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Mu. AULES : 288. Nadia. - 320. Fau ... rout•• - 356. La VI,/or/cuJe.
P. et J. d'AURIMONT : 367. Le. Cœur. .n exi/.
Tompl. BAILEY : 352. L. Fanal dan. la null.
F. d. DAILLEHACHE : 340. La Ffanc~.
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Sil.. BELLONI : 357. L. Chemin .on. fleurs ...
lJa BERGER: 374. L'AVeu qui .ouv•.
H. BEZANÇON : 354. L. Roman de Florelle.
G. do BOISSEBLE: 364. Mademol.dle J. la Tour·Maudlte.
Muth. BOUSQUET: 373. L'Idylle .ou. l'orage.
Jo •• BOZZI : 317. Lendemain. d. ba/.
BRADA: 91. La Branch. d. rom"ri". - 359. Apr~,
la tourmenl • .
V'O'DO BRÉMAUD: 240. La Br~ve
Idyll. du prof.... ur Mafndroz.321. Mamml" moi tI 1.. autre •.
JoaD d. 1. BRETE: 3. Réver cl Vivre.
André BRUYÈRE: 306. Sou, la bourra,que.
Lucienno CHANTAL: 376. L, Jardin dOl rêv ...
J. CHATAIGNIER: 342. Véritable amour.
M. d. CRISENOV: 310. La Consci_. d. Gilb.rl.. - 353. Sou.
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Eric d. CYS : 543. Lun .. rou".,.
Li•• DEBERRE : 372. LouleUe el ,on Mari.
DOMINIQUE : 365. Le Secrel de Gille,.
Mao.e1 DORÉ: 226. Mademoiselle d'Hervlc, mécano. 275. Une
pelile reine pleurait. - 313. La Fiancé. de Ramon.
H.·A. DOURUAC : 280. Je rte Veux pa. aimer 1
A. do l'EPARS: 366. Le R.'our au bereall.
VIctor fÉLl : 127. L. Jardin du .ilence.- 3J2. Au delà du pardon.
JacquII d.. FEUILLANTS: 305. Madame cherche un ,endre.
Z'.aid. FLEURIOT : 213. Loyau/€.
Mar1 FLORAN: 9. Riche ou Aimer ~ - 32. Lequel l'almall ~63. Car.
mencl/a. - 83. Meurlrle par la vie 1 - 200. Un an J'épreuve.
Hor,,"ri FLOWEaDEW : 322. C«ur affranchi.
J&<4'"4 .. GACHONS: 1-48. Comme un. terre lORI .au... - 330. ROI<.
ou 10 Fiancée Je ",oolnce.
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Mari. G~RIEL:
362. Trop loin Je mol.
C1ai,. GENIAUX: 375. Paladin. modern ...
Pitr,. GOUIlDON: 2-42. L. Flancl Jt.paru. - 302. L'A,.,.eI du pa,~.
"'<4- GRANDCHAMP: 232. S'aimer ~ncor
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J. JolU••
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rlO,..,J
�Principall][ volume. paru. dan. la Collection (suit.).
Lita GUÉRIN: 351. L'une el... les aulres.
Ion HAY: 330. Sa pari de bonheur.
M.-A. HULLET : 289. Le, Cendres du c.,ur.
W. HO~ELS
: 355. Volonlé de femme.
jean JEGO: 329. L'Amoureux de Frida.
R•• é. KERVADY : 287. Cruel deooir.
P. KORAB : 358. Tile folle, C.,ur profanel,
L. d. LANG~RIE:
325. L'Amour l'emporl.,
H, LAUVERNIERE : 271. En marianl 1.. aulru. sccre/.
292. Un Etranio
Yvoncc LOISEL: 262. Pulelle.
Geor, •• d, LYS: 346. La Blessure cachée.
MAGD-A8RIL : 363. Jeun."e 1
MARIACLAUDIA ; 349. Trlomphera-I-elle }
Hélène MATHERS : 369. Petile dame oerle.
Jean MAUCLÈRE ; 193. Les Liens brisé,.
Edonard MICHAUD : 378. Le Cheoalier oengeur.
Jeannett. MORET: 331. /oselle. daclylo. - 350. Ver. l'aGenlr.379. D<rl
~r<
1. maoque.
Anne MOÜANS ; 281. Plu, "oui 1- 337. Cls~e
exlUe. - 361. Pour
la ole.
José MVRE : 237. Sur l'honneur. - 335. Les Flançalll.. ele ROJette.
Claud. NISSON : 297. A la /I,ière du bonheur.
Guy d. NOVEL: 345. M aÎlre N ico/e el ,on amour, - 370, C.,ur
égaré.
Florence O'NOLL : 323. La Dame d·Aorii.
Mme Chari.. PÉRON ET : 371. L 'Offrande.
Marguerit. PERROY: 285. L'lmpolSlble Arnim.
M. l'RIGEL: 368. MarIé malgré lui.
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Jean ROSMER : 290. Le Silence de la Comle"e.
I,abene SANDY : 49, M aryla.
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Pierre d. SAXEL: 284. Belle-Mère
loul faire.
Gilberte SOURY : 324. M arya/l,.
T. TRILBY : 21. Rtue d'",,,our. - 29. Prllliemp, perelu. - 61. L'/nuII/e SacrIfice. - 97. Adelle, Jeune fille moderne. ·- 122, L. Droll
d'aimer. - 144. La Roue du MOllltn.
Mauric. VALLET: 225. La Cruelle oldoire.
Germaine VERDAT. - 377. Les Jours IIOUUCOIIX.
Camill. d. VÉRINE : 255. Tell. que je ,uls.
Mn du VEUZIT: 256. La Joannclle.
Patrielft WENTWORTH : 293. La Fulle iperdue.
C.-N. WILLIAMSON : 227. Prix de bea"té. - 251. L'E,IGnl/ne ,auoage. - 344. Le M allolr Je /u ReIne.
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La Chance
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��LA CHANCE
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AUBE
Le jour commençait à se lever, un pâle jour
de mars à la fraîcheur encore un peu acide,
mais un jour ~l la claire beauté, un splendide
jour innocent et printanier qni parlait de soleil, de ciel dOlv et pur qu'assombrirait ce SOIr
le nocturne 0<1ora1l1 de la saison nel1\"e.
jhôme ~tai
éveillé ciepnis 10ngtel11ps et eux
ne s'l!veillaienl l1a5.
C'était 1-\ Ulle injustice l!potlvnntahle qu'ils
puissent faire ainsi attendrt! Jérôme .. l'j,cure
était arrivée de la tasse de lait aux refiets bleus,
il en était sOr, et ils avaient j'audace de ne pas
bouger, ne s' cctl]lanl ni de sa l'ail1l 111 de sa
légitll11 e hâte de cjuitler le logis b:'1llal de
l'hom me pour une mystérieuse, 111le éblouissan e promenade solitaire, enchantée, sur les
toits que l'on aperceva it au trav ·rs dn rectangle
étroit de la fe nGtre : toits d'un gris ravissant
�6
LA CHANCE
(gris souris) penchés vers la terre printanière,
toits d'un rouge brun dont les tuiles inégales
faisaient comme de petites marches d'escalier,
toits également magnifiques, également évocateurs de longues randonnées sous le ciel proche,
de liberté, de songes ronronnants fermés aux
hommes d'en bas.
C'é:tait l'heure ou jamais cl'aller faire un
tour; en ce moment, il devait faire adorablement frais. J6r6111c savait bien tous les secrets
des heures; il n'ignorait pas que s'il attendait
midi pour sortir il ferait trop chaud pour lui,
et puis, à midi, il mangeait, et ça, pour le
coup, c'~tai
sacré.
Alors Nrôme, qui était un chat roux aux
claires prunelles, étranges et secrètes, sans
rac!:', un de ces chats que les gens appellent
des clJats de gouttière, alors impatienté, excédé
par l'attente, irrité contre eux, Jérôme éleva la
voix, ce que les mêmes gens de tout à l'heure
appellent miauler, ignorant, les pauvres, que
cela signifie bien d'autres choses que leurs
cervelles obtuses d'hommes ne comprendront
jamais.
Il parla d'abord d'un voi.' douce, mais
ferme, une voix qui demandai t clairement ;
CI Eh bien! quoi, \'ous lèver z-vous, oui ou
lIon? »
Trois syllabes, 10ngu s, ù la fois rêveuses
�LA CHANCE
7
et irritées, traînèrent dans la pièce, cognèrent
les mnrs, s'arrêtèrent à l'Ile porte fermée :
- Min-hia-ou?
Rien, absolument rien ne répondit à Jérôme.
Alors il parla de nouveau, mais beaucoup plus
fort et tout à fait fâché :
- Khhhhhhhh ! Ffffffff! Vvvvvvvvvv!
Ce qui voulait dire : « Si vous ne vous levez
pas immédiatement pour m'apporter mon lait
du matin, je vais me venger! Vous savez que
j'en suis capable, car je suis cent mi11e fois
plus fort et plus intelligent que vous. Je puis,
rapide comme l'éclair doré, terrifiant comme
la tempête, casser ce joli vase bleu, déchirer
ce rideau, grignoter ce livre que vous êtes en
train de lire. D'ailleurs, rappelez vos souvenirs... Ce ne serait pas la première fois,
hé? »
Qudque chose remua dans le petit appartelllen t. Le bruit venait de la porte fermée.
11 entendait de la pièce contiguë un pas, des
froissements d'étoffe, le murmure in listinct,
mais r6veillé de la vie. Soudainement rassnré, Jérô11Ie comprit que T\larie- nge e levait
en fi 11.
Ce n'était pas dommage, vraimcn t. Quel:;
flemmards que tous ces gens-là! Et savoir
quelle e. 'cuse ils a llaien t i Il VCIl ter eL invoquer
pour justifier 1 lU paresse? Car Jérôme était sftr
�8
LA CHANCE
qu'ils en inventeraient une. Ces hypocrites ne
pouvaient même pas avoir loyalement le cou·
ragt! de leurs actes. L'un des trois dirait sans
doute : cc Je me suis couché tard, hier.» Un.
autre : cc Ce n'est pas un jour ordinaire, on
peut bien dormir un peu.» Et le <}ernier :
cc J'étais' fatigué ... »
Pauvres êtres! Comme si Jérôme, lui, prenait
la peine de justifier ses retards, ses actes! Disait-il, lorsque parfois, vers minuit ou plus
tard, il frappait à la fenêtre, avide de retrouver
son cous. in gras: cc Je suis en retard, j'ai été
retenu sur le toit ... Une petite chatte ... Un camarade chat. .. 'Cn oiseau prompt que j'ai voulu
attraper pour le croquer tout cru ... » Non,
D'est-ce pas? Lui, Jérôllle, avait conscience de
sa supériorité. Tout acte, tout retard venus de
lui devaient être indiscut6s, admis, d'avance
excusés. Aussi ne prenait-il même pas la peine
de ronronner un merci quand on ouvrait doci• 1 ment à ses rentrées de noctambule : ça lui
était dfi. C'était du reste par le dédain animal
qu'il leur témoignait qu'il se faisait respecter.
Mais eux ... Ah 1 oui, quels pauvres êtres 1. ..
Le bruit, derrière la porte Iermée ainsi qu'un
secret, se fit plus fort. On entendit une fenêtre
battre le mur de ses contrevents, comme des
gifles. Et brusquement, enfin prête, MarieAnge entra.
�I:A CHANCE
9
Par politesse, et puis parce que si l'on veut
le lait du matin servi juste au degré de chaleur voulu il esj plus adroit d'être gentil, Jé1·ôme poussa la bonté jusqu'à dire bonjour le
premier. Il quitta donc le coin de chaise sur
lequel il méditait en promenant sur l'humanité
en général et la sane à manger en particulier le
regard de ses yeux condescendants, alla se frotter contre la jambe gauche de Marie-Ange et
fit très doucement, tout en demi-teintes:
- Rrrrrrrrrrrrrrrrrrr.
Ce qui disait assez clairement : {( Tu es n
retard, tu 11 'as aucun égard pour moi qui ai
faim, tu me laisses attendre depuis cinq minutes, une heure, un an, je ne sais pas compter
comme vous antres. J'aurais pn me venger et
je ne l'ai pas fait, parce que de temps cn temps
il ne me déplaît pas d'être généreux, et puis
parce que tu es tout de même arrivée, obéissante à mes appels. Je te pardonne. Je suis si
bon! Mais, à présent, donne-moi mon lait, faisle vite chauffer comme je l'aime, avec un peu
de pain émietté dedans; mais dépêche-toi, de
grâce! J'ai de::; tas de rendez-vous sur le toit
que j'ai manqués par ta fante. Des chats du
quartier, tu ne les -connais pas. Des petits copains à moi, cent fois plus chic que toi ct cent
fois plus exacts. ))
Marie-Ange s'affairait, comme si elle eftt
�10
LA CHANCE
compris la hâte de Jérôme. Ainsi qu'il l'avait
prévu, dans cette merveilleuse divination,
pleine de prédictions et dc maléfices, propre
aux chats, elle tenta de se justifier :
- Je suis en retard, hein, mon petit Jérôme?
Et tu as faim, tu veux ton lait. Tu comprends,
aujourd'hui c'est dimanche, alors c'est si bon
de dormir (ça, c'était la lâche excuse qu'avait
pré\'llC Jérôme), de ne pas a1ler au bureau, de
paresser rêveusement dans son lit comme une
jeune fille riche, d'oublier que, demain lundi,
il y ama de nouveau le réveil qui sonnera, et
le métro, et les travailleurs de mauvaise humeur, en deuil du dimanche trop tôt passé ...
Ah! Jérôme, qlle je t'envie de ne 1 as connaître
les travailleurs ùu lundi! Le mardi ce1:1 va déjà
mieux, ils sont consolés, car la doul\!ur ùes
110m111es va vite au but final qu'est l'oubli. Mais
le lundi, le lundi ! ... Tiens, j'cntends papa et
maman qui se lèvent. Et le lait va bouillir! Il
II 'yen aura pas tout à fait assez pour tout le
monde, je prelldrai mon café noir.
HUllIallt le lait qui chauffait, Jérôme se taisait, la gorge orgueilleu5t:l1lellt proéminente,
comme gOI1 AC! déjà pal' son premier déjel1ner.
11 trouvait la vie extrÙJ1le1l1ent belle. MarieAnge avait dit quc c'était dimanche? Il s'en
moquait joliment! Pour lui, il y avait cieux
sortes de jours : jours de beau tel11ps U jour,;
�LA CHANCE
II
de pluie; deux sortes de nuits : nuits claires,
nuits d'encre . Les uns signifiaient promenades
et soleil; d'autres repos à la maison, bercé par
le chant léger des averses, saoulerie de sommeil,
corps ivre d'avoir trop dormi, ou encore, tout
là-haut, voi sinage avec la lune au grand œil
plat, jaune, irrévocablement jaune, presque
d'un jaune admirable de papier à viande.
Le bruit avait définitivement conquis le logement. Evidemment, les deux autres se levaient. Bientôt, dans quelques minutes, ils
allaien t paraître; elle avec son joli petit visage
triste, lui avec ses yeux splendides, presque
aussi bien que, des yeux de chat, ct ses livres,
et ses papiers, et ses longtles mains distraites
qui s'attarderaient sur toutes choses nonchalamment, comme des oiseaux familiers ... Au fond,
ils étaient très bien tous les deux pour un
homme et une femme; Marie-Ange aussi était
excessivement agréable llour une jeune fille, et,
à la réflexion, Jér6me ne se plaignait pas du
destin, du grand destin félin des chats qui
l'avait placé là.
Comme il s'y attendait, ils entrèrent quelques
instants plus tard. D'abord ce fut lui qui passa
la porte. 11 \Vait SOI1 vieux costnme gris reprisé
aux coude~
et l'air d'assez mauvaise humeur.
Il embrassa Marie-Ange qui accourait vers lui
et oublia complètement de souhaiter le bonjour
�12
L A CHANCE
à lui, jé1·ôme. Avec cet être étrange, il fallait,
h(la. ! s'attendre à de tels oublis, pour sacrilèges, scandaleux qu'ils fussent!
Ensuite elle parut, elle lui sourit; elle portait
son peignoir râpé, ses pantoufles trouées d u
bont, pas de bas. Qu'elle était ravissante avee
ses cheveu.· blancs, sa jeune figure où s'ouvni~l1t
lans leur bleu calldide des yeux pareils
à la duucc oulem du ciel frais qui brillait audessus des toit 1
:\larie·Allge servit aus itât le café au luit.
Jérôl/le fut servi le premier, comme il cOIn'enait. Le lait du matin était enfin arrivé. Il était
chaud jl\stl:! comme il aimait qu'il le fût. La mie
de pail1 était fiucm>nt émiettée. Il faisait du
solt'iJ, il allait sortir, la vie était belle. EL à
1lIidi il mangerait. Et après il ferait la sieste
Cil rGv.mt à cc Cju'il avait mangé. C'était divin .
.\h! oui, que la vie était belle! Quels Ious
auraient osé dire le contraire?
- li nE:: nous re k que deux cents francs
pour aller jusqu'à la fiu du 111ois, dit-il rageust:lIlcnt. Et on est le I.5 seulement... Quelle
sinistre petite existencc1. ..
Deux soupirs f(minins lui répondirent, el
a llssi clallS les regards de :\Iarie-Ange \.111 éclair
'k ré\'olte, \.111 éclair miliCe.: et J>rd, une menace
cl 'orag\! qui n'éclata pas.
Cet homme 6tait stllpidl.!. La vic était belle.
�LA CHANCE
13
Elle était bene parce qu'il y avait du soleil,
du lait, des toits, des gouttières, parce qu'elle
était la vie créatrice des chats, de la lune optimiste, ronde comme une grosse fleur épanouie,
des gens qui avaient l'honneur de le posséder,
lui, j é?-ôme, comme pensionnaire et comme
maître, parce qu'elle était la vie chaude de
printemps neuf, du printemps qui fait les belles
nuits limpides et froides auxquelles les chats
peuvent chanter leurs espoirs ou leurs tristesses
avec la joyeuse certitude d'empêcher les gens
à dE::uX pattes de dormir.
jJrômc lampa la dernière gorgée de lait. La
fent~r
était ouverte. Tout de suite après venait
l'el1Jpire magique des toits. Il sauta sur l'appui
étroit que bornait la croisée et se retourna vers
pux. Ils finissaient maussadem nt leur café au
lait. Armé d'un rayon et d'une feuille de papier, il faisait des chiffres. Jérôme se fichait de
tout cela. Par (:ducatioll autant que par diplomatie, il cria qu'il rentrerai t déjeuner, qu'il
désirait de la viande en sauce et qu'on ne la
salflt pas trop. ils n'eurent, ma parole, pas l'air
de comprendre le premier mot de ses miaulements cependant adlllirablement expre:;sifs.
Alors , absolumellt dégoû t6, j é l'Ô IIIC, chat de
gouttière, leur tourna un clos agressif ct fila
ur le chemin les toits que les hommes de la
terre n'avaiellt pas violé.
�14
LA CHANCE
II
EUX
Eux, les maîtres du chat (ou plutôt ses esclaves, mais ils ne le savaient pas), s'appelaient
les Auberive.
Lui avait été Ilaguère un beau jeune homme
qui aurait pu, s'il avait voulu, se faire la situation avantageuse et stable que lui désirait
n souhaitait gu'il fClt ingéni 'ur ;
sa famill.
dès son nfance, ses parents : père, mère,
oncles, tante', avaient. à6cidé cela. Le malheur
e t qu'Il ne fut pas du tout de leur avis et que
l'Uude n'cut jamais pour lui le moindre attrait,
du moins l'étud telle que la concevaient ses
parents ct ses maîtres. Il rata son bachot avec
une aisance alarmante. Il n'aimait qu'un chose
au monde : écrire; il rl'va de gloire, aspira à
se diriger vers les ch mins de perdition des
profe SiOllS arti tiqu s (ceux-là mêmes qu'exèCH:nt les familles bourgeoises t de provinc ),
et un beau jour, plein d'enthousiasme, il se
brouilla av c dignité avec c qu'il est onv nu
d'appeler les siens, s'en fut .à Paris, lesté
�LA CHANCE
15
d'abord de malédictions, ensuite des quelque
cinquante mille francs que lui avait légués sa
mère, morte quelques mois avant la glorieuse
décision qu'il avait prise de devenir un auteur
célèbre, décision qui, mon Dieu, en valait hien
une aulre.
Au commencement, tout ne marcha pas trop
mal. (Rien ne va jamais mal au commen ement,
la guigne vient plus tard, mais elle se rattrape.)
Sa liberté le grisait délicieusement, il se découvrait plein de forces naissanles, lourd d'une
éblouissante jeunesse qui lui faisait lm œnr
il la fois nouveau et élargi. Il 1 ublia sans trop
de diflicultés deux volumes de vers, un roman,
et se maria avec Antoinette Lecourt, une blonde
petite jeune fille qui n'avait pas le sou, mais
pos 6 lait un adorable et clair visage tune
jL:llneSSe aussi follement enthousiaste LjLl(: la
sil::nnc. Il l'avait rencontrée par hasard; c'était
une ouvrière de la rue de la Pni.-, petite fille
humble, mais fine, et qui s'élait fait, par es
lectures intelligentes, une gentille culture.
D'abord ct 11e fut que le flirt banal d'un jeune
homme qui rencontre une jolie fille qui lui plaît,
puis bientôt, sc voyant adoré: par Antoinette
subjuguée totalement, il l'épousa. Sa fa11lilh: se
réveilla de la léthargie où elle CI1g()lnis~at
clepuis son départ ses rancœurs IIlls<juilH: , po 11'
bondir à l'occasion de ce maringc con t rai rc ~I
�LA CHANCE
fes idées et qui, miraculeusement, la faisa1t
abandonn r ce sommej] sans voix que Jacques
Auberive espérait voir se prolonger longtemps
cIIcore. Elle avait appris son projet de mariage
pour la simple raison que tout se sait; il reçut
donc des lettres où on le maudissait avec une
sombre én rgie, des conseils bourrés d'une terrible sagesse, de sinistres prédictions, nfin tout
ce qu'une fami1le imbue de la méchanceté sournoi:;,e qu'ont su consacrer les priucipes bourgeois peut inventer en pareil cas. Il sourit , jeta
les lettres au panier, épousa Antoinette et
s'installa avec elle dans leur petit ménage d'enfants. Le pc:re Auberive mourut un an plus
tard. Il fut appelé à son lit de mort avec sa
femme. Là, Antoinette vit pour la première et
dcruière fois sa nouvelle famille. On lui témoigna une froideur polie, beaucoup plus froide
que polie. Le jeune couple repartit pour Paris
tellement lesté de conseils que la pauvre Antoinette tremblait d'effroi. On leur prédit aimablement la ruine, un avenir de calamités, fait
exclusivement de désastres, avenir toujours
réservé d'ailleurs à ces fous qu'on appelle le~
bommes de lettres. Ah! si Jacques avait voulu
être ingénieur! Ça, au moins, c'était la situation stable, honorable, qui faisait honneur à
une lignée ... Combien cela etH mienx valu que
de publier des idioties 1 - Car, en famille, le!!
�LA CHANCE
17
œuvres d'un parent sont toujours traitées d'idioties, c'est une règle mystérieuse et rigoureusement commune.
Jacques reprit le train avec un masque empreint d'une colère qui n'osait éclater. Ah! si
eUe eÛt éclaté, que ùe mots il leur aurait dits ;
(c Bourgeois, tristes, méchants bourgeois, pleins
de vertus menteuses, de cruauté! Vous avez
voulu me renùre semblable à vous, faire de moi
ce petit être obscur. sournoisement mesquin,
insensible aux merveilleuses folies du beau que
vous ne comprendrez jamais, pourvu d'une situation stable comme la mort, dans laquelle
j'aurais étouffé lentement, t d'une stable étroitesse d'esprit. Ce que j'ai souffert auprès de
vous!. .. Mais non, vous ne comprendriez pas.
Il Ile s'est pas passé un jour, une heure, sans
que vous m'eussiez fait mal, sans que vous
eussiez cherché à ternir, à briser une de 1lles
tendres illusions; VOltS m'avez tué long\.lemcnt,
sans bruit, dans l'ombre de vos maléfices détestés; mais je ressuscite, je vous échappe, t
jé m'en vais la tenter, cette gloire qui m'ap]) lle
et que vous ne croyez pas réelle ni même possible!... Je ne veux pas me disputer encore
avec vous, ce n'est pas ]a peine; je ne veux
pas vous Iaire de mal, mais au fond, tout au
fond de moi, vous tous ,; oncles, tantes, cou-
�18
LA CHAXCE
sins, êtres de grisaille, de cruauté raisonnable,
je crois bien que je vous méprise.
** *
l
...
Le père Auberive était mort sans fortune. Et
les cinquante billets qui représentaient celle du
jeune ménage filèrent avec une vite se désespérante.
Un début de réputation littéraire venait pourta 11 t à J acq ues; on parla de ses œuvres) il se
sentait plein d'ardeur; mais le peu d'argent
produit par ses écrits ne suffisait même pas à
payer le loyer du petit pavillon de Passy qu'ils
avaient loué:.
011 put tenir quand même pendant quelques
années sans trop de privations, pensant toujours clue la gloire, étant femme, se faisait
attendr..: au rendez-vous, mais qu'elle viendrait.
On conti11ua d'espérer des jours plus clairs avec
un cœur chargé de confiance et d'amour.
Puis il y ent la guerre.
Jncqllcs Auherive partit un des premiers. Il
fit tU1\(e la campagne, il fut un de ces héros
::.ans llistoire, un vrai <lue rien Ile récompensa .
En T<)l5, Ulle petite filll;! lui naquit ct lui valut
quel'llles jours de permission. Devant cette petill.! f or Ill<.! cl 'en fant, chaude d'une vie nouvelle,
il comprit comb'cn l'<:>.v"llir pour lui prenait
�LA CHANCE
I9
~oudain
un sens dc mystérieuse gravité. Plus
.que jamais, il ellt fallu être riche, et Antoinette, demeurée seule, tirait péniblement sur
les derniers billets dc mille francs.
Souvent, dans la tranchée, quand il était au
repos, il écrivait, mais plus avec cette flamme
candide, joyeusement confiante, qui l'animait
nagu~re
... Des notes, des pages, parfois maculées de boue, où s'exhalaient toute la misère de
sa vie, l'appel de la mêlée, la fraternelle souffrance des hommes qui se battaient comme les
bêtes ou, ca1més, parlaient entre eux, a1es,
déchirés, mais avec une voix douce, retouv~
pour un moment, une voix qui . étonnait et se
rappelait: « Nos Iemmes ... Nos petits ... Qlla d
on rentrera « là-bas ... »
Certains rell trèren t.
Jacques Auberive fui de ceux-là. Il renlra à
Paris, la guerre terminée, avec une santé
dé ruite, une humeur aigrie définitivement,
pas une seule blessure, mais une 611ergie
brisée.
Il eut J'impression <le revenir dans un pays
étranger, la scnsation cl 'une taupe croupissant
dans la terre et rendue à la lumière hostile.
Antoinette était épuisée pnr la séparation,
une maternité conçue dans l'angoisse. Il n'y
avait au foy r presque plus d'arg nt. Paris faisait la fête, la majeure partie (1~ ses amis étaient
�20
LA CHANCE
mort,>, des noms brefs de disparus s'évoquaient
rapidl!lI1ent, passaient comme des ombres dans
la conversation : cc Une balle à Verdun ... Un
shrapnel.à Dixmude ... )) Une vie 1l01l\'C:!l1e s'agitait éI'~rdumelt
sur tant de vi cs mortes.
Et la brève, la commençante renommée de
Jacques Auberive était éteinte: il était complètemcnt oublié ...
.~
*'"
On quitta le pavillon trop cher de Pa sy.
Cette foi', il fallut se contenter de très peu,
de trois petites pièces man ::m16es, au sixième
aage d'une mai on 'alls grâce de la rue Cardinct, une mai '0 11 l1~giée
où dès le seuil toute
joi semblait mourir.
~Iai'
le loyer était hon marché; à cause de
sa Jl1odicité, le~
Aub~ri\"l:!
supportèrent la' maison
salls joie et la hargncuse antil athie de la COIlci~rgl!
CJl1l considéra ral,idcment Jacques - cet
hOlllll1e qui ne tra\'aillait Hi dans un bureau ni
dans \Ille usille - comme 1.1 n propre à rien.
JacCjues Auberive trom a deux 1 etite. rubriques rl·gulières ;\ tCllir dans deux revues.
On ,'i"ota ~1\'l!C
ça, allelldant toujours cette
gloire qui Ill! venait jloillt, lllai ' l'attendant d'un
('(l'III' lns~é,
se demalldant si, lor 'qu'elle viendrait, il Ill! serait l)as trop tar l, si le re sorts
dl! honheur Ile seraient pas à jamais brisés ...
�LA CHANCE
21
Pourtant Antoinette, elle, Groyait encore. Elle
avait foi en Jacques éperdument. Pleine d'une
çandeur, d'une sorte d'obstination éblouissantes
et désespérées, elle croyait en son génie avec
une persistance d'apôtre souffrant pOl1r son
Dieu.
Et la gloire continuait à ne pas venir, tandis que les ennuis accouraient, que les humeurs
changeaien t, que Jacques personnifiait le type
lamentable entre tons du vieil-auteur-qui-n'apas-r~ui.
A mesure que croissait sa malchance, son orgueil grandissait aussi. Il se jugea méconnu, persécuté; il eut des propos
amers, haineux parfois ... 'route réussite littéraire l'irrita ... Et pourtant le désir « d'arriver»
n'était pas mort en lui. Il avait toujours des
manu 'crits prêts à être proposés et qu'il pensait être des chefs-d'œuvre; il courut les re,Vues, les journaLtx, inlassable, mais les éditeurs
refusaienL ses romans, et les revues se faisaient
inaccessibles. Injustice banale, injustice réelle,
profonde, car Jacques Auberive avait un vrai,
uu b~u
talent.
***
83. fille, Marie-Ange, grandit. Elle fut une
enfant aux clonees joues parfumC:es d'innocence
et cie prinhnit'ru candeur. Puis elle devint nlJe
jeun\.! fille l1linr'C ct 1,tI)Jlde, au ,- ycux d'un
..
�22
LA CHANCE
bleu profond, au grave cœur déjà meurtri par
les soucis de la maisonnée. Son pere, qui refusa de lui faire faire ses études hors du foyer,
l'instruisit. 11 eut en e]]e une élève docile, merveill eusement vivante ... A vingt ans, elle obtint
n grand'peine de son père qu'il lui permît de
chercher un emploi de bureau qui les aiderait
un peu. Elle le trouva dans l'étude d'Ull notaire du quartier où, chaque jour, elle copiait
des cc rôles» rébarbatifs, de a petite écriture
correcte... Les quelques centaines de francs
qu'elle retirait de SOIl travail augmentaient le
trop faible gain du père. 1\1ais le produit total
s'avérai t parfaitement insuffisant ... Les fim: de
mois étaient tragiques, Je moment du h'l"lne
Htlcn<lu dans une sorte de fiévreux désesl'oir.
Et Antoinette était malade, maigrissait, toussait. Il eût fallu du soleil, la vi confortable,
sans tracas, autant de belles choses défendues
aux pauvres gens.
Seul Jér~lIe,
le chat, mettait un peu de gaîté
clam ce p tit logis }1lein d'une si mome détresse. Lui se moquait résolument des difficultés
(le l' xistcnce. C'était le grand compagnOl! de
~Iane-Agc,
elle lui parlait d'elle-même et lui
racontait ses tourments dont elle n'eCU pas osé
charger ses parents :
- ]ér6111c, j'ai eu un ennui au bureau,
écoute ... Oui, je sais, tu rOnr0l111 s, tu me COlll-
�LA CHANCE
23
prends, tu es certainement un petit sorcier sous
ta forme féline, ce sont lcs bourgeois qui te
prennent pour un simple chat .. .
Plus jeune, quelques années auparavant, elle
lui disait, adorable de naïveté :
- Pauvre Jérôme, nous sommes tous de la
gouttière, c'est-à-dire des gens bien pauvres
et bons tout juste pour vivre sous les toits ...
Tu es un chat de gouttière, je suis une petite
fille de la gouttière, papa est un écrivai.n de
gouttière ...
Jacques, surprenant son monologue, l'avait
sèchement interrompu :
- Veux-tu te taire, petite sotte!
A vrai dire, Gtre traité d'(( écrivain de gouttière» ne l'avait pas flatté et l'originalité de
l'épithète enfantine ne le ravit nullement.
Jé,-Ô/IlC, lui, 6coutait tous les discours de :\larie-Ange en fermant les ye ux en signe d'assentimcnt ou (le rê\'c:rie, plein d'une call11e majesté.
C'était un grand philosophe qui avait me;;nré
simplement sa vie animale ct l rorond e à la
couleur des feuilles, au poids cle la ncige, au
chant de la cigale d'étC> ou dl:! la flambée d'hiver. Comme la plupart des chats, c'étnit L-g::lk111cnt un être plein d'enseign ement s, el11prlillt
<i 'un mystère Jlon <1611luni d'une sorte de divinité ...
La crise, cette f:\Incuse cri~-:
:Cc' !1 Jlniqne dont
�~4
LA CHANCE
la vie, les journaux et les conférences sont
remplis, arriva.
Marie-Ange vit ses maigres appointements
devenir squelettiques, encore réduits par le notaire avare et riche qui l'employait. Une des
deux revues où Jacques Auberive tenait une
chronique fit un fiasco total. La pauvreté se
fit plus lourde au logis, Antoinette s'amenuisa
davantage, comme rongée de soucis.
Et 11 ne restait, aujourd'hui quinze mars,
que deux cents francs pour aller jusqu'à la fin
du mois ...
Etait-ce le moment, selon l'opinion de ] érôme, chat philosophe - ne le sont-ils pas tous!
- de trouver la vie belle?
Peut-être, peut-être ...
N'y avait-il pas tout de même la chaleur qui
revenait, et les vingt ans de Marie-Ange, et
là, tout près, cette branche de fleurs neuves,
et cette douceur de l'air, el ce chant d'oiseau,
et toute la confuse espérance dont se charge
toujours pour les plus pauvres le doux prin'temps donné aux hommes par un Dieu d'amour
ct de pitié?
�LA CHANCE
25
III
:MODItRNITES
Ce fut au mois d'avril I931 que la maison portant le numéro IS 1er de la rue Cardin et - maison que les Auberive habitaient, - ce Iut donc
à cette époque que l'on transforma cette maison
en Vue d'ell faire un immeuble moderne, c'est-àdire qu'on vit un mati!1 arriver une armée
d'ouvriers vêtus de blouses à la blanchem candide, et que le vaste logis dut être pendant
trois Illois livré à ]a cacophonie des coups de
marteau, au chant aigre, exaspérant des scies,
aux plâtras, à une poussière qui pénétrait partQut, souveraine incontestée ...
Auberive ne décolérait pas. 'l'out ce bruit
l'empêchait d'écrire, et puis enfin il était
l'ennemi des modernités. Telle qu'elle était en
sa laideur première, la maison devait rester,
les arrangements ne l'embelliraient point aux
yeux désabusés de l'homme de lettres. Cette
maison que l'on transformait en un immeuble à
la mode lui produisait l'effet d'une vieille
�LA CHANCE
femme croulante qui va se [aire retaper chez
le, marchand de beauté ...
l.Iais ce n'était pas l'avis du propriétaire qui,
lui, flairait la bonne affaire. Il fit remettre tout
à neuf, sauf les logements du sixième où le
Cf nfort, délibérément, ne voulut pas monter.
Il installa un ascenseur (auquel, bien entend u,
n'auraient pas droit les geris des mansardes
qui étaient, évidemment, des gens de rien ou
c1e si peu), fit jaillir d'un coup de baguette
c1c.!S salles de bain immaculées. puis, quand
l'immeuble fut net, éblouissant, quand la façade [ut ornée d'une architecture compliquée
qui tenait du nougat et de la crème au benrre,
il augl1lenta ses loyers dans des proportions
(.'ga les au chic moderne (le la maison. La plupart des lc)Cataire ', qui étaient peu fortunés
d redoutaient les chicanes, n'insistèrent pas et
:j'en allèrent. C'est bien là ce que 1 propriétaire avait escompté.- Il lut alors relouer ses
loc:"1 . à de nouveaux vell us, à des prix prohibitifs biell fait· pour combler 5011 cœur de joie,
11 Ile
joie foncière, bi 'n ente1ldu. ?liais, du
l1Ioins, 1 prix de location des appartements
dl1 "i·:ièIlH.: ne
fut 1 as aug11lenté et les
.\ubcrivt! restèrent clalls leur pctit taudis fal11ilier.
Cependant, toute l'atmosphère de l'immenble
ehallgt!::I. Des gens très élégants y demcurèrent,
�LA CHANCE
27
on y vit des richissimes étrangers, des dames
très peintes et très froufroutantes, tout un
monùe éblouissant et inattendu. La concierge
se pavanait clans sa gloire. Les deniers à Dieu
(( raugmentaient» de réconfortante manière, sa
loge elle-même fut transformée en une sorte de
ravissant salon, toujours fleuri, où elle restait
em busquée, telle la balle de fusil prête à être
tirée v{;rs l'arrivant. Parmi tant cle locataires
chics, les Auberive firent encore davantage
figure de pauvres; Jacques écumait. Ah!
comme il ellt voulu pouvoir la quitter, cette
maudite maison où. tout blessait SOI1 orgueil!
Hélas! où trouver ailleurs UI1 loyer aussi bon
marché? Et 1'on restait à cause de l'argent, de
ce misérable argent que l'on n'avait pas, de cet
argent maudit, exécré, désiré ...
Le printemps, l'été passerent dans une triste
Dlonti~
qu'éclairait à peine l'animale lumière
de la terre en fleur. On vit partir des gens à
la mer, à la montagne. Les Auberive restè'rent
dans leur sixième étouffant, rêvant à des paysages appelés : un coin de mer bleue, S011 air
divinement salé, un bois frais, le coude caresSallt ll'une route SAns maisons, ou bien les
froides étreintes des cimes et le chant des ber.:rers, le soir, clans les montagnes accroupies
sous un ciel peuplé d'étoiles ...
Mme Auberive . maigrissait de plus en plus.
�LA CHANCE
El1e avait pris, l'hi ver précédent, un mauvais
rhume et traînait avec elle une petite toux dis·
crète comme une mauvaise chanson ... Il eût
fallu le Midi, quitter Paris . Il eût fallu avan t
tout la paix, le bonheur retrouvés ... Et c'étaient
le calva·ire quotidien que connaissent ceux que
la misère broi e, les notcs en retard, les vêtements qui s'usent sans que l'on puisse les remplacer , et l'orgueil qu'on jette tout de même
par-dessus tout. cela, comme un manteau qui
vous i ole sans vous réchauffer.
Jacqucs Auberive finissait un nouveau romail. En octobre, quand les éditeurs seraien t
rentrés, il irait un e fois de plus tenter sa
chance!...
ilellcieuse, tortL1rée, Marie-Ange
s'efrorçalt de sourire à ce renouveau de con·
fian r: <1~
sou père. Mais elle-même n'espérait
lIns, tout eu reconnaissant il Jacques un talent
c!ou!onreu.", profondément humain, qui ellt
ml·rité d'être connn t compris. M lllo Auberive ,
elle, continuait· cl'attelldre la glOIre... Elle
croyait tellement. en lui, Cil ce CJu'elle appelait
5011 génie! Cha lU
soir, il lui lisait sou travail
du jour; il avait. appelé son roman la Peine
des al/Ires; 'étaient. ch:::; pages lugubres de vé·
rit': ",t. de misère. Il y avaiL 111is toute la longue
malchance de sa vie ratée, ses 'I igreufs c16ses·
fl l-rées, se hailles ... l\]UI<l Auherive, bon public
e1lLre Lou ·, pleurait d'admiraLion, et il acceptait
�LA CHANCE
29
ses larmes comme un juste tribut le consolant
un peu d'autres injustices ...
Pour Marie-Ange, tous les jours représentaient le bureau du notaire qui l'employait :
MO Châtellier. L'étude se trouvait dans lc quartier, place Pereire. Marie-Ange n'y était pas
à proprement parler malheureusc, bien qu~
J\J6 Châtellier fO.t tatillon et désagréable. Mais
il choisissait plutôt comme cible à sa mauvaise
humeur son principal clerc, Lucien Maulais, un
jeune homme de trente ans, charmant et cultivé, que seul le manque d'argent - ah! l'argent! toujours l'argent! - privait de prendre
une étUde à son propre compte. Pour l'unique
raison que la médiocrité détestera toujours la
supériorité morale qui lui est opposée, Châtellier exécrait Maulois. nIais, doué d'une angélique patience, celui-ci supportait sans révolte
extérieure reburrades et vexations. On elÎt dit
qu'il mettait un véritable acharnement à rester
Ians cette maison, bien quc l'occasiQll lui elÎt
été plusieurs fois offerte d'entrer dans des
études plu importantes et plus rémunC:ratrices.
Pourquoi clone eel acharnemcnt? A force de
quotidiennes observations, la naïve Tliarie-l\nge,
éclairée par la jalouse perspicacitC: de la dactylographe du patron, finit par s'apercevoir des
regards pleills d'une tendres c secrète, étrangement douce, que Lucien Maulois lui jetait,
�,30
LA CHANCE
lorsqu'il ne se savait pas épié : elle se comprit
aimée.
Le jour où elle en eut la révélation, elle en
éprouva comme une sorte de tranquille et
sonrde joie ... Pourtant, elle n'aimait pas Lucien, elle, elle en était sftre. Bien qu'elle n'eftt
encore jamais aimé, elle devinait que l'amour
était autre chose que cette paisible amitié
qu'elle se sentait prête à t~moigner
à Lucien
Maulois ; elle percevait ce qu'il devait ·être, ce
men'eilleux, ce terrifiant amour auquel eJ1e
rêvait, le soir, quand elle était seule dans sa
chambre et qu'il faisait beau, que l'air savait
le caressant secret de l'espérance et la nuit
tOl1~
la splendeur divine des beaux tourments
imaginés ...
Jamais Lucien ne lui avait avoué quoi que
ct fôt. Elle pensait parfois, non sans am rtume,
qu'il la respectait trop pour voir en elle unc
amie et qu'il la trouvait trop pauvre pour en
faire sa femme. Et souvent, pourtant, ell€' se
posait à elle-meme cette question :
- Voyons, s'il m'offrait de m'épouser, dirais-je oui?
Elle sentait qu'elle dirait non.
Mais, cependant, tout au fond d'elle-mLme,
eUe comprenait bien aussi qu'elle tenait à
l'amour que le jeune homme avait pour elle,
à cette tendresse sans voix qui l'entourait cn
�LA CHANCE
31
secret, dans un silence émouvant et pur.
L'amour, même non partagé, apporte touj ours
de la joie à un être très jeune qui trouve en
lui l'annonciation de la radieuse passion que
plus tard SOI1 cœur connaîtra lui-même daus le
bonheur ou le déchirant désespoir. Marie-Ange
lisait dans les yeux de Maulois ce qui un jour
parle·rait dans ses yeux à elle, quand ellc aim~r
ait.
Quand elle aimerait ...
Elle ne connaissait personne qu'e1le eO.t pu
aimer, elle était toute neuve, toute claire pour
eelui qui viendrait et elle sc sentait une tenespèce
dresse si riche, si vivace, Cjue parfois l1n~
de vague effroi la prenait de sc voir tel~
qu'elle
était : désarmée d'avance parce que trop pure
et trop tendre, proie déjà vaincue par celui vers
qui elle irait, les mains offertes ...
L'automne arriva, un bel automne ehaud et
lourd, plein de fruits mars, de feuillage d'or
sombre ou clair, d'une langueur un peu navrée
qui voit, tout au bout de la route, l'hiver au
Llal\ sO ll ci.
ne prit pas de
Cette année-là, ~Iarie-Ang
vacances. ]\ID Châtellier avait pour écollomique
habitu(le dl! Ill! pas payer les congés de ses
employés, l!t il fallait de l'argent il. la maison ,
Mill' 1 ubcrive avait tant hesoin lIe soins! 'hrieAilge rl:missai t (J ua 1III dk ~,Ulg:'i
:\ la Il .C
�32
LA CHANCE
du docteur, à celle du pharmacien... 1vIon
Dieu, être riche, être riche, ne plus connaître
ces mesquineries atroces, ces privations, cette
défaite de voir s'éteindre petit. à petit un
être bien-aimé qu'un peu d'argent eût pu
sauver!
On dut faire rentrer du charbon pour 1'hiver, ce fut une sorte de drame intérieur pour
la petite sur CJui reposaient toutes les responsabili tés matérielles du ménage dont ~Iru
o Auberi ve s'occupait peu, autant par faiblesse
physique que par son horreur pour les soins
de l'intérieur. Enfin, après d'humiliantes démarches, Marie-Ange trouva un marchand de
charbons qui consentît à accorder du crédit ...
Une provision suffisante put être rentrée sous
de Mme Croche, la conl'a::il d~aigl1eux
cierge. Bien entendu, les autres locataires,
eu .', avaient le chau·ffagc central, mais toute
cOnlmo1i~,
tout confort fuyaient résolument le
sixieme.
Octobre arr'va avec les pr miers feux.
Jacques Auberive reprit la course à la chance.
Il apporta son roman an grand éditeur Lunois
et fiévr usement espéra, avec presque autant de
fougue que par le passé, une espèce de foi pour
Ull moment ressuscitée, peut-être parce qu'il
5elltai1. que dans ce livre d'angoisse il avait mis
le meilleur de sa détresse, le sceau pathétique
�LA CHANCE
J3
et la beauté que porte toujours en elle une vie
manquée.
Dès lors, il attendit.
Quinze jours pas èrent. Il commença à guetter le facteur qui apporterait la nouvell e que
Lunois lui prenait son manuscrit... Rien ne
vint. Trois semailles, un mois, lassèren t vite
sa confiance et SOI1 attente. Au bout de cinq
semaines, il la reçut, cette lettre attendue. on
cœur vibrait douloureusement quand il l'ouvrit, incapable, cette fois, de la tragique résignation qui le visitait jusqu'alors. C'était bien
la lettre classique : on regrettait, on trouvait
l'ouvrage plein de qualités, mais il ne convenait pas au genre de la maison ... Et puis, le
nombre des contrats ne permettait pas une édition nouvelle ...
ans un mot, Auberive tendit la lettre à sa
femme et à sa fille, qui le regardaient sans oser
Une interrogation. Il jeta autour de lui
un regard de bête harassée, incapable d'aIler
plus loin. Il se vi t, pour la pr mière foi . , tel
qu'il était : L111 vieux raté! Il vit sa feJl1me
Pâle, malade, et qu'il ne pouvait suffisam1l1ent
soigner. Il vit sa fille accablée par trop de soucis, des soucis vieux comme la peine humaine
et qu'elle devait porter solitairement, elle si
jeunc, si petite encore.
Et soudain, s'avouant vaincu, commc uu
39'I-ll
�34
LA CHANCE
vieil enfant il se mit à sangloter, là, sur le
coin de la table, sans honte, pareil à une grande
force déchue que la vie et les hommes avaient
brisée ...
IV
LUCIEN MAur.OIS
Marie-Ange avait raison quand elle pensait
être aimée par Lucien Maulois; ce qu'elle ne
supposait pas du tout , c'est la manière dont
il l'aimait.
Lucien Maulois était un jeune homme parfaitement démodé. Orphelin très jeune, il avait
été ~levé
par les soins d'un tuteur indifférent
qui l'avait consciencieusement expédié de collège en collège, puis ensuite à Paris, à l'Ecole
de Droit, sans lui témoigner autre chose qu'une
sécheresse attristée et polie. De cette enfance
cruelle el sans tendresse, Lucien avait COIlservé une sorle de sauvagerie blessée, qui le
faisait sc repli er en lui-même, et une timidité
affreuse que üHie- nge était bien loin de soupçonner. A vrai dire, nul ne connaissait ce grand
g arçon au front clair, aux yeux plus clairs
�LA CHANCE
35
à la bouche fine et douloureuse, per~ne
sauf MD'0 Fiasco.
M WO Fiasco était sa seule confidente, le seul
être qui le comprit et l'aimât. MW. Fiasco était
une jolie chatte grise, propre et luisante, 'aux
prunelles tendres, aux griffes fourbes, mais
qu'elle ne sortait presqu e jamais pour lui.
C'était, comme l 'éta't Jérôme, une chatte dite
de gouttière, mais une personne de chatte tout
de même pleine d'aristocratie, à la fois replète
et distinguée. M WO Fiasco partageait sa vie et
son logement de célibataire aux Batignolles,
rue Saussure. Il l'avait appelée ainsi par une
sorte d'ironie, parce que lu i aussi, comme Jacques Auberive, avi~
rêvé, sur un autre plan, de
belles choses qui ne s'étaient pas réalisées. Le
nom de la chatte personnifiait parfaitement ce
qu'avaient fait ses espérances. Il s'était vu, jadis, avec une étude à lui, en province parce
qu'il détestait Paris, en Limousin où il était
né, où il avait passé les années radieusement
confiantes de l'enfance. Et, faute d'argent, il
lui fallait se contenter de n'être qu'un modeste
clerc, en proie aux incessantes rebuffades d'un
patron grincheux, à la [roide amabilité de ~ra
rie-Ange qu'il adorait en ecret, tout en mourant de confusion à la seule pensée de lui avouer
Un jour combien il était à elle. Aux heures bél1ies où il rêvait encore, le soir, quand, dans
~ncore,
�•
LA CHANCE
·sa chambre solitaire, il prenait Mm. Fiasco, grassoui Ilette et "ronronnante, sur ses genoux il
pensait à ce qu'aurait pu être sa vie, là-bas,
dans cette province limousine tant aimée; il
évoquait le cher pays perdu, des paysages qui
reposaient en lui pareils à des êtres chéris et
détruits : une châtaigneraie aux cent parfums,
peuplée d'un monde mystérieux d'arbres et
d'oiseaux, des collines aux flancs gras CGuverts
de bruyères aux douces couleurs jamais semblables, un petit village accroupi au soleil
comme une bête chaude, et certains soirs
d'été, passés naguère auprès d'un ruisseau
d'argent gris, certains soirs éblouissants et
purs, dans la fraîcheur captive de la nuit approchail te, sous la voCHe d'un ciel encore sans
tourment.
Le ronronnement moelleux de Mm. Fiasco,
qui faisait dans sa poitrine de chatle un chant
de petite bouilloire intérieure, le ramenait à la
réalité. Allons, allons, c'était vrai, la vie n'était
pas cela. Tout près de lui, la rue parisienne
étai t pleine de tumulte, des toits hostiles barraienl pour lui l'horizon libre qu'il eOt tant
aimé. Comme il était loin du pays limousin,
de toule la splendeur qu'il avait quittée! Ah 1
quand le reverrait-il, à présent? Son luteur étai
mort, il n'avait là-bas aucune famille, seule
ment des souvenirs bien-aimés du temps où i
0
�LA CHAt{CE
. ~tai
37
un petit enfant sans souffrance, attendant
l'humble bonheur des jours, bornant son ambition à la simple vie rustique qui l'entourait,
au goo.ter de quatre heures, à la rouge pQmme
sentant l'herbe et que la vieille servante .cathissou lui donnait, au verre de lai t bu à
l'étable: cc Ne bois pas trop vite ou tu auras
le diable dans ton estomac)l, au sautadour (1)
qui isolait le jardin de la route qui menait à
Limoges.
Sans doute était-ce à cause de son caractère
sauvage, craintif d'autrui, que Lucien Maulois
ne possédait pas un seul ami. Il avait à peine
quelques camarades avec lesquels il échangeait
rarement de brèves causeries, c'était tout. Mais
il ne souffrait pas de ne pas avoir d'amis, tout
son cœur était habité par l'unique visage de
Marie-Ange.
C'était juger bien mal le pauvre garçon que
de supposer qu'il la trouvait trop peu fortunée
pour en faire sa femme; il eClt été mieux et
plus vrai de dire qu'il se trouvait, lui, trop
humble pour oser devenir un jour son mari.
Et puis, il se voyait tellement inférieur à elle,
si gauche, si emprunté dans sa timidité! Comment, comment eClt-il pu lui dire la petite
phrase enchantée, divinement décisive, qui le
(1)
Il:lrrière, en patois limousiu.
�LA CHANCE
hantait dans ses rêveries: « Je vous aime ... »,
ccs trois vieux mots incomparables, toujours
les mêmes et jamais pareils, où reposent les
mil1ions de cœurs qui les ont prononcés, crus,
oubliés.
MlU O Fiasco était sa seule confidente. Il lui
parlait de rarie-Ange, chaque jour, lorsqu'il
avait maladroitement cuisiné pour la chatte et
pour lui des revas peu compliqués dont
Mm
~ Fiasco voulait bien se contenter, car les
faibles appointements du jeune homme ne lui
permettaient pas le luxe d'une femme de ménage.
M'" Fiasco était ainsi tenue au courant de
toute sa vie, de tous ses chagrins. 11 lui parlait
à demi-voix, mystérieusement, et la chatte fermait les yeux avec de petits grognements heur ux qui signifiaient : « Oui, va, je t'écoute
et je t'aime, tu es mon maître; lu aimes, toi,
une femme, mais je n'en suis pas jalouse,
puiSQU' lle n'est pas là et que je n j'ai jamais
vu . »
i tu savais comme elle est jolie, Fiasco!
lui confiait-il. Mais 11011, elle n'est pas joli,
Ile est autre chose. lW est t us les print mps,
toules les fées, toutes les joies ct tous les 16sespoirs ; elle est tous les varfnms, et la candide
lUl11icre, ct la 11uit caressante, , t le soir fraiS,
el l'aube bruissante d'oiseaux.
�LA CHA TCE
39
« Tu ne peux pas te faire une idée du bleu de
ses yeux. Et puis, écoute, el\e ~ un petit signe
brun, là, I prè~
de la bouche. Et sa voix! Oh ! si
.tu écoutais sa voix. ce bruit de jeune source qui
se prolonge, qui meurt petit à petit dans une
sorte d'effleurement musical, rêveur! ... ))
Fiasco continuait de ronronner; au fond,
évidemment, elle était un peu vexée. On a sa
dignité de chat, et même sa dignité tout court.
Il n'était guère gracieux de lui faire ainsi, pendant des heures, l'éloge d'une autre. N'anrait-il
pas mieux valu, en vérité, s'occuper d'elle, caresser son poil ondulé, gratter la lettre « V »
qu'elle avait là, entre les deux yeux, COl1lme
un signe magique, lui parler, s'inquiéter exclusi vement de son bonheur, son précieux bonheur
de chatte? Vraiment. les hommes étaient peu
délicats. Pourtant, Lucien, lui, était SOI1 unique
passion; elle était encore trop jeune pour rêver
à autre chose qu'à son maître, pour quitter
le logis innocent qui l'abritait, répondant à
l'appel des toits hantés par les matous aventureux qui, la nuit, découpent sur le faîte des
maisOIlf: leurs silhouettes étranges, aux longs
poils d'ombre.
Alors, dépitée, quand elle était lasse d'entendre les interminables soliloques de Lucien,
elle quittait d'ut. bond nerveux ses genoux et
regagnait, avec une noble allure de femme
�40
LA CHANCE
vexée, le coussin sur lequel elle dormait, sans
plus se soucier, en apparence, de ce jeune fou
qui discourait tout seul, là, dans la pénombre,
avec des mots toujours pareils : « Sa voix, le
hl u de ses yeux ... Elle est tous les printemps .. ,
1'outes les douleurs ... Tous les rêves ... Toutes
les fü;s ... ))
Au hur au, timide et dégrisé, Lucien redevenait un jeune homme froid, pondéré, qui cachait
sous cette froideur t cette pondération le
tlOuble qui naissait en lui chaque fois que Malie-Ange lui adressait la parole, des paroles qui,
hélas! n'avaient ri n d'amoureux :
- Monsieur l\Iaulois, pour la vente Chauffin .. ,
Et la succession 'rappe ... Voilà le rôle ....
- Tas de feignants! hurlait 1\1 Châtellier,
voulez-vous vous grouiller }1lus vite que ça!
Maulois, que diable! mettez-cn un coup, ,"otre
tra\'ail avance avcc un lenteur t rribl ...
Il, réellulIcnt, ce n' st pas la vic CJue
l
Luei n a jadis rêvée. Et, brefs comme les
beaux espoirs 1I1terdits, il revoit passer, fugaces
t divins, t:tince1ants t d6truits, les visages
multiples <1'un puys au ciel frais, d'une châtaigneraie au profond ·Uen e d'églis, d'une
route qu'il ne reprend pas, CLU'il ne reprendra
jamais et (lui mcnait \lcrs une maison qui fut
la sienne.
�LA CHANCE
41.
APPARTEMENT A LOUER
Les éblouissants et nouveaux locataircs de
Croche, la concierge du 15 ter de la rue
Cardin et, ne restaient en général pas bien longtemps dans l'immeuble. C'étaient, pour la pJu~
part, des étrangers, riches, mais tôt appauvris
par la vie parisienne, telle qu'ils la concevai ent.
Ils payaient le premier terme et n'avaient souvent plus de quoi payer le suivant, mais cela.
ne contrariait pas M lIlo Croche, pour qui de
plus nombreuses locations représentaient de
plus fréquents cc deniers à Dieu)).
Le plus bel appartement de la maison, cclui
du l1rcmier étagc, qui avait été loué dès son
achèvement à un sombre Américain du Sud,
noir COlllme un corb au, au charme étrange,
tnais légèremen t inquiétant, se trouva libre à
l'entrée de l'hiver, son occupant ayant fui vers
d'autres cieux cn oubliant totalemcnt de régler
Son loyer.
On vit donc une étiquette délicatement coin-
Mmo
�42
LA CHANCE
cée entre le mur de la façade et une raide tigè
de fer;
A ppartement à louer, tout confort
Cet appartement était magnifique : cinq
pièc s, une décoration du plus pur style moderne, et des rayons d'un soleil fourni pourtant
gratuitement par le ciel qui en faisaient augmenter le prix de leux mille francs. Le loyer étai.t de
douze mille, charges en plus, des charges mystérieuses, multiples, variées comme toutes les
charges que doit subir l'homme, qu'on ne comprenait pas toujour , mai.s qltC le propriétaire
percevait avec un e sombre satisEaction.
Un malin, la pancarte disparut, MmD Croche
arbora une espèce de rictus en demi-lune qui
voulaIt probablement être un sourire de
bonheur : elle avait loué. Et le nouveau venu
lui avait donné cinq cents francs, ça n'était
pas encore si. mal pour un cochon de payant
de locataire ...
Les nouveaux venus emménagèrent un soir
de novembre, à la tombée de la nuit. De deux
grands camions sortirent des meubles précieux
dont on voyait briller les ferrures et les orne111t!l1ls tapag urs. Il y en avait, il y en avait...
A juger par la quantité de meubles qu'ils possédaien~,
le::. arrivants étaient évidemment des
�LA CHANCE
gens
de
qualité.
Pourtant,
43
le
lendemain,
Mme Croche déchanta en appren?nt de la bOliche
même du propriétaire que le nouveau locataire
~tai
romancier, c'est-à-dire un de ces propres
à rien qui écrivent, uu type sans métier. louche,
un de ces spécimens de gens de lettres qu'elle,
Mme Croche, qui détestait lire - et qu'auraitelle lu, la pauvre! - exécrait. Comme s'il n'y
en avait pas assez d'un dans la maison de c tte
espece lamentable,' ce purotin de Jacques Auberive!
Le propriétaire, lui, s'il partageait le dédain
que la c ~ t.cierg
avait voué aux Auberive, paraissait néanmoins plein de considération pour
S011 confrère, car les journaux publiaient son
portrait ... roo· mille ... Un livre surprenant ...
l'humanité à nu, et d'autres bobards du 11l0me
genre.
En se rengorgeant, j) dit aussitôt à 1a 011cierge:
- Nous avons maintcnant un locataire de
choix, Paul Texte, le grand romancier Paul
Texte ... Soignez-le bien.
M"'· Croche grimaça, grogna quelque chose
et s'en retourna à sa loge comme la bête féroce
dans l'antre où elle dorlote Oll v ' nin.
- Un homme de lettres, un rOllnl1 icr,
attends-loi que j vais le soigner! mar1l1onnailelle, S'il y. résisle!
�44
LA CHANCE
Marie-Ange apprit l'identité du nouveau venu
un matin, en partan.t pour l'étude, par la bouche
de cette même Mm. Croche, bien que celle-ci;
. en général, ne daignât point faire avec elle le
plus petit brin de causette.
- Ah! ah! lui lança-t-elle d'un ton de
guerre, lorsque Marie-Ange prit le courrier, il
y a ici un type dans le genre de votre paternel,
en plus rupin, bien so.r, évidemment, un romancier, Paul Texte, qu'i! a dit, le proprio. Un
de ces propres à rien qui écrivent des histoires
sans queue ni tête, et qui mènent à la perdition.
Marie-Ange s'échappa légèrement. Les ragots
de la vilaine femme ne l'intéressaient point.
Mais elle sourit en pensant que le riche, le
célèbre romancier Paul Texte habitait dans la
maison. C'était un de ces écrivains à la mode,
connus à force de piston et de publicité adroite,
que son père méprisait en les enviant peut-être
au fond. Elle avait lu quelques livres de lui et
les avait trouvés tous d'une égale platitude,
bourrés d'av 11lures grossièrcs, mais dont le
mauvais goOt du j ur s'était emparé. Evidemment, ils valaient Cjuelquc chose, puisqu'ils
rapportaient de l'argent à leur malin auteur.
L'était toujours ça ... Et ellp. pensait avec mélancolie à cel homme de peu de talent, mais
prol6gé, adroit, et qui, lui, était riche, qui ne
�LA CHANCE
45
connaissait pas la grande, l'atroce lutte qnoti'd ienne contre les soucis qu'apporte la grise
pauvreté, ces soucis mesquins, sans noblesse,
qui salissent l'existence et ne donnent même
pas au caractère la force amère qu'accordent si
sou vent avec elles les vraies douleurs ...
Chez les Auberive, les choses n'allaient pas
mieux. Marie-Ange ft.airait la catastrophe, elle
la devinait, là, dans l'ombre, qui guettait,
prête à étendre sur elle, sur eux tous, ses ailes
d'oiseau de proie, à fouiller leurs cœurs
souffrants de son bec cruel... Mmo Auberive,
c'était visible, s'éteignait. Chaque jour la révélait plus pâle, plus lasse, déjà un peu en allée.
Et l'on ne pouvait rien faire. Rien. Celte certitude épouvantait la petite . Le docteur qui visitait Mmo Auberive la soignait pourtant de
~on
mieux, on lui devait de grosses sommes
d'argent qu'il ne réclamait pas; mais que
Pouvait-il contre un corps rongé de p eine depuis des années, contre des forces atteintes
désormais dans leurs ressorts essentiels, contre
le CŒur souffrant que la malade portait
en elle, ce cœur plus brisé encore l arce qu'ii
avait voulu longtemps s'illusionner sur la vérité?
L'hiver s'écoulait, terne et froid. Au bureau,
l'existence de Marie-Ange Ile vanalt gnère :
des rÔles qu'il lui fallait copier d'une écritllrc
�LA CHANCE
appliquée, le dos courbé, l'âme désolée et pensant à l'être bien-aimé qu'elle voyait mourir;
les tracasseries de Me Châtellier, plus tatillon
et revêche que jamais; la sèche indifférence de
ses collègues où , seule, la sympathie voilée de
Lucien Maulois mettait une petite tache claire,
une note rassurante et douce.
Jacques Auberive avait envoyé son roman à
un deuxième éditeur. La réponse, cette fois-ci,
était arrivée au bout d'une semaine; évidemment, on n'avait même pas pris la peine de le
lire. Cette réponse était d'ailleurs rigoureusement identique à la première ... Est-ce que les
éditeurs avien~
donc un modèle tiré sur leurs
pr sses à cent exemplaires?
JI était maintenant vide d'enthou!3iasme, il
n'écrivait presque plus. Marie-Ange s'inquiétait de cette apathie et, de son côté aussi, percevait le danger. Lorsque l'espoir abandonne un
homme qui n'a vécu que d'espoir, on peut tout
craindre, et la petite craignait tout. Que
Mme Auberive vînt à mourir, que ferait son
père ?...
Auberive, heureusement, ne se rendait pas
encore bien compte de l'état de sa femme. Naïvel1lent égoïste, il ramenait tous les soucis 'a
lui, il avait. comme le trust familial ùes chagrins, il ne comprenait pas, ou ne voulait. pas
comprendre, que sa femme fOt plus éprouvée
�LA CHANCE
47
-q ue lui. .. Non, il se persuadait qu'il était le
seul à souffrir, il se drapait dans cette souffrance
comme dans un vêtement qu'il ne voulait pas
partager avec ceux qui l'aimaient et que, inconsciemment, il torturait.
L'époque du Goncourt raviva ses aigreurs .
.un jeune: d'ailleurs plein de talent , l'obtint.
Et ce fut pour Auberive, encore une fois,
l'occasion de discourir longuement sur l'injustice de sa vie manquée. En avait-il eu, lui, un
prix? En avait-il eu, lui, du succès? ... Et des
paroles haineuses et lamentables venaient à ses
lèvres, frappaient sa femme et sa fille comme
des armes dont il ne savait pas le cruel pouvoir
de destruction.
Parfois, quelques camarades venaient le voir.
C'étaient comme lui des gens qui n'avaient pas
réussi, de vieux poètes, tristes cigales mourant
d'avoir chanté, des romanciers inconnus, souvent
IPleins de talen t, que la misère broyait et pourtant
gardant intact le bel orgueil qui seul leur donnai t encore la force de ne pas aller, par les
mauvais soirs où ils avaient froid, près de l'eau
attirante, porteuse d'oubli, comme le fit, voici
des années, le poète Léon Deubel, avec simplenlellt cinq ou six sous en poche ... MOll Dieu!
si la cine pouvai t dire combien elle recueillit
de talents, pcut-être serait-on étonné... Mais
Deubel lui avait pr6féré la lame.
�LA CHANCE
Jacques Auberive sortait de ces causeries,
quand elles avaient lieu, légèrement réconforté.
La misère des autres crée toujours chez les
malheureux, même les meilleurs, une sorte
d'inavouable, de honteuse satisfaction: « Je ne
suis pas le seul... » Et il y avait plus malheureux qu'Auberive, le vieux poète D~unois,
par
exemple, qui couchait dans un grenier de Montmartre, sans une seule affection, sans un seul
appui, si pauvre que, parfois, il devait se trn~
ncr dans un café pour chanter de sa vieille
oix quelque chanson démodée que l'on écoutait souvent avec des rires et des quolibets.
Savait-oIl que le cri désespéré d'un vieil homme
fier et affamé s~agit
dedans, comme une bête
hurlante?
Noël arriva avec cette sorte de joie innocente
qu'il apporte aux plus pauvres. Ce fut une journée de paix pOUf Marie-Ange; 1,mo Auberive se
sentait mieux, Lucien Maulois avait poussé
l'audace jusqu'à lui offrir quelques roses de
NOl:I, charmantes en leurs corolles rosées t
raides comme des petites tulipes.
011 passa la journée près du feu. Il faisait
bon, tout sembla une hait bicnheureuse loin
dt: la détresse du présent. Jérôme ronrOlmait
tloltcement sur les genoux de Marie-Ange une
hansoll intérieure t réconfortante. L'hiver
était la saison préférée de Jérôme. Il aimait,
�LA CHANCE
49
lui, les nuits limpides et glaciales, brillantes
d'un gel luisant et pur. Et puis, aujourd'hui,
Jérôme avait mangé de la viande, ce qui n'arrivait plus très souvent; il convenait dOllC de
se réjouir de cette magnifique aubaine.
Pendant ce temps-là, seul dans sa chambre,
auprès d'un feu à la même couleur, aux mêmes
flammes qui fusaient d'un âtre cendreux et gris,
Lucien Maulais rêvait, M lllo Fiasco Sur les
genoux ...
« Savoir comment elle aura passé son jour de
Noël? Elle paraît si triste, ces temps-ci! Pourquoi cette tristesse, dis, Fiasco ? Mon Dien, mon
Dieu 1 si je pouvais seulement quelque chose
Pour elle et lui dire CJue ce soir je pense à lle
avec tant d'amour qu'elle ne peut pas être
vraiment triste ... »
Dc S011 côté, dans son appartement encombré
de tant de meubles qu'on eOt dit une salle des
ventes - objets d'art et d'occasion, - le grand
romancier Panl Texte discourait d~aigncuse
mcnt an sein de quelques amis qu'il avait invi·
tés à dîner :
- L'avenir du roman contemporain... Le
« super-populisme » •••
Cc mrme soir, il ~lut,
cn rechignant, donncr
cinq bil1ets à son fils André pour payer une
dette de jcu et dix antres billets à a femme,
Claire, appelée en famille Toutonne, pour ré·
�50
LA CHANCE
gler les soins que lui avait philanthropiquement
prodig-ués un institut de beauté, destiné à
rendre aux dames « un peu fortes» toute la
minceur de leurs jeunes ans ternie par une
q uaran taine joufflue ...
Autant d'hommes, autant de Noëls ... La joie
humaine n'est pas simple. Les hommes ne le
sont pas non plus, hélas!. ..
VI
U:S LOCATAIRES DU PREMIER
Car si les Auberive connaissaient, dans leur.
î5etit logement, de déchirants tracas, dans son
appartement du premier Paul Texte s'embêtait
à mourir.
Il s'embêtait, car il était en proie aux affres
cIe la célébrilé commerciale. Il avait voulu
vendre cl la littéralure et il avait réussi; mais
la célébrité, lorsqu'elle n'est pas légitimée par
le talent, esl une chose à la fois heureuse, à
cause de J'argent qu'elle procure, et redoutable,
car l'Auteur, sacré génie par la réclame, alors
qu'il en est totalement dépourvu, n'est pas sans
�LA CHANCE
"
SI
courir quelque danger; Harcelé par son éditeur
,qui l'exploitait comme un produit à bon rendement, Paul Texte, qui n'avait à la vérité
plus rien à dire ni à écrire, sinon « J'en l l3.i
assez)), Paul Texte, donc, se trouvait dans Je
-cas anxieux d'un écrivain qui doit continuer
à produire sans inspiration aucune. Il écrivait
par force, si l'on peut dire, et cela n'allait pas
sans Je fatiguer et sans rendre souvent son
humeur détestable. Et puis, cet homme chéri
de la richesse avait des' soucis domestiques.
Sa femme, la rondelette, la très élégante, la très
frivole Claire Texte, Toutouue dans l'intimité,
dépensait avec une folle prodigalité. Avec elle,
il el1t fallu des millions, et, tout de même, bien
que sa situation fl1t brillante, Paul Texte n'était
pas ruillionnair ,
Quoiqu'il el1t choisi une profession en somme
' asse? bohème, Paul Texte était demeuré affreusement bourgeois d'esprit, de cœur, de caractère. Il el1t aimé une femme tenant elle-même
son intérieur, une femme simlle, économe, qui
eo.t été un peu vieux jeu. Or, Toutoun était
Ulle fantaisiste échevelée, esclave inconsciente
des domestiques qui la roulaient avec une
joy tl e facilité qu' lie ne percevait nullement.
Incapable d'établir un budget, coquette et charlllante dans sa puérilité, c ' e lassait son mari
qui désespérait d'en faire jamais une créature
�' LA CHANCE
raisollnable. Mais,· comme il l'avait épou~
sée naguère pour ce qu'elle « représentait ))
(le billets de banque, de quoi se serait-il
'plai nt?
Leur fils unique, André, était un jeune snob
de vingt-trois ans qui cherchait sa voie, c'est-àdire qu'il la trouvait jusqn'à nouvel ordre
dans nl1e nonchalance aimable, grâce à laquelle
il dépensait avec autorité et sans l'ombre d'un
scrupllie la « galette» gagnée par son papa.
n s'entendait très bien avec sa mère qu'il traitait en sœur aînée et appelait Toutoune dans
le monde, ce qui la rajeunissait. Tous les deux
sortaient en effet beaucoup ensemble. 011 laissait le grincheux auteur à succès libre de rester
maussadement au logis; l'essentiel était qu'il
continuât de produire et de gagner « gros)),
car il en faut une grande quantité pour mener
une belle e>;istence.
André pmfilait joyeusement de ce qui lui
restait de vie - de vie de garçon, entendonsnous - à vivre, car, hélas! dans quelques mois
il devait se marier. Ce n'était pas que lui-même
mais c'était un
le désirât le moins du mond~
bon mariage, une union obligatoire, arraugée
par deux familles : il allait donc épouser Nicole Lunois, la fille de l'éditeur de son père.
Elle était effroyablement 1110 he, mais il n'y
avait qn'à s'incliner : question (Purgent, c'était
�LA CHANCE
53
sacré ... Quels pactes secrets liaient ainsi Paul
Texte à son éditeur? On ne l'avait jamais su
au juste. En vérité, il était question entre eux
de contrats, de publicité, et surtout de det~l's;
. c'était compliqué et mystérieux. Le résultat
."de ce mystère était que le mariage des jeunes
gens devait avoir lieu au mois d'avril prochain,
la situation de Paul Texte l'exigeait et par
contre-coup celle d'André aussi, puisqu'il
n'avait, en fait d'argent, que celui que gagnait
son père par l'intermédiaire de la firme Lunois.
André éprouvait pour sa fiancée une rl:pulsion polie, totale, mais prudente. Puisqu'il le
fallait, il lui faisait une cour qui n'avait pas
besoin de se forcer pour s'en tenir aux limites
de la plus extrême discrétion.
icole, n aïvement abusée, s'extasiait intérienrement sur :a
délicatesse cie son fiancé qu'e1le aimait et admirait avec ulle bêLise éperdue . André était aussi
beau garçon C]u'elle était laide, ça rétabli~
l'équilibre esthétique. D'ailleurs, il y avait à la
situation d'André une légt:re compensation. N'yen a-t-il pas en toute chose? - S'il n'était
pas content quand il arrivait chez sa fiancée, ii
était ravi qnand il en partait, c'était toujours
ça. Et puis, grâce à Nicole, il tenait (( le
vieux», c'est-à-dire son père .
- Heh 1 papa, il me faut trois mille balles,
Donne-les-moi donc 1
�54
LA CHANCE
Paul Texte hurlait des phrases où il était
question d'irrespect filial, de ruine, de paille,
et refusait froidement. Alors l'argument décisif
revenai( avec une grande douceur sur les lèvres
d'André:
- Hon, ça colle, je romprai mon mariage.
Pour ce que j'y tiens, à ce laideron de Nicole,
oh! là! là!
Furieux, mais vaincu, Paul Texte ouvrait son
portefeuille ...
***
A vrai dire, André Texte n'avait jamais aimé,
semblable n cela à b~aucop
ùe jeunes gens
tr s modernes pour lesquels l'amour st une
chose peu intéressante, une chose d'ancêtres.
Pourtant, sans doute parce qu'il était maintenant un jeune vieillard ùe vingt-trois ans, et
que: cet âge, à notre époque, est fort respectable, il se sentait depuis quelque temps 11
proie à des rêveries passablement dé1lJodées t
qui j'étonnaient par leur troublante persistance.
11 e ùécouvrait un cœur mélancolique, avide
de quelque chose de chaud qui lui manquait:
un tendresse féminine. Il ne pouvait faire enlIer ell ligne de compte cell qu sa fiancée
toujours un
avait. p.our lui ... Nous né~digLOs
sentimellt, même sincère, s'il 11 sait pas év i11er
d'écho ell nous, ct Dieu sait que j'afTection de
�LA CHANCE
55
la pauvre Nicole, cette affection au fond si pitoyable, si touchante, n'éveillait rien en son
âme, sinon l'envie très nette d'aller plus loin,
il nc savait où, dans ce pays merveilleusement
vague, sans cesse différent, qui s'appelle
cc ailleurs» ...
Dans les milieux littéraires ou artistiques
qu'il fréquentait, il ne voyait en général que
peu de femmes capables de lui plaire. C'étaient
pour la plupart de jeunes ou vieilles pimbêches
jouant aux femmes d'esprit, des femmes dc
lettres imbues d'elles-mêmes, cherchant lems
sujets de romans dans leurs chagrins cl 'amour,
de somptueuses étrangères avides d'aventures
ou cl'autographes, sans oublier quclques étudiantes à la science aussi intimidante qu'agaçante à scs yeux.
Dans cc mondc éblouissant, Toutoune, sa
mère, brillai t d'un vi ( éclat; clle plaisait par
son x ubérance cl mcurée enfa ntille et parce
fJllt:! son mari était un romancier à la mode :
succès 100 0/0. Elle retcnait par quelque chose
de: très rare et dc très personnel : une réclle
bonté. Dans la vie de chaquc jour, dans notre
pauvrc vie moderne qui tend à dcvenir de plus
C1J plus quotidienne,
Ile avait totalcment, exCluisel11ent oublié d'être méchante; ça n'était
pas si mal, surtout pour une femme, qui IlC
oml11ct en général pas cet oubli-là.
�56
r;A CHANCE
Elle adorait son fils pour qui elle 'était d'une
lamentable faiblesse; elle l'avait déplorablement élevé, ou plutôt c'était lui qui avait élevé
sa mère, à sa manière moderne, suivant ses
idées. Il avait réussi à en faire pour lui une
maman charmante, toujours prompte à l'excuser aux yeux paternels, prête à prendre son
parti avec héroïsme contre tout et tous, qu lles
que fussent scs sottises et les circonstances. Il
l'en récompensait en lui faisant des compliments sur sa persistante jeunesse, en j'aidant à
choisir ses chapeaux, cn la traitant d'incomprise par son père, bien indigne, n'était-il pas
vrai, de posséder un trésor, un bijou de femme
comme elle. Flattée, Toutoune ne pouvait
qu'approuver modestement cette opinion qui répondait si parfaitement. à ce qu'elle pensait
d'elle-même. Et puis, quelle femme Ile erait toujours flattée d'être t.raitée d'incompri~e
?
Persoll)lcIlement, elle était navrée qu son
fils dllt épouser I Ticole Lunois. Mais elle n'avait
pas été la plus fort et avait vu, désarmée, lcs
fiançailles s'accomplir de par la double et souveraine volonté df! Paul 'l'cxte et de 1.unois.
Elle se vengeait de son impuissance à délivrer
SOI1 fils dc ce laid rOll cn se préparant. U1le âme
de belle-mcre choisie. Par ses soins, Nicole était
criblée de conseils, d'allusions vcrfid s. C'était,
�LA CHANCE
57
en vérité, la première fois que Toutoune n'était
pas tout à fait bonne.
.
'" *'"
La catastrophe, le coup de foudre, enfin l'évément décisif se produisit dans le coeur d'André Texte le mardi 15 janvier 1931, exactement
à midi vingt-deux. Il rentra dans la maison de
la rue Cardinet avec 1'Amour qui le devança
Pour s'engager dans l'escalier.
Voilà, tout simplement, l'Amour, et comme
cela, tout d'un coup, ' bouleversant, cent fois
plus beau qu'il ne l'avait jamais imaginé dans
ses rêvcries les plus mcrveill uses, les plus
tClldres .
Il était à la fois ébloui et effrayé, pareil à
quelqu'un prêt à tomber dans U11 délicleux
abîme, et portait désormais en lui le lu111ineux tourmcllt, la certitl1de enchantée de
Savoir qu'enfin le dieu tendre et cruel était
V~l1u
...
Par unc délicate attention du hasard , l'A iiI our
habitait clans la même mai son CJue lui; l'AJ1Jour
était blond, avait des yeux 011 n pouvait plus
beaux, un bleu étonnant, un bleu fou; l'Amour
llosédait un rond et candide vi age; Il porlait l1lle robe sombr et sans grnce, mais <:lue
toute sa grâce à Lui métamorphosait. Et Il
11
�LA CHANCE
avait encore une démarche dansante, une dé..
marche légère d'oiseau hâtif...
André aborda la concierge, la redoutable, la:
puissante Mme Croche, pleiu d'une audace ti..
mide :
- Comment... Comment s'appelle la jeune
fille, cette jeune fine qui vient de monter?
Il lui fut répondu, sans aucune espèce d'amabilité et d'un ton qui coupait court résolument
à toute demande de renseignements complémentaires, que la jeune fille, l'oiseau dansant,.
enfin l'Amour, s'appelait Marie-Ange Auberive.
II n'en sut pas plus long ce jour-là.
Mais c'était déjà bien beau, vous savez ...
VII
AMOUR ..•
- Jér6me, écoute, je voudrais savoir le nom
de ce jeune homm· qui me suit depuis cinq
jours ... Il habi te clans la maison, je le crois;
mais à quel étage: ? "est xaspérant, J6r6me 1
C'est odieux, c'est abominable, c'est tOUt ce
�LA CHANCE
que tu voudras, mon petit J ér6me! Oh! ce
n'est pas qu'il ait une figure désagréable, évidemment! (Depuis cinq jours qu'il est sur mes
talons, tu penses bien que j'ai fini, sans en avoir
l'air, par examiner son visage ... ) Il ne ressemble à aucun visage que j'ai connu. Tu veux
savoir comment il est, peut-être? Eh bien! il est
grand, il a les cheveux très noirs et des yeux
verts un peu comme les tiens, avec quelque
chose de câlin et de fourbe, et des gestes élégants, enveloppants comme des caresses à peine
esquissées. Il est so.rement riche, ça se voi l, ça
se sent. Lui n'est certainement pas de la goutti Te comme nous, mais je t'assure qu'il a l'air
très gentil quand m ême . Tu doi s sans doute
t'étonller que je m'occupe ainsi de cet étranger?
Au fait, tu as joliment raison, Jér6m c. Pourquoi y fais-j e attention de la sorte? Je n'en
sais ri n, absolument rien moi-même. Peux-tu
tnc le dire? Ah ! voilà, tu le sais peut-être hien,
111ais tu préfères, je le vois, garder ton secret:
tn aim es mi eux, l11 ystéri ll sement, f rm er à
denlÏ tes paupières comme lorsqu e tu veux avoir
l'air d'un petit dien avare ct secret ... Bon, bon,
Jérôme, je n ' in siste pas.
{( ' " Pourtant, ce n'est pas la premiere foi s
qu'un j un homme me r marque, tu sais, Jérdl/ le ; je puis t le dire, à toi, je suis cert aine
CJUe tu seras di scret. .. 1\1ais, jusqu'à présent,
�60
LA CHANCE
si tu savais combien tous ceux qui m'ont mur~
muré un compliment au passage, comme oU
jette une fleur indiscrète, si tu savais combien
tous ceux-là m'ont agacée, combien j'ai peu
pensé à eux après avoir entrevu leurs visages
brefs qui n'ont éveillé en moi que le désir de
leur envoyer une gifle! Or, c'est un fait, je
n'ai pas envie de gifler le jeune homme qui
habite dans la maison et qui me regarde si tendrement avec un air d'enfant malheureux ..•
Pourquoi, mais pourquoi? Peut-être est-ce parce
que j'ai un peu besoin de tendresse? Vois-tu, la
maison n'est pas bien gaie, et j'ai vingt ans 1
Tu entends, J érôme vingt ans? Pour un chat,
c'est l'exlrême vieillesse; mais, pour une jeune
fiIJe, c'est un temps d'aurore, et la pluie vient
si vite gâter tout cela! Il faudrait bien tout de
même que je me décide à aimer. C'est ridicule
pour une jeune fille de mon âge de n'avoir encore jamais aimé. Ce doit être si bon, pourtant 1
Quelque chose de chaud, d'irremplaçable ...
cc Le jeune homme sans nom m'aimerait-il?
e serait fou, voyons, et pourtant. .. Au fait,
le coup de foudre, ce fameux coup de foudre
dont parlent les romanciers quand ils n'ont
plus rien à dire, quand ils ne savent plus qu'inventer, si pourtant '6lail vrai, si cela existait,
si cela avait l:ll: crl:(: par la Providence pour
rapprocher avec une merveilleuse brusquerie
1
�LA CHANCE
. 61
deux être~
faits pour se trouver et se chérir, si
cela était réel, fait pour transformer parfois la
vie désolée des pauvres petites filles de la gouttière en un conte où il y aurait encore des fées,
du rêve et des histoires qui finiraient bien?
« S'il m'aimait ...
« Oui, je sais, je sais, il ne serait pas le seul,
car je crois bien que Lucien Maulois m'aime
aussi. C'est un brave garçon, Lucien Maulois ;
mais il y a une chose bien certaine : c'est que
jamais je n'ai pensé à lui comme je pense à
ce jeune homme qui me suit depuis cinq jours
et me regarde ... Ah! Jérôme, si tu savais de
quel1e douce façon!
« Jér6me, toi aussi tu me regardes, mais
c'est d'un air joliment ironique. Te ficherais-tu
de moi, par hasard? Tu bâilles comme si tu
voulais me dire malhonnêtement qu'il est tard,
que je ferais beaucolip mieux d'aller me coucher, de te laisser dormir et de ne plus songer
à ces petits jeunes gens qui lorgnent les demoiselles et leur emboîtent le pas dans les escaliers,
domaine sacré réservé aux locataires du sixième,
ces parias que nous sommes.
« Tu as raison, sans cloute, Jér6me. Bon,
bon, je n'insiste pas. C'est vrai, d'ailleurs, qu'il
est tard et que demain, à six heures, mon réveille-matin sonnera comme une petite cigale
exacte, énervante, avec des crissements aigre-
�LA CHANCE
lets qui me feron't sauter hors du lit, pleine
de la crainte de retrouver le froid, la rue sale,'
les gronderies de MO Châtellier, toute la vie
~es
hommes .. ,
Ci Bonsoir , Jérôme; rêve à de belles choses,
rêve à la lune, ' à des biftecks saignants, à du
lait crémeux, à des chats que tu connais, Moi,
je vais rêver à ... Bonsoir, Jérôme; ronronne si
cela te fait plaisir, le petit bruit de rouet que
fait ton ronron fait songer au doux temps
d'autrefois où l'on filait de la laine, où l'on
croyait encore à des tas de merveilles démodées
aujourd'hui : à l'amour, aux cœurs tendres et
fidèles, aux beaux tourments inconsolés, aux
serments romanesques faits le soir , au pied
d'une tour, par un prince amoureux cl 'une dame
captive et guettant le retour de l'oiseau bleu
percé de flèches, ..
avoir s'il me parlera, Jérôme} savoir". »
Il lui parla,
Commellt lui parla-t-i!? avec quels mots? A
quoi bOIl le savoir? Les phrases du début de
l'amour sont touj urs les mêmes. Il aura sans
doute suffi cl'uJ c av orse : « Mademoiselle, je
crois que nOliS habitons la 11lLllle maison j voulez-vous que je vous ab! ile sous mon para-
�LA CHANCE
pluie?» Ou encore d'un soleil d'hiver surprenant, à la clarté rassurante : « Quel joli temps,
n'est-ce pas, Mademoiselle?» Des regards qui
se sont déjà parlé. ne font guère attention aux
humbles, aux vieux mots ridicules, usés, vieux
comme le monde et que disent les lèvres de ceux
que les flammes sans voix des yeux ont déjà
mystérieusement unis ...
Lorsqu'elle a entendu le son de sa voix, une
voix souple, presque basse, mais gardant ·en
elle toute la magie d'un chant, Marie-Ange n'a
pas fui. Elle a rougi, tout d'un coup, comme
une rose blanche coloriée soudain par une fée
printanière, son cœur a frappé sa poitrine avec
une puissance étrange, presque douloureuse à
force de douceur, et elle a écouté, elle a même
- Dieu me pardonne! - répondu.
Lorsqu'il lui a dit : « Je suis votre voisin
du premier, André Texte, le fils du romancier
Paul Texte », elle a répondu qu'elle-même était
Marie-Ange Auberive, mais elle n'a pas ajouté:
« la fille du romancier Jacques Auberive » ... Qui
donc, parmi la jeunesse littéraire, connaît Jacques Auberive?
'"
ote ote
Ils marchent ensemble jusqu'à la place Pereire. Elle baisse les yeux sur un monde de rêves
brusquement découverts; il la regarde peu, il lui
•
�LA CHANCE
semble la por"ter en lui, avoir trop gravé en
lui son rond petit visage, au sourire frais, pour
qu'il lui soit indispensable, en cet instant, de
• la regarder en face... Etrange, merveilleuse,:
ah! divine timidité du commencement d'un
amour, qui remplacera plus tard votre laïvet~
adorable, et votre trouble, et votre gêne, e€
qui se consolera tout à fait, lorsque vous aurez
fui, d'avoir perdu votre grâce incomparable,
mâis si breve!
Il fait un temps gris que Marie-Ange ne voit
pas. Il est très tôt, pas même neuf heures.
Jamais le paresseux André n'est sorti d'aussi
bOllne heure dans les rues de Paris, sauf certains matins, après des nuits de fête...
'est
lundi, le jour habituellement détesté de la petite, mal guérie d'avoir perdu SOI1 dimanche
trop tôt passé. Mais Ull infini de joi est en
elle; les travailleurs maussades, la grise pauvreté des rues à peine réveillées ont disparu,
il n'y a plus, sur un chemin nouveau, où un
oiseau féerique lance une note mystérieu se,
lil1111ide, ailée comme le cri d'un dien, il
n'y a llus qu'un bonheur qui vienl de
1!nîtrc.
C'est la première fois que l'oisea u chante pour
el(~:V'C
ct' cri magnifiCju . Est-c donc l'amour?
E. t- c donc lui, lui qu'clle a tant altell(ll1, tant
espéré ct qui se traduit par cc trouble qui la
�LA CHANCE
65
capte radieusement, cette langueur qui flotte
autour d'elle et en elle, l'isolant du monde des
autres, et cette jeune force qui la soulève, qui
l'emporte sur ses aïles de feu?
Voici la place Pereire ... Neuf coups tintent
à la grosse voix d'une horloge ennuyeuse qui
est là pOlU rappeler à Marie-Ange que c'est
lundi, qu'il yale travail, les rôles à copier,
et ce brouillamini dont elle ne sortira jamais
si Lucien .!\Iaulois ne lui vient pas en aide au
sujet de la succession Bonnet-fils-frères, ces
clients posthumes qu'elle rest1~cia
si \'0lontjer~,
avec le double plaisir de les ramener
à la vie et de ne plus avoir à s'occuper de leur
héritage.
Neuf heures. IWe sursaute, conuue affolée.
Il est neuf l]ellreS, voilà, c'est une épouvantabl catastrophe. Elle va être de dix minutes en
retard pour arriver à l'étucle. Ce s ra la première fois. Et que va dire 1\10 Châtellier? S igncur, que va-t-il dire?
Précipitamment, elle Cluitte son compagnon
qui, un instant, retient dalls sa main, si élégamment gantée d'un cl1ir roux, la petite main
tremblante et nue qu'clic l)1i tend, qu'elle lui
offre ainsi qu'clle offrirait le début d'elle-même,·
d sa jeune vie. Elle entend, dans une vague
Confusion, qu'il lui dit:
- Je viendrai vous chercher ce soir; je. se·
394-1II
�66 .
LA CHANCE
rai là, ici... Ayez confiance, oh! je vous en
prie, ayez confiance en moi! Vous êtes
comme un petit oiseau qui a peur; c'est cela.
oui, comme un petit oiseau. Ou encore une
fée ...
Marie·Ange fleurit ses lèvres d'un sourire
hâtif et suave. Bientât, elle disparaît dans le
couloir de l'étude où elle s'engouffre, où elle
arrive, effectivement, en retard, où elle subit le
terrible regard de MO èhâtellier qui fixe la pendule, comme s'il voulait la croquer, elle, larieAnge, toute crue, en bongonnant Clllelqne chose
de senti snr l'inexactitnde de certaine 'employée
qui, si elle tient à sa place, ferait bien de ne pas
renouveler un acte semblable .. . Elle perçoit aussi
un autre regard, un regard éto nné cette fois,
douloureux, celui de Lncien :Maulais. Il se
demande, lni, Lucien, pourquoi Marie-Ange,
tellement exacte à l'ordinaire, est arrivée après
1'heure? Et il a tout à coup la révélation de
qnc:lque chose de changé en elle, d'une sorte
de bonheur confus, mais très net, qui se lit en
elle, Cl li l'imprègne, imprécis et réel... Et,
soudain, il ne sait pourquoi - pelli-être parce
qu'un cœur qui aime vraiment aur,a toujours
l'intuition, l'annoncial1on de la souffrance qui
va lui venir par ce qu'il chérit, - il a peur,
il a peur. ..
Lut devine, sur le chemin où chante l'oiseall
�LA CHANCE
bleu des tendresses humaines, la mauvaise fée
qui le guette de son ombre hostile et puissante ...
Et, ce matin-là, pour lui, le cri de l'oiseau
divin a la tristesse d'un adieu, d'un renoncement ...
�68
LA CHANCE
VIn
SECRET
Iarie-Ange ne parla pas chez elle de ce qui
était advenu clans sa vie ... Un secret, un délicieux et éblouissant secret existait désormais
enlre e1le et André Texte. Sans doute, si Mme Auberive eÛt été bien portante, l'ell eCl.t-elle entretenue, peut-être même aurait-e1Je éprouvé à cet
aVf:!U l'indéfinissable félicité que ressentira toujours un cœur, aimant p ur la premiere Cois.
à parler de celui ou de celle par qui sa vie
secrète vient d'être magiquement réveillée?
Pour une femme, pour une jeune fille surtout,
II est dur de ne pas pouvoir raconter son bonheur , de ne pas trouver une autre âme féminine à qui dire, dans une confusion ravl&sunte ~
« Il m'aime ... li Mais M,no Auberive était trop
malade pour que Marie-Ange pOt la tourmenter p. r un tel aveu. Elle savait trop combien
~a
mère se (Clt tracassée ct que son suprême
argulllf:!nt eOl été :
�LA CHANCE
69
- Mon Dieu, ma petite fille, que va dire
ton père!
Or, Marie-Ange ne voulait pas prendre son
père comme confident, pas encore, du moins.
Il n'y avait que peu d'intimité entre Jacques
et sa fille, ce qui ne les empêchait pas de s'aimer tendrement. J acques ne s'apercevait pas
qu'il gelait les élans que sa fille eÛt aimé avoir
en vers lui, et il était aux yeux de la petite trop
supérieur pour qu'elle lui confiât ses rêves
naïfs . Elle s'enferma donc dan la prison enchantée du silence et la douce solitude du
secret.
Il y avait cncore à son silence une autre puissante raison: André était le fils de Paul Texte,
un romancier qui ava it réussi; elle -craignait
extrêmement que ce simple fait n'indisposât son
père, qu'à cause de cela même il ne prît pas
André au sérieux. Il ne verrait sans lout!!, dans
sa partIalité jalouse . qu'un simple flirt, là où
Marie-Ange voyait un grand amour. Car, pour
elle, cela ne faisait aucun doute: André l'épouserait dès qu'ils sc connaîtraient mieux. Pour
une jeune fille telle que Marie-Ange, grandie presque hors du monde moderne, amour
Ile pouvait signifier que mariage, et André
l'aimait .
A la pensée de devenir sa femme, un infini
de joie émerveillée bouleversait la petite. Ellb
�70
LA CHANCE
sentait le bonheur devenir proche, elle lui ouvrait des bras confiants, comme captée par son
appel distinct .
• Iarie-Ange et André prirent bientôt l'habitude de se retrouver le soir, place Pereire, à
la sortie de l'étude. 11 faisait nuit, 11s marchaicnt tous les deux un moment dans les rues
plu\'Ïeuses eL sales; des gens hâtifs, éreintés,
quittaient leur travail, avides de retrouver \.1lle
maison chaude, une tendre se, une voix chère ...
Parfoi' 1Imie-Ange et André pénétraient dans
t n café et, sur une banquette banale, se tenant
les mains, échangeaient les mots, les vieux et
féeriques mots d'amour qui lièrent les cœurs
de tous les hommes qui crurent en eux. Elle
s'étollnait elle-même qu'André l'eOt conquise si
VltC ... Elle, si sage jusqu'alors, avait un amoureux, quelqu'un qui l'attendait chaque soir à
la sortie de 1'6tude, quelqu'un de qui elle prendré avait
nait le bras. Tout s'arrêtait là.
vite deviné son honnêteté, mais, tout de même,
e pérait autre chose... 11 l'aimait sincèrement pourtant, comme Ull enfant gâté qu'jl
était, habitué à ce que l'on pliât devant lui.
Bien ntendu, lui non plus n'avait pas parlé
de Marie-Ange chez lui ... A la maison, hélas 1
il devait avoir une fiancée aussi 1aide qu'officielle, cette pauvre Nicole Lunois que, dans
moins dé deux mQ.is, il <1evTfilt ·énouser.:... A
�LA' CHANCE
71
cette pensée, à cette perspective qui se rapprochait de lui tel un but exécré, une sorte de
vertige le saisissait. Parfois, certes, lorsqu'il
avait auprès de lui Marie-Ange, tellement neuve
eT confiante, une autre pensée rôdait en lui
et s'exprimait :
« Pourquoi n'épouses-tu pas celle-là, puisque
tu l'aimes, ou que tu crois l'aimer?.. e peuxtu te libérer de l'argent de ton père? Ne peux-tu
en gagner à ton tour, travailler? .. »
Tout en lui se révoltait alors à cette conclusion. Plus que tout, le faible, l'insouciant Andr':: aimait le luxe ...
Et puis, il se jugeait équitablement, avec
une netteté peu flatteuse pour lui, mais qui
aVaIt du moin le mérite d'être franche, biell
CJue légèrement cynique: il était incapable d'un
travail, cl'Ull elTort continu. Eu proie à la pauvreté, la fille cl' Auberive le lasserai t vi te ...
011, 11011, mieux valait épouser Nicole, la
riche i ole, puisque la sagesse le lui COl11l11undait. l\lais était-ce une raison pour renoncer
à ceUe exquise Marie-Ange? Ne pouvait-elle
demeurer Iour lui l'Amour, celui qui est assez
fort pour 11 s'embarrasser ni des lois ni des
contrainte ? ..
II ne percevait pa sa lâcheté, il ne savait
pa
qu'ell son c ur, infiniment simple et
pur, la petite voyait en lui un t-îancl:. ]us-
�72
LA CHA CE
qu'alors, j1 ne lui avait rien dit de hop hardi,
de trop pressant, car il craignait de l'effaroneller.
Et pourtant, et pourtant, il l'aimait, il l'aimait avec une fougue, une tendresse charmantcs; mais il l'aimait comme un jeune
homme moderne, qui met comm conditions
essentielles de vie et d'affection, l'argent et
le luxe. Il n'avait qu'une excuse: c'est qu'il
perce\'ait peu clairement le mal qu'il pouvait
cau ~r.
A la maison, ~Jarie-Ang
arrivait maintenant
cbaque soir un peu en retard. L s Auberive
s'en étollnèrent. Elle connut alors Ulle première blessure: elle dut mentir; son amour,
dès ce jour, dès ce mensonge, cessa d'être complètement pur. Elle prétexta des hures supp1émLlltaires, non payécs par cet avar de
M6 Cbâtellier. Le fait s'étant déjà présenté j'hiver précédent, on la crut sans aucune spece
de difficulté. D'ailleurs, on avait tellement
confiance en elle, on la savait tellem nt séri use, tellement correcte... .
Mwe Auherive était maint nant semblabl à
une petite ombre doulonr use, falote, de plus
Cil plu
indistincte ... Marie-Ange, rendue incon. ciemment égoïste par l'amonT, cet amOur
qu'elle portait Cil elle comm une barrière 1'180lanl ùe son passé, s'occupait moins de sn m~re.
�LA CHANCE
73
Elle voulait la voir mieux portante, elle se persuadait qu'elle l'était, qu'elle allait guérir. Elle
était trop riche de sa joie neuve pour ne pas embellir ce qui l'entourait. A son père également, •
Son père mélancolique, 'presque inquiétant à
force d'aigreur, elle trouvait de bonne foi une
mine meilleure, plus paisible. Elle ne se
rendait compte de rien. La catastroph devait
la trouver complètement désarmée, ne s'attendant plus au malheur qu' lle avait cessé de
craindre.
Le fait que J'immeuble possédait à présent
COmme locataire UI1 romancier connu indisposait plus encore Jacques Auberive. lesquinement, haineusement, j} guettait, derri re les carreaux de ses mansardes, les sorties de ce rival
comblé par le sort; il enviait sa belle auto,
son air cossu, élégamment ennuyé, sa silhouette
bedonnante, comme gonflée par les billets qu'il
gagnait. ..
La petite, elle, s'occupait peu de Paul Texte
qu'elle avait seulement aperçu deux ou trois
fois. Décidément, résolument optimiste, elle lui
avait trOllvé l'air charmant.
« Certain ment, pensait-elle, il dira « oui )1
qUand André le mettra au courant de son dé ir
de m'épouser. Ah! quc ce sera délicieux, et que
nous serons heureux tous! ... »
M'lM Texte, qu'ellc avait croisée à difTérentes
�74
LA CHANCE
reprises dans l'escalier, lui semblait, de SOJ~
côté, pétrie de grâce, de souriante bonté, ce
en quoi elle ne se trompait pas. A vrai dire,
elle l'aimait déjà, cette dame, qui serait un
jour sa deuxième maman.
Février passa; mars le suivit, maussade et
gelé: il y avait deux mois que durait le roman
de Marie-Ange. Elle s'étonna alors - tnais
comme son étonnement était encore vague, imprécis, éloigné de la méfiance! - qu'André ne
lui exprimât pas son intention qu'elle devînt
sa femme dans un avenir plus ou moins proche.
Sans doute voulait-il faire durer un peu plus
le charme i I1comparable ct mystérieux de leur
union, avant de mettre les autres, les redoutables autres au courant?
Du 111oins, telle fut la raison que Marie-Ange
accepta et grâce à laquelle elle cessa de se tourmenter, pour ne plus songer qu'au délicieux
llr6jen t.
André C:tait de plus en plus exquis avec elle.
Chaque soir les voyait réunis dans le petit café
de la rue Philibert-Delorme, où ils avaient
coutume de passer les moments trop brefs,
dans leur hâte nchantée, que la petite POIIvnit Soustraire aux obligations familiales. Ce
petit café devint bientôt pour elle une balte
magiql1e, un havre de bonhenr rapide et souriant. Ils connurent les deux garçons qui riaient
�LA CHANCE
75
à leur allégresse et qui leur apportaient d'euxmêmes, sans qu'il fût besoin de le leur commander, l'apéritif préféré de Iar:ie-Ange; ils
connurent les clients de la maison, depuis les
habituels joueurs de belote jusqu'aux êtres
indistincts, sans maison, qui venaient brièvement, transis de froid et de solitude, dcman~e:r
( un noir bien chaud)J, et disparaissaient dans
]a nuit comme des ombres, êtres de nuit euxmêmes, cette nuit humaine et sans joie, à
laquelle, définitivement, quelque passé don loureusement aventureux les a\ ait voués. Ils
assistèrent, pleins d'une sympathie bicnv i1lante, à cl 'autres rendez-vous que les leurs ...
Ils virent une petite midinette blonde quitter
un jour le café, ayant dans les yeux un infini
de passion heureuse, au bras d'un grand jeune
homme aux regards francs et gais: Virent-ils
aussi, un soir, cette femme n deuil, assise
av c un homme au visage dur, près d'une table
voisine, supplier en vain, portant en elle tout le
désespoir d'Lille bête blessée à mort? Celle-là
partit seule, avec une pauvre figure enlaidie par
les larmes, un teint luisant où la oudre de riz,
nlevée par plaques, faisait des marques, comme
llne maladie, et d s épaules lasses, et quelque
chose de définitivement brisé en elle, quelque
chose qui criait au secours. Vain, déchirant
ilppcl que nul n'entendit.
�LA CHANCE
Perdus dans leur propre contemplation, ni
Marie-Ange ni André ne firent grande attention
à elle. Savaient-ils que cette femme devait se
tuer 1e même soir, dans une chambre solitaire,
(( pour des raisons intimes», ces raisons que
seul devait comprendre un homme au dur visage, inflexible, qui l'avait aimée et ne l'aimait
plus, humble drame trop quotidien, si banal.
si tragique, pourtant, et plus cruel dans sa
simplicité que la mort elle-même de 1'abandonnée?
Lucien Maulois remarqua vile que l\IarieAnge, lorsqu'elle sortait de l'étude, était attendue par un jeune homme de mise 6légante,
et dont il détesta immédiatement la 1 résence
à la petite aucune
et l'élégance. Il n'~dresa
remarque. De quel droit l'eo.t-il (ail? L'amour
Ile nous donne un droit sur autrui que lorsque
a utrui y répond. Il ce 'sa presque complètement de lui parler, elle lui semblait ternie, salie.
il l'aimait comme un fou, comme un
désespéré. Elle ne remarqua rien, ni sa pâleur,
11; sa mallvaise humeur, ni cd air de SOllITrance
qu'il traîna dès lors avec lui. Elle était trop
heureuse pour distinguer le malheur, quel qu'il
fCIl.
Wle commença seulement à le retrouver, ce
malheur des hommes qu'elle avait voulu fuir,
Ulle après-midi, vers cinq heures, quand on vit
nl
�LA CHAKCE
77
à l'étude arriver en courant Jacques Auberive •.
égaré, ivre d'une angoisse déchirante:
- Marie-Ange, viens vite, ta maman ...
IX
LES II1WRES NOIRES
M mo Auberive vécut encort: cleux jours, deux
atroces ionrs pendant lesquels son mari et sa
fille la snrent perdue ct, d'heure en heure,
guettèrent sur son visage bien-aimé la 1110rt
prochaine ... Mm" Auberive ne souffrait pas, elle
s'en allait doucemt:Jlt, discrètt:meut, olllme
elle avait vécu. Elle ne savait pas qu'elle allait
mou rir. Dieu lui donna, pendant ces deux journées qui furent les dernières de sa vic triste,
tlllt: sorte de vague engourdissement physÎc]llc ;
mais, jusqu'au bout, elle ne cessa pourtant pas
de se tracasser :
- y a-t-il du bois encore? Le veston de
tou père... Il faudrait à tout prix pouvoir
le remplacer... Et il n'a plus dc papier de
copie ...
Marie-Ange s'efforçait de la rassurer, aillsi
�LA CHANCE
qu'on rassure un petit enfant peureux. Depuis
l'heure où Jacques Auberive était venu la chercher, affolé , à l'étude de Ch âtellier: « MarieAnge, ta maman ... », elle croyait vivre dans
U1le espèce de rêve gris et aff reux. A son arri\'6<: au logis, elle avait trouvé sa mère en proie
à une syncope, et depuis on savait que c'était
la fin. Or, cela, jamais, jamais la petite ne l'dit
cru possible. Sa maman, voyons, sa maman,
oh! non, non, pas cette atroce chose! Pour la
prcll1icre foi, elle avait la révélation du ]i<':11
irremplaçable qui unit Hne mère et son enfant,
lle évoquait tout ce que cette maman, prête
à disparaître, avait souffert pour elle, les années
si lourdes de panvreté pendant lesquelles son
amour n'avait pas faibli un eul instant, avait
gardé avec une si pure tendresse, si héroïque
aussi, ses juurs, ses sODimeils de petIte fille ...
Ah! quel amour humain te vaudra jamais,
amour maternel, et qui guérira jamais de ne
plus t'avoir, de ne plus sentir ta haleur, ton
quotidien 't sublime r noncement? « Je n'ai
plus de mère.» Au fond, il n'y a que cette
]Jl:tite phrase Cil qui se résume le plus grand
tourment qui puisse frapper un c ur ...
Prise par SOIl amour pour André, combien
l arie-Ang' avait inconsciemm nt négligé la
malade Ces temps derniers! Elle se le reprochait
à présent, se torturait à évoquer tout ce qu'elle
�LA CHANCE
79
aurait pu faire pour elle et qu'elle n'avait pas
fait. Et, cependant, par une contradiction
égoiste ei; bien humaine, elle songeait passionnément à André ... Qu'allait-il penser? Deux
soirs déjà qu'elle n'élait pas à leur rendezVOliS ... Que dirait-il? Que croirait-il? Cette incerti lude bouleversait la petite. Auprès du lit
de sa mère, elle sentait mieux qu'elle ne l'avait
jamais senti ce que le jeune homme était pour
elle et la place qu'il avait si vite prise en sa
vie. Pllls que jamais, mieux que jamais, elle
avait besoin d'être chérie; et qui donc pourrait
mieux la chérir que lui, 1l1i près de qui elle
irait pleurer, enfant blessée, lorsque M mo Auberi ve ne serai t plus?
nlle ue put pas supporter la pensée qlle le
jeune homme s'inquiélftt en ne la voyant pas
vellir à lui comme chaque soir. 1\lors, hâtive.
ment, elle griffonna une pau Te petite' lettre,
angoiss6e, navrante, fjllc\clues mots al! crayol1
où elle lui disait l'état dl' sn lllt:re, SOI1 c16sespoir et le besoin qu'elle avait de lui ... Puis,
rapidement, ombre légère, silencieuse, dIe descell lit, le c ur battanl, glis.er sa lettre
soignetlsemen t cach tée souS! la porte de
l'appartement des Texte el remonla clulls les
mansardes tristes des petites filles de 1:: gouttièr ...
Pas une minut elle ne douta qu'il pOt ne
�80
LA CHANCE
pas venir, ne pas monter auprès d'elle, ne pas
lui dire:
« Mon amour, ma petite fille, vous souffrez,
vous avez mal; mais je suis là, et je serai toujours là désormais. »
Alors, fiévreuse, ùans la chambre de sa mère
mourante, cette chambre où flottait l'atroce, la
redoutable odeur du dernier et prochain voyage
d'où les mamans ne reviennent plus, elle attendit la venue de celui qui, seul, 'pouvait lui
rendre un peu de douceur.
Toute la deuxième journée passa : il ne vint
pas.
Vers la tombée de la nuit, Jacques Auberive,
exténué par' les heures passées à veiller la malade, alla s'étendre sur une chaise longue. Marie-Ange resta seule avec sa mère, rongée de
souci. Mme Auberive était agitée, elle parlait
d'une pauvre \'oix sacca dée , très vite, comme
si elle eCt deviné combien le temps lui était
mesuré pom Jinir ses phrases de tracas... Le
bois ... Y avait-il du bois? Et la petite, avaitelle mangé? Restait-il un pell d'argent? IarieAnge la calmait ùe son mieux. Elle eut même
le déchirant courage de sourire, d'un beau sourire réconfortant et pur, à cette femme inquiète
qui mourait...
Vers minuit, l\r mo Auberive était apaisée, elle
(lvait même dormi. Ce fut alors qu'elle se ré-
�LA CHANCE
81
veilla, qu'elle tenta de s'asseoir sur son lit,
tandis que la petite accourait :
- Marie-Ange, je voudrais, ... je voudrais te
dire...
'
Elle hésita et murmura très vite :
- Crois-tu qu'il avait du talent?
Pour la première fois de SOIl existence, An'toinette Auberive avait osé douter du ta! nt
cleon mati. Ce fut ]a dernière. Elle mourut
Une heure après, sans heurt, presque comme' on
s't:ndort, et Ile mourut peut-être bien d'avoir
douté, ..
Mari -Ange s'abattit au pied du lit, vainCll,
à bout de forces... C'était fini, elle
n'avait plus de maman f Plus jamais la chère
voix maternelle ne lui dirait, comme seule elle
savait le faire : « Petite, as-tu froid? Es-tu
bien? ... »
Hébété, Jacques 'A uberive regardait san:;
comprendre le doux visage qui avait été pour
lui si vivant et si tendrement émerveillé. Mais
elle, la pauvre Antoinette, avait du moins fini
de se tourmenter et cl 'attendre les bonheurs qui
A' étaient jamais ,venus ...
... •*
Et Anclr'é ne Vll1t pas.
Sans doute UD grave empêchement l'y con-
�LA CHANCE
ü'aignait-il? Marie-Ange ne douta pas de lui.
:Mais un vague malaise troubla pour la première
fois son amour; elle n'avait pas encore de méfiance, mais sa foi pourtant était imperceptiblemen t atteinte, il y avait, sur le cristal de
sa jeune tendresse, la ride sombre d'une
fêlure ...
Lucien ll1aulois, lui, accourut, bouleversé par
la douleur qui frappait si totalement, avec une
cruauté si lourde, celle qu'il aimait. Il oublia
ses rancœurs, tout ce que Marie-Ange lui faisait souffrir pour ne plus songer qu'à sa peine,
à SOIl tourment. Jacques Auberive fut touché
par la sympathie qu'il sut leur témoigner. Il
vint simplement, en bon camarade, en bon collègue de Marie-Ange qui le remercia d'un 80L1rire blessé , touchée elle aussi qu'il HU arrivé
ainsi immédiatem nt, avide de les aider, prêt
à porter avec ux leur tourment... Hélas!
c'était André qui aurait dCl être là ... Pourquoi
pas lui?
l\Iaulois aida Jacques Auberive, total ment
désemparé, incapable d'un a te logique, fOLl de
('hagrin, à faire les odieuses 'lélllarches dont
s'accompagne un décès, car, pas plus qu'on n'a
vécu, on ne peut mourir lralH!l1il1e ici-bas.
Jacques 'Oe rendait à peine compte que le jeune
homme payai' toul. .. Il avait suffi de C]llelques
mots échappés à Marie-Ange pour apprendre à
�LA CHANCE
Lucien que, dans cette maison où la pire
épreuve était entrée, il n'y avait plus du tout
d'argent. Et, tout simplement, presque humblement, il offrit ce qu'il avait, avec des mots
si délicats, si respectueux, que la petite
accepta. Elle savait maintenant de quel dévouement l'entourait le jeune homme, elle savait que celui-ci était un ami vrai et qu'il
ne lui demanderait jamais rien en échange
du service d'argent qu'il rendait aujourd'hui.
Par un reste de sentiment familial, ct surtout par cette sorte d'instinct qui nous fera
toujours télég raphier dans les moments cru els à
ceux qui nous aim ent, ou plus exactement devraient nous aimer, Jacques prévint les quelques
parents qui lui restaient de la mort de sa femme.
11 n'avait aucune relation avec eux depuis des
années, sauf une carte au premier janvier. Le
temps avait un peu effacé pour ll1i le souvenir
de leurs cruautés passées. Attendait-il dOllc
aujourd'hui quelque chose de bon venant
d'eux?
Seul l'oncle de Montpellier daigna se déranger pour les funérailles; il est juste de dire
qu'il avait hesoin de venir à Puris pour traiter
un affaire de titres. D'une pierre deux COtl1~,
...
autant valait profit'r de J'occasion. An fonel de
lui-mêm , il 111;:: serait pas fâché d'aller voir
�LA CHANCE
de plus près ce qu'était devenu son neveu , un
misérable, sans doute? .. Ah 1 ce fou, cet imbécile qui avait passé sa vie à écrire des inepties
que nul n'avait lues! L'oncle de Montpellier
le lui avait assez dit naguère qu'il faisait une
folie ... Et, mon Dieu, il éprouvait, à la pensée, à
la certitude d'avoir prédit juste, une sombre joie.
Il arriva dans ses vêtemen ts noirs qui ne
sen'aient qu'aux enterrements de famille, des
habits grotesques, démodés, où flottait Ulle
double odeur de camphre et de moisi. Il arriva
aus 'i avec cinquante francs qu'il offrLt généreusement pour aider le pauvre déchu qu'était
Al1berive et un million de conseils qu'il assena,
dès son entrée, comme les coups de marteau :
- Je te l'avais bien dit... Si tu m'avais
écouté ... Pauvre idiot. ! ...
'cs poches, à défaut de cadeaux, étaient toujours pleines de cruauté; il les vida cette fois
\!11 ore, il les retourna. Puis, quand il eut bien
vomi sa méchanceté, il se tut. .. Ni 1\larie-i\nge
ni son père ne l'écoutaient. d'ailleurs le moins
dl' monde, ils étaient tout entiers à leur peine.
Lucien, seul, eut la tentation de jeter l'c,Jlcle
d Montpc.:llier à la porte, d'imprimer sur le
pantalon puant le camphre la marque indignée
<le son soulier. Il se retillt à grand'peine. :'lIais
de quel droit l'eClt-il fait? Il n'était qu'un ami,
pas llll:tne : un passant. ..
�LA CHANCE
85
Par un matin sale, lugubre, on enterra
Auberive dans la foule anonyme et sans
voix d'un ci~etèr
parisien. Il y eut fort peu
de monde : que1ques camarades de Jacques, les
10cataires du sixième, ce fut tout. Le vieux
poète Dal1l1ois se priva de manger pour offrir
à la morte un petit bouquet de prilllevères, les
fleurs qu'elle aimait. 1\1010 Croche, conciE:rge,
ne daigna pas se déranger. Elle rageait : les
employés des pompes funèbres lui avaient sali
son escalier. Une mort, en vérité, est presque
aussi enlluyeuse Cju'un déménagement.
Les aulres locataires de la maison ne vinrent
pas. Pas même André. Ce fut pour la lJetite
un déchirement et une angoisse de plus. Pouvait-elle savoir qu'en l'absence de son père,
l'éditeur Ll1nois, parti pour faire une conférence en province, Nicole, la fiancée cl' André,
passait huit jours chez les Texte? Et Toutollne,
elle, ne sut même pas que quelqu'un cie la
maison était mort, sans quoi ellc se fat salis
doute empressée cl 'assister aux obsequ es. U 11
événemen t de ce genre passe tellement inaperçu dans un grand immeuble, à Paris ...
1{"'0
... ... ...
L'oncle de Montpellier s'en ful tout cl suite
après la cérémonie. On Ile devait lllll le re-
�86
LA CHANCE
voir. Ses affaires conclues la veille, ri n ne le
retenait plus à Paris où l'on dépensait beaucoup plus d'argent qu'à Montpellier. Il partit,
le dos rond, ayant fait tout le mal qu'il avait
pu faire, rejoiudre sa femme Qui l'attend ait ,
curieuse de savoir ce qu'étaient devenus leurs
mi sérables par~nts.
Elle apprit avec satisfaction
de la bouche de l'arrivant leur misère, et remit
dans un carton poussiéreux, avec des boules
de call1lJhre, le costume noir qui y resterait
jusqu'au prochain enterrement familial. C'était
une pro\'inciale soigneuse. Un monstre banal
et quotidien, une de ces créatures que l'on
nomme, en province, « des dames si bien,
comme il faut ».
Maintenant, il y avait dan s ]a maison nn e
personne de moins. Et 1'on rdrouvait le vide
qu'elle avait laissé à chaque minute, ... devant
chaqul objet lui appartenant... Ah! ccu. · qui
les ont COllllUS savent bi(;n leur horreur. :.lu.
lendemaills ùe la mort d'un être cher, quand
rien en nous n'est babi tué à ]a vérité et à
l'absence!
Auberive n'était plus qu'une Joque.
MC CbtLicllier, pour qui dCcidément les affaires
étaient et fi raient toujours les afTaires, pria, par
un mot aussi scc que sa persollne, Marie-Ange
d'avoir à reprendre son crvice san plus t.:lrder. Elle revint dOllC au bureau, dolente, avec
�LA CHANCE
un raide voile de crêpe bon marché qui sentait
la colle, les larmes et la pauvreté. Dès son
arrivée, le bon regard de Lucien Maulois l'enveloppa, la saisit, lui fut comme un secours
dont elle s'étonna de sentir l'infinie douceur. ..
Mais, en elle, une sourde pensée venait de
naître:
« Savoir si André m'a~tel1cr
ce soir?, .. »
x
REVOIR
Il ('attendait.
Dès qu'elle fut sortie de J'étude, comme dixhuit h ures sonnaient clans le balallcement. mélancolique et mou des cloches chantant l'angélus des soirs d'un printemps encore glacé,
elle le vit qui la guet.tait. Il faisait nuit déjà;
un froid hostile ct gris tremblaiJ: dans l'ombre
peureuse des l'IleS, froit! aigre, menaçant, qui
était pareil à 1I1l être viva nt. et. ennemi.
Au premier regard Cjll'Liil: jeta alltour d'elle,
Marie-Ange di ~lig
l1a
Alldr( ql1i l'a cLH~il
ail ci e
�88
LA CHANCE
tout son cher visage retrouvé où elle discernait, avec une sorte de joie désespérée, ce
qu'elle en aimait le plus: le fléchissement double
et mouvant des fins sourcils, les yeux tendres
et la bouche au contour incertain.
- Marie-Ange, mon pauvre petit, enfin!
Il l'entraîna tout de suite vers le petit café
ùe la rue Philibert-Delorme; elle retrouva, serrée contre lui, contre sa chaleur bien-aimée,
sa place coutumière sur la banquette de cuir
roux, auprès de la petite table vernie. Il y avait
une semaine qu'elle était venue dans ce petit
café avec lui pour la dernière fois ... Une semaine ... Ricl!, et une éternité. Ce qui peut
séparer ln joie candide du malheur ... Et sa
mère n'était plus ... Elle n'était plus el1e-m&me,
:Marie-AlIge, qu'une petite fille sans mamall et
que brisaient d'une double étreinte ces deux
puissances terribles et merveilleuses : la vie et
la 111ort.
Ah! comme çe qu'il y avait de meilleur chez
André, chez le faible, l'insouciant André, le
1110ùerne fils de Paul Texte, s'émut devant l'enfant qu'elle était! L'heure où il la retrouva, en
deuil, si petite, si douloureuse, si naïvement
poignan te fut la plus pure de leur amour ... A
ce moment-là, sa passion ég ïste n'était plus
qu'une tendresse exquise qui s'apitoyait t rêvait de con oler. Il était loin de ses calculs
�LA CHANCE
89
coupables, de sa veulerie intéressée; il avait
tout oublié, tout: son père de qui il tenait le
misérable argent qu'il dépensait avec tan t de
fièvre, sa mère, puérile et inconstan te, et Ti_
cole surtout, ah 1 oui, Nicole qu'il n'aimait pas,
Nicole et le honteux marché qu'il allait C011clure en l'épousant. ..
Doucement il prit la petite contre lui, sans
souci des quelqucs cJients qui, pres d'LU.',
jouaient à la belote avec une appllcation sans
gaîté:
- Je prenùs à trèfle, belote, rebelotc ... Un
Cent ...
~ur
son épau le, sur son cœur en ce moment
sans mensonge, S011 cœm pur et dépou1lJé de
sa boue, elle pleura longuement, de belles
larm es sans contrainte, qui apaisaient sa douleur, qui dorai nt d'ulle clarté tiède la r6\'olte
obscure des jours. Et puis enfin, lorsqu'elle fut
Calm6c, elle demanda :
- André, vous n'êtes pas venu. Et je vous
ai tant appelé!
Il av~it
trop soigneusement préparé sa réPonse pour paraître embarrassé. 11 prlt xta
adroitement une indisposition, une grippe légère, mais qui l'avait immobilisé sous la surVeillance de sa mère, inquiète l le voir
SOuffrant. Quellc meilleurc excuse pcut-on trou\1er auprès d'une femme aimante CJU 'une raison
�90
LA CHAKCE
de santé? Il avait vu juste, la sienne eut plein
succès auprès de Marie-Ange qu'il savait si
naïve et si tendre. Vite, elle s'alarma à son
tour, voulut savoir si cette grippe dont il avait
souffert était bien passée . .. Etait-il assez couvert? 'allait-il pas prendre froid? Il était sorti
trop tôt, et c'était pour elle ... Ah! comme elle
lui en était reconnaissante!
Tant de sincérité candide fit à André une
hOlLte tout à son honneur et dont l'intellsité lui
fut presque insupportable . Ah! oui, la malheurcuse
icol e était bien loin de sa pensée;
elle nvait fui avec l'odieuse vie moderne, cette
sale vic faite de compromissions, d'argent, à
laquelle il obéissait lâchement. Mais ici il Il 'y
avatt pIns que la pureté bouleversante d'une
enfant qui se donnait radieusement à lui dans
l'enchantement d'un premier amour; il n'y
avaiL plus, dans ce petit café protecteur, que
la foi intacte de deux yeux clairs levés verS
lui, si confianLs, si sOrs de sa sincérité ...
DevanL ce regar] d e Marie-Ange, ce regard
d'une beauté presque surhumaine, il oublia ses
résolutions cl 'adroi le hypocri51c; ce fut avec
franchise, avec pa sion, qu'H murmura, très
vite :
- l\Iarie-Allge, je suis là, je vous épouserai,
nous ne nous quitterons plus. Bientôt ...
Sitôt prononcée, cettè phrase laissa en lui
�LA CHANCE
91
une impression qui n'était déjà plus tout à
fait du bonheur. Moins d'une heure après, il
devait se reprocher amèrement d'avoir cédé à
cet entraînement qui l'avait bizarrement forcé
à la dire. Mais, sur lui, Marie-Ange, éblouie,
levait son regard, Je même regard qu'il
y avait un instant, et qu'il trouvait moius
beau:
- André,... comme vous êtes bon! Comme
je vais tâcher de vous rendre heureux lorsque
nous allons être mariés! Vous remplacerez ma
maman, vous m'aimerez comme une toute petite. Et moi, si vous saviez comme je vous
aimeraI ...
Elle ne vit pas, dans le trouble du jeune
homme, tous les sentiments qui y gravaient
leurs griffes de bête de proie ... Déjà, le faible
André n'était plus celui de tout à l'heure, celui
qui lui promettait de faire d'elle sa compagne.
Mais quand donc une femme réellement éprise
discernera-t-elle clairement la félonie de c('lui
qui est sa vie même? On ne soupçonne que ce
que )'on est capable de faire ou d'éprouver
soi-même ...
,ept Itenres tint rent dans la suJ1e où, brusfluement, 1 s joueuIs de belote s'animaient.
:Marie-Ange sc leva, elle était en re anl. Et
~on
père avait tellement besoin ùe . a présn!!!
..
�LA CHANCE
Hâtivement, elle quitta André e~ le café où
un air des rues, surgi d'un pick-up, un air
obsédant et banal hurlait une chanson d'amour
qui, longtemps, par la suite, devait la hanter
de son rappel. Elle poussa la porte tournante
et Se retrouva, comme hébétée, sur le trottoir,
dans le froid, dans le brouillard qui l'enveloppa de son ombre glacée.
Elle se dépêcha de marcher, elle avait hâte,
à présent, de retrouver son père, et sa marche
aait allégée comme une pluie rythmée de printt!mps . .Malgré la mort de sa mère, malgré sa
délresse encore si ncu ve, elle se sentait chargée
divincment de son bonheur d'amoureuse , et il
lui semblait lu'en rentrant plus vite vers
Jacques Auberive elle en déverserait une partie
sur lui.
Marie-Ange avait secrètement espéré qu'André l'aurait accompagnée ... N'élait-ce pas son
c1iemin?
'habitaient-ils pas la m&me rue,
1\lieux, la même maison? Mais André, à sa ti·
mich! demande, avait l)rétexté une course à faire
t!l était resté au café pour Il sortir, sans doute,
quelques instants après ne.
Une grande joie était, e soir, venue à elle,
elle, si misérable, si dépouillée. André la lui
avait t!l1fin dite, cette phrase qu'elle appelait
avec tant d fièvre : « Marie-Ange, je vou s
épouserai ... » Mon Dieu! être sa femme, &tre
�LA CHANCE
93
sienne 1... Ah! quel bonheur éblouissant et
doux comme un conte de fées, ces fées auxquelles elle n'avait jamais tout à fait cessé de
croire.
Pourtant, elle décida de ne rien confier encore
'ù son père : une sorte de pudeur l'en empêchait ; dIe ne pouvait, si vite, raconter sa félicité à celui que la pire douleur avait visité,
c'était trop tôt encore. Et puis, d'ailleurs, ce
serait à André de lui dire lui-même leur cher
secret.
Elle ne devinait pas qu'après son départ lu
petit café de la rue Philibert-Delorme, An 1ré,
rageur, dégrisé, se demandait déjà quelle folie
l'avait poussé à dire à la petite ces mols qui
de liaient : « Je vons épouserai», et pensait à
la manière de.les « rattraper».
« J'ai fait une rude boulette, songeait-il.
lais
elle est si jolie, cette gosse! Et si malheureuse!
Ah! que la vie est embêtante 1 D'un côté
l'amour, de l'autre la galette. Pourquoi n'a-t-on
jamais les deux? Et puis, zut! je réfléchirai
demain! ))
Et il demanda au garçon U11 cocktail maison
« biell tassé )), qui lui fit oublier assez vile les
douloureux problèmes, à ln foi sen ti mentaux
et pécuniai,res, bien propres, hélas 1 à boule·
verser son portefeuille et son cœur de type
« dernier baleau )).
�94
LA CHANCE
...
* ..
Marie-Ange rentra chez elle, après avoir
gravi en courant les six étages. Elle trouva
Jacques assis dans un fauteuil, tapi, recroquevillé sur lui-même, clans la nuit, car il n'avait
même pas pris ]a peine d'allumer l'électricité.
Il se dégageait de cet homme, effondré comme
une bête mourante, une telle misère, une telle
tristesse qu'elle chancdn.
Ici, dans le logement familial où la mère
n'était pht , les puissances maudites du malheur et cle la pauvreté la reprenaient" agitaient
deyant elle leurs fantômes gris.
- C'est toi, petite?
.:\1011 Dieu! mon Dieu! l'atroce brisement de
cette voix, de cette voix déjà si vieille, si
cassée, '.
-- Papa!
Elle s'agenouilla devant lui, elle le caressa,
po 'a sa joue cnfantine sur sa jouc ridée, lui
parla ùoucement de sa mèr , de sa tendresse
à el1e, et parvint il le calmer, il donner il son
visage un peu de paix ... Puis elle fit rapidement la cuisine, retrouva ]a banalité des vieux
gestes quotidiens et indifférents : le potage
qu'on apporte, le couvert qu'oll met.
Mais une a~iet
manque ... Et, là aussi, sur
�LA CHANCE
95
la table familiale, la mor.t a laissé sa déchirante
empreinte.
Après un repas que Jacques toucha à peine,
elle dut l'aider à gagner son lit, elle dut le
border comme un enfant; il était, ce soir-là,
complètement accablé, incapable de quoi que
ce fat.
Elle se retrouva dans sa chambre, ivre de
découragement. Sa belle joie avait fui. La
femme d'André? Comme cela lui semblait loin,
irréel... Une Parque mauvaise tissait dans la
nuit le fil sans fin de la peine humaine. bans
la chambre, Jér6me rôdait, cherchait. .. La mort
d'Antoinette avait laissé chez cet animal une
sorte d'affolement, d'inquiétude, comme cela
arrive souvent en pareil cas chez les bêtes, angoisse muette, mystérieuse et émouvante, souvent plus fidèle, plus sincère que le deuil des
hommes,
La femme d'André ...
Oui, mais plus tard, plus tard. Et qne ce
« plus tard» lui semblait éloigné!
Ce soir, elle n'était que la fille de Jacques
Auberive, la fdIe, le soutien de cet homme
qu'elle avait trouvé, à son retour, grelottant de
miscre et de froiel, de cet homme qu'entourait
la nuit. ..
�96
LA CHANCE
XI
JALOUSIE
Ce que Marie-Ange n'avait pas vu, lorsqu'e11e
était allée, accompagnée d'André, dans le petit
caf6 de la rue Philibert-Delorme, c'est que Lucien 1Iaulois, de loin, dans une ombre favorable et un brouillard gelé, les avait suivis.
La mort d'Antoinette Auberive, cette mort
qui avait si Jurement frappé celle qu'il aimait,
avait permis au jeune homme de pénétrer dans
j'intimité du vit:ij écrivain et de sa fille. Son
amour s'en était accru ct, brusquement, étrangement transformé. De désespéré, de sacrifié
(ju'il était, il était devenu un amour plus viril,
plus tenace et qui maintenant osait attendre
quelque chose de l'avenir. La raison en était
simpl . à présent qu'il savait Marie-Ange si
pauvre, si malheureuse, si dépouillée, il ne se
jugeaif plus indigne d'eUe. Jusqu'alors, il ne
connaissait pae; cette pauvreté et ce dépouillement. Marie-Ange gardait ep e1Je tant de réserVI' fière qu'il ne s'était jamai:. douté de rien,
�•
LA CHANCE
97
ÙI tristesse persistante de la petite l'avait sou-
vent frappé, mais il en ignorait les raisons.
D'avoir pénétré dans cet intérieur misérable,
que le manque d'argent faisait lugubre, ne
laissait en lui qu'une espérance immense et
neuve
faire le bonheur de Marie-Ange ..
Certes, il ne pouvait pas lui offrir la richesse,
mais ce qu'il lui donnerait ne serait-il tout
de même pas préférable à ce qu'elle avait? Il
gagnait à l'étude douze cents francs par mois,
somme maximum que ce grigou de M" Châtellier lui consentait en échange de ses bons
et loyaux services. Avec ce salaire, il serait
tout de mê01e possible de vivre, cela vaudrait
mieux que les six cents francs que la jeune
fille gagnait chez le notaire. Et, si elle devenait sa femme, elle pourrait ne plus être forcée
de travailler au dehors, mais demeurer chez
elle, chez eux, dans un petit logis qu'il rêvait
rempli d'une tendresse exquise où il mettrait
le meilleur de lui-même. Ils prendraient avec
eux le vieux papa; on le gâterait, on lui ferait
oubli rIes mauvr.is jours ... Ah! qu'elle serait
douce, la vie, si Marie-Ange Je voulait, y con~
sen lai t ...
Hëlas! il y avait à ce plan magnifique un
obstacle qui, lui, 6tait odieux: le jeune homme
d'un tap3geuse 61égancc qui attendait presque
chaque soir Tarie-Ange à sa sortie de l'6tude.
39,\-lV
�•
LA CHANCE
Lucien devinait malheureusement qu'elle l'ai.
mait; mais le jeune homme, lui, l'aimait-il?
Et quelles étaient ses intentions? Si, comme
il le prévoyait, elles étaient peu louables, ne
pourrait-il, à force de volonté, de patiente tendresse, en détacher Marie-Ange, l'arracher à
~e
lien qui ne pouvait que l'enchaîner à une
sorte de bonheur sans joie, honteux, dont plus
tard, une fois la griserie des premiers ans passée, elle rougirait?
Il n'avait jamais vu de très près cet être
qu'il exécrait et qui osait l'attendre, lui prendre
le bras. Il ne connaissait de lui qu'une longue
silhouette nonchalante, une chevelure d'un brun
sombre et luisant.
Ce soir-là, quand il vit Marie-Ange en deuil
s'éloigner avec lui, une jalousie, une force irrésistible, le poussèrent à un acte d'espionnage
bien peu conforme à la franchise de sa nature :
il les suivit. Il marcha derrière eux, le cœur
bouleversé, mais la pensée étrangement lucide,
aiguë, dans le brouillard qui le dissimulait;
il les vit entrer clans le café en habitués. Sans
doute était-ce là qu'ils avaient leurs rendez·
vous presque quotidiens? Il assista, muet, déchin!, à leur entretien dont jl ne comprit nul
mot, et, quand Marie-Ange s'en fut la première,
elle passa tout près de lui, sans qu'il t ndtt
la main pour la saisir, la reconquérir. .. 80n plan
�LA CHANCE
99
était fait: il voulait examiner André, l'étudier;
seul, sans elle.
A son tour, il entra dans le café, s'installa
à une table voisine de celle où André , devant
un cocktail, tentait d'o ublier un moment de
générosité sincère qu e sa pru dence et son sens
aigu des « choses d'a rgent)) , comme il disait
lui-même, lui faisaient se reprocher maintenant
comme un crime, et surtout comme « une fichue
boulette )J.
Dès le premier regard - un regard durement
froid, un regard qui le. jugeait avec une clarté
sans pitié, - Lucien sut ce qu'il était: exactement l'être qu'il avait redouté, ce genrc d e types
modernes qu'il exécrait entre tous, capables de
passion, mais incapables d'amour, veules, adorant l'a rgent , mais ne sachant pas en gagner,
sinon par des « combines)) à la mode, n'exigeant aucun ffort autre que des cOl1cessionc;
faites a la droiture cl l' hollllêtt:té.
ui, celui que l\larie-Ange aimait avait bien
exactetn nt l'allure, les gesles d s p tits jeunes
gCl
~ Hl} 10 dal e que si souvent il avait observés . Il r connnissuit n lu i 1 pli IUche de la
bOl1 che, les y eux cruels, dl1incment fourbes
clu a nd il lc fallait, les chevcux cosmétiqués et
sans vie, les gestes truqués , t jusqu'au son
de la v ix - lcur voix à tous 1 - où l'on devinait, tapi dans une ombre intérienrc, secrète,
�1.00
LA CHANCE
le mensonge, l'universel mensonge accompagnant l'égoïsme forcené qui était le sens même
. et le pivot de leur vie:
- Garçon!
André paya et, avec une nonchalance étudiée, se leva, non sans avoir répondu par un
clin d'œil caressant au sourire que lui adressait une petite dame blonde qui, dans un coin,
au bout d'une banquette, semblait attendre
quelqu'un ...
Hâtivement, Lucien Maulois paya lui aussi.
Une sorte de dédoublement de sa personnalité,
de lui-même, le faisait agir en automate ce soirlà ; mais, en dépit de sa jalousie, une intl1ition
lui venait qu'il faisait du bon travail et que ce
travail servirait à son propre bonheur, pensée
encore bien vague, certes, bien indistincte,
mais qui veillait en lui telle une fée protectrice.
Il suivit André d'assez loin. Il le vit acheter
un journal , allumer une cigarette dont le petit
feu rouge le guida sur le boulevard Pereire,
sur la place du Brésil, puis ...
L cœur de Lucien frémit douloureusement. :
l'inconnu s'engageait dans la rue Carc1inct.
Allait-il clonc chez Marie-Ange?
ne :lffreuse
angoisse l'étreignit. S'il allait hez Jacques Aubt:rive, 'est donc qu'il avait l'intention, loyalel11\::nt, d'épouser celle qui l'aimait? Alors elle
�LA CHANCE
101
était irrémédiablement perdue pour lui; il se
sentait capable de lutter contre un être méprisable et venle, il ne lutterait pas contre un
rival heureux si celui-ci était sincère.
On atteignit le 15 ter de la rue. Le jeune
homme s'engagea sous le porche. Presque sans
savoir ce qu'il faisait, Lucien le suivit, gravit
à sa sui te le premier étage, le vi t ouvrir, avec
un e clé prise dans sa poche, une porte
luxueuse ...
Une sorte de soulagement passionné l'en.v ahit. Non, son rival n'était pas allé, n'allait
pas chez Jacques. Il habitait le même immeuble,
c'était tout. Grâce à ce voisinage, la jeune fille
le connaissait, et le fait qu'ils avaient rendezvous au dehors prouvait, non seulement que
Jacques Auberive ignorait .tout, mais que l'inconnu abusait d'une situation que seule l'in110cence foncière de Marie-Ange, si naivement
amoureuse, avait pu permettre.
Tous ses soupçons contre l'honnêteté de cet
être se précisaient, s'accentuaient ... Mais comment en savoir davantage sur lui? Ah! connaître au moins son nom 1
n pas, une voix J'arrachèrent à sa perplexit6 anxieuse : ce n'était CJue 11m • Croche qui
montait le courrier et qui sonnait justement à.
la porte par laquelle le jeune homme avait disparu.
�102
LA
CHANCE
Lucien se précipita de côté dans l'encoignure
oe l'escalier, Ja concierge ne le vit pas; d'autres
locataires, d'ailleurs, descendaient au même moment, auxquels Maulois se trouva mêlé. Et, en
passant, il put distinguer l'adresse du pneumatique que la concierge tenait bien à plat :
Monsieur A ndré TEXTE
La porte s'ouvrit sur le coup de sonet~
de
Croche. Déjà presque arrivé au rez-dcchaussée, Lucien entrevit la silhouette qu'il
avait suivie, perçut une voix :
- Voilà un pneu pour vous, m'sieur Texte.
Il ressortit clans la rue, marcha clans le vent,
à une vitesse fo11e, comme honteux de cet espionnage qu'il poursuivait ce soir t redoutant
de rencontrer ~Iarie-Angc
et Jacques. Que leur
aurait-il dit, dans l'état d'exaltation ou iJ se
trouvait?
~nfi,
il savait!
Des mots, ùes phrases, qu'avait dits il y
avait quelques semaincs 1110 Auberive, lui revenaient ~\ la 1I1(l11oire et lui permettaicnt de reconstituer l'i lentité du jeun h0111m inconnu.
Il savait, oui, il savait maintenant à qui il
avait afTaire. C'était à André Te.·te, le fils du
célèbre romancier dont il pouvait admirer
presq\1e chaque jour le facies distingué dans
ume
�LA CHANCE
1°3
les journaux, collé entre la réclame du savon
Jef et de l'huile Miror.
Si le fils ressemblait aux livres du père, la
pauvre Marie-Ange pouvait se préparer à supporter une rude déception, déception que laissait du reste prévoir si clairement le seul aspect
nu jeune André. Mais, par le fait même de cette
déception, l'espérance, la belle, la radieuse espérance qui console de vivre, dont se nourrissent les cœurs souffrants, cette espérance ne
s'offrait-elle pas à Lucien, merveilleuse et
douce?.. Oui, elle allait souffrir, celle qu'il
adorait, par la faute d'un être méprisable à
qui elle avait si follement livré son âme de
petite fille claire, toute sa foi émerveillée d'enfant neuve; mais ne serait-il pas là, lui, Lucien, pour accueillir cette. souffrance, pour la
prendre dans ses mains comme une bête légère
et plaintive, tremblante de froid et d'exil, marquée par la blessure qu'un homme - le premier
homme aimé - aurait posée sur elle, durement,
implacablement?
Lucien était trop épris, trop désireux de se
trouver des persl ectivas de bonheur à venir
pour ne pas chercher à se persuader que le
premier amour d'une jeune fille s'oublie vite.
e cn quoi il se trompait et connaissait peu
les femmes. Mai, s'il ne s'oublie jamais tout
il fait chez certaines créatures très tendres telles
�104
LA CHANCE
que l'était Marie-Ange, il peut toujours se
gt~éri1',
ce qui n'est pas la même chose et vaut
peut-être mieux. ?lIais Marie-Ange aimait-elle
réellemcnt André? Il est si facile pour un être
très jeune de confondre l'amour avec le désir
que l'on en a! Neuf fois sur dix, un premier
attachement n'est pas autre chose que ce désir-là. On donne bien vite, bien légèrement le
nom d'amour ... A vrai dire, seule la comparaison permet de distinguer l'amour vrai. Et, la
première fois, comment comparer?
Maulois rentra chez lui. Il était tard.
M WO Fiasco était littéralement indignée. Il fai·
sait cOlll[lètement nuit, le poêle s'éteignait et
elle n'avait pas encore soupé, et il osait ne pas
rentrer, ne pas venir s'occuper d'elle! La chatte
commençait à comprendre de quelle cruelle incOliscience les hommes sont faits, même les
111 il1 urs, cela manquait de gaîté. Et puis, le
retard de Lucien l'inquiétait bizarrement; la
plll1e tombait au dehors avec un pelit bruit
doux et désespéré, toute l'âme mystérieusement
félin cl Mm. Fiasco semblait s'en remplir, tandis qu'elle attendait, collée ontrc la porte, la
petite chanson familière et chérie de sa maiu
tournan t ln serrure ...
Enfin, nfin, elle J'entendit, cette chanson
tant c]l:sirée, tant imlJlorée. Elle se précipita
\ers Lucien, rOlllonnantc, ivre d'une joie, d'un
�LA CHANCE
105
soulagement que l'ingrat ne vit qu'à peine en
la caressant du bout des dojgts, avec une im~
pardonnable distraction :
- Oui, oui, Fiasco, bonsoir. Tu as envie de
manger? Je vais faire ta soupe ... Si tu savais
ce qui est arrivé ... Je connais le nom de ce type
odieux qui lui donne de~
rendez-vous ... Et je
l'aime, elle, Fiasco. Et je te jure que je l'aimerai tellement qu'elle parviendra à m'aimer
aussi.
La chatte lui tourna un dos froissé dont les
poils ondulaient fiévreusement . Moais elle se
tut, ce qui prouvait que, si le temps n'est plus
où les bêtes parlent, elles sav nt encore prouver par ce silence même leur supériorité sur
les humains: ainsi Fiasco prouvalt-elle la sienne
sur une femme, car une femme jalouse et
inquiète n'etH pas manqué de faire une
scène . ..
�106
LA CHANCE
XII
UN AMOURE UX MODERNE
Si le cocktail maison « bien tassé» qu' Andr~
.avait bu au petit café de la rue Philibert-Delorme était parvenu assez rapidement à anesthésier ses remords, il ne suffit cependant pas
à les empêcher de se réveiller. Toute la journée
du lendemain, le jeune Texte fut maussade,
mécontent des autres, ce qui était peut-être au
fond sa manière d'être mécontent de lui-même,
ne pouvant arriver à chasser de sa pensée l'obsédan te voix qui lui reprochait, en un leitmotiv
exaspérant, parce que trop cruellement sincère,
sa lâcheté et les conséquences qu'entraînait la
promesse qu'il avait faite à une jeune fille réellement pure et amoureuse : (( Je vous épouserai. »
Il lui fallait, évidemment, indiscutablement,
prendre une décision, il le sentait bien; mais
laquelle? ... L'image de Marie-Ange, si attirante
et si douce, ne cessait pas de le hanter, de le
posséder; mais, à côté de son adorable visage
d'enfant, il y en avait un autre, celui de Nicole
�LA CHANCE
10 7
Lunois, la première fiallcée : humble vIsage,
profondément épris lui aussi, pauvre visage sans
grâce, mais franc, mais tendrement confiant et
abusé, et qui lui inspirait brusquement une
vague pitié. Et, tout près de Nicole, l'argent,
le précieux, l'incomparable argent qui fait la
vie facile et supportable, le luxe des jours, l' .lvenir optimiste et souriant.
Une décision, oui, mais laquelle? Il ne voyait
pas clair en lui. Il lui semblait qu'il s' nfonçait définitivement, de plus en plt:.s, dans une
nuit angoissée qui le salissait de son ombr de
gloire ... Demander conseil? Sans doute, mais à
qui? Des copains? Il n'en avait pas de très
intimes. Et puis, tous ceux qu'il possédait
n'eussent pas compris ses scrupules anormaux.
C'étaient des types dans son genre : qui se
ressemble ... Eux ne s'embarrassaient guère de
scrupules. En Marie-Ange, ils ne vermien t
qu'une gosse sans importance, un flirt lége.;
devant tôt ou Lard être oublié. avaient-lIs combien peut être souvent profond Je cœur d'une
petite fille aimante, et ce que la jeunesse et
j'amour peuvent y laisser, en une ineffaçable
empreinte, de pathétiquement tragique?
Alors, alors, tout raconter à sa mère, à Toutoune, qui était encore son meilleur copain?
Peut-être ...
Ce soir-là, il n'eut pas le courage d'aller
�J08
LA CHANCE
attendre Marie-Ange à la sortie de l'étude : la
seule pensée d'avoir à supporter le feu double
et clair de ses yeux tendres lui était intolérable.
A six heures, la petite s'inquiéta de ne pas
le voir, attendit quelques minutes, le cœur battant de souci, passionnément guetteuse. Mais
elle n'eut pas le loisir de continuer longtemps
son guet amoureux. La voix de Lucien Maulois J'arrachait à son attente:
- Mademoiselle Marie-Ange ...
Elle se retourna vers lui en tressaillant. Sa
déception de constater qu'André n'était pas
présent à leur rendez-vous l'avait tout entière
captée dans ses griffes d'oiseau de mauvais
augmc ct lui avait fait oublier totalement, pendant quelques instants, le monde extérieur. Les
paroles de Lucien J'y ramenaient, la rejetaient
dans cette somb;;e réalité dcs hommes et des
choses, que seulement auprès d'André elle parvenait à fuir complètement. Mais André, hélas 1
n'était pas là ...
Elle s'efforça de sourire naturellement, gatment, à Lucien Maulois. De toute son Ame,
elle lui était reconnaissante des témoignages
d'amitié - d'amour même, car ellc savait bien
qu'il l'aimait - qu'il lui avait si délicatemcnt,
si ~énreusmt
donnés pendant les heu res
affreuses qui avaient suivi la mort de sa mère.
Pour lui, elle éprouvaIt une sorte d'affection
�LA CHANCE
109
très pure, très secourable, qui l'étonnait el1e:même parfois par sa douceur apaisante. Mais
comme ene pâlissait vite quand elle la comparait au sentiment qui . l'emportait vers André,
si puissant, celui-là, si magnifiquement irrésistible, étrange, enchanté, et qui, pourtant, ne
cessait jamais tout à fait d'être inquiet et douloureux!
Fréquemment, elle s'était demandé pourquoi
son amour ne lui avzit pas vraiment apporté
le bonheur, pourquoi les joies qu'il lui accordait parfois n'étaient jamais exemptes d'une
sorte de mystérieuse, de sonrc1e triste se? ...
Elle s'accrochait à l'erreur commune de ceux
qui prétend~
que l'amonr réel est triste,
alors que ceux qui aimèrent vraiment et
furent vraimcnt aimés savent bien qu'il s'accompagne, tout au contraire, de douceur et dt!
confiance allègre. Mais, là encorc, on confond
l'amour et la passion. A cette dernière vont,
c'est exact, les sombres orages, les ravissements torturés qui cessent un jour, comme un
vent brusque s'arrête après avoir souillé foJ1ement sur un paysage jusqu'alors sans histoire.
Mais au premier, à l'amour vrai, s'accordent
éterneJ1ement la paix, la tendresse confiante,
presq~
sans voix, mais fidèle, les mots à peine
amoureux et qui sont pourtant tout l'amour,
hostiles à l'oubli el aux changemenls du cœur .
�:u:o
LA CHANCE
Marie-Ange tendit la main à Lucien d'un
geste de simplicité affectueuse, Son air gai
l'étonna, car le jeune homme était empreint
généralement d'une espèce de gravité qui détonnait avec sa jeunesse. Mais cette gaîté, elle
l'observait chez lui depuis ce matin. Lui étaitil donc arrivé quelque chose d'heureux?
Elle n'osa pas le lui demander, Ce fut lui
qui lui demanda la permission de l'accompagner chez elle; il voulait aller voir Jacques
Auberive, tenler de le distraire un peu, Depuis
qu'il avait fait la connaissance de l'homme de
lettres, au lendemain de la mort d'Antoinette,
une sympathie réelle unissait les deux hommes,
différents par l'âge, mais conformes par deux
'd estins parallèles, faits d'ambitions détruites, de
beaux désirs éteints ...
Comment, pourquoi Marie-Ange eOt-elle refusé?
Ils marchèrent côte à côte; il lui parlait dou-'
cement de choses charmantes où il m Hait toute
l'indistincte espérance de son cœur. Il s'interdisait lout mot d'amour. mais il pouvait au
moins parler à la petite de son amitié. de l'Ami..
tié dont le vocabulaire. les trésors et les e1lchantements sont si riches pour ceux qui en
savent les ravissants secrets, Elle l'é ontait
et
Il
lui répondait distrailemellt; lle était, à vrai
dire. tout entière habitée par son angoisse, An-
�LA CHANCE
In
lui avait dit la v~ile
qu'il avait été malade
lors de la mort d'Antoinette .. , Mon Dieu, s'il
avait pris mal de nouveau .. , I1 était sorti trop
tôt, aussi, par le froid qui demeurait encore assez
vif, le brouillard ... Et c'était à cause d'elle,
par sa faute!
Et puis, elle marchait dans la rue aupres
de Maulois ; si de ses fenêtres André la voyait?
N'allait-il pas s'inquiéter à son tour, être jaloux, imaginer une trahison en la voyant ainsi
avec un autre? Cette seule pensée la tortura;
un moment, elle détesta Maulois d'être là, aupr'ès d'elle. Toute autre femme se f(lt au contraire réjouie d'avoir l'occasion d'exciter la
jalousie de l'aimé, mais la petite Marie-Ange
ignorait la psychologie de l'amour, ses ruses,
ses habiletés; elle n'était qu'une petite fille
qui aimait de joute son âme, de toutes ses forces,
et qui ne songeait qu'au bonheur, à la tranquillité de l'être cher qu'elle voulait plein de
joie et de quiétude.
Un quart d'heure après, Lucien Maulois conversait paisiblement avec Jacques Auberive,
arri vait à le distraire, à lui faire retrouver un
écho de toutes les choses qui l'intéressaient jadis . ,e voyant affectueusement écouté, il évoqua pour son nouvel et jeune ami la vie littéraire d'avant-guerre, parla joliment de flébrités
qu'il avait connues, découvrit pour Lucien ce
~ré
�112
LA CHANCE
mer\'eiileux enthousiasme des vrais artistes qui
leur fait supporter la misère, le froid, la faim,
privations offertes à leur dieu secret.
Marie-Ange était heureuse de voir son père
s'animer ainsi. Il y avait des mois que cela
ne lui était pas arrivé. Et c'était grâce à Maulois qu'elle lui revoyait ces yeux brillants, cette
flamme de vie ressuscitée, qu'elle entendait,
si vibrante, sa chère voix, tellement assourdie
et rare tous ces temps derniers. Elle savait
gré profondément à Lucien Maulois de lui avoir
renc1u cela et l'en remercia par un regard qui
rendit le pauvre garçon à demi fou de joie et
<1'espoir ... Mais assez vite elle quitta les deux
hommes pour aller dans sa chambre, prétextant un travail urgent ...
n lui fallait, a tout prix, être seule; elle
n'avait pas la force de parler, de se mouvoir,
elle était trop alarmée par l'absence d'André,
son silellce ... Vingt-quatre heures avant, il lui
demandait d'être sa femme, el ce soir il n'était
1)aS venu .. .
El1e étouffait. Elle ouvrit sa fent!tre, sc pencha au dehors, regarda, tout en bas, si lointain, le trottoir luisant d'une pluie légère qui
s'apaisait. Toute la nuit d'avril monta vers elle
olllme une caresse glacée qui se refusait an
printemp .. Etait-ce vraiment avril? Jamais elle
n'avait cu à cc point l'impression de l'hiver,
�LA CHANCE
II3
et pourtant, par delà un mur voisin, une branche
de lilas balançait sa vivante splendeur, accordait son parfum inégalable comme un secours.
Marie-Ange se sentait affolée de solitude, de
désarroi, ivre de dangers imprécis, mais deviués, sentis, qu'elle portait en elle ainsi que des
m enaces qui la couvraient de leurs ailes hostiles depuis longtemps, depuis toujours, loutespuissanles ailes qui allaient la ravir, la broyer
inévitablement.
Elle se pencha davantage. Un bec électrique au dur éclat découvrait au m~e
instant
trois perSOllnes qui passaient... C'étaient ...·
C'étaient. .. Oui, elle ne se trompait pas, il y
avait d'abord, un peu en avant, Mm. Texte,
et puis, la suivant, un peu à l'écart, André,
son André qui donnait le bras à une jeune fille
dont clle entrevit, en un éclair déchirant et
inoubliable, le visage sombre, sans beauté, mais
aussi la silhouette parée d'une fourrure magnifique, une main très blanche ornée d'une grosse
bague qui brillait ...
Elle chancela, s'efIondra, brisée, sur son lit,
retenant le cri qui montait cn elle comme une
bête, déchiré, surhumain ... Elle n'alluma pas
la lumière - quelle lumière eÜt pu éclairer
davantage son désespoir? - E1l laissa la fenêtre
ouverte sur la nuit sans pitié, la uuit gelée qui
s'insinuait telle une chose ennemie, vivante,
�II4
LA CHANCE
contre laquelle rien ne luttait. Elle ferma les
yeux, revit les trois ombres qui se dressaient
entre elle et le bonheur.
André n'était pas malade, un autre obstacle
que la maladie l'avait empêché de venir la chercher ce soir, quand eUe était sortie du lieu de
son travaiL
Et cette jeune fille , cette jeune fille à laquelle
il donnait le bras ...
Elle ne devinait pas encore toute la vérité,
elle ne voulait pas la voir, plutôt, elle se cramponnait au doute bienheureux qui lui permettait d'espérer encore un peu, de s'accrocher
comme une démente ou une désespérée aux
claires images, aux chers souvenirs qu'elle avait
de lui... Lim! ides, inoubliés, tels les échos
d'une source merveilleuse, les mots qu'il lui
avait dits sc réveillaient en elle ainsi que des
dieux endormis et ranimés ... Elle les entendait
lous, si vivants et si proches ... Les premiers
' LU'il avait prononcés le jour où, la première
rois, il lui avait parlé. El puis les autres, tous
les autres .... Ceux qu'il lui murmurait dans leurs
chers rendez-vous de la rue Philibert-Delorme,
dans les rues sombres, le soir, quand elle quittait l'étude, el ceux qu'il avait dits hier, ceux:ù surtout :
- l\hrie-ÂIlR'e, je SlllS là, je vous épouse"li, ... nO\1S ne nOllS quitterons plus ...
�LA CHANCE
1I5
Un appel de son père la fit tressaillir.
Hâtivement, elle y répondit. Elle le trouva en
train de continuer la conversation avec Lucien
Maulois. Il n'était donc pas parti? Elle n'avait
pas conscience du temps qui avait pu s'écouler.
- Marie-Ange, dit J acques, nous gardons
M. Maulois à dîner; prépare vite quelque chose,
n'est-ce pas? Jous ne serons pas exigeants. 1
Elle agit comme une poupée qu'on a remontée à bloc, battit des œufs, fit griller du jambon. Une sorte de douloureuse ivresse la
délivrait d'elle-même, elle ne se sentait aucunement consciente de ce qu'elle faisait. Des
mots s'agitaient pourtant devant ses yeux, se
gravaient sur les murs, en face d'elle, et qu'elle
seule voyait: trahison , mensonge ... Ah! savoir,
savoir au moins!
Elle put, durant tout le dîner, avoir la force
de sonri r , de s'i ntéresser à ce que disaient
Jacques et Lucien, de parler à SOI1 tour d'une
voix cnjoué ,insouciante.
i l'un ni l'antre
d 5 deux llOl11meS ne savaient Cille sa voix, cette
pan"r voix parée d'une feinte légèr té, lui fai·
sait l'effet d'une ])ctite danseuse de cirCJue CJui
jette sur la corde raide un allègn: défi à la
mort.
Lucien se retira \ers dix heures, elle l'éclaira
jusqu'au début de l'escalier à l'aide cl'une lampe
électrique, car le couloir COllllllUIl des localaires
�II6
LA CHANCE
du sixième était définitivement voué à 1'obscurité' ... Mensonges ... Trahisons.:: Mais celuilà était sincère, elle le savait ... Celui-là qui lui
tendait la main avec un sourire si clair, si
pur ...
*
il< il<
-
Toutoune, écoute-moi ...
Mmo Texte sourit à son grand fils.
mon pctit. Voyons, qu'y
- Je t'é~oue,
a-t-il?
Alor!'! André parla, il raconta tout, tout, avec
ulle franchise désespérée qui criait au secours,
tout : so n manque de tendresse, son désir
d'affection, ct puis la pctite Marie-Ange qui
était ven ne en sa vie, si radicusemcnt pure,
et la vromesse qu'il lui avait faite de l'épouser, et sa lâcheté, et son amour de l'argcnt,
ct sa pcur du lendemain, de la pauvreté.
- Maman, console-moi, aide-moi ...
�LA .cHANCE
II7
XIII
UNE MAMAN AVISÉE
Dans son lit-divan, proie d'une insomnie têtue, angoissante, Claire Texte, ou, plus simplement, Toutoune, réfléchissait; elle réfléchissait même plus profondément que cela ne lui
était jamais arrivé, sa jolie tête d'oiseau se
livrant en général fort peu à la méditation.
Mais les confidences que son fils lui avait
faites, il y avait à peine deux heures, l'avaient
bouleversée, atteinte dans ce qu'elle avait de
mei \leur : la bon té. Elle pouvait être insouciante, légère, elle était bonne, et la pensée de
causer un chagrin réel à quelqu'un lui était
littéralement insupportable.
Malheureusement, la situation n'était pas
simple, et sa conclusion, quelle qu'elle fftt,
s'annonçait lourde de difficultés pour l'avenir.
De tout cœur, elle eCt personnellement donné
son consentement au mariage d'André et de la
pelite Auberive, mais eJle était trop fine POttr
ne pas comprendre eJle-même, malgré son
�Ils
LA CHANCE
aveuglement maternel, que son fils ne saurait
faire Je bonheur de )'Iarie-Ange.. . Elle était
imparfaitement au courant de la situation exacte
de son mari, mais elle comprenait aussi que,
si l'on ?e plaçait du point de vue de l'argent,
de cc terrible, de cet indispensable argent, il
était nécessaire qu'André épousât la fil1e de
I.unois, laquelle, d'ailleurs, aimait profondément le jeune homme. S'il refusait ce mariage,
tous les intérêts de l'auteur à sucees - un succès purement entretenu par une coÛteuse
publicité - s'effondraient. Que ferait André
livré à la pauvreté, mari d'une femme humble?
Toutoune était assez psychologue pour prévoir
ol11bieu vite, combien totalement l'égoïsme
d'André repn.:ndrait le des us, combien il
souffrirait de sa vie médiocre. Or, avant tout,
Claire ne voulai t pas que SOI1 fils souffrît.
Après avoir mtlrement réfléchi, elle décida
dOlic qu'nne rupture (tait nécessaire entre André et ~\Ilc
Aubcriv . Ce serait faire, elle le
croyait du 1110ins sincerement, le bonheur de
l'un et de l'autre. Mais lle était navrée à la
»C'l1sée du clwgrin que cette enfant sincère, que
son fils lui avait dépeinte extrêmement délicate et tendre, allait ressentir. Il était indé·
niable qu'André avait vis-à-vis d'elle des
engagements moraux et que, ne tenant pas ces
ellgagements, l'honn(:teté exigeait qu'on offrtt
�LA CHANCE
II9
une compensation ri celle qu'il avait lésée. Du
moins, Toutoune, dans son esprit en ce moment
plus rempli de grossiér bon sens que de délicatesse, jugeait-elle les choses ainsi. Mais comment déd<>mmager Marie-Ange de l'épreuve qui
allait lui être infligée?
De l'argent? I1 n'y fallait pas songer, elle
n'en accepterait point, et ce serait lui faire
injure que de lui en proposer. Alors, quoi?
Dans sa nuit d'insomnie, Toutoune, excédée,
dolente, cherchait passionnément. Ce ne fut
qu'an moment où quatre coups tintaient avec
une harmonieuse lenteur dans l'ombre tiède de
sa chambre, ce ne fnt qu'à ce moment-là que
l'idée, l'idée merveilleuse qui, selon son expression mentale, « arrangerait» tout, jaillit en
elle :
« J'ai trouvé ... C'est vrai, le père de cette
jeune fille est justement écrivain ... Et il n'a
pas réussi ... »
'" '" '"
Le lendemain matin, Toutoune eut un assez
long cntretien avec son mari; elle lui exposa
la situation, lui prouva éloquemment que leur
Gis avait pris, vis-à-vis de Marie-Ange, les plus
graves engagements. L'homme de lettres choyé
du sort blêmit. Il n'eut, à vrai dire, pour répondre à ces ennuyeuses confidences, que sa
�120
LA ÇHANCE
femme lui assenait -ainsi, dès le matin, à jeun,·
qu'une parole, que ce cri du cœur:
- Quel idiot 1 Mais il faut à tout prix, entends-tu, à tout prix qu'il épouse Nicole qui
l'adore. Sans ça ...
Plus rauque, sa voix continua :
- ... je suis fichu ... Nous devons des sommes
folles à Lunois ...
- Je m'en doutais! Combien?
- Deux cents billets.
Toutoune était à sou tour atterrée; jamais
elle n'eClt soupçonné que Lunois eÛt consenti
de telles avances .
- Mais pourquoi t'a-t-i1 prêté tant d'argent?
in terrogea-t-elle.
- Pourquoi? Parce que cela fait des années
que • ïcole s'est toquée cl' André... Souvienstoi : ils étaient tout petits, amis d'enfance,
qu'elle J'aimait déjà. Pour faire le bonheur de
sa fille - une rude imbécile, soit dit en passaut, - Lunois a consenti à me sauver de la
misère, car c'était vers la misère que nous entraîuaient tes dépenses insensées ...
Toutoune rougit Jégèrement sous son fard
déjà violent :
- Peuh! tu as toujours été si nvare! n'abord,
je ne dépense rien (son mari ricana). Et puis,
la quc::.tioll n' st pas là. Rassure-toi, du reste,
je suis pleinement d'accord avec toi - une
�LA CHANCE
121
fois n'est pas coutume. - Il est mieux, que
dis-je 1 il est indispensable que Nicole épouse
André; elle seule, je le crois, saura lui procurer la vie luxueuse ' sans laquelle il ne pourrait pas être heureux, puisque tu n'es pas assez
malin pour la lui donner avec le produit de
tes bouquins, ce qui devrait te faire bonte,
oui, honte, si tu t'occupais un peu plus de
ta femme et de ton fils. Passons ... Mais nous
devons aussi penser à la jeune fille qu'il ~l compromi e, dont il s'est fait aimer. Il y a là tout
de même une question d'honnêteté ... Et puis,
enfin, si cctte jeune fille a1Jait se venger auprès
de icole ...
La figure de M'rue Texte s'était faite grave
et avait pc:rdu son air enfantin. Son mari, l'ail1 urs, e laissa assez facilement convaincre, il
n'était pas méchant, au fond. Et puis, pour que
son fils pOt épouser la fille de Lunois, à qui
n'eOt-il pas cédé, à quoi n'etH-il pas consenti?
n plan s'élabora rapidement et clairement
entre Toutoune et lui. L'idée de sa femme était
bonne. Ne pouvant dédommager directement
Marie-Ange, ce serait vers Jacques Aubcrive
qu'on se tournerait. L'homme de lettres riche
et connu irait, les mains offertes. ver son confrère malchanceux, l'amènerait à LUllois ...
- Au fait, a-t-il du talent, cet i\uberive?
intcrrogea-t-il.
�122
LA CHANCE
- Je n'en sais rien, répondit Toutoune aveé
une charmante candeur. Mais qu'est-ce que cela
peut faire? Il n'est pas toujours nécessaire d'en
avoir pour « arriver )).
Et elle ajouta, avec une candeur encore sensiblement accrue :
- Tu es bien arrivé, toi 1
...... ...
Ce même jour, André, le faible, le lâche
André, mis au courant du plan de ses pa~ents
qu'il approuvait, partait par le rapide de Nice
y rejoindre sa fiancée qui y était elle-même depuis vingt-quatre heures. Cette hâte de la retrouver - il ne devait s'y rendre que dans
quelques jours - ne pouvait produire sur elle
qu'un effet excellent dont il bénéficierait. Le
mariage aurait lieu dans cinq semaines, là-bas.
D'ici là, ses parents régleraient élégamment le
sort de la petite Auberive.
Il ne dit pas adieu à Marie-Ange, il se contenta de lui écrire une pauvre lettre veule,
dé se pérée, où il tenta de mettre pêle-mêle sa
passi n, son tourment, son amour, sa lâcheté,
sa peur de l'avenir, tous les sentiments qui
agitaient l'eau trouble et mouvante de son
c ur.
, on chagrin de la quitter était d'ailleurs par-
�LA CHANCE
1 23
faitement sincère, il l'aimait autant qu'il pouvait aimer quelqu'un. l\Iais les affaires seront
toujours les affaires, n'est-ce pas? Il fallait bien
savoir être raisonnable.. . Mais que cette nécessaire raison (du moins la jugeait-il, lui, indispensable), que cette raison lui était cruelle!
A la pensée de quitter la petite, il comprenait maintenant que c'était pour toujours et
que jamais la pure l\Iarie-Ange n'etH consenti
au bonheur caché, inavouable, qu'il avait, au
début de leur romall, songé à lui donner. AIldré souffrait cruellement.. . Et, s'il imaginait
la peine que la jeune fille allait éprouver de
son abandon, une sorte de vertige passionnément triste le faisait lressaillir. A l'instant où,
réfugié clans le petit café de la rue PhilibertDelorme qui avait Vtt leur histoire d'amour,
charmante t brève, il lui écrivait, il eCt fallu
Ilcore bien peu de chose pour le ramener à
la petite Auberive. Sa voix à elle, son sourire
frais, SOIl r011d petit vi age ... 1\1ais l\Iarie-Ange,
penchée sur un registre de l'étude, songeait
âprement à lui, mais ne lui était ])as physiquement prés Ille. Et, lorsqu'il sortit du café
où si souvent la petite, confiante, heureuse,
était v('nue avec joie, avait reposé sa tête sur
011 épaule dans un geste enfantin d'abandon
ct d'amour que jamais il ne devait oublier complètement, quand il mit sa lettre à ln IlOS C,
,
�I24
LA CHANCE
cette misérable lettre d'adieu, l'irreparable était
alors accompli en lui.
Il venait de clore une vie morte qui avait
été pour lui exquise et tout entière peuplée
par l'adorable fantôme de Marie-Ange. Mais
déjà c'était le passé ... Il serra les lèvres, se
coutracta orgueilleusement, repoussa la folle, la
romantique envie de pleurer qui l'étreignait,
lui, le type raisonnable moderne, lui qui se
vantait de n'avoir jamais versé une larme. Et,
jetant un dernier regard au café qui disparaissait, là, tout au bout de la me familière, il
s'en fut rapidement, courageux et déchiré, vers
d'autres quartiers, vers la gare de Lyon, vers
le train qui l'emporta, vers l'existence qu'il
s' étai t choisie et qu'il bntissai t sur les faibles
assises de l'abandon, du brisement du cœur de
celle qu'il délaissait ...
l'lais si sou ven t, vous sa vez, le bonheur
d'un homme n'a pas d'autres fondations que
celles-là.. .
*
'" oto
Marie-Ange reçut sa letlre le soir même,
après avoir en va1l1 allendu André place Pereire. Elle lui arriva, cette lettre, à l'heure
triste ou la l1uit vient, dans le logi où elle
C:tait seule, Auberive étant sorti. eul Jérôme,
auprès dl.! la feIlêtre, lui tenait compagnie, rOI1-
�LA CHANCE
125
ronnait doucement et venait parfois se frotter
à elle, lui disant de bel1es choses que son souci
égoïste de grande personne l'empêchait de comprendre, des choses où Jérôme lui parlait de
tendresse, de la fidélité simple et profonde des
bêtes, et de toute la poésie qu'il trouvait là,
près de cette fenêtre par laquelle un rayon de
soleil mourant fusait encore, d'un jet aigu, paré
d'un or flamboyant et bref.
Marie-Ange prit l'enveloppe des mains de
M"'o Croche qui marmonna une phrase désagréable qu'elle n'entendit point. Et puis elle
l'ouvrit, elle lut· cette lettre qui lui apportait
en ses quatre feuillets la pire misère qui puisse
frapper le cœur d'une femme aimante, celle qui
frappa de coups si rudes tant de créatures
vaincltes, et qui continuera toujours son œuvre
mortelle de destruction, tant qu'il y aura de
par le monde des hommes infidèles et des cœurs
trahis : l'abandon ...
Marie-Ange, je m'en vais. Je sais, je suis
un lâche. Je ne mérite ni volre amour ni même
volre pitié, ~t pourtant, au moment de vous
perdre, si vous saviez combien un chagrin qui
a volre visage, votre voix, votre tendresse inoubliable, pleure en moi!
« Marie-Ange, je n'étais pas cligne de vous.
Il faut maintenant que vous sachiez la vérité,
«
�LA CHANCE
cette vérité. honteuse pour moi, mais qui vous
permettra de me mépriser, de vous' détacher
de moi, du pauvre type faible que je suis ::
j'étais déjà fiancé avant de vous connaître, et
jf: me marie dans quelqucs semaines qvec une
jeune fillc que je n'aime pas, mai qui est riche,'
mais qui me procurera cette richesse sans laquelle je ne puis vivre.
cc Je suis un lâche, oui, je le sais. Je vous
abandonnc, vous qui m'aimez d'une tendresse
Si pure, si douce, vous que j'aime de toutes
les forc<:s bOllnes et mauvaises qui sont en
moi, et ce:la au lendemain d'un deuil qui vous
a broyée. Vous ne me pardonnerez pas, VOllS ne
c mprcndrez jamais ... Tant pis!
« e n'est pas ma faute si j'aime l'argent,
si j'ai grandi dans la fi vre heureuse qu'il procure, ct si, dc cette fièvre, je ne puis maintcn an t me passer ...
cc J'ai es ayé dc lutter depuis que vous êtes
venue en ma vic, cctte vie plus amère que vous
ne pouvez le savoir. Et j'ai été vaincu. J'étais
sincère l)Ourtant quand je VallS ai offert d'être
ma femme, t, 1110ins d'une hcure après, je
n:grettnis ...
cc Vou voyez bien, Marie-Ange, je ne suis
pns celui que VOllS aviez i1l1 gillé ...
cc Vous, vous pourrcz être hCUlCtlse avec mille
francs par mois; il m'en faut le triple au moins
�~ceptabl.
LA CHANCE
127
pour que notre sale vie moderne me paraisse
Ponrquoi aussi m'a-t-on ainsi élevé,
dans la crainte de l'effort, dans cette soif de
l' argen t si rude et" si brQlan te? Je suis comme
on m'a fait.
« Je vous écris cette lettre du petit café où
si souvent nous sommes venus. Je souffre atrocement. Mais que vous dire de cette souffrance?
Vous crierai-je, Marie-Ange, que j'ai mal,
affreusement mal de m'arracher de vous, vous,
la seule femme que j'aie aimée; que longtemps,
toujours peut-être, vous serez le cher regret
de mes jours, de mes nuits, vous et votre être
charmant que jamais mes bras désormai s
n' étreinclron t !
« Vous dirai-je que ce matin, devant cc cocktail - celui dont vous gOlltiez la savéur brC.lante, - j'ai envie de m'abatlre, là, sur la
table, comme un gosse, et de vous appeler, et
de courir vers vous, et crier sous vos yeux
ces pa.uvres mots qui appellent au secours :
Marie-Ange, gardez-moi, sauvez-moi!
« A quoi bon? ..
« Je sais que les torts que j'ai vis-à-vis de
vous sont considérables, inexcusables. Je voudrais arriver à les réparer un tont petit peu.
Mon père ira voir le vôtre bienlôt. C'est tUI
homme de lettres arrivé, j'csp2: re qu'll fi'Hlr::l
effacer dans une certaine mesure l'amerlume
�LA CHANCE
et l'injustice du destin littéraire de votre
père.
« Acceptez l'aide confraternel1e qu'il vous
offrira; acceptez-la en souvenir de votre pauvre
maman qui efit été si fière, si heureuse de
voir Jacques Auberive atteindre un peu de
gloire; acceptez-la au nom de notre amour que
je brise, mais dont toute ma vie gardera l'empreinte. Vous n'auriez du reste pas le droit de
refuser : il s'agit de votre père.
( Adieu, Marie-Ange. Que puis-je vous dire
de plus? Ce qui est en moi n'est pas exprimable.
« Un jour sans doute, bientôt peut-être, vous
vous marierez; vous serez Il tueuse auprès d'un
homme qui, lui, vous m(ritera, sera digne de
votre âme charmante et profonde ... Et qtH:!que
chose de sauvagement cruel crie en moi à cette
pensée.
« Et pourtant, je vous aime, je vous aime ...·
« Je vous aime, ô vous qui m'étiez apparue
comme une fée, vous qui m'aviez tendu la
main, un matin de pluie et de grisaille ...
«( Je vous aime, ô vous qui étiez dans ma
vie Comme un petit oiseau frêle et dansant,
fait pour vivre dans une aube chargée de printemps et d'amour ...
/( Je VOt1~
aime, vous que je quitte, vous à qui
j'apPrLllds dl! quelle tristesse, de quelle lâcheté
�LA CHANCE
129
sont faits les cœurs troubles des hommes ..•
« Et je vous redis, je te redis, ma bien-aimée,
que mon abandon et ma bassesse sont encore de
l'amour, et que je . souffre.
« ANDRE. Il
XIV
CELLES QUE L'ON N'A'l''l'E DAl'l' PLUS ...
Auherive ne sut jamais le douloureux roman d'~mour
de sa fille ... Elle ne lui avait
pas COll fié son bonheur, clic osa encore moins
lui COll fier le chagrin que l'abandon cl 'André
lui infligeait. Son cœur, sa confiance en la
vic C!taient frappés dans ce qu'ils cOlltenaient
de meiJ1cur, de plus profond. L premier déchirement, la première trahisoll apportent toujours av c ux quelque chose de pathétique
dont les autres peines ne seront plus tarel pas
toujours aussi chargées... Ùl premic:re rois ...
Ah! qui ne les a COI1I1US, ce premier tourment
où nolts trahissent 1 s forces viv s qui étaient
notr raison d'~tre,
et ce radieux désespoir des
larmes neuves, et ce lourd <légo(lt de la vie
394- V
�I30
LA CHANCE
en comprenant ce que sont les hommes, leur$
mensonges, leurs serments!
Pins tard, seulement plus tard, on arrivera
à l'aimer, cette pauvre vie, pour elle-même,
sans se préoccuper des vivants qu'elle abrite;
011 parviendra à la chérir pour la magie d'un
printem[) , pour le cri d'un oiseau, pour une
odeur de lilas, pour une saveur de fruit mür. ..
Mais il faut avoir tellement souffert avant d'eu
arriver là, à cet animal amour des choses !
Il Y avait chez 1\1arie-Ange trop de noblesse,
de lierté innées pour que sa peine s'extériorisfLt; elle en cut la pudeur et l'enfouit en
eHe comme ua trésor secret et douloureux.
Sèul ]';Tôllle, chat de gOl1t.lière, put, le soir,
ou quelquefois dans la solitude de la uuit sans
sommeil, snrrrenc1re les pleurs que la petite
,'ersa , la tête cachée dans son oreiller pour
flue S011 père n'entendît pas le bruit de ses
larll1es. 1\1ais les bêtes sont discrètes, et Jé"ôlI!e se contenta de venir tout près d'elle,
d'appuyer une patte aux griffes tendrement
l'cn trées sur sa poitrine, de la regarder du
double feu cie ses yeux nocturnes, ce qui était
sans doute sa manière de lui dire :
« Ne crains pas, moi, je ne t'abandonnerai
jamais, va. Pourquoi t'es-tu aussi follement fiée
ù celui qui le quitta? Ce n'était qu'un homme,
Ull pauvre homme à deux pattes ... Si tu l'avais
�LA CHANCE
13 1
compris, tu ne serais pas aujourd'hui en train
de pleurer ...
« Pourtant, écoute, il convient de ne pas
exagérer la cruauté des humains, tous ne
sont peut-être pas aussi méchants que lui.
Tiens, celui qui est venu dîner l'autre soir
avec nous - tu l'appelles Lucien Maulois, je
crois ? - celui-là donc ne me déplaît point. Il
m'a caressé entre les deux yeux, comme un
qui est habitué aux chats, et il m'a donné le
gras de sa tranche de jamboll avec beaucoup
d'éducation pour Ull homme. Et il sentait la
chaUe. Il a dit du reste qu'il en avait, une
chatte. avoir commenl elle est? Je voudrais
bien la connaître, ça pourrait quelquefois être
intéressant ... lIé! hé! je suis si beau! ...
« Oui, oui, pleure, puisque cela le soulage
de pleurer. Pleure près d moi, sans contrainte;
fais tomber sur mon pelage doux et chaud la
pluie légère, la pluie d'argent de tes larmes,
ct laisse-moi, génie mystérieux qui préside à
ta vie, lisser clans l'ombre la toile des beaux
'tourments amoureux. »
***
En apparence, Marie-Ange fut exactement la
même, Jacques Auberive ne devina rien. Seul,
Lucien Mau10is r constitua aisém nt la vérité,
�LA CHANCE
d'abord en constatant que personne n'attendait plus Marie-Ange à la sortie de l'étude,
ensuite par quelques paroles que la petite lui
dit un soir, comme à regret:
- Monsieur Maulais, savez-vous pourquoi la
yie est si laide, pourquoi il y a tant de trahisons dans le monde, de serments blessés, de
cœurs qu'on rejette?
- Pour que ceux qui savent le secret des
belles amours fidèles puissent les guérir, a-t-il
répondu.
Et la jeune fille a rougI.
** *
Quelques jours après, elle a trouvé, en rentrant lu travail, S011 père qui l'attendait, les
yeux brillants, avec un sourire ùe bonheur et
d'orgueil que depuis des années elle ne lui
cOl1naissai t pl us.
- l\Iarie-Ange, mon petit, ah! si tu savais
ce qu nous arrive!
Eile sait. Sans doute ce qu'a annoncé André? Ce 'lui coCHe à sa fierté d'accepter? Mais
André a raison, elle n'a pas le droit de refuser: il s'agit de sail père ... Plus que toul
autre, plu et mieux qu'elle-même, il a droit
à la revanche que lui mérilenl si bien les
longues, les dures années de misère où sail
�LA CHANCE
133
talent a souffert, grandi, dans une ombre torturante, faite du dédain des autres ...
Et elle répond avec un sourire qu'elle
s'efforce de rendre étonné :
- Quoi donc, papa? Que nous arrive-t-il?
- Figure-toi que Paul Texte - oui, oui,
tu entends bien, le grand Paul Texte (Auberive l'estimait déjà beaucoup plus) - est venu.
Il a lu des livres de moi, ceux publiés à la
lointaine époque où 1'011 pouvait trouver un
éditeur sans être millionnaire de nais ance ou
anarchiste russe. Et il les aime 1 Et il va m'amener à Lunois! C'est un très chic type, Texte,
. tu sais; je l'avais mal jugé. Nous allons tous
les deux chez Lunois dès demain. Il avait
appris incidemment, par cette vieille chipie de
M mo Croche, que j'habitais l'immeuble, et tout
de suite songé à me donner un coup d'épaule.
Croi~-tl1
que c'est une veine 1 Petite, crois-moi,
il ne faut - tu le vois bien par toi-même! jamais médire du hasard. Mon Dieu, si seulel11en t ta la llvre maman était encore là!. ..
- Papa, a répondu Marie-Ange, c'est merveilleux ... Tu vas voir quelle magnifique revanche tu vas prendre, va!
Et, contre la vieille ligure .ridée que l'enthousiasme revenu éclaire, elle met son visage
tendre où Jacques ne se nt pas l'émouvante
fraîcheur des larmes . Il ignorera toujours que
�134
LA CHANCE
la réussite, qui va enfin lui venir, c'est au
chagrin de la petite qu'il la devra, aux remords
de celui qui l'a blessée.
- C'est fait, a dit Paul Texte avec satisfaction à Toutoune. J'ai raconté à ton protégé
une histoire qui a pris merveilleusement : que
j'aimais ses livres - je m'en étais procuré un
vieux, qu'il avait écrit jadis, non sans peine
d'ailleurs, car les libraires en général l'ignorent, - et que, le hasard m'ayant appris son
existence et ses difficultés, je venais vers lui
tout simplement, en bon voisin désireux de
l'aider.
- Ab , fait Toutoune avec ravi sement, André pourra être heurt!ux sans remords!
- Et tu pourras continuer ta fone vie, ajoute
son mari en ricanant. Sache d'ailleurs que le
bonhomme est un type d'une soi,-antaine
d'années, de belle allure, ct charmant. Et, ce
qui est crevant, c'est qu'il a un talent fou!
J'ai lu son livre acheté, c'est très remarquable.
Comment diable est-il demeuré ainsi inconnu?
- Oh 1 tu sais, ne réussissent le plus souvent aujourd'hui que ceux qui ont du toupet,
les plats arrivistes ...
Et, entre ses jolies dents, elle murmure sans
vergogne une phrase qui ressemble, à s'y mépr nelre, à :
�LA CHANCE
135
- Tu dois en savoir quelque chose ...
- Nous irons chez Lllnois demain, dit Paui
Texte, dédaigneux de l'injure conjugale à laquelle il est habitué. Je le verrai d'abord aujourd'hui pour bâcler l'affaire. Tu peux rassurer André, ce type-là sera connu avant trois
mois. Et peut-être même mieux que connu,
si Lunois partage l'opinion que j'ai de lui et
de ce qu'il écrit.
Désarmée, Toutoune envoie à son mari un
éblouissant sourire de recon naissance. Allons,
il faut lui reCOl1l1attre ça, lui au moins n'éprouve
pas la coutumière jalousie professionnelle. Ce
n'est pas un mauvais bougre, au fond. S'il
n'était pas son mari, Touloune éprouverait
même pour lui Ulle sincère amitié. Seulement,
voilà, ils n'étaient pas fails pour s'épouser ....
'" **
Dans l'après-mi li de ce jour) Paul Texte eut
une longue conversation avec LUl1ois. Celui-ci
fut ~verli
en les termes pleins d sous-entendus qu'il allait avoir à lancer un nouvel auteur. Il était trop fin, étant donné les lermes
Jont se servit Texte, pour ne pas comprendre
que le bonheur de Nicole dépeJldail directement et assez mystérieusement de e lanccment,
et il accepta sans trop se faire prier. D'ailleurs,
�LA CHANCE
n'est-ce pas, cela pouvait ne pas être une mauvaise affaire si le bonhomme avait du talent ..
Et puis, talent ou pas, avec la publicité, que
n'arrive-t-on pas fi faire? ..
- Mais tu devrais le connaître, ajouta sévèl emcnt Paul Texte; il a présenté chez toi plusieurs manuscrits, m'a-t-il confié. Toi qui te
piques de découvrir des talents ...
- Oh! tu sais, les manuscrits ... , dédaigne
LUllois, ce n'est jamais moi qui les ingurgite,
mai
les « lecteurs)).
un éditeur devait.
prendre le temps de lire ... 1
Et il ajonte :
- D'aborcl, du moment que je vais lancer ce
nouveau produit, que réclames-tu? Permets-moi
tk te: dire en passant que je suis du reste légèrement étonné de cet élan de générosi té COllfratell1elle, surprena nt chez toi. Il doit y avoir
quelque chose là-dessous j mais je ne veux pas .
Ure un mune non plus et je veux aider ton
protégé... Alors, à propos, quand marie-t-on
1105 gosses?
- Dans un mois, promet Paul Texte. André
est pressé. Du moment qu'il est allé si vite re·
joindre Nicole à Nice ...
Plus que par les mots, plus que par les si.
lenc s, les regards des deux hommes les avaient
fait se comprendre. L'argent 1 s unissait, les
liait, les faisait complices ... Et, anprès de 1'ar·
�LA CHANCE
137
gent, le chagrin de Marie-Ange, ce cbagrin
d'une petite fille tendre, ne pesait pas bien
lourd : à peu près le poids d'une feuille tom~
bée sous le vent, par une nuit froide et sans
oiseaux.
Auberive et Paul Texte allèrent chez LUJlois
le lendemain. Le cœur de Jacques battait une
chanson émouvante. Enfin, il le franchissait, le
seuil de cette maison d'édition où il désespérait de publier quoi que ce fût! Et Lunois,
avec une grandiloquence qu'il ne perçut pas,
-l'accueillait et le recevait avec de dt:licieux
égards. Ah! qu'elle eût été henreuse de voir
cela, la pauvre Antoinette, elle partie depuis
si peu cle temps 1. .• Si elle avait vécu quelques
semaines de plus, elle aurait pu contempler la
réaliLé charmante, cette réalité qui l'eût peutêtre guéri e ...
Mais comme Auberive la sentait vivante en
lui, la chère disparue! Commc elle tenait son
irremplaçable place en son être entier, r.:!lc qui
avait partagé les années de misère avec nn dévouemellt si pur, une foi splendide, un amour
si vrai!
Il sortit de chez Lllnois la tûte en feu, en
proie à unc émotion TIl rveillcuse, lui ayant
lais é son manuscrit: la Peine des A litres, que
trois mois auparavant 1 lecteur de l'éditeur
Lnnois refusait - sans 1'avoir du reste lu, car
�LA CHANCE
si les « lecteurs» devaient, eux aussi, prendre
connaissance de tous les manuscrits qui leur
sont envoyés, ils n'en finiraient plus - par une
lettre type de regrets, tirée à cent exemplaires.
Déjà J acques faisait des projets . Son bel orgueil cie jadis se retrouvait miraculeusement
intact, oubliait les heures affreuses du passé .
Devant la réussite qu'il sentait venir, il retrouvait son goC1t naturel pour le luxe, la vie heureuse; il rêvait de voyages, d'un appartement
confortable. Ah! fuir, fuir bien vite le logement
de la rue Cardinet, sous les toits, où il avait
tant souffert!
La pensée consolante de Marie-Ange, enfin
délivrée des tracas d'argent, le ravissait. Si
pdite, elle avait dO. se charger de tout. ..
Comll1e il la voulait heureuse désormais!
Comme il ferait tous ses efforts pour qu'elle le
mt!
« Elle aurait besoin d'un bon mari, cette
petite, songeait-i1. Trop longtemps, je l'ai
"goïstt!ment accaparée. Elle aussi a droit à un
foyer, à un amoLtr, à un compagnon tendre et
loyal qui sera sa revanche à elle. »
Et, soudain, la figure cie Lucien ManIais
apparut nettement à son esprit, à sa mémoire
heureuse:
- Poul'Cjlloi pas? murmura-t-i1. Il est déliciel1.' , ce garçon, el fera merveillcllsem nl le
�LA CHANCE
,1 39
bonheur d'une femme, Mais, au fait, avec les
femmes, sait-on jamais?
Et, pour la première fois, un peu confus,
Auberive s'aperçut qu'il ne connaissait pas très
bien sa fi Ile, ..
Un mois après (LUllOis s'est hflié, talollné
par Paul Texte), le roman de Jacq~les
Auberive, la Peine des Aul1'c s, parut. Et, la
déesse publicité aidant, lcs (( combines » jouant,
ce fut, dès le début, un succès magnifique,
prodigieux. On pense maintenant à J acques
VOUt Je grand prix littéraire à venir; comme
par enchantement, tous cenx qui le repons èrent jadis accourent; on sollicite sa copie, on
lui demande des interviews. Dans SOI1 existence
transformée, les deux visiteuses que l'on
n'attendait plus sont entrées, éblouissantes : la
ren ommée et la ] ichesse.
Par ulle coïncidence qui n'eut de prix que
1 our Marie-Ange, ce fut Je jour même où parut
la Peine des Attires que son père lui dit:
Tiens, c'est aujourd'hui que le fils de
Paul Texte se marie, m'a-t-il confié. Avec la
fille de LUllOis, justement. Je vais envoyer un
té](·gramme de félicitations. Au fait, si celd ne
t'ennuie pas, tu le mettras à la poste en te
rendant à l'étudc.
Et bravem nt, un momcnt après, dans un
bureau de poste parisien, la jeune fille a tracé
�14°
LA CHANCE
d'une plume un peu hésitante les compliments
que son père envoie à celui qu'elle porte en
son cœur cn uu fardeau invisible, qui bat
comme le mouvement même de sa vie ...
xv
NICOLE 'rEXTE A lIiARIE-ANGE AUBERIVE
« M.'\DE1I1OTSELLE,
« Vous serez sans doute surprise par cette
lettre, mais j'espère que toul de même, qu'al rès
1 avoir lue, vous ne m'en voudrez pas trop
d'avoir osé vous l'écrire ... Sinon, tant pis ...
Tant pis : deux mots que je suis tellement
accoulumée à méditer!
« Jc vous dis lout de suite qui je suis
la femme d'André; sa fcmme depuis hier, sa
fcmme qui é[ rouve à l'être non pas vraiment
du 1 onheur, mais plutôt une sorte de surprise
émerveillée ... Mon Dieu, me dire, pouvoir me
dire que moi, la laide, la pauvre Nicole, je
porte désormais son nom, que chaque jour désormais je le verrai, je l'entendrai, je vivrai
�LA CHANCE
141
dans son sillage, lui dérobant mes yeux où se
cachera cette défaiHante joie que j'éprouve et
qui n'est même pas du bonh eur.
« Pardonnez-moi, Mademoiselle, de vous dire
ces choses. Il le faut . Je ne veux pas vous faire
de mal, pourtant, je n'éprouve pas de haine
pour vous, vous que j'ai détestée ...
« Vous r eprocher ce qqe j'ai souffert par
VOllS? A quoi bon et ponrquoi? Vous ne saviez
même pas . mon existence, n'est-ce pas? Comme
André sut me mentir à moi, il sut vous
abuser ...
« J'ai su la vôtre, voici des mois, par le détachement qui peu à pcu éloignait celui que j'aimais de moi; je l'ai sue par ses absences, ses
mensongcs accrus, par es yeux , détournés vers
vous CJui cntre lui et moi étiez mystér ieusement
présente. Et c'est alors CJue je vous ai haïe, car
j'avais peur. Ah! oui, comme j'ai eu peur de
le perdre tout à fait, comme je VOltS ai redouté e, fée voleuse, dont j'ignorais le nom, mais
que je sentais partout, m'arrachant à lui, ou
plutôt l'arrachant à moi!
« Votre nom, Mademoiselle, je ne le connais
que depuis quelques semaines, celles lltll ont
précédé mon mariage; depuis le jour où André
est venu me rejoindre à Nice, après avoir brisé
le lien qui le retenait à vous.
« C'est alors qu'il m'a tout avoué ... Pourquoi
�142
LA CHANCE
cet aveu que je ne lui demandais point?
Loyauté? Instinctif besoin de confidences?
Vague cruauté vis-à-vis de moi? Un peu de
tout ceci, sans doute ...
«( Et quand j'ai su la vérité, Mademoiselle,
je vous ai vaguement plainte, en recueillant
les iarmes que mon fiancé versait pour vans.
« Je vous ai plainte, mais pour rien au monde
je ne vous aurais rendu André. D'abord c'est
vous sLule qui me J'aviez pris. Et puis, je savais
si bie1l que plus que moi vous étiez capable
de guérir ...
« Je juge votre histoire telle qu'elle a été:
un conte de fées ravissant et fugace que la
vie devait fatalement briser. Tandis que mon
amour pour lui, mademoiselle Marie-Ange (hélas ! qu'ils doivent être durs à oublier, ces deux
mots : ~roie-Ang,
qui portent en eux une
grâce d'oi seau et de ciel!), tandis que mon
amour, c'est toute la vie d'une jeune fille
laide.
« Une femme laide 1 Si vous compreniez comhi~1
son amour peut être plus grand, plus
tragique que celui des autres femmes! Vous,
"ous pourrez oublier; bientôt, demain, d'atltres
aveux, ù'autres lèvres iront vers votre beauté;
mais moi, mais moi".
« Depuis que mon intelligence s'est éveillée,
j'ai eu la révélation oc ma laideur. Mais j'ai
�LA CHANCE
143
grandi en même temps qu'André, toujours il
m'a vue, a été accoutumé à moi qui n'ai jamais
aimé, rêvé que lui; alors je veux ~roie,
voyezvous, qu'il est le seul homme à moins voir ma
disgrâce ... L'habitude, 11' est-ce pas ...
cc Non, jamais, jamais je n'aurais pu supporter de le perdre. Vous l'avez vu fuir, vous,
et vous n'êtes pas morte! Ah! c'est que vous
ne savez pas la force d'un amour que l'on
traîne avec soi, en soi, malgré s€>i, depuis l'enfance, un amour qui fait corps avec vous, qui
est votre sang, les battements de votre cœur
définitivement captif et enchaîné!
« Que sont les quelques mois d'amour que vous
avez vécus en face de ceci: quinze années pass6es à se déchirer soi-même, à sc dire : cc Ah !
pouvoir être sa femme un jour, être sienne! )) Et
se regar 1er durement, âprement clans une glace
sans pitié et trop sincère!
cc Je ne sais pas commen t le bonheur que
me causèrent mes fiançailles avec lui Ile m'a
pas anéantie. Et VOllS auriez pu le prendre,
ce pauvre bonheur, le briser d'un seul frôlement de vos doigts 1. .. Que j'ai eu peur!
cc Mainteuant, je suis sa femme. J'ai le droit
de me reposer sur son c ur, un cœur encore
rempli de votre souvenir ... Ah! qu'importe,
puisque ce cœur je l'entends battre - même
pour une autre, - puisque j'en suis la COD1-
�144
LA CHANCE
pagne muette et docile, le témoin émerveillé;
puisque je puis me dire, la nuit, quand l'ombre
met un manteau obscur et miséricordieux sur
mon visage : « Il oubliera, il m'aimera! »
cc Seulement, Mademoiselle, pour qu'il puisse
oublier, pour qu'il puisse m'aimer, il ne faut
pas que vous cherchiez à le revoir.
cc Comprendrez-vous ma lettre? Sentirez-vous
J'humiJiation passionuée que j'éprouve à étaler
devant vous ma misère? NOD, si vous êtes une
moderne intrigante. Oui, si vous êtes plutôt
une petite fiile, une pauvre petite fille slncère,
comme moi-même, et qui peut avoir pitié <.l'une
détresse qui crie vers elle et joint les mains ...
« Mademoiselle, Mademoiselle ... , dans quelques mois, après notre voyage de noces, nous
retournerons à Paris ... Ah 1 comment vous demauder, avec quels mots vous supplier de ne
pas céder à la tellta tion de revoir celui que vous
avez aimé, que vous aimez encore?
cc
1 vous le revoyiez ... Eh bien 1 non, je
n'aurais plus la force de lutter, voyez-vous.
\( Cardez le souvenir de votre amour, mais,
je vous en conjure, ayez la générosité de vous
contenter de cela. Peut· être au fond est-ce vons
qui aurez la meilleure part. Vous êtes sOre de
rester pour lui un charmant fantôme dont il
n'aura su que les attraits; vous êtes SOl' de
demeurer p ur lui tin cher 1 grct que la le
�LA .cHANCE
145
n'aura pas eu le temps de ternir. Tandis que
moi ...
II Moi, Mademoiselle, tous les jours vont être
pOLtr moi une lutte désespérée, toutes les heures
un divin, mais farouche e~ Jang tourment. Ah !
épier en ses regards mes progrès ou ma défaite,
guetter les autres femmes qui plus tard pourront me le prendre, surprendre la tendresse
enfin éveillée ou la haine de ses yeux el de
son cœur! Croyez-vous que ce destin-là foit
joyeux?
« El pourtant, de ce destin, jamaü;, jan ais
je ne pourrais me passer ...
« Ne m'en veuillez pas de vous supplier encore. C'est terribl e, vous savez, une femme
laide, mais ça souffre et ça peut mourir ...
« Mademoiselle, dites, vous voudrez que je
,"we pour arriver peut"ttre à me faire aimer de
celui que je nomme mon mari? »
***
Marie-Ange fut en effet extrêmement surprise de cette icttre qu'elle reçut dans les jours
qui suivirent le mariage cl' André. Sa franchi se,
sa tristesse la bouleversèrent.
La jeune T\1" 1e Texte n'avait ertes pas be ~()jl
de j ter vers Marie-Ange cet avpel au secours
t à la IOy:lUté. l,a fine d'Auberive était Lrop
�146
LA CHANCE
Jroite pour chercher à reconquérir celui qui
n'était plus libre et se devait 'à une autre .. .
Mais les lignes de cette femme torturée et touchante J'aidèrent puissamment à gravir le dur
chemin du détachement. Peu à peu, elle se
surprit à songer à Nicole avec sympathie et
à ia considérer comme une sœur souffrante, destinée à demeurer pour elle -inconnue, mais dont
elle possédait le cœur en quelques feuillets enfermé dans sa chambre, au fond d'un coffret...
Et au bout de quelques mois - des mois
qui virent le succès grandissant de Jacques Auberive, - la petite l\Iarie-Ange pensa elle-même
à écrire une lettre qui serait elle aussi un aveu
'e l un appel destinés tous les deux au maître
de Mm. Fiasco qui, dans sa chambre des Batignolles, rêvait d'elle désespérément.
Elle n'éfait pas encore guérie cependant, mais
elle avait compris la leçon que portent en elles
les amours souffrantes, celle qui consiste à savoir donner le bonheur que l'on n'a pas pu
recevoIr so i-même. Les meilleurs cœurs sont
tout entiers faits de cette leçon-là, peut-être
parce qu'ils sentent Que, tant que 1'011 peut
soi-même apporter de la joie, on ne peut se
dire désespéré. Et Marie-Ange sentait depuis
quelqu temp:: qu'elle avait CIL elle une source
heureuse à déverser sur quelque chose ou quelqu'un de soufTrant. Celte sensation n'est pas
•
�LA CHANCE
147
très différente du vrai bonheur, et elle en est
toujours le chemin. La petite le gravit le matil1
où elle écrivit à Lucien Maulois ...
XVI
SIX ],fOIS APRÈS
MARIE-ANGE AUBERI VE A LUCIEN MAU,LOIS
« M NSIEUR LUClEN,
Il Je suis un peu gênée en commençant cette
lettre; mais tant pis, j'ai bien réfléchi, il faut
que je vous l'écrive, et je l'écris.
« Ce que j'ai à vous dire est très difficile à
dire pour une jeune fille, mais un grand élan
de franchise me pousse vers vous qui m'avez
toujours si bien, si merveilleusement comprise ...
Pourquoi cette fois encore ne me compren(!riezvous pas?
« Monsieur Lucien, le plus difficile tien: en
cette petite phrase
voilà, voulez-vous
m' épo11Ser?
~(
Ne soyez pas scandalisé parce que c ' est
�LA CHANCE
moi, une jeune fille, qui la prononce; il faut
bicn que je m'y décide, puisque vous vous taisez obstinément.
« Pourtant, pourtant, je sais, je suis so.re que,
si j'êta i~ demeurée la petite fille sans fortune
que j'étais, VOUf:. me l'auriez dite, n'est-ce pas?
« Seltl l'argent, ce maudit argent nous sépare, et il m'a déjà joué d'assez vilains tour5
quand je ne le possédais pas pour que je lui
en permette d'autres à présent qu'il est venu.
TIt c'cst pourquoi, au mépris des usages consacrés, je viens vous tendre la main et vons
redire: voulez-vous m'épouser? Je sais, grand
ami, que vous m'aimez; je le dis sans orgueil,
mai~
avec une fierté douce, car votre amour
e,;t né au temps encore très prochc où j' étais
ulle enfan t dépouillée, souffrant de la pire pauvreté. Ah! qu'il sera toujours riche, m rvcillenset1lcnt pur, l'amour éclos dans la misère!
(f
Et l arce que la richcssc est venne vers
moi, vous vous détourneriez? Que craignezvous? Que je ne vous accuse d'intérêt, vous qui
m'avez choisie quand je n'avais pas un sou?
« Mon ami, permettcz-moi de vous dire que
\,ou,. êtes stupide, vous si intelligent par ailleurs : il nc faut jamais gâcher son bon heur
pour une vilaine question de billcts de banque,
('c sernit leur donn er plus d'importance qu'il!;
n'en m~riteù
...
�LA CHANCIt
149
« Je viens à vous avec tout mon cœur et
toute ma loyauté. Mais ce cœur a déjà souffert;
il a besoin pour guérir de beaucoup de paix,
de tendresse, et cela, je crois que seul vous
pouvez me le donner.
« Lucien, je veux que vous sachiez toute
ma vie ... Peut-être avez-vous deviné? J'ai aim f
un homme qui me blessa et me rejeta, uu
homme qui a gravé en moi une empreinte que
je veux, que je dois effacer. Voulez-vous m'y
aider?
« Je l'ai aimé ... A quoi bon vous dire? Il
était mon premier amour, mon premier rêve,
comme il fut mon prt!mier chagrin. Par lui,
j'ai connu les belles joies neuves des serments
révélés, mais j'ai su par lui les déchirants fantômes du mensonge, de la fuite, de l'abandon.
« Les premiers jours qui ont suivi cet abandon, je n'ai pas échappé au romantique désespoir des cœurs très jeunes; je me suis juré
de vivre clans mon isolement désenchanté, fermée à toute tendrcsse. Mais, Lucien, vous étiez
là, t ma vic s'est transformée, et j'ai désiré
pcu à p0Ll passionnément que vous m'appeliez
vers vous 1
« Devant l'argent, la gloire qu'il avait tant
attendue, cette gloire dont 1l1a mère est morte
de trop 1'attendrc, 1110n cher vicux papa a été
,ébloui... Comment, après tant ::J'années de mi-
�ISO
LA CHANCE
sère et d'injustice, n'e(}t-il pas été grisé par
les grosses sommes que lui rapportent à présent
ses moindres écrits? Il ne rêve aujourd'hui que
du luxe dont il fut privé ... Vous connaissez
ses projets : il va faire le mois prochain une
longue croisière, puis s'installer sur la Côte
d'Azur, mener cette existence fiévreuse qui endormira peut-être en lui le souvenir bien-aimé
de ma pauvre maman. Mais moi, moi, voyezvous, Lucien, j'ai tout de suite senti une chose:
c'est qu'à cette existence facile et vide je ne
m'habituerai jamais!
«
ouvenez-vous, j'ai presque pleuré le jour
où j'ai quitté l'étude pour n'y plus revenir.
Est-ce que déjà je ne sentais pas que ma vraie
place était faite pour être modeste? Je vous ai
dit encore en riant: « Jér6111e el moi sommes
à jamais de la gouttière. » Et c'est vrai.
« Demain, nous quitterons, pour n'y plus revenir, les afTaires de papa étant en règle, ce
petit logement de la rue Canl.inet où, sous les
toits, le cid me paraissait plus proche.
« Mon père a loué à Montparnasse un piedà-terre charmant. Vous avouerai-je que je déteste 1'61éganc dont il st plei) t que mon
cœur se déchire à la pensée de quitter dans
quelqu s heures le logis sans grflce ou j'ai grandi
à l'ombre de la belle et fière pauvreté?
« Non, je Ile me ferai jamais, jamais, il la
�LA CHANCE
151
,v ie telle que la conçoit à présent mon cher
papa abusé. Il me faut un foyer plus humble,
~ne
douce tendresse pour pouvoir vivre ... Et
c'est à vous, Lucien, que je viens les demander. J'ai compris que je n'avais pas le droit
'd e gtlcher ma vie en des regrets stériles : celui
que j'ai aimé ne les méritait pas. Et puis, au
fond de moi rôdent un désir immense que
j'ai toujours eu, un léger fantôme, si doux et
si pur : un enfant... Ne pas être mère? Me
priver de cette joie magnifique pour celui
qui m'abandonna? Je n'en aurais pas le courage 1
« Lucien, ouvrez-moi vos bras vers les:quels je vais , le cœur encore bien lourd, mais
plein d'espoir en vous. Apaisez-moi, guérissezUloi... Acceptez, à défaut de passion, cette
tepdresse infinie que je vous apporte et que,
p'etil à petit, la vie commune transformera en
.quelque chosc de plus grancl, de plus vif peutêtre, mais qui ne pourra pas être plus pur ni
QIus frauc.
« Ah! dt:! grâce, ne faites pas attention à
cette dot que mon père peut maintenant me
dOllller! Savcz-vOllS ce que je VAis en faire, de
cet argent? Ecoutez-moi, Lucien, et apprenezle, laÏ!:;sez-lnoi 1)OSt:!r ma tN sur votre chère
épaule et vous cl ire qne bi<.!n[ôt il Y aura clans
un vays limousin, Clue j'il11agille si bien, une
�152
LA CHANCE
étude de notaire dont vous serez le maître ..•
Comme je la vois bien, si vous saviez, dans
cc: bourg que vous aimez, où vous avez été pe~
lit garçon, et dont si souvent vous m'avez
parlé!
cc Lucien, dites-moi, je ne me trompe pas -:
elle est basse, cette maison qui sera nôtre, avec
des fenêtres à petits carreaux et un perron où
s'accroche le serpent sombre et ridé d'une vieille
bal ustrade en fer forgé. En bas, il yale sa~
Ion où les dalles fraiches sont douces à la
marche, el une cheminée féerique où, l'hiver,
rôdent le Cénie du Feu et la Dame des. eiges
auxquels je ne cesserai jamais de croire pour
me consoler des hommes. Auprès des chenêts,
je vois déjà Jérôme et votre chatte, Mme Fiasco,
étendre leurs formes mystérieuses, chargées de
sortileges tendres et familiers. En face du SaJon sera l'étude et ses cartons verts; ses dossiers me seront coutumiers, car vous p ermettrez
bien, Monsieur, à votre petite femme ùe vous
aider. Au premier, il y aura les chambres, les
belles challlbres d'aulrt!fois, harmonieuses c:l
chargées de douces légc.ndes d'al1lonr, des
chambres donl les fenêtres regardent les châtaigneraies pleines de neurs et d'oiseaux. Et,
cbaque nuit, le rossignol, qu'habite un chagrin
d'amour tendre et éternel, pleurera dans les
arbres des chansons vieilles comme le monde
�LA CHANCE
I53
et mille fois plus splendides que le cri des
sources.
« Et puis, enfin, il y aura, il y a le jardin.
Le jardin 1 Ah! Lucien, je sais qu'il est empreint d'une poésie si pure, si gravement
éblouissan te que nous défaillerons parfois à le
respirer et à l'entendre par la voix de ses oiseaux; je sais que dans sa magie vivent le
jasmin aux cent pétales, et le rond tilleul à
l'odeur odorante et chaude, et les lilas dont
les parfums inégalables sont l'âme m&me des
vrais pri ntemps, et les groseilliers aux grappes
r&ches à la langue, et l'arbre-parapluie si compact, si dru, CJue l'été, sous ses feuilles, les
torturants midis deviennent de suaves nocturnes, favorables à la sieste ombragée, au songe
favori Clui e couche en rond dans l'herbe,
comme une bête capt6e ...
«( Lucien, Lucien, elle est ainsi, cette mai 011
où bientôt vous 111 'emmènerez; il est tel que
je le vois, ce jardin ot! nous vivrons J'encbantement des heures!. .. El je sais, ah! jc sais
aussi que près de la porte d'entrée qu'endi'g l1cnt mal deux haies vivantes de seringa aux
flammes radieuses, je sais qu commence une
route paisible comme un beau jour t que borIl nt tout an bout les quenouilles vertes de
deux peupliers aigus, dans la direction de
Limoges ...
�154
LA CHAHCE
Voilà, Lucien, ~out
ce que je voulais vous
dire ...
« Demain, je vais quitter le lieu où j'ai
souffert, grandi, où ma mère est morte, et j'ai
mal de l'abandonner ... Et je voudrais, voyezvous, que votre réponse - mais vous ne pourrez pas me dire non - vous me l'apportiez
avant que nous partions d'ici, en ce logis où
je fns veillée par les doubles puissances de la
pauvreté et du tourment...
« Vous viendrez, Lucien, vous viendrez parce
que je vous attends d'un cœ ur si pur que vous
n'auriez pas la cruauté de le repousser; vous
viendrez parce que je suis une petite fille qu'il
faut guérir, et parce que cette guérisun, seules
vos mains caressantes en savent le secret. Et
puis, Lucien, pourquoi tan t de mots? Vous viendrez seulement parce que je vous appelle ...
«
« MARIE-ANGE . »
Non, Lucien n'eut pas le courage de le repousser, le cœur implorant que, depuis si longtemps, il aimait. Ce fut serrée contre lui que
Marie-Allge quitta son ancienne maison, la me
dont les toits ramiliers barraient de leur ombre
l'horizon limpide et tranquille d'un début d'automne.
Adieu, gouttière; adieu, notre empire,
murmura-t-elle en essayant de sourire.
�LA CHANCE
155
Mais ce furent des larmes que l'épaule de Lu~
cien recueillit.
- Tu oses dire que tu regrettes ce taudis?
s'indigna Jacques Auberive.
Pourtant, lui aussi se détourna, le cœur bizarrement lourd, comme chargé de toute la vivante poésie des vies pauvres et que le présent
tuait pour lui d'une arme dorée, mais cependant mortelle : ~ richesse ...
XVII
IMPRESSIONS DE JEROME
OU NOUS NE SOMMES l'LUS DE LA GOU'l"rIlIRE
« Qu'il fait bon sous cette lUllc ouverte au
ciel comme un œil innocent t plat, et dans
ce printemps! Le jardin cst à moi, rien C]u'à
moi, et puis aux fleurs et aux oiseaux dont
je rêve d'avaler les chansons. Mais jls vont
trop vite.
« Il fait nuit, une nuit si pure et si claire
que mon nme tressaille de joie, une nuit faite
pour les chats, pour moi, Jérôme.
Il J'ai rôdé, à l'heure émouvanLe ct fraîche du
�JS6
LA CHANCE
soir, dans toute la maison; j'ai frôlé d'un pas
mou, cotonneux, presque sans bruit, la douceur
des tapis du salon où ils étaient assis, et je me
suis assis, étiré, lOllg, immense, devant le dernier feu de l'année.
« Le dernier feu! Ils l'avaient fait de bÜches
ridées et de pommes de pin écaillées, que parfumait encore l'encens de toute la forêt proche.
Adieu, c1ernier [eu! Adieu, jusqu'au prochain
hiver qui me rendra près d toi la meilleure,
la J)remière place 1
« A moi maintenant les nuits de lune et le
ciel froid de l'aube que le jour peint d'un rose
vague et profond. A moi toutes les OeUfS que,
d'un coup de patte, triomphant et Sel:-, je pourrais abattre s'il ne me plaisait de faire grâce
au f~le
narcisse, à l'innocente pâquerette, au
coucou lassé d'attendre qu'on joue à cachecache avec lui, à la tulipe fermée comme un
se ret ...
« En vérité, tout ceci est petit pour moi,
mieux vaut me montrer magnanime.
« Voici plus d'un an que nous avons quitlé
P,aris. Je me souviens de ce ([u'il représenta
pour moi; j'évoque, les yeux clos et ma longue
queue battant la mesure de mes sOllvenirs et
de mon rêve, j'évoque des toits courbés, si
proches du ciel, et les serpents gris des gouttières que je domptais ... Je dominais, dans ce
�LA CHANCE
157
temps-là, la plus grande des villes et regardais
en face les ' étoiles.
« Et puis, voilà, nous sommes partis. J'ai un
peu l'impression d'avoir pris ma retraite (bien
que je sois encore jeune et beau), · ou plutôt
'd 'avoir fait fortune. Je ne saurais m'en
plaindre, d'ailleurs. Quelle douce, quelle
~blouisante
vic est la mienne! Je me suis marié av cc la chatte qu'il avait, cette M mo Fiasco
au poil d'ombre, souple et grasse, que j'étcnds
parfois à terre, proie de mon caprice de jeune
dieu. Elle a eu l'autre jour trois chatons laineux qu'elle range dans une corbeillc comme
ces pclotes Cil leur donnant à téter. Depuis
ce jour-là, je ne la vois plus guère. Mais pour.q uoi me manquerait-elle, puisque ce matin est
~rivé,
étincelant et pur, avec l'ombre mauve
et drue des premiers lilas, le printemps?
« Son père, à elle, vient parfois nous voir. Le
succès lui a fait perdre la têt , cc n'était qu'un
hommc, clui-là .. . Il fail à présent autant de
manières qu'un chat siamois; je ne l'aime plus
guère. Et, quand il vient, il a l'audace de me
prendre pour un vulgaire maton. Pauvre
vieux!
« Je ne suis pl us de la gouttière; j'ignorc à
présent les toits des villes. :l\Iais je suis un chat
de maison cam pagnarc1e : basse, grave maison
dont je possède lons les 111\ stères, llI a ison où
�158
LA CHANCE
lent.ement j'ai creusé ma place, couché en rond
sur les tapis, les fauteuils, et toutes choses qu'il
m'a plu d'adopter, au mépris de leurs cris consternés et impuissants : « Encore ce chat sur
le lit, c'est tout de même excessif!» Chères
victimes, comme je les ai vite domptées, éduquées, élevées jusqu'à moi! Mais de quoi oseraient-ils se plaindre, lui et elle, puisque je les
aime?
« Je les aime. Ils peuvent, le soir, s'enfoncer
dans le jardin, les bras joints, je garderai pour
eux la demeure qui est nôtre, et, grâce à ma
vigilance guetteuse, ils la retrouveront üüacte
comme un abri inviolable et sCtr, puisque j'en
suis le maître.
I( Je les aime.
Ils ont pu paraître un temps
m'oublier, perclus duns leur om1l1une tendresse,
je ne leur en ai pas voulu, car je sais combien
les hommes ont besoin de l'indulgence des
b~tes
; ils ont même pu donner leurs soins à un
antre qu'à moi, je leur ai pardonné cela aussi.
Car l'autre est venu. C'est. un enfant, assez
joli pour un petit d'homme, qu'un matin j'ai
trouvé dans un berceau, un petit garçon qui
lui ressemble, à /lc, et dont Je faible cri
habite la maison comme une note de fragile
argent. ..
va dire ... , murmu« - Savoir ce que Jér~me
rait.-elle.
�LA CHANCE
159
« -- Pourvu qu'il ne soit pas jaloux, répou'd ai t-il.
« Jaloux? Pourquoi? Ce serait bon pour un
homme, mais pas pour une bête. Où serait
alors notre supériorité à nous? Ne savons-nous
pas, au contraire, les secrets de l'amour pur,
<1«: j'amour vrai, celui qui aime l'être chéri pour
lui-même, pour le rayon de joie que son regard
peut refl éter? Et ce rayon, c'est seulem ent depuis que le petit est là que je l'ai vu luire en
leurs yeux, dans une plénitude heureuse ...
« Le petit, leur petit... Il est dans toutes les
pièces du logis à la fois. Je joue, je daigne
jouer avec une brassière, un chausson ... Cela
possède un e odeur douce et vivante qui sent le
bébé et qui m' émeut... Qui sail, peut-être l'aimerai-j e comme je les aim e, eu 'C , quand il aura
grandi . ..
(C
omme notre vie a changé depuis que nous
habitons la campagne, et de quelle paix sont
faits les jardins du pays limousin 1
« .. , La nuit est belle. Je frôle d'une étreinte
UlO11 e ct profonde l'herbe de la petite pelouse
accroupie en rond sur le sol frais. Devant moi,
la maison endormie repose, les yeux clos . Dans
cette chambre du premier étage, je les devine.
Elle repose auprès de lai. Ai-je besoin de
m'approcher pour discerner à travers la grande
mélopée de la nuit leurs souilles mêlés?
�LA CHANCE
(( A quoi bon! Ce aouble bruit, je le gaide
toujours présent en moi, musique si tendre, si
f3milière, que tous les bruits de la terre nocturne ne l'assourdissent point pour moi.
« Qu'ils dorment, qu'ils dorment jusqu'à ce
fille le jour ait aveuglé le monde de on manteau
<'-tincc.-Innt et pur. Jt! les garde. Qu'ils n'aient
point de crainte. Je les veille, invisible et puissm t, de mon omhre guetteuse, eux, eux tous
qui reposcnt : elle et SOI1 vi age pâle, lui et
S011 r~gac1
heureu.·, et le petit à la !plaintive
ChaIl. on, d J- iasco dans sa corbeille, et les trois
chatons hm 'ux , chauds sous la langue comme
hi \'ie, comme loutes ces vies faiblement humaille!;, d011t j'ai la garde ... »
FIN
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,. .!.-..:_:...:...:....:...!....!...!H!••:...:...:••:••:..,.!++!••:++:....;••:H!++:H:...:...!+~:
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ALBUMS DE BRODERIE A~
ET D'OUVRAGES DE DAMES :!:+i"
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COLLECTION" MON OUVRAGE "
ALBUI\1
N ° 4.
ALBUM
N ° 5.
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N° 8 .
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N 0 9.
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
La chance
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Daumière, René (18..-19..)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1936]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 394
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_394_C92808_1111495
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/10/44941/BCU_Bastaire_Stella_394_C92808_1111495.jpg