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Les Publications de la Société Anonyme ~
~ du "PETIT ÉCHO DE LA MODE ': ~
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:} La Véritable Mode Française de Paris l
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Journal de demi.lu..''I'e, paraissant une fois par mois.
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2. Pour Lui! par Alice PUJO.
3. Rêver et Vivre, par Jean de la BRÈTE.·
4. Les Espérances, par Mathilde ALANIC.
5. La Çonquête d'un Cœur, par René STAR.
~ 6. Madame Victoire, par Marie THIÉRY.
7. Tante Gertrude, par B. NEULLlÈS.
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8. Comme une Épave, par Pierre PERRAULT.
9. Riche ou Aimée? par Mary FLORAN.
f O. La Dame aux Genêts, par L. de KÉRANY.
Il. Cyranette. par Norbert SEYESTRE.
12. Un Mariage" in extremis ", pnr Claire GÉNIAUX.
N[SSON.
] 3. Intruse, par Cla~de
14. La Maison des Troubadours, par Andrée YERTIOL.
15. Le Mariage de Lord Loveland, par Louis d'ARYERS.
16. Le Sentier du Bonheur. par i.. de KÉRANY
J7. A Travers les Seigles, par Hélène MATH ERS
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SALVA
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DU
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Trop Petite
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P. 0 r80nl. D Îrecteu.t'
7,
Rue Lemaisnan. Paris oaVU)
�A UNE AMIE
Ce n'est point un Toman. Nulle illtrigue, pas
d'action. C'est une existence entiè're dont on
l'emOllte le COU1'S pour s'at'rêter là où l'ail a soufjert, aimé. Si l'on revient plus souvent ail.'" el/droits
où l'ail pleur'e, il ne faut point s'en prel1dl'e à celle
qui écrit. Elle ne fait que se souvenir. Les échos
réveillés peuvent-ils répéter autre chose que ce qu'ils
ont entelldu ?
SALVA
DU
BRAL.
�,
TROP PETITE
PREMIÈRE PARTIE
1
Quand mon souvenir remonte au plus lointain
du passé, je ne puis croire que « la petite" d'autrefois soit la même que la femme d'aujourd'hui.
Elle m'apparait comme une personnalité qui s'est
depuis longtemps détachée de moi-même et, la
voyant passer, je dis comme les autres disaient;
( la petite» ; l'enfant qui déjà souffrait consciemment, à un age où les larmes sont comme une
ondée de printemps entre deux rayons de soleil.
Son amour-propre, son cœur étaient souvent
bles és, meurtris, parce que, trop petite pour son
âge, ellc se voyait exclue ùe maints jeux, bousculée
~. plaisir. On inventait cependant porfois pour elle
un rOle de souris, dont la destinée est d'être
mangée par le chats.
Je venais d'avoir sept ans, l'age qu'i! est convenu d'appeler l'àge de raison et qui confère certains privilèges. Sept ans! clot la petite enfance
comme quinze ouvre la première jeunesse. Sept
ans et quinze ans, ce sont des dates qui marquent.
�6
TROP PETITE
n semblait à Lia qu'elle
avait grandi tout à coup,
pris une import ance que la veille elle n'avait pas,
et qu'à sa taille· devaient s'~tre
ajoutés quelques
centimètres. Certain es phrases de sa mère pouvaient le lui faire suppos er; sa mère 1 qui s'ingéniait à la consoler, à lui faire oublier tant de
petites vexations 1
C'était le jour d'une grande revue. Toute la
ville était en fête, remplissait les rues, se hâtait
vers le cours d'Ajot, où les troupes déjà rangées,
infante ne, marine, école des mousses avec fifres et
tambou rs, défilaient. Le cortège, le plus brillant
qui soit, avec amirau x, généra ux, allait passer.
Ma sœur Shara, d'un an plus jeune que moi,
mais beaucoup « trop grande » pour son âge,
disait ma mère afin d'excus er celle qui était « trop
petite Il pour le sien, ma sœur Shara donnait la
main à maman ... moi je marchais libre: A sept
J.ns! donne- t-on la main comme une petite fille?
On se fait place diffipilement. Il faut cepend ant
arriver à percer cette foule pour voir le cortège.
Le voilà qui s'avanc e!
Un remous en avant, que les soldats ramènent
en arrière ... la longue vague ondule. Je suis
séparée de maman et de ma s~ur.
Pressée,
repoussée à droite, à gauche, je me sens perdue ;
je vais crier, oublian t que j'ai sept ans, quand je
me sens saisie, enlevée par des bras robustes.
C'est un ouvrier. « Ah! pauv' peti le gosse, on va
t'écrase r comme une puce! tu veux voir, toi
aussi? dis rien, t'auras la meilleure place! Il
Et je me trouve assise sur l' ~pau
le de l'homm e
dominant Je flot humain.
�7
t Maman !. C'e~t
elle, crie pres,que
la voixpc Sla~!
tout près .
. Et une voix de gamin au même instant.:
.."... Elle est pas bête, ~( la pe~it)J,
grimpée au
mâ~
'de cocagne.!
Il me semble que tous les regards sont fixés sur
moi, que la revue, Je cortège, n'intéressent personne. Je voudrais glisser de mon perchoir, mais
mon bourreau tient mes deux chevilles enfermées
dans une de ses mains, taudis que de l'autre il me
maintient sur mon siège.
- T'as de la chance! me dit-il avec bonhomie, ta « grande sœur» voudrait ben être à ta
place 1
Le cortège passe, ruisselant de broderies d'or
sous le soleil du matin. La musique de la marine
joue sa marche la plus triomphante et, suivdnt le
mouvement, l'épaule de l'ouvrier s'élève, s'abaisse
en mesure, moi de même. Le cortège est passé! la
foule s'émiette; j'homme me pose à terre;
maman le remercie chaleureusement. mais c'est
fini! l'illusion s'est évanouie, mes sept ans sont
Jéflorés, je reste bien Cl la petite JI, Shara la
grande.
Maman (( devine JI la meurtrissure. Elle essaie,
d'écarter l'en'vie qui pourrait s'installer dans le,
cœur de Lia. Elle lui parle doucement, tendrement, lui dit de très jolies choses: « Dans les
prairies et les jardins il y a des fleurs diférent~
qui différemment plaisent. Les uns préfèrent au
lis, si droit et si fier, la petite marguerite au cœur
d'or qui est l'étai) des champs; la vioJeHe se fait
chercher el cueillir alors qu'on redoute les épines
'''': .Ma~n
a~sitô
�8
TROP PETITE
de.la rose; le réséda se venge de n'avoir point de
bra ntes couleurs en' donnant son suave et délicat
parfum. »
Il. La petite YJ comprend le symbole des OeufS'
qu'elle aime ta nt. L'ensei5 nement maternel
pénètre dans son cœur docile, et l'horrible envie,
plante vénéneuse s'il en est, jamais ne se mêla aux
regrets et aux larmes secrètes que faisaient couler
si souvent ses petites compag~es
de l'âge « sans
pitié YJ.
.1.Un enfant,
Cet âge est sans pitié.
Ce 'n 'est pas « petite J) qui aurait contredit ce
bo? La Fontaine l. .. A l'âge où elle apprenait les
Dpux Pigeons, elle se trouvait bien autrement à
, plaindre que la « volatile malheureuse» à moitié
achevée par la fronde. Qu'elle en recevait, de ces
pierres, la pauvre Lia! Elles blessaient dur quelquefois, mais Il petite,1' savait bien que, quand cela
saignait, il ne fallait pas le laisser voir. Elle faisait
contre fortune bon cœur et riait; les plus fi~es
se
doutaient bien de ce qu'il ' y avait sous ce rire ,
elles avaient peut-être entendu après la dernière
ronde de la surveillante, le soir, quelques gros
venir du cOté du lit où
soupirs, chargés de .'ilr~es,
<l petite YJ s'endormait, mais le lendemain matin,
on n'en recommençait pas ,moins les plaisanteriesde la veille.
Un jour. elle reçut un microscopique trousseau
de poupée, très complet, contenu tout enlier dans
!lne bolle de plumes, avec cette adresse: Il Au proLilliput. ~
mier-né de ~hle
'
�TROP PETITE
9
Mais on l'affublait sortout du sobriquet de
Poucet. si bien qu'elle avait voué à ce héros des
contes enfantins une implacable haine, une de ces
haines qui etH fait passer un terrible quart
d'heure au màlheureux Poucet, s'il avait pu se
rencontrer sur le chemin de Lia.
Quand on jouait à la biche, au loup, à tout autre
jeu, elle était bien sûre d'être pri~e.
u Petite Il est dedans!
A tort ou à raison, toujours « dedans ». Une
fois ce fut pour tout de, bon qu'elle y fut.
Défense était faite d'entrer dans les classes
lorsque l'heure du travail était passée. Quoi de
plus naturel alors, que la salle d'étude eùl pendant le récréations un attrait indéfi nisabl~,
d'autant que deux de 'ses fenêtres donnaient sur
le jardin ...
Les élèves les plus fortes ne se 'faisaient pas
faute d'entrer par l'une et de ressortir par l'autre,
dès que Mlle Virginie, la surveillante, tournait le
dos.
Ce plaisir si souvent contemplé demeurait pour
moi inaccessible, la fenêtre étant trop haute pour
que j'y puisse atteindre.
Que ce devait être amusant pourtant! Que
cJ'émotions palpitantes quand il fallait calculer
juste le moment de sauter dans la classe et celui
plus périlleux encore oe s'élancer dans le jordin.
Un jour, dans une partie de biche effrénée, je me
sentis enlevée par un tourbillon de cinq à six
élèves qui vinrent s'abattre sur le calTeau de la
classe, dans des écla s de rire d'autant plus fous
qu'ils voulaient être étliuiIés.
�10
TROP PETITE
, Tout à coup, du dehors retentit le cri d'alarm e:
« Mlle Virginie! ),
Nous voilà debout 'Gomme un seul homme '. 'En
un clin d'œil, et presqu e en même temps, je 'YOÎs
-mes compagnes disparaltre' par la fenêtre àvec 'des
gestes excentriques comme ceux des ombres chinoises, et je me sens poussée, enfouie au fond
d'une bourric he.
Bourric he de malheu r! Comm ent se trouvait'elle là tout exprès pour me recevoir? .c'est un
mystère qui ne fut jamais expliqué.
Ce que je sais, c'est que, pelot'Ûnnée sur moi'même, j'y demeurai immobile, le cœur battant,
'compt ant ChaCtlIl des pas de Mlle Virginie qui
s'avançait.
- Où sont-elles? s'écria la surveillante d'une
voix où gronda it l'orage. Il est impossible que,
toutes, elles aient eu le temps de passer par la
fenêtre.
'
Elle venait à travers la classe, fmppan t sur les
pupitre s, comme pour en faire sortir les coupables.
En dehors , près des deux fenêtres, s'étaient
groupé es les élèves; j'entendais des chuchotements, des rires étouffés.
Mlle Virginie, sans défiance, passa près de moi,
me donnant des terreur s égales à celles du COll,damné qui attend sa dernièr e minute.
Sa robe frOla la bourric he ,( une robe à 'petits
carreau x gris et noirs), et la bourric he pour l'accroche r laissa écarter de sas flancs un traHre petit
brin d'osier qui suffit à l'arrête r.
j'étais perdue)
�TROP PETITE
1
''l.U-
Un immense éclat de rire salua ce cruel instant
et fit monter la colère au cerveau de M\1e Virginie.
- Sortez! mais sortez donc!... vous saurez ce
qu'il vous en coûtera.
Hélas! je ne demandais pas mieux, malgré cette
invitation peu engageante.
Je fis un mouvement désespéré ..• la bourriche
roula sur e\1e-même ... Les rires reprirent sans
Llucune modération. ,. Mais pas de mon côté, pas
non plus de celui de M\1e Virginie qui se baissa
pour m'attirer, attrapant au hasard celui de mes
membres qui se présenta.
Etant entrée la tête la première, ce fut par les
pieds que je sortis, saluée par des bravos frénétiques.
Ah! Mlle Virginie! quelle humiliation ne m'avezvous pas value ce jour-là!
Le pensum de 100 lignes, le pain sec au dîner,
l'admonestation de la maltresse de classe (car,
émissaire, je payais pour toutes les
pauvre b~uc
coupables!), rien ne fut comparable à cet instant
où j'apparus à la lumière du jour présentée par la
surveillante.
Je pardonnai cerendant à Mlle Virginie! et
chose plus difficile j'acceptai d'être petite, toujours petite, si le bon Dieu le voulait, car j'entendis ce jour-là (c'était celui de ma première communion) une voix intime me parler dans un mystérieux silence, elle disait qu'on peut être grand
en dépit de la plus petite taille et je crus comprendre comment cela pouvait s'accomplir.
�12
TROP PETITE
n
Petit Poucet.
Mon père était officier de marine; ii voyageait
beaucoup. Je me souviens des larmes du départ,
du vaisseau que nous allions voir s'éloigner et displraltre j de l'attente des courriers, des retards
qui faisaient frémir quand on entendait gronder
le vent et mugir la tempête . .
Mais je me souviens surtout des retours, des
caisses ouvertes avec impatience, des surprises
rapporiées des îles lointaines, de ces pays inconnus qui me semblaient être sur une autre terre,
tant je trouvais les absences longues lorsque mon
père y était. Lui-même empruntait à mes yeux
quelque chose de ce prestige qu'avaient pour moi
les mondes lointains; puis tout à coup sa physionomie change, on croirait que ce n'e .. t plus lui.
II est parti pour un voyage gai, heureux, jeune
encore. Il revient: ses cheveux sont devenus
presque blancs; il quitte la marine el nous trouvons tout triste, Shara et moi, de penser que
jamais il ne mettra plus son bel habit brodé d'or,
son grand chapeau à plumes noires.
Mais maman nous dit tout bas qu'il ne fallait
jamais parler de cela à notre père.
El comme nous la regardions, étonnés, elle
ajouta:
_ On a commis une injustice, votre père a pri2
a retraite.
�.'
TROP PETITE
I~
,)
Injustice et retai~
ces deux mots nous causèrent une grande impression; ma mère les avait
dits si mystérieusement, et ils apportèrent un tel
changement dans notre existence!
Mou père ne voulu.lplus voir personne; la ville
où il rencontrait ses anciens camarades, entendait
parler d'avancement, lui devint odieuse. ilia quitta
pour habiter la campagne; ma mère obtint seulement de revenir à B ... les deux plus mauvais mois
de l'année, afin que nous ne fussions pas complètement sevrées des plaisirs de notre âge •
. Shara avait dix-sept ans, nloi dix-huit.
Nous allions faire notre entrée dans le monde.
Chose grave! Champ de bataille redoutable oit
les flèches volent, se croisent, faisant parfois des
à guérir! Les plus dangereuses
blessures difcl~
parlent de ces rangs errés qui font tapisserie.
Vous ne vous en méfiez guère, beauté triomphante ou timide qui entrez pour la première fois
dans le salon éblouissant, vous croyez que c'est de
ce coin en habil noir que va dépendre l'impression qui vous suivra longtemps peut-êlre. Erreur! ...
c Petite» ne faisait aucune réUexioll bien définie
en achevant sa toilette de bal; je me rappelle seulement qu'elle tremblait bèaucoup en s'habillant
devant l'armoire à glace qu'elle et Shara se disputaient.
Lis des jardins, marguerite des champs!
Lia pensa que c'était bien cela quand elles furent
prêtes toutes deux.
Sbara était très iolie. Grande, svelte," un peu
pille avec des cheveux presque noirs qui avaient
cependanL des rerrets dorés j de grands yeux fenduc:,
�TROP PETITE'
en amande, des paupières plus naturelJement
baissées; lorsqu'elles se relevaient, c'était poUl'
laisser vo.ir le plus pur regard de madone qu'on
puisse rêver. Ils étaient si beaux ces yeux, qu'on
ne songeait point à leur demander plus de flamme.
Ds . semblaient f.iits pour la contemplation des
calmes paysages et des ciels sans orages.
Pauvre Lia! comme elle était petite près d'elIe:
« marguerite des champs JI. Elle avait des yeux
gris voilés de longs cils bruns. Sa mère lui avait
dit plusieurs fois en les baisant:
- Quand tu voudras qu'on ne lise pas du premier coup jusqu'au fond de ton âme, il faudra les
fermer, ces yeux-là, car ils parlentl ils parlent!. ..
Depuis ••• ils ont souvent pleuré 1.••
Nous avions des robes blanches, Shara des roses
dans les cheveux, moi des pâquerettes, des paquerettes partout, au cor~age,
dans les relevés de la
tunique.
C'était un grand bal. Un éblouissement de fleurs
et de lumières. Les glac6s, enguirlandées de verdure, multipliaient à l'infini le va-et-vient, les
regards, les sourires.
EIre emportée dans cette élégante cohue; tournoyer au milieu de cette foule, entrainée par celte
musique! Quelle ivrèsse ce devait être 1
Shara est partie déjà. Le cœur me bat...
Vais-je rester? On n'en danse pas moins bien
parce qu'on est petite.
Un heau jeune homme s'approche.
Près de moi, une compagne d'infortune attend
aussi ••• Volontiers je lui dirais: tl Effacez-vous.
n'êtes-vous pas de la taille de tout le monde? Si ce
�TROP PETITE
n'est pas maintenant, ce sera tout à l'heure.»
Je lève les yeux avec anx'i étéj mon regard ren-.
contre celui du jeune homme. Il s'incline devant
Ulo,i" ~on
bras s'arrondit ... j'y pose le mien.
,.Mon danseur m'enlève comme une plume, le
parquet fuit sous mes pas, je, l'effleure à peine. Le'
papillon doit éprouver de telles sensations en voltige,ant au milieu des (leurs.
- Déjà! fus-je sur le point de m'écrier, quand
on me reconduisit à ma place. Et tout bas, je murmurai à l'oreille de ma mère:
- Je m'amuse follement.
- On le voit bien, me dit-elle avec un heureux.,
sourire, tes cheveux eux-mêmes ne se possèdent:
plus.
Et sur mon front sadouce main passa comme une
caresse, ramenant les boucles qui s'y égaraient.
Shara, les joues à peine teintées, s'asseyait tranquillement auprès de moi.
L'instant d'après les quadrilles se formaient, ma
sœur et moi figurions dans le p:lème, avec des
jeunes filles qu'on sèmblait avoir choisies granJes
ct sveltes pour me faire paraltre plus petite encorej
le quadrille n'y perdit rien en animation; mais
comme je passais près d'un groupe de mères de
famille ou autres personnes rnùres à regret. je saisis deux phrases échangées sur un ton qui ne songeait même pas à se donner la peine de se baisser:
- Ridiculement petite 1
- RiJiculement ! ... Poucet ...
C'est tout ce que j'entendis, car la danse continuait et s'achevait plus gaie encore qu'elle n'avait
commencé.
�16
TROP PETITE
:\Iais pour moi le 'charme était rompu, comme
par un coup Je baguette magique.
Petit Poucet, rappelé de bien loin, revenait passant à travers les grandes classes, olt s'asseyaient,
à des pupitres noirs, toutes les élèves de l'<l.ge sans
pitié. II en sortait après bien des misères, s'élançait vers la première lumière brillant sur son chemin et v0ilà que tout devenait plus sombre que
jamais. Cc momIe qui l'entourait était devenu
l'ogre prêt à le dévorer ..• en souriant ... Hélas'I
pour lui échapper i1 n'était point de boltes de
sept lieues!
'
Ce bal fut très long, car, à partir du fatal quadrille, Lia fit la remarque qu'un même danseur
ne la demandait jamais deux fois, tandis que Sur
le carnet de Shara les mêmes noms étaient souvent répétés.
Vers la fin, « petite YJ n,e dansait presque plus.
Elles étaient bien f.,m,é es les guirlandes de marguerites qu'elle détacba ùe sa première toilette de
bal, si fanées qu'il lui sembla que rien ne pourrait
jamais les rafratchir; Shara aussi enlevait ses
roses.
- Petite sœur, je crois que vous vous ~tes
beaucoup amusée, lui dit-elJe.
- Ob! beaucoup, répondit Lia.
Et une larme silencieuse roula sur sa joue.
1
�TROP PETITE
lU
La saison des bals passa sans me laisser un
regret. Shara n'en avait pas davant age; elle entendait dire qu'elle était belle sans en être touché e;
la femme ne s'éveillait pas, l'enfant restait sérieuse,
timide, un peu farouche même avec les titrange rs;
gaie, enjouée dans l'intimité de la famille.
Le printem ps de cette année nous parut plÙs
beau gue jamais. Le soleil, les oiseaux, les fleurs,
Jec; brises chargée s de senteur s qui couren t dans
l'espace, la grande vie de la nature qui s'épanc he,
comme tout cela faisait monter au cœur des flots
de vie.
Nous l'aimions tant notre petit domain e de
Kerroc h', tout enfoui au milieu des bois! On en
avait abattu juste ce qu'il tallait pour y placer le
chalet, un vrai chalet suisse avec des balcons, un
e calier extérie ur, des découp ures au toit, 00.
s'élançaient la clémati te et la vigne vierge.
Tout à côté coulait le ruisseau dans son lit profondément creusé, le:; noiseti ers, les hautes fou ..
gères, les iris lui faisaient un bercea u; les jours
de pluie il devenait torrent , se précipi tait en cascaùe et allait se jeter dans la rivière qui bordait
la proprié té.
.
Jamais voix dt: ruisseau n'a pleuré, grondé ou
chanté comme celle du Kerroc h' 1
�18
TROP .. PETITE
On avait jeté d'un bqrd sur l'autre un pont rustique qui menait au pavillon de chaume par de
petits sentiers capricieux. à. peine tracés à· travers
l~ bo!:> taillis.
, " ,'. ....:,
De ce pavillon (l'endroit le plus élevé), la ligQ.o ,
de J'horizon se perdait dans la mer.,
Derrière le chalet, en dehors de J'enclos de
K~roch'
se trouvait J'étang, mon e,n droit favori.
Un matin, je m'y rendais seule.
Pas un bruit humain, à peine un soup~n
des pas de l'homme dans ce chemin étroit, ombreux.
D'un côté, le bois qui s'en allait en montant,
plein de digitales pourprées; de l'autre, des ruisseaux causant toujours sous les noisetiers et Jes
saules, puis la prai rie, pleine de fleurs, et J'on
arrivait à l'étang tranquille, mystérieux, dormant
sous les nénuphars.
Des troncs noueux s'avançaient au-dessus de
j'eau; leurs branches s'étendaient pour la faire plus
sombre, quelques-unes la caressaient quand venait
à passer une brise; plus loin, les roseaux s'inclina,ient et les reines des prés secouaient leurs panaches blancs.
J'errais au bord de I~étang,
écoutant ce qui sc
disait sous les herbe5, ùans les buissons, et j'aur'ais
voulu donner ma note dans ce concert, prenJre
ma part de bon.heur. Chaque créature n'y a-t-elle
pas droit ? .. Je m'assis sur une branche d'arbre
. s'avançant au-dessus de l'étang, il me semblait
faire partie du monde des oiseaux; ils ne fuyaient
point, ne connaissaient-ils pas u la petite » qui
venait si sou vent les écouter chanter.
�TROP PETITE
J'avais d'interminables causeries avec un être
imaginaire. qu'on nomme l'idéal.
Rien de plus immatériel que le mien.
Brun ou blond, grand ou petit, je n'en savais
rien.
Oh! grand sans doute ••• Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il existait.
J'allais m'arrac her à son 'charm e, lorsqu' une
voix sembla nt sortir du sein des eaux m'arrêt a
brusqu ement:
- Ne bougez pas, de grâce, ne bougez pas !...
Ces mots étaient prononcés sur le ton du commandement et de la prière à la fois.
Saisie de terreur , je me cramponnai à une branche et regardai vers l'autre extrémité de l'étang.
Je vis deux peintre s à 'moitié dissimulés derrière les roseaux.
Avant que je fusse revenu de ma surpris e, l'un
d'eux reprit sur un ton quasi patern el:
-Mon enfant, eocorequelquesminutes,asseyezvous comme vous étiez tout à l'heure , et vous nous
aurez valu un charma nt croquis.
Rassurée par ces mots: u mon enfant Il et surtout par la largeur de l'étang qui me séparai t des
peintres, j'obéis tout en jetant à la dérobée .;uelques regards curieux sur ceux que j'obligeais uo
peu malgré moi.
L'un était jeune, tout jeune, un front découvert,
couronné de cheveux blonds, des yeux bleus très
profonds. L'autre paraissait 'flus âgé.
'
- Voilà qui e t fait, me cria-l-il après quelques
minutes de silence ; mille merci, mon eofant, vous
ttes libre.
�20
TROP PETITE
Je ne me le fis pas dire deux (ois. En quelques
bonds je fus à terre.
Le jeune homme blond s'était levé en même
temps que moi el s'avança au bord de t'étang. Je
vis se projeter dans l'eau sa haute taille.
- Est-il permis, demanda-t-il d'une voix qu'il
me sembla avoir entendue chanter dans un rêve"
est-il pertnis de demander le 110m du modèle qui
1l0US a si heureusement servi?
Je me troublai tout à fait.
- Je m'appelle Lia, répondis-je en rougissant.
Et, sans savoir pourquoi, je m'enfuis comme si
j'étais poursuivie.
Je ne le lus que dans mon imagination; mais
q uelclue chose me disait que ce regard bleu s'arrêterait encore sur moi.
Q ui éta ient ces peintres?
Chaque saison d'été en amenait dans le village
du bord de la grève, à un quart d'heure de Kecroch'. Ceux-ci nous étaient inconnus. Allaient-ils
passer seuJementou comme tani d'autres s'installer
dans Je pays qui otTrait tant de sites pittoresques?
Ces questions nous agitaient beaucoup, Shara
c t moi, mais lorsque je revenais à l'apparition de
l'étang, à ma fuite que je trouvais si sotte, si humi.
liante, ma sœur m'offrait des consolations qui
n'étaient guère, de nature à me con ·oler.
- Bah! me disait-elle, on ne t'a vue qu'à distance, on t'aura prise pour une petite fille; avec
tcs nattes sur le dos, ta ceinture de bébé, on ne te
donne F'uS plus de douze ans.
Lia en étuilloin pourtant, et moins que jamais
clle était di sposéc à jouer le rôle du Petit Poucet,
�TRUP PETITE
21
il Y en avait tant d'autre s qui comme nçaient à la
:hanne r! Se rencon trer au bord d'un lac ou d'un
étang, n'est-ce pas très joli pour la premiè re page
d'un roman?
I.V
Le feu sacré.
r Jours inoubli és! jours baigné!'. de soleil, avez-
vous été miens? Est-ce bien moi à qui la vie apparaissait si belle parce que, près de « lui )1, je regardais le ciel s'empo urprer et pâlir? et que nous
marchi ons dans le mëme sentier , écoutan t les
oiseaux .
tIre heureu se, parcè que le soir on s'en va contemplant les étoiles, entend ant des aveux dans le
silence 1 Un jour croire tout perdu, le lendem ain
'tout espérer . C'est être jeune.
t Petite» a travers é cette phase de la
vie.
Les peintre s vinrent au chalet. La premiè re fois,
c'était par une tiède après-m idi, le' flot · étaient
bleus, le ciel plus bleu encore , et Lia et Shara
bahillaient en travaill ant dans la véranda près de
leur mère qui les écoulnit en sourian t.
Tout à coup « petite » poussa un cri:
- Ce sont eux!
- Qui? eux? demand èl'ent en même temp ma
mère et ma sœur.
- Mais ... les peintre s.
Lia s'étonn ait de ce qu'on ne le devinât pas.
�22
TROP PETITE
Ils étaient tout près, arrivant directement vers
le chalet.
C'était bien réel! Ils venaient nous faire une
visite.
Mon cœur battait -très fort, mais cette émotion
s'évanouit devant la simplicité a\'ec laquelle ces
messieurs se présentèrent. Ils parlèrent tout de
suite de la rencontre de l'étang et sans le moindre
embarras ... Ce n'était pas un événement dans leur
vie. Je compris que ce ne devait pas en être un
dans la mienne, sous peine de faire croire que mon
esprit n'était pas beaucoup plus haut que ma taille.
11 fallut même rire de ma surprise, de mon
effroi.
- J'ai craint un instant, dit le jeune homme en
s'adressant à moi, d'assister à une scène d'Ophélie.
- - Il aurait manqué, répondis-je, le courant
pour m'entralner, Ramlet pour me pleurer, et le
tableau se fùt réduit à un bain dans l'eau froublée,
ce qui eGt manqué de poésie.
On parla du pays, de la Bretagne, inépuisablo
3ujet. Ces messieurs y venaient passer la saison, el
avaient loué une petite maison au village.
M. d'Arbelle, celui des peintres qui paraissait
le maltre de l'autre, était marié, père de famille; il
attendait sous peu de jours sa femme et ses enfants
dont il parla avec beaucoup de complaisance.
M. Paul Debray était l'ami intime de M. d'Arbelle qui l'appelait u mon fils Paul D. Comme ce
fils n'a\'ait pas dix ans de moins que son père, celte
appellation avait .quelque chose de particulièrement tenùre et protecteur qui était charmant.
jours après cette visite, MW4 d'Arbelle
Quelq ue~
�TROP ' PETITE
an-iva avec ·-ses deux pe.tits garçon s, quatre et
six ans!
-. -Jeune , élégante, pleine d'entra in, gaie comme
une pensionnaire en vacances, elle ne demand ait
qU'à courir le pays, à s'amus er de tout et de rien,
sachan t mener de front ses devoirs et ses distraè tions.
Elle se passionna pour Kerroc h' qu'elle déclara
être nn pelit Éden.
Entre le chalet et le village, ce furent des allées
et venues continuelles, des relations pleines de
cordial ité et de franchise . .
,.. L'après-midi, on allait à la recherc he d'un site;
quand on l'avait troU\'é, on s'inslallait tout près
des peintres, avec un livre, une broderi e. On causait, on riait. Oh! quels éclats, jetés aux échos de
tous ces rochers 1 Quels chucho tement s sous ces
bois taillis, dans les chemin s creux.
« Petite "avait repris ses crayon s un peu abandonnés depuis sa sortie de pension et travaillait
avec une ardeur dont elle ne se serait jamais crue
capable.
.
Elle rêvait mainte nant de deveni r une grande
artiste. Des horizons !immenses s'ouvra ient j un
monde inconnu se révélait depuis que les peintres
étaient devenus les amis intimes de la maison. Ils
avaient atteint les régionsoll elle n'arrive rait jamais,
mais elle les contem plait de loin et savait au moins
les admire r.
Vivre dans cette sphère , comme ce devait être
beau! Le feu sacré! elle était vraime nt brillée,
dévorée par le feu sacré.
Ne le voyait-elle pas briller dans les yeux dl?
�TROP PETITE
Paul! Oh 1 quand eHe y surprenait cette flamme,
immédiatement elle se communiquait, et sans se
dire un mot, il leur semblait descendre très loin
dans la pensée l'un de l'autre.
Ce n'était point dans les sujets touchant exclusivement à l'art qu'ils s'entendaient ainsi sans
se parler.
Le soir, on allait tous ensemble reconduire la
famille d'Arbelle par les bois ou le borll de la
grève ...
Sans le chercher (du moins ils ne le croyaient
pas), presque toujours ils se trouvaient l'un près
de l'autre, un peu en avant ou un peu arrière de
la bande.
Quel sentier étroit! D'un côté le flot qui murmurait doucement en caressant les galets! De
l'autre les bois avec les voix mystérieuses qui parlent avant de s'endormir. El là-bas, bien loin,
devant eux, comme une étoile perdue, le phare
annonçait la grande mer et les écueils de la côte.
Ce qu'ils se disaient alors, tout le monde aurait
pu l'entendre.
- Je ne me lasse pas d'écouter ce murmure de
la vague, toujours pareil, disait Paul j cela berce
comme un chant.
- Je n'aime rien autant que ce bruit, répondait Lia.
Ils marchaient près l'un de l'autre et les flots
continuaient à causer.
Après un silence:
- Avez-vous entendu dans le bois ce frôlement
d'ailes?
- Je l'écoutais .••
�TROP PETITE
- Cette étoile qui vient de passer si vite et de
t'éteind re dans le bleu profond, l'avez-vous vue? ••
- Je la regarda is... .
Op faisait beaucoup de musique au chalet. Les
jours de pluie ou de brume où l'on ne pouvait
peindre ; les soirs 'un peu froiùs, Kerroc h' entendait de véritables concerts.
Le piano, le violon, la mando line; tout un
orchest re! « Petite » ét~i
une bien pauvre exécutante, ses doigts avaient trop de peine à
atteind re' l'octave, et le violon l'ent fait paraItre
ridicule; mais, comme compensation, le ciel lui
avait donné l'instru ment des oisèaux, et elle s'en
servait d'une manière fort agréable, non point
comme le rossignol qui tient en extase tous les
hÔtes des bo'is, mais un peu comme la fauvette
qui charme le passant.
Longte mps elle n'y attacha aucun prix; mais un
soir. Paul ayant dit que pour lui aucune musiCJue
ne valait celle de la voix humaine, elle eul des
transpo rts d'actions de grace pour remercier Dieu
de lui avoir donné ' celle-là, et du matin au soir
elle s'en allait chanta nt à tous les échos de
Kerroc h'!. ..
Le feu sacré gagnait de proche en proche toutes
les cordes de l'art.
�TROP,:,PEnTE
i
"'
v
';';
.', .~ , . '.~ .'}
.
)
'.
La fontaine.
C'était le pardon, le grand pardon pour tout le
pays. Ou chomait comme. le dimanche, et les plus
beaux costumes de Cvrnouailles sortaient de leurs
vieux bahuts de chène à dix lieues à la ronde.
Au pardon, le profane et le sacré se coudoient
sans que l'un ni l'autre se montrent choqués du
voisinage.
Pendant que les uns s'en vont pieds nus, le chapelet à la main, porter leur cierge ou leur offrande,
toucher la robe de Notre-Dame, ou baiser la
relique sur le coussin de velours, les autres, ayant
achevé leurs dévotions, s'asseoient sous les tentes
près ,des longues tables où j'on chante fort, où
l'on boit mieux encore.
Sous des arbres les groupes se forment, les
repas s'organisent. A l'ouverture de tous le!)
ohemios les crêpes se dorent sur la poéle noircie;
les mendiants étalent leurs plaies hideuses, leurs
monstrueuses difformités, tandis que, dans le
champ à coté, l'infatigable joueur de biniou fail
danser gravement la gavotte et le serpent.
Autour ùes bouticlues en plcin vent, la foule se
presse, sc pousse, achetant des mirlitons ct des
chapelets, des épingles dorées et des médailles
d'argent.
Et puis tout , cela circule la ·chanson sur 'les
ni
�TROP PETITE
lèvres, la fleur au corsage, les décorations de tous
genres à la boutonnière et au chapeau.
Ah! que c'est beau le pardon breton!
Brizeux, tu l'as chanté, moi je n'en sais rien
dire, mais j'en ai goùté comme toi toute la poésie.
En te lisant je retrouve mes souvenirs, je pleure.
Au fond de quels souvenirs n'est-il pas de larmes?
Nous ce le manquions 'jamais, ce grand pardon.
,Cette année, celle que nous appelions l'année des
peintres, la fête était double, nous y conduisions
des étrangers curieux de tout spectacle nouveau.
Nous voulions tout leur montrer, et ces Parisiens
s'amusaient comme des enfants, jouissaient de
mille détails, voyaient des choses que nous
n'avions jamais vues.
Il y avait la fontaine miraculeuse, la petite fontaine carrée à fleur de terre, dans sa grolle tapissée de mousses humides, de fougères poussant
entre les pierres disjointes.
Pas une fille qui ne vienne là, croyante ou pas
croyante, pour demander sa destinée. JI suffit
pour cela de jeter une épingle dans la fontaine: si
elle descend tout droit au fond, s'y arrête un instant
sur la pointe, c'est signe qu'on attachera celle
année même le bouquet d'oranger à son corsage;
si l'épingle, au contraire, s'en va en tournoyant,
arrive sur la tète, il faut remettre à plus tard les
douces espérances.
Qu'il y en avait des jeunes filles au bord de la
fontaine! la plupart y allaient gravement, d'autres
riaient bien fort, trop fort, quand l'épingle arrivait sur la tète.
Shara et Lia avaient pris rang sans beaucoup
�TROP PETITE
d'émotion pour aller consulter l'oracle liquide.
C'était amusant de faire comme toutes ces
jeunes paysannes.
Shara passe la première, s'agenouille sur le
bord de pierre, laisse tomber l'épingle et se relève
presque aussitôt.
- Hélas! dit-elle, avec un geste de désespoir
tragique, elle e&t arrivée sur la tète! sur la tète!. ..
Et elle me cède la place.
Je m'agenouille à Illon four, prête à abandOOller
l'épingle au hasard. Mais tQut à coup ma main
tremble, hésite 1. .. La fontaine me renvoie une
image, celle de Paul, et ùe nous voir ainsi, tout
près l' un de l'autre, me fait battre le cœur très
forL .. Je reste un instant oublieuse de tous ceux
qui attendent autour de moi.
- Eh bien! Lia? crie Shara.
Je laisse tomber l'épingle, je la suis du regard,
sentant sur mes joues p&sser un léger frisson ... Je
pousse un cri de triomphe, elle arrivait sur la pointe.
Paul me tend la main pour m'aider à me relever,
el nous revenons vers la chapelle.
C'étnit l' heure de la procession. Jamais pardon
ne me parut plus brillant. La croix d'or étincelait
au soleil; les vieilles bannières aux broderies
fanées, aux teintes en"acées, laissaient flotter leurs
longs rubans avec des airs de fête que je ne leur
connaissais pas; les chantre lançaient dans len
airs les noms de tous le saints; le. femmes rep~
naicnl en chœur: ora pro llobis, et je pensais quo
tous les habitants du ciel dcvnicnl se pencher
ravis dc cc spectacle pour r cueillir tous le~
cris
de foi, exaucer toutes les prières.
�TROP PETITE
Je ne sais en q\\elle lang\le était f!lÎte Ifhymne qui
se chantait au fond du cœur de ln « Petite »,
ruais jan'tais On n'en pnt entendre de plus doucemènt émue, de plus confusément heureuse.
Arrès avoir fail trois fois le tour de la chapelle,
la procession rentra en tumulte, chacun e précipitant pour arriver le plus près de l'autel afin de
recevoir la bénédiction.
Lia, séparée de sa famille, entraînée par la foule.
fu t prise d'une crainte folle d'être renversée, foulée
aux pieds. Pressée au milieu de celle rude cohue,
l'air lui manquait, le feu montait à ses joues. Elle
se sentait défaillir, lorsque deux bras écartèrent la
muraille vivante qui l'enserrait et lui firent un
rempart protecteur.
On ne pouvait plus avancer ... La foule compacte
s'était arrêtée .. . Les chants sacrés répétés par
mille voix ébranlaient les vieilles voùtes.
La clochette aux sons grèle s'agita; le bruit
ourd des genoux e 'prosternant sur la pÎ\:ITe
mplit un instant la chapelle.
L'ostensoir s'éleva lentement, traça son grund
signe de croix au-dessus des fronts inclinés.
Petite n'était plu sur la terre... Dans quel
monde? Elle n'en savait rien. L'~lme
et le cœur
noyés dans une atmosphère de foi et d'amour, il
lui emblait monter avec le nuage d'encens qui
cm'eloppait l'autel, les flcurs, les lumières el !;('
perdnit dans l'ombre vague de la vonte.
n f,\!lut bien sortir avec la foulc qui 'écoulait,
mais Lia avait gardé des ::tiles, elle e sont ait '.>oulevée de terre.
00 parla de retour. Retour charmant au soleil
�TROP PETITE
qui décline, aux granùes ombres qui s'allongent
Jans les chemins creux ... Puis on se quitta,
puisque tout doit finir, mais se quitter avec la
certitude du revoir pour le lendemain, est-<:e
autre chose qu'un instant donné pour savourer le
bonheur?
VI
Trop petite!
La journée passa dans une attente pleine de
charme pour Lia. TI viendrait ..• et sans nul doute
lui parlerait de la procession, de la fontaine qui
avait fait si douces prédictions •.. Il lui deman~
rait si elle ne voulait pas qu'un jour elles deviennent
réalité.
Rien qu'à cette pensée elle sentait ses forces
s'évanouir dans un bonheur qui lui semblait tenir
du rêve •••
Le soir était venu, mais pas encore la nuit. Il
n'allait pas tarder.
Pour faire passer plus vite les derniers instants,
Lia s'en alla toute seule à l'étang 0Ù les roseau!;
murmuraient tant de choses à l'eau endormie.
Après avoir erré dans les . petits sentiers, el1~
s'assit dans un endroit inextricable o~ elle seule
pouvait pénétrer, et, là, oublia Un instant que le
jour achevait de s'enfuir doucement, pour faire
place aux pâles clartés de la lune.
�''fRO:P'· PÉTITE
"Tourb: 'càtip il-'1u} 'sëniblà entendre un ' bruit de
,voixhumaiiiès .
., Elle écimta un peu tremblante: Qui pouvait .à
:t::êtte heure ?: .. dans 'un lieu si désert?
Les'voix S'élevèretit 'plus ·hau!.···
C'étaient celles de Paul et de son ami.
Lia fu t sur le point de crier: « Je suis là. Il Je
ne sais quelle crainte l'arrêta. Ils ne feront que
passer ... peut-être trouveront-ils mauvais qu'elle
soit toute seule si tard.
Ils s'étaient rapprochés et maintenant qu'elle
entenJait distinctement la conversation, dont elle
devinait le commencement, elle demeurait immobile, retenant son souffle, écoutant, inconsciente
de son indiscrétion .
. - Allons, mon fris Paul, avoue plutôt que 'tu
es amoureux, disait M. d'Arbelle.
- Je ne me défends pas de la trouver charmante, je n'ai jamais vu clans un regard plus de
rayons et plus de pureté, de mélancolie, et je ne
puis m'empêcher de penser que le cœur donnera
de tûul cela à qui saura le prendre.
- Te voilà bien, poète autant que peintre.
Mais mon cher ami, s'il est permis à ton age de
s'en!1ammer pour un regard d'azur, un sourire
d'ange ou de lutin, il ne faul pas oublier les coté?
Sérieux de la vie. Qu'il y ail dans ses yeux et dans
son cœur tout ce que tu y .... ois et bien d'autres
choses encore, je le ne nie pas, mais ce n'est" pas
une femme!... Peux-tu voir en elle la mère de
les enfants?
, - La- . mère de 'm'es enfant5-!" dit · Paul avec
humeur, j'y songe'bien! - '.. ., .':
·
�TROP PETlTE
- C'est parce que tu n'y songes pas que je t'en
parle a\"ant qu'il ne soit trop tard, avant qu'un
regret tardIf...
Ces derniers mots, la pauvre petite les devina
plutôt qu"'elle ne les entendit, ils se perdirent avec
les pas qui s'éloignaient.
Le grand silence du soir, troublé un · Instant,
r~naist
plus profond; rien n'était changé
autour de Lia. La lune baignait toujours de ses
rayons d'argent l'étang endormi, les roseaux continuaient à s~ parler bas.
Un immense déchirement se faisait dans le
cœur de Lia; sa tête, devenue tout à coup très
lourde, 's'appuya à l'arbre et deux mots, deux
mots murmurés dans un découragement sans
bornes passèrent à travers ses lèvres : 1,( trop
petite 1,.
Quoi 1 le rêve à peine commencé allait-il s'évanouir, le bonheur entrevu lui échapper parce
qu'il manquait quelques lignes à sa taille? Les
trésors Je tendresse prêts à se déverser seraient-ils
refoul
~ s à jamais au fond de son cœur? Paul ne les
avait-il pas devinés, ces trésors? Et il pourrait. ..
Non, tout n'était pas fini parce que M. d'Arbell
lui avait parlé ainsi?
Elle se leva, mais les ailes qu'elle s'était senties
depuis la veiJ1e étaient coupées maintenant, elle
marchait péniblement dans les sentiers où elle
't'enait de passer si légère, il y avait quelques
instants à peine.
Au chalet on commençait peut-être à s'inquiéter
de son absence, il fallait bien avnncer pourtant.
En approcba.Dl elle ealend.it résonner le plano,
�TROP PETITE
33
dont les sons vinrent frapper 'durement son oreille.
La véranda était ouverte; dans le salon on était
réuni comme de coutume. La lumière des bougies
Jui apparut aveuglanle.
Elle fit un pas en avant en s'efforçant de sourire.
- D'où viens-tu? d'où venel,-vous? demandèrent-ils tous à la fois.
- Du bord de la rivière, répondit-elle; il faisait
si beau 1... Je m'y suis oubliée ...
- C'est trop tard rester dehors, mon enfant,
dit ma mère .•. il faisait froid, tu es toule pâle.
J'allai m'asseoir dans le coin le moins éclairé çlu
salon, sentant le regard de Paul attaché sur moi.
Un instant après il s'approcha.
- Où étiez-vous? me demanda-t-il d'un accent
profond, en essayant, par l'intensité de son regard,
de faire lever le mien.
- Mais ... au bord de la rivière... comme je
viens de le dire. N'avez-vous pas remarqué les
effets charmants de clair de lune, sur l'eau si
calme?
- Je n'ai rien vu ce soir, répondit-il.
Et il resta silencieux.
Oh 1si je n'avais pas menti! si j'avais répondu:
« J'étais à l'élar.!;! 1) Mais M. d'Arhclle élnil là;
et puis un autre sentiment, dominant tOIlS les
autres, venait de nattre brusyucment de cette
doigts de fer me serraient à la
situation. Den:~
gorge, et m'auraient étouffée, plutôt que de Iais~er
passer deux: mols qui auraient dit que j'avais
entenùu.
Ma fierl6 se soulevait, criant en désespérée en
même temps que mon cœur. Mme d'Arbelle \'int ~
sa
�TROP ,PETITE
34
mon aide, cruellement, mais tout me semblait préférable au supplice de rester près de lui, torturant
mon visage pour essayer de Je [aire mentir en
mème temps que mes lèvres.
- N'allez-vous pas nous chanter quelque
chose? me demanda Mme d'Arbelle.
- Ce que vous voudrez, madame, dis-je en me
levllllt . J~ali
vers le piano un peu COmme une
somnambule et je cherchai machinalement parmi,
les cahiers quelque morceau tl'I!S court.
, ,
Shara, qUI m accompagnait, avait olacé sur le
piano la vieille romance :
,
Plaisir d'amour ne dur\! qU'un moment.
Chagrin d'amour dure loute la vie.
L'air du soir était décidément un peu frais,
j'avais la voix couverte.
En chantant, je fixais les yeux droit devanf
moi. Sur la cheminée, il y avait un magot chinois,
grimaçant, qui me regardait, la bouche fendue
jusqu'aux oi·eille -... Je \'ois encore ce sourire,
cette grim~ce.
Paul, s'élant approché du piano, me dit à demivoix:
- Pourquui cllUntez·vous cela avec une expres'ion qui ferait croire que vous avez l'expérieol."tdes paroles'!
N'étant point encore habituée àladissirnulation.
ie ne sai,; ce que j'nllais répondre, lUe trahir sans
doute ... Le ciel ne le voulait pas. M. d' /\.rbelle <:e
trouva près de moi, et je me tu .
�TROP PETITE
35
VII
Finir
Le lendemain matin, nous étions, Shara et moi,
dans la petite chapelle du village. La messe venait
de s'achever, mais je ne songeais point à m'en
aller.
Shara me toucha l'épaule.
- Viens-tu, Lia '1 J'ai un mot à dire à Mme d'Ar-belle.
- Je te rejoindrai dans un instant, lui dis-je,
ou plutôt, viens me reprendre ici .•• je n'ai pas
achevé mes prières.
J'avais pleuré pendant la messe, je craignais de
rencontrer ces messieurs.
Shara sortit, me laissant seule. Il n'y avait plus
dans la chapelle que le vieux prêtre faisant SOQ
a tion de grâces, et pas d'autre bruit que celui de
la vieille horloge au grincement monotone.
Il me sembla t9ut à coup entrevoir la vie au si
déserte que cette ~hapel
j sentir les heures 50
<;tlccéder mornes et lentes, s'écouler avec la ~gu
i
larité du bruit de cette horloge pour ne s'arrêter
que dans la nuit des temps.
Une sorte d'épOllvante me saisit et je criai à
Dieu:
- Non, non, je ne veux pas 1... Si je suis trop
petite, c'est pour supporter cette soufrrance ... je
ne peux pas... je ne peux pas ...
�TROP PETITE
Je me levai pour fuir comme si LI porte allait se
refermer sur moi pour toujours el s011is en haissant mon voile sur mes yeux.
Au même instant, Shara arrivait.
- Imagine-toi, me cria-t-elle, que ces messieurs
sont partis!
En disant ces mots elIe laissait retomber ses
bras avec un geste d'étonnement.
- Partis!... pour toujours'? fis-;e, si stupéfaite,
que Shara éclata de rire.
- Non! pour huit jours! C'est déjà assez original de s'en aller comme cela sans crier gare. Hier
au soir, en nous quittant, ils n'en avaient pas la
plus petite idée; et puis ce malin ils c:e ré"eillenl
avec cette belle résolution.
- fini 1 c'est tini! murmurèrent en moi des
voix désespérées.
-
Je les quitte à l'instant, reprit Shara, je vien~
de leur dire adieu... M. Debray m'a demandé
pourquoi tu n'étais pas avec moi.
l( Il voulait venir te dire au revoir, lors'lu'il a
su que tu étais à la chapelle ... M. d'Arbelle s'y C;,;t
opposé, déclarant qu'ils arriveraient en l'clan! à la
station ... mais eeh! ne parais ail pas l'amuser ùu
tout, ce ,,·opge ...
- Où vont-il' 'J
- En excursion daus les envil'o~
de Quimper,
Penmarch', Concarneau, la pomle ùu Raz, etc • .le:
suis ravie, Mme d'Arbelle m'a promis de rester
::lU chalet du matin au soir; nous serons bien plu$
libre, et comptons beaucoup nous ~muser
le notre cOté... Mais... cela ne t. fait pas
plaisir 1••.
1
�TROP PETIn
37
Sbara s'interrompait devant mon sùence qui lui
s.emblait manquer d'éloquence joyeuse.
- Je regrette mes leçons de dessin.
- BaIl 1pour huit ou dix jours, tu tra.vailleras
bien Sans eux.
Sb ara ne prenait pas de 1eçons de dessin, elle
préférait Jes petits travilUX féminins aux crayons
et aux pinceaux, et pendant que je me lalssa.is
absorber tout enlière par le feu sacré, clle brodait,
échantillonnait quelque ouvrage de fantàisie près
de MmEl d'Arbelle, qui mettait beaucoup de gofit
et d'ardeur à cc genre d'occupations, de sorte
qu' 'nlre elle - deu . une sorte d'intimité s'était
formée, ou plutôt une bonne camaraderie, dont
j n'étais cettes pas exclue, mai otJ je n'étais
t'J mai ' nécéS aire.
Elles prirent gaiement ce que Mme d' J l'belle
appelait Ile huit jours de congé. A moi, ils me
parur nt IOI\gS Comme toute Uni!! poriode de l'e~ig.
lenc , rcml>li de plu
ruelles alternalivès,
dévoré par l'imagination qui ne sa\'ait à quoi
:""lrr t t'.
Les buit jours s'étaient écoulés; les t'oyageUl'S,
'Ill lieu de parler de rotour, f:lisaient projets sul."
projet r<H1r de nou\'elle!> t: 'oursions. C'était un
imtrâlnem nt fnlal dl:' j'llI'le à l'autre.
Il songeai nt à demander encore une prolongalion lorsque Mme d'Arbelle rappela son mari pour
Une cir'Qonsl<1J1ce qui "pr'senle: ouvonl dan les
village..c; bretons.
e 8 nt d triples et de quadruple no e .
Tous les mariés s'attendent, (lui un ft) 16, qui
Il'ois mols, qunlre mol, pour IIC réunir d Us UM
�TROP PETITE
même cérémonie, afin de la rendre plus solennelle
et plus belle, et surtout pour en diminuer les frais
en les partageant.
Nous étions tous conviés à la noce. C'était une
occàsion de voir de beaux costumes, d'étudier Sur
le vif les coutumes locales, enfin de prendre un
divertis.;ement que les Parisiens n'ont pas toujours
à leur disposition.
Les peintres revinrent la veille des mariages ;
~e
jour-là nous les aperçu mes à peine, car
Mme d'Arbelle, qui apportait en toute chose un
entrain extraordinaire, avait décidé que nous
devions tous nous faire Bretons afin d'être initiés
plus complètement à la fète.
Chacun s'occupait donc à se procurer un costume, à l'ajuster plus ou moins heureusement à
sa taille.
Je n'en trouvai point allant assez bien à la
mienne pour consentir à faire comme les autres.
Sous la grande coiffe aux ailes blanches, avec le
jupon court, je paraissais encore plus petite.
Shara, au contraire, grande et mince, ne
perdait rien de sa grâce. Sous le corset vert,
la robe tic drap broJée de galon jaune, le tablier
rayé de bleu et de rouge, le petit fichu de coton
croisé sur la poitrine, eIle réSumait assez bien,
en J'idéalisant, le type de la femme de la presqu'Ile.
Ces messieurs en arrivant en firent aussi toI 1:1
n·marque.
On se mit ell route, li pied, par les ~tis
chemins du bois. Le soleil glissait à travers les branches, jouait capricieusement dans lc..'5 herbes et 1 s
�TROP PETITE
39
fougères; des parfums pénétrants montaient de
tous les coins . ..
M. d'Arbelle vint prendre Je bm do Shara,
mais Mme d' rbelle se récria:
- Non, non, cela ne va pas du tout, 'ous n'êtes
pas assez granù, mon ami, cédez la place à votre
fils Paul, et contentez-TOUS de votre femme qui
vous va fort bien.
Disant cela, elle poussa Paul vers Shara.
Bras dessus, bras des ou<;, ils montèrent le petit
sentier pleill d'ombl't el de hunière, s'essuyant il
l'accent breton, jetant des éclats de rire d'enfant.
\! Petite )\ marchait à quelques pas d'eux, près
de sa merc· qui s'appuyait ur elle. Son cœur commençait à aigner 10ut bas.
l\bis elle riait trè' fort quand mcmc, parce que
quelque chose avait besoin de crier en elle, et qu
si ello n'avait pas ri, eUe :t'trait pleuré peut-être .
Cc rire, c'étnit .'on travestissement, los uutres
portaient le leur légi'rcment: il était fait de couleur. si gaies l le sien la meurtris ait.
Pauvre Lia l c'est 1 iC' ntùt commencer celui qu'il
faudra renouvelClr loutel:.l vi 1 TI';).\'eRIÎs em nt
varié; il yen a pour toutes le- cireOll tnnc . , au
goCll de chaque spectat.;ur.
Ton cœur défaille, allons, l'rends ton masque de
ourires, ta faiblesse ne ier,ill que pilié.
A les lèvres monlenl des anglots, chante donc
(uelquc gai refrain.
Ce n'est flue devant toi-U1~me
lue tu aura
et devant Di~\1
\e droit de letor ton m nt au d
comédie.
El 1)00 était arrivé
au
villago. Le
g ilS de
la
�TROP' 'P ltTITE
noce venaient de tous côtés. par tous tes chemins,
pour se réunir près de l'église et y entrer ensemble.
Les mariés, gauches el raides, défilèrent devant
nous dans It;urs beaux. atours et nous suivlmes la
fOllle des invités.
Après la messe ce fut le banquet, les chansons
interminables en l'honne ur des nouveaux mariés,
et la quête pour monter le ménage . Puis les danses
sur l'herbe commencèrent.
Nous nous mêlions à tout, Mme d'Arbel1e, ma
sœur, ces messieurs, étaient infatigables, ilss'am usaient tant 1
)lIa mère donna cepend ant le signal du départ.
- Je meurs de soif, s'écria Shara qui avait leiS
joues très animées.
Et elle partit en couran t vers une fontaine qu~
déversait tout à l'entou r le trop-plein de ses
~\lX
; aussi avait-on jeté de distance en distance
quelques grosses pierres pour rendre l' J.ccès moins
difficile.
- Shara' cria ma mère, tu as trop chaud.
attends un instant.
Mais elle n'entendait même pas.
- Je vais l'empè cherdc faire celte imprud ence,
dit Paul, et il s'élança sur ses pas.
Shara avait relevé sa jupe de drap, laissant voir
ses pieds chaussés de souliers à larges boucles
d'argen t.
De pi en e en pierre, elle arriva iusq~
la fontaine où se trouvait une cruche de gr~s.
Elle l'y
plongea et, se rejetant en arrière, l'éleva au-dessu
de sa Ute.
Paul était tout près; il lui dit quelque6 mou' que
�TROP' PETITE
nous ne pouvions en tendre, mais pas asSez éloquents sans doute pour être éCOUlés, car Shara
approcha de ses lèvres le vase improvisé et but
avideme,nt.
Paul s'était croisé les bras attendant qu'elle eth
lini.
Elle abaissa la cruche et le regarda en riant.
Ma mère ne paraissait pas contente.
- Shara, dit-elle un peu sévèrement à ma sœur,
lorsqu'elle se rapprocha avec Paul, pourquoi as-tu
bu de cette eau glacée malgré ma défense?
- Mais, mère, répondit-elle avec la plus grande
i:implicité, vous ne m'avez rien dit ... J'ai cru que
c'était de sa propre autorité que M. Debray me
défendait de boire, et pour lui montrer ,qu'il o'en
ll.vait aucune, j'ai bu, voilà tout ...
Lui se lourna vers moi.
- Je ne savais pas votre sœur si indisciplinkt
me dit-il. Lui arrive-t-il souvent de se révolter ainsi'l
Nous étions levés pour le départ; ma mère se
dit un peu fatiguée, et prit le bras de Shara. Je me
trouvais marchant près de Paul. C'était la pre-mière fois que cela nous arrivait depuis le jour du
pardon. Une sorte d'embarras et de timidité, lue
chacun cherchait à dissimuler à l'autre sous le
ton d'une conversation banale, paralysait notre
abandon accoutumé.
- Vous vous êtes beaucoup amusé pendant
't'otre voyage? demandai-je.
- Beaucoup plus que je n'en avais l'intention en
parlant. .. mais il n'est pas possible de rester insensible devant les beautés sauvages que nous avons
contelllpl6es.
�TROP PETITE
Il se ml t alors à me parler a \'ec son enthou iasm
el sa chaleur habituels et je commençais à me
sentir revivre, lorsque M. d'Arbclle. dont je
n'avais pas remarqué l'absence momentanée, re-joignit notre groupe.
- Je viens, nous dit-il, de me procurer à grand'peine un épuipage du pays; ces dames sonl trop
fatiguées pour faire deux fois la route de Kerroch';
nous serons un peu serrés. ajouta-t-il, car il n'y q
que qlUltre places.
- Il n'en faut pa davantage; ne vous gl:nez
donc pas pour nous, mes ieurs, dit Mme d'Arbelle avec une plaisante cérémonie, revenez à pied
sans vous presser, nous supporleron seules IC$
a1101 de ln route.
- Ce sera plus amllsant, s'écria étourdimenf
Shara, je sais conduire.
Ces mtlssieurs $e regardèrent.
- Impossible de ré 'ister à une si aimable invi
tation, dit M. d'Arbelle ; bon voyage', me ùames !
- Souvencvvous, ajouta Paul, q~e
s'il arrive
quelque aventure, vous nOlis avez refusé d'étrt' ""
chevalier.
Ils aluèrent et s'é\oignèrel t au moment où no li."
montions Jall8 notre ru lique 6quipage.
Shara conduisait fort bien le cheval qui parais.
sail d'3llure paisible. Nous de 'cendioll:> au petit
oup le
trot une côte un peu raide, qunnd tout
trait cassa et vint battre lei llanc ' du cheval, qui
butta j fort que les guides s"échappèrent des
mains de Shal'll. EUe es aya de 1 calm r de la voLI(
sans y parvenir.
llie fallait bien pourtant, car nous appro hjon-
�TROP PETITE
43
d'un touroont rapide qui côtoyait un petit ravin.
Pas une âme sur la route.
- Nous sommes perdues! 's'écria Mme d'Arbelle, avec une exagération maternelle. Oh! mes
pauvres enfants 1
J'étais devant, près de Shara. Sans rien calculer,
je m'élance hors de la voiture; ma mère pousse un
cri, mais j'étais tombée, relevée t!t, malgré une
douleur aiguë à la cheville, je fus assez heureuse
pour rattraper les guides.
Il était temps 1 le ravin se creusait à quelques
pas ...
Shara sauta à terre pour arranger le trait, mais
ma mère et Mme d'Arbelle déclarèrent qu'elles ne
resteraient pas une minute de plus dans la voiture
et reviendraient à pied, conduisant le cheval par
\a bride.
- Moi je remonte, dis-je, car je souffre horriblement; il m'est impossible de poser le pied à terre.
Il me semblait que j'allais m'évanouir.
- Tu es pâle comme une morte, me dit ma mère
avec efTroi ... une foulure, (me entorse peut-être 1
On m'aida à remonter dans le char à bancs qui
revint au pas.
Aussitôt arrivé au chalet, on courut chercher Je
médecin.
J'avais une fracture sans gra\·ité.« Six semaines,
deux mois d'immobilité, dit le docteur, et je
reprendrais non pas mes longues courses, mais les
promenades dans les sentiers de Kerroch'. J)
Petite avait fermé les yeux cn l'écoutant et ren~
versé sa tètc sur le fautcuil. Elle soufTrait beau·
coup ... Oh 1 beaucoup 1... Ces six seJZl.aines s'éte.n-
�44
TROP PETITE
daient devant elle, longues commt! une éternité,
s'élevaient froides et nues comme tm mur de séparation entre Paul et elle.
TO\lt de suite on la transporta dans sa chambre,
avant même qu'il fùt revenu. Et la voix criair
majntenaut comme en une agonie: "Fini l Sni! le
rêve est nni. ~
VITI
Le portrait.
Elle eut huit jours de fièvre. Mme d'Arbelle
venait à toute heure lui faire de courtes visites et
entrainait Shara \.Iui ne voulait pas quiller la
malade. On avait remarqué qu'elle était plu' calme
lorsque sa sœur était près d'elle; quand elle s'éloignait, une certaine agitation la r prenait.
Mais ce que per'onne ne savait, c'étaient les
images qui la poursuiùlient pendant ces moments
d'absen e.
Dès que la porte s'était refermée ur Shara,
l'ombre de Paul surgissait près de celle de sa
sœur, t:l se con fondait tellement aVt:c elle que
toutt:S deux n'en faisaient plus qu'une. Et cette
ombre emplissait tous les sentier>; de Kerroch J ,Ic.
bois en étaient pltius. Lia 'V ubil /a uivrc, elle
fuyait vers l'étang, glissait sur Ics nénuphars, à
tl-:1vers le brancht:s enlacées, e perdait dans ]('s
hemins suivi' Je jour __le la noce ... PU!!i elle repn-
ru.iss:Wt sur la gl"cve. le loug des boù;
Lailli',
S'UIT\)-
�TROP PETITE
45
tait au pavillon de chaume pour revenir errer près
du rui"'seau .
Oh! qu'elle se fatiguait, la pauHc Lia, à la
poursuite .de cette ombre double.
Comment aurait-elle pu l'atteindre? Elle était
~j
petite! mais clic allait quand même les bras
tendu:, et ne s'arrêtait qu'au moment où la porte
de sa chamhre s'ouvrait ponr laisser entrer Shara.
Alor , 4uand elle la voyait, là, tout près de son
Iii, ~éparc
de l'ombre de Paul, les battements du
pouls devenaient plus réguliers, et peu à peu la
chaleur qui brûlait son front s'apaisait.
EJll' étudiait avidement le visage de sa sœur,
":t!tOllllanl de n'y point :trouver quelque cbose de
l'expression qu'elle lui voyait dans les hallucinations de la fièvre.
Elle cessa enfin, cette fièvre troublée ~e délire,
LI la vie habituelle reprit peu à peu son cours sans
Liu.
Ces me5"ieurs continaient à peindre aux alentours de Kcrroch'; Mme d'ArbelJe et Sbara, à
travaill er pres d'eux, mais le soir on oe faisait
pas en~or
de musique dans la crainte de
fatiguer la petite, dont la tête était toujours un
reu faible depuis ces accès de fièvre violente. Sa
chambre était <lu-dess us du salon, et lorsque la
fenèlre était ouvert on entendait tout ce qui s'y
l'assai l.
Une après-11lidi on m'avait transporlée sur ma
;haisc longue près du halcon oÏl II''> roc:('~
grimnaient, entrm~lés
à la vigne vierge qui 'accrochait aux découpures de bois.
J'étais. eule, on causait bOUS la véranda, et les
�TROP PETITE
paroles montaient distinctes, malgré l'animation
des voix parlant toutes à la fois .
Il s'agissait d'art, de peinture, du Salon de
J'année prochaine.
M. d'Arbelle, poursuivant une idée déjà émise,
voulait faire un tableau de Paul et Shara à la
fontaine, tels qu'ils lui étaient apparus le jour de
la noce.
On ne pouvait trouver rien de plus complet,
disait-il, et ce serait s'opposer à sa fortune, à sa
gloire que de ne pas lui faciliter les moyens d'exécution. Que [allai t·il pour cela? Que Shara endossât
quelquefois encore le costUme breton; qu'on se
transportât tous en chœur à la fontaine, un des
plus jolis sites environnants.
Shara se déclarait pleine de bonne 'l'olonté et
prêle à p':lrtir.
Ma mère seule mettait donc obstacle à un projet
aussi simple? On la plaisantait sur les motifs
donnés, les trouvant insuffisants.
Quelques instants aprè!>, ma mêre monta dan~
ma chambre, vint vers moi, arrangea les oreillers
derrière ma tète.
- Mère, lui dis-je un peu bas, pourquoi ne
voulez-vous pas laisser M. d'Arbelle faire le
portrait de Pâul et de Shara?
Ma mère se releva vivement et attacha SUr moi
ce doux regard interrogateur qui en disait beau.:oup plus long que des paroles.
- Dites? ... pourquoi? •. repris-je devant son
silence.
Et je la regardai aussi, l:lisSant ses yeu desecn.
dre au fond de' miens, l'ub je lc~
hais ai.
�TROP PETITE
41
:E11è se pellcha. sur moi, the bl1Îsa longuement
<1.u front et je sentis une arme tomber sut més
chevE.ux.
lors je jetai mes deux bras autour de son éou
Cf cachai ma tète sur son épaule.
- Il ne faut pas que ce soit pour moi, murmu·
tai·je ... C'est fini maintenanl. ..
Il y eut un instant de silenêe.
- T'a·t-il quel-1uefois parlé? me dert'lan':lâ-l-efle.
- Jamais!. .. Si je n'étai pas là, reprîs-je, vous
l'aurie7 permis ... 11 faut faire comme si je n'étais
pa là ...
- Chère, chère petite, dit ma mèl'e.
Et jl! vis sur son visage une si indicible expression de tendresse et de ouITrance, qu'à ce moment
je réolus de pleurer toute seule, plu(Ot que de
voir, ~ cause de moi, ce regard ... jamais oublié .
.Je repris:
- S'ils doivent S'jimer, il \l'aul mieux que ce
soit bien vite, le plus tôt possible ... vous 'na~ez
rien à lui reprocher?..
- Je ne 1,,; pardonnerai jamais d'avoir faÎt
souffrir mon enfant!
- Oh! ce n'e5t qu'un moment. .. ct puis, ce
l'l'est pas de sa faute ... il ne faut pas lui en vouloir.
Je pensais à M. d' rbelIe qui av::til su trouver,
sans doute, de raisons bien pressantes.
-- Ah! tu l'aimes plus enCore que je ne Je
eroyai! écria ma mère ... pourquoi 'est-il 'venu ?
- Et s'il fait te bonheur de Shara'/ Tout le
monde ne peut pas ~lre
heureux ...
-=- Nous n'en sommes pa encore IL. M. Dcbray
n'a peut-étre aucun désir de se marier.
�TROP P~TIE
Je ne répondis rien, je pensais seulement que
.tua sœur n'avait jamais été aussi jolie. Paul, qui
était artiste, pouvait-il ne pas Je remarquer?
Quelques jours aprè:i, M. d'Arbelle avait gngné
sail 1rocès . Shara vint m'embrasser en costume
de paysanne.
- Je suis bien fâchée, me dit-elle gentiment, je
vais te laisser seule toute l'après-midi ... mai ils
ont tellement supplié, qu'il était bien difficile de
résister plus longtemps.
- J'esp?:re que cela ne t'ennuie pas trop?
demandai-je, en la regardant ju qu'au fond des
yeux.
- Oh! cela m'est bien égal, répondit-elle avec
une parfaite sincérité ... Ce qui m'amuse, c'est le
déguisement. Imagine-toi, qu'aussitôt entré làdedans je me sens une autre femme.
- Ah! et sous quel rapport?
- Je dC\'iens paysanne, enfant .de la nature,
libre, débarrassée des mille conventions auxq uelles
je me soumets sans m'en apercevoir, quand j'ai
mes gants, mon chapeau et mon voile.
On l'appela du jardin. Elle m'embrassa et sortit
en courant.
Shara avait raison, le costume la transformait
plus encore au moral qu'au physilue; ne m'en
étai -je pa' aperçue san m'en rendre compte le
jour cl. :.> mariages bretons 1
N:llurelkment froide et ré erv6e avec ceux
qu'dIe connaissait peu, elle n'était réellement
clle-mèOle que dans la plu!'. étroite intml~.
La Shara du dehors ne ressemblait en rien à la
Sh~ ra dt! la maLon; la première n'avait jamais
�TROP PETITE
qu'une gaieté tempérée; là seconde était une
joyeuse enfant avec une petite pointe de moquerie
à l'occasion.
Il fallut bien des séances à la fontaine avant
d'achever le tableau.
Une ou deux su(firaient, avait-on dit; et puis,
oh arrivait trop tard, le jour était trop sombre ou
trop clair. Une fois en route la fantaisie prenait
d'aller ailleurs, et l'on partait pour une autre
excursion.
Au retour je faisais mille questions à ma sœur,
cherchant à lire dans ses réponses un peu d'embarras, sur son visage une émotion, mais non,
rien, rien encore n'avait troublé la sérénilé de ma
sœur lorsqu'on me descendit pour la première
fois au salon.
C'était un mois après mon accident.
Pauvre petite! comme son cœur battait à ta
pen ée de le revoir! Depuis quelques jours elle
essayait de s'habituer à cette iJée, et pour être
plus forle acceptait d'avance tout ce qui arriverait, comme la volonté de Dieu.
Et pourtant au moment où on la déposa sur une
chaise longue dao .la véranda, elle crut s'évanouir
parce que Paul arrivait là-bas par le petit sentier
de la grève; ce petit sentier où le flot murmurait
r,i mystérieusement le soir, lorsqu'ils marchaient
l'un près de l'autre à la blanche clarté des
étoiles.
Elle fenna les yeux un instant, se disant qu'elle
~tai
bien faible encore, bien plus faible qu'e:le ne
pensait.
Que tu e pàle, s'écria Sbara qui était trop
�5°
T~OP
PETITl!:
occupée de l'installation dé Sa sœur pour av't>if .u
Paul.
Petite ouvrit les yeux.
- C'est ce grand air qui m'éprouve, dit~el
..
Et un flot de sang monta à sos joues.
Quattd il mit Je pied ut le seuil de la véranda,
clle sentit comme uh coup de fouet qui là cihglait
au moral et la faisait e redresser contre ellem~e.
Elle causa avec une animation étonnahte san
la moindre timidité, et Paul, qui avait d'abord
embléembl1rrassé, redevint parfaitement naturel ...
mais pas du naturel d'uutrero; ... celui là ne ùevait
jamai9 re ... enir, c'était bien fini 1... à tout jamais
fini 1... Petite le comprit cent foi dan cette
longue après-midi où elle revit Paul èl Shat'a
ensemhle.
Coltl111e il la uivuit du r gatd 1 comme chatun
de sc mouvemtll'lt ét il temarqué! Quelle
inflexion dan la voi en luI l'lItlant 1 quelque
cho c de la lentlrc se passiOl'lnéé que l'on dOnnerait à une enfant capricieuse el adulée.
: Elle n'en pataissait nullement troublée; c'était
une gaieté plus eXpansive, cl • échu. de rire plu
répélés, mals elle ne cherchait point à , rapprocher de lui.
Ce jour Il1tme o~ j~ le revis, il me d~an
i je
ne ongeais pn à reprendre me. pinccnux ... j'étais
une élève sérieuse, tandis qu'il fallait déscspér r de
Mlle Shara, absolument rel ell à l'arl ... Près de
moi c'était une jouis ance... 0" !;Cntait un (, u
'acré...
Même paroles qu'autrefois, mai ell s sonnaient
�TROP PETITE
creux désormais •.• Les mots n'ont de valeur que par
l'expression qu'on leur donne: notes glacées, si la
main qui les touche n'emprunte pas à l'Ame ses
secrètes harmonies.
C'était bien le même instrument qui résonnait
près de moi, mais l'ame n'y était plus.
IX
Sur le
f08~.
J'avals ]a permission de faire quelques pas.
Le temps était charmant. Je voulais aller
m'asseoir tout près du bois-taillis afin d'apercevoir
la mer au loin et la rivière, presque à nos pieds.
Je marchais lentement, appuyée au bras de Shara
qui portait deux ou trois coussins destinés à me
faire un siège confortable.
Les d' Arbellearrivaient avec Paul. Il se précipita
vers nous.
- Permettez; que je vous débarrasse, dit-il à ma
sœur en prenant un coussin, je les placerai où
vous voudrez.
- Non, dit-elle, que Lia prenne plutôt votre
bras; vous croyez-volis plus adroit que vos semblables 1 capable d'arranger convenablement ces
coussins 1... Je vais préparer la place de ma sœur.
Disant cela, elle me laissa et partit en courant.
- Manière aimable de dire les choses, fit Paul
cn wm;ant ... Quand recueiller'li-je de Mlle Sbnra
un mot agréable?
�TROP PETITE
Elle se retourna vivement, mai , continuant à
marcher:
- Vous a\tendrc~
peut-être fort longtemps, car
je ne dis pas ce que je pense.
- J'attendrai, dit-il.
Puis s'adressant il moi:
- Vous voyez. mademoiselle Lia, comme je
suis traité ... EL c'est toujours de même .
Je m'appuyais sur lui et je pensais: « Ç'aurait
pu être pour toujours. "
Je ne me sentais pas grande: force de réaction par
cette tiède après-midi parfumée; le ciel Pâle avait
des teintes d'automne et sur les bois une mélancolie
silencieuse semblait se répandre.
Lorsque tout le monde fut installé à l'enùroit
choisi, je pensais qne dessiner me dispenserait
d'une causerie animée.
- Si tu me trouvais une fleur, dis-je à Shara.
je prendrais volontiers un crayon.
- Veux-tu du chèvrefeuille?
- Je veux bien.
Elle jeta en l'air son ouvrage, qui alla s'accrocher à une branche voisine, et s'élança vers le bois.
Avec une légèreté de biche, elle grimpa sur le
haut du talus et essaya d'atteindre les branches
d'un chêne ou s'élançaient les fleurs demanMcs ...
Mais c'était un peu élevé 1
- Elle l'aura 1... Elle ne l'aura pa. 1 di ionsnous, riant de ses efforls.
- Je !'allî..1i, cria-l-elIe, animée par nOf> voix.
Elle prit son élan dans un bond désespéré, atteignit la branc:h<:, mais, la laissant échapper aussit6t,
ellc perdill'équilibre et disparut derrière le fossé.
�TROP PETITE
-
"
;:),)
II n'y avait d'autre danger que ceIui d'f:lre
déchirée par les épines, aussi l'émotion gl.!n2rale
ne se manifesta-t-elle que par des cris sentant plus
le rire que l'effroi; mais Paul s'était levé et élancé
vers le bois avec une rapidité d'éclair qui amena
un sourire sur les lèvres de Mme d'Arbelle.
Il arriva au talus el le franchit.
Presque aussitôt apparut la tête décoiffée de
Shan.
- Aucun mal, cria-t-elle pour nous r.IS'urer,
mais j'ai tout perdu!
Et elle secouait sur ses épaules sa :,plendide
cbe"elure privée des épingles qui la retenaient.
En mêmc temp Paul se montrait, lui tendant
son bracelet.
Elle s'assit sur le fossé, rassembla la masse de ses
cheveux bruns que sa main avait peine à contenir,
ct, le' ramenant ur le sommet de la tête, les)
attacha en lourdes torsade .
Puis ils revinrent vers nous, elle tenait relevée
sur son bras sa robe complètement déchirée.
On l'accueillit en l'iant.
- li n'y a pas de quoi rire, fi t-elle en nous montrant on bra' ablmé ... je me uis fail tr\:' grand
mal.
Et clle s'a sit, distraite, ilencieu e. .
1
- Vou ' a VCI lais ~ votre galt~
dc rri0rè ~ l'o' t:?
~ui
dil ni.. d'Arbellc.
- Elle n'y t pas ~eul
,répondit-clic éril!u ment, car ma broche de corail, celle qui ne me
quitte jam i', Y est resltc t j'y tenais beaucoup.
La bl' che de orail n'était pa loin ... je l'avaL
uc disparaltn: -dans la poche de Paul.
�54
TROP PETITE
x
La caisse de Mme Gisèle.
Le Jis des jarùins avait grandi et avait pour tou.
jours jeté dans J'ombre la marguerite des champs,
lui enlevant sans le vouloir sa vie, son soleil.
Il faut désormais refermer le cœur qui avait
commencé à s'ouvrir en un jour de printemps.
Le bouquet de fiancée arriva, blanc, embaumé
d'oranger. Lia en respira le parfum qui la transporta dans le pays du ciel bleu qu'elle ne devait
jamais connaltre.
Une fois le mariage décidé, on le fixa à une date
très rapprochée: (,/ Que ce soit le plus vite pos.sible, » me dit ma mère en m'embrassant.
C'est la seule allusion faite à la conversation que
nous avions eue ensemble il y avait un mois.
Certaines blessures sont si délicates, que la
main la plus légère ne peut se permettre d'y
toLÏcher.
Ma mère m'enveloppait d'une tendresse plus profonde, plus continue, mais si discrète que pas un
instant elle ne fut importune.
Nous attendions la mère de Paul avec une impatience m~lé
e de curiosité, parce que, tout en nous
en parlant avec la plus grande affection, son fil '
appuyait :our son caractère jeune, ùe., dehors très
mondains exigés par la situation qu'clle occupait.
Et nous nous eilrayions un peu de recevoir cette
�TROP J'ETITE
élégante Parl'sienne qui nous trouverait sans doute
bien provinciales.
Paul avait perdu son père à quinze ans. Deux ans
après, sa mère s'était laissé consoler par un colonel
qui avait deux filles en age d'être mariées. Depuis,
le colonel était devenu général de division et habitait Paris où il menait grand train.
Mme de Gisèle trO\lV/l que son fils faisait un
pitoyable mariilge sou li le rapport de la fOl1une,
mais elle prit son parti, en femme d'esprit, qui snit
que se tourmenter met au front des !ides aussi
sürelllent que les années 1
Avant d'aller au-devo.nt de sa mère. Paul yint
a\l halet,
Habillées de toilettes fort négligées, nous achevions de mettre de la verdure et des Oeurs dans
tous les coins du salon, afin de Illj donner un air
de fête.
Paul semblait un peu préoccupé, regardait Shar
aller et veuir ous mes ordres, car je ne marchais
encore que le moins possible.
- Est-ce bien comme cela'/ dit ma œur en e
retournant ver:) Illi.
Et elle s'écarta d'ul1l! jardinièn:: qu'elle venait
d'achever.
- Parfaitl parfaill répondil-il en enveloppant
a fiancée J'un regard.
- Et vou, ajouta-t-il avec un peu d'hésitation,
n'allez-vous pas vous faire belle '1
~
Ne suis-je point à votre goùl '1 Pour vous
plaire, le luxe est-il néce saire '1... je vous ai
prévenu ... Je me soucie fort peu de la qllestion
toilette.
�56
TROP PETITE
- Je vou~
trouve charmante de toute façon,
vous le savez bien, dit-il. .. cependant .••
- Cependant ? .. Vous m'aimez mieux lorsque
j'ai une jolie robe? Est-ce cela?
- Non, dit-il bravement, comme s'il prenait
enfin son parti de dire toute sa pensée, mais ma.
mère a la faiblesse de tenir beaucoup à la toilette,
et j'aime tant ma fiancée, que je voudrais, même
sur ce point un peu frivole, la voir captiver ma
mère.
- Soyez sans inquiétude, dis-je, en voyant que
Shara ouvrait les lèvres pour dire une petite
méchanceté, je me charge de votre fiancée •.. elle
n'a jamais eu J'intention de garder cette affreuse
robe pour recevoir Mme de Gisèle.
- Je pars tranquille, fit-il en se levant; Shara,
je ne voudrais pas vous voir coquette, mais il vous
faudrait un tout petit brin de ce je ne sais quoi qu'a
votre sœur .••
- Et qui me manque totalement à moi? mais
pour vous plaire je me mettrai à la recherche « de
ce tout petit brin de je ne sais quoi ». Avec des
indications si précises je ne doute pa~
de bientôt
trouver .••
C'était sur le ton d'un léger badin:tge que Shara
le prenait 1e plus souvent avec son fiancé.
Petite se disait que si c'etlt été à elle qu'il se fût
adressé, chacune de ses paroles aurait pénétré
Jans son cœur et fait loi.
Elle s'appliqua à faire Shal'O. trè.., belle. 11 ne fallait
pas pour c la grande supercherie. Elle était si jolie!
avec les airs ùe déesse qu'elle prenait dans les
grondes occasions.
�57
TROP ·PETITE
Elle avait ce soir-là une robe pâle, avec un fichu
de tulle brodé, crOIsé sur son corsage ouvert.
J'attach ais à peine la dernièr e épingle , quand un
bruit de voiture se fit entend re et s'arrêta à la
barrièr e, car à Kerroc h' il n'est point d'allée assez
. large peur livrer passage à un équipag e quel qu'il
soit.
Cachée s derrièr e les plantes de la vérand a, nous
t'Ouvions, sans être vues, voir arriver la généra le
El faire connais sance avec son person nage extérieur.
Person nage très jeune, étonna mment jeune;
- II se trompe , dit Shara sans se départi r de
son sérieux , il nous présent e sa sœur.
« Elle n'a pas plus de trente ans, cette femme,
jamais je ne l'appell erai ma mère.
Ce::tte femme, comme disait Shara, avait la dé:
marche vive, légère, la taille mince. Un chapea u
ro nd, assez coquet, ca~hit
cn partie son visage, ses
cheveux étaient d'un blond d'or des plus séduisa nts.
- Quel site adorab le! s'écria- t-elle, en désignant les rochers gris qui émerge aient de leur
ceintur e d'arbre s et de feuillages, et faisaient au
chalet un fonù si pittore que.
Mes parents descen daient au salon lor que la
général e it le pied dans la vérand a.
- Je a reconna is, dit-elle , en allant droit à
Shara.
Et elle l'embra ssa avec une affabilité plciot:
c!'ab:mdon.
- Plus jolie encore qu'il ne le disait, fil-ellc en
rr cevant le salut de mon père.
Puis prenan t la main de ma mère:
•
�58
TROP PETITE
- Pourtant il est bien amoureux! s'il etlt été
possible d'exagérer!. ..
Il Et voici la charmante petite sœur? Me permet~-vous
de vous embrasser au si?
Et avant de me laisser le temps de lui répondre
elle m'embrassa.
Comme si elle nous eo.t toujours connus, la générale 1 Près d'eUe la timidité n'était pas longtemps
possible.
Après les premiers instants consacrés à lui
demander des nouvelIes de son voyage, elle monta
dans la chambre qui lui était préparée.
Sa caisse l'y avait déjà précédée; une caisse
gigantesque qui me parut pouvoir contenir toute
une maison.
- Tout à l'heure, me dit-elle, lorsque je vais
avoir réparé le désordre de ma toilette, vous viendrez me trouver sans rien dire; à nous deux nous
déballerons les cadeaux de la fiancée ... et de la
fille d'honneur.
Une demi-heure après. la g~nérale
me faisait
appeler. Su transformation était complète. A ln.
toilette de voyage déjà fort élégante, avait succédé
la robe d'Uil vert mousse qui fai ail res orlir un
teint vraiment trop rose, pour qu'on n'etH pas aidé
quelque peu à sa fralcheur.
,
La t:lble de toilette était du reste envahie par
les boItes, les flacons de toute grandeur; un
fum d'iris, de violette ct de rose nottait dans
l'atmosphère, et la chambre . 'était déjà imprégnée
de cette dcleur subtile, inc;aisi'\ ahle, qui se déIYag
de la femme élégante.
- Gr!'>t hien, me dit·elle, en me voyant refcr-
par-
�TROP l'ETITE
59
mer la porte, vous allez beaucoup .vous amuser;
plongez: dans ce compartiment, ouvrez tous les
cartons, les écrins, vous me direz si c'est au goüt
de votre sœur ... J'ai différents objets qui sont sous
condition, si cela ne lui convient pas, nous changerons.
(( Ceci, ce sont des dentelles, commença Mme de
Gisèle ... Paul m'écrivait que sa fiancée ne tenait
pas au luxe, mais une jeune femme ne peut se
passer de dentelles; sur cette robe de soie feu, ce
sera d'un efiet superbe!
Et la générale jetait la soie feu sur le dos d'une
chaise et lout de suite l'effet était trouvé comme
elle disait.
- Voici de.5 diamants ... des diamants, hélas!
soupira Mme de Gisèle, ils ne &ont pas à profusion:
des boucles d'oreilles, une croix, une épingle et
c'est toutl plus tard la femme de Paul aura les
miens, mais comme je les aime beaucoup, j'espère
bien ne les quitter que le plus tard possible.
- Oh! ma sœur ne tient pas au diamants,
murmura Lia en essayant de sourire.
- Ne pas tenir aux diamants, s'éc ria la générale riant d'un air de parfaite incrédulité, autant
dire que ma charmante belle-fille n'est pas une
femme... vous calomniez votre sœur... Tenez,
voici un bracelet très artistique ... ah! ceci cst lin
porte-bonheur pour vous ... il ne faut pas le regarder... Le trouvez-vous joli?
- Trop beau, maJame.
- Vou rerez comme si vou s ne l'a;·ie..: pas Vil.
Paul se fait un l'lai ir ùe vous l'offrir lui-même.
Elle remit le porte-bonheur dans ::ion écrin.
�TROP PETITE
Be
Un porte-bonheur offert par Paul! il lui meur·
trissait d'avance le poignet.
Tous ces objets que la générale lui montrait avec
tant de complaisance hrlliaient Jes mains de là
t'Jallvre Lin, Il lui semblait que celte cais e était
sans fond. contenant en détail mille supplices
auxquels clle n'avait point encore goûté.
Ce n'étaient point les bijoux et les delltelles qui
lui mettaient au cœur ce sentiment d'envie torturanle, mais la réalité des choses qu'ils lui fai ~Iient
lOllcher. Ce ne serait pas Shara, la jeune fille d'aujourd'hui qui mellrait ces diamants, ce serait la
femme de Paut... la femme de Paul qui porterait
celte robe ... Ils s'en iraient tous deux ft Pari~
.••
ctl!.; resterait seule à Kerroch'.
Et Mme cla Gisèle continutlit à t>ui~er
cluns l'inépui able caisse, jetant d'une main légère IOul
autour de Lia le regrets aigus, ouvrant vec dèS
1110ts magiques les portes du jardin défendu pOUl'
la lai t entrevoir d'un regard tout c qu'ollo
perel-lÏt.
- Ah! yoilà 'lfin le voile, cho e !laer'e!
L::t générale enleYa la couverture du cartoll.
fogélr la 10 tulle do très pr <; :
- .. l\lais vraiment. .. ne m'l1"l-on pa<; dOlltll'i t.
'lulllilé demandée?
En moins d'ulle minUla le voile fOL uëplié'., chil~
fOhné ct jeté sur Lia qu'il l'ocollvrit tout entière.
EII ferma le~ yeux. Trop d vi inn' floUante
l'Oll'Iirl'nt tout 1 coup 1 s t'li lég r" d J cc voile .
....... Cc blanc éblouit, dit Mme d.
i èle en
riant.
- OUI, cio. f"i/ mal, répondit la p:\IJvre petite.
�TROP PETITE
61
Ce qu'ene eût voulu, c'est un voile, mais un
voile si épais q ulil etH caché uu instant du moins
le bonheur de Shara.
Pendant le dîner, Mme de Gist':le parla beaucoup, toucha à tout, décrivit le petit appartement
choisi par elle pour Cf. eux ", un vrai nid qu'elle
s'était plu à capitonner, soigner, embdlir; c'était
son cadeau, ce qu'elle donnait à « ses enfants
réunis YI. Bien certainement, s'ils 11', etaient pas
heureux, ce serait de leur faute.
Paul paraissait radieux comme un bomme qui
touche au but dé 'iré, au moment souvent care::.::.t:...
Il regardait 5hara, Shara seulement, ne voyant
qu'elle dont le teint pâle se colorait lég'?'rement;
mais, tout enivré de son propre bonhcur, il n';
'apercevait pas que dans le 'ourite dl' "a il..mc6c
il y avait un effort, et sur son front lmc mél:m 'oliè
inquiète de plus en plus envahissante.
Xl
Le bonheur de Shara.
Mme de Gi!".èle él~Ït
fatiguée de "on voyage;
ellc
retira tût dan sa chambre, ct 5hara déclara
à son fiancé qu'elle sc sentait aus"i un peu lasse.
For~e
fut donc à Paul
s'en 311cI' tI une heure
qui lui paraissait très cruelle.
- Nous serons bien assez ensemble dans quel.
ques jours, lui jeta Sho.ra comme consolntion.
A peine nous avait-il quittés, que ma sœur prit
uc
�TROP PETffE
mon bras d'un air de délivrance, et avec une certaine précipitation m'entraina vers le pavillon.
Le soir était clair, la mer montait sans bruit.
Nous nous taisions toutes deux; je ne songeais
méme pas à parier.
Fatiguée de contrainte, n'en pouyant plus de
sourires forcés, de paroles de mensonge, j'aurais
voulu me trouver seule avec moi-même, et ma
sœur était bien la société qui pouvait me faire le
plus souffrir en ce moment.
Nous nous étions assises dans le pavillon. Un
grillon qui chantait tout pres de nous troublait
seul la paix du soir.
Tout à coup Shara se rapprocha de moi, appuya
sa tête sur mon épaule et se mit à sangloter.
- Qu'as-tu, Shara? qu'as-tu? lui dis-je bouleversée, interdite.
- Crois-tu, me répondit-elle, que je ne souffre
pas de vous quitter, d'abandonner tout ce que
j'aime pour m'en aller toute seule dans ce Paris
inconnu qui m'épouvante ... dans deux jours ce
sera fini, fini pour toujours ... Je voudrais reculer ...
je n'ai pas dix-huit ans; j'avais le temps d'être
encore heureuse .plusieurs années près de
VOliS!
Elle continuait à pleurer à chaudes larmes. Je
l'écoulais avec stupeur ..• Grand Dieu 1 elle ne
l'aimait donc pas?
- Sh.1ra, lui dis-je timidement, tant j'avais peur
de sonder ce mystère, tu l'as voulu pourtant ••. tu
l'aimes 1...
- Je J'ai voulu, puisque j'ai dit oui ... Mais si je
l'aime, je n'~o
sais rien •.• tout ccJas'cst fait si dou-
�TROP PETITE
tement que je ne m'en suis pour ainsi dire pas
aperçue . .• aujourd'hui seulement quand Mme de
Gisèle a parlé de Paris. de cet appartement, j'ai
compris ... J'aime Paul comme un bon camarade,
je n'aurais jamais pensé à l'épouser ... d'abord je
~royais
que c'était toi qui lui plaisais; tu es un
peu artiste, moi je n'y cOlr.prends pas grand'chose.
Quand M. d'Ar belle a commencé son tableau,
Paul s'est mis à s'occuper beaucoup de moi, c'était
assez naturel, j'étais seule. Mme d'Arbelle ne
compte pas ... Cela m'amusait de le voir risquer de
se casser le cou pour une Oeur que je demandais
sans en avoir envie, ou de le faire retourner sur
ses pas, à un quart d'heure, pour chercher mon
mouchoir que j'avais oublié ... Je riais de ses ail:>
navrés quo.nd je paraissais ne remar,!uer sa présence que longtemps après son arrivée. Et pui. ,
ce jour où je suis si sottement tombée derrière le
fossé ... je ne sais si tu t'ell souvicn '?
- Je m'en souviens ...
- Ce jour-là, je ne sais trop ce qu'il me dit eu
arrivant près de moi, comme un fou 1 Mais je fus
un peu cm barrassée ... Tu sais le reste aussi bie!\
que moi; j'étais contente, il était si heureux! d
puis maintenant j'ai peur... pourtant il me dit Cl
je le crois, qu'il est impossible d'être aimée plus
ljU\! j~
ne le suis, el que sa vic sera.it brisée pOUl'
oujours si ;e lui étais enlevé ...
Lia écoulait sa sœur sans l'interrompre, Ile
sachant comment s'y prendre pour la consoler de
son bonheur.
11 allait à elle les bras ouverts avant qu'un désir
oCtt ou le teml>S de naU.re, et la pal "'/il petite, qui
�TROP PETITE
l'avait appelé de ses cris ardents, le voyaH passer
sans s'aITêter. Elle avait soif cl c'était à Shara
qu'on off,:ait la coupe, à Shara qui détoumait la
tète ... En était-il donc toujours ainsi dans la vie 1
avec angoisse, et le cœur
Elle se le deman~it
lassé, ne voyant plus qu'à travers les larmes de sa
sœur et sa propre soulfrance, la terre lui apparut
comme un monde désenchanté, où des créatures
poursui vent une brillante chimère sans jamais
l'atteindre.
XII
0\\ finit habituellement le roman.
Ce jour, que je croyais ne devoir jamais arriver,
se leva comme les autres, comme les plus beaux,
ave.:: un soleil radieux qui jetait sur l'eau les dia~
mants à profusion et daus les bois mettait en fête
tous les oiseaux.
Shara a"a1t retrouvé près de ma mère le calme
que j'étais impuissante à faire renaltre.
Enveloppée des longs plis Je son voile, le regard
bai:isé, jamais elle n'avait paru plus belle. Paul
s'en approcha comme d'une divinité, lui baisa la
main sans un mot.
Les voitures arrivèrent, on traversa à pied le
petit sentier allant de la véranda à la barrière.
Shara me paraissait glisser comme une ombre,
allant vers un pays magique, inconnu. Moi j'étais
emportée dans un rêve douloureux, n'ayant pas
conscience exacte de ce qui se passait.
�TROP PETiTE
Je snis qu'il)' :wait be:ulcoup de monde. O:m~
la
foule qui se pressait i\ ln porte Je l'église, j'entendis mnrTllllrer : I( Qu'clic esr bellc! II ct pl' sque en
mèmc temps: I( Qu't:~lIc
c"! prtih'! C'est la tille
d'honneur. II
Que Illi importait désormais! Si un enchanteur
a\'ai 1 ru ;) cet instant la faire granJc ct belle, en L,
touchant de sn baguette, elle eftt dit: Il ([ est trop
t:lrd, c'est fini maintenant! II
Ils s'agenouillent l'uu près de l'autre. La me sc
commence ct s'achève. Ils SI.! Ibvenl. Paul, le mari
Lle Shara, lui oirre le bras. Ils marchent, appuyé"
l'un Sllr l'autre, 'ers la sacristie. Devant Dieu,
devant les hOlllmes, ils devront se soutenir. .. Le
grand registre des mariages est ouvert, les familles
signent; je mets mon nom aus i.
On sort de l'église. Ils montent tOLlS cleux seuls
dans une voiture; les chc\'aux, ayec des pompolls
hbncs, piaffant d'impatience, les emportent tout
de snite très loin des autres.
Au chalet on a dressé des tables dans le bois;
est c1'un effet charmant; chacun le rept:te, on n'a
Jamais vu noce plus gaie, couple mieux as orti .
Personne ne semble pressé d'cn finir- On se pro~
mène par groupes sur b terrrlsse au bord de l'eau,
dans tous les sentiers de l\erroch' !... Pui", peu ù
pelt, après des heures lente" cornille des jours,
lont\redevient désert.
Le soir enfin est venu! Oh! l'ombre, l'ombre
surtont qui va envelopper la pauvre petite tout
elti~r,
et la fraîcheur pour son [l'ont brCtlant Olt
se heurtent confusémen t ses pen"ées. Elle s'en l'a
vers le bois, au plus épais du bois-taillis pour que
8.
�Gf,
TROP PETITE
étoiles mémesne la suivent pas de leul's regards,
!dtH elle a besoin de solitude. EUe ,,-'y :\c,~ied
un
ihstant, les mains croisées.
Mais ,'oilà que les [cuil/es s'èches de l'allée
bruissent sous des pas qui s'avancent lentolncnt
vers le pavillon ... C'est Patti, ,"es! Shara qui n'a
pas quitté sa robe blanche.
Elle passe ... Petite reste seule ... la nnit est bien
noire, et Je bois s'emplit de frissons, de voix qui
murmurent de choses tristes comme des chants
l~s
de mort.
�TROP PETITE
DEL \: 1 J:::If E P 1\ n T 1 E
•
, Jours d'automne.
Les blcs~ure
donl on ne mCllrt pas guéris:>ent
t"t Olt tard.
Un jour l'int oit Lia ne vit plus en Paul qu'un
ami auquel elle était reconnaissante du honheur de
sa sœur; on frère, dont les manières simples et
franches aCheV(:t'iint de lui faire oublier le rêve qui
le lui a'tait un instant fait entrevoir comme le
..:ompagnoll de sa \ il'.
Ce travail na ~JG(ail
pas al: '()mpli en quelques
mois, car, en regrettant Paul, ce n'était pas lui
seulement qu'eHe pleurait, mais sa jeunesse dési1lllsionnée, sa vie sacrjfi~:.
Elle ~l\';.it
compris, que, si lui la connaissant,
:l',ant éprou\'é une s)'m~athie
ùon\ eHe ne pouvait
p:l'i douter, avait reculé devant sa to.ille, pour tOllS,
elle demeurerait tOlljollrs cn dehors de conditions
orJinaires de la vie.
Trop petite pour le bonheur, avec un cœur qui
en avait taules les aspirations.
Elle :.lVail eu des cris de douleur folle, des désespoirs sans nom qui s'étaient ;tpaisés, comme (ouf
�6$
TROP PETITE
s'apaise ici-bas, mais en laissant sur son l:\i~ten(',
la mélancolie des jours d'automne.
Quelques-uns étaient restés plus poignants.
C'était un soir, un an, jour pour jour, apl'l'S
celui du Pllrdon.
Paul et Sarah étaient à Paris, Lia ne les avait
point revus depuis leur mariage.
Elle était seule, accoudée sur le petit mu/' de la
terrasse qui longe la ri,ièrü, /'ügardant les l'au\
paisibles, le cid pur des nuits d'été.
Elle revivait dans les moindres détails ce jour
heureux ùe sa l'ie où l'espérance chautait dans son
cœur.
C'était fini maintenant. Un sentiment d'abandon
fioUait su\" tous ces lieux chéris, l'âme s'en était
envolée pour Ile plus l'eveltir. 11 lui sel1lblnit \ltl'C
devenue clic-même quoIque ohoso de cette nal/lle
insensible, utl cie ccs rochers) 1111 de ces arbres,
muets témoins des scènes pas~éo.
Elle pensait que rien ne pourrait désormais
l'arracher à celte sorte d'engourdissement qui suit
les grandes crises Illbl'ales, qu'elle ne lourrait
tl"ltihle plus éprouver une de ccs sonfTrances aiguës,
Uil de ces regrets intenses qlli fonl sentir ln force
de ln vic,
Et yoilù Clue, du loilllnitl de lu l'ivière, arrivent
dus sons ülihlcs d'abord, si doux, si harmonienx,
que l'on cüt dit des inSll'l1111ents dont les coteles
seraienl caressées par le vent.
Cétaienl des chantel1l's italiens rel'enaht du
pardon.
Montés SlIl' Une bnl'que, ils di!luicnlul1C del'llièrc
fois adieu à la fêle achevée.
�TROP PETITE
6~1
Ils approchaient, glissant sur la m lcre où ils
traçaient nn sillage d'argent bientôt effacé.
Leurs voix étaient distinctes maintenant, clwl1tant une valse connue.
Ils passèrent. Les sons s'affaiblissant par.clegé
~
n'arrivaient plus que semblables à une harmonie
...:onfuse s'éteignant dans les bruits mystérieux dIt
soir.
Lia, l'insensible de tout à l'heure, saisit.: d'nne
étrange émotion, remuée par celle mu ique, sc
sentait secouée par les sanglots. Elle écoulait
cncore, cherchant à percevoir le dernier son, suivlInt dans la nuit la dernière trace du sillon
d'argent.
Cette barque, (lui fuyait ver~
la l1aute mer, après
<[l'oir un instant chanté sur Jes bords faciles, lui
apparaÎssait tout à coup comme l'image de sa "Îe.
Il lui semblait qu'elJe emportait le dernier écho
J'une fète passée sans retour. Et la source des
lannes qu'elle avait crue tarie se rouvrait tout à
coup. Quelques sons passagers suffisaient pour
faire tressaillir el pleurer toutes les voix de 10. jeunesse qu'elle disait morte dans son CŒur.
1I1usion de la première douleur 1 Croire que son
mtensi té insensibilisera pour toujours tout cc gui
n'est pas elle!
Pauvre petite, marche encore! la vic t'en réserve
bien d'autres! Souffre aujourd'hni, te disant:
'( C'est l'infini, Il demain tu diras: « Hier, j'avais
\.:ru souffrir. D
�7°
TROP PETITE
n
Les berceaux.
Avant d'en arriver là, quelques années s'écoulèrent encore ponr Lia. Chaque été ramena Shara il
Kerroch'.
Oh! vite, vite, passons sur ces jonrs ..• C'était
ellcore le bonheur !. .. je ne puis m'y arrêter ... de
loin, ils me semblent toucher au goufJi'e qui a tout
englouti ... Mais à ce moment, ils étaicnt tous D
encore, la bonnc maman, le père, la ,mère, lcs
enrauts! Les enrants! Chers amours! Je vois le
premier berceau dans la grande chambre au
balcon, que ma mère avait donnée à Shara.
Elle, si blanche, et si jolie sur ses oreillers
brodés, les yeux agrandis, avec une flamme que
Paul tout seul était impuissant il allumer.
J'cntrai doucement sur la pointe des pieds, je fil:
parlai pas, embrassai Shara avec une indéfinissable
émotion. Mais quand je me penchai sur ce berceau!
Je ne sais ce qui sc serra et se brisa en moi tout à
la fois ... Jamais! jamais je n'anrai à moi un de ces
petits êtres qui mettent sur le front des jeunes(
mères cette calme sérénité, ct dans leurs yeux ce
rayonnement.
Trop petite encore, pour avoir cette ineffable
joie du premier sourire, des bras qui se tendent,
lies larmes qll'on peut seule consoler'
Il était blond comme son père,
petit René.
1J
�TROP PETITE
Shara avait pour lui une jalouse tendrl.:sse, le senliment de la propriété. Elle disait « mon fils )J,
I.:omme un roi aurait dit I( 1110n royaume ».
Son mari lui dcmandait alors en souriant :
« Permets-t u Cj u'il soi 1 un l'cu à moi aussi? 1)
Elle répondait oui, m"is si c'était trè sincère,
en réalité ce n'était pas Irès vrai, car Paul n'avait
d'autre droit quc de gâter son fils.
Un peu plus tard, quand il aurait trois ans, on
discuterait des prérogatives paternelles.
Un aIl avant que René eOI aHcint cet age, il avait
Jeux petites sœurs jumelles.
Au Jjeu d'en ètrc jaJollÀ, il en rut très ficr. ct
POlll, qui avait Irouvé ses vO.!ux surabondamment
exaucés à la venue dc MMlles Marguerite et Charlotte, les déclara bientôl indispensables il son
bonheur.
Elles ayaient mis le~
jnurs de leur mère en
danger, ces mignonnes petites créatures, et Shara,
Irollb1éc de pressentilllents sinistres, quelques
jours ayant Jeur naissance, m'avait bouleversée.
Nous étions assises toutes clenx dans le pavillon,
lravai1lant i\ quelque ohjet de layette.
- Lia, me dit (oul ~l coup Shnra en laissant
retomber son ouyrage, je ne pourrais me consoler
de mourir que si III me jurais d'être la mère de
mes enfan ts .
Cil essayant de plai- Quelles idées 1 Ini di~-je
sanler, il est bien q lIestion de ces choses-là, quand
on a ton âge et la santé!
~lais
elle poursuivit:
- Le malheur vient YÎle ... II faut me Je promettre ... de loi seule ie 'u'e serais pas jalouse .•. et
�TROP PETITE
tu les élèveras comme je pourrais le faire moÎmême, beaucoup mieux même, car je sens qu'il
... tu les
me sera impossible de ne pas les g~ler
g;lleras un peu, toi aussi l. .. En souvenir de moi, tu
leur diras: ceci, c'est de la 1)3rt de petite nlt!re. Et
ce sera un baiser plus tcmln', un pardon plus faciJ(',
li Il JOLlet dont ils a.uront bien envie ...
Je m'61ais mise ~ fondre Cil larmes, supplian t
Shara de ne pas parler ainsi, mais elle aussi 1 leurail ùe tout SO/1 cœur comme si le malheur était
inévita.ble.
Puis, tont à coup, la voix. de René 'e fit entendre.
li était sur la grève, trépignant de 1,;012:re, jetant
des cris perçants parce que sa. bonne ne ,'oulait
pas le laisser monter dans un bateau pas beaucoup
plus grand que son pied.
11 dait si drôle dans sa fureur que Shara et mal
nOlis nous J'egardàmes en soul'iant :
- Nous sommes folles vraiment !
Et CD même temps, comme si nous avions uu peu
honte de nos larmes, nos mouchoirs passèrent sur
110S yeux; des baisers furenl échangés et jamais
plus il ne fut question entre nous d'un emblable
sujet, mais pour moi le souvenir n'en devait plu~
., effacer.
�TRor PETITE
73
III
Derniers SOl\rires.
Ils y étaienl lous ... même mon père. il Ii:,nj[ le
~ .
journal, son pliant appuyé au Ironc d'un al'bn
Paul, étendu paresseusement SUI' l'herbe, les bras
croisés sous la tête, prétendait que rien n'était plus
joli que de contempler le ciel (t travers le feuillage.
- Oui, c'est charmant, dit Shara ... mais vous
vou s adonnez beaucoup trop à la contemplation
depuis que vous êtes à Kcrroch' 1Vous :1VCZ à peine
touché vos pinceaux ... Est·ce ainsi que vous
comptez préparer la gloire el l'a,'enir de la
f:.lluillc 'f •••
Disant cela, elle emplit sa main des pétales
d'une rose qu'elle s'amusait à effeuiller et les jeta
:.l U visage de son mari.
- Lotte, Didith, au secour:. de r etit · père!
s'écria-t-il.
Les jumelles, fort occupées il élever à quelques
pas de nous un édifice de petites pierres, abandonnèrent aussitôt leurs travaux pour' accourir avec
des airs vaillants. Bras et jambes nus, coifl'ées de
grands chapeaux doublés de rouge, il était impossible de rêver rien de plus gracieux: que ces deux
petites personnes de trois ans.
Lotte, clans son empressement, se jeta dl'ôlemen 1
par terre.
- René, aide ta sœur à se relever, cria Shara',
�"71
'l'1Wl' PP:TlTE
- Toul :'tl'heure ... quand j'aurai fini Illon sabre,
répondit sérieusement René, sans m0me tourner l:.l
lête. Et il continua à écorcher Sa badine de noisette
avec un mauvais couteau.
- Je n'habituerai pas facilement ccl onf:111 1 :.'!
C:lre Je protecteur Je sE!s !-lC.eU/"S, dit Sham, S,111S
s'émouvoir, ni renouveler son ordre.
C'6tai 1 inutil ,du reste. Gr;1\1J'111èrc s'ét,ti t j 'l'éc
bien vite, et revenait ven; nous, tenant Lalle pttr
la main. Elle se penchait pour c(·la, retrouvant la
,;ollplesse d'un .1ge pius jeune pour se metlrt' ;) la
porlée ùes tout poti h.
Je vois son visage adouci en ore par ses cheveux
gris, le rayonnement de son sourire ...
La brise jouait clans les feuilles, la bisn nt ù p eille
trissonner ; les l'oses !1el1rissaicnl ~t profusion, imprégnant J'air de leurs parfums, un :lit· enveloppanl
de quiétuùe ct cie bien-èlre . ..
l1s litai0IlI lous Et !.. .
A ..:e moment, il me monta au cœur ':OIllIllC lIll
1101 dc tcndresse qui les embrassa lou
~.
Près d'eux, n'Lilait-ee pns le bonheur?
lngmle! ct si souvent je trouvais ;1\'arc lu plU1
qui m'ét ait faite;!
lis étaient tOtlS là le matin
o.'(Hajt ouverl.:; et refermé .. .
L.. lb soir, le ~oufre
�TROP PETITE
75
IV
Le gouffre.
C'ù(:ùt lc jour du pardon. Panl et 8har:.l ne
manquaient jamais d'y aller lorsqu'à ce moment
ils se trouvaient à Kerroch' ! Mon père seul et le~
jumelles restèrent au chale!. .. Ma mère ne voulnit
pas venir.
- Mère, si vous n'êtes pas li'!: ce ne sera pas
complet, lui avions-nous dit.
Et elle Gtait venue puisquc ceb faisait pbislr i'I
scs enfants.
On s'amusa hcallcoui au par ion, jamais il n'y
wait eu plus cie monde el, dominée encore par
l'impression du malin, pour la première fois les
~ouvenirs
du passé semblèrent s'effaccr.
Il fallut rcyenir. La mer était un peu forte.
Au moment de monter en bateau, René eut
peur.
Des amis avec lesquel nous étions proposèrent
de le ramener à Kerroch' dans leur voiture; mai:,
\'enfalll ne ,'oulul pas se séparer de nous.
- Mlle Lia ne ticnt pas une gnmde place.
elit-on ... on se serrera un peu.
Ce fut décidé, je pris le chemin de terre pOlir la
consolation de René qui se déclara satisfait.
La mer était bleue; les vagues courtes blanchi.'saient il leur crête; la brise soufflait inégale ...
L'embarcation s'approcha du rivage ... nuit per-
�sonnes y montèrent. .. et puis, cux trois ... les deux
hommes qui gouvernaient. ..
- A tout à l'heure, dit Sh,lra Ln nOLIs envoyant
un baiser ...
Nous le lui rendîmes ... Et rien ne se déchira en
moi pour me crier tiué o'était le dernier L..
Je montai en voilure ... Les chemins étaient en
fête." Il y avait dé'; cSela.ls de rire partout, dallS les
champs; deri~o
le!! haiès ... N tout pl'ès,", le goulfre s'ouvmit 8un5 Il'uit. .. S6 retèi·mail ..•
Sur les Ireize qlri étaieIH partis Iroil) revinrént. ..
ce n'étaient pas eux ... On disputa aux naIs leun
vistiœes •.. ils rendirent les (ladavres.
v
Tous les trois.
C'est pal' le ehcmill où, le jour des noces breLOnnes, Pllul et Shara mon laient l'un près uc l'autre ... par ce chemin où je marchais, ma mère s'np-
p\'\yant sur nloi; que les trois Gercaeils passèrel1t.
Tous les 1rois l je les suivais et je n6 plournis
pas ... Elle, qui Josav(lit précédés dans la vio, 6tait
la première ... puis dOl rière, ctite à côte, les Jeu \
autres ... C'élait long ce chemin ... Il passait tout
près de J'étang, monlait rapide il travers le bois,
traversailla petite l'OU te bordée de haies très haut.es pour regagner la grande qui menait au village ...
Et je m'étonnais d'y arriver ... Il me sembla,it que
je les suivais tous les trois depuis très longtemps,
�TROP PETITE
très longtemps déjà, et que je. mar .. hcrais ainsi
derrière eux jusqu'à J'éternité.
On s'arrêtait souvent. .. les bm qui les portaient
se fatiguaient ... ils faisaient place à d'autres ... Et
l'on recommençait à avancer.,. Les cloches, les
mêmes cloches qui avaient chanté poudeur madage
et pour les baptêmes frappaient les glas.
A l'église, on les mit tous les Irois sm le mèlllC
rang ... el J'on chanta près d'eux les hymnes de la
mort.
Je Ile 111e souvenais pas avoir'entendu dans ma
vie d'autres chants que ceux-là ... Le passé, le pré. ent, l'avenir, tOll tétait ronclu, contenu dans chaq ue
minute qui s'écoulail. Les chants ceSsl!rent ... Et je
me (l'OU vai encore marchant derrière el~.
NIais à
ce 1110ment, je commençai il sentir que tout à l'heure
ce s rait fini ... qU'on s'arrêterait pour tO\ljours ••.
C'était plus poignant el en même temps plus va·
gue, à mesure qu'on approchait de l'endroit où il
y avait les trois places qui attendaient ... Encore le
goum-e ... On les y descendit .•. li me semblait que
je descendais aussi avec chacull d'eux et quc c'était
une autre qui restait plus loin, voyant passer devant
ellc une longue procession sans fin, d'où s'échapraient des sanglots ... des sanglots sourds, continus
qui, se confondant en un seul, faisaient comme le
hruit de la mer montant dans le lointain .•.
La petite qui était là, regardant, en était enveloppée ; elle croyait qu'il n'y avait plus au monde
que ce bruit-là ... qu'il emplissait 'tout ...
Elle se sentit entraînée ... Elle ne faisait aucune
résistance et, pourtant, elle souffmit un étrange
supplice. Il lui semblait que ses pieds étaient rivés
�TROP PETITE
là, où ils étaient couchés tous les trois, qu'aucune
puissance ne 'pourrait jamais les en détacher, et
son corps s'allongeait, s'alJongeait toujours, de
toute la distance réelle qui se faisait entre elle et
eux. Dans ce travail d'agrandissement infini ses
nerfs se déchiraient, puis tout à coup ils se rompi'rent à l'endroit du cœur et elle ne sentit plu!>
rien.
VI
Grandir!
Oh! quel désespoir quand elle se réveilla de cet
évanouissement ... C'était bien un réveil, cardcpuis
quarante-huil heures elle allait les yeux ouverts
dans un cauchemar tel que le sommeil Je plus cnfiGvré n'en peut donner. S'éveiller dans cette vic
qui devenait plus horrible que la mort 1. •• Etailelle donc trop petite pour mourir? Ce bonheur-là
aussi lui était refusé! Ah ! elle le pleurait conuue
jamais elle n'avait pleuré l'autre!
Pendant deux jours eUe fut lache, ne pensant pas
un instant à ceux qui restaient, n'essayant pas un
mot de consolation.
Les enfants l'embrassaient, clle ne sentait pas
leurs caresses. Ils demandaient où étaient leur
père, leur mère, . leur grand'mère, elle répondit:
« Ils sont partis! »
A toutes les questions elle n'avait 'lue cette réponse. Elle ne comprenait pas une parole. Elle
llC;
�TROP PETITE
79
nce ; elle aura it
Taisait rien pou rint erro mpr e ce sile
emblé il celbi
voulu qu'il fût éter nel; ,cela eût ress
de ses bien-aimés ...
l de plom b,
'La nuit elle dor mai t d'un somm'ei
hallucinations. Elle descendait
' d'incesat~
d3.ns
les flots les jedan s le gouITre les tena nt enla cés;
bien de Iain elle
taient ensemble sur la grève ... ou
ues ; elle, attales voyait lutt ant au milieu des vag
ne pouvait rien
chée au rivage comme un roch er,
pOur les sauver.
hau t, comme
Une nuit, elle les vit,très hau t, très
reconnaissait.
perd us au milieu des nuages. Elle les
rép ond ait:
leur
Ils lui tendaient les bras . Et elle
te.! »
Il Je suis trop peti
davantage, sembla
Sa mère, alors, se p~ncha
.
l'encourager de son ineffable sou rire
tour , et elle
Peti te fit effort, tendi\ tes bra s à son
x nuages. Ils baise sentit gran dir, gra ndi r jusq u'au
délicieuse fraîe
gnè rent son Jront brûlant d'un
che ur.
qui l'avaient
Elle cessa de voir les être s ché ris
de doux comme
appelée, mais il resta quelque chose
leur présence.
sembla que
Le matin, qua nd elle s'éveilla, il lui
de fratcheur
son front gard ait encore l'impression
du rêve de la nuit.
lit elle voyail
L'au be blanchissait à pein e; de son
. Elle la con·
une pâle étoile dan s le ciel profond
ière fois, depuis
lempla longtemps. Pou r la prem
lées s'ap aisè rent
l'affreux mom ent, les pensées affo
déc hire men t
dans son cerveau. Un inexprimable
fonde com me
se fais ait; une dou leur immense, pro
larm es coulaient
le gouffre ,qui les avait pris ... Les
�TROP PETlTE
sans effort, sortant d'une source qui ne pourrai!
plus se fermer, mais elle ne pleurait pas comme
1< ceux qui n'ont plus d'espérance ».
Elle commençait à comprendre que pour les retrouver un jour il fallait grandir, grandir toujours ;
que Dieu la voulait forte puisqu'II la frappait de s i
rudes coups ... Le dévouement des mères lui était
demandé, sans gue les joies lui en fussent promises;
l'abnégatioll de la femme deviendrait son partage,
sans que les tendresses d e l'ami l'en récompensassent.
Qu'importe! grandis! grandis toujours!
Sursum corda!
vu
fis n'y seront plus.
Le jour était venu. Elle se leva, pria longtemps
pour demander la force qui vient d'en haut, ct se
dirigea vers la. chambre des enfants.
Son cœur défaillait. Elle se souvenait de cc jour
où Shara lui avait dit: Il Tu les baiseras plus tendrell1ent en disant: de ln part de petite mère.»
Elle s'agenouilla près du lit des jumelles qui
s'éveillaient, et pour la première fois, depuis le
jour où elles n'avaient plus de n1ère. Lia les prit.
dans ses bras et les serrant contre ~Ol
cœur dans
un mouvement passionné: \1 De la part de petite
mère, » dit-elle.
-
Où est-elle, maman? demanda Lotte.
�l'RO!' PETITE
-- Elle est au ciel!...
- Et petit père, dit Marguerite. Et grand'mère ? ..
_. Au ciel ! ...
René s'était assis snr son lit et me regardant
avec des yeux profonds qui exigeaient déjà la
\'érité.
- Quand reviendront-ils ? ...
Je suffoquais en murmurant:
- Jamais !...
JIs semblèrent comprendre l'ét(;udue Je ce mot;
leurs petits visages attristés se tournaient vers moi.
Je repris utlssitOt :
-Mais nous les reverrons; plus tard, nous irons
les retrouver.
Je parlai longtemps a\e~
eux. Il me semblait que
Shara écoutait ce que je disais à ses enfants, el
'lue, par eux, un lien mystérieux m'unissait encore
;-l ma sœur. Elle m'avait jugée digne d'être leur
rnère ! Shara, chère Shara, je le serai, je te le promets, dors dans ta paix profonde.
Quand elle revit son père, ce mutin où elle
s'éveillait à une vie nouvelle, née de la donleur,
elle demeura frappée du changement qui s'était
fait en lui.
"Vieilli de dix ans, les cheveux blanchis, le front
sillonné de rides profondes, l'œil abattu, il semblait
fixer une image 'toujours là.
II avait repris ses livres cependant. Assis dans
SOn grand fauteuil de paille, il les feuilletait machinalement.
Je m'approchai, bouleversée conllue si je le retrOuvais lui aussi pour la première fois. Je mis nu
�Sa
TROP PETIT!
bras sur son épaule et l'embrassai sur le front. .. Je
pleurais.
- Tu vas mieux? dit-il en me regardant. S;] \ oix
était cassée, son regard lilorne.
Je compris que la douleur qui nOUb hrisait LOlls
Lieux ne se fondrait pas, que la sienne vivrait ell
elle-même sombre, concentrée, qu'il n'y faudrait
iamais toucher. ..
La cloche du déjeuner sonna comme d'habitude.
Quoi! la vie allait donc reprendre son cours
sans eux! Tls ne seraient plus là jamais, jamais! Ce
mot creusaiLI'abtme. J'y descendais en tournoyant,
reprise de vertige. Ils étaient là, il Y a quel~
jours seulement; ils n'y sont plus ... TIR n'y seront
pas demain, ils n'y seront jamais! Le matin et le
soir se feront comme lorsqu'ils étaient là, mais ils
n'y seront pas ...
Je voulus ce jour-là revoir lous les endroits familiers de Kerroch', comme si je craignais qu'une
lIlusion ne me poursuivît encore; constater qu'ils
n'étaient nulle part, me répétant à chaque place
où je les avais vus. que je ne les y verrais plus. Je
voulais boire, boire à ce calice comme ~i je pouvais
l'épuiser en une journée ... j'allai près du ruisseau ...
Ils s'asseyaient là... ns ne s'y assiéront plus. 1\
l'étang, au :pavillon, dans le bois, au nord de la
rivière ... partout où ils onl été ... Ces endroits
resteront les mêmes, rien ne sera changé, set11cment,iils n'y seront plus!. ..
�TROP PETITE
VIII
Adi~u!
Adieu!
Les jours, les semaine:, de l'été passèrent comme
s'ils a,'aient été Il et l'automne arri, a ove.: son ciel
Pâli, ses feuilles qui jaunissent et tombent.
Lia avait repris la vie avec ses nouveaux devoirs
J mère de famille; elle suffisait aux petits ingrat ·
qui n'étaient presque jamais les premiers à parler
lie ceux qui étaient partis.
Mais une place restait, que tous ces efforts étaient
impuissants à remplir. Une présence manquait
partout, en toute chose; la flamme du foyer s'était
éteinte, Gamme gui enveloppait d'une douce chaIcur tous ceux qui pénétraient dans l'intimité de la
ll1aison. Quand dIe était là, elle faisait si peu de
bruit, sa voix s'élevait si rarement pour le commandGlllent, que l'on eCit dit que la place qu'elle tenait
n'était que secondaire. Et maintenant, on 5'opc1'vait gue l'impulsion avait disparu, la vie se truTnait
pCsante el morne.
Lia sentait qu'elle n'étui t pour son père d'aucune
consolation. Il demeurait terrassé sous le triple
coup qui l'avait frappé. Désintéressé de tout, les
enfants lui semblaient un fardeau plus qu'une distraction, et les chers petits, intimidés par ce front
Sévère, ce mutisme persistant, osaient à peine,élever la voix peudal1t les repas.
Repas de famille! moment de la journée où 1'011
�TROP PETITE
se retrouve dans le plein abandon, que vous ètes
•
tristes quand la contrainte pèse, que le cha~rin
a
passé! C'est là surtout que se comptent les vides.
Le soir il se retirait dans sa chambre. Lia restait seule, une fois les enfants couchés. Alors elle
s'en allait sur la terra:ise bordant la mer. C'était le
moment où elle était toute à ( eux »). Il lui semblait entendre un écho des voix éteintes pour
jamais.
Ces flots verts qu'elle avait souhaités pOLlr t0111hcau l'attiraient il certains instants; d'auln
~ s
roi~,
au contraire, ils lui causaient une secrète
horrenr CI utlnù ils arrivaient tum ultueux au-devant
d'elle. C'étaient ceux-là peut-être qui avaient
enveloppé, roulé te corps de ses hien-aimés.
Un soir, elle se promenait comme de coutume,
sllr la terrasse. Le ciel s'abaissaillenlement, disant
aux !lois: il faut dormir, voici la nuit.
:\Ibis les !lots ne :;'endormaienl pas, ils murmuraient doucement) trisl cment dans le grand silence.
Lia les écoutait, quand Ile entendit crier le sable
de l'allée derrière elle. Elle se retourna pris!.: dl'
fr. yeul', c'était son père. Jamais, fl cette heure. il
Ile sortait. Elle s'arrêta .
. - Tu n'as pas froid, la tête ainsi décollverte '?
lui dit-il.
- Mon père, j'y suis habitllée ... Mais vous?
VOliS n'êtes pas souffrant?
- J'avais un peu ma) à la tète.
- Cel air frais vous fera du bien.
Nous nouS promenâmes quelques instants en
silence. J'aurais voulu III i dire mille choses: If Père,
je uis bien petite, hélas! mais ne pourrais-je
�TROP PET1TE
quelque chose pour votre consolation 't ... Gê 1
LIn bien grand tünlheur que je ne soi~
pas pnrtie à
Icur place ... je le pleure chaque jour ... l'viais puis.
'IUC jc suis restée, permettez quo je senle à quelque chose. )1
Mais rien dl) (out cela Ile pouv:iitmonter jLiS€H';~
Incs lèvres,
Il parla le premier avec eflar!.
-- Jê ne puis plus vivra ici. .. je nè lè jJuisplhs ...
- Père, lui dis"'je doucement cu passailt in011
bras sous le sien, je rerai ce CI lie VOLIS voudre7 ...
Nous partirons pour la ~il1e
plus tôt glle de coulnme ... tout cie suite ...
Mon cœur se serra en pensant ;\ ct' logement
Ill! je n'étais point rentrée depuis.
- Tu ne m'as pas compris, l'eprit-il. .. C 'es!
Irop près ... ces souvenirs je ne puis les su pportcr. ..
ils me l'onclrant fou .•. je "eu\: Jc~
fuir ... si ï~t3i
seul! le monde est grtlncl !
Il fi 1 lm geste vers la mer.
J'éaOlltuis le eœhr hal~nt.
- Il n')' fl qlle Pi.1ris. reprit-il, la ville ... ol1 1'011
Ol1!,liC' ...
-- El KCl'roch' ? fis-jé d'Ul1c \ ~)ix
6trangl0t:.
- Nous n'avons pas de fortune ...
Il n'osa pas achever ... j'amis compris ... je suffoqltuis.
Le silence s'était fait plus profond. Nous nous
promenions toujours sur la terrasse ... les voix
pleuraient tout près de moi . .chaque not qui
approchait disait adieu comme s'ils n'eussent
jamais appris ct ue ce mol-là. Et je pensais qu'il est
�86
TROP PETITE
un ablme plus profond que celui de l'océan, l'abîme
de la douleur, dont on ne touche jamais le fond,
puisque je pouvais encore souffrir.
Mon père s'éloigna.
_ Tu vas rentrer? dit-il doucement.
_ Oui ... tout il l'heure .
El quand il ne fut plus là, je franchis le petit
mur de la terrasse, je me jetai sur les galets en
sanglotant, et les flots qui venaient jusqu'à moi,
me toucher, froids, glacés comme nne caresse de
mort, Llisaient toujours adieu! adieu!
IX
Les mots magiques.
Paris! quels instants d'intense solitude il rap'
pelle! presque d'épouvante, d'égarement .
Jen'yétaisvenue qu'en passant, jusqu'au moment
olt j'y aITi\'ai pour toujours. Il m'était apparu
comme une ville que l'on traverse dans un tourbillon, dont 011 se souvient comme d'une féerie ou
d'un rêve agité, mais jamais comme le lieu olt j'on
s'établit avec ses pénates pour y vivre son existence.
Arrachée brusquement à la solitude de Kerroch',
à mes souvenirs, aux ombres vivantes qui me suivaient pas à pas, ce voyage, cette installation furent
comme un cauchemar dont je n'attendais pas le
réveil.
Des espaces infinis senblaient s'étendre entre
Kerroch' et moi; des océans, des montagnes ne
..
�TROP PETITE
1llL' paraissaient pas plus infranchissable,; 'lue la
distance 'lui s'étuil faite, agrandie Ùp tous me,;
déchirement".
Le nom de Bretagne Ille faisait battre le cœur
comme s'il étuit celui de ln patrie ahsente, abandon,
née pour toujours. Je ferIllais les yeux pour ln
revoir comlne duns LW rêve, re%~lis
les images
chères floltant sur IOllS le,; lieux où je les IlV~i"
vues. Jc les regardais pas~er
souriantes ou lerribks,
Paris! ln \'ille ùe l'ouhli, avait dil mon père! )lJ!
non! je ne voulais pas qu'il devint le lombeau de
ce que j'avals nimé, souffert. NrGgic du sou\'enir,
lu me reslais pour revivre les années morles, peupler la soli tilde de mes heures.
J'u\'uis amcné GYcc nou,; la fidèle Mariû-JcalJlle
qui m'avait presljuc éle\'ée el n'avait pas vonlu 'il'
séparer de ses mailr.:!:;, Une fois il Puris; ell() pleurail du matin au soir, et Je fa \'oir !1insi m'enlevait,
tOttt mon tOllrage ; pauvf(.: courage! qui s'ébnçail
par bonds jusqu'au :>ommet des sacrificês demandés, et retombait ensuite de loule sahuuteur, brisé,
ilnéllllfj, Alors il r,l/1ail se sOll]ù\'er de terre Ioule
llieUrlricj lentement remonter degré pur der.~(o
et
rCCommelll: r la lutte.
Grandir! gnlrldil' ! Lia, souviens-toi dc tOIl l'ove,
de ln douce vision qui souriait en le tendant le,~
bra .
Mon père, lui, rocommençait à "ivre; l'atmosphère, qui m'était si lourcle, lui semblait p,llls
ltigère. JI avait peu ù peu rejeté le l'al deau qui l'écra
s:.lÏt, el, plongt: dans l'élude, il se mil il. préparer
Un travail d'histoire naturelle : les infiniment
pç li ts, les Invisibles.
�TROP PETITE
Je n'en connais pas la fin; je pourrais même
:l\ouer que je ne suis jamais allée beaucoup audelà du titre; mon père n'y tenait pas, du reste.
_ Les cerveaux féminins ne sont pas faits pOlir
les sciences, avait-il l'habitude de dire.
Et l'étude des I1lvisibles ne m'attirait pas assez
irrésistiblement pour que j'essayasse de faire revenir mon père sur sa conviction.
Quant à lui, il s'absorba tout entier dans son
ouvrage, oubliant le passé et ne pensant pas plus
:\ l'avenir que s'il eût dù nous ëtre épargné à tous.
Si, d'un côté, j'étais heureuse de le voir sortir
de sa torpeur, je m'attristai de ce qu'il ne fût point
revenq à la vie de famille par l'intérêt de ses petitsenfants.
D'un caractère facile, parce qu'il était distrait,
poursuivant toujours, en imagination, le travail
commencé, il échappait ainsi aux ennuis des réalités de chaque jour. J'étais dOllC seule pour les subir,
pour) faire face. Certains incidents insignifiants
en eux· mêmes, mai que la situation, la disposilion d'esprit tournent en tortures et éprellves
étaient absolument en deiors de ce qu'il pouvait
com prendre.
Quand l'illusion ne me fut plus possible sur tous
.;es points, je pensai CJu'il devenait un devoir
pOlir moi de m'occuper Ùl! présent el de l'avenir.
Jamais, jusque-là, je nt! m'étai::; inquiétée de
notre situation financière. Elle suffisait à notre vit
modeste, dépour .... ue de luxe, mais non d'une certaine aisance.
J'interrogeai mon père à cet égard. Il m'approuva de vouloir me mettre au courant de ces
�TROP PETITE
questions, lui étant « obligé» de s'en dégager
pour des intérêts d'un u autre ordre lI.
J'appris alors quelles étaient nos ressources.
Shara avait eu quarante mille francs en dol.
Paul, de son côté, n'en laissait pas davantage à ses
enfants. Il avait beaucoup gagné par son travail,
mais assez dépensé aussi pour ne point faire d'économies.
Mon père <l\ait sa retraite l'officier de marine
et quel-}.ues obligations de chemin ~ de fer qui
n'augmentaient pas considérablement les revenus.
Tls étaient sufianl~
tant que les enfants étaient
jeunes, mais ils grandiraient!
René avait cinq ans pas.é . . Il voulait être miljl<lire. Cette vocation était née presque en m0me
temps que lui.
Lorsque, sur les bras de sa bonne, on le menait
.::hez sa grand'mère, les épaulettes du général, les
boutons d'or de sa tunique lui causaient de folles
ivre ses. Ces épaulettes, ce son telles qui on t reçu
les premières déclarations d'amour de René. Tu
en as fait bien d'autres depuis, mon charmant
neveu, et pieu me garde de clouter Je leur sincérité, mais les premières, vois-tu, ce sont les plus
Vraies!
Quels 1110ls tendres n'ont-elles pas entendus, ces
épaulcttes? Quels aveux confus!
Le képi sur l'oreille, il leur tcndai l les bra~,
car, à uri an, le général le coitüit de son képi qtJi
retombait sans cesse sur ses yeux ... Qu'importe!
Le képi, c'était Je commencement de la gloire ...
Elle aveugle toujours un peu au début.
On l'appelait le petit général.
�~)(J
TROP PETITE
(f Pour un général! II C'était la phrase magique.
Dès qu'elle était prononcée avec de'!;' points suspensifs plus ~u moins élogt~ens,
selon le cÏis/les
larmes prêtes à couler relllontaiellt vers lé!'r
source; la porte ouverte dans une chambre n"oire
était bravement franchie.
.
Au commencement de la vie, il en faut de ce~
mot qui font marcher, éveillent l'enthousiasme,
l'idée du devoir, de l'honneur.
« Pour un général! »)
René savait à peine marcher que déjà il comprenait ce que cela voulait dire: ,( Noblesse oblige. II
Il n'aurai t pas voulu déihonorer Son grade.
Ces devises, ce" mot:, nés au hasard d'une cir.:onstance et répétés au début de la vie, il faudrait
les bien choisir, car ils grandissent avec l'enfant,
deviennent sans qu'il 1,'en rende compte son correcteur secret, le mobile de ses actions. Plus tard,
ces mols seront creusés, il ne faut pas qu'ils
soient trouvés vides.
Pour Charlotte, il liffisait de dire; I( Une petite
fille bien élevée. ,. I( Toi qui es une petite fille
bicn élevée. II
Miss Charlotte se dres ait alors dans une dignité
'1 ui étai t à croq uer, à mourir de rire, où elle absorhail sa soupe jusqu'à la ùernière cuillerée, st'
tCJl:1it droite il tablc, mangeait comm une grande
persOllne.
Ou'li fallait faire de .:h()se~
pour ê!J:e I( bi Il
élevée n, qu'il fallait cn él-iter surtollt! Mais comhien h.: litre obtenu pa 'ail le sacrifice! Car mÎ~s
Charlottc était une très ari::;tocratÎque petitc rcr~onlC
CJui cOll1prcnuittoutc fa valeur du lllot. '
, ,
�TRùP PETITE
Plus tard, il ne fut pas nécessaire dt llli
apprendre ce qu'il exigeait de la jellne tille, ct
tout en restant d'une folle gaieté, d'ull entrain
vivant de lui-même tout en <limant le$ l'êtes, le
luxe, le mouvement, tout ce qui est la vic, la JOIll.
Charlotte resta toujuurs '( bien élevée ) ou si je
tno trompe ... Quel effroyablt' ayclIgltment! Une
l11t:re se le pardonnerait il peille' !
Non, la tante Lia n'a pu, il ce point, se lll()tlrc
Ull voile sur les yeux ... Est-ce que je Ile me sou 1 il!Jls
pas de mille choses, de mille traits de leur enf,IJ1CL,
de leur jeunesse, me disant que j'ai raison de j IIger
comme je les juge? Est-ce qU'à six ailS, je ne l'ois
1lar• pas Marguerite (un peu fière et pares~uc,
guerite) demander pardon à son g rand-père, il
1110i, à son frère, il sa sœur, avec des pûlcurs d'orgueil blessé, ou plutôt vaincu? Se meUre au travail, y demeurer le temps youlu parce que je lui
lisais:
- C'est ton devoir.
C'était le mot qui la poussait en arant. Chacun
le sien, selon sa nature et son car,~tèe.
Une fois elle ine demanda ce que c'était qUl: le
devoir?
Pauvre amour! Réponse compliquée! Je ne
cherchai point de définition, ayant tOl\jours trouvé
gue les mots les plus habituels sont ks plus difficiles à réduire en formule.
Je la pris sur mes genoux, el lui racontai beau'o up de petites histoires qu'elle écouta religieuselllent, saisissant bien vite la supériorité de la petite
fille qui faisait son devoir sur c elle qui ne Je faisait
Daint.
•
�TROP PETITE
•
Ce que c'est que le devoir? Chère Marga, la
forme en est variée commf' les situations de la vic;
robe légère à porter ou tunique meurtrissante!...
Le plus souvent visage austère souriant seulement
il qui sait j'embrasser ... Il suit les sentiers battus
ou s'en va à travers les épines, gravit parfois les
sommets.
(f Mais, de quelque nom, qn'on le nomme alors,
sacrifice, abnégation, héroïsme, c'est LoujoLlrs le
devoir.
If Marga, tante Lia ne souhaite point que le lien
le mène jusque-là, mais je sais bien que s'il te
montrait U Il jour ces chemins, tu voudrais l'y
suivre; la voix de ton enfance, voix toujours
écoutée, toujours grandissante, parlerait trop haut
pour que tu puisses en vain l'entendre.
El pour moi, depuis la nuit de mon rêve, c'était
t( grandir l), La passion avec laquelle j'avais autre.
fois désiré èLre grande, je la retournais aujourd'hui
dans le sens moral. C'étai t comme une sorte de
vengeance que j'accordais il la petite gui avait Lant
~ouferl
de son impuis alL~,
.
La vie nous a-t-elle été donnée pour antre chose
que pour grandir?
x
Tante Lia.
C'étaÎt donc décidé, René serait géneral. M. dc
Gisèle, qui s'était attaché à cet enfant, promettait
de S'Cil occuper. Mais les jumelles 1Chères amours,
�TROP PETITE
vous ne vous doutiel point, lorsCjue le soir vous
montiez ~ur
mes genou.", relevant vo~
longues
robes de nuit, vous ne VOliS doutiez point que tallll'
Lia s'inquiétait déjà ùu jour où vous auric/. vingt
ans.
Vous étiez de délicieuses peli les crfalures; \'Ol~
Lolle, a 'ec vos yeux brulls comme CClI." de voIre
mère; vous Marga, avec l'aw r que votre père
avait mis dam; les ,ütres.
Votre tante Lia ne ùo'utait pus un instant de ' "OUs
voir devenir des femmes charman les, mais elle
'lavait bien aussi que si un regard ùi:unantG, de,;
yeux bleus comme le ciel peU\ enl charmer un jus.
tant, ils ~ufisenl
rarement à relenir.
Les jumelles n'avaient pas ùe dOl, ou si P 'u qu'il
ne valait pas ln peine c1'en parler.
l'nnte Lin, ulle fois entrée dans sa nouvelle existonce, se murml1 rai 1 snn' cc se le même refrain:
Il Les jumelles n'ont pas de dot! » Et ~
Cause dp
cela elles les voyait dans l'avenir privé!.!s d'amOllI'
et d'un foyer, où l'on seréchaul1'e au\. jourssoml n'~
de b vie.
.,
En allant et "ennnt par la maison, en tricotant
les petits bas, en mettant un houl de broderie ~I
sarrau blanc, un feston aux jupon' lilliputiens, en
faisant épeler le b-a·ha; cn les habillant le matin,
Cn les couchan t le soir, tan tc Lia pensait: fi Les
jumelles n'ont pas de dot 1... )'
Plus d'une rois, ellc se sentit une larme sur LI
JOlle ...
Une larme anticipée de yingt an5! comme si elle
n'nVait pas assez pleuré chns le pnssé 1 commJ;: si
Chaque jour de c~ présent ne lui ell faisni t pas ver~.
�'l'ROI' PETITE
Les soul'cec; une fois ouvertes cOlllen\ plus
f:1cilement.
Viai s (anle Lia ne t;mla 1as à se dire que c'était
là lannes stériles el qu'il n'étail pas impossible
de les tarir. Les jumelles n'ont point de dot, mais
ue pourront-elles pas en a voi r?
J'avais vingt-cinq ans, mon brevet d'institutrice,
quelques heures libres l'apri'!s-midi, et MarieJeanne en qui j'avais toule conÎlance.
Pourquoi ne donnerai-je pas des leçons? 1
Je ne connaissais personne, ù part la générale,
Si les ù'Arbelle avaient été là! Mme d'Arbelle
avait aimé Shara jeune femme encore plus que
Shara jeune fille. En souvenir de son amie elle eût
élé prête à s'occuper de tout ce qui ponvait amé1iOL'er le sorl de ses enfants. Mais Mnlc cl' Arbelle,
très souffrante, devait passer l'hiver ,6 ans le Midi
et ne revenir peut-être qu'au prochain automne,
il' n'avais que la générale.
XI
Au-dessus de la douleur.
Je l.l voyais Ion les les semaine, quelqllefois plus
Sou\'enl. Elle arrivait dans son 'our é , passait une
demi-heure avec ses peliis-enfants qu'elle comblail
de jeux et de bonbons 0t disparaissait, r, isant
l 'l'ilet d'une fée-marraine.
Ce que je n'oublierai point. c'est sa prel1jè~
visite, après le malheur.
'
�'l'ROP PETITE
9S.
Elle m'avait prévenue, paf un IllOt, que je la
t:llilh dans l'après-midi . .Il' l',lllumluis ove.: une
,In~iéte
profonde, appelanl ;1 III 0 1 tonte mou
énei'gie pour ne pas fondre Cil l"ï!e~,
rioll qu'el!
regardanl les jumelles dans l\.!urs robes noires .
.Je lellr ·uvais mis des sarr:llD:· bl,lIIcS a[in d'effacer l'impression narrante ... le.; "oil' ~i
pelile::.
po"rter le deuil de leur mère ... dc lour père ...
Mme de Gisèle entra, .. Je [lemblais comme
une feuille. Nous nOlis avanç,lm s J'un ver
l'autre.
J'étais prête, je crois, à Itomber dans ses bras,
mais sans doute ils ne s'ouvrirent pas, car je me
trouvai assise sur le peti L canapé,
- C'est horrible 1 horrible! dit-elle en attirant
les enfants près d'elle.
Alors j'éclatai en sanglots, pressa ut, pour eu
étouffer le bruit, mon mouchoir sur mon visage ...
Toutes les scènes afreus~
repassaient vivantes •.
tou' le déchirements se faisaient de ItOuveau ...
mais c'était pour elle, pour elle surtoUl 'lue jE'
Souffrais •.. Je n'osais lever les yeux SUI' cette mère
qui avait eu un fils unique. adoré, qui ne l'avait
plus •••
Je n'entendais que des mots enlre<.:oupés ... et je
m'en voulais de n'en pas trou ver un seltl :) dire ~I
cet instant pour consoler l,;elte mère.
Elle interrompit la première le siltJl1ce.
~
Ma pauvJ'et:ufan l, me dit-dIe, ce n'est pas ra isunnable de vous mettre en cet étaL.. vous vous rcn
lirez Il~ade
... VOli êtes affreusemen 1 changée ...
levai les yeux pour la regarder.
.
Elle était restée la mêmej les 'cheveul. aussi
Je
�blonds que lorsqu'e!le m'était apparu e pour la
premiè re fois dans le sentier de Kerroc h', le tront
presq ne sans rides, et cette taille de jeune femme
serrée dans un vêteme nt de deuil qui savait cn
conserv er l'élégance.
Et comme je ne pouvais encore articule r I\ne
parole, elle repri t :
_ Il faut C:tre courag euse, mademoiselle Lia,
C'est uu devoir de ne pa" S'" bandon ner à la douleur ... elle abat, enlèye l'énergi e, les forces ... Je
l'ai toujour s regardé e comme notre plus cruelle
ennemi e ... Il faut en .triomp her... Ah! sans doute,
il est des instant s ou elle réclame ses ciroi ts;
il Ya q nelques moi ,je ne vous aurais pas parlé ainsi.
Mme de Gisèle aurait pu contiuu er longtem ps;
je ne songeais pas il l'interr ompre.
]~tais-je
bien en présenc e de la mère cie Paul'!
Les petits enfants 'lui se pressai ent sur ses genoux ,
étaient- ce hien ceux de sou fils unique?
Quelqu e chose 'C serra en moi; sans aucun
effort mes larmes ::;échèrent, il me sembla que je
venais de les profane r, en les laissant couler aOOndaates et libres, devant ccl le femme dont le cœur
n'était pas assez profon d pour garder l'empre inte
de la plus forle ùes douleu rs. Car, je ne m'y trompais pas un in tant, les lulles avec sa plus cruelle
ennemi e n'avaient dù être ni longues, ni acharné es
puisqu' aucune m<!urll'issure n'en rappela it le
souven ir. Peut-ctlft: avait-elle pour les faire disparaître des moyens aussi efficaces que ceu~
dont
elle se sen-nit pou\" ciracer sur son visage l'outrag e
de<' ans'? Je n'éprou vais donc nul désir de lui
deman der son secret.
�TROP PETITE
97
Pauvre Mme de Gisèle! A ce moment je la
jugeai bien sévl!:rement, croyant me trouver en
présence d'nn phénomène d'une espèce rare.
Depuis, combien de fois 'n'ai-je point fail de
visites de condoléances, pour me consoler des
larmes que je versais SUl' ceux qui savaient
se mettre comme la générale « au··dessus de la
doul eur. "
Serais-jl: étr:lllge? Je les trouve, ll1oi, au-dessous
de la douleur.
Se mettre réellelnelll au-dessus e (-ce possible '!
JI faudrait parfois monter si haut pour la dominerl
Est-il des régions où clic n':ltteinl pas? Un
moment vient toujours, où }'Oll ne peut éviter ' fi
rencontre. Si elle veut marcher aup.rès de nous il
vaut mieux lui tendre la main.
Te sourire, pàle compagne? je ne le puis guère,
mais du moins t'accueillir avec résignation, me
disant que tes voies mystérieuses mèneront enfin
à des sommets où tu t'évanouiras.
XII
Le bon moment.
1
L'impression de froid, presque d'éloignement,
ressentie à cette première visite s'eflàça peu à pen.
La générale n'avait pas le cœnr profond, c'est
vrai, était incapable d'un sentiment durable, si la
cause qui l'avait inspiré venait à disparaltre, mais
elle était bonne à la surfafe, se montrait pleine de
<l
�TROP PETITE
compassion, témoignait un grand désir J'èln.:
agreable, de rendre service.
On avait beau savoir que cela se botn:1il gentiralement aux mots, ()ll s'y laissait prendre quand
même, parce que ces mols 6taient dils avec sincérité, dans un serrement de main afteclueux. Tant
de personnes n'ont mème l'as cela à donner.
Si le bourru était toujours bienfaisant, je crierais: « A bas ces douces paroles, ces gracieux
sourires qui cachent la pauvreté du fond, et jekl.moi bien "ile un mot désagréable qui voile le
bienfait .. » Mais si souvent le bourru n'est que
bourru, que je demande au contraire de bonhes,
d'aimables paroles, quand elles devraient me
leurrer.
Je me souviens que Mlle Virginie, de mémoire
redoutée, lorsqu'on lui présentait uue élève coupable, cherchant à s'excuser en mettant en avant
son bon cœur, je me souviens que Mlle Virginie
frappait un coup sec sur le pupitre et glapissait:
« Je veux des faits! je veux des faits! des faits 1... »
Moi je répète: « A défaul des faits, donnez-moi
des mots, cela vaut encore mieux que rien. »
La générale savait, du reste, donner autre chose.
li fallait la prendre au bon moment, voilà tout:
le jour où ses cheveux d'or avaient des reflets plus
chatoyants, où un chapeau plus coquet arrivait de
chez la modi:;te, une robe très jeune de chez b
c'outurière.
Si l'on savait choisir le bon momenl de chacun,
Lomme le prOC 1Htlll parallrait plus aimable! les
l"(;htions plus faciles! que de chocs évités 1 de
petites déceptions épargnées 1
�TROP PETITE
99
Ne sait-on l'as qu'il ne faut jamais demander un
service à l'homme qui déplie sa serviette pour sc
mettre à table? A la maîtresse de maison le jour
où le rôti est brûlé, le légume pas cuit?
Ne soyons pas trop sévères pour qui ne nOllS
aura pas accueillis comme nous l'aurions désiré.
Il y avait peut-être sous jeu un diner attendu, un
rôti. Ce n'était pas le bon· moment. Sans l'avoir
cherché, je tombais sans clou te sur un jour hcttl'eux,lor que je m'adl'essai à la g~nérale
pour lu(
parler de mes projets, de J'avenir des jumelles.
Elle m'accueillit avec effusion.
- Vous êtes une sainte! s'écria-l-elle en me
tendant les deux mains.
Je profitai bien vite de l'éclat de mon auréole,
qui pouvait clisparaitre demain, pour l'intéresser à
la question.
- Que n'ai-je une fortune personnelle 1 dit-elle
avec un soupir profond, je me jetterais en travers
de votre dévouement ... le g~néral
se chargera de
René, il aime cet enfant ... Moi, je ferai l'impossible pour les jumelles ... lorsqu'elles seront plus
grandes vous n'aurez pas à vous inquiéter de leur
toilette... quand je devrais me priver de la
mienne 1. .. Elles s ront toujours bien mises ..• C'est
à cela que tient l'avenir d'une femme ... et comme
elles la porteront, la toilette, ces chères amours!
Mme de Gisèle parlait avec tant d'expansion,
de Sillc6rité que je fus sur le point de la remercier
avec chaleur et enthousiasme de ses sacrifices ... i\.
venir .. . mais je jugeai prudent de remettre à plus
tard le meilleur de ma gratitude, afin de ne p'{ffif ""-)
faire double emploi.
- BCIIJ ;:
"">,J
r:,'
�100
TROP PETITE
Dès le lendemain, Mme de Gisèle arriva triomphante.
_ Trouvé! trouvé! s'écria-l-elle en m'abordant. .. fait pour vous!. .. Une de mes amies, santé
déplorable 1... deux jeunes filles, quatorze et
seize ans ... Elles suivent des cours ... leur mère
voudrait les y conduire, y assister, se faire Cil
quelque sorte leur répétiteur. Impossible de réa~
liser ce souhait... t?ujours souRi'ante .•. E!le rêve
une personne jeune, une amie pouvant la remplacer ... Trois heures par jour... 300 francs par
mois ... Est-ce bien?
_ Oh! madame, commeut vous remercier!
- Il faut s'entendre, reprit Mme de Gisèle.
~ Mme Dupont est trop souffrante pour venil'
jusqu'à vous, autrement, dès aujourd'hui, vous
auriez reçu' sa visite ... voulez-vous aller la trouve!'
demain'? deux heures, Champs-Élysée::;, nO, ..
- Vous viendrez me présenter, madame '?
, _ lmpossible, ma chèrc enfant... j'ai précisément ma couturière à cette heure.
Comment ne pas accepter cette raison d'ordre
majeur.
Ne rallait-il pas, du reste, me décider à marcher
seule dans la vie?.. Aujourd'hui ou demain 1 il
faudrait toujours commencer.
�TROl' PETITE
ICll
xm
Luttes.
Allons, tante Lia) courage f C'est pOUf l'avenir
des jumelles! C'est pOUf qu'eItes ne sten aillenl
point un jour seules comme toi, qu'il faut aller
aujourd'hui.
Je me le répélais depllisle matin ••• J'avais vrnimeut besoin d'encouragement, el puisque personne
n'élail 11'l pour m'en ,donner, je me poussais moimême eu avant.
Tante Lia, la ré 'oIlllion est prise, ml1rie depuis
quelque temps déjà, et voilà gue vous faiblissez au
moment de l'accomplir! Quelque chose de très
'iuhtil s'agite en vous, là au plus intime Olt il e 1
difficile de voir très clair ... On croirait vraiment
'lue c'est l'orgueil louché qui souffre ct sc replie.
Il y a lutte. Une voix crie: c'est descendre; une
nutre : c'esl monler 1
NOll, non, tonte Lio, oe n'est pas descendre. Ne
le crois HS, puisque c'e t triompher de toi~mêe
pour une cause de dévonement et d'abnégation.
Je pris les jumellos sur IDes genoux, je les
. nmbrasstli plus ten lrement et sortis avec une
-ertnine préci pitation.
que mes
Une fois dans. l'escalier ie m~aperçus
gants noirs étaient un peu blanchis à J'extrémité
des doigts .•• si je remontais en prendre d'autres? ..
si je rcmontai~,
je ne redescendrais peut-être plus.
�TROP PETITE
Je me sauvais vite pour échapper à la tentation.
Une fois dehors, à l'air libre, au milieu de la foule,
les dispositions de mon esprit changèrent s ubite~
men t. Je devenais q uelq ue chose, j'allais entrer dans
la grande milice des travailleurs, dc ceux qui
gagnent leur vie, leur place au soleil, le droit à
l'existence ... Le travail! le plus saint des devoirs.
Et tout à J'heure je me sentais abaissée 1••• Dieu
merci, c'était fini de cette faiblesse, je gr:lndissais, j~
grandissais à mesure que j'approchais du but; et
puis, arrivée devant cette porte où j'allais frapper
pour dire: (( Me voilà, prenez mon travail, vous me
le reltdrez en argent ... » comme le marchand ou
l'ouvrier qui tend la main pour recevoir le sien,
Je cœur me défaillit tout à coup.
Ge qui était descendre ou monter, je n'en savais
plus rien t Le sang afflua à mes joues, me battit leg
tempes et la douce image de ma mère passa rapide
devant mes yeux, voiléc; comme si elle souffrait de
voir là son enfant
Je ne songeais pas ~ reculer cependant.
Je n'eus qu'à dire mon nom pour être introduite
dans un petit salon d'une grande élégance, où se
tenait sur une chaise longue Mme Dupont; près
d'elle, ses deux fiUes, qui se levèrent à mon entrée,
m'offrirent une chaise tout près de leur mère.
Immédiatement on entra dans la question, mais,
à ma grande déception, Mme Dupont demanda
l'après-midi entier comme lui étaut absolument
nécessaire.
- Mme de Gisèl e m'avait parlé de tr oi~
heures
aIl plus dis-je doucement en essayant de conserver la sérénité de ma voix.
�TROP PEnTE
1°3
Cette question était restée qnelque pen dans
l'ombre. Mme de Gisèle m'avaÎt surtout parlé de
vous, mademoiselle, en des termes qui m'avaient
donné le plus vif désir de vous confier mes
enfants ...
- Mme de Gisèle es! bien bonne, madame.
- La distraction austl:re que vous cherchez,
reprit-elle, en dit bien long, mademoiselle, et je
comprends qu'il soit nécessaire, pour ouh/ier des
'coups comme ceux qui vous ont frappé'c, de' se
jeter en dehors ùe la vie ordinaire.
Je vis que la généraje ::mlit coloré' d'ulN teinte
un peu romanesque Je vrai mobile de ma détermination. Il était naturel qu'il~,
el1 coûuu d'avouer que
la. tanle de ses petits-cn[.11').t;; était obligée de tr;1vail ler pour les 6lcvcr.
Je quittai Mme Dupont SHllS qtl'il y eùt rien de
mais sallS grand espoir, elle
conclu d~linvem1t,
semblupt tcnir à l'après-midi entier, moi ne pouvant
le lili donner.
Elle devait parler à SOIl mari el m'~lYoyer
une
réponse le lt:nqelllaill.
Dp,c; le soir je recus l~e
lettr'c de Jo. générale,
«(
Chère demoiselle Lia,
.( .le 11e "cux pas vous laisser attelldre jusqu'à
demain une réponsc que vous croyez peut-être f<!.voTable il vos désirs; je préfère vous dire bien franchement ce qu'il en est, ceJa nous servir.:1 à (outCi>
deux d'expÙience pour nne autre fois. Je vous
';nvoie donc Je billet cie Mme Dupont qu i n'a rien
de froissant, bien au contraire. Surtout, n',lIlel pas
�J04
TROP PETITE
vou désoler, nous retrouverons toujours l'équivalent de ce que nous perdons aujourd'hui.
( Toujours bien dévouée,
( P.
DE GISÈLR. »
Ci-inclus la lettre de Mme Dupont.
a: Chère madame,
<1. Désolée! désolée! J'ai vu aujourd'hui votre
intéressante protégée, très sympathique, maintien
charmant, éducation parfaite... mais la taille!
chère madame, pourquoi nè m'avez-vous pas parlé
de la taille?.. Je suis restée atterrée en la voyant
entrer ... Comment voulez-vous quEt je lui confie,
pour des courses à travers Paris, Jeanne qui a la
tète de plus qu'elle, Marguerite qui la dépasse de
moitié!. .. Ce ne serait pas elle qui conduirait mes
filles 1. .. Vous me voyez réellement affligée; toutes
les convenances y aaient ! j'aurais fait tous les
sacrifices possibles pour si bien nous l'at tacher
qu'elle nous serait restée jusqu'à la fin de l'éducation de mes enfants ... pourquoi faut-il qu'une question de taille vienne renverser des projets qui me
souriaient 1 etc., etc. 1)
!
Ob! uon, ce billet n'était pas froi '~ant
En le lisant je fus prise d'un rire nerveux. La
gén6rale avait raison . Il fallait me 'Jouner de l'expérience pour une :lutre fois . J'y étais donc bien
r belle puisque j'avais PH, lJn instant, m'en aller
confiante comme l'eùt fait un..: personne pourvue
�TROP l'ETrn:
d'une taille orJinaire ! Et pas une minule je n'avais
ong': à la mienne en cette cir.:onstance! Je m'en
étonnais amèrement!
Tn'p pelite pour le honhe 'Il'!. .. trop petite pour
mourir!... et aujourd'hui, trop petite pour le
,Jévouement !
Mais j'étais donc un être maudit '?
Je m'enfermai ùans ma chambre, prête. tant une
intolérable migrnine, d':fendant il. :Nbric-Jeanne de
Lti..,ser entrer les enfants.
Qnunl il. mon pL:re, jalllai il nc fran.:hissait le
",~uil
de ma porte. Tous les portraits chéris. les
meubles, les objets qui leur n\aient t:té les plus
üuuiliers étaient amassés là comme en un temple
de souvenirs.
A l'heure accoutumée je l'entendis rentrer, me
demander, et Marie-Jeanne répondr\! selon les
ordres reçus.
Jetée dans un fau teuil, sans une Ianue, immobile,
je revoyais passer tou les tableaux déchirants du
passé et il ml- sernhbit que jamais la solitude
n'avait ét~
plus a,'cablante qU'à cc moment; au
dehors, h.: bruit, le mouvement, l'inconnu; dans
celle foule pas un ami qui me tende la main, et là,
tout près de moi, mon père devenu presque indjf~
férenl, qui ne comprendrait même pas que cette
déception me fit, verser une larme.
On se mit à table san moi; le dIne)' fut silencieux
d'abord, pHi" j'entendis la chute d'un verre qui se
brisait, les cris de René; la voix de mon père s'élevant sévère, les pleur~
des jumelles.
Je fus sur le point de me le, ~r)
de conrit: à la
salle à manger. Une orte d'e.nWtement me retint,
�lOG
TROI' PETITE
C0t11me si jl:! voulais, à mon tour, imposer une
vexation, Ille "enger SlU' quelqu'un de ce que la
t1cstinée me bisait souffrir. .
Peu ,à peu, Papaisement se fit dans la salle à
manger, mon père sc retira . Marie-Jeanne vint
dans la chambre voisine de la mienne pour déshabiller les enfants.
Margo. el Charlotte 're~ol1Incèt.
à pleurer,
demanùant tante Lia.
, Marie-Jeanne leur fil un discours essayant de
prollver que si elles n'étaient pas sages, tante Lia
ne reviendrait plus jamais.
~
Est-ce qu'elle serail morte aussi? demanda
René. Eh bien! je ne resterai pas ic~
reprit-il avec
résolution.
- Et moi je veux aller avec maman, gémit
Marguerite.
Je me levai comme touchée an cœur el bondis
vers la cheminée où le doux visage de ma sœur
souriait dans son cadre de velours .. Je joignis les
mains comme pour implorer cl appuyai mon front
brülant sur le marbre glacé, froid comme celui
,d'tille tombe.
- Oh! Shara, chère Shara! murmurai-je . .. lU
étais pret!:: à me les donner avec tant de conÎtance!
J'éclatai èn sanglots ... Ce déluge de larmes
calrpa peu à peu ma surexcitation. Et comme le
bruit continuait de 1':1l1tre côté, j'essuyai mes yeux
et ouvris la porte.
Les enlants s'élancèr Ill, èrs moi.
- Pourquoi Valls êtes-\'OIIS levée. mademoiselle, me dit Marie-Jeanlle, j'en étais venUe à
bout•••
�TROP PETITE
107
- Je suis mieux, lui dis-je, allez à votre ouvrage.
La paix s'était faite comme par enchantement.
rI parlaient tous les trois à la fois, me racontant la
scène du dîner. René avait été méchant, grand-père
:-I.vait grondé très fort_ ... Les jumelles avaient eu
peur.
Je les ils mettre à genoux pour la prière, demanLler pardon de n'avoir pas été sages, et promettre
ùe ne plus recommencer.
l\lais pendant que les chère petites main se joignaient avec plus ou moins de ferveur, que les
lèvres dociles répétaient, comme un écho, les paro·
les apprises, c'était dans le cœur de tante Lia que
naissait la vraie contrition, le ferme propos de ne
plus s'abandonner au murmure, au découragement.
Ils sc couchèrent tranquilles, me sentant près
d'eux. Cependant René m'interrogea avec llll
.egard inqui et.
Tu ne vas pas partir pour toujours, comme:
... dit Marie-Jeanne'Z
- Non, mon chéri, répondis-je en lt: drap'\lll
dans ses couvertures.
- C'e l que si tu rartai" ... reprit-il, il ne rcste'ai t pl us personllc ...
Je me penchai sur lui ct l'embrassai longuement, longuement.
- .. Te crains rien, mOIl amour, tant que tant..:J
',ia vivra, il restera quelqu'un .
/
li ne resterait phu; personne! C'éthit vrai! Si
,c manquais à la tâche qui me revenait, si je faiblissais devant la difficl1ltG, l'épreuve, qui les
formerait, les protégerait, le ~ conduirait, eu,-, les
chers petits innocents?
�108
TROP PETITE
une tache demandant plus que l'éducation, l'b!! bli de soi-même? Pour qui veUt faire
des caractères, des homnies, l'abnégation de
chaque jour, de chaque heure devient un devoir
éJémen lai re.
On n'a pas le droit de s'abandollller au vent du
caprice et de l'impression.
Tante Lia, médite sérieusemel1t SUr oe point 1...
Est~i1
XIV
Ma chaire de professent'.
- Êtes-vous capable de dOl\ner des leçons
d'histoire 'l ...
Mme de Gisèle entrait chez moi en me jetant
cette question.
- C'est selon quelles leçons, madame ... j'ai
passé mes examens ... j-'aime beaucoup l'histoire;
gétiéralenlent on enseigne bll!n ce que l'on aime ...
et pLtis on a ses livres pour étudier, prtparer.
- Je vois què vous avez ce (!u'il fnut, interrompit Mme de Gisèle, nvecuncconfiance puisée ...
je l'1e Sais où.
Puis elle reprit:
- C'esl un vrai hasard qui ::;>est p."ésenlé ce
sous les traits, peu attrayants du
matin m~e,
reste, de l'ancieune institutrice de ma belIe-fÎlle.
à son
Elle venait me prier d'intéresser le <rrénéral
,
Iils qui entre à Saint-Cyr. Je lui fis que1'l.ue. ~,ues.
�TROP PETITE
r09
lion tiur sa situation personnelle. (Elle dirige un
l'ours de jeunes filles.)
Il Elle se laissa entrainer par le charme du
'uiet ou plutôt par l'abondance des difficultés et
me parla de l'embarras extrême dans lequel elle
se trouvait dans le moment. Son professeur d'histoire une jeune fille fort instruite, lui faisait subitement défaut. Tout de uite, j'ai pensé à vous; mais
je dois vous dire comment j'ai présenté la cause
afin que vous ne me démentiez pas.
- Comme vous l'avez présentéeàMme Dupont
dis-je en souriant .. , mais si l'on me considère
seulement comme un amateur, n'ai-je pas à
craindre de n'être pas'prise au sérieux, el lais ée
là ponr le premier motif? ..
Mme de Gisèle haussa légèrement les épaules
et m regardant en souriant:
- Que vous êtes donc jeune! Pensez-vous que
l'on ait plus de considération pour une personne
se trouvant dans une situation difficile?
- Cela me paraitrait naturel...
- Erreur !... Mme Durand a été immooiatement séduite par ce que je lui disais. Elle n'a fait
'111'une seule objection, c'est qu'il était peut-être
impossible de vous ofTrir d\.!s appointements aussi
modestes ...
- Que ceuX donné à une personne en apnt
hrsoin pour vivre?
-
Précisément.
vez-vous dit, madame, que votre protégée
était beaucoup plus remarquablement p tite
qu'instruite et intelligente?
-
Je ne me suis point exprimée ainsi, cc qui
�lIO
TROP PETITE
eût été contraire à la vérité ... Mais soyez trancluille, j'avais encore présent à la mémoire l'incident Dupont ..• Mme Durand m'a répondu que ce
pouvait être pour vous une difficulté, la gent écolière étant une fort mauvaise engeance, mais
qu'avec un peu d'habileté on pouvait en triompher.
Quelque modeste que fût la proposition, je
l'acceptai avec reconnaissance, comme un appren.
tissage à quelque chose de plus sérieux.
Dès le lendemain, je vis Mme Durand, une
grande personne maigre et sèche, qui faisait penser
dès le premier abord que son personnage moral
devait être en harmonie avec Son personnage
extérieur.
Elle fit de louables eŒorts pour être aimable,
mais ses lèvres minces étaient rebelles au so~rie,
ct les douceurs dont elle voulait emplir sa voix
s'éraillaient dans son gosier.
Je devais être occupée deux heures par jour,
donner des leçons d'histoire à trois cours différents.
Dans le premier entraient des élèves de quatorze
à seize ans. C'était imposant déjà.
Ces jeunes personnes, espoir el gloire de leurs
familles, en étaient rendues à l'étude du grand
siècle.
Je repris mes livres. Jamais professeur au Collège de France ou il la Sorbonne ne prépara sa
leçon d'ouverture aycc plus de soin et de tremble.
ment.
Si, du premier coup, je 11(; capGvais pas lUt"S
élèves au point de leur faire oublier ma pctitf
taille, 13 situation était compromise sinon perdue.
Les deux jours précédant mes débuts, mon
�•
TltOP PETITE
III
père, René, les jumelles ne passèrent qu'après
Louis XIV et son brillant cortège.
Je voulais dans un coup d'œil d'ensemble
embrasser tout le grand siècle, en éblouir mon
auditoire; fairc para lire comme unc vaste scène,
dans un pêle-mêle harmonieux, Bossuet el Racine.
Boileau et Molière, Louvois et Colbert, elc.; jeter
en passant quelques noms retentissants de victoires avec ceux de Condé, Turenne, Luxembourg.
De l'apogée de la gloire, descendre aux tristesses
du déclin de la solitude des derniers jours où la
rigide figure de Mme de Maintenon veille au
chevet désert du grand roi attristé.
Chacun de mes personnages, esquissé d'un trait
dans une attitude vivante, offrirait tant d'intérêt
que mes élèves s'écrieraient: déjà! » lorsquc se
baisserait la toile •.. et attendraient la leçon prochaine avec la plus vive impatience.
Au jour marqué j'arrive chez Mme Durand qui
me présente au cours des grandes avec tous lT\es
titres et qualités. Puis elle me laisse seule en faca
de mes élèves et de ma chaire de professeur.
Une ,'raie chaire élevée de trois degrés au-dessus
du so\. Je les franchis avec assurance. Mais au
moment de m'asseoir je m'aperçois que le siège
je suis si petite, qu'il allait
est si bas on pIn tôt qt~e
y avoir éclips de ma personne pour mon auditoire.
L'horreur de la situation me traverse J'esprit. Je
saisis un atlas, un dictionnaire de Bouillet qui sC'
trouvaient là comme des ,'auvcurc;, et grilcc à eux
je m'élôvç' ct domine la classE'.
Ce simple incident avait sufl1 pour m'onlever
«
�•
112
TROP PETITE
quelque chose dc mon assurance, je promène mon
regard un peu dans le vague, entre les cartes de
géographie et le tableau noir, mais aucune inspira.
tion ne venant de ce côté-là, je me décide à regarder bravement en face tous les yeux fixés sur moi.
Immédiatement le fluide passe. J'improvise un
petit exorde trt: simp le el très senti, puis sans
transition, comme si je craignais d'entendre l'écho
de mes propres paroles, je m'embarque dans le
grand siècle.
Le silence est .lbsolu ; je me laisse entralner par
mes propres accents, et quand je m'arrête, toutes
mes élèves ont encore l'oreille lt:ndue. J'interroge,
je questionne, l'heure se passe aveC-UllC étonnante
rapidité. Je me r~tie
avec un vague sentiment
d'admiration pour le llOllVeau professeur.
Tout ~ fail rassurée, je faisais deu; JOUl'S aprt:s
ma seconde entrée au cours des grandes.
Soutenue par mon premier triomphe L;[ les
gloires du grand siècle, qui devaient bien ljllelquè
peu rejaillir sur moi, je m'avançai vers mon ~ >iège;
mais cette fois il Glait si élev~
qu'il m'eCit été
impossible d'cn atteindre le faIte sans le seCOl1r<;
d'une chaise. On y avait amoncelé tout ce que la
classe pouvait contenir de plus gros livre' ; trois
ou quatre Bouillet s'y faisaient remarquer.
Je regardai les élèves; elles s'absorbaient ùans
une étllde profonde, penchées sur leurs cahiers
ou leurs Iivrcs; mais quelques coups ù'œil fllrtif:
111e disaient assez leurs intentions à mon égard.
Les larmes furent bien près ùc IllC monter au.yeux. lIIoi je les aimais déjà, ces enfants, et je
croyais qu'elles étaient toutes pr0tes à me le
�TROP PETITE
1I3
rendre; je pensais que mon premier petit discours
venant du cœur était allé droit aux leurs, que mon
6loquence avait dépassé ma taille et voilà qu'une
fois de plus je constatais que ce qui avait frappé
en moi c'était le ridicule de ma personne.
Je refoulai mes larmes et, avec tout le calme que
je possédai, je montai les trois marches. J'atteignis
le Bouillet qui couronnait la pyramide, l'ouvris il
la première page pour y chercher le nom de la
propriétaire.
J'appelai tout haut: Marthe Delcollr?
Un instant de silence ... Toutes les têtes s'étaient
relevées, m'examinant curieusement.
Je renouvelai mon appel.
L'élève sortit des rang:;, traversa la classe d'un
air fanfaron, dissimulant mal un certain embarras.
Je lui tendis le dictionnaire . ans un mot.
Je pris un second livre, puis un troisième, un
quatrième, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus un,
appelant les élèves les unes après les autres.
Le silence était complet.
- Mesdemoiselles, leur dis-je, je tiens l'ordre
pour une vertu capitale; je donne 50 lignes de
pensum, comme simple avertissement, à toutes
celles qui ont laissé leurs livres là où ils ne devaient pas être: j'aurai le regret de doubler cc
chifIre une autre fois si qnclqlle manquement sur
ce point venait à se renouveler.
Sans donner le temps d'un murmure, j'ouvris
mon livre et inttlTogeai.
- Berthe, quels sont les faits remplissant la
période gui s'écoule dl! traitë des Pyr6nées à celui
de \Vestphalie '1
�TltOP PETITE
xv
Les petiotes et les bOUiIletteB.
Cette petite scène me fit des amies et des ennemies; le premier cours d'histoire se partagea en
deux camps, les petiotes et les bouillettes, les
premières ainsi nommées par leurs adversaires à
cause de leur sympathie avouée pour moi, étaient
supérieures quant au nombre ct à la valeur mol'ale; les secondes devant lellr litre à leur déclaration de guerre ... ou à leur première défaite,
avaient juré de se venger du nouveau professeur
qui se permettait de leur tenir tête malgré Sa petite taille.
Je (is tout ce qu'il était en mon pouvoir de faire
pour essayer de ramener mes ennemies à de meilleurs sentiments, employant la plus excessive douceur ou une grande sévérité, selon les caractères.
Je réussis près de quelques-unes, mais les plus
mu finées me devinrent d'au tant plus hostile,
qlt'elles perdaient chaque jour plus de terrain.
Je finis par prendre le parti de ne plus faire
d'inutiles remontrances qui mettaient mon autorité en péril. et me Contentai de donner aux devoirs la note méritée, sans m'occuper davantage
de la mauvaise volonté de l'auteur.
Si j'oll voyais une, timide, revenir peu il pcu,
mais retenue encore par la crointe du parti aU<]l1cl
elle fai"ait défection, je me gardais bien de l'en
�TROP PETITE
115
féliciter tout haut, une mauvaise honte l'etH fait
reculer; par voies détournées, je l'attirais plus
loin, et j'établissais ainsi tout doucement ma
conquête.
Que de diplomatie parfois pour prendre la confiance d'un enfant! Comme il sait se retrancher
dans son for intérieur pour résister! Il Y faut pénétrer sans violence, rarement user du droit du
plus fort qui le mate sans le soumettre.
Mais quand on arrive, quel doux triomphe!
Que n'eussé-je pas fait pour compter dans mon
camp une (( petiote Il de plus! Rien ne me coûtait, ne me rebutait: j'aimais mes élèves.
Pour les conduire, les façonner comme une
cire molle, c'est là le seul secret.
Dans ce rôle d'instituteur, l'esprit du devoir
tout seul ne suffit pas, il faut plus, il faut aimer sa
L'instinct de
tâche, trouver ses chaînes lég~res.
j'enfant lui dit bien vite celui qui l'aime ou celui
qui n'accomplitqu'une charge en s'occupant de lui.
Trois mois après mon entrée chez Mme Durand,
il ne restait plus que quatre « bouillettes )). Le
cours d'histoire marchait avec un entrain admirable et je m'applaudissais chaque jour de ma
résolution. En voulant pl'éparer l'avenir de mes
nièces, la pensée du devoir seule m'avait guidée,
j'y trouvais une intime jouissance, la [oree de l'oubli, un levier pour ce présent si difficile à porter,
une espérance lointaine, que les enfants que j'aimais me devraient, sinon leur bonheur, du moins
un :lvenir assuré.
Pâques approchait; les compositions étaient
faites, les notes données. Je sortais de mon cours
�TROP PETITE
pIns satisfaite que de coutume. Les devoirs de cff
trimestre, comparés à ceu~
du dernier, attestaient un progrès sérieux.
Je rencontrai Mme Durand dans l'escalier.
D'un air un peu mystérieux, elle me dit désirer
lne pn 1er.
Une allgmantation d'appointements, pensai-je
, ~d.ia
tement.
E!le me fit entrer dans son cabinet. Mais une
fnis cn face d'elle, je lui trouvai l'air plus embar!"nssé qlle mystérieux.
Aprl's m'avoir demandé quelques renseignement généraux sur mes élèves, elle arriva au~
lll11tinées. Je lui répétai ce que je lui avais dit déjà
plusieurs fois.
Ellr hocha la tête:
- Très malheureux, ces choses-là . mademoiselle, très malheureux 1. ..
- .le le trouve comme vous, madame, j'ai fait
ce que j'ai pu ...
- .l'ai vu les parents, ils sont très mécontents .. ,
très mécontents.
Un grand signe d'émotion chez Mme Durand,
c'était "écho répété de ses propres phrases.
- llt,los! je m'en cloute bien, madame, répondis-je; questionnée j'autre jour à bretle-pourpoint
par M 1l1<' X ... , au sortir du cours, je me suis vue
obligée ùe dire à peu prl: ' ce que je pensais.
- C'est ce qu'il ne faut jamais faire, s'écria
Mme Durand, avec vivacité ... Vous avez dit à de
parents des vérités d6sagréablc'i sur leurs etl~
fants 1 C'eS1 une grande faute, une grande faute,
mademoiselle; il fauf être bk-n jeune, bien jeune.
i 1lJ
�TROP PETITE
li?
m:1demoiselle, pour commettre une telle impru.
dence 1
- Mais, fis-je observer Mlvemcnt, on m'a demanùé la vérité ... en toute conscience ...
- Cest toujours comme cela qu'on demande,
ce n'est jamais comme cela qu'art répond, fit
Mme Durand, avec ltn motlvement d'~paules
ex.primant sa pi tié pour mbrt it1expérlence.!. Tou tes
les mères, contillua.t-eI1e, ont plus ou moil1s lu
prélention d'avoir mis au monde des aiglons ...
- Les oies sont pourtant plus communes •..
- Je le sais mieux que personne, tmlis il no
nous appartient pas plus qu'aux autres ùe les plumer devant leurs parents, reprit Mme Dunnd, eh
continuant ]a comparaison avec véhémence, t
vous avez froissé Mme X...
- Mais, madame, ctoyez bien cependant y'IH.!
je n'ai donné qu'une opinion très mitigée, très
adoucie ...
- Enfin, l1l::tdemoiselle, je suis désolée, désoIGe ... Mme X ... va peut-être m'enlevel' sa fille,
- Au point de vUe Jes attIres élèves, cc ne
sera point un mulheur. .. Hélène esl d'un füchcux
exeh1ple.
Mme Durand cut un geste d'impatience et Sa
voix s'abandonnant il sort ton nàturel eut des notes
aiguës, sans accord.
- Vous faites bon marchG ' des élèves, mademoiselle, comIlle une personne qui n'a jamais cu
il s'occupet des moyens d'cxistehce ... Hélène par(al1t, Louise la suit, et Louise peut entraîner
Jeanne. Vous voyez, mademoiselle, que c'est plus
irave Que vous ne pensez, beaucoup plus grave;
�118
TROP PETITE
l our moi, un vrni chagrin ... pour vous. une viye
contrariété peul-être ... mais une contrariété seulement. Je sais que ce cours n'était qu'une distraction à •••
Je l'interrompis:
- Les raisons pour lesl{uelles je donne des
leçons n'ont rien à faire en pareille circonstance.
Quelles qu'elles soient, elles ne modifieraient pas,
je puis me permettre de le penser, une résolu tion
que vous croyez, madame, nécessaire à vos intérêts. Je m'étais fail illusion en croyant sincèrement les servir, le cours ...
- Le cours marchait très bien, très bien, mademoiselle, dit Mme Durand donl les cordes vocales s'adoucissaient de plus en plus, vous faites
un excellent professeur, VOIlS savez prendre la _
jeunesse .•. vos leçons sont très bien comprises et.,.
- De grâce, madame, dis-je a\'ec un peu
d'ironie, ne me r0vélez pas de si précieuses qualités au moment où vous m'enlevez la possibilité
d'en faire usage ... dites-moi plutôt les torts graves
qui me valent la surprise que vous me ménagiez.
- Pourquoi me le demander, mademoiselle?
Le point de départ ~'est
cette petite cabale ... vous
n'y pouvez rien .•• vous en avez même triomphé
aussi bic:l que faire se pouvait. Mais c'eût été toujours à recommencer .. , les élèves grandissent...
sc sLlccèdent.
- Et je reste la même ..• Votl!> avez raison.
madame, je m'étais trompGe Cn choisi sant lC'
genre de distraction que vous avez bien vonlu
m'offrir dans votre maison, je vous en remercie
n6anmoins, car j'emporterai quelque expérience
�TROP PETITE
110
ùe plus... On n'a jamais trop d'expérience ...
Je me levai. Mme Durand me reconduisit jusqll'à la porte, disant des phrases il triples échos,
mais je ne les entendais plus.
Il était temps de me retrouver seul\:, car all premier instant de stupéfaction, Sllccédait une sourde
..:olète. Les paroles amères l1~
montèrent aux lèvres. Je ne pouvais songer à rentrer chez moi dans
l'état de surexcitation où je me sentn.is.
Je m'en allais à pas précipités le long de la
Seine. Où? Je n'en savais rien. C'était un beau
jour, presque le printemps; les arbres montraient
leurs premières feuilles, la vie s'éveillait sous \e
soleil, la [oule circulait. Que j'étais perdue dans ce
flot humain. Oh! Kerroch' 1 Kerroch'! où étaient
les petits sentiers où je , n'élais jamais seulc 7 où
m'accompagnait encore l'ombre de ceux que
j'avais perdus? lei, je ne sentais plus leur m) stérieuse présence. M'avaient-ils abandonnée? Cependant, c'était pour les enfants de Shara que je
travaillais; pour conserver le bien-être à celui qui
avait été Je compaghon de route de ma mère ...
Je bai sai Itlon voile, car le , larmes maintenant
me suffoquaient, amenées par le souvenir de ce
qui n'élait plus.
Que j'aürais voulu €tl'e morte 1 COlll.:hée; lù-ba~
près d'eux soUs l'herbe qui commençait ~t verJir.
Le repos! l'éternel repos, heureux ceux qui Il:
goûtaient! Là seulement, sous cette t\JITC 'du pay ,
ma 1ète fatiguée trouverait un soulagement.
Et je marchai , je marchais toujours sans ri eu
voir autour de moi. Arrivée près du pont du Cha-
�120
TROP PETITE
telet, je fus an"(:tée par un embarras de voitures.
Poussée à droite, à gauche, en avant, en arrière,
je me laissais aller comme une épave que le flot
peut indifféremment promener ici ou là.
-- Lia! dit tout à coup une voix près de moi.
Je me sentis en même temps saisie par le bras,
entraînée par une main nerveuse hors du groupe
où je me trou\ais. Je levai les yeux, poussai un cri
et tombai dans Ics bras de Mme d'Arbelle ...
Cette rencontre soudaine, inattendue, achc\"a de
me bouleverser. Où étais-je? à Paris, à KeIToch',
je ne le savais plus . Je regardais l'amie de Shara
sans croire encore à sa présence. Elle- même, très
t!mue, pouvait à peine parIer.
- Pauvre enfant! pauvre enfant! munnul.ailelle en pressant mon bras passé sous le sien .
Elle arrèta une voiture, nous y mont,lmes. Alors,
me prenant par le cou, elle m'embrassa avec une
doulourellse tendresse.
- Je suis arrivée d'hier seulement, me dit-elle,
et aujourd'hui même je voulai~
aller VO LI S vo ir. ".
je vous emmène chez moi .. . vous ne pouvez rentrer
chez votre père en cet étaL .. Lia, quand je VOdS ai
reconnue, vous pleuriez sous ce voile noir, qu'a viez.
vous?
Que cetle simple question me descendait au
cœur! Il Y avait si longtemps 'lue je plcllrais sall<;
que personne me demandàt : Il Qu'ave7.-vous? 1)
Elle ne tarissait point la source des larmes, cette
interrogation; mais comme déjà ellc les rendait
moins amères 1
Nous étions arrivées rue ... , et comme j'hésita~.
â monter, lui montrant mes yeux gonflés et rougis ...
�TROP PETITE
12r
- Nous serons seules, me dit-elle, complètement seules.
Elles furent à la fois déchirantes et douces, ces
deux heures passées dans le souvenir de ceux qui
n'étaient plus là. Je m'abreuvais de leurs noms
ce!?t fois répétés, les recueillant sur ces lèvres
amies qui semblaient les faire revivre. Je parlai
aussi du présent si découragé, de l'avenir se dressant devant moi comme une épouvante.
Elle m'écoutait, laissant dtborder ce flot de
douleurs, jusqu'à ce moment silencieusement
contenues.
Assise près de moi, son bras entourant mon cou,
elle évo:luait, .comme d'un passé déjà très lointain,
la douceur des caresses maternelles.
- Les cordes trop tendues se brisent, disaitelle, on ne peut souffrir seul, à l'~ge
surtout oit
tllnt d'horizons devraient encore s'ouvrir. C'est
au-dessus des forces humaines ... Lia, laissez-moi
être votre amie comme j'étais celle de Shara ...
bien plus encore .. . Shara était heureuse, le bonheur n'a guère besoin d'amis, n'en voil-il pa~
dans
chaque sourire?
Une sorte d'apaisement el de repos, comme le
calme après la tempête, se faisait dans mon
âme.
- Vous ne serez plus tout à fuit seule, contiles amIs de
nuait-elle, les enfants de Shara ~eronl
mes enfants; mon mari ,limait tant leur p~l'c
...
Vous souvenez-vous? il l'appelait II mon fils l'uul »)
et, lorsque nous étions ensemble, 110US bàtlssions
des châ teaux en Espagne ... l'amitié des parents se
IGguait au enfants ... se transformait ... Vous le
�TROP PETITE
vovez bien, tante Lia, il ne faut pas pleurer aujourd'hui, comme si l'avenir des jumelles était compromis ... Elles seroj1t bien jolies, les jumelles:
COmltlent seraient-elles aUlremenL? 01+ tient de
"Oll pt'::re et de sa mère ... el je déclare me:;sieur:>
mes fils bien récalcitrants, si J'un des deux au
moins ne se laisse PilS ensorceler par les beàux
yeux de Charlotte ou qe Marguerite ...
- Oh! ce sera Marguerite, m'écriai-je avec
vivacité.
Je le crois. aussi, dit Mme d'Arbelle ave" complaisance. Et elle se mit à rire ùe tout son cœur.
Ah! tante Lia! tante Lia! voilà un cri maternel.
Je me mis à rire aussi de l'accent convaip.cn
avec' lequel j'avais parlé.
-Lorsque je\qllittai Mme c1'Arbelle, que j'avais
crue seulement compagne joy.euse des jours l1 e ul'eux, et que je trounis aujollrd'hui amie prète au
dévouement et à la tendresse, d'autres horizons
s'ouvraient devant moi.
- Ayez confiance, m'avait-elle dit ... les leçon
d'histoire ou de grammaire ne sont pas les seuls
moyens de préparer la dot des jumelles; VOliS
dessinez et reigl1~z
fort bien, mon mari sera Irop
heureux de reprendre les lecons d'autrefois ... et
moi . j'ai des connaissances, très variées, très
Jtcndues ... pourquoi n'essa}'prie2;-vQus pas d'écrire ... Allons, tante Lia. je 'eux que dans deux
mois vous Ill'apportiez une petite nouvelle.
�TROP PETITE
XVI
Entre tante Lia et l'auteur.
L3rsque huit heures sonnaient, je donnais le
signal de la prière. René laissait ses soldats ou ses
livres, les jumelles, leurs poupées et les images et
"on se déshabillait en babillant. La tête sur l'orei~
1er, on continuait encore, puis le feu se ralentissait,
je les drapais, les embrassais pour tons ceux qui
étaient partis et bientôt les respirations douces et
régulières se faisaient entendre.
Dormez, mes anges, dormez bien tant qu'aucun
souvenir amer ne saurait vous poursuivre dans
votre sommeil; dormez, car c'est l'instant où tante
Lia doit disparaitre pour céder la place à l'auteur.
Ah! que c'était donc difficile ce changement
à vue, ce dépouillement, cette métamorphose,
quand il fallait à l'heure fixée se mettre en communication avec des héros imaginaires, les laire
vivre, parler, marcher à Landerneau ou à Carpell1ras, quand on se sentait à Paris en corps et en
àme, touchant des êtres réels, écoutant le plus
léger de leur souffle.
Tante Lia ne s'était pas installée près de sa table,
avait à peine trempé le bout de sa plume dans
l'encrier, que toutes les petites contrariétés du
jour, les piq1lres d'épingles, les mille tyrannies de
la vie matérielle s'abattaient autour d'elle comme
une nuée d'insectes bourdonnants; ou bien, le
�TROP PETITE
passé, profitant du silence, venait s'asseoir à ses
côtés, lui dire tout bas: T'en souviens-tu? C'était
le soir, nous nous étions oubliées toutes deux à
l'étang; après le jour qui se mourait doucement,
venait la nuit, mais la nuÎt claire avec la lunc
argentée, et nous disions, regardant le ciel où montaient les étoiles:
- N'est-ce point là peut-être que voyagent les
:lmos, avant de se rencontrer toutes dans un mêmt'
monde?
Je m'en souviens ••• et t ce soir-là, les êtoile~
avaient des clartés de regards doux et lumineux
qui noliS suivaient à travers le petit sentier._ . .le nc
les \'ois plus maintenant sans penser que celles de
te' yeux, Sb ara, sont éteintes pour toujours •.. dans
la grande nuit dont le réveil est si loin ...
T'en souviens-tu? Quand le chalet se faisaif
~ilencux,
que tous étaient parlis, je montais près
do toi, et, m'asseyant un ouvrage à la main, touchant la chaise où tu étais étendue, nOlis causions
dc\'ant Je halcon oU~'ert;
le parfum des roses du
Bengale arrivait jusqu'à nous, le vent hruissait
dans les feuilles .. _ si je te voyais triste, je t'emhrassnis ...
Je m'en sOllviens ... Mais pour toujours maintennnt ton baiser s'est glacé el plus jamais désormais sur mon front je ne l'en lirai les caresse.
maternelles.
T'en souviens-tu'! (llh !1ldr 'hion.; cote- i\ côte
dans le sentier du bois, disl!1t tout has des mots.
que sans rougir 011 pouvait tout hallt répéter. Lc5
'loc')ettes bleues se penc11aient ,ur leurs tIges, le,;
l1onche·'dnr(lcsdansaienf dilns lc~ r~l, ons cie "nlei!. ..
�TROP PETITE
12 5
Je m'en souviens ••• AJors je croyais que ln. Heur,
l'oiseau, l'insecte, chaque être vivant avait ic~bas
son jour de bonheur; maintenant, je sais qu'il
n'est rien de plus éphémère et qu'une fois mort il
peut ne jamais renaItre.
Quand ce n'était pas le passé qui revenait, c'était
souvent l'avenir qui accourait de je ne sais quel
lointain, secouant au-dessus de moi ses inquiétudes
'ragues, agitant ses questions sans réponse.
Que de luttes, de discussions, avant d'avoir
forcé le passé au silence, renvoyé l'avenir dans on
obscurité, fait patienter le présent en le remettant
au lendemain! Alors, quand tante Lia étDit vaincue,
l'auteur prenait la place conquise à si grand'peine.
Penché SUF son cahier, éclairé pur la lueur
douce de sa petite lampe de porcelaine blanche il
filets d'or, il travaillait à la dot des jumelles, suivant ses héroïnes (toutes de taille superbe, ~ démarche majestueuse) à travers les différentes
phases de leur ·existence.
Cet auteur ne rêvait pas la gloire . .. La gloirt!
vaine fumée! 'Mais il aspirait avec une ardeur
incroyable au jour où il vermit sa prose pas~er
en
petites lignes serrées dan les colonnes d'un journal
Jo mode.
Ce jour heureux arriva, préparé par Mme
ù'Arbelle.
Elle parla Je moi à une amie qui dirigeait une
charmante publication, Je fus admise. 0 journnl
béru! quelle reconllai5sallce ne t'ai-je pas vouée!
et ne te conserverai-je pas, pour avoir donné place
à mes premiers essais dans tes feuilles, qui s'en
alLajent chaque semaine dans tous les coins de la
�TROP PETITE 1
France et de l'étranger, porter quelque chose (!u
goüt parisien, de ses échos artistiquec;.
:Via première nouvelle avait paru, mais ma protectrice littéraire restait mystérieuse. Cent fois
l'II me cl'Arbelle ayai t do me présen 1er, cent fois
ce proje!. Et cepenmille raisons avaient eltrav~
dant, combien cetle ·présentation me tenait au
cœur l Combien de fois n'avais-je pas fait cette
,i.,ite en imagination!
Tante Lia devrait rester il b port~
l:t l'auteur
seul paraitre devant la baronne, une vraie baronne,
avec de vraies armes. C'était \ln peu intimidant. ..
:l\his pOllr un auteur déjü impril1lG ! ... JI s'en tirait
avec avantage, causait avec él':gance, simplicilt:,
demandait .les conseils, se faisClit indiquer s""
ù~fauts
les plus saillant!;, et.:.
Vers la fin de la visite, cela marchait si bkl1
entre la baronne et l'auteur, gue taute Lia ne pouvait s'emp&cher d'entr'ouvrir la porte et de glisser
son 1110t '\ l'endroit de la phrase des remercieUJents et de la reconnaissance.
Toul cela c'était la visite en imagination. Eu
l"Gulité, ce ne fut pas tout à fait la même cho:.e.
L'auteur est introduit dans II) petit salon du
goùt le plus artistique. Quelques minute ~e passent, puis la porte ~'ouvre,
la baronne paraît. PaIt.
et distinguée, elle s'avance, ses yeux gris, profonds, fixés sur l'auteur. Pauvre auteur! Il veut
placer sa première phrase, mais une insurmon_
t,tble timidité le saisit; il veut ouvrir les lèvres,
tous les discours préparés s'évanouissent. Il bégaye,
balbutie les mots les plus banaux.
La baronne parle cependant d'une voix trlos
�TRO? PETITE
.
lion CI lé sourire ~lL
lèvres et dans les yeux quelque:i chose de très fin et de très bOl).
Mais rien n'y I"ait, l'auteur ne se remet pas el ~a
déroute est complète! quand là baronne parle de
ce qu'ont rapporté les petites lignes rangées datls
les colonnes de son journal.
- Oh! madame! est-ce possible ? ..
Ce fut toute l'exclamation, non préparée, qui
répondit au chiffre inattendu.
Et deux l)etits rouleaux glissaient des mains de
la baronne dans celle de J'auteur.
Dieu lui pardonne! Unc fois rentré ch el lui, il
ollvl'it ces petits rouleaux et ses lèvres se collèrent
sut Je vil métal 1. .. Double baiser de tante Lia et
de l'auteur.
Quels rêves de nuit et de jour, après cette
cntrevue qui assurait une place dans le journal,
donnait l'espérance d'être un jour édité!
Les volumes à couverture gris bleu pleuvaient
de tous côtés avec la petite bande: « Vient de
paraItre 1\. Sur quelques-uns il y avait: « Couronné par l'Académie. » Ces volumes pénétraient
dans l'Institution Durand, les " petiotes » les
lisaient avec enthousiasme; les (J. bouillettes Il les
ouvraient par curiosité et elles voyaient avec étonnement s'en échapper des héroïnes svel les et fières
qui les forçaient à s'incliner devant elles.
Los jumelles aussi tournaient les feuillets et
\'oilà que des pièces d'or roulaient de tous côtés.
La réalité n'atteignit pas le rè\'e, mais n'en
,lépflsga pas moins toutes mes espémnces. Encour:lgéc, protégée par la baronne et Mme d'AIbe~l,
je fus imprimée dans plusieurs journaux, éditée
�TROP PETITE
avec succès, et chaque année voyait grossir le
capital qui devait former la dot des jumelles. Ce
capital, chose sacrée! on n'y touchait que dans les
moments critiques; il s'amassait tout doucement
dans J'ombre avec ses intérèts composés. On n'en
parlait jamais. Tante Lia devenait même un peu
comme les avares. Quand Mme de Gisèle lui
disait parfois d'un air qui avait envie d'en savoir
q l1clq ne chose :
- Encore un nom'eau livre! Cela vous représcntc de l'argent?
Tante Lia répondait avec un soupir hypocrite):
- La vie a bien des exigences 1. •. l'éducation
des enfants, la vie matérielle, tout est hors de
prix.
Mme de Gisèle se hâtait de reprendre :
- Oh! je comprends! je comprends, mademoiselle Lia, j'admire comme vous menez votre
harque.
La sienne s'en allait tuujours au courant large
du luxe et du confortable: « Exigences de situa- •
tion! » disait-elle aussi en soupirant comme moi,
mais ce n'étai! pas pour cacher Je même jeu.
XVII
Chaille au danller,
Rb :) la reine.
C'est une vieille devise bretonne. Je l'avais
déchiITrée dans un vieux manoir du pays de mes
rêves, inscrite dans le granit'd'une haute cheminée.
�TROP PETITE
J'en ni fnit mon profit depuis, quand, aux jours
trop cruels cie mes premières année à Paris, la.
tristesse, comme une robe de 'plomb tombait sur
mes épaules, m'enveloppait de ses plis lourds;
quand une difficulté, insurmontable, me paraissait-il, venait frapper à ma porte pour s'installer
au foyer. Si je me laissais envahir par la tristesse,
prendre par le découragement, qu'en adviendraitil pour ceux qui m'entouraient? Quelle atmosphère
créerais-je autour des enfants chéris qui étaient
devenus les miens?
( Chante au danger, ris à la peine l', petite Lia,
pour ne pas la voir, la peine, assombrir des fronts
trop jeunes pour la porter. Si tu veux faire des
énergique.s et des forts, toi qui les conduis, ne t'en
va pas le visage austère ou figé dans ta propre
douleur ... Ris à la peine.
La gaité soulève les fardeaux, les fait porter
allégrement. Réagis contre l'ambinnce intérieure
de tes souvenirs. « Chante à la peine! » Souvent,
très sou\'ent, j'ai pris la devise à la lettre, tellement
que Son application est devenue une nabitude.
I( Chante à la peine , ), Et pour exciter au travail,
à une t<lche qUI pou vai t paraltre ingrate à mes
chéris, car j'associais les jumelles, encore toutes
petites, à mes de\'oirs de maîtresse de maison,
leur mettant le balai et le plumeau en main, J'aiguille aux doigts, je les faisais chanter en exécutant des travaux familiers devant lesq lIels elles
eussent [ait la moue, si ln ritournelle dansante de
quelq ue vieille chanson de Prance, le l'cfrail'l
scandé, n'étaient venus avec la chanson joyeuse
leur rendre la besogne légère.
li
�TROP PETITE
Et à celui auquel je voulais former une âme de
chevalier, fière et forte: cc Chante au danger! » lui
disnis-je. Chnnte devant ton jeune sang qui coule
après cetie chute, cet accident. Plus tard, puisque
tu veux être officier, il te sera demandé peut-être
tout Je sang de tes veines ... tu n'hésiteras pas à le
donner pour ton pays jusqu'à la dernihe goutte.
Chante au danger, fils de 1110"11 frère Paul et de ma
sœur Shara ... Je ne leur disnis pas, à ces enfants
de mn douleur, que s'ils voyaient pa 'se1' leur
pau vre grand-père, comme un fantOme désespéré, qui semblait sortir du pnys des ombres, c'est
que, jamais cbns son enfance, sans dOllte, on ne
lUI avait appris la derise bretonne ...
Chanter au danger, c'est le conjurer, c'est le
vaincre. Rire à la peine, c'est presque la transformer
en joie puisque c'est la victoire de l'~1.e
et de la
volonté sur la sensibili té, l'impression qui sort des
choses ... Chante, chante à la peine, petite Lia, le
sujet de la chanson jamais ne te manquera.
XVIII
Longtemps après.
Laquelle j'aime le plus des deux, je ne saurais le
dire. Les mères on1-elles des préférences, sinon
pour celui de leurs enfants qui souITte davantage
ou que ln nature a disgracié? Dieu merci, ce n'est
point là le cas des jumelles. Elles sont heureuses
et jolies.
�'l'ROP PETITE
Non, en vérité, je ne sais celle que je préfère,
de Charlotte un peu coquette avec ses yeux noirs
très ouverts, brillants comme des diamants, ou de
Marguerite avec ses airs « en dedans », comme
dit René, pour exprimer ce je ne sais quoi de
pensif et de profond qui est un de ses grands
charmes.
Charlotte, c'est la joie, le mouvement, la vie;
Marguerite, c'est la tendresse, le sourire, mais
lussi la flamme, « le feu sacré l' comme son père.
Entre elles jamais un nuage malgré la différence
des natures et des caractères. S'admirant réciproquement, l'une reconnaît toujour il l'autre des
ejualités supérieures aux siennes.
Moi, je les trouve toutes deux supérieures à
toules les jeunes filles que je connais. Ne sont-elles
pas mes enfants? PasexcIusivement, hélas! dois-je
ajouter, Mme de Gisèle m'en fait souvenir. Ce
'TIatin même, elle me l'a rappelé.
Les jumelles ont dix·huit ans, leur grand'mère
les réclame pour le monde ... et pour elle, afin de
se faire une troisième jeunesse avec la jeunesse, la
beauté de ses petites-filles.
Le général est en retraite depuis quelques années; partant, les salons de Mme de Gisèle un peu
désertés. Quelle meilleure occasion de les voir de
nouveau habités, remplis '?
Comme Charlotte, si sémillante de gràce vraie,
d'esprit' touche à tout, comme Marguerite, enve·
loppée de sa distinction un peu fière, de son
charme mystérieux, feront une belle parure il la
générale!
ne parure! vraiment oui, c'est bien là ce que
�TROP PETITE
seront mes enfants pour la générale. J'en ai eu
aux yeux des larmes de rage, au cœur de mauvais
sentiments.
Quand je les ai vues partir toutes deux, j'aurais
voulu les lui arracher, pouvoir les fuire rentrer
dans leurs berceaux : « Mais venez donc veiller
leur enfance qui pleure, soigner leurs nuits enfiévrées, vous asseoir à leur chevet, dévorée d'inquiétudes, et rester des heures entières écoutant leur
respiration, oppressée de leur oppression. ))
Et plus tard, venez donc encore, le matin, le
jour, courez en grande hùte, à la leçon d'histoire,
à l'atelier, à la musique; le soir, brisée souveut de
soucis et de fatigue, tnn"aillez encore, jusqU'à ce
yue ln plume ou l'aiguille tombe de vos doigts .. "
Tout cela, c'est la maternité, prenez-en donc votre
part. ..
Mme de Gisèle n'a jamais réclamé celle-là, et
l'eût-elle réclamée . .. je dois le dire pour être juste,
j'en eusse été jalouse, absolument coml11e je le
suis aujourd'hui qu'il s'agit de les conduire dans
le monde.
Allons, tante Lia, il faut se rai onner.
Est-ce tlue je ne désire pas pour mes chéries \ln
peu de gaieté el de plaisir? N'ai-je pas par instants
comme une sorte de hüle de les ,"oir jouir de lel1l'
printemps? Je sais trop qu'il suffit en avril d'une
nui! de froidure pour tuer les boutons pleins dt'
promesse ... Quelquefois, j'ai eu peur des gelée,..
J'avril, peur d'une omhre, peur de ma peur.
La générale est la seule qui pui'lse donner à me,.;
enfants les plaisirs Je leur âge, ceux dOllt on rêve,
et que }'011 regrette surtout, quund on n'y a pas
�TROP PETITE
,
L""
,),)
goûté, l'inconnu gardant toujours son prestige.
Il faut donc les voir sortir du cercle étroit de
la famille, hélas! trop étroit pour les contraindre
à y demeurer enfe.rmées. Et j'ai voulu ouvrir les
portes avant qu'elles sentissent l'air leur manquer.
on, je ne vellx pas que la maison de ' tante Lia
reste pl us tard comme un souvenir d'étouffement'? ,
C'est hier que les portes ont été ouvertes ... elles
les ont franchies gaiement, mais quand elles se
furent refermée s ... Dieu! que les larmes que je
versai me furent une boisson amère!
XIX
Dans l'ombre.
C'est ma place désormais! Nulle autre ne saurait
me convenir. Je dois au moins pour l'honneur de
ma dignité, et pour épargner mon amour-propre,
laisser croire que je la prends paree qu'elle me
riait. Dès longtemps elle m'est faite, celte place
d'arrière-plan ou cl'effacement total. Si je n'étais si
petite, je suivrais les jumelles dans le monde ...
Mais je suis ridicule. Peut-être mes chéries ne s'en
sont-elles jamais aperçues? Dans le monde on leur
ouvrirait les yeux. Elle·s rougiraient peut-être ...
sùrcment elles souffriraient.
Si j'étais grande! Il ier, ce cri de ma jeunesse
m'es! remonté aux lèvres comme un refrain quel'ILLe temps ouhlié, rappelant les .heures poi-
�134
TROP PETITE
gnantes, les déchirements, les déceptions cie toute!,
natures.
Les jumelles dînaient ctiez Mme de Gisèle, je
devais, le soir, aller les habiller. Oh! cela, j'y
tenais absolument, et elles aussi, les chères petites;
cent rois elles me l'avaient répété.
Et puis, mon père, comme un fait exprès, eut
absolument besoin de moi, moi qui ne lui ui~
jamais ulile, j'étais hier au soir indispensable il
son bonheur.
J'arrivai lard chez la générale. On m'avai t attendue, puis, désespérant de me voir, les jUmelles
s'étaient habillées, ai lées de leur grand'mère et de
la femme cie chambre.
- Seule admise dans le sanctuaire, -cria Mme de
Gisèle en entendant ma voix.
La lourde portièrè se souleva. J'enl rai, ll1archan t
sur le tapis rouge où l'on enfonçait jusqu'à la
cheville.
Dans la cheminée, le feu flambait clair et joyeux,
l'atmosphère attiédie élait imprégnée de parfums;
un beau dé ordre, qui n'élait pas l'eftet de l'art,
régnait sur tous les meubles. C'était chaud, élégant,
capitonné.
Les jumelles, éblouissantes de fraîcheur et de
beauté dans leurs robes cie tulle blanc semé de
perles, poussèrènt Ull cri de joie ct de regret en
me voyant.
- Chère petite lante, ;10US ne vous attendions
plus; si nous avions su! Nous voilà loutes prêtes.
- Que dites-vous de la transformation? fit la
générale cn me les monlranl avee orgueil... VOltS
m'avez donné cie modestes J)elils boulons de
�TROP PETITE
135
rose, je vous présente deux fleurs épanouies.
Je pensais qu'il suffisait d'un rayon pour opérer
cette métamorphose du bouton à la fleur, tandis
que, pour former le premier, il faut des soins
infinis, tour à tour chaleur et fraîcheur, pluie et
soleil... mais cette réflexion je la gardai pour moi,
ct Charlotte me dispensa d'une réponse.
- Vous êtes une fée! s'écria-t-elle en s'approchant de Mme de Gisèle. Et d'un geste spontané et
calin, elle entoura de son bras nu le cou de sa
grand'mère.
Mme de Gisèle se dégagea avec effroi.
- Petite sotte! Elle va tout m'enlever!
Charlotte recula d'un pas, regardant son bras
et soufflant légèrement;
- Ce n'est qu'un peu de blanc et de rose, ditelle sans s'émouvoir ... Julie aura bien vite réparé
ma maladresse.
- Impardonnable oubli, murmura Marguerite
avec une imperceptible raillerie, pendant que
Julie s'armait de crème Oriza lactée, de veloutine
Duchesse.
Et quand ce fut l( réparé n, que les épaules
furent redevenues irréprocbablement blanches,
Mme de Gisèle, rassérénée, vint se placer près des
jl1melles et me regardant;
- Voyons, ne me prendrait-on pas pour leur
11ère?
- VOliS ne sauriez jamais vieillir, dis-je sans
même m'efforcer d'ébaucher !ln so urire, car ses
piC] lires d'épingles en fonçaien t très profond.
- .Je vous ai dit quevousétiel s uperbe, déclara
.Charlotte d'un ton beaucoup plu~
convaincu l[lle
�TROP PETITE
respectueux ... ce rouge feu changeant, miroitant,
'"ous va à ra vir !
Et faisant le tour de sa grand'mère, du boutde Son
petit soulier de satin blanc elle repoussa la longuCl
traine de satin feu recouverte de dentelle noire.
'aurai-je pas l'honneur de vous plaire, bell(l
silencieuse? dit Mme de Gisèle à Marguerite.
- Chère grand'mère, je vous ai dit que chacune de vos toilettes était lllle Œuvre de génie,
celle-ci surpas e peut-être encore les autres.
La générale se tourna vers moi.
- Ne troll vez-vous pas, me dit-elle en attachant
son bracelet sur ses gants à vingt-deux boutons, ne
trouvez-vous pas que mes petites-filles ont Un type
tout à fait diflérent ?
Comme elle accentuait le possessif! 011 cùt dit
que les jumelles n'étaient plus du tout à moi ... Je
les regardai:
- Fleur et papillon, dis-je.
- Très bien trouvé, fit Mme de Gisèle en
prenant son éventail... Allons, mes belles, il est
temps, venez, mais ne brûlez pas vos ailes il la
première flamme, n'entr'ouvrez pas votre calice 21
tout yent qui passe.
Sur cet allégorique conseil, Mme de Gisèle me
tendit gracieusement le bout de ses doigts, que
j'aurais; volontiers pincé très fort, et elle sou leva
la portière.
, Les jumelles vinrent à moi.
- On peut vous embrasser de tout cœur sans
crainte de vous « détériorer 10, murmura Marguerite dans un baiser très tendre.
Et ellcs s'envolèrent joyeuses.
�TROP PETITE
J37
xx
René.
Je ne l'aime pas plus que ses sœurs, mais j'ai
pour lui quelque chose de particulier que je ne leur
donne point. Quoi? Je ne saurais !le dire. Tout ce
qui se sent ne s'explique pas. Aime-t-on du reste
deux personnes de la même manière? UaITection
se nuance à l'infini selon celui qui l'inspire. Elle
a mille façons de se traduire, une seule pour se
mesurer, le dévouement el le sacrifice. Aussi,
sondant mon cœur, je conclus à un amour égal
donné à neveu et nièces.
Je ne sais si René esl remarquablement beau,
moi je le trouve le plus charmant garçon de France
cl de Navarre. Il a pour lui une distinction naturelle qui ne lui permettra jamais de passer inaperçu dans un salon; une franchise d'allure, une
\'irilité, un ... J'aurais plus vile fait de dire ce
qu'il n'a pas !... Ce qu'il a, toul le monde le voit
comme moi, mais ce que le monde ne voit pas,
c'est le fond de sa nature si droite el si bonne;
il a conservé la fougue de on ellfance! son impétuosité de désir, mais avec cela un penchant à
creuser les choses. Il a l'esprit comme le regard:
interrogateur. Tout de suite, il dévisage pOUl' faire
dire à une physionomie son dernier mol. .. Une
grande sûreté de jugement el le besoin de rendre
�TROP PETITE
à chacun selon ses œuvres, voilà René dans ses
grandes lignes.
Depuis longtemps il a jugé, sa grand'ml:re, ses
sœurs qu'il adore, tout en prenant volontiers près
d'elles le rôle de Mèntor.
Des unes et des autres nous causons bien sérieusement 'tous les deux. Comme moi, il trouve la
société de Mme de Gisèle bien frivole pour Charlotte qui va au luxe, au plaisir comme à Son
élément naturel; aussi a-t-elle pour cela même les
préférences de sa grand'mère. La générale la déclarait, l'autre jour, une nature plus fine que celle
de sa sœur, parce que, disait-elle, le goût inné de
toutes les délicatesses de l'élégance et du confort
est la marque extérieure des tendances de l'esprit
et du cœur.
Je ne sais pas ce qu'il peut y avoir de vrai dans
cette opinion que je partage dans une certaine
mesure, mais le besoin de prendre le parti de
Marguerite que je trouvais mé.::onnue me fit soutenir avec véhémence -lue la simplicité des goûts,
le mépris des mille nécessités créées par le confort
moderne, attestent encore bien davantage une
nature élevée, planant au-dessus de tou tes ces
choses qui ne sont, après tout, que de petits esclavages, tyrannisant la vie de chaque jour.
- Eh bien! m'a dit Mme de Gisèle comme par
miinière de concession, admettons que Marguerite
a une nature plus élevée, parce qu'elle est indifférente au boire et au manger, et que, poursui"ie
par son fantôme d'art ou les rêves de l'imagination
elle ouhlie le soin d'une toilette. ne sent ni le froid
ni le chaud; mais ie maintiens que Charlotte, qui
�fROP PETITE
139
ne se trompera pas entre ulle truffe et des pommes
de terre, ne prendra jamais une ombrelle quand il
faut un manchon, choisira de préférence un fau~
teuil à une chaise; je maintiens que Charlotte a
une nature plus fine .
J'avoue être assez mal disposée ces jours-ci pour
la générale. Je gardai un silence qui ne lui parut
pas assez convaincu, car elle me chercha querelle.
- Cela ne vous suffi t pas? me demanda-t-elle.
- C'est selon, madame ... il faudrait encore
s'entendre sur ces deux significations, natUre fine,
na ture élevée.
Et sur cela nous voilà encore parties . Nous nous
sommes égarées, perdues dans de telles subtilités
que nOLIs avons tlni par éclater de rire. Ce gui
devrait être la fin de toute discussion, qu'on tombe
ou non d'accord.
Nature fine, avons-nolis dit) celle qui devine,
pénètre le côté délicat des choses, sorte de dilettantisme de l'esprit. Nature élevée, celle qui monte
sans effort vers le beau et le bien, embrasse les
larges horizons, plane au-dessus de mille petites
misèl"es.
Mais quelles qu'aient été nos analyses, nous
avons déclaré que nous avions lieu d'être largement satisfaites des natures fines, élevées, déli.::ates, etc., etc., de nos nièces ct petits-enfants et
nOlis nouS sommes séparées, la générale et moi.
en nous serrant cordialement la main.
�Lj.o
TROP PETITE
XXI
Savoir vieillir.
Ce premier hiver mondain dépasse beaucoup en
mouvement, en plaisirs, ce que j'aurai uésiré;
mais, une fois bncé, commen 1 résister à l'entraînement, au courant?
Le Carême va s'ouvrir, et aujourd'hui même j'ai
parlé au nom du grand principe chrélien gui doit
mettre fin à la dissi.pation.
Quel assaut j'ai subi de la par! de Mme de
Gisèle! Quand, après avoir essayé de toutes ses
armes, elle m'a vue rester inébranla hlé, elle a crié
au ridicule, cOlllme 011 crierait au feu!
Que dira-I··on des demoiselles .de Gisèle '1 ..•
- Dehray, rC'pris-je tranljuillement.
- Qu'elles fonl pénitence! continua la générale;
Illai' il vaul aulant les recouvrir de cel1dr~
et de
t:i1ices.
- Je ne le leur défcnus pas, madame, ce serail
peut-être d'un fructueux exemple.
e plaisantons pJs... Vraiment, made,
Illoi seile Lia, "uus me contrJriez horribleinenl.
- Croyez, madame, que je sui s réellement dé~ [)Ié
c de ne pouvoir me rencontrer arec rous sur
.:e point.
- Il fau t èt re Breton, pour en tendre le carème
ue ,' clle f;lÇOIl.
- Hélas t jt! ne Je vois que trop.
�TROP PETITE
A Paris, c'est le moment où l'on s'amuse le
plus, dans la meilleure société ... Quelle raison
donner? dit]a générale en pressant son front dans
ses mains avec une véritable angoisse.
- Madame, vous vous déchargerez complètement sur une tante originale, 'extraordinaire, une
Bretonne enfin, qui en est toujours auX vieilleries
enseignées par l'Eglise.
- La chose ne s'expliquera pas si facilement. ..
je suis la grand'mère de vos nièces, mademoiselle
Lia, vous semblez un peu l'oublier.
- Je ne saurais oublier que je leur:ai tenu lieu
de mère !. ..
Qltel soulagement de pouvoir enfin le lui dire,
le lui prouver en faisant acte de légitime autorité
ÙàJ1S un cas olt ma conscience de ,chrétienne me
disai t que je devais agir ainsi.
Je n'étais pas fachée non plus que les jumelles
la sentissent de temps en temps, cette autorité.
Charlotte a le cœur un peu gros, Marguerite
n'est pas fâchée de reprendre ses pinceaux.
René est venu précisément aujourd'hui; sous
prétexte de quelque lettre à écrire, je me suis retirée pour laisser ensemble le rrère et les sœurs.
DanR,Te feu de la conversation iJs oublièrent sans
doute que ma chamhre était voisine de la leur et
parlèrent si haut qu'il me fut facile de suivre ce
Cjlt'ils se disaient.
Les voix: de René el de Charlolle étaient montées
à Un diapason élevé.
- Vous l'avez abandonnée, disait René, avezvous seulement insisté pour qu'elle vous accolllpagnàt? (Je compris que j'étais en question.) Toi,
�TROP PETITE
Charlotte, tu es grisée par le luxe de ta grand'mère,
tu la vois à travers un prisme.
- Oh! par exemple! protesta Charlotle avec
impertinence, je la vois Comme tout le monde, à
travers un nuage de .. ,
- Tais-toi, Charlotte, interrompit René.
, Elle reprit avec une certaine commisération:
- Pauvre grand'mère! cela m'a fait de l'l
pell1e., .
El elle raconta une cOIH'ersation surprise, ù 10
dernière soirée de Mme de Gisèle, entre del~
jeunes fgens qui plaisantaient sur l'étemelle jeunesse de la maitresse de maison.
:', Ah ! madame de Gisèle, si vous aviez (entendu!
Vous auriez un instant regretté tant de temps el
de peine passés à essayer de dissimuler vos rides
et vos cheveux bloncs. Ils sont là, on le sait. ; puisqu'il faut les subir, ne vaut-il pas mieux s'en faire
une couronlle ... mélancQlique et respectée?
Savoir vieillir! quel art ou plutôt quelle vertu!
Se détacher de la vie, à me. lire que la vie se déta·
che de vous, c'est s'épar!l'l1er bien des 'déceptions
et des amertumes, c'est être chrétien surtout.
Suivre d'un œil de regret la jeunesse qui 'en \"a,
oh! c'est hi en naturel! mais à chaque :chose qui
nouS dit adieu! il faut répondre adieu.
Voilà le détour du chemin; sur la route parcourue, ne res tait-il point encore quelques fleurs 'r
Elles ne sont plus pour nous.,. d'autres vont les
cuei llir. Adieu ... Et voilà le hout du sentier, Qu'il
est proche! le point de départ se perd dans la
brume ..• L'issue est fatale; pas d'illusion possible.
�TROP PETITE
143
Que de discours peuvent tenir les cheveux qui
commencent à blanchir! J'en suis là déjà. Il va
douc falloir, moi aussi, que j'apprenne à vieillir,
afin d'ètre seule à supporter mon âge, ct le faire
oublier à cellX qui m'entourent. En moi, depuis
lon g tem ps, bien des ressorts sont brisés. Pour
mourir, la gaieté n'a pas attendu les années, mais
j'ai encore l'activité, l'entrain, la volonté; ,toutes
choses qui iront s'affaiblissant, s'éteignant. Pour
les rem placer je ne vois que la bienveillance. 1\ voir
le pardon facile, les bras, ouverts, le sourire qui
accueille, autrement on pourra bien nous donner
Je froid respect, mais non la confiance qui console
des sentiments plus chauds que nous ne pouvons
plus inspirer.
Oui, la confiance, c'est tout ce que nous avons
le droit d'attendre, d'espérer, et lille d'elforts pour
la faire naitre chez les plus jeunes pour les plus
àgés! Beaucoup plus de diplomatie qu'il ne nous
en a fallu autrefois pour plaire! lleureuse jeunesse! Tout va bien à son front, même la douleur
pour laquelle elle n'est point faite! tandis que sur
un front qui vieillit, la tristesse devient morose.
Au bord des cils blonds, une larme n'est qu'une
perle brillante qu'un sourire séchera bientàl; dans
un regard terni, c'est le voile assombri.
Au printemps la neige pcut tomber, on sait que
le rayon n'a qU'à passer pour la faire évanouir et
donner à la neur qu'elle cache sa beauté et sa viglleur ... Mais en un jour d'hiver, sous la neige,
c'est encore la neige . ..
Un frisson me court clans les moelles ... 11 fail
froid cc soir ... le feu s'est éteint dans ma cheminée
�TROP PETITE
où le vent souffle avec une grande mélancolie ...
J'y \'a is jeter un sarment, flamme d'un instant, à
laquelle je serai seule à me chauffer.
XXII
Le Gris.
De quel pays viens-tu, insondable ennui? Toi
qui ne nais, ni des incidents du jour, ni de la contrariété du moment, où est ta source? Quand elle
n'est ni dans le désœuvrement de la vie ou du
cœur, ni dans une cause défi nie de tristesse?
Le sais-je? Mais qui n'asenti cet ennui que rien
ne peut mettre en fuite, qui s'accroche à toutes les
fibres de l'être comme l'ombre s'attache aux pas!
Qui n'a senti cet ennui ne peut comprendre ce
qu'il est.
Lassitude générale de soi-même, de la vie et de
autres; atmosphère grise enveloppante, comme le
brouillard épais de ces jours où le ciel s'abaisse
pour fermer tout horizon .
Le gris incolore partout; le gris par devant, par
derrière, toujours le gris. Et ['on a celte impression désolée que cela s'étend à l'infini, à tous les
êtres; qu'un rayon jamais ne viendra percer cette
uniformité. On n'est bien nu lle part et l'on ne
croit pas qu'il soit possible d'être bien quelque
part.
�TROP PETITE
145
« On n'est bien qu'aille urs. )) Ce n'est ni ici, ni
là; pas d'oasis créée par le rêve qui puisse charmer. Non, ailleurs , ailleurs 1. ..
Ennui insonda ble, tu n'cs peut-êt re que la nostalgie du pays inconn u pour lequel nous .somme s
faits.
XXIII
Les grandes questions.
Margue rite comme nce gaieme nt son carême .
- Quelle douce péniten ce, disait-e lle ce matin,
retrom 'er mes chers pinceau x comme de vieux
amis fidèles, mais délaissé s. Ils avaient la mine un
peu triste, décour agée, mais je leur ai donné le
haiser de la réconci liation et les voilà qui se remettent à l'œuvre avec une nouvell e ardeur ; ils vont,
viennen t, touche nt à tout, s'égare nt dans les sousbois, s'agiten t dans le feuillage, puis remont ent
aux nuages, s'y perden t, redesce ndent sur le
eaux, les bleuiss ent, les argente nl. .. Jamais ils
n'ont eu une telle liberté d'allure .
Marguc rite babillai t ainsi, penché e sur son chevalet, ct si son pinceau n'avait jamais été plus
léger, je ne l'avais jamais trouvée plus jolie, ellé,
ayant dans le regard la flamme que j'aime, avec
quelqu e chose de plus que de coutum e.
Ce matin elle est allée à l'atelie r de M. d'Arbelle, elle n'y a point trouvé sculcm entlc mari de
�TROP PETITE
mon amie, mais son fils, revenu au logis qu'il avait
quitté depuis un an bientôt.
Je me demande, le cœur entre l'espoi r et l'n ngoisse, si le rêve des parents, le rêve d'autrefois,
deviendra aussi Je rêve des enfants?
Depuis lJ u'ils ont grandi, Mme d'Arbelle et moi
n'en ;'lVons jamais reparlé.
Le cœur de Marguel:ite est libre encore, mais le
moment psychologique n'est-il pas arrivé où de
l'amitié d'enfance on passe tout à coup à un autre
sentiment? D'un instant à l'autre le coup de baguette magique peut opérer la transformaiioll ...
s'il ne frappe pas les deux en même temps !. .. Ah!
Margueri te, ma fleur chérie, je voudrais t'emporter
loin, bien loin ... C'est cette gelée d'avril qui me
fait peur ...
Marguerite me parlait encore de son pince<l.l\,
10rsCjue Charlotte entra. Le Carème lui pesait-il
déjà?
Le pas un peu trainant, elle arriva près de sa
sœur, s'arrêtant et regardant le tableau:
- Ce n'est pas mal ce Cj ue tu fais là, dit-cHe sans
chaleur.
- Je le crois bien, reprit vivement Marguerite,
c'est ce gue j'ai fait de mieux peut-être. Pierre
d'Arbelle me l'a dit du moins .
- Ah! fi l Charlotte. Et elle se laissa tomber
avec fatigue sur une chaise. SOl~
regard distrait
sllivaillc pincC'uu de plus en plus inspiré.
Je J'o/Jsenais san' en avoir l'ai,.. je Ile retrOIl-
vais ras mon brillant papillon; se serail-il brùlé
seulemenl Ulle
'cs ailes! E.t m'en apen.:\'ri~fois le malheur [;li! 1
�TROP PETITE
Il ne me coûterait nullement de gagner ma
vie avec mon pinceau, dit Marguerite, même j'y
lrouverais un certain charme.
- Cette perspective me paraîtrait à peu 'près
aussi réjouissante que celle d'être enterrée vive,
répondit Charlotte.
- Prends donc un livre ou un ouvrage,
lui dis-je, c'est fort ennuyeux de ne rien faire.
- C'est beaucoup plus ennuyeux de ne pas
faire ce que l'on veut, quand c'est aussi simple
que de rester assise comme je le suis.
Elle se leva avec un peu d'humeur el quitta le
salon.
- Qu'a donc ta sœur, Marguerite, le sais-tu?
Marguerite laissa son aquarelle et vint, le
yisage soudainemerü attristé, s'asseoir à mes
pied s.
- Chère tante, me dit-elle, je voulais justement
vous parler de quelque chose ...
Elle s'arrêta un peu embarrassée.
- De quoi s'agit-il, ma chéri€? je t'écoute ...
,-- Je trouve M . de Piel charmant ..
- Vraiment? fis-je un peu étonnée ...
- Pas pour moi, reprit-elle en rougissant
heaucoup ... pour Charlotte ... il lui conviendrait,
je pense .. .
- C'est fort possible... mais il serait essentiel que Charlotte lui convint.
- Elle lui convient, dil Marguerite avec aSSll~ :lnce.
-
Te l'aurait-il dit '?
- Oh 1 ma tante 1 !lt-elle, comme si je l'accusais d'une énormité... Ces choses-là se voient bién
�TROP PETITE
sans qu'on vous les dise, continua-t-eIle, et je
sùis setre que s'il ne la demande pas, c'est que sa
famille s'y oppose, parce que nous ne sommes
pas assez riches ...
- En ce cas, ma pauvre chérie, lu vois que j'ai
doublement raison de mettre fin auj{ occasions
que l'on a de se rencontrer sans cesse.
- Il 'y aurait un moyen peut-être de tout
arranger, ma tante ...
Elle s'arrêta, ne sachant trop comment con.
tinuer; je ne devinais pas où elle voulait en
venir.
- Voyons ce moyen? Aurais-tu, comme ce roi
de la fable, le don de transformer en or tout ce
que tu touches?
- Peut-être! fit-elle en relevant la tête d'un
petit air vainqueur: j'ai mes . pinceaux 1...
Ecoutez-moi jusqu'au bout, je vous en prie ... je
suis la meilleure élève de M. d'Arbelle, il me l'a
dit, j'arriverai...
Elle prit un air câlin, el du tabouret passant sur
mes genoux, elle entoura mon cou de ses bras
et continua tout bas sans me regarder:
- Tante Lia, vous avez det gagner beaucoup
d'argent avec vos livres, vos leçons el vos peintures '? Donnez tout à Charlotte, moi je n'ni pas
hesoin de dot ... j'épouserai 1'art.
- Etla misère, dis-je en souriant pour cacher
mon émotion.
- Oh! ma tante, reprit-elle en fixant sur
moi son regard bleu tout humide; vous travaillerez. bien encore un peu; noUS ne rerons ras
beaucoup de dépenses... nous ne lenollS pas
�TROP PETITE
149
beaucoup au luxe. .. tandis que Charlotte ...
Elle prononçait ce « nous» comme une caresse
qui fondait en une seule personne, elle et moi,
nouS associait dans le même sacrifice.
- C'est bien simple, n'est-ce pas, ma tante,
vous n'uurez llU'à continuer ce que V01.:S faites et
moi qU'~l
commencer... dites oui... c'est oui,
n'est-ce pas? insista-t-elle, voyant que je me
taisais.
- Je te promets de penser il tout ce que tu me
dis, Marguerite, si le parti dont tu parles se Pl'ésente pour Charlotte; mais en attendant, ma
chérie, je te demande de ne rien dire à ta sœur ùe
la conversation que nous venons d'avoir ensemble.
Il ne but pas lui monter l'imagination, en lui
('aisant entrevoir la possibilité d'un mariage qui est
bien au-dessus de tout ce il quoi elle peut prétendre.
- C'est, .bien triste, dit Marguerite avec une
profonde mébncolie ; c'est bien triste de penser
"lue les qualilés d'une femme, son esprit, san
creur, et même sa beauté, tout disparnll devant
(ante Lia, j'abanune do!. .. Aussi, voyez-u~,
sans un regret, ne croyez pas
donne la li~1ne,
que je fasse un sacrifice en VOLlS parlant comme je
,iens de le raire ... Je veux qu'on m'aime, pour
moi, pour moi toule scule, sans allcune considéralion dc fortune ... Cela :1l'ri,'c hien quelquefois
ma tantc? dcmanda-t-elle
encore ces chose-l~,
a~'ec
une certaine anxiété dans le regard et la
voix.
- Ton père Cl épousé ta mère pour elle-même,
siUltJlemenl parce qu'il l'aimait.
�l'ROP PETITE
Marguerite eut un sourire ému .
C'est inconscient encore, mais Marguerite aime
son ami d'enfance!
J'ai le cœur très agité.
6 mars 18 ...
Cet après-midi, en revenant de conduire Charlotte et Marguerite à l'atelier, je trouvai à ma
porte le coupé de Mme de Gisèle; elle y remontait.
- J'arrive trop tard, lui dis-je, je [n'ose vous
demander ...
- J'ai YU "otre père, me répondit-elle, il vous
dira l'objet de ma visite.
Le visage de Mme de Gisèle était soucieux, préoccupé.
- S'agit-il de quelque fâcheuse nouvelle?
demandai-je soudain effrayée.
- Aucune nouvelle ... un renseignement que Je
venais demander) je ne sais trop pourquoi, pOUf
plus de certitude.
Elle se rapprocha de moi et baissant la
voix:
- Imaginez-vous que le petit-fils de mon mari
est absolu,nent fou de Charlotte ... il m'a fait ses
conlidences... mais il craint une opposition
sérieuse de 10. part de sa famille... la question for ,
tune, vous comprenez ... c'est toujours cela ... on
ne peut s'en passer. .. il adore sa 111ère ... si elle
refuse son consentement ...
faut une dot considérahle?
- Et il \~Ii
. dern::mdai-jc l~ CŒur un peu haletant.
�TROP PETITE
- Mais non, pas de prétentions en [rapport de
Jeur fortune ... désilltéressée même, mais enfin ce
qu'il faut strictement pourla toiletted'unefemme ...
11 n'y faut pas penser, ajouta-t-elle en me tendant
la main pour me quitter.
Je la retins.
- Que vous a dit mon père?
- Quarante mille francs de dot! et grâce à
votre:dévouement, à votre travail qui l'a doublée ...
n en faut cent mille ...
Elle monta dans Je coupé.
- Madame, lui dis-je, mon père ne conn ait pas
exactement la question, c'est moi qui suis l'homme
d'affaires ... Ne parlez pas à M. de Piel avant de
m'avoir revue.
La portière se ferma, le coupé partit. Je montai
lentement, lentement nos trois étages. Je pensais
à la conversation que j'avais eue a\'ec Marguerite
quelques jou rs au paravant.
René dînait ce soir même à la maison. C'était
bien l'occasion d'un conseil de famille, mais il
[allai t en excl ure Charlotte.
J'écrivis deux mots à Mme d'Arbelle, lui disant
que j'avais besoin de Marguerite toute seule et que
je comptais sur son habileté pour retenir Cbarlotte à dlner.
Cc fut fait comme je le souhaitais.
Nous étions seuls tous quatre. Le commencement du ùîner ne fut pas brillant. Rellé, peu satisfait de n'avoir pas ses deux sœurs, était moins gai
que de coutume; 1110n père était pensif depuis hl
l'Îsite de Mme de Gisèle. Peut-être songeait-il que
si les illvisibles sont d'un .puissant intérêt, les visi-
�TROP PETlTE
bles qui l'entouraient sous forme d'enfants cl
petits·enfants en réclamaient de temps en temps
leur part. '
Nlarguerite sa\'uit que j'avais à faire une gra\'e
communication et ne mangeait que du bout des
lèvres; moi je tournai et retournai in petto la ques[ion, attendant pour parler que Marie-Jeanne eüt
fi ni son service .
Enfin, quand la porte se fut refermée, le cœur
un peu ému, je parlaidela l'isitedcMmc de Gisèle,
répétant ce que nous avions échangé toutes
deux .
Marguerite poussa un cri de joie et, à la stupéfaction de son grand-père, se jeta à mon cou en
me serrant de toutes ses forces .
- Petite folle, tu m'étrangles ... ce n'est pas
une manière de discuter.
Ses cieux bras s'ouvrirent.
- Je suis plus riche que vous ne pensez, mon
père, dis-je, j'ai fai [ un peu sournoisemen t mes
aflaires, c'est vrai.
- J'ai donné un chiffre approximatif à
Mme de Gisèle, dit mon père, calculant d'après ce
que je ['ai entendu dire plusieurs fois: une
moyenne de cinq mille francs par an, pendant
quinze ans .
- C'est bien cela, en effet, seulement il y a une
chose que vous ne pouviez compter: ce sont les
intérêts qui se sont presque toujours ajoutés at]
capital, et des bénéfices extraordinaires réalisés
~lr
plusieurs entreprises ...
- Honnêtes? demanda sérieusement René.
- Très honnêtes, rél ondis-je de même.
�TROP PETI'rE
Apprenez-nous tout de suite, reprit-il, que
vous avez gagné plusieurs gros lots et que vous
êtes à peu près millionnaire.
- C'est un peu moins beau que cela, car ilnc
s'agit que de cent vingt mille francs.
Mon père demeurait étonné sans vouloir le trop
laisse r paraltre, René était très ému, mais affermissant sa voix:
- Une pareille fortune, dit-il, ajoutée à ce que
nos parents nous ont laissé est encore insuffisante;
mais vous savez, ma tante, que mon intention a
toujours été d'abandonner à mes sœurs la part qui
me revient; qu'est-ce qu'une quinzaine de mille
francs pour un jeune homme? Autant de jeté
dans le gouffre; un peu moins d'argent, un peu
plus de sagesse. Quand il s'agira de mariage, ce
Jl'est pas une telle bagatelle qui pèsera dans la
balance.
- Et la corbeille à offrir, s'écria Marguerite (la
femme va toujours d'un coup d'œil jusqu'au détail);
non, non, mon chéri, nous n'accepterons jamais
cela; c'est inutile, du reste, tante Lia et moi avons
tout arrangé; n'est-ce pas, chère tanle? dit-ell e,
t0urnant vers moi son regard suppliant.
Mais je me taisais, voulant jusqu'au bout que le
grand-père vil il découvert le cœur de ses peti tsenfants, dans lequel il sa\'ait à peine lire.
Voyant mon silence, Marguerite bravement
répéta en quelques mots ce qu'elle m'av ai t déjà
dit.
Des larmes brillaient dans les yeux de mon père;
il regardait tour à tour René, dont le visage était
grave comme celui d'un jeune chef de famille,
�154
TROP PETITE
Margue rite, animée, le :regard plus lumine ux (lue
jamais.
Pour la premiè re fois peut-êt re, il sembla les
voir ce qu'ils étaient , beaux el bons à faire palpiter de joie le cœur d'une mère.
- C'est imposs ible, dit René, répond ant à sa
sœur.. . imposs ible... Tu es jeune, ma . petite
Marga ... demain se présent era peul-êt re un beau
chevalier, qui deman dera aussi ton cœur et cent
mille francs ... les résolut ions de célibat aire pou rront en être ébranlé es el ton pinceau le paraîtr a
froid.
- Ma tante, dit Margue rite ... vous m'aviez
promis ? ..
- D'en parle\' seulem ent, ma chérie ...
I\lors comme nça une singuli ère scène. Mon
rère était de l'avis de René, qu'on ne pouvait
prendr e sur la part 'de Margue ri te pour complé ter
la dot de sa sœur; moi, partagé e entre les deux,
je pencha is cepend ant du coté de Margue rite.
EJJe, toujour s si douce, fut presqu e violente,
passionnée.
- Cet argent vous apparti ent, me dil-elle, VOliS
êtes libre de ne pas vouloir en donner davanta ge à
Charlo tte, mais moi, je n'en veux rien, absolument rien ... Ah! je pensais que vous m·aimier.
mieux que cela, ma tante!. .. ct VOllS me refusez le
bonheu r, caf je Ile :,erai jamais, jamais heureus e
si ma sœur ne l'e ' t pas.
Et la chère enfant versait des larmes si sincères
qu'elle sem bJait véritab lement plel1rer son bonheu f
à jamais pèrdu.
Je la calmai, lui disant que 1'011 ne prend pas en
�TROP PETITE
un instant des décisio ns si graves, et lui promet tant
de donner demain mon a\' is très catégor ique après
unc nuit de réOexio ns.
Mes réllexio ns je les ferai à cœur ouvert devant
Mme d'Arbe lle.
XXIV
Ciel bleu.
Quelle journée d'angoi sses, d'émot ions, mais
q uellc douce li n! Qucl beau soir! Je me repose
dans l'action /de gràces, les yeux levés vers un
coin du ciel blcu où me semble nt sourire les bienai més qui veillent sur nous.
Encore sons l'impre ssion d'hier, je me suis
rendue dès ce matin chez Mme d'Arbe lle. Je lui
ni parlé de Charlo tle, de Margue rite, de :ce qui
pouvait être mon dC\'oir en cetle circons tance
délicat e: accepte r ou Ile pas accepte r le sacrific e
de Margue l'i te? Nui re peu t-être au bonheu r de
l'une pour assurer celui de l'autre? Mme d'Arbelle, émue, m'écou ta sans m'inter rompre , puis,
lorsque j'eus achevé , elle me prit la maill, et, me
regard ant:
- Cédez il Margue rite, dil-elle ; ce ne sont pas
quelqu es milliers ùe francs qui arrêter ont Pierre ...
les artistes ne sont pas inlércsé!:>, \OUS le savez:
bien .••
�TROP PETITE
Je craignais de ne pas comprendre. Du même
coup les voir heureuses toutes deux!
Je m'évanouissais dans une émotion délicieuse
ct demeurai si lencieuse un instant.
- Ce rêve d'autrefois, dis-je enfin, la voix un
peu brisée, êtes-vous bien certaine qu'il soit
réalisable?
- Oui, tante Lia, me dit-elle, souriant de l'angoisse qu'elle lisait dans mes yeux ... oui, j'en suis
certaine ... à moinsqueMargueritene s'y oppose ...
mais vous n'êtes pas plus aveugle que moi! ces
deux enfants s'aiment depuis longtemps. Si je ne
vous parlais pas, c'est que je voulais éprouver
mon fils. 11 ne nous avait jamais quittés, avait
grandi près de Marguerite, mais une fois livré à
lui-même, tant d'autres images pouvaient effacer
celle de son amie d'enfance! tant d'entratnements
l'en séparer pour longtemps, pour toujours peUtêtre ! Il fallai t Je laisser face à face avec la vie, le
meUre à même de voir, de toucher ses séductions,
ses dangers, de comprendre ses responsabilités. Il
revient sachant ce qu'il laisse, devinant ce qui
l'attend, en choisissant le foyer dOl11cstic[uc
avec Marguerite pour en alimenter la flamme
pure.
« Mais ne pressons pas les choses. Laissons à
nos enfants le temps de désirer le bonheur. N'estil pas plus certain dans son rêve que dans sa
réalité? Laissons leur jeune amour grandir ~ous
nos yeux, se faire une histoire, un passé, olt ils
pourront plus lard redescendre la main dans la
main pour s'y rencontrer encore. C'est une force
que ces a!Tections-là. A cerlains moments critiques
�TROP PETITE
157
de la vie, quand tout un passé ardent et pur peut
' se dresser en invoquant le sourire ùe tant de
pages ~ lues
ensemble, on y regarde à deux fois
avant d'en écrire donton rougirait et qu'il faudrait
cacher.
En revenant de chez Mme d'Arbelle, j'ai ':crit
quelques lignes à Mme de Gisèle.
Deux heures après elle arrivait chez moi, ayant
loublii!, je crois, de mettre son blanc et son rouge.
: Je lui sus gré de cette preuve visible d'::lfi'ection.
Elle était radieuse, mais fort intriguée de savoir
comment nous pouvions donner ù Charlotte une
, dot relativement si belle.
- Où la prenez-vous? ne put-elle s'empêcher
de demander. J'ai peur que vous ne songiez pas li.
Marguerite ...
- Quand son heure viendra, répondis-je en
souriant un peu mystérieusement, la question
argent ne sera point un obstacle li. son bonheur.
Mme de Gisèle me quitta, persuaùée que nous
~I\ion
s trouvé un trésor ... Oui, celui ùont parle la
I ~ lhe
:
1
Travaille?, prenez de la
rcin~,
C'l!st il! fonds llui manljul! Il! moins.
Et j'eus beaucoup de peine à la faire renoncer
aux (( espérances '1 qui se réalisent le jour de ln
mort de ceux qui vous ont aimés.
�TROP PETITE
xxv
Les autres.
Elles sont parties toutes deux! Parties heureuses! Elles n'ont plus besoin cie moi! Mélanco·
lique pensée qui me ramène près de leurs berceaux, aux jours Oll elles ne pouvaient. rien sans
moi.
:-: Temps lointain déjà! De la solitude d'aujourd'hui, il m'apparaît éclairé de mille rayons, dont
je ne sentais pas la clouce chaleur.
Est-il donc nécessaire d'avoir froid pour sentir
qu'on a eu chaud, el faut-il toucher l'automne
pour comprendre les ivresses du printemps et le
soleil des jours d'été?
Pauvres bonheurs, mon Dieu, que ceux d'icibas!
Xe savoir qu'on les a possédés que lorsqu'ils
sont perdus!
Seigneur, cl onnez-moi de pouvoir goCtter ù
ceux que la rouille cl les vers ne pClI\'enl
atteindre.
Je leur ~uis
inutile. Ils seront encore tout pOur
moi, pour eux je ne serai plus qu'un accessoire ...
Quand ils croiront faire beaucoup en prenant.
sur leurs nouveaux devoirs pour venir passer
quelques instants avec tante Lia, je trouverai que
c'est bien peu, en :mesurant ce qu'ils donnent sur
�TROP PETITE
J59
ce que je voudrai'l recevoir: situation périlleuse,
Dll un regret échappé pourra ressembler à un
reproche et faire dire que cette pauvre tante Lia
est vraiment bien exigeante.
On aura sacrifié une visite, un ploisir pour la
venir voir, peut-€:tre bissé son mari une demiheure de plus à ses affaires et elle trOl)vera que ce
n'est pas assez .. , Ils diront œla ... Auront-ils tort?
Si je me ploins, je n'aurai pas raison, mais si je
~ot1fre
ùe ne pas recevoir l'égal de ce que je suis
prèle à donner, qui pourra IJelpè~hr?
Non, tante Lia ne demandera rien au delà de ce
llu'on lui donnera galment, librement; le surplus
serait froissant comme une aumône.
Allez donc sans remords, chers ingrats, ù la vie
qui \icnt au-devant de vous les mains pleines de
promcsse', Ce n'est pas vous qui avez fait la loi
cruelle qui veut que l'on s'efrace ct disparaisse
avant 10 fin de la journée, quand la t.lche est
achc\ée: loi cruelle, mais providentielle, qui nous
force à nous acheminer, le cœur chauù ct aviùe de
tendresse, vers le temps où l'on doit tomber dans
l'oubli de ceux qui vous ont le plus aimés.
Si je suis inutile aux heureux, il en est qui ne
le sont pas. Ah! :ces autres, comme ils sont nombreux! Comme ils se montrent Olt se cachent partout, de tous côtés, dans leur infinie \'ariété, ceux
qui soufirent, ceux qui pleurent, ceux qui ont
toutes les faims, toutes les soif., sans qu'on les
apnise, sans qu'on les désaltère. Qu'JI j' en a de
tombés, et qu'une main n'aide jamais i\ sc relever!
Que ùe llécouragés, de ùésespérés, qu'un soutien,
un appui pourrait relever Cl1~O),
!
�TROP PETITE
Les heureux peuvent marcher seuls, mais les
autre 1. ..
!lier au soir, dans le silence que je savais ne
devoir plus être interrompu par les chères yoix
aimées, sentant la solitude me monter au cœur
comme un Oot noir envahissant, je disais avec
désolation: ,( Quand la journée esl finie, pourquoi
pas tout de suite le sommeil du tombeau? »
Qu'il serait coupable de penser ainsi! Quand un
jour s'achève, un autre recommence. Et ainsi de
suite jusqu'il!a grande aurore du jour sans fin.
En attendant, Seigneur, bénissez dans leurs
pàIes clartés ceux d'ici-bas que vous me laisserez
encore pour les donner aux autres!
FIN
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L'ALBUM
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MODÈLES GRANDEUR D'EXÉCUTION
contient dans ses 108 pages grand format, le
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broderie Richelieu, broderie d'application sur tulle,
X
~
~
Draps, Taies, Serviettes, Nappes, Mouchoirs, etc.
f BRf~';
v
1
1
11
J
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1
d'enfants, blanchissage, repassage, ameublement,
exposition des différents travaux de dames.
i
Adr.... r lout.. 1.. command.. avec mandai-post. (pas de mandat.cnrlo)
à M. Orsolli, 7, ru. Lem.llIllD, PARIS (XIV')
<>ç.C-~0i;
->-:--
�·.
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Trop petite
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Du Béal, Salva (1853-1923)
Date
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[1920?]
Format
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18 cm
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Collection Stella ; 18
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BCU_Bastaire_Stella_18_C92598_1109570
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Éditions du
Petit Écho
de laMode"
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Rue Lemaignan
PARIS (XIV e)
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Les Publications de la Société Anonyme ~
du "PETIT ÉCHO DE LA MODE" ~
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famille et pour les jeunes filles. Son format
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2. Pour Lui! par Alice PUJO.
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10. La Darne aux Genêts, par L. de KERANY.
Il. CyraneUe, par Norbert SEVESTRE. .
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Un Mariage "in extremis ", par Claire GENIAUX.
Intruse, par Claude NISSON.
La Maison des Troubadours, par Andrée VERT IOL.
Le Mariage de Lord Loveland, par Louis d'ARVERS.
Le Sentier du Bonheur, par L. de KÉRANY.
A Travers les Seigles, par Hélène MATHERS.
Trop Petite, par SALVA du BEAL.
Mirage d'Amour, par CHAM POL.
Mon Mariage, par Julie BORIUS.
Rêve d'Amour, par T. TRILBY.
AÏIné pour Lui-mêtne, par Marc HÉL YS.
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Illusion Masculine, par Jean de la BRÊTE.
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Le Devoir du Fils, par Mathilde ALANIC.
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7 , flle Lemaignan, PARIS (XIve)
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LE
" MÉDECIN
DE
LOCHRIST
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EditiOllS du {{ Petit Ê:cho Je la l\tioJe"
P. Orsolli, Dû:ecteur
7, Rue Lelllaignall, Paris (XIve)
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PREMIÈRE
FAR·TIE
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La tempête mugit autour du manoir de Ménez-arrocll; ses girouettes grincent, sifflent comme des
appels stridents de démons. Mais la vieille demeure
reste impassible . Elle en a vu bien d'autres depuis
les trois siècles qu'elle abrite de génération en génération la famille des de Kermorvan !
Du faite de sa tou·relle, qui s'élè"e très haut audessus des combles aigus, elle contemple des tempêtes plus terribles que celle qui tord en ce moment
les ~hénes
séculaires de ses longues avenues, car
elle voit, au nord, l'Océan battre les côtes du pays
de Léon, ronger ses dunes et creuser ses falaIses.
Elle entend sa voix puissante et mystérieuse, qui
berce ou menace.
Sur la plate-forme de cette tourelle, une silhouette
de femme se montre un instant malgré le vent furieux, malgré la pluie torrentielle; mals impuissante
sans doute à lutter contre les éléments elle disparaît
bientôt, et l'on entend un pas léger et rapide descendre l'escalier de pierre en spirale.
Moins de deux minutes après, l'intrépide jeune fille
�6
LE Jl.IÉDECIN DE LOCHRIST
qui venait J'être chass0e des hauteurs du donjon
entra it, le visage animé, la tète et les épaules mouillées, da ns le gland salon XVIe siècle, où près d'une
table de chêne écrivait Mme de Kermorvan.
Au bruit de la porte, la jeune fem!lle releva la
tête, posa sa plume, et ses yeux grIS très doux
attachés sur son amie:
- Edith, seriez-vous sortie par ce temps i'
- Je descends de la plate-forme, la mer est
dechalnée, superbe .. . et vous me condamnez au supplice de rester là, enfermée 1 Quand vous savez si
bien que je ferais le voyage de Paris uniquement
pour contemoler un spectacle comme celuI que le
ciel veut bien n0US offrir aUJourçl'hui.
- Mais songez donc, interrompit Mme de Kermorvan, que Ménez-ar-roch n'est pas à moins de lluatre
kilomètres de la côte ... Mon mari ayant été oblIgé de
prendre la calèche et les chevaux, nous en sommes
réduites à une voiture décou\·erte ... Peut-on par un
temps ,.ra~·eil
le vous le demande ...
- J Irai a pied ...
- Jamais! Vous m'êtes confiée, Edith; que dirait
Mme de Pennilis si.. ..
- Mme de Pennilis dirait, ma chère amie, que sa
fille n'a pas l'habitude d'être contrariée pour semblables bag~els;
de plus, j'ajoute que j'ai vingtquatre ans, l'àge de prendre la responsabilité d'un
rh ume de cerveau, tout ce que Je puis rapporter de
cette expédition ... à part le plaisir.
- Vingt-quatre ans 1 fit Mme de Kermorvan souriant, qUI s'en douterait?
Et elle enveloppait d'un regard où se lisait une
grande tendresse, la personne de son amie tout
entière.
Très grande, très mince et très blonde, avec des
sourcils finement tracés, des yeux d'une couleur
in définissable, admirablement fendus, ombragés I?ar
de longs cils d'or bruni, Mlle de Pennilis accusait a
peine vingt ans.
.
- C'est votre dernier mot, Margaret? demandat-elle sans répondre à l'exclamation de la jeune
fe mme.
- Hélas!
Edith sembla prendre son parti et vint s'asseoir
devant le piano à queue, laissant courir ses doigts à
l'aventure. Bientôt le grand salo aux boiseries de
chêne, aux vieilles tentures passées, s'emplit d'une
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�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
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puissante harmonie que les dames de cour !UUX
épaules nues, au visage moucheté, les gentilshommes
aux livrées du roi, semblaient écouter du haut de
leurs cadres dédorés.
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Mme de Kermorvan, renversée sur sa chaise, se laissait bercer par ce jeu tantôt rapide et brillant, perlé,
tantôt lent, profond, suivant le thème qu'amenait la
fantaisie de l'artiste.
La tempête semblait oubliée, mais une rafale plus
violente vint ébranler les hautes fenêtres, et le vent
avec sa voix lugubre et mystérieuse gronda 10n!2;uement dans les grands corridors.
Edith, abandonnant le piano, s'approcha de la
fenêtre. Les arbres pliaient en gémissant; les eaux
calmes de l'étang semblaient voùloir, elles aussi, se
soulever contre les rosea'ux battus et les pâles Oeurs
de nénuphar.
- Ce doit être splendide 1 murmura avec rage et
regret Mlle de Pennilis.
-'
.
- Ce que vous venez de jouer l'est bien da\'antage, répondit Mme de Kermorvan .
- Vous blasphémez, Margaret l. Quelles harmonies vaudront jamais celles de la nature? Ne crionsnous pas au chef-d'œuvre lorsque l'art nous en
donne la sensation?
•
- Votre preuve ne prouve rien, ma chère amie,
car je pourrais vous demander pourquoi tel passe
indifférent devant un grand spectacle et se pâme
en face d'une toile qui ne le rend que de très loin ? ...
La porte du salon, s'ouvrant avec impétuosité,
coupa court â ce commencement de discussion.
- Voyez, maman 1 s'écria un petit garçon en
s'élançant vers Mme de Kermorvan, Paulette a déchiré
mon drapeau, il faut la punir 1
Et indigné, il montrait les lambeaux d'un pavillon
appartenant â une nation chimérique.
La coupable, plus Jeune que son frère, apparaissait un doigt dans sa bouche, tête baissée, mais
levant les yeux pour regarder â travers le voile de ses
cheveux ébouriffés l'effet produit par l'accusation de
son frère.
Mme de Kermorvan enveloppa d'un regard miséricordieux l'adorable criminelle et se tOllrnant vers
son fils:
- Elle est si petite 1 fit-elle d'un accent qui
demandait pitié pour tant de faiblesse; elle ne
comprend pas encore ce que c'est qu'un drapeau.
�8
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Le jeune René ne semblait pas disposé à admettre
parei lle excuse.
- Mère, elle a trois ans, dit-il gravement.
- Mais ,-'est une petite fille, reprit Mme de
Kermorva n, et toi tu es l'ai né presque de deux
ans ; il faut pardonner... Allons, Paulette, venez
pro~eil
que vous ne recommencerez plus jamais,
JamaLS ...
cO~lme
un
Mlle Paulette, rassurée, s'élança lé~ère
oiseau sur les genoux de sa mère et Jura docIlement
de respecter à l'avenir tous les drapeaux et pavillons,
à quelque nation qu'ils appartinssent.
La paix signée pa: des baisers, les enfants sortirent se tenant la mam.
- Croyez-moi, Edith, dit Mme de Kermorvan, voilà
bien la meilleure de toutes les distractions; vous
n'éprouverez plus le besoin d'en chercher au dehors
le jour où elles vous sel'o t données; le foyer domes·
tique, les enfants, voyez-vous ...
La jeune fille poussa un fauteuil en face de son
amie, puis s'asseyant et croisant les bras, dans une
pose résignée:
- Je vous écoute, ':-'largaret... et vous écouterai
cette fois jusqu'au bout, n'ayant rien de mieux à
faire ... Vous dIsiez donc: « Ces chers petits qu'on a
nourris de son lait, pour la vie desquels on tremble
chaque jour; qui vous tyrannisent si aimablement
du matin au soir, et du soir au matin .. : »
_. Je n'ai rien Jit de tout cela, fit Marguerite
légèrement contrariée, avec un mouvement d'épaule
ex'pressif.
- Mais je de\in'e ... Ce n'est pas la premi()l'e
fois que j'entenJs sur cc sUjet \'os touchants
discours.
- Vous êtes insupportable, Edith, reprit la jeune
femme moitié sérieuse , moitié fâchée.
Puis s'animant:
- Eh bien 1 oui, Je le dis et le redirai encore: le
bonheur, les vraies joies, on ne les trouve qu'au
foyer domestique, dans des affections faites de
dévouement, d'abnégation, que rien ne lasse; les
SOUCIS mêmes que je puis avoir, je ne les donnerais
pas pour toutes vos Jouissances d'altiste, vos plaisirs
de femme du monde. Que vous reste-t-ll de votre vie
surmenée: promenades au bois, courses dans les
musées, présence à tous les concerts, à toutes les
prèmi~es
r, .. Si vos arts, vos talents vous suffisent,
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
1
1
9
eh bien t je ne crains pas de vous le dIre, il vous
manque quelque chose.
La jeune femme s'arrêta presque hors d'haleine.
- Vous êtes superbe, dit Ediô sans s'émouvoir
ni abandonner sa pose résignée ... mais n'hésitez pas
à me déclarer incomf'lète, car tout ce que vous venez
de m'énumérer si bnllamment me suffit en effet. Je
vis parfaitement heureuse et ne demande rien de
plus à la vie. En voulant y ajouter quelque chose,
Je craindrais de lui enlever son plus grand charme:
sa parfaite insouciance et indépendance.
-- Mais c'est de l'égoïsme t vous ne vi vez que pour
yous 1 interrompit Margaret.
- Et ma mère? fit Edith se redressant.
- Elle vit pour vous, en vous, par vous ... Auriezvous par hasard l'illusion de croire le contraire?
ajouta Mme de Kermorvan en voyant que la jeune
fille restait silencieuse.
- J'adore ma mère, fit EdIth d'une voix lente, profonde ... je l'aime assez pour ne désirer aucune affection en dehors de la SIenne, et ne me suis jamais
demandé si elle vivait pour moi ou moi pour elle.
Nos deux vies sont liées, fondues .. à ce point, Margaret, n'en soyez pas fachée, que ces huit Jours passés loin d'elle me semblent avoir duré des mois. C'est
notre première. séparation ... et il y a vingt-quatre
ans que nous VIvons ensemble.
Dans les yeux gris de la jeune fille passa un nuage,
une larme refoulée.
Par un mouvement spontané, Mme de Kermorvan
fut prës d'elle et l'embrassant avec tendresse:
- Je ne voulais pas vous faire de peine.
- Ne nous attendrissons pas, fit Edith gaiement,
vous êtes un amour de petite femme, Margaret, méritant tout le bonheur que le Ciel vous do'nne, mais
prenons-le chacun Olt nous le trouvons, et tout sera
pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Elle se leva.
- Je vous laisse à votre correspondance, peutêtre vaiS-Je suivre votre conseil et prendre mes pinceaux si l'inspiration vient, vous ne me reverrez qu'à
l'heure du dîner; ne vous occupe7. pas plus de moi,
que si j'étais au C?-mbodge.
- Autrement dIt, observa l\lme de Kermol'\'an,
laissez-moï tranquille.
- Traduction libre, chère am ie ... au revoir.
Lorsque la porte se fut refermée, Mme de Kermor-
�JO
LE ~IÉDECN
DE LOCHRIST
van, tranquille près de sa table, ouvrit son buvard
et, prenant une lettre à l'écriture facile, aband?nnée,
la parcourut afin de se mettre en devoir d'y
répondre..
.
« Mon absence durera plus longtemps que Je ne
vieille tante pouvant l?e prole pensais. !-'état de ~a
longer plusieurs semaInes encor~,
j~
~e
saurais songer à la .quitter avant ql:le tout soit fml; elle n'a p!us
que mOl au monde et bien que la pauvre.~mn;
n a.lt
su la ire de ma jeunesse qu'un long ennUI, Je n oublIe
pas qu'elle m'a tenu lieu de mère et veux rester près
d'elle comme une vraie fille. Je me félicite de vous
avoir confié la mienne, la vie dans cette maison est
mortelle .. . et ne de'i! ais-Je pas du reste habituer mon
Edith à se passer de moi? Vous savez, chère Marguerite, combien votre amie se montre réfractaire à
toute idée de mariage: les plus beaux partis, les
hommes les plus séduisants l'ont laissée froide . On
m'accuse de lui faire la vie trop douce et de contribuer à la rendre dédaigneuse de ce qui fait le bonheur de tant d'autres. Suis-je vraiment si coupable
et devrais-je écarter de ma fille toutes les félIcités
qu'apporte la fortune? contrarier des goûts qui n'ont
l'len que de grand et de noble, hérisser en un mot
le nid maternel de quelques épines afin de lui faire
désirer de le quitter plus t6t? Si cette condUite était
sa~e,
Je l'avoue, Je n'ai rien fait pour l'acquérir. J'ai
laissé la vie gâter mon enfant en me faisant volontiers
complice des circonstances. Elle est née artiste, je
llll ai donné les meilleurs maîtres j elle aime les voya~es,
nous ~oyagens;
elle est généreuse, une grande
fortune lUi permet de ne pas compter ... Et dites,
l\largaret, ma fille n'est-elle pas charmante? charmante malgré l'indépendance de son caractère, malgré ses caprices mêmes ... elle n'en a jamais de niais,
de sots ... Son cœur n'est-il pas de l'or le plus pur "
Cherchez une nature plus droite ·q ue la sienne? Je
suis mal placée pour voir les défauts de ma fiUe,
aussI vaiS-Je peut-être VOUS paraître naïve, Margaret,
en vous déclarant que je ne lui en trouve point, à
moins que ce ne soit celui d'aimer trop sa mère, ce
qui ne· laisse pas de place à un autre amour. Mais
qu'elle voie le cbarme de votre fover, votre bonheur
si \Irai ... »
"
Mme de Kermon-an rosa la lettre et ferma un ins,
tant les yeux, s'arrêtant avec complaisance au tableau
que Mme de Pennilis traçait de son bonheur. Son
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
1
II
mari l'aimait comme a ux premiers jours de son
r,lariage , un mariage d'inclination; ses enfants charmants, pleins de santé, grandissaient à la VIe libre de la
campagne. Sa fortune était assez belle pour qu'aucune inquiétude d'avenirvlntjamais l'efOeurer,"et chez
elle, la part des pauvres était toujours large,
généreuse.
L es deux amies s'attiraient par la loi des contrastes
bien plu s que par la similitude des goüts.
Mlle de Pennilis, brillante, douée surtout du côté
de l'imagination et de l'esprit, effleurant toute chose,
san s prendre jamais le temps d'approfondir, trouvait
à la s implicité de Marguerite un charme qui la reposait e n quelque sorte d'elle-même, et l'admiratIOn
sans détour q u'elle inspirait à la jeune femme la touch ait plus qu e le s éloges banaux, les adulations qui
diss imulaien t si souvent, elle le sentait, de s ecrètes
jalousies ou des vues intéressées.
Edith, souvent mal jugé"e dans le monde, peut-être
à cau se du méprIS qu'elle faisait de son opinion, lorsque celle-ci gênait tant soit peu son i dépendance et
ses fantaisies, n'était pas fàchée de saVOIr que Margu erite ne doutait jamais de son cœur, même quand
les apparences parlaient contre, ce qui arrIvait parfois, la jeune fille se plaisant à cacber, sous des dehors indifférents ou légers, les plus gé néreux, les
plus délicats de ses sentiments, les plus féminins,
comme s'ils lui causaient quelque honte.
Complètement elle-même seulement dans la plus
étroite intimité, elle était méconnue au dehors pour
ce q u'i l y avait de meilleur dans sa nature. Marguerite , à cause de cela peut-être, l'aimait d'autant plus
comme pour la venger de l'injustice de s indifférents.
II
EJith, seule" dans sa ch amb re bien fermée , vient
se placer d evant l'armoire à glace, et éclate franchement de rire à l'image qui lUI est renvoyée .
- Réussie ! fait-elle, s'examinant de- la tête aux
pieds"
�12
LE :i\1ÉDECIN DE LOCHRIST
Une jupe très courte laisse \'oir des bottés aux
formes élégantes assez fortes pour alTronter sans
péril les chemins transformés en ruisseaux et en fondrières j un manteau de toile cirée, qui certainement
n'a pas été fait sur mesure, est serré à la taille par
une ceinture de cuir. Mais ce qui l'emporte en
pittoresque, c'est la coifTure dans laq~e
se perd
sa tête fine j ce bonnet-casquette de toIle Jaune des
hommes de la côte, le slIrouâ, qUI encacire le visage,
s'attache sous le menton, s'ayance en visière et par
derrière retombe sur les épaules .
Ainsi équipée, il s'a!:.(it de sortir sans attirer
l'attention, car lVllle cie Pennilis serait désolée de
causer à son amie la moindre contrariété; au retour
de sa promenade, elle lui en :Jarrera les détails,
lorsque saine et sau\ e toute inquiétude sera devenue
impossible.
Maîtres et domestiques se tiennent enfermés,
s'applaudissant qu'aucun devoir ne les appelle au
dehors par une semblable tourmente. Edith, sans
être vue, se glisse doucement par les corridors, sort
du manoir, s'en éloigne rapidement et res pire plus
à l'aise, se sentant tzors de danger. Le ciel qui suspend un instant la chute de ses cataractes semble
bénir son expédition et elle marche pressée, un peu
à l'aventure, car pour abréger la distance elle a
à travers champs,
lai s sé la grand'route et co~pe
s'élance sur les talus, franchit le s fossés, regardant
là-bas au loin la grande mer furieuse, démontée, qui
semble vouloir sortir de ses limites pour envahir les
telTes.
Edith marche touJours, se rapproche de la côte.
Voici les dunes vertes, tantôt inégales, creusées de
longs sillons où fleurit le gazon marin, tantôt plates,
unies sous l'he~b
fine et rase semée de serpolet;
un parfum mOUIllé, pénétrant, s'en dégage, se mêle
aux odeurs salines que le vent porte au loin.
La jeune fille arrive, s'arrête muette d'admiration
de\'ant les rochers jetés pêle-mêle sur les bords de
la côte comme des grains de sable géants. Au large,
les récifs dressent leurs sinistres silhouettes au
milieu des blancheurs neigeuses de l'écume des
vanues.
Blottie entre les rochers, Mlle de Pennilis contemple enfin le grand spectacle : les couleurs chanaeantes de cet océan, soulevé Jusque dans ses proFondeurs par une invincible puissance; ses lames
�LE MÉDEClN DE LOCHRIST
13
qui se creusent dans un bronze verdi, courent en
tous sens comme des coursiers affolés, se précipitent yers les bords, se brisent avant d'arriver, se
reforment plus loin, s'élèvent menaçantes, recourbées, sombres à leurs bases, transparentes, vert
émeraude à leurs crêtes et se laissent retomber avec
un bruit prolongé de tonnerre sur les rochers où
elles blanchissent et bouillonnent.
Au milieu de cette tourmente, les goélands ivres,
éperdus, poussent leurs cris sauvages, luttent ou
abandonnent leurs ailes au vent comme les voiles
d'un navire désemparé.
Mlle de Pennilis écoute les grondements formidables de l'océan, ses clameurs inquiétar:tes; regarde
fuir les nuages écheyelés, dans un cIel où commencent de loin en loin à se faire quelques éclairCles.
Elle jouit en artiste, que la préoccupation de la
couleur, des effets à saisir pour essayer de les
rendre, arrachent à de plus larges et plus profondes
impressions .
Le spectacle de cette furie des éléments frappe son
imagination sans que rien ne s\,meLlve au fond
d'elle-même et lui révèle les affinités secrètes de
ces flots bouleversés avec ceux q L1i se soulèvent à
certains jours dans l'âme humaine.
Le temps passe, l'heure fuit; Edith s'arrache enfin
à sa contemplation et se remet en marche, étourdie,
gri~ée
par toutes les voix hurlantes de la tempête,
ne songeant même pas à se demander si eUe suit
bien la route qui doit la ramener le plus directement
à l\Iénez-ar-rol-h. Il est assez difficile cie s'orienter
clans ce pays dont les chemins et les champs ont
tous la même uniformité .
Après avoir marché près d'une heure, la jeune
fille s'arrête, pnse soudain d'inquiétude en voyant le
clocher se dresser très loin dans le ciel gns endeuillé
de nuages noirs.
Se serait-elle égarée? Elle reste un instant perplexe, pensant aux angoisses de son amie si l'heure
du dlner se passe sans amener son retour.
Le roulement d'une voiture se fait entendre et elle
se rassure aussitôt à la pensée de demander une
place dans l'équipage à deux roues qui arriye fond
de train derrière elle.
Elle s'avance vers le milieu de la route, fait aux
deux paysans· qui conduisent la carnole slgne
d'arrêter tout en retirant très visiblement son porte~
�1
+
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
monnaie de sa poche; argument décisif. La voit ur.!
s'arrête, la jeune fille s'élance légèrement et s'assied
entre deux compagnons que le vent et la tempête
n'ont pas seuls grisés. Il est facile pour Edith de le
constater à une galté expansive qui n'est pas dans
le tempérament breton, et surtout à l'allure vertigineuse donnée au petit cheval nerveux qui dévore la
distance.
- Pas si vite! dit la jeune fille prise de peur, vous
allez nous casser le cou.
Mais le conseil est donné en pure perte; il
semble même exciter les deux hommes. Edith avait
pris le parti de se taire, quand, à un coude brusque
de la route une exclamation lui échappa avec un
dernier avertissement.
- Gare au tournant 1
Elle n'avait pas acheYé, qu'un violent cahot la
soulève et la lance dans le vide.
Elle tombe avec un cri de douleur, et voit comme
à travers un voile rouler pêle-mêle voiture, hommes
ct cheval. Puis tout s'obscurcit; elle perd le sentiment de la réalité, tandis que les .deux Bretons, à
peine contusionnés, se relèvent à peu près dégrisés.
Ils vont d'abord au plus pressé, remettent debout
l'équipage légèrement endommagé et, rassurés, s'ap"
prochent de la jeune fille qui ne donne aucun signe
de Y,Je.
- Vadollè J vadollè J fait l'un se grattant l'oreille
comme pour appeler l'inspiratIOn.
L'autre sc baisse et prenant gauchement Edith
par le bras.
- :\llons! faut sortir de là!
Edith ouvre les yeux lentement, regarde autour
d'elle cherchant à se souvenir, et son visage contracté
devient encore plus pàle. Malgré la douleur qui lui
arrache des cris elle se relève, mais la jambe ne pouvant supporter le poids du corps, elle est obligée
pour ne pas tomber de s'accrocher au bras du
paysan.
. - Aidez-moi, dit-elle, et conduisez-moi chez le
médecin ... il y en a bien un à Lochrist?
Tant bien que mal on la remonte dans la carriole
qui s'en va pas à pas maintenant, conduite par l'un
des Bretons marchant tête basse à la tête du cheval
qui ,boite. d'~ne
jambe.
C est all1S1 que quelques minutes après Mlle de
Pennilis fait son entrée dans le gros bourg de Lochrist.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
T5
Deux rangées de maisons grises, irrégulières, mènent
à une place assez grand~,
en un coin de laquelle
s'élève l'église au porche bas, sculpté. Du milieu
des clochetons ajourés s'élance la flèche mince, élégante, comme tant d'autres de ses sœurs bretonnes.
Quelques mai so ns d'aspect relativement coquet
indiquent les notabilités du pays.
Les paysans traversent la place déserte, entrent
dans une rue trè s courte, la dépassent, longent un
vieux mur au-dessus duquel le vent soulèye et
secoue pêle-mêle rosiers, clématites et plantes grimpantes, qui habillent les p.ierres grises rongée.s par
le temps, masquent à demI une grande porte cll11rée
devant laquelle s'arrête enfin l'équipage.
Au coup de marteau retentissant frappé par le
paysan, la porte s'ouvre pendant qu'Edith descend
à grand'peine, soutenue par son compagnon; elle
entre dans une cour sablée en face d'un e mai son à
pignon avec fenêtres à pilastres et fronton s tri angu1aires, mais ce qu'elle voit seulement c'est le large
perron dont il va falloir gravir les cinq à six marches, si personne ne vient à son secours, car elle a
congédié, en les payant comme s'ils le méritaient,
ses 'condu cteurs de rencontre .
Heureusement la porte de la maison s'est entr'ouverte et une robuste fille, le visage encadré dans
la petite coiffe ronde de Saint-Pol-de-Léon, avance
la tête au dehors, et, stupéfaite, regarde sans un
mot Mlle de Pennilis.
« Me prend-elle pour une bête curieuse? » pense
la jeu ne fille qui oublie son accoutrement et ne peut
se rendre compte de son effrayante pàleur.
- Le médecin est-il là ? demande-t-elle d'une VO IX
brève, épuisée.
La Bretonne, sans changer d'attitude, fait un signe
affirmatif.
- Vous voyez bien que je ne puis monter seuk,
fait Edith impatientée, comme si la brave fille devait
deviner son Impuissance ... venez à mon aide; je ne
mords pas...
.
Sur cette invitation et cette assurance, la paysanne
se décide, descend les marches et sans plus de façon
enlevant la jeune fille, la porte comme un vulgaire
fardeau dans une salle d'attente destinée à de trl:S
modestes clients.
- Asseyez-vous là, dit-elle, lui désignant un siège.
A bout de force et d'énergie,Edith s'ylaisse tomber.
�16
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Quc1q ues minutes s'écoulent, mortellement lon~ues;
puis un hOl?me i.eune, gran?, robuste, à la
oarbe et aux sourcIls nOIrs, aux traIts d'une sévère
régularité, s'avance vers Edith, l'enveloppe d'un
. regard rapide et s'inclinant devant elle:
- Madame, dit-il, veuillez passer.
Il s'efface en ouvrant la porte d'un cabinet cie consultation bien différent de la pièce où ils se trouvent.
Mais Edith, de plus en plus épuisée, fait un signe
négatif et d'une voix saccadée:
- Monsieur, je viens de faire une chute de voiture; je souffre horriblement ... une Jambe cassée
sans doute, mais avant de constater quoi que ce soit,
je vous en prie, em'oyez un exprès au manoir de
l\lénez-ar-roch ... faites savoir que Mlle de Pennilis
est chez vous en sl1reté ... qu'un petit accident ... qu'on
me lasse chercher. .. Je suis vraiment désespérée ...
La parole mourut sur ses lè\Tes. Elle eut un regard
d'angoisse; sa tête alourdie retomba en arrière
entrainant le buste frêle.
Robert Kerr?rt .n'eut que le temps de s'élancer
pour la souten l!'.
Avec l'aisance que donnent l'habitude et la force,
ilia transporta dans son cabinet et l'étenclIt sur le
tapis. Puis, s'approchant de la table chargée d~
papiers et de livres, il frappa sur un timbre.Un domestique parut.
- Dites à Mlle Anne-)'larie que j~ la prie de
des.::endre.
HI
-Serai-je Infirme, monsieur? Cela me contrarierait beaucoup; pour ma mère d'abord, au point de
vue esthétique ensuite.
- Ce malheur n'est pas à craindre, mademoiselle,
répond le docteur Keriort, qUI ne peut s'empêcher
de sourire de la manière philosophique avec laquelle
Mlle de Pennilis re<;.oit l'annonce de la fracture assez
séncuse qu'il vient de constater.
- H ne vous sera demandé qu'un peu de patience.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
17
ajoute une voix très agréable, celle de Mlle AnneAlarie, empressée en ce moment près de la jeune
fi li e.
Mlle Kerfort est une femme dont la jeunesse a
passé fleur, mais qui en conserve le charme avec
quelque chose de plus pénétrant. Elle ressemble
à son frère, mais n'en est pas moins très féminIne et
lui trt:s viriJ.
'
C'est entre ces deux ll1connus qu'Edith vient de
se réveiller d'un long évanouissement.
Couchée dans un grand lit aux colonnes de chêne
fouillées et sculptées, elle regarde la chambre spa- '
cieuse dont les fenêtres un peu basses, profondes,
ne laissent entrer qu'un Jour discret. Tous les
meubles sont d'une vIeillesse authentique, les serrures, des merveIlles qui ont déjà attiré l'attention
d'Edith.
- S'ils voulaient me vendre quelque chose de
ces richesses! pense-t-elle.
Puis revenant à la situation:
- Ne croyez-vous pas, mademoiselle, qu'ils
devraient être déjà ici? Pauvres amis! Qu'auront-ils
pensé ne me voyant pas paraître, l'heure du diner
venue?
« On attend, on appelle, on cherche; le quart
d'heure de grâce s'écouJe, et puis un autre, un autre
encore ... Personne ... aucun indice de Mlle de Pennilis ... Quelles horribles suppositions ne fait pas
cette pauvre chère Margaret ?... Après une heure
d'inquiétudes et d'angoisse, ils sont enfin rassurés.
Rassurés, en apprenant que je me suis cassé la
Jambe ... tout est relatif... s'ils m'ont crue morte,
pis parue à tout jamais, emportée par une vague,
quelle joie, en apprenant que je n'étais qu'endommagée 1...
Elle s'arréta, écoutant un bruit à l'extérieur.
- N'est-ce pas un roulement de voiture?.~
· Ce
sont eux!
Robert Kerfort s'approcha du lit.
- Vous vous excitez trop, mademoiselle, je veux
le plus grand calme ou Je ne laisse pas entrer.
Et sur cette recommandation 11 sortit de la
chambre.
- Ne suis-Je pas bien pâle? bien défaIte? demanda
Edith à Mlle Anne-Mane ... Il ne faut pas que la premièr e impression soit trop mauvaise ... baIssez un
peu s'il vous plalt les rideaux de la fenêtre, ce sera
�18
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
presque nuit... merci.... regardez-moi... suis-le
mieux?
- Charmante! répond avec conviction la sœur du
médecin.
Et elle regarde les beaux yeux cernés et brillants
qui se lèYent vers les siens, le front jeune à l'auréole
dorée encadrant le plus fin des visages .
- Je les entends, reprit Edith très agitée; ils
essaient avant d'entrer de se composer un visage afin
de ne pas m'impressionner ... Marguerite pleure;
elle va entrer le sourire aux lèvres ... Moi j'enrage et
je souffre; je vais rire, . affirmer ...
La porte qui s'ouvrit l'empêcha d'achever, et
Mme de Kermorvan s'avança les bras tendus vers
le lit.
- Que ne puis-je me jeter à vos pieds, implorer
votre pardon, s'écria Edith, joignant les mains, mai s
hélas 1 ce mouvement de contrition m'est défendu.
- Oh! vilaine 1 vilaine! fait la jeune femme a\"ec
l'accent dont elle dirait: chérie! bien chérie!
Elle embrasse la jeune fille avec émotion et, malgré
ses efforts pour paraitre calme, laisse tomber une
larme sur son front.
- Bon! voilà qui vaut la peine de pleurer, dit
Edith bien prête à en faire autant.
Ce seul mot fait fondre Marguerite.
.
- Penser que vous m'étiez confiée! que pareil
accident en l'absence de votre mère ...
Edith l'interrompit vivement.
- Voilà mon seul chagrin, celui que vous vous
faites, Margaret; vous pensez à des questions de
responsabilité, comme si, à mon âge 1. .. Je vous
affirme que ma mère n'en saura rien ... plus tard
seulement quand tout sera fini.
- Voulez-vous permettre à mon mari d'entrer?
demande Mme de Kermorvan. Vous êtes si courageuse! cela lui fera du bien, il craignait un désespoir.
- Qu'il entre, dit Edith, mais à une condition; je
ne veux aucun reproche, aucune observation, si ce
n'est au sujet de son pardessus de toile cirée et de
son élégante coiffure, objets sur lesquels je n'avais
aucun droit, j'en conviens.
Mme de Kermorvan était déjà sortie et quelques
minutes après rentrait avec son mari . C'était un
homme de trente-cinq ans environ, au visage bon,
sympathique; ses manières franches, cordiales, faisaient penser à un militaire; il en avait bien eu un
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
19
peu la vtJcation, mais contrarié par les circonstances
il s'e n était dès longtemps consolé en faisant de
l'agriculture et se laissant nommer maire de sa
commune.
- Ah 1 mademoiselle Edith 1 quelle catastrophe!
quel malheur! fit-il en entrant ... Souffrez-vous beaucoup?
- Un peu plus qu'avant ma chute ... ils sont gentils 1 civilisés vos administrés! habiles à conduire
les chars ... moelleux dans leurs mouvements ...
Puis changeant de ton:
- Nous n'avons pas le temps de nous attendrir;
allez, je vous prie, chercher M. Kerfort, que j'apprenne par sa bouche de quelle manière il songe à
me faire tra.nsporter à Ménez-ar-roch ...
1\1. et Mme de Kermorvan échangèrent un regard
à la dérobée.
- Je yais le chercher, dit-il, très empressé, et il
sortit pour rentrer presque aussitôt ayec Je médecin.
- Monsieur, dIt Edith, me voilà parfaitement
remise de ma surprise et de mes émotions, il est
temps d'aviser à ma translation ... par quel moyen ? ..
- Mademoiselle, interrompit doucement Robert
Kerfort, si vous le voulez bien, nous remettrons ce
sujet à demain ... Ménez-ar-roch est bien loin, et il
commence à se faire tard.
- Mais alors, s'écria Edith, qu'on me fasse porter
à l'hôpital... chez des religieuses quelconques, je ne
puis à ce point abuser d'une hospitalité, que le
hasard ... ma maladresse .. .
- Permettez, mademoiselle, dit Robert, à la fois
tr è: s respectueux et très ferme, que je sois seul juge
su r une question qui me regarde comme médecin.
Et s'adressant à M. et Mme de Kermormn:
- Mlle de Pennilis a besoin d'un repos absolu.
l\Iarguerite alla vers son mari et, l'entrainant dans
l'embrasure d'une fenêtre, lui parla à demi-voix en
phrases précipitées.
- Je reste ... je ne puis l'abandonner ... mais
prenez bien soin de René ... tenez-le tr1:s chaudement ... cet accès de fièvre subit ...
Robert intervint.
- Vous serez inquiète loin de votre enfant,
n:adame; je connais vos sollicitudes, vos exagéra··
tlons maternelles ... vous savez quelle garde-malade
parfaite est ma sœur...
.
Un court débat s'engagea. Edith, bien qu'il lui en
�20
LE ~IÉDECN
DE LOCHRIST
coûtat, supplia son amie de la laisser. .. Aprt:s tout
ce n'était que l'affaire d'une nuit: dès le lendemain
matin Marguerite serait à Coatanéa.
On s'embrassa comme si c'était pour longtemps,
et, la séparation accomplie, Mlle Kerfort 'reparut
dans la chambre d'Edith pOUf faire quelques préparatifs de nuit . Elle allait et venait, rangeant chaque
chose sans bruit, avec des mouvements mesurés et
souples. Son pas léger s'entendait à peine sur le
parquet ciré couvert de quelques nattes.
- Moins le costume, c'est une religieuse, pensait
Edith, mais où a-t-elle pris ce comme il faut, qui ne
tient certes pas à la coupe de sa robe ... la robe, pas
trop mal cependant pour une demoiselle cie campagne.
- Voyez, dit Mlle Kerfort, qui ne se doutait point
être ainsi épluchée, cette porte que Je vais laisser
entr'Oll\'erte est celle de ma chambre ... Au moindre
m0t je serai debout, ne craignez pas de me déranger.
- Croyez au contraire que je ne craindrai rien
tant; je vous en prie, mademoiselle, faites che.rcher
une religieuse.
Anne-Marie sourit.
- Nous n'en avons point. .. mais si cela doit vous
mettre plus à l'aise, supposez que j'en suis une j je
remplis souvent les mêmes fonctions et je vous
assure que près de vous elles me paraîtront faciles.
Ce fut dit avec une simplicité vraie qui aida Edith
à se résignel, et, sur l'assurance qu'elle allait essayer
de dormir, l'vllle Kerfol:t se retira dans sa chambre.
IV
La famille Kerfort, au milieu de laquelle Edith
tombait si inopinément par ce soir de tempête, était
connue depuis de longues années dans le pays de
Lochrist et ses environs.
Coatanéa, cette vieille maison de pierres grises
oui portait incrustée, sur son écusson fantaisiste,
la date de 1082, n'avait abrité que des habitants du
�LE 1IlÉDECIN DE LOCHRIST
21
nom de Kerfort; nom modeste sans particule, mais
légué de père en fils avec un 11éritage d'honneur et
de vertus.
Dans les meubles de chêne sculpté, nuls par.:hemins, aucun arbre généalogIque attestant les hautes
lignées, rappelant les noms glorieux d'ancêtres;
mais beaucoup de vieux papiers jaunis, rongés par
les ans et les rats, papIers où se trouvaient des
actes d'achat et de vente qui disaient les \ icissltudes de la famille; des extraits de naissance et de
mariage; des lettres de ce vieux temps olt ce n'était
point un dé~h0.neur
d'ignorer l'orthographe, où
l'on ne s'écrIvait que pour annoncer les grands
événements.
D'autres moins anciennes et d'autres plus récentes
permettaient de suivre l'histoire à grands trait;<,
depuis le premier Empire jusqu'à la troisieme République. Dans toutes ces lettres signées du nom de
Kerfort, un même sentiment se lisait sous des
formes et des expressions différentes: l'amour pur
et saint de la famille; celui plus généreux encore
de la patrie, et par-dessus tout l'attachement â la
foi cat1101Ique, à cette foi bretonne enracinée dans
le cœur comme les vieux chênes s<!culaires dans le
sol granitique.
De père en fils, l'aîné chez les Kerfort était médecin, tradition à laquelle nul d'entre eux n'avaIt
el!core songé à se soustraire jusqu'à Robert, le der111er du nom. Ses goûts naturels l'eussent porté vers
une autre carrière laissant plus d'essor à l'imagination. Les lettres l'attiraient; les arts le tentaierlt;
la musique avait sur lui une puissance irrésistible,
et lorsqu'on aVaIt donné à sa sœur un professeur
de piano, sa mère disait en riant: « Anne-l\Iaric
prend les leçons et Robert en profite . » Ce n'était
pas que la petite fille fût dépourvue de dispositions,
mais celles de son frère étaient si remarquables,
que les siennes passaient inaperçues. Pour le dessin
il en était de même!
Tout petit il coloriait avec passion les images qui
lUI tombaient sous la main.
Robert, parlant un jour d'avenir devant son père,
s'expnma comme s'il düt être autre chuse que
médecin. M. Kerfort demeura absolument stupéfait;
dès le soir il vint trouver son fils, lui demanda si
réellement il pensait à une autre carrière qu'à celle
de ses pères?
\
�22
LE MÉDECIN - DE LOCHRIST
Dans sa question, qu'il voulait faire d'un ton
naturel, il y avait tant d'émotion; dans son regard,
tant d'angoisse, que Robert balbutia quelques
phrases vagues, incertaines, où son père devina que
la vocation héréditaire était menacée de naufrage.
- _Je n'exercerai sur toi aucune pression, avait-il
repris lentement, comme frappé dans son plus cher
espoir, mais je n'avais jamais pensé que l'alné des
Kerfort, mon fils à moi, pourrait n'être pas médecin.
Il avait dit cela, comme s'il s'était agi d'un
malheur, d'une déchéance . Robert adorait son père.
Il fut médecin et ne le re!5retta pas.
Il fit ses études à Paris, y arriva avec toute sa foi
de Breton. Il fallait qu'elle fût enracinée au plus
profond de lui-même pour qu'elle ne sombràt pas
dans la fange d'un matérialisme enseigné comme un
dogme. MaiS il eut des heures sombres, des heures
cruelles, au doute torturant où son ame, dans une
agonie désespérée, criait: où la lumière? où
l'Immuable? où la Vérité? A ces moments d'orage,
il croyait bien l'apercevoir, comme à la lueur des
éclairs le voyage_u r perdu voit un instant la route,
mais le ciel déchiré se refermait laissant encore la
nuit plus profonde.
Dans cet instant où tout devenait ténèbres, ce
qui saul-a Robert des abîmes où sombrent tant de
jeunes gens, ce fut le travail, « le travail ardent qui
e <; t une prière de l'intelligence ", et sa passion pour.
les arts. Il sut allier les deux: homme de prinCipes,
son premier devoir était 'sa carrière, il ne se permit
le reste que comme distraction. A vingt ans il obtenait une place d'interne à l'hôpital des Incurables,
. se faisait recevoir docteur et commençait a se faire
remarquer lorsque son père tomba malade.
M. Kerfort, depuis quelques années, n'exerçait
plus la médecine qu'à Lochrist et ses el1Vlrons,
s'occupant surtout des pauvres.
Robert accourut auprès de son père. Il avait déjà
YU mourir bien souvent, avait assisté le riche et Je
pauHe, l'entouré et le délaissé, celui dont les héritiers guettent le dernier regard et celUi qui attend la
sépulture commune, le croyant qui demande à
l'Eglise de se pencher encore sur lui et de bénir ses
cendres, l'impie qUl repousse la Croix. Et jamais le
jeune médecin n'était resté indifférent devant le
grand spectacle de la mort!
Mais q~els
enseignements, que ceux recueillis
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
23
au pied du lit d'un père qui ya mourir, laissant
derrière soi une vie pleine devant Dieu et devant les
hommes 1 Quelles méditations, entre sa mère brisée
de douleur, maIs résignéè, sa sœur oublieuse
d'elle-même; ce chrétien surtout, auquel l'Eternité
communique déjà quelque chose de son calme, et
qui meurt répétant dans ·sa foi profonde ces paroles
du divll1 Crucifié: «Mon DIeu, Je remets mon âme
entre vos mains. »
La mort du père fit action de vie sur le moral du fils.
Robert vit s'évanouir comme de vains fantômes
les doutes qUI avaient obscurci ses croyances; il les
retrouva plus vives que jamais.
Tous ses devoIrs remplis, Robert comptait
repartir pour Paris, y poursuivre sa carrière qUI
s'annonçait brillante; mais un malheur vient rarement seul et le second est presque toujours la
conséquence du premier.
Mme Kerfort, d'une santé délicate, avait donné au
delà de ses forces pendant la maladie de son ma ri;
le chagrin se JOIgnant â la fatigue physique, elle
tomba à son tour et se réveilla, un matin, avec un
commencement de paralysie. C'est en vain que son
fils, resté pour la sOIgner, lutta contre le mal. Après
quelques mois 11 était consommé sans espoir, les
deux Jambes n'étaient plus que des membres morts.
A ce moment, affaiblie par tant d'épreuves suceessives, elle n'eut pas l'hérOïsme du sacrifice.
Robert, fils passionnément aimé, offrit de ne la
quitter jamais; elle accepta, pensant que ce jamais
serait peut-être très court. Anne-Marie comprit
seule l'immolation et moins que son frère encore
crut pouvoir s'y soustraire. Un projet de mariage,
resté en suspens depuis la maladie de son père e1
lui souriant comme un bonheur tardif, fut 1 ejeté
définItivement. Elle accompagna de quelques larmes
le rêve qui s'abîmait dans l'ombre, puis s'essuyant
les yeux, regarda en face la vie gui l'attendaIt et
l'accepta généreusement. Il n'étaIt plu s question
d'elle, elle était morte au bonheur ou à ce que l'on
rêve comme tel. Sur les morts, un peu de cendre,
puis l'oubli. Aux autres- maintenant 1 d'abord à ceux
qui souffrent près d'elle, à la chère paralytIque
qu'elle va soigner comme une enfant.
Mme Kerfort se laissa faire et tout doucement,
sans s'en apercevoir, absorba à elle seule la vie de
sa fille. Mai S Robert était là, qUI songea à conserver
~
�2~L
LE hlÉDECIN DE LOCHRIST
~ sa sœur une lIberté relative. Il se disait qu'un
Jour, la chaine aux anneaux sans cesse plus reserrés,
de quelque tendresse qu'elle fût forgée, deviendrait
pesante, aussI obligea-t-Il Anne-Marie à former une
servante capable de la remplacer près de sa mère.
Puis il emmena sa sœur avec lUI, dans ses visites
chez les pauvres, l'associant à sa vie. Il savait que
dans le cœur des femmes Ol! n'entrent pas les
affections les plus naturelles, celles d'épouses et
Je mères, il reste un grand 'vlde qu'on ne peut
combler qu'en y Jetant le dévouement. De son côté,
Anne-Marie, t'our obliger son frère à Cl,uelq ues distractions, se remit à la musique et repnt ses pinceaux.
Ainsi se forma entre eux une étroite et charmante
intimité, dans laquelle chacun pensait d'abord à
l'autre.
Robert avait la délicatesse du cœur, la force du
caracthe, la nature indépendante, généreuse, ce
qui fait la virilIté et appelle la sympathie. Très
réservé avec les étrangers, les inconnus, il lui fallaIt
le cercle étroit de la famille pour livrer le fond de
son lune. Sa vie ainsi fondue dans celle de son frère
et de sa mère, Anne-Marie ne souhaita plus rien,
trouvant le bonheur, là où elle n'avait cherché que
le dévouement. Mais elle sentait bien que, pour
Robert, Il ne pouvait en être de même et que tôt ou
tard il devrait songer à fonder un foyer.
Quelque douloureuse que fût pour elle la pensée
de n'être plus la première dans le cœur de celui
qu'elle aimait avec une si forte tendresse, elle n'en
désirait pas moins vOir venir le moment oû Robert
ferait un choix. Mais quelle femme serait assez
accomplie pour faire son bonheur? L'Imagination ,
toujours en éveil de ce côté, elle ne laissait passer
aucune occasion d'étudier les jeunes filles, espérant
toujours trouver parmi elles l'heureuse élue, bâtissant sur les plus fragiles indices mille chàteaux en
Espagne, qu'un mot suffisait à ren.verser ..
Les événeménts de ce SOIr, qUI amenaIent dans
leur maison Mlle de Pennilis, lui parurent si étranges,
qu'elle ne put s'empêcher d'y voir quelque chose
de providentiel.
'
Surexcitée par cette pensée, cherchant déjà dans
le visage d'Edith, dans ses paroles, des pronostics
favorables, elle eut beaucoup de peine à trouver le
sommeil, il vint cependant, mais léger, intermittent,
préoccupé.
�LE ~IÉDECN
DE LOCHRIST
25
v
'c rs le milieu de la nuit, Mlle Kerfort fut éveillée
par de s gémissements et des paroles incohérentes
proncé~es
par Edith. Aussitôt, elle fut près d'elle
et la trouva brûlante, en proie à une surexcitation
extraordinaire. Inquiète, elle alla chercher son frère
qui C0nstata un violent accès de fièvre accompagné
de délit e.
La jeune fille, les yeux démesurément ouverts,
presque fixes, considérait le médecin avec attention,
com me si un travail se faisait dans son cerveau.
- l'rés bien, dit-elle, Gomme satisfaite de son
exa men, profil caractéristique... lèvres un peu
épai sses ... signe de bonté et de passion, dit-on ...
les yeux sont fort beaux . .. Je tirerai un bon parti
de ce modèle.
- Plein délire, fit le docteur.
- Très malade alors? demanda Anne-Marie
inquiète .
.- En dehors de la souffrance caus ée par la fracture, dit-il, cet état s'explique: la fatigue excessive
d'une marche forcée par un temps comme celui
d'hier; des émotions violentes, l'inqQiétude, des
visages étrangers suffisent à provoquer la fiène et
le délire chez une organisation nerveuse ... Je vais
lui préparer une potion calmante, si cela ne suffit
pas, nous .. .
- Avez-vous aimé? interrompit tout à coup Edith
d'une voix brusque, en s'adressant au jeune homme
et étudiant toujours son visage avec une attention
croi ssan te.
- Voilà qui s'appelle une question indiscrUe,
dit-il sérieusement.
- Comme vous voudrez, fit-elle; je n'y tiens pas
a utrement ... Quand on possède le fond de son
modèle, on le rend mieux, voilà tout ... Je ne ferai
que "otre masque si je ne puis étudier autre chose ...
Moi , le n'ai jamais aimé, ·continua-t-elle, et ne veux
�26
LE· ~IÉDECN
DE LOCHRIST
point aimer.., J'ai épousé mon pinceau ... C'est un
mari qui ne convient guère à Mme de Pennilis, mais
j'ai toujours pensé qu'un autre lui conviendrait
moins encore ... Et à moi il suffit ... d'abord quand
un pinceau ne plaît plus, on peut le Jeter par la
fenêtr:e... incontestable avantage... convenez- en,
monsieur?
- J'en conviens, dit Robert qui préparait tranquillement sa potion.
.
- Quelle lenteur 1 fit-elle en le regardant.
Il lUI présenta le verre.
- Quel est ce breuvage? demanda Edith défiante.
Je ne vous connais pas ... N'étIez-Yous pas dans la
.
voiture pour me casser la Jambe?
. - Regardez-moi bien, dit-il, de sa voix calme eH
lui prenant la main; ai-je donc l'air d'un malfaiteur?
Et ses yeux très doux, très bons, s'attachaient sur
ceux de la jeune fille pour la dominer et la calmer.
- Non 1 oh non 1 pas du tout, dit-elle, soudain
confiante.
Elle prit le verre et avala la potion.
- Maintenant, fit-elle, enlevez-moi ce bandoou
de feu que vous m'avez mis là je ne sais pourquoi. ..
- Décidément, dit Anne-Marie, elle veut que tu
sois son bourreau.
Robert écarta les cheveux blonds qui ombrageaient
le front brûlant de la malade et y posa la main.
- Ah 1 quelle fralcheur! soupira-t-elle avec soulagement... je vous aimerai bien si vous voulez rester
comme cela longtemps; et elle lui sourit d'un sourire de petite fillè contente .
..:... Qu'elle est attrayante! ne put s'empêcher de
remarquer Anne-Marle.
Edith releva le mot.
- Ils le disent tous 1. .. l'attrait de ma dot! et
cette pauvre mère qui ne veut pas le croire! On
court après l'héritière ... Et vous, demanda-t-elle
à Robert, me trouvez-vous attrayante?
- Je pense, dit-il, que vous devez avoir beaucoup
de défauts.
Elle eut alors un regard si profondément éto~l1
que le frère et la sœur ne purent s'empêcher de nre.
- Voilà un langage auquel eJle n'est certes pas
habituée, observa Anne-Marie.
Edith répétait en effet, comme quelqu'un qui
cherche à pénétrer le sens d'une phrase: « Beaucoup de défauts ? ... beaucoup de défauts? "
�LE ~IÉDECN
DE LOCHRIST
2'~
4
Puis comme si elle trouvait tout à COUp:
Trop de coloris?
Peut-être, répondit en souriant le jeune homme.
- C'est plus VlYant, dit Edith.
-- Certainement.
La Jeune fille regarda vers le fond du lit, comme
si un tableau attirait son attention, et se parlant à
clle-même :
- .. , De l'énergie, mais pas de moelleux... de
l'imagination sans beaucoup de poésie ... du feu
dans'le regard, mais pas de tendresse; la lèvre fière,
railleuse ... Est-ce cela que vous entendez par beaucoup de défauts? demanda-t-elle en se tournant
vers Robert.
- Oui. .. oui. .. cela, tout à fait cela, dit le Jeune
homme, regardant le visage de la jeune fille, comme
il ne l'avait pas encoi e fait.
Puis il murmura presque bas:
- Comment n'y ai-le pas pensé plus tôt ';>
- Cela peut se corriger, reprit Edith, en quelques
co_ups de pinceau: ombragez le .regard, retouchez
la prunelle, relevez la lèvre au com, c'est déjà plus
doux, et c'est toujours la même femme ... La préférezvous ainsi r ...
- Oh 1 beaucoup 1 affirma-t-il.
Elle parut satisfaite . La potIOn commençait à agir;
le calme revenait peu à peu. Robert donna à sa sœur
quelques instructions et se retira.
MalS en rentrant dans sa chambre, au heu de se
coucher, il alla. vers son bureau, l'ouvrit, et, cherchant au milieu d'un paquet de lettres datées de
l'année précédente, il en relut quek1ues-unes, s'arrêtant à ces différents passages:
« Je ne te dirai point son 'nom jusqu'à ce que ce
soit chose tout à fait décidée, ce qui ne tardera pas,
car Je suis encouragé de toutes les façons. Elle sait
que je l'adore, et je suis reçu journellement dans la
maison; d'ha biles tête-à-tête nous sont ménagés;
elle n'y manifeste aucun embarras, me fait bien un
peu poser sans en avoir l'air, et sans en avoir l'air
aUSSI, Je m'y prête. Je puis bien te dire sOIns indiscrétion qu'elle s'appelle Edith, un nom charmant
qui lui va à ravir; qu'elle est, comme dans la romance,
« blonde comme les blés ». J'ajoute (ce dont on ne
parle Jamais' en poésie) qu'elle est fille unique, et
possède cinq cent mille francs dc dot. Je serais,
pour elle, un très modcste parti, si elle tenait à
�28
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
1'6galité des sacs, mais elle ne regarde qu'aux parchemins, et les miens sont assez authentiques p our
valoir à se s yeux la plus belle corbeille. Enfin j 'e~
père t'annoncer, dans quelques jours, gue Je sui s le
plu s favorisé des mortels, car l'oubliaiS de te dire
que la fiancée de mes rêves s'est montrée, Jusqu'ici,
fort rebelle à l'amour j elle a vingt-trois ans, tu peux
pen ser si, avec sa f'Jrtune, sa beauté, ses talents,
elle a cu le droit de choisir. "
- C'e st elle, cc ne peut être qu'elle 1 singulière
cofncidence 1 murmura Robert: pauvre de Roquefeuille 1 mais n'a-t-il pas pleuré la dot plus que la
femme?
Dan s une lettre plus récente, il lut:
« Ce n'était qu'une coquette, Robert, une dangereuse coquette j et si le malheur des autres pouvait
aide r à me con soler, mes regrets seraient finis dès
allJourd'hui. Je l'ai su depuis: je ne suis pas le
premier que cette Edith, dont je t'ai parlé avec
admiration, ait amené à ses pieds, en lui donnant
tout espoir. Il ya plus de deux mois que j'étais reçu
dans la mais on j on connaissait mes intention s j
l'intermédiaire, qui est plus' indigné que moi, me
disait de ne pas me presser, de ne pas effarouche r
la jeune fille 1 Effarouchée 1 elle n'est pas susceptibl e
de l'être.,. Un jour, il fallait bien en finir, Je lui di s
quel espoir sa manière de m'accueillir avait fait
naître ... Mon cher, Je suis humble de te l'avouer,
c'est sa manière, parait-il, en pareille circonstance:
elle éclata de rire, disant qu'elle ne comprenait pas ... »
..... . ............
Robert replia les lettres et les remit dans le tiroir
d'Olt elles étaient sorties, jugeant plus sévèrement
peut-être qu'elle ne le méntait Mlle Edith de Pcnnilis .
Sa conduite, â lui, était toute tracée vis-à-vis de
son hôte de Quelques jours. Bien que le jeune
médecin sût qu'en aucune manière il ne pou vait être
regardé comme prétendant, il savait aussi que, dans
toùtes les latitudes, il existe des sots' et des fats, et
que s'il ne se tenait sur une extrême réserve,
Mlle de Pennilis pourrait le prendre pour un de
~tric
ceux-là. Il jura d.onc de s'en tenir à s~
devoirs de professIOn et à ceux que l'ho spltahté lU!
i ffi [l ose rait.
�LE :MÉDECIN DE LOCHRIST
2~
VI
.TournaI d'Édith.
o dit que la terrible tempête a jeté sur la côte
nombre d'épaves .. . Je n'en crois pas de plus lamentables que la mienne. A 400 kilol11<::tre-s de la ch'irisation, car en existe-t-il en dehors de Paris ? ..
La coque démolie d'une barque, lancée par un
coup de vent à cent lieues au milieu des terres,
éprouverait, j'imagine, s'il lui était donné de sentir,
des impressions' analogues aux miennes en me
voyant ici couchée dans ce lit, dans une chambre
inconnue, dans une maison plus inconnue encore,
au milieu de maisons qui ont bien, comme la plupart de leurs semblables, portes et fenêtr~,
mais ne
doivent certes pas abriter des humains tels que
ceux avec lesquels j'ai vécu jusqu'à ce jOur.
J'ai eu douze heures de désespoir en apprenant
la rigueur de mon sort. Le destin, quand il s'y met,
ne fait rien à demi, il se plaît aux complications ..
Je pouvais me casser une jambe, même deux,
accident vulgaire, mais je devais premièrement,
selon le cours naturel des choses, subIr mon épreuve
près de ma douce Margaret, cet ange fait femme.
Pas du tout ... La rougeole se déclare chez ses
enfants. Comme je. n'ai jamais été affligée de cette
intéressante maladIe, le docteur prétend que, dans
l'état où je me trouve, enfiévrée, affaiblie, j'ai toutes
les chances de la gagner; à 1110n âge, avec toutes ces
complications, cela pourrait être grave. Deuxièmement, ma mère, mon adorée mère, devait accourir
près de son adorée fille 1 mais il plaît à sa dernière
parente de faire sa dernière maladie, juste à ce
moment! J'aurai l'hérOïsme de lui cacher mon
malheur, afin qu'entre deux devoirs elle reste au
pIns difficile ...
En apprenant hier matin de la bouche du docteur
l'étendue de mon infortune, Je suis restée accablée .
�30
LE MÉDECm DE LOCHRIST
Il m'a fallu une nuit et un jour pour ne pas sombrer
devant cet ablme, en sondant toute sa profondeur.
Il m'est imposé vingt jours de vingt-quatre heures
d'immobilité, vingt Jours de vinfi1:-quatre heures sans
prendre un pinceau, sans ouvrir un piano 1 Je dis
vingt jours 1... Qui, sait si ce ne sera plus? J'ai
arraché ce nombre aux lèvres de M . Kerfort, qui en
restait aux phrases vagues; or le vague est mon
ennemi, j'aime les choses nettes, tranchées, quelles
qu'elles soient.
Il a donc dit vinfi1: jours 1 J'ai pensé un instant à
prendre de l'arsel1lc, à me précipiter par la fenêtre,
à m'étrangler avec mes cheveux, à me percer Je
cœur avec ma fourchette, seul instrument à ma disposition. Quelques réflexions m'ont fait renoncer à
ces moyens radicaux, Mme de Pennilis y entrait
pour beaucoup . Je la voyais, cette pauvre dame,
suivre le cercueil de sa fille en versant beaucoup
plus de pleurs assurément qu'elle n'en versera en
suivant celui de sa dernière parente. Je me suis
donc résignée à vivre.
Mais gue pourrài-je faire pour tromper mon
.ennui; dieux secourables! que pourrai-je faire?
L'idée m'est venue d'écrire mon journal, mes
mémoires. Il ne me fallait rien moins que la situation cruellement fantastique dans laquelle je me
trouve pour prendre une semblable résolution, ayant
toujours estimé que ce -genre d'exercice n'était bon
que pour les femmes sentimentales, ou les hauts
personnages ayant beaucoup à dire d'eux, ou des
autres; or, je n'appartiens à aucune de ces catégories.
Sentimentale ? ... romanesque? Je n'ai jamais reve
au clair de lune, bien que je trouve charmante la
blonde Phébé, quand elle verse ses rayons argentés
sur les pelouses et les étangs de Castel-Bois. Je n'ai
jamais, non plus, cherché dans les nuages l'Ame
sœur de la mienne, ni éprouvé le besoin de déverser
le trop-.plein de mon cœur dans un autre cœur:
expresslOll poétique pour toute autre imagination
que la mienne, à qui elle ne présente que le tableau
de deux urnes à forme plus ou moins élégante se
penchant et se relevant tour à tour. Non, le rêve ne
trouve pas de place dans ma vie; elle est suffisamment remplie, Mar~et
dit, surmenée, marchant à
la vapeur et l'électncité comme le siècle. J'ai le cœur
pleinement satisfait sans l'avoir asservi. « Cœur
�LE ~IÉDEC
DE LOCHRIST
31
libre, jamais séduit, jamais esclave. » J'aime cette
phrase recueillie je ne sais Ol!, et j'en fais ma devise.
Ma vie habituelle est remplie, ai-je dit 1. .. l'viais
aujourd'hui, quel vide 1. .. Seule en face de moi-méme
pour la première fois 1 Rien ne m'a préparée à ce
tête-à-tête qui me pèse considérablement. [1 faut
bien se dire quelque chose cependant; lutter contre
l'ennui, le spleen ...
Voyons, mademoiselle Edith de Pennilis, quel
personnage êtes-vous? - Un composé de bien et de
mal ' comme tout être humain. - Mai encore ...
lequel l'emporte ? Oh 1 le bien, n'en doutez pas. Vous plairait-il de me dire sous quelle forme ? ...
Hum 1. .. - c'est-à-dire de quelle manière il se traduit dans votre vie? ...
Les plus simples questions sont souvent les plus
embarrassantes; il me faudrait réfléchir à celle-ci ...
Le bien ? ... Je le fais chaque fois qu'il se rencontre
sur mon chemin et ne me souviens pas avoir refusé
à qui m'a demandé. Maintenant je dois dire que je
vais toujours très vite, sans m'arrêter jamais; peutêtr.e n'entends-je pas toutes les voix qui s'élèvent ...
Oui, mes qualités l'emportent sur mes défauts: j'al
un heureux naturel, disposé à voir le beau côté des
choses, à écarter celles qui pourraient me gêner. Et
quoi qu'en ait dit l'autre jour Margaret, je ne suis
pas égolste, car je ne saurais jouir seule. Ma mère
est ma grande, mon unique affection. Elle le regrette,
dit-elle, puisque, selon les loi s de la nature, elle doit
quitter la vie ' avant moi. Mais ces lois peuvent
suivre leur cours pendant quarante ans en,core, ce
qui me mènera à quelque soixante ans. Edith de
Pennilis !. .. Je la vois, cette vieille demoiselle, au
fond d'un bonnet de dentelles à longs tuyaux; elle
ressemble au portrait de cette aïeule, vieux pastel
presque effacé pendu dans la galerie du château .
C'est pourtant vrai, qu'avec ou sans bonnet, j'aurai
un jour des rides, peut-être des luncHes 1. ..
On me juge diversement de par le monde. Les uns
m'accusent d'avoir le cœur sec; les autres prétendent que je garde au fond du cœur le souvenir
d'un infidèle ... ou bien que je suis d'un difficile 1
d'un difficile 1. .. Et les indiscrets essaient de compter
sur leurs doigts. le nombre des victimes que j'ai
derrière mon
faites, des victimes que j'ai traînée~
char. Tant de commentaires parce qu'à vingt-quatre
ans je ne suis pas mariée,
�32
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Difficile ? .. Le suis-Je extraordmairement? Je ne
le l?ense pas ... Je crois peu à ces coups de foudre
qUI enflamment tout à coup deux mortels, et n'attends rien de ce genre pour me décider.
.
J~
veux une conformité de goûts et de caractère,
une sympathie mutuelle; et ces conditions, si
simples qu'elles paraIssent, demandent une certaine intimité, il faut voir de très près, étudier par
soi-méme.
Je ne me marierai jamais comme on se marie
aUJourd'hui, je le Jure. Et c'est pour m'être soustraite en différentes circonstances à ces usages,
qu'on me déclare difficile 1 même coquette 1
J'ai donc cette aimable réputation parce qu'à
l'éBard du mariage, je penche vers la manière américame, qui permet à une femme de voir longtemps et
un peu librement l'homme avec lequel elle doit
passer sa vie ... Ce que l'on dit et pense de moi,
peu m'importe du reste, cette préoccupation n'a
Jamais troublé mon sommeil.
Mais, e~c
ainsi, à la diable, qu'on écrit ses
mémoires -r sans ordre ni méthode, passant du coq
à l'àne ? Il me faut chOISIr un genre. .
A la façon anglaise, remonteraI-je au jour de ma
naissance, décrivant les premiers objets qui ont
frapp é mes regards, racontant mon premier sourire,
ma première dent? Une ou plusieurs pages pour
chaque Jour de la vie. Total: deux volumes de
p etites lignes, finissant par la récompense de la
vertu et la punition du vice, les auteurs anglais
n'ayant pas la patience d'attendre le jour des
grandes JustIces pour donner à chacun selon ses
œuvres.
Adopterai-je la méthode- des romanciers psycho~
logues, philosophes ou prétendus tels qui s'en vont,
un scalpel ou une lanterne il. la main, fouiller les
replIs de la conscIence de leurs héros, faire de
l'anatomIe morale, descendre dans les sombres profondeurs de leur àme pour vous présenter des problèmes, des énigmes sur lesquels le premier curé
venu en sait plus long qu'eux et explique en deux
mots.
Ma vie et ma personne n'offrent pas matière à
pareille étude.
La contemplation de soi-même au microscope,
comme beaucoup de pages déclarées intimes en
donnent l'exemple, ne me convient pas da\"antage.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
33
Ces intimités, je m'en défie, où sous prétexte de
sincérité on fait l'éloge de ses talents et de ses
vertus; où l'on pose devant soi-même avant de poser
devant les autres, ou les difformités physiques et
morales prennent certains airs de grilce pleins d'attraits. Les plus sincères choisissent leur costume,
c'est bIen le moins. Ici un peu d'ampleur dissImule
une bosse; les plis de ce voile cachent un nez de
travers, et il la fin du livre, au lieu de connaitre
l'homme tel qu'il est, on le voit tel qu'il lui a plu de
se montrer.
N'est pas sincère qui. veut, et l'analyse de soimême n'arrive souvent qu'au plus complet et inconSCIent des mensonges.
Je ne ferai donc qu'un rapide retour en arrière,
préface de mon Journal, lequel aura la durée de mon
séjour dans cette hospitalière ... et ennuyeuse maison; sans autre but que de tromper la longueur
d'interminables heures et de donner dans quelque
temps à ma mère la vie de sa fille loin d'elle, jour
par JOur. Pour le moment, voulant lûi laisser ignorer la vérité, je s uis obligée de lui écrire des missives où tous les frais sont faits par l'imagination ...
~t
le cœur, ce qui rend la chose plus facile.
Je n'avais pas cinq ans lorsque je perdis mon
père, aussi n'en ai-re gardé qu'un vague souvenir;
ses portraits suffisent néanmoins il le ~faire
revivre.
Il étaIt grand et distingué, froId, et beaucoup plus
âgé que ma mère .. Il ne sounalt guère, me dit-elle,
et reg~tal
que Je ne fusse pas un garçon; plus
tard J'al partagé ce regret; Il m'arrIve encore assez
souvent de i'éprouver
Ce dont je me SOUVIens, c'est du jour où l'on me
mit ma première robe noire; je n'en vouiais il aucun
prix; cette Impression d'enfance· m'est restée; l'appareil du deUil, même chez les étrangers, me donne
des sensatIons de froid et d'Isolement très pénibles.
Je me vois toujours avec cette première robe noire,
regardant avec un sentIment mêlé d'envie et de tristesse les autres petrtes filles en tOIlettes claires et
voyantes, et Je pensais: elles ont encore leur père 1
Le JOU!: où l'on m'e.nleva cet~
triste livrée, Je m'en
étonnaI: « PUISqU'li est toujours mort 1» dIsaIs-je.
Je n'ai Jamais quitté ma mère un Jour entier et les
seules larmes que j'al versées l'ont été pour des
menaces de séparation, lorsque je me montrais un
peu paresseuse, ce qui n'arrivait pas souvent, car
2
..
�3-+
LE ~\I:CDEN
DE LOCHRI.3T
sous sa douce direction, i'dude était un charme;
eHe a toujours su donner au devoir l'attrait d'un
plaisir- Ma mè:n:: a été mon premier professeur, s'est
fait le répétiteur de ceux qu'on m'a donnés ensuite,
et lorsque l'art a commencé à m'empoigner, ses
encouragements à mes premiers essais, ses éloges
à mes succès, m'ont suffi et me suffisent encore. Si
cil? n'était !â, les trio.mphes que je p~is
recueillir
m'ImporteraIent peu; je ne renonceraIs pas à l'art
sans doute, car lorsque ce démon vous saisit il faut
obéir, mais k; ailes seraient coupées et Je .. .
Juillet 18 ...
Mes lignes d'hier ont été interrompues par l'entrée de M. Kerfort. J'avaIs le vIsage enflammé, de la
fièvre, chose dont je ne m'apercevais pas, malS que
les longues pages écrites d'un trait pouvaient blen
expliquer. Il me pna de cesser cette correspondance.
Je n'ai jamaIs été malade, l'occasion d'obéir à un
médecin ne m'a donc pas été présentée jusqu'à ce
sourcils involontaire
jour. J'eus un frohcemerit ~de
et trop expressif, car il me dit avec la plus grande
tranquillIté:
- S'il le faut, j'ordonne, et si vous le permettez,
mademoiselle, je vous débarrasserai de tout cela.
Sans attendre ma réponse, il prit encre et papier
avec des mouveme\lts fort doux, comme ceux de sa
sœur, et les déposà sur la petite table placée près
de mon lit.
Je le laissais faire, mais je souhaitais le voir ren~
verser l'encrier ou commettre toute autre maladresse,
me vengeant de la contrariété qu'il me faisait éprouver. Cette consolation ne me fut pas donnée.
Après une courte visite de médecin, il se retira
me souhaitant une bonne nuit.
Si le silence est un des devoirs de sa profession,
Nt Rob·~rt
Kerfort ne doit rien ayoir à se reprocher
de cc c0t0.
Ce matin il est venu à l'heure habituelle.
- Vous ayez souffert cette nuit, me dit-il, en me
prenant le poignet.
- Pas du tout, r0pondis-je pour satisfaire l'esprit
de contradiction qu'il m'inspire, je ne sais pourquoi . .La yérité est CJu;:; favais beaucoup souffert.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
35
Stolcisme 1 fit-il avec un accent de rumerie.
Et il demanda à sa sœur un verre d'eau afin de
préparer les doses de quinine qu'il ffi'oblige à
absorber pour combattre un état fébrile, e).i"tl1nt
selon lui avant mon accident.
A ce moment où il préparait méthodiqu ement -et silencieusement - sa poudre blanche, je fus
saisie d'une telle impression de découra gement, de
longueur de vie, que je fermai les y.eux et cette
parole de Bossuet me vint à la mémoire: " l'insondable ennui qui fait le fond de la vie humaine ».
Cette minute me donna la perception nette de cet
ennui que j'avais déclaré si souvent n'être que le
partage des sots.
Le docteur revenait vers mon lit tenant à la main
sa cuillère.
- Croyez-vous qu'il n'y ait que les sots qui
s'ennuient? lui demandai-je à bride-pourpoint.
Le petit paquet de qUInine faillit faire naufrage
dans les plis de ma couverture. Je le sauvai en
l'avalant prestement.
- Mais, mademoiselle ... si je l'avais cru jusqu'ici,
je dirais que je me suis trompé.
- Pourquoi? demandai-je vivement.
- Votre question ne dit-elle pas le cours de vos
pensées et de vos sentiments ? .. qui so'n t du reste,
bien motivés par les circonstan-ces.
Je m'aperçus alors, malgré le s excuses que je
pouvais me donner, qu'il était au moins peu
aimable de laisser voir à des gens qui faiSaIent
tout au monde pour adoucir mon sort, combien je
m'ennuyais.
- Vous vous trompez, monsieur, mes infortunes
ne sont pour rien dans ma question; je pensais à
Bossuet.
- Vous ne m'en voudrez pas, mademoiselle, de
ne l'avoir pas deviné, me répondit-il en souriant.
Entre parenthèse, son sourire est charmant; il fait
voir sous un autre jour ce visage beau mais par trop
grave, austère par moment, au point de m'intimider
un peu, puissance qu'aucun homme n'a jamais eue
encore.
- Si ce n'était pas indiscret, dit Mlle AnneMarie, souriant aussi, je serais curieuse de savoir
par quel rapprochement ce grand homme ...
- Mais, je le médite quelquefois , il est permis
aux moineaux de contempler les aigles. Je me
�36
- LE 2I1EDECIN DE LOCHRIST
disais donc (voyez comme votre frère faisait fausse
route tout à l'heure 1), le me disais que Je n'avais
lamais compris ce mot; « l'insondable ennuI qui est
le fond de la vie humaine », faute de l'avoir expérimenté.
- Et je vous en félicite, dit Anne-Marie a';e:
convIction .
â cet égard
- Êtes-yous donc bien ~aynte
d-::mandai-je.
Elle rougit un peu, puis d'un ton léger:
- A mon àge on commence à avoir quel~
expérience. Et puis songez donc aux ressources que
peut ofTn1" un bourg à frente-cinq lulomètres d'une
\'H!e un peu francaise et ayant moins de trois cents
habitants .
'
- Ne m'en dites pas davantage, interrompis-je
avec un geste d'effroi ... C'est un àbime! le mot n'est
pas trop fort !. .. insondable.
- Et Je ne crois pas cependant, dit le docteur
riant tout à fait cette fois (quelles belles dents il a!)
que Bossuet fasse allusion au vulgaire ennui que
chacun connaît plus ou moins à ses heures.
Et redevenant séneux ;
- Celui dont il parle prend sa source à des
causes plus profondes; soit qu'il donne à ce mot
l'acception d'épreu\'e, soit qu'il veuille entendre le
vide que les âmes éleYées trouvent au fond de tout
idéal" humain, le désenchantement.. la misère de
tout bonheur, que! qu'il soit.
n s'arrêta brusquement, comme s'JI trouyuit en
moir trop dit;
.
- Selon vous, mon8ieur, demandai-Je, l'ennUi
seraIt le mal des grandes âmes, de celles que rien
ici·bas ne peut satisfaire.
- Je pense en effet que celui dont parlé Bo.s~uet
ne peut être éprouvé par une nature superficielle;
celie-cl peut soufTrir, parce que c'est la 101 à laquelle
nul n'13chappe, mais ce sentiment profond, envahissant ...
Il eut un mourement ete tête aussi mélancolique
qu'expressif. Se placerait-il par hasard sur c~
hauteurs d'où l'on regarde avec mêpris les autre,
mortels?
- Je n'ai jamais senti s'oUYrir en moi de tels
abimes, cliS-Je avec quelque ironie. Il faut donc me
résigner à être rangée dans la caté!2:0rie des ârn'~:;
superûcielles.
�1.E :WtDECIK DE LOCHRIST
37
V"ua êtes ene"re bien jeune, mademoiselle,
pouvez connaître demain ce que ,vous ignorez
aujourd'hui.
- Me le souhaitez-vous donc?
- Je souhaite seulement que YOUS soyez suscep·
tible de l'éprouver.
- Vuyons, bien franchement, pensez-vous que
j'en suis capable?
- Je n'al pas l'honneur de YOUS connaître, mademoiselle.
Moi, je juge les gens au premier coup d'œil.
Et vous ne vous trompez jamais?
Rarement.
C'est un don précieux.
Ou fort tri5te parfois, car il laisse peu de pla.::e
li l'illusion, Il est yrai que je m'en console aisément;
je suis assez heureuse pour n'avoir besoin de
personne.
Il était impossible de dire une plus grande maladresse. Elle n'était pas lancée, que j'aurais voulu
la ressaisir; mais avant de me donner le temps d'un
correctif, M. Kerfort s'inclina avec un sourire qui
ne ressemblait en rien à celui de tout à l'beure.
- Je vous félicite, mademoiselle, ou je vous
plains, car lorsqu'on n'a besoin de personne ...
- Personne n'a besoin de vous, ajoutai-je.
- En général... et cela peut être un cruel isolement. .. Mais tout cela dépend de la manière d'envisager la vie, ajouta-t-il d'un air libre; pour ceux
qui pensent que l'échange de services, les devoirs
réciproques sont encore ce qu'il y a de meiIleur. ..
Nl.ais, mademoiselle, voilà un sujet qui court le
risque de vous donner la fièvre ... Je n'aurais pas dû
me laisser entraîner à vous répondre.
Il reprit son air docteur, dit quelques mots encore
et disparut; peu d'instants après Mlle Anne-Marie
quitta aussi la chambre. Je me trouyais si énervée
que je fondis en larmes.
Et je suis ici depuis quatre jours seulement 1 Je
0uffre, cette jambe me fait horriblement souffrir 1
pui::; cette immobilité du membre enfermé dans cet
appareil !
Je n'ai besoin de personne, lui ai-je dit : je
devais parler au passé. Aujourd'hui 1 Dérision 1 J'ai
besoin de tout le monde. M. Kerfort avait là une
réponse toute préte il ma maladresse ... Mais il est
bien Mevé. D~ns
mon malheur, c'est une consola ·
~ous
�38
LE l\[ÉDECJN DE LOCHRIST
ti on. Que serais-je devenue si en pareille circonstance je m'étais trouvée en présence d'un homme
sans éducation? J'aurais envoyé un tél<:!!!ramme à
:\<lme de Pennilis et serais partie jetant lYor 1 Sous
certains rapports c'eût été plus facile. Ici je sens
que l'or tout seul ne pourra payer le service rendu .
Il est vrai que ce ser vice rendu s'adresse' beaucou fl
plus à M. de Kermorvan qu'à l'inconnu e l'ville de
Pennili s. Anne-Marie semble avoir aussi po ur
Marga ret une véritable affection; je suis dC/nc
regad
~e
à Coatan0a comme l'amie des amis.
Ce s de Kermorvan sont si bons pour tou s 1 lis
oublient parfois la distance qui existe entr~
les
différentes classes de la société. Margaret vous dit à
cela: « J e ne vois que le cœur, le m érite, la vertu . »
C'est certainement très beau, mais le cœur, le mérite,
la vertu et tant de b elles choses vont souvent en
équipage si peu semblable au nôtre!
Cette après-midi 011 a transporté dans ma
chambre Mme Kerfort qui désirait faire la connaissance de l'hôte impromptu... et importun, tombé
dans sa maison. C'est une femme de pr0s de soixante
ans qui m'a fait penser à ma mère, bien qu'elle ne
lui res semble en rien, et je me suis sentie disposée
à la trouver charmante. On voit qu'elle souffre,
qu'elle a souffert, pauvre créature! prise par les
deux jambes 1 je comprends aujourd'hui l'étendue
de son malheur, le mesurant au mien. Pour compatir réellement aux maux des autres, faut-il donc en
avoir éprouvé soi-même quelque chose? à ce
. compte, la compassion coûte cher! Je me suis
montrée charmante, durant cette visite, c'était bien
le moins que je puis se :.üre. Mme Kerfort riait de
tout son cœur de certains tableaux pittoresques
ébauch és à grands traits de la vie d'une Parisienne
pur sang, et le fr8re et la sœur échangeaient des
regards satisfaits en voyant leur mère distraite un
in stant de ses ennuis et tri stesse.
Le plaisir que je leur donnais excitait ma verve, si
bien que le docteur crut à un retour de fièvre. Je le
rassurai, disa nt qu'il faudrait au contraire me croÏl:e
malade le jour où il me verrait autre que je n'étaiS
en ce moment.
Il n'in sista pas, me regarda seulement d'un
regard inexplicable que j'al trouvé plusieurs fo}s.
déjà attaché sur moi comme s'il cherchait à déchIffrer une énigme. Mme Kerfort n'est pas une femme
�LE MEDECIN DE LOCHRIST
39
du monde, mais une femme très comme il faut,
sachant être fort aimable. Comme je m'étais servie
du mot perturbation en parlant de ma présence
sous son toit, elle le releva aussitôt, affirmant qu'il
y en avait d'heureuses, que' je faisais la joie de ses
enfants, qui ne souhaitaient que plaies et bosses à
l'humanité pour avoir le plaisir de les soigner. Elle
ajouta, non sans 'une nuance d'ironie, qu'ils rêvaient
même un hôpital à la porte de Coatanéa.
, - Pas à la porte, mère, reprit fort tranquillement
Anne-Marie comme si elle ne s'apercevait pas de
cette ironie. Voyez, mademoiselle, c'est là, dans ce
D1i de terrain que vous apercevez à deux cents
mètres, il serait abrité des vents, et jouirait d'une
vue de mer superbe,
- C'est un magnifique emplacement! fit le docteur.
- Vous l'entendez, mademoiselle, une paralytique et tous les pauvres du canton ne leur suffisent
pas, dit Mme Kerfort à qui le sujet paraissait
déplaire.
- Mais nous trouverions au contraire une aide
puissante, reprit gaiement Anne-Marie, nous aurions
des religieuses .
'
- Et quand jetez-vous 1es fondements? .demandai-Je.
,
- TI ne manque pour .,ela qu'une centaine de
mille francs, répondit M. Kerfort, aussi ma mère
peut rester quelque temps encore sans inquiêtude
au sujet de cette création tout idéale, malS il est
bien permis, quand le champ de l'action est
restreint, de rêver au delà, ne serait-ce que pour
donner un aliment à l'imagination.
,
Au moment où Mme Kerfort allait se retirer enlevée dans les bras de son fils, je lui demandai,
".oyant que je pouvais lui être de quelque distractIOn, de me faire de temps à autre la charité d'une
petite visite.
Le plaisir que je lus sur le visage de tous me
paya à ' l'avance de l'ennui que pourra me causer
parfois la visite réclamée.
juillet 18 ..
Le docteur a été demandé aujourd'hui à Brest
pour Ulle consultation; il n'a guère fait qu'entrer
chez moi et en sortir.
QueUe renommée 1 lui ai-je dit; appelé dans
�40
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
ce centre de lumière, y apporter vos rayons!
li y a des choses qui ne s'expliquent pas, fit-il
de bonne humeur, et il disparut.
- Il parait que cela s'explique, au contraire, dit
Anne-Marie, il est déjà l'auteur d'un traité sur ..
c'est un nom très difficile, peu importe ... d'un traité
. qui a été très remarqué à l'Académie de médecine .
Il en fait un autre qui porte un nom encore plus
étonnant. Ces travaux l'obligent à d'assez fréquents
voyages j il va en conférer avec les sommités médicales.
Allons, je suis en bonnes mains, voilà qui me
rassure.
Mlle Kerfort, très en verve aujourd'hui, m'a parlé
de son frère qu'elle adore, et, comme je n'avais rien
de mieux à faire que de l'écouter, je me suis de fort
bonne grâce prêtée à la conversation. J'ai donc
appris comment mon docteur a brisé généreusement
sa carrière en s'enterrant à Lochrist pour l'amour
de sa mère.
Sa sœur se reproche parfois de ne s'être pas
montrée assez énergique à ce moment décisif, pour
lutter contre la tendresse maternelle. lVIais, lorsqu'elle hasardait quelque objection, Mme Kerfort
répondait: « Il serà plus heureux ici, nous lui choisirons une femme j il vivra près de nous. »
- Avons-nous bien fait? acheva Anne-Marie avec
. un soupir.
- C'est affreux! m'écriai-je étourdiment. Quelle
femme accepterait jamais de s'ensevelir dans ce
pays?
Elle eut, en me regardant, une telle angoisse que
j'aurais pleuré de ma sottise.
- Oh! moi, .je suis une enragée Parisienne,
repris-je .aussitôt, tout le monde ne pense pas ainsi ...
- Cela ne fait rien, vous devez avoir raison,
dit-elle avec une grande tristesse et des larmes
qui lui serraient la gorge. La vie est bien monotone
entre ma mère et moi, malgré tous nos efforts ...
- Trouvez-lui une femme bien vite.
- On lui a proposé des jeunes filles charmantes
avec de la forfune.
C'est cela, pensai-je, voilà bien les h?mmes, partout les mêmes, à Paris comme en provInce.
--=- Il est donc très difficile? demandai-je.
- Peut-être, sous certains rapports. Il veut avant
rout une sympathie ... plus qu'une sympathie.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
-i-I
Le coup de foudre?
Elle se mit à rire.
- Il en est très capable.
- Et vous, pourquoi ne vous mariez-vous pas?
ce serait une distraction.
Elle rougit et sourit en même temps.
- Je n'ai jamais envisagé le mariage à ce point
de vue.
Pensant qu'elle devait être romanesque comme la
plupart des vieilles filles, prendre pour emblt:me
un cœur brisé, aimer à parler d'amour méco:1nu, de
flamme secrète, je continuai:
- A ce point de vue ou à un autre, peu importe.
Si vous vous étiez manée, c'eût été plus gai, à
moins que la chose ne vous soit antipathique.
- C'était plutôt ma vocation, répondit-elle simplement.
- Pourquoi ne l'avoir point suivie?
- Pensez-vous qu'il ne se rencontre jamais d'obstacles dans la vie?
- On les brise.
- Quand on ne pourrait le faire qu'en brisant la
vie des autres, on y regarde à deux fois.
Elle se baissa pour ramasser mon mouchoir qui
avait glissé par terre et je ne poursuivis pas mes
questIOns.
Elle est bien, cette vieille fille, qui mérite à peine
ce nom sous peine de me le vOir bientôt infligé à
moi-même; comme son frère elle s'est saCrifiée sans
doute, cela se devine, mais sans pose de victime,
sans regards noyés ou perdus dans les nuages, SUI"ant les VISIOns disparues ... visions en paletot ou
en redingote.
MUe Kerfort m'a laissée pour fa ire une petite
tournée de malades, m'a-t-elle dit, et remplacer son
frère.
- Cela vous amuse?
- Je ne me le SUIS jamais demandé; c'est ur.!:
manière de remplir convenablement sa vie.
Remplir convenablement sa vie I. .. Voilà qui n'est
pas manquer de modestie. Mais eUe la donne à
toute mmute, goutte à goutte, sa vie 1 Et si simplement, de si bon cœur 1. .. comme si cela lui suffisait.
Si elle était idiote Je comprendrais ... mais non, elle
est inteUigente 1 ils sont mtelligents tous deux. Singulières gens! moi j'en mourrais. Ce sont typ es
nouveaux que je fais p<Jser sans en avoir l'air ..
�i~
LE l\IÉDJ:<..CI::.T DE LOCHRIST
pa" 12 !rère... Le frè:re est moins facile, moi1\3
transparent.
De ma fenêtre ouverte, je vois au loin la mer
lInmense, d'ici nappe tranqUIlle et miroitante sur
laquelle glissent quelques barques. C'est mélancoltque mais apaisant, ce grand spectacle 1 TOUJours
ces mêmes flots, venant aux mêmes rivages.
Cette phrase me ressemble si peu, qu'après
l'avoir écrite je me suis endormie de lassitude et du
plus vulgaire ennui dont ne parle pas Bossuet.
Je ne me suis éveillée qu'à l'entrée de Mlle Anne-'iarie qui tenait une dépêche à la mall1.
- De monfrère, dit-elle, il ne rentrera pasce suir.
Cette journée m'a paru plus longue que les autres.
L,,:s distractions étant rares ou absentes, l'habitude
finit par les remplacer, et voir entrer le docteur
chaque soir à la même heure en est dôjà une
p('ur moi.
Juillet 1 B...
Le docteur a rapporté de son Yoyage des fleUfs
merveilleuses, roses de toutes sortes, héliotrope,
ré::;éda, verveines.
Quand Mlle Kerfort est entr0e dans ma chambre
avec cette moisson parfumée, j'ai poussé de véritables cris de joie.
- Est-:ce pour moi tout cela ~ tout? tout?
- Si elles vous font plaisIr.
Elle n'en pouvait douter.
Nous nous mImes toutes deux à en faire une mac(nifique corbeille. Je prenais une à une toutes ces
Îleurs, les respirais avec délices ayant de les poser;
_lles me rappelaient celles cueilltes dans les Jardins
de Castel-Bois si loin ... si loin 1
Le docteur entra lorsque j'en étais à ma premièr'E;
admiration.
- Que je YOUS remercie, lui criai-je. C'est un
véritable bonheur que vous me donnez là; ellcs ont
le parfum de celles de Pennilis.
- Je vois qu'Anne-Marie a été généreuse, b~au
coup trop généreuse, dit-il. Vous allez être gnsée
de senteurs, asphvxiée .
Ne pouvait-il pas me laisser croire à une amabilité
de sa part? Une malade est sensible à la moindre
l.ttention; celle de me porter quelques fleurs eût été
::tSStz naturelle. Pense-t-il que Je puisse voir dans les
sicne~
autre chose qu'un peu de compassion? rI
�LE J\ŒÉDECIN DE LOCHRlS T
43
se tromperait étrangeme nt ... et Slll ne pal'ei!le p en ste
pouvait lUI venir? Mais pourquoi lui cherc her ce
ridicule? Rien dans ses actes, ni dan s se s parole s
ne me donne ee droit... J e suis inju ste .
Anne-Marie, tout en choisi ss ant les p Ins b elle s
fleurs pour me les laisser, faisait à so n fr ère mille
questions sur son voyage. Ce n'e s t poi n t l'amo u r de
son art qui l'a retenu à Brest, mais d es art iste s de la
Comédie-Française de passage donnai ent une représentation, il est resté pour les entendre. C'était un
écho de Paris que de l'écouter parler. Bientôt je me
suis lancée avec entrain dans la discussion de certames œuvres musicales et théâtrales.
Le docteur, un peu froId d'abord, réservé dans
. ses opinions, s'est laissé entraîner, emporter et je
l'ai jugé tout autre qu'il ne parait: enthousiaste,
artiste d'instinct et de tempérament plutôt que connaisseur; il a sur l'art des vues larges, élevées, qui
sont bien à lui. Les théories acceptées toutes faites
ne lui suffisent pas.
J.'ai passé une heure charmante et faIt une décou verte qui va jeter un rayon sur ma solitude.
Il existe un piano dans la maison, un Pleyel...
Le frère et la sœur sont un peu musiciens.
- Nous jouons souvent ensemble, ont-ils dit.
- Comen~
se fait-il que je ne vous ai jamais
entendus depuis que je SUIS ici?
Ils craignaient de me fatiguer, braves cœurs 1 et
ils se privaient pour moi de leur meJ!leure distraction.
J e crois qu'en pareil cas je n'auraIs pas eu le
courage d'en fair e autant. Il s ont une mani ère si
simple d'êtr e hérOïques, qu'ils sont charmants. Et
ils poss èdent un piano 1
- Un pIano 1 m'écriai-je en levant les yeux et les
bras au ciel 1 Un piano! Oh 1 faites-le porter ici, que
je le voie seulement, que je le touche de mes mains,
que je l'entende, que Je vive un instant ... et que je
ne meure pas ensuite .
Aussitôt ce désir fougueusem e nt exprimé, on
s'est mis à faire un remue-ménage dans ma chambre,
à tout combmer pour me satisfaire.
Le précieux meuble a étè mis en place par quatre
hommes et le docteur qui, à plusieurs repri'ses, a
prêté ses vigoureuses épaules. Il a fallu de suite me
transporter avec non moins de précaution. M. Robert,
n'ayant confiance qu'en lui seul, m'enleva comme
�H
LE _.lÉDECIN DE LOCHRIST
une plume tandis que sa sœur soutenait ma pauqoe
jambe.
Peut-on voir créature plus énervée que je ne 1<:
suis Î" A peine mes doigts se furent-ils promenés au
hasard sur le piano, cherchant quelque inspiration,
que je fondis en larmes.
- Je suis bien sotte! dis-je, IT"écartant, confu5e
et surprise d'une chose si extraordinaire cher. moi:
les larmes o
Le docteur eut la délicatesse de n'y voir qu'un
effet nerveux et bien explicable. Je le suppliai de
prendre ma place , mais il refusa, craignant que ce
ne fût pour moi une fatigue, et remit à demain les
distractions artistiques et musicales.
°
Juillet 18 ...
IvIlle Kerfort a une manière infaillible de trouvel'des
consolations à toutes les infortunes. Elle fait envisasager, aux malheureux, l'extrême bout de l'épreuv<:o
Les uns s'y laissent prendre, et devant une jambe
cassée, s'écrient: « Quel bonheur; il était si naturel de m'en casser deux, ou de me rompre les os,
même de m'ouyrir le crâne. »
Je n'ai encore poussé aucune exclamation de Ct:
genre, mais le champ de ces réflexions une fois
ouvert devant mon esprit, je m'abandonnai à la pente
d'une rêverie des plus mélancoliques._
C'est pourtant vrai, me dis-je, qu'Edith de Pennilis pourrait en ce moment dormir son éternel
sommeil, cote à côte, avec les os de ses ancêtres, et
sa mère inconsolable porter à tout jamais un très
long voile de crêpe. Jusque-là, j'avais assez gaiement
ébauché mon tableau funèbre, mais à l'évocation de
Mme de Pennilis sous le grand voile, mon cœur et
ma gorge, le premier i.nflua':lt sur l'autre, se se~rè:nt
tout â coup. Je v~)Ulas
pla~nter
~ncr,
!llepnser
cette soudaine faiblesse, mais en vam; ,'etais en face
de mon cercueil et je dus subir jusqu'au bout la
lugubre fantaisie de mon esprit et rester là au bord
de~
cet abîme où j'étais descendue.
.
Pour la première fois de ma vie, je fis une méditation digne de celle d'un chartreux, songea":t à ces
hommes extraordinaires qui passent leur eXistence
en face de leur cercueil. J'étais tellement plong6e
dans mon sujet, que lorsque la porte s'ouvrit, je
prononçai sans même retourner la tête;
�LE ::.IEDU:r:i DE Lor HRIST
-+5
- Frère, il faut mourir.
-- Ce ne sera pas encore pour aujourd'hui; du
moins, rien ne le fall présager, répo ndit la VOIX Ju
docteur.
Je poussai un soupir de soulagement.
- Une VOIX huma111e! Quel bienfait! Approchez l
i';-' ::tes-vous une ombre venue du séjour des morts?
Non, le vous vois en toute réalité ... ni capuchon, nt
corde ... Vous n'êtes pas non plus un chartreux?
11 s'était avancé près du ht et me reg?-rdait sérieusement, profondément; Je le 1 egarJals aUSSI, ench antée qU'lI vînt m'arracher des nOires profondeurs ... Nous nous rei!ardions.
Il me prit le pOIgnet.
- Vous n'avez point de fièvre cependant, dit-il,
avec une douceur d'archange. Alors, qu'avez-vous
donc ';>
- Un effet de solltude sans doute .
Il abandonna ma main, prit un e chaise et s'assit
à la distance la plus respectueu se .
- Comment se fait-il qu'Anne-Marie vous abandonne un tel'np5 ass.ez long pour que votre cerveau
travaille amsl? Souffrez-vous ? .. - Qui vous a donné
ces lugubres pensées?
Ce n'étaIt plus le docteur Kerfort. J'écoutais, sans
songer à répondre d'abord, ce s intonatIOns moelLus~e,
fondues, remplies d'une compassion tendre
comme celle que l'on donnerait au chagrin d'un
enfant.
Je me sentis en présence d'un homme bon et là,
tout d'un coup, il enleva d'assaut ma s~'mpathle,
une
sympathIe toute fratern elle.
Je lUi racontai comment sa sœur m'ayant dit que
J'avais des actions de graces à rendre au CIel de ce
que Je ne me fusse pas cassé la tête, l'en étais arrivée
au point de méditation qU'Il a vait mterrompu pa,.
son entrée.
Nous nous mimes alors à nre, puis à causer, tantôt sérieux, tantôt l"gers, passant sans transition
« du grave aù doux, du plaisant au sévè
ri~
».
Singulier tête-a-tHe 1 J'y songe mamteuant 1 Une
femme de vingt-quatre ans, un homme de trente
s'entretenant de mort, d'étermté, d'au delà, de morale, de religions comparées, etc., etc. Grandes oueslions de toutes sortes, que Je n'avais jamais effleurées
qu'~vec
la' pointe de l'esprit; problèmes toujours
anCIens et tOUJours ilOU\'eaUK .
�46
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Il se leva enfin; je dis enfin, parce qu'il était bi~n
resté là une heure; mais elle ne m'avait paru qu'un
instant.
- J'avais l'intention de vous distraire, dit-il, et
au lieu de remonter le courant, j'ai continué à le
descendre avec vous.
- Oh 1 à deux, ce n'est plus la même chose, répondis-je; l'elfroyable solitude ne peut imposer ses
cauchemars. Je vous remercie au contraire des quelques 1l1stants que vous avez bien voulu me donner.
Parlant ainsi, je lui tendis la main; il ne vit pas
ce mouvement et se retira.
Toujours les mêmes nouvelles de la tante. Elle ne
peut se décider à mourir, gardant ainsi jusqu'au
dernier jour le caractère de toute sa vie, Irrésolu,
indécis, ne sachant opter pour un parti. Que je plains
ma pauvre chère mère, d'avoir passé près d'elle ce
qu'on est convenu d'appeler les plus belles années.
Les enfants de Margaret vont mieux, mais avant
qu'ils aient pris l'air, Je ne dois pas plus songer à
m'approcher de Ménez-ar-roch que d'une léproserie.
Je commence du reste à prendre mon mal en patience; ce qui prouve qu'en toute chose, les commencements sont le plus difficiles.
Juillet 18 ...
TI ya dans la maison du docteur un mouvement
inusité. On prépare pour la Fête-Dieu des reposoirs,
des arcs de triomphe, des pavoisements, et c'est en
bas, sous la présidence de Mlle Kerfort, qu'on se réunit et travaille.
Je m'ennuyais terriblement aujourd'hui. Etait-ce
par le contraste du bruit qui arrivait jusqu'à moi?
Anne-Marie allait descendre.
- Si je pouvais faire un trou dans le plancher,
cela m'amuserait de voir ces types, dis-je sans la
moindre réflexion.
- Ces types 1 reprit-elle un peu scandalisée. Il Y
a là des jeunes filles charmantes, des personnes de
grand mérite; mais pour vous, Parisienne, tout ce
qui ne sent pas de près ou de loin le boulevard et le
noble faubourg, vous semble curieux, grotesque.
C'est un peu vrai, pensais-je in petto.
Puis tout haut:
- Vous m'avez fait déjà revenir sur bien. <;les
points, qui sait? Peut-être changerais-je d'op1l1iOn
�LE )'IÉDECm DE LOCHRIiOT
+'1
sur toute la ligne si je pouvais juger par moimême.
- Serait-ce pour yOUS une distrac tion de desc _ndre?
- N1ais certainement.
- Robert est encore chez lui ... Je vais voir si la
chose est possIble.
Elle sortit et reparut un instant après avec son
frère.
-:- Les distractions sont si rares, dit-il, qu'il ne
faut en laisser échapper aucune. Je vous transporte··
rai seul sans difficulté.
- Mais puis-je me présenter ainsi coiffée ou plutôt décoiffée? demandai-je à Anne-Marie, lui mon··
trant mes cheveux simplement noués au bas de la
nuque et retombant de toute leur longueur sur mes
épaules .
Elle me regarda.
- Coiffée ou décoiffée, vous êtes charmante.
- Je ne demande pas mieux que de le croire,
répondis-je.
M. Kerfort n'ajouta pas un mot qui puisse
m'éclairer sur son opllllon à cet égard. On pourrait,
sans se compromettre, être un peu plus galant.
- Allons, je descends. vite préparer votre place,
dit Anne-Marie.
Et elle sortit.
Son frère se pencha au-dessus de moi.
- Pas de faux mouvement... passez votre blas
autour de mon cou, ce sera plus facile- pour tous
deux.
'
J'obéis et il m'enleva comme une plume. D'un
pas égal, il traversa le corridor, descendit avec cles
précautions infinies afin de ne me donner aucune
secousse . Arrivé au bas de l'escalier, il s'arrêta,
incertain.
- Où est donc Anne-Marie?
.le crus deyiner sa pensée, et l'idée de me présenter ainsi dans un salon inconnu me parut si drôle
que j'éclatai de rire.
- Ah! mais, C'est vrai, clis-je, c'est peu r6glementaire, ce que nous allions faire là .
.- C'est en effet contraire aux idées reçues, dit-il
riant aussi, mais du bout des lèvres.
Il se dirigeait vers son cabinet.
- Nous allons attendr.e Anne·Marie .
Ii poussa la porte, entra dans cette salle que je
�48
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
me souvenais avoir vue comme dans un rêve lointain.
M. Kerfort me déposa sur cette même chaise longue
où Anne-Marie m'avait trouvée évanouie; mais
comme il se relevait, je poussai un léger cri : mes
cheveux s'étaient accrochés, je ne sais comment, à
sa chaine de montre.
Il se baissa et se trouva un instant agenouillé
devant moi.
- Prisonnier! dis-je en riant.
- Délivrance facile, répondit-il détachant prestement sa chaine, qui resta suspendue à mes cheveux.
Et il se trouva aussit6t debout.
- Pensez-vous que j'aie la patience de débrouiller
cela? Donnez-moi des ciseaux, je vous prie.
Et je lui montrai mes cheveux emmêlés à ses
breloques.
Il alla vers sa table, rçvint vers moi et, sans un
mot, me tendit l'objet demandé. Il avait pris son
visage de docteur renforcé, ce que je suis tentée
d'appeler son masque.
Je donnai un coup de ciseau dans la mèche de
cheveux et la chaine tomba.
A ce moment, Anne-Marie entrait. _
- Je suis al.lée vous chercher en haut . Que faitesvous donc?
Je lui contai d'une manière pittoresque comment
malgré lui et malgré moi nous étions restés attachés
l'un' à l'autre; il èssaya encore de rire, mais encore
son rire sonnait faux. Qu'avait-il donc' Homme fantasque 1 Il Y a des instants où je voudrais voir ce qui
se passe derrière ce front sévère.
Il ne m'aida point à faire mon entrée au salon,
mais appela son domestique pour m'y pousser dans
ma chaise longue .
Mon apparition jeta d'abord quelque froid au
milieu de la réunion, ou plutôt dans le coin où la
jeunesse, représentée par cinq ou six jeunes filles,
causait èn aparté. L'àge mûr, plus nombreux, déCO\!pait, collait, montait des fleurs, taillait des Orlflammes, entortillait de papier doré des baguettes
blanches qui devaient devenir des hampes de drapeau.
Je demandai un ouvrage proportionné à mes
capacités; on les jugea assez hautes pour me confier
le chiffonnage des r'oses de papier.
Bientôt je parus m'absorber dans cette <?ccupatian intelligente, mais, en réalité, j'observaiS cette
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
49
société, nouvelle l?our moi, dont j'avais un instant
interrompu l'entratn.
Elle l'avait repris de plus belle, et les langues
marchaient encore mieux que les doigts: ceux-ci
étaient à la procession, celles-là aux choses les plus
variées. Une dame de Ker,. , quelque chose (les Ker
abondent en basse Bretagne) semblaIt être sinon
l'âme du clan sérieux, du moins le chef et l'orateur
abondant. Elle parlait 1 parlait 1
Au bout de dix minutes, je savais déjà que les
de Kergroas, à souche d'ancêtres remontant aux
temps mérovingiens, sont royalistes ultra, rejettent
la Révolution en gros et en détail, attendent aveé foi
leur roi légitime enveloppé dans les plis du drapeau
blanc.
Mme de Kergroas, ses papillottes grises toujours
en mouvement, ses mains nerveuses s'agitant au
milieu des papiers mousseline, discourait,C répétant
ce qu'elle avait dit à Pierre et à Paul au sujet des
prochaines élections municipales, jurait qu'elle abandonnerait leurs femmes et leurs enfants s'ils votaient
pour ces satanés républicains.
Et un instant après, il ressortait de ses paroles
que" la veille même, elle avait assisté la femme
malade d'un de ces maudits, nourri les ~nfats
de
celui-là pendant des mois, obtenu une augm'entation
de pension pour celui-ci; et comme Mme Kerfort lui
faisait remarquer la contradiction flagrante entre ses
paroles et ses actes:
- Je ne pouvais pourtant pas les laisser mourir
de faim, répondit-elle d'un ton brusque, presque
fâchée.
Cette excuse me parut charmante.
Je fus très étonnée de voir dans cette réunion,
sous des apparences modestes, et même quelque peu
ridicules, des femmes intelligentes, au courant des
grandes questions du jour. Leur conversation n'a
pas le brillant parisien, l'esprit ne voltige pas léger
d'un sUjet à l'autre, mais ces gens-là pensent, il9 en
ont le temps; peut-être sont-ils plus profonds que
nous, qui ne possédons pas le même avantage. Les
idées nous tombent toutes faites, on ne sait d'où:
d'un tuyau de cheminée, du haut d'un monument.
Nous les attrapons en courant, au coin d'une rue ou
d'un boulevard; elles passent dans l'air, se succèdent
rapides, l'une chasse l'autre, et l'esprit pas plus que
le corps n'a le temps du repos.
�SO
LE ~IÉDEC?
DE LOCHR IST
Id, on s'OCCUpe un peu trop des faits et ga5tcs
dlè M. le Curé, de M. le 1\1airc et des notable s; le
chapea u neuf de Mme la Maires' le est un événement; la d1l1de truITée qui a paru sur la table du
percept ellï au carnava l dernier a défrayé pendan t
trois mois les convers ations; mais les choses qui
nous occupe nt sont-ell es toujour s beauco up plus
Intéres santes?
Les jeunas filles ont été spécial ement l'objet de
mon attentIO n; j'en chercha is une di~ne
de fixer le
chOIX de mon docteur . Je crois l'avoir trouvée ; j'en
parlerai à Anné-M arie; il serait très amusan t de
S'occu{?er d'un mari~e,
mais le temps presse, ca~
mon heroine e,;t un oiseau de passage . Coupons-lUI
leS ailes ...
Dans ces pays perdus, tout au bout de la terre,
on n'a pas encore osé toucher à certaine s coutume,>
rcligieu ses, et au nom de la liberté, on ne défend
point aux populat ions de manifes ter leur foi à la
façon de leur père.
Grâce à cela, j'ai joui du spectac le pittores que
de la process ion de la Fête-Di eu. Le docteur m'avait
transpo rtée près de la porte cochère , et par le coin
du drap soule:é , je voyais la grande place, l'égi~e,
la rue. Les maison s étalent tendues de draps éblou~·
sants de blanche ur; de petits bouque ts d'œillet s, de
roses et de pois-fle urs les piq uaient çà et là de taches
bigarrée s. La terre était jonchée de grands roseaux ,
de verdure s odorant es, de fleurs efteuill ées; toutes
les maison s, pavoisé es, laissaie nt flotter des
oriflam mes aux couleur s ,-ives, aux embl~s
acrés.
Les cloches sonnère nt à toute volée; quelque s
coups de feu retentir ent, la process ion sortit un peu
dûsordo nnée, mais recueill ie quand même, respectueuse. La foule compac te suivait le dais de vel~urs
rouoe aux: panach es blancs. Je fus étonnée Je vOir là
au premie r rang 1~ docteur , le front découve rt, s.e
tenant comme un convain cu; M. de Kermor van y était
aussi du reste, et quelque s hoberea ux, soigneu x de
donner le bon exempl e. Parmi les femmes , ~1:arg!ie,
ma chère Margar et, qui pour la premièr e fOlS qu~tal
. es enfants . J'aurais yol0ntie rs pleuré d':ltens~
ment; il me sembla it que deDuis un siècle le n'avalS
\'u son bon et doux "isage. •
.'
Quels regani" nous avons é.:hang és! rual'l te ~le,
humide , disait: Ce e ::er:l pa" C'lC. [~ p"ur a'.l\ilUr·
Il.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
51
d'hu!.» Et le mien répondait: « C'est une absurde
exagération. » Elle passa avec le flot.
Les chants les plus sauvages retentissaient dans
les airs; cantiques bretons hurlés, vociférés de telle
manière qu'ils me faisaient penser aux cris poussés
par les barbares lorsqu'ils voulaient mettre l'ennemi
en fuite; mais il y avait la conviction et je sentis
remuer quelque chose en moi.
Puisque ce spectacle m'avait émue, pourquoi,
lorsque le docteur rentra, lui parlai-je d'une façon un
peu ironique de sa présence derrière le dais, lui
demandant s'il briguait dans l'avènir le banc des
marguillers.
- Je le deviendrai sans doute, mademoiselIe,
me répondit-il sérieusement, avec un regard très
froid. Vous m'avez vu derrière le dais parce qu'il me
convient de faire hautement un acte de foi, dans un
temps où beaucoup d'autres sont obligés de se cacher par crainte de la délation.
- Pour quel autre motif que celui d'une conviction profonde croyez-vous que nous puissions être
là? dit à son tour Mlle Kerfort. Agacée de la manière dont ils prenaient les
choses, je répondis légèrement que je n'en avais
pas pensé si long, que c'était une innocente plaisanterie.
- Votre procession, ai-je ajouté, était très pittoresque, très réussie.
Ils échangèrent un regard silencieux.
Se sont-ils froissés de ces expressions?
J'al bien envie d'envoyer une dépêche à Mme de
Pennilis ... l'épreuve dépasse mes forces et la pauvre
vieille tante abuse de la situation; chaque nuit, elle
feint de mourir, chaque matin elle ressuscite. Qui
sait si ce n'est point une ruse pour retenir ma pauvre
chère mère? On dit que le diable se déchaîne auprès
des mourants; la vieille tante n'en aurait-elle pas
autour de son lit toute une légion?
J'écrirai à Mme de Penniirs de la faire exorciser.
Juillet 18 ...
J'ai parlé ce matin à MUe Anne-Marie des deux
sœurs, dont l'une au moins me semble à première
vue convenir à son frère. Elle a rougi beaucoup, balbutié quelques mots, puis enfin avec franchise:
- Je vous . avouerai que j'y ai pensé et m'en
�J~
- .,
Lf. M{:()ECl~
DE LOC Hi"C
occupe dan" k nw;'~t"
Oui, Je ..:rob '-lue ce sera.it
bien, très bien, C'est une jeune fille charmante, sincèrement pieuse, mtelligente et bo;me, ei: je sais que
mon frère lut est sympathique .
..- Qu'en pense-t-Il, lUI r
_. Il la trouve fort bien .
- Alors, il faut enleyer la cnose.
_ . J'y songe; Je les aI demain il diner aVi!C
quelques personnes, nous ferons descendre le piano
afin d'antmer la soirée . Nous ferez-vous le nlalslr de
partager notre petite fête?
'
- Votre frère '"ous le dira, car lut seul a toute ta
peine quand 11 s'agit pour mOI de CIrculatIOn.
Mlle Anne-Mane me qUItta.
si souVoilà donc la raison qUI rend le doct~ur
cieux depuis quelques ,ours! Une femme hante se~
rêves.
Je m'explique maintenant cet air préoccupé,
même ces moul'ements de mauvaise humeur qui
m'avaient surprise. Est-ce sa manière d'être amoureux -- Chacun a la sienne. On dit que cette maladie
rend fantasque ... je serais curieuse de sayoir si, par
impossible, J'en étais un jour atteinte, quel changement s'opérerait en moi -f Rêverais-Je aux étoiles?
dirais-je mon mal aux fontaines, dans des attitudes
de saule pleur'~
Juillet 18 ...
Il avait ;§Ül
avec le docteur que Je descenclrais, et je !Je suis pas descendue... me voilà
seule encore avec moi-même, et une toute petite
déception, car la curiosité m'avait prise et je désirais
lin,'. le premier chapitre de l'histoire.
.
Ne pouvant m'habiller comme tout le monae, vu
l'infortune qui me force à rester étendue, l'avais du
mlHns revêtu, pour faire honneur à mes hotes, la
toilette d'intérieur la plus présentable qui se trouve
dans mon bagage cie VOY1W,eUSe : une robe hoire
avec flots de dentelle idem et rubans feu.
ùprès m'avoir habillée, Mlle Anne-Marie se mit il
distance et m'examina un instant sans rien dire.
- Qu'ai-je donc d'extraordinaire? demandaI-Je, Un
brin de toilette me fait paraître encore plus changee,
plus pàhe ' Voilà ce que YOus tlOuvez; dltes-!e, je ne
m'cm émotionne point.
CûJl\ienU
�LE :}lËDECIN DE LOCHRIST
- Non, oh! non, ce n'est pas Celd , l'üpondit-eBe,
hochant la tête un peu tristement.
Elle vint à moi, me prit les ,jeux main~
et m~
rega rdant au fond des yeux:
- Ne descendez pas, je vous le demande comme
une preuve de bonne amitié.
Mes yeux se fixèrent sur ~le
aye~
le plus grar;td
éton nement, et voyant que Je n'avals pas c::ompns,
elle reprit, baissant la voix:
- Il ya des comparaisons dangereuses; je He
vou drais pas ce soir lui en fournir l'occasion.
'
Je rougis comme une sotte et fis la plus banale
des réponses, qu'elle prit pour un acquiescement.
- Je dirai à mon frère que vous êtes un peu
souffrante , dit Anne-Marie trouvant 1e prétexte ellemême.
C'est ce qu'elle fit, car, un instant avant le diner,
le docteur monta savoir de mes nouvelles, un pèu
incrédule, au sujet d'urt malaise que ma physionomie
ne pouvait accuser, et pour cause. Il pensa que
c'était ca pri~e
de ma part, dédain peut-être; je le
sentis dans ses paroLes et j'en éprouvai quelque
contrariét,é.
- Vo us le voyez, dis-je, ,otre sœur m'avait faite à
peu prè
~ présentable; et je me suis trouvée si fatiguée
qu'il m'a fallu renoncer au plaisir de descendre.
Je renversai la tête' sur le fauteuil. En ce moment
une extrême lassitude s'emparait en effet de moi.
Sa 'wix, d'abord froide, un peu railleuse, changea
aussitôt, en me proposant d'aller chercher sa
sœur ,
Je lui demandai de n'en rien fa ire, mais seulemeJ;lt
de me rapprocher de la fenêtre afin que je pusse
respirer plus librement, et l'engageai ensuite à descendre , lui faisant observer que ses invités devaient
être arrivés.
.
- Un médecin a to,u jours le droit d'être en retard,
me répo ndit-il, ses devoirs de profession passent
avant tout.
Ses devoi rs de profession J Quel soin il prend de
les mettre en avant, de ne pas me laisser ignorer
qu'il ne saurait en avoir d'autre vis-à-vis de moi!
Voilà le premier homme qui ne me fasse point la
cour. Sa situation, du reste, ne le lui permet en aucune façon ... Voyez-vous Robert Kerfort tournant
des madriga.ux à Mlle de Pennilis? Ce serait trop
plaisant, trop invraisemblable t •
�S4
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Aussi n'est-ce point de ce qu'il ne me fait pas la
cour que je m'étonne, mais de ce qu'il n'ait nulle
envie de me la faire, car il n'en a nulle envie, cela se
voit et se sent. En admettant qu'aucun abîme ne
nous sépare, je ne serais point la femme de ses
rêves.
Il ne me trouve pas à sa hauteur, et serait plutôt
disposé à me traiter en enfant gâtée qu'en femme.
Qu'a donc voulu dire sa sœur en parlant de
comparaison? Une question de physique?
Le soleil couchant est admirable. Le ciel, très
pur dans toute son étendue, a pour limite à l'horizon
un nuage noir, déchiré par endroit, et qui laisse
passer obliquement des rayons de feu venant mourir
sur la .surface des flots.
.
Août
la ..
Oui, c'était une admirable sOIree: le soleii avait
disparu, bordant d'un ruban d'or et de feu les nuages
noirs, qui s'étaient séparés en longues bandes et
prenaient des formes changeantes, fantastiques. Le
Jour s'en allait lentement, lentement, et la nuit descendait en demi-teintes perdues, indéfinissables,
noyant peu à peu le contour des choses.
Absorbée dans ma contemplation, je n'entendais
plus que confusément le bruit qui se faisait au-dessous de moi, quand une voix d'homme s'éleva sans
que je songeasse d'abord à l'écouter. Mais les paroles
m'arrivèrent si nettes, si pures, qu'elles m'éveillèrent
bientôt de ma torpeur.
C'était le morceau d'Hamlet :
Doute de la lumière
Que sur mon front verse le jour.
Doute des cieux et de la terre,
Mais ne doute jamais de mon amour.
Voilà une déclaration chantée, d'où l'àme n'est
point absente, pensai-je, assez émerveillée de la voix
de mon docteur, une voix qui ne demanderait qu'à
être travaillée pour être fort belle.
Il devait s'arrêter là, mais il chanta encore avec
non moins de conviction:
o femme,
tu t'appelles inconstance et fragilité.
�LE IvfÉDECIN DE LOCHRI:3T
55
Aprè:s c:ela les br uit:, confus recommencèrent: ie
fermai de nouveau les yeux, un peu énervée, et restai
là dans une sorte de somnolence, et d'engourdissement où l'on ne sait si l'on dort ou si l'on veille.
Cependant, perdue dans ce vague, il me sembi;3.
saisir: un léger bruit, comme si l'on frappait à ma
porte .. . je dus murmurer « Entrez 1... » et je crus
rê:,er que des pa,s léger~,
ceux d'une ombre, s'uvanCalent vers mol. .. pUIS l'len .
. Quelques instants d'inappréciable durée se pass è: rent.
Tout à coup Je sursautai en poussant un cri de
t erreur: une main avait touché la mienne.
J'ouvris les yeux: Robert Kerfort était près de moi
incliné, le visage anxieux.
- Pardon, me dit-il; je me demandais si vous
étiez évanouie ... Je ne comprenais pas, car enfin je
crois vous avoir entendue répondre : ({ Entrez! »
lorsque j'ai frappé.
- J'ai dù vous le dire en effet, mais sans m'en
rendre compte. Je dormais sans doute, et ce brusque
réveil. .. Il me semblait partir pour un autre monde,
Je n'avais plus la force d'articuler une parole. ,
Lui s'était redressé, allant vers la cheminée pour
v chercher quelque chose, que dans la demi-obscuJ'ité il avait peine à trouver.
Mes yeux s'étaient refermés; il me semblait que
l'air du soir, si doux tout à l'heure, me glaçait maintenant jusqu'aux moelles. Il revînt vers moi, et, me
sout<:nant If!- t~e,
me fit avaler quelques gouttes de
cordIal; pUlS 11 ferma la fenêtre .
Je me sentais revivre, mes nerfs se détendaient i
je fondis en larmes.
- C'est absurde, absurde 1 disais-je irritée, cherchant mon mouchoir, que je ne trouvais pas.
Sans dire un mot, il avait pris un chille, en recouvrait mes genoux, m'enveloppait les pieds, avec
des mouvements si doux que la pensée des caresses
maternelles en fut évoquée; mais l'image chérie se
présenta si lointaine, SI insaisissable, qu'il me semblait la voir fuir devant moi et s'effacer pour toujours,
Je ne suis ni sentimentale ni superstitieuse;
nourtant une telle angoisse me prit à ce moment qtl'!
je crus à ce qu'on appelle pressentiment.
L'horrible pensée que ma mère était malade, trU;
maiade et qu'on me le cachait me traversa l'esprit,
Il me parut avoir été aveugle de ne pa,s l'avoir compris
�56
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
plus t6t. .. Elle savait sa fille seule, impuissante,
livrée à des étrangers, et elle n"accourait point 1
Dans cet état de surexcitation, j'oubliais que ma
mère ignorait mon accident et que chaque jour je lui
écrivais des lettres servant à la tromper.
Je sais is le bras du docteur.
- Ma mère est malade, vous ne voulez pas me le
dire?
- Qu'avez-vous donc ce soir? dit-il doucement.
Est-ce encore cette affreuse solitude qui vous trouble
l'imagn~o
? Soyez raisonnable, écoutez-moi.
Il s'assIt tout près.
- Non, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas
savoir à quel point j'aime ma mère 1 dis-je avec
passion.
- J'en ai une aussi, répondit-il simplement.
- Ce n'est pas la même chose, repris-je spontanément.
- Comment donc? fit-il souriant.
- Moi, je n'ai qu'elle, je n'ai Jamais eu qu'elle;
elle seule suffit à ma vie ... et... pardonnez-mOl d'être
si déraisonnable, Je n'ai l'lus la force d'en être séparée. Demain je lui écrira! la vérité, elle viendra ... si
elle hésite... n'en doutez pas, c'est qu'elle est
malade, très malade ... alors c'est moi qui partirai.
On transporte des gens plus souffrants que je ne le
suis, n'est-il pas vrai?
Beaucoup plus souffrants.
Et ils n'en meurent pas?
- Ils ne s'en portent que mieux.
- Que dites-vous? Ils ne s'en portent que mieux 1
Vous ne m'écoutez même pas ... vous êtes ailleurs ...
c'est bien naturel: allez-vous-en.
- Qu'ai-je dit? fit-il en passant la main sur sO,n
front. Je suis ailleurs, dites-vou s? où je ne devraIS
pas être ... oui, je vais descendre.
Il se leva, fit quelques pas dans la chambr,e
comme pour s'éveiller, car en réalité il semblait
sortir d'un rêve.
- Je descends, répéta-t-il, mais auparavant je
vais vous donner une lumi ère ,
- Je n'en ai pas besoin, la lun e me suffit,
Elle avait, en effet, monté dans le ciel et ses rayons
tombaient sur moi,
.
.
- Je v.ais vous envoyer Anne-Marie.
- Vous me contrarieriez beaucoup, Je SUIS remise.
!)lieu sait pourtant que ie ne :;ll,lis pas nerveu se.
1
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
57
Il n'est guère possible de l'être davantage.
Mes nerfs s'étaient alors réfugiés dans ma
jambe; la fracture les a délivrés.
- Cela doit être, dit-il en souriant ... et il sortit.
Quelques instants après, malgré la défense que
j'en aVaIS faite, Anne-Mane entra pour me déshabiller.
- Eh bien 1 les choses marchent-elles à votre
gr é? demandai-j e.
Elle branla la tête.
- Robert n'est pas à son avantage ce soir.
- Et la Jeune fille?
_ . Plus charmante que Jamais; lui, tout juste
aimable.
- La crainte de déplaire peut-être le rend timide.
- Cela ressemblerait à de l'indifférence plutôt. ...
vous l'ayez gardé bien longtemps. .
Gardé! le mot me piqua. Croirait-elle, par hasard,
que j'aie fait la moindre chose pour le retenir?
- J'eusse préféré qU'Il ne vint pas, dis-je; dans
l'état d'esprit où Je me trouvais, la solitude m'étaIt
plus agréable qUe toute société. Je n'aime à pleurer
devant personne, fùt-ce même devant un médecin.
La fa<;on dont je m' exprimais la froissa à son
tour.
- Il fallait le renvo)'er, s'il était importun, ditelle.
- C'est ce que je me suis empressée de faire dès
qu e la fôrce de parler m'a été rendue.
- Etes-vous donc SI fatigu ée? demanda-t-elle
d'une voix plus douce.
- J' étais, sans m'en douter, dans une sorte
d' évanouissement quand votre frère est entré.
Elle vit qu'elle avait été injuste et tout aussitôt
redevint bonne et compatissante comme de coutume.
Après cette singulière soirée j'eus une nuit fort
agitée, pleine de rêves étranges où je voyais le docteur passer triste et découragé, une blonde fiancée
au bras .
Aoüt 18 .. ,
Une préoccupation semble peser sur chacun des
membres de l'honnête famille Kerfort; on sent quelque chose dans l'air.
Aujourd'hui pour moi douce surp rise: la visile
de Marguerite .
�58
LE l\IÉDECTN DE LOCHRIST
Comme je la relllerciais al'c,; chaleur, elle me dit
avec sa loyauté ordinaire que je n'étais pas dans
son programme du jour, malS que le docteur avalt
kV0 la consigne un peu plus tôt.
- Votre ennui, paralt-il, est à son paroxysme;
ce n'est pas très aimable à vous de le laisser voir si
clairement, ma chérie, ajouta-t-elle.
Je bondis sous ce reproche immérité.
Cela vaut la peine vraiment de faire de telles
dépenses d'héroïsme pour arriver à un pareil
résultat 1
,Ce dernier coup achè\'e de me décider; J'écrirai
dès aujourd'hui à ma mère.
Margaret .me conjura d'attendre encore le courrier
$.le demain; je fis la concession demandée. Dans
quelques jours on me transportera à Ménez-arroch : voilà du moins qUI est convenu, demain je
ferai mes premiers pas appuyée sur des béquilles.
Le docteur a passé une partie de la soirée avec
mOI dans l'intention évidente de me dIstraire et de
hâter ma guéi'lson, afin de se débarrasser de moi
probablement. La lassItude est réciproque.
Aoüt 18 ..
)'Iar'garet al'ait raison de m'engager à attenùre lè
courrier; devinait-elle donc ce qu'il devait contenir!
La pauvre tante en est à ses dermers moments,
peut-être tout est-il fini mamtenant.
Pini : quel mot court et éloquent 1 Peu s'en est
failu qu'on ne le dise de mOI, Il y a trOls semaines;
et aujourd'hui, à part Mme de Pennilis, qui porterait au cœur un deuil éternel, on ne parlerait pas
plus d'Edith (lue si elle n'avait Jamais existé.
Une seconde lois j'assiste à mon enterrement, où
beaucoup de bruit se fait. Je yois le tableau: des
héritiers au sixième degré <je n'en ai pas d'autres)
versent des larmes de crocodile, chantent in pe,tta
un hymne de reconnaissance, des mères de famille
pounue;; ue laiderons à marier respirent plus a
l'aise deyant une place "ide, et eonsentent à reC(' !Inaltre que la défunte avait quelques talents,,:
« aidés par la fortune, madame, c'est la fortune 9uI
« met tout en relief, » répond l'une d'ell<:.s, pas sure
encore que la morte le soit bien réellement. Dans la
foule des,amies on parle eneore de quelques fêtes
ùon~es
avenue G~lbrie.
et puis, apr'
~' 2, en dehors
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
59
de ces thèmes, rien, rien, rien 1 Edith de Pennilis
se voit ensuite arrêtée au seuil de l'mconnu par
quelqu"un qui lui demande ses titres, ses droits
d'entrée:
- Aquarelliste de talent, musicienne distinguée,
femme charmante, répond-elle.
- C'est beaucoup peut-être pour le monde que
vous quittez, mais pour celui-ci l. ..
Et je m'imagll1e Anne-Marie Kerfort aux mêmes
bords, subissant le même inter~oga
. Deux mots .
comme réponse et résumé de sa vIe : abnégation,
dévouement. '
Le grand Justicier ne peut ouvrir la même porte
devant elles.
Margaret est venue m'arracher à cette méditation
et tout conclure pour mon retour à Ménez-ar-roch.
Enfin 1 enfin!
Après son départ je suis restée seule, Mlle Anne.Marie étant allée avec son frère passer l'après-midI
dans les environs. Toujours l'hIstoire du mariage, je
pense.
Le silence le plus profond régnait dans la maison.
n fut bientôt troublé par les gémissements d'un
chien qUi semblait venir de l'étage que J'habite .
Je n'y prêtai pas d'abord grande attentlOn, mais
les plaintes se changèrent en aboiements, en appels
qui disaient clairement: « Ouvrez-moi. »
Pourquoi n'ouvrirais-je pas à cette pauvre bête
sans doute oubliée par son maître? Je commence à
être habile dans l'art des béquilles; mettons-les au
sen-ice du prochain . Je me levai et n'eus qu'à
ouvrir la porte pour me troUver dans le corridor.
Le chien entendant du bruit cria d'une façon très
claire: « Je suis là, par ici. » Je SUivis l'indication,
et arrivai à une porte derrière laquelle gémissait le
captif; je l'ent'rouvris et d'un rapide coup d'œil
j'embrassai l'ensemble très artistique d'un cabinet,
atelier, fumoir, tout ce que l'on veut.
n ne me parut pas très indiscret d'avancer d'un
pas pour m'arrêJer devant l'ébauche d'une marine
assez bien faite, qui représentait une pauvre petite
voile battue par des flots aussi furieux que ceux que
j'.avais contemplés naguère dans ma fatale expédition.
Je remarquais quelques effets heureusement rendus, lorsque le chien, qui avait oublié les devoirs
les plus élémentaires de la reconnaissance, revint
�Go·
LZ :\IZ.DEC1x DE LOCHR IST
s ur ses pas en grande hâte, sauta, gamball a et J'un
coup de queue renvers a un carton d'où cent feuilles
de papier, esquiss es, dessins , s'échap pèrent.
~
Horribl e bête 1 m'écria i-je d'un accent assez
express if pour mettre le maladro it en fuite, et je. me
mis en devoir de réparer le malheu r en ramassant
les feyilles éparses , ce qui étaIt pour moi un pénible
traYaI1 .
Un à un je remetta is les dessins dans le carto n
quand une étude aux deux crayons frappa mes
regards : c'était une tète de femme. Ces yeux, aux
paupièr es longuem ent frangée s , ce nez droit, cette
bouche finemen t dessiné e, ces cheveux légers appartiennen t bIen à Edith de Pennili s ... Je n'en puis douter, c'est elle, mais avec une express IOn que je
ne lui connais pas ... un poète peut seul l'idéaliser
ainsi 1 un poète ou Ull... Je ne sais quel sentime nt
me fait monter la rougeur aux joueso Ce docteur 1
de quoi se mêle-t- îl? Voilà qui outrepa sse ses
devoirs de professi ono lVIais je dois renferm er audedan s de moi la colère qui m'em'ah it. Est-elle
légitime du reste? L'artIst e n'a-t-Il pas le droit de
donner à ses fantaisi es les traits de têl ou tel visage?
Je referma i le carton ... puis la porte, et retourna i
chez moi au plus vite.
Bien m'en prit, car, quelque s instants après, k
frère et le sœur arrivaIe nt.
.
J'étais résolue à avouer ma promen ade, que l'éva·
sion du chien aurait du reste révélée, et je di s au
docteur que les chefs-d 'œuvre rapidem ent entreVUs.
me laissaie nt le désir de les contem pler de plus pri!s.
Il ne put moins faire que de m'offrir de visiter son
atelier, nom pompeu x, dit-il, donné à son humble
retraite ; maIs avant de m'y introdu ire il demand a
la permiss ion d'y établir un ordre relatif.
JOai passé là une grande heure, l'egar~nt
ses de~
sins, ses peintur es, ses croquis ... maIs le portrait
de fe mme a\"ait disparu du carton .
D e n~ai,
j;au'rai' q~it'
é Coatl~
é a: A'di~u
d.o~,:
toit
hosnita lier « demeur e chaste et pure" ou SI souvenf i'ai vu' errer mon ombre sur les bords du Styx.
Le triste nocher ne transpo rtant que des âmes ~'a
pu me passer dans sa barque légère, car me ~oJlà
bien vivante les bras de nouveau ouverts à la vie .
.le clos ic'i ce jo urnal, qui fait un imposa nt volume. Quand ces jours serémt loin, peùt-êtr e pren-
�LE ~MÉDECIN
DE LOCHRIS "
liraI-le quelque llltérêt à les lir.c. vu: la
1a situatio!1.
-
l~zuren
DI
d,~
.
..
. .'
En fati de bizarrerie, une fOlS que Je me SUTR
retrouvée seule ce SOIr, pour le dernier Jour, dans
cette chambre où J'al souffert et pensé, le me SUlS
mIse à fondre en larmes. C'est, Je pense, la der~
mère faiblesse de la femme nerveuse par occaswn,
Le docteur me considère comme si bIen guérie
de toutes mes misères, qU'il n'est même pas venu
comme de coutum-: me s.ouhaiter une bonne nUIt.
~.
�62
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
DEUXIÈ:M:E PAETIE
1
Le soleil entre à flots dans l'atelier de Robert
Kerfort. Au loin l'immensité bleue scintille comme
un :ciel criblé d'étoiles; le jeune docteur, assis
devant le chevalet qui porte le paysage marin encore
inachevé, semble plongé dans une profonde méditation.
Brusquement il se lève, le front crispé, murmure
à demi-voix:
- Fou, mille fois fou! ...
Et il se promène à grands pas dans cette chambre
oû elle est venue la veille, où tout a rayonné de sa
présence, tandis que maintenant la nuit s'est faite,
malgré ces grandes clartés qui tombent du ciel.
Il la revoit s'asseyant devant le chevalet: elle
saisit le pinceau, le baise dans un transport de
joie, comme un enfant qui retrouve un jouet familier. Puis, avec ce sans-façon qui est une de ses
gràces, critique, retouche; promène son pinceau ici
ct là. C'est bien le coup du maître qui donne la VIe,
anime la mort 1
- C'est mieux, fait-elle, se levant pour se mettre
à distance; mais il n'y a pas d'oiseaux.
Elle revient à la toile: un coup de pinceau et voilà
un goéland qui se joue au-dessus des vagues.
~
Il n'est pas bon que l'homme soit seul, ajoutet-elle, l'oiseau non plus.
�LE ::'iÉDECIN DE LOCHRIST
5~
,)
U Il second coup de pinceau et ème mouette 2ult
le goéland.
Robert revoit toute cette scène, vivante devant
ses yeux,
- Vous corrigerez ce rocher, retoucherez cette
vague, recommande Edith.
Il ne retouchera rien... cette toile restera telle
qu'elle l'a laissée ... Il voudrait conserver jusqu'à la
. poussière de ses pas ,
.
Pourquol avait-elle une grande fortune, un nom,
des ancêtres? ' Il lui eüt dit: « Sovez reine de ce
modeste empire; commandez, je suis votre esclave, »
Mais quand il la songe belle, adulée du monde,
riant à toutes les joies de la vie, il se fait l'effet
d'un ver luisant rêvant d'une étoile,
Une seule consolation lui reste: le mystère de cet
amour qu'à force d'empIre sur lui-mème il a su
cacher sous un masque de calme et de froideur.
Qu'il lui a fallu se maltnser pour entrer impénétrable, chaque matin et chaque soir, dans cette chambre qu'Il n'a pas eu le courage de reVOIr, depUIS
qu'elle l'a laissée, morne comme un tombeau!
Mot à mot, toutes ses conversations lui reviennent
à la mémoIre; le momdre de ses regards, le plus
fugItif de ses sourires, un ph sur son front , . un
mouvement de sa lèvre, tout est gravé là où rien ne
doit s'effacer! Quel jour a-t-il commencé à l'aimer?
Dès cet instant, peut-être, où eUe arriva pâle et
glacée au soir de la tempête,
S'arrachant à ces pensées, il sort de son cabinet,
passe devant cette chambre toute remplie d'inoubliables souvenirs, et l'ouvre inconsciemment.
Le jésordre du départ y règne encore; un sentiment d'abandon flotte dans cette atmosphere qu'elle
ne respirera plus; dans un ;-ase deux roses se
fanent; sur un meuble, un bout de satin oublié,
celui qui nouait ses cheveux aux reflets colorés,
fnssonnant autour de son front un peu ba's, semblable à celui des statues grecques. Il en a conservé
une boucle blonde, celle qU'elle coupa le jour où il
la descendit dans ses bras, tremblanf tandIS qu'elle
restait indifférente .
- Pauvre fOll de Robert 1 pauvre fou!
Il se le répète en s'approchant de la fenêtre. C'est
là que l'autre soir il la trouva si blanche, presque
évanouie, idéalisée sous les rayons de la lune! Plu~ieurs
fois jusqu'à cet instant, il s'était demandé si
�64
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
son cœur renfermait autant de richesses que son
espnt; si sa sensibilIté égalait son intelhgence?
Mais après l'avoir entendue parler de sa mère, avec
cette passIOn, éclatant tout à coup comme les sentiments longtemps contenus; quand il l'avait vue en
larmes, cédant aux fantômes d'une imagination toute
fémll1ine, il s'était dit que sous cette apparence
légère, se cachait peut-être une àme aux chaudes
tendresses, un esprit aux mille facettes dont JOUIrait
à 1'll1fini celUi qui marcherait près d'elle le voyage
de la vie.
Robert entendit le pas de sa sœur; aussitôt, allant'
,'ers la cheminée, il parut très occupé à rassembler
quelques fioles laissées là. Elle lui proposa, d'un
air ll1dlfférent, de l'aider à débarrasser la chambre
de tant d'objets inuttles; mais avec son tact de
femme et sa profonde affection, elle ne devll1ait que
trop ce qui se passait en lUI.
Devait-elle I?rovoquer une confidence? Pour la
taire, attendaLt-tl d'elle, son amie, sa camarade à
certall1es heures, un mot d'encouragement? ou bien
voulatl-tl, à ses yeux même, rester impénétrable?
Il ne se pressait pas de quitter la chambre, ouvrant
et refermant chacun des l1acons, comme pour s'assurer que le contenu répondait bien à l'étiquette.
Anne-Marie se mit à ranger un tiroir, puis, sans
interrompre sa besogne ni regarder son frère:
- Elle va bien me manquer, dit-elle.
- C'était cependant une grande fattgue pour tOI,
répondit-il, essayant de conserver un mr indltTéren t.
Anne-Mane, enhardie, contll1ua, rangeant ou
plutôt dérangeant son tiroir:
- Une dIstractIOn plutôt, son esprit était si
on gll1 al. .. tant de gaieté et d'entrain malgré tant
d'ennUIs!
Il ne répondit pas; elle le regarda et Vit sur son
vIsage un tel bouleversement que spontanément elle
se leva, et, venant àlul:
- Quel jour malheureux que celUI où elle a
franchi le seUIl de cette maison 1
- Et pourquoi? demanda-t-il, la voix et le regard
durs.
- Parce que tu l'aimes, prononça-t-elle nettement,
excitée par cet accent auquel il ne l'avait pas
habItuée.
Qu'en sais-tu? dit-il farouche.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
65
Elle le regarda des larmes plein les yeux.
- Oh 1 mon pauvre Robert, que je souffre 1 fi t-elle
ayec passion.
A ces mots, devant ce visage, qui disaient la profonde tendresse dorit il était l'objet, Robert lais sa
tomber le masque sous lequel il essayait en vam de
dissimuler.
- Tu ne me dis que trop vrai, Anne-Ma-rie, repritil, la voix un peu brisée.
- Quelle chose étrange ! murmura la jeune fille;
c'était si peu ton id éal 1
- Mon rêve était tout autre en effet. .. près de moi
peut-être ... Je n'avais qu'à tendre la main ... quelle
séduction lui a-t-il manqué?
.
- Alors, . demanda Anne-Marie la gorge serrée,
Charlotte si parfaite? ..
- Non!. ..
Anne-Marie poussa un long soupir.
- Console-toi, repl'it le jeune homme avec un
sounre amer; il n'est rien ici-bas qui soit éternel;
peut-être oublie-t-on encore plus vite que POil aIme.
Elle n'en croyait rien et au fond de son coeur se
faI sait de cruels reproches. Comment n'avait-elle pas
lu plus tôt dans le coeur de son frère ? . . Elle l'avait
cru défendu d'Edith par les confidences d'un ami qui
la lui montrait coquette et pauvre de coeur; plusieurs
fois il avait jugé la jeune fille si sévèrement qu'elle,
Anne-Marie, était intervenue prenant son parti ... Et
maintenant 1 il l'aimait sans aucun espoir dans le
présent et dans l'avenir.
.
Si un instant, le premier SOIr, Mlle Kerfort avait
songé à une aventure providentielle, ses illusions
s'étaient promptement dissIpées : Edith, même en
d ehors de sa grande fortune et de son nom, n'était en
rien la femme qui convenait à son frère. Son éducation brillante, mondaine, artistique, n'excluait-elle
pas les humbles vert us qui font le bonheur du foyer?
Et par-dessus tout, son indifférence religieuse ne
creusait-elle pas un abîme entre S011 âme et celle si
profondément croyante de Robert?
.
Il fallait donc oublier, oublier à tout prix cet amour
insensé, et la solitude de Lochrist, la vie uniforme
de Coatanea, n'étaient pas faites pour y aider.
Si la paix , de la campagne rend plus légères ou
moins douloureuses certaines épreuves , il en est
d'autres au contraire qu'elle 'creuse et alimente ...
Mais la douleur est une grande éducatrice, son-
a
�ùG
LE :>'fÉDECIN DE LOCHlü ST
geait Anne-M arie. Sous son étreinte , l'âme de
Robert, déjà si haute, pouvait encore monter ...
Alors? Qu'imp ortait? Et les vers du poète pleurèrent
dans sa mémoir e: « L'homm e est un apprent i, sa
Jouleur est son maitre. »
Néanmo ins, à cette heure, la jeune filie eût souhaité
que le « Maitre}) donnât ses leçons à Mlle de Pennilis
plutôt qu'à son frère: elles sembla ient plus uh!es à
celle qui blessait qu'à celui qui reC'tait meurtri .
II
- lviarrain e 1 dit Edith, frappan t des mains; mar·
raine, pour la premièr e fois de ma vie, cela m'amu·
sera beauco up, Margar et. J'appro uve bien fort l'idée
Que vous avez de me donner un filleul! J'entend s
qu'on parle de ce baptèm e à dix lieues â la ronde.
Les carillon s sonnero nt pendan t deux heures, et
chaque coup de cloche fera pleuvoi r une averse de
dragées : un baptêm e enfin comme <tU temps des
fées r
- Il ne faudra pas oublier de doter votre filleul
de toutes vos qualités , dit Margar et en riant.
- Je demand e qu'on lui enlève la possibilit':' de
se casser la Jambe, reprit Mme de P,mnili s.
Elles causaie nt ainsi toutes trois, assises à quelq ues
pas du manoir, au bord de l'étang qui dormait sous
les arbres, et plus loin allait se perdre en un ruisseau
très profond . Dans l'air Dottait ce parfum pénétra nt
des fleurs que le soleil du jour a épanou ies et que
J'appro che du soir reJ0ve et vÎYifie.
:.\lme de PenniIi s, arrivée de la ,eille seuleme nt, se
reposai t dans la paix de la campag ne après toutes les
fatioues , les longs soins donnés à la Vieille tante, les
émgüol ls et les affaires qu'entra îne la mort. On. ne
pouvait voir un ,jsage plus sympathiqu~
que. celw de
cette femme de cinquan te ans que les cnagnn s. sem·
blaient avoir à peine effleuré e: le regard, ple1l1 de
bonté, souriait en mê.me temps que les lèvres. ~n
ce
momen t il s'arrêta it l'lein d~ tendre°1:c sur ie ;),age
�LE
lÉDECIN DE LOCHRIST
67
de son enfant assise à St!S pieds, la tête renversée sur
ses genoux. Edith jouissait a'.. ec délices de cette
réunion si ardemment désirée, et le cœur en fête, en
unisson avec la nature qui chantait autour d'elle,
trouvait la vie bonne, facile comme un fleuve où les
barques se laissent aller au fil de l'eau.
Un roulement de voiture vint interrompre les
rêves fantastiques ébauchés par l'imagination
d'Edith .
- Le docteur sans doute, dit Marguerite.
- Relève-toi donc, mon enfant, dIt Mme de Pennihs.
La jeune fille se redressa seulement, et sa mère, se
levant, Yint avec un geste spontané tendre se deux
mains au jeune homme.
- Comme;nt vous remercierai-je Jamai assez,
monsieuï! dit-elle, les yeux humides, la voix émue.
Et comme Robe;t murmurait une phrase banale
sur ce que le plus humble de ses confrères n'eüt
pas agi autrement, Edith intervint.
- Puisque le docteur y tient, adressons notre tribut de reconnaissance à la Faculté représent0e en la
personne de M. Kerfort. Mme de Pennilis, saluez
aussi pour moi la docte assemblée, car je ne ruis
encore me mOUVOIr ais0ment.
- MonSIeur, reprit Mme de Pennilis en souriant,
je vous demande bien pardon pour tout le mal et les
difficultés que ma fille a dû vous causer. .. elle est si
gàtée 1
- Mlle de Pennilis a été très forte, très courageuse, d'un moral excellent, interrompit Robert.
- N'en croyez rien, mère, s'écria Edith. Je me
suis montrée à certains instants parfaitement insupportable. Mlle Anne-Marie est un ange de douceur
et son frère d'une admirable patience.
Robert s'était assis et pour la troisi"me fois Mlle de
Pennilis écoutait l'histoire de la fracture avec un
intérét aussi vif que si chaque détail eût été inédit.
La cloche du diner Iflterromplt cet inépUIsable
sujet; le repas fut gai, plein d'entrain.
Lorsqu'on sortit de table, le soir descendait sur la
campagne; pas encore la nuit, mais cet instant où le
contour des choses s'efface graduellement et se noie
dans l'ombre, le silence et le mystère. La lune se
levai.t là~bas
derrière les arbres de l'étang, sur lequel
elle Jetait ses tremblantes clartés.
Les chàtelains de J\1énez-ar-roch et leurs convÏYes
�GS
LE ",IÉDECIN DE LOCHRIST
vinrent s'asseoir sur un banc au hord de l'eau.
Comme par un besom i'lstinctif d'harmonie avec
cette nature qui s'endormait dans la grande paix du
sOir, Ils laissèrent langUir et tomber la conversation.
On entendait dIstincte maintenant chacune de ces
mille notes qui forment les confuses mélodies de la
nUIt, un bruissement de feuilles, un fnsson d'alles,
le léger craquement d'une branchette qui se détache
et tombe sur les mousses, la voix du ruisseau parlant bas afin de ne pas éveiller en plein rêve les
oiseaux et les fleurs.
Et Robert, pour un cœur battant à l'unisson du
sien, eût donné l'unIvers.
- Nous devenons aussi mélancoliques que la
lune, dit tout à coup M. de Kermorvan, qui ne po~ait
ras pour le rêveur.
- Profane! s'écria Edith pr?sque aycc Il1dipation. N'entendez-vous pas le dlVIl1 concert monter de
toutes parts?
- Je n'ai point l'oreille assez fine pour cela,
r~pondit-l
sans façon.
- Écoutez, fit Edit! , comme si elle cherchaIt à
saisir quelque bruit arriyant de l'étang.
Et à demi-voix elle commença:
Ah! j'entends les Djinns,
Lutins séduisants:
Je "ois leurs yeux, leurs yeux ardents.
Ton cœur bat· Il ? Oui. Sais-tu pourquoi?
Non ... Viens, viens, viens ... près de moi.
Ah 1 ah 1 ah 1
A \'èc son mef\'eilleux talent, cette voix qu'elle
conJuisalt et modulait à son gré, c'était comme une
évocation de tous les lutll1s de la nUit; malS les
bravos retentissants de M_ de Kermon:an les mIrent
en fuite, l'enthousiasme trop sincère de sa femme
acheva leur déroute. Robert murmura un mot banal
d'~loges,
et Edith, tJ'ouvant soudain que la lune
avait des clartés froides, demanda à rentrer.
A quelques Jours de cette SOirée, .Mme de Pennilis
pria le docteur Kerfort de vel11r jusqu'à Ménez-arroch, afin de lUi demander quelques derniers
conseils avant de se mettre en route. Il arriva par
une belle après-midi et trouva ces dames travaIllant
à leur place favorite. Interrogé sur les précautions
à prenôre, Robert recommanda surtout de ne se
remettre que graduellement à la marche.
�LE MÉDEC IN DE LOCHR IST
69
- J'ai déjà fait beauco up de progrès depuis que
ne m'avez vue, dit Edith. Vous allez en juger,
(hleteur,
Puis, lui tendant la main:
- Voulez- vous m'aider à me relever ?
Une fois debout, elle fit quelque s pas appuyé e
,euleme nt sur une ombrell e à longue canne.
- Vous n'êtes pas assez soutenu e, dit-il; il faut
encore pendan t quelque s jours vous servir d'LW
bras.
- S'il vous piait r fit-elle lui demand ant le sien,
Il le lui offrit.
- Oh 1 comme cela, c'est parfait 1 J'irais au beut
du monde,
Et se retourn ant vers "a màe et son amie:
allons faire un voyage au long cours . Yous
. - No~s
voulez bIen, docteur .
- C'est cela, dit i\Ime de Pennili s sourian t; au
moins je serai tranqui lle, tu seras en bonnes
mains .
- Là, jusqu'a u ruissea u seuleme nt, dit Edith.
Regarde z si ce n'est pas enchan teur?
Enchan teur IlT ne le trouvait que trop. Sur l'étang
silencie ux et verdi dansaie nt, à travers les rayons
du soleil, des myriad es d'lOsec tes aux ailes de gaze;
des branche s d'arbre s trainaie nt paresseu sem':!ll t
dans l'eau, et au-dess us de cette verdure et de cette
fraicheu r s'étenda it le ciel bleu pàle, semé de nuages
plus légers et plus blancs Clue des plumes de
cygne.
Elle s'appuy ait à son bras, ignoran te de ce qu'eUe
lui causait de tortures , parlant avec la plus parfaite
liberté d'esprit , heureus e, rayonna nte de vie et de
jeuness e. Sa pàleur des dernier s jours avait presque
disparu ; ce grand air qu'elle respirai t avec délices,
après en avoir été si longtem ps privée, semblai t la
gnser, et elle riait d'un rire frais comme celui d'un
enfant.
Qu'elle était donc indiffér ente, se disait-il , pour
ne rien deviner de ce qui se passait en lui 1 Sa gorge
se serrait et il ne réponda it que par monosy llabe,
songean t que dans peu d'heure s elle seraIt partie,
perdue à jamais.
ils s'éloign aient à pas lents, suivant le sentier
étroit du bord de l'étang, qui se rétrécis sait de plus
en plus,
De l'autre côté s'étenda it une prairie ombrag 0e.
\'\.lUS
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Ils étaient arrivés en face d'un pont des plus rustiques et des moins larges, jeté au travers du torrent
profondément creusé .
- Avez-vous remarqué, demanda-t-elle, l'as pect
du bois et de l'étang vus de la prairie? C'est tout
préparé pour un délicieux paysage ... venez voir.
Elle l'entraînait vers la passerelle.
- Oh 1 non, l'endroit est trop difficile pour vous,
je ne pUIS vous le permettre .
Elle fit mine d'abandonner son bras, et le défiant
d'un regard et d'un mouvement de téte où pour la
première fois 11 voyait quelque coquetteïÎe :
- Je passerai seule, fit-elle.
- Je ,·ous le défends bien ...
Et 1l1stinctivement il pressa contre lui le bras qui
ne s'appuyait qu.e légèrement sur le sien; mais elle
se dégagea, et faisant deux pas vers le pont:
- Voyons, fit-elle, les lèvres entr'ouvertes dans
un sourire charmant et la voix caressante, pour une
fOls seulement, chassez bien loin ce médecin sévère,
et soyez comme les autres.
- Et ces autres, dit-il, moins maltre de son regard
que de sa parole, comment sont-ils)
- Ils font ce que je veux, et si je leur disais de
m'atteindre cette fleur que vous voyez là, je l'aurais.
Elle désignait de l'autre côté, à l' endroit le plus
escarpé, une pale campanule qui se penchait.
Avant qu'eile eût achevé, il s'était élancé, avait
franchi le ruisseau et cueillait la fleur.
- Faites le tour, ordonna-t-elle, très pàle, lui
montrant le pont du bout de son ombrelle.
Mais sans l'écouter il franchit l'espace à nouveau,
et avec un regard et un mouvement qui furent à
Edith une révélation, il lui offrit la campanule.
- Docteur, dit-elle, mettant à ce mot une intonation qui creusait un ablme entre elle et le Jeune
homme, offrez-moi votre bras, je vous prie, car je
suis restée bien longtemps debout.
Par un brusque reflux de senti'ments, il se sentit
devenir de glace en même temps qu'une sourde
colère gronda en lui.
« Les autres» se sont-ils brisé la tête? dcmandat-il avec une ironie mordante. Pardonnez-moi .de
n'être pas allé jusque-là ... Je ne souhaite rien de ce
qu'ils ambitionnaient sans doute?
Edith se sentit atteinte à son tour: la flèche qu'elle
avait lancée revenait plus aiguë la frapper. Elle allait
�LI: :\lÉ:'DJ::ClN DE LOCHRIST
il
blesser encore, par vengeant.e, quand sa mtrlo tL
!\1arguerite parurent au détour du senller.
- Nous nous demandions s'il n'était pas arrivé un
double accident, dit Mme .de Pennilis. Ne croyezvous pas, monsieur, que ce soit un peu tfOp marcher 'f Voyez, elle est toute pâle.
- Mlle de Pennilis voulait aller plus loin, répondit
Robert, dont la voix ne laissait plus rien percer de
sa violente émotion.
- Elle ne sera jamais raisonnable, reprit Marguerite.
Puis, regardant la neur que son amie tenait à la
main ~ans
même s'en douter:
- Quelle johe campanule vous avez là!
- Elle est déjà fanée, dit la jeune fille.
Et, d'un mouvement indifférent, elle jeta la neur
dans l'étang.
Robert rcYint \'ers Lochrist en proie aux sentiments les plus tumultueux, maudissant tou [' à tour
et lui et la femme qui avait infligé à son amour-prorre
un supplice sous lequel Il se sentait bouillonner.
Comment oublIer le dédain de ces lèvres laissant
tomber ce mot «docteur », le cinglant comme un
coup de cravache? Et ce sourire, ce regard, caresse
et provocation, qui l'avaient égaré au point de lui
laisser crou'e un ll1stant que pour elle il était « comme
les autres» 1. .. Que n'eût-il donné pour reprendre
ce mOU\'ement qUl l'avait jeté aux pieds d'une
coquette, car il répétait maintenant après ce pauYl'e
de Roq uefeuille, souCfrant de la même blessure: « Ce
n'est qu'une coquette, une dangereuse coquette. ~
Et il lui avait révélé le secret si profond0ment
enfoUI, Jusque-là, au plus intime de son cœur i Ce
secret gardé au prix de tant de luttes; elle le savait
maintenant et en riait sans doute 1. .. Comme il s'en
voulait de ne pouvoir la détester 1. .. »
Pauvre Robert! qu'il eût été veng0 si à ce
moment, doué de double vue, il eût pénétré le cœur
d'Edith!
La jeune fille, séule dans sa chambre, assise prtS
de la fenêtre ouverte, dans une attitude accablée,
rappelait à son souvenir chaque détail de la scène
de tout à l'heure. Elle revoyait le jeune homme
ti'élançant au-dessus du ravin, où un faux mouv.:ment
pouvait le précipiter, et ressentait au cœur l'impression violente qui l'avait saisie à ce moment, éprou-
�72
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
va nt contre lui une étrange colère, lui en voulant
d'autant plus qu'elle se rendait compte d'avoir
provoqué cette scène malheureuse, d'être enfin la
première coupable. Il l'aimait donc! Il l'aimait ! Ce
que cette pensée lui faisait éprouver restait indéfinissable : il n'y avait là rien d'extraordinaire, tandis
qu'une question repoussée avec terreur revenait se
poser à son esprit avec une persistance implacable :
aimerait-elle Robert?
Aimer Robert Kerfort 1. .. Elle, Edith de Pennihs 1. ..
Un éclat de rire lui déchira la gorge et une insupportable rougeur brûla ses joues La devise qu'elle
s'était pour ainsi dire choisie: « Cœur jamais séduit,
jamais esclave», se présenta à sa pensée comme
une ironJe, car il lui semblait que Robert, même à
genoux, était un maître qu'elle ne pouvaJt mépnser.
Elle se leva et avec un mouvement de défi :
- Si je ne veux pas 1... N'est-on pas libre de soi?
Je suis encore malade, affaiblie par cette vie anormale qüe je mène depuis longtemps ... mais une fois
loin, reprise par le tourbillon ... autant en emporte
le vent!
La cloche du diner sonna. La jeune fille donna un
coup d'œil à sa toilette et descendit.
- Je ne troublerai point ma mère par de semblables folies, murmura-t-elle.
Et ce fut la première fois qu'Edith garda tout un
jour une pensée cachée à sa mère.
III
Le chemin de fer ~mporte
à toute vapeur vers
Paris Mlile de Pennilis et sa fille. Elles sont seu les;
les paysages bretons n'ont pas encore fui. Une
grande mélancolie passe dans le regard d'Edith.
- Mère, dit-elle, essayant de prendre le ton léger
qui lui est le plus habituel, j'ai un immense, un
impérieux besoin de distractions.
- Je le pense, répond Mme de Pennilis, qui ne
manque jamais de comprendre cc qu'éprouve ou
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
73
désire sa fille. Après une telle disette, il faut bien
des compensations.
- Ce n'est pas cela s~ulemnt,
dit la jeune fille,
dont le visage se colore légèrement.
Puis, prenant soudain son parti:
- Je vous le donne en <.:~nt,
en mille 1 Vous ne
devinerez point la communication que j'ai à vous
faire.
sur la voie, fit
- Il faudrait au moins me me~tr
Mme de Pennilis. S'agit-Il d'un vO';age en Amérique,
d' u ne excursion en Norwège ? en :Russie ? de l'aellat
d'un attelage à quatre chevaux? d'LLî yacht? d'une
promel!ade en ballon ? ..
Edith hocha dédaigneusement la tête.
- C'est dans un tout autre genre qu'il vous faut
chercher.
- Je préfère jeter ma langue aux chiens.
- J'ai rencontré le seul homme qui aIt su me plaire,
dit Edith. I\Ie plaire? .. l'expresslOn est impro;xe . ..
le seul homme dont la pensée s'impose à ia mienne
et qui saurait prendre sur moi, malgré moi, l'il
irrésistible empire.
.
Mme de Pennilis regarda sa fille avec angoisse.
- M. de Kermorvan ? murmura-t-elle le cœur
défaillant.
Edith partit d'un franc éclat de rire.
- Ob 1 rassurez-yous, de grace 1 rassurez-vous et
cessez de me regarder avec cette expression navrée 1. .. Je ne songe point à précipiter Margaret au
fond de l'étang pour devenir chatelaine de Ménezar-rocb 1
Mme de Penl11lis laissa échapper un soupir de
soulagement.
- Alors, fit-elle, tu n'as eu l'occasion de voir
personne?
- A l'exception du docteur Kerfort ...
Mme de Pennilis, étant assise, ne pouvait tomber
à la renverse, mais elle resta un instant sans voix.
- Tu avais raison, reprit-elle, al?rès quelques
secondes de silence, je ne l'aurais Jamais deviné.
- Mon étonnement égale le votre! mais ne craignez rien ... c'est un eITet de la solitude; quelques
jours de vie normale dissiperont cette bizarrerie.
- Je l'espère, fit Mme de Pennilis pensive.
- Si c'était sérieux cependant, que diriez-vous?
demanda Edith.
- Si cette invraisemblance était possible, je te
�ï+
LE ~litDECIN
,DE LOCHR IST
dirais: épouse- le. Tout plut6t que de te voir souïfrirl
Prends le bonheu r où tu crois le trouver , en dehois
de ce que j'ai pu désirer ou concevo ir. Qu'impOlie,
pourvu que tu sois heureus e 1
Edith, émue du ton chaud, pàssion né de ceS
paroles , entoura d'un geste tendre le cou de sa mère
et appuya sa tête sur son épaule .
- Vous m'aimez bien, Je le sais, et moi aUSSI,
allez 1... Je vous aime trop pOLtr penser qu'un autre
puisse vous remplac er.
- Je ne suis pas éternell e, dit .Mme de PenniIis.
- Je n'ai pas non plus ce privilèg e, répondit
Edith.
Et elle embras sa gaimen t sa mère, car il lui semblaIt étre débarra ssée d'un luurd fardeau .
On arrivait à une station ; quelque s voyageurs
montère nt, lilterrom pant l'intimi té entre la mère et
la fille. Toutes deux ouvrire nt un livre, mais .lVime de
Penmli s voyait les lignes danser devant elle et les
feuillets tournai ent sous ses doigts sans qu'un mot
frappàt son attentio n.
La confide nce de sa fille la jetait dans une profonde
rêverie j pour la premièr e fOlS, le cœur d'Edith se
montra it disposé à une sympat hie. Jusqu'ic i elle
était demeur ée re'fracta ire à tout sentime nt tendre,
et la liste des prétend ants àincés se falsait déjà
longue . Apri.:s ce qu'elle appelai t « l'exécut ion ",
c'était une joie, un allégem ent que ne partagea it
que trop Mme de Penillli s . A ces 1l1stants, elles se
retrouv aient toutes deux, plus indépen dantes, plus
étl 'litemen t l'une à l'autre. comme si elles venaIent
d'échap per à un même ..:IaI1ger.
.
Mme de Pennilt s se le demand ait mali1tetl:lnt:
~ N'absor bait-ell e pas trop complè t"ment
le .;U;llr
de son enfant? )) 11 lui avait suffi de cli~parîtJ'e
seuieme nt quelque s scma1l1es pour que le be~,)m
d'une autre affectio n se fasse sentir. « Serait-e lle
donc un obstacle à son bonheu r à venir?))
Elle secoua l'angois se qu'une semblab le pen:>èe
faisait naître et se mit à cherche r à tra\"ers le monde
de ses connai, ;sances l'idéal des maris et des gendres .
Après avoir pénétré dan~
bien. des ~ileu:"
vu passer
des comtes, des marql11s, vOIre meme ?es ducs, de
grandes célél:Jrités dans les arts, les SCH:l1CeS et les
letr~,
eHe s'arrê ta à un.simp le ~icomte.
.
"L'élu de sa pensée ava it nom Pierre de 1[ontlg nac.
Neveu et ms adoptif d'une de ses amie::" Il a\aJt
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
75
aujourd'hui pri:!s de trente ans, précisément l'âge
fixé par sa tante comme extrême limite pour songer
au mariage,
Jusque-là il ne s'y était guère montré disposé, se
contentant de manger sans trop de soucis une
fortune dont il était le maitre, bien assuré que celle
de sa tante réparerait toujours les brèches faites à
son capital. En attendant il menait la vie à grandes
guides, restant toujours de bon ton, apprécié des
femmes du meilleur monde, près desquelles il avait
la réputation, méritée du res~,
d'homme généreux.
Dans les ventes de charité il payait un c.igare au
poids de l'or, donnait pour un bouquet de vIOlettes
autant de louis que de !leurs; son nom figurait pour
des ommes très rondes sur toutes les listes de
souscriptIOns ouvertes en faveur des inondés, des
incendiés, des artistes en détresse, de toutes les
infortunes à grandes réclames,
Caractère facile, causeur aimable, esprit enjoué,
il était Parisien dans l'âme, savait un peu de tout
sans avoir rien approfondi, saisIssait au vol la queslion du jour et l'appréciait aussi bien que le premIer
journaliste venu, Au fond, 111 meilleur ni plu mauvai que la plupart de ses semblables, il ayait
l'égolsme de ceux qUI ont été l'objet et le but 'de la
vie des autres et à qUI l'on ne demande en retol.lr
qu'une facile reconnaissance,
Pierre se montrait bon, prévenant pour sa tante,
restée très Jeune ous ses cheveux argentés, l'accompagnait dans le monde, dont elle ne sayait se passer,
et l'on s'accordait à dire qu'il était le meilleur des
neveux,
Que lui manquait-il ?". Rien; rien en vérité, se
répondait l\lme de Pen ni lis cherchant bien.
Cette femme bonne et charmante, sans grands
principes religieux, jugeait en mondaine qu'un peu
de scepticisme n'effraie pas. Sceptique, Pierre l'était
par tempérament plus que par systi!me, é,'itant de
bles er, heurter les convictions qui se rencontraient
par hasard sur son chemin. Mme de Pennilis lui
faisait un mérite de cette modération, mérite négatif
cependant, car, sans croyances religieuse' et ,ans
foi politique, il pouvait entendre, sans que rien ne
s'émeuve et proteste au fond d~ lui, les opinions les
plus divergentes et les querelles les plus ?assionnées.
:\lme Je Pennili s'aonna de n'avoir pas songé
�76
LE ~rÉDECIK
DE LOCHRIST
plus t6t à cette union et se promit d'amener des
circonstances qui permettraient à Edith d'être prise
tout doucement dans les filets qU'elle tendrait pour
son bonheur.
Paris 1.O~ze'
hc'ur~s
du' so'i, l' Edith 'l~ h:av~rs
,\
instant ?ù la g~ande
ville ?e repose dans le plaisir après s'etre agitée tout le Jour dans la fièvre des
aJTaires.
Quand, assise près de sa mère, dans le coupé aux
armes de Pennilis, elle regarde fuir les lumières sur
les deux rives de la Seine; quand elle arrive place
de la Concorde, quand elle respire enfin sa véritable
atmosphère, elle entoure de son geste câlin le cou
de sa mère.
- Ma chérie, je vous permets de rire de l'Edith
qui vous a fait si drôle confidence il y a quelques
heures. Ce n'était pas la vraie, mais son ombre,
sœur des fantômes, celle-là, est restée sous les brumes bretonnes.
- Je ne ferai rien pour la rarnener au rovaume
des vivants, répondit Mme de Pennilis.
.
- De profundis! fit Edith d'une voix grave.
Et c'est ainsi que toutes deux crurent ensevelir le
médecin de Lochrist dans le passé de la vcille.
. . . . . . . . . ...... .
Elles le crurent d'autant plus durant les entraînements de l'eté, que Mme de Pennilis multiplia à
dessein. Ce fut d'abord, sous prétexte de son foie,
qu'un médecin complaisant découvrit malade, une
saison à Vichy, suivie d'une autre Eaison sur une
plage normande dont l'air salin était favorable à
Edith ... et à des rencontres « fortuites » préparées
par les savantes stratégies d'un plan que Mme de Pennilis poursuivait en secret. Dans la société mondaine
de la plage et des excursions se trouvaient un officier de dragons, un ingénieur aux mines, et le vicomte
de Montignac. Tous trois faisaient à la jeune fille
une cour discrète ne demandant qu'à être encoude Mon!iragée. Pour le moment, le blond vicom~e
gnac tenait le bout de la corde, c'était plus qt:'!l
n'en fallait pour faire le grand recul des souvemrs
de Basse-Bretagne; et la plage normande, avec ses
falaises blanches, affectant des formes de décors
d'opéra, ne pouvait en rien rappeler les grèvc;s
sam'ages, le granit que la vague rie saurait
entamer.
c~t
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
77
Un matin, Edith s'en ~ tai t allée seule ayec sa
boIte d'aquarelle .au fond d'une petite crique peu
fr~que
ntée
des balgneurs.
. .
Assise à même le galet, elle s'absorbait au dessIn
d'une barque échouée attendant le flot, lorsqu'une
silhouette d'homme s'interposa entre son modèle et
sa toile. Elle poussa un cri) d'un seul mouvement
fut debout: Robert Kerfort était devant elle, se
retournait.
.
Elle vint vers lui toute rouge, palpitante, la main
tendue.
- Vous 1 vous ici! Voilà qui s'appelle une rencontre imprévue 1
- Imprévue! répéta-t-il, esayn~d
se reprendre,
car un nuage avait passé sur ses yeux: Une seconde
ils se regardèrent viSiblement troublés.
- Vous êtes en villtlgiature ? demanda-t-elle.
- Oh j non 1 je n'ai pas ainsi de. temps à perdre.
Je suis près d'un ami malade qui a tenu à mon diagnostic.
- Alors, nous ailons nous revoir, dit-elle joyeuse,
oubliant qU'elle voulait oublier.
- Je repars dans une heure.
Elle fut prise d'un IrrésistIble désir de le retenir.
- VOI1S n'êtes pas si pressé, nous faisons demain
une admirable excursion, vous en serez.
- Un sauvage comme moi n'est pas fait pour une
société aussi brillante que la vôtre ... Nos chemllls
·bifurquent, les miens me mènent d'un devoir à un
autre devoir, les vôtres d'un plaisir à un plaisir.
- Je suis iCI pour ma santé, dit-elle, moitié sincère, moiti é moqueu se , vous pourriez me donner
une consuli.ation?
- Les princes de la science ... ou de la mode ne
manquent pas sur ces plages.
Il attachait longuement son regard sur le visage
trop cher qui s'étaIt rembruni.
A cet instant, des cris joyeux de jeunes hommes et
de jeunes femmes se firent entendre.
- Ah ! la voilà enfin!
- Je me sauve, dit Robert, avec un mouyeme nt de
fuite. Adieu 1
- Oh 1 pas comme cela, dit-elle ... laissez que je
vous présente ... mes amis vont croire à une intrigue ... ayez souci de ma réputation.
Elle semblait badiner, mais son regard suppliait
presque et l'expression de toute sa physionomie ne
<
�78
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
pouvait laisser un doute sur son désir de le voir
rester.
- Non' non! dit-il avec énergie comme se défendant
de lui-même, quoI qu'il m'en coûte, adieu 1... Je ne
vous ai que trop vue 1... Les « autres» vous attendent... allez « aux autres»; moi, je ne suis pas des
« autres ».
Plus tard, elle s~
souvint de l'accent avec lequel
il prononça et répéta ce mot « les autres ", mais en
ces rapid-es instants ils ne songèrent pas à diSSImuler la vérité d'eux-mêmes et chacun pénétra ·le
sentiment qu'ü faisait naître.
Robert était déjà loin quand le groupe joyeux
rejoignit la jeune fille.
Ce furent des plaisanteries sur son flirt mystérieux
et, quand elle en eut assez, elle y mit fin d'un mot:
- C'est mon sauveur, mon médecin de Lochrist ...
Que personne n'y touche'
Il Y a quelqu'un qui eût souhaité d'y toucher un
Deu vigoureusement, à ce facheux, qui venait se
Îeter à travers un plan si bien concu, pour en
brouiller les lignes, peut-être en écarter l'heureu se
solution. C'était Mme de Penl11lis, lorsque durant
plusieurs jours elle remarqua le regard absent de sa
fille, sa gaîté factice ou moins franche. « Mais quel
prestige, se demandait-elle, peut donc avoir ce
médecin de campagne pour enrayer celui du vicomte
de Montignac? Quel prestIge ? .. » Elle cherchait en
vain, ignorant celui qu'exerce une âme élevée,
dégagée des entraves mondaines, la valeur fonciè!re
d'une intelligence qui a trouvé ses voies et marche
fidèle à ses principes.
Quand à Edith, elle devenait parfois tout à coup
pensive au milieu du tourbillon qui l'entraînait. Un
mot surgissait : « d'un devoir à un autre devoir ",
« d'un plaisir à un plaisir ». Les deux routes bifurquent ... Pour tous cependant le but final est l~
même ? .. Et les graves méditations commencées a
Coatanéa se poursuivaient en dépit de tout.
�LE iliIÉDECIN DE LOCHRIST
79
IV
On touchait à Pautomne. Il y avait un mois que
Mme de Pennills était rentrée à Castel-Bois, mais
non pour y trouver la vie paisible et calme de la
campagne. Au château, ies hôtes succédaient aux
hôtes, des amis venus pour trois jours en restaient
hUIt et remplissaient la propriété de bruit et de
mouvement.
C'est en vain que les grands bois ouvraient de
mystérieuses profondeurs, faites pour la rêverie et
le silence des pensées: seuls les frais éclats de rire
retentissaient sous leurs voûtes sombres. En vain
que l'étang voulait dormir sous les nénuphars, ou
écouter la voix des roseaux: ses bords troubléb ne
répétaient que de joyeux échos.
Edith, cependant, commençait à être bien laase
de ces fêtes, de ce va-et-vient incessant; plus d'une
fois, en se retrouvant seule le soir, fatiguée, prise
d'un vague ennui, inéprouvé jusque-là, un grand
besoin de calme, de repos la prenait et des viSIOns,
qui lui semblaient venir de bien loin, hantaient son
imagination .
C'était là-bas le calme foyer de Margaret, son
visage doucement heureux, le babil charmant des
enfants, la bonne humeur du père; mais plus
souvent encore l'antique chambre de Coatanta
s'ouvrant sur la grande mer, la nudité de,s dunes et
le jardin d'où montaient les parfums de fleurs. Elle
revoyait Anne-Marie dans son monotone dévouement, partagée entre sa m1;re, les paunes et l'église;
Robert s'en aIIant matin et soir, à toute heure de
jour et de nuit, courir la campagne pour soulager le
plus pauvre de ses malades: un paysan parlant à
peine le fran~is;
un ignorant l'accmant peut-étre
de son mal s'il ne sait Je guérir.
II lui semblait que c'était une autr<:, un dédoublement d'Edith de Pennilis, une ombre ù0tat:nCe
d'elle-même qui a\'ait vécu dans cet in(~reu
u'un
autre monde, d'une autre ~poque
.
�80
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Dan s la tranquillité uniforme de leur existence,
tous ces ge ns-là lui faisaient un peu l'effet du peuple
chinoi s immobile derrière ses grandes murailles;
mais en mèrne temps, quand elle songeait au mou\'ement, à l'activité dévorante de sa vie, des questions , '.'<Igues d'abord, s'imposaient maintenant
nettes à so n esprit.
Où m ènent ce bruit, ce tourbillon? Quel est le but
de cette course eftrénée à travers , l'existence ? Alors
elle se prenait à discuter avec ces voix secrètes qui
lui fa isaient tant d'interrogations. Ne pouvant leur
commander le silence, elle leur répondait avec
irritation, humeur quelquefois, comme à des importuns qu'on sait ne devoir vous laisser en paix
qu'après sati sfaction donnée.
Le but ?... N'en est-ce pas un noble, élevé, que de
cultiver le s facultés reçues de Dieu, d'en admirer
les manifestations dans les autres? Et l'art, le plus
constant objet de ses désirs, de ses efforts; l'art
qui élève au-dessus du terre à terre, décuple la vie
pour ain si dire, par les sensations qu'il fait éprouver, les horizons illimités qu'il entr'ouvre; l'art qui
embellit et console tant d'existences, n'est-il pas
chose divine?
Les questionneuses intimes reprenaient: La vie,
le devoir sont-ils là tout entiers? Et les tableaux
bretons revenaient encore avec le souvenir de tant
de méditations faites dans la solitude de Coatanéa.
Décidément, il y avait dans ces existences igno:
rées, remplies, mode stes, comme une révélation qUi
venait jeter des ombres sur sa vie jusque-là sans
nuages.
Edith fermait les yeux, ne voulant rien sonder.
Puis enfin, un jour, lasse du bruit qui se faisait
autour d'elle, des distractions qui dévoraient ses
heures, sans laisser place à rien de sérieux, elle
demanda à Mme de Pennilis de ne plus retenir les
oiseaux de passage qui nichaient trop volontiers à
Castel-Bois, déclarant qu'elle voulait se remettre au
travail.
La mère docile ferma ses portes et le chate~u
devint silencieux comme celui de la' Belie au bOlS
dormant. L'entrée en était à peine ouverte au prince
Charmant. C'est ainsi qu'Edith avait surnommé le
blond vicomte de Montignac, l'hôte le plus ag,réabl,e
de, tous ceux qui peu pIment le chàteau et qUi .asplrait presque ouvertement au cœur et à la mall1 de
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
81
Mlle de Pennilis. La jeune fille ne le décourageait
pas, c'était tout, et le vicomte pouvait croire que
c'était assez.
Pour le moment, il ne fallait parler de rien, Edith
voulait travailler, et entre son art et elle, j'amour de
sa mère seul pouvait trouver place; seul, il était
assez dévoué pour se plier aux caprices d'une
imagination folle quelquefois, subir ses crises de
découragement, quand les pmceaux ilJlPuissants à
traduire le se timent du maître étaient rejetés,
. brisés dans un mouvement d'impatience et de
coltre.
Seul, cet amour fait de tact et de délicatesse
savait parler ou se taire à propos, rassurer, Juger,
donner un conseil au besoin et ne point se rebuter
devant les boutades de l'artiste, qui tantôt affirmait
voir la nature tout en bleu, tantôt en violet ou en
rose ... quand ce n'était pas en gris poussé au noir.
Elle pleurait de rage et de dépit devant des essais,
que sa propre critique exaspérée déclarait détestables. Alors Mme de Pennilis pouvait seule arracher Edith à son trayail, la forcer à un instant de
repos, à une diversion . Elle faisait atteler son petit
panier et toutes deux, la jeune fille conduisant,
tandis que le groom en livrée grise se tenait sur
l'étroit siège de derrii:re, elles partaient pour une
course rapide, vertigineuse, qUi calmait les nerfs
surexcités de l'artiste.
Au .contraire, lorsque l~ feu sacré l'empoignait,
lUI faisant perdre la notion du temps, sa mère
respectait l'inspiration, demeurait de longues heures
silencieuse, prête à saisir l'instant psychologique
pour ramener doucement l'enfant chérie aux réalités
de la vie journalière.
La jeune fille voulait donner un paysage au prochain Salon; elle en avait déjà ébauché plusieurs,
sans pouvoir s'arrêter à aucun; chaque fois que, la
palette en main, elle s'en allait sous bois au bord
de l'ea.u, à l'entré~
de quelg~
clairière; que ce fût
le matm ou le SOir, en plem jour, étudiant les crépuscules ou la lumière, devant son imaoination un
seul et unique site se présentait avec "'une pe~si
tance q!li resm~lait
à une ?bses:;ion: Un étang
endormi dans le SIlence du SOir, qUi descend sous
les clartés de la lune qui monte; un fond de prairie
mélancolique, noyé dans ces nuages blancs qui
s'élèvent · après les jours de chaleur.
�82
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Edith ne vouiait pas faire ce paysage; eEe
s'acharnait à de tout autres effets, étudiant plut6t le
plein jour. Mécontente de ses essais, tourmentée
comme le poète par la Muse, elle céda enfin; le
pinceau rebelle devint docile, entraina l'artiste. Et
ce fut un clair de lune plein d'une incomparable
poésie, un soir de rêve en même temps qu'un soir
vral, devant lequel ' Mme de Pennilis s'extasiait.
Edith sourialt, à moitié convaincue seulement,
plus heureuse de la joie qu'elle donnait à sa m"re
que du succès prédit, et toutes deux se transport,mt
en imagination à l'ouverture du Salon s'arrêtaient
avec la foule devant: ({ Un soir. » La jeune fille
s'incarnait en chaque critique, depuis le plus délicat
jusqu'au plus ignorant, discutait son œuvre au puint
de vue de chacun et de chaque école.
Ah 1 quels bons instants d'intimité elles passèrent
cette fin d'automne, dont elles goûtaient moins les
mélancolies que les richesses; les pâles soleib et
les dernières hirondelles, que les couleurs meneilleuses d'or et de pourpre qui teignaient les bois.
Jamais elles n'avaient plus joui de leur parfaite
union de cœur et d'esprit, peut-être parce que la
séparation l'avait interrompue un instant; peutêtre ...
Bénie soit la Providence qui met un voile devant
nos lendemains 1
.
v
Sur les boulevards, les marronniers commençaient
à bourgeonner; le printemps courait déjà dans l'air;
le solell presque chaud à certain jour faisait rentrer
les fourrures et sortir les ombrelles; mais le lendemain le vieil hiver, maussade, jaloux de l'empi~
te ment de la prochaine saison, reprenait ses droits
sans crier gare, et le ciel brusquement redevenait
froid, l'air glacé. Par un de ces jours, Mme de Pennilis, remontant en voiture au sortir d'un salon très
rempli et très chaud, se sentit saisie d'un froid
perfide.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
83
Dans la nuit sa respiration s'embarrassa, en même
temps qu'un.e douleur au côté ~omençait
~ la faire
soufTrir' maIS ne voulant oas 1l1qUleter Edith, dont
la chambre était contiguë ·à la sienne, elle attendit
jusqu'au matin. Lorsque sa fille, sitôt levée, vint
comme de coutume l'embrasser dans son lit, elle
lui dit seulement avoir mal dormi.
- Ah! je vous défends bien d'être malade, fit la
jeune fille en la mena<tant, car je vo~s
prévien~
que
vous n'aurez d'autre garde que mOI et Je serai terrible ...
Ce disant, elle sautait sur le lit, s'y asseyait à
l'aise et passant ses deux bras autour du cou de sa
mère elle lui souleva légèrement la tête.
- Voyons, madame, dit-elle badinant, vous avez
fait de mauvais rêves? telle est la cause de votre
insomnie sans doute.
Remarquant le visage fatigué et les yeux brillants
de Mme de Pen:1ilis, elle chans~
subitement de ton.
- Ma chéne, vous sentlnez-vous réellement
souffrante?
- Il serait bien malheur~
que je le sois jamais
sérieusement, répondit Mme de Pennilis souriant,
car après vingt-quatre heures de maladie tu me
\"erraIS morte ... Vraiment, Edith, je t'ai trop gatée;
je ne me suis jamais permis la plus petite mdlsposition, j'aurais dû, pour t'aguerrir, te donner de
temps en temps au moins un peu d'inquiétude.
- Un peu d'inquiétude, fit la Jeune fille; mais
j'en suis incapable; je ne puis en avoir qu'une folle,
dès qu'il s'agit pour vous d'une égratIgnure ... ainsi
ne plaisantons jamais sur ce sujet.
Ce fut après de longs préliminaires que Mme de
Pennilis amena sa fille à lui proposer d'envoyer
chercher le médecin, feignant de ne l'accepter que
par condescendance.
C'était un vieil ami de la famille, sincèrement
attaché à Mme de Pennilis et à sa fille qu'il avait
aidée à faire son entrée dans le monde.
Plus souvent appelé avenue Gabriel à l'occasion
d'un bon diner que d'une maladie, il appréciait le
charme de ces deux femmes aimables, toujours souriantes, et regrettait, leur disait-il, des santés si
parfaites, qu'il ne pouvait s'autoriser de son titre de
médecin pour doubler le nombre de ses visites.
, Lorsqu'il arriva à l'hôtel, à peine une heure après
qu'on l'eut fait demander, Edith, en robe de nuit,
�84
LE ;,rÉDECn:r DE LOCHRIST
causait toujours, ass ise sur le lit de sa m~re.
- Le voici 1 dit Mme de Pennilis entendant un
pas dans le yestibule. Va au moins passer une robe,
mon enfant.
Edith, obéissante, disparut au moment où la
porte s'ouvrait devant le vieux docteur.
- Descendez-vous enfin au rang des mortels
humains? dit-il, venant vers le lit et souriant sous
sa barbe et ses cheveux blancs.
Mais Mme de Pennili"s lui tendant la main l'interrompit, et parlant vite et bas comme si elle craignait
d'être entendue:
- Docteur, si vous me trouvez un peu sérieusement malade, n'en laIssez rien voir à ma fille ...
- Et encore mO!l1S à vous-même? demanda-t-H
en lui prenant le poignet.
- C'est tout le contraire que j'allais YOUS faire
promettre ... j'exige la vérité ... vous connaissez depuis
.longtemps mes idées à ce sujet .. . et mon excellent
moral. .. si jamais vous me trompiez ... je vous le
reprocherais jusque dans l'autre monde.
- Etes-vous bien sûre qu'il yen ait un ? .. dit-il. ..
Vous m'effraieriez davantage en me m enaçant de ne
plus me revoir en celui-ci.
- Impie 1 j'ai plus de croyance que vous ne le
supposez.
- Accusez seulement l'occasion qui ne m'a pas
permis d'en juger, mais je vous accorde toutes celles
que vous désirez avoir ... En attendant, permettez
que je vous ausculte.
Edith entra à ce moment dans une élégante
matinée mauve.
- Docteur, dit-elle, donnez-lui une grosse pénitence pour s'étre permis d'avoir pris froid sans mon
autorisation.
- Et lui enlever à tout jamais le désir de recommencer, répondit-il, achevant l'auscultation ... nous
allons lui mettre un vésicatoire .
- Oh 1 pas cela 1 vous allez la faire souffrir, cherchez autre chose, s'écria Edith dont les joues
s'étalent vivement colorées.
- Vous n'avez aucune fermeté, mademoiselle
P:i~temps,
reprit le docteur. Ne s'agit-il pas d'une
penitence?
Il alla vers la table, écrivit une ordonnance, puis
revint s'asseoir près du lit, causant de tout: peinture, théâtre, musique, excepté de maladie .
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
•
8S
Lorsqu'il sortit, Edith le reconduisit jusqu'à !a
porte du vestibule, et là, essayant de plonger au
fond de -ses yeux:
- La trouvez-vous bien malade?
- Enfant 1 fit le vieux m~decin,
la regardant avec
affection ... voilà pourtant bientôt un quart de siè:cle
que Je vous connais 1
- Un quart de siècle 1 se récria Edith, mais c'est
horrible 1 est-ce que vingt-cinq ans feraient un quart
de siècle, par hasard? Alors je succombe sous le
poids ...
Elle esquissa une attitude d'affaissement, puis se
redressa très droite.
- Pas encore, docteur, vous me vieillissez outrageusement.
- De trois mois 7... c'était au temps des fleurs.
- Trois mois 1 c'est beaucoup dans la vie d'une
femme ... il peut se passer tant de choses en trois
moisi
- C'est beaucoup; néanmoins je vous engage à
hàter la grande décision, autrement on parlerait
d'un mariage de vieille fille.
- Peut-être n'aurais-je même plus le droit d'être
revêtue de la blanche toilette... On me coiffera
d'oranges mûres.
« Mais trêve de plaisanterie, docteur, répondez:
comment trouYez-vous ma mère? vous n'êtes pas
inquiet?
JI haussa les épaules.
- Voulez-vous que je reYienne ce soir afin de
vous tranquilliser?
- Oh 1 oui, je vous en prie; trois fois par jour, et
méme si vous vouliez, on yons préparerait une
chambre tout près de la sienne.
- Vous serez toujours une petite fille, dit-il.
Il la quitta le visage si calme, si souriant, qu'Edith
s<::ntit s'évanouir toute inquiétude.
Le docteur revint le soir, car il était loin d'avoir la
sécurité qu'il avait montrée et trouvait à la maladie
un caractt:;re alarmant qui ne fit que se confirmer.
Edith refusa ~e se .coucher malgré le~
prières de
tous; le médeCin eXIgea alors une rehOleuse, uniquement, dit-il, pour forcer la jeune fil~
à prendre
quelque repos.
Le lendemain dans la journée, sur les instances
de sa mère, elle s'échappa quelques heures pour
�86
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
une vente de charité où sa présence était attendue
comme une promesse de réussite.
Dès que la jeune fille eut quitté l'hôtel, Mme de
Pennilis appela la religieuse. Elle se sentait très
malade, et sans se croire perdue tenait à profiter
de l'absence de sa fille pour mettre ordre aux affaires
de sa con science .
Si elle allait disparaître, emportée ' en quelques
jours? Laisser sa fille seule, toute seule!
L'avait-elle armée pour les combats de la vie? les
luttes, les épreuves?
Une angoisse terrible la prenait. Que n'eüt-elle
donné pour qu'à ce moment ·Edith s'appuyàt au
bras d'un homme qui lui inspiràt confiance!
Mille pensées, mille reproches vinrent l'assiéger
avec une intensité qui augmenta sa fièvre.
Elle s'accusa de n'avoir pas su assurer le bonheur
de l'enfant bien-aimée, mais il n'était ras trop tard.
U11 mot suffisait peut-être pour déCider sa fille;
Pierre de Montignac était là, tout prêt, elle le savait,
n'ath!ndant qu'un encouragement; pourquoi tarder ;>
Pnse d'une surexcitatiOn flévreuse, elle aurait
voulu agir, avoir entre les mains le temps el les
événements, les conduire, les précipiter.
Il lui semblait que tout allait lui manquer â la
fois.
Elle envoyait en même temps chercher un prêtre,
et Mme de la Savinière.
La mondaine arriva au moment où le ministre de
Dieu sortait de la chambre de la malade, la lai ssant
plus calme.
.
- QUOI! dit Mme de la Savinière, en s'approchant
du lit. Est-ce bien un prêtre que je viens de rencontrer? Votre cerveau est-il malade au point de vous
troubler la raison?
Mais Mme de Pennilis n'était plus d'humeur à
plaisanter, elle avoua ses craintes horribles ... l'espoir
qui lui restait de voir l'avenir d'Édith assuré avant. ..
Une main se posant sur ses lèvres l'empêcha
d'achever.
Toutes deu;: causèrent longtemps.
Mme de la Savinière ne se leva qu'en entendant le
coupé d'Édith rouler dans la cour sablée de l'hôtel
et s'arrêter devant le perron.
- Je reviendrai demain, dit-elle, mais de grâce,
ne vous montez plus la tête. C'est un véntable
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
87
enfantillage que de se mettre en tel état pour uae
indisposition?
Elle quitta son amie, ne doutant pas qu'elle ne fût
très. malade.
.
Dans l'escalier elle rencontra Edüh qui arrivait en
courant.
- Je suis furieuse! dit la jeune fille, la vente
marchait à ravir, pas moyen de m'échapper. Je me
tiUIS vengée en ruinant tous ces messieurs, votre
neveu en tête, madame.
- Quelle folie ne lui feriez-vous pas faire :. ln
Mme de la Savimère en embrassant la jeune fille ..
- Ma mère? comment l'ayez-vous trouvée? Je
n'ai pas vécu cette longue après-midi lOin d'elle!
- Enfant trop gâtée! fit Mme de la Savinii:re, allez
donc la retrouver, que je ne me fasse pas maudire
en .vous retenant une mmute de plus!
Edith ne se le fit pas répéter deux fois.
Elle ne sut rien de la visite du prêtre; Mme Je Pennilis avait recommandé le silence le plus absolu,
mais elle lui appnt le but de celle de Mme de la Savinière, se gardant bien de dire qu'elle-même ayal',
appelé les confidences.
_
Dès les premiers mots, Edith voulut arrêter oa
mère.
Mais Mme de Pennibs, avec plus de fermet" que'
de coutume, l'obligea à l'écouter jusqu'au bout,
- Jusqu'ici, lui dit-elle, je ne t'ai jamais influ<::ncée; à chaque parti qui se présentait, Je voyais d s
ombres; mais aujourd'hui je ne saurais trop te dire
combien ce mariage me sourit. Pierre de l'vlonti2:nac
r"unit tout ce que la femme la plus dinicile peut
souhaiter. Quelles raisons pourrais-tu objecter?
- Absolument aucune, sinon qu'il ne m'a pas plus
que les autres donné le désir de changer de nom.
- Je te demande seulement d'y penser très sérieusement, reprit Mme de Pennilis, je le désire ... .M. de
':~ont!gac
~'es!
pas u~
inconnu, il ne te sera pas
OlffiClle de faIre a son sUjet ton examen de conscience.
- L'approche de mon quart de Siècle, dit Édith
avec une mélancolie drôle, vous épouvante-t-elie donc
tant, que vous soyez si pressée de vous débarrasser
de v~tre
fille ? .. mais r~tenz
bien ce que je YOUS dis,
.:ontillua-t-elle en s'animant, nen ne me séparera de
vous.
Pour la première fois la jeune fille réfléchit sérieu_ement, lonfrnement au mariage.
�LE MÉDEC IN DE LOCHR IST
Jusqu'à cet instant elle avait tout rejeté d'instin ct:
mais sa mère laissant voir si clairem ent sa sympathie pour Pierre, le momen t de se décider était venu.
Il fallait donner un but sérieux à sa vie. Elle ne se
sentait aucun enthous iasme, mais enfin puisque la
plus grande partie de l'human ité passait par là, et
ne savait rien invente r de nouveau , elle la suivrait
dans ces sentiers battus.
La nuIt fut très agitée par toutes ces pensées ,
mais bien plus par l'angois se qui comme nçait à la
prendre , malgré les assuran ces du docteur .
Il ne s'était retiré qu'à une heure très avancée de
la soirée. Vingt fois elle se leva, venant écouter la
respirat ion qui devenai t de plus en plus difficile.
La maladie augmen tait dans des proport ions
effrayan tes. Mme de Pennlli s ne sortait de son accablemen t que pour entrer dans une excitati on extraordmal re .
. Lorsqu e Édithlu iapprit le résultat de ses réflexio ns,
elle éclata en sanglot s.
- Tu me rends heureus e 1 bien heureus e, dit-elle
en l'embra ssant. Ma chérie, tu ne sauras jamais à
quel point je le désirais 1
Et iajeune fille, ne voyant plus qu'elle au monde,
se disait que pour lui donner une joie il n'était pas
de sacrific e qu'elle ne fût prête à faire, quand ce
serait celui de sa Yie; il ne s'agissa it pas de cela ...
mais de son bonheu r seuleme nt.
D.ans l'aprè.s- midi, Mme de la Saviniè re vint et
.resta seule quelque s instants avec son amie. On
appela ]!;dith, on l'embra ssa avec émotion .
Mme de Pennili s pleurait ... de joie, elisait-elle.
- Il viendra demain ! dit Mme ele la Saviniè re.
- Déjà! exclama Édith.
Voyant l'étonne ment qui se peignai t sur le visage
de la tante el e Pierre, elie reprit vivemen t, se penchant sur le front de sa mère ...
- Je ne pense qu'à Elle! Il ne faut pas m'en vouloir.
Mais, une fois seule avec la malade , elle ne put
s'empêc her de .se plaindr e.
- C'est vraimen t trop pressé, chère mère; hier,
les premièr es ouvertu res; aujourd 'hui la demand e
officiell e; demain ? les fiançail les, sans doute; aprèsdemain , le mariage . Que faire ensuite pour m'occuper? Je: divorce rai la semaine prochai ne.
- Tu le connais , Édith 1 tu ne le connaît ras jamais
88
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
~
plus, répétait Mme de Pennilis ... C'est un désir de
malade que tu sois fiancée, le reste se fera quand tu
voudras, dans six mois seulement si cela te plalt, je
l'ai dit.
J~a
journ~e
fut horrible.
'.
.
Edith SUIvait le médecll1 lorsqa'll s'echappmt de la
chambre comme s'il craignait une mterrogation.
- Elle est perdue? demanda-t-elle d'une voix
rauque, avec un regaid que le pauvre docteur ne put
soutenir.
- Gravement malade . . mais une si forte constitution .. .
La jeune fille ne demanda rien de plus. S'il existait
une puissance au-dessus de toute puissancehumaine,
le moment de l'invoquer était venu.
Jusque-là elle avait cru le ciel trop haut pour que
la voix des mortels pût y arriver, et Dieu trop
grand pour s'abaisser jusqu'à leur néant. Mais à
celte heure, seule, éperdue, elle leva les yeux vers
ce ciel SI loin, tendit les bras en criant: Mon Dieu 1
dans une indicible angoisse qui lui sembla traverser
les espaces, percer les profondeurs inconnues où se
cachait Celui qui tient la vie entre ses mains.
Après ce cri, prière et acte de foi comme elle n'en
avait jamais fait, ÉdIth se sentit plus calme et entra
dans la chambre de sa mère.
Pour la première fOlS, Mme de Pennilis ne retourna
pas la tête en sentant sa fille près d'elle.
.
La pensée de la mort traversa l'esprit d'Edith
avec une lucidité telle qu'il lUI sembla succomber
devant l'épouvante creusée par la terrible et mystérieuse séparation .
La jeune fille n'avait que de vagues croyances sur
les vérités de la.religion chrétienne, ne sachant ellemême ce qU'elle redoutait, espérant au delà de cette
vie ... mais en présence de celle qui allait mourir
peut-être, le doute viDt la torturer ... Si on se retrouvait par-delà la tombe, sa mère lui 'pardoDnerait-elle
de ne pas lui avoir donné les secours qui peuveDt
aider à franchir le terrible passage?
.
Prenant une subite résolution, elle se leva parla
à la religieuse.
'
Quand elle apprit la vérité, la visite du prêtre
demandé par l'ordre de sa mère, elle demeura
muette, atterrée ... Quoi 1 sa bien-aimée se sentait
malade. à I?oyrir! et ~le
lui cachait ses angoisses!. ..
Ah! c'etalt a elle mallltenant de dévorer les siennes,
�90
LE 1iÉDECIN DE LOCHRIST
de sourire, avec cette lame glacée qui lui traver",ait
le cœur! à elle de la ra ssurer par sa confiance, sa
liberté d'esprit.
Mme de Pennili s ne so rtait mai ntenant de son
état de prostration que pour sembler écouter les
bruits du dehors.
- .\.ttenclez-vous donc quelqu'un, ch~re
mère?
La malade attacha s on regard sur le Yisag~
de sa
fille.
- Il ya venir tout à l'heure ... je te you,irais belle .
. - Pas une toilette de soirée, cependant? demanda
Edith.
- Ton cor:;age de peluche feu ... si cel a ne te
contrarie pas.
- Bien au contra ire.
Elle mit le corsage de peluche feu, et revint dans
la chambre.
- Il n'e st pas encore arriv8? demanda .i\i.me de
PenniEs.
C'était une idé e fixe de mourante.
EdIth endurait, le sourire au x lèvres, un intolérable
martyre.
La femme de chambre vint avertir que Mme Je la
Savinière était là, accompagnée de M. de Ivlontignac:.
Le visage de Mme de Pennilis s'éclaira. Rega rdant
sa fille :
- Tu permets qu'ils entrent?
Elle dit oui, que lui importait? Tout ce qu'elle
voudrait maintenant, pourvu que dans ces yeux
chéris passe un dernier rayon.
Les visiteurs entrère nt .. . Ce fut un instant, près
de ce lit, à qui essaIerait de mieu x tromper l'au.tre,
chacun parlant de la guérison prochaine, de la fin
de l'hiver Ol! l'on rattraperait en plaisirs le temps
que l'on perdait maintenant. Puis vint le gra nd sujet,
l'objet de la visit e.
- Vous lui enverrez ce soir la bague de fiançailles, dit Mme de Pennili s.
Pierre regarda Edith comme pour lui demander
un acquiescement.
1 Elle lui tendIt une main froide comme le marbre.
Il la porta respectueusement à ses lè!vres.
- Chevaleresque, toujours, les vieilles manières
que j'aime 1 dit .Mme de Penniiis en essayant de
sourire .
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
91
Le lendemain Edith avait au doigt la bague des
fiancées symbole d'un nouveau lien, au moment où
le plus fort, le plus tendre, se brisait à tout jamais ...
Au milieu des fleurs et des couronnes couvrant le
et
lit mortuaire, un bouquet de roses blanch~s
d'orangers exhalait les pénétrants parfums qlll parlaient de soletl et de ciel bleu.
· . . . . . . . . . . . . . . .
Ce fut pour Edith un coup de foudre suivi d'un
effondrement terrible.
Elle s'occupa de tout, de chaque détail, avec une
lucidité, un sang-froid, qui pouvaient donner le
change à ceux qui n'avaient pas connu l'amour pass ionné voué à celle qui n'était plus.
Pendant qUlllze jours la porte fut ouverte aux
visites. Sympathiques ou indifférents, tous furent
reçus avec le même visage glac é; consolations banales ou senties semblaient glisser sur un marbre.
Puis, quand Mlle de Pennilis jugea avoir fait ce
qu'elle considérait comme un devoir, elle s'enferma
dans l'hôtel désert, comme dans un vaste tombeau
où sa douleur avait des heures d'égarement et de
folle. Sa pensée restait absorbée sur le gouffre qui
s'était ouvert si soudainement, engloutissant tout
son heureux passé, la laissant seule, éperdue devant
l'inconnu où venait de disparaître celle qui était sa
vie . Où éta it-elle? dans quelle sphère? Dans la nuit
profonde comme celle qui s'était faite dans son ame ?
ou baignée dans une lumière igno rée des soletls qui
éclairent les mondes d'ici-bas 1 Oh 1 si on aVait pu
lui donner la certitude de son bonheur 1 lUI affirmer
qu'entre leurs àmes si étroitement unies, tout ben
n'était pas brisé 1. .. Mais ce doute, ce doute terrible
sur la demeure qu'elle habitait, la rongeait à toute
heure, tourmentait ses nuits.
Seuls, Mme de la Savinière et M. de Montignac
avaient leurs entrées avenue Gabriel; mais pas ·l'lus
que les. autres,. ils ne parvenaient à animer la phySIonomie naguere SI mobile et S I Jo yeuse de la jnll1e
fille.
Plusieurs fois, timidement, ils avaient prononcé le
nom de la morte; les lèvres de la jeune fille étaient
restées muettes, mais son regard avait eu une expressIOn si désespérée qu'ils se taisaient maintenant.
Autant la conversation près d'elle voltigea it autrefOIS, légère sur les lèvres de tous', autant elle se trainait aUJourd'hui, lourde comme une obligation qui
�92
LE ::.rÉDECIN DE LOCHRIST
revient à heure fb..e ,ous arracher à votre liberté. La
verve, l'entrain, tout avait disparu.
Bien des semaines se passèrent, elle ne sortait r c.s
de sa torpeur.
Une note de musique la faisait douloureusem(;nt
tressaillir, ses pinceaux lui étaient en horreUl', et le
colportage de salon, l'écho le plus lointain des di<tractions recherchées lui était odieux comme une
mascarade en présence d'un cercueil.
_ On essaya de toucher à l'avenir; la bague des
fianc;ailles autorisait le rappel de la promesse.
Edith répondit simplement qu'avant six mois il lui
était impossible d'entendre parler de mariage. Le
mariage, n'est-ce pas une fête? Pomait-on lui
demander d'y aller le cœur broye ?
Le jour où Pierre de Montignaê re"ut cette répon;:e.
il sortit fort mélancolique de chez sa fiancée.
- Savez-vous, ma tante, que je suis à bout de ressources? dit-il à Mme de la Savinière, qui l'exhortait à la patience; je n'ai l'esprit ni assez vari~
ni
assez ingénieux pour faire une cour semblable pendant six mois ... Si je n'avais pas connu Mile de
Pennilis ayant la mort de sa mère, je n'aurais jamais
songé à la faire comtesse de Montignac.
- Tu l'aimes assez aujourd'hui, je pense, pour ne
rien regretter? demanda "i"ement Mme de la Savinière.
- Aùcune femme n'a su me plaire davantage,
mais je ne suis pas assez empoigné pour que la contemplation de son visage de froide déesse me suffiSe
à vivre pendant six mois. Je préfère entreprendre un
voyage d'exploration au centre de l'Afrique, déco ul'rir un lac, couronner un rOI Macc()co.
- Race dégénérée 1 fit l\lme de la Savinière ayec
humeur. Vous n'êtes pas capable de rester sage IX
mois pour mériter la main d'une femme accomplie,
quand YOS aïeux soupiraient des années entières
pour obtenir celle de la dame de leurs pensées!
- Chère tante, dit le jeune homme sans s'émoubien beau, mais n'espérez
vOlr, le moyen age é~ait
pas le voir refleuflr ailleurs que dans votre salon ...
et sur votre papier à lettre 1... Il n'est pas un de mes
semblables, je le gage, qui ne trouve q~'e?
ce mo~
mentj'aclzète mon bonheur ... Songez que J'al renonce
à tout depuis que je porte le titre de fiancé. Je ne
fais plus que de rares apparitions au club, le théâtre
me pleure . .Mais je sens qu'à la fin ma patience e~t
�LE :,rÉDECIN DE LOCHRIST \
93
à bout, déclama le jeune homme avec de grUl(~S
gestes..
.
.
- Ah! Pierre, pas de folles. surto.ut, fit Mme oe
la Savinière, qUI connaissait son neveu. Tout se Salt.
Ce qui s'excuse avant les fiançaIlles ne se parc)0l1n0
pas après. Ce serait un chagrin pour. mOI, u n lmmense chagrin que de voir rompre ce manage tant
désiré.
- Rassurez-vous, chère tante; j'espèt"e que sur
les six mois demandés nous en ferons retrancher
trois au mOins ... Mais dans le moment, Il convient
d'acqUIescer à tout.
- Tu es un amour de neveu, dit Mme de la Savinière rassérénée ... AUSSI, tu venas quelle adurable
comtesse je t'ai réservée 1
- Et moi quelle nièce accomplte je vous rrt:pare,
répondit le jeune h omme, prenant le Ion - enthüusiaste de sa tante.
SI les visites que Pierre de MontIgnac fai saIt à: sa
fiancée lui semblaient longues et dJÎficiles, ce n'étaIt
que trop réciproque du côté d'Edith. Elle n'avait pas
trouvé de plus aimable compagnon de Yoyages, d'excursions, pas de plus spirituel causeur dans un salon.
A.ujourd'hui Il la laissait frOIde , ennuyée; elle ne
s'en prenaIt pas à lUI, mais à elle seulement, dent
l'unique ~ensé
était nvée au même souvelllr. Pour
la première fois aux prises avec le grand mysF'n, de
la douleur, elle se sentait vaincue, terrassée , 5ans
arme et sans défense. Souvent elle avait répété que
les maux inévitables, ceux qui tombent direct:fl<~n
sur nous sans l'Intermédiaire de l'h omme, nous
trouvent forcément résignés; que c'est l'ohe ,.le se
revoltercontre la pUissance inviSIble qui nous fr<lppe;
maIs à présent que son àme était labourée par la dOl'leur, il lui fallait autre chose à jeter dans ses ~ilon
s
sanglants, autre chose qu'une banale phiios,jphie
pour la relever et la fortifier.
sans consolations, parce que ses
Elle sour~ai.t
espérances etaIent vagues comme sa 101, et se débattaient devant ce problème: un Dieu bon qm se platt
à torturer ses créatures ...
Elle ne se disait pas que l'or s'épure en passant
par le creuset; que le dIamant, pour briller de tout
son é~lat1
doit être ciselé par .Ia main d~ lapidaire;
le gram Jeté en terre pou r s'elever en t!Oe féconde
vers le ciel 1
t:>
Et elle pleurait seille des larmes dont dIe n'aurait
'\
�96
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
ne lui demanderait de sourire, quand elle aurait le
cœur débordant de sanglots.
Elle écrivit à Marguerite. La pensée de Robert
qu'elle venait de revoir ne la troubla pas un
instant.
Encore sous l'empire de la douleur qui l'absorbait, il ne lui vint même pas à l'esprit qu'elle pouvait
scruter son cœur. Sa vie n'était-elle pas tracée ?...
VI
Les cloches carillonnaient à toute volée, jetant audessus de Lochrist et de la campagne reverdie leurs
sons les plus Joyeux. Aux portes de l'église se pressaient une foule d'enfants, garçons et filles, qui voulaient voir le grand baptême de l'enfant de M. le
maire. C'était un événement, qui fut salué de cns et
de hourras, quand le parrain.et la marraine parurent
~ous
le porche, précédés du nouveau baptisé, que
portait glorieusement une femme du pays .
- Donnez-vous le bras, c'est de rigueur, dit M. de
Kermavan radieux en s'adressant aux héros de la
fête.
Et EdIth de Pennilis appuya légèrement sa main
sur le bras de Robert Kerfort.
A ce moment ce fut une pluie de dragées, de gros
sous, de pièces blanches qui tomba sur la nuée des
enfants. Une indescriptible mêlée s'ensuivit; les
combattants roulaient dans la poussière, se relevaient, se reprécipItaient par terre, les uns visant
l'argent, les autres les bonbons; et les coups de
poing pleuvaient en raison directe de l'averse qui
continuait à tomber.
Et M. de Kermof\'an, que ce spectacle amusait
beaucoup, riait de tout son cœur.
- Est-ce un de vos modes de civilisation? lui
demanda Edith riant aussi.
- Une manière d'apprivoiser ces sau\'.ages, d'en
faire les amis de M. le maire, répondit-il.
- Chose superflue, reprit Robert, car ces sauvages
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
97
baisent la trace de ses pas, et croyez, mademoiselle,
que ce ne sont pas là façons de courtisans. .
. _ Ils en ont peu l'air, dit la jeune fille, jetant un
dernier regard sur la mêlée, de plus en plus ardente.
Et relevant sa robe, elle monta dans la grande
calèche où venaient de s'installer la paysanne et sa
filleule. Robert se mit près d'elle, pendant que
M. de Kermorvan é'ntassait dans deux autres voitures
Paulette, René et des enfants du voisinage:
Car un baptême, c'est une tête,
Pour les parents, pour les amis,
Pour les habitants du pays,
fredonnait gaiement M. de Kermorvan, qui, ayant
rempli tous ses devoirs, vint prendre place dans la
voiture d'honneur.
- Fête incomplète 1 dit-il; cette pauvre Marga
qui voulait tant assister au baptême de sa fille 1
- Ce sera pour la prochaine fois, dit Edith distraite.
Puis, se penchant pour soulever le mouchoir de
dentelle qui recouvrait le visage du poupon, elle
considéra attentivement ses petits traits un peu perdus dans un e chair rose tendre.
- Il .me semble qu'il n'est pas trop laid, notre
filleul, et ce disant elle tournait la tête comme pour
consulter Robert.
- Quell e impertinence, fit M. de Kermorvan, et
c'est de mon fils dont 11 est question 1
- Je commence à comprendre qu'on aime ces tout
petits, contiu~
Edith, qui .s'amusait ~ enfoncer le
bout de son dOigt dans les Joues potelees du bébé,
et à le retirer ensu ite pour voir la trace blanche qu'il
y laissait. Quel sentiment de protection doit s'êveil1er en face d'une telle faiblesse 1 Pauvre petit être
que l'on broierait s i facilement 1
Pendant qu'elle parlait ainsi, lentement, sérieusement, comme si ses lèvres eussent désappri s le sourire, Robert regardait le changement opéré en elle
depuis ~a rencontre sur la plage norma!lde.
C'était une autre femme: la vivacité de mouvemen t
~a m.ol?ilité de l'exp ression qui en faisaient un étr~
1l1SalSISsable, avalent disparu; l'attitude était posée'
le regard, profond et triste, semblait contempler de~
hOrIzons nouveaux et mystérieux .
Robert, qui l'avait aimée heureu se, brillante, avec
tous ses défauts, en dépit de sa raison, se sentait
4
�g8
LE MÉDECIN' DE LOCHRIST
attiré mamtenant par cette invincible sympathie que
fait naltre la duuleur dans une ame élevée.
Et c'était une intolérable souffrance de s'en aller
prL~
d'elle, par cette après-midi de mai qui semait
dans les chemins tous les parfums des aubépines en
neurs; les oiseaux chantaient leur hymne d'amour;
daf's tous les coins verts, les clochettes bleues se
balançaient sous leurs hautes tiefes; les stella:res et·
les anémones se tapissaient le long des buissons,
sous les bois, comme de frileuses étoiles.
Par des jours semblables, le coeur, comme la
nature, demande sa fête.
Edith, mdifférente, n'y songeait point. La grande
tempête, en passant sur sa vie, avait arrêté tout désir,
englouti tout souvenir où sa mère n'était pas.
Robert le sentait, et cette assurance que la jeune
fille aValt oublié ce qu'il appelait son heure de folle
lui permettait de se montrer naturel. Plus rien
n'existait de ces instants de gêne et de contrainte
ressentis dans leurs dernières rencontres, mais il
s'épouvantait de voir les Clfconstances le rapprocher
encore de Mlle de Pennilis.
Plus que jamais, tout lui faisait un devoir de l'oublier, car, il le devinait: elle était fiancée. Cent fois
déjà son regard s'était arrêté sur la main qui portait
le gage d'une promesse sacrée.
Jusqu'où le conduirait l'ironie du sort? Etait-il
destiné à voir s'accomplir à Ménez-ar-roch un
mariage dont la seule pensée le rendait fou?
Le deuil récent et profond de Mlle de Penmlis
l'autorisait à penser qu'elle préférerait sans doute la
m"ison d'une amie à la solitude de son hôtel.
il essaya de chasser ses pensées . N'était-ce pas
assez, trop déjà de cette journée passée ·au manoir,
où il remplissait le rôle de parram? Le vieil oncle,
im·ité de longue date, n'avait pu venir au dernier
moment..
Mme de Kermorvan était loin de se douter du supplice qU'elle infligeait au jeune docteur en le traitant
en aml intime de la famille. Elle était heureuse de
reconnaître ainsi un déyouement et des soins que
l'argent seul ne saurait payer. Elle s'applaudissait
donc de ces mêmes événements que Robert maudis sait ou voulait maudire; son coeur et sa raison criant
en sens contraire.
Au retour de l'église, le parrain et la marraine
,·inrent présenter leur filleul r~gén
à la maman,
�LE. MÉDECIN DE LOCHRIST
99
qui, étendue pr~s
de la fen~tr
ou:'erte ~ur
sa cl:aise
longue, présidait aux. dermers, preparatifs du gouter.
Anne-Marie, le sounre aux levres et le cœur dans
un étau, plaçait au milieu de la table un bo.uquet de
roses et de lilas blancs offerts par le parram.
_ C'est complet, pensait la pauvre fille, le bouque't d'une fiancée!
Robert et Edith tinrent à honneur de servir euxmêmes tout le petit monde qui s'agitait autour des
boites de dragées; et quand chacun en eut pris plus
qu'il n'en pouvait désirer, la joyeuse bande se dispersa sur les pelouses autour de la maison. . .
Alors, dans le salon, une causene tout mlime
s'établit, où pour la première fois Edith parla de
celle qUi n'était plus. Au milieu de ces amis si simplement bons, qui trouvaient naturel de la voir pleurer, sa douleur se sentait à l'aise et le nom de la morte
revenait de lui-même. Parce qu'elle n'était pas là,
son souvenir en était-il moins présent? Ce qu'on
avait dans le cœur montait sans efforts aux lèvres et
la longue contrainte d'Edith peu à peu s'effaçait.
Pendant ce temps, la dernière heure de la fête
enfantine avait sonné, et, les petits amis une fois
disparus, Paulette et René rentrèrent au salon.
- Je vous réserve encore une joie, dit Marguerite
en les embrassant.
Puis, se tournant vers son mari, elle le pria de
prendre des sacs de dragées afin de les porter dans
deux fermes voisines, très pauvres, où il y avait
beaucoup d'enfants.
- Parrain et marraine vont s'exécuter, dit-elle.
- Ce sera une charmante promenade avant le
diner, dit Edith.
- Puis-je m'en dispenser? demanda M. de Kermorvan, qui avait pns l'habitude de ne jamais lever
un doigt sans demander l'approbation de sa femme ...
J'ai deux braves gens qui sont là attendant un conseil de M. le maire.
. Marguerite regarda interrogativement les deux
Jeunes gens .
- Avec vos enfants comme mentors rien ne me
paralt plus convenable, dit Edith.
'
.O n se ,?i.t en route avec Paulette et René, qui sautaient de Jale, prenant par le petit chemin de l't!tana.
Arrivés à l'endroit choisi par Edith pour le suj~t
de son .tableau, ils s'arrêtèrent saisis par les mêm "'' <,:,
~ rC\u .5:
souvemrs.
'<z. !Y
�100
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Que vùus avez su rendre la poésie de ce lieu 1
dit Rohert.
- C'est vrai! vous connaissez le tableau, fit
Edith ... rien n'est changé 1. .. Les mëmes branches
traînent sur l'eau; les mêmes roseaux dans ce
coin ... mais eUe n'est plus là ... Les Djinns se sont
enfuis ... pour tOlljours.
Sa voix, profondément remuée, avait un accent
inconnu qUi bouleversait l'ame de Robert.
Ils marchèrent quelques instants en silence, elle
perdue dans sa rëverie, lui n'osant la troubler. Les
enfants couraient en avant.
Après quelques minutes, Edith releva la tête.
- Monsieur Kerfort, vous croyez à un Dieu bon?
d'~man-tel
lentement, regardant le jeune homme
a':ec des yeux pleins d'un doute cruel.
- De toutes les pUIssances de mon àme, made·
m.,iselle, répondit-il d'un accent chaud et profond.
- Un Dieu bon qui torture ses créatures? reprit·
elle ... c'e5t le oui et le non ... le bien et le mal...
Aimer et broyer ceux qu'on aime 1. .. mais nous, si
imparfaits, nous ne le pourrions pas ... Il n'est pas
d'homme mlochant qui invente pour ses ennemis les
supplices variés par lesquels Dieu fait passer ses
créatures ... Dites·moi clone plutôt qu'il nous a jetés
là, abandonnés à des forces fatales qui nous
mutilent, nous écrasent et contre lesquelles nous
lutterions en vain.
Elle parlait maintenant avec passion; les paroles
sortaient prcsséès de ses Houes comme un flot longtemps contenu qui n'avait pu se faire jour.
- Aimer et broyer ceux qu'on aime! dit Robert
de sa voix grave ... C'est là une raison que la pratique
de chaque jour me fait facilement comprendre .. . je
puis avoir un malade cher, adoré ... dont la guérison
ne me sera promise qu'au prix de cruelles souffrances ... je n'hésiterai pas â le torturer; il pourra
crier, m'accuser d'insensibilite, ne comprenant pas
la fals{ln des supplices que je lui fais endurer, je
n'en continuerai pas moins à fouiller avec le scalpel,
ses cbair..: palpitantes, à y porter le fer et le feu ... je
ne serai pas :iÙèlrd ... encore moins insensible ... je
'-oudrai seulement guérir celui que j'aime, et j'en
prendrai les moyens.
- Et vous croyez que la douleur est ce feu, ce
fen ... qu'elle nous fait du bien ? ... Elle a tué en moi
t',utes les énergies.
�LE 21'IÉDECIN DE LOCHRIST
J(,J
_ Ne le croyez pas.. repnt vivement Robert. Le
travail qUI s'accompht en nous. au moment de la
souffrance nous n'en pouvons Juger ... Les forces
clont vous' parlez méritaient-elles ce nom? A-t-on
besoin d'en déployer beaucoup alors qu'on est heureux ? .. Les forces qui ne nous servent que pour
acquérir les bien~
désirés, qu'à satisfaire nos an: bi t ions ou nos capnces, sont cles forces val11es qUI se
brisent, s'anéantissent. Les véritables ne se mesurent
que dans la lutte et la difficulté. Jusqu'à présent,
aJouta-t-il d'un ton très doux, avec la plus sympathique pitié, vous aviez été si heureuse 1. ..
- Et vous trouvez qU'Il est bon que je ne le sois
plus? demanda-t-elle vivement.
- Je m'incline, dit-il, devant une volonté supérieure qui ne me livre pas ses secrets, et je crois
que l'épreuve vaillamment et patiemment supportée
forme l'homme moral, lui donne sa vraie valeur.
- C'est l'acquérir chèrement.
- Vous savez la parole du poète:
L'homme est un apprenti, la douleur est son maitre.
- Celui qUI n'a pas souffert, continua-t-il comm()
se parlant à lui-méme, que sait-il? Il se prencl à
tous les mirages de la vie, borne ses horizons à CelUI
de ses plaisirs trop souvent... Et le but? le \Tai
but? .. La fin arrive tôt ou tard ... tout ce qui finit
est court... Il y a un autre monde .. .
- Vous êtes austère! murmura-t-elle, pensive,
étonnée d'un tel langage.
- Vous m'avez interrogé, dit-il. SI mes paroles
ont dépassé les limites d'une simple réponse, pardonnez-moi.
.
- J'aime toujours à entendre ce qu'on croit la
,"" rité, fit-elle simplement.
- Nous voici du reste chez la protégée de Mme cie
Kermorvan, dit le JeunE: homme, une cie ses nombreuses protégées, devrais-je dire, car il n'est pas un
malheureux qu'elle ne soulane.
. S~r
le seUIl de la porte t~'ofs
ou quatre enfants qui
Jouaient s'enfUIrent .préCipitamment dans la maison
poussant des cris à la vue des visiteurs.
'
- C'est ainsi qu'ils sont civilisés? dit Edith.
- Les dragées les amèneront à compOSition,
r'; pondit Robert.
Hs entrèrent.
�102
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Ce fut une jOie pour René et Paul ette de faire leur
distribution.
Devant tout le sac répandu su r la table, les enfants
demeur2ren t d'abord muets d'étonnement, et la m '~ rc,
plus heureuse de leur joie, levaIt les bras et les
laissait retomber disant: Jé s us! va Doué!
Puis, s'adressant à Robert en sa langue bre to n ne,
zlle lui désigna Edith en clignant ses yeux bleu
Dassé, qui semblaient dire: j'ai bien deviné .
. - Que dit-elle ? demanda la jeune fille.
- Elle s'1l1forme, mademoiselle, si vous êtes la
,œur de Mme de Kermorvan, répo ndit imperturbablement Robert.
C'était réellement ce que l'on pouvait appeler une
traduction libre des paroles de la pauvre femme,
qm félicitait le jeune homme d'avoir une si jolie
promise; he'ureusement personne n'était là pour
rétablir le te xte.
Après les visites faites dans les mai sons indiqu ées
par Marguerite, les deux jeunes gens reprIrent
la route du manoir; le soleil descendait à l'horizon,
colorant les bois, aVivant toutes les teintes sous ses
derniers rayons; la fraicheul" embaumée du soir
déjà commençait à se faire sentir.
Edith avait retiré son chapeau, el, le tenant à !a
main, maI'chalt le front lev0 comme pour le baigner
dans la pureté de l'aIr. Il lui semblait que son cer~al
fatigué s'en pénétrait et se détendai t dans un bienêtre inconnu depuis longtemps, indd"lnissable,
Robert, presque silencieux, marchait prt:s d'elle .. .
A.voil' tout son cœur! toute son âme! pensait-il .. .
Celui qui les possédera saura-t-il jusqu'au fond
découvrir son trésor?
VII
Le lendemain matin, e n sortant de sa chambre,
Edith entra. chez son amie, qu i n'était pas levée.
- Ma chère Edith, dit la jeune femme, je suis
souffrante ce matin, vous seriez mille fois gentille de
me rendre un service.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
1(;3
Tous ceux que vous \oudrez, dit la jeune fil '~
cn l'embrassant alTectueusement. Parlez sans périphrases.
.
- Si vous le voulez .. IC "o igne une paU\Te femmc
qUI a un hornble cancer...
.
'
- Oh 1fit Edith âl'ec un mouvement de repul sJOn ...
.
.
ne me demandez pas...
- Mais attendez donc . DepUIS quelques jours je
n'al pu aller la vOIr, le docteur ou Anne- Mane sc
<::hargent du pansement, malS du manoIr on envoIe
mIlle choses nécessaIres ... Je vous demande simplement de me remplacer en allant vous-même porter à
cette malheureuse ce que Je IUl fais préparer.
- Vous êtes tous des saints dans ce pays 1 s'écna
Edith ayec convictIOn; je crams, en y demeurant
p lus longtemps, d'être gagnêe par la contagIOn. Je
n'a l pourtant nulle envie de jouer le rôle d'un e
Elisabeth de Hongrie. MalS que ne ferai-je pas pour
vous être agréable ? .. Je cours donc chez votre
malheureuse.
- Oh 1 mais rassurez-vous, Je ne vous demand e
pomt d'embrasser ses plaies, dit Marguerite à la
Jeune fille, qUI fermait déjà la porte derrière eHe.
Non, elle ne songeait à lui demander aucun acte
hérolque, mais si elle envoyait Edith dans la maison
du pauvre, ce n'étaIt pas sans une secrète intentIOn.
Elle savait que le meilleur moyen d'oublier ses douleurs/c'est de s'occuper de celles des autres. Le village où E?Î1h s~ rendait n'étaIt qu'à quelques mmutes
du manOir, maIs les abords des fermes bretonnes et
les fermes elles-mêmes sont loin d'avoir la coquetterie de celles de Jerse)'. La jeune fille, chaussée de
petits souliers, trouvaIt à grand'peine un endroit
pour poser le pied. Sa Jupe relevée sur le bras, ellc
avan<;ait avec les plus grandes précautions, s'apprètant à franchir le passage le plus difficile, quand un
gros chien de garde s'élança sur l'inconnue en pous!:iant des aboiements furieux .. . Elle jeta un en en
faisant un bond de côté, mais l'animal, ex cité par
~e.
mouyement mèmc, saisit la jupe de la jeune
lIlle .
- Appelez i'otre chien! cria Edith de toutes ses
forces à un enfant, qui venait d~aprïte.
. G lac~e
de te:reur, n'osant faire un pas, elle se tint
tmmobIle, craignant d'ètre déchirée dans la lutte'
car à travers son bas de soie elle venait de sentir le~
dents de l'animal.
�104
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
L'enfant se mit à pousser des cris perçants.
Alors sur le seuil de la ferme, Robert parut.
Edith' avait à peine eu le temps de l'el!trevoir que
déjà il était près d'elle, assénant au chIen un coup
3i vigoureux que l'animal s'enfuit en poussant un
cri de douleur.
Puis, s'adressant à Edith, pâle d'effroi:
- Comment vous trouvez-vous ici ? lui demandat-il presque rudement, tandis que son regard exprimait une angoisse ... Avez-vous été mordue ? ..
- Voilâ, dit-elle, en éclatant de rire nerveusement,
des débuts encourageants comme sœur de charité 1. ..
Quelle grâce de part et -d'autre 1. .. le gardien de la
maison m'écharpe, - elle montrait son bas déchiré,
- et vous 1. .. vous me .rudoyez.
Il se serait mis à genoux, le malheureux, devant
un semblable reproche, et ne pouvant garder l'exacte
mesure que laisse la liberté d'esprit, il'reprit du
.nème ton brusque:
- Mais n'est-ce pas folie de s'aventurer ainsI,
chaussée de souliers de bal, à travers des sentiers
humides, dans les fermes ? .. Nous ne faisons pas
de bergeries â la Florian, nous autres Bas-Bretons .
Elle l'interrompit sans façon, avec un mouvement
de tête indépendant et expressIf qui disait clairement: c'en est assez.
- Voulez-vous m'accompagner chez cette femme?
car je meurs de peur maintenant, je ne resterai
qu'une minute ...
- Non, vous n'irez pas, dit-il, vous êtes encore
toute tremblante, il vaut mIeux rentrer. ..
Mais elle insista pour aller au moins déposer les
commissions de son amie et il céda. Ils revinrent
ensuite vers Ménez-ar-roch.
- Décidément, il est écrit, dit-elle, que ce pays
me sera funeste. Il y a un an, je me casse une
jambe ... cette année, j'y viens prendre la rage ... Il
va falloir m'expédier chez M. Pasteur.
- Attention au troisième accident! dit-il gaîment.
- Il me coûtera la vie, j'en ai le pressentiment,
dit-elle, plaisantant sans rire.
On ar rivait au manoir. Robert entra, mandé pour
une mi sère d'enfant.
~ 2.rg
lerit,
en apre~nt
l'aventure racontée par
EdIth avec t out le colons youlu pour lui donner plus
:le valeur, se fit des reproches sanglants de n'avoir
C
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
10 5
pas pensé au chien, qui, du reste, était habituellement
attaché.
Edith très énervée, mais ne voulant pas le paraltre,
s'assit près de la table et ouvrit le journal du matin
pendant que Robert donnait sa consultation.
Tout à coup une exclamation lui échappa.
- Qu'y a-toi! donc? demanda Mme de KerffiDrvan.
- Oh 1 nen, fit-elle, essayant de plaisanter pour
dominer une impression évidemment violente ... les
journaux sont une I?récieuse invention ... on y apprend
des nouvelles qUi ne sont certainement point à
l'adresse de ceux qU'elles intéressent le plus.
Elle repliait le Journal avec une négligence affectée.
La même pensée vint à Mme de Kermorvan et à
Robert. Il s'agissait d'une critique de ses Œuvres
sans doute.
- La gloire a ses épines, i! ne faut pas vous en
émouvoir plus qu.e ~ela,
~lt
Marguerite.
.
- Vous plairait-il, chere amie, de m'expliqu~r
l'énigme que cachent ces paroles? demanda Edith
avec un regard si slOcère que la jeune femme ne
douta pas avoir fait fausse route dans ses suppositions.
Robert se leva pour se retirer; Mme de Kermorvan,
qtll désirait lui parler, le suivit.
Edith resta seule.
Elle reprit vivement le journal abandonné, chercha
à la colonne des faits di"ers, et lut et relut attentivement un passage.
.
- C'est lui 1 ce ne peut être que lui! murmuraitelle à demi-voix.
Et ses sourcils se contractaient, ses lèvres tremblaient d'émotion ... ou de colère, elle prononçait des
phrases hachées: blessure légère ... quelques jours
de repos ... un bras en écharpe ... aimable pàleur. ..
plus intéressant ...
- Intéressant 1 ce mot siffla comme une flèche.
Elle se leva d'un seul mouvement, et comme s'il
ne lui restait aucun souvenir de sa blessure s'enfuit, erra seule à travers les bois, aux bords le's plus
reculés de l'étang, en proie à une agitation extrême.
Longtemps, elle se promena avant de reconquérir
la possession d'elle-même. Quand elle se sentit forte
elle revint au manoir, où Mme de Kermorvan lagrond~
ten~rm
d'avoir si tôt marché après l'accident du
matlO.
.
�JOG
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Il faudrait vous veiller comme une enfant,
Edith. Certes M. de Montignac aura fort à falfe.
- Je reconnais, chère amie, qu'un mentor est
chose précieuse, aussi venais-je '"ous pfler d'mviter
celuI qUI dOit être le nuen.
- C'est ent'endu, ma petite Edith, et même, si
J'avais VOIX au conseil, je vous dirais de ne pas retarder mdéfinlment votre mariage . Il est CI uel pour
lVl. de Montignac de penser qu'il ne peut être pour
YO US une consolàtion.
- Oh! nous ne sommes sentimentaux ni l'un
11l l'autre, fit Edith, avec un dédam amer qui frappa
l\'larguerite., .
- Vous l'aimez bien cependant? dit-elLe avec une
crawte timide.
- Je ne me suis jamais Illterrogée à ce sujet, répondit la jeune fille. S'tl m'avait déplu, je n'aurais pas
consenti à l'épouser, VOilà tout... Et encore 1 recllfiat-elle, au moment Ol! ma mère a mamfesté le désir si
"\ If, si passIOnné pour ce manage, que lui aurais-je
rd\Jsé ?
Marguente, péniblement affectée des paroles de
son amie, ne voulut les attnbuer qu'à un moment de
souffrance plus VIf... Elle se dit que le metlleur
remè:de était la présence du fiancé, qu'Il leur suffirait
de se voir tous deux, librement, pour faire diS paraître
la froideur d'Edith.
M. de Kermorvan écrivit donc dès ce matin même à
M. de l\'lontignacqu'li était attendu à Ménez-ar-roch".
Edith ajouta ce post-scnptum:
« On me cht qu'il n'est pas bon de mettre la patience
de l'homme à trop longue épreuve... Celle de la
femme aussI a cles bornes. Venez donc au plus vite,
nous fixerons un terme à notre mariage, que Je
désire rapprocher. ~ Après avoir écrit ces deux lignes,
elle vmt fort satisfaite les lire à Marguerite.
- Voyez SI je ne SUIS pas aimable? peut-être trop?
Dites-le-mOI, vous qUI avez passé I?ar là ...
- Oh 1 mOI 1 fit Marguerite, j'aimais tant M. de
Kermorvan!
.
- Que vous alliez plus loin que cela? demanda
Edith avec un étonnement SI bien joué, que la jeune
fe mme rougit comme une jeune fille, balbutiant en
manière d'excuse:
- Ce n'était peut-être pas absolument correct...
!lOUS nous éCriVIOns de longues lettres, déjà inttmes,
après un Jour de séparatIOn.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
107
_ C'était bien mauvais genre! ma chère, fit Edith,
comme froissée d'entendre une semblable révélation,
Marouerite se redressa fièrement:
_ J~
ne vois là rien qui puisse, même de loin,
approcher de ce que vous dites . Nous av!ons l'u~
pour
l'autre une profonde affectIOn, et nous aImIons a nous
le dire.
- Adorable créature 1dit Edith, l'embrassant. Elle
sera toujours la même, ne s'apercevant pas que je
me moque d'elle.
.
Marguerite éclata de rire.
- En effet, je suis bien sotte! ma pauvre Edith,
mais aussi vous plaisantez avec tant de sérieux ...
Pèndant qu'elles étalegt ainsI toutes deux, riant ou
causant sérieusement tour à tour, Robert rentrait
chez lui après avoir achevé ses visites de malades.
- N'est-ce pas fohe, se disait-il, de la revoir ainsi
chaque jour? de nourrir cet amour insensé? ..
Mals qu'y faire? Les devoirs même de sa profession
l'appelaIent à Ménez-ar-roch. Jusqu'à ce jour Il
n'avait été pour rien dans ces rencontres avec Mlle de
Pennilis, et puisque tout se liguait pour la mettre
encore et encore sur son chemin, il subissait sa
torture, regardait la plaie saigner avec une àcre
volupté.
Mais il y avait quelqu'un à Coatanéa qUI n'acceptait
pas ainsi les choses. Anne-Mane, malgré son cœur
compatissant, sentait sourdre en elle un sentiment
de colère contre Mlle de Pennilis.
Quand le jeune homme lUI eut dit que le lendemain il comptait encore la retrouver au chevet de la
malade, elle sortit de sa douceur habituelle.
Elle eût voulu mettre la jeune fille en défaut aux
yeux de son frère, qui lui disait combien Edith lui
semblait assouplie, disposée à recueillir la semence
sérieuse.
- Souviens-toi combien nous l'avon~
vue.railleuse.
Elle n'est pas aussi transformée que tu veux bien le
croire, et, n,: pouvant se passer d'hommages, elle
accepte les tien s en attendant ceux de M. de Montignac .
- Est-ce elle, ou moi , que tu as l'intention de blesser? dcmanda-t-il, regardant froid ement le visaoe
enflammé de sa , soeur.
"
Anne-l'vlarie fondit sous ce regard.
- A~l
1 par<:l0nne-moi! je crois que je la déteste
quand Je te VOIS tant l'aim er!
�1 o~
LE 1'IÉDECIN DE LOCHRIST
Il ne résistait pas aux larmes,' surtout lorsqu'elles
coulaient à cause de lui.
- Résigne-toi, ma pauvre enfant, dit-il avec une
douce brusquerie, et cesse de lutter contre ce que
nous ne pouvons empêcher.
Elle se tut, mais le lendemain matin, au moment où
il allait quitter Coatanéa, elle se trouva près de lui,
suppliante, demandant comme une gràce de le rempÜl.cer. Il n'osa refuser, et ce fut Anne-Marie qu'Edith
vit arriver au rendez-vous. Elle en éprouva une contraridé qui peut-être se trahit dans la vivacité de sa
question:
- Le docteur manquerait-il de parole?
Il fut facile à Anne-Marie de mettre en ayant un
malade pressé.
N'était-elle pas l'aide habituelle de son frère Ï' et
to ut aussi bien que lui capable de guider les premiers
pas d'une nOVice d,a ns l'art du pansement?
Elles se dirigèrent toutes deux yers la ferme. Il
~e mblait
à Edith qu'Anne-Marie n'avait plus l'abandon d'autrefois, cette simplicité, cette bonté qUi
dès le premier IUstant la rendait SI sympathique.
Lorsqu'elles entrèrent chez la malade, le visage
effrayant de maigreur de la pauvre femme s'éclaira,
ct une conversatIOn bretonne s'établit.
Edith n'en comprenait pas un mot, mais devina
néanmoins qu'il était question d'elle.
- Je ne lUI inspire pas confiance? demanda-t-elle.
- Je vous présente comme garde-malade, répondit
~VIle
Kerfort, et pardonnez-moI la traduction littérale
de 3es paroles, « ça n'est pas fait pour ça ».
- Nous lui prouverons . le contraire, fit Edith
-:royant sentir que Mlle Kerfort traduisait en même
temp3 sa propre p ensée.
- Je n'en doute pas, répondit Anne-Marie, qui
commençait déjà à défaire le pansement, découvrant
J a ns toute son horreur une plale hideuse qui dévora Il une partie de la poitrine et commenCfait à ronger
le dessous du bras de la malheureuse.
A cette vue Edith se sentit défaillir ...
- Prenez des sels ... dans mon sac ... dit Allne~\ 1ari
e , tout en baignant d'eau phéniquée la plaie de
.
la pati ente .
- Pàlil' n'es t pas reculer, dit Edith, qui voyait
sans se l'expliquer un certalll dédal11 dans le ton de
\HIe' Kerfort . Et, d ominant sa répulsion, elle approcha .
�LE :MÉDECIN DE LOCHRIST
lOg
Laissez-moi regarder qUélle légèrèté, quelle
habileté vous y mettez! demain j'essaierai moi-même
sous votre direction.
La pauvre femme gémissait..
'.
Anne-Marie, doucement, lUi parlait, e, el1e
répondait d'un ton résigné, regardant au fond de
son lit un christ de cuivre suspendu à un bois
\ermoulu.
- La pauvre créature souffre horriblement, fit
EJith le cœur plein de pitié ...
- Mais sans une plainte, sans un murmure. Que
dl.! fni dans ces âmes simples! et l'on voudrait leur
unleyer le crucifix 1 Les malheureux, par quoi le
remplaceront- ils?
« Savez-vous ce qU'elle me dit en regardant le sien
au fort de ses souffrances, et avec cette expression
si résignée que vous lui voyez : « Il a eu plus de
mal que mOI! »
« Le secret dufiat et de tous les sacrifices, il ne
faut pas le chercher ailleurs.
La voix d'A.nne-Marie s'était adoucie.
Edith restait silencieuse, le cœur ouyert à de nouyelles impressions .
.
Le 'soir de ce jour elle resta longtemps, assise près
de sa fenêtre ouyerte. Les bois dormaient, et aussi
l'étang sous leur ombre épaisse. Dans le lointain la
voix de la mer montait, immense, remplissant toutes
les solitudes.
Le ciel profond laissait tomber ses blanches
clartés d~étoiles,
et . 1a jeune fille, enveloppée cie
silence et de toute la grande poésie de la nuit, abandonnait son âme il un courant de graves pensées.
Tant de cJ:lOses, qui avaient fait le fond de sa vie
jusqu'au jour où elle avait été broy6e par la douleur, semblaient s'évanouir dans le néant 1 Les joies
mondaines? Hochet brisé dont le bruit de grelots
blesserait maintenant ses oreilles. L'ivresse qu'à
certain jour peut faire boire le succès, qu'en res1Jet-il ?
Les tableaux du matin passèrent devant ses yeux.
Cette femme encore jeune, cadavre vivant, reoardant avec amour l'image d'un Dieu qui la cl~ue
dans la souf!ra~ce;
Ane-M~r
donnant sa jeunesse et sa vie a toutes les mlsel'es; Robert partageant les croyances de ces petits... Où sont les
sages? où sont les fous? Elle se leva; il lui semblait
que son cerveau se dérangeait, car la fortune, le
�1 JO
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
nom, la gloire, tout. cela lui apparaissait .comme up
décor de théiltre qUI s'effondrerait une fOIs la comedie jouée, ne laissant que des masques et des
onpeaux.
Elle fit quelques pas à travers sa chambre, revint
vers la fenêtre. La voix de la mer montait, toujours
plus grande, dans le silence plus profond. Edith eût
voulu communiquer à un étre humain le bouleversement de son être. Sa mère 1 Sa mère l'eût si bien
comprise 1 Pierre de Montignac? Avait-il seulement
senti sa douleur? Une autre image passa, celle de
Robert. Il lui sembla que confier à ce cœur viril
toutes ses pensées torturantes soulagerait le sien.
Ce n'était donc pas assez qu'une association de
goûts et de fortune. Au-dessus de cela il existait
encore quelque chose: le mariage des àmes 1
Un mexprimable trouble s'empara de son esprit. ..
- Mais c'est de la folie, de la folie, murmurat-elle avec égarement. Je veux dormir, échapper à
ces obsessions ... Le sort en est jeté ... il est trop
tard. Oh 1 dor·mlr, dormir, mon Dieu !. ..
Elle ferma sa fenêtre, s'agenouilla près de son lit.
Ses yeux rencontrèrent le crucifix; les paroles de
la pauvre femme qu'elle avait entendues le matin
lUI revinrent à la mémoire:
« Il a eu plus de mal que moi. »
- Ils sont heureux, pensa la jeune fille, ceux
qu'un amour divin peut soutenir et consoler.
Elle se coucha, mais dans son sommeIl surexcité,
se succédaient de rapides visions, comme dans les
hallucmatlOns de la fièvre.
Le christ suspendu à ses rideaux grandissait,
grandissait toujours, étendant ses bras d'argent audessus d'un lit funèbre, où, mélangé à des couronnes
mortuaires, fleurissait un bouquet d'orangers ...
El puis, sans transition, transportée au foyer de
seule
l'Op éra, elle souffrait d'étranges an~oise,
dans sa robe noire, sous la lumière des lustres, au
milieu de ces femmes aux épaules nues, ruisselan tes de diamants, de ces hommes en habit noir.
Parmi les plus élégants , un plus élégant encore:
Pi erre de Montignac, souriant à toutes et à qui
toute s sounent.
Edi lh s'approche pour poser le bras sur celui de
son fiancé. Tous les visages connus qUI l'entouren!
la regardent, murmurent le nom célèbre applaudi
chaCille soir par les habitués du Théiltre. Dans son
�LE :\If:DECIN DE LOCHRIST
III
summeil Edith se sent brûlée par une insupportable
rou~e.
Puis il lui semble descendre, s'évanouir dans un
ooufTre sans fond, emportée dans le vide.
o Soudain une impression de rafraîchissement ...
Les immenses horizons de la côte bretonne ... Robert marche près d'elle, et, de sa voix grave, facilement émue, lui dit avec le poète:
La douleur est un maître.
Il était tard lorsqu'elle s'éveilla, la femme d"
chambre frappait à sa porte et lU! remettait une
lettre.
•
C'était une courte et afectu~
missive de
Mme de la SaYinière. Elle avait reconnu le timbre
de Lochrist sur une enveloppe adressGe à son neveu,
et tenait à dire à la jeune fille de ne pas s'étonner
si elle ne recevait pas de réponse immédiate. Pierre
était absent pour quelques jours, chargé par son
oncle d'une mission de confiance.
A la lecture de cette lettre, le visage d'Edith prit
une rigidité glaciale. « On me trompe », murmurat-elle.
Puis peu à peu, sous le travail de la réflexIOn, ses
traits se détendirent: « Il y a parfois de si incroyables cOlncidences 1... Qui sait? Paris est assez
grand pour que deux situations semblabks puissent
s'y rencontrer; « fiancé à une artiste sympathique . ..
blessé dans un duel, » dit le reporter. .. Partir pour
Paris ne m'avancerait pas davantage ... Mme de la
Savinière ne se laissera pas surprendre.
« J'attendrai. Personne au monde ne pourra m'empêcher de juger par moi-même une pareille questi(\n. »
Lorsqu'elle revit son amie, elle lui lut la lettre de
Mme de la Savinière sans aucune réflexion et Marguerite se contenta de déplorer le retard appürté au
bonheur de la réunion.
:' T.r0~s
jours après, en effet, Pierre de Montignac
eCl"ll"alt a M . de Kermorvan, s'excusant de n'avoir pu
répondre plus tôt, et remerciait d'une invitation qui
le rapprochait de sa fiancée.
Il y avait aussi pour Edith une réponse chaleureuse, dans laquelle éclatait une joie sinct:re de
voir se terminer une si longue attente.
- Comme il paralt vous aimer, Edith 1dit Mme de
Kermorvan, joyeuse et convaincue.
�112
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
Oui, il paraît, répondit la jeune fille,
- Etes-vous onginale! fit Marguerite, Vous lUi
ferez perdre la tête si vous feignez amsi de douter
de lui,
Toutes deux se mirent alors à faire mille projets
pour le séjour de M. de Montignac. Edith y mettait
une gaité qui étonnait son amie, l'inquiétaIt même,
tant elle lui semblait exagérée.
Elle avait de ces éclats de rire qui déchirent
l'âme.
Marguerite ne s'expliquaIt ces bizarreries que par
le choc trop violent de deux sentiments opposés:
la rencontre d'une grande douleur et d'une grande
joie.
Mme de Kermorvan ne savait pas que la gaité de
la Jeune fille n'était qu'un masque servant à cacher
la secrète angoisse qui la dévorait.
Le jour, relativement maîtresse d'elle-même, Edith
agissait, s'occupait, ne 'quittait guère Marguerite,
forçant ainsi son cœur et sa pensée au silence.
Mais quand la nuit ramenait l'ombre, les longues
heures, c'est en vain qu'elle se débattait.
Souvent, de grand matin, oubliant ses habitudes
paresseuses, elle montait â cheval, et M. de Kermorvan, son compagnon habituel, s'effrayait de ses
audaces.
- Avez-vous juré de mettre votre fiancé en face
de votre cadavre? lui demandait-il. Je ne veux pas
être votre complice et refuserai de vous accompagner si vous ne devenez plus raisonnable . .
- Ne savez-vous donc pas que je suis une très
remarquable écuyère?
Et à la première occasion, pour le lui prouver,
elle recommençait,
Robert était venu pendant ces jours d'attente;
Edith, reconnaissant son pas, s'était enfuie.
En vain . elle avait voulu se faire illusion, traiter
de chimères les imaginations de son cerveau en
délire, l'amour de Robert s'imposait.
Remontant jusqu'au jour de leur première rencontre, elle revoyait les longues heures de Coatanêa
éclairées par sa seule présence; l'étroit sentier où
elle marchait, appuyée à son bras dans un bonheur
confus, si tôt dissipé.
Elle se souvenait de sa surprise joyeuse, lor~
qu'elle l'avait rencontré dans la petite crique solItaire; de son vague ennui apri:s ce rapide passage.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
113
Et depuis, de quelle con;pa.ssi.on. profonde elle
se sentait enveloppée lorsq u Il etait la!
Comme sa parole grave, austère, remuait étrangement son ame !
Avait-elle éprouvé pour Pierre de Montignac, rien
qui ressemblat de près ou de loin a ce qu'elle ressentait pour R?bert ?
.
Elle repassaIt tous ces souvell1rs ...
Et cependant, méme a cet instant d'analyse et de
lumière, la possibilIté d'épouser Robert Kerfort ne
. se présenta pas à son esprit.
Que deviendrait-elle SI Pierre de !vlontignac l'obligeait lui-même à renoncer au mariage convenu, arrêté par sa mère? Voilà ce qu'elle se demandait.
La vie lui apparaissait comme un chemlll désert,
où elle errait, le cœur vide, trompé par les plaisirs
factices, auxquels l'absence de but la ramènerait
peut-être. Ce fut dans cet état d'esprit qu'elle attendit son fiancé.
VIII
Il arriva le SOiT à Ménez-ar-roch.
- Cette heure est mal choisie, avait dit Marguerite à son amie, car il faut se séparer avant d'avoir
eu le temps de jouir du retour.
Edith avait répondu avec philosophie que, le bonheur étant chose précieuse, il fallait le ménager.
Le vicomte de Montignac trouva sa fiancée tout
autre qu'il ne l'avait vue depuis la mort de sa mère,
avec sa parole vive, spirituelle d'autrefois j charmante dans sa robe de crêpe noir au col rabattu
échancré, dégageant le cou et faisant valoir la fines~
Je la tête. Mais, dans les yeux de la jeune fille
altc~és
souvent sur les ~iens.
avec persistance, ii
crut lIre quelque chose d'lOqUlétant.
- Vaines imaginations! pensa-t-il. Néanmoins, il
se sentait troublé.
Au '!l0ment où l'on se séparait, Edith lui exprima
le déSIr de monter à cheval avec lui dès le lendemain matin.
�1q
LE :\IÉDECIN DE LOCHRIST
Il acquiesça. de fort bonne gràce à cette demande,
s'excusant seulement de ce qu'il serait peut-être l~n
fort médiocre cavalier, trente-sIX heures de chemll1
de fer préparant mal à un exercice d'équitation.
- C'est vrai, Edith, M. de Montignac sera encore
bien fatigué, objecta Marguerite.
La jeune fille se mit à nre sans pitié.
.
- Pensez-vous que nous n'en ferons pomt d'autres plus tardl Je songe à entreprendre le tour du
monde; nous goûterons du dromadaire, du chameau, de tous les quadrupi:des destinés à porter
l'homme et la femme ... voire méme des bipèdes.
1\1. de Kermoryan arrondit comiquement son dos
en regardant Pierre avec expression.
- Je pensais à l'autruche, dit Edith, répc.ndant à
cette mLmique; depuis mon enfance, j'al désiré voya((er sur une autruche: souvenir d'un conte de fée où
l'hérOïne n'allait pas en autre équipage; mais en
attendant la réalisation de ce rêve, nous monterons
prosalquement à cheval.
Le lendemain matm, à l'heure indiquée par sa
fiancée, Pierre, le visage un peu soucieux, la cravache à la main, faisait les· cent pas devant le
manoir.
Edith parut, dans son amazone de drap, qui la
faisait encore plus svelte, plus Jeune.
- Eh bien? et ces trente-six heures de chemin
de fer, cette grande fatigue? fit-elle un peu ironique ... vous avez l'air de quelqu'un revenant du
royaume des morts ...
:...... Une promenade sur autruche me plau'ait infiniment, dit-il, évitant de répondre directement; vous
le voyez, mes goûts deviennent vos goùts.
- Ce matin, les miens sont pour le cheval, repritelle.
Un domestique approchait, tenant deux chevaux
par la bride.
Edith releva sa robe, Pierre mit un genou en terre
et présenta la main; elle y posa le pied, saisit le
pommeau de la selle et s'enleva légèrement.
Marguerite parut à la fenêtre, et, leur souriant:
- Bonne promenade 1 vous êtes charmants 1 Le
temps est fait pour les amoureux; mais ne YOUS
oubliez pas à rêver ...
- Sous la ramée, acheva Edith; soyez tranquille,
I1dUS reviendrons.
- Je jure de vous la ramener, au p6ril de ma vie
�LE MÉDEC IN DE LOCHR IST
115
s'i1le faut, dit Pierre en saluant l\'lme de Kermor van.
Ils s'éloign aient au pas.
- C'est vite fait, des phrases comme celle-là,
dit Edith.
- Douteri ez-vous de la sincérit é de la mienne ?
La jeune fille fit un mouvem ent de tête incertai n.
- Oh 1 mon Dieul pas précisé ment. Nous voilà
tous deux ... mon cheval s'empor te, va me précipi ter
au fond d'un abîme, ou simplem ent du haut des
falaises où je vous mène ... Votre premier mouvement, celui de votre cheval est de me suivre ... c'est
l'in stinct.
- De la bête et de moi 1... Nous sommes mus par
le même mouvem ent ? .. Voilà une phrase aimable .
- Elle a au moins le mérite de la sincérit é.
- Est-ce pour me faire entendr e des chuses aussi
gracieu ses que vous m'avez invité à cette promen ade?
demand a-t-il.
- Non, ce n'est pas pour cela, répondi t -elle
sérieuse ment.
Et donnan t un léger coup de cravach e, elle mit
son cheval au petit trot.
Ils arrivaie nt à un embran chemen t.
- Mes connais sances topogra phiques sont un peu
vagues, dit Edith ... Inutile de }?enser à demand er
un renseig nement aux naturels , Ils parlent barbare .
Au même momen t on entendi t le rouleme nt rapide
et léger d'une voiture.
- Tiens 1 le docteur ! dit-elle, rougiss ant lég~re
ment, cela se trouve bien.
- L'Escul ape auquel vous devez, sl110n la vie, au
mOins la jambe? demand a Pierre.
- Lui-mê me.
- Il n'est pas seul: est-ce sa femme?
- Il n'est pas marié ... sa sœur.
La voiture courait rapide et semblai t avoir doublé
de vitesse depuis qu'elle avait aperçu les cavalier s .
Edith fit un signe.
- Comme nt, vous alliez passer ainsi, fièreme nt,
sans nous dire un mot?
- Un peu de discréti on ... et beauco up de retard
près d'un malade, répondi t Anne-M ane.
Robert s'arrêta et se découvr it. Il était mortelle ment pàle.
Edith fit les présent ations de rigueur et demand a
l'endroi t d'où l'on apercevU\( la plus vaste étendue
de mer.
�116
LE MÉDEC IN DE LOCHR IST
Pont-ar -Diaoul , dit Anne-M arie, indiqua nt le
premier chemin .
- Il me semble, obsel'l'a Robert, qu'en suivant la
grand'ro ute jusqu'à ce toit que vous voyez, vous
fenez un traJet ...
- Peut-êt re plus court, interrom pit .:\l11e Kerfori ,
mais plus joli .. non.
- Alors nous n'hésito ns pas et prenons celui-ci,
décida Pierre, en faisant un mouvem ent.
- A bientôt 1 dit Edith.
On se salua de part et d'autre et l'on se sépara.
- C'est jouer de malheu r, dit sourdem ent AnneMarie ... Et tu allaiS leur indique r une route qui
nous aurait menés un quart d'heure côte à côte!
- Et toi, tu leur fais. faire deux kiloml:t res de
plus!
- Qu'est- ce que cela me fait ' ... Que ne chevauchent-il s à cent lieues!
Pendan t qu'ils continu aient leur course, Pierre
ct Edith s'engag eaient dans les petits chemin s.
- Un beau marbre, votre docteur ! fit le vicomte .
- Oui, reprit Edith, une belle tête.
- Pas mal tous deux, pour des gens de campagne! Que .restent -ils s'encro ûtel en pareil trou?
Vous voilà bien, vous autres Parisien s, ne concevant rien en dehors du bouleva rd 1 fit Edith avec
un certain dédain. Vos horizon s ne dépasse nt pas
la Madele llle, l'Opéra .
.
I! la regarda avec étonnem ent.
- Je pensais , au moins sur ce point, être compli:leme nt d'accor d avec vous.
« Le temps, qui change tout, change aussi nos
humeur s, • dit-eUe, c1l1glant son cheval d'un coup
de cravach e si inattend u qu'il partit au galop.
C'était à une descent e, en moins d'une minute elle
eut disparu .
- Folle! sima le vicomle entre ses dents.
Et il lança son cheval.
Bientôt il vit l'amazo ne qui s'amusa it à un Y~r1ta·
bl e steeple- chase. Il allait la rejoindr e, lorsque , par
un brusqu e mouvem ent, elle s'arrêta court et fit
\'olte-face ..Mais lui, parti à toute bride, la dépassa .
Prompt ement, Edith se retourn a et, de loin, suivit
le cavalier .
- Il ne retient plus sa bête, murmur ait-elle ; la
force lui manque , c'est facile à voir.
Le vicomte , arrivé à une montée , modéra enfin son
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
l 17
::J!lufe, et, se retournant, vit Mlle de Pennilis qUI
s'avan«ait avec la plus parfaite tranquillité.
Il revint vers elle, et bientôt tous deux se trouv~
rent face à face.
Le visage du jeune homme semblait contracté
par une souffrance physique j sur celui de la jeune
tille se lisait une froide résolution.
- M'expliquerez-vous votre Jeu? fit Pierre.
Mais elle, sans répondre à sa question et le
regardant droit dans les yeux:
- C'est votre blessure qui vous fait ainsi souffrir?
L'expression d'étonnement qui se peignit sur les
traits du vicomte fut si sincère, qu'Edith fut un instant déroutée j mais elle en avait trop dit pour s'arrêter, et, continuant sur le ton cie la certItude:
- Oui, ce pauvre bras droit, n'est-il pas encore
guéri? ... Vous m'avez fait bien peur j vous étiez
Impuissant à retenir votre cheval.
- Comment a';ez-Yous su? demanda-t-il simplement.
Et li yint se mettre a'u pas de la jeune fille.
- Il Y a toujours des gens bien ll1formés, dilelle.
- Ou fort mal, repnt-Jl. .. Quoi qu'il en soit, je
regrette une indiscrétion qui vous a peut-être donné
un instant d'inquiétude à mon sujet .
. - Une mqUlétude! fit-elle avec le plus sardomque des sounres, calmez vos doutes à cet égard.
Je savais que voIre blessure n'était pas dangereuse
el ne pouvait vous donner qu'une pâleur Illtéressante ... mais pour d'autres yeux que les miens.
. - Edith, dit - il froissé et impressionné de la
manière dont elle lui parlait, je ne sais trop ce que
YOUS voulez dire? .. ce que l'on YOUS a raconté au
sujet de ce duel.
- Un mot seulement: jurez-moi que vous ne vous
étes point battu?
Il resta quelques secondes silencieux, des secondes qui semblèrent de longues minutes.
- Je n'ai pas à le nier ... je me suis batlu.
Lentement elle retirait son gant, et, enlevant de
son doigt la bague où brillait le diamant de la promesse, e)le la lui tendit.
- Reprenez-la, dit-elle d'une VOIX gra\'e et sans
émotion.
-' Oh ! Edith! Edith 1 fit-il, repoussant douce-
�118
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
ment sa main ... je vous en conjure; c'est un enfantillag.e ... On ne condamne pas ainsi un accusé sans
l'avoir entendu.
- Ce que je sais me suffit. .. De gràce, épargnezmOI une scène pénible.
Et comme il refusait toujours ('anneau qu'elle lui
tendait, elle fit un geste rapide et la bague alla se
perdre dans le champ qui bordait le chemin.
'
- Je ne vous demanderai pas plus longtemps de
m'écouter, dit Pierre avec l'accent un peu brisé, car
à ce moment où il craignait de la perdre, il l'aimait
plus qu'Il ne l'avait Jamais fait; mais vous ne me
refuserez pas, continua-t-il, d'entendre celle qUi m'a
servi de mère; elle, j'en suis sûr, saura me défendre sans blesser votre délicatesse.
Ils étaient arrivés sur une hauteur, dans un sentier bordant les dunes . Elles s'étendaient embaumées de serpolet, semées d'immortelles sauvages,
d'imperceptibles bruyères roses, de chardons dorés
bnllant comme autant de petits soleils .
Paisiblement, les vaches nOires et blanches broutaient l'herbe fine; les moutons çà et là erraient de
monticule en monticule, gardés de loin en loin par
un enfant qui chantait un refrain plus monotone
que celui de la mer.
Des parfums pénétrants montaient de la . terre, se
mêlant aux odeurs salines qu'apportait la brise du
large.
Ils marchaient si lencieux, indifférents à tout ce qui
sourIait autour d'eux, aux alouettes qui chantaient
perdues dans les hauteurs bleues, à l'immensité, où
glissaient les voiles comme des ailes déployées de
mouettes ou de goélands.
Ils allaient, lUi, un poids lourd sur le coeur; elle,
le port fier, la tête levée, comme allégée d'un fardeau
écrasant.
Cependant, avant de rentrer au manoir, il fallait
bien s'entendre au sujet de la conduite à tenir vis-à-vis
de la famille de Kermorvan. Pierre s'en remit aux
décisions de Mlle de Pennilis, les acceptant d'avance,
quelles qu'elles fussent. Edith déclara qu'ils garder~ient
tous. deux . le ~ilenc
jusqu'au départ du
vicomte, qUi supposeraIt une dépêche le rappelant
subitement à Paris; alors seulement Edith.parlerait
à son amie d'un dénouement à l'amiable.
Tout étant ainsi conclu, ils revinrent à Ménez-arroch, si complètement maîtres d'eux-mêmes que
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
119
personne ne se douta que leurs destinées venaient
de se séparer.
'
Ils évitèrent habIlement les tête-à-tête qu'on leur
ménageait, détournèrent autant que possIble toute
conVefSatlOn faIsant allusiO'Il à l'a-,.el11r.
Edith sut gré au Jeune homme de ne point reventr
sur la scène du matin; lui n'avaIt pomt perdu tout
espoir; il se disaIt que la soumlSSlOn valaIt pour le
moment tous les dIscours, était la meJlleure des
habiletés; il comptait en outre sur celle de sa tante,
sur sa séductlOn personnelle une fois que la colère
de la jeune fille serait tombée, car il ne croyait pas
à l'irrévocable, ignorant ce qui se passait dans le
cœur d'Edith,
Une dépêche arnva mettre fin à cette pénIble
journée, M. de la Sav!l1iè:re rappelaIt unm6diatemen\
son neveu pour une affaire urgente.
M. et Mme de Kermorvan crièrent au cuntretemp",
maudIrent l'Imprévu désagréable de l'existence,
plalgmrent les deux fiancés qui en étaient victnnes.
PIerre, pouyant enfin abandonner le masque d'indIfférence qui lui étaIt Imposé, se montra réellement
triste, atfecté de ce départ. Mlle de Penllliis ne jugea
pomt à propos de témoigner la m01l1dre émotlOn.
MarguerIte ne vit dans celte froIdeur qu'une
afl'ectatlOn de stoïcisme et elle en voulait un peu à
son amIe de ne pas laIsser voir au moins un regret,
une larme à celU! qui partaIt.
LorsqU'li ne fut plus là, elle en fit le reproche à la
Jeune fille, lui disant de ne plus se contra!l1dre au
m0ll15 avec elle, ajoutant que si parellie chose lUI
était arrivée pendant ses fiançallles, elle en aurait
pleuré toutes les larmes de ses yeux.
- Ne parlez pas de contrainte, Marga, rép011(iJt
EdIth; soyez assurée que si Je ne pleure pas, c'est
que je n'en ai nulle envIe ... 1\<1. de M.ontignac n'est
plus mon fiancé.
- EdIth 1 s'écna l\lme de Kermorvan en se redressant, que dites-vous '? ... Je n'al pas compris ... Il
n'est plus votre fiancé 1
- M. de Montignac n'est plus mon fiancé, réplSta
la jeune fille lentement, appuyant sur chaque syllabe.
Et, en quelques mots très clairs, elle raconta à
la Jeune femme ses doutes, ses preuves sur la
conduite du vicomte.
Marguente, consternée, écoutait.
- Vous avez été un peu prompte, Edith; il fau-
�120
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
drait savoir, s'informer. .. Non, je ne puis croire que
tout se brise ainsI. Pourquoi n'avez-vous pas été
assez confiante pour me tout dire? autoriser mon
Entre hommes,
mari â parler à M. de Monti~ac?
on s'exphque mieux sur certalfies questions ... Nous
sommes vos meilleurs amis, vous semblez l'oublier
en agissant seule, sans conseil, dans une circonstance
aussi grave.
- N'attribuez pas mon silence à un manque de
confiance, ma chère Marguerite; si j'avais eu une
hésitation, je vous l'aurais confiée, mais, ma dé.:ision
étant 'irrévocable, pourquoi vous tourmenter?
- Irrévocable ? ... mais, Edith, vous ne l'aimiel';
donc pas? demanda Mme de Kermorvan avec une
grande tristesse.
- Je ne l'aimais pas ... c'est certain, fit-elle pensive.
- Oh! alors vous avez bien fait, s'écria la jeune
femme ... Mais comment expliquer? Il est charmant...
Quel idéal vous êtes-vous donc forgé ?...
- Personne moins que moi, vous le savez, n'a rêvé
sur ce sujet. J'avais cru que des goûts semblables,
la même éducation, une certaine sympathie, pouvaient
suffire, je m'étais trompée; je m'en aperçois aujourd'hui, avant qU'il ne soit trop tard.'
,
- Mais que vous faut-il donc?
- Le sais-je ? ... Un homme qui me dominerait
par certains côtés de l'intelligence, m'entralnerait
confiante, m'adorerait comme le faisait ma mère, me
conduirait en même temps, comme elle savaIt le
faire, la pauvre âme 1... peut-être est-ce là mon
Idéal...
- Avec beaucoup d'autres choses encore, dit
Marguerite, les titres, la fortune ...
- La fortune? Oh 1 non 1 fit Edith avec quelque
dédain, la mienne suffit... Le nom? J'y tiens dans
une certaine mesure, mais sans exiger quatorze quartiers de noblesse ... Mais au moins un de, une apostrophe; une malheureuse apostrophe, répéta-t-elle
avec une sorte d'impatience ... quelques ancêtres
morts pour le roi, sinon des chevaliers bannerets
du temps des croisades... un ou deux portraits
effacés. d'aïeuls p~rtan
perruques ou jabots, ~n
souvel11r de marqUIse poudrée, une mouche au C01l1
de la lèvre ... une ruine de château en un coin de
province, trois pierres moussues qu'on appelle les
tombeaux de famille ... est-ce trop demander?
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
J21
Non, vraiment, fit Mllrguerite avec un long
soupir.
Et elles restèrent .toutes deux rêveuses, Marguerite
étendue dans son fauteuil, Edith appuyée à la fenêtre,
contemplant les bois qui s'endormaient dans la paix
du soir, les dernières hirondelles s'appelant dans
l'espace avec des cris joyeux de liberté.
IX
Quelques jours après cette matinée, Edith, pensive, se promenait le long de l'étang, son endroit
favori, se disant qu'il fallaIt songer à quitter Ménezar-roch, le seul lieu où la vie lui paraissait moins
cruelle, où elle ne se sentait pas abandonnée, sans
tendresse, sans but, comme elle allait l'être désormais.
Marguerite la suppliait de rester encore, de rester
toujours, de ne point parler de départ. Qu'irait-elle
faire toute seule au chàteau vide et désert de CastelBois?
Où trouverait-elle, mieux qu'à Ménez-ar-roch,
l'amitié sincère, l'hospitalité bretonne si franche et
si simple?
Nulle part; :j3:dith le savait bien, mais elle devait
fuir la présence de Robert, dont la vue lui devenaIt
un supplice, maintenant qu'aucun cloute ne lui restait sur ses propres sentiments; il lui semblait qu'un
mot, un regard allait désormais la trahir. Et cette
crainte la rendait presque silencieuse, lorsqu'il était
là, pendant que lui se demandait pourquoI cette
froideur soudaine, voisine du dédain?
Elle revenait au manoir, sa résolution arrétée,
lorsqu'elle entendit le roulement d'une voiture.
A tout hasard, elle se dissimula derrière un massif
d'où elle voyait sans être vue. Elle faillit pousser un
cri. Elle venait de reconnaltre Mme de la Savinière.
U-ne seule pensée lui traversa l'esprit: échapper
à une lutte pénible, ne voir à aucun prix celle qui
venait plaider la cause de son anci.e n fiancé.
�l'>
LE MÉDECIN DE LOCH.RIST
Elle traversa le petit bois <::n courant, arriva au
rnanolr par une porte de côté, monta à la chambre
de Marguerite.
En deux mots elle la mit au courant de ce qu'elle
désirait; ne laissùr aucun espoir à Mme de la SavInière, qui devait croire Edith absente pour quelques
Jours.
- Je vais à Lochnst, ajouta-t-elle, et n'en reviendrai que lorsque YOUS me ferez savoir le départ de
la tante de M . de Montignac.
Marguerite souplra profondément devant la mission dont son amie la chargeait,
- Allez, lui dit-elle, et priez que le Ciel m'assiste.
Pour toute réponse Edith l'embrassa chaleureusement et sortit sans brmt pour se diriger vers Coalanéa.
Pourquoi sa première pensée s'était-elle tournée
vers la maison du docteur? Elle ne se le demanda
mème pas .
.
- Je ferai mes adieux à la famille Kerfort, pensa!telle; je ne puis partir sans revoir cette pauvre
infirme, qui m'a si longtemps abntée sous son toit.
Et elle s'en allait seule à travers ces chem1l1s bretons bordés de hauts talus couronnés d'ajoncs d'or.
Qu'elle était cruelle, la nature impassible qm souriait à travers ses fieurs, ses parfums, chantait dans
tous les buissons, tandis que son cœur restait sans
joie, sans espérance, qu'elle voyait tout s'écrouler
dans sa vie, et l'horizon brusquement se refermer?
A.rrivée à Coataf\éa après une longue demi-heure
de marche, elle trouva Mme Kerfort trayaillant avec
Anne-Mane sur la terrasse du Jardin, d'olt la vue
s'étendait au loin sur la campagne et sur l'immensité
de l'océan.
Refoulant ses ennuis et ses tristesses, Edith
annonça son départ pour le surlendemain,
Cette nouvelle dissipa le nuage dont le front de
l\llle Kerfort s'était involontairement couvert en
\"Oyant entrer Mlle de Pennilis, et elle ne songea
c'était la dernière
J:lus qu'à être aimable, puisq~
fOIs .
. EdJth s'était assise familièrement aux pieds de
l'mfirme et tendait les bras afin de l'aider à déVIder
un gros écheveau de lame grise. La vieille dam~
aimait la jeune fille pour son 'aimable caractère, ItJ~
graces un peu câlines qu'elle lm prodiguait, maintenant surtout que toute femme un peu âgée lU]
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
123
rappelait celle qui n'était plu~,
et Mme Kerfort se
distrayait à l'entendre causer SI légèrement de toute
chose, tandis que sa fille commençait à trouver bien
prolongée la visite de Mlle de Pennilis; elle redoutait de voir entrer Robert.
Il y avait près de deux heures qu'Edith était à
Coatanéa lorsque arriva une lettre de Ménez-ar-roch.
- Vous permettez? dit Edith, en brisant le cachet
d'une main un peu fiévreuse. Et elle lut:
« Il m'est Impossible de laisser partir Mme de la
Savinière ce sOir; tl n'y a pas avant demain de train
correspondant avec Paris; il lui faudrait donc passer
la nuit dans un mauvais hôtel j je n'y puis consentir
après le voyage si pénible qu'elle vie nt de faire. La
pauvre femme me fait grand' pitié j le désespoir de
son neveu lui cause un profond chagrin, et elle présente les circonstances atténuantes de telle façon
que je me sens disposée à l'indulgence . Réfléchissez
une dernière fois, Edith j nen ne vous empêche de
revenir ce sOir; lorsque Mme de la Savinière se sera
retirée dans sa chambre, nous causerons longuement et vous verrez ce que vous avez à faire. Si
vous persistez dans votre résolution, arrangez-vous
comme vous l'entendrez pour passer la nuit à Coatanéa. »
Après la lecture de ce billet, Edith se tourna vers
Mme Kerfort, et, essayant de prendre un ton enjoué
que démentait l'air préoccupé de son visage :
- Je suis sans feu ni lieu, dit-elle j . trouverai-je
encore sous ce toit hospitalier un oreiller pour
reposer ma tête, _cette nuit au moins, temps néce
s ~
saire pour éviter la rencontre d'une personne que je
ne veux revoir à aucun prix?
Mme Kerfort, très heureuse de conserver la jeune
fille quelques heures de plus, lui offrit avec la meilleure grace l'hospitalité demandée, souhaitant qU'elle
se prolongeat quelques Jours.
- Vous reprendrez ma chambre, ajouta AnneMane, en faisant contre fortune bon cœur.
Et comme elle trouvait long et difficile d'attendl"C
l'heure du dîner, elle proposa à Mlle de Pennilis de
l'accompagner à une ferme, sur les bords de la côte,
SI la. promenade ne lui semblait pas trop longue.
Edith accepta avec empressement, l'inaction lui
étant odieuse dans l'état d'esprit où elle se trouvait.
Les deux jeunes filles se mirent donc en route,
causant de choses indifférentes, tandis qu'une agi-
�12+
LE ilIÉDECIN DE LOCHRIST
tatlOn secrète les dévorait. Elles marchaient d'un
pas rapide et furent bientôt arrivées sur les dunes
vertes, dQuces aux pieds comme un tapis de velours.
Au loin l'immensité tranquille se dorait sous les
derniers feux du soleil; l'embrasement gagnait de
proche en proche, le flot le portait au flot en longues
ondulations qui venaient mourir jusqu'à la côte.
Bientôt ce ne fut qu'une plaine en fusion Ol! le
pourpre et l'or du ciel versaient la richesse de leurs
teintes. Les deux jeunes filles s'arrêtèrent; les
bateaux de pêcheurs re'lenaient lentement vers le
petit port, la voile à peine gonflée; quelques-uns,
plus pressés, avaient pris l'ayiron, frappant le flot
calme avec une cadence uniforme; d'autres abordaient sur le sable fin, les voiles déjà repliées, ou
traînantes comme des alles d'Oiseaux: fatigués. Ils
déchargeaient le goémon arraché aux récifs du large.
- Quel ravissant sujet de tableau 1 dit Mlle de Pennilis, faisant remarquer à Anne-Marie ces rudes
hommes de mer, avec leurs chemises de laine rouge,
la riche coloration des algues, et cette odeur saline,
;-iviHante, qu'on ne peut rendre 1 achevait-elle avec
regret.
L'artiste reprenait un instant le dessus ; elle
oubliait ses ennuis.
Tout à coup une cloche vibra lentement; chacun
de ses sons tombait dans l'air, se décomposait pour
s'éteindre, renaître, mourir encore.
L'Angelus, prière aénenne, portée de hameau en
hameau, arrivait au bord de la côte, disant aux
pécheurs de plier leurs volles, de reveD1r au foyer
pour commencer le reDOS du soir dans l'action de
grâces.
'
A cel appd famIlier, tous les hommes se découvrirent.
Anne-Marie se signa.
- Robert 1 dit-elle, Il1terrompant involontairement sa prière.
Gt du dOlgt, sur un des montIcules les plus élevés
d,;" .dunes, elle ii.ldiquait le jeune homme.
A.1I1Sl vu de 101ll, seul, debout, se détachant sur
le Ciel lumineux, il paraissait immensément grand.
Comme tous ces gens simples de la côte, lUI aussi
s·2tait découvert.
~e
cœur d'Edith se mit à battre violemment, en
meme temps que son visage toujours un peu pâle se
colora d'une rougeur presqu0 aussitôt éteinte.
�LE 1fÉDECIN DE LOCHRIST
125
Une rapide vision lui montra, comme dans un
monde très lointam et très vivant cependant, Pans,
ses agitations, sa fiévreuse activité, ses soifs dévorantes, son tourbillon entralnant ... Ici, le calme, la
gi'andeur de cette nature sauvage enveloppait tvu l
son être d'une paix profonde; un soufle de la divinité planait sur l'immensité de l'océan, sur les dunes
silencieuses.
Elle regardait le jeune homme, qUI s'avançait
rapidement, reprenait ses proportions de simple
mortel à mesure que la distance diminuait entre
eux.
- Voilà ce qu'aucun pinceau ne rendra jamais,
n'est-ce pas? dit-il en saluant Mlle de Pennilis.
- Et quand par impossible ce serait, répondit-elle,
il y a ces sons qui vibrent encore dans l'air.
- Oh 1 quelle belle soirée 1 le voudraiS rester là
jusqu'à la nuit, voir les ombres descendre peu à
peu, les teintes se fondre, s'eITacer.
- Il faut cependant rentrer, dit Anne-l\1arie qui
représentait la raison; puis, s'adressant à son fr(;re :
Comment te trouves-tu ici?
- Ma mère m'a dit que Mlle de P.::nnilis était
notre hôte, et m'a appris le but de votre promenade; je suis yenu à votre rencontre.
Ils s'étaient éloignés de la petite baie et s'en
allaient tranquilles, quand tout à coup des cris
indistincts, mais perçants, se firent entendre. D'un
même mouvement, ils se retournèrent, et sur le
monticule qu'ils venaient de quitter, ils virent deux
femmes, faisant des gestes désespérés.
- Qu'est-èe donc? firent-ils s'arrêtant,
Le bruit d'un galop rapproché, assourdi jU5Cj u'à
ce moment par le terrain sablonneux, résonna à
leurs oreilles. Un taur~,
qu'un pli de la dune leur
avait caché, parut à quelque distance, venant tête
baissée dans leur direction.
Anne-Marie et Edith poussèrent un cri. Autour
d'elles les dunes, rien que les dunes montant et
descendant, sans un abri, sans un refuge ... A cent
pas, la mer, mais séparée par un chaos de rochers
ou des falaises à pic ... Et cependant, Robert cria:
La mer 1 la mer 1 en saisissant la main des deux
femmes.
pas ... ils yolaient; mai" la disIls ne r~achient
ta,!-ce. d!ffillluait entre eux et l'ennemi qui les pour..
SUl\31t.
�126
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
En paroles haletantes, entrecoupées par la c~urse,
Robert donnait à sa sœur quelques ordres raP.ldes :
- Un peu à gauche ... le seul endroit possible ...
accroche-toi ... laisse shsser.
Edith, plus impressIOnnée ou moins forte qu'AnneMarie, faiblissait. Robert le sentait. Il abandonna
la main .de sa sœur.
:...... Prends de l'avance, ordonna-t-il.
- Oh 1 Robert 1 fit-elle avec un accent d'angoisse,
se demandant s'il allait s'exposer.
- Je le veux 1 Va, ou tu nOlis perds.
Elle obéit.
Il calculait tout, savait ce qu'il voulait, ce qU'li
faisait.
- Courage l courage! disait-il, entralnant la jeune
fille, nous arnverons.
Ils entendaient maintenant le souff1e de l'animal
furieux.
- Robert 1 Robert 1 murmura Edith, dont les
genoux fléchissaient.
- Un dernier effort, nous y sommes .
Ils n'étaient plus qu'à quelques pas de la falaise
où Anne-Marie venait de disparaître.
- Ne craignez rien, dit Robert... accrochezvous à ce roc, comme Je le fais ... laissez-vous glisser. .. je suis là ...
Au moment où leurs pieds touchaient l'étroit plateau au bas duquel déferlait la mer, un mugissement
effro)'able se fit entendre, et une masse énorme,
décnvant au-dessus de leurs têtes une courte parabole, vint s'abîmer sur les rochers avec un craquement sinistre d'os rompus sous les chairs, et le
hoquet rauque d'un monstre expirant.
Ce fut un spectacle horribll<:
. Edith s'affaissa sur le rocher""en se cachant le visage.
L'animal, les flancs ensanglantés, essaya de se
soulever; ses yeux, remplis d'une expression" de
navrante détresse, semblaient implorer du secours;
mais sa large tête, une corne broyée, fléchissant par
saccades, retomba impuissante. De son encolure
profondément déchirée s'écoulait un flot de sang
qui jaillissait à chaque pulsation, s'étendait fumant
en larges flaques dans les creux du granit, débordait, et le flot en montant, léchant les pierres sanglantes, s'en retournait rougi.
Anne-Marie s'était agenouillée près d'Edith, glacée
d'épouvante et d'horreur 1
<
�LE 3ÉDECIN DE LOCHRIST
12 7
Bénissons le ciel! A quel ternble danger ne
yen ons-nous pas d'échapper?
Edith releva la tête, et, attachant ses yeux sur
ceux de Robert resté debout le front découvert:
- Sans vous 1. .. dit-elle avec un indic1ble regard
où la reconna lssance n'entrait pas seule.
- La vie et la mort sont entre les malllS de Dieu,
répondit-il... Cette promenade pouvait se terminer
d'une manière smistre ... Si vous en avez la force,
parlons.
Maintenant que tout danger était passé, sa voix
trahissait la plus violente émotion.
Ils commencèrent à remonter silencieux à travers
les rochers, entendant toujours les longs mugissements de la bêle mourante.
De tous les points de la dune, où l'alarme avait
été donnée, paysans, pêcheurs de goémons, brûleurs de soude, accouraient, les uns portant sur
l'épaule leurs râteaux, leurs longues fourches de
bois, les autres tenant à la main leurs lourds ringards de fer. Quelques femmes affolées gesticulaient
en poussant des cris barbares.
De la bouche enflammée des fosses, où crépitaient en se recroquevillant les varechs séchés,
s'échappait une âcre et épaisse fumée, qui, s'étendant sur la cote, donnait un relief extraordinaire à
toutes les silhouettes fantastiques s'agitant dans ce
cadre sauvage. '
Anne-Marie et son frère durent subir les témoi~nages
de sympathie de leurs rudes amis; ceux des
nommes ne furent pas longs : à peine un mot, un
geste, une fugitive expression sur leurs visages
lmpasslbles d'ordinaire . Ils étaient pressés de courir à la bête, dont le râle plus sourd, moins PïOlongé, se mêlait au bruit de la II\er montante.
Robert força les femmes, plus expansives, à abréger leurs élans, car il fallait se hâter de regagner
Lochrist, un retard déjà prolongé devant inquiéter
Mme Kerfort.
~
Ils allaient donc rapidement, excités, jetés hors
d'eux-mêmes par le péril auquel Ils venaient d'échapper; Robert sentait la réalité de la situation lui
échapper, ne voyant plus dans la femme qui mar'chait près de lui la fiancée de Pierre de Montignac
mais celle qu'il ai!llait et venait ~e
sauver. L'appei
cleo supreme ang(:l1sse qu'elle avait poussé retentis~H1t
encore en lm, non pas seulement comme un cri
�.
128
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
arraché par la terreur, m.ais com~e
l'écho prof<;md,
indéfinissable, d'un sentuuent qUi le bouleversait.
Edith était près de lui, le visage ttansfiguré, parlant d'une VOIX qu'il ne lui connaissait pas, le regardant comme elle l'avait fait tout à l'heure dans le
premier élan de reconnaissance.
Il ne savait pas quelle joie remp.lissait l'âme de l.a
jeune fille, quelle révolution venait de s'y accomphr
sous l'empire des impressions tour à tour pénétrantes et violentes de cette soirée.
.
Un voile s'était déchiré, le bonheur lui apparaissait, un bonheur tel qu'elle était prête à l'acheter au
prix de tous les sacrifices.
x
Il était tard lorsque le diner s'acheva dans la
grande salle à manger de Coatanéa.
Anne-Mane, pressée d'en finir avec cette crueHe
journée, prétexta la nécessité où elle était de s'occuper de sa mère pour conduire Mlle de Pennilis dans
sa chambre, et, plus tranquille après l'y avoir
laissée, elle retourna près de Mme Kerfort.
Une fois seule, Edith ouvnt sa fenêtre, présentant
à l'air frais du soir son front brûlant. Elle éprouvait
le besoll1 de se recueillir une dernière fois avant cet
instant qui allait décider de sa vie.
Les yeux dans les étoiles, qui s'allumaient une à
une dans les profondeurs du ciel, elle évoquait l'absente, la conjurant de l'inspirer du haut de ce monde
1l1coilnu où elle habitait. Ne devait-elle pas l'approuver de mépriser les conve,ntions de rang, de
fortune et de nom pour acheter l'appui d'un cœur
loyal, d'une âme forte à laquelle la sienne pourrait
s'a~ndoer
confiante? Et ne lui avait-elle pas dit
~n
jour 'cettè parole qui lUi revenait ce soir, à cet
msta~,
comme une réponse: « Tout, pourvu que
tu SOIS heureuse? »
- Ma chérie, murmura-t-elle, bénissez-moi.
Doucement émue, un peu tremblante devant sa
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
129
grande résolution, elle se retira de la fenêtre, sortit
sans bruit de sa chambre et descendit au jardin.
Robert avait . l'habitude de s'y promener chaque
soir; elle le savait, il n'y était pas encore; elle l'attendrait dans la tonnelle de la terrasse, dont la vue
s'étendait au loin sur l'immense solitude grise de la
mer, que la lune montante commençait à éclairer
de quelques rayons.
Un grand calme s'était fait dans son cœur j rien
ne lui semblalt I?lus facile qu.e d'aller à Robert, de
l'interroger; mais lorsqu'elle entendit crier le sable
de l'allée sous son pas bien connu, de grands coups
battirent dans sa poitrine, le désir de fuir la saisit,
prise de tremblement et d'une invincible timidité.
Robert s'avançait vers la terrasse. A travers· le
feuillage, Édith distinjluait maintenant ses traits, et
elle retenait son souflJe comme si elle craignait qu'il
ne trahlt sa présence.
Le jeune homme s'approchait lentement j il vint
tout près de la tonnelle, puis retourna sur ses pas.
Édith fit un léger bruit qui sembla résonner très
fort, mais n'éveilla même pas l'attention de Robert,
car il continua sa promenade.
- S'il n'allait pas revenir L.
A cette pensée, elle se leva un peu brusquement,
entrainant sa chaise.
Cette fois, le silence du soir fut bien rompu.
Le jeune homme se retourna vivement.
- Tu es là, Anne-Marie r Je te croyais chez notre
mère.
- C'est moi! répondit une voix qui voulait être
ferme, indifferente.
Et Edith sortit de son abri de verdure.
- Oh 1 je vous demande mille fois pardon, mademoiselle, fit Robert surpris, je ne me doutais pas
de votre présence.
.
- La nuit est si belle! répondit la jeune fille; et,
faisant quelques pas, elle vint s'appuyer au mur de
la terrasse, le corps légèrement inclmé. Lui resta
debout, à distance respectueuse.
-=- Les émotions de ce soir ne vous ont donc pas
bnsée r demanda-t-il. .. Il est dans votre destinée
d'emporter de no~re
pays des. souvenirs tragiques.
- .J e ne ~oudrals
plus le qUItter, murmura-t-elle.
P~I,
craignant d'en avoir trop dit, elle ajouta
aussttot:
- J'aime les émotions!
li
�130
LE MÉDECIN- DE LOCHRIST
- Il Y a quelqu'un, dit Robert avec une amertume
mêlée d'ironie, qui enviera le rôle que le hasard m'a
donné aufourd'hui.
- Oht je puis vivre et mourir sans qu'li importe
à beaucoup, fit ~dith
avec conviction.
'- Il suffit qu'il importe à un seul, si à un seul
votre vie est plus chère que le monde entier.
- Celui-là n'existe plus, dit la jeune fille nettement, n'a jamais existé ... n'existera peut-être jamais,
acheva-t-elle presque bas.
Robert garda le silence. Toute autre allusion.à ce
sujet lui eût paru déplacée, mais il se demandalt ce
que signifiaient ces paroles.
Alors, Edith domina par un violent effort un reste
de fierté.
- Je suis libre ... absolument libre, dit-elle se
retournant vers le jeune homme.
Et désignant à son doigt une petite bague où brillait une perle fine:
- Je 'n'ai plus que celle-là ... elle vient de ma
mère.
- PréCieux souvenir 1 murmura le jeune homme,
bouleversé à cette révélation, qui, en ce lieu, à cette
heure, ressemblait à une confidence.
Ils se turent.
La lune montait lentement dans le ciel, jetant de
longues bandes argentées sur la surface de la mer,
baignant de sa lumière tranquille les champs et les
dunes, les toits isolés, ~ endormis
depuis longtemps
déjà.
- Ne comprendra-t-il donc jamais, pensait Edith,
ou ne veut-il pas comprendre?
Pour s'exciter à parler, elle se disait qu'elle l'avait
blessé, humilié, cette seule fois où il avait laissé
percer le sentiment dont elle voudrait être sûre
aujourd'hui. Sans doute, il n'avait pas oublié sa
hauteur et sa dureté; il fallait se faire pardonner.
- Vous souvenez-vous d'un jour, dit-elle d'une
voix tremblante, sans oser lever les yeux ... d'un jour,
près de l'étang?
- D'un soir, corrigea-t-il, où vous avez chanté les
Djinns.
--: Non, reprit-elle hésitante, un jour, près du
petit pont...
--: Pourquoi rappeler des souvenirs que je voudrais
é!emts, dit-il d'une voix altérée ... Oui, je m'en souviens ... Vous ni'avez trouvé bien plaisant dans le
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
13 1
rôle ridicule que vous m'avez fait jouer pour y
revenir si longtemps après .. , ce SOir .. ,
Elle couvrit son visage de ses deux mains.
- Un rôle, fit-elle d'un accent douloureux. Ce
jour-là, j'avais cru ...
Elle s'arrêta, n'o sant achever, et murmura presque
bas:
- J'avais cru que c'était vrai.
- Vous ne vous étIez malheureusement pas trompée, dit-il sourdement,
- Et depuis? demanda-t-elle anxieuse, levant sur
lUI ses yeux humides.
.
- Depuis? Vous en avez fait de plus malheureux
que mOl s'il est possible, repnt-il dur et sévère;
mais que vous faut-Il donc? continua-t-il sur le ton
de l'ironie, N'est-ce pas assez de faire des victimes?
Aimez-vous à les voir souffrir? Le baron de Roquefeuille, le vicomte de Montignac, et tant d'autres que
j'ignore 1 Pour le dernier, c'est pousser un peu loin
le jeu 1... jusqu'à la promesse, les fiançailles ... le
conduire à la veille et mamtenant ..
La colère, l'amertume, éclataient dans ses pa-'
roles.
Édith se redressa, et prenant l'attitude hautaine
qu'il ne lui connaissait plus:
- Rien ne vous donne le droit de me parler ainsi,
de m'accuser d'une infâme coquetterie ... dont je
suis incapable.
Elle fit quelques pas pour s'éloigner.
Robert, en proie aux sentiments les plus tumultueux, les plus contradictOires, la rejoigntt et, d'une
voix brisée :
.
- Si je vous ai offensée, pardon 1 mais pourquoi
me faire tant souffrir?
Elle se retourna vivement, et, les bras tombés, les
mains jointes, les yeux passionnément attachés sur
ceux du jeune homme:
- Pourquoi? Pourquoi ?... Ne le devinerez-vous
donc jamais? ou tenez-vous à vous venger, en me
forçant d'avouer ce que je vous ai forcé de taire ...
ce jour, dont je vous parle?
Il resta un moment debout, tremblant, dominant
le vertige qui s'emparait de lui.
-:- Ne suis-je pas le jouet d'un rêve, murmura-t-il.
Édith 1 est-ce bien vous qui êtes là devant moi ... qui
me parlez amsi ?...
Elle se rapprocha, ses doutes cruels soudain dis-
�132
LE :MÉDECIN DE LOCHRIST
parus, mis en fuite par tout ce qui vibrait dans
l'accent du jeune homme.
- Ma mère le savait, dit-elle ... il Y a très longtemps ... très longtemps ...
f: Il restait immobile, n'osant croire encore. Et
comme doucement, pour l'éveiller de son silence,
elle posait sa main sur son bras, il la prit avec
respect, l'effleura de ses lèvres sans oser la retemr
un instant:
- Je ne comprends plus ... plus rien, dit-iL..
Mme de Pennilis savait ... M. de Montignac ... Tout
est étrange ... Edith 1 parlez-moi ... redites encore ...
je ne suis pas halluclllé ? .•
Alors, gravement, avec l'abandon d'une nature
sincère qui ne s'ouvre que rarement et sous le coup
des plus fortes émotions, elle lui raconta tout: son
amour inconSCient d'abord, ses luttes secrètes ...
les derniers jours de sa mère, ses déchirements,
son llldifférence pour l'homme auquel elle s'était
laissée fiancer, sa rupture, et sa résolution de le
fuir ... lui qui l'avait dommée dès les premiers jours,
à l'empire duquel elle avait en valU cherché à se
soustraire ... Mais ce soir-là, la lumière complète
s'était faite dans son âme et l'inondait d'une paix
qU'elle n'avait Jamais connue, d'un bonheur qu'elle
croyait ne plus devoir goûter après ...
Elle s'arrêta un sanglot dans la voix, et les yeux
noyés, un sourire aux lèvres.
Elle aurait été Jalouse peut-être ...
Au loin, la grande voix de la mer commençait
l'hymne de la nuit et la lune contllluait à monter
dans le ciel plein d'étoiles.
XI
- Partie 1 murmura Mme de Kermorvan en regardant sa pendule; pauvre femme 1 voilà un triste
voyage.
Elle prit son chapeau et appela ses- enfan.ts. .
- Nous allons à la rencontre de l'amie Edith,
dit-elle à René et Paulette aussitôt accourus.
1
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
133
Tous trois se mirent en route, par une matinée de
soleil, qui mettait au cœur un désir d'épanouissement et de bonheur• .La jeune femme pensive
songeait à son amie, se demandant si jamais elle
finirait par fixer sa vie, s'inquiétant du vide affreux
dans lequel l'absence de toute affection, de toute
espérance allait la plonger.
Le roulement de la voiture l'arracha à ses méditations; les enfants s'étaient élancés en avant,
faisant des signes au cocher, qui s'arrêta.
. Edith s'était penchée au dehors. Mme de Kermorvan demeura frappée de son visage, encore plus
pâle, plus défait que la veille.
- Voulez-vous descendre, Edith? lui demandat-elle. René et Paulette prendront votre place et nous
continuerons la promenade.
- Comme il vous plaira, répondit la jeune fille
avec indifférence, et elle descendit.
Lorsque la voiture se fut éloignée, Marguerite
embrassa tendrement son amie.
~
Pauvre chérie 1 voilà des jours bien cruels.
- Plus cruels encore que vous ne le pensez,
Marga, fit Edith d'une voix basse.
Elles marchèrent un instant en silence. Mme de
Kermorvan, étonnée que la jeune fille ne la questionnât pas sur la journée de la veille, en commença
le récit, l'acheva sans avoir arraché son amie à un
mutisme qui lui semblait dépasser toute limite
permise.
,
- Me direz-vous au moins, Edith, ce que vous
pensez de tout cela? demanda-t-elle un peu vivement.
- Ce que je pensais hier, Marguerite. La visite
de Mme de la Savinière ne peut en rien modifier ma
décision.
- Vous êtes heureuse d'avoir des résolutions
tellement inébranlables qu'elles ne laissent aucune
place aux anaoisses, aux alternatives.
- l\Ilais, ~argueit,
ne devinez-vous donc pas,
s'écria enfin Edith, ~ue
la rupture avec M. de Montignac m'est une délIvrance 1 que si je ne lui donne
pas un regret, pas une larme, c'est que mon cœur
est ailleurs ... depuis longtemps ...
l\I~me
de Kermorvan s'arrêta court, inte rrogeant
anxieusement du regard le visage de son amie.
- Je.vou~
aime assez, IY;1arga, pour tout vous dire,
répondit la Jeune fille. J'al demandé M. Robert Kerfort en mariage, il m'a refusée.
�134
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
- Edith, de grâce, parlez sérieusement.
- AI-je donc l'air de plaisanter?
- Oh 1 non 1 fit Marguerite avec conviction ... vous
me rendez folle.
Alors, en phrases brèves, saccadées, Mlle de Pennilis raconta l'après-midi de la veille, qui aurait pu
se termmer d'une manière SI tragique; la soirée sur
la terrasse; de mutuels aveux; lui cependant, toujours un peu comme dans un rêve, refusant de croire
â la réalité. Anne-Marie, qui était venue les retrouver,
disait aussi que tout ce qUI se passait était invraisemblable ... Et pUIS ce matm ils s'étalent revus.
Robert, pâle comme un mort, ne voulant plus ... ne
pouvant accepter, disait-il, des sacrifices dont elle
ne mesurait pas toute l'étendue ...
Marguerite écoutait ce récit extraordinaire.
- Peut-il croire â autre chose qu'un caprice
inexplicable, murmura-t-elle, un mouvement de
passion provoqué par le péril dont il vous a sauvée,
un instant... ?
- Assez, Marguerite, mterrompit Edith avec
fatigue; J'ai entendu ce matm tant de thèmes variés
sur ce sUJet; nous pouvons le résumer en deux
mots: il ne croit pas en moi ... vous-même, du reste ...
ma meilleure amie ...
Mme de Kermorvan voulut protester.
- Qu'il n'en SOIt plus question, fit la jeune fille;
tout est fini maintenant.
, Fini 1 C'était ce mot que Robert répétait devant la
porte de Coatan éa qui venait de se refermer sur
Mlle de Pennilis.
Fmi! Et Il restait lâ, anéanti, stupide, se demandant comment il ne s'étaIt pas élancé pour la rappeler, la retenir ... Se pouvait-Il que quelques he1,lres
seulement le séparassent de ces instants où le Ciel
avait paru s'entr'ouvrir pour lui laisser voir une
f~licté
qu'il devait repousser comme une tentatIon?
Mal11tenant la plus affreuse solitude l'enveloppait.
Ii l'avait youlu!... Il revivait minute l;'ar minute
toutes celles qui s'étaient écoulées depUIS la veille.
Après qu'EdIth l'eut quitté, le laissant sur la terra~se,
il s'était par degré éveillé du rêve extraordinaire d~ns
lequel l'avait plongé l'aveu d'un amour
auquel Il n'eût Jamais osé croire. Avec la réflexion,
l'angoisse était venue, puis la lutte, les indicibles
tortures. Il croyait â l'affection de la jeune fille, mais
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
) 35
à sa profondeur? à la durée d'un sentiment qui
devait pour elle entrainer tant de sacrifices? ..
Quelles compensations aurait-il à offnr en dehors
de son grand amour? Suffirait-il toujours à la femme
jusqu'Ici adulée, gâtée par tous'? .
C'était fohe de le penser, et le Jeune homme ne
vit plus qu'une 'chose: Edith souffrirait, cesserait
de l'aimer peut-être... peut-être aussI lui reprocherait en son cœur d'aVOir accepté s.a vie, offerte .à
un moment où, se trompant elle-même, sous l'empire
de sa première douleur, elle se croyait désabusée de
tout ce qui avait rempli son existence jusqu'à ce jour.
Puisant dans ces pensées la force du sacrifice, il
avait eu l'hérOlsme de briser celle qU'Il aimait plus
que lUi-même.
D'abord, elle crut à un simple scrupule de délicatesse, que ses arguments feraient bientôt évanouir.
Etonnée ensUite de le trouver si ferme, elle s'émut,
entrevoyant la pOSSibilité de la séparatIOn, lui redit
sa tendresse en paroles caressantes, plell1es de
larmes.
Il souffrit un incroyable martyre, mais resta inébranlable, essayant de lui faire comprendre que
c'était dans son amour même qU'Il trou vait la force
de la faire souffrir aujourd'hui.
.
Alors, elle se leva, se raidissant pour reprendre
possession d'elle-même, accepter le front haut une
résolution qu'elle était Impuissante à fléchir.
- Vous avez raison sans doute, dit-elle; votre
scalpel a fouillé le cœur humain, il en connaît les
,- mystères; ma science à cet égard n'égale pas la
vôtre ... Je ne suis qu'une enfant 1 je croyais aimer l. ..
pour toujours ... Adieu donc, monsieur Kerfort.
Et redevenant glacée, hautaine, elle avait tra versé
.
le salon sans lui jeter un regard.
Lui, éperdu, avait voulu 'p rendre sa mam, murmurant d'une voix qu'elle ne connaissait pas:
- Pardon 1 Oh 1 pardon l. . .
Mais elle s'était dérobée, allant d'un pas automatique vers la voiture qUi l'attendait.
Mai'nt~:
il faJl~t'
qu'it~r
~1:é;e-aro
' ch : Mm
~
de . Kermol'~n
était désespérée; pour la con soler,
Edith essayait d'être stolque, de plaisanter.
- Je ne suis pas à plamdre; songez donc, un
qua rt de siècle de bonheur parfait! En est-II beaucou p qui puissent en dire autant? Avez-vous oùblié
�136
L~
MÉDECIN DE LOCHRIST
ce calife qui ne comptait en mourant que quatorze
jours de bonheur"?
- Que ne pleurez-vous comme une simple mortelle"? répondait Marguerite, vous me feriez moins
malI
La veille de son départ, Mlle de Pennilis demanda
un entretien particulier à M. de Kermorvan.
- Suis-je de trop 1 fit Marguerite.
- Il s'asit des intérêts de la commune, répondit
la jeune fille, ce n'est pas très intéressant, sujet
rebattu pour vous.
Mme de Kermorvan n'insista pas.
Une heure après, lorsqu'elle retrouva son maFi,
un peu curieu's e de savoir ce qui s'était traité, il lui
apprit que Mlle de Pennilis, voulant réaliser le rêve
de M. Kerfort et de sa sœur, dotait Lochrist d'une
maison religieuse en donnant cent mille francs pour
cette fondation.
L'admiration que MarguerIte donnait si volontiers
à son amie fut sans bornes cette fois, mais dès ,les
premiers mots qu'elle voulut en dire, Edith lui ferma
les lèvres:
- Ma mère a été enlevée trop promptement pour
avoir eu le temps de songer à d'autres qu'à sa fille ...
Cette maison est le souvenir d'outre-tombe qu'elle
laisse aux malheureux; je la donne en son nom. _
- La prière du pauvre est la plus 'puissante, dit
Marguerite émue; Edith, qu'il est consolant de
penser que tant de voix s'élèveront pour demander
le bonheur de celle qui n'est plus 1
FRAGMENTS DE LETTRES D'ÉDITH
A Nladame de Kermorvan .
Castel-Bois. Juin.
« Marguerite, c'est la solitude partout, dans les
bosquets pleins de fleurs et d'oiseaux comme dans
les grandes allées désertes, silencieuses, emplies
d'ombres. Tout en est enveloppé, les êtres et les
choses. J'erre comme une àme en peine; cette
expression vulgaire est bien vraie pour moi 1 J'er~
avec ma pensée, qui s'agite dans le tumulte et le
désordre des dernières impressions de ' ce départ
de Coatanéa, quand son regard m'entrait dans l'âme
�LE · MÉDECIN DE LOCHRIST
137
implorant le pard~n
en même temps que se~
lèvres;
les miennes s'étalent scellées, elles n'auraient pu
s'ouvrir que dans un cri fou, elles restèrent fermées
comme une tombe sur un vivant.
.
« Pourquoi faut-il que la raison qui le sépare de
moi le grandisse encore à mes yeux, le mette plus
haut que tous les autres? car je crois à ce désintéressement que j'ai maudit, à cette abnégatiOn dont
je ne sais point d'exemples, à tous ces sentiments
nobles qu'il m'exprimait avec des accents que je ne
saurais oublier.
« Oublier? Pourquoi pensez-vous que je le puisse
plus que tant d'autres? Trouvez-vous donc que je
me donne si facilement? que je me prends et me
déprends sous le coup d'une première impression?
Non, vous ne le croyez pas.
« Marga, chère amie, si bonne, si dévouée, que
j'ai dû vous paraître glacée au moment des adieux 1
Mon cœur se déchirait, mais je suis ainsi faite; la
douleur me contracte, je ne m'épanche que dans la
joie.
« Quel voyage après vous aVOir quittée 1 Emportée
comme dans un rêve où l'on va vers un abîme
inconnu. J'aurais voulu fuir, fuir toujours sans
m'arrêter. Maintenant je suis seule ici dans ce grand
chàteau qu'elle remplis sait de sa tendresse. Il est
des instants où le désespoir m'envahit, monte en
grondant comme les flots de vos côtes bretonne::;;
alors, prise d'épouvante devant moi-même, j'essaie
de prier; je vous évoque, vous tous qui savez si bien
le faire; je me rappelle vos exemples, les vôtres,
Margaret, les siens, et je m'en vais au village chez
les plus pauvres, les plus malades, m'efforçant de
m'intéresser à leurs misères; une secrète sympathie
commence à m'attirer vers ceux qui pleurent.
« Si mon bonheur est mort, de ses cendres il en
peut encore renaltre pour les déshérités. »
Castel-Bois. Juillet.
« ... Je fais ce que je peux pour lutter et me suis
remise au travail. L'œuvre dont je vous ai SI souvent
parlé, ce portrait cent fois pris et repris, cent fois
laissé, est enfin achevé. Il est là dans. mon sanctuaire intime, devant la table où je vous écris et
semble me regarder d'au-delà, dans ce silence pro-
�138
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
fond que rien ne trouble. Je n'ai pu rendre ce visage
que vous avez connu dans sa douceur et sa grâce
souriantes. Ce sont bien ses traits, maiS, malr,ré
mOI, quelque chose de mon âme d'auJourd'hUI a
pénétré son âme d'autrefoIs et lui a donné cette
expressIOn de mélancolie que vous verrez, l'expression qu'elle aurait eue si elle m'avait vue pleurer.
Pauvre chéne 1 SI elle me SUit comme vo us le dites,
Marga, le sourire lUI est-Il possible, même là-haut?
({ Je SUIS heureuse de ce que vous me dites des
travaux déjà commencés pour l'étabhssement religieux. Que votre man agisse en tout et pour tout
comme bon lui semblel a, et que la questIOn d'argent
ne l'arrête pas ... Je sais que les rêves du docteur
Kerfort et de sa sœur ne ménageaient nen pour
construire cette maison sur des bases sohdes .
. « Je hs les livres que vous m'Indiquez j ce sont les
seuls que je puisse ouvrir dans l'état d'espnt où Je
me trouve. Force m'est bIen de le reconnaître avec
vous, et Je le faiS sans peme; les philosophies
humames, aussi élevées qu'elles SOIent, ne me sont
d'aucune aide, d'aucun secours; les rêverIes vagues
sur une autre vie, un but simplement moral pour
guider celle-ci, me sont Insuffisants. Il me faut autre
chose: des croyances positives menant à un but
certain; une plus lonl;lue portée aux actes d'iCI-bas,
un motif qui les transtorme et les agrandisse ..
« Priez pour moi, Marguente. »
Paris,
2
Novembre.
« Il y a un an, l'auraIs-je pensé ? ... Portant son
deUil, Je suis la foule qUI remplit les églises, Je me
joins à la fête des morts, Je m'unis à tous ceux qUI
prient dans une même pensée, un même sentIment.
« Je ne me sens pas seule j un courant passe,
quelque chose que je n'ava!s jamais senti: la grande
commUnIon entre ceux qUI sont partIs, et nous qUI
sommes là encore ... pour SI peu de temps ... En
présence de la tombe de ma mère si rapidement
ouverte et refermée, je comprends toutes ces Images
sur la rapidité de la Vie, le fugitif de l'existence,
toutes ces comparaisons dont sont remplis les
offices de l'Eglise. Marguerite, quelle mélancolie
profonde, quels gémissements dans ces psaumes,
ces prières 1C'est l'humanité tout entière qui pleure,
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
139
qui appelle, qui invoque. C'est l'éternelle plainte
des générations quil se succèdent et " passent
comme l'ombre ». Dans toutes ces pages parlant de
mort, de destruction, quels cris vers l'Immortalité t
Ql!elles certitudes sortent du tombeau même l " Je
sais que mon Rédempteur est vivant, et qu'il me
ressuscitera au dernier Jour. »
« Entrée ce matin à l'église, l'âme plus en détresse
que jamais, cnant au Seigneur « du fond de l'abîme.
d'avoir pitié de mOI, j'en suis sortie ce soir presque
forte, soutenue par la grande prière de tous,
pénétrée des accents que J'avais entendus, répétés,
et espérant que ma bien-aimée repose en paix dans
l'éternelle lumière. »
Paris, Décembre.
« Depuis ma dernière lettre, Maq~,
j'ai revu
M. de Montignac; soyez donc satisfaite, puisque,
jusqu'à ce moment, disiez-vous, je ne pouvais absolument répondre de moi. Mon cœur n'a pas eu un
battement plus vif, et soyez assurée pourtant que le
vicomte s'est montré parfait, tel qU'il convenait à un
homme d'une éducatIon irréprochable, qui essaie
de tous ses moyens pour ressaisir les avantages
d'une situation qU'il a perdue par sa faute.
« L'histOire de nos fiançailles avait été plus ou
moins connue, le dénouement n'est pas resté plus
mystérieux. J'ai donc dû subir plUSieurs fois déjà
des démarches tantôt secrètes, tantôt ouvertes pour
la successIOn du vicomte.
« J'ai reçu les ambassadeurs et ambassadrices
avec tous les honneurs dus à leur rang, et lies ai
renYoyés ... sans espérance. De sorte que le vieux
refrain recommence: " Mlle de Pennilis, une originale, une excentrique 1 elle finira par entrer au
Carmel. »
« Ceci, c'est nouveau, tiré de ma présence plus
fréquente à la paroisse. Et dites donc après cela
que Paris est grand 1 que l'on y ,vit inconnu, indépendant 1
".Je vous inviterai à ma prise de voile, Margarite ...
mais mon entourage se trompe, ce ne sera pas le
Carmel; trois religieuses, me dites-vous, vont
arriver à Lochrist s'installer provisoirement en
attendant que l'établissement soit en état de les
�140
LE :MÉDECIN DE LOCHRIST
recevoir: c'est cet ordre de la Sagesse que je choisiraI. Je ferai de la médecine avec le docteur Kerfort.
N'est-ce pas bIen trouvé? »
Paris. 31 Décembre.
Une à une les dernières heures de l'année
tombent dans le gouffre sans fond. Dans un instant
ce sera fillI ; la VIe, sans avoir cessé, recommencera.
Et encore se succéderont les jours, les mois, les
années, pms viendra la dernIère. Oü sont-elles,
Marguerite, celles qui s'en allaient heureuses, fleurs
effemllées emportées au fil de l'eau ? ... Je les touche
de la main et déjà elles me paraissent I0111ta111es,
perdues, ensevelies à tout jamais sous ces derniers
mois plus longs que les plus longues années.
.
« Ah 1 Marga, qu'est-elle devenue, cette Edith, qUI,
il Y a un an, attendait comme une enfant qu'elle
étaIt encore, - ne l'est-on pas tant qu'on a sa
mère? - attendait le douzième coup de minuit pour
saluer 'dans un éclat de rire l'apparition de la
'
nouvelle année?
« Cette EdIth-là est morte, elle ne saurait revivre,
pas plus qu'oublier celle qui s'en est allée la laissant
seule ... celm qui aurait eu puissance peut-être pour
la ressusciter.
« Paris, à ce moment de vie excitante, m'est
odieux. A Castel-BoIs c'était au moins l'apaisement,
le monde n'existait plus; aUJourd'hui il me heurte,
me coudoie, me livre des assauts, ne respectant
pas mon deull. Il est des Instants où sa fièvre me
gagne; comme autrefOiS je sens sa sève circuler
pmssante, Je voudrais dépenser tout ce qui renait
en moi de forces, d'énergies; l'inaction me tue; à
certallles heures de solitude j'al rêvé d'émeute, de
révolution, de barricades, pour descendre dans la
rue, risquer ma vie pour sauver celle des autres.
« Vous allez croire à du délire ... c'est ce silence,
cette monotoOle ... Minmt sonne 1... terrible année
que celle qui s'achève. Je voudrais à la fois en retenir chaque instant et la voir se refermer sur des
douleurs éteintes, des SOUVellIl'S effacés .
« Adieu, Marguerite; que Dieu vous conserve tout
le bonheur qu'Il vous a donné!
«
« EDITH DE PENNILIS. »
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
141
XII
Ce 1er janvier, Edith avait fermé sa porte, préférant
la solitude absolue aux indifférents qui pouvaient
venir l'assiéger, à ces amis pleins de bonne volonté
qui blessent en voulant consoler, ou s'étonnent que
quelques mois passés sur une douleur ne l'aIent point
affaiblie ou fait disparaître.
Seule dans son atelier, après avoir en vain essayé
de s'intéresser à son modèle: un grand chIen danois
paresseusement endormi devant la cheminée, elle
venait de se Jeter sur un divan, lorsqu'on lui apporta
son courrier. C'était un nombre mfini de cartes, de
courts billets, de lettres. Au milieu de celles-ci,
Edith n'en vït qu'une, celle qui était aux armes de
Kermorvan; elle l'ouvrit et en lisant une larme lui vint
aux yeux. Marguerite n'était-elle pas la seule au
monde qui l'aimât réellement? Tout à coup 'elle
tressaillit, son visage s'éclaira, et, se levant brusquement, elle se promena à travers le salon.
- Oui, c'est mieux, beaucoup mieux qu'une révolution, que des barricades, murmura-t-elle un demisourire aux lèvres.
C'était le post-scriptum de la lettre de Mme de Kermorvan qui opérait sur la jeune fille un changement
si soudain.
Marguerite y disait que la fièvre typholde sévissait
,à Lochrist; que, son mari n'ayant pas voulu quitter
sa commune à un pareil moment, elle-même avait
refusé de s'éloigner, s'en remettant à la garde de
Dieu. Ménez-ar-roch était du reste isolé du foyer. La
jeune femme bénissait Edith pour l'asile ouvert aux
malheureux, le secours apporté par les trois religieuses, qui suffisaient à peine à leur tâche; elles
rivalisaient de zèle et de dévouement avec M. Kerfort.
- Qu'ai-je de mieux à faire? songeaIt EdIth en
continuant sa promenade au milieu des chevalets,
des objets d'art dont son atelier était encombré;
tout vaut mieux que la "ie que je mène, c'est un
�142
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
quitte ou double... et ce sera bien finir si...
Une visIOn funèbre passa rapidement devant son
esprit.
- On se retrouve au delà ... et Marguerite ne le
dit-elle pas? La vie et la mort sont entre les mains
de Dieu ... Allons, le sort en est jeté.
Elle alla vers une table, frappa sur un timbre et
s'assit, mdifférente en apparence, regardant les
çartes qui venaIent de lui être apportées.
Un domestique parut.
- Dites à Mme Gervais que je la demande, dit la
jeune fille.
A peine cet ordre était-il transmis que Mme Gervais se présenta dans sa robe noire sans garniture,
sous son bonnet de crêpe qui faisait ressortir ses
cheveux fortement argentés. Il y avait plus de vingtcinq an~
qu'elle accomplissait dans la maIson les
fonctions de femme de confiance, de gouvernante,
avec tous les défauts et toutes les qualités des vieux
domestiques dévoués jusqu'à la mort; elle s'était
échu le droit de remontrances, malgré son peu de
succès; on la laissait dire, maIs il fallait bien qu'elle
laissât faire.
- Vénérable, j'ai besoin de tes précieux services,
lui dit Edith en lui faIsant si~ne
d'approcher.
A ce titre, qui était celUI des Jours heureux, le
visage de Mme Gervais s'éclaIra.
- Tout ce que veut MademOIselle, répondit-elle
fort respectueusement.
- Je pars ce soir, dit la jeune fille, sans autre
préambule; prépare tout ce qui m'est nécessaire
pour un voyage qui peut durer troIs mOIs ... ou trois
Jours ...
- Ce n'est pas indiscret de demander à Mademoiselle où nous allons?
- Où je vais, rectIfia Edith, car je pars seule ... Je
dIsais donc, un trousseau très complet, mes vêtements les plus chauds, toutes mes fourrures, et un
ballot, un gros ballot de vieux linge, draps, serviettes, etc.; puise dans les grandes armoires d'en
haut; tu as lâ tout un capital inutIle qui dort depuis
des siècles.
Mme Gervais ne bougeait pas, semblant attendre
autre chose.
- MaIs va donc, fit la jeune fille; nous n'avons
pas de temps à perdre.
J'attends que Mademoiselle ait fini de plal-
�LE MÉDECIW DE LOCHRIST
143
santer, répondit la gouvernante avec une nuance
d'inquiétude.
- C'est tout fait, chère vénérable, je parle très
sérieusement.
Mme Gervais ne tenta aucune résistance quant au
voyage dont elle ignorait le but; mais pour le linge
des grandes armoires d'en haut J••• ce fut autre
chose; les clefs qui pendaient à sa ceinture n'enfermaient pas de plus précieux trésor que celui qui
s'entassait sur les planches de vieux chêne. Et
Mademoiselle avait osé prononcer ce mot impie:
«capital inutile ». Capital inutile! des drap s où
avaient dormi plusieurs générations d'ancêtres 1
- En bien! répondit irrévérenCieusement Mlle de
Penmhs, n'est-il pas juste que tant de linceuls de
vivants servent enfin à ensevehr les morts?
Ces paroles moules, énigmatiques, dont Mme Gervais essaya par mille voies détournées de se faire
expliquer le sens, terminèrent une discussion des
plus vives du côté de la gouvernante, très calme du
côté d'Edith.
C e fut la mort dans l'àme que Mme Gervais
d éran gea les piles de toile parfumée, pour choisir
ce qu'il y avait de plus vieux, de plus usé, accompagnant chaque pièce d'un long et douloureux soupir,
presque d'une larme.
Grâce à la diligence que chacun apporta à exécuter des ordres précis, tout fut prêt pour le départ
du soir.
La femme de chambre, plus intriguée que toule
autre, accompagnait sa maîtresse; ce ne fut qu'au
moment où Edith jeta le nom de gare Montparnasse à son cocher, que Mlle Juhe apprit qu'il
s'agissait d'un voyage en Bretagne. Dans l'aprèsmidi, elle avait été chargée d'envoyer à Ménez-arroch cette d épêche étrange: « Religieuse arrivera
demain, d eux Janvier, premier train , envoyer voiture
à stati on. »
- Mademoiselle est vraiment bien mystérieuse ,
pensa it la soubrette en regardant Edith, qui s'était
étendue dans ses chaudes couvertures, et semblait
déjà sommeiller sous la 'lueur voilée de la lampe de
nuit .
Elle étaient seules dans leur wagon, mais Edith
ne d ormai t pas, elle songeait. Sa résolution avait été
si soudaine, son départ tellement précipité, qu'elle
commen«ait seulement à ressentir une vague inC\.uié-
�144
LE :\IÉDECIN DE LOCHRIST
tude au sujet de ce qü'on allait penser là-bas d'un
tel voyage, Que dirait Marguerite? Avec une semblablë amie tout était facile ... Mais Robert? Ne
serait-il pas convaincu qu'il était pour 9,uelque
chose dans une détermination si extraordmaire?
Edith n'avait pas besoin de plonger bien profondément dans son cœur pour se dire que le jeune
homme n'aurait pas tout à fait tort de juger ainsi.
Certes, un besoin de dévouement, un désir violent
d'être arrachée à la torpeur de son existence, l'attraction même du danger, eussent été chez elle assez
puissants pour l'empêcher de regretter tin acte ·que
la plupart qualifieraient de fou, d'insensé, mais le
mobile secret qui venait s'ajouter aux autres, elle
était de trop bonne foi, trop sincère pour ne pas se
l'avouer et assez intelligente pour se dire que personne de ceux qui connaissaient le fond de son
cœur ne s'y tromperait. Elle en prenait son parti,
abdiquant un dernier reste de fierté pour tenter
d'acheter son bonheur, car aucun doute ne lui venait
sur l'affection et la fidélité du souvenir de Robert,
malgré le silence absolu qui s'était fait entre eux
depuis le jour de la séparation.
Il s'agissait donc seulement de le convaincre de la
profondeur d'un sentiment dont il avait douté.
Bercée par ces pensées et le mouvement monotone
du tram, Edith avait fini par s'endormir.
Une à une les stations s'égrenaient dans la nuit à
longs espaces irréguliers; des silhouettes fantastiques, noyées d'ombres, fuyaient comme des processions de fantômes. A chaque arrêt, Edith, réveillée en sursaut, !te demandait si elle était emportée en rêve ou en réalité vers ce pays de Bretagne dont le seul nom lui donnait un battement de
cœur; puis elle se rendormait, plus impressionnée
à mesure que la distance diminuait entre elle et le
but.
Un crépuscule oris començai~
à naître dans
les lointallls de l'horizon; la campagne nue, dépouillée, peu à peu sortait du sommeil. Lorsque le
Jour parut, on était en Bretagne.
A Morlaix, Ivllle de Pennilis descendit pour prendre la petite ligne de Roscoff; Mlle Julie ne suivait
pas plus loin sa maltresse, qui pouvait librement
exposer sa vie, mais non celle des autres.
.
La calèche de Ménez-ar-roch attendait à la petite
station de X·... M. de Kermorvan était venu lui-même
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
145
liu-devant de la religieuse annoncée par Mlle de
Pennilis, et se pr9menait sur le quai attendant
l'arrivée du train. Edith l'aperçut la première; elle
baissa son voile épais sur son visage et descendit,
riant tout bas de voir le mari de son amie aller de
wagon en wagon, cherchant, mais en vain, la fille
.
de charité.
Il allait sortir de la gare avec l'air découragé d'un
homme qui a fait en pure perte deux heures de
route, lorsque tout près de lUi une voix bien connue
prononça:
- Monsieur le maire?
Il se retourna et, dans sa surprise, oubliant tou~
étiquette:
- Édith 1 s'écria-t-illui tendant presque les bras.
- Monsieur 1 fit-elle avec un pas en arrière, est-ce
ainsi qu'on reçoit une religieuse ?...
...:. Mais où est-elle? demanda-t-il étourdi, en
jetant un regard autour de lui.
- Au fond de ma malle, dit la jeune fille riant
'enfin de tout son cœur.
Et lui, sans écouter les explications qu'elle lui
donnait, répétait comme un re~ain
auquel elle
s'était attendue:
- Insensé 1 c'est insensé 1
Ce fut bien autre chose lorsqu'on arriva au manoir; Marguerite n'en pouvait croire ses yeux; elle
tombait dans les bras de son amie, s'éloignait pour
la regarder,.revenait encore, constatant que c'était
bien là son Edith en toute réalité.
Paulette et René dansaient autour d'elle en frappant des mains. La filleule, un peu effarée d'abord,
tendait les bras. La jeune fille se sentait déjà
revivre au contact de toutes ces tendresses, dans
cette atmosphère saine et bénie de la famille.
Après les premières effusions, le premier étourdissement de cette soudaine arrivée, vinrent les
questions, les reproches, les supplications, les
larmes même, lorsque Édith eut déclaré, d'un ton
qui ne laissait aucun doute sur la fermeté de&a
résolution, qu'elle prendrait seulement vingt-quatre
heures de repos et de joies familiales, après lesquelles
on ne la reverrait plus à Ménez-ar-roch jusqu'à
extinction dè l'épidémie ... ou de sa personne ... elle
partait pour son couvent.
En vain e~say-ton
de la fléchir, de la faire
renoncer à un projet qui ressemblait à un dangereux
�146
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
enfantillage, à un parti-pris dans un moment d'exaltation; elle prouva par ses réponses qu'elle avait
mesuré le danger et accepté d'avance toutes les
conséquences de la situation.
Il n'y avait plus à insister; Marguerite admirait et
comprenait trop la conduite de son amie pour la
combattre autrement que par les raisons de la
raison, mais son cœur aimant et généreux parlait en
faveur de cet acte insensé, comme s'obstinait à dire
M. de Kermorvan.
Ce qui n'empêcha pas l'excellent homme d'aller
lui-même deux jours après, présenter Mlle de Pennilis à la maison dont elle était la fondatrice.
XIII
Ce fut avec une singulière impressIOn qU'Édith
se réveilla pour la première fois au son de la cloche
du couvent de Lochrist, bien résolue à être dans la
maison et au dehors une aide sérieuse.
Quelques heures lui avaient suffi pour conquérir
par sa Simplicité, ses manières franches, la sympathie des religieuses, qui s'étaient d'abord quelque
peu effrayées d'avoir à s'occuper d'une bienfaitnce
insigne, dans un moment où eJ1es s'appartenaient si
peu j mais leurs craintes s'étaient bientôt évanouies
lorsque Mlle de Pennilis leur eut déclaré qu'elle
voulait être traitée comme l'une d'elles.
- Je suis vôtre, dit-elte à la supérieure, l'habIt
seul me manque j il ne fait pas le moine, mais s'il
vous plaH que je l'endosse ? .. je suis sous votre
obéissance.
- Peut-être vous la demanderai:-je plus stricte
que yous ne le désirez; les novices ont parfois un zèle
indiscret qu'il est bon de réprimer, répondit en
souriant la religieuse.
C'était une femme de quarante ans, dont le visage
fatigué, à l'expression paisible, semblait encore
pâlt par l'encadrement tout blanc de sa coiffe de
mousseline et de son fichu de calicot, croisé sous la
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
147
piécette du tablier gris qui retenait le grand christ
de cuivre.
Ce n'était pas sans raison que dès le premier instant elle parlait de soumission à Mlle de Pennilis.
Très liée avec Mme de Kermorvan par de bonnes
œuvres faites en commun, elle avait déjà reçu de la
jeune femme de nombreuses recommandations.
« Je vous confie la plus chère des amies, écrivaitelle; contentez sa soif de dévoüment, mais avant
tout ménagez ses forces sans qu'elle s'en doute; je
compte à la fois sur votre habileté et votre cœur pour
lui donner l'illusion de la nécessité du rôle qU'elle
est venue de si loin pour remplir. Dépensez-la au
dehors, dans les endroits les plus éloignés des
centres où règne la contagion. »
C'était pour suivre ce dernier conseil qu'il venait
d'être décidé que Mlle de Pennilis accompagnerait
soeur Thérèse dans quelques fermes isolées des
bords de la côte où la maladie ne sévissait pas avec
autant de rigueur que dans les villages plus enfoncés
dans les terres.
Édith entra donc immédiatement dans ses fonctions de fille de charité, qui se réduisirent ce premier
iour à d'assez longues promenades en société d'une
Jeune religieuse, CIo nt la bonne humeur s'accommodait de tout et que rien, en falf de dévoüment, ne
semblait rebuter.
Elle répondait franc et ferme aux mille questions,
un peu curieuses parfois, que lui faisait sa compagne, sur sa vie et sur elle-même, n~ se doutant pas
un seul .lfistant de la secrète admiration de celle qui
l'écoutait.
Il y a donc des vies, des milliers de VIes, se disait
Édith, qUi s'écoulent volontairement dans ce seul et
obscur dévoüment 1 Certes, elle n'avait pas attendu
ce jour pour savoir l'existence des filles de la charité, mais pour la première fois elle les voyait à
l'oeuvre, en pénétrait le coeur et l'esprit.
L'amourde l'humanité, elle ne s'étonnait pas de le
rencontrer chez quelques àmes élevées, dévelop filées par l'éducation. Sans aller bien loin, -Robe't,
MarguerIte, lui fournissaieht des exemples vivants,
cas plus ou moins Isolés, mais cette abnégatIOn, Le
sacrifice complet du moi, pour les retrouver dans
les plus humbles milieux, les plus bornés aux apparences, pour les voir enfanter des légIOns, il fallait
un principe puisé à des sources plus élevées,
�~
148
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
remonter à cet amour divin qui s'est donné tout
entier pour que l'on se donne à son tour. .
Toutes ces pensées se faisaient jour dans l'âme
d'Édith, venant fortifier sa foi nouvelle, la lui faire
chérir comme le plus précieux des dons de Dieu.
Couchée dans le petit lit de fer, aux rideaux de
calicot blanc, «lit d'ocdonnance », avait-elle dit en
riant à la supérieure, qui regrettait pour Ison hôte
une couche plus somptueuse, la jeune fille s'endormit très tard, malgré la fatigue de cette Journée de
marche et de grand air.
Des images flottai ent pêle-mêle; que venait faire
celle de Robert au milieu de toutes ces religieuses
encadrées dans leur coiffe de mousseline? Toute
cette journée s'était écoulée sans qu'elle le vit et
elle s'en étonnait, bien que la supérieure lui eût
appris que le docteur Kerfort, surmené, en route
nuit et jour, venait à la communauté seulement dans
les cas graves et qu'elle-même eût recommandé de
ne point l'avertir de sa présence à Lochrist.
Mais un instinct secret rte devait-il pas la lui
révéler, l'amener sur ses pas?
La déception qu'elle éprouvaIt, la fièvre qui la
tenai
éveillée lui permirent de mesurer la part que
Robert avait eue dans une détermIDatlOn que Marguerite appelait hérOïque.
Le lendemain Il faisait une belle matinée d'hiver,
le soleil brillait dans un ciel froid, la bIse soufflait,
âpre, glacée.
Enveloppée de sa pelIsse fourrée, coiffée d'une
toque de. loutre, un voile d'épaisse dentelle sur le
visage, Edith s'en allait sur la route déserte, marchant d'un pas rapIde, soulevée par le premier
enthousiasme de son dévoûment et l'espoir qui
palpitait en son cœur: un espoir qui ne pouvait la
tromper deux jours de suite.
Elle ne se doutait pas qu'à ce moment même le
jeune docteur venait à cent pas derrière elle, se
demandant avec une curiosité bien motivée quelle
pouvait être cette femme à l'allure dégagée, qui
n'était ni sa sœur ni Mme de Kermorvan, encore,
moins la directrice des postes aux toilettes surannées, et moins encore la femme du notaire, que son
embonpoint désignait à distance.
Une seule au monde, pensait-il, possède c.ette él~
gance, cette grâce et cette fierté tout à la fOIs; maIs
néanmoins aucun soupçon de la vérité ne traversa
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
149
son espnt, et, lorsque l'inconnue disparut par le
petit chemin que lui-même allait prendre dans quelques minutes, il se moqua de lui-même, accusant
son imagination de prêter la forme de celle qui le
hantait à toutes les ombres, à en revêtir les êtres les
plus dissemblables.
Il riait presque en s'approchant de la ferme, se
disant qu'il allait peut-être se trouver en présence
d'une des autorités féminines de la commune auxquelles il avait fait un instant l'honneur d'une comparaison trop flatteuse, grâce à un ~fet
de lointain,
à une perspective trompeuse.
Ainsi pensant, il arriva à la maison oll, quelques
minutes auparavant, venait d'entrer Mlle de Pennilis.
Tout de suite elle s'était mise à la hauteur de la
situation; en quelques minutes, avec sa dextérité
habituelle, elle s'était débarrassée de sa pelisse, de
sa toque, avait interrogé la malade, qui parlait un
français compréhensible, apprivoisé trois marmots
pleurant en demandant leur soupe.
.
- Mais il fallait bien, expliqua la mère, que la fille
de ferme en ait fini avec les b~tes
avant de s'occuper
des gens.
- N'est-ce que cela? dit Edith; moi, je vais les
servir, ces afTamés 1
Prenant une longue cuillère, les écuelles de terre
rouge préparées sur la table, elle entra sous le manteau de la cheminée.
Le corps penché en avant, les plis de sa jupe ramenés entre ses genoux, elle plongeait pour la troisième fois la cuillère dans la marmite fumante, lorsque Robert mit le pied sur le seuil de la porte.
Il s'arrêta court, se demandant cette fois s'il n'était
pas l~ jouet d'une halluCÎnati?n.
Edith se retourna, et maigre son attente de. chaque
minute qui eût dû lui épargner une surpn.se, son
saisissement fut tel que l'écuelle qu'elle tenait entre
les malfiS lui échappa et vint se briser sur le foyer.
Le jeune homme s'était approché, pâle comme un
1110rt et avec un regard et une voix étranges:
- 'Vous 1 Vous Ici 1 fit-il, refusant de croire à la
réalité.
Elle, pour cacher son trouble et l'immense joie qui
envahissait soudain son âme, baissait les yeux, et
lui montrant les débris de terre:
- Voyez ce que vous m'avez fait faire 1 Entre-t-on
ainsi sans frapper?
�150
LE MÉDECIN D.E LOCHRIST
- Vous me rendrez fou! murmura-t-il.
Elle releva la tête et, abandonnant son cadre pittoresque, fit un pas pour venir lUI tendre la main.
Elle se retrouvait elle-même, pnse d'une folle et
délicieuse envIe de rire en constatant que sa présence faisait perdre au jeune homme l'usage de la
raIson.
- Docteur, ce n'est pas pour moi que vous êtes
ici? dit-elle, l'interrogeant de son regard le plus
expreSSIf, un sourire deml-tendre, demi-moqueur
sur les lèvres.
-- Pour vous ? ... le sais-je? non ...
- A votre malade alors ... Je la soignerai d'après
vos instructions, car je n'al autre chose à offrIr que
ma bonne volonté, vous serez obligé de tout me
dire.
Robert s'approcha enfin du lit pendant gue la
jeune fille retournaIt à l'infortuné qui attendaIt toujours son déjeuner.
La consultatIon du docteur Kerfort fut, ce matin-là,
bien extraordmaire, r.e marquable au point de vue
des langues: latm, grec, anglaIS, allemand, français,
breton, tout y passa. La patiente put croire à une
maladIe singulièrement compl1quée si elle en jugea
d'après les mots étranges, barbares, employés pour
qualifier son état.
- Traduisez-moi, en français seulement, appuya
Edith s'approchant du lit, l'ordonnance que vous
venez de donner afin que je veille à son exécution.
- Expliquez-moi, répondit-il, votre présence Ici.
La fille de ferme rentrait à ce moment. Robert
sembla retrouver sa lucidité pour lui expliquer, en
breton, ce qu'il y avait à faire pour la malade, qui
n'é~ait
pas srave~nt
atteinte.
..
- Je reVIendraI tout à l'heure, dit EdIth à la
pauvre femme.
Puis s'adressant au jeune homme:
- Il fait très froid ici, voulez-vous que nous fassions quelques pas sur la grande route ? ...
Sur son acquiescement, elle détacha sa lourde
pelisse suspendue à un clou rouillé, et la tendit au
Jeune homme afin qu'il l'aidât à la mettre sur ses
épaules.
Ils sortirent : l'air . vif, pénétrant, ranima enfin
Robert, qui marchait près de Mlle de Pennilis, se
disant qu'il ya des réalités plus surprenantes que
le rêve.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
i
r,l'
Comment Je suis Ici r commença tout de suite
la jeune fille, rien n'est plus simple. Marguerite
m'écrit que votre dévouement, celui des religieuses
ne peuvent suffire à la tàche, qU'II manque une aide,
je suis venue en attendant mieux .
- Oh 1 quelle folIe 1 quelle folie 1 dit-il, le cœur
bouleversé, et personne ne vous a retenue r
- Qui donc maintenant en aurait le droit r -je suis
seule ... seule au monde ... Ah 1 je vous assure qu'il
y a des instants où mounr ne m'effraierait pas,
pourvu que ce soit en dehors de ce calme dévorant
où je VIS depUIS quelques mOIs.
Elle lui raconta alors avec une vivacité, un délicieux abandon, ses tristesses, ses luttes contre l'mvincible ennui, ses longues heures de travall et
d'étude.
- Quelque chose m'a aid ée ... conclut-elle presque
timide, hésitante .. . Un nouvel élément est entré
dans ma vie ...
Une pensée, rapide comme la flèche, traversa l'espnt de Robert. Il s'arrët'a court, le regard concentré '
avec toutes ses pUIssances sur le visage de la jeune
fille.
.
Edith leva les yeux, comprit ce qui se passait en"
lui. Son cœur s'étrelgl11t d'une Joie intense, et pour
la prolonger, elle se plut à augmenter par sa réponse
l'angoisse viSible du Jeune homme.
.
- Vous m'avez dit une fOIS, oh 1 plus d'une fOIS,
et Marguerite, aUSSI, cent fois me l'a répété, qu'on
- ne pouvait marcher dans la vie sans une espérance,
un soutien ... ce soutien, je l'al aUJourd'hUi.
_ Alors, pourquoi, se demandait-Il, se raidissant pour demeurer impassible, pourquoi est-elle
• • -;>
ICI.
.
...
_ Ce que vous croyez, contmua-t-elle, je le C~OIS
ce que vous espérez, je l'esp ère; votre fOl m'a '
gagnée...
d
A ces dermers mots, les traits de Robert se étendirent, son regard s'éclaira.
.
_ Merci de me le dire fit-II d'une VOIX profonde.
J'ai si passionnément so~haité
de vO.lr votre âI"?e s~
tourner vers ces horizons qUi agrandissent la Vie, lUi
donnent sa plus haute dignité morale, peuvent se u~s
la soutenir, l'illumin er encorè quand tout parait
.
sombrer autour de nous 1
Ils continuaient à marcher sur la route, .deserte" ,
dénudée; «à et là quelques arbres, tortures par le ·'
�152
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
vent du large, étendaient leurs branches au-dessus
d'un chaume verdi, ou se dressaient seuls, isolés au
coin d'un champ ou d'un fossé.
'
La mer d'un bleu foncé, soulevée par des vagues
courtes aux crêtes neigeuses, chantait sa plainte
éternelle dans le lointain.
Robert n'entendait qu'une voix, celle qui parlait à
ses côtés, tantôt grave, tantôt légère, selon les mobiles impressions passant à travers le cœur de la
jeune fille.
- La vie n'a plus les aspects d'autrefois, continuat-elle; je m'incline devant le mystère de la douleur
qui soulevait en moi 'des révoltes que vous avez
vues ... essayé d'apaiser ... La mort, ce gouffre où il
me semblait que ma mère avait été engloutie tout
entière, la mort a perdu de son épouvante et de son
horreur. Ce n'est plus cette nuit sans fond, cet inconnu effroyable... l'espérance chrétienne est là,
'l.ui l'éclaire, c'est le passage ... La résignation me
nent avec la foi ... La résignation 1 repnt-elle d'un
ton plus léger. Oh 1 pas -encore sur toute la ligne 1
mais j'y arriverai ... Patience 1... On peut bien se
passer de bonheur, n'est-ce pas, monsieur Kerfort?
rlemanda-t-elle avec un mélange d'ironie naive, d'enjouement et de finesse.
Et elle levait la tète, le regardant à travers sa voilette avec une telle expression que la gravité émue
avec laquelle il l'écoutait jusque-là fit place. au beau
sourire qui illuminait si rarement ses traits.
- Le devoir peut en tenir lieu, dit-il.
- C'est ce que Je pense, reprit-elle galment, c'est
pourquoi vous me voyez ici ...
Et revenant à son ton grave:
- Des devoirs, je n'en avais plus; il fallait bien
m'en créer de quelque sorte, 'et ce n'est pas si facile
que cela quand on est seule, sans conseil, et d'un
age pas suffisamment respectable pour agir avec une
indépendance complète ... Je n'avais d'autre manière
d'en sortir que de m'enrôler ... Monsieur le docteur
Kerfort, votre établissement, hôpital, couvent, je ne
sais comment vous l'appelez, compte depuis hier une
Fille de la Sagesse supplémentaire.
- Une Fille de la Sagesse qui ferait si facilement
éyanouir la raison de ce pauvre docteur, dit-il enveloppant la jeune fille de son regard, que, s'Il a
l'OÜC au conseil, il refusera d'admettre la nouvelle
postulante.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
E53
- Elle est maintenant à son poste, rien ne l'en
fera bouger, dit Edith très assurée.
.
Il essaya d'ébranler la résolution Je Mlle de Pennilis, la suppliant de partir, de fuir une contagion
dont elle n'avait pas sans doute mesuré les terribles
conséquences possibles.
- Décidément, répondit-elle très vive, vous aurez
bien de la peine à me croire sérieuse .. . je m'approche
d'un foyer où flambe le feu et vous suppo'Sez que je
n'ai même pas songé que je pouyais être atteinte ...
Eh bien 1 monsieur, sachez que j'ai fait mon testament, écrit mes dernières volontés ... je serai enterrée
dans le cimetière de Lochrist ... tout près des Kermorvan ... les tombes chères de là-bas y seront transportées ... vous prierez bien pour moi?
- Taisez-vous, dit-:il, le coeur subitement étreint,
vos plaisanteries me font mal... aujourd'hui même je
vous reconduirai à Ménez-ar-roch... je vous le
demande comme une preuve ...
Il s'arrêta court devant ce qu'il allait dire.
- De sagesse, acheva-t-elle réprimant un sourire.
Non, je ne vous donnerai pas celle-là, c'est bien
décidé.
Combien de temps causèrent-ils sur cette route
solitaire où ils allaIent toujpurs ne tenant pas plllS
compte du temps que s'il eût suspendu son vol?
Ce n'est qu'en voyant la mer tout près, au détour
d'un chemin, qu'ils s'aperçurent qu'ils étaient loin.
Ils se regardèrent en ïiant.
- Pour les débuts d'une Fille de la Sagesse 1. ..
dit-il.
- Pour un homme professant que le devoir doit
tenir lieu de bonheur 1... Monsieur, quel triste
exemple 1
Ils revinrent sur leurs pas, et ne se quittèrent qu'à
la ferme où ils s'étaient rencontrés.
Et le soir de ce jour, malgré les prières de tous,
Mlle de Pennilis rentra au couvent.
Les malades qu'on y recueillait d'abord purent
croire à une aggravation de leur état, car le docteùr
leur fit par jour jusqu'à trois et quatre visites. Quant
aux rehgieuses, ce qu'elles pensèrent ?... elles ne le
communiquèrent à personne. N'était-il pas naturel
que . M. Kerfort, dont elles appréciaient les vertus
se montràt plein de sollicitude pour la fondatrice d~
le ' ~r
~aison
? Les mille recoma~dtins
qu'il leur
faIsait à toutes et à chacune, au sUjet des precautions
�154
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
à pr~nde
pour que Mlle de Penml1s s'en trouvât
enveloppée, prouvaient une fois de plus la bonté de
son cœur. Soir et matm, Anne-Mane venait aussi
chez la Jeune fille, et ainsi, depuis l'aube jusqu'â la
dernière heure du jour, Robert pouvait être' rassuré
au sUlet de la santé de l'hôte du couvent.
Il n'était pas toujours récompensé de son redoublement de zèle, car la jeune fille souvent se plaisait à
dlsparaitre à l'heure à laquelle il arrivait.
« C'est bien le mOIns, se disait-elle dans son
mnocente coquetterie, qu'il paye aujourd'hui l'affront
qu'il m'a faIt en refusant ma maIll." mais en acceptant mon cœur. »
Chaque jour elle écrivait à Marguerite de longues
missives parfoIs, répondant à des sollicitations sans
cesse renouvelées de vemr au manoIr.
" Ne dois-je pas, dIsait-elle, donner à Dieu et aux
hommes la preuve de ma conversion? Et vraiment
je ne me doutais pas que ce fût chose si nécessaire ...
Vpus me lugiez donc bien mal, vous et votre entourage, pour cner à l'hérolsme parce gue j'agis en
passant comme vous ne cessez de le faire? Ou bien,
êtes-vous si orgueilleux, vous croyant tellement audessus des Simples mortels, que vous vous étonniez
de me voir vous sUIvre un instant? Ne vous age- ·
nomllez-vous devant mOl que pour avoir le droit de
vous mieux prosterner devant vous-mêmes? »
Marguente n'essayait p(l.S de répondre à ces questIons, nait de tout son cœur, contmualt à admirer,
et le lendemam recommençaIt les mêmes supplicatIOns.
XIV
Un mois s'Il l'ait écoulé depuis l'arrivée de Mlle de
Pen11i!ts à Lochnst. L'épidémie, après avoir ~ait
bien
des v!cttmes, entrait dans sa pénode de décroIssance,
mais Edith, fatiguée malgré toutes les sollicitudes
qUi veillaient autour d'elle, avaIt perdu son ardeur
des premiers Jours, l'enthousiasme qui donne des
alles, et rend tout léger. La tâche volontairement
�J
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
155
embrassée devenait un austère devoir, un fardeau
difficile à porter; néanmoins la jeune fille allait toujours, bravant ses répugnances, ses faiblesses, voulant prouver à ceux qui avaient douté de sa conversion
qu'elle était capable d'un effort soutenu dans le bien;
que le caprice et la fantaisie n'étaient plus les seuls
maUres de sa vie.
Une autre pensée encore soutenait son courage:
le douloureux anniversaire appr<xchait, et, avec sa.
foi nouvelle, qUi lui disait qu'un échange mystérieux,
de mérites et de pnères, existe entre ceux qui sont
partis et ceux d'Ici-bas, Edith voulait que ces jours
de poignants souvenirs la trouvassent tout entière au
service des souffrants et des malheureux, et lorsque
Robert, mquiet de tant de fatigues, la conjurait de
prendre enfin un repos devenu nécessaire:
- Plus tard ... après, répondait-elle.
Il se taisait, respectant la piété, les délicatesses de
sa douleur, mais attendant avec anXiété le moment
où il pourrait enfin s'autoriser d'un titre très tendre
pour veiller lui-même, de plus près encore, sur une
santé si chère.
Pas une fOIS, depuis le retour d'Edith en Bretagne,
les deux jeunes gens n'avaient rappelé ce qui s'éta~
passé entre eux; aucun doute cependant ne venaIt
les efOeurer au sUjet de leur mutuelle affectIOn, ils
n'essayaient pomt de se donner le change, mais
chacun semblait attendre, par un motif secret, que
l'autre fît les premières avances.
_ Je ne pUIS cependant une seconde fois le
demander en mariage, pensait la jeune fille.
Et lui se disait: il faut qU'elle vOie ma vie, pénètre
de plus près dans cette eXistence modeste, mesure les
renoncements qui lui restent à accepter, afi,n que
l'avenir SOit sans regrets, le passé sans reproches.
La date cruelle est arrivée.
Ce mahn-Ià, M. et Mme -de Kermorvan vinrent à
Lochrist se grouper avec Robert et Anne-Marie
autour d'Edith, pendant le service funèbre qui se
célébrait pour Mme de Penmlis.
Au sortir de l'église, après les adieux, lorsque la
jeune fille vit son amie monter avec son mari dans
leur vOIture bien close, un sentIment plus poignant
de sa solitude lui étreignit le cœur. Son regard,
chargé d'une extrême lassitude, rencontra celui de
Robert; il leur sembla à tous deux que la même
pensée traversait leur esprit: les épreuves partagées
�156
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
sont moins lourdes à porter ;'ïl est consolant de s'en
aller dans la vie appuyée sur une affection bénie de
Dieu.
.
Que ce jour gris et sombre, sous ce ciel uniforme
qui s'abaissait comme un linceul, était lourd à porter!
Edith revenait presque silencieuse entre Robert et
Anne-Marie qui la reconduisaient à son couvent.
Arrivés à la porte, ils s'arrêtèrent.
- Je reviendrai ce soir à quatre heure s, dit le
jeune homme, ai-je l'espoir de vous trouver?
Elle fit signe que oui.
- Si la table de Coatanéa peut vous paraître moins
triste que votre solitude, vous le savez, votre place
est là ... qUi vous attend ...
Disant ces mots, Robert attachait un regard
expressif sur celui de laJ· eune fille,
- Merci, dIt-elle, tan is qu'une légère coloration
montait à son visage pâli.
- Que faites-vous cette après-midi? demanda
Anne-Marie.
- Je vais à la ferme de Streal-Glaz, chez cette
pauvre jeune fille, revenue de si lom, et qui m'attend
avec tant d'impatience, me reçoit avec un plaisir
dont je suis touchée.
- C'est un peu loin 1 observa Robert.
- J'ai besoin d'agir, de me dépenser, autrement
je tomberais ... murmura-t-elle; au revoir ...
Et ils se séparèrent.
Vers le milieu de l'après-midi, le ciel couvert du
matin, qui n'avait cessé de se charger encore, finit
par fondre en neige.
Elle tombait en 'flocons épais, couvrait le sol dur,
les champs, les hauts talus et les arbres immobiles;
habillait de blanc la moindre petite branche, enveloppait tout d'une couche d'ouate, une ouate glacée,
linceul de tant de petits oiseaux 1
Edith, très occupée près de la convalescente, ne
s'était pas doutée du changement de temps. Au
moment de sortir, elle s'étonna de voir la campagne
ainsi transformée en l'espace de quelques heures,
recouverte de son manteau immaculé.
Elle ne s'effraya point et se mit bravement en
route, éprouvant une âpre jouissance à se sentir
seule dans l'immen sité de cette triste nature. Ce
grand deuil blanc qui descendait silencieux du ciel,
enveloppait les êtres et les choses, s'harmonisait
avec ses pensées.
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
J5i
. Il lui semblait s'avancer dans un cimetière sans
fin; les talus, les inégalités de terrain, autant de
tombes où dormait celle qui n'était plus.
Et el.'e allait, a~om
.e
perdu, sur cette route qUI
d~vel!at
plus Idlfi~e
à mesure .qu'augmentait
l'epalsseur .de la neige. Elle se hâtait, songeant à
Robert, qUi l'attendait, mais une grande lassitude
commençait à la prendre ; ses yeux, fatigués par
cette blancheur, se voilaient par instant; des pensées confuses comme celleS qu'apportent la fièvre et
une imagination surexcitée tournoyaient dans sa
tête en même temps qu'un dés ir irrésistIble de
s'étendre dans cette couche moelleuse comme un
du vet de cygne s'emparaIt d'elle. Elle luttaIt avec
un dernier reste d'énergie contre cette envahissante
tentation.
Dans son esprit où se heurtaient de plus en plus
le réel et les hallucinations d'un cerveau fatigué, elle
se demandait pourquoi Rob ert l'abandonnait toute
seule, lui qui devaIt être so n soutien, devait veiller
sur elle.
Robert? Avant l'heure, II s'était rendu au couvent,
ne doutant pas que la neige n'y eût ramen é plus tôt
Mlle de Penml!s.
Ne l'y trouvant pas, il était parti inquiet de la savoir
exposée à un pareJ! temps, et en ce moment Il courait
au-devant d'elle aussi vite que le lui permettaient les
difficultés de la route.
Songeant à l'extrême fatïgue de la jeune fille, à sa
tristesse croissante, JI se disait que c'étaient là
autant de prédispositions à la terrible maladie dont
chaque heure lui apportait le contact.
Une hornble angoisse commençait à le saisir, les
imaginations les plus funèbres passèrent devant son
esprit. Une défaillance pouvait avoir saisi la jeune
fille sur cette route .... Il la voyait étendu e sous ce
linceul, frOide, glacée; et tout son amour restait
impuissant pour la ramener.
Qui accuserait-il de sa mort? Lui, lui seul, qui
l'avait repoussée lorsqu'elle venait, foulant aux pieds
ses préjugés, n'écoutant que son cœur, mettre sa
main dans la sienne.
Robert se sentait devenir fou, et, le cadre étant tel,
donnait quelque vraisemblance à ses hallucination.
A travers le rideau qui s'obscurcissait de plus en
plus aux approches du soir, une ombre se dessina
enfin.
�158
LE MÉDECIN DE LOCHRIST
- Edith 1Edith 1est-ce vous? cria-t-il en s'élançant.
- Je vous attendais, murmura-t-elle presque défaillante, en saisissant comme une naufragée le bras
qui s'était tendu vers elle.
- Ah 1 vous me faites mounr d'inquiétude, repritil, soutenant les pas de la Jeune fille; c'est fini maintenant, n'est-ce pas, cette longue épreuve? Vous me
laisserez le droit de veiller sur vous ... Quelle tendresse plus profonde l'aurait acheté?
Il parlait avec fièvre, en paroles entrecoupées. Elle
répondait à prune, un pâle sounre aux lèvres, mais
un sourire confiant comme celui d'un enfant qui se
sent protégée.
Sous le linceul de neige palpitait la vie du printemps; dans leurs âmes renouvelées par l'épreuve et
la douleur chantaient de divines espérances.
Un feu clair pétillait dans la cheminée de
Mme Kerfort, les flammes jetaient dans la chambre
des reflets dansants et capricieux.
Edith, étendue dans un grand fauteuil, les yeux
fermés, s'abandonnait aux soins d'Anne-Marie, qui
venait de lui enlever ses vêtements trempés, de lui
faire prendre une boisson chaude, et maintenant
relevait ses cheveux, les rattachait avec une certaine
coquetterie sur le sommet de la tête, nouait les
rubans de sa robe d'une sévère élégance.
Un peu comme dans un rêve, la jeune fille se
laissait faire; sous l'action de la chaleur qui commençait à ranimer ses membres engourdis, la réaction se faisait physique et morale; des larmes, une
à une, montaient à ses paupières, coulaient le long
de ses joues, où reparaissaient les couleurs.
« N'est-il pas temps d'en finir avec cette situation? pensait Anne-Marie tout en allant et venant
autour de Mlle de Pennilis ; ne sont-ils pas cent fois
fiancés? Qu'attendent-ils? »
Et se penchant à l'oreille de la jeune fille:
- Permettez-vous que Robert entre maintenant?
lUI demanda-t-elle; il vous a vue si pâle tout à l'heure,
il est bien malheureux 1
C0mme Edith ne répondait pas, Anne-Marie prit
son silence pour un acquiescement et sortit.
Quelques minutes· après, Robert entra.
It vint vers la cheminée sans qu'Edith retournât la
tête, s'agenoUilla près du fauteUil, et prenant douce-
�LE MÉDECIN DE LOCHRIST
159
ment les mains de la jeune fille comme s'il craignait
de les briser:
- Edith, vous pleurez? Oh , si vous saviez comme
vos larmes me font mal'
Sa voix profondément remuée fit battre le cœur de
la jeune fille. Elle fermait toujours les yeux, n'osant
regarder le visage qu'elle sentait anXIeux, si près
d'elle.
n continua presque bas:
- Je crois en vous, Edith, comme en moi-même ...
si je vous ai fait souffrir, pardonnez-Ie-moi, c'est pour
vous avoir aimée plus qu'une langue humaine ne
saurait le dire ... et si la vie humble que vous connaissez maintenant ne vous fait pas peur, la mienne
vous appartient tout entière ...
Un fin sourire courut sur les lèvres de la jeune
fille et rouvrant enfin les yeux:
- Etes-vous bien sûr que je ne regretterai jamais?
Il y a déjà longtemps que j'ai voulu, moi ...
- Oh' dites, le voulez-vous encore? demanda-t-il,
serrant maintenant à les briser les mains qu'il tenait
toujours ... .
On frappa à la porte.
Robert fut. ~usitô
debout.
Anne-Mane parut.
- L'exprès de Mme Kermorvan attend la réponse,
dit-elle en tendant une lettre à Mlle de Pennilis.
Edith parcourut la miSSIve, puis se leva et vmt
s'asseoir près de la table où elle traC(a quelques lignes
rapides qU'elle tendit à Robert.
II s'aRprocha et Iut:
« M. Kerfort veut bien, ma chère Marga, croire â
ma conversion... et, comme il est contraire aux
usages reçus de demeurer sous le même toit que son
fiancé, vous pouvez m'envoyer chercher demain. »
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Le médecin de Lochrist
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Du Béal, Salva (1853-1923)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1921]
Format
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159 p.
18 cm
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Collection Stella ; 31
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