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L'UNIVERSITÉ
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FASCICULE
DEUXIÈME SÉRIE
21
MONTESQUIEU
critique d art
J
par
Jean
EHRARD
PROFESSEUR
A LA FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DE L'UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
��MONTESQUIEU
critique d'art
�Ouvrage publié avec le concours
du
CENTRE NATlONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQ UE
�PUBLICATIONS DE LA FACULTÉ DES LETTRES
DE L'UNIVERSJTÉ DE CLERMONT
DEUXIÈME SÉRIE
FASCJCULE
21
MONTESQUIEU
critique d'art
par
Jean
EHRARD
Professeur
à la Faculté des Lettres et Sciences humaines
de l'Université de Clermont
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
108,
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS - VJ"
196 5
��A MONSIEUR JEAN FABRE.
��AVANT-PROPOS
CETTE étude porte sur le voyage de Montesquieu à travers
l'Europe, et principalement l'Italie. Elle concerne un aspect
peu étudié de son œuvre et de sa personnalité. Je ne me suis pas
dissimulé que l'entreprise était hasardeuse : les Voyages de Montes quieu, dont une partie a disparu, n'ont pas le caractère d'un texte
achevé et poli, prêt à être publié. Ce sont de simples notes, souvent
sèches et décousues, parfois énigmatiques et qui ne présentent pas
toujours un sens satisfaisant (1).
S'il est quelquefois difficile de comprendre ce que l'auteur veut
dire, il est souvent presque aussi malaisé de savoir de quoi il parle.
Mentions imprécises, attributions incertaines, appellations contestées se rencontrent à chaque page. Une bonne partie de mon travail
préliminaire a été d'identifier les monuments, statues et tableaux
auxquels Montesquieu fait allusion : si mes recherches n'ont pas
toujours abouti, je pense avoir éclairé la plupart de ces points
obscurs.
Je me suis heurté aussi à une incertitude plus fondam entale :
la nature mê"!e des Voyages justifie-t-elle le titre qu'après quelques
hésitations j'ai finalement donné à ce livre? S'agit -il à proprement
parler d lLn journal ? Ou bien de simples notes de travail, strictement documentaires et impersonnelles? (2). Dans la seconde hypothèse un classement analytique aurait sans doute été préférable au
plan chronologique que j'ai suivi ... Il m'a paru toutefois que
Montesquieu n'était pas seulement l'écho fidèle de la pensée
d'autrui . Document sociologique de premier ordre sur les milieux
(1) Ce livre était sous presse quand le manuscrit des Vo yages, qui
appartenait au président R. Schuman et vient d'être acquis par la
Direction des Bibliothèques de France, s'est enfin trouvé accessible.
J'ai utilisé l'édition la plus récente, celle de M. A. Masson, et indiqué
les différences de lecture qu'elle présente par rapport à l'édition antérieure de M. R. Caillois.
(2) L'objection m'a été adressée par M. André Chastel.
9
�qu'il a fréquentés , les Voyages contiennent aussi suffisamment de
je pour qu'on puisse fonder sur eux l'analyse d'une sensibilité et
d'une réflexion individuelles. J'ai voulu les lire comme l' histoire
d'une expérience, ou plutôt d'une initiation. Avoir découvert que
l'architecture, la peinture et la sculpture ont leur langage propre,
qui n'est pas celui des mots, est-ce une révélation si banale pour
un homme de lettres de l'âge classique ?
Afin d'apprécier valablement les commentaires de Montesquieu
il ne suffisait pas de déterminer, pour autant que c'était possible,
les influences écrites et orales qu'il avait pu subir ; il fallait, plus
largement, les situer à l'intérieur d'une certaine tradition critique
et parmi les débats esthétiques du moment, les comparer aussi à
d'autres journaux de voyage de la première moitié du XVIII"
siècle. Sans espoir d'avancer très loin dans ces diverses directions,
j'ai du moins essayé d'indiquer des voies.
Mon sujet réclamait cependant autre chose que des confrontations érudites. En compagnie de ma femm e dont les observations
ont souvent affermi, éclairé ou prévenu les miennes, j'ai suivi
Montesquieu sur les routes d'Italie. Nous avons visité avec lui
Gênes, Turin, Venise, Florence, Sienne et Rome : sur plus d'un
chef-d'œuvre que négligent d'ordinaire les touristes pressés il nous
a, à son tour, ouvert les yeux .
J. EHRARD.
[Situé un peu en marge de l'histoire littéraire, mon travail
doit beaucoup à plusieurs historiens de l'art qui m'ont aidé de
leurs conseils ou de leurs critiques. Il m'est agréable de remercier
MM. A. Chastel et J. ThuilHer, ainsi que mon ami Yves Bottineau
dont ]a compétence et l'inlassable gentillesse ont toujours répondu
à me appels.
M. Robert Shackleton m'a aimablement communiqué ses
découvertes les plus r écentes. Ma gratitude ne peut oublier non
plus MM. P. Arrighi, L. Desgraves et R. Pintard. Elle va enfin et
S\' ,L,u t à M. )f'ao Fabr e sans q ui ce livre n'exi terait pas].
10
�CHAPITRE PREMIER
UN «PAYS» INCONNU
« DEPUIS
que je suis en Italie, j'ai ouvert les yeux sur des
arts dont je n'avais aucune idée ; c'est un pays entièrement nouveau pour moi » (1). Retenons cette confidence, même
s'il nous faut la nuancer. Avant d'entreprendre son voyage à travers
l'Europe Montesquieu a vécu en Guyenne et à Paris. Reçu à la Cour,
il connaît Versailles. Il a vu des châteaux, des églises, des statues
et des tableaux : quelques réminiscences éveillées en Italie semblent
même indiquer qu'il a regardé d'assez près tel tableau de Raphaël
ou telle statue de Puget (2) . Mais ce n'ont été que des impressions
éparses et sans résonnance profonde : elles ne prendront un sens
qu'une fois vivifiées par l'expérience italienne. Avant son départ
pour l'Italie la curiosité de Montesquieu s'est tournée simultanément
ou successivement vers le « monde » et vers les livres, vers les
sciences et les lettres, vers le droit, la politique et les questions
religieuses : les beaux-arts n'y ont tenu presque aucune place.
A la différence de Rhedi, l'auteur des Lettres Persanes ne s'est
pas encore soucié d'étudier « les arts » (2 bis). Sans doute lui est-il
(1) Correspondance, à Mme de Lambert, Florence, le 26 décembre
1728, in Œuvres complètes, Paris, Nagel, 1950-1955, t. III, p . 927. Une
variante donne trois arts.
(2) Le journal des Voyages fait allusion à plusieurs œuvres d'art
aperçues à Versailles, notamment un tableau - Saint Michel terrassant
le dragon par Raphaël (Œuvres complètes, t . II, p. 1321), et trois statues
- une copie du Rémouleur antique de Florence par Foggini (ibid., p.
1335), le Milon Crotoniale et le Persée délivrant Andromède de Puget
(ibid., p. 1140). En Italie Montesquieu se rappelle aussi les défauts du
château de Versailles (ibid., p. 1197) et de l'église des Invalides (ibid. ,
p. 1132). Dans tous cela il est difficile de faire la part des souvenirs
personnels et celle des suggestions venues, en Italie même, de son
entourage.
(2 bis) Lettres Persanes, 31.
11
�arrivé d'entrer avec Ushek « dans une église fameuse qu'on appelle
Notre-Dame» et d'admirer la grandeur de ce « superhe édifice» (3).
Mais il ne s'est agi que d'une émotion fugitive et assez hanale (4).
Ses œuvres littéraires des années suivantes montrent de même que
sa sensihilité artistique n'est pas encore vraiment éveillée. Que
penser des tahleaux qu'il imagine en 1725 pour orner le temple
de Vénus à Gnide, la naissance de la déeslie, ses amours avec Mars,
les noces qui l'unissent à Vulcain? (5). En vain l'auteur s'efforce-t-il
d'animer ces thèmes mythologiques par la minutie de la description.
Des adjectüs trop vagues, une analyse presque exclusivement
psychologique ne suffisent pas à nous rendre sensibles ces « peintures qui semhlent respirer ». Quelques gestes sont hien indiqués,
avec une ou deux notations de mouvement : « la déesse se déhat,
et veut échapper des hras qui ]a tiennent. Sa rohe fuit ses genoux,
la toile vole... » Peut-être de tels effets doivent-il nous rappeler
l'admiration vouée par Montesquieu au style « enchanteur » du
Télémaque (6). Mais Fénelon était un amateur d'art averti : il
manque ici l'essentiel, non seulement la couleur, les jeux d'omhre
et de lumière, mais aussi, à quelques détails près, une composition
ferme et un dessin toujours précis. Montesquieu parle peinture
en « poète » ~
si nous sommes hien devant un poème en prose :
sa description, toute littéraire, est à peu près indifférente aux
valeurs proprement plastiques.
En 1726, dans une lettre à son ami ) ean-) acques Bel, Montesquieu discute l'Essai sur la poésie et la peinture de l'ahhé Duhos.
Le jugement esthétique est-il affaire de « discussion » ou de
« sentiment » ? Entre les paradoxes de Duhos et les ohjections de
) ean-) acques Bel Montesquieu choisit, avec hon sens, « un système
moyen » qui fait appel à la fois au goût spontané et à l'esprit
critique (7). Le crédit qu'il accorde, contrairement à Duhos, au
jugement des « gens du métier » - opposé à l'opinion superficielle
des « gens du monde » - témoigne d'une volonté de sérieux et
d'une certaine timidité également caractéristiques : même lorsque
Montesquieu aura appris à regarder par lui-même tableaux ou
statues, il conservera ce respect des compétences, au risque de se
montrer trop discret à dire ses propres impressions. En 1726 ou
en 1728 cette prudence est somme toute justifiée. Familier des
(3) Ibid., 61.
(4) Même pour ce début du XVIII' siècle où le « gothique» n'a
pas bonne presse dans les milieux littéraires, car les gens de métier
et les auteurs de guides touristiques sont beaucoup plus compréhensifs.
Cf. René Lanson, Le Moyen Age dans l'art françaIs du XVIII' siècle,
Bulletin de la Société d'histoire moderne, février 1925, pp. 43·51.
(5) Le Temple de Cnide, Premier chant, in Œuvres complètes, t. l,
pp. 574·575.
(6) Pensées, 123 (457).
(7) Correspondance, 29 septembre 1726, in Œuvres complètes, op.
cit., t. III, pp. 862·863.
12
�grandes œuvres littéraires, Montesquieu demeure étranger à l'univers des peintres, des sculpteurs et des architectes. Si l'Essai de
Dubos manifestait un goût étroit et conventionnel, le livre était
riche de références picturales ; Montesquieu retient les idées et
néglige les exemples. Son propre Essai sur le goût, dont la première
rédaction date de cette période, illustre bien cette pente de son
esprit ; vingt-cinq ans plus tard l'ouvrage s'enrichira de faits et
d'allusions précis, dus à l'expérience du voyageur, mais la première
ébauche en est surtout remarquable par sa sécheresse analytique (8).
Avant 1728 Montesquieu est trop attentif à raisonner sur le Beau
pour prendre le temps de le goûter. Son étude du plaisir esthétique,
d'inspiration sensualiste, n'est pas dépourvue de finesse et par sa
date, entre Crousaz et Condillac, elle peut intéresser l'historien des
idées. Mais l'abstraction dans laquelle l'auteur se cantonne
confirme bien l'aveu qu'il fera bientôt à Mme de Lambert ; le
monde des arts demeure pour lui un pays inconnu.
*
**
C'est donc un homme de quarante ans, et un écrivain déjà
célèbre, tout récemment élu à l'Académie Française, qui va éprouver, à Venise, Florence ou Rome, ses premières émotions artistiques.
Cette expérience tardive ne semble pas avoir été préméditée. Nous
connaissons mal les raisons du grand périple que Montesquieu
entreprend en 1728 à travers l'Europe. Nul doute que ses amitiéll
anglaises l'aient poussé à suivre la tradition britannique du « grand
tour », alors que le voyage en Italie était déjà dans les mœurs de
la magistrature française. Entraînement de la mode, curiosité
- intellectuelle, ambition diplomatique, dissentiments conjugaux, tous
ces motifs ont pu jouer simultanément. Rien ne nous indique en
revanche que le voyageur ait eu au départ le désir de se donner la
culture artistique qui lui manquait. Même dans l'état où il nous e t
parvenu, mutilé et incomplet, son journal prouve plutôt le contraire.
Si les remarques d'ordre artistique y prennent progressivement
plus d'importance, elles n'y occupent d'abord qu'une place minime.
A Vienne où il passe en deux séjours plusieurs semaines - tout le
moi" de mai 1728 et du 26 juin au 8 juillet - Montesquieu fréquente
la cour et songe à faire carrière dans la diplomatie. Affaires politiques et relations mondaines absorbent presque toute son attention,
tandis que le décor ne le retient guère. Il se félicite assez naïvement
que les fossés de Laxembourg, rendez-vous de chasse de l'Empereur,
à vingt kilomètres de la ville, soient moins beaux que ceux de La
(8) Cf. R. Shackleton, Montesquieu et les beaux-arts Atti deI V·
Florence
Congresso internazionale di lingue et letterature mode~n
1955. Sur les idées et le goût de l'abbé Dubos nous renvoyo'ns à notr~
Idée de Nature dans la première moitié du XVIlI" siècle, Paris, S.E.V.
P.E.N., 1963, pp. 279-288.
13
�Brède (9), note avec insistance que la capitale est petite mais
concède qu'elle renferme avec quelques beaux jardins « d'assez
belles maisons et de très beaux appartements » (10). Il admire le
palais du prince Eugène de Savoie mais s'inquiète d'un certain
excès dans l'ornementation intérieure, et il en désapprouve nettement la façade, « pleine de petites choses et de colifichets » (11).
On voit poindre à ces réserves un aspect permanent de son goût :
dans ses moments de plus large éclectisme Montesquieu préfèrera
toujours la sobriété à la richesse et la discrétion à l'exubérance.
Mais toutes ces remarques viennoises sont finalement peu de chose,
si l'on pense aux richesses artistiques de la ville.
C'est pourtant de ce séjour à Vienne que date le premier contact
de Montesquieu avec la peinture. Il doit son initiation à un Anglais,
le chevalier Jacob, lié d'amitié, comme lui-même, à Lord Waldegrave, ce petit-fils de Jacques II en compagnie duquel le Président
avait voyagé de Paris à Vienne et qu'il connaissait depuis 1716. Un
fragment du Spicilège reconnaît sa dette envers son guide bénévole:
( J'ai été voir bien des tableaux à Vienne avec M. Jacob. C'est à
lui que je dois une idée de l'art de la peinture » (12). Ce « M.
Jacob » n'est plus pour nous un inconnu (13). Né en 1693, Hildebrand Jacob s'était déjà acquis en Angleterre une certaine notoriété
littéraire lorsqu'il franchit la Manche en 1728 pour un voyage sur
le continent. Peu d'années après son retour dans son pays, il
devait publier un traité didactique sur la poésie, la peinture et la
musique, variations convenues autour du ut pictura poesis d'Horace,
qui ne sont paB Bans rappeler l'Essai de l'abbé Dubos (14). En 1735
Jacob rassemblera d'autre part ses impressions de voyage dans une
Lettre fictive où l'on regrette de ne trouver aucune allusion à ses
compagnons de route (15). La sécheresse extrême de cette narration
ne permet guère les rapprochements ou les oppositions qu'on eût
aimé établir entre les préférences artistiques de son auteur et celles
de Montesquieu. Quant à l'autre ouvrage, il ne donne pas une idée
très haute de l'originalité de Jacob en ce domaine. Un bref historique de la peinture italienne énumère quelques noms propres,
loue le coloris du Titien et les grâces du Corrège, le ( dessin » de
Raphaël, le fini du tracé chez Annibal Carrache (16), insiste enfin
(9) A Bulkeley, juillet 1728 (Correspondance, op. cit., t. III, p. 903).
Voir Voyages, op. cit., p. 967.
(10) Voyages, op. cit., p. 968.
(11) Ibid. Il s'agit du Belvédère supérieur, alors tout récent.
(12) Spicilège, 461, in Œuvres complètes, t. II, p. 809.
.
(13) Il a été identifié tout récemment par M. Robert Shackleton qUI
découverte.
.
a bien voulu nous donner la primeur de ce~t
(14) Of the Sister Arts, an Essay, (1734), ID The Works of Hzldebrand
Jacob, Londres, 1735, pp. 374-419.
(5) A Letter trom Paris to B.B. .... Esq., ibid, PP: 427458.
..
(16) Of the Sisler Arts, op. cit., p. 391. Le texte emplOIe pour RaPl?ael
le mot designing, pour Carrache contourn et 0l1tlines. Les deux derm~
termes sont à peu près synonymes. Le premIer est sans doute aUSSI
�sur les mérites de l'école romaine qui, trop négligente de la couleur,
a du moins réussi à s'affranchir complètement du vieux style
« gothique» en demandant aux Anciens, avec la justesse des proportions, la révélation de la « belle naturè ». Dans son éclectisme
sommaire Oe seul Florentin mentionné est Andrea deI Sarto), ce
palmarès est surtout d'une grande banalité.
Le Spicilège nous a aussi conservé un écho des entretiens de
Montesquieu avec Jacob. On y retrouve la distinction de la
« nature » et de la (c belle nature », devenue traditionnelle depuis
}unius, du Fresnoy et Félibien (17). Le fragment oppose à la
grossièreté des peintres flamands, incapables de s'élever jusqu'à la
noblesse de la cc belle nature », le bon goût des artistes italiens :
« Le Rubens qui a peint la galerie du Luxembourg, qui n'avait
jamais été en Italie, a peint toutes les déesses comme de grosses
chambrières » (18). La même remarque est reprise à propos des
nombreux tableaux du maître que Montesquieu et Jacob avaient
vus ensemble à Vienne, chez la Princesse de Lichtenstein. Malgré
l'énergie du dessin et la hardiesse du trait qui font le charme de ces
peintures, Rubens « n'avait aucune idée de la beauté ... » Au début
du XVIII" siècle les gens de lettres qui se piquaient de parler beauxarts portaient encore assez souvent sur le plus italien des peintres
flamands un jugement aussi sommaire (19). En revanche les vrais
amateurs n'avaient garde de le prendre à leur compte; et en février
1727 Montesquieu avait pu lire dans le Mercure une protestation
vigoureuse contre ce préjugé (20). Bien des années auparavant Roger
de Piles avait entrepris une réhabilitation prudente de la peinture
flamande : au culte exclusif de Poussin et des grands italiens il avait
su opposer une admiration lucide pour le coloris de Rubens, rival
du Titien et bien supérieur à Raphaël et Poussin dans cette partie
de la peinture. Compte tenu du retentissement de la querelle qui
ambigu en anglais que l'est en France à l'époque classique le mot dessin
(souvent orthographié dessein) qui renVOIe tantôt à l'exécution matérielle du tracé, ' tantôt au projet du peintre - conception et ordonnance
du tableau - tantôt enfin à tout cela en même temps. Voir les réflexions
précieuses de Jacques Thuillier in Polémiques autour de Michel-Ange
au XVIIe siècle, « XVIIe siècle », juillet se~tmbr
1957, p. 371, note 28.
(17) Cf. A. Fontaine, Les doctrines d art en France de Poussin à
Diderot, Paris, 1909, ch. l et II.
(18) Spicilège, 461, op. cit., p. 810. Afi~maton
étrange : Jacob
ignorait-il le long séjour de Rubens en Italie ? ou bien ses propos
sont-ils déformés ?
(19) Dans ses Lettres juives (1736, t. II, lettre 95, pp. 137-138) le
marquis d'Argens reproche lui aussi à Rubens et aux autres peintres
flamands - Van Dyck excepté - d'avoir fait de leurs déesses « de
grosses chambrières ». Et s'il vante la ~aleri
du Luxembourg, c'est pour
ajouter aussitôt : « La Nature n:a pornt un coloris plus parfait : mais
elle a quelque eh~s
~e
plus dé.heat dans les contours; l'on peut dire
que Rubens auraIt éte le premIer de son art, s'il fût né en Italie... ».
(20) Dézallier d'Argenville, Lettre sur le choix et l'arrangement d'un
cabinet curieux. (Cf. Fontaine, op. cit., pp. 191-196).
15
�s'en était suivie entre (c dessinateurs» et cc coloristes », on s'explique
mal que le seul mérite reconnu ici par Montesquieu à Rubens soit
précisément celui que la tradition critique accordait à Poussin et à
Raphaël: cc Le Rubens, dit-il, était renommé pour le dessin» (21).
Peut-être déforme-t-il en la mutilant la pensée de Jacob. Celui-ci
en tous cas avait lu Roger de Piles. Les notes de Montesquieu nous
incitent du moins à le croire lorsqu'elles relèvent l'inconvénient
d'une trop scrupuleuse imitation de l'Antique. On y lit que « trop
appliqué à prendre pour modèles les statues qu'il avait sous les
yeux, Raphaël a longtemps ignoré, dans ses draperies, la différence
de la peinture et de la sculpture » (22). Cette critique avait déjà
été formulée en 1699 par Roger de Piles, excédé d'entendre les
admirateurs de Poussin prôner sans nuances le culte des Anciens
(23). Elle n'impliquait pas de sa part le moindre dédain pour la
statuaire antique, mais un sentiment juste des caractères propres de
la peinture et aussi, par réaction contre un idéalisme devenu académisme, le désir d'un équilibre entre la recherche de la perfection
noble et le re pect de la vérité. C'est peut-être à un équilibre de ce
genre que pensait Jacob en évoquant devant Montesquieu les défauts
oppo és de Raphaël et de Rubens. Mais comment expliquer alors qu'il
ne lui ait pratiquement rien dit de l'art de la couleur, auquel Piles
attachait tant d'importance ? Une telle lacune est d'autant plus
surprenante que sur d'autres points Jacob paraît être entré dans
des explications minutieuses, soit Sur les principes de la perspective,
soit sur la façon dont les objets d'un tableau doivent être éclairés
et sur le jeu subtil des lumières et des ombres.
Une pensée incertaine, un goût trop étroitement dogmatique,
une culture assez superficielle, tels sont les défauts que l'on est
tenté de reprocher au chevalier Jacob, dans la mesure - bien
difficile à fixer - où les notes de son élève nous donnent une idée
fidèle de son enseignement. Il reste qu'avec toutes ces insuffisances,
imputables à l'él' ve ou au professeur, la rencontre de Montesquieu
el de Jacob a été fructueuse pour le premier. Désormais le monde
de l'art n'est plus pour lui un univers indifférent ou incompréhensible. Par quelques nOlions historiques et techniques le chevalier
Jacob lui en a fourni les premières clés. Peu importe au fond qu'en
lui révélant les principes de Félibien ou de Vitruve il l'ait confirmé
dans quelques-uns de ses préjugés de cc moderne » et d'humaniste,
(21) Spicilège, lac. cit. p. 812. De l'aveu de Piles lui-même le dessin
est la partie faible de certains tableaux de Rubens. Cf. B. Teyssèdre,
L'Histoire de l'art vue du Grand Siècle, Julliard, 1965, p. 135.
(22) Ibid., p. 810.
(23) Abrégé de la vie des peintres, édit. 1715, p. 174.
16
�par exemple à l'encontre de l'art gothique (24). L'essentiel, c'est
que notre voyageur ait enfin « ouvert les yeux ». Bien plus, il n'a
pas seulement appris à voir mais aussi à analyser. A la différence
de bien des critiques d'art, il gardera de ce premier apprentissage
le goût des commentaires précis, et saura à l'occasion expliquer un
tableau comme on explique un texte. Parfois un peu froide, sa
critique ne sera jamais pur impressionnisme. Intellectuel jusque
dans ses plaisirs, Montesquieu ne sera pas de ceux qui se bornent à
goûter les œuvres d'art, il voudra aussi les comprendre.
(24) Spicilège, loc. cit., p: 811. « l:e trop, d'ornements est un très
mauvais goüt. C'est en quO! le gothIque peche, et encore plus les
ornements et les marmousets arabesques. On voit de ces ornements aux
églises de Milan, Vienne en Autriche, Cologne. Pour lors on ne peut pas
voir le tout ensemble. Le trop de variété fait une uniformité, en ce que
rien ne se peut distinguer ». A rapprocher de Fénelon, Lettre à l'Académie, X, Sur les Anciens et les Modernes, et Montesquieu, Essai sur le
goClt, Des plaisirs de la variété (Œuvres complètes, t. l, p. 620).
17
2
��CHAPITRE II
L'ÉVEIL DE LA SENSIBILITÉ
«A INSIsimple
donc, Dieu soit loué! Veni e n'est plus pour moi un
mot ... » Ce cri d'impatience comblée que Goethe
poussera à cinq heures du soir, le 28 septembre 1786 (1), nous ne
saurons jamais si Montesquieu l'a eu aussi sur les lèvres quand,
venant de Gratz par Laibach, Gorizia et Mestre en compagnie du
chevalier Jacob, le lundi 16 août 1728, au cinquième jour d'un
voyage assez précipité, il découvre enfin la ville et la lagune. Mais
la déception fugitive que le président de Brosses avouera dix ans
plus tard (2) semble en revanche lui avoir été épargnée. Avec moins
d'emphase que Goethe, le voyageur note sans restriction le plaisir
de cette arrivée. « Le premier coup d'œil de Venise est charmant,
et je ne sache point de ville où l'on aime le mieux être le premier
jour, qu'à Venise, soit par la nouveauté du spectacle ou des plaisirs» (3). Dans les Lettres Persanes, le plaisir de Rhedi découvrant
Venise n'était que de surprise : « On sera toujours étonné de voir
une ville, des tours et des mosquées sortir de dessous l'eau, et de
trouver un peuple innombrable dans un endroit où il ne devrait y
avoir que des poissons » (3 bis). De l'étonnement au charme, même
si la nouveauté est pour beaucoup dans ce dernier, la nuance n'est
pas négligeable ... Cependant, plutôt qu'une ville d'art, Venise est
d'abord pour Montesquieu une république prestigieuse, une cité
puissante au gouvernement original, à laquelle il souhaite arracher
le secret de sa prospérité. Elle intéresse en lui. l'historien , le politi(1) Gœthe, Voyage en Italie, trad. Jacques Porchat revue par Maurice Besset, Paris, Club des Libraires de France, 1962, p. 74.
(2) Charles de Brosses, Lettres familières écrites d'Italie en 1739
et en 1740, édit. R. Colomb, Paris, Librairie académique P. Didier et Cie,
1869, t. l, p. 151.
(3) Voyages, op. cit., t. II, p. 979.
(3 bis) Lettres persanes, 31, loc. cit.
Hl
�que, l'économiste, voire le gentilhomme curieux d'art militaire, et
enfin le moraliste. Aussi son jugement se fait-il bientôt sévère sur
cet État en pleine décadence, dont la liberté si vantée se révèle une
licence qui rebute les honnêtes gens (4). « Mes yeux sont très satisfaits à Venise, mon cœur et mon esprit ne le sont point. Je n'aime
point une ville où rien n'engage à se rendre aimable ni
vertueux » (5).
Ce plaisir des yeux qui résiste au désenchantement du cœur
et à la sévérité de la raison, il nous est heureusement possible de
l'analyser avec quelque précision. Encore rares et fragmentaires,
les notes de Montesquieu nous permettent de le suivre dans quelquesunes de ses promenades à travers les calli ou les canaletti . Peut-être
a-t-il déjà en poche, pour éclairer sa curiosité, le « mauvais livre»
de Rogissart et Havard auquel ses notes romaines feront une allusion
dédaigneuse (6) ; peut-être aussi quelque guide italien, ainsi que
le Nouveau voyage d'Italie de François Maximilien Misson et les
Remarques complémentaires de Joseph Addison (7). Mais les livres
n'ont pas été ses seuls informateurs . Tandis que son ami Jacob se
laisse prendre aux charmes des belles Vénitiennes (auxquels notre
moraliste austère ne demeure pas tout à fait insensible) (8), l'abbé
Antonio Conti, aimable mathématicien et savant homme de lettres,
l'introduit dans la haute société et lui fait « les honneurs de la
ville» (9). Vénitien lui-même, l'abbé Conti a pu orienter l'attention
de Montesquieu ; son influence dans les impressions que note le
Voyage est bien difficile à évaluer. Est-ce il son initiative ou pour
suivre l'exemple de Rogissart et de Misson que Montesquieu fait en
sa compagnie, au trésor de la bibliothèque de Saint-Marc, une
visite aussi scrupuleuse ? Ici le touriste veut « tout voir » et, de
(4) Ibid., pp. 980-981.
(5) Ibid., p. 992.
(6) Rogissart et Hav~rd,
Les délices de l'Italie ... , Paris, 1707, 4 vol.
in-12 (cf. Voyages, loc. czt., p. 1093). Le catalogue de la bibliothèque de
La Brède (édit. Louis D~sgrave,
Genève-Droz et Lille-Giard, 1954) en
mentionne deux exemplalres, les nO' 2626 et 3069.
(7) François-Maximilien Misson, Nouveau voyage d'Italie, fait en
l'année 1688, 1691, quatrième édition, La Haye, 3 vol. in-l2. (Catalogue
de La Brède, n° 2750. Nos références renvoient à l'édit. d'Amsterdam
et Paris, Clousier, 1743, 4 vol. in-8°). - Joseph Addison, Remarks on
several parts of ltaly, London, 1705, 1 vol. in-8° (Catalogue, n° 3071 .
nous citerons cet ouvrage d'après l'édit. française publiée à Paris, che~
Cailleau, en 1722). Les deux ouvrages étaient très appréciés des voyageurs
partant pour l'Italie : comme pour le précédent les références qui y
sont faites dans les Voyages sont tardives, puisque datées de Florence
(cf. op. cil., p. 1337). Il serait aventureux d'en conclure que Montesquieu
ne les avait pas en mains dès Venise.
(8) Correspondance, op. cit., pp. 906-908-909-910.
(9) A Waldegrave, 3 septembre 1728. ibid., p. 909. Cf. Voyages, op. cit.,
pp. 1007-1008. Montesquieu avait connu l'abbé Conti à Paris (Cf. R.
Shackleton, Montesquieu. A critical biograpl1y, Oxford University Press,
1961, p. 62 - et Paola Berselli Ambri, L'Opera di Montesquieu nel
settecento italiano, Firenze, Léo S. Olschki, 1960, pp. 8-11.
20
�•
fait, rien ou presque ne lui échappe, ni ce vase fait d'une seule
turquoise, ni la couronne du Doge, ni les inévitables morceaux de
la vraie Croix, ni l'os du doigt de saint Christophe, « digne de la
main d'un géant .. . » Quel regret de ne pouvoir obtenir qu'on lui
ouvre le coffre d'argent où tombe en poussière le manuscrit de
l'Évangile de Saint-Marc, qu'il cr oit autographe ! (10) . Plus heureux que son confrère, le président de Brosses pourra constater que
« l'on n'y distingue plus quoi que ce soit », et qu'il peut s'agir
d'un livre de médecine aussi bien que d'un évangile (Il) . Mais de
Brosses dédaignera le reste ; sa désinvolture devant ce riche et
pieux bric-à-brac contraste avec l'avidité de son prédécesseur. Nous
découvrons dans celle-ci l'érudit provincial qu'est encore Montesquieu avec sa mentalité de collectionneur, et aussi l'esprit fort qui
discute sans préjugés les saintes reliques mais ne se lasse pas de
les contempler : curiosité d'humaniste et de « philosophe », où le
goût artistique n'a que faire ... Elle occupe, avouons-le, une place
bien abusive dans les deux petites pages que Montesquieu consacre
à la basiHque, et sa minutie tranche indûment sur la pauvreté du
reste de la description, et surtout sur ses étonnantes lacunes. « Rien
de si remarquable, écrit-il, que la marquetterie du pavé de
l'église» (12) . Attentif au détail de ces mosaïques, Montesquieu se
garde d'y voir irrévérencieusement, comme le fera de Brosses, «( le
premier endroit du monde pour jouer à la toupie » (13), mais leur
signification anecdotique ou allégorique l'intéresse plus que leur
beauté. Quant aux mosaïques sur fond d'or des coupoles et des
parois, dont la profusion donne il l'intérieur de la basilique son
écrasante richesse, à la différence d'autres visiteurs du XVII " ou du
XVIIIe siècle, il les ignore ou les dédaigne : la seule mention, très
sèche, porte sur celles de l'atelier du Titien, dans la sacristie et
« en plusieurs autres endroits de l'église ». TI admire l'abondance
et la variété des marbres, que le chevalier Jacob lui avait naguère
vantées (14), mais ne dit pas un mot de l'architecture : contrastant
avec ce silence, l'attention qu'il porte à de petits détails trahit
peut-êlre le dés'arroi compréhensible d'un homme d'Occident brusquement transporté en plein Byzance. Quarante ans plus tôt Misson
décrivait Saint-Marc comme un « vilain lieu obscur » ; le jeune
Silhouette qui suit de peu Montesquieu à Venise reprend la critique
dans ses notes de voyage ; et en 1739 de Brosses s'esclaffera, il la
vue des coupoles, sur les sept « chaudière » de la ba ilique (15).
(10) Voyages, op. cit., pp. 1008-1009.
(11) Op. cit., t. l, p. 177.
(12) Op. cit., p. 1009.
(13) Op. cil., p. 176. De Brosses admire seulement les mosaïques du
plafond de la sacristie, non figuratives.
(14) Op. cit., p. 1009. Cf. Spicilège, 461, p. 812.
(15) Misson, op. cil., t. l, pp. 267-268 - De Brosses, op. cit., t. l,
p. 175. Silhouette, Voyage de France, d'Espagne, de Portugal et d'Italie
par M. S***, du 22 avril 1729 au 6 février 1730, Paris, Merlin, 1770, t. 1:
21
�On ne peut guère douter que Montesquieu ait lui aUSSi eprouvé
devant celle-ci au moins une impression de gêne : faut-il lui reprocher de l'avoir gardée pour lui, ou bien au contraire le féliciter
d'avoir su se taire sur un art qu'il ne pouvait comprendre ?
Cette discrétion peut-être excessive se retrouve dans les quelques
lignes qu'il consacre au Palais ducal. Misson lui reconnaissait, malgré ses cc manières gothiques », une certaine « magnificence » (16).
Sévère pour l'ensemble de l'édifice - (c un vilain monsieur »
- (17) de Brosses se laissera séduire par la cour intérieure et ses
deux puits de bronze. Montesquieu se borne à le prendre comme
un exemple de ce cc gothique léger » qui est, dit-il, fréquent à
Venise. Aurait-il été conquis, fût- ce malgré lui, par l'harmonie de
la façade rose suspendue au-dessus de la galerie et du portique
ogival ? La superposition inattendue des pleins sur les vides confère
assurément à l'ensemble, impo ant et majestueux, une (c légèreté »
extraordinaire. Mais l'adjectif qu'emploie Montesquieu vise moins
à traduire une impression personnelle qu'à définir un style: le mot
appartient au vocabulaire des architectes et des historiens de l'architecture, et lui est sans doute soufflé par l'un de ses ciceroni plus
savant que lui. On distinguait communément au XVIII O siècle, depuis
J .-Fr. Félibien, deux sortes d'architecture gothique : le gothique
ancien (c'est-à-dire essentiellement l'art roman), venu du Nord,
solide et massif, et le c( gothique moderne »), ouvragé et orné à
l'excès (18) . On lit précisément dans les Voyages : « J'ai ouï dire
qu'il y avait une dissertation françai se sur la différence des deux
gothiques » (19). Retenons l'éveil d'une curiosité qui ne fera que
grandir, et constatons déjà une attitude : comme plus tard l'auteur
de L'Esprit des Lois devant le fatra ùes codes barbares, le voyageur
s'abstient de porter sur ce qu'il déco uvre ici de l'art médiéval une
condamnation sans appel. Plus soucieux de comprendre que de
juger, il va même jusqu'à soutenir que le style gothique convient
particulièrement à l'architecture reli gieuse : non parce qu'il parle
davantage à l'âme - comme le voudront les romantiques - mais
tout simplement parce que, cc n'étant plus en usage, il est plus
différent de notre manière de bâtir les maisons ; de façon que le
culte de Dieu semble être plus distingué des actions ordinaires « (20).
La remarque est ingénieu e mai il y entre plus d'esprit que de
p. 120. - A son ordinaire Rogissart est vague et admiratif (op. cil,
t. l, p. 84).
sentiment, en 1738, dans le Voyage du
(16) Op. cit., p. 213. ~ême
chevalier des *** en /talte.
(17) Op. cit., t. l, p. 193.
(18) Cf. Jean-Fr. Félibien, Dissertalion touchant l'architecture antique et l'architecture gothique (1699), in A. Félibien, Entretiens sur les
vies et les ouvrages des plus excellents peintres an.ciens et modernes,
nouv. édit. Trévoux, 1725, t. VI, pp. 226·240. Voir aus i les articles Architecture et Gothique de l'Encyclopédie (Cf. Lexique).
(19) Op. cit., p. 993.
(20) Ibid.
22
�sentiment. Et, de fait, si le premier mouvement de Montesquieu
devant le palais des doges n'est pas entièrement négatif, c'est dans
la mesure où le désir de s'informer l'emporte sur l'émotion esthétique. L'homme de goût cède la parole à l'historien.
Curiosité du reste encore bien fugitive : la ville qu'évoquent
les Voyages n'est pas la Venise du XIV· ou même du XV· siècle, mais
surtout celle du XVI" . Nous ne saurons jamais si, de sa gondole,
Montesquieu a eu un regard pour les palais gothiques qui bordent
le grand canal et pour la façade somptueusemeut ajourée de la
Ca'd'Oro. Mais il a un mot élogieux pour la belle simplicité du
palais Tiepolo, et la noble colonnade à trois étages du palais
Grimani ne le laisse pas indifférent (21) . C'est à propos d'autres
constructions Renaissance qu'il écrit : « Les maisons de Venise ne
sont que des pavillons : une façade étroite. Du reste cette façade
est belle » (22). Gênés parfois par le manque d'espace, les bâtisseurs de Venise étaient en effet de grands architectes : Montesquieu
retient les noms de Sansovin, Palladio et Scamozzi (23). De Vincent
Scamozzi, dernier venu de cette prestigieuse série, il a pu contempler les Nouvelles Procuraties dont les trois étages, d'une régularité
un peu froide, bordent au sud la place San Marco ; s'il remarque
qu'elles sont plus hautes que les Vieilles - qui leur font face il s'abstient prudemment de trancher le débat qui oppose - dit-il
- les connaisseurs sur la préférence à donner aux unes ou aux
autres (24). Il lui arrive cependant de s'engager davantage. Ainsi
à Saint-Georges-Majeur où il examine avec attention l'église de
Palladio. {( La façade, - note-t-il - n'est pas belle » (25). On
s'interroge assez vainement sur les raisons de ce jugement péremptoire. Vise-t-il les cinq statues qui dominent, en les écrasant un
peu, le triangle du fronton central et les bas-côtés ? Ou bien plutôt
l'agencement subtil de ces deux façades classiques « qui s'entrepénètrent» ? (26) . Rebelle peut-être à ce raffinement architectural,
Montesquieu est au contraire frappé, dès son entrée dans la nef,
Comme nous le sommes aujourd'hui, par l'harmonie des proportions, d'autant' plus sensible au visiteur qu'aucun luxe d'ornement
inutiles ne vient y masquer la pureté des lignes. Après un regard
admiratif pour les boiseries sculptées des stalles du chœur, il gagne
enfin le couvent voisin . Dans le réfectoire le tableau des Noces de
Cana, de Véronèse (actu llement au Louvre), « qu'on dit être le
plus beau qui soit à Venise» ne lui inspire aucun commentaire
personnel ; mais il juge « très beau » le grand cloître de Palladio,
et il apprécie la simplicité du petit cloître de Sansovino Même s'il
(21) Ibid., p. 1001.
(22) Ibid., p. 992.
(23) Ibid. et 1003.
(24) Ibid., p. 1000.
(25) Ibid., p. 1002.
(26) A. Chastel, L'Art italien, Paris, Larousse, 1956, t. II, p. 85.
23
�n'a pas eu la curiosité de gravir les marches du Campanile, lui qui
jugeait si beau le panorama qu'on découvre du haut du clocher de
Saint-Marc (27), il emportera donc de San Giorgio, malgré la
brièveté de ses notes, ses impressions vénitiennes les plus vives et
les plus précises.
Sans doute cette préférence n'a-t-elle rien de très original ;
il se peut même qu'elle lui ait été suggérée par l'un de ses initiateurs.
L'influence de Palladio avait subi à Venise une semi-éclipse au
XVIIe siècle ; mais dès avant 1730 le néo-palladianisme qui triomphera en Europe à la fin du siècle et marquera si profondément
la sensibilité de Goethe (28) s'affirme à Venise dans les principes
et dans les œuvres. Montesquieu a pu côtoyer le chantier de l'église
des Jésuates, dont la façade s'inspirera précisément de celle de
Saint-Georges. A la fin du XVIIe siècle Misson constatait déjà
l'engouement des « connaisseurs » pour cette dernière église, avouant
toutefois que « les yeux ordinaires trouvent à la Sa lute quelque
chose qui leur plaît davantage » (29). Spontanément plus classique,
ou moins libre à l'égard de l'opinion des doctes, Montesquieu semble
éprouver déjà pour l'élégante sobriété de l'architecture palladienne
un peu de l'enthousiasme qu'exprimeront plus tard, à la suite de
Cochin, tous les voyageurs (30). Mais en 1739 de Brosses se bornera
à mentionner Saint-Georges, parmi d'autres églises, comme l'une
des plus belles, sans autre commentaire, alors qu'il vantera en
détail la décoration de la nouvelle église des Gesuiti (31). Devant
le plafond chargé de stucs et de dorures, les incrustations de marbre
bleu-vert des parois de la nef unique, les colonnes roses et violettes
des chapelles, les dix colonnes torses de marbre vert foncé du
baldaquin, et les statues gesticulantes, devant tout cet éclat et ce
luxe, Montesquieu n'a qu'une remarque dédaigneuse : « J'ai été,
voir l'église des jésuites, elle est petite, a coûté beaucoup d'argent
et est de très mauvais goût » (32). Après cette condamnation définitive, alors qu'il ne mentionne même pas la noble coupole de
Santa Maria della Salute, on ne sera pas surpris du silence qu'il
garde également sur la façade bourgeonnante de San Moisè ... Au
moment où Venise hésite entre les caprices d'un baroque outrancier
et la sobriété classique, le voyageur marque ainsi nettement son
choix. Peu nous importe, au fond, que celui-ci lui soit dicté, au
moins en partie, par ses amis vénitiens, puisqu'il reslera comme
une composante essentielle de son goût : Montesquieu apprendra
(27) Cf. op. cit., p. 1007.
(28) Cf. R. Michéa, Le voyage en Italie de Gœthe, Paris, Aubier,
1945, Troisième partie, Ch. II.
(29) Op. cit., t. l, pp. 267-268.
(30) Cf. Charles Nicolas Cochin, Voyage pittoresque d'Italie, Paris,
C.A. Jombert, 1756, t. III, p. 153.
(31) Op. cit., t . l, pp. 181-182.
(32) Op. cit., p. 1003. Silhouette, au contraire, l'admire sans réserve
(op. cit., t. l, p. 127).
24
�bientôt à goûter les recherches du baroque architectural ; au
baroque ornemental, comme au foisonnement excessif du dernier
art gothique, il préférera toujours la simplicité harmonieuse le « beau simple et naturel » de son maître Fénelon _ dont San
Giorgio avait apporté à ses yeux la révélation .
Si riche qu'elle ait été à cet égard, on voit les limites de son
expérience vénitienne. Assez complète dans le domaine de l'architecture, malgré des réserves de goût et le caractère impersonnel de
trop de notations, elle apparaît au contraire bien pauvre en ce qui
concerne la sculpture et surtout la peinture. Les fameux chevaux
de cuivre de San Marco, les antiques qui ornaient le vestibule de
l a bibliothèque, ce Ganymède ou cette Léda au cygne que de
Brosses admirera (33) n'ont pas attiré l'attention de Montesquieu.
Son classicisme est en réalité d'inspiration toute moderne. La seule
statue qu'il mentionne est l'œuvre d'un sculpteur contemporain, un
Adonis de Corradini ; il Y découvre avec émerveillement que le
marbre peut donner l'illu ion de la vie ; c'est, dit-il, « une des
belles C'hoses qu'on puisse voir : vous diriez que le marbre est de
la chair; un de ses bras tombe négligemment, comme s'il n'était
soutenu de rien » (34) . Ce jugement est presque mot à mot celui
qu'il portera plus tard sur certaines œuvres du Bernin. A ce trait
on peut du moins pressentir que la sensibilité plastique de Montesquieu, encore incertaine, saura s'ouvrir sans exclusive aux formes
d'art les plus diverses. On est en revanche surpris et déçu de son
indifférence aux tableaux et aux fr esques qu'il n'a pu manquer de
voir dans les églises ou les palais qu'il visitait. A part la mention
des Noces de Cana, dont nous avons parlé, les deux seules notations
des Voyages sont purement quantitatives (35) et son journal est de
ce point de vue encore plus sec et vide que le « mauvais livre » de
Rogissart ... Passe encore qu'il ignore Carpaccio ou les Bellini qui
appartenaient plus au monde des érudits qu'à celui des connaisseurs.
Mais Giorgione que Piles vantait et que de Brosses appréciera ?
Pour Montesquieu il ne sera jamais qu'un nom, curieusement
accol " un jour où il cédera au démon classique du parallèle, à
celui de Mathurin Régnier (36) ! Quant aux valeurs sûres qu'étaient
pour l'époque Titien, Véronèse et Tintoret, complaisamment évoqués par Misson qui commente avec un certain détail les tableaux
les plus célèbres des trois maîtres, à une exception près Montesquieu
ne les a pas encore découvertes. On peut comprendre que, sollicité
par tant d'objets différents, il n'ait pas ressenti cette boulimie de
(33) Op. cit., t. l, p. 179.
(34) Op. cit., p. ]008. Antonio Corradini (1668-1752) est surtout connu
pour la légèreté des voiles qui soulignent les formes de ses figures
féminines. R. Wittkower voit clans son style une anticipation de celui de
Canova (Art and Architecture in Italy 1600-1750, 1958, p. 300).
(35) Op. cit., p. 922 ct p. 1007.
(36) Pensées, 1215 (893 ). Cf. de Brosses, op. cit., 1. l, p . 186.
25
�tableaux que de Brosses avouera plaisamment à son ami Blancey (37). Il est plus surprenant que l'élève attentif du chevalier
Jacob n'ait pas cherché à éclairer de quelques exemples les leçons
d'histoire qu'il avait, chemin faisant, consciencieusement résumées.
Prenons-en notre parti : le fameux coloris vénitien, si tant e t que
Montesquieu Ini ait jamais été profondément sensible, ce n'est pas
à Venise en tout cas qu'il en a subi Je choc.
Pour nous Padoue est la ville de Giotto. A l'âge classique le
fresques de l'Arena attiraient moins les voyageurs que le souvenir
d'une université autrefois prestigieuse et dont tou, au xvm"
siècle, constatent le déclin. Dans cette ville endormie et dépeuplée
Montesquieu ne séjourne que trente-six heures : délai suffisant,
somme toute, pour voir beaucoup de choses lorsque l'esprit n'est
pas tenté de se disperser. A Venise la curiosité arti tique n'avait
tenu qu'une place mineure dans son emploi du temps quotidien.
A Padoue quelque observations politiques (la ville faisait partie
des États vénitiens), une visite au jardin botanique, une autre au
cabinet d'histoire naturelle du célèbre Vallisnieri lui laissent tout
le loi ir nécessaire pour examiner les monuments de la ville. En
l'ab ence de Vallisnieri, savant de réputation européenne, auquel
le Pré ident était adre é, un obscur médecin dont nous ignoron
tout, sauf le nom, Guillelmo Scoto, s'offre à le guider ; c'est peutêtre à la compétence de cet in onnu que nou devons les quatre
page où Monte quieu consigne des remarques parfois fort preCIses.
Si l'aspect extérieur des principaux édifice ne le retient guère,
il fait un inventaire détaillé de leur contenu. Au palais della
Ragione il se contente de noter, avec les dim nsions exactes, la
«( grandeur prodigieuse » du salon ; tout en préIérant l'immense
église Sainte-Justine, de style Renaissance, il n'est pas injuste pour
la vieille basilique Saint-Antoine, « très belle aus i » (38), dont le
va tes proportions ont dû lui en imposer. A ainte-Justine la
urio ité technique prend du re te le pa sur Je jugement e th'tique: au lieu d'admirer le Martyre de la sainte, p int par V'ronè e,
et de noter, comme d'autres voyageurs, la bene clarté de l" gli e,
Montesquieu étudie en architecte la disposition de fenêtres (39).
Comme ouvent à la lecture des Voyages nous trouvons une explication là où nous attend ion d'abord une impre ion. Mais ce
!ra ver a sa contre-partie, pui qu'il oblig à regarder de plu prè.
C'e t à Padoue que, profitant sans doute de comm ntaires de son
guide, Monte quieu appr nd comm nt di tinguer il la fragmentation
(37) Op. cil., t. l, p. 156.
(38) Op. cit., p. 1017.
.
(39) Ibid. Cf. de Brosses, op. crt., t. l, p. 141
noble, et beau pour sa simplicité
26
».
«
L'intérieur est clair,
�du de in une copie de l'original, ou à apercevoir les retouches d'un
tableau : « lorsqu'on veut voir si un tableau est retouché, il n'y a
qu'à le mettre horizontalement et regarder de même, et ce qui est
retouché paraîtra dessous l'autre, comme une nouvelle couche» (40).
Plus intéressante encore, cette remarque sur le rapport des couleurs
avec les divers plans d'un tableau: cc Comme le jaune est la couleur
qui fait le plus sortir, nous avons vu des tableaux où, pour avoir
mis du jaune (le fond) tout sortait également et était sur la mArne
ligne; ce qui était exécrable et fait un mauvais coloris» (41) . Cette
attention portée au coloris est nouvelle de la part de Montesquieu :
peut-être a-t-il déjà feuilleté un Roger de Piles, comme deux notes
semblent le suggérer un peu plus haut (42) ; mais ce références à
l'Abrégé de la vie des peintres peuvent aussi bien être des additions
postérieures. Quoi qu'il en soit, les couleurs l'intéressent moin ici
pour leur beauté propre que pour leur effet sur la composition.
Fidèle aux leçons du chevalier Jacob, Montesquieu persiste à
considérer surtout dans une toile ou une fresque l'ordonnance
générale et l'art du de sin. A Saint-Antoine, la Vie de Saint Félix,
peinte au XIV· siècle par Altichiero et Avanzo et communément
attribuée au XVIII· siècle à leur maître Giotto, lui rappelle la différence établie par Jacob, d'après Pile, entre l'art dn peintre et
celui du sculpteur :
« Les anciens peintres faisaient leurs contours trop marqués
et, pour ainsi dire, trop secs. Ils marquaient les corps comme les
statues, au lieu que la chair doit être molle ; de façon que les
contours ne doivent pas se terminer si sèchement. Raphaël,
d'abord, faisait ses contours trop marqués ; il se corrigea dans
la suite » (43).
On voit que Montesquieu ne dédaigne pas tout à fait le
ancien peintres» ; l'attention qu'il leur porte, surtout historique
et t chnique, le détourne du moins des ironies faciles . Devant le
fresques de Mantegna, aux Érémitains, il n'est pas frappé, comme
plus tard de ~rose,
par « le méchant goût du siècle » (44), mai
plutôt par la science de l'arti te et il sait apprécier par exemple
dan le Martyre de Saint Jacques, avec ses impressionnante architectures, les (c merveilles de la perspective » (45).
Giotto ou Mantegna intére ent l'historien : l'homme de goût
(c
(40) Op. cit., p. 1021.
.(41) Ibid. Pour. apr~c.ie
la justesse du propos, il uffit de songer,
à l'Inverse, au rehef saIsIssant des Tournesols de Van Gogh, jaunes
sur fond bleu ...
(42) Ibid., p. 1020. Allusion à la fable d'Apelle et de Protogène rapportée par Pline et discutée par Piles dans son Abrégé (édit. 1699 pp.
120-122).
'
(43) Voyaqes, p. 1020.
(44) Op. ctt., t. I, p. 144.
(45) Op. cit., p. 1017.
27
�s'arrête plus volontiers devant les œuvres modernes. Lui aussi
apparaît cependant plus sensible aux formes qu'au couleurs. S'il
note la présence à Saint -Antoine des statues baroques de Filippo
Parodi, il aime surtout, en sculpture comme en peinture, un dessin
sobre et net : « Il ne faut point que les plis des draperies soient
petits : cela est vilain, confus ; il faut qu'ils soient grands, majestueux » (46). Cette exigence, très française, de majesté, de « grand
goût », ne doit pourtant pas être satisfaite au détriment de la vérité.
Dans un tableau de Palma - Palma le jeune ? - Montesquieu critique « des attitudes forcées» : tel ange a « une cuisse qui, si elle allait
ainsi de côté, certainement serait rompue » ; et, sans doute à la
suggestion de son guide, il note que Tintoret est souvent tombé
dans le même travers, i gnoré de Raphaël (47). La vraie grandeur
est donc inséparable du naturel : alliance rare et difficile ! En fait
le goùt de Montesquieu h ésite entre les conventions d'une noblesse
ou d' une grâce académiques et la recherche de l'intensité expresive. D'un côté le suave Saint Jean-Baptiste du Guide (48) ; de
l' auLre ce crucifix dont il ne se lasse pas de détailler le pathétique
poignant:
« J'ai vu à Padoue, dans une église, un crucifix de bois qui
est un chef-d'œuvre, tant il y a de science : les muscles y sont
marqués à merveille ; la mort y est exprimée ; les doigts des
pieds, que l'on fait ordinairement tendus, y sont contractés; le
sang, qu'on fait ordinairement fluide, y, vient par grumeaux ;
il a la bouche ouverte, et semble parler en mourant » (49).
Une soirée à Vicence où il fait simplement étape, une journée
et deux nuits à Vérone terminent le séjour de Monlesquieu en
Vénétie, sans rien ajouter d 'essentiel à ses premières découvertes.
A Vicence, cité natale de Palladio, il ne peut faire plus que visiter
le cen tre de la ville , mai s il prend le temps d'examin.er en détail
les élégantes arcades de la façade plaquée par Palladio sur le vieux
Palais de la Raison : « une des b elles choses qu'il y ait », note-t-il
avec admiration . .. san s oublier de mesurer d'un pas précis l'écart
des colonnes et des pilastres (50). A Vérone une certaine curiosité
archéologique s'éveille en lui devant l 'amphithéâtre romain (51).
Mais il passe avec indifférence devant le b eau porche roman de
l'église Saint-Zénon et son camp anile : ses notes sur les monuments
(46) Ibid., p. 1021.
(47) Ibid., p. 1018 et 1020. Roger de Piles adressait au Tintoret une
critique analogue, mais en loua,nt. trè:; haut ,son coloris, dont Mo~tes
quieu ne dit rien (Teyssèdre, L Hlstolre de l art vue du Grand Stecle,
op. cit., pp. 74-75).
(48) I bid., p. 1017.
(49) Ibid., p . 1020.
(50) Ibid., p. 1021.
(51) Ibid., p. 1022.
28
�de la ville se réduisent du reste à une sèche mention des tombeaux
des Scaliger. Et la peinture est à peine mieux traitée que l'architecture : dans la cathédrale il s'arrête devant L'Assomption de la
Vierge, du Titien, et constate laconiquement que c'est « un beau
tableau .. . » (52) . L'a-t-il seulement bien vu ? En 1739 de Brosses
déplorera que l'œuvre soit « fort enfumée » (53) ; elle devait l'être
déjà passablement onze ans plus tôt, ce qui peut expliquer la
brièveté du commentaire. Mais le Martyre de Saint Georges, de
Paul Véronèse - à San Giorgio in Braïda - n'a même pas droit à
un adjectif, moins favorisé, somme toute, que ces « très beaux
tableaux de différents peintres » que Montesquieu réunit dans un
élogieux anonymat... Quand il traversera de nouveau Vérone, dix
mois plus tard, le voyageur sera moins indulgent, sinon beaucoup
plus préciil. A Florence et à Rome son échelle des valeurs se sera
affirmée, et à défaut d'une plus vive sympathie pour les grands
vénitiens, il ne commettra plus l'erreur de mettre sur le même
plan l'œuvre d'un Véronèse et celle d'un Farinato ou d'un
Balestra (54). Dans ces derniers jours de 1728 sa curiosité est encore
un peu brouillonne et l'éclectisme de son goût trahit surtout une
grande incertitude. Que de progrès cependant depuis Vienne, que
de révélations en quelques semaines ! Cette fois les yeux du voyageur
sont bien ouverts, même s'ils papillotent encore à la nouveauté du
spectacle.
***
Aux dires des Italiens elle est la huitième merveille du monde.
A en croire les Français qui la visiteront après 1750 elle serait
plutôt le triomphe du mauvais goût, le comble de la folie gothi- que (55). Dans la première moitié du siècle les cent trente-cinq
flèches et les deux mille statues de la cathédrale de Milan inspirent
généralement aux voyageurs des jugements plus incertains ou plus
nuancés. Addison regrette l'inachèvement de l'édifice, mais il en
admire la magnificence (56) . Avec plus de mauvaise humeur de
Brosses exprime une déception analogue devant l'absence de
façade; agacé par l'abus des superlatifs que les Milanais décernent
à leur dôme, il accorde cependant, du bout des lèvres, que celui-ci
possède « dans le détail beaucoup de choses remarquables » (57).
(52) Ibid., p. 1023.
(53) Op. cil., t. l, p. 129.
(54) Op. cit., pp. 1023 et 1230. Orazio Farinato (1559-1616), peintre
véronais, de même que Balestra (1666-1740) qui, après avoir été l'élève
de Carlo Maratta, revint à Vérone et Venise pour y combiner le goût
romain au goût vénitien. Son attachement aux formes nettes fait de lui
un adversaire résolu du rococo (G. Wittkower, op. cit., pp. 305 et 307).
(55) Cochin, op. cit., t. l, p. 32. - Lalande, Voyage d'un Français en
Italie, Paris, 1769, t. l, p. 283.
(56) Op. cil., pp. 21-24.
(57) Op. cit., t. l, pp. 81-85.
29
�D'autres sont plus élogieux et disent naïvement leur admiration :
« On ne peut s'imaginer l'ouvrage prodigieux de ce superbe temple », écrit lm visiteur anonyme (58). Prévenu par Hildebrand Jacob
contre cet enthousiasme irréfléchi (59), Montesquieu pouvait trouver
en revanche dans les Délices de l'Italie un commentaire des plus
approbateurs, où la cathédrale était presque égalée à Saint-Pierre
de Rome : inférieure sans doute en dimensions mais infiniment plus
ouvragée. Ces « quatre mille (?) statues de marbre » dont le goût
classique de Jacob réprouvait la profusion monotone, Rogissart les
proclamait « placées avec tant d'art et de symétrie qu'elles n'y
causent aucune confusion» (60) . Et il n'était pas jusqu'au pavé des
cinq nefs dont la vue ne lui arrachât cet argument péremptoire :
« Le lecteur peut juger de sa beauté par son prix « (61). On conçoit
que le critère n'ait pas satisfait Montesquieu, on comprend qu'après
la sobriété de Saint-Georges-Majeur tant de richesses ne l'aient pas
ébloui ; dans l'hypothèse la plus favorable on lui attribuerait assez
volontiers des impressions voisines de celles que ressentira le Préident de Brosses ... Ce qu'on imagine mal, c'est que, dans le débat
ainsi ouvert, il n'ait pas éprouvé le besoin de dire son mot. Et pourtant le fait est là : à l'exception du propos de Jacob consigné dans
le Spicilège, ni les Voyages , ni les autres carnets, ni ce que nous
p ossédons de sa correspondance n'apportent la moindre mention
d' un monument universellement célèbre et déjà passionnément
discuté. A vouons que parmi les silences d ~ Montesquieu, si difficiles
à interpréter, il n'en est pas de plus déroutants.
Ces trois semaines milanaises - du 24 septembre au 15 octobre
1728 - sont pourtant loin d'avoir été p erdues pour l'amateur d'art,
JJ1 A
me si Montesquieu a consacré ici plus de temp s aux personnes
q u ' aux choses, même si une tendre liaison avec la princesse Trivulce
a pu bousculer quelque peu ses projets touristiques (62). Le mari
de la princesse possédait « un assez beau cabinet de tableaux »,
entre autres « de beaux paysages » à dé trempe que leur propriétaire
disait être de Breughel : à défaut de preuves à l'appui de cette
attribution, Montesquieu s'intéresse au procédé, plus ancien que
la peinture à l'huile (63). Reçu à la table du prince, il y entend
parler beaux-arts et prend part à la conversation. Pressé de répondre à un convive qui venait de déprécier l'architecture française,
il réplique avec une habileté pleine de superbe :
(58} Chevalier des ***, op. cil., p. 97.
(59 Voir ci-dessus, ch. l, note 24.
(60 Op. cit., t. IV, pp. 219-220.
(61) Ibid., p. 221.
(62) Cf. Correspondance, op. cit., p . 917 et 918.
(63) Voyages, op. cil., pp. 1031-1032.
30
�« Monsieur dit qu'il n'estime point l'architecture française,
et cela signifie qu'il n'estime point l'architecture : car l'architecture française est la même que l'italienne et celle de toutes les
autres nations. Elle consiste partout dans les cinq ordres, aux
proportions desquelles les Français n'ont augmenté, ni diminué,
et, à cet égard, ils ne méritent ni louange, ni blâme. Et, si je disais,
à monsieur, que je n'estime point la géométrie italienne, il ferait
fort bien de ne pas me répondre non plus » (64).
Ne sourions pas trop de ce beau dogmatisme de géomètre, qui
fait bon marché des différences d'époques, d'écoles et de styles !
Montesquieu répond à des arguments de fait par une déclaration de
principes : si elle lui permet de dissimuler certaines ignorances,
l'attitude est tout autre chose qu'une dérobade. Bien avant son
départ pour l'Italie, sa formation classique, la lecture de Dubos ou
de Crousaz, ses propres réflexions sur le plaisir esthétique l'avaient
convaincu que la vraie beauté n'est pas arbitraire, mais fondée en
nature, aussi sûrement que la science d'Euclide : car si les choses
ne sont pas belles en elles-mêmes, par leurs qualités intrinsèques,
elles le sont par rapport à la nature humaine qui a partout et
toujours les mêmes besoins (65). La conversation milanaise que
rapportent les Pensées prouve la fidélité de Montesquieu à des
idées anciennes, elle nous indique aussi qu'il les a enrichies et
précisées, grâce à sa connaissance, toute nouvelle, des règles de
Vitruve : « Les Anciens ont découvert que le plaisir que l'on a,
lorsqu'on voit un bâtiment, est causé par de certaines proportions
qu'ont entre eux les différents membres d'architecture qui le
composent. Ils ont trouvé qu'il y avait cinq différentes sortes de
proportions qui excitaient ce plaisir, et ils ont appelé cela
ordres» (66). C'est pourquoi il n'existe qu'une seule architecture,
- quelles que puissent être, dans le détail de l'ornementation, les
fantaisies des architectes: « Cela fait qu'il est impossible de changer
les ordres, d'en augmenter le nombre ou le diminuer, parce que ce
ne sont pas des beautés arbitraires qui puissent être suppléées par
d'autres. Cela est pris dans la nature, et il me serait facile
d'expliquer la ' raison physique de ceci, et je le ferai quelque
jour » (67).
Laissons le matérialisme esthétique que l'ou voit poindre dans
ces dernières lignes : c'est le philosophe qui parle et non l'amateur
d'art. Mais, comme il arrive souvent au XVIII" siècle, cette explication
audacieuse sert à justifier une idée des plus conformistes. Montesquieu renchérit sur le dogmatisme du chevalier Jacob qui lui avait
enseigné les premiers rudiments de l'architecture classique (68).
(64) Pensées, 882 (982), op. cit., p. 254.
(65) Cf. Essai sur le goat, Des plaisirs de notre âme, op. cit., p. 612.
(66) Pensées, 882, loc. cit.
(67) Ibid.
(68) Cf. Spicilège, loc. cit., p. 811.
81
�Mais ce n'est pas de Jacob, semble-t-il, que lui vient toute la science
qu'il étale, à Milan, dans le brouillon de lettre où se trouvent
relatés les propos tenus à la table du prince Trivulce: Montesquieu
ne se borne plus à désigner par leur nom les différents ordres ; il
les définit par leurs proportions numériques : sept diamètres pour
le toscan, huit pour le dorique, neuf pour l'ionique, dix pour le
corinthien, et presque autant pour le composite. Où a-t-il pris ces
chiffres qui ne sont pas ceux de Vitruve? Vraisemblablement dans
l'un des traités d'architecture que mentionne le catalogue de sa
bibliothèque : non pas, bien sûr, dans le De architectura libri
decem, dont le châtelain de La Brède possédait plusieurs exemplaires (69), ni - à plus forte raison - dans le Traité de Sébastien
Leclerc, publié à Paris en 1714 (70), puisque ce théoricien novateur
ne distinguait pas moins de huit ordres au lieu des cinq traditionnels ; ni même dans le traité Des principes de l'architecture, oq
Félibien, discutant Palladio, propose à peu près les mêmes chiffres,
car il ne l'a probablement pas encore lu (71) . Félibien est du reste
beaucoup moins dogmatique ; à son avis, « toutes ces mesures ne
sont pas tellement arrêtées qu'elles ne changent selon la grandeur
des bâtiments » (72). Ce n'est pas à cet esprit nuancé que notre
néophyte pouvait emprunter les certitudes absolues et un peu simplistes dont il fait parade devant les convives du prince Trivulce.
Il les doit à un auteur moins connu, Augustin-Charles d'Aviler,
traducteur de Scamozzi et de Vignole, dont le catalogue de La
Brède signale deux ouvrages : Le Vignole d'Architecture avec les
commentaires du Dr . d' Aviler, Paris, 1720 (73), et, peu différent,
le Cours d'Architecture, également en deux volumes in-quarto (74).
Traités peu personnels mais d'une grande clarté : illustré de nombreuses figures, le second offrait même, au t. II, pour l'initiation
du profane, un utile lexique des termes techniques. Or nous avons
la preuve que Montesquieu a eu au moins l'un des deux ouvrages
entre les mains dès son séjour à Milan : une lettre datée du 14
octobre 1728 - l'avant-veille de son départ de la capitale lombarde
(69) Cf. ci-dessous, ch. IV, note 69.
(70) Traité d'architecture avec des remarques ... , Paris, 1714 (Catalogue de La BrMe, n° 1697). Montesquieu ne le cite jamais.
(71) Des principes de l'architecture, de la peinture, de la sculpture
et des autres arts qui en dépendent avec un dictionnaire des termes
propres, à chacun de ces arts, Paris.. J.-B. Coignard, 1676 (Catalogue,
n° 1784). Selon M. Desgraves la mentlOn est de la main du secrétaire e
(cf. R. Shackleton, Les secrétaires de Montesquieu, in Œuvres complètes
de Montesquieu, op. cit., t. II, p. XXXV-XLIII) ; l'acquisition du livre
se placerait donc entre 1734 et 1738.
(72) Op. cil., livre l, ch. VII, p. 19.
(73) 2 vol. in-4° - Catalogue n° 1716.
(74) Cours d'architecture qui comprend les ordres de Vignale avec
des commentaires, les figures et descriptions de ses plus beaux bâtiments et de ceux de Michel-Ange, (1691), nouvelle édit., Paris, J. Mariette,
1710, 2 vol. in-4° (Catalogue, n° 1698).
82
�- nous apprend que la comtesse Borromée le lui avait prêté, avec
quatre autres volumes (que nous aimerions en connaître les titres !)
avant de le lui laisser en souvenir (75).
L'intérêt du renseignement ne tient pas seulement à sa rareté,
mais surtout à la nature et au contenu du livre dont il s'agit. Car
ce n'est pas un banal guide touristique, ni l'un de ces Voyages écrits
par des observateurs plus ou moins originaux, mais le plus souvent
sans compétence particulière ; ce n'est pas non plus un ouvrage
d'histoire ou d'érudition, ni même un livre de vulgarisation : c'est
un gros manuel rédigé par un professionnel à l'intention de futurs
architectes. Décidément Montesquieu brûle les étapes : lui qui
ignorait tout des beaux-arts cinq mois plus tôt ne recule pas devant
des études qui auraient rebuté plus d'un amateur éclairé. La curiosité technicienne qu'il avait déjà manifestée en plusieurs occasions
trouve enfin un aliment à la mesure de son appétit. Et, d'autre part,
cette lecture n'a pu rester sans influence sur la formation de son
goût. Elle a été en effet son premier contact approfondi avec un
classicisme très différent de celui qu'il avait aimé à Venise et à
Vicence : un classicisme moins subtil et parfois plus lourd, un style
d'une austérité dépouillée, qui vise moins à l'élégance qu'à la grandeur et à la majesté. Lorsqu'il lit son d'Aviler Montesquieu, par
la pensée, visite déjà Rome : la Rome du Panthéon, du Gesù, et
de Saint-Pierre. TI saura découvrir et aimer d'autres aspects architecturaux de la Ville éternelle, pour lesquels d'Aviler n'a que
dédain irrité, la Rome du Bernin, de Pierre de Cortone et de Borromini (76). Mais s'il n'est pas asservi à ses lectures, il sait pourtant
en tirer profit: c'est probablement à d'Aviler qu'il doit sa première
initiation sérieuse à l'art gothique. Sévère pour le « mauvais goût»
. du Moyen ~ge,
le Cours d'Architecture explique avec admiration
le rôle de la croisée d'ogives (77). A Pise et à Florence Montesquieu
saura se souvenir de cette distinction, banale chez les architectes
de son temps, mais fort peu répandue dans le monde des honnêtes
gens. Regrettons seulement qu'il n'ait pas eu dès Milan l'idée d'en
vérifier la justesse : n'aurait-il pu apprécier à la cathédrale, à
défaut du foisonnement extérieur des ciselures et des flèches, la
grandeur dépouillée des nefs, la nécessité rigoureuse des arcs et
des piliers? Il est vrai que d'Aviler ne mentionne du Dôme que
la coupole octogonale, et pour la critiquer : elle est assez grande,
dit-il, mais sans beauté et mal éclairée .. . (78) .
En matière architecturale les notes milanaises des Voyages sont
Correspondance, op. cit., p. 918.
(76) D'Aviler dénonce l'infidélité de ces architectes modernes aux
(75)
leçons de Michel-Ange et de Vignole : « Ce ne sont que cartouches
frontons brisés, colonnes nichées, et autres extravagances ... » (Cour;
d'architecture, op. cil., Préface).
(77) Ibid., t . l, p. 342.
(78) Ibid., p. 252.
8
�du reste assez pauvres. Leur silence sur le Dôme est des plus inattendus, mais il n'est pas le seul ; rien sur les basiliques romanes de
Saint-Ambroise et de Saint-Eustorge, rien non plus sur les palais.
Le château des Sforza, éprouvé par un siège récent, n'est étudié
que du point de vue de l'ingénieur militaire (79) . Deux édifices
seulement sont mentionnés pour leur beauté : l'Hôpital Majeur
dont Montesquieu admire ]a vaste cour centrale, avec sa double
galerie (80), et l'église San Fedele, œuvre de Pellegrino Tibaldi,
pourtant bien pesante. Montesquieu retrouvera bientôt à Novare
cet architecte lombard du XVIe siècle, dont l'inspiration passablement contradictoire aime donner à des monuments sévères une
décoration tourmentée ; ainsi à San Fedele un autel froidement
compliqué dans les colonnes, retnu~s.
par deux anges, cc paraissent
tomber »). Et Montesquieu de renchenr : cc Il semble effectivement
que ces colonnes vont tomber, et que c'est une ruine» (81) . Si le
voyageur s'amuse de tels effets, c'est qu'à l'inverse de Venise, Milan
a dans l'eDiemble plus contenté son cœur que ses yeux . Plus complet
dans son inventaire des monuments de la ville, de Brosses avouera
une déception analogue : cc Je n 'y ai vu, écrira-toi!, ni églises, ni
palais d'une architecture qui m'ait pleinement satisfait» (82).
Deux exceptions cependant dans l'ensemble très terne des
impressions milanaises de Montesquieu. Dès son arrivée il avait
suivi le conseil de la comtesse Borromée, grande dame fort savante
à laquelle l'abbé Conti l'avait adressé, et visité la Bibliothèque
Ambrosienne, en homme de goût autant qu'en érudit. Des miniatures de Breughel l'avaient surpris par l'habileté du travail et la
richesse de l'invention ; un Triomphe de David attribué à Lucas
de Leyde avait un instant retenu sa curiosité ; il avait admiré des
copies d'œuvres antiques, en particulier celle du Laocoon ; enfin
l'examen de deux des trente mille manuscrits de la bibliothèque
lui avait révélé la beauté de leurs enluminures (83) . Visite minutieuse par conséquent et qui lui avait paru mériter un récit plus
développé qu 'à on ordinaire. Celle de la Casa Rese où il affirme
avoir vu de ( bons et de mauvais tableaux» (84) semble avoir été
plus rapide. Mais à l'église delle Grazie où il remarque en passant
un Christ bafoué, du Titien, et deux Saint Paul, de Gaudenzio
Ferrari (85), il s'arrête longuement devant la Cène, de Vinci : fait
(79) Op. cil., p. 1030.
(80) Ibid., p. 1032.
(81) Ibid., p. 1030. Cochin jugera le même autel « fort bizarre et
ridicule» (op. cit., t. l, p. 42).
(82) Op. cU., t. l, p. 97.
(83) Op. cit., p. 1026. Le David était sans doute une peinture sur
verre : l'attribu tion à Lucas de Leyde est au moins incertaine.
(84) Ibid.
(85) De l'un d'eux le président de Brosses dira qu'il est peint
d'une manière grossière, mais très énergique» (op. cil., t. l, p. 89).
Gaudenzio Ferrari (1470-1546) est un des peintres lombards les moins
«
34
�doublement remarquable puisque c'est la première fois qu'il ressent,
en matière de peinture, le choc d'une œuvre majeure, la première
fois aussi qu'il s'essaie en ce domaine à une analyse détaillée. On
ne s'étonnera pas que par certains côtés celle-ci demeure encore
très « littéraire ») et que Montesquieu se montre d'abord sensible
à la composition dramatique du tableau, à l'habileté du peintre
dans l'expression des passions : « On voit la vie, le mouvement,
l'étonnement sur les quatre groupes des douze Apôtres ; toutes le
passions de la crainte, de la douleur, de l'étonnement, de l'attachement, le soupçon ; l'étonnement de Judas est mêlé d'impudence ... » (86). Ce genre de commentaire, conforme au dessein de
l'œuvre, était traditionnel, et il pu être suggéré au voyageur par
son guide; de même la remarque - présentée à l'abri d'un « on
dit que » - sur le visage du Christ, que l'artiste aurait laissé
inachevé faute de pouvoir lui donner une douceur digne de celle
qu'il prêtait par la pensée au fils de Dieu (87) . En 1728 l'œuvre de
Léonard avait déjà beaucoup souffert du temps, et elle venait même
de subir sa première « restauration ». Montesquieu aurait pn cependant être plus précis dans l'étude de la construction plastique et des
attitudes : il aurait pu aussi dire un mot du dessin et du coloris,
quitte à reprocher à Vinci, comme naguère Félibien, des contours
trop marqués et des ombres trop noires. Mais nous ne lui reprocherons pas de croire la Cène peinte à l'huile, « avec un vernis
de sus dont on a perdu l'invention » (88). De Brosses ne se trompera
pas moins en parlant d'une fresque (89), et dans les deux cas l'erreur
révèle du moins une curiosité méritoire . Du reste, si le commentaire de Montesquieu nous paraît trop rapide, un aspect essentiel
du tableau ne lui a pas échappé, cet effet de perspective qui conduit
- le regard du spectateur, par delà la figure centrale du Christ, jusqu'aux lointains bleus où la vue se perd : « On voit dans ce tableau,
au travers du bâtiment, un ciel qui paraît dans un éloignement
infini. Enfin c'est un d s beaux tableaux du monde» (90).
Contraint par les hasards de la grand'route de séjourner vingtquatre heures à Novare, le voyageur en profile pour visiter l'église
marqués par l'influence de Vinci. « Il avait, écrit Berenson, un tempérament énergique de montagnard, avec une certaine force et une
emphase rustique ». (Les peintres italiens de la Renaissance, Gallimard,
1953, p. 193).
(86) Op. cil., p . 1028.
(87) Mêmc commentaire dans les Entretiens de Félibien, op. cil.,
t. 1. Entretien II, p. 263. La source en est dans Vasari.
(88) Op. cil., t. l, p. 89. La Cène est peinte à ]a ({ tempera» et l'humidité est seule responsable de sa rapide dégradation : mais 'ce sont là
découvertes du début du XX, siècle.
(89) Op. cil., p. 103l.
(90) Ibid., p. 1028.
35
�San Gaudenzio, « assez belle », dit-il. En 1729 l'édifice de Pellegrino
Tibaldi n'était pas encore surmonté de la haute coupole dont il
sera orné à la fin du XIX· siècle. Discret sur l'architecture générale,
Montesquieu admire le maître-autel, et décrit en détail, non sans
quelque gaucherie, l'éclairage artificieux d'une chapelle intérieure
dont le dôme s'ouvre sur le plafond lumineux de l'église; il s'émerveille surtout de voir les peintures de ce plafond s'animer sous
l'éclairage violent que l'architecte a voulu leur prodiguer, « ce qui
transporte les couleurs et les fait jouer les unes sur les
autres » (91). Notons la précision de la remarque : sensible aux
séductions de l'art maniériste, Montesquieu ne manque pas d'analyser son plaisir.
A Turin, « ville assez ennuyeuse » (92), le philosophe est
frappé par l'atmosphère étouffante du despotisme sarde. En revanche, comme naguère à Venise, ses yeux y sont plus satisfaits que
son cœur ou sa raison. Le voici aux Archives, examinant avec intérêt
de précieux manuscrits et surtout la « fameuse table d'Isis », découverte à Rome au début du XVI" siècle et acquise ultérieurement par
les ducs de Savoie. Plus qu'une œuvre d'art, elle est pour Montesquieu un objet de curiosité érudite : d'une érudition à vrai dire
assez désinvolte, qui prend Ligorius pour Pignorius et confond
Mabillon avec Montfaucon... Mais le regard du visiteur est plus
assuré que sa science livresque : la table lui paraît « extrêmement
mal gravée et mal dessin' e ». Cette maladresse de l'artisan n'est-elle
pas le signe d'une haute antiquité? Montesquieu ne soupçonne pas
un instant que ce monument « égyptien » puisse tre l'œuvre tardive
d'un artiste romain du premier siècle de notre ère. L'illusion serait
banale et vaudrait à peine d'être mentionnée si elle n'était aussitôt
prise en charge par l'esprit de système. Pour Montesquieu la raideur
d'un trait malhabile aractérise l'enfance de l'art. Sans doute se
souvient-il des fresques de Sainl-Antoine de Padoue ; de ce rapprochement incertain jaillit l'idée qu'il développera bientôt dans son
Essai de la manière gothique. Égyptienne, la table d'Isis a, dans sa
maladresse même, de quoi intéresser l'historien : « elle est dessinée
dans le goût et la manière gothiques, c'est-à-dire dans le goût où
l'on est lorsqu'on ignore l'art... » (93).
A
Riche en antiquités, le Turin de ce début du XVllI" siècle est
surtout une ville moderne dont tous les voyageurs disent la belle
régularité. Monte quieu note ]a largeur des rues tirées au cordeau (94), et il ap pré cie l'ordonnance de la place principale, (c une
(91) Voyages, op. cit., p. 1035.
(92) Ibid., p. 1049. Il Y passe un peu moins de trois semaines, du
23 octobre au 4 novembre.
(93) Ibid., p. 1048. Remarque reprise presque littéralement dans
l'Essai sur la manière gothique (Montesquieu, Œuvres complètes, t. III,
p. 275).
(94) Ibid., pp. 103ï \ t 1046.
36
�des plus belles choses qui se puissent voir » (95). Malgré ses dimensions exiguës, écrit-il encore, Turin est « le plus beau village du
monde » (96). Satisfaction de « géomètre » qui se réjouit de découvrir une ville aussi « régulière» que la Salente de Fénelon, mais
aussi sens inné du grand et goût spontané pour une simplicité
majestueuse. Ce que Montesquieu découvre à Turin, sans qu'il le
sache encore, c'est ce qu'il retrouvera bientôt à Rome, à une autre
échelle : le sens des perspectives monumentales, qui est un des
aspects essentiels du grand art baroque.
Dès ce premier contact les limites de la sympathie que notre
voyageur vouera au goût italien moderne se dessinent toutefois assez
fermement. Il approuve sans restriction la noble façade du palais
Madame - œuvre de Juvara - avec son rythme ternaire, la calme
symétrie de ses vastes baies de part et d'autre d'une colonnade
avancée, et la délicatesse de sa terrasse (97). TI admire aussi les
lignes sinueuses du Palais Carignan, au portique ovale, et prend
même la peine d'en décrire le plan (98). Mais devant un autre
ouvrage célèbre de Guarini, la chapelle du Saint-Suaire, il ne cache
pas sa déception : déconcerté peut-être par la forme bizarre de la
coupole pointue et la lourdeur funèbre des marbres noirs (99). Un
faste accablant, des ligues laborieusement brouillées, une recherche
trop évidente de la surprise et de la dissonance, c'est plus que n'en
peut supporter un admirateur de Palladio. Jusque dans ses complaisances naissantes pour un art plus libre, ouvert aux caprices de
l'imagination, le goût de Montesquieu demeure classique, épris
avant toute chose d'élégance et de sobriété.
_
On ne sera pas surpris qu' apr' s les avenues larges de Turin le
fouillis encore médiéval des vieilles rues de Gênes ne lui arrache
aucun cri d 'enthousiasme. Sans doute le site lui en impose-t-il
d'abord : « Cette ville vue de la mer est très belle» (100). Mais
l'urbaniste ne tarde pas à déchanter. A part la Strada-Nova, plus
aérée, les rues le frappent surtout par leur étroitesse (101). Et s'il
concède que dans ces venelles exiguës les beaux palais ne manquent
(95? Ibid., p. 1037.
(96 Ibid., p. 1045.
(97 L'ensemble, dit-il succinctement, « est d'une très belle architecture » (ibid., p. 1037). La façade du palais Madame, œuvre de
Juvara (1676-1736), était toute récente. Montesquieu notera plus tard
que Juvara « est à présent le meilleur architecte de l'Italie » (ibid,
p. 1123).
(98) Ibid., p. 1045.
(99) Voir ibid., p. 1049, cette condamnation lapidaire: « Elle a plus
de réputation que de beauté ». De Brosses sera plus loquace, mais aussi
sévère : « Cette manière tient un peu du gothique, et le total de la
chapelle, quoique noble, est triste et d'un goût qui ne me plaît nullement ». (Op. cit., t. II, LV, p. 438).
(100) Op. cit., p. 1052.
(101) Ibid., p. 1053.
87
�pa , c'est moins pour en admirer l'architecture que pour souligner
le contraste entre la magnificence de leurs façades et l'avarice d e
leurs babitants (102). Plus tard il se plaindra du reste d'avoir eu
quelque peine à les visiter (103). Cité mercantile et inhospitalière,
Gênes inspire à l'bomme et au moraliste une vive antipathie. Dans
l'appréciation sévère que Montesquieu porte sur la ville bien des
considérations étrangères à l'art interfèrent avec le jugement estbétique. Peut-être ce dernier s'en trouve-t-il un peu faussé. Un certain
parti pris de dénigrement perce dans les notes des Voyages, à une
ou deux reprises. L'église Saint-Cyr est « assez belle» ... mais les
peintures en sont (c bien mauvaises », ou fran chemen t ridicule :
« C'est une grande sottise d'avoir représenté des maisons au ciel,
et des gens qu'on martyrise » (104). A la Santissima Annunziata,
LeI tableau - Jésus et les docteurs - est « bon pour l'expression »
... mais c'est une autre sottise que d'avoir donné à des Juifs turbans
et moustaches à la turque (105). En d ' autres circonstances le jugement eût sans doute é lé empreint du même rationalisme, mais
Montesquieu, plus indulgent, en aurait inversé les termes !
Dans cet ensemble peu favorable quelques remarqnes positives :
à propos des œuvres de Piola, décorateur exubérant, dont le
tableaux sont dits « assez bons )J, sur la Cène de Procaccini, à
l'Annonciade encore, et sur l'église elle-même, « la plu belle de
Gênes [ ... ] toute dor' e, d'une assez belle architeclure » (106).
En 1728 l'Annonciade n'avait pas encore reçu la façade néo-classi que donl elle s'ornera au XIX· siècle, mais tous les voyageurs qui y
pénètrent en admirent l'élégante ordonnance et la riche décoration (107). Dans sa brièveté l'appréciation d e Montesquieu n'est
donc pas des plus originales. Il s'anime un peu plus pour vanter le
Martyre de saint Étienne, attribué à Raphaël e l à Jules Romain
mais ne se laisse-l-il pas impressionner par le nOm du premier
cc Rien de si gracieux », écrit-il, alors que de Bro ses, moins facil e
à influencer, constate que le tableau « déplaîl au premier coup
?
(102) Ibid., p. 1060.
(103) Ibid., p. 1310.
(104) Ibid., p. 1055. Ces fn;sque,s sont da~s
la. manière claire de P.
de Cortone. Cochin qui les attnbuC? a <: Carlom le fils » (Andrea Carlone.
1639-1697) les juge « passables malS d une couleur lrop Jaune» (op. cit .•
t. III, p. 254). L'église eUe-même plaît beaucoup à de Brosses (op. cil.,
L. l, p. 62) pour la hauleur de ses. colçll1nes.
(105) Ibid., p. 1054. MonlesqUleu ecnl Corlon.e pour Car/on.e, nom de
toute une dynastie de peintres gênois dont le plus connu est G.-B.
Carlone, père d 'Andrea (1592-1677).
"
. .
.
(106) Ibid. L'église est de la premlere mOitié du XVII' SIècle. D.
Piola (1628-1703) a peint notamment à l'Annonciade La gloire de sain.t
Gaétan. G.-C. Procaccini, peintre lombard ( 1574-1625), cultive surtout le
clair-obscur. à l'imitation du Corrège.
(107) Cf. de Brosses. op. cil., leltre VI, pp. 63-64 Addison, op. cil.,
p. 10.
3
�d'œil par sa sécheresse et sa sévérité » et qu'il vaut surtout par « la
variété des expressions » (108).
Ce que Montesquieu a finalement le plus goûté à Gênes, c'est,
dominant la ville, le port et la mer, le jardin de la villa Doria dans
le fauhourg de Saint-Pi erre-d' Arène : pour le panorama, mais aussi
pour son charme propre, avec cette pièce d'eau « digne de Versailles » qu'il décrit en quelques lignes (109). Mais lorsque, de
retour en France, il reprendra ses notes de voyage pour rédiger,
à l'intention d'un correspondant inconnu, une Lettre sur Gênes, qui
nous a été conservée, cet enthousiasme se sera un peu refroidi :
le jardin Doria sera encore charmant, mais « bien petit pour sa
réputation », et le beau Neptune de la pièce d'eau n'aura plus droit
au moindre adjectif ! (110). De façon générale, et à un ou deux
détail prè, cette Lettre sur Gênes est encore moins favorable à la
vill e que les impressions directes du visiteur. Si le Jésus de Carlone
y devient « admirable pour l'expression » (Ill), d'autres tableaux
de l'école gênoise du XVII O siècle ne sont plus jugés dignes de mention. Toujours « beau », le Martyre d e saint Étienne perd le superlatif. Et l'évocation de l'église Saint-Cyr, déjà très critique, se
complète de deux petites phrases d'un laconisme chagrin : « Il y a
des statues qui sont bien matérielles. La façade n'est point encore
faite » (112).
*
**
Vers 1731, époque présumée de la composition de la Lettre sur
Gênes, Montesquieu se montre donc plus difficile qu'à l'automne
1728. Nul ne songera à s'en étonner : dans l'intervalle il a vu tant
-de choses ! Lorsqu'il quitte Gêne pour gagner la Toscane, le 20
novembre, une première pha e de son voyage s'achève et avec elle
son premier apprentissage d ' amateur d ' art. De Venise à Milan, à
Turin t à G "nes il a découvert déjà les styles les plus divers ; il a
voyagé dans le temps, de Giotto il Juvara. Son intérêt s'est éveillé:
curio it ' e théti,q ue, et en même temps historique et technique.
M ai les gra ndes révélation, Florence et Rome, sont encore à
venir ; et avec elles le désir d'une enquête systématique. Jusqu'ici
Mont quieu a surtout flâu' parmi les œuvres d'art, réservant il
d'autres sujet son attention la plus sérieuse. En quelques semaines,
de la Ligurie à la Toscan , une mutation se produit dans sa curiosité artistilJue ; et le promeneur nonchalant se transforme en un
é tudiant méLhodique.
(108) Montesquieu, op. cil., p .. 1055 . . De J?rosses, op. cil., p. 65. G.
BriganLi (Il manierismo e Pellegrmo Tlbaldl, Rome, ]945) attribue le
tableau à J. Romain seul.
(109) Op. cit., p. 1053.
(110) Op. cit., p. 1309.
(111) Ibid., p. 1310. Il n'était que « bon » de ce point de vue en 1728.
Mai c'e t la Lellre qui qualifie de « sottise» la faute contre il costume
déjà mentionnée.
(112) Ibid.
39
��CHAPITRE III
FLORENCE,
OU LE «GRAND GOUT» DE MICHEL-ANGE
D EUXce galeries
de tableaux, une cathédrale, cinq églises ; voilà
que Montesquieu a vu à Lucques où il n'a guère dû
s'arrêter qu'une journée, le 23 novembre 1728. On comprend qu'il
n'ait pas eu le temps de détailler heaucoup ses impressions, réduites
à l'état de simple catalogue. Il s'est intéressé à la façade étirée de
San Michele, avec son haut fronton et ses cinq étages de colonnes
et de colonnettes : et il a consciencieusement noté, en italien, que
.ce style « grec moderne ») est cc un mélange de grec et de gothique» (1). Il a été charmé par l'élégance subtile des trois statues de
Jean Bologne, <fi P. l'on peut voir encore à la cathédrale SaintMartin : celle du Christ surtout l'a séduit, « sv el ta e pare di carne ».
Surtout il s'est un peu familiarisé avec la peinture romaine et l'école
holonaise, de Raphaël au Guerchin ; il a découvert aussi des
artistes plus réce'nts, tel Luca Giordano, et un contemporain, G .M.
Crespi (l bis) ; et c'est à Lucques enfin qu'avec deux tableaux de
S. deI Piumbo, il a goûté, pour la première fois, le clair-obscur
vénitien ... Rien ou presque rien de typiquement lucquois ou toscan
dans tout cela, on le voit, mais le signe d'un appétit subitement
éveillé et qui n'est pas près de se rassasier.
Une avidité de voir encore incertaine dans ses préférences, c'est
aussi l'impression que nOU8 laissent les notes du séjour à Pise. Mais
cette fois le décor le plus authentique s'impose à l'attention du
voyageur. C'est bien la vraie Pise, celle des XlI" et XIII" siècles, qui
l'a frappé le plus profondément. Sans doute est-on d'abord
(1) Op. cit., t. II, p. 1067. Traduisons gothique par roman.
(1 bis) G.-M. Crespi (1665-1747). A moins qu'il ne s'agisse de Ribera
surnommé lui aussi l'Es pagnolet, mais qui n'est pas de Bologne...
1
41
�déconcerté par des choix déroutants. Accordons à Montesquieu le
droit de s'attarder à l'église Saint-Étienne (XVI" siècle), toute tapissée d'étendards enlevés aux Turcs, devant un riche maître-autel de
porphyre et une Nativité « Bouverainement immodeste» ; le droit
aussi de ne pas aimer - même sans dire pourquoi - sur la même
place des Cavalieri (( une très mauvaise statue d'un grand duc »
qu'il ne se soucie même pas d'identifier (2). Mais de tOUB les trésors
artistiques aperçus dans la cathédrale les Voyages retiennent seulement (c quelques tableaux assez bons d'André deI Sarto » et un
Saint Renier, moderne, de Benedetto Luti ... (3). Et deux églises
récentes, sans grande originalité, Saint-Joseph et Saint-Mathieu
ont droit à une quinzaine de lif,rnes, exactement autant que le
Dôme : à Saint-Mathieu le visiteur ne tarit pas d'éloges devant
(( l'architecture surprenante » des fresques de la voûte, peinte en
trompe-l'œil, selon les principes du Fr. Pozzo, par deux artistes
locaux, les frères Melani ; et avec son esprit positif Montesquieu se
félicite que cette composition grandiose soit exempte de confusion,
si bien que (( l'on peut tout voir sans se martyriser le col... » (4).
Peut-être cette complaisance pour ce qui, à nos yeux du moins,
n'est pllS es entiel traduit-elle autant l'influence d'un guide qu'une
préférence spontanée. Bien que le voyageur ne le dise pas clairement, il peut fort bien avoir eu recours pour sa visite de la ville
aux conseils des mêmes frères Melani. D'autres remarques révèlent
en tout cas une curiosité technique qui n'est pas nouvelle de sa part
mais qui, de plus en plus exigeante, a pu se tourner déjà vers des
pécialistes, comme ce sera le cas à Florence et à Rome. Ainsi
Montesquieu observe-t-il qu'à la Loge des marchands, d'ordre dorique, les intervalles entre les triyglyphes ne sont pas égaux, et que
dans la cathédrale (c la frise est trop petite pour de si grosses
colonnes» (5) : esprit de précision et m "me attention soupçonneuse
au détail d'autant plus notables que, dans le premier cas au moins,
Le voyageur s'abstient de formuler un jugement d'ensemble. Il
arrive même que la curiosi té techni ienne étouffe presque complètement en lui l'intérêt artistique : l'architecture de la fameuse
tour penchée et celle du Baptistère sont décrites avec une certaine
minutie, et Montesquieu qui a arpenté le deux monument se flatte
d' n donner les mesures exactes ; mai c'e t pour rendre compte
ici d'un phénomène acoustique, là d'un équilibre périlleux. De cette
(2) Ibid., pp. 1072-1073. Il s'agit de la statue de Cos.me 1", œuvre d'un
Flamand italianisé, collaborateur de Jean Bologne, PIerre Franqueville,
. à .Florence;
ou Francavilla, que Montesquieu ret~ouva
(3) Ibid., p. 1070. L'I1abit de Saznt Ramerz, de Luti (1666·1724), qui
perpétue avec une élégance un peu conventionnelle la manière de Carlo
Maratta.
(4) Ibid., p. 1073. Les deux artistes sont Francesco Melani (16751742) et Giuseppe Melani (1673-1747).
(5) Ibid., pp. 1068-1069.
42
�longue description toute impression esthétique est absente : moins
minutieux, de Brosses ne donnera pas dans ce travers (6).
Ce n'est pourtant pas seulement le regard du physicien que
Montesquieu a promené sur la vieille ville de Pise. S'il ne lui a pas
arraché de cri d'admiration, l'harmonieux ensemble de la piazza
deI Duomo a séduit son goût des perspectives clairement ordonnées :
« Ce qu'il y a d'assez bien, c'est que la Tour, l'église, le
Baptistère, le Campo Santo, sont tous détachés les uns des autres,
et qu'il y a de grands espaces entre tout cela ; ce qui fait un bel
effet et p.ermet de bien voir la grandeur de ces bâtiments » (7).
Le Campo Santo, il l'a visité assez longuemeut pour en bien
examiner les fresques : chefs-d'œuvre singuliers de « mauvais
goût », celles-ci ne pouvaient lui plaire, mais il a été impressionné
par l 'imagination puissante dont elles témoignent, et il a essayé
d'y distinguer la main d'artistes différents (8). Plus superficiel, de
Brosses ne commentera, et pour s'en moquer, que les plus récentes,
œuvre de Gozzoli. Montesquieu s'attache surtout à celles du XIV·
siècle, auxquelles il découvre au moins un intérêt historique : ne
forment-elles pas, dit-il, dans leur étrangeté, « un beau recueil de
peinture ancienne » ?
Il a enfin des admirations plus décidées. Écrire en 1728 que
]a cathédrale de Pise « est une grande et belle église » n'est certes
pas original. Peut-être valait-il mieux s'en tenir à cette formule trop
vague - qui a au moins le mérite de traduire une impression
d'ensemble - que de se perdre dans l'inventaire des « curiosités»
de détail, comme Montesquieu l'avait fait lui-même à Venise, selon
l'exemple de son « mauvais livre » (9). Mais on doit reconnaître ici
à de Brosses ct même au P. Labat l'avantage d'un jugement plus
précis et plus per onnel (10). Eu revanche quelques lignes sont d'un
accent très neuf :
(6) Voir op. cil., Lettre XXVI, t. l, p. 288.
(7) Ibid., p. 1072.
(8) Ibid., p. 1070. « On voit que l'effet du génie a été de trouver des
figures de Dlables les plus affreuses. Il y a aussi des peintures de
Giotto, qui paraissent un peu d'un meilleur gofrt que les autres ". Il
serait ridicule de reprocher à Montesquieu l'insuffisance de ses
connaissances hi toriques : un autre voyageur n'affirm.e-t-il pas très
sérieusement que le Campo Santo renferme « nombre de peintures de
et autres ... » (Ch~valier
des ~*,
op. cit., p. 62).
Raphaël, ~icel-Ang
(9) Vou- CI-dessus, Ch. l, et, pour Pise, Les Déhces de l'Italie, t. IV,
pp. 61-64. Quelques lignes vagues et banales, dans le même ouvrage
(ibid., pp. 67-68), sur les belles peintures du Campo Santo.
(1.0) Tous deux sont très admiratifs. Cf. Labat qui loue la clarté
de l'édifice, la justesse de ses proportions, et la sobriété de son ornementation (op. cit., t. II, pp. 163-164) et surtout de Brosses, lac. cît.,
pp. 287-288.
�" Sur le quai, qui est du côté du sud, est une petite église
appelée la Spina, d'ordre gothique, de beau marbre blanc, d'une
légèreté surprenante- et qui ressemble à des découpures. Les
colonnes ne sont que des fuseaux. C'est le morceau gothique le
plus achevé que j'aie vu, et ce petit ouvrage a de ]a beauté autant
qu'il peut y en avoir dans le mauvais goût» (11).
Presque tous les voyageurs ignorent au XVIIe siècle Santa Maria
della Spina,* ou se bornent à une brève mention. Original dans son
choix, Montesquieu l'est aussi dans son commentaire: il a bien senti
et analysé le charme de cette pièce d'orfèvrerie qu'est la Spina,
avec ses deux portails dont la simplicité met en valeur les fines
dentelures des trois pignons, tout hérissés de clochetons et de
statues . Si prévenu qu'il fût contre le « mauvais goût» gothique, il
ne s'est pas refusé au plaisir qui s'offrait à lui.
« Une belle ville ... une ville admirable ... » (12). Au début de
son voyage en Italie, Montesquieu ne pensait pas demeurer à Florence plus de quelques jours (13) : il va y passer un mois et demi,
du 1er décembre 1728 au 15 janvier suivant. Conquis par la simplicité et l'hospitalité des mœurs florentines, il le sera d'abord par
la ville elle-même et par ses richesses. En plus des brèves impressions
des Voyages proprement dits deux cahiers autographes, intitulés
cc Florence », témoignent de cet intérêt. Peu de cris émerveillés Montesquieu n'en est pas prodigue, et jusque dans ses émotions les
plus vives il garde la tête froide - mais une attention soutenue, un
enthousiasme appliqué et réfléchi. Se rendre chaque matin pendant
plusieurs semaines à ]a galerie du Grand-Duc - l'actuel musée des
Offices - n'est pas le fait d'une curiosité banale (14) . Dans ce pays
« entièrement nouveau )) qu'était encore pour lui, quelquelil mois
plus tôt, le monde de l'art, le voyageur commence à savoir se
diriger. Dédaigneux des touristes pressés qui veulent tout voir « en
un quart d'heure )), il doit à sa patience des satisfactions plus rares .
Ainsi aux Offices, dane la salle des auto-portraits : « Outre le plaisir
de voir une chose qui ne se trouve que là, on a encore celui de
comparer les manières ... » (15).
L'information du voyageur est-elle à la mesure de Iles ambi• Cf. Hors-textes en fin de volume.
(11) Op. cit., p. 1069. Montesquie.u se montre moins sévère que tel
historien moderne pour qui ]a Sptna « est, avec la cathédrale de
Florence, parmi les plus mauvaises compositions de toute l'architecture
gothique» (Michel, Histoire de l'Art, t. II, 2, p. 554).
(12) Ibid., 1076 et t. III, p. 929.
(13) Il projetait de voir Milan, Turin, Gênes et Florence en un mois.
Voir sa lettre à Berwick, datée de Venise, 15 septembre 1728.
(14) A Mme de Lambert, 26 décembre 1728 (Œuvres complètes, t. III,
p. 927).
(15) Ibid.
44
�tions ? Pour une étude comparative des écoles et des styles, Rogissart, Missou ou Addison ne pouvaient lui être d ' un grand secours.
Ni même cet itinéraire plus détaillé que mentionne, sans nom
d'auteur, le catalogue de la bibliothèque de La Brède : « Ristretto
delle cose più notabili della città di Firenze, Firenze, 1719 » (16).
Il n'est pas impossible que Montesquieu se soit imposé alors des
lectures plus sérieuses. Les quelques références érudites que contient
son texte, deux allusions à R. de Piles (17), une à Félibien (18) et
une autre, plus inattendue, à un humaniste de la Renaissance,
Raffaelo Borghini (19), sont toutefois des annotations marginales,
de date incertaine, et peut-être des additions ultérieures. Ainsi
lorsque Montesquieu essaie de situer dans le temps la vie de Ghiberti,
« Avant Michel-Ange », avait-il écrit d'abord ; et la note précise :
« Ce Ghiberti était bien avant Michel-Ange et peu après Giotto,
comme je le conjecture de la place qu'il tient dans le Riposo del
Borghini » (20). Est-ce à Florence que Montesquieu a eu entre les
mains Il Riposo ? Ou se l'est-il procuré plus tard ? L'ouvrage ne
figure pas dans le catalogue de La Brède, mais ou ne peut tirer de
cette absence aucune conclusion assurée. En 1728 le livre devait être
fort rare puisqu'il n'avait pas été réimprimé depuis 1584 ; c'est
seulement en 1730 qu'en sera publiée à Florence une seconde édition, préfacée par Mgr Bottari (21) ; Montesquieu a pu feuilleter
(16) Catalogue ... , op. cit., n° 3079. J. Schlosser qui attribue l'ouvrage
à Carlicri (La letteratura artistica, édit. 1964, p. 587) ne confond-il pas
l'auteur et l'éditeur ? Selon le catalogue des Bibliothèques Nationales
de Florence et Paris il est de Raffaelo deI Bruno. Nous l'avons consulté
dans la traduction du P. Labat, insérée en 1730 au t. VII de ses Voyages
-en Italie et en Espagne (pp. 219-399), sous le titre d'Abrégé des choses
les plus considérables de la ville de Florence. Comme l'indique
Schlosser, il s'agit de la mise à jour d'un des plus anciens guides (10rentins, celui de Bocchi (1591) dont Cinelli avait déjà donné en 1677
une réédition augmentée et corrigée. Bocchi suit de près dans ses
commentaires R. Borghini (cf. ci-dessous). Ainsi sc perpétue dans la
Florence de ce qébut du XVIII- siècle la tradition critique de Vasari.
(17) Florence, op. cil., pp. 1316 et 1319.
(18) Ibid., p. 1333.
(19) Et non Vincenzo Borghini, comme le suggère Roger Caillois
dans son édition des Voyages de Montesquieu (Œuvres complètes, op.
cil., t. l, p. 1636, note 31). Sur R. Borghini cf. E. Avanzini, Il Riposo di
Raffaelo Borghini e la critica d'arte nal' 500, Milan, 1960.
(20) Op. cit., p. 1348. Il Riposo ne consacre qu'une demi-page à Ghiberti, placé entre Paolo Uccello et Masolino, sans indication chronologique.
(21) La préface est une vigow·euse défense du patrimoine florentin
contre les nouveautés étrangères et la corruption du goût moderne. Si
Montesquieu a eu l'occasion de la lire, elle a dû le confirmer dans son
attachement, de plus en plus marqué, pour la simplicité antique.
L'auteur même ne devait pas rester pour lui un inconnu: consulteur
de la Con~régati.
de l'Index, il a~r
en 1750 à rapporter sur l'affaire
de L'Espnt des LOts, dans laquelle 11 Jouera un raIe conciliateur. Fidèle
à ses goûts anciens, Mgr Bottari donnera encore en 1759 une importante
édition des Vite de Vasari.
45
�l'édition originale dans la bibliothèque d'une de sell nombreuses
relations florentines, ou l'acquérir plus tard, dans l'édition moderne,
bien que cette acquisition n'ait pas laissé de trace. On est en tout
cas un peu surpris qu'il n'ait pas songé à demander à Vasari, auteur
assurément plus lu que Borghini, les renseignements qu'il désirait.
De toute évidence, ce n'est pas du côté des livres qu'il faut chercher
ses principaux informateurs.
A Florence la bonne société était plus accueillante qu'à Gênes.
Reçu dans de nombreuses maisons, Montesquieu se félicite d'y
trouver « de la politesse, de l'esprit, et même du savoir ». n y
contracte des amitiés durables, se lie avec le chevalier Venuti,
archéologue éminent, auquel il doit d'être reçu membre de la toute
nouvelle Académie de Cortone, et surtout avec l'abbé Antoine
Niccolini, « étoile polaire » du cer le de la marquise Feroni (22).
Aux vendredis de cette dernière on parle musique, on écoute des
virtuosi . Là et dans d'autres soirées la conversation doit souvent
porter au si sur les arts plastiques. Comment en serait-il autrement
dans des palais si riches de collections particulières, dans une ville
où la culture artistique est innée, tant (c on n'y peut lever lell yeux
ans voir quelques chefs-d'œuvre de sculpture, peinture ou architecture » ? (23). Connaisseurs avertis, plusieurs de ses hôtes font du
reste à Montesquieu lp-s honneurs de leurs galeries privées (24). C'est
ans doute chez eux qu'il consulte un jour un Anglais sur l'achat
d'estampe et note le nom de quelques graveurs célèbres (25). Chez
eux aussi, ou par leur entremise, il noue des relations encore plus
utiles à sa curiosité. Nous ignorons tout de ce « M. Veuve », mentionné à ]a dernière ligne des notes sur Florence, qui auire l'attention du visiteur sur les fresques de Masaccio, à S. Maria dei Carmine (26). Et il ne nous a pas été possible non plus d'identifier
l'architecte florentin, un certain Chimini (?), auquel Montesquieu
doit d'apprendre que Michel-Ange ne re pectait pas cc les exacteil
proportions des règles de l'arcbitecture ... » (27). Mais nous sommes
heureu ement un peu moins dépourvus pour ses deux principaux
guides, Sébastien Bianchi et le jeune Piamontini.
Un érudit, un arti te : deux spécialistes. ns donnent à Montesquieu ce qu'il attend d'eux, des notices précises, sans bavardage
(22) Voyages, loc., cil., p. 1082.
(23) A Mme de Lambert, 26 décembre 1728, loc. cil. (Œuvres complè. _
.
(24) Le marquis Ghenm (Voyages, op. cu., p. 1079 et 1346), le sénateur Ginori, le commandeur Gaddi, l'abbé Niccolini lui-même (ibid.,
p. 1088).
(25) Ibid., p_ 1082.
(26) Florence, p. 1356.
(27) Ibid., p. 1345. Le même Chi mini critiquait égalemn~
la perspective des galeries trop rectilignes (p. 1346). Son n0l1'l: ne fIgure pas
dans les Vite' de Pittori, scultori ed architetti modernl de L. Pascoli,
Rome, J736.
tes, t. III, p. 926).
46
�inutile. Le premier appartient à une famille d'antiquaires, attachés
de père en fils à la galerie du Grand-Duc. Né en 1662, Sébastien a
succédé à son père Jean Bianchi comme conservateur - custode des pierres sculptées et des médailles ; peu avant sa mort - survenue en 1738 - il laissera cette charge à son frère François ; et en
1758 son fils Joseph sera conservateur en chef du musée. Joseph
est le plus connu de la dynastie, grâce à une solide étude qu'il
publiera en 1759, Ragguaglio delle Antichità e rarità che si conservano nella Galleria Mediceo-Imperiale. En réalité il semble bien
que sa renommée lui soit venue d'une érudition empruntée (28) :
le véritable auteur de cette description de la Galerie serait son père
Sébastien qui l'aurait laissée inédite. Homme discret, mais de grand
avoir, Sébastien Bianchi a d'autre part collaboré à la grande publication du chanoine Gori, les dix volumes du Museum florentinum
(1731 -1770). Peut-être était-il déjà occupé à cette tâche de longue
haleine lorsque Montesquieu lui rendit visite, dans la salle qu'il
s'était réservée pour ses travaux personnels (29). Assurément, dans
ses visites quotidiennes aux sculptures de la Galerie, notre voyageur
ne pouvait souhaiter meilleur cicerone. Aussi l'écoute-t-il avec
attention et déférence, quitte à s'amuser in petto de l'entendre
égratigner parfois la science de ses confrères ... (30).
Avec « son » sculpteur Montesquieu est un élève moins docile;
il lui arrive de le reprendre, en lui opposant l'autorité de Bianchi (31). Mais il doit à ce nouveau compagnon une foule d'observations, précieusement consignées dans ses carnets. Aux lumières de
l'historien il a voulu ajouter l'expérience de l'homme de métier.
Ainsi découvre-t-il sous un jour neuf des œuvres qu'il avait déjà
examinées bien des fois : « J'ai été voir la Galerie avec mon sculpteur, après l'avoir vue tant de fois avec Bianchi» (32). De même au
Palais-Vieux, au palais Pitti et au Baptistère où Montesquieu
apprend à distinguer les deux « man~ères
» successives de Ghiberti (33). C'est peut- être aussi Piamontini qui lui enseigne à ne
pas onIondre le modelé de Michel-Ange, puissant jusqu'à la rudesse,
avec les formes suaves de Jean Bologne ou les grâces étudiées de
Francavilla (34).
(28) Cf. A. Pelli Saggio istorico della reale galleria di Firenze,
Florence, 1779, t. l, pp. 317-321 et p. 402 ; A. Gotti, Le Gallerie e i musei
di Firenze: discorso storico, Florence, 1875, pp. 135-157, et 163-168. Nous
ne pouvons donc retenir la suggestion de R. Caillois (Œuvres de Montesquieu., op. cil., p. 1634) qui confond les trois générations de Bianchi.
Un « BasL Bianchi » qui est certainement notre personnage figure du
reste sur les états de la maison du grand-duc pour l'année 1727-1728
(Archivio del Stalo, Florence, registre n° 1342).
(29) Cf. Florence, op. cil., p. 1326.
(30) Ibid., p. 1317.
(31) Ibid., p. 1351, note.
(32) Ibid., p. 1318.
(33) Ibid., pp. 1349-1350.
(34) Ibid., p. 1354, etc ...
47
�Attentif aux commentaires de ses guides, Montesquieu a le
goût assez personnel pour n'en pas être l'esclave: « Mon sculpteur
me dit qu'à présent on ne fait pas les plis si petits que les Grecs,
pour leur donner plus de majesté . Mais on ne fait pas si bien voir
les membres de dessous : ce qui est infiniment plus mal, à mon
avis)) (35) . Cette liberté de jugement, qu'il sait sauvegarder, n'implique pas le refus de toute influence. On peut penser au contraire
qu'il a volontiers souscrit, dans le programme de ses visites,
aux préférences de ses deux principaux informateurs. Sans
la compétence archéologique de Sébastien Bianchi il n'aurait pas
arpenté aussi longuement, aux Offices, la galerie des bustes. En
compagnie de Piamontini il a pu satisfaire la curiosité que nous lui
connaissons déjà : à la fois minutieuse et éclectique. A défaut de
renseignements directs sur la personnalité de « son )) sculpteur,
nous connaissons le milieu artistique auquel il appartenait, cette
école florentine qu'avait fondée à la fin du XVII· siècle Ercole
Ferrata, appelé par le grand-duc à restaurer la Vénus Médicis et
d'autres antiques . Après le retour de Ferrata à Rome la m ême tâche
était échue à l'un de ses collaborateurs, Jean-Baptiste Foggini, puis
à Joseph Piamontini (1664-1742), père du Jean-Baptiste « Piemontino )) dont nous parle Montesquieu. Or l'activité commune à ces
deux derniers artistes offre de bien étonnants contrastes : habiles
serviteurs des Anciens, ils préparent le prochain renouveau du goût
classique . Mais, simultanément, leurs œu vres per onnelles sont d'une
inspiration toute différente : à Rom e Fel'rata avait travaillé auprès
du Bernin, et ce sont les recherches du b aroque romain que ses
élèves essaient de transposer à Florence . Autant qu'aux traditions
locales ce baroque tardü s'adapte au climat religieux de l'époque ;
sous le règne de Cosme III (1670-1723) la Contre-Réfor me florentine
n'est pas héroïque et triomphale mai platement bigote. A la
religiosité étouffante de la Cour répo~d
un art officiel qui décore
plus qu'il ne bâtit, compense par la nchesse des matériaux, par le
]éch é et la luxuriance des formes la fadeur de l ' inspiration, et cultive
avant tout le choc émotü (35 bis). En dehors d'œuvres mineures,
statuette et bas-relief de bronze qui renouvellent, non sans charme,
]a tradition de Ghiberti et de Cellini, cela donne par exemple
l' . tonnante chapelle Saint-J oseph construite à l'Annunziata par
Foggini, avec ses colonnes torses, sa coupole elliptique surchargée
de sculptures, la richesse de ses marbres polychromes e t de ses
dorures, où la statue du Penseur, de Piamontini père, ne se trouve
pas déplacée. Moins extravagante, la chapelle Saint-André (chapelle
Corsini) de S. Maria del Carmine s'orne de bas-reliefs de marbre
d'une douceur indige t . Et si le tombeau de Galilée, édifié à
anta-Croce par le m êm Foggini, a plus de caractère, il ne suffit
(35) Ibid., p. 1353.
(35 bis) Cf. Lankheil, Florentinische 8arock·Plastik, Munich. 1962.
48
�pas à conférer de nos jours à cet aspect inattendu de la ville beaucoup plus qu'un intérêt historique.
Montesquieu a-t-il vraiment aimé cette Florence « moderne »
dont le style devait bientôt paraître démodé ? La brièveté des notes
qu'il lui consacre permet d'en douter. Une mention expéditive des
« bonnes sculptures» de la chapelle Corsini (36) et l'éloge collectif
de la nouvelle école (37) ne compensent pas des réserves et des
omissions révélatrices. « Boiteux et contrefait », écrit-il, Foggini
devait travailler assis et la perfection de ses statues s'en trouve
altérée (38). Montesquieu doit peut-être le renseignement à J .-B .
Piamontini ; ici la critique ne porte pas sur le style du maître mais
sur une insuffisance accidentelle de sa technique. En revanche le
silence du visiteur de l'Annunziata sur la chapelle Saint-Joseph est
au moins un signe d'indifférence, surtout si on le rapproche du
jugement sévère qu'il porte par ailleurs sur l'un des monuments
les plus caractéristiques du baroque florentin, la somptueuse chapelle des Princes, de San Lorenzo.* Entreprise dans les premières
années du XVIIe siècle, elle était encore inachevée en 1728 mais, à
défaut des peintures actuelles de sa lourde coupole, la décoration
intérieure de l'énorme octogone, entièrement revêtu de marbres
rares et de pierres précieuses, faisait depuis longtmps l'orgueil de
la cité et l'émerveiUement des voyageurs. Bruno la proclame
« unique dans son espèce» (39), et Rogissart prédit qu'elle sera un
jour « la plus belle et la plus magnifique chapelle du monde» (40).
Au milieu du siècle la voix plus autorisée de Cochin en vantera
encore la beauté et la richesse (41). Dans ce concert d'admiration
nne note discordante, la déception du Président de Brosses : « Avec
lès sommes immenses qu'on y emploie depuis un siècle et demi et
le faste qu'on y a répandu, cela ne fait qu'un tout assez triste et
nullement agréable » (42). La richesse pesante de la chapelle ne
réussit en effet qu'à la rendre ho ide et sombre. Mais de Brosses,
dont la remarque est souvent citée, n'analyse pas son impression.
Di.x ans auparavaht Montesquieu était plus précis, et sans s'attarder
à décrire l'ornementation, il s'en prenait au goût de l'architecte,
coupable de n'avoir pas donné à son œuvre de justes proportions:
(36) Florence, p. 1346. La sécheresse de la note contraste avec
l'enthousiasme du Ristretto de Bruno (trad. Labat, op. cit., t. VII,
pp. 330-331) décrivant « le Saint sur deux nuages, qui monte au ciel,
accompagné d'une infinité d'anges en différente;s attitudes, qui semblent se réjouir de faire ce cortège à cette âme bienheureuse... »
(37) Ibid., pp. 1082 et 1315.
(38) Pensées, 400 (970).
(39) Op. cit., t. VII, pp. 266-267.
(40) Op. cit., p. 277.
(41) Op. cit., t. II, p. SI.
(42) Mémoire sur Florence, OJJ. cit., t. I, p. 254. Silhouette qui a
parcouru l'Italie à la même époque que Montesquieu s'extasie au
contraire sur la magnificence de la chapelle (Voyage ... , 1770, t. II,
pp. 65-67).
49
4
�« Quoi qu'il en soit, cette chapelle est faite avec un travail
très riche ; car elle est toute incrustée de marbre et de pierres
de toute espèce, qui sont mises et travaillées avec beaucoup d'art,
et tout irait fort bien si l'architecte avait été aussi habile que
les ouvriers ; mais le dessin en est pitoyable. Ce qui fait que tout
ce bel ouvrage ne vaut pas la peine qu'on. l~ finisse. Il est certain
que le tout ensemble ne fait aucun plaIsIr. Vous voyez là une
masse énorme qui n'est soutenue que par six petits pilastres.
Tout ceci n'a point de corniches ; le chœur est trop petit ; il n'y
a pas une seule colonne qui soutienne ; et, de plus, tout le détail
de l'architecture pèche en quelque sorte contre le goût. On est au
désespoir, quand on sort, de voir une dépense si vaine ... » (43).
Peu nous importe que les pilastres soient en réalité au nombre
de huit... Montesquieu a bien senti et surtout bien analysé, en
architecte et non en décorateur, le défaut essentiel de la chapelle
des Princes, dont la partie inférieure est comme écrasée par le reste
de l'édifice. Sa critique est minutieuse mais à partir d'une impres.
sion juste. Au faste pesant de la chapelle des Princes on a le
droit de préférer, avec lui, et avec de Brosses, l'élégance de la
chapelle Niccolini, à Santa Croce, du début du XVII O siècle (44). Et
à San Lorenzo même quel contraste entre les deux chapelles Médi.
cis, l'ouvrage de Matteo Nigetti et celui de Michel.Ange ! Là un
luxe ostentatoire et sans génie. Ici toute la discrétion de la vraie
grandeur, un cadre digne des tombeaux de Julien et de Laurent :
« L'architecture de cette chapelle est noble, simple et belle. Enfin
c'est là où l'on voit et où l'on sent le grand goût» (45).*
Pour les contemporains de Montesquieu la grande époque de
Florence n'est pas le Quattrocento mais le XVI O siècle. Cette diffé·
rence d'optique est particulièrement sensible à propos de la pein.
ture, même chez le critiques qui placent l'école florentine loin
derrière les Romains ou les Vénitiens. On en trouve l'origine dans
l'histoire du « rétablissement de la peinLure », tracée à grands traits
par André Félibien : si l'auteur des Entretiens remonte jusqu'à
Cimabue et Giotto, son étude des artistes les plus anciens est presque
exclusivement biographique ; quelques pages sur la sainteté de
l'Angelico ou sur les mauvaises mœurs de Filippo Lippi; une bonne
quinzaine pour Andrea deI Sarto, alors que Botticelli est à peine
nommé (46). La découverte des « primitifs » italiens sera l'œuvre
(43) Voyages, op. cU., p. 1091.
(44) De Brosses oppose les deux monumcnts (loc. cit.). Montesquieu
ne fait pas le rapprochement mais note que la chapelle des Niccolini
est « d'une très belle architecture» (op. cit., p. 1355).
(45) Op. cit., p. 1344.
(46) Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, Paris, 1725, 1. 1, Second Entretien. :Ëpris du
coloris vénitien, Roger de Piles est naturellement encore plus dédaigneux
des anciens peintres. Cf. Abrégé de la vie des peintres, édit. 1715, pp.
3Cr38.
�du XIX· siècle. Un de Brosses, qui n'apprécie guère les Florentins,
concède que le « bon temps » de l'école est celui de Vasari et de
Bronzino (47). Ne soyons donc pas surpris que Montesquieu ne
nous fasse grâce d'aucun Poccetti (48), ni qu'il ait des trésors d'indulgence pour le plus fâcheux académisme. Ne lui reprochons pas
avec trop d'agacement de s'attarder, à S . Maria Novella, devant
toute une série de « très beaux tableaux » (49) qui sont le plus souvent de grandes machines théâtrales, tandis que lui échappent les
fresques d'Orcagna et le merveilleux cloître vert peint par Uccello.
De Brosses, il est vrai, n'aura pas la même indifférence et mettra
même quelque coquetterie à vanter des œuvres généralement dédaignées (50). Mais les silences de son prédécesseur sont plus conformes
aux préjugés esthétiques du xvm" siècle que cette curiosité primesautière. Plus timoré et plus compassé, le jugement de Montesquieu
n'est-il pas aus~
plus solide? Dans le cadre des idées et des préférences que son époque lui impose, et même s'il préfère, en sculpture,
Francavilla à Donatello, notre voyageur sait maintenant aller à
l'essf'ntiel : « TI y a eu ici de grand ouvriers, et plusieurs princes
·qui aimaient les arts. On voit partout le grand goût de Michel-Ange
naître peu à peu dans ceux qui l'ont précédé, et se soutenir dans
ceux qui l'ont suivi » (51).
Écrire ces lignes en 1728 est peut-être moins banal qu'on ne
croirait. Car Montesquieu ne se borne pas à rappeler que la personnalité de Michel-Ange domine tout l'art florentin du XVI" siècle.
A cette constatation historique il superpose un jugement de valeur
que tous ses contemporains, en France et m"me en Italie, n'auraient
pas admis. Depuis le milieu du XVII" siècle la gloire du peintre était
-moins in ontestée que celle du sculpteur et de l'architecte : toute
une tradition critique dénigrait Michel-Ange au profit de Raphaël
(52). Cette désaffection est encore plus marquée au début du XVIII"
siècle où la doctrine éclectique de l'Académie préfère à une beauté
trop sévère lm beau aimable et touchant . Parmi les maîtres dont il
recommande l'imitation, Antoine Coypel place avant le peintre de
la Sixtine non seulement celui des Loges mais Annibal Carrache :
(47) Mémoire sur Florence, op. cit., pp. 255-256.
(48) Florence, op. cit., p . 1344, 1345, 1346. Bernardin Barbatelli,
dit le Poccetti (1542-1612). Il a notamment décoré, d'une imagerie
très banale, le cloître des Morts de la S.S. Annunziata. Montesquieu qui
ne l'apprécie pas toujours aussi vivement a trouvé là « quelques morceaux admirables» (p. 1344, loc. cit.).
(49) Op. cit., p. 1345. Plus qu'à la grandiloquence Montesquieu a dû
être sensible à la fermeté du dessin dans la Maclone du Rosaire de
Vasari, la Nativité et la Présentation de Marie de Naldini (élève du
précédent), le Saint Hyacinthe d'Allori, et surtout le Jésus ressuscitant
la tille de J aïre de Bronzino.
(50) Loc. cil.
(51) Correspondance, p. 927, loc. citA
(52) Sur cette tendance majeure de la critique d'art classique en
France, voir l'article pénétrant de J. Thuillier, Polémiques autour de
Michel-Ange au XVII' siècle, « XVII' siècle », loc. cit.
51
�Du grand majestueux, puisé dans Michel-Ange,
Et du vrai du Corrège, il fait un doux mélange» (53).
«
Un peu plus tard Dézallier d'Argenvûle, grand admirateur de
Watteau et du Titien, reproche à Michel-Ange un excès d'austérité
qui « fait trop souvent fuir les grâces » (54). Le grief, souvent repris,
s'adresse surtout au peintre, mais il n'épargne pas le sculpteur. Aux
tombeaux de San Lorenzo de Brosses accorde quelques lignes d'un
éloge contraint où perce son peu de sympathie pOUl' un génie trop
rude à son gré, et le gracieux Bacchus ivre du Bargello - autrefois
dans la galerie du Grand-Duc - est le seul ouvrage qu'il admire
presque sans réserve (55). Cochin sera encore plus sévère, qui jugera
Je Bacchus sec et maniéré (56) . Et l'on en arrivera aux formules
de Winckelmann et de Milizia condamnant dans l'art trop expressif
de Michel-Ange une atteinte à la sérénité du beau idéal.. . (57).
Sans doute cette moisson de références négatives ne doit-elle
pas nous faire surestimer la hardiesse ni l'originalité du jugement
beaucoup plus favorable de Montesquieu. D'abord parce que les
unes sont postérieures aux Voyages, tandis qu'il ignorait probablement les autres ; il se peut même que son ignorance du goût dei!
connaisseurs et une sorte de respect profane pour un grand nom de
l'art universel n'aient pas été étrangers à son enthousiasme. Mieux
informé, Montesquieu n'aurait-il pas été plus réservé? Et, d'autre
part, le milieu florentin - surtout en l'absence d'influences contraires - ne devait-il pas le disposer à une attitude plus compréhensive
que celle de beaucoup de ses compatriotes ? Si nous sommes réduiti
ici aux hypothèses nous ne pouvons oublier la vigueur ou la renaissance d'un patriotisme artistique qu'allait bientôt illustrer la réédition du livre de Borghini, déjà mentionnée. TI faut rappeler toutefois que l'ouvrage avait été composé, aprè le Concile de Trente,
dans un climat peu favorable à la terribiltà de Michel-Ange. Borghini admire l'arti te, mais sa piété s'effraie de certaines audaces.
L'amateur lui-même semble plus à l'aise devant les œuvres gracieuses de Jean Bologne, son ami personnel, alors à l'apogée de sa
gloire. Or cette réaction n'est pas un ca isolé. Aux Sabines du même
(53) I1pître en vers d'un père à son fils sur la peinture, Paris, Jacques
Estienne, 1708.
.
(54) Abrégé de la vie des plus fameux pemtres ... , 1745, nouv. édit.,
1762, t. !, p. 134. L'idée est déjà .exprimée d,::tns la Lettre sur,le choix et
l'arrangement d'un cabinet curteux,. du meme a1l:teur, publIée dans le
Mercure en février 1727. Cf. A. Fontame, Les doctrtnes d art en France ... ,
op. cil., pp. 191-196.
(55) Mémoire sur Florence, op. cit., pp. 253-254.
(56) Op. cit., t. II, p. 40. A rapprocher de cc que le même auteur écrit
des tombeaux de Saint-Laurent : « Ils sont traités d'une manière fière
et grande, et les formes en sont belles et savantes, quoique les attitudes
aient quclg,ue cho e d'exagéré» (ibid., p. 52).
(57) Wlllckclmann, His/aire de l'Art chez les Al1cielts, trad. fr., Amsterdam, 1766, t. Il, pp. 246 sq.
52
�Jean Bologne la Description de Florence, de R. deI Bruno, consacre
tout un paragraphe : elle n'a qu'une phrase d'une admiration
convenue pour le Bacchus de Michel-Ange et un mot élogieux pour
]a Victoire du Palais de la Seigneurie ; quant aux tombeaux de
Saint-Laurent, elle se borne à les nommer, sans autre précision ...
(58). Tout cela est affaire de nuances et de proportions. On peut
penser finalement que le baroque florentin du XVIII 0 siècle avait
plus d'affinités avec les délicate es du maniérisme qu'avec la grandeur farouche du sculpteur de San Lorenzo. Nous avons du reste
]a preuve que, loin d'inspirer l'enthousiasme de Montesquieu,
l'influence de J .-B. Piamontini l'a plutôt tempéré. Montesquieu
s'est rendu au moins deux fois à la sacristie de Saint-Laurent, la
seconde avec cc son » sculpteur, la première soit seul, soit en compagnie d'lm guide plus effacé. Cette première impression, un peu
vague malgré une note très juste sur L'Aurore qui « semble pencher
en l'air », était toute admirative (59) . Lors de la seconde visite, datée
du 19 décembre, les commentaires de Piamontini aident Montesquieu à raisonner - mais aussi à nuancer - son admiration. Le
sculpteur lui fait remarquer comment l'étroitesse de ]a niche où
elle se trouve logée grandit, par contraste, la statue de Laurent (60).
Il attire également son att nlion sur la musculature puissante et
pourtant harmonieuse du Jour et du Crépuscule, mais après avoir
critiqué celle de la Nuit et de l'Aurore : (c Il m'a d 'abord fait
remarquer comme les muscles de ces deux femmes, surtout ceux de
l'une, sont trop ressentis ... » (61). C'est exactement la critique que
bien des amateurs français avaient déjà exprimée, et que de Brosses
reprendra dix ans plus tard :
« Tout cela est parfaitement beau et n'a nulle grâce, mais
seulement beaucoup de force; les deux statues de Julien et de
Laurent m'ont paru les plus belles. Michel-Ange craignait-il qu'on
doutât qu'il était grand dessinateur et savant anatomiste ? Il
muscle ses femmes comme des Hercules et dédaigne d'imiter le
bon goût de l'antique, dont il s'est approché dans son Bacchus
de la Galerie ... » (62).
Que Montesquieu ait été spontanément sensible à l'art de
Michel-Ange, nous en découvrirons une autre preuve en visitant
avec lui la chapelle Sixtine. Mais la révélation date du séjour à
F lorence . S'il n'avait porté à l'œuvre de Buonarotti un intérêt très
(58) Op. cit., p. 274 (Les tombeaux), 304 (La Victoire) et 307
(L'Enlèvement des Sabines).
(59) Op. cil., p. 1344.
(60) Explication donnée sous forme de calembour : « Il m'a fait
remarquer dans la statue de ce prince assis qui paraît pensif, l'art
d'avoir mis un si grand prince dans un si petit lieu ... » (ibid., p. 1349).
(61) Ibid.
(62) Mémoire sur Florence, loc. cit., pp. 253-254. Au XVII" siècle,
Félibien, plus équitable, vantait la « beauté admirable » de la Nuit
(Entretiens ... , op. cit., t. II, Entretien IV, p. 265).
53
�per onnei, ses notes de voyage, aux lacunes si nombreuses, ne
eraient pas ici un inventaire à peu près exhaustif. A la bibliothèque
laurentienne il a été déconcerté par l'architecture compliquée du
vestibule mais il s'est efforcé de justifier les grosses consoles, peu
(c régulières », qui font saillie sous les colonnes (63). Et à la réflexion
il a dû trouver dans cette apparente bizarrerie la confirmation d'une
idée bien éloignée du dogmatisme qu'il affichait naguère à la table
du prince Trivulce : le vrai goût est supérieur aux règles. Peu
importe - si cc l'œil est satisfait» - que les « exactes proportions»
de l'architecture ne soient pas respectées. Mais il faut "tre Michel·
Ange pour prendre à coup sûr de telles libertés : cc C'est qu'il avait
le goût excellent et faisait toujours, en chaque lieu et chaque occasion, e qu'il fallait faire pour plaire» (64). Ce goût infaillible,
Montesquieu l'apprécie surtout chez le sculpteur. Place de la Seigneurie, avec Piamontini, il note que les contours du David sont
plus « nobles » et moins cc marqués », comme il convient pour un
jeune homme, que ceux du groupe voisin - Hercule assommant
Cacus - de Bandinelli (65). Il admire dans le Bacchus la même
beauté harmonieusement expressive, et l'élégance de cette ivresse
- si savamment rendue - que toute l'attitude du personnage
traduit avec un parfait naturel (66) . Au Palais-Vieux il examine
longuement le groupe du Génie de la Victoire, devant lequel de
Bros es passera avec indiUérence (67). Peu importe qu'il nous préente assez curieusement le Vainqueur comme une « figure de
femme » - sans doute la pudibonderie officielle avait-elle habillé
la statue d'une « culotte» de plâtre (68), et si les muscles sont fortement marqués, la tête d'éphèbe est assez féminine - , ou qu'il mette
beaucoup de subtilité à réfuter une objection que Piamontini lui a
peut-être suggérée (le héros n'appuyerait pas suffisamment le
pied ... ) ; car il a vu le plus caractéristique, le raccourci puissant du
vieillard replié sous le genou du vainqueur : « Cette statue me
paraît admirable : le vieillard bien proportionné, et il ne tient
pre que aucun espace ous cette femme qui le domine» (69).
Cet intérêt si vif, celte attention si précise n'oublient pas des
(l'uvres inachevées, comme la Pietà d Sainte-Marie-des-FleUJ:s (70),
(63) Op. cit., p. 1356. Pour sa part de Brosses en restera au premier
mouvement: « 11 faut croire que cela est admirable, car c'est MichelAnge qui l'a fait ; pour moi, .i 'avoue mon ignorance, et je ne vois pas
où est le gentil de ceci» (loc. cit., p. 255).
(64) Op. cil., p. 1345. Réflexion inspirée par J'architecte Chimi.ni.
(65) Ibid., p. 1350.
(66) Ibid., p. 1324.
(67) Simple mention, sans commentai.re, in Mémoire sur Florence
'
loc. cit., p. 262.
(68) Le cas était fréquent, et Montesquieu s'cn moque ailleurs,
notamment à Saint-Laurent (op. cit., p. 1344) et au jardin Boboli (p. 1352).
(69) Ibid., p. 1351.
(70) Ibid., p. 1345.
54
�ou le Brutus de la Galerie du Grand-Duc (71), ni même de simples
ébauches. N'attendons pas de Montesquieu un commentaire inspiré
sur l'extraordinaire Prisonnier de l'Académia, à demi étouffé par
le marbre, qu'il découvre un jour dans une grotte du jardin Boboli :
rien n'est moins romantique que sa façon de l'examiner. Esprit
positif, Montesquieu saisit l'occasion de revenir sur une question
qu'il s'était déjà posée, et il interroge son sculpteur sur la façon
dont Michel-Ange travaillait (72). De sa part cette curiosité technicienne ne peut plus nous surprendre: mais il n'était pas fréquent,
à l'âge classique, - à moins d'être homme de métier - de s'intéresser ainsi à la genèse des œuvres.
Devant Michel-Ange Montesquieu s'engage tout entier, avec
un sens inné de la grandeur, une sensibilité d'autant plus aiguë que
l'esprit critique l'éclaire sans la paralyser, une intelligence dominatrice, parfois vétilleuse, mais qui sait rapporter le détail à l'ensemble. On regrette en revanche qu'un tableau d'Adam et Ève, qu'il
croit copié et qui était peut-être une étude pour la voûte de la
Sixtine ne lui suggère qu'une remarque chagrine sur l'archaïsme
voulu de la composition ; « Michel-Ange a fait la sottise de les faire
voir en deux endroits dans le même tableau» (73). Aussi tatillonne,
sa réaction à l'original sera plus compréhensive. Mais dès Florence,
au cours d'une de ses visites à la grande galerie, il détaille avec
admiration une Passion - un crucifix entre la Vierge et saint Jean
_ . qui est sans doute une œuvre de vieillesse, un carton destiné à
Vittoria Colonna (74). Et le tondo de la Sainte-Famille lui inspire
un jugement rapide mais nuancé et finalement très positif : « Beauté
du dessin, mais coloris trop rouge pour la chair ; d'ailleurs
vaghezza » (75).
La grandeur qu' aime Montesquieu s'accommode d'une certaine
austérité, et l'exemple de Michel-Ange a dû au moins le confirmer
dans ce sentiment. Ainsi se montre-t-il capable d'apprécier autant
l'harmonie imposante de Santo Spirito, avec sei! colonnades corinthiennes et ses effets de perspective (76) que la masse farouche du
palais Pitti : s'il déplore que l'entrée du palais, la cour intérieure
(71) Ibid., p. 1327.
(72) Ibid., pp. 1352-1353, et supra., p. 1332.
(73) Ibid., p. 1088. Que penser d'autre part de cet Orphée sculpté
dans un « cabjnet » de pierreries, dont le propriétaire, le sénateur
Ginori, faisait également honneur à Michel·Ange ? Sans contester
l'attribution Montesquieu lui trouve « plus de richesse que de goût ,.
( ibid).
(74) Ibid., pp. 1338-1339.
. (75) Ibid., p .. 1339. (Voir Lex~qt)
. .De goût I?lus moderne, l'anglais
Richard on y VOlt une médiocre ImItatIOn - « nt transparente ni moelleuse » - d'Andrea deI Sarto. (Traité de la Peinture et de la Sculpture,
trad. fr., 1728, t. III, p. 105).
(76) Ibid., p. 1345. L'église est la dernière grande entreprise de
Brunelleschi.
55
�et l'escalier soient trop étriqués, les ailes au contraire trop grandes
pour le corps principal, il admire la solidité de l'ensemble et il
observe que les bossages du cortile sont en accord avec la r u des!!e
de la façade extérieure ; celle-ci surtout le frappe, par son âpreté
grandiose : « Il semble que ce sont des rochers, et non pas des
pierres . . . » (77) . Sensible aux formes puissantes et à la netteté des
lignes, Montesquieu était mieux préparé que beaucoup de ses
contemporains à goûter l'œuvre peint de Michel-Ange. Déçu par
le coloris de la Sainte-Famille, il en a bien senti le mouvement. Son
goût pictural restera profondément marqué par cette expérience . A
Florence le néophyte qu'il est se familiarise avec les diliérentes
écoles de peinture. La salle des autoportraits - à l'actuel musée
des Offices - répond à son désir de « comparer les manières » (78),
et il visite dans la même galerie ou au palais Pitti des collections
déjà fort riches . Il admire par exemple la Vénus couchée du Titien,
où l'on croit voir « la chair et le corps même », ainsi que le puissant
réalisme de la Famille du Bassan - trop « noirâtre » et « triste»
au goût de Cochin (79). Il remarque des Véronèse, un Vinci, et il
se laisse séduire par les grâces moelleuses et tendres d'Andrea deI
Sarto (80). Mais deux tableaux du Corrège, une Vierge à l'enfant
et la charmante Vierge à genoux devant son fils, n'ont droit qu'à
cette remarque laconique : « Grandes houches du Corrège » (81).
Il y a loin de cette sécheresse aux cris enthousiastes d'un de Brosses (82), à l'engouement dont le Corrège va être l'objet en France
durant tout le XVIIIe siècle et au-delà, ou même aux jugements que
d'autres œuvres, à Modène I:)t à Parme, inspireront à notre voyageur.
Par contraste avec ces appréciations sommaires, la prédilection que
Montesquieu avoue pour l'école florentine - entendons surtout
Pontormo, Rosso et autres imitateurs de Michel-Ange - est en son
temps tout à fait inhabituelle et révélatrice. Au clair-obscur vénitien,
bolonais, ou flamand, il préfère le jeu des helles attitudes et la
manière claire des Florentins :
(77) Ibid., p. 1335. Toujours précis, Montesquieu ajoute: « J'en ai
mesuré une qui a plus de onze pas de long ». Il semble avoir fait au
moins deux visites au Palais Pitti. Cf. ibid., p. 1348. Voir aussi ses
remarques sur le palais Strozzi in Pensées, 403 (973).
(78) Ibid., pp .. 1339-1341.. Le visiteur. ~voue
cepn~at,
de ce point
de vue, une certame déceptIOn; car, dlt-Il, « la maruère d'un peintre
paraît beaucoup moins dans une figure que dans une grande ordonnance
parce qu'il y a plus de choses à comparer ». Dans la hiérarchie académique des genres le portrait est alors un genre mineur.
(79) Ibid., p. 1339. Cf. Cochin, op. cit., t. II, p. 34.
(80) Ibid, p. 1344. Il s'agit, bien entendu, de la Madona del Sacco
dt! l'Annonciade.
(81) Ibid., p. 1339.
(82) Admiration et critique judicieusement mêlées: « Quel coloris 1
quelle expression! que de grâce et de gentillesse! Il Y en a trop peutêtre, car elles approchent de la mignardise » (Mémoire sur Florence,
op. cit., p. 269).
56
�« J'ai trouvé dans les peintres de l'école de Florence une
force de dessin que je n'avais point sentie ailleurs : ils mettent
les corps dans des attitudes très peu ordinaires ; mais il n'y a
rien de gêné. Quelquefois le coloris est un peu sec ; mais le
dessin est si bien prononcé qu'il vous surprend toujours . Les
Florentins ne mettent point les corps dans l'obscurité; ils n'affectent point de fausses ombres ; mais les font paraître à la lumière
du soleil. Quel que soit leur coloris, vous êtes touché de la hardiesse de leur pinceau ... » (83).
Cette préférence nettement exprimée nous révèle un aspect
majeur de la sensibilité plastique de Montesquieu : sensibilité de
sculpteur plutôt que de peintre. « Naturellement froide », dit-il,
la sculpture n'a pas les séductions de la peinture: ni la couleur, ni
« l'art de faire fuir et sortir les corps d'une surface plate, ni l'avantage d'une grande ordonnance» ; privé de ces ressources, le sculpteur est réduit à l'art le plus difficile, celui de faire vivre les formes;
un beau drapé, des proportions justes, ne suffisent pas à faire
l'œuvre belle s'il ne sait animer la pierre, la mettre en action, lui
donner « du feu et du mouvement» (84). Sous les plis des draperies
il faut faire sentir le nu (85) ; l'art du sculpteur suppose la science
du corps humain. C'est là que Michel-Ange a excellé : sans égal
parmi les modernes, il est le seul sculpteur comparable aux
Anciens (86), au point qu'une statue antique restaurée par lui en
devient encore plus précieuse : tel ce Petit Faune qui lui doit la
tête et les bras, devenu « plus admirable aux connaisseurs, tant le
moderne s'ajuste avec l'antique par la couleur du marbre, par
l'air, par le tout ensemble et l'harmonie» (87).
*
**
La belle collection d'antiques de la galerie du Grand-Duc, nous
savons déjà que Monte quieu s'est donné tout loisir de l'examiner :
tantôt eul, tantôt sous la conduite de Bianchi puis de Piamontini.
A ces visites quotidiennes nous devons l'inventaire minutieux qui
occupe plus de la moitié des notes sur Florence : des pages denses
et précises qui ont parfois l'aridité d'un catalogue, et à travers
lesquelles il n'est pas facile de di tinguer ce qui appartient en propre
au visiteur et ce qui a pu lui "tre soufflé par ses guides. On voit
(83) Pensées, 398 (968). Fragment autographe. De Pontormo Montesquicu avait pu admirer, par exemple, le beau groupe central de la
Visitation, dans l'atrium de l'église de l'Annonciade. Cf. op. cif., p . 1344.
(84) Pensées, 399 (969).
(85) Op. cil., pp. 1319-1320. Montesquieu insiste beaucoup sur cette
idée.
(86) Ibid., pp. 1344-1345.
(87) Ibid., p. 1335. n s'agit du Satyre aux cymbales des Offices
œuvre hellénistique. Plutôt qu'à Michel-Ange on en attribue aUjourd'hui
la rcstauration à l'un de ses élèves. Cf. G.-A. Mansuelli, Galleria degli
Ufiizzi : le sculture, Part. l, lstituto poligrafico dello Stato, Rome,
1958, in-4° (n° 51).
57
�toutefois s'y développer l'enquête de l'historien et s'y définir le goût
du connaisseur ; deux démarches simultanées, car Montesquieu n'a
pas la vocation de l'archéologie. Ce n'est pas un érudit à la recherche
de documents figurés, mais un honnête homme, que sa culture
prédispose à attendre des Anciens non pas seulement des œuvres
caractéristiques ni même de helles œuvres, mais la révélation de
la heauté.
« Il y a du plaisir de voir dans cette suite le temps de la déca·
dence de la sculpture et l'affaiblissement insensihle qui se fit à cet
égard » (88). Plaisir tout intellectuel, hien qu'il enveloppe un
jugement normatif. D'autres voyageurs l'avaient ressenti avant
Montesquieu ou le goûteront après lui, à la vue de la longue série
des hustes d'empereurs romains, qui ornent aujourd'hui encore les
trois corridors du musée des Offices. En 1739 de Brosses écrira
à son ami Quintin ; (c C'est une chose assez curieuse que de voir
la d écaden e de l'art cheminer d'un pas égal avec la décadence de
l'empire » (89). Mais il ne jugera pas utile d'entrer davantage dans
l'intimité de « ce peuple de pierre », sinon pour dresser le plan
de la galerie (90) . Plus « philosophe », Montesquieu suggère une
explication de ce « curieux » parallélisme : l'influence de la religion
chrétienne qui réduisit peu à peu le nomhre des amateurs et,
partant, celui des artistes (91). Devant un petit Silène à demi
assoupi, et pourtant plein de vie, chef·d'œuvre de joie païenne, il
a ce cri ; (c Un lihertin pourrait dire que les ~omes
se sont joué
un mauvais tour en renonçant au paganisme » (92). Il trouve d'autre
part dans le musée la confirmation d'une idée qui lui est chère : le
passage insensible du bon goût à la cc manière gothique », bien anté·
rieur aux grandes iD\'asions, prouve à son avis que le goût gothique
est (c le goî:t de l'ignorance », et non celui d'un peuple parti·
culier (93). Enfin il se préoccupe de relever les signes cliniques du
dépérissement de l'art : draperies grossières aux plis rares et
« houdinés », maladresse croissante dans les parties de la tête où
les Anciens excellaient le plus, les cheveux, la barhe et les oreilles.
Le huste de Julia Moesa, aïeule d'Héliogabale, où le lobe supérieur
de l'oreille gauche est simplement marqué en creux dans la boîte
( ~ rânie
attire par exemple son attention : « L'art tomhe. Il
semhle que les oreilles entrent clans le cerveau » (94). De mêm
(88)
(89)
(90)
(91)
Op. cil., p. 1314.
Mémoire sur Florence, op. Cil., p. 264.
Lettrc à M. de Neuilly, op. cil., pp. 273-274.
Op. cit., p. 1315. Il mentionne également une cause secondaire,
la résidence des empereurs hors de Rome, autrefois capitale du bon goût.
(92) Ibid., p. 1336.
(93) Ibid., pp. 1315·1316.
(94) Ibid., p. 1330. La remarque est déjà faite un peu plus haut,
p. 1314. Elle semble personnelle, bien que le passage cité fasse partie
des notes vraisemblablement prises en compagnie de Piamontini, et le
précédent de celles que Bianchi a pu suggérer. Car on ne trouve pas
58
�les cheveux en bandeaux et le chignon de Crispine, femme de
Commène, qui ressemblent, dit-il, à « une perruque d'abbé» (95).
En revanche un prétendu Gallien, au visage marqué par l'ivresse et
la sensualité, lui paraît un trop bel ouvrage pour dater du Ille siècle
après J .-C. (96).
La visite détaillée de la Galerie apporte à Montesquieu d'autres
renseignements historiques. Il décrit avec une curiosité admirative
la grande statue de bronze d'un Magistrat étrusque, mais incline à
la croire romaine (97). Et avec l'aide de Bianchi il note comment
di tinguer statues grecques et statues romaines, celles-ci généralement glabres et vêtues, celles-là plus « ordinairement nues » :
habitude facile à comprendre, dit-il, puisque les Grecs « représentaient ordinairement leurs Dieux », les Romains surtout « leurs
magistrats et leurs empereurs » (98). Compte tenu des œuvres que
notre voyageur avait sous les yeux, le critère a au moins une valeur
relative : Montesquieu ne pouvait savoir qu'en Grèce la grande
époque du nu féminin n'est pas antérieure à Praxitèle. Mais il a
raison d'écrire que les Romains ont été en sculpture les élèves des
Grecs, même si l'on peut di cuter l'idée que leurs meilleurs sculpteurs n'appartiennent peut-être pas au siècle d'Auguste, mais à
relui de Trajan et d'Hadrien (99).
Reste que les Romains ont su, comme les Grecs, imiter la
nature et la faire vivre : « Il n'y a rien d'aussi admirable que la
finesse des draperies grecques et romaines. 11 y a des habits longs
romains qui semblent voler ... » (100). C'est là, au gré du visiteur,
la supériorité des Anciens sur les Modernes. Aux statues modernes
des plis trop grands qui « n ' accompagnent pas les membres »
- donnent souvent une sorte de « raideur gothique » : rien de tel,
constate Montesquieu, dans la grande statue d'Auguste haranguant le
énat, qui porte pourtant deux robes superposées (lOI). La prééminence des Anciens éclate aussi, selon lui, dans l'art de traiter la
chevelure faule de savoir imiter la frisure et la mollesse naturelle
trace de ce détail dans le commentaire que donnera du buste le
au contraire
Ragguaglio de 1759 (op. cit., p. 143). D'autres notes ~emblnt
prises sous la dictée de Bianchi : l'expression « Image des songes qui
volent ", appliquée aux ailes d'un petit Morphée (op. cit., p. 1336) se
retrouvera dans le Ragguaglio (op. cit., p. 208). Ce Morphée est l'Eros
endormi de Mansuelli (op. cil., fig. 107), non exposé actuellement.
(95) Ibid., p. 1329.
(96) Ibid., p. 1315. Cf. Bianchi (op. cit., p. 146) qui n'exprime aucun
doute sur l'identité du personnage.
(97) Ibid., t>. 1327 et 1347. Il s'agit de la statue d'Aulus Metellus,
dite L'Orateur (IIC s. avant J.-C.), trouvée en 1556. M. Charles Picard la
qualifie de « bronze étrusco-romain ». (Cf. Picard, L'art étrusque et l'art
romain, Paris, 1964, p. 12).
(98) Ibid., p. 1316.
(99) Ibid., p. 1317.
(100) Ibid.
(101) Ibid., pp. 1320-1322.
59
�des cheveux, les Modernes cc se sont jetés dans le clair-obscur » ;
quelques c( trous, rayes ou enfoncements » y suffisent. Sans doute
le Bernin a-t-il su n'user du procédé qu'avec discernement dans
le buste de Costanza Bonarelli ; Montesquieu approuve cette discrétion mais précise presque aussitôt, guidé par Piamontini, que le
clair-obscur est absent de plusieurs des œuvres antiques les plus
appréciées des connaisseurs : tel le Cicéron des Offices, à la tête
si expressive, avec ses cheveux courts et rares, à peine marqués ... (102).
Presque toujours inférieurs au Grecs et aux Romains, les
Modernes ne leur doivent-ils pas ce qu'ils ont d'art et de sens du
beau ? Montesquieu note docilement qu'exception faite de
l'Apollon du Belvédère, de l'Hercule Farnèse et du Laocoon qui
sont à Rome, la galerie du Grand-Duc possède tous les modèles antiques les plus incontestés: le Petit Faune (notre Satyre aux Cymbales), le Paysan qui écoute (notre Rémouleur), les Lutteurs, et
surtout la Vénus Médicis (103). Comprenons bien qu'il ne s'agit
pas d'un choix personnel : réunies dans la Tribune de la Galerie,
les trois statues et le groupe des Lutteurs étaient d'avance offerts
à la contemplation du visiteur, et pendant deux siècles, de sa
découverte près de Rome et de son transport à Florence en 1630
jusqu'à Winckelmann et Canova, la Vénus Médicis a exercé sur le
goût des artistes et des amateurs une véritable tyrannie. Au XVIII·
siècle on se demande parfois si l'ensemble est authentique : Cochin
suggère que les mains et les bras peuvent être l'ouvrage du restaurateur (104). La question est surtout posée pour les deux petits
Amours qui jouent aux pieds de la déesse : anticipant sur les
hypothèses - aujourd'hui discutées - de Salomon Reinach, Montesquieu aperçoit trop de cc disproportion entre les figures », et
surtout trop cc de fautes grossières » dans le dessin des Amours pour
que « le même ouvrier ait fait la statue et les ornements» (105).
Ces chicanes se perdent toutefois dans les exclamations émerveillées
du plus grand nombre . n faut avoir le non-conformisme du Président
de Brosses pour glis er une réserve sur la petitesse de la tête :
« Quoique belle, ce n'est pas d'une beaut' qui nous plairait ». Mais
le même de Brosses venait d'écrire que (c les critiques les plus
sévères ne pourraient rien trouver à redire aux b eautés et aux
proportions du corps de cette femme» (106). La marque personnelle
de Montesquieu n'est donc pas son choix, mais plutôt la précision
(102) Ibid., pp. 1318-1319 et p. 1322. Le buste de Costanza Bonarelli
est actuellement au musée national du Bargello. Notons que c'est ici le
premier contact de Montesquieu avec le Bernin.
(103) Ibid., p. 1318.
(104) Op. cit., t. II, p. 37.
(105) Op. cil., pp. 1332-1333. Aucune discussion sur ce point dans
le Ragguaglio dont l'auteur consacre deux pagp.s et demie à l'inscription
de la base (op. cit., pp. 192-196).
(106) Op. cit., p. 268.
60
�extrême d'une analyse anatomique qui retrouve d'abord - si elle
ne s'en inspire pas - les expressions mêmes de Félibien décrivant
en détail le corps de la Vénus comme modèle de la beauté féminine,
et qui va ensuite au-delà de Félibien pour pousser jusqu'à la minutie
la description des fesses et du bas-ventre ... (107). Non seulement
Montesquieu ne se contente pas des adjectifs vagues où se borne
l'enthousiasme des autres voyageurs, mais il ne se lasse pas
d'examiner la statue, et son analyse rebondit alors qu'on la croit
terminée : « Revenons à la Vénus de Médicis. Comme elle sert de
règle, et que ce qui est semblable dans les proportions à cette statue
est bien, et que ce qui s'en écarte est mal, on ne saurait trop la
décrire et la remarquer ... » (108).
Relevons, pour nous en étonner, la naïveté dogmatique de ces
lignes. En matière d'art, nous le savons déjà, l'auteur des Lettres
Persanes n'est pas très enclin à fronder les « autorités ». Mais
comment a-t-il pu ne pas s'apercevoir que son respect des doctes le
mettait ici en contradiction avec certaines de ses admirations spontanées ? Car enfin il y a loin du col « flexible » de la Vénus, de
ses « joues fraîches et fermes », de ses mains « longues et comme
de chair », de ses cuisses qui « diminuent » si harmonieusement, et
de ses pieds « petits et charnus », il y a loin de cette grâce et,
comme disent les Italiens, de cette morbidezza, à la beauté massive, presque masculine, de la Nuit de San Lorenzo ou de la
Madone du tondo des Offices... Montesquieu a sans doute raison,
contre de Brosses, de vouloir égaler Michel-Ange aux Anciens, mais
cette intuition est trahie par les connaissances que son époque lui
permet d'acquérir : car l'antiquité qu'il découvre aux Offices, sur. tout hellénistique et romaine, a rarement la sobriété et l'équilibre
un peu sévères du va siècle ; elle hésite plutôt entre les séductions
d'une délicatesse raffinée et la recherche de la plus grande intensité
expressive, entre la pureté gracile de la Vénus Médicis et le style
déclamatoire dq. Laocoon (109).
Le maniérisme du XVIII" siècle français se reconnaît volontiers
dans celui du XVIe siècle italien. A cet égard Montesquieu demeure
prisonnier de son temps. De là les aspects composites de son goût.
Il a le sens du grand, mais il le confond souvent avec le joli. Il a
le sens du vrai, mais le pousse parfois jusqu'au naturalisme.
(l07) Op. cil., pp. 1332-1333 et 1334-1335. Une note marginale (p. 1333)
renvoie au troisième Entretien de Félibien, sur la « beauté des parties »
du corps humain. Il se peut que Montesquieu ait eu le texte sous les
yeux lors de la rédaction de cette page et que Félibien l'ait aidé à
préciser ses propres remarques. Mais Félibien est beaucoup plus discret
sur la moitié inférieure du tronc ...
(l08) Ibid., p. 1334.
(l09) On sait l'admiration soulevée par le groupe du Laocoon à
l'âge classique, de Michel-Ange à Lessing. Montesquieu l'a découvert
dès Florence, par la copie peu fidèle de Bandinelli. qui, dit-il justement
« y a mis un peu du sien» (ibid., p. 1332).
'
61
�« Noblesse » ou « rondeur » des contours, proportions, marbre qui
semble de chair, mouvement, ces mots que de nombreux antiques
suggèrent au visiteur des Offices définissent plutôt une esthétique
de la grâce qu'un idéal de beauté puissante. On n'est pas surpris
de les voir appliqués aussi aux œuvres les plus caractéristiques de
la sculpture florentine du Cinquecento, qu'il s'agisse du « bellissimo » Bacchus de Sansovin (IIO), des Sabines de Jean Bologne « trois grandes figures et tant d'action dans un si petit groupe ! »
(Ill) - ou des silhouettes au « long col » de Francavilla (1I2) .
Mais si ces critères paraissent tout à fait valables lorsqu'il s'agit de
goûter l'art nerveux d'un Cellini ou, à l'inverse, de condamner la
boursouflure et la confusion des Travaux d'Hercule de Vincenzo
Rossi (1I3) , leur insuffisance est manifeste pour d'autres œuvres
d'une personnalité plus forte. On s'explique ainsi l'indifférence de
Montesquieu pour Donatello: ni le Saint Georges d'Or San Michele,
que son guide italien lui signalait (1I4), ni l'Habacuc du Campanile
ou la Marie-Madeleine du Baptistère, qui intéresseront de Brosses
(115), n'ont retenu son attention. La seule statue qu'il mentionne
est, à son avis, « peu de chose » ; il s'agit du groupe de Judith et
Holopherne, auquel il reproche son manque de naturel et sa
raideur : « Holopherne, les deux bras appuyés, est mis à la
gothique » (1I6).
Encore ce goût étroit s'autorise-t-il de valeurs proprement plastiques. Il n'en est pas toujours ainsi lorsque le regard du visiteur
délaisse les formes pour s'attacher à l'expression. Sans doute le
réalisme intense de certaines œuvres, tel le Rémoul.e ur, pouvait-il
orienter d'emblée le jugement dans cette direction (1I7) . Et l'on
accordera sans peine à Montesquieu que dans le groupe d'Hercule
qui abat le Centaure toute l'attitude du vaincu, avec la rotation
violente du tronc qui le disloque, traduit de façon très expressive
la douleur et la faiblesse (118). De même pour le fameux groupe
des Lutteurs, qu'il analyse avec une précision aiguë (119). Mais
lorsque l'expression remarquée est seulement celle du visage, et non
plus du corps tout entier, le commentaire devient discutable ou
(110) Ibid.
(111) Ibid., p. 1350. Montesquieu a aimé également, du même artiste
le majestueux Neptune du jardin Boboli (ibid., p. 1352) et la stau~
équestre de Cosme 1"', place de la Seigneurerie (ibid., pp. 1353-1354).
(112) Par exemple le Printemps du pont de la Trinité, ibid., p. 1353.
(113) Montesquieu a remarqué le Persée de Cellini (p. 1354). Sur les
œuvres de Vincenzo Rossi, exposées au Palais-Vieux, son jugement est
des plus critiques (ibid., pp. 1350-51 et 1354), malgré les éloges que leur
décernait son itinéraire italien (cf. Bruno, op. cit., p. 305).
(114) Cf. Bruno, op. cit., p. 310.
(115) Op. cit., pp. 249 et 250.
(116) Op. cit., p. 1350. Même idée p. 1354.
(117) Ibid., p. 1335.
(118) Ibid., p. 1321. Cf. Mansuelli, op. cit., 123.
(119) Ibid., p. 1336.
62
�parfaitement arbitraire. Montesquieu a le droit de ne pas aimer
la grimace, réelle, du Marsyas écorché (120), mais il lui faut beaucoup d'imagination pour apercevoir de la souffrance sur le visage
de la ( Vénus à l'épine» : interprétée aujourd'hui comme une
Nymphe assise, cette jolie personne ferait partie du même groupe
que le Satyre aux cymbales - une Invitation à la danse - et elle
n'a rien de particulièrement pathétique .. . (121) . De toute évidence
Montesquieu est ici victime de la science de son ami Bianchi : il
ne voit pas ce qui est, mais ce qu'il croit savoir ! Le même travers
fausse parfois les meilleures intentions critiques. Examinant un
« Narcisse qui se regarde avec attention et amour dans une fontaine », Montesquieu complète cette première remarque - bien
littéraire - d'une note plus technique : « Pondération et équilibre : la main droite étant en avant, la main gauche se porte derrière » (122) . Curieuse façon, en vérité, d'assurer son équilibre que
de se plaquer la main gauche au dos, au lieu de tendre le bras en
arrière! La bizarrerie disparaît lorsqu'on apprend que ce prétendu
Narcis e est un fils de Niobé portant la main à sa blessure. .. Cette
fois encore la science archéologique toute fraîche du voyageur lui
a joué le mauvais tour de lui faire imaginer ce qu'il ne pouvait voir.
Et que dire enfin du regard amoureux qu'il prête au cygne d'une
« Léda» longuement contemplée, lorsqu'on nous présente aujourd'hui celle-ci comme une Aphrodite tenant une oie ou un
canard ? (123) . :~
Avec ses naïvetés, ses partis pris ou ses dissonances - imputables à l'époque autant qu'à l'auteur - le journal florentin de
Montesquieu apparaît finalement ouvert à tous les aspects artistiques de la cité des Médicis. Car le « gothique» même n'y est pas
oublié, malgré des lacunes évidentes ur lesquelles il n'est pas besoin
d'insl ter . S'il ig~ore
pre que complètement Dona.t ello, Monte~qui
remarque les fresques de Masaccio à Santa Mana del Carmme, et
il semble les avoir jugées dignes d'au moins deux visites. Curiosité
méritoire, m~e
si elle n'a pas été entièrement spontanée : au
d 'buL du XVlII C iècle le nom de Masaccio est connu des spécialistes,
(120) Ibid., p. 1328.
(121) Ibid., p. 1327 : « On voit q~'el
souffre et ~le
v~
pleurer ».
L'interprétation retnu~
par Montesqweu est celle de Blanchi, conf~mée
par Je Museum florentmum (Tab. XXXIII), réfutée par Mansuelli (op.
..
cit., 52).
(122) Ibid., p. 1329. Cf. GOrI, op. Clt., p. 71 et tab. LXXI, ainsi que
Mansuelli, op. cit., 81.
(123) Ibid., p. 1322. « Elle baisse un peu la tête et présente la main
à ses tétons. Elle a une noble pudeur; elle n'ose regarder son cygne
qui la regarde amoureusement... » Cf. Gori. op. cit., tab. III, et Mansuelli,
op. cit., 85. Plus perspicace, Richardson note que le cygne de la « fameuse
Léda [ ... ] ressemble plutôt à une oie » (Traité de la peinture, op. cit.,
t. III, p. 89).
63
�mais si les guides signalent son œuvre, les lecteurs de Roger de Piles
sont encore moins renseignés sur son compte que ne l'étaient au
siècle précédent ceux de Félibien. A plus forte raison n'est-il pas
fréquent de voir un simple touriste noter à son propos, comme
le fait Montesquieu : « Il y a le sublime qui commence ... » (124).
D'autant que cette brève note répond à un dessein raisonné et
à une question qu'il s'était posée précédemment : « Il faut savoir
s'il y avait dans ce temps un peintre qui fît d'aussi bons ouvrages de peinture que Ghiberti en faisait de sculpture » (125).
Plus qu'aucune influence extérieure, c'eit la découverte de
Ghiberti qui pousse Montesquieu à s'intéresser au tout premier
Quattrocento. La caution de Michel-Ange, rappelée par tous les
itinéraires, aurait sans doute suffi à le conduire devant les portes
du Baptistère. Mais son admiration est d'emblée plus précise que
les allusions de Rogissart, Misson ou Bruno : il regarde attentivement la porte d'Andrea Pisano pour mieux apprécier celles de
Ghiberti, et tout en reconnaissant à l'une quelques mérites - « il
y a des airs de tête et du dessin » - il oppose à ce travail encore
«( grossier » la légèreté des feuillages de Ghiberti, un art des formes
et du relief si délicat « qu'il ne se peut rien voir de plus admirable » (126). Ces remarques s'appliquent surtout au second ouvrage
de Ghiberti, la porte de l'Ancien Testament (127). Trop occupé
à l'examiner, Montesquieu n'avait pas regardé d'aussi près la porte
Nord, antérieure d'un quart de siècle, dont les vingt-quatre panneaux sont d'une conception moins novatrice. Au cours d'une autre
visite les observations de Piamontini l'incitent à dénigrer la première manière du sculpteur au profit de la seconde, non sans
nuancer quelque peu à propos de celle-ci son premier enthousin me (128). Devant Ghiberti comme devant Michel-Ange Montes-
(124) Op. cil., p. 1356. Remarque suggérée par le mystérieux « M.
Veuve» (cf. supra). Voir pp. 1345-1346 une autre mention de Masaccio.
Raffaelo deI Bruno lui con acre deux lignes (op. cit., p. 330), mais de
Brosses ne le nomme pas. Roger de Piles se bornait à mentionner son
« bon goût » et sa mort précoce, alors que Félibien lui avait reconnu,
avec l'art des « raccourcissements », le mérite « de la force, du mouvement, du relief, et de la grâce» (cf. Teyssèdre, L'Histoire de l'Art
vue du Grand Siècle, op. cit., p. 55). Et il y a loin de la grdce au sublime ...
(Cf. Lexique).
(125) Op. cit., p. 1348. A rapprocher du « Voir cela» qui accompagne
la première allusion à Masaccio.
(126) Ibid., p. 1342. Cf..Rogissart, op. cit., t. !, p. 264 ; Misson, op. cil.,
1. II, p. 306 ; Bruno, op. ca., t. VII, pp. 230-231.
(127) Cf. p. 1348, loc. cil.
(128) Sur la première porte: « On n'y voit point de goût, d'ordonnance, les figures se suivent par derrière sans priorité, les plis qui
tombent sur les jambe sont en arc, ce qui ferait penser que la jambe
serait de même» (pp. 1349-1350). Il est vrai que les plis des vêtements
ne collent pas aux membres des personnages, mais la dernière remarque
est bien forcée. Encore plus vétilleuse la critique adressée par Piamontini aux plumes des oiseaux de la seconde porte, trop unies et insuffisamment marquées ... (p. 1350).
64
�quieu se laisse un peu trop facilement impressionner par la technicité du spécialiste. Son jugement final demeure pourtant très positif
et contraste avec le dédain sommaire qu'affectera de Brosses : « On
prétend encore - écrira celui-ci ~
que Michel-Ange les jugeait
dignes d"tre les portes du paradis; mais ce n'est pas la seule sottise
qu'on lui fasse dire. Quoi qu'il en soit, si ceux qui les admirent tant
avaient vu les portes du château de Maisons, près de Saint-Germain,
je crois qu'ils feraient de belles exclamations ... » (129).
E st-ce une autre sottise prêtée à Michel-Ange par l'orgueil
florentin que le propos, souvent rapporté, qui fait du dôme de
Saint-Pierre le « pareil », mais non « l'égal » de la coupole de
Brunelleschi à Sainte-Marie-des-Fleurs ? Le même de Brosses qui
refuse la comparaison entre les deux édifices, ou qui méprise la
façade altière du Palais-Vieux, ne marchande pourtant les éloges
ni à la cathédrale, ni à Santa Maria Novella, ni au campanile de
Giotto (130). Au xvm O siècle ces trois monuments échappent au
discrédit qui frappe souvent l'art du Moyen Age et ils sont universellement admirés. Le jugement de Montesquieu n'a donc rien
d'exceptionnel lorsqu'il note avec surprise (c qu'à Florence l'architecture gothique est d'un meilleur goût qu'ailleurs » (131). Mais,
cette fois encore, une remarque somme toute fort banale tire toute
sa valeur du commentaire précis qui la développe. A Santa Maria
Novella et au Dôme Montesquieu découvre comme une anticipation
du « grand goût» de Michel-Ange, « un air de simplicité et de grandeur que les bâtiments gothiques n'ont pas » (132). Ainsi le Campanile est dépourvu de ces (c marmousets gothiques », de cette
« multiplicité de petites pyramides, tourettes et ouvrages différents » qui menaçaient de lui gâter l'étonnante légèreté de la Spina
de Pise. Ici « les ornements sont dans le tout et non dans les
parties ». Rien n'altère la sobriété des lignes du clocher qui
« s'élève en l'air en diminuant en pyramide tronquée» (133). Cette
beauté régulière n'a pourtant pas la nudité d'une figure géométrique. Montesquieu, est sensible à la polychromie discrète de marbres,
« celte corn position si gaie de marbre noir, rouge et blanc, qui fait
un clair-obscur, par lequel 1 couleurs relèvent ». Mais il insiste
(129) Op. cil., t. l, p. 249.
(130) Ibid., pp. 248-249, 255 et 261.
(131) Op. Clt., p. 1077. A rapprocher de Bruno, op. cit., p. 225 ;
Rogissart, t. l, pp. 258-262 ; Misson, t. II, p. 335, etc ... Nous n'avons pas
à prendre parti dans la question controversée du « gothique» florentin,
ni à décider par exemple si, dans la version de Brunelleschi, la cathé·
draIe de Florence relève plus du « gothique tardif » ou de la « préRenaissance »... Il nous suffit que cet édifice harmonieusement composite ait fourni à Montesquieu l'occasion d'une remarque alors peu banale.
(132) P. 1077, Zoe. cit. Cf. p. 1343 : « ••• c'est là où l'on peut admirer
le grand simple ».
(133) La remarque situe la position du spectateur, placé au pied
du campanile. De loin l'impression est toute différente.
65
5
�sur l'harmonieuse fusion de cette diversité colorée dans l'unité de
l'ensemble: « Avec tont cela on ne voit qu'un objet unique» (134).
La simplicité du « grand goût » n'est pas absence d'ornements,
mais subordination des parties au tout et du détail de l'ornementation à l'impression d'ensemble. Idée classique, déjà exprimée dans
l'Essai sur le goût et peut-être empruntée à Fénelon (135) . Mais au
lieu de justifier la condamnation sommaire de l'art « gothique », elle
tournft maintenant à son avantage. Par là même Montesquieu découvre ou vérifie, à Florence, une vérité connue des hommes de métier
- il l'avait rencontrée dans son d'Aviler - mais ignorée du grand
public de son temps : la rationalité du gothique. S'il admire tant,
malgré quelques réserves sur l'étroitesse de la nef qu'il souhaiterait
plus longue et plus large, la « beauté majestueuse» de Sainte-Mariedes-Fleurs, ce n'est pas seulement parce que « tout en est grand »
et que le visiteur qui parcourt la nef jusqu'à la coupole octogonale
va de surprise en surprise, mais surtout pour la « hardiesse » de
l'architecture : entendons l'admirable technique de ces arcs « en
pointe » à poussée oblique, c( plus propres à soutenir un grand poids
que les circulaires », et dont la cc difficulté» exige un soutien latéral.
Pour le profane le trois absides qui flanquent la coupole n'ont
qu'une valeur décorative, mais le visiteur averti leur attribue un
rôle essentiel dans l'équilibre de l'ensemble : « Aussi les autres
pièces qui sont autour de la coupe [sic], cei trois chapelles, ne lIont
pas seulement là pour ornement ; mais encore pour aider à en
outenir le poids immense » (136) .
Sur un tel sujet des lignes aussi lucides et compréhensives sont
exceptionnelles dans la littérature classique. TI faut avouer qu'elles
ne le sont guère moins dans l'œuvre critique de Moutesquieu. A
Florence la nécessité des lignes et des masses du campanile et de la
cathédrale ne lui serait pas apparue aussi nettement si la décoration
des deux monuments avait été moins sobre. A Sienne en revanche où il n'a sans doute pas séjourné plus de vingt-quatre heures (137)
(134) Op. cit., p. 1343. Cf. ibid: « le tout se présente uni, simple
et seul ». Relevons, une fois de plus, cette exigence d'unité.
(135) Cf. Montesquieu, Œuvres complètes, t. l, p. 620, et Fénelon
Lettre sur les occupations de l'Académie française, V.
(136) Op. cit., p. 1343 (Note marginale). Ces « chapelles
'
sont en
fait les absides du chœur triconque, dont chacune est divisée en cinq
chapelles. Montesquieu n'a pas poussé l'analyse jusqu'à remarquer que
la cathédrale ne comporte pas d'arcs-boutants.
(137) Le 16 janvier 1729 (Cf. op. cit., p. 1092). A part la cathédrale
il a vu la grande piazza deI Campo, « chose assez belle» : nous ignorons
si l'éloge vaut aussi pour la haute tour du Palais Public, ou s'il ne
concerne que la place elle-même, cette vaste coquille si ingénieusement
conçue pour les fêtes nautiques, et la grande fontaine de Jacopo della
Quercia.
66
»
�- la richesse ornementale du Dôme semble l'avoir déconcerté.
Comme ses guides l'y invitaient, il admire avec conscience le pavement de marbre décoré par Beccafumi, et il se félicite que la voûte
bleue semée d'étoiles soit « plus raisonnable» que les scènes terrestres peintes d'ordinaire en pareil endroit. Mais il est loin de retrouver la même (( raison » dans l'ensemble de l'édifice et regrette que
le dôme, trop petit, (( ne s'accorde pas avec le dessin de la nef ».
Dans l'éventail très ouvert des jugements portés au début du XVIII"
siècle sur la cathédrale les impressions de Montesquieu sont parmi
les plus sèches et les plus négatives (138). Elles le seraient du moins
si, à l'intérieur de l'édiIice gothique, le visiteur n'avait remarqué
l'élégance d'une chapelle toute moderne, œuvre du Bernin, et surtout, du même artiste, deux étonnantes statues: Saint Jérôme, plus
qu'à demi-nu, les jambes fléchissantes, le torse et la tête penchés
- yeux mi-clos - sur un crucifix que le bras gauche, levé, soutient
à peine; la Madeleine, émergeant d'un flot tumultueux de draperies, la tête inclinée sur le côté, les mains jointes sous la joue gauche, le regard extatique ... Malgré son amour de la simplicité, Montesquieu n'est nullement rebelle à tant de complication. TI ne veut
voir que l'art inimitable qu'avait le Bernin c( de faire paraître du
marbre comme de la chair et de lui donner de la vie » (139). Son
séjour en Toscane s'achève sur cette double expérience : d'un côté
(138) Les commentaires sont le plus souvent vagues mais admiratifs.
Cf. Rogissart, op. cit., t. l, p. 298 ; Misson, op. cil ., t. II, p. 306. Chevalier
des ***, op. cit., p. 59. Addison est plus réservé devant tant de « fausses
beautés » (op. cit., t. IV, p. 275), et le P. Labat, franchement hostile,
regrette l'admiration qu'il avait d'abord éprouvée : « Je n'avais point
encore vu de plus belle église, de plus ornée, de plus achevée. Je croyais
qu'on ne pouvait rien voir de semblable. J'ai changé de sentiment quand
j'ai vu celles de Rome, et particulièrement Saint-Pierre; aussi faut-il
avouer qu'il n'y a qu'un Saint-Pierre au monde.
.
« L'église de Sienne est entièrement dans le goût gothIque ; elle est
dédiée à la sainte Vierge, et b â tie ou incrustée de grands care~ux
de
marbre blanc et noir, posés en échiquier ; cela fait, à mon aVIS, une
décoration assez bizarre. Son portail, tous ses dehors, jusqu'aux gouttières, tous ses dedans sont tellement chargés d'ornements que je crois
qu'on aurait fait quatre églises pour les dépenses qu'il a fallu faire pour
tous ces colifichets. La voûte est peinte en bleu avec des étoiles d'or.
Je l'aimerais mieux toute blanche, elle réfléchirait davantage la lumière,
et n'aurait pas tant coûté. Le pavé est sans contredit ce qu'il y a de plus
beau. On y a fait une dépense infinie, et bien inutile puisqu'on ne le voit
point et qu'il est couvert d'un parquet que l'on ne lève que pour le
faire ~oir
à ceux qui ont envie de l'admirer, en. payant... » (op. cit., t. III,
pp. 37-38). Plus artiste que le bon Père-et moms économe-de Brosses
es t au contraire séduit dès la vue des portails ; à l'intérieur il apprécie
de même l'alternance des bandes de marbre blanches ou noires, le
pavé, la voÛ.te, la coupole; il admire même la chaire de N. Pisano et la
vivacité des fresques de Pinturrichio, que Montesquieu ne mentionne
pas (op. cil., t. l, pp. 301-302).
(139) P. 1092, Zoe. cit. « On voit dans ces deux statues, cette morbidezza au souverain degré ». (Cf. Lexique).
67
�la sobriété du « grand goût » dont nous avons vu avec notre voyageur qu'il n'est pas le privilège d'une seule époque; de l'autre les
recherches d'un art tour à tour puissant ou subtil, qui cultive jusqu'à
l'étrange l'illusion naturaliste. Décidément, lorsque Montesquieu
quitte Florence pour Rome, il est bien préparé à en goûter les
contrastes.
68
�CHAPITRE IV
LES DEUX ROME
CONQUIS par Florence, Montesquieu ne s'est pas hâté de gagner
Rome. Et après son départ de Toscane il a encore pris le
temps d'un coup d'œil à Viterbe: non pour ses églises romanes ou
pour le palais des papes, mais pour ses fontaines, dont l'une surtout, aux trois bassins superposés, l'a séduit par son ingénieuse
simplicité (1). A l'approche de la Ville Éternelle, tandis qu'il suit
la Via Appia, aucune émotion particulière ne l'étreint. Et à travers
des réflexions prosaïques sur le mauvais entretien de la campagne
romaine ou sur l'art de construire les routes nous le suivons jusqu'à
-cette note dépourvue de poésie : « J'arrivai à Rome le 19 janvier
1729, au soir . . . » (2). En ce début du XVIII" siècle le voyage à Rome
n'est pas encore devenu un pèlerinage lyrique. Mais dix ans plus
tard, sans aller jusqu'aux larmes que versera Dupaty, de Brosses
laissera paraître quelque émotion (3). Une fois de plus le journal de
Montesquieu se distingue par sa sécheresse.
Impassibilité n'est pas indifférence. La longueur de ce séjour
à Rome en est un premier signe : près de six mois, coupés par un
rapide voyage à Naples. Peu avant sa mort Montesquieu se souviendra de Rome avec nostalgie : « J'y ai passé pendant huit mois [sic],
le temps le plus heureux de ma vie, et le temps où je me suis le
plus instruit » (4). Bonheur de l'intelligence autant et plus que du
<'œur : l'impression n'en a pas moins été profonde et durable. Et
i Montesquieu a senti le charme de Rome en intellectuel, non en
(1) Voyages, op. cit., p. 1093.
(2) Ibid.
(3) Cf. op. cit., t. II, pp. 8-9. Sur les deux grands thèmes littéraires
de l'arrivée à Rome et du départ, voir Michéa, op. cit., pp. 51 sq.
(4) Lettre du 21 févri.er 1754, à un correspondant inconnu. (Œuvres
complètes, t. III, p. 1496).
69
�mystique ou en poète, le plaisir esthétique a été une composante
essentielle de son bonheur romain. Ville cosmopolite, centre international d'intrigues religieuses et diplomatiques, la capitale de la
chrétienté devait intéresser, sinon émouvoir, un « philosophe ».
Mais Montesquieu a surtout aimé en Rome la Ville Éternelle, vieille
de vingt-cinq ou vingt-six siècles, la métropole culturelle de l'Occident : une ville musée où « chacun croit trouver sa patrie » (5) ;
une ville « où les pierres parlent » et où « on n 'a jamais fini de
voir » (6).
Ce plaisir visuel jamais lassé, il l'a goûté en flânant de palai
en églises ou bien autour de ces fontaines dont il r êvait d'orner
Paris (7). Mais il ne s'est pas contenté de le savourer en détail.
Fidèle à une habitude dont son journal romain nous fait confidence,
il a dû gagner dès l e soir ou le lendemain de son arrivée quelque
hauteur « pour voir le tout ensemble » (8) : peut-être le Janicule
qui offre un panorama complet, plus sûrement le Pincio et d'abord
la terrasse de la Trinité-du-Mont, tout proches de la place d'Espagne
et de l'hôtel Monte d'Oro où le voyageur s'était sans doute
installé (9). Un peu plus tard le voici au Capitole, dans « une espèce
de loge », au plus haut du couvent des cordeliers Je l'Ara-Coeli,
d'où « on voit tout Rome bien à son aise » : tant de r éflexion s
lui viennent à ce spectacle qu'il en oublie de rendre aux moines la
lé de son observatoire (10). N'a-t-il pas été frappé, comme 1 sera
de Bro ses, par le contra te entre le bel alignement des rues moderne et le rouilli des petites places et de ruelle capricieuse, où 1
regard se perd ? « Rome, dit-il, n'e t embellie que depui d ux
siècles » (Il).
« La plus belle ville du monde » (12) ne se livre pa ai ément
au vi iteur étranger. Désireux de préciser cette premièr vue
d 'en emble et d'orienter ses prom uades, Monte quieu a recour aux
livr . Pour compléter Misson et Rogi sart le choix ne lui manque
(5) Voyages, op. cit., p. 1108.
(6) Ibid., p. 1127. A rap:procher d'une lettre à Solar, du 7 mars
1749 ; « Je ne suis pas surpns que vous aimiez Rome et, si j'avais de
yeux, j'aimerais autant habiter Rome que Paris ; mais comme Rome
e t tout extérieur, on sent continuellement des privations lorsqu'on n'a
pas des yeux» (Correspondance, op. cil., p. 1199).
(7) Voyages, op. cit. p. 1140. « Pour orner Paris il faudrait y (aire
de fontaines, comme à Rome ; une à la descenle du Ponl-Neuf, avec
une ,elace ; une autre à l'autre bout ».
(8) Ibid., p. 1102. « Quand j'arrive dans une ville, je vai loujour
sur le plus haut clocher ou la plus haule tour, pour voir le lout cnsem.
ble, avanl de voir les parties et, en la quittanl, je (ais de m~e,
pour
fixer mes idées ».
(9) Cf. R. Shackleton, Montesquieu. A crilical biography, 1961, p. 102.
(10) Voyages, op. cil., p. 1134.
(11) Ibid., p. 1103 (Cf. de Brosses, op. cit., t. II, p. 11 : « Il n'y a
rien de plus alsé que de savoir la ville en gros, el ricn de si difficile
que de s'en démêler en détail »).
(12) Ibid., p. 1152.
70
�pas. Héritière lointaine des Mirabilia urbis Romae du Moyen Age,
conçus à l'usage des pèlerins, toute une littérature polyglotte énumère au XVIII" siècle les merveilles de Rome. Simples catalogues le
plus souvent, qui se pillent sans vergogne et répandent une érudition
collective tout impersonnelle, enrichie mais peu modifiée d'une
génération à l'autre, si bien qu'on ne peut s'attendre à y trouver
une image fidèle du goût contemporain. De Brosses utilisera la
Description du français Deseine, interminable nomenclature en
quatre volumes (13). Montesquieu préfère des ouvrages italiens,
aussi compacts mais plus récents, ou du moins plus récemment mis
à jour, l'un de 1725, deux autres de 1727, qui iront ensuite prendre
place dans sa bibliothèque de La Brède (14). Cependant, à Rome
comme à Florence, il compte surtout sur les informations orales
que peuvent lui donner artistes ou amateurs. Si la science du
chevalier .J acob, retrouvé sur les bords du Tibre (15), lui paraît
peut-être insuffisante, il n'est pas en peine de se trouver d'autres
ciceroni. Grâce à de nombreuses lettres de recommandation, grâce
à un ami florentin, l'abbé Niccolini, grâce au cardinal de Polignac,
ambassadeur de Frauce - « homme plein de savoir, de politesse et
d'esprit» (16) - les relations utiles et agréables ne lui font pas
défaut. Daus les dernières semaines de son séjour un homme qui
restera l'un de ses amis les plus chers, le P. Gaspard Cerati,
l'accompagnera aux environs de Tivoli et de Frascati. A Gensano
ils sont reçus ensemble par l'un des prélats romains les plus cultivés,
le vieux cardinal Imperiale (I7). Dès le mois de janvier Montesquieu
rend visite au cardinal Alessandro Albani qui sera trente ans plus
tard le protecteur de Winckelmann et pOilsédait déjà en 1729 la
-première collection romaine de médailles et de sculptures antiques (18). Polignac lui-même était un collectionneur averti. A sa
(13) Op. cit.,'p. 25. La première édition est de 1690. Le livre n'est
guère qu'une compilation de guides italiens. Montesquieu ne le mentionne pas. non plus que l'ouvrage moins fastidieux et beaucoup plus
personnel d'un autre de ses compatriotes. François de Raguenet. Les
M011um ents de Rome ... (Amsterdam. 1701 ; seconde édition. ibid .• 1702 ;
trad. anglaise. 1723).
(14) Catalogue ...• op. cit .• nO' 2866 et 2867. Le titre anonyme indiqué
au premier numéro correspond en fait à deux recueils différents,
imprimés à Rome la même année 1727 : Descrizione di Roma antica.
614 p. in-8' ; et Descrizione di Roma moderna, 780 p. in-8°. Le troisième
guide (N° 2867) - G.-F. Cecconi, Roma sacra e moderna... , 775 p. in-8° est aussi une réédition augmentée d'un ouvrage du XVIIe siècle. Nous
avons pu les consulter tous les trois à la Biblioteca H erziana. ainsi
qu'un recueil de planches gravées que Montesquieu avait san doute
acquis à Rome avec les volumes précédents : G.-B. Falda. Le Fontane
di Roma. 1691, 2 vol. in-4° (Catalogue, n° 1702).
(15) Cf. Correspondance. op. cit .• p. 929 (Les Voyages ne font aucune
allusion à ces retrouvailles).
(16) Ibid.
(17) Voyages, op. cit .• p. 1183.
(18) Ibid., p. 1098.
71
�mort en 1741 il laissera une galerie de 190 toiles ainsi qu'un très
grand nombre d'antiques de toute espèce (19) . C'est à lui que Montesquieu doit de connaître le caricaturiste Ghezzi qui s'amuse un
jour à croquer la silhouette du « Président Montascù » (20).* Et
surtout, protecteur officiel de l'Académie de France, l'ambassadeur
fournit à son hôte les guides les plus compétents : le peintre inconnu
qui accompagne Montesquieu à la Farnésine dans les derniers jours
de février était vraisemblablement un pensionnaire du palais Mancini (21). Dans le même milieu le Président se lie avec deux artistes
de premier plan, Adam l'aîné (22) et Bouchardon (23). Et bien qu'il
ne nomme pas le directeur de l'Académie on imagine mal qu'il n'ait
jamais rencontré Nicolas Wleughels, peintre de second ordre mais
animateur efficace, auquel l'Académie de France doit l'une de ses
époques les plus brillantes.
Comme Polignac lui-même Wleughels a le goût très large. Sa
correspondance officielle, l'importante préface de son édition des
Dialogues sur la peinture de Dolce (1735), témoignent de son éclectisme. Il souhaite que ses pensionnaires puissent séjourner en
d'autres villes italiennes que Rome, notamment à Venise (24). S'il
leur recommande, bien entendu, de copier Raphaël et Annibal
Carrache, il les laisse choisir eux-mêmes d'autres modèles, notamment Pierre de Cortone (25). Son grand principe, c'est qu'il faut
surtout « s'impatroniser du vrai» (26). Mais il sait aussi allier la
fermeté au libéralisme. Il remet en honneur la tradition du « morceau de marbre pour le Roi », qu'avait négligée son prédécesseur,
Poerson. Il incite ses sculpteurs à collaborer aux recherches archéologiques du cardinal de Polignac et à s'inspirer des Anciens ; dans
les premiers mois de l'année 1729 Adam est employé par le cardinal
(19) Cf. P. Paul, Le Cardinal Melchior de Polignac, 1922, pp. 372-375.
(20) Conservé à la Bibliothèque Vaticane, le croquis a été récemment publié par Mme P. Berselli Ambri (L'opera di Montesquieu neZ
settecento italiano, op. cit., p. 80).
(21) Cf. Voyages, p. 1115 : « J'ai été avec le sieur ... peintre, au Petit·
Palais Farnèse... » Il y avait alors six peintres parmi les pensionnaires
de l'Académie: cinq nouveaux venus, Bernard, Blanchet, Dandré-Bardon,
Subleyras et Trémollières, ainsi qu'un ancien, de Lobel. Mais l'Académie
logeait également des auditeurs libres: tels Boucher et Carle Van Loo.
(Voir la Correspondance des Directeurs de l'Académie de France à
Rome avec les surintendants des Bâtiments, publiée par A. de Montaiglon, Paris, 1887-1912, t. VII, pp. 402-403 et passim). Le peintre de Montesquieu est peut·être l'obscur de Lobel : installé à Rome depuis plusieurs années, il avait été remarqué par Polignac et au printemps 1729
il travaillait à un grand portrait allégorique du cardinal (Cf. Rouchon,
La mission. du cardinal Melchior de Polignac à Rome, 1927, p. 154).
(22) Voyages, op. cit., p. 1143.
(23) Ibid., p. 1141.
(24) Cf. Fontaine, op. cit., pp. 180 sq. Est·ce un hasard si l'on trouve
le même vœu dans le journal de Montesquieu? (op. cit., p. 1140).
(25) Voir sa lettre au duc d'Antin, du 26 mai 1727 (Montaiglon, op.
cit., t. VII, p. 29).
(26) Ibid., t. VII, p. 324 (Référence empruntée à Fontaine, loc. cit.).
72
�à restaurer des antiques ; quant à Bouchardon qui vient de remporter le concours pour le tombeau de Clément XI, il achève sa
copie du Faune Barberini - aujourd'hui au Louvre - parallèlement à toute une série de bustes (27) .
Montesquieu retrouve donc à Rome, encore plus accusée qu'à
Florence, une dualité d'inspiration et de style qui lui était déjà
familière . Sobriété ou exubérance, sérénité ou mouvement, rigueur
classique ou animation baroque : entre ces valeurs opposées il ne
choisira pas de façon exclusive. La ville de Raphaël et celle du
Bernin le retiendront également, même si sa raison critique sympathise davantage avec la première. Pour l'amateur c'est sans doute
une chance d'être venu à Rome à ce moment incertain où le baroque,
essoufflé, conserve son prestige, tandis que le retour à la règle et
à la mesure, que beaucoup commencent à souhaiter, n'a pas encore
engendré un formalisme doctrinaire : une chance pour le goût
artistique d'un homme de lettres que sa formation prédisposait aux
simplifications dogmatiques . Au contact de Rome et du milieu
artistique franco-italien où Polignac l'introduit, Montesquieu va
pouvoir épanouir et préciser, sans raideur et sans parti pris, ses
tendances classiques.
*
**
Classicisme presque tout moderne : il convient de le noter
(l'abord, ne fût-ce que pour s'en étonner. A Florence Montesquieu
avait pris la peine d'établir longuement un catalogue raisonné de
]a galerie du Grand-Duc. A Rome sa curiosité est en net retrait par
rapport au mouvement antiquisant que patronnent Polignac ou
Albani . Il accompagne le premier sur des chantiers de fouilles et
visite avec lui les vestige de la Domus Aurea (28) ; chez le second
il exam ine quelques statues égyptiennes (29). n s'intéresse un instant à la topographie de la ville primitive (30), relève une inscription (31), examine quelques médailles (32), retient les noms qui
fon t dors autorité parmi les antiquaires, Bianchini ou Samuel
Pitiscus (33). Mais tout cela manque de conviction et d'esprit de
suit. Montesquieu n'a pas la vocation de l'archéologie. Trop « philosophe » pour s'astreindre à une érudition minutieuse, il manque
(27) Notamment ceux du baron de Stosch (1727) - Montesquieu a
connu cet antiquaire, un peu espion (Cf. Voyages, p. 1112) - et de
Polignac lui-même (1730 et 1731).
(28) Voyages, op. cil., p. 1105.
(29) Ibid., p. 1099. Voir aussi p. 1113.
(30) Ibid., pp. 1137-1138. Même curiosité, très passagère, à propos de
la colonne Antonine (ibid.) et de la villa de Domitien (p. 1182).
(31) Ibid., p. 1173.
(32) Ibid., pp. 1138-1139.
(33) Sur le premier voir ibid., p. 1105 et 1128. Sur le second, ibid.
p. 1183.
78
�peut-être de l'imagination nécessaire pour recréer le passé à partir
de ses débris. De Brosses saura entendre beaucoup mieux que lui
le langage des pierres : ce sceptique avouera ne pouvoir contempler
« la vieille majesté » et les « augustes solitudes » du Colisée sans
« quelque petit saisissement » (34), et le vandalisme sacrilège des
Romains du XVlIl e siècle lui arrachera plus d'une protestation (35).
Montesquieu n'a pas de tels accents. Esprit positif, il ignore la poésie
des ruines. S'il lui arrive d'admirer les « beaux restes » d'un
palais (36) ou des ruines « respectables» ... par leurs dimensions (37),
le spectacle d'une ville mise au pillage par la cupidité de ses habitants ne lui inspire qu'une épigramme : « Rome nouvelle vend
pièce à pièce l'ancienne» (38). Pour lui les vieilles pierres ne sont,
en elles-mêmes, que des matériaux :
« Il n'y a rien à perdre, à Rome, à faire fouiller la terre : les
briques seules, que l'on en tire, vous paient de la façon. On y
gagne les porphyres et autres marbres durs, dont l'espèce se perd,
et on les réduit tous en surface» (39).
Ce sens de l'utile, poussé jusqu'à l'irrespect, n'exclut certei
pas tout intérêt esthétique. Mais le voyageur, fort de l'expérience
acquise, estime avoir gagné le droit d'être difficile. Il reproche leur
« raideur» aux peintures du palais de Néron (40) et n'admire pas
sans réserve la célèbre Noce Aldobrandine : « Le dessin en est bon,
les attitudes, belles ; mai nous peignon mieux » (41). Une
mosaïque grecque le déçoit par la pauvreté de ses couleurs (42). Les
deux beaux chevaux de marbre, à demi cabrés, de la place du
Quirinal ont à son avis l'encolure trop large (43). Comme Bouchardon qui lui en avait suggéré la remarque, il juge que les enfant
antiques, adultes en réduction, manquent d vérité (44). Est-ce
aussi sous l'influence du sculpteur français qu'il en vient presque
à renier ce qu'il é rivait naguère? Les Anciens avaient l'art de faire
sentir la présence du corps sous le draperies de leurs statues. A
(34) Op. cit., t. II, p. 218.
(35) Par exemple devant la Curia Antoniana, déshonorée par
« l'infâme torchis » du bureau des Douanes, ibid, pp. 55-56.
(36) Op. cit.,
1105.
(37) Ibid., p. 180.
(38) Ibid., p. 1139. Pour mettre un terme à ce pillage, il envisage une
loi ingénieuse qui interdirait pratiquement la vente de statues antiques
à des étrangers (ibid., p. 1101). Mais l'idée qu'il faudrait protéger aussi
monuments et sites archéologiques ne l'effleure pas.
(39) Ibid., p. 1105.
(40) Ibid.
(41) Ibid., p. 1096. A rapprocher du jugement dédaigneux de Roger
de Piles, comptant « pour très peu de chose quelques restes de peinture
antique que l'on voit à Rome» (Cours de Peinture par principes, Paris,
J. Estienne, 1708, p. 423).
(42) Ibid., p. 1185.
(43) Ibid., p_ 1134.
(44) Ibid., p. 1141.
f'
74
�Florence Montesquieu admirait cette habileté suprême ; il Y voit
maintenant un procédé discutable : « Comme ils mouillaient les
linges pour faire paraître mieux le nu, ils ont fait une chose qui
n'est point naturelle; car il n'est point naturel que l'on ait toujours
l'étoffe collée sur la chair» (45).
Malgré celi critiques vétilleuses Montesquieu ne marchande pas
son admiration à quelques œuvres particulièrement célèbres : la
statue équestre de Marc-Aurèle, au Capitole (46), la Minerve du
palais Ju tiniani (47), le Gladiateur de la Villa Borghèse (48) ; il
trouve même de la grâce à la petite tête de l'Hercule Farnèse, alors
que la disproportion accentue plutôt la laideur bestiale du personnage ... (49). Au Vatican il remarque « le naturel exquis» d'une
Cléopâtre couchée dont le vêtement colle pourtant à la chair (50).
Et il ne néglige bien entendu ni le Laocoon, ni l'Hermès de Praxitèle (51), ni la démarche légère de l'Apollon du Belvédère (52).
Mais il ignore la Niobé de la Villa Médicis - actuellement aux
Offices - que ses guides lui recommandaient (53) ; et alors que de
Brosses consacrera plusieurs pages au palais du Capitole, il se
contente de noter qu'on y voit « de très belles statues dont on
trouve la description partout » (54). Visiteur pressé, Montesquieu
veut cette fois s'en tenir à l'essentiel. Encore les œuvres qu'il mentionne n'ont-elles droit qu'à un ou deux mots de commentaire: on
e t loin de l'examen indiscret qu'il faisait subir, à Florence, à la
Vénus Médicis !
Admettons que le dé ordre des musées romains - qui n'avaient
pas en 1729 la belle ordonnance de la Galerie des Offices - a pu
le décourager. Mais il faut chercher ailleurs la raison de cette
relative indifférence. A la vérité, si Montesquieu ne s'est pas imposé
à Rome le même travail qu'à Florence, c'est qu'il n'en a pas senti
le be oin. D'abord parce que la révélation de la beauté antique
'tait désormais pour lui chose acquise, et que l'on ne subit pas deux
loi le même choc. Ensuite parce que la Rome moderne accaparait
trop on regard. Un texte très postérieur au voyage, un lettre du
24 octobre 1749, où Montesquieu commente une « petite relation
(45) Ibid., p. 1144.
Ibid., p. 1135.
.
Ibid., p. 1134 (aujourd'hui au VatICan).
(48) Ibid., p. 1141.
.
(49) Ibid., p. 1116. Il remarque aUSSI que la statue a les muscles
plus marqués par devant que par derrière (p. 1171).
(50) Ibid., p. 1125. Il l'a vue dans la cour du Belvédère. Elle est
actuellement au musée Chiaramonti.
(51) Ibid. Son Antinoüs est ,notre Hermès.
. .
Cf. Raguenet,
(52) Ibid. La remarque est ,Juste, malS peu on~lDa:e.
Les Monuments de Rome, op. Clt., p. 239 : « Je ne dis nen de la légèreté
de cette statue qui semble nager dans les airs ".
(53) Cf. Descrizione di Roma Moderna, op. cit., p. 472. Montesquieu
a visité la villa, « très négligée ", dit-il (op. cil., p. 1102).
(54) Ibid., p. 1335. Cf. de Brosses, op. cit., t. II. pp. 207-211.
(46)
(47)
75
�des beautés de Rome» établie par le duc de Nivernais, nous fournit
en effet cette double explication de ses silences romains :
« J'avoue que l'Apollon m'aurait séduit à Rome si je n'avais
eu le bonheur de passer par Florence, où je jurai une fidélité
éternelle à la Vénus de Médicis, qui est le meilleur prédicateur
qu'ont jamais eu les Florentins, quoique je n'en connaisse pas
bien le succès. Tout ceci ne m'empêche pas de faire un grand saut
pour arriver à l'église de Saint-Pierre et passer du merveilleux
qui plaît au merveilleux qui étonne" (55) .
.1'*
Ce n'est pas d'abord par ses dimensions que Saint-Pierre étonne
l'esprit. Tous les voyageurs du XVIII" siècle en conviennent : au
premier coup d'œil la basilique paraît plus petite qu'elle n'est en
réalité. La surprise et l'émerveillement naissent à la réflexion,
lorsque le visiteur comprend que la justesse des proportions de
l'édifice lui en a d'abord masqué 1'immensité (56). Quand Montesquieu en fait à son tour la remarque il vérifie la justesse de la
règle qu'il avait formulée dans l'Essai sur le goût : « Il faut aux
grandes choses de grandes parties » (57). Tout est grand à SaintPierre, écrit-il, sauf la façade extérieure du portique de Maderna,
à la fois mesquine et lourde par la faute des « trop chétives lucarnes » dont elle est percée et des petites colonnes de marbre
qu'écrasent, colossales, leurs voisines de pierre (58). A ce défaut
près Saint-Pierre est à la fois « le plus grand édifice et le plus
parfait (59). Le dôme même « paraît léger » alors que « Saint-Pierre
découpé ferait dix à douze églises ... » (60).
La vraie grandeur est discrète parce qu'elle est proportionnée.
La diversité nécessaire des parties y est soumise à l'ordre souverain
du tout. Montesquieu découvre chez Michel-Ange un exemple de
et équilibre difficile. Certes l'architecte a eu tort, selon lui, de
prévoir deux colonnes trop grêles pour la façade massive de la porte
du Peuple (61) ; et à Sainte-Marie-des-Anges des moines « sans
goût » ont défiguré par un portail ridicule l'édifice grandiose qu'il
(55) Correspondance, op. cit., t. III, p. 1262.
(56) Voyages, op. cit., p. 1123. Cf. Rogissart, op. cit., t. II, pp. 125-126 ;
de Brosses, op. cit., t. II, p. 153, etc ...
(57) Œuvres complètes, t. l, p. 620.
(58) Voyages, op. cil., pp. 1137 et 1169. Montesquieu regrette que le
portique n'ait pas été traité plutÔt dans le style du Panthéon. De Brosses
aura la même idée, mais sa critique sera beaucoup plus vague (op. cit.,
p. 153).
(59) Ibid., p. 1133. « Deux circonstances rares ", précise Montesquieu,
en opposant cette perfection à ce qu'il a entendu dire de Saint-Paul de
Londres.
(60) Ibid., p. 1147.
(61) Ibid., p. 1168.
76
�avait conçu (62). Mais aucune Iaute n'altère l'ordonnance de la place
du Capitole ; là l'unité est parfaite et le visiteur ne manque pas
d'y être sensible, même s'il n'analyse pas son impression (63). n
admire de même l'harmonie du palais Farnèse, l'un des trois plus
beaux d'Europe avec Pitti et le Luxembourg, (( uni» comme un
dé (64). Et cette exigence d'unité se retrouve dans le jugement
qu'il porte sur les autres édifices romains. Malgré son ampleur,
malgré le charme de ses lignes incurvées, l'escalier de la Trinité-duMont:;: ne trouve pas grâce à ses yeux. Montesquieu prend nettement
parti dans les discussions que soulevait à Rome l'ouvrage tout
récent de F. de Sanctis. Pour sa part, il l'aurait voulu moins subtil
et plus solide (65), et il déplore que les terrasses superposées viennent sans nécessité rompre la perspective. De là cette remarque
chagrine : (( L'escalier de la Trinité-du-Mont est de mauvais goût.
TI est sans aucune e pèce d'architecture, et on ne le voit presque
pas ... » (66). Inutiles également, à l'en croire, les deux colonnes
géantes qui encombrent la façade de San Carlo in Corso (67). La
vraie grandeur n'est pas ce gigantisme, elle ohéit aux règles de la
raison, comme à Saint-Pierre, comme à l'église du Gesù « une des
plus belles de Rome pour l'architecture et l'exactitude des proportion » (68).
Ce rationalisme e thétique, Montesquieu devait être tenté de
le traduire en chiffres. Le voici donc qui reprend son d' Aviler, fidèle
interprète de Vignole, et peut.être un Vitruve (69), pour compléter
sa documentation et fixer ses idées. TI définit quelques termes techniques, donne des règles pour le dessin des portes et des fenêtres,
.
(62) Ibid., p. 1122. Remaniée au milieu du XVIII' siècle, l'église n'a
plus le même aspect qu'au temps de Montesquieu, mais sa majesté
lui est restée.
(63) « C'est une belle chose que le Capitole!... » ( ibid., p. 1139).
Dupe de la symétrie, il croit la place « carrée » alors qu'elle est en
forme de trapèzè.
(64) Ibid., p. 1147 et p. 1133 : « Il semble jeté au monde [l'édit. R.
Caillois, p. 701, donne moule], tant il est uni ; c'est un dé ».
(65) Ibid., p. 1102. « ...un mauvais ouvrage : une partie est tombée
l'hiver passé dans une inondation ».
(66) Ibid., pp. 1122-1123.
(67) Voir ibid., p. 1170, où un Saint-Charles est classé, « à la façade
,près », parmi les « bonnes» églises. Il s'agit plus sûrement de San Carlo
zn Corso, vaste église dont la coupole - l'une des plus grandes de Rome
- devait plaire à Montesquieu, que de San Carlo ai Catinari.
(68) Ibid., p. 1123. Dessiné par Vignole, le plan du Gesù a inspiré
d'autres églises romaines, par e~mpl
Saint-Ignac;e (que Montesquieu
appelle « l'église du collège romam », p. 1097) et Samt-André-de-Ia-Vallée
(ibid., p. 1170).
(69) Le catalogue de La Brède mentionne plusieurs éditions du De
architectura, en latin, en italien et en français (nO' 1717 à 1721). Montesquieu possédait en particulier la traduction française de Claude
Perrault (na 1719). Des deux mentions de Vitruve que contient son
journal (op. cit., p. 1158 et p. 1201) la première, qui concerne Naples, est
antérieure au second séjour romain, tandis que la seconde le suit de peu.
77
�explique quels rapports numériques doivent unir les divers éléments
d'une colonne corinthienne, s'intéresse à l'emploi de la corniche
architravée ... (70). A la lecture de ces notes sèches, décousues, et
parfois obscures, on est frappé d'abord par l'effort de précision dont
elles témoignent, puis par un ton didactique dont le voyageur nous
avait un peu fait perdre l'habitude. Comme il arrive, le dogmatisme
est ici d'autant plus marqué que la science est moins assurée. Lorsqu'il se fait théoricien Montesquieu use et abuse des verbes devoir
et falloir, non sans simplifier beaucoup les vues des spécialistes (71).
Dans la pratique il a heureusement le goût plus libéral et plus
nuancé.
La solennité froide du Gesù est un aspect essentiel de l'art
romain, mais elle n'en épuise pas la diversité. Or celle-ci a particulièrement frappé Montesquieu : « Ce que je trouve de merveilleux
à Rome, c'est que toutes les églises ne se ressemblent presque pas,
parce qu'elles ont été, la plupart, bâties par de grands maîtres ... » (72). Ainsi le respect de certaines règles, fondées en raison,
n'implique pas une lassante uniformité. Au Gesù même quel
contraste entre la simplicité rigoureuse du plan à nef unique et la
somptueuse décoration intérieure ! Certes au XVIII" siècle la décoration en était moins riche qu'aujourd'hui : mais Montesquieu a
vu et apprécié « la magnifique chapelle de Saint-Ignace », œuvre
d'Andrea Pozzo (73), et à l'église Saint-Ignace la voûte peinte en
trompe-l'œil par le même artiste, dont il ne dit rien, ne lui a du
moins pas gâté la beauté des proportions de tout l'édifice (74). A
Rome le classicisme le plus dépouillé s'accommode des effets les
plus artificieux. Et inversement il arrive qu'une nécessité secrète
gouverne d'apparents caprices. Montesquieu a eu le mérite de le
comprendre, sans se laisser abuser par les oppositions factices des
faiseurs de systèmes.
Selon d'A viler les imaginations bizarres des architectes italiens
modernes menaçaient de replonger l'art dans la barbarie gothique (75). Montesquieu est loin d'éprouver cette crainte au même
degré, et il n'aperçoit pas de rupture dans l'architecture romaine
des deux derniers siècles : « Depuis Michel-Ange, les cavaliers
llernini et Borromini, tous deux excellents architectes, ont beau-
(70) Voyages, op. cit., pp. 1168-1169.
(71) Cf. p. 1168. « Les portes et les fenêtrcs doivent être composées
de deux carrés « (c'est-à·dire avoir en hauteur le double de leur largeur).
D'Aviler (op. cit., t. I, p. 116) formule en substance le même principe,
mais avec bien des nuances que Montesquieu supprime.
(72) Ibid., p. 1122.
(73) Ibid., p. 1097 et p. 1123.
(74) Ibid., p. 1097.
(75) Voir la Préface de son Cours d'architecture, Zoc. cil. Ce n'est
pas, à la fin du XVn· et au début du XVIII' siècle, une opinion isolée.
Cf. Paolo Portoghesi, Saggi sul Borromini, Rome, 1958.
78
�coup emhelli la ville de Rome» (76). Avec la majestueuse colonnade
de la place Saint-Pierre, le Bernin n'a-t-il pas conçu le seul cadre
qui fût digne de la hasilique ? Montesquieu ne mentionne pas la
colonnade, sauf peut-être dans cette hrève note : « Le dehors de
Saint-Pierre est admirahle » (77). Mais on ne peut douter des sentiments qu'a dû lui inspirer cet art grandiose de la mise en scène. TI
loue du reste glohalement toute l'œuvre architecturale du Bernin (78). Et lorsqu'il énumère cinq « très honnes églises » de Rome,
il place au même niveau que le Gesù ou San Andrea della Valle
l'ouvrage préféré du maître, où triomphe le plan elliptique, San
Andrea al Quirinal (79). A côté de la ligne droite la simplicité
qu'aime Montesquieu admet donc aussi la ligne hrisée et les courhes
sinueuses : tel, à Sainte-Marie-de-la-Paix, le portique circulaire
de Pierre de Cortone, dont l'effet est souligné par les ailes concaves ;
Montesquieu l'admire, tout en remarquant avec justesse que cette
façade « ressemhle à un théâtre » (80). Et il ne se laisse pas
déconcerter par une architecture encore plus « singulière », comme
celle de l'église Sainte-Agnès-en-Lice, place Navone, où deux campaniles ovales à trois étages encadrent et dominent une façade
concave (81). Tout près de la place d'Espagne un autre ouvrage de
Borromini retient son attention : San Andrea delle Fratte, avec
son campanile en spirale (82). Enfin au carrefour des Quatre-Fontaines il remarque avec admiration la gracieuse petite église de San
l'ensemhle n'a pas la solennité de Saint-André-du-QuiriCar lino
nal, mais à l'intérieur une décoration plus sohre met peut-être
davantage en évidence la suhtilité des lignes, Montesquieu examine
surtout la façade onduleuse et s'attache à la justifier :
*:
« La façade, qui est très petite, est un ouvrage admirable de
Borromini, et très singulière. Comme le lieu est petit, il a fait la
façade convexe en partie et en partie concave : ce qui allonge la
ligne que l'œil a à parcourir» (83).
Ici l'ingénioa,ité du critique rivalise avec celle de l'architecte.
Certes San Car lino est situé à l'angle de deux rues, mais rien ne
prouve que le manque de place suffise à expliquer la fantaisie de
(76) Voyages, op. cit., p. 1120.
(77) Ibid., p. 1169.
(78) Ibid., p. 1177. « Tout ce que Vignole a fait, le Bernin et Pierre
de Cortone, en fait d'architecture à Rome, est très bon ». La seule
critique qu'il adresse au Berni~
por:te sut: ~es
niches imprudemment
pratiquées dans les piliers de Samt-Plerre (IbId., p. 1120).
(79) C'est le « Noviciat des Jésuites », mentionné p. 1170. Les deux
autres églises sont San Carlo in Corso, que nous avons déjà rencontré,
et la Chiesa Nuova, c'est-à-dire S. Maria in Vallicella, construite au XVI'
siècle et décorée au XVII' par P. de Cortone. Cette simple liste montre
bien l'éclectisme de Montesquieu.
(80) Op. cit., p. 1170.
(81) Ibid., p. 1132.
(82) Ibid., p. 1168.
(83) Ibid., p. 1122.
79
�r artiste.
A la fois séduit et embarrassé, Montesquieu rationalise
l'inspiration tourmentée de Borromini. L'intérêt qu'il porte au plus
original des architectes romains de l'âge baroque n'en est pas
moins méritoire : en 1729 Borromini n'est pas encore victime du
discrédit qui le frappera dans la seconde moitié du siècle, mais il
est déjà discuté, et tous les voyageurs étrangers ne témoignent pas
à son œuvre la même compréhension (84). Mais à l'attrait de
l'étrange, que Montesquieu éprouve fortement, se mêle une inquiétude. La virtuosité de Borromini lui apparaît comme un cas
limite, l'expérience paradoxale d'un grand génie solitaire, qui défie
toute imitation :
« Le Borromini, voulant contrecarrer le Bernin, a imaginé
une architecture nouvelle : c'est un gothique mis en règle ; et
s'est éloigné des Anciens, qui ne se servaient jamais que de
l'angle droit. Mais il faut bien qu'un autre que lui se garde de
le suivre » (85).
*
**
Pou.r classer ses impressions Montesquieu ne dispose pas de nos
étiquettes commodes et trompeuses. Plus savant, armé de catégories
nettes et d'un vocabulaire plus précis, il aurait peut-être été moins
sensible à l'unité monumentale de Rome, où se fondent les apports
contrastés des individus et des générations. Mais s'il n'a pas songé
à opposer Bernin à Vignole ni à séparer par la pensée ce qu'avait
uni le plaisir des yeux, sa perspicacité n'a pas ignoré les tendances
divergentes qui menaçaient au début du XVIIIO siècle l'équilibre
romain. Aussi le modernisme de son goût se fixe-t-il spontanément
des bornes.
était déjà remarquable que, parmi toutes les fontaines
de Rome collectivement louées dans son journal, la seule à être
d . crite avec quelque détail ne fût pa la plus célèbre, celle de la
place Navone, mais la maje tueuse Acqua Paola * du Janicule,
solennel portique à cinq arcades construit par Fontana dans les
premières années du XVIIO siècle (86). La prédilection de Montes-
n
(84) Comme d'Aviler, le P. Labat dénonce cette « extravagance» et
conclut avec ironie : « Je crois que s'U avait vécu plus longtemps il
aurait mis les bases des colonnes à la place des chapiteaux» (op. cit.,
t. III, p. 284). Au témoignage du Président de Brosses qui, personnelle·
ment, n'est pas insensible aux « caprices » de Sainte·Agnès, « on trouve
beaucoup de choses à reprendre dans l'architecture de cet édifice, plus
magnifique que régulier» (op. cit., t. II, p. 119).
(85) Op. cit. Montesquieu simplifie un peu et oublie la forme du
Panthéon... Mais un cercle n'est pas une ellipse. - Même remarque
p. 1125 : « Les ouvrages d'architecture du Borromini sont ordinairement
singuliers et originaux. Ceux qui ont voulu perdre les règles de vue
pour l'imiter, n'ayant pas son génie, sont tombés... »
(86) Ibid., pp. 1129-1130. Rappelons que la fontaine de Trévi n'était
pas encore construite. Sur celle de la place Navone, voir par exemple
l'enthousiasme de Raguenet, op. cit., pp. 145-149, et celui du Président de
Brosses, op. cit., t. II, p. 117.
80
�quieu pour ce que l'on a longtemps appelé le style jésuite, les réserves discrètes qui tempèrent son admiration pour Borromini vont
dans le même sens. Montesquieu n'est vraiment à l'aise devant les
chefs-d'œuvre de l'art baroque que lorsque celui-ci consent à rester
« raisonnable ». Ce qu'il dit des églises de Borromini, il le répète
encore plus fermement, pour la statuaire et la peinture, des deux
autres maîtres du baroque romain: « Le Bernin et Pierre de Cortone
ont gâté l'école romaine » (87).
*
**
Montesquieu avait découvert à Florence le réalisme puissant du
Bernin et admiré à Sienne l'étonnante morbidezza des statues de
la chapelle Chigi . A Rome son jugement est beaucoup plus critique.
Nous ne savons à propos de quel ouvrage, agacé par l'affectation
outrancière des draperies, il a cette formule, dédaigneuse : « Le
Bernin a l'air petit-maître» (88). Dissociant l'architecte et le sculpteur, Montesquieu réserve donc au premier toute son admiration.
Toutefois lorsqu'un peu plus tard, en compagnie de Bouchardon,
il visite la villa Borghèse, le voici qui retrouve une part de son
premier enthousiasme. A la Daphné pathétique et gracieuse du
groupe d'Apollon et Daphné :1: - bondissant, les bras levés au ciel,
dans un suprême effort pour échapper à son poursuivant - il
reproche, non sans justesse, une beauté trop parfaite, des membres
« trop menus, trop exactement ronds » ; mais il admire sans restriction la délicatesse de la chevelure, la finesse extrême des mains
métamorphosées en feuillages (89). Déconcerté par « la physionomie basse et même mauvaise» du David (quel contraste en effet
entr cette tension proche de la grimace et l'attitude sereine et
triomphante du héros de Michel-Ange, image de la force tranquille !), il ne e lasse pas de détailler le buste, saisissant de vie,
du cardinal Scip.i.on Borghè e : « tout cet âpre de la chair d'un
homme un peu rude », les lèvres charnues, mouillées de salive et
qui semblent parler, la ouplesse du col laissé entr'ouvert pour ne
pas gêner la mobilité de la tête, l'assurance de la barrette, si énergiquement enfoncée qu'elle « fait élever les cheveux », enfin les
oreilles, « bien placées et belles» (90). Rien de conventionnel dans
c He beauté : docile au ciseau du sculpteur, le marbre s'anime et
devient apte à traduire les moindres nuances d'une physionomie.
Chacun souscrira donc à cette remarque de Montesquieu : « Le
(87) Ibid., p. 1139.
(88) Ibid., p. 1135.
(89) Ibid., p. 1142. Raguenet voit dans ce groupe « le miracle de
la sculpture moderne» (op. cit., pp. 16-22). Généralement peu favorable
au Bernin, de Brosses concède que, chez les deux personnages, « les
contours des corps, la beauté des airs de têtes, et surtout les expressions,
sont pareillement merveilleux» (op. cit., t. II, p. 46).
(90) Voyages, p. 1142, Zoe. cit.
81
o
�grand art du Bernin, c'est de savoir travailler le marbre : il semble
qu'il en ait fait ce qu'il a voulu » (91). Mais l'habileté extraordinaire
de l'ouvrier ne l'aveugle pas sur les défauts que son guide lui fait
remarquer chez l'homme de goût : dessin peu correct, « petite
manière» et virtuosité indiscrète . Encore la dernière critique n'estelle pas inspirée par l'étonnante Sainte Thérèse de Sainte-Marie-dela-Victoire, mais par la statue de Sainte Bibiane, c'est-à-dire la plus
sobre peut-être de toutes les figures féminines sculptées par le Bernin : seuls le bras droit à demi levé, l'expression du visage, l'abondance et la diversité savante des draperies rappellent le mouvement
théâtral où l'artiste excelle d'ordinaire. Assisté de son compagnon,
qui est ce jour-là Adam l'aîné, Montesquieu examine surtout le
vêtement et apprécie la vérité des plis, plus grands pour la laine,
plus petits pour la soie, dont le jeu savant parvient à suivre, au lieu
de la cacher, la ligne du corps. Pourtant que de complications
inutiles, quel gaspillage de talent pour atteindre un résultat qu'aurait
produit à moins de frais une sûre économie des moyens 1 « TI a mis
un très grand nombre de plis à toutes ces draperies et n'a pas laissé
par son art de faire paraître le nu ; en sorte qu'avec beaucoup, il
fait beaucoup, au lieu que le Flamand et l'Algarde, avec peu de plis,
font de même paraître le nu » (92).
Avec tous ses défauts, rançon de dons exceptionnels, le Bernin
avait de « grandes idées» (93). Ses successeurs qui n'ont pas son
génie confondent trop souvent la recherche du mouvement et de
l'expression avec une gesticulation déclamatoire. Montesquieu ne
manifeste un peu d'intérêt qu'à deux d'entre eux : le Français
Legros, mort en 1719, dont il a vu, au Gesù, le groupe de La Religion
terrassant l'hérésie (94), et surtout C. Rusconi, le « meilleur sculpteur » (95) romain du début du siècle, disparu quelques semaines
avant l'arrivée du Président. c( TI y a de lui de très bons ouvrages,
note Montesquieu, surtout à Saint-Pierre» (96). Or le Tombeau de
Grégoire XIII, malgré quelques attitudes théâtrales et une recherche
évidente de dissymétrie, demeure une œuvre équilibrée où la tradition de l'Algarde s'unit à celle du Bernin. Spontanément, comme
sous l'influence de Bouchardon ou d'Adam (le second ne sera pourtant pas le moins agité des sculpteurs français du XVIII" siècle),
Montesquieu prend parti pour la sobriété. Aux œuvres les plus
marquantes de la grande scuplture bal'oque il est même tenté de
(91) Ibid., p. 1143.
(92) Ibid. Montesquieu ne semble pas avoir vu la Sainte Thérèse.
(93) « Le Bernin, m'a dit M. Adam, est admirable pour la machine;
c'est ce qu'on appelle en peinture ordonnance. Comme il n'a pas la
correction du dessin, et que cette correction n'est pas si nécessaire dans
une grande machine que dans une seule statue, on ne voit que ses
grandes idées, et son défaut devient petit ... » (ibid.).
(94) Ibid., p. 1120.
(95) Ibid., p. 1199.
(96) Ibid., p. 1120.
82
�préférer des ouvrages moins puissants mais plus discrets : ceux de
l'Algarde précisément, dont le Tombeau de Léon X, à Saint-Pierre,
d ' une maje té un peu froide, paraît classique à côté des monuments
funéraires voisins de Rusconi et du Bernin (97). Et les critiques que
Montesquieu adresse à Sainte Bibiane contrastent avec l'admiration
qu'il accorde, on l'a vu, au talent délicat de Duquesnoy (dit le Flamand), et surtout à sa Sainte Suzanne :
« Le Flamand n'a point tant de plis que le Bernin, ils sont
plus moelleux. J'ai vu à l'église de Notre-Dame-de-Lorette, à Rome
une statue de Notre-Dame [sic] qui est un chef-d'œuvre. D e u~
ou trois plis uniques font paraître le nu ; la simplicité de la
coiffure de la sainte est admirable» (98).
Notre voyageur a-t-il été déçu de ne rencontrer que rarement
à Rome cette belle simplicité ? On s'expliquerait ainsi ]a brièvet é
de ses notes sur la sculpture romaine. Dans ses œuvres ]es plus
caractéristiques celle-ci l'a intéressé mais elle ne l'a pas conquis .
A Florence notre voyageur avait eu la révélation d'un arL qui satisfaisait à la fois sa sensibilité et sa raison ; à Rom e son goût demeure
florentin. Suivons-le à Santa Maria d el Popolo : dans l'élégante
chapelle Chigi, construite par Rapb aël, il a tout au plu un regard
curieux pour le Daniel du Bernin - mains jointes, bras levés en
arc dans un élan d'espérance qui déséquilibre le corps - ; toute
sa sympathie va à deux œuvres assurément mieux accordées à la
sobriété du décor et que Raphaël avait du reste inspirées, l'Élie et
le Jonas du florentin Lorenzetto : « Ce Jonas a tant de grâce qu'iJ
repré ente toute la grâce qu'a Raphaël dans la peinture » (99).
Rien n'ilu~tre
mieux les retlcences de Montesquieu devant
l'art romain le plus récent que ce simple fait: la seule mention d'un
peintre moderne contenue dans ses Voyages concerne Carlo Maratta,
artiste alors prestigieux, dont les innombrables Madones rappelaient
quelque peu, dans un registre très affadi, les Vierges de Raphaël.
Maratta, disparu en 1713, avait été chargé de rajeunir Je fresques
de la Farnésine : lorsque Montesquieu rend visite à ]a Psyché et à
(97) Sur l'Algarde, cf. ibid., p. 1143, loc. cit.
(98) Ibid., p. 1144. Célébrée par Bellori comme un modèle de pureté
(cf. Wittkower, op. cit., pp. 177-178), cette Sainte Suzanne a exercé une
très grande influence. De Brosses (op. cit., t. II, p. 100 et p. 297) rapporte
qu'on la classait généralement au quatrième ou au cinquième rang des
statues romaines. A la villa Borghèse Bouchardon avait fait remarquer
à Montesquieu un autre ouvrage fameux de Duquesnoy, le bas-relief de
marbre noir qui représente une Bacchanale d'enfants (cf. pp. 1141-1142,
loc. Ci l).
(99) Ibid., p. 1135.
83
�la Galatée, il n'omet pas de louer le travail du restaurateur (100).
Mais quand il admire les nobles proportions du Gesù il n'a pas
un mot pour la voûte triomphale de Baciccia, et il ignore de même
les grandioseil architectures peintes en perspective à celle de Saint·
Ignace par Pozzo (101). Ce silence sur les deux plus brillants conti·
nuateurs de l'œuvre décorative de Pierre de Cortone éclaire la
formule citée plus haut : pour Montesquieu la grande époque de
l'école romaine ne dépasse pas le milieu du XVII" siècle. Responsable
de la décadence, Pierre de Cortone a donné l'exemple d'un art foi·
sonnant qui frappe les yeux et l'imagination mais déconcerte la
raison. Montesquieu avait vu à Florence les motifs mythologiques
qui tourbillonnent aux plafonds du palais Pitti (102). A Rome il a
pu examiner au moins les deux principales œuvres du maître, au
palais Barberini et à Santa Maria in Valicella. L'une et l'autre n e
lui suggèrent que des remarques chagrines : plis aussi « maniérés »
que ceux du Bernin (103), confusion et monotonie - « toujours les
mêmes visages» (104) - , enfin ouvrage superficiel qui attire le regard
mais déçoit à l'examen (lOS). Toutes ces critiques ne sont pas
nouvelles ; elles situent Montesquieu dans la tradition de Félibien
qui reconnaissait à Pierre de Cortone le mérite de la « gentillesse »
mais lui reprochait de manquer d'étude et de jugement (106). Peut.
être faut· il y voir aussi l'influence de Wleughels : en 173S le direc.
teur de l'Académie de France s'irritera des éloges hyperboliques
décernés à Pierre de Cortone par le critique anglais Richardson
dont le Traité de la peinture et de la sculpture, en édition française,
est de 1728 (107). Mais le jugement sévère et même injuste de Mon·
tesquieu - si différent de l'admiration qu'exprimera de Brosses
(100) Ibid., p. 1118. « Carlo Maratta a mis un ciel bleu, au lieu du
noir, pour revivifier un peu, et on l'accuse, par jalousie, d'avoir rendu
les contours trop taillants [c'est·à-dire tranchants; l'édit. Caillois donne
à tort saillaltts], ce qui est (je crois) faux ». Montesquieu visite à
Gensano la maison de l'artiste « où il y a une petite salle crayonnée
par lui, d'un goût excellent» (ibid., :p. 1184).
(101) L'œuvre de Pozzo était partlculièrement renommée. De Brosses
avoue toutefois à son propos une légère déception: « Cet ouvrage [ ... ]
a une grande réputation. En effet il est d'une exécution hardie, facile et
surprenante ; mais, quoi qu'il soit récent, les couleurs sont déjà devenues fort brunes. Je crois que dans sa nouveauté il était d'un effet
supérieur à celui qu'il produit aujourd'hui» (op. cit., t. II, p. 109).
(102) Mentionnée sans commentaire, op. cit., p. 1090 et 1349.
(103) Ibid., p. 1135.
(104) Ibid., p. 1115.
(105) Ibid., p. 1123.
(106) Entretiens ... , IX, op. cit., t. IV, p. 168 sq. « Ouvrage vago »,
dit Montesquieu (loc. cit.), ce qui est bien la même idée.
(107) Préface au Dialogue de Louis Dolce, op. cit., pp. 33·35. Richard·
son célébrait en P. de Cortone un paysagiste égal au Poussin et à Claude
Lorrain. Wleughels s'élève contre cette comparaison : P. de Cortone,
dit-il, avait de la facilité, mais son paysage est « lourd, maniéré, et
ne fait pas un grand effet ». A rapprocher du jugement de Montesquieu,
p. 1115, loc. cit.
84
�pour le « merveilleux plafond )) du palais Barherini (108) - traduit
surtout le choix raisonné d'un homme qui veut qu'à « l'étonnement )) passager des yeux s'ajoute celui, plus durahle, de l'esprit.
Cet équilihre de l'agréahle et du raisonnahle, le visiteur l'a
rencontré dans la galerie du palais Farnèse, peinte par Annihal
Carrache. Là tous les éléments d'un ample décor mythologique
concourent à la joie des yeux : le sujet, inspiré d'Ovide, le mouvement qui entraîne les figures - notamment dans le tableau central,
le Triomphe de Bacchus et d'Ariane
les tons clairs et légers, les
ressources d'une perspective savante (109), et même l'artifice du
relief en trompe-l'œil que créent l'opposition des valeurs et les
alternances de l'éclairage. Montesquieu remarque justement que le
jour vient d'en haut dans les différents tahleaux, et d'en has pour
les figures intermédiaires, si hien que les 19nudi peints semblent
sculptés (110) . Mais il aime aussi que cet art si ingénieux sache
rester discret, que cette inspiration tumultueuse s'impose une discipline : (c L'extrême variété des figures, des positions et des carnations » n'est-elle pas rendue plus saisissante par le nomhre intentionnellement limité des personnages, et par l'ordre qui en règle
la distrihution ? « De plus les tahleaux sont simples : peu de figures
et si hien ordonnées qu'il paraît qu'il y en a encore moins )) . La
ID Ame discrétion fait la délicatesse des paysages, à peine indiqués,
où frémissent de jolis feuillages : « Les paysages ne sont pas non
plus remplis et confus : un heau ciel et peu de choses, comme la
nature; car les heaux sites ne sont pas confus et pleins )) (111).
* -,
De la simplicité naît la heauté : de cette simplicité qu'aimait
.Fénelon et qui n'est pas pauvreté mais réserve réfléchie d'un art
supérieur. C'est alors que la science la plus raffinée rejoint cc la
simple nature )) . Toutes les impressions romaines de Montesquieu
s'ori ntent autour de cette douhle exigence : un art sûr, un art
discret. Comme le voulait Félihien la première idée implique, selon
Montesquieu, la primauté du dessin sur le jeu des couleurs et elle
justifie le premier rang traditionnellement accordé à l'école romaine,
fondée par Raphaël et restaurée par Annihal Carrache : « Vous ne
sauri z trouver un tableau du Dominiquin, du Guide ou du Carrache, mal dessiné [ .. . ]. Vous ne sauriez presque trouver un tahleau
de l'école de Venise où il n'y ait quelque chose à redire du côté
du dessin» (112). Quant à la discrétion nécessaire, elle condamne
les effets trop appuyés, les procédés trop visihles, tout ce que Monte quieu critique sous le nom de cc manière D. La manière entraîne
(108) Op. cit., t. II, p. 62·63.
(109) Op. cit., p. 1344 ; à rapprocher de ce que Montesquieu écrivait
à Florence, à propos des plafonds de Vasari, au Palais-Vieux (ibid.,
p. 1355).
(110) Ibid., p. 1136.
(111) Ibid., p. 1115.
(112) Pensées, 401 (971).
85
�la monotonie (113). Elle est le défaut des épigones : après Carrache
l'Albane (114) ; après Raphaël Jules Romain: La Bataille d e Cons·
tantin est, certes, « très belle », mais on y sent trop la « façon » du
peintre (115), un coloris crayeux (116), un art trop chargé qui grandit par exemple le personnage principal au détriment de la perspective (117), href rien de (c cette douceur, de ce naturel que l'on
trouve dans les ouvrages de Raphaël » (llB).
On devine le danger d'un tel idéal de cc douceur », d'harmonie
discrète et d'apparente facilité : proscrire sous le terme dédaigneux
de « manière» tout ce qui est la marque d'une forte personnalité,
glisser de l'harmonie à la convention et du classicisme à l'académisme. Montesquieu n 'évite pas complètement. ce travers. TI ignore
à peu près Caravage, pourtant bien représenté dans les églises et les
galeries romaines (119) : ni le Crucifiement de Saint Pierre, de
Santa Maria deI PopoZo, ni la chapelle Saint-Matthieu, à Saint-Louisdes-Français, deux églises qu'il a vi itées (120), ne lui paraissent mériter le moindre mot. Au naturalisme puissant du
Caravage il préfère le talent composite du Guerchin qui pousse
parfois jusqu'au mélodrame l'exploitation du clair-obscur mais sait
allier lei « grâces » au réalisme : ainsi dans la Sainte Pétronille que
Montesquieu a vu copier en mosaïque pour la décoration de SaintPierre (121). Encore plus gracieuse, mais bien molle, la grande
composition de Guido Reni au casino Rospigliosi,:1: qui enchante 1
regard du visiteur : « J 'ai vu l'Aurore du Guide qui est un tahleau
admirable. Le coloris du Guide est vague. TI n'y a rien de si gracieux
que ses visages, ni rien de mieux que les chevaux qui traînent le
char de l'Aurore ... » (122). Dans un autre registre et dans un style
plus compassé, voici encore un « admirable » tableau, le Saint
Romuald d'Andrea Sacchi (123) : des attitudes majestueuses, de
b eaux drapés mais des visages d'une gravité monotone et un coloris
bistre et blanc, à pe in relevé par le vert som br d'un urbr et le
(113) Voyages, op. cit., p. 1116. Sur la notion de « manière» voir
Lexique.
(114) Ibid.
(115) Ibid., p. 1124.
(116) Ibid., p. 1136.
(117) Ibid., p. 1118.
(118) Ibid., et p. 1136. Monlcsqui::u es t plus indulgent pour la
Madeleine théâtrale de la Trinité-du-Mont (ibid., p. 1102).
(119) Une seule mention, à propos du palais Justiniani : « Il y a
beaucoup' de tableaux de Caravage et de tous les autres grand maître » (Ibid., p. 1134).
(120) Voir ibid., p. 1135, loc. cit., et p. 1210.
(121) Ibid., p. 1119. Montesquieu s'intéresse au procédé de la reproduction en mosaïque, mais il admire beaucoup l'original, qu'il prend
du reste pour une Sainte Cécile. Son ton est encore plus élogieux pour
un Saint Barthélemy de la cathédrale de Marino « admirable tableau
[ ... ] et des plus beaux qu'il y ait au monde» (ibid., p. 1182).
(122) Ibid., p. 1096. Vague traduit l'italien vago (Cf. Lexique).
(123) lb id., p. 1130.
86
�bleu pâle du ciel, une harmonie pauvre dont l'unité confine à de la
tristesse. Plus expressif assurément, le fameux Saint Jérôme
du
Dominiquin : devant une arcade ouverte sur nn ciel léger et de
beaux feuillages volent des angelots qui sont de vrais bébés et non
de petits adultes
très bien faits », dit Montesquieu) ; au premier
plan la composition circulaire, le clair-obscur discret guident le
regard vers le corps décharné et le visage du saint ; autour de
celui-ci la piété, l'inquiétude, l'admiration se peignent dans les
attitudes et sur les physionomies de ses compagnons. Montesquieu
est justement frappé par le pathétique intense de la scène, « admirable pour l'expression, la dévotion, l'affetto » (124). Mais si le
commentaire n'est pas déplacé, il souligne involontairement les
limites d'un art qui subordonne les valeurs plastiques à la vérité
de l'expression . Et l'on songe à la place abusive tenue dans les
théories d'art de l'âge classique, de Poussin à Le Brun et au-delà,
par la rhétorique des paisions ...
Dirons-nous que la sensibilité artistique de Montesquieu
s'accorde trop aisément avec les idées reçues ? Certes ses choix et
ses critères lui sont dictés ici par une tradition qu'il accepte sans
presque la discuter. Au XVII e siècle et au XVIIIe tout étranger
cultivé sait qu'il doit voir à Rome au moins quatre tableaux qui
sont, par ordre d'importance, La Transfiguration de Raphaël, le
Saint Jérôme du Dominiquin, La Descente d e Croix de Daniel de
Volterre, enfin le Saint Romuald de Sacchi (125). Mais dans ce
cadre tracé d'avance à son goût Montesquieu garde pourtant sa
personnalité. A l'en croire le troisième tableau du palmarès traditionnel mériterait la seconde place (126). La suggestion peut sembler
mineure, mais elle a autant d'intérêt que le sentiment contraire du
Président de Brosses, osant aVOUer sa déception devant un ouvrage
aussi célèbre (127). Cette petite manifestation d'indépendance
valorise les autres appréciations de Montesquieu ; elle montre que
son admiration .pour des chefs-d'œuvre reConnus et padoi
surestimés - n'est pas toute de commande: elle ne vient pas d'un
touriste docile mais d'un homme qui sait ce qu'il aime. Nul doute
qu'il ait été sensible à l'intensité dramatique du tableau : aussi
littéraire, en un sens, que le Saint Jérôm e, La Descente de Croix
ne l'est pas de la m"me façon; c'est une œuvre gesticulante dont
la composition compliquée - en deux triangles inégalem ent char·
gés - accentue le carartère déclamatoire. Mais la « force admirable » que Montesquieu lui découvre n'est pas seulement sur le
*
«(
*
(124) Ibid., p. 1129. (Cf. Lexique).
,
(125) Liste et hiérarchie établies par Poussin, rappelées par Félibien
(Entretiens ... , IV, op. cit., t. II, pp. 236·237).
(126) Op. cit., p. 1129.
(127) Op. cit., t. II, p. 39. Richardson ne se montre pas plus enthou·
siaste : il juge le coloris « fort noir et désagréable » et reproche au
tableau de manquer aussi bien d'unité que d'harmonie (Traité ... , op. cit.,
t. III (vol. II), pp. 528-529).
87
�visage ou dans les gestes, elle tient surtout au relief saisissant de
tout l'ouvrage, que le visiteur a parfaitement décrit :
« Le corps du Christ semble tomber de son poids, la partie
supérieure s'affaisser sur l'autre : les membres des personnages,
sortir hors du tableau ; la Vierge dans les dernières douleurs.
une femme qui la console paraît de relief ; idem, ceux qui détachent le corps du Christ... » (128).
Une œuvre puissante: nous l'accorderons à Montesquieu, même
si la puissance de cette Descente de Croix nous paraît un peu laborieuse et fabriquée. A Rome peu de tableaux ont donné au visiteur
une telle impression de force. TI a dû éprouver un sentiment assez
voisin devant les deux Rubens de Saint-Jean-en-Jérusalem, actuellement à l'hôpital de Grasse, « aussi beaux, nous dit-il, que j'en aie
vu de ma vie » (129). Mais la diagonale poignante de la Passion et,
dans la scène du Couronnement d'épines, l'abattement du Christ
assis sont imposés au regard par la brutalité de l'éclairage ; chez
Daniel de Volterre qui n'a pas « emprunté le secours du clairobscur» (130) toute la force vient des couleurs - par exemple, au
premier plan, le beau manteau jaune de Madeleine - et surtout
du dessin. Ces attitudes contraintes, cette torsion des muscles, ces
nus athlétiqu.es, ces formes qui appartiennent autant à la statuaire
qu'à la peinture, nous les connaissions déjà : Montesquieu les avait
admirés à Florence, dans les tombeaux de San Lorenzo ; il va les
retrouver à Rome une fois encore. Sa visite à la Descente de Croix
de la Trinité-du-Mont date des premiers jours de son arrivée : elle
vaut surtout comme prélude à celle de la Chapelle Sixtine.
Après l'élève le maître. S'il ne mentionne ni la Pietà de SaintPierre, ni le Moïse, Montesquieu demeure Iidèle à Michel-Ange.
Et l'admiration qu'il lui prodigue e t d'autant plus remarquable
qu'elle s'adresse maintenant au peintre autant qu'au sculpteur et
même à l'architecte :
« Rien ne donne une plus grande idée du génie de MichelAnge, que cette peinture, et je ne crois pas que les Loges de
Raphaël valent mieux. J'y ai pourtant remarqué deux défauts :
le premier, c'est qu'il n'a pas remarqué la perspective: les figures
d'en haut de la Loge étant plus grandes que celles d'en bas ; de
plus, il a mis, dans la voilte et dans le même tableau, deux fois
le Père éternel, qui crée, et dans un autre, deux fois Adam : ce
qui choque le bon sens. Du reste, il y a dans ses peintures une
majesté, une force dans les attitudes, une grande manière qui
étonne l'esprit » (131).
Ainsi le « bon sens» se laisse subjuguer. Pourtant les sujets
de récrimination ne lui manquaient pas : Montesquieu aurait pu
(128) Op. cit.} p. 1102.
(129) Ibid.} pp. 1139-1140.
(130) Ibid.} p. 1102.
(131) Ibid., p. 1128.
88
�critiquer les anges sans ailes, le mélange du paganisme et du christianisme, avec la présence inattendue du passeur Charon, l'indécence
- en un tel lieu - de cet étalage de nudités. Dédaignant ces griefs
traditionnels que Rogis art ou Misson ne manquaient pas de lui
rappeler (132), il leur en substitue un autre qui a au moins le mérite
de relever de la critique d'art et non de la morale ou de la théologie : le Christ Juge placé au centre de la fresque et les personnages
qui l'entourent dans la partie supérieure sont effectivement plus
grands que les figures du premier plan . Montesquieu n'a pas compris
que cette composition archaïque était imposée par la olennité de
la scène et par la majesté redoutable du souverain Juge. Mais il a
bien senti que le sacrifice des valeurs d'espace et même de la couleur
avait ici une contre-partie positive, l'exaltation de ce que Berenson
appelle les « valeurs tactiles ». C'est en cela que consistent la
« force », la « grande manière )) de Michel-Ange, qui l'emportent sur
les scrupules vétilleux de la raison.
Dix ans plus tard, peu à l'aise devant tant de « sublime )), de
Brosse s'efforcera à une analyse nuancée. Il considérera même que
le désordre et le colori bleuâtre du Jugement dernier sont en accord
avec le sujet, et il exprimera, lui aussi, son « étonnement )), mais
d'une façon beaucoup moins positive : « Toute cette pièce fait un
grand fracas et étonne bien plus qu'elle ne plaît )) (133). Au XVIIIe
(132) Selon Rogissart et Havard (op. cit., t. II, p. 150) Michel-Ange
aurait eu l'approbation de tout le monde s'il avait donné des ailes aux
anges ». Misson, déconcerté, exprime ainsi son étonnement : « Mais
.sans sortir du Vatican, se peut-il voir plus de bizarreries, et une ordonnance plus fantasque que celle du Jugement cie Michel·Ange, dans
la Chapelle Sixte ; on y voit des anges sans ailes ; on y voit le batelier
Caron qui passe des âmes dans sa barque; on y voit des ressuscités de
tout âge, et tout musclés comme des Hercules; des nudités en confusion,
et des corps exposés avec indécence. Michel-Ange imaginait des choses
hardies, et les pèignait impétueusement ... » (op. cil., t. Il, pp. 131-132).
(133) Op. cil., t. II, p. 169. Signalons le jugement beaucoup plus
favorable de François de Raguenet (op. cit., pp. 227-233) qui admire dans
les fresques de Michel-Ange la force du dessin, la science anatomique,
la lumière « sombre et éteinte » d'un monde détruit, le coloris
« bleuâtre et pâle », et qui se demande « si Raphaël d'Urbin même, si
le grand Raphaël a été plus grand peintre que lui ». Mais c'est de Brosses,
de la Sixtine.
à couP. sûr, qui exprime l'opinion .moyenne des vist~ur
Tels SIlhouette ql1l reproche à MIchel-Ange un deSSIn trop sec et des
muscles trop marqués (op. cil., t. l, p. 245) et Richardson qui voit dans
le Jugement dernier l'ouvrage d'un « génie extravagant », une œuvre
« monstrueuse, indécente ct insupportable ». A la différence de
Silhouette le critique anglais reconnaît à Michel-Ange le mérite de la
variété et de la correction du dessin ; il le félicite d'avoir rompu avec
le « style raide et petit » du « gothicisme », mais lui reproche les
libertés prises avec le « costume » (la critique littéraire classique eût
dit « bienséance ») et surtout son manque de grâce : « la composition
de ce tableau n'est pas meilleure que sa manière de penser: il n'y a pas
la moindre harmonie ; et le coloris de cette peinture, de même que de
toutes les autres que Michel-Ange a faites de cette chapelle est noir
et morne ; de sorte que le Tout-ensemble est fort désagréable. On n'y
«
�siècle la plupart des visiteurs devaient, à son exemple, trouver mieux
leur compte dans les Loges et les stanze voisines. Pour Montesquieu
lui-même la (( Bible de Raphaël » a certainement plus d'attrait
que celle de Michel-Ange. Mais il ne fait pas du plaisir, au sens où
l'entend de Brosses, le critère suprême du beau. Il sait désormais
qu'il y a des degrés dans la beauté et que l'agréable ne se confond
pas avec le sublime. {( Peignez comme Michel-Ange peignait,
conseillera-t-il un jour ; et quand vous descendrez aux choses moins
grandes, peignez comme Raphaël a peint, dans les Loges du Vatican,
les héros de l'ancien Testament, avec sa simplicité et sa
pureté » (134).
*'*
Seul Michel-Ange le dépasse ou l'égale, mais dans des œuvres
rares et difficiles. Quelques-uns l'ont imité avec bonheur, mais sans
pouvoir rivaliser avec lui . (( Il me semble que Raphaël est au-dessu
du Dominiquin et Volterre, mais à une infinie distance » (135). Il
est le peintre par excellence ; ses ouvrages n'ont pas besoin d'un
brillant factice ; ils ont la perfection souveraine de la basilique
Saint-Pierre : comme elle, (( ils ne s'apprennent pas d'abord mais
paraissent plus parfaits à mesure qu'on les regarde ») (136).
Dithyrambe outrancier ? Mais aujourd'hui encore on peut sans
paradoxe placer Raphaël plus haut que Pierre de Cortone. Au
temps de Montesquieu, où la hiérarchie des valeurs se trouvait
rigoureusement fixée, la primauté de Raphaël allait de soi. Ainsi le
voulait une tradition critique dont la solidité s'imposait à tous les
connaisseurs. Au début de XVIII" siècle un certain décalage apparaît
toutefois entre ]a doctrine et le goût vivant. Rarement contestée
dans son principe, cette suprématie est souvent discutée dans le
détail. On sait les réserves prudentes mais fermes de Roger de Piles
sur l'art du coloriste. A sa suite Dézallier d'Argen ville ne manque
pas de rappeler la supériorité du Titien sur Raphaël en cette partie
de la peinture (137). Au début du XVIlI" siècle beaucoup de voyageurs s'avouent déçus par les fresques du Vatican. Piles citait luimême le cas de son ami Valincour (138). Celui du jeune comte de
voit pas non plus ce pinccau noble ct hardi qu'on pourrait s'imaginer
d'y rencontrer, lorsqu'on ne sc souviendrait pas quc ce n'cst pas dans
la peinture que ce maître excellait le plus » (Traité de la peinture, op.
cit., t. III, pp. 497-506). A raPl?rocher des textcs de Roger dc Piles, que
cite Bernard Teyssèdre (L'[{Lstoire de l'Art vue du Grand Siècl e, op.
cit., pp. 62·63).
(134) A Jacob Vernet, le 26 juin 1750 (à propos d'une traduction de
l'Êcriture), Correspondance, op. cit., p. 1314.
(135) Op. cit., p . 1129.
(136) Ibid., p. 1123, lac. cit.
(137) Abrégé de la vie des peintres, op. cit., t. l , p. 7.
(138) Cours de peinture par principes, op. cil ., pp. 12·16.
90
�Caylus qui sejourne à Rome en 1715 n'est pas moins significatif :
bien des années plus tard, devenu l'un des principaux artisans du
retour à l'antique, Caylus reconnaîtra avoir longtemps méconnu le
« sublime» de Raphaël, et ne l'avoir d'abord jugé « que par ses
défauts» (139). Richardson, fort des impressions de son fils, venu
à Rome en 1720, est à peine moins critique : il ne vante les couleurs
« gaies et riantes » des cartons de Hampton Court que pour mieux
dénigrer le ton « noirâtre et désagréable ») des célèbres fresques des
Chambres (140). De Brosses qui se pose parfois en défenseur du
« grand goût» écrit avec superbe que par rapport à la composition
et au dessin l'agrément du coloris est un mérite secondaire : il rêve
cependant de ce que seraient les fresques du Vatican transcrites en
mosaïque et recevant de la matière l'éclat que l'artiste ne leur a pas
donné (141) ; il avoue enfin n'avoir jamais été ému par aucun
tableau de Raphaël comme par la Nuit du Corrège (142).
De façon plus générale l'engouement du XVIII" siècle français
pour ce dernier artiste va de pair avec une certaine désaffection à
l'égard de l'école romaine et de son chef. L'exemple vient d'Italie
où la primauté romaine, défendue par Bellori, avait été âprement
contestée par Malvasia (143) . C'est de l'autorité de Malvasia que se
réclame Cochin pour mettre le Corrège presque au niveau de
Raphaël et placer globalement l'école bolonaise au-dessus de l'école
romaine (144) . Et, inversement, c'est à Malvasia que la réaction
néo -classique s'en prendra bientôt, avec Mengs et Winckelmann
(139) Lettre à Lagrenée, du 12 janvier 1751, reproduite par A. Fontaine à la suite des Vies d'artistes du XVIIIe siècle et d'autres textes
de Caylus, Paris, 1910, p. 212. - Voir aussi Caylus, Voyage d'Italie
(1714-1715), édité par Amilda A. Pons, Paris, 1914.
(140) Op. cit.; t. III, pp. 330-331 et 439-440.
(141) Lettres familières, op. cit., t. II, pp. 164-166.
(142) Ibid., p. 402.
(143) Tous les deux sont contemporains de Félibien et de Roger de
Piles. Historien de l'art romain Bellori a notamment écrit une Descrizione delle imagini dipinti da Raffaele d'Urbino nelle Camere deI
Palazzo Apostolico Vaticano, Rome, 1693. Nous ignorons si Montesquieu
l'a eue entre les mains. Mais il possédait à La Brède les deux ouvrages
de Malvasia, Le pitture di Bologna, 1706, in-12 (Catalogue, n° 1696) et
Felsina pittrice, vite de Pittori Bolognesi, Bologne, 1678, 2 v<;>l. in-4°
(Catalogue, n° 1705). Comme nous le verrons, le nom de Malvasla apparaît dans les Voya~es
au cours du séjour à Bologne.
(144) Cf. Cochrn, op. cit., Préface, p. XII. Selon cet auteur la perfection de la peinture date des Carrache : « L'école romaine avait déjà
donné les exemples de la grande manière et de la sublimité du dessin :
mais tout le secours qu'on en tirait se bornait à l'imitation de Raphaël
qui, quoique le plus grand homme qu'il y ait eu dans la peinture, si
l'on considère l'enfance d'où il l'a tirée, n'est cependant pas, si l'on ose
dire, le plus grand peintre qui ait existé » (ibid., t. II, p. 182). Faut-il
évoquer encore les commentaires désabusés du sénateur Pococurante,
au chapitre XXV de Candide?
91
�(145). Mais en 1730 Raphaël Mengs est encore au berceau. Compte
tenu de l'attachement traditionnel des Romains à son grand homonyme, et aussi des traditions propres à l'Académie de France, il
semble que le moment soit relativement peu favorable à un
Raphaëlisme très marqué. La prédilection évidente de Montesquieu
pour le peintre du Vatican et de la Farnésine doit donc être soulignée : même si elle reflète certaines influences, et en particulier
celle de Wleughels (146), elle traduit d'abord un choix personnel.
Nous verrons en effet qu'il s'agit d'un choix raisonné dont les motivations nous éclairent sur la méthode critique de notre auteur, sur
son goût et finalement sur sa personnalité tout entière.
Précisons d'abord qu'il s'agit presque d'une découverte. Lorsqu'il ignorait tout de l'art, Montesquieu connaissait le Saint Michel
de Versailles, et le chevalier Jacob l'avait prévenu en faveur de
Raphaël. Mais avant le séjour romain les Voyages ne consacrent à
celui-ci que de brèves mentions, datées de Gênes, Lucques et Florence. Les collections du grand-duc de Toscane possédaient pourtant
plusieurs des œuvres les plus célèbres. A toutes les richesses du
palais Pitti Montesquieu avait préféré la Vierge à la Chaise, mais ce
n'était pas un commentaire très substantiel que de la dire « autant
au-dessus des ouvrages ordinaires de Raphaël que Raphaël est
au-dessus des peintres ordinaires » (147). De même pour le Saint
Jean-Baptiste des Offices, qu'il se bornait à proclamer « admirable »,
en notant qu'il en existe trois copies (148). Et aux Offices encore il
avouait sa déception devant deux Vierges, dont l'une était vraisemblablement la Madone au Chardonneret (149). Du moins arrive-t-il
à Rome avec quelques notions chronologiques : il sait que l'on distingue communément trois (( manières )) dans l'œuvre de Raphaël,
et il a déjà marqué sa préférence pour la dernière, la période
romaine, à laquelle appartient la Vierge à la Chaise. A Rome sa
curiosité est minutieuse, mais non exhaustive. TI passe très vite, au
(145) Raphaël Mengs (1728-1779) prétendra restaurer la doctrine de
Bellori. Et Winckelmann (op. cit., t. II, p. 21) dénoncera le mauvais
goût de Malvasia.
(146) Il défend, contre Richardson, la supériorité des Vierges de
Raphaël sur celles du Corrège (op. cit., Préface, t:!P .. 39-42).
(147) Florence, op. cit., p. 1349 (Cf. Voyages, tbtd., p. 1090).
(148) Ibid., p. 1338. De Brosses commente le tableau longuement
(op. cit., t. l, pp. 269-272). Il regrette que, faute d'avoir plus d'une figure,
il soit « tout à fait triste et sans agréments ", et discute l'ordre d'antériorité des différentes versions connues. Est-ce pour avoir mal entendu
les commentaires de son guide que Montesquieu situe l'une d'entre
elles à Cologne au lieu de Bologne ... ?
(149) Florence, op. cit., p. 1338. « Il y a deux Vierges de Raphaël,
de la première et de la seconde manière, et un Saint Jean, de la troisième manière, admirable. J'avoue que les deux premiers tableaux ne
m'ont pas fait grand plaisir, et que je les croirai volontiers d'un élève
de Raphaël... » La Madone au Chardonneret, très admirée, était aux
Offices depuis 1666 ; elle appartient à la période florentine de l'œuvre
de Raphaël.
92
�palais Borghèse, devant « un très grand nombre de tableaux du
Titien, de Pierre Pérugin, de Raphaël, du Guide}) (150) ; parmi
ceux-ci plusieurs portraits, la Dame à la Licorne, la Fornarina,
etc . .. , qui restent confondus dans l'anonymat collectif. Ce demi
dédain est une récidive: à Florence déjà Montesquieu avait dû voir
quelques autres portraits - par exemple la Donna Velata de Pitti
- mais il ne les avait pas jugés dignes du moindre mot. Dans la
hiérarchie convenue des genres l'art du portrait occupe en effet au
XVIIIe siècle une place subalterne; Montesquieu estime d'autre part
qu'un tableau à plusieurs personnages permet mieux d'apprécier
les dons et le travail du peintre (151). Il remarque donc dans l'église
de l'Ara Coeli un groupe de la Vierge, Jésus et Saint Jean (152). En
dehors de ce tableau, des Sibylles de l'église de la Paix (153), et
bien entendu de La Transfiguration, il concentre toute son attention
sur les fresques de la Farnésine et du Vatican. Sa plus longue note,
aussi détaillée que son commentaire de la Vénus Médicis, porte sur
la Psyché et la Galatée * de la Farnésine qu'il a visitée en compagnie
d'un peintre : il ignore que dans l'histoire de Psyché le dessin seul
est à coup sûr de la main de Raphaël mais il consigne un grand
nombre de remarques d'une extrême précision (154). Ce souci du
détail caractéristique se retrouve dans son commentaire des Loges
et des Chambres du Vatican où il semble être allé au moins trois
fois (155). On peut donc conclure que s'il ne s'est guère intéressé
qu'à un aspect - à vrai dire un aspect majeur - de l'œuvre de
Raphaël, Montesquieu l'a étudié de près, avec tous les secours qu'il
pouvait trouver autour de lui (156) et toute la patience attentive
dont il était capable.
On ne s'étonnera pas que bon nombre de ses remarques portent,
cette fois encore, sur l'expression des passions. Le voici par exemple à la Farnésine, détaillant le visage des dieux qui siègent au
plafond de la grande salle : quelle majesté dans le nez droit, les
sourcils broussailleux et baissés de Jupiter ! Raphaël a su donner
(150) Voyages, p. 1102.
(151) Florence, p. 1340, loc. cil. Remarquons aussi que les portraits
peints par Raphaël sont ses tableaux les plus vénitiens ...
(152) Voyages p. 1134 : « un beau tableau ». S'agit-il de celui de la
National Gallery' de Londres, un peu maniéré, où la Madone incline
gracieusement la tête vers un beau Saint Jean potelé qui cherche à
saisir une fleur que tient l'enfant Jésus ?
(153) Ibid., p. 1136.
(154) Ibid., pp. 1115-1118. Sur ce peintre inconnu voir ci-dessus
note 21.
(155) Si l'on en juge par l'espacement des notes que son journal
consacre aux Loges et au Stanze (op. cit., pp. 1118-1119 ; 1123-1124 et
1137).
(156) Le Catalogue de La Brède mentionne, sans nom d'auteur, un
ouvrage que nous n'avons pu identifier, Le pilture di Raphaël (n° 1714,
un vol. in-folio). L'indication est autographe, comme celle du N° 1702,
le livre de Falda sur les fontaines romaines (op. cit). Mais nous ignorons
si l'acquisition de l'ouvrage date du séjour à Rome.
93
�au roi des dieux la gravité sereine qui convenait : « Car, quand nous
sommes graves, les sourcils descendent sur les yeux et se relèvent
dans la joie ». Le rire étire d'autre part et amincit la lèvre supé.
rieure qui tombe dans la tristesse : cette expression joyeuse est
bien marquée dans les visages féminins, et en particulier dans celui
de la femme qui danse au Banquet nuptial... Rieu n'est moins
monotone, poursuit Montesquieu, qu'une fresque de Raphaël: car
le peintre sait donner à chaque personnage l'expression et l'attitude
qu'exigent son caractère et sa situation. Il a même poussé le souci
de la diversité jusqu'à la nuance : Jupiter, Neptune et Pluton,
trois frères, « se ressemblent et ne se ressemblent pas ». Mais le
secret de cette variété est simple: il n'est pas dans la « manière»
du peintre, mais dans la vérité de la peinture. (c Les peintures de
Raphaël, qui sont comme des figures vraies, ne font d'abord que
l'effet du vrai ». Aussi ne se lasse·t·on pas de les contempler ; à
chaque examen nouveau apparaissent des détails qui n'avaient pas
frappé d'abord : dans les figures assises la chair, poussée par le
iège, se relève, « surtout dans les femmes, qui ont la cuisse plus
charnue » ; la chevelure des Tritons du Banquet, mouillée par la
mer, n'est pas bouclée; pour la même raison les cheveux de Galatée
bouclent moins que ceux de Psyché, « et comme elle est sur le bord
rIe la mer où le vent règne ordinairement, ils sont épars et
,"oIent }) (157).
Cet effet de mouvement, Montesquieu ne le relève pas pour sa
grâce mais pour sa vérité. Pour lui le mérite suprême d'un peintre
est l'imitation de la nature, et l'art atteint à sa plus grande réussite
lorsqu'il parvient à donner l'illusion du naturel. Ainsi à la Farné·
ine et au Vatican :
« Ce n'est point de la peinture, c'est la nature même. Ce ne
sont point des couleurs artificielles, qui sont tirées de la palette ;
ce sont les couleurs de la nature même. Quand on regarde les
paysages de Raphaël, le ciel qu'il a peint, et que l'on tourne la
tête sur le naturel, il semble que c'est la même chose. Enfin il
semble que Dieu se sert de la main de Raphaël pour créer» (158).
Pour être banale, la théorie qui sou ·t ud ces ligues n'est pas
des plus limpides. Au début du XVIIIe siècle le équivoques du
principe classique d l'imitation apparaissent aussi bien dans la
critique d 'art qu dans les doctrines et les œuvres littéraires. Piles
lui·m "me, admirant les cires colorée de l'abbé Zumbo - version
moderne des raisins de Zeuxis - cède parfois au plaisir facile du
(157) Voyages, op. cit., pp. 1116-1117. Ne surestimons pas l'originalité
de ces commentaires, qui semblent traditionnels (Bellori note, par
exemple, l'expression à la fois analogue et différente des trois frères).
Comme naguère devant la Vénus Médicis, Montesquieu se fait l'écho
fidèle des explications de son guide. Mais le soi n même qu'il met à les
rapporter prouve la sincérité de son adhésion.
(158) Voyages, op. cit., pp. 1123-1124.
94
�trompe-l' œil dont Dubos se fait un peu plus tard le théoricien (159) .
Mais les mêmes auteurs tiennent, comme naguère Félihien, que
toute nature n'est pa bonne à reproduire. Piles refuse de sacrifier
le vrai simple au vrai idéal, mais il voit dans leur union « le dernier
achèvement de l'Art et la parfaite imitation de la belle Nature »
(160). Pour lui comme pour son prédécesseur le principal mérite de
Raphaël est d'avoir joint la beauté à la vérité, d'avoir uni « la justesse, la noblesse et l'élégance de l'antique à la naïveté de la
nature}) (161). On ne peut guère douter qu'il en aille de même du
naturel que Montesquieu admire au Vatican. Témoin du reste cette
confidence :
« Je suis plus touché quand je vois une belle peinture de
Raphaël qui me représente une femme nue dans le bain que si
je voyais Vénus sortir de l'onde. C'est que la peinture ne nous
représente que les beautés des femmes, et rien de ce qui peut
en faire voir les défauts. On y voit tout ce qui plaît, et rien de ce
qui peut dégoûter. D'ailleurs, dans la peinture, l'imagination a
toujours quelque chose à faire, et c'est un peintre qui représente
toujours en beau » (162).
La (c nature )) de Raphaël est donc « une belle nature )). A la
Farnésine « il a fait les t êtes petites et il les faut ainsi pour la grâce,
témoin l'Hercule Farnèse qui, avec les épaules si larges, a la tête
petite )) (163) . Et que dire de cette femme, (c toute prise de l'antique )) (164), dont la silhouette sereine et le beau profil grec
contrastent si fortement, au premier plan de La Transfiguration,
avec l'attitude gesticulante de son entourage et l'agitation violente
du jeune possédé ? Que Montesquieu ait remarqué et aimé cette
dissonance voulue montre bien, sur un cas limite, qu'il a parfaitement compris d'où vient surtout le charme de Raphaël : une
imagination harmonieuse qui mêle le profane au sacré « et représente
tout en beau )), une sensibilité virgilienne qui hellénise l'antiquité
(159) Cf. B. Teyssèdre, Roger de Piles et les débats sur le coloris ... ,
op. cit., pp. 529-532 ; et J. Ehrard, L'Idée de nature en France ..., op. cit.,
pp. 279 sq.
(160) Cours de peinture, op. cit., p. 34.
(161) Abrégé de la vie des peintres ... , seconde édition, Paris, J.
Estienne, 1715, p. 171. Félibien, commentant La Transfiguration de
Raphaël insiste sur la perfection invisible que les plus grands artistes
savent ~euls
déceler dans la nature visible (Entretiens, op. cit., t. l,
p. 332). Plus intellectualiste que Piles, il ne concède rien à la doctrine
du trompe-l'œil. Mais il se félicite également de déco~,:ri
en Raphaël
l'alliance rare du pur naturel et du « beau naturel » (tbtd., t. l, p. 295 ;
t. II, pp. 288 sq.). D'un critique à l'autre la différence de doctrine se
marque plus dans l'accent que dans les idées.
(162) Pensées, 203 (958). Ce fragment est de l'écriture de l'abbé Duval
qui a été au service de Montesquieu de 1721 à 1731. Nous ne savons pas
s'il est antérieur au voyage ou s'il a été recopié dans les Pensées immédiatement après le retour de Montesquieu.
(163) Voyages, op. cit., p. 1116.
(164) Ibid., p. 1129.
�biblique et fait VOlsmer L'École d'Athènes avec La Dispute du
Saint-Sacrement . La fusion des deux antiquités n'est nulle part plus
complète que dan les peintures des Loges. On peut y voir, écrit
Monte quieu, « la noble simplicité des héros de l'Ancien Testament D . Raphaël en effet « n'admet rien que de simple : aucun
ornement affecté, et qui sente nos propres mœurs » (165). Ici la
belle nature se confond avec la simple nature. On songe au « beau
simple, aimable et commode », évocateur de l'âge d'or, que prônait
la Lettre à l'Académie (166). Chez Montesquieu aussi l'idéal esthétique intedère avec un idéal moral. De là vient que son apologie
du naturel dans l'art e teinte d'une discrète nostalgie. L'homme
qui se montre si sensible au naturel de Rapbaël est bien celui qui
r"vait naguère au bonheur vertueux des Troglodytes, heureux sectateurs de « la Nature naïve » (167), le même aussi qui croira
retrouver dans les établissements jésuites du Paraguay les mœurs
de l'ancienne Sparte et de la République de Platon (168).
Laissons la sensibilité de l'humaniste s'enchanter de tels mirages ; nous savons qu'il n'en est jamais tout à fait dupe. Montesquieu a le sens des réalités. Dans les Lettres Persanes la satire voisine
avec l'idylle; dans L'Esprit des Lois l'analyse du réel et l'enquête
historique équilibrent largement la part faite à une Antiquité de
convention. Le même esprit positif se retrouve chez le critique d'art.
Grâce à cette qualité le jugement de l'amateur évite la fadeur
académique qui n'épargnait ni le Télémaque ni la fable des
Troglodyte. Du même coup il va beaucoup plus loin dans la
compr 'hen ion de Raphaël. Montesquieu a fort bien compris que
l'univers de celui-ci n'est pas seulement un monde d'emprunt,
évoqué par un illu trateur de génie, mais un monde original, créé
à l'aide d re ource propres au peintre (169). D'où le double aspect
du comm ntaire que nous proposent les Voyages, à la fois littéraire
t pictural, et par là remarquablement adapté à son obj t.
A La Farné ine la vérité des figures, que remarque Montesquieu,
ne vient pas uniquement de l'expression des visages. Elle e t aussi
dan le
arnation et dans des contrastes plastiques habilement
ménag' . Raphaël a mis (c d s Dieux qui ont des muscles ressentis,
près des Dé ses ou d s Dieux qui les ont nobles, afin de faire sentir
la beauté des uns et des autres par le contraste. Par exemple, dans
la Lameuse Galathée [ ... ] il a placé un Dieu marin auprèi d'elle,
qui a une carnation brune et dei muscles ressentis » (170). Cette
(165) Ibid., p. 1137.
(166) Op. cit., V, Projet de poétique (La Transfiguration y est précisément prise comme exemple).
(167) Lettres Persanes, 12.
(168) De l'Esprit des Lois, IV, 6.
(169) Cf. B. Berenson. Les peintres italiens de la Renaissance, op. cit.,
pp. 127-128.
(170) Voyages, op. cit., p. 1117.
96
�science des OpposItIOns contribue au mente majeur des grandes
fresques de la Farnésine et du Vatican: comme elles unissent l'ordre
à la variété on n'y décèle « aucune confusion )) (171). Monde édénique, l'univers de Raphaël est d'abord l'Éden de l'intelligence. La
sensibilité et l'imagination du peintre sont toujours contrôlées par
un esprit lucide qui triomphe dans l'ordonnance des tableaux :
Montesquieu n'innove pas en insistant sur cette qualité maîtresse
de Raphaël, où Félibien et la tradition critique voyaient du reste
une partie essentielle de la peinture. Mais il fait un inventaire très
précis des moyens employés par l'artiste pour atteindre à cette clarté
souveraine qui frappe d'abord le spectateur. Une ordonnance claire
exige que soient bien marqués les différents plans du tableau. La
fuite des lignes, les dimensions relatives des figures doivent donc
respecter les lois de la perspective. Selon Montesquieu Raphaël
domine aisément les difficultés que pose à cet égard la décoration
d'une voûte (172) et pousse si loin le scrupule - à l'inverse de
Michel-Ange - que la majesté de ses personnages pourrait s'en
ressentir s'il ne leur donnait par ailleurs tant de noblesse : dans
La Transfiguration la figure du Christ n'occupe que le tiers supérieur
du tableau et le visiteur note avec regret que « l'accessoire est plus
grand que le principal » (173).
Pour donner l'illu ion de l'espace le peintre dispose heureusement de ressources plus subtiles que la seule perspective linéaire ;
et d'abord de la perspective aérienne, c'est-à-dire, selon la définition
de Félibien, c( l'affaiblissement des couleurs par l'interposition de
l'air « (174). Rien de plus délicat que cet art des nuances; rien de
plus fragile aussi. Que l'œuvre soit la victime du temps, qu'elle
prenne par exemple une teinte trop uniformément rougeâtre, comme
à la Farné ine - selon la remarque qu'en fait Montesquieu (175) et l' fiet de recul se trouve compromis. En 1739 de Brosses déplorera
qu'il en soit ainsi dans L'École d'Athènes et dans La Transfiguration (176). Montesquieu admire cependant dans ce dernier tableau
la justes e de la « 8égradation )) des couleurs (ln). Nul doute qu'il y
voie un facteur important du (c naturel )) de son peintre préféré,
même si celui-ci ne l'a pas utilisé, croit-il, dans l'Histoire de
Psyché (178). Il remarque du reste un tableau des Loges, Joseph et
ses frères, où la répartition des figures est assurée « par la situation
(171) Ibid., p. 1115.
(172) Ibid., p. 1117. De Brosses en est
tesquieu (op. cit., t. II, p. 179).
.
mOillS
convaincu que Mon·
(173) Ibid., p. 1 1 2 9 . .
.
(174) Entretiens ... , l, op. ca., t. l, p. 96. Cf. MontesquIeu, Voyages,
op. cit., p. 1130.
(175) Voyages, pp. 1117-1118, op .. cit. Richardson parle également
d'un « vilain rouge noirâtre» (op. Clt., t. III, pp. 196-197).
(176) Op. cit., t. II, pp. 162 et p. 175.
(177) Voyages, p. 1129.
(178) Ibid., p. 1115.
97
7
�et la différence des couleurs » (179). Mais à son avis ce n'est pas là
que Raphaël est le plus remarquable: il excelle surtout dans l'éclairage de ses tableaux, et dans la juste distribution des lumières et
des ombres. Dans Le Banquet et Le Conseil des Dieux « il a dégradé
les lumières et les ombres avec un art admirable », couvrant de
lumière les figures du premier plan et noyant progressivement les
autres dans l'ombre (180). Le peintre savait que l'ombre projetée
par les jambes d'un personnage est d'autant plus large que le corps
est plus proche (181). TI n'ignorait pas que « les reflets font saillir
les corps », et que l'action combinée d'une lumière directe et d'une
lumière réfléchie juxtapose « la plus grande obscurité » aux parties
les plus lumineuses (182). TI a bien observé, note encore Montesquieu, comment se combinent les effets de plusieurs sources d'éclairage. Dans la Délivrance de Saint Pierre, au Vatican, « on voit
quatre lumières : celle de l'ange, celle d'un autre ange à côté ;
celle de la lune; celle d'un flambeau. Cependant il n'y a aucune
erreur » (l83). Plus frappant encore, dans la partie centrale du
même tableau, le relief des barreaux de la prison : c'est que la
lumière, irradiée par l'ange, ne vient pas du dehors mais de l'intérieur du cachot ; aussi les barreaux noirs, à l'inverse de ce qui se
passe d'ordinaire, paraissent plus proches que les objets éclairés.
Et Montesquieu de s'extasier sur ce « bel exemple » d'une règle
qu'il a d'abord formulée de façon abstraite.
On voit à ce dernier trait l'efficacité et les limites de sa
méthode critique. Attentif au procédé, le spectateur ne s'interroge pas un seul instant sur la signüication de l'œuvre : la
curiosité technicienne finit par détruire le sentiment esthétique.
Car si le Saint Pierre est « beau », c'est seulement comme illustration
d'un principe général d'optique : plaisir de l'intelligence et non de
la sensibilité artistique (184). A force d'examiner comment le
tableau est fait, Montesquieu oublie de l'apprécier en lui-même. Il
est vrai que le sujet devait le laisser assez indifférent et que le clairobscur violent, s'il avait chance d'intéresser son intelligence critique,
ne pouvait l'émouvoir vraiment. Au Raphaël insolite du Saint Pierre
délivré il préfère le peintre de Galatée et de L'École d'Athènes :
des œuvres harmonieuses où la pureté de la lumière répond à la
noblesse ou à la grâce du sujet et met en valeur la beauté des lignes.
Épris des belles formes et des contours francs, Montesquieu aime la
(179)
(180)
(181)
(182)
(183)
(184)
Ibid, p. 1137.
Ibid., pp. 1115 et 1117.
Ibid., p. 1119.
Ibid., pp. 1118-1119.
Ibid.
Ibid. Richardson explique au contraire que la science de
Raphaël n'est pas ici pure virtuosité mais que « cet éclat de lumière
qui, émanant de l'Ange, se fait sentir dans le centre du tableau, joint
à l'horreur de la prison, frappe vivement l'imagination » (op. cit.,
1. III, pp. 396-398).
98
�peinture claire. Ce goût s'était exprimé à Florence : il se confirme
à Rome, bien que le Président soit capable d'apprécier un beau
clair-obscur, et qu'il n'aime pas, à l'inverse, des tons trop légers,
poussés jusqu'à la vaghezza (185). En fait Montesquieu n'envisage
pas le clair-obscur comme un moyen d'expression, mais seulement
comme un mode de « l'imitation de la nature ». TI souhaite que les
contrastes de l'ombre et de la lumière servent à souligner les formes
et non à les noyer. Aussi ne juge-t-il pas que le « coloris fort» des
Vénitiens soit supérieur au « coloris faible » de Raphaël. Là de
« grands clairs » et de « grands obscurs » attirent d'abord l'œil,
mais au détriment de la netteté du dessin. Ici des ombres claires,
un art discret mais sûr qui se défie des effets trop faciles : « Raphaël
tire peu d'avantage des ombres et des clairs-obscurs, et fait sortir
les figures par les demi-teintes » (186).
Au terme du sejour de Montesquieu à Rome son expenence
artistique s'est considérablement enrichie. Mais l'homme reste fidèle
à lui-même, prisonnier des préjugés de son temps ou de petites
manies personnelles un peu agaçantes, mais capable d'affirmer sa
personnalité à travers les modes traditionnels de penser et de sentir,
imultanément routinier et novateur, attiré par les idées générales
et fasciné par de menus détails, frivole parfois et profondément
sérieux ; dans ses curiosités romaines comme dans les préférences
de son goût on retrouve ce qu'il était déjà à Venise ou à Florence.
Comment la personnalité d'un homme de quarante ans aurait-elle
beaucoup évolué en quelques mois ? Depuis Venise Montesquieu
n'a pas changé, mais il a beaucoup appris et beaucoup assimilé.
En matière d'art sa méthode critique s'est précisée et Bon jugement
s'est affermi. Désormais son voyage ne lui apportera plus aucune
révélation majeure. Son initiation artistique s'achève en fait au
Vatican ou devant La Transfiguration. Avec Raphaël Montesquieu
s'est découvert plus d'une affinité, et cette rencontre a joué un
grand rôle dans son bonheur romain. Dans les autres villes qu'il lui
reste à traverser il pourra, sans regret, passer très vite.
(l85) Cf. Voyages, p. 1131. « Je me méfie toujours de la vaghezza :
elle est aux dépens de la force, elle n'est telle que parce qu'elle fait
ressembler les corps peints à ceux que nous voyons dans le lointain ;
plu clairs, parce qu'ils sont plus faibles ; enfin elle est aux dépens du
clair-ob cur c'est-à-dire des grandes ombres et des grandes lumières ».
Montesqui~
pense certainement à Pierre de Cortone.
(186) Ibid., pp. 1135-1136. A rapprocher de la page 1123, loc. cit.
99
��CHAPITRE V
A TRAVERS L'EUROPE ET LES STYLES
C'EST « la plus belle ville de toute l'Italie» el même du monde,
selon Rogissart (1) ; « une de plus nobles» et « peut-être
la plus également belle », s'il faut en croire Misson (2) ; et à l'autre
extrémité du XVIII e siècle Gœthe avouera que Naples lui fait oublier
Rome (3). Montesquieu n'ignore pas la réputation de la vilJe et de
son site lorsqu'il y arrive le 23 avril 1729, pour une douzaine de
jours. Mais sa déception éclate dès les premières ligne de son
journal de voyage :
« Il me semble que ceux qui cherchent les beaux ouvrages
de l'art ne doivent pas quitter Rome. A Naples, il me paraît qu'il
est plus facile de se gâter le goût que de se le former» (4).
Quelques joùrs plus tard la visite de la ville et des environs le
conduit à nuancer un peu son impression initiale. TI rend justice
au « spectacle charmant» du golfe (5), apprécie de façon moins
négative deux ou trois monuments, admire quelques tableaux. Pour
l'essentiel il en reste à son premier jugement : dans l'en emhle très
bref de ses notes napolitaines l'art n'occupe du reste qu'une place
minime. Et sur la ville même, qui lui avait d'abord paru bien dessinée et bi n bâtie, avec des rues larges, solidement dallées, des
maisons « toutes grandes et à peu près de la même hauteur », « beaucoup de grandes et belles places », enfin des forteresses « qui ne
lai ent pas d'étonner » (6), l'appréciation devient vite plus cha(1) Op. cil., t. III, pp. 43-44.
(2) Op. Cil., t. II, p. 28.
(3) Voyage en Italie, op. cil., p. 218.
(4~
Voyages, op. cit., p. 1151.
(5 Ibzd., p. 1156.
(6 Ibid., p. 1152. Rogissart et Misson (loc. cit.) font des remarques
analogues.
101
�grine ; Montesquieu s'aperçoit qu'il s'était trop hâté de généraliser : « La rue Tolède est très large ; la plupart des autres sont
étroites » (7).
A la déception de l'urbaniste s'ajoute celle de l'amateur d'art.
Libre à Rogissart et à Misson de vanter la magnificence des
églises (8). Montesquieu est désormais encore moins disposé que
naguère à confondre la richesse et la beauté :
note-t-il dès
« J'ai vu aujourd'hui quatre ou cinq églises le 23 ou le 24 avril: j'y ai trouvé des ornements, de la magnificence ; aucun goût : un goût gothique ; dans les ornements quelque chose de bizarre, et rien de cette simplicité qui est dans les
ouvrages anciens ou dans ceux de Michel-Ange et ceux qu'il a
formés. J'ai vu plusieurs façades de palais : je n'en ai pas trouvé
une seule de bon goût; je ne sais ce que sera le dedans ... » (9).
Sans doute faut-il donner à l'adjectif gothique les deux sen
qu'il a souvent chez Montesquieu . Dans son acception étroite il
s'applique à de nombreux édifices de style ogival, comme la cathédrale Saint-Janvier - dont Montesquieu ne parle pas, bien qu'il y
ait vu le miracle de la liquéfaction - , la vaste église Sainte-Claire,
e l Saint-Laurent, l'une des premières églises angevines de Naples.
Mais le mot est aussi à prendre dans son sens le plus large el le plus
péjoratif : il évoque alors un art déraisonnable, capricieux, une
ornementation surabondante, et vaut pour le décor baroque souvent
plaqué, à Naple , sur l'architecture primitive. Ainsi à Saint-Laurent
et au Dôme, défigurés depuis le vue siècle par un entassement de
stucs et de dorures (10) . Même si Montesquieu avait voulu s'intéresser au premier de ces deux « gothique », le second devait à
(7) Ibid., p. 1153.
(8) Rogissart, op. cit., t. III, pp. 71 sq. - Voir en parti ulier ces
lignes de Misson (op. cit., t. II, pp. 29-30) : « Mais ce qui nous a paru
le plus extraordinaire à Naples, c'est le nombre et la magnificence de
ses églises. Je puis vous dire, ans exagérer, que cela surpasse l'imagination. Si l'on veut voir de beaux morceaux d'architecture, il faut visiter
les églises, il faut voir les portails, les chapelles, les autels, les tombeaux.
Si l'on veul voir de rares peintures, de la sculpture et des charretées
de vaisseaux d'or et d'argent, il ne faut qu'entrer dans les églises. Les
voûtes, les lambris, les murailles, tout est revêtu de marbres précieux
ct artistement rapportés ou à compartiments de bas-reliefs, et de
menuiserie dorée et enrichie des ouvrages des plus fameux peintres. On
ne voit partout que jaspe, que porphyre, que mosaïque de toutes façons,
que chefs-d'œuvre de l'art. J'ai visité vingt-cinq ou trente de ce
superbes édifices; on s'y trouve toujours nouvellement surpris. S'il élait
possible d'en unir huit ou dix ensemble, et d'en faire un composé qui
eût de la régularité, je me représentl! cela comme la chose la plu
magnifique ».
(9) Voyages, p. 1151.
(10) Sainte Claire n'a été habillée au goCtt du jour qu'en 1752. Partiellement détruite en 1943, elle a retrouvé aujourd'hui son austérité.
Montes9uieu a pu y voir le tombeau monumental de Robert d'Anjou
(du milIeu du XIV· siècle), qui a dû lui paraître bien lourd et compliqué.
102
�coup sûr le lui gâter, et l'on s'explique la sévérité de son jugement.
Elle n'épargne guère que deux églises; celle des Santi Severino e
Socio, reconstruite au XVIe siècle, lui paraît cc d'un meilleur goût»
que les autres, et il y remarque sur un tombeau, en bas-relief, « des
pleureuses très bien représentées » (Il) . TI accorde que le Gesù
Nuovo a, au dedans, « une assez bonne architecture » et note avec
satisfaction que le plan en est « presque en croix grecque » ; mais
il n 'aime pas les autels, « trop chargés d'ornements », et l'on ne peut
lui reprocher sa condamnation lapidaire de la façade noire, à bossages : « La façade ne vaut rien » (12).
En matière d'architecture les seules lignes vraiment admiratives
du journal concernent le Palais Royal. Montesquieu a dû apprécier
]a régularité de la longue façade à trois ordres de Fontana, bien
qu'il n'en dise rien; il a surtout été frappé par l'ampleur du grand
escalier à double rampe, « le plus beau de l'Europe », dit-il mais avec un prudent « je crois » (13). Pour la sculpture sa première impression était entièrement défavorable, puisqu'il écrivait
au début de son séjour : « Je n'ai pas encore vu un ouvrage de
sculpture qui m'ait fait plaisir ; mais je serai plu instruit dans
quelque jours» (14). Peu de jours après le jugement se précise
mai demeure presque aussi négatiI : cc Ce ne sont pas des tatue
de marbre, mais d'argent, de métal; du reste peu de bons ouvrage
de sculpture ... » (15). En revanche il a eu le plai ir de retrouver à
Nap]es quelques peintres qui lui étaient familiers, comme le Dominiquin, l' Albane ou le Guerchin (16). Et le bru:oque napolitain l'a
moins dé u en peinture que dans les autres domaines. Il a découvert
et apprécié Mattia Pl'eti, brillant décorateur de San Pietro a
Maiella (17). TI a renoué 'onnais'ance avec les deux grands repréentant de la peinture napolitaine qu'il avait déjà rencontré, l'un
à Floren ce, l'autre à Gênes, Luca Giordano et Francesco Solimena.
Du premier il a dû voir notamment la célèbre Vierge au Baldaquin ,
à la cornpo ilion pyramidale, où des anges tournoyent de tous côté
dan s une l umière argentée (18). Du second, à coup sûr Héliodore
(11 ) Op. cU., p. 1154.
(12) Ibid., p. 1151 (et p. 1153)',Addison (op. cit.,.p. 143) et.de. Brosses
(op. cit., t. l, p. 330) reprochent egaiement aux égh es napohtalOes leur
étroitesse.
(13) Op. cil., p. 1154. De Brosses jugera que la façade du palais e t
« d'une rare beauté)} (loc. cit., p. 331).
(14) Ibid., p. 1151.
(15) Ibid., p. 1 1 5 3 . .
. .
(16) Ibid., p. 1154. N'est-Il pas caracténstlque du goût de Monle quieu qu'à l'église des Saints·Ap6tres, richement décorée au XVII"
siècle, le visiteur n'ait voulu remarquer qu'un tableau de l'Albane,
c'est·à-dire d'un disciple des Carrache et du Guide?
(17) Ibid. Mattia Preti, dit le Calabrais (1613-1699).
de ,Sa:z Spirito. Montesquieu
(18) La loile se trouvait dans l'é gli~e
se borne à noter : « Il y a, dans plusJeurs eghses de Naples, de très
beaux tableaux de Lucas Jordan et de Solimène » (ibid). Il avait vu à
103
�chassé du Temple, la grande fresque du Gesù Nuovo, encore plus
mouvementée et tourbillonnante, qu'il dit cc assez belle » (19) et
quelques « très beaux tableaux » qu'il ne nomme pas mais qui
étaient dans la manière habituelle du peintre : des figures violemment étirées sur un fond de ciel orageux, comme dans les trois grandes toiles que le voyageur avait remarquées à Gênes (20). Mais tout
cela est à peine indiqué par un ou deux mots vagues, dès le 24 ou
le 25 avril : de toute évidence, si ces tableaux ont retenu quelques
instants l'attention du visiteur, il n'a pas éprouvé le besoin de les
revoir pour un examen approfondi.
En 1739 de Brosses sera encore plus sévère que Montesquieu
pour le « mauvais goût » napolitain, et il n'appréciera guère la
« manière fade » de Solimène (21). Mais il se consolera avec la
musique et les antiquités. Montesquieu qui prisait fort la musique
italienne (22) ne nous dit rien de l'Opéra de Naples. Quant à son
zèle archéologique, il est plus faible que jamais : un coup d'œil
aux « beaux restes » de l'amphithéâtre romain de Pouzzoles (23),
un autre sur les ruines du pont qui reliait la ville à Baïes, et sur
deu...... ou trois temples (24), c'est vraiment peu pour toute la Campanie, même en ce début du xvu e siècle où l'exploration souterraine
d'Herculanum était à peine commencée. Montesquieu s'est intéressé
au royaume de Naples en politique et en économiste et il a fort
goûté l'hospitalité du Vice-Roi, le comte d'Barrach ; mais après
cette brève escapade il n'a pas été mécontent de regagner Rome où
il lui restait tant à voir : « On peut voir Naples dans deux minutes.
Il faut six mois pour voir Rome » (25) .
Ce programme, nous savons que Montesquieu l'a rempli. Mais
après s'être attardé à Rome encore près de deux mois, il lui faut
maintenant se hâter. En trois semaines, du 4 au 31 juillet, par
Ancône, Bologne et Trente, il va couvrir prèi de deux cents lieues
Florence plusieurs œuvres de Giordano, notamment la voûte de la
chapelle Corsini, à Santa Maria dei Carmine (Cf., p. 1346) et, peut-être,
le plafond du palais Ricardi.
(19) Ibid., p. 1151.
(20) Ibid., p. 1055 et p. 1309. Il ne nous reste que des esquisses de
ces œuvres, détruites dans un incendie à la fin du XVIII' siècle :
Massacre des Justiniens à Scio (Naples, Musée national), le Débarquement de Christophe Colomb aux Indes (Musée de Renne ), et l'Arrivée
des cendres de Saint Jean à GBnes (Banque populaire, Sondrio). Voir
le Catalogue de l'exposition du Petit Palais, La Peinture italienne au
XV II l ' siècle, Paris, 1960.
(21) Op. cit., t. l, p. 347.
(22) Cf. Voyages, p. 1089 et pp. 1110-1111. Pensées, 327 (961). Le
silence de Montesquieu sur l'Opéra de Naples peut s'expliquer tout
simplement par la date de son séjour. De Brosses y sera en novembre,
et non en avril.
(23) Ibid., p. 1158.
(24) Ibid., p. 1157.
(25) Ihid., p. 1168.
]04
�avant de gagner le Tyrol. Aucune precIpItation toutefois dans cet
adieu à l'Italie : comme Montesquieu voyage souvent de nuit il lui
reste de longues heures pour les curiosités et les œuvres d'art que
ses guides lui signalent. Cette dernière partie de son périple italien
est même coupée d'un arrêt substantiel à Bologne ; et au lieu de
choisir ensuite la route la plus directe il prend le temps d'un crochet,
de Parme à Mantoue, pour aller visiter chez eux le Corrège et Jules
Romain. Même s'il ne s'attend plus à de grandes révélations, il tient
à rester jusqu'au terme de son voyage le plus consciencieux des
touristes.
*
**
Fuyant le mauvais air de la campagne romaine, le voyageur
traverse l'Apennin sans visiter ni Terni ni Spolète. Il n'est pas tenté
non plus par le détour d'Assise, mais il ne manque pas de s'arrêter
à Lorette. Misson lui vantait les bas-reliefs de la Santa Casa, que
de Brosses affectera au contraire de dédaigner (26). Montesquieu
se montre sensible à la délicatesse des sculptures d'A. Sansovin et
de Raphaël de Montelupo . Il remarque surtout la variété des expressions, le léger mouvement de recul de la Vierge de l'Annonciation,
comme «( {frayée», les pleurs de Jérémie. (c C'est, dit-il, une de
belles cho e que j'aie vues ». Ébloui par les richesses du trésor,
il n'oublie pas de lever les yeux vers les fresques de Pomarancio, et
si l'intérieur de l'énorme église ne lui inspire pas d'autre commentaire, il apprécie le « bon goût» de la façade (27). Il n'est pas aussi
satisfait à Ancône dont (c toutes les église ont gothiques » entendons romano-byzantine , comme la cath' draIe : là toute Bon
attention e t accaparée par le port; et à l'entrée du môle il examine
d'un œil criLiquç, mai!, admiratif, le bel arc de Trajan, tout de
marbre blanc (28). La petite cité de Fano, (c jolie ville », le séduit
davantage ; un tahleau du Guerchin et deux de Guido Reni le
retiennent un in tant, ainsi qu'un aut ] d'une architecture singulière
et l'arc triomphal d'Auguste (29). Que de vestiges romains dans
cette région où le Métaure évoque le ouvenir d'Asdrubal! A Rimini
le voyageur ne e sent pas le droit de négli /!er les nombreuses antiquités de la ville ; il admire le pont de Tibère, examine con ciencieusement l'arc d'Augu te, s'intére se surtout aux has-reliefs et
chapiteaux antique utili és à Saint-Françoi . Cette contemplation
l'absorbe au point de lui faire à peu près oublier l'église ellemême : il note la richesse des marbres mai ne souffle mot de
(26) Misson, op. cit., t. !, p. 307 sq. - De Brosses, op. cil., t. II, p. 393.
(27) Voyages, op. cil., pp. 1193-1194. Cristoforo Roncali, dit il Pomarancio (1552-1626), né à Florence, a fait presque toute sa carrière à
Rome où il a subi, tardivement, l'influence d'A. Carrache.
(28) Ibid., p. 1195.
(29) Ibid., p. 1198.
10.;
�l'architecture; a-t-il seulement vu que la façade d'Alberti, avec Iles
trois grandes arcades, a été conçue à l'imitation de l'arc de triomphe
voisin ? Selon une manie à laquelle il cède parfois, le scrupule du
détail lui fait ici perdre de vue l'ensemble (30). Mais le jugement
de l'archéologue soutient aussi celui de l'urbaniste. A Rimini,
comme dans toute la Romagne, Montesquieu découvre la marque
du génie romain : « On trouve à toutes les postes une b elle ville,
bien b âtie, bien percée ... » (31).
Pour les m êmes raisons Bologne devait lui plaire. TI y arrive
le 9 juillet après avoir laissé sur sa droite Ravenne, gén éralem ent
peu prisée des voyageur s (32 ) . Bien accueilli p ar la n oblesse locale,
il appr écie aussitôt les ombrages de l a p romen ade publique . Malgr é
son silence sur les lon gs portiques q ui b ordent les r ues de l a ville on
ne peut guère douter qu'il les ait également jugés commodes et d'un
bel effet, surtout p ar contraste avec l' alignement capricieux des six
cents arcades récemmenJ: construites hors les m urs, au gré des
accidents de terrain, sur l es pente de la colline de San Luca: « une
des plus grandes extravagances qu'il y ait à Bologne» (33). Peutêtre a-t-il rangé parmi les bizarreries bolonaises le deux tours
penchées qui ne pouvaient lui faire oublier elle de Pise ... Les palais
devaient le retenir davantage. TI vante la cour intérieure et la galerie
à deux étages de l'Archigginasio, bâti en 1562 par Antonio
Morandi (34). Nous lui connaissions déjà ce goût pour les nobles
cortili à portiques. L'intérêt qu'il prend au escaliers des palais
visités nous surprendrait davantage i nous ne savions que dan la
Bologne du XVII et même du XVIII" siècle la mode était aux escaliers
somptueux, ménageant des effets de pel' pective. Montesquieu les
juge dignes de leur réputation et en énumère p lusieur (35) . TI a vu
notamment ceux des palais Aldovrandini e t Fantuzzi, retenu celu i
du palais Ranuzz i où une rampe droite prolonge ver le haut un
ensemble en fer à cheval (36), et admiré surtout, au cloître de SaintFrançoi, l' scalier dont la reine Christine aurait dit : « Haee est
Tl'gina scalarum ». Le visiteur qui ne manque pas de rapporter le
propos explique ainsi la beaut' de ce monument:
« Ce qu'il
du palier, qui
corridors, les
ouverture qui
y a de surprenant, outre sa grandeur, c'est qu'il a,
es t très grand, une vue dans la descente de deux
uns sur les autre ; celu i d'en haut ayant unc
lais sc échapper la vue » (37).
(30) Ibid., p. 1200.
(31) Ibid., p. 1201. Cf. p. 1199.
(32) Ibid., p. 1202. De Brosses qui a entendu vanter en Italie les
bonnes antiquités » de Ravenne regrette de ne pas les avoir vues
Cochin qui y est allé expédie en quelques
mots ces « vieilles mo aïques fort mauvaises» (op. cil., t . l, p. 86).
(33) I bid., pp. 1207-1208.
(34) Ibid., p. 1207. C'était le palais de l'Université qui l'a qui tté au
début du siècle dernier.
(35) Ibid., p . 1208.
(3 6) I bid., p. 1209.
(37) Ib id., p. 1204.
«
(op, cil., 1. II, p. 396). Mai
06
�Dans le réfectoire voûté du m ême couvent Montesquieu est
impressionné par la largeur des arcs, et il s'empresse de la mesurer:
« 17 de mes pas ». L'église attenante, du xm· siècle, construite à
l'imitation du gothique français, lui plaît au moins pour ses dimensions (38). Mais sur ce chapitre les Voyages sont des plus sommaires
puisqu'ils ne mentionnent ni San Petronio , la plus vaste église de
Bologne, commencée à la fin du XIV· siècle et achevée seulement à
la fin du XVII", ni Saint-Dominique, avec la célèbre Arca de Nicola
Pisano (39). De la cathédrale Saint-Pierre dont l'architecture intérieure r app elle le Gesù de Rome Montesquieu dit seulement qu'elle
est inach evée (40). E t l e vif éloge qu ' il fait de l'église Saint-Sauveur
- dont de Brosses admirera, lui aussi, .le st yle corinthien (41) n e suffit pas à compenser toutes les l acun es de son j our nal. A la
vérité ce n 'est pas p our les m onuments de Bol?gn e mais pour seS
tableaux que notre voyageur a jugé indispensable d'y séj ourner.
De ce point d e vue Montesquieu n'a pas per au son t emps, puisqu'il a inventorié en huit jou rs les r ichesses d'une vingtaine d'églises
et de palais. TI sait que Bologne dispute à Rome le titre de capitale
de la peinture, à Florence et à Venise le mérite de l'antériorité. Peu
disposé à accueillir toutes les affirmations de Malvasia (42), il veut
du moins avoir une vue d'ensemble de l'art bolonais. Toutefois,
comme on pouvait s'y attendre, les œuvres les plus anciennes ne le
retiennent guère. Est-il ironique ou simplement distrait lorsqu'il
mentionne comme l'ouvrage du « fameux peintre Saint-Luc» la
Madone byzantine du sanctuaire de San Luca, que la dévotion populaire attribuait à l'évangéliste? (43) . Pour lui la peinture bolonaise
·commence à Francia qu'il ne juge pas inférieur au Pérugin (44) .
Il a dû aimer la douceur et la érénité de ses Vierges, qui lui rappelaien t Raphaël. Celui-ci est présent à Bologne, avec une version d u
Saint J(>an-Bp~iste
que Montesquieu avait déjà admiré à FlorenCe (45) et surtout la Sainte Cécile de San Giovanni in Monte : si
le visiteur cn élèbre]a « grâce », le commentaire qu'il lui consacre
est aussi sommaire que conventionnel ; cela ne signifie pas forcémeut que le tableau l'a déçu, mais qu'après Rome il n'a pas été
pour lui une révélation (46) . L'influen ce de Raphaël est du reste
(38) Ibid . « Grande église ».
(39) De Brosses aura un mot élogieux pour San Pétronio (op. cit.,
t. I , p . 213), mais n'appréciera guère Saint-Dominique (ibid., p. 216).
(40) Op. cit., p. 1203. Sa façade date de 1748.
(41) Montesquieu, ibid., p. 1208 : « Ul!-e des plus belles de Bologne
pour l'architecture ». Cf. de Brosses, op. ca., t. I, p. 215 : « la plus belle
église de toutes, quoique peu grande ... »
(42) Cf. Voyages, op. cit., p. 1203.
(43) Ibid., p. 1207. Selon de Brosses, qui r aille la légende, la Madone
est « déteslablement peinte et laide» (o p. cit., t. I, p. 210 ).
( 44 ) Voyages, op. cit., p. 1210.
(45) Ibid., p. 1204.
(46) Ibid., p . 1210. Cetle Saint e Cécile est aujourd'hui à la Pinacothèque de Bologne.
10 7
�très visihle chez plusieurs des peintres holonais du XVI" siècle que
mentionnent les Voyages, et Montesquieu a eu conscience de cette
parenté : ainsi devant deux œuvres d'Innocenzo da Imola (14941550), le Mariage de Sainte Catherine et un autre tahleau - peutêtre la Sainte Famille, copiée sur celle de Raphaël - qui lui
semhle même supérieur à l'original (47). Le visiteur n'est pas non
plus insensihle à la délicatesse suhtile du Parmesan et de ses imitateurs (48), ni à l'éclectisme d'un Sahhatini qui mêle, dans son Saint
Michel pesant les âmes, le souvenir de Michel-Ange à celui de
Raphaël (49), ni enfin à l'inspiration agitée de P. Tihaldi, qu'il
connaissait déjà comme architecte (50).
Bologne est surtout la ville des Carrache, dont Tihaldi avait été
le précurseur. Montesquieu est parfaitement informé de la querelle
qui opposait à leur sujet Bolonais et Romains : « Ceux-ci élèvent
Annihal Carrache, qui a vécu 'et travaillé dans leur ville ; les Bolonais élèvent Louis, qui est resté à Bologne, et regardent Annihal
comme déserteur » (51) : lui m ême s'ahstient de prendre nettement
position; son journal énumère surtout des œuvres de Louis, mais
c'est simplement parce que l'art d'Annihallui était déjà familier et
que les œuvres de son frère sont à Bologne heaucoup plus nomhreuses . Montesquieu admire Le Voyage d'Énée, au palais Fava, et
le cycle de Romulus et Rémus, au palais Magnani, sans s'interroger
sur la part respective de Louis, d'Annihal et d'Augustin : mais il
ohserve dans le second ensemhle, avec un heau jeu de clair-ohscur,
un style assez différent de celui du palai Farnèse (52). TI juge
« très heau » le Saint Pierre pleurant la mort du Christ, de Louis
Carrache (53), apprécie la conception et l'ordonnance de La Vocation de Saint Mathieu (54), remarque le Saint Roch infirme de SaintJacques-le-Majeur et le Saint Jérôme dans le désert de San Martino
Maggiore (55). Les fresques, aujourd'hui disparues, du cloître de
(47) Ibid" p. 1203.
(48) Ibid., p, 1208, Il remarque une Sainte Marguel'ite du Parmesan
et une autre de Samachini (1532-1577), « dont l'air de tête est admirable »,
(49) Ibid" p, 1203 : « Bellissimo quadro »,
(50) Nous ignorons si Montesquieu a vu le palais Poggi, décoré de
fresques aux raccourcis tumultueux qui représentent l'histoire d'Ulysse;
mais à Saint-Jacques-le-Majeur où il a remarqué un Baptême du Christ
(ibid" p. 1203), il n'a pu passer sans les voir devant les fresques de la
chapelle Poggio Et il s'est intéressé à la technique du raccourci (ibid.,
pp. 1209-1210).
(51) Ibid. La controverse avait eu son écho en France: Félibien vante
le dessin d'Annibal et Piles le coloris de Louis (Cf. Teyssèdre, L'Histoire
de l'art ... , op. cit., pp. 106-108).
(52) Ibid. « Una delle belle loro opere, che contrasta con la Galleria
Farnese : chiaro-obscuro bellissimo ».
(53) Ibid. Le tableau se trouve au Dôme.
(54) Ibid. Le tableau se trouvait alors dans une chapelle de S. Maria
della Pietà, église des Mendiants ; il est actuellement à la Pinacothèque
de Bologne.
(55) Ibid.
lOS
�San Michele in Bosco le frappent par leur vérité expressive (56).
Enfin il contemple à Saint-Dominique deux grands tableaux,
L'Apparition de la Vierge à Saint Hyacinthe et Saint Raymond
voguant sur la mer, dont il vante le naturel: « TI est impossible de
mieux exprimer la mer, ni les plis agités par les vents» (57) . Mais
cette phrase laconique est son plus long commentaire, et l'on est
loin de trouver dans l'énumération consciencieuse de ces divers
ouvrages un enthousiasme égal à celui que manifestera de Brosses
à la vue des « merveilles » de Louis Carrache (58).
Le même intérêt méthodique et un peu superficiel s'étend à
toute l'école. A San Michele in Bosco Montesquieu a vu « d'assez
belles peintures » d'un épigone, Carlo Cignani (59), et, dans le
cloître, toute une série de fresques de différents artistes du XVII"
siècle. Une d'entre elles surtout lui a paru digne d'attention, Le
Moine désenterré , d' les andro Tiarini : « TI est admirable pour
l'expression, quoique d'un mauvais coloris de craie ; toutes les
figures sont d'une vérité admirable )) (60). Nous sommes habitués
à voir Montesquieu unir ainsi la vérité et la beauté, et même parfois
au détriment de la valeur plastique des tableaux. TI approuve deux
ouvrages du Guerchin, La Circoncision (61) et le Saint Guillaume
d'Aquitaine, au clair-obscur violent, fortement marqué par
l'influence vénitienne (62), mais relève dans une belle composition
de l'église Saint-Paul, Saint Grégoire montrant aux âmes du Purgatoire Dieu le Père, le Christ et la Vierge, « une grande faute de
jugement » :
« Il Y a dans ce tableau deux lumières : l'une vient d'en haut
et l'autre vient d'en bas : qui sont les flammes du Purgatoire qui
entourent les âmes ou les corps. Le Guerchin, à son ordinaire,
n'a pas manqué de faire des ombres noires, opposées à la lumière
d'en haut, sans songer que la lumière d'en bas doit la
détruire » (63).
Cette critiqùe nous rappelle que la « manière » est l'ennemie
(56) Ibid., p. 1209. Le visiteur constate cependant que par la faute
des moines « ces peintures sont presque ruinées ».
(57) Ibid., p. 1210.
(58) Op. cit., t. II, p. 398, et ibid, t. l, p. 236 : « Si on en excepte
Raphaël et le Corrège, je ne connais point de grands maîtres supérieurs
à lui » .
de l'Albane, mort en 1719 (op. cit., p. 1209). C'est le
(59) ~lève
Maratta bolonais.
(60) Ibid. De Brosses déplorera également que Tiarini (1577-1668)
soit généralement méconnu : « Il a de grands défauts ; il est presque
toujours sec et triste ; son coloris est détestable ; son dessin, quoique
correct, a de la raideur et tient du barbare ; mais il excelle dans
l'invention, la composition et l'ordonnance» (op. cit., 1. l, p . 234).
(61) Op. cit., p. 1203 (~glise
Gesù et Maria).
(62) Ibid., p. 1204. Autrefois à Saint·Grégoire, le tableau est aujourd'hui à la Pinacothèque.
(63) Ibid., p . 1208.
109
�de la « nature ». Montesquieu n'est pas tenté d'adresser le même
reproche au seul « chef-d'œuvre» du Dominiquin qu'il mentionne,
Le Martyre de Sainte Agnès (64) : peu lui importent le coloris uniforme et un peu verdâtre, le dessin trop appuyé, la lourde architecture qui encombre, à l'arrière-plan, le second tiers du tableau, le
contraste plus didactique que plastique entre la scène du martyre,
au premier plan, et le Paradis de la partie supérieure ; il a aimé
sans doute les beaux drapés, les effets discrets d'éclairage, la diversité des expressions et des attitudes, dont le pathétique reste
empreint de noblesse, c'est-à-dire les qualités qu'il avait appréciées
dans le Saint Jérôme de Rome. Ses préférences bolonaises vont du
reste à un artiste que Rome et Bologne pouvaient également revendiquer : les commentaires les plus substantiels des Voyages portent
sur des œuvres de Guido Reni. TI admire à Saint-Sauveur l'ébauche
d'un « très beau » Saint Sébastien (65), et se plaît à retrouver la
même beauté raffinée dans le déhanchement harmonieux du Samson
vainqueur : « TI ~st
impossible de voir un plus beau tableau, une
plus belle attitude, plus de grâce » (66). La recherche de la grâce
ne va-t-eHe pas ici à l'enconu'e du naturel? Montesquieu, justement
séduit, ne pense pas à se le demander et nous ne saurions lui en
faire grief. Nous lui reprocherions plus volontiers son indulgence
pour la grande Pietà de l'église des Mendiants, dont la composition
froidement symétrique et le pathétique facile sont aux limites du
supportable (67). En revanche il n'est pas impossible de souscrire à
cet éloge chaleureux et précis du Massacre des Innocents :
*
« Là, il [le Guide] s'est surpassé lui-même: il a mis plus de
force dans son coloris ; plus d'expression dans les visages ; sa
grâce ordinaire ; une grande varIété dans les attitudes et les
expressions ; enfin, point de confusion dans les figures ; une
grâce répandue dans toutes les différentes actions. Je ne le trouve
pas inférieur à son Aurore. Ceci fait bien voir qu'il n'était pas
seulement propre à faire des . demi-figures et des Madones» (68).
Dans l'appréciation nuancée mais sévère qu'il portait sur le
(64) Ibid. (A la Pinacothèque; ' autrefois à Saintc-Agnès). Ce tableau
est l'une des œuvres préférées du président dc Brosses (op. cit., t. l,
p. 232 et 1. II, p. 398). Cochin en fait une analyse très judicieuse (op. cit.,
t. II, pp. 144-145) et lui trouve, avec de la noblesse, « un peu de dureté ».
(65) Ibid. La toile est actuellement à la Pinacothèque. C'est l'une
des dernières œuvres du I?eintre. Elle a été restaurée depuis peu : au
XVIII' siècle elle paraissait grise, comme le remarque Cochin (op. cit.,
t. II, p. 139).
(66) Ibid., p. 1204. Actuellement à la Pinacothèque de Bologne, le
Samson est antérieur de quelques années à L'Aurore du palais
Rospigliosi.
(67) « Bella opera », note-t-il (ibid., p. 1203). Gœthe y verra « le dernier effort de la peinture, mais aussi tout ce qu'on peut demander et
commander de plus absurde à l'artiste ». (Voyage en Italie, op. cit., p.
122). Le tableau est à la Pinacothèque.
(68) Op. cit., p. 1210. Le tableau est passé de Saint-Dominique à la
Pinacothèque.
�talent du Guide, Félibien faisait lui aussi une exception pour ce
tableau, aussi propre à émouvoir l'esprit qu'à toucher les sens (69).
Peut-être Montesquieu se fait-il illusion sur la diversité des figures :
avec des expressions variées le peintre n'a-t-il pas représenté trois
ou quatre fois la même femme, sœur de la Niobé antique ? (70).
On peut juger aussi que le poignard brandi au centre du tableau
est trop théâtral pour paraître vraiment menaçant... Mais le goût
classique aimait cette alliance de la « noblesse » et de l'intensité
dramatique. Dans cette scène qui aurait pu tendre au mélodrame
on n'aperçoit aucune gesticulation désordonnée: l'intérêt se concentre sur des couleurs franches, une composition claire, une ordonnance équilibrée qui mettent en valeur la beauté des formes. Ici
l'art du Guide évoque pour nous celui de Poussin (71). Et il n'est
pas indifférent à notre connaissance du goût de Montesquieu que
son séjour à Bologne s'achève sur cette image toute romaine.
Parti de Bologne le 17 juillet, Montesquieu arrive à Modène,
toute proche, le même jour. Il y trouve la compagnie aimablement
érudite de Muratori, bibliothécaire de la Cour, et profite peut-être
de son passage pour acquérir un volume du célèbre antiquaire (72).
A ces plaisirs intellectuels s'ajoutent ceux de la société et de la
conversation : « J'ai fort bien passé mon temps à Modène ... » (73).
Mais du point de vue architectural la ville lui plaît très modérément : il se félicitera de suivre à Reggio, ville par ailleurs insignifiante, des rues moins étroites et mieux aérées (74). Ici un seul
monument lui paraît digne d'examen, le palais ducal, commencé
près d'un siècle auparavant et encore inachevé: comme à Bologne
l'intérêt du visiteur va surtout aux portiques à colonnades et au
(69) Entretiens ... , VII, op. cil., t. III, p. 390. Félibien reproche au
Guide de manquer généralement de force : « Aussi voit·on da~s
toue~
les figures qu'il a peintes un je-ne-sais·quoi de noble. et de gr~cleux,
qUI
flatte les sens mais qui véritablement n'emporte pomt l' ~spnt
. Ce sont
des agréments qui demeurent exposés aux yeux, et qw les touchent
avec plaisir, mais qui ne pénètrent l'oint dans l'âme pour s'y faire sentir,
et pour émouvoir les passions » (ibid., p . 383). Anticipant sur le goût
du XVIIIe siècle, Piles est au contraire très sensible au charme de Guido
Reni (Cf. Teyssèdre, L'histoire de l'art..., op. cit., pp. 110·111).
(70) L'imitation de Niobé est particulièrement nette dans la mère
agenouillée du premier plan.
(71) Cf. A. Chastel, L'art italien ... , op. cit., t. II, p. 163.
(72) Op. cit., p. 1212, 1213, 1216. Le Catalogue de La Brède mentionne
- n° 3070 - de la main de Montesquieu, un volume in-folio de Muratori, Philcay~.
Delle Antachità estensi ed italiane, Modène, 1714.
(73) Ibid., p. 1216. Les Voyages ne nous disent pas la durée de cet
agréable séjour. Nous savons seulement que Montesquieu est arrivé à
Mantoue le 27 juillet, après une très rapide visite de Reggio et un arrêt
plus long à Parme. Il a donc eu une dizaine de jours à partager entre
Modène et Parme.
(74) Ibid., p. 1217.
III
�grand escalier de la cour intérieure (75). Cependant la vraie richesse
de la ville est à son avis la galerie de peinture, « une des belles
choses d'Italie », que les ducs de Modène avaient constituée aux
dépens des églises de leur capitale (76). De Brosses se réjouira d'y
rencontrer non le « fatras » habituel, mais un petit nombre de
tableaux bien choisis et clairement présentés (77) . Montesquieu loue
également le bon goût des organisateurs de la galerie : « C'est un
recueil des plus beaux tableaux du Corrège, des Carrache, du Parmesan, de Paul Véronèse et du Titien, et quelques Raphaëls » (78).
Mais il est moins satisfait de la distribution de tous ces chefsd'œuvre et s'impatiente de devoir vainement tordre le cou pour
essayer d'apercevoir ceux qui étaient accrochés trop près du plafond:
« Il y a là une chose qui impatiente ; c'est qu'on a mis sur
les soffites des originaux des meilleurs maîtres. Ils sont hors
de vue, et ils sont mis là comme dans un puits. Il y a une chambre où il n'y a au soffite que des tableaux de l'Albane; une autre
où il n'y a que des tableaux du Tintoret » (79).
On regrette - que cette déconvenue l'ait empêché de combler, ne fût-ce que très partiellement, l'une des plus grosses
lacunes de sa culture artistique : il quittera l'Italie sans connaître
Tintoret, sinon par les « attitudes forcées» qu'il déplorait naguère
à Padoue (80) . Mais il ne semble pas que les tableaux plus accessibles au regard l'aient conduit à réviser l'opinion qu'il s'était déjà
formée de la peinture vénitienne. Certes il a admiré à Modène de
« très beaux tableaux de Paul Véronèse, et en quantité ... », mais
sans prendre la peine de les nommer, et avec la seule précision
qu'il s'agissait de « très grandes pièces » (81) . Le Titien, lui aussi,
était bien représenté au musée ducal ; Montesquieu retient un seul
tableau, Le Christ à la monnaie, non pour le coloris, mais pour la
vérité de l'expression: « Il est impossible, note le visiteur, de mieux
marquer l'air d'un fourbe et l'air sage de quelqu'un qui s'aperçoit
de la tromperie » (82).
A Modène Montesquieu retrouve également la peinture bolo(75) Ibid., p. 1211. Remarques analogues chez de Brosses (op. cil.,
t. II, p. 405). Mais celui-ci a également un mot pour le haut campanile
de la cathédrale romane. Montesquieu n'en parle pas.
(76) Ibid., pp. 1211-1212.
(77) Op. cit., t. II, pp. 401-402.
(78) Vo?,ages, p. 1211.
(79) IbId., p. 1212.
(80) Voir ci-dessus. La Galleria Estense ne possède plus aujourd'hui
qu'une Vierge et une série de Métamorphoses.
(81) Op. cit., p. 1212. La galerie possède encore un Saint Memna
et un Saint Jean-Baptiste. Au XVIII· siècle, il s'y ajoutait un Jésus sur
le chemin du Calvaire (Dresde), une Adoration des Mages (ibid.), etc ...
(82) Ibid., pp. 1211-1212. Le tableau est aujourd'hui à Dresde. Au
XVIII" siècle le musée de Modène possédait également, du même artiste,
la Femme adult ère e l la Sainte-Famille (Cf. Cochin, op. cil., t. l, p. 79).
112
�naise qui, à quelques exceptions près (rappelons-nous l'admiration
du visiteur des Offices pour la Vénus couchée du Titien), l'aura
finalement plus intéressé que la peinture vénitienne. Parmi « beaucoup de grands tableaux des Carrache» il admire une Vierge de
Louis, dont il avait vu une autre version à Bologne (83). Mais c'est
naturellement au Corrège qu'il s'intéresse le plus. La galerie s'enorgueillissait en effet de plusieurs œuvres maîtresses de cet artiste,
parmi lesquelles la fameuse Nuit de la Nativité, aujourd'hui à
Dresde. Nous avons déjà évoqué l'émotion qui saisira de Brosses
à sa vue : passé le premier moment d'éblouissement, l'auteur des
Lettres familières en examinera le détail avec un enthousiasme
croissant (84). Certes Montesquieu n'est pas déçu, puisqu'il dit
« l'ouvrage sans prix », de même qu'une petite Madeleine voisine.
Mais son commentaire est vraiment un peu court: « C'est là qu'on
admire cette fusion de couleurs qui n'est qu'en lui, et qui semble
seule faire le relief des corps et donner quelque chose de tendre à
la chair » (85) . Remarques exactes, mais où il manque le mot
attendu, le mot lumière ... De Brosses analysera beaucoup mieux la
façon dont la lumière irradie à partir de l'Enfant. Montesquieu
était tout à fait capable, s'il l'avait voulu, d'étudier de ce point de
vue la composition du tableau. Faut-il voir dans la brièveté de ses
notes l'indice d'une certaine réticence ? Sans doute a-t-il admiré,
par exemple dans le beau berger du premier plan, ce « quelque
chose de tendre » que le Corrège sait donner à la chair ; mais il
n'est pas sûr que le dessin l'ait entièrement satisfait. C'était là, selon
Félibien, la partie faible du peintre (86), et nous savons l'importance que notre voyageur, formé par Raphaël et les Florentins,
accorde à la netteté des lignes. Aussi sommes-nous tentés de mettre
à . son compte l'opinion qu'il prête, dans le même passage, à quelques connaisseurs : « Il y a un Saint Georges de la première manière,
que quelques-uns estiment plus, parce qu'étant plus sec il est mieux
dessiné et les contours mieux marqués » (87). De fait, on ne
retrouve pas dans' la Madone de Saint Georges le fondu de la Nuit ...
1211.
t. II, pp. 402-404.
1211.
II, t. l, pp. 275 sq. Beauc~p
plus admiratif, ~ochin
accordera que le dessin du Corrège est par~ols
pe~
~orect
(o~.
Clt., t. l,
p. 69). C'est déjà l'avis de Richardson : malS le cntique anglaI;S est surtout sensible à la « grâce idéale » du tableau, et à l'harmome de son
clair·obscur (op. cit., t. III, pp. 676-680).
(87) Loc. cit. Comme le précédent ce tableau appartient aujourd'hui
à la Pinacothèque de Dresde. Ce serait l'un des derniers ouvrages du
Corrège (1532) et non l'un des premiers, comme le dit Montesquieu.
La netteté du trait, la précision des contours nous rappellent toutefois
que son auteur avait subi, dans sa jeunesse, l'influence de Mantegna.
Richardson, bien informé, en fait la remarque, en notant que « les
contours des figures sont un peu durs et paraissent comme taillés sur
le fond» (op. cit., t. III, p. 684).
(83)
(84)
(85)
(86)
Ibid., p.
Op. Cil.,
Ibid., p.
Op. cit.,
113
8
�et ce ne serait pas la première fois que, critique circonspect, Montesquieu s'ahriterait derrière le jugement d'autrui !
Les hrèves notes de son séjour à Parme confirment du reste
cette impression. Séduit par l'art sensuel du Corrège, il admire
sans réserve La Madone à l'écuelle (88), mais il semhle l'avoir
regardée un peu vite: l'enfant Jésus ne donne pas la main gauche
à la Vierge, comme l'écrit le visiteur, mais il la tire par la manche.
D'autres tableaux, et en particulier La Madone de Saint Jérôme,
restent confondus dans l'anonymat d'une mention collective (89).
Enfin les Voyages ne consacrent que quelques lignes vagues aux
grandes décorations de Saint-Jean-l'Évangéliste et de la cathédrale.
Écrire que les secondes sont peintes « d'une manière inimitable »
n'est pas la preuve d'un intérêt approfondi, même s'il s'y ajoute un
mot d'admiration pour l'art du clair-obscur. Quant à L'Ascension
de la coupole de Saint-Jean, dont les effets de perspectives annoncent
les plus grandes hardiesses de l'art baroque, Montesquieu se plaint
de l'avoir mal vue : « TI est difficile de voir ces peintures, tant ce
dôme ellt obscur» (90). Était-il plus obscur au mois de juillet 1729
qu'il ne le selli en mars 1740, lorsque de Brosses ne tarira pas
d'éloges sur les « douze figures prodigieuses» des apôtres ? (91).
On s'étonne en tout cas que durant son href séjour Montesquieu
n'ait pas trouvé un moment plus ensoleillé pour retourner à SaintJean: n'aurait·il pu le faire en compagnie de cet « habile peintre »,
un certain Clément Vouta, auquel il demande ensuite de lui montrer « les plus belles choses de la ville )) ? (92).
S'il ne se passionne pas pour le Corrège, il s'emploie en effet
à visiter Parme avec sa méthode habituelle. Il n'oublie même pas
l'église Saint-Antoine, peu fréquentée par les visiteurs étrangers, où
« un tableau inimitable du Carrache )), dont il admire l'action et
les expressions, le retient un long moment (93). Au palais ducal
(88) Ibid., p. 1218. « Admirable », dit-il succinctement, ce q,ui est
du moins la preuve d'un sentiment très vif. Un tableau voism, du
Parmesan, a droit seulement à l'adjectif « très beau ». Dans le langage
sobre de Montesquieu la nuance n'est pas sans intérêt. La Madone à
l'écuelle a quitté l'église du Saint-Sépulcre mais elle est restée à Parme
(Galerie nationale).
(89) Ibid., pp. 1218-1219.
(90) Ibid., p. 1219.
(91) Op. cit., t. II, pp. 416-417. Cochin reproche à ces figures
colossales de rapetisser le dôme (op. cit., t. 1, p. 6S et 70). Montesquieu
a peut-être visité Saint-Jean en fin de journée : il semble y être allé
dès son arrivée ...
(92) Op. cit., p. 1219. Ce Vouta lui montre aussi « un tableau de sa
façon d'un Loth enivré par deux de ses filles, dont l'expression est
très bonne ».
(93) Ibid. « A Saint-Antoine, il y a un tableau inimitable du Carrache : une Vierge, l'Enfant et une Madeleine qui le caresse ; un Ange
à côté, qui regarde l'Enfant; un saint Jérôme à côté. Le Jésus caresse
la Madeleine et regarde saint Jérôme. Tout est en action dans ce
tableau Il. Le visiteur lui fait en effet bonne mesure : quatre lignes
d'analyse, contre deux seulement pour la Madone à l'écuelle!
114
�et dans l'autre galerie de la ville (le duc possédait deux collections)
il remarque un Enfant endormi du Guide, une Vierge du Parmesan,
des copies du Corrège, exécutées par les Carrache (sans doute s'agitil en particulier des têtes d'anges empruntées au Couronnement de
la Vierge qui décorait autrefois l'abside du Dôme), un Saint Michel
de Rubens, un second Enfant endormi, cette fois de Van Dyck (94),
une Danaé du Titien, deux copies de Raphaël, par les Carrache
encore, une ébauche du Jugement de la Sixtine, que le visiteur se
réjouit de pouvoir examiner ainsi « mieux à son aise... », enfin
« plusieurs beaux ouvrages » de Schedone (95). Cette énumération
éclectique ne dépasse pas le niveau d'un catalogue: peut-être faut-il
y voir l'indice d'une certaine lassitude.
Voici pourtant, à Mantoue, un sursaut d'énergie et d'attention.
Le voyageur y séjourne quarante-huit heures: délai suffisant pour
qui veut se borner à ce qui lui paraît l'essentiel. Montesquieu traverse rapidement le palais ducal, « presque entièrement démeublé »
et à l'abandon, sans voir les fresques de Mantegna (96). Et il ne
donne qu'un coup d'œil à l'église Saint-André, qu'il juge « assez
belle », malgré l'absence de coupole (97). Une ample nef centrale,
un large transept, cette architecture majestueuse et équilibrée devait
en effet lui plaire. En revancbe la cathédrale le déçoit ; insensible
à la « noblesse » que lui découvrira de Brosses, il ne veut retenir
que le caractère massif de l'ensemble, et les libertés de détail prises
avec les règles :
« Cette église ne fait point du tout d'honneur à Jules Romain.
Les proportions ne sont point observées ; les colonnes corinthiennes ont les proportions toscanes ; la nef est trop courte ;
les membres d'architecture ne recouvrent [?] point; les piédestaux des pilastres sont un peu plus bas que ceux des colonnes :
la règle est que chaque colonne demande un pilastre opposé, et
avec les mêmes proportions » (98).
Le célèbre palais du Té, où Montesquieu n'avait pas manqué
de se rendre dès le matin de son arrivée et auquel il a peut-être
Iait deux visites, aurait pu lui donner la même impression de lourdeur. TI juge au contraire l'édi.fice « admirable ». On aimerait que,
moins occupé à compter les triglyphes et à mesurer l'espacement
des colonnes ou des pilastres, il ait davantage motivé son jugement
d'en emble. Sans doute a-t-il apprécié les bossages rustiques de la
(94) Ibid., p. 1221.
(95) Ibid., p. 1222. Bartolomeo Schedone -
ou Schedoni - (15781615) aime les figures aux couleurs brillantes se détachant sur un ciel
d'encre comme dans Les Trois Maries au Tombeau (Parme, Galerie
nationale). S'il a été l'élève d'A. Carrache il a subi aussi très fortement
l'influence du Corrège.
(96) Voyages, pp. 1228-1229.
(97) Ibid., p. 1229. L'église est du dessin d'Alberti. La coupole, œuvre
de Juvara, est postérieure au séjour de Montesquieu.
(98) Ibid., p. 1228. Cf. de Brosses, op. cil., t. I, p. 120.
1I5
�façade exteneure, qui lui rappelaient le palais Farnèse. Mais il a
surtout été frappé par la nudité élégante de la grande cour carrée
dont le dorique austère contraste violemment avec la décoration
intérieure (99). Malgré le délabrement du palais, auquel un nouvel
administrateur essayait alors de remédier (100), le visiteur examine
avec un plaisir croissant la Salle de Psyché, sans se lasser de cette
cc prodigieuse quantité de belles peintures ». Là c( un Fleuve dont
la barbe et la moustache se convertissent et coulent dans l'eau »,
ailleurs « un Hercule admirable », ici l'illusion parfaite d'une chambre où « l'Amour et Psyché sont en relief ». Et surtout le morceau
de choix, Le Festin des Dieux : c( Tout cela est enchanté pour le
feu, pour la grâce, pour le dessin, pour les attitudes ». Du plafond
d'une pièce voisine Phaéton, foudroyé, tombe, dans un effet saisissant de clair-obscur (101). Et que dire de la Salle des Géants, où
tout est également admirable ? Montesquieu vante la vérité des
expressions, telle qu'on pouvait l'attendre d'un élève de Raphaël :
« On voit avec plaisir les différentes impressions de tous ces Dieux
et Déesses. TI semble que la frayeur est moindre dans ceux qui sont
plus proches de Jupiter, et cela doit être ainsi, comme il arrive dans
les batailles» (102). TI rend hommage à l'habileté du peintre, qui
triomphe dans les morceaux les plus difficiles: « Le chef-d'œuvre est
le Palais du Ciel, que les Géants voulaient escalader, qui est au
milieu, et où est une aigle. Il n'y a rien de si difficile à représenter
que cela, et Jules s'en est admirablement acquitté » (103). Dans le
même ordre d'idées le visiteur n'omet pas le parti que le peintre
a ingénieusement tiré de la cheminée où les géants vaincus semblent
précipités ... (104). Il s'étonne que tant de corps « d'une grandeur
énorme » tiennent « en si peu de place » et retrouve dan la peinture
de Jules Romain une autre qualité maîtresse de Raphaël, l'art de
distribuer dairement de nombreuses figures : « Tout cela est si bien
ordonné qu'il n'y a rien de confus. L'œil voit tout et tout d'un
coup » (105). Cette ordonnance souveraine, au service d'une imagi-
*
(99) Op. cil., pp. 1223·1224. Montesquieu parle de nouveau du palais
plus loin: c'est peut-l\tre l'écho d'une seconde visite.
quelques pa~es
(100) Ibld., p. 1229.
(101) Ibid., pp. 1223-1224.
(102) Ibid., p. 1228. Même remarque, déjà, chez Félibien (Entretiens ... ,
III, t. II, p. 180).
(103) Ibid.
(104) Ibid., p. 1225. Cf. Félibien, lac. cit., p. 178.
(lOS) Ibid., p. 1224. « C'est une remarque que j'ai déjà faite sur ses
Batailles ", précise Montesquieu, en opposant de ce point de vue Jules
Romain au Bourguignon (ibid). La comparaison n'apparaît dans aucun
autre passage des Voyages, mais Montesquieu avait pu voir à Rome et
Florence plusieurs tableaux de Jacques Courtois, dit le Bourguignon
(1621-1676), peintre français fixé en Italie, qui s'était fait une spécialité
des mêlées de cavalerie. Félibien insiste également sur la belle ordonnance et la clarté des fresques de J. Romain (lac. cit., p. 186). Montesquieu s'inspire sans doute de ses commentaires, mais en leur donnant
un accent personnel: « Ce qui me louche dans Jules Romain, écrit-i l,
c'est son ordonnance" (lac. cit., p. 1224).
116
�nation aussi puissante, explique que, dès le premier moment, le
regard se trouve subjugué et conquis : ({ On ne peut rien ajouter
au feu, à la hardiesse, à la grandeur, au mouvement qui est dans
toutes ces figures, et à la beauté de toute la machine » (106).
Ces deux pages enthousiastes sont la vraie conclusion du voyage
de Monte quieu en Italie. En quittant Mantoue pour Trente, le matin
du 29 juillet, il va encore passer quelques heures à Vérone, mû par
la « curiosité» de vérifier les impressions de sa première visite.
Mais dans cette cité médiévale que ne hante pas, pour lui, l'ombre
de Juliette, il ne cache pas sa déception. Un mot ironique sur les
tombeaux des Scaliger, ({ d'un vrai gothique et du plus barbare »,
un regard condescendant à la façade inachevée de S. Maria in
Organo, dont le dessin ~ de San Micheli - lui paraît « très gentil »,
quatre lignes sur un palais Renaissance, et c'est tout pour la sculpture et l'architecture (107). Son goût exigeant lui faü par exemple déplorer que la façade du palais Orlandino, dont la partie inférieure est d'un (c beau rustique », ait un attique surchargé d'ornements (108) . Quant aux « très beaux tableaux » qu'il admirait
naguère, ils ne se tirent pas à leur avantage de ce nouvel examen.
Monte quieu découvre « quelques belles peintures » du Titien et
de Véronèse, qui lui avaient échappé, et des tableaux cc du second
ordre » de Paul Farinato-Véronèse, mais il se félicite surtout de
rencontrer une Vierge de Hyacinthe Brandi: c( L'on n'est pas fâché
de trouver, parmi les attitudes gênées des Vénitiens, un tableau de
l'école de Rome ... » (109).
Au dernier jour du voyage italien les préférences de Montesquieu e confirm~t
donc et elles s'accusent même jusqu'au parti
pris. On lui accordera à la rigueur que « Vérone brille peu pour sa
peinture » (110), Véronèse étant urtout vénitien ... Mais voir dans
les fresques du palais du Té « le chef-d'œuvre de la peinture» (Ill)
est assurément une opinion plus contestable. Montesquieu renchérit
sur l'avis de Félibien, très favorable à J. Romain que Piles, en
revanche, n'apprécie guère (111 bis). Il pousse aussi l'admiration
(106) Ibid.
(107) Ibid., pp. 1229-1230.
(108) Ibid., p. 1229. C'est le style habituel de San Micheli à Vérone.
Cf. Peyre, Padoue et Vérone, Paris, Renouard et Laurens, 1907, pp.
137-139.
(l09) Op. cit., p. 1230. Montesquieu écr!t Bandi. H. Brandi (16231691) est un élève de Lanfranco. A Rome meme le voyageur ne semble
pas lui avoir/.rêté grande attention ...
(110) lbi .
(111) Ibid., p. 1224.
(111 bis) Cf. Teyssèdre, L'histoire de l'art vue du Grand Siècle, op.
cit., pp. 65-67.
117
�beaucoup plus loin que les plus notables VIsIteurs français de son
temps. Cochin accuse Jules Romain de manquer de finesse et lui
reproche, avec ses formes outrées, la monotonie de son coloris
rougeâtre (112). De Brosses distingue la Salle de Psyché, dont
l'élégance le séduit (113), et la Salle des Géants, qui l'intéresse plus
qu'elle ne lui plaît :
« En vérité, on ne peut entrer dans cette pièce sans être
épouvanté de l'impétueuse imagination, de l'exécution fougueuse
et des expressions terribles qui règnent dans cet ouvrage, lequel
enlève l'âme, mais sans la toucher, car il n'y a que peu d'agréments » (114).
Ce jugement sur les fresques du palais du Té ressemble beaucoup à celui du même auteur sur la chapelle Sixtine. Pour nous le
rapprochement n'est pas sans intérêt, car il éclaire l'attitude admirative de Montesquif'u. Nous savons qu'à la différence de son
confrère dijonnais le Président ne demande pas à l'art le seul
plaisir des sens. Sans doute s'est-il laissé abuser par le style déclamatoire de Jules Romain : dans ces formes monstrueuses, dans ces
effets de trompe-l'œil, il a vu de la grandeur et non de la grandiloquence. Mais cette aberration du goût révèle un choix esthétique
où la personnalité de Montesquieu s'engage tout entière ; à une
époque tyrannisée par les « petits-maîtres » Montesquieu rêve d'un
art qui unirait la puissance de Michel-Ange à la sérénité intellectuelle de Raphaël : un art qui pourrait simultanément « étonner
l'esprit» et satisfaire la raison.
*
**
Devons-nous vraiment regretter, du moins pour notre propos,
la brièveté du journal allemand et hollandais de Montesquieu, et
l'absence de notes sur son séjour en Angleterre? (114 bis). En fait,
(112) Op. cit., t. II, p. 212.
(113) Op. cil., t. !, p. 119.
(114) Ibid., p. 118.
(114 bis) Le Voyage en Angleterre a probablement été brûlé, avec
d'autres manuscrits, au début du XIX' siècle (cf. Shackleton, Montesquieu ..., op. cit., pp. 116-117). Il nous reste quelques brèves Notes sur
l'An gleterre, où l'art ne tient aucune place: elles nous apprennent seulement que « Paris est une très belle ville où il y a des choses plu
laides , Londres une vilaine ville o~ il y a de très bell es choses ». (Montesquieu, Œuvres complètes, op. cli., t. III, p. 284). M. Shackleton nous
apprend toutefois (op. cil., p. 123) que l'un des amis anglais de Montesquieu, le duc de Montaigu, était un fervent de l'a rchitecture go thique.
Le même auteur mentionne (ibid., p. 136) la galerie d'antiques du comte
de Pemberton, dont le P. Desmolets avait jadis appris l'existence à
Montesquieu (Cf. Spicilège, 185) et à laquelle celui-ci fait allusion dan s
son essai De la manière gothique (Œuvres, op. cit., t. III, p. 277). Enfin
le fragment 548 du Spicilège, où Montesquieu discute quelques idées du
Trait~
de la perspectLve pratique de Jean Courtonne (1725), semb le dater
de Londres.
118
�dans les quelques dizaines de pages qui terminent ses Voyages
les impressions artistiques sont déjà des plus clairsemées : de nouveau des sujets tout différents, géographie, politique, économie,
diplomatie, art militaire accaparent l'attention du voyageur. Faisons
ici la part de la lassitude : l'effort d'investigation méthodique que
Montesquieu s'imposait depuis des mois ne pouvait se soutenir indéfiniment. Et surtout, lorsqu'il prit le 31 juillet, à travers le Tyrol,
la route d'Innsbrük et de Munich, il dut avoir le sentiment de dire
adieu à l'art en même temps qu'à l'Italie. Ce n'est pas de l'Allemagne gothique ni de la « grossièreté » flamande qu'un homme de
goût du XVIII· siècle pouvait attendre dei modèles de beauté.
Aux Offices Montesquieu avait acquis quelques notions sur l'art
de Dürer (115). Durant les dix semaines qu'il passe en Allemagne,
de la Bavière au Brunswick (116), il n'éprouve jamais le désir de
les compléter. S'il visite le musée de Düsseldorf, ce n'est pas pour
s'intéresser à la peinture allemande, mais pour avoir un avant-goût
des Flandres, avec Rubens et Van Dyck, et surtout pour y retrouver
Florence et Rome ; les principales statues de ces deux villes, reproduites en plâtre, une Vierge d'Andrea deI Sarto, un Saint Jean de
Raphaël... (117). Quelle heureuse surprise que cette galerie, riche
et « faite avec goût », après les statues de bronze, si « mal faites »,
dont il s'était moqué à Innsbruck (118), ou après les bas-reliefs
exécrables des portes de la cathédrale d'Augsbourg ! (119). Mais
la snrprise est exceptionnelle : à Schleissheim même, le « beau
recueil » assemblé par l'électeur de Bavière est surtout riche en
« petits tableaux flamands ». Avec cela « beaucoup de Rubens,
plusieurs Rembrandt, quelques peintres d'Italie, mais peu ... (120).
L'Italie est pourtant présente dans l'art allemand du XVIII ·
siècle et le voyageur s'en avise judicieusement, mais ce n'est pas
(115) Op. cit., p. 1342.
(116) Arrivé à Innsbruck le 1" août il entre en Hollande, pa! Deven-
tcr, le 11 octobre, après avoir vu Munich, Augsbourg, HCldelberg,
Mannheim, Francfort, Coblence, Bonn, Cologne, Dusseldorf, etc ...
(117) Op. cit., p. 1269. Il s'y ajoute « quelques tableaux du Corrège ».
Mais Montesquieu s'abstient de toute précision.
(118) Ibid., p. 1235.
(119) Ibid., p. 1247. « On m'a montré aux portes de la cathédrale
d'Augsbourg, qui sont de cuivre, avec des bas-reliefs du plus mauvais
gothique que j'aie jamais vu, trois figures où est représentée la création
dc la femme, tirée dc la côte d'Adam. Or, ce n'est pas un Créateur,
mais une Créatrice, qui est la Sainte Vierge. Qu'est-ce que ces gens-là
voulaicnt faire à Dieu? Il est vrai que l'ouvrage est si mauvais qu'il est
difCicile de deviner si c'cst un homme ou une femme. Si c'était le Père
éternel, il serait vieux et aurait de la barbe. Mais la figure est d'une
(emme ou d'un très jeune homme ». Les portes de bronze de la cathédrale d'Augsbourg, qui datent du XI" siècle, ne sont pas gothiques, mais
romanes.
(120) Ibid., p. 1242. C'es t la première et unique allusion des Voyages
à Rembrandt qui commençait pourtant à être estimé des amateurs
français.
119
�pour s'en féliciter. Dans toutes les cours allemandes, même les plus
petites, on hâtit à grands frais. A Louishourg, près de Stuttgart, ce
sont, aux dires mêmes de Montesquieu, deux architectes italiens qui
poursuivent la construction de la nouvelle résidence des ducs de
Wurtemberg, et dans l'emploi de « courhes extraordinaires» le visiteur décèle une mauvaise imitation de Borromini. Tout lui déplaît
du reste dans ce château dont les disparates disent l'histoire déjà
longue. S'il le décrit pourtant en détail et prend même le soin
d'en dessiner le plan, c'est pour tenter de comprendre l'impression
qu'il avait eue, dès le premier instant, « de voir partout du petit
sous l'apparence du grand ». Le vaste rectangle que des rampes et
des statues divisent en une cour et une avant-cour témoigne d'une
évidente volonté de faste, mais celle-ci se soutient fort mal dans
les divers éléments de l'édifice : galeries hasses et somhres, piliers
massifs, entrées exiguës, colonnes mesquines, chapiteaux insolites,
escalier et atrium du bâtiment principal ridiculement petits, le
regard sarcastique de Montesquieu n'épargne rien, sinon la perspective inattendue que l'on découvre de l'avant-cour, à travers le
misérable atrium, sur une colline lointaine. Mais de ce coup d'œil
agréahle lei architectes ne sont pas responsables : « Ce qu'il y a
de mieux, c'est la Nature qui l'a fait ... » (121).
Tentée par le haroque italien, voire par le rococo, l'architecture
allemande du XVIII O siècle est surtout fascinée par la France et par
Veriailles. Montesquieu en fait la remarque ironique : « Versailles
a ruiné tous les princes d'Allemagne, qui ne peuvent plus résister
à la moindre somme d'argent. Qui aurait dit que le feu Roi eût
étahli la puissance de la France en hâtissant Versailles et Marly ? »
(122). L'influence française n'est pas ahsente de Louishourg. Elle
était manifeste à Nymphenhourg près de Munich, aussi hien dans
la maison que dans les jardins dessinés par Girard (123). De même
à Schlessheim où le petit château de Lustheim, relié au palais par
une majestueuse allée, joue les Trianons... Montesquieu est séduit
par Lustheim, « petite maison fort jolie », et très impressionné par
cette « grande, antique et vénérahle allée ». Mais sur Schleissheim
même son opinion est partagée. L'ensemble du palais et des jardins
lui paraît « triste» et il y regrette Nymphenhourg. Le palais est à
son avis « une grande et helle maison », mais comme à Louishourg
il y relève des disproportions choquantes
(121) Ibid., pp. 1250-1252. La construction de Louisbourg avait été
entreprise en 1704.
(122) Ibid., p. 1285.
(123) Ibid., p. 1239. Le Français Dominique Girard avait été envoyé
par Louis XIV à son allié de Bavière, Max-Emmanuel II, qui en avait
fait en 1715 son Inspecteur des jardins. Cf. Pierre du Colombier,
L'Architecture française en Allemagne au XVIII' siècle, Paris, P.U.F.,
1956, t. l, pp. 39-40.
(124) Op. cit., p. 1242. Le principal architecte de Schleissheim est le
Bavarois Joseph Effner qui avait travaillé à Paris avec Boffrand.
120
�« Il Y a partout de grands défauts dans l'architecture : les
portes petites comme les fenêtres ; les fenêtres en certains
endroits si basses qu'elles n'ont guère que leur largeur de hauteur. Le portique et l'escalier sont à la manière d'Italie ; mais
cela n'est pas de bon goût: les metzzanins [sic] sont trop bas.
Du reste cela fait une grande maison » (124).
A côté de ces demi-échecs qui tiennent à une prétention excessive, l'architecture française connaît en Allemagne de belles réussites. Montesquieu admire sans réserve la maison de campagne de
l'électeur de Cologne, construite peu d'années auparavant à Poppelsdof, près de Bonn, sur les plans de l'architecte français Robert
de Cotte. Ici le dessin du bâtiment principal, une cour circulaire,
à galerie, inscrite dans un carré (125), n'évoque pas Ver ailles mais
Marly et, par delà ce modèle, la Villa Rotonda de Palladio. On
comprend que Montesquieu qui ne fait pas ces rapprochements mais
note avec intérêt le plan de l'édifice en ait aimé la perfection géométrique où la rigueur s'allie à l'élégance : mais quel regret de voir
« la plus jolie maison de l'Allemagne» livrée aux démolisseurs pour
fournir des matériaux au « vilain» château de Brühl ! (126).
D'un château à l'autre le voyageur découvre le nouveau visage
que l'Allemagne moderne cherche à se donner . Il s'intéresse même
à des bâtiments en cours de construction, comme la « très belle
église» des Jé uites à Mannheim, ou à de simples projets, comme à
Mannheim encore, où il examine d'un œil critique la maquette du
futur château (128). Sur l'Allemagne traditionnelle, non encore
francisée, son silence est en revanche à peu près total. Le Rhin de
Monte quieu n'est pas celui de V. Hugo. La sympathie du philosophe ne va pas plus aux vieux burgs qu'aux ruelles tortueuses des
cités médiévales . Pour lui Mannheim est « à présent une des plus
belles villes d'Allemagne », car « sept rues d'un côté, croisées par
sept autres rue de l'autre, font la ville ; larges, bien droites . . . »
(129). Nous connaissions déjà à Montesquieu ce rationalisme de
géomètre, mais nous avons également appris à ne pas y enfermer
trop strictement sa sensibilité. En Allemagne comme en Italie il
(125) Ibid., .p. 1262. Cf. P .. du Colombier, .op. cir·, pp. 137~4.
,
(126) Loc. Ctt. Bien renseIgné, Montesqweu ~aIt
toutefOIS que 1 Electeur songe déjà à reconstruire Poppelsdorf. MaIS les nouveaux travaux
ne devaient commencer qu'en 1744. Cf. P. du Colombier, op. cit., p. 140.
(127) Op. cit., p. 1258.
(128) Ibid., pp. 1256-1257. S'il en approuve la conception générale,
: « Le
Montesquieu, cette fois encore, se montre sévère pour le détai~
défaut est que l'atrium ou salle basse d entrée est basse et petIte, sans
colonnes mais voûtée, et cela est indigne d'un si grand bâtiment... »
Sur les vicissitudes de la construction du château de Mannheim, voir
P. du Colombier, op. Cil., pp. 128-131.
(129) Op. cif., p. 1255. Même propos d'urbaniste moderne sur Munich
(p. 1238), Augsbourg (p. 1243) et Coblence (p. 1261). La reconstruction
de Mannheim, après la guerre du Palatinat, est l'œuvre d'architectes
français.
121
�sait oublier parfois ses préjugés hostiles à l'art gothique. n est vrai
que la cathédrale de Cologne était déjà au XVIIIe siècle, malgré son
inachèvement, le plus célèbre monument d'Outre-Rhin. Montesquieu pouvait lire à son sujet dans Misson ou dans le Voyage à
Munster de Claude Joly - ouvrage porté au catalogue de La Brède
- quelques lignes admiratives (130). Mais son commentaire est cette
fois encore plus personnel et plus précis que celui de ses guides :
« J'ai vu la grande église, qui est un très beau bâtiment
gothique, dont il n'y a rien d'achevé que le chœur. La nef n'est
point encore voûtée. Il y a deux clochers immenses, qui font la
façade ; l'un est beaucoup avancé ; l'autre à peine sort de terre.
Celui qui est avancé est un des plus beaux morceaux du gothique.
Il y a une grande légèreté dans tout ceci. On y monte par un très
bel escalier, comme s'il n'y avait que vingt marches. Cependant
il y en a deux cent trente de faites, sans compter ce qui reste à
faire [ ... J. La voûte du chœur est d'une élévation d'autant plus
surprenante que les piliers ne sont que très peu massifs)} (131).
Cette légèreté du style ogival, les architectes jésuites du XVII"
siècle avaient su la comprendre et l'utiliser. A Cologne même Montesquieu visite l'église de l'Assomption, modèle imité dans toute la
Rhénanie, qu'il juge cc gothique mais très agréable» (132) : ce qu'il
a dû aimer, ce n'est pas la lourde façade, solennelle et froide, mais
plutôt - contrastant avec la pénombre des bas-côtés - la lumière
éclatante du maître-autel et du chœur, vers laquelle l'ample perspective de la nef conduit irrésistiblement le regard. Ici, comme Montesquieu l'a deviné, le gothique et le baroque se rejoignent (133).
*
**
cc Utrecht est une jolie ville ... » Mais elle le doit à son canal,
à son Mail, à ses beaux arbres et à ses jardins, non à ses monuments (134). Avec ses rues, cc belles, propres et larges », avec ses
canaux paisibles, avec ses maisons (C propres en dedans, et propre-
(130) Mi~
soD
(op. cit.,. t. l, p: ~6).
Claude Joly, Voyage à Munster,
en Westphalte et autres lLeuX VOlsms, en 1646 et 1647 ... Paris 1670, pp.
220·221. Le second ouvrage figure dans le Catalogue de La Brède sous le
numéro 2745. Il a dû être acquis par Montesquieu avant ou plutôt
pendant son voyage, car la mention est de l'écriture de l'abbé Duval.
(131) Op. cil., p. 1268. Au début du XIX· siècle l'aspect de la cathé·
draie sera encore à peu près conforme à la description de Montesquieu:
un chantier à l'abandon, d'où émergent le chœur et le tronçon de la
tour sud. Cf. Louis Réau, Cologne, Paris, Renouard et Laurens, 1908,
Ch. IV ; et P. Moisy, Les séjours en France de Sulpice Boisserée, Lyon,
1956, p. 152.
(132) Op. cit., p. 1269.
(133) Cette église, écrit Louis Réau (op. cit., pp. 117·118) « est une
adroite combinaison de l'architecture gothique et de l'ornementation
baroque [ ... J, c'est une architecture d'opéra où les effets d'éclairage et
de perspective sont supériew'ement réglés ».
(134) Op. cif., p. 1292.
]22
�ment bâties en dehors », toutes (c égales », Amsterdam est assurément (c une des plus belles villes du monde ». Montesquieu nous fait
fait même cette confidence : cc J'aimerais mieux Amsterdam que
Venise ». Mais c'est pour une raison de commodité, où le jugement
esthétique a peu de part : cc A Amsterdam on a l'eau sans être
privé de la terre» (135). Cité confortable, mais sans éclat, Amsterdam n'offre aux yeux qu'un édifice digne d'être remarqué, son hôtel
de ville, cc assez beau bâtiment, un peu obscur » (136) . Là quelques
cc très beaux tableaux» de Rubens et de Van Dyck, mais l'admiration que le visiteur leur accorde est légèrement condescendante :
cc ils sont tous (comme on le juge bien) dans le goût flamand» (137).
La vraie beauté d'Amsterdam n'est pas celle d'une ville d'art
mais d'une fourmilière laborieuse : « C'est comme la Salente de
Télémaque : tout travaille ». Les Hollandais ont leur Saint-Pierre,
conforme au génie de leur nation : le temple du commerce et des
affaires. cc C'est un beau spectacle que la Bourse », s'écrie Montesquieu (138). Est-il sûr que l'homme de goût partage ici l'enthousiasme de l'économiste ? Pays calviniste, tolérant et prospère, la
Hollande a malgré son (c avarice » de quoi séduire un cc philosophe », et au terme de son voyage sur le continent, où il a amassé
tant d'observations précieuses, Montesquieu est certes plus philosophe que jamai . Mais sa sensibilité s'est enrichie d'une façon
que l'auteur des Lettres Persanes n'avait certainement pas prévue.
C'est à Utrecht, tout près de la Salente moderne, qu'il se surprend à
[aire cette réflexion :
« Les hommes sont grandement sots ! Je sens que je suis
plus attaché à ma religion depuis que j'ai vu Rome et les chefsd'œuvre de l'art qui sont dans ses églises. Je suis comme ces
chefs de Lacédémone qui ne voulurent p~s.
qu'Athè~es
pérî.t,
parce qu'elle avait produit Sophocle et Eunplde, et qu elle étaIt
la mère de tant de beaux esprits» (139).
(135) Op. cil., p. 1296.
(136) Ibid. C'est "actuel Palais royal, massif et sobre, dont la cons-
truc tion date du milieu du XVII" siècle. L'adjectif « obscur» s'applique
à l'aspect extérieur, assez sombre, non à l'intérieur qui est très suffisamment éclairé par de nombreuses petites fenêtres .
(137) Ibid.
(138) Ibid.
(139) Ibid., p. 1293.
123
��CHAPITRE VI
SOUVENIRS ET PROJETS
L ESenvingt-quatre
années qui suivent le retour de Montesquieu
France, au printemps 1731, sont assurément les plus
riches et les plus fécondes de sa vie intellectuelle. Mais elles apparaissent étonnamment pauvres en impresiions artistiques, comme
si sa curiosité s'était soudainement fermée. Les Pensées contiennent une allusion malveillante au château de Versailles, choisi
comme exemple de fausse grandeur (1), une autre aussi
sévère - à la place des Victoires, « monument de la vanité frivole » (2), et Montesquieu y exprime également le regret d'avoir
trouvé les maisons et les jardins des environs de Paris trop uniformément fidèles au goût de Le Nôtre (3). Jamais le lecteur n'y
rencontre la mention d'une œuvre d'art récente ou d'un artiste
français contemporain. Le seul contact de Montesquieu avec l'art
vivant de son époque date apparemment de son séjour à Lunéville
au début de l'été 1747 ; dans une lettre à Maupertuis il attribue au
roi Stanislas, sans nommer l'architecte Boffrand, tout le mérite
des embellissements de la ville (4). Mais lui, Bordelais, ne s'inté(1) Op. cil., 661 (983). Montesquieu a beaucoup de raisons de ne
pas aimer Versailles, et elles ne sont pas toutes d'ordre esthétique. Il
reproche ici au château son manque d'unité, comme si l'architecte avait
voulu pallier par la quantité des corps de logis la faiblesse de la
conception d'ensemble. La place de ce fragment, autographe, dans les
Pensées incite à le dater des années 1731-1734. Nous savons qu'après un
séjour de deux ans en Guyenne Montesquieu était de nouveau à Paris
au printemps 1733.
(2) Ibid., 1442 (984). Un peu plus loin, le fragment 1455 est daté
du 18 février 1742.
(3) Ibid., 1131 (985). Même idée dans l'Essai sur le goût (Œuvres
complètes, op. cit., t. l, p. 617).
(4) Correspondance, op. cil., t. III, p. 1089. L'allusion du Spicilège
(n° 548) - qui semble suivre de peu les Voyages - à Jean Courtonne
(1671-1739) paraît purement livresque: elle concerne moins l'architecte
125
�resse à l'œuvre de Tourny que pour défendre les droits de l'Académie dont l'hôtel était menacé par le projet d'alignement des maisons
de l'Esplanade . .. (5). S'il devient lui-même bâtisseur et s'inspire
d'exemples italien et anglais pour embellir le parc de La Brède (6),
son indifférence à ce qui se fait autour de lui en architecture, sculpture et peinture semble donc à peu près totale. A-t-il jamais mis à
profit ses fréquents séjours à Paris pour visiter quelque exposition,
et par exemple l'un des Salons, rétablis en 1725 ? Chez le comte
de Maurepas il a dû voir souvent le comte de Caylus (7), amateur
éclairé et habile graveur, qui aurait pu l'introduire dans les milieux
artistiques de la capitale ou du moins le tenir informé de l'actualité.
Ni les carnets de Montesquieu, ni sa correspondance, ni la version
remaniée de l'Essai sur le goût ne portent la moindre trace de cette
influence.
Devons-nous en rester à ~e constat d'incuriosité, conclure que
l'intérêt que Montesquieu manifestait naguère pour les arts plastiques n'a été dans sa vie qu'un épisode éphémère et sans lendemain ?
Il nous serait facile d'invoquer alors à sa décharge, s'il en était
besoin, le poids de ses travaux, l'effort de concentration que lui
impose pendant des années son grand livre. Il faudrait surtout rappeler les troubles de la vue dont il souffre dans les quinze dernières
années de sa vie, jusqu'à mourir presque aveugle . N'est-ce pas
l'excuse qu'il donne en 1749 à son ami Solar pour refuser un nouveau voyage il Rome? (( Si j'avais des yeux, j'aimerais autant habiter Rome que Paris ... » (8). Mais en vérité ce plaidoyer n'est pas
nécessaire. Toute une série d'indices et de preuves nous montrent
suffisamment qu'à défaut de découvertes nouvelles l'admirateur de
Raphaël et de Michel-Ange n'oublie pas ce qu'il a appris en Italie et
qu'il se propose même de ne pas le laisser improductif.
Dans une lettre du mois d'août 1738 Montesquieu se plaint de
de l'hôtel Matignon que l'auteur d'un Traité de la perspective pratique
(1725). Quant à la Pensée 2260, de date incertaine - « les peintres
français donnent à tous leurs portraits un air petit-maître » - elle
vient probablement des propos du chevalier Jacob (Cf. Spicilège, 461,
op. cil., p. 811) et il ne faut pas y voir une impression personnelle.
(5) Cf., ibid., pp. 1280-1281, :p. 1338, etc ...
(6) La Correspondance conbent de nombreuses allusions à ces travaux, notamment dans les lettres de Montesquieu à Guasco. Il s'agit
surtout de dégager autour du château une vaste pelouse. Le 1" aoüt
1744 Montesquieu écrit à son ami Guasco : « Je me fais fête de vous
mener à ma campagne de La Brède, où vous trouverez un château,
gothique à la vérité, mais orné de dehors charmants dont j'ai pris
l'idée en Angleterre» (ibid., p. 1048). En réalité le premier projet de ces
embellissements lui est venu en Italie, lors de sa visite à la ville d'Oreno
près de Turin (Cf. Voyages, op. cît., p. 1029). A la mort de Montesqui~
le château était par ailleurs très pauvre en œuvres d'art (Cf. Eylaud,
Montesquieu chez ses notaires de la Brède, Bordeaux, 1956, p. 179).
(7) Cf. R. Shackleton, Montesquieu ..., op. cit., p. 184 : Caylus était
aussi l'ami de Bouchardon et de l'abbé Conti.
(8) Correspondance, p. 1127, loc. cit. C'est nous qui soulignons.
126
�ne pas avoir eu depuis son retour « le temps de jeter les yeux » sur
ses notes de voyage (9). En 1749 il déplore de même de n'avoir plus
sur Rome que des souvenirs très confus (10). Et, de fait, c'est seulement après cette date qu'il se préoccupera de la transcription, et
même de la publication, du manuscrit des Voyages (Il). Mais des
souvenirs précis peuvent s'estomper en laissant vivantes certaines
impressions ; la mémoire affective est plus fidèle que la mémoire
intellectuelle. Jusqu'au dernier jour l'Italie, Rome surtout, continuent à vivre dans le cœur du Président, sa correspondance nous le
prouve (12). Il arrive même que le souvenir latent surgisse dans un
contexte imprévu. L'art ne tient aucune place dans L'Esprit des
Lois, sinon à la dernière ligne de la Préface : « Et moi aussi, je
suis peintre ... » Mais que le sociologue s'interroge sur le « motif
d'attachement pour les diverses religions », et l'efficacité de la religion catholique - religion sensuelle - lui apparaît aussitôt :
(c Lorsque le culte extérieur a une grande magnificence, cela nouS
flatte et nous donne beaucoup d'attachement pour la religion. Les
richesses des temples et celles du clergé nous affectent beauCOUp» (13). Ces lignes sont l'écho direct de la réflexion faite autrefois en Hollande sur les églises romaines : Montesquieu ne les aurait
pas écrites s'il n'avait été frappé, au Gesù ou à Saint-Pierre, par la
beauté du décor et la somptuosité païenne du culte catholique. On
voit bien à cette réminiscence que l'enseignement des Voyages est
devenu culture et fait désormai" partie intégrante de sa personnalité.
Bien plus, nous avons la certitude que Montesquieu a été plus
soucieux qu'il ne le dit de conserver, de préciser et d'utiliser ses
Voyages. C'est probablement dès son retour en France qu'il rédige
sa Lettre sur Gênes (14). A peine débarrassé des Considérations, il
pense à tirer parti des réflexions que lui avaient inspirées, à la
galerie des Offices, la décadence de la sculpture antique : c'est
peut-être en effet de 1734 qu'il faut dater la brève ébauche publiée
en 1896 sous le titre d'essai De la manière gothique (15). Montesquieu y développe une idée déjà exprimée dans les Voyages : cc La
manière gothique n'est la manière d'aucun peuple particulier; c'est
(9) A Martin Folkes, 1er août 1738, ibid., p. 1088.
(l0) Au duc de Nivernais, 24 octobre 1749, ibid., p. 1262 (lac. cit.).
(11) Voir l'introduction de M. A. Masson aux Œuvres complètes de
Montesquieu (op. cit., t. II, p. XCII) et la lettre de Montesquieu à
Guasco, datée du 8 décembre 1754 ( ibid., t. III, p. 1527). En 1747 déjà
il envisageait de tirer de son man~scrit,
à .l'i.ntention de l'Académie de
Berlin, « quelques petites observatlOns » (lbld., t. III, p. 1088).
(12) Voir ci-dessus Ch. IV, note 4.
(13) De l'Esprit des Lois, XXV, 2.
(14) Les éditeurs de Bordeaux suggèrent la date de 1731, à laquelle
M. Shackleton se rallie.
(15) Reproduit au t. III des Œuvres complètes, op. cit., pp. 275-282.
Selon l'éditeur le traité « doit être de très peu postérieur» aux notes
Sur Florence (ibid., p. 275). L'étude du texte et de ses sources conduit
M. Shackleton à proposer la date approximative de 1734.
127
�la manière de la naissance ou de la fin de l'art» (16). Et après
l'avoir définie, pour la sculpture et la peinture, par l'uniformité et
la « raideur» des attitudes (17), il s'adresse à lui-même deux objections : pourquoi les Égyptiens qui ont été les maîtres des Grecs en
sont-ils toujours restés à cet art primitif ? Pourquoi leurs statues,
toujours raides et « dures », manifestent-elles parfois une réelle
science du dessin ? (18). Ce double paradoxe s'éclaire, selon Montesquieu, si l'on se rappelle la rigidité de la « police» que la religion
égyptienne imposait aux artistes ; interdisant toute nouveauté, elle
n'empêchait pas toutefois l'habileté individuelle de s'exprimer dans
le cadre des formules traditionnelles. La même raison explique la
stagnation de l'art aux Indes, en Chine et au Japon. Et, en sens
inverse, la décadence de la sculpture romaine est liée à l'avènement
du christianisme, non aux invasions barbares (19) . En revanche,
dans les temps modernes, l'influence de la religion sur l'art se
manifeste par le contraste entre les pays catholiques et les pays
protestants : « Si la religion protestante avait prévalu en Europe,
de combien de beaux ouvrages aurions-nous été privés ? » (20).
On voit comment la réflexion du sociologue s'empare des remarques de l'amateur d'art. L'intérêt de cette dissertation inachevée
vient moins de sa valeur intrinsèque que de la place qu'elle occupe
dans la pensée de Montesquieu; car elle conduit à L'Esprit des Lois
aussi bien qu'à L'Essai sur le goût. La différence de registre n'exclut
pas les échanges entre le domaine du philosophe et celui de l'homme
de goût. C'est à de telles interférences qu'on reconnaît une pensée
vivante. Et l'esprit de Montesquieu, on le sait de reste, est particulièrement apte à la synthèse. Faut-il cependant déplorer que, du
seul point de vue esthétique, l'essai de 1734 soit un peu décevant ?
Le « gothique» y est défini de manière toute péjorative, et l'on
cherche en vain dans ces quelques pages le souvenir des impressions
beaucoup plus positives que le voyageur avait parfois ressenties en
Italie ou en Allemagne. Il est vrai que nous avons affaire à une
simple ébauche, et que celle-ci ne porte pas sur l'architecture, mais
sur la peinture et sur la sculpture : ni le palais des doges, ni la
Spina, ni Sainte-Marie-des-Fleurs, ni la cathédrale de Cologne ne
s'y trouvent concernés. On est cependant tenté d 'y voir déjà à
l'œuvre l e démon familier de l'auteur de L'Esprit des Lois, cet
esprit de système qui multiplie volontiers les exemples et les preuves
mais donne aussi facilement un coup de pouce au réel pour le faire
entrer, de gré ou de force, dans un cadre préconçu.
(16) Op. cit., p. 276 (Cf. ci-dessus, Ch. III).
(17) Ibid.
(18) Ibid., pp. 276-277. Montesquieu donne en exemple des statues
de la collection parisienne du cardinal. de Polignac et de la collection
de lord Pembroke.
(19) Ibid., pp. 278-280.
(20) Ibid., p. 280.
128
�Prenons-en notre parti: les idées de Montesquieu ne s'harmonisent pas toujours parfaitement avec l'expérience, son expérience ...
Mais reconnaissons-lui le mérite d'avoir voulu élargir celle-ci en
complétant grâce au livre les leçons de son voyage. En juin 1733 il
relève dans le Mercure un « Parallèle des églises de Saint-Paul et
de Saint-Pierre » (20 bis). Vers la même époque les Pensées font
écho aux réflexions du P. Bullier « sur la nature du goût » (21).
Deux ou trois ans plus tard Montesquieu a en mains les Remarques
d'Addison sur l'Italie, et il entreprend d'en faire l'extrait (21 bis).
Simultanément il acquiert pour sa bibliothèque de La Brède un
important ouvrage de Félibien, Des principes de l'architecture, et
des autres arts qui en dépendent .. . (22) . Enfin le Spicilège nous a
conservé une liste de livres qu'à la même époque il projetait d'acheter ; parmi eux des ouvrages sur la perspective, notamment celui
du Fr. Pozzo ; des traités d'architecture, Vignole, Palladio, Scamozzi, Sedio ; des « livres sur la peinture », Vinci, Vasari, et le
De pictura veterum de Junius (23) . Certes le projet ne semble pas
avoir eu de suites : aucun de ces auteurs ne figure au Catalogue de
La Brède ni à l'inventaire après décès de la bibliothèque parisienne
de Montesquieu . Mais l'énumération est en elle-même pleine d'intérêt : elle confirme, malgré la présence du Fr. Pozzo, que ses préférences vont aux auteurs les plus classiques (le choix de Junills, prédécesseur de Félibien, est à cet égard révélateur) (24) ; elle atteste
de nouveau un désir de documentation technique qui ne nous sur(20 bis) Spicilège, 638.
(21) Mes Pensées, 272 (956). Le Cours de Sciences du P. Buffier, où
avait paru cet essai, es t de 1732.
(21 bis) Ce sont les onze premières pages du recueil manuscrit des
Geographica. Cf. Œuvres complètes de Montesquieu, op. cît., t. II, pp.
923-924. Nous regrettons que les éditeurs n'aient pas jugé utile de
reproduire cet xtrait. L'accès au manuscrit - qui est conservé au
château de La Brède - nous ayant été malheureusement refusé, nous
ignorons si l'art y occupe une place importante. L'ext~ai
se termine sur
cette remarque: « Je n'ai point achevé de lire ce hvre ». Selon Mme
F. Weil (ibid., p. LXXVIII), il est de l'écriture du secrétaire e qui a été
au service de Montesquieu de 1734 à 1738.
(22) Paris, J.-B. Coignard, 1676, 1 vol. in-4° (Catalogue, 1784 ; l'ins.
cri.p tion est aussi de l'écriture e).
(23) Spicilège, 660. Ce fragment, autographe, figure aux pp. 631-632
du manuscrit. On peut le dater avec vraisemblance de 1736 ou 1737
car il est suivi à la page 634 d'un extrait de la Gazette d'Amsterdam de
décembre 1737. (Nous devons ces observations à l'obligeance de M.
Louis Desgravcs). Signalons qu'Ingano del pcchio. (L'art de tromper la
vue) est le titre d'un ouvrage de P. Accolt!, pubhé à Florence en 1625.
Le même fragment fait allusion à la Pratica di prospettiva de Lorenzo
Sirigatti (Venise, 1596) ct aux Due 1'egole della prospettiva pratica
publiées par E. Danti (Rome, 1583).
(24) Le De pictura Veterum est de 1637. Junius y formule déjà tous
les principes que va appliquer au XVII" siècle l'école française. Il tient
par exemple la couleur pour un simple ornement, l'essentiel étant à
son avis l'ordonnance, le dessin et l'expression. Cf. A. Fontaine, Les
doctrines d'art en France ... , op. cit., pp. 22-23.
129
t)
�prend pas de sa part mais déborde largement la simple curiosIte
d'un amateur. Apparemment satisfaite au niveau des œuvres, celle
de Montesquieu veut s'attacher aux principes. Peut-être cette distinction nous fournit-elle la clef de son indifférence aux productions
de l'art contemporain . Il semble bien, en tout cas, que dans Cf'Otte
période qui suit les Considérations et où il n'est pas encore accaparé
par la rédaction de L'Esprit des Lois Montesquieu ait voulu entreprendre, en vue de quelque grand ouvrage, des études très spécialisées.
Nous devons peut-être rattacher à ce dessein les deux fragments
des Pensées, presque identiques, où il s'amuse à dresser un parallèle
entre des écrivains et des peintres célèbres : « S'il faut donner le
caractère de nos poète, je compare Corneille à Michel-Ange, Racine
à Raphaël... » (25) . Les deux premiers rapprochements sont assez
clairs et très admiratifs. D'autres sont plus ambigus et ne prennent l
un sens que par référence soit à l'échelle des valeurs généralement
reconnues en ce début du XVIII" siècle, soit aux jugements littéraires
de Montesquieu. Un ou deux enfin sont franchement énigmatiques
ou déroutant . Comparer La Fontaine au Titien et le Corrège à
Marot revient à assigner aux uns et aux autres le premier rang dans
des genres mineurs. Il en est un peu de même lorsque Montesquieu
rapproche le Parmesan de La Fare ou de Chaulieu. Égaler le Bernin
à Fonteuelle équivaut à un jugement très favorab1e, même s'il s'y
mêle quelques réserves (26). Hésiter pour Voltaire entre le Guide
et Pierre de Cortone, c'est faire un effort d'objectivité où perce
quelque malveillance : « Voltaire n'est pas beau, il n'est que
jo1i ... » (27). L'assimilation du Dominiquin au Tasse et surtout de
J . Romain à Milton est peut-être plus avantageuse aux deux peintres
qu'aux deux poète, mais on ne peut guère se tromper sur les intentions de Montesquieu, m'me s'il est persuadé que Milton ne vaut
pas Homère (28) . Mais pourquoi Giorgione et Mathurin Régnier ?
Pourquoi La Motte el Rembrandt ? On se perd en conjectures,
d'autant que si le jugement de Montesquieu sur La Motte est en
général favorable (29), le voyageur n'avait guère apprécié Rem(25) Pensées, 1215 (893). C'est la reprise, à quelques variantes près
du fragment 1198. L'un et l'autre figurent au tome II du manuscrit'
rédigé entre 1734 et 1738. Leur rédaction est probablement plus voisine
de la seconde date que de la première, car un peu plus loin le fragment
1225 fait allusion à un événement de janvier 1738. Dans une conférence
académique de 1755 sur « la légèreté de l'outil» Caylus rapprochera
également Titien et La Fontaine (Vies d·artistes .... op. cit., pp. 149. sq.).
(26) Montesquieu aimait et admirait Fontenelle [ibid .• p. 1294 (906)]
bien que la préciosité de son style l'agaçât parfois [ibid .• 692 (907)].
(27) Pensées, 896 (925).
(28) Ibid., 2252.
(29) Ibid., 143 (916) ; 1287 (917). Le fragment 894 (848) qui porte sur
la querelle des Anciens et etes Modernes est moin favorable: « M. de
La Motte manquait de sentiment. et son esprit s'était rétréci par le
commerce de gens qui n'avaient que de la bavarderie. et eux ni lui
130
�brandt . . . Reste que l'auteur des Pensées s'emploie ici à clarifier ses
propres idées, et que dans l'ensemble il se montre fidèle à ses préférences anciennes. Dix ans après son départ pour l'Italie ses souvenirs ne sont pas aussi flous qu'il lui arrive de le prétendre.
Il lui faudra pourtant encore quinze autres années pour trouver
le loisir de les utiliser. Dans l'intervalle L'Esprit des Lois aura
absorbé tout son temps et toutes ses forces. Mais le sujet lui tenait
à cœur. En novembre 1753 il refuse à d'Alembert d'écrire pour
l'Encyclopédie les articles Démocratie et Despotisme, mais propose
de les remplacer par l'article Goût (30). La mort l'empêchera de
donner à ce projet une forme définitive ; « trouvé imparfait dans
ses papiers », le texte en sera cependant publié en 1757 à la suite
de l'article de Voltaire sur le même sujet (31). R epris en 1758 dans
les Œuvres complètes, il a été complété depuis lors par la découverte
de quelques autres fragments (32). L'ensemble ne représente vraisemblablement qu'une faible partie du livre que Montesquieu avait
sans doute souhaité écrire, mais suffit à nous donner une idée de ce
que l'ouvrage aurait pu être : non plus un traité abstrait à la
manière de Batteux et du P. André, mais une étude vivante et équilibrée où la critique d'art, parallèlement à la critique littéraire et
à la critique musicale, aurait animé et nourri la réflexion esthétique.
Montesquieu saisit en effet l'occasion offerte par d'Alembert pour
revoir son premier Essai sur le Goût à la lumière de son expérience
italienne. S'agit-il de démontrer que le plaisir esthétique suppose
l'union de l'agréable et du raisonnable? Le philosophe se rappelle
avoir vu à Pise et à Gênes des peintures contraires au bon sens,
« le fleuve Arno peint dans le ciel avec son urne qui roule des
eaux [ . .. ], des saints dans le ciel qui souffraient le martyre » (33).
Veut-il analyser les « plaisirs de l'ordre » ? Il se souvient que les
bons peintres de batailles - lisons Jules Romain - savent mettre
de l'ordre dans la confusion m "me (34), et qu'il existe un art de
grouper les figures dans un tableau, qui concilie l'ordre et la
variété : là nous savons que Montesquieu songe surtout à Raphaël
n'avaicnt aucun savoir ni aucune connaissance de l'Antiquité ». Est-ce
le dernier point, tout négatif, qui justifie le rapprochement avec
Rembrandt?
(30) A d'Alembert, 16 novembre 1753, Correspondance, op. cit.,
p . 1480.
(31) Cf. d'Alembert, moge de M. de Montesquieu, Œuvres complètes
de Montesquieu, op. cit., t. l, p. XXXIII.
(32) Publiés par M. A. Masson au t. III des Œuvres complètes, pp.
529-535. Le texte de 1758 est reproduit à la fin du t. 1 de la même
édition (pp. 611·638), sous le tilre d'Essai sur le goût dans les choses
de la Nature et de l'Art.
(33) Fragments de l'Essai sur le goût, op. cit., t. III, p. 532. Le
premier exemple est absent des Voyages ; le second est emprunté, nous
l'avons vu, à l'église San Ciro de Gênes.
(34) Essai sur le goût, op. cil., t. 1, p. 619.
(35) Ibid., p. 621.
131
�(35). TI ne tarde du reste pas à le nommer, à propos du plaisir du
je ne sais quoi, qui tient selon lui à la « progression de la surprise» :
« Nous admirons la majesté des draperies de Paul Véronèse;
mais nous sommes touchés de la simplicité de Raphaël et de la
pureté du Corrège. Paul Véronèse promet beaucoup, et paie ce
qu'il promet : Raphaël et le Corrège promettent peu et paient
beaucoup, et cela nous plaît davantage» (36).
Ici Montesquieu se montre plus enthousiaste du Corrège qu'à
Parme et Modène ; à cette nuance près les lignes qui précèdent
viennent directement des Voyages . Deux pages plus loin l'exemple
de Raphaël, comparé à Virgile, est du reste repris à l'appui de la
m ême idée, par contraste avec le cc coloris plus fort» et les « attitudes forcées » des peintres vénitiens (37). TI en va de même pour
l'exemple attendu de la basilique Saint-Pierre qui « ne paraît pas
d'abord aussi grande qu'elle l'est » et qui, malgré sa masse énorme,
donne une impression de légèreté (38). Le second point est presque
une idée neuve, car l'Essai sur le Goût développe en quinze lignes
ce que les Voyages disaient d'un mot. On voit que Montesquieu n'est
pas esclave de ses notes qui doivent, elles aussi, une vie nouvelle
à la rencontre de la culture du voyageur et de la réflexion du
philosophe.
Pour l'essentiel l'Essai sur le Goût confirme cependant l'enseignement des Voyages. Montesquieu s'y montre fidèle à lui-même et
à ses choix anciens. En sculpture il craint la cc raideur gothique »
mais redoute autant le défaut inverse, un excès d'agitation qui
engendre la monotonie à force de contrastes (39). Rationaliste, il
n'a pas la superstition des règles, sachant bien que s'il existe des
cc règles générales », chaque œuvre d'art constitue un cas d'espèce :
(c Personne n'a jamais plus connu l'art que Michel-Ange; personne
ne s'en est joué davantage» (40). Sensible aux « grâces» du Corrège
et, plus encore, à la simplicité de Raphaël, il exprime en effet une
dernière fois, dans l'Es ai sur le Goût, l'admiration qu'il avait
conçue à Florence et à Rome pour l'architecte de Saint-Pierre, le
sculpteur du Bacchus et même le peintre de la Passion des Offices :
« TI n'y a point d'ouvrage de Michel-Ange où il n'ait mis quelque
chose de noble. On trouve du grand dans ses ébauches même, comme
danc ces vere que Virgile n'a point finie » (41).
(36) Ibid., p. 630.
(37) Ibid., pp. 632-633. Cf. Voyages, p. 1123, loc. cit. D'un texte à
l'autre la pensée s'est enrichie : la comparaison de Raphaël à Virgile
et des Vénitiens à Lucain n'apparaît que dans l'Essai sur le goal.
(38) Essai sur le goût, op. cit., p. 633. Cf. Voyages, p. 1123 et p. 1147,
loc. cit.
(39) Essai sur le goat, op. cit., pp. 622-624, Des contrastes. Rappelons-
nous les réticences du voyageur devant certaines œuvres de la sculpture
baroque.
(40) Fragments ... , op. cit., t. III, p. 53!.
(41) Essai sur le goût, op. cit., p. 637.
132
�CONCLUSION
M~ME
pour son époque, l'univers artistique de Montesquieu
peut sembler étriqué. Qu'il se limite à une Europe occidentale où l'Allemagne apparaît à peine, tandis que l'Espagne n'y
figure pas, n'a rien de surprenant : vers 1730 l'horizon des amateurs les plus compétents est aussi étroitement circonscrit. On
s'étonne davantage qu'au moment où l'art français commence à
dominer l'Europe un esprit averti se montre aussi indifférent à
l'école française de peinture, ou que les maîtres flamands ou hollandais, recherchés alors par tous les connaisseurs, le retiennent si
peu. Pendant et après le voyage sa curiosité reste comme prisonnière du cadre que lui avait tracé son premier guide, le chevalier
Jacob, un cadre presque exclusivement italien. Dans sa fidélité à
cette orientation initiale, Montesquieu ne demeure-t-il pas un
homme de lettres égaré parmi les vrais amateurs, en grande partie
étranger au goût ,vivant de son siècle ?
Encore son Italie eût-elle paru anachronique à beaucoup de
ses contemporains. Certes l'art moderne y a sa place, et Naples en
fait partie, avec J ordan et Solimène. Mais pour lm connaisseur
français de ce début du xvm O siècle les maîtres les plus actuels ne
sont pas forcément les plus récents. Pour apprécier historiquement
les préférences de Montesquieu il faut être moins attentif à la date
des œuvres citées qu'à leur rang dans l'échelle des valeurs admises.
C'est alors qu'il apparaît en net retrait par rapport aux engouements de son époque : un degré d'enthousiasme en moins pour le
Corrèg , un ou deux de plus en faveur de Daniel de Volterre, une
légère insistance sur l'un des tableaux où Guido Reni n'est pas
seulement gracieux, une attention plus grande à Annibal qu'à
Louis Carrache, toutes ces nuances révèlent un état d'esprit. Et de
m -me la hiérarchie instituée entre les différentes écoles. Roger de
Piles, le président de Brosses et Cochin s'accordent à vanter en premier lieu l'école bolonaise ou « lombarde » : éclecti me prudent
133
�qui concilie la tradition et le goût moderne pour Venise (1). Pour
sa part Montesquieu apprécie les bolonais dans la mesure où il
comprend mal les vénitiens . .. A Bologne il préfère Rome et même
Florence. S'il a lu également Félibien et Piles, il est manifestement
plus proche du premier que du second, renchérissant même à
l'occasion sur l'intellectualisme de l'auteur des Entretiens . Ampleur
et clarté de l'ordonnance, précision du dessin, vigueur et vérité de
l'expression, voilà du reste les critères de son jugement, plutôt que
l'harmonie ou la grâce du coloris.
Comprenons toutefois que cet attachement aux valeurs les plus
classiques n'est pas simple routine mais choix délibéré : il ne nous
révèle pas les limites d'une culture mais les préférences raisonnées
d'un goût. A travers la variété de ses expériences italiennes Montesquieu a su trouver sa voie propre . Sa personnalité s'affirme dans
des partis pris où l'on reconnaît le (c Romain » cher à l'amitié de
Madame de Tencin. Certes ils n'ont rien de rigide ni d'exclusif. Bien
que Montesquieu dogmatise volontiers, les certitudes du c( bon
goût » n'empêchent pas chez lui les surprises de la sensibilité. Le
voyageur a soupçonné que tout n'était pas méprisable dans l'art
des siècles « gothiques » ; il s'est montré ouvert aux recherches
subtiles d'un Borromini, sensible surtout - en sculpture comme
en peinture - à l'élégance des formes . Mais de même que gravité
et désir de plaire coexistent dans L'Es prit des Lois, le critique d'art
juxtapose à cette esthétique de la grâce un idéal héroïque. On a
vu son insistance à célébrer, chaque fois qu'il les rencontrait, le
(c sublime » et le « gI'and simple ». En un siècle épicurien Montesquieu a voulu demander à l'art autre chose que le plaisir des sens.
L'admirateur du palais Farnèse a cru que la beauté pouvait être
sévère. TI est permis de voir dans cette conviction l'un des traits
les plus personnels de son jugement esthétique. Si elle le conduit
à surestimer Jules Romain, elle le met aussi en mesure de goûter
la terribiltà de Michel-Ange. Cinquante ans plus tard, en un
moment beaucoup plus favorable puisque le peintre du Jugement
dernier aura déjà retrouvé en Italie de nombreux thuriféraires,
Gœthe apprendra « par cœur » les fresques de la Sixtine (2). Plus
discrète, l'admiration de Montesquieu est peut-être, en son temps,
plu ori ginale.
Sobriété gracieuse ou grandeur austère : deux ou trois générations plus tard le goùt néo-classique oscillera entre ces deux pôles.
(1) Pour R. de Piles, voir l'étude de B. Teyssèdre sur la Balance des
peintres (L'Histoire de l'art..., op. cit., p. 184). De Brosses, quittant
Rome, se réjouit de retrouver Bologne: « Enfin je persiste à mon dire,
et l'école de Bologne est toujours ma favorite» (Lettres familières, t. II,
p. 398, loc. cil.). Cochin écrit enfin que l' « école lombarde a porté la
peinture « au plus haut degré de perfection » (Voyage pittoresque
d'Italie, op. cit., t. II, p. 181).
(2) Voyage en Italie, op. cil., p. 420, 434, 546.
l)
134
�Montesquieu a beau se montrer fort indifférent à l'archéologie, les
artisans du cc retour à l'antique» auraient pu à bon droit se réclamer de lui. Nul doute qu'il eût préféré Canova au Bernin, et surtout
David à Boucher. La nostalgie de la cc vertu » républicaine qui
s'exprime dans L'Esprit des Lois n'annonce-t-elle pas le temps
des nouveaux Brutus ? Dans l'histoire des idées et de la sensibilité
il arrive ainsi qu'un retardataire soit aussi bien un précurseur.
*
**
Sérieux dans ses goûts, Montesquieu ne l'est pas moins dans
sa méthode critique. On peut sourire de l'empressement qu'il met
à solliciter partout l'avis des gens de métier, juger naïve sa conception du cc naturel» dans l'art, s'inquiéter de le voir réduire le génie
créateur à des recettes d'atelier (3) . Ne rappelle-t -il pas ces gentilshommes français que raillait son compatriote Montaigne, moins
pressés de limer leur cervelle contre celle d'autrui que de mesurer
le visage de Néron ou le diamètre de la Santa Rotonda ? (4) . Mais
plus artiste et en tout cas plus historien que Montaigne, il a moins
que lui l'amour du fait (c singulier », des curiosa. Son goût des faits
précis; va de pair avec une curiosité technicienne qui soutient et
nourrit son jugement. Et il ne suffit pas d'invoquer ici, par anticipation, l'esprit de l'Encyclopédie. En réalité tous les petits travers
que nous avons pu relever dans les Voyages sont la rançon d'une
qualité que Montesquieu, seul en son siècle, possède au plus haut
degré et qui se retrouve dans tous les registres de son activité intellectuelle. En matière d'art il n'a pas la désinvolture brillante d'un
de Brosses, ni l'imagination lyrique qui permet à Diderot de récréer
pour ses lecteurs les tableaux des Salons . Mais il ne s'en tient pas
au dilettantisme un peu superficiel du premier et, à solidité égale,
il évite le pathos du second. Chez lui la volonté de comprendre
prime le besoin de sentir. C'est pourquoi la présence de l'homme
dans les analyses du erhique est toujours si di crète. On peut y voir
une limite de son génie : Montesquieu n'est pas Baudelaire; eût-il
été moins mauvais versificateur qu'il n'aurait pas eu davantage l'idée
(3) Cf. Voyages, op. cit., p. 1221. « Je fais en passant cette remarque que la plupart des ouvriers seraient très bons s'ils étaient bien
montrés. Ce que l'on peut voir par exemple des trois Carrache, bons,
parce que deux avaient étudié sous Louis, et de trois Parmesan ou
Mazzola, bons peintres parce qu'ils avaient été sous de bons maîtres ;
de tous les élèves de Raphaël et des Carrache, qui ont tous réussi ».
La réussite ne serait donc pas le don du « génie » mais la récompense
d'un bon apprentissage ... Ce que M,?ntesquieu dit ailleurs de MichelAnge nuance heureusement cette afflrmatIOn.
(4) Essais, livre l, ch. XXVI. Dans son Journal de voyage en Italie
le même Montaigne se borne à mentionner un certain nombre d'édifices
et quelques statues, antiques ou modernes (dont le Moïse de MichelAnge).
135
�qu'on pût composer un sonnet pour faire goûter un tableau. Ce
qu'il y a de créateur dans la critique lui échappe totalement, et il
est, de ce point de vue, bien inférieur à Diderot. Mais malgré le
caractère le plus souvent informe de ses notes de voyage, malgré
une attention vétilleuse au détail, en dépit d'une sécheresse parfois
déroutante, il s'y révèle remarquablement doué pour une autre
forme de critique, l'aptitude à s'effacer devant l'objet pour mieux
le saisir, qui est l'humilité supérieure de l'intelligence.
186
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������4. -
FI rence, Offices, Aphrodite a l'oie
ri, ML/seLiln Florent il1L1l11 , l. III, pl. III. -
Photo B. .)
��--'
S. -
Ghezz i Mons ." le Prés id ent Montascù
(Photo Bibl. Vaticane)
��6. -
(Opere varie da G.-B. Piranesi, Rome, 1750, pl. 36. -
Piranesi, Vue de la place d'Espagne
Photo B.N.)
��7. -
Rome,
an Carlilzo al Quirinale.
(Photo Anderson)
����9. -
Bernin, Apollon et Daphné
(Photo Alinari)
��10. -
A. Carrache, Le triomphe de Bacchus et d'Ariane
(Photo Anderson-Giraudon)
����12. -
Dommiquin, La communio/1 de
aint Jér6/1le
(Photo Anderson-Cirauclon)
��13. -
Daniel de Volterrc, La Descente de
roix.
(Photo Alirzari)
��14. -
Raphaël, Galatée
(Pilota Anderson-Giraudo/1)
��15. -
Guido Reni, Le Massacre des i/l/locents
(Photo Alil1ari-Brogi-Giraudol1)
����CHRONOLOGIE
5 avril 1728. Départ de Paris.
26 avril-9 juillet. Vienne (séjour coupé par un voyage en Hongrie
de fin mai au 26 juin).
9 juillet-Il août. Gratz.
16 août-14 septembre. Venise.
14-16 septembre. Padoue.
16-17 septembre. Vicence.
17-20 septembre. Vérone.
24. septembre-16 octobre. Milan.
16-18 octobre. 1 ac Majeur et îles Borromées.
18-20 octobre. Novare.
23 octobre-5 novembre. Turin.
9-20 novembre. Gênes.
23 novembre. Lucques.
24-30 novembre. Pise - Livourne.
l or décembre 1728-15 janvier 1729. Florence.
15-18 janvier 1729. Sienne. Viterbe.
19 janvier.17 avril. Rome (l0r séjour).
23 avril·6 mai. Naples.
[?] mai-4 juillet. Rome (second séjour).
4-9 juillet. Lorette - Ancône· Fano - Rimini.
9·17 juillet. Bologne.
17-[?] juillet. Modène.
[?] -26 juillet. Parme.
27·29 juillet. Mantoue.
29 juillet. Vérone.
30-31 juillet. Trente.
3-15 août. Munich.
16-24 août. Augsbourg.
24 aoÎlt-l"' septembre. Louisbourg . Heidelberg - Mannheim - Franc·
fort.
3-8 septembre. Bonn.
8-10 septembre. Cologne - Düsseldorf.
11-28 ept mbre. Münster· Hanovre - Brunswick.
28 septembre-7 octobre. Visite du Hartz.
12-15 octobre. Utrecht.
15-31 octobre. Amsterdam· La Haye.
3 novembre. Arrivée à Londres.
ovembre 1729-mai 1731. Séjour en Angleterre.
Mai 1731. Retour en France.
137
10
��LEXIQUE
AFFETTO (italien). -
Passion, amour.
COSTUME (id.). - « L'art de traiter un sujet dans toute la vérité historique» (Jaucourt, Encyclopédie, art. Costume). « On comprend
encore dans le costume tout ce qui concerne les bienséances, le
caractère et les convenances propres à chaque âge et à chaque
condition « (ibid.).
GOTHIQUE: Barbare (par opposition à antique). - Le mot désigne
notre gothique, mais aussi le roman, le mauresque, le byzantin,
voire l'art égyptien et un certain baroque. Il s'agit donc moins
d'une catégorie historique précise que d'une notion esthétique, au
demeurant assez floue, qui tire son unité de sa valeur dépréciative.
Elle implique en effet : 1°) en architecture une ornementation
surabondante ; 2°) en sculpture la raideur des formes ; 3° ) en
peinture cette même raideur, soulignée par des tons crus et entiers,
et alliée parfois à une excessive délicatesse de détail. Surchargé,
raide ou mièvre, le « gothique " est donc à l'opposé de la simplicité, la variété et la noblesse qui caractérisent le « naturel" et le
« bon goftt " classiques. En 1792 le Dictionnaire des arts de Wattelet et Lévesque confirmera encore ce que Montesquieu écrivait un
demi-siècle plus tôt : le gothique est le goftt de l'ignorance,
« l'enfance " de l'art.
En matière d'architecture une volonté de clarification se manifeste cependant au long du siècle. Le gothique vient-il du nord ou
du midi, des Goths ou des Arabes ? C'est la thèse « sarrazine » souvent curieusement combinée à la théorie sylvestre de JeanFrançois Félibien, qu'illustrera Le Génie du Christianisme - qui
l'emporte au XVIIIe siècle, et au delà, de Fénelon à Alexandre
Lenoir. Mais la concurrence des deux systèmes historiques traduit
le sentiment de la complexité de l'art médiéval. Dans l'Encyclopédie
l'article Gothique s'inspire de Jean-François Félibien pour distinguer un gothique « ancien ", massif et pesant, et un gothique
« moderne ", léger et délicat jusqu'à l'excès ; dans l'article Architecture du même dictionnaire Jacques-François Blondel réserve le
mot au premier « gothique » (le roman) qu'il croit nordique, et
attribue le second aux Arabes, s~m
du reste trouver de terme pour
le désigner. On notera toutefOIS que cette volonté d'élucidation
historique, même lorsqu'elle s'accompagne d'un essai de compréhension technique (la croisée d'ogives) ou de remarques admiratives
sur quelques édifices particuliers, est loin d'aboutir à une complète
réhabilitation de l'architecture du Moyen Age. Etrangère à la
mesure classique, celle-ci demeure le lieu des extrêmes : comme
l'écrit Blondel, elle n'échappe à sa lourdeur primitive que pour
tomber « dans un excès opposé en devenant trop légère ». .
139
�HARDIESSE. - 1) Dans l'invention du tableau ; 2) Dans l'exécution :
« la hardiesse du pinceau » est l'art d'appliquer les couleurs avec
une heureuse facilité. Michel-Ange n'est « hardi ,. que dans le
premier sens du mot; mais c'est à propos du " maniement »
lourd ou léger que Richardson vante la hardiesse de Titien, de
Rubens et de Van Dyck (Traité de la peinture ... , op. cit., t. l, pp.
131-137).
HARMONIE. - Reflets de lumière et de couleur par lesquels les objets
d'un tableau « participent les uns des autres " (Piles, Cours de
peinture... , pp. 353-354).
MANIÈRE. - 1) La marque propre d'une école ou d'un artiste, chacun
pouvant avoir plusieurs CI. manières » successives ; en ce sens à
peu près synonyme de style ; 2) Une pratique habituelle, affectée
ou routinière, qui déforme la nature. - Le Dictionnaire du Trévoux
(édit. 1752 et 1771) ignore cet emploi péjoratif du mot, que donne
le Dictionnaire des Arts ... de Wattelet et Lévesque (1792). En réalité
le second sens est aussi fréquent que le premier dans la langue de
la critique d'art du XVIIIe SIècle, éprise de « naturel ». L'amphibologie du terme résume les hésitations de l'esthétique des lumières.
Pour Caylus qui donne en 1747 à l'Académie une conférence sur
la manière et les moyens de l'éviter elle n'est" de quelque côté
qu'on puisse la regarder [ ... ] qu'un défaut plus ou moins heureux " ; mais le conférencier ne croit ni possible ni même souhaitable que l'artiste échappe absolument à ce travers, et il se borne
à recommander, par la vérité de l'expression, un juste milieu entre
deux excès : le « strapassé " qui est l'extrême de la manière, et
le " fr:oid ~ q~
en est l'opposé. (Texte cité par Fontaine à la suite
des Vles d artlstes ... , op. Clt., pp. 175-182).
MORBIDEZZA (italien). - " Le sentiment des chairs " (Wattelet et
Lévesque, op. cit). - Au XVIIIe siècle le Corrège passe pour le
grand initiateur de cette délicatesse dans le modelé des chairs que
les Français appellent parfois « morbidesse lI.
SBATTIMENTO (italien). -
Ombre portée.
SUBLIME. - a Tout ce qui nous élève au-dessus de ce que nous
étions " (Jaucourt, in Encyclopédie). - C'est la définition de Boileau et de Longin, constamment reprise au XVIII' siècle par la
critique d'art comme par la critique littéraire. Richardson s'évertue,
sans grand succès, à la préciser (op. cit., t. l, pp. 183 sq). A la suite
de Boileau <l;ui donnait comme exemple de sublime authentique le
simple a Qu il mourût " du vieil Horace Wattelet insiste heureusement sur l'idée que la u simplicité appartient au sublime » ; au
lieu d'identifier le sublime au « merveilleux », il le définit comme
u l'unité d'intention » et l'économie des moyens : u une seule intention prédominante dans une composition, dans laquelle tout se
montre l'effet de cette intention, a quelque chose d'imposant qui
appartient au sublime. Peu d'objets dans un tableau, nulle complication dans la disposition des objets, une seule lumière, un coloris
sans recherche, un accord simple et général, tendant à un effet
unique, etc ... Voilà quels sont, pour tendre au sublime, les moyens
de l'art ".
VAGO (italien). - D'un ton aérien. - Dans la langue commune le mot
signifie aussi bien vague que charmant ; les deux sens se confondent dans la critique d'art pour exprimer la séduction d'une touche
vaporeuse, d'un coloris léger et imprécis, tel que celui du ciel :
140
�« Le ciel est le plus vago " (Milizia, Dizionario delle belle arti deI
disegno, Milan, 1804).
VAGHEZZA (italien. Cf. Vago). - « On dit quelquefois V aguesse, qui
est imité de l'italien vaghezza, pour exprimer ce ton aérien et une
certaine légèreté ou finesse de teintes qui appartiennent à d'heureues ruptures ou mélanges de tons, dont la pratique, l'observation
de la nature, et l'étude des maîtres qui sont recommandables par
cette partie, peuvent seuls instruire l'artiste » (Wattelet et Lévesque, op. cU.).
141
��BIBLIOGRAPHIE
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148
�TABLE DES ILLUSTRATIONS
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Pise, Église S. Maria della Spina
2. -
Florence, San Lorenzo, chapelle des Princes
3. -
Florence, San Lorenzo, chapelle Médicis
4. -
Florence, Offices, Aphrodite à l'oie
(Gori, Museum Florentinum, t. III, pl. III. -
Photo B.N.)
5. - Ghezzi, M. le Président Montascù
6. -
Piranesi, Vue de la place d'Espagne
(Opere varie. da G.-R. Piranesi, Rome, 1750, pl. 36. -
7. -
Rome, San Carlino al Quirinale.
8. -
Rome, Fontaine de l'Acqua Paola
9. -
Bernin, Apollon et Daphné
10. -
A. Carrache, Le triomphe de Bacchus et d'Ariane
11. -
Guido Reni, L'Aurore
12. -
Dominiquin, La communion de Saint Jérôme
Photo RN.)
13. - Daniel de Volterre, La Descente de Croix
14. -
Raphaël, Galatée
15. -
Guido Reni, Le Massacre des Innocents
16. -
Jules Romain, La Chute des Géants
149
��TABLE DES MATIÈRES
Pages
Avant-propos ....
9
CHAPITRE PREMIER.
Un pays inconnu
CHAPITRE
II.
L'éveil de la sensibilité
CHAPITRE
69
V.
A travers l'Europe et les styles
CHAPITRE
41
IV.
Les deux Rome
CHAPITRE
19
III.
Florence, ou le « grand goût» de Michel-Ange
CHAPITRE
Il
101
VI.
Souvenirs et projets
125
CONCLUSION .
133
CHRONOLOGIE
137
LEXIQUE
... ,
139
BWLIOGRAPHIE
143
�Imprim erie G. d Bu ac - 2, cours Sablon - Clermont-Fe rrand
DépÔ l légal 1] 0 972, 4" lrimestre 1965 .
��PUBLICATIONS
DE LA FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DE CLERMONT-FERRAND
FASe. L - Louis HARMAND, LIBANlUS : DISCOURS SUR LES
PATRONAGES (1955). In-8° raisin, 216 pages ..... .....
FASe. II. - Louis HARMAND, LE P ATONAT SUR LES COLLECTIVITES PUBLIQUES (1957). In-8° raisin, 552 pages ... . ....
FASC. III. - Jacques BLONDEL, EMILY BRONTE, EXPERIENCE
SPIRITUELLE ET CREATION POETIQUE (1955). In-8 ° carré,
452 pages ..... .. .. . ................................
FASe. IV. - Georges COVTON, ETUDE SUR LA POETIQUE DE
LA FONTAINE (1957). In-8° raisin, 40 pages...........
FASe. V. - André BOSSVAT, LE BAILLIAGE ROYAL DE MONTFERRAND (1957). In-8° carré, 208 pages ................
FASC. VI. - Jacques DROZ, LES REVOLUTIONS ALLEMANDES
DE 1848 (1957). In-8° raisin, 656 pages ................
FASe. VII. - Francis VIAN, HISTOIRE DE LA TRADITION MANUSCRITE DE QUINTUS DE SMYRNE (1959). In-8° raisin,
avec 4 planches hors-texte ............................
FASe. VIII. - Jean MAZALEYRAT, LA VIE RURALE SUR LE PLATEAU DE MILLEVACHES (1959). In-8° raisin, 302 pages ..
FASe. IX. - Paulene LEBLANC, LES PARAPHRASES FRANÇAISES
DES PSAUMES A L'EPOQUE BAROQUE 1610-1660 (1960).
In-8 ° raisin, 320 pages ...... . . .. .. ... .. . ....... . .. ..
FASe. X. - Claude MOSSÉ, LA FIN DE LA DEMOCRATIE ATHENIENNE (1962). In-8° carré, 496 pages ..................
FASe. XI. - Robert RrCATTE, LA GENESE DE LA FILLE ELISA
1960). In-8° carré, 220 pages ... ..... ... ... ........ .....
FASe. XII. - Gabriel FOURNIER, LE PEUPLEMENT RURAL EN
BASSE-AUVERGNE DURANT LE HAUT MOYEN AGE
(1962). In-8 ° raisin, 680 pages, 62 figures dans le texte, 12
. ..... ............ . .............. .
planches hors-te~
FASC. XIII. - André FEL, LES HAUTES TERRES DU MASSIF
CENTRAL, TRADITION PAYSANNE ET ECONOMIE AGRICOLE (1962) . In-8° raisin, 340 pages . ................
FASC. XIV. - Paul PORTEAU, DEUX ETUDES D'HISTOIRE DE LA
LANGUE FRANÇAISE (1962). In-8° raisin, 52 pages ......
FASC. XV. - Pierre ESTIENNE, VILLES DE MASSIF CENTRAL
1963). Jn-8 ° raisin, 88 pages ..........................
FAse. XVI. -, Jean CARLES, LE POBME DE KUDRUN. ETUDE DE
SA MATIERE (1963), In-8 ° raisin, 360 pages ............
FASe. XVII. - Paul VERNOIS, LE STyLE RUSTIQUE DANS LES
ROMANS CHAMPETRES APRES G. SAND (1963). In-8° raisin, 336 pages ................. . .... ................
FASC. XVIII. - A. TELLIER, LA POESIE DE DYLAN THOMAS,
TI-lEMES ET FORMES (1963) . In·8° raisin, 252 pages ......
FASC. XIX. - Jean CARLES, LA CHANSON DU DUC ERNST
(1964). In-8° raisin, 162 pages ........ ... ...... ...... .
FASe. XX. - Jacques BLONDEL, LE COMUS DE JOHN MlLTON
(1964). In-8 ° raisin, 128 pages .......... ........ ......
FASe. XXI. - Jean EHRARD, MONTESQUIEU, CRITIQUE D'A RT.
In-8° raisin, 184 pages .. ................ . .... ..... ..
FASC. XXII. - C. SAHAMI, L'ECONOMIE RURALE ET LA VIE
PAYSANNE DANS LA PROVINCE SUD-CASPIENNE DE
L'IRAN, LE GUlLAN. In-8° raisin, 84 pages ............
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Title
A name given to the resource
Montesquieu, critique d'art
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Presses universitaires de France (Paris)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1965
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
149 pages-[16] pages de planches
25 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de l' université de Clermont-Ferrand. 2e série ; n°21
Bibliographie p. 143-148
Subject
The topic of the resource
Montesquieu, Charles-Louis de Secondat (1689-1755 ; baron de La Brède et de) – Esthétique – Congrès
Montesquieu, Charles-Louis de Secondat (1689-1755 ; baron de La Brède et de) – Thèmes, motifs
Critique d'art
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Ehrard, Jean (1926-.…)
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Tous droits réservés
Source
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Montesquieu_006010547
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/27/24698/BCU_Montesquieu_006010547.jpg
Critique d'art
Montesquieu, Charles-Louis de Secondat (1689-1755 ; baron de La Brède et de) – Esthétique – Congrès
Montesquieu, Charles-Louis de Secondat (1689-1755 ; baron de La Brède et de) – Thèmes, motifs