqucl1unent la difficulté ou
l'impossibilité de faire respect cr les lois, la plupart d'cntre
elles étant largement contraignantes, telle celle sur les prêtres
réfractaires, les émigrés, les déserteurs, sans parler du
12 - Le joumaliste marseillais Ferreol Beaugeard en l'u1I V qualifie
Marseille de «lluartier général des agitateurs du Midi» et la
députation de Marseille de lu même année uppelu Marseille,
d'Wle manière en(;ore plus imugée, «égout» des départements
méridionaux. POUI les problèmes généraux liés au maintien ùe
l'ordre publi(; à Marseille, voir, en plus des rapports de po1i(;e
(ACM II et 12) et des délibérations des 1l1lulÎ(;ipalités de
Marseille (A M séries ID) : A.N., F7 7210, F7 7214 , F7
7347, F77600, F7 7630 ; A.G. BI3 47, 56, 78, 79 ; A 'M
4D24 , 4D25 , 27 Il art. 1.
13 - Voir notre arti(;lc sur la I:riminolité marseillaise ù l'époque du
Directoire, ù paraître.
- 866-
�La question de l'ordre public et la politique de l'étal de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
recouvrement des taxes avec les moyens limités de coercition
qu'il avait à sa disposition 14 . La garde llalionale à Marseille et
dans toute la France était mal organisée, mal équipée,
sclérosée par les factions : au mieux indigne de confiance et
au pire dangereuse15 . La gendannerie était, elle aussi, une
force d'ordre public décevante, entravée conuue elle l'était par
des salaires insuffisants, IDI équipement de mauvaise qualité,
une orgalùsation défaillante - une force monlée parfois aussi
14 - AN. FI bIT Ariège 1 ~ FI bIT Aube 1 : FI cm Aveyron 10 ~ FI
cm Haute-Loire 4 ~ FI cm ITe et Vilaine 7 ~ FI cm Vaucluse
5 ; FI cm Rhône 5 ~ FI cm Var 6 ~ F7 7093, F7 7095, F7
7098, F7 7099, 1'7 7112 , F7 7148, F7 7152, F7 7600 : F9 42 ~
AFIll 579 (3959) ; BB 18 (Loiret) 454 : BB 18 (Var) 879, 8g0 :
AG. BI3 97.
15 - Pour Wle sélection représentative de certains problèmes liés à la
Garde Nationale de cette époque ; dmls les départemenls de
l'Ain, Allier, Aveyron, Ardelllles, Ariège, Basses-Alpes,
Basses-Pyrénées, Bas-Rhin, Bouches-du-Rhône, Cantal,
Dordogne, Drôme, Gard, Haute-Loire, Hautc-Vienne, Hératllt,
Gironde, Loire, Lozère, llIe-ct-Vilaine, Nord, Ome, Seine
hlférieure, Var et Vaucluse aussi bien que dans les grandes
villes de Bordeaux, Lyon el Marseille, voir AN . FI bIT Ariège
1 ~ FI bU Basses-Alpes 1 ~ 17 1 bIT Bas-Rhiu 2 ~ FI cm Aveyron
7 ; FI cm Bouches-du-Rhônc 7 : FI cm Drôme 2 ~ FI cm
Gironde 5 : FI cm Lozère 5 ~ FI cm Tam 5 ; FI cm Var 6 : F7
3659 Bouchcs-du-Rhône (4) ~ F7 3681 Haule-Loire (5) ~
1'77098, 7102, 7105, 7109, 7113 , 7134u, 7140, 7172, 7186 :
F9 552 (Loirc) ; F9 626 (Basses-Pyrénées) ~ F9 690 (Seille
Illfériew'c) : AG. B 13 45, 48 : Archives mWlicipales dc
Bordcaux, D 167, 168 ; A M 2n arts. 5-7.
- 867 -
�LA RÉPlJBLlQUE DmECTORlALE
politisée que la garde nationale, et qui prenait part aux
débordements COlllillis dans le Midi 16 .
Dans un tel climat politique, les administrateurs locaux
n'avaient d'autre recours que de demander une force
extérieure pour les aider à faire exécuter les lois de la
République. En effet, la demande de troupes militaires,
fréquemment réitérée par les administrations départementales
et municipales, ainsi que les tribunaux criIninels et
correctionnels, formait un Ûlème dominant de la
correspondance officielle du Directoire J7 . Non pas que les
demandes d'intervention militaire pour rétablir l'ordre aient
été spécifiques à cette période: l'utilisation de troupes dans
les différentes conununes de Provence était une
caractéristique de la vie politique régionale depuis 1789. Mais
au temps du Directoire, les problèmes d'ordre public,
exacerbés par des années de révolution, étaient devenus si
ingérables que de nombreux administrateurs de Marseille, du
Midi ct de la France entière, admettaient l'impossibilité
d'établir la paix ou de mener à bien leurs fonctions sans une
«force imposallte»IH. Tout au long des almées directoriales, la
16 - A l'instar de la Garde Nationale ct de Ilombreuses aulres
insLitutiolls du Directoire, la gendannerie n'a pas reçu autant
d'attention de la part des chercheurs qu'elle le mériterait. Des
infonnatiollS importantes sur la gendannerie en provillce
peuvent être trouvées dans plusieurs séries dans les Archives
nationales el cellcs de l'Année de Terre. Voir pour W1 modeste
échantillon : AN., C 490 (:l13) : FI bU Corrèze 1 : FI bU
Landes 1 : 1"1 bU Yonllc 1 ; 1"7 3681 Ilaule-Loire (5) : F7
7109 ; F7 7141 : F77186 : F7 7152 : [,77095 ; 1'9 552
(Loire); MIII 144a ; 13H18 Aisne 92 : B1318 FiIùstère 311 ;
A.G . 813 45, 52, 56, 62 , 72, 102. Jullien et Mechin, Mémoir/1s
slIr 1/1 Midi ... , p. 68.
17 - Pour ce Ulèmc prestlue omniprésent, dans lu correspondance
directoriale, voir : A.N. FI bU Morbihan 1 : fI cm ôles-duNord 10 : FI cru Gironde 5, 7 : FI cm Saône-el-Loire 1: F7
3694 Vauc10use (1) : F7 7093 : 1' 7 7098 : 1'7 7148 : F9 42 :
8B 18 Aisne 92 : BB 18 Bouches-du-Rhône 179 : BB 18 Loirct
454 ; A.G. El 13 73: A.D. BDR L. 134 : ACM 4025.
18 - A.N. , FI blT Iluule-Loire 1 ; F7 4268 : F7 7098, 7133, 7301 :
81318 179 : 1'9 40 : AO. 131376 : AD. I3DR L148, L 276,
L 3000 : ACM fi) J 8, 4025 .
- 868 -
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
demande d'tIlle «force imposante» resurgissait avec une
fréquence alarmante, notamment dans la huitième division
nùlitaire, triste témoignage de l'incapacité du gouvernement
local à traiter efficacement la multitude des problèmes d'ordre
public, et avant tout la lutte des factions et la violence
politique.
Les
cOlmnandallts
militaires eux-mêmes
proclamaient leur incapacité à contrôler la violence des partis
et à maintenir la paix sans troupes supplémentaires, surtout à
l'approche des élections, une période de crise toujours
redoutée, à juste titre, car souvent génératrice de violence 19.
Les problèmes posés par la faiblesse des ganùsons et le
nombre d'hommes de troupes inadéquat eh-posaient les
divisions, la huitième autant que les autres, à des dangers
incalculables. En partie à cause du nombre linùté de
militaires en France pendant les premières années du
Directoire, et en partie ù cause des besoins pressants de devoir
mener une guerre à l'étranger, le gouvernement répondait
avec une difficulté croissante aux demandes répétées de
troupes émanant de l'intérieur du pays. La proximité pour la
huitième division 'militaire de la campagne d'Italie la privait
régulièrement de troupes fort nécessaires2o . En fait, les
demandes insistantes de l'armée d'Italie signifiaient que le
nombre d'hommes de troupes fluctuait considérablement
pendant la période. A Marseille, l'état-major de la division
dénombrait en moyenne 500 à 600 hommes de troupes, même
si ce nombre variait de 300 à l 200 21 • Les troupes n'étaient
pas non plus réparties équitablement au sein de ln division :
Marseille était considérablement avantagée avec 75 % des
2 000 hommes de troupes en moyenne qui sillonnaient les
divers départements de la division, laissant nombre de
COlllinunes plus modestes avec tUl nombre de militaires très
insuffisanl 22 • Mais quel que soit le nombre d'hollunes
19 - AN., F7 7214, 1'7 7301 ; AG. BD 45 , 50, 56,79.
20 - AG. BD 46, 52,72, 100; AD. BDR L U5 ; ACM 4D57. Le
départ des troupes pow' l'Italie était fréquemment ùécrit dans la
presse locule. Voir J. M., 29 vend. an IV, 6 venù. IV ; 13 genn.
UJ1 IV ; 23 genn. UII IV ; 29 [rue. an IV.
21 - AN., F7 7347, F7 7694 ; AFill 147 ; A r. 70, 102 ; ACM
4D25.
22 -AN., FI
cm Var 6 ; AFIll148b ; AG. B*3 119; BI3 72, 77.
- 869 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
stationnés à Marseille ou ailleurs, leur nombre était jugé
insuffisant par les autorités civiles conune militaires23 .
Pour les autorités civiles et militaires, de Marseille ou du
reste de la France, la formtùe était simple : les troupes
ramenaient le calme, leur absence invitait au désastre. Toutes
les autorités restaient persuadées que la tranquillité était
directement liée à la disponibilité des troupes. En réalité, leur
présence était essentielle à la stabilité politique et à l'ordre
public. «Marseille est tranquille grâce aux militaires»,
remarque le journaliste marseillais Beaugeard, faisant écho ù
un sentiment exprimé par de nombreux officiels du
gouvernement et des conullandants nùlitaires, dans le Midi et
dans le pays. Ainsi, l'arrivée de troupes était généralement
accueillie avec autant d'enthousiasme que leur départ était
ressenti avec effroi 24 .
Mais dans des villes et des régions où les factions
politiques étaient e>..irêmes, même la force ne suffisait pas. Ce
qu'il faJlait, c'était «une force neutre et étrangère à toutes les
factions», capable de s'interposer entre les partis. Le 8 prairial
an V, le commissaire du pouvoir exécutif du Bureau Central
de Marseille expliquait au ministre de la police générale
qu'une «puissance armée neutre était nécessaire dans un pays
où toutes les passions sont souvent en présence»25.
Néanmoins, avec des commandants militaires et des troupes
aux convictions politiques souvent. bien ancrées, le désir de se
23 - Que ce soil à Marseille, ù Bordeaux ou Lyon, en Provence ou en
Nonnundie, 011 déplorait toujours le nombre insuflisunl de
troupes considérées comme indispensables pour le maintien de
ln sOreté publique. Voir A.N. FI cDJ Bouches-du-Rhône 7 ; Fl
cm Gironde 5 ; f7 7093 , 7098, 7186 ; A.G . BB 47, 75 , 77.
24 - A.N ., F7 7227, P7 7269, F7 7301 , F7 7440, F7 7534 ; B818
Vaucluse 890 ; A.G. B 13 50, 52, 70, 72, 73, 74, 76, 77, 99,
100 : AI). BDR L 148, L 3001.
25 - ACM 4D 28.
- 870 -
�La question de l'ordre publil> et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
doter d'une force neutre restait très utopique, un idéal loin
d'être atteint26.
Or, l'expression suprême du règne nùlitaire était l'état de
siège. Comme tant d'autres éléments du Directoire, l'état de
siège était un héritage d'une époque antérieure de la
Révolution. La législation officielle définissant l'état de siège
date du 10 juillet 1791 et ne comporte qu'un article,
l'article 10, noyé dans des règlements généraux concernant la
conservation et le classement des places de guerre et postes
militaires, la police des fortifications et autres objets. «Dans
les places de guerre et postes militaires, lorsque ces places et
postes seront en état de siège, toute l'autorité dont les officiers
civils sont revêtus par la constitution, pour le maintien de
l'ordre et de la police intérieurs, passera au conunandant
militaire, qui l'exercera exclusivement sous sa responsabilité
personnelle» 27 .
26 - L'exemple des généraux de la huitième division est à œ litre
révélateur. Les carrières militaires - et poliliques - de
nombreux conunandanls de celle division tels que Puget
Barbantane, Willot, Sherlock, Pille, Treich illustrenl bien les
différentes oplions politiques offertes aux militaires de
l'époque. Voir en partiwlier 1. Devlill, «A Problem of
Royalism : General Amédée Willol and Ule French Directory»,
, XXXIII, 1989, p. 125-143 ;
Renaissance anci Modem L~'tldies
P. GuITarel, «Le gouvemement du général Willot à Marseille
(mars 1796-mai 1797)), La Révollltion fral/çaise, LXV, 1913,
p. 133-166 ; B. Gainol, «Le général Treich-Desfarges.
Pratiques politiques en Corrèze sous la Révolution», NOllveal/x
chal/tiers d'histoire révollltiol/I/aire. Les fl/stitlltions et les
ffommes, Paris, 1995, p. 145-159 ; P. Pouhaer, «Un vieux
soldat dans la tourmente : le général Moynal d'Auxon à Toulon,
1796-1797», BlIlIetil/ dl/ Viel/X TOl/lol/ , 1937 ; PugelBarhanlane, Mémoires dll Lielltenal/t-gél/éral PlIgl!t
Barballlal/l! pl/bliés par lili-man/l!, l aris, 1827.
27 - Décret cOl/cernal/t la conserva/iol/ e/ le clas,velllel/t des places
dl! gllerre et postes militaires, la police des fortificatiol/s et
all/"l!sohjetsyrela/ifs, 10juilleI1791.
- 871 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Cette mesure, qui subordonnait strictement l'autorité
civile à l'autorité militaire eu matière de police et d'ordre
public, était rarement utilisée pendant l'Assemblée législative
et les premières alliées de la Convention, excepté comme une
politique défensive dans des villes frontières en danger
comme Lille, ou des villes menacées par les invasions COllune
Troyes. Et tandis qu'en l'an II, sous la Terreur, les
représentants en mission disposant de pouvoirs illinùtés,
utilisaient leur autorité pour placer de nombreuses villes
fédéralistes conuue Lyon, Toulon ou Marseille «en état de
siège», c'est sous le Directoire que cette mesure fut la plus
utilisée, comme partie intégrante d'une politique générale
visant à contrôler les régions troublées du pays, grâce aux
militaires. De l'an IV à l'an VII, des centaines de villes,
surtout dans l'ouest et le sud, notamment Montpellier,
Montauban, St-Brieuc, Nîmes et St-Etiellie, ont été placées à
diverses époques sous l'autorité militaire ; quelques-unes plus
d'une fois, conune Lyon, Aix et Avignon2K •
Cependant, depuis le début, le Directoire et ses
ministres, tout comme ses généraux et les officiers du
gouvemement, considéraient l'état de siège comme une
«mesure extrême», un «remède violent», une mesure
extraordinaire et de circonstance, à appliquer uniquement
dans des cas exceptionnels, ct avec modération, comme un
moyen salutaire ct temporaire pour rétablir l'ordre el calmer
29
l'agitation . Au nom de la sécurité publique, le Directoire
plaçait les villes agitées en état de siège quand les moyens de
police ordinaires étaient cOllsidérés comme insuffisants pouf
maintenir l'ordre et faire appliquer les lois 3o . Ou bien alors, le
Directoire autorisait les conunandants de division - comme
Pille en Vendémiaire de l'an VI dans la huitième division - à
28 - A Debidour, Rt.!cl/t.!j{ dt.!s ac/t.!s dl/ dirt.!c/oirt.! I.!XJC IlIlf, 4 vol. ,
Paris, 19 10- 19 12, 1, p. 66 1-662 ; AN .
Lü, Il , 12 ~
F7 4372 ~ F7 7329 ~ A.G . 73, 76, 78,80, 97 ~ C 18 80.
29 - A.N. F7 7076 ~ F7 7179 ; BB I8 182 ; A.G. BD 48, 66 .
30 - A.N. FICIll Ardèche 7 ; AG. BI3 93, 97.
AFm·
- 872-
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siége
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
mettre des villes en état de siège quand il le jugeait
nécessaire, si les circonstances l'exigeaient31 .
A leur tour, ces généraux déléguaient souvent cette
responsabilité à d'autres généraux sous leurs ordres dans la
division qu'ils commandaient. Durant le Directoire, les
commandants militaires utilisaient beaucoup ce pouvoir,
surtout dans la huitième division où, souvent à la demande du
département, toutes les villes importantes et un grand nombre
de petites communes étaient mises en état de siège
directement par les militaires sur place, avec l'approbation du
Directoire32 .
Marseille était déjà en état de siège au début du
Directoire. Comme Lyon et d'autres villes, elle avait été
déclarée en état de siège en l'an II, à la suite de la révolte
fédéraliste. Plus précisément, Marseille a été déclarée en état
de siège le 8 Frimaire de l'an II par un arrêté de Barras et de
Fréron lors de leur mission à Toulon - une mesure politique
acceptée volontiers; voire même avec enthousiasme par la
société populaire et les autorités révolutionnaires de la ville33 •
Par son décret du 7 pluviôse de l'an m, la Convention
nationale ordomulÎt que Marseille restât en état de siège34 . En
effet, la levée de l'état de siège de Marseille n'avait jamais été
sérieusement contestée jusqu'au Directoire. L'établissement du
régime constitutionnel souleva la question de la légitimité
véritable d'une ville en état de siège. Dès lors qu'tUle ville
31 - AN. F7 7435a, AG. BD 71. Avec l'aval du Directoire, Pille a
mis plusieurs villes en état de Siège : Orgon, Tarascon,
Avignon, Martigues, Lambesc, Trets, GardwUle, Roquevaire,
Auriol. Voir AG. B13 71 , 72.
32 -AG. BI3 52, 73 ;A.D. BDRL 92, 137.
33 - AD. BDR L 376 : Marseille fut déclarée en état de siège par un
décret des représentants eH mi ssion : Fréron, BalTus,
Robespierre jeune, Salicetti et Ricord le 8 frimaire an lI. Ce
décret fut signalé dans le principaljoumal jacobùl de l'époque,
JOl/mal Répllblicain d~
Marseille et des Départements
Nléridional/x, 11° 28, 12 frimaire lI, sous la direction
d'Alexwldre Ricord et Sébastien Lacroix.
34 - ACM 13D art. 20.
- 873 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
était en état de siège, elle était par définition sous contrôle
direct en matière de pouvoir militaire et de police, et ne
fonctionnait jamais complètement comme la Constitution
l'avait prévu35 . L'état de siège n'a d'ailleurs jamais été
mentionné dans la Constitution de l'an III. Mais le Directoire,
qui n'a jamais douté de son bon droit dans ce domaine, a
utilisé ces mesures dans les départements de l'ouest en
l'an IV36 . L'existence d'une ville en état de siège au début du
Directoire semblait doublement problématique : non
seulement elle n'avait jamais été officiellement déclarée en
état de siège par le Directoire lui-même ou par l'un de ses
généraux, mais en plus l'acceptation de la Constitution
impliquait le rejet des institutions révolutionnaires et des
mesures exceptiOlUlelles conllue l'état de siège.
Stanislas Fréron, envoyé en mission à Marseille au début
de l'an IV, pour une mission qui suscitait elle-même, des
débats passionnés concernant sa légitimité constitutionnelle,
s'est senti obligé d'interroger le Ministère de l'Intérieur à
propos du statut de l'état de siège à Marseille ct dans plusieurs
autres villes du Midi: «cet état de siège, demande-t-il, cesset-il par l'application de la constitution '7»37 Fréron était luimême persuadé de sa nécessité à Marseille, aussi bien que de
celle d'une présence militaire forte dans (<un pays où les
passions sont exaspérées, où les torts sc sont de part et d'autre
multipliés». «Je suis convaincu, dit-il, que pendant quelque
35 - Conune le Ministère de la Police Générale le [ail remarquer aux
conunissaires du Bureau Central en l'un IV, <<l'élat de siège
change la nature des choses et donne une aulorité plus directe
et plus générale uu militaire par tout ce qui tient ù la
tramluillité et ù lu sûreté publique».
36 - A. Debidour, Recueil des actes.. .,1, p. 622-623.
37 - Après lu terreur blunche du printemps et de l'été 1795, rréron
fut envoyl! en mission dans les départements des Bouches-duRhône, Drôme, Vaucluse, Var et lard pur décrets de la
convention nationule des 18 et 20 vendémiaire rul IV. Aulurd,
Recueil des acle.\" dl/ comité de Salrll PI/blic, 28 vol., Puris,
1889-1918, XXVlil, p. 325,389-390.
- 874-
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
temps encore il faut que l'autorité militaire soit interposée
entre les deux partis»38.
Quelle que soit sa validité constitutiOlmelle, il est
indéIÙable que la mise en application de l'état de siège dans
une ville aussi importante que Marseille où des factions
menaient une lutte aussi obstinée, facilitait le contrôle de la
cité par une autorité extérieure à la ville, conune Fréron, à
condition d'avoir le soutien des militaires. Bien que la
mission de Fréron ait changé le climat politique de la ville,
sinon celui de la région, son rappel, en Pluviose an IV, n'a
pas modifié l'attitude du Directoire concernant l'état de siège
à Marseille39.
Avec l'organisation officielle de l'admiIÙstration
municipale en prairial an IV, et sa division en trois
municipalités coordonnées par le bureau central chargé
constitutiolUlellement de la police, la question de l'état de
siège a été remise à l'ordre du jour40 • L'arrivée de Willot à
Marseille au début de fructidor an IV, en tant que Général en
chef de la 8e division militaire, a ravivé avec plus de force
que jamais auparavant, le problème de l'état de siège. Nommé
par le Directoire probablement sous l'influence d'une
38-AN.F77133 .
39 - La seconde mission de Fréron, fortement contestée, a largement
contribué au regain de la puissance des jacobins à Marseille
ain~
que dans d'autres endroits de la région. Rappelé le
7 pluviôse an IV par le Directoire exéwtif, Fréron est pourtant
resté dans la région jusqu'à la lin de genniual an IV. Pour le
- lm récit
récit, ù juste titre célèbre, de sa propre mi~son
indigllé, accusateur, de loin l'interprétation jacobine des
voir S. Fréron,
événements la plus conséquente qui
Mémoire historique sur La Réaction Royale et sur les
Massacres dl/ Midi, Paris, 1824.
40 - Selon les lois du 21 fructidor an ID (arl. 10-12, 24) et
19 vendémiaire rul IV (art. 9), et les articles 183 et J84 de la
Constitution de l'an III, les COIlUnWleS de Bordeaux, Lyon el
Marseille doivent être divisées en trois mwùcipalités avec un
Bureau Central chargé des objels jugés indivisibles, de la
police et des subsistances. Les trois 1I1wùcipalités de Marseille
furent installées le 2 prairial rul IV. AN. FI bIT Marseille 16.
mt -
- 875-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
députation fortement conservatrice des Bouches-du-Rhône,
Willot avait des convictions politiques opposées à celles de
son prédécesseur et à celles du personnel mU1ùcipal et
judiciaire de la ville4!. La plupart de leurs membres étaient
d'anciens jacobins, parnù lesquels figuraient des terroristes
reCOillms, qui monopolisaient le pouvoir dans la ville. Malgré
sa volonté affichée de neutralité et d'impartialité, Willot a vite
révélé dans ses actions son anti-terrorisme viscéral et sa fenne
conviction que la seule faction dangereuse pOlU la ville et
pour la région était le parti anarclùste42 . Quelques semaines
après son arrivée, il prit une série de mesures fermes visant à
réduire l'emprise de celte faction sur la ville. Ces mesures ont
provoqué de violentes réactions qui eurent des répercussions
dans tous les nùrustères du gouvernement. De même qu'elles
ont suscité un grand débat concernant l'état de siège dans la
ville, ces mesures ont signé l'entrée de Marseille dans une
période où les conflits civils et militaires ont été les plus
vimlents de son lùstoire révolutiOIUlaire.
Selon WiIlot, la colonne mobile, lille branche récenunent
créée de la garde nationale, était dominée dans tout le
département des Bouches-du-Rhône par «l'esprit de parti» et
composée d'anciens terroristes soupçonnés d'avoir commis des
excès et semé des désordres. Cette «arme meurtrière» conuue
il. l'appelle, constituait essentiellement une force illégale
indépendante de l'armée, «un instnnnent de passion et de
ressentiment» ~3 . Sa décision de dissoudre la colonne mobile
dans le département ainsi que la destitution précipitée du
41 - Amédée Willot [ulnommé par le Directoire comme général de
èll1e
division militaire le 7 t11ermidor an IV. AD. BDR
la 8
L I21.
42 -AG. B I3 53 .
43 - A.N. F7 4268 ; ACM 211 art. 31. La colonne mobile,
détachement de la Gurde Nationale Sédentaire, fut créée par le
Directoire à la suite de l'arrl:té du 17 Ooréal an IV. Fondées
afin de mieux assurer la tranquillité publique, le!> colonnes
mobiles onl souvent été considérées aussi bien pur les autorités
civiles que militaires COllune source de désordre plutôt que
d'ordre pendant toute la période du Directoire. Et ceci
notamment druls wle région aussi politisée que le Midi.
- 876 -
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Mar:>eille
concierge de la prison de la ville, un ancien jacobin llolluné
par Fréron, a soulevé un concert de protestations de la part
des officiers municipaux et des sympathisants jacobins qui
voyaient dans ces actes une violation flagrante de la loi et un
empiétement de l'autorité militaire sur l'autorité civile44 . Des
pétitions émanant de simples citoyens accusaient Willot
d'avoir procédé à des arrestations arbitraires, persécuté des
républicains, abusé de son pouvoir - bref, d'avoir imposé un
despotisme militaire dans l'intention de détruire la
République 45. Willot, pour sa part, a lancé une vigoureuse
campagne dans le but d'épurer les autorités en place et la
garde nationale, conditions indispensables, insistait-il, pour
réanimer la vie civique et restaurer l'ordre public46 . Malgré
ses déclarations répétées en faveur d'une collaboration étroite
et soutenue entre les autorités civiles et militaires - et sur ce
point il reflétait l'attitude générale du Directoire, constante
durant toute la période - la conduite politique de Willot et ses
Ïlmombrables accrochages avec les autorités constituées de
MarseilJe ont fait de cehù-ci le commandant militaire du
Directoire qui a le ' plus fait parler de lui, après Bonaparte,
dans les journaux de l'époque. La presse parisienne néojaCObine telle que L'Ami du Peuple, Le Journal des Hommes
Libres, La Sentinelle s'est mise à critiquer avec une
implacable vinüence les mesures hautement controversées du
Général Willot, en le traitant de «tyran militaire», «Roi de
Marseille», de «Roi du Midi», de «despote du Midi»47.
Caustique et acharnée, la presse parisielule n'a pas hésité à
accuser Willot d'avoir sciellunent fait avancer la cause de la
contre-révolution par sa violation ouverte et flagrante de la
constitution48 • Non moins vigilant, le journal marseillais local
44 -AN. F7 7185 ; ACMID 24 ; 4 D 20, 4 D 25 .
45 - AN . F7 4231 , F7 4268, F7 7191 , F7 7210.
46 - AN. F7 7155a, F7 7158, 1'77186, F7 7194 ; AG. B13 48, 53,
59.
47 - Le JOl/rnal d(!s Hommes Libr(!s, 23 niv. ail V, La S(!ntil/e/le,
23 frim. an V, L'Ami des Lois, 2 pluv. un V.
48 - Voir, entre autres, L(! JOl/rnal d(!,\' Hommes Libres, 17 vend.
an IV, 2, 18, 20 brwn., 15 frim. an V : La Sel/tinelle, j 5 vend.
un IV, 27 rrim. an V ; L'Ami des Lois, 5, 11 vend. an V,
22 brwn. un V, 16 niv. aIl V.
- 877 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
l'Observateur du Midi dirigé par l'ancien terroriste et membre
du comité de surveillance de la ville en l'an Il, Peyre Ferry
fils, a pris Willot, et l'état de siège, conune cibles des
nombreuses critiques qui émaillent son journal49 .
Trois mois après l'arrivée de Willot, à la fin de brumaire
an V, une pétition, signée par au moins 8 000 citoyens
marseillais, a été adressée au corps législatif pour demander
la levée de l'état de siège de la ville et l'établissement du
régime C0J1stihltionneI5o . Selon les pétitionnaires, l'état de
siège représentait ml vestige anachronique, illégal et injuste,
hérité du régime révolutionnaire dont le but était de placer
Marseille sous la tyrannie arbitraire d'un seul militaire, qui
était alors à même de contrôler l'administration civile. Cette
pétition, envoyée au Conseil des Cinq-Cents, a attiré
l'attention de la presse locale et nationale, et provoqué des
débats houleux et prolongés au sein du corps législatif, dans
les ministères et au Directoire même 5l . Une seconde pétition,
opposée à la première, et portant elle-même des milliers de
signahlres, envoyée au corps législatif, demandait la
conservation de l'étal de siège et du régime nùlitaire à
Marseille; les signataires mettaient en avant la Vlùnérabilité
de la ville face aux Anglais, actuellement en Méditerranée, el
envisageaient l'état de siège eomme un contrepoids à la
domination de la garde nationale, alors elle-même dominée
par le parti anarclùste dont l'influence néfaste pourrait être
neutralisée seulement par une forte présence llÙli taire52 .
Willot lui même se prononça sans équivoque pour le maintien
49 - L'Observateur du Midi, 10 Cruet. fIl1 IV, 16 fruet. un IV,
26 Cruet. an IV, JO vend. 011 V, 20 vend. U1I V, 22 pluv. an V,
30 pluv. un V. Voir aussi sur ee Ulème notre urticle «La guerre
des plumes», A.fI.R.F.. n° 2, J997. p. 235-236.
50 - A.G . B 13 52.
51 - J. M. 16 frim . fIl1 V, 19frim. a11 V. 26 frim. an V. 29 frim.
an V ; Observaleur du Midi, 6 [rim. fIl1 V, 16 frim . an V ;
Journal des [[omm es Libres, 27 brwn. I1ll V ; Le MOl/ite/lr,
2 fTim. an V : Le Messager d/l Soir, 29 bnun. 1111 V : Gazelle
Natiol/ale, 29 brum. fIl1 V ; Le Gardiell de la COt/stilutiOI/ ,
29 brwn. an V : Debidour. Recueil des acles ...• IV, 316.
52 - A.N. F7 7214 ; A.G. B 13 53.
- 878 -
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
de l'état de siège à Marseille. TI estimait que lever l'état de
siège prématurément, avant d'avoir purgé les municipalités, le
Bureau Central et la Garde Nationale - tous instruments de
faction - engendrerait des malheurs incalculables pour la ville
et la région53 .
La lutte de pouvoir entre Willot et les autorités
constituées de Marseille autour de la question de l'état de
siège a duré plusieurs mois au cours de l'an V. Willot accusa
le Bureau Central et les mmucipalités de faire délibérément
preuve d'obstruction et d'être alùmés de sentiments partisans
absolus 54 . En revanche, les autorités constituées accusaient
Willot de fomenter la contre-révolution et de se servir de l'état
de siège pour paralyser l'administration civile55 . Au centre des
débats était la question des attributions respectives des
autorités civiles et militaires. Les limites de chaClme dans les
villes en état de siège n'avaient jamais été définies par une
législation quelconque, ce qui laissait le champ libre ù
d'interminables conflits. Willot, tout conune le Bureau
Central, constatait que l'absence de séparations claires enLre
les différents pouvoirs entravait leur action. Malgré le désir
de coopération entre Willot et les autorités civiles, ce manque
de limites bien marquées entre les pouvoirs de chacun a
fortemenL compromis les e1Jorts répétés du Directoire pour
créer une interaction harmonieuse entre les autorités civiles et
militaires 56 . A l'insLar du rappel de Fréron, le départ de WilloL
de la 8'''"0 division militaire pour le Conseil des Cinq-Cents
n'a en rien modifié l'attitude du Directoire ù l'égard de l'état
de siège à Marseille. WilloL lui-même avait fréquemment lniS
d'autres villes en état de siège, surtout avant les élections,
57
dans les Bouches-du-Rllône, le Var eL le Vaucluse . En
quittant la ville, Willot n'a fait que réaffirmer la nécessité de
53 -A . BI3 52.
54 - AN. F7 72 14, fi7 7218 ; AG. B 1352,53,56, 58.
55 - AN. F7 7197 ; ACM 4D 32.
56 - A.N. Bl:l18 180 ; AG. BI3 48, 61 ; ACM 4D 20, 4D 25, 4D 32,
4D 37, 4D 57.
57 - AG . BB 58 ; A.D. BDR L 86.
- 879 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
laisser Marseille en état de siège, COlmne seul moyen de
maintenir l'ordre dans une ville aussi agitée5H .
Après les élections de Germinal, le corps législatif
récenunent renouvelé, non seulement remettait en question,
mais limitait le droit constitutiOlUlel du Directoire d'utiliser
l'état de siège. Au début de Themùdor, par une motion
d'ordre de Mayeuvre, la possibilité dont dispose le Directoire
d'utiliser l'état de siège est directement attaquée. D'après ses
détracteurs, ce pouvoir rappelait trop le régime
révolutionnaire et ses pratiques tyranniques et arbitraires.
Moins d'une semaine après, des COl1urussions étaient fonnées
pour exmruner l'usage de l'état de siège. Dans une série de
rapports, les députés ont argumenté que le droit du Directoire
à mettre les villes en état de siège sans l'assentiment du corps
législatif était potentiellement dangereux pour la liberté
publique59 .
Les idées de la commission ont été concrétisées dans la
résolution du Conseil des Cinq-Cents du 21 Thenrudor, ellemême déclarée loi le 10 Fmctidor an V par le Conseil des
Anciens. Pour la prelruère fois depuis 1791, cette loi
définissait ct restreignait la mise en application de l'état de
siègéo. Désormais, les COlmnUIlCS de ['intérieur du pays ne
pouvaient êtrc llÙses en état de siège que dans le cas d'une
5R - A.N. F7 7259 ; A.G. B 13 63.
59 - Motion d'Ordre de Mayellvre, sl/r la jaclIlhl donnée par le
Directoire arl général commandallt la jorce anllée dalls le
déparlemelll du Rhôlle de déclarer la comm w/rJ de Lyoll ell état
de siège, 6 thermidor V ; Rapport jait par Chateallvieux ail
nom d'lIl1e commissioll chargée de ['examell de la résolutioll
relativl.! à la mise ell état de siège des COlllfllllt/rJS de la
Répllblique, 10 thermidor V; Rapportjail par Jorll'dall (de la
lIaute-Vienlle), al/ lIom d'fil/(! commissioll composée des
représentallts dl/ peI/pie Mayel/vre, Siméon, Vasse, C'haballd &
JOl/rdan, chargée d'examiller si la mise !JII état de siege est IIl1e
mesure qlli puisse COli corder avec l'esprit & les prillcipes de la
cOllstillllioll, 21 thermidor V.
60 - Loi ql/i détermille la manière dOllt les COri/lilI/lieS de l'illtériel/r
pOl/l'roll 1 être mises ell état de gl/erre ou de siège,
10 jn/clic/or V.
- 880 -
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
invasion par un ennenù ou des troupes rebelles, et le
Directoire devait y être autorisé par une loi du corps législatif.
Cette législation limitait considérablement les pouvoirs du
Directoire sur le contrôle intérieur du pays. Mais, comme tant
d'autres amendements législatifs de l'été 1797, elle aura été de
courte durée.
Le coup d'Etat du 18 Fmctidor an V a grandement
renforcé l'autorité du Directoire: la loi du 19 Fructidor an V
avait donné à celui-ci des pouvoirs sans précédent ainsi
qu'une alarmante force coercitive, qu'il s'est empressé
d'exercer sur de nombreux aspects de la vie nationale.
L'article 39 de cette loi investissait officiellement le
Directoire, pour la première fois, du droit légal et libre de
mettre les COllUUlmeS en état de siège. Dès l'an VI, le
Directoire a eu amplement recours à ce droit, de façon plus
agressive ct plus étendue encore qu'auparavilllt. De
Vendémiaire à Floréal, le Directoire a placé dix villes en état
de siègé J • En l'an VII, en outre, l'état de siège a été appliqué
tI plusieurs villes d'dns au moins 26 départements couvrant
13 divisions militaires ; en Ardèche, pour citer un cas
extrême, il a été projeté de mettre 150 communes en état de
siège, mais ce nombre a été réduit finalement à 1662 .
L'existence de l'état de siège ,1 Marseille n'a jamais été
sérieusement remise en question et pratiquement tous les
commandants militaires évoquaient sa nécessité à Marseille.
Cela ne signifie pas que les conflils entre les autorités civiles
ct militaires aient disparu ; au contraire, ,) Marseille et dans le
reste de la France, les autorités civiles et militaires ont
continué à se plélindre chacune de leur côté, mais avec moins
d'intensité qu'auparavant à Marseille. Après Fructidor et
pendant l'an VI et l'an VII, l'état de siège a été accepté autant
par les autorités civiles que militaires comme lll1e sorte de
modus vivendi pour [aire [ace aux problèmes d'ordre public,
6 1 - f7 4372 : F7 7329 : AF[j]* 10, II : A.G. B I3 76, 77, 78, 80.
62 - I\.U. 18 80.
- 881 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
en particulier l'augmentation massive du brigandage dans
toute la région à partir de l'an VII63 .
L'état de siège à Marseille a survécu au Directoire.
Réduit sous la Terreur, il a duré jusqu'au Consulat,
constituant l'application la plus longue et la plus
ininterrompue de cette mesure extra-constitutionnelle dans
l'histoire de la Révolution. Son retrait en Ventôse an VIII a
mis fin à six ans de contrôle militaire sur la ville. Son emploi
prolongé à Marseille et son application étendue ailleurs en
France témoignent parfaitement de la difficulté du Directoire
à gouverner la France exclusivement par la police ou par la
garde nationale et la gendannerie. Mais l'emploi de la force
militaire pour faire régner l'ordre, et particulièrement à
Marseille, n'était pas exempt de problèmes. Parfois, il
semblait aux autorités civiles et militaires, surtout en présence
de commandants controversés comme Willot, que l'état de
siège créait autant de problèmes qu'il en résolvait. Il ne fait
aucun doute, toutefois, que l'utilisation de l'armée cn tant que
contrôle dcs crimes, du jeu, de la violence, très souvent liée à
la lutte des factions, bien qu'eUe fût rarement Wle réussite
totale, a contribué à maintenir l'ordre dans l'une dcs villes les
plus troublées de France, el dans l'lUle de ses régions les plus
mouvementées.
63 - La recrudescence du brigandagc au sein de la 8ème divi sion et de
la région est spectaculaire pendant la seconde moi tié du
Directoire et les premières aImées du Consulat. Voir sur ce
problème M. Agulholl, La Vie Sociale en Provence intérieure
au lendemain de la RJvolution, Paris, 1970, p. 369-404 ;
P. GaITarel, «Les chauITeurs provençaux en 1798 et 1799»,
Annales de Provence, 1909, p. 48-80 ; M. Iafelice, <<Les
Barbets des Alpes-Maritimes. Origines cl Caractérisation du
Barbétismc», dans F. Lebrwl et R. Dupuy, éd., Les Resistances
à la Révolution , Paris, 1987, p. 126-132 ; G. Lewis, «Politicnl
brigaIldage and popular disnITeclion in the soulheasl of France,
1795-1804», dans C. Lucas el G. Lewis, cd., Beyond the
Terr·or. Essays ill Frellch Regional alld Social Jfi
~ .. tOfy.
1794-
1815, Cambridge, 1983, p. 195-23 1 ; R. Maltby, (<Le
brigandage dans lu Drôme, 1795- 1803», Bulletill de la SocitJte
d 'A rcJlI!ologie et de Statistiques de la Dr6me, 79, 1973, p. 11 6134 .
- 882-
�La question de l'ordre public et la politique de l'état de siège
à Marseille pendant le Directoire à Marseille
L'ampleur des problèmes posés au maintien de l'ordre
public était, de toute évidence, momUllelltale, en grande partie
à cause des luttes de factions continuelles et sanglantes. En
outre, pendant le Directoire à Marseille, les commandants
militaires - Puget Barbentane et Willot entre autres - étaient
loin d'être neutres et soutenaient très souvent la politique des
factions.
En effet, ils faisaient partie intégrante de ces conflits,
ajoutant Wle force militaire à leurs convictions politiques. Les
relations civiles et militaires, conIDIe beaucoup d'autres
choses, sont restées confuses tout au long de la période du
Directoire à Marseille et ailleurs. L'utilisation de l'état de
siège est resté très controversée - une tyrannie pour certains,
une bénédiction pour d'autres. Alors que de bonnes relations
civiles et militaires étaient nécessaires pour rétablir la paix
dans la ville et la région, la vraie solution à ces problèmes se
trouvait peut-être au-delà du contrôle de tout pouvoir
constitué. Car, comme le remarque un administrateur local en
l'an V, «ce n'est qu'avec le temps que le souvenir de nos
malheurs passés peut s'effacer ct l'esprit de vengeance
s'affaiblir» 64.
64 - AN. 1' 77214.
- 883 -
��La commission militaire des Cinq-Cents
et le coup d'Etat du 18 fructidor
Rafe BLAUFARB
Lorsqu 'il prit le pouvoir le 11 bnunaire an IV
(2 novembre 1795), le Directoire exécutif se rendit compte
qu ' il avait hérité de la Convention tille armée qu' il fallait
impérativement réformer. La plupart de ses problèmes - trop
d 'officiers, trop peu de soldats, un système de logistique
incertain et jamais assez de moyens financiers - ét,ùt due à
son expansion fulgurante pendant les premières années de la
guerre. Bien que les armées de la République aient arrêté
l' invasion ct repoussé la guerre en terre étrangère, leur
organisation hâtive, leur composition peu sélective et leurs
proportions éléphantesques en fais,üent un fardeau trop lourd
à soutenir pour l'Etat. On peut même dire que, saIlS les
dépenses militaires qui représentaient près de 90 % du budget
sous le Directoire, l'état financier de la République aurait été
bien plus solide. De plus les officiers réclamaient aussi de
profondes réfonlles. Depuis la chute de Robespierre, les
militaires de profession demandaient un code militaire pour
meUre fin aux «abus et dilapidéllions» subsistants de «son
régime arbilraire» ' . «Des hommes étrangers au métier de la
guerre» avaient remplacé les professionnels et avaient
«subverti l'armée en y introduisant des formes
démocratiques>? Le seul remède était de nommer une
«commission composée de militnires» pOllr s'occuper de «la
révisioll de toutes les lois militaires»1. Approuvant ce courant
1 - Archives Nationales (A. N.), 138 AP 4, «Mémoire sur le
département de la guerre».
2 - A. N., J\F IV 111 5, «Sur l'amlée française».
3 - A. N., 138 AP 4, «Mémoire sur le déportement de la guerre».
La Républiqlle direcloriale, Clerlllol/f-Jt'erram!, 1997, p. 885-895
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
d'opiIÙon, le Conseil des Cinq-Cents fonna une commission
militaire le 4 prairial an V (24 mai 1797), seulement
trois jours après sa convocation.
Bien que la commission dût son existence à des
impératifs professioIUlels, les considérations politiques
n'étaient pas absentes de ses motivations. Ayant produit une
majorité conservatrice, sinon royaliste, les élections de
germinal an V (avril 1797) ouvrirent une période de conflits
entre le corps législatif et le pouvoir exécutif. Le Conseil des
Cinq-Cents en tête, le Corps législatif s'efforça d' affaiblir le
Directoire en le privant de son contrôle sur les institutions
fiscales et militaires de l'Etat. De son côté, le Directoire
exécutif redoubla d' efforts pour s' assurer de la loyauté de
l'armée et élabora des projets de riposte militaire éventuelle.
La crise ne trouva une issue qu'au bout de trois mois, le
18 fmctidor, quand le Directoire exécutif fit <'1ppel aux troupes
réglées pour arrêter les députés opposants.
C'est dans le clim<'1t politique tendu de cet été de l' an V
que le Conseil des Cinq-Cents forma 1<'1 commission milita.ire.
Dans ce contexte, la formation de cette commission constitua
un acte de guerre, engageant une lutte entre le Corps législatif
et le pouvoir exécutif sur un principe constitutionnel qui
représentait un enjeu inunédiat : le contrôle du monopole de
la force armée. François Aubry, futm membre de la
cOlIUllission ct son promoteur, l'a clairement expliqué : «La
création de la force année et son organisation, sont-elles du
ressort du Corps législatif ou de celui du Directoire
exécutif... '1 Telle est la question importante que je présente
en ce moment à la discussion : question qui n' cu seroit pas
une, si le Directoire, depuis son installation ne paroissoit s en
être emparé. En eITet, quelles sont, à l'égard de la force
armée, les fonctions du Directoire '1»4. Telle était la véritable
signi./ication de la commission. En établissant la commission
militaire, les Cinq-Cents contestaient l' autorité du Directoire
exécutif sur les forces armées et annonçaient leur intention de
redéfinir les relations entre les branches législatives et
exécutives du gouvernement. Pour la commission, les moUfs
4 - Aubry, M o/ioll d'ordre ... (4 prairial an V).
- 886 -
�La comnùssion militaire des Cilq-en~
et le coup d'Etat du 18 fructidor
professionnels et politiques étaient donc coexistants,
complémentaires et évidemment inséparables.
La composition de la commission - Pichegm, WiIlot,
Aubry, Gau, Ferrand, Nonnand et Jourdan - reflétait sa
double nature professionnelle et politique. Pichegm et Willot,
élus respectivement président et secrétaire des Cinq-Cents,
étaient les chefs de la conunÏssion. Pichegm avait été sousofficier d'artillerie pendant douze ans avant d' être élu chef
d un bataillon de volontaires en 1792. Avançant rapidement
dans la carrière, il était devenu général et avait acquis une
grande renommée lors de la conquête de la Hollande.
Parallèlement, Pichegnl était devenu un agent secret à la
solde des Anglais. Son collègue, Willot, avait commencé sa
carrière militaire en 1771, comme officier dans les troupes
provinciales. Il était monté en grade pendant la monarchie
constitutionnelle, mais avait été sonunairement destitué sous
la Convention. Réintégré après Thenrudor, il avait pris le
cOllunandement de la huitième division militaire où il avait
acquis Wle réputation d'homme d'ordre ou de royalisteS.
Trois autres membres de la cOlUIrussion - Aubry, Gall et
Ferrand - se caractérisaient également et par des compétences
techniques et par des activités contre-révolutioimaires ; ils
avaient tous été impliqués dans les journées de Vendémiaire.
Aubry avait été Wl officier d'artillerie sous l'Ancien Régime
et était un ex-conventiOl).nel qui avait été arrêté pour avoir
protesté contre l'expulsion des Girondins. Gau était le fils
d' un administrateur militaire d'Ancien Régime, qui était
devenu COIUllùssaire des guerres en 1777. Son projet de code
militaire, qui avait déjà été consulté par le Conseil de la
Guerre en 1788 et le Comité militaire de la Constituante,
allait encore servir de base aux travaux de la cOlUIrussion.
Ferrand était un officier de fortune, devenu général en J793 .
On connaît moins bien NorllléUld, qui avait été nommé
capitaine dans une légion en 1793 et qui avait atteint le grade
de chef de brigade au moment de son élection en germinal
an V. En revanche, le génénù Jourd<l1I était un héros national,
célébré pour sa victoire à Fleurus. Unique partisan du
5 - Sur l' identité politique de Willot, voir surtout les travaux de
Stephen Clay.
- 887 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
Directoire exécutif à siéger à la commission, il fut le seul à
échapper à la proscription du 18 fructidor.
*
Les premières réformes de la commission visaient la
Gendannerie et la Garde Nationale. Prenant comme modèle
l'organisation décentralisée adoptée par l'Assemblée
nationale en 1791, la commission voulait transférer le
contrôle de ces institutions militaires, du Directoire exécutif
aux administrations locales. Si l' autorité de ces forces était
fragmentée, le Directoire exécutif ne pourrait p<lS les utiliser
dans sa lutte contre les Conseils.
Quand la conunission entra en activité, la Gendarmerie
était déjà en proie à lme réduction de cadres (et donc, à une
nouvelle sélection d'officiers), qui avait été décrétée en
pluviose an V par la législature précédente. Le Directoire
avait déjà nonuné à quelques postes d'officiers supérieurs
quand la nouvelIe législature demanda l'abrogation de la loi
de pluviôse et la révocation des nominations déjà faites et
invita la commission militaire à proposer lUle nouvelle
procédure de sélection6. Willot présenta ses recormnandations
le 18 messidor (6 juilletl Il proposa un système de jurys
départementaux, composés de telIe sorte que la voix
déterminante appartiendrait aux élus locaux et aux anciens
officiers du corps. D'après le plan de Willot, le Directoire
devait nommer les officiers supérieurs parmi ceux qui étaient
en activité et ceux qui avaient été destitués par «la tyrannie
décemvirale en 1793 et par les proconsuls envoyés dans les
départemellts» . Pour être éligibles, ces gendarmes destitués
devaient posséder le grade de capitaine depuis L791 , ce qui
limitait le choix du Directoire aux anciens officiers de la
maréchaussée. Les autres officiers devaient être choisis par les
jurys départementaux, formés de deux officiers supérieurs
nommés par le Directoire exécutif et de quatre élus locaux.
Avec de tels jurys, le Dircctoire exécutif n' aurait que très peu
6 - Delarue, Mo/ioll d ·ordrt!... (27 pruiriul an V).
7 - Willol, Rapport.. . SIIt' l'organisation de /a Gendarmerie
(18 messidor un V).
- 888 -
�La conunission militaire des Cinq-Cents
et le coup d'Etat du 18 fructidor
d'influence sur la recomposition de la Gendarmerie. Ses
nouveaux officiers devaient recevoir leurs places de leurs
supérieurs immédiats, soit civils, soit militaires, et non pas
des mains du gouvemement à Paris.
Se voyant menacé par ce projet, le Directoire exécutif
demanda au Conseil de laisser subsister la loi de pluviôse8 .
Sans vrais représentants du pouvoir central, les jurys <<ne
pouvant pas avoir les mêmes connaissances que le Directoire
exécutif sur J'ensemble des sujets, se restreindront
nécessairement par leurs choix dans leurs connaissances
locales». «L'anarchie» serait «le réstùtat nécessaire de cette
indépendance de tout pouvoir». Aux Cinq-Cents, les partisans
du Directoire essayèrent, de leur côté, de discréditer le plan de
Willot, surtout en souligmUlt que les conditions d'éligibilité
obligeraient le Directoire exécutif à ne nommer que des
«anciens officiers de maréchaussée»9. Certains condamnèrent
même le plan de Willot comme <<un projet tendant à rétablir
l'ancienne maréchaussée» \o. Se rendant à ces arglllnents, le
Conseil des Cinq-C.ents rejeta le projet décentralisateur de la
commission, le 30 ' thermidor an V, setùement quelques
semaines avant le 18 fructidor.
La conunission essaya aussi de libérer la Garde
nationale de l'emprise du Directoire exécutif. Comme dans
ses travaux relatifs c\ la Gendarmerie, la cOllmùssion prit pour
modèle la Garde nationale de la monarchie constitutionnelle.
La commission espérait que sa structure décentralisée, créée
en partie pour former un contrepoids au pouvoir royal,
pourrait de même restreindre le pouvoir du Directoire
exécutif. Le 2 thermidor (20 juillet), Pichegru présenta le plan
de la commission pour transférer le contrôle de la Garde
nationale aux administrations locales ll . D'après Mathieu8 - Message du Directoire exéclltif ail COIISeil des Cillq-C e/lls
(29 messidor lm V).
9 - Dugé d'Assé, Opinioll... relative à l'ol"Kallisalion de la
Gelldarmerie lIationale (28 thenuidor rul V).
10 - Marbol, Rapport ... relatif à la formation d 'lI11 j/lty de révisioll
pOlir "organisatioll de la Gendarmerie (18 vendénùaire
an VI).
II - Pichegru, Rapporl.. . SlIr "organisa/ioll de la Garde lIatiollale
(2 thermidor un V).
- 889 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Dwnas, les provisions du projet de loi «rappellent presque
textuellement la fonnation décrétée par l' Assemblée
constituante» 12. Son article principal aurait fait revivre la loi
du 10 août 1789, qui dOlma am{ seules municipalités le
pouvoir de requérir la Garde nationale. Bien que cette seule
mesure suffit à priver le Directoire du contrôle sur la Garde
nationale, Pichegru ne s' arrêta pas là. Il prévoyait en plus le
rétablissement des armées départementales, supprimées par la
Convention comme des organes fédéralistes. Pour coordOlmer
l' action des diverses gardes locales, il vOlùait donner aux
administrations départementales le pouvoir de nonuner un
conunandant suprême. Afin d'assurer aux élites la
prédominance dans cette institlltion réformée, il réclamait la
reconstitution des compagnies de grenadiers et de chasseurs,
supprimées par la Convention comme aristocratiques. En
somme, le projet de loi donnait aux administrations locales le
contrôle exclusif de la Garde nationale, autorisait les
départements à lever leurs propres affilées et en assurait la
domination aux élites. Peut-être rassuré par les antécédents
respectables de cette institution, le Conseil des Cinq-Cents
approuva le projet le 25 thermidor (12 août) et l'envoya au
Conseil des Anciens.
Les partisans du Directoire exécutif dans les Anciens
attaquèrent conmle inconslitlltionnel le plan de Pichegm.
Rabaut le jewle, frère cadet du célèbre Rabaut Saint-Etienne,
le dénonça conune un complot pour paralyser le Directoire l 3 .
D 'autres députés s'opposèrent élU rétablissement des
compagnies d' élite. Rossée, un partisan actif du Directoire,
décrivit de telles compagnies distinctes comme une
«corporation» ou un «ordre», aptes cl «établir des privilèges,
des distinctions, et former une caste à paIt des citoyens
riches»14. En dépit de ces objections, le Conseil des Anciens
approuva le plan de la commission, le 13 fmctidor (30 août).
Mais cette réforme, votée seulement cinq jours avant le coup
12 - Mathieu-Dwnus, Rapport... SIII' la réorgallisation dlljinitive de
la Garde nationale (thcnnidor un V).
13 - Rabaul le jcunc, Opillion ... SI/rie service de la (iarde lIa/ionale
( 13 fructidor un V).
14 - Rossée, RapP0l1... re/a/if à l 'organisa/ioll de la Garde
na/iollale sédell/aire (25 lhennidor lin V).
- 890 -
�La cOllunission lnilitaire des Cinq-Cents
et le coup d'Etat du 18 fructidor
d'Etat, vint trop tard pour faire obstacle aux manoeuvres du
Directoire. En rappelant l'image des années départementales
marchant sur Paris, la réorganisation de la Garde nationale a
peut-être poussé le Directoire à agir militairement contre
l'opposition parlementaire.
La commission prit aussi des mesures pour détacher
l'armée de ligne de l'emprise directoriale. Contrairement à la
Garde nationale, l'armée avait toujours été une institution
relativement centralisée, même sous l' Ancien Régime. Cette
tendance avait même été renforcée sous la Convention. La
commission crut que c'était le pouvoir quasi illimité du
Comité de salut public, puis du Directoire, de destituer les
officiers, qui réduisait l'armée à un état dangereux de
dépendance. Pour en libérer l'armée et redonner une certaine
stabilité aux carrières militaires, la commission rédigea une
loi qui interdisait au Directoire de destituer des officiers sans
jugement légal. Parlant au nom de la commission, le
1cr thennidor (19 juillet), Aubry déplora que l'autorité
arbitraire du Comité de salut public, puis de son successeur,
sur les carrières des officiers, ait «livré au caprice de l'état et
l'holU1eur de ceux qui dans cette guerre ont signalé leur
carrière par des prodiges de valeur et de persévérance»1 5.
L'armée française devait la victoire non selùement à l' élan
révolutionnaire, mais aussi à «l ' honneur .. . le sentiment
national» qui avait toujours entouré de gloire les années
françaises . Le grade de l'officier était sa propriété
personnelle, aussi bien qu'une ressource nationale, qui avait
besoin d'être «maintenue dans toute sa pureté» et préservée
«du despotisme». Destituer un officier, c'était meUre en
question ses capacités, nuire à sa réputation et porter atteinte
à son honneur. La destitution d'un officier était donc une
affaire grave qui méritait Wle procédure claire et impartiale.
Sinon, l'émulation en ressentirait les effets. Pourquoi
travai1ler, pourquoi prendre des risques, si le gouvemement
pouvait supprimer d'un seul coup le fruit de tant de dangers et
de travaux? De plus, le pouvoir de destituer les officiers sans
jugement menaçait évidemment la liberté politique. Il était
15 - Aubry, Rapport...
un V).
8 11t'
er
les destitutions militaires ( 1 thennidor
- 891 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
nécessaire d' en protéger le militaire parce que seul un corps
d' officiers libres pouvait servir de frein à la tyrannie. Si les
destitutions
,ubitraires
se
perpétuaient,
et
le
professiOlUlalisme militaire, et la Constitution, seraient en
danger.
Les députés directorialLx arglUnentèrent que le pouvoir
du Directoire de destituer les officiers était légitime et
nécessaire et que le plan de la conullission, assinùlant les
grades militaires à la propriété, était incompatible avec le
républicanisme. Ils soutinrent que la Constitution autorisait le
Directoire exécutif à procéder à la destitution des officiers.
L article 96 permettait au Directoire de suspendre ou de
destituer des élus locaux : s' il av,ùt le droit de destituer des
magistrats élus par le peuple, le Directoire pouvait
certainement aussi destituer les officiers militaires! 6. Ces
députés prétendaient aussi que ce pouvoir était nécessaire au
bien-être du militrure lui-même. Le pouvoir de destituer
pennellait au Directoire de se débarrasser des mauvais
officiers et, en même temps, d'encourager les autres officiers
<1 travailler avec plus d'attention et de zèle. S' ils possédaient
leurs grades comme une propriété, les officiers 11 'avaient plus
aucune raison de prendre des risques dans des situations
critiques, ni de poursuivre leurs tâches quotidiennes avec
exactitude! 7. Sur le plan politique, le projet de la commission
était basé sur des maximes «entièrement contraires à la nature
du gouvernement républicain ct aux principes de notre
constitution». L'honneur, «l' âme» du discours d' Aubry, était
lUle notion «féodale» qui «supposait une monarchie et une
noblesse héréditaire». L ' hormeur introduirait «un état
privilégié» et risquerait de «détnüre l'action nécessaire ct
indépendante du pouvoir exécutif sur la force année» IH. Après
un mois de débats, ces arguments persuadèrent le Conseil des
Cinq-Cents de rejeter la loi.
16 - Guillcmardet, Opinioll ... sur les de.l'litlltiol/.\' (2 1 lhennidor
an V ).
17 - Dubois-Dubais, Opinioll... relalive à la destitutioll des
militaires (30 Ulcnnidor IlIl V).
18 - Boul ay dc la MeurUle, Opillion... .l'III" les destilulions militaires
(2 1 lhennidor un V).
- 892 -
�La cmmnission militaire des Cinq-Cents
et le coup d 'Etat du 18 fructidor
Alors que la tension politique s'intensifiait au cours du
mois de thermidor, la comnùssion prit des mesures pour
empêcher tout mouvement de troupes vers Paris. Une série de
lois, adoptées entre le 10 et le 12 thermidor (28-30 juillet),
établit des ptmitions sévères contre toute violation du rayon
lequel les troupes réglées n'avaient pas
constitutioilllel, d~ms
le droit de pénétrer sans l'autorisation du Corps législatif.
Bien que l'article 69 de la Constitufjon interdît de tels
déplacements, il n'ordoilllait aucune ptmition précise contre
les transgresseurs. Pour que cette interdiction frît respectée, la
conunission demanda l'affichage des avertissements autour
du rayon, la lecture de ces mesures devant toutes les troupes
de la République et la punition effective des coupables 19 . La
commission rédigea aussi une loi pour interdire aux généraux
renvoi des détachements hors de leur juridiction sans
autorisation formelle. Enfin, la commission s'efforça
d' égaliser le rapport. des forces dans la capiiale elle-même.
Après la gnUlde réduction des cadres par le second
anuùgame, des centaines et même des milliers d'officiers
réfonnés s'étaient rendus é:\ Paris dans l'espoir d'obtenir du
ministère leur réintégration2o . Ainsi, dans les semaines
précédant le coup d'Etat du 18 fructidor, Paris fourmillait-elle
d'officiers réformés, tous plus ou moins disponibles pour
soutenir l'action directoriale contre le Corps législatif. Pour
éloigner ces officiers, la commission proposa que tout officier
réformé ne pourrait toucher sa demi-solde que dans son lieu
de résidence. Mais le Conseil des Anciens rejeta cette
proposition au début du mois de fnlctido? l. La commission
prit aussi des mesures pour augmenter la Garde législative et
relûorcer le contrôle des députés sur cet organisme.
L'adjudant-général Ramel et le militaire-député Mathieu19 - Loi cOlltellant de nOl/velles di.vposiLions pOlir .v 'opposer à tout
passage des troupes ali-delà des limites cOllstiltltionnelles ...
(10 thcnnidor an V) ; et Loi ordollnant que la loi dll 10 de ce
mois et relative aux limites constitlltionnelles sera Ille à la tête
des troupes ( 11 thennidor an V).
20 - Patrice Maholl, Eludes sur les armées dll D irectoire lParis:
19051,46.
2 1 • Lacuée, Rapport ... sllr la résoll/tion relative à la .volde des
officiers rtJJorm és et sltrllLlfll éraires (3 fructidor an V).
· 893 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Dumas dirigèrent l'épuration qui visait à éliminer de ce corps
les soldats ayant auparavant servi dans la Garde de la
Convention22 . En thennidor, la commission proposa
l'adjonction de deux escadrons de cavalerie et d'une
compagnie d'artillerie. En même temps, elle essaya de
renforcer le pouvoir du Corps législatif sur la Garde en
donnant aux Conseils le pouvoir exclusif de nommer son
commandant qui prendrait ses ordres mùquement auprès de
ses présidents23 . Ces mesures auraient dOlUlé au Corps
législatif Wle petite armée. Cependant, le Conseil des
Anciens, toujours plus modéré que les Cinq-Cents, renvoya à
plus tard leurs délibérations. li fi.ùt par rejeter les
propositions du Conseil des Cinq-Cents, quelques jours après
le 18 fructidor.
*
Le programme de la comnusslOn pour désarmer le
Directoire exécutif se heurta à l'hésitation voire à la
résistance du Corps législatif. Le rejet de certaines
propositions (sur la Gendarmerie, sur la destitution des
officiers et sur le paiement des officiers réformés) ou bien le
retard de délibérations sur d'autres (la Garde nationale et la
Garde du Corps législatif) laissèrent le Corps législatif
impuissant contre le Directoire. Pourtant, en dépit de sa
prudence, la majorité des députés était opposée au statu quo
du pouvoir directorial. Après tout, ils avaient nonuné des
conservateurs farouches à la commission rnilitaire, avaient
approuvé certaines de ses réformes et avaient nommé ses
membres les plus militants, Pichegm et WiJlot,
respectivement président ct secrétaire du Conseil des CinqCents. Pourquoi donc les députés avaient-ils reculé au dernier
moment? Etant donné le manque de documents recensant les
votes au Corps législatif, on ne peut que suggérer quelques
hypothèses pour expliquer l'hésitation de la majorité
parlementaire à rompre ouvertement avec le Directoire
22 - Jean-Picrrc Ramcl, Journal de l'adjlldallt-gélléral Ramel
[Londrcs : J 799 j, N .
23 - A. N., Al' ru 158, «Résolution du Conseil des Ciuq-CcnlS»
(22 lhennidor an V).
- 894 -
�La cOIlumssion Imlitaire des Cinq-Cents
et le coup d'Etat du 18 fructidor
exécutif. L'audace des projets de la cOlmnission a
probablement effrayé les députés. ils avaient peur que ces
réformes décentralisatrices puissent encourager les autorités
locales à se libérer du joug du pouvoir central et allumer le
feu de la guerre civile. Bien que beaucoup de députés fussent
mécontents du Directoire exécutif au point d'attribuer des
postes importants à des honunes C01fUl1e Pichegru et Willot,
ils reculèrent devant leurs projets les plus agressifs. Les
députés opposés au Directoire exécutif voulaient surtout le
retour de la stabilité fiscale, un ordre juridique performant,
des institutions efficaces et la paix intérieure et e>..1érieure. En
somme, ils soullaitaient, C01fUl1e la plupart de leurs
concitoyens, la tranquillité publique après sept ans de
révolution, mais ils n'étaient pas prêts à courir le risque de la
guerre civile pour l'obtenir. C'est pourquoi, quand les troupes
d'Augereau frappèrent lors du 18 fructidor, les députés ne
résistèrent pas. Plus de cinquante députés furent expulsés,
ceux qui restaient furent réduits au silence et le Directoire
exécutif continua à avoir recours à l'année pour conserver le
pouvoir et exercer soil autorité.
- 895 -
��Les comportements politiques des
anciens élèves d'Effiat sous le Directoire
Olivier PARADIS
Le collège de l'Oratoire d'Effiat fut de 1776 à 1792
l'une des onze écoles royales militaires de province, créées
par Louis XVI à l'initiative du Comte de Saint-Germain
ministre de la guerre. Cette école accueille, en plus de ses
élèves habituels, une cinquantaine de boursiers du roi qui sont
mêlés aux autres élèves, soit onze boursiers du marquis
d'Effiat, fondateur du collège! et de 120 à 150 pensionnaires
dont le prix de pension alUlUelie est de 700 livres. Le
recnttement est dOfiC éHtiste et très aristocratique puisque
80 % des élèves sont issus du second ordre. Tous ces jewles
gens se trouvent amalgamés au sein de l'école, par Wl même
programme scolaire et une même discipline qui doivent en
principe donner à la population scolaire effiatoise une
cohésion, voire un esprit de corps, esprit de corps qui se
révélera au moment de la Révolution et tout particulièrement
sous le Directoire.
Document n° 1. Proportion des élèves nobles et non nobles
sur toute la période de fonctiOIUlement du collège d'Effia t en
tant qu'école royale militaire de 1776 à 1793.
- Antoine Coiffier-Ruzé, deuxième du nom et denùer murquis
d'Effiat , fonde pur acte testamentaire en 1719, six bourses
d 'études pour ùes gentilshOlrunes pauvres habitant sur les
terres du murquisat el six places pom des invalides. En J724,
les six places d'invalides sont transformées cn cinq places
supplémentaires pour les boursiers.
La Répllbliqul! dirl!clorial!!.
~ 1(!I"fl
o lI
-Fl!rad,
1997, p . 897-920
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Mais au regard des événements, il convient déjà de
préciser que cette fratenùté du banc scolaire ne transcende
guère les différences sociales et, quand elle est en action, ce
sont des camarades de classe, au sens large du terme qui sont
concernés, camarades de la même salle d'étude certes mais
aussi du même groupe social. Les choix politiques des élèves
d'Effiat vont de ce fait aller vers deux camps antagonistes,
ceux qui croient en la République directoriale ou du moins
qui ne s'y opposent pas, et le groupe de ceux qui ne voient
dans le Directoire qu'une étape transitoire vers le
rétablissement de la monarclùe.
Au service du régime directorial à titre civil
L'engagement républicain
Très peu d'anciens élèves sont engagés politiquement
aux côtés des républicains, treize seulement pour l'époque du
Directoire, trois jacobins et dix constitutionnels, plutôt
sincères. Les anciens d'Effiat qui s'engagent en politique sous
le Directoire sont plutôt des modérés.
Panni les jacobins notoires, Jean-Jacques Salncuvc,
prêtre et aumônier de la Garde nationale d'Aigueperse en
1790 ; il défroque en 1793 ct épouse Anne Larzat de
Montpensier. II est, sous le Directoire, l'un des plus tapageurs
panni les républicains d' Aigueperse. Il rédige des vers en
l'horuleur. du gouvernement, notamment les 12 strophes de
l'hyuUle consacré aux auteurs du coup d'Etat de fructidor :
«Le dix-huit fructidor : air des montagnards» «Que les
perfides émigrés ne souillent plus le sol de la
République ... Vive le 18 fructidor ... ». Il avait cu le prix de
- 898 -
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Directoire
version pas celui de poésie2 • Mathieu Marie Gilhard, élève
très doué d'Effiat de 1776 à 1783, avocat au bailliage
d'Aigueperse en 1789, conseiller mmùcipal d'Aigueperse dès
1791, procureur de la commune au 9 décembre 1792. C'est
un proche des Montagnards et il semble être le lien le plus
fenne de la municipalité d'Aigueperse avec Couthon3 . La
réaction thennidorielllle le voit s'effacer de la vie publique. li
réapparaît seulement après le 18 fructidor et devient juge de
paix du canton d'Aigueperse en juillet 1797. Il est
commissaire du directoire exécutif pour le canton extérieur
d'Aigueperse le 5 vendémiaire an VIII (25 septembre 1799).
Il doit très probablement sa renaissance politique à son oncle
par alliance, le député aux Cinq-cents Chollet-Beaufort. Jean
Mandon, .prêtre défroqué puis marié est adjoint au maire de
Bussières et PnUls en 1798. Ces trois jacobins sont très
proches, ils sont issus du même milieu bourgeois
d'Aigueperse et possèdent des liens de parenté.
Parmi les modérés, Claude Arthuys, de Bourges, est un
élève présent dans tous les palmarès d'Effiat. Bien qu'issu
d'une fallùlle protégée par le comte d' Artois il n'éuùgre pas
et il accompagne avec enUlOusiasme la Révolution, devenant
aduùnistrateur au directoire du département en 1791 et
membre du bureau de Justice du district d'Issoudun le
27 janvier 1793. Il démissionne sous la Terreur le 2 avril
1794 pour ne reprendre des responsabilités que le
13 décembre 1795 et devenir commissaire à la confection des
rôles de contribution près la municipalité de Châteauroux. Il
est adjoint à la municipalité de Châteauroux le 17 mars 1796,
puis termine sa carrière adnùnistrative conuue sous-préfet
d'Issoudun sous le Consulat à partir du 7 avril 1800.
Désapprouvant la dérive monarclùque de Bonaparte, il
dénùssiolllle sous l'Empire et se retire de la vie publique.
2 - Philippe Bourdin, «Le Puy-de-Dôme sous le Directoire», p. 86,
87 et 88, Mémoires de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres
et Arts de Clermont-Ferrand, tome Lill, 1990,. 360 p.
3 - Les archives municipales d'Aigueperse possèdent trois lettres de
Couthon qui concement la municipalité mais qui s' adressent
purlÏculièremellt au citoyen Gilhard.
- 899-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Luce de Casabianca est natif de Corse. Brillant élève
d'Effiat, il fait carrière dans la Marine et se trouve lieutenant
de vaisseau en 1789. Il se lance en politique et obtient plus de
succès que Bonaparte à cette occasion puisqu' il est élu député
de Bastia à la Convention le 18 septembre 1792. Il sera aussi
député au Conseil des Cinq-cents le 23 vendémiaire an IV. Il
fait à la tribune de 1 Assemblée le 28 nivôse an IV (28 janvier
1796) un discours remarquable sur la réorganisation de la
Marine mais il refuse de renouveler son mandat en l'an VI
car il préfère rejoindre la Marine et les préparatifs de
l'ex'}Jédition d'Egypte où lui sera confié le commandement du
vaisseau de l'amiral Brueys.
Un seul peut être suspecté de se sitl1er plus à droite de
par ses relations familiales mais il sert la République,
apparemment sans état d'âme et sans mystification,
PielTe Lucas, c01l1nùssalre du directoire exécutif près le
tribtmal de Gannat en l'An IV. A la même période, 1 un de
ses frères cadets, Antoine Etienne, se bat avec Condé et
l'autre est médecin militaire aux années de la République
(Joseph Auguste, le futur intendant des eaux Ulermales de
Vichy) .
Une dizaine d' autres arrivent sur la scène politique sous
le Directoire pour occuper des sièges de maires ou d' adjoints
dans les mUlùCÎpalités rurales dont ils sont originaires :
Gilbel1 Culhat, propriétaire, adjoint au maire de Bussières et
PnUls (puy-de-Dôme) en 1799, Louis Gilbert Coinchon,
ingénieur en 1798 ;\ Moulins, est conseiller mwliCÎpal de
Moulins de 1798 à 1805, Louis G.·égoire Coinchon médecin
à Montmarault et conseiller municipal en 1798, JeanJacques Glaise, dc Saint-Babel (puy-de-Dôme), membre du
conseil municipal sous le Directoire puis maire de SaintBabel sous le Consulat, François Marie Grimardias agent
national du canton de Marinh'Ucs le 30 ventôsc an VI
(20 mars 1798), conseiller municipal lc 30 fructidor an Xl
(17 septembre 1803), Pierre Antoine de Lit Codre,
conseiller Général de l' Allicr en l'an VIII , JClUlBal>tiste Jaucourt, mcmbrc du conseil municipal de
Vedrenas près de BOttrganeuf en reuse sous le Directoire,
- 900 -
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Directoire
puis maire de Montbouchet-Vedrellas après la fusion des deux
communes en 1802. il est mentionné à l'état-civil en tant que
bourgeois-marchand d'Aubusson.
Tous ces honunes sont issus des milieux de robe de
l'Ancien Régime (Lucas, Arthuys, de La Codre, Gilhard,
Salneuve, Coinchon, Ctùhat), de la grande bourgeoisie
terrienne (Mandon, Glaise) ou du négoce (Grimardias). Seuls
Arthuys, de La Codre et Casabianca sont nobles, les deux
premiers sont issus des offices, le denùer est d'une noblesse
ancieIUle de Corse. il est devenu nùlitaire, de la même
manière que son compatriote Napoléon Bonaparte, par
l'octroi d'Ulle bourse d'études de Louis XVI.
Très peu présents au cours de la prenùère partie de la
Révolution, les anciens d'Effiat inaugurent sous le Directoire
une participation aux pouvoirs locaux et nationaux qui va
aller crescendo jusqu 'à la première Restauration où sera
atteint le maximum d'élus et qtÙ ne s' arrêtera qu'avec le
poids des années ' sous la monarclùe de Juillet et pOUI
quelqueS-tulS sous le second Empire. Cette arrivée des anciens
élèves d'Effiat sur la scène politique nationale ou locale
s'explique par des raisons d' âge car l'Ecole a surtout formé
des élèves de 1780 à 1790. Ce sont donc de jeunes gens qui
ont en moyeIUle entre 15 et 25 ans en 1789 et la totalité
d'entre eux 11 ' arrive à la majorité politique que sous le
Directoire. D 'autre part, l'élitisme aristocratique qui est ,\ la
base du recrutement effiatois linùte le nombre de participants
à la vie publique avant Ulermidor an II.
Mais au-delà des fonctions électorales, l' acceptation du
régime républicain sous le Directoire passe aussi par
l'exercice d'activités professiOlUlelles qui dépendent de ce
même pouvoir. Les convictions modérées voire monarchistes
de certains s'effacent aisément devant les possibilités de
carrière qui sonl offertes par la fonction publique.
Cinq effialois font le choix de devenir fonctionnaires
publics sous le Directoire. Deux sont juges : Louis Coinchon,
fils d' lUl contrôleur des fil1é:U1ces, est juge au tribunal civil de
- 901 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Moulins en 1798. il s'est porté acquéreur le 8 avril 1795 de la
maison conventuelle des religieuses de Sainte-Claire à
Monlins pour 100 000 francs. Pierre Antoine Joseph de
Vissaguet est conseiller à la cour d'Appel de Riom. Un autre
est percepteur : Pierre ChoUet Beaufort, filleul du député
aux Cinq-cents. Jean Gilbert Cbarles Cournon, est
ingemeur
des
Ponts-et-chaussées,
époux
de
Marguerite Andrieu d'Aigueperse, fille du député aux Etats
généraIL"X. Il est en poste à Senlis en 1794, puis revient d'IDS le
Puy-de-Dôme sous le Directoire, peut-être grâce à une
intervention de son cousin Chollet-Beaufort. Nicolas
Charles Teilhot, lui, a accepté d'être membre du Jury
d'instruction de Riom, chargé de la nomination des
instituteurs du district en messidor an IV (juin 1796).
Taurin Amable Couchonnat, curé de Louchy dans l' Allier
en 1789, prêtre jureur en 1792, puis jugé de moeurs
scandaleuses, cesse ses foncUons sous le Directoire. il est
rappelé à la suite d' un voeu de ses paroissiens après le
Concordat.
Accepter ces charges signifie qu'ils adhèrent aux idéaux
républicains. Mais c'est un enthousiasme apparemment
modéré et seul Chollet-Beaufort est susceptible de nourrir une
motivation idéologique <l servir la République. Tous les autres
ont UJl intérêt pratique, pécuniaire et carriériste à servir le
régime en place. Il en est de même pour les effiatois qui ont
une activité de négoce ou d'industrie.
Trois exemples illustrent cet état d' esprit : M~,rc
Toussaint Cousineri de Marseille, dont la famille fut frappée
par la Teru~
redevient un négociant prospère sous le
Directoire, les frères Pouyat achètent de nouveaux terrains
autour de Limoges pour développer l'ex1raction du kaolin,
Jean Baptiste JllUcourt est à l'origine de l'industrie de la
porcelaine à Bourganeuf.
4 - Un frère aîné, né en 1755, Jean Marie, courtier de commerce,
marié à M1le Machefer-Seguill, condulIUlé à 1110rt pur le
Tribunal Révolutiolllluire le 29 gcnninul An li (18 avril 1794).
- 902 -
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Directoire
En opposition à ces exemples, la famille des Du Croc de
Brassac, propriétaires exploitants de mines de charbon, dont
les enfants sont à Effiat, arrête sa production du fait de la
Révolution. Pour les mêmes raisons, des retards et des pauses
ont lieu dans l'exploitation des mines de la Queune près de
Moulins, que possède en partie la famille Le Gros, dont l'un
des fils est à Effiat.
D'une manière générale, les civils issus d'Effiat qui
acceptent et utilisent les institutions républicaines sous le
Directoire le font pour des raisons plus pragmatiques
qu'idéologiques. Ajoutons que la plupart d'entre eux n'étaient
pas de grands privilégiés de l'Ancien Régime, qu'ils sont bien
souvent devenus aussi des acquéreurs de biens nationaux
conune Chollet-Beaufort et Gilhard à Aigueperse ou
Louis Coinchon à Moulins et qu'ils n'imaginent guère de les
rétrocéder.
Les militair·es au service du régime directorial
Selon les avis convergents des spécialistes de
l'émigration militaire qui se sont Wl JOUI ou l'autre penchés
sur la questionS, 10 % seulement des officiers de l'ancielme
aImée de 1789 sont restés fidèles à la Nation en 1794. Les
effiatois qui ont fait le choix des armes s'inscrivent, malgré le
handicap d'un environnement et d'wle culture royalistes,
dans cette même proportion. Sur 266 élèves qui ont fait le
choix d'une carrière d'officier à la sortie de l'école et qlÙ sont
encore au service au 14 juillet 1789, ou qui intègrent le
service armé durant les trois années suiv,mtes lors des
dernières sorties d 'Effiat, soit 26, seulement 17 sur
292 servent la République au 1er novembre 1795. Quatre
d'entre eux ont été tués à son service, ce qui amène à 21 le
nombre d' officiers ayant fait le choix républicain, 55 ont
5 - Jean Paul Bcrtaud, André Corvisier ou encore Samuel Scott duus
sa conununication du colloque de Remies eu 1985 sur les
résislances à la Révolulion.
- 903 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
abandOlUlé le service sans partir en émigration mais surtout
191 effiatois militaires ont émigré.
Document 2 : Situation du COr)lUS des militaires effiatois à
l'avènemcnt du Directoirc.
Situation
au
01111/1795
Nombre
%
Total des
officiers
Emigrés
266
100 %
191
71 %
Abandons
55
21 %
Républicains
21
8%
A l'avènement du Directoire, seulement 8 % des élèves
devenus officiers servent la République, soit 17 individus,
6 autres s'engagent en 1798 et 1799, ce qui porte à 23
l'effectif des effiatois en armes au service du Directoire. Si
Desaix en est la figure de proue et de loin le plus éblouissant
de tous, d'autres brillent aussi par leurs exploits.
A l'inverse des civils, étudiés ci-dessus, les officiers qui
servent la République sont tous nobles, ù l'exception des deux
frères Macbot et des deux frères Camus. 11 est clair que l'élite
bourgeoise qui a suivi des études à Effiat n'a pas la vocation
militaire. Dès cette époque, cette partk de la bourgeoisie se
désintéresse de l'armée et laisse ce moyen d'ascension sociale
à d'autres. Même en République, l'élite bourgeoise effiatoise
dédaigne le métier des annes.
Deux marins sortis d'Effiat s' illustrent sous le
Directoire : le capitaine de Vaisseau Luce Casabianca a
abandonné son siège de député aux Cinq-eents pour prendre
lors de l'e>''Péditioll d'Egypte le commandement du navire
amiral «L'Orient», où se trouve l'Amiral Bmeys. Casabianca
meurt en héros lors de l'affrontement contre Nelson le 1er
août 1798 " Aboukir. Ce jour là, un autre marin ancien élève
d'Effiat est présent lors de l'engagement mais il juge
préférable de retirer son escadre du combat pour ne pas la
risquer. JI fera eneore parler de lui quelques années plus Im'd :
il s'agit de r Amiral Villeneuve d'Esclapon, qui comll1andenl
la flotte franco-espagnole cl Tr,ûalgar.
- 904 -
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Directoire
Dans l'année de Terre, vingt et un officiers, fantassins,
cavaliers et artilleurs sortis d'Effiat sont au service de la
République directoriale. L'un est Général (Desaix), cinq sont
capitaines ou chefs de bataillon et les autres sont lieutenants,
mais aucun n'est bas-officier. Cinq sur ces vingt et un
accéderont au grade de Général sous l'Empire (Hastrel de
Rivedoux, les deux fTères Antoine et Marcellin Marbot,
Benoit Reynaud de Slùnt-Hilaire et les deux frères Louis
Auguste et Christophe François Camus de Richemont).
Deux élèves entrent à Polyteclutique et rejoignent ainsi
les rangs des militaires, AJ'mand Louis Culou de
Troisbrioux le 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796) et en
1798 Prosper de Barante qtÙ deviendra plus tard le
diplomate, homme de Lettres et Académicien que l 'on
conn ait.
Desaix de Veygoux, Casabianca, Villeneuve d'Esclapon,
Reynaud de Saint-Hilaire et Hastrel de Rivedoux ont en
commun d' être tous nobles et d'avoir fait le choix de servir la
République, celle de la Convention montagnarde comme celle
du Directoire. Ces honunes sont de noblesse ancielUle, sauf
pour Reynaud dont le père était receveur des fermes du roi à
Sète, et appartiennent tous à la petite noblesse, non titrée. lis
ont surmonté le choc de la Révolution jacobine qui s' est
attaquée à leur famiUe et à leurs biens, voire à leur personne
lui-même fut emprisonné en 1793. Pour elLX,
puisque Des~ùx
la période du Directoire n'est plus le moment du choix, c'est
J'époque de la Gloire qui commence. Pélr contre, leurs anciens
condisciples d'Effiat qui ont commencé une carrière militaire
et qui se terrent chez eux ou qui souffrent de la faim ct de
l'inconfort des bivouacs de l'armée de Condé, ne profitent pas
de ces (mnées pour réintégrer l'armée française ct partager la
gloire des victoires avec leurs anciens camarades d'Effiat
devenus républicains.
L' influence du Directoire sur les comportements
patriotiques, voire républicains et même jacobins se résume
donc ,1 la confirmation d'un engagement. Pour certains
ematois choqués par la Terreur et obligés à Wl retrait des
- 905 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
affaires publiques et des responsabilités, le Directoire permet
de reprendre le fil d' une carrière qui avait été
momentanément abandonnée (le juriste Arthuys à
Châteauroux). Dans le même esprit mais du côté jacobin, la
réaction thennidorienne avait fait taire des jacobins qui, tels
Salneuve et Gilhard relèvent la tête sous le Directoire et
reprennent des responsabilités publiques, abandonnées depuis
thennidor.
Les civils font donc carrière, les plus jeunes reprenant
un cursus arrêté depuis la fermeture d'Effiat en 1793,
Prosper de Barante entre à Polyteclmique ... Les lnilitaires,
eux, se couvrent de gloire et de galons. La période directoriale
donne ainsi la possibilité aux effiatois qui en acceptent le
régime, d'exploiter le potentiel de connaissances acquis à
l'école. Mais le nombre d'individus concernés est faible, la
République, même sous des aspects bourgeois rebute l'ancien
élève d'Effiat, car si l'adhésion pleine et entière à la
République directoriale ne pose apparemment pas de
problème de conscience à des gens soucieux de poursuivre
une carrière professionnelle qui, grâce à leur haut degré de
connaissances, a débuté sous les meilleurs auspices et devrait
les amener aux postes les plus enviés de la société, il n'en est
pas de même chez les royalistes intransigeants. Ceux-là vont
sacrifier leurs carrières pour lUl idéal mythique qu'ils ne
retrouveront jamais. Les émigrés rebelles et reclus
représentent pendant la République directoriale les deux tiers
des anciens élèves d'Effiat.
Les royalistes effiatois sous le Directoire: entre
intégration passive et activisme contrerévolutionnaire
Les eillatois qui s' opposent à la Révolution
correspondent parfaitement à la définition du mouvement de
la «contre-révolutiom>. Ils n' agissent pas ponctuellement et
isolément par des actes anti-révolutionnaires, mais ils
réalisent des actions concertées, dans le cadre de réseau;>,.
organisés. C'est à l'évidence le profù des volontaires de
- 906-
�1790
U
1789
1
1792
107
1791
67
9
1793
179~
0
0
1795
1
1796
Document nO 4 : Echelonnement des départs en émigration par année.
207 émigrés dont :
16 civils
191 militaires
233 non émigrés dont : 21 activistes royalistes
et 41 enfants de moins de 13 ans au 1er septembre 1793
Document nO 3 : Emigrés et non émigrés.
1
1797
soit 53 %
soit 47 %
Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat sous le Directoire
7
Dates de départ
indétenninées
�l\b
O+I
20
40
60
80
100
120
-~+'
1789
Document nO .. (suite)
107
1794
o
1795
0
1796
1797
Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat sous le Directoire
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Directoire
l'année de Condé; c'est aussi le cas des agitateurs, rebelles et
autres «terroristes blancs» que sont les effiatois, enrôlés par
l'agence royale. Du reste, le recrutement de cette dernière
s' adresse en priorité à une élite culturelle et dirigeante,
caractères qui collent plutôt bien avec le profil des anciens
élèves d'Effiat.
Les condéens
Le nombre import,mt d'effiatois à l'année de Condé ne
s'e'-'Plique pas seulement par les raisons habituelles données à
l'émigration des officiers, l'indiscipline des soldats ou l'esprit
contre-révolutionnaire. Les effiatois qui partent en 1791
particulièrement, et dans une moindre mesure pour ceux de
1792, sont appelés par leurs camarades déjà partis. Ils savent
où ils vont, ils se regroupent au Thal, dans un faubourg de
Coblence où ils intègrent les compaglùes à cheval de la
coalition d' Auvergne. Près des deux tiers des énùgrés
militaires effiatois ' passent, auvergnats ou non, par cette
organisation. La première compagnie des volontaires
d' Auvergne et la moitié de la deuxième sont presque
exclusivement composées d' élèves d'Effiat. Ils restent
majoritairement soudés dans cette organisation et dans leur
détennination, jusqu'en 1801 lors de la dissolution de l'armée
de Condé, après la paix d'Amiens.
Le retour des émigrés effiatois, quasiment tous militaires
et engagés dans l'armée de Condé, se fait en trois étapes dont
la première se déroule à l'époque du Directoire, les deux
autres étant 18011 ] 802, date de la dissolution de l'armée de
Condé et de l'aIruùslÎe consulaire et lors du retour des
Bourbons en 1814.
Les mùtés condéennes slùvenl les déplacements de
l' armée autriclùenne, bien souvent sans être au contact de
l'ennemi. C'est durant l'aIUlée 1796 que ce corps de troupes
se trouve au contact avec les républicains. Les combats
auxquels participent les condéens tielllient plutôt de
l'escannollche que de la bataille rangée. Mais, cn 1796, les
- 909-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
effiatois condéens payent cher leur contact avec l'année
républicaine. Charles Guillaume Lubin de Barentin de
Montchal, fils du seigneur de La Mothe près Brioude est tué
à 24 ans, le 24 juin 1796 au combat d'Altelùleim près
d 'Offenburg, dans une charge de Baschi-hussards contre les
troupes de Desaix. Plus jeune que Desaix, il était à Effiat en
même temps que lui. D'autres accrochages ont lieu durant
cette campagne. Mais le seul engagement important se
déroule durant le même été, le 13 août 1796 à Oberkamlach
dans le Duché de Bade où opère à cette même date l'année de
Sambre et Meuse commandée par Jourdan. Lors de ce
combat, Condé perd 720 hommes tllés ou blessés. Les effiatois
comptent au moins un mort (Alexandre Queux de SaintHilaire) et au moins six blessés: de SaJ1iges, de Bar, de
Guilhem, L'Huilliel', L .. Boulaye et RebouJ. A la suite de
ces lourdes pertes, l'année de Condé reçoit l'ordre de se
rendre en Pologne, ce qu'elle fait en septembre. Cette attitude
montre aussi la méfiance de l'archiduc Charles qui
COllunande en Allemagne et qui se sépare de ce contingent de
Français au moment où les armées républicaines battent en
retraite et repassent le Rhin.
Les registres de contrôle de l'année de Condé ne sont
pas riches de détails SUI les départs el les émigrés rentrés ne
proclament pas très fort leur arrivée. Mais il est indéniable
que ces revers après de longues errances ,\ l'arrière des
troupes autrichiennes, associés au départ de l' année vers la
Pologne ont favorisé un mouvement de relour vers la France.
De plus, les conditions de relour sont plulôl favorables : le
Directoire exécutif a épuré la police de ses jacobins les plus
remarquables el poursuit les babouvisles. La seconde guerre
de Vendéç s' est arrêtée avec l' exécution de Charette le 29
mars 1796 ct Cadoudal s'est soumis le 22 juin. Les
assemblées ont bien volé le 27 germinal an IV (16 avril 1796)
- 9JO -
�~
50
45
40
35
30
25
20
15
10
0 OL:~
5J
GI\~
0
1792
1794
1796
~~
16
1798
6
1800
4
Document 5 : Le retour des effiatois émigrés.
~
~
"'.
1802
1804
1806
00;41;
1808
0;""
'120100
18
49
1810
1812
1814
10
Les comportements politiques des ancie.n s élèves d'Effiat sous le Directoire
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
une loi punissant de la peine de mort les factielLx qui
tenteraient de rétablir la royauté de même que ceux qui
voudraient rétablir la constitution de l' an I. Cela n'empêche
pas les royalistes de réunir leurs forces et d'accueillir les
émigrés pour mettre au point une autre forme de COl1treRévolution.
Seize anciens d'Effiat venant de l'année de Condé
reviennent en France durant l' année 1796. C' est la première
vague de retour d'émigrés effiatois, car seuls deux d' entre eux
sont revenus l' année précédente à la faveur de la période
thermidorienne. Pour toutes les raisons indiquées quant él
leurs origines et à leur sens de l' engagement, ils restent
fidèles à leur choix de 1792 et jusqu 'au-boutistes. Les deux
premiers à rentrer sont les frères Falcon de Longevialle qui
rejoignent leur Cantal natal en compagIùe de leur soeur et qui
obtielUlent lm certificat de radiation de la part du Directoire
exécutif le 29 messidor an IV (17 juillet 1796). Les quatorze
autres revielUlent en France après août 1796 et les
événements déjà rapportés.
Une autre raison à ce retour de 1796 peut aussi se
concevoir, le facteur sentimental. Tous ces jeunes gens qui
revielUlent d'émigration convolent en justes noces dans les
années qui suivent leur retour, ayant pour la plupart obtenu
d' être rayés de la liste des émigrés.
Cependant, les retours ne sont pas toujours aussi
souriants. Pour deux émigrés le retour se déroule mal :
Frédé.-ic Amable du Ligondès, tué à Lyon le 25 juin 1798 et
Alexis D'Espinchal, fIls du comte qui écrivit ses carnets,
fusillé également à Lyon en 1799.
Durant celle période du Directoire, la grande majorité
des eillatois condéens restent en Pologne et suivent les aléas
des conquêtes frallçaises ou des avances autrichiennes, pour
ne rentrer que sous le Consulat en 1801 et 1802.
- 912 -
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Directoire
Si les retours de 1796 paraissent conjoncturels, il n'en
est pas de même pour les treize retours de 1797, 1798 et
1799. De ces énùgrés rentrés en France, au moins cinq vont
se révéler dès leur arrivée comme des activistes royalistes
déterminés : Etienne Marien de Bard de L<l G<lrde,
Guill<lume Combes de MiI'mont, Bcrn<lrd B<lrdet de Bure,
Frédélic Nicol<ls de Bosredont de S<lint-Avit, tous quatre
VenélJlt de l'armée de Condé et surtout Nicol<ls Bonnevie de
Pognat, de retour de Saint-Domingue où il s'était rallié aux
Anglais, via les Etats-Unis.
DeVélJlt l'échec d'une contre-révolution venant de
l'e":térieur, l'agence royaliste change de moyens et tente
d'utiliser l'opinion et les moyens démocratiques de la
République. L'objectif est à court tenue les élections de
l'an V puis à moyen terme le rétablissement de la monarchie.
Il n'est guère plausible que ces énùgrés de retour aient été
tous investis d'une rission qui aurait motivé leur départ mais
il est certain qu'il vont assumer des responsabilités dans la
lutte contre-révoluttOlUlaire. Sur ce point, la politique de
«bascule» entre la gauche et la droite menée par le Directoire,
dans le souci d'équilibrer sans cesse ses ailes politiques, a
d'évidence donné à un certain nombre d'activistes royalistes
l'espace et le temps nécessaires pour organiser la contreRévolution il l'intérieur même du territoire de la République.
Or les élèves d'Effiat vont particulièrement s'illustrer dans
cette lutte contre-révoluIÏOJUlaire.
Parmi les responsables parisiens de l' agence royale, l'un
des chefs, Thomas Laurent Madeleine Duverne de Praile dit
Dunan, a des relations avec les anciens élèves car ses deux
jeunes frères passèrent par l'école d'Effiat. L' un, Philippc
Henri Duvcl'llc y est décédé en 1777, l'autre
Louis Madcleine devient le protégé de son grand frère et sort
d'Effialle 1er avril 1786 pour être présenté par son aîné aux
pages de la Grande Ecurie du roi. Or, à la même date,
Nicolas Bonocvic de pognat présente son neveu Gilbel't
Marie Hippolytc dc Bonllcvic de POl,.rnat, sortant également
d 'Effiat, à la même Grande Ecurie du roi . Dix ans plus tard,
il est remarquable de noter que Duverne, devellu respollsable
- 913 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
de l'agence royaliste de Paris 6 propose comme chef de
l'agence royaliste pour le Bourbonnais, Nicolas BOlmevie de
Pognat. Cette coïncidence a pu pennettre la rencontre des
deux persOlmages, ou du moins entretenir des liens entre les
deux familles, auxquelles appartiennent ces deux jeunes pages
qui viennent tous les deux d'Effiat et entrent en même temps
à la Grande Ecurie.
La forte personnalité de Duveme de Prade et son
dynamisme au sein de l'agence royale parisienne vont être
très efficaces. C'est grâce à une dénonciation que la police du
Directoire exécutif peut réaliser lm beau coup de filet le
11 pluviose an V, à l'appartement de Malo, officier résidant à
l'école militaire et recevant un groupe d'activistes dont
Dunan. Parmi les personnes arrêtées ce 30 janvier 1797,
figurent aux côtés de Duveme de Praile, Antoine Bar de La
Garde, ancien officier à Royal La Marine, natif de Gannat et
ancien élève d'Effiat, en service armé à l'époque des faits.
L'utilisation du réseau des cOlUlaissances effiatoises au profit
de la contre-Révolution dans l'armée reste limité à cc cas. Les
quinze autres effiatois au service dans les armées de la
République ne trempent dans aucune autre aventure de ce
genre.
6 - Thomas Laurent Madeleine, né le 21 juin 1763, sorti de l'ERM
de Paris le 10 septembre 1778 devient garde-marine à Toulon.
Lieutenant de vaisseau de 1ère classe le 1cr jUill 1786. Emigré,
agent royaliste, capitaine de frégate en 1814. TI serail Duverne
de Pnlile, dit Dunnn, de l'agence royale de Paris de 1794 Ù
1797, il esl le messager qui porte à Charette la lettre de Louis
XVlll qui proclame le chef vendéen le (csecond fondate/lr de la
Monarchie» . TI est arrl:té le Il pluviôse aJ\ V dans
l ' a~prtemn
du chef d' escadron Malo, cOllunandant au
21 IHe Régiment ùe dragons, Ù l'Etut-Major du Champs de
Mars, en compagnie de Brottier, BerUlelot de la Villeumois et
Poly. TI se fait passer pour Wl commerçant, Wl épicier. li est
rapidement identifié par la police comme étant Duveme de
Praile de l'agence royaliste (Archives Nationales AFIllI/43 0,
dossier 2455). Un cinquième hOlrune est Ramel, commandant
la garde du corps législatif. L' objectif était de soulever les
troupes en gumison à Paris afin de proclamer Louis xvm.
- 914 -
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Directoire
Mais les connaissances effiatoises sont surtout utilisées
par l'agence royale pour son imphmtation en province. Dans
le département du Puy-de-Dôme, le chef de l'agence royale en
l'an VI n'est autre que Pierre Chardon des Roys, désigné par
les Princes au commandement militaire de la province
d'Auvergne el de la Marche. Il n'est pas élève d'Effiat mais
sa fille a épousé Claude Morel de La Colombe, ancien élève
d'Effiat, dont le frère Raymond était sur les mêmes bancs de
classe que le jeune Duveme de Praile.
La création par le Brun des Chards de l'Institut
Philanthropique au printemps de 1797, après les élections de
Germinal an V, correspond à l' un des objectifs de l'agence
royaliste et trouve WI bon écho parmi les anciens d'Effiat.
Parmi les membres de cet institut figurent : Pierre Louis
Courtilhe de Saint-Avit, Jean-Jacques Joseph Dielme de
Cheylade, De Champs de Blot, de Bonnevie de Pognat, et
Imbert de Trémiolles père, dont le fils était à Effiat.
Nous ne possédons pas l'identification détaillée des
«rebelles» de la Lozère de l'an III à l'an VIII, mais il est clair
que trois d'entre eux au moins, recherchés et fichés par les
autorités, sont des anciens d'Effiat : Jurquet de la Salle,
Rets de Servies et Moré de Charraix .
Un autre cas de contre-Révolution bien organisé, la
Ganse blanche, dure tout au long de la période directoriale,
avec même des reprises d'activité sous le Consulat et
l' Empire. Elle regroupe le plus grand nombre d'anciens
d'Effiat mais leur identification est difficile, tant ils se
cachent sous de fausses identités. Ils apparaissent ici en
l'an Il, passent pour morts en l' an IV, reparaissent en l'an V,
pour disparaître définitivement cette fois en 1797 comme
c' est le cas des deux frères Gin'rd de Vaugirard, l' aîné
Jean-Pierre et son cadet d' Wl an, Jean Jacques Pierre. Le
second est fusillé lors de la reprise de Lyon par les troupes de
la Convention en Novembre 1793, le premier est retiré dans
son château de Vaugirard mais est réputé rebelle par le
directoire départemental de la Loire dès l'an II, sous le nom
- 91 5 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
de son frère décédé7 . Leur mère, Anne Tardy de Rhins est
guillotinée le 15 mars 1794. Il est lié avec ses anciens
camarades d'Effiat, originaires COlmne lui du Forez :
Christophe Marie de Lapierre de Saint-Hilaire épousera sa
soeur en l'an XII. Henri de Lescure de Saint-Denis achète à
sa soeur devenue veuve le château de Vaugirard. Lescure de
Saint-Denis est en relations épistolaires réglùières avec Jean
Baptiste Allard et la famille de Vichy. Il semble que les
événements révolutionnaires aient resserré les liens entre ces
familles de privilégiés foréziens qui avaient cependant
quelques réticences à se fréquenter avant 1789, car certaines
familles étaient de vieille noblesse (Vichy, Damas, Marcilly)
et d' autres d' une noblesse toute récente, voire discutable,
acquise par l' achat d' un office (Allard, Puy de la Bâtie, de
Meaux, etc.) La cOJmnunauté de vie au pensionnat a pu aider
au rapprochement de ces familles face aux difficultés que leur
apporte la Révolution.
La forte représentation des anciens élèves d'Effiat au
sein des activités de l'agence royale s'explique fort bien par le
partage d'idéaux conuntms mais surtout par la qualité du
eontact entre anciens camarades d'Effiat. Celui-ci est plus
franc, plus souple, plus facile, moins risqué qu' avec un
étranger. En ce sens, le réseau des anciens d'Effiat a favorisé
la mise en place de l'agence royale. A défaut de faire de
l'a ncien camarade de classe un affilié aetif, il est facile de
s'en assurer la complicité. AiIlsi se déroulent en 1798 et 1799
en particulier, des actions d'i ntimidation auprès des jacobins,
telle que celle qui se déroule à Gannat, en janvier 1800, il la
limite de notre période mais qui correspond à une série
d'actions mise en place sous le Directoire et qui se perpétue
encore dans l'hiver lKOO.
En 1799 et 1800 plusieurs actes d' intimidation signés
d'un mystérieux «Bras de t'Cil> en Limagne de Riom el de
Gannat, sèment l'inquiétude chez les républicains engagés.
«Il» ou «ils» agissent souvent de nuit, et n' hésitent pas à
proférer des menaces de mort . Le lieu géograplùque de ses
7 - Archives Dépurtemenlules de lu Loire, L.19
- 916-
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Directoire
actions n'a pas été choisi au hasard. Il s'agit du décor de son
enfance et de ses études. Il est né à Aubiat à trois kilomètres
au sud d'Aigueperse et a fait ses humanités à Effiat, à quatre
kilomètres à l'est de la même ville d'Aigueperse. Le terrain
de ses activités secrètes est précisément un pays qu'il connaît
bien, entre les départements de l'Allier, du Puy-de-Dôme et
de la Creuse, un terrain de limites administratives propres à
l'activisme contre-Révolutionnaire, comme l'a développé
Bnmo Ciotti lors de ce même colloque. C'est aussi un ancien
lieu de contrebande du sel et le nouvel ordre des choses a fait
quelques mécontents qui ont l'avantage pour des activistes
clandestins comme «Bras de fer» d'être d'animés d'une
motivation contre la Révolution qlÙ leur a enlevé des gains.
Surtout ils connaissent parfaitement les moindres sentes et
cachettes du pays, pour avoir nùs en échec les gabelous
pendrult des décennies.
Philippe Bourdin cite l'intimidation, faite à Riom par
Bras-de-Fer8, au citoyen Puray le 12 nivose an VIII avec ce
placard posé sur sà porte:
«Au Ilom du roi LouiXVIIl
Avis à Puray ainé.
Dans trois jours à compter du 3 janvier 1800, à minuit
tll déposeras cent louis sur le siège qui est à droite de
l'entrée de ta maison. Si la demande qui t'est faite n'est
pas ponch,tellement exéclltée dans les trois jours qui
suivront... la mort...Adieu
signé Bras de fen>.
Il vit dans la senti-clandestinité et la police le connaît
aussi sous le nom de «Barthelas»9 mais il sihyne les reçus des
sommes qu'il «réquisitiolUle» au nom de Louis XVIII du nom
de «Bras de fer». Il commande une petite troupe de déserteurs
8 - Le Plly-de-Dôme SOIIS le Directoire, page 267. Réf Archives
Nationales, fonds Puy-de-Dôme F/7/3685, 3 comptes
décadaires ; Archives Départementales, 552.
9 - Burthelas est probablement le patronyme de l'WI des anciens
faux suuluiers employés par Bras-de-Fer.
- 917 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
et d'anciens faux saulniers avec ses deux camarades d'Effiat,
Hercule Du Ligondès et Louis de Faure de Cbazours.
Le 13 nivôse an VIII, le 2 janvier 1800, à dix heures du soir,
par une nuit sans lWle, le receveur de GruUlat, Claude
Grégoire Joly reçoit la visite d'hollunes masqués. ils
pénètrent en armes dans la maison, à la grande frayeur de
Madrune Marie Joly et de sa servante. ils se font remettre
12 000 Livres, le contenu de la caisse publique et dOlU1ent en
échrulge au receveur, un reçu établi au nom de Louis XVIII,
signé «Bras de fem. Madrune Joly a cru recOIUlaÎtre panni
ses agresseurs, quelques uns de ses cavaliers aux bals de
Société. Le soir de l'attaque, chez Joseph Heunequin,
quelques invités jouent aux cartes. L' WI d' eux, Barthomivat
de la Besse semble préoccupé, il reçoit plusieurs fois de
mystérieuses visites, est-il complice'? L'enquête est menée
mollement par le juge de paix, les assaillants bénéficient de
nombreuses complicités. CosOinier, cOirunissaire du
gouvemement apprend le nom des auteurs de l'attentat au
bout de trois jours mais iln 'a UUClUle preuve ni témoignage à
leur encontre. Le Maire Joseph HelUlequul qui blâme
ouvertement ces «chauITeurs», se rend le lendemain dans son
café habituel et trouve sur la tuble où il s'installe Uli mot
signé de «Bras de fem (lui lui conseille de tenir su langue et
le menace des foudres de Louis XVIII IO .
Bras-de-fer est Nicolas de Bonnevie de Pognat, ancien
élève d'Effiat, brillant officier de Marine, blessé plusieurs fois
lors de son service avec Suffren en Inde notamment à l'affaire
de Gondelour où il a perdu lm bras d'où le port d'une
prothèse et le surnom de «Bras de [en). Après avoir monté
une plantation aux Antilles, il a pris position contre la
Révolution et a servi avec les Anglais. n revient en Fnmce en
1798 et obtient de l'agence royaliste le 3 septembre 1799 sous
le pseudonyme de Richard Uli brevet de commandement en
chef des forces miHtaires levées pour le Roi en Auvergne et
Bourbonnais ll .
10 - René Gennain, Gannal el sa régioll, p. 351 el 352, Publication
du Pays GruUlatois, Gannut, 1994, 444 p.
Il • Le chef de l' agence royale pour l'Auvergne est alors le marquis
des Roys qui esl âgé et malade, il meurt en 1801 .
·9 J 8-
�Les comportements politiques des anciens élèves d'Effiat
sous le Dire(;toire
Nicolas de Bonnevie de Pognat, alias «Bras de fer»,
alias Richard l 2, alias Barthelas, nonuné commandant de
l'agence royale pour le Bourbonnais, utilise la complicité
d' un grand nombre d'anciens camarades de classe, dont le
domicile reste peu éloigné de leur ,illcienne école.
Le Directoire est la véritable période de cristallisation
des consciences politiques des anciens élèves d'Effiat. Ceux
qui ont fait le choix de servir la République ne se désengagent
pas et au contraire voient grossir leurs rangs au fur et à
mesure que les jeunes élèves sortis d'Effiat conunencent une
carrière professionnelle ou politique. Le Directoire pennet à
ces têtes pensantes formées à Effiat, de se rendre utiles aux
autres en se mettant au service de la collectivité, par leurs
emplois civils et militaires et en aSSlUnant des responsabilités
électives. Ce contingent d'Effiatois qui se met en valeur sous
le Directoire préfigure l'attitude des effiatois monarchistes. A
la faveur des alternances politiques du Directoire puis de
l' amnistie consulaire qui suivra, les royalistes effiatois qui
sont encore en grand nombre dans une opposition passive ou
active au régime, s' infiltreront dans cette ouverture politique
que leur procure pour la première fois la république
düec(oriale. Le Directoire leur permet de devenir des élus de
la Nation et de s' intégrer avec plus ou moins de bOIUle
volonté, dans un système qu'ils ont jusque là repoussé.
Les événements de 18 j 4 et 1815 vont mettre en relief la
profondeur et la réalité des sentiments politiques des effiatois.
Pour tous les émigrés rentrés après l'anlJùstie consulaire de
1801, ce sera le soutien quasi incondiUOIlJ1c1 à la Restauration
des Bourbons. Les autres ematois, ralliés à la République
directoriale, et qui fment généralement de zélés serviteurs de
l 'Empire formeront une minorité qui repoussera toujours les
avances de leurs anciens camarades de classe qui eux, restent
ancrés dans la réaction. Les élèves d'Effiat qui sont présents
sur le terrain politique après 1815 se maintiennent dans deux
12 - Le nom de Ridlard qu' il utilise peut aussi être rapproché de
(;elui d' Wl ancien élève d'Effiat du nom de Richard qui s'est
marié le 6 dél;embre 1796 à Louise Loyseul ct s'est installé à
Gmmut sous le Directoire (Etat-Civil de GalUlUt).
- 919 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
camps bien distincts, les légitimistes issus de l'émigration et
de la contre-Révolution, et les libéraux anciens ralliés à la
République. La République directoriale marque la
détenllination quasi-définitive d'une coupure politique au
milieu d'une même population d'élèves, une division qui est
perceptible pour les élèves qui asswnent encore des fonctions
électives, jusque sous le second Empire.
L'attitude de leurs fils et petit-fils paraît être Wl héritage
de leurs parents. Nous avons l'exemple riomois du début de la
Troisième République, quand MM. De Bar, de Chazelles et
de Chabrol sont les candidats conservateurs à la députation
sur l'arrondissement de Riom et M. Auguste Salneuve le
candidat républicain, mais tout cela est une autre lùstoire ...
- 920 -
�Desaix en Suisse et en Italie, 1797
Antoinette EHRARD
Parti le 1cr thennidor (19 juillet 1797) de Strasbourg, il descend
la vallée du Rhin, traverse la Suisse, Bâle, Lucerne, le lac des
Quatre Cantons d'où il admire, depuis une barque, les sommets des
Alpes Bernoises ; il franclùt, en partie à pied, le Saint-Gothard, pour
découvrir ensuite, émerveillé, la Valteline, Bellizona et ses châteaux
forts, Côme et ses villas. Arrivé à Milan aux canaux SillOllilés de
bateaux, il y séjourne, visite la citadelle Sforza, le Duomo, la Bréra,
l'Ambrosiellile et va applaudir chanteurs et danseurs à la Scala dont
il observe aussi l'architecture et la maclùnerie. Puis, après avoir
traversé rapidement Lodi, Crémone, il s'arrête à Mantoue, channé
par le théâtre tout neuf et le palais du Té cependant en piteux état.
Après Montagmma, Padoue, son jardin botanique et l'inévitable
Santo, voici Veruse. Réception à l'Arsenal qu'il visite en détéùl,
promenade en mer, San Marco et ses mosaIques ... Et ce n'est pas
fini . Trévise, Passariano, Udine. Il pousse jusqu'à Trieste, pour
revenir ensuite à Udine d'où, après quelques jours de repos, il
reprend la route le 19 septembre, deux mois après avoir quitté
l'Alsace, pour Munich et Stuttgart.
Qui est cet heureux voyageur qui parcourt l'Italie du nord, en
cet été 1797 ? Louis des Aix de Veygoux, 11é en Auvergne à SaintHilaire d'Ayat en 1768, ancien élève de l'Ecole royale militaire
d'Effiat, officier en 1789, qui, à la différence des ses frères et cousins
émigrés, a refllsé, à la Révolution, de servir contre son pays. Il est cl
cette date, sous le nom de Desaix, général de division deplùs 1793
dans l'année de la République. Après des actions d'éclat à l'armée du
Rhin, deux fois blessé, teruùnant sa convalescence, il est envoyé par
Moreau rejoindre Bonaparte en Italie. Il s'agit à lél fois d'IUle
récompense et d'une mission.
Je profite de la convalescence du général Desaix ct du désir qu'il a
de voir l'Italie et la brave année qui l'a conquise pour vous faire
pusser de:; renseignements intéressants sur les contributions qui
nous sont ducs par la Souabe ct la Bavière
La Répllblique directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 921-933
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
écrit Moreau à Bonaparte. L'arrivée de Desaix à Milan le 17 juillet
est mise à l'ordre du jour par Bonaparte:
Le général en chef avertit l'année que le général Desaix est arrivé de
l'année du Rhin et qu'il va recotulaître les positions où les Français
se sont immortalisés.
On pourrait donc s'attendre à repérer, aujourd'hui, dans les
Archives Historiques de l'Armée de Terre, un rapport présenté par
Desaix au tenne de son périple. Si l'on ouvre le carton Italie, de
1775 à l'époque du Consulat (cote MR 1376), riche de 102 pièces,
on y trouve bien, au milieu de rapports très officiels, un manuscrit de
74 feuillets de formats différents (145 pages) de la main de Desaix
(pièce nO 76). Mais la nature du document, très différent de ceux qui
l'entourent dans le carton cité, laisse tout d'abord perplexe. Le titre
donné a posteriori au manuscrit, par une autre main que celle de
Desaix, qui n'en fournissait point, (<.Journal de voyage du
général Desaix en Suisse et en Italie», est erroné. Il ne s'agit pas
d'un journal, pas plus que d'tul docmnent officiel. Desaix avait
l'habitude de rédiger, comme ici, ses impressions et souvenirs de
voyage, ainsi qu'il le confie lui-même dans celui-ci à propos du lac
de Lucerne l : (~'en
ai déjà parlé dans un de mes voyages» - autres
«voyages» qui, malheureusement, n'ont pas été retrouvés.
Le document n'est pas resté inconnu. Des fragments en ont été
publiés en 1898 dans les Carnets de la Sabretache, n° d'octobre.
Déjà utilisé par Martha-Becker dans les Etudes historiques sur le
général Desaix (Clcnnont, 1852), il a été intégralement publié en
1907 chez Plon par Arthur Chuquet, avec une longue préface
(91 pages) et des notes qui portent essentiellemnt sur l'identification
des personnes nommées par Desaix2. Pour la commodité de lecture,
mais au risque d'engendrer des doutes sur le sens du texte, Chuquet
ajoute une division en chapitres portant le nom des villes traversées
et uu découpage en paragraphes qui ne sont pas le félit de Desaix.
1 - Arthur Chuquet, Voyage dll général Desaix ell Italie, 1907, page 14.
Dans la suite du texte, les chiffres entre parenUlèses donllent lu
référence de la page dilllS celle édition.
2 - L'identification des lieux et des œuvres est sommaire ct plus incertaine ;
A Chuquet ne s'est pas rendu sur les lieux, n'a pas consulté de
documentation iconographique d'époque, curtes, estaInpes.
- 922 -
�Desaix en Suisse et en Italie, 1797
Le texte est visiblement rédigé d'une façon continue, d'une fine
écriture serrée et difficilement lisible. La phrase se poursuit d'une
page à l'autre, même si le format du papier change. Point de rature
ni de redite, sauf dans le dernier quart du manuscrit où l'auteur
apparaît bousculé par le temps. Le manuscrit présente alors l'aspect
d'un brouillon préparatoire, comprenant de brèves uotatiolls
soulignées, reprises et développées un peu plus loin, souvent en style
télégraphique. Par exemple pour Trieste: <<Porb>, <<Réverbères» ,
«Costume des Levantins, variété» ...
L'évocation du voyage suit l'ordre chronologique mais illl'a pas
été rédigé au fur et à mesure des déplacements de l'auteur du récit.
Aussi Desaix prend-il, volontairement ou non, des libertés avec le
temps et l'espace. Ainsi, lorsqu'il parle, au présent, de la Cène de
Léonard de Vinci, il note qu'il est possible de détacher Wle fresque
du mur ainsi qu'on l'a fait à Pompéi. Or cette explication n'a pu lui
être fournie que par Monge qu'il ne rencontre pas avant Venise.
Ailleurs, le décalage entre le moment de la vision et celui de la
rédaction explique certaines erreurs. C'est ainsi qu'il situe, à
Mantoue, la place servant de marché aux bestiaux près de la porte
Cerese, au nord, alors qu'elle se trouve au sud de la ville (120) ; il se
trompe dans le nombre des colonnes engagées du piédestal de la
statue du Colleone à Venise, comptant deux fois les colOIll1es
d'angle, bien qu'il tente un petit croquis maladroit. A propos de
coutumes suisses, il signale le «tir au blanc» dont il a été témoin à
Zug, lors d'un précédent voyage en 1789 (27).
Les dernières pages du manuscrit, auxquelles Chuquet donne le
sous-titre d'«Anecdotes et conversations», se distinguent de celles
qui précèdent. A la narration continue du voyage - négociation avec
les cochers, état des voitures, corûort ou inconfort des gîtes,
recherche de ceux-ci, description de costlunes, de paysages naturels
ou urbains, de monuments, de fortifications, de navires, des portraits
des personnages rencontrés au fur et à mesure que Desaix fait leur
connaissance - succèdent, d'une façon quelque peu décousue, ces
anecdotes et conversations rapportées, sans que Desaix précise
toujours l'identité de ses interlocuteurs. Par exemple sa
«conversation du matin sur les gouvernements» est-elle un entretien
personnel avec Bonaparte ou bien l'«idée du général» sur une
constitution idéale:
- 923 -
�LA RÉPUBLIQUE DITŒCTOIUALE
il voudrait l'établissement d'tm corps fonné de tous les hOllunes de
l'etat qui se trouveraient par leur position être entrés dans les
affaires, tels que les ministres, ambassadeurs, généraux, etc. Ce
corps aurait la cOIUlaissallce de toutes les affaires d'admirùstratioll
générale, ne serait pas public et aurait le droit de censure sur le
gouvemement (275)
a-t-elle été rapportée à Desaix par Ull intennédiaire qui ne serait pas
nommé?
Desaix tient à se remémorer ses longues conversations avec
Monge (265-266, 269-270, 276, 283-285), dans lesquelles il écoute
le savant lui expliquer la techniques des camées antiques, lui parler
du Vésuve, de Pompéi, de Baies, d'Herculanum ... , de Rome
également, où Desaix souhaiterait que la suite de son voyage le
conduise. Il relève ce que Monge lui raconte de ses rencontres
panslennes avec le milieu encyclopédiste, d'Alembert, le
mathématicien Vandermonde. Il est particulièrement intéressé par la
théorie de Charles-François Dupuis selon laquelle «toute religion a
pour base le soleil», thèse exposée dans l'Origine de tous les cultes
ou Religion universelle, publié en 1795, que lui fait connaître
Monge. Mais avec qui Desaix a-t-il à nouveau un bref entretien sur
la religion chrétienne et l'origine des cultes, rapporté quelques pages
plus loin avec ce mot : «Répétition» (276) ? Monge, à nouveau ?
Avec qui la conversation
sur Naples, son port, ses facilités ; sur la Grèce, l'Egypte, sa
situation, ses moyens, ses richesses ; sur l'utilité de la France d'y
porter ses regards el de s'en emparer ?
Il convient d'être prudent avant d'imaginer de nombreux tête-à-tête
entre Desaix et celui qu'il n'appelle presque jamais que «le général».
Ces ambiguïtés ne doivent pas surprendre. Même si les
indications purement militaires, préoccupations tOtlt li fait normales
chez Desaix, sont très nombreuses dans le texte, nous sommes ici en
présence d'Wl écrit intime, li destination privée. Si ces pages avaient
pu avoir leur utilit.é pour le général en chef, elles auraient été
transmises aussitôt. Or le document n'est entré dans les archives de
l'armée, scion l'usage de recueillir à leur mort les papiers des
officiers supérieurs, qu'après la morl de Desaix à Marengo, en 1800.
Desaix avait donc conservé cc manuscrit dans ses papiers personnels
ct les allusions étaient pour lui plus claires que pour le lecteur
d'aujourd'hui.
- 924 -
�Desaix en Suisse et en Italie, 1797
A la lecture du te).te, on n'en est pas étonné qu'il soit resté entre
les mains de son auteur. On note pour soi, mais non pour le
vainqueur de Lodi, que l'on a été malade et frappé de vomissements
à ce même Lodi (106)! Quel intérêt pour l'Etat-Major que Desaix ait
trouvé le lit mauvais à Crémone (109) méùs qu'il ait mangé du bon
poisson à Sursee (12) et des huîtres à Venise, ou qu'il ait été distrait
de la visite du palais du Té par la compagnie d'une charmallle
demoiselle ? Desaix songe-t-il à un éventuel lecteur, parent ou
intime ? Rien, dans le te'-1e, ne l'indique formellement. Il lui arrive
cependant parfois d'user de la formule propre au guides touristiques,
«il faut voir...» Cela ne signifie pas pour autant qu'il se pose en
cicerone; pour e'-'Primer l'intérêt, la formule est assez banale.
E n revanche, on peut remarquer conunent il parle de lui-même.
Tantôt il dit j e, en particulier lorqu'il rapporte des incidents très
personnels, par exemple le mal de mer lors de la promenade à
Venise ; tantôt il dit nous, c'est-à-dire lui-même et Rey, son aide
camp, au début du voyage, le clùrurgien Larrey cl la fin. Plus
étonnant, il lui arrive d'employer une formule impersOJmelle : «le
voyageun>. C'est le cas lorsqu'il évoque un paysage qu'il n'a pas vu
lors de ce voyage-ci, mais lors du voyage de 1789 dans lequel il se
rendit d'Huninge à Lucerne. Arrivé de nuit au col, entre Waldenburg
et Olten, il regrette de ne pouvoir jouir de la vue sur les montagnes et
la plaine du Jura . Il n'hésite pas alors à écrire de mémoire une
longue description, d'une sensibilité très rousseauiste, de ce
panorama (5-8). L'emploi de la troisième personne n'est-il pas une
forme de pudeur dans l'expression de l'émotion estJlétique ?
C'est la plus notable de ses évocations du passé, mais non la
seule. Déjà il avait rappelé le «tir au blanc», coullU11e de la ville de
Zug (27), qu'il avait traversée six ails aupanlVant. N'ayant rien vu de
Crémone où il est arrivé très tard, fatigué, et dont il est reparti de
grand matin, il n'en signale que les é~ li s e s «antiques» - entendons
médiévales - qu'il trouve «COlnnlWleS»'. Après avoir décrit la route
de Crémone cl Bozzolo, il s'interrompt : «Je reviens un peu cl
Crémone ... » Et de donner des précisions chiffrées sur le nombre
3 - Desaix, incontestabl ement, préfère le moùem e. A Venise, il juge ainsi le
palais des doges : «Architccture maw'csque plus simple quc lu
gothiquc, moins ù'omcmcnts, mais pas élégrulle, sans colonnade, srulS
fenêtre» (182). Les seuls paluis du grand cru1al qu'il remarque sont le
palais Murini, construit en 1536 par Jacopo Sansovino mais qui venait
d'être res tructuré en 1787, ct le palais Mrulgilli, œuvre
d'Antonio Vensentini, 175 1.
- 925 -
�LA RÉPUBLIQUE DITŒCTORIALE
d'babitants, les productions agricoles, les peintures des frères Campi,
qu'il n'a pas vues ... , pour tenniner sur un jugement sans appel de la
décadence de Crémone -lieu commun à cette époque (111-112). Qui
lui a fourni cette fiche qu'il recopie ? A ce sujet comme à bien
d'autres, il est tentant mais vain d'essayer de retrouver quelles
pouvaient être ses sources.
Il ne fait jamais référence à une guide quelconque, ni persOlme
ni ouvrage, sauf à Bozzolo, où un habitant parlant français lui fait
visiter la ville. Les guides de voyage du temps, français où
allemands, qu'il aurait pu consulter sont précieux pour reconstituer
son itinéraire, estimer la difficulté de la route ainsi que pour
comparer ses curiosités et goûts persOlUlels à ceux de ses
contemporains. Mais ils ne paraissent pas avoir été entre ses mains .
De même Desaix semble avoir flâné seul quand la durée de l'étape le
permet. A Milan il visite avec ses compagons français la Brera où les
pères jésuites lui dOlment à l'observatoire des explications sur la
lune (83) . Mais à Venise comme à Padoue c'est en ignorant qu'il
examine, cependant avec beaucoup d'attention, les statues de
cavaliers de bronze dont il ne sait ni le sujet ni l'auteur. Un guide
imprimé ou bien un Padouan ou un Vélùtien lui auraient appris qu'il
s'agissait du Gattarne/ata et du Colleone. Il est vrai que les noms
italiens pouvaient échapper à sa mémoire, qu'il a pourtant bOlme
quand il s'agit de noms français, les nombreux portraits, plus ou
moins longs, des Français d'Italie que contient son texte en sont la
preuve. Desaix, en effet, avait appris l'allemand à Effiat, ce qui lui
fut fort utile à l'armée du Rllin el le sera encore en Autriche, mais il
ne parle pas un mol d'italien ; dès l'arrivée à Côme il est désemparé.
A Venise comme à Milan, il fréquente essentiellement les Français
d'Italie ou les Italiens parlant français.
Cette litnite ne l'empêche pas d'être curieux de tout daus celte
Italie dont il rêve depuis longtemps, animé d'une double curiosité.
Desaix n'oublie jamais qu'il est militaire et son regard se porte
aussitôt sur la profondeur d'lUl fossé ou l'épaisseur d'un rempart. S'il
note qu'un pays est «couvert», il entend par là qu'il est boisé et
propre à arrêter ou dissimuler des mouvements de troupes. 11 ne
songe pas seulement à lui quand il constate l'absence de pont sur une
rivière qu'il faut passer à gué ; les nombreuses cours d'cau de la
région forment des obstacles considérables au déplacement des
armées. C'est néanllloins le même homme qui observe el compare les
- 926-
�Desaix en Suisse et en Italie, 1797
différents costumes de la Suisse et de l'Italie et dont la passion du
théâtre se manifeste tout au long du texte.
Le te>..1.e e>"'Prime une persOlmalité forte mais des convictions
sans sectarisme. Ainsi Desaix rapporte rapporte-t-il le discours du
prêtre émigré rencontré en Suisse qui fait l'éloge de la liberté suisse
implicitement opposée à la Liberté française. Desaix se borne à
écrire, posément :
Uu prêtre royaliste devait tenir ce langage. [... ] Voilà le discours de
notre prêtre, dont nous lIOUS séparâmes à regret, parce qu'il nous
intéressait (32-33).
Sa visite des églises n'est pas celle d'un iconoclaste irrité par les
temples de la superstition. Mais il y remarque de lui-même ce qui est
le plus profane. Son regard n'est pas sans malice au Duomo de Milan
dont il apprécie surtout la vue que l'on a depuis les toits et lél
disposition des escaliers dans les flèches. Des reliefs en argent doré
qui entourent la chapelle souterraine abritant la châsse de
saint Borromée Desaix écrit : «précieux par la beauté de l'ouvrage et
le .fini, et sentant son prix.» (78) On ne saurait dire les choses avec
plus d'élégance.
.
A Milan, à Padoue, à Venise c'est la vérité des gestes ou des
expressions qu'il remarque délns la peinture religieuse qu'il ne
considère pas avec une sensible piété. En revanche, dans les édi.fices
religieux, ce qui touche ù l'arclùtect1\Ie ct à son décor l'intéresse, les
mosaïques de San Marco, les pavements et les marqueteries de
marbres polychromes de Sainte-Justine ù Padoue ...
On ne saurait négliger l'attention qu'il porte, toujours éÎ Padoue,
en visitant la basilique S,ùnl-Antoine (118), à tm m011lunent
üméraire situé non loin du tombeau de saint Antoine qu'il ne
pouvait pas ne pas voir el décrire. 11 s'agit du tombeau du
jurisconsulte Antonio Rosselli par Pietro Lombardo, 1464, haut
monument de marbre «élevé cl un savant par ses (Unis», représentant
le défunt étendu sur un sarcophage posé sur des piles de livres,
mOllUlIlent le plus «laïc» de toute l'église et que les guides de voyage
du temps (ceux d'aujourd'hui non plus) ne signalent pas
particulièrement, (1 la différence de celui du cardinal Bembo, placé
de l'autre côté de la nef. Impossible de ne pas remarquer le contraste
entre les deux tombeaux, celui de saint Antoine et celui de Rosselli,
même si Desaix lui-même ne fait aucun cOllunentaire. Au moment
où Desaix y arrive, il u'y a pas de thé.ltre ;\ Padoue. Est-cc la seule
- 927-
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
raison pour laquelle il sera heurelLx de quitter «l'assoIlunanle
Padoue»?
Mais il est d'autres sujets à propos desquels l'historien est
curieux de cOlUlaÎtre ses réactions. Non pour le juger en termes de
morale, mais pour essayer de cOlUlaltre conunent pouvait être
comprise et admise par un esprit «éclairé», la politique de
Bonaparte.
Si Desaix regrette de ne plus trouver à l'Ambrosienne les
œuvres d'art qu'il espérait y admirer, c'est parce que «c'est à Paris
qu'il faut aller les voir». Cette prise de butin lui semble, conune à
tous ses compatriotes et contemporains, tout à fait normale 4 . De
même à Venise n'est-il pas surpris de voir, à San Giovanni e Paolo,
Wl grand tableau «prêt à être démonté» - pour être emporté (176) .
En revanche, il est froissé par les «plaisanteries maladroites» de
Murat qui avait dit à Luigi Mocenigo, membre d'une «famille illustre
qui a donné beaucoup de doges» et qui recevait courtoisement
Desaix, «qu'on devait tout prendre» à Venise (180). Ecrivant pour
lui-même, il suffit à Desaix de noter les faits, un long conunentaire
est inutile. Quand il écrit qu'après avoir fait main basse sur les
diamrults et objets précieux du mont de piété d'une ville de Romagne,
Augereau y place une sentinelle
qu'il fait fusiller froidement, parce qu'elle a pris quelque chose. n Ile
croit pas à la prohité et ù la délicatesse : il appelle cela d'wi sot : il
prétend que cela est inutile el ne se trouve pas dans le monde (292)
est-il nécessaire, pour Desaix, de formuler davantage ce qu'il en
pense ? Ce n'est pas exirapoler abusivement que d'imaginer le
sentiment du général de l'armée du Rhin aimé de ses soldats, de celui
qu'en Egypte on appellera «le sultan juste» .
Mais lorsqu'il s'agit de Bonaparte, Bonaparte envers qui la
fidélité sans faille de Desaix s'est ultérieurement manifestée dans les
actes, tant en Egypte que pendant la seconde campagne d'Italie '?
Lors de son passage ci Passariano, Desaix, déjeune avec Bonaparte ct
note :
4 - Stendhal lui-même, dans les Promellades dalls Rome (27 novembre),
racontant que Canova était venu à Paris «reprendre les statues quc l'on
nous avait cédées par lc \ruité de Talcntillo» , écrit : «011 nous a volé cc
quc nous avions gagné par un traité».
- 921l -
�Desaix en Suisse et en Italie, 1797
[... ] déjeuner, conversation avec le général sur Mantoue, Venise, sur
Arcole, sur la paix, Mayenœ, intérieur, Jacobins détestés (209).
Il revient par la suite sur plusieurs de ces sujets. Deux questions
d'importéU1ce retiennent particulièrement l'attention.
La première, qui conceme le passé, touche le projet
d'inondation de tout le Mantouan. De passage à Mantoue, Desaix
avait retenu que
le Mincio fait croître le lac de Mantoue dans les grandes pluies,
mais surtout lorsque le PÔ est haut; alors, il se trouve plus élevé que
le Mincio, dont les eaux refluent alors avec la plus grande facilité
dans les lacs.
La fin du manuscrit évoque bien autre chose. Desaix commence
par établir un constat:
[... ] il est de fait que le PÔ est lUle rivière cruelle qui jouera un jour
un tour terrible à l'Italie, ainsi que toutes les rivières qui obligent à
un travail excessif. Une grande partie n'a pas de lit creusé, de
manière que la moindre chose qu'elles augmentent, elles ravagent
tout, et cela trè.s 10UI, les plaines étant très plates. [... ] il faut tUi
peuple vigoureux pour le combattre ; les italiens, devenus
puresseux, se laissant gagner par lui, peuvent voir leur pays bien
ravagé. Le Mincio se trouve il présent plus bas que le PÔ, dans ses
eaux lUi peu hautes, de manières que ses eaux refluent et fonnent le
lac de Mantoue qui augmente tous les jours et augmentera à
proportion que le PÔ se haussera. TI est essentiel que tout œ pays-là
soit rémlÎ sous le même gouvemement, pour lutter tous ensemble
contre le danger I:OmlllUn (276-277).
Voilà uue solution constructive qui va dans le sens de la
politique à venir de Bonaparte. Mais Desaix poursuit (277-278):
L'Adige est aussi il peu près de même, coulant sur un !it très haut.
Le général voulait, au moment où il était si Litible, et que la rivière
était haute, ouvrir tUle de ses digues de manière à inonder toute la
partie inférieure de l'Italie; cela aurait fait un dégât I:onsidérable et
réparable qu'avec plusieurs millions. Par ce moyen, il raccourcissait
beuucoup sa ligne de défense ct lu rendait susceptible de n'être pas
forcée. il avait aussi Canné le pr~jet
de jouer le tour à Wunnser de
l'inonder, s'il avait voulu passer pur le bas de l'Adige; Wunl1ser se
serait trouvé obligé de passer à truvers des inondations effroyables,
qui l'auraient peut-êlre fait périr.
- 929-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Au moment où Mantoue, successivement assiégée, prise,
abandonnée semblait impossible à conquérir, une telle éventualité
avait été très sérieusement envisagées. Chuquet cite en note une
lettre de Bonaparte à Chasseloup, du 10 juin 1796, dans laquelle, en
effet, il suggère d'inonder une grande partie du Mantouan. Qu'en
pense Desaix ? Bien qu'il ne parle pas précisément des maux qui ont
pu frapper les populations, lorsque Desaix approche de Mantoue
maintenant aux mains des Français, il note avec constemation les
ravages causés aux cultures et aux feffiles aux alentours de la ville
(114-115). Le grand plaisir de son étape mantouane est la visite des
places et des monuments, notamment du théâtre, du palais d'Arco,
du palais du Té ... Tout cela emporté par les eaux ? Or la setùe
réserve qu'exprime Desaix est le coût des réparations ... li est vrai que
lorsqu'il rappelle ce plan de destruction, le désastre n'a plus lieu
d'être.
La seconde question conceme le destin de Venise.
Quand Desaix y arrive la Sérénissime République a pris fin,
depuis le 16 mai 1797. En dépit de l'occupation de Venise par les
Français, Desaix y retrouve la vie mondaine, les visites, le théâtre
comme à Milan. Ce qui n'empêche pas le militaire, en lui, de
concentrer son attention sur l'arsenal, la flotte, le port et son
armement. Mais de la situation politique de l'avelùr de la cité, dans
un premier temps, il ne dit rien. Les Vélùtiens qu'il rencontre,
Mocelùgo, membre du gouvemement provisoire, un des trois
signataires de la paix du 16 mai entre la France et Venise, Quirini,
ambassadeur de Venise auprès du Directoire, le prince Belgiojoso,
Minotto, contre-anùral vénitien «voulant servir la France», déclare
Desaix, Séùvani, nommé par Bonaparte sous-ingénieur de vaisseaux
l'ont-ils entretenu de leurs espoirs ou de leurs inquiétudes ? Nul
écho. Mais quand Desaix rédige ses souvenirs à Udine, les difficiles
négociations du futur traité dit «de Campoformio» parce que les
plénipotentiaires autrichiens y résidaient, mais qui fut si1,,'né à
Passarial1o, à la Villa Manin, traînent en longueur. Bonaparte
s'impatiente. Desaix écrit (278-279):
5 - Au sujet de Mantoue, voir notamment, dans les Archives Historique de
l'Année de Terre, carton 1676, les dossiers 35, «Apperçu (sic) des
moyens dont on peut disposer pour la démolition de mantoue ... », et48.
«Lucs de Mantoue» .
- 930-
�Desaix en Suisse et en Italie, 1797
TI Y a Wle déclaration que, si au 1er octobre les négociations ne sont
pas terminées, nous n'en prenons plus pour base l'annistice de
floréal, mais notre situation présente, et nous discutons d'après cela.
Par ce -moyen, on évite les désagréments des préliminaires qui nous
gênent, et nous profitons de tous les avantages du passage du Rhin
et des victoires de Sambre-et-Meuse, qui nous dounent de très belles
espérances, pour appuyer tout cela et tout faire valoir. Alors on fait
avancer l'année ou la tient prête à marcher.
Mais si la guerre contre les Autriclùens reprend, que ' devient
Velùse ? La ville n'est pas seulement conquise, elle est occupée.
Allant ù Murano où il va voir «couler le verre», Desaix est sensible
au spectacle du «fond de la lagune couvert d'oiseaux de men> mais il
enchaîne aussitôt, en uùlitaire de sang froid:
Dans le lointain est Saint-Secondo, petite île fortifiée par les
français. TIs occupent les quatre iles qui voient les quatre point de la
ville; elle ne peut pas remuer sans la crainte d'être brûlée (178).
Venise ne «remuenl» pas. La selùe perspective du conflit va
pousser les Vénitiens à soutenir les Français.
Par ce moyen, les Vénitiens, abattus, inquiets, se réveillent et ont
des espérances : les patriotes déjà sont venus demander à élever
l'arbre de la liberté, se sont montés, et on en tirera parti. déjà on
prend tous les moyens possible pour les animer, pour les faire
anucr. Mme Buonaparte va à Velùse, on lui dOlUle des .tetes ; tout
cela ranimc et remet des espérances ; tous les Français y paraissent ;
à la suite des plaisirs, du rapprochement, tous les csprits
s'élcctriscnt. si la campagne s'ouvre, le général a ses derrières alors
libres, parcc qu'il !l'attuche les Vérùticlls. TI prend d'ailleurs ses
moyens pour nc pas les craindre ; il prendra trois cents otages qui
répondront de la couduite des autres ; ce seront des chefs de
famille ; outre cela, autant de jewles gens qu'il mettra dans ses
guides et qui, près de lui, lui scrviront aussi d'otages, et qu'il
gagnera aisémcnt cn les caressant, les encourugerult et les
cllvirOlUlallt des rnruùèrcs fnuu,:aises et des principes de la nation. TI
les aura bien vite convertis à lui . Outrc ccla, il établira une
convention de patriotes bien prononcés, ct solides, et chauds, réwüra
sous cux la lerre fcnne en départements aùm.i1ùstrés par des
patriotcs ; d'après cela, il est trrulquille el sOr (279-280).
Menacer, inquiéter, séduire, noyauter.. . La manipulation ne
date pas d'aujourd'hui.
- 931 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
Si Desaix semble convaincu de l'efficacité des procédés de
Bonaparte, il ne porte sur eux auclUle critique. On serait tenté de dire
qu'il emploie sans réserve un langage convenu, voire la «langue de
bois» : les «patriotes solides et chauds», les «principes de la
nation» .. .
Desaix abandonne sa rédaction avant la signature du traité de
Campoformio, le 17 octobre on ne peut donc y trouver sa réaction à
celui-ci. Auparavant, dans quelle mesure était-il dans le secret des
dieux, ou plutôt dans celui de Bonaparte? Savait-il que la cession de
Venise à l'Autriche était envisagée dès les préliminaires de Leoben?
Que Venise avait été conquise ensuite, après le 18 avril, date de
l'entente de Leoben, pour être livrée, quitte à sacrifier fToidement les
patriotes véiùtiens qui avaient cru en la République Française? Dans
le marché passé avec l'Autriche, Bonaparte préfère à la Vénétie les
régions proches de la France, le Piémont, la Lombardie, il préfère
Malte et Chypre, la route de l'Orient ...
Le traité de Campoformio, apportant lUle paix impatiemment
attendue, fut accueilli en France avec enthousiasme. Talleyrand qui ,
dans un prenùer temps, avait conseillé au Directoire de conserver
Velùse, approuve 1inalement le traité, au mépris des prévisibles
«crialleries de quelques Italiens». Des,ùx, quant à lui, est séduit par
l'Italie, ses paysages, ses monuments, ses spectacles, non par les
Italiens envers qui il
porte des appréciations ausi sévères
qu'apparemment disparates : ils aménagent des promenades dont ils
ne pro1itent pas, ils ne fréquentent pas les bains, ils ne savent pas
profiter des plaisirs de la vie (94-95), ils travaillent mal le vin, ils
sont paresseux ... Eût-il fait entendre lUle voix discordante?
Qui voudrait trouver en Desaix un analyste de la politique du
Directoire, lUl con1ident indiscret Cl critique de Bonaparte serait
déçu par les non-dits du texie. 'est ailleurs que réside la valeur de
celui-ci.
Pourquoi le relire aujourd'hui ?
- 932 -
�Desaix en Suisse et en Italie, 1797
Le Voyage de Desaix - il est préférable, parce que plus juste, de
ne pas retenir le mot <<journal» - propose un guide original à qui
referait aujourd'hui dans ses pas le même périple et découvrirait à sa
suite des lieux et des œuvres étrangers au tourisme ordinairé. Et si
Desaix n'est pas un écrivain, il aime et sait écrire, ce qui n'est pas
son moindre mérite.
L'historien trouvera dans son discours une excellente
illustration de ce que pouvaient être la clùhlfe, la sensibilité, les
goûts d'ml homme formé par une école royale militaire à l'âge des
Lumières, d'un militaire «philosophe» passé de l'école des Oratoriens
aux armées de la République. Mais aussi ml exemple de la nature et
des limites de cet engagement dans lequel ni la compétence, ni le
courage, ni le dévouement à la patrie ne sont en cause. Desaix n'est
pas ml opposant, il est un témoin.
6 - Ce voyage a été fait, en mai 1996, par Antoinelle et Jean Ehrard.
L'exposition docwnentuire cn 16 prumcaux présentée pendant la durée
du colloque retrace l'itinéraire de Desaix grâce à ùes photographies de
docwncnts ancicns ainsi que des œuvres ou sites dans leur état actuel.
La brochure d'accompagncment reproùuit, ruUlotéc, W1C partic ùu texte
de Desaix l]Ue Ics contraintes finilllcières n'ont malheureusement pas
pcnnis de reproduire intégralcmcnt. Les extraits sélectiOlUlés
cOllccment esclltiellement le voyagc proprement dit. Antoinette
Ehrurd, EII Suisse el ell flalie sur les pas du gél/(Jral Desaix, 1797,
67 pages, 20 figures noir et couleurs, Service Universités Culturc,
29 boulcvard ergovia,63037 lennont-Ferrand cedex, 1997.
- 9:13 -
��Huitième partie
Le Directoire
et l'étranger
��Théorie et pratique des relations
internationales chez les hommes
du Directoire
Hervé LEUWERS
De récentes études ont tenté de mettre en évidence le
sens, les contradictions, les évolutions et la portée des
discours des hommes de la Révolution sur l'étranger), ou sur
l'esprit des relations intemationales2 ; à cette occasion, les
grands débats sur le droit de paix et de guerre (mai 1790), sur
la réunion d'Avignon et du Comtat Venaissin à la France
(septembre 17~
' ), sur la déclaration de guerre à l' Autriche
(lùver 1791-1792) ou sur les crimes des Anglais (nivôse an Il)
ont bénéficié d'une relecture stimulante. Dans cette nouvelle
approche des relations de la France et de ses peuples voisins,
cependant, la rupture de l'an III, certes indiscutable, sert le
plus souvent de date butoir aux analyses ; dans leurs
démarches, les auteurs s'attachent avant tout <1 souligner la
faillite des discours sur «la fraternité républicaine»3 et la
1 - Sophie Wahnich, L'impossible citoyen. L'étranger dans le
discol/rs de la Révoliltion françnise , Paris, Albin Michel,
1997.
2 - Cf. Marc Bélissa, La cosmopolitiql/e dll droiL des gens (/7131795). Fralemité universelle el intérOI lIational al/ siècle des
Lllmières et pendant la Révol/l/ion française , thèse
dactylographiée, Paris 1, dir. J.-P. Bertaud, 1996.
3 - Pour reprendre le titre d' un chapitre de l'ouvrage de
Sophie WalUl..ich, L'impossible citoyell ... , p. 328-346.
La RépubliqLle directorial!!,
lermon/-Ferrand, /997, p. 937-959
�LA RÉPUBLIQUE DillECTORIALE
«cosmopoli tique du droit des gens» 4 • La recherche
d'éventuelles pennanences dans la politique eÀ1érieure de la
Révolution, de l'époque constituante à la fin du Directoire,
paraît ainsi fréquemment délaissée5 ; le problème mérite
cependant d'être posé, car si 1795 correspond à un évident
triomphe d'une nouvelle raison d'Etat, d01IÙnée par le
principe de l'intérêt national, l'ensemble de l'héritage
constituant et conventionnel ne disparaît peut-être pas
totalement dans les mois qui suivent l'inflexion
thennidorienne6 .
Un regard porté sur la politique extérieure du Directoire
et sa justification nous paraît ainsi mériter un détour, surtout
si l'on se rappelle que nombre de Directoriaux, corrune
Merlin, Reubell ou Carnot, avaient, au cours des
cinq premières aJUlées de la Révolution, participé à maintes
reprises aux discussions qui ponctuèrent l'évolution des
rapports de la France avec l'étranger. Certes, ces politiques ne
partageaient aucunement, IÙ en 1793, IÙ à plus forte raison
trois ans plus tard, l'adhésion de certains jacobins à l'idée
d'une fédération des peuples, ou leur croyance dans une
souveraineté universelle. L'on peut cependant se demander si,
chez ces hommes, malgré un attachement proclamé aux
intérêts de la France, l'idée d'une révolution libératrice ou le
principe du droit des peuples, toujours évoqués, ne
4 - Voir la thèse déjà citée de Marc Bélissa (présentation clans les
Annales historiqlles de la Révolution française , n° 306, 1996,
p. 723-733). Voir aussi l' interprétation de Florence Gauthier
clans Triomphe et morl dll droit naturd ell Révollltioll. J7891795-1802, Paris, P.U.F., 1992, p. 143-145.
5 - Sur ce point, les travaux de Jean-Yves Guiomar font exception.
Voir nolatmnent La Nation enlre l'his/oire el la raison, Paris,
Ln découverte, 1990 et «Qu'est ce que la Nation ? Une
défInition historique el problématique», Bulletin de la Sociélé
li 'histoire moderne e/ contemporaine, 1996, n° 1-2, p. 2-14
6 - Ilervé Leuwers, «Révolution et guerre de conquête. Les origines
d'une nouvelle raison d'Etat (I7R9-1795)>>, Revue dll Nord,
n° 299, 1993 , p. 21-40 ; «Droil des peuples el droits du peuple
vainqueur. Caraclères et justificalions de la secollde réunion de
la Belgique à la Frallce (1795)/l, Jus/ice el il/still/liol/s
françaises en Belgique (1795-1815), lIcllenunes, ESTER,
collection «l'espace juridique», 1996, p. 203-218.
- 938-
�Théorie et pratique des relations internationales chez les hommes
du Directoire
correspondaient pas encore, en partie tout au moins, à de
réelles préoccupations que l'on tentait de traduire dans les
faits. Parallèlement, il nous semble utile de revelùr sur le sens
des désaccords qui se mmùfestèrent entre Directoriaux
lorsqu ' il s'agit de définir les objectifs de la politique
extérieure de la République, et notanullent ses éventuelles
réunions.
On le voit, il ne s'agit aucunement d'étudier ici les
étapes de la politique extérieure du Directoire, dont les lignes
maîtresses restent tracées dans les ouvrages qui,
d'Albert Sorel à Raymond Guyot, de Jacques Godechot à
Jean-René Suratteau, ont marqué l'lùstoriographie de cette
période; il ne s'agit pas davantage de présenter les différentes
phases, les moyens et les formes de l'expansion française, si
magistralement analysés dans La Grande Nation de
Jacques Godechoe. En fait, par l'étude des propos et des
décisions de quelques acteurs de la politique eÀ1érieure de la
France directoriale, au prenùer rang desquels nous placerons
Reube1l8 , Carnot et Merlin de Douai9, notre ambition sera de
nous demander si, dans leur conception de la guerre en
territoire Clmemi, de la diplomatie ou des relations
internationales, ces hommes demeuraient attachés à l' idée
d'une révolution libératrice ou au principe du droit des
peuples et, au delà, si les oppositions entre Directoriaux
tralùssaient ou non des choix différents dans ce domaine.
7 - Jacques Godechot, La GrandI! Nation , Paris, ] 956 ; rééd. Paris,
Aubier, ) 983.
8 - Jean-René uratteau ct Alain BischofT, Jl!an-François RI!t/hl!ll,
l'Alsacil!/I dl! la Revolll/ionfrançaisl!, s. !., Editions du Rhin,
1995.
9 - lIervé Leuwers, UII jllr/sll! I!n politiqlll!. Merlill dl! Dallai (17541838), Arras, Artois Presses Ulùversité, 1996.
- 939-
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTOlUALE
La guerre et la paix avec l'ennemi :
traditions et innovations
Bien que la question des objectifs du conflit militaire, et
notanunent celle des frontières de la France, divisât
profondément les hommes au pouvoir, un accord tacite parut
les rassembler dans une même pratique de la guerre et de la
diplomatie. En ce domaine, essentiellement depuis l'an III, la
République paraissait défendre une position originale qui
dévoilait sa prétention à être la patrie de la liberté, tout en
réhabilitant nombre de pratiques UJl moment condamnées,
comme la taxation des pays vaincus, l'exploitation des
territoires occupés ou la diplomatie secrète. En bien des
points, en eITet, la politique de la France rappelait celles des
puissances d' Ancien Régime.
Sous le Directoire, comme à 1 époque de l'an III,
Reubell, Merlin ou Carnot défendaient une vIsIon
essentiellement pragmatique de la guerre, dans laquelle
l'exploitation des territoires extérieurs à la République était
ouvertement envisagée 1o. Bien plus nettement qu'en 1793 , où
déjà les représentants en mission s'étaient préoccupés des
intérêts de la France dans la Belgique annexée, en
réquisitionnant du bois, des vivres ou des souliers pour les
troupes, ou en faisant transporter dans les viIles de France
l'argenterie enlevée aux églises du Brabant, les hommes au
pouvoir envisageaient d' abord l'occupation d' un territoire
ennenù comme un moyen d'obtenir des contributions
financi ères ou matérielles. Même si des généraux veillèrent
parfois à éviter les excès l l , il paraissait légitime de faire vivre
l'armée sur le pays conquis ou occupé. Cette pratique devint
10 - Ce retour aux «pratiques de l'Ancien Régime» a été souligné
par Jacques Godechot, «Les variations de la politique française
à l'égard des pays occupés. 1792- 181 5», Occl/pallls-occl/pés,
1792-1815. Acle.\' du colloqlle qui .Y 'esllelll/ à BI1/xelles, le.\' 29
el 30 jallvier 1968, Bruxelles, Université libre de Bruxelles,
s. d., p. 20.
11 - En Italie, Bonaparte veilla ainsi fréquenunent à ce qu'aucwl
pillage n'accompagnât ces réquisitions, au besoin en fai sant
fusiller certains de scs soldats. JaCtllles odechot, <tLcs
varialions de la politique française .. .», op. cil., 26.
- 940 -
�Théorie et pratique des relations intemationales chez les hommes
du Directoire
même, en certaines occasions, l'un des moteurs de la
conquête, et Carnot, Barras et Reubell, préoccupés par
l 'entretien des années, purent ainsi écrire à Bonaparte, le
3 floréal an V (22 avril 1797) : «Il est de notre intérêt de
porter en Allemagne les armées du Rhin pour assurer leur
subsistances et y recueillir des contributions» 12. De lourdes
réquisitions en grains, en foin, en boeufs et en de multiples
autres produits furent ainsi imposées, non seulement à des
territoires occupés, comme la Rhénanie, à des territoires
annexés, comme la Belgique, mais aussi à des pays réputés
amis, connne la République helvétique ; ces contributions
s'accompagnaient parfois de véritables spoliations, comme à
Berne, Fribourg, Lucerne et Zurich, où l'argent public fut
utilisé, dès le printemps 1798, pour l'entretien et la solde de
l' armée française! 3. Ces pratiques étaient d' autant plus
impopulaires qu'elles trouvaient parfois leur garantie dans
lile prise d'otages 14 ,
Une fois le conflit terminé, la République n'hésitait pas
à imposer aux puissances vaincues de lourdes contributions
en numéraire ou en nature, qui pouvaient non seulement
assurer l'entretien des troupes, mais aussi contribuer au
redressement des finances de l 'Etat français . Dès 1795, il est
vrai, les traités de Bâle et de la Haye contenaient des clauses
prévoyant une indenmisation financière ou territoriale de la
République. Sous le Directoire, plus que jamais, la pratique
des «compensations», défendue comme légitime avec
particulièrement de force depuis le débat sur la rémùoll de la
Belgique à la France, se poursuivit15 ; en Italie, au printemps
12 - A.N., AF ID 445, plaquette 2608, pièce 47, minute d' une lettre
du Diredoire exécutif (~ i g n ée Camot, Burras, Reubell) au
général en chef Bonaparte, 3 floréal an V.
13 - Alfred Rufer, La SlIisse et la Ré voluLio/l française, Paris,
Société des étude:; robespierristes, 1973, p. 82 .
14 - Jean-René Suratteau, «Occupation, occupant:; el occupés en
uissc de 1792 à 1814», Occ/lpants-occupJ.I', / 792-1815. Actes
dll colloqlle qui .v 'est teml à Bntxelles, les 29 et 30 janvier
1968, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, s. d., p. 192193.
15 - Hervé Leuwers, «Droit des peuples el droits du peuple
vainqueur... », op. cit., p. 215-217.
- 94 1 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
1796, Bonaparte et le Directoire exécutif purent ainsi, en
l'espace de deux mois à peine, mOlU1ayer des annistices au roi
de Sardaigne, aux ducs de Panne et de Modène, au roi de
Naples et au pape (avril-juin 1796)16.
Les mêmes traits traditionnels semblent marquer les
choix diplomatiques de la République directoriale. Certains
historiens ont ainsi souligné que la France d'après 1795
17
paraissait renouer avec le système d'alliance de 1740 ,
COlline si le pays était doté d'amis et d'ennemis naturels.
Dans Wle lettre à Bonaparte datée du 8 vendémiaire an VI
(29 septembre 1797), alors même que l'on était proche de la
signature du traité de Campoformio, François de
Neufchâteau, Reubell et Barras pouvaient ainsi encore
rappeler «l'erreur monstrueuse du Traité d'alliance de 1756».
Ce jugement ne se contentait pas de réprouver les conditions
désastreuses du traité de Versailles, mais rappelait aussi que
l'intérêt de la France était «[ d ']arracher l'Italie ,li' influence
germanique». A côté de la monstrueuse et perfide Albion,
l'Autriche apparaissait comme une «puiss,ll1ce vorace» dont il
1 ij
fallait sans cesse se méfier •
Plus concrètement, les Directoriaux en étaient revenus à
des pratiques diplomatiques traditiOlU1elles, dans lesquelles le
secret, pourtant condallUlé par l'Assemblée constituante,
tenait une place centrale. Il est vrai que l'usage des tractations
et des accords non divulg1.lés s'était imposé à la France dès le
début des négociations de Bâle, avant même que ln
Convention, par un décret du 27 ventôse an III (17 mars
1795), ne permît au Comité de Salut public de conclure des
traités secrets. Pendant le Directoire, la diplomatie fTançaise
continua évidemment à négocier des clauses de ce type,
notamment lorsqu'il s'agissait d'obtenir, ,\ terme, des
avantages territoriaux importants.
16 - Jacques Godechot, La Grande Natioll, op. cil .. p. 189-190.
17 - 1. Berenger, P. Butel, A orvisier, J. Meyer, 1.-P. Poussou, D.
Rubreau, A. Schnupper, J. Tulard, 1. Weber, L'El/l'ope à la fin
du XV1fl e siècle. vers 1780-1802, Paris, C.D.U.-SEDES,
collection Regards sur l'histoire, 1985, p. 66.
18 - AN., Ar ID 468, pluquette 2857, pièce la 1, minute d' w1c lettre
du Directoire exécutif, signée loruJlçois de Neufchfitcuu,
Reubell et Barrus, ù Bonaparte, dutée du 8 vendémiaire an VI.
- 942-
�111éorie et pratique des relations il1temationules chez les honunes
du Directoire
Par nombre de ses usages militaires et diplomatiques,
tout comme par ses choix d'alliances avant Campoformio, la
France semblait renouer avec de vieilles traditions de la
monarchie. Pour autant, elle demeurait par bien des points, en
cette fin de XVIII" siècle, une puissance atypique dont les
discours ou les actes de guerre tralùssaient encore, parfois
d'mIe manière surprenante, sa prétention à défendre la liberté
et le droit des peuples.
L'arrogance de la Grande Nation, sa volonté de négocier
toujours en position de force, d'imposer la paix, est un
premier signe de cette confiance des dirigeants français dans
leurs principes. La paix envisagée par les hommes de la
Convention thernùdorienne et du Directoire, en effet, ne
pouvait être qu'une «paix glorieuse qui ne pût ni
compromellre la dignité, ni blesser les intérêts de la
République» (Reubell)19. Cette arrogance, qui n'est
évidemment en rien celJe de la monarch.ie de Louis XIV, se
justifiait certes par une volonté forte de défendre les intérêts
présumés de la Nation, mais aussi par la confiance des
hommes au pouvoir dans des valeurs toujours proclamées ; la
Grande Nation était arrogante parce qu'elle était la Nation de
la liberté.
Ce fut également <lU n0111 de la liberté que la République
directoriale se montra avide d'oeuvres scientifiques et
artistiques. Les armistices signés avec le duc de Panne, le duc
de Modène et le pape, en 1796, allribuaient ainsi à la France
des tableaux de maître, et parfois des manuscrits anciens20 . A
Paris, où l'arrivée de ces trophées, de «ces conquêtes d'une
noble ambition» (Merlin de Douai)21, était parfois célébrée
par des discours prononcés élU Champ-de-Mars, ces objets
19 - ('ot/venlioll lIatiol/ale. Nappor! fail à la ('ollvuntioll natiol/ole,
au nOIll dll Comité de Salilt Public, .l'III" le Iraité de paix el/Ire
la République française & le roi de Pms.I'e. Séance dll
21 germillal, 1'01/ III cie la Républiqlle frallçaise tllJe el
il/divisible. Par Reubell, dépulé du 1lalll-Rhil/. Imprimé par
ordre de la COI/WIlIÎOII lIaliol/ale, [Paris] Imprimerie
lluliollole, Gcnninul Ull ru, p. 2.
20 - Jal:quC!~
Godcchol, La Cira/lcle Nation , op. cit., p. 189-190.
21 - Le MOl/i/ellr IIIlive/ :\'el, nO 314 du 14 thcnnidor an VI (1 cr août
1798), p. 1258-1259.
- 943 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
étaient rassemblés au Muséum. Ce pillage organisé, même
s'il ne concerna pas tous les pays et épargna par exemple la
Suisse22 , trahit une nouvelle fois la confiance de la Grande
Nation dans ses valeurs et dans ses principes, sa volonté de
faire de Paris le conservatoire des chefs-d'oeuvre de toute
l'humaIùté. La France directoriale n'avait donc pas cessé de
vouloir transfonner sa capitale, pour reprendre une
e>.:pression d'Albert Sorel, en «la patrie du genre humaim}23.
Par le vol des objets d'art et de science, par des mesures
comme la confiscation des caractères étrangers des
imprimeries de Rome, les hommes du Directoire prétendaient,
à la maIÙère de Merlin de Douai, «accélérer le développement
de tous les germes de raison et de bonheur qui appartiennent
à l' humanité»24.
Ainsi, en adoptant des pratiques traditionnelles de la
guerre et de la négociation, dont certaines furent il est vrai en
usage dès 1793, les Directoriaux n'en étaient pas revenus
purement et simplement ~ des habitudes d'Ancien Régime. Ils
acceptaient certes d'avoi r recours à des armes un moment
réprouvées, comme les réquisitions, les contributions forcées
ou les traités secrets, mais certains de leurs actes trahissaient
la nouveauté de leur objectif proclamé: la défense des intérêts
et de la dignité de la Nation française, ainsi que la
propagation de la liberté. L'on peut cependant se demander
daI1S quelle mesure cette liberté, omniprésente dans la
rhétorique des hommes du Directoire exécutif, changeait les
rapports de la France avec les puissances voisines.
22 - Le 17 genninal an VI (6 avril 1798), le Direcloire exéculif se
prononça neltement contre le pillage des objels de sciences et
d'arts de la 'uisse. Cf. AN., AF III 515, plaquelle 3291 , pièce
l , minule d' une leUre du Direçloire exéculif (autographe de
Merlin de Douai) à Lecarlier, commissaire du gouvememcnt
près de l'année frunyaisc cu Suissc.
23 - Albert Sorel, L'Europe et la Révolutio/l fra/lçai.ve, tome V,
BOl/aparte et le Directoire (1795-1799), Paris, Plon,
.
9 ~ lI e éd'Illon,
19 10, p. 73 .
24 - AN., AA 13, dossicr 542, lettre du ministre dc la Justice
Merlin au général Bonuparte, dalée du II ventôse Uil V
(le, mars 1797).
- 944 -
�Théorie et pratique des relations intemationales chez les hOlmnes
du Directoire
Une révolution libératrice: rhétorique et réalité
Dans les discours des Directoriaux, qu'ils fussent ou 110n
favorables aux frontières nClturelles, l'image proposée de la
République restait, comme à l'époque de l'Assemblée
constituante, celle d'un pays dont l'wle des premières
missions était de diffuser la liberté dans le monde. Certes,
beaucoup ont souligné, probablement à juste titre, que dans
ces propos sans cesse répétés il fallait en partie voir le produit
de l 'habitude, ou une rhétorique cOlllmode pour justifier les
a1Ulexions de territoires étrangers25 ; l'absence de grands
débats Uléoriques sur la régénération des rapports entre les
peuples, plaide d'ailleurs en ce sens. La présence de ce
discours dans la correspondance diplomatique ou privée, et un
regard parallèle porté sur les actes de la République d,ms les
territoires occupés ou annexés, semblent cependant démontrer
que la préoccupation libératrice des révolutionnaires ne peut
être réduite à Ull ensemble de propos convenus et vides de
sens.
Sous la plume d'un Merlin de Douai ou d'un François
de Neufchâteau, ce discours libérateur apparaît multiforme et
assimile tour él tour la République à la mère de la liberté, à la
libératrice du monde ou à la vengeresse des nations
opprimées. Pour ees Directoriaux, la France demeurait
d'abord la Nation qui avait annoncé la liberté et promis le
bonheur aux hommes26 . Elle ne pouvait cependant se
contenter de délivrer un simple message ; c'étClit par la
parole, mais c'était aussi par les armes, qu 'elle devait
contribuer à la libération des peuples. Pour Merlin, la
République avait une véritable mission universelle à
accomplir, et les Français étaient présentés comme les
«libérateurs des nations» ; le 10 ventôse an Vl, le Directeur
pouvait ainsi proclamer :
25 - Jacques Godechot, La Orande Nation, op. Cil ., p. 535.
26 - «Français [... 1. Vous avez proclamé les droits étemels des
hommes, vous avez rappelé les Nations à la dignité de leur
nature)). Le MOlliteut' I/lIiV(!t'se!, n° 314 du 14 Ulennidor an VI
(1 cr août 1798), discours de Merlin, le 10 Utennidor an VI
(28 juillet), p. 1258- 1259.
- 945 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
C'est pour l'humanité que la République française a vaincu.
Les trophées de ses gueniers sont les images de la liberté
reconquise ; les dépouilles qu'ils se fOllt gloire de montrer,
ce sont les chaînes dont ils ont délivré des mains captives ;
les mOl1wnents dont ils s'honorent, c'est la paix, c'est la
prospérité des peuples rétablis dans leurs droits étemels27 •
Ce travail de libération, selon les Directoriaux, était
d'autant plus difficile à mener qU'Ull véritable complot
mondial, Ulle «conspiration du despotisme et de la
barbarie»28, tentait d'étouffer partout la liberté et l'égalité.
Cette phobie incitait fréquemment à l'adoption d'Ull discours
vengeur ; ainsi, tandis que Londres demeurait l'Ulùque
emlenù de la République, en mars 1798, le ministre de la
guerre Schérer amlonçait que les années françaises «se
prépar[ai]ent à ptilùr, sur les bords de la Tamise, les crimes
du gouvernement anglais»29 ; quelques mois plus tôt, François
de Neufchâteau, Merlin et Barras avaient quant à eux pronùs
tille prochaine défaite de l'Angleterre et annoncé que «La
grande nation vengera[it] l'mùvers»3o. Comme en l'an il,
quand Barère, pour punir les crimes britanniques, avait
demandé et obtenu qu'il ne soit plus fait de prisomùers
27 - Le Moniteur universel, na 162 du 12 ventôse an VI (2 mars
1798), réimpression, tome XXIX, p. 168, discours de Merlin à
l' audience publique du Directoire exécutif du 10 ventôse
an VI.
28 - Le mOllitel/r llllivel:yel, na 273 du 3 messidor an vn (21 juin
1798), réimpression, tome XXIX, p. 714 , message du
Directoire exécutif, signé de Merlin, lu au Conseil des CinqCents du 29 prairial.
29 - Le MOlliteur l/Iliversel, na 162 du 12 ventôse an VI (2 murs
1798), réimpression, tome XXIX, p. 167, discours de Schércr ù
J' audience publique du Directoire exécutif du 10 ventôse
ail VI.
30 - Proclamation. Dl/ 1"' frimaire, an 6' de la Répl/blique
frallçaise, lllle (!/ indivisible. Le Directoire exécl/tif al/X
Français, Paris, imprimerie de la République, frimaire an VI,
p. 4 (A.N., AF ID 480, plaquette 2970, pièce 48).
- 946 -
�111éorie et pratique des relations illtemationales chez les honunes
du Directoire
anglais ou banovriens31 , les Directoriaux dénonçaient les
crimes de lèse-humaJùté de leurs eIUlemis et se
transfonnaient, par ce biais, en défenseurs de tous les citoyens
du monde. Plusieurs années après le triomphe d'wle nouvelle
raison d'Etat, en l'an III, Wl discours libérateur aux accents
mùversalistes persistait.
Certes, il ne faut pas accorder une importance exagérée
à ces promesses et ne pas omettre que, dans leurs actes, les
hommes du Directoire exécutif cherchaient d'abord à
défendre les intérêts de la France ; si l'on confronte
rhétorique et réalisations, on doit pourtant admettre qu'elles
recouvraient une indubitable volonté de faire progresser «la
cause de la liberté»32. Evidenunent, un Carnot et un Merlin
n'envisageaient pas cette croisade de la même mruùère ; une
fois prise la décision d'intégrer un territoire à la France,
cependant, tous se montraient d accord pour étendre à ces
régions les principales iIUlovations juridiques et politiques de
la Révolution. Ainsi, dans les neuf départements belges
organisés par Portiez de l'Oise et Perès, puis par Bouteville,
les Français abolirent progressivement les dîmes, les droits
féodaux, le retrait lignager et les maîtrises ct jurandes ; ils
introduisirent aussi les lois françaises et les tribtUlaux
républicains33 . Dans les quatre départements rhénans fondés
31 - Sophie Walmich, L 'impossible citoyen.... p. 237-241 ;
Sophie Wahllich et Mure Bélissa, «Les crùnes des Anglais :
trahir le droit», Annales historiques de la Révolution française,
n° 300, 1995, p. 233-248.
32 - A.N., AF ID 21b, minute autographe d'W1C Icttre de Merlin de
Douai à Bonaparte, datée du 10 lùvôse an VII (30 décembre
1798).
33 - Voir Robert Devleeshouver, «Le cas de la Belgique»,
Occupants-occupés. 1792-1815. Actes du colloque qui s'est
tel/ll à BrlLxelles, les 29 et 30 janvier 1968, Bruxelles,
Université libre de Bruxelles, s.d. , p. 53-55 ; Hervé Leuwers,
«Droit des peuplcs et droits du peuple vaùlqueur... », op. cil. ,
p. 204-209 ; Xavier Rousseaux, «La postérité pénale de la
République : le cas des conquêtes du Nord (I794-1815)),
Renée Martinage et Jean-Pierre Royer, Jllstice et Républiqlle.
Acles dll colloque de Lille. Septembre 1992, IIellemmes,
ESTER, collection «l'espace juridique», p. 211-238.
- 947-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
par Rudler, l'une des premières mesures prises par les
représentants de la République fut également l'alUlOnce de la
suppression des dîmes et des droits féodaux34 ; la publication
des lois et l'installation des administrations françaises
suivirent. Il est vrai que l'introduction de ces nouveautés, en
Belgique et en Rhénanie, faisait suite à une véritable
eX'Ploitation du pays ! Il est vrai aussi que tous les droits de
citoyens n'étaient pas reconnus à ces «nouveaux Français», et
que les administrateurs et les juges, notamment, furent
pendant les premières aunées désignés par les comnùssaires
de la République! Pourtant, dans les deux cas, les principales
ilUlovations révolutiolUlétires furent effectivement exportées.
La volonté du Directoire de diffuser certains acquis de la
Révolution ne sc liInita cependant pas aux seules régions
réuIÙes, car les républiques-soeurs en bénéficièrent elles
aussi : les Républiques cisalpine et romaine reçurent la
plupart des grandes lois de la Révolution ; quelques mois plus
tard, la jeune République helvétique connut à son tour des
réformes d'ampleur : la suppression des dîmes, la disparition
de l'impôt pesant sur les juifs et l'introduction du système
fiscal français 35 . Ces mesures n'étaient cependant
,lt\CUllement systématiq\les, ct les engagements des
Directoriaux en faveur de la diffusion de la «liberté»
paraissaient avoir pour limite, et parfois pour principal
objectif, la préservation ou la défense des intérêts prenùers de
la République.
La diIT11sion de la liberté, même soumise aux intérêts de
la France, était à la fois U11 objectif, impossible à renier, qui
Il 'était d'ailleurs pas une vainc incantation puisque les
hOllUTIeS du Directoire croyaient en la supériorité de leurs
principes, ct \lne arme, destinée ê\ constituer, autour d ' une
France aux frontières élargies, une barrière de pays amis ct
34 - Cr. lIervé Leuwers, «Droit des peuples ct droits ùu peuple
vuinqucur.. .», op. cil., p. 207-208 ; Antonio Grilli,
«L'organisation judiciaire fWIH,:ai se sur lu rive gauche du Rllin
( 1798- 1814)), Juslicc et IIIstilulioll.v fra/lçaises e/l Belgiquc
(/ 795-18 /5), Ilellemmcs, ESTER, collection «l'espm;c
juridillue», 1996, p. 26 1.
35 - Jean-René !:luraltcau, «OccuputiOIl, occupants et occupés en
Suisse .. .», op. cil., p. 193.
- 948 -
�111éorie et pratique des relations intemationales chez les honunes
du Directoire
alliés qui partageraient avec elle les mêmes valeurs politiques
et sociales. Dans les territoires réunis, dans les républiquessoeurs, mais aussi dans les pays dont le sort encore incertain
représentait un enjeu politique ou lnilitaire, la liberté
annoncée ou donnée encourageait le zèle des patriotes amis et
servait les intérêts de la France : si Merlin de Douai avait
promis aux Irlandais de ne pas signer la paix avec
l'Angleterre avant d'avoir obtenu la reconnaissance de leur
indépendance36, et si le Directoire se montra si longtemps
soucieux de respecter cette promesse, ce fut d'abord dans le
souci d'affaiblir son principal elUlemi, l'Angleterre ; de
même, si les Directeurs s' intéressèrent à l'Italie et acceptèrent
d'y voir naître des républiques-soeurs, s'ils espérèrent
également une république indépendante sur la rive droite du
Rhin37 , ce fut avant tout par souci d'affaiblir l'Autriche et ses
principaux alliés ; si la Suisse se mua en une républiquesoeur, enfin, ce fut d'abord parce qu'elle était, pour
Bonaparte, un trait d' union entre l'Allemagne et l'Italie, et
pour Reubell, un territoire séduit par les manoeuvres de la
coalition et Û1I éventuel glacis protecteur pour la
République38 .
La France se montrait ainsi prête à diffuser les conquêtes
les plus appréciées de la Révolution, comme la suppression
des dîmes et des droits féodaux, lorsque cette démarche
servait ses intérêts propres ; dans le cas contraire, elle
paraissait y renoncer assez facilement. Afin de presser la
marche vers la paix, la République accepta ainsi de négocier
avec des princes allemands, COIfUl1e le duc de Wurtemberg ou
le margrave de Bade-Durlach, au grand dam des patriotes de
36 - Raymond Guyot, Le Directoire et la paix de l 'Europ e, Paris,
Félix Alcan, 19 11 , p. 738.
37 - Voir A.N., AF ru 470, plaquette 2874, pièce 122, minute d' wlC
lettre du Directoire exécuti f, signée de François de
Neufchâteau, Merlin et Barras, à Augereau, général en chef de
l' année d'Allemagne, le 16 vendémiuire un VI (7 odobre
1797).
38 - Voir Jean-René Suratleuu, «Occupation, occupants et occupés
en Suisse ...», op. cit., p. 177 et l:lemnrd Nabollne, La
diplomatie du Directoire el BOllaparte d 'après les papiers
inédits de Reubell, Paris, La nouvelle édition, 195 1, p. 174.
- 949-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
ces reglOns qui les considéraient COllune de véritables
«tyrans»39. Afin d'aboutir à la paix tant attendue, des
négociations avaient également dû être menées, bien sûr, avec
des pays restés fidèles à leurs principes d'Ancien Régime
COimne l'Espagne, la Prusse et l'Autriche! Inévitablement, le
discours libérateur apparaissait fréquemment en contradiction
avec le prénationalisme naissant, c'est-à-dire avec cette
volonté des Directeurs de défendre les intérêts de la Nation
4o
française, même aux dépens des droits des peuples voisillS .
La même contradiction s'observe, avec plus de netteté encore,
lorsque l'on cherche à détenniner la fidélité du Directoire
exécutif au discours constituant sur le droit des peuples.
Le droit des peuples: fidélité et trahison
De la même manière que la République directoriale ne
pouvait renoncer à défendre la cause de la liberté, elle ne
pouvait totalement renier le droit des peuples, tant il était lié à
l'idée de souveraineté nationale. Celle expression,
39 - Jean-René Suratleau, «La politique du Directoire ù l'égard de
l'Allemagne de 1795 à 1799 d'après les papiers du Directeur
Reubelb>, Allfla/es historiques de la Révolutioll frallçaise ,
nO 255-256, 1984, p. 264.
40 - Le mot (01ationalisme», dont l'acception la plus courante est
héritée de Barrès et de Maurras, est généralement évité par les
historiens de la Révolution ; Jacques Godcdlot le rejetait
même très clairement (d. Jacllues Godechot, «Nation, Patrie,
nationalisme ct patriotisme en ham:e au XVIIIe sièclc»,
Anllales historiques de /a Révo/utionfrançai.Ye, 1971, p. 485).
Pour évoquer lu défense extérieure ùes intérêts d' wle nation
encore esscntiellement définie pur des curadèrcs subjectifs ct
politiques, nous avons donc préféré le mot «prénutionulismc».
- 950 -
�Théorie et pratique des relations intematiollales chez les hommes
du Directoire
communément employée par les juristes et les historiens 41
pour désigner ce que les contemporains appelaient «les droits
respectifs des nations» 42, «les droits sacrés et inaliénables des
nations» 43, a le mérite d évoquer tout à la fois la souveraineté
el le droit à l'autodétemùnation reCOIillUS aux seilles
communautés hmnaines constituées politiquement44 . Dès
1790, lors des débats sur la Corse (janvier) ou sur les princes
possessionnés d'Alsace (octobre), on reconnaissait ainsi aux
nations le droit de disposer librement de leur sort, de se
choisir le gouvernement de leur choix ou de demander leur
rattachement à un peuple voisin; comme l'avait écrit Merlin
de Douai, si «ceux qui s'unissent à un peuple indépendant et
souverain, forment seills un Etat également souverain et
indépendant [00'] l'mûon n'a besoin que du consentement des
41 - Les juristes précisent que le droit des peuples à disposer d' euxmêmes prend son origiue sous la Révolution (cf. JeanFrançois Guilhaudis, Le droit des peuples à disposer d'etlXmêmes, Grenoble, P.U.G., 1976, p. 18-19 ; S. CalogeropouIosStratis, Le aroit des peuples à disposer d'eux-mêmes,
Bruxelles, Emile Bruylant, J 973, p. Il). Les historiens de la
Révolution, lllliUlt à eux, emploient fréquemment tantôt
l'expression «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes»,
d' origine tardive, tuntôt celle de «droit des peuples» ; il est
cependant évident que le sens dorUlé à ces expressions est
profondément différent de celui qu' on leur accorde au
XX· siècle (cf. Jean-René Suratteau, L'idée nationale de la
Révolution à /lOS jOl/rs, Paris, P.U.F., 1972, p. 19 ; JeallYves Guiomar, «Qu'est-cc que la nution '1 00. », op. cil., p. 3-4).
42 - Expression du duc d'Aiguillon (16 mai 1790). Citée dans Marc
Bélissa, Le droit des gens dans les discours sur la gllerre et la
paix à l'époqlle révolutio/l/laire, 1790-1792, mémoire de
D.E.A., dactylographié, dir. J.-P. Bertaud, Paris l, 1991 , p. 30.
43 - Expression de Merlin de Douai (28 octobre 17(0). 1. Mavidal et
E. Laurent, Archives parleme/ltaires de 1787 à 1860,
1êr. partie, l. XX, p. 76.
44 - Précisons que le député refusait de rccormuÎtre ces droits à une
simplc section du peuple : «Tenons donc pour construll qU' W1C
province ne peut pas romprc d'ellc-mcme le licn qui l'attachc
au corps de l'Etat dont elle fait partie, et que ce licn ne peut
I!trc rompu que du consentemcnt de cet Etut». Ibid., t. XX,
p. 83.
- 951 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
deux peuples qui s'unissent» 45. Bien qu' abondalmnent trahi
dès la réunion d'Avignon et du Comtat Venaissin à la France,
en septembre 1791 46, ce droit des peuples fut encore
officiellement défendu par nombre de Directoriaux.
Dans le discours de ses gouvernants, la France se défendait de
disposer des peuples et proclamait son rejet de pratiques
jugées barbares, qui avaient notamment rayé la Pologne de la
carte de l'Europe. En vendémiaire an VI, Talleyrand
s'indignait ainsi, dans une lettre au secrétaire général du
Directoire exécutif, donc dans un courrier interne non destiné
à la publication, des propositions de la cour de Naples en
proclamant solennellement : «Nous ne SOlmnes point entrés
en Italie pour nous faire marchands de peuples; il n'y a plus
persOlUle dans le corps législatif ni dans le directoire qui soit
dans l'idée de dOlUler des peuples et des villes» 47. En ventôse
an VI, les membres du Directoire exécutif, dans un message
au Conseil des Cinq-Cents, ne tinrent pas un discours
différent en proclamant : «Les Français ne sont pas des
marchands d'esclaves : bien loin de conunercer les peuples,
ils en sont les libérateurs» 48. En 1799 encore, au moins dans
le discours, et malgré les coups d'Etat perpétrés dans les
républiques-soeurs 49 , Reubell continua à protester de son
attachement à la souveraineté des républiques amies 5o . Chez
cet homme, préoccupé par une éventuelle mise en accusation
et soucieux de justifier la politique extérieure du Directoire
exécutif, comme chez les autres Directoriaux, les propos sur
45 -ibid., t. XX, p. R2.
46 - Nous avons tenté de définir ct de présenter l'évolution du
principe du droit des peuples dans notre article <ffi.évolutiol1 et
guerre de conquête ... », op. cit.
47 - AN., AF III 470, plaquelle 2879, pièce 3, minute autographe
signée de Talleyrand au secrétaire général du Directoire
exécutif, datée du 30 vendémiaire un VI (21 octobre 1997).
48 - Message du Directoire exécutif au Conseil des CinlJ-Cents, doté
du 13 ventôse un VI (3 murs 1798), ÎJlséré dans LI! Monitl!lIr
Il/Iivl!r.vd, n° 167 du 17 ventôse (7 mars 1798), réimpression,
tome XXIX, p. 177.
49 - Jacques Godechot, La Gralldl! Natioll, op. cil., p. 357-375.
50 - Bemurd Nabonne, La diplomatil! dll Dirl!ctoire... , p. 174-180.
- 952-
�Théorie et pratique des relations intemationales chez les hommes
du Directoire
le respect du droit des peuples étaient cep<?ndant devenus en
grande partie formels.
Depuis l'an ru, le droit des peuples devait tout d'abord
se plier aux exigences d'un nouveau droit de conquête,
fréquenunent appelé «droits du peuple vainqueur» (portiez de
l'Oisei 1, qui avait été ostensiblement défendu par Roberjot,
Merlin de Douai, Eschassériaux et Portiez de l'Oise lors du
débat sur la réunion de la Belgique à la France. Pour ces
conventionnels, la République, par les frais qu'elle avait
engagés dans la guerre de la liberté, avait le droit de se
dédommager en annexant le Limbourg et le Luxembourg,
deux provinces qui n'avaient pas été consultées sur leur
éventuelle intégration, en 1793, à la différence de la majeure
partie de la Belgique. Ce droit du peuple vainqueur servait au
mieux les intérêts de la République et, sous le Directoire, il
paraissait accepté par tous les honunes au pouvoir, même s'il
est vrai qu'un Carnot et un Reubell, dont on connaît
l'opposition de vue sur la question de la fTontière du Rlùn, ne
prétendirent pas en faire un même usage. En elIet, dans leur
débat, ces Directeurs ne s'affrontèrent à aUClm moment sur le
terrain des principes, c'est-ù-dire autour de la notion du
respect du droit des peuples, mais sur celui de la défilùtion
des intérêts de la République ; dès 1795, d' ailleurs, Carnot
était parvenu à construire l' ensemble de son discours en
faveur de la réuIÙon de la Belgique, sans même faire allusion
aux principes et cl leur force justificatrices2 . Derrière des
conceptions di1Iérentes des froutières de la France, il y avait,
chez Carnot et Reubell, un même respect prelnier des intérêts
de la République.
Si les intérêts de la France le commandaient, en elIet,
tous les Directoriaux acceptaient de violer la souveraineté de
certaines nations. Sans même évoquer ici les coups d'Etat
5) - Recueil dus discours, SI/,. la quu.v/ioll du la rdullion du la
Bdf{iquu à la Frallcu, imprimés par ordl'u du la Convun/ion
lIa/iollalu, Paris, Lanm et AnI. Bailleul, an V, p. 38 (A.. D. Pas-
dc-Calais, Barbier B 736).
52 - Rucl/uil dus discol/rs, ,\' /11' la ql/us/ioll du la rd/lllion de la
Bulgiql/u à la Franœ ... , op. cil., p. 80-84.
- 953 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
opérés dans les républiques-soeurs s3 , on peut rappeler le sort
qui fut réservé à la République de Venise dans les
négociations avec l'Autriche. Certes, le Directoire exécutif
demanda longtemps au général Bonaparte de respecter la
neutralité de la vieille Républiqué 4 , et il est possible que les
clauses du traité de Campoformio, qui attribuaient Venise et
la majeure partie de la terre fenne à l'Autriche aient irrité le
Directeur Reubell, qui craignait une remise en cause de la
s6
frontière du Rhinss , et même son collègue Merlin de Douai .
Pour autant, il serait abusif d'attribuer l'entière responsabilité
de l'événement à Bonaparte et de conclure que les Directeurs,
en l'occasion, restèrent vertueusement fidèles au droit des
peuples. En fait, avant même la signature du traité, les
Directeurs se montrèrent prêts à accepter cette solution; dans
une lettre à Bonaparte, datée du 8 vendémiaire an VI
(29 septembre 1797), François de Neufchâteau, Reubell et
Barras pouvaient ainsi évoquer «la honte d'abandonner
Venise» sans s'y opposer fonl1ellement S7• Ce silence ne
reflétait pas seulement leur résignation face aux initiatives
d'Wl général dont on ne pouvait se passer, mais trallissait
aussi leur acceptation, prouvée par les faits depuis 1795, et
même depuis 1793 58 , d'une violation ponctuelle de la
53 - Jacques Godechot, La Grallde Natioll, op. cil., p. 357-375.
54 - Voir A.N., Alô' ID 443, plaquette 2587, pièce 57, minute d' wle
lettre du Directoire exécutif, signée Carnot, Barras et
La Revellière, au général en chef Bonaparte, datée du
24 genninal an V (13 avril 1797).
55 - Jean-Rcné Suratleau, «La politique du Directoire à l'égard de
l'Allemagne ... », op. ci/., p. 264.
56 - Jean-René Suratteau, «Campofonnio (traité de)>>, dans
Albert Soboul, s. dir. , Dictiollllaire historique de la Rt1volutioll
française , Paris, P.U.F., 1989, p. 186. Voir aussi
Raymond Guyot, Le Direcloire el la paix... , p. 545.
57 - A.N., AF ID 468, plaquette 2857, pièce 10 l , minute d' une lettre
du Directoire exécutif (signée François de Neufchâteau,
Reubell ct Barras) au général en chef Bonaparte, datée du
8 vendémiaire an VI.
58 - li suffit de rappel cr les conditions dans lesquellcs furent
orgwüsées les consultations qui aboutirent à la première
réwlÎon de la Belgique ù la Frunce. 1Icrvé Leuwers,
<<Révolution ct gucrre de conquêtc ... », op. cil., p. 30-32.
- 954 -
�Théorie et pratique des relations internationales chez les hommes
du Directoire
souveraineté des peuples voisins ; Merlin n'avait-il pas
envisagé, en février 1795, de proposer au roi de Sardaigne de
compenser ses pertes dans les Alpes en se dédommageant sur
les territoires de l'Autriche59 ? Le même houuue n'avait-il
pas souhaité, en mars 1795, faciliter l'acceptation de la
cession de l'Est de Saint-Domingue à la France en promettant
à l'Espagne de l' aider à faire du Portugal une «province
espagnole»60 ? Le cas de Venise, si révélateur du poids
dérisoire du droit des peuples dans la conduite des affaires
étrangères de la France directoriale, n'est d'ailleurs pas le
seul exemple que l' on puisse citer car, avant comme après
Campofonnio, les Directoriaux montrèrent à maintes reprises
le peu de cas qu' ils faisaient de la souveraineté des peuples
voisins et parfois amis.
Ainsi, après le 18 fructidor et la fuite de Camot, et à
l' approche de la paix avec l' Autriche, le même désintérêt
pour le droit des peuples put s' observer dans la ferme
résolution montrée par les Directeurs de rattacher à la France
la rive gauche du Rhin. Désonnais totalement hostiles à une
République rhénane, pourtant en cours de constitution61, ils
avaient tenté de canaliser l'ardeur des patriotes de ces régions
en leur imposant, le 14 vendémiaire an VI (5 octobre 1797),
«[ ... ] la cocarde nationale de la République françoise [... ]»
connne emblème62 . Le même jour, François de Neufchâteau,
59 - AN., AF ID 67, plaquette 273, dos. 2, pièce 136, m.a.s. de
Merlin de Douai, au nom du Comité de Salut public, au
citoyen Desportes, résident de la République française près
celle de Genève, 28 pluviôse an ID (16 février 1795).
60 - A.N., AF ID 61 , plaquette 243, pièce 1 (dossier 3, pièce 10),
m .a. d' une lettre de Merlin, au nom du Comité de Salut public,
à Goupilleau de Fontenay, représentant du peuple envoyé à
l'année des Pyrénées orientales, à Figuières, le 17 ventôse
an ID (7 mars 1795).
61 - Voir Jean-René Suratteau, «Le double langage de la France
révolutiOimaire en Rhénanie», dans Peter Hüttenberger et
IIansgeorg Molitor (Hg), Fransoze" un Deutsche am Rhei1l.
1789-191 8-1945, Essen, Kartext, 1989, p. 19-20.
62 - AN., AF ID 469, plaquette 2868, pièce 40, arrêté du Directoire
exécutif, signé François de Neufchâteau, Reubell et Merlin,
daté du 14 vendémiaire IlJl VI (5 octobre 1797).
- 955 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
'Merlin et Barras précisaient clairement leur objectif dans une
lettre à Augereau, général en chef de l'armée d'Allemagne:
Sans doute il faut encourager autant qu'il est possible l'élan
généreux de ces peuples vers la liberté et telle est l'intention
bien prononcée du Directoire exécutif; mais il faut diriger
cet élan de manière à le rendre également utile à ces peuples
et à la République françoise. [...] TI convient dOllC que ces
peuples soient libres, mais qu' ils le soient par leur rélll1Ïon à
la Frauce 63 .
Si la révolution de ces provinces était envisagée, le
respect de la souveraineté de ses habitants était clairement
exclu.
Dans le cas de la Suisse, que la France, après bien des
hésitations, contribua à transfomler en une république
64
unitaire , le respect de la souveraineté d'ml peuple ami ne fut
pas davantage une priorité des Directeurs, comme nous le
démontre une brève présentation du titre XV du projet de
«Constitution de Paris», tel qu'il apparaît dans un document
de travail conservé aux Archives nationales 65 • Ces articles
consacrés aux «Moyens de mettre la constitution en activité»,
élaborés par Merlin de Douai lui-même, préconisaient
l'organisation d'une consultation électorale dont l'initiative
serait laissée à la population helvétique. En effet, l'article
premier précisait qu'il appartiendrait aux citoyens de
réclamer, auprès des autorités existantes, la réunion
d'assemblées primaires destinées à examiner la Constitution,
de se prononcer sur son acceptation ou son refus et, en cas de
vote favorable, de désigner les membres du corps électoral qlÙ
seraient chargés d'élire les députés des conseils et les
administrateurs du canton. En apparence, le Directoire se
montrait prêt à se sownettre à la volonté du peuple helvétique.
63 - A.N., AF li 469, plaquette 2868, pièce 39, mi.nute d' une lettre
du Directoire exécutif (signée François de Neufchâteau, Merlin
et Barras), à Augereau, général en chef de l'année
d'Allemagne, datée du 14 vendémiaire an VI (5 octobre 1797).
64 - Alfred Rufer, lA SI/isse...• p. 65-81 ; Jeun-René Suratteau,
Alain Bischoff, Jeall-François Reubell.. ., p. 289-291 .
65 - Projet de constitution ruUloté de la main de Merlin. A.N ., AF ID
81 , dos. 337, pièce 33.
- 956 -
�Théorie et pratique des relations internationales chez les hommes
du Directoire
Afin d' obtenir le résultat souhaité, toutefois, il feignait de
croire que tout refus de la Constitution serait issu d'une
manoeuvre des ennemis de la liberté ; aussi, l'article quatre
prévoyait-il que les communes qui, «par lacheté, bassesse ou
stupidité», refuseraient de demander la convocation des
assemblées primaires, seraient «censées représentées par les
communes fidèles à la cause de la liberté et de l'égalité, ou par
les hommes courageux qui s'en détacheroient pour les
représenter»66. De plus, même si le vote des assemblées
primaires devait théoriquement être libre, les suites d'un
éventuel refus du texte constitutionnel n' étaient à aucun
moment envisagées, comme si l'issue du scrutin ne faisait
aucun doute 1 Dans ces conditions, il faut bien reconnaître
que, même s'ils y mettaient les formes, Merlin et les
Directeurs prétendaient imposer aux Suisses la Constitution
de leur choix67 , c'est-à-dire un régime politique qui, comme
l'avait souhaité Reubell à propos de la Cisalpine, se
montrerait prêt, par sa structure et par les hommes qui
l'animeraient, à appliquer sans résistance les ordres du
Directoire exécutifs.
Certes, le droit des peuples n 'avait pas totalement
disparu des préoccupations des Directoriaux qui souhaitaient
respecter le plus possible les formes, au moins en apparence,
et montraient Wle indiscutable préférence pour les réunions
officiellement acceptées par le peuple anù. Mais si dans de
rares cas, d'ailleurs souvent discutés, conune ceux de
Mulhouse ou de Genève, en 1798, l'adhésion ex'Primée par les
«nouveaux Français» reflétait peut-être une réelle volonté de
s'associer à la République, la plupart. des consultations ne
permirent qu ' au parti patriote de s'exprimer. Il est vrai que
les Directeurs n' hésitaient pas à encourager ou à faire naître,
66 - Ibid., La SI/isse ...
67 - Alfred Rufer, op. cil. , p. 76-77. Les Directeurs avaient un
moment envisagé de diviser la Suisse en trois républiques
indépendantes, qui n'auraient pas toutes les mêmes
institutions.
68. Voir la note autographe de Reubell, conservée à la Bibliothèque
nationale (N.A.F. 23654, f" 378), dans laquelle il écrit que
quel que soit le gouvernement de la Cisalpine, l' essentiel est
que les ordres du Directoire exécutif y soient exécutés.
- 957 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
dans les territoires convoités, des mouvements favorables à la
France ; le 2 frimaire an VI (22 novembre 1797), les
Directeurs François de Neufchâteau, Merlin et Barras,
favorables à l'intégration de la cité de Bienne à la
République, invitèrent ainsi Mengaud, le chargé d'affaires de
la République en Suisse, à «[ .. .] insinuer indirectement aux
habitans de cette ville que s'ils désir[ai]ent leur réunion à la
République françoise, et v[o]ul[ai]ent appeller les Français,
on n'y trouvera[it] aucun obstacle et qu' on leur dOlUlera[it]
même des secours»69.
En fait, la seule trace indiscutable d' un respect du droit
des peuples paraissait exister dans cette volonté des hOJIUlleS
au pouvoir d'intégrer les populations réunies au peuple
français, de leur donner progressivement les mêmes droits et
les mêmes devoirs que leurs «frères», et donc de ne retarder
que de quelques mois ou de quelques années un respect entier
de leur souveraineté, voire de rechercher a posteriori leur
adhésion à ce rattachemeneo. Au delà du respect ponctuel,
rare et généralement intéressé, de la souveraineté des Nations
voisines, ces traits semblaient démontrer que le principe du
droit des peuples, abondamment violé, avait cependant
modifié quelque peu les rapports de la République avec les
autres peuples et lui avait imposé Wl respect minimum des
populations réunies.
Même si les Directoriaux tralùrcnt à maintes reprises le
droit des peuples ou le discours sur la Révolution libératrice,
ils nc paraissaient donc pas avoir totalement renoncé à la
guerre de propagande révolutionnaire7l ; mais l'idéologie
69 - A.N., AF m 480, plaquette 2972, pièce 1, minute d'une lettre
du Directoire exécutif, signée François de Neufchâteau, Merlin
ct Barras, au citoyen Mellgaud, datée du 2 frimaire an VI
(22 novembre 1797). Précisons que BieIUle fut réunie à la
République en février 1798.
70 - Hervé Leuwers, «Droit des peuples et droits du peuple
vainqueur... », op. cil., p. 209-21 3.
71. Godechot recolUlaîl que la Frunce voulut cOlltùmer à libérer les
peuples voisins après 1793 (<<Les variations de la politique
française .. .», La Grande Nation... , p. 19).
- 958 -
�Théorie et pratique des relations internationales chez les hommes
du Directoire
était désonnais passée au deuxième plan, puisqu'elle était
systématiquement soumise à un véritable prénationalisme, en
grande partie issu des débats de la fin de la Convention
thermidorienne72, qui plaçait avant toute chose l'intérêt de la
République. Bien sûr, certaines positions des hommes au
pouvoir, et notamment leurs objectifs territoriaux,
divergeaient parfois ; pour reprendre le cas de la frontière
orientale de la République, il y avait, comme l'écrivit JeanRené Suratteau, ceux qui voulaient la frontière du Rhin tout
de suite, ceux qui n' en voulaient plus, et ceux qui la voulaient
plus tard73 . Mais ces divergences n'étaient aucunement
idéologiques ; un Carnot et un Reubell, pour reprendre deux
hommes que traditionnellement l'on oppose, ne s'affrontaient
pas sur le terrain des principes, mais sur celui de la définition
des intérêts de la France, et derrière leurs différences on peut
ainsi mettre en évidence non seulement une même volonté,
concrétisée dans les faits, de diffuser certains des acquis de la
Révolution, non seulement un même discours sur le droit des
peuples qui, bien qu'abondamment trahi, changeait
inévitablement les rapports entre la France et les nations
voisines, mais surtout un même attachement à la sauvegarde
prioritaire des intérêts de la République. Le temps des grands
débats sur le renouveau des relations entre les peuples, ou sur
le droit des nations, était bel et bien terminé, mais la raison
d'Etat qui paraissait guider la République ne pouvait
totalement ignorer les discours toujours vivaces sur la
Révolution libératrice et sur le droit des peuples.
72 - Cetle parenté uvec lu politique de la Convention thennidorielUle
est déjà souHgnée par Jean-René uratteau (<<Le Directoire a-til eu Wle politique itulielUle '7», Critica Storica, 1990, n° 2,
p. 352).
73 - Jeun-René Surutteuu, <<Lu politique du Directoire à l'égard de
l'Allemagne ... », op. cit. , p. 260.
- 959-
��L'image de la France du Directoire
au travers des récits
de contemporains suisses
Alain-Jacques CZOUZ-TORNARE
Le Directoire est d' autant plus mal perçu en Suisse qu 'il
a procédé à la destruction du Corps helvétique. Précisons-le
d'emblée : il est impossible de présenter ici tille vision globale
de l'attitude du Corps helvétique par rapport à la France. Que
dire en effet de cette juxtaposition de fragments hétéroclites
qui formaient alors la république traditionnelle des Suisses] ?
Cet ensemble celûédéré issu d'une sédimentation pluriséculaire n 'était régi par aucun principe unificateur interne.
La mosa'ique suisse était constituée de l'agrégat d'tme
communauté volontaire de 13 cantons souverains, formée en
partie d'Etats-Cités fortement centralisés, réunis autour de
petits cantons démocratiques et entourés d'tme périphérie de
11 territoires alliés apparentés à la Suisse, sans oublier les
pays sujets el autre bailliages communs.
1 - Voir à ce sujet nos di fférentes études : cf. Notre communication :
<<l: idée républicaine en Suisse», in «Colloque Révolution et
République. L' exception française», Annales Historiques de la
Révolulionfrançaise, 1994 , n° 1, p. 205-222. «Un paradoxe de
l' histoire : Le centralisme, passage obligé pour la fOffilation
d' un fédéralisme suisse au XIX" siècle», Actes du colloque de
Marseille, septembre 1993 : Les Fédéralismes. Réalités et
représentations 1789-1874, Publ ications de l'Uni versité de
Provence, ] 995, p. 36 l-:m .
La République directoriale, 'Iermont-Ferrand, 1997, p. 961-986
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
La paix perpétuelle de 1516 et l'alliance de 1521 entre
la France et la Suisse, sans cesse renouvelée jusqu'au règne
de Louis XVI, était le pendant du traité héréditaire de 1511
avec la Maison d' Autriche2.
Toute l'histoire des Confédérés montre avec quelle
continuité leur politique a toujours travaillé à empêcher que
l'Autriche et la France ne dominent. L' ambassadeur français
Barthélemy admit dans un envoi au Directoire du
15 décembre 1796 que «c' est aussi à cette balance exacte des
avantages résultants de la conservation d'un territoire neutre
entre la France et l'Autriche que le Corps helvétique doit
principalement son indépendance et son existence pOlitique»3.
Depuis la suspension des relations diplomatiques entre la
France et les Cantons, en septembre 1792, l'ancien
ambassadeur du roi Barthélemy était devenu l'agent indirect
de la France près le Corps helvétique. TI continua ainsi à
entretenir des relations suivies avec le bourgmestre de Zurich.
Ce fut, rappelons-le, le seul diplomate de profession que la
Révolution laissa en poste sans interruption durant cette
période. La menace autrichienne et le développement des
échanges économiques aidant, le parti neutre se trouvait
regroupé autour des villes corporatives du Nord comme Bâle
ou Zurich, tandis que le parti de la guerre se rencontrait dans
des villes comme Beme. Ménageant le gouvemement bernois,
à travers lequel passait la ligne de partage d' influence entre la
France et l'Autriche et où se recrutait ce que le Bâlois
Peter Ochs (1752-1821) nomma plus tard le «parti austriacofanatique de la Suisse»4, Barthélemy s'appuya essentiellement
sur les neutralistes et sur le Vorort de Zurich, l' >>aufgeklarter
Patriarchalismus», le Patriciat éclairé de Zurich.
2 - Voir à ce suj et notre commwucatioll avec Evelyne Maradan. :
«Les tentations autri chielUles en Suisse durant la Révolution
française» in L 'Alltriche el la Révollltioll fran çaise. Allstriaca,
Cahiers universitaires d'infonnulion sur l'Autriche, publ. par
l' Université de Rouen, décembre 1989, n° 29, p. 61-83.
3 - AAE., (Archives des Affaires étrangères, Paris), C.P.
(Correspondance Politique), Suisse, vol. 454, fol. 244.
4 - Korrespolldellz des Peter Ochs, Hrg. Von Gustav Steiner, Basel,
1935, il, p. 341 . Lettre à Reubell du 30 mars 1798.
- 962 -
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
Nous prendrons par conséquent des exemples tirés des
cantons les plus puissants : Zurich, Berne et Bâle, chez un
allié (Genève) et dans le Pays de Vaud, territoire assujetti
proche de la France.
Les Suisses vus de France : une image idéalisée
Que la Suisse fût devenue dans les faits lm Etat «neutre»
proche des puissances coalisées n'était pas pour la France le
plus important à court terme. Le maintien de la neutralité
était d'un bon apport pour la France en révolution, comme le
suggère la lecture d' un rapport diplomatique de germinal an
IV : «sans contredit, ce pays nous a fourni beaucoup de
matières premières, des draps, des armes, des boeufs, des
chevaux et même quelques grains et avoines»5. En ménageant
la Suisse mythique, le temps de son propre enracinement, et
en jouant coroIJairement sur l'apparente similitude des deux
pouvoirs républicains, le nouveau régime en France créait une
filiation entre lui et les diverses anciennes républiques
existantes. La France révolutiOimaire réinventait, au fm ct à
mesure de ses besoins idéologiques, stratégiques et
économiques, une république suisse amie naturelle. Le
22 messidor an VI/l0 juillet 1798, le Directeur La RevellièreLépeaux pouvait confier à Frédéric-César de Laharpe :
«Avant que la Révolution rendît la liberté à mon pays, je ne
songeais qu ' à transférer ma famille dans quelque coin de la
Suisse, et maintenant je ne songe qu ' à assurer à celle contrée
son indépendance, sa paix intérieure et son bonheum 6 .
5 - A.A.E., C.P., Suisse, 456, [01. 457 : «Observations et mesures
relatives à la Suisse».
6 - Correspolldance de FrJdJric-CJsar de La Harpe
RJpublique helvétique, 1. II, Lettre nO339, p. 481 .
- 963 -
SO IIS
la
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
L'envers du décor helvétique: des Suisses
intrinsèquement hostiles à la conception française
de la République
Les «libres Suisses» ne disposèrent d'aucune autorité
centrale avant la création de la République helvétique en
1798. La Diète (Tagsatzung) confédérale consistait en une
réunion annuelle d'ambassadeurs. Dans ce contex1e
confédéral, la notion même de centre de décision apparaît
comme inconcevable, en dehors du «lieu» (<<Ort» en
allemand) du pouvoir dans les territoires cantonalLX. La
république représentait en Suisse le plus petit dénominateur
commun, l'unique moyen efficace d'éviter l'émergence d'un
pouvoir central, un anti-jacobinisme préventif et avant la
lettre en quelque sorte. Le sous-développement institutiOlmel
et l'absence d'un gouvernement fédéral allaient de pair sous
l'ancien régime suisse avec l'idée que l'on se faisait d' une
alliance des confédérés, garante des droits individuels de
chaque canton. En ce sens, la république du point de vue
suisse était bel et bien une anti-monarclüe, bien plus sûrement
que la future république centralisatrice française. Ironie du
sort et surprenant malentendu ! Alors qu'en Suisse la
République ne fut jillnais sérieusement remise en question
durant les temps modernes, nos vieux républicains
helvétiques, ces «pâtres détenteurs des vertus républicaines
primitives», virent dans la trop déroutante République
française, non pas tant la condition première d'une société
nouvelle et libre, mais, comme les adversaires royalistes de
celle-ci, l'image de l'anarchie et de la Terreur. Ce qui
explique les tergiversations et attitudes contradictoires des
différentes factions de la COlûédération durant la période
révolutionnaire.
Le Directoire change d'attitude envers la Suisse
L 'avènement du Directoire signifia rnpidement le début
de sérieux ennuis pour la Suisse. Il fl1t d'emblée perçu comme
un danger par Mallet du Pan. Ainsi écrit-il le 29 juin J796 plus d' un an ct demi avant l'invasion - que «les Etats
- 964-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
pacifiques vont avoir leur tour. On ne veut plus ni neutres, ni
douteux. La Suisse est la prenùère sur la liste de ces Etats qui
vont éprouver ce que signifient la paix et la frateITÙté
françaises» 7. Le grand tribun bâlois Pierre Ochs, chez qui
furent signés les deux traités de Bâle, dénonça la menace
française dans une lettre envoyée au banquier Perregaux, le
9 mai 1796, depuis Bâle: «On se demande d'où vient que,
sous le régime de Robespierre, nous vivions de part et d'autre,
au moyen de quelque indulgence réciproque, en bons voisins
et qu'à présent, où l'on s'y attendait moins que jamais, lês
cartes se brouillent [ ... ] J'en suis fâché ensuite à cause de
l'impression fâcbeuse que fait un pareil début sur les esprits
neutres, et ceux qlÙ désirent de le devenir. Toute l'Europe a
les yeux fixés sur la Suisse ... »~.
Par retour du courrier, le
26 floréal an IV/lS mai 1796, Reubell s'empressa de rassurer
son interlocuteur.
Parallèlement, le Vaudois Frédéric-César de La Harpe,
dans une lettre adressée à son ancien élève le futur tsar
Alexandre 1er, datée de GenùlOd, le 17 octobre 1796, tout en
lui 31illonçant sen départ pour Paris, estime qu'«il est peu
probable» que ses compatriotes «échappent aux convulsions
de leurs voisins, quoiqu'il leur eût été facile de les prévenir
par de sages mesures» 10. Durant l'été 1797, La Harpe fait
paraître un abrégé de son Essai sur la constitution du Pays
de Vaud, à l'intention du public français, sous le titre: De la
neutralité des gouvernans de la Suisse depuis l'année i789,
suivi de : Conduite des gouvernans de la Suisse à l'égard de
7 - Correspondance illLidite avec la C.ollr de Vienne (1794-1798) ,
conservés aux Archives de
publiée d' après les mal1uscriL~
Librairie Plon, 1884, vol. TI,
Vienne par André Michel. Pari~,
Lettre LXVll, Beme, 29 juin 1796, p. 85.
8 - Korrespondellz des Peler Oclls, Hrg. Von Gustav Steiner, TI,
Basel, 1935, Nr. 6, p. 12-11-13.
9 -ihid., TI, Nr. 4 et 7, p. 5-10 et 13-14. Staatsarchiv Baselsladl,
Privatarchiv Peler Ochs, PA 633 CA 3.1.2., fasc. 052.
10 - Correspolldallce de Frédéric-( 'ésar de La Harpe et
Alexandre for,
pub!. par Jean.- harles Biaudel et
Françoise Nicod, A la Baco1Uùère, Neuchâtel, lome l, p. 182.
- 965-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
la France depuis l'année 1789 11 , ouvrage dans lequel il s'en
prend à l'oligarchie en place dans les cantons suisses, accusés
d'avoir envoyé une délégation à Paris, en sachant «que depuis
quelques semaines on y annonce de grands changements dans
la constitution républicaine de la France, le rétablissement de
la royauté, de la noblesse et du clergé. Le peu de
complaisance manifesté par les gouvemans de ce pays à
l'égard de la France est une preuve sans réplique qu'ils
croyent la république près de sa fin» 12.
Les efforts de La Harpe correspondaient aux intentions
françaises. Delacroix écrit ainsi à Barthélemy le 21 floréal an
V/IO mai 1797 qu'»il est temps enfin que l'aUiance et
l'amitié ne soient plus de vains noms, et que la réciprocité
d'égards et de considérations s'établissent franchement et
sans restriction» 13.
La nouvelle donne des relations franco-helvétiques
après le 18 fructidor
Dans sa dernière lettre datée de Berne, le 6 octobre
1797, Mallet du Pan constate que la denùère révolution a
rendu aux «projets extérieurs leur première intensité» 14. Et
d'expliquer le 19 février 1798 que <des rapines en France ne
peuvent suffire à la monstrueuse dissipation, au désordre
inex'Primable des finances ; il (le Directoire) a besoin
d'occuper la nation par des invasions, des conquêtes, des
événements ; il a besoin d'amortir la féroce turbulence des
jacobins, en satisfaisant leur rage de renverser trônes!
républiques, institutions, hiérarchie, propriété, religion dans
Il - Paris, Balilliot frères, l' A.N . V de la République (1797),
69 pagc::;.
12 - De la I/cutralité dcs gouvcl1lans de la Suissc, p. 63. Un auteur
suisse anonyme, probablement le patricien beOlois de
MOlienen, répliqua aussitôt par Ulle brochure intitulée :
Réponse à l'dcrit dfl colone! de La /larpc il/liLfllé : Dc la
l/euLralité des gOl/verans de la Suissc depuis l'année 1789, s.l. ,
1797.
13 - AA.E., C.P., Suisse, 463, [o!. 31-32.
14 - Corr. il/édile ... , li, Lettrc CXXU, p. 350.
- 966-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
le reste de l'Europe»15. Le 25 fructidor an V/llseptembre
1797, une semaine à peine après le coup d'Etat du
18 fructidor, F.-C. de La Harpe f,üt tenir un mémoire au
nouveau Directeur Merlin de Douai; c'est le mémoire dit «de
Passy», qui demande ouvertement à la France de soutenir les
revendications des Vaudois. Les Réflexions sur la conduite à
tenir à / 'égard des patriciens de la Suisse depuis le 18
fructidor an V débutent ainsi : «La conspiration si
heureusement découverte le 18 fnlctidor, avait jeté une racine
principale en Suisse, surtout dans la partie française, qui
dépend de l'évêque de Bâle et des Républiques de Berne, de
Fribourg et du Valais [ ... ]. Privés subitement du puissant
protecteur 16 qui avait voilé si constanunent leur conduite, les
patriciens de la Suisse vont trembler en apprenant la punition
de ces amis de la France extérieure, qui leur avaient promis
l'impunité» 17. Dès la fin octobre, une violente campagne de
presse s'engage contre Berne, par l'entremise de L'Ami des
Lois. Pour Mallet du Pan, en date du 29 décembre 1797, il
semble bien que les autorités civiles aient été débordées par
les militaires qu !elles auraient préféré voir tomber le vieux
Corps helvétique comme un fruit mûr et l'alignement
pacifique de la partie la plus utile de la Suisse dans le cadre
du nouvel axe Rhénalùe-Milanais, tel qu'il se présentait après
la signature du traité de Campoformio. Au moment même où
le général Ménard entrait dans le Pays de Vaud avec ses
troupes, le Directoire n'ordonnait rien d'autre à Brune le
27 janvier, que de se tenir prêt à secourir les Vaudois l8 •
15 - Corr inédile ... , il, lcttre CXXXV, p. 41 J •
16 - Barthélemy.
J7 - AN., Al' fi, 81, 337, pièce 37. Publ. Par Jeun.-Charles Biaudct
et Marie-Claudc Jéquier, ('orrespolldallce de Frédéric-César
de la Harpe SOIIS la Répllbliqlle helvétiqlle, A la Baconnière,
Ncuchâtel, 1982, vol. 1, p. J68.
18 - 'orrespondance de Frédéric-César de La Harpe, iutr., p. 31-
32.
- 967-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
L' élite culturelle prend ses distances
par rapport à la France
De nombreux Suisses ont séjoumé, et parfois joué Wl
rôle politique, militaire, économique ou social dans la France
révolutionnaire. ils y disposaient d'Wl réseau d' influences
particulièrement efficace et profondément enraciné l9 . Ainsi,
aux banquiers installés de longue date se mêlaient des
réfugiés politiques et autres visiteurs parfois illustres, tels
Madame de Staël et Benjamin Constant20 . Les Suisses
tiel1l1ent une bonne place dans la contre-révolution
intellectuelle. Les Zurichois Johann Heinrich Pestalozzi
(1746-1827) et Johalm Kaspar Lavater (1741-1801) n'ont pas
attendu la destruction de l',mcienne Confédération pour
dénigrer une révolution qui les avait Ul1 temps séduits. Dès la
fin du XVIII" siècle, l'élite cultivée de la Suisse se soustrait à
l'influence intellectuelle de la France. Et bientôt l'on vit le
groupe de Coppet- emmené par Madame de Staël, Benjamin
Constant, Jean-Charles-Léonard Sismonde de Sismondi
(1773-1842) ou Charles Victor de Bonstetten (1745-1832)- se
faire «l'apologiste plus ou moins clandestin de la réaction
allemande contre le classicisme [rançais». Staël el Constant,
ces deux «républicains thennidoriens», attachés aux principes
de 1789 mais hostiles aux excès de la Terreur, fment qualifiés
par Pierre Nora de «meilleurs commcntateurs» entre 1796 el
1798 des «impasscs» de la République de l'an III (1795)21 . La
baro11l1e Gemlaine de Staël-Holstein (1766-1817), fille de
Necker, contribua au lancement du Cercle constitutionnel et
19 - Voir à cc sujet notre thèse de doctorat soutcnu à l'EPl-IE en
1996 sur : «Les troupes suisses capitulées ct les relations
franco-helvétiques à la fin du XVIIIe siècle». A paraître.
20 - Pierre Gaxotte, IIisloire des Frallçais, Flammarion, Paris,
1951 , vol. TI, p. 399.
21 - Pierre Nora, urticle «République» in Die/ionnairl! eriliql/I! dl! la
Revolution françaisl! , de François Furet ct Mona zour, Paris,
Flammarion, 1988, p. 840-841 . Voir aussi Marcel Gauchet,
Ibid., p. 951-960, 1053-1060. Voir également : MarieClaude Jéquier, «Frédéric-César Laharpe, Benjanlin Constant
et Madanlc de Stae! face à lu Suisse, 1797-1814», in Rl!vl/l!
hisloriql/I! vaudoisl!, 86/1978, p. 39-56.
- 968-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
favorisa la politique aboutissant au coup d'Etat de Fructidor.
D'autre part, elle poussa sur le devant de la scène celui qui
allait devenir l'lm des plus profonds penseurs politiques de
l'époque révolutionnaire, le Lausannois BenjaInin Constant
de Rebecque (1767-1830), qui fit l'éloge du Directoire en
1796. Ces deux personnages étant célèbres, nous allons plutôt
privilégier les témoignages de contemporains moins connus
mais fort bien placés pour observer la scène politique
française.
Le Zurichois Jacques-Henri Meister
Sur les débuts du Directoire, nous disposons du
témoignage publié de l'ancien pasteur Jacob-Heinrich Meister
(1744-1826), sumommé «Meister de Paris», ville où il
s'installa de 1769 à 1792. Ce rousseauistetraducteur des
Idylles de Gessner, avait été le collaborateur et le successeur
de Grimm, dont il rédigea à Paris, à la veille de la Révolution,
littéraire,
une grande partie de la Core.~pndac
philosophique et critique 22 . Ce confident de Madame de Staël
avait quitté Paris après les massacres de septembre 179223 . li
publia en 1797 à Zurich les Souvenirs de /lion dernier voyage
à Paris, effectué à la fin 1795. Son Voyage à Paris se
présente cO/rune un reportage Sur le vif. Contrairement aux
«royalistes purs [qlÙJ ne voyent pas tille grande différence
entre la constitution de 1795 et celles qui l'ont précédée}}24,
Meister place de grands espoirs dans le Directoire
nouvellement installé : «Je vois la constitution de 1796 à tille
grande distance de toutes les autres ; et, si jamais un pareil
22 - Cf. Albert Mathiez, La Révollltion et les etrallg(!rs.
Cosmopolitisme et de/ense lIationale, Paris, 1918, p. 6.
23 - Voir à son sujet la notice de H. Brunner pour le D.H.B .S.,
(Dictionnaire llistori(IUe et Biographique de ln Suisse), IV,
1928, p. 709. Meister fut nonuné par Napoléon Bonaparte
président de Ja commission pour J' introduction de l'Acte de
Médiation dans le canton de Zurich.
24 - lacob-Heinrich Meistcr, SOllvellirs de mOIl demier voyage à
Pat'is, Zurich, chez Orell, Gesner, Fussli ct camp., 1797,
p. 267.
- 969-
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORlALE
gouvernement peut subsister longtemps en France, ce sera du
moins plutôt par les moyens adoptés dans ce nouveau régime,
que par ceux dont on avait essayé jusqu'ici ; les vrais
principes du gouvernement représentatif y sont moins
méconnus; on y voit plus d' une mesure propre à les défendre
de l'influence démocratique, qui n'est jamais en dernier
résultat qu'un esprit de trouble et de faction [ ... ] La sphère de
tous les pouvoirs est mieux déterminée, et le soin de les
diviser n'a pas fait négliger le lien qui devait les unir, pour
atteindre tous de concert au même but. Enfin, l'on a profité
des fautes de 1789 et de 1791. On a songé du moins
quelquefois à prévenir les crimes et les malheurs de 1792 et
de 1793»25.
Pour Meister, il importerait «à la conservation même de
la liberté, que le pouvoir exécutif mt lm pouvoir réel». Et de
décrire en ces termes le Directoire: «Dans quelle République
vit-on jamais un sénat revêtu de pouvoirs plus étendus, plus
énormes ? Et quel est l'Etat libre où de tels pouvoirs sont le
partage d'un sénat si peu nombreux, et grâce à cette première
circonstance comme à beaucoup d'autres, telle que son
organisation intérieure, ses rapports suivis avec les deux
Conseils, son influence directe et indirecte, la durée même de
ses fonctions, plus menaçant et plus corruptible»26. En
conclusion, Meister rejoint l'avis de Benjamin Constant
estimant nécessaire de se rallier au nouveau gouvernement
pour l'engager à se rallier lui-même à celte opinion publique
qui finit toujours par être l'appui de l'autorité la plus sage et
la plus sûre : «J'oserai même a11er un peu plus loin que
M. Constant ; je pense que le gouvernement actuel de la
France, parvenant à se soutenir, est encore le seul qui puisse
sauver tous les autres gouvernemens de l'Europe, parce que
les circonstances, le succès de ses armées, une certaine faveur
populaire lui donnent pour le moment une force prodigieuse,
toute celle dont cette même faveur a dépouillé ses rivaux»27.
Tout autre point de vue, chez le publiciste genevois MaJlet du
Pan.
25 - Mcister, SOllve/lirs... , p. 257-258.
26 -Ibid., p. 272-271.
27 -Ibid., p. 279.
- 970-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
Le genevois MaUet du Pan
Le principal collaborateur du Journal historique et
politique de Genève, devenu le Nfercure politique, fut, selon
B. Baczko un «observateur et analyste contre-révolutionnaire
des plus perspicaces»28. Ancien chef des mouvements
populaires à Genève en 1782, ce publiciste devint l'ennemi
acharné de la Révolution, un pamphlétaire au service des
émigrés. il représente ce que G. Gengembre a appelé
«l'exemple d'une Contre-Révolution modérée»29. Le
17 février 1799/29 pluviôse aJ1 VII, Peter Ochs dénoncera
l'influence exercée à Lausanne par les ouvrages de Mallet Du
Pan30 qui, avec ceux de Necker, «dirigeaient la bonne
société»31. «Correspondant privilégié des ministres anglais
pendant les guerres de la RévolutioIl»32 et régulièrement
consulté par les principales cours de l'Europe, il rédigea en
1796 un pamplùet contre la politique du Directoire intitulé :
«Correspondance politique pour servir ù l'histoire du
républicanisme fTaJ1çais».
Proche du gouvernement aristo-démocratique de Berne,
le plus puissant des cantons suisses, Mallet du Pan fut un
observateur privilégié des événements. Berne était alors un
centre d' intrigues, d'informations et de négociations de toutes
sortes, le rendez-vous des espions de tous horizons, des
énùgrés de tous les partis. A la demande d'un officier suisse
attaché à l'état-major autrichien, il fournit à l'empereur une
correspondance politique abondante : 128 lettres adressées à
Colloredo de décembre 1794 à mars 1798, formant une sorte
de chrOIùque au jour le jour de la Révolution française .
L'ancien rédacteur politique du Mercure connaissait la scène
politique parisienne et ses acteurs. A Berne, il échangeait des
28 - B. Buczko, Comme/lt sortir de la Terreur i', p. 265.
29 - J . Gengembre, La COl/tre-révoll/tiol/ 0/1 l'histoire
désespérante, Puri~,
Imugo, 1989, p. 54-60.
30 - Voir pur exemple scs CO/lsidérations Sl/r la lIature de la
Révolution française et slir les cal/ses qui el/ prolongellt la
dl/rée, Londres, 1793.
31 - Korr. Ochs ... , II, lettre 348, p. 477.
32 - Olivicr Blanc, Les espions de la Révollltioll ct de l'Empire,
Paris, Perrin, 1995, p. 82, 91.
- 971 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
informations avec William (1761-1840) agent et chargé
d'affaires al1glais à Beme de 1795 à 1797, lequel contribua au
succès électoral de la majorité modérée du Corps législatif
écartée par le coup d'Etat de Fmctidor. Mallet Du Pan
possédait des correspondants dans les bureaux des ministères,
l'armée et jusque dans les Conseils du Directoire et des CinqCents. Imbert-Colomès était 1111 de ses correspondants les plus
actifs. TI croit cOIUlaÎtre ainsi les «paroles textuelles» de
Sieyès, Reubell, Tallien, Barras. Un de ses correspondants fut
même instnùt du 18 fmctidor avant qu'il ne se produise. La
plus grande partie de l'époque du Directoire est ainsi retracée
par Mallet avec IUle exactitude minutieuse et un luxe de
détails.
Avant même qu 'il ne débute, Mallet Du Pan ne se fait
guère d'illusion sur le nouveau régime, qu ' il décrit le
12 juillet 1795 sous la forme de quelques anecdotes
plaisantes : «Le Directoire exécutif, disent les uns, est un roi
en cinq vollUues». «Oui, répond-on, mais ils seront si plats
qu ' on pourra les relier en un». «Ce projet est détestable, dit011 dans les cafés, on y voit deux chambres et point de salle à
manger». «Vous en direz ce que vous voudrez, répliquent
d'autres, on l'acceptera librement sous peine de mort»33. Plus
sérieusement, dans lm envoi du 8 novembre 1795, Mallet
n'est pas tendre pour le Directoire qui vient juste de se mettre
en place: «II était diilicile de faire des choix plus indignes et
de réunir plus de médiocrité, de méchanceté, de perversité
morale et révolutionnaire. Tous apparlÏelIDent à' la faction
régicide qui pOUfsuilla désorganisation de l'Europe, qui veut
conserver les conquêtes et en faire de nouvelles»34. Pour
Mallet «Le Directoire n'est autre chose que le Comité de
Salut public. Le Conseil des Anciens est évidemment une
maclùne superflue, qu 'on brisera au premier frottement et
qu ' on avilit , en attendant, par sa nullité. Quant au Directoire,
il sera perdu le jour où il cessera d'être la créature du Conseil
33 - Correspondance illt1dile avec la COllr de Viel/ne (1794-1798),
publiée d'après les manusçrits conservés aux ardlives de
Vienne pur André Miçhel, Paris, Librairie Plon, 1884,
Tome 1er, lettre XXIV, p. 247.
34 - CorI'. il/édile... l, Lettre XL, p. 358.
- 972-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
des Cinq-Cents»35. Et de décrire en ces tennes le Directoire,
le 6 janvier 1796 : «La Revellière-Lépeaux, qui est un des
moins mauvais entre les pires, est la bête d'aversion des
quatre autres chefs du gouvernement. Barras ne jouit parmi
ses confrères d aucune réputation de capacité ; Le Tourneur
de la Manche est un jacobin du bord de Barras. Carnot
marque le plus de ruse, de ténacité, de profondeur et d' audace
dans le crime; il vise à dominer ses collègues et à rétablir les
jacobins ; Reubell, qui le craint et qui ne vaut pas lnieux,
essaye de se coaliser avec lui»36. «Fourbe et délié», Carnot est
selon lui «un caméléon, plus fort et plus fin que ses quatre
collègues réunis, sans avoir pour cela plus de crédit»37 . A
l'opposé, H. Meister vanta les mérites de Carnot qui se
distingue «par les qualités les plus élninentes, celle d'ml
génie hardi, d'un esprit fécond en ressources, capable de
l'application la plus laborieuse, vers quelque objet qu'elle se
tourne», tandis que selon lui ses collègues se font remarquer
«par un caractère ferme, intrépide, propre aux exécutions les
plus audacieuses»38. Le 15 novembre 1795, c'est au tour des
ministres de se faire copieusement brocarder par Mallet du
Pan. Charles Delacroix, chargé des relations extérieures est
ainsi décrit comme «une créature des factions, les a servies
tour à tour, travailleur de comités, sans aucun talent réel, et
sans expérience comme sans notion du département auquel il
est destiné. Vraisemblablement, il sera la doublure de
quelqu un de plus fort que lui, et en particulier de Sieyès»39.
Le ministre de la justice Merlin de Douai, qualifié de
«scélérat», est vu conuue un «régicide, l'homme le plus vil de
la Convention, pauvre jusqu'à la mendicité en 1789,
aujourd'hui possesseur de deux ou trois millions de biens
d'église, compilateur de dictionnaires de jurisprudence,
35 -
orr. inédile... I, Lettre XLIT, Beme, le 22 novembre 1795,
p.368.
36 - Corr. inUdite ... 1, lettre XLvm, p. 402.
37 - Corr. inUdite... II, Lettre LXXIX, 25 uoOl1796, p. 142.
38 - J.-II. Meister, SO /lvenirs de mOIl dernier voyage à Paris, p. 281282.
39 - Con'. inédite ... TI, Lettre LXI, Beme, 10 uvril l796, p. 51.
- 973 -
�LA RÉPUBLIQUE DmECTORIALE
pensionnaire et agent du feu duc d'Orléans»40. Trois mois
plus tard, il ajoute que, devenu ministre de la police générale,
«Merlin, exerce cette place avec la tyrannie et 1 arbitraire les
plus effrontés. On ferait empaler à Constantinople un cadi ou
un pacha qui se pennettrait de transgresser ainsi chaque jour
les lois écrites. Ce Merlin fait arrêter à tort et à travers, sans
forme de procès, expédie dans les départements les ordres les
plus despotiques et parle de justice et de vertu, ainsi que le
Directoire dans ses proclamations» 41. Le 28 janvier 1798, il
décrit ainsi le nouveau directeur : «Pendant ces intrigues,
Merlin, le plus fourbe, le plus astucieux, le plus pervers sans
aucune comparaison, de tous les membres du Directoire,
prend un ascendant marqué sur ses collègues, décide la
balance de leurs décisions et cherche à les perdre tout en
servant alternativement les passions de chacun d'entre eux»42.
En bon calviniste, Mallet ne manque pas une occasion de
relever les «moeurs» du gouvernement fTançais et de Paris.
Selon lui «il n'est pas un individu sur mille qui ne soit à
vendre» 43. Le personnel politique n' échappe guère à sa verve
assassine. Le 30 juillet 1797, il évoque l'indigne choix du
nou~ea
ministère. Le ministre de la police qu'il prétend
c01lllaÎtre personnellement, est présenté conune «le plus
lâche, le plus vil, le plus effronté valet du jacobinisme [ ... ]
capable de toules les bassesses, de tous les crimes, sans aucun
talent d'administratioID)44. François de Neufchâteau devient
sous sa plume «aussi lâche qu 'i ncapable, révolutiOJmaire
eITréné»45. Quant à Hoche, il est perçu conn ne un (~elm
ambitieux, républicain fanatique»46 . Talleyrand est
naturellement «plus dangerelLx que Charles Delacroix, parce
qu ' il a plus d' esprit. Il a renvoyé Giraudet, secrétaire des
a1Taires étrangères homme sage et modéré, pour investir de
cette place de confiance un étranger, Wl petit Suisse nommé
40 - Corr. il/édite ... TI, Lettre LXI, Beme 10 avril 1796, p. 51 et
p. 362.
41 - Corr. il/édite... TI, Letlrè UV, Benie, 20 février 1796.
42 - Corr. il/édile... II, Lettre CXXXlI, p. 398.
43 - Corr. il/édite ... n, p. 178, leUre du 9 novembre 1796.
44 - Corr. imJdiLe ... Tl, CXV, p. 306.
45 - Corr. il/édite... II, CXV, p. 307.
46 - Corr. il/édite... n, Ibid.
- 974-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
Constant» 47. Talleyrand est ainsi présenté le 9 novembre
1797, on s'en doute ml peu, comme <<le moins scrupuleux et
le plus inunoral des hommes, et dont l'ambition serait sans
bornes si sa paresse ne l'emportait sur son ambiton»4~
.
Mallet déteste par dessus tout le (<fanatisme philosophique»
de Siéyès, présenté COllUlle «1 'honune le plus dangereux
qu 'ait fait connaître la Révolution [ ... ] Heureusement, cet
opiniâtre et pénétrant novateur est le plus lâche des mortels
[ ... ] quiconque lui fera peur le maîtrisera toujours.
Misanthrope atrabilaire, de l' orgueil le plus exclusif,
impatient et concentré, charlatan impérieux et jaloux, ennemi
de tout mérite supérieur au sien, persollne n 'a plus que lui
l ' art de s'emparer des esprits en affectant le seul langage de la
raison l ... ] L ' abbé Siéyès est capable d'ordonner les plus
grands crimes pour faire adopter ses théories. Nul ne
prémédita plus longtemps, plus froidement, avec plus de
réflexions l'abolition de la Royauté [ ... ] Tous les écrits, les
discours, les démarches, les actions de ce Catilina en petit
collet doivent être observés : le plus grand malheur sera de lui
voir reprendre de-l'influence»49. On peut opposer cette vision
de Siéyès à celle qu'en a à la même époque le Zurichois
Meister. Il décrit en ces termes «l'inunortel Siéyès» : «Sa
force est dans la puissance de sa dialectique, dans la profonde
pénétration de ses vues, dans l' opiniâtre intrépidité de ses
plans. Je n ' ai jamais vu personne analyser lille idée, établir un
principe, développer une long1le série de raisonnements, avec
une logique plus ferme et plus serrée [ ... ] Il ne sait pas plus
transiger avec les idées des autres qu'avec leurs passions, et,
par celle setùe raison, il Il a pu, malgré ses avantages, malgré
le crédit de sa renolllmée, devenir le chef d' aucun parti»50.
Mallet du Pan a la dent particulièrement dure envers le «très
redoutable» Barras, «véritable flibustier [qui] a la direction de
la sûreté de Paris ct tient dans sa main tous les coupe-jarrets,
47 - Corr. il/édile... n, Ibid.
48 - Corr. il/édile... n, p. 179.
49 - Corr. inédite... l, p. 127- 128. Benie, le 28 février 1795.
50 - J.-II. Meister, Souvenirs de mOI/ dernier voyage à Paris, p. 264
ct note 25, p. 354 à 357.
- 975 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
les septembriseurs, les égorgeurs de la République»51. Pour
Mallet, le «protecteur et ami de Bonaparte» «est décidément
terroriste ainsi que Letourneum 52. A l' opposé, le magistrat
bâlois Peter Ochs, futur co-fondateur de la République
helvétique vante, dans une lettre à Reubell, du 9 mai 1796, les
mérites du Directoire «à présent que vous avez la plus belle
constitution que l'esprit humain ait inventée et que le
gouvernement est entre les mains de vous qlÙ n 'avez jamais
dévié des vrais principes, de Carnot qui a organisé la victoire,
de Barras qui a sauvé la Convention, de Letourneur et de
Lépeaux qui ont fait leurs preuves»53. Et de présenter Barras,
dans une lettre à son beau-fTère Vischer, du 13 décembre
1797/23 frimaire an VI, comme «un homme d' une franchise
aimable, d'un commerce facile et dont les manières simples el
naturelles [ont oublier qu ' il est président du Directoire de la
Grande Nation»54.
Le 20 février 1797, Mallet du Pan évoque «la grossière
insolence» de Reubell, dont il dira ailleurs qu ' il «lutte entre
son naturel qui le porterait au pire et les influences qui le
modèrent un peu»55.
Rares sont les honunes politiques de ce temps à
échapper à la plume acerbe de Malle\. Babeuf est qualilié de
«misérable écumeur révolutionnaire», de «folliculaire de
misseau», capable tout de même de faire trembler le
Directoiré 6 .
La mauvaise image du Directoire
Pour Mallet, «la guillotine exceptée, le régime de terreur
57
est en plein exercicc» en ce tout début de l'almée 1796 . Il
précisc, le 24 janvier 1796, que «le gouvernement français ne
51 - Corr. il/édi IC! ... li, Lettre LN. p. J4.
52 - .arr. inéditc! ... il, Lettre LXXIX, 25 août J 796, p. 141 .
53 - Karr. Ochs ... , n, Nr. 4, p. 9.
54 - Korr. Ochs... , n, no 12 1, p. 144.
55 - Corr. inédi/C! ... n, Lettre LXXIX, 25 août J796, p. 141 .
56 - Corr. inéditc! ... li, Lcttrc LXvm, Beme, 4 j uin 1796, p. 92.
57 - Corr. ilu.!ditc!.. . li, Lettre XLIX, Beme, J6 jA.N.vier 1796,
)J. 409.
- 976-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
se soutient aujourd'hui qu ' en tenant sa force entière toujours
tendue sur les deux ressorts de la terreur et de l'argent: tous
les autres lui ont échap»
5 ~. Selon lui: «La plus grossière
ignorance en administration et en politique caractérise le
Directoire, les ministres et les principaux meneurs. Leur
armée de conunis et de coquins les tue, embrouille toutes les
affaires et multiplie les bévues; d' un autre côté, la misère
politique les épouvante : ils portent le châtiment et subissent
la destinée de toute autorité illégale et mal organisée qui
prétend à agir réglllièrement»59.
Et Mallet de stigmatiser les «brigandages du
gouvernement», lequel. «entraîné par la force des choses
marche sans boussole au milieu des orages, administre sans
système, étonne et fatigue la France par ses variations
perpétuelles»6o. Le 20 février 1796, il croit savoir que <de
mépris et la haine pour les directeurs se manifestent de toute
lluulÏère dans les villes et dans les campagnes. Les paysans ne
les désignent que sous le nom ironique de rois de France et de
Navarre»61. Mallet présente le pays conune éptlÏsé : «La
Législation est un ressort impuissallt et usé [ ... ] Personne ne
se révolte, mais personne ne seconde le gouvernemellt»62. Le
8 janvier 1797, il précise que «la haine pour le Directoire
étant ,\ Paris aussi forte et aussi générale que les préventions
publiques contre l' Angleterre»63. Les Législateurs ne sont
bien entendu pas mieux traités. Ainsi peut-on lire à le lU sujet
en date du 25 janvier 1797 : «Le Corps législatif n'a pas plus
de considération que le Directoire. Le public et le peuple
voient tout au moins avec illdillérence ce mélange de scélénlls
et d' égoïstes, d'hoJ\uues timides ou vénaux où l'on distingue
un petit nombre d' honnêtes gens, trop faibles de caractère ou
de puissance pour résister au torrent. Le temps de celte
Assemblée s'écoule en bavardages et en décrets
58 - CorI'. imldile .. . [l, Lettre L, p. 412.
59 - CorI'. il/édile ... n, Lettre LVI, Beme, 5 mars 1796, p. 28.
60 - Carl'. il/édile .. . II, Letlre LXI, Beme, 10 avril 1796, p. 51. Voir
aussi LXXXVlll, 5 dét.:embre 1796, p. 191 .
61 - Corr. il/édile... n, Lettre LlV, p. 15.
62 - Corr. il/édite .. . il, Letlre LXXXIX, Benie, 20 décembre 1796,
p. 195.
63 - CorI'. inédite... n, p. 205-206.
- 977 -
�LA RÉPUBLIQUE DillECTORlALE
réglementaires : jamais un mot sur ce qui touche aux grands
intérêts ou aux voeux fondamentaux de la nation. On ne finit
rien ; on commence des décrets pour les achever trois mois
après, et les révoquer la semaine suivante. Les finances,
malgré la grandeur du mal et les réclamations du Directoire,
demeurent ensevelies dans les commissions ou dans des
discussions interminables» 64.
Pour présenter le Directoire français sous son plus triste
jour, l'implacable MaUet s'intéressa naturellement à «ce
qu'on appelle les Finances dans la République française». il
attendait le pire de «la faction républicaine et régicide qui,
depuis trois ans, traite la France conune les Tartares ne
traitèrent pas la Chine», comme on peut le lire dans ce qu'il
présente conune lUle lettre adressée à G. négociant de Gênes,
le 1er mars 179665 . Dans cette même lettre, Mallet remarque,
non sans ml certain cynisme, au sujet du personnel politique
du Directoire «qu'on a senti que les houunes d'aujourd'hui
calculaient mieux la sûreté de leur argent que celle de leur
vie, parce qu ' ils savaient peut-être que leur vie ne vaut même
pas leur argent»GG. Et d'ajouter: «Cette atmosphère de fripons
et de fripOIUleaux, dont l'état républicain soutient l'existence,
sert de rempart à l'autorité ; la France est enfeonée dans ce
retranchement de concussionnaires, de spéculateurs et de
brigands, qui veillent sur la République, comme les gardes du
roi d'Espagne sur les mines du Mexique»67.
Même le Vaudois Frédédric-César de Lfi Harpe, cofondateur de la République helvétique, s'en prit, le 4 janvier
1797, à «l 'agiotage, aux entraves du commerce, aux
vacillations des systèmes de finances, au peu de respect qu' on
a témoigné trop longtemps pour les propriétés». Selon lui,
«l'agiotage, le règnc de la tcrreur, etc., ont démoralisé une
grande partie des habitants de la capitale. Il s'est élevé des
64 - Corr. inédite ... n, Lettre xcm, p. 218.
65 - Jacqucs Mullet du Pan, Correspol/dance politiqlle pOlir servir à
l 'histoire du répl/blicanisme français, A Ilambourg, J796,
Lcttre 1~r e , p. 1. Ouvrage publié pur Louis Fauche-Borel (17621829), qui répandit dans toute l'Europe depuis Neuchâtel des
brochures de propagandc contre-révolutiOJUluirc.
66 - Corr. Politique ... , p. 32.
67 - ('or,.. Politique ... , p. 33.
- 978-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
fortunes scandaleuses sur les ruines des précédentes, et les
nouveaux Plutus sont bien plus aristocrates que leurs
devanciers; mis, il est probable qu'ils n'échapperont pas au
pressurement qu'on leur prépare et qu'ils ont bien mérité»68.
En règle générale, les Suisses se montrent d'ailleurs
hostiles aux jacobins les plus avancés. Ochs écrira ainsi à
Laharpe, d'Aarau, le 20 avril 1798/1 er floréal an VI : «Mon
ami, si nous n'y prenons garde, nous verrons le sansculottisme en Suisse, COllliue il l'a fait en France, dégoûter
tous les gens sensés de la Révolution»69. Le Directeur préféré
des Suisses - du moins jusqu'au 18 fructidor - reste sans
conteste et toutes tendances confondues Barthélemy. Mallet
du Pan - qui rêvait de voir les Clichyens au pouvoir - fait
l'éloge de ce «royaliste par traditioID>, car [il n'est] «personne
qui ne possédât à un plus haut degré le caractère de son état et
les qualités nécessaires au pays et à la circonstance» 70. Lors
de sa nomination au Directoire, Mallet du Pan estime que «les
honnêtes gens voteront pour M. Barthélemy, qui a pour lui
droiture, expérience, capacité» mais qui «va marcher sur des
précipices» 71.
Les Suisses face au 18 fructidor
Le 18 fructidor fut diverscment apprécié selon que l' on
espérait ou que l'on redoutait l' intervention française en
Suisse. Pierre Ochs, parle d'une journée si «nécessaire» qu'il
l' attcndait depuis delL"X rnois 72 • Consternation du côté de
68 - Correspol/dance de Frédéric-César de La Harpe el Alexal/dre
r
j e , pub!. Par Jeull.-Chn:rles Binudet et Frullvoise Nicod, A la
BacolUlÎère, NeuehâLel, tome J, p. 191 .
69 - Korr. Oclts... , n, Nr. 270, p. 373.
70 -Mercure brital/nique ... , 1798, vol. I, p. 68-69.
71 - Correspondance il/édite ... , Il, Lettre CVI, p. 277, 10 mai 1797
etleltre CXl, p. 289,17 jUill 1797.
72 - Karr. Ochs ... , n, Nr. 74, Lettre Il Meister du 28 septembre
1797, p. 80. Voir aussi sa lettre à Reubell du 29 Vendémiaire
an VIJ20 octobre 1797. Staatsarchiv Basei-Stadt, Privatarchiv
Peter Ochs, PA 633 CA 3.2.3 . rase. 109. Lettre 110n publiée
dans la corr. Ochs.
- 979-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Mallet du Pan. Le 26 septembre, il s'en prend aux
«Triumvirs» du Directoire et distingue derrière Barras,
l'influence du Vaudois Ber\Ïamin Constant et de Madame de
Staël73 . Ce couple suisse semble bel et bien avoir concouru à
l'événement, surtout Constant, comme semble l'attester la
lettre qu'il adressa aux «Citoyens-Directeurs», le
20 novembre 179774 .
Sous la pression du gouvernement bernois, soucieux de
dOl111er des gages de bOIUle volonté au Directoire, Mallet du
Pan fut contraint de s'éloigner. De Zurich, le 14 octobre
1797, Mallet du Pan revient sur le 18 fructidor: «Les
mécontents, les opprimés, les membres de l'opposition, les
républicains sincères, le public, la France entière affirment
que cet événement a détruit la République et la Constitution
en renversant le système fondamental de la souveraineté du
peuple et de la représentation nationale. Sous ce rapport, le
Directoire a plus avancé le retour de la monarchie que toutes
les marioll11ettes de Blal1ckenbourg»75. Deplùs Fribourg en
Brisgau, Mallet du Pan parla le 22 décembre 1797 d'un
«torrent de despotisme» pour caractériser le nouveau
gouvernement 76.
Le Directoire apparaît comme en sursis permanent
Mallet du Pan a manifestement sous-estimé la capacité
du Directoire ,1 survivre. Son compatriote Meister perçoit bien
ù la même époque que «les démocrates seraient plus aveugles
encore que Ile l'ont été les aristocrates, s'ils ne voyaient pas le
73 - Corr. il/édil!!... n, lettre CXXI, p. 344. Maùame de Sta!!l s'est
défendue d'avoir joué ce rôle. Voir ses ('of;.Yidtfraliot/,v .Yl/rJa
Rtfvolllliol/ fral/çais!!, 1818, 361110 parLie, chop. XV. L'auteur de
D!! la forCI! dll gOIlV!!f'I/!!III!!nl acwd !!I d!! la I/tfCIIssilé dll S y
ralli!!r, condamnera celte "joumée fUlleste" dans ses
«Souvenirs lüstoriquc:m in R!!v/I!! d!! Paris, 1830, t. Xl, p. 117.
74 - Méllloir!!s d!! Barras, t. ru, p. 128. Voir Hcnri Guillcmin,
Hel/jOli/iI/ ('aI/SIan l, mllscadil/ (/795-1799), Paris, Gallimard,
1958, p. 169- 190.
75 - ('arr. il/édil!! ... il, Lettre 'XXW, p. 351 .
76 - Corr. inédil!! ... il, Lettre 'XXVlJ, p. 374.
- 980-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
mécontentement et la malveillance de la très grande majorité
de la nation, le peu de penchant qu 'elle a naturellement pour
les moeurs républicaines, le vif regret qu 'ont laissé l'ancienne
religion et l'ancien régime dans une foule d'individus
échappés
aux
proscnptlOns
révolutionnaires.
Le
gouvernement sera donc longtemps encore menacé de
factions, de manoeuvres séditieuses, de conspirations plus ou
moins entreprenantes»77. Mais il en conclut que le Directoire
parviendra à sunnonter provisoirement ces obstacles.
Lel2 juillet 1795, Mallet estimait que ce nouveau régime
allait durer «encore moins de temps que la constitution de
1791», tandis que «les monarchistes, de leur côté,
l' envisagent connne Wl passage à la royauté»78. Le 25 janvier
1797, il écrit qu '»on est las de l'élévation de cinq drôles dont
l'insolence, le faste et la médiocrité soulèvent le public»79.
C'était sans compter sur «la masse de la nation étourdie et
gémissante», cette «horrible détresse lqui] abat le Parisien»8o,
dominé toutefois par «la crainte générale d 'wle contrerévolution absolue» 81. Le 29 juin 1796, Mallet du Pan avait
écrit cette phrase prémonitoire : «Ceux qui pensent que la
République impérissable penra avec le temps ont
certainement raison ; mais s ils entendent que cette chute plus
ou moins prochaine peut être un préservatif pour le reste de
l'Europe, s ils entendent que tout changerait alors du blanc au
noir, ils se trompent ; car à la République d aujourd'hui peut
succéder une République monarchique ou dictatoriale»82.
Nonuné chargé d'affaires de la République helvétique en
France, le Bernois Gottlieb-Abraham Jenner (1765-1834)83
fut un témoin privilégié des derniers mois et ultimes
soubresauts du Directoire. Le 14 avril 1799/25 germinal
77 - J.-H. Meister, SOl/vel/irs de tl/Ol/ dernier voyage à Paris, p. 277278.
78 - Corr. inédite ... l, lettre XXIV, p. 248. Voir aussi, n, p. 63.
79 - Corr. il/édile ... p. 2 18.
80 - Corr. il/édile... l, p. 248, 112 juillet 1795 ct 1, p. 254, 18 juillet
1795.
81 - Corr. il/édile ... T, Beme, 16 (loOt 1795, p. 280.
82 - Corr. il/édile ... n, Lettre LXvn, p. 86-87.
83 - Voir à son sujet DIlES (Dictionnaire Historique et
Biographique de la Sui sse), IV, 1928, p. 275.
- 981 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
an VIT, dans une lettre au Directeur helvétique, P. Ochs, il
prévoit «depuis hier des mesures bien fortes de la part du
Directoire de France qui sauveront encore une fois la
République : ils éprouvent, comme vous, mille contradictions
de leurs conseils. Je ne serais pas surpris de voir ajourner les
Conseils aux termes de la constitution» 84. Et de constater
deux jours plus tard que «la France sera encore sauvée par
l'énergie de son gouvememel1t et par le torrent des
principes» 85.
Dans sa correspondance privée avec Johann Karl von
Bonstetten (1761-1838)K6, l'ambassadeur mentiOlllle l'état de
déliquescence dans lcquel se trouve le Directoire dont les
anciens membrcs chassés, écrit-il, le lor floréal an VlI/2i avril
1799, «sont poursuivis de brocards, de sarcasmes, ct
d'accusations de tout genre avec une indéccnce qui tue
vraiment l'autorité». Et de remarquer que «toutes les
révolutions le lendemain du jour où elles étaient faites,
olliaient du moins le spectacle d'une forte stabilité ; leurs
acteurs du moins paraissaicnt contents. Aujourd'hui, personne
ne l'est. Le sable est toujours mouvant et de nouveaux
éboulements se préparent». Scion lui : «Il est impossible que
celte espèce de révolution en reste où elle est : de deux choses
l'une. Les plus modérés l'emporteront avec Sicyès et Barras et
rendront au Directoire sa puissance qu on limite tous les jours
; ou les plus violents seront les maîtres ct transporteront le
pouvoir exécutif dans l'assemblée ; de grands revcrs, de
nouveaux elll1cmis, rendraicnt celtc dernière chance très
probablc»K7. Jenner craignait par dessus tout lc retour au
pouvoir des hommes de 1793, comme on peut le constater
dans cet cnvoi à Bonstcttcn du 19 mcssidor an VlI/7 juillet
1799, alors quc Fouché vicnt d'être nommé ambassadeur
auprès dc la République batave : «Les Conseils n'ont
certainement plus aucun plan, il ne s'y est même pas élevé,
commc il arrivc dans prcsquc toutes les grandes crises,
d' hommes prépondérants. Les mcmbres sc contcntcnt d'être
84 - Karr. Ochs ... , li, Nr. 363, p. 406.
85 - Karr. Ochs... , II, Nr. 364, Paris, 16 uvril 1799/27 genninul
Ull VIl, p. 497.
86 - Voir Ù SOli sujet, D.lI.B.S., n, 1924, p. 241 .
87 - BOrgerbibliolhek Bem, Archiv von Bonstetten 37/4.
- 982-
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
écoutés au Directoire et faire à peu près la loi par députation
départementale. Mais cette sorte de fluctuations finira par être
favorable aux jacobins qui s'empareront de quelques orateurs,
les rendront les organes de leurs projets, et les dicteront aux
Conseils, lorsqu'une fois ils auront à la faveur de leurs clubs,
créé un fantôme d'opinion [ ... ] TI n'y a donc guère de doute
qu'on marchera pas à pas vers la terreur, surtout si les revers
continuaient, à moins toutefois qu'on ne rencontre un
invincible obstacle dans l'apathie et l'attitude du peuple
portée, selon les relations les moins suspectes, à un excès tel
qu'on ne peut peindre»88. Les Suisses craignaient d'autant
plus la radicalisation du régime français que tout ce qui se
passait alors en France, se reproduisait quasi à l'identique en
Helvétie.
Le temps de )' occupation française
Vint ensuite le temps des désillusions lorsque les forces
françaises qui occupèrent la Suisse au début de 1798 se
livrèrent à des excès et que le Directoire céda aux attraits du
«Trésoo> de Berne. Dès le 17 avril 1798, Laharpe rappelle à
Merlin que «la volonté bien connue du Directoire exécutif est
qu'on traite les Suisses en hommes destinés à devenir les
fidèles amis de la République française et cependant les excès
en tout genre qui ont eu lieu autour de Berne, ont répandu de
toutes parts la consternatioJl»89. Le 23 floréal an Vl/12 mai
1798, Laharpe infonne de Bry que «les Attila et les Verrès
qui ravagent la Suisse ne disent pas que l'horreur qu ' ils
inspirent fait naître les résistances, car ils désirent celle-ci
afiu de pouvoir recommeucer de nouveaux pillages»9o. Et
d'ajouter le même jour à l'intention de Talleyrand :
«Veuillez, Citoyen Ministre, en croire un homme qui vous a
toujours parlé avec franchise. Les vexations qu'éprouve le
88 - Ibid., n° 11.
89 - Archives Fédérales, Benie, Helvétique, 842, p. 7-10.
Corresponùunce de F,-C. de Laharpe, t. II, lettre 252, p. 296.
90 - AA.E., C.P., Suisse, 466, fol. 338-340. Correspondance ... ,
vol. II, lettre 252, p. 4 J3.
- 983 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
peuple suisse sont insupportables, et l'impression qu'elles ont
faites est telle qu'une haine furieuse succède dans les coeurs
au penchant qui l'entraînait vers ceux qu'on lui almonçait
conune ses libérateurs»91. Le 2 prairial an VI/22 mai 1798,
Urs-Peter-Josef-Ludwig Zeltner (1765-1830), ministre
plénipotentiaire de la République helvétique, met fennement
en garde Talleyrand : «L'exaspération par laquelle les
traitements les plus révoltants préparent des excès pires que
ceux de la Vendée, dans le point de contact des nations les
plus puissantes de l'Europe, dans le pays le plus dangereux
par ses positions et de la part du peuple [ ... ] le plus propre à
devenir l'instrument du terrorisme le plus exécrable»92. Cinq
jours plus tard, Zeltner s'adresse à nouveau à Talleyrand pour
lui montrer que «l'affreux état de l'Helvétie» fait le jeu tout à
la fois des «anarchistes, terroristes et royalistes»93. JeanFrançois Reubell, elU1emi achamé et persOlUlel des patriciens
bemois, résume dans une note autographe la manière de
penser d'un pouvoir aux abois, ne tenant plus compte de la
traditionnelle polilique française à l'égard de celle qui avait
été sa plus ancienne alliée : «Que ce soit tel ou tel qui
gouveme dans la Cisalpine ou mlns l'Helvétique, cela revient
au même, il faut toujours s'en défier et tant que durera la
guerre se regarder comme en pays conquis. Mais l'essentiel
est que les actes du Directoire exéculif fTançais soient
exécutés, bons ou mauvais, cela est égal, tout est perdu si une
fois, le gouvernement français était avili et point obéi»94.
Il reviendra au Consulat et à Napoléon Bonaparte le soin
de rétablir cn partie la politique française d'accOllunodemellt
à l'égard de la Suisse. Les auteurs hosliles au
«révolutionnement» de la Suisse se sont amplement étendus
sur le thème du pillage de la Suisse. Les excès commis en
9\ - A.A.E., C.P., Suisse, 466, fol. 341 . LausUlUle, B. .U., Fonds Lu
Harpe, 1152, 3. CorrcspondUllce .. ., vol. TI, letlre299, p. 414.
92 - Burgerbibliothek Bem, F Archiv Fellcnberg 160/9. Copie du
texte rédigé par le secrétaire de légation Philippe-EmmUlluel
de Fellenberg. Voir Ù sail sujet, D.Il.B.S., ID, 1926, p. 80-81 .
93 - Burgerbibliothck Bem, F Archiv Fellenberg, 160/9. opie
d' une Ictlre envoyée le 7 prairial A.N. 6/27 mai 1798.
94 - RN ., Paris, Nouv. Acq. FrUlH;. 23654 , fol. 37H. Cité par J.R. Surallcau, Occupants, occupés, p. 216. Appendices.
- 984 -
�L'image de la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
Suisse, quoique moins importants que ceux perpétrés en
Italie, bénéficièrent d'un large écho grâce aux écrits et au
renom de Mallet du Pan, Madame de Staël ou Pestalozzi.
L'état de déliquescence dans lequel se trouvait le Corps
helvétique à la veille de l'invasion française a induit un type
de discours dans lequel le Directoire français fut rendu
responsable de maux dont souffrait la Suisse depuis
longtemps. Ce discours promis au plus bel avenir au
XIX" siècle pennettra de faire oublier combien le Corps
Helvétique était au XVIII" siècle le petit homme malade au
coeur de l'Europe.
Conclusion
Des
Suisses
participèrent
successivement
à
l'enrichissement et à la liquidation du Directoire. Nous
aurions pu parler d'Emmanuel Haller (1747-1833), fils du
«grand Haller», qui mit en coupe réglée la partie de l'Italie
occupée par les Français, en qualité de trésorier de Bonaparte
ou du Neuchâtelois Jean-Frédéric Perregaux (1744-1808) qui
figura parmi les protagonistes du coup d'Etal. du 18 Brumaire.
Dans l'impossibilité d'agir effectivement sur les événements,
les Suisses en furent d' autant plus les témoins attentifs. Des
républicains jugèrent d'autres républicains sans toujours les
comprendre. A cheval sur plusieurs modes de pensée et de
civilisation, de langue française et souvent d'esprit
germanique, ils apportèrent un regard original sur la situation
intérieure de la France. Du point de vue suisse, il revient au
Directoire d'avoir apporté l'LUlité de la Suisse dans les
fourgons de 1 invasion de 1798. Les Suisses avaient besoin
d' LUl Médiateur et non d' un Maître. 11 reviendnl à Napoléon
Bonaparte d' avoir su être l' lUl, tout en se présentant comme
l'autre. Du point de vue historiographique, la satellisation du
Corps helvétique par la France fut lUl thème dévaloristU1t pour
l'orgueil national en gestation au XIX" siècle. Les historiens
suisses de celle époque l'occultèrent prudemment ou en
reportèrent artificiellement les effets sur les périodes
emblématiques ct spectaculaires du Directoire, du Consulat et
de l'Empire, périodes durant lesquelles la dépendance de la
- 985-
•
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Suisse n'avait jamais été aussi visible. Or, c'est bien avant la
Révolution que la France avait fini par exercer sur le Corps
helvétique un protectorat de plus en plus évident et pesant, au
point que seule l'alliance empêcha l'association hétérogène
des XIII cantons de se disloquer. Paradoxalement, la
Révolution française et ses suites pennirellt à la Suisse de
prendre ses distances avec la France et de s'alléger du poids
d'wle alliance étouffante, voulue par les gouvernants fTançais,
qu'ils soient rois, directeurs, consuls ou empereurs.
Cependant, ces relations aussi étroites qu'exceptionnelles
permirent à nombre de Stùsses d' assister aux événements en
spectateurs privilégiés, voire en certaines circonstances en
bons acteurs de second plan.
- 986-
�L'image du Directoire dans les récits de
voyageurs et émigrés de langue allemande
Marita GILL!
A l'alIDonce de la prise de la Bastille, Wl~
première
vague de sympathisants allemands de la Révolution française
vielIDent en France et rectifient, dans leurs récits de voyage,
les jugements que l'on pouvait se faire outre Rhin sur cet
événement. Ce sont ceux que l'on a appelés les «pèlerins de
la liberté». Pendant la Terreur, la xénophobie qui règne en
France met un tenne à ces voyages et chasse les Allemands
qui s'y trouvent encore et vont se réfugier ailleurs. Après
Thennidor, la France sauvée des dangers eÀ1érieurs, redevient
accueillante aux étrangers, Paris «la plus superbe des villes
européennes» selon Heinrich Zschokke l , si bien que
l'intensité croissante de la répression en Allemagne engage de
nouveau les Allemands à venir en France. Si l'image donnée
par les premiers était généralement enthousiaste, celle qui
nous est livrée par ces nouveaux voyageurs est beaucoup plus
Il1nbivalente2 •
1 - H. Zschokke, Eine Sdbs/schau, 2 voL, Aarau, 1842, vol. l, p. 81 .
2 - De nombreuses études sout déjà consacrées aux voyageurs
allemands pendant la Révolution. Certaines comportent des
développements importants sur la période du Directoire.
Citons panni elles : TIl. Grosser, Reisezid Frallkreich.
Dell/selw Reiseliteratur yom Barock bis zur Frallz()sischen
Revolution,Opladen, 1989. Un chapitre important est consacré
au Directoire, p. 242-286 ; G. 1. Fink, <<Das Frullkreichbild in
der deutschcn Literatur wld Publizistik zwischen der
Frunzllsischen Revolution wld den Befreiungskriegen», dans
Jahrbllch des Wiener Goe/he Vereins, 1977-1979, t. 81-83,
p. 59-87 ; du même, «Le fihn de lu France révolutiOJUlaire vu à
rebours par RebmnJm, Wl jacobin de la denùère heure», dans
La Rtlpllbliqlle dlrec/oriale, Clel1/1ollt-Ferrand, 1997, p. 987-1008
�LA RÉPUBLIQUE DillECTORIALE
Il faut dire que le but dans lequel arrivent ces derIÙers
est plus diversifié. Certains, comme Konrad Engelbert
Oelsner et Georg Kerner sont d'anciens exilés politiques qui
reviennent de Suisse où ils ont passé le moment dangereux
pour eux de la Terreur. D'autres, corrune Georg
Friedrich Rebmann ou Karl Friedrich Cramer, conunencent
seulement leur exil politique, d'autres enfin viellllent dans un
but non politique, mais commercial, touristique ou culturel,
tels Johann Lorenz Meyer et Johann Georg Heinzmann, Les
«politiques» arrivent souvent remplis d'espoir, ils voient dans
la fuI de la «dictature jacobine» l'ouverture d'tme ère de
modération et d'embourgeoisement de la Révolution qui n'est
pas pour leur déplaire. Ils espèrent que la liberté, dans les
limites de la légalité, remplacera l'anarchie. Comparé à
l'ordre féodal en Allemagne, le gouvernement directorial,
même et parfois surtout après le coup d'Etat du 18 fructidor,
leur paraît meilleur. Ils ont pensé qU'WI républicanisme fondé
SUI les vertus petites bourgeoises pourrait être lm correctif.
Ainsi, Karl Friedrich Woyda se réjouit de l'ordre qui règne au
point de saluer les mesures peu démocratiques qui slùvent le
coup d'Etat du 18 Fructidor an V. Oelsner a l'espoir d'lm
nouveau début qui permettrait d'achever la réalisation des
premiers idéaux de la Révolution française. Mais d'autres,
comme Jakob Heinrich Meister ont toujours détesté la
Révolution et regrettent donc l'échec dc l'insurrection
royaliste. L'ambiguïté de l'image du Directoire ne résulte pas
seulement de ses contradictions internes et de ses succès
uùli.taires, mais surtout de la crise sociale, des rivalités des
groupes politiques et des émeutes diverses. Ces politiques sont
généralement déçus et leur déception entraîne une réprobation
morale et politique que nous étudierons dans un premier
temps. Puis, nous examinerons la dichotomie qui caractérise
l'image de ceux qui. gardent espoir pour l'avenir. Enfin, nous
envisagerons les conséquences de cette évolution, ell
MédiatiollslVermill[l/lIgell. Aspec/.v des re/a/iolls jrancoallemal/des dl/ XVII" siècle à lias jal/l's, BCOIe, Lang, 1992,
p. 221-244 : M. Gilli, (<Les Françuis vus d'Allemugnc pcndunt
la Révolution française», drulS Caltief:v d'E/I/des Germaniqlles,
1992, n° 22, p. 25-37.
- 988 -
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
particulier la fuite dans la vie culturelle et la modification qui
s'opère de l'image des Français.
Déception et réprobation
Il est clair que ceux qui pensaient trouver réalisés les
idéaux de 1789 sont d'abord déçus. Zschokke, venu à Paris
après ses études pour y accomplir un pèlerinage déclare que la
ville, n'offrant plus que la caricature d'un Etat libre entre le
despotisme d'en haut et l'anarchie d'en bas détruit ses «rêves
de vie républicaine»3. Oelsner qui souhaite lme amnistie
générale se montre amer quand paraît à l'autollUle 1795 le
programme de l'union des républic<Ù11s et constate que le
nationalisme croissant ne se concilie plus avec le
cosmopolitisme. A la fin du Directoire, on trouve dans La
décade critique à la date du 20 février 1798 le témoignage
d'un voyageur allemand qui ne peut s'empêcher de pleurer en
contemplant l'état de la France, ce pays qui promettait, en
1789, des lendetnains heureux : <<L'Allem,Uld qui cherchait
ici une meilleure patrie devrait, après cette leçon, rentrer à la
maison et y agir en silence, afin que la grande marche
silencieuse du temps avance partout sans entraves vers
l'hwllmùté meilleure de demain». Woyda ne comprend pas
«qu'après tant de souffrances on puisse encore être gai et
joyeux, se perdre dans le vertige des plaisirs et, à l'endroit
même où l'on a vu périr dans son sang un père, WI frère, un
fils ou un ami, sauter et danser sur leur cadavre» 4, Dans le
journal de Johann Friedrich Reichardt, Frankreich im jahre
1798, on ne trouve plus trace de l'enthousiasme républicain
suscité d'abord chez lui par le Coup d'Etat du 18 Fructidor et
il publie même un réquisitoire terrible contre toute l'oeuvre de
la Révolution française.
Cette déception est d'abord due à une réprobation morale
qu'on trOllve sous la plume de tous. Les Allemands sont
frappés de stupeur devant l'état de la France et
3 - Zschokke, Eine Selbstschau ... . p. 83.
4 - K. F. Woyda, Ver/rauliclll! Brie!e flber Frallkreich und Paris im
jahre 1797, 2 vol., Zurich, 1798, vol. 2, p. 391.
- 989 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
particulièrement de la ville de Paris sous le Directoire. On
trouve ainsi dans le récit de Georg Friedrich RebmalU15 un
tableau saisissant du Paris du Directoire. Selon lui, deux tiers
des gens y vivent d'intrigues et cherchent à semer le désordre.
Il considère que la ville est un repaire d'assassins et de
voleurs, les agioteurs et les filles de joie s'étallt emparés du
pavé. Il consacre à ces dernières de longues pages, les
classant en quatre catégories, conuue le fem Ernst Moritz
Arndt un peu plus tard! Lui-même se fait rapidement voler
sa bourse après qu'on lui a découpé au couteau le tissu de sa
redingote. Il a le sentiment que des milliers de gens sont
prêts à tout parce qu'ils ont faim; tous les jours des honunes
sont assassinés ct il se montre surpris d'avoir pu se coucher
tranquille tous les soirs. Les rentiers sont ruinés ct souvent
acculés au suicide, se jetant dans la Seine dans l'indilIérence
générale. Ce qui le frappe le plus est le contraste entre la
misère et le luxe le plus éhonté qu'on ait jamais vu. Ce sont
les nouveaux riches, les parvenus qui font le plus étalage de
leur richesse, alors que le peuple qui a fait la Révolution paie
son pain beaucoup plus cher qu'auparavant. Quant aux
Conseillers, la plupart sont vénaux, incapables ct corrompus.
Et RebmalUl de conclure : «Je croyais entrer dans le
sanctuaire de la liberté cl entrai dans son bordel»6 1 Zschokke
de son côté se montre persuadé que la ville de Paris restera
toujours l'elUlemie de l'ordre public ct de la République ainsi
que la mère d'innombrables révolutions.
On trouve le même témoignage chez le Souabe
Georg Kemer7 qui sc plaint de la corruption généralisée. Il
constate que le défaut principal des houunes est l'égoïsme,
que l'appât du gain s'est emparé de tous, que terroristes et
royalistes cherchent ù provoquer des émeutes par l'inflation ct
que le nouveau gouvemement est incapable d'approvisionner
Paris. Selon lui, la misère n'est pas duc à lUI manque de
vivres, mais aux intrigues et ù l'immoralité. Ceux qui avaient
5 - G. F. RebmUlUl, /lol/alld flllcf Frankrcich ;11 Briefell, hg. v.
II. Voegl, Berlin, 1981.
6 - ibid., p. 211.
7 - G. Kemer, Brief e geschrieben allf ciller Reise VOII Paris lIach den
Nieder/anden, dUllS Georg Kemcr, Jakob/ner fllld Armenarzl,
hg. v. Il. Vocgl, Berlin, 1978.
- 990 -
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
des marchandises à vendre ont pratiqué l'inflation des prix, ils
se sont enrichis rapidement et la misère est devenue l'objet de
toutes sortes de spéculations. «C'est lm spectacle étrange que
de voir ceux-là même qui, il y a quelques années, s'agitaient
dans les groupes fameux du Palais-Egalité et sur les terrasses
des Tuileries, sévir maintenant en tant qu'agioteurs et
courtiers»8. Bien qu'il distingue entre les «bons» et les
«méchants», il n'a pas le sentiment que la Révolution ait
rendu les Français plus moraux.
Reichardt, de son côté, note dans sa revue FranÂ,-reich
que des fortlmes énormes se sont amassées eu quelques
années, alors que de larges couches de la population tombent
dans l'indigence. Sur \U1 total de 151 articles pour cet1e année,
16 % parlent de la corruption et de la crise financière et
économique. Selon lui, la vie des Parisiens ne tourne plus
qu'autour des deux pôles que sont la Bourse et les spectacles.
Reichardt ne perd pas lme occasion de dénoncer le décalage
scandaleux entre riches et pauvres qui va s'aggravant jusqu'à
fin 1799. Il donne la parole à lm médecin allemand
séjournant à Paris qui voit que les c,ûés, les salons ct les
théâtres sont pleins, que toutes les femmes ont des amants,
que les parvenus se moquent. de la culture et que le bOlùleur
familial n'est plus possible : «En réalité, cl l'heure actuelle, on
n'est ni royaliste, lÙ républicain.
On est uniquement
préoccupé de ses revenus et de ses plaisirs»9, Reichardt
dénonce aussi la corruption des commissaires aux années
dont le pouvoir est illimité el qui trichent et volent à qui
mieux f1Ùeux! D'après lui, le manque de solidarité sociale ct
la décadence des moeurs sont une conséquence de la
déchristianisation entreprise depuis 1789. Contrairement aux
nobles de l'Ancien Régime, les parvenus du Directoire font fi
de la religion chrétienne, ne pensent plus qu',l jouir des biens
de la terre et se soucient fort peu des pauvres. Pour pouvoir
vivre luxueusement, ils puisent dans le trésor public,
s'appropriant l'argent des contribuables, et en devenant soit
des fonctionnaires vénaux, soit des founùsseurs de l'Etat et de
8 - Ibid., lettre du 20 fructidor an IV, p. 20 J.
9 - 1. F. Reichunlt, Frallkreie/i. AilS dell Briefell dell/seher Manller
ill Paris, AHona, 1795-1805, 3, n, p. 209.
- 991 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
l'armée. La vénalité des fonctiOImaires est pire que leur
inertie. Il se constitue mIe véritable maffia où tous les
malfaiteurs se soutiennent et Reichardt estime que les
dilapidateurs sont plus cruels encore que tous les rois réunis.
il présente la corruption non comme le fruit d'appétits
individuels, mais comme un véritable système orgarusé.
Quant à Oelsner, il a certes l'impression d'un bien-être
général à son retour à Paris en avril 1796, mais constate que
ceux qlÙ se sont enrichis grâce à la vente des biens de l'Eglise
et des énùgrés sont devenus conservateurs et ne pensent plus
qu'à leur intérêt propre. Il estime que cette attitude va de pair
avec lm renoncement à la liberté politique, d'où sa colère
contre les riches. A Paris, il constate également la cOffilption
généralisée : «Je dînai lùer soir chez un banquier, dans Wle
maison qui a pris de l'importance grÎlce à la Révolution et alL'"
affaires du gouvernement.
Vous ne pouvez imaginer
aristocratie . plus insolente que celle-ci. PersOIuIe en 17891790 ne se serait pemlis un tel mépris pour les serviteurs. Les
choses ne peuvent demeurer ainsi, pensai-je. La Révolution
n'a pas été faite pour des vauriens et des agioteurs. ils doivent
disparaître et je suis persuadé qu'il y aura Wle nouvelle
révolution contre eux»1 0.
Amdt, de son côté, estime qu'on ne peut même plus dire
si le gouvemement est bon ou mauvais, tant l'étalage de luxe
empêche d'avoir lUI coup d'oeil sûr. Tout est faux, on ne
reconnaît plus le talelH ni le courage, ce qui éloigne les gens
honnêtes du gouvernement. Il préfère encore les violences du
14 jullIet 1789, symboles du combat de la hmuère coutre
l'obscurité, et même sous Robespierre où elles étaient signe de
vie el de caractère à la décomposition morale sous le
Directoire. Comme Reichardt, il déplore que la corruption ne
soit pas punie et que le gouvernement se fasse complice de ces
procédés, les dirigeants vivant eux-mêmes luxueusement ct
les utilisant sans vergogne : «Lors des élections du printemps
de celte année, des choses incroyables se sont passées en
raison des intrigues de Merlin et de Treilhard. Oll ne s'est pas
contenté de recruter par l'argent ou par l'appât des flatteries et
des promesses, 111ais c'est avec des peines de déportation et de
10 - K. E. Oclsner, Lettre du 29 mai 1796, Zblk. Zurich, ms V 506.
- 992-
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
prison qu'on a dOllllé des leçons aux récalcitrants et qu'on a
fait taire les plus hardis» 11. On pourrait multiplier les
exemples ; manifestement cette immoralité, cette cOffilption
et cette inégalité ont toujours été ce qui a frappé en premier
nos voyageurs, Ce n'est pas étomlant quand ou sait à quel
point les idéaux bourgeois de vertu et de travail s'étaient
implantés en Allemagne pendant l'AufkHirullg.
Ce qu'ils déplorent aussi profondément, c'est le retour
aux anciemles valeurs. Kemer constate que le fanatisme
religieux reprend ses pouvoirs et que «la messe est de
nouveau dite partout» 12. Le libraire suisse Heinzmarul, en
voyage d'affaires à Paris, critique la ré-aristocratisation
massive et constate que le ton auùlentiquement républicain ne
règne plus en France. Reichardt remarque également que
l'opinion publique est désormais favorable au retour du trône
et de l'autel. Mais c'est surtout la menace aristocratique qu'il
dénonce. En 1797, il consacre près de la moitié des articles de
sa revue Frankreich à la défense du républicanisme modéré
tant lui paraît grande la menace aristocratique. L'année
suivante, en revanche, il laisse Wle place importante aux
écrits royalistes (24 % au lieu de 9 %) en raison du coup
d'Etat du 18 Fructidor qui montre, selon lui, que le Directoire
exerce une véritable dictature. Oelsller pense que le Directoire
a été trop indulgent pour les royalistes et «qu'il court le
danger de disparaître s'il ne prend pas des mesures sévères
contre la clique des prêtres et des énùgrés» 13. Il n'est donc pas
d'accord avec le virage à droite opéré après la découverte de la
Conspiration des Egaux. Quant à Kerner, il dénonce avec
violence le retour en force des royalistes sur le devant de la
scène : «Toute la bande des espions ct agents de l'ennemi
extérieur, de prêtres et d'émigrés revenus, une foule de cidevants, tous les agioteurs depuis l'ex-prince C. de R. jusqu'à
la p. qui se renseigne au Palais Royal sur le cours de l'argent
pour pouvoir flXer le prix de sa dangereuse marchandise, la
1J
-
E. M. Arndl, Bntchslilc/œ eiller Reise dl/l'ch Frallkreich im
Frllhfjllg /llId Somnwr 1799, Leipzig, 1H02, 1ère partie, p. 349.
12 - G. Kcmcr, Bl'iefe geschrieben ouf dllel' Re/se VOII Paris lIach
dell Nieder/af/den , p. 19 J.
1j
-
K. F. Oeisner, Zbtk. Ztuich, ms V 506.
- 993 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
plus grande partie des banquiers qui sont la plupart du temps
à la tête de l'agiotage, une foule de boutiquiers, de serviteurs,
de tailleurs, de perruquiers sortis de leur néant conuue le
papillon de sa chrysalide et trausfonnés soudainement en
grenadiers et chasseurs ; enfin un tas de gueux vénaux tels
qu'on n'en a jamais vus à l'époque du jacobinisme le plus
déchaîné fonllent maintenant la terrible puissance de
l'aristocratie» 14. li voit celle-ci jeter le masque, sûre de sa
victoire et n'envisage comme moyen de mettre fin à ce
phénomène qu'un nouveau bouleversement qui guérirait de ce
mal chronique et préserverait de la pourriture qui est selon lui
la matrice de la royauté. En 1799, il constate que Paris est
toujours le même, que la richesse la plus éclatante côtoie la
misère la plus amère et que les deux sont suivis de leur
cortège de vices.
Mais le pire est certainement l'indiffércnce politique de
la grande masse qui accompagne ces phénomènes. Kerner
constate même, dans ses lettres, que la population est devenue
clairement contre-révolutionnaire. Cramer, établi libraireimprimeur à Paris et dont la maison est le lieu de rencontre
des Allemands ainsi que de nombreux Français dans cette
ville, déplore qu'il y ait beaucoup de royalistes dans son
entourage. En particulier l'astronome Lalande avec lequel il
est invité à déjeuner se montre anti-républicain et aristocrate,
ce que Cramer ell.'}Jlique par le fait que la Révolution n'avait
pas encore fait grand chose pour les sciences. Lui-même
recherche plutôt la compagnie de républicains libéraux
hostiles aux jacobins comme aux royalistes et il est déçu par
le désintérêt politique de son entourage : «C'est l'ennui que je
devrais dépeindre. L'ennui règne partout»1 5. Cramer note que
la mte organisée le 21 janvier 1796 pour célébrer
l'anniversaire du régicide n'a pour but que de raviver l'esprit
public. Mais, quand à la fin, des chapeaux sont lancés en l'air
aux cris de «Haine à la royauté 1 Vive l'esprit public 1»,
nombreux sont ceux qui gardent leur chapeau sur leur tête. 11
en est de même pour les funérailles des envoyés fnlllçais
14 - G. Kcmer, Briele geschrieben a/if eil/er Reise VOl/ Paris I/ach
del/ Nieder/al/del/, p. 202.
15 - C. F. Crumer, Allsziige ails den! Tagebllelw eil/es Dell/sel/el/ il/
Paris, 1797, Bd. l, p. 128.
- 994 -
�L'nnage du Directoire dans les récits de voyageurs et éuùgrés
de langue allemande
assassinés près de Rastadt longuement relatées par Arndt. Si,
au début, elles ravivent le patriotisme, bien vite le
gouvernement est mis en cause. La foule présente n'est qu'une
populace attirée par la curiosité. Les «Vive la République» ne
sont guère repris en choeur, en revanche, on se raconte toutes
sortes d'anecdotes sur ces envoyés et certains disent même
qu'il ont mérité leur sort et que le gouvernement devrait subir
le même puisqu'il n'a pas su maintelùr la paix quand c'était
possible. L'effet escompté ne se produit donc pas et le
Directoire reste tout aussi impopulaire qu'avant. Arndt décrit
également la !ete du 14 jlùllet : il y a peu de monde, on ne
voit que des habits sales et déchirés et les gens sont aoués de
fouets d'épines, prêts à se défendre, si nécessaire. A
l'indifférence s'ajoutent des gennes de rébellion : une
persomle monte sur une chaise et s'écrie : «Où est l'égalité, où
la République, où la démocratie ? Nulle part. Nous avons de
nouveau l'ancien Paris, l'on va faire sa cour dans le palais
Luxembourg et chez les putains de certains ex-barons
(Barras) et le nom de citoyen est devenu une injure. Combien
de temps suppGrterons-nous la pauvreté et le mépris !
(Acclamations). Pourrons-llous tolérer plus longtemps que les
vauriens qui nous trompent roulent dans des carrosses et des
cabriolets, caracolent sur des chevaux Ilapolitains et barbares
dans les rues et sur les boulevards, éclaboussant les habits et
les bas des citoyens honnêtes? Voulez-vous supporter plus
longtemps cette dérision? Ces riches nés sous une bonne
étoile qui ont tiré seuls l'avantage de la Révolution veulent
bien la liberté, mais pas l'égalité ; il faut les égaliser, même si
l'on doit couper des têtes pour cela» 16 . Arndt conclut ce récit
en faisant remarquer que cette fête n'était même pas très gaie.
Cette absence de gaieté est aussi caractéristique dans le récit
du Suisse Jakob Heiurich Meister l 7 qui, venu à Paris revoir
quelques amis, regrette la société raffinée et cultivée de
l'Ancien Régime. Il faut dire que Meister est Ull adversaire
résolu de la Révolution frélnçaise ! Arrivant à Paris fin
décembre J795, le fils de Reichardt relate que toute persOlUle
16 - E. M. Amdl, Bnlchslilcke eiller Reise dI/l'cil Frallkreich im
Frilhlillg IIlId Sommer J 799, 2è,". purtie, p. 27.
17 - 1. U. Meislcr, Meine lelzle Reise nach PalIs, Zurich, 1798.
- 995 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
à qui l'on adresse la parole vous accueille aussitôt avec un flot
d'injures contre le gouvernement. Pour Arndt, peu d'hollunes
s'enthousiasment encore pour la liberté ; la plupart sont
indifférents, ne veulent plus rien savoir de la République,
sourient aux rodomontades du gouvernement et n'ont plus
d'espoir. Peu leur importe conunent vont les choses pourvu
qu'ils aient enfin la paix. Il est d'ailleurs selon lui normal qu'il
en soit ainsi puisqu'on Cl emprisonné ou exilé tous les hommes
de talent ou courageux qui auraient pu devenir dangereux.
Enfin, ces Allemands sont évidemment très critiques par
rapport à la politique extérieure du Directoire. Oelsller qui
souhaitait une e>;pansion de la Révolution en Europe se plaint
de ce que l'on réquisitionne les oeuvres d'art en Italie et que le
Directoire fasse payer trop de contributions aux pays occupés.
La Campagne d'Italie est la preuve pour lui que le Directoire
ne fait qu'ex'}Jorter ses propres contradictions. Les conquêtes
n'ayant plus pour seul but que l'enric1ùssemeut de la France,
ses dirigeants ne se préoccupent plus de développer l'esprit
républicain en pays conquis. Il déplore également que le
patriotisme en France sc soit transformé en nationalisme.
Reichardt dénonce que les droits des peuples soient b.ûoués
par la politique extérieure française. JI a le sentiment que les
principes de 1789 sont relùés tant les pays conquis sont pillés
et opprimés, et il relate ironiquement l'entrée triomphale à
Paris des oeuvres d'art pillées en Italie. Dans l'année 1798 de
son journal, il ne parle que de dictature et de cOffilption à
l'étranger comme en France et il public en 1799 une Adresse
des patriotes du départemellt du Rhin et de la Jvloselle à
l'Assemblée législative dans laquelle les démocrates
allemands se plaignent du pillage auquel est soumis leur pays
par l'administration française' K. Joseph Gtlrres, pourtant
révolutiolUlaire convaincu ct militant, est très déçu par
l'administration sous tutelle française, il dénonce la
cormption ct le manque de liberté politique. SOli journal La
feUille rouge est menacé d'interdiction et Gorres passe même
quelques jours en prison . Malgré cela, il écrit un article
Regard sur La situation actuelLe des pays de la rive gauche du
Rhin dans lequel il fait llll bilan loin d'être positif. Désespéré,
18 - J. f . Rcichurdt, Fral/k/'eiclt im jaltre J 799, 10, r.
- 996-
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
il s'adresse aux gouvernants français: «Citoyens législateurs !
trente millions d'hommes vous ont confié leur salut et
réclament les droits que vous avez de faire leur bien-être civil
et moral ; avec confiance, ils jettent les regards vers vous et
attendent de votre énergie la destruction totale des liens qlÙ
les ont tenus enchaînés [.. .]. Détruisez les présages des
hommes craintifs ou malveillants qui, dans votre victoire,
n'entrevoient que le triomphe du parti, ou seulement U11
changement des rôles et non des choses [... l. Que la mort aux
fripons, le balUùssement à l'arbitraire et la réunion à tous les
braves républicains soit votre mot de ralliement, et le nôtre
sera, notre vie à la patrie et à la liberté» 19. Nous constatons
donc lile certaine unanimité dans la dénonciation de l'ordre
moral du Directoire. Il n'en est pas de même en ce qui
concerne d'autres problèmes pour lesquels la vision est
nettement plus ambivalente.
Dichotomie de l'image du Directoire
C(}ntTlldicti(}ns
Face à l'action du gouvernement, les jugements sont plus
contradictoires. Si Arndt se réjOlùt que Je clùte soit plus
simple, il estime en revanche que le Directoire a enterré la
liberté et compare les Directeurs à des despotes détestés : «Les
cinq despotes du Directoire, hérauts de la liberté à }'étnmger,
ont effarouché et endoctriné tout le monde ; ils ont été si
de
confiscations,
de
prodigues d'emprisOlmemenls,
déportations et de révocations que, dans celle ville autrefois
libre, on n'avait plus le droit d'ouvrir la bouche devant le
chaud sirocco du despotisme»2o. Il ne reconnaît plus les
Français qui sont devenus des esclaves tremblants et fait des
cinq Directeurs du Premier Directoire un portrait qui n'a rien
de flatteur. Reubell a gouverné grâce aux cabales, à la
19 - 1. Jôrres, Der Rflbezahl, dans Gesal1lmelte Schriflen. vol. l,
p. 540. En français ùans le texte.
20 - E. M. Amdl, B11Ich.vLilcke eiller Reise dl/l'ch Fmnlereich im
Fra/ding IInd Sommer J 799, p. 297.
- 997 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
corruption, aux emprisOlmements ou en achetant les gens par
des postes de haut niveau, on ne l'a jamais aimé. Barras,
aristocrate de Provence n'est ni patriote ni républicain. Il s'est
rendu populaire par sa prestance et s'est sauvé par
l'apparence; mais, gaspilleur et voluptuelL'X, il donnerait tout
pour une femme et a fait des dettes pour entretenir
somptueusement sa maîtresse, la plus belle femme de Paris.
Merlin se caractérise par sa méchanceté et a trompé tout le
monde ; extérieurement, il vivait modestement, mais il a
placé des millions en Europe ; on lui reproche sa lâcheté, sa
façon de corrompre et de remplir les prisons de patriotes.
Treilhard manque totalement d'envergure et ce n'est pas la
peine d'en parler. Enfin, La Reveillière-Lepeaux est le plus
critiqué bien qu'il soit le meilleur; mais sa faiblesse en a fait.
un bouc émissaire. Quant à Sieyès, il il été mêlé à beaucoup
de crimes, mais il est assez habile pmu ne pas en être tenu
pOUf responsable; élève des jésuites, il a toujours joué U11 rôle
ambigu et travaille dans l'ombre. Arndt se moque également
du costume qu'il juge ridicule des dirigeants du Second
Directoire. Meister en revanche, mais, on l'a dit, il est contrerévolutiOlUlaire, apprécie toutes les mesures qui sont prises
contre les éléments égalitaires de la constitution de 1793 et
qui retûorcent le pouvoir. Ce renforcement du pouvoir est
également salué par Cramer, mais parce qu'iJ espère retrouver
lUl gouvernement correspondant aux idéaux des Girondins.
C'est animé d'un esprit semblable que Meyer défend les cinq
Directeurs qui auraient une altitude responsable et
n'abuseraient pas de leur pouvoir. Son image du Directoire est
très élogieuse, car elle correspond bien à sa position libérale
issue de l'idéologie des grands commerçants de Hambourg.
Peut-être devait-il également prendre des égards
diplomatiques en tant que leur représentant 1
Les Allemands prennent également des positions
contradictoires devant le procès et l'exécution de Babeuf.
Reichardt comprend que le gouvernement doit défendre la
République contre les extrémistes de gauche comme de droite,
lui-même détestant à la fois l'Ancien Régime et la dictature
jacobine. Mais il est critique par rapport ~\ la condamnation de
Babeuf el de ses compagnons de lutte ct fait ainsi parler son
correspondallt allemalld : «Un tas de pères de fanùlle et de
- 998 -
�L'image du Directoire dans les récits ùe voyageurs et émigrés
de langue allemande
pauvres artisans doivent soupirer un an en prison. Et
maintenant, après tille enquête exacte et tille vaste procédure,
les jurés déclarent que le fait de la conjuration n'est pas
prouvé; et pour pouvoir condamner seulement quelques-uns
des anarchistes les plus dangereux, la cour doit faire usage
d'une loi révolutiolUlaire»21. On le voit, cet Allemand se sent
gêné de ce que l'on punisse des pauvres dont la misère
contraste avec l'étalage de luxe des spéculateurs corrompus et
Reichardt lui-même déplore que le gouvemement ait
considéré COllune un crime que quelques artisans mourant de
faim aient murmuré contre lui. Oelsner fait également état de
sentiments contradictoires par rapport au procès de Babeuf : il
pense qu'il faut bien conjurer ce nouveau danger, car il a très
peur d'un retour des «terroristes», mais voit aussi la menace
d'Wl nouveau toumant ù droite.
Même attitude nuancée devant le coup d'Etat du
18 fructidor contre le Conseil des Cinq-Cents. Cramer le
soutient et se réjouit que les imprimeries des royalistes soient
dévastées, que soient écrasés ces «scorpions politiques», les
considérant comme des brigands. Il se montrera dès lors
grand admirateur de Sieyès. Woyda salue ce coup d'Etat «qui
a permis de passer en 24 heures sans verser de saug et sans
bouleversement violent de l'aristocratie la plus déchaînée à
Wle démocratie modérée»22. Dans son joumal, Reichardt féùt
parler des Allemands enthousiastes conuue celui-ci : «Nous
sommes sauvés 1 La république a été fondée à nouveau! [...]
Le foyer du démon détruit 1 l ... J Pendant que je parcourais les
rues [... J, les larmes de joie coulaient sans cesse de mes
yelLX» 23. En revanche, par la suite, Reichardt se montre
réservé par rapport ù la violation des règles les plus
élémentaires de la démocratie par le Directoire. 11 a le
sentiment que le gouvernement exerce une dictatllfe de plus
en plus dure. Andreas Riem, de SOli côté, se déclare
véhémentement contre ce coup d'Etat qu'il considère conune
une conjuration contre la liberté et la constitution,
21 - J. F. Reichurdl, Fra/lkrttich im jahrtt 1799, 12, IV, p. 362.
22 - K. F. Woyda, Vttrlral/1ichtt Britt/tt ilbttr Fra/lkrttich I//ld Paris im
jahrtt 1797, p. 442.
23 - J. F. Reichurùt, Fra/lkrttich imjahrtt 1799, 9, V, p. 77-80.
- 999 -
�LA RÉPUBLIQUE D1RECTORIALE
«transfonnant la République franque en un Etat despotique»24
QU3llt à l'économie, elle suscite aussi des remarques
contradictoires. Arndt déplore que certaines lois soient
promulguées dans la précipitation et sans véritable réflexion.
Ainsi, on a interdit l'importation de produits manufacturés
anglais alors que les manufactures de coton sont en déclin et
que, dans les magasins de luxe, on présente ouvertement des
marchandises anglaises ! Reichardt regrette la suppression de
la dîme, ce qui appauvrit les pauvres et enrichit les riches; en
effet, une partie de la dîme était distribuée aux pauvres et
l'Eglise n'a maintenant plus les moyens de soulager les
malheureux. L'Etat n'a pas pris le relais de la charité, étant
chroniquement endetté. L'inflation galopante permet aux
bourgeois avisés de faire des affaires, mais les pauvres en sont
les victimes directes si bien que les ouvriers et les paysans qtÙ
ne possèdent pas de terres sont dans la misère. Arndt note en
revanche que l'année de son séjour à Paris est une bonne
année et qu'on trouve ce que l'on veut à boire et à manger.
TI estime que la viande n'est pas plus chère qu'à Leipzig ou
Frallkfurt et que le reste est plutôt meilleur marché. Il est
même surpris que les consommations dans les céûés soient
aussi bon marché, ce qui fait qU'OIl peut manger à Paris aussi
bien très cher que pas cher du tout. Par ailleurs, il fait tUl
long développement positif sur la vLlriété de la cuisine
française. C'est pourquoi il juge partisanes les descriptions
des Allemands ou des Anglais qui disent que la région autour
de Paris n'est plus qu'un désert. Revenant en France en 1799,
Kerner constate que le bien-être est revenu dans les
départements et en même temps la verlu el le zèle
républicains.
Malgré ces lIuauces, les analyses sont, Oll le voit, plutôt
négatives. Car si Arndl juge qu'on peut vivre bon marché à
Paris, c'est wliquement parce que l'année est bonne ct non
parce que la politique économique donne de bons résultats.
Pour les problèmes que nous venons d'évoquer, l'image du
Directoire reste plutôt négative. Pourtant, chez de nombreux
Allemands perdure l'espoir que la République vaincra.
24 - A. Ricm, Reise dI/l'cil Fra"kreich VOl" I//lci /lach der Revolutio/l,
j vol. , Leipzig, 17991180 l, vol. 2, p. 228.
- 1000 -
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
Espoirs
Heinzmann e"'Plique que la haine contre l'ordre nouveau
conceme les dirigeants et pas du tout la République et il en
veut à tous ceux qui cherchent à lui nuire. Il exprime ainsi
son espoir: «Non, non, l'humanité se soulèvera [.. .]. Celui qui
décourage les h01\uues aime les chaînes d'esclaves; - celui qui
républicruùse crée des liens fratemels généraux, unit toute
l'hmnanité en un seul but : l'amour des honunes»25. Il
souhaite même l'e"'Portation de la révolution qui pourrait se
faire en évitant les erreurs des Français. Il désire que l'égalité
règne entre toutes les couches de la société et qu'il n'y ait pas
d'autres différences que celles qu'occasionnent la vertu et le
vice ; alors la liberté et l'égalité ne seraient plus des mots
creux. Kemer constate qu'il reste encore des honulles
honnêtes qui aiment l'ordre républicain et espère que leur
cause vaincra car autrement la France et toute l'Europe
clùtivée seraient perdues. Dans une lettre du 28 aoÎlt 1796, il
se réjouit des victoires fTançaises : «Les nouvelles de nos
armées sont toujeurs les mêmes; en Italie et en Allemagne ce
n'est qu'une série ou plutôt lill torrent de victoires.
L'Autriclùen fuyant devant nos drapeaux triomphants fait
vainement ses derniers efforts - les avantages mêmes qu'il
proclame avec emphase se changent aussitôt en défaites
sanglantes: c'est à nos pieds que bientôt la maison altière de
l'Autriche devra chercher son salut et demander pardon à la
République, ù la Liberté, à l'humanité outragées. Maîtres du
continent par la force des armes et de nos maximes
républicaines, nous laissons aux puissances de l'Europe à
opter entre notre anùtié et notre haine, entre la vie et la
mort»26. Il est persuadé que chaque victoire fait avanèer
l'époque tant désirée de la paix. Pourtant plus modéré que lui,
Oelsner espère aussi que, en prenant des mesures contre les
25 - J. G. HeinzlllUlUl, Mdlle Frilhv/ulldell ill Paris. Beobaelltungell.
AnmerkulIgell wld Willlselle Frallkreieh ulld die Revoill/ioll
betreJJend, 2 vol., Bâle, 1800, vol. l, p. 4.
26 - G. Kemer, Lettre il C. 1. Kemer, cc Il Fructidor l'un IV, drulS
Briefe geschriebell arif eùwr Rdse VOII Paris lIaeh dell
Niederlalldell. ùrulS Georg Kcmer, Jakobiller ulld Armenarzl,
p. 460.
- 1001 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
prêtres et les émigrés et en secouant l'indifférence de l'opinion
publique, le Directoire sauverait le républicanisme. Même si
SOIl enthousiasme premier cède le pas à la résignation, la
France reste pour !tù une terre d'accueil : après avoir été
arrêté et emprisOImé lors d'un voyage en Prusse, il décide, Wle
fois libéré, de s'installer à Paris et demande la nationalité
française qui lui est accordée. Même si cet1e décision est
moins en faveur de la France que contre la Prusse, il restera
reconnaissant à Sieyès de l'avoir fait libérer et au Directoire
de s'être intéressé à son sort.
Rebmann note de façon nette les effets heureux de la
liberté. Il ell.lllique que le mécontentement est vif parce que
l'on sait maintenant ce qui était occulté auparavant, mais qu'il
n'a pas été commis autant de cruautés depuis le début de la
Révolutioll que dans l'Ancien Régime. Seuls souffrent les
rentiers et les petits bourgeois, mais les artisans et les paysans
ont une situation meilleure et il ell.llrime cet espoir : «Encore
deux ans de paix, encore quelque expérience d'un
gouvernement républicain et bien que les rois aient à ce point
gâté notre expérience, nous serons le premier peuple du
monde»27. La Révolution pour lui n'est pas terminée et il est
persuadé que la République vaincra. Pour cela, il a confiance
dans l'année et dans le petit peuple. Le «bon peuple franc» est
composé de paysans honnêtes, patients el courageux et le
comportement d'une paysanne française pourrait faire honte à
plus d'une citadine. Ce peuple a plus de moralité que le
peuple allemand et la masse, ceux que l'on appelle les sallSculottes ou la canaille, est la plus noble et la meilleure de
toutes les nations. C'est la force de cette massc..qui fiJùra par
faire échouer l'oligarchie. C'est aussi l'avis de Arndt qui
regrette qu'on ait véhiculé ulle image aussi négative du petit
peuple de Paris, rendu responsable de toutes les violences. Il
désire que l'on ne confonde pas petit peuple el populace ; il
affirme que les violences ne sont pas le fait du seul petit
peuple, mais que les troupes et même les gardes du roi y ont
participé ct qu'il ne doit donc pas en porter seul la honte.
Aussi fait-il longuement l'éloge du petit peuple de Paris.
Quant à Reichardt, il adnure l'armée française dont les soldats
27 - G. F. RebmwUl, fIollalld IIlId Frallkreich ... , p. 248.
- 1002-
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
lui paraissent très motivés et mus par le sens de l'honneur et
le désir de gloire. Il idé,ùise même véritablement ce sens de
l'hOImeur des combattants français dont on sait pourtant que
plus de la moitié ont déserté.
Ou le voit, l'image du Directoire chez les voyageurs
allemands est tout à fait dichotonùque. On sent dans tous les
récits le contraste entre le républicanisme vertueux et abstrait
qu'ils postulent et la fonne de société qu'ils vivent. Ils
prennent donc leurs distances, mais espèrent toujours que
l'esprit républicain s'imposera. Arrivant dans l'été 1796 pour
la première fois à Paris, Rebmann donne une double image du
Directoire : ou bien on a l'impression que la République n'est
qu'un lointain souvenir ou bien qu'on est prêt à revenir à la
Terreur. Il fait de Paris un tableau tout à fait dichotomique :
quelqu'wl qui viendrait en pensant se trouver dans le graud
tourbillon de la liberté se demanderait si tout ce qu'il a lu
dans les journaux n'est pas un rêve, Il ne trouverait rien qui
rappelle la Révolution ; pamù les autorités, il trouverait des
gens des familles les plus uobles d'autrefois ; il entendrait
parler de la République comme d'wle chose terminée et dont
on ne garderait le nom que pour préparer le peuple au retour
de la Monarclùe ; il trouverait un écart énorme entre le peuple
et les Grands qui vivent dans lm luxe exagéré et donnent le
ton. S'il montrait Wl peu d'esprit républicain, il serait aussitôt
traité de jacobin et jeté en prison. C'est donc l'image qu'il
donnenùt. Mais un autre pourrait tomber par hasard sur
l'exécution d'un émigré, risquerait d'être lui-même soupçonné,
entendrait des gens parler comme des terroristes, maudire les
royalistes, ne serait témoin que de meurtres et de brigandages,
entendrait dire que Robespierre était le plus honnête des
hommes et que le Directoire n'est composé que de royalistes.
Il rentrerait en donnant une image opposée ,\ la précédente et
pourtant les deux auraient raison et auraient observé ce qu'on
peut voir ici. D'une aImée à l'autre, le journal de Reicbardt,
Frankreich, dOIme aussi des images différentes : au début,
tous les espoirs ont été pernùs, le dirigisme économique, la
ccnsure et la guillotine ayant fait place au libéralisme, à la
liberté de la presse (même partielle) et à la sécurité. Il montre
les Français rassurés, passant leur temps à la Bourse ou au
spectacle. Il apprécie le coup d'Etat du 18 fructidor, dans la
- 1003 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTOIUALE
mesure où il muselle le mOllarclùsme. Mais, en 1798, il
dénonce la dictature exercée par le Directoire et en 1799
dépeint Wle atmosphère fin de règne.
Conséquences
Ces déceptions et ambiguïtés expliquent que les
Allemands aient porté beaucoup plus d'attention
qu'auparavant à la vie culturelle. Se désintéressant de la
politique, ils mettent en avant les avantages de la capitale.
Les loisirs qui se développent de plus en plus donnent à la
bourgeoisie des possibilités d'ascension culturelle il une
époque où la bourgeoisie en Allemagne cherche justement à
s'émanciper. La fllite dans la culture représente pour elle une
compensation. De nombreux savants Vie1ll1ent également à
Paris pendant le Directoire, attirés par la fondation
d'institutions modernes. C'est dans ce but que viennent par
exemple les [Tères Humboldt, alors que, au moins en ce qui
concerne Wilhelm, il n'était pas particulièrement
sympathisant de la Révolution française. Christian Ludwig
Lenz vient faire un constat sur l'état de l'enseignement en
France. II déplore qu'il n'y ait presque pas d'écoles d'Etat et
que l'enseignement soit toujours assuré par des ex-prêtres ou
ex-nonnes. II dit qu'on parle beaucoup de mettre en place une
écoJc publique pour tous, mais qu'il n'y a pas d'argent pour
cela ct qu'on ne s'est pas préoccupé de former des maîtres ; en
France, la pédagogie est encore dans les limbes. Il est désolé
que les capitaux soient investis dans n'importe quoi plutôt que
dans l'enseignement. L'école primaire et l'Université étant
pratiquement inexistantes, il conclut : «En ce moment,
l'enseignement eH France est un tronc sans tête ct sans pieds,
un bâlimenl sélns fondations el sans loit»2x. Par ailleurs, loul a
été fait en dépit du bon sens puisqu'au lieu de commencer il la
base, on il conSlmÎl des écoles cenlrales ou collèges. Il pense
que les choses iraienl mieux s'il y avait un miniSlre de
28 - C. L. Lenz, «UruchstUcke aus ciller Reisc in FrulI.krcich gcgcn
dos Ende des juhrcs 1798 gClllucht», dWls Der I/elle TellI.Ydll!
Merkll r. 1799, :l, 10, p. 147-169.
- 1004 -
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
l'Education, le ministre de l'intérieur n'ayant guère le temps
de s'occuper des écoles. Il concède, il est vrai, que
l'enseignement était dans un état bien pire encore sous
l'Ancien Régime, mais estime justement qu'il y a beaucoup à
faire. Meye?9, qui vient à Paris pour visiter le Louvre et les
institutions scientifiques réorgatùsées pendant la Révolution,
n'est pas aussi négatif. Il déplore le vandalisme des prenùères
années et, en expliquant l'essor de la vie culturelle conune
étant l'indice d'wle nouvelle stabilité politique, il dOlUle
indirectement une image positive du Directoire. Il a le
sentiment que la métropole est devenue beaucoup plus calme
et qu'il y règne l'ordre et la dignité, que le sentiment
dominant du public parisien est un républicalùsme modéré.
Même RebmaJUl que l'on peut considérer comme un
«politique» consacre de nombreuses pages à la scène
française qu'il juge de grande qualité. Il faut dire que, grâce à
la participation du public, le théâtre était devenu une sorte de
fonun de la Natioll. Tout en se rendant souvent au Uléâtre ou
à l'opéra, Blasius Merrem goûte les plaisirs culinaires et
reconunande de . nombreux restaurants où sont proposés
«212 plats différents, 24 sortes de fruits et de desserts,
47 sortes de vin, 14 de liqueurs etc.»30. Pour lui, Paris n'est
qu'wle ville de boutiques et il se garde bien de condamner
moralement le luxe du centre de la ville. Arndt n'est pas
insensible non plus à la cuisine française et décrit de
nombreux repas ; il consacre également plusieurs passages à
la vie quotidienne et cliltmelle. Cette fuite vers la vie
culturelle reflète la fuite dans la culture de la bOllrgeoisi.e
allemande elle-même qui cherche li s'émanciper et u'a pas
d'autre possibilité d'ascension sociale.
Ce changement de perception de la Révolution française
lors du Directoire entraîne bien évidemment de nouveaux
changements dans l'image des Français. An début de la
Révolution, les Allemands avaient en partie abandolUlé les
29 - 1. L. Meyer, Fragme/lte aw Paris im I V. Jall,. der jra/lziJsischen
Republik, 2 vol. , Hambourg 1797-1798. Dumouriez traduisit cc
livre en fran yuis.
30 - B. Merrcm, R ei.ve /la ch Pads. lm A I/gust und Septembel' 1798,
Deutschland, 1800, p. 4.
- 1005 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
stéréotypes habituels et considéré que le peuple français s'était
transformé avec la Révolution, devenant sérieux et
responsable. Mais pendant le Directoire, les stéréotypes
reviennent en force. Tout en admettant que les Français
occupent le prenùer rang en ce qui conceme l'urbalùté des
moeurs et la prestance, Amdt estime qu'ils ne font pas partie
des nations les plus belles et les mieux cultivées d'Europe.
Son image reste cependant différenciée et on sent qu'il aime
les Français, ce qui ne l'empêchera pas de devenir nationaliste
quelques années plus tard. Rebmann e,,:plique que
l'immoralité, fruit de l'alliance du despotisme avec le
catholicisme, est dans le caractère de la nation française et
que les Français sont restés des «Arlequins cruels», COlmne
les a qualifiés Frédéric II. Il serait non seulement dans la
nature des Français d'être hâbleurs, vaniteux et immoraux,
mais la comparaison avec les Allemands tourne à l'avantage
de ceux-ci. Il est persuadé que, s'il y avait eu lUle révolution
en Allemagne, beaucoup moins de sottises eussent été
commises. Il estime même que c'est Wl dcs phénomènes les
plus étranges de l'histoire que ce soit justement le peuple le
plus corrompu de tous qlÙ ait eu l'idée de fonder une
république.
Les courtisans ct les aristoCI"clleS pourris
continuent à régner, ils n'ont ni moralité ni sens républicain,
alors qu'en Allemagne il y a plus de véritable sens
républicain, de véritables lumières et de saine philosophie.
Reichardt finit également par douter du peuple français
qu'il qualifie de léger, inconstant, égoïste et même servile.
Mais son jugement n'est pas trop dur et il compare la nation
française à Ull orchestre qui maîtriserait les fortissime et les
pianissime, mais pas le juste nùlieu. Schlabrendorf voit dans
les Français un peuple léger et cruel dont Napoléon a su
utiliser les faiblesses ct les duretés. Une fois déçu par le
déroulement de la Révolution, Gorres oppqse les hommes du
Nord et ceux du Sud ct découvre un fossé entre les caractères
nationaux français ct allemands. A l'aide de métaphores
empruntées au domaine du feu ct des météores, il explique
que le Français reçoit beaucoup d'impressions, mais n'cn
garde aucune, qu'il s'enflamme facilement, mais qu'il reste à
la surface des choses et n'a aucune constance. Dans les pays
occupés enfin, les exactions des Français ont contribué à
- 1006 -
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
fortifier les sentiments xénophobes. Ensuite, la plupart des
intellectuels allemands qui viennent en France après la
période du Directoire, Amim, Kleist ou F. Sclùegel
reprennent à leur compte les vieux clichés qui leur viennent
de l'Ancien Régime. A l'appui de ces constatations, citons ce
titre évocateur: Ecrit d'un voyageur allemand sur le fait que
les nouveaux Francs sont encore les anciens Français3 ).
Conclusion
Ainsi, après s'être enthousiasmés pour les exploits des
nouveaux Francs, de nombreux Allemands se sont détournés
de la Révolution en raison des violences de la Terreur et de la
corruption du Directoire. Après l'invasion de leur pays, ils
deviennent parfois franchement francophobes. Il n'y a plus
alors pour les Allemands que deux chemins à slùvre : ou bien
renoncer à toute vie politique, ou bien tenter de réaliser dans
un autre pays, à savoir l'Allemagne, les idéaux de la
Révolution, ce <lue veulent faire Rebmaml et Garres. Se
fondant sur le texte de Arndt, De la haine des peuples et de
l'usage
d'une
langue
étrangère 32
(1813),
HallsJürgen Lüsebrink fait remarquer à juste titre que c'est à partir
de son voyage à Paris dans les denùères a1l1lées du Directoire
que Arndt remplace le mot étranger «Nation» par le champ
conceptuel de «peuple/patrie» et le dégage des connotations
démocratiques et républicaines que le mot «Nation» avait en
France depuis 1789 et les écrits de l'Abbé Sieyès. En ce sens,
la réception négative de la Révolution lui pardit importante
chez les précurseurs de la pensée nationaliste allemande
31 - Ce titre joue sur le fait que les sympaUusants de la Révolution
française avaient appelé les Français «Francs», faisant ainsi
allusion à un passé commun permettant la fratemité ; en même
temps <Û'rrulZoSC» était devenu péjorutif.
32 - Oher dell VolkshajJ und dell Gebrallch eÎner fi'en/dell Sprache.
- 1007-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
conune Amdt, Këmer ou Jahn33 . L'histoire de nos deux pays
pendant la deuxième moitié du XVIII" siècle et le début du
XIX" a en effet pour conséquence que c'est dans la
confrontation avec le caractère national français que
l'Allemand est devenu sensible à sa propre identité nationale.
Au fur et à mesure que croît le mépris des Français, la
conscience allemande augmente. C'est ainsi que naît la
croyance en une mission de l'Allemagne qui pourrait bien
réaliser les idéaux de la Révolution française puisque la
France n'y est pas parvenue. Mais certains, comme Oelsner,
restent sceptiques sur les possibilités qu 'a l'Allemagne de
devetùr républicaine el beaucoup resteront favorables à la
France, même pendant l'occupation napolé01ùenne. Il ne faut
pas oublier non plus que ce sont les fils et petits-fils des
révolutionnaires allemands qui ont oeuvré dans les
mouvements de 1830 et 1848. L'ambiguïté des Allemands
devant le Directoire est donc bien annonciatrice du double
mouvement qui marquera l'histoire de l'Allemagne au
XIX" siècle.
:n - Il. 1. LOscbrillk, Romallise//(! Klllfl/rwi.l·sellschajt UI/d il/lerklllII/relie KOlllfllllllikalioll. TI/(!orieallstilze, Gegellsland.vbereiche,
Forsc/lIIl1gspe/'speklivell , duns 11. J. LOscbrink / D. ROscberg
(rrrsg.), w lldeskllllde III/cl KIIIII/rwissellschaft ill der
Romallistik, TObillgCII, 1995, p. 23-39.
- 1008-
�L'image du Directoire dans les récits de voyageurs et émigrés
de langue allemande
Le brave « nouveau Franc », dans Almanach de la Révolutioll de 1796
(l es sa n -cul ottes vi ennent de piller un pasteur. Un offi cier des troupes de
li gne arri ve ct les chasse).
- 1009-
��La politique allemande du Directoire
ou les trahisons de la République
Jean DELINIÈRE
Pour les Allemands éclairés qui avaient sympatlùsé avec
les débuts de la Révolution française, mais dont la majorité
s'en était détournée à l'époque de la Terreur, le Directoire
suscite un nouvel espoir. Ne marque-t-il pas la fin de la
dictature sanglante de Robespierre, l'établissement d'une
nouvelle République qui, aux mains d'hommes modérés et de
bon sens, semble décidée à rétablir la paix à l'intérieur comme
à l'extérieur? La Prusse, que l'on considère encore, malgré la
personnalité équivoque de Frédéric-Guillaume II, comme
l'Etat le plus éclairé d'Allemagne, semble l'avoir compris en
signant une paix séparée avec la France. Certes, l'Autriche
n'en est pas là et les princes allemands de la moitié sud de
l'Empire qui vivent et agissent sous sa tutelle non plus. Mais
cela ne peut durer ct bon nombre de démocrates de ces
régions comptent [eonement sur l'appui de la nouvelle
République pour vaincre cette coalition qu'ils abhorrent et les
aider du même coup à imposer une constitution à leurs
souverains aiTaiblis, voire à les écarter en instaurant un
régime républicain.
Mais, oubliant les principes mêmes de sa constitution, la
République directoriale va s'employer, entre 1795 et 1799, à
bafouer systématiquement les espérances que les uns ct les
autres avaient nùses en elle de l'autre côté du Rhin. Sans sc
soucier de libérer ses voisins, la France n'entend que tirer
d'eux le plus d'argent possible et faire des princes de la rive
droite du Rhin des alliés, même des clients qui lui serviront,
le cas échéant, de rempart contre l'Autriche.
La République directoriale, Clermont-Ferrand, 1997, p. 1011-1024
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
Ne pouvant passer tous les Etats allemands en revue,
nous nous limiterons à quelques exemples révélateurs. Nous
examinerons d'abord la politique du Directoire envers les
républiques urbaines d'Allemagne du Nord, à l'égard de
Hambourg en particulier, puis nous tournerons nos regards
vers le margraviat de Bade et la Souabe où des groupes
organisés de démocrates allemands attendaient l'aide de
l'année française pour proclamer la république. Dans un cas
conune dans l'autre, la cupidité et le calcul l'emporteront sur
les principes donlla «Grande Nation» semblait se réclamer.
En septembre 1795, le Comité post-Ulermidorien décide
de reprendre les anciennes relations diplomatiques que la
France entretenait avant 1793 avec les Etats du Nord de
l'Europe. Le Wurtembergeois Karl Friedrich ReiIùlard, ami
de Sieyès, est alors nommé ministre plénipotentiaire auprès
des villes hanséatiques avec résidence à Hambourg. C'est un
poste à la fois important et délicat, car les villes hanséatiques,
Hambourg et Brême surtout, sont depuis longtemps en
étroites relations conunerciales avec la France ct concentrent
notre commerce d'approvisionnement du nord, c\ la fois en
grains et en munitions navales. Ce sont aussi des villes
allemandes où la population avait le plus manifesté sa
sympathie pour la Révolution française dans les années 89-~O
grâce à une bourgeoisie plus aisée et plus éclairée qu'ailleurs.
Certes, la Terreur avait là aussi considérablement refroidi
l'enthousiasme du début. Aussi appartennit-il au nouveau
représentant de la France de prouver :\ ces Hanséates qu'ils
pouvaient de nouveau faire confiance à la nouvelle
République bien décidée ù réparer les erreurs du passé ct li
reprendre la voie qu'elle s'était fixée en 1769. Ce dernier
aspect de la mission de Reinhard sc fera aisément. Il saura
dire à ces AuIkl:lrer les paroles qu'ils attendent. Ses origines
allemandes, sa qualité de témoin direct des événements
parisiens, enfin son amitié avec Sieyès, un des penseurs
frnnçais les plus estimés outre-Rhin, feront le reste ct, en très
peu de temps il comptera bon nombre d'ami parmi le
milieux du négoce hambourgeois.
- 1012 -
�La politique allemande du Directoire ou les trahisons
de la République
Mais le Directoire ne se contente pas de ces marques
privées d'estime et sympathie, il tient à ce que son ministre
soit officiellement recolUm par le Sénat de chacune des trois
vil1es, en particulier par Hambourg. Or, cela est plus difficile.
En effet, les villes hanséatiques restaient, malgré leur
prétention <l la neutralité, des villes d'Empire et avaient, à ce
titre, des devoirs envers l'Empereur et la Diète. Si, depuis la
fin de la guerre de Trente ans, il était adnùs que les trois
grands ports de la Hanse avaient le droit, au cours d\me
guerre d'Empire, de continuer à conunercer même avec les
ennemis du Reich et de maintelùr leurs représentants à
Hambourg, les choses avaient bien changé depuis 1792.
L'ennemi de la maison d'Autriche était toujours la France,
mais une France régicide, et cette nouvelle guerre avait lm
caractère différent des précédentes. Aussi, l'Autriche, la
Prusse et l'Angleterre avaient-elles conjugué leurs pressions
sur Hambourg afin que celle-ci ne tolère plus la présence d'un
ministre français sur son territoire. Elle avait dft s'exécuter en
février 1793 tout en promettant qu'elle continuerait à fournir
la République en -grains, en chanvre, en fer ct en bois comme
eUe le désirait. Ainsi les apparences étaient-c1les sauves et le
commerce continuait. On en serait volontiers resté ;\ cet état
de choses, Célr en admettant de nouveau un représentant
officiel de la France, Hambourg savait qu'elle allait s'attirer
inévitablement le courroux conjugué de Vienne et de Londres.
Ni son intérêt, rù sa taille ne lui permettaient d'affronter ces
deux puissaJlces.
Reillhard l'avait d'ailleurs très vite compris et, dans
l'intérêt même de la République, préférait ne pas bmsquer les
choses. SAns reconnaissance officielle, il pouvait accomplir sa
mission dans d'excellentes conditions et il jouissait, dès son
arrivée, de tout le respect et de tous les privilèges dus à lm
diplomate accrédité. Le nouveau ministre des Relations
extérieures, Delacroix, avait fini lui aussi par se ranger ù ses
arguments. Mais le nouveau Directoire, sons l'inlluence de
Reubell, n'est pas de cet avis et n'admet pas ces
atermoiements de 1::1 part d'une ville qui aurait dO se montrer
empressée de manifester sa reconnaissance él la France. 11
ordOlUle donc à Reinhard de mettre fin au plus vite à cette
- \01:-1 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
situation en rappelant au Sénat que la République a les
moyens de lui faire regretter une attitude qu'elle estime hostile
à son égard. Si, après cela, Hambourg persiste dans son refus,
le ministre de France devra immédiatement quitter la ville.
Sans cacher son désaccord avec une telle politique,
ReiIÙlard s'exécute et envoie un long mémoire au Sénat de
Hambourg où il s'efforce d'adoucir les menaces de son
gouvernement. De même, il multiplie les lettres à son
ministre en lui énumérant les avantages que la République
pourrait tirer du maintien de la situation actuelle. Mais le
Directoire reste intransigeant et ordonne à son ministre de
s'en tenir aux ordres reçus. C'est ce qu'il fait en remettant le
21 janvier 1796 ses lettres de créance au Sénat qui écrit
immédiatement à Paris pour exposer pourquoi Hambourg est
dans l'impossibilité de reconnallre officiellement le
représentant de la France.
La réponse arrive le 14 février: le ministre ordonne à
Reinhard de quitter Hambourg et de se rendre à Brême.
L'émotion est vive à Hambourg. Aux conversations et
réunions des diverses asse111blées succède un flot de libelles et
d'articles de journaux qui prennent parti pour ou contre la
reconnaissance du ministre de France.
La Chambre de Commerce comprenant alors qu'elle
court trop de risques en laissant la situation se dégrader
davantage décide d'envoyer un de ses membres négocier
Georg
directement avec le Directoire à Paris.
Heinrich Sieveking, connu pour ses sympathies envers la
Révolution ct la France - c'est dans sa propriété que les
bourgeois éclairés de Hambourg avaient célébré avec éclat le
14 juillet 1790 - accepte celle mission. Il demande à être
investi des pleins pouvoirs par le Sénat et exige qu'aucune
solutioll ne soit prise avant son retour. Trop heureux de cette
initiative, le Sénat accepte et lui adjoint un de ses membres, le
syndic von Meyer. De son côté, Reinhard s'embarque pour
Brême le jour mêllle où la délégation hambourgeoise part
pour Paris.
- 1014 -
�La politique allemande du Directoire ou les tralùsons
de la République
Arrivés dans la capitale française, Sieveking et Meyer se
rendent au ministère des Relations extérieures, mais on leur
résenre un accueil si glacial qu'ils se demandent s'ils ne sont
pas victimes, dans cette affaire, d'intrigues de la République
batave qui chercherait à s'emparer des marchés de Hambourg
avec la France. Très vite cependant, ils comprennent que le
gouvernement français n'a pas d'autre intention que d'utiliser
cet incident diplomatique pour tirer des villes hanséatiques le
plus d'argent possible. Les négociations dureront près de trois
mois. Afin de montrer aux Hambourgeois qu'il ne se
contentera pas de menaces verbales, le Directoire commence
par mettre l'embargo sur les navires hanséates qui sont dans
les ports français, puis il est question de confisquer les biens
hambourgeois se trouvant sur le territoire de la République.
On demande à Reinhard de faire une enquête approfondie sur
les ressources financières de Hambourg et de préciser au
gouvernement français quelle somme la France pourrait
exiger dans ce marchandage. Finalement, le ministre
Delacroix signe un accord secret avec Sieveking et von Meyer
le 24 juin 1796 : Hambourg devra, en échange de
cinq millions de rescriptions hollandaises, accepter deux
millions de livres en traites et founùr, eu trois mois, huit
millions de livres en quittances de créanciers de la France à
Hambourg ct dans le nord de l'Europe. Contre cette
prestation, la France s'engage à faire respecter les droits
politiques des villes hanséatiques lors du prochain traité de
paix avec l'Empire et à signer, à ce moment, avec celles-ci un
nouvel accord reposant sur les principes de liberté, d'égalité et
de respect mutuel. En attendant, elle renonce à la
reconmùssance officielle de son représentant à Hambourg!
Le traité sera ratifié par le Sénat à la fin août 1796. Le
ministre de France tout comme les vrais amis de la
République à Hambourg et à Brême sont à la fois déçus et
écoeurés de voir que le Directoire a cédé si facilement sur une
question de principes où il en aJlait de son honneur el cela par
simple appât du gain. A leur avis, la République française
avait tous les moyens pour obliger Hambourg à reconnaître
officiellement son ambassadeur, c'est-à-dire à affirmer sa
- 101 5 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
stricte neutralité et à couper définitivement les derniers liens
qui la rattachaient encore à un empire agonisant.
Sur ordre de son gouvernement, ReÎIùlard quitte Brême,
mais s'installe à AHona, en territoire danois, aux portes de
Hambourg en maintenant un secrétariat de la légation dans
cette ville où il se rend désonnais setùement une fois par
semaine. Il a retrouvé ses amis, mais il lui sera désormais
bien difficile de leur faire admettre que la «GnUlde NatiOn»
est revenue aux idéalL'( généreux de 1789.
Dans le sud de l'Allemagne, la situation est tout à fait
di1Jérente. En elIet, dès la fin de l'année 1795, la Pmsse qui a
signé le traité de Bâle en avril, s'est retirée de la coalition et a
établi sur la moitié septentrionale de l'Empire lUte sorte de
protectorat qui va assurer la paix dans celte région jusqu'en
1806. Cela n'est pas le cas pour la moitié méridionale où les
hostilités continuent sous l'égide de l'Autriche qui contraint
les princes de ces territoires à maintenir leur engagement
dans la guerre contre la France révolutionnaire. Les années
autrichiermes occupent d'ailleurs la plupart de ces Etats et ont
en outre une excellente base avancée dans le Brisgau qui
appartient alors aux Habsbourg. Dans toutes ces régions, cette
guerre est fort impopulaire. Elle l'est pour bon nombre
d'intellectuels badois ou wurtembergeois qui éprouvent encore
de la sympathie pour la République frnnçaise, elle l'est aussi
pour le peuple qui souffre des augmentations d'impôts, de la
cherté de la vie et de l'obligation de loger les soldats. Partout,
on déteste les Autrichiens qui se comportent en conquérants.
Les paysans badois aident des Français prisonniers il s'évader,
il y a des émeutes el des désertions dans les troupes régulières
lorsqu'elles reçoivent l'ordre de se porter sur le Rhin. A plus
forte raison s'insurge-t-on contre l'idée d'une levéc en masse
destinée il la formation de miliccs populaircs qui doivcnt
former un cordon défensif le long du Rhin. Aussi, quand les
troupcs françaises franchissent ce fleuve en juin 1796, ne
rencontrent-ellcs aucune résistance sérieuse dans Ics Etats
limitrophes.
- 1016 -
�La politique allemande du Directoirè ou les trahisons
de la République
Mais la résistance à la guerre contTe la France n'a pas
été seulement passive. Car, comme l'a démontré, en 1962,
l'historien allemand Heinrich Scheel dans son ouvrage sur les
Jacobins du sud de l'Allemagne!, des groupes révolutiollnaires
se sont fonnés dans cette région entre 1794 et 1796. Résolus à
collaborer activement avec la République fTélllçaise et à libérer
leurs Etats du joug de leurs princes avec son aide, ils OIlt alors
des relations suivies avec des agents secrets qui leur procurent
les directives et du matériel de propagande. A BfiJe, le
secrétaire de légation Théobald Bacher est particulièrement
chargé de ce travail dès l'époque de Robespierre et poursuit sa
tâche avec le même zèle après le 9 thermidor en rendant
compte régulièrement de ses activités à SOI1 gouvemement2.
Stnlsbourg joue aussi un rôle important avec Christoph
Friedrich Cotta qui publie et répand dans le Bilde ct le
Wurtemberg son Straj3urger po/itisches Journal far
Aujk/arung und Freiheit. A Paris même, les émigrés
mayençais entourent Reubell et font en sorte que le Directoire
soutienne l'action des clubs clandestins de l'Allemagne du
Sud. Le PrussieR Karl Wilhelm Théremin est chargé de ce
secteur au ministère des Relations extérieures et entretient lui
aussi un réseau d'agents qui renseignent directement le
gouvernement français. Des groupes actifs se sont constitllés à
Wetzlar, él Wurzbourg, à Nuremberg, même à Munich. Mais
les actions décisives doivent émaner du Brigsau, du
margraviat de Bade et du duché de Wurtemberg pour
préparer l'entrée des armées françaises sur ces territoires ct,
immédiatement après, révolutionner le pays. Aussi, lorsque la
France accentue ses préparatifs militaires en vue d'une
nouvelle offensive outre-Rhin, le Directoire décide-t-il de
soutenir efficacement les hommes qui sc sont prononcés pour
1 -lleinrich Scheel. Silc/dell/selle .Iakobil/e/', Berlin, 1962.
2 - r. JeUre ù Buchot du 1.7. 1794 : «Je suis occupé dans ce moment
ù travailler le margraviat de Bade, la Forct-Noire et le puys ùe
Wurtemberg, de mllnicre ,\ préparer des gens de ce pays ù nous
bicn recevoir si nous pllrvcllons à fonner lUle année sur le
llaut-Rhin pour pusser ce fle uve 1... ), J'ai des agents
intelligents qui me ~eco
ndet
de toutes leurs forces». Papiers
de Barthélemy .... taille 4. p. 150. 'ité par Scheel, SoGlclel//se/Je
Jakobilll!t'. p. 152, notc 1.
-10 17 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
la République dans ces trois territoires. Cela sera d'autant plus
facile au Wurtemberg qu'iJ existe dans ce duché une très forte
opposition à l'alliance autrichienne dans laquelle le duc
Ludwig Eugen avait engagé son pays. La Commission
pernlanente du Landtag avait même essayé de négocier tille
paix séparée à Paris et cl Bfùe l'année précédente. Autour du
Hessois Kâmpf s'était formé à Stuttgart un groupe de
démocrates actifs décidés à passer à l'action dès que le
moment serait venu. Celui-ci était en relations étroites avec
Chri~top
Friedrich Cotta à Strasbourg et le Badois Friedrich
Georg List. Cet ancien Illuminé de Bavière, alors employé
dans une maison de commerce de Bfùe, était en réalité le chef
de file et l'agent de liaison du mouvement démocrate
allemand. Il était lui-même très lié avec Ernst J~gerschmidt,
un Badois qui travaillait dans le haut-pays badois, donc à
proximité de Bâle, et avait fait de celle région
particulièrement pauvre et délaissée un important centre
révolutionnaire prêt à se soulever quand il le faudrait. Tous
étaient décidés à renverser leurs princes et à réunir ces deux
Etats de l'Allemagne du Sud en une République
démocratique. La révolution commencerait dans le sud du
margraviat de Bade à la suite de la pénétration des troupes
françaises et s'étenclnlit ensuite aux deux Etats concernés.
Le Directoire qui venait de remplacer Pichegru par
Moreau à la tête de l'année du Rhin et Moselle était acquis à
cette idée. Le ci-devant Marqlds Potenlt qui se trouvait alors él
Bâle, après l'échec de ses négociations secrètes de paix avec le
baron von Thugut, fut même chargé de tout faire pour aider
les Etats du sud à sortir de la coalition. Cehü-ci proposa
d'apporter une aide active aux révolutiOlUlaires allemands de
ces régions et de les aider ci provoquer partout des
insurrections dans le but d'instaurer une république. Il
demandait même le commandement en chef de l'année
destinée à franchir le Rhin et sc faisait fort de conquérir la
Souabe eIl rul mois3 . Le 3 mai 1796, le Directoire décidait de
soutenir le plan de Poterat et écrivait en ce sens au ministre
3 - Letlre de Poterat ù Camot du 13 avril 1796. Citée par R. Guyot,
Le Directoire et la paix de l'Ellrope, Paris, 1911 , p.208.
- JO 18-
�La politique allemande du Directoire ou les trahisons
de la République
des Relations extérieures Delacroix. Certes, il n'allait pas
jusqu'à confier à l'ex-marquis le commandement de l'armée
de Rhin et Moselle, mais il lui prescrivait de se concerter avec
les généraux Moreau et Laborde. Cette directive concluait en
ces termes : «Le Directoire va les prévenir de cette disposition
et de l'intention où il est de favoriser par des mouvements de
troupes le succès du plan d'insurrection de ces patriotes
allemands qui, devenus indépendants, n'auront jamais rien à
redouter des armes françaises pour leur liberté et qui jusque-là
doivent tout attendre d'elles pour la conquérim 4 • Delacroix
allait encore plus loin et invitait Poterat à organiser des
gardes nationales et des assemblées législatives dans
l'Allemagne du Sud5. Les fonds nécessaires toutefois ne furent
pas confiés ù Poterat, dont on se méfiait quelque peu, mais à
Theodor Bacher à Bâle.
Poterat entra très vite en relations avec les démocrates
allemands par l'intermédiaire de Georg List, mais celui-ci
comprit, dès le mois de mai, que l'ex-marquis jouait un
double jeu, avait des contacts avec des membres de l'armée de
Condé et transmettait aux généraux français de faux
renseignements sur les positions de l'armée autrichienne. Il le
dénonça auprès du génénll Laborde qui le fit arrêter le 29 juin
1796 et transférer à Paris. Néarunoins, les contacts avec la
France ne furent pas rompus, au contraire, puisqu'ils
permirent aux révolutioll11aires allemands d'obtenir des
aSSluances formelles de la part du gouvernement que
l'indépendance de la future République serait respectée el que
la France ne chercherait à aucun moment à empiéter sur les
droits politiques de l'assemblée nationale qui devrait être
réunie au lendemain de la libération de ces territoires. Même
l'administration civile devait rester entièrement aux mains des
Allemands. En contrepartie, cellx-ci s'engageaient ,1 lever des
bataillons qui seconderaient. l'action des troupes françaises.
4 - A. Debidour, Recueil des ac/es du Directoire
1911 , tome 2, p. 288.
5 - R. Guyot, Le Directoire... , p.209.
- 1019 -
ex!!G1/1if,
Paris,
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Au mois de juin, le dispositif insurrectionnel du hautpays badois était en place et des dispositions étaient prises
pour que le Brisgau et le Wurtemberg se soulèvent à leur tour.
On attendait les troupes frauçaises de pied ferme. Première
surprise : la traversée du Rhin qui devait avoir lieu à
Huningue, près de Bâle, par les troupes du général Laborde
en contact étroit avec les révoJutiOlmaires du haut-pays
badois, a lieu à Kehl sous les ordres directs du général
Moreau. Laborde affirme ne rien savoir... Et qui mieux est,
dès Je 4 juillet, un tract rédigé en .ùlemand et en français en
provenance directe de la légation française de Bâle - Theobald
Bacher en est J'auteur - est répandu à plus de
10 000 exemplaires dans tout le margraviat de Bade. Il invite
les autorités locales et margraviales à ouvrir l'oeil et tout faire
pour maintenir le bon ordre et la tranqtùllité dans le pays. «Ils
peuvent assurer les habitants paisibles de ce pays que la
discipline la plus sévère sera observée [de la part de l'armée
française] , que les propriétés seront respectées, de même que
le culte et les lois du gouvernement auquel ils sont attachés»6.
PersolUle ne comprend plus rien ...
Du coup, Georg List s'adresse directement au mlmstre
des Relations extérieures : «Comment est-il possible que
M. Bacher d'un côté fasse distribuer la pièce jointe ct que de
l'autre nous possédons (sic !) la résolution du Directoire en
extrait de registre qui nous dit que l'armée du Rhin soutiendra
notre insurrection? Je ne PlÜS le croire que ce soit par ordre
du même Directoire que cet avertissement ait été mis au jour
qui porte l'impmnt (sic 1 ) de la fausseté sur son frOlll» 7. Il
écrira plusieurs fois à Delacroix toujours dans le même sens.
U se rendra auprès du général Laborde ct, après avoir tenté Cil
vain d'avoir une entrevue à Strasbourg avec le citoyen
K
Haussmann , il ira jusqu'au quartier génénù de Moreau sur la
rive droite du Rhin. Mais le général Cil chef refusera de le
6 - Cité par II. Scheel, Saddellisc/w .Jakobillel', p.219, note 100.
Exemplaire imprimé aux urchives de Dresde.
opie daus Politisclte Korrespondenz Karl Friedric:lts von
Baden, éd. Karl Obser, Kurlsruhe, 1888- 19 J5, tome 6, p. J 12.
8 - Iluussmunfl, citoyen slrasholLrgeois et ami de Reubell, était
cOllunissaire à l'année de Rhin el Moselle.
7 -
- 1020-
�La politique allemande du Directoire ou les trahisons
de la République
recevoir et lui fera savoir par la bouche de son cbef d'étatmajor que l'armée française, ayant franc1ù le Rhin par ses
propres moyens, n'a plus besoin des services des démocrates
allemands et ne tolérera pas la moindre révolution dans son
dos. Ce n'était pas seulement un refus, c'était tme menace 1
Au même moment, le 17 juillet 1796, un annistice est
signé avec le nouveau duc de Wurtemberg à Baden-Baden, le
26 juillet à Canstatt avec le margrave et le lendemain avec
l'ensemble du Cercle Souabe.
Que s'était-il passé?
Jusqu'à la :fin mai, le Directoire était resté dans la ligne
de ce qu'il avait décidé quelques mois plus tôt. Le 26 mai, il
demandait encore aux cOlmnissaires aux armées de Rlùn et
Moselle et de S<uubre et Meuse de faire distribuer d,ms les
troupes impériales des tracts qui les invitaient à se révolter et
à s'unir aux «enfants de la liberté pour les aider à renverser
vos tyrans»!!. Il semble que Moreau ait eu le prenùer quelques
soupçons sur la loyauté de Poterat et par conséquent sur le
crédit à apporter au sujet des infonnations qu'il transmettait
sur les préparatifs insurrectionnels allemands. Il en fit part au
Directoire qui l'avait déjà invité le 26 mai à «user de prudence
dans cette affaire délicate» 10. Mais le principal responsable du
revirement est Bacher qtÙ, dans Wle lettre adressée au
Directoire, le 20 juin 1796, considère Je projet de révolution
en Allemagne du Sud comme un piège tendu au général
Moreau par les Autrichiensll . Il est probable qu'il a écrit aussi
directement à Moreau pOIlI l'avertir du danger. H. Scheel
doute de la sincérité de Bacher dans cette affaire étant donné
le service de renseignements bien organisé dont il disposait.
9 - Le texte en allemand avait été fixé par le Directoire lui-même.
Cc. R. Guyot, Le Directoire ... , p.208.
10 - A Debidouf, Recueil des actes ..., tome 2, p.474.
11 - «Le plan de 1I0S eJU1emis était de tendre un piege au général
Moreau en attirrull une partie de son [ml1ée entre Brisach el
Bille pour pouvoir l'attaquer d'autant mieux avec les forces
supérieures près de Landau.. .». A. Debidour, Recueil des
actus.. ., tome 2 p. 744, note 4.
- 1021 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Rien ne pennet de l'affinner. Ce qui est sûr, c'est que Moreau,
dont les convictions politiques sont bien COIIDues, n'avait pas
grande envie d'être l'instigateur d'une République
d'Allemagne du Sud et a saisi l'occasion pour modifier les
plans prévus et laisser tomber froidement les révolutiOIUlaires
allemands afin de s'entendre avec les gouvernements en place.
Il ne doutait pas qu'il finirait par s'arranger avec les princes et
que ce serait beaucoup plus simple qu'avec les démocrates
allemands qui avaient .fixé leurs conditions à l'avance. Le
Directoire qui avait soutenu les révolutiOIUlaires turiquement
dans le but de faciliter la progression de ses armées en
territoire allemand, mais qui n'avait pris aucune mesure
définitive concernant le sort futur de cette région, n'eut
aucune peine à se laisser convaincre, d'autant plus que les
conditions d'armistice obtenues par Moreau étaient
particulièrement avantageuses l2 . N'oublions pas qu'il avait
qualifié la jonction avec les républicains allemands «d'affaire
délicate» .
Les populations de ces pays qui avaient accueilli les
troupes françaises en libérateurs, avaient facilité leur
progression et planté, là où elles arrivaient, des arbres de la
liberté, déchantèrent très vite devant les pillages et les
réquisitions des couurussaires ordOIUlateurs. Les espoirs déçus
se transfonnèrent assez vite en sentiments de haine contre des
soldats qui n'avaient aucun égard envers les populations.
Les démocrates souabes et badois ne se découragent
cependéUlt pas. S'ils sont obligés, devaut l'attitude de la
France, de renoncer à leurs projets révolutionnaires en 1796,
ils ne les abandonllent pas pour autant. A la lin de l'année
12 - Armistice de Baden-Baden avec le Wurtemberg: le duc payait
4 millions ell numéraire et s'engageait à foumir
42 000 chevuux, 100 000 quintaux de gram, 50 000 sucs
d'avoine, 100 000 bottes de foin ct 50 000 paires de souliers.
- Armistice de CIUlstatt avec Bade: le margrave payait 2 millions Cil
argent, foumissaitl 000 chevaux, 25 000 quintaux de grain,
12000 sacs d'avoine, 50 000 bottes de foin. 25 000 paires de
souliers.
- Quant au cercle souabe, il puyuit douze millions de francs ct lc
double des foumitures qu'uvait consenties le Wurtemberg.
- 1022 -
�La politique allemande du Directoire ou les tralùSolls
de la République
suivante, le coup d'Etat du 18 fructidor semble leur indiquer
que la politique du Directoire va changer à leur égard et ils
interprètent comme un signe favorable la nomination
d'Augereau à la tête des armées stationnées en Allemagne.
Georg List entre très vite en relations avec lui et comprend
que son intention est de mener outre-Rhin, conllile en Italie,
une véritable guerre révolutionnaire favorisant l'éclosion de
nouvelles républiques. De plus, ce qui se passe à Bâle et cl
Lausanne au début de l'année 1798 et qui va aboutir en mars
à la proclamation de la Répl1blique helvétique, leur apparaît
comme Wl véritable encouragement à reprendre leur projet
d'une république allemande du Sud. De nouveau, le haut-pays
badois devient le centre d'une activité intense : il est question
d'attaquer le Congrès de Rastatt et de se répandre ensuite sur
la Souabe avec l'aide du général Augereau dont le régiment
d'élite «Les Glùdes» doit prêter main-forte aux insurgés. U\
encore, le Directoire qtÙ avait provoqué et soutenu la
révolution helvétique pour mieux protéger ses conquêtes
italiennes, vient contrecarrer le projet. Augereau est muté cl
Perpignan, le régiment des Guides est dissout ct on livre les
noms des démocrates allemands alL'( autorités de Bade qui,
par crainte de troubles dans la population, font preuve de la
plus grande clémence à leur égard.
A la fin de l'année 1798, ceux-ci sc tournent vers la
Suisse pour les aider dans leur projet. Une fois de plus, ils
seront déçus car la jeune République helvétique ne se sent pas
encore assez alTermie pour prêter assistance à l'extérieur.
Quant au Directoire, il décide cette fois-ci de se tourner
définitivement vers les princes. Talleyrand, le nouveau
ministre des Relations extérieures, reprend l'idée de Sieyès
qui était de créer une ceinture d'Etats-tampons le long de sa
frontière rhénane, de donner f\ ces princes plus de poids par
des agrandissements territoriaux qui les libéreront de la
domination autrichielUle. Certains, COllUlIe le nouveau duc
Friedrich de Wurtemberg, sont assez réticents. On va le
convaincre de ses véritables intérêts ct, dernier degré du
cYllisme, on le menacera même de réactiver les groupes
révolutionnaires. L'agent Théremin est envoyé en Souabe à
cet eITet : il reprendra contact avec les chefs de l'opposition
- t023 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
démocrate tandis que Trouvé, nommé ministre de la
République à Stuttgart, évitera de les rencontrer.
La politique allemande du Directoire est exactement le
prélude de ce que sera celle de Napoléon dans ce pays : celle
d'une collaboration exclusive avec les princes de moyenne
importance dont on fera des alliés sûrs et dépendants en
accroissant leurs pouvoirs et leurs territoires, celle aussi d'un
mépris total envers les populations et leurs aspirations
légitimes. La République française a non seulement oublié les
grands idéaux de 1789, elle s'en sert avec cynisme pour se
faire des alliés qui faciliteront l'avance de ses armées ; mais
une fois l'annistice signé, elle oublie, tralnt même ceux qui
l'ont aidée et ne traite qu'avec les souverains auprès desquels
elle manie la tactique de la carotte et du bâton en s'efforçant
de leur faire oublier son passé révolutionnaire .. Ce double jeu
ternira à jamais l'image et les grands espoirs que la
Révolution française avait suscités panni les intellectuels et
les déshérités de ces pays.
- 1024 •
�La résistance au Directoire dans les
départements réunis.
La «Guerre des paysans»
(octobre-novembre 1798)
Fred STEVENS
Dans sa séance du 8 brumaire an VII (29 octobre 1798),
le Conseil des Cinq-Cents arrête qu ' il sera adressé un
message au Directoire exécutif pour lui demander des
renseignements sur le caractère de la rébellion qui a éclaté
dans une partie des départements belges l . D,Uls cette
commwlication, le Conseil demande aussi si la législation SUI
les prêtres réfractaires elles dispositions pénales relatives am,
réquisitionnaires, déserteurs et conscrils sont suffisants dans
les circonstances. Et, si le 17 octobre 1798, le Moniteur
universel déclare encore qu'il est faux que l'introduction de la
loi sur la conscription ait occasiOlUlé des troubles à Gand, le
Directoire exécut.if, le 9 brumaire an VII (30 octobre 1798),
considère dans sa réponse au Conseil des Cinq-Cents que
«celte rébellion s'est 3lUloncée d'une manière très grave»2.
En outre, Je Directoire discerne dans ce message les diverses
causes de cette révolte : «La conscription ne semble être que
le prétexte. Elle est l' eITet des suggestions de l' Angleterre et
du fanatisme. Les moteurs de la rébellion sont des hommes
altachés autrefois soit au gouvernement de la ci-devant
Belgique soit au parti du stathouder ; les révoltés sont des
1 - Procès-verbal des séal/ces dll cOl/seil des Cil/q-Cel/ts, Paris,
brumaire lUI VIl, p. 164.
2 - Procès-verbal des seances dll conseil des Cinq-Cel/ts, Paris,
brumaire UII vn, p. 24 9.
La Répllbliqlle directoriale, Clenllont-Ferrand, 1997, p. /025-1045
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
prêtres, des moines, des vagabonds et des étrangers». Et voici
déjà présents les éléments qui aIÙment encore aujourd'hui les
débats concernant les causes de cette «Révolte de l'an VII» :
la conscription, la question religieuse, l'ingérence de
l'étranger, le brigandage ...
Les événements
Avant tout, les faits 3 . Le début de cette insurrection est,
comme souvent, assez banal. Traditionnellement, on admet
que le 12 octobre 1798, à Overmere, Ull village dans le Pays
de Waes, un huissier accompagné de quelques troupes veut
saisir et faire vendre le mobilier d'un contribuable
récalcitrant. Une foule hostile l'en empêche. C'est le début de
l'«insurrection de l'an VII», connue dans l'historiographie
belge sous le nom de la «Guerre des Paysans»4. Le
3 - P .F. Gebruer:;, Eenige aantekeningen over den Besloten Tijd en
den Boerenkrijg in de Kempen, 2 vol. , Geel, 1899-1900 : L. de
Lanzac de Laborie, La domination française en Belgique.
Directoire - COllSI/Iat - Empire. 1795-1814, Paris, 1895, t. l,
p. 219-236 : A Orts, La GI/erre des Paysans. 1789-1799.
Episode de l 'histoire belge, Bruxelles, 1863 ; A. Suykens,
Frall.ve revollltie en Boerenkrijg in Klein-Brabant, Bomhem,
1948 : A. Thys, Les conscrits belges de 1789, Anvers, 1885 ;
Fr. Van Caenegem, La guerre des paysans. QI/e1ql/es noms el
ql/elques faits. /789-/799, i'tlC éd., Bruxcllcs, 1897 ;
Th. Vandebeeck ct J. rauwels, De Boerenkrijg in het
Departement van de Nedermaas (Anciens Pays et Assemblée:;
d'Etats, t. 23), Louvain, 1961 ; II. Van de Voorde c.a.,
Bastille, Boerenkrijg en Tricolore. De Fran.ve Revolulie in de
Zuidelijke Nederlanden, Louvain, 1989 ; P. Vcrhacgcn, La
Belgique SOU.I' la dominatioll française. /792-1814, Bruxclles,
1926, l. 3, li vre VII, p. 283-726.
4 - Mais déjà le 20 vendémiaire au Vil (11 octobre 1798),
l'administration du canton d'Ovennere mcntionne dans SOIl
procès-vcrbal que le 17 vendémiaire (8 octobre) des jeuncs ont
cassé des fenêtres chez Wl huissier de justice Cil criunt : «Vive
l'Empereur. Nous assassinerons le ' foncliolUlUires publics» .
M. Roosen, «De 130erenkrijg in het Depurtell1cllt VlUl de
Schelde», in : Revue belge d'I/istoire militaire, 1975, p. 85.
- 1026 -
�La résistance au Directoire dans les départements réunis.
La «Guerre des paysans» (octobre-novembre 1798)
déroulement des émeutes est presque partout identique. Dès
que les insurgés arrivent dans un viHage, ils ouvrent l'église,
ramènent un prêtre, font célébrer tUle messe et chanter un te
Deum, sonnent le tocsin, déracinent l'arbre de la liberté,
envahissent la mairie pour s'emparer des listes de la
conscription et des rôles de contributions. Parfois, ils portent
atteinte aux autorités locales. Mais dans la plupart des cas,
celles-ci ont déjà pris la fuite, y compris la gendarmerie.
Du Pays de Waes, la révolte se répand très vite, comme
le démontre l'exposé du ministre de la Guerre Scherer fait au
Directoire exécutif le 9 bnunaire an VII (30 octobre 1798) :
«Du département de l'Escaut où la révolte a pris naissance,
elle s'est successivement propagée dans les départements de
Deux-Nèthes et de la Dyle jusqu'à Tirlemont, c'est-à-dire sur
uue ligne de 30 à 40 lieues ; elle est presque générale dans le
département de l'Escaut et embrasse le tiers des départements
de la Dyle et de la partie méridionale des Deux-Nèthes : elle
s'est étendue sur les frontières qui confinent à l'Escaut des
départements de -la Lys et de Jemappes, enfin elle a aussi
éclaté daus quelques cantons du département des Forêts»5. A
partir du 18 octobre, l' insurrection embrase donc l'ensemble
des départements flamands. Le 21 octobre, une tentative de
débarquement des Anglais opérée près de Flessingue est
repoussée par le général Osten. Une autre tentation de
débarquement Cl lieu dans la nuit du 24 au 25 octobre près de
Blankenberge.
Mais fin octobre, les mesures prises par Paris
commencent à avoir de l'effet. Par arrêtés du 2 et 4 bnllnaire
an VII (23 et 25 octobre 1798), le Directoire requiert les
administrations centrales du Nord, des Ardennes, de l'Aisne,
de la Somme el du Pas-de-Calais de mettre des colOlUles
mobiles de gardes nationaux à la disposition du général
5 - Cité dans : R. H. Willems, «Le Joumal de campagne de
l'Adjudant-général Frul1çois Durulle tenu pendanl les troubles
de Brumaire un sept (Guerre des paysans belges), 1789-1799»,
in : B/illetin de la Commissio/l royale cI'his/vire, Bntxelles,
1964 , p. 222.
- 1027 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
cOlmnandant de Bruxelles6 . Le 9 brumaire (30 octobre), le
général eu chef de l'amlée de Mayence reçoit l'ordre de
diriger moitié sur Gand, moitié sur Bruxelles, les quatre
régiments de cavalerie les plus rapprochés de la ci-devant
Belgique, ainsi qu'une compagnie d'artjUerie légère? En
même temps, des troupes de l'armée en République batave
doivent attaquer les rebelles à revers 8 . Le 27 octobre, le
général de division Colaud est nommé corrunandant en chef
des neuf départements belges avec des pouvoirs quasi
illimités. Un crédit secret de 1,5 million est accordé pour
financer les services d'espiOlUlage.
Dans le département de la Lys, la défaite des paysans à
Iseghem, le 28 octobre 1798, constitue le début de leur défaite
(<<Brigandszondag» «le dimanche des brigands» )9. Le
2 novembre, une expédition française inflige aux insurgés Wle
lO
défaite ,\ Pollaere dans le département de J'Escaut • Les
«paysans» sont repoussés vers l'ancien duché du Brabant,
c'est-à-dire les départements de la Dyle et des Deux-Nèthes.
Après l'arrivée du général Colaud li Bmxelles, dans la nuit du
30 au 31 octobre, les insurgés occupent encore le PetitBrabant, l'Hageland ct la Campine. Le 11 brwnaire
(1 cr novembre), il déclare le département de la Dyle en état de
siège, mesure qu ' il étend le surlendemain (3 novembre) aux
départements de l' Escélut, des Deux-Nèthes ct de la Lys" .
Mais très vite, à la suite des réclamations des autorités
locales, le Directoire décide que celle mesure générale est
exagérée. Elle s' impose seulement pour des communes
12
particulières, après conccrtation avec l' admilùstratio1l •
6 - L. ùe Lanzal; ùe Lahorie, La domillatioll ... , p. 226.
7 - 111. Vandcbccck cU. Grauwc1s. De lJoerellkrijg ... , p. 66.
8 - R. [1. Willems, LeJoumal ... , p. 250-267.
9 - P. Ycrhucgcn, La Belgique ... , t. 3, p. 361-362 ~ K. Vitn
Caencghem, Ollze lJoerl'lI verhe(!rlijkl, Louvuill, 1903, p. 4551.
10 - P. Ycrhucgen, La lJl'lgiql/(! ... , t. 3, p. 367.
11 - J. Delhuize, La domillatioll Frallçaise Cil lJelgiqlle Il la fill dll
xVJ/r si ècle et au COI/II//('lIcemell/ du XL\'" sille/e. Bruxelles,
1909, t. 3, p. 365 , A. Orts, La Guerre ... , p. 228.
12 - P. F. (,cbmcrs, liellige aalltekellillgell ... , l. 2. p. 558-559.
- 1028 -
�La résistance au Directoire dans les départements réwlÏs.
La «Guerre des paysans» (octobre-novembre 1798)
Ainsi, dans le département de la Dyle, l'administration
proclame, le 20 brumaire (10 novembre), qu'une lettre du
général Béguinot aImonce la fin de l'état de siège, qui est
restreint «aux communes où le tocsin a SOlUlé et où l'arbre de
la liberté a été coupé»13. Mais le 5 frimaire (25 novembre), le
Directoire arrête que Bruxelles est mis en état de siège et le
9 fTimaire le général Colaud annonce que «cet état de siège
subsistera jusqu'à ce que les conscrits soient partis, et les
contributions payées»14.
Dès le début, le général ne laisse aUClill doute sur son
plan de campagne. Celui-ci consiste il masser autour de la
vallée du Rupel et des Deux-Nèthes toutes les forces dont il
dispose. «Ensuite, nous nous porterons en masse [". ] pour les
détruire complètement» 15. Dans les journées des 45 novembre, les «Paysans» sont vaincus dans le Petit-Brabant.
Les insurgés sont refoulés vers la Campine. Un mois plus
tard, le 5 décembre 1798, la bataille d'Hasselt (département
de la Meuse-Inférieure), marque la fin de celte révolte.
Qntre les mesures militaires, le Directoire prend divers
autres arrêtés contre les départements belges. Le 7 bmmaire
an VII (28 octobre 1798), il prescrit d'arrêter à titre
provisoire tout individu soupçonné d'avoir préparé organisé
ou dirigé la révolte lG. Le 14 brumaire (4 novembre), il public
un arrêté concernant l'indemnité des pillages ct excès commis
dans plusieurs départements belgesl 7 . Le même jour,
neuf arrêtés collectifs condamnent ;\ la déportation
13 - Uecl/eil des proc!mllalions et am1tés des Représet/tallis dl/
Pe/lple français et/ voy és prè.v des arlllées dl/ Nord et de Sambre
el !v1,!lIse ... (Recl/eil Ifllyglw), Bruxelles, t. 21 , p. 337-338.
14 - Recl/eillfuyghe ... , t. 2 1, p. 347, 349-350.
15 - Th. Vandebeeck et J. Grauwels, De Boen.mkrijg ... , p. 68-69.
Concemunt lu stratégie fral1çaise vide : J1. Willems, Le
JOl/mal.. ., p. 269-271.
16 - P. Verh ucgen, La Be/giql/e ... l. 3, p. 522 ; A. Orts, La (juerre ... ,
p. 217-2 18.
17 - PnsinOf// ie, 1~ ~ série, l. 9, p. 45.
- 1029 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
7478 prêtres insermentés 18 • Le 17 frimaire (7 novembre), il
étend aux départements belges les dispositions de l'arrêté du
27 vendémiaire an VII, portant que les réquisitiOIUlaires et
conscrits retirés en pays étranger seront inscrits sur la liste
des émigrés19 . L'inscription sur cette liste a comme
conséquence la séquestration de tous leurs biens, ainsi que
celLX de leurs père et mère et autres ascendants (art. 2 et 3).
Le 13 novembre, le général Colaud ordonne de placer des
ganùsaires chez les contribuables en retard et chez les parents
des conscrits réfractaires2o . Le 19, il ordonne que, pour
assurer le départ des conscrits, l' elùèvement des cloches et
des croix et la remise des armes, des otages, pris parmi les
citoyens les plus riches ou pamù ceux dont les fils se sont
soustraits à la conscription, soient emprisonnés21 .
Le tableau 1 nous offre une prelTùère idée de l'ampleur
de ces batailles. Il est évident que ces chilITes, provenant des
autorités militaires françaises, n'ont qu'une valeur
approximative. En outre, pour plUlir la révolte, le Directoire
ordonne une répression sévère. Six conseils de guerre sont
assemblés pour juger les rebelles22 .
18 - J. Delhaize, La domillatioll ... , l. 3, p. 188 sq. : L. de Lanzac de
Laborie, La domillatioll ... , l. l, p. 240-241.
19 - Reel/eil fll/yghe , l. 21 , p. 355.
20 - P. Verhaegen, La Belgiql/e ... , t. 1, p. 521.
21 - P. Verhaegen, La Belgique .. . , t. 3, p. 523.
22 - P. Verhoegen, La 13e1gique ... , t. 3, p. 54 J sq. Pour Wle anulyse
des chiJlres avancés par Verhaegen : M.-S. Dupont-Bouchat,
«Les résistunces à lu révolution. "Lu Vendée belge" (17981799) : nationalisme ou religion 'h>, in : R. Mortier ct 11.
llasquin (éd.), Deux aspects cOlltestés de la politique
révolutionnaire en Belgique : langue et CI/fIe (Etudes sur le
e
XVm siècle, t. 16), Bnlxelles, 1989, p. 138-140. ' f. aussi :
Th. Lejcwle, "L' application des loi s d'exception de l' un V ct
de l'un V[ dans les départements de la Lys ct de l'Escuut'', Ul :
Justice et institullons françaises en Belgique (1795-1815.
Traditions et ill/JOvatiolls auteur de l'annexion. Acte.\' du
colloque /el/ll à l'Ulliversité de Lille flles 1, 2 el 3 juin 1995,
llellemmes, 1996, p. 139-161.
- 1030 -
�La résistance au Directoire dans les départements réunis.
La «Guerre des paysans» (octobre-llovembre 1798)
Tableau 1. Etllt des brig;mds tués et arrêtés
Départements
Brigands tués
par les
troupes ou la
Arrêtés
Prêtres
déportés
Source : Archives de VinceIUles, B 5*, reg. 102, 1 ventôse
an VII, publié dans Th. Vandebeeck & J. Grauwels, De
Boerenkrijg ... , p. 361-362 et dans S. Dupont-Bouchat, Les
résistances ... , p. 134.
«Une» guerre des «paysans» ?
Traditionnellement, on insiste sur le rôle des paysans
dans celte révolte23 . La dénomination «Guerre des Paysans»
n'est-elle pas significative? Mais, déjà en 1970, H. 1. Elias
suggérait que les paysans n'y ont pas joué lUl rôle
prépondérane 4. Dès lors, des indications convergentes ont
confinné cette thèse. Dans le département de l'Escaut, les
révoltés sont principalement des ouvriers du tex1ile, des
23 - H. van Wervcke, «Vestiging van het nieLlwe regime in het
Zllitlcll) , in : AIgltfl/ltll1t Gltsc!Jiltdltllis dltr NIt{b'Ialldwl, Zeist,
Anvcrs, 1956, t. 6, p. 33-61 : R. Devleeshouwer, «De
ZuidcJijke Nederlandcn tijdens hel Franse bewind. 17901814», in : Algltfl/lt/w Gltsc!Jiltdltllis cler Nltclcrlalldell, 13usSllln,
19M3, t. II , p. 197 ; D. Worollorr, La Uepllblique bow'gltoislt
cllt T/wrllliclor à Brtllllairlt. 1794-1799 (Nouvelle histoire de lu
France contemporaine, t. 3), Pari::;, 1972, p. 183.
24 - II. J. Elias, Ciltsc!Jiltdlt/lü van cllt Vlaamslt gltclac!Jtlt, Anvers,
1970, t. l, p. 55.
- 1031 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
artisans et des commerçants des campagnes et des petites
villes25 . Une liste des suspects dans le département de la Lys,
ne mentionne que trois paysans26 . Dans la campine
anversoise, à l' exception du (<fermier» 1. E. Van Gansen, qui
est le fils d'lUl échevin-brasseur-boutiquier-paysan "
Westerlo, la plupart des dirigeants appartielUlent à la petite
bourgeoisie du plat-pays 27. Rollier est lUl fils de notable,
raffineur de sel et négociant sur l' Angleterre. 1. C. Eelen, fils
d'un médecin de Scherpenheuvel, avait temliné, en 1795, ses
. études <1 la faculté des arts à Louvain 2M• P. Corbeels,
imprimeur et capitaine de la garde civique pendant la
Révolution brabançonne à Louvain, avait quitté cette ville en
1796 pour s établir à Turnhout 29 . A. Meulemans, fils d ' un
notaire de Tongerlo, est un arpenteu.?°. L. 1. Heylen, fils d'lm
notaire de Herentals, est licencié en droit3 1. A. Constant est
agent municipal. Cluckers, de Diest, est avocat. Anthonj et
Caeymax sont notaires. Seghers, de Merchtem, est un ancien
bajlli 32 . Sur 100 des 147 dossiers conservés à Paris, contenant
les questions et les réponses des otages et détenus belges
incarcérés au Temple, à la Grande-Force et à Sainte-Pélagie,
et dont les professions sont connues, la majorité concerne des
25 - 1. Dholldt, «Les proœssus révolutionnaires et coutrerévolutiolUluire ell Belgique, des réfonnes de Joseph II à la
réWliOIl à lu France ( J780- 1798)), in : f . Lebmll et R. Dupuy
(éd.), Les resis/al/ces à la Revoir/lion, Paris, 1987, p. 282.
26 - II. 1. Elias, Gescltiedellis ... , t. l, p. 55.
27 - J. Grauwels, «Jozef Enunalluc1 V:Jll Gallsem>, in : Na/iol/aal
Biograjisclt Woordel/boek, Bruxelles, 1974, 1. 6, col. 309-312.
Duns la déclarutiOll ùe su sucœssioll, Cil 1842, les biens de
Van Gunsen sont estimés à plus de 13.000 frilllCS. Cf.
J. Weyns, De I/alalel/.I'cltap (vall il..!. Val/ (iallSell), (Brievell
uill1lij'1I Bakllllis) , lJeerzel, 1967, p. 2!15-299.
28 - P. F. Gebruers, Ee li ~e (lCII/lekrmillgell ... , l. l , p. 120- 12 1.
29 - E. Villl Aulenboer, "Peter Corbeel!:i", in Naliollaal Bio/{raflsclt
Woo,.clellbo(!k, Bruxelles, 1979, l. 8, col. IR9- 192.
30 - P. l'. Uebruers, Eellige aall/ekellillgell ... , l. l, p. 11 5-11 6.
3 1 - J. M. Goris, «Lodewij k Jozef lleylell ( 1772-1844)) , in
lfislO,.isclt .Iaarboek vall Ilere/llal.v, TI, Herentals, 1987, p. 53 1. Lors tics premieres électi ons comll1ullules directes en
Belgique, en 1!\30, il fut élu maire de ln ville d' lIerentals.
32 - 1r. Elins, Gescltiedrmis ... , l. 1, p. 55.
- 1032 -
�La résistance au Directoire dans les départements réunis.
La «Guerre des paysans» (octobre-novembre 1798)
notables des départements de la Dyle et de l 'Escaue3 . Le
clergé y représcnte non moins de 49 % ; la justice et
l'administration 22 % ...
Cette rébellion n'est donc point lme «jacquerie» ou lm
<<Ba uemkrieg» , mais la dénomination «Guerre des paysans»
est intégrée dans l'historiographie belge34 . L'expression «la
guerre des paysans» est utilisée pour la première fois par un
anonyme de Malines en 1798, qui, conune citadin, voyait
dans les «paysans» les habitants du plat-pays et voulait en
accentuer le caractère campagnard35 . Car la géographie de
cette révolte est très significative. Avant tout il y a
l'opposition entre les villes et la campagne. L'insurrection
s'est en eITet limitée cl la campagne. Mais mêmc celle-ci ne
33 - M.-S. Dupont-Bouchat, Les résistances ... , p. 141. Dix dossiers
concement le' département des Forêts, qui a aussi été touché
par Wle révolte, COlUllIe sous le nom de <<Klepelkrieg» . Vide
G. Trausch, <<A propos du "Klepelkriclm. «La répression des
soulèvements paysans de 1798 dans le département des Forêts.
Aspects el problèmes» , in : Publications de la section
historique de l'institut G.D. de Luxembourg, 1967 et
G. Trausch, (<Du nouveau sur le <<Klepelkriclm. Les
soulèvements paysans de 1798 dans la région de NellLèhûteall
et leurs répercussions dans le départcmcnt des Forêts» , in :
Publications de la section historique de ['instilllt G.D. de
Luxembourg, 1962, p. 124-135.
34 - Cette insurrection a été fortemellt idéalisée par l' auteur
rom:Jlltiqlle HUlIland H. Conscicnce. Dans son rOlllal! De
BocrenkIijg (1853) il préscnte la «Guerre des paysans» cOlllmc
W1C révolte des pays UlIS catholiqucs tlmnullds contre
l' impérialisme français. Vide : A. Keersmaekcrs, BoerellkrUg
ell literatllut' (Medcdelingcn von hcl ccntrwll voor de studie
van de Boerellkrijg, t. 61), Hassclt, 1967. Cf. Ph. Raxhion, "La
"Vendée bclge" dmls lu mémoirc collective aux XIX" el
:XXc siècles», in : Allnales de BretaK/le et de Pays de l 'Ollesl,
1995, 59-86.
35 - «VWl den bocrclIcryg ::;al men schrijvcn, ais ditjacr SIUytCll saI».
Cf. P.J . Gebrucrs, Eenige aalltekellillgm ... , t. 2, p. 201. .
- 1033 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORlALE
constitue pas une entité homogène36 . Il y a d'abord le clivage
politique entre le Brabant et la Flandre. Le Brabant ne
s'avère-t-il pas plus conservateur, plus traditionaliste que la
Flandre '1 37 En 1789, après la Révolution brabançonne, lors de
la création des «Etats Belgiques UniS», les «Statistes»
(partisans des anciens Etats) ou traditionualistes, sous la
direction des Etats de Brabant, l'emportent sur les forces
3K
progressives, les VOl1ckistes, sous la direction de Vonck . Le
préambule du «Traité d'union et établissement du congrès
souverain des Etats Belgiques uniS» (11 janvier 1790) n' en
laisse aucun doute lorsqu'il reproche à l'empereur Joseph II
d'avoir violé son sennent de «La conservation entière de
l'ancienne religion catholique, apostolique et romaine ; le
maintien de la constituHon, des libertés, franchises, coutumes
et usages, tels qu'ils étoient contenus dans les chartres et
consacrés par la possession inunémoriale de la nation, et dans
ce que le Brabant surtout appelloit sa Joyeuse Entrée»39. Si ce
retour à l'Ancien Régime est bien accueilli en Brabant, il l' est
bien moins dans la Flandre, où des émeutes éclatent entre
36 - 1. Dhondt, Les prOceSSI/S ... , p. 279-280 ~ L. Dhondt, «La guerre
ditc "des paysul1$" ct le processus révolutionmlire cu
Belgiquc», in : R. Mortier cl h. HU$4,uiu (éd.), Del/x aspects
cOl/lestlls de la politiql/c /'IJvollltÎol/l/aire en Belgiqllc " lal/glle
et CI/Ile (Etudcs sur le xvruc sièclc, t. 1.6), Bruxclles, 1989,
p. llO-liS.
37 - Conccmunt cette question : E. Mielants, «De publieke opillic
tell tijde vun de Brabantse omwenteling. Eell comparatief
onder.wck tUSSCII Brabant en Vluundere/'m, in : RevlIe belge
d'histoire contemporaine, 1997, p. 5-32.
38 - om;cmunt la Révolution brabançonJle, vicie les contributions
dan~
les Actes dit Colloql/e slIr la Rllvollltiol/ brabal/çol/I/e. 1314 octobre 1983 , Bruxelles, 1984. cr. J. 'ruebcckx, «The
Brubant Revolution, U cOJlscrvuLÏve revoit in Il buckward
COWllry», in : Acta historica "eerlal/dica, 1970, p. 50-83.
39 - Recueil des on/cJIIl/allces des Pays-Bas arttrichie/ls, troisième
série, Bruxelles, 1914, t. 13 , p. 418.
- 1034 -
�La résistance au Directoire dans les départements réwùs.
La «Guerre des paysans» (octobre-novembre] 798)
°.
Audenarde et Alost fin mai 17904 Des milliers de
campagnards, ouvriers du textile se dressent contre le
nouveau régime. Non seulement politiquement, mais aussi
socio-économiquement, il y a une différence entre les
différentes régions engagées dans la guerre des paysans. La
proto-industrialisation a déjà atteint les campagnes
flamandes 41 • Dès lors, les relations sociales y ont été changées
bien avant la fin de l'Ancien Régime. Ceci n'est pas le cas
pour le Pays de Waes, où l'insurrection commence; ainsi que
pour les deux centres de la révolte dans le Brabant, c'est-àdire le Petit-Brabant ou la Campine. Le Pays de Waes s' avère
à la fin du XVIII" siècle comme une région autarcique42 . La
Campine, territoire périphérique et isolé, csl de facto
gouvernée par les grandes abbayes norbertines de Tongerlo,
Averbode et Postel. ils représentent la région aux Etats face
aux villes 'et à la noblesse. A la fin de J Ancien Régime, à
cause de leurs propriétés foncières étendues et du succès de
leurs eX'Ploitations agricoles, ces abbayes jouent un rôle
40 - L. Dhondt, «La cabale des Misérables de 1790. La révolte des
campagnes flamandes contre la révolution des notables en
Belgique (1789-1800)), in : L'Europe et les nJvollltiolls (17701800) (Etudes sur le xvme siècle, l. 7), Bruxelles, 1980,
p. 107-134 : L. Dhondt, (<De plallelandsopstand der gelijken
van 1790. Bijdrage tot ùe kemùs van de crisis van de Oude
Maatschappij eu de polilieke en ideologische geschiedeuis van
het platteland, deel 1», in : Handelingen van de Geschied- ell
Oudheidkllndige Kring van Oudenaarde en va" zijn Kasselni,
1978, p. 185-259.
41 - H. Van der Wee, (<De Îlldustriele ontwikkelillg in de
Nederlanden tijdens de 17de-18de eeuw. Enkc1e kritische
opmerkingen naar 8U1ùeiding vru1 het debat over de protoindu::;trie Cil pOgillg tol aUllVlùling van het synthese-modeb>, in :
Academia Allnalecla, 1984, p. 57-77.
42 - 1. Blonune, «BevolkiJlg, landbouw en rurale industrie in het
Land van Waas», Îll : AI/llalell KO/lillklij'/œ Oudheidkll/ldif{e
Kring van IIel Land van Waas, 1984, p. 119-243 ;
II. Coppejruls-Dcsmeùt, «Hel Lruld vall Waas Îll ùe 19ùe eeuw.
VUJI ' auturkische' regio lIuur geültegrccrd Bdgisch gewest», Îll
: BIIlgisch Tij'dschrift voor Niel/wsle Gesclliede/lis, 1977, p. 5379.
- 1035 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
43
important dans la vie sociale et économique de la région • Ils
desservent de nombreuses paroisses, ce qui crée un lien étroit
avec la population. Ils organisent l'assistance publique et
s' ingèrent dans la politique locale. Lors de la Révolution
Brabançonne, ils n' hésit ent pas à prendre parlie44 . Ainsi,
l' abbé Godfried Hennalls de Tongerlo prend non seulement
soin de la levée et du maintien d'ull régiment de chasseurs et
d ' un de dragons, mais il est aussi aumônier général des
troupes45 .
Une révolte «organisée» avec l'aide de «l' étranger» ?
Plusieurs anteurs, dont P. Verhaegen est sans aucun
doute le plus important interprète, ont soutenu que le
déroulement de celle «Guerre» et la rapidit é de sa
l' existence d' une véritable
propagation démontrent
orgmlÏsa tion conlre-révolutionnaire soutenue par 1 étranger.
Même une date, le 25 octobre 179X, aurait été fi xée pour le
début de la révolte. JI n' y Cl aucune preuve réelle pour sout enir
4G
celle thèse • L ' intolérance en matière religieuse, la politique
de centrali sa tion contre les libert és locales, les réqu isitions ...
ont cert ainement créé une résistance passive. Que dans celle
situation des meneurs, pour la plupart d' anciens dirigeants de
4:1 - A ellcs seules, les 12 abbuyes représentées aux Etats,
représcntcnt ca. 7 % ùe la sllperfil:ie ÙU uUl:hé uc Brabuill.
R. Van Uytven ct J. De Puyùt, «De toeslunu ùer abJijen in ue
Oostenrijkse Ncderlatlùcn, inzonucrhciù uer stutcnubuijen in
ùe twceùe helfl. der 1Rùe ecuw», in : Hijd/"agell 101 de
[{('.\'chi edmis , 1965, p. 67. 'c. P. Le[èvre, «Les abbayes de
prémontrés duns les Puys-Bas autrichiens ù la fi n du
XVlJl e siecle)), in : Allllah-cia 1)f'{u!/IIollslrQ/ellsia , 1963, p. 267276.
44 - 1\. Thion, «Catholicisme ct politil/ue. Justificulions religieuses
de lu Révolution Bruhunçonne)), in : Acles dll colloqll(, .l'II I' la
Rtl vo l ll/icJ/I ... , p. 110.
45 - L.C. Van Dyck, <tAhl (joùfried Ilennuns VWl Tongerlo en ùe
13rahuntsc omwcntcling)), in Il. ])e Kok (éd.), Til I7Ih 011 1 1111
('t'I'slell lI'oosl deI' Siaiell (Tuxanùria, l. 6 1), TlUlhoul, 1989,
p. 279-:105.
46 - lI. J. Elias, Cil'schit'c1t'lIis ... , l. 1 p. 58 sq.
- 1(H6 -
�La résistance au Directoire dans les départements rélUlis.
La «Guerre des paysans» (octobre-novembre 1798)
la Révolution brabançonne, se manifestent, est plus que
probable, et aussi il y a en des contacts entre ces hommes, ne
serait-ce que par les liens familiaux existants entre ces
importantes familles du plat-pays. Que les insurgés crient
«Vive l'Empereur» ou «Vive le roi Georges», qu ' ils portent
des cocardes mélangées de rouge et de blanc, qu ' ils aient
quelques armes anglaises ou qu'ils soient parfois payés en
monnaie anglaise ... , ne démontre point l'existence d' une
véritable
organisation
révolutionnaire,
avec
un
commandement militaire et le soutien de l'étranger. Les
rumeurs d'un retour des Autrichiens ne datent d'a illeurs pas
de cette période. Elles circulent déjà depuis le début de
l'occupation frallçaise. 47 Les révoltés ont peut-être attendu les
Anglais partout, mais cela ne prouve point que les Anglais
aient effectivement eu cette intention. En août 1798 encore,
les Anglais refusent aux Orangistes leur collaboration, «en
faisant remarquer aux membres du comité de Varel qu 'une
révolte partielle compromettrait inutilement leur cause et
leurs partisans»4M. Lors d' une entrevue du prince héritier de
Hollande, le fl1tur roi Guillaume 1er le 27 novembre, avec
Grenville, celui-ci affirme que J'AngIcterre est consciente
qu ' il serait opportun de se servir de j'insurrection en
Belgique, mais qu ' il était impossible de prcndre quelque
décision, puisqu ' on ne connaissait pas le point de vue de
Vienne ou de Berlin4~
. E t ce n 'est que le 17 mars 1799 que le
prince donne instruction <l son homllle de confiance d'Yvoy
d'enquêter afin de «connaître la force, les moyens pécuniaires
et de résistance, la nature et les chers reconnus ou secrets des
insurrections de la Belgique, a.fin d'être instmit des
espérances que l' on peut former sur la suite de celles-ci, des
projets qu ' ils peuvent avoir, et de combiner la manière dont il
47 - 11 nc faut pas oubli cr la fréque nce des changements de régimc à
lu {in du Ige siccle dullS ces régions : Révolution brubançollnc
( 1789), première rcstauration uulriciricIll1c ( 1790), premièrc
invasion française ( t792), deuxième restauration uulrichie1ll1C
( J793), deu, ièmc invasion fraJlçaise ( 1794).
48 - P. Vcrhucgcn, La Belgiq/l e .. . , t. 3, p. 290.
49 - Il. T. Colenbrander (cd.), C"dellkst/lklœll der Algermwlle
Ge.vchiedellis va/l Ne{/er/alld vall 1795 tot 18-/0 , Lu Haye, l. 3,
p. 89 1.
- 1037 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
serait possible de les soutenir, et celle dont ils pourraient
aider à cet effel:»50. Ce rapport, transmis le 16 avril 1799 au
prince, est décevan~l.
Mais les autorités françaises aussi se
sont souvent référées à l'ingérence anglaise ou autriclùenne
dans cette insurrection. Etait-il inconcevable pour eux que ces
«paysans» se révoltent contre la République? ..
Une guerre religieuse?
Les autorités françaises ont aussi insisté sur le rôle
prépondérant du clergé dans cette insurrection. Cette
assertion doit néanmoins être quelque peu nuancée. En 1794,
lors de la conquête des départements de la ci-devant Belgique,
les autorités hésitent à y introduire la législation
révolutionnaire dans sa totalité, et surtout celle qui est relative
au clergé. C'est, selon le représentant Briez, «impossible .. .
sans nous exposer à lme guerre civile»52. Cette attitude
hésitante soulève d'ailleurs des réactions négatives dans
l' Administration centrale, composée de «belges». Après
l' annexion, le Jor octobre 1795, une assinùlatjon de la
législation dans les départements de la ci-devant Belgique à
celle de la République devient inévitable. Mais ce n'est que le
15 prairial an JV (3 juin 1796), que le Directoire décide
50 -1I.T. Colenbrandcr (ed.), Gede/lks/ukke/l ... , l. 3, p. 918-919.
51 - H.T. Colcnbrandcr (cd.), Gede/lks/ukk(i// ... , l. 3, p. 923.
52 - M.-R. Thiclcmuns, "Deux in~tulos
ccntrules sous Ic régime
françui
~ en Belgique. L ' admil\.~tro
centrule et supérieure
dc lu Belgique et le Con:;cil de gouvcmement", in : Revue
bdge de philologie e/ d'histoire, 1966, p. Illl .Collccmunt Ic:;
rcprésentants dans les départcmcnt:; belges : A. IIennebert,
«Lcs représentants en mission en Belgique upres Thennidoo>,
in : A.ll.R.F. , 1931 , p. 315-334 ; COlll,;emunt leur politillUC :
R. Devlceshouwer, L'arrol/disseme/lt du Brabal/t sous
l'occupatiol/ fral/çaise. /794-1795. Aspec/s admil/istratifs e/
écol/omique, Bruxclles, 1964 ; F. Stevens, (<L' introduction de
la législation révolutionnairc Cil Belgiquc», in La Révolutioll et
l'ordre juridique privé. Rn/iol/alilé 01/ .vcandale ? Actes du
col/oque d'Orlea/ls. 11-/3 st'ptembre 1986, Paris, 1988, l. 2,
p. 485-193.
- 1038 -
�La résistance au Directoire dans les départements réwùs.
La «Guerre des paysans» (octobre-novembre 1798)
vraiment de s'occuper de ce problème53 . Le jour suivant, il
envoie un message au Conseil des Cinq-Cents que «le temps
est venu de faire publier dans les départements réunis les lois
relatives à la suppression des ordres religieux et à leurs
pensions de retraite»54. Une proposition, élaborée par une
commission de cinq membres, n'est acceptée au Conseil des
Cinq-Cents qu'après de véhémentes discussions55 . Le
15 fructidor an IV (1 er septembre 1796), cette résolution est
adoptée par le Conseil des Anciens, qui doit lui-même ajouter
l'urgence afin d'éviter les trois lectures de la résolution56 . Le
décret du 15 fructidor supprime les ordres et congrégations
réguliers 57 . L'exception faite pour les maisons religieuses
ayant pour objet l'éducation publique ou le soulagement des
malades, est abolie par un arrêté du Directoire exécutif du
7 fructidor an V (24 août 1797), qui ordonne la publication
ruUlS les départements belges de plusieurs lois relatives mLX
établissements religieux5M . La mise en vigueur de ces lois ne
se réalise pas sans difficulté, mais le mécontentement reste
néanmoins lirnité59 . Tout comme l'impact du coup d'Etat de
fructidor an V, ainsi que des épurations des autorités centrales
ct municipales. Dès lors, une série de mesures légales
53 - F. Stevens, «Klostergmn~chap
en het recht. De
juridische positie van de kloosters in de 19de eeuw (17961921
in De lotgevallen van de Kempische religiellze
»),
instellingen tussel/ 1780 el/ 1850 (Studiedag Abdij Tongerlo.
28 seplember 1996), TUOlhout, 1997, p. 6 sq.
54 - Corps Législatif Procès-verbal des séances dll C.onstûl des
Cinq-Cel/ts, Puri s, prairial an TV, p. 271-273.
55 - Significative de l'ignorance parisienne est la motion de Pérès,
un ancien représentant en Belgique, dans laquelle il demande
lu rédaction d'un état conceOlant l'introduction de ln
législation eu cette matière dans ces départements.
56 - ('orps Législatif. Procès-verbal des séances du COlISeil des
Anciel/s, Paris, fructidor an IV, p. 105-109.
57 - 2, Blllletil/ des Lois, 73, n. 673.
58 - Recl/eil Huyghe , t. 15, p. 249.
59 - AiJlsi wle première expulsion de l'abbaye de Tongerlo est
projeté pour le 30 septembre 1796, mois les commissaires
doivent y renom:er ù cause des menaces des religieux
d'ameuter la population. Les religieux seront expulsés le
6 décembre 1796.
- 1039 -
�LA RÉPUBLIQUE DITŒCTORIALE
consomme la politique religieuse du Directoire. Un arrêté du
14 fructidor an V (31 août 1797) ordonne la publication des
articles de la loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795)
sur l'exercice et la police du culte qui ne sont pas encore
publiés dans les départements belges6o . Le 5 vendémiaire
an VI (26 septembre 1797), le Directoire défend l'usage
public des costumes religieux dans ces départements61. Un
arrêté du 12 vendémiaire an VI (5 octobre 1797) interdit
l'usage des clocbes62 . Finalement l'arrêté du Directoire
exécutif du 5 brumaire an VI (26 octobre 1797) «ordOlUle le
séquestre des biens, maisons presbitérales et églises des cures
non desservies, et de celles qui le seraient par des
ecclésiastiques insermentés»63 . Puisqu 'une grande partie du
clergé refuse de prêter le serment de baine ù la royauté, prévu
par la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797), presque
tous les curés sont touchés par cet arrêté6-1. Un arrêté du
18 brumaire an VI (8 novembre 1797) ordonne la fonnalÏon
de tableaux des prêtres qui n'ont pas prêté serment. En outre,
une loi du 5 frimaire an VI (25 novembre 1797) supprime
dans les départements rélulis les chapitres séculiers, les
bénéfices simples, les séminaires, ainsi que les maisons
religieuses dont l'institut a pour objet l'éducation publique ou
le soulagement des malades. L'exécution des ces mesures,
surtout dans les campagnes, ne se fait pas sans difficulté 5.
Ces diverses mesures touchent non seulement la vie
60 - Recueil fluyghe, t. 15, p. :rn .
6 1 - Reclleil flllyghe, l. 16, p. 93 .
62 - Rect/eil lT/lyglle, l. 16, p. 96.
63 - Recrleil//lIyglle, t. 16, p. IX.
64 - Omis une Icttrc uu commi ssairc Augcr, datant du 3 ~ 1I· jour
complémcntairc un V ( J 9 scptcmbre 1797), l'archevêque dc
Mulines, écrit : «lu religion clItholülue... mc défend
positivemcnt dc prcter scnncnt ùe hainc», surtout contre la
roya uté «étunt bOlUlCell clic-même ct établie par Dicu même».
Le 20 octobrc 1797, l'urchevêquc e ~ t arrêté el déporté au-ùelà
du Rhin . Hon r e fu ~ de prêter senncnt e~ t suivi pur lu plupart
dcs prêtrcs. J. Delhllizc, La dominatioll ... , p. 262- 166. Vide :
F. Clacys-Bouvuert, Les déclaratiolls et Sermellts imposés pal'
la loi civile OIlX !lrwllbres du clel'}!;(l helge S Oli.\' Il' Directoire.
/ 795-1801 , Louvain, 1960.
65 - P. Verhuegen, La 8dJ!,ique ... , t. 3, p. 2 14 sC).
- 1040-
�La résistance au Directoire dans les départcments réunis.
La «Guerre des paysans» (octohre-novembre 1798)
religieuse, mais aussi la vie quotidienne, politique et
du campagmlrd66. La religion est donc un élément
de la tradition, de la stmcture socio-économique du plat-pays
pour lequel les insurgés vont se battre. «L'armée des
Paysans» ne se n0111l1le-t-elle pas elle-même «armée
catholique» ? Ne se bat-elle pas «Voor outer en heerd» (pour
l'autel et le foyer) ? Ma.is les éléments religieux en soi ne
suffisent pas pour qu 'une révolte armée éclate ...
CU!tlU'el1e
La conscription ...
Les mesures révolutionnaires en matière religieuse ont
en effet provoqué une erise, mais ne suffisent pas pour
déclencher un mouvement d'opposition et de résistance
ouverte. Non seulement la provocation, mais aussi la cause
immédiate de cette révolte de l'an VII est sans aucun doute la
mise en oeuvre de la loi du 19 fructidor an VI (5 septembre
67
179g) relative au mode de formation de l'armée de terre . Le
service militaire est désorlllais obligatoire pour tous les
Français de vingt ans accomplis jusqu'ù vingt-cinq <lUS
révolus (art. 15). Le 3 vendémiaire au VII (24 septembre
179!{), le gouvernement décrète ulle première levée de
200 000 hommes. Cette loi est publiée ù Bl1Ixelles le
28 septembre ù TOllrnai le 29 ,1 Nivelles et à Nieuport le
2 octobre, il Louvain et ù Gand le 3, Ù Courtrai le 5, ,1
TerlllOllde et ,1 Wavre-Sainte-Catherine le 10, Ù Beveren et ù
Haasdollck le 14, à Saint-Trond le L6, Ù Wavre le 17, Ù Liège
le 24 GH . Le 21 vendémaire (12 octobre) encore lin message du
cOlllmissaire du Directoire exécutif près le département de la
Dyle aux agents des communes constate la résistance des ces
agents ù cette législation : «Quelques uns se sout refnsés ù la
publication de la loi dans leur commune; d'autres n'ont
même pas vouln souscrire l'accusé de réception des lois dont
il s'agit, qui leur étoit présenté. Il y en Cl qui ont adopté le
66 - La «défensc» des c10chcs pur lcs campagnards est très
significative Ù l:ct égard.
67 - 2, Bullelill de.\' Lois, 223, n. t995.
68 - P. Ycrhuegen, La Belgique ... , l. 3, p. 343.
- 1041 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
systême de temporiser et d'éluder la loi»69. Les paroles
Mallanné, commissaire du pouvoir exécutif près
département de la Dyle, aux administrateurs de
département, le 15 et 16 octobre - «La conscription
considérée généralement comme un désastre, et partout
refuse de s'y soumettre» - résument parfaitement
témoignages des contemporains70.
de
le
ce
est
on
les
Si le législateur a prévu une certaine résistance à la loi
10urdan-Delbrel - la loi contient diverses mesures répressives,
il est certain qu'il a fortement sous-estimé les réactions dans
les départements belges, surtout dans la région linguistique
flamande, car, si le Directoire a suspendu l'exécution de cette
législation en Vendée, il n'a pas hésité à l' introduire dans ces
7l
départements . En outre, hormis l'Année d' Angleterre, dont
les effectifs globaux n'atteignent plus que 28838 honunes au
1er vendémiaire an VII (22 septembre 1798) et qui tient
garnison à Lille, Nieuport, Ostende et Bruges, les effectifs
dans le reste du territoire sont dérisoires. 72
La résistance à la conscription ressort des chiffres des
levées et des incorporations pour les delLx premières classes
de l'an VII, les seules appelées dans les départements belges,
cOllune le démontre le tableau 2.
69 - Recl/eil Ifl/yghe, t. 20, p. 43l-432.
70 - P. Verhaegen, La Belgique ... , t. 3, p. 343.
71 - G. Vallée, La conscription dans le départemunt de la Charente
(1798-1807), Paris, 1937, p. 18-30.
72 - R.Il. Willems, Lejol/mal ... , p. 219.
- 1042 -
�~
w
......
o
Appels
Incorporations
Pourcentage
incorporations!
Source : R. Darquenne, <<La conscription dans le département de Jemappes (1798-1813)>>, in : Annales du cercle
archéologique de Mons, 67 (1968-1970), p . 69 .
Départements
Tableau 2. Levées et incorporations dans les départements belges (an VIT)
La résistance au Directoire dans les départements réunis.
La <<Guerre des paysans» (octobre-novembre 1798)
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Il résulte de ces chiffTes que les départements belges ont
fourni 12,8 % moins de soldats que la France (moins la
Vendée). Surtout les départements de la Meuse-Inférieure et
des Deux-Nèthes, qui forment les noyaux durs de
l'insurrection de l'an VII, se caractérisent par un haut degré
de désobéissance. Les deux autres départements flamands,
ceux de l'Esca ut et la Lys, entrent plutôt dans la moyenne de
la France. En outre, la résistance à la conscription se
mmlifeste plus à la campagne que dans les grandes
agglomérations 73 . Dans les grandes villes les autorités
disposent de la force armée ct des gendarmes. Ainsi, Anvers
dispose de 220 hommes, Gand de 150 (y compris la
gendarmerie), Namur de 200 hOlllllles 74 . A la campagne, les
jeunes sont indispensables à la survie économique de leurs
familles. Dans une «fa mily ecollomy» pré-industrielle, où le
marché ne joue qu ' un second rôle, la disparition d'une force
ouvrière entraîne un déséquilibre dans la fanlille ct constitue
75
un véritable drame . NOIl seulement la campagne est moins
inlluencée que les villes par les nouvelles idées des Lumières
et de la Révolution, mais la conscience politique de ces
commuIli"mtés se situe à un tout autre niveau. Si les Pays-Bas
autrichiens se caractérisent pendant l'Ancien Régime par une
très grande décentralisation cl autonomie vis-é\-vis du pouvoir
central, le plat-pnys à plus forte raison constitue lU1e entité
relûermée sur elle-même, pour qui le pouvoir central et les
villes restent des étrangers.
TJ - Ainsi , cette révolle s'inscrit dans llll plus grand mouvement de
soulèvements populaires contre le service militaire. CompuTez:
A Forrest, «Les soulèvements populaires contre le scrvice
militaire, 1793-1814», in : 1. Nicolas (éd.), l'vIO/lvemellls
poplliaires el cOl/sciel/ ce sociale. XVI"-XLY" siècle. Acles dll
"o!/oqlle de Paris. 20./-26 II/Cli J984, Paris, 1985, p. 159- 166.
74 - R. IL Willems, Le .folll'/lal .... p. 219. Un 6tut ùes situation des
forces ùe l'ann6e uans le ùéparlemcnt ùe la Dyle indillue
660 solùals, en gumison ù Bruxelles, LOllvuin, Tirlemont,
Assche ct Ilal.
75 - P. Klep, Bellolkillg ell arbeid ill Irolls!or/llalie. iJ'ell ollderzoek
in Bmbant. J700-1900, Nijmegcll. 1981 , p. 274-275.
- 1044 -
�La résistmll;e au Directoire dmlS les départements réwùs.
La «Guerre des paysans» (octobre-novembre J798)
En guise de conclusion ...
Sans vouloir nous inscrire dans des «thèses
nationalistes, voire racistes», on ne peut cependant que
constater que l'impact géograplùque de cette insurrection
quasi limité aux départements où la langue véhiculaire n'est
pas le français, mais bien le flamand ou l'allemand76 .
L'ancien duché du Brabant a été le centre de cette résistance.
Pour ce pays, la politique centraliste du Directoire porte
atteinte aux «libertés» traditiOlUlelles. Cela n'est d'ailleurs
pas resté inaperçu des révolutionnaires français. Ainsi, le
Il novembre 1798, le commissaire du département de la Dyle
écrit au Ministre de l 'Intérieur que ce sont les habitants des
campagnes flamandes, les plus arriérés de tous, qui ont pris
les armes, alors que les calltons wallons, où la connaissance
de la langue française a déjéi contribué au progrès des
cOIU1aissances, sont restés plus calmes 77 . Mais, cette révolte
ne s'inscrit-elle pas dans le processus de refus d' une
(<nouvelle» société par une société réglée ct cloisonnée à
l'ancienne, d'une opposition du plat-pays traditionnel mL\:
milieux urbains ?
76 - Pour M.-S. Dupont-Douchut, Les résistallce.I·"., p. I SJ, tes
«thèses natiollalistes, voire racistes» s' inscri vent ùmls ùes
oeuvres ùe combat.
Vide : R. van Roosbroeck, «Die
Huuemaufsl1lnde in ùen sUd lichen Niedcrlandcn illl Juhre
J798», in : R!willische Viertelj'ahrsb/iillel'. Mille/lIlIgeli des
lllstitlltsflll' geschicht/icl/IJ J..alldeskllllde deI' Rheill/allde (/// deI'
Ulliver.l'ittll BOIIII, 1937, p. 328-340.
77 - P.P. Uebruers, Eellige anlliekelliligell "., 1. 2, p. 647.
- 1045 -
��Contributions à la réception des idées
de la Révolution française en Hongrie
dans les années 1790
ImrePAPP
Traduit par Attila Gyorkos
Quelques mois avant la fonnation du Directoire, à Buda,
en Hongrie, le 20 mai et le 4 juin 1795, sept dirigeants du
mouvement des Jacobins hongrois étaient exécutés. Il n'y
avait pas de rapport direct entre les deux événements
lointains, la fonnation du Directoire et les exécutions de
Buda. Mais quant aux antécédents, il y a sans doute des
connexions. La République du Directoire était la conséquence
de la Révolution dont les événements et les idées agissaient
dans tous les pays d'Europe, dont la Hongrie. Sans la
Révolution fTançajse, le mouvement des Jacobins hongrois
aurait été inconcevable. Bien entendu, on ne veut pas dire que
les conditions politiques hongroises des années 1790 auraient
été transformées par la Révolution française, mais ses idéaux
apportaient des arguments aux efforts politiques hongrois.
Les mesures, les caractères de l'action étaient influencés
par les changements des efforts et des forces politiques en
Hongrie. Quelques mois après l'éclatement de la Révolution
française, la situation politique hongroise a commencé à
changer. En février 1790 Joseph il meurt. L'absolutisme de ce
roi éclairé était refusé, certes silencieusement, par l'élite
politique hongroise, c'est-à-dire une partie de l'aristocratie et
la grande majorité de la noblesse. Son successeur, Léopold II,
était lui-même aussi partjsan des réfonnes éclairées, mais il
essaya de canaliser le mécontentement de la noblesse
hongroise. En 1790, par la convocation de l'Assemblée des
La RrJpublique directoriale, Clermollt-Ferrand, 1997, p. 1047-1056
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Etats de la Hongrie, la vie politique hongroise s'anime. TI
existe quatre courants politiques fondamentaux. Les
Joséphistes, les partisans de l'absolutisme éclairé
(fonctionnaires, intellectuels d'origine noble ou bourgeois),
même sous le règne de Joseph n, ne formaient qu'une
minorité réduite, et après 1790, leur rôle a continué de
diminuer. Le mouvement des nobles hongrois éclairés, depuis
les alUlées 1770, faisait l'alternative du joséplùsme réfornùste,
modernisateur de l'Etat et de la société; ils réclamaient, eux
aussi, des réformes, la modenùsation des instihltions
lùérarchÏques en souhaitant agrandir l'indépendance de la
Hongrie, mais sous la direction des Etats et non celle de la
Cour de Vienne et de l'absolutisme. Il y avait lUle tendance
politique qui voulait détruire totalement le système existant et
créer un gouvernement bourgeois: ce groupe de quelques
dizaines d'intellecruels, de juristes d'écrivains n'avait
cependant pas de grande influence politique. Ainsi, après
1790, il cherche 11 s'allier avec le mouvement des nobles
éclairés. La quatrième branche était celle de la noblesse
conservatrice opposants de l'absolutisme autrichien et
défenseurs des privilèges traditionnels. Elle avait plus
d'influence que les trois autres réunies. Il n'est pas facile de
tirer les lignes de force panni ces courants politiques
instables. Le camp des joséplùstes commençait déjà à se
décomposer au printemps de 1790. Les deux autres tendances,
souhaitant les réformes, connurent un provisoire essor, grâce
,) la Révolution française. Leur succès fut plus grand quand,
au cours de l'été 1790, à l'Assemblée des Etats, ils réussirent
à former une plate-forme commune avec la noblesse en
majorité conservatrice.
Les changements effectués ell France n'étaient pas
inatlendus pour les courants politiques hongrois. Les idées
des Lumières étaient connues en Hongrie depuis des
décennies, certes dans des cercles JiJrùtés. Les oeuvres de
Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de Diderot étaient
lues et appréciées largement dans les cereles de lecture et
clubs hongrois. C'étaient surtout les théories concernant
l'exercice du pouvoir et la constitutionnalité qui étaient
largement entendues dnns Je public cul\ivé. Toutes les
tendances politiques ont tsou é leurs arguments dans L'E.'pril
- 1048 -
�Contributions à la réception des idées de la Révolution française
en Hongrie dans les années 1790
des Lois de Montesquieu ou dans le Contrat social de
Rousseau. Les sujets de conversation préférés concernaient la
modération du pouvoir royal, le partage et la séparation en
plusieurs branches du pouvoir. La noblesse traditionnelle et
éclairée y ont trouvé également la source de leurs
programmes. Il était facile d'opposer la théorie du contrat
social de Rousseau à l'absolutisme des Habsbourg. Selon un
des leaders du mouvement de la noblesse hongroise, Péter
6csai Balogh, l'exercice du pouvoir des Habsbourg en
Hongrie était illégitime parce qu'ils avaient transgressé le
contrat bilatéral conclu entre le «peuple» (c'est-<)-dire la
noblesse) et le roi. Leur pouvoir illégitime devait donc, selon
lui, retourner à la noblesse pour qu'elle püt faire Wle nouvelle
convention que le roi devait accepter. Une autre lecture
appréciée était celle de l'Histoire philosophique et politique
des étahlissements et du commerce des Européens dans les
deux Indes, parue sous le pseudonyme abbé Raynal (Diderot),
pnIce que selon l'opinion nobiliaire, la Hongrie avait de même
subi une situation «coloniale» sous le règne de Joseph II.
C'est pendant les événements de la Révolution française
que la littérature politique des Lumières devint importante,
car la Révolution était considérée comme la réalisation des
théories politiques. Le public hongrois ne pouvait s'inronner
qu'indirectement. Parllli les journaux français, c'est le
NIoniteur qui était le plus connu, et sa mise en circulation
était légale jusqu'en 1793. On pouvait le lire dans les cercles
de lecture, clubs et cafés. Des pamphlets et des almanachs
politiques furent importés au cours des voynges des
aristocrates et des nobles aisés hongrois, ou il l'occasion des
visites des étrangers en Hongrie, à l'aide du service de la
Poste, etc. En 1791, l'almanach révolutionnaire de Rabaut de
Saint-Etienne était lu en allemand en Hongrie. L'A Il710nacli
dl/ Père Gérard de Collot d'Herbois était particulièrement
populaire parce qu'i) expliquait l'importance de la Révolution
avec des expressions simples. Le public hongrois était très
influencé par les Lois /lotI/relies 01/ le catéchisllle dll citoye/l
français de Constantin-Fr. Volney et la Considération sur les
coups d'Etat de Gabriel Naude. En l792, les célèbres
ouvfélges d'Edmund Burke el de Thomas Paine élélienl aussi
lus dans les sociétés cultivées.
- [049 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
La situation géographique de la Hongrie explique le rôle
important des journaux et des pamplùets de langue allemande
dans la fonnation de l'opinion 'publique. Le lecteur pouvait
choisir panni des périodiques allemands, suisses et
autriclùens. L'ouvrage le plus connu de la littérature
pamplùétaire allemande était Der Kreuzzug gegen die
Franken ... (Croisade contre les Français ... ) d'un auteur nommé
Clauer, interdit à Vienne par les autorités autrichiennes car il
exaltait la Révolution. Un autre tract anonyme portant le titre
Aufstand (Soulèvement) propageait les idées d'égalité et le
droit électoral censitaire.
Ce sont les journaux de langue hongroise, édités à
Vienne, à Pozsony (pressburg, aujourd'hui Bratislava en
Slovaquie) et à Buda qui avait le plus de lecteurs. Les
autorités autrichiemles censuraient la presse et l'édition des
livres; les nouvelles et les articles concernant les pays
étrangers étaient présentés aux lecteurs sous une fonne
contrôlée. A l'époque de Joseph II et Léopold II, grâce à la
politique éclairée, la censure n'était pas trop rigoureuse et
intcrdisait rarement. Les journaux hongrois empnmtaient à la
presse allemande la plupart des informations. La rédaction
suivait aussi les méthodes allemandes. La majeure partie des
infonnations et des commentaires étaient parus dans les
Magyar Kurlr (Courrier Hongrois), Hadi és 11uls nevezeles
t6rténetek (Histoires de guerre et d'autres curiosités) qui,
depuis 1792, portait le titre de Magyar Hlrmond6 (Messager
hongrois), ct le Magyar Merkurius (Mercure hongrois).
Malgré l'animation de la vie politique hongroise, c'est grâce
aux événements français que le tirage de ces trois journaux
augmenta. A l'époque de Joseph II, ml journal important
tirait à peu près à 500 exemplaires, et paraissait deux ou trois
fois par semaine. Ent re 1790-1792, son tirage atteignait les
1 200-1 300 exemplaires.
Bien entendu, la préscntation des événements de la
Révolution n'était pas très exacte dans la presse hongroise,
comme dans les journaux étrangers. Certaines publications
déformaicnt la réalité, amplifiaient certaines choses et
gardaient le silence sur des événements importants. Cela
s'explique par les difficultés de prendre des renseignemcnts,
mais aussi par la sélection des rédacteurs: ils voulaient tout
- 1050 -
�Contributions à la réception des idées de la Révolution française
en Hongrie dans les rumées 1790
d'abord satisfaire la curiosité des lecteurs. PlU exemple, ils
mettaient en relief les changements concernant la religion,
l'égalisation de l'Eglise calviniste en France, parce que la
Diète de 1790-1791 avait traité la situation des noncatholiques hongrois, et que dans la noblesse aisée, qui jouait
W1 rôle important dans la vie politique hongroise, nombre de
gens étaient les calvinistes. Ils écrivaient le plus souvent sur
les questions constitutionnelles, car à la Diète déjà
mentionnée, on discutait beaucoup sur la constitution des
Etats. La Déclaration des Droits de ,'Homme et du Citoyen
fut publiée la première fois dans le Magyar Kurir (Courrier
hongrois), avec le commentaire élogieux de 1 avocat et futur
radical, Pat Oz. C'est dans le même joumal que le public put
cOlU1aÎtre la Constitution de 1791 et ses travaux préparatoires.
On peut retrouver l'effet de ces travaux dans les projets
hongrois de constitution. L' un de ces projets est l'oeuvre du
comte Alajos Batthyany, partisan de la noblesse éclairée. Il
essayait d'accorder les traditions nobiliaires hongroises avec
les principes modernes du constitutiOlUlalisme. En rejetant le
pouvoir absolu liu roi, il trouvait plus convenable la
séparation des branches du pouvoir pour l' installation
politique. La réalisation de ce projet aurait assuré l'égalité
civique et la liberté persolulelle, avec la démolition partielle
des privilèges nobiliaires. Mais, en ce qui concerne la
représentation politique, il ne proposait que des changements
partiels. Il aurait donné le droit électoral aux paysans
cenSltatreS, en les excluant de l'éligibilité. Les paysans
auraient dû choisir leurs députés dans la noblesse.
La Constitution française de l'année 1791 était
commentée par un juriste excellent, J6zsef Hajn6czy, dans le
journal intitulé Hadi és nuis nevezetes türténetek (Histoires de
guerre et d'autres curiosités). Il proposait la transformation de
la Diète hongroise en Assemblée ~\ Chambre unique comme
dans le système français. L' Assemblée devait représenter la
nation entière, ct pas seulement la noblesse, parce que, selon
hù, la source de tout pouvoir était la nation.
La Diète de 1790-1791 s'acheva Cil mars 1791, sans
qu'on eût pris de décision particulière. Le système politique
hongrois dememait inchangé. En accepl<lnt lél constitution
tradilionnelle des Etats, Léopold II s'était réconcilié avec la
- 1051 -
�LA RÉPUBLIQUE DffiECTORIALE
noblesse hongroise, conservatrice en majorité. Le mouvement
des nobles éclairés avait réussi seulement à obtelùr que la
Diète établît neuf commissions (deputatio) pour élaborer des
projets de réfornle. Mais ces projets ne furent pas présentés au
cours de la Diète suivante, parce que Léopold II mourut en
1792, et que son successeur, François 1er, était conservateur.
Pendant ce temps, les rapports entre l'Empire des Habsbourg
et la France changèrent aussi. La guerre était déclarée, ne
laissant pas sans influence en Hongrie la réception des
événements français. La proclamation de la République à
Paris commençait à inquiéter même la noblesse réformiste.
La consolidation conservatrice de la vie politique hongroise
réduisait l'intérêt porté à la Révolution frallÇ<ùse. La presse
s'occupait de moins en moins de la France. Mais cela
s'explique avant tout par l'activité plus rigoureuse de la
censure de l'époque de François 1er. Il y avait des
changements de personnel dans les rédactions, et les
journalistes d'esprit progressiste n'y trouvaient plus de place .
. La Cour de VielUle avait interdit l'importation de tous les
livres étrangers qui traitaient de la Révolution française. On
ne pouvait plus acheter les journaux importants de J'Europe
de l'Ouest. C'étaient seulement les articles condamnant le
républicanisme el les efforts révolutioflllaires français qui
pouvaient paraître dans la presse hongroise.
La réconciliation de la noblesse hongroise avec la Cour
el la consolidation conservatrice ne satisfaisaient pas tout le
monde. Un groupe, au nombre rédlùt , cherchait la solution
dans le radicalisme. En 1793, un petit groupement
«démocratique»
était
composé
d'ex-fonclionnaires
joséphistes, d'intellectuels avides de réformes civiques, ct
d'intransigeants de la noblesse éclairée qui ne cessaient de
suivre avec attention les événements français . Ils prenaient
leurs informations dans les journaux, les pamph.lets et les
revues illégalement importés. Les dirigeants de ces cercles
démocratiques (J6zsef Hajn6czy, Ferenc Szentmarjay, Ferenc
Verseghy, Gergely BerL.eviczy, Pàl Oz), sous l' influence
française, étnient devenus partisélns du républicanisme. Leurs
ennemis - police secrète, Cour, noblesse traditionllelle - les
qualifiaient de (~acobins
hongrois» distillant le «poison
français» . En réalité, la majorité des membres des cercles
- J 052 -
�Contributions à la rét.:eption des idées de la Révolution frallçaise
en Hongrit: daus les roUlées 1790
démocratiques n'étaient pas devenus partisans du
jacobinisme, ils n'étaient simplement que républicains. Si
l'on avait voulu utiliser les tennes de la politique française de
l'époque, il aurait mieux valu les appeler «Girondins». Sans
aUCWl doute, quelques-uns avaient de la sympathie pour les
Jacobins français. En autOlllile 1793, J6zsef Hajn6czy
traduisit la Constitution de 1793 et il la propagea dans les
cercles de lecture. Szentmarjay faisait la même chose avec les
discours de Saint-Just. Mais ils rejetaient, eux aussi, le
fonctionnement des tribunaux révolutionnaires et la Terreur.
La communication n' était pas interrompue entre les
groupes républicains et la noblesse traditionnelle et les
contacts s'en trouvaient multipliés. Ce rapprochement était
dans l' air du temps, parce que la noblesse trouvait que la
contribution hongroise à la guerre contre la France (taxes,
soldats) dépassait les possibilités économiques du pays. Un
pamphlet anonyme, paru en mai 1794, montrant l'influence
des républicains, pouvait se figurer lllle Hongrie sans roi,
gouvernée sous la forme d'une république nobiliaire. Ainsi
l'idée, venue de France, subit-elle une transformation
nobiliaire. D 'ailleurs, l'idéal d'une république nobiliaire était
assez populaire dans la noblesse hongroise qui cotmaissait
très bien les conditions de la Pologne voisine.
Le mouvement dirigé par Igm\c Martinovics se
COIlStitUait à partir des cercles de (~acobins
hongrois», depuis
mai 1794. L' histoire de cette organisation secrète, dont le but
était le renversement du royaume, du pouvoir des Habsbourg
et du système traditionnel dépasse les limites de cette brève
étude. Ce qui nous importe, c'est l'influence française dans le
mouvement. Le chef de l' organisation, Martinovics, imaginait
une révolution en deux phases. Pour y arriver, il fonna deux
groupes secrets, La Société des Réformateurs et La Société de
la Liberté et de l'Egalité. Leurs objectifs étaient rédigés dans
des catéchismes. Dans la prellùère phase, les membres des
organisations secrètes, avec l'aide militaire de la noblesse,
auraient conquis l' indépendance du pays et proclamé la
République. L' institution la plus importante de celte
république aurait été l'Assemblée nationale en deux
Chambres - conforme aux traditions politiques hongroises. La
noblesse aurait été présente dans le Sénat, la bourgeoisie et les
- 1053 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
paysans auraient pu déléguer des députés à la Chambre des
Communes. Dans la deuxième phase de la révolution, on
aurait voulu introduire les réformes sociales et commencer la
transformation civique. Mais ces denùères ne sont pas
détaillées dans les catéchismes.
Ces groupes, ayant de 200 à 300 membres, furent
découverts en août 1794, et la police secrète de Vienne arrêta
les dirigeants. Le 20 mai et le 4 juin 1795, les meneurs
étaient décapités. L'immense procès et les exécutions
marquèrent le conunencement d'une nouvelle période dans la
vie politique hongroise. Les Etats hongrois s'apaisèrent de
nouveau, et revinrent dans le camp de leur roi Habsbourg. La
censure illt renforcée, les cercles de lecture fermés . La presse
ne pouvait pas écrire sur la France, sauf sur les événements de
la guerre. La République du Directoire n 'était guère
mentiOlmée. Il n 'y avait que quelques articles sur le triomphe
d' une République plus modérée que celle des jacobins. Après
les événements sanglants de la Révolution, selon certains
commentaires, la reconstruction de la monarchie aurait été la
seule solution favorable pour la France.
Lorsque, en septembre 1795, la Constitution de l' an III
fut acceptée ù Paris, aucun groupement politique en Hongrie
ne illt intéressé par le Directoire. Le public nobiliaire se
retourna vers le conservatisme, ct la pensée politique
hongroise oublia l' influence française pour trois décennies.
Ce n 'est qu 'ultérieurement que la Révolution française et le
Directoire exercèrent leur influence en Hongrie. L'intérêt
pour l' évolution de la France a recommencé ,1 grandir dès les
années 1830, pendéUlt l'époque réformiste la grande période
de la transformation bourgeoise de la Hongrie. Les oeuvres
historiques sur la Révolution française devinrent poptùaires
dans les cercles de la noblesse hongroise libérale. L'oeuvre de
Mignet pantt en 1845 à Pest, en langue hongroise. Mais
l'histoire de ces nouveaux effets dépasse les limites de ce
travail.
- 1054 -
�Contributions à la réception des idées de la Révolution française
eu Hongrie dans les aImées 1790
Bibliographie
BALLAGI Géza: A po/itikai iroda/om Magyarorszagon 1825ig. (La littérature politique en Hongrie jusqu'en 1825),
Budapest, 1888.
BENDA Kalman: Emberbarat vagy hazafi? Tanulrnanyok a
felvilagosodas
koranak
magyarorszagl
t6rténetébà/.
(philalltlrrope ou patriote'? Etudes sur l'lùstoire de la Hongrie
de l'époque des LLUuières), Budapest, 1978.
B6NIS Gyorgy: Hajn6czyJ6zsef Budapest, 1954.
BORECZKY Beatrix: A magyar jakobinusok. (Les Jacobins
hongrois), Budapest, 1977.
DEZSÉNYI Béla- NEMES Gyorgy: A magyar sajta
kétszazofven éve. l kotel. (Les 250 ans de la presse hongroise.
Tome 1) , Budapést, 1954.
ECKHARDT Sandor: A francia forradalol1l eszméi
AlJagyarorszagon. (Les idées de la Révolution française en
Hongrie), Budapest, 1924.
JASZAI Dezso: A /rancia forrada/o/ll 16rténetének
forténelfrasa hazémkban. (L'Historiographie de la Révolution
française en Hongrie), Szeged, 1896.
KOsARY Domokos: MOvelodés a XVIII.
szazadi
Magyarorszagon.
(La civilisation en Hongrie au
xvnr siècle), Budapest, 1980.
KOSARy Domokos: (ijjl/(1pllés és po/garosodas. 1711 1867. Magyarok Eur6paban. Ill. kotel. (Réconstruction et
urb3lùsation , 1711-1K67. Les Hongrois en Europe. Tome Ill),
Budapest, 1990.
- 1055 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
KOKAy Gyorgy (réd.): A magyar sajt6 IOrténete. 1. kotet.
1705 - 1848. (L'Histoire de la presse hongroise. Tome 1),
Budapest, 1979.
KOPECZI Béla: Magyarok és franciak XlV. Lajos korat61 a
francia forradalomig . (Les Hongrois et les Français de
l'époque de Louis XIV jusqu'à la Révolution française) ,
Budapest, 1985.
LUKAcsy Sândor: «A francia forradalom és a magyar
értelmiség, 1810 - 1849». (La Révolution française et les
intellectuels hongrois), Val6sag, 1968/6.
A magyar jakobinusok ira/ai. I-Ill. kotet. (Les documents des
Jacobins hongrois. Tomes I-III), Osszeallilotta BENDA
Kalman. Budapest, 1952 - 1957.
Magyarorszag tOrténe/e. Vil. kotet, 1790 - 1848. (L'Histoire
de la Hongrie. Tome VII), Szerkesztette VOROS Karoly.
Budapest, 1980.
Sémdor Lipa/ .fOherceg nador ira/ai, 1790 - 1795. (Les écrits
du palatin archiduc Léopold Alexé:U1dre), Ossze<\llitotta és a
bevezelot irta MALYUSZ Elemér. Budapest, 1926.
- 1056-
�Les républicains démocrates italiens
et le Directoire
Anna Maria RAO
L'Italie joue dans l'histoire du Directoire un rôle
essentiel, qui n'a pas été méconnu par l'historiographie : il
l
suffit de rappeler les études de Jacques Godechot en France
et de Carlo Zaghi en Italic2 . Ces étl1des ont surtout souligné le
rôle de l'Italie dalls la politique étrallgère du Directoire, dans
le débat sur les républiques soeurs, dans les conflits entre les
tenants de la paix et des limites naturelles et les partisans de
la guerre de «libération des peuples», voire de l'expansion
française dans- le monde. C'est le thème de la
1 - Les commissaires al/x armées .1'01/.1' le Directoire. Contribl/tioN à
l'dlude des rapports entre les pOl/voirs civils el militaires,
Paris, Fustier, 1937 ; La Grande Nation. L'expansion
révolu/ionnaire de la France dal/s le moncle de 1789 à 1799,
deuxième édition, entièrement refondue, Paris, Aubier, 1983
(l trc éd. 1956, tmd. il. Bari, Laterzu, 1962) et les essais sur
l'Italie recueillis dans Regards SI//' l'époque rdvoll/tioNnai/'e,
Toulouse, Privat, J980.
2 - 11 n'est pas possible de les énumérer toutes, les premiers
ouvrages de Zaghi remontant aux années 1930 : je rappellerai
Bonaparle e il Direllorio dopo ('ampolormio. JI problema
italiano nella clljJlornazia ellropea 1797-1798, Napoli, Esi,
1956, La rivoll/zione lral/cese e l 'l/a lia. SII/di e ricerclle,
Napoli, Cymba, 1966 et les travaux plus récents : L 'ltalia di
Napoleol/e dalla eisalpil/a al Ref{l/o, Storia d'lia lia, vol.
xvm, Torino, Htet, 1986, 11 Diretto/'io fral/cese e la
Repl/bblica cisalpil/a. COI/ III/a appel/dice di docl/mel/ti il/edi/i,
1, La I/ascita di 111/0 statu modemo, 11, Battaglie costitllzionali
e colpi di stalo, Roma, lstituto storil:O italiano per l'età
modemo e l:ontemporuneH, 1992.
La l?épl/bliql/e directoriale, Clermol/t-Ferral/d, 1997, p . 1057-1090
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
«Grande Nation» qui a longtemps dominé dans la
considération des rapports entre le Directoire et l'Italie. On a
aussi considéré le rôle de l'Italie du point de vue des rapports
entre pouvoir civil et pouvoir militaire : il était inévitable de
concentrer l'attention sur les changements introduits par
l'action personnelle de Bonaparte dans la politique italielU1e
du Directoire - en admettant qu'il en eût une3 - et de voir dans
Campoformio presque l'annonce de Brumaire4 • Du côté de
l'Italie, on a surtout considéré les effets de la politique du
Directoire et de ses agents civils et militaires dans la vie
politique et économique des républiques du «triennio» 17961799.
Mon point de vue est qu'il faudrait aborder la période
moins en termes d'expansion révolutionnaire armée,
d'exportation de la révolution, et plus en tennes de circulation
des hommes et des idées ; et que l'Italie ct les patriotes
italiens jouèrent un rôle fondamental non seulement dans la
politique étrangère du Directoire mais aussi dUllS les affaires
intérieures de la France et dans le débat constitutionnels.
Jacques Godechot et Armando SaiUa avaient déjà
montré les liens entre les jacobins français et les patriotes
italiens ct leur survivance après Thermidor dans l'opposition
«néojacobine» au Directoire. Leur allention portait surtout
sur les rapport s entre Robespierre ct quelques jflcobins italiens
Filippo Buonarroti eIl premier lieu, mais aussi
Giovanni Ranza, Carlo Sa lvador, Enrico Michele L'Aurora,
3 - J.-R. Suratleau, «Le Directoire a-t-il cu Wle politique
italielUle 'l», Critica storica, XXVll, 1990, 2, p. 35 1-364, de
façon convaincante, répond négutivement à son interrogation.
Voir aussi son «Etat des questions», daus G. Lefebvre, La
France .1'011.1' le Directoire (1795-1799), édition intégrale <.lu
cours «Le Directoire», présentée par Jean-René SuraUeau,
Avant-propos d'Nbert Soboul, Puris, Éditions sociales, 1977,
p. 840-847.
4 - C. Zughi , La rivolllziol/e fral/ cese e l'Ilalia , op. cit., p. 9, par
exemple, considère inéluctable dès la campagne d'Italie
l'avèncmcnt de Honupartc au pouvoir en Francc.
5 - C'est le point de vue que j'ai essayé de développer dans 1110 11
étude ESIlIi. L'emigraziol/e polilica italialla il/ Fral/ cia (17921802) , Napoli , Guidu, 1992, Ù laquellc je 111e pennc.:ls de
renvoyer.
- 1058 -
�Les républiwins démocrates italiens et le Directoire
Guglielmo Cerise, plus directement engagés dans la vie
politique française de l'an II - ù la recherche d'un
robespierrisme opérant dans leurs propos et dans leur action6 .
Giorgio Vaccarino prolongeait l'étude des rapports entre les
«anarchistes» français et italiens à la période du «trieullio» :
mais à son avis ces rapports se fondaient plus sur des raisons
d'opportunité politique que sur lUle véritable solidarité
idéologique7 •
En 1970 1sser Woloch, dans son étude qui reste
fondamentale sur le mouvement démocratique sous le
Directoire, suggérait au contraire une piste importante pour
comprendre la nature non seulement occasiOlUlelle ou tactique
des rapports entre les «néo-jacobins» fTançais et les
républicains italiens: à savoir, le lien entre ce qu'il appelait la
«persuasion démocratique», comme trait commun qualifiant
l'héritage jacobin (fondée sur le civisme, la participation
populaire, l'égalité), et un cosmopolitisme révolutionnaire
rendu d'autant plus vigoureux par le démenti continu que lui
infligeait la politique imposée par le Directoire aux
6 - J. Godechot, «Les jacobins italiens et Robespierre», AnI/aIes
historiques de la Révolu/ion française , 1958, p. 65-81, il
présent dans Regards, op. ci/., p. 289-J02 ; A. SaiUa, Filippo
Buol/arroli. C'on/ribll/o alla s/oria della .l'lia vi/a e de! SilO
pensiero, seconda edizione accresciula, Roma, lstituto storico
ilaliallo per l'eld modemu e t:onlemporunea, 1972 (1 ère éd.
1950) et les essais recueillis dans Ricerche sloriograflche su
Buonarroti e Babeuf, Roma, Islitulo slorico italiano per l'chi
modema e contemponUlea, 1986. Déjà Pitt Olmis Rosa, à la fin
des UtU1ées 1930, avait porlé l'atlention sur l'adion de Filippo
l3uonarroti il Oneglia dans ses éludes recueillies sous le litre
Nlippo Bllonarroti e al/ri SllIdi, Roma, Edizioni di Sloria e
Letteraturu, 1971. Sur Giovanni RUtlza, voir à présent
V. Criscuolo, «Rifonna religiosu e rifomlu polilica in Giovanni
Antonio RUJlZU», Sludi slorici, 30, 1%9, 4, p. 825-872 el sur
L'Aurora, P. Themelly, 1n/mdllzio/le à E. M. L'Aurora, Scritti
po!itiei e ol//obiogroflci inediti l' rari (1796-1802) , n cura di
Pielro Themelly, Roma, Archivio Guido Izzi, 1992.
7 - Voir les nombreuses études de Giorgio Vut:curino il présenL
recueillies ùans J giocobini piemo/llesi (1794-1814) , 2 vol. ,
Roma , Minislero per i beni culluroli e umbienluli ,
Puhblicazioni degli Archivi di 8tulo, 1989.
- 1059-
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
républiques soeurs. Woloch insistait aussi sur la nécessité de
distinguer entre ceux qu'il appelait les aspects transitoires du
jacobinisme (Terreur et centralisme), liés aux circonstances
de l'an II, et les aspects durables (sociabilité politique,
persuasion démocratique, programme social égalitaire) :
«Robespierre clearly left a legacy independent of a loyalty to
his own pers on - a legacy that survived in Neo-JacobinistID)8.
Il donnait ainsi, indirectement, une clef importante de lecture
des rapports entre les <méo-jacobins», ou les républicainsdémocrates9 français et l'aile radicale des patriotes italiens.
Toute une série d'études récentes permet de confirmer,
d'enriclùr et de préciser le cadre de ces rapports pendant toute
la période directoriale, en particulier pendant la crise de l'été
1799 1 On connaît nùeux aussi, du côté français, quelques
°.
8 - 1. Woloch, Jacobill Legacy. The Democratic Jo;fovemel/t Under
the DireclOly, Princeton University Press, 1970, p. X, 17, 49,
186. Sur le mouvcment (U1éo-jacobul» sous le Directoire et la
coexistence entre le mouvemcnt druidestui-conspirateur
babO\lviste et l'action constitutionnelle démocratique dans les
cercles constitutionnels, cf. aussi R. Monnier, (<De l'an ID à l'an
IX, les dcnùers sans-culottes. Résistance et répn!ssioll à Paris
sous le Directoire et nu début dl! Consulat», AI/llales
historiques de la Révolu/ioll jrallçaÎ.Ye, n°. 257, 1984, p. 386406.
9 - Sur celle question qui, COlmne toute question tenninologique, n'u
de sens que par rapport ù ses contenus réels, d'Ull côté, et au
lungage des conlemporains dc l'autre, cf. B. GaulOt, (wtre
républicain et démocrutc entre l11e011idor et Brumaire»,
Allllaies historiques de la Révolutioll frallçaise , n° . 308, 1997,
2, p. 194-195.
10 - Je me pennets de renvoyer encore WIC fois dAM. Ruo, Esllli,
op. cit ., ct UliX travaux de Uemurd Gainot, Le II/OIIVe/llellt lIéojacobill à la fill dfl Directoire, Ulèse inédite, lnstitul d'hi~torc
de la Révolution française,
j 993
, (ù<'évolution ,
Liherté=Eufope des Nations '1 La sOl'Orité conOicluelle», in
Mélallgej' Michel Vove/le, volwne de l'lnstitut d'histoire de la
Révolution française, Sur la HéllOlfltiOIl. Approches plurielles,
textes rélmis par J.-P. Bertaud, F. BrwH:!I, '. Duprat et
F. llincker, Pari s, Société des Études Robespierristes, 1997,
p. 457-468. Sur les rapports entre les patriotes italiens et le
mouvement démocrutique français voir à préscllt uussi
A. De Francesco, «Aux OIigilles du mouvement démocratique
- 1060 -
�Les républü;ains démocrates italiens et le Directoire
persolmages de ce cadre, dont les contours restaient un peu
flous, ceux qui le plus souvent figurent en contact avec les
démocrates italiens : de Joseph Briot à Antonelle, de Felix
Lepeletier à Joseph Villetard 11 . L'accès à présent plus facile
aux Archives de Moscou a facilité Ull renouveau d'intérêt
surtout envers Marc-Antoine Jlùlien, un personnage clef soit
de la République cisalpine soit de la République napolitaine
de 1799 12 . Encore faut-il rappeler les études consacrés par
italien: quelques perspectives de recherche d'après l'exemple
de la période révolutiOlUlaire, 1796-1801», Annales historiques
de la rêvolulionfrançaise, n°. 308,1997, p. 333-348.
Il - P. Sema, «Antonelle, Bonnet rouge, talous rouges, de
l'aristocralie des Lmuières au penseur de la démocratie
représentative, ou le ùouble statut en Révolution. Recherches
biographiques sur les contradictions constitulives d'une
intégration sociule ct d'une théorie politique», Annales
historiqlles de la Révolu/ioll française , 11°. 301 , 1995, p. 459466 ; Id., «Doit-on obéissance à la constitution de l'an ill ?
Antonelle et la démocratie représentative (an ill-an N)),
ConsLÎllltio,Î & Révolu/ion aux É/ats-Unis d'Amêrique el ell
Europe (1776/1815), sous la direction de Roberto Martucci,
Macerala, Luboratorio di storia costituzionale, 1995, p. 415427 ; L. COllstrult, l'élix Lepeletier de Sain/-Fargeau. Un
itinéraire, de la Révollltion à la monarchie de Juillet, Paris,
Découvrir, 1995, qui toutefois ne prend pas en considération
les rapports entre Lepeletier et les républicains italiens (sauf,
évidemment, Buonarroti), documentés par G. Vaccarino,
1 patrioti «anarchistes» e l'idea dell'ullità i/aliana (17961799), Torino, Einaudi, 1955 (ù présent dllns 1 giacobini
piemonLesi, op. ci/.). On connaît beaucoup moins Joseph
Villetard, dont les liens avec les patriotes napolitains Matteo
Galdi, Fedele Greci, Francesco Maria SaHi, Andrea Vitnliani
sont au contraire bien COllnus grâce aux étuùes de Pia OlUlis
Rosa, Annando SaiUu et d'autres (cf. A. M . Ruo, Esuli, op. cil.,
p. 213-214).
12 - C. Panceru, Ulla vi/a Ira polilica (! pedagogia. lv/arc-Allloille
Jllllien de Paris (1775-1848), presentazione di Jacques
Godechot, Fllsano, Schena, 1994 (l)t1i connaît mais n'utili se pas
encore les documents déposés en Russie et aux États Ullis) ~ P.
de Vargus, «L'héritage de Marc-Alltoinc Jullien, de Paris ù
Moscou», Allnales historiques de la R~V()'"li1I
fral/çaise ,
nO 301 , 1995, p. 409-431 ~ E. Di Rienzo, (<Le No/es 011
- 1061 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Pasquale Villani aux agents et aux représentants
diplomatiques français en Italie, François Cacault, Jean Tilly,
Ange Marie Eymar l3 . Cette masse désormais imposante
d'études anciennes et récentes - et encore s'agit-il d'lUle liste
bien loin d'être complète, il s'en faut - pennettrait de
parcomir en entier l'histoire des rapports entre les jacobins et
«néo-jacobins» français et les républicains italiens de l'an II à
qllestions qU'ail pOllrra traiter d'agrariennes. Babeuf, Charles
Gennain, Marc-Antoine Jullien de Paris e la prima versione
dei Manifeste des plébéiens», Il Pet/siera politieo, XXIX,
1996, p. 69-82 ; Id., «'Ieri in Francia, oggi in Halia'.
Neogiacobuùsmo e questione italirula nei mrul0scritti ùi MarcAntoine Jullien de Paris (1796-1801)), Swdi slorid, 37, 1996,
p. 593-627 ; V. PogosSirul, «Marc-Antoine Jullien el les
élections de l'illl VI (A la mémoire de mon maître, Victor
Daline)), Anllales historiques de la Revol1/tioll française ,
nO 308, 1997, p. 305-320. On vient aussi de publier Ics lettres
el les papiers de Jullien relatifs ù son cxpériclll;e dans la
République napolitaine, où il Cul sécrétaire du Uouvemement
provisoire : Iv/are-Anloine Jrt/lhm Segrelario generale della
Repubbliea napo/elana, a cura di M. Ballaglinl, Istitulo
llaliallo per gli sludi Filosofici, FOllli C ùocumcl1lÎ deI Triennio
giacobino n, Napoli, Vivarium, 1997.
13 - P. Villalù, «Agenli e diplomatici [ranccsi in Ilalia duranlc la
rivoluzione. Prime note», L'ElIropa lIei XVIII seealo. Stl/di in
onore di Paolo Alafri, T, Napoli , Esi, 1991 , p. 183-197 ;
«Agenli c diplomalici frilllcesi in lluliu (1789-1795). Un
giacobino a Genova : Jeun Tilly», Saeietà e sIOt·ia , n° 65, J 994,
p. 529-558 ; «Note sulla Lcgazionc <.li Genovu (l792-1794)>>,
Miseellanea in e)flore di Luigi Dr: Rosa, Nnpoli , Esi, 1994 ;
«Agcnti e diplomutici franccsi in Ilalia duruntc la rivoluzionc.
Eymar e lu sua nùssionc Cl Gcnovo (1793)), 8tudi storiei, 36,
J 995, p. 957-975 ; «Agenli c <.liplomutici francesÎ in ltaliu
durrullc 10 Rivoluzlone. La rcluziolle di François Cucuult nel
diccmbre 1792», QI/ac/emi storici, XXXI, 1996, p. j 1-21.
Enfin, il fout signaler l'ul1porianl recueil <.le doclUllents des
agenls civils, dont le premicr volume vicnt de puruître : Gli
agenti civi/i della }I,·aneia rivoluzieJ/laria in
na lia ,
Serie 11
(1795-1799), vol. 1 (2 novembre 1795-26 murlO 1796), u euro
<.li Mario FflIl1cesco Leonardi, Roma, lslitulo storico ituliano
per l'etit modemu c contemporaneu, 1996.
- 1062 -
�Les républicains démOl.;rates i(nle~
et le Directoire
l'an VII. Je me limiterai à en rappeler quelques étapes et
quelques aspects.
Pour comprendre l'attitude des républicains italiens face
au Directoire et ses intrications avec le mouvement «néojacobin» français, il ne suffit pas de partir de la campagne
d'Italie de 1796. Dès 1794-1795, en effet, les conjurations
découvertes et réprimées partout en Italie (et ailleurs eu
Europe) révèlent l'existence d'lm réseau conspirateur, tissé ;)
partir de 1792, adoptant le modèle d'organisation de la francmaçonnerie! 4. Jean Tilly chargé d'affaires de la République
française à Gênes d'avril 1793 à septembre 1794, en contact
avec les conjurés de Naples et du Piémont!5, considère ces
tentatives révolutionnaires COllune «très utiles à la France»!6.
Les patriotes italiens persécutés, réfugiés dans la petite
république d'Oneglia où Filippo Buonarroti est commissaire
de la République fnU1çaise (9 avril 1794-19 février 1795),
conçoivent dès lors l'unification politique comme le seul
moyen de chasser les «tyrans» de l'Italie et d'y réaliser la
révolution, garantissant du même coup l'indépendance vis-àvis de la -République frallçaise. Leurs tentatives
insurrectionnelles répondent aussi à l'attitude robespierriste
qui ne prévoit d'intervention française que lél où le peuple luimême serail déjà entré en révolution!7. En même temps, ils
voient dans la défection militaire française la cause première
de la faillite de leur activité conspiratrice et de la répression
qui s'en suit. Ainsi, le piémontais Gedeone Muzio, plaignant
14 - Cf. G. Giurrizzo, Nfassoneria e iIllIIllinismo lIel/'Europa dei
Settecen/o, YCJlczia, Marsilio, 1994, p. 383-404 .
15 - Sèlon une Me/lloria II/anclma da Ge/lOva al J{enerale Schérer,
cnvoyée par Cacaull à Delacroix le 19 janvier 1796, Tilly avait
élé cillow·é d'espions masqués de patriotes «échauffés» : cf. Gii
agenrj civili, op. cir., p. 343-347.
16 - Lettre de Tilly citée par P. Yilhmi, «Agenli e diplomatici
fmnccsi in [tnlin (1789-1795). Un giat:obino u Genova :
Jeun Tilly», op. cil., p. 553 . Sur les conjurations ùe 1794-1795
el le rôlc de Tilly voir uussi !\. M. Rao, Esuli, op. cit., p. 6567.
17 - Cf. J. Godechot, La Grande Nation , op. cil., p. 77-79 ,
S. Wahnich, L'impossihle ci/oyel/. L't.! trange/" dans le discours
de la UévolullOn fral/çaise , Paris, Albin Michel, 1997, p. IB342.
- 1063 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
la persécution de ses compatriotes, le 8 frimaire an III
(28 novembre 1794) écrit de Nice à la Commission du
mouvement des années de terre à Paris :
TI est sûr, que le retard porté par les Français à l'attaque ùu
Piémont, nOll seulement fut la t:ause des échet:s éprouvés par
l'année, et de la mauvaise issue de la campagne, mais ent:ore
il le fut de la dét:Ouverte de la Révolution Piémontaise, et
ensuite de la mort, et arrestation des susdits malheureux l8.
Même après l'échec de ees premières tentatives,
Buonarroti envoye plusieurs plans de libération du Piémont,
redigés par des patriotes piémolltais, à Jean-François Ricord
et à Masséna. En juillet 1794, en particulier, il concocte avec
Ricord et Bonaparte à LOélllO un plan d'invasion de l'Italie l 9.
Thermidor les rend tous suspects, comme l'écrit le 5 août
Saliceti, lui aussi engagé dans le projet d'expéditioll en
Piémont :
A 1110n arrivée à Nice je trouverai probablement Rit:ord
émigré, mais s'il ne J'est pas il sera arrêté, ainsi que le
général Bonapmie dout la conduite est plus que suspecte et
envoyé à Paris. n me serait impossible de sauver Buonaparte
sans trahir la République et sm!s me perdre moi même2o .
Mais ce seront Tilly et Buonarroti, en eITet, à être bientôt
rappelés Cl arrêtés.
La répression en Italie et Thermidor en France n'Iurêtent
pas le mouvement conspirateur. Même après la découverte et
la répression du «complot infernal», les rapports de Tilly avec
les patriotes génois et les patriotes réfugiés c\ Nice et <1
Oneglia et de CacaulL avec les patriotes restés ,1 Naples, la
correspondance continue entre Gênes, Florence et le «seduced
party» existant ,1 Naples, en octobre 1794 font scntir «le
18 - Art:hives Nationales, Paris, AF Ill , 185, dr. 849.
19 - Cf. P. Oruùs Rosa, /<ï/ippo Bllol/arro/i, op. cil., p. 15-16, 84.
20 - Archives Nationales, Paris, 21 2 Al' l, pupiers Salicelli, Salit:eti
à lIyacinUle Arnghi, Burt:c1ollelle le 19 Ulennidor an II, 5 aoOt
1794 . Dans sa lettre, il célébrmt la t:hute et lu mort «du
nouveau tywn [... J la lin de ce 1I1oùeme 'romwclh>.
- 1064 -
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
danger imminent» à la cour des Siciles21 . En effet, en
décembre, Antonio Belpulsi rencontre à Albenga Masséna, lui
présentant un plan de conjuration préparé avec d'autres
patriotes llapolitains22 . En 1795 une nouvelle vague de
conjurations parcom"t l'Italie, accompagnée par une autre série
de phl11s d'intervention fnmçaisc. Un «al1onime patriote
domicilié à Gênes», en communication avec Villars, a envoyé
au
Comité
de
Sûreté générale un
plan
sur
l'approvisionnement de Tortone pour ouvrir la route vers la
Lombardie23 . Le 9 mars 1795 le citoyen français Benoît Borde
adresse de Gênes au Comité de Salut public un projet
d'expédition cn Sicile24 . En août 1795, c'est le consul français
à Livourne, Belleville, à dénoncer une conjuration contre
l'anciennc République dc Lucques 25 . Entre la fin de 1795 et le
début de 1796 - pendant que Buonarroti à Paris, libéré de
prison, et d'autres patriotcs italiens, conuue Guglielmo Ccrise
el peut-être Carlo Salvador, entrent en liaison avec Babeuf l'action des patriotes italiens à Paris et à Nice devient
frénétique. Buonarroti, Nicola Celentani, Gedeone Muzio,
Guglielmo Cerise présentcnt à Delacroix plusieurs mémoires
sur l'insurrectiori du Piémone6, qu'ils ne voient quc COlmne le
2 J - British Librnry, London, mss. Egertoll, 26~9
, Acton ù Hrunilton,
lettres des 6 ct 14 oclobre el 17 novembre 1794.
22 - Cf. N . Nicoli.Jù, Luigi De Medici e il giacobi/lismo I/apoletal/o,
Firenze,LeMonnier, 19~ 5,p.
121-127.
23 - Cf. Delacroix à Cacaull, 14 février 1796, dtll\s Cili age/IIi civili,
op. cil., p. 490 el la Nole al/ol/ime p. 677-678.
24 - Archives du Minislère des Affaires ÉtnUlgères, Paris,
Correspondal/ce polilique, Naples, t. 123, ff. 201-204 ; cf.
B . roce, La rivoluziol/e /lapolelal/a dei 1799. Bior,rafieraccol/li-ricerche, B,ui, Laterza, 1968 ( 16fe éd. 187-1896),
p.280-281.
25 - O. Tori, «lJ movimcnlo giacobino lucchcse e l'atteggiamento
delle popolazioni della cumpagnu al tcmpo della repubblil;a
democratica dei 1799», La Toscalla e la rivolllziolle fral/ cese, a
.
l;ura di Ivan Tognurini , Napoli , Esi, 1994 (p. 327-359), p. ~29
26 - Cf. J. Oodechot, «Le babouvisme et l'wlÏté ilalielU1C», RI1Vlle dl1s
élI/des ilalienl/es, 1 9~8,
p. 259-283, ct tians Regards, op. cil.,
p.269-288.
- 1065 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
début de la révolution dans toute l'Italie, Giuseppe Ceracchi
27
adresse à Camot des plans d'ex-pédition sur Rome .
L'agent François Cacault, remettant au Comité de salut
public deux mémoires venant de Naples qu'il avait reçus il
Gênes, le 15 novembre 1795 décrivait ainsi l'état
d'effervescence exist,ult en Italie et en Europe :
TI Y a encore dans le Piémont W1e disposition à la révolte
plus ardente et générale. Quoique ces idées ayent été
découvertes el pwües, elles subsislent toujours. Il est
remarquable que lous ces mouvements de VieIUle, de Turin,
de Rome, de Naples, sont nés spontanément, sallS direction
étrangère, sans que notre Gouvemement, ni aUClUl agenl, ni
même aucun émissaire d'aucwl club ùe Frunce y ait eu la
moindre part. Tout esl né de soi même, partoul où l'on a
gêné les OpiniOlls 28
Il exagérait ainsi éÎ son profit l'innocence des agents
français mais en même temps il signalait un aspect important
de l'action des républicains italiens pendant ces anllées : à
savoir, leur conviction de la nécessité d'une action autonome
pour éviter lUle «guerre de libération» suivie par une politique
d'occupation militaire, sur l'exemple de la Belgique29 • Bien
avant l'entrée des armées républicaines en Italie, en effet, loin
de l'idée d'«illlportem la révolution, ils poursuivirent une
ligne d'autonomie par rapport à la France. La Révolution
française était pour eux llll exemple, «mais non une règle sans
exception», comme écrivait Giovanni Ranza dans une leUre
ouverte à Robespierre publiée le 3 juin 1793 sur son journal
27 - Archives Nationales, Paris, AF m, 185, mémoires publiés par
R. De Felice, lIalia giacobina, Napoli , Esi, 1965, p. 97-120.
28 - Lettre publiée li am; Gli age/IIi civili, op. cil., p. 30-35. Le
27 décembre 1795 il réa ffinnai t de n'«avoir jamais cu la
moindre part aux troubles, aux prétendues conspirations»
(ibid., p. 256).
29 - Sur l'exemple belge, cf. S. Wahnich, «Les Républiques-soeurs,
débal théorique et réalité historillue, l:ollquêtes el reconquêtes
d'identité républicaine», La République el l'Europe, Colloque
Révolution cl Républiljue : L'exception [n.lllyuise, 2126 septembre 1992, Alina le.\' his/oriqlles dl! la Révolutioll
jrançaisl!, n° 296, 1994, p. 165- 177.
- 1066 -
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
imprimé à Monaco, le }';fonitore italiana pa/itico e
letterario 3o.
La campagne d'Italie sembla enfin répondre aux voeux
et à la tenace action politique menée par les patriotes italiens,
qui intensifièrent leurs efforts pour l'insurrection du Piémont,
élaborant en même temps un projet de Gouvernement
provisoire. Bien connu de Godechot et Saitta31 , ce projet a
justement attiré l'attention par son témoignage des efforts
d'élaboration politique autonome des patriotes italiens, de
leurs tentatives de réaliser une «révolution active»32. Dans
leurs propos, l'entrée de l'armée française devait coïncider
avec une insurrection générale, préparée par un comité
agissant à Nice en rapport étroit avec les patriotes restés en
Piémont. L'insurrection serait suivie par l'installation d'un
Gouvernement provisoire révolutiOIUlaire qui introduirait
graduellement une législation nouvelle, essayant «de ne faire
que les nouveautés absolument indispensables» pour éviter de
30 - Cf. V. Criscuolo, <<.L'idée de république chez les jacobins
italiens», ibid., p. 288-289.
31 - 1. Godechot, Les commissaires al/x armées, op. cit., p. 268, en
commentait l'avant-propos, tiré des Arclùves du Ministère des
Maires Etrangères, Paris, Sardaigl/e, 272. Tiré des Archives
du Ministère des Maires Etrangères, Paris, Correspol/dance
politique, Rome, 920, par A. SaiUa, «StruUura sociale e reallà
politiea nel progetlo costituzionale dei giacobÎJü piemontesi
(1796) ), Società, V, 1949, p. 436-475, l'édition de 1799 de ce
projet il été retrouvée et étudiée par L. uerci , <<l,'edizione deI
1799 de! Progelto di govcmorivoluzionario 0 sia provvisorio
per il Piemonte», Rivista di s/oria ciel diritto italial/o, LXIV,
199 J, p. 45-98.
32 - L'expression figure dans lil texte publié par 1/ Repllbbicallo
piemol/tese du 20 février 1799, étudié par L. Guerei,
<<.L'cdizioue uel1799», op. cil ., p. 61 -63.
- 1067 -
�LA RÉPUBLIQUE DmECTORIALE
frapper la mentalité populaire, en particulier en matière de
religion33 .
Les rencontres entre Bonaparte et les exilés italiens à
Nice et à Gênes semblèrent confinner la possibilité de réaliser
ces plans. On comprendra donc la déception qtÙ suivit les
premières démarches de l'année. Le 26 avril la république
était créée à Alba. Mais l'arnùstice de Cherasco, le 28 avril
1796, la découverte de la conjuration babouviste et
l'arrestation de Buonarroti le 10 mai 1796, donnèrent un coup
d'arrêt aux projets des U1ùtaires italicns, considérés dès lors
par le Directoire COIllil1C des terroristes et comme une menace
à la paix. Les patriotes italiens Celentalù, Selvaggi, Serra et
Sauli, qui le 1cr juin présentèrent un mémoire pour protester
34
contre l'armistice furent expulsés de Paris .
Si j'ai peut-être trop longuement évoqué cette première
phase de l'action politique des patriotes italiens c'est qu'elle
reste fondamentale pour comprendre leur attitude face au
Directoire pendant lc «triennio» 1796-1799. Tout le long de
la campagne d'Italie, jusqu'à Campoformio, espoirs et
déceptions se succèdent et s'entrcmêlent d'un jour à l'autre. La
création successive de «républiques soeurs» (Cispadane,
Cisalpine, LiguriCllllc), entre 1796 et 1797, donne finalement
aux démocrates italiens le cadre d'une action politique
concrète, inscrite d'un côté dans la défense des principes
constitutionnels contre la spoliation financière systématique ct
l'intromission continue du Directoire et de ses agents dans
leur indépendance, ct de l'autrc côté dans la diffusion des
principes républicains par l'intermédia ire de la presse, des
33 - Cf. A. Sailla, «SllUllura socialc c reallà politiea», op. cil.,
p. 456-458 : A. M. Rao, «Sociologia e politien deI
giacobiJùsmo : il easo napolelanQ» , fJrospellive SellaI/ta, l,
1979, 2, p. 231-233. Sur les plul1s d'insurrcction dcs patriotcs
piémontais, voir aussi la lcltrc de Cueaull à Dclacroix du
7 févricr 1796, publiée dans Cli age/IIi ci viii, op. cil., p. 446449.
34 - E. Rota, /1 prob/e/lla j/alial/e) dal 1700 al J815 CL 'iden
u/li/aria) , Milano 1941 (2a ed.), p. 78-79 ~ R. Sorigu, Le
socielà segre te, l'emigrazione polilica e i primi moli pel'
l'indipendenza , Scritti raccolli c orwJlùti ua Silio Mallfredi,
Modelln, Società tipogrufica modcllcsc, 1942, p. 233-234 .
- 1068 -
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
sociétés populaires, des cercles constitutionnels, vivement
défendus contre les mesures répressives alternativement
imposés par le gouvernement français 35 . Dans cette action ils
ont à faire face non seulement au Directoire mais aussi à ses
tenants italiens, les patriotes modérés, favorisés par les
autorités françaises dans la course aux emplois, tous ceux qui
n'acceptent le nouvel ordre républicain que conune garantie
d'une «révolution sans révolutioIl)), Ù savoir du maintien de
l'ordre public contre tout danger de violence populaire36 .
La conjuration de Babeuf avait al'tiré l'attention de tous
ceux qtÙ, fTançais ou étrangers, sans pour autant partager le
programme de la communauté des biens, pensaient que la
révolution était inachevée, et qu'il était impossible pour la
République française de survivre au milieu des monarchies37 .
Dans leurs vues, il n'était pas question d'exporter ou
d'imposer la révolution, mais de remplir ses buts d'égalit é et
de fraternité UlùverseUe, dans le respect de la constitution de
1795 mais pour l'amender et la corriger, sans oublier cette
35 - Pour un cadre généra l du «triC1UÜO», cf. C. Capra, (ill
giomali sll1o nell'età rivoluzionaria e nupoleoni(8», in La
.I·lampa italiana da/ '500 all'800, a cura di V. Castronovo e
N. Tranfaglia, Roma-Bari , Laterza, 1976, p. 373-537 : Id.,
L'elà rivoluziol/aria e napoleol/ica in lla/ia 1 796-1815,
Torino, Loescher, 1971\.
36 - Je me pennets de renvoyer à A. M . Rao, (Ù! problema ùella
violenzu popolare in Haliu nell'elà ri voluzionarim>, dans
Rivolllziol/e frallcese. La f orza delle idee e /0 forza delle cose,
a cura di Haim Burstin, Milono, Guerini, 1990, p. 247-266.
37 - Cf. A. M . Rao, «Républiques et monard ues à l'épotjue
révoluliOlUlaire : une diplomotie nouvelle '7 », La R épubliqu e el
l 'El/rape, op . Cil ., p. 267-278. Sur l'intematiollalisme
babouviste, cf. S. Luzzatlo, L'all/U/mo della riva/llziane. Lotta
e CI/III/ra p alitica nel/a FraI/cio de/ Termidora, Torino,
Einuudi, 1994 , p. 28 1-284 .
• 1069-
�LA RÉPUBLIQUE DillECTORIALE
constitution de 1793, dont on ne pouvait même plus parler
.
. 38
sans nsquer sa VIe· .
Faut-il révolutionner l'Italie, faut-il la républicaniser?
La question parcourt les débats politiques dans la presse et
dans la correspoll&mce des agents civils en 1795-1796, et en
1796-1797 s'entrelace avec le débat sur la légitimité de
l'action de Bonaparte en Italie. Il ne s'agit pas seulement de
politique ex1érieure et de diplomatie : la question met en
cause le statut politique de la France elle-même. Ainsi le
consul à Gênes Lachèze, qui se réjouissait «de voir enfin un
Gouvernement stable ct vigoureux établi sur les bases d'une
Constitution démocratique», heureux résultat «de la longue
crise révolutionnaire»39, ne considérait le Milanais que
«comme un gage assuré de la paix solide avec le Piémont»4o.
Pour Marc-Antoine Julliell, au coutraire, si l'aveugle
participation des patriotes à la conjuration de Babeuf avait
provoqué «la réaction nouvelle dont ils sont victimes» 41, il
n'était pas moins nécessaire d'atteindre les buts de la
révolution dans le cadre des formes constitutionnelles
38 - Sur le poitls de la Constitution ùe 1793 tians la réflexion
tlémoLTuLique suivante, cf. S. J\berùam, «Guerre civi le ct
légitimation : Il: eus tle la COllstitution de 1793», dans
Cot/stitutioll & Révolu/ioll al/x États-Ullis d'Alllériql/e el ell
EI/rope, op. cil., p. 33 1-359 : le texte de 1793 (~uma
is
promulgué, jamais offidellcment appliqué, trouve pourtant tlès
1795 des défenseurs, au péril de leur vie, punni ceux qui ont
participé ou non au processus de son atloption et fondent aÏllsi
lUle longue lratiitiOll» (p. 357-358).
39 - Lettre ù Delacroix, Gênes le 11 frimaire an IV, 2 décembre
1795, dUJ1S Cili agenti civili, op. cit., p. 110.
40 - Mémoire au Directoire sur lu campagne d'Italie, GêJ1es le
15 [rima ire an IV, 6 décembre 1795, ibid., p. 153 .
4 1 - Lettre à GunlÎer du Jcr octobre 1796, eité par E. Di Rienzo, «Le
No /es 011 qllestioll.Y», op. cit., p. 78.
- 1070-
�Les républiçains démocrates italiens et le Directoire
existantes. Mais la ferme hostilité du Directoire au,,, projets
d'unification politique de l'Italie 42 rend inévitable pour les
patriotes italiens en 1796-1798 de poursuivre, à côté d'nue
action pohtique ouverte d'opposition au gouvernement
français, une action conspiratrice, ne rilt-ce que pour étendre
le mouvement révolutionnaire aux États italiens restés sous
les anciens gouvernements.
La convergence entre les «néo-jacobins» français et les
umtmres
italiens
était
efficacement
relevée
par
Charles Lacretelle, qui mena dans les Nouvelles politiques
une campagne opiniâtre contre la républicanisa lion de
l'Italie43 • Le 13 juin 1796 il· denonçait «ce système absurde
d'appeler;) une liberté prématurée lUl peuple qui en connoît à
peine le nom, qui ne peul être guidé par ses inspirations el qui
n'en imitera que les fureurs», et se jetait contre «ces sociétés
populaires, ces colonies jacobines, établies par le jacobin
42 - Doçlllnentée dc façon défillitivc par les études de J. Godechot,
«Le bubouvisinc et l'unité italienne», op. cil., «Les fnUlçais el
l'unité Ïlalie1Ule sous le Dircçtoirc», RtfV/le d'histoire politiq1le
el conslit1ltionnelle, 1952, p. 96-110, 193-204 ct, en italicn,
Rivisla slO/·ica italiana, 1952, p. 548-580, «Unità batava e
unità italiana all'epot:U deI Direttorio», Archivio storico
al'. cil.,
ilaliano, J955 , p. 217-227 (cf. il présent Regard.~,
p. 269-288, 30:1-344), «Adversaires ct partisans dc l'U1ùté
italienJlc)), Bulletin df1 la Société d'hislOirf1 moder/w, avril-mai
J952, p. 5-10, «La politique italienne du Directoirc»,
Occ:idente, 1954, p. 82-96. Sur lc débat wlité-fédéralisme
pa11lù les républiçains italiens, d . ù présent A. M. Rao, «Unité
ct fédéralisme çht:z les jaçobins italiens de 1794 il 1800», dmls
Le.\' fédéralismes. f?éalilés el représenta/iollS. 1789-187-1,
Ades du collollUC dc Marseillc, scptcmbrc 1993, Aix-enProvence, Publiçutions dc l'Univcrsité de Provence, 1995,
p. 3X 1-:190 : M. dc Nicolô , «Nuissance cl déclin du prcmicr
fédéralismc italien», ihid. , p. 391-399 : A de Francesco, «Aux
origines du Illouvûmûnt délllocratilluc itulien», op. dl.
43 - Cf. J. Godcçhot, «Les Français et l'unité italicl1JlC», op. dt.,
p. 309-315 : A. M. Rao, Esllli, op. dl ., p. 85-88. Sur
Luçretclle, voir aussi J. D. Popkin, The Right-/Vil/g Press in
/lrance 1792-1800, Chapd Hill, The Univcrsity of North
CarolÎlw Prcss, 1980, p. 35-42.
- 1071 -
�LA RÉPUBLIQllE DllŒCTORIALE
Salicetti au milieu de la Lombardie conquise»44. Fonder des
républiques en Italie signifiait poursuivre «une guerre civile
[... ] une guerre religieuse» contre toute l'Europe45 et perpétuer
en même temps la révolution, au lieu de la tenlliner : «En
propageant la révolution au-dehors, nous perpétuons la guerre
[... ] En propageant notre révolution au-dehors, nous en
ranimons tous les feux au-dedaIls» 46. Il s'en prenait en
particulier aux exilés, «cet amas de transfuges étrangers qui
forment auprès du gouvernement lITI bureau de diplomatie ;
ces funestes successeurs d'Anacharsis Cloots, dont on écoute
les avis, dont on reçoit les pll:Uls» 47. La révolution étaut
tennillée en France, il ne fallait pas la rallumer en Italie: «Ils
COlllinencent une révolution et nous voulons en finir une ; ils
troubleront tous nos projets de tranquillité par l'activité de
leurs passions [... ] Les jacobins des départemens méridionalLx
correspondront particulièrement avec eux ; et la révolution,
sans s'arrêter, passera et repassera sans cesse les Alpes» 4K.
Lacretelle, dans son opposition acharnée, avait saisi tille
idée centrale de l'action des démocrates italiens et des «néojacobins» français, à savoir, l'idée que la révolution en Italie
pouvait et devait contribuer ù achever la révolution
commencée en France en 1789, reprenant le chcnùn
interrompu par Thermidor, fondant cn même temps lITI
équilibre intcrnational assis sur unc diplomatic lIouvellc49 .
44 - «Réflexions sur le systême d'administration à suivrc dans les
puys conqui:m, NOl/velles poliliques /la liaI/aIes el tilml/gères,
nO 265 , 25 prairial un IV 13 juin 1796, p. 1059.
45 - «Prcmière lettrc sur celle question : Faut-il Cuire une révolution
duns l'Italic '7», ibid. , n° 287, 17 messidor an IV, 5 juillet 1796,
p. 1148.
46 - «Nouvelles réflexions sur la guen'c ct lu paix», ibid., 11° 289,
19 messidor an IV, 7 juillct 1796, p. 1155.
47 -Ihid. , nO4, 4 vendémiaire an V, 25 septcmhrc 1796, p. 15.
48 - (tA quoi nous llcrt-il de fuire une révolution en llalie '7 », ibid.,
n° 46, 16 brumaire an V, 6 novcmbre 1796, p. 183-184.
49 - Cr. A. M. Rao, «Républiques ct monarc1ùes)}, op. cil . ;
M. Leonardi, «(L'apport des républiques itulieJUles ct
l'ach6vemcnt de lu Révolutioll», dalls La Républiql/e el
l'EI/rope, op. cif., p. 297-305.
- 1072-
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
Lacretelle ne fut certes pas le seul à se prononcer contre
la formation d'une république unitaire en Italie. Aussi les
mémoires que les agents du Directoire (Faipoult, Miot,
Lachèze, Fourcade) envoyèrent à ce sujet après la conquête du
Milanais n'avaient pas de doutes : trop de superstition dans
l'État pontifical et dans l'Italie du Sud, ces peuples n'étaient ni
dignes ni capables de liberté50 . Qual1t au Piémont, une
Décision du Directoire sur un Projet d'arrangement en Italie
du 25 juillet 1796 affirmait nettement : «Une république
démocratique piémontaise seroit pour nous un voisin
beaucoup plus inquiétant qu'un roi que nous avons lllis hors
d'état de nuire». Il fallait, au contraire, «rassurer les rois sur
la manie qu'on nous attribuait de vouloir tout
révolutionner»51. En 1797, pendant les négociations de la
paix avec l'Autriche, la campagne contre la démocratisation
de l'Italie devint encore plus âpre parmi les députés du centre
et de la droite. Ainsi, par exemple, dans son discours du
23 juin 1797 Dumolard, en déclarant illégale la démarche de
Bonaparte, protestait contre de nouvelles interventions en
Italie : <<le temp§i n'est plus des e>.1ravagances d'Allacbarsis
Cloots, la nation française n'est pas une secte d'illuminés qui
cherche à s'étendre, mais un peuple heureux et fier de sa
liberté constit11tionnelle et qui veut en jouir en respectant
l'indépendance des autres Etats»52.
Face à ces propositions, les patriotes italiens réagirent
très vivement, recourant él la presse politique de Milan, créée
tout de suite après l'entrée de Bonaparte dans la ville. Deux
journaux surtout se firent porte-parole du programme
unitaire: le Termomelro politico della Lombardia, le plus
répandu, prestigieux et durable, pam du 25 juin 1796 au
5 décembre 1798, et le Giornale de' patrioti d'Italia, paru du
20 janvier 1797 au 13 février 1798. Le Termometro politico,
dirigé par le patriote milanais Carlo Salvador, qui avait vécu
en France pendant la Terreur el participé aux débats sur la
50 - Cf. C. Zaghi, La Rivolllziol/e fral/cese e l'Italia , op. cil., p. 5399.
51 - Publiée ibid., p. 82 ~ cf. B. Nubol1ne, La diplomatie du
Directoire et BOl/aparle d'après les papiers il/Jdils de Nellbell,
Puris, Lu Nouvelle Edition, 1951 , p. 45.
52 - Cf. G. Lefebvre, La FraI/ce SOIIS le Directoire, op. cit., p. 392.
- ) 073 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
constitution de 1793 53 , répliqua durement aux attaques de
Lacretelle,
défendant
l'autonomie
du
mouvement
révolutionnaire local, dont les germes, écrivait-il, étaient déjà
présents bien avant l'entrée des armées françaises. Les vraies
raisons de la guerre n'étaient pas les pressions des patriotes
italiens pour la libération de leur pays mais la haine
implacable des tyrans européens coalisés contre <des principes
constitutiolUlels du gouvernement français», une baine
mortelle que le triomphe seul de la contre-révolution en
France pourrait éteindre. Les Français n'avaient d'amis fidèles
que parmi les peuples, et leur libération seule pouvait réduire
«les despotes ,\ l'implùssance de continuer la guerre». Ces
patriotes italiens dont Lacretelle redoutait la ftùte en France
en cas de revers en Italie, n'avaient d'autres qualités que
«l'innocence, la vertu, J'amour de la liberté, le courage, ces
mêmes qualités que les Français porteroient ailleurs, s'ils
avoient à craindre le même sort que M. Lacretelle redoute
pour Jes Italiens» 54.
Quant au Giornale de' patrioti d'Dalia, fondé par les
patriotes méridionaux Giuseppe Abamonti, Matteo Galdi,
Francesco Saverio Sal1i, il soulignait dans son Litre même le
53 - Cf. M. Leonardi, «Un opuscolo montagnardo di Carlo
Sulvador», Crilica sioriea, 1986, 3, p. 449-469. Le
25 novembre 1795, sur proposition de Delacroix, il fut nonuné
agent secret du Directoire duns l'ftaJic du Nord: cr G/i ag(!/Ili
eivili, op. cil., p. 236, 525-527, 558-559.
54 - «Réponse d'LUl Itulien alL, réOexions de M. LUl:retelle le jeune,
sur la guerre ct lu paix, De Gênc!), le 8 août», No//velles
po!ifiq//(!s, n° 345, 15 [rul:tiùor un IV, 1cr septembre 1796,
p. 1378- 1379 (tradul:tion partielle ùe l'urtil:le «RiOcssi01lÎ di Ull
citt. ilaliano sullu quistione di ml. LUl:retelle Hisogna fare LUlU
rivoluzione in Itulia ? pubblieata in Parigi nelle Novelle
poli!ichc nO 287», paru dans le TenliOIl/(!fro poli/ieo della
Lomhardia, 12 UlCnl1jdor un IV, 30 j uillct 1796 : cf.
TernlOmelro politico ddla Lombardia, u wra di VHtorio
'riscuolo, vol I, Roma, Istituto storil:o italiano per l'etù
modema e contcmporaneél, 1989, p. 168-174). Voir aussi les
(<RéOexions sur la question de suvoir s'il est de l'intérêl de lu
Franl:e d'étublir lllle république lombarde, De Milan le
22 août», ibid., n° :165, 5 l:omplémentaire IV, 21 septembre
1796, p. 1459.
- 1074 -
�Les républicains démocrates italiens elle Directoire
but de l'unité italielUle, et se définissait «parfaitement et
constamment démocratique»ss. Pendant le mois d'aoiH 1797,
Galdi participa vivement au débat qui se déroulait ù Paris
dans les Conseils sur la conduite de Bonaparte, dénonçant les
intrigues ourdies à Paris par les membres de l'ancienne
oligarchie génoise, en accord avec les contre-révolutionnaires
français , pour lancer sur les Nouvelles politiques de
Lacretelle une nouvelle campagne contre la libération de
l'ItalieS6 . Les députés royalistes et les clichyens, écrivait-il,
prenaient la défense des despotes contre la liberté italielUle,
puisqu'ils savaient bien que l'organisation d'une République
italie1Ule libre et indépendallte serait lU1 obstacle ultérieur ù la
s7
contre-révolution pour laquelle ils travaillaient en France .
Galdi défendait douc Bonaparte des accusations de s'être
éloigné des principes constil11tionnels, lancées contre lui par
Joseph Dmllolard el reprises par Thibaudeau. Et dans le
numéro du 10 septembre il célébrait la journée du 18 fructidor
comme la victoire des patriotes el de la liberté contre les
clichyens, les royalistes, les aristocrates. La liberté de
l'Europe, répétait-il le 16 septembre, était indissolublement
liée ù celle de la FrancéM•
U l:Ura di Paola Zunoh, 3 voB .
Roma, lstiluto storil.:o ituliwlO pcr l'età modemu e
conlemporanea, 1988-1990, II, p. 303 (na 84, 12 Ulcnnidor
Wl V, 30 juillet 1797).
56 - «Congiuru Sl.:opcrtll ill Parigi contro la libertà di Genova, c
dc11'Ilalül)) (ibid., p. 307-309, 314-316, 344-345, 348-349, 373374, 380-381) : «Culembourg de M. Lacretelle» (ihid., p. 339)
: «DicJuaruzione dell'Eslensore su di Ulla espressionc di
M. Lacretelle» (ibid., p. 352-353).
55 - Giomale de' palrioli d'Italia ,
57 -Ibid., p. 349.
58 - «Avviso li Mr. Dlunolanl», na lB, 10 Ulennidor J, 28 juillet
1797 : «Osservazioni su di un Discorso ùi Thihaudeau HC]JU
sessiol1c de' 4 Frullidoro», na 102, 18 fruclidor, 4 septembre :
«Notizie reccnlissime di Parigi de' 18 FrucLidom, 110 105 :
<<RiOcssioni su quc ~ t'iJlporanc
avvelumentO», na 106 (ibid.,
p. 296, 444-446, 473 , 481). Il fuut remarquer quc les mêmes
attaques contre l1ul11olard ct Thibcaudcllu sont portées au
même momcnt par Antollclle dWIS Le Démocrate
('olls/ill/liollllei : cf. P. Sema, «Comment êtrc démocrate cl
constitutionnel», op. cil., p. 208-209.
- 1075 -
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
A partir du 26 juillet 1797, Galdi publiait un long Essai
historique sur la révolution d'Italie, dans lequel il
revendiquait hautement encore une fois son autonomie et le
rôle actif joué par les patriotes italiens. Il soulignait aussi les
liens entre l'évolution politique de la France et sa politique
étrangère : le 9 thermidor avait été une joumée fatale à la
République française, qui avait privé la patrie des
républicains les meilleurs et des talents les plus sublimes.
Mais il ne manquait pas d'espoirs sur le futur de l'Italie et
concluait son bilan d'un ton entllOusiaste : «Voilà les
révolutions arrivées jusqu'ici en Italie, d'autres lion moins
intéressantes couvent sous la cendre, et malgré les efforts de
la tyrannie, de la superstition, de la barbarie, il est écrit que
dans peu de temps toute la péninsule sera libre, sera lUie
république puissante»5!1.
«D'autres révolutions couvent sous la cendre» : en effet,
le mouvement pour la libération de toute l'Italie n'était pas
éteint et continuait à suivre la double voie des adresses
officielles et de la conspiration. L'éphémère républicanisation
de Venise (mai 1797) fut réalisée, selon le témoignage tardif
du patriote napolitain Francesco Saverio Salfi, par la seule
action des patriotes locaux et contre les conseils de
59 - «Saggio istorico sulla rivoluzionc d'Halia», nO 82, 8 lhcnnidor
an J, 26 juillct 1797 : nO84-86, 12, 14, 16 lhcnnidor, 30 juillet,
1cr ct 3 août : n° 88, 20 thcnnidor, 7 août : nO 90, 24 Ulcnnidor,
1 1 août : nO94, 2 rructidor, 19 aoClt : nO 96, 6 fructidor, 23 aont
(Giorno le de' pa/I'ioli d'flalia , op. cil., n, p. 285-287, 300-301 ,
309-310, 316-3 18, 333-334 , 350-351, 381 -383, 398-399). Jc
mc pennets de rcnvoyer aussi ù A. M. Rao, «Une «promcnade
patriotique» : lu campagne d'Hu lie duns la presse républicaine
italicnne», a paraître dans les Actcs du CollolJue intcmational
Les ill/ellectuels europ t,lells fa ce à la call/paglle d'ftalie (/ 796J 798), Université de Nantes, CRINl , 7 ct 8 murs 1997.
- 1076-
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
modération de Joseph Villetard 6o . Le 5 août 1797 les patriotes
de Lucques en exil adressaient au Directoire une lettre contre
la perfidie des tyrans de leur ancienne république
oligarchique, en demandant le secours de la France et
l'agrégation de leur patrie à la Cisalpine. Le 14 novembre
suivant ils adressaient la même demande à Reubell, et le
28 novembre à Amelot, comnùssaire général des finances à
Milan 61 • En même temps, la correspondance des espions de la
cour de Naples en 1797 founnille de nouvelles sur l'activité
des piémontais, des romains et des napolitains en exil à
Gênes, à Bologne, à Milan, Ù Ancône. Ils signalaient surtout
l'activité du patriote napolitain Andrea Vitalialli, qui projetait
un attentat contre la [{unille royale, des piémontais Ranza et
Bonafous, qtÙ agiss,ùent pour la libération du Piémont, du
patriote romain Enrico Michele L'Aurora, qui à Ancône, en
avril 1797, opérait pour propager la révolution à Rome et à
Naples 62 .
L'Aurora était panni ces patriotes italiens qui dès 1792
s'étaient engagés dans une activité conspiratrice. Il avait
participé aux rélll1ions de la Société des anùs de la liberté et
de l'égalité de Nice ct en 1793 il avait offert li la Convention
des légions italielUles ct présenté un plan de soulèvement de
60 - Ainsi 8alft, dalls SOli compte rendu du Précis de l'histoire
politique e/ mili/aÏ/'e de l'El/l'ope de Jean Bigland, publié dans
la Revue Ellcyclopédiqlle en 1822 : «La révolution, qui éclata
successivement à Venise ful hasardée par un très-petit nombre
de patriotes, à la tête des quels se trouvait Pier-Tollunaso
Zorzi, homme très-rusé et encore plus entreprenant. Les
Français n'y prirent UUClUle part ; la légation française confiée à
un citoyen lion moins probe qu'éclairé (M. Joseph Villetard),
fit au conlraire tous ses efforts pow· detoumer les patriotes
vénitiens de leur téméraire entreprise» (cité dans Salfl lra
Napoli e Parigi. Car/eggio 1792-1832, a cura di Rocco Froio,
Napoli, Gaetano Macchiuroli, 1997, p. 193, note 4).
61 - Cf. G. Tori, «11 movimcnto giucobino 1ucchese», op. ci/., p. 335,
356-359.
62 - Je renvoie ù ce propos Ù W1 article ù paraître druls les Allllaies
historiques de la Révolutioll frallçaise . La présence d'espions
panni les piémontais et napolitains réfugiés ù Gênes était
signalée pur Fourcadc ù Delacroix le 15 février 1796 : cf. Gli
agellti civili, op. ci/., p. 512.
- 1077 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORlALE
la Ligurié3 . Le 24 juin 1796, envoyé en délégation li Paris
pour protester contre la fermeture de la Société patriotique de
Milan décrétée par Bonaparte et Saliceti, il écrivait à Carnot
contre les rumeurs de cession de la Lombardie à l'AuLr:iche,
action qu'il disait non seulement déshonorable mais contraire
au;" véritables intérêts de la France64 . Le 14 juillet il écrivait
au Directoire contre les négociations de paix avec le pape,
soulignant les avantages inunenses «que la République
française retireroit en réduisant les Etats du pape en
République et en expulsant la maison d'Autriche de l'It~ùie»
65.
Le 27 août il dénonçait au Directoire - dans Wl français
approximatif mais véhément - l'activité frénétique du clergé et
des émigrés et les menaces qui pesaient sur la Francc même :
«si vous ne déclaré l'independence de Bologne, Ferare,
Ancone, Sinigaglie, Civitavechia et Castro les pretres tost ou
uud causeront IUle novelle vandée, et la posterité vous
reprocherà le sang qui aura coulé, l'assassinat de Basseville
implUli, et peut etre la guerre civile»66.
Le 16 septembre il publiait un Manifeste pour la
libération de J'Italie el la convocation à Reggio d'une
Convention nationale italienne67 . Arrêté pendant IUle semaine
él Milan à 1(1 fin de 1796, il continua son activité de
prosélytisme il Bologne et él Ancône, surveillé et suspecté par
63 - Cf. R. Soriga, L'idea nazionale iraliana dal secolo XVIII
all'Ilnificazione, Scritti raccolti e ordinati du Silio Manfrcdi,
Modcnu, Socictù tipogralicu modcnese, 1941, p. 7, 18-20 ;
E. Rotu, 11 problelllC/ iralial/o, op. cil., p. 70-71. Voir aussi su
leun:: AliX ciroyells Grc!goire el .fagot, Nice, 27 avril 1793,
publiéc dans E. M. L'Aurora, Scri((i pofitici, op. cil., p. 142143 ; plus en général, (jiacobini ira/iani, vol. l, a cura di
Delio Cuntimori, Hari , Laterza, 1956, p. 428-431 .
64 - E. M. L'Aurora, Scrilfi politiei, op. cir., p. 144-147.
65 - Ihid., p. 149.
66 - Archives Nationales, Paris, AF m, 1!l5, cir. !l50. Le 18 fructidor
il s'adressait de nouveuu au Directoire denonyunt les vols et les
dilapidations des commissaires Là l'année d'lInlie et soutenant
encore une foi s le projet d'unilication de l'lIulie : cf. Scri((i
polWei, op. cir., p. 153- 159.
67 - Cr. ibid., p. 6!1-72 ; E. Rota, 11 problellla ilafiano, op. cil.,
p. !l5-86.
- 1071\ -
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
les autorités françaises en même temps que par les éllùssaires
du pape et du roi de Naples. Son attitude face au Directoire,
telle qu'elle émerge de ses nombreux appels et adresses, est
comparable ù celle des hommes d'Ancien Régime face à la
royauté : les Directeurs seraient prêts à réparer les erreurs et
les abus commis par leurs agents dès qu'ils seraient mis au
courant de leur conduite6M • Mais s'il accompagnait ses
dénonciations par des proclamations de confiance dans le
gouvernement fTançais, le cadre qu'il traçait de la France du
Directoire n'en restait pas moins sombre, en particulier dans
l'adresse prononcée au Cercle conslitutionnel de Milan le
27 novembre 1797. Qu'est-ce qu'on voyait, disait-il, en
parcourant la France? La plus grande partie de la population
gémissait dans la misère, tandis que les énùgrés, rentrés,
s'étaient enricJùs. Les patriotes qui avaient soutenu le
gouvernement révolulionnaire, un gouvernement énergique
qui avait sauvé la France ct la liberté, ces patriotes nommés
jacobins, terroristes, robespierristes, étaient rédtùts à la
mendicité, tandis que les amis des prêtres et des énùgrés, les
conuIÙssaires de guerre, les agents, les inspecteurs, eLUlemis
du peuple ct des patriotes, avaient fait leur fortune dans la
République ct vivaient dans le luxe. 11 n'avait qu'une
conclusion à en tirer : «la révolution n'est pas encore
accomplie, cl le peuple n'est pas encore souverain». La
mémorable journée du 18 fructidor devait encore réaliser «son
belouvrage»G9.
68 - Cf. P. Themelly, II/troduziolle ù E. M. L'Aurora, Scritti politici,
op. ei/., p. XXXIV-XXXV.
69 - «La rivoluziolle nOI1 è ancora compiula, ed il popolo non è
ancoru sovrano, 111ediante, se 10 fosse, lion si vedrebbero simili
abbomù1Uzioni cd illfelicitù. Oh memorabile giomata dei
1Rfrutlidoro, quanto la Iibertâ deI mondo deve a quel di
fortunato '1 Non hui ancor compito la tua bell'opera» : II/dirizzo
dei Cil/adino L'Aurora, ai Rappresenlallti deI Popolo ltaliallo
sopra l'aris/ocrazia, ed i mali allI/aU dell'ltalia. PI'ogetto pet'
.I·bandire la mel/dieità, ed i poveri .. prolll/llciato al Circolo
Costi/llziol/ale I/ella sera dei 7jrilllajo [mUlo VI. 27 novembre
1797J. in Giacobilli i/alialli, vol.
a cura di Delio Cantimori
n.
c Renzo De Felice, Bari, LUlcrm, 1964, p. 471-498. ù présent
dans E. M. L'Aurora. Serilli politiei, op. cil.. p. 73-105
(citutions aux p. 92-94).
- 1079 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTOlUALE
L'Aurora était dans le nombre de ces républicains
italiens - et français, comme Jullien - qui pensaient que la
révolution était inachevée, parce qu'elle n'avait pas encore
réalisé ses buts de réforme sociale et de fraternité universelle.
Un rêve démenti, donc, que celtù du rôle émancipateur de la
France '17 Certes, la politique des «coups d'Etat» dans la
République cisalpine et les réquisitions des commissaires
civils aux armées à Milan, à Rome, à Naples étaient un
démenti scandaleux des promesses de la guerre de libération.
Pour l'aile radicale des patriotes italiens, le Directoire était
aussi responsable d'une politique de modération, voire de
conservation et d'étouffement de la liberté de presse et
d'association, qui empêchait d'accomplir la révolution,
d'atteindre ses objectifs d'égalité sociale et de démocratie. Et
quelques-uns d'entre eux poussèrent leur déception jusqu'à
conspirer contre la France?l. Mais la plupart gardèrent leurs
lieus avec la France, trouvant leurs alliés naturels ck'lllS les
«néo-jacobins», parmi ces agents diplomatiques venus en
Italie après Thermidor encore nourris de ce rêve de liberté, et
encore sous le Directoire éloignés de leur pays (i cause de
leurs idées démocratiques 72 . Ils les trouvèrent aussi panui les
soldats, attirés par le pillage promis par Bonaparte mais aussi
par le rêve d'une mission émélnciputrice. On en retrouve
°.
70 -
r.
M. Vovelle, «Révolution, liberté, Europe», dans ses
révollltion française , Paris, Ed. La
Découverte/Société des Etudes Robespierristes, 1993, p. 127140.
71 - Cf. G. Vuccarino, «Crisi gim:obùla e cospiruzione antifrmlcese
nell'anno Vil», Occie/enle, VIlI, 1952, p. 33-148, à présent dans
J Xiacobini piemO/llesi, op. cil., vol. r, p. 35-82.
72 - C'est le cas, pur cxcmple, du ministre de la police Sotin,
liccncié le 15 février 1798 à cause de su politique de soutien
dcs démocratcs ct envoyé à GGncs d'où, s'étant battu contre les
cxhorbitantes requêtes fmancières du Directoire ct pour les
aspirations des patriotes piémontais, fut muté uux Etals-Unis
après le 22 noréal : cf. 1. Woloch, .Jacobi/l Legacy, op. cil.,
p. 219 ~ J.-R. SuraUcau, «Liguricllne ou Ligure (Républiquc)>>,
dans A Soboul, Dictio/l/lair.: historiqu.: d.: la Révolution
français.: , publié sous la direction scicnli!ique de Jean·
Rcné Surallcau el Fran«ois Gcndron, Puri s, P.UJ- ., 19~
,
p.675 .
Combats pOlir la
- 1080-
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
encore une fois un témoignage significatif, même s'il est
peut-être exagéré par la crainte de la révolution, dans la
correspondance des émissaires de la police napolitaine. Dans
une lettrc écrite de Bologne le 21 février 1797, l'informateur
Giuseppe Torelli distinguait nettement dans l'armée française
en Italie l'attitude des soldats de celle des grands officiers. Les
généraux et les états-majors, écrivait-il, vivaient dans le luxe,
imitant le style de vie de l'aristocratie, tandis que la plupart
des soldats étaient dcs «républicains achamés» :
ils souffrent en paix leur misère, consolés par le fantôme de
la Liberté, et ils ne perdent celle manie que quand ils
cOllunencent à atteindre les grades le:; plus élevés, ou à
manier de:; emploi:; lucratifs; ils chantent toujours bien que
opprimés par le poids de la pauvreté, et quelques lUlS se
cousolent à l'idée de rentrer en France, et de renverser le
gouvemement actuel pour faire renaître le parti de la
Montagne.
Le 28 mars il ajoutait que les Français n'avaient point
perdu dc vue Naples, où ils essayaient d'introduire des écrits
«pernicieux», et que quelques-uns d'entre eux affirmaient que
«pour donner à la France une paix durable il était nécessaire
de donner la liberté à loute l'Europe»73. Les mêmes craintes
apparaissent cn 1798 dans les sources diplomatiques
piémontaiscs, affolées par les rapports entre les «anarchistcs
français» et les «mcneurs italicns» 74.
On connaît lcs exhortations à la modération formulées
cn 1797, après la déception dc Campoformio, par MarcAntoine Jullien dans ses Quelques conseils aux patriotes
cisalpins, texte qui circula à Paris cn 1798 et qui a été
73 - Archivio di Stato, Napoli, Esteri, 3576 .
74 - Ainsi le ministre piémontais Balbo, de Paris le 10 murs 1798, à
propos des nouveaux espoirs soulevés panni le:; patriotes par la
«révolution de Rome et celle de la Suisse». 11 écrivait encore :
«Si par les mots d'intentions de lu France el d'ordres de Paris
ils entendent les projets du parti jacobin et les mandats des
clubs propagmldistes, ils disent une triste vérité que nous
savons depuis longtemps. Et certes le danger est très hrrand,
puisque la faction est tres puiSsullte et très active». Cf.
'. Zughi, BOl/aparte e il Dirli/lorio, op. cit., p. 69.
- 1081 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
considéré par 1sser Woloch conune exemple typique du
constitutionnalisme «néo-jacobin» 75. C'étaient des conseils
qui tenaient compte de l'expérience française mais aussi de ce
qui se passait en Lombardie : «Il faut dissimuler l'influence
française, dut-on même avoir à s'en plaindre, et ne jamais
parler qu'avec un respect politique et nécessaire de la France,
de son gouvernement, de la constitution qu'il vous a donnée».
il fallait donc créer un «comité directeur secret», ne
«s'asscmbler qu'en petit nombre», agir graduellement mais
avec fermeté, pour réaliser «des lois populaires,
successivement adaptées aux localités et à l'esprit du peuple,
eu faveur des pauvres, des agriculteurs, des ouvriers, des
défenseurs de la patrie», mais sans «d'abord heurter
directement les intérêts des riches et des gros propriétaires».
Les destinées de l'Italie reposaient désormais dans le Corps
législatif cisalpin; et l'Italie, «quand elle aura proclamé son
entière indépendance, et organisé unc grande république une
et indivisiblc, pourra influer à son tour sur les destinées du
monde». Mais il [allait agir dans le respect de la constitution,
pour éviter de tomber sous les coups de la répression : «Si
vous négligcz d'observer inviolablement la constitution, vous
serez proscrits ; le royalisme dominera. Il faut savoir attendre
quc l'opinion soil formée, que la république soit nationalisée,
que Ic pcuple soit éclairé, que l'Italic soil libre».
Les excmplcs dc réprcssion ne manquaient certes pas :
comme le tout récent décret d'arrestation du Illois d'août
75 - Cf. 1. Wolol:h, Jacobin Legacy, op. cil., p. 163-164. Quelques
conseils aux pa/riotes cisa/pills Il été publié en 1955 par
G. VUl:carino, 1 patrioli «anarchistes», op. cil., à présent dans
J giacobini piemol/te.vi, op. cil., vol. 1, p. 193-201 ct, duns sa
version italienllc, par L. Rossi, <ù COl/seils di Marc-Antoine
Julien : la versiOllc italiuna C Wl problemu di dutazionc»,
('ri/ica s/orica, XXYIIl , 1991 , p. 845-860, qui en date la
publi(;ution entre le 29 o(;tobre ct le 21 novembre.
- 1082-
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
contre Pietro Custodi, coupable d'avoir attaqué la politique
française en Italie dans son journal 1/ Tribuno dei popolo76.
Pendant qu'il donnait ces conseils aux patriotes
cisalpins, Marc-Antoine Jullien pensait aux élections qui
devaient avoir lieu en France en mars 1798. Entre la fin de
1797 et le début de 1798 il dressait une liste de candidats, en
majorité anciens conventionnels et anciens jacobins77 .
Beaucoup de ces candidats étaient bien connus en Italie et
connaissaient bien la sihlation italienne: Tilly, Garat, Monge,
Daunou, Villetard, que Jullien disait d'Wl «républicanisme
éprouvé». Dans sa liste figurent aussi Briot et Escbassériaux,
qui seront en 1799 parmi les principaux défenseurs de l'unité
italieIUle dans les Conseils. Les élections, on le sait, ne
répondirent pas aux voeux des «néo-jacobins» et après le
22 floréal leurs liens avec les républicains italiens, de plus en
plus vexés par la lourde tutelle politique et éconolnique
imposée à la Cisalpine78 , devinrent encore plus étroits. Ce
n'est pas par hasard que Jean Tilly, dont les historiens perdent
les traces après son rappel de Gênes, à la fin de 1794,
jusqu'au décret de. déportation du 20 brwnaire an VIII,
reprenait en 1798 la route de l'Italie : les registres des
passeports le signalent en effet à Marseille, provenant de
Paris et dirigé vers Gênes, le 27 prairial an VI (15 juin
1798)751.
76 - Cf. V. Criscuolo, Il giacobino Pietro Cllslodi (con IlII'appendice
di docl/menli inedili), Roma, Mituto storico italiano per l'età
modcma e contemporanea, 1987, p. 275-280.
77 - Publiée pur V. Pogossian, «Marc-Antoine Jullieu et les
élections de l'un VI», op. cil.
78 - Cf. C. Zaghi, <ill trattalo di ullcunza di commercio tra la
Repubblica francesc e la Repubblica cisalpÎ.llID>, Archivio
storico lombardo, CXVI, 1990, p. 167-247 ; M. Leonardi, «La
Rcpubblica Cisalpilla e il Dircttorio : i traltalÎ di alleallza e di
conunercio e il colpo di stato dei 24 genllÎlJale VI (13 aprile
1798)>>, Critica slorica, 1990, p. 41-88 (voir aussi les comptes
rcndus de J.-R. Suratteau, dans AI/nales historiql/es de la
Révoll/tion fral/çaise, n° 286, 1991 , p. 572-573, n° 296, 1994,
p. 357-359).
79 - Archives Départementales des Boul:hcs-du-RhôllC, L 374,
f. 35v.
- 1083 -
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Pendant les mois suivants les alarmes sur l'activité des
«néo-jacobins» et leurs rapports avec l'Italie se font de plus en
plus fréquentes. Une note de police sur la situ<ltion de Paris
du 14 brumaire an VII (4 novembre 1798) signalait les
menées subversives de Felix Lepeletier et de ses agents daus
le faubourg St. Antoine et le départ d'Antonelle pour le Midi
pour y organiser le même mouvement :
Il Y a eu beaucoup de réunions decadi denuer au faubourg
Antoine, et dans Paris. Dans beaucoup de ces
rassemblemens on a lu des lettres du midi, ainsi que de
Milan, toutes ces lettres in vitoiel1t les patriotes démocrates
de cette Conunune à se réulur et à employer tous leurs
moyens pour détruire la tyraJUue directoriale ; la plupart de
œs dépêches vieJUlent sous le couvert des Représentans du
Peuple, qui sont à la tête ùu parti désorganisateur. Il y a dans
ce moment ci, beaucoup de provençaux et d'Italiens à Paris,
qui n'y sont venus que pour sel:Ollder les projets des factieux
[... ] ils comptent beaucoup sur une quantité d'officiers
suspendus, et d'autres militaires ; lu plupart des invalides
sont du complot. Tous les moyens sont employés pour
séduire la troupe qui est à Paris, et pousser les soldats à
l'insubordinalion80 .
La proclamation de la République romaine (15 février
1798), l'occupation du Piémont et la création d'un
Gouvernement provisoire à Turin (décembre 1798), la
création de la République napolitaine (21 janvier 1799) et
l'occupa lion de la Toscane (27 mars 1799), semblèrent autant
d'étapes vers l'unification politique de la péninsu.le. Mais les
défaites du printemps 1799 provoquèrent l'écroulement des
républiques italiennes et la fuite de milliers de patriotes en
France: Lacretelle se révélait bon prophète. La reprise «néojacobine» et le 30 Prairial furent le signal pour le
déclenchement d'une véritable offensive contre le Directoire
et sa politique italienne. Et pendant la crise de l'été 1799, les
liens entre les républicains italiens et les «néo-jacobins»
français, jusqu'alors cachés, émergèrent en pleine lumière. Le
80 - Arcluves Nationales, Paris, Ar m, 296, de. 1176, note
partiellemenl citée aussi par G. Vaccarino, / patrioli
«anarchistes», op. cit., p. 155.
- 1084 -
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
14 juillet le piémontais Rossignoli, écrivant de Grenoble à
Botta et Robert qui étaient à Paris, le priait de saluer
Antonelle, Drouet, Vatar, Villetard, Lepeletier et ajoutait:
«Maintenant je peux sourire, m,ùntenant qu'on peut nonmler
leurs noms pa/am et aperte»81.
La question italienne assuma ainsi une place centrale
dans l'offensive contre le Directoire lancée dans les Conseils,
dans la presse, dans les sociétés politiques82 • L'adjudant
général César Bertlùer ne voyait d'autre remède à cette reprise
«néo-jacobine» que le renversement immédiat de la situation
de la guerre, COlillne il écrivait de Lyon le 2 messidor
(20 juin) à Grouchy, général par intérim de l'armée d'Italie et
de Naples, souhaitant qu'il pût «être le Liberateur de l'Italie,
et sauver la République» : «TI paroit qu'à Paris on est un peu
déconcerté, on dit qu'il pourroit bien y avoir du bruit, et les
têtes exaltées s'échauffent et s'agittent en tous sens, mais
l'année d'Italie remettra l'équilibre en battant nos ennemis et
les chassant de nouveau de l'Italie qui aura bien méritée notre
vengeance» 83.
La questioil italielUle figurait en effet dans une très
grande partie des adresses envoyées au Corps législatif pour
célébrer le 30 Prairial. Dans les pétitions des arrondissement
de Paris on attaquait le Directoire
pour avoir découragé et exaspéré l'année d'Italie, par la mise
en jugement du général Chumpiolmet, qui avoit détrôné un
roi, et par la nomination de Schérer au cOllullal1dement de
81 - Cf. ibid., p. 167.
82 - J'ai d~ià
ulay~é
celte séquence dans Es/di, op. cit., ch. 3 et 4.
Sur la campagne «n é o~jacbine»
de 1799 je renvoie aussi à
B. Gainot, «La llotion de «démocratie représentative» : le legs
néo-jacobin de 1799», Îll L'image de /a Révoll/LlOI/ française ,
Actes du Congrè~
mondial pour le bicentenaire de la
Révolution, Paris-Londres, Pergamon Press, 1989, p. 523-530,
<<Du néo-jacobinisme de 1799 au libéralisme de 1815 : les
impasses d'tUle opposition démocratique», in The European
Legacy. Toward New Paradig/1/. Jal/mal of the Intemational
Society for the Siudy ofEuropeall ldeas, l , 1996, p. 78-83, et Il
ses ouvrages cités plus haut, note 10.
83 - British Library, London, mss. Egerlon, 1622, f. 152-153.
LO~
5
-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTORIALE
cette année : pour n'avoir point fait punir les agens et les
COlllilùssaires du Directoire accusés de vexations et de
dilapidations chez les Républiques alliées ; pour avoir
détruit par la force llùlitaire la constitution de la Cisalpine et
en avoir mutilé les autorités 84 .
Les républicains de la COllllTIlme de Lyon, le
10 messidor, demandaient «la mise en jugement des traîtres
[... ] ainsi que celle de leurs complices suspectés d'avoir vendu
les peuples d'Italie et d'Helvétie aux tyrans coalisés, d'avoir
fait assassiner nos armées». Les républicains du Pas-de-Calais
demandaient : «le silence, la dureté des triumvirs, envers les
réclamations les plus sages et les plus respectueuses, ne
décéloient-ils pas le projet conçu et presqu'exécuté de
réformer la constitution de la France, ainsi qu'on l'a fait en
Cisalpine et Hollande ?»M5.
Par son projet d'arrêté du 27 messidor (15 juillet) le
Conseil des Cinq-Cents dénonçait les Directeurs pour avoir
«mécolUlU la souveraineté des peuples» en modifiant
la constitution que le peuple cisalpin el batave avoit acceptée
et j urée au premier moment de sa liberté : en faisant
exécuter par la force et au nom de la Républillue française
les changemens apportés par eux seuls duns la constitution
d'un peuple déclaré libre, recoJUlU indépendant et notre
allié ; en sOluneltunl lu volonlé générale du peuple romaÎ1\
qui avoit élé déclaré libre cl indépendant, ct dont
l'ambassadeur étoil près de nous, à la volonté d'un général en
chef, ou à celle d'Wl commissaire ; el eIl forçant ce peuple
84 - 'orps législatif. ('onseil des Cinq-('enls. Premier Rapport fait
par Montpel/ier (de l'AI/de), al/ nom d'une Commission
Spéciale. chargée (l'examiner les différenle,\' pûlitioll.Y et
adresses re/atives aux circonstances actuel/es. et de présenter
les lIIesures lIûcessaires pour atteindre les dilapidateurs de la
forlune publique et les tmÎtres, ail/si qlle (e,v II/oyens à prendr(!
pour mettre en jugement les cOIMïJirateurs. leurs fauteurs et
lelu:v complices. Séance du 24 messidor an VU, A Paris, de
l'Imprimerie nationale, Thcnnidor un VII, p. 7.
85 - Ibid., p.16- 18. Sur les adresses de Grenoble, avant cl après
Prairial, cf. B. GainaI , «Révolution, Liberté=Europe des
Natiol~
'7», op. cil., p. 464-467.
- 1086 -
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
celle d'Wl commissaire ; et en forçant ce peuple d'accepter
Wle constitution dont l'article 369 consacre cette servitude.
Encore avaient-ils affilé les citoyens les uns contre les
autres «en dévouant les républicains à la proscription par la
désignation d'anarchistes» ~6.
Le Directoire fut accusé d'avoir e>.:ploité les républiquessoeurs et d'avoir empêché l'mufication politique italienne,
d'avoir fait commerce des nations suivant le droit des princes
contre le droit des peuples, gaspillant ainsi les victoires de ses
officiers et de ses soldats, prêts à «révolutiOIUler la diplomatie
comme ils avoient organisé la victore»~7,
d'avoir laissé
impunis les pillages exercés par ses conunissaires civils,
d'avoir persécuté conune anarclustes tous les amis de la
liberté en France et hors de France, d'avoir étouffé la liberté
de la presse el d'association, d'avoir «fait et défait des
Constiu»~,
de n'avoir pas réalisé les buts
révolutionnaires d'égalité sociale et de démocratie.
86 - Corps Lég{\·latij. Conseil des Cinq-Cents. Projet cl 'arrêté ,
Séance du 27 messidor au VII, A Paris de l'Imprimerie
Nationale, 111ennidor au VII.
87 - Coup d'oeil rapide slIr les opératiolls de la Campaglle de
Naples jusqu'à l'elltrée des frallçais dans cette ville, par le
général de brigade Bonnamy chef de l'Etat-Major-Général de
l'Armée de Naples, Pari:>, Dentu, an vm ; voir aussi Réflexions
générales .l'III" la nécessité d'avoir UI/ système politique bien
suivi pour tOlite l'ftalie, Archives du Ministère des Affaires
Elrangères, Paris, Mémoires el documents, ftalie, 12, p. 102 ;
Jourllal des hommes libres, 12 messidor Vil (30 juin 1799) ;
A. V. Rincheval, De la nécessité de réullir ell li/II! seule toutes
les Républiql/es d'Italie, pour l'illtérêt mutuel des Républiq1les
Italienlle et Frallçaise, de l'Imprimerie de Vutur-JouatUiet
[1799], signalé par lc même jOlmlUllc 13 messidor.
88 - Ainsi Andricux dans la Décade philosophique du 10 mc:;sidor
(28 juin) : cf. J. Kitchin, UII jOl/mal «philosophiqlle» : la
Décade (/794-1807), Paris, M. J. MUlard, J 965, p. 59. En
cITet, si pour Reubell les républiqucs-socurs ne dcvaicnt se
regarder qu'cn pays conquis, Mcrlin dc Douai «voyait daus les
constitutions dc ces États satellites tles modèlcs pour
expérimenter des pcrfccliolUlcmcnts ù l'u:;uge de lu Frunce» :
J.-R Surattcau, compte rcndu de C. Zaghi, <dl lrattato tli
- 1087 -
�LA RÉPUBLIQUE DIRECTORIALE
Tous ces griefs furent globalement repris par les
discours passionnés prononcés par Eschassériaux, Dessaix,
Briot du Doubs aux Cinq-Cents. Briot, en particulier,
présentait le 14 thennidor (l"r août) les adresses rédigées par
les italiens réfugiés en France, demandant la proclamation
solennelle de l'indépendance d'une République italielme
unitaire. Le 12 fructidor (29 août), il soulignait de nouveau le
lien inexiricable existant entre le sort de l'Italie et celui de la
France:
TI ne s'agit plus pour la France que de consolider le système
républicain et représentatif qu'elle s'est donné, ou d'être
dévorée et démembrée par les puissances étrangères: elle n'a
plus d'autre allernative : la guerre est à mort, le
rétablissement même de la monarchie constitutiOJUlelle
seroit impossible : l'intégralité même de la France seroit une
promesse sans garantie89.
Si pour les «néo-jacobins» la chute des républiques
italiennes et les insurrections poptùaires anti-françaises qui
l'avaient accompagnée étaient la conséquence directe de la
politique de conquête et de spoliation du Directoire, pour la
droite elles étaient au contraire la preuve évidente qu'on
n'aurait pas dû républicaniser l'Italie, que ses peuples n'étaient
pas capables de liberté, comme l'avait dit Lacretelle!lo. Les
arguments de celui-ci retrouvèrent toute leur place après
Brwnaüe. Ainsi le sécréta ire de légation Edouard Lefebvre,
qui en l'an VI s'était prononcé contre l'<<idéalisme
démocratique» des «néo-jacobins», considérant l'esprit de
patriotisme encore trop peu développé en France pOUf pouvoir
alleanza e di commen;io», op. cit., AI/I/ales historiqlles de la
Révollltiol/frallçaise, 11°. 296, 1994, p. 356.
89 - Corps législatif. COl/seil cles Cil/q-Cel/ts. Opil/iol/ cie Briot (clu
Doubs), Sur la situa/ioll illtérieure et extérieure de la
Républiqul!. SéallCl! du 12ln/ctidor 011 VII, Pnris, Imprimerie
Nationale, Fructidor an Vil.
90 - Voir par exemple l'artic.;le publié par Boulay de la Meurthe peu
avant le J 8 bnunaire dWls l'AI/liée Militaire, ouvrage
périodique rédigé par
GOt/YOI/
(de la Somme) ex-Législateur,
an VllI, p. 247-248.
- 1088 -
�Les républicains démocrates italiens et le Directoire
réaliser une véritable démocratie91 , à la fin de 1799 pouvait
aisément reprendre ces mêmes objections contre la
républicanisation de l'Italie, étant donné J'état de dégradation,
d'ignorance et de misère du peuple du Midi : «la demière
mais sans doute la plus impardonnable de nos folies en Italie,
a été de constituer ce pays en République»92.
De Prairial à Brumaire, Ja question italielme s'imposa
ainsi au centre du débat politique sur le Directoire. Sous les
coups des défaites militaires et de l'action conjointe des «néojacobins» français et italiens, celui-ci assumait son image
sombre, qu'il gardera longtemps dans l'lùstoriographie.
COlline l'écrivaient les patriotes italiens réfugiés à Grenoble
dans Wle adresse au Corps législatif du 29 thermidor an VII
(16 août 1799), le temps du Directoire était celui de la
«liberté longtemps comprimée», d'(<une insolente dictature».
La France n'avait jamais été «plus terrible que le jour où la
Convention Nationale décréta que le Peuple français ne faisait
pas la paix avec un elmemi qui occupait son territoire». II
fallait revelùr aux mêmes principes et proclamer
l'indépendance.qe l'Italie «pour opposer au moins un équilibre
au système héréditaire» et garantir en même temps la liberté
de la France: «Toute nation qui prétend au conquérantisme,
perd nécessairement sa liberté. Voulez-vous maintenir votre
'indépendance et mériter le respect de l'Europe? Adoptez le
système juste, humain et confonne il vos principes des
confédérations perpétuelles»93.
Mais si le projet de fonder la République italienne «une,
indépendante, démocratique et indivisible»94, intégrée dans
91 - ( onsidérations politiques et morales slIr la France constituée
en république, cité par I. Woloch, Jacobin Legacy, op. cit. ,
p. 152-153.
92 - Mémoire 11'111' l'Italie, par Ed. Lefebvre, Secrétaire de légation ,
14 frimuire un vm, 5 déçembre 1799, AI'drives du Milristère
des Affaires EtnUlgère!i, Puris, fvJémoires et docl/mel/ts, Italie,
9, IT. 406-413v.
93 - Ard1ives Nationales, Paris, C 588, dl'. 191 .
94 - Ainsi le patriote napolitaul Fedele Greçj dans su lettre à
Bemudotte du 7 fructidor un Vll (24 aont 1799) publiée par le
- 1089-
�LA RÉPUBLIQUE DlRECTOIUALE
une confédération universelle des peuples libres, restait un
rêve, c'était justement pendant la période directoriale que les
patriotes italiens avaient précisé et affermi ce projet. Surtout
ils avaient élaboré une première réflexion constitutionnelle,
face aux constitutions faites et défaites pendant le <<trienniü»,
recherché les moyens de pratiquer la démocratie
représentative face à un pouvoir qui «en usurpant la toutepuissance faisait taire la Représentation nationale ellemême»95, réfléchi sur les formes d'intégration nationale des
citoyens et des territoires 96, assimilé un nouveau langage
adrninistmtif et politique, lié à la théorie et à la pratique de la
séparation des pouvoirs97 . Ils poursuivront leur rêve d'tille
Italie démocratique même après Bnllnaire98 .
Journal des 1I0rllllles libres du 13 fructidor : cf. A. M. Rao,
ESI/Ii, op. cil. , p. 214-218.
95 - Ainsi l'adresse citée des patriotes italiens réfugiés ù Grcnoblc,
Archives Nationales, Paris, C 588, dr. 191 .
96 - Cf. A. M. Rao, «Pouvoir local et révolution dans l'Italie jacobine
et llupoléonieIUle», dans POl/voir local e/ révolution, La
illlérieuI'e, Colloque illtcm!.ltiol1ol, RemIes,
28 septembre-I cr octobre 1993, sous la direction de
Roger Dupuy, RClllles, Presscs Universitaircs dc RelUles, 1995,
frontière
p. 497-507.
97 - Cf. E. Lesa, Linglla e rivolllziolle. Ricerche sul vocabolario
poli/ico i/aliallo dei /l'iellllio rivolllziollario 1796-1799,
Venezia, Istituto VCIlCto di Scienzc, Letterc ed Arli, 1991 ;
A. Dardi, «La jorza delle parole». ln margille a lm libro
recente Sil Iillglla e rivolllzione, Firenze, 1995.
98 - Sur l'activité politique des réfugiés italicns de Bnunaire li 1802
je renvoie à A. M. Rao, ESllli, op. cil., ch. 6-11 ; sur leur
expérience duns la seconde Cisulpine, cf. à présent A. De
Francesco, Villcenzo CI/oco. Una vita poli/ica, Romo-Bari,
Laterza, 1997.
- 1090 -
�Table des matières
TOME!
Pages
Avant-propos
11
Introduction, par Michel VOYELLE
25
Première partie: Images du Directoire
Pierre SERNA, Le Directoire ... Un non lieu de
mémoire à revisiter.
Philippe BARON, L 'histoire de la société
française pendant le Directoire par Edmond
et Jules de Goncourt.
Gérard LOUBINOUX, «Vous savez d' où je suis
sortie», La fille de Madame Angot ou le
Directoire revisité par la Troisième
République
François MAROTIN, Erckmann-Chatrian et le
Directoire
Hélène ROL-TANGUY, Babeuf contre «les
grimaces» de la NEP Cà propos de La
Conj,piration des Egaux, un roman
historique d'Ilya Ehrenbourg)
Jacqueline
LALOUETTE,
La
seconde
Uléophilanthropie (1882-1891). Résurrection
ou mystification'?
Jean-Marc SCHIAPPA, Quelques problèmes de
la biographie de Babeuf
Deuxième
p~,rtic
: Les im.titutimts
Jean EHRARD, 1795, «année MontesqlùeU» '?
Dmitry BOVYKINE, La Commission des Onze
devant l'opinion publique
Sergio LUZZATTO, Comment entrer dans le
Directoire '1 Le problème de J'alluustie
35
37
65
83
103
113
129
155
167
169
193
207
La Répllbliqlle directoriale, lermont-Ferral/d, 1997, p. 1091-1095
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Claudine WOLIKOW, Les municipalités de
canton: échec circonstanciel ou faiblesse
structurelle? Le cas du département de
l'Aube
Bruno BENOIT, Lyon et la République directoriale
Martine LAPIED, La vie politique dans les
cOllUllunautés comtadines pendant la
République directoriale
Troisième !lartie : Electiolls et parcours
politiques
Malcolm CROOK, La plume et l'urne: la presse
et les élections sous le Directoire
Raymonde MONNIER Le Vieux Tribun de
Nicolas de Bonneville
Georges FOURNIER La République directoriale : une phase originale dans l' histoire
électorale du Midi toulousain
Melvin EDELSTEIN, Les élections de J'an VI
dans la Côte-d'Or: le rôle des cercles
constitutionnels et les scissions
Sylvie DENYS-BLONDEAU, Une classe politique ell fonnalion à travers trois exemples
du cursus républicain directorial dans le
département de l'Orne
Christine PEYRARD, Rigomer Bazin el Agricol
Moureau : deux chefs d' opinion du «parti
républicain» sous le Directoire ou
l' impossible oubli de la République
démocratique
Christine LE BOZEC, Le pas de clerc d' un
centriste: Boissy d' Anglas et fructidor
- 1092 -
231
261
277
293
295
311
331
351
365
379
401
�Table des matières
Quatrième partie: Les courants
philosophiques littéraires et artistiques
Jacques GUll.HAUMOU, Un débat philosophique sous le Directoire (1798) : Sieyès, les
philosophes allemands et le «véritable
système métaphysique» des Français
Catriona SETH, Pamy et l'Instruction publique:
un affrontement d'idéologies
Marie-Emmanuelle PLAGNOL-DIÉVAL, Enfance et littérature en 1797: rupture ou
continuité?
Lucette PEROL, Le Directoire, vu à travers
quelques romans parus entre 1795 et 1799
Jean-Louis JAM, Politique musicale du
Directoire
Annie JOURDAN, La politique monumentale du
Directoire ou le prestige de la représentation
Annie RE GOND , Gault de Saint-Germain à
Clermont pendant le Directoire
413
415
439
455
475
499
515
531
TOME 2
Cinquième partie: La vie théâtrale
561
Patrick BERTHIER, L'année Ùléâtrale 1797
Michèle SAJOUS D'ORIA, Des théâtres sous le
sih'11e de l'antique
Sylvie VILATTE, L'Antiquité grecque dans le
Ùléâtre de la République directoriale : les
régimes politiques
Renée cARRÉ, L ' image de la Rome ~Ultiqe
sur
les scènes parisiennes de 1791 à 1804
Michel BIARD, Thalie et Melpomène face cl leurs
juges (la critique ùléâtralc sous le
Directoire)
Jeff HORN, La lutte des factions au théâtre de
Troyes sous le Directoire
563
- 1093 -
591
611
635
663
679
�LA RÉPUBLIQUE DllŒCTORIALE
Sixième t>artie : Ecol1omie et société
691
François IDNCKER, Les débats financiers sous le
premier Directoire
Catherine KAWA, Les salaires des fonctionnaires sous le Directoire
Bemard BODINIER, Le Directoire et les biens
nationaux
Anne JOLLET, Un exemple de résistance à la
conjoncture :
le
marché
immobilier
d Amboise face aux difficultés monétaires
de 1796
Claude COQUARD, Avec le Directoire, l'antique
discrétion métayère s'impose à nouveau ...
Les baux de métayage dans le sud-ouest de
l'Allier sous le Directoire : enquête dans les
actes de la justice de paix
Monique CUBELLS, L'administration départementale des Bouches-du-Rhône et les
problèmes de l'assistance sous le Directoire
Daniel MARTIN Principes et pratiques de
l'assistance dans le département du Puy-deDôme sous la République directoriale
813
Selltième partie: L'arméefNlI1çllise
825
Philippe BOURDIN, Pouvoir civil, pouvoir
militaire dans le Puy-de-Dôme de l'an V
Bmno CIOTTl, Une tentative originale de lutte
contre les réfractaires ù la fin de la période
directoriale : l'investissement des Bois Noirs
et des Monts de la Madeleine
Stephen CLAY, La question de l'ordre public et
la politique de l'état de siège à Marseille
pendant le Directoire
futfe BLAUFARB, La cOlllmission militaire des
Cinq-Cents et le coup d'Etat du 18 fmctidor
Olivier PARADIS, Les comportements politiques
des anciens élèves d'Effiat sous le Directoire
- 1094 -
693
703
721
743
767
799
827
,849
~61
885
897
�Table des matières
Antoinette EHRARD, Desaix en Suisse et en
Italie, 1797
921
Huitième Jlilliic : Le Directoire et ['étranger
935
Hervé LEUWERS, Théorie et pratique des
relations internationales chez les hommes du
Directoire
Alain-Jacques CZOUZ-TORNARE, L' image de
la France du Directoire au travers des récits
de contemporains suisses
Marita GILL!, L ' image du Directoire dans les
récits de voyageurs et émigrés de langue
allemande
Jean DELINIÈRE, La politique allemande du
Directoire ou les tralùsons de la République
Fred STEVENS, La résistance au Directoire dans
les départements réwus. La «Guerre des
paysans» (octobre-novembre 1798)
Imre PAPP, Contribution à la réception des idées
de la Révolution française en Hongrie dans
les années 1790
Anna-Maria RAO, Les républicains démocrates
italiens et le Directoire
- 1095 -
937
961
987
1011
1025
1047
1057
��ACHEVÉ D'IMPRIMER
SUR LES PRESSES
DE L' IMPRIMERIE POTrIER
MOULINS
AVRIL 1998
DÉPÔT LÉGAL N" 411
�ntre les affrontements dramatiques des premières années révolutionnaires et l'épopée napoléonienne, la République directoriale a mauvaise presse
dans l'historiographie classique, victime d'une «légende noire» forgée par les comploteurs de brumaire, et répétée sans nuances jusqu'à notre époque, ou qualifiée
par les héritiers de la grande tradition républicaine de «république bourgeoise»,
fossoyeuse de la démocratie. Cette version convenue de la France prétendument
post-révolutionnaire est pourtant questionnée par des recherches récentes. Cette
tentative de stabili ation d'une République des propriétaires n'e t pa exempte de
contradictions. Elle est aussi terrain d'expérimentations politiques et économiques, époque de tran ition entre le cla ici me des Lumières et l'Europe préromantique.
Polarisant les oppo itions et les heurt d'intérêts locaux autour de références
idéologiques clairem nt identifiable , le moment électoral contribue à la nationali ation des enjeux locaux. Est-il pour autant cette pacification de la société civil ,
qui xorcise la violence armé , pacification e entielle au rodage de mécanismes
de la vie politique d'un Etat moderne?
Dan le même moment, la subver ion de la ociéré politique traditionnelle
gagne les peupl s européen voi ins av c la conquête et l'organisation de république -sœur. ette phase de l'hi taire europ / enne n'e t-elle pas déterminante
comme matrice des future relati n conflictuelle, mais au si des échanges
d'idées et de pratiques?
ontradi tion de la démocrati repré entative, contradictions de l'Etat-nation,
tel ont le hamps d'expérien e du libéra li me politique en g tation. Mais aussi
du libérali sm économique: on ne peut plus continuer à souten ir que le Directoire
fut c champ de ruines que r lev rent le hanliers impé riau , ou bien encore
cette entr 1 ri e rgani é du pillag d s deni.er public. ne nouvell vision de la
rich e nati nale e fait jour, le y tèm fi cal et bancaire e rode, l'uniformi ation
cl p id lm sure est cl finitivem nt acqui ', le projet du atifs se réali nt.
Mutation é nomique et mutation de mentalités vont de pair : fruit (a h vement d'une vol nté de rationali 'arion d la ph ère publique?
ISSN 1281-7082
ISBN 2-908327-40-6
11111111 1 Il
9 782908 327403
Prix: 260 Francs
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection PUBP
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Seigneurs_et_batisseurs_en_Haute_Auvergne_0001.jpg
Description
An account of the resource
Issus majoritairement du fonds ancien hérité d’associations de la faculté des lettres de l’Université de Clermont-Ferrand...<br /><br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/collectionpubp">En savoir plus sur la collection PUBP</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
La république directoriale : volume 2
[Mélanges. Hincker, François]
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Sociétés des études robespierristes (Paris)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1998
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
Pagination 563-1095
25 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Bibliothèque d'histoire révolutionnaire, Nouvelle série ; 3
Notes bibliographiques
actes du colloque de Clermont-Ferrand, 22, 23 et 24 mai 1997
Subject
The topic of the resource
France -- 1795-1799 (Directoire) – Actes de congrès
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bourdin, Philippe (1961-....)
Gainot, Bernard (1947-....)
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Tous droits réservés
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_La_Republique_directoriale_tome_2_011180609
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/27/24706/BCU_La_Republique_directoriale_tome_2_011180609.jpg
France -- 1795-1799 (Directoire) – Actes de congrès