1
100
1
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/10/44782/BCU_Bastaire_Stella_114_C92605_1110104.pdf
b19159dd41a2dad3237e52b8d65d5ead
PDF Text
Text
~s ~.[rài
-1~50
PRIX:
E(l; t i 0 Il S du
" Petit ÉcllO
Je la Mocle"
1. Rue Gazan
PARIS (XIV')
�,~M-<>
*
-<>ô~oMV?g
Pour recevoir, chez vous, sans vous déranger, el
régulièremenl lous les Jj jours, nos délicieux romans ,-'
de la
AiON(~vo
1
UN AN (24 romans) ...
SIX MOIS (J 2 romans)
î
~
-<>
i
-<>~oô
1
France ..
Etranger ..
France ..
Etranger ..
30 francs.
»
18 francs.
23
»
40
Adressez vos demandes, accompagnées d'un malldat-poste (ni chèque postal, ni mandat-carte) à
M. le Directeur du Pelil Echo de la Mode, 1, rHe
Gazan, Paris (XIV').
Les Publications de la Société An~yme
~
i
du PETIT ECHO de la MODE
i
LIS ET TE, Journal des Petites Filles
Hebdomadaire. 16 pages dont 4 en couleurs.
t5:
Le numéro: 0 fr. 20
*0-
Abonnement: un an. 10 Irancs ; Etranger: 16 Iranc..
-<>
MON OUVRAGE
Journal d'Ouvrages de Dames paraissant toutes les deux aemin.~
.
Le Numéro: 0 fr. 50
Abonnement: un an (24 numéros), 12 Ir. ; Etranger: 1 u Ir.
C.t~b!
~l?.pr
.n~!qOi'2el
~
Qui
donne pour dame., mellieur. el enfant •• de. modèle. , impie.,
,;:r.t~uc
: ~ el : f ,.ci!~
~: exJ:
I ; rbu~
~std:
,';.~ ~.he:
c,,:lc ~Iu',;o
, ;~nl
1
Le numéro: 0 fr. 75
Abonnement: un an , 3 francs; Etranger : 4 franc s.
' -<>~M*
!
ig
.
.
�La Collection STELLA
est la collection idéale des romnns pour la famille
et pour les jeunes 6lles. Elle est une garantie de
.. :: qualilë morale et de qualité littéraire. :: ..
Elle publie deux volumes chaque mois.
Volumes parus dans la Collection:
II.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
Cyranette, par Norberl SEVESTRE.
Un Mariage" in extremis ", par CI.ire GENIAUX.
Intruse, par Claude NISSON.
La Maison des Troubadours, pnr Andrée VERTIOL.
Le Mariage de Lord Loveland, par Lo"i, d'ARVERS
Le Sentier du Bonheur. par L. de KERANY.
A Travers les Seigles, par lIélène MATH ERS.
Trop Petite, par SALVA du BEAL.
Mirage d'Arnour, por CHAMPOL.
Mon Mariage, par Julie BORIUS.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
28.
29.
30.
31.
32.
33.
34.
35.
36.
37.
38.
39.
Rêve d'Amour, par T. TRILBY.
Ahné pour Lui-rnéme, par Marc HEL YS.
Bonsoir Madarne la Lune,par Morie THIE~Y.
Veuvage Blanc, p.r Marie Anne de BOVET.
Illusion Masculine. par Jean d. 10 BRETE.
L'Impossible Lien, par Jen"ne de COULOMB.
Chemin Secret, par Lionel d. MOVET.
Le Devoir du Fils, par M.thild. ALANIC.
Printernps Perdu, por T. TRILBY.
Le Rêve d'Antoinette, par Eveline LE MAIRE.
Le Médecin de Lochrist, pnr SALVA du BEAL
Lequel l'aimait? par Mary FLORAN.
COTYlme une pluTYle... pnr Antoin. A LI-II X.
Un Réveil, par Jean de la BRETE.
Trop Jolie, par Loui. d'ARVERS.
La Petiote, p.r T. TRILBY.
Derniers Rarneaux, par M. de HARCOET.
Au delà des Monts, par Morio THIERY.
L'Idole, pnr Andrée VERTIOL.
40. Chernin Montant, par Anloine ALHIX.
41. Deux Arnours, par Henri ARDEL.
42. Odette de .LyrnaUle, Femme d. Letlr••. par T. TRILBY.
43. La Roche-aux-Algues, p.r L. de KERANY.
44. La Tartane arnarrée, por A. VERTIOL.
45. Intègre, par Pierre LE ROHU.
46. Victimea, por Jea.. THIERY.
47. Pardonner, par r.cqut. GRANDCHAMP.
48. Le Chevalier ciairvoyant, par J.ann. de COULOMB.
49. Maryla, pnr I"Ldle SANDY.
50. Le Mauvais Arnoul', p.r T. TRILBY.
51. Mirage d'Or, par Anloine ALHIX.
52. Les deux Amours d'Agnès, par Claude NISSON.
53. La Filleule de la Mer, par H. de COPPEL.
54. Romanesque, p.r )VIary FLORAN.
55. Le Roman de la vingtième année. par JacQue. des GACHONS.
56. Monette, pat Mathilde ALANIC.
57. Rêve et Réalité, p.r Mari. THIERY.
58. Le Cœur n'oublie pas, p.r JacQue. GRANDCHAMP.
59. I,.e roman d'un Vieux Garçon, par J.o" TI-IIERY.
60. L'Algue d'Or, par Jeanne cie COULOMJ3.
1 :14-1
�,
Volumes parus dans la Collection
(S"II.).
61. L'InutUe SacrIfice. pRr T. TRILBY.
62. Le Chaperon, par Loui. d·ARVI·RS.
63. Cannencita, par Mary FLORAN.
64. La Colline ensoleillée, par M.ria ALBANESI.
65. Phyllis, par Alice PUJO.
66. Choc en retour, p,r Jean THIERY.
67. Noëlle, par CHAM POL.
68 Kitty Aubrev. phr TYNAN.
69. Le MarI de Viviane par Yvonne SCHULTZ.
70. Le VoUe déchiré, p'; Edmond COZ .
•
71.
72.
73.
H.
75.
16.
Marla-Sylva. par LUGUET-FRICHET.
L'Etoile du Lac, par Andrée VERTIOL.
Les Sourceo claires, par M.rQu rite d·ESCOLA .
L'Abbaye, par Salva du DEAL.
Le Tournant. pnr Pierre VILLETARD.
Tante Babiole. par Mathilde ALANIC.
17. Mon Ami le Chauff..ur, aeLpté de l'anglai. par Lou;. d·ARVERS.
78. De l'Amour et de ln Pitié, par JacQue.GRANDCHAMP.
79. La Bollo Histoiro de M"l(Uelonue, par J.anno de COULOMB.
BO. La Transfuge, par T. TRILBY.
81. Monsieur et MadaTTle Fernel, par Loui. ULBACH.
82. Le Mariage de Gratienne, par M. d • ARNEAUX.
83. Meurtrie par la Vi ... par MArY FLORAN.
8~.
Un Serment, par 1. Blronne ORCZY.
85. L'Autre Route, par Claude NISSON.
86. La Lettre rose, par H .-S. MERRIMAN.
87. L'Amour attend... p." René ST AR.
89. Sous leurs pas, par Jean THIERY.
89. Aimez Nicole, par Pkrre GOURDON.
90. Le Secret de Maroullin, par 1& t.mlme de CA TEll \NI ICQUIIIV!.
91. La Branche de romarin, par BRADA.
92. Une Belle-mère, par Ruoul MALTRAVERS.
93. CClOur de Princesoe, par A211;. ct E", rton CASTLE.
94. La Fleur d'Arnour, par André. VERTIOL.
95. Mariagea d'Aujourd'hui. par Mme LESCOT.
96. Dans l'Olnbre de mes jours, par JacQue. de. GA CH ONS.
97. Arlette, leune fille moderne, por T. TRILBY .
98. L'Obstacle, par RHODA BROUGHTON.
99. La Forêt d'Argent, par A. du PRADEIX.
100. Dernier Atout, par Mary FLORAN.
101. Le Double Jeu, par G. de W AILLY.
102. Le CouP de volant, pnr M.rio THIERY.
103. Idylle Nuptiale, par M.da",e E. CARO.
101. Contre le Flot. par LE ROHU.
•
105. L'Amour le plus fort, p.r René LA BRUYERE.
lOb. Cœur tendre et fier, pat la B.ronne S. BOUARD.
107. Laquelle? par J.an D·ANIN.
lOB. Tout il moi 1 par J.on TH 1ERY.
109. Sous le Soleil ardent, par Jean JEGO.
110, Les Trônes s'écroulent, par Jacque. GRANDCHAMP.
Il t. Marga. par Zéna!de FLEURIOT.
,
112. L'Heure du bonheur, par Lucy AUGE.
113. Anceliae, par CIIAMPOL.
Le volume: 1 Cr. 50 ; 1"°.1 Cr. 75. Cinq volumes /lU choix, {co 8 fr.
Lt cololo,u. compl., J. la co/lectlon <II .tI~oy&
franco conlr. 0
Ir. 25.
�MÈRE ET FILS<J)
Une pluie froide et serrée, une pluie d l hiver,
tombait depuis le matin, et la vue de la mer grise,
voilée de brouillard, finissait par devenir si
luguore, que nous mUleS satisfaites, le soir venu,
de baisser les rideaux et de tirer nos chaises auprc:s du feu. D'ailleurs, le vent commençait à se
lever; il balayait les vagues et sifflait de sa voix
creuse, éveillant dans les vieux corridors de fantnstiques échos.
- ' Guy ne reviendra certainement pas avant
,ne heure, dit ma tante Graham. Nous allons faire
apporter de la lumière, Espérance, et conliuuer
notre lecture.
Je sonnai pour demander les lampes, et je me
remis à lire tout haut.
Je lus jusqu'à ce que la pendule sonnât huit
heures; les I?laintes du vent (>taient devenues de
véritables cns. J'avais persisté aussi longtemps,
parce que les pages que je litiais étaient ardentes
et éloquentes; mais je dus fermer ù la fm mOll
livre; - le bruit du vcnt et dcs vagl1~s
couvrait
ma yoix.
Ma tante posa sa brOllerie, cl attisa le feu qui
flamba joyeusement.
- Je voudrais que cet. enfant ffIt rentré, Espéranre! Il va êt.re transpcrcé pru la pluie.
- Il ne peut tarder beauconp à présent, ma
tante.
Nous écoutâmes el1 silence pet1(la1Jt <'Ïl1g millutes; 110tre patience Iut enfin récompense!? A
travers les l11ugis:5ements de la tempête, j'entendis \"agllement le pas d'un cheva1.
(J ) Le tilre angla is ùe cc volullle c~1
1
LOlif an.1 n'oon.
�6
l\IERE ET FILS
C'est lui, tantc Graham!
Je COUrLlS dans le hall pour le rece,·oir.
C'était (~uy
CIl effet, mais ùans un triste état.
Son grand manteau de cavalier était collé contre
lui par j'eau, et ses cheycux courts ct frisé,;
(-taient tont luisants d'humidité. Il entra vivement dans le hall, et j'éclatai de rire à sa vue.
- Guy, YOIIS ressemblez ù un grand chien qlli
sort de 1a ri \'ière !
- Nc soycz pas impertincutc, ou je vais Ille
scconer et yons asperger; ye1lez ici, délachez cette
agrafe; mes doigts sont glacés, Espérance.
Je le"ai les bras pom atteindre l'agrafe qui reteliait le manteau autour de SOli COll; il se débarrassa de son chapeau et de ses énormes boltes;
et, redevenll à peu près lui-même, il mc suivit
;lll salon, où il fit son entrée en riant.
- Eh bieu! 111ère, je n'ai pas ':-té an':-allti par
les élémellts clécllaînés!
- Je le "ois, mon cher enrant.
- Mais ils Ollt fait leur possible pour cela!
SaYl'z-vollS, mère, que c'est ulle vraie 1luit de
(](-celllbre?
Il s'cmpara d'un fauteuil en face de la cheminée; nous nous plaçâmes de chaque côté ùe lui.
Je ne suis pas fâché d'Nre re1ltré. Quelle
belle flamme!
Il se pencha "ers le foyel', d01lt la lueur gaie
éclaira SOIl beau visage, mâle et jeulle, ce visage
que ma tante C raham admirait pl us que tout en
ce lllollde, et que j'admirais, moi aussi, avec pllls
cl~
calme, mais docile aux prillcipes dans lesquels
on m'm'ait ('Iey{e et dont le premier, ayant tons
les autre:;, l'lait le de\'oir il11périen'( de cfoire aux
lll.:rfectiotls de (~l1y
Craha11l. Je Ile les ayais jamais
mises en donte, lli moi, ni persolllle que je conllusse, h01l1111e ou felllme, a Falcon-Court.
- J'ai qu~'l1e
part une lettre ponr \'OltS, mère,
si je lie l'ai pa,; perdue, car elle l:st fort petite ...
La "oilà!
L'enveloppe "lait minuscnle, la leUre (·('rile sut
11I1 papier étranger.
- Cela ,-ient de Rruxellcs; Ct! doit Nre Hildred
Kane, dit 111a tante, s'approt'lJant de la lampe
pour d(>chiffrer la Illissiw.
Guy se tourna \"l~rs
moi:
11 n'y :n'ait pns de ItoUre ponr F.sp':·rauce.
Esp,:r:U]('e l1'e11 attendait pas.
�MÈRE ET FILS
7
- Combien en recevez-voUR par an? L'année
dernière, je vous ai écrit une fois pendant que
j '(·tais à Lonùres.
- Ne vous vantez pas trop de manquer ainsi à
vos prome
~ se,
Guy.
- Vous avais-je promis davantage? fit-il, et scs
lèvres et ses yeux bru liS riaient ensemble d" bon
eœUL
Ma tante reprit son siège, gardant à la main h
lettre ouverte.
- Pauvre Hildred!
- Qu'y a-t-il, mère?
- Elle quitte la famille où elle est, et elle demande à venir ici.
- Eh bien! écrivez-lui de vC1IÏr.
- NatnreIJcmcut. Pauvre petite! cl1e n'a pas
été très heureuse; j 'cn ai peur. Sa lettrc est courte
et un peu singulière.
Elle la tendit à Guy, qui lut tout haut.
« PuiR-je accepter maintenant une invitatioll
que vous m'avez faite, il y a bien lougtcml)s?
Puis-je veuil' passer un mois à Falcon-Court, JUsqu'à ce que j'aie trouvé Je moyen de vivre ailleurs? Je suis forcée de quitter ces gens-ci; il
m'est impossible de rester davantage avec eux, et
je n'ai pas d'amis à Bru.~els
»
- Qu'est-ce que cette folie! dit Guy, s'interrompant avec impatience. Quelle raül'on ou quelle
nécessité y a-t-il pour elle de gagner sa vie comme
institutrice? Mère, lie pourriez-vous intervetlir à
ce sujet? Pensez à ] 'effet que cela doit produire
sur toutes les personnes qui nous conuais~
. el1t!
- Je ferai ce que je pourrai, quand elle sera
ici, Guy; il est inutile de. discuter cette question
par lettre.
- Tout le monde la verra pendant S011 séjour,
et ce sera extrêmement. ùésagréable pour nous
ensuite. Quel âge a-t.-elle, mt:re?
- Quel âge avez-vous, Esp0rancc?
- Dix-sept ans.
- Elle a cinq ans de plus que vous; elle a
vingt-deux ans, alors.
- Je la croyais plus âgée.
Guy replia la lettre, réfléchit quelques instantg;
puis, la jetant sur la cheminée, il mit cette question de côté.
Espérance, qu'avez-vous fait toute la journ~<:
? Avez-vOlIS vu Frallklanrl?
�8
MÈRE ET FILS
:Kon.
11 11I'a donné cc matiu un message pour '
YOUS; mais je ne puis vous dire ce que c'est; je
l'ai parfaitement oublié. A propos, mère, il était
malade.
- Frankland?
Ma tante releva la tête .
- Olti, je l'ai tronvé avec un mal de gorge, cl
tout enveloppé rie' flanelle.
- Paune garçon! fit-elle tranquillement, j'irai
le ,"oir demain.
- J'ai dit que vous iriez. Etes-vous fatiguée,
E s pérance?
- Nou.
- Vous devriez me chanter quelque chose.
J'allai au piano et je chanlai. Ma première
romance finie, il en demanda une autre, et me
rètillt longtemps au piano. J'avais choisi des airs
doux, calmes et tranquilles; il se reposait, paisiblement étendll daus son grand fauteuil. Toul
d'un coup, il se redressa brusquement.
- Allons 1 j'oubliais. J'ai devant moi dll travail pour ma soirée. Mère, y a-t-il du feu dans la
bibliothèque?
- Je ne sais pas ... je vais demander. Qu'as-tu
à faire?
- A examiner quelques papiers d'affaires pour
Frankland; je lui ai promis de m'en occuper; il
faut que ce soit expédié demain matin.
Ma taute SOl1ua; elle resta un instant debout
devant la chemil1t'e.
- Vraiment! Fraukland aurait pu prendre la
peine de finir son travail lui-même, dit-elle d'un
ton mécontent. C'est l'imposer une lourde tttche,
après une journée tle fatigue.
La plupart des femmes sont injustes sur qnelque point, et l\Irs. Graham ne faisait pas exception à la règle. Frankland Graham auratt pu ycnir
me dier à la porte de sa mère, et si Cuy avait
di : « Fermez-Ini la porte, » je crois qu'elle l'aurait fer!1l('c.
II
- Je suppose qne 1I0S leçons vont cesser à pr('sent; qu'en dit s-vons, Frank?
- Je ne sais pas; qu'cn dites-volls, Elfie?
C 'Hait le matin du jour Otl 110US attendions
l':1lTÎ\'ée d'IIiltlred Kane, et Frankland Grauam
�MÈRE ET FILS
9
"euait de me donner ma leçon habituelle d'italien,
dans S011 cabinet, au presbytère de Fort.h-Regis.
Je m'étais levée pour repartir, et, debout devant
lui, j'attaebais mon chapeau.
- Je le suppose. Hildred va opérer une révolution à Falcon-Court.
- Alors il faudra qu'Espérancc trouve moyen
d'y échapper.
- Il faudra?
Cet ordre me faisait plaisir, et je sentis que ma
physionomie s'éclaircissait. J'achevai rapidement
et hanquillement ma toilette.
- Où allez-vous maintenant, Espérance?
- A la maison.
- Mais je ne suis pas prêt!
- Est-ce que vous venez avee moi, Fra1lk?
- Oui, si vous voulez bien m'attendre.
- Je vous attendrai. Donnez-moi quelque chose
à faire.
- Vous allez avoir un tiroir à ranger. Un moment; là, regardez. Otez ees papiers et meitezles en ordre.
- Oui.
Je commençai ma tâche, près de la fenêtre ouverte par laquelle entraient les rayons du soleil
de mai et le parfum des lilas du jardin. Le cabinet de Frankland était une pièce vraiment charmante, en dépit de ses bibliothèques poussiéreuses
et de ses tables en désordre; il était charmant,
l'été par le soleil, et l'hiver à la lueur du feu;
mais il ne me semblait jamais plus agréable que
lorsque Frankland ct moi nous y étions ensemble,
silencieux comme à présent.
Une demi-heure s'écoula dans ce sile1lce; pltÏS
Frankland ferma son pupitre.
- Eh bien, Espérance?
- Attendez un instant, j'ai fini.
- Vous disposez si bien de ma propriété, qu'il
me sera impossible de remettre la main dessus.
Elfie, Ellie! comment voulez-vous que je retrouve
mes papiers, si vous les attachez?
- Vous n'en avez pas besoin; ce sont de vieux
papiers. Il n'yen a pas Un qui soit bon à qllelque
chose.
DOllnez-moi mon tiroir, Elfie.
- N'est-il pas bien rangé, Frank?
- Donnez-moi mon tiroir!
- Oui, tout de suite. Là, c'est fini! Maintenant, faut-il me préparer à sortir?
�JO
MÈRE ET FILS
Je remis mon chapeau et nous sortîmes. Il y
avait Ull demi-mille du village à Falcon-Court, à
peine un demi-mille, lorsque nous prenions,
comme ce jour-là, et comme toujours par le beau
temps, le sentier ql1i traversait les prairies. C'était
cl 'ailleurs Ulle jolie promenade. D'tIn côté, la
hrraude mer paisible, bleue, s'étendant à l'infini;
de l'autre, une ligne ouduleuse de collineR basses,
aux sOfumets boisés, laissant voir au loin le ciel
clair, par les intervalleR des hautes branches.
Mrs. Graham et Guy étant allés à Dorchester
au-devant d'Hilc1rec1, nOUR restâmes seuls toute
l'après-midi. Nous nous étions établis dans le
grand salol1, celle des pièces de Falcon-Court que
j'aimais le mieux, avec les teintes riches et harmonieuses de son ameublement, s.on plafond bas
aux poutres apparcntes, et le grand vitrail blaRonné au fond de l'embrasure profonde, dont le
banc couvert de coussins m'avait depuis l'euiance
servi de canapé, calme ct frais refuge en été,
lorsque la lumière adoucie s'y glisRait suave et
colorée, à trave~
les robes superbes des saint.s et
des anges. Cher vieux salon dont la [orme originale (un quarL du g"ranc1 carré étant coupé à angle
aigu) semblait méllagée à dessein pour que ce
gros mur saillant servît toujours d'abri à l'emhrasure sombre et au graudiose vitrail qui s'y
cachait!
Nous étions scu1s et tous deux occupés. Autrefois cela nous arrivait som'cut, mais depuis
deux années Frankland avait eeRsé d'habiter avee
110US. Pour moi, les appartements n'a.vaient jamais
repris, depuis son départ, leu!" aspect familier.
Ou grand vide s'y était fait lorsqu'il était parti,
ct mailltenant ce 11 'était qu'à de longs inten"a1Jes,
et pour un tempR souvent. t.rop court, Cju 'ils retrouvaient leur ancicl1l1c physionomie, lorsque,
{·tnblie sur mOll siègc préféré, je pouvais, C0111111e
aujourd'hui, en levant les yeux, l'apercevoir, tel
!(U 'autrefois, plongé dans ROll travail. A vee sa
tête grave, incli1lée, il personnifiait pour moi,
ainsi qu'il l'avait toujonrs fait, tout ce qu'i! y
avait de paix à Falcon-Court.
- Elfie, ils sont bien longs à revenir!
. Oui, en elIet. L'aiguille d'argent de l'horloge
marquait cinq heures, et nous les attendions beaucoup plus t.ôt.
- Qu'Hucliez-vous là?
,
Je mc mis à rire en le ,"oyant ,"cnir ;1 1110i ct me
•
�MÈRE ET FILS
11
prcndrc mon livre, car il s'ao-issait d'une étude
peu sérieuse, un petit conte aficmand que j'avai,;
ILl vingt foi!':, le Chc1!alier d'A lauga, vieu."\: récit
d'une simplicité originale et pathétique, qui
m'avait tonjotns semblé avoir une mélancolie et
une douceur étrang es. Dans mon enfancl';, ccttc
histoire s'emparait de mon ima g ination avec tant
de force, lorsque je la lisais étendue sur ce même
banc, que dans les rayo11s de solcil gui tremblaient
sur la page, à travers le vitrail, 11 me semblait
a \'ec émotion voir apparaître les cheveu. - d'or
d'Alauga.
- Dans quels vieux recoins allez-vous prendre
vos livres, EIGe? Celui-là était écorné et usé avant
que vous ne fussiez de ce monde.
- Oui, je le sais. L'avez-vous jamais lu,
Frank (
Il lc feuilleta en riant.
- Oui, je l'ai lu.
- N'en riez pas, Frankland; je l'aime tant!
- Moi aussi, Elfie. C'est un gracieux et pittoresque roman de la chevalerie errante.
- Vous dites cela avec dédain. Vous croyez
quc la chevaleric errante n'avait ricn de bOll?
- Et vous, Elfie?
- Moi, je l'admire, du moins j'cn admire l'tlme.
J'aime mieux lire cette petite histOIre que DOlt
Quie/lOtte, qui est une œune de génie, mais qui
raille des choses nobles et belles.
1
- Qui dOllC vous a appris à parler ainsi de
Don Quichotte ? Voudriez-vous voir revenir les
jours de la chevalerie, Ellie?
.
- Nous pourrions en retrouver l'esprit, sans
revoir les chevaliers errants, Frallk. Je croi!': que
CP serait heureux, si la chose était possiblc. Nous
aurions le courage, la générosité et la courtoisie
dt' ccs tcmps-là .
Frankland se mit cette fois à rire tout de bon.
- La courtoisie des anciens chevaliers ne vous
aurait que médiocrement satisfaite, si vous a\'iez
pu en Juger, El fie. Dans les jours anciens, 011
adorait les femmes comme des saintes, ct cette
adoration était 1111 puissant mobile d'adiotls vaillantes; mais je doute fort que les femmes eu fussent plus heureuses. Dans 110S temps modernes,
l\OUS les prenons pour ce qu'enes sont, des êtrcs
semblables à lIOUS; nous les plaçons dans nos demcures pOlU en êtrc la joie; nous les établissons
.\ notre foycr, comme la première de nos di vi ni t{s
�12
MÈRE ET FILS
domestiques; nous réclamons leur sympathie pour
tous nos bonheurs ct, dans l'épreuve ou. la malaclie, leur cœur devient notre appui. Ma1R 110US
ne les adorons plus, exccpté quand nouS somm e!i _
fous. Et elles savent se contenter de cela ... elles
ont raü;on, Espérance!
Je ne répondis riell, et je mis mon livre de côté.
Oui, c'était une touchante histoire, et bicn llUmaine; mais, au fond, je me rangeais à J'avis dc
Frankland. Si j'avais vécu au moyen âge, j'aurais fait une triste dame pour ·un chevalier. Ce
qui leur plaisait, c'étaient les beaut(·s royales; et
je n'avais rien de royal dans ma personne, ni
même aucune beauté qui pût être de km goCIt.
Ce SUf110m d'Elfie que Frankland Graham
m'avait donné, bien des années avant, me représentait tont à fait: petite, frêle, adive, blonde
et d'extérieur enfantin, très tranquille et très
prompte. Je crois que, si j'avais vécu au moyen
âge, j'aurais préféré me cacher au fond des châteaux forts que présider aux tournois du haut des
balcons.
J'avais déposé mon livre près de 111oi, et je ne
parlais pIns. Franklalld fit lentement le tour du
salon, et sourit lorsque, revenant à moi, il me
trouva dans la même attitllCle.
- Toujours songeuse, Ellie?
- Je pensais ...
Je m'étais tournée vers lui en commençallt ma
phrase, mais tout d'un coup phrase et pensée
furent à la fois oubliées, et je mc levai d'un bond,
car quelql1 'un \'ellait d'apparaître ail coin de l'embrasure. C'était une femme en robe sombre, coiffée d'un grand chapeau de voyage aux bords rabattus, et sur lc cou de laquellc retombaient de
lourdes masses de cheveux qui étincelaient au
soleil: les tresses d'or d'Aluug-a!
Je m'étais lev('c, la respiration un moment suspendue devant cette radieuse et étrange '.'ision;
mais Frankland montra plus de sang-froid que
moi; il se retourna, et s'avança avec une exclamation de surprise:
- Je nc suis pas sftr ... Etes-vous lli1drc(l?
Elle rl'pondit: « Oui, » et, somialltc, lUit sa
main dans la sieJlne.
_. Comment êtes-vous arrivée seulc? elit-il en
la serrant. Ma ml>re est all('c atHlcvrl11t de Yous.
J'ai fait In~
erreur, je suis .descelldue à une
autre station: c est fort maladrOIt rIe ma part.
�MÈRE ET FILS
J3
Et VODS êtes venue seule, cu· voiture?
Oui.
Sa voix avait un très léger accent étranger; le
timbre en était sillgulier, mais ag1"(
~ able;
il n'avait
rien de profond ni de suave, mais nlle limpidité
singulière; c'était un son pur comme une cloche
d'argent.
- Nous allons prelldre soin ùe vous jusqu'au
retour de ma mère. Esp6'auce!
Je m'approchai.
- Voici ma cousine, Espérance Graham. Je
:mis Frankland.
Je tendis la main à la nouvelle venue, mais elle
sc pencha et m'embrassa. Je lI'a\'aii:l aucun droit
à ce baiser, je l'acceptai en silence.
- 11'1a tante tardera-t-elle beaucoup? dit Hilched.
Je ne le pense pas. Elle attend le second
trnin, je m'eu doute maintenant; mais elle ne
p ut manquer d'arriver d'ici une heure.
- Je voudrais changer de robe. Puis-je aller
dans ma chambre?
Espérallce va vous la mOlltr 1".
NOliS mOlltflmes ensemble, et., arriv{:es à sa
chambre, elle m'invita à y entrer avec elle. Je lui
demandai, m'arrt:tallt à la port.e, si je pouvais lui
être utile à quelque chose, et. elle me répondit
brusquement:
- Vous pouvez rester avec moi. Je ne suis pas
yenue ici cherc11er la solitude.
J'entrai donc, et, presq11e sans 1110t dire, je la
regardai se débarrasser rapidement de S011 costume
de voyage. Elle non plus ne· parla guère, jusqu'à
ce qu'elle eût jeté manteau, robe et. clJapeau, et
se trouvftt le cou et les bras uus, voib.llt 1enr
hlancheur sous les olldes épaisses ct lonrdes de
ses magllifiques cheveux déitbués. Alors elle se
tourna vers moi.
.
. - Je ne sais pas nu juste qui vous êtes, fit-elle
<l'U11 ton bref. Je vous ai embrass ~e
tout à l'heure .. .
je n'aurais peut-être pas dît 111e le penucttre?
- Nous ne sommes pas pan.:ntes. Je suis une
nièce de M. (;raham .
Elle était fille d'un frère cl 11r:=;. Graham.
- Je comprends.
Elle se tourna vers la glace, mais pour quelques
ml nn tes seulement. Bientôt elle d<?ntancla avec la
même brusquerie:
Q1Ii ('si Fr:1nk1:"tnd, J'aîll '. on le adet?
�1 ~
11ÈRE ET FILS
Le plu" jeulle.
Oit est l'autre?
(; uy est allé au-devant de vous avec
Mrs. Crah:lm.
- Guy ressemb1e-t-il à sou frère?
-- Nou.
- A quoi ressemble-t-il?
- Il est très benu ... grand et rort.
- Et 1V1rs. (;raham?
- Mrs. Graham a été fort jolie. Elle a l'air
jeune, ct elle est jolie encore.
Les questiolls cessèt·enl; elle retomba dans son
silence, arrangeant adroitement sa merveilleuse
chevelure; elle attachait les boucles une à \l11e;
eu eillq minutes, sa tête ent de nouvefl.tl sa royale
couronne. Puis elle mit nne robe de batiste claire,
sans Ull ruban ni \lll bijou; ct, sa toilette terminée, je vis devallt moi la créntme la plus belle
que mes yeux eusse1Jt jamais contem p1ée.
ApI·ès \lll demier regard à la glace, elle se rapprocha de moi.
- Je suis prC-le, dit-elle, ct lI0US redescendîmes
e1Jsemble.
La soirée était chaude, quoiqu'on ne ffit qu'au
Illois de 111ni. Elle passa devallt la cheminée et
alla s'asseüir à la place où elle m'avait trouvée,
dans l'embrasure. l'rankland la rejoignit; ils se
mirent à causer. Ils n'avaient pas besoin de moi;
je vis sur une des tables quelques livres neufs,
qtt'Oll n'avait pns encore coupés, ct je me mü; à
ceUe besogne.
Ilildred caus:lÏt avcc l'rauk land. Elle était
assise som; le vitrail, dont les ombres et les couleurs graves l'enveloppaient. E\1e jouait avec le
livre abandonné .ar 111oi, et le feuilletait tout (:11
parlant, machinalement, car le livre n'anlit
aUCI11I attrait ponr elle, 111ais s s doigts ue cessaiellt pas cl 'en effleurcr les pages. Elle lillitmêmc
par le placer snr ses gc 11011 X , l'ollvrir et Cll lirc
\lne ou deux lignes. Mais Frankland mit en souriant la main sur le livre.
- C'est 1111 des yieux livres d'Espérance; il
n'est l)as diglle d'oraer le saloll !
Le ui prellallt, il le jeta de côté.
Je m'approchai tranquillemenl et je le ramassai;
il ayait sa place en haut daus un viellx pli pitre,
où je montai 1'ellferl1ler.
Tou~
dellx causèrent juqu'au retour de ma
t:lllte cl de (:uy. Le salol1 (-tait si éloigné de 1'e1\-
•
�MÈRE ET FILS
1.r':e que le bruit des voitures n'y parvcllait qtl'à
peine. Mrs. Graham parut devant nous sallS que
nous l'eussions entendue aniyer.
- Hildred, vous êtes ici! s'écria-t-elle en
s'avançant rapidement.
Mais avant cl 'embrasser sa nièce, elle la titlt ul1
moment à distance pour l'examiner. Ma tante était
uue personne calme, difficile à émouvoir; en
voyant Hildred, el1e , eut comme une secoussc.
Celle-ci fut naturelle et corcliale; de sorte que
tout se passa bien, le premier moment et les C.:..>:pli cations nécessaires.
- Mais Guy! où est Guy? répétait ma tante.
Guy était tout près; il ne fut pas difficile de le
trouver; mais quand il parut, il se mO'1tra singulièrement taciturne, et prononça précipitamlllent les quelques paroles indispensables.
- Je suis heureuse que Frankland se soit trouvé
ici, dit ma tante avec calme. La réceptio11 n'nurait guère été hospitalière, si nous avio11s été tous
absents.
- Miss Graham aurait pris pitié de moi, j'espère?
Ma tantc sc retourna pour m cherchcr (les
vell, ' .
. - Espérance! c'est vrai, vous auriez eu Espé·
ral1ce.
Je reculai d'un pas,. car sa voix avait parfois,
quand il s'agissait de moi, une glaciale froideur.
J'étais une Graham, je n'étais pas de son sang-;
ct il y avait des instants, s'ils étaient rares, où ln
femme de mon oncle s'en souvenait.
Je 111e tins dOllC à l'écart, et Guy avait ùéjà
dispnm. La conversation avec Hildred Il 'était sont.cnue que par Frankland ct sa mère, ct il e11 fut
aillsi ùans U11C grande mesure penda1lt toute la
soirée. Mais elle ne languit pas pour cela. IIillred
avait benucoup à dire; elle parlait facilement, et
parlait bien. Durant toute la soir 'e, sa voix claire
ct limpide résonna à mes oreilles, Mpciguunt des
pays étrangers, racontant l'histoire tout el1tière
de ses vingt-deux ans (le vie. llne seule fois, cette
,"oix faiblit. Ce fut à la conclusion dc ~.on
récit.
Elle :!vait parlé de la mort de son p0re ct de sa
mère; elle avait dit qu'elle s'était tronv(-e jetée
dans le monde à dix-sept ans; lJu 'elle a\'nit gagné
sa vic comme institutrice à Venise, ft Pnùoue ct
à Dresde, puis, en dernier lien, à Bruxelles.
Et à Bru. ' elles, llil(l l'cd? [lit doucemcl1t ma
~
�MERE ET FILS
tantc. J'ai peur que ces gens n'aient pas été très
bons pour vous. Vous 11 'étiez pas hcurcuse?
La 11uit était vcnue, et la lampe meHmt cn
pleine lumière le visage cl'Hildred.
- Non, je n'étais pas heureuse, dit-elle froidement.
Sa tête était dcmeurée pcnchéc; après un 1110ment de silcncc, elle la rclcva souùain; lc Sal1g
mon~a
à ses joues, la flammc à ses ye1fx; ~le
rcpnt la parole, toute vibrante d'une llldlgnalloll
contcnue qni saccadait sa voix.
- NOll, je n'étais pas hcurcuse! Ils me traitaient
commc si jc lI'ayais pas plus de cœllr que leur:;
chiens ou leurs chcvaux. On m'insultait parce quc
j'étais belle 1 On savait que je n'avais pas d'amis,
que j'étais orpheline, et on croyait pouvoir fairc
de moi ce qu'on voulait. Oh ! qu'ils ont été cruels!
:;1 cruels 1 De toutes mcs heurcs, ils ont fait unc
humiliation et unc amertume.
Ses yeux avaient lancé des éclairs; tout d'uu
coup, elle cacha dans ses mains sa tête pcnchée,
ct, devant nous tous, elle éclata en sanglots.
Guy se leva brusquement.
- Mère! s'écria-t-li.
C'était la première parole spontanée qu'il prononçait dcpuis ùes hcurcs. Si peu que cc fût, elle
n'était m~l1e
pas néccssairc , car 1\1:rs. Graham
avait déjà attiré sur sa poitriue la jeunc fille eu
larmes. Mais la yiolente émotion qui avait boule\·ersé lIildred ne dura pas longtemps; elle était
venue comme une ~ibol1éc
cl 'avril, ct passa de
même. Elle releva bleutôt SOli Iront.
- Vous êtes trop bOlls pour moi, dit-elle, souriant aux deux visagcs les plus près d'ellc; car
Frallklaud s'était aussi rapproché et lui avait
parlé. Il avait même fait plus: il avait pris et
gardé sa main dans les siennes, jusqu'à ce qu'clic
cût ccssé de pleurcr.
J'étais toute fatiguée; il y avait si longtcmps
que j'écoutais. Lorsque Hilc1red fut calmée, je
m'échappai du salon. La bibliothèque était sombrc; uu scul rayon de lune glissait à travers 1 :;
fenêtres sans rideaux, rayon solitairc qui tombait,
pâle et froid, sur les rangées de livres aux TCliures Inoires. J'entrai là, et jc restai longtemps
dans ce silencc; je n'avais bcsoin ni de ltl1nière
ni de fcu; j'appuyai mon frout :;ur le rebord d'une
fenêtrc, ct j'y demeurai jusqu'à ce qU'~1le
porte,
en s'ouvrant, m'alltlollçât le départ de l'rallkland.
�MÈRE ET FILS
[7
Je ne bougeai pas; je l'aurm. laissé partir; mais
ùans le hall, il m'appela:
- Espérance!
Et comme je lui avais obéi depuis dix ans,
.j'obéis encore cette fois.
- Où étiez-vollS, EIGe?
- Dans la bibliothèque.
- Seule! Pourquoi vous êtes-vous mise à
l'écart?
- Pourquoi ne l'aurais-je pas fait? J'étais fatiguée, personne n'avait besoin de moi.
Dans l'immense et autique vestibule, il n'y
ayait qu'une seule lampe, qui nous éclairait faiblcl11eut; il ne distinguait qu'à moitié ma figure.
Mais il sut y lire, car sa réponse nc se fit pas attendre.
- Elfie, j'aurais toujours besoin de vous, même
f>Î l'univers était peuplé d'Hildreds!
- Frankland, vous retournez chez vous?
Ma \'oix avait tout à l'hcure un accent désolé,
même à mes propres oreillcs; mais à présent elle
reprenait sa sérénité.
- Oui, je pars. Ollvrez la porte. Ellie, quelle
nuit fait-il?
J'ouyris la porte et nous demeurâmes ensemble
sur le seuil, mes mains nouées à son bras, C01Ume
il les y avait posées. La nuit était magnifique;
la 111er calme sous le clair de lune dc mai, et les
branches doucemcnt agitées.
- Elle est bien bellc, EIGe!
- Ilildrec1? Oui, très belle.
- Vous pl ait-elle ?
Il tourna la tête li/our mc regarder, et, sous ce
regard, je répondis lel1temeut, discernant à peulC
ce que j'éprouvais moi-même:
- Je ne sais pas.
- Vous lui avez à peine parlé; mais il y a beaumup de bon en elle.
Je n'en doutais pas, aussi jc dis:
- Oui.
- Et elle vous plaira vite; il faut que nous
l'aimions tous; elle a si peu d'amis!
C'était vrai. Elle n'avait pas d'amis; sa vic
ayait été triste et dure ... Je leyai yj"ement les
yeux:
- Je l'aimerai, Frankland! Je tâcherai, si je
puis, ù'aider à la reudre heureuse.
-- Je sais qlle VOltS le fe't ez, l)etite Blfie.
�MÈRE ET FILS
11 ne parla plus c1'Hildred, et je détachai mer.;
mains de sou bras.
Vous me laissez, Esp.éral1ce?
Vous devriez être parli, ct. jc vous retiens
ici.
- Cela n'arrive pas souvent. Quand vous aurez.
fenu(- la porte derrière moi, quc fcrez-vous?
Jc 11C sais, je n'y ai pas réfléchi.
Hctonrnez au salOll; je n'aime pas que VOIlS
restiez scule ainsi dans j 'obscurité. Et challffczvons : vos petites mains sont glacées.
Elles se réchaufIeront. vite. Bonsoir, Frankland.
-- J'aime à garder votre bonsoir pour le dernier. Cela me fait du hien de partir sur cette bOnlle
et affectueuse poignée de maiu. Bonsoir! Dieu
VOltS protège, El fie.
Il prit mes mains et les baisa, caresse demi-fratcrnelle dont (~u y ct lui avaient, dcpuis quelqucs
années, pris l'habitude envers moi. Puis il partit.
A près avoir ferme' la porl(~,
je retouruai au
sal011 , COllllllC il me l'avait ordo11né. 1\1ais je trouvai debout les trois personnes Cjni y étaient demenré·es.
Hildred montc chcz elle; elle cst fatiguée,
dit ma tant .
Elles montèrent eusemble, et Guy et moi nOl1s
ne restâmes que quelques miuutes après leur départ. Cette lIuit-là, je demeurai longtemps é\'eil]('e, pellsant à elle. Le clair de ll1ne pâlissait
devant l'aurore quand je lll'c1l(10rmis; la marée
montait au loin avec ltll gl'missement dOl1l:>url'lI", ct jusque dans mOll sommcil je l'entendis
soupirer ct sallgloter sur la côte.
1Jl
Autant nous appelcr tout dc suitc Ilil<lrcd
et Esp(·Tancc. Voilà une demi·douzainc cIe fois,
depuis ce matin, que nous hésitons en disant miss
Graham et miss Kallc.
Ilildrcd et moi, nOllS étions llScmble à travaiIler. Elle ayuit exhibé une mcrvcilleusc broderic, uu COllssin dc velours, con \'ert dc fleurs eu
relief enlac('es clans unc éclatante confusion lk
lormcs et dc couleurs, snperbc travail, tel que
1ll01l aiguille n'en avait jamais entrepris. Je cachai ma modeste tapis~
'rie; à côt{- cl'nn tel l'hcf-
�MÈRE ET FILS
19
d'œuvre, il valait mieux se borner à la simple
couture.
Hildred ne savait pas travailler sans parler.
J'étais liabitùée à coudre la moitié de la jOUnl('c
ct à ne pas desserrer les lèvres; mais Hildred
avait un tempérament méridional ct peu de S)':t l lpatbie pour notre froideur anglaise. Pendant quelques minutes, ses doigts marchèrent rapidement;
puis elle déposa son métier, et ses yeux se dirigèrent vers la fenêtre voisine.
- Voilà notre cousin Gu)', pensif et solitaire?
Où va-t-il ainsi?
- Il a des affaires, je suppose; il fait valoir b
propriété.
- C'est sa démarche habituelle quand il va à
ses alIaires? dit Hildred en riant.
Je regardai à mon tour. Non, ce n'était certes
ni les allures ni la démarche ordinaires de Guy.
Il avait en géuéral U11 pas ferme, délibéré, quelque
chose de franc et de hardi dans l'attitude; tandis
qu'aujourd'hui il marchait lentement, tête peBcllée, et son pas avait singulièrement perdu de
5011 élasticité.
- Non, ee n'est pas la manière de marcller de
Gny. C'est le meillGur marcheur du pays. Quand
je vois Guy, il me semble toujours qu'il est de
ceux que rien ne peut lasser ni décourager.
Hildred me regardait fixement pendant que je
parlais; alors ses yeux recommencèrcnt à suinc
Guy, déjà presque, hors de vue.
- Vous trouvez Guv Graham très beau, je suppose? dit-elle enfin. - Oui, ccrtainement.
Ces yeux perçants s 'attachèrent dc 110ltyeaU sur
1110i ayec insistance.
- Et que pensez-vous encore de lui? Je le
trolt\"e lourd et peu intelligent. Ai-jc raison?
- Oh! n011, loin de là!
- Qu'est-il alors?
- Il est franc, énergique et affectueux; c'est
Ul! brave cœur, et une nature ouverte et générelise.
- n ne m'a encore ricn montré de tout cela.
Alors vous avez d~ l'affection pour lui?
- Beaucoup.
- Et vous et ma tante, je supposc, vous l'ado"
rer. de concert, et vous chautez ses louanges Cil Sfl
présence et quand vous êtes seules?
- Je n 'ai jamais chanté les louanges dc per-
�20
:MÈRE ET FILS
en lenr pr('scncc, répot1l1is-je cn 1 iant, t
j'ai autre chose à faiœ que de t'hanter celles de
(;uy.
- En cl 'autres terme:> , j'ai tort ; YOUS ne l'allorcz pas?
- l'11"tremel1t non!
-- Vous n'en fait\.:s pas un Il: ro!'? Vous 11'a"C7.:
pas j'intention (le l'épouser?
J't-clatai de rire.
- Non! pas du tout!
Voilà qui est clair et net! :\laintcnallt, (1ih::;11Ioi, en quoi est-il supéricur ;t Fl'anklalld?
Je dressai la tCte.
- Qui vous a tlit cela?
- Ce lI'cst pas votre avis? C'est celu i (le
Mn;. Graham.
Mon CII.:ur se gonfla d'indignatioll.
- Mrs. (;rahalll a lort! Mrs. (;rahalll a dé il1just<.!, depuis '111 'ils SOllt au l1\onth: !
- Et Esptralll'C est plus juste?
lIilclred avait repris son l>trang-e broderie, d
11e faisait cette qllestioll sans arrt{er SOli ai!rnille
Ili lc\"er les yeu , '. Je n'y répondis pas; clle t;lt (le
nouveau la pre1i~
à parler.
l'ourquoi aimez-vous mieux Fmnklanll?
~a
demande 11Ie sembla singulière; mais je pouvms y réponclre tout simplcm nt, eu qU\!lIJt1::'s
mots, ct ce fut ainsi que je r('pliquai :
SOIl caractl:rc me convient mieux. Il est plus
flou_' et plus tnlllquille que Guy; d'ailleurs, j'ai
Hl' davantage a ,'ee lui, et il m'a enseigné presque
~oul
ce que je sais.
Et il vaut mieux que Guy, n'est-ce pas?
J'hésitai avant de rt:pondre Cette trahison envers Guy pouvait être dans 111011 cœur; mais elle
n'avait jamais osé venir sur mes lèvres. lIildred
l'('Jllota sa qllo.:stion.
Oui, il est meilleur que (~Ily,
dis-je tout d'u11
('OU]), avee f1erlt:. SOll esprit a plus de noblCHsc
Li de profondeur. Glly "il pour lui seul, et Frankland pour tous ceux qui s nt plus pauvres 9,ue
lui, en quoi que ce soit. (;ny a l,té adlllé et gat\·
par sa 111ère jusqu'à C11 oublier presque les n0111S
mêmcs ChI dévoucmclIt et. de l'abnégation; Frallkland a Hé lraité avec injustice tOlite sa vie, t
pourtant il n'a jamais laissl gra11dir Cil IU1 UII
o;;entimelJt ('goïslc ou amer.
lIildred continuait de travailler tranqni11ctnc1lt
HOl11lC
�MÈRE ET FILS
21
sans me regarder; enfin elle déposa S011 métier sur
1.1 table.
- Espérance, vous n'êtes plus ,me enfant;
pourquoi vous lraite-i-ou cOlllme si vous n'étiez
que cela?
Je lie sais pas, clis-je à demi-voix.
Il faut que vous ayez commencé, il y a longtemps déjà, à cesser d 'L·tre enfant; et à présellt,
je crois, vous VOliS éloignez <le plus en plus rapidement de l 'euIauce! Ah! Espl-rancc, n'en soyez
pas trop press('e! Une fois que vous aurez franchi
le fleu\'e mystique qui la s0pal'c de la jeun~s,
yons n'aurez plus rien devant vous que la grande
mer profonde. Et on y trouve le naufrage; e'est
terrible 1
- Mais les barques arrivent toujours tôt ou
tard claus le port 1
-- Et les cœurs brisés se recollent! Vous a\'e7.
raison, Espérance!
Elle riait; elle s'arrêta pour me demander brusquement:
- Comment êtes-vous venue ici?
- Dalls ceUe maison? On m'a envoyée des
Indes pour y rester jusqu'au retour de m011 père
et de ma mère. Ils ne sont jamais revenus ... ils
:;on t 1TI orls !
Etes-vous paune?
Non.
- Vous n'êtes pas ùépenc1a11te de Mrs. Graham? Remerciez-en Dieu. C'est chose cruelle
qu'une vie de d{'peudance; c'est plus cruel encore
de gagner sa vie, du moins comme j'ai été obligée
ùe la gagner. Oh! Esp('Tanee, profitez de Illon
exemple et ne vous liez jamais par des promesses
aux mourants.
Je la regardai, non sans surprise.
- C'est au lit de mort de mon père que j'ai
promis de ne jamais entrer au thl'âtre.
Elle avait dit cela paisiblement, sans cesser de
travailler; mais, à ces dernières paroles, 1110U ouvrage s'échappa de mes mains, mes yeux s'ouvrirent aussi grands qu'ils pllrent, la rougeur monta
à mes joncs et à mon front: peu importe ici que
ce trouble fftt ou 11011 justifié. Elle vit ma consternation, et aussitôt, dédaigneuse et fière, elle
brava mon regard.
Ils vous ont caché ce secret? Vous n'ave;r.
jamais su que je voulais être actr:ice? Eh bien!
,"ous J'appren.ez ft présent ct \'ous êtes naturelle-
�22
MÈRE ET FILS
ment scanùalisée. Retirez votre robe, Espérance
Graham; ses plis effleurent la mienne!
- lIildred 1
Je me levai, et je mis la main sur SOli épaulc.
L'expression de sa physionomie reùevint bientôt
afTecllleuse.
- Je suis folle de me fâcher; à quoi bon? pau\Te eurant! ee n'est pas votre .faute. Seulemel1t,
voyez-vous, c'est si amer, que tout le monde,
même des êlres jeunes comme vous, rougit de
honte et craint m011 contact, parce que je suis
la fille d'uue actrice!
-- Je ne crains 'pas votre contact, Ilildred; je
ne vous mépriseral jamais pour cela.
- Que savez-vous de moi, Espérance? Que
savez-vous de ma mère? Rien. Alors c'est. moi qui
vous en parlerai. Elle ét.ait actrice; mon père la
vit d'abord en It.alie, sur la scène. Il l'aima et
l'épousa j comprenez-moi bien: sa réputation ét.ait
aussi pure que la vôt.re, et il l'épousa ouyertement, légalement. Croiriez-vous, malgré cela, que
lorsqu'il l'amena en Angleterre, personne de sa
famille, personne, ne voulut. la recevoir! N'est-ce
pas indigne? Elle ne leur pardonna jamais. Elle
était ... - Hilc1red s'interrompit., et ses paroles
arrivèrent ensuite plus pressées; - elle n'était
pas meilleure, je suppose, que les aut.res femmes,
et je crois que, si elle avait pu, elle se serait vengée d'ellx tous. Elle se vengea à sa manière.
lIildred me regarda en face, et il y avait une
tristesse touchante, mais une audace désespérée,
dans l 'e. 'pression de ses traits.
- Si ma t.anle Graham savait à quel point
ma mère a nourri en moi le gofrt de celle carrière
q\l'tlle avail suivie, et comment ce gofrt es~
devenu la plus ardente passioll que j'aie jamais
éprou vée, je crois volontiers qu'elle lle m'aurait.
pas laissé franchir sa porte. Eh bien! allez-vous
1l1i rac011tcr tout ce que je vous ai dit?
Je répondis: « NOll, » mais avec tristesse aussi,
car je ressentais tin grand chagrin. Nous rcstfl1l1eS
quelques instants sans parler j ma main 11'avait
pas quitté son épaule j elle la couvrit de la sienne.
- Petile Espérance, je voudrais vous avoir pour
amie; vous êtes très douce, et j'aime la douceur,
parce que j'en ai si peu rencontré sur mon ehemiu .
Je crois que vous pourriez faire quelque chose de
moi, si vons vouliez m'aimer.
Je me penchai et l'embrassai, nou pas un b;lÎscr
�MÈRE ET FILS
banal, C0111111e celui qu'elle TIl 'n vait donné la
veille; je l'embrassai longuement, sur le::! lèvres
ct sur le:; yeux. Elle prit. mes deux mains et les
seua fortement; puis, tout d'uu coup, elle me repou:;sa.
- Retournez à votre ouvrage, vous 0tes une
bonne petite créature; mais je ne vais pas jurer
avec vous une étern elle amitié, comme font les
pensionnait·es. Un jour quelcOllque, si le malh eur
m'atteint, je viendrai peut-être à vos pieds pleul'er toutes mes lannes ct vous faire pleurer a\"ec
moi et sur 1110i. D'ici là, nous pOl1\"ons travailler;
je vois que VOltS n'avez pas {ait trois points depui::! que nous sommes ensemble.
Et elle reprit sa broderie en riant.
La veille, elle avait promis à Frankland d 'aller
visit.er. son logis, et pendant le lunch il "lnt la
chercher.
.
- J'ai exactement U11e heure à "ous dOlJl1er,
nOlls dit-il, ce qui nous fit hâter la fi11 de notre
repas.
Nous allfll11es à pied, al.:compagnés de ma tante,
jusqu'au presbytèrc, et la maison plut à Hiltll·ed.
Elle irou\'a charma1lts le cabillet de travail que
j'aimais tant, et le siège dans la fenêtre, où j'avais
l'habitude de m'asseoir; elle s'y plaça elle-même
et He pencha pour respirer les lilas, tout e11 cau~alJt
avec Frankland. Elle parcourut aussi avec
lui son grand jardin, et durant le reste de la
journée elle porta à S011 corsage quelques roses
précoces qu'il lui avait cueillics.
Nous rentrâmes par le village, pour faire le
grand tour, et llons rencontrftmes Guy, toujours
~eul
; mais sa figure se rasst'réna e11 nous voyant.
Je VOIlS cherchais. Où étiez-vous?
Nous lui racontâmes 110tre promenade. Hildred
\>tait cl 'une gaieté folle; el le jasait et plaisal1tait.
Pourtant vous devriez être fatiguée, ma
clJère, dit Mrs. Graham, car vous êtes debout depnis deux heures.
•
Je suis Ull peu fatiglléc, un peu seulement.
Guy était près d'elle; il se rapprocha.
- Puis-je vous être utile? fit-il vivement. Voulez-vous prendre mon bras?
Elle acquie~ç
en souriant. I,e sentier était
étroit; il s marcllaient devant, et nous les !?utvions.
Ils ne cessèreut pas (Je. causer jusqu'à notre arrivée. aU châteflU. Qunncl nOlis entrâmes clan:; le
�MÈRE ET FILS
vestibule, uuc horloge sonna quatre heurcs, ct
Hildred sc retourna.
- Croyiez-\'ous qu'il était si tard? Commc
l'après-midi a passé vite!
Je regardai Guy, debout près d'clic. Il y a\·ait
unc étrange rougehr sur scs joucs, et dans ses
reux. le reflet d'une flamme que je n'y avais
Jamms vue.
IV
Trois semaines s'étaient passées depuis l'arrivée d'Ilildred parmi nous. Un soir, après dîner,
nOlis étions tous ensemblc dans lc vaste salon:
ma tante travai11ant, moi lisant; Hildred et Guy
près du piano. IIildred avait hérité du génie musical dc sa mère; elle jouait brillammcnt, et ellc
pos~dait
une voix splendide, assouplie et développée encore par l'étude. Son chant n'était pas
une de ses moindres séductions, elle en savait
la puissance. Tous les soirs elle chantait ... et son
chant attirait à elle le cœur dc Guy! Il était
debout derrièrc elle, pcnché sur lc do~sier
de sa
chaisc, et tournant les pages de sa musiquc. Lcurs
voix étaicnt lcs seules qui se fussent élevécs dans
le salon, depui· près d'unc heure qu'ils restaient
ainsi. Les mélodies succédaient aux mélodies, reliées lcs uncs aux autres par les récits qu'ellc lui
faisait de ses souvenirs d'Italie, jusCJ..u'au moment
où le soleil disparut tout à fait ct ou l'ombre cnvahit le piano.
Hildrec1 se leva.
- Je n'y vois plus. Voici uue heurc quc jc
chantc pour vous, Guy.
Passant devant lui, elle s'approcha de moi, ct
mit la main sur mon épaule.
- VOliS liscz encore, Espérance?
- NOll, plus maintenant.
Que faites-vous, alors? Vous rêvez en rcg-arc1ant l'étoile du soir? Le joli ciel!
hlle tourna son \risagc du côté de la fenêlrc,
el pcndant cinq minutes scs lèvres demeurèrent
closes. Mais elle, du moins, · n'Hait pas disposée
à rêver; elle se détourna. bientôt.
- Guyl
Il s'approcha.
- Cuy, je voudrais vous prier de faire quelquc
('ho~e
pour moi. Voulez-vous m'aider à rédigcr
llllt! anllonce pOl1r les journaux?
�MÈRE ET FILS
Il la regarda daus les yeux, et répondit avec
uu accent étrange:
- Pourquoi faire?
- C'est la meilleure manière de se procurer une
place d'institutrice. Jc n'entendrai parler de rien,
tant que je serai ici.
A son tour, Guy serra les lèvres, mais un instant senlement.
- Hildrecl, murmura-t-il d'un accent passionné,
YOUS n'a 11ez pas nous quitter?
Elle eltt nu rire insouciant.
- Pas demain, pas la semaine prochaine peutêtre, mais j'ai été ici près d'Ull mois, et je n'ai
fait aucune démarche. Je ne serais pas fftchée de
publier 111011 annonce.
Il se détourna d'elle et fit rapidement quelques
pas.
- Mère! dit-il nerveusement.
1\-1r5. Graham était tout près, à portée d'entendre ce dialogue; pourtant elle n'avait ni fait
un signe ni prononcé une RamIe jusqu'à ce moment. Mais elle se leva à 1 appel de Guy, et ene
s'arrêta en face cl'Hildrecl.
- Nous désirons vivement, Hildted, que vous
Ile nous quittiez plus.
Pourquoi la voix de ma tante était-eUe si singulière e~ si glaciale? Le peu de jour qui restait
éclairait en plein son visage, et lorsqu'elle cessa
de parler, je vis que ses lèvres tremblaient.
Hildred se redressa, également glaciale et hautaine.
- J'ai mon pain à gagner.
- Ce n'est pas léce~sair,
IIilc1red.
- C'cst nécessaire, tante Graham. Je tic !'lIis
pas faite pour occuper la place d'une parente
pauvre.
Il n'y eut pas la moindre pause. Immédiatement, sallS la pIns légère nuance dc tendresse,
mais d'un accent net et fer11le, Mrs. Graham répou"dit :
- Prcnez la place de mafilJe, alors ...
- lIildred, nous ne vous demandons pas ùe
promesse, interrompit Guy avec une Flrdcur suppliante.
E11e leva sur lui un long regard pénétrant.
- Dites que vous resterez avec lIOUS, .maintenant, insista-t-il.
Ses lène:, (-taicnt toujours serrées, et ne S'Oth
�MÈRE ET FILS
\Tirent qu'au bout de qllelques minutes. Mais sa
\'oi' demeura anssi froide ct aussi calme quand
enfin elle rt'pondit :
- Si ma tante le désire, je resterai quelque
t 'mps encore.
Guy avait déjà saisi sa main qu'il üreignait
ntre les siennes.
- C'est tout cc que nons de111andons, s'("criat-il.
Elle l'écarta avec s;mg-froid, et s'approcha de
sa tante.
VOllS etes très bOl1lle ponr moi, tante Graham! dit-elle dout'Cll1ent; puis clle se pencha \'ers
celle-ci et l'embrassa.
Je ne sais si le haiser fnt rendu; pas Ulle :l\1tre
parole Ile fut éch:\1lgt,C; l'instant d'après,
Mn;. Graham regagna son fantenil.
Nous étiom; tons silencieu.·. lIildred réfl.t>chissait; elle me fit un sig-nc.
- J'ai besoin de vous, Espt'Tallce.
Je lUe levai, et .nous quiltfllllCS toutcs cheux le
salon.
Mettez un châle sur \'ons, et allons 'llselllblc
au jardin.
Nous sortîmes. Elle prit un sentier escarp~
qu'elle affectiollnait particulièrcment, enr le soleil
y dOl1llait tout le jour, et l'inondait cIe ses plus
longs rayons et de ses dernières hrtés. De\ :tut
nous 5 'étendait un deI d'am bre, pflle et limpide,
bordé à l'horizon d 'uue milice ligne pourprt'e.
lIildred marcba quelque temps sans parler.
- Je croi<; que je viells de faire uue sottise, ditelle brusqucmeut.
Je ne lui demandai pas cc que signifiait sa
p]1Tase, car je la comprenais, et je n'avais rien
a y répondre. Elle s'irrita de 1110n ~ilec.
Espérance, ai-je eu tort ou raison? Ne pouvez-voltS me parkr?
- Je ne puis dire si VOliS avez II raison.
- Vous pouyez me dire ce que vous auriez fait
yons-même.
- Je n'aurais fait aucune espèce de promeS5e
de rester ... à moins d'avoir l'intention de rester
tOlljottrs.
Je prononçai ces demiers mots à demi-voix, ca:je n'avais jamais osé faire une a11usiol1 aussI
directe à l'amour de Guy. Elle me répondit av('c
un rire moqueur.
- Vous êtes \lue petite folle, Espt'-ranee!
�M'ÈRE ET FILS
Mais un iu:;tallt après elle répéta mes paroles
d'une yoix tonte changée, et qui était maintenant
amère et triste.
- Pont' toujonrs! Vous ne savez ce que cela
veut dire: toujours! C'est unc chosc qui n'existe
pas cn ce monde. Ici-bas, on parle d'aujourd'hui
ct de demain; ce ne sont quc les rêveurs qui ,-ont
an delà. J 'y ai cru pOUltant, moi aussi, jadis ...
mais il y a longtemps ... bien longtemps!
Elle s'arrêta au bout de l'allée, et ses yeux
plo1lgèrcnt très loin dans le ciel. Un sourire
glissa sur ses lèvres.
- Regardez, Espérance, on dirait une nuit du
Midi. Je puis me représenter Venise sous lm ciel
tout semblable ... comme je l'ai vue tant de fois.
Nons rcgardions tous les soirs le coucher de soleil... comptant les rayons qui allaient mourir
daus l'ea11 ... Mais, Espérance, ce toujonrs-là fut
bien COli rt.
- Que ,"onlez-yOUS dire, Hildred?
- Je parle de ce temps passé ... lc temps où je
croyais ... J'é-tais aimée alors, et j'aimais, je suppose! Je lI'el! sais rien; tout cela était peut-être
ltue illusion; mais j'ai été bien heureuse!
:Mes yeux ne la quittaient pas; je n'osais I?as .
qnesUollner; elle lut SUl' mon visagc ma quesbon
ll1uette.
VOliS vOlllez savoit· ce qui arriva? Rien. Il
mourllt.
Elle gardait son attitude ferme et calme. Au
bout d 'ltlie minute, elle se retourna, et nous re\'Îlllnes sur lIOS pas. Mais je m'approchai d'elle,
et je 1I0uai mes maÎ11s an tour de son bras. Elle
sentit cette caresse, et me regarda en riant.
-- Petite Espérance, ne vous attristez pas à
cause de 111oi. S'il avait vécu, si nous nous étions
11lariés, il est probable que nous serions tous dellx
l'ort lllalheureu. - aujourd'hui. C'ét.ait un beau rêvc
qui lI'(t.ait. pas faH pour devenir une réalité. Non;
bissez \'os mains ainsi, cela me fait plaisir.
Le jardiu commençait à être sombre, mais, pen<but que nOl1S faisiol1S les ccnt pas, je distinguai
\llle ombre s'approchant de la maison. Je reconlins, avant. Hildl'ed, de qui il s'agissait.
- Qui esL-ce? tlelllanda-t-elle. Est-ce Franklallel ?
Oni.
Nou" voit -il? Vient-il à nous? Allons f.UÙt'HIllL <le llli ct appelons-le.
�MÈRE ET FILS
C'était lnutile; jl nous avait vues. Bientôt nous
nous aborclflmes.
- Je croyais vous trouver autour du feu. Que
faites-vous là toutes deux?
- Nous tllchons d'é\"oquer l'Italie en Angleterre.
- Et avez-vous réussi?
- Pas du tout. Sentez comme j'ai froid!
La main d'Hildred toucha la sienne.
- Pourquoi prencz-vous des libertt:s avec votre
santé de méridionale? Rentrez vous chauffer.
Il passa cette main sous S011 bras et l'emmena,
moi les suivant ft quelque distance. Mais je n'étais
pas IT\éridionale, et à mon avis la soiree n'était
pas froide. Je les quittai, et je retournai à notre
;J llée. Moi aussi, j'avais une prédilection pour ce
sentier abrité, prédilection née dans des temps
bien anciens, avec l'aurore de sympathies pour
beaucoup de choses que je ne pouvais alors cotnprendre... aspirations vers ces mystères ùe la
terre et du ciel, qui semblaient à mon rlme d'enfant, comme ils semblent à mon cœur de femme,
plus près de nous être révélés quand le soleil se
couche, que les bruits de la terre se taisent, et
que seules les étoiles de Dien nous regardent,
vigilants témoins, dans cet apaisement solennel
de l'univers.
Je remontai le senticr, il était tard, mais il faisait très beau. Ce calme de l'été, suave repos de
h vie endormie, m 'envirotlnait; la soirée paisible
versait en moi sa sérénité silencieuse, semblable
an murmure d'une chanson de berceau. Je marchai longtemps ainsi; enfin j'entendis des pas, et
cette fois encore, à travers l'ombre croissante, je
disting-uai Frankland s'avançant vers moi.
- Encore ici, Elfie?
Oui; il fait si bon; je n'ai pas froid.
C'est vrai; voulez-vous vous promcner cinq
minutes en ma compag-nie?
Si cela vous fait plaisir?
Cela 111 'en fait toujours de YOUS avoir avec
111oi. J'ai eu aujourd'hui une journée de contrariétés.
- Et vous êtes fatig-ué? Vous voulez ce soir un
peu de tranquillité, n'est-ce pas?
-- Non, je tiens à causer avec vous. Qu'avezvous fait tout le jour?
- Ce matin, nous sommes a llfcs dans les bois,
Hiltlred ct moi; 1l0l1S nOl\~
sommes amusées
�MÈRE ET FILS
comme des cn ral1t~
à cueillir des fleurs sauvag-es;
il Y a de vrais champs de jacinthes datls les en(hoits découverts.
- Est-ce qu'Hildred aime à cu eillir les ilenn;?
- Elle s'e11 amusait anjonrd 'hui.
Elfie, l'eprit-il au bout d 'un instanl, sans
VOllS, Hildred ue resternit
pas lougtc1p~
avec
nous.
- Je ne la retiens pas .
. Elle vous aime ... et elle n'aime guère flue
VOltS.
Vous ne devriez pas YOtlS pl ailllhe , vous
du moins, Frankland.
- Pourquoi? Elle a dc l'amitié pour moi?
Oui, beaucoup.
- Qu'en savez-vous?
Je vis constamment avec elle; je sais les gens.
qui lui plaisent.
Il se tut, et quand il reprit, ce fut d'un ton plus
grave.
- Espérance, savez-volts que Guy a de l'amour
pour elle? Le sait-elle?
Oui.
L'épousera-t-elle?
Ce serait mal! elle ne l'aime pas, Frankland.
- Guy donnerait pour elle tout le sallg de S011
cceur!
Oui, je le sais; et ee n'est pas étonnant.
Eu effet; mais je voudrais savoir cc qui ré~;ultera
de tout cela.
II Ile reparla plus c1'Hildrecl.
Elne, pourquoi vous promenez-vons ainsi
tonte senle? Donnez-moi votre main. A la b011ne
hel1re! Je VOllS vois . si peu à présent! Les lilas de
ma fenêtre se fanent, vous 11 'êtes pas vellue les
cuei !lir.
Je voudrais bieu pou\'oir y aller! Cela me
ferait plaisir.
Et à moi aussi! Voilà trois semailles que
IJOUS n'aV011S passé une matinée ensemble.
- Pas depuis l'arrivée cl 'Hilc1red.
Et l11a table est dalls un tel désordre, que je
ne puis retrouver ni un papier ni utl livr . Je ne
puis même pas m'asseoir sur mon divan; il Y a
une rangée de livres dessus.
- Oh! alors il faut que j'y aille! je tiicherai
d'aller demain; seulement VOliS 11e pourrez pas
travailler; je vous (ll'fflllgcrai.
�MÈRE ET FILS
Comme les rayons de soleil, quand il~
entrent par ma fenêtre.
- Je serai plus gênante que les rayons de soleil. Ils ne font aucun bruit, et vous pouvez leur
fermer passage.
11 se mit à rire; nous étions au bout de l'allée,
et je m'y attardai un moment avant de retourner
sur mes pas .
- Nous rentrons, TIl fie ?
- Il est déjà tard.
- Olti, je le crois en effet, mais comme la nnit
est belle et claire!
C'était nai, la nuit était bien bclle. De nouvellcs étoiles perçaient ln yofrte du ciel, et la Inne
pflle se montrait au-dessus dcs grands arbe~;
ellc
venait de dépasser la colline; bicntôt elle traÎnerait ses rayons sur la 111er, encore endormie SOtl~
les tardiyes rougeurs ùu soleil disparu.
Quand nous rentrâmes au salon, lcs trois autres
étaient groupés autour lIe la lampe; ma tante
lisait, Hildred et Guy jouaient aux échecs.
- Qui e~t-c
qui gagne? dit Frankland, allant
vers eux. Prenez garde: Guy, vous allez être
échec ct mat.
v
- Rapelz-\'O1~,
Espérance, que je ne \'O1~
donne qu'uue demi-heure! me cria IIilc1red.
C'était an début dc l'après-midi, et je partais,.
eharg(e d'une commission pour ma tante. A mOl1
retour, nous devions toutes deux faire avee Guy
une promenade en barque, plaisir favori d'lIilclt·cd. Elle aimait paSSiOlll1éll1ellt la mer, et le COllp
de rames régulier et sûr de Guy lui plaisait. QLlelques-unes de 110S heures les plus agréables d'alonl
se passèrent ainsi sur l'cau.
Je les avais laissés au salon; quand je revins, la
pièce était déserle. Pas la moindre trace de Guy.
Je cherchai Hildred et la trouvai seule dans sa
chambre. Elle était inoccupée ct debout à la
fenêtre.
VOltS ne VOltS
habillez pas? Il est trois
hcures.
- C'est possible.
Sa voix était sans modulations, et quand je vis
unc exp.r~
de plus près son visage, je ltti tro~n'ai
sion fixe et dure. Je la r garda!; elle sc Intt à
rirc.
�MÈRE ET FILS
3J
- Eh bien, Espérance!
C'Hait une parole de défi, et le vi~age
reflétait
ce défi dans sa llautcur méprisante. Il me sembla
que quelque chose suspendait la respiration dans
ma poitrine: je devinai soudain ce qu'elle avait
fait . Elle comprit que je (levinais, car elle me saisit brusquement le poignet.
.- Voyons, Espérance, dit-elle, trè acerbe, ne
soye'l pa5 une folle! Puisqu'il fallait que cela arriVflt, qu'importe que ce soit aujourc1 'hui ou la
semaine prochaine? Qu'aurais-je gagné à attendre? Je le connais à fond: je connais sa hauteur
et sa profondeur; je n'ai plus rien à apprenùre
sur lui!
Elle s'interrompit, avcc S011 rire sec et bref.
- Par conséquent, c'est une chose réglée.
Adieu, Falcon-Court! Mailltellant je rentre dans
le vaste monde.
l/adieu était lancé insoucieusement; et moim{\me, je crus que cette brève comédie était arrivée à SOl1 clénouemel1t. Elle et moi, nous nous
trompions.
Le même jom', nous 110US trouvions tontes trois
assises clans l 'obsCl1ritC:, ma tante, IIildred, et
moi, seules depui5 le dîner, car Guy était parti
on ne savait où, et le mC:contente111ent glacial et
silencieux de sa mère n011S avait fait passer péniblement ce 1011g soir d'été.
Je lisais, ou je tâchai s ùe lire, mais je n'y \'oyais
pIn s ,
Les autres aba11donuèrent à leur tour leurs occupations, ct nous restâmes oisives, sans cbal~er
ùe place. 11 y avait une hcure que personne 11 'avait parlé, quand IIil<1red rompit le silence. Elle
se leva, et commença à arpenter le salon pendant
cinq minutes; alors elle s'arrêta devant ma tante
el dit de sa voix ordinaire, seulemcnt avec un
peu plus de froideur pcut-être :
- Tante Graham, je suis désolée; par malheur
ma visite ici vous a occasionné plus d'ennuis que
dc plaisir. Plus tôt elle s'achèvera, mietv cela
vaudra.
Mrs. Graham leva les yeux, mais sa bouche
resta muette. Hilc1red dut continuer .
.- Je puis aller à Londres et y louer un appartement jusqu'à ce que j'aie trouvé une situation.
,Voyez-vons quelque inCOllYénient à ce plan, ma
~alt('
?
�MÈRE ET FILS
Quel plan? s'écria une voix derrière elle.
Qu'est-ce que cela veut dire, mère?
Guy venait d'entrer.
Je l'avais vu, quoiqu'elles ne le crussent pas si
près, Hildred du moins. Le reflet ronge du vitrail
tombait sur sa figure surexcitée. Il saisit impé·
tueusement la main de sa cousine.
- Que dites-vous là? Mère, qu'a-t-elle dit?
- (~uy,
soyez calme; laissez-nous !
- Elle parlait de nous quitter! TIlle ne partira
pas! Vous ne partirez pas, Hildred! répéia-t-il
a vec violence.
Hildred avait froidement dégagé sa main; elle
':tail maintenant prête à lui répondre, et. pas un
mu~cle
de son beau visage ne tressaillait.
- Vous vous êtes déjà conduit ce mat.in comme
un fou, Guy! Allez-vous recommencer la même
scène?
- Vous voulez partir?
- Certainement.
- Vous n'oserez pas!
!...- Vous êtes fou! reprit-elle c1éc1aigneuse1l1en t.
- Soit! c'est. votre faute; mais je le répèle,
vous n'oserez pas! Car je perdrai la lumière dn
ciel plnt.ôt que de vous perdre; où VO\IS irez, je
\'ous sui\'l'at ... quand ce serait ail bout du monde!
- Après?
Ils se brayaient mutuellement cn face; le visage
de (juy trallissait une violence presque sau vage.
- Après? répéta-t-ellc, toujOltrS de sang-froid.
- Vous êt.es despote, et je vous offre le pouvoh. Je ne VOliS prie pas de rester pour l'amour
de moi; je vous dis: « Rest.ez, et je mettrai mon
CŒur SOI1S \'os pieds. »
Ma tante se leva, les traits boule\'ersés, et saisit
le bras cie son fils.
- Guy, 11 'as-tu plus de d igtlité ? Qu'est-ce
qu'IIilc1red Rane, pour t.'humilier ainsi lle\'allt
elle?
Il se retourna vers elle. Cc 11 'était pas \Ille natnre impérieuse comme Hildrcd; clle restait. tcncIre même dans ses colères, et S011 cœur se fondit.
sons le l'egard de son fils aîné. Il lui jeta ses bras
autOllr du cou.
- Elle est tout cc que j'ai de plus cher au
m011l1e! s'écria-t-il.
Sa mère sc dégagea douce111ent, ct les dell.femmes croisèrent de nouveau lel1rs regard;;. Jc
lI'Hai..; pas alors, je crois, caprtble de comprellClre
�MÈRE ET FILS
33
cette scène dalls toute sa signific ation, mais ùu
moins je sentis quelque chose de ce que ma tante
devait éprouve r, à voir SOli fils se proster ner jusque dans la poussiè re aux pieds de cette fille
org-ueilleuse.
Au bout d'un instant très court, 1I1:rs Graham
reprit :
- IIilc1rec1, je "ous le demand e pOI1l' la seconde
fois, restez près de nous.
- Je ne resterai pas ùans une maison où ma
présenc e jette Ulle ombre, ma tante, dans ulle maison où l'on me souffre à contre- cœur.
- Quelle que soit votre vie, n'impo rte où la
destiné e puisse vous conduir e, Hildred ! s'l'cria
Guy, s'élanç ant vers elle, tant que je vivrai, cette
maisol1 sera la vôtre ét vous y serez toujOtll'S la
bienven ue.
Elle l't'earta sans répondr e. Placée de façon
qu'ils ne pussen t voir SOl1 visâge, elle resta long-temps. devant la fent'tre, regarda nt au dehors.
Quand elle parla, 1111e sorte d'émoti on sembla it
triomph er de sa froideu r.
- (;uy, vous êtes fO\1, \'ous ne savez ce que
vous faites; et moi aussi, je suis folle, sallS doute,
mais ... c'est si amer d'être seule au monde ...
- Hilclrecl !
Je He pouvais disting uer ses traits; je 11e fis
qu'entr evoir la joie naissan te qui les éclairai t
d'une lueur passion née, mais sur laquelle la nuit
jetait déjà S011 obscuri té.
La victoire ('tait gagnée ; elle resta avec nous.
Seulem ent, cette premiè re concessio11 ne fut que
le prélude d'une lutte nouvell e, car Guy n'aba11donnai t pas l'espoir de la conqué rir; il le poursui vait au contrai re avec une ardeur fiévreus e. Sa
vie se consum ait dans son amour ponr elle. Il en
arriva à la suivre comme une ombre; il ne sut
mêmc plus garder le silence, et il ne tarda pas ft
éclater eu supplic ations passion nées, à la moindr e
occasio n, sans même s'inquié ter si elle était seule
à les entendr e.
une torPOIll' moi, de telles scènes auraien t été
ture insuppo rtable; Hilc1red ne pensait pas de
même. Au début, je lui .prodiguai une compas sion bien superfl ue, mais Je ne fus pas longue à
découv rir qu'elle n'en avait nul besoin. Elle supportait les persécu tions de Guy avee un sallg-froid qui ne laissait place à aucunc commis ératioll .
114.I1
�34
MÈRE ET FILS
Elle l'enchaînait à sa suite C011nuc U11 csclave, et
elle gardait l'attitude d'une reine impérieuse.
Je lie tardai ]las à de\"enir, presque salis étonne111cnt, t{moi Il de nombreuses scènes commc celle
que je vais racouter.
Un matin, Guy {tait auprès d'elle depuis tl11<;:
demi-hcure au moins. Ils sc tenaient à quclque
distance de moi, ct il me tournait le ùos. Leur
cOll\"crsntion n'avait pas été COlltÎ11Ue, et com11le
il avait parlé bas, je n'avais rien elltenùu. EuJln,
elle se leva, fit quelques pas de long en large,
et enfin s'arr(:ta en face ùe Jui.
- VOllS êtes bicn comme tons les hommcs,
Guy, avee votre folle" jnsit~ce
pour VOtlS Iallccr
clalls l'inconnu. Vous ne savez cc t[ue vous delllalldez; vous ne savez pas ce que je suis. Si je dc\'cliais votre femme, aussi vrai que ' je vous parle,
vous en arrivericz à mauùire le jour où 110US nous
serions rellcontr('s.
Sa hnute taille se dessillait sur lc fond clair de
la fenêtre; elle était helle et royale ainsi, avec
ses bras blancs croisés sur sa poitrine, et un
rayon de soleil ùans ses che\,(~lx
d'or.
- Vous ne pouvez pas connaître J'aveuir mieux
que moi. Si vous rêvez des rêves, je puis avoir
des visions.
--. C'~;it
vo~re
~1agilto
~ui
les .évoque. Moi
:tUSSI, J e1\ al fmt autant Jatlls. 1\1[\1$ elles SOllt
fnllsses, (~uy,
fatlsses C011lllle des nlirag-es dans
le dl'sert! Il 11 'y a pas tI ne de leurs lignes d'or,
pas Ulle de leurs vives couleurs qui 11e soit Ull
mensonge!
- Ce IIC sont que des paroles, Hildred.
- Cela vaudrait mieux pour vous si vous écoutiez ces paroles-là. Mais vous ne \'ou1c7. pas. Vous
c-tes comme le reste <lu monde; "OllS telle7. à vous
brÎller les doigts, ct V011S V(lUS lamentere7. jusqu'à ce qll 'on VOllS y aide; aprl's, "ous croire7.!
Je me suis trouvée sur votre dlemin, et YOUS
"oulez absolumcnt que je "ous [asse du mal; je
l1e veux pas, moi 1 J'ai déjà assez de responsabilités sur ma tête. Je VOltS éloignerais ùe moi, Bi
je pouvais!
-- VOllS me faites tous les jonrs la même réponse, ITiJc1recl. Quand il fandrait passer par le
feu de l'enfer, je ne renoncerais pas à VOliS.
- Olti, c'est cc fIn'il y a de pire. Vous êtes fou,
et cette folie dm'em jusqu'à ce qu'elle ait épl1isé
tonte votre énergie. Je 11 'y puis ricu.
�MtRE ET FILS
35
Hildred, vous igllorez que m011 amour pour
\OUS n'est pas ulle fièvre passagl:re, que l'oubli
ne l'éteindra jamrlÎs.
-- Je sais que l'expérience l'éteindrait ayant
qu'il mt un an, par le plus amer des enseignements, Guy. Si nous étions marib;, elle Ile tarderait pas à se placer entre nous, comme ulle
fatale sorcil:re. Je VOliS le r('pète, vous ne savez
ce que VOliS demandez; vous 11e le savez pas plus
qu'lIu enfant qui vent qu'on lui dOline la IUlle!
- VOliS Ile pouvez raisonner sur mon amour,
car vous Ile ponvez le comprendre. Perso11ne ne
VOliS a aimt-e comme moi, et jamais vous ne saurez aimer ainsi, je ne l'ignore pas. Et pourtant,
âme de ma vie! s'écria-t-i1 soudain, ne pOllvezvous rien me donner en retour? Votre cœur cstil de glace?
- C'est possible; du moins, il n'est pas de
fla1l1111e. Malgré t'ela, j'ai pitié de vous, mon pauvre Guy. C'est moi qui suis à bHimer de votre
folie. VOIlS venez me demander de l 'afTedion ... il
aurait mieux vaIn pour vous, ajouta-t-elle avee
mélancolie, chercber à gagner le cœur de la fille
dn dernier de \'05 paysans.
- Il Y a tIll c(\~ur
que je veux gagner, et jamais
je n'cil chercherai d'autre. Vous avez Hé mon
premier amour, et, morte ou vh·ante, perdue ou
conquise, vous serez le dernier!
Il se pencha à la fenêtre ouverte, et s'écria
brusquemcnt :
Voilà d('jà les fruits qui se montrent Sllr les
aubépines. Et il n'y a pas trois mois, les branches l-taient nues 1. ..
- Qne vOlllez-vous que j'y fasse, Espérance?
me dit un autre jonr Hildred, moitié eu plais'lntant, un arbre lie sc laisse pas plier comme un
jel111e rejeton. Qu'est-ce que Guy sait de moi?
continua-t-el1e avec plus de véhémence. C'est 1;\
le p'lus terrible, voyez-yous? Ce n'est pas moi
qU'lI aime; il se dl'bat ainsi en aveugle pour obtenir un vain fantôme. Et y()u~
n'Nes pas plus
sens('e que lui! Pburquoi YOulez-vons que je
l'épouse? Votre raison vous dit que j'anmis tort;
VOllS savez que ce serait une folie, et cependant
VOliS ne cessez d'y penser jour ct nuit. Qu'est-ce
que je deviendrais si je l'éponsais? Cette vie que
VOliS menez ici. .. je ne pUIS déjà plus la supporter! Je suis ltalielllle, je ne suis pas Anglaise, ct
je ne puis vivre sous le poids de ,"os monotones
�MÈRE ET FILS
habitudes. Que savez-Yous de la vie, glacials Anglai~
CJue vous &lcs? La passion d'un Italie1l
balaye devant soi tous les obstacles. Guy dit qu'il
m'aime, et il ne sait qu'aHelltlre.
- 11 sait atten(lre, l'l'1l1iqllai-je vivement. Et il
y a de la fOl'ee daus l'attente et de 1'l:llergie dans
la }Jatiellec.
Elle se mit à l'ire.
-- Savez-Yons seulement ce que c'est qne l'{l1crgie? Vos afl'ections sont sans puissance, à vous
autres Anglais!
- Elles ne sont pas sallS pnissance; cnes ne
ressemblent pas à uu feu d(ovora11t, mais à une
lumière claire qui brîlle de longues anll{es, ct
jusqu'à la dernière heure de la Yle. Elles sont
fories et fitl':lcs, admirables, parce qu'elles triomphent de tout égoïsme, sllpp()rtcllt tontes les
l:prcuves, et sm'cut, quand il le fant, faire tout
ce qui leur est demauùé, sans perspective de l'écompense.
- C'est (le la vertu, ce n'est plus de la passion,
et je Ile suis pas faite pour celn . Tcnez, Espl'rance, cet amour de Guy, il Ile rem ue rieu en moi.
El je ne puis changer ma naturc; il faut que je
vive et que j'alme à 111a mauière, Si jamais il
111 'obticnt. .. que Dieu ait pitié de Cuy!
Une Dieu ait piti(' 1. .. Après tout, elle n'Hait
ql1 'ulle femme! Elle 110ns (tait alTi \'loC an l1oi~
de mai. Ce fut au 1110is tl'aoiit, qu'un matin, Cll
entrant tians le salon, je les troll\'ni, elle et Cuy,
assis dans la fenêtre du vitrail. Elle, tlu moius,
y {tait assise; mais lui ébit à ses pieds.
Je lcs avais V1lS, ct j'avais {té "ne moi-même
avant t1 'ayoir cu le temps de me rctirer. Qn:l1ld
je voulus disparaître, la \'oix d'Hiltlre(l m'arrêta:
- Ke vous cn allcz pas; rc~tez;
\'Cl1CZ ici 1
Ni 5011 acccnt ni son rcgarù n'av'lÎent a1lcune
douceur. J'allai à ellc; en 111e voyant approcher,
Cuy se le\'a.
- C'est Espérance!
~Ol
visage Il '(tait pas Comme celui c1'Hi1dred,
il rayonnait cl 'unc Hrang-c: lum il:re et cl 'u11e joie
profoncle. Hilùred cherchait à rire, mais son rire
SOl1l1ait faux,
- Il dit qu'il a g-agné sa cause, Dieu sait si cc
sera 1111 g-ain ou une perte pour lui!
Je m 'agelloni liai, je l'entourai (lc mes bras et
je l'embrassai à lnaiutes ct maintes reprises.
�MERE ET FILS
37
- Vous êtes heureuse de ma joie! Merd! me
répéta Guy, e11 me serrant fortement les mains.
Mais Hildrcù se leva, muette et amère, dans sa
m('lancolie détlaignel1sc, et jc ne rcçus ni uue bénédiction dc ses lèvres, ni une caresse, ni un
scrremcut dc main.
VI
Il y aUTa un bal à Oldshaw, Hildred, ct nom;
y sommes invitt'es,
- Alors, nous serons enchantées d'y aller 1
Quand aura-t-il lieu?
- La veille du mariage de Kate Thurlow; elle
vcut pou voir y assister.
l.es jours qui précédèrent le bal d'Oldshaw figul'eut dans mes souvenirs comme uu temps hcurcux; il y avait bien dcs semaines que nous
u'avions eu autant dc soleil à Falcon-Court.
Uu mois s'('tait écoulé depuis les fiançailles de
(;11y ct d'lIiltlretl; mais ce mois n'avait pas (,té,
il s'en fallait, une période de bOllheur parfait
pour chacuu ùe 110US. Elle allait ùe\'cuir la fi Ile
d'unc ml-re gui, au fond du co.::ur, nc l'adoptait
pas pour sa tdle; elle serait la femme de Guy, ct
cllc avait bien peu d'affection pour (;uy. « Ma
patt vrcté 111 'a chargl'e dc chaînes! n me disait-ellc
a\'cc une inqui(-tante amertume, et de jour cn jour
j'apprenais davantage à quel point c'était vrai.
~eul
de nous tous, (,uy, ce brave cœur plein d'espoir, Hait a\'eug-Il-mellt heureux,
Mais pcndant ces quelques jours avant le bal
110us fûmes d'une gaictt- folle. Hilùred nous ÙOllnait J'exemple, et nous en étiOllS ar1'iv('s à ce
quc l'humeur d'Hildret1 {fit la rl'gle de la maison
ct fît sur 110US la nuit ou la lU111il're. Cette fois,
le ciel l'esta sans nuagcs et rcsplemlissant. Il ilùreù (-tait incxprimab1cment bellc, et animée ùe
la plus Mlideuse gaiet\:·; elle faisaIt de l'cxistellcc
de Guy un paraclis perp('luel. Je m'appcsant.is sur
ce momeut pas~l:r,
parce que ce souvenir de
joie a toujours \'t'CU dans ma 1l1l'moire.
Le jour du bal, nous fûmcs très ort'upées à inspecter et à prl'parer 110S toiletles. C'Hatt mon dfbut, et Hil<lred avait pris un vif plaisir à choisir
tous lcs d(,tails de mon costume. Le plaisir ùe
110US habiller ensem blp. ne fnt pas moindre.
- Nous 11 'avo115 besoin cie pcrsonne; nous nous
�MÈRE ET FILS
aiderons l'une l'autre, me dit-elle, en s'enfermant
avec moi dans sa chambre; et certes, jamais la
plus habile soubrette n'aurait su m'habiller COlllme
elle le fit ce soir-là.
A neuf heures, nous étiolls prêtes; je ne me reconnaissais plus, avec ma guirlande blanche et
ma robe de gaze bril1antc; Hildrccl, commc toujours, avait un air de reine. Ellc se montra satisfaite du résultat de ses peincs.
- C'est bien comme cela, dit-elle enfin. Nous
nous faisons valoir mutuellement. Nous avons
l'air de cc que llOUS sommes, du reste: le Nord et
le Midi; lIOUS avons l'air aussi du printemps et
Je l'été. Vons rcprésentez le printemps mieux que
persOllne, frêle petite créaturc que vous êtes, ayec
la force cachée dans votre cœur silencieux.
- Vous avez la splendeur de l'été, Hildred, la
plus belle et la plus glorieuse des saisons créées
par Dieu.
Nous n'attendions plus que Frankland, lorsque
au dernier moment arriva Lln billet de lui: une
de ses vieilles malades l'avait fait demander, et il
11e pouvait venir llOUS rejoindre.
- L'eunuyeuse femme! Passera-t-il toute sa
soirée avec elle? demanda Hi1drec1; mais personne
ne put lui répondre, et nous partîmes sans Frankland.
A Oldshaw habitait la famille Thurlow, un
père valétudinaire et ses dellx filles. Nous les
connaissions depuis longtemps et assez: intimement. C'était Kate, l'aînéc, qui dcyait se marier
le lendemain. La maison n'était qu'à deux milles
de Falcoll-Court: une grande maison très ancienne, ni Raie ni agréable, car M. Thurlow menait une vie fort retirée, et lcs vastes pièces
avaient habituellement un aspect glacial et désolé. Mais ce soir il n'y avait plus ni tristesse 11i
silencc : la maison flamboyait du haut en bas, et,
dès que HOllS cntrâmcs, nous fûmes entourées de
musiq ue, de voix joyeuses et de brillantes toilettes.
Je comptais bcaucoup m'amuscr ce soir-là. Depuis huit jours, Hildred m'clltrctenait éloquemment dcs plaisirs cl 'un bal; j'avais fait tous mcs
cfforts pour m'approprier unc part dc S011 enthottsiasme, et nOI1 salls succès . J'avais prodigicusement joui par avance du bal d'Oldshaw; je m'efforçais d'en jouir encore, car l'éclat dcs descriptions d'Hildred faisait un peu défaut à la réalité.
�MÈRE ET FILS
39
Je dal1~i
; mais, n'l'bnt ]>:1S bic11 robuste, je Ile
pou vais danser longtemps S,11S me reposer; ll'ailleurs, je n'avais pas assez l'amour de la danse
pour qu'un quadrille avec un danseur tout à fait
illcoll1llt ressemblât le moins du nlO1Hle à 1111 plaisir. Toutes les person11es qui étaient là ne me
connaissaient g-u0re qlte de vue, et je savais aussi
que mou e~;tl'ric
et mes l11anil'rcs L-bienl cm'ore
cl 'une eufant, 1\1011 dernier cbnseur 111 'abalHlolltla
sur une eauseuse; il n'y a \'ait pCrS01ltle pr0s ùe
moi, et je m'am usai à n:gar 1er danser les autres.
Quelqu'un dit sOUlbill, ch:rri01'c mou épaule:
- Vous êtes toute seule, Ellie?
Je crois que ecUe parole me fut plus clonce que
!a lllusic!ue que j'écoutais. Je me reiouruai,
Juyeuse,
arri'v é?
- Ah! Fral1klanù, quand êtc~-VOlS
11 sourit dc mon air ùe satisfactioll.
- 11 Y a dix miuutes, et je vous cherche depuis
cc moment-là; j'ai regardé toutes les petites personnes que j'ai aperç:ues, lIe sadlant pas au juste
quelle merveilleuse tr;ttJ;;fonuation avait pu opérer votre 110U \'elle toi lette.
- Est-ce ulle grande tralls[ormatiou?
- MoillS l"YTalltle qt~e
je 11e m'y attendais.
- J'a vais peur que vous 11e vinssicz pas.
Comme 11011S l-tions. parties sans vous, je craigl1:1is
que vous ne trou \'lez que cela ne valait pas la
peine de venir seuL
- Vous aviez tort. N'avez-vous pas dansé?
- Si, trois fois.
- Vous a\'Îez cle bOllS da11seurs?
- Je ne sais pas; je crois que oui.
- La t-l'jlolISe Il 'est pas trl's satisfaisante. Estee que VOtlS êtes contrariée de rester en ce moment à \'otre place?
- Non, ou m'a invitée et j'ai refusé; je sltis
fatig-nl'e. Je l1C suis pas obligée ù'accepter tout le
lllonde, dites-moi?
- Même qualld vous ne pouvez plus VOliS tenir
debout? Non, les oblig-:1tions mondaines ne sont
pas aussi strictes, j'espt':re. Qui est-cc qui vous a
donné J'id(·c ùe VOltS cou Hir la t(':te d'l,toiles?
- C'est du jasmin, Frankland. Cela ne vous
plaît pas?
- Si, beaucoup. Seulement, ne mettez pa:; une,
guirlande semblahle quand vous viendrez vous
asseoir à IDa fenêtre: vous me donl1eriez des distractions.
�40
MÈRE ET FILS
Je me mis à rire ' à la pensée de me voir, avcc
cette toilette, installée dans le paisible cabinet de
travail de Frankland. La pensée de cette chambTe
et de cette fenêtre me revint avec une tcndresse
singulière; je me dis qu'en ce même instant les
rayons de lune dessinaient dc vagues ombrcs de
fleurs et de feuillage sur ce banc où j'aimais tal1t
à m'asseoir.
La musique s'était interrompue, et un flot d'iuvités sortaient du salon; notls les suivîmes par curiosité et nous nous trouvâmes sur le seuil d'U1J2
pièce plus petite, qui m'ait été si promptement
remplie, qu'avec beaucoup d'autres, nous nc
pfimes y pénétrer. Mais le piano se fit eutcndre
presque aussitôt, et une voix, qui nous était familière, s'éleva, large ct magnifique: c'était Hildrell,
chantant cette cantate de Beethoven, si belle et si
passionnée: « Per Pieta. » Je ne pouvais la voir,
mais, salis quitter le bras de Franklaud, je m'appuyai à la porte, et j'écoutai. Je serais bien restée
là jusqu'à la fin de la nuit, car jamais Hildred
n'avait chanté ainsi dans lc salon paisible de
·Falcon-Court.
Quand elle acheva, il y eut un murmure, pnis
une clameur d'applandissemcnts, et la foule, en
s'écartant, me laissa une seconde entrevoir Hi!dred, debout, dans l'éclat de son triomphe, qni
animait son visage d'une flamme inaccoutumée.
Cc ne fut qu'une vision bicu courte; presque immédiatement, le flot mouvant sc rapprocha et je
cessai de l'apercevoir.
- Vous voilà, Espérance! Vous ne ponvez pas
entrer! Monsieur Graham, je suis contrariée dc
vous voir là.
C'était Alice Thnrlow, la seconde fille du maître
de la maison.
- Nous fcrons pent-être aussi bien de retourner
an salon, dit Frankland.
- l\Iais non; miss Ranc va ch:llltcr c1Icore.
C'est vraimellt de l'égoïsme de le lui demander;
mais lord Carstairs l'en a suppliée.
Frankland sc retourna.
- - Lord Carstairs! répéta-t-il d'ull accel1t trt:s
incisif. Aliee leva les yeux, et je m'aperçus
qu'elle rougissait. Pardollnez-moi; lord CUlstairs
est ici?
- Nous ne J'avons pas invité; c'cst mon père,
répliqua-t-elle vivCl11ent.
- 11 est près de miss Kane?
�'Ml!:RE ET FILS
- Ils ét.aient ensemble au piano. Monsieur Graham, ce n'est pas moi qui le lui ai présenté!
Fr-ankland inclina la tête.
- Je 11'ai rien faH, ce n'est pas ma faute,
répéta Alice.
- Je ne vous blâme pas. Espérance, pOU\'011Snous entrer, croyez-yous? Suivez-moi, je vais
vous frayer le passage.
- Laissez-moi Espérance; je la ferai el1trer.
Restez! me dit-elle tout bas; vous Yoyez qu'il n'a
pas besoin de vous.
J'obéis, et elle le suivit des yeux, tant qu'elle
put le voir; alors elle se t.ourna "ers moi, la physionomie troublée.
- Bon! le voilà fâché!
- Qu'est-ce que tout cela signifie?
- Je suppose que vous n'avez jamais entendu
parler de cette histoire, quoiqu'elle ait fait assez
de bruit dans le temps. J'étais bien jeune, moi
aussi, mais j'ai tout su.
Elle jeta de 1l0Lt\'cau un regard inquiet dans la
foule, pour y chercher Frankland, peut-être, ou
quelque autre personne; puis elle reyint à moi et
commença brusquement son explication, à demivoix:
-- Carstairs faisait beaucoup de folies autrefois,
et il y a eu une histoire malheureuse entre lui
et notre institutrice. On a dit qu'il s'était très
111al conduit à son égard: je ne sais jusqu'à quel
point c'était vrai ou s'il y avait de sa faute à elle;
mais les Graham, qni l'avaient recommandée à
papa, prirent S011 parti, et cela fit une grande querelle. Quoique lord Carstairs soit notre cousin, il
n'était jamais rentré dans notre maison depuis. Si
M. Graham doit prendre la chose comme ccla, je
voudrais que nous n'eussions pas songé à l'inviter.
Sa pflleur et son air préoccupé me frappèrent.
Elle était habitueJ1ement fraîche et gaie; mais
ce soü, en toilette de bal, elle me parut malade et
épuisée.
- Et cependant, reprit-elle, il semble étral1ge
que M. Graham trouve mal de revenir sur une
querelle de famille. Est-ce d'accord avec la charité de rester éternellement brouillés entre parents? Enfin, je ne suis pour rien dans sa réapparition ici. C'est mOIl père CJl1i l'a voulu, et qui
a tout fait. Je trOI\\'e I1n peu dur que M. Graham
fasse retomber le blâme sur moi.
�1-IÈRE ET FILS
Il a dit qu'il ne vous blâmait pa:;, Alice.
Oui, mais comment l'a-t-i1 (lit? Il 11e TIl 'avait
jamais regardée C0111111e il l'a fait tout à l'heure,
Tenez, j'aperçois mi~s
Kane qui vient de s<: rasseoir, ct il est près d'elle. Voulez-vous venu -lc-::;
retrouver avee moi?
Hildrec1 était assise au piano; le salon était
rempli d'une foule etnpressl-e; mais (leux personues se tenaient tout prl's d'elle: l'une, Frankland, et l'aulre, lord Carstairs, à ce que me dit
tout bas A lice. Il (-tait debout et placé de telle
sorte que je ne voyais pas son visage. Je l'entrevis seulement une seconde, parce qu'il se retourna,
à un mouvement C[LlÎ se fit derrière lui. C'était
Ulle figure hautaine, intelligente ct gardant les
traces d'une beauté singulil·re, mais creusée de
ligues profondes, USt-e, fatiguée. Cependant, lorsqu'on l';l\'ait vue une fois, il devenait impos~ble
tl~
l 'oablier. Frank land l'tait, lui aussi, voisin da
piano; il ne reganhit pas lord Carstairs, 111ais il
Ile quittait pas lIildred des veux. ExU·rieuremeut, il (-tait fort calme et tOl1j()l1rs gra\'e, C0111111C
à son ordinaire; la senle c1iff{reuce, c'est quc ses
li:vres c0111pri111('es donnaient il sa physionomie
ttne expression sc'-vère, signe certain de mécontentement chez lui, je le savais depuis bicn ùes
alllll·cs. (;uy ne se mOlltrait nulle part.
IIildreü chanta le morceau qui se trouvait devant elle sur le pnpitre. Ct·tait Adélaïde, de
Becthoven. Quand clle cut aC'hevé, lord Carstairs
!w pencha pour lui parler. Elle lui 1'I:'pondit en
riant; puis elle {otell(lit la main pour prendre ses
gants, et au même moment, Fmnkhnd s'approdm et lui offrit son bras. Ce nlOuvemcnt fut trop
prompt ct trop imp('ratif pour permcttre à personlle de le pr('ycnir. Ilil(hed reg-anb un il1Stallt
son cousin et ohtit. Il l'etnmena, lord Carstairs
s'tC'artant c1e\'ant e\1X, cl il se dirigea vers la
porte, à travers la fonle. Eu passant, ils 111 'aperçurent, IIihlred sourit et me lendit la main.
- Venez, ESjll'rance!
Mais je l'cC'\11a1.
- Contin\1ez, je VOliS suis tout à l'hel1t"e.
Elle m'avait saisie ct m'attirait à elle par \111
geste d 'impatic1JC'c; elle se pencha, je sentis
lOIl SO\1 [Ae chauel sur ma joue.
- Vellcz! j'ai besoin cie vous, mc dit-elle à
demi-voix, avec brusquerie, ct je [us obligl'e de
la suivre.
�MÈRE ET FILS
43
Le salon de 11lusique ouvrait. sur une courte galerie illuminée, t.erlUin~
elle-même par un l'troit
orridor, qu'éclairait faiblement une seule lampe.
NOliS étions presque au bout de la galerie, lorsqu 'Hildred demanda enfin:
- Où m'emmenez-vous comme cela?
- Dans un endroit où je pourrai vous parler.
Frankland entra dans le corridor, et nous fîmes
encore quelques pas en silence. Il n'y a\"ait perSOl1ne j à nous trois, nous remplissions ce petit
espace.
Eh bien? reprit-elle.
- IIildred! je vous prie el 'agir, ou plutôt de
vous abstenir, par amitié pour 111oi, sur un point:
de ne pas accepter les attentions de
e vous pri~
orel Carstans.
Elle l'écouta sans parler, sans exprimer la
IlJoilldre surprise, ni demander d'explication.
Alors elle répondit simplement;
- J'ai pour vous une grande estime, et j'ai uu
plus grand d~sir
encore de ne pas soulever une
querelle entre nous. Voulez-vous avoir l 'oblig-eance de me ramener dans la galerie, et de me
pa rIel' cl 'au tre chose?
- D'ici quelques minut.es. Je veux vous expliquer pourquoi je vous ai adressé cet.te prière.
- Epargnez-volis-en l'e1lnl1i. J'ai assez entendu
parler de lord Carstairs pour un soir.
Par qui (lonc?
- Qui voulez-vous qui prenne la peine de me
sermOllner? dit-elle avec un rire sec. Voyons,
Frankland, laissez-moi retourner là-bas!
Guy vous a parlé?
- Oui.
- Il vous a dit ee que nous savons de lord
Carstairs?
Il m'a raCOlt~
une histoire absurde, invraisemblabl , dont je He me crois pas oblig ée de
tenir compte.
- L'histoire n'cst ni absurde ni invraisemblable, IIil(]recl j c't'st un fuiL
A
A prl>s! Cela lie me regarde pas.
- IIildrecl!
- Frankland, vous êtes un pasteur, et comme
v~)Us
êtcs très vertueux vous-mêmc, jc le crois
slllcèrement, vous avez quelque droit. de VOliS
'meler des péchés d'autruI. Mais \"OyOI1S, ditesDloi franchement, vous imagitlcz-\"OUs que, chaque
!.
�44
MÈRE ET FILS
fois que je danserai, je ferai attparavaut une en
quête sur la moralité de mon ùanseur?
- Non, certainement.
- Alors, que signifie cette intervention?
- Voulez-vous rc:pondre ù'abord à ccci? Lorsqu'on vous dit que l'homme que vous devez
{pouser éprouve une aversion et une défiance, très
justilic:es, vous le savez, à l'endroit d'un étranger
qui vous est prL'senté, trouvez-vous que cc soit
une granùe exigence que de vous prier ùe ne pas
faire la connaissance de cet étranger?
- Je troU\'e, Frankland, que vous faites ùes
montagnes de \Taies tuu pi nières.
- Alors, si ce sont lies taupinières, réponùit-il
gaiement, ne discutez pas pour si peu, Ililùreù.
Elle sc retotlr1la brusquement de son côté, et
je vis UI1 éclair de colère dans ses yeux.
- Mais je ne cl'derai pas, car lorsque je discute, c'est pour le principe! Frankland, vous nc
Ierez pm; de moi une esclave. Je ne snis pas Anglaise; je ne rue lai:;:;erai pas tyranniser par vo:;
idées allglaü;es.
- Que voulez-vou:; dire par là?
- J'entellds faire ce qui me plaît, parler à qui
cela me cOllvient. Je l1e veux pas être surveillée,
gardée à vue, ni traitée avec défiallce.
- C'est-à-dire que YOUS voulez vivre à votrc
guise, et Guy à la sienne. Entre un mari et U11e
femme, cn Angleterre, heureusement cela ne sc
peut pas.
- Est-cc que je suis la femme de Guy?
- Vous êtes du 1l10ÎllS liée à lui de telle sorte
que tout ce 'In i le coucenle doit vous COllcen1Cr.
- C'est possible mille fois, mais cela n'est pas!
dit-elle ,n'cc violence.
Elle avait quitté son bras quelques instants auparavant. Sans me lâcher, elle 111 'entraîna rapitlemènt après elle, jusqu'au bout du passage, et
revint vers la galerie les dents serrc:es, le frollt
courbé, avec ulle expl~sio1
de 'colère ct de soufet s'appuya contre
il"auce. A la port,e, elle s ',arêt~
le mur; ses traIts se detellthrent; elle regarda
Frank land et reprit :
- A lions! je vous ai mis en colère et je tu 'y
suis mise aussi! Pourquoi u'aveZ-VOllS pas confiance en moi? Que voulez-vous que je veuille
faire? Tout si1l1plement danser une valse ou U1I
quallrille avec lord Carstairs. Je Ile puis m'cil
dispenser, maintenant qll'il m'a iuvit('e.
�MÈRE ET FILS
45
- NOl!, si VOl1S a,·e7. acccpté. Je Ile vous ai
parlé de cela que pour YOtts empêcher de bire
davallfag'e.
- Què)i donc?
- Le laisser s'empresser autour de vons et vous
suivre, comme il a d{jà C01l11l1CUt'l' tout à l'hcure.
- Il ne m'a pas d<:111andé la pennbsioll!
- Si "ous aVIez voulu, vous pouviez facilement
l'en e111 PL-C h cr.
Ses SOU1Tiis se frollcèrent de nouveau et e11e se
mordit les lè\Tcs; mais le lluage passa att bout
d'uu instant, et l'l101'i7.on redevint clair.
- Frankland, dit-elle tristemcnt, si vous me
sllryeillez, si vous me soupçonnez, vous n'obtienc1rez rien de bOll, ..
- Ma chère cousine, je ne vous soupçonne pas,
répliqua-t-il avec chalcur,
- Comme je vous l'ai dt'jà dit, je ne veux pas
de querelle entre nous, Vous m'inspire7. de la sympathie, et je veux que nous restions amis,
- Je ne permettrai jamais que nous cessions
d'être amis,
Ellc somit en le regardant, et spontanément lui
tendit la main.
- E!l bieu! dOllno11s .. nous U11e bOTllle poig'nt'e
de ma111, Franklalld. Ne l'oubliez pas, nous ne
~oml1es
pas mchl-s!
- Certai llelllent lion,
-- Mais allez-\"Ol1S-ell; nom; 11e discuterous pas
davantage. Je remonte avec EsptTallce.
- Et 111oi, je vais à la reeher -he de Gtty; que
lui elirai-je?
Leurs l'eg-arcls se croisèrent. Elle soutint le sien,
les 1t:\TCS SelTl-C:s; mais pen à peu, ell devinant
ulle dl·tente dmls sa ply~ion1
ie, ses yeux sc
remplirent de gaieté. En1Ïn, elle et lui cédèrent
en 111 L-111 e Lem ps.
- Dites-lui qu'il n'a qu'à veuir dU11ser avec
moi!
Fral1kland le promit et partit en riant.
Uildred le regarcla s'floigner; alors elle se pencha pour m'emhrasser dans l'ohsctlrité.
- Pauvre petite l comme vous ('coutez patiemment 110S clisputes! Savez-vous pourquoi Je vous
ai amenre ici tout à l'heure? .. ParC'e que Je deviuais ce que Frankland voulait me dire, et que je
savais, en gardant cette hOllne petite main dans
la mienne, que sa douC'e ('hein te apaiserait le
démo11 qui est en moi, ct c'l'tait vrai. Espérance,
�MÈRE ET FILS
VOlIS n'êtes qu'une enfant; et pourtant, si sages
et si forts qli'ils s'imagincnt êtrc, vous pouvez
plus SUT moi que Frankland ou Guy. Il y a d'antres forces eu cc monde quc la force matérielle.
Maintcnant, montcz avec moi et tâchez de me
trouver un peu d'cau de layalltlc chez Alice.
Mais je nc la suivis pas, je li!- Tetins au contraire.
- Hildred, vous ferez ce qu'ils vous ont demandé?
Elle ne répondit pas d'abord, et guand elle le
fit, ses paroles n'étaient pas ulle reponse; mais
elles furent dites de son acccnt le plus tendre et
le plus doux, car peut-être ma figure attristée la
toucha.
- C'est votre pre11lier bal, et je vous l'ai gâté.
Oh! ma petite Espt"rancc! je ne croyais pas que
je pouvais être aus~i
mauvaise!
Elle me serrait toujou I"S les mains; il Y eut un
moment de pause, un moment de lutte sans doute,
et enfi Il :
- Puis-je raccommoder les choses? Si je vous
fais cette promesse, retrouverez-vous \"os son rires ?
Eh bicn! alors ... je promets... Espt"rance! Embrassez-moi, et qu'il n'en soit plus question. Oh!
quels enfants nous sommcs!
Elle courut avec moi au premier étage et se
baigna le front et les yeux. Qua11<1 elle redcsccndit, Guy fut la première personllC qu nous rCI1contrflmcs à la porte. Il 1'attcndait, très inquiet,
très humble, ct un pcu consolé.
- Voulez-vous acccpter mon bras, et entrer
avcc 111oi? clemancla-t-il vivel11 nt.
Oui, je suppose, lui r('pliqua-t-elle avec inc1ifTérenee j mais elle entra, appuyée à sou bras.
IIildred tint sa promesse. Comme si cet orage
eOt dégagé le ciel, tout maintenant semblait plus
brillant et plus gai autour de nous. Ilildrcd et lord
Carstairs s'approchèrent à peine l'un de l'autre,
excepté pcndant la comte dur('c d'unc valse. Elle
acccpta d'autres invitations et d'autres hommages; elle fut afTeetucuse pour euy, dansa plusieurs
fois ayec lui, ct, en lui parlant, en la C01ltcmplant,
la physionom ie de ce dcruier reprit son exprcssion de bonheur.
Cette joie nous gagna tous à mesure que la
soirée s'avançait. Je nc me sentais plus isolée; la
première impression de froid ct d'étrangeté s'(>tait
dic;sipée, et de loin ou de pr~s
j'aperceyais tou-
�MÈRE ET FILS
47
jours un visage COl1IlU, qui me semblait ulle .PiOtection. Je me selltnis le cœur ll-g-er à celte idée.
Tout cl 'ailleurs ('bit si brillant dans cette f(\te;
la mu~iqe,
l'abondance des fleurs, des lumières,
des robes flottantcs; je commençais à examine!:
tou{ cela avec un plaisir sing-Illi r mêlé de surexcitation, et ma propre perSOLJne, dans ma toilette
blanche, me causait un agr{ahle étonnement.
D'ailleurs, j'Hais heureuse prl's de Frmlldal1d,
là oh il lui plaisait de me conduire, heureuse de
SOI1 inccssante sollicitude pour moi! 11 cOll11aissait
pres([1te toutes les personnes pr(:sentes; mais depuis 1110n enfance, partont où j'a\'ais ét(·, il m'a"ait. toujours prise sous sa prote('lion sp(cinle, et
cc soir il . lle me l1l'gligea pas davanlage qu'à l 'ordi1laire. Chnque fois que J'avais besoin de lui, je
l~
rdrouyais près de moi; dès que j'étais ratig'n(e de danser, 11 arri\'ait ct se chargeait de moi.
Certes, je ne me sentais pIns isol('e; au lien <le
la solitude ct de la froidenr, une aITectiou ill!.in;c
et chande m'entourait de ses SOil1S.
- Mais \'ous laissez cl 'autrcs perS011lleS pour
\'0115 occuper de 111oi, lui dis-je enfin, Je puis bien
l'ester seule lln i1lstant.
- El Cie, c'est pour vous gue je suis venu à ce
bal, pour vous voir et pour être près de vous. Si
vous me rCll\'oye7., je retournerai à la 111nison.
Il dit cela 1l0it~
en plai!'antant, 1l10iti(· st'rieuse111ent; ct, avec ul1e joie \'i \'e, je Ille levai et posai la main sur son bras.
- Je lle snyuis pas que vons étie7. venu ici pour
1110i. Merci, Franklan<l!
(
- Et "ous C01lsentez à s11pporter quelqnc
temps encore ma pr{oscllce? me dit-il en souriant.
Merci, ma petite El fie !
L'accent et le souril'e entrèrent tous ùeux dans
1110n c(ellr. lis y re111Ul'rent un vienx souvenir, la
llc118('e du passé, de cette {-poclue 10intai1le, olt
Frankland s'Cotait emparé de 11101 à un titre quelconque, mais avait fait de 1110i dcpuis lors sa
propri(·té, « l'enfant de Frallk1a1ld. » Je n'Hais
plus une enfant, et parfois l'iMe qu'il se l'imag-ifdnait toujours 111'attristait un peu; mais ce soirlà, ce vieux 110111 me suffi!'ait; Je pOll\'ais trouver
assc7. de i('llclresse ct de joie ùans le lien d'enfance
qui l111is5nit ma vie à la sie1111e.
NO'lS (.ti0115 1 (l1rellX, ct j'esp('rais que la soirée
s'nchl'\'crait sans autre l111Uge. 11 y e11 eut U11 c~
pendant, quoicJlle ll':rer, ct cc ful la fauie de Guy.
-.
�MÈRE ET FILS
Il anlÏt été décidé cf'ayallce quc je couch erais à
Oldshaw, et que le lendcmain jc scrais uuc (lcs
demoiselles d'honneur au mariage tle Kate Thnrlow. Lc rcste dc ma famille dcyait. retourncr à
Falcon-Court. Mais pendant Ic bal une modification se produisit dans cet arrangcment. Une des
antres Jeunes tilles s'étant trouvée souffrante,
Kate pria lIilc1reù de prendre sa place. Cette propositiou fut faite assel. tard dans la soirée, et ac.c eptée par IIildrcd, sans que Guy en eût comlaissance. Quaud il vint, une heure après, la prt'yenir que la voiturc était prête, elle lui tendit la
main en riant ct en lui disant bonsoir.
- Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-il.
- Je rcste pour le mariagE:. Nous rcYic1ltlrOllS
demain, Espérance et moi.
Sa figure trahit nn vif désappointement.
- VOliS ne m'aviez rien dit de cela?
- Il n'y a que quclques instants quc je le sais
moi-même. Ne faites pas attendre votre 11l0re,
C;uy. Bonsoir!
Il aurait clfi ayoir confiance en elle et paltir;
cela eftt mieux \'alu pour t.ous deux; au lien d'agir
aiusi, il s'écria ù'nn ton presque impéricux :
- Hildred! YOUS viendrez avec 110us!
Iudifférellte à l'émotion qui montait en Ini, elle
baltit le parquet du pied avec impatience.
- Je rC\'ienùrai demain.
Il attcll(lit quelques instants encore; mais elle
lui t.ourna le dos et se mit à jouer trallljui11ement
aycc des flcurs qui remplissaient Ull vase ùe
crist.al.
(;uy s'en alla sallS ajouter un seul mot. Je vis
fia figure altérl'e, lorsqu'il passa devalJt moi; lIildred ne tourna ml'me pas les ycux vers lui.
Elle était. toujours dcbout. à la même place,
quand loro Carstairs s'approcha cl 'elle; ct ils cansèrent. pcndant cinq minutes, dans le saloll qui se
Msemplissait. rapidement.. J 'cntendis les dernicrs
mot.s qu'il lui adressa:
- Je vous reverrai demain.
Ellc ne rt'pondit que par I1ne iuclinatioll (1('
tete; mais unc rougeur fOllCt ' mout.a lent.emcnt
à ses joues.
Ce n'ét.ait pas la rougenr de la surprise lli celle
cl 'un plaisir imprt'vll, ("Nait la confusion de la
faute. Hélas! j'avais beau l'aimer, êt.re fi0re cl 'elle,
il y avait des moment.s où je scntais qu'Hilùr cl
n'fiait pas absolumcnt franche .
�MÈRE ET FILS
vrr
J'étais très fatiguée el je ne i.anlai pas à m'endormir; mais mon repos fnt interrompu. Souùain,
sans comprendre pourquoi, j'ouvris les yeu;;: à
l'aurore grise et froide qui se glissait par unt
tIcs fenêtres; par l'autre, j'aperçus U11e luem
flamboyante et rougefitre. Ce n'était ni le soleil
matinal 11i aucune clarté du ciel; quoique pfllil
par lc jour naissant, cette lueur ayait le terrible
éclat de l'incendie. Je partageais ma chambre a\'cc
lIildred. Me levant prééipitamment, je counl~
lever les jalousies; la réalité m'apparut aussitôt:
le château était en feu.
::\'otre chambre se trouvait sitnée dans l'aile (lu
nord; c'était le centre qui brCtlait: je comptai
rapidemcnt les fenêtres rougies par les flammes,
pnis je me précipitai pour éyeiller Hildred.
- Vite! vite! la maison brflle!
En un clin d'œil, elle fu t debout.
- Les antres le savent-ils?
- Je ne crois pas.
- J1 faut les appeler. Jetez quelque chose su'
vous. Venez!
Nous ne perdîmes pas \111 1110metlt; il n'y aYait
en elle ni faiblesse ni ht'sitatio11. Bientôt 1l0U~
Hlmes sur le palier, une mer de feu mugissait au·
dessous de nous.
- Vite, Espérance! Frappez à toutes le!" portes.
Nous nous hâtâmes, ébranlant les portes de no~
appels terrifiés; une voix plus forte ne tarda pa~
à se joindre aUx nôtres; sans que nous \:missiom
savoir d'où il partait ni qui l'avait pousse, un cri,
plusieurs fois répHé, rt'S011na, plein d'horreUr et
cl'angoisse, clans tonte la maison, tirant les derniers dormeurs de leur sommeil. En deux minutes,
tout le monrle fut éveillé.
Nous regagnâmes alors notre chnmhre, poUT
nous vêtir le plus rapidement possihle; nou:
avions saisi dans un corridor de~
manteaux que
~ou
jetâmes sur nous.
- L'escalier de service! avaient crié quel('~
,"oix, ct, suivant cette direction, nous courfimeh,
sans nous séparer toutefois, dans la confusion el
1~
torreuT folle qui régnaient déjà autour de nou!'.
- Arrière! la porte est fermée!
�5°
MÈRE ET FILS
Comme 110US nous pr('cipitiolls, ('rtte e.·clam
~
tioll retentit en avant de l1()U~.
- l'ious reste1'011S ensemble, 111e dit Il i1 (lrec1.
Kous gagnnl11CS un dcs paliers supt·rieurs du
grand escalier; elle m'entoura (le ses bras, ct nous
aUell<1Îmes .
. - J>ien vous protège, petite Espérancc! murmura-t-elle une seule rois.
Flle lueu r fau ye montait ver~
110US, Ilons mOI1tt ant mutuellemellt 1105 visages. A tHlessous,
e't·tait ulle scène affreuse de cl{~epoir
ct cl '(pOli
,'ante, au milieu ùe laquelle nous n~stiol
étlallg~l1en
calmes,
La foule se prcssa et sc jeta Cil avant : la
porte a \'ait cl'clé, dcs bouIT l'cs cl 'a i r pur et vivifiant vinrent rafrakhir 110S poumons clcss('chés;
mais ceUe brise, malgr(· sa fraîcheur bielJfais:\n1.e,
n'{tait pas C11 110tre fa\·cur. Le yrut saisit les
lui; elles 1l101ltl'rcl1t
flammes ct les poussa (h~yanè
<1e plus en pIns, 1('ch'111t la rampc <le lcurs lal1g'l1es
farouches. NOI1S Ile pouvions lions frayer un 'chemin cle "h'e fOlce à trn\'crs la mas~e
eO'ar('e que
110115 avions cle\'al1t nous, QuatHl notre tonr arriva,
il y avait un ddeau de flammes mouvantes entre
110ns cl la porte.
Kous n'ayio115 pas atteint ceUe porte ct nous
lotions ellcore à moitié dl' l'('sc:\lier, lorsque son(lain lc~
geu~
CJui nous pr('cl'llaiellt furent rcfoul('s
Cil aniC:·l'r. Au lieu cIe fnir, quclqu'lIn clltmit; IIl1e
\'oix illlPl·rieuse prononça quel~
mot~,
et un
homllle monta l'escalier en COUr:11tt. C 'Nait lord
l'arslairs qni 11011S nperçul ct s'arrêta aussitôt.
- (~r:1nd
Di '\1! \,OI1S 0tes ici!
Repoussant les dernil'rcs perSOlll1CS qui s'opposaient à S011 passage, il arriva rl'~
d'Il i1clred.
(,rallam et moi! P01l\'ons- Oui, E~pérance
10l~
passer?
- Venet, yite, alors!
Sans ajouter Ul1 111ot, S011 bras vigonrctl ' ltO1~
fil place; il nous amcna au pied de l'esc:11i er, et
lZl, s'('Cartant, il dl'ploya 1111 brg-e mantcau qu'il
avait sur les épallles, ct pel1clant tlne seconde il
cn fit lIne muraille entre b flamme ct nOlis.
- l'assez vile! cria-t-i1, ct nOI1S nous t'bnçâmes
a~t
dchors. Il tm.nbe des débris enilamllll's; lle reste7. pas là.
Tl marchait rapidement, ct nou~
le suivions. Il
n0l15 conduisit à la pelollsc, de\'al1t la l1lniSOll, où
tous crll.." qui s'étaient échappés étaient déjà réu-
�MÈRE ET FILS
11is. Ils étaient maintenant immobiles, consternés,
regardant l'incenùie, se demanùant si on ne pouvait
rien faire contre cet élément dcstructeur. Les deux
fiancés étaient ensemble; Alice près de son père,
étroitement serrés l'un contre l'autre, silencieux
et terrifiés, le vieillard reganlaJJt d'un air presque
':garé l'anéantissement de sa demeure.
Il y avait là un groupe d'environ trente persounes, car la maison était pleille cl 'invités yenus
pour le mariage, et cependant llul, parmi eux,
n'avait su prendre jusqu'ici la directlOn des secours. Mais à présent ils avaient trouvé leU!' chef.
Avec sa prompte énergie, lord Carstairs se jeta
an milieu d'eux.
- Tout le monde est-il sauvé? fut sa première
question.
Tous les yeux se tournèrent " ers lui; vingt
voix lui répondirent au h~san1.
Il ne s'occupa pas
de les écout.er.
- Banlcll, cria-t-il au maître d'hôtel, comptez
les domestiques! Alice ...
Soudain, il y eut un cri d'angoisse, un cri perçant de femme.
- Personne ne l'a vue! Anne Ross n'est pas
là!
Au milieu du bourdonnement d'exclamations
terrifiées gui s'éleva aussitôt, une voix claire et
ferme domina tout le reste.
- Où couchait-elle?
- Ait dernier étage, mylord, la seconde fenêtre
après la tour.
11 prit une pierre et la lança contre la fellCtre;
le carreau se brisa.
- C'est inutile, mylord, elle est sourde; Ull
coup de canon ne l'éveillerait pas.
- Allez. chercher une échelle; si elles sont trop
courtes, attachez-en deux ensemble.
Une minut.e après, il disparaissait clans la direction du grand escalier; mais cette voie était dcVCU\l9 impraticable, car il ne tarda pas à rcparaîttré au milieu de nous, repolissant les maladroits qui travaillaient à lier les rchelles.
- Vous n'avez pas d'autre corde? Celle-ci est
pourrie.
- Je ne sais pas, mylord, peut-être. .. aux
étables ...
- Allez au diable! Tenez bien! attention! traînez cela doucel11ent! Celle-là sufftra.
Ils élevèrent l'échelle, l'appliquant. au 11Iur ùe
�52
11ÈRE ET FILS
lel1e façon que les flammes pa~sielt
au l'!"avers;
pourtant, mËme ai1~,
il lui m:l1Hluuit quelqucs
picd~
pOUf attcllHlre cette haute felll-tre. Il y eut
Ul! murmure d'efiroi, auquel lord Carslairs imposa
silencc.
- Cela sufiira! Reculez-vous!
Pas une voix 11e s'~leva,
pas même U11 souffle,
quand 011 le "it s'(·lancer .
.Kous le reganlflmes mOllter, mou ter toujours,
pre~ql1
au dernier échelon. Jusque-là, 1I0t~
l'aVi01l5 contemplé muets et pl'triJi('s; muis sOlHlain
lIll cri gén('ra1, une exclamation de terreur t'Clata
clans ce silence. Ce 11 '{lait pas qu'il eût gagm:' la
fenl-tre ... la conIe pourrie avait c(ll{! I.e~
deux
l'chelles tomb':rent à terre, en s'y bri,;ant. Par un
11I011\"(!111ent prompt il avait ~ai
d'U11 bras l'l·troite
halustrade, el il lious apparut suspendu daus le
ville!
Je le "is, et je le CntS perdu. Ce fut Ull mOlllent
terrible! Pre~ql1
al1~itô,
d'Ull (-lal1 vigoureux,
il atteignit le bonl, y appuya solÏl1l'ment SOl!
genou, et bondit dans la chambre, suivi lIe nos
acclamations. Des mains s'Cl1pre~SLnt
de relevcr
les (-chelles; 011 s'l'lait prm'url' une nO\1\"(:]]e conie
ct on les attacha plus ~olidemt.
Mais ql1:111tl
elles fnrCl1t replacl'es, lord Car~tis
avait disparu. 1';11 mi Il ils atte11dircnt, ils l'appelèrent; il
11e répondit pas.
lIildn'd et moi, nous (-tions à l'l>cart, côte à
côte; je m'appuyais contre un bal1c, car je 111e ~cn
tai~
prl's de 111 'évanouir; l'Ill' re~tai
dchout, sans
O(chir, blalll'hc, n1l1 dtc , im111obile, les 1':\TCS blêmes ct serr(·(:s. Lcs {motions suce~i\'
partag-('es par tous n'avaient pas semhlé la toucher;
l'e .·prcs:iOll fixc ct il1tellsc de ~cs
traits l'tait resH·c im1l1uable C0111l11e s'ils avaient H(· tail'~
dan"
le marbre; elle n'a\'a it parti resscntir allCll1lC (le
nos altcrtlati\'es poignantes de joie ct de l'1":1il1te.
Mais en \11: in~ta
je vi~
son vbag-e se tral1~fi
gurer; mpHle C0111mc la f1:11ll111 , Ull ardent Cllthousiasmc l'el1vahit; ct, uue minule :1prl'~,
j'ellt('llllais un 1111l11ense hurrah de tri0111phe. l\1:i~
sa
joic 111 'avait dit la premièr que lord Carstain;
était S:1in ct sauf.
Il (·tait s:1uf, et il avait sauvé Anl1e Ross! Il
rcvint par la voie que nous avions )lri~c
a\,('c lui,
la rnpporl:1nt clans ses bras. Quand on le vit, je
le répètc, tous éclatèrent cn acclamations hrnyall-
�MÈRE ET FILS
53
tes, qui résonnèrent par-dessus le tumulte de
l'inccndie.
Unc demi-heure après, nous n'étions plus
seules; quelqu'un nous avait rejoilltcs, cc n'était
pas lord Carstairs. Pauvre Guy! Ces mains qu'il
baisait et serrait avec une tendresse passionlll-e
se seraient peut-être soumises plus docilement à
ses caresses. Il alTi vait, pâle comme ulle femme,
d'illqui(-tude ct d'agitation, et malheureusement
cc qui s'était passé sous les yeux d'Hildre<l penùant ces derllières heures ne J'avait pas rendue
plus indulgente pom la moindre faiblesse. Elle lui
arracha ses mains et fit un pas cn arrière.
- On tâche de sauver quelque chose du mobilier; ne pOIl\'ez-vous aider un peu? demanda-t-elle
brusq ue11len t.
'- Oui, tout à l'heure; mais n'avez-vous pas
besoin de moi?
Leurs yeux se rencontrèrent. Oh! I-lilclred!
quelle honteuse injustice que vOlre regard <le mépris et l'accent cruel qui lui fit mou ter le sang
aux joues!
- Nous 11'aV011S nullement besoin de vous.
Il se rapprocha d'clic.
- Hildrec1! il y a deux milles d'ici FalconCourt; pouvais-je arriver plus tôt?
- Je n'avais pas besoin de YOl1S plus tôt.
EIIe frappa du pied en ajoutant :
- Ne pouvez-vous choisir un autre moment
pour vous quereller avec 1I10i? Allez les aider;
reg-anlcz Frallk land; 11 'êtes-vous capable <.le rien?
Elle l'avait pi4Ué au vif, ce qu'elle voulait, jc
suppose, car il la qllitta sans un mot <.le plus,
Apr~s
cela, je l'aperçus uue douzaine de fois au
premier rang, mOI1 bon et brave Guy! travaillant
à sauver du feu cc qu'il était possible de sam'er.
Pendant l'heure suivante, personne, pas même
lord Carstairs, n'ell fit autant <]ue lui.
Dal~s
sa grandeur farouche et lugubre, c'était
une seèlle comme je n'en avais jamais vu <.le pareille. Le lever du soleil rougissait le ciel; à
l'orient, l'horizon Hai t bordé d'une bande pourpre; mais l'l-clat de ce soleil pâlissait dc\'ant le
foyer lumineux qui envoyait S011 reflet aux
nuages, sinistre iIluminatioll du paysage d'automl1e, ltteul" rouge sur les champs dort'S, qui ressemblait aux trat'Cs d'un carnage; les flammes
bondissaient comme si elles étaient "ivnntes, de
fcnêtre en fenêtre, de plafond en plafond. jail-
�IIIERE ET FILS
li~sant
de la fournaise. A vaut que nous cussions quitté la place, le toit s'écroula avcc Ull
bruit de toullcrrc répercuté par les collines, et répandant daus l'air les étincclles et les éclats enII:1111111l'S, l'oc':an de feu lança ses vagues presque
jusqu'au ciel rougi.
Alors ce fut à peu près fini. 11 n'y avait qu'uue
seule pompe dans un rayon de six lJ1illes; avatlt
qu'elle arri vi\t prêtcr SOIl secours, toute la grande
maison, à l'exception d'une des ailes, dont le vent
'avait écarté les flammes, n'était plus qu'une ruine
noircie.
Nous restâmes sur la pelouse jusqu'à ce que le
soleil eCit tout son éclat. Lorsqu'il n\y eut plus
rien à faire et que ceux qui pouvaient partir se
furent déjà éloi~ns,
nous lIOUS divisâmes en deux
bandes: la famille Thurlow, y compris le fiancé
<le Kate, - car M. Thurlow était trop faible et
trop âgé pour que sa présence fCit d'aucune utilité, - lI0US accompagna à Falcon-Court, avec
toutes les dames qui se trouvaient parmi les invités; les hommes furcnt lo~és,
trois ou quatre au
pavillon de chasse dc lord Carstairs, et les derlliers chez cl 'autres voisins. Le mariage de Kate
fut remis au jour sui \·ant.
Il était neuf heures quand nous nous éloi~nâ
mes cie la maison incendiée. Les flammes n'étaient
pas encore éteintes; elles montaient, pâles et capricieuses, dcs murs noircis, sc mêlant d'une façon
étrange à l'éclat de cctte belle matinée de septcm bre; mais la grandeur de ce spectacle était
pass('c, il n'cn restait que la tristesse et la désolation. Pendant que nos chcvaux gravissaient lentcment la colline, je contcmplai cette vision
sombrc, avec un pressentimcnt lugubre qu'il me
fut impossible dc secoucr. Du commenccmcnt à
la fin, le tableau de cette matinée, dcpuis le moment de la plus grandc violellcc des flammes jusqu'à celui où elles S'l'teignirent lentcment au
milieu de la dévastation accomplie, vit encorc
llans ma mémoire avcc la neUctl: du premicr jour.
VIII
Nous trouvâmes Mrs. Graham à la porte de
Falcon-Court, où nous fCimes promptement tons
pourvus d'un abri et de vêtcments. Cette matinée
sc pnssa dans une surexcitation singulière; nos
�MÈRE ET FILS
j'ôtes rempli~s:\t
la maison d'un désordre et
d'ull bruit i11accolltUt1lt-S, chacuu empressé à raconter l'illce1ll1ie ct à sc faire le ht:-l"Os ou l'hér0ïjle de leur histoire. La politesse calme de ma
tante dut ce jour-là être poussée aux dernières
limites de sa patience. Heurcuscment l'épreuye
ne fut pas longue. Dans les circonstances actnelles, le mariage de Kate devait forcément se
cl'll'brer de la faç:>n la plus silllple, ct les in\'it(,s,
ayant perdu les toilettes pr('par('es pour cette
occasiou, jugl'rellt bientôt que ce qu'ils avaient
{1e mieux à faire était de regagner lcurs dcmeures
lespec1.ives. En cons('queuce, une {ois reposl's et
l:yuipés du micux: que 110llS pûmes, ils partircnt,
et à 1a fin de l'après-midi, la maison était vide;
~IOUS
ne ganliolls que le marié et la mariée ùu
lendemain, Alice et S011 père.
Nous passâmes dans l'inaction tout le reste dc
la journée; nous avions besoin de repos, car 110115
étions tous ('puisés, ct qtlelques-ulls d'entre nous
ressentaient m0111e autre chose que de la fatig-ne.
1\1. Thurlow était fortement ébra11l(" Alice ('prouvait U11 malaise qui me semblait dl'passer les
effets de la secousse Olt de 1.1 ]leur. Elle (·tait fiévreuse, rouge, agit('e, les mains alternativemcllt
br~lantes
et glacées, les yeux brillant d'ul1 éclat
qlll Il '('tait pas naturel. Nous nous efforçâmes de
l'oblig-er à se rcposer, mais elle ne voulut pas sc
concher; elle était visible1l1ent malade; cepelHlant
elle fut tout le jour d'une animation singulit·rc.
Nos hôtes partis, chacun se retira clans .la chambre i seule, Alice ne voulut pas imiter L;.l autres;
elle semblait attendre quelque chose et j ~fusa
de
quitter le salon, ou même d'y resler tranquille;
mais elle continua, avee une agitatiort ~roisat1e,
à lourner autour des tables, à feuilleter les livres,
à regarder par les fenêtres, à frappcr les touche~
dll piano, tout 'cela sans cesser de parler. ] 'étais
si fatigl1t'e que je ne pouvais la suivre; le seul
efTort qui me fût possihle était de rester assise,
mon ouvrage da'ns les mains, et de l'l'couter. Elle
s'arrêta enfin derrière moi ct s'appuya au dossier
de mon fauleuil.
- Je voudrais avoir toujours vécu ici avec
vous.
- Pourquoi, Alice?
11 Y a tant de vie 1Cl; tout e!t si gai ct si
!\f\'réable! Vous avez de l'affection pOllr vos cou5111S, Espérance?
�MERE ET FILS
- De l'affection? Oh! oui!
Cette intero~a.
me fit sourire. Un pas résOllna dans le \'estibule.
- C'est M. Graham! s'écria Alice.
Elle s'avança vivement à sa rencontre; ses yeux,
déjà si brillants, de\'Ïnrent plus brillants encore.
li arriva en face d'elle, et un sourire entr'ouvrit
les lèvres d'Alice.
- J'oblige Espérance à perdre S011 temp: ; mais
il ne faut pas me gronder.
- Une persolllle de plus ou de moins importe
peu, dit-il en riant; vous occupez; aujounl'hui
tous les habitants de Forth-Regis.
-- Ils vont à OIc1shaw?
- Plus de la moitié du village y est Mjà. POtU"
quoi ne pas ,"ous reposer, miss Thurlow?
- C'est ce que me dIsait Espérance. :Mais à
quoi bon? Je serais incapable de dormir; il me
semble que je n'en aurai plus jamais envie.
- Vous êtes malade, fit-il d'un ton grave.
Elle rit nerveusement.
- Je n'ai rien, qu'un rhume; \'oilà un mois
qu'il dure.
- Et vous avez passé la moitié de la lIuit sur
la pelouse, à demi babillée, des pantoufles aux
pieds et une écharpe de dentelle sur les ~ > paules!
- J'avais en effet des pantoufles, et elles ont
été transpercées d'humidité; mais ce n'était pas
ma faute, ct Espérance m'a donné 1 s sie1111es.
Monsieur Graham, je vous fais perdre votre
temps?
- Oui, j'ai bien peul' que cette responsabilité
ne pèse sur vos épaules.
- Et votre paroisse se passera ùe '"ous aujourd'hui? VOtts dînez avec nous?
- Je le présume.
Elle le regarda avec un sourire (>tillcelanL J'ai
dit llu'Alice était jolie; ce jour-là, avec cette mugeur aux joues et cette lumière dans les yeux,
elle était presque belle. Je crois que Frallklanc1 e11
fut frappé, car il sourit, lui au~si,
d'un sourire
qui lui venait souvent sur les lèvres, quand il se
sentait satisfait.
Il dîna avec nous, el Alice fut heureuse pendant ce temps-là; mais, ajoutée aux efforts de la
longue journée, cette dernière heure usa le peu de
forces qui lui restaient. Quand nous rentrâl1les
dans le salon, elle dit en frissonnant qu'il faisait
froid, et sc blottit à genoux au coin ùu feu. Le
�MÈRE ET FILS
57
!lasard voulut que quelques moments se passassent sans qu'on lui parlât; alors, Frankland lui
ayant a(b"essé la parole, elle ne répondit pas.
J'étais près d'elle, je l'appelai et lui touchai
l'épaule. A ce contact, elle fit un mouvement et
leva lentement les yeux. Une pâleur étrange, un
air hagard s'étaient répandus sur S01l yisage.
- Votre main ... Espérance, tenez-moi! murmura-t-ene précipitamment.
Je jetai mes bras autour d'elle, mais d'autres
s'élancèrent et des bras plus robustes que les
miens la reçurent au moment où elle s'éYanouissait. Nous la fîmes revenir à elle; elle était eucore si faible que Guy la porta à sa chambre où
nous la mîmes au lit.
- Je serai bien demain matin; je suis seule1~elt
.fatigu~e,
répétait-elle; je serai bien quand
J aural dormI. ..
~
Restez avec elle, Espérauce, me dit ma tante.
Je plaçai la lampe de façon que la lumière
en f1lt cachée, et je m'assis près du lit. Elle était
déjà à moitié endormie, malS toujours gémissallt
et s'agitant. Cette agitation dura quelque temps,
puis se calma. Je m'assis près du feu, et tombai
clans u.ne longue méditab?u; pas un br~lÎt
ne
troublaIt le silence. DepUIS quelques mmutes,
j'avais presque oublié ma malade, quand mOll attel~ion
fut rappelée par un cri aig~t.
Je tressaillis:
Abce s'était soulevée sur sou ht, étendant les
bras.
- C'est M. Graham 1 c'est Frankland! criat-ene.
J'allai près d'elle et Dl 'efforçai de la maintenir.
Ses yeux dilatés par la terreur se tournèrent vers
moi sans me reconnaître; elle t.remblait et frissonuait de la tête aux pieds.
- Recouchez-vous, Alice, vous avez rêvé.
Elle me laissa la replacer sur son oreiller; mais
quand je voulus m'éloigner d'elle, elle saisit ma
l11ain et la retint fortement. Au bout de quelques
minutes, elle tourna la tête de 11I0n côté.
- Oui, je rêvais ... c'est l'inccndie! Qu'est-cc
que j'ai dit, Espérance?
- Une exclamation ... rien du tout.
Je retirai ma main de son étreinte déjà desserrée; elle ferma les yeux, et je retournai ft ma
place. Mais désormais il m'était impossible cl 'oublicr la présence d'Alice. Ce cri et cett.e exclamatiOll passiollnée retentissaient ellcore à mes oreil-
�MÈRE ET FILS
les. Je cachai mon visage dans mes mains et je
pensai à elle.
Lorsqu'clic fut tout à fait endonuie, je m'approchai du 1it et je la regardai. La couleur était
revenue à ses. joues, sur lc~ques
(~Csclù.aint
les franges nOires et soyeuses de ses clis aba1sses.
Elle avait plusieurs alllll'es de plus que moi;
mais ce soir-là, ÙallS S011 SOlllmeil tranquille, avcc
ses cheveux en d('sordre et ses lèvres entr'ouvertes, elle pamissait presque uue cnrant. Pauvre
Alice 1 Je me penchai sur elle, pous~e
par un
brusque mouvement de compassion, et je l'embrassai daus son sommeil.
Quelqu'un venait dans le conidor, lorsque j'ouvris la porte de la chambre. Je ret.'onnns S011 pas:
c'était Frankland. 11 me cherc11alt, et nous nous
rencontrâmes au sommet de l'e~cair.
- Où étiez-vou~,
Espérans:e? J'ai cru que je retournerais cher moi sans VOLIS voir.
- Partez-vous si tôt? 11 est à llcine neuf heures.
- - Eu effet; mais j'ai du travail pour ce soir.
- Ce soir 1 A près cette p~nible
journ(-e 1
- Pauvre petite, la journc!e a donc été bien
pénible?
- Nous sommes tous fatigués, Frankland. Je
voudrais que vous n'eussiez Ticn à faire ce soir.
- l..a pensl'C de votre sympathie me consolera.
- Est-ce vrai, Frankland?
- Ellie, pourquoi a"cz-vous ces grands yeux
mélancoliques? Votre image va me poursuivre
comme Ull fantôme, si vous me regardez ainsi.
- Je n'ai llUlle intention de \OUS poursuivre,
et je ne m~
doutais pas que j'eusse l'air mélan...cohque.
- Croyez-vous que votre image ue m'apparaisse
jamais, Elfie? dit-il d'un aCl'Cnt pl LIS sérieux.
Croyez-vous que je u'aie jamais la vision d'uue
pêtite crloature assise à ma fenêtre dan:4 lm rayon
de soleil? Parrois même so11 ombre 8 'étend sur la
feuille où j'l'Cris; mais quand je lève les yeux
pour la chercher, je ne trouve 1>lu8 rien que les
buissons de lilas agit('8 par le vent. Je me demande
si elle s'envole par la fenêtre ouverte 1
Je souris:
- Je voudrais bien pouvoir voler par les fenêtres ouvertes; cela m'au~erit
d'arriver sans
qu'on me voie et de plauer dans les endroits que
f~aime.
-
Ce qui serait très désagréable pour vos amis,
�MtRE ET FILS
S9
répliqua-t-il en riant; mais il mit avec douceur la
main sur mes cheveux. Ma pctite Espérance.
croyez-vous que je me contenterais de yotre présen~
invisible?
Mon cœur battit plus rapidement. Je ne pus
m'empêcher de rire tout bas; je n'avais pas songé
à ce que je disais. Non, cela ne le contenterait
pas, l1Ï moi non plus!
- Mais comme cela je vous dérangerais moins;
SI j'avais été invisible, je ne vous aurais pas retelllt ici.
.
- Et je ne pourrais pas prendre votre main,
Blfie, et vous emmener; ce que je vais faire.
Nous descendîmes ainsi et je lui ouvris la porte.
La lluit était glaciale, le son de \'agues lointaincs
battant la côte arrivait à nos oreilles, et tout près ,
dans les branches, il y avait des frôlements légers,
des bruits de feuilles sèches tombant nne à UllC
sur le sol.
Je restai près de lui quelques instants sans parler, pensant à l'aurore de ce jour qui maintenant
touchait à sa fin, au danger imprévu que cette
aurore avait apporté avec ellè, au salut envoyé
par Dieu! Lorsque Frankland prit ma main pour
me dire adieu, il lut mes pensées sur mon visage
et il y répondit :
- Elfie, moi aussi, j'ai remercié Dieu; ma première pensée, mes premières actions de grâces 011t
é~
'ponr vons, pour vous, mon enfant bienallnce!
Il s'inclinait vers moi; je souris; j'étais profondément heureuse, 111 ah: je ne pouvais parler. J'cf~eurai
de mes lèvres la main qui me retenait, et
Je lui dis adieu.
Quand je rentrai dans le salon, il était plein
~lu
bruit de voix nombreuses, parmi lesquelles
J'en discernai uue qui ne 1'11 'ét.alt pas familière.
J'entrevis un étranger debollt près de la chemÏ11ée
et parlant à M. Thurlow; il tourna un moment la
tête en m'entendant entrer, et je m'arrêtai en le
reconnaissant, avec UnC surpnse mêlée d'effroi.
C'était lord Carstairs.
Comme je l'ai dit, il se tenait debout devant la
vaste cheminée; M. Thurlow était assis d'l1n côté;
Cuy s'accoudait à l'aut.re coin, imll1oùile, les yeux
~xés
à terre, le corps uu peu incliné, mais aussi
Immuable dans S011 attitudc qu'une statue taillée
ùans ]a pierre. Je le regardai et je ne pllS rien lire
Sttr son visage; la lueur \'acillautc du feu ] 'éclai-
�60
\lERE ET FILS
rait, mais clll! u'y T('Yl'lait aucuue fmotiou, aUCIUl
rcflet lie col':'rc lIi de clt iwrill,
Je g-a~ni
liilcl1c:ieuscmel;t un sièg-e; de ma placc,
je pouvais voir ma tante, dont les mains rarl!l11ent
oi:-;ives (-laieut cette fois croistes, ct dont le front
était tm \,ers(' d 'u ne barrc mUg"etltre, liig'IJe invariable ch 'Z elle de fOI tes l-IllUtiollli, Je voyais aussi
IIihlred, blottie nonchalam1l1ent dans un flllg'le du
callupL', un livre abanl101l11é sur ses g-enoux; et
ce n'(>lait pas ulle affectation d'illdifi('rellce, mais
le rayonnement d'une flamme intérieure, qui illuminait ses g-rands yeux le,,:'s.
Les prel11iC:'rcs parole:-; que j'entendis distinctemenL fment celles de 1\1, Thurlow,
- En ti Il, si VOltS ne pou n:z vous pm;scr de
1110i .. , mais je Ile saili pas .. , je de\T,lÎs y aller. ..
pourtant je suis soltlTrant de cette seCOllsse, ct
voilà Alice malade .. , et Kate. Je ne sais où r"te
ct Trtvor sont PUSSl-s.
Lord Carstairs répondit, avee un rire plein de
b011ne humeur :
- Ne "ous pr(>oecupez pas de Kate et de Trévor; croyez-moi, ils sont incapables de VOLIS Ù011Ilcr Ulle opinion cc soir. l\Iainteu:l1Jt que vous êtes
cl('dùé, lie vous liltig"llcZ pas l'esprit à rc\'cnÎr HL'
dessus; jc lll'arruugcrai pottr que tout soit bien
tait.
Il parlait d'un iOll assuré, et 1\1. Thurlow, dont
le cart~e
l,tait faible et irrésoltt, le regarùa avcc
Ulle sorte d'apaiscllIeut.
•
VOliS serez pllls utile que moi, je le sais. Je
puis remettre la dir CU011 de cette affairc entrc vos
mains. Senlelllcllt, il fant Ciné jc liadlc cc (Jue vons
faites, Carstairs 1 "oubliez pas quc j'ai veeu dans
cdtc maison toute ma vic, ct que je lIe venx pas
lJu'on renverse une seule ùes pierrcs qui tiennent
encore debout.
- ~Ion
cher COUSill, je 11 'ai pas euvie de démolir votre maisoll.
YOllS viendrez 111C rendrc compte de t011t ee
qui sc passera. Je suis sûr qll 1\1r5. (;raha111 m'autorise ft prendre la lihert(o de vottS prier tIc vellir
SOll"Cllt, l)our lJue je puisse me tenir au couraut
de tout.
Il tourna la tête, aUel1(lani une répolllie; tuais
Mrs. (~rahmn
ne fit pas llil mOIlVC1JJ(!1Il. Cuy, le\:tllt \Ill instant la tèt , T('p011{1it pour clh:.
- Certainement, dit-il avcc calme, ct lord Cars-
�MÈRE ET FIU
tairs s'inclina. Il y eut un court silence que
l'étranger rompit le premier.
- Je vah; vous quilter potlr ce soir. J'espère
qu'Alice sera mieux demain. Nous nous venons
à l'('glise.
Il prit la main de M. Thurlow.
- Bonsoir, vous scmbh:z épuisé.
- Oui, je vais me reposer à prése1lt. 'Je s uis
content que vous soyez venu. C'est très bien de
votre part, Carstairs.
- .Pas du tout; je 11e demande qu'à me créer
des occupations. Faites mes amitiés à Kate.
Il se retour11a, et son regard se posa succcssi"ement sur ma tante, sur moi, sur Hi1drec1, mais
sans s'arrêter à aucune de nous. Il fit si11Jplemel1t
un salui g-él1('ral ct se clirig-ca vers la porte j Cuy
l'accolllpag'lIu, et resia sur le seuil jusqu'au mG11lent où l'on entendit un domŒtique tra \'erser le
vestibule. A lors il re\'int à nous, et immédiatement 1\1. Thllrlow quitta 5011 fauteuil.
- Je vais suine l'ads de Carstairs; je crois
que ce qu'il y aura de meilkllr pour moi sera HPC
bonne uuit de repos. Il faut que j'aie des [orces
pOllr dcmain, vous comprel1ez! Pallyre Kaie! Il
1101lS en faudra à tous! Ne vous lll'rangez pas,
11listress Crnham. B011soir, mes jeulles amis .
et p('nible
. Quand il fut sorti, il y eut un lon~
llltervalle. Cuy ('tait cle\'nnt le feu. Lorsqu'il se
retol1l'na, son reg-ard se croisa avee celni de sa
~l1':re.
Ce, lI'(·tait pas un hasanl, un coup d'œil
11,lsig-ni fiant; mais quelque chose de ferme, d'i11c1sil', d'insista11t. Au bont de quelques minutes,
l11a ta nie se leva et aIl Il \'ers 1n i.
- Cuy, tu aurais (H\. empêcher cchl.
1')011 aCC'Cllt ('tait grave, mais la r('po11se de Guy
[ut phls qne ~ra\'e,
elle fnt froide et sévère.
- Mt're, c'(-tnit impossible.
- C'('iait possihle, avcc UI1 pen de prévoyallce.
Il lle fallait pas amener les Thllrlow id.
- Comment {\'Îier de leur offrir Ul1 asile? Vous
l'auriez fait C0111111e moi.
Elle fit UI1 g-esle de protestation.
- 1')acl1ant lord CaBtairs dans le voisinage?
Non, tu te trol11pes, (;tty. Je lie suis pas ÏJl(~OI\
s('ql1cnte avec moi-mt·me.
- Vos reproches SOllt superflus, mère, dit-il
amt·rement.
Une expression d'au~ojse
(otrange envahissait
ses traits ; mais elle ne comprit pas; elle n'unlÎt
�MÈRE ET FILS
pas le talent d 'y lire. Seulement elle vit cette souffrance, et cela suffit pour l'teindre en son ('n:nr.
toute pensée cl 'elle-même et de son propre orgueil;
elle mit une main caressante sur sou épaule :
- Pardonne-moi, Guy, mOIl cher enfant!
Il serra doucement cette main.
- Il faut que 110S portes lui soient ouvert.es à
présent, mère, et qu'elles le soient avec politesse,
aussi longl:emps qu'il sera dans la l](.cessité <le
venir. Cela ne durera sans doute pas longtemps.
Ce ne fut pas ma tante qui lui n"pondit.; av:l1it
qu'elle pût parler, une autre voix, détbigneusc,
amère et vibrante, vint frapper les oreilles de
Guy.
- Lord Carstairs a sauvé ce matin la vie ü'Espérance et la mienne. Il y a des gens qui, pour une
telle action, voudraient. lui ounÎr leurs portes
toutes grandes.
Guy, ému d'abord, puis triste et sombre, chercha des yeux le coin d'où partait cet.te ....oix.
- Hilc1recl a raison.
Mais ma tante avait rougi; son indignation retombait sur Ilildred.
- Lord Carstairs a brisé la vie d'une femme
que j'aimais. Tl ne peut réparer le mal C011])l1i5,
quand même il sauverait vingt existences.
Hildreü ent un rire méchant.
- Vous êtes un juge sévère, tante Graham. Si
l'a .... enir ne doit jamais l'acheter le passé, alors
que Dieu ait pitié de nous! car il ne peut y
avoir de pm'(lon au ciel ni sur la terre.
NOIl cerles ... sans repentir. ..
Hildred se leva brusquement et s'éloigna jusqu'à l'extrémité de la yaste pièce. Les l~vres
de
ma tante eurent un pli méprisant, puis tremhlèrent; elle œpol1ssa Guy et s'assit sans mot (lire.
Alors Guy s'en alla où l'entraînait t.oujours son
cœur aim:l11L
Ilildred marchait de long en large, la colère
bouillonnait au dedans d'elle. Il la rejoignit et
l'entoura de S011 bras.
- IIildrec1! lIIurmura-t-il, je n'oublierai jamais
cc qu'il a fait! J'oublierai tout le passÉ: plutôt. que
cela!
- Votre mémoire a eu besoin qu'on lui soufflât,
malgré tout, dit-elle, tOl1jours aycc ce même rire
insultant.
Ce ne sera plus nécessaire.
l'oint de réponse.
�MÈRE ET FILS
- Hilclred, vous faites de moi votre esclave.
Dites-moi ce que vous \'0111ez.
- Ce que je veux? En quoi ccla me ('onccrnct-il? r(·p{·ta-t-elle d{'daig-lleusement; qu'est-cc CJue
lord Carstairs pour moi?
,J)al\'n~
(;U\'! Elle {·tait bien dnre à S011 ég-ard,
et ('epcll(lan( son visage se rasséréna eli elltclldant ('CS mots,
- Il 11e vous est rien, grâce à Dieu!
Il vou lait la rapprocher de lui, mais uue seconde
fois elle le rcpous:.;:!.
.
- l;uy, laissez-moi tranql11lle! Etes-vous un
épagneul pour me suivre aillsi?
La rOlwenr lui monta ~u
front; il s'écarta pour
la laisse!' passer; mais anssitôt aprl:s il s'élança
vers la porte et la ferma vio1c1l11l1l'nt derril're lui.
lIildrecl tressaillit pourtant ct s'arrêta court. Ma
taute sc leva.
- C'est votre heure de triomphe, elit-elle lentement. Que Dieu vous panloJ1l1e, l-lildred! Que
Dieu me dOll11e la patience d'attcndre!
Un sourire hautain fut la seule réponse. D'ailleurs. 1\1rs. üraham ne voulait pas qu'Olt lui réJ>o~l{1ît;
dl:s qu'elle eut acbe\'é de pm'let, elle
tlllltta le salon,
Alors, quand il ne resta plus que moi, Hildrcù
Se laissa tombcr clans le fauteuil de l\frs. Craha111,
e~
unc exprcssion de sou n'rance remplaça son glacI,al dé(laÎ1I, Je ds poindre celte soulTrancc, et je
\'1ns m'agenouiller près d'elle. V'abord, elle 11e
l11e parla pa~;
}luis, avec un élan cl'impatiel1c ,
elle saisit Illes deux mains et me regarùa fix::!ment.
- Espérance, pourquoi ne me quittez-yous pas
COl11me les antres?
- l'arce cple vous n'avez fait que m'affliger, ct
QI!'Oll peut supporter cela ct re~tl'.
- Ce ~ui
signifie qne j'ai insulté les autres, et
que des Insultes 11e se s1lpportent pas? Vous ave;r,
raison. Oui, je les ai insllltl's, et Guv en me
quittant, s'est COIHluit en homme de c(é~r.
- Alors, Ilildred, permettez-moi de le rappeler
pOlll' que vous le lni disiez.
'
. Mais clle m'interrompit, en riant de ce même
TIre href.
- Lnissez-le tranquille ... il reviendra de 111i·
même. Vous verrez ... il reviendra ... il me demandera parÙoll. Oh 1 Espérauce! (et ses mains sel'-
�MÈRE ET FILS
rèrent \'iolemment mes poignets) j'aimerais mieux
qu'il me frappât!
- Alors, empêchez cela en lui demandant pardon la première. Vous avez mal agi; dites-le-lui.
- Laissez-moi, Espérance, répéta-t-elle avec lassitude.
Elle me lâcha et, se laissant aller snr S011 fauteuil, se cacha le visage. Il y eut un silence prolongé; qURnd elle releya la tête, ses joues étaient
humides de larmes.
- Patiente enfant que vous êtes! vous n'avez
pas bougé. Elle caressa mes cheveux et continua
d'un ton attendri : Petite Espérance, n'est-ce
pas des pacifiques que l'Evangile dit qu'ils seront
appelés enfants de Dieu? Quand vous irez au
ciel, penserez-vous à moi?
- Hilc1rcd!
- Je ne dois pas parler du ciel? En effet, je
suis plutôt faite pour parler de la terre; de ses
misères et de ses erreurs. Et cependant il y a eu
un tcmps ... Oh! Espérance, j'ai dO. jadis être une
enfant bonne et candide, 11101 aussi!
.
Elle fondit en larmes et appuya la tête sur ma
poitriJle. Cette émotion fut soudaine et passagère;
elle cessa yite; brusque en toutes choses, an ction, peine ou colère, Hildred se domina dès que
la bourrasque fut passée, ct, mettant un baiser
snr ma joue, elle se leva.
- A présent, je vais confesser mes torts. Allez
le chercher, vite!
Avant que cette bonne disposition n'eût le temps
de changer, je courus frapper à la porte de la 1.>ibliotbèque, où la voix de Guy me répondit d'entrer. Il se leva de son bureau, et je lus clans ses
yeux la souffrance et l'inqlliétude qui avaicnt déjà
commencé à en assombrir les belles prunelles limpides. Je m'approchai:
- Allez au salol1 trouver Hildred; elle m'a
envoyée vous c11ercher.
Il me regarda; quel regard! plein d'interrogation, d'espoir, de joie radieuse l
Un moment après, j'étais seule.
IX
Avant de regagner ma c11ambre, j'entrai dans
celle d'Alice, et je vis qu'elle dormait toujours.
Le lendemain matin, quand j'arrivai près d'clle,
�MÈRE ~T
FILS
elle parut s'éveiller d'uu sommeil léger, mais ses
yeux semblaient ne s'ouvrir qu'avec peine; je
m'aperçus qu'elle n'était pas mieux, et j'insistai
pour l'empêcher de se lever.
- Restez tranquille, Alice; je vais vous apporter votre déjeuner.
Mais, à cette ~ropsitn,
elle se redressa, quoiqu'elle m'etH repondu d'abord d'un air .languissant.
- C'est tout à fait superflu. Si je ne me levais
pas toutes les fois que le suis fatiguée, je ferais
aussi bien de me condamner, une bonne fois à
garder le lit.
Mes supplications furent inutiles; elle s'habilla
et descendit. Mais, quand elle parut au d~jeulr,
sa figure défaite lui attira des reproches uD1versels
s,:r son imprudence. Elle-même n'essaya pas de
111er qu'elle se sentait malade.
- C'est le jour du mariage de Kate! - Ce fut
tout ce qu'elle put alléguer comme excuse, en face
de~
remontrances. - Je ne pouvais rester à me
SOIgner chez moi, et ne pas assister au mariage de
ma sœur.
Elle s'efforça vainement de manger. Pendant
que nous entourions la table, elle se blottit dans
la cheminée.
- Comme il fait froid ce matill! Dites-moi donc
qu'il fait froid! murmurait-elle, frissonnante, eu
se penchant sur le feu.
Kate s'approcha d'elle et la supplia de ne pas
al,l.er à l'église; mais elle était décidée, et elle
11 ecouta aucune prière.
- Si je dois être malade, qU'importe que j'y
aille ou non? Je veux vous VOlT marier, Kate; il
arrivera après ce qu'il pourra!
C'était Ul1e belle et calme matinée de septembre.
Notre petit cortège nuptial, peu nombreux (nous
11 'étions pas plus c'le douzc), entra dans l'églisc,
égayée par 11n chaud soleil d'automne. Tous les
habitants dc Falcon-Court se trouvaient préscnts,
ainsi que lord Carstairs, et trois invités dcmeurés
chez lui. Nous repartîmes dès que la cérémonie fut
tcrminée. Pendant nos quelqucs moments d'attente sous le porche de l'église, Guy s'avança vers
lord Carstairs et le pria de revenir avec nous, ce
qu'il accepta. L'invitation était presque obligatoire . Je ne croü; pas, même sans J'influence que
les paroles d'Ilildred avaient dû exercer ~ur
lui,
.
tt4-m
�66
MÈRE ET FILS
que Guy s'en filt dispensé. Cependant cela semblait étrange de le voir assis à la table de Guy.
Je n'oublierai pas de sitôt ce déjeuner de noces,
la première fois 'lue lord Carstairs rompit le pain
dans notre maison.
Je l'écoutai causer, et, au bout de cette matinée,
je ne m'étonnai plus que ceux qui l'entendaient,
hommes ou femmes, en fussent éblouis. Il semblait appartenir à une autre sphèrc ou à une autre
race que nous. Avec notre conversation et nos
physionomi<:;s paisibles, nous n'avions l'air qu'à
moitié vivants, auprès de ce feu d'artifice de paroles. C'était comme un diamant splendide au
milieu de verroteries communes. Je n'avais jamais
rien entendu de pareil; je sentais, en écoutant, se
produire dans 1110n esprit une sorte d'accélération
qui, plus d'une fois, fit monter à mes lèvres d~s
répliques que je n'osai pas lancer.
J'ai dit qu'il semblait appartenir à une autre
rate que nous, et c'était vrai; mais Hildred ne
nous appartenait aussi qu'à demi, et le sal1g qui
coulait plus rapide dans ses veines n'avait rie11
dt;! commun avec le nôtre. Dien qu'ils eussent
entre eux plus de points de contact qu'avec le
reste des personnes qui les entouraient, ce ne fut
pas pour elle qu'il prodigua son merveilleux talent de causeur. Déjà, la veille, il n'avait pas
paru la remarquer; il continua de même. C'étaient
les autres qu'il cherchait à intéresser; le flot brillant de sa conversation s'arrêtait rarement; mais,
quoiqu'ils fussent en face l'un de l'autre, il ne lui
adressa pas une seule phrase directe.
Nous allâmes habiller Kate pour son voyage.
Quand elle fut prête, notre petite société sc groupa
autour de la voiture pour lui dire adieu. Ulle acclamation salua le départ des mariés; ensuite
nous restâmes quelques minut.cs en plein air, Car
la voiture de lord Carstairs était également avancée, et lni et ses hôtes allaient prendre congé de
nous sans rentrer dans la maison.
Nous étions toutes trois ensemble, Alice, Hildred et moi. Pendant que le domestique ouvrait
la portière, lord Carstairs vint à nous et dit quelques mots à Alice; puis il se tourna vivement vers
Hildred.
- J'aurais da. m'informer de votre santé hier
soir, miss Kane; pardonnez-moi, mais j'ai pour
habitude de négliger les questions superflues.
La phrase était à peine polie; cependant ce ne
�MÈRE ET FILS
fut pas la colère qui fit monter le sang aux joues
d'Hildred i elle rougit sous le regard qui soulignait les paroles.
- Moi aussi, j'ai oublié quelque chose. J'ai
oublié de vous remercier de ce que vous avez fait
hier pour Espérance Graham ct pour moi.
- Oubliez-le encore! répondit-il en riant. Bonjour, miss Kalle!
Les autres étaient déjà dans la voiture i il souleva son chapeau. Bientôt ils furent partis, et nous
restâmes seuls, Alice frissonnant sous le châle
qu'elle serrait autour d'elle.
Hilclred fut la première à sortir de cette immobilité et à s'éloigner.
- Pauvre Kate! dit Alice tout bas: elle alla
prendre le bras de son père, et ils rentrèrent ensemble i le chagrin les suffoquait.
El1e s'arrêta dans le hall pour l'embrasser, et
fondit brusquement en larmes.
•
- Laissez-moi monter, Espérance, laissez-moi
aller dans ma chambre! sanglota-t-elle.
Je passai mou bras autour d'elle, et l'emmenai;
l~ais
dès qu'elle fut chez elle, elle. tomba sur S011
lit, dans les con\'ulsions d'une VIOlente attaque
de nerfs. Elle était à bout de forces. Pendant près
d'Hue heure, il nous fut impossible de la calmer,
ct, lorsque enfin elle fut apaisée, son calme était
1110ins du repos que de l'épuisement. Avant que
s'achevât cette courte journée de septembre, el1e
se laissa mettre au lit, passive comme un enfant
au berccau.
A partir de cette crise, Alice devint l'objet de
nos soins ct de nos inquiétudes; il nous fallait
la veiller jour et nuit. J'étais spécialement sa
garde-malade, elle avait la fantaisie de préférer
~es
soins à tous les autres, et j'éprouvais de la
Joie à lui f'tre utile, car je la voyaIs très malade.
I,e médecin qui la soignait, les personnes 9.ui
l'entouraient attribuaient son état à un refroidIssement i mais en la veillant tous les jours je ne
~arli
pas à penser que e'était donner un liOn!
1l~soire
à sa maladie. Il ne s'agissait pas d'ul1
relroidhsement ordinaire; elle s'amaigrissait; ses
mains brCtlantcs et sèches, ses pommettes marquécs de rouge révélaient la fièvre qui la consumait i la respiration difficile et la toux toujours
plus creuse annonçaient quelque chose de plus
terrible. Nons gardions le silencc sur cc que nott
1
�68
MÈRE ET FILS
pensions; mais je crois que ce mot de c refroidissement " ne trompait personne.
Une nuit, Hildl'ed et moi, nous l'adons regarrlée dormir; en nous en allant, celle-ci m'attira
':out près d'elle.
- Tante Graham dit que sa mère est morte de
la poitrinc. Vous le saviez, Espérance? demauda-t-elle doucement.
Je réponùis : « Oui, l) et quelque chose étouffa
ma voix. J'avais connu Alice toute ma vie.
Uu temps bien court s'était écoulé depuis l'incendie, et ces quelques jours avaient suffi pour
boul.everser la routine de notre paisible existence.
Ce n'était pas seulement la maladie d'Alice qui
umerJait cela; nous avions d'autres hôtes qu'Alice,
et d'autres causes de dérangement gue sa maladie.
Une semaine ne s'était pas achevee, que la présence dc lord Carstairs dans le salon de FalconCourt devint . une chose habituelle, presque quotidienne.
Il venait pour causer d'affaires avec M. Thur10w, pour le consulter sur les réparat.ions d'Oldshaw, et lui faire part de leurs progrès. Il venait
t.ous les jours, 'quoiqu'il eût vite compris dans
lonte leur étendue, je ne puis m'empêcher de le
croire, les sentiments que ma tante et Guy éprouvaient pour lui, mais sans trahir jamais qu'il en
eût connaissance, sans rien changer à l'attitude
polie, aisée, pleine de distinction, qu'il avait prise
à leur égard. Ils changeaient davalltage que lui.
Le temps s'écoulant, ils cessèrent pett à peu de
s'irriter de ses visites.
Une après-midi qu'il était avec nous, un vent
soudain amassa dans le ciel des nuages menaçants
qui ne tardèrent pas à fondre en cataractes. Lord
Carstairs prolongea sa visite d'une demi-heure,
puis d'une heurc, la pluie ne cessait pas.
Guy quilta la fenêtre où il attendait depuis
q llelques minutes.
- Vous ne pouvez sortir sous ces torrents d'eau.
Restez dîner Ici; il fera peut-l!tre beau ce soir.
L'invitation fnt acceptée. Lord Carstairs dîna
avec 110tlS ce jour-là pour la première fois; ce ne
fut pas la dernière.
Le souvcnir de l'ancienne injure vivait moins
profondément dans la mémoire de Guy que clans
celle de sa mère: il finit par la pardonne.t , peutétre par l'oublier à moitié. Son irritatiOl1, aux
premières visites de lord Carstairs, avait lIildred
�MÈRE ET FILS
69
pour setù motif, ses craintes sur ce point étaient
maintenant dissipées. Lord Carstairs ne s'approchait presque jamais d'el1e, lui parlait rarement,
et le cœur de Guy était eu repos.
Hildred ne devait pas être accoutumée à cette
indifTéreuce. M0me dans une situation plus humble, sa beauté de reine l'avait toujours fait rechercher et admirer; elle n'avait pas, je crois, unc
nature disposée à endurer saus révolte la négligence ou l'oubli; et cepenelant elle les supportait
de la part de lord Carstairs. Il arrivait à ce dernier
de venir et de repartir sans lui adresser un seul
111ot, et, quoique son œil eftt parfois un éclair ou
sa . joue une rougeur brillante, elle supportait
silencieusement cette singulièrc conelttite; elle
t~nai
ses lèvres closes . La récompense de sa paheuce ne lui faisait jamais défaut.
Cette récompense consistait dans de rares et
soudaines paroles, qu'il lui adressait lorsque peu
de personnes étaient pr~sent,
lorsqu'ou s'y attendait le moins, ou quand le jour baissant empêchait qu'on ne remarquât qu'il s'approchait
~l'e1
. C'étaient souvent des paroles insignifiantes,
Jetées comme au basa rd; mais je finis par me
familiariser avec l'éclat fiévreux qu'elles amenaient dans les yeux d 'Hi1dred. Extérieurement,
elle restait calme et parfaitement à son aise; mais
el~
lle pouvait éteindre S011 regard, qui se remphs sait de vie dès qu'il l'abordait, qui, longtcmps
après son départ, gardait sa flamme contenue.
un peu plus de clain'oyance, Guy s'en seA ~c
raIt aperçu comme moi. Mais elle se montrait
meilleure à son égard, et il était aveuglé par sa
confiance en clIc.
J~(:l
:ours s'enfuyaient. Au bout de trois sclUan. ' 'l, une amélioration se manifesta dans l'état
d'Alice, et les réparations d 'Oldsbaw cOIllmencèrent à avancer rapidemellt.
x
~'étai
le premier octobre ct, pour la seconde
fOlS, lord Carstairs dînait avec nous : j'ni oublié
~a. raison qui l'avait fait rester ce jour-!à. No~s
cbons dans le salon, après dîl1er, il causaIt depUIS
quelques moments avec M. Thurlow. Guy venait
d'être appelé au dehors.
Hildred travaillait. Au bout cl 'un certain temps,
�7°
MÈRE ET FILS
fatiguée de son occupation silencieuse (car, quoique près d'elle, je m'absorbais dans un iivre), elle
se leva et, repoussant le rideau de la fenêtre, elle
regarda dans la nuit. Elle ne se détourna pas en
entendant quelqu'un survenir derrière elle; elle
savait, je crois, que c'était lord Carstairs.
- Il n'y a pas de clair de lune; que voyez-vous
donc, miss Kane?
- Fort peu de chose!
Elle ne quitta pas la fenêtre, mais tomna légèrement la tête de son côté.
- J'allais vous demander de faire un peu de
musique.
- Je crains de ne pas être en voix.
- Voulez-vous essayer?
Elle laissa retomber le rideau, et alla s'asseoir
au plano. Il y avait une pile de musique sur le
casier, entre elle et moi. Lord Carstairs s'en approcha, et, lui voyant feuilleter les morceaux avec
indifférence, il arrêta sa main.
- Chantez celui-ci.
C'était le Per Pieta. Le salon était silencieux,
et la voix superbe d'Hildred retentissait dans cette
grande pièce vide. Je déposai mon livre pour
l'écouter, me pénétrant de la beauté passionnée
de cette mervei11euse musique, de S011 a11goisse
profonde et de ses douloureuses supplications, ct
j'en oubliai tout ce qui m'entourait.
Elle s'arrêta avant la fin du morceau. Il se termine par un allégro vif et joyeux, dont l'abandol1
dt' bonheur égale le d('sespoir qui l'a précédé;
aussi, quand Hildred y arriva, elle n'en chanta
pas davantage, et l'idée me vint qu'il y avait en
elle, ce soir, quelque chose qui se refusait à
exprimer cette joie vivante. Elle frappa plusieurs
accords mélancoliques , puis ses mains quitthent
le clavier et elle ferma sa mus ique.
Lord Carstairs n'était pas loin, mais cependant
à l'écart; il s'approcha et se pencha \'ers elle, appuyant la main sur le dossier de sa chaise.
- Vous souvenez-vous de la première fois? ditil tranquillement.
Je ne pouvais le voir, et je n'apercevais IIiIdred que de profil, car elle n'avait pas relevé la
tête.
- Je me souviens, fut toute sa ré-pollse.
Il resta dans la même attitude, bieu qu'il tle
parlât plus. Il la regardait sans doute, et je suppose qu'elle sentit l'influence de ce regard, car,
�MÈRE ET FILS
au bout de quelques instants, lentement, presque
contre sa volonté, elle redressa la tête.
J'ai dit que je ne pouvais voir lord Carstairs,
qui me tournait le dos j mais l.Q figure d'Hildred
m'apparut alors de face et m'cffraya. Elle attachait son regard sur lui j soudain le sang lui mont.a
au front et aux temps j puis tout éclat et toute
coulew' s'en effacèrent, comme à l'approche de la
mort. Elle se leva avec unc expresslOn de terreur
folle.
- Vous ne voulez pas chanter le reste? Vous
nous priver. d'un des plus beaux morceaux, dit-il
négligemment.
Son regard l'avait suivie, froid, tranquille, observateur j mais bientôt un sourire vmt à ses
lèvres, car Hildred domina par un effort énergique sa peur et son agitation, et la réplique, accentuée d'orgueil, ne se fit pas attendre; elle
n'était ni troublée ni subjuguée.
- Vous savez que je ne veux pas.
Elle le défiait hardiment, du haut de SOli dédain
indigné. Un rire léger succéda au sourire de lord
Carsiairs.
- Merci du moins, miss Kane, de ce que vous
avez bien voulu chanter pour moi.
n s'éloigna, et lIildred était encore où il l'avait
laissée, que j'entendis sa voix reprendre la conversatioll avec M. Thurlow.
Je ne pus rester pour en entendre davantage.
Sous l'empire d'un malaise indéfinissable et d'une
vive indignation, je me levai et je traversai le
salon. Un brouillard voilait mes yeux, ~t ma main
tât.onna pour trouver le bouton de la porte j avant
que j'eusse le temps de l'ouvrir, quelqu'un
m'écarta sans cérémonie; la porte fut ouverte et
refermée, et je me vis seule avec lIildred dans le
vaste hall. Je n'eus pas besoin ùe lui parler; la
première, elle me saisit le bras.
- Espérance, vous avez l'air d'un revenant, me
dit-eHe brusquement. Qu'avez-vous Vl1?
Elle scrutait m011 visage; ses yeux clairs et pénétrants y lurent l'explication qu'elle demalldait.
Elle me lâcha.
- Vous avez vu que j'ai changé de coul ur,
comme une sotte. Après? ... si j'en convicns, pourquoi cette mine eITarée?
Cette brusqucrie me fit du biell, j'aimais mieux
cela que de la douceur.
�MÈRE ET FILS
-
Vous êtcs la fiancée de Guy 1 répondis-je, en
la regardant.
- Prenez garde, Espérance 1
Elle fit précipitamment quelques pas, et revint
à moi, une plaque rouge sur chaque joue.
- En quoi al-je manqué à mes devoirs envers
Guy? Ai-Je donc été si tendre tout à l 'heure pour
lord Carstairs? Lui!. .. répéta-t-eHe, avec un nouvel éclair dans les yeux; mais presque instantanément, elle fondit en larmes.
.
- Trahir Guy! Mon pauvre Guy! mon pauvre
Guy!
Sa voix n'était plus la même; 110US nous pressions l'une contre l'autre, sans parler. Tout d'un
coup, la porte de la bibliothèque s'ouvrit: elle me
repoussa aussitôt, un masque s'étendit sur sa physionomie et en couvrit l'émotion. C'était Guy,
accompagné d'un étranger qu'il reconduisait.
Après avoir refermé la grande porte, il vint à
nous; la joie me rentra au cœur en voyant le sourire spontal1é et sincère avec lequel Hildred l'accueillait. Il répondit par un regard plus heureux
encore à ce témoignage inaccoutumé d'affection.
- Que faites-vous là, toutes deux?
- Nous disolls des folies. Avec qui étiez-vous
à l'instant, Guy?
- Avec un fermier, qui est venu me parler de
l'enrôlement de son fils. Il m'a retenu si longtemps que je suis excédé de lui et de scs affaires.
- Pauvre ami 1
Elle lui ùonna en plaisantant dcux ou trois petites tapes sur lc bras, comme on caresse un cnfant
ou un chien. Guy saisit en riant la main qui lc
caressait, et la baisa.
- Lord Carstairs est-il encore ici? Il faut que
j'aille le rctrou VCL
- Pourquoi donc?
- Parce que mon devoir m'y oblige, j'en ai
peur.
- On ne peut passer la journée à fairc 5011 devoir. Restez avec nous, Guy.
- Ici, dans le hall! fit-il cn riant toujours.
Pourquoi pas? Le hall est très bealt, seulement il est pitoyablement éclairé. Je me demande
}Joluquoi; est-ce Ulle coutume héréditaire?
- Pas quc je sache. On y meltra un lustre, si
cela pcnt vous faire plaisir.
- Guy, je crois quc si je ùisais que je vetv
illumincr le salou de lampe$ de couleur, porta ut
�MÈRE ET FILS
eu inscription: God. sa1Je the Queen, vous partifiez à cheval pour Exeter, afin de les commander.
- Oui, j'aurais cette faiblesse-là.
Ils plaisantaient, et pourtant il y avait de la
tristesse au foud de cet écllange de plaisauteries.
Elle le regarda avec ttlle sorte d'anxiété.
- N'essaierez-vous donc jamais, de me mettre
le mors et la bride? murmura-t-elle.
- Voyons, Hildred, que voulez-vous de moi?
A cette question, ses yeux s'allumèrent U11 instant, des paroles semblèrent se presser sur ses
lèvres; mais, avant de les avoir prononcées, elle
les refoula; son expression d'impatience s'effaça,
et elle appuya doucement la main sur sou épaule.
- N'importe ... vous n'y pouvez rien, Guy! ditelle avec mélancolie.
Il l'entoura de son bras, et ils se regardèrent
longuement dans les yeux; ils ne se parlaient
plus; enfin, Guy, tendrement, écarta ses cheveux
d'or, et, toujours silencieux, il la baisa au front.
Alors elle se dégagea.
- Guy, allez-\'ous-en!
- Où allez-vous, Hildred?
- M'installer dans votre fauteuil, dans la bibliothèque. Y a-t-il un bon feu?
- Excellent. Pourrai-je venir vous retrouver
quand lord Carstairs sera parti?
Sa réponse se fit attendre un moment.
- Si vous voulez.
- Cela ne vous déplaira pas, chérie?
Elle se retourna et, avec un brusque changement d'humeur, elle frappa du pied.
- Guy, soyez ull homme! Dites que vous viendrez, que cela me déplaise ou n011.
Il fllt blessé, peut-être même irrité de cette métamorphose.
- Je ne puis pas dire cela, lui répondit-il; et,
sans ajouter un mot, il se dirigea vers le salon.
Je craignais de les voir se séparer ainsi; mais
le bon ange d'Hildred llabitait ce soir dans son
t'œuf; elle suivit Guy des yeux, et, quittant ma
~1ain
qu'elle avait retenue jusqu'alors, elle le re]cignit et l'arrêta.
- Cela ne me déplaira pas, G\1y; venez!
Elle l'aimait bien peu, et pomtant elle rougit
ùevant le regard de reconnaü;sallcc avec lequel
Guy lui répondit.
Merci, fit-il, et Hil<lred avait ks yeux pleins
de larmes lorsqu'il la quilta.
�74
MÈRE ET FILS
Je montai retrouver ma malade. J'ai dit g,u' Alice
se remettait lentement. Ce jour-là, elle étalt resté::
levée pendant une heure. Lorsque j'arrivai, je la
trouvai couchée, mais ne dormant pas.
•
- Comme vous avez été longtemps absente,
Espérancc!
- Je serais venue plus tôt, mais je croyais que
vous étiez endormie.
- Je n'ai pas dormi un instant. J'ai entendu
miss Rane chanter, il y a quelque temps. Carstairs est-il toujours là?
- Oui.
-. Rien que lui? M. Graham n'est pas venu aujourd'hui, n'est-ce pas?
.
- Frankland? non, je ne l'ai pas vu.
J'apportais mon panier à ouvrage, et je me mis
à travailler. Il était tard; elle aurait dft dormir;
je ne l'encourageai pas à causeL Mais elle était
agitée et refusait de se taire, une question suivait
l'autre. Au bout d'un certain temps, et quand je
croyais qu'elle allait cesser, le t:ourt silence fut de
nouveau interrompu.
- Espérance, cela a dft vous faire un grand
changement quand M. Graham a été habiter lc
presbytère?
- Il nous a beaucoup manqué.
- Vous étiez sans cesse avec lui. Je me rappelle, lorsque vous étiez toute petite, qu'il vous
amenait souvent à Oldshaw par la main. Votre
enfance a dft être très beureuse, Espérance?
- Oui, très heureuse.
- J'ai souvent pensé que c'était lui qui vous
avait faite ce que vous êtes. Je vous regarde comm
sa création, et je crois qu'il le pense aussi. Il m'a
toujours paru vous traiter comme si vous lui apparteniez d'une façon particulière. Ce genre d'affection-là doit souvent se retrouver entre un frère '
et une sœur plus jeune, car il est pour vous tout
à fait un frère aîné, n'est-ce pas?
Je me levai pour arranger Je feu, et je modifiai
la posilion de la lampe sur la table.
- Alice, vous n'êtcs pas fatiguée? Vous n'avez
pas envie de dormir?
- Non, du tout! Que cousez-vous donc là?
- Une robe d'enfant.
- Encore 1
- J'cn ai trois à faire, mais ce n'est pas long;
elles sont si simples.
- Et VOtlS allez continuer à coudre toute la
�MÈRE ET FILS
75
soirée? Oh! Espérance, je ne sais si je dois avoir
compassion de vous ou vous envier.
- Ne faites ni l'un ni l'autre, Alice.
- Cela vous ressemble! On dirait que vous
croyez toujours que nul de vos actes ne mérite
aucune attention. Eh bien 1 moi, je vous observe
toute la journée; je vous examine et je réfléchis
sur les choses que vous faites.
- Vous serez vite fatiguée de cette occupation.
- Non; c'est si amusant de retrouver chez vous
des ressèmblanees avec d'autres personnes.
- C'est-à-dire ? ..
- Avec M. Graham, par exemple.
Je ne répondis rien; elle atte1?dit pour voir si
je p'arlerais, et enfin elle se décIda à me demanùer :
- Ne savez-vous pas que vous lui ressemblez?
- J'ai grandi près de lui;. il est naturel que
j'aie pris certaines de ses habItudes.
- Oui, très naturel. Et puis il vous dirige toujours; vous faites ce qu'il vous dit; vous ne pouvez manquer de lui ressembler. Oh! Espérance,
voilà ce que je vous envie! A yoir quelqu'un qui
,"ous aime et qui vous serve d'appui 1 Je n'en ai
jamais rencontré autaut, dans toute ma vie; jamais personne ne s'est inquiété si j'employais utilement une seule de mes heures, personne!
- Alice, ne parlez pas davantage ce soir; vous
vous faites mal.
- Qu'est-ce que cela fait? répliqua-t-elle amèrement. Espérance, venez ici! N'ayez-vous rien à
me dire? Je suis quelquefois si malheureuse que
jl! ne sais plus que devenir. Une existelJce VIde
comme la mienne ... pitoyablement gaspillée ... sans
qu 'lm seLfl être humain y ait gagné d'être meilleur ou plus heureux. Je vous dis que je vous envie! Je donnerais tout ce C),.ue j'ai au monde, je le
ùonnerais mille fois pour etre à votre place.
- Calmez-vous, Alice 1 Faites-vou telle que
yous. désirez être, et vous ne m'en"ierez plu"
JamaIs.
- Mais qui m'aidera? Me faire te11e que je
voudrais être ... c'est facile à dire. Vous Ile VO\1~
doutez guère, Espl'Tance, de la difficulté de faire
quelque chose à soi seule. Si vous avcz quelque
valeur, c'est sans mérite de votre part; votre che·
I~in
vous a été tracé pas à pas. Cet ouvrage cha
ntable que vous avez dans la main ... je supposc
qUe c'est Franklanù qui vous a dit de le faire?
�MÈRE ET FILS
Elle ne se trompait pas i mais c'était avee amertume, 11011 plus avee affection, qu'elle parlait j
aussi je restai près d'elle sans lui rl'pondre, dans
l'espoir qu'elle finirait par s'apaiser si je gardais
le silence j j'eus raison. Elle se retourna avee agitation dans S011 lit, puis elle demeura immobile,
et bientôt elle revint à moi avec des larmes dans
les yeux.
- Je suis bien désagréable; ne m'en veuillez
pas.
- Je n'y souge pas, Alice.
- Non, je crois que vous ue vous êtes jamais
ffLchée coutre personne. Est-ce aussi M. Graham
qUl vous a enseigné la patienee?
- Il est patient lui-même i je ne le suis pas
toujours; je voudrais l'être autant que lui.
- Il a tant de patience! En aurait-il avec moi,
Espérance? (elle leva lentement les yeux vers
moi) j consentirait-il à me donner ses conseils?
Je me Mrobai à ce regard plein de prière et
d'insistance. Si j'avais J?u, j'aurais laissé sa que8tion sans réponse j mais c'l·tait impossible, elle
attendait. Je dis les paroles les plus simples qui
me vinrent à l'esprit.
- Il cst votre PfJste\ll', Alice.
Aussitôt je regrettai d'avoir parlé, car je ne
pourrai jamais oublier la subite transformation
tle sa physionomie, qui resplenclit e11 un clin d'œil
de joie et d'éclat fugitif.
- Alors j'ai (hoit à son appui? fit-elle d'une
voi.· rapide et joycuse.
- Comme tont le mond .
Elle l"ctomba sur ses oreillers, et devînt subitement lr'.5 calme. J'allais m'éloigner; mais, à mon
premier mouvement, elle étendit la main pour me
rclcnir.
- Espérance, fit-elle enfin, très bas, je vourIrais voir M. Graham. VoucIrez-\'ous le lui dirc?
- Pourquoi, Alice?
Ses lèvres tr I11bH:re11t.
- Parce que je suis malheureuse, ct qn 'il peut
111 'aider 1
S'il le peut, attendez que vous soyez plus
forle. Vous n'êtes pas daus un état à supporter
J:l mOÎ1Hlre surexcitation.
C('la Ille donnera des [orees ùe lui parI r,
hi en plu!i que d'attendre. Espéral1c, faites-le ve
llÏ r !
.1
ln 'assis
près ùe S011 lil i j'Hais fort "mbar:
�MÈRE ET FILS
77
rassée. Elle attachait sur moi des yeux suppliants.
- Pourquoi me refuser cela? C'est si peu de
chose. Croyez-vous qu'il ne le voudrait pas, si je
],'! lui demandais?
J'étais certaine du contraire.
- Je le lui dirai, Alice.
- Demandez-lui de venir me parler. Dites-lui
ce qu'il vous plaira.
- Je lui transmettrai votre message. A présent, Alice, fermez les yeux.
Elle me le promit et tint sa promesse. De mon
côté, je tins la miel}ne. I~e
.lendemain, en présellc'e de ma tante, Je répeta1 mon message à
Frankland.
Il f.ut .surpris.. je .le cr~is;
.ma~s
il me chargea
de lltl due qlt'11 vtendraIt; 11 s y engagea pour
l'après-midi suivante, et, l'heure venue, elle se
leva pour le recevoir.
Elle était bicn changée depuis qu'il ne l'avait
vue, et elle était devenue bien frêle. Je me rappelle avoir ce jour-là remarC],ué ses maius blanches
et transparentes, abandOl1nees sans force sur ses
genoux; sa figure amaigrie avait perdu ses contours, et ses grands yeux brillaient au fond de
leurs orbites crcusés :par la maladie. Je lui mis
un peignoir blanc, et Je restai près d'elle jusqu'à
l'arrivée de Frankland; alors je les laissai ensemble. Il y demeura plus d'une heure. Après
qu'il l'eut quittée, je n'allai la retrouver que lorsqu'elle me fit demander. Elle était encore dans
son fauteuil, la figure éclairée d'une amore de
joie; elle me tendit les deux maiDs et m'attira
vers elle.
- Il reviendra encore!
Je m'assis et la laissai parler; je ne la questionnai pas, je lui répondis. à peiue; je l'écoutai
seulcment épancher son bonheur débordant,
qu'elle ne dissimulait pas. Quand clle fnt lasse,
j'insistai pOUf qu'elle se recouchât; mais elle ne
voulut pas quc Je la quittasse.
- Restez éncore un peu, j'aime à VOltS avoir
près de 111oi, prenez votrc ou vragc, Espérance.
Jc restai, mais je Ile pris pas 111011 otlvragt'. Moi
aussi, j'étais lasse. Je posai ma têtc contre S011
oreiller et la gardai cachée clans mes maills.
�MÈRE ET FILS
XI
Depuis trois jours entiers, Ilildred n'avait pas
même parlé à lord Carstairs. Il était venu et reparti, sans qu'nn mot s'échangeât entre eux. Mais
cela avait été pour elle des jours de lente et fiévreuse souffrance.
Je crois que, si jamais elle lutta sérieusement
contre l'influence que lord Carstairs prenait sur
elle, ce fut à cette époque. La lutte fut brève, la
résistance impuissante, car il en était de cela pour
elle comme dc toutes autres choses, petites on
grandes; ses actions n'étaient détennillées par
aueun principe, sa vie 11 'avait de gouvernail que
l'i~stnc
et l'impulsion; ~ar.tou
où ils la. pous:
salent, elle allait; elle fatsatt tout ce qU'lIs lut
commandaient.
Pendant trois jours, elle ne parla pas une fois
à lord Carstairs. Il ne fit rien pour l'apaiser. 11
devina sa disposition d'espril, et la laissa à enemême, acquiesçant en apparence à son caprice
avcc Ulle totale indiffércnce.
Le matin du quatrième jour, il entra de très
bonne heure dans la salle à manger, où nous étions
seules, Hilùred et moi. Je me souviens qu'elle était
assise à l'écart près de la table, essayant machinalement de trouver une distraction dans quclqucs
journaux qui s'y trouvaient. Elle ne lisait guère,
mais elle feuilletait sans cesse les pagcs et parcourait dcs yeux les colonncs, sans paraître y découvrir rien qui fixât son attention.
Lord Carstairs entra, nous souhaita Je bonjour,
ct, comme s'il nc se dontait pas qu'il y cût entre
eux la moindre froideur, alla droit à IIildred. Il
tenait à la main ulle petite boîte de laque; il l'ouvrit sans mot dire ct la plaça deyant clle. Je vis
alors ce que cette boîte coutcnait : un lit de l110\l!:'sc
humide, et an milieu unc belle rose mousseuse
blanchc, à moilié (·panouic.
ElIc eut Ull trcssaillement, presque un cri, t
lord Carslairs se mit à rire d'uue façon aimable
ct gaic, en voyant SOI1 air de bonheur.
- Il Y a longtemps que vous l'auriez; mais le
jardinier n'cn avait pas qui fusscnt fleuries quand
J'cu ai fait dcmander. J'espcre que cclle .fois, du
1110in!'l, il ne s'est pas trompé dans son el1\'oi.
�MÈRE ET FILS
79
- Oh! qu'elle est belle !... qu'elle est belle 1 répétait Hildred.
Elle la r.egardait, le .visa.ge enlI?ourpré; et je
me rappelaIs qu'une qumzame de Jours avant, il
avait été entre eux question de fleurs. Lord Carstairs avait parlé de roses mousseuses qui se trouvaient dans une de ses serres; et avec une soudaine vivacité elle s'était écriée qu'elle vouùrait
bien en ~voir
une seul~,
qu'elle Il 'en !lvait jamais
vu depws le temps ou elle possédatt un rosier
semblable, dans son enfance, en Italie, quand son
père vivait encore. Elle avait peut-être oublié
cette phrase aussit.ôt après l'avoir prononcée, mais
lui ... s'en était souvenu.
- Cela vous rend-il un peu la patrie?
Elle leva vers lui ses yeux pleins de larmes.
- Vous m'avez rajeuuie de dix ans. Tenez!
(elle essaya de rire); vous me faites redevenir
enfant.
Elle était heureuse malgré ses pleurs. Une sensatioll pIns puissante que le souvenir même du
passé faisait vibrer toutes les fibres de son être.
Comme si non seulement les derniers jours avec
leur éloignement absolu, mais les dernières semaines ct leur froide indifférence, étaient en un
moment oubliées et effacées, tous deux, elle assise, lui debout près d'elle, commencèrent à causer; et ce n'était plus un échange de paroles sans
suite et sans intérêt; la sympathie était éveillée,
ils parlaient de l'Italie.
Dans notre vie tranquille de Falcon-Cotut, les
livres seuls nous avaient appris quelque cho!';e des
pays étrangers; nous n'avions jamais senti le soleil de cett.e contrée qu'IIildred aimait par-dessus
tout. Nous l'écoutions quand elle nous en parlait,
mais l10llS ne pouvions évoquer ses souvenirs au
moyen des nôtres et retrouver entre nous des sensations communes. Nés ct élevés en Angleterre,
nous lui restions toujours à demi étrangers.
Lord Carstairs, lui, avait vécu en Italie; il avait
vu ces belles cités qu'elle connaissait; les mêmes
lietlx étaient familiers à leurs regards, les mêmes
noms familiers à leurs lèvres. Son ardente nature
méridionale s'cnflammait dans cette causerie. Elle
lcvait la têt.e vers lui; ses yeux s'assombrissaient
ou s'éclairaient selon ses émotions successives,
tristes ou joyeuses; ses joues étaient bro.lantes.
Lorsque enfiu ses nerfs Jurent au plus haut dcgr<':
de smexcitatioll, il répondit en italien à l'une de
�80
MÈRE ET FIL!l
ses phrases. Je ne sais s'il avait prévu l'effet que
cela produirait sur elle: avant qu'il eüt achevé,
elle éclata en sanglots.
Je me levai vivement pour aller à elle; mais
presque aussitôt je retombai sur ma chaise: elle
n'avait pas besoin de moi. Il se penchait vers
elle, lui adressant les paroles les plus douces, la
priant de lui pardonner, tout cela sans cesser de
la c~nel1p,.r
,avec une expression .d'admiration,
de plhé, d mterêt, et un autre sentiment encore,
plus puissant, et devant lequel mon courage se
entit défaillir quand je le lus sur scs traits.
Après quelques larmes brûlantes, lie souriait
déjà, les cils encore humides; elle se leva, rouge
et à moitié honteuse de cette émotion qui l'avait
trahic.
- Je n'ai pas entendu un mot d'italien depuis
mon arrivée ici! Je ne serai plus aussi absurde ...
aussi enfant, une autre fois.
Les larmes pendaient à ses longs cils comme
des gouttes de rosée, comme des diamants : S011
visage, sa têtc, les masses de ses cheveux d'or,
Haient enveloppés d'une auréole de soleil matinalJ
- Ne Ille disputez pas ce moment unique, dit-il
à yoL- basse; ce sera quelque chose dont. je pourraI me souvenir, quand vous aurez oublté ...
Le rcgard d'Ilildred se baissa sous le sien, il y
eut UII silence; alors il lui tendit la main:
- Je devrais être parti; je 11' '>tais venu qu e
pour cinq minutes.
Elle releva sa tête penchée, au moment olt il l,a
quittait:
- Et je ne vous ai pas remercié de votre rose?
- Allez-vous me remercier maintenant?
Il la rcgarùait eu riant; sa rougcur augmcnta.
llllc nc le rcmcrcia pas, et il partit.
IIildrcd retomba SIU' sa chaisc au momcnt où
la porte sc refcrmait derri'ère lui; clle avait r poltssé les journaux et attiré à elle la petite boîte
avec sa rose bla1\che. Ellc demeura absolumcnt
immobile, lc frout appuyé sur sa main, contcmplant la fleur, pcndant ùix ... vingt minutcs ... prl:s
d'ulle demi-heure.
Je quittai la fenêtre où je travaillais ct je m'approchai de la table pour remettre mes ciseau .'
dans ma hoUc. Je n'avais rieu à lui dire ... anClIlI
désir de lui parler; mais, salis changcr d'attitude,
�MÈRE ET FILS
SI
elle avait suivi mes mouvements et, lorsque je
me préparai à sortir, elle m'arrêta soudain.
- Vous ferez mieux de dire à tante Graham
que lord Carstairs est venu, déclara-t-elle brusquement.
- Pourquoi le ltti dire? Sa visite n'était pas
pour elle.
- Sa visite était pour ceux que le hasard lui a
fait rencontrer, répliqua-t-elle vivement.
- Hildred 1
Elle rougit, se mordit les lèvres; puis, au bout
d'un instant, elle se leva, très bautame.
- Vous avez raison, Espérance, sa visite était
p'our moi. Eh bien! vous pouvez le dire à ma
tante.
- Je ne lui dirai rien, répondis-je avec tristesse. Cela ne concerne plus à présent ni elle ni
moi.
- Je ne vous comprends pas.
Elle me regardait bien en face, et je soutins ce
regard: mon cœur était trop plein.
- Hilcll'ed, croyez-vous que je ne le voie pas:
le lien qui vous attachait à nous est presque
rompu?
Elle ne répondit rien. Nons demeurâmes ainsi
quelques instants, tout à fait immobiles i une expression t1 'irrésolution, une expression de souffrance envahirent ses traits. Elle se rapprocha
brtlsquemellt de moi.
- Jugez-moi comme je mérite d'être jugée, Espérance. VOliS avez su depuis le commencement
tout ce qui s'est passé; vous savez, aussi vrai que
vous êtes là, que je 11 'ai jamais feint d'amour pour
Guy. Et je ne l'aime pas! Et si je finis par l'épouser, quand mon cœur tout entier lui demeure
étranger, cette erreur et ce crime retomberont
1110ins sur tna tête que sur la sienne, à lui qui,
sachant ce qu'il savait, a employé toute son énergie d'homme à m'amener à devenir sa femme.
- Il a lutté quand votre cœur était libre.
- Il ne s'est guère occupé de mon cœur, répondit-elle avec vébémence. Il a été égoïste dans
son amour, comme vous m'avez dit une fois, de
votre propre boucbe, qu'il avait été égoïste
toute sa vie. Il a songé à son propre bonheur,
jamais an mien; et vous, vous avez pensé à lui,
et fort peu à moi. Ce que vous avez semé tous
deux (elle se redre:;sa avec orgueil) est tout ce
que vous méritez de recueillir.
�MtRE ET FILS
Oui, nous avions semé le vent; nous devion~
r<!coltcr la tcmpêtc! Je l'avais pcnsé: déjà, et comment, lorsqu'on fait le mal pour qu'il en résulte
un bicn, on reçoit sa juste récompense. C'était
vrai! Nous avions cherché à a.<;surcr notre proprc
bonhcur sans nous inquiéter du sien, ct cllc avait
droit dc noUs railler s'il se changeait en cendres
dans nos mains.
Quand j'étais enfant, j'aimais à croire que les
âmcs de cellX qui ont vécu sur cette terre reçoivcnt, après leur mort, la permission dc veiner
sur les L·tres et les lieux qui leur étaient chers.
Eu vieillissant, ma foi et 1110n espoir enfantins sc
sont affaiblis; car, si les anges l'ouvaient être témoins dcs douleurs de la terre, Ils feraient entrer
dans le ciel les larmes et le deuil. Durant les jours
qui suivirent celui dont je viens de pallcr, j'appris qu'une des plus grandes souffrances est d'être
llnpUlssant devant les souffrances de ceux qu'on
aime .
. Je voyais plus loin que les antres, et cependant
JC ne pouvais rien : il Hait trop tard pour cles
avertissements, et cependant j'étais pcrpétuellement torturée par la crainte que mOI1 silence ne
fO.t coupable. Et je n'avais perSOl11le pour me soutenir, personne ponr mc conseiller. Jusqu. -là,
dans tontes mes difficultés, grandes et petItes,
j'allais à Frankland; mais je voyais alors très
pCll Frankland. Une épiMmic de fièvre avait violemment éclaté parmi 1cs pauvr s du village, et,
1110!tié parce que 1c temps l~i
manqu~it,
moi~é
par
cr~lnte
d'aPPo;lcr la contagIon .pan111 nons, Il passalt des scmallles presquc entteres sans nous \' nir. Je n'osais parler à ma tantc; j'étais douc tout
à fait abandonnée à 1lloi-même. Tandis quc lord
Carstairs continuait scs visites, ct, changeant
g-ruducllcment de muni<!re d'agir, rejetait ùe jour
en jour SOli masque dc frOÎl1cur, je lIe pouvais
qu'en êtrc t':moin avcc un indicible malaise, voir
Ull sonpçon croissant assombrir lcs yClL" de Guy,
c~,atnlre
lasse cIe p-cnser ct de craindr , la dcr11ll'TC cnse el le rév Il final.
. Uuc scul<; fois, pendant cettc longue suite de
Jour,s, }ln VIf rayon ùe joi me ranima l'âme. 11
matl11 , en eutrant dans la bibliothèque, j'y trouvai
}tranklallù, ct seul. Il (tait assis dc\'allt lc fCII,
dans le ~'Tand
fauteuil ùe Gny, la têt.: rellvcrs('c
-Jc 1 crus d'abord
cn arri r , les yeux fcnt~.
�MÈRE ET FILS
cndormi, mais il n'en était ricIl, car mon pas n'aurait pu l'éveiller.
.
Je vins à lui; il rcleva la tête et, en m'apercevant, il eut un bon sourire.
- Vous entrez aussi ùouccment que si vous
aviez des ailes.
- Je suis entrée doucement, parce que je vous
croyais endormi. Vous ne venez pas pour nous,
Frankland?
- Non, Elfie, et vous ferez mieux de ne pas
vous approcher de moi.
n ne s'était pas levé de son siège. J'étais près
de lui, je m'approchai plus près encore et m'aupuyai au dossier élevé du fauteuil.
- Frankland, je ne vous vois jamais ... ne me
renvoyez pas 1
- Croyez-vous, si je vous renvoie, que pour cela
je ne désire pas votre présence?
- Je n'avais pas cette idée-là, mais vous redoutez toujours le danger pour nous ... et je n'ai
pas peur.
- Alors vous m'êtes plus chère qu'à vousmême, EIRe, car j'ai peur pour yous!
- Vous êtes tout le jour au milieu du danger,
Frankland, ct nous ne pouvons rien faire pour
vous aider.
- Vous avez tort, Espérance, vous faites beaucoup. Mon enfant, je pourrais me passer de l'aide
du monde entier plutôt que de la vôtre.
Je 11e pouvais parler, car mon cœur se gonflait.
Il prit ma main qui touchait légèrement S011
épaule; il la porta à ses lèvres ct la garda serrée
ùans les siennes. J'étais plus heureuse que les
mots ne sauraient l'exprimer. Il sc retou1'l1a pour
micux m'exal11 Ïll er.
- Vous êtes pâle et fatiguée, Ellic; êtes-vous
::;ouITl'ante?
- Non, pas du tout.
J'hésitai une minute, je voulais lui parlcr, et je
nc le pouvais pas encore.
- Je cmis que vous êtcs restée trop rcnfcrm{c
dans la maison. Vous deniez passer votrc tempR
ail soleil, par ces belles matinécs d'automllc.
- Je n'ai person1le avcc qui sortir. IIildrecl
10nt~
à cheval aveC Guy. Je ne biens pas à me
promener seule.
- Voulez-volls de ma société?
- Oh! Frankland, est-ce sérieux?
�MÈRE ET FILS
- Je crois que nous pourrions descendre sur la
grève pour nne demi-heure. Qu'en dites-vous?
- Cela me ferait tant de plaisir!
- Et tant de bien à nous deu..'{! Partons. Courez chercher votre chapeau.
Je courus, le cœur joyeux; je m'apprêtai vivement, et en moins de cinq minutes je redescendis
l'escalier. .
Hélas 1 ces cinq minutes avaient suffi pour tout
~hanger.
Frankland m'appela du hall, avant qUl:
Je ne l'eusse rejoint :
- Chère petite Elfie, il faut renoncer à notre
womenade; on me demande.
Je sentis la couleur s'effacer de mes joues; les
larmes me gagnèrent; mon désappointement ayuit
été si brusque qu'il me coupait la parole.
Frankland parut vivement ému, peut-être de ma
figure désolée, je ne sais. Ses mains étreignirent
les miennes.
- Je reviendrai ... la première fois que ce sent
possible. Oh! ma chérie! Dieu vous bénisse pour
cette tendresse que vous me donnez!
Je le vis partir; alors je retournai à ma chambre : le petit plaisir sur lequel j'avais compté
m'était ravi; pourtant je n'étais plus triste.
Je crois que ce fut près d'une semaine plus tard
que les Thurlow parlcreut enfin de retourner chez
eux. Alice avait, depuis quelques jours, recomllIencé à descendre au salon, et Oldshaw, qu'on
n'avait pas rehati, mais dont on s'était content(:
de réparer les parties les moins endommagécs,
(·tait redevenu habitable. Il n'y avait donc plus
aucune raison de remettre leur départ, ct, un soir,
il fut décidé qu'ils nous quitteraient au commellcement de la semaine sui vante.
Le jour fixé arriva. Nous étions tous réunis.
Frankland était venu leur dire adieu, ct lord Can;lairs avait amellé sa voiture pour les conduire à
Oldshaw. Hildred, ma tante, ,uy, nous étions
tous là pour prcndre c01lgé cl 'eu.'.
Je me souviens ~lt'Aic
plcurait en nous quittant, car sa maladie l'avait laissée trcs faible t
ll('S I1crvellse. Frankland lui donna le bras pour
ln mcner à la voiture, .t. lorsque je m'approchai,
appelée par elle, pour lui dire uu dernier mot, ne
jeta lies bras autour dc mOJl COll, omme si elle l1e
ponvait sc s(parer de moi .
. J'ai été si heureuse ici, en d'pit ùe ma ma-
�MÈRE ET FILS
85
ladie, et maintenant je vous laisse tous, sanglotait-cUe, et je ne SalS qualld je vous reverrai.
Sais-je selllenlent si je revielltlrai jamais ici?
Moi non plus, je ne le savais pas. Je rcgardais
SOI1 vsage amaigri, marqué de plaques fié\Teuses
aux pommettes, et jc mc dis que de bien longtemps peut-être elle nc revicndrait pas.
Hildred paraissait être sur ses gardes; j'entendis à peinc le sou de sa voix. Je la devinais; elle
pensait que c'était la dernière des visitcs quotidiennes de lord Carstairs. Ils Ile s'approchheut
pour ainsi dire pas l'un de l'autre. Il était plein
d'attentions amicales envers ses cousins, arrangeant tout pour qu~Alice
fût bicn pendant ce
court voyage, encourageant le vieux M. Thurbw
qui, le moment venu, appréhendait le retour dans
sa maison transformée; il n'adressa pas la parolc
~l IIildred .
Une seule fois, il l'aborda, tout à la fin, quelques minutes avant le Mpart. Se débarrassant
brusquement de M. Thurlow, il dit qu'il avait un
mot à écrire pour le remettre dans une maison
en passant, et il appela IIilt1red.
- Miss IZane, auriez-vous une plume et de
l'encre? Puis-je me servir de ce pupitre?
8o-n pupitre à écrire était ouvert près de l'endroit où clle se tcnait à l'écart. Il attira une chaise
et s'y établit; je crois qu'il dttt lui dire de rester,
car elle ne s'éloigna pas. Il commença aussitôt
sa ·lettre, mais, tout en écrivant, salis lever la
tête, il lui parlait à demi-voix. Elle lui répondait
à peine, et seulcment par monosyllabes. Au bout
de dcux minutcs, il se lcva, tenant à la main 011
billct tout préparé.
- Alice est déjà en voiture, dit-il en jetant un
coup d 'œil à la fcnêtre.
Il lui tendit la main. Jc voyais sa fi gttrc , je ne
voyais pas cellc d'Hildreo. Lcs lèvrcs de lord
Carstail's fortn\:rcIlt lentcmcnt ce qui me sembla
11 11 seul mot. Ellc avait levé la tête, et ses yeux
devaient plonger dans les siclts. Alors ils se sl'paI~rcnt.
11 y eu t encore plusicurs minutcs avant
le départ de la voiture, mais il ne s'approcha plus
(l'ell c, ni elle dc lui.
Unc brallchc tardiv de roses noisette en flcur
~\:mou1ait
autour ùe la balustrade oe picrre du
perron. Comme nous rentrions aprb leur départ, Hildred la cueillit, et quelqt1es instants
�86
MÈRE ET FILS
après, se trouvant debout près de moi, elle l'enroula distraitement dans mes cheveux. Mon Dieu!
il n'y avait que dèux mois d'écoulés depuis ce
jour de bal, où elle avait aussi paré ma tête de
fleurs!
XII
L~
temps était orageux; la fin d'octobre appro.
chatt et, depuis plusieurs jours, un ouragan venant du sud fouettait les eaux du détroit. Il avait
commencé le lendemain du départ des Thurlow,
et pendant toute la semaine le vent et la pluie
nous avaient retenus prisonniers dans les appartements . Nous avions vu fort peu de monde;
Frankland une ou deux fois, lord Carstairs pas
une seule.
Jamais Hildred n'avait aimé notre vie monotone; elle était moins que jamais disposée à la
supporter. La routine uniforme de nos journées
l'irritait au point de ne pouvoir le dism~ler.
Depuis que les visites de lord Carstairs aVaient
cessé, elle vivait dans un état de mécontentement
ct d'agitation fiévreuse. C'était en vain que Guy
se consacrait de cœur et d'âme à s'efforcer de la
rendre heureuse; elle le paya1t de ses peines pat
l'indifférence, et accueillait impatiemment ses attentions. Entre Guy et el1e s'élargissait un gouffre que tons les efforts de celui-ci étaient impuissants à combler.
Une nuit, la cinquième de la tempête, le vent,
après quelques heures d'apaisement illusoire, reprit avee uue violence plus grande encore. Il était
dix ou onze heures, le ciel était limpide et étoilé,
l'air presque doux. A t1 milieu de la lluit, nous
ffimes réveillés; je sautai vivement du lit en ell'
tendallt un S011 m'arriver vaguement à travers les
bourrasques de la tempête; c'était un son que
.i 'avais entendu une fois déjà et qui m'avait laissé
un souvenir trop terrible pour l'oublier: je le
reconnus aussitôt, qnoiqu'il fOt couvert et assourdi
par tant d'autres bruits: le canon de détresse sur
la mer.
J~
ne sais c<;>mment, au milieu de cette temp~
fttrtctlse, ce falble son parvint à tant de pcrsounes
endormies: mais il nous éveilla tOt1S; il 11e fut .
pas. nécessaire de donner l'alarme. Je m'habillai
rapldement , el, avant que j'eusse quitté ma
�MÈRE ET FILS
chambre, il Y avait. déjà des pas et des voix, celle
cIe Guy par-dessus toutes les autres, résonnant
clans le conidor. Quand je Je rejoignis, il était
dans le hall, prêt à part.ir, donnant ses ordres
avec sang-froid et promptitude.
.
Nous lui dîmes toutes adieu avant son départ:
ma tante, calme et courageuse; Hildr~,
très
grave, épiant, sans parler, les mouvements de
Guy avec une physionomie indécise et troublée.
Au moment où il sortait, elle alla à lui. Il venait
d'embrasser sa mère. Elle s'approcha et lui mit
SOlI bras autour du cou.
- Que Dieu YOUS protège et VOllS garde, Guy!
dit-elle à demi-voix.
Un rayon de joie brilla sur son visage. Il se
pencha vers elle, et l'embrassa, sans qu'elle cherchât à se soustraire à cet adieu.
Il était deux heures du matin, les étoiles brillaient toujours; le vent, t.oujours puissant et fort,
n'arrivait plus par violentes bouffées capricieuses,
1I1ais balayait comme un souffle irrésistible la
terre et l'Océan, apportant à llOS oreilles ce roulement sourd qui se répétait à intervalles réguliers et. nous 3uuonçait qu'au loiu des créatures
humaines luttaient. contre la mort.
Nous allâmes à une fenêtre qui don1Jait au midi,
et nous forçâmes DOS yenx à clécouvrir quelque
chose de CC qui se passait sur la baie. Dans cette
demi-clarté, nous ne disccrnions que des ombres
mouvantes, des lumières circulant çà et là, t la
Iongne ligue blanchâtre et mobile des vagues.
Nous lle ùisünguions rien.
- Je crois qu'il y a des femmes là-bas, dit. ma
tante, rompant U11 silencc de plusieurs minutes.
:Si elles peuyent tenir dans cette tempête, nous
~e
pouvons aussi bien qu'elles.
Nous étions avides d'aller voir ce qui se passait; nOliS nous enveloppflll1eS d'épais manteau..'X
ct ùe capuchons qui nous cachaiel1t le visage, et
lIOUS partîmes. l,a route (tait abritée en partie
par les arbres de l'avenue, et au cl là de la gJille
par un grand D1llr qui la Dordait au sud-ouest;
ensuite el1e descendait à Mcouvert jusqu'à la baie,
et nous mmes assaillies d'une façon terrible par
le vent, p 'nda1Jt quelques eentailles de mètres,
nl1 point· d'être presque forcées ùe retotuner en
arrière; mais cette clist.auc· [ut enfin franchie, et
nolts nous trouvâmes sur la gr "c. La marée était
�88
MÈRE ET FILS
haute, et les vagues couvraient presque entièremeut les sables.
A la base d'un rocher, quelques femmes s'étaient groupées; nous allâmes les rejoindre, et
de là, aut~
que la pluie d'écume blanche nom;
le permettalt, nous regardâmes autour de nous.
Toute la baie était cou\'erte d'hommes, de femmes
et d'enfants, foule confuse, surexcitée, s'agitant
dans la nuit. Nous apercevions des visages conuus, nous entendions des voix nombreuses; mais
nous ne pouvions découvrir nulle part ni la personne de Guy, ni le bâtiment en péril.
- M. Graham est parti avee les hommes pour
amener le bateau de sauvetage, dit la femme la
plus proche de ma tante.
- On n'a pas encore lancé le bateau?
- Pas encore.
Un nuage voilait la mer; pendant que nous regardions, il se déchira tout d'un coup; le ciel
clair et les étoiles apparurent au travers, et quelques moments après, le vent ayant dispersé
l'écume des vagues, j'aperçus le vaisseau. Il n'était guère qu'à un aeml-mille de la côte. Lorsque
je le vis, il était couché sur le côté, 'l'eau balayait
le pont; il n'avait plus ni mâts ni voiles; la
seule carcasse, le cadavre de ce qui avait été tUI
navire vivant, voilà tout ce qui en restait.
Un grand bruit de voix sur la baie: des hommes, des femmes se pressant dans une même
direction; et soudain, du sein de la foule, une
voix monta jusqu'à uous, nette et puissante: la
voix de Guy.
De l'endroit où nous étions, nous ne pouvions
voir ni lui ni le bateau; mais à quelques pas plus
haut, le long du rocher, courait une saillie assez
large; nous y montâmes; à peine avions-nous
atteint ce poste d'observation que la voix de mn
tante, brève et précipitée, frappa mon oreille à son
tour.
- Ce n'est pas le bateau de sauvetage!
. En ef~t,
c'était une petite barque, forte et sohd~,
malS non le bateau de sauvetage, qu'on venall de lallcer à l'eau.
, - . Elle. ne poutra tenir par une mer pareille,
s écrta IIlldred. Ma tante, descendons! empêchonsles de partir.
Je crois qu'elle était plus pâle que Mrs. Cm11am. Celle-ci était courngeu. e, beaucoup plus
cotlr~ge\s
qu'Hildred et que ne le sont la mu-
�MÈRE ET FILS
jorité des femmes. Elle retint fortement sa nièce
par le bras.
- Ils savent ce qu'ils font, laissez-les tranquilles. Ah! (sa voix défaillit soudain) il est dans
la barque! que Dieu protège mon fils 1
Otti! mais ses fils... pas seulement son fils
aîné! Le premier qui avait sauté dans la barque
dait Guy; le second était aussi un Graham: je
l'avais déjà reconnu, à un moment où la lumière
Ù"tlile lanterne avait éclairé sa figure. Nous ne
voyions plus rien, mais nous entendîmes partir
le bateau. Un silence total succéda au bruit confus
des voix lorsqu'il se détacha de la côte, affrontant
le péril de cette difficile entreprise. Dans cet
apaisement soudain et tout plein d'anxiété, audessus du vent et du mugissement de la mer,
nous entendîmes encore et pour la dernière fois,
ces mots criés par Guy :
- Lâchez les cordes!
Cet ordre fut suivi d'une manœuvre rapide ...
puis d'un lourd clapotement dans l'eau ... le bateau
avait pris la mer. Si seulement il avait fait jour,
pour nous permettre de le suivre du regard! Dans
cette nuit noire, les vagues semblèrent l'engloutir dès qu'il quitta la côte; les nuages, qui s'étaient dispersés, se rejoignirent et se refermèrent
sur le ciel et ses pâles étoiles. Parfois, comme une
tache sombre ballottée sur l'eau, IlOS yeux dilatés
s'imaginaient voir la barque, durant une seconde,
dans le creux blanchâtre d'une vague soulevée.
J'avais à peine prêté l'oreille à un bruit qui semblait vcnir, en se rapprochant, de l'intérieur des
terres; je n'y fis attention que l?rsqu'~ne
faible
acclamation monta de la foule excltée qUl se groupait sur la !?rève. Alors je regardai du côté où elle
se précipitaIt, et je la vis rassemblée autour d'un
autrc bateau, lc bateau de sauvetage 1 C'était lui,
enfin, et cc petit équipage dont 110S deux bienaimés faisaient parUe, était depuis une demi-heure
cn 111er!
Nous éLiolls tombées assises, presque couchées
à terre, sur le rebord du rocher. Ma main et celle
d'lIildrcd s'étaient rencontrées et s'étreignaient
avec Lorce. Depuis plusienrs minutes nous nous
parlions à peine, quand soudain cette main mc
lâcha brusquement, et de ses lèvres s'échappa ua
eri de joie étouffé. Je cherchais du côté de la mer,
11011 dIt côté de la grève: je n'avais pas vu cc
qU'elle avait vu. En regardant la [oule amassée
�9°
MÈRE ET FILS
autour du bateau, je compris soudain, car je rc·
connus lord Carstairs.
On lança le batean de sauvetage, je sttivl à
peine son départ; mais je savais que lord Carstairs s'y était embarqué.
J'étais incapable de calculer la durée du temps
écoulé. Après cette 11uit terrible, j'appris combien d'heures nous étions restées à veiller et à
prier sur notre observatoire du rocher; alors je
n'en. sus. rien. II se passa trois quarts d'heure
depUIS l'mstant où la première embarcation quitta
le bord jusqu'à celui où nous l'aperçûmes enfin à
peu de distance, tout. au plus vlsible dans l'obscurité et se dirigeant vers nous.
Nous ne la quittions plus des yeux ... elle s'approchait, s'approchait to1jurs~
lentemenl, l.uttant avec vaillance, pauvre pebte barque fragIle,
avec sa cargaison humaine, à '!.Tavcrs les tourbillons de cc vent ct de cette mer orageuse.
Comme elle arrivait, bondissant de vague en
,·ague ... soutenant leur choc de toute sa force,
guidée par ces mains brayes et fermes! Bientôt
elle toucherait la terre ... quelques mll1lltes ... cinq
minutes all plus... et alors, Dieu soit loué! ils
seraient sauvés_
Cinq minutes, avons-nous dit? Hélas! cinq minutes, dix minutes s'étaient écoulées, et elle n'avait pa touché le bord; elle n'en était pas plus
près. ous attendions, tremblant.es d'une craint.e
qui grandissait jusqu'à l'angoisse; nos yetL"": dilatés s'efforçaient de voir plus loin sur la mer ... la
barque n'arrivait pas. Soudain nous vîmes le reflet des étoiles sur les rames humides que la
vague avait arrachées à leurs mains, et, pour la
première fois pendant cette longue veillc, un cri
d~solé
échappa au.' lèvres de :Mrs. Graham.
Il nous devint impossible de rester où nous
étions. Ce serait un soulagement d'Qtre plus prè'
d'eux, fût-ce de ql1clq lles pas : nous descendîmes
nous mêler à la foule; tous nous connaissaient,
ils nous firent pla e, et nous gâ~al1es
le premier
rang. Là, nous attendîmes l'arnvée du bateau: je
ne sais combien de temps cela dura; il parut enfin,
luttant contre la. mort; les vagues se le lançaient
de l'une à l'autre, car ceux qui le montaient n'avaient plus le pouvoir de le guider. Il toucba
presque le bord; une exclamation s'éleva, des
hommes se précipitèrent pour le retenir uu mam ont où la vague l 'l:lDportait de nOl1veal1; il y
�MÈRE ET FILS
eut dans l'eau même une bataille avec la mer
furieuse, et, malgré notre ardente inquiétude, nos
yeux ne distinguèrent plus ce qui se passait dans
la nuit.
Six hommes étaient montés dans la barque,
cinq furent ramenés à terre. Le dernier manquaIt ; ce n'était pas Frankland !. .. ce n'était pas
Guy! ... Un déchirant cri de femme . partit de la
grève. C'était la femme d'un pêcheur; elle étnit
veu ve à prés eut !
Ils n'avaient pu rejoindre Je navire en détresse;
ces efforts, ce danger couru, cette vie sacrifiée,
tout cela avait été vain. Mais ce n'était pas leur
faute!
- Nous avons fait tout ce que des hommes
pouvaient faire, dit le plus vigoureux d'entre eux,
et je crois qu'il n'yen a guère parmi vous autres
à vous être jamais risqués, par une tempête pareille, dans un méchant bateau comme celui-là.
Nous avions serré avec transport leurs mains
vaillantes, heureuses de les reV01r vivants; maintenant, nous recommencions à regarder anxieusement la mer, attendal1t la seconde embarcation;
pour uue de nous trois seulement, cette attente
contenait la même angoisse. La terreur et la com;ternation , empreintes tout à l'heure sur DOS visages, restaient peintes sur celui d'Hildred. Ses
yeux ne qltittaient pas l'horizon; elle ne parlait
pas. Quand autour de nous des voix crièrent que
le bateau était en vue, même alors elle n'eut pas
un mot ni un soupir, rien ne modifia Ja tension
de ses traits , si ce n'est que ses lèvres s'entr'ouvrirent. Mais de même que nous avions attendu
Cuy et Frankland, de même elle attendait le bateau de sauvetage!
Et il s'avançait vaillamment; il était beau à
,"oir sur cette mer sou levée; des mains vigoureuses, des cœurs indomptables le guidaient vers
la côte, à travers la tempête. Dès qu'ils furent
assez près, ils jetèrent deg corde!>, et cinquante
main!> les saisirent, et les tirèrent bien 11allt !>lU
la grève, au milieu de l'écume des dernières
des mavagues, avee un de ces cris ~utlraX
rins; puis toutes les voix s't1lurent dans le même
élan pour pousser une retentissante acc1amatioll
de triomphe.
Ils poltVaietlt l'acclamer; l'équipage avait fait
noblement SOI1 devoir. Il!> ramenaient les naufra"
gé-!I ; sept homme!> arrachés à la mort!
�MÈRE ET FILS
Nous étions tout près d'eux quand ils débarquèrent, si près de lord Carstairs, lorsqu'il mit le pied
sur le sable, que, sa première action ayant été de
prendre une lanterne aux mains dc quelqu'un et
d'en promener le rayon autour de lai, la lumière
tomba en plein sur nous, et d'abord sur Hildred,
placée en avant. Il ne pouvait manquer de nous
voir, il la reCOllnut sur-le-champ, et abaissa SA
lanterne.
- Miss Kane!
Elle alla tout de suite vers lui.
- Je cherchais une femme pour m'aider. Prenez la lanterne; là, regardez!
Il se courba vers le bateau et souleva doucement
1ill objet qu'il déposa cIans ses bras: un enfant.
Un petit garçon, un frêle petit être, pâle comme
si son âme s'était déjà em'olée, immobile comme
si toute la souffrance contenue dans sa courte
existence était à jamais guérie.
,
- Il n'appartient à personnc; son pere est mort
pendant la traversée. Faites pour lui tout ce que
yous pourrez: il vit encorc.
IIildred s'éloigna, tenant l'enfant serré dans ses
bras, Comme pour défier les bras des autres
femmes, tendus vers clle, de le lui disputer. Elle
ne prononça qu'un mot:
- Où est la maison la plus procbe?
Une douzaine de voix répol1tlirent ensemble:
c'était le cottage cIe JOhll Somers, à cent mètres
à pcine de la côte; ct, sans ajouter unc parole, ce
fut là qu'e1Je porta SOI1 fardeau.
Lord arstalrs avait misol:: : j'enfant n'était pas
lllort. Il cût mieux valu, je crois, qu'il ne sortît.
pas de sa torpeur. Une heure plus tard, j'étais
agenouillée avec Hilc1red près du pauvre lit où on
J'avait dépost" et. témoin de souffrances telles que
j'avais à peine la force d'en supporter la vue.
C'étaient ks suit.es d'uue blessurc int.erne; on
supposa qu'il avait reçu un coup dans la poitrine.
Il gisait la face renversée, roulant sa têt.e sur
l'oreiller; clans sa torture, il respirait convulsivement, ~le
pleurant pas, ouvrant. a l)cine les yeux;
une fOlS ou deux seulemcnt, il es t.ourna vers
n.ous, avcc Ulle expression d'égare1l1Ç!l1t. et. de vide
SI d?ulol1reusc, sous le 11t1age qui 1 .~ v01l~t!
N?us
vOyl011S tont. cela, et nous ne pouvIons nen Iaire,
il ét.ait mourant.
La l1uit s'était. écoulée, ct l'aurore grise sc levait
à IJr(·scnt. Les visit.eurs s'étaient succédé dans
�MÈRE ET FILS
93
cette petite chambre: plusieurs femmes étaient
venue!;; puis Guy, Frankland et lord Carstairs. Guy avait reconùuit sa mère chez elle;
il aurait voulu aussi emmener Hilt1red, si celle-ci
y avait consenti. Tous étaient partis; maint.enant
dans le cottage régnait un silence profond, troublé
seulement par ces gémissements plaintifs, qui ne
ccssaient pas.
J'a vais vu mourir, mais jamais un petit enfant!
C'était la première fois que j'avais sous les yeux
cette soumission muette devant la souffrance, qui,
bien différente de la patience raisonnée des hommes et des femmes, me semble, au lit de mort
ç1 'un ' enfant, un avant-coureur surnaturel de sa
transformation en ange du ciel, quelque chose qui
se rapproche du divin; comme si, sans qu'il en
ait conscience, des ailes blanches lui naissaient
déjà.
- Oh! Espérance, si nous pouvions le sauver!
s'il pouvait vivre! s'écria Hilùrcd; et, posant sa
tête près de celle de l'enfant, elle fut saisie d'une
violente crise de larmes.
Nons étiotls (]emeurées longtemps seules, lorsqu'une ombre passa enfin devant la fenHre; une
main ouvrit la porte: celle de Guy.
Il s'approcha d'Hilclred; elle était à genoux
près du lit; depuis une heure elle n'avait pas
bougé.
- Il est neuf hemes; VOltS n'êtes pas prÎ!te à
rentrer?
Il parlait d'un t011 singulier el forcé; elle n'y
fil pas attention; elle tourna à peine les yeux
vcrs lui.
- Je ne suis pas prête.
- Combien de t.emps comptez-vous encore rester ici? reprit-il, après avoir attendu quelqlles
instants et avec une sorte de r11l1esse. Vous ne
pouvez rien pour cet enfant; il va mourir.
Quel éclair foudroyant ses yeux lui lancèrent!
- Croyez-vous que j'aie besoin de vous pour
me dire cela?
L'expression de ses traits l'effraya, et l'émut
aussi, commc l'émouvaient tous ses changements
tl'hull1enr, quels Cl lt 'ils fusseut.
- C'était à vous scule que je pensais, Hilch'ed,
et Don à l'enfant. Je n'avais pas l'intention d'être
dur.
TIl1c retomba dans S011 attitude accablée et ne
lui répondit pas. De longues minutes s'écolllère1l1
�MÈRE ET FILS
sans qu'il parlât. Lorsque enfin il se décida à la
supplier encore, il se peucha et, doucement, eu
hésitant, il l'entoura de ses bras.
- L'agonie sera longue; vous pourrez revenir.
Je vous ramènerai. Rentrez maintenant prendre
quelque rcpos!
Elle lui répondit, sans le regarder, sans colère,
mais avec un accent glacial:
- Je n'ai pas besoin de repos, laissez-moi.
- Hildred, dit-il lentement, il est rare que je
vous demande quelque chose.
L'expression qu'il donna à ces paroles la
frappa; elle le regarda, repoussa son bras et fut
aussitôt debout.
- Guy, vous voulez une scène entre nous, dit-elle
de sa voix basse, froide et ferme, je vous dis que
cela ne sera pas. Retournez au château. Vous ,"ous
plaindrez plus tard des choses dont vous croyez
avoir à ,·ous plaindre. A présent, laissez-moi; je
n~
quitterai pas cette maison, tant que l'enfant
\'tvra.
n attendait d'elle une marque de tendresse, et,
n'en recevant que de semblables paroles, il per~it
tout empire sur lui-même. Pendant qu'elle parlait,
je vis l'orage s'amasser sur wn front; elle n'ayait
pas ache\'é, que cet orat;e éclata.
- Si mes mains avalent placé cet enfant clans
vos bras, s'écria-t-il avec amertume, il vous serait
bien inùifTérellt de le quitter.
Elle se plaça en face de lui; une rougeur br(l·
lante lui montait atv joues.
- Qu'est-ce que vos mains ont mis daus mes
hras? Où sont les victimes que vous ayez arrachées à la mer?
Il devint blême, d'uue pâleur mortelle qui gagna jusqu'à ses lèvres: sa physionomie pnt c1alls
Sa SOllfTrance une expression si sévère, qu'Hildred
elle-même en fut effrayée et qu'elle s'arrêta COlut
~u
n~ileu
de ses crueiles paroles ùe mépris. Mais
11 lUI répondit. Il avait repris possession de 1\11même, .sa voix ne tremblait pas; lle ~tai
buss
ct aUSSi ferme que l'a \'ait été celle cl 'I1ildred.
VOliS avez raison, 110115 n'avons rien rappor~é
de. la mer que le remords d'ulle vie sacrifiée.
Ma19, 91 nous avons ('clloué dans ce que 1I0U.
avions tetJt\ votre cœur VOltS dit si nous aVOl~
été dC9 lâches 1
L'enfant avait ouvert ses yeu.' mourants; IIil-
�MÈRE ET FILS
9
dred le regarda avec un cri soudain, un cri d'angoisse. Ils n'ajoutèrent plus rien. Elle retomba
à genoux; je m'approchai de Guy et lui saisis la
main.
Il se laissa entraîner. La chambre ouvrait sur
la cuisine du cottage, qui était vide; là, je m'arrêtai et j'abandonnai Guy; mais j'aurais dû continuer et le conduire jusqu'au dehors, car, lorsque
je le lâchai, il lle bougea pas; il chercha de la
main mon épaule, s'y retenant comme s'il était
aveugle. Je repris cette main dans les miennes.
- Cher Guy, retournez à la maison!
Il ressemblait à quelqu'un à moitié engourdi
par un rêve.
- Oui, je vais y retourner, fit-jl lentement.
Que Dieu vous bénisse, Espérance! restez avec
elle.
pas, et tout d'ull coup il
Mais il ne s:éloi~na
tomba sur une chaise, près de la table, et cacba
sa figure sur ses bras repliés.
- Oh! Guy, cher Guy!
Je me. penchai vers lui, je mis la main sur son
bras. Je savais que je ne pouvais le consoler; mais
je ne pouvais pas davantage le laisser ainsi. Dans
l'univers entier, il n'y avait personne qui me fftt
aussi cher que Frallklancl et Guy.
Je demeurai longtemps sans qu'il relevât la
tête, et il ne répondit qu'une fois à mes supplications.
- Elle me brise le cœur, Espérance; elle me
hrise le cœur ~
Ce fut tout. Quand enfin il se releva, son visage
était aussi hagard que s'il venait de subir une
douleur physique portée au paroxysme. Cette fois
<:ueore, je lc conduisis à la porte. Au moment de
me quitter, il s'arrêta.
- J'ai été bien faible i ne le Itli dites pas.
Il s'éloignait; il se retouflla encore une fois.
- Soyez douce avec elle, Espérance 1
Un changem.ent s'était produit dans l'état de
J'enfant. Quand je revins près de lni, 1Ul brouillard s'étellClait sur ses yeux mi-clos; son front
était humide de sueur; il était plus tranquille,
Comme si son dernier rcste de force s'épuisait. Je
tâtai ses pieds, qui se glaçaicnt <1('jà. Alors j'allai
m'agenouiller près d'Hildred.
Lentement, la mort vint. Les faibles plaint·s
s'apaisèrent; la respiration pénible s'affaiblit et
ne fut plus qu'un ::;oufBe insensible; et sur Il
�MÈRE ET FILS
petit visage commença à apparaitre lc sceau divin
suprêmc sourire. Pendant que nous contempliotJS cette agonie à travers nos larmes, quelqu'un, marchant si doucement que nous ne l'entendîmes pas venir, souleva le rideau près d'Hildred.
- Chut!
L'ame partait! Le rideau soulevé laissa le soleil frapper cn plein le visage de l'enfant; mais
ce solet! de la terre avait disparu pour ses yeux
ouverts à d'autres splendeurs.
- Oh! pourquoi me l'avoir donné! pourquoi
me l'avoir donné quand il était mourant!
Dans le silence solennel, le désespoir cl 'Hildrcd
éclata avec toute la violence de sa nature italienne;
elle jeta ses bras sur l'oreiller, e1Je sanglota tout
haut, le \'isage pressé sur celui de l'enfant mort.
Au sein de ce désespoir, une main, qui aurait dil
être celle de Guy, lui fut tendue; une voix, qui
aurait dil être celle de Guy, lui apporta la consolation.
Toute l'énergie de Guy, s'il avait su l'employer,
toute la tendresse du grand cœur de Guy, s'il la
lui. avait prodiguée vainement, auraient été impUIssantes à faire ce que firent quelques mots
dits à voix basse et un serrement de main. La
crise cessa, et des larmes paisibles succédèrent à
ses amers sanglots; au bout de quelques minutes,
apaisée et docile, elle s'était. levée dès que lord
Carstairs le lui avait dit.
Je savais qu'il avait l'art de la douceur, qu'il
n'était pas comme Guy, J'entendis sa voix tra11quille et caressante prendre un accent solennel;
je vis ses traits empreints d'une pitié grave et
tendre.
- Ne me reprochez pas de vous l'avoir d011né 1
Ne regrettez pas ce que vous avez fait pour lui 1
Il nous appartient: nous avolls tous deux taché
de le. sauver; nous avons fait tout. ce que lIons
]>ouvlons.
C'était vrai. .. Ils avaicnt fait pour l'enfallt tout
ce qu'ils pom·aient. Maintenant L .. Ce fut à mon
tour d'ense\'(:lir ma tête daus l'oreiller, à la place
o~
celIt: ~ 'Hildred s'était appuyée. Hélas! qu'adnendnut-Il du eœur brisé de mon pauvre Cny 1
Lord arslairs nous reconduisit au chAteau, par
cette belle matinée d'automne, dont la lumière
voilée et adoucie brillait sur les dernières fcuill s
cn tOIlS de pompre et d'or. Il avail pa!'sé la maill
cl 'un
�MÈRE ET FILS
97
d'Hildred sous son bras, et tous deux marchaient
lentement, gardant le silence, excepté quand il lui
adressait quelques mots à demi-voix. Je n'écoutais pas leurs paroles; je marchais derrière eux,
trop loin pour en saisir une seule.
A la grille de l'avenue, ils se séparèrent. Au
moment où il la retenait encore, il lui demanda
avec douceur :
- M'avez-vous pardonné?
Elle leva les yeux vers 111i, et ni l'un ni l'autre
n'ajouta rien. Il serra une dernière fois sa main
et la laissa aller; puis il suivit son chemin, et
nous rentrâmes à la maison.
XIII
Le matin du jour suivant, lord Carstairs reparut à Falcon-Court; il venait, dit-il, parler à Hildred au sujet des funérailles de l'enfant. Il app:>rtait aussi un message d'Oldsllaw pour ma tante.
Alice était très malade.
Je ne l 'avais pas revue depuis qu'elle nous avait
dit adieu huit jours auparavant, la tempête
111 'ayant empêchée de sortir. Ce jour-là le temps
était beau et calme; aussi, tout attristée de cette
lIouvell e, je quittai le salon, où lord Carstairs
était encore; le pris mon chapeau, et je partis
pour Oldshaw.
Pour y aller, on suivait la grande route, qui,
pendant la seconde partie du trajet, s'étendait devant vous eu ligne droite. A un mill e de la maison, j'aperçus de loin quelqu'un venir vers moi,
et, la llistance diminuant, je reconnus Frankland.
Nous nous rejoigllîmes.
- Frankland, avez-vous été à Oldshaw?
Oui.
- J'y vais, moi aussi. Parlez-moi d'Alice.
- Elle est fort malade, elle R'est rompu un
vaisseau dans la poitrine, un petit vaiRseau, heurensement; j'espère que le danger n'est pas immédiat. M. Thnrlow a écrit à Londres pour
demander une consultation.
- Mais ne savez-vous rien de plus? Comment
cela est-il arrivé?
- Elle a eu une frayeur hier. - 11 hésita, puis
continua avec précipitation: - Des rnpportR exaH4-IV
�98
MÈRE ET FILS
gérés lui ont été faits sur le naufrage; on lui a dit
qu'il y avait eu plusieurs vie;; de perdues.
Je ne reconnaissais plus Frankland Graham à
cette précipitation et à ce trouble, lui qui Ile perdait jamais son sang-froid. Mais aujourd'hui il
u 'était pas lui-même; il me montrait en outre une
telle froideur que j'eu fus intimidée, quoiqu'il lUe
Hlt bien rarement arrivé, dans toute ma vie, ùe
me sentir timide et embarra sée ùevant lui.
--:-- Je ne \'OI1S retiens pas. Je vais continuer,
pUIsque me voilà si loin, malgré le peu de chauce,"
que j'ai de la voir. L'avez-vous vue?
- Quelques minutes.
- Adieu, Frankland!
Il me serra la main, tùais d'un mouvement tout
machinal. Je crois qu'il ne pensait pas à moi.
- Elle e ' t très excitée, me dit-il \'ivement. Si
vous la voyez, ne la laissez pas causer.
- Oui, mais je ue la verrai pas.
- Peut-être.
Sa main lâcha la mieulle; au moment où elle
lui échappait, une subite impulsion, sans qu'tille
parole eût été échangée, la lui fit soudain ressai:ir; il me retint et, me regardant, me dit ù'une
yoi,- toute différente :
- E1fie, pourquoi iriez-vous, après tout? Et
vous n'ayez pas l'air bien portante 110n plus, lUa
petite Ellie!
La voix et le regard naturels de Frankland
étaient pour mon âme cc qu'est le soleil pour la
terre; pas une joie dc cc monde n'eu approchait
autaui. Mon cœur Int immédiatement allégé.
- Je serai contente tl'y aller, même si je ne la
vois pas.
- Mais vous êtes fatiguée?
011, Frankland.
VOltS paJ:aissiez fatigut'e, tout à l'heure. Ell.
fin, alle;r. ùemander de ses llotl\'elles.
011, attClI
Ile;r. li 11 peu!
Il mc regarda longnement SntlS parler.
"
E~T?éral('e,
ùit-il enfin, je suis tre~
OCCUP\\
Je Ile SfllS quauc1 je vou~
reverrai.
- Vous ~icldre7.
de~
que vou: le pourrez. .
- Je crOI~,
111011 cnfa1lt, quc vous garc\en '"
\'otre cOlJfian~e
en moi, 1l~me
si j'éiai5 des 5C111ailles sans velllr.
- J'aurais t0ujours t'OU fiance. Mais si vous êtc'
ocellpé/ j'ai tort ùe VOLIS retenir. Adieu cncor\.!
uue fOIS.
�MÈRE ET FILS
99
Il tenait toujours ma main; il sembla l'abanclonner à regret; et cependant il me dit, en riant,
ùe partir.
- Oui, dépêchez-vous, Elne, courez le plus vite
que vous pourrez, disparaissez comme une petite
fée que vous êtes, ou j'oublierai mon travail pour
retourner avec vous.
- Je voudrais bien que ce ffit possible.
- Mais cela ne l'est pas . Il faut donc que vous
partiez seule.
Quoiqu'il plaisantât, il y avait quelque chose
d'inaccoutumé dans sa physionomie, une expression mécontente, presque irrésolue. Cette vision
me poursuivit après que je l'eus quitté.
Il suivit son chemin, et moi le mien, pendant
le mille qui me restait à faire pour arriver à
Oldshaw. Cette grande maison d'Oldshaw était
bien réduite; un pauvre débris de bâtiment restait
debout à l'extrémité de la longue avellue, au milieu de ses arbres majestueux, maintenant dépouillés et tristes, jonchant d'un mélancolique
tapis de feuilles jaunes, que faisait tomber ce grisfltre jour d'automne, l'emplacement nu de l'habitation détruite. La tristesse me gagna, moi aussi,
en m'en approchant; il me semblait que la destruction de ces murs de pierre n'avait été que le symbole extérieur d'autres destructions prochaines;
que la ruine de cette maison n'était que le triste
présage et le prélude de l'ext.inction du vieux nom
et de l'antique famille de ses possesseurs.
J'allai à la pet.it.e porte de côté, qui était à présent la seule entrée, et je m'informai d'Alice. Une
vieille femme vint à mOI, l'ancienne bonne d'Alice,
et me dit, comme je m'y attendais, que je ne pouvais la voir.
- Mais elle sera mieux, s'il plaît à Dieu! ü'ici
un jour ou deux, miss Est>érance.
A u moment où je m'élOIgnais, elle me rappela.
- Votre cousin était là tout à l'heure; je lle
\'OUS l'ai pas di t, fit-elle à voix basse.
- Je le sais, je l'ai rencontré.
- Vraiment! Et vous a-t-il dit qu'il était venu?
- Certainement.
Il me sembla qu'elle voulait ajouter antre
hose. Elle fpiait l'expression de mon visage,
romme si mon accent 011 mon regard la déroutaient, sous une impulsion que je ne pus raisonner, je lUe dl'robai à cet examen. Qu'est-ce que
cela pouvait lui faire qu'il Hlt venu. Mais pourqu '\1
o
r
" ;J
~
: BC II.
""",
v.
~
.'
�[00
MÈRE ET FILS
le vent/sanglotait-il dans les bra11cbes dépouillées.
leur faisant pousser de tels gémissements qU'OH
eftt dit de vivantes créatures tortu n:'es? Tout le
long -de mon chemin, il me sembla qu'il gémissait
amèrement; c'était 1111 son lointain, faible, désolé,
voL- qui semblait s'élever de tombeaux cachés
s us les feuilles mortes.
J'étais partie de bonne heure pour ma promenade; lorsque je rentrai, l'après-midi ll'était pas
avancée. J'avais laissé lord Carstairs à FalconCourt; mais il était reparti, et je 11e trouvai plus
personne dans le salon qu'Hildred; elle dessinait
à son pupitre en chantant à mi-\"Oix. Elle s'amusait son vent à composer des modèles d'ouvrages,
genre de de. sin pour lequel elle avait le même
talent que pour vingt antres choses; le plus souvent elle les jetait, une fois achevés, comme autant de papiers inutiles. En ce moment, elle exécutait un merveillenx et fantastiqlie enguirlandement de fleurs et d'oiseaux. J'étais fatiguée; je
pris un livre et m'étendis dans un fauteuil. Peudant U11 temps assez long, on n'entendit dans la
pièce d'antre bruit que ce chant doux et léger.
Ce fut Guy qui troubla le silence. Il entra, referma la porte, et, s'approchant de la table d'Hill1red, il attira un siège de façon à se trouver e!l
fa~e
d'elle. Elle avait déjà relevé la tête, et S';11Valt ses mouvements en suspendant S011 travall;
dès qu'il fut assis, elle parla:
- Si vous êtes venu pour rester, Guy, ayez
l'obligeance de pousser votre chaise un peu plus
à gauche. Vous jetez une ombre directement sur
mon papier.
- Je StllS venu pour vous parler, et 11011 pout
Y01Œ regarder dessiner, lIildrcll, dit-il avec tristesse. Accordez-moi lluelques minutes, ct pose!.
\ut IC cra \'011.
- Esphance, faites-moi le plaisir de demeurer
li -vous êtes, fit IIildrcd \'ivclIlent, car elle s'était
aperçue que je me levais.
- Restez, Espérance, puisqu'elle le désire.
Cuy me semblait !ii cballCTé et si abattu! Il de
ses bras s'allongeait à moitié sur la tabl ; ses
yeux, lin momcnt levés vers Ililch d, se fixaient
de nouveau à terre i en lui avaient disparu jusqu'aux demit'res traces de cette gaidé franche et
expansive qui, jadis, donnait à 5011 visage une
telle beauté de force et cie jeuness. 11 semblait
brusquement vieilli, cOlllme si chacu1l des jours
�MÈRE ET FILS
101
qu'il vivait à présent apportait de quoi l'user ain:;l
qu'autant d'années.
Hildred déposa son crayon et croisa ses mail~
sur son pupitre. Il était toujours en face d'elle.
et elle le regarda sans aucune émotion apparente,
avee sang-froid et tranquil1ité, jusqu'à ce qu'il
l'eprît :
- J'ai longtemps attendu et supporté en silence
ce q~il
vous plaisait de m'imposer, mais je crois
qlle l'heure du silence est passée; il faut maintenant que nous parlions Ulle fois pour toutes.
Il s'arrêta; elle ne répondit pas, et il continua
avec un tel effort pour rester calme, que ses lèvres
tremblaient:
- Hildrec1, il ne peut y avoir de lien entre la
yie et la mort.
- Je ne VOllS comprends pas, dit-elle lentement.
C'était bien peu de chose qu'une telle parole.
dépouillée de tout accent de tenùresse 011 de bonté,
pour ranimer oon5 son âme l'ombre même d'uu
espoir et d'une c011solation. Mais il était dans cette
disposition où l'on saisit la moindre espérance,
où 1'011 s'accroche non pas même à une paille.
mais à un frêle fil d'araignée. En l'entendant, SOlI
prétendu sang-froid s'évanouit, et son visage
s'empourpra.
- Vous ne comprenez pas! Répétez cela, Hi!dred!
- Je le répète, fit-elle, toujours tranquille. Je
ne vous comprends pas. Je ne sais ni ce que vous
êtes ve1lU me dire, ni ce que YOUS voulez de moi.
Elle serrait étroitement l'une coutre l'autre ses
mains jointes. Guy se leva; les veines de son
Iront étaient gonflées et saillantes comme des
cordes; sur ces mains croisées, il plaça les siennes,
et les broya presque dans la violence de sou
étreinte.
- Pensez-y bien 1 faites attention à cc que vous
(lites!
Pas de réponse.
- Hilc1red!
Elle lourna vers lui sa figure étrangement pâle.
- Qlle voulez-vous de moi? répéta-t-elle; ai-je
rompu l'engagement que j'ai pris vis-à-vis de
vous? Nous avons concI u uu marché; quelles S01lt
les conditions que je n'ai pas remplies?
VOltS avie,,- promis d'C:t1"e ma fem111e.
Ai-je repris ma pr01es~?
- Fonuellement, 11011, c'est vrai, dit-il, et, si
�102
MÈRE ET FILS
je ne l'avais eu en face de moi, je n'aurais jamais
reconnu sa voix dans le son étouffé et l:trange de
cc munnure. Vous ne l'avez pas reprise en paroles, non ... mais dans vos actes, vos pensées ...
votre ~œtl1·.:
vous 3:vez été parjure. .
- <...uy, Il n'avalt pas cté questIon d'amour
entre nous; je n'en ai jamais eu à vous donner;
je n'ai jamais feint le contraire, s'écria-t-elle avec
une violence passionnée. De quoi vous plaigne?:vous? Est-ce moi qui suis responsable des c:)l1(lltions d~ notre engagement, telles qu'elles ~t!lien?
~t
mamtenant qu'il est conclu ... (elle hcsJta un
lllstallt, et je ne sais comment ce dernier mot put
sortir de sa bouche, pourtant elle le prononça)
est-cc donc moi qui demande à le rompre?
Pauvre Guy! Dans son amour .anlent ct son
culte pour elle, il tomba à ses pIeds, et de son
âme s'épanchèrent des paroles 9uc je ne puis
écrire, car elles étaient l'expresslOn folle de ]a
résurrection de son espoir; elles coulaient comme
un flot enflammé. 11 était vcnu là pour mettr
Jin à Sa torture et d'un seul mot elle l'avait
chargé de nouveiIes chaînes et. avait fait de lui
un esclave et un lâche. Cependant, l'œuvre accomplie, elle appuya la tête sur son pupitre et
pleura amèrement!
- Oh! que je voudrais que 110US ne nous fURsions jamais rellcolltrés! sauglotait-elle. Je voudrais n'être jamais venue en Angleterre, n'avoir
jamais gagné votre affection. Pourtant je n'y puis
rien! Guy, je 11'y puis rien!
Il aurait voulu la consoler; elle s cl "roba à ses
témoignages cl 'affection.
NOll ... 11011 ... laissez-moi!
Essuya11t ses larmes, elle se 1 va et se tint debout devant lui. Une expression '·trange, uue sorte
de pftle et mélancolique résolution, avait envahi
son visage.
- Guy, quand la fin viendra... je 11e puis la
prévoir ... mais quand elle vicndra ... uh! Guy, si
vous pouvez ... pardonnez-moi alors!
la regardait·
'/.1JI .
, il ne répondit 1):1s', lorsqu'elle
S .: olgna, car elle le quitta sur cette parole, il lU.'
fit pas un mouvement pour la retenir; mais il
tomba sur le siège qu'elle venait cl 'abandonll r,
ct ensevelit sa tête dans ses mains.
�MÈRE ET FILS
103
XIV
La mati~ée
avait été pluyieuse, et la bise d'aut01Une soufflait glaciale sur la mer; mais de nombreux assistal1ts se réunirent dans le cimetière de
Forth-Regis, le jour de l'enterrement de l'enfant
naufragé. Nous y étions; lorsque Frankland lut
le service, nous étions placés les plus pr~s
du tombeau, comme si nous avions une sorte de droit à
représenter la famille. On descendit le petit cercueil dans la tombe, et « la poussière fut rendue
à la poussière D. C'était le quatrième jour après
sa mort.
Je désirais retourner à Oldshaw, et, en sortant
de l'église, je comptais me séparer des autres et
m'y rendre seule; mais, au moment où j'allais la
quitter, Hildred exprima le L1ésir de m'accompagner. Elle avait besoin de faire une promenade,
me dit-elle, et nous partimes cnsemble.
Il était environ midi, le ciel se dégageait. Pendant notre trajet, le soleil brilla tout d'un coup,
et nous cnvoya une douce chaleur d'automne. Je
revois encore aujourd'hui l'aspect de certaines
branches courbées en travers de la route, où pendaieut encore les dernières feuilles jaunies, si clairsemées qu'entre elles on apercevait le ciel bleu,
comme ce feuillage idéal de quelques tableau." de
Raphaël, éclairé de l'harmonieuse lumière dll jour
à son déclin, qlli lui donne une beauté pénétrante
et SallS ombres.
Malgré 5011 éclat graudissant, cette journée
n'avait ricn de jOYCllX. Les feuillcs jaunes jonchaient le sol à nos pieds, toutes humides de
gouttes semblables à des lnfl11es; il n'y avait autour de nous pas le moindre signe de vie, pas un
mouvement dans l'air: le silence, l'humide d('périssement, la mort prochaine de la nature, voilà
ce qui nous eut I1ralt.
011 dit que la jeunesse aime l'automne. 'cla se
p nt; ponrtallt j'('tais jeuue alors, et je n'ai jamais
aimé cette sais01l. Autant aimer la maladie qui
liOns ravit graduellement llll être cher, parcc que,
pendant quclques brèves semaiucs, el1e clonnc à
la joue du mourant un éclat trompeur, on à ses
yeux une flamlJle Rllprêll1e. Et l'automne a toujours eu pour 1110n tmagination U11 aspect pIns
�1°4
MÈRE ET FILS
lugubre que la mort même; elle nous fait fouler
aux pieds ces feuillcs hier vivantes, et transforme l'opulente et glorieuse splendeur de l'été en
t~ne
masse. de sombre et répugnante décomposition. Je VOIS les beautés de l'automne, mais chaque
[eui1~
pourpre 1I!-'apporie avec elle la pensée que
demalU cette fCUllle desséchée jOllchcra le sol.
Ceux mêmes qui aiment les jours d'automne
admettent qu'ils sont mélancoliques et qu'ils ont
le pouvoir de faire peser une vague tristesse sur
les ât?es que peuvent affecter les saisons ou l'état
du ciel. Cet effet naturel était ce jour-là accru
pour nous par le funèbre souvenir de la cérémonie
à laquelle nous venions d'assister. Avec une gravité qui ne tarda pas à se transformer en silence
absolu, nous suivîmes la route solitaire, sous ce
soleil qui brillait à travers les feuillages d'or.
Cependant notre promenade ne devait pas durer
ainsi jusqu'au bout, et la grand'route n'était pas
tout à fait solitaire. Peut-être lIildred l'avait-elle
prévu quand elle m'avait proposé de venir avec
moi. Pour ma part du moins, je l'avais supposé,
et je m'étonnais de marcher si longtemps sans
[aire la moindre rencontre. Nous n'étions plus
qu'à moitié chemin d'Oldshaw, lorsqu'un pas rapide se fit entendre derrière nous, sur la route que
nous venions de parcourir.
Hildred fit Lien de ne manifester ni surprise ni
ignorance; je lui en sus gré. Elle se retourna et
s'arrêta.
- Attcndez, Espérauce!
J'obéis, sans le moindre effort pour l'emmener.
Cela me semblait (et depuis bicn longtcmps déjà
il en était ainsi) une cntreprisc si parfmtement
inutile, d'cssaycr dc la détacher dc lord Carstairs,
que j'avais pris lc parti dc cesser toute résÏ!;tancc
(lans lcs rarcs cas où j'étais mêléc à scs actions par
rapport à lui. Plus que lcs autres, j'avais vtt ce
qui s'était ?assé entre cux, et je savais qu'elle
~tai
en réallté perduc pour Guy d 'nlle façon a11ssi
Irrévocabl ' que si les mots qui dcvaicnt les séparer étaient déjà prononcés.
F:n .quclql!es instants, il fut auprès d'ellc. 11
nrnvmt. rapldcmcnt.; il lui adrcssa la parolc dès
qu'il fut asscz proche.
Pourquoi nc m'aviez-vous pas dit. que vomi
iriez dc ce ('I)té? Où allcz-vous?
A Oldshaw.
- Vous m'avcz voU, vingt minntcs. Vous n'cn
�MÈRE ET FILS
1°5
avez pas le droit, ajouta-t-il en baissant ]a voix.
Depuis ]e commencement de notre promenade,
je n'avais pas cessé de marcher près d'elle. Lorsque lord Carstairs nous eut rejointes, elle fit un
demi-mouvement pour me retenir; l.uais la voie
était étroite, on n'y pouvait passer trois de front.
Il me suffit de rester de q,uelques pas en arrière et
d'attendre un moment; Ils m'eurent bientôt dépassée. Aussitôt ils m'oublièrent, et je me laissai
oublier. Ils marchaient lentement; je m'attardai
plus encore dans ma promenade. Je laissai un
espace de vingt pas entre eux et moi; et ce fut
ainsi que, seule, sans même pouvoir entendre le
son de leurs voix, j'achevai ce trajet qui se t.erminait aux grilles d'Oldshaw.
Arrivés là, ils m'attendirent; quand je les rejoignis, Hildred était appuyée contre la grille
ouverte.
- Espérance, est-il vraiment nécessaire que
nous montions tous à la maison?
- Où voudriez-vous donc aller, alttrement? Je
suis venue pour voir Alice, si elle peut me recevoir.
- Mais je ne tiens pas à ]a voir.
- Attendez-moi alors; je ne serai pas longtemps.
- Pourquoi attendriez-vous? dit négligemment
lord Carstairs. Laissez-moi le plaisir de vous reconduire; miss Graham ne sera pas obligée d'écourter sa visite.
Je refoltlai ma subite envie de dire que j'allais
retourner avec eux, que je renonçais à voir Alice.
Ma présence, au fond, importait peu, et je pouvais indifféremment rester ou les suivre. 11 y eut
un moment d'hésitation; alors Hildred mit sa
main caressante sur mon épaule.
- Allez demander comment va Alice, Epérance.
Nous at.tendrons du moins, jusqlt'à ce que nous
sachions si on vous recevra.
Je crois qu'elle ne tint même pas cette dernière
promesse, si insignifiante qu'elle fftt. Je les quittai et je remontal l'avenue; avant qlt'une courbe
me les efit cachés, je me 1'etournai pour regarder
encore l'endroit où je les avais laissés. Ils étaient
déjà partis, et même asscz loin des grilles.
A la maison, 011 me dit qu'Aliee me recevrait.
~a
vieille bonne vint au-devant de moi et me conduisit à sa chambre.
Elle était couchée sur une chaise longue, les
�106
MÈRE ET FILS
mains jointes sur sa poitrine, immobile, oisive,
ct ses cheveux, ordinairement en boucles, étaient
simplemellt relevés.
Quand je m'approchai, elle avait les yeux fermés, car j'étais entrée sans qu'elle m'entendît.
Si je l'avais trouvée dans une mai!-\on étrangère,
j'aurais passé près d'elle saus reconnaître A lice
Thurlow.
Au bruit que je fis, elle ouvrit les yeux el sourit d'un air content.
- Chère Espérance!
Je l'embrassai; j'étais SI cmue que je me sentais incapable de parler.
~
Toule la matinée, je me suis demandé si vous
viendriez, murmura-t-elle, j'avais tant besoin de
YOUS voir, ma petite Espérancc.
Elle caressa doucement mes cbcvetLx, et effleura
ma joue de ses doigts. Il y avait. quelqu.e cbose
de très doux, de presque tendre, dans son acccnt
et son regard.
- Allez-vous rester longtemps avec moi? Oh!
Espérance, restez! Il m'est défendu de parler;
mais c'est si bon de vous avoir ici. Otez votre
chapeau , cela me fera plaisir.
Je fis ce qu'elle soubaitait; et j'attirai un siège
bas près de sa chaise 1011gue.
- Vous ne souffrez pas, Alice?
- Non, pas beaucoup; ma tou .· est ma pl\1~
grande sOl1flrant'e. Mais les jours me semblent SI
longs, si interminables, quand je suis seule!
. :- Je comprends cela. Je voudrais que Kate f{\t
ICI pour vous soigner.
- Oui... Elle s'interrompit un instant, et, prenant affectueusemeut ma main, eJ1e la porla à ses
lèvres . Ou bien vous, chérie! Je voudrais que YOtlS
fussiez 111:1 sœllr!
Pourquoi me Iut-il impossible (l'acquiescer à cc
souhail? pOllrquoi mOll t'œur était-il si froid?
J'c..<;sayai, les mols me restèrent daus la gorge;
Je 11e pouvais dire un mensonge.
, - Je. f~rais,
je Je crains, une sœur peu a~éble,
rcpol1chs-Je lentement. J'ai grandi sans TI 'n apprendre de. dcvoirs ct de' sentimenls fraterll ls.
1\1ais il lie faut pas que je vou~
fasse enuser. Tai~cz-vous,
à prl'sent.
- Il y a un ouvrage dam; le tiroir de cette
tabJ ; prenez-le et travaille:t.-y \ln pcu. Cela IIlC
rappell 'ra le tcmps où je VO\lS regardais roudre.
Je chcrchai l 'ouvrage de lrès bonne volonté,
�MÈRE ET FILS
10']
et je revins près d'elle. A partir ùe ce moment,
nous n'échangeâmes que peu de mots. Elle me
regardait, calme et silencieuse; parfois je levais
les yeux, et elle répondait à mon regard par un
sourire satisfait; une de ses mains m'effleurait
:wec uue douceur tendre. Une ou deux fois nous
rompîmes l'une ou l'autre ce silence.
- Espérance, si j'avais été à votre baptême, je
vous aurais donné, au lieu de ce nom, celui de
Pacifique. Il me semble que vous avez été créée
exprès pour veiller les malades.
- Je ne pourrais le faire toujours; je crois que
si je ne pouvais sentir la chalcur du soleil et respirer parfois le grand air, je mourrais!
- Quand me sera-t-il possible de respirer de
nouveau le grand air? soupira Alice. Qu'il est
dur, lorsqu'on est jeune, d'être toujours malade!
Un peu après, elle reprit:
- Ils disent que peut-être ils vont m'envoyer en
Italie pour l'hiver. J'aimerais mieux me soigner
et guérir ici. Qu'est-ce que je ferais eu Italie, toute
seule?
- Kate s'arrangerait pour aller avec vous.
- Oui, mais Kate ne me tiendrait pas lieu de
tout le monde.
Elle se tut quelques instants; puis, détournant
à demi son visage, elle joignit les mains et murmura:
- Oh! Espérance, comme un petit coin de terre
vous semble parfois contenir le monde entier J
Je ne lui répondis pas; j'inclinai la tête plus
bas sur mon ouvrage ... car un brouillard se glissait entre mes yeux et lui.
Les jours étaient courts. J'étais restée une
beure avec Alice, et déjà je voyais le soleil s'abaisser; ses ra.yons plus sombres prenaient des teintes
roug-issantes. Le soir. 11'était pas loin. Je pliai
l'ouvrage, et je dis que l'heure de parUr était
venue.
Je voudrais bien que tontes mes heures fussent aussi courtes que celle-ci.
- C'est moi qui l'ai fait passer plus vite?
- Toutes les heures passent vite avec vous.
Dieu vous récompense, cb('riel Ce n'est pus la
prcmière fois que vous m'aidez à endurer mon
lluuÎ.
- A liez-vous rester tout seule apres que j
serai partie?
- Oui, quelque temps; mais ma vieille nour-
.-
�108
MtRE ET FILS
ricc est très bonne pour moi. Et mon pauvr
pl:ré ... il vient, lui aussi! Mais je 11 'ai pa<; la fore
de supporter 1011gtemps leur présence; ils lie sont
pas, comme vous, des personnifications de la paix.
Il n'y a que vous (sa voix s'éteignit sur ces derniers mots); vous ... et U11 autre!
J'étais :près d'elle, toute prête à lui dire adieu.
Elle ne Vlt pas la main que je lui avais vivement
tendue; elle voulait parler, mais elle hésitait; enfin elle prononça timidement le llom qui était
dans llotre pensée à toutes deu. ' .
- Vous n'avez pas de message pour moi?
M. Graham ne m'a rien fait dire?
- Rien.
- Il ne vous a pas dit qU'il ue viendrait pas?
- Non.
Son visage s'éclaira soudain d'un sourire.
- Oh! alors, il vielldra! Il m'a promis de me
prévenir s'il lle 'enait pas. Il arri\'era comme
hier soir, peut-Hre.
Elle se renvcrsa lentement en al'ritre. La joie
mettait une flamme à ses joues, dont la teinle dc
marbre prenait des cOllleurs vivantes.
- Alice, laissez-moi partir.
Elle Ille passa ses bras autour du cou.
- Revenez bientôt, ma petite Esp~rance!
Elle m'embrassa et je lui rendis son baiser. Puis
je la quittai.
Ce qu'elle ne comprit pas, ce fut le sentiment
qui me poussa, quand j'étais déjà presque à h
porte, à revenir, à me pencher vers eJ1e, ct à l'embrasser longuement et silencieusement. Elle en
fut d'abord élollllée, ensuite clle se mit. à sourire;
peut-Hre, moi partie, réfléchit-elle à ce que signifiait. de ma part cette action. Mais je crois qu'elle
ne lc devil1a pas ... ni alors ni plus t.arel.
Je repris le chemin de Falcon-Court. La soirée
était. calme et sereine; 1l1aü; la COllrse était 10ngl~C,
et, avant q Ile j'eu eusse atteint la fin, le soleil t ll1ba derrière une illllllCllSe et bas'e ligne de
nuages. n brouillard blallc et humide monta dlt
sol, tel. qll'il s'en élève sOll\'eut après le coucher
du. s~le,
dans les pays mar{-cagclI.- ou lcs plaincs
\'OlSItlCS de l~ lUcr, vapeur moit.e, incolore, voilant.
la terre de tnstesse, ensevclissant tonte verdure et
eIIaçant. les teintes chaudes (ln ciel.
La course (-tait longue, ct ce soir-là eHc 11l
s~lnba
t.rès pénible; j'étais lasse cl salis éncrgie.
J éprouvai uue vh'e satisfactiou lorsqu'à travers
�MÈRE ET FILS
log
cette pâle brume flottante, j'aperçus enfiu nos
grilles. A la maison, je pourrais du moins me reposer, peut-être cesser de penser. Je me proposai
d'entrer à la dérobée, de g:agner ma chambre, et
d'y rester seule et tranqullle à prier, jusqu'à la
nuit.
J'arrivai une minute trop tard pour rentrer inaperçue. l'rescJue à la porte de la maison, quelqu'un
s'avança rapldement vers moi, et m'arrêta: c'était
Guy.
- Espérance, demanda-t-il d'un ton sévère,
comment êtes-vous là toute seule?
- Je reviens d'Oldshaw.
- Vous n'y êtes pas allée seule?
- Non, Hildred était avec moi.
J'llésitai, car l'expression que je discernais sur
sa figure faisait battre mon cœur plus vite et plus
fort. .
- Elle est WIrtie avec moi, mais elle ne m'a
pas attendue.
- Pourquoi cela?
- Elle ne tenait pas à voir .Alice. Elle n'a pa
voulu rester.
,
- Espérance, je lui ai parlé 1 Ce n'est pas tout,
s'écria-t-il avec lUte violence soudaine.
- Non.
Je Te regardai fixement pendant quelques sccondes, et alors je lui dis la v~rité.
- Elle est partie, parce (Jue lord Carstairs le
lui a demandé. Il llOUS avatt rencontrées sur la
l'Oute, et clle cst révcnue ici avec lui.
- Et vous les a\'ez laissés ensemble! fit-il, me
foudroyatlt d'un regard de colère.
- J'ai fait cc que j'étais forcéc de faire. Je l'ai
laissée, parce que je savais que tous les moyens
cn mon pouvoir scraient absolumcnt impuissants
à les séparcr.
Je dis cela d'un ton bas et ferme, avec ce courage du désespoir qui nous vicnt souvent d'instinct plutôt que par réflexion. 11 valait mieux
parler ainsi, mieux dire tout de suite, pendant
qu'il lui rcstait encore la force dc m'cntendre, ce
que je savais être la réalité. Mais cette force
même, la possédait-il? Nous étions arrêtés presque
à la porte, au bas du perron. E1I m'L'contant, il
chanccla et s'appuya contre la balustrade, sans
prononcer li 1\ mot. Seulemcnt, comme s'il était
pris d'un étourdissement, il porta la main à S011
front.
�110
MÈRE ET FILS
Et mon courage à moi, que devint-il? J'allai à
lui, je serrai son autre main en fondant en larmes.
- Oh! Guy, cher Guy!
Il me regarda avec une étrange douceur.
- Vous êtes bonne, Espérance, bonne et affectueuse; mais vous êtes bien jeunc, presque une
enfant 1
- Guy,. désormais, je ne suis plus une enfant!
Il se reJeta cn arrière, et ses traits exprimèt"ellt
souffrance; il savait la vérité aussi bien
une vi~
que mOI.
- EI~fant
ou femme, vous lle pouvez rien pour
me venIr en aide, dit-il d'une voix basse et triste.
Vous croyez que quelques paroles de franchise
me feront du bien? Je me suis déjà répété à moimême tout ce que peut me dire une bouche humaine. Vous ne pouvez rien pour moi 1 Il y a des
luttes auxquelles les spectateurs ne peuvent
prendre aucune part : celle-ci en est une.
Je le quittai, douloureusement impressionnée,
et je gagnai ma chambre, que la nuit envahissait
déjà. A travers 1 brouillard opaque, de pâles
étoiles s'efforçaient de briller; le premier croissant apparaissait au bord de l'horizon, ne donnant
qu'une Iaible clarté. De ma fenêtre, je les contemplai longuement, et je pensai qu'ainsi la terre
11 'est jamais abandonnée aux
ténèbres, quand
s'éteignent le jour et le soleil. Même au travers
des lIuages !es p'lus é}?ai_s, l'amour de Die~l
envoie
un rayon, SI fmble S01t-ll, percer l'obscunté de la
llUil.
xv
Mais la lluit morale rrrandissait autour de nous,
et douloureusement, ï 'un après l'autre, nous
voyions s'éteindre chaque rayon d'or. Il y eut,
~près
le jour dont je viens de parler, d'autres
JOt1r~ées
pendant lesquelles je crus C[U' je verrais
sc bnser le CŒur cIe Guy. Cependant il met.tait en
œuvre tout ce qui lui rc.<;tait cl 'énerg-ie. Si impuissant.s que fusscnt ses e!Torts à d'autres yeu.', il
donna alors la prel1 ve d'une vaillance qUI 11 'était
)las à mépriser.
Il 11 'est pas facile, le soleil couché, de dé rire
tout.es ces teintes pâlissant.es, tout. s ces ombres
accumulées qui, ensemble, annoncent l'approche
de la uuit. Je Ile puis repasser un à un ces triAteh
�MÈRE ET FILS
III
jours . Quand je me les remémore, colorés par les
souffrances et les prières arùentes de Guy, ils me
semblent enveloppés de flammes, au seuil d'une
entrée som bre.
Ce furent des jours de misère profonde, même
pour Hildred, car elle ne manquait pas de cœur;
elle n'était pas indifférente à la torture que subissait Guy; il Y avait des moments où elle pleurait
avec désespoir sur leurs souffrances à tous deux.
Elle avait parfois avec lui une douceur singulière; jamais elle ne lui avait parlé comme elle lui
parlait maintenant. Une sorte de remords caracté ~ risat
sa conùuite envers lui. Souvent, quand il
était absent, elle faisait de petites choses pour lui,
sans lui dire jamais de qui cela ven:lÎt. Une ou
deux fois, il le découvrit, pas davantage.
Elle n'avait pas rompu son engagement avec
Guy, et je savais qu'elle ne le romprait pas avant
qtie lord Carstairs n'etlt parlé! Mais C!.u'altendaitil? Une fièvre d'incertitude et d'agitatlOn creusait
silencieusement ses yeux toujours plus sombres.
Il était venu plus d'uue lois, depuis le jOL1l" où
il l'avait ramenée d'Oldshaw; ils s'étaient rencontrés ailleurs; je le crois aussi, quo~e
Hildred ne
l'avouât pas. Cependant Ulle semaine se passa, et,
cette semaine achevée, elle était encore, de parole
.sinon de cœur, la fiancée de Guy.
La con rte après-midi de novembre touchait à sa
fin, lorsque je le vis venir à la maison;
quelques mOll1ents après, je l'entel1dis ent.rer.
J'étalS dans ma chambre et je n'en sortis pas. 11
allait sans doute au salon retrouver lIildred, je
ne tenais pas à troublcr leur tête-à-tête.
Je demeurai, je m'en souvic1ls, Jort longtemps
clans ma chambre. Le soleil s'était couché, ct je
restais oisive à ma fenêtre, contemplant les teintes
d'ambre qu'il laissait derrière lui, et, Sttl" ce fond
dl:licat, deux ou trois sapms se de..c:;sinaut nelte-'
mcnt sur le ciel. Je regardai jusqu'à ce que tout
éclat cM disparu, et que le crépuscule grisâtrc
eOt absorbé Lous 1 s nuages dorés.
Tl faisait somhre ... il faisait f1·oid. Je quittai ma
chambre et je ùeseendis. Une lampe brûlait dans
le hall, et sa lumi'\re chaude glissait sur la rampe
cl chêne de l'escalier. J'étais presque au bas,
quand ulle 1I1ain Ollvrit de l'intérieur la porte de
lit bihli LI! \que. Cette porte fut brusquement
poussée, ct deu.· hOlllmes, sal~
se parler, parurent
tla!ls le hall: le )l1"\.:11lier était lord Carstairs, le
�T12
MÈRE ET FILS
second était Guy, mais Guy avec un visage si
sombre et si farouche dans son indignation, si
terrible dans l'effort de sang-froid qui blêmissait
ses lèvres comprimées, que lorsque je le vis, mon
cœur cessa de battre.
Ils se dirigèrent vers la grande porte; avant
qu'ils l'eussent atteinte, quelqu'un -leur barra le
passage; une vision soudallle apparut. Surgissant
je ne sais d'où, secouée par une émotion violente
qui chassait le sang de son visage pâle, Hildred
se dressa devant eux, en travers de leur chemin,
les empêchant de passer. Une voix rompit alors
le silence.
- Allez-vous-en, Hildred! cria Guy qui fit un
geste. Mylord, voici votre chemin!
Et, avec un regard de feu, il saisit le bras de
sa cousine et se plaça entre elle et lord Carstairs.
Hildred, repoussant violemment sa main, se
dressait de toute sa hauteur, les joues maintenant
enflammées. La lumière de la lampe faisait étinceler ses cheveux d'or. Affrontant, avec un défi
désespéré, la colère de Guy, elle tendit la main à
lord Carstairs.
- Je n'ai point de part à cette insulte, dit-elle
cl'u?e voix basse et étrange. Ma mémoirc ~st
/ H~elur
que celle de Guy Graham. Je me souVIens du jour où lord Carstairs cxposa sa vie pour
me sauver.
Il prit cette main tendue; il regarda ce visage
empreint de désespoir et de défi.; c'était une triste
vue, pour amener sur le sien son sourire habituel,
calme et ironique.
- Ma mémoire est bonne, répliqua-t-il d'un ton
léger, et le monde, miss Kane, s'étend plus loin
que les grilles de Falcon-Court.
~l
éleva jusqu'à ses lèvres la main qu'il retenaIt, et la baisa. Alors un cri - je crois que ce
fut une malédiction - s'échappa dcs lèvres blanches de Guy.
La porte s'était refermée cl rrière lord Carstairs, et IIiIdred, seule avec Guy, les traits bouleversés par la fureur, se plaça en face de lui. Ils
restèrent ainsi quelques 1110ments sans parler; il
ne s'approcha pas d'elle, mais, le premier, il cesfi:l
ce cluel · dc regards.
- Vcncz avec moi, lIildred!
- Je ne veux pas, répondit-clle avec violence.
Il fit un pas.
Pout: une fois, ma volontl' sera pll.1s forte
�MÈRE ET FILS
que la vôtre, dit-il lentement. Que vous résite;~
ou non, je 'Veux vous parler, et je ne veux pas
parler ici.
Ses yeux étaient attachés sur la figure d'Hildrecl; elle lui répondit par un seul coup d'œil. Je
ne sais quelle force nouvelle naissait en lui, pour
qu'il pM en supporter le mépris et la haine sans
fléchir ni trembler. Je compris plus tard que cette
force inaccoutumée était née d'un complet oubli
de soi, en cet instant, dernier et suprême héroïsme
de son amour profond et infatigable.
Il triompha, et elle le suivit dans la bibliothèque, dont la porte se referma sur eux.
Dans le salon, il n'y avait pas de lampe allumée; mais la flamme du foyer éclairait la pièce
d'une lueur rougeâtre. Je me glissai au coin de la
cheminée, et m'y assis. L'appartement était si
sombre et si tranquille, qu'il se passa assez longtemps avant que je visse une ombre se projeter
sur le vitrail, m'apprenant que je n'étais pas
seule.
- Pourquoi ne sonnez-volis pas ponr avoir les
lampes? demanda brusquement la voix de ma
tante. Vous aimez trop à perdre votre temps ,
Espérance 1
Me traiterait-elle toujours comme une enfant?
Je me levai machinalement pour lui obéir; mais
les larmes me gagnèrent. S'approchant de moi,
elle s'en aperçut.
- Qu'y a-t-il, ma petite?
- Tante Graham, demandai-je tristement, pourquoi me tenir à l'écart de vos peines à tous? Guy
et lIildred me sont plus chers qu'à personne.
Pourquoi doit-on, quand ils souffrent, ne pas me
dire un mot de leur chagrin?
- Parce que vous êtes jeune, et qu'aussi longtemps que ce.1a mc sera 1?ossiblc, je vous éparglierai la révélatIOn de certa1l1s genres de souffrances.
vous ne pourMême si vous en saviez davn~ge,
riez ricn pour les soulager. Lmssons ce sujet, Espérance. Sonnez pour qu'on nous donne. de la
lumière et ne demeurez pas plus longtemps oisive.
Mes lannes tombèrent silencieuses sur l'ouvrage qai ne tarda pas à occuper mes doigts;
mais je ne fis aucune protestation, j'obéis simplement; ct, longtemps après que ma tante m'eÛ.t
laissée je r stai à coudre près de ln bmpe_
La porte dll salon était dememée ouverte. Bien
a vant que j'abandonnasse mon travail, une autre
�114
MÈRE ET FILS
porte, que je reconnus au bruit, fut poussée avec
violence; quelqu'un traversa le hall et monta les
escaliers en courant. C'était Hildred; malgré sa
précipitation, je reCOllnus son pas.
Nous avions dîné de botlne heure, ce qui nons
arrivait souvent. Il était InlÎt heures, quand, de
sa place à la table à thé, ma tante me dit d'aller
demander à Hildrcd si elle voulait descendre.
Nous étions seules, ene et moi) Gny n'ayant pas
reparu.
J'allai frapper à la porte d'Hildred. A mon premler coup, je n'obtins pas de réponse; au second,
sa voix inten'ogea brusqucment
- Qtù c t là?
- Moi. .. Espérance.
Elle vint ouvrir la porte. Dans sa chambre, elle
n'avait pas dc lumièrc; seulement la lueur faible
de la lampe du corridor tombait sur elle et me
mQntrait sa pâleur.
- Pourquoi vcncz-vous à moi? dit-elle, d'lUI
accent que je nc lui avais jamais connu. Ils ne
vous le permettraient pas, s'ils le savaient.
- C'est tante Graham qui m'cnvoic, Hildrecl.
- Je m'éiOlll1e qu'elle l'ait osé, Eh bien !... SOli
messagc?
- Jc n'ai point de mcssage de sa part; le thé
est servi: voilà tout; jc viens vous demander si
vous youlez descendre.
- Alors vous pouvez dirc qnc je ne veux pas
descendre. Maintenant, allcz-volts-en; non, attelltlez; donnez-moi de la lumière.
Les flambcaux de sa chambre étaient sur uùe
table près de la porte; j'en pris un et l'alluma; .
alors je vis mieux S011 visage, et il me fit peur:
Respirant la violence, l'audace et le défi, elle était
là devalll moi. Le llambeau q\1e je tenals m'éclairait aus:-;j; elle \ it sans doute ma physionomie
chal1get', car lorsquc je l'eclllai, elle saisit mOll
bras.
- Espératlce, Il 'ayez pas borreur de moi! C'C3t
uu l11ensonge!
- IIildred!
- Ne v l1S oui-il:; ril'n dit? Elle me regarda en
l'ace, ci au bout d'Ull il1:-;tallt sou e 'pressioll devint plus clolle(·. Enfin, je lem 1\ suis reconnaissante ... c'est de la bonté !... Mais peut-être vous
le dironi-ils plus tard, ei s'ils lc font (de nouvcau
"es yellX: se remplir ut de flul11l1le), je "OtiS dis
�MÈRE ET FILS
d'avance que c'est un mensonge. Espérance!
m'entendez-vous' c'est un mensonge'
- Ils ne m'ont rien dit, Hildred, et ils ne veulent rien me dire! Oh! rentrez dans votre chambre, et calmez-vous. Je ne sais rien de ce qui s'est
passé.
Elle rentra, posa le flambeau, et commença une
promenade de long en large. J'aurais dû m'éloigner; mais cela m'était impossible; je l'aimais,
mon cœur était déchiré de son désespoir. J'allai
la trouver, je l'arrêtai, je lui jetai mes bras autour
du cou en sanglotant.
- Hildred, pe puis-je rien faire? ne puis-je
rien?
Une seule fois, elle me serra dans ses bras, et
ensuite, me repoussant avec fermeté:
- Non, vous ne pouvez rien.
Je m'éloignai sans parler. Un mot ou un regard
m'aurait rappelée, elle ne se retourna pas.
Je ne la revis plus ce soir-là. Je ne sais combien
de temps dura sa veille troublée; je l'entendis
encore marcher lorsque je montai dans ma chambre. Très tard dans la nuit, quand toute la maison
Iut endormie, je me glissai hors de mon lit, et du
corridor je vis toujours le même rayon de lumière
passer sous sa porte.
.
XVI
Le lendemain, j'allai à Oldsbaw.
Plus d'une semaine s'était écoulée depuis ma
dernière visite à Alice. J'y serais, je crois, retournée plus tôt si une lâche crainte ne m'avait retenue; je n'y serais peut-être pas retournée maintenant, sans un besoin fiévreux d'apprendre
quelque chose, besoin aussi lâcbe que ma crainte
mais qui me conduisait enfin près de la malade:
J'avais entendu dire qu'elle était mieux, et
j'espérais que c'était vrai; mais je la trouvai toujours étendue sur sa chuise longue, sans for es et
incapable de s'occuper; ses joues avaient en eiIet
U11 peu plus de couleurs, elle parlait plus facilement et n'était pas aussi inerte; mais ses mains
étaient sèches et brillant s, et sa toux creuse était
plus pénible à mes oreilles que ne me semblait
sou triste silence des autres jonrs. Cependant elle
était pleine d'espoir, et lorsque je l 'abordai avec
�116
MÈRE ET FILS
quelques paroles de comr>assion voilée, elle me
répliqua en repoussant VI\'cmellt cette compassion, comme si elle n'en avait pIns besoin.
- Car je suis mieux, vraiment mieux! Mes
[orees reviennent. Avec l'aide de ma vieille bonne,
j'ai fait. le tom de ma cham~re,
ce ma~in.
Je suis
bien nlleux, Espérance. Et Je vous al attendue;
j'ai tant désiré votre visite 1
- M'attendiez-vous plus tôt?
- Je ne sais pas; tous les jours, j'aimais à penser que peut-être je vous verrais. Je suis si heureuse, à présent!
Je m'assis près d'elle. C'était un,e journée de
novembre, d'une clarté jaune et triste. Le froid
• était survenu, et, par cette après-mid.i brumeu.se
et sombre, le feu brillant de sa chemmée paraISsait plus agréable à regarder que ce jour sans
soleil, qui se glissait à travers les rideaux.
Je m'étais assise, mais je n'avais guère la force
de causer. Je n'étais pas heureuse. Une grande
lassitude m'oppressait, une fatigue physique déraisonnable et inexpliquée; il me sembhtit que
mon cenreau se refusait à penser, et les mots à
venir sur mes lèvres.
Alice ne s'aperçut pas de ma fatigue; je crois
qll'elle remarqua à peine mon mutIsme. J'étais
placée comme elle aimait ft me \'oir, sur uue chaise
basse tout près d'elle; elle m'avait enle\'é motl
chapeau. Rien ne lui l'appelait plus que j'étais
venue seulement pour utle visite de courte durée.
Tont était calme, et moi, passi ve, j'étais disposée
à rester, si elle le "oulait, jusqu'au soir.
Elle aimait ce repos et cet acquiescement silencieux; je le vis à son ~ourie
de satisfaction et à
SOl1 paisible air de jouissance; je m'en aperçus
bientôt à ses paroles. Elle étendit la main pour
la poser sur les mien1les, et sans que je ftsse une
question, el1e commença à me parler. 11 y avait
eu une interruption dans notre dialogue, eUe le
reprit tout d'nu coup.
- Je Ruis COUChée ici, et il me semble que c'est
la première fois que le Roleil se lève dans ma vie.
C'est une chose singulière de se sentir baigné-c
(la11S 5011 éclat, et de regarder derrière soi la lluit
UOllt 011 est sortie.
Ulle chose singulière? Que ne disait-elle: lItl
honheur profond? Etre clans le crépuscule, et voir
(levant soi l'obscurité, voilà ee qui était étrange 1
Je toul'11ui un peu la tête vers elle; mais je
�~1ÈRE
ET FILS
n'eus pas besoin de lui répondre . Elle ne garda le
silence qu'un instant.
- Tout était si sombre et si désolé! J'étais toujours comme un affamé qui cherche, en tâtonnant,
quelque nourriture. Même dans les moments où
je semblais gaie et insouciante, j'avais de tels
rêves l. ..
- Nous rêvons tous .. . plus ou moins!
- Oui ... mais il y a bien des sortes de rêves.
Les miens n'étaient pas toujours purs, ils étaient
souvent égoïstes et mauvais i et les meilleurs 11e
me rendaient pas beureuse i ils renfermaient tant
de désirs et si peu d'espoir. Tout ce qui était biep,
beau, désirable, ne me semblait paraître devan t
moi que pour me railler de bien loin. Et alors je
faisais des efforts insensés pour chasser ces visions. Non, je n'étais )?as heureuse; je n'avais
personne qui m'aidât i 11 Y avait des jours où
j'étais écœurée de la façon dont s'écoulaient mes
heures, où le cour.age me manquait ...
Sa parole devenait rapide, ardente, et cette émotion lui causa un terrible accès de toux i le mou choir qu'elle portait à ses lèvres fut taché de sang-.
J 'ftais effrayée, et j 'aurais voulu appeler du secours, elle l11'emppcba de me lever.
- Ce n'est rien, mtumura-t-elle, cela lD'ariY(
~
sou vent. Laissez-moi rester tranquille une minute.
Elle se renversa sur son Ol'eIller et ferma 1 s
yeux. Elle était sans lllOuvement, calme comme
une morte, ses lot:1gs cils abaissés sur ses joues,
et cette joue creuse brûlée par la fil!vre. Je la
regardais sans parler, quand je vis l111 changement
passer sur ce visage de marbre, ct, comme un
enfallt qui rêve de quelque bonheur, ttIt sourire
trembla sur ses lèvres. Alors ses yeux se rouvrirent. Toute souITmnce avait d.i sparu de ses traits;
l'obscurité était passée, l~ne
lumière et Ulle joie
timiùes suivirent ce sonnre comme les rougeurs
du ciel au lever du soleil. Je la voyais, je l'écol1 tais, as~ie
prl!s d'elle, taudis qu'à demi-voix elle
prononçait ces mots:
- Il Y a si peu de temps ... quelqttes jours seulement. .. et il me semble que toute ma vie eu a
été enveloppée et pénétrée. Que ferais-je si je me
retrouvais seule. Il me s~D1ble
qu'il n'y a plus
que du bonheur ponr 11101 ell cc monde i tout ce
que j'ai désiré est à ma portée, tout cc que j'ai
souhaité devenir est maintenant possible à réali~
sel'. El c'est à lui que je dois tout!
�IJ8
MÈRE ET FILS
Est-ce que le jour sombre devenait plus sombre
encore? Ou bien quel était ce voile qui s'étendait
devant mes yeux? Je ne distin&'1ais plus Alice,
et pourtant j'étais près d'elle et Je l~ regardais.
- Il vient chaque jour., Je .m'é,;eIl~
le matin,
sachant qu'il .... iendra. Il s assIed la; Il me parle;
il me lit tout haut ...
Elle joignit ses mains sur sa poitrine.
- Oh! Espérance, il m'aime! c'est l'aurore
d'une nouvelle vie!. ..
Parfois, dans un demi-évanouissement, nous entendons les voix de ceux qui nous entourent tout
près de notre oreille, et pourtant. dans le lointain;
c'était ainsi que je l'entendaIs. Je fermai les
yeux, je crois, et une s~rte
d'inconscience me saisit, ma vie sembla un 111stant suspendue. Quand
cet instant fut passé ...
Quand il fut passé, ce qui lui succéda fut ce que
nous éprouvons après qu'un être aimé a exhalé
son dernier souffle, et que nous demeurons seuls
et désolés! quand pour ~a dernière fois, un pas
familier a foulé notre seUll, et que la maison reste
veuve et muette.
Faisons silcnce! La .... ic lI'a pas beaucoup de
semblables moments!
Alice parlait. J'entendai s sa "oix, calme comme
si rien n'était arrivé.
- Je me croyais trop. \'iei11e pour me transformer! Et maintenant je mc sens si jeulle! S'il voulait, il me ferait plier comme une enfant! Vous
avez eu raison de dire qlle c'était un maître patient, si patient et si bon, et pourtant si fort.
Qu'ai-je fait pour mériter son affection? Que
trouve-t-il à aimer e11 moi?
Elle s'arrêta encore et reprit :
- Il a pris possession de moi d'une manière si
Hra1lge. Jamais il 11e m'a demandé rien, il est
venu tranquillement, et il a pris mon âme. J'y
pense sans cesse, à ce premier Jour de ma maladie,
qUa11d il est venu et qu'il a accepté le don de
1110i-tl1&me ...
Elle 1 joignait les mains; sa figure reflétait sa
joie. Je remerciai Dieu de ce qu'elle lie pensait
pas à moi dans l '(>goïslTIC de SOl1 bonheur; de ce
qu'elle ne tOltrnait mêm pas les yeux vers moi,
Je ne reconnaissais plus ma propre voix en lui
r('pondant; mais elle n 'y discer~a
a~cu1
changement. Les quelques paroles que Je lm (hs semblèrent tout ce qu'elle Msirait. Ma sympathie ]ui
�MÈRE ET FILS
Hg
paraissait acquise d'avance; elle me gardait près
d'elle pour l'écouter, non pour lui répondre. Et
je l'écoutai, triste et passive; je restai près d'elle
jusqu'à ce qu'enfin, enfin, ce sombre jour de novembre touchât à son déclin. Le coucher du soleil
ne mettait pas un rayon dans le ciel. Je me retrouvai seule, marchant sous les arbres dénudés qui
détac11aient leurs branches dépouillées sur cette
étendue grisâtre. Pas une éclaircie ni U11 jeu de
lumière dans les nuages; sur terre, pas un souffle
de vent, pas un bruit qui décelât la présence d'un
être vivant, pas une voix qui s'élevât. Je suivais
la route solitaire, et le son de mes pas me faisait
peur.
Il n'y avait pas de bataille à livrer, pas d'action
à accomplir. Comme le jour finissant dans son
calme désolé, je n'avais qu'à suivre mon chemin
en silence. Le soleil s'était couché, voilà tout ...
et un espoir vivant était mort.
Je n'avais plus la force de penser. Je me souviens que tout le long de la route je cherchai machinalement des points de repère familiers, un
rétrécisse111ent du chemin, un groupe de sapins
noirs, uue barrière servant de passage en été aux
chanettes des moissonneurs qui laissaient une
traînée d'épis sur les branches basses; ce soir, la
barrière était fermée, et je commençai à calculer
dans combien de temps on la rouvrirait pour le
moment des semailles.
J'avais un vague désir d'arriver, mais pas assez
de forces pour presser ma marche très lente. J'Hais
si fatiguée ... je souffrais tant ... ebaque mouvement
accélérait les battements douloureux qui martelaient 1110n Iront.
A travers l'obscurité grandissante, je vis quelqtt'un s 'approch cr. D'abord ce Iut une tache lloire;
je ne disting"uais rien; je saisissais à peine la
forme d'lin <:tre humain: cepe11Clant, avant de
l'avoir vu, j'avais deviné quc c'était Frankland.
J'entendis et reconnus, je crois, SOI1 pas, à travers
ce grand silence de la campaglle.
Nous approchions l'un de l'autre en ligne droite.
Cc soir, pour la première fois de ma vic, !>i j'avais
ptl l'éviter, j'aurais voulu 11e pas le rencontrer.
Mais c'était 1111possible ... il vint plus prè!> ... plus
près encore, ct 1I0US nous abordllmes.
Frankland s'arrêta avec un tre!lSaillcllle11t et
uue exclamation dc ~urpise;
il 11e 1ll 'av:1.it pas
�120
MÈRE ET FILS
reconnue jusqu'alors. Il prononça mon nom avec
un plaisir mêlé d'étonnement.
- Espérance!
Répondre me fut impossible.
- Que faites-vous ici, El fie ?
- Je rentre ... je reviens d'Oldshaw.
- Mais qu'est-ce qui vous a r~tenu
jusqu'à
pareille heure? Ma petite Elfie, 11 ne faut pas
prendre l'habitude de vous promcner ainsi,
quand la nuit tombe.,
.
"
- Je pensais être rentree avant la lllut; l'al
marché très lentement.
- A l'avenir il faudra partir plus tôt. Je suis
content de vou~
avoir rencontrée.
Il passa mon bras sous le sien, et parut vouloir
m'accompagner. Mais je m'écartai de lui, et je
dis vivement.
- Vous ne pouvez retourner sur vos pas,
Frankland' laissez-moi rentrer seule!
- Vous' êtes fatiguée, dit~l
un instant après,
quand il eut repris ma mam et que sa marche
eut commencé à se régler sur la mienne.
- La tête me fait mal!
- C'est pour cela que vous allez si lentement.
Souffrez-vous beaucoup?
- Cela me cause des étourdissements' j'ai des
battements qual1d je marche.
'
- Il faut vous coucher en rentrant. Faites-vous
soigner par ma mère. J'ai soigné jadis bon Dombre de vos migraines, EBle, et elles disparaissaient
devant mon traitement. Je voudrais pouvoir rester avec vous pour guérir celle-ci.
- Elle se guérira seule; il ne faut que de la
patiencc pour supporter la douleur jusqu'à ce
qu'elle cessc.
Au-dessous de nous, dans la vallée, je voyais au
sud les arbres de Falcon-Court, traçant une ligne
noire sur le fond gris du ciel. ous n'en étions
plus bien loin; un quart de mille au plus. J'apercevais égalemel1t une partie de la maison et, à
travers les arbres, une fenêtre éclairée qui brillait
là-bas comme un phare.
- Elue, dit Frankland, qu'avez-vous fail depuis que je ne VOliS ai vue? Ot't êtes-vous al1t'e?
_ Je n'ai presqlte rien fait; je suis à peille
sortie.
-_ Voilà une semaine que 1l0US lie nous sommes
vus. Vous devcz avoir quelque hose à me dire.
Je crus sentir tout à coup une hésitation, UD
�MERE ET FILS
121
doute, à ce qu'il me sembla, comme s'il ne savait
s'il devait parler ou se taire. Je me trompais
peut-être; l'lntervalle fut si court!
- ElIle, je ne suis pas souvent une semaine
absent. Et vous n'avez rien à me dire? Il me
vient cinquante fois par jour des pensées que je
voudrais vous communiquer.
- Oui... mais nous ne pouvons recueillir et
amasser de telles pensées. Elles viennent un moment .. . et on les oublie dès qùe ce moment passe.
- Même alors, nous nous rappelons qu'elles ont
existé. Ne vous êtes-vous pas aperçue de mon
absence, petite Elfie?
- Ce n'est plus la question de tout à l'heure.
Vous m'avez manqué, Frankland!
- Et vous m'avez manqué aussi! Vous me
manquez dès que je ne vous vois plus. Je suis
heureux de vous avoir près de moi à présent, mon
enfant.
Sa main effleura la mienne d'une caresse vive et
tendre. Oui, ses paroles étaient sincères; elles
l'avaient toujours été depuis l'heure où il m'avait
prise, tout enfant, sous sa protection. Tout enfant 1 Ah 1 le secret était là! Depuis, j'étais devenue femme .. . et il ne s'en était pas aperçu!
Il m'emmenait lentement, et son pas se ralentissait à mesure que nous approchions du but. Il
prolongeait à plaisir la promenade.
- Quel besoin de nous hâter? disait-il.
J'aurais volontiers crié : ~ Oh! cessons! laissez1110i rentrer seule! D mais je m'étais attiré à moimême cette épreuve. Je la subis sans une proteslation, sans la moindre résistance, et, lentement,
à travers la nuit, llvUS regagnâmes le c!Jâlean.
11 était si doux, si plein de bonté. Cette douleur
physique qui était la moindre de mes souffrances,
comme il s'en inquiétait tendrement 1 Je le retrouvai tel qu'il s'était montré pom moi durant mes
maladies passées ... attentif. .. bon, affectueux; il
Y avait longtemps; ccla me paraissait si loin,
séparé de moi par un abîme ... ce temps où j'étais
• l'enfant de Fral1klanc1 D.
U lie vouhtt pas
quitter même a la grille;
il remonta avec mOl la courte avenue, où les
arbres serrés épaissü;saienl encore les ombres
croissantes du soir. Enfin nOlis atteignîmcs la
porte, et lorsqu'il l'ouvrit, la lueur familière du
vieux hall vint faiblement 110U1' éclairer.
VOU1' êtes pâle, ma petite Ellie.
n:c
,
�[22
M~RE
ET FILS
\ Il avait pris ma main j et là, sut le seuil de
. cette porte où nous nous étions si souvent dit adieu
ainsi, la main dans la main, nous échangions à
préseut ce premier adieu d'un temps uouveau.
- Rentrez vous reposer; vous êtes épuisée. Il
fa~t
prendre soin de vous, Elfie!
- Vous ne voulez pas eutrer?
- Non, je retourne chez moi.
Mais il 11e partait pas.
- Je suis contrarié de VOltS voir si sonffTante.
Ne puis-je rien pour vous?
- Rien de plus que œ que vous avez fait;
merci.
- Si je restais, je pourrais vous faire la lec<Lure. Nous roulerions près du feu le grand canapé
de la bibliothèque, et je vous lirais tout haut,
jusqu'à ce que vous fussiez endormie.
- Oh [ non, pas ce soir! Bonsoir, Frankland!
Il porta mes deux mains à ses lèvres, selon sa
"ieille habitude; et ce soir pourtant, cette caresse
fut plus longue, plus affectueuse. « Son enfant »
était malade; il en était fâché, voilà tout!
Oui, tout, désormais. Je me fis cette ]?romesse
cn refermant la porte, et en écoutant le bruit de
ses pas s'étcindre dans l'allée.
Où dOllC étaient les autres? Je faisais cette rédu saloll, qui,
flexiol1 en passant devant la r.0t~
toute grande ouverte, me lrussatt voir la pièce
déserte et obscure. On n'entendait d'autre bruit
daus l~ maison 9,ue celui c1~
l~
gros~e
horloge ùu
hall; Je regarda1 l'heure: 11 eta1t Clllq heures et
demie.
.
Je montai à !Ua chambre . sans rencontrer persoune; lorsque j'y [us anivée, je n'allumai point
mes flamheanx; Je fermai ma porte et je m'assis.
Mais il m'était impossible de penser ce soir-là,
m0me à présent que je me trouvais seule. Ecrasée
et .vaincue par la sou errance physique, cette autre
peIlle se transforma en une "ague torpcur. Elle
me semblait un s 11g-e, quelque chose de lointain,
sal1~
réalité. Je portai la main à 111011 front pour CIl
~plscr
!es battcments., Ces . douleurs aigut:s
dmcnt bIen réelles, et n:clamU! nt, d'uue f:lÇ011
qui lie laissait place à UUCllll doute, le calme ct le
repos.
J'obéis à leur injonction, car j'étais épuisée; je
g'agnai 111011 lit, je me couchai, et fermai les yeux,
noyant d'ahord Ile pas pouvoir dormir. Cependant le sommeil vint, un sommeil pesant et salis
�MÈRE ET FILS
123
rêves; je ne sais combien de temps il dura.
Quand je m'éveillai, il y avait un changement
dans ma chambre. Elle n'était plus sombre, sans
que pour cela il y eiH une lampe d'allumée; mais
sur tous les objets se jouait le reflet rouge et
chaud d'un bon feu. Une personne était assise à
terre près du foyer, et projetait son ombre sur le
parquet.
Comme lorsqu'on sort d'un sommeil magnétique, j'ouvris les yeux, et je vis tout cela; ainsi
que dans un rêve, je regardai, passive, ces jets
de flamme qui faisaient étinceler les masses fauves
de ses cheveux blonds. J'aurais pu parler ou donner signe de vie; mais tous mes sens étaient paralysés par une vague langueur qui enchaînait
mes membres. Je restai donc immobile, dans un
état de demi-conscience, contemplant ce <).ui était
devant moi, ainsi que j'auraiR contemple un tableau : le tableau, en s'animant, me tira de mon
engourdissement, car le mouvcmel1t fut brusque
et soudain. Avec une sorte d'élan farouche, Hildred se leva et me fit face. Elle vit, en se retournant, que je la reg.arda!s. qla~t
~ mo~,
dans. la
position qu'elle avalt pnse, Je dlstlllguals à pel11e
son visage, qui se trouvait dans l'ombre; le feu
Nant derrière elle, aucune lumière ne l'éclairait
plus, sauf U11 faible et pâle rayon qui se glissait
entre les rideaux relevés. C'ét.ait sans doute cc
rayon blafard qui lui d01111ail à mes yeux cette
pâleur effrayante. .
Elle démeura un instant immobile, saisie peut.être à la vue de mes yeux grands ouverts; mais
presque aussitôt elle fut près de mon lit.
- Je ne savais pas que vous étiez éveillée, me
dit-elle brusquement.
- Je viens de m'éveiller.
- Ql1 'est-ce qui VOltS a rendue malade?
J 'hésilai devant cette queslion impérieuse, et
Je sang me mont.a au cœur, me causant la sel1satiOll d'une brûlure cuisante, au réveil t1c ces souvenirs un moment endormis.
- Je suis rentrée très fatiguée; j'avais mal à la
tête.
11 y eut un silence.
- Est-il lard? repris-je la premii:re.
- L'heure a sOlll1é il y a quelque t.emps; je
n'ai pas compté les coups; onze heures, peut-être.
Qu'avait-eJle ce soir? Elle était t.out près de
moi, et je la voyais distinctement; sa figure était
�12 4
:MÈRE ET FILS
effrayante, amaigrie, hagarde, pâle, le regard fixe
comme celui d'uue statue; ct, dans sa désolatioll
ct son égaremcnt, elle rcst.ait debout auprès de
mon lit, pareille à uue statuc.
Je me penchai ct je salsis sa main.
- Hildredl
Pourquoi tressaillit-elle ainsi quand je la touchai? Elle retira cette main, comme si le contact
de la mienne l'avait blesséc.
- Restez tranquille, Espérance!
Rester tranquille, quand je la voyais ainsi!
Tremblante, je me soulevai et je voulus l'attirer
à moi.
- Quelque cho e est arrivé; ditcs-moi ce que
c'est, Hildred; je vous en prie!
.
Elle me repou sa encore, mais moins vivement;
un changement se faisait en elle. Son visage de
marbre commençait à pcrdre son inflexibilité; elle
ta, je crois, deux ou trois minutes, avcc l'émobon qui la gagnait; celle-ci fut la plus forte. Avec
un cri étouffé ct douloureux, elle tomba à genoux.
Je n'ai rien à dire ... Laissez-moi ... Jc suis
malheureusc ... voilà tout! Oh! ma petite Espérancc 1
Ellc répéta mon n0111 en sallglotallt, et fondit
cn larme~.
Le front appuyé coutre mon lit, ellc
l'ébranlait de scs sa1Jglots . Un de s s violents
parox~sme
de désc.spoir, s'était ~lparé
d'elle;
ces cnse!i-Ià, une fOlS qu elles aVal .l1t lc dessus ,
n't'coutaicnt ni cOllsolatiolls ni supplications. Lcs
sanglots lui déch iraient la poitrine. Durant c 's
dcrnières !iclJlaincs, jc l'avais vuc pIns d'unc fois
bouleversée par dcs accès semblables; mais jamais, dcpuis qu'clle a 'ait franchi notre seuil, clle
Il 'cn avait cu cle parcil à cclu i-ci. Lcs autrcs rcssemblaicnt à des orages cl 'été; ils passaient SUI
clIc, ct dcrrière eux le ci l dcvel1alt pIns clair;
c'était la meiJI urc partie d'cll -même qu'ils re
muaicnt; \llIC {ois qu'ils s'Haiellt apais('s, ils la
laissaient. purifiée, ct pent-êtrc plus b ur use.
Mais cctte tempêtc llC laissa pas d'apaiscl1l ut
aprè!i elle; la détente qui vint. ensuitc avait 1110fllS
l'aspect (ht calme que celui d'un morne d~sepoir.
QU:l1lÙ scs lanncs eur nt ccss'" rejetant toutt'
sympathie, refusant même de me p rmettre uu·
caressc, elle demeura à genoux, la tête cach{'c al!
pied dc mon lit, poussant des plaintes qui déchiraient l'âme.
�MÈRE ET FILS
- Laissez-moi! s'écria-t-elle uue fois . Il y a un
démon qui lutte en moi!
J'étais pencllée sur elle, essayant vainement de
la rele\'er; elle souleva la têfe un instant ct sc
débarrassa brusquement de mon étreinte. Ce regard , en croisant le mien, me glaça jusqu'au fond
du cœur.
- Un démon a combattit en moi toute la nuit,
et je ne puis le chasser ni le vaincre. Oh! Espérance, s'il triomphe, souvenez--,rous que j'ai bien
lutté, Espérance! (sa voix ne fut plus CJ.u'un murmure étrange, sans intonations, et s'éteIgnant sur
ses lèvres); s'il triomphe, dites à Guy que j'ai
bien lutté!
Je ne la compris pas; j'étais épuisée par mes
vail1s efforts :pour la calmer.
- PourqUOI dirais-je quelque chose à Guy?
répondis-je tristement; Guy l1 'est plus rien pour
vous désormais, et je l1e sais pourquoi, à cause
de lui, vous combaUriez plus longtemps qui qtle
ce soit, Ull démon ou un ange. Je voudrais de
tout mon cœur, Hilched, que vous épousiez lord
Carstairs; vous partiriez avec lui... et Guy retrouverait la paix.
Elle releva la tête pour me regarder ... avec Ulle
expression tellement effrayante que je frissonnai,
terrifiée, sous ce regard de folie ct cl'angoisse. Il
se prolongea sans qu'elle dît un mot; elle 11'011\"fit les lt:vres qu'après lUI long silence; et lorsq1le
ces paroles les lui ouvrirent, sa pcnsée s'était
l'garée bien loin.
- Espérance, vous rappelez-vous qu'il y a longtemps, je vous ai dit qU'I1ll jour, peut-être, je
viendrais pleurer à vos pieds? Voyez! cela s'est
réalisé! Et vous aussi, petite Espérance, vous avcz
réalisé ma premil.:re idée quand Je vous ai connue!
.Je me demande si, parmi les esprits déclllls, il y
t'II a qui désireut ardemme11t venir pleurer allX
.
pieds des ~\1g-cs
- Oh! IIildrecl, taisez-vous!
Elle enscvelit de nouveau sa figure dans ses
mains, et ses larmcs recomrnenetrent à couler.
- Je ne vons ai fait anClll1 111al! sallg10taitel1e. Quelque chose qu'il adviellne de moi, CJl !leta
HU souvel1ir, du 1110111!l, qui u'anra anCllllC amertume. Je vous ai beaucoup aimfc ... Je llC VOlt1> ai
jamais fait de mal... ma pauvre enfant... ma chère
petite Espérance 1
Je me penchai cncore, ct , malg-ré elle, car, au
�126
MÈRE ET FILS
milieu de ses larmes, elle cherchait à se dérober,
je la serrai fortement dans mes bras.
- Non, vous ne m'avez fait aucun mal, murmurai-je en pleurant aussi; \'OUS ne m'avez fait
que du bien; je ne vous oublierai jamais; je vous
aimerai tant que je vivrai!
Elle avait lutté pour se dégager, mais quand elle
vit ses efforts inutiles, elle demeura passive et se
mit à trembler. Je l'embrassai à maintes reprises,
m'efforçant de séclter ses larmes sous mes baisers:
elle coulaient trop vite, Elle pleurait comme une
enfant, et comme une enfant aussi, attendrie et
gagnée, elle finit par se jeter .à n;on cou. Pendant
quelques minutes, elle m'étrelgmt avec une force
singulière; jamais elle ne m'avait embrassée
ainsi... elle s'attachait à moi comme un être qui
se noie s'attache à la moindre branche.
Hildred resta longtemps agenouillée, elle refusa obstinément de répondre à toutes les questions que je lui fis, Très avant dans la nuit, j'obtins, à force de supplications, <;tu'elle s'étendît
près de moi, et même alors je saIS qu'elle dormit
à peine I!n instant. Le sommeil me fuyait, moi
aussi. Que Dieu me pardonne si, durant celte nuit
de veille, mes pensées s'égarèrent souvent loin
d'elle! Ce chagrin, si violent qu'il fût, me paraissait un brusque accès de remords, qui seratt évanoui avant le lendemain matin, Son ardente n;1ture était sujette à ces crises; j'avais depuis longtemps cessé de mesurer ses émolions aux nôtres.
Sans doute quelque chose, en ébranlant 5011 tcmp(.ramellt excitable, avait soulevé cette tempête
de désespoir; un souffle de vent avait agité les
vagues; dans quelques heures, la tempête s'apaiserait comme elle était venue.
Voilà ce que je pensais ... Hélas 1 nous ne :-;avons pas comprendre les avertissements qui nom.
sont donnés; nous ne voyons pas les sihrucs qui
nous préviennent de l'approche du malhenr.
L'ombre s'allonge sur nous, t nous n'en tiron~
aucune conséquence; la voix parle, et 110US llC:
comprenons ses paroles qu'une fois l'heur décisivc à jamais passée,
Quand je regarde en arrièJe, cette nuit m'apparait à travers un brouillard cl larmes et d'obscnritl·, avec ses dernières luttes, avec tout c qu'el1e
renfermait ùe vagues terreurs et le mystère de ses
paroles inexpliquées; maintenaut, IJi1dred 1 je Rais
t j' comprends tout,
�MÈRE ET FILS
12 7
XVII
Je me rappelle que la matinée du lendemain fut
particulièrement belle. 1 ot.re salle à manger avait
des fenêtres à l'est, et, lorsque nous descendîmes,
lc soleil les muminait. Pendant l'été, on avait fait
courir autour des carreaux de l'une d'entre elles
une tige de clématite, et je vois encore les ombres
fines du léger feuillage danser sur le mur dans les
mobiles rayons.
La table était débarrassée, et Hildred, toute
seule, se blottissait dans la cl1eminée: Elle m'avait.
à peine parlé depuis que nous étions levées. Il y
avait en ellc quelque chose d' 'trange, commc une
expression de peur muette et terrible; elle friss01111ait et se penchait vers le feu, silencieuse,
repliéc sur elle-même.
Je circulais dans la maison, n'osant pas rester
inaclive en face ie mes pensécs, et j'avais dcmandé à ma tante une tâche qui m'obUgcât du
moins à être sans cesse en mouvement. Chaquc
fois que mes occupations me ramenaient dans la
salle à manger, je la retrouvais à la même place,
silencieuse, penchée vers le feu.
Une fois, j'entrai avec une poignée dc fleurs
d'automne, qne j'avais été cueillir au solcil:
quelqucs pâlcs roses tardives qui jusqu'ulors
avaient persisté à s'épanouir à l'abri d'uu mur
exposé au midi. Eu entrant, je laissai la port\!
ouverte derrièrc 111oi, et pcndant que j'aHlge~
mcs flcurs près dc la table, le pas dc Guy résOllUtl
llaus l'appartemc11t. Il alla suns mot dire à l'uue
dcs fenêtres, regarda quelques iustants uu delJors,
puis, sc rctOl11'1lUllt, marcha lcntcment vers Hildrecl.
Ellc était assisc claus unc grande chaise de
forme ancienlle. Quand il s'approcha d'elle, elle le
rel;anla, mais sans l~ moindre douceur; scs yeux
pn rCl'il; unc cxpresslOll farouche, scmblable au
reg-nrd mC11uçant (l'un animal sauvage qui s'arprête à se dl:felldrc. Cuy était fort pâle i il (hl'
ù'uu ton ferme:
- Voici l'hcure que vous avez dl?sig-née.
Elle se leva à ccs mots, et je demande à Dieu
de ne jamais rcvoir sur u tl autre ,isnge UUe pa,
�MÈRE ET FILS
•
reille angoisse : la frayeur, le désespoir de la
cr('ature aux ·abois.
- Que me voulez-vous? dit-elle.
Guy serrait le dossier de la chaise d'une
Hreinte convulsive qui faisait saillir, comme des
cordes, les veines de sa main. Un silence se fit;
je crois qu'il lui fallut quelque temps pour trouver la force de continuer.
- Je veux mettre fin à cette longue comédie,
dit-il enfin de sa voix basse et contenue. Ou vous
me rendrez ma liberté aujourd'hui, ou je la reprendrai. J'ai supporté tout ce qu'il est possible
à un homme de supporter; ma force est à bout.
- Reprenez-la donc, alors! s'écria-t-elle. Maintenant, nous sommes libres!
Il l'avait demandé; p'ourtant, !orsqu'elle. lui eut
rendu cette liberté qU'lI réclamait, quel cn, grand
Dieu 1 quel cri d'amère et irrésistible angoisse lui
échappa! Je n'étais pas restée ponr l'entendre; il
parvint jusqu'à moi ~ tr:;tvers la porte que je refermais; il me semblait Vibrer encore quand jc me
trouvai seule dans le hall désert.
J'étais maintenant incapable de la moindre occupati?n. En proie ~ un !nexprimable chagrin, je
montai lentement 1. escaIler, et commençai à arpcnter le long corndor. Je ne sais combien de
tem ps Adura ,œtie, pr?menade ag-itée; il ne devait
pas ~'ctre
eco,ule bien des mlDute~
depuis que
l'avals referme cette p<?rte, quanel J'entendis un
nouveau bruit, comme SIon l'ouvrait violemment;
ct quelqu'uu gravit en courant l'escalier. J'étais
en haut des marches; je me trouvai facc à face
avcc IIilelred, pâle, tremblante, l'air égaré.
Elle s'arrêta en me ,"oyant.
- Mettez votre chapeau et venez avec moi; je
. uffoque elans cette maison!
Salls attendre ma réponse, elle se précipita clans
sa propre chambre.
Nous sortîmes ensemble; elle ne m'avait pas
!lit un mot de plus; elle Ile parla que lorsclue nous
eftmes descendu l'avenue ct alleint la gril e.
- Pas vers le village; vers la route de l'Est!
me elit-elle alors.
C'était une route montueuse et nue qui gravissait la colline cxposée du cOté <111 midi, SaliS défense, au vent de mer; nous y n1Jions rarcmcnt,
car, même e11 été·, ce vent '.f soufflait ell général
avec beaucoup ùe force. Mrus ce chemin glacé ct
dé:;ol(' semblait aujourù'hui plaire à lIildreel ;
�MÈRE ET FILS
12 9
quand la bise aigre nous assaillit, elle releva son
voile et exposa son visage aux morsures ùu vent.
Nous n'échangions pas une syllabe pendant que
je marchais à côté d'elle, triste et abattue. Je ne
pou vais lui parler, je n'osais la questionner; à
chaque regard que je lui jetais, l'exprcssion de
son visage me coupait la parole.
Nous marchions rapidement; ayant en outre le
vent en face, nous étions obligées ùe 1 tter avec
lui pour avancer; il y avait de quoi épuiser des
forces plus grandes que les mienncs. Hildrcd était
dans un de ces ébts où l'on ne sent pas la fatigue;
mais, au bout d'un demi-mille, je ne pus aller
plus loin et je 111 'arrêtai court.
- Hildred, reposons-nous; je ne puis continuer.
- Vous êtes fatiguée, Espérance?
Elle me regarda, nou sans douceur.
- Je suis bien égoïste, dit-elle vivement; nous
allons retou rucr.
- Laissez-moi m'asseoir; je scrai micux dans
un instant.
Il y avait quelques pierres au bord du chemin;
je m'assis snr l'une d 'e1Jes; et Hilclrcd resta deb01lt à côté de moi, la tête tournée vers la mcr,
qui s'étendait devant nous, vaste nappe bleue,
frangée d'écume étincelantc. J'cntendais le son
amorti dcs vagues qui se brisaient au-dessous de
nous sur la côte. Ce ne {ut pas ce bruit qui soudain éveilla mon attention; le vent nous cn apportait un autre; le galop d'un cheval résonnant
sur lc sol durci. Je me levai. Uu cavalier apparaissait au sotnmct de la colline.
- C'est lord Carstairs.
C'était ITilclred qui avait parlé. Tour-n é dans
cette dircction, S011 visage était pâle, i111passible
comme s'il eClt été de pierre. Lord Carstairs s'avança à la hâte, mais ellc ne bougea pas, jusqu'à
cc qu'il l'eClt saluée gaiement cn sautant dc
cheval.
- J'cspérais bien VOIlS trouver quelquc part;
j'avais deviné quc cctte belle journéc vous tenterait! Mais "ous ave;r, choisi une promenade un pcu
fraîche. A vez-vous réellcmcnt suivi cctte route
tout le tcmps, en affrontant la bise?
11 parlait sans gênc et sallS cffort, de SOI1 ton
insouciant; et ces paroles légl'rc:; sonnaient
étrangemcnt dans notrc mornc sile1lcc. Hildrcd le
pcnsa peut-être. Elle fixa sur lord Carstairs un
1i4-V
�'3°
MÈRE ET FILS
regard ferme et froid, sans que la moindre rOltgeur vînt à ses joues.
- Espérance est fatiguée; 1I0US rentrons, ditene lentement.
- Je crois que vous fcrez mieu _'.
U prit la bride de son cheval pour le conduire,
et nom; rebroussflmcs chemin, côle à côte, comme
nous étions Ve1ll1es. Mais nous marchions r.Ius
lentement, et notre promenade n'était pl us sIlencieuse. Il fallait qu'il eOt une singulière puissance de sang-froid pour pouvoir, durant l'hcure
interminable qui SU1\"Ït, causer de toutes sortes
de choses, aussi facilement que s'il avait Hé complHement aveugle sur l'état d'esprit cl'Hildred.
Elle ne lui adressait pas une question, elle lui
rl'pondait à peine; cependant sa causerie brill:J.1Ilc
et indifférente ne cessa que lorsque notre marche
lente nous eut amenés aux grilles de l'avenue. Là,
il nous quitta.
En prenant congé de nous, il lui tendit la maill,
et celle d'Hildred y resta quclques moments Cil,
close. Je remarquai soudain que ses jou s, donl
la blancheur de marbre n'avait pas changé jusquelà, passaient au rouge cramoisi. Elle le regarda
un instant, sa terreur muette aITrontant ces yeu.'
infle. ' ibles et calmes; puis, sans utl mot, elle s'élança dans l'a\'enue ct referma la grille. Jusqu'à
nolre arrivée à la maison, que nous regagnâmes
d'uu pas précipilé, je vis que sa main pendait à
son côté, é-troitemellt fermée.
Nous entrâmes; il n'y avait personne clans le
hall; mais la valise de Guy était par terre, tonte
prete pour un c1(·part. Les yeu.' d 'H i1dred renC'Olltrl-rent cet objct; clle s'arrêta Cil le voyant, puis
d'un mouvcment "if, ouvrit la porte du salon, et
rcg-anla autour cl 'elle, debout dans \111 flamboicmcnt (le solcil. Elle ne vit pCrSQllllc. Elit· sc rctournait lentcmcut vers la porte, ql1and ceUe fois
elle aperçut quelqu'un. 1\1a tante {-lait snr le seuil.
lIilc1rcc1 ne bongea pas; se rc1t
' ~salt
avec 5011
air dc rcine, clle lai~
1\1r5. Graham s'avancer,
et attcndit qu'ell fOt tout près. tC-me aIon;, lle
ne fit pas t\l1 mouvcment; ce fnt la voi.· p1l'i IlC
d'amcrtume dc ma tantc qui s'(-lcva, lorsqu'ellcs
se trouvèrent en bee l'une de l'anlre.
- Vous avez chassé 1110n fils de sa ùel11cur .
Il reste maintenant à l'une (lc nous de partir,
lIildred. Kallc; sera-cc vous Ott moi?
Un lucur singulièrc passa sur le \"i~agd'IIil-
�MÈRE ET FILS
dred: je la vois encore, n'ayant plus ni abattement, ni terreur, ni pflleur, mais royalement belle
dans cette lumit:re qui l'enveloppait, avec ses cheveux d'or éblouissants, ses yeux pleins de flammes et ses joues empour~s:
c'était une merveilleuse apparition. En elle avait snrgi quelque
chosc, un esprit gui ne venait certcs pas dn cIel,
si farouche, si sauvage, si audacieux, que
Mrs. Graham, bien énergique pourtant, recula à
cette vue.
- Rappelez-vous ses paroles, Espérance Graham, et dites à Guy de l'en l·cmcrcicr quand il
reviendra. (Elle s'interrompit par un rire ironique.)
Pour le reste, ce compte sera réglé demain. Laissez-moi passer, Espl'rance!
Elle se dirigeait vers la porte; dans mon angoisse, je m'efforçai de la retenir, mais ellc écarta
mes bras éte11(1us, et triompha de ma résistance.
En passant, elle laissa tomber un regard snI" moi:
alors, au travers dll voile de larmes qui ln 'aveuglait, jc la vis gravir l'escalier et dif;paraître.
Tout ce que j'entcndis fnt le bruit de sa porte
violemment refermée, et du vcrrou tiré. Alors plus
ricn! A partir de cette lleure et pendant la jourliée entière, il n'y eut pas le moindre son dans la
maisoll. Un silence de mort s'ételldait sur nous,
si profond, si glacial, si solennel, que j'avais pcur
dn faible écho dc mes pas cla,.ns les chambres désertes, et que je me cachai clans un coin, ayant
près cle moi un ouvrage auqnel je n'avais pas la
force dc toucher, et snr les genoux uu livre quc
je ne pouvais lire. Cela dura des hcures ct des
hellres! Le vent même s'était apaisé, et pas ltll
souffle nc s'élcvait pour agiter les branches clél1UM·cs; Ic soleil se coucha, l'humide brouillard de
1I0vembre monta du sol avec lenteur et ('teignit
lcs cJcrnièrcs raies ll1l11ineusô,<; qui s'attanlaienl à
l'ouesl, dcrrière les sapins. A l'abri du crt'puscule, une fois la nuit venue, je me glissai à la
porle d'TIilc1rec1. Là aussi, tout était Uluet, 011
n'entendait clans 1,a chambre le bruit cl 'aucun
pas ... nul son ne troublait cette tranquillité. Je
1'rappai nne fois ... je l'appelai ... et U11e voix qui
scrublait partir de terl"c me répondit.
- Si c'cst YOIIS, Espérance, a1Jez-vous·enl
- Laissez-moi cntrcr. .. un 11l0meiit ... riCIl CLtt 'un
moment.
- Non!
�132
MÈRE ET FILS
Je retournai à ma chambre, et là je fondis cn
larmes. Pour elle aussi, dans sa révolte et S011
amertume, je n'étais qu'u11e ellfaut!
Il mc sembla que cette interminable soirée
n'arriverait pas à sa fin. Nous veillâmes tard, ma
tante poursuivant ses occupations accoutumées et
s'enfermant dans sa muette et impitoyable colère,
comme si ricn n'était arrivé. On eût dit qu'lEIdred avait disparu et était déjà oubliée, qu'elle
n'avait jamais vécu dans cctte maison et n'y avait
pas laissé la moindre trace. Pendant toute cette
soirée, S011 nom ne sortit pas une fois de la bouche de Mrs. Graham.
Enfin, ce fut terminé! Le silence était toujours
le même dans sa chambre, quand j'allai de 110Uveau, et pOlir la dernière fois, écouter à la porte.
Il n'y avait pas de lumière 11011 plus; tout était
tranquille et sombre. Je restais devant cette porte
close: son nom était sur mes lèvres; poussée par
une inexprimable tendresse, j'éprouvais le besoin
de l'appeler, de la voir, d'entendre sa voix. J'écoutai même, retenaut ma respiration pour tâcher
d'entcndre la sicnne; mais rien 1
Longtemps je demeurai éveillée, m'efforçant,
dans une fièvre d'agitation, de saisir un son ou ml
mouvcment dans ce total silence. Quand enfin je
m'endormis, mon sommeil fut bien léger; il ne
devait pas avoir été de longue durée, lorsqu'un
faible bruit, - le craquement d'une porte, à ce
qu'il me sembla, - vint le troubler. Je m'éveillai
en sursaut; je me dressai sur mon lit et j'écoutai.
Ce n'était rien; j'étais nervcuse; j'avais r.:!vé. Tout
Nait tranquille, la porte ferméc; il n'y avait rien
clans ma chambre, que les pâles rayons de lune
{'c lairaie1lt.
.
Encore ce bruit!
Cette fois, je sautai du lit. Ce n'était pas un
rêve. A tl-dessous de moi, U11e main tournait la
clef de la porte du jardin.
Cc ne fut pas unc appréhe11sion définie, mais
une crainte vague, soudainc et folle, qui, me traversant le cerveau comme lttl éclair, me lit courir
à ma portc, l'ouvrir et me précipiter vers la
c11ambre d'Ilildred. Je Ile m'arrH:ü pour respirer
ql1e lorsqu' j'eus la main sur lc bouton de la
porte. Celle-ci n'était plus barricadée; je la p0l1Ssai vi \"ct11cnt. La cham brc était ddc! J' ssayai
de crier, <1 'appeler; je Ile le pus pas; je dcmeurai
�MÈRE ET FILS
133
muette et terrifiée sur le seuil désert; toute la
vérité m'apparaissait d'un seul conp.
L'air frais du dehors qui montait par l'escalier,
en rafraichissaut. mon front, m'empêcha, je crois,
de m'évanouir. Que faire?
EIIe ne pouvait avoir déjà atteint la grille de
l'avenue. Une faible lueur d'cspoi1: me ranima;
je n'éveillai personne: - qui dOllC l'aimait dans
cette maison, excepté moi? - mais je jetai un
manteau sur mes épaules et, avec l'énergie pasSiOl1llée du désespoir, je la suivis dans la nuit.
L'avenue avait plusieurs tournants j je ne pouvais l'embrasser d'un coup d'œil j le clair de lune,
dans ma course rapide, se jouait de moi, et me
montrait, avec ses capricieux rayons, des 0111 bres
mouvantes qui semblaient se glisser entre les
arbres dépouillés. Sans cesse, je croyais la voir,
et mes appels suppliants déchiraient l'air. Mais
en vaiu, toujours en vain 1 J'a vais atteint la grille,
sans découvrir le moindre signe de sa présence;
je la franchis, j'avançai sur la route, me tordant
les mains. Alors, tout d'un coup, bien loin devant moi ... Ah 1 mon Dieu! elle était là 1
Jamais je ne l'avais appelée comme je le fis
alors. Je ne sais si elle m'entendit, ma pauvre
Hildred 1 peut-être que n011, car elle:' lle s'arrêta
pas, elle ne détourna pas la tête, et. à l'instant
même où mes yeux s'el1orçaient de ne pas la perdre de vue, une ombre projetée à l'a1g~
de la
route me la cacha complètement. La lune étail
sous un nuage j mais je devinai une voiture arrêtée, - je le devinai 1 - et, quoique tout mon es})vlr se !ftt évanoui, je continuai à coul"Îr et à faire
retentir son non1 dans la nuit. Elle dut m'entcn·
dre, et pourtant, au milieu de mes cris, me parvint
le bruit des roues de 'la voiture qui s'ÇJoignait.
Je demeurai seule sur la ronte, écou1.ant ce
bruit mourir au loin. La douleur que je souffris
alors n'était pas une souffrance ordinaire, mais
un complet déchirement. Je ne sais combien ùe
temps je restai dans cette mue1.te shlpeur; je ne
sais combien de minutes s'écoulèrent. jusq li 'à celle
où U11 dernier espoir perça la navrante ohscurité
qui enveloppait mon flme : espoir bieu faible, bien
lointain, mais qui me tira de ma misérable stupeur. Un instinct (ce ne .fut pas une pensée, je
ne pouvais pe11ser 1) s'éveilla e11 moi: courir à
Frankland, - et j'anai vers lui.
J'a11ai par] sentier habituel, à travers les
�134
MÈRE ET FILS
champs, calmes et claiTs sous ces purs rayons de
lune; je port.ai mon Msespoir au sein dc cette
paisible nuit. Je ne IDoM'rai pas un instant ma
course, jusqu'à ce que je fusse arrivée, haletante,
à la maison de Frankland.
Tout y semblait dormir, mais par les fentes des
volets de S011 cabinct, je vis passer de la lumière.
Il n'était pas C1JCOre couché; il avait 1'habitude
de veiller tarù. Ma main saisit la sonnette et Cllvoya des tintements prolongés par toute la maison. Dans mon impaticnce, je l'appelai à voix
haute: « Frankland! Frankland! » - il m'entendit, je crois, à travers toutes les portes fcrmécs;
car il réponùit bien yite à cct appel. Les verrous
furent tirés d'une main hMive, la clef t.ournée, la
porte ouvcrtc·, et je m'élançai dans le vcstibule. f
Il était là dc\'ant moi, la figure t.ellemcnt pâle,
que lorsque ensuit.e j'évoquai cc souvenir, je me
représentai à quel point mon aspect devait êtrc
plein de consternation, pour qu'elle se fût ainsi
communiqul'e à lui! Je nc sais s'il parla; je me
l'appelle seulement le cri que je poussai.
- Hilclred est. part.ie! Oh! Frankland, suivezla, pour l'amour de Dieu, suivcz-Ia!
Je crois que j'étais sur le point de m'évanouir;
la longue tension cessant, l'esprit et le corps défaillaient ensemblc. Il mc devint impossible dc
rest.er debout.; je chancelai; ayec une exclamat.ioll
étouffée, il m'enleva dans ses bras comme un enfant, et me port.a sur son propre fauteuil, pr~s
dll
feu dc son cabiuet. Alors il sc pcncha vers moi.
- Espérance, pouvez-vous parI cr ? pouvez-vous
me dire ce que vous savez?
- Oui.
Je luUai avec ma faiblessc ct lui racontai tout.
Quelques 1110t.S suffircnt, car il n'Nait pas hOl111llC
à 11ésitcr ni à pcrdre du temps. Lorsqu'il s'éloigna, je retombai dans le fatli uil, et je scntis mcs
yeux se fcrmcr. MOll mcssage l-tait accompli, ma
tâche arhcvéc. Jc IlC me rappelle plus rien. Quand
je m'é\'cillai, quclqU'l1l1 était pr0s de moi. Mes
coups de sonnett.e avaient alarmé t.ous Ics habitants dc la maison, et la vieillc femme de chargc
(le Frankland, uue excellente perso1111c, était à
genollx à rôt.(· <le mou faut.cuil. Je me serrai plus
Hroit.emcut. coutre elle, à mesure quc la mt't1loire
mc revenail; c'ét.ait quclque chose de u'(:tre pas
scnle 1 - ct jc plcurai abondamment, les bras autour de son {·ou.
�.dÈRE ET FILS
135
Toutes les pensées qui, durant ma course éperdue et mon angoisse sans trêve, n'avaient pas
trouvé le temps de se dégager de ce lourd poids
de misère qui les comprimait, commencèrent à se
formuler une à une: le désespoir de Guy, le remords de sa mère, la place vide qui allait demeurer dans nos cœurs et dan!:; notre existence, m'apparurent séparément. Oh! Hildrcd! notre belle
vision adorée, notre joie de l'été, notre lumière
et notre soleill
Une heure, deux heures ... Frankland ne revenait pas. L'avait-il rejointe? La ramènerait-il?
Espoir inexprimable, bonheur trop grand pour y
croire! Mes oreilles avides cherchaient à percevoir
le bruit de la voiture et croyaient l'entendre clans
chaque frôlement de feuilles sèches, chaquc branche qui frappait les vitres. Mais ils n'arrivaieut
pas.
Epuisée, je finis par m'étendre sur le divan, e~
par permettre à la .ieille domestique de m'envelopper dans un manteau. Elle Dl 'avait parlé de retourner au château; mais cela m'était impossible,
je n'en avais pas la force; mes membres refusaient de me porter davantage cette nuit-là. Elle
me coucha donc sur le divan, et me dit de fermer
les yeux; je lui obéis . Tandis qu'Ile me croyait
endormie, je voyais passer des images devant mes
paupières closes. Comme la 11uit (>tait longue!
L'nne après l'autre, les heures sonnaient à 1'horloge: si longues qu'elles fussent, en es s'écoulaient
cependant; la nuit s'acheva, le jour parut, et
Frankland ne revenait pas!
A travers les fentes des volets, la lumière du jour
pénétra dans la pièce obscure, éclairée seulement
par le feu. Alors je me tournai vers lc mur; mes
yeux fermés ne s'ouvrirent plus; pendant longtemps je versai des larmes muettes et amères, et,
en pleurant, je m 'e11tlormis.
QUalld je m'éveillai, il me sembla que 1110n sommcil avait été long ct pesant; mais la même clarté
faible se glissait à travers les yolets, il n'y avail
pas de changement dans la chamhre, 'Sauf un senl.
l,a flamme rouge dn foyer éclairait vivement une
personne courbée vers moi. C'était Frankland! JI
Nait revenu!
Je prononçai S011 nom et me relevai vivemcnt.
11 saisit mes mains qu'il reti11t dans les siennes.
- Dites-moi, Franklall<l?
Comme il :wait l'air faligl1l' ! Quelles ombres
�MÈRE ET FILS
noires s'étaient amass ~ cs
SOI1S ses yeux trist.cs!
Je le regardai et mon dernicr espoir mourut ell
moi.
- J'ai peu dc chose à vous dire, fit-il à voi ,"
bassc; je ne l'ai pas vue.
- Comment?
- J'ai réussi à retrouver sa trace: elle a pris,
à l\Ioreton, et seule, le train de Southampton.
- Et vous ne l'avez pas sui vie? dis-je en joignant les mains avec désespoir.
- Je l'ai suivie, répondtt-il tristement, mais
j'avais forcément du retard sur elle. Quand je suis
arrivé à Southampton, le navire où elle s'était embarquée avait déjà quitté le port. Après tout, ellc
est libre de s'éloigner de nous.
Un cri étouffé, plein d'amertume, m'échappa:
ce fut tout. Un grand silence descendit sur nous.
J'ensevelis ma tête dans les coussins ... trop malhcureuse pour pou voir pleurcr.
Etait-ce encore la lluit Olt l'aubc? il IlC faisait pas jour dans l'appartement? Jc lc demandai
cnfin, après 11Il temps assez long.
- La journée cst finie, répondit Frankland,
nous sommes au soir.
Le soir! J'avais doue dormi lout un jour?
- Il n'y a qll 'tttlC heure quc je suis reYe\lll, me
dit-il. J'ai Vit ma mèrc. (Sa voix perdit sa fcrmdé.) Il faut lIIailltcuaut que j'aillc trouycr (;uy.
- Oh! Frankland!
- Et \'0115 aussi, rctourllCz prl's dc ma mèrc
dès que \'0115 le pounez, Elfic ... Jc nc puis dire
quand je revicndrai; elle a bcsoin d'a\"oir quelq u 'U1l a \'cc cllc.
- Jc vais y aller, je suis prt!le.
Et je mc levai précipitamm ellL
- Pas d'ici quclqucs millutes. VOU:'l Il'a vcz rien
mangé alljourd'hui. II faut prcndre lllaintcna1lt lIll
peu de nourrilure; failcs-Ie, parce quc je vous le
llemande, El fic.
- Oui, Marlha va me don 11er quclquc chose. Et
vous, Frankland?
- Jc pars toul cl suilc. (II n :ganla à sa mOllire.) Le lrain quitte Excler à six heurcs; il 'li est
cinq.
fi étail lombé claus sou fauteuil, ct, à moitié
rourbé, il applt>' ail le fronl :'litt' sa maiu, il scmblait si las, si lllcapable de recomlllcnccr tlll nouveau voyage. Je 111 app1'O hai dc lui.
- Oh! restez cc s ir 1 Vous êtes trop fatigué!
�MÈRE ET FILS
~37
- Je ne suis pas fatigué, Elfie. Mon cœur et
ma tête souffrent, voilà tout. Je n'ai pas de temps
à perdre; je devrais être p~rti.
Il secoua sa langueur et fut bientôt debout.
- Je ramènerai Guy, si je puis. Je reviendrai,
du reste, aussitôt que cela me sera possible. Prenez soiti de notre mère, Elfie, jusqu'à ce que nous
re \·enions.
Je lui tendis mes deux mains, mais il m'attira
dans ses bras. Sa voix tremblait, en priant Dieu
de me bénir.
Quand je repris le chemin dn château, la nuit
de novembre était noire, et cette route que j'a vais
suivie claus ma course folle n'était pas, cette fois,
éclairée du moindre rayon. La lune n'était pas
encore levée; quelques nuages teintés d'or pâle
apparaissaient tout au bord de l'horizon, annonçant sa venue; j'accueillis cette épaisse obscurité
avec plaisir, car le clair de lune me rappellerait
désormais des souvenirs terribles. Depuis ce jeur
jusqu'à celni où j'écris, je n'ai jamais pu voir la
pleine lune monter dans le ciel sans penscr en
frissonuant à cette nuit du départ d'Hildred, où
ses lueurs moqueuses se jouaIcnt à travers les
branches dépouillées.
Le château était endormi quand je l'avais
quitté; il était heillé à présent, et un deuil profond l'enveloppait; le calme qui y régnait était
presque aussi complet qu'aux henres du sommeil.
J'entrai dans le hall, la porte n'étant point fermée. La lampe y brftlait comme toujours, mais les
appartements qui y donnaient étaient déserts et
plongés daus l'obscurité, sauf un seul, la bibliothèque, où je vis de la lumière. Je tournai doucement la poignée de la porte, et j'entrai sans bruit.
Ma tante était là, assise près du feu, dans un coil1
où ne pouvait lui parvenir la lumière de la lampe
posée sur la table à thé.
Elle leva vers 1110i son visage, ce visage pâlé
et défait, qui cependant, au premier moment,
chercha comme toujours à me dissimuler son émoti01l, Elle 11 'en était plus capable. Ses lèvres commencèrent à trembler; elle voulut parler et ne put
y parvenir; il y eut unc minute d'interntlle;
alors cette réserve qui avait grullc1i entre nous
pendant ta1lt d'allnées fut balayée par le flot terrible ùe notre COl1llllUlI malheur.
- Espérance! Espérance 1
•
�.MÈRE ET FILS
Ses bras s'ouvrirent pour me recevoir, et nous
pleurâmes ensembl .
La chambre d'Hildred avait été fermée; mais
quand s'acheva cette longue et triste nuit, la première de cette longue suite de nuits et de jours
qui devaient se succéder dans la même affliction
muette et découragée, jusqu'à ce que la bles:;ure
Iftt devenue moÏIls cuisante et que la séparatjou
eUt perdu de sa force par l'habitude ... j'y entrai;
j~
voulais m'y retrouver une dernière Iois.
Personne n'avait modifié le désordre de ce
triste départ; tout y était tel qu'elle l'avait laissé:
une broche et un ruban sur la table, un tiroir ouvert, une chaise déplacée; 011 eat dit que sa maiu
venait de les toucher. PerSOlllJe n'avait même
baissé les lourds rideaux pour fermer l'accès aux
pâles rayOlJS de l une qui tombaient à flots à ceUt·
place où elle était encore la veille.
Elle avait passé là, elle y avait vécu ... et je lJe
devais plu' jaLlais la revoir.
XVIII
Xous glü;siollS comme des ombres dans la maison silencieuse, évitant même les regards des domestiques.
ous étions toujours seules, et, nous
~enta
rapprochées l'unc de l 'autre, nous passions
<les heures ensemble dans les appartemcnts dé·
serts. Jusque-là je n'ayais été qu' un e enfa11t aux
yeux de ma tante, mais un lien nouveau, difTérent de tous ccu.· qui avaient jamais existé entre
1l0U~,
110US unissait à présent, elle et moi. Nos relations semhlaient brusquemel1t s'être transforIllées d'une façon singulière. Elle avait toujours
portf ses fardeau.' à elle seule, fièrc de sa propre:
vai ll ance, calmc, dig"ne, capable d'an'cctiotl> profOIl<lcs; mais au~sj,
quand c la lui convenait, dure,
rroide, impitoyable. Elle avait N~
durc pour lIildrcd; elle avait vu ses luttes, et lle lui avait
tIlolltr(; aucune piU~,
au contrairc elle l'avait chass(,c de sa maison. Mailltcllan t IIi ltlred ftait partie, lIildred avait oh('i à c ttc in jonction amèrc
·t violente, et ell obfissant el le S'l'tait cruellemcnt
vengée.
Il me semblait étrange de pa!;!;er dcs heur !;
uvee la main de ma tante dans la mi '1I1Ie, et de
la voir !;'appu)' r sur 1110i daus sa MsolatiOD. Celn
•
�MÈRE ET FILS
lue semblait étrange, mais me rendait les souffrances de ces jours douloureux plus faci1es à
supporter. La confiance que votre courage inspire
l'accroît, et sentir qU'OIl cherche notre appui développe en nous le pouvoir d'aider et de soutenir
les autres. Je faisais le peu dont j'étais capable,
ct, ùans la monotonie pénible de ces heures pesantes, c'était un faible rayon de C011solation de
penser que la maison serait plus triste encore si
je n'y étais pas.
Nous attendîmes pendant cinq jours, jours de
suspens et d'angoisse qui creusereut leurs rides
sur Je front de ma tante: Guy 1le revint pas.
Frankland nous avait écrit une fois; deux jours
s 'Haie nt écoul és depuis sa lettre, et nous n'avions
pas reçu d'autres nouvelles.
Guy consentirait-il à revenir? Nous parlious à
voix basse de son retour, essayant d'adoucir par
des paroles d'espoir les appréhensions de l'attente;
nOLIS écoutiollS sans cesse, tressaillant à chaque
bruit de roues; llOUS passions des heures aux
fenêtres, cherchant à l'apercevoir, à travcrs les
branches sans feuilles, au tournant de l'avenue:
il n'arrivait pas. L'idée qu'il viendrait peut-être
la 1Iuit, quand toute la maison dormirait, quand
il n'y aurait personne pour le recevoir, me causait de longues insomnies; je prenais le bruit du
vent pour ses pas ou sa voix; mais les jours et
les nuits se passaient sa11S qu'il revînt. Le soir
du sixième jour descendit enfin, et l'obscurité
avait mis fin ~l nos reS"ards fatigués, lorsque, sallS
avoir été annoncés Dl entendus, saus avertir ùe
leur présence, la porte de la pièce où llOUS étiOl]S
s'ouvrit, et les deux frères panlrent. Ma tante se
leva av cc lm grand cri et courut à eux. Aprè;;
quelques pas, Guy s'était arrêté. Elle s'approcha
de lui, elle le regarda, et avec ltll sanglol, 1111C
exclamation: « MOI1 fils 1 » elle se jeta à son cou;
mais il lui prit les deux mains et l'écarta lentement.
- Mère, je vous l'avais confil-c!
- Guy, ne te détourne pas de moi! Mon enIallt,
pardonne-moi! Guy! Guy 1
Les mains jointes et élevées vers lui, clle le
suppliait humblement. En la voyant ainsi, uu
spasme amer contracta ses traits.
- Vous m'avez brisé le cœur 1 Qu'import{:
maintenant mon pardon? Pourtant prencz-Ie, si
VOliS le voule?, ajouta-t-il vivement. 11 posa la
�140
MÈRE ET FILS
main sur ses mains jointes. Que Dieu vienne il
notre secours, ma mère!
- Amen! murmura-t-elle, et elle se laissa
gli!;ser dans ses bras, avec de longs sanglots et
des flots de larmes.
Quand cette étreinte cessa, elle l'attira vers un
si~ge
et, sans lâcher sa main qu'elle serrait, eUc
s'assit près de lui.
- Tu es si fatigué, 1110n enfant, dit-elle av ('
douceur.
Elle releva ses cheveux en désordre pour lui dégager le front. Pendant quelques minutes, ils l:estèrent sans parler. La tête pel1ebée, les yeux à
demi fermés, Guy semblait songer; enfin il se
tourna vers sa mère :
- Mère, embrassez-moi 1
Elle l'entoura de ses bras, elle l'embrassa à plusieurs reprises, et, comme un enfant lassé, il appuya la tête sur son épaule. Alors les regards de
ma tante s'attachèrellt snr lui, et elle ne fit plus
lilI mouvement.
Des cheveux gris e mêlaient à présent à sa
chevelure sombre; je le remarquai le lendemain,
dès que je le vis au grand jour. Il avait jOUt
toute sa vie dans une partie suprême, et il avait
perdu! Il nous était revt:nu maiutenant, 11011 pour
porter son fardeau avec patience et l'aide de Dieu,
nou pour s'eHoreer d'oublier et de se reprendre à
vivre, - mais littéralement brisé.
Brisé! Toutes ses forces d'âmc et de corps épuisées ct prodiguées pour Ulle feIllUle: .. 5011 éncrgie
étcillte ... sa vie flHrie. 11 demeurait clalls son cabinet, assis ft sou burcau, la tete appuy ~ sur sa
main, pendant des heures, sans sc 11 vrer à aucune
occupation; il mangeait et donnait à peine; du
matin au soir nous cnte1l<lions à peiue sa voix.
Toutcs les douleurs de notre maison sc taisaient
ùevant cette douleur. Sa mère vcillait sur lui
cOllltne un ange garÙien. Elle rciroU\'a toute sa
force en voyant la faiblesse de 5011 fils. Il avait
ét(·, il était ·cncore pour -l1e l'l1uivers entier; tout
SOIl clL'ur, ses pensées, 5011 xistellee se COllcentraient ell lui.
Et cependant l'angoisse de Guy n'était pas 5011
angoisse; au travers de sa douleur commençai nt
à jaillir une joie et un espoir hrfilants. Un' st:u!t·
pensée jalo\1s remplissait graduellement 5011 esprit: je voyais cette pensée la rallim '1' -t fair\!
luire dans sa vie la lumi 'ore éteintc. ElIe saurait
�MÈRE ET FILS
le regagner, pensait-elle; cette épreuve terrible
le lui rendrait. .. à elle et à SOI1 immense amour.
Elle rêva ce rêve penùant quelques longues semaines, bien longues en réalité, car les jours dans
leur monotonie pesaient sur nous d'un poiùs de
fer. Alors vint un soir où, dans le crépuscule
glacé et grisâtre, ce rêve s'évanouit.
Guy avait arpenté le salon jusqu'ati. moment
où la clarté du jour cessa de nous arriver à travers le vitrail. Depuis longtemps, aucun de nons
trois n'avait parlé. Ma tante était assise près du
feu, sa chaise basse tournée de façon qu'elle
ne pelt , perdre son fils de vue,
Elle ne bougea pas de cette position, jusqu'au
moment où il vint la retrouver et, s'inclinant,
l'enveloppa de ses bras.,. Il resta ainsi un instant à la regarder à la lueur du feu ,
- Mère, dit-il alors, d'un ton bas et ferme, il
faut que vous me laissiez partir.
Ses yeux lancèrent un éclair étrange; elle demanda, après avoir suspendu sa l'épOl]Se :
- Où irais-tu, Guy?
Il lie répliqua pas, leurs yeux seuls se répondirent, et ma tante se leva daus une grande agitation, s'attachant à lui comme pour le retenir,
- Guy!
- Mère, je ne puis vivre comme cela, Il faut
que je sache ce qu'elle est devenue. Quelque jour,
- Dieu sait si ce ne sera pas avant peu, - el1e
pourra avoir besoin d'un asile, N'importe où elk
soit, il faut que je la retrouve.
- (~uy,
tu es fon!
- Non, je ne suis pas fott, Et, se rapprochant,
il ajouta: Rappelez-yous que je l'ai aiméc.
L'espoir et les rêves insensés de la mère s'envolaient. Dans la donleur de cette désillusion, elle
eut des paroles cIe colère,
- ' Et qua11d tu l'amais aimée toute ta vie".
Penses-tu. 1'épouser, à présent!
- Mère! fit Guy ayec sévérité,
EI1~
se c1étoun~a
et retomba SIlT. SOI1 siège, ensevehs 'ant son vIsage ùallS ses 1l10111S, Guy s'agenouilla près cl'elle.
- J'ai été égoïste toute ma vie, dit-il ù voi.'
basse, et je vous ai demandé à mille reprises des
c1lOses qu'un amonr tel que le vôtre pouvait seul
111'(\ccorder; cependant je ne vous ai jamais demaml{' n11 sacri fice qne VOllS nc me l'ayez fait.
1\[èr , faites-m'en 1111 de plus! cc sera le dernier,
�MÈRE ET FILS
car c'cst le pllls grand que je vous demanderai
jamais. Dites-moi d'aller vers elle.
Ma tante rele\'a la tête, ct lui laissa voir sa
pâleur désespérée.
- Le jour où elle est entrée dans notre demeure, elle y a apporté une malédiction, s'écriat-elle douloureusement. Elle est partie .•. mon fils,
laisse-la à S011 sort'
- Si elle était restée ici, elle serait ma femme,
dit Guy avec tristesse, et elle est encore pour moi
ce que nulle femme n'a été et ne sera jamais.
Mère, vous ne pouvez me retenir. Laissez-moi la
retrouver ... la ramener sous ce toit ... et alors, ma
mère! ma mère' vous ferez de moi ce que vous
voudrez!
De nouveau il jeta ses bras autour d'elle, et
appuya sa tête sur les genoux maternels. Cette
fois, ce fut un silence plus long encore; les
larmes muettes et désolées de la mère tombaient
gouttc à goutte sur les cheveux de son fils.
C'était fini, bicn fini de ce rêve qui l'avait remuée et lui a\'ait rcnclu la vie. Il tenait davantage
aIL moindre souvenir de cette femme, qui l'avait
abandonué, qu'à cette tendresse ardente et exclusi\'e qui, depuis qu'il était en ce monde, n'avait
appartenu qu'à lm seul.
Eufin, Guy se redressa.
- Je reviendrai. .. et, avec la protection de Dieu,
l'avenir nous réserve peut-être uue vie meilleure
ct plus heureuse.
Il eut un dernier regard pour sa mère silencieuse.
- Ai-je vaincu? dit-il.
Elle l'enveloppa d'une dernière étreinte. Oui,
il a\'ait vaincu' Il avait tué l'espérance qu'elle
avait précieusement nourrie, et éteint cette lul11icre dont elle voulait faire le phare de sa vieillesse.
Cette IIllit-Ià, tous detv veillèrent lQllgtemps,
car c'était la dernière qu'il passait près d'elle. Le
lendemain, dès le mat111, il partit.
L'heure qui précéda son dl'part fut consacrée à
sa mère, et personne ne fut témoin de leurs
adieux. Quand il sortit de la chambre où ils s'étaient enfermés, elle ne le suivit pas, et dans le
hall (]('sert il lle trouva persolllle pom invoq1\er
la hénédiction de Dieu 5111' son voyage, per~Ol1C
que moi!
Il m'ebta~.;
j"·tais cn lannes.
�MÈRE ET FILS
143
- Je vous confie ma mère; prenez-en bien soin,
Espérance,
Et ce fut ~ou,
On eat dit qu'il partait pour une
absence orclillalre,
.
De la porte, je le suivis du l'egarù à travers
mes pleurs, jusqu'à ce que la voiture s'ébranlât
et l'emportât lorn de nous.
XIX
I.es vents de décembre vinrent balayer le ciel,
la neige de décembre nous bloqua dans la maisou,
L'hiver fut dur et précoce: ces premiers signes
annonçaient une saison pénible et prolongée, qui
dura jusqu'à ce que la vie se fût glacée dans le
sein de bien des êtres demi-nus et mOUTants de
faim, jusqu'à ce que la terre gelée et aride eût
pris l'aspect désolé de la mort. Je n'avais pas su
ayant cette année-là à quel point étaient sauvages
les vents qui tordaient la tête des arbres, hurlant
avec des voix fantastiques, gémissant et sanglotant comme des fal1tômes emprisonnés dans une
étrange torture qui ne cessait ni jour ni uuit.
Souvent, durant mes insomuies, j'écoutais leurs
lugubres plaintes, frémissante et glacée, tirant
mes rideaux pour apercevoir des branches secouées
par l'ouragan, un nuage noir chassé violemment
à travers le ciel. Ce fut un long hiver, un hiver
d(>solé! Mais il l'aurait été pour nous, mC'me si
lc soleil avait brillé comme au milieu de l'été, et
si la terre avait produit des roses là où la ncige
était le pl us épaisse,
Je scntis qu'il était heureux pour moi, pendant les mois qui suivirent le cl "part de Guy,
d'a voir cl 'au tres occupations quc de revenir sarIs
cefise à des méditations découragées sur le passé
ct sur l'avenir. Je remerciai Pieu dc Ile pas être
abandonnée à l'oisiveté; je le remerciai aussi dc
ne p~5
avo~r
à D1'impo~cr
de l!l0i-l;nême. une tâche,
que J'auraIS pu nfgI1ger 51 l'~nerg
m'ayait
manqué, ou à laquelle la faiblesse ou la fatigue
m'auran fail renol1c.er" Guy me l'avait léguée;
j'avais accepté la mISSIon contenue dans ses paroles d'adieu, et j'essayai de l,a remplir plus co~·
pIètement peut-etre que lm-wême ne l'avaIt
pensé,
Jusqu'alors, quoique j'eusse' yé 11 à ses côtés
�MÈRE ET FILS
toute ma vie, je n'avais rien été pour ma tante;
désormais je devins son unique compagne, mes
journées se pasiaient près d'elle, elle réclamait
mes services à toute heure. Elle recommençait ce
qu'elle avait fait pendant les quelques jours qui
avaient précédé le retour de Guy: elle me prenait
pour soutien, et elle trouvait une consolation et
un secours dans le peu que je pouvais faire pour
elle.
C'était sur Guy, depuis son premier liouffie,
qu'elle avait bâti tout l'édifice de SOI1 bonheur;
c'était pour lui qu'elle était forte. Nul châtiment
tle son égoïsme maternel ne pouvait l'écraser
comme celui-là, puisqu'il tombait en partie sur
son fils, mais qu'en outre, ce qui en était l'amertume la plus grande, il la frappait par la main de
son fils. Elle avait été heureuse, mais c'était lui
sa joie; elle avait été fière, mais c'était de sa forte
et belle jeunesse qu'elle faisait son orgueil; elle
avait été indépendante, méprisant toute faiblesse
et tout mfcolltentemel1t, mais Guy était une portion d'elle-même, et sa confiance en elle prenait
racine da1ls sa confiance en lui; son mépris de la
faiblesse venait de sa vaillance; son 1'népris dn
mécontentement naissait de la joie pleine et complète que lui donnait ce « fils aîné ». Et maintenant que s'était flétrie cette vie dont elle avait
vécu, que ce qui restait de cette existence brisée
s'écoulait loin d'elle ... elle perdait tont cn perdmlt
son unique idole.
La maison était triste. Parfois l'isolement et le
chagrin dans lesquels nous vivions pesaient lourclement sur moi. J'avais eu outre mes peines persOllnelles qui me tenaient éveillée la plus grandc
partie des nuits, avec uu désir lassé de pouvoir
lermer les yeux et oublicr, ct qui, chaquc matin,
lUe remplissaient de découragement en face du
long jour monotone, sans inci(lent ct sans consolation.
Je ne crois pas qu'il y ait eu de ma part le
moindre mérite à ne jamais me réyolter contre
1110n épreuve; c'était le résultat naturel du carnct~re
que Dieu m'avait d01111é. Dcpuis que celte
épreuve m'avait frappée, elle m'avait semblé 1lUC
chose qu'il fallait supporter patiemment avec
l'aide de Dien, sans appeler le ciel Olt la tcn à
témoin de ma soufIrane . Je 111 'étais crue \Ill moment en possession d'un grnnd trésor, et celte
richesse avait été dOllUf à \lac :lutre qu'à moi:
�11ÈRE ET FILS
145
c'était tout. On ne m'avait fait aucun tort; personne ne m'avait infligé volontairement la plus
légère peine. Cependant j'avais des moments ...
des heures d'insomnie, pendant les longues nuits,
où la fcrce qui soutenait ma patience venait à me
manquer, où j'étais saisie de regrets cuisants, et
où des cris de souffrance sortaient de mon cœur,
comme l'écho du vent qui sanglotait.
Je n'avais pas été séparée de Frankland pendant ces mois d'épreuve: je le voyais souvent.
Depuis que sa mère était seule, il lui faisait des
visitcs quotidiennes; il était pour moi bon et
attentif, comme toujours. Il s'apercevait que j'étais pâle, et, lorsqu'il voyait ma démarche l?lus
lente et plus lassée, c'était lui qui m'ôtait le ltvre
0\1 l'ouvrage des mains, et m'envoyait respirer le
grand air avec l'autorité du temps jadis. Cependant, dans tout ce qui nous avait rapprochés l'un
de l'autre autrefois, nous étions absolument séparés. J'étais silencieuse en sa présence, et il cherchait rarement à me faire rompre ce silence; je
l'évitais, il ne s'y opposait pas. Nous n'étions
jamais seuls; auparavant j'étais toujours la J;>re1I1ière à le recevoir, la dernière à lui dire adlel1,
et à le retenir jusqu'aux limites extrêmes du
tcmps qu'il avait de libre; maint.enant je n'étais
pll1s ponr rien dans son arrivée ni dans son départ. Tout était changé entre nous, et il acceptait
tacitement et avec calme ce changement, sans la
moinùre apparence de regret ni d'émotion.
Cette froideur était pour moi tout ce qu'il y
avait de plus pénible. Elle m'était si dure que
jc ne sais comment je l'aurais supportée, si parlois, au milieu même de la pcine qu'elle me causait, dans 1110n isolement dont il ne semblait pas
s'apercevoir, uue parole n'était venue me chelcher, un regard éclairer mes téuèbres, mc rendant
l'om un inst.at1t délicieux la sensation de sa tendrcsse. Quand il était parti, je comptais ces moments précieux comme un avare compte les pièces
de son trésor. Cette tendrejse qu'il m'avait toujours donnée m'appartenait; c'ét.ait ma propriété
mou ~lroit;
il lui était inter~
~e me l'e11lever. J~
n'osaIs pas la réclamer, l11aIS Je sanglotais à -gcn01lX qu'il devait me la garder jusqu'à ce que jc
pllsse la lui redemander; c'était le scul bien que
j 'clisse sur cette t.erre.
A just.e titrc, parfois, quand je lc rencont.rais,
il me l1isait que mes joues l:biel\l pâlcs. Elles
�140
MtRE ET FJLS
avaient maigri et pâli durant ces mois de désolation. Un jour, il sc pencha vers moi, pendant
que j'étais à travailler, et me dit doucement qu'il
voudrait que l'hiver fût fini, pour que le soleil
me rendtt mes couleurs. Des larmes me vinrent
aux yeux, car il me semblait que le soleil ne brillerait plus jamais.
Pendant cet hiver, pluie ou tempête, rien ne lui
fit manquer ses visites à Oldshaw. Il n'en faisait
pas mystère, mais il en parlait rarement, et seulement quand 1\1rs. Graham le questionnait. Il ne
lui disait rien de 5011 amour pour Alice. Peut-être
trouvait-il le temps mal choisi pour parler encore
une fois de mariage, après toutes nos t~ise;
peut-être attendait-il la guérison d'Alice pour annoncer leurs fiançailles. Je n'avais aucun moyen
de le savoir; j'ignorais même si Mrs. Graham
sourçonnait le motif de ces fréquentes yisites.
Ce fut pour moi un inexprimable soulagement
de voir les miennes forcément interrompues, et
de ne plus me retrouver seule avec Alice, les rares
fois que je la vis. Ma tante fit atteler à deux ou
trois reprises pour al1er lui faire une visite avec
moi; nos rapports se bornèrent là.
Cependant ces courtes heures que je passai près
d'elle laisserent de longues et pl'nibles traces dans
mon âme. El1e avait si instamment demandé de
ne pas être emmenée loin de chez elle, qu'on avait
cédé à ses prières, et maintenant l'hiver la consumait. Elle restait nuit et jour sur cette chaise
longne, très tranquille, trios calme, car son agitation avait disparu; un sourire klairait, plus souvent même que jadis dans !les jours de Joie et de
santé, ce visage amaigri et transparent; mais ses
forces ne revenaient pas, et eH ne parlait plus
de l'avenir, Les jours où je l'avais vue, je retournais m'enfermer dans ma chambre pour supplier
Dieu à genoux de la rendre à la ie, je versais
des larmes désolées sur la douleur qui menaçait
Frankland; je gémissais passionnément: • Oh! si
je pouvais lui donner ma santé! et si je pouvais
être à lia place, et voir le monde tout prêt à m
quitter.•
~e
printemps avait rompu les liens <W fer qui
le retenaient, et quelques rayons plus chauds
descendaient sur nous, quelques feuilles, de pilles
fleurs de printcmps sc montraient déjà. Mais lorsque nous nous pensions délivr~
du froid cruel,
un vent fatal se leva soudain de l'est; les feuilles
�MÈRE ET FILS
naissantes furent brftlées en bourgeons et le souffie mortel dessécha l'air et le sol.
Depltis Utl mois, il n'était pas tombé une goutte
de plltie. Chaque jour, le soleil s'était levé dal1s
des cieux sans nuages et couché dans un horizon
rouge et enflammé. Nous atteudions la pluie avec
inquiétude; elle vint enfin. Un soir, au coucher
du soleil, un petit nuage monta à l'ouest au milieu
dcs dcrnières rougcurs du ciel, il grandit, s'étendit, et la pluie tomba pendant la nuit, douce et
bienfaisante, apportée par ulle brise tiède. Elle
tomba jusqu'à l'aube; quand le soleil se réfiéch it
dans les gouttes étincelantes qui brillaient encore
de tous côtés, la vie, la force et l'éclat étaient rend.llS à la terre, et on n'avait jamais vu un plus
beau jour de printemps. Mon cœur se sentit dilaté
par un désir qu'au sein de cette grande vie, il y
eût un peu de bonheur pour moi. J'étais assise
où nous avions passé tout l'hiver, daus la
sombre bibliothèque; je voyais la lumière joyeuse
se jouer sur les arbres c01lstcllés de ces pcrles
liquides j j'écoutais les chauts tumultueux que,
de chaque branche llue, des oiseaux joyeux
lançaient ensemble, et il me devint impossible
de supporter mou glacial emprisonnement. Mes
joues brûlaient j tant de voix s'élevaient en moi
pour demall(ler une part de cette fête commune,
une heure seulement de joie, quand j'en devrais
payer Je prix par mille souffrances à venir!
Ce n'était pas souvent, - je le dis sans al11erhuue, - CLue Mn;. Graham s'occupait de moi ou
se rappelait que cette vic perpétuellement renfermée dans cette triste maison était faite, si moimême je n'avais pas été si triste, pour consumer
peu à peu ma santé et mes forces. Ce jour-là, il y
eut ùans la splcll(leur de cc printcmps nouveau
Cjnelque chose qui la toucha ene-même ct détourna
ses pelsé~
vers moi. Je lui faisais une lecture.
Pcnt-être ma voix trahit-elle ma la~sitde;
le
livre me semblait si peu intéressant que je lisais
sans m'écouter. Je m'étais un moment interrompue pour tourner une page qui refusait de passer
rapiùemellt sous mes doigts; ma tante, qui me regardait, profita de cette pause pour dire brusquement :
- Vous ~te
fatiguée, Espérance?
Je posai le livre sur mes genoux, croh;unt mes
1ain~
SUl' la page. EUe s'approcha avec bonté et
me l'e1l1eva.
�14B
MÈRE ET FILS
- Vous êtes rouge j l'air vous fera du hien.
Sortez un peu!
- Je puis sortir? Vou::; n'avez pas besoin de
moi?
J'étais déjà debout j elle me fit signe et je
courus à ma clHlmbre, le cœur palpitant, omme
ltll prisonnier qu'on délivre.
Mais que faire de ma liberté? Où aller? De ma
fenêtre, je regardais, hésitante, ce splendide soleil. Où pourrais-je bien aller?
Par cette fenêtre, je pou \'ais apercevoir en hiver
une partie de la lon~e
route d 'O!tlshaw, et peudant que je regarùais ainsi, je vis passer quel'lu 'uu, une figure connue, que j'avais bieu (les fois
vu passer de même sur cette route. Il allait à
Oldshaw! Il Y avait trois granùs jours qu'il lIe
nous "tait venu! Frankland fut bientôt hors de
vue. Je quittai ma fenêtre et je descendi::; au jarclill. La matinée s'achevait, le Jour avait perdu son
pl' 'mier éclat, la lumit:re avait pris des tons plus
adoucis; le vent frais rafraîchissait mon front, que
je présentais à ses caresses, toutes chargées des
parfums du prilltemps. Cette heure m'appartenait.
Un courage soudain, né d'un inexprimable d"sir,
s'empara dl' moi.
« La fée bienfaisante déserte m011 logis, » m'avait dit U11 jour Frankland, moitié C11 plaisantant.
• Je voudrais qu'elle y revînt, Elfie, car, dans Je
dl'sordre qui s'est accumulé depuis son dl'pmt,
je lie puis rctrouver mcs livres lIi me", papiers. »
Quallcl il 1I1'ayait purI" ainsi, j'anlis pel~é
ail
fond du cœur 'lite la fée 11e reviendrait plus j mais
pe11da11t Q11' j 'h(~sita
à présent sur le but de
ma prol11en:\cle, celte question s'(tait posée au
dedans de 1IIoi : ponrquoi ne reviendrait· lie pHS
uue suIe fois, puisqu'il "tait absent et 11 la \'el"rait pas, qn 'il ne saurait sa visite au n:tolu' qlt~
par les trac s qu'elle aurait hliss ',c: de son passag'e.
Jt' regardai les champs, qll'-'claimit cette sua\'e
lllllli'·re de mai, et je pris le ch el11 Ï11 (le sa clc111l'Ul . • C'e.·t là que j'irai! » Cctt\' réponse était
sortie de mon âme, ct j'ohtis, ais il l'impulsion.
Je 111(' retrouvai dans cette pièce CJlli m"'tait si
Iamilil'rc. Utl hon feu brfilait dans la chemin', ;
mon vien .' coussin {tait toujol11's (lans l'cm brasn!'e (le la fen~tr
, ct U1I branche de lilas, loule
bOllrgcoJlnl- " t'al' ss;tit les carn'an. -, com111 j
l'::n'uis VIH' cks milli rs (h fois, allonge:'llIl urll'
�MÈRE ET FILS
149
ombre frêle, légère, mouvante sur Je désordre du
bureau.
Je jetai sur tout cet ensemble un long regard
de tendresse, un seul. Puis je me mis à ma tâche.
Combien il me semblait naturel de me mouvoir
(lans cette chambre! Je revivais le passé ; on etît
dit que cette longue période de mü;ère ct de solitude n'avait été qu'un rêve. C'était une si douce
chose de travailler de nouveau pour lui! Des fragments de chansons depuis longt.emps oubliées me
revinrent sur les lèvres; je m'arrêtai en tressaillant, mais elles revinrent encore, et je continuai
mon travail en les fredonnant à demi-voix.
J'avais rétabli l'ordre, rangé les livres, assorti
les papiers. Un "ase vide, couvert de poussière,
était resté sur la cheminée sans qu'on y touchât,
depuis que j'avais cessé de le remplir de fleurs.
J'allai au jardin et j'en revÏtls, les mains pleiues
d'oreilles-d'ours, de primevères et de pensées;
pnis, quand j'eus fait mon bouquet, je plaçai le
vase sur le bureau; je tirai le fauteuil près du feu,
dont j'activai la flamme.
N'avais-je plus rien à faire? Ma besogne étaite1Je déjà achevée? Fallait-il repartir?
« Encore un peu 1 m'écriai-Je intérieurement,
encore quelqlteS minutes! » Si ma besogne était
finie, je pouvais me reposer; l'heure que je m'étais
donnée n'était pas écoulée. Je me penchai vers la
flamme vive. Dans quelques minutes 1. .. je repartirais; mais c'étaient les derniers et fugitifs moments de m011 heure de liberté ...
Quand j'étais enfant, pendant les jours d'hiver,
j'avais coutume de m'asseoir à ses pieds, à cette
l1~e
place. Tout à 1'heure, il allait renlrer et se
mettre dans S011 fauteuil accoutnlllé... mais moi,
je serais partie. Penserait-il à moi lorsqu'il reviendrait? A demi couchée devallt le feu, jc COl11mcnçai à me représenter son retour: peut-être
ferait-il nuit? il rentrerait et s'as -iérait, sans se
r udre compte du changement, jusqu'à ce que le
pat1l1ln des fleurs l'obligeât à regarder autour de
lui. Et alors ...
Aurait-il des remerciement.s pOlt!' moi! Auraitil une pensée de tendresse? Le coup d'œil qu'il
donnerait à mon œuvre se prolongerait-il au delà
(lu premier instant?
Je n'étais pas restée longt.emps dans mon attitude paresseuse, quelques minutes à peine; il faisait eJJcore grand jour, le soleil dorait le mur;
�MÈRE ET FILS
mais quel bruit me fit tout d'un coup me dresser
sur mes pieds? C'était sou pas sur le gravier ...
et j'étais prisonnière... impossible de m'échapper 1 Il entra dans la maison, ouvrit la porte de
son cabinet, et me vit debout, comme une ombre
blanche, près de son foyer.
- Espérance!
Il pron~a
mon 110m vivement, et ce fut tout;
alors, s'avançant, il me prit la main; sa figure
pâlie avait une Hrange expression de gravité et
de tristesse; cependant, à ma vue, elle s'éclaira
d'un rayon de joie.
- Chère enfant, êtes-vous toute seule ici?
- Depuis quelque temps.
- Vous avez rangé ma chamb,re 1 Il regarda
autour de lui et murmura: Ma chere enfant 1
Toute tremblante, je lui retirai ma main.
- Il faut que je parte; j'allais partir!
Je cherchais le chapeau que j'avais jeté de côté;
mais il m'arrHa, et reprit tranquillement et gravement la main qui se dérobait.
- Attendez un peu. Venez ici, Espérance.
Il prit le siège que je lui avais préparé et me
retint près de lui. Au bout d'une minutc, il C0111mença tristcment, avec beaucoup de calme et de
tendresse.
- Mon Espérance 1 j'ai quelque chose à YOUS
apprendre. Vous ne savez pas ce que c'est? vous
n'avez ricn eutendu dire?
- Rien.
Frall k land me regardait.
- Elfie, ne pâlissez pas ai1lsi! C'est uu malheur auqucl nous nous attendions tous ... je savais
depuis plusieurs mois qu'il s'approchait chaque
jour. J'arrive d'Oldshaw ... Elfie, elle est morte!
Morte, et il restait seul! SOli nom Dl 'échappa
ùans un cri dc douleur.
- Oh! mon pauvre Frankland 1 mon pauvre
Frnaklalltl!
Mes gClIoux trcmblaient; je m'agcnouillai tout
Cil lanncs près de son fautcuil; il posa sa main
sur ma têtc inclinéc, et avcc cctte caressc sa voix
pénétrante me parvint à travers mes lougs sallglots de désespoir.
- Mon enfant, pleurez votre douleur, mais ne
pleurez pas la micnne. Elle 11 'était rien pOlit
moi. .. rien ùe plus qu'une femmc qui m'avail
donné SOI1 entière confiance.
�MÈRE ET FILS
Il avait parlé très bas, presque à 1110n oreille,
avec sa gravité mélancolique. A vais-je biep entendu? Ces paroles semblaient arrêter les battements de mon cœur, suspendre la vie en moi. Je
voulus le regarder, mais il y avait un nuage entre
nous, un voile sur mes yeux, un brouillard enveloppant nlon cen-eau. Je ne pouvais le voir. Je
ne pouvais parler. J'ap'puyai ma tête sur ses genoux, et 1clltemellt, à longs flots, de douces larmes
pareilles à une pluie de printemp soulagèrent la
lougue souffrance de mon cœur.
- Vous croyiez que je l'aimais, disait tendrement sa voix, pendant que sa main reposait sur
111011 front. Je ne l'ai jamais aimée, Espérance;
je n'ai jamais su que vous le pensiez! Je n'ai su
qu'elle YOUS l'avait dit que lorsqu'elle me l'a révélé elle-même, la veille de sa mort. El1le, personne que vous ne sauta cette histoire ... mais ene
vous est due.
11 y eut un long silence, pendant lequel je
rassemblais avec effort mes facultés, comme lorsqu'on s'éveille d'un rêve. Pourquoi m'en dire
davantage? Je l'avais entendu, je ne doutais pas
tle lui; toute ma confiance lui appartenait, et je
Il 'avais aucune crainte. De cette même voix contenue, il reprit :
- Lorsqu'elle était déjà très malade, sqn père
me dit ... ce que je n'aurais jamais su sans cela.
C'Hait lui qui réclamait mes visites; elle ne les
demanda jamais. Jamais, avant l'heure où sa vie
allait s'achever, je n'appris de sa bouche que ma
présence avait le pouvoir de la réjou1r 011 de la
consoler. Nous savions, lui et moi, qu'elle était
mourante ... qu'elle cesserait avant peu de rien demantler à perS0l111e. Elle s'illusiollna un instant
sur mes scntiments pOUf elle, mais ce fut seule
ment pendant quelques jo L11"S , pas davantage
Ellle, la SOl1Hrance est passée maintenant. pmu
nous deux.
Je relevai la tête et, saisissant sa main, j'y pressai mes lèvres. Il m'était impossible de parler.
1l s'Ïllclinu et me demanda avcc douccm :
- M'avez-vouS compris?
Je répondis: « Oui. » Ce fut tout.
Après Ull temps t:'ès long (je ne sais combien,
j'avais perdu la notlOn du temps), je me levai.
- Frankland, laissez-moi partir à présent!
J'allai mettre mon chapeau t m011 echarpe. Mes
larmeR coulaient toujours. Alice était morte 1 je ne
�MÈRE ET FILS
la reverrais p111s! J'aurais pu être meilleure pour
elle, et elle était morte!
- Elle repose, dit-il doucement. Sa vie n'était
pas heureuse. Ne la pleurez plus, Elfie; mais remerciez Dieu!
Je repris ma route à tra\'ers les champs tranquilles, que coloraient les rougeurs du soir, les
l'ayons attardés de ce beau jour de printemps, qui
l'avait vue s'endormir. Ces rayons s'étei~nr
un à un devant moi, ils étaient tous d1sparus
ql;an~
j'arrivai, et rien qu'une lueur &,rise ne pénctralt plus dans la chambre sombre ou Mrs. Graham attendait m011 retour.
Elle était seule; quand je parus, elle lUe questionna avec éto11uemellt sur ma longue absence.
Mais j'allai me jeter clans ses bras en pleurant.
Je n'avais l?as d'excuse à dOllner, pas de réponse
à raire ... l'len à dire, si ce n'est qu'Alice était
morte.
xx
Des fleurs blanches sur l'aubépine; des églantines dans les haies, toutes les pentes ensoleillées,
tous les coins abrités étaient constellés de fleurs.
Calme dans sa beauté silencieuse, comme Ulle
reine sortant de son sommeil, nous arrivait cellc
grande vie du printemps, le ciel bleu glorifiant
son règne.
Les ombres pourprcs du vitrail s'allongeaient,
mouvantes, sur le parquet: il y a\'ait un an
qu'IIildred nous était venue.
Quoique notre prcmière doulcur se fO.t allégée,
elle n'était pas dlsparue; quoique la hlessure f{\t
1I10ins cuisante, elle n'était pas cicatrisée. IIildred
avait laissé la trace de son passage S11r tout cc
qui nous entourait au (lcclallS et au dehors dc la
maison; tout gardait un rcflct de sa pré 'ence disparue, un écho de cette voix qu'on n'y entendrait
plus jamais.
La maison c 111ll1ençait à sccouer 5011 silence d
consternation. Sans qu'uu mot dIt été dit entre
nous, nous abandOllnâmes nos habitudes de l'hiver, nous cess fI mes de vi vre dans le sombre t
triste appartel1Jent de Guy. Et la maison n'était
plus vide .. . n'était plus deserte.
Etait-ce vrai que jamais 011 n'avait vu le printemps si beau? L'éclat des collines et de la 111er
�MÈRE ET FILS
153
était-il vraiment plus doux? Je n'aurais su le
dire. Il y avait dans chaque nuage fugitif, dans
chaque arbuste revêtu de son nouveau feuillage,
des tous que je n'avais jamais remarqués jusquelà; il Y avait le soir dans le ciel d'inexprimables
effets de lumière, de délicates rougeurs pleines de
charme, que mes yeux, dans leurs contemplations
pro long 'cs, n'avaient jamais recueillis avant ce
printemps nouvcau.
l'ranklalld venait cllaque jour, tantôt le matin,
tantôt le soir. Je ne lui dcmandais pas à quelle
heure il viendrait. Il partait sans faire de promesse de retour; mais je savais qU'avant que la
nuit vînt tcrmincr la journée sUlvante, nous le
verrions reparaître. Excepté lui, peu de personnes
visitaient notre demeure tranquille. Sa présence
était l'événement de nos 101lgues heures, le soleil
dE' notre existence.
Parfois, je sortais et j'allais revoir mes promenades favorites d'autrefois. Ma tante était plus
forte, 1116ins dépendante de moi, et j'avais en parlie recouvré mon ancienne liberté. L'air pur me
rendit mes couleurs, et 1110n pas reprit toute SOl!
élasticité.
Un soir, vers la fin de mai, j'avais été au vil1age,
et je rcntrais vite, me demandant si une averse
menaçante attendrait que j'eusse atteint la maiS011 ... Mes craintes se réalisèrent; je sentis les
premières gouttes.
C'était une averse d'été, une pluie d'orage. Je
me trouvais à un demi-millc du château, mais à
ct llelques pas du logis de Frankland, et, pendant
que j'hésitais sur le parti à prendre, tout en cherchant l'abri momentané d'un arbre, au bord du
chemin, Ulle "oix bien connue m'appela par mon
HOll1. Une minute plus tard, j'étais sous un large
parapluie, et entraÎuée vers la maison.
l'rankland ranima le feu à moitié éteint, et lUe
dit de m 'en approcher.
Vous êtes toute mouillée, Ellie; ôtez votre
manteau.
Je m'en débarrassai; il ne serait pas loug à rcmdtl'e, dès que l'averse filJirait.
'\fous étions près du feu, côte à côte, échangeant
quclques paroles. Mais bientôt l'rnukla11d devint
irtcitul'1lc. Jc le regardai, il l'encol!.tra mon regard
ct sourit.
- C'est COlllme autrefois, Ellie!
�154
MÈRJ: ET FILS
-- Oui, mais autrefois je ne vous faisais pas
perdre votre temps comme à présent.
- Je ne perdrai J;>as mon temps. Allez à votre
place ordinaire. J 'ru. à (crire pendant une demiheure.
11 se mit à son bureau; je tournai autour de lui
jusqu'à ce que j'eusse trouvé un livre de mon
gOflt. Alors je repris possession de mon" coussin
dans la fenêtre. J'ouvris mon livre, mais je ne
lm; guère. Ces courts moments me semblaient
trop précieux pour les donner à la lecture. Jadis,
quand j'a\'ais des heures à passer ainsi, quand je
pouvais me lever ct dire: c Je reviendrai demain, »
alors je lisais; mais aujourd'hui je n'avais pas des
heures devant moi; mes quelques minutes seraient
trop tôt passées, et leur « lendemain» n'avait pas
encore de nom parmi les jours à venir.
Il acheva ce qu'il écrivait; je l'entendis quitter
son bureau, et à cc bruit j e relevai la tête. Oui. ..
il s'était levé, ct pourtant il ne venait pas vers
moi, il retournait pn'!s du feu, et après quelques
secondes, sans me dire un mot, il s'assit. De ma
place, je ne pouvais plus le voir.
S011 travail était fini: pourquoi rester loin de
moi? Il en était encore bicn près; pourtant je me
sentais abando11née. Il aurait le temps de rester
près de son feu quand je ne serais plus là. Pourquoi me laisser ainsi, si près de lui et pourtant
si seule!
J'attendis que la pluie eüt eessé et je me levai
alors tristement pour partir. Dès qu'il m'entendit remuer, il tourna la tête et m'appela.
- Elfie, venez ici!
J'allai mettre joyeusement ma main dans celle
qm se tendait vers moi. Oui, j'é-tais heureuse!
Suivant ma vieille habitude, je m'agenouillai devant le feu, tout près (le lui. Cent fois, dans des
temps lointains, j'avais occup'· cette place, quand
j'{lais c l'cnfant de Frankland _, l'enfant qu'il
avait aiméc ct à laquelle il avait donné asile
dans SOli cœur, sa petite fille qui {-tait toujours
bien accueillie, quelle qnc ffit la disposition de
son humeur, <,haque fois qu'elle sc glissait à S011
<,ôté, et qui avait trouvé en lui sou guide, SOlI
appui ct loutes les joies de sa vie.
En me voyant ainsi, il mc regarda et sourit.
- E1nc VOliS serl'7. don toujours nfallt? demanda-l-n' d'un ton où Ic série11x se mêlait à la
plai. antcrie.
�MÈRE ET FILS
JSS
- Je ne sais pas. Faut-il être une enfant pour
s'asseoir par terre devant le' feu?
- Je crois que oui. Les jeunes personnes prennent des chaises.
- Vous ne m'en avez pas offert une.
- Le reproche est mérité 1 dit-il en riant.
Puis, avec un changement soudain qui transforma son expression en indicible tendresse, il mit
sa main sur mes cheveux: sa caresse habituelle.
- Restez là. Elfie, voici bien des mois qne ma
petite fée n'est venue ici.
- Elle est heureuse d'y être à présent, Frankland.
- Est-elle vraiment heureuse?
Il se tut un moment, et reprit doucement :
- Ma chérie 1
Bien d'autres fois il m'avait appelée de ce nom,
jamais avec un pareil accent. Mon cœur battit
follement, puis s'apaisa: je ùemeurai très tranquille. Frankland lui-même était devenu silencieux: quelques moments, une minute presque,
se passèrent ava1lt qu'il nc parlât.
Alors il se tourtla vers moi. Je ne voyais pas
son visage, j'entendais seulement sa voix. Il ne
me dit que peu de mots.
- Espérance, jc voudrais ma femme . Est-elle
prNe à venir à 1110i?
Ellc était prête! Il était 1110n univers, ma luje lui
nil:re, ma force 1 mais, en le re~adnt,
tendis les deux mains avec un en d'humilité et
d'amour.
- Je n'ai rien à vous donner que mon affection,
Frank land.
Il prit dans les siennes ces mains jointes, et
versa le baumc de ses calmantes paroles sur le
trouble 1110mentané de mon cœur.
- Jc vous dema1lde cette tendtessc comme mon
plus précicux trésor ici-bas; je VOllS consacre la
micll11e jusqu'à la fin de ma vic. Mon Ellie, vous
quc j'aime depuis tant d'annL>CS, 111a petite âme
fidèlc, 1110n enfant, venez!
Il 111 'ouvrait ses bras, qui se refermèret1t sur
moi; j'Hais enlr('c dans SOli cœ ur, dans SOI1 exist ence, dans toutes les joies et les douleurs de SOli
a veuir.
�MÈRE ET FILS
XXI
L'été qui commençait alors se passa j le cours
des saisons ramena deux autres étés, avaut le ret.our de Guy. Il arriva enfin la troisième année,
un jour d'automne.
Il était bien cbangé, non seulement en le comparant au Guy d'autrefois, mais même à celui qui
nous avait quiLt~s
trois ans auparavant. Il était
parti, vaincu par la lâcheté de son désespoir j il
revenait, fortifié par la résignation .
Au fond du cœur de Guy, et dans les profondeurs de sa nature, il existait une énergie réellc,
nne noblesse ct un héroïsmc qui avaient sommeillé
durant sa jeunesse. 1\Iais cet amour longuement
gardé, cette longue souffrance endurée avaient
éveillé en lui toutes les facultés supérieures et rejeté à jamais l'égoïsmc dont une affection exclusive l'avait durant tant d'années enveloppé
comme d'un mallteall. Il revint, 110n pour s'ensevelir dans S011 chagrin, mais, malgré ce chagrin,
avec l'aide de Dieu et dans la voie que la Providencc lui avait tracée, pour accomplir sa tâcbc ell
ce monde. Et il l'a fait vaillamment, 110blemcl1t!
L'histoire ùe ces deu.· années errantes ne sortit
jamais de ses lèvres. Unc seule fois ce silence fut
rompu, pour raconter à Fraul'Iand, duquel je l'appris, comment il ayait rempli sa mission.
A deux reprises, Guy avait revu IIildrcd. C'était
Cil Italie, comm
dans une patrie toujours chèr',
qu'elle s'était réfugiée, fuyant à la fois l'aversiOll
de sa tante ct uUc fascination qui l'efTrayait. Mais
piqué au jeu par sa fuite, lord Carstairs l'y suiit, résolu à l'obtenir à tout prix. Il triompha
aisément ct, usant de son ascenùant sur lIe, la
fit COllscntir à ce que leur mariage nc fOt jamais
COIll1U
Il Angleterre. Hildred s'en inquiéta peu,
l1C voulant pas y retourner. La fl~vre
ùe passion
ct de rancune mêlécs qui brÜlait, insensée, au
ùedans d'e1Je, l'avcuglait sur cette situation pr'·<:aire, sur 1'humeur inconstante et despotique de
l'homme dont e1Je (·tait devcnue l'esclave HOUmisc. Elle lIC sut mtme pas accueillir Guy avec
douceur, la premièr' fois fin 'elle le revit. Peutêtre n'osa-t-clle pas se montrer <louce. Ri c1Je avait
cu un moment de Mtcntc, si clic avait pleuré en
�11ÈRE ET FILS
157
le revoyant, l'illusion de bonheur dont elle s'enveloppait volontairement se serait évanouie.
Quand Guy la retrouva, plus de deux ans après,
elle était toujours en Italie, et elle était seule.
L'illusion n'existait plus. Rapidement blasé sur
sa beauté et son talent musical, las d'une union
devenue pour lui une c11aîne, lord Carstairs avait
demanùé un divorce, facilement obtenu, sans
qu'Hildred s'y opposât. Mais sa fierté ne voulut
rien devoir qu'à elle-même, et rompant le serment
fait aut.refois, elle entra au théâtre.
Ce fut une nouvel1e déc~ption.
Elle n'obtint pas
les succès escomptés; ene fut victime de rivalités
et d'int.rigues qu'elle était incapable de déjouer.
Sa santé et sa voix s'altérèrent. Guy la découvrit
sur une scène de second ordre, où elle gagllait
péniblement. sa vie. Il alla chez elle et ce fut là
qu'ils se parlèrent pour la seconde fois.
Elle vint le recevoir; sa beauté de reine était
fanée et pâlie. Quand elle le vit. devant elle, incapable de prononcer Ull mot, à force d'émotion, elle
r0111 pit ce silence qu'il n'osait troubler.
- Vous me poursuivrez douc toujours, mon
pauvre Guy !
Elle dit ces mots en s'efl'orçant tristement de
sourire, mais le sourire fuyait ses lèvres tremblantes; c]Je était deyellUe une actrice, mais deVaIlt lui elle ne pouvait jouer un rôle. Elle se détourna et pleura.
Il était venu, le cœur tout brûlant d'un ardent
espoir: celui, quoique désormais clle ne pût êtn:
sa femme, de la ramener près de nous, à ce refu/-,rc
qui lui serait toujours ouyert., t.ant qu'il vivrait.
Il lui en parla.
- C'est impos~;bl
!
Alors il insü;ta avec feu, avec toute l'éloquence
pleine d'angoisse qu'il sut. ironver pour la p rsuader. TIll e avait dévoré ses larmes; il la retrouvait
telle qu'au t.refois, capable de s'attrister en le
voyant souffrir; mais 5011 émotion passionnée,
quoiql! 'el~
de,;,înt de plus en plus violent.e, ne
pouvaIt fatre VIbrer en elle la moindre sympat.hie.
- Que ferais-je si je vous suivais? Croyez-vous
que je sois femme à vivre e11 humble parente
pauvre dans unè maison anglaise? Que feriezVOllS de moi? :Mc voyez-vous me caellant dans les
coins les plus obscurs pour épargner à vos amis
de m renCOl1trer? Guy, jadis je n'ai pas pu vivre
de votre vie : croyez-volis que maintenant il me
�MÈRE ET .:r.-ILS
soit possible de la su pporter? Regardez mou existence! J'étais folle de désespoir quand je suis arri"toe ici. Vous imaginez-vous que cc SOient la solitude et le calme qui m'aient empêchée de mourir? ... C'est mon ancien re-ve qui s'accomplit,
continua-t.-elle, avec un mélange de t.ristesse et
d'amert.ume, après s't::tre ant::ttoe un instant. Le
th ('âtre est ma vraie demeure, et, après un pénible
voyage, j 'cn ai enfin trouvé le chemin. Guy,
n'aycz plus de craintes pour moi. Ma profession
et moi, nous nous COll veuons; nous ne nouS sépaFerons pas, je crois, avant la dernière séparation.
- Vous ne pouvez compter sur l'avenir, s'écriat-il avec désespoir. Quoique vous ne puissiez le
prévoir aujourd'hui, un jour viell(lra peut-être où
vous appellcrcz dc vos désirs ce repos que vous
,uéprisez à présent.
- Alors je rctourncrai à Falcon-Court! Mais
quand ce jour viendra, Guy, mon cœur mêmc
scra changé au dcdans de mOl; je n'aurai plus unc
gout.tc dc sang italicn dans lcs vcincs!
Pourt.ant, lorsqu'ils sc séparèrent, toute la douceur naturelle, la pitié dc son cceur de femlTIC
s'éveillèrcnt cl se reflétèrent sur son visage cn lui
disant adieu.
- Guy, j'ai été dans vot.re vie comme un vent
desséchant, je suis venue alors que vot.rc jeunessc
était dans sa force et sa fleur, ct j'ai détruit l'UllC
ct l'autre.
Elle plongea ses yeux dans les siens:
- Ce quc j'ai fait, jc ne puis le défaire: mais
fnites-moi unc promcsse, Guy, avant dc vous éloigner; laissez-moi la certilude quc VOliS rctourncrez en Angletcrre ct. que vous lâcherez dc vivre
('Ol11mc si vous ne m'aviez jamais connue.
- Ccla lie se pcul pas!
- L'épreuvc a élé longue; briscz donc vo,;
liens, (~uy
! ... ou, si vous cn t::tcs incapable, vivez
<Ill moins comlllC s'ils ('laicnt brisés. Ils finiront
hien par s'eu aller piècc à pil:ce. Croycz-moi ...
jusqu'à ce que la blessure soit cicatrü;('c, cachezla. On vi vcr. commc si j '(-tais morle .. , cl morlc HU
momcnl 01\ VOliS m'aimiez le plus.
Ce fllt la dcrnière dcmandc ([II'cllc lui adressa;
il revinl cn A nglcterrc pOllr lui obéir. Depuis lors,
sa vie n'a pas ét.é inutilc. Lc vent qui l'avail
brOll' au passage n'a pas toul dNruil; la blessure
qui nc guérira jamais cst cachéc au fOllc! dc SOli
cœur.
�MÈRE ET FILS
Cependant, lorsqu'il revint, il gardait l'invincible espérance que, malgré tout. ce qu'elle lui
avait dit, elle reprendrait quelque jour le chemin
qui conduirait vers nous. Au-dessus de toutes ses
autres aspirations terrestres, celle de la sauver
d'elle-même, de la protéger et de la rendre à la
vie qu'elle avait abandonnée, restait la première
et la plus cbère à son cœur. Comment il aurait
pu les faire vivre, elle et sa mère, l'une près de
l'autre, dans une situation si différente d'autrefois,
comment supporter l'angoisse quotidienne de la.
sentir sous son toit et d'être irrévocablement séparé d'elle, il ne s'en préoccupait pas; de même
iJ n'avait aucune pensee pOUI tout ce qui, dans
J'histoire de lcur amour, n'avait entraîné de souffrance que pOUI lui. L'intense espoir qui survécut
bien des jours au dedans de lui-même et le fortifia
quand, au début de la lutte, il sentait son énergie
défaillir, était l'idée de son retour.
Mais elle ne reviendra jamais; il ne la reverra
plus en ce monde. Ses joues se creusaient déjà
quand il s'était séparé d'Ile; la main qui avait
pressé la sienne clans leur douloureux adieu, était
amaigrie et brQ.lante de fièvre . Un an afrès, une
lettre d'Italie arriva à Falcon-Court. 1 la lut;
110US la lû.mes chacun à notre tour. La bataille
était finie; la vie qui avait Hé sa vie était éteinte.
A vallt de mourir, avait-elle regretté le passé et
pJel1ré son erreur? J'ai voulu l'espérer toujours.
Elle dort ail penchant d'une colline italienne.
Ce cœur orageux repose sous le dôme bleu du
ciel et le paisible gazon. Oh! mon HilcIred perdue !. .. qui, telle que Dieu l'avait faite, eû.t (,té
une âme noble et grande, si elle avait su gouverner ses impulsions. J'ai visité ce tombeau solitaire, et Je mot de l'existence malheureuse cl
manqn(·e dont il a été le terme, re:;te ponr moi
parmi les pIns tristes et les plus insonc'tubles mystères de ce monde.
FIN
�09 •• "' •• ,'.'., ••••• ".,"'.,"1.11 •••••••• ' •• ,..... ,1,.
•.................................•.......•
~
~
• • • • • • • • .0 • • • " . ' • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
~
Les COURRIERS i.~
··:~ .....•.....•......•...........................
.
::
: du "PETIT J!::CHO de la MODE" ::
:~
:
constituent un merveilleux office de renceÎinemen'l. Il. reDaei..
gent .ur tout : Convenance. moud.inea, Que.ti..:nt juridiques.
:
Examen •• Coneou,., Livre,. etc.
Ë
Santé, Beauté. Ménaae, NettoYAge. Mode •• Cuisine, Situ.o~
•
~
~
:
Le. courrier. du .. Petit Écho de la Mode"
•
:
•
.0
:
~
."n ...... ,. ........... ",,,.
~:.e
:
:~n.
i
loit
dan. le. colonne, du journal. loit directement IOUI enveloppe fer..
méel den. un délai varlanl Je "ob cl IIx semaine" La lectrice
doit jndiQuer un lueuJonyme (en CM de réponse danl le journal)
.inli quo Ion aJruse complète, et joindre un bon rembouraabl.
•
:
o
:.
:
i
i:o
du Pellt Echo el un timbre à 25 centimes.
2' Corre.pondances Express, Ce sont dei réponbrève., mai.
le.
expéJi~
Irè. rapidement
par
1. po.te,
:00
.OUI
enveloppe f.rmée. Prix: 1 franc, plui 0 Ir. 25 d. timbre (payabl.
'I0itié en boni du Pelil Echo. soit 0 Ir. 50 en bon et 0 fro 75 en
e.pèce. : trois limbre.). Délai: 8 joun_
jO Consultations détailléeso Ces eonlult.tionloont
expédiéel par po.te .OUI enveloppe ferm~.
-:_~'
Prix : 5 francs (pa,.••
blel moitié en bon. du Pem"Echo. moitié en un m.nd.I-POIle de
2 fr. 75). Dél.i : 8 à 10 iou".
:
••• t . . . . . . . . . . . . . . . ' , . , ••• · . ,.
•
•
: :
SERVIOES SPÉOIAUX
Le• .serv/ce.s "pécioux suivan" ne donnent que Jet con"ullallo",
J/rte/es Jl/ollll .. à 5 franc. (payable. mol/i~
en bon,) .
:
•' Lee que.tions d'hnpôtso Le Pem Echo ,"elt
-
al.uré la c:olJaborotion d'un Ipéci.lille dei Que.tion. d'impôlJ.
SCI lectriccli peuvent donc détonna il le conlulter lut tout c.
qui le taUacbo • cet important domaine : déclarationl à faire,
d ~ erèvmnl
•• im~tl
lur Jo chiffro d'affairel, lur lei bénéfice.
commerciaux, lur' lei .. laite.. tuel diverka. etc. JI leur ett
recommandé .eulemcot de fournir. • l'appui d. leur. Que,tion.,
tOUI Jel rcnseianementa acccnoires nécetl.jru.
2
0
..
;
Le con.eil pratique ", Courrier Ipéci.1 pour les
do toilotte.. Si vou. hé.Îlez Iur le choix ou Je prix
d'une robe • .,OUI écrivez ~u Con.eil pratique en exp1iquant VOl
QUeilioDI
dé,itl. Il .,OUI répond en .,OUI donn,nt des conleill el, à votre
cboi ... loit des croquil ou dOl fiaurinel de mode. à l'appui d.
'el conleill et le pris de. patronl lur .Iurel de cel modèle.,
lCrit la delcription avec. crOQuil et )0 pris d'une toilette ,épon ..
dant • VOl dé,ire. ",.,ec indicalion du maaalin où eUe 10 trOU'fO,
II te charlie, li VOUI le dé,irez, de VOUI l'acllcler.
3 Le courrier graphologiqueo Envoyer d. pr'.
-
0
fér~nco
~
une ou plulieun louret intimel. car l'écriture y reft.te
•.............................. .............. .
plus lincèrement le caractère du lignataire .
~
:
·
:
Pour fac/II/er 1.. rech.rch., el éviter 1... rrcurs. pr/~.
rappeler, dam Icu/e, le, ,épon.cs cl en caJ Je r~clamton,
Jé/all J., précéJen/c. I./Ir....
J. : :
le
.
:
~
_ •
• ........................,.,......................"..........,.. '.'.'n............. .:
~ ".1~r;,:i
·:S~RVltCËD6;E.p=m)
_: :-~
•
:, t "
:'~.I
~,7
"
~, ~I'
~,.
7.7.7';j~,
~,7 7t~. 7.~,
~,7.
~.: 7.:,~
f"~
1
�1 L'ALBUM
~KXH
DES OUVRAGES DE DAMES N" 1
1
donne, sur 108 pages grand (orrn::ll. le conte nu d e plusie urs
a lbums : Layette, lingerie d'enfants, blanchissage .
repaSSQIlC, ameublement, e xposition des différents
...,
:: ': travaux de dam
e.~:
;' ,. ..
MODÈLES GRANDEUR D'EXtCUTION
Chaque Album, 6 franc.; Franco po,te. 6 fr. 50; E t ranger, 7 fr. 50.
L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 2
:t
ALPHABETS ET MONOGRAMMES GRANDEUR D'EXÉCUTION
i
1
Il con ti en t. dans ses 108 pagcs QraLd (Olmat, le plus grarld c'loix
de modèles de Chiffres pour Draps, Toie$, S e rviett es ,
...,
.. Nappes, Mouchoirs, e tc. .. .. " ..
Chaque Album, 6 f"nco; Franco po,(c. 6 fr. 50; E tranger, 7 fr. 5 O.
L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 3
Cet album contient. dans ses 108 pnges grand format,
Je plus grand choix de modèks en bro=lerie anglaise. broderie
au plumetis. brocl\.rie au passé. brod _rie R ichelieu, broderie
:: :: d'application sur tulle. dentelles en filet, etc. .. ..
Chaque Album, 6 franc. ; Fra nco po,te, 6 fr . 50 ; Etranger. 7 fr. 50.
L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N" 4
contient les FABLES DU BON LA FONTAINE
En carrés grandeu r d'exécution, en brod
~ ri c angla ise. La ména·
ecrie charmante créée pal" notre grand
compositions les plus intéressan tes pour
ainsi Que pour Ics pelits ouvrageS Qui
Prix de l'Album: 4 fr nncs; Franco po, te,
fabul is te es t Je sujet des
la table, l'ame ublement,
font lu gr';cc du foyer .
4 fr. 25; Etranger. 4 Ir. 50 .
L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 5
Le Fil e t Brodé.
80 pa ge l contenant 280 modè le3 de tous genres.
Prix d e l'Album: 7 fronc.; I-'rall eo po,te, 7 fr. 50; Etranger, 8 fr. 50.
L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 6
LE TROUSSEAU MODERNE: Linge de corps, de table, de maison.
56 doubles page •. Format 37 Â 57 1 ' 2.
~;umDraOURAGiS
7~0;MËS
8~5;
Le Tricot et le Crochet.
100 page' gra nd formnt. Conle"a nl plu. de 230 modèle. varié.
*
~
pour Bébés, Filleltes, Jeunel Filles, Garçonnets, Damel ct Mes·
sieurs. Grand choix de dentelles pour lingerie et ameublement.
L'Album n' 7 : 7 Irnnc.; fran co France, 7 fr. 50; Etranger, 8 fr. 5 O.
l
i
~<>
L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 8
Atneubletnent et Broderie.
En
oe~
Cct .Ibum, d ~ 100 poge. grar.d form ai. coniicnt 19 modèle.
d 'ameublement, 176 modèle. d. broderi e., dont 120 en
~ rl~ut
;:7;n ~:s; gf;:~
~ :rF~I;.
f:.; 5~ ; Etr~"R:,
~
fr. 50,
L" COLLECTION complète de 8 Albums: 42 franc.;
franco PraflCC, 45 {rancI; EtraniJer. 50 franc •.
avec mandat·po,te (pa, cIe mane/al-carte)
Adresser toutes lu c~mandeJ
à M. le Directeur du " Petit Echo deI. Mode", l, rue GaZlD, PARIS (XIV').
1
�PAR SES
-
COU
m~IE;_St
SES PATRONS
CONSEILS
Le Pe ti t Echo
qui parait tous les mercredis
EST LE JOURNAL PRÉFÉRÉ DE LA FEMME
18 à 24 pages par numéro (0 fr. 25)
Deux · roman , parals,an l en m ~ m c temps.
Article, de mode. Chronique, var iée,. Conie,
el nouvelle,. Monologlle" poé".,. Cuu,erÎe, el
reeelle, pratique,. COllrrle" Irè, bien orgalli,é,.
ABONNEMENTS
France, lix moi.! 7 (rance: un an : 12 francs; Etranger : 18 Cranc.
Adreller commilJ\deo ct mBndBts-poole il M. le Directe ur du Petit Echo
de la Mode , l.rueGBzI1", PI1ri.-14' .
. Imp. de ~1onl
,o
lri
s , 7, rue Lemnignnn, Pari. ( 1 l')· -
R. C. Sei no 53879·
Sô2
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Mère et fils
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Craik, Dinah Maria Mulock (1826-1887)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1924?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
159 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 114
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_114_C92605_1110104
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/10/44782/BCU_Bastaire_Stella_114_C92605_1110104.jpg