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JeannB de
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LI S ET TE , Journal des Petites filles
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re. 16 page s dont 4 en coul
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Le num éro : 0 Ir. 20
Abo nnem ent; un iln, 10 franc s;
I:tran gcr : 16 fr.. ncs.
*La Véritable Mode Française de Paris ~
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Le n\U nero : Un Iran c.
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1 Ir.nc. Franco 1 Ir. 15.
Ahon neme
nt : un an, 12 rane s;
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Tou les les nouv eaut és de la saiso
n sont donn ées par
~ Les Albums qU ~!i
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Févri er, 15 Aoilt
Albu m. pour Enfa nla: 1 5 Ma...
. 1 5 Septe mbre :
Chaq ue Alhu m de 60 page~
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Echo
dont 26 en couleurs, 3 Cr. FcO 3.25.
PRI X DE L'AB ONN EME NT
Aux quatr e Albu n..
Aux deux Alb ..",.
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III Ace à eux.. lU ivre
aisém ent la mode p:..ri,ienne.
Ce Journal procu re,
t.n pochettes à 1 fr SU franco. te.
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���JEANNE DE COULOMB
L'ALGUE
D'OR
•
. Éc1itioJU du cc Petit Echo de la Mode" .
P. Orsoni, Directeur
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Rue Le.maignan. Paris (XIve)
��L'ALGUE D'OR
1
Aux lieutena1lts Yves et Michel Le Couëdiç
5 2 ')fl d'Infallterie, 2 e Bon, 3 c Cie.
Secteur 402.
•
Mes frères aimés, vous souvenez-vous de la
Princesse Jolie-Source'! Rozenn nous contait son
histoire quand nous étions etits, à l'heure où,
serrés autour de la cheminée, nous nous chauffions
les pieds avant de regagner notre lit.
Vous aviez dix ans. J'en avais quatre. Nous
écoutions avec ravissement notre vieille bonne
sans lui demander de qui clle tenait ce récit bizarre
où les anges fraternisaient avec les nymphes. A
présent que j'y réOéchis, il me semble que JolieSource n'avait pas pris naissance parmi les rochers
ùe granit et les ajoncs d'or de Bretagne. Elle devait
vcnlr de plu' loin, probablement des brumes d'Islande où les rudes pêcheurs de l'isie-au-Roy
l'avaient car.tée pouren amuserleurs petits enfants.
Quoi qU'II çn soit, j'ai gardé dans un coin de ma
mémoire cette légende qui ne ressemblait à rien,
mni qui commençait pourtant comme une page
de la Bible: Il Au lendemain du déluge, lorsque
Dieu ordonna au eaux de reprendre le chemin
des \'allées, eule, la princes e Jolie-Source refusa
d'ohéir ... II
On nou dépeignait au sitôt ~on
caractère:
�6
abreuver les bestiaux, laver leurs pieds souilWS cfd
fange lui paraissait besogne indigne d'elle; elle ett
voulu seulement rafralcllir les fleurs de ses bords,
recevoir la caresse des oiseaux quf passent, refl6-ter les nuages qui glissent, servir de miroir à. des
visages rieurs de jeunes filles, n'être enfin
la
�L'ALGUE D'OR
1
-
7
sage, ne pas mettre seulement de la gr,lce, mais
encore et surtout de la vie!
Quand Rozenn nous contait cela, Yves ne la
perdait pas des yeux. Les coudes sur les genoux,
le menton dans les paumes, mieux que la narratrice, elle-même, il semblait saisir le sens caché de
l'allégorie.
Un soir, je m'en souviens - c'était Pannée de sa
première communion - il se redressa avec nn
soupir.
« Je voudrais être eau vive, moi, )1 murmurat-il, comme s'il s'adressait au feu.
Sur le moment, Michel avait ri de l'étrange
réflexion, et je J'avais imité sans trop savoir poul'quoi, mais le clair matin - quatre mois avant la
guerre - où notre cher abbé a célébré sa première
messe, tout à coup j'ai songé il. ce mot d'enfant,
plus profond que nous ne l'avions cru, et j'ai
pleuré d'émotion.
« Pourquoi nous racontes-tu cela'?)) allez-vous
me demander peut-Mre, mes frères chéris. Toüt
simplement parce que, pas plus tard que tout il.
l'heure, il. l'imitation de la jeune princesse orgueilleu e, j'ai regim hé contre la volonté di"ine!
Voici les lait: d'abord, snchez qu'en ce soir du
lundi de la Pentecôte, Je "ous écri il. la cave pendant une alerte <.le gothas. Une ]1-.tite lampe à
pétrole me sépare de pap" qui, très maître de lui,
rédige un rapport; ma filleule l\l1fjolaine dort
entre me bras, et, un peu plu ... loin, dans l'ombre,
sur une yieille caisse, sa mère, accablée par une
lourde journée de tranlil, nit son exemple.
Lc:-. locataires du premi r étage se ItHent aux
douceurs du bridge. De jeunes bOllTH':s rient ct chuchotent au fond d'un couloir, Le conôerge, coiffé.
de sa calotte de soie noire, descend tou le~ q lIart
d'heure pour nous a p port rIe nOll 'L:llcs : " UUC'
t()rpillc c.,t tombée tout prè d'ici ... Les nuto canons viennent cie pas L'l'.,. Je ne croi pas qu'on
sOlllle encorc la berloqllc Il
Il: a 1I~ dC!1I-~elrc.
1 \iron',ie conl, i jl~t
ment a M.lt")Olall1e II1l'.tOlr deJolI ·Source qU'l'lie
'coulait ans l'Ill bouger qu'une !';ouris dans on
��L'ALGUE D'OR
père 1... Mieux vaut, pour moi, l't:ster ici ...
Papa tortillait la grosse moustache ~rise
qui intimide ses subordonnés de la CompagnIe d'Orléans.
Evidemment, lui aussi ne savait pas où caser sa
fille...
•
A ce moment, Marjolaine, trouvant que je ne
m'~cupais
plus d'elle, m'a pns le visage entre les
mams.
- M'amie, m'a-t-elle dit de sa voix câline et
un peu chantante, raconte-moi encore l'histoire de
la princesse Jolie-Source.
Cette petite phrase a été pour-- moi un trait de
lumière! Rozenn! Comment n'yavai5-je pasong~!
Depuis le jour olt elle nous a qui ttés - il Y a un
peu plus de quinze ans - pour retourner à l'Isleau-Roy où son frère veuf réclamait sa présence
près de cinq orphelins, rappelez-vous combien de
fois elle nous a écrit de l'aller voir! La chère cré,,ture n'a-t-elle pas été un peu notre mère? A l'âge
où les petits ont tanl besoin de soins ct de care,,ses, ne nous a-t .. elle pas donné J'illusion de la
grande tendresse qui nous manquait?
Oh! oui, sou"tent, nous avions rormé le projet de
répondre il SQl1 appel, mâis, toujours, quelque
chose nous en empêchait. Ce soir, au contraire, il
m'a semblé que tous les obstacles s'abattaient,
qu'une voix. me disait clairement: « C'est pour làba ' qu'il faut partir! »)
El, sans rétléchir davantage, en primesautière
que je suis, je me suis écriée:
- Père, si j'allais chez les Poulùu ?
La physionomie de papa s'est éclairée comme
lorsque, après de longs tatonnements, il trouve LI
solution d un problème compliqué.
- NIa foi! petite, a-t-il répondu, l'idée me paraît
c'tcellente. Je m'étonne de ne l'avoir pas eue moimême.
- Si VOliS l'approuvez, nous enverrons un télégramme demain matin.
- Un télégramme? Ge t toul à fail inutile '!
Il n'arriverait qu'après loi. Demain soir, je te
mettrai tout bonnement dans l'e -pre s ùe Vane~.
Au matin, tu prenùras b (on c:ipondance de,>
���������������24
L'ALGUE D'OR
Mlle de Kermario - elle s'appelait Renéeconnaissait les Pouldu .•. De braves gens! Toute
l'tle les estimait 1
Peu à peu, à son tour, et malgré son évidente;
résene, par échappées, elle laissa eptrevoir sa vie.
Depuis la guerre, de doulour uses circonstance
l'avaient forcée de chercher un emploi à son activité ; d'abord demoiselle de compagnie en Provence, chez une vieille dame qui était morte, puis
en Normandie, près d'une jeune fille qui s'était
mariée, elle était maintenant aux Grands-Sables,
chez un industriel de produits chimiques qui était
veuf et habitait avec sa mère.
Elle s'occupait de l'enfant unique - une fillette
de quatorze ans - fral'l'ée en bas age d'un mal
mystérieux qui lui interdisait la marcne. On avait
consulté les plus célèbres spécialistes, essayé de
tous les traifements. Ils avaient tous échoué••.
Maintenant on ne torturait lus les ~auvres
membres inertes. Le verdict était définitif. Espérance
Trémonan resterait infirme jusqu'à la mort.
Oh la portait de son lit sur une chàise longue,
et, aux heures de promenade, dans la petite voiture où elle pouvait étre étendue.
Jamais elle ne se plaignait. Elle était douce et
gaie. Ceu qui avaient connu sa mère assuraient
qu'elle lui ressemblait : son plus grand bonheur
était de faire du bièn et elle y réussissait sans
effort. Il émanait d'elle je ne sais quoi de divin qui
pénétrait les cœurs.
- Ene est pour moi une leçon vivante 1 avoua
Mlle de Kermario. Lorsque je la regarde ou que je
l'écoute, je rougi souvent de ma faiblesse devanl
l'épreuve •••
La oix de la jeune fille avait bai~.
Sans doute,
elle faisait allusion au grand cha,nn qui assombrissait leur vie.
Josette regarda vers M. de Kermario. Il n'a",Ît
pas entendu sa sœur et il riait au contraire des
foli que lui débitait a petite amie. Sur ses jambes
étendues, toute une flotte, sortie des journau de
la cille, qui relataient le dernier raid des gotha ,
se déployait en belle lipe de bataille.
��26
L'ALGUE n'OR
qua d'abord que la grande bprbe noire parsemée
de fils blancs qui donnait un air sombre ij la physionomie, le lorgnon de myope ault verres épais et
les façons empressées, presque obséquieuses.
Mlle de Kermaria présenta l'inconnu :
- M. Denis Trémorvan.
Le père d'Espérance! Josette ne pouvait s'ét<1nner qu'il fût sombre. N'avail-il pas crq tQucher ail
bonheur, lorsque l'enfant était née, cette enfant
que sa femme et lui avaient nommée Espéra,nce
pour syQlboliser en elle la beauté de leur rêve, et,
à présent, il se voyait seul dans la vie, près d'une
pauvre petite infirme qui, jamais. ne lui donnerait
la joie d'être 8rand-père.
Oui, il était sombre, M. Trémorvan, sombre
comme le ciel breton qui se voilait à mesure qu'on
approchait de la mer. Pourtant, on le sentait, il
dé~irat
être aimable, il se mettait en frais pour
entourer lietj hôtes d'attentions, de mots graCieux.
Avant que l'on n'eût atteint la première des
trois station qui jalonnent la ligne des GrandsSable, Jo ette avait compri que, sur l'invitation
pressante de l'industriel, le commandant consentait à prendre prè de sa œur son congé de convalescence.
~
L'air e 'celient, cbaraé Je vapeur:. d'iode.
vous fera un bien extrême1 assurait M. Trémorvan. Et fe père que vou vous p'lairez dans ma
maison. Du reste, ce pays n'est-II ras le vOtre?
Kermario est notre i proche ,"oisin .
Kermaria, - Josette le omprenait aussi, pus6 en d'autres mains. était à ,endre, mais l'héritier du nom avait la douleur de ne pouvoir
l'acheter, et, sans doute, Ile Bénédicte, brouillée
avec le dernier de sa race, ne s'en souciait plus.
Etait-ce le regret de l'ancienne terre de famille
~i
contractait les traits énergiques d'Alain de
Kermaria? On l'eût cru. 11 ne ressemblait plus à
celui qu,i, si gal ment, e. prê~ait
aux c~pries
de
Marjolaine: la brume avait voilé le solel\.
M. Tréma van ne emblait pas s'Ilpercevoir du
silence el de la ré erve de son compagnon: 11
parlait un s'arrêter comme les gens nerveux qui
������������L'ALGUE n'OR
de plAtre, les vieux. ~eubls
d'autrefo~s
qu'avait
dû évincer ce mobilier de bazar, mais Rozenn
semblait si fière, si satisfaite, qu'elle se garda bien
de laisser deviner sa pensée.
Elle remarqua au contraire que la pièce po&sédait deux expositions, ce qui était très sain et
forl agréable.
_ Mais oui, renchérit la vieille Bretonne, une
des fenêlres donne sur la ruelle, l'autre sur le jardin. Suivant le temps qu'il fait, on ouvre l'une ou
l'autre.
Pour l'instant, elle ouvrit celle qui regardait le
couchant et Jo ette, qui s'était penchée, poussa
une exclamalion joyeuse: par-dessus le grand
figuier qui abritait le mur de la maison, par-dessus
le jardin en terrasses où de belles rangées de
choux et de laitues prouvaient que Pouldu savait
occuper ses loisirs quand il était à terre, l'œil allait
très loin, grâce à une brèche pratiquée par les
hommes ou le temps dans les murs de la ville.
n se reposait d'abord sur la verdure du parc,
dernier vestige de la forêt qui, jadis, avait enveloppé l'Abbaye, puis montait jusqu'à la lour carrée, plus haute que les arbres, essayait de distinguer la masse imposante deo; bâtiments, et alors,
glissant sur la pente de la falaise, rejoignait une
petite crique où la mer très bleue s'amusait à
éclabousser d'écume des blocs de granit au formes fantastiques.
La jeune fille se redressa, radieuse:
_ Que c'est joli chez toi, RObenn! Je crois que
je m'y plairai beaucoup.
Et ce q,:i n'était qu'une im~res(;lO,.
née du
soleil, du Cl el sans nuages, de 1accueil SI chaud,
devint une certitude lorsque les yeux bleus, rieurs
et purs, eurent rencontré le crucifix de bois sculpté,
œuvre patiente d'un ancêtre pendant la longue
inaction de l'hiver.
Marjolaine rappela sa marraine aux réalité de
ce monde.
_ J'ai faim, m'amie! Je veux aller manger avec
los messieurs d'en bas.
��L'ALGUE D'OR
promettait d'être un saint comme M. Yves. M. le
curé assurait que s'il avait vécu, Dieu l'am'ait
appelé pour être prêtre. Yann demeurait le seul
espoir de 'Pouldu, le futur patron de barques. Il
était très loin sur un patrouilleur, lout près du
pays où No.lre Seigneur a vécu...
.
. PourquoI, en entendant cela, Josette rougltelle tout à coup et se pencha-t-elle sur l'assiette de
sa filleule pour l'aider à écraser ses pommes de
terre? Annaïk se le demanda, ar tout en allant et
venant, elle ouvrait très larges ses grands yeux
d'émeraude.
Marjolaine aimait son visage jeune et la lutinait
au passage; elle lui sai"it la main, et remarquant à
l'annulaire gauche une bague d'argent, elle lui
demanda si elle était mariée.
La jeune Bretonne rougit à son tour et sa tante
expli'lua pour elle qu'elle n'était pas mariée, mais
promise à un brave garçon, camarade d'Yann, et
embarqué sur le même patrouilleur.
'
Tout ce qui se disait était sans phrases, très
simple, mais Josette se sentait entourée de droiture, de ùévouement, baignée dans une atmo ....
phère saine,.sans poussière, comme l'air du large.
Pouldu IUl,même parut au dessert que représentaient quelques maigres cerises, et il voulut choquer sa bolée de Cidre contre le verre de <t la
demoiselle "1).
Cette cérémonie faite, Josette se sentit adoptée
par le rude p,êcheur, et,. en so~riant,
elle pensa
que, d~
o~mals,
elle ~eralt
r~t1e
de sa cotériade.
Manolame, très vite famlltère, voulut savoir
comment Pouldu assujettissait sous le menton son
collier ùe barbe. En apprenant que cetle barbe
était solidement plantée dans la peau même de
Pouldu, elle poussa l'incrédulité jusqu'à tirer dessu~,
Ct; qui fit rire )e vieux loup de mer de toule sa
houche édentée.
Cette petite, qui n'était pas farouche avec lc'i
étranger, lui rappelait Fantik au même âge.
Après une visite d'actions de gr:1ccs à l'éf{li c, le
re te de la journée fut employé
l'installation.
Marjolaine 'agita beaucoup; ello desc ndait,
�L'ALGUE D'OR
allait voir les choux, remontait, embrassait
sa marraine, brouillait ce que celle-ci avait bien
ordonné, redescendait, s'assurait que, sur le
figuier, il n'y avait pas encore de figues mOres,
nouait amitié avec le chien, le cbat, les Foules,
les lapins, découvrait avec ravissement que Rozenn
connaissait l'histoire de la princesse Jolie Source,
et déclarait à tous moments qu'on était bien mieux
à l'lsle-au-Roy qu'à Paris.
Le soir, dès huit heures, elIe tombait de sommeil : il fallut la coucher et, lorsqu'elle fut endormie dans le bon lit moelleux d'où ne l'arracheraient point les mugissements de sirènes,
Josette s'assit près de la fenêtre du jardm pour se
reposer et JOUIr du crépuscule.
La lune n'était pas levée encore. Gn ne voyait
pas la mer, mais on entendait son bruissement
très doux à cette heure où elle commençait à descendre. Des phares s'allumaient. Deux étaient
fixes, les autres à éclipses, et d'attendre le retour
des feux tournants suffisait à occuper l'esprit lassé
ùe Josette.
L'Abbaye n'offrait plus qu'une masse sombre,
~;unotée
d'une étoile d'or, sans doute une lumière
dans la tour.
~ti-ce
Mlle Bér:édicte de Kermario qui tr~
valllmt sous la lumIère de cette lampe? A quoi
s'occupait-elle? Songeait-elle à ses neveux? Se
reo~hait-l
sa rigueur 1 Ou bien regrettait-elle
leu r trop longue rancune?
Et, dans cette discorde, qui avait raison? Elle
ou bien eux?
Josette inclinait à croire que ses nouveaux amis
ne pouvaient avoir de torts sérieux. Cependant ils
étaient jeunes. Leur tante avait sur eux le privilège
de l'expérience. Elle voyait peut-être plus sainement la vie. A moins que ce ne fùt une p'er50n~
trincheuse, avare, égolste, une de ces vil!llIes filles
oJieuses qui ne songent lju'à leur chat ou à leur
perro luet et qu'on rencontre Je chapeau sur
l'oreilk, un cuba au bra , dans des ac~outre
m'nt' ùe son:ière.
Joselte, entralnée par ln "ivacité ùe 'on imagi.
��L'ALGUE D'OR
43
- Il ne vous a pas touchés encore, je le constate
avec plaisir ...
- Oh! Pouldu en a bien respiré quelque chose t
Si un banc est signalé, le dimanche matin, il appareille, sans écouter les cloches qui sonnent. Je lui
dis souvent: " Tu as tort! ça se retrouve plus tard,
ces choses-là 1 » MaIS les hommes n' écou ten t pas
les femmes 1 Et pourtant, il voit bien que déjà le
poisson se fait plus rare et que les mines qui
flottent empêchent de sortir ...
Doucement, par une question, Josette remit dans
le droit chemin la comersation qui s'égarait.
- Mlle de Kermario est-elle populaire dans le
pays?
- Elle l'était •.• elle ne l'est plus! Autrefois, elle
parlait à ceux qu'elle rencontrait, elle arrêtait les
enfants pour leur donner des bonbons ou des
caresses. On la voyait chez les Sœurs de SaintVincent-de-Paul où Annaïk a été élevée, Elle servait
la soupe aux vieux, elle distribuait des vètemtnts
chauds ... A présent, elle passe dans les rues ou sur
la grève. suivie de ses chiens, les yeux droit devant
elle, comme si elle était étrangère. Et personne ne
peut plus visiter l'église abbatiale ni le musée
chinois.
Josette suggéra:
- Peut-être sa situation de fortune s'est-elle
modifiée?
- Je ne crois pas: si l'on va quêter chez elle,
ne r,efuse; clic donne même tr~s
largejamais el~
ment, maIs toujours par \cs mains de Gildas ou de
Jacquette, ses domestiques. El ceu. -ci apportent
chaque semainl! au bateau des colis pour les soldats
lJlIi se battent ou les prisonnier:; qui sOllfTrent. .•
Mais. jamais les Sœurs Ile peuvent pénétrer· à
l'Abb:q ni nlcme M. le Hecteur. 1...1 cOllsigne est
fUl"mt:\lc ... Et si le malheur frappe une mai. OIl, on
11(.' voit plu:; Mlle BéneJi te ac\..ourir comme elle le
1.li ail. trouver le:; parole ' llui consolent... On
croirait qu'ellc les a oubliées ... Tiens, Vell.-tu que
je te di ·C ... Quand je la croise, je songe toujours il
e' terres sans eau x Jont HOU' parle quelquefoi'i
~ \1r
I ~ ~
s ermons.
. 1. Je R_ct
���L'ALGUE D'OR
v
Port-B6nit, " t8 mai.
Mes chers frères - ne croirait-on pas le début
d'un sermon - voulez-vous que je vous communique l'idée qui m'est venue? Ici, les journées 60nt
longues. Depuis la messe matinale jusqu'à la
courte veillée en face de la mer, l'esprit a le loisir
de se replier sur lui-m~e,
exercice salutaire que
la vie trop brûlée force parfois de négliger•
. Pourquoi n'en profiterais-je pas pour ten!r un
livre de bord, et ce livre de bord, deux fOIS par
semaine, pourquoi ne vous l'enverrai '-je point?
.Malgr~
toutes les angoisses de l'heure présente
qui met les barbares aux portes de Paris et me tor ~
ture dans cette Ile où les nouvelles arrivent maI,
je crois comprendre que Michel s'intéresse fort à
ce qu'il appelle le voya"e de Jolie-Source au ays
du rêve. De son côté; ~es
ne néglige point 1 àme
de sa petite sœur.
Sous le bombardement le plu intense, au milieu
cl
incertitudes d'une exi tence, toujours sur
l'alerte, je sui certaine que vou trouTerez le
t mp de déchiffrer mes palles de mouche.
Papa, au contraire, aIme le lettre courte,
bien .claire," el surtout qci ne ont pas croisée. 11
est 51 occupé! On lui confie la be ogne de quatre
ingénieur . Il passe toutes les nuits en chemin de
fer! Alor , il lui uffit d avoir qu je vais bien et
que je suis ;lti faite d mon sort.
vou donc, mcssieur ,le de cription , les
récit, et, 'il . a lieu, les confid nce ! ~ ' e 'ou
plaignez pa i Je havarde trop! Vou l'aurez; hien
voulu 1
En retour, n'ouhlie;: pa celle qu'on a mi e à
l'al,ri et qui voudrait partager tou vos péril 1
Attention 1 Je commence 1•••
r.
�����L'ALGUE D'O~
~Mgante
et mince ... Le visage, jeune encore, présentait des lignes d'une délicatesse infinie et les
r~ux
avaient une flamme singulière qui vous brQ.laIt, en se posant sur vous.
dont ils étaient soulign~,
la
Le large ce~
pâleur du teint racontait que le cœur avait souffert :
depuis la charlotte de tulle qui frissonnait sur les
beaux cheveux relevés en racine droite, jus~'ax
petits souliers de chevreau noir, tout portait le
deuil d'un être aimé.
Un cri joyeux de Marjolaine me fit relever la
tête; les lévriers étaient revenus vers elle. Comme
la plupart des enfants, elle aime passionnément les
bêtes, et les bêtes le comprennent, car elles
recherchent ses faveurs.
Donc, les chiens lui faisaient mille joies et elle
n'avait pas peur de leurs bonds fous. ElIe réussit
même à les saisir par le collier et les força de se
coucher auprès d'elle. Doucement, elle appuyait
sa jolie tête bouclée tantOt à droite, tantOt à
gauche. Ils se laissaient faire comme s'ils n'étaient
pas habitués aux caresses et en découvraient les
délices.
Soudain, une voix impérieuse, mais d'une harmonie -'profonde, interrompit la fête:
- Castor, Pollux 1. .. Ici, tout de suite!
Les lévriers s'arrachèrent aux faibles petites
mains qui les retenaient et, en un seul élan, disparurent au tournant de rochers.
Marjolaine, un doigt dans la bouche et visiblement déçue, les accompagna du regard. Je revins
à l'aube que je brode pour mon cher Yves. Ce
travail m'absorba si hien que je ne levai plus le nez
d'un moment.
Quand je m'en avisai, quelle ne fut pas ma surprise - ou plutôt ma frayeur - de ne plus découvrir ma 611eule dans mon horizon.
Je me dérangeai aussitôt et je l'appelai, éperdue.
De loin, sa petite voix me répondit!
- M'amie, on est là ... Avec les chiens, et puis
la damel
Je l'aperçus en effet; elle causait avec l'incon-
������������L'ALGUE D'OR
ciel gris 1..: A ~résent
j'ai au contraire l'impression
que Je soleIl brille .•. Elle comprend même ce que
je ne dis pa!:> ...
La voix se fit plus basse:
- Vous aU5SI, mademoiselle, vous le comprenez, n'est-ce pas? ...
Josette émue ne répondit que par un serrement
de mains.
L'enfant ajouta, à peine perceptible:
- Pour obtenir cela, je donnerais LOUt. .. même
ma vie!
Les yeux semblaient de flamme. Les pommettes
se fardaient un 'peu plus. M. Trémorvan, inquiet
ùe cette excitatIOn dont il ne comprenait pas la
cause, vint se pencher sur sa fille avec u •. e !:>ollicitude presque maternelle.
- Ne soufre~t
pas, petite? demand -t-il en
posant la main sur le joli front, poli COI me de
l'albâtre.
- Oh! non, papa! Je suis contente au contraire.
Et, tout à l'heure, quand on ira se promener, je
vous accompagnerai 1
- Nous pous eron jusqu'à Kermario. Mlle Renée sera peut-être contente de montrer à son
amie leur vieille maison de famille.
Renée fut-elle contente? A l'énoncé de la proposition, son 6n visage s'altéra et, d'un regard
anxieux, elle chercha son frè~.
Celui-ci ne semblait pas avoir entendu; il dépo ait sur le pl teau
sa tasse à café.
M. Trémorvan pres!:>a le départ d'une voix qui
s'dTorçait d'être joyeuse, mai~
depui qu'il s'était
penché 'ur sa fille, sa physionomie re 'tait contractée. Sans doute, il ressentait cruellement son
jmpuissance d'homme riche de\'ant le ma) lu'auCune cience humaine n'avait 1 pouvoir d'enrayer.
Pour omplaire à on fil , Mme Trémorvull
onna Guill mette: la Brt:tonne emporIa Espérance pour l'étendre, enveloppée d'une mante et
outenue par cl coussins, ùan la petite voitul e
au. re ort moelleux, toujou!' prêle la recevoir
u b de l' ~cnlier.
Le ret;te de la t;ociété uivit 1 mouvem nt, à
�������L'ALGUE D'OR
VII
La premi~
maintenant, Mlle de Kermario
entratnait au dehors la petite société comme si elle
ne l'oulait plus s'attarder parmi les fantômes que
les autres ne distinguaient pas.
Josette la rejoignit. et, de nouveau, lui passa la
main sous le bras. L'attrait qu'elle avait surpris
dans le regard de son frère la rapprochait encore
de cette amie nouvelle qui, un jour, peut-6tre
deviendrait sa sœur. Elle ne s'attardait pas à la
m~diocrté
des fortunes. M. Le Couêdic avait élevé
ses enfants dans l'idée que les qualités du cœur et
de l'esprit doivent passer annt l'argent et il leur
a ait donné l'exemplie du labeur acharné qui, à
fortune, triomphe des diffid6faut d'une ~rancfé
euh65 et suffit pour 6d16er un foyer.
Cette leçon vinnte n'amt pas été perdue :
Josette et Michel n'ignoraient pas qu'à notre
6poque la vie demancfe la tension de toutes le
forces, mais ils ~taien
bien d~ié
à ne pas reculer del'ant l'effort, voire meme le sacrifice, pour
co~uéri
le droit de c6de aux d~irs
légitimes
ete leur cœur.
Le l'leu Corentin, trébuchant toujoun contre
les pierres du chemin, s'engagea dan un aentier
du rc.
n DOUS m~nela
tabledesKorrigans! annonça
e de Kermario. Jadi , on ne manquait jamai
cl't COndUite les ~tran8es.
"Le dolmen élevait au centre d'une c1airi re,
e1oj)p6e d'arbres de haute futai , derrière lesq
le leJi AIt dé, di paru. L'ombre att igo It tout et il mblait qu le silence fat plu prolond 1 q Il
•
un al
d comme 'il franchissait le arat de 1 tran hie l'heure de l'attaque
Ichel
a ur J rp 1
lie ries Iklea, et,
�L'ALGUE D'OR
se retournant, il tendit la main à Renée pour aider
son escalade.
Josette, élevée entre deu. frèl es et habile à
lous les exercices de gymnastique, n'accepta
aucun se.:ours.
Quand ils furent tous les trois en haut, Corentin
remal\llIa avec un sourire qui prétendait être
malin:
_ Les jeunes qui monlent là !Je marient dans
l'année ...
_ Vraiment! s'écria Michel. Eh hi en ! j'accepte
l'heureux pré;age!
En même temps, son regard gli sa ver., Mlle de
Kermario. devenue toute rove .
• L Trémorvnn fronça le sourcils:
_ Il l'ail froid Ici! remar lu~-ti
en res 'erranL
autonrdes épaules frêle' de sa fille la chaude mante
des Pyrénées. "y r stons point! Il fer 1 meilleur
sur la pLtgc!
On eût dit crue maintenant il von lait meUre fin
à une 'Î'Iite que lui-même avaiL provoquée, qu'il
redoutait les ombres app rue" à ! lile de Kermario.
Par politc se et allS i pour sui, r Marlo]\line
q lIi nec séparait plus d'E rér. nec, .la' tle auLa
à terre, mais ,"oyant llue
c mpagnon ne l'imitaient pas, elle s'al rêt, pOlir le,.; attendle,
Rente coniclérait a\ .; émotion le cho es qui
l'entolll ai nt.
_ .Mon p rc aim~t
cette soliLud ,r,l\;ont, -t-elle.
Enlre e roi ières, il y venait SOl~
nt IiI' ou méditel. Son rêvoétnild bcrctireràKerl1\Ul' o qlland
il éllll\lÏt pris a r traile. Le vol dunt 11 Cl él victime ,1 l lé à hie
pén\l1,-cs,ct, du ml:rne coup,
a hri é sa vie.
D'lin bond 'Souple, Michel élait de conclu pour
tend!' 1 n in ( la i un fille.
_ De lU 1VIII P rlez-vou , n1nù moi c\1e? inl rmg -l-il, le Iront 1 ~é,
H n
',1'1' t sur Je bord de la pierre. un pell
p li h " 1 1 au!r , cl Il lInC jolie uttilud de
1 tu ~ gLe III
mir ml dan 1 1 ni au.
_ C( IIlm ni'! dcmlllda-elle étollnt:e, 1 10 ne
VOll -t-,I) nl i parlé de cette tri le hi toir ?
������L'AI,GUE D'OR
77
YIII
Journal d Josette.
~I
iu
(1.
Yves, :Michel, écoutez-moi bien! Le voyage de
Josette au P<\)"S dt: Rêve s'enrichit aujourd'hui
J'un chapitre palpitant: sa première 'i~te
an
Palais Enchanté dont, jusqu'ici, les porte!> restaient
clo~es.
C'est encore Marjolaine ql\i nl'. ~en'i
d'introductrice, et j'ai reconnu, en elle, d'une façon si
évidenle, l'in<.;trument de la \ olonté divine que ie ne
peux lui en vouloir de sa petile frasqu e.
Pourtant, elle méritait d'être punie. Elle l'a été.
flier soir, elle n'a pas goûté aux crêpes de blé noir
dont elle ralTolc et que Rozenn, je crois bien, avait
fait ~autcr
e 'près pour elle.
Du mêmc coup, j'ai puni notre chère vieille,
mai il J a ùes ca" ou l'on ne doit pas se laisser
altendnl'.
Je m',lperçoi' que mon histoire commcnce par
la fin. }.; . le profe o::cllr Michel va me repro her
celte fuulc de compo ilion. Procéclon avCC ordre!
IIicr, ommc de coutumc, j'étai il\ talléc !';ur la
plage de l'J bbayc cl forl o\.:cupéc il é\'an~liser
m s Pied -nu. Un in tant, j','\\ai s rerdu de vue
ma fi lIeul . Soudai·! je relhc la lêle : je ne la \ oi.
rlu . Sa pelle cl on seau gi aicnt ur le sable.
Elle ne d vait pas l'Ire loin!
J'ai pensé d'abord que, par tilquinerie, pour
10'0 Iiger. ln ~her
her, elle a\ il ét<J e blottir
dans le faut uil cie roche, oh r Ule de Kermario .
• .li non! L inu! 'lui '\Iii viti ·1
v'lÎt-elle lÎvi It orpheline 'lui, un moment
lIP, r vanl, ui nI lrnv r ' lu 'r v , de filet t11
l''palllc, ,e rend 1 (à h peche li crevett ?
��se~
L'ALGUE D'OR
79
blessée au 'flanc, mais conservant. même de près,
belles formes e.'térieures.
A droite, le bàtiment san caractère qui ressemble à une hôtellerie. Enfin tout ce que j'ai
entrevu, essayé de distinguer, maintenant net,
sans voiles ...
Je vais jusqu'il. une très ancienne statue de saint
Benoit qui se dresse au centre de la cour ct qu'entoure une corbeille de géraniums. A mon approche,
personne ne parait, si ce n'e t cependant les
lévriers 'lui accourent en bondissant, mais sans
aboyer après moi.
Jé ne sais où frapper. 1 ruile pari, il n'y a de onnette! Serais-je dans le château de la Belle au bois
donnant?
De guerre lusse, le me décide à suivre les chiens
qui m'cntr.tlnent vers une porte cloutée, bardée
de h', au milieu du cloitre.
Derrière la porte. je perçois un babil d'enfant.
Plus Je dou te f Marjolaine e t là!
Pli~an
alon; dans ma maternité spirituelle le
counge d'une p,treille audace, de mon poing
fermé, je heurte à l'hui" !
De" pa sonn nt sur le dallage ... le battant s'entr'ouvre : je suis en pré encc de Mlle de Ker~
mana ...
Elle me ourit ans étonnement:
_ .le devine le motif de votre venue. dit-elle en
rcpous anl les chien., qui prétendaient me sui\re
ùnn le anctllaire interdit.
Et, très simplcment, elle m'e pliqlw qu'lIne
dcmi-heure plus tôt, dIe ~lIciat
de' !leur dan
h: jardin lor lUC Marjolaine l'uvuit surpri e, iVla
filleule :I\ait trouvé ouverte l'entré cl' 1,\ grève,
'était
ct avec l' Ifrolltcri qlli la car,lctéri c, ell
f,lllfilé dan Ic par~,
IOUI demander d' utre
honbon .. ,
luetl le prép,lre, contil UI 1ll cie Ker~
_ .la~
marto, n refermlllt 1 pOri den ièl e !nf)i, Cl, el
aU ntlll1t 111 j une ami, a voulu «ue je lui fa e
le hOlln nI' de 1ll,1 mai 011 ... ,'011 en étiol1 • 11
TIlU
ltinoÎ ... ()uanù vou nvez ft app', elle
m',lI11ll ait de e rét1oxions.
�������������������������L'ALGUE D'Oll
anl
in?
�����L'ALGUE D'OR
109
sacri tie, il reparatt, dépouillé ùes ornemente:
sacerdotaux, redevenu simple officier d'infanterie.
_ Si pour rentrer nous prenions le chemin des
écoliers, propose-t-il une fois dehors, devant la
nuit sereine, toute palpitante d'étoiles.
Josette ne demande pas miel! . : clic guicte 50D
Irère par la ruelle qui monte auX r mparts, pas. e
sous une porte anCIenne, dessert l'entrée principale de l'Ahbaye et redescend jusqu'à la plage du
Sphin.' au fbnc de la falaise, que parfument les
œillets sam ages.
Les p!'omènel1rs vont ainsi jusqu'au fauteuil de
roche. Yves s'y assied sur l'ordre de sa œur. Elle
reste à ses pieds, agenouillée dans le sable encore
chaud de la chaleur du jour, pre c[ue <.lans une
altitude de l1énitente.
Comme e, iel, la mer semhle constellée; s
pOil ts d'or qui la parsèment ne sont pas seulement
les in lassaI les clignements de phares. mais aussi
le feu. des bate"u.' sardiniers qui jettent le chalut ou glissent, cherchant les courants ou bien uo
meilleure pl ' c .
Trè hant t tou t prt:s, uoe !tunière annonce que
Mlle de erma 'io "cille dons sa tour.
Josette l'indique du geste:
_ Dcmnin, 1'Omet-ell, je e co lc\niru'
ha 'e. epuis ma pl' mi re vi ite, je n'," uis as
retOt rné'. Je t'n,olle que j' t veu lIll i tl li. '\Ile
de Kermaria d WIl ob tination ;\ cr Ir on ne\eu
cOl1pable d'une vilcni ,,, .l'durai Cil de 1. eine à
m' 11 taire ... Et, rel1t~
tre fi luis-je uépJ~
é la
me ure ... .le m'emballe quelCjueloi ! Toi, au contraire, ~i l'occn ion s'en présente, tu '\llrae; trouver
les mot qui tOlleh nt le llmes.
abl
ourit en r re inùul rent, et ce
Le j I1n~
souri, \ utdi,e:
_ Enfant, croi -tu don . Inpnis nncede mot
humain ? l nis-tu pas qU'ils ont eule 1 nt cl
l'argil i Di u n' met son so fil ? ..
Jo eU n'a p,l U le ourir : \1
_ Ju qu'ici pel 0 me ' tint,
tante et le neveux, per.onne Il' e
����L'ALGUE D'OR
chaient dans l'erreur, de la résignation pour elle si
ses espoir::. humains s'évaporaient, s'évanoui aient
comme le brouillard devant le soleil...
Ils revinrent san paroles. Yves priait-il? La
jeune fille le supposa. Il lui semblait que du beau
ciel d'étoiles descendait sur eux la paix divine, promise aux âmes de bonne volonté, et cette paix,
elle la sentait venue à l'appel de celui qui, dès son
jeune age, avait compris la valeur inestimable du
sacrifice ...
Le frère et la sœur se séparèrent devant la maiSon de Pouldu. D'un mouvement aŒectueu . qui
ex('rimait sa reconnaissance, Josette baisa la main
qUI, tous les jours, donnait Dieu à ceu . qui allaient
mourir .
. ~e
jeune prêtre se dégagea, et montant vers le
,oh Front penché encore, il y dessina le signe de la
CroIx ...
XII
Le lendemain, vers trois heures de l'après-midi,
'(ve etJo ette, escortés de la petite per onne auIIl1ante de .1arjolaine, sonnaient au grand portail
cl l'Abbu\,.
Pan-Kou.l vint ouvrir, escorté par le::. chiens. A
la vue de Mlle Le CoueJic et de a filleule, a
bouche 'élargit ju lu'aux·orcilles. S'il n'a~it
plu
il gardait au plus haut
la mémoire de l'e~prit,
degr~
la mémoire des 'cu':
- Mademoiselle e t là." oui .. , oui .. , à l'ombre.
eXpliqua-t-il. Bien contente d vou voir ! .. , Oh!
QUI!
l\111e de Kennurin était-ell con! nIe? Josetl e
1 demanda ail 1 gel' froncement cie sourdl que,
de loin, cil
urpr it, mai en ~ mme 1 i n "Ie\ e.
Bén' ictc fil' m:1nll ta p:l~
son ennui, t Il ferln
I~ I.ivre qu'cil fi ait pOlir v ·nif'. a.u-d vant d
c
VISiteurs, Av.ult de les avoir r JOint, 011 le ard
'accrocha avc étonnement .11I crUlih d'uq:;cnt.
�������������ua6
Illon absence. BUe 0
e pUqueront le 1DOtif de
ma venue••• TeUe que ou me oyU, je monte l
l'Abbare 1
joyeuse :
Mlle le Cauêdie pqussa une e~clatnio
_ Oh 1q\1e je uis con1ente•• Je ous accompapetaijusqu'A la porte.
_ C'est inutile 1 Est-c:e que je ne conuais ~
tous le" chemins J'aime mieu que yous lisiel.
me tarde que vous partagiez notre espoir J
Josette se raSSit devant la table"l "rire et, pendant 9ue les ~
de !Wn amie se perdaient a-ns
feacaher de bOis, elle retira du large pli qui les
rfunissait les deux lettres oft'ertes à ses m6di~
tions.
La premi6R qui tomba sou ses yeux ftait fort
courte: elle Etait tracée d'uue 6criture (mu_nte
l'8I:ltlMlAée ~r
e.ndr~ts
dans ,;,n eft'ort de ftgidi\6:
Un prfnom la slgJWt : Blntdu:te.
n
«
cb&re nièce, disait Mlle dtl Kermario. On
IR a cont6 de toi el de tOD frère des chOie' qui ont
6\6 bien douces à mon cœur. Depuis j'ai beaucoup
ff06chi: ~utre
ai-je 6té trop ~rompte
dan mes
i1!gement ? Je De demande 'lU l le recoonaltre
Veu -tu venir jusqu'à moi? ou recberc ton;
Dl le le moyen d'en finir avec le maleIl
u
qui aous a trop lQogtemps s6par6s... Il
�L'ALGUE D'OR
l'Ise-auR~
où il avait
été reçu par notre tante Bén6dicte. Celle-ci lui a
raconté que le manuscrit de Confucius avait ét~
vendu, quelque mois avant la Euerre, par l'ent~
mise d'un brocanteur juif de Lausanne au prince
de Thuringe, 'lHi - tu Ile sais, puisque tu avais
assi té ~ la viSIte de celui-ci - le convoitait pasionnément.
\1 L'individu qui avait conclu le marché avec le
brocanteur se nommait Alain Benoit. Ma tante,
prévenue contre moi, avait vu tout de suite, dans'
ces deu noms accolés, le pseudonyme trop transparent sous le'luel je me serais dissimulé.
\1 Y"e5 Le Couêdic, du reste autorisé ~ me rapporter cette conversation, en jugeait autrement :
il y voyait plutOt la suite d'une machination fort
bien ourdie oCl tout devait concorder à m'accabler;
il m'engageait à mener une enquête approfondie
près du marchand de Lau anne, et, dès que je le
pourrais, à examiner de très près la vitrine aux
éléphants.
\1 BeaucouE de meubles chinois étant à secret,
Ly-Chang, lartiste incomparable, affilié à l'Al1emagne par se origine maternelles, p,5>uvait bien,
mafgré SOn alibi, tre l'auteur du vol. N'avait-il pas
intérêt à jouer dans le jeu du prince de Thuringe?
u Je ne pouvai pénétrer en Suisse, et l'aurais-je
pu qu'il m'était impossible de quitter mon bateau,
ncore en réparation, mai un de mes camarade 1
pri onnier de suerre, e t interné à Lau Anne. Je
hu écrivis aussLtOt. Voici la note courte et précise
qu'il m'a envoy'e par son p~re,
autol'lsé à lui
rendre vfsi te :
Le Couëdic. Il revenait de
\1 Lundi, intmlie",t ton Jfla (/ /sralll Une sale
",., Impossible d' ~ rien tir". ~ abord 1 Te l'ai pris
hcau, " la PT ienne 1 &cellent moyen pour
r~
les mt'moires assoupit . J'ai oblenu alors "
portI1 t ad du my~
Iain Benoît: grand,
gros,blotu:I de lum'Ie dOl',parlantlefrançai avec
unaccen,leuton t
~t
... Enfin, le Boche
dan toute son horreur' Toujour
di 0 Won
, tu dhires de renuigHtmellts complcbnenta.ra
sur le per'o"""" qu, sem l'''Pion d prein tl~ 1 »
"ta
�L'ALGUE D'OR
" Ma petite Renée, tout ne s'éclaire-t-il pas d'un
jour ~inguler?
Par des m?yens que noUS igno~'s,
L,-Chan'y a volé ou fait voler le manUSCrit de
Confuci~
d il l'a vendu au prince de Thuringe.
Son homme de paille a été l'un de c.es Allemands
avec qui _ au dire même du négOCiant de la rue
Bleue et ceci est encore dans la lettre de l'abbé
Le C~uëdic
- il entretenait des intelligences. Et
ce~
lesiur~
m'ont fait l'honneur de choisir un
nom de guerre qui aurait pu être le mien .••
• Il taut que tante Bénédicte connaisse ces
détails nouveaux ... Je te charge de les lui communiquer. Et ne crains pas de passer à.s~
yeux pour
une intr~ae,
es:;ayn~
de res~al
l'hér.ttage
perdu ... Nous. sommes riches, petite sœur, riches
depuis hier sOir! Tu va. penser sans doute que le
sol il de Toulon me dérange l'esprit, il n'en est rien!
E oute plutôt!
!< C'était ce matin. Dang mon courrier, je découvre la lettre d'un notaire de la ville qui m'invitait à
p 'ser dans SOI1 étude pour une communication
urgente. Mon service flni. je me rends ù l'adresse
imliquée, uvec la vague inquiétude qu'une tuile
nomelh: va me tom~er
sur la tête. Les gens déjà
JI' lé::. trouvent touJours que le nuages ont mau·
vai e apparence!
(( Au lieu de cela, qu'est-cc que j'apprend ? La
\'cillc, un pli c,lcheté a été dél'0 é à l'étude par un
Illon ieur ù grnllll.e barbe Wis~
qui ne '~st
pas fait
onnallrc, C~
pit contemul SI: cent nl\lIe francs
ell bon ch; la Défen e nationale, Une lettre
d, \,;vl?grphi~
et S:ln~
~ign,ltu:
le;, accompagn:11 t. .le t en envolc la copie. 1 II verras
• Il1SI que le.., si cent mille fr:1I1c' rep~nlct
les
Il'oi e nt mill fmnes, volés jadis à mon pere
gro i cl leurs intér t ù cinq pOlir cent \' nd, nI
vingt I l .
n remord tardit s'e 1 évci lé cl n
l'hellle demi r '.
l' 111 du cou!)abl ,leut-cire
L'in (,nnu
1 n c d patriarclt 1\ dClit tte
qu'un per OIlJ1l' inlel po .~'
hal;' e d I~pare
lin
ut· 1'1 1 flllllll' d Ir t 1111
l'pie. (~\loi
u'il n ' l I t notl \ i'i rich , 1, 1
CIl',
) échafau 1 de r vcs fous... POLIr ommencel,
rUt
���L'ALGUE D'OR
être même reconnu qu'elle avait soupçonné à tort
un innocent, mais après avoir lu la lettre dactylographiée et sans signature dont Alain m'avait
em'oyé la copie, elle s'est redres ée, ùe nOll\'eau
accusa trice : <.( Vous avez cru cela? » m'a-t-elle di t,
sans employer le tu familial. J'ai protesté aussitèt:
« - MaIS, ma tante, puisque mon frère l'affirme,
Du reste, vous n'ayez qu'à écrire au notaire de
Toulon! ») Elle a haussé les éraules : c - Que
m'apprendrait-il'! Ce qu'il sait lui-même! Rien! n
Et alors, sur un ton saccadé qui faisait mal à entendre, elle m'a déclaré que ce qui se passait, ellt.:
l'attendait malheureusement depuis longtemps:
Alain avait eu l'habileté de ne pas étaler tout de
suite la fortune qu'il avait retIrée du manuscrit.
Après avoir payé es dettes, il avait pl3cé le reste en
lieu snr ... En temps de guerre, certains bénéfices
industriels sont énormes ... Aujourd'hui, la somme
con idérablement grossie, osait se montrer au
grand jour sous un déguisement qui la rendall
méconnaissable, mais le piège était enfantin ... Un
esprit averti ne pouvait s'r laisser prendre! On
était brouillés ... On le demeurerait !. ..
- J'ai cu beau insister, sanglot la jeune fille,
défendre l'honneur de mon frère, elle ne "cst pas
laissé onvaincre, et je sui partic, de pcur que la
col re ne ml! à mes lèvres de mot que j'eu :oe
regretté ensuite! C'est chose certaine li présent!
Ma tante ne con entirn à croire que lorsque la
vérité lui sera nettement démontt:ée ... Or, pour
cela, que faudrait-i1'! COO1\'lltre le nom du mystérien. voleur de notre pèr , abattre le rideau de
fer qui nous sépare de l'Allcm3gne ct retrouver
Ly-Chang, p ut-être :lU si rendre 1.. m ~moire
à
Pan-Koll,11 AU1,mt d'impos ibilité ! Du moins,
li l'heure actuelle! Et, cc soir, je repar dé~ole;
I:idé du chagrin que je vai . causer 1\ mon pauvre
lrèrc!
Une demie sonna à lu pendule. Renée tre 'aillit,
on regard trouhle de larme chercha la montre
qu'elle portait au 1 ülgn t.
- Trois heures bl n tôt! . 'écria-t-ell. Il e t
temp' que je pal te! Jo eHe, vous prierez pour
���'34
L'ALGUE n'OR
XlV
Bénédicte était au travail: un article sur l'influence française en Syrie que lui avait demandé
une grande Revue. Malgré l'intérêt du sujet, el1e
écrivait avec lassitude, presque sans goùt. Et
depuis quelque, temps, il en étai,t sou:e~t
ainsi;
elle ne se plaIsaIt plus dans le cabtnet ou, Jusqu'ici
dans une .tour d'ivoire pou;
elle se réfugiait co~me
échap~r
aux bruIts e,t au,x ~OUCIS
du dehors.
Il étal,t cepn~at
bl~n
Job le dé.::or, ,voulu jadis
par l'amIral de I\ermano. pour ses derfllères années
s!~dieu
~t r,elié~.
Deux larg~s
I~aies,
en ~po
sitlon l'éc\alratCnt : 1 une reganlalt 1 honzo n Infini
de la mer, l'autre. ce coin de Port-Bénit où pointait
le pignon des Pouldu.
Comme mobilier, du bamhou, des soieries chatoyantes, çà et là, une potiche, un bronze, Un paravent, en somme le musée d'en bas en diminutif
mai un mu -ée où ne tn'mait pas un seul Bouddha:
où la place d'honneur, au-dessus de la table à écrire
était réservée .'1 un grand crucifi." d'i,oire, muvr '
patiente d'un néophyte chinois.
Souvent, dCpUl (lue son cmur s'était fermé'
tOIlS lec; amours, la nouvelle maltresse du lieu avait
eu la tentation d'évincer l'Hôte divin, dont le dou
regard tombait ur elle, \;haqllc fois qu'eIl levait
les yeu. : ell n'· v,lit pas osé, mai~
elle évitait la
rencontre en gardant le front hai sé 011 bien en ne
cherchant qu l'échappée luminclls \Ir l'imm n'ité bleue ou grio; glll, au: confin d l'horilCJn
'
e conron lai .IVCC 1 ciel.
Ce jour.l. , lout 'tait !;ombr : )'enu honleuse 1
ciel de ploml, l':lm ùe B(nédicte. L'inspiration
ne e montrait ra~
plu gn le soleil! Et, d n un
ge 1 impatient, l'nutcur ieta ,\ plume.
On frapp lit à 'n porte. T.1Il1 micu 1 elle échap-
��L'ALGUE D'OR
homme preS'Sé dont tou:; les in tants sont précieux
et qui désire ne pas les gaspiller en discours inutiles, pardonnez-moi d'avoir in isté pour être reçu.
Vous m'excuserez, dès 'lue vous saurez qu'il s'agit
de l'avenir de ma fille. Par l'entremise de mon fils,
l'abbé Yves, le commandant de Kermario m'a
pressenti au sujet de mon atilu~e
s'il me demandait la main de Joselte. J'ai pns des renseignements au ministère, près de vieux camarades
d'école, aujourd'hui amiraux. Tous s'accordent
pour dire que votre neveu est un officier des plus
distingués dont la haute valeur morale égale la
belle intelligence, et cependant, par mon fils
d'abor~,
par ma fille t<;>ut à l'heure, je sais que
vou' lUI refusez votre estime, et pour quelle raison
vous.la lui refusez. Si I~ projet don.t ~ous
parlons
devait prendre corps, II me déplairait beaucoup
que mon futur gendre re Ut soupçonné d'une
vilenie dont - j'en suis certain - tous ceux qui le
connaissent le ?éclareraient incap~ble.
Alor , je
suis venu examiller avec. vous les laits sur le 'q uels
vous basez votre accusation ...
Mlle de Kermario était encore dehout, et très
pale. D'un geste, elle invita l'ingénieur à s'asseoir
ct 'assit elle-mème: ses jambes ne pouvaient plu~
la outenir.
- Ces temp -ci, avoua-t-ell , j'aurais été disposée à m'attendrir, ù pardonner ...
- Pardonner n'cst pa le mot, maù moi 'clic
Le ommand:lllt vous demande seulement justi
Celle ju tice, comm nt pourrais-je la lui
accorder quand toutes les présomptio115 ['accahlent!
- Toutes? Est-ce bien sùr '! N'avez-volis jamul
our onné Ly-Chang, l'h,ai~
contrefacteur dont
on m'a e gui
la ligure lU llllétant ?
- Mai il n'était plu dan l'Ile qU;lnd 1 v 1 a
été commis.
- ~ "y aurait-il pa. lai é un complice?
I.'omplicc
t
- 1\ faut a metlr alor lU
entré à l'AI h . il J'aide de C liS e 1 fs? )u'il a
ouvert la vitrin p rd mny Il
111 ment Conon
d Ini et qn'il t reparti on III personne ['ait TU,
c: •
�L'.\LGUE D'OR
137
san~
que les chiens aicnt aboyé? Tout cela me
semble assez invraisemblable 1...
- Pourquoi, mademoiselle? L'Isle-uu-Roy était,
avant la guerre, infestée d'Allemands camouflés
fn Belges ou en Suisses. L'un J'cux peut fort bien
avoir fait le coup après le départ de Ly-Chang, et
sous l'instigation de celui-ci, et s'être chargé
ensuite de négocier l'affaire à Lausanne, sous le
nom d'Alain Benoit.
- En ce cas, monsieur, nous ne connaltrons
jamais la vérité. Les voleurs ont <.lü regagner
l'Allemagne...
1
- Avons-nous besoin de les retrouver pour
justifier le commandant?
- II Y a quelques semaines, monsieur, je vous
le disais tout à l'heure, je glissais sur la pente de
l'indulgence ; j'étai~
disposée à admellre tout ce
qu'on aurait voulu. Une brise tiède avait passé sur
mon Ame où ne cherchaient qu'à s'ouvrir de belles
Oeurs d'espérance, et pui, à l'improviste, un
cou p de vent glacial a tlétri les hou tons à peine
éclos: cette étrange histoire de restitution!
- Bien que je n'envisage pas l'événement au
méme point de vue que \'OUS, mademoiselle, je ne
vous cache point qu'il m'a fait hésiter à tenter la
démarche d'aujourù'hui. Je craignais de n'être pas
compris, d'être mis au rang d ce' parent, désireu . avant tout de se <.lé barra er <.le leur fille en
faveur d'un homme qui possède quelque fortune ...
Or, tout autre est ma pen ée. Jeune, j'ai préféré
l'honnêteté hboricu e à l'argent el j'ai toujours
prêché celte doctrine à mes cn~\01
'" Mais le
'ommandant de Kermario tune 1 l'lie figure de
chrétien et de Français. II aim ma fille, ct cell -ci
sympathie. Mon devoir de père
Ile le ,"oit/Jas ~ans
est ùonc (e laire tout ce qu'il est en mon pou\oir
r Ollr é 1. ircir le my~tère
qui pese sur le bonheur
Illlttrùe cs nfanls ... Rc\enon - n ft ln re tilutlOn 1
~\on
fil
bb , croiI10~pb;lhe,q.
urlepoint
de mourir, 1· coupable 811 \oulu repur'r li laute.
l)'uprc le dos i r Je J'alf,lire (jui, t l'époque, m'a
pa é par le Il1llins, le vol ur n élait pa lin e carpe
lIrdinnile. Le eul lémoin qui l'eùt remarqué -
,y
�L' LGUE n'OR
tfil'lllé .•• on m'a ité
��140
L'ALGUE n'OR
ne peut être que 1ui ... l\lais 'il ,l\'oue cette fau e
de jeunesse, je la lui parJonnerai ... " Solution
miséra Je! je sentais bien que je ne pourrais P;J.S
lui renùre mon estime, que, toujours, au fond de
moi-même, je lui reprocherais d'avoir tu son pécho
ct continl,lé les gestes extérieurs de la foi !. .. S'il
est innocent comme vous me l'affirmez, tout
change d'aspect, au contraire, et c'est à genou",
que je lui demanderai pardon de l'a,:oir ma~tyrisé.
Il en oùtera peut-être à mon orgueil ... MaiS pOUl"
me rendre la paix, il n'est pas cl 'au tres 1110 'ens ...
Des larme recommencèrent de couler Sur le
joue pâlies. ~I.
Le CouëJic lai "a passe: quelques
in tants pendant lesquels, dans le ca IDet ùe la
tour, on n'entendit plus que le grondement furieux
de la mer se bri ant sur les roch~
de la côte
pui ,aprè avoir consulté sa montr , il dit:
'
- Mademoiselle, vous allez me trouver dur
en~or,
brutal mème, I!;ais, da~s
une heure, je dois
p'rendre le bateau Jes Grands-Sable' : demuln soir
il faut que je sois il Périgueux. Ne pouriez-v~
pas me montrer la vitrine qui contcnait le manus.:rit? Je dé::;irerais l'e ·aminer.
Ln forme était re~ctu
e, m,li la voi parlait
d'nutorité .• 1l1e de h.ennario obéit, elle oulc\'o la
lourde oie d'arg nt qui voilait la porte ct, pur"l'e _
.:alicr Il vi , Je cloltre fc tonné de \ igne rouge
elle condui il on ho te au musée.
'
Uingéni ura\nit concentrer on e prit 'ur une
. eule idée: il ne 'attarda pa~
,Ill: bagatelle:>. En
vain le' mandarins aux yeux J'émail, le bouddha
\entru , le dl' gon le bronze l'appelercnl·i) nu
pa age: il ne leur accordu même pa un regard.
Il ui\ait on guide comme lIll Olé ecin qui \"~
droit. u che~t
du malade dont l'état réclame
am.
lAr lu'il furent en face du meuble eu boi
pl é 'leu d'ou s' halaitl'6tr ngc 0 ur itronnée
il lépn a on chap au, touiour cO/llme un méde~
ln lui e di 10
à, u cuIter on client, et <l'un
nnt .
t pr is, Il nIe'
En m lUe 1 mp , il l' r rd Il 1 \itrj~e
comme
'jl voul it Il tra\ CI l' 1 partie III 1 C •
��L'ALGUE D'OR
- Oh! murmura-t-elle, dire que j'ai toujours
ignoré ce mécanisme secret!
- D'autres ne l'ignoraient point, mademoiselle,
vous pou\'ez cn être sûre! Pour peu que vous ayez
confié, un jour, ce meuble à Ly-Chang, il aura su
le découvrir.
- Vou éveillez en moi un souvenir, monsieur. ..
Pendant que cet homme était ici, Pan-Koua brisa
maladroitement une dent de l'éléphant de droite.
Je vidai la vitrine et enlevai les battants de leun;
gonds pour q~e
Ly-Chang pût emporter le meuble
aans son atelIer ...
- Et, sans doute, ce Chinois emboché s'amusa
beaucoup de ~os
i~utles
précautions! gr?lUmela
M. Le Couëdlc qUI, par un mouvement Inverse
remettait en place le panneau rabattu.
'
Il reprit ensuite son chapeau, ses gants
comme si, l'auscultation achevée, il n'avait plu~
q.u'à ordonner les remèdes nécessaires à la guénson.
- Mademoiselle, je ne puis rester davantage
Permett.ez-moi de rr,endre c~ng-é
de V?us. J'espèr~
vous laI ser ébranlee . .Je n ajouterai qu'un mot
qui fixera nettement le motif de ma vi ite: la
réconciliation que je désire entre vos ncveux et
vou' n'a quc l'honneur pour seul hut. Car ma 61le
n'c t pa clllemcnt inlérc séc dans la <Juestion
mon fil .Michel pourra:t bien l'ctre égalem nt:
Si cc qu,ltre enfants étaicnt ici, ils vou diraient
comm moi, mademoiselle, que le commnndllnt
de Kcrmario ne réclam d vous quc votrc e time ...
D'ac ord ;l\CC a sœur, cl pOlir ylie \Ons nt'
pni iCI pas croire à leur cupidité, il désirerait
m m quevousdi po"ieL.uc\·otrefortuneenfavcllr
d'œuvre h ritahlc ctquc\ollsoffri làlaFrnn (
•J
uis ab OIUlll nt
les lu h Ile pi Ces ÙlI III
cl
t ali ,el 'c t 1 -d SSIIS quc je vous lai
,
madenlOi IIc. n \'Oue: pri.lO t d' x liser le san _
g~n
de m' vi il et la trop ramIe hrièv t ~ li
me proIe
li 'inclin pour hai r la main u'elle lui tcn lait,
lin
t qui 101111 it hcl. et homm pratilue,
la voix IlCtt ,aux y u prolond el crulaleur,
��L'ALGUE D'OR
nement: ils se demandaient quelle était cette
figure d'homme, que, jamais, ils n'avaient rencontrée.
Gildas expliqua en souriant:
- Monsieur est Je père de Mlle Josette.
En même temps, il mdiquait la plage où la jeune
fille, son voile claquant au vent, suivait Je bord de
l'cau.
La large face jaune se dérida;
- Mlle Josette ... oui ... oui.
Et mettant le d~igt
sur ,.Ie r~ban
rouge. qui
décorait la boutonOlère de 1 mgéOleur, le Chmoi
ajouta:
- Un mandarin, le père de Mlle Josette, un
~rand
mandarin! Moi ... lui montrer mon jardin.
- Je n'ai pas le temps! protesta M. Le Couëdic
en souriant.
- Si. .. si. ..
• La grosse main souillée de terre J'entratna par
Je dédnle puéril des allées jusqu'à la pagode de
rocaille, et, là, le força à courber sa haute taille
['our en admirer l'intérieur, surtout le plancher
Jait de lattes, adroitement ajustées, dont il était
trè lier; pui il cueillit un œillet rose, le plus beau
du parterre, pour Il Mademoiselle Jo eUe, bien
bonne ", el, avec force saluls, sourires, paroi cs
vo'ubiles, à lra"ers le bois d~ pins, il accompagna
le vi ileur jusqu'à la polerne.
- Celui- i esl u~ grand ualf, Rensa l'ingénieur
cn dévalant le senller de b falal e. 11 a pu ètre
dupe. Il ne doit pa ètre Com\1liee ! ...
Josette el ~l.rJoa1e,
cnve oppées de manteaux
caoulchoufl{s, nceoururent nu-dcrant de lui, et les
.de la rremière l'interrogèrent
beau. ·ey,. d'al~r
avec anxlélc, ma! ri ne s 11'1 rd ,1 p' s en 'plieations ; il deman 1.1 eul ment:
- P tite, ~on
entirai -lu à te éparer de ta
filleule 1our ,in~t-quare
h ur s?
- Ol!oui.p,]p ,ic'étaitné
]ir'! ... Annaik
"ien irllit coud! r dan ma chambre ...
- A -Ill 1 pi cl marin?
- .Je 1 roi ...
�����r..' t.GUE O'O.B.
��1 1
��1 ua i. ou dit ulemen t: c n ne flut pu \SI
r6\foJtet, miadame il libt âccepte r la douleu r M
es~nt
d'u.Piation! "
'Ce dernter mot l'a fait bondir :
- E
~ier
1 Bxpfitr! Mais je n'âi rieD l expiet.
moi!
Et1 de nouveau, elle a recom menu ses propres
litanies, mère admirable, IÙre sans tache r
Devant l'imposb~
d'ouvr ir ceUe ame l la
lumiè e divine nous l'avou quitt6e pour monter
chez ~ran
,une jolie chambre 06 l'on ne voit
que laques blanches et biscuits tendres, pm:m.i des
chatoiements de soie rose et des fri8lODS de deDteUe, la cbambre pr6parM ~ur
les joun heureux,
par un p6re qui De trou • iien d'assez beau pour
iDe.
Venfan t reposait sous la draperie lépre de &el
rideau de brocatelle. Elle 6tait couleur de cire et
si prostr6e que, sans le reUet d6poli de la lampe,
couleur d'auror e, qui pendait du plafond, on edt
pu croire qu'elle avait déjà cess6 de vivre.
upRi d'elle, pleuraDt, inhabile au soins
accrochant tout GüiJIemette, la nourrice. Au pied
du lit,
Tr6m:o "an,
e, rigide les maiu crisp6es t le bois l~u".
ne 0 Dt rie D'entendadt
rien en deho de
pe ·te
qui al it
�X,'ALGl1&
1 ..
o'oa
J'IÏ d" on faire une p~l,e
aus it6t. I.a potite
ribolldo avait re{crœ6Jo y.u et ~spiratQJl
devenait à peine perceftibl«to Qu'Dd j'a; ou fini,
Renée m'a regardée et j ai cOll1pri lJl slgJ\i8catlon
do
r~g
rd: pour quo 1 chète petite
ne
perdit aucune des grâces dernières, elle me dcman.
dtit d'ell,oycr chercher un pretra.
la cballlbro, ct. néiligeant
Sans bruit! j'ai ~ité
d'eo avertir Mille Trélllol'Yan qui, J)robableracnt,
'1 fQt QPpos6e, j' ai 0 pédié un doUlostiquo au
clOJe llJl6.
lA CQU e ost lODguc : dis kilom6tre1 à bicyclotlo
s r Uft cbe iD SUI abri 1 Le SIQOUrs di'lD arri-
""0
v.rait·il
tODlPS
?
Jo sui JOIIlODt6e' J. piqOre IV "t produit son
effet stimulant. on seulement Espérance avilit
1 .,6 1,1 ~aupièrel,
Ul i encore 0110 pll'lait:
Il
foi qu on di tingualt à poine. qui semblait
/lm or do tris loin. comllle si. d~jl partie. et sur
le oi t do dieparaltrl, au tournant d'une route.
elle nous adr. sait Ul'l derllÎer adieu.
- Je uis contente, murmurait-el1e. Maman
t
endue du cioll
pt,. n'6ta,t plus d.bout près du lit.
i
lIUIiDtltDant
Int .. cheminée 01\ Guillemette
l'enfant
plaignait
t aU,un' du 'eu pareo
d'at'oir froid, le coude sur e genou, le (root a.
1
. • 1 conte plaît 10 aam
d.
en
~Dl
qui cWCOll re des chosos iliblea polir
lui ul.
De tomp autre, il hochait la t~e,
il e~uis
..it
ptto dt 1 main gauchi, commo 'il dllClttait
a
u interlocuteur my8t6rieu •
u bout d'un moment, il e le et allant la
(e 6tro, il eoll son front contre le vi
COlftmo
ur cber her un rafralchi !Dent.
La t ~te,
annoncée d ns l' p
midi prie
oi Il d orago, e d6ehalnail; le rbres du parc
QI" ie t ou 1 r fal ; da
1 l'luit on di~
ait IgIl ment leur grande houle ombre.
t rugi
l'lle do la m r rempli it 10 ilenc d
tl
ûto chambre où une jeune VIO allait
s'c!tem r •
'UO
��L'ALGUE n'Olt
Je me tournai du cot~
de Guillemette:
- Savez-vous oà se trouve ce chapelet?
EUe secoua la tete.
on, D1ademolseJle, c'est Monsieur qui le
garde p~cieusmnt
avec toutes les reliques de
notre pauvre jeune dame.
Je revins vers le lit.
li
- Votre père rentrera bientôt, Esp~rance.
cherchera ce que TOWl demal1det ...
Les yeux qui s'6teignaient se ràllumèrent pour
m"unprorer :
- "Tout de suite ... Je le Toudràis tout de suite ...
_ Mti!, ma mignonne, je ne sais pas o~ 1on
serre ce cha~let
1
_ Moi, Je le ais••. dans le secritaire de papa ...
gauche... une petite boite bleue.
Je n'.t ~ les clefs...
PéUt..etre Monsieur le a-t..illal.sées dans son
abiD
ugg6ra la ndurrice. Il a tellement la tete
petd e
aUais t'ofr? Avant tout, ne faut.jl
pas contenter cette ch6rie 1
- Oui. nounou, insista Espérance d'une \'oi%
plu pres ante, vas·y ... nte... he 1
DeS plaque rouge fardaient es Joues les ...
Dans se yeux trop grands qui allaient de l'une l
l'autre, brQlait l'araeur d'un aernier d&ir.
Guillemette n'a pa., hé jté plus longte'm
et
je n ai pas eu le courage de la retenir en lui priant
srrr
d'inasc~to.
Son absence n'a duré que quelques minutes, et
pourtant je l'al trouvée ~ernl.
L'agitation d
l'en'Iftt ne fai ait que croure : ene es ayalt e
souJefer, de rejeter e couverture.
_ Le ch pelet ... Le chapelet de m m ft !...
~",t
it-el1e obstin6D1ent.
bleu 1 malO.
'Enfin, J nourrice reparut, l'~crin
J' 1 bien cru gue je n Je trou erai
hqu -t-elle, II ft It tout .u fond d'un tiroir
•
n meme tem ,elle p~y
It Je ~uc
ur le
rt, tn le 0011 erc:le soule cS, SOn 1 ge t It
l
t1on.
t une bague 1 gro~a.t-en
Je me
romp6e 1n Q co que ,e retourne 1 -ba
r
'C
����160
L'ALGUE D'OR
- OaUleJPtfe s'..t troll!lp6t••• !Ue m'• ..,J'OI1f
l'autre feria.
- Dieu l, voulait ..... 4eute. Et clost l'OV cela
que je n'ai jamais eu 10 eourap • dftrUi. . . .te
preue de ma faute. AJa 1 je suis QD ~
•••
J'ai _riti mon sorti
n pleurait. Je ne pus, à mon tour, retenir mes
larmes. C'6tait si àkhirant de yoir dans cette
agonie de mi~re
et de dOllleur, cet homme que
tOId enyiaieut dans le pays, que la (ortune aftit
combli de ses dons.
Soudain, un faible mUl'lQure nous rappela Ters
leUt : Espérance avait rouTert let yeux, et si granda
qu'eUe semblait vouloir y faire teDit le monde au-
quel ne la retenait plus qu'un fil léger.
- Papa, haleta-t-ellel la main sur le &ont
ponch6 yerl elle, il faudra rip...... tout 1
Qu'ayait-elle :compris? Peu de chose, proba~
ment, des mots sans suite, mais les mourants 0Gt
des presciences sinyuU6res.
- Papa, reprit-elle, la respiration toujou.rs
courte et p....... je YOUS aiderii ... Je serai aTeC
OUI... ousironsl 1'.1ise. •• Vous"~i
Jerez aus pieds du prttre... Bt le grand pardon
cletcendra sur OUI..
On dt dit qae, .,... anace, sa main diaphane
uit ce pDd~.
'eStait-ce pas n., en
.... qui 1. m'riterait par sa pauvre petite le de
8'ràiloe, • piatiOll da crime paternel?
it &0 bf pIlOU, lIJlS oser la ~,
n Ylit pris entre les sieUlles ta petite main
qli l'a it efOèunS d'une b6n6diction et y appuyait
en sanglotant. Sa fille, son ~
i pur
ait coupable d'un action honteuse. On
tait que son cœur se brisait l cette peuH.
Oh! quelle minute, ve 1 Comm.
fait
comprendre la (orce des pri6res ilUlOCelltes pour
racheter 1 Ames tomb6es 1
L'en'" de • le Recteur mit SD.
raccompapait. n eStait encore halet
o
bicyolett. tur la l'OU 6
le
16
en. •
Il
bd flclaJt
i
���������������������������������donne. Iut lOB pagl!s grand formlt, le contenu d e
plulieun aJbuml : L ayette, lin,e rie d'en·
fant., blan chi••olle, repa~.
, e,
ameuble·
ment, exposition d~.
différent. trau o ux
:: :: :: :: :: de dame.
.'..,
~,IODÈLES
GRANDI::t.:R D'EXECUTION
,1
~I'
~
::
~
l 'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES Nt 2
ALPHABETS ET MONOGRAMMES GRANDEUR D'EXÉCUTION
i
~
JJ contient. dan. ses lOB pagel ar'lOd (ormat.lt:. plu.
grand choIx de modèles dt.: Chi"," • pour Draps,
T a ie., Serviette., Nappe., Mouchoir., etc.
~~
L'ALBUM deBRODERIE et OUVRAGES deDAMES N° 3
~
<>
811 tille, brotÎale au plumetis. Lrod, Ile DU pa d.
orod rie Rlcht:h u, bfodl'ri~
d'II Pp ll ,IBon !:lUf tulle,
~
::
.:
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:' dentelles en fil. l, <1<,
,
..
..
..
Cbaque Album, 5 franc; franco poste, 5 fi 50, Etlangl'I, 6 fi. 50,
~
~
L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N' 4
i ,..,i.. 1.. FABLES DU BON LA FONTAINE
t
l
y
Pd, "l'Alb•• ,310 .. , ; f". • p, ",3 f" 25, f ",,, '"" 3 f" 7 5,
Prj d. l'Album: 6 Ir. r
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pu 1<, G Cr 50 rlr
I.e, Inq Alhum ,rOut'Iage d
~
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Cet .t1bum COIlt.ent. dans le 108 pag...::, -rand
format. le plui grand choIx de mo1èl 1 ln broJ f'C
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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L'algue d'or
Creator
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Coulomb, Jeanne de (1864 -1945)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1922?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
191 p.
18 cm
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An account of the resource
Collection Stella ; 60
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
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BCU_Bastaire_Stella_60_C92574_1109765
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7108d81cbd226dbe981c96e4fb2fceea
PDF Text
Text
1~5o
PRIX:
Éditions , Ju
"Petit É cho
Je la MoJe"
7. Rue Lemaignaro
PARIS (XIV")
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1.
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3.
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6.
7.
8.
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Pour Lui f par Alice PUJO.
,
Rêver et Vivre, pitt Jean d. 1. BRETE.
Les Espérances, por Mathilde ALANIC.
La Conquête d'un Cœur, par René STAR.
Madame Victoire, par Morie THIERY.
Tante Gertrude, par B. NEULLIES.
Comme une Epave, par Pierre PERRAULT.
Riche ou Aimee? par Mary FLORAN.
La Dame aux Genêts, par L. de KERANY.
II.
12.
13,
14.
15.
16,
17.
Ill.
19.
20.
CYk'anette, por Norhert SEVESTRE.
Un Mariage" in ext.'emia ", par Claire GENIAUX.
Intruse, par Claude NISSON.
La Maison des Troubadours, par Andrée VERTIOL.
Le Mariage de Lord Loveland, par Loui. d·ARVERS.
Le Sentier du Bonheur, par L. do KERANY.
A Travers les Seigles, par Hélène MATHERS.
Trop Petite, par SALVA du BEAL.
Mirage d'Amour, par CHAMPOL.
Mon Mariage, pnr Julie BORIUS.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
28.
29.
30.
Rêve d'Amour, par T. TRILBY.
Aimé pour Lui-mérne, par M.re HELYS.
Bonsoir Madame la Lune. pur Marie THIÉRY.
Veuvage Blanc, par Morio Ann. de BOVET.
Illusion Masculine, par Jean d. 1. BRETE.
L'Impossible Lien, pAr Jeanne de COULOMB.
Chemin Secret, par Lionel de MOVET.
Le Devoir du Fils, por Malhildc ALANIC.
Printemps Perdu, par T . TRILBY.
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Ji Leq uel l'ait nait pnr Mary ,Fpar
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35: Tro p Joli e, par Loui, D·AR
V
36. La Pet iote , par T. TRIL BY. ERS.
37 Der nier s Rat nea
par M. do H R CO
38' Au delà d e s Monux,
ts, par Marie TI HER Y.ET,
39: L'Id ol e, par Andr ée VER TIOL
40. Che min Mo nt ant. par AntO..
ine ALH IX.
41.
42.
~3.
44.
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47.
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��.La belle histoire de Maguelonne
1
Ce matin-là, le vent soufflait avec violence, COUF
bant la cime des rins ct des chênes-verts qui enve
loppaient le Manoir.
Toute rroche, la mer grondait, cette mer du MOI'
bihan, si douce à certaines heures d'été, lorsqu'eHt
olTre aux regards sa belle nappe d'un bleu profond,
moirée vers le couchant par les longues tralnée~
d'élincelles qu'éteint et rallume le dapotis; si terrible, l'hiver, lorsqu'elle se déchalne sous un ouragan venu du grand large.
Maguelonne Perhello, son petil ménage achevé,
s'assit devant le vieux secrétaire de sa chambre
pour écrire une enn u yeuse lettre d'afl"aires, depuis
p~usier
jours renvoyée au lenJemain; mais elle ne
put ajuster les mols, et, oppressée par le ciel bas et
menaçant, les gestes de détresse des grands arbres
tordu ' , les hululements du yent dans les corridors,
elle rejeta sa plume el gagna le vestibule. Son manteau de toile cir":e était suspendu à une patère; elle
l'enfila, rabattit le capuchon sur ses cheveux,
chaussa le~
petits sabots qui l'attendaient près de la
porte, l, ainsi équipée, se lança dans le dehors
tumultu\!lIx.
IX:; les premiers pas, du sable et des feuilles
morles la souffletèrent j elle n'y prit pas garde,
et, la grille de l'avenue franchie, elle tourna, face à
la tempête, sur la petite route qui conduit à la grève
el où, l'hiver, les pêcheurs et les douaniers marquent
seuls leurs pas. Son « cir~
• claquait comme un
drapeau. Elle marchait presque pliée en deux. Ses
cheveux, arrachés à la garde des longues épingles
lui yoilaient à demi le visage; par moments, el~
avalt de la peine à avancer. Et cependant elle éprou-
�5
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
vait une sorte d'ivresse à cette lutte contre les él<Ements ql1 i absorbait sa pensée, écartait pour quelques instants les douloureuses préoccupations de
l'heure présente .
.i\Iais, si grande que fût son obstination, dès qu'elle
eut contourné: le dernier bouquet de rins et découvert la pointe sablonneuse, festonnée de varech, qui
donnait S011 nom au village et au Manoir, elle ne put
rester debou t. Il lui fa llut ramper pour atteindre la
hutte de douanier qui, dans ses jeux de petite fille ,
.lvait souvent figuré la maison de poupée; elle s'y
blottit et, malgré le sable qui lui cinglait le visage
o.!1l'aveuglait à demi, elle put contempler le spùtacle qu'elle était venue chercher.
Il y avait partout, dans ks formes comme dans
ies couleurs, rupture d'équilibre ct d'harmonie. Le
ciel et l'eau confondaient leur gris de plomb, sur
lequel des nuages cotonneux, de l'écume en colère,
des goélands éperdus mettaient de violents rehauts
blancs .
A travers le rideau de pluie qui cachait la côte
opposée, à peine devinait-on les lies innombrables,
SI Joli es sous le soleil quand elles parsèment de /leurs
d'or l'étendue d'azur paisible . La plus proche de la
Pointe, d'ordinaire si avenante al'ec ses maisons
.lichées dans la verdure, n'était plus qu'une tache
sombre sur le fond, tendu de noir , qui évoquait des
vigions de deu il et de désolation.
Un petit cutre manœuvrait dans la direction du
port : il avançait lentement, disparaissant, p'ar moments, dans le creux profond des vagues qU'Il rasait
Ju plat de sa voi le, glissé jusqu'au bas ris .
A le suivre du regard, Maguelonne éprouvait une
véritable an;.;oisse; il lui semb lait que Cette coquille
de noix sur la mer démontée où un homme se tenait
I"aidi au gouvernail représentait son existence actuelle :
gris, du noir, un vent contraire qui menaçait de la submerger , et, de quelque côté qu'~l<.:
regardai, un ho~"izn
menaçant et voilé qui l'empê.
chait de voir lOin dans l'avenir. Le cotre avait disparu entre deux îles, un mauvais ras~e
où bien
des fois déjà, des marins av~e.nt
péri . Ialet~,
la
jeune fille guetta sa réappantlOn, et, lorsqu'elle le
revit enfin, plongeant et remontant dans la houle,
l'homme toujours à son posle, volonté obstinée à
son but malgré la violence des forces aVc;ugles, elle
respira longuement, profondément ... Et le souvenir
lui revint de ce que lui ~vait
dit son père, un jour
qu'il était très faible ct déjà près de sa fin :
- Pour qu'une vie soit bonne, il faut qu'eUe
obéisse au devoir, et,
devoir, Il faut s'y <;ram-
du
�L\ BELLE HISTOIRE DE IIIAGUELONNE
7
ponner comme le commandant qui, pendant la tempète, se fait attacher à la barre ...
Pauvre père! ... Il recherchait volontiers les comparaisons, empruntées au m~ticr
qu'il avait passionémcnt aimé, et rien qu'avec des mots très simples,
il vètissait de noblesse ses moindres pensées. Oh 1
pourquoi était-il parti si vite, pourquoi avait-il laissé
sa fillt! dans l'isolement, presque la détresse?
Des larmes montèrent aux yeux de Maguelonne;
elle n'eut pas le temps de les laisser couler. Quelques gouttes de pluie commençaient de crépiter SUI'
son toi t de feuillage; bientôt ce serait le déluge 1 Les
grand ' oÎ~eaux.
de tempête semblaient en pleine
déroute et, au long de la plage, des vagues dressées
se recourbaient et s'ablmaient dans le fracas pour
courir ensuite en festons irréguliers qui s'avançaient
loin, au hasard du vent. La jeune fille quitta son abri
et revînt au Manoir poussée, emportée comme les
goélands par la rafale 1 Ma Douce, la fidèle Arlésienne, que Mme Perhello avail emmenée a\'cc elle
lorsqu'elle s'était mariée, balayait les larges dalles
de granit du vestibule j elle s'arrêta pour regarder sa
jeune maHresse accrochant son. ciré n à la patère:
- Ma jolie, remarqua-t-elle en hochant la tète,
m'est avis que l'OUS avez eu tort d'aller vers la mer.
Aujourd'hui, elle ne pouvait vous consoler puisqu'elie-même ne possède pas la paix. Mieux. eüt
l'alu demander à votre jeune cœur de vous distrairel
La jeune fille se contenta de sourire en guise de
réponse, un sourire pâle et fragile çomme ces rayons
de soleil qui, l'hi\"er, réussissent, un moment, à
percer l'épaisseur des nuages. Elle aimait Ma Douce,
c'était elle qui, marchant à peine et pour bic·n marquer son droit de prol'riété sur la chère créature,
préposée à sa garde, avait ajouté le possessif à ce
Douce qu'en des temps très annom charmant d~
ciens une Douce, comtesse de Provence, avait dû
donner à l'enfant d'un de ses humbles va saux, ct
que, par un miracle de survivance, ceux.-ci avaicnt
transmis à leurs descendants sans qu'aucun papier
poudreux n'en racontât l'origine.
Et donc, Maguelonne aimait Ma Douce. Elle l'aimait jusqu'en ses défauts.
Trop facilement, en effet, la vieille bonne eût rêvé
dePrince Charmant ou d'Oiseau bleu. TI fallait que
IJ. Jeune fille appelat à son aide le souvenir des enseignements paternels pour défen(jre l'cntrée de sa solitude à des visions ou des espoirs trop romane~qtls.
Mais elle n'avait jamais le courage de gronder sa
fidèle compagne, et, cette foi' encore, clic l'embrassa, puis remonta dans sa chambre où l'attendait
�8
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
l'ennuyeuse lettre à écrire, celle qu'clic avait fuie
pour le spe.:lacle de la tempête, mais vers laquelle
son devoir la ramenait: la réponse à ces nouveaux
riches qUI, connaissant sa gêne et son pressant
besoin d'an,cnl, prétendaient acheter le Manoir de
la Pointe à vil prix. En passant devant une glace,
.\1agueJonne s'arrêta pour remettre en ordre ses cheveux, dérangés par son escapade dans la bourrasque,
ses beaux cheveux chàtain foncé qui donnaient tant
Je charme aux yeux bleus, couleur de la mer du
Morbihan quand clle s'étend riante eutre ses îles
d'or.
" Je ressemble de plus èn plus à ma pauvre
maman, pensa la jeune fille en ajoutant une épingle
pour retenir une bouclette rebelle. J'ai le type de
là-bas: ce teint mat, très légl:rement rosé, cette
bouche arquée qui, parfois, laisserait croire qu'elle
est dédaigneuse, ct ces cils noirs 9ui donnent à ceux
qui ne me connaissent pas l'illUSIOn que mes yeux
sont de couleur plus sombre, De papa, je n'ai rien
pris, si ce n'est un peu de son caractère énel'gique.
Et encore 1 Lui ne s'abanJonnait jamais au découragement, le consiJérant comme coupable. En toutes
occasions, il gardait son admirable vaillance. Auprl!s
de lui, Je Je sentais ... je devenais meilleure 1 »
Elle s'essuya encore les yeux, puis s'assit devant
ie secrélaire. A présent, la pluie fouettait la fenêtre,
ruisselait contre les vitres. La mer, qu'une éclaircie
dans les arbres laissait apercevoir, nt..: se distinguait
plus. Tout était gris uniformément. Maguelonne ne
reprit pas sa plume, elle pensait à sa mère, la jolie
Montpelliéraine qu.1.! son père av~t
rencontrée à
Toulon chez des amiS, lorsqu'II n'était encore qu'enseigne de vaisseau. Dans son souvenir, elle ne la
retrouvait qu'habillée et coiffée à ravir, partant pour
quelque dlner ou que.1gue fête, ou encore sounante
dans son salon, au milieu d'LIn nombreux cercle où,
parfois, à l'heure du thé, on admettait la petite
\1aguelonne, coquettement attifée d'un tahlier hrodé,
lin 'ruban fraIS dans les cheveux, et l'enfant tendait
~a
menotte aux viSJteurs avant de leur présenter le
sucrier et elle souriait à tous en s'entendant dire
qu'elle était jolie. Et puis, brusquement, dans l'appartement de Brest d'où l'on découvrait la rade enveloppée de ses brumcs d'hIver, la maladlc entrait, - une
lml)J"udence au sortir d'un bal, - et derrière elle, toute
proche, la mort avec son accompagnement habituel
de tentures noires et de voix qUI parlent bas, A la
mlRnonne qui rleuai~,
Ma Douce racontait que la
jolie maman était au CIel et, pour la consoler, elle la
berçait de petits mots tendres qui adoucis~ent
sa
�LA BELLE HISTOIRE DE .MAGUELONNE
9
peine. Maguelonne avait six ans alors j à la rentrée
suivante, elle avait été mi~e
dans une pension de
Rennes, dirigée par des reliRieuses sécularisées, et,
sous ce ciel gris de Bretagne qui rend les âmes plus
graves que le ciel bleu de Provence, elle avait reçu
une forte et sérieuse éducation. Elle ne sortait que
pendant les vacances, passées au Manoir prl:s de
Ma Douce, ou rendant les congés de son père. A
dix-sept ans, elle avait quitté définitivement ses
chères maltresses lorsque SOI1 père, blessé aux
Dardanelles, lui était revenu, apri:s de longs séjours
dans les hôpitaux, infirme pour la vie .. .
Non seulement, elle avait dû se consacrer à lui j
mais encore, sous sa direction, s'occuper de la
culture, surveiller les travailleurs, mettre de l'ordre
dans, les comptes, el vite, avec son intelligence
prompte à saiSir toutes choses, elle avait compris que
leur situation était assez embrouillée; son père ne
possédait plus de valeurs en portefeuille j illes avait
vendues pour éteindre des dettes dont il ne spécifiait pas la nature et que pouvaient à la rigueur
expliquer plusieurs déménahements consécutifs de
Toulon à Cherbourg et de Cherbourg à Brest.
Force avait été d'emprunter pour remettre en état
les terres très abandonnées pendant la guerre et, par
la suite, les r;coltes n'avaient pas répondu aux sacrifices consentis. Jusqu'à la fin, le commandant n'avait
pas laissé échapper une plalllte devant la fortune
contraire. Une fois seulement, il avait dit: « Dieu a
été bon de reprendre ta mère, Maguelonne, elle CClt
trop souffert de nos clif:ut~s
actuelles. " II n'avait
pas ajouté de commentaires à cette réflexion et, sur
le moment, Maguelonne n'y avait pas arrêté sa
pensée, mais, après la douloureuse séparation,
10rsqu'eHe avait dLI trier les papiers de famille, la
vérité lui était apparue.
Sa mi.!re, Vivette Maureilhan, que des photographies, à des àges divers, Ilii montraient SI joliment
Irrésistible, avait été, de bonne heure, privée comme
elle de l'affection maternellc. L'institutrIce, chargée
de son éducation, ne s'était préoccupée que d'en
faire lIne femme du monde, et M. Maureilhan, grand
avocat de Montpellier, ne l'avait pas contredite sur
ce point; il avait des habitudes fastueuses et dépensait sans compter. A ce train, il s'était à peu près
ruiné, et, à sa mort, il n'avait légué à sa fille qu'une
fortune médiocre. Malheureusement, celle-ci avait
emporté de la maison paternelle des goüts de luxe
. et de plaisir j elle était bien l'enfant de ce Languedoc
aux garrigues plerreuscs, qui, par anticipalicln, fait
songer à l'Espagne, et qui, tout voisin de la Provence,
�IO
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNT.'
n'en a pas seulement la poussi0re blanche, le
mistral, l'éclatant soleil, les cypri:s noirs et les
cigale chantantes, mais encore et surtout cc besoin
do..: chen.:her au dehors le bruit, le mouvement, les
dislra..:tions. Dans les ports de guerre qu'elle avait
travl:rsé , Mme Perhello avait élé la petite reine
fêtée, adulée; pour soulo..:nir ce rôle, JI fallait de
l'argent, et cet ar~ent,
elle n'en connaissait pas la
val~ur.
Il lui glissait entre les doigts comme le sable
échappe à la main qui veulte rdenir. De loin, son
mari lui adressait de tendres adjurations, des
repruches de tonne presque paternelle; elle y répondait par des lettres touchantes, toutes chaudes d'affection ct mouillées de repentir, qu'on sentait sinci.!res, mais où perçait une nature puérile qui, sur
le moment, croit à ce qu'elle promet, mais qui est
incapab1e d'un effort suivi.
l'vlaguelonne n'avait pas voulu en savoir davantage;
elle avait pieusement réuni les vieilles lettres que
nouaient des faveurs décolorées et les avait livrées
aux flammes. Mais à présent, elle comprenait la
réllt:xiull de son pè!re; elle devinait ses angoisses
d'être toujours en croisiè:re, de ne pouyoir prendre
une salutaire influence sur celle qu'il aimait toujours
bien qu'elle eùt déçu ses espoirs, ct, comme lUI, elle
éprou"ait une tendre pitié pour cette jolie maman
qu'elle avait si tôt perdue et à qui personne n'avait
songé à enseigner le sérieux: de la VIC .
n ':'\'10i, j'ai été plus heureuse! pensait souvent la
jeune fllle. J'ai eu d'admirables maltresses, et papa a
cllntinué de forme r mon âme. Si je ne faisais pas
mon devoir, je serais coupable, bien plus coupable
que maman 1 »
Son tlevoi\! !llui apparaissai! sous u.ne figure bien
austè:re 1 A v1l1gt-deux ans - bientôt Yln~t-rois
- à
fi.lles, choyée~
par leurs parents ,
l'àge où les jeun~
sourient à l'avel1lr Inconnu qUI s'al-ance, sous la
se
forme du fiancé espéré, attendu, Ma~uelon
trouvait dans sa solitude d'orpheline en ~ace
de cette
cruelle éventualité; vendre le bien de famille pour
désintéresser les créanciers et ensuite cbero..:her un
gagne-pain.
Sur le cunseJ! de M_ le recteur qui, chaque dimanche, venait c~lébre
le saint sacrifice dans
l'humble église de la Pointe, depuis la guerre sans
desservant, elle avait suivi à Vannes des cours de
sténo-dacyl~rphie
, et, comme elle réussissait à
tout ce qu'elle entreprenait, bientôt ses doigts
avaient couru aussi agiles sur les touches de la machine à écrire que sur le vieil Erard dont elle aimait
le soir, lorsqu'ellc élait seule, à réveilléT l'àme endor-
�LA BELLE HISTOIRE DE 1rAGUELONNE
Il
mie. Ses diplômes obtenus, et toujours sur le conseil
de 1\I. le recteur, elle ayail écrit à une fr.'dr.'ration
d'œuvres sociales qui, par la yoie des journaux, demandait des employées sérieuses.
- Je vous ~ui\'ra,
ma jolie, avait prumis Ma
Douce. Nous louerons un petit appartement tout en
haut d'une maison de Paris pour mieux yoir le soleil
quand il brillera, et, le soir, quand vous rentrerez
Dien fatiguée, vous trouverez le couvert mis et, dans
la chemInée, les jours froids, un beau feu clair qui
vous réjouira le cœur.
Jusqu'ici, Maguelonne n'avait ras reçu de réponse
à sa lettre et elle s'en inquiétalt. Son désir d'une
existence obscure, laborieuse, mais trl:S fière, ne
devant rien aux autres, était-il une illusion, tout
comme ces bonheurs dont elle avait rê\'é quand elle
était très jeune, qu'elle ne savait rien des difficultés
de la vic.
Serait-elle rejetée de' partout ainsi qu'elle semblait
l'être par sa famille, ces cousins éloignés qui, à la
mort de son père - et sous prétexte qu'elle était
majeure - ne s'étaient pas informés de sa situation
ct s'étaient contûntés de lui écrire des letlres sèches
ou désespérément banales.
.
Même son parrain, cousin germain de son grandpère, cet Elzéar :\-laureilhan, dont le commandant
Perhello disait q~'i.l
était l'une des figures les plus
en vedette du MIdI, ce parrain auquel elle devait
son étrange nom de Maguelonne, au parfum d'épopée,
ne lui avait envoyé qu'un court billet de condoléances, daté de Palma, où il était allé étudier sur
place la curieuse histoire de ces rois de Majorque
qui, pendant près d'un siède, possédèrent la seigneurie de Montpellier. Et, depuis, comme si rien
n'était changé dans l'existence de sa filleule, il continuait presque automatiquement ses envois d'argent
au nouvel an et à la Sainte-Madeleine, le nom chrétien sou s lequel Maguelonne avait été baptisée.
Seule, tante Delplline, la demi-sœur d'Elzéar, qui,
méme du vivant Je Mme Maureilhan, avait toujours
\'L:CU dans la maison de son fri-re, lui écrivait de
temps en temps: de bonnes lettres qui eussent été
tendres, presque maternelles, si l'on n'y eût senti la
timidité d'un cœur qui n'ose pas se livrer; Mais
que pouvait tante Delphine pour sa jeune: parente?
Son frère seul était riche, - du chd de sa mère, une
douce et charmante Argentine que leur pi.·re avait
rencontrée à Nice où il tenait garnii-lon, - ct depuis
qu'il avait perdu à la gueLTe son Ols unique, Amaury,
nul ne savait à qui, après sa mO!1, irait sa fortune.
Magu<:lonnc n'écri\'ait tOllj<lllrs l'as; elle criLlait le
�t2
LA BELLE HISTOIRE DE 1IAGUELONNE
buvard, placû del'ant elle, de traits menus et obliques
qui faisaient songer aux. zûbrures de pluie qu'une
demi-heure auparavant elle avait observées sur
l'horizon. En bas, l\la Douce chantait un e ronue proven çale :
Lou ViCOI/7Ilft! plol/ra
Nau/ri cau/aJilall (1)
La jeune fille s'es suya les yeUx.
\< Je
ne suis pas vieille encore, pensa-t-elle, et
pourtant j~ pleure .. »
Il y avait de la rél'olte en elle: tout ce qui n'ûtait
pas son partage lui apparaissait comme un jardin
ferm~,
plein d'enchantements et de promesses, où il
lui était interdit de pénétrer. Son pi.:re avait eu beau
lui apprendre que le bonheur n'est pas dans la satisfaction des désirs, mais dan s l'accomplissement du
devoir, toute sa jeunesse ardente frémissait devant
l'avenir solitaire et sans joie qui s'étendait devant
elle, et l\1a Douc~
entretenait celle fièvre de regrets
par les jolis romans qui, ans cesse, s'échafaudaient
sous sa coiffe d'Arlésienne.
« Dimanche, j'irai parler à M. le recteur, pensa la
jeune uUe. J'ai besoin qu'il n~e
gronde ... »
Elle s'essuya les yeux, !llIt résolument son mouchoir dans la poche droite de sa jaquette de laine et
trempa sa plume, dans l'enl.:rier; mais elle n'écrivit
que la date : -+ décembre L\)21. La sonnette d~
l'~ntrée
l'empêcha J'aller plus loin. C'était une sonn~te
bruyante, faite pour mettre en émoi toute une
mai sonnée.
« Qui peut venir à pareille heure? se demanda
Maguelonne. Kercoz, le YÏeux pêcheur, serait-il plus
malade? Ou bien la petite fille du douanier viendraitelle réciter son l.:atéchisme? »
Elle se lel'ait pour ouvri l' la porte et écouter lorsque
l\'la Douce parut, un peu essoufOée et visiblement
émue.
- Ma jolie, annol1ça-t-elle, il y a en bas un monSIeur qui désire visiter le l\Ianoir! ...
- N.e l.ui as-tu'p~
prOI?o~é
de l'accompagner?
- SI blCn, ma Jolle 1 mais Je ne lUi sufl1s pas, paraitil. Il demande l\1adef!1oiselle, et je comprends à son
insistance que la maIson n'est qu'un prétexte.
Les yeux de l'Arlésienne se plissaient sous de
malins sous-entendus, et sa bouche dessinait dans
le sourire un an: de mystère. Elle semblait dire :
Il Le voici, le Prince Charmant que j'attendais depuis
s i Illngtemps 1 »
(1) L;\ vicillcsc;e pleure. Enfants, nOlIS chantionc;.
�LA DELLE HISTOIRE DE 1IAGUELONNE
13
Les sourclls de Maguelonne se froncè:r0nt. Sa
situation d'orpheline sans appui lui faisait toujours
craindre les acquéreurs audacieux, disposés à l'intimider pour proliter de son i nexp~ric.
- Quel air a ce pèI'SOna~e
interrogea-t-eHe.
- Oh! l'air d'un monsieur très comme il faut!
- Il est jeune?
- Je ne sais pas 1, .. Mais je le croirais yolontiers 1
Derriè:re son lorgnon, les yeux semblent en velours
brun avec un peu de soleil dcLians. 11 n'a ni barbe,
ni moustache ...
- Et les cheveux?
- Ils grisonnent comme les miens. De plus, il
boite... Ce doit être un blessé de la guerre, bien
qu'il ne porte pas de décorations à la boutonnière.
- Les aventuriers prennent parfois figure d'honnêtes gens. Je vai~
le recevoir, mais ne t'éloigne
pas, l\Ia Douce!
- Ne craignez rien, ma jolie ... pendant que vous
vi~ter/'
1..;s salles et les chambres, je vous suivrai
par ~e corridor qui les longe, prête à entrer s'il le
fallait 1
Forte de cette assurance, l\1aguelonne descendit
au petit salon, une grande pièce qu'on appelait ainsi
par comparaison avec la galerie voisine.
L'étranger l'attendait debout, appuyé sur sa canne'
il efl1eurait d'une main les touches jaunies du YieiÎ
Erard. Au frôlement des pas sur le tapis, il se retourna
en tressaillant et salua comme un parfait homme du
monde:
- Mademoiselle Perhello, n'est-ce pas? demanda-t-il d'une voix qui tremblait un peu.
Oui, monsieur.
- Je sui' confus de me présenter à une heure si
mati nal!,!, mademoiselle; mais l'horaire des trains
ne lai 'SC pas le choix ct il me faut, ce soir, revenir
ri Paris.
- Vous désirez visiter le Manoir, à ce que m'a
appris ma fidèle domestique? C'est elle qui, d'ordinaire, est chargée de ce soin.
- Elle me l'a dit, mademoiselle, mais je désirais
quelques renseignements qu'elle n'eût pu me fournir.
C'est ce qui vous explique la liberté que j'ai prise
d~
vous demander.
La voix était douce et chaude, presque autant que
les yeux, a\ec cependant çà et là, des intonations
plus brèves qui trahissaient une nature autoritaire.
Maguelonnt! éprouva une lég\!:e impression de
g~le
ct, pour la se~our,
elle expliqua:
- Le Manoir e 1 un des plus anciens de la rêgion.
n dat\! Liu xv8 sii.:cle. Il a été remanié au XVlO. Une
�'4
LA BELLI!. flISTOIRE DE MAGUELONNE
enceinte crénelée le défendait autrefois. Il n'en reste
plus aujourd'hui que le Donjon qui semble une tour
isol ée dans le parc: . Je vous le montrerai tout à l'heure
si, toutdoi s, vous ne craignez pas de vous mouiller.
L'étranger eut un geste de la main qui signifiait;
«J'en a' vu bien d'autres 1.
Et il cOlltinua de regarder sa jeune compagne
comme si, de toute la maison, il n'y avait qU'elle qui
l'intére~s:.
j\Iaguclonne, gênée par la perSistance de
ce regar.i, essaya de s'y dérober en ouvrant la porte
qui t!(lnnait dans l'ancienne salle d'honneur, pièce
principale du l\'1anoir, celle qui lui valait deux ou
Irais lignes dans les Guides du Voyageur.
Le plaf'JI1d était à poutrelles, les murs, boisés de
chêlle. Au fond s'élevait une estrade que des balustres
isolaient comme un trône.
- Anne de Bretagne est venue ici, expliqua encore
la jeune tille. C'est même pour elle et pour sa suite
"CJue celte estrade fu t élevée. Elle y reçut les hommages de tout le pays de Vannes.
Le Yi~teur
examinait, pour la forme, le curieux
fauteuil sculpté qui portait les hermines de Bretagne, et les bahuts anciens, les vieux portraits.
- y a-t-il lon~temps
que ce bien est dans \'otre
famille? demanCia-t-il.
- Depuis toujours, monsieur 1 Mon père Payait
hérité de sa mère, une Coat-Néguer ... Et ce sont
les armes des Coal-N éguer que vous voyez ici ...
1l Y eut un silence pendant lequel les pas et le
martè:lement Je la canne résonnèrent sur le vieux
parquet à chevrons. L'étranger s'était rapproché de
la haute cheminée Je pierre où un reste de blason
se distinguait encore.
- Comme vous devez être triste de vendre tout
cela! murmura-t-il.
Des larmes jaillirent des yeux de Maguelonne.
Jusqu'ici CCLIX qui étaient venus n'avalent pas
songé, un instant, à sa peine: ils se carraient
dans les fauteuils, pour discuter entre eux les chan~emnts
qu'ils apporteraient dans la distribution
des appartements, ~e dessin du parc, ou bien ils sc
récriaient sur le pnx de vente, cependant modéré,
qu'ils déclaraient excessif, et, par des détours habiles et un peu perfides, ils essayaient de surprenJft'
la prudence de la jeune propriétaire, de préCipiter sa
décision pour conclure la bonne afTaire. Aucun
d'eux ne compr.:: nait qu'elle fût attachée à cette
maison de famille où elle avait grandi, ou bien ils se
moquaient d'une telle sentimentalité.
L'inconnu, au contraire, semblait soufTrir de
la douleur sikncic\lse qu'il de\inait auprès de lui.
�LA DELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
15
- Oh {oui, balbutia, lagllelonne, j'en suis triste ...
mais il le faut 1
Les larmes coulaient maintenant sur ses joues
dont la matilé nacrée se réchaufTait d'un peu de
rllse.
Par discrétion, le visiteur ne voulut pas les voir;
il s'absorba dans l'examen d'un l'ieux portrait, et,
sans se retourner, pour donner au fin mouchoir le
temps d'effacer les trace') d'une faiblesse pas agère,
il déclara que cette belle et noble figure d'amiral en
cuirasse et jabot dc dentt:llc devait être l'œuvre
d'un bon élève de Largillière.
Dans l'ombre du corridor, Maguelonne entendit
J\la Douce qui tnu,;sait discrètement pour rappeler
sa présencc. Elle s'étonnait sans doute du peu de
paroles qu'échangeaient le ,isiteui' et sa jolie ma"ltresse. Rappelée à la n:alité, la jeune fillc se hâta de
passer dans la salle à manger, puis dans les chambres
en retour sur l'autre façade, toutes pièces un peu
sombres avec leur plafond ct revêtement de chènc,
mais qui gardaient la solennité que leur avait laissée
le passage de la duchesse Anne.
l:'é:tranger effleurait les choses d'un regard rapide
(,llll ne rl:vélait pas l'acquér9Ul' sérieux. Il ne s'in{urma pas du pnx de vente; Il ne voulut même pas
monter au premier étage. Dans le \'estibule voûtl:,
OLt u.n lourd c~rfe
breton regardait d~s
sièges au
dOSSIer cannele, venus de Provence, 11 s'écria au
contraire:
- Ah 1 mademoiselle, combien il serait regrettable que toutes ces vieilles choses, qui racontent le
passé de votre famille, soient dispersées aux quatre
\ents des enchl~rs.
Je forme des vceux pour que la
fortune, plus ckml!nte, 1'0US permette de les conserver.
Les yeux de la jeune fille se mouillèrent, mais, avec
~on
l:nergie coutumière, elle retint les larmes prêtes
a couler.
- Je ne me fais aucune illusion! murmura-t-elle.
Rien ne peut arriver. Il faudra me l:parer de tout ...
Et Cc sera trè dur, en efTe!. .. Mais puisque Dieu le
\'CUI ain~,
il faut bien s'incliner.
Il la rcgardait, l'isiblement ému; on sentait qu'au
bord de ses lèvres tremblaient des mots q u'il·n'osait
prononcer. Il ouvrit la porte: la pluie devenait torrentiellc ... l\1aBuelonne décrocha d'un geste rapide
s(m manteau tle toile cirée.
- Je vous accompagne au donjon, expliqua-t-elle.
Il ya dcux salles en excellent état. Celle du premier
pourrait étrc Iran [onnl:e en un cabinet de travail
d'où l'on découvrirait la mer.
�16
LA BELLE HlSTOIRE DE :MAGUELONNE
Elle avait chaussé ses sabots, et, déjà, elle franchissait le seuil en habituée des gros temps lorsqu'il
l'arrêta d'un geste bref, singulit:rement impératif.
- C'est inutile, mademoiselle 1 Ce Manoir ne peut
pas être vendu ... Il joit r<.)ster votre propriété.
Elle le considéra, interdite, et, son ciré déjà ruisselant, elle remonta les marches du petit perron.
- Oui, reprit l'étranger qui semblait avoir pris
une subite décision intérieure, vous ne vendrez pas le
Manoir, mademoiselle ... Je m'y oppose formellement.
- MaiS, puisqu'Ii le faut 1 balbutia la jeune fille
surprise par le ton d'autorité.
- D'ici peu de jours, ce ne sera plus nécessaire.
Quelqu'un viendra ... quelqu'un que vous n'attendez
pas, et celte visite changera votre destinée, à la condition que vous ne repoussiez pas ce qui vous sera
offert. .. Vous auriez tort, du reste, de vous montrer
trop fii:re ... Cellll qui vous demandera de le SUivre
a bes0lO de votre afTectlOl1 ... Auprès de lui, vous
aurez une noble tâche â rempltr, et)e crois deviner
que vous aimez tuut ce qui grandit la vie.
Il avait rabattu le capuchon de son caoutchouc
sur sa casquette de voyage; elle ne pouvait plus
voir l'expression de sa physionomie.
Mais, monsieur, balbutia-t-elle, comment
pouvez-vous sa\'oir ce que vous m'annoncez?
- Je le sais .. Que cela vous suftîse ... Vous accepterez!donc ... 11 est ImpOSSible que vous restiez ::;eule 1...
Vous êtes trop jeune encore ... et au&si trop ...
Il s'arrêta brusquement sans achever sa phrase,
mais le mot qUII n'a\'al! pas prononcé, Maguelonne
crut le comprendre, ct le rose lUI monta jusqu'au
front. Il ne la regardait plus, heureusement; sans
autre .adieu, il s'.éloignait, aussi vite .que le lui permettaIent sa bOiterie et le vent touJuurs tr<:s fort,
désireux, sans dUllte, de rejoindre une VOiture, !aiss~e
à la grille. La jeune fille eltt voulu courir arrl!s
lui pour l'interroger encore, lUI arracher d'autres
explications, mais elle n'osa pas à cause du dernier
regard, ému et douloureux, dont III 'avait enveloppée, et elle resta sur ~e perron, insensible àla pluie
dans son manteau rUIsselant. Elle se demandait si
pa~
l'un des ;ieux contes qui peuel!,: ne ~ivat.
plaient l'lmag1l1atlOn ensolelllee de Ma Douce où l'on
voyait toujours un vaillant chevalier délivrant, au
pnxde mille dangers, une belle princesse prisonni<:ie.
La porte du corridor s'ouvrit et l'Arlésienne montra
son fin visage, éclairé du sourire de mystérieuse
raillene, qui cachait tant de bonté, de dévouement.
- Eh bienl ma jolie, interrogca-t-elle, cdui-ci
ach,\te-t-il ?
\
�LA DELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
17
- Non, Ma Douce, ct je crois bien qu'il n'est
même pas venu ici dans ce but?
- Pourquoi alors est-il venu?
- Pour m'annoncer que, bientôt, nous "errions
la fin de nos peines. Ce soir, demain, après-demain,
dans une semaine ou dans un mOIs ... quelqu'un apparaHra qui me prendra rar la main pour me conduire vers un meilleur avenir, et ce serait folie de
1û rerousser, paraît-il.
- Ce monsieur parle comme ces tireuses de cartes auxquelles s'adressent les imprudentes qui ne
cl:aignent pas d'aventurer leurs âmes. Le crois-tll
bIen sérieux, ma jolIe?
- Il était très grave en me disant ces choses ...
- Alors, c'est lui-même qui va revenir pour vous
ùemander en mariage, ma jolle 1...
Maguelonne resta, un Instant, silencieuse. Cette idée
s'était dé!à offerte à son esprit, mais elle l'avait éloignée, la Jugeant vaine, dangereuse, trop gonOée c!'illu~ions.
Dans le si~cle
utilitaire où nous vivons,
est-ce qu'on épouse les jeunes filles pauvres? Du
reste, même en admettant que Ma Douce eût touché iuste, l'inconnu ne lui semblait pas avoir figure
de fiancé. Ma Igré le regard très jeune, derrii;re le
lorgnon, elle le trouvait VIeux; ses cheveux étaient
gri~
en effet, et? dans ses yeux, une brume de mélan(ohe racontaIt un long passé de souffrance.
Aussi sou pira-t-elle :
- Ce n'est ras le Prince Charmant encore ...
Ma Douce crut devou' appuyer sur son idée pOUl
la mIeux enfoncer.
- En Bretagne, dit-elle, la guerre a frappé dur.
Dans les grandes maisons, presque toutes les mi.:res
portent un voile de deuil, ou bien ceIJes qUI ont
unt gardé leur bonheur cherch<?nt des héritières
pour leur fils ... Si vous vous mariez, m:a jolie, il faudra
ql~
votre promis vienne d'aiIJeurs - ct il me se111bialt que celui-là avait dans les yeux un peu ete
,snlcil de mon pays.
Maguelonne essaya de sourire: .
- Ah! ton pays a une IU111i i.:re SI chaude qu'die
!ransflgure les ruines, les guc niIJ es des mendiat~,
)u .qu'aux yeux du voyageur qui passe. Moi, qui
SUIS Bretonne autant que Méridionale, ct nième
peut-être un peu plus, je ramène les faits et les cho~s
à leur!> exactes proportions. Ce monsieur C]ui
t'mt rigue si fort a visité le Manoir en curieux, sans
avoir le dessein de l'acheter, ou tout bonnement
pOll!' s'abnter un moment de la pluie... Une fois
dans la place, il ne savait comment s'en aller. Il a
trouvé cette sortie peu hanale et même un peu effa-
�t8
LA BELLE HISTOIRE DE l\IAGUELONNE
raote. Je regrette de ne lui al'oir pas ri au nc~
pour
lui prouver que je n'étais pas sa dupe ...
Ma Douce regagnait la cUlsine; elle hocha la tête:
- Il n'avait pas l'air d'un homme qui plaisante
facilement, amrma-t-elle. Tu l'as remarqué toimême, ma jolie. Il y avait du tri ste dans ses yeux 1. ..
Maguelonne était déjà dans le large escaliGr de
pierre. Elle ne répondit pas; en dépit de son ton
dégagé qui prétendait traiterlégl.:rementles paroles du
visiteur, elle en restait impressionnée! Etait-cevrai .~
Bientôt, C[uelq'un viendrail-il? Qudqu'unqui s'intéresserait à elle au point de modiuer du tout au tout
son avenir? Que ltlu'un dont l'à me aurait besoin de
la sienne? Assise de nouveau devant le vieux secrétaire, mais les coudes sur le buvard, elle passa en
revue sa parenté du côté de son pl:re: le cousi n KerVélZ,
ce notaire de Saint·Brieuc dont les lettres
avaient la sécheresse poussiéreuse des vieux aCles;
la cousine Aurélie, marquise (\uuairière de TrévatGuérande, seulement occurée de ses chiens qui, à
eux seuls, ahsorbaient les soins ct le temps de deux
domestiq ues; les Viriac, gentil ménage d'officier de
marine, qui ne savaient que raconter les petiles maladies ou les amusantes reparties de leurs quatre
enfants .. . Non ... non... aucun de ceux-là ne
dérangerait sa vie pour aller au-devant de l'orpbeline (lui, d'ailleurs, ne leur avait même pas laissé
soupçonner sa ddresse.
Jusqu'ici, Maguelonne n'avait exploré que sa famille bretonne, plus l'roche, et qu'elle connaissait
bien. Sa famil le du Midi lui revint à la mémoire,
mais, là aussi, elle ne rencontra pas une figure OLl
rixer sa pensée : l'oncle Elzéar, toujours absorbé par
ses travaux d'archéologie, lui semblait un parfait
égolste; la tante Delphine ne quittait Montpellier
que pOUf aller à Lourdes, une fois par an. Il était
lout à fait improbable qu'elle arrivât au Manoir
sous la pluie froide d'un jour d'hiver, et, d'ailleurs,
elle était t:'o]1 .ù la remorque de son frère roux pr~n
dre une declsJon quelconque de sa propre autonté.
Reslaient quelques parents éloignés dont l\Taguelonne savait à peine les noms. Sans doute ils IlG
connaissaient même pas leur petile cousine lointaine ... Mais alors, que croire, qu'espérer?
La cloche du déjeuner sonna avant que la jeune
fille eut trouvé une explication plausible aux paroles
mystérieuses de j'inconnu .
.
« Je suis folle d'y trop songer! pensa-t-elle. Cela
me jette dans l'inquiétude, le plus grand mal d.::
l'âme, assure saint François de Sales.
El, se [eyant, elle referma le buvard sur la leI! rc
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E '9
aux noU\'ea ux riches que, décidém ent, elle ne se
~ ~ntai
pas en humeur d'écrire ce jour-là,
A la cuisine , Ma Douce continu ait sa ronde provençale :
Enfants nous chantion s.
Barboui llés de mûres
Comme de vrais bohémiens.
Nous chantion s Marseille
OÛ, sur un pont neuf,
Il pleut et soleille,
II soleille et pleut.
Il
Il n'est pas ennemi plus dangere ux que soimême. L'existe nce solitaIr e de Maguel onne dans un
manoir de légende qui, l'hiver, lorsque les villas
Cl les' château x. d'alento ur étaient fermés, n'avait
pas d'autres voisins que les humble s habitan ts du
village, avait dévelop pé ses pencha nts romane sques.
Grondé e paterne llement par M, le recteur , elle les
refréna it de son mieux; mais le moindr e inciden t
uffisait pour leur donner corps.
En vain, pendan t la semain e qui suivit, essayat-elle d'oubli er les paroles mysténe L1ses de l'étrang e
visiteur , ou tout au moins de se persuad er qu'elle
avait été le jouet d'un touriste facétieu x, elle n'y
réussit pas : le regard admi ratif des yeux bruns
la suivait, et chaque jour, Ma Douce, par ses
folles suppos itions, augmen tait encore l'état de
trouble où elle se sentait.
- M'est avis que c'est un bon ange 1 lui suggéra
un. matin l'Arlési enne. Un ange comme celui qui
gUida les pas du jeune Tobie.
Maguel onne repassa it sur la table de la ~uisne
:
clle haussa légèrem ent les épaules ... Non, 1'1l1connu
n'était pas un ange: il avait bien le ~egard
d'un
homme qui a bu au calice de la vie, maIs avec, en
plus, une expres sion claire et droite qui révélait une
volonté très affirmé e dont les buts sont placés hauts .
. - Il m'exam inait beauco up, avoua-t -elle, Pourtan t
le n'avais pas p~ur
de lu.i. Il s e .montra i.t si 'respectueu x ... J'avalS même J'Impres SIOn que le Je cunnaissais de longue date ... Volonti ers, je lui aurais
fait des confide nces ...
Ma Douce se prépara it à biltir le second chapitr e
d.u n~uvea
roman que lui s oufOait sa chaude imagll1atlo n, lorsque des coups, frappés contre la porte
de la cuisine , coupère nt court à s on in$pira tion.
�20
LA BELLE HISTOIRE 011: 1lAGUELONNE
- C'est le fact eurl annonça-l-clle.
Le cœur de Maguelonne tressaillit comme il
tressaillait depuis huit jours dl:s que ces simples
mots lui étaient jetés.
Le facteur était le seul lien qui la rattachait au
monde. Il apportait dans son sac tout ce qui tranchait SUl' la trame uniforme des jours. Elle suivit ses
mouvements, un peu haletante, trouvant même que
sa pauvre main mutilée n'opérait pas le triage as sez
vite.
Lorsqu'elle eut le paquet, elle écarta les journaux
et les prospectus pOUf découvrir les lettres; il n'y
en avait qu'une, et encore de ces nouveaux riches,
entichés du Manoir j ils s'étonnaient qu'elle pût tarder tellement à accepter leurs avantageuses propositions et, d'une façon très insolente, ils lui conseillaient de ne pas lâcher la proie pour l'ombre. Ils
avaient l'argent au bout des doigts : à l'époque
actuelle, combien ne pourraient en dire autant, et,
en particulier, certaines gens qu'on croyait huppés
parce que de longue date ils avaient occupé une
grande situation dans le pays.
Maguelonne rejeta avec dégoût le papier, violemment parfumé, et remontant dans sa chambre, pendant que le facteur buvait une bolée de cidre, elle
acheva, par quelques lignes brèves, la lettre qui
dormait depUIS huit jours dans le buvard. Moins
que jamais, elle ne voulait livrer la chère maison, si
pleine de souvenirs, à ces acquéreurs sans scrupules
qui prétendaient la bouleverser à leur guise. Et puis,
elle entendait toujours la voix impérieuse: « Vous
ne vendrez pas le Manoir, mademoiselle, je m'y
oppose formellement 1 » Et jusqu'à nouvel ordré,
elle lui obéissait.
La matinée se tralna triste, sous un ciel bas qui versait des torrents de pluie. On ne pouvait sortir de cette
l,)ngue période de gros temps. Pour s'occuper,
Maguelonne serra du linge dans une armoire, mit ses
comptes en ordre et prépara un baume souverain
pour les plaies dont la recette restait un secret de
famille. Aprl:s le déjeuner, elle mil son « ciré» el ses
sabots et sc rendit d'abord chez une pauvre veuve don t
l'enfant était malade, puis chez Kercoz, le pêcheur,
pour panser un ulcl:re de la jambe qui s'obstinait à n('
pas guérir parce que le vieillard noyait trop souvent au
cabaret sa douleur de solitaire; mais elle eut beau
promener son inquiétude, elle ne put s'en défaire, et,
lorsqu'elle rentra à la tombée de la nuit, elle la
retrouva sous la lampe, dans le petit salon aux
volets clos où elle s'installait chaque soir. Elle prit
son ouvrage, un tricot commencê pour le pauvre
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
2!
petit inG.rme auquel elle faisait l'aumône de sa
gaité et de son sourire. Dt:s les premières mailles,
l'étranger rep::lrut derrière son Jeune front, grave
toujours, avec ses grands yeux bruns profonds, et
elle crut l'entendre qui lUI disait: « Bientôt quelqu'un viendra ... Bientôt ! ... » Il ne viendrait certainement pas 'c c jour-là, Je magicien qui posséderait le
poul'oir de mettre du soleil dàns sa Yle sombre; le yent
s'était lel'é: il gémissait, il hurlait, il menaçait; par
moment l'on eüt dit qu'il al'ait presque de la malice
humaine: il s'engoufTrait dans la haute cheminée, en
éparpillait les cendres et s'en allait agiter les lourds
rideaux lie damas fané. La girouette du toit grinçait.
Les volets extérieu rs, pourtant solidement assujettis,
tremblaient sur eux-mêmes comme s'ils avaient peur
d'être arrachés de leurs gonds.
l\1aguelonne se sentait plus que jamais étreinte
par son angoisse d'orpheline; elle avait peur de sa
solitude; elle se demandait si elle n'irait pas à la
cuisine rejoindre Ma Douce. Soudain, elle suspendit
le Jeu de ses longues aiguilles de bois. Son oreille,
exe.rcée à discerner les moindres bruits extérieurs,
ayalt perçu dans la tempête le roulement lointain
d'~mc
auto. En celle saison, les touristes ne fréquental~n
guère cette route qui ne conduisait qu'à la
POll1te .
La jeune fille se leva,le cœur ballant, pour s'ap_
procher de la cheminée qui, en pareille occurrence,
lui tenait lieu de cornet acoustique: après un court
arrêt, le ronflement se rapprochait. Plus de doute,
l'automobile avait toumt! dans l'avenue.
Lui, c'était lui! Ce ne pouvait être que lui, l'inconnu annoncé qui, d'Ull coup de baguette, devait
mett.re de la joic où il n'y avait que de la tristesse.
Au lIeu de se réjouir, Maguelonne frémit... Jamais
elle n'avait mieux réalisé le danger de se trouyer
s~n
protection dans une demeure isolée. Le jardinier était sourd . Il n'entendrait pas si les deux
femmes criaient à l'aide. Quant au fermier, il habitait loin.
Déjà, l'arrivant contournait l'étang. Il s'arrêtait
devant la porte. Il sonnait.
Dans le corridor, Maguelonne entendit le pas
encore ferme de l'Arlésienne; elle entre-bàilla la
porte du salon qui donnait sur le vestibule .
. - Qui peut yenir par cet affreux temps? bal bulta-t-elle .
Ma ~ouce
croyait à la promesse de l'ange; elle
répondit sans hésitcr, de la joie sur les l1:vres :
-: qui peut venir? Mais celui que nous attendons,
ma jolte.
�22
L\. BELLE HISTOIRE DE l\IAGUELO:-'l"! TE
Déjà elle avait la main sur l.'enorme clef. MagueJonne rderma la porte et ren nt vers son ounage.
Elle ne voulait pas être surprise par l'étranger dans
une attente fébrile.
- Mon Dieu 1 murmura-t-elle, je me remets entre
vos mains.
Un court colloque entre Ma Douce ct une voix
brève, très autoritaire, qui n'était pourtant pas celle
du mystérieux visiteur, puis la porte céda sous la
main emprs~
de l'Arlésienne.
- Ah 1 ma jolie, vous allez en avoir une surprise 1
C'est votre parrain!
La jeune fille rou sa une c.-clamation, ct, jetant
son tricot, elle s'élança vers celui qui entrait, mais,
avant de l'avoir atteint, elle s'arrêta intimidée, pr..:sque interdite. Elzéar Maur..:ilhan avait un regard
froid et sévère qui paralysait tout élan alTectueux.
De haute taille, il portait une barhe en pointe; une
longue balafre livide, cicatrice ancienne sans doute,
barrait sa tempe gauche.
- Ah! mon oncle, balbutia Maguelonne, j'étais
bien loin de m'attendre au plaisir de \'OUS voir 1
gu1:re
- Il Y a huit jours, moi aussi, je ne pt;n~ai
à venir en Bretagne. Cda s'est décidé très vite.
Il n'expliqua pas ce qui avait mOlivé cette décision
rapide. Après avoir effleuré d'un baiser les cheveux
ùe sa nièce, il s'assit près du f..:u et rejeta ~a
pelisse:
- Demain, annonça-t-il, je t'emml:ne à 1\lontpellier. Il faut que tu sois prête à me suivre ...
- Mais, mon oncle, hasarda la jeune fille, trouhlée jusqu'au fond de l'ame, je ne veux être à la
charge de personne. J'ai écrit à Paris pour postuler une place de sténo-dactylogral'he ... J'attends
la réponse ...
- Très vraisemblablement, tu ne la recevras ras,
ou elle sera négativc. Pendant la uuerre, les femmes
avaient envahi tous les scrvices: Aujourd'hui, les
administrations tendent à les é\incer de plus en
plus. II est inutile que tu grus~i.:
le nombre de
celles qui chercllt.:nt des places. Demain, tu partiras
avec moi.
Le ton ne suurfrait pas de réplique; la fiert~
de
Maguelonne cs aya \)(Jurtant de di~cuter.
- Mon nd " le:\ anoir vendu, nos deites pay~es,
il me rcst..:ra peut-être unc petit..: somme. J'espèr"
que vous me permettrez d..: vous payer une pension '1
Elzéar haussa les épaules:
- Laisse donc cc puérilités, interrompit-il ~'c!.:
ment. Je m'opposc à cc que tu v..:nde5 le Manoir Ul"!,
un jour, tu rc\iendras avec teS cnfal1t~,
..
�LA BELLE HISTOIRE DE 1IAGUELONNF.
23
- Mais alors, mon oncle, je serai dans l'incapacit,; de rembourser les dettes que mon pauvre p~rc
n'a pas eu le temps d'amortir?
- Tu m'en donneras le détail. Je me chargerai de
désintéresser les créanciers ... POUl' l'instant, occupetoi de tes bagages ... En auto, je ne le permets
qu'une valise ... Le l'este suivra pal' le chemin de
lér. Comme je te l'ai dit déjà, nous partons demain
à la premii:rc heure. Il faut que je sois de l:ctour
le 15, pour une séance à la Société d'archéologIe.
- Demain, mon oncle? Mais je ne serai lamais
prête!
De nouvcau, le bref haussemenl d'épaules qui
raIllait toutes préoccupations futiles.
- S'il ya quelque colifichet oublié, tu ne seras
pa~
en peine de retrouver l'équivalent à Montpellier
qUI est une ville d'élégan::e ...
Maguelonne, toujours debout et visiblement décontenaricée, avai.t une question à poser encorc :
- Mon oncle, Ma Douce pourra-t-elle m'accompagner?
- Qui appelles-tu Ma Douce? L'Arlésienne qui
m'a ouvert la porte?
- Oui, mon oncle ... Elle serait ravie de retourner
dans le Midi ... Jamais el le n'a pu s'habituel' aux
brumes et au ciel gris de Bretagne.
- Je ne vois aucun inconvénient à ce qu'elle
nous suive. Il y a déjà cinq domestiques à la maison ...
Il y en aura six, voilà tout! D'ailleurs, il te fallait
une femme de chambre . Autant celle-ci qu'une autre 1
A. présent que nous avons convenu du principal, je
!a li.berté ... Pendant que tu vaqueras à tes
te ~'cnds
preparatifs, le me reposerai un peu ... Nous sommes
\'enu~
de Nantes d'une seule traite, et j'ai la tête un
peu VIcie ... Mais cela vaut encore mieux que les trains
encombrés elles gares aux perfides courants d'air. ..
Maguelonne ne clemandait pas mieux d'échapper
à l'atmosphère de réserve froide qui cnveloppait son
on.cle et qui répondait si mal à l'Jdée qU'elle se faiS~lt
des Méridionaux. Sa nature expansIve et ardente
s y sentait glacée.
Elle courut à la cuisine, mais, avant d'y péni':trer,
par la porte vitrée, elle jeta un coup d'œil à l'inléfle~r.
Sur les bancs de chêne, ciréS par plusieursgénérallons, étaient assis deux hummes qu'elle ne connaissait pas , sans doute les domestiqucs de son
parrain: le chaufTeur, reconnaissable à sa casquette
a large visière, figure ronde et joviale, un peu haute
en couleurs; le valet de chambre, visage glabre Cl
bleu dont l'expression bas~
et sou moise déplaisait
di:s le premier re~ad
.
�24 , LA DELLE HISTOIRE DE )IAGUELONNE
La jeune fille recula dans l'ombre, ct, seulement
visible de Ma Douce, elle fit signe à celle-ci de sortir
pour lui parler.
- Oh! si tu savais J... Demain, nous partons pour
Montpellier.
- Je le sais ... Le chauffeur me l'a d0jà annoncé ...
Mais il n'a pas pu me dire si je partaIs aussi ... Et
j'avais grand'peur d'être laissée au Manoir ...
- Comme si je pouvais me passer de toi 1. .. Ma
Douce, crois-tu que le visiteur mystérieux a voulu
parler de mon parrain ?...
- Bien sur! M. Maureilhan arrive trop à point
pour en douter J Et puis des vieux qui sont tristes
t.:omme lui, on peut faire beaucoup de bien à leur
âme!
- Oui, mais il y a huit jours, notre inconnu savait
que mon oncle VIendrait, ct mon onde, lui, ne
le savait pas. Comment expliques-tu cela, Ma
Douce?
- Ah J ma jolie, vous m'en demandez trop J.. Je
vous ai dit que l'étranger était un bon ange. Vous
n'avez pas ,"oulu me croire ... C'est pourtant ce qui
expliquerait tout J
Maguelonne regardait à travers les vitres de la
porte:
- Que penses-tu .de tes convives'? interrogeat-elle. li yen a un qUI ne me plait guère.
- II nc me plait pas davantage, ma jolie, bien que,
pourtant, il parle comme un !tHe; mais il ne parle
pas souvent; il aime mieux vous regarder en dessous, ou bien laisser ses yeux errer autour de lui.
On croirait qu'il ramasse les cho cs dans sa m01110ire
pour s'en servir plus tard ... M'est avi~
qu'il n'est pas
satisfait de voir arriver une jeune maîtresse dans la
maison J Tout à l'heure, quand le chauffeur me
racontait Cl.! que le « patron. lui avait dit au sujet
d,:: la valise de la ùemolselle qu'il faudrait mettre sur
le porte-bagage, l'autre ne s'est permis aucune
1'0flexioll, mai~
sa bouche faisait une moue qui
~infat
certainement: • On 'cn serait bien pas~é
de cdt intruse 1 • Ma jolie, il faudra vous m'::fier de
cct homme qUI s'appelle Annibal, un nom paf<.!l1!
- Ma Douce, tu bâtIS déjà un roman 1 TOll'
Jours la même : la t te bru~sante
de cigaI..:s
c<;uI eIjlli chantent ou de ml 'tral qUI hurle...
toi plutôt du dlner ... FaIS une omelttle ... OUVIl'
un l'até ... Pendant ce temp , je préparerai pour
m(,n parrain la chambre de la duches~.
Anne.
- Ah 1 oui, celle que ces nouveaux ridlCS voulaient tran!,formcr cn billard 1 A-t-on idt:e d'une
~<ltse
pareille ... Ah 1 le Manoir l'a échappé ht'lk 1
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
25
Car, à présent, on ne le vend plus, n'est-ce pas?
- Mon onde s'y oppose comme le mystérieux
passant. Ce soir, je l'écrirai au notaire et Je le dirai
au jardinier en lui confiant la garde de la maison.
- Ça m'~nl:vc
un poids de dessus le cœur, ma
jolie 1 Quand la chaleur sera trop forte dans le 1ltdi,
nous remonterons au Manoir, et vos enfants - c<:s
chers petits que j'aime déjà - pataugeront sur la
belle plage de la Pointe 1
Maguelon ne rougit : depuis que son père était
mort, ~le
essayait, par sagesse, d'étouffer ou. tout
au mOlllS d'emprisonner les rêves que l'avenIr ne
P?l~rait
reali s er, de se faire une âme de vieille fille,
reslgnée à son Sl)rt, même satisfaite de son lot, et
n~
sOI~geant
qu'à bien employer son célibat en le
depouIlIant de toute pensée égolste.
.
.Le temps des petits chiens et des perroquets étaIt
~le!
passé. A l'heure actuelle, les vieilles filles
etaient les grandes amies des pauvres et les servantes
du bon Dieu ... Et voici qu'aux seules paroles de Ma
Douce, les rêves, mis en cage, s'échappalcnt comme
des oiseaux à qui l'on donne l'essor et peuplaient
son âme de leurs chants d'espérance. Evidemment, si
8.on oncl~
se chargeait d'elle, c'est qu'Ii avait l'intenIton de la doter, et cette dot, si modique fût-elle,
faciliterait son établissement, le jour où elle rencontrerait sur son chemin l'affection vraIe vers laquelle
Son cœur aspirait. Il ne lui vint pas à l'esprit: « Si
la dot est trop grosse, je risque d'être recherchée
pour ma fortune ... " Sa vie de solitaIre ne lui avait
pas donné l'expérience des choses du monde, et, du
re.ste, elle se croyait fort capable de dist1l1guer le
chnquanl de l'or pur.
Elle avait envie de chanter en revenant au salon.
De peur que le vovageur n'eût froid dans la salle à
manger trop vaste, Ma Douce avait dressé une petite
table de comédie devant la wanJe cheminée dont le
v~nt,
un moment calmé, semblait renoncer à éparpIller les cendres.
- J'aime ces campements d'hiver, déclara Elzéar
en dépliant sa serviette. Ma sœur et moi prenons
aussi nos repas dans la bibliothèque.
- Cette ch1;rc tante Delphine 1 murmura Maguelonne, tr1;s intimidée encore, il me tarde de la CQnnalt re 1
- El}e t'attend avec impatience. Et, du reste, c'est
elle q~1
m'a vivement engagé à venir te chercher ...
La Jeune fille ouvrit la bouche pour conter son
avent ure de la semaine précédente, maIS elle la
referma. sans ~voir
rien dit. Quelque chose - elle
ne savait qUOl - l'empêchaIt de sc cnofi(;f' à son
�26
LA DELLE H.IS'fOI1Œ DE MAGUELONNE
oncle., "cc sa tante Delphin,~
il en serait autrt!ment;
elle se sentirait moins en curémonie. Et pt.!ut-l:trt.:,
alors, l'inexplicable lui serait-il expliqué ...
M. l\\auretlhan poursuivait lt.: même sujet:
- En ce moment, Delphine Joit être fort occuoée
à préparer ton appartement. Oh 1 ne crains pas' dt!
nous géner! ... La place ne manque pas chez nous ...
L'hôtel de Prov.:nce-Aragon, gue j'habite dt.!puis
une dizaine d'années, est un vt!l'ltable monde 1 Jadis,
à l'l:poq ue des Etats, toute la noble se de la généralité tenait à l'aise dans les salons ... Le dernier du
nom, ne pomant soutenir le train qu'exige une
pareille.! installation, a dû me le vendre. Nùus
sommes restés tout de même en excellents termes.
fi prétend que, du moment qu'il ne peut posséder la
demeure de ses ancêtres, m'en voir le propriétairt.! le
c Insole un peu.
II parlait par petites phrases, coupées d'arrêts, et
san. jamais sourire.
l\Iaguelonnc pensa: « Comme il e t sombre 1
Sans Cdnute, il n'a pu se consoler de la mort de sOIn
fil s! "
Cependant, pas une seule lois, il ne parla
d'Amaury, et il ne parla pas davantage de sa femmc,
morte apri.:s deux ans de mariage. On eClt dit que,
dans son cœur, il avait élevé à ses morts un temple
secret où il n'entrait que lorsqu'il était seul.
« Je devrais avoir un mot pour sa grande peine, s\!
reprochait Maguelonne. Il a dû tellement souffrir ...
Mais je n'ose pas .....
Elle ne trouva l'occasion qu'en accompagnant son
parrain dans la chambre de la duchesse où un vieu\.
lit à colonnes torses se dressait sur une estrade de
velours bleu.
- Bonne nuit, mon oncle, dit-elle, uprl:s avoir
éll.!\'t! haut le bougeoir pour mieux éclairer le balLiaquin, tout fleuri d'hermines, que l'archéologue avait
remarqué dès l'entrée.
- Bonne nUit, Maguelonne, répondit-il en la
baisant au front. Tu ne m'as pas dit si tu étais satisfait\! du nom que j'ai voulu qu'on te donnât.
La jeune tille sourit:
- J'en serai contente dans ce beau Midi dunt il
semble l'e.\.pression, mais à Rennes où J'ai été
élevée, il semblait étrange, il attirait Pattcntinn. Me,
compagnes le tournaient mèmc en ridicule.
- Oui, tu as raison. li n'était pa fait pour la
Bretagne ... A Montpellier, au contraire, il te communiquera un charme de plus J. .. Il s'harmonisera ~i
bien av cc le ducor où tu vivras ...
- Est-il répandu là-bas, mon oncle)
�LA BELLE HISTOIRE DE lIAGUELONNE
27
- Non, mais jadis, ~I fut portê par les fil~(;s
d ... s
plus grandt:s maisons; Il rappelaIt la belle pnncesse
persécutée que chant~re
les troubadours.
- Cette belle princesse fut-elle la marraine de
l'êtang ' qui est comme un œillet dans la broderie
d'eau qui découpe cette côte ... Au couvent, pour me
taquiner, mes compagnes m'appeH:rent, toute une
année, la demoiselle ù l'étang.
El~
souriait à ce souvenir et, s'imaginant que son
parrall1 partageait sa gaieté, elle leva les yeux vers
lui. Elle s'ar.er<;ut alors qu'il était trè:s pâle, et son
sv~rie
s'évânouit cumme le soleil derriè:re un nuage
qUI passe.
- Oh 1 mon llllde, balbutia-t-elJe, qu'ayez-vous?
Auriez-vous froid ici?
- Froid? Moi? Oh 1 pas du tout 1 Tu me disais
donc qu'au couvent, on t'attribuait la propriété de
l'ét.ang, et, sans duute aussi, de la ville ancienne
qUI s'élevait su l' ses bords ...
. - Notre maîtresse ne nous avait pas parlé de la
\·I1le.
- Pourtant, d.:s papes s'y réfugicrent et en firent
une terre sacrêe...
.
Il s'arrêta, un peu oppressé, la jeune fille reprit:
- Mon oncl.:, \'ous m'apprcndrt:z à connaitre
cdtc page du pass8 1. ..
-. Celui qui. la connalt encore mi.:ux que moi est
un leune pru(esseur de la Faculté .des lettres, un
Lorrain qui occupe la chaire d'histoire et de litléra· ture médiéval e s. Je lui di ais, l'autre jour: « Ayouez,
mon chu' Josel, que vous êtes amoureux de Maguelonne, ct cela \ïlUS va bien, puisque vous YOUS
appelez Pierre comme le fiancé de 'la belle princesse ... Il
La jeyne fille rougit à cette réOexion, toujours une
o~de
leg1:re qui colurait à peine la blancheur de son
teInt:
Mon oncle, halbutia-t-elle, VOllS me raconterez l'histoire litS deux Maguelonne, la ville et la
prll1cesse ... J'aime le passé .. : Je serai donc heureuse
~le
m'intéresser à l.:l: qui vous intéresse, et même
,'espère que vous utili eI'ez mon savoir de sténo·
dactylo pOLIr écrire OLIS votr" didée ou mettre au
ntt vus manuscrits.
.
Il parut touché de cette offre spontanée, et, d'un
gestl; gauchement afTectueux, lui posa la main sur
l'épaule:
~
J'accepte volontiers, petite ... Mes yeux sont
fatigués, et il me faut souvent recourir à Annibal t.:I
à sa belle plume.
La voix était moins brève, la phy~i()DOmr,
plu!'
�28
LA DELLE HISTOIRE DE rL\GUELONNE
dl.itendue. l\[aguelonne osa dire alors très bas:
TOUS
pàrlerons ensemble de mon cousin
Amaury. Papa m'a montré a citation: elIe était
bien belle .. , J'ai pleuré en la lisant. Et, après,
J'ai cher.:hé ~a
ph\ltogral'hie dans l'album de
maman ...
11 l'écarta brusquement, et, lorsqu'clIc vit son
visage, elle en fut effrayée: il était de nouveau décomposé, couleur de cire, et, vcrs la tempe, la longue
cicatrice en balafre se de sinait plus li,'ide encore ...
Jamais 1.1aguelonne n'avait rencontré expression
plus déchirante de la douleur humaine devant l'irréparable; elie recula d'un pas:
- Oh 1 mon oncle, pardoll de vous en avoir parlé.
l\lais, j'ai tant prié pour lui pendant la guerre qu'il
me semblait le connaître .. ,
Il lui prit la main et la serra avec force, sans la
regarder. Elle pensa alors aux paroles de l'inconnu:
« Celui qui vous demandera de le suivre a besoin de
votre affection .. , • Le bien qu'elle pouvait faire, elle
le comprenait à présent: par ses soins, ses attentions, sa seule présence, elle adoucirait l'amertume
de cc vieux cœur qui ne se con olait pas d'avoir
perdu son unique espérance, sa seule raison de
vivre .. .
Elle posa le bougeoir sur la table et sortit à pas
furtifs. Derriè:re la porte, elle découvrit Annibal qui
attendait son départ pour entrer chez ~on
maître.
Avait-il écouté les propos échangés? Elle ne put le
définir: en domestique bien appl:is, il se rangea pour
la laisser passer. Elle ne put l'oir ce tlll'il y al'ait
dans ses yeux baissés, Du restc, peu lUI importait r
Elle avait bien d'autres préoccupations en tête,
Après avoir donné Sc:; in 'tructions au jarJinier,
,aidée de l'Arlésienne, elle prépara sa valise et sc
malles; puis elle écril'it à 1\1. le recteur J1()lIr lui
annoncer sa nouvelle fortune, le remcrcier e toutes
ses bontés pour elle, et le prier de transmettre aux
habitants du village tous ses regrets de les quitter
si l'Îte sans leur adresser :cs adieux,
- Ah r Ma Douce, dit-elle en cachetant la lettre,
comme il avait râison celui qui m'annonçait que ma
ùestinée serait bientôt complètement changée ...
Est-cc pour mon bo~,heur
ou m\)n malheur, je me le
demande?., A Pans, nous 3urion' été pauvre ...
mais libres 1.. ,
Les lhres de la fidèle dt)mestique dessinèrent
la ligne infléchie qui, parfoi " apparentait sa physi(,nomie à ces vieux portrait:; dont le sourire semble
garder un mystère du passé .
. - J'incline pour le bonheur! affirma-t-elle, Le,
�LA DELLE llISTOIRE DE 1IAGUELONNE
29
Princl.! Charmant n'I.!ùt pas trouvé le ch.:min d·'
notre sixii:mc étage, A l\lontl'el1icr, ,au con,t~ir'
il
sc rendra tout droit chez votre parrain, ma )olte 1
Sur celte assurance, elle sortit, et Maguelonne,
unI.! fois seule a"ant de s'agenouiller pour la pril:re
qui la remtl'~i
aux mains'divines, voulut enfermer
les portraits de ses parents dans son sac de
voyage,
, ,
Sa ml:re lui souriait, elle semblait dire: «Enfin, tu
~'a,s
connaHre mon pays, ce beau pay,s de soleil, et de
IOle auquel la Bretagne ressemble SI peu 1... 1,~.
v,!s
':':l'e de cette belle ,'ie large pour laquelle ) daiS
Jalte .. , »
Son père était plus grave presque aussi grave que
le soir où, dél'à incapablc 'de tout effort physiqu.~,
dans la cham )rc que laissait dans l'ombre l'abatjour baissé, jl avait dit à sa fille: «Pour qu'une vic soit
bonne, il faut qu'elle soit le triomphe du dcvolr, et
le devoir, il faut s'y cramponner comme le commandant, pendant une tempête, se fail attacher à la
barre .. , ~
Maguelonne s'y était, en efTet, cramponnée lorsque, renonçant cl tout rêve d'avenir, elle ayait décidé
de vendre le Manoir pour rembourser les créances
de la succession, lorsqu'elle avait travaillé pour s'assurer un gagne-pain, Mais, â présent, les obstacle~
s'aplanissaient devant elle; son parrain la retirait
ùe la lutte âpre pour l'existence, Où seraient ses
drorts, ses mérites?
Elle s'agenouilla au pied de son lit: c .Mon Dieu 1
murmura-t-elle, faites que je voie bien mon devoir
dans ma nouvelle vie, Pour l'instant, ri.:n n'est
clair .. , Tout reste ùans la brume .. , »
Quand elle se releva, elle rouvrit l'album de
photographies qui avait appartenu à sa mère, La
plupart des figures lui étaient inconnues .. , Une seule
l'~rëta,
celle d'Amaury,' un grand J'eune homme dt.!
l'mgt ans, déjà barbu, dont le regar ,empreint d'une
hautt.! s~irt.ualé,
,d?notait, en même, I~mp,
une
extraordinaire Ù,;clslon, «, Je ne l'a~
lamaiS ~u,
penga-I-clle, et cependant, Il me ùonne 1'1lnpressIOn
d'u~e
figure familière, Peut-être maman lui ressemblall-elle un peu? »
Elle nt glisser la carte hors des rainures et la
se,rra dans son sac: " Il faut que j'apprenne à le
mieux connaître, pensa-t-elle, Je crois, en somme,
que l'oncle Elzéar trouvera quelque douceur à cn
parler avec moi .. , »
�30
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
III
Le mistral soumait et il faisait nuit quand l'automobile atteignit les premières maisons de Montpellier et, par le faubourg de la Sauneric, remonta
jusqu'à la Grande-Rue.
Maguelonne se pencha pOUf regarder les magasins éclairés où, ainsi que le lui avait dit son onde,
d'él~gants
colifichets s'ofÎraient aux com'oitiSLs
fLminines. Elle était contente d'être arrivée à destination, de n'avoir plus devant elle, pour lui barr..:r
l'horizon, le dos carré d'Annibal, cet être indispensable qui cumulait les fonctions de secrétaire et de
valet de chambre.
Tout le long du chemin, Ma Douce s'ttait tenue
très droite sur son strapontin, la bouche fermée sur
des paroles qu'elle aurait voulu dire et qu'elle ne
disait pas par crainte de troubler M. Maureilhan.
Celui-ci lisait ou écrivait comme s'il eùt .:té dans "a
bibliothèque, ne levant les yeux que pour jeter un
regard rapide sur un vieux pont ou sur un château
en ruines, signalé par une exclamation admirative de
~a
filleul<.:. II restait indifTérent aux montaanes crêtées de neige et aux horizons empouri1rés sur
lesquels les arbres dépouillés dessinaient le résLau
fin de kurs branches.
La limousine a\'ait attcint la rlle de la Loge, centre
de l'animation montpdli6raine, - une courte yi»ion
de foule, ruisselant entre des \Itrines étincelantes,
et que le vcnt trop fort nc semblait pas étonner, puis un brusque tournant, ct, aussitôt, l'ombre, la
nuit, des murs qui se resserrent ...
- La rue des Trésoriers-Je-France, :,nnonça
Elzéar, nOlis sommes arrivé:s ...
L'automobile s'arrêta, un grand portail s'ou\l"it ...
- Il faut descendre 1 continua .\1. Mau eilhan,
l'auto ne peut pas entre!". ..
Magu<:lonne ne demandait qu'à sc dégoul dir les
Jambes. Elle sauta lestement sur le pavé inLgal t:l,
d'un geste instinctif, clic leva la tête: la fa 'ade
ombre qu'éclairait seul le vadllement d'un reverbère lui parut ~crasnte
de majesté; mai à peine
entrevit-die les fenêtres hautes et larges, encadr~s
de colonnes et su l'montées d'un fronton: le mistral,
par sa violence glacée, l'obligt;a de chercher un
refuge à l'intérieur.
Un pdit homme sec et brun, les yeux riLur'
�LA BELLE HISTOIRE DE :\.IAGUELONNE
31
comm\! de3 yeux d'enfant, tenait le vantail ouvert.
- Monsieur a-t-il fait un bon voyage? intcrrog\!a,
t-il avec la familiarité respectueuse des vieu\:
serviteurs,
- Excellent, Marius, excellent 1. .. Et tu le vois,
je l'amène la demoiselle .. ,
- La demoiselle ... et une rayse 1 s'écria le petit
homme dont les cheveux, que ne comprimait plus
la casquette de livrée, ~ébourifaent
à I?laisir sous
le vent, une lial/ll/rellqlle, au port majestueux ct
fier, llui a dù naître dans k quartier de l'Amphithéatre, tandis que moi, je suis du quartier de la
Roquette et de .cendant des Sarrasins, comme les
petits chevaux de la Camargue 1
n s'était emparé du sa\! cie la femme de-chambre:
-:- On parlera du pays, promit-il. C'est encurt; cc
qUI est le plus duux!
Et il suivit son maitre en fredonnant une chanson
proyençale:
Lis
rlulurellCO
5011/1 ji/ho de Pallas (1),
,M aguelonne s'était arrêtée sous la voitte d'entrée
pour examiner le curieux seJli~
de cccurs ct d'étoiles
qui surmontait une boiserie: à hauteur d'homme,
- Cc sont les pièces principales du blason des
Prol'e nce-.\ragon, expliqua brièvement Elzéar dont
les sourcils froncés témoignaient un peu d'impatience de cet arrêt. Tu les r~touveJ'as
iCI dan' tou tes
les décorations,
l\{aguelonne sentit qu'dIe ne devait plu s'attarder.
Dans la cour, éclairée i la lumii: re électrique, elle
ne l;rit donc .ras l~ temps Je reculer pour micu,x.
admirer le pénstyle Imposant qUl, à gauche, dressait
sa colonnade, Il en eClt l'alu la peine cependant :
ses lignes très pures évoquaient le Parthénon. En
arrii:re, un large escalier de marbre montait dans
une cage immense décoré," de fines moulur\!s cn
gnsailles; il offi'ait aux. visiteurs une rampc de fa
fOlê'n é à main courante de cuirrc.
,e décor était superbe, princier, presque royal;
maiS, c<>mlllC la rue comme la voûte d'cntr':c, il
était glacial.
'
Le mi tral s'engouffrait avec des hurlements entre
les. cnl~e
,et, résolu à accompagner les :,oyageurs,
Il lalsalt, cl~qu(!r
le,yoile de ,\lagucon~
Il s.oul~'a1
les cxtrt;mllés crOIsée ùu velours nOir qUI cOlffalt
Ma Douce d'un dia~me.
- Chez n us, ça manquc de vitres, remarqua
(1)
Les llautuJ'enqu cs sont fll\cs de l'a~,
�32
LA BELLE HISTOIRE DE 1TAGUEL01·XE
Mnrius de sa voi,' joy~use.
Monsieur ne veut pas
qu'un en mette: Ça nUirait au <trlt: 1
EI7.éar se retourna: sa figure, d'ordinaire impassible, s'éclairait d'un soupçon d'inuulgence :
- Tu es bavard comme une portii:re 1 déclara-t-il
- Et je ne suis qu'un portier. C'est ce que
monsieur veut dire 1 Mais ce portier est uu pays où,
d'un rien, qu'un peu tic soleil poétise, on fait" quelque) chose, où toutes les femmes ont l'air de princesses 1
Ma Douce souriait. Ce petit homme, gui était son
compatnote, lui revenait beaucoup mieux que le
valet de chambre, cet Annibal au visage bleu, qui,
en cc moment, écoutant tout et ne disant rien, s'engageait dans l'escalier, chargé des deux valises.
Marius continuait:
- Que mademoiselle lève la tête vcrs le plafond 1
Elle y verra le tnomphe de la Beauté: Vénus enlevée
sur des nuées par les Amours 1 Jusqu'à l'arrivée de
mademoiselle, il fallait se décrocher le cou pour
admirer la Beauté 1 Désormais, elle va de~cnr
parmi nous ...
Maguelonne riait franchement de toutes se jolies
dents. M. Maureilhan lui-même avait une lueur
amusée dans le regard.
- Tc tairas-tu, incorrigible raseur 1 commanda-t-il.
- Oui, monsieur, tout de sUite 1 mais pas avant
d'avoir appris à mademuiselle que le plafond de la
cage d'escalier est l'ccuvre de S0bastien Bourdon, un
grand peintre de Montpelher qui vivait au XVII" sii:cle.
Le comte de l?rovence-Aragon, p;ouverneur du BasLanguedoc, le lui (Jt peindre à l'occasion d'une grande
Cèle qu'il donna p(Jur célébrer les victoires du Roy
sur les IIollandais ... l\lademoiselle voiL .. Je sais m.JO
boniment. .. mais je ne le débite que l'été, lorsqu'il
fait frais dans la cage de l'escalier. .. L'hivt.:r, je préfi;re rester dans ma loge où le poële rnnne ... ,k dis
alors aux touristes: « Entre/. t re~adz
1 la vue
n'en COlll . rien 1 » Et ils sont enchantés, car partout,
maintenant, même dans les musée~
de l'Etat, il faut
m<:ttr..: la main au gousst.:\ ... Ils enlr<:nt donc <:t, ('n
-:onscience, ils se tordent le cou ... Damt.: 1 un cs-:alier qui est dans tous les guides, ça en vaut la pt,;illl f
De fait, ce plafond, fanti~e
d'un wand seigneur,
l:lI.citaitl'admirallOn de l'vlaguelonnc, l't, la têtt,; rejet':e
en arrière, elle était si occupée de lui, qu'clic tressaillit en sentant a main saiSie par une yieilll.! main
un peu tremblante.
- Ma chère petite, disait en m~e
tcmp une
voix timide, depuis la mort de ton pat.vre p1:rc, jf:
désirais cette heure ...
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
33
Mlle Delphine Maureilhan était petite, avec d.es
épaules iné~ales
et trop haut?s, mais. l~ corp~
dls~
gracié portait une t.ête fine qUi avall du e,~r
Jolie .et,
chose étrange, la .Je~n
vo)'~geus
eut lnp~esO
qu'elle ressemblait a sa vieille parente: c'etalt la
même coupe de visage, le même nez droit, très pur
de lignes, et surtout les mêmes yeux bleus, ombra~
gé~
de cils noirs, bien que les cheveux fussent
gns.
- N'as-lu pas eu froid? continuait Mlle Delphine,
tendre'ment maternelle.
- Oh 1 non, ma tante, il l'avait des bouillotes
dans l'auto.
- Si tu as eu chaud, raison de plus pour n~ pas
rester dans cet escalier qui est mortel. Je vais te
conduire dans ton appartement.
- Nous dînerons dans la bibliothèque, n'est~c
pas? interrogea Elzéar, la figure encore enfouie dans
le col relevé de sa pe 1isse. <
- Oui, mon ami, j'ai donné les ordres nécessaires.
El1e entralna Maguelonne par un long corridor ct,
en chemin., el1e lui expliqua:
:- J'!li installé ta femme ue chambre auprès de
tOI. J'.al pensé que cela te .ferait plaisir ... Dans les
premiers temps, tu te sentiras dépaysée ... Cela ne
peut être autrement.
J!:lle parlait par petites phrases courles qui n'attendaient pas de réponse. Dans cette maison dont, en
somme, elle étai.t la maltresse, elle ne s'imp,osait
pas, elle cherchait au contraire à s'effacer, à passer
presque inaperçue. Son influence, sa direction ne
clevaient se manifester que sous une forme cliscri.:te,
à peine sensible.
I~l.e
ouvrit une porte, tourna un bouton et introdUISIt .Maguelonne. Celle-ci pous a un cri de surpnse Joyeuse. Elle se trou"ait dans une chambre
d.ilnt les' boiseries, doucement teintées de gris, les
nc1eaux cie lampas bll:u et argent, le tapis aux fleurs
azurées, le lit Jaqué au~de
sus duquel une couronne
d'argent retenait des rideaux ue tulle broué, tout
semblait attendre une jeune princesse.
- Oh ! ma tante, murmura-t-elle, c'est beaucoup.
trup beau puur moi!
. J\~lIt.:
Delphi ne sourit sans répo.ndre, .li n sou ri re
0Y Il yayalt une grande mélancolJe, pUIS elle contmua. de présenter à la voyafieuse son nouveau
domall1e.
- ki, c'est le petit salon ... Et là-bas, ton cabinet
cie toilette qui communique avec la chambre de Ma
Dlluce.
Maguelonne entrevit rapidement de confortables
79-11
�34
LA BELLE HTSTOIRE DE 'IAGUELONNE
bergères, invitant au repos, un piano à queuL, un
dLlicieu.- bonheur du jour où, sans Joute, elle n'aurait pas d'ennuyeuses lettres d'affaire à écrire, et,
plus loin, la blancheur d'une baignoire, le lit de
cuivre de l'Arlésienne.
- C'est trop 1 répéta-t-elle. Je n'ai pas été habituée
à tant de gâteries! Ma tante, comment \OUS remercierai-je assez d'avoir inspiré à mon parrain la pensée
de me prendre chez lui ... Il est très bon, maIS - je
m'en suis bien aperçue pendant ce voyage - il se
laisse absorber par son amour des chos\.:s d'autrefois
au point d'on ou bIier les choses du moment. .. Vous
lui avez rappelé sans doute que j'existais.
Mlle Maureilhan eut une hésitation avant de
répondre. Oneût dit qu'clic cherchait à diminuer sa
part dans la bonne action.
- Je lui ai tout simplement lu la lettre où tu me
racontais ton intention de partir pour Paris avec
Ma DOllce, di;s que tu aurais trouvé une situation.
- Est-cc vous aussi, ma tante, qui m'avez envoyé
un messager, chargé de m'avcrtir que mon oncle
arriverait bientôt?
Cette fois, les beaux yeux si t(ndres et tout humides
de pitié sc levèrent surpris vers la jeune fille, dont la
taille semblait plus élégante, plus (:lanct:c auprès de
la pauvre silhouette tassée (;t sans grâce de sa yieille
parente.
- Un messager est venu de ma part? r(péta
Mlle Delphine. Tu m'étonne '" Je n'ai envoyé personne ...
- Pourtant, mon inconnu cmblait bien renseigné.
Il est grand, distingué; il a la figure rasée, le regard
très jeune den'j'rc le lor(;.n(ln, mais les cheveux sont
A:is. rI. e~t
d!f(j~ile
dt.' lui donn.... r .un âge. C.omme
SIgne dl st 111 ctlf, Il a une légl:re bOltene, suite éVIdente
d'une blessure.de guerre, bien qu'il ne porte aucune
décoration, et Il ~oit
être musicien, car je l'ai trouvé
promenant les dOIgts sur mon vieil Erard ...
Les yeux bleus ne considéraient plus Maguelonne;
ils s'étaient abaissés vers le tapi~.
- Je n'ai envoyé personne, affirma de nouveau
Mlle Delphine; mai~
avec moins d'assurance que la
premii:re fois.
- Alors, ma tante, comment cU étran~e
pouvaitil être si bicn rCl1sLigl1L?
Mlle Delphine nc' répondit pas. L'Arlésienne, qui
avait enlev\.! du sac de "a maitft.:sse h.:s objt,;ts de Il.iJ>tte, rentrait dans la chambre:
- 11 est lard, ma jolie, vous devriez remettre \'os
cheveux en ordre. Vous Ctcs êbourif~e
comme i v us
r veniez de la Pointe un jour de terni ête 1
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
35
- Je te laisse 1 se hâta de dire Mlle Maureilhan.
A. tout à l'heure 1
Elle fit le geste de partir, mais aussitôt elle s'arrêta,
comme prise d'une idée subite :
- Tu ne raconteras pas à ton oncle l'histoire de
ton étrange visiteur, recommanda-t-elle. Peut-être ~n
serait-il troublé, et il lui faut un grand repos d'espnt.
Celte fois elle ouvrit la porte et, à petits pas trottinants, le haut du corps un peu penché en avant,
comme si elle résistait à un mistral invisible, elle disparut.
- Elle ne cause pas trop, la demoiselle, remarqua
Ma. Douce. Avec Annibal, ça en fera deux dans la
maison 1...
- Ne les compare pas 1 Ma tante a un air, de si
gr<l:nde ~onté.,
Fi!5!lre-toi, je croyais que. c'ét~l
el~
qUI avait envoyé 1'1l1connu, et, lorsque le lUI en al
parlé, elle est presque tombée du cieL ..
- Ce n'est pas étonnant, ma jolie, puisque vous
avez reçu la visite d'un ange 1. . . Il faut le remercier de
nous .avoir . conduites ici... Nous y serons bien 1. Cet
escalier, fait pour la chaleur, où l'on gèle en hiver,
me rappelle les habitations de mon pays, où tout est
prévu pour le soleil et rien pour le froid, si bien que
qu~n
la neige tombe, les gens sortent avec des cris
de 101.e et cn ramassent dans la main pour la mieux
exammer.
Maguelonne avait écarté un rideau de la fenêtre.
Elle aurait voulu savoir sur quoi donnait sa chambre.
Pour remplacer la jolie nappe scintillante, tantôt
verte, tantôt bleue, qu'au Manoir une échappée dans
les arbres lui découvrait, elle rêvait d'un vieux parc
aux murs drapés de lierre, où il y aurait de beaux
ombrages et des statues moussues, où, l'été, elle
pourrait s'asseoir et travailler, rêver un peu ... Mais,
dans le noir extérieur, elle ne distingua aucune forme
et, remettant au lendemain la suite de son enquête,
elle se décida à passer dans le cabinet de toilette.
~lIe
Delphine revint la chercher à l'heure du dlner,
toulours sans bruit et avec peu de paroles.
- Tu ne connais pas encore les altres, remarquat-elle . Demain, je te les apprendrai ...
L'appartement de Maguelonne se trouvait dans un
corps ~e logis en retour, tandis que la biblioth:èque
occupait toute la façade sur la rue. On y accédait par
le palier, sous le recrard de V él'lus et de son cortège
d'amours, et, dès la'"porte, sculptée et dorée comme
u~e
entrée de salon royal, on pressentait que cette
pièce était le centre de la maison .
Y pénétrant, Maguelonne eut la vision de la
. E~
biblIothèque de Chantilly, visitée avec son père
�:)6
LA BELLE HISTOIRE DE
JAGUELO. ~NE
quelque dix ans aurarayant, pendant un court s~jour
qu'ils avaient fait à Paris. Le plafond, cai:i:;onné et
profilé d'or, venait par une courbe moellcuse rcjoindre
les lambris. Entre les fenètres - il Y en ayait dng se dressaient de cartonniers, dc lourdes armoie~,
sans doute bourrées de document. Du côté opposé,
des livres et encore des livres, ùes livre' sans
nombre ... Au milieu, des coffres à estampes ct, Ilottant sur le tout, cette odeur sp~ciale,
m~lan"e
de
papier:; poudreux et de cuir mangé aux vers, que
connaissent tous les hibliophiles.
Dl:s les premiers pa', la jcune fille ~rouva
une
impression ùe rcsi ect, un dé:;ir de silence. Elle avait
presque envie de marcher sur la pointe des pieds
pour ne pas réveiller les morts invisibles dont,
cependant, elle sentait la présence.
Un large bureau -le coin du travail, ans doute occupait l'une des extrémités. A l'autre, la plus rapprochée de la porte, s'élevait une haute cheminée
armoriée qu'entourait un cercle de fauteuils et où,
malgré le chauffage central, brellait un grand feu
de boi .
C'était là qu'Elz~ar
attendait sa sœur et sa nièce,
prl:s d'une petite table au somptueux Couver!. ..
- Eh bien 1 demanda-t-il en relevant la tète. Es-tu
contente de ton imtallation, Maguelonne?
- Si je ne l'étai pas, je serais bien difficile, mon
oncle ... Et comme je le disais à ma tante, je ne !:lais
comment \OUS remercier ...
JI hau::isa les épaules:
- C'est inutile 1 Je n'y suis pour rien ... Tout le
mérite en revient à Delphine (
Puis, comme s'il ne \oulait pas s'attarder sur ce
oujet, il ajouta:
- Sous la V( lite, tu as remarqué les cœurs et les
étoiles qu décorent les murs, les voici à leur place
véritable dans l'écu des Provence-Aragon, écartelé,
au premier et quatrième, d'azur à l'étoile d'artient,
au deuxième et troi ième, de gucules aux tleux
cœurs d'or.
Maguelonne, dl''': sée sur ses pointes, essayait de
déchifTrer la dc\,js~'
en caractl:res gothiques lui, sur
une band":lole. entuurait le blason. Slln oncle, visihll:mcnt heureux de la vuir s'intére ser aux chüses
du pass(, la lui traduisit: • Fe/'s Elle, IOl/jol/rs unis. »
qu.e .:ela veut dire? demanda-t-dle.
- Qu'c~t- L'étoile symbolisc la divinité, les deux cccurs,
j'amour conjugal. Si les Provence-.\ragon avai\:nt
mis cn pratiquc la devise de leurs alcux, ils eu sent
lté tnus des saints comme Elzéar ct Delphinl de Sabran dont ma s(!:ur et moi rortons les noms; mai .. ,
�LA DELLE HISTOIRE DE UAGUELONNE
37
à travers les si~cle,
ils l'ont souvent perdue de vue
- Où habitent ceux d'aujourd'hui ?
- Dans la rue Embouque-d'or qui est le prolopg ment de la nôtre ... Un vieil hôtel délabré, dont 11s
ne sont du reste que les locataires. Oh 1 tu les verras
sans doute. Le comte s'occupe de généalo.gies: Il a
ouvent l'occasion de fouiller dans ma blbllOtheque.
C'est un galant homme, très grand se~gnur
de g?ûts
ct de manières, mais ne sachant pas gerer ses affaires.
J'ai peur qu'il ne marie dirficilement se~
file~
- deux
lumclles - tr~s
bonnes enfants, maIs qUI appartiennent à la catégorie des jeunes personnes ultramodernes auxquelles je suis heureux que tu ne ressembles point.
La porte s'ouvrait devant Annibal apportant une
Soupière d'argent. M. Maureilhan retourna son grand
fauteuil; Mlle Delphine se glissa sur une chaise, et
Maguelonne s'assit devant le troisii;me couvert. On
n'entendit plus que le tintement discret des cuillères
sur la vieille porcelaine de Chine. La jeune fille eût
voulu rom(lre le silence, parler, mais quelque chose
l'oppressait, sans doute le voisinage des morts, endormIS sur les rayons de la bibliothèque, ou plutôt
une présence invisible qu'elle sentait tout près d'elle
c~ que les autres devaient sentir aussi, celle du héros
disparu dont, à cette heure, elle occupait la place.
Sous la chaleur trop forte, l'odeur des vieux bouquins se dégageait de plus en plus. Il semblait à
Maguelonne qu'elle se trouvait au sein d'une vaste
nécropole dont son oncle Elzéar était le gardien
sombre et muet. Des idées sur le néant des êtres et
des choses lui traversi;rent l'esprit: CL!S hommes, ces
femmes, dont les livres innombrables contenaient
l'his.toire ou la pensée, s'étaient agités, avaient aimé,
ouffert, connu la joie et la douleur, puis ils étaient
morts., et,.maintenant, dans l'éloignement des si:cle~,
p~rml
la Ioule des rois, des poètes, .des gran~is
..:ap1tames, quelques figures se détachaient, lumineuses
et .sereines, que personne ne discutait : figures de
s~nt,
ou tout simplement d'êtres de dévoû.ment et
cl ~crglC,
glll, s'oubliant eux-mêmes, s'étalent sacnfiés pour le bonheur ou le salut des autres.
Et la jeune fille croyait entenJre la voix atTaiblie
de son pi..re : « Pour qu'une vie soit bonne, il faut
qu'elle oh6isse au devoir. »
Nibal, comme son maltre l'appelait, allait et venait
à pa~
feutrés. Son visage bleu impassible feign~t
d.e
ne S'Intéresser à rien. Maouelonne n'en cont1l1Ualt
pas moins à cprouver un 7nalaise instinctif de son
se,"!1 voisinage, ct, ce malaise qu'elle ne P?uv~it
définIr, d1e sc Je reprochait comme un parti priS.
�38
LA DELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Apri!s le dlner, elle essaya de renouer la conversation; mais ses yeux se fermaient: elle dut demander
la permission de se retirer.
Ma Douce l'attendait dans la chambre où elle pr.5parait la toilelle de nuit.
- Ah 1 ma jolie, c'est vous! s'écria-t-elle. Je pensais bien que vous ne vous allarderiez pas. Moimême, j'avais de la peine à écouter les galéjades de
ce bon Marius, si amusant cependant.
- Es-tu contente de ta premi~
soirée?
- Oui el non. La cuisinière est la sœur de Marius
et elle lui ressemble 1 C'est du vieux temps. Ça ne
tromperait pas les maîtres pour un empire. La
femme de chambre est plus d'aujourd'hui, mais, tout
de même élevée par les Sœurs ... de la réserve encorel ... Le chauffeur, pourvu qu'il mange et boive,
il n'en demandd pas davantagel ... Mais Nibal me
reste décidément en travers du gosier 1
- Alors, tu crois que nou devons nous en méfier?
- On ne peut pas savoir ce qu'il y a dessous 1 Il
me rappelle certaIns endroits de chez nous, dans la
Camargue. On croit que c'est un pré avec des toufTûs
de joncs et de salicornes. On s'aventure à y marcher
et c'est un marais où l'on s'embourbe.
- Que t'a-t-il dit r
- Oh 1 pas grand'chose 1 Il a l'air de mépriser les
autre . comme s'il était un grand seigneur, égaré à la
cui ine. 11 m'a demandé seulement si nous ctions là
pour longtemps . .Te lui ai répondu que je n'en sav<tis
rien. Et j'ai bien vu que la curiosité, tapie derri\:re
les vitres de ses yeux, n'était pas satisfaite de ma
réponse.
- T'a-t-on parlé à la cuisine du jeune maltr , si
glorieusement tom hé ?
- Marius n'en a dit qu'un mot: " La maison va
être plus gaie qu'elle n'était. Ça nous l'amènera au
temps où M. Amaury, en montant l'escalier, cnvoyait vcrs le plafond de jolies chansons provençalcs .• Nibal a ~ardé
le silence commc on fait lorsqu'un mort pa!>se. Les autres aussi.
J\laguclonne avait de la peine à suivre les p8roles
de sa \'icille bonne: ses paupières battaient sous le
sommeil qui l'cnvahissai1.
Pourtallt elle essaya dû donner corps à une pensée
qui s'agitait dans le vague de son esprit:
- 1\la Douce, nous vivons un conte de fées, ct
pourtant je crois que j'ai peur de l'avenir.
- Il ne faut pas en avoir peur, ma j0lie. Il faut au
contraire lui sourire puisqu'il vous fait risette. A
celte heure, vous ne vous tenez ras plus debout que
Kerc()z, le vieux pêcheur, le<; SOIrs de pardol'l. Dite
�LA BELLE HISTOIRE DE
1AGUEtO!\
~
'E
39
votre prii.:re et couchez-vlius. Demain, quar<.l le ~oleJ!
brillera, toutes les idées noires s'évanouiront comme
la brume du matin quand vient midi.
.
Magudonne obéit; elle sc cou.:ha, et SI grande
était III lassitude qu'aucun rève ne l'agita.
IV
. Lorsque la dormeuse se réveilla, il faisait grand
JOur; elle courut à la fenêtre et en écarta les "vlets
ir~téeus.
Désillusion 1 le parc don: ~)e
~vit
r,êvé,
O~I
e.lle ~spérait
passer le~
lon.gs ~pres-mld
d été,
n, ~xlsta
que dans son ImagInatIOn .. ~
sa place,
5 etendalt une grande terrasse, termlllee p~r
~J né
balustrade, qui devait dominer une rue parallcle a I.a
rue des
. Trésoriers-de-Fran.:e , et sans doute serVIr
ct e tOit aux communs, garage ct écuries.
.
~aguelon
soupira: au sortir du ;\lanoir qUi recevait SI librement le grand air du large, l'hôtel. de Provence-Aragon lui produisait l'efTet d'une pnson.
J\.la Douce entrait à ce moment, un plateau ~ la
maIn.
- Quelle heure est-il donc'? demanda la jeune
fille.
- Neuf heures, ma jolie ... Vous avez bien dormi '?
...- Trop 1 Demain, Je reprendrai mes hat\ltudcg
bretonnes ... Ma tante est-elle déjà venue ht.:t:rter à
ma porte?
- Non, elle est à la me~s.
- J'ai .envie de la .rejoindre ... Toi qui cllonais
Montpellier, tu m'expliqueras le chemin à ~lIi\Te
...
1\ll1e Delphine rentrait quand, dans l'cscalicr eJle
rencontra sa nièce en tenue de sortie.
'
- Vèux-tu que je t'at:compapne à la cathl:,lr<!le 1
proposa-t-elle. Cela te ferait vOII'la \'ille.
- Oh 1 ma tante, c'est inutile!.Je mt' dl:l,rlltlllicrai
fort bien. Ma Douce m'a donné quelques indications.
- Je sais, en effet, qu'à présent les jeunes filles
sortent seul~,
tout au moins pour alll' r à 1'0J.!lioc, il
des cours ou chez leun; amies ... Pl ' r~0ne
ici ne
!roU\'cra donc à redire à ton indéplndanct.', ct
J'espi.:re que lu n'en abuseras t'as ... Va donc 1 Mais
n'oublie pas l'heure du déjeuner. Ton oncle n'aime
pas à attendre.
Maguelonne traversa la voûte, décorée de cœurs
et d'étoiles: elle pensa à la devise inscrite ~ur
la
ch~miné
de la biblioth{;que: Vers Elle, tOl/jours
lilI/S. Elle était belle, cette devise, qui, en une ~ , cuJt)
�10
LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E
ll"ne résuma it tous les devoirs du mariage chrétte n.
Eile ~ût
voulu la faire sienne et la vivre . Ce devait
être si bon de n'avoir qu'un même cœur, une même
foi avec son mari 1
Toute à ses réflexio ns, elle ne s'étonn a pas de
voir le portail s'entre- bâiller devant elle par les soins
de Marius qui balayai t sa loge; elle écarta le lou~d
vanlail, décoré de fleurs et de fruits, et, sur le scull,
elle s'arrêta pour humer l'air frais du matin.
Le mistral s'était couché ; derrii.:re lui, il avait laissé
un ciel sans nuages et très bleu, qui paraiss ait
encore plus bleu entre les maison s gnses, presqu e
noires.
La petite rue étroite en était toute réjouie ; Magu~
lonne éprouva une impress ion d'allége ment, de dél~
vrance, et, presque joyeuse ment, elle attira le vantatl
à elle pour le fermer.
Comme elle faisait ce geste, ses yeux rencon trèrent
un groupe qui se dirigeai t vers La rue de la Loge:
deux jeunes filles , presqu e identiq ues et très. gr~
vures de modes, cheveux dorés, regard d'azur, m\l1OI~
chiffon né, mantea u brique de couleur osée, chapea u
enfoncé sur les oreilles , fins talons et bas de soie,
et un grand jeune homme botté, figure pâle, moustache noire, l'air distingu é, un stick à la main, Le.:
ruban de la Croix de guerre à la boutonn ii.:re.
Au passage , les trois efOeurè rent du regard Maguc~one;
ellc eut conscie nce qu'elle les intrigua it, que,
derril!r e elle, des chucho tements s' échang eaient:
- Je rarie que ce sont les demois elles de Provence-A.ragon, I?en a-t-elle ... Mon oncle m'a dil
qu'elles étaient Jumelles et trl!S modern es, mai,; il
n'avait pas mention né l'existe nce de leur fri.:re.
Une pensée lui traversa l'esprit, une de ces pensée s
qui viennen t souven t aux jeunes filles à la saison du
mùriag e: elle la repouss a aussitô t, comme étant de
ces idées dangere uses que M. le recteur lui recomm~ndait
d'éc~rt
avec soin pour ne pas trouble r son
eXisten ce solitair e d'orphe line.
_ - Du reste, ajouta-t -elle dans l'intime de <;on
Cl1:.:, les Provenc e-A.rag on sont nobles comme II;
rOIs ... Ils doivent recherc her les alliance s illustre '.
Elle continu a son chemin par la rue étroite et tournante. ~ans
un élaq~isemnt
de la rue Embou qued'Or, fait sans duute jadis pour le croisem ent de
ca!"rosses, elle remarq ua un hôtel de belle mine, mai'
éVidemment dégradé .
- C'est là qU'lis habiten t 1 décida- t-eHe
Elle s'en voulut encore d' occupe r sa pe~sé
de cc
Provenc e-Arago n,. gra~Js
seigneu rs dédaign eux qUI
sans doute mépnse ralent fort la petitel: )ourgeo lse
�LA BELLE HISTOIRE DE r-IAGUELONNE
41
pauvre qu'elle était, et, pour se débarrasser de cette
hantise, elle essaya d'occuper son esprit par le
spectacle des choses extérieures. Dans le lacis de
rue . aux pavés en têtes de clous, des enfants jouaient
Sur le seuil des vieilles maisons; elle aurait voulu
Icur parler les embrasser, comme ellc le faisait en
Bretagne I~r squ
'el
traversait le village, ~ais,
tous
s'enfuyaient à stln approche et elle ressentit cruelle~ent
cette impression d'être l'étrangère dont on n'a
lamais rencontré le visaoe et dont on se défie.
Il se passera du ttmps avant que je sois acclimatée dans ce pays, adoptée par lui,» pensa-t-elle
avec un soupir.
" .
Apr~s
s'être égarée un peu, eUe attelgl1lt la cathedrale et s'arrêta, plus surprise encore ~ue
charf!lé~,
d;vant le porche, des piliers cylindnques, co~fTes
d,un. cône, qui supportent une voûte en crOisée
.
d 0J~lve
.Çela ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait. vu
delà. Peut-être cela remontait-il à ces rois de MaJorque dont Elzéar Maureilhan avait écrit l'histoire?
Elle entra: une mes c venait de finir, la dernière
eobablement, car, un à un, les fi&les se retiraient.
es pas de la jeune fiUe résonnèrent dans la large
nef. Elle monta jusqu'à la balustrade du chœur, et
sans .accorder un regard au maitre-autel en br~nze
Cisele, elle s'anenouilla sur l'une de ces chaIses
doubles, si fort ~n
favcur dans le Midi, et elle enfouit
son vi aHe dans ses mains .
. Jusqu'Ici, l'esprit dispersé par la multiplicité des
lI~agS,
le corp harassé par le long voyage, elle
~ aV~lt
pas bien r\iali é sa situation. Dans le silence
u heu saint elle osa la regarder en face.
Elle allait habiter un hôtel omptueux, presque
l~
ralai . ; mai .· cet hMel était ~riste
et, en dehors
le Ma Douce, elle n'y trouverait pas les douceurs
de l'i.ntimit\i. L'oncle Elz\iar, ab orbé par sa marotte
archeologique, ne lui dcmandcrait que de ne pa
lf?ubler la régularité de ses habitudes, et s'il l'app ea,lt auprès de lui, ce ne serait que po~r
l'a.ssocler à
Ses travaux. Il ne se pr\iocclIperait lamaIS de ce
.
qU'elle pourrait penser nu souffrir...
. La tante Delphine était très bonne, elle seraIt souc~use
de son hien-être mais songerait-elle que sa
nll:ce était jeune qu'cll'e avait un cœur qui ne demandait qu'à sc dévouer â se donner? A cause de
~I)n
infirmité, elle avait ~écu
en marge de la vie, ~t,
~anc;
doute, elle s'l:tait interdit tout rêve d'avenIr .
.', mment comprendrait-elle tout ce qui s'agite der
t ler·~
le front d'une jeune fille?
Et même. si elle le comprenait, oserait-elle le
�LA BELLE HISTOIRE DE UAGUE LONNE
laisst.:r voir: cUe sembla it si timide 1 Quand ~Jle
1 arlait il Y avait de temps en ternI' des arrets, des
slle'nce s, qui faisaien t songer à ces points de . suspension que les auteurs mettent dans leurs hvres
pour fig.urer une p~nsée
qu'ils n'expril !lent pas. .
Et pUIS, à quel titre Maguel onne était-ell e appdee
à s'asseo ir au foyer de son oncle: petite parl!nte
pauvre, recueill ie par charité, qui vieillira it doucement dans le célibat en tapant sur une machin e à
eaire'! Ou. bien filleule, dOlée petitem ent o~ grandemcnt sUivant )a généros ité de son parrain ? Ou
encore héritièr e reconnu e et, en cette qualité, présentée à toute la provinc e?
Entre les trois conject ures, il lui était imposs ible
de discern er la bonne, et les domest iques sans
doute ne. I~
discern aient pas da \'antage : r::.ibal ne
demand ait-il pas quelle serait la durée du sejour de
la demois elle?
Pour cet homme , elle était déjà l'ennem ie, celle
qui pouvait prendre la premiè re place sur le testamtnt du maitre 1
.
- Il s'imagi ne peut-êt re que je suis une intrigan te 1
pensa Maguel onne.
Des larmes jailliren t de ses yeux, larmes de sa
fierté humilié e. Si elle avait vécu de son travail, perSOnne au moins n'eût pu l'accuse r de calculs aussi
mesqui ns.
Et elle imagina ce qui serait arrivé si son père
avait pu se rétablir . Evidem ment, cela n'eût rien
changé à la situati on: il eClt fallu tout de même
\'endre le Manoir , mais le comma ndant aurait accompagné sa fille à Paris; il l'eClt encoura gée de sa prést:nce, sout enue de sa tendres e.
Il la compre nait si hien : il sentait telleme nt comhien elle devait lutter contre les tendanc es que l'h érédité avait déposé es en elle. Sans jamais déformt :r
~a
nature aimante et enthous iaste, il eClt achevl' de
mil de 1er son ame par ses conseil s, par de belles el
nobles lectures .
• .Je me sens encore si incomp lète 1. pen!'a Maguclonne:. L'idt:e de son abando n moral s'abatti t sur
dIe t't, se croyant seule aux pieds du Con~1
lateur
des c(('urs endolor is clle (c1ata en sanglot s.
r:lle pleurall avec' une telle véhl' mencc que ses
épaules en fr0miss aient. Cet ac~s
de dé sespoir Ile
dura pas longtem ps: une main se po sa sur son bras:
- Qu'avez -vous r demand ait en même t~mps
une
c!le VOIX grave. Ne puis je lien lour adoucir votre
pClne?
E\le releva la tête : une femme d'une trentain e
d'année s se tenait debout auprLs d'ellc, gran le ct
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
43
mince, un beau port, le profil un peu anguleux,
mais des yeux bruns, pénétrants et doux, qui semblaient descendre en vous pour y chercher le secret
du CCCur.
Maguelonne, confuse, s'essuya le ' yeux; l'inconnue
avait l'air distingué: un sombre manteau d'hi l'cr à
l'elweloppait toute, et ~ne
pet~
toque,
col d'astr~kn
sans garnitures, achevait de donner a sa todette une
allure presque masculine.
.
Qu'avez-vous? répéta-t-ellc. AUriez-vous perdu
quelqu'un qui vous était cher?
-:- l\1~n
père .. , mais il ya déj'à 10ng~eI?ps,
-:-•.dix:
" hUit mOIS, - seulement, tout à l' 1eure, J'al pense.a 11:'1
et mon cœur s'est brisé ... Ç'a été plus fort que m011
- Paune petite 1. .. Seriez-vous st':ule au monde j\
:- Oh! non, j'habite chez mon parrain depuis hier
SOl~·
... Tout est nouveau pour moi ... Alors, j'ai manque de courage ... Mais pleurer ainsi c'est pécher
contre l'espérance 1. .. /\. présent, je serai forte ... Je
ne recommen.:erai plus ...
Elle s'essuyait toujours les ycux : d'autres larmes
me~1açlnt
de rouler sur ses joues .. . Sa nouvelle
amie s'agenouilla auprès d'elle:
- ,~a
prièrc de deux âmes est plus pu issante que
la prtc~
solitaire, murmura-t-elIe, si vous voulez,
nous pnerons ensemble.
" Elles réciti:rent un Pater et un Ave, puis la jeune
lemme se redressa:
- Sortons 1 proposa-t-elle je désirerais causer
avec vous.
'
Il Y avait une lelle autorité dans le ton que
Maguelon,ne obéit, sans réfléchir qu'il était imprudent de lIer conversation avec une inconnue. Elles
gagnèrent la porte.
- Où demeure7.-Yous ma ch~'re
enfant'? lui demanda sa compa~ne
d'u'n ton presque maternel.
p - Rue des 1 résoriers-de-France , à l'hôtel de
ro\'enc~-Aag
,
fi - MaIS al or , vous êtes Ma~lIcone
Perhello, la
lleule de 1\1. Maureilhan?
- Oui, madame. Comment me connaissez-vous '?
- Votrt: parrain est le camarade de collège de
mon p!rc, le professeur l\fouràe, de la Faculté de
ml!decine. Je savais par votre tante Delphine que
son fri:l'c était allé vous chercher .. .
- Vous connaissez aussi ma tante?
- Je crois bien ... Elle m'aide même beaucoup en
s'occupant de la lingerie tlu Foyer Notre-Dame, où
s~n
reçues les jeunes étudiantes sans famille qui
deslrent poursuivre leurs études dans une atmosphère de sécurité et de saine ambiance morale ... li
�44
LA BELLE HISTOIIŒ DE :JL\GUEO~.i'
n'y a pas de dévouement c(~ml'a.:,e
au s~en,
si
modeste toujours, .cherch.ant a ::;'ellacer. Jamais l'lus
grande âme n'h~blta
petit corps.
Au premier abord, (\n ne s'en doute ras.
Comme vous dites, elle est si modeste, si effacée!
Mais, j'ai bien compris, l'al' ~a
s(,lli.:itude à mon
endroit, que son bonheur était de s'occuper des
autres.
Tout en causant, elles avaient remonté la rue qui
longe la Faculté tle médecine, jadis abbaye bénédictine d<?nt,la .cath~drle
était la chapelle.
.
Le soleil !.!lait déjà haut sur l'hOrizon, et, malnt~na.
que le. mistral ne soufllait plus, l'ai.r s'attiédlssalt au romt de donner l'illusion du pnntemps,
Sans le moindre respect humain, la. fille du 'professeur Mourèze s'assit sur le aarde-tou de pIerre
qui borde les fossés où le conèier!!e de la Faculté
abrite, l'hiver, les plantes vertes destinées il décorer les fêtes universitaires et, d'un signe, elle enpagea sa jeune compa[.:ne à' prendre place aupr~s
d'elle.
-:- Vous pouvez faire beaucoup de bien dans la
maison de votre oncle, ma chère enfant.
- Quelqu'un me l'a dit déjà...
. .
Maguelonne allait raconter l'étrange VI St te qu'elle
avait reçue au Manoir; elle réfléchit soudain que ce
rt~Cl
pourrait revenir aux oreilles de son oncle et
elle se tut.
- Ce quelqu'un avait raison, affirma sa compagne. Votre oncle Elzéar est nmg6 l'ar ::;on chal;nn.
- 11 s'y est muré absolument i Jamais il ne parlc
de son fils ...
i\lIle Mourèze était devenue très pale, mais, si sa
p~leur
,était ~Iue
à quelque souffrance rhysique, clle
n cn laissa nen parait re :
où l'on ne porte pas le bistouri peut
. - Un abc~s
Infcder tnut un organisme, contlOua-t-ellc. LMsque
vous connaitrez mieux votre oncle il faudra essayer
de pénétrer dans le sanctuaire 5e~rl!,
mai" dOUCLment, tendrement. Il a un cœur qui réclame beauCOl~p
dt.! ménagements ...
1·,lIe. n'en ajouta l'as da\'anta ge . Onze heures
~onaIct.
A - Je vais à la Facllltt:, dit-elle en se lcvant.
ccompagne7.-moi jusqul-Ià.
M~pu(:lne
!a sui\it iu 'qu'au \,.10t jeté !'lIr ks
fo~sc.
Dcux fIgures de médecins à 1 rruque yar~Ient
la porte de. cet nir placide dcs illustratIOns
a assIs dans
j anf.tan <l':le le CIseau .d'un ~cul'ter
tes autcuils pour les SIL des à \'cnir.
- Allez-vous retrouver monsieur votre pèrc ? deJ
�LA BELLE HISTOIRE DE UAGUELONNE
45
manda la jeune fille, intéressée par tout ce qui concernait sa nouvelle amie.
- Oui, je vais assister à un de ses cours pra~
tiques où j'ai toujours à apprendre. C'est un SI
grand maître 1
- Mais alors, mademoiselle, vous aussi ? ...
- Oui, moi aussi, je suis le docteur l'v~ourèze,
le
docteur Lazarine Mou rèze ... Il faudra vemr me VOIr.
On me trouve chez moi, le jeudi, de quatre à sept,
et, chaque soi l', à partir de six heures, au Foyer
Notre-Dame, rue Bonnard en bordure du JardJl1
des Plantes ... Je compte s\.l~
votre visite ...
- Je. serais une inprate si je n'allais p~s
vous
remerCier, mademoiselle. Vous avez été SI bonne
pour moi 1... Je crois bien que c'est Dieu qui vous
a envoyée vers ma détrcs e.
- Peut-être bien 1 J'allais sortir sans vous remarquer lorsque j'ai entendu vos sanglots.
- Et vuus êtes revenue sur vos pas. Combien
d'autres ne l'auraient pas fait 1
Elles étaient à la porte du grand pas-perdu dallé,
qu'entoure un cercle de figures de bronze, célébrités
médic~les
dont s'hon~re
ia. Faculté de Montpellier.
Deux Jeunes filles, l'au' séneux et ferme, le regard
droit, les rejoignIrent.
- Mademoiselle, demanda l'une d'elles, nous
ferez-vous, ce soir, cette causerie sur les devoirs du
médecin que vous nous avez promise?
- Bien sûr, Annette, je la ferai 1 Quand j'ai promis,
vous le savez, je n'aime pas manquer à mes promesses.
L'autre jeune fille n'avait rien dit: son regard bleu,
couleur du ciel, semblait absorbé dans une pensée
intérieure qui l'isolait du va-et-vient bruyant des
étudiants se rendant au cours ou en revenant.
- Maguelonne, suivez-nous jusqu'à la terrasse,
proposa Lazari ne. Je vous montrerai le chevet de la
cathédrale.
Cette terrasse dominait une cour, coupée de plates.
bandes que l'hiver dt:!l1udail et au fond de laqtlellc
s'6tendait l'amph ith6atre d'anatomie.
.
Lc licu eût 6té s6vère, sans beauté, SI, à droite,
la cath6dralc ne se fût dressée avcc ses tours carrées
olfrant à la vue sa grandc--rosace et un reste de cloitre:
Lcs vieilles picrrès, touchées par le soleil, prenaient
une chaude ratine qui chantait sur le ciel bleu.
- Voici l'Image de nos vies, remarqua Mlle Mourèzc en mettant la main sur l'épaule de l'étudiante
aux yeux bleus. Ici, le devoir, là-bas le secours POUl'
le bien remplir. N'est-ce pas, mes enfants?
Les deux jeunes Hiles sourirent sans répondre:
�46 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
la répétition de l'heure sonnait. Elles descendirent
les deêorés qui conduisaient à l'amphithéâtre.
e son t deux de nos filles, raconta Lazarine en
les regardant s'éloigner, des âmes délicieuses, toutes
de sacrifice. Annette Belvezet a dernii.:rement refusé
un parti avantageux vers lequel inclinait son cœur
pour ne pas quitter sa mère malade. Et l'autre, Germaine Montai, a été dépouillée, puis mise, avec son
frè:re, à la porte de la maison paternelle, par une
belle-mère, vraie marâtre des vieux contes, qu'ils
n'ont pas voulu, en souvenir de leur père, attaquer
eH justice. D'abord, les pauvres petits ont cru pouvoir vivre ensemble avec leurs modiques ressources,
mais, vite, ils se sont aperçus de l'Impossibilité de
réaliser leur désir. Germaine· est donc venue avec
nous au Foyer Notre-Dame, et son fri!re, qui prépare
sa licence ès lettres, est entré à la Maison fraternelle,
œuvre similaire qui abrite les étudiants sans fortune.
Tous deux sont contents de leur sort.
- J'ai été frappée du beau regard de celte jeune
fille.
- Vous avez trouvé, sans doute, qu'il y avait du
ciel dedans ? .. Vous ne vous êtes pas trompée. Je
ne crois pas que Germaine achi!ve ses études de médecine. A.vant, Dieu l'aura appelée à son service.
Elles traversaient de nouveau les Pas-Perdus, presque vides il présent que l'heure avait sonné.
Mlle Mouri!ze remarqua en souriant:
- Je suis sûre que vous ne vous attendiez pas
à rencontrer des étudiantes de cette sorte.
- Je l'avoue ... Lorsqu'on n'est pas sortie de son
trou, on garde beaucoup de préjugés.
- Au fond, vous n'avez pas tort! Les fortes études
sont un grand écueil pour la femme. Elles favorisent
ses goûts d'indépendance et souvent la détournent
de sa mission qui est le dévoüment, le sacrifice.
Mais nos chères filles n'ont pas l'orgueil de l'esprit;
elles aiment les conseils ct ne cherchent qu'à se
dévouer corps ct âme ...
Elles étaient revenues au petit pont où 13arthez et
Delapeyronie, confortablement a<;sis, regardent défiler le générations.
Au rCl'Oir, petite amie, dit LU7.arine. A bientôt,
n'est-ce pas?
Maguelonne rentra le cœur en fête; en chemin,
elle embrassa deux tout petits, moins sauvages que
leurs aînés, qui, dans une vieille rue tortueus..:,
étaient venus familièrement s'accrocher à sa jupe.
Il y avait du soleil dans li! grand escalier, et, cc
soleil, il lui sembla qu'clic l'avait aussi en elle. Tout
de suite, elle se mit à la recherche de sa tant\! Del-
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E 47
phine pour lui conter son aventur e, mais la femme
de chambr e lui apprit que Madem oiselle, à cette
heure, écrivait sous la dictée de Mon ieur, pour
remplac er Anniba l, le secréta ire ordinai re, qui était
en courses . Elle dut donc remettr e à plus tard le
récit de sa matinée . Ma Douce seule en reçut confidence .
. - Je suis content e, déclara -t-elle, cette" médeCme » a mis de la lumière dans vos yeux, ma jolie.
Elle doit s'enten dre à console r l'âme aussi bien qu'à
gU0rir le c0Jtls.
v
Le déjeune r venait de finir sans que Maguel onne
eût trouvé l'occa ion de narrer sa rencont re du matin.
Son oncle sembla it retiré dans le jardin secret où il
cultivai t sa douleur , et sa tante se taisait, soucieu se
avant tout de ne pas trouble r le silence absorbé de
Son frère.
L'imme nse biblioth èque ressem blait, de plus en
plus, à un temple où Dieu-H ostie n'eût pas été, mais
qu'euss ent rempli des morts sans nombre , l'abbay e
de Westm inster ou le Panthé on 1 La jeune fille n'é··
prouvai t pas cepend ant l'impre ssion déchira nte d'iso.
IGment qui, le matin, un momen t, avait eu raison Je
sa vaillanc e . Elle pensait à Lazarin e ...
b Anniba l fit dispara ître la petite table de comédi e,
alaya les miettes et rendit au coin de la chemin ée
Son air de salon. Il venait de se retIrer quand la porte
e rouvrit sous sa main, et il annonç a, la voix pom·.
peuse :
- M. le comte de Proven ce-Arag on.
Celui qui entra, un hflmme de moyenn e taille, à
blanche , avaitla figure fine, 'mais des traits
(~ustacbe
atlgués : une palle d'oie griffait .la tempe près des
yeux.
-:- Cher ami, s'écria- t-il, il y a un siècle que je ne
SUIS venu causer avec vous 1. ..
Déjà l\-t1Je Delphin e se levait dans l'intent ion évidente de se retirer et d'entra lncr doucem ent sa ni\!ce
à ~a suite; mais le vieux gentilh omme s'y opposa en
imiter
Ill! baisant la main avec une grace difficile à
qui disait tout à la fois son affectio n et son respect :
- Madem oi se lle, je vous en supplie , ne prenez
pas la ruite ainsi que votre charma nte compag ne ...
, - Maguel onne Perhell o, acheva Elzéar, la fille
une l~e mes cousine s que vous vous rappele z peu~
étaIt avocat.
otre, Vlvctte Maurei lhan, dont le p~re
?
�48
LA BELLE HISTOI RE DE MAGUELONNE
Si je me rappell e la jolie Vivette , autour de
laquelle , dans le monde, tous les jeunes gens s'empres aient, ah 1 je crois b.ie!1 1 Elle se,mbl~it
l'incar.~
tion même de notre Midi .. , On eut du la chOISir
comme reine du Félibrig e 1... Madem oiselle lui ressemble étonnam ent. Et le joli nom de Maguel onne
qu'clle porte. ce nom qu'ont chanté tous les troubadours, la parc d'un charme de plus 1
Il s'assit sur ce madrig al et continu a:
- Mes filles se rendaie nt au manège , ce matin,
avec leur frère. Elles ont entrevu Mlle ' Perhell o qui
sortait, et, au retour, elles m'ont dit: « Cette jeune
fille doit être la filleule de 1\1. Maurei lhan 1 » Etesvous pour longtem ps ici, madem oiselle?
Il se I?enchalt sur le bras du fauteuil , vers la jeune
fille, éVidem ment très anxieux de sa réponse .
Ce fut Elzéar qui expliqu a:
- . 1\lagueon~
ne nous quittera plus que pour se
maner. Désorm ais, elle sera notre fille.
Les paupièr es du comte.bai~
·e nt:
une satisfac tion,
peut-êt re même un espoll', ghssa dans ses yeux à
dl!mi fermés.
- Béreng ère et Almodi s s'en réjouiro nt 1 déclara t-il en sc redres ant, car la premiè re vue leur a ét~
très sympat hique et, le voisina ge aidant, celte heureuse impn,:ss ll 11 ne pourra que se confirm er en
bonne amitiü.
- Ce matin, j'ai déjà faIt la connais sance d'une
l\lontpe lliürain e, annonç a l\laguc.:lonne tout à coup,
.M Il.., Lazarin e Mourèz e.
- Notre doctore sse 1 Oh 1 prenez garde, mademoisdl e ... Elle est dangere use 1 t l'ès dangere use 1. .•
- Pourqu oi?
- Parce que, de gré ou de force, elle vous enré,
gimente ra pour son Foyer Notre-D ame ou son œuvre
des Enfant malade s 1... Je la connais [ort bien ... Sa
m::l'e, une l\lontse rvade, était une de mes parente s.
Elit) se prit de reconna is ance pour l\1ourèze, jeune
encore, mais déjà céli;hre , qui avait sauvé son père en
tentant une opérati on, déclarü e imposs ible par tous
se c(lnfri;re , et elle l'épous a malgré son entouraFle.
Nous ne • cousin ons" pa beauco up. Nos chem1l1<;
sont i diff.}rents ... Cepend ant, on échang e par an
deux (lU trois visites.
- J\lais je serais très heureus e d'être enrégiment.}\!! a sura i\laAue lonne, Tante Delphin e s'o~
~upe
déjà. d~'
la lingerie tlu l' oyer Notre-D ame. MOI,
JI.: pourraI s m'olTrir pOUl' des travaux ùe dactylo graphie et ln me enseign er la sténo à celles qui vouIraient prendre leurs cour ' de cette manière .
- Madem oiselle, ne so 'el pa imprud ente ... SI
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
49
vous présentez le petit doigt à l'engrenage, il vous
happera toute 1 Les patronages, gouttes de lait, dispensaires, foyer de la jeune fllle et autres inventions
modernes sont de véritables boulets qu'on traîne au
pied. Impossible d'organiser une partie de plaisir,
une excursion en auto, sans entendre cette petite
phrase: "Et mon service, qui le fera? » C'est assommant! Bérengère et Almodis s'étaient d'abord lancées là-dedans, entralnées par des amies de pension,
mais j'ai vite mis le holà, et , du reste, elles ont été
les premières à reconnaltre que j'avais raison ...
Maintenant, elles ne s'occupent plus que de ventes
et de concerts de charité ...
Maguelonne considérait l'étoile de la cheminée.
Un souvenir remontait à sa mémoire: c'était avant la
guerre, au cours d'une excursion au phare d'Eckmühl.
Leurs compagnons, redoutant la fatigue d'une longue
ascension, n'avaient pas suivi le commandant et sa
fille jusqu'à la dernière plate-forme.
.
De là-haut, la vue s'étendait merveIlleuse sur la
Côte sauvage de Penmarc'h et il semblait que l'air
était plus pur à respirer; dans son enthousiasme,
Maguelonne s'était écriée: « Les autres ne savent
pas ce qu'ils ont perdu 1 » Et son père, lui mettant
la main sur l'épaule, lui avait dit alors: « Oui, petite,
l'effort coûte, mais l'effort paie... »D'abord cette
réflexion avait glissé sur son âme trop jeune, mais,
plus tard, elle l'avait retrouvée lorsqu'elle avait
enfermé dans son cœur tous les conseils du cher
disparu comme on recueille, dans un coffret, les
reliques de ceux qu'on a aimés.
Et, soudain, presque involontairement, sa pensée
se fit jour, elle remarqua:
Nous contraindre à l'oubli de nous-mêmes
apporte peut-être plus de joie que la satisfaction de
nos désirs.
Le comte de Provence-Aragon eut une légère inclinaison de la tête qui semb lait approuver la jèune
fille, mais qui, à la vérité, n'était qu'un geste de. déférence pour des paroles de femm\) qu'on ne dIscute
pas tout en les trailant à part soi de puérilités.
- Lazarine Mourèze est l'illu tration vivante de
Votre th0se, mademoiselle, reprit-il, un fin sourire aUl(
l!:vr·es. Elle tient de sa mère une énorme fortune.
Son père gagne ce qu'il veut avec son bistouri. Ils
Ont villa à SaInt-Raphaël, château au bord du Lez. fl
yaquelque quinze ans, tous les jeunes gens de la ville
ct de la province ont demandé en mariage ma jeune
c~usine,
et, au lieu de fixer son choix sur l'un d'eux, à
vIngt-cinq ans, elle a J1référé renoncer au monde
pOur faire ses études e médecine et se consacrer
�50
LA BELLE HISTOIRE DE
M.AGUELON~
aux enfants malades. Par les chaleurs les plus torrides, elle reste à Montpellier, ne se plaisant qu'à
visiter les pauvres ct à endoctriner les petites étudiantes en robe fanée auxc\uelles elle a donné un
toit pour les abriter ... J'admire son père, je l'avoue 1
Il ne partage pas les idées ~e sa fille, .mais. jamais il
ne lui adresse une observatIOn. IlIa laisse hbre d'organiser sa vie comme elle l'entend ...
. Elzéar Maureilhan se taisait, il jouait avec un crayon,
trouvé près de lui SUl' une petite table. Sa sœur tricotait un ouvrage pris dans une corbeille au coin
de la cheminée qui était toujours prêt à remplir les
vides des heures passées dans la bibliothèque.
"lais Je comte de Provence -Aragon, comme tous
ks gens qui rénéchissent peu, n'avait pas besoin
qu'on lui répondit j il continua:
- A faire le pendant de Lazarine, je ne sais que
M. Josel, l'amoureux de Maguelone, comme on l'appelle ici ... uh 1 mademoiselle, ne rougissez pas ... 11
ne s'agit pas de vous, ni même de yotre homonyml',
la belle princesse de Naples, mais bien de la ville
romaine, que Charles Martel cl~mante
pour en
chasser les Sarrasi ns, Maguelone avec un seul N ...
- Josel ~cria
le livre définitif sur la question,
affirma Elzéar. LI apporte dans ses recherches uQe
telle méthode, une telle clairvoyance, qu'il met au
jour des documents jusqu'ici ignorés ...
On voit que c'est un de vos amis, mon cher ...
- Oui, je l'estime beaucoup, et je ne suis pas le
seul! Pas plus tard qu'hier, un membre de l'[nstitut,
avec qui j'entretiens des relations suivies, m'écli vait:
• Vous avez à Montpellier un jeune profess,"ur qui
sera bientot cél0bre. M. Josel, quoique ayant à peine
trente ans, fait autorité en mati0re médiévale dans le
monde des ch,"rcheurs, et il est désigné pour devenir
l'un des notres. »
- En attendant qu'il endosse l'habit vert, sa Mai.
son fraternelle est aussi fréquentée que le Foye\'
Notre-Dame. Le local en est pourtant bien dMectueux, mais je suppose que les habitués ne sont pas
de ces • juyeux escholiers ~ que le ciseau d'un
!>culpteur a symbolisés dans le monument du Jardin
des Plantes sous la forme de l'étudiant qui tend la
coupe à Rabelais ... Les jeunes doivent un peu s'ennuyer dans cette ~ bo]te » où, sans doute, les
mamans ont tenu à les enfermer. J'imagine que, ion
leS elll consultés, ils cu~sent
opté pour une plus
bruyante hôtellerie où, le soir, un n'eüt pas tiré les
verrous ...
Elzéar se redressa comme si cette réOexion lui
était une oiTcn~e
personnelle.
�LA BELLE HISTOIRE DE 1IAGUELONNE
5[
- Détrompez-vous, mon cher, il règne à la Maison
fraternelle la plus franche gaieté ... Quant aux ver~'oux
dont vous parlez, ils seraient inutiles. Tous ces
Jeunes ont le sentiment de leur responsabilité ... Ils
se commandent eux-mêmes 1 Ce sont des âmes ùe
chefs que prétendent former Josel et les hommes
ùistingués qui l'aident dans sa tâche ...
- Espérons que ces chefs nous conduiront dans
l~
droit chemin ... C'est la grâce que je souhaite aux
amis de l'œuvre et surtout au généreux anonyme qui,
paraît-il, envoie, chaque année, une si riche offrande
qu'â elle seule elle suffit presque aux besoins de la
Maison. Je me suis souvent demandé quelétaitce mystérieux donateur. Josellui-même prétend l'ignorer.
D'un geste impatient, Maureilhan rejeta sur la table
le crayon qu'il tenait à la main.
- Pourquoi chercher à soulever le voile? s'écriat-il. L'œuvre vit ct se développe ... C'est l'essentiel.
Lorsque vous allez entendre les « petits François ",
notre chapelle Sixtine, demandez-vous quels sont les
auteurs de ces beaux chants qui vous ravissent r ...
Non, et pour cause 1 Le chant grégorien n'a eu pour
~uters
que des moines obscurs et mortifiés ... Mais
11 nous fait du bien ... Cela suffit 1...
- Oh 1 pO\lr cela, c'est certain 1 Ces auditions
Sont des plus intéressantes 1... Il faudra faire entendre
à mademoiselle nos petits chanteurs, une des gloires
de Montpellier. .. Mes filles, du reste, ne demanderont qu'à la piloter partout ... Vous les verrez poindre
prochainement ... Là-dessus, je me sauve, il ya au
Café de la Régence un très curieux match d'échecs
auquel je tiens à assister. Cela surcharge ma journGe,
déjà très prise par une assemblée générale à mon
cercle et une répétition de comédie chez les Jambrun,
ces. nouveaux riches qui ont gagné une fortu ne fantastique à fournir l'armée de savon et de chandelles.
- Mais alors vos notes pour cette généalogie dont
vous m'avez parlé?
.
- Nous les ren\'errons à la prochaine visite. J'ai
trop bavardé aujourd'hui, mon cher ami. Mademoiselle Maureilhan, je suis votre serviteur ... Comme je
v<:Jus l'ai dit, mes filles viendront ""iJ'Votre charmantt.:
nièce, et même elles organiseront une petite r0union
en Son honneur ... On est très gai, chez nous, rnadem<:>iselle Maguelonne, ,vous verre? ... beaucoup plus
gal que chez les MouJ't.:ze ...
Elzéar accompagnant le visiteur jusqu'au palier,
la tante et la nièce restèrent s~ule.
La prcmière
roula son tricot:
- Il faut nouS retirer, dit-elle, c'cst l'heure où
mon frère fait une petite sieste ayant de rcprendrtl
�52
LA BELLE HISTOIRE DE
~IAGUELON
son travail. Tu n'as pas encore visité la maison, ma
petite ..Je vais te la pré.s~nte
... Autrement, tu ne te
sentiraIs pas chez tOI, ICL
Le ton était tout simple: il fit pourtant battre Je
cœur de Maguelonne. Etait-cc vrai? Serait-elle
désormais la Alle de la maison") Elle ne voulut pas
s'attarder à cette pensée qui remplissait son esprit
d'un essaim bourdonnant de désirs et d'espoirs;
elle suivit sa tante.
Une à une, les portes qu'elle n'avait vues encore
que fermées s'ouvrirent devant elles: chambres à
coucher que personne n'habitait plus, mais où, jadis,
comme dans la chambre de la duchesst! Anne,
avaient été reçus des hôtes royaux; salle à manger
immense tendue de cuir de Cordoue, où de l'argenterie massive étincelait sur des dressoirs datant de
la Renaissance; salons de réception où des tapisseries de Flandre, des fauteuils Louis XIV semblaient
encore attendre les grands seigneurs et les belles
dames qui fréquentaient chezle gouverneur du BasLanguedoc .
•
A -mesure qu'elle prenait contact avec les preuves
tan~ibl.es
d.e la fortune de son uncle, ~laueon
réalIsait mieux cette fortune; elle devJOalt qu'elle
se chiffrait par millions et cette constatation augmentait son trouble. Elle avait presque peur de ce
qui chantait dans sa jeune tête.
Toujours suivant sa tante, elle descendit dans les
communs en contre-bas de la cour, mais de plainpied sur la rue Jacques-Cœur; elle monta jusqu'aux
combles où elle put examiner de plus près cette
assomption pa'l enne qui s'intitulait le Triomphe de
la Beauté, et les moulures délicates qui ornaient les
quatre angles du plafond; enfin, elle revint sur la
terrasse où, dès le premier rayon de soleil, on mettait à respirer les f)lantes vertés.
L'appartement de Mlle Delphine, composé de
trois pièces, était contigu à celui de Maguelonne,
appartem(!nt trl:$ simple où l'on ne voyait que des
meubles sans grande beauté q ui de\'aH~nt
être des
souvenirs.
- Nous sommes voisines, remarqua la vieille
demoiselle. Lorsque tu t'ennuieras d'être seule, tu
n'auras qu'à heurter chez moi.
Magudonne regardait la longue suite de portesfenêtres à petits carreaux qui
uvraient sur la
terrasse: deux d'entre elles avaient leurs volets clos.
- Nous n'avons pas vu celte chambre, remarqua-t-elle.
Le bon visage de Mlle Delphine se contracta s us
une expression de douleur:
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
53
- C'est celle d'Amaury, murmura-t-elle, il n'y a
que moi qui y entre pour enlever la poussière.
Maguelonne se rapprocha de sa tante, occupée à
détacher la feuille sèche d'un palmier, et, très bas,
elle remarqua:
- Mon oncle ne parle jamais de son fils. Cela
m'étonne 1. ..
Mlle Maureilhan ne releva pas sa tête penchée;
elle répondit d'une voix un peu sourde:
- Leurs caractères se sont heurtés autrefois ... Au
moment de la guerre, ils n'étaient pa.s réconciliés ...
M~n
frère ne peut s'en consoler et Il concentre en
lUI tout son chagrin ...
- Mon cousin lui ressemblait-il?
- Physiquement, non 1Moralement, oui 1... ~ome
son père il était entier et parfois même Violent ...
mais il tenait de sa mère un cœur tendre, une
grande bonté ... II estimait qu'à notre époque, moins
qu'à toute autre on ne doit vivre pour soi, et il rêvait
de Se dévouer à'des œuvres sociales ...
- Que faisait-il en attendant?
- Jeune, il aurait voulu se préparer à l'Ecole
normale supérieure, de\'enir professeur pour comf!luniquer un peu de son âme à es élèves ; mais
Elzéar avait décidé de l'envoyer à l'Ecole des chartes. Malheureusement, le I?étit ne montrait aucun
go.ùt pour les vieux parchemll1s : son père ne lui permit alors que les études indépendantes ... Lorsque la
rupture se produisit, Amaury, déjà licenCié ès
lettres, préparait sa licence de philosophie ...
- Est-ce un~
question de mariage qui provoqua
cette rupture, ma tante?
JI.:llle Délphine se redressa, la palme s~che
à la
main.
- Comment le sais-tu? balbutia-t-elle.
-:, Je ne le sais pas, mais je le devine .. En cette
m~l!er,
.les jeunes gens ne sont pas toujours du
me me aVIs que leurs parents...
.
.- Le grand désaccord commença par là, en
elret. .. Amaury était excellent musicien ... Il avait
tour maître un véritable artiste, le vieux père Clary ...
e f!1a~hcur
~oult
qu'il s'éprit de la .petite-llUe de
celuI-cl. .. Tiens 1 elle te ressemblait un peu ...
QlIa~d
je t'ai vue, hier soir,. j'en ai été frappée ..
Mane-Madeleine était orphelll1e ... Elle donnait des
leçons de piano comme son grand-p~e
.. : Cc projet
n~
plùt pas à E1zêar ... Malgré ce que Je pus lui
nettement, il signifia sa volonté à son fils.
dire,. tr~s
Cellll-CI, répugnant aux actes de respect, Se soumit
dans l'espoir ~1ue
le temps modifierait les idée de
Sun p\;re; mais, un soir d'hiver, Marie-Madeleine,
�54-
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
insuffisamme.nt couverte, prit froid en sortant d'une
maison trop chaulTt~e;
elle dut s'aliter et, quelques
jours plus tard, nous apprîmes qu'elle était morte ...
- 1\1on cousin Amaury eut sans doute beaucoup
de chagrin ...
- Un chagrin fnu r Chez lui, tout devenait extrême r C'est alors que pour s'occuper, absorber
son esprit, il voulut se lancer dan les œuvres sociales ... Son père n'en comprenait pas l'utilité; il sc
heurta à son mauvais vouloir ct essuya des refus
d'ar~ent
... Alors, pour s'en procurer, il imagina de
donner des leçons dans les pensions de la ville.
Elzéar l'apprit. .. A la suite d'une dernière scène, le
pauvre enfant partit pour Paris ...
- Comment vécut-il là-bas? De la fortune de sa
mère?
- Non, ma belle-sœur n'avait pas cu de dot.. .
.Tu qu'à la guerre, Amaury a travaillé ... Il avait une
place chez un grand éditeur ...
- .Je sais qu'il s'est conduit hérolquemcnt, mais
il est bien douloureux de penser qu'il est mort san
~'i:tre
réconcilié avec son père ...
Mlle Delphine eut un geste qui signifiait: « Qu'en
savons-nous? » l\1ais elle garda le'silence, ct, sans
doute pour cacher ses larml.!s, elle se pencha de
nou\'eau pour cueillir ~n
petit escargot qui, sournoi cment, sc promenait sur une fl.!uille d'aspidistra.
l\laguelonne regretta d'avoir tant insisté sur le
ujet 'tloulnureux,'et, n'usant pas le dire, elle revint
vers sa c~ambre
où Ma Douce serrait du lin~e
dans
une armoire.
Sa tante prit le temps d'écraser l'escar~ot,
puis
elle la rejoignit ct, répondant à son geste déférent,
elle pa sa la première pour rentrer.
- Je te laisse à ton installation, dit-clle. Mon
service m'appelle au Foycr NuIre-Dame.
Un sourire étira joliml.!nt le" lèvre ' de la jeune fille.
- Si le comte de Pruvence-,\ragon \. us entendait,
ma tante, il \'OUS raillerait r
- LI.! pauvre homme r Je n'échang\.!rai pas ma
vie contre la sienne. Il est si triste de le \'oir s'acheminer Y\.!I'S la vieillesse sans plus d'idées sénellses
que les moin\.!allx qui picorent sur la terrasse.
- Est-ce lui qui a ruiné les siens, ma tante '>
- Je nc crois pas qu'il lee; ait ruinés cOl1p~tement... Ils reçoivent encore, ils fréquentent la
s.)ciété la plus mondaine; chaque année, ils font
dl! .grands voyag~s,
dc longues villégiatu r~s,
~t
le'
petites sont toujours très élégantec:, malS Il est
évident que, par ses prodinalités, le comte a amoindri leur situation.
"
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONKE
:::,
Magud?nne s'était arrêtée près de la cheminée,
et" machinalement, elle changeait de place les
bIbelots. Si on lui avait demandé pourquoi elle
préférait mettre les vases de Sèvres auprès de la
pendule d'albâtre au lieu d'y laisser les flambeaux,
elle eût été fort en peine de le dire: elle occupait
ses mains, voilà tout 1
- Le fils ressemble-t-il au père? interrogea-t-eHe
d'une voix qui s'efTorçait d'être inditTérente.
- Je crois que, s'il avait eu d'autres parents,
Guilhem eût été autre, répondit .Mlle Delphine qui
s'était arrêtée aussi. li a même fait son droit et son
gOût l'eût entralné vers le barreau; mai~
le comte
de Provence-Aragon n'a pas été plus raisonnable
q~e
mon frère: il s'est opposé à une vocation qui
lUI semblait incompatible avec le passé de sa famille.
Là-dessus, la guerre a éclaté. Je dois reconnaitre
CJue Guilhem a fait superbement son devoir d'officier.
Il a obtenu deux citations à l'ordre de l'armée, En
li.sant ces citations, je me disais: «Quand il revIendra, il sc souviendra qu'il a été chef et il ne
\{:gétera plus, . Il voudra agir, devenir un homme
Ul!!,e ... liMais, à peine de retour, toute l'énergie,
qu II avait montrée a paru l'abandonner. Non seulement il n'a pas agi, mais, chaque jour, il glisse un
peu plus sur la pente de l'oisl\'ctl: ... A présent, il
le semble à beaucoup d'autres ... Et c'est dommage 1..
Décidément, les !lambeaux étaient mieux à leur
place primitive; Maguelonne les y remit, puis elle
Sc retourna:
, - Quel est le rôle de la mère en tout ccci?
Interrogea-t-elle, visiblement intéressée.
~
Un rôle très effacé ... C'est une malade im<1ginalre ,toujours occupée de sa santé. Son mari en est
parfOIS excédé, mais il ne le lui lai se pas voir, ct,
en ccci, il a bien quelque mérite, car il l'avait épou,(e
our sa dot, et les facheuses spéculations de sun
cau-père ont englOtlti cette dot corps d bilns ...
La comtesse de Provence-Aragon est donc touJours
dans son lit ou sur ba chaise longue. Pendant cc
temp~,
ses filles font ce qu'elles veulent... Comm..:
te le disait tout à l'heure ton parrain, elles sont trLs
modernes, ct, à te parler franc, j'aimerais mieu:>. que
lu n'aies pas d'intimité a\'ec elles; mais vous êtes si
proches voisines ljue cc sera difficile, .Je ne puis
donc que te recommander d'étre prudente,
- Oh 1 ma tante, vous pou\'ez "tre tranquille.
D'a."ance, je suis certaine que les jumelles ne me
plaIront pas ...
d Mlle Maureilhan avait traversé la chambre: prt'S
e la rorte, elle s'arrêta enr.ure, la main sur il:
b
�56
LA BELLE HISTOIRE DE MAG UELONNE
b.)uton de cuivre. Il y avait de l'inqui6tude dans ses
yeux bleus olt, par moments, un voile léger semblait
tomber, cachant la pensée.
- Elles sont gentilles, remarqua-t-elle, elles ont
du cœur, Je l'élan! Je crois au contraire que, malgré
la dilTérence de vos éducations, elles te seront sympathiques ... C'est pourquoi je préférais t'avertir ...
- Un bon averti en vaut deux, ma tante. Je me
tiendrai sur mes gardes ...
Les yeux bleus, un peu fanés, efneur;:rent le joli
visage olt se devinait le désir de connaître des
horizons nouveaux. Songeaient-ils à la jolie Vivette
qui aimait tant la toilette et le plaisir? Maguelonne
crut le comprendre et elle se hata d'ajouter:
- Un autre jour, je vous accompagnerai au Foyer,
ma tante ... CP. sera pour moi une SI grande joie de
me rendre utile ... J.\lais, avant d'entrer en fonctions
je trouve plus ~orct
de r~nde
vi~te
à Mlle Mouri.:ze:
Elle reçoit le Jeudl. .. AUJourd'huI, c'est vendredi. Il
faut donc rejeter à huitaine le plaisir cie me faire
anrtler comme sténo-dactylo de l'œuvre.
"'Mlle Delphine approuva de la tét , et, ouvrant la
porte, elle sortit à petits pas pressés et le corps
toujours penché en avant comme si des forces invisibles la poussaient dehors. Le dernier regard qu'elle
avait attaché sur sa nièce était mouillé de larmes:
pourquoi? ILes paroles échangées à ce moment ne
comportaient pas d'émotion.
Pensait-elle donc encore à l'enfant qu'elle avait
bercé dans ses bras et qui était mort sans s'être
fl!concilié avec son père?
Maguelonne, toute songeuse, se rapprocha de
l' Arlé. icnne.
- Ma Douce, dit-elle en lui présentant du linge,
brodé dans la solitude du Manoir, as-tu entendu
parler du pauvre M. Amaury depuis hier soir ? ..
- Oui, ma jolie, ce matin, à déjeuner, sans en
avoir l'air, j'al mis la conversation sur le jeune
!l1~ire
pendant que Nibal vous i:;.ervait là-haut, car
,'al remarqué que les autres retiennent beaucoup
leur lanAue devant lui ... Ah 1 je vous assure que
Marius l'a aimé, ce jeune maHre 1 Il ne sail quels
éloges en faire 1
- T'a-t-il raconté comment s'est produite la
brvuille?
- Non, ma jolie, et pour la bonne raison qu'il n\!f1
~ait
rien lui-même 1 Ces messieurs étaient allés avec
Nibal à Maguelone, un endroit des environs qui
s'appelle comme vous et dont le propriétaire, un de
leurs amis, leur permettait de chasser le canard sauvage en leur absence ... Que se passa-t-illà-bas? C'est
�LA BELLE HISTOIRE DE :MAGUELONNE
57
le grand mystère 1 Nibal h'en a jamais sourné mot. ..
La seule chose certaine, c'est que,le lendemain soir,
~.
Maureilhan revint, la tête band0e, avec une fièvre
lOtense : une branche d'arbre l'avait blessé à la tempe .
Du reste, il en porte encore la cicatrice ... M. Amaury
n'accompagnait pas son père. On expliqua son
absence en disant 9. u'il avait eu besoin d'aller à Paris
pour affaires ... MalS cette explication parut étrange
à Marius et à sa sœur ... D'habitude, quand on part
~n
. voyage, on emporte. sa valise, et M. Amaury
etait parti, tel qu'il était, en costume de chasse .. .
Les jours passèrent ... M. Amaury ne revint pas .. .
Il ne revint jamais ...
Dans le feu du récit, Ma Douce avait abandonné
ses rangements, et les ye.ux sur les yeux de sa jeune
maltresse, elle ponctuait ses paroles de grands
gestes et de ces regards, pleins de sous-entendus,
qUI leur donnaient tant de saveur.
- Un matin, Mlle Delphine avait reçu de son neveu
Une lettre à la suite de laquelle, raidie contre Se~
1annes, elle avait fait un envoi de linge et d'effets.
«Par la suite, Marius n'avait plus reconnu l'écrit~re
du jeune maHre dans les courriers et il avait
bien compris qu'il n'en fallait plus parler ... Pourtant,
Monsieur avait failli mourir en apprenant la mort
de ~on
fils. Il ne s'était repris à l'existence qu'aprè s
la Visite d'un certain M. Josel, le seul qui eClt vu le
pauvre M. Amaury avant le dernier assaut. .. Que lui
ayait raconté ce M. Josel ? .. Personne n'en savait
nen, car, même les indiscrets ne pouvaient rien entendre à travers les battants massifs de la bibliothèque, mais, sûrement, il avait trouvé les mots qui
Consolent.
« Depuis, M. Elzéar ne semblait plus le même .. .
AAutrefois, il se montrait brusque, dur, autoritaire .. .
. présent, il s'était comme adouci, et, s'il restait
sevère, s'il lui échappait parfois quelq ue impatience,
on le. devinait plus attentionné pour ceux qui l'entouralCnt, moins disposé à juger tout par les yeux
?e son valet de chambre. Le dimanche, Il se rendait
a.la cathédrale et il se mettait à la place où son fils
Ullnait à se mettre ... Enfin, c'était toujours lui, et ce
n'était plus lui 1. .. On était tenté de croire que le
mOr! lui avait légué un peu de son âme .
. Sur cette conclu. ion, Ma Douce prit la derni~
plle de linge à serrer. Maguelonne en profita pour
s'asseoir. '
- D'après ce que tu me dis, remarqua-t-elle, je
bonstate qu'à la cuisine, Nibal ne rencontre pa~
eaucoup de sympathie.
- On ne sait pas d'où il sort, ma jolie 1
�5~
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Comment mon oncle l'a-t-il pris à son
service?
- Ah 1 voilà, c'est toute une histoire 1. .. Il Y. a
douze ans environ, M. Maureilhan se rendait de Nice
à Monaco par la côte. Son automobile capota, le
:hauffeur fut tué et lui se trouva au mil1eu des
débrIs, presque sans blessures, mais dans l'incapa.
cité de se dégager. Un homme se trouvait passer
par là ... Il accourut, et, avec beaucoup de présence
d'esprit, il ferma le robinet du réservoir cl essence,
puis, réunissant toutes ses forces, il réussit à délivrer votre pauvre oncle ... Il étuit temps ... Vingt
secondes plus tard, le moteur éclatait.
-Je devine la suite; pour le remercier de l'avoir arra(hé à u ne mort cruelle, mon oncle le prità son service.
- C'est bien cela 1 Et il ferma les yeux sur le
passé de son sauveur ....C~r
il y .en a qui. vont jusqu:à préten~
que cel~-i
s?rta!t de 'pnson 1 Ce
qUI est c~rtaJl1,
c'est qu'.LI est fort l~tegn,
qu'il a
l'instruction d'un monSIeur et qU'il a pflS sur son
maUre une grande innuence ... Encore aujourd'hui,
Marius prétend que votre oncle se cache pour faire
certaines choses que l'autre sans doute blàmerai!.
Ah 1 ma jolie, nous avions touché juste au Manoir 1
Ce Nibal ne peut pas nous aimer 1 Nous le gênons!
Vous comprenez qu'il devait rêver d'avoir là grosse
part dans le testament et, maintenant, il a peur que
son maUre ne change ses dispositions ...
L'Arlésienne avait baissé la voix: elle se pencha
pour ajouter dans un murmure:
- Le malheur des uns fait le bonheur des autres:
si M. Amaury avait vécu, nous ne serions pas ici à
cette heure, installées comme des reines.
Maguelonne ne répondit pas; elle se leva r0Ul'
repousser le battant de l'armoire; elle avait déJit eu
cctte :idée, ct il lui était pénible de penser que tout
son aycnir si doré, si plein d'espoirs, était bàti sur
ce matin d'hiver où A.maury avait sauté hors de la
tranchée pour une mission de sacrifice.
Le bavardage de Ma Douce lui devint 'à charge:
elle passa dans le pctit salon el,d'un geste machinal,
avec le désir de distraire son esprit, elle souleva Il!
couvcrcle du piano; mais, aussitôt, elle le laissa
retomber. Elle répugnait à trou hIer le silenc qui
J'enveloppait: il lui semblait que, tout près d'clic,
dans la chambre aux persicnnes closes, un mort
dormait son dermer sommeil. Et cette impres ion
lui erra la gorge à un tel point qu'elle se surprit
a pirant il la visite dc se~
jcunes voisines qui l'arracheraient au calme funèbre des vieux murs ct lui
donneraient un aperçu du monde et de la vie ...
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
59
VI
~e
comte de Provence-Aragon s~vai,
à l'occasIon,
SUIvre une idée, Dès le lendemam Il dépêcha les
jumelles chez l'vI. l\laureilhan,
Elles se présentèrent après le déjeun,er, à cette
he~lr
où elles savaient que Mlle DelphIne s'attarda.lt quelques instants près de sO,n fri:re, ~t,
de la
me~
façon que leur !)\.!re, le sounre aux 1cvres, l,a
~atn
en avant, mais plus exubér~nts,
presque famlhères, elles firent le tour du pellt cercle,
- Nous venons enlever Mlle Perhello 1 annoncèr~nt-els,
Aujourd'hui, nous réunissons quelques
amIes, On travaillera un peu .. , On bavardera beaucoup", Il faut absolument qu'elle soit dus nôtres 1
: sa !li~c<:
,MII,e Delphine hasarda une obj~ctin
n avaIt pas encore eu le temps de revlser son vestIaIre,
- Ça ne fait rien 1 s'écria Almodis, elle est jolie
comme un cœur dans sa petite robe noire .. , MaJe~noisel,
envoyez-la mettre son chapeau et sa
Jaquette .. , Nous sommes hien décidées à ne partir
d'ici qu'après l'avoir conquise 1 Et je suis Sllre que
M, l\laureilhan ne s'y opposera pas .. ,
'7' Il ne peut rien nous refuser 1 assura B': reng1:re ,
hn même temps, les deux sœurs se penchaient
vers E,lzéar, enlaçantes, ir~stble,
et très gentilles
in !!ftet, malgré la poudre, les coups de crayon
labiles, la toilette trop tapageuse,
/\. les voir, dans le cadre austère, parler, s'agiter,
lout de rouge vêtues, elles éveillaient l'idée d'oiseaul(
\'éclatant plumage s'ébattant clans une volière au
gnllage de bronze,
l\l, Elzéar ne put résister à tant de gent,illesses :
"
- .Te donne toute permission 1 déclar~-tI.
Maguelonne regarda sa tante, du déSIr plelll les
yeux,
- Va t'habilIer Ilui dit celle-ci un peu à contre-cœur.
- Oui, oui, dépêchez-vous 1 s'écria /\.lmodis en la
POUssant par les épaules, nous vous attendons 1
L,a j<:une fille ne se fit pas r0pétcl' l'invitation; très
rapIdement elle enfila un costume tailleur de serge,
œuvr,e d'une petite couturière de ':'annes, que c~m
~léta
un corsage en crèpe de Chlnt.:; elle se COIffa
'u.n large chapeau de velours, chiffonné par ses
ral~s,et
sans s'attarder devant la glace, ell e regagna
a bIbliothèque,
- Vous ëks ~patne!
s'écria Almodis en la
�60
LA BELLE IflSTOIRE DE MAGUELONNE
voyant reparaltre. Guilhem vous admirerait 1 Il
trouve que nous passons trop de temps à notre
toilette. Ce matin, il vnus a aperçue vous rendant à
l'ëgli e avec votre tante. Et, à déjeuner, il a raillé
notre paresse. Mais il es'! bien difficile de se lever
tôt quand on se couche tard. Vous vous en apercevrez lorsque vous serez un peu dans le train.
Tout en jasant, les jumelles avaient encadré leur
conquête ct l'entrainaient vers le p,rand escalier.
- Jadis, quand nous habitions Ici, je le descendais
toujours sur la rampe, déclara Almodis, et, aujourd'hui encore, il ne faudrait pas ~aucop
me prier
pour que je recommence. La sensation était exquise.
- Tu vas la scandaliser, gronda Bérengère, un
peu moins en dehors que sa sœur.
- Quoi? vraiment, vous vous scandaliseriez pour
si peu \le chose?
- Oh 1 non, quand j'étais petite, j'aimais grimper
aux arbres.
- Mais, aujourd'hui, vous ne le feriez pas, interrompit Bérengère. Vous avez l'air d'une personne
sage, posée, tandis que nous ...
- Nous suivons notre siècle 1 s'écria Almodis,
Maguelonne est en retard. On voit qu'elle arrive du
rond de la Bretagne.
Dejà le « Mademoiselle )1 était supprimé. Avec les
jumelles, on sautait par-dessus les préliminaires.
- Vous jugerez noIre ~ôle
bien puréel remarqua
Béreng~
avec mélancohe lorsqu'clles se trouvèrent
dans la rue. Notre propriétaire est une vieille
grigou qui ne veut faire aucune réparation et
prétend encore nous augmenter.
Elle pou<;sa un ' oupir, ct, comme elles avaient
atteint l'endroit élargi où se garaient les carrosses
qui se rendaient chez M. le gouverneur du Bas-Languedoc, elle franchit le portail de la vieille demeure,
remarquée la veille par Mag~elon
..
La VOllte du porche sentait le . alpetre; les Jalles
de la cour 6taient descellées; les sculptures du
péristyle s'effritaient; il [allait prêter grande atten.
tion pour nc pas broncher sur les marches usée~
du
large e~calir,
et, sur le palier, la décoration des
murs ~'t!cail
par morceaux; mais, db les
premiers pas dans l'appartement, l'élévation du
plafond, les beaux d..:ssins en chevrons des
parqu~ts,
les bahuts anciens, les vieilles tapisseries,
les portraits de famille que l'œil distinguait dans le
clair-obscur vous enveloppaient d'une atmosphère
.Ie noblesse et d'ancienneté qui s'harmonisait ~av(;c
l'illustration (lassée des Provence-Aragon.
Quelques Jeunes filles étaient déjà arrivées, et
�LA BELLE HISTOIRE DE r.lAGUF.LONNE
{)I
rien que de les voir, les bras et le cou nus en des
petl~,
robes de soie souple, dtlicatement perl(>es,
et CO,lilé,es à ravir, Maguelonne se sentit terriblement
provi oClale,
Jusqu'ici, sous la direction de son père, elle
n'avait pas attaché une importance exa~ért!
à la
tOilette, et même en se souvenant de sa jolIe maman,
elle avait estimé que la valeur d'une femme pOllYO'lit
P~rlOs
être diminuée par les ,dépen~s
exas~ré
Ou la mode l'entraine; au milieu ..le ces Jeunes
filles appartenant à des sociétés différente" mais
toutes élégantes, elle eut presque honte de OIn
Corsage à manches longues, à peine échancré au
C,)l, et com~e
elle était habituée à une très stricte
Surv~lIance
de sa conscience, elle s'en voulut de ce
senltment mesquin,
D'autres invitées arrivaient, toujours élégamment
vêtues et paraissant jolies, Le grand salon, très
s?mbre, s'emplit de jasements; les ouvrages sortirent des sacs, carrés de filet, perles en long
clhapelet, amusants sujets de coussin, des merveilles
(e patience et d'ingéniosité, car la génération
act~le
est habile de ses doigts et tire parti des
~Olres
choses poul' les ii'ansformer en ces
U!liItcs qui achèvent une toilette ou d(,nncnt à une
ce
Fle
ce cachet du moment que rechercht.:nt les
el~ms,
désireuses de sacrifier au !20üt du jour.
, out en tirant l'aiguille, le travailleuses examinal,ent Maguelonne avec curiosite:, Aprl!s les rre~I\.!res
rrésentations, des chucholements, à peine
li~Crets,
leur avaient expliqué sa situation. Elle
e,venalt, le point central, l'int~rê
de la journée. On
li! rosa,ll même des questions hardies:
- Que faisiez-vous en Bretagne ? Avec qui viviezVOus?
1 l~e
répondait simplement, un peu gênée par tous
es yeux qui la dévisageaient:
A. - ,\h 1 vous en ~ve7.,
cu de ,la vei~
1 ~tCcria
lmodls. Je voudraIS blCn m(ll aUSSI, avoir un
Parrain qui viendrait, un b~al
jour, m'enlever <:n
auto pour faire de moi son héritière 1 Car, évidemll1ent, M, Maureilhan fera dl! \ ou son héritière?
- ,le n'en sais rien".
d - Et moi, je vous le dis 1 Il n'a )las de neveux ni
e parents proches 1
B'- Pareille chance ne nous arrh'era pas, s upira
\.:re~gl,
Dans la famille, s'il y a seulement .deux
numeros dans le sac, on tire tCJuJ"ms le mauvais 1
Là-dessus la cOJ1\'l:rsalion dévia sur les mariaaes
al nfioc~s;
le jCUl1t.:S filles ll'iIIJguui<:nt sur le flan'ctC,
a lancr.:e:
1
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGUE T.ONNE
_ Vous la trouvez bien ? .. Avec ce grand neZ
pointu? Oh 1 non, elle est laide, franche ment laide ...
Et si elle n'avait pas de galette 1 Quant à lui, il ne
l'aime pas, c'est visible ,1 L'a.utre soir, je les ai vus à
un dîner. On les avaIt mIs l'un pres de l'autre,
bien entendu 1 Ils ne se sont pas dit un mot 1..,
Puis l'on passait à un autre couple :
_ Lui, c'est le nouvea u riche dans toute son
horreur ! Un gros ga:çon ~ougd
qui bégaye des
qu'il veut parler, malS trOIS mlllons , pensez donc 1
Elle ne pouvait refuser, .. Elle n'a pas le sou.
- A l'occasi on, je l'imiter ai 1 déclara Almodi s
sans vergogn e. Ce ne sont pas les ancêtre s qui font
bouillir le pot 1
- Etvous , Maguel onne, interrog ea Béreng ère, quel
est votre avis sur la questio n?
- Il me semble que, pour, de l'argent , je ne pourrai s
pas épouse r quelqu 'un qUI me serait antipat hique.
- Vous êtes encore " vieille romanc e ", ma chère,
mais au contact de la réalité, cela vous passera vite.
Voycz- w,us, à l'heure actuelle , il faut avant tout
pouvoir se moquer de la vie chère,
- Ne pre:1d-o n pas souvent de simples caprice s
pour des nécessi tés?
- Ce sont les caprice s qui font la beauté cie la
vie 1 s'écria Almodi s avec son ardeur ordinai re. LeS
nécessi tés ne servent qu'à la souteni r.
Les autres jeunes filles appuyè rent cette opinion
a,'cc la fermeté trancha nte des expérie nces de frai che
date.
Maguel onne se tut: elle ne se sentait pas à l'unisso n
de s~
compag nes chez qui elle ne découv rait même
pas le brin de poésie qui, d'ordin aire, parfum e leS
Icun es cœurs. Elle fut heureus e que la convers ation,
aiguillé e sur un autre sujet, lui permit de se penche r
sur son ouvrage et de redeven ir personn age muet;
mais, en écoutàn t, elli: avait le cœur serré: 'Iec; amie 5
de Béreng ère et d'Almo dis, comme celles-c i du l'est.:,
prétend ai ent ne se lai sser diriger que pal' l'intl!rêt ,
l'utilita risme ou l<!ur bon plaisir. Elles se piquaie nt
de n'aVilir Illu, d'Lllusi!ll1S, et elles en avaient tout de
même, car clics doutaie nt que la vertu existùt encor~
dans le monde.
, Au tond, peut-êt re, n'étaie-èl~s
pas aussi s~ep
t lq Ul!S qu'dies le vou laient paraltre ; l'eut-êt re étaIt-ce
un go~nre
qU'c1I?s se donnaie nt afin qu'on ne les prit
pa. pour des flles blanche !;.
Magucl onne pensa: ~ Sont-el les toule! ainsi â
Montpe llier?
Oh 1 non bi~n
sür 1 il Y en avait
d'~utres
qui p~enail
la ~ie
au séricux , qui aimai?11 t
à 1 occupe r ul1leme nt en attenda nt le mari que Ole\l
62
�LA BELLE HISTOIRE DE 1[AGUELONNE
63
leur enverrait et qu'elles choisiraient non pour sa
fortune, ni pour son nom, mais pour sa valeur
morale, parce qu'elles avaient le res[1ect de ce grand
sacrement qu'est le mariage. Mais celles-là sans
~oute
ne se plaisaient pas dans la société des
Iumelles, ou· bien ces dernières les écartaient, les
trouvant trop rasoir, trop raplapla ou trop moelles.
Car toutes les jeunes filles qui étaient là parlaient
argot, croisaient les jambes très haut et tenaient des
propos aussi osés que leur décolletage.
Involontairement, la pensée de Maguelonne glissa
\'ers Lazarine Mourèze. Comme elle comprenait que
t~ues
ces choses, C.l jour, l'eussent écœurée, et que
discernant l'inter:t hideux sous tous les hommages
dont elle était <:.:cablée, elle se füt évadée du monde
POur aller vers les pauvres, les isolées ...
Le <.:omte et la comtesse de Provence-Aragon
ne parurent qu'à l'heure du thé; le premier toujours
galant, empressé, un compliment aux lèvres pOUl"
chaque jeune fille; la seconde si enveloppée de châles
ct de fourrures, qu'à peine distinguait-on sa large
figure plate, sans distinction, qU'une longue réclusion
rendait couleur de cire.
Elle aussi voulut dire un mot f!,racieux â
Mlle Perhello, mais elle était tellement dépourvue de
tact, que son m ri, avec raison, se méfiait de ses
rnots gracieux: il resta dOl1c auprès d'elle pOlir
donner le coup de barre sauveur ,si la conversation
rencontrait un récif.
- Ah 1 mademoi elle, commença la comtesse,
avec un fort accent du Midi, c'" t vous la jolie
~agUelonc
dont, depuis hier, mes enfants ne cessl!nl
~ e chanter le louanges. D'habitude, tian s les contes
l ~ fées, les Cendrillons ont une bonne marraine qui,
d un coup de baguette, change leur destinée. Vous,
\0\15 avez un bon parrain, malS cela revient au même
PUisque, lui aUSSI, vous habille d'or et, sans Joute,
\ nus fera connaître le Prince Charmant ...
d lei, le comte coupa court aux propos inquiétants
C sa femme:
:- Ma chère amie, je crains que vous n'ayez froid
prll;!s de cette porte ouverte. Rapprochez-vous du fClI,
Ce a vaudra mieux.
t I~ lui prit le bras pOUl' la conduire jusqu'à son falljusqu',\ lui glisse;r
ueUll et poussa même la galnt~rie
n tabo';1ret SOllS le pieds.
- P~lémon
et Baucis, dit entre haut e) bas
A.lrnodls. Quel spectacle édifiant pour les Jeul1l!s
genérations!
~aguelon,
outrée de cc manque de respect,
retint sur ses lèvres le reproche prC:! à jaillir, mais,
�64
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
pour marque r sa d~sapl'obtin,
elle, tourna le dos
à la jeune fille, Ce moul'em ent la mit en face de
Guilhem , entré s~n
qu'elle l'eût aperçu, Il étendit la
main vers Béreng ere pour forcer celle-cI à la regarde r:
_ Présent e-moi à Mlle Perhell o, demand a-t-il.
_ Mon frère, Maguel onne! Hier, il était avec
nous quand nous vous avons rencont rés, et, depuis,
il grille d'envie de ,vous ,:onnaH re de plus près,
La jeune nUe avait rougi devant le salut respect ueuK
du vicomte , Elle pensa que sa tante Delphin e avait
raison : Guilhem ne ressem blait pas au reste de la
famille : l'expres sion plus haute de ses yeux, la
réserve de toute son attItude expliqu aient le glorieu x
ruban qui ornait sa bouton nière,
- Madem oiselle, commen ça-t-il, je serais heureux
que mes sœurs puissen t vous voir souven t.., Elles
n auraien t qu'à gagner en votre compag nie.
Les paroles étalent quelcon ques, mais qU'elles
avaient de gràce t A coup sür, le frère des jumelle s
était un homme séduisa nt.
De loin, Almodi s interrom pit le tête-à-t ête à peine
ébauch é:
- Maguel onne, votre oncle vous a-t-il déjà présenté votre amoure ux?
La jeune fille interpe llée se retourn a, toule ruse:
- Je ne sais de qui vous voulez parler, balbuti at-elle,
Tout le jeune cercle éclata de rire,
- Voyez C\lmme elle rougit! s'écria Almodi s, Il
faut venir de Bretagn e pour're ster une telle paquel'elle! Oui, ma chi.:rc, il y a quelqu 'un à Montpe llier
qu'on a baptisl: l'amour eux de Maguel onne, et c'est
M, Pierre J osel, un jeune profess eur de la FaculLé
des lettres.
- Mon oncle m'en a parlé cJéjà, avoua la jeune fi Ile
qui se ressaiSI ssait un peu .. , La Maguel one dont
s'occup e ce monsie ur est une cité d'autref ois et elle
ne s'écrit qu'avec un Il.
- D'accor d 1 mais l'histoir e de la belle princes e
de Naples et de Pierre de Proven ce en reste le l'ivan!
symb()l e. Papa, pourqu oi n'ave7.-()l1~
pas, a~ 'p,el~
l'une de nous Maguel onne .. , C'eût ~tL:
a la f(lIS ~I lo!1
et si pompeu x : J\la~ue(n
de Proyenc .::-Arag on .. ,
G~li,t:m.
à, ce momen t, regarda it Mlle Pcrhl:,lll 1 :
une Idee subite passa derrière le front de celle-CI, ct,
troublé e encore des taquine ries de ses compnC(nc'>,
son teint nacré devint un peu plus rose.
,- Tout Montpe llier sc cJollnera renJez- vous, cct
h,lv er , à la confi!re nce que M, Josel doit fair..: SlIr 1.3
Ville des papes, poul'sui vit Almodi s. Il faudra \''::IlIC
(\vec nou~,
Maguel onne,
�LA DELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
65
- Ce sera peut-être rasant 1 hasarda Ninette Jambrun, une petite boulotte,l très élégante, fille des
grands fabncants de savon ct de chandelle. Ce Josel
aime tellement les cimes que les gens qui préfèrent
la plaine ne sont pas toujours disposés à le suivre.
- Oh 1 moi, j'aime à monter! protesta presque
involontairement Maguelonne.
- Pas moi 1 Je m"es soufl1e vite et j'ai peur des
difllcultés du chemin.
- Moi aussi 1 moi aussi 1 clama le chœur de
jeunes filles, au milieu duquel la voix pointue de
Jacqueline de Vérignan, l'une des meneuses du
groupe, se distinguait nettement.
- Et puis, s'éèria Almodis, pour monter, il faut
Commencer à jeter bas tout ce qui fait plaisir 1Ainsi,
tenez, moi, j'aime à lire 1 Il me serait très d0sagréable que quelqu'un, comme ce médecin de l'antiquité sur les plats que son client ne pouvait manger,
vint poser sa baguette d'ivoire, en me disant: « Ce
livre, celle revue,Avous fera mali Je vous défends d'y
toucher 1 »
•
- Oh 1 moi, au contraire, je suis contente d'être
bie.n conseillée, avoua ingénument l\laguelonne. Je
~'alme
pas à trouver de la bOLle entre les pages d'un
hvre.
- Mais alors, vous ne lirez que bien rarement l'ouvrage dont tout le monde parle et {Ju'il faut connaltre sous peine de passer pour une Simple d'esprit.
- Non, je ne le 1irai pas si je le sais mauvais ... Et je
n'en allrai aucune honte. Est-ce faire montre d'esprit
que d'imitt.!r M. 'j'nut le monde? .Je croirais plutôt
que c'est agir en mouton de Panurgt.! 1
Almodis présentait le sucrier à a nouvelle amie;
elle propnnça sur un ton de. gravité comique:
- Sainte Maguelonne, pnez pOLIr nOLIs 1
Jyllle Perht.!llo ne répondit pas: elle tournait la
~tl\1ère
dans sa tasse. Sa mair! tremblait: il lui avait
allu un certain courage pour exprimer sa façon de
P~nser
devant ces jeunes émancipées qui n'admett al: ot pas qu'on posat des hornes à leur liberté et
qUI, Sans doule, derrière elle, sc moqueraient de ses
Scrupules excessifs; mais il lui avait semblé qu'clic
(~e\alt
parler, que, si elle ne parlait pas, elle serait
luche, ct son père lui avait communiqué l'horreur
de cel~
lâcheté qui, par respect humain, cède sur
tics pOl11ts c~sentil
et lais~e
triompher l'esprit dl'
caprIce qui amène le naufrage de certaines existe.nces. Comme il le lui l'avait recommandé, elle se
ci~amponl
au devoir ... Guilhem était toujours près
( elle:
- Ah 1 mademoiselle, murmura-t-il, j'aurais voulu
79·III
�66
LA BELLE HIST01RE DE MAGUELONNE
a 11audlr vos paroles SI courageuses, mais je ne
p~L\'aI5
le faire sans bksser les InVItées Je mes
sœurs. Laissez-moI au m0111S vous dire combien je
vous approuve de délenJre l\:ntrée de votre imagination aux Images, aux idées malsaines; de l'esprit,
elles glissent Jusqu'au cœur pour y ternir tout ce
qUI est bon, génél·cux. Ah! Josel a raison de sc
plall"e sur les cimes; l'air y est plus pur et la fuule
dAS sots ne vous y gêne point.
l"taguelonne ouvrait la bouche pour demander à
Guilh'em s'il connaissait le jeune professeur lorsque,
cie sa ma1l1 rnleusement gantée de mitaine' la comtesse de Proven~-Aag
lUI nt signe d'al~pruche.
- Donnez-moI des nouvelles de vut re tante, commença-t-elle apr0s avoir désigné à la viSiteuse un
sii.:ge auprès d'elle. Je l'admire 1 Elle a une activité
incroyable et elle sort à toute heure 1 Ce n'est pas
commc moi 1. .. Le moindre courant d'ml' me redonne
des névralgIes . Et la marche me fatigue. Les médecins me disent bien: « Sortez 1 Promenez-vous! ..
MaIS sllrtlr, promener, le ne le peux pasl Ils ne
veulent pas le comprendre! Tous des ànes bâtés!
Ah 1 vraiment, ce n'est pas la peine d'habiter une
ville où 11 y a tant d'illustrations médicales SI l'on
d()ll, toute sa vie, rester une pauvre valétudinaire ...
Elle c'lntÎnua sur ce ton, donnant les détails les
plus circonstanCiés sur les différents traitements
qu'eUe avait SUivis, lusqu'au moml!nt olt le comte
<.:rut do.;voir arracher Ma~lIe()n
à un entretien qui
devenait fastidieux.
Sous prétexte de lUI montrer une ['ctlte toile qu'Il
venait d'acheter ct qUi représentait un COIO de la
mer du Morbihan, il l'emmena à l'autre bout du salon
ct l'y retint de sa façon courtoise et respectueuse,
pour l'entretenir de tout ce qui lui paraissait suscej'tlbit.: de l'1I1tércsser, en particulier de la vietlle
aflection qui le liait à EI7.éar Maureilhan.
Pendant cc temps, de nOUVeaux invités arrivaient,
des Jeunes gens pour la plul'art qUI venalCnt chercher leurs sccurs : DeniS .Iambrun, très bl'lIyant et
très \'ulgalre dans ses propos; Gérard de V6rignan,
lin al!tre Guilhem pour la distinction, mais moins
Illtelligent d qlli ne trouvait rien à dire lorsqU'Il ne
1\I.rlalt 1 ao; Cour ses et chevaux j d'autres encore, plus
cllact!s. 'l:ous se Calsaient présenter à Mlle Perbello
ct cel1e-cl, un peu étourdlc par les allentlOns natkusl!s dunt clic étaIt l'objl!t en oubliait l'heure. Un
coup d'rcii furtif à sa mOI;tre-hracelet lUI apprit
qu'die devan partir si elle ne voulult pas retarder le
dlner de Son onde.
Le comte de Provence-Aragon tin! il l'accompa-
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
67
g:1er jusqu'au péristyle, escorté d'Almodis et de
Guilhem. Il lui olTl'lt même le bras pour descendre
l'escalier à la manière d'autrefois qui paraissait toute
naturelle dans le cadre ancien.
- Quand vous reverra-t-on? demanda Almodis.
- Oh 1 bientôt, j'espère ...
- l\<l.lle Maureilhan nous a dit que votre vestiaire
avait besoin d'être revise ... Voule2-vous que, lundi,
nous allions vous chercher pour vos commandes et
vos emplettes? Nous vous indiquerons les bonnes
maisons.
- Je vous-serai très reconnaissante de me conseiller. Ma tante, elle-même, semble trouver mes toilelles trop provin,iales.
- A lundi donc 1 Attendez-nous à troiS heures.
Nous aiderons le beau papillon à sortir de sa chrysalide.
Elle embrassa avec fugue sa nouvelle amie:
- Je crois déCidément que nous vous scandali~ons,
dit-elle, mais vous aune2 tort de nous mal
JUgér ... Au fond, nous valons mieux que notre air.
Quelque chose passa dans les yeux de GLlJlhem,
quelque chose qui semblait démentir les paroles de
sa sœur, mais il ne sou ma mol. Le comte, après avoir
baisé la main de la Visiteuse, remarqua galamment:
- On assure que M. Josel écrit en ce moment
Un livre intitulé: La Belle llisloil'e de !l'lagllelolllle.
Cette belle hlstoin:, Je cro IS que vous allez la vivre,
mademoiselle ...
Maguelonne rougit encore: elle fut heureuse de
Sc trouv!.!r il l'ombre d'une colonne, un pied déjà
dans la cour, où la nUlt était complète.
Quand cil!.! rentra, sa tante l'attendait sur le palier:
- T'es-tu amusée chez les Provence-Aragon? lui
demanda-t-ell e.
La jeune fille hésita avant de répondre.
- Nous ne parlons pas tout il fait la même langue,
avoua-t-ell!.! enfin.
- Je le pensais bien et je t'en avais avertie ... Je
cO ll1 pte sur ton bon sens pour le montrer où le golit
(.l u lu~e
et du plaisir, le manque d'ordre peuvent
CondUire. Du train où nos vOisins marchent j'ai
grand'peur qu'ils n'achèvent de se ruiner...
'
Delphine entra là-dessus dans la biblio1 ~'le
. 1 ~que,.pndat
que sa nièce courait enlever son
c 1apeau. Elle n'avait pas demandé si Guilhem était
))rés!.!nt au thé de s!.!s sœurs et pendant le dlner
elle ne songea pas davantage à p~)ser
cette question:
Maguelonne s'ell réjouit; elle restait un peu émue
de cette première rencontre. Jusqu'ici, dans l'i~ot.!
ment du Manoir, clic n'avait été l'objet d'aucune
�68
LA BELLE HISTOIRE DE
MAGUELO~N
recherche, et elle avait même eu très rarement l'occasion de rc:ncontrer des jeunes gens, les mères des
environs fuyant avec soin tout rapprochement qui
aurait pu mettre à néant les beaux rêves d'or qu'elles
formaient pour leurs fils.
pour la pn:mii:re fois, elle avait lu de l'admiration
dans un regard d'homme, ct cet homme était le
vicomte .de Pr?Yence-Aragon q~e
Mlle Delphin~
prétendait pareil aux autres et qUI, au contraire lui
semblait si dif~rent
de to.us les autres, si peu 'disposé à adopter leurs manières ou leurs idées.
Après le dlner, tandis que son oncle et sa tante
somnolaient devant la haute cheminée, elle auréola
Guilhem de l'héroïsme qu'elle lu~
supposait: il avait
connu, pendant la guerre, ks priVations, la fatinuc
la souffrance; il avait vécu sous la menace const~
de la mort. .. Tout cela avait dü tremper son ame.
S'il n'avait pas réalisé encore sa vérital le yaleur
c'est qu'il ne s'était pas dégagé de son entoura"~
familial... Pour qu'il r~vi:le
sa pe!rsonnalité, il s~f
firait. ..
A ce moment de ses réOexions, Maguelonne s'arrêta brusqueluent : habituée par forte discipline
morale à ne pas laisser vagabonder son imagination,
clle l'obligea à rentrer en cellule, et abandonnant le
feu où tr(ll' dt.: choses sortaient des flammes dansantes, clic se tuurna vt.:rs son parrain qui, justement, roulTait ks yeux.
- Mon ont.:lt.:, deman~t-clk,
voudriez-vous fairc
une partie d'échecs? J'y jouais souvent avet.: papa.
L't.:mprcssement presque joyeux du vieillard la
r~c(1lpensa
d\! l'efforl sur elle-même auquel elle
avait ':Ililsenti; mais, plus tard, dans SOIl lit,à l'hcure
où k sOl1lme!il approchant, \!ngourdit la volonté, il
lUI sembla qu'une voix murmurait à son oreille:
« J\lagueltJlllle Je Pro\'!nt.:e-a~u
... oh 1 le joli
nom! li Elle sursauta et se redressa, k front l11oitt.:
dc sueur.
« .le suis rolle, sc dit-ellt.:. Les Perhello, mnlgré
leur allianCe! avec l\.!s Coat-Né"ut.!l", sont trop obscurs
pour Iigurer dans une génal~ie
princii:rc ... })
VII
.Maguelonne possédait un gllelt naturel. [J la dMen·
dit t.:1lJ1tre .I~s
fanlaisil!s des jumelles qui eussent
voulu la cOlfler ~1'ulI.;
l'lume écht.:vclé\!, lui comman'
der un coslume aux broLlt.:I·ic excentriques, jett.:(
�LA DELLE mSTOIRC DE :\iAGUELONNE
69
surses épêlue~
un renanJ blant:, ct la percher sur des
talons ~i hauts qu'die s'y fût cru sur des écbas:es.
Elle ne put ~mpêcher
cepel.1dant que ~on
« manteau " d'un ~ns
très doux, JolIment fourre l!e taupe,
ne prit sur elle une telle él~ganc
que, le Jeudi suiVant, lorsqu'elle remonta la rue NatIOnale pOlir se
rendrelchel Lazarine l\lollrèze, des passants se retournè~'et
pour la suivre des yeux. Elit: s'en ar?l:s;ut à
peIne: de bonne heure sa situatlOn d'orpheltne l'aYait oblig<.!e de circuler' seule; ell.e avait.pris l'habitUde de cette parfaite tenue qUI ne laIsse aucune
place à l'équiyoque.
l~our
l'instant, elle n'<.!tait occupée que du soleil
qUI ~e couchait derrii-re la porte nlO!1umentale, pOlfit
termInus de l'artère aux noms multiples dont 1\1ontpellier est tra'·crsé.
.
Lesarbres d<.!pouillés de I!J. promenade. du Peyrou,
estompé' par un léger brouillard, le pet~
tc'!lpJo.; au
deSSll1 très pur, que Maguelonne savaIt deJà etre
le Chateau d'cau se détac'haient en des violets très
doux Sur l'orang6 du ciel.
Au Centre de l'esplanade, et déjà indistinctc dans
Ses details mais <lardant son beau !1este d'autorité,
la statue éi1uestr[ du jeune roy LOUIS XIV semblait
encore recevoir les hommages de ses fidèles du BasL
anguedoc .
. Et l'ensemble vous donnait une impression r.:ranà cause du passé de gloire
dlo se et exquise; ~randiosc
qU'é".oquait la statue lointaine ctl'ArcdeTriomphe;
e\quIse, parce que les lignes ct les couler~
des
cho ~s Onraient une tell..: harmonie qu'il n'était pas
POSSible de la rêver autre .
.. L'existen(.1; sf,litaire de la Jeune fille l'avait port<:e
~ ~dmirt:
toutes les beautés de la nature. Si clle
ftalt capable de braver le vent déchaîne pour COIlemplor la mer. en fureur, comme elle l'avait fait J/l
~latn
de .la fameuse vi'lite qui restait une énigme
jans sa VIe, cc ~oir-là,
elle jouissait de celle heure
te .beaut<.! sereine que ne semblaient pas goüterceul{
~UI
pas~.ient
yite, seulement soucieux de terminer
~rs
af(all'<; avant la nuit complète. Elle cn <.!prou~al
de l'apaisement; elle sc sentait mi..:ux di~J>Iée
Se retrouyer en pr<.!. ence de Lazarine I\lourc.zc.
ta La sema.ine. à demi écoulée avait été remplie de
nt de frl\'olltés: stations Interminables dans les
~gasin ces où les jumelles faisaient déplier cinquante
Fle
d'.ctorfes pour le seul plaisir de froisser dans
~rs
mal~s
une belle soie souplc ou de disposer en
\.>! gracll!UX un lainaoe dl.! prix' essayages chez le
aten~s
chel la modiste
taIlleur l!n renflm, 10n'~les
Ou la Couturii!r..: en vogue.
�70
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Maguelonne ayait parfois trouvé le temps long, mais,
parfois aussi, ct même souvent, elle s'était amusée de
tout ce qui était offert à sa fantaisie. Son oncle lUI
avait ouvert un .large crédit dépassant de beaucoup
ses pauvres petites ressources de naguère. Elle en
avait largement usé, et, maintenant, elle ell éprouvait
presque des rem~ds,
elle. asr~it
à mcllre dans le
vide de son espnt la pensee SI slInple ct SI forte de
sa nouvelle amie.
Elle n'eût pas de peine à reconnaître la demeure
du professeur Mourèze que sa tante Del rh me lui avait
très fidèlement décrite: une grande maison à deux
étages, avec fenêtres à fronton et balustres, au coin
de la rue Nationale ct du boulevard du Peyrou, juste
à la hauteur de l'arc de triomphe.
Une porte aux vantaux sculptés, fi nement vernissés,
donnait bel air à l'entrée. Le cœur battant un peu
Maguelonne appu ya le ~oigt
sur ~e bouton de sonnette:
Un valet de chambre repondlt a son appel et la précédant jusqu'au premier étao;e, il 1'1l1troduisit dans
un vaste cabinet de travail (lui, par deux fenêtres,
buvait les derniers reflets du couchant.
Des personnes qui etaient là se levèr~nt
et partirent: il ne resta qu'une jeune fille à la silhouette
distinguée qui, elle-même, prenait congé.
Nicole, lui demanda Lazarine, ne pourriez-vous
m'accorder quelques minutes? Je vous ferais faire
connaissance avec ma jeune amie, Mlle Perhello.
- Je regrette beaucoup, mademoiselle, malS mes
petits frères m'attendent pour réciter leurs leçons.
- C'est vrai, j'oubliais que vous êtes réptic~
1
Allez, ma chère enfant, allez vers votre devoir. Une
autre fois, j'espère que nous pourrons vous garder
plus longtemps.
La jeune fille prusentée, Nicole de Laverune donna
une poignée de main à Maguelonne et disparut.
.Mlle Mourèze revint alors vers sa jeune viSiteuse;
bien qu'elle eül dépouillé le grand manteau, compagnon de ses courses charilables, sa toilette de laine
so~bre,
qu~
relevait un simple col d'orsandi, conse!'valt une frOide netteté, un peu ma cul me.
- Je me demandais si vous m'aviez oubliée,
s'écria-t-elle en souriant mais votre tante m'a dit que
votre formalisme de petite Bretonne VOl1S avait selll
empêchée de l'accompaf;ncr au Foyer Notre-Dame.
- C'est vrai, mademOiselle.
Lazarine avait pris la main de l\Tanuelonne. Elle
l'écarta d'elle à la Inngucur du bras. 0
- Que vous êtes belle 1 Est-ce Mlle Maureilhan
qui a veillé au choix de ce costume '?
- Non ... Elle prétend ne s'y pas cunnaltre ... LeS
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
71
demoIselles de Provence-Aragon m'ont servi de
guides.
- Guides un peu osés que vous n'avez pas entiêrcment suivis, bien que je relève, çà et là, quelques
traces des conseils reçus: l'accommodement nouveau
des cheveux et ces petits souliers, trop découverts
pour la saIson où nous sommes, et qui peuvent être
la cause de bonnes grippes; malS, enfin, il n'y a pas
tl"Op â redIre ... Vous avez su réSIster aux folles suggestions ... C'eùt été dommage de vous changer,
petite amie 1. ..
Elle attira Maguelonne près d'elle sur un divan:
- Notre Midi' n'est pas toujours sérieux, continuat-elle. Il ne faudrait pas, à certains contacts, perdre
les bonnes habitudes emportées de BretaAne.
- Oh 1 déjà j'ai eu occasion Je protester. .. Et j'ai
bien l'intention de recommencer pour ne pas augmenter Je nombre des moutons de Panurge; mais,
quoique Bérengère et Almodis ne soient pas les amies
que je désirerais, elles sont SI obligeantes, SI bonnes
sous leurs allures écervelées, que je ne voudraIs pas
rt!pondre à leurs a/Tectueuses avances par une exagération de froideur.
- Ce n'est pas à moi qu'il appartie.nt de dénigrer
de petItes cousine qui, à l'occasion, se montrent
gentilles ct prévenantes, et, cependant, il est de mon
devoir de vous recommander la cIrconspection dans
vos relations avec elles ... Elles ont un frère, ne l'oubliez pas ...
. Maguelonne sentit qu'une onde rose lui montait
Jusqu'aux cheveux. Lazanne Moureze avait le ùwgnO'ltic sClr.
- 9h 1 balbutia-t elle, je serai prudente, je l'ai
pro.mls à ma tante, mais je Cf()lS qu'tl n'y a rien à
cratndre. M. Guilhem est parfaItement bien élevé. Je
l e crois très différent des siens .
. - Je le croyais aussi; pendant la guerre il s'est
reyélé chef, mais son retour n'a pas tenu ce que
laissait espérer sa belle conduite. Pour l'instant, sa
Seule profession consiste cl sc montrer aux courses,
au tht:atre, à figurer Jans touteS les réceptions ou à
P~()menr
par les VIlles d'eaux son élégance de
dC!:iŒuvré. Je crains que sa religiosIté artil1cielle,
plutôt chez lui habItude de bon ton, ne le défenùe
mal contre les entralnements de cette existence frivol e ..1I ,est très sédulsant ... On a délà beaucoup parlé
de~l,!.
Et la chronIque n'est peut-être que médisante ...
~Vlagueon
avaIt baissé la tête; elle trouvait sa
grande amie dure pour GUilhem. Etait-il si coupable,
e,n S~me
' r S'tl ne faisait nen, c'est que son pt:f.C
S étan opposé à ses désirs Je travail: il s'étaIt
�J2
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
:ncliné comme, jadis, le pauvre Amaury, lorsque
l'oncle Elzéar lui avait interdit de se présenter aux
examens de l'Ecole normale supérieure; mais il
semblait souffrir de son inaction. Peut-être même
rêvait-il de s'en évader?
Toutes ces réflexions,. la jeune fille les garda pOUl'
elle mais Lazanne devll1a, sans doute, ce que renre~ait
son silence
doucement, elle lui posa la
mai n sur le bras:
- Dans ce pays, dit-elle, de curieux phénomènes
de mirage se produisent parfois SUI' les eûtes.
Comme au désert, la couche d'air, en contact avec
les sables brûlants, se dilate et se charge de vapeurs,
semblables à des nappes d'eau aériennes qui donnent l'illusion de pay ages réels. J'ai vu ainsi un
clocher, des arbres, des maisons, qui se miraient
dans un étang. Une heure plus tard, repassant au
même endroit, je cherchais en vain quelque trace de
l'étranne vision ... Ce souvenir me revient involontaire~
.
ment devant
certaines
natures d e notre Midi qui à
la surface, paraissent meilleures et plus belÎes
qu'elles ne le sunt en réalilé.
L'avertism~n
était net, mais discret. Lazarine
pensa, sans doute, ne pas devoir insister davantage,
de peur. de ~lon:er
un corps à ce qui n'était qu'u'ne
impresslOn fugitive. Elle se leva:
- Vous aller. prendre une tasse de thé, dit-elle,
en s'approchant de la petite table qui supportait le
samovar. Après, je l'OUS montrerai la belle vue dont
nous jouissons. Mon père a fait bâtir la maison
pour ce seul agrém~nt.
Et quand le joli man~ge
des lasses ct des coupes
de gâteaux fuI achevé, Mlle Mour1:r.e ouvrit l'une
des portes-fenêtres ct passa sur le balcon de pierre
qui, de ce cOté, invitait aux longues contemplations.
Le soleil avait disparu; mais, derrii.:re lui, il lais.
sait des renets de braise qui incendiaient le ciel.
Au delà du jeune Roy au geste impérieux, tout. seul
dans le décor mélancolique des arbres dépoUillés;
au delâ du joli temple, gardien de l'cau, J\laguelonne
dé.:ouvraÎl maintenant la longue' ligne d'arcades de
l'aqueduc Saint-Clément, la campagne où des tuiles
rouges accusaient le verl sombre dcs cypri.:s, et,
plus loin encore, les Cévennes, comm(,\ endormies
lans leurs gazes violettes du snir. A gauche, la mel'
1pparaissait, trait d'argent à peine indiqué.
- Oh! s'écria la jeune fille, le comprends M. le
rrofesseur ~ourL:z.
Cc panorama est incomparable.
- Le matin, vous le goClteriez davantage, assura
I,azarine. par les temps clairs, on distingue le Cani~Ol,
dernier contrefort d~s
Pyrénées, ct le mont
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
73
Ventoux, sentinelle avancée des Alpes. JI semble
qu'on se trouve entre deux mondes et, comme les
yeux, l'âme va loin ...
Maguelonne s'était retournée vers la porte monumentale et elle en considérait les détails avec attention, visiblement impressionnée par l'air de grandeur,
de majesté qu'elle communique au vaste espace
étendu devant la grille du Peyrou.
- Quand fut-elle construite? demanda-t_elIe.
- A la fin du XVIl C sil;cle, pour commémorer les
victoires de Louis XIV ...
- Il est alors contemporain du plafond de notre
e.scalier et comme lui, peut-être fut-il dù à l'initiative du c~mte
de Provence-Aragon qui présidait
alors la généralité du Bas-Languedoc.
--: En effet, je crois même que le n(!m de celui-ci
est Inscrit sur la plaque commémoralive.
Le fonds de petite bourgeoise qu'avaient mis en
M~gelon
ses ancêtres, les Perhello, ~ SImples
o~hclers
de fortune, que leur hérolsme avait rendus
dignes de s'unir à la noblesse bretonne, - fut remué,
presque intimidé par ce d6tail. Pour cacher son
II1:1Pl'ession, elle regarda, au-dessous d'elle, la terrasse
uu, les soirs d'été un peu de brise devait arriver de
la ,me.r, et, plus bas encore, le boulev~r.d
encaissé
qu enjambait un pont décoré d'armomes, et sur
lequel devaient ouvrir le garage et les écuries; puis
~es
yeux remontl;rent et, SUl' ulle place, vers la
gauche, ils s'arrêtèrent sur un pi6destal vide:
- Que va-t-on mettre là? demanda-t-elle.
~ Dites plutôt: qu'avait-on mis là ? C'était une
crOIx. de fer. Un jour, un ouragan la renversa. Et,
depUIS, la municipalité refuse de la relever.
MagUelonne ne put retenir une remarque, montée
t out naturellement à ses lèvres:
:- Monsieur votre père doit être influent. Il pourraI( obtenir gain de cause.
.
Les
yeux
de
la
jeune
doctoresse
s'emplirent
<.le
I armes:
r' - M?n père est du même avis que la municipalité,
epondlt-elle simplement.
Maguelonne sc souvint alors d'une réflexion du
COmte ge Provence-Aragon:
M. - J.3len qu'il ne partage pas les idées de sa fi Ile,
oun.:ze la laisse libre d'agir comme elle l'entend ...
Dans .l'àme du grand cliirurgiel1, il y a\'ait aussi
lIne croIX renversée et La2arine en soufTrait sans
vOl.l'loir se plaindre oirrant sans doute pOUl' l'errant
tous les labeurs,' tous les sacrifj~
de sa vj~
aUstère.
Maguelonne avait ramené son regard vers la majes-
�7+
LA BELLE HISTOIRE DE MAG'UELONNE
tueu. e entrée du Pevrou; t!Lc indiqua l'un des
nroupes qUi la flanq uent :
'" - Ces enfants Jouant avec un lion ne sont-ils pas
un symbole? demanda-t-ellt:.
-- Oui ils représentent l'Amour domptant la
Force. Je' les aime. Cette force, j'en fais la force brutale tout Imprégnée de halI1e, dont seul l'amour
di\'1;1 peut triompher. Et le croiriez-vous? Rien que
de lt:::; regarcler, Je reprends espoir en l'avenir.
Elle se détoUl'na pour renlrer dans le cabinet de
travail où la nuit mettait du vague, de l'Incertain.
Elle étel1lllt la main vers un commutateur, et les
meubles, acaJou et cui\Te, les tapisseries ancienne',
quelques tollc'i d'une réelle beauté se révélèrent
délicatemt!nt fondus, comme harmonisés par 1:)
longue habitude de \Ivre ensemble
Près' d'une fenêtre, SUI' une longue table char"';c
de papiers, des violettes. dan~
~n'
cornet ~e
cristal
mettaient une note de grace femll1ll1e parmi la sévérité de cet appareil masculin.
Maguelonne n'eut pas le temps d'en voir davantaf:\e: la porte s'ouvrait; d'autres VISiteurs arnvaient
sans dou te.
- .Jt! \'ous quitte, balbutia-t-elle.
- Non, re~lcz,
dit Lazal'lnl.: en la retenant pat
la main. Ce n'est qUI.:: Mme Jose!...
vm
Celle qUI entrait était très simplement vêtue de
noir. Le halldt!all dt! perles malt.:s, liséré de blant.:,
qui t.:our(\nnait son front, retenait l'un de ces J.;g~rs
vuiles dt! grenadine qui disent It.: deuil pel'(1t:tuel.
SOli!) le~
dH.:\"eux griS, l'elev';s en racinu drOite, les
traits al'Ir~
... aient fins, mais l'récIS; les yellx bruns
e.~pIïlHnt
LIlle dOllt.:e fermeté; ils se posaieut su!
vous tr0s droits; on eût l11t!nH! dit qu'ils mterro'
geai\!ilt Vlltl'\! illnt!.
- Jt! cllmpr\!nds qu'elle suit la mèrt! de son fl~,
pt!llsa 1\laguelonne
- PI\!l'r\! 111<: ~uil
de près, annonça J\lm<: Jo. cl en
su déganl~
pour accepter une tasse Je thé. Apl">
son ~()urs,
Il est allé VlS!tt!1' LIn local qUI, pal'alt-II,
clll1Y1endrait parfaitement à la Alaisoll fralet'11elle,
tellement à l'étroit dans son installation actuelle
qu'on ,est oblll:\é de rdust!r des pensionnail:es ...
- ht pOlirtant,l'Isqua Maguelonne, certalnes gt!\lS
o ent prétendre que ces pensionnaires Ile sunt que
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
75
des prisonniers sur lesquels les familles tirent les
verrous.
Mme Josel sourit:
- Cela ne m'étonne pas, dit-elle. Beaucoup de
personnes refusent de croire à la puissance de la
force morale.
- Il Y a SI peu de parents qui arm(!.nt leurs enfants
pour la lutte de la vic 1 s'écna Lazanne. La plupart
~ I~ font des êtres égolstes, volontall'(!s, ne cherchant
ICI-bas ~ue
leur propre satj~cion,
.ou bien des êtres
mous, Incapables de réactIOn, vaincus d'avance ...
Et en cela ils pèchent gravement contre leurs devoirs 1
L.'avenlr n'appartiendra qu'aux courageux, aux passionnés du travail et de l'effort, à ceux qui sauront
s'obstlOer mal "ré les difficultés, à surmonter tous les
obstacles' à n~
pas même sc laisser arrêter par
l'impossible ...
- Oui, il faudrait que l'enfant apprit chaque jour
à se vaincre, remarqua doucement Mme !osel en
prenant une gaufrette dans la coupe que lUi présentait Mlle PerhelJo. Au lieu de cela, on ne cherche
qu'à satisfaire ·ses caprices ... Sous prétexte de le
r~nlc
heureux, on lui prépare les plus cruelles
deSlllusions.
~ome
ces paroles ressemblaient peu aux puériIMites qui se débitaient 7hez les P.r~venc-Aag()
1
aguelonne les écoutait avec la )ole du voyageur
qUI, après avoir erré dans un monde étranger, entend
\O~t ~
coup parler la langue de s on pays. Elle les
goutalt u'autant plus qu'elle les sa\'ait appuyêes rar
lies actes.
Mlle Mourèze n'avait-elle pas su se dégager de
tous. les liens qui essayaient de l'enserrer et orienter
sa VIC vers le dévouement et le sacrifice?
1 l'vlmeJ(,sel n'avait-elle pas fait de son fils un homme
~,:
lI~voi:
à l'idéal magnifique qui forçait même
. admiratIOn de ceux qui ne partageaient pas ses
Id ées?
. - Comment avez-vous pu mener à bien une tclle
ta~he',
lui disait justement Lazarine. Je sais des
ll)(!res qui vous envient et désireraient connaitre
Vot re Sec rel. ..
1 ~ Oh 1 je n'ai pas de secrel. .. De bonne heure, j'ai
labltué mCJn fils au tra vatl, à la peine, au devoir
SUrtou~
... Jamais je n'ai flatté son orgueil... Lorsqu'il
~vena.lt
de la distribution des prix, chargé de lau:J~rs,
Je lui disais simplement: «Mon petit, je suis
r~s
Contellk, mais n'oublie pas que tout Ct; qut;
Dieu donne, il faut le lui rendre. Plus tard, tu lUI
~Ievrs.,ton
int.el,gc~
et tOf! savoir. » En fortifiant
sa fOI, J essayais d'OUVrir en lUI une source ue courage
�76
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
qui ne pourrait tarir ... Et j'allais ainsi toujours tout
droit sans t;hanger de chemin. Vous le voye7., c'est
très simple. Je n'ai pas beaucoup de mérite.:. La
nature généreuse de n;on fils - tout. le. portrall l!e
son pauvre père - m a beaucoup aidee ... Et pUIS
les événements nous ont souvent conduits ... Je ne
vous citerai qu'un exemple: Pierre rêvait de fonder
une maison pour les étud iants .. , Et sa mi nce fortune
ne lui permettait pas de réaliser son rêvc .. , Un jour,
il reçut d'un notaire une lettre qui ...
Ici, Mme Jos?1 s'al:rêta .. . La port~
s'était ouverte,
livrant passage a celUi dont on parlaIt ... Maguelonne
le regarda v~n!r:
il n'avait r~as
évide~mnt
ce type
affiné dcs Vieilles races qUI les ferait reconnaltre
partout et qui, pendant la Terreur, parce que leurs
mains sortaient trop fines d'un bourgeron d'ouvrier,
valut la guillotine à quelques-uns de leurs représentants. C'ependant, il était distingué, aussi distingué
que Guilhem, mais d'une distinction autre, due sans
doute à l'élévation morale, à la noblesse du cœur.
Son regard brun très droit n'a l'ait pas de réflexe
nerveux, comme en ont les timideti; et SeS façons
simpll!s, aisées, prouvaient au'il n'avait aucune
préoccupalion de lui-même,
Lazarine le présenta à sa petite amie:
- Elle s'appelle Maguelonne, commença-t-ellt! en
souriant ... Un nom que vous nous avez appris à
aim!!r ...
Il sourit tri.:s franchem!!nt en montrant de belles
dents blanches, lri.:s saine ' ,
- Madetnoiselk, Je VOLIS ré licil!! de porler ce joli
nom, Il conli!!nt talll de cho::.es ...
monsieur, mais que
- Dl! t;ho 'es que j'~nore,
bientôt, si j'en croIs la rumeur publique, vous nous
apprendrez à mieux connaître ...
- Oh 1 mad!!moiselle, ne l'OUS y trompez pas ! .. ,
La belle histoire de .\laguelone qut.! je vous conterai
est tuut simplt.!U1ent celle de la ville. Je ne puiseraJ
dans le roman du moyen àgc - simple all6goric
parant la vérité d!!s charmes de la llclion - que
Jans la mesure où il pourra me fournir sur 1'6po llle
de prl:cieu\ détails ... La légende, hélas 1 n'!!st pas
touJuurs la vérité histonque ... mais clle a parfOIS
tant de l'uree que longtemps on montra aux voyageurs
l!!s,tombeaux de Pierre!!t de Maguelonne, sa Ilancée,
qUI .pourtant n'ont jamais cxisté ...
P.u:rrl! et Magut.:lonnel Ces Jeu.' noms rapprochés
él'elllèrl!nt dans le cœur dc Mlle Perbdlo je ne sais
qut.!lk corde secrète. Pour nI! pas l'clllt.:ndre vibrel
el.1l! .sc ,:0péta s~ première rdle.\ion : « Il n'a pas l~
dlstlllctlOll du l'lcomte Jl) Provence-Aragon, "
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
77
Pierre J osel était grand cependant et bien pris
sa taille. Plus que Guilhem, il uonnait une
Impression de force. Sa ]i;\re supérieure portait
îlne fii;re moustache brune. La mode régnante
devait lui im I?orte)' peu;. on s'en aperc.evait à J.a
I:oupe de sa jaqudte qUI ne voulait nen savoir
des fantaisies du moment et présentait même ces
cassure de fatioue que prennent vite le vêtements
Sur un homme Jétude .
. - Voici votre fauteuil, lui dit Lazarine en lui
llldiquant une vaste bergère.
..
.
Il s'assit sans protester, en familier du heu, et
apr;:s avoir souri Je loin à sa mi::re. On le sentait
heureux de cette courte halte.
- Eh bien 1cette maison'? lui demanda Mlle 1\1oul'èze en lu i présentant une lasse.
-: Ah 1madeoi~l,
ne réveillez pas mes douleurs.
V!~
Immeuble admirable à tous pOI~ts.de
vuel ... De
1 au', de la lumii:re, de l'espace ... mais cinq cent mille
francs, pensez donc! ... J'ai dl! me borner aux regrets ...
.\lagut.:lonne ofTrait le sucrier; elle suggéra timidement:
- Ne pourriez-vous faire appel au généreux donateur qui, déjà, subvient à vos besoins?
- J'y ai songé, mademoiselle. Je lui ai adressé
un p.re sant appel par l'intermédiaire du trop discret
r~ota!e,
mais jusqu'ici je n'ai pas reçu de réponse.
ht pourtant le temps presse. L'immeuble sera mis
Vente dans un mois ... mais je conviens que
Cinq cent mille francs c'est un gros, très gros morceau ... li fatldra me r0 ' igner au local trop étroit...
~()n
rê\'e ne se réal iSL:'ra pas, comme beaucoup
li au t rL:S rêves ...
A.vec un oupir, il rejeta ies pinces dans le sucrier.
MaA,uelollne revint vers le plateau: une idée ~'t.!bau
chail confusément en elle. L'auge, comme di:ait
~l.a Douce, .lu i avait parl0 d'une ame à qui elle devait
e du bien. Et cette âme, elle ne pouval t eu
b?~ler
~ prés.ent, c'é,tait .celle de. son oncle. Or, quel
Il:n lUI avait-elle fait JUSqU'ICI? A part quelques
partlcs d'échecs, le snir, die n'était même pas restée
aVec lui, après d"jeune!' à l'heure où il consentait à
~neI
causerie. Entrain0c' 11ar ks ')'umclles le matlll
. 1"l, SUivant le bon
t
"
plaiSir du tailleur
ou de
1 apI" C~Il1L
~ modiste, elle uvait cncpre moins orrert ses ser\iLes
LUmme elle l'a\'ait 1 l'omis.
l' A tout l'ri.\. elle devait se reprenure essayer
~Ital'r:he
le \'ieillard à sa dnuJ~L1r
trop absorbante .
• , Puur cela, il n'y avait pa' de meilleur moyen
ql~
de i'assllcil:r ù Je nobles entreprises.
tHe acheva presque sa pcnsL:e en re\'l.!l1unt vers le
~ans
:11
Jill
�7f)
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
petit cercle avec une coupe où restaient encore
quelques tranches de brioche,
_ Monsieur, dit-elle, peut-être rencontrerez-vous
sur votre route quelque autre àme généreuse qui
transformera votre rêve en réalité,
_ Mademoiselle, J'en accepte l'augure sans trop
oser y compter. Les bons riches s,ont déJà trl!S surchargés d'œuvres, et les mauvaiS, ou même les
indifférents, portent sur leurs yeux un épais bandeau
d'égolsme qui les empêche de voir les infortunes
dont ils sont entourés, Comment se douteraient-ils
que des jeunes gen~
remarquablement doués, travailleurs, ,sont obllgcs de renoncer, f~ute
d'argent,
à des carnères pour lesquelles Ils auraient de fortes
aptitudes, ou bien végètent misérablement, se tuant
à donner des leçons entre leurs cours pour acquitter
leur pension et leurs frais d'examen",
- Oui, répéta Maguelonne qui s'était assise
comment se douteraient-ils? ,Ceux qui Baspllient l~
temps ne comprendront Jamais ceux qUI en font un
emploi utile, L'autre jour, je l'ai bien scnti chez les
Provence-Aragon" .
- Ne Jugeons. pas si ,nous ne voulons pas être
;ugés, interrompit Lazanne avec le Cm sourire qui
éclairait parfOIS sa physionomie, un peu grave au
repos. Contentons-nous de ~e pas nous laisser em porter par le courant,de fnvollté el de dissipation,
- Ohl m~de()ls,
s'~cna
la jeune !Ille, soudain
plus rose. bst-ce pour mOI que vous dites cela?
_ Non, repflt en riant Pierre .Josel, la recommandatIOn serait inutile; il rl!gne dans la maison de
M. Maureilhan une atmosphi:re d'austérité qui duit
mettre en fUite les papillons bleus.
- A m01l1s que les papillons blcus ne soient
ex.cités par les vél;érahlc,s bouquins de la hibliollli.:·
que. Tenez! m,onsleur, hier? .~;ur
un rayon j'al aperçu
loute L1ne r~ngec
d,e dos, re1lc~
en.vl!au, QUi}1Ortalcnt
des litres {lirt allechants : Ih~tolre
dll ]JJi lallt chevalier Pierre de P,'oJlence et. de la belle !II agl/elOlllle,
fille du roy de Naples, ou blcn La plaisante histoire
et
dll noble Pierre de ProJlellce, chel'aliel' des cleJ~
de 'la belle M<1gllelolllle, ou plus ,simpkment la belle
clur~,
.., J'av~ls
~randc
envie de
Maf{uelolltle t~)u
Iculilder ces !lvrcs, mais le n'OI pas osé y loucher,
el à présent, je m'en réjouis presque. J'aurais eu
a~lourd'hi
encore p~us
de reg~'ts
d'apprendre ql1 '
cette Maguelonne, SI belle, SI attachante, n'avait
jamais eXisté.
_ Ah 1 mademoiselle, les histol'lens sont de
Icrnbles gens 1 A force de fOl1illcl' dans les vicux
papiers Ils démolissent les plus poétiques légendes.
�l.A BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
79
Pour me faire pardonner je ne vous raconterai donc
pas que Bernard de Tréviers a Inventé le premier la jolle figure de votre homonyme dans le
dess ell1 d'inspirer aux nobles dame de son temps
des sentiments de piété et de charité ct de recommander à leurs libén::lltés l'hospice de Maguelone. Je
ne vous dirai pas davantage que les .deux. clefs sont
les armes d'un dignitaire du chapitre, ct non du
noble et vaillant P'ierre de Provence. Je vous dirai
plutôt que le Jit Pierre ayant soustrait l\1a;;uelonne
a un odieux rival, l'emmena en bâte vers ses parents;
en chemin, il arriva qu'un SOir, l'ri: de la mer, pendant que la princesse dormall, un oiseau de proie
enleva trOIS anneaux d'or que Pierre avait reçus de
sa mi:re et donnés à sa fiancée.
- C'est un véritable conte de fées 1. ..
:- La sUite vous le prouvera: Pierre court après
l'oiseau; celui-ci vole sur un rocher battu par les
nots. Pierre monte sur une barque sans gouvernail,
Ce qui, par parenthèse, était forl imprudent. Il est
entralné au large et, bien enl cndu, des Barbaresq ues
le recueillent et le vendent au sultan.
- Rien n'y manque 1. . .
- Il gagne les faveurs de son maUre qui lUI rend
~a liberté ct, après des aventures sans nombre, un
eau jour il re\'ient de Palestine et débarque à
~aguelonè,
profondément abattu àla pensée que sa
lancée a pu 1<.: croire infidèle.
- La retrouvera-t-il, au moins?
1 - Sous les traits de la sœur hospitalière qui lUi
a\"e les pieds. Dans l'attente de son retour, Mahl'Uclonnc s'était consacrée aux pauvres ct aux malleureu x
M~;"
alors, ils ne purent se marier enscmhk 1
- Maguelonne n'avait pas prol1oncll de vœux, !'aSSurcz-vous, mademoiselle: le manuscrit se termine!
par Laus Dea 1
.-: Je regrette que cette belle histoire ne soit pas
Vlale.
à -Elle se r0alisa dans beaucouj J'âmes du Illnyen
.ge, c<.: mo) en âp;e, à la f<lis énorme et délicat, qUI
;esscmblc à ses cath0drales. Cc fut 1'0poqul! des
song ues . fidélités qu'éclairait le soleil Jivin et qUI
OutcoalCnt les cœllrs sur le chemin rude LIe la vie.
- Vous mettez cette réalisation au passt!, reJ1olar~la
Lazarine qUi, comme Mme Josel, écoutait la
o~versatil1
d<'::i deux Jeunes gens. Croycz-vousJonc
~u aUJoui"L1'hui, on ne pUisse rencontrer de ces afTccIons fortes et durables?
. - Ohl SI, mademOiselle, mais ellc5 deViennent
lares. [[ est éV1Llent que l'un des signes distinctifs
-
�80
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
de la génération actuelle, c'est l'horreur de l'effort
et du sacriflce ... La plupart n'en comprennent pas
l'utilité et la grandeur .. .
- Mon pauvre père me disait souvent cela! s'écria
Maguelonne.
Et d'un seul élan, emportée par ses souvenirs,
elle ;aconta les belles paroles, entendues entre ciel
et terre, tout en haut du phare d'Eckmühl: «L'effort
coûte, mais l'effort paie ... »
Elle s'anim~t
.c.n parlant, sans se douter que son
teint se nacrait SI jOlll;nent. de rose, que, sous le large
chapeau de panne gnse, 11 prenait des torrs délicats
de pastel.
Tout à coup, elle s'aperçut que M. Josel la regardait, un regard tr1.:s GOUX où il y avait comme' un
regret; elle s'arrêta pl:esque interdite et balbutia:
- Ces beaux senllments, on ne les retrouvera
bientôt plus que dans les romans 1
- Non, mademoiselle, pas même là!... Sauf de
très rares exceptions, à notre époque, le roman,
trop souvent, sacrifie ce qui demeure à ce qui passe,
assure le triomphe du caprice sur le devoir .. . JI peut
être la peinture de la \'ie, ou plutôt de certaines
vies .. . il n'est pas la Vérité qui est supérieure à la
vic elle-même ...
La jeune fille allait répondre, une de ces réflexions
spontanées qui, parfois, jaillissaient de ses lèvres,
mais la porte se rouvrit et, cette fois, sous la main
du professeur Mourèze qui, le jeudi, lorsqu'il rentrait de la Faculté, s'inVitait volontiers à prendre
une tasse de thé chez sa fille .
Il était de taille moyenne et trapu. Une barbe
grise, courte ct drue, encadrait le visage, franchement laid; les yeux clignotaient derrière un lorgnon
d'or.
A le voir entrer, hésitant, cherchant à reconnaltre
ceux t~ui
étaient là pour leur distribuer des poignées
de maIn, Maguulonne se demanda communt il pouvait être le chirurgien famuL1x dont la réputation
avait franchi ks mèrs.
- Ah f mademoisdle, lui dit-il en fourrageant dans
le sucri~
av~c
l'incertitude du geste des myopes,
vous voici donc Montpelliéraine 1 Ce brave tl;(éar,
çà l'égaiera un pUll 1 Depuis la mort de son fils, il
n'a même plus ces explosions de col1:J'e qui rompaient sur la trame uniforme des jours et lui faIsaient
une physionomie si originale ... Vous ne connaissez
peut-étre pas enC(lre le Verdanson, mademoiselle?
Non? gh bien 1 c'est un torrent qui nous arrive du
Gard. Après avoir longé l'Hôpital général, le boulevard Pasteur ct le boulevard Louis-13lanc, il s'l:vade
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
81
de la \ille pour se perdre dans le Lez. Les trois
quan.s du temps, il est à sec. Vous ne voyez. dans
S?n lIt que des pierres et de l'herbe drue" mats survienne un violent orage ou bien la fonte des neiges,
les caux alors se précipitent et dévastent tout sur
leur p.assage. Les arbres sont déracinés, les murs
abattus, les maisons inondées. Cela tourne au
désastre ... Elzéar était ainsi ... D'ordinaire, le nez
dans Ses livres, presque momifié, et \1U,iS, soudain,
PO~r
des misères parfois, violent à )fJSer t(!ut c.e
qUI lUI résistaill ... C'est à une de ces heures-la qu'JI
a d.û sc brouiller avec son ms, ce pauvre Amaul:Y,
g~1
était le plus charmant garçon qu'o~
plit \'011';
len qu'il fût un peu vif, rêveur, et Idéologue ...
comme M. Josel et ma fille ...
Picrre s'était levé pour remettre sa tasse dans le
Plateau.
- M. le professeur dit-il en revenant, puisque
vous me mettez en cal;se voudriez-vous m'expliquer
~e que vuus entendez e'xactement par idéol~ue'?
,S(-~e
être idéologue que cie prétendre en elgner
N~x
Jeunes â lutter contre les servitud.es du mal?
Ct-cc point un moyen de les.rendre Il.bres '?
-:- Peut-être si vous y arrivez 1 mais vous n'y
a;l'I ver cz pas l 'La nature a une force irrésistible qlll,
tot Ou tard, domine l'esprit.
1 - Dcs convictions forles peuvent faire de l'esprit
e dominateur de la nature .
. Le professeur Mourèze eut un geste qui signifiait
eVI~l1cnt:
~ Je ne discute pas avec des ulnJ1istes ...
~Ol,
le ne connais que les faits ... li Ille corrigea en
l;nt~a
à Pierre Josella main line et nerveuse dont
a 1 esse avait rait sa renommée.
- Je vous demande pardon de ne pas poursuivre
CClte. conversation dit-il, mais on m'a imposé la
fféSldence ~Iu
pr()~hain
congrès de chirurgie, et, en
pC moment, je travaille au discours d'ou\·erlurc,. un
cnsum d~nt
je me serais bien passé.
t,fi se relira après avoir buté sur un tabouret et
a onné cn chcrchant Je bouton de la porle.
m - Nous parlons aussi, annonça Mme Jose!. En ce
OI11l:llt, je n'ai même pas de femme de ménage.
]~es
deux jeunes "cns échannèrent une poignée de
main.
b
.,
\'( - Alors, mademoiselle, dit Pierre en souriant,
mlUS ne m'en voulez pas d'avoir rdégué votre char,
ante homonyme parmi les mythes populaires?
Jn'- Non, m\)n~il!ur,
en J'idéalisant, vous me l'avez
leux [ait comprendre.
r ~-: ~'étai
la vierge sage de l'Evangile, remarqua
-<iZuflne en souriant. Dans l'attente de l'époux,
�82
LA DELLE HISTOIRE DE :\fAGUELONNE
elle gardait de l'huIle. poyr. allumer sa lampe ...
A présent, les dcux amies etaient scules. Au dehors,
la nUit était compli.:te. 1\1agudonne ne se rassit pas,
mais pourtant elle ne l'nt ~'as
encore congé.
Tout à l'heure, murmura-t-elle, 1\1. le professeur
Mourèze pariait de mon COUSin Amaury. Vous a\'ez
dû Je connaitre, mademoiselle.
- OUI, nous étJOns amis d'enfance ...
La VOIX de la jeune doctores e semblait comme
assourdie. Maguelonne ne s'en aperçut pas; elle
poursuivait son Idée:
- ElaIt-ce en enet un rêveur?
Lazanne secoua la tête:
- Mon pi.:re Iraite de rêveurs tous ceux qUI cherchent un appui plus haut que la terre. Amaury [1osst."!dalt au contraire une nature ardente ct "énéreuse,
mais li est exad qu'il était vif et doué d'u~e
volonté
SI affirmée que, lorsqU'Il avait pris une détermination, Il cédait difricllem'.'nt.
- Est-ce lUI qui eut les lorts dans la rupture?
Mlle Mour~ze
eut un geste dus épaules qui exprimait son impUissance à résoudru le probli.:me d'une
façon précisu.
- Je ne pUIS que vous répéter cc que j'ai dit tout
à l'heure à Prolos d'un autre sujet: ne jugeons pas
si nous ne voulons pas ètre jugés ...
Puis, comme si elle l'oulaÎt couper Court à un
entretien qUI devait lui être 1 énlble, car ses traits se
tiraient, elle se retourna vers sa table de travail:
- Voudncz-\'(H\s mettre Cdte lettre à la poSL:?
demanda-t-elle. Elle n'est pas afrranchie, Serait-il
indiscret de vous prier d'y coller un tllnhre ~
- Pas du toutl Tl est à peine cinq heures et tante
Delphine sait que Je ne dOIS pas runtrer avant cInq
heures ct demie ...
Celle fois, Maguelonne ne s'attarda plus. Et, pen.
chée au-dessus de la rampe du l'cscalter, sa nouvelle
amlC la rugarda desccndn: .. ,
r."
Tout en hâtant Il! pa', dan, la rue NatIOnale bnl1,"llment éclair';e, :\lil'ue!lInne reprenait le paral,Ji.:lc,
lin Instan,l . ébalch~
dans 1111 l!Sprlt entru PIerre
Josel et 9 ud hcrn de Prllvencu-Ara!:jon. Lequel dc
deux (:tall lu plus plaisant (
[)u premier, elle Ile gardait aucun de ces 'ouvenll"
un peu troubles t[u!: lui laissait le SecQlld : serrement
�Ill. BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E
83
de main trop prolong é, regards qui s'attard aient et
ne cachaie nt pas leur admira tion, mots à voix
presque basse qui ne voulaIe nt ricn dIre, mais que
leur scule IntonatI On rendait express ifs.
Pierre Josel, au contrai re, sembla It n'afrect ionner
que les chemin s droits, la pleine lumii.:re ; son respect
Pour les fcmmes avaIt une tout autrc forme que celui
cie Guilhem . Sans doute, à planer sur les CImes, il
en oubliaIt le langage de la piaille. Il ne savait pas
cllre aux jeunes filles ces choses qui les flattent ou
le s amusen t j maIs SOIl Intellig ence rendait un plus
beau son que celle dc GuIlhem , et l'on deVInaIt
qu'une vraie convict ion onentai t et dom1l1ait toute
Son existen ce. On le traItait de cherch eur d'idéal,
On l'avait baptIsé l'amour eux de l\1ague lunne, et Il se
présent ait cepend ant comme un espnt po itif qui
rejette la légendc , le roman, tout ce qUI enguirl ande
la vie ... Guilhem , au contrai re ...
La jeune fille atteIgni t la place de la PrMect ure
aVant de savoir vers quel plateau la balance inclina it:
«Je suis bien bonne de tant m'occu per de ce
~. Josel, pensa-t -elle avec un peu d'hume ur. Il doit
ctre comme ceux que dlrige une idée fixe: avoir des
(ellJères pour tuut le reste 1 Je suis üre qu'l:n cu
momen t, si on lUI demand ait la cOlllt:ur de mes
yeux, il serait incapab le de répond re ... »
Elle traversa la J'lace en biaiS et pénétra dans le
hall central de l'h()\(:l des Postes. Le guichet voisin
aUqucl elle avait al1airc était c<:lui de la poste resUlle scule personn e s'y trouvai t; elle tourtal~c:
nait le dos, mais la silhoue tte noire, menue, un pcu
COntrcf aite, était déjà trop famtlli::re à Maguel onne
pour qu'clic pût avoir une minute d'hé~italon.
, Que pouvait attendr e MJlc Ddphll lc à ce hurcau ?
l,v.ld cmmcn t, une lettre 1 L'empl oyé lui tcndit en
cltet Ull ' largu cnvelop pe blanche qu'ellu serra dans
son sac j puis, sans s'attard er ùavanta gc, elle se faufila
parmi la ("oule des alhllrés qui, ù cette derer<;u
In~p
l~1 Te hcure du soir, sc hataicn t pu ur expédie r les
courner s comme rciaux.
sorti t à son tour. Un instant, clle
avJ\.~guel()nc
al.alt cu la tentatIO n d'arrête r sa tante au passage ,
ln de rentrer avec ellu: la discréti on l' n avait
clnpèclJ ée. l\llic Iklphin e dcvait aSSister , sur ses
es économ ies, une de ccs misi::rcs cachées qUl
~lt
lC vcul 'nt pas être soupço nnt:es et clic s'entou rait
ne ("Clt pas trahi.
Ilc précaut ions pour que sun sc~et
t! ,Vflalt donc mieux ne pas la trouble r cn la forçant
cr ou:nlr Ullc·xp licatiol 1.
la .Jcunc fille ne ]1unsa plus à l'incide nt.
PII"t ~)le.ntÔ
J1al l'Idée (Jui lui était vel1ue cn
, c ct,lIt reJ1n~
�8.~
LA DELLE HISTOIRE DE ~\!AGUELOXl
TE
écoulant Pierre Jos~l:
s.uggérer à Elzéar l\laur<.!ilha.n
une orande œuvre a faIre, ne seraIt-ce pas remplir
la la;he de consolatrice, de missionnaire Je paix, llue
lui al'ait conJiéc l'ange,.- comme disait l\IaD()uc~,
dont les yeux renfermaIent tant Je douleur humaine.
De quelle façon s'y prendrait-elle, elle ne le avait
pas bien encore; mais sans Joute Dieu l'inspin.:rait.
Il ne lui vint pas à l'esprit que lancer son oncle
sur la p<;nte des prodigalités charitables diminuerait
sensibl 'ment sa part d'héritage. Cc sont là des pensées yilaines qui viennent parfois à ccux qui ont
marché trpp longtemps dans la vie en regardant la
terre: de son eXIstence antérieurl.! .\[agudonne gardait le goût des grantts espace Ol! il fait bon re~pi
rer l'air pur, les yeu:; fixés sur le ciel ou sur l'horizon.
Elle n'évoqua d'lnc. que les figures d'AneU~
Bc.lvezet et de Ç'l.!rmame. Montai, Sa compagne, '1
valilantes dans 1 accomplis ernent de leurs deyolrs,
et aussi de cette. jolie Nicole. de Laverune qui, ~n
attendant le manage, s'exerçaIt auprès de Ses pel1t~
frères à son futur rc'lle de mèrl.! de famille. Il lUI
venaitle désir de les imiter, d'occuper utll<;ment sa vie,
et, pour cela, de Secouer l'amit~
un pl.!U trop enlaçante dl.!s jumelles.
En rentrant, elle trouva sa tanlü assise dans 113 petit
salon aux ml.!uhe~
sans beauti! ct tricotant comml)
si jamais elle n'i!tait sortiü.
- Peut-c::tre suis-je en retard? balbutia l\laguelonne ..J'ai dù m'arrf:tl.!r à la Postl.!.
Mlle Maurl!ilhan ne s'i!cria pas:
- .l'y étais aussi. Je ne t'ai pas vue.
EIII.! cOJltinua seulement le mOUVl.!ment réaulier de
Sl.!S longues aiguilles.
« C'dait bien cc que je pensai ! 'C dit la jeune
lille en n:fl.!rmnnl la porte. j\L" tante croit quI.! je n~
l'ai 'pas VUI.! llt die jugl.! inulJll.! de !HI.! raconll!r sl.!S
petIts secrets, •
/\ tabk, ,dl~
ne par.la dOllc que de, ~n visite.ù La:
Zanlll.!, i.!l 1~I.l!a·
S'Interessa à son l'I.!Clt au IHJlnt d~
s'arrachl.!r à Oll mutisme habituel.
.
- Ah 1 tu as vu les ,Tost.!ll CI.! Pierre, lJu..:lle inlt.:lllgel1ce, Il'C t-Cl.! pas? gt comme il sait la mettre <Ill
?cnlce du bien. Il est de ceu. qui pcn ..:nt que plu'
Ils ont reçu, plu!:> ils doivent rl.!ll Ir' 1...
.
- Sa m0re nous n dil que c'etait t\lut 1\~nsel"IC111\:111 qu'dll.! lui al'ait dlll1llé.
. .
- C'l.!sl une femme lr0' 1'0,;111.11" IUtlble, Illah. 1
muuesl<;, paralHI. Jo. cl n'Cil parle j;lIni~
lu'a\c.:~
rl.!spl.!ct l.!t élll,)tilll1. El "\lnr~.!,
l'u -lu aperçu?
- Oui, 1111111 ollde, il I.!st venu LIli l\1omeni.
- Tu as dû le trouver original. A 10 \'oir, (ln I~
�LA DELLE HISTOIRE DE },fAGUELONNE
85
croirait maladroit en diable, ct quand il est del'ant
sa table d'opération, il se transforme, il devient
d'une incroyable adresse, Ses élèves prétendent
qu'il a des yeux au bout des doigts,
--:- Il n'y a qu'en matière religieuse ou politique
qU'Il reste myope, Et d'une myopie invétérée!
:- Tant d'autl't.:s ont été ou sont myopes comme
lUI .. , Pour ma part, je n'ai pas Je droit d'incriminer
'liourèze, Dans le tt!mps, je ne comprenais pas non
Plus la valeur de l'elTort personnel, uni à d'autres
efforts,
Il se tut et retomba dans ses pensées, ces pensées
Cachées au fond du temple dont, seul, il gardait la
clef,
~ibal
entrait pour des, en'ir. Maguelonne se
n1l!fiait trop de ses oreilles, toujours aux écoutes,
~our
insister davantage, mais elle espéra beaucoup
e la demanùe qU'ellè voulait adresser à son oncle
et, le soir, lorsque Mlle Delphine se retira, au lieu
de la suivt'~,
bravement elle proposa à son parrain
tille partie d'échecs, Il accepta aussitôt ct elle pré~ar
l'échilluier. Pendant qu'elle di. posait les pièces,
lIe remarqua, :sans lt.:ver les yeux:
tI - 1\1on oncle, saviez-l'ous que 1\1. Jose! cherchait
n autre local p ur:sa Maison ji'alerneller
i
Oui, il m'avait dit qu'il trouvait trop étroite son
nStallation actuelle,
Prochaincmcnt, on vendra un immeuble qui
c~lat
bien son affaire, Mais la mise à prix est de
lOt] Cent mille rrul1l:s, C'est très cher.
s' -- Oui, rép':ta Elz':ar en attirant un fauteuil pour
Yas, coir, c'est très cher.
f -- ~I raudralt que quelqu'un, une personne riche,
.{llll'nit les fonds, sUAg':ra la jeune fille en s'asscyant
son tour.
U J\1',l\laureilhnn nc répondit pas, Déjà, il poussait
lll,PIOIl. 1\a~Lc()ne
ne sc laissa pas décourag r
11fl Cc silence, Elle déplaça ,son cavalicr, souflla le
1 On e,t l'eprit d'IJIlo voix un pt.:u tremblanll':
-, SI mon paull'e C()lI~in
avait l'écu peut-être vous
aUrllt
l
'
1\,'
-1'1 lell1andé
d'aLIlcter celle maison,
mon oncle,
fO~.It
\1. Jo e,J, li rl:l'ait, parait-il, de donner un
h~1
:lU;' t.:tudlants sans f"rtune,
la U~l
Igne, Elzéar acqulcsÇ,1 à cette ,'érité, Etait-ce
lI, Pl!lilc lampc voilée qui l'~dain
d'un reflet l'el'aire·. il paraI." ait Ires
, pa' 1el J'"t ji\l ague 1Ol1l1e eut
Pre
" s'lue
"ao,
l" Ileur de se lroul'cr . cule al'cc Il' Vieillard
Cl!. IIl1I1lcnse bibliolhl:que, Ilo1g~e
dans l'ombre;
vi<..e se l'al pelait cc que La/arille lui avait dit sur le
<.\".lI X ~<cul'
fatigué auqut.:l il ne fallait pa~
causer
r.:--,
\;lU(IJ1~,.
�86
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Je ne sais nen des choses de la vie, se hâtat-elle d'ajouter. Cinq cent mille francs, c'est sanS
doute beaucoup plus que vous ne pourriez donner,
mon oncle, mais tout de même jl;! ,'oulais que vous
sachiez la chose. Vous en ferez ce qu'il vouS
plaira.
D'un geste brusque, M. Maureil han déplaça sa tout:- Ce n'est.. pas ton intérêt de me parler ainsI,
remarqua-t-il sur un ton un peu âpre.
Elle lerga~'d
surpl:ise,.sans paroles.
- Mms OUI, repnt-Il, SI tu me dépouilles, tu te
dépouil~s.
du même ~oup
1 .
Celle lOIS, elle avait compns : des larmes lui montèrent aux yeux:
- Oh 1mon oncle, je serais si heureuse au contraire ...
Il ne relcva pas cette affirmatIon. 11 continua d~
jouer, le front pe.nché, e~ de fa.çon distraite; contraIrement â ses hahltudes, Il se I<\lssa prendre plusieurs
pièces imp.ortantes. Enfin,. lorsque sa dame eût
succombé, Il repoussa l'éclllquII.:r.
, - ,J'en al assez, déclal:a-l-i1, Ce soir, je ne puis
Imaginer aucune comhlnalson.
11 se leva ct gagna sa table de travail. Pendant CJue
Maguelonne re)11eltail tout en place, il s'absorbll
si vite dans l''*amen de vieux parchemins qu'elle
n'osa pas le troubler par un dernier bonsoir: à paS
étoufrés, elle quilta la bibliothèlJlIc,
L'Arlési<.:nnc l'attendait suivant sa coutume :
el1e ne se retlJ1t pas de lui conter les impressions de
sa Journée, sans toutefois lui parler des propos
échangés pendant la partlC d'6checs.
- Tu VOIS, Ma Diluee, conclut-elle, ce jeune professeur n'est l'as comme tni 1 Une croit pas au pnnce
Charmant, et il sc pourrait qu'il eùt raison 1
- Oh 1 ma jolie, c'est cc qui VOLIS trompel
prétendanls ne vous manqueront point 1
- A présent, oui 1 Parce qu'on me sait riche l
Mais au Manoir, qui ùt song6 à moi? Non, non,
dans la vic les choses ne se passent pas comme
dans les rO';lans, cl, pills j'y réfléchis, plus j'imagine
même que les fiancés dOivent changer Je figure lorsqu'ils deviennent les maris ...
m!l
, -:- Sur ce sUJl:l, comml!nt vous rensi.~a-j
Johe 1. .. Je ne porte l'as l'anneau d'or Il<..t SI, cc SOIr, Il
vous fallait chui il' cntre cc M. Josel, si occupé, qU!
Ile croit pas au prince Charmant, et notre VOIsin, SI
Iloble ct s! éléganl, mai' qui ne fait rien, de sa forç~
ct de sa Jeunesse, je scrals fort en pell1e de \()1I~
uonncr un conseil.
- Aucun d'eux n'a demandé ma main, 1\1a nlluce,
Tu n'as donc pa ci le prononcer ...
LeS !
�LA BELLE HISTOiRE DE 1IAGUELONNE
Si
. - Pour le prOfesseur, je ne connais pas ses mten-lions ... Mais pour l'autre, je ne puis dire de même ...
Pas plus tard que ce soir, dans la rue, comme je
revenais de fai re une commissIOn, j'ai entendu
causer deux demoiselles qui sortaient de chez \'05
amies ... L'une d'elles s'est écnée, le portail à peine
refermé:« La belle Maguelonne n'était pas là aUJourd'huI 1 Le Vicomte était comme un corps sans âme 1 »
S.a compa~ne
s'est 111ISe à nre, un petit rire sec d'enVieuse : « Oui, il a peur qu'on lui souffle le ~ros
Sac 1» Le gros sac, c'était vous, ma lobe, à n'en
pas douter!... Vous le voyez donc, le beau vicomte
a des intentions sur vous et, J'en SUIS bien slire,
[las pour le m,Hif viJalll qU'Imaginent les deux
Pécores ...
- Je n'en sais rien, Ma Douce ... AUSSI ne me
presserai-Je pas pour ent rel' en ménage ...
. - Vous aurez raison, ma lolie, car c'cst pour la
vie ... Mais ne m'Imitez pas 1 Quand J'étais jeune, j'al
tellement réfléchi que jamais Je ne me SUIS décidée.
à Sautel' le pas ... Et Je crois bien que ce bon Marius
en a fait autant 1. .. C'est pour cela que nous sommes,
tous les (\(;ux, c411batalres avec des cheveux gris ...
L'Arksienne puussa un soupir, ct après avoir disposé Je linge de nuit de sa maHresse, sans plus de
paroles, elle se rctira. Elle laissait, dans le Jeune
cœur, un grand trouble, presque de l'épouvank :
oh 1 oui, la VIC devait sembler longue, auprès d'un
~lari
qu'on n'aIme pas, en qui l'on n'a pas cette con{I~nce
qui permet de franchir les passages les plus
difficiles avec l'assurance qu'un bras fort vous souliendra.
Guilhem pourrait-il Gtre ce compagnon qu'on
e lime parce qu'on reconnalt sa valeur morale?
Maguelonne hésitait ... A cette heure, elle ellt donné
heauct1up pOlir épancher son lI1qui(:(udl: dans un
~ein
maternel, y chercher les COI1SI.!Jls dont son
II1exp01'1ence avait soif.
Mais, le dlner fini, lante Delphine s'0tait retirée
che/' clic comme si elle craignait d''::tre Interrogée
p.ar sa nil.' ce, d'être obligée de lui raconter la chal'IIé qu'clic voulait taire. l~t
la )ellnC fille n'osait
troubler le silence où sa tante semblait sc canIOl1lle r.
A",rs, pour moins ouffrir de sa solitude, ule
·.'a"elJoutlla ur le I)rie-Dieu de lampas bleu, ct, le
dégager des
Irollt dans les mains, atin de se mi~ux
Pellsées qUI l'agitaient, de sc cramponner' au ucvolr
cOl11me le lUI recommandait son rère, cHe lit la
111nins égo1 te des prières: elle demanda au Malt!'e
OUl'eraln llue S()n unde aclH;tât la maisun où les
�88
LA DELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
··tudiants ne trouveraient pas seulement le cal~e,
à leurs étu.des, maiS encore le conseils
dont leur jeunesse avait beSOin, et que ce beau .geste
de gunérosité . fut pour le Vieux CCCur endolOri un~
source de bénedlctlOns ...
~écesair
x
Les jours ont passé. Janvier est venu apportant
pour Maguelonne les beaux cadeaux de son parrain:
un cullier ùe perles, une robe de velours, un manteau de loutre et un portcCeuille à Ses initiales.
Elle a essayé d'abord le Collier, puis la robe et le
man teau, et elle a ~ouri.
à l'image que lui renvoyait
le miroir. En dl.!1ï11er heu, elle a ouvert le portefl.!uille. Elle y a trouvé une liasse de billets avec
celle simple indication: pOlir tes aumônes, et,' toute
frémissante, elle a couru embrasser sun oncle Elzéar.
P\lur la première fois, elle a connu la joie de
donner à pleines mains, et c'est le village de la Pointe
qui a reçu la pluie d'or: le petit infirme pourra maintenant respirer le bon air de la plage dans une longue
(;[ confortable voiture; le vieux Kercoz finira 'ses
jours dans l'Asile des marins, ct M. le recteur s'est
chargG de distribuer le rl.!ste aux plus nGcessÏleux.
Lalellre de remerciements que Cl! dernier a Gcrite,
embaume le souvenir de la jeune donatriCl!, mais
aussi la trouble un peu. La vieille main qui tremnle
et qui, tant de fois, s'est levée pour absoudre .t
bénir, a tracé tout en nas cette petite note de doux
reproche: « Vous ne me racontez pas ce que vous
faites, ma chère enfant. J'esp1:re que vous employel
bien votre nou\'clle vic ... "
Emploie-t-elle bien sa vie? La jeune Cille sc ~e
demandu : elle a l'Impression de vivr' cn partie
double, et, par momunts, elle Gp)"OllVU Cjue1\lue
malaise de cette dualilG.
Le matin, c'est très SOuvent la messu, enlt;ntlL1c
de Mlle Deltan.t6t à Notre-Dame des Tables, p)"~.
phine, - fid~·le
dcpuis de lon!-!u<.:s anné(.!s à sa place,
au-dessous de la jolil! Vi<:rgc, prute\.tJ"Ïce deJ\lof1tpel11<':1 ,la mèmt.: qui, Jadis, abritait de son sounrc l1ate~'
nel les tables des channeurs, _ tantM il la cathedrale_pOur échanger quclqu.;s mlJts Sous k porche
aVec Nicole de Laverune, Lazarine Mllurèze ou quelqu'une des C:tudiantes du ]<'oyer Notre-Dame, A onet te
Ikl\'ezet, SI oublieuse d'elle-nH'Illl' ,,;rmaine 1\\ontal
qui a tant de ciul dans It.:s yeu~,
't d'autres U1co)"e.
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNl!:
89
'i simplement énergiques, que Maguelonne a appris
à connaître et à apprécier.
Au retour, dans la paix fauve de la grande bibliothèque, deux heures de travail int~se
pendant lesquelles Annibal entre, rôde, sort, revient encore
&ous des prétextes divers, jetant, chaque fois, â celle
qui le remplace un rapide regard d'amertume, et
peut-être de baine.
Ces regards troublent la jeune fille lorsqu'eUe les
perçoit, mais Elzéaf J1(! les remarque point: il goûte
l'intelligence de cette gentille secrétalfe, afi"'~e
par
Une sérieuse éducation, et qui, près de son f
• a
pris l'habitude de la réOexion. Et I,uis, gràce a la
sténographie, les vieilles pensées n'ont pas le !l.:mps
de e débander, et l'archéologue en éprouve une
telle satisfaction qu'il lui semble rajeunir, retr lIver
sa vigueur d'esprit d'autrefois.
Le soir, enfermée dans son petit salon, pour
n'ennuyer pel'sonne du clic-dac de sa machine,
Maguelonne dact\,lographie les textes pour qu'ils
Puissent être ensLiite envoyé à l'imprimerie.
Au cours de ces séances studieuses, jamais
M. Maureilhan n\! s'impatiente. Si, parfois, on
ùevine qu'il en aurait envie, on sent qu'il refri.:ne
aussitôt cc désir par la volonté abstllue de se dominer. Evidemment, comme le dit le pfofesseu r Î'v!ou~'.ze,
il ne veut plus être le Ve Janson d6b(,rdé,
ecumant, dévastateur. P()ur rt.!nH:rcier sa nièce, il
~rnuve
l11'::me des paroles dOLIC cs, et sa mai n, encor\!
Illhabile aux caresses, lui effleure l'épau1c d'un
Heste timide qui s'cs, aie à être paternel.
Depuis le sOir où Maguelunne a os6 lui parler Je
la maison que Pierre Josel r'::vait J'acqu6rir, il se
Inontre m'::rne avec dl\! plus afl'cctueux, preslJue
l.!~dre,
maiS sans qu'\!lIe puisse savoir ce qu'Il a
1<llt de l'Idée, insinuée en tremblant.
. Un Jour, al'fl:S l'avoir longuemcnt regarde·c, il lui
dit tnut à coup:
, - Tu re 'sembles à une jeune fille que j'ai connue.
1~Il(!
6tait l11usicienne comme toi ...
1 .La pensé\! de l\!aguclonne cllurt vers Marie-i'vladeC.1l1e Clary, la petite-fille lu vieux professeur de
~Ian().
Elle ne !i'e 't pas trol11p6c, car son parrain
~Ol1tnue
:
1 - Elle aimai! aussi le devoir ct clic 6tait t ravuil<:use ....Je Ile l'ai compns que trop tard ... Vois-tu,
I!aguelonne, il est ternble de comprendre certaincs
chu e.s trop tard ...
La Jeune fille l 'S mal1~
crOisées sur la feuille de
Il '111er
'1
'
po (:e devant
dIe, n'use pas regarder son
Pa rrulI1.
�9°
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Elle devine qu'il y a des larmes dans les pauvres
yeux.
- Mon oncle, murml1re-t-elle, vous ne parlez pas
assez de celui qUI n'est plus ... Il me semble que
vous en souffrez. Voudrez-vous que nous en parlIOns
quelquefois ensemble?
LI n'a pas répondu, mais à dater de ce Jour, quand
il travaille avec sa nièce, un mot, une réOexion évoque chez lUI un Souvenir du temps passé. Il raconte
un trait de son fils qui révde le cœur de celUI-ci ou
du temp~
son tempéral'f!.ent énergique, mais touj~lrs
OLI il était petit, Où sa mère Vivait encore, comme SI
Amaury, devenu homme, restait le terrain interdit.
Il s'anime en racontant j des lueurs de Jeunesse passent dans ses yeux.
- L'Inconnu du Manoll' avait raison, pense alors
Maguelonne. 1\1a présence lUI fait du bien ...
Trois fois raI' semaine, dans la Journée, la jeune
fille se r.ent au Foyer Notre-Dame, une grande
et tranquIlle maison de la rue Bonnard, qUI, par les
fenêtres de sa façade intérieure, respire l'a11' salubre
du Jardin des Plantes. Dès l'entrée, un grand hall
aux murs peints en tons clairs, inVite à une hatte
réconfortante dans de larges fauteuils d'OSier qu'abntent des retomb0es de plantes vertes j mais le~
jeunes
étudiantes ne peuvent répondr\.! ù cet appel que
quelques minute. chaque sOir, avant l'étude si fructueuse qui leur permet, tous les brUits apaisés, de
mieux retrouver leur pensée dans le silence.
Des cornettes glissent sounantes, amies discrUes,
toujours disposées à compal1r au~
peines ct à sc
r~J()ui
des )Oles de leurs Jeunes penSIOnnaires.
Et penJant troIS heures, enfermee dans une s,)rte
de cellule, Maguelonne tape, dactvlograplllant.lc s
cours que d'autn:s mains ont pns en note, ou bien,
eltor~
de quelques 0lèves de son àge, elle leur
enseigne la st'::nol.:J'Uphll!. De loutes façon", l'Ile .:st
hl:ur.ellsc de .collaborer :1 l'ccuvre com1llunc, de sc
Sl!l1tlJ' utile.
Les litlérah'cs aussI bien 'Ille les SCIClllifiqucs _
amusante' ruptures de lance, le.S
Ù part quel~
dell. cl;lIls Vivent Cil excl!!lellte harl1HJilio,: _ la Inutent en bonne camarade.
Elles ne :lVcnt l'as qlle on parrain cst trcS riche
et qu'clic cst une li'::)')tl··rc. Ihns cc millcu d' tra'
vail intenSif, Iln'y fi pas de place l'OUI' les potins, ct
l\laglldol1l1e S'en r~Jolit.
Qual1d elle C"l11l1lence il être lassc, Il est six !lCUI'l': ..
Une c!oche SUnile. C'est M. l'i\umonicr qui arrive,
ln'pr~tc
agé, il la l'hvslonlllllie UII peu alst~n:,
mais SI bonl1e IUlit de l11(:me. En fin d'apr1:s-lllldl, JI
�LA BELLE HISTOIRE DE :MAGUELONNE
91
apporte un peu d'idéal aux jeunes étudiantes, courbét.:s depuis le matIn sous leur rude tâche. EtlVlaguelonne, comme les autres, va écouler M. l'aumônIer.
Elit.: sent qu'il aIme ces cœurs de jeunes filles,
agités pal" le désir de se donner et de sc dévouer et
qui ont tellement besoin de conseil ' et d'appui pour
l[uece désirneles Jette pas dans d'Jnlluiétantes aventures. Et, bien qu'elle ne soit plus dans la situation
Incertaine Lie cdles qLll l'entourent, elle reçoit néanmoins et garde précieusement les avis de prudence
llui lui semblent nécessaires pour l'autre partie de
son existence, don! elle est mOins satisfaite.
Les jours où elle ne va pas au Foyer, elle ne peut,
en effet, sc défendre contre les affectueux envahissements de ses voisines. Celles-ci ne reculent devant
aucun obstacle et viennent la !"l!lancl!r jusque dans
sa chambre. En vain, Manus voudralt-illt.:ur défendre
la porte, Annibal sc trouve toujours là pour assurer que, si Mademoiselle n'y est pour personne, elle
recevra très volontiers mesLiemoiselles de ProvenceAragon.
Et alMs, « Mademoiselle» a beau objecter qu'elle
n'est pas libre, qu'elle a du trayail DU des courses
à faire, les jumelles n'en veulent nCIl croire: Bcrellg1:re lui enfile ses souliers; Almodis lui l!nfoncc son
çhupeau sur la téte, ct, bon gré mal gré, il faut qu'elle
parte pour une exposition de peinture ou un concert,
ou même, les jours ti1:des, qu'eJIe l'renne sa raque!!e
l'our une partlc de tennis.
Partout où elle va, elle devient point de mire; on
chuchote à ceux qui ne le savcl1t l'as : « C'est
~IJe
Perhello, la ni1:ce de 1\1. 1\lnurt.:ilhan. » Les
face-à-main ou les lorgnettes Sl! hraquent. Beaucoup sc font présenter.
D'abord, elle était gênée cie cdtc curiosité, de
Ces eml'ressements. A présent, elle s'en amusc.
Lorsqu'elle sort d'une conférence ou d'UIlC seanclJ
musicale, son l'Oli visage enfoui dans le col relevé
d'un manteau le fourrure, il ne lUI dél)lalt pas d'entendre appeler très haut la voiture de 1\\lle Perhelln,
de conVier d'un /-leste SeS alllles a prl!lldre place
uupr"s d'elle et de deviner, ù travers les glaces ferenvieux qui la suivent.
ll1ées, des r '1~anls
C'est ellsUIle le retour dans le vieil hôtel délabr',
où, toujours, LIl1l! lasse de thé est servie pour donner ù Guilhem le temps de faire sa cour, car il n'y
p.<I~
d'autres mots pOlir exprimer cc qui est: le
VIComtc Cait à Maguelonne Ulle cour discrète que
les circonstances rendent plus évidente,
'
l.)epuis que jallVler 'st venu, aussitôt le thé ri~,
la Icul1eSSl; pousse les Sièges contrc les murs; qucl-
�92
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
qu'un s'assied au pIano, des couples se .forment. Dès
le lfcmicr jour, ~lagueon
a l'dus\.! de d?ns?r;
d'a11ord, elle ne sal,t pas: au .Manolr,
avaIt bIen
d'autres idées en t~e
1 Et pUIS,. les manl\.:res un .peu
frelatées 'lU\! le petit Jambrun Importe des dancmgs
répugnent à sa délicatesse, bien qu'elle n'ose pas
l'avoùer ouvertement, et que, peu à peu, elle s'habitue aux façons trop libres de son entourage, elle
en soit moins choquée.
- Je vous comprends, lui a dit Guilhem, moi non
plus, je n'aime pas ces danses nuuvelles ... Elles
n'ont rien de l'é~gance
française.
Et lui non plus ne danse pas: il reste auprès
d'elle, tant ~t. si bien que Jacqueline de Vérignan,
cette incomglble Jacqut.:linc qui a la spécialité de
dire tout haut ce que les autres pensent tout bas,
déclare sans ambage à son fr\:re :
- Mon vieux, tu ne gagneras pas la cours\!. De
tout le peloton, il n'y a que lUI qui touchera le
poteau 1
Plusieurs fois, l\Iaguelonne a surpris des regards
glissés vers elle quanù Guilhem, dehout, penchait
sa haute taille pour lui parler j elle a mG me ent"ndu
des chuchotements, des rires étouffés.
Enenée, elle changeait alors de place, maIS, au
bout d'un instant, et, sans qu'elle sût trop comment, le vicomte se trouvait de nouveau pres d'clic,
respectueux toujuurs, mais \isiblemc'nt empressé,
Dans Ces I1lUments-là, clic pel~ait
:
- Je ne devrais plus revenir ... Ou bicn cn parlcr
1 Illon parrain, à ma tante ...
Mais que uirait-t-t.:lk en som me? LeS propos que
Guilhem lui tenait uans le tüte-à.' "te étaient tels que
n'importe qui pouvait ks enh:ndrc. Peut-Glre s'~.
busait-elle cn somme Sur le scntiment dont clic étaJ!
l'?bjel; peut·être ne s'agissait-il que d'un simplt:
!lu·t mondain?
Cepcndant, il lui semblait bien que, dans les ycux:
al.t\~ngés
du jeunc vicomll:, il y avait Ull but plus
seneux, dépas~nl
les mari\'allduges de l'heure
ac.tuelle. Si elle Ile Sc trompult pa , bientM elle pourraIt se trOIiVer en fucc d'une d~ci
ion à prendre.
QlIe répondrait-dIe alurs or
Le (lia~nostc
mural porté par Lazarine l\1ouri:z.:
SUI' s()~
leUHe parent lui revenait alors comrne 1Ine
Il,bse~On:
~ C'e',t ':1n,caracti're qui Ilu réa~it
pa 1 ~
Cc dlagnosltc étall-ll certain? Un soir, à l'heure (HI
la. comtes e de Provence-A ra~'>n,
toulou!' emmitouflee ~lan!
llcs fllllrl'ures, picorait dans les a' sieltc~
de ~ateulx
sans ~'inquéter
J'une Ii"urc un peu r!sIjUl;!e 'lut.: le J cltt JUlllbl'un cn cigI?ait ù Almudls,
el~
�LA BELLE HISTOIRE DE 1IAGUELOK TE
93
elle essaya de s'en assurer, Guilhem rarlait du
labeur incessant de M, Maureilhan, labeur de b~né
d!ctin, qui à peine lui permettait ùe prendre l'exerCice nécessaire à sa sant~
:
- Au moins, il ne s'ennuie pas J conclut-il.
- Oh J pour cela, non! Et à sa place, je fcrais
~ome
lui .. , Di.:s que ma vie n'est pas très remplie,
Je la trouve vide, et, faut-il vous l'avouer, je m'étonne
SOUvent que ,"ous qui êtes un homme, l'OUS n'éprouviez pas davantage, le besoin d'occuper votre temps
par des œUlTes utiles,
Le vicomte parut désarçonné par cette brusque
attaque,
- Qui vous dit que je n'en souffre pas? balbutia..
t-il pour se donner le temps de réfl~chi
.
- Il me semble que si vous en soufTriez, vous tenteriez de modifier la ~iluatjon,
j'irai même plus loin,
vous augmenteriez votre valeur personnelle, pour
donner à votre vieux nom un peu plus d'éclat.
- Pour cela, il me faudrait échapper à l'étreinte
de la famille, Mon pùre, en retard d'un demi-s~cl,
n'admet pas qu'un Provence-Aragon puisse être
autre chose qu'un soldat 0U noblement cI~sœLlvré
.. ,
Or, la guerre finie, je ne me suis senti aucun goüt
pour Je métier militaire, Force m'a donc été Je me
croiser les bras,
- Et l'0urtant \OUS uv..:z d..:s di. l'o~i()ns
pour le
barreau, parall-il?
- Oui, mais Illon pi;re se découvre une volonlé
de l'cr pour s'obstiner dans un préjugé, .Je n'ai pu
lUI oJlPO el' des forces équivalcnte:;,
, - Permcttel.-nlOi une question: si, pour me serVI,r de votre e."pres ion, un JDur, \'Ol~
échappiez à
l'ctreint..: de la famillt.!, !;eriez-I'ous dispo 'é à changer
Votre mode d'existence?
(luilhem eut une trl's légère h{'sitation, t:ol1lme si,
de 'a con cicl1ce,
a\,ant ùe répondre, il prenail a\'i~
1 - Je le crois, Jaissa-t-il lomb.:r enfin d'ulle voix
)us,sc, presql1l,! incertaine,
Ce ~()ir-Iù,
ils n'I'n dirent ras davantage, cl 1\1<1~lIcone
resta ilent:ieuse ,m,algré 1t.:s elrot~
Ùl! petit
Utnhrun ct du grund Vel'l"nan pDur attirer son
Ullentilln,
'"
SC~
yeux l'l'raienl aulour J'clIc. Depuis qu'dIe frt'·'litait chez les Prm'cnce-A l'a 'on, certaÎns détails
c.lclll' ol'gani at ion intérieun.: l'étollllll ie nt,l'irntaien t
disp.! 'ais1)1<;lllC ComlllC un 11l\' 'lùrc. Dt;S Jl1 'uble
~a,l\!nt;
d'autres pl'ei1,aienl Icur pla.:e qui., !;fJUvenl,
,c k \'alalenl pa , SI quelqu'un relll<ll'quaille challC
,I1Jl!nl, le comte sc 1:~nçijl
dans 1I~
10,n:;: récit. C'élit tOIl)OU!''' une aftalre extraordlllairc dll111 sun
L
dU
t
�94
LA BELLE HISTOIRE DE 1IAG UELONNE
flair d'amateur avait suivi la piste, à Nice, à Biarritz
!lU ailleurs.
'.
Le bahut, la vitnne disparue devaient sans doute
être exilés dans une autre p.lèce d.e l'aprtem~n;
mais ces pii;ces, on n'y entrait lamaiS; elles restaient
fermées comme la chambre de Mme Barbe-Bleue.
« Ils aiment le changement, pensait Maguelonne;
pourvu qu'Ils ne l'allnent pas en tout, ce serait une
SI grande inquiétude pour l'avenir 1 »
Il lui semblait bien Clue le vicomte GUIlhem éprouvait un sentiment séneux à son endroit. D'autre
part, il ne lui était pas antirathique. MaiS ces deux
conditions étaient-elles suffisantes pour assurer le
bonheur dans le manage Or Devrait-clIc accepter la
recherche dont, peut-être prochalncmcnt, ellc serait
l'objet?
La pensée de la jeune fille gl issa vers Pierre Jose!.
Elle crut entendre sa belle voix timbrée qUI sonnait la franchise et la belle humeur: « Le roman
n'est pas la vérité ... Il Pour dire cela. 11 était sans
doute incapable d'éprouvt!r une alTection profonde.
Son cœur appartenait tout entier à Ses chèn:s
études et aux pensionnaJres de la l\laison rra ernelle;
Il n'avaIt pas le temps d'en OUVrIr la porte aux
rêvenes sentimentales.
Plusieu rs fois, le jeudi, Maguelonne avait de nouveat!
rencuntré le jeune profes. eur chez Lazarine M"Ul'he. Si le hasard les rapprochait, Il causait aveC
elle très simplement, et ses moi ndres paroles Aardaient ce charme trL:S particulier qui avait séduit la.
Jeune fille à leur première renClll1t re; mais, s'ils
étaient séparés, il ne manCCllvruit pas pour St! rupprocher d'elle comme k faI sait Juil hem. Et bientôt,
Il repartait, pressé par l'heure d'une cOllférenec il
ses étudiants ou bien par un lravall qui l'attenùalt
SUr son bureau.
Les images féminll1eR qui traversaiellt sa journée
t~evainl
vite être effacées pal' Ie~
hautes concertions qui remplissaient son esprit.
~ Je me demande pourquoi j'y son~e.
encore,?
pensa Maguelonne avec humeur . .Jamais Il ne m li
donné Ce droit. ..•
Elle revint. à Guilhem. Dégagé de l'étreinlt.:. d.e Ifl
famIlle, celUI-Cl pourrait-il reCllnlll1enc-er sa vie' E~
pUIsqu'il avait de l'inclination pour le harrcau, qlll
l'empêcherait de s'y faire inscrire t d'y rCl1contrc.r
quelque succès? Il parlait Uve.: 6l é gan~
'. fI suvalt
sp
lunee,r une habIle npOtite, ct, loI' qu'il c . ~primat
penSee .sur une ljuestion, gén "ralement li tr()UVHI~
le mot luste. II pourrait donc devenll' un <!\'oc;at do
valeur.
�LA BELLE HISTOIIŒ DE MAGUELONNE
95
:Maguelonne essaya cie l'Imaginer dans un des
C'lIns du yieil hôtel, courbi.! sut' un volumineux dossier, n'ayant plus le.temps de se montrer aux courses, nI au cercle, lU même de flilner rue de la Loge
ou sur l'Esplanade, à l'heure du bel air, et empluyant les rares loisirs qui lUI restaient à cette action sociale dont nul à notre époque - Lazarine
l'assurait - ne pOUValt se déslnt~re.
L'oncle
Elzéar et la tante Delphine ne seraient pas abandonnés alOsi il leur solitude de vieillards, et peutêtre serait-ce très bien réaliser le désir de l'étranger aux yeux noirs qui possédaIt la divination des
envoyés du ciel.
EnVlsaAé sous cet angle, Guilhem devenaIt un
mari très sortable, et, dans l'Intllne de son être,
dans un cie ces petIts trous sombres où l'on n'ose
pas toujours regarder, la jeune fille sentait, secrètement tapIe, la !1erté d'ajuuter il son prénom, si joli
et si rare, cc beau nom d'autrefuis qui lUi dunnerait
sa véritable valeur COmml.! une traine majestueuse
<tthève une robe de brocart.
Des souvenirs lUI rel'e naient, cerlallles phrases
stl:nogral'hii.!es sous la dicti.!e de son oncle: « Les
Comtes de Provence-Aragon commandèrent dl.!s
Iluttes et des armées; ils f1rentJ1lus d'une fois pencher la balance où se pèse la estinée des peuples
et des rois ... Successivement, ils portèrent les litres
de. princes des Baux, rClIS d'Arles ct de Vienne,
!'irlnces d'Achale, comtes de Céphalonie ct de Néol'hante, ct l'une dl.! leurs filles s'assit m'::me sur le
tl'ône de Cpnstantin0l'Ie .. , glle sc las~jt
gnser
")ar la pompeuse énumération .. , Par une pente inSensihle, clic glissait \·ers une acceptation sur laJuclle, le matin, cll<.: Cltt 110sité encore, Ses mains
esscrrées ne tenall.!nl plus le gouvernail, ainSI CJue
k lui avait J'rcommand":: sun père ...
Elle R'en aperçut toul il COllp dans un brusque
SUII':auI en entendant Jacquc!llle de Vérignan qui
c lucltotait à son fr~e
:
f - SI tu veu; te ml.!tlre sur les rangs, tu saIS, il
a~!
le hàter .. , ou il sera trop turù 1
1 l'op tard 1 Ma"uelonne sc redressa comme si elle
Sc r0\'cill,lil:
,.,
t ~ Il faudra que j'en parle à ma tante, » pensal;clI e . Mal:;, depuis ljllt.:lqlle telllps, Mlle Delphine sc
,1C ln trt\Jt, tic plus en plus avare de paroles, Elle resl'lIt rcpllél.! sur elle-mêllle, absDrbée par des idées
IJlténeures, 0\1 bien elle ùc:ril'alt de Illngues lettres
"UI' Icsqut.:!I.: , lor~qu.!
::ia nièce cntrait, elle fermait
Sf)I~
buvard.
1;[ PUIS, elll.! répéteraIt sans doute cc qu'clic avait
li
�96
LA BELLE HISTOIRE DE :MAGUELONNE
dit le lendemain de l'arrivée de Maguelonne: « A
autres: .. Et c'est don:1résent, il ressemble ~ux
lnage! » Elle n.e voudrait pas crOire à une poss!in'.
lité de conversIOn..
Lazarine alors? Mais celle-Cl serait encore plus
affirmative : « Les natures qui ne réagissent pas
dans leur jeunesse n'ont pas beaucoup de chance
de réagir plus tar~l,
quan~i
les ressorts de l'être
moral commencent a se rouiller. .. ~
Mieux valait consulter une tierce personne, qualifi ée par situation pO';.ll: donner .Jes conseils, éclairer les âmes sur leur ventable VOie.
Et celte personne apparut à Maguelonne sous la
figure de M. l'aumônier du Foyer NoIre-Dame .
• « J'irai le trouver demain, décida-t-elle au milieu
de l'élégant brouhaha qui l'entoUl'ail. J'irai avant
J'aller rejoindre le s Provence-AraglJn aux vl!pres de
cinq heures, che? les petits François 1. .. »
C'était le jour même qu'elle avait pris ce rendezVOliS.
Au coursde la conversation, elle avait avoué ne pas
connallre ncore la Chapelle Sixtine de Montpellier,
Almodis s'était écriée:
- Comment, chère, votre tante Ill' VOus a pas
donné ce régal? Il faut réparer sans rctard une i'areille négligence! Demain, c'est la So lennité de
l'Epiphanie, vous nous rejoindrez là-ha s. Nous rL!viendrons ensemhle ...
I~t on lui al'ait indiqué le chemin par le tramway
qui descend de l'E;;planade, traverse le Vcrdanson,
suit la rue des PatrIote s, tourne et rc[f1urne par des
poul!'
chemins, resserrés entre de murs de jardin~,
Vous déposer devant la raçade ~ans
beal1t~
'jl!)
cst comme l'écrin de la d0JicieliSc chapelle ~()t
11que, toute bLanche, retirée au fOlld d'une cour
int\!rieurL!.
Masu.elo~n
aimait trop la 1lu~iq'
p(llir rcCu.scy
lc plaiSir olfert : devant elle, son olH.:lc n'en avall-.II
pas vanté la divine savellrr gl\l· alait donc promis
d'étre exacte, et, à pr~sent,
il sc tJ"(,ul'aitq\lc ~a promebse cadrait à merveille al'L!C ses projet",
Elit; cn exposa le d0tail a ~a tant/' Dell'hine (lyan t
pour prin.:ipc (lue, si les habitudes moderncs 1'\:1"ll1ellent .pll1s tl'lndl:pendance au . jelllH"S tile~
que
ks .hahltudes d'aulrcfni , elles n'I.~l1
doivent pas
'1lClln, un compte exact de leurs démarches au: pel"
~"nc;
ljl1i 'OCcupent d'cU ' ..
Mlle Delphine, sl:cr<:te ellt ravie tif' voir . a ni1;cc
r~chl:
les. conSl:il. dl: J\\. l'auIJlÎlI1iL!r,::;e 'arda
• hlen de lUI ollrir sa ":on1l'agnie. \'.11 lui promit SUU '
lement de lu relr'juver à la chal'ell..:.
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
97
XI
Maguelonne partit donc yers trois heures, un peu
émue-de la visite qu'elle allait J'aire. Au fond tl'ellemême, elle ressentait un certain malaise à la pen s ée
des questions sur son existence actuelle qUI pourraient lui être posées, et des réponses auxquelles
elle serait obligée. Jamais elle n'avait eu plus nettement consciènce du changement qui, peu à peu,
S'opérait en elle.
L'aumônier habitait un petit appartement dans
une rue étroite en bordure de la cathédrale. Il écrivait lorsque sa servante lui anl1o~
Mlle Perhello.
Ce nom ne lui disait rien: il n'en donna pas moins
l'ordre d'introduire la visitcuse. Celle-ci pénétra
donc sans retard dans le cabinet austère Ol! l'œil
S'échappait sur le tympan, délicatement fouillé d'un
Portail latéral.
. - Ma chère enfant, commença tout de suite le
Vieux prêtre, je "ous ai rcmarquée aux conférences du
l"~yer.
Pourtant l'OUS n'êtes pa!; une de nos étudiantes ?
- En effet, monsit::ur l'aumônier, comme ma tante,
~l1e
Maureilhan, je ne vais, dans la maison, qu'au
tItre d'auxiliaire bénévolc.
- Cc titre vous donne droit à tout mon intérét...
A.sseyez-\·ous donc ici, et, sans détour, exposczI~oi
la raison de votre visitc, car je pense bien que,
SI vous êtes venue, c'est que l'OUS aviez luelquc
chose à me demander.
:- Oui, monsieur l'aumônier, j'ai besoin de conSetls ...
Et, sans presque reprendre haleine, elle raconta
toute Son histoire: sa douleur ct ses angoisses c.l'orPheline, sa résolution de travailler, et, tout à coup,
~ln
oncle appanw;sant dans sa vie, pour la transonncr, lui permettre tous les rêves.
- D'abord, avoua-t-elle, j'ai 0t6 li Il peu étourdie de
l11a . ubite [()rtune ... et je crois même que je le suis
cn~()re
...
. - C'est le 1 ropre des )eul1e!l dc ressentir tout
vlvemt::nt. Ils se laissent absorber par l'altrait des
~hose
extérieuJ"\ls, jusqU'à en oublier de descendre
Cn \!Ux-mêc~
... Et cependant, la prl:mi(:re condition
f,0ur bien a~ir,
c'est de col1men~r
par rén~hi
à
act I.! q lI'on va poser.
-·J'aurais dù nle prémllnircol\tre certains entralne7~·IV
•
�98
LA BELLE HISTOIRE DE :IIIAGUELONNE
ments . .Te ne l'ai pas fait... E.t c'est pourq~lOi,
aujourd'hui, je viens à vous, m~nsleur
l'aumÔn~r.
Avant qu'elle n'eût finI de parler, le vIeux prctre
savait ce qu'al~it
.lu~
~ire
l'er:fant assise en face
de lui: il connaIssait SI bien ces jeunes cœurs, a\ldt:s
de se donner, qui prennent pour métal précieux le
clinquant de certaines paroles.
Les étudiantes du Foyer Notre-Dame, pauvres pour
la plupart, cour~ient
de ce fait. Je graves. dangers;
mais, n'en cOlrat-e~
pas aUSSI, celte petIte orpheline que la générosité d'un parrain auréolait d'un
prestige doré? N'était-elle pas exposée à devenir la
proie du premier coureur de dots, qui prendrait
figure de prétendant très épris?
. Doucement, l'aum.ânier interrogea:
- Voyons, ma ch cre fille, quelqu'un vous recherche ... De qui s'agit-il?
Et Maguelonne alors parla de Guilhem.
- Le s premiers jours, confessa-t-clle je me su is dit:
« Jamais je n'épouserai un oisif!. .. ;
- En cela, vous aviez grandement raison.
- Mais, à mes ure que je le connaissais mieux, Il
m'aprarai ssait qu'il était victime du milicu où il vit.
Depuis qu'il m'a confié son désir de travailler, jc me
demande si, de ma part, il serait juste de lui refuser
le moyen de recommencer sa vic sur de nom'elles el
meilleures bases.
Le vieux prêtre leva la main comme pOlir protester:
- Ma chère enfant, en lInc matière au ~s i sérieuse
que le mariage, je vous en prie, ne vous lai ssez pas
égarer par cette idée, peut-être gén~reus,
mais
fausse à cour sûr: " Je ferai une bonne action en
épousant M. de Provenc e-Arago n, puisque je l',a rrêterai sur la pente glissante qui le mène il la nllne
comr l1: t e, ou, tout au moin s, à lIne existence bête,
sans utilité pour cc mondc ct pour l'autre .. ,
L'amour conjugal demande plu s que la pitié: l~
réclame l'estime ct la confiance réci proques, J'aime!'<!1
mieux pour vous un mari, moin s brillant au pOInt
de vue tic la naissance, mai s qui, par sa valeur
morale, mériterait son beau titr\! de chefu\! famille ...
Je ne connais pas M. d\! Provcnce-Aragon, mais, td
qt!e vous me le dépeignez, c'est assurément ull
faIble ... Et il me semble, 1 al' lt: P\!U que je comprend
de votre âme, que vous auriez be oin J'un crlmpag.noll
éncqnguc, Toutefois, je prendrai tics informatl~
sur le jeU,ne homme Cl) question, dt tians qle~J
lem,ps, mIeux éclairé, Je YOu donnerai mon <1''"\5,,'
MalS, dès aujourd'hui, pui que. par Yot r . uémar~h\!
vous me tllarquczunc r(:L'!!e confiance, jt.: vais eXlg~1
de vous une promes e.
A
.)1
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
99
- Laquelle, monsieur l'aumônier?
- Tout simplement celle-ci : dans le cas où un
jour, au cours de l'une de ces conversations entre
dcux tasscs dc thé, qui, parfois, vous entraînent
plus loin qu'on ne désirait aller, M. de ProvenceAragon était amcné à vous parler nettement de ses
Intcntions, ou, si l'une de ses sœurs était déléguée
par lui vers vous cn qualité d'ambassadrice, vous ne
cédcricz pas à l'une de ces surprises de tête ou de
cœur, que l'on regrette souvcnt plus tard. Vous
l'appelant que je vous ai intcrdit toute décision
trop prompte, vous ré s crveriez votre réponse jusq u'à
plus ample informé.
- Je vous le promets, mon s ieur l'aumônier.
- Je pourrai ainsi poursuivre mon enquête en
toute tranquillité. Pendant ce temps, de votre côté,
vous rénéchirez, et surtout vous interrogerez V(Jtre
Conscience. Vous vous demanderez quels mobiles
vous poussent vers cc mariage; éprouvez-vous un
Sentiment sérieux pour ce jeune homme? Ou bien
êt~s-\'ou
tentée rar l'orgueil de figurer un J'our
brillamment dans le monde? C'est là d'abor Ce
qu'il convient de définir.
Maguelonne avait bais é la tête: depuis son départ
c\.e Bretagne, elle faisait trop vite ces rcvues dc congC1ence qui nous avcrtissent de nos diminutiuns
morales. Et cependant, jamais elle n'en avait eu un
Plus pressant besoin qu'à cette heure: des goûts
9u'~le
ne sc connaissait pas encore, s'étaient
eVCll!ég en elle, floClts peut-être légués par la jolie
aman montpelllérai ne dont le comte dc Provenceragon gardait un si vivant souvcnir.
La satisfaction secrete qu'elle éprouvait à se
Sentir jolic, élégante, entourée d'attentions et d'hom~ages
empreRsés, la disposait évidemmcnt à s'ima~Inr
tians l'avenir sous le diadème emperlé que
~u.lhcm
poserait sur ses cheveux noirs, et cette
VISion l'éblouissait au point de l'avcugler, de l'emfl~chr
de voir le droit chemin. Elle le reconnaissait
iainlcnant dans la petite pièce, pauvrcment meublée
o~ rayons dc sapin ct de quelqu;cs chaises de paille
U le crucifix était roi. Du r()e inonda ses joues:
\'() - Monsieur l'aumônier, dit-elle en se levant, je
l1'~s
remercie. Vous m'ayci': mise en f~ce
.de moicrue .... Tl me semble que, désormal , JC COIl1Ill.el1drat
mieux où C!;t mon devoir.
s Le vicux prêtre s'était levé à son tour. De haut,
;~n
rC8a.rd, doucement paternel, tombait sur la
ne Vl~teiSC.
ci - Ma Chl:re enfant, conclut-il, puisque, ces jours- _.
, V,)us dcvez réfléchir, posez-vous aussi cctt(!:;" , :~
i
;
\
'..:/
�100
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
question: « Le vicomte de ~r?venCAago
est-il
bien le compag~n
q~1
m a,l.dera a m~nter?
»
Monter c'est l'unique raison ct etre de la vie ...
Il la' recondUIsit jusqu'au palier et, comme la
jeune fille s'inclinait pour le saluer, " dessina le
signe de la croIx sur le loli front penché.
- Allez, ma chère fllle, prononça-t-il gravement.
Ainsi que Je le recommande à nos étudiantes, obligées si souvent de subir des contacts dangereux,
soyez tout à la fois simple comme la colo'mbe et
prudente comme le serpent.
Maguelonne se demanda pourquoi le cœur lui
battait en descendant le petit escalier incommode
et étroit: elle dut reconnaltre que cet émoi datait
du moment où M. l'aumônier lui avait parlé du
compagnon qui la ferait monter: elle avait vu se
dresser devant elIe la robuste silhouette de Pierre
Josel que, pourtant, elle renvoyait de sa mémoire
chaque fois qu'elle l'y rencontrait.
" Toujours celte folie 1 pensa-t·elle avec humeur.
le SUIS süre qu'il ne songe pas à mOISI souvent 1 1>
Elle se hàta vers le tramway. li était tard ct
Almodis IlIl avait dit :
- Arrivez de bonne heure ... Tl y aura un monde
fou ... Toute la société y sera !..
.
Elle ne s'arrêta donc pas dans la cour sablée qUI
précèue la chapelle Saint-François, ct, après avoir
seulement accordé un regard d'admiration à ce pur
biJOU gothique dont les pierres nl:uves étonnent,
elle pénétra dans la nef avec l'Idée de rejoindre
ausSitôt sa tante ou ses amies; mais elle ne leS
distingua pas dans la foule recueillie, et, p()U~·
échapper aux yeux qui la SUivaient, elle se glissa a
une place vide dans un ha ne de chêne.
Lorsqu'elle relcva la tète ar!""s une pro()n~lc
adoratIOn, son rl:gard se promena de la yoCHe h~\rdlc,
soutenue par t1e5 colonnes cannelées aux vltrau"
si Iïches de coloris qu'un pourrait ks 'croire sigl:éS
par un artisan du moyen âge, des lustres byza!'llnS
nnchls de pierreril:s à l'autel dc furme antique:
Nulle part sur son chcmin elle ne rencontra ceU~
qu'elle ch'crchait. En reva~ch,
clic découvrit cil
avant d'clle Mme Joscl et son (ils.
Cc dernier était à genoux. Il ne venait pas évi~erTl
ment comme tant d'autres en curieux d'impre Sl(ln S
rarcs ct c.-qlli ·cs, mais cn croyant qui, pour I~
grandeur divine, déslfl: la beallté du culte. 11 ne sc
• détoul:nait pas pour examin 'r le arrivantes. Spll
IlttcntlOn rcstait fixée vers l'autel.
L'heure des vêprcs tintait. La 1 !"oces ion l'él16lr:1
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
101
dans la chapelle, lente et sereine, derrière la croix
et les cier~s.
Les peUls chanteurs, moinillons en robe blanche,
défilèrent deux par deux. Comme Pierre Josel, ils
ne laissaient pas errer leurs yeux, et la gravité de
lc.!urs j<)unes visages faisait songer à certaines figures
de Fra Angelico qui semblent éclairées par une
flamme intérieure.
Dans le sanctuaire, ils conservèrent le meme
recu<)illemcnt d'altitude. On eût dit que, pour eux,
la foule des fidi.:les n'existait pas, qu'ils ne reconnaissaient qu'une seule présence, celle de l'l-lôte
auguste du tabernacl e .
Les vêpres commencèrent ... Un chœur dans la
tribune, sous la grande rosace d'un bleu d~ lin, alternait a\ec le ch(cur de l'autel : d'abord, il déroulait
Un thème simple sur le luel les voix des jeunes
adorateurs brodaient des "anations qUI se nouaient,
se dénouaient, montaient, descendaient, se prolongeaient comme si elles ne voulaient pas finIr.
Au Gloria, les chants devenaIent étouffés: ils évoquaient la vision d'anges prosternés « se couvrant
la face de leurs ailes" .
. Jamais aucune voix ne devançait les autres;
Jamais non plus aucune ne s'attardait. Tous ces
timbres, sans doute si vanés, ne formaIent qu'un
seul timbre. A peine si, parfois, comme dans le son
ù'une cloche, l'oreIlle croyait saisir des harmoniques
ll1ysténeuses, "mises par des êtres Ilfférents. L'impression était fugitive. Aussitôt, tout s'effaçait, se
noyait dans l'unique cantilène .
Maguelonne Se entait comme souleyée au-dessus
dl~ la terre: il lui semblait que son àme communiait
à d'autres ames tri's pures dont ces chants élalent
la naturelle exhalaison, qu'eJJc s'ou\'rait à tout un
~node
de beauté et que, d\.!\ant elle, la Vérité se
c~ait
des apparences vaincs, lui parlait par le~
VOIl( amies,
Le temps ne lui dura pas: lorsque le chant d'aIl0gr<;sse du Laudale s'élança vers les ncrvll l'CS de la
\lO\Ite, elle releva le front, étonnée que ce fut déjà finI.
\1 La blanche théorie \.les moinillons traversa de nour~u
la nef: leurs yeux, n<) /louvant rlu~
fixer l'autel,
1 Bardaient en avant vers a cour, d I)à sombre, que
J ~lsat.
apercevoir le portail ouvert il deux .batn~
il~ I~sltud.e
n'avaIt pas rU150n de leul' rcl~.emn;
t' SemblaIent encore pcn.lus dans une VIHon II1teleul'e.
~ ~,a
foule sc pressa sm leurs pas : Maguelonne
1~ ~'I le flot ·t, comme elle descendait les Înarchc f
e VOile dc femme dit près d'elle:
�102 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
- Mademoiselle, que pensez-vous de notre
Chapelle Sixti ne "?
Elle se retourna et rougit un peu. Mme Josel se
tenait auprès d'elle et, un peu en arrière, dans l'ombre son fils, souriant ct découvert.
.....: Oh 1 murmura la jeune fille, c'est si beau qu'on
ne peut le louer. Cela dépasse les paroles ...
En disant cela, elle avait achevé de descendre les
degrés; ils se trouvaient maintenant dans la cour
saolée, sous le ciel où s'allumaient les premières
étoiles. Mme Josel reprit:
- Ne trouvez-vou pas que c'est l'expression
même de la prière?
- Oh 1 oui 1... Et dire qu'on ne connaît pas les
auteurs de celte admirable musique 1
Le jeune professeur eut un sourire:
- Oui, mademoiselle. Aucun charme ne manque au chant grégorien, \)as même celui 'du mystère. Ce,ux qui le composèrent étaient, sans doute,
des mOines très humbles qui désiraient que leur
œu;re seule rendU témoignage de leur foi ... Ils y ont
rle.n~mt
réu~si
... Tout'ce qu'elle te~ai.
de l'homme
a pen: Il ne lUI reste plus que ce qUI VIent de Dieu .
l'organe un peu suraigu cl' Almodis
. A cc m(~ent,
1l1terromplt la conversation:
- Ah 1 vous voici enfin, Maguelonne 1 Nous vou!>
cherchions comme une ail;\uillc dans cette cour mal
éclairée ... Où vous (;achl~-vous
pendant la cérémonie?
,
- Au fOlld de la chapell..: ...
- A l'exemple du publicain 1 Je pense que vous
avez été satisfaite ... Il n'y a pas à dire, ces petits
François sont épatants 1
Ce mot d'argot qui servait à Almodis pour eKprimer toules ses a~mirtons,
qu'il s'agit d'un ll;re
nou\'eau, d'une toilette, d'un spectacle ou tout Slmple!ncnt de petits fours, blessa, dans l'ocu~ren,
l~
délicatesse de Maguelonne, ct Cette meurtm;Sll!'e lUI
apprit qu'au fond d'elle-même il y avait quel.que
chose qui aspirait à monter au-dessus cles vulgarités,
qu~le
chose que les jumelles ne c()mprenai~t
pas,
mal;; ùont, peut-être, Guilhem avait la prescience.
Et, involontairement, elle balbutia:
- N~!n,
c.e n'est pas épatant, c'est tout simplement ct Inspiration divin..:.
Almodis ne l'écoutait plus: elle avait découvert
les Josel, entrevus, une fois, à un dlner chez le professeur Mourl:ze, ct, avec son audace ordinaire, elle
les abordait:
- Est-cc vrai ce qu'on m'a dit aujourd'hui ? inte~
rogea-t-elle, après les premiers saluts. M. Josel aurait
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 103
reçu d'un bienfaiteur l'énorme chèque qui lui permettra d'acquérir l'immeuble de la rue du FaubourgSaint-Jammes et d'aménager une splendide Maisoll
fraternelle: soixante chambres, salle de conférences, et tout le confort moderne 1...
- Oui, mademoiselle, c'est vrai!
- Mes fél.icitations! Peut-on savoir le nom du
génçreux inconnu qui vous comble de la sorte?
- Non, mademoiselle, il désire rester anonyme
comme les auteurs des beaux chants que vous venez
d'entendre.
- Au moins, vous a-t-il révélé son nom?
- Mademoiselle, il est des questions auxquelles
Un confesseur ne saurait répondre ... Supposez, pour
un instant, que je suis obligé au même silence, et
pardonnez-moi si je ne satisfais pas votre curiosité.
JI souriait en di sant cela pour enlever à ses paroles
leur dureté, mais il était clair que ni Almodis, ni
personne ne lui arracherait son secret.
- Je ne le sais pas moi-même, assura Mme Jose!.
Mon fils est la discrétion personnifiée.
Maguelonne écoutait, troublée, cc petit débat: elle
eût donné beaucoup pour être certaine que son oncle
~tai
bien le mystt!rieux donateur, mais interroger le
Jeune professeur àla façon cavalière cl' Almodis, jamais
elle n'eût osé. Celle-ci poursuivait sans se décourager:
- Si vous ne me dites pas ce que je voulais savoir,
au moins m'apprendrez-vous l'époque où vous donnerez votre conférence sur Maguelone... Nous
Voulons y assister, vous compl·enez...
- J'attends le carême, mademoiselle ... Le carnaval
n'est pas une époque favorable aux méditations.
- C'est une bonne idée, on ira à votre conférence
comme à un sermnn ...
Le comte de Provence-A ragon arrivait avec BérenR·re ct Mlle Delphine dont il guidait les pas avec
autant de respect que si elle eût été pril1cesse du sang.
Gllilhem les suivait par derrière. Lui aussi connais~ait
Pierre Josel; avant le d111er chez les Mourèze,
Il l'avait rencontré, au cours de la guerre, dans l'un
ùe ces repos d'urrière qui mêlaient des unités difrérentes. Il, échangèrent donc une roiHn6e de main,
Jllelqucs mots sur la cérémonie, mais plutôt comme
(C~
hommes poliR (lUt; cn:nme des frè:cs. d'~rmcs
ql~
sc retr0!-lvent. PUIS la mere et l~ fils s'c1(lIgnerenl.
lis sc perùlrent sous le porche. ht Maguelonne se
dern~a
pourquoi die en éprouvait ulle tclle
ango1%c.
~hnodis
-
Cc .Josel est (·l'atant 1 déclara à intelligible voix
qui, déCidément, n'avait que cc seul qualiIcatif dans son vOl:ubulaire.
�104 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Des jeunes filles, habituées.de s thé s de cinq heure s,
étaient venues nrOSSlr le petit groupe.
- L'épouseriez-vous, ma chère? demanda Jacqueline de Vérignan.
- S'il avait de la galette, oui ... tout de suite 1
- Dans ce cas, mettez-vous sur les rangs, jeta la
petite Jambrun : il vient d:hérite: d'un ol~ce
... D e ux
cent mille francs, tous fraiS payes ... Je tiens le renseignement d:une de mes cousines dont le fr<:re est
clerc cie notal.e ...
assez
- Deux cent mille francs 1 Oh! ce n'est p~
pour moi .. .
- Du reste, tout ce que nous disons là est bien
inutile. On prétend qu'li ne se manera pas, qu'il
finira sous un froc de moine ...
- On m'a assuré le contraire, interrompit vivement Jacqueline.
•
- Vous mettriez-vou sur les rangs, ma chère? ...
- Ma foi 1 peut-être.! Da~s
son genre, c'est un
« as )), vous savez ... J'aimerais à ëtre la femme d'un
homme célèbre ...
n:oi, s'il voulait m'élever jusqu'à lui, cela
- Ol~!
m'ennUierait trop 1
Maguelonne était de plus en plus écœurée des
propos ct des mani<:res de ses amies. Au sortil'
de l'heure de beauté qu'elle venait de vivre, elle
retombait lourdement sur la terre et se sentait
si cndolorie de sa chute qu'clic avait envie d e
pleurer.
Le groupe avait franchi le porche et se trouvait
maintenant dans le chemin entre les murs, solitaire
d'habitude, mais qui, en cette fin d'après-midi dominicale, à la lueur vacillante Je quelques rares réverbères, s'empli ssait d'un flot élégant et jaseur.
Maguelonne chercha sa tante du regard; le comte
de Provence-Aragon conlinu:l1t de la retenir prisonni1:rc en l'escortant de sa courtoiSie et de so n verbe
abondant. Et elle, toujours timide, un peu incertaine,
l'écoutait, ré s !~née,
n'osant pas presser le pas ni
emmener sa nlcce.
GUIlhem surprit le regard anxieux de l'amie de gC~
sœ~lr;
il murmura:
- A l'ouez-Ie, mademoiselle, vous moure/. d'elwi..:
Je nous qUltll:r.
E!le leva SUI' lUI ses yeux Otl flottait encoJre le souvenir des émolions resnti~.
- .Je l1'i~uras
voulu parler à personne, avoua-t-ellc·
Cc.tle musique m'avait remuée si ~)rof(nLlémet.
.Ic
SUIS comm.c un dormeur qu'on réveI1le après un bcall
r~ve
. ~t qUI a de la pClOC à rcprendre pied dans !a
rea1ttc. Mon oncle m'avait averlic pourtant, mais JC
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE lOS
m'imagll1ais qu'il y avait de l'exagération dans son
enthoùsiasme.
- S'il admire tellement les « petits François
pourquoI ne vous a-t-il pas accompagnée?
- Il souffre du cœur, en ce moment ...
- La mort de son fils lui a donné un terrible choc ...
- Oui, et cela d'autant plus qu'ils étalent brouilles.
- Avez-vous su au juste la cause de cette brouille?
Pour ma part, j'ai entendu parler de vocation, [HIIS
d'inclinatIOn contrariées; mais, tout ceci ne me
paraît pas suffisant pour expliquer la rigueur dt!
votre oncle à pardonner. .. La guerre a passé l'éponge
sur tant de choses !. ..
- Tante Delphine se montre très réservée au sujet
de son neveu. Je ne sais donc nen de plus que ce
que vous savez.
- Ne vous cassez pas la tête à devi ner le probli:me! s'écria Almodis qUI les avait rejoints. n y a
longtemps que je l'ai résolu 1 m011 Votre cousin
Arnaury aura fait quelque frasque. M. Maureilhan
lui aura coupé les vivres ... Et Ils se seront séparés 1
- Oh 1 pOUf cela, je ne le crois pas 1 interrompit
nettement Guilhem. Je n'avais que vingt ans lorsque
la rupture se produisit; mais déjà je pouvais juger
les jeunes gens de mon entourage. Je plllS vous aflirmer qu'Amaury se classait parmi les garçons sérieux.
Un jour, - je m'en souViens trè bien, - je l'entendis même déplorer devant moi la misère de certains
~tudians
à qui leur famille ne pouvait servir qu'une
faible pension. Je suis certain que, s'il avait vécu,
c'est lui qui aurait fondé la Maison fraternel/c.
- En somme, conclut Almodis, c'était un type
comme Josel.
- Oui, mais plus mélancolique, moins parfaitt:ment équilibré ... Une de ces natures de sensitives
qui répugnent à se livrer et se referment au premier
Contact brutal. Au front, où j'ai cu l'occasion de le
rencontrer, je ne l'ai vu causer qu'avec Josel justemen!. .. Pour les autres, il n'était qu'un bon camarade ... Rien de plus ...
- Enfin, il n'était f)as fait pour l'existence en
Soci~té
1 déclara Almol is qui tranchait volontiers cn
toute malÏl:l'e. Il est mieux là Oll il est, et, pour vous
aUssi, Maguelonne, celte solution est prêférable 1
de rose
. Les joues de la Jeune fille sc nacr~et
sous le cynisme tle cette réOexion :
- . Oh t murmura-t-elle, ne tlltes pas une chose
farellte 1 Mon pauvre oncle eCit été tellement plus
.1cureux SI son Iils avait v6Cll . .Te m'aperçOiS tous les
fOurs que, malwé mes en'ort , je ne réu sis pas à
Combler le vide tic son cœur.
)l,
�106 LA DELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Ils avaient atteint un arrêt du tramway, Mlle Delphine hàta le pas.
.
? proposa-t-elle
_ Veux-tu que nous le p~enlOs
à sa nièce. Je suis un peu fatl~uée
...
Les Provence-A.ragon sU(lplièrent :
- Oh 1 mademoiselle, laissez-la-nous 1
Mais Maguelonne se montra inflexible.
- Non, 'non, il est tard ... Mon oncle s'inqUiéterait ...
Et, lorsque le tramway se fut remis en marche, lui
dérobant la vue du petit groupe, elle poussa un
soupir d'a1l6gement à la pensée qu'elle ne serait
plus obligée de débiter des paroles oiseuses.
A.lmodis devenait insupportable comme les enfants
terribles que personne ne réprimande. On avait
beau dire: Guilhem valait certainement mieux que
son entourage. Par seul esprit de justice, il avait
défendu la mémoire d'Amaury.
Peut-être, en somme, serait-il capable de se transformer si le mariage lui en [,)ul'nissait le moyen.
A cet endroit de ses réflexions, la jeune fille se
rappela l'une des dernières recommandations de
M. l'aumônicr: ~ Demandez-vous si M. de ProvenceAragon sera le mari qui VOLIS aidera à monter. »
Elle se posa la question ct hésita si lon~temps
que,
dans le tramway, rempli de gens bruyants et joyeux,
qui revenaient de se promener en banlieue et en
rapportaient de piquantes brassées de houx, elle
permit à l'image de Pierre Josel Je s'interposer
entre sa pensi.!e et la séduisante silhouette de
Guilhem .
aimait à l'es'p!l'er l'<;tir de.s
. Le jeunt.! profe~su
cimes ct, certainement, s'II se mariait un Jour, Ji
chercherait à faire partager cc goût à sa femme.
Mais Sl' marierait-il 'r Il était permis d'en douter. Ce
soir même, il n'avait pas essayé de prolonger un
~ntrcie
qui l'cnl'eloppait d'un ~s(1im
~J'aciux
de
Jcunes filles, admiratrices dl' son grand talent de
conférencier; il s'était dérobé allssitôt, et )leut-être
m(:me plus vite gue les conl'(,;nances ne l'eussent
désiré .
. " Son <f.!uvre lui suffit, pensa Maguelonne. Il y
Jettera la fortune qui lui (CJmbt.! UU ciell B Et .pour
calmer la fulle du logis cmball',c s Ir un ch(;mln OU
elle jl!gt.!ait dangtruÎx ~k !o.'engager, elle ,la f'.II·Ga dll
rev(,;nlr vers le IlIt.!nfait 'Ul' anonyme qUI ollrult UO
1 alals aux étudiants sans fortune
!~(al-ce
la semence, ietGe, un S'Oil, Jans la blblio1l;qu~
l',ombre (lUi avait gl!fmé f ne ~implc
paroli.!
pouvait-clic pfCIt uire dt.! si grands effets .~
L'J1JclJuI1U aux yeu. Ilui'~
qlli lisait dans l'avenir
�LA BELLE HISTOrRB DE MAGUELONNE 107
l'avait presque affirmé, et Maguelonne sc réjouit
d'a\'oir rempli la tâche qu'il lui avait asi~née.
Un peu de cette joie intime demeurait dans ses
yeux quand son parrain, dépliant sa serviette, lui
demanda:
- Eh bien 1 Maguelonne, as-tu été atisfaite de
no petits François?
- Oh 1 oui, mon oncle, répondit-elle avec élan,
ils ont des ailes pour \·ous emporter plus haut que
la terre. J'ai bien regretté que vous ne fussiez pas
là. Comme moi, vous lcs cussiez suivis ...
Ani~al
apportait la soupière d'argent. Elzéar ne
répondIt pas.
XIT
Après l'EpIphanie, les réceptions du soir commencèrent. Le lacteur déposa, un jour, plusicun; invitations entre les mains de Marius.
A la première qu'elle décacheta - un bal chcz la
marquise de Vérignan - Mlle Delphine tourna ct
rl!lourna d'un air déconcerté le bristol timbré d'une
Couronne.
- Regarde ce que je reçois, dit-elle à Maguelonne
qui entrait. Que faudra-t-il répondre?
La jeune fille hésita un instant: certes, elle prévoyait que certaines façons de danser, certaines
hardiesses de 10ilette ou de langage, entrevues chei'.
les Pro\'ence-Aragon, froisseraieÎ1t sa délicatesse,
mais, d'autre part, e1le découvrait en elle le désir
Secret d'assister, au moins une fois, à l'une de ces
fêtes que, jusqu'ici, l'imagination seule lui représentait, et de s'y voir, revêttle cie l'un de ces costumes
vaporeux et joliment emperlés gU'elle avait admirés
ùans les salons de la wande artiste gui l'habillait.
« Si j'étais süre de ne pas me laIsser griser par
l'ambiance, j'aimerais à accepter, ~ pensa-t-elle. Mais
elle n'était pas süre : elle ne savait pas du tout ce
qu'clic ferait lorsqu'elle sc trouverait petite reine
entourée dans le décor lumineux ct fleuri ...
Elle regarda sa robe d'int6rieur d'un mauve très
doux.
- .Je suis encore en deuil r balbutia-t-elle .
. Mlle Delphine soupira d'aise: la tête lui tournait
U la seule pensée ue revêtir une robe de soie ou de
VelOurs ct de rester assise toute une nuit contre un
r:n~I·
pendant quo des couples de danseurs évoluelaient devant elle ...
- C'est bien mon avis r sc hàta-t-elle dt! dire ...
�108 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Mais si tu avais tenu. à assister à ces fêtes, je
n'aurais pas ost:! t'en pnver ...
Les Jumelle s accouru rent .lorsqu' elles aprie~t
que l'invitat IOn de la marqUl se de Véngna n avaIt
été refusée ...
_ Si cela ennuie votre tante de vous accomp agner,
d.)c!ara Almodi s , vous viendre z avec nous. Papa
aura trois filles au lieu de deux, voilà tout 1 Et il
n'est pas un chapero n p;énant, vous savez 1 Il ne
bouge pas du salon de bndge.
- La questio n n'est pas là 1 interrom pit Maguelonne avec fermeté , mais il y aura seulem ent deux
ans au mois de mai que J'ai perdu mon père.
- Vous exagére z la durée du deuil, ma ch~re,
assura Béren~è.
Pour les parents , ce n'est maintenant que dix~hut
mOIs.
- La mode ne sau rait interve nir dans les questions de cœur. Cet hiver encore, jl.! l'ai bien décidé,
on ne me verra à aucune réceptio n du soir. Du
reste, j'y ferai tn ste fip;ure. Je ne sais pas danser; il
est fort probab l e que Je m'ennu ierais 1
- Vous ennuye r? reprit B.)ren!-\ère. Comme nt le
pouriez-vs
'~ Tous les jeunes gens s'empre sseraient autour de la « belle Maguel onne " car, vous
savez, c'est amsi qu'on vous appelle à Montpe llier.
- Et pUIS ce sera épatant \.:omme ja,,-bal ld,
continu a Almodi s. Vérigna n cl Jambru n, qui sont
des artistes dans le genre, sc sont procuré un vieux
tambou r cie pompie r, des cassero les retentis santes,
un clal<son enrhum é, et le ne saIs quoi encore.
Maguel onne ne put rt:!pnm er un sourire un peu
ironiqu e; tout CI.! qui était haut en elle, ct qui n.e
demand ait qu'à monter plu s haut encore, répugna it
ù ces ffio)'l.!ns de 11Iai:; ir, importl :s d'en bas.
- Vous me raconte rez vo impress IOns, dit-~l1e
d'un ton qUI courait court à tout espoir dc capitulation . .J'aurai ainsi l'illusio n de vous avoir a~com
pagnées .
, - Oui, mais pour Guilhem , ce ne sera pas la
même chose, soupira Béreng ère. 11 vouluit vous
tkmand cr la premii:r e danse: 11 sera bien déçu ...
I~t .lc~
paupièr es d'Almo dls ~e
plis sèren t pour
cxpnm cr cc 'Iut: sa stCur ne dlS,l1t pas.
.
LI.! SOir, Ma Dllu ce raconta l'incide nt à Manu!l
qui, de plus en plu s, devenaI t on confide nt. Il
approuv a de la tête:
- Voyez-v ous, déclara -t-il, vntre jeune l1atr~sc,
c'est cClmml.! un gato.:Olu qu'on lais se, au mUls tl\.! l.ll1l1,
su~
une table à the D'aburd , unI.! mouchc Vient,
pUIS une autl'I.!, <;1 111cntôt c'est tout noir dl.!
moLlches. Au bal, elle aurait apr~s
clic le bataillo n dc~
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE lOg
jolis cœurs, qui, par ce temps de vie chère, courent
après la grosse galette ... JI faut la défendre contre
leurs entreprises; Monsieur est jusqu'au cou dans
ses bouquins ... Mademoiselle n'ose pas parler haut ...
Alors, ma payse, c'est à vous qu'il appartient ùe
chasser les mouches. Moi, l'essaie bien ... mais
Annibal me met dcs bàtons dans les roues.
- N'ayez crall1te ... Je m'y emploierai.
Maguelonne n'alla donc pas dans le monde pendantle carnaval; elle espaça même ses VIsites chez
les Provence-Aragon, ayant entendu, un SOir, chuchoter derrière son dos:
- Vous croyez qu'ils vont aux fiançailles?
- Oui, ma éhi:re. par « une pente savonnée ».
Le mot l'efTrava. M. l'aumônlcr lUI avait tellement
recommandë d'être prudente. Elle allégua un travail
supplémentaire qUI l'obltgealt de se rcndre cinq
fois par semai nc au Foyer Not rc-Dame; en revanche, le jeudi, on la Vit très fidl!lemcnt chez Lazarine
Mourèze. Elle ne pouvait toulour causer avec sa
grande amie, 111alS celle-CI profitant du momen t où
elles s'occupaient ensemble du samovar, trouvait le
moyen de lUI glisser un mot qui passait sur son àme
comme une caresse et la lui révélait, non pas froide et
Sèche comme le sont parfOIS les femmes de haute
culture, habitant trop leur cervcau, mais douce et
tendre, et le CŒur SI ardent qu'à son seul contact,
on se sentait n;ehaufTé jusqu'au fond de l'àme.
Aux jeudis de Lazanne, Maguelonne rencontrait
ausSI des jeunes filles qui ne fréquentaient pas chez
les Provence-Aragon. Celles-là ne gaspillaient pas leur
temps en frivolités et commérages. Chacune avait sa
tàche, des occupatIOns utiles qui la commandaient,
l'qnpêchaient d'épal']JJller sa vie aux quatre vents;
mai~,
aux heures de détente, tOlltes savalent ètre
gaies, d'une gaicté de bon aloi que ne connaissaient
pas les jumellcs et leurs amies. Niwle de Laverune
n'était pas la mOIns charmante du petit groupe:
l'alTection qu'die portait à ses jeunes Iri:res Olettait
comme un renet de maternité sur sa physionomie
tr"s pure. En la regardant, on sllngeait involontairement à Notl'e-Dame-des-Tables, la douce patronne. de Montpellicr qui, a"ec un sounre, vous
présentc j'Enfant .Jésus .
. Et donc, Maguelonne s plaisait dans c~ milicu Oll
II lui s 'mblait que ses poumons resplralcnt plus fi
l'aise. Rlcn n'cüt manqué pour elle ù l'attrait cie
JeUdis, si M. Joscl était venu pl11S souvent; mais il
délaissaIt presquc compl(;tell1cnt la vaste berg~rc
où II aimait il sc rcposer le temps d'une tasse
de thé. Sous prétexte de surveiller l'aménagement
�110
LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E
cie la J.1aison fratern elle, il sc faisait excus.er par ~a
mère et ce jour-là, Maguel onne surpren ait parfoIs
le regard un peu triste dont Mme Josel la suivait.
_ Peut-êt re m'aurai t-elle désirée pour belle-fi lle,
pensait -elle avec \1n peu de dépit, mais lui. en juge
autrem ent ... J'avais bien compn s tout ùe sUite que Je
lui étais indiffér ente ... Et, vraimen t, je lui fais beaucoup d'hon.eu~
en. remarq uant son <l:bsence... .
Mais le Jeudi SUivant, elle retourn ait chez Lazar111e
aveC Id secret espoir que le jeune profess eur s'y
montre rait, qu'elle entendr ait de nouvea u sa chaude
parole, si riche de pensée s; et, chaque fois, sans
vouloir se l'avoue r, elle revenai t déçue, comme si sa
visite ne lui avait pas donné tout le plaisir qu'elle
en escomp tait.
Les jumelle s s'alarm èrent de la nouvell e orienta tion de leur voisine . Après une petite réunion de
musiqu e chez la comtes se de Laveru ne où il leur
avait été rapport é que Maguel onne avait joué de
vieux airs de Bach avec un talent exquis, Almodi s,
plus osée que sa sœur, se pr~cita
à l'hôtel de Provence-A ragon:
- Je suis sûre que c'est notre cousine Mourèz e
qui vous pousse dans ce monde- là, s'écria- t-elle
après les premiè res efTusions. Vous vous apercev rez
vite qu'il est gourmé , formali ste, embêta nt, pour
tout dire 1
- Je ne l'ai pas jugé ainsÎ. .. Nicole et ses amies
sont très simples , très gaies, très accueil lantes, et jamais elles ne disent du mal des autres ...
- Oh 1naturel lement, on fail risette à Maguel onne
Perhell o 1 Mais je vous engaf(e à vous méfier, ma
chère. Les fleurs peuven t (Ilssimu ler des pièges à
loup 1
Le lendem ain, elle revint avant le déjeune r, quoique s'étant couché e à cinq heures du matin, Elle
sembla it avoir oublié sa véhéme nte sortie de la
veille, et n'avait plus que des sourire s sur ses lèvres,
un peu plus rouges que nature, Elle tira ùe son sac
une envelop pe gonnée ,
.
:- ,J'ui décou vert ces photog raphies dans un lIrOll',. expliqu a-t-elle , J'ai pensé qu'elles vous amuseraien t.
Maguel onne examin a, par politess e, les épreuve",
d'amat.e ur que le temps recrnqu cvillait , ct, vite, clic
compn t que les parties de tennis, les groupe s échelonnés sur le perron d'un château , absolum ent ueI?~urvs
ù'ÎntérC:t, n'avaie nt été glissés là que pour
talr,e passer. Çlue\ques instanta nés de la guerre:
GUilhem . féhcllé par le général en chef Cl recevan t
de sa mall1 la Croix. ùe guerre.
�LA DELLE HISTOIRE DE 1lAGUELONNE III
- Pensez donc! C'est lui qui, à Douaumont, ràOa
cinquante Doches ahuris, oubliés dans un abri avec
leurs mitrailleuses .
Guilhem, se d0tachant au sommet d'un monticule,
la main levée d'un ge te de chef comme pour
engager ceux qui le suivent à tenter un dernier
effort..
- C'est lui qui le premier a alleint le mont
Saint-Quentin.
Guilhem, toujours, entrant à cheval à Strasbourg,
les bras charg~s
de fleurs ct penché vers une jeune
Alsacienne qui lui of Trait un bouquet... Le triomphe
après les rudes combats . ..
Maguelonne ne fut pas insensible à ces images
divcr~es.
Elles étaient la preuve tangible de l'énergie
prodiguée par le jeune vicomte pendant la guerre ct,
de ce'fait, laissaIent espérer que ce lui-ci 'retrouverait, un l'our, celle énergie pour refondre sa vie dans
un mou e nouveau.
Almodis, très fine, sentit qu'elle avait touché juste
et le soir, en rentrant, elle déclara:
- Ne vous dépêchez pas de formuler la demande ...
E ll e refuserait peut-être ... Il faut l'amener peu à
peu à sauter l'obstacle .
- Oui 1 gémit la mère, du fond de ses fichus de
laine, mais si on nous la soufne d'ici là!
- II n'y a pas de dan[.!er encore... icole de Laverune n'a pas de fri;re ... El c'est en somme Guilhem
que l\laguelonne connait le plus.
J\[algré ce prono tic, pendant le carnaval, 'et par le
même courrier, M. ,\'Iaureilhan reçut deux PI'opositions de mariage 1 our sa nièce,
Il les lui montra sans tarder, lorsqu'elle vint le
rejoindre pour sténographier sous sa dict6e.
- Connais-lu ceux dont on me parle, lui demandat-il, Ull certain.r ambrun et le jeu ne baron de V érignan '
- .le les ai rencontrés chez nos voisins.
- L'un d'eux te plalt-il?
- Non, mon onclel Us n'ont d'autres qualités que
d'être tI'e .. cellents jazz-bandistes, t rè~
rechercht.:s
clans le monùe ... Vous c()l1vi~ndre
que ce bagage
est insuffisant. ..
- Dans ce cas, au panicrl Tu mérite mIeux qu~
cela, ma chl:re petite 1
Il avait losé la main sur slln 0paule d'un geste
affectueux; sans la grande ..:icatri..:e livide qui marquait la tempe d'un tmit dur, sa physinnomie Lût
paru sinpulièrern\:nl ddendue .
. - On s'habitue il la douct.!urdcs chu cs, remarquat-Il. Ton leulJe visage met un peu de lumière dan;;
mon existence de solitaire ...
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E
Maguel onne avi~
levé yers son oncle ses beaux
'eux 111cus ombrag<.:s dc clIs sombre~.
.
] _ Oh 1 mon oncle, murmur a-t-elle , Je SUIS
heureu se
dc vous l'entend l:e d~re.
Fau.t-il vous l'avouel :? ~e me
demand ais parfoIs SI ma presenc e ne vous etaIt pas
à charge .. .
_ Je erai triste, au contrai re, quand tu partiras .
Et cepend ant, il faudra b~en
m'y résIgne r un jour.
S'oppo scr au bonhcu r d~s
Jeuncs lorsque ce bonheu r
offrc de séricus cs garanti es morales , c'est comme ttre
la plus lourde des erreurs .
11 la regarda It toujour s. Pensait -il à cette petite
Marie-M adelein e Clary, si parfaite , qu'il avait repoussée parce qu'elle était pauvrc ct dc naissan ce modest e?
Magucl onne le crut, ct elle en eut presque aussitO t
la certitud e.
- SI ma femm.e avait vécu, tout cela ne seraIt pas
arnvé, continu ait son oncle. Les mères ont un
sixit:me sens pour lire dans le cœur de leur fils.
Amaury et !,)oi nous ne nous compre nions pas.
Nous ne saVIons que nous heurter .
11 n'alla pas plus loin Comme il arrivait souven t,
Nibal coupa court à ces confide nces. II précéda it
Almodi s, toujour s agitée et un peu étourùi ssante.
Sous prétext e de ne pas ùérange r M. Mauret lhan,
elle entraln a son amie hors de la biblioth i.:que, sur
le palier glaCIal.
.
- Qu'est- cc que J'appre nds? s'écna- t-elle; V érignan ct Jambru n \·ous demand ent en mariag e?
- Qui vous l'a dit?
- Tout le monde et personn e 1 Ce sont tics bruits
qui courent ... maie; j'espl!re que vous l'enVerrez Jos
à dos ces beaux messieu rs. Dcs nullités 1 I~t d'une
audace 1 D'autrc s au~si
voudrail.!nt sc déclare r ct ils
n'oscnt pas ... Ils ont grand tort, du reste, car Ics
timides sont toujour s sacrifié s, mais ils sont timides
parce que leur an'cctio n est SII1Cl'rc, qu'ils tremble nt
à l'itll:c d'être repouss és.
Magl!c.lonne était al'pllyl:l.!.à la rampe; une rafale,
el1!:(oul1n:c dans le lar!-te escalier , ~{)lcva
sa colkret t,;
de ltnon a\'ant de monter aux friscs, vers le TriolTII11w
dl.! la lkallté.
- Si nuus passion s chez moi, proposa -l-ellc pour
couper court a un elllrl.!ticn qui devenai t cmbars~
sant.
- C'cst inutile, je suis pressé!.! 1... JI.! vcnais scukm~l\t
:OllS .d":l11andcr s'il vous plairait d'assist er, CL'
SOir, a la falllcuse confér..:ncc de Jo 'cl sur l\\aglit'"
lone?
.
- Ç>hl certaine ment. Je ne savai, pas que c'ét"it
ce sOir.
112
�LA BELLE HISTOIRE DE UAGUELONNE 113
- Auparavant, nous devons aller chez une amie qui
habite au diable Vauvert, avenue de Lodève, au delà
des arceaux de l'aqueduc, mais trouvez-vous à
quatre heures au Peyrou, près du Chateau d'eau,
nous vous y attendrons et, ensemble, nous nous
rendrons à l'Université.
- Je serai exacte au rendez-vous.
Elles se séparèrent en échangeant un sourire pardessus la rampe, et Maguelonne s'en fut exposer
ses projets à sa tante. Celle-ci écrivait l'une cie ces
lettres mystérieuses sur lesquelles, touJours, elle
refermait le buvard.
- Je voudrais t'accompagner, assura-t-elle de cette
voix un peu blanche qui ne savait pas imposer sa
volonté, mais, cc soir, je suis de service jusqu'à
sept heures au Foyer Notre-Dame. C'est le Jour où
la blanchlssene à vapeur rapporte le linge. Pour le
compter et le serrer il y a de. l'ouvrage.
- Ma tan le, Je regrelleral fort votre compagnie,
et, sans doute, j'emmènerai Ma Douce, cela m'ennuie
d'attendre seule au Château d'eau. Et l'attendrai
certainement. Les jumelles sont tellement Inexactes r
- On te conduira en auto et tu resleras dans la
voilure pendant que le chaufTeur ira avertir ces
demoiselles de ta présence.
- Oui, comme cela, ce sera parfait 1TanteDelphine,
vous possédez le talent d'arranger toutes choses 1
Elle embrassait sa tante; la vieille demoiselle passa
doucement la main sur les beaux cheveux un peu
ébouriffés par le courant d'air de l'escalier.
- Je le voudrais bien, murmura-t-elle.
XIII
Maguelonne se blottissait au fond de la limousine
pour él'iter le regard curit.!ux d<-:s passants. En allendant le jumcl~s,
elle ~'alTUst
du .mouvement dcs
promeneurs qUI franchissaient la gnlle du Peyrou.
Lorsqu'clic en eut assez, elle considéra la porte
monurnenlall; Ol! Il; goul
· er~u,.
du ~.as-Lngucdo
ava.it ~ravé
so~
nom l)our q~ 11 s IITadlat aux feu; du
ROI-Soled, pUIS, par a penst.:e, ~l malgré les .fenctres
closes, elle pénétra dans le cab1l~t
cie Lazar!ne pour
y retruuver l'écho des paroles qu elle y avait entendues.
Elle s'y attarda si bien qu'elle donna au cbaufTcur,
envoyé en reconnaissance, le temps de revenir. Il
n'était plus seul: le comte de Provence-Aragon l'ac-
�114 LA l3ELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
compagnait, sémillant et empressé comme à l'ordinaire.
.
1.
- Mes filles ne sont pas encore arnvées, exp 1qua-t-il. Elles sont incorrigibles. Toujours en retard 1
mais s'il vous plaisait de mettre pied à terre, mademoiselle, je me ferais un véritable plaisir de vous
servir J'escorte.
De sa vie antérieure, trl:S active, Maguelonne gardait le goCit de la marche. Elle consentit donc, très
volonticrs, à renvoyer l'automobile, ct, à petits pas,
elle remonta avec son compagnon vers le Chateau
J'cau.
C'était l'heure exquise du couchant. Le mistral
était tombé, lai ssant den·i~r
lui un ciel tri.:s pur,
dégraJé du bleu pâl~
~u
pou~re
en des tons d'une
finesse de colons qUi evoqualt le pastel. Le Château
d'cau silhouettait sur ce fond sa forme Je temple J'un
mauve très doux. Les statues dl! bronze ou de marbre
disséminées prenaient de reflets chauds qui faisaient
chanter la verdure des pelouses, ct il n'~tai
pas jllsqu'au cheval du Grand Roy qui, gagné par la beauté
de celle heu re, ne semblât pialTèr plus noblement .
- Cette promenade est la plus belle de France,
décida le comte de Provence-Aragon. Elle rait honneur à mon aleul, le gouverneur du Bas-Languedoc,
qui en confia l'exécution à d'Aviler, l'auteu-r de la
porte monumentale,
11 jetait cela négligemment, mais que toute cette
splendeur du passé, qui le montrait issu d'une maison
princ~e,
l'auréolait à propos pour troubler un peu
plus celle qui marchait à ses côtés.
Ils atteignaient le bassin aux contours !-!racieux qui
s'étend en avant du Chàtcau d'cau. J)l!S cygnes y
nageaicnt l!ncore, mais avec l'indolen..:e d'ois\;aux
prêts à s'el1dormir .
- Il n'y a plus de vent, d(dara le vieux gt.!ntilhomme. Jv[ontons sur la tcrrassl.! ... La vue y est plus
belle, et, du reste, mon fils doit nous y attendre.
Jv~agelon
eut pres lUt.! un ge~t
de recul; .elle
aval.t l'I~presin
d'être prise au tr~budlc;
mnlR, à
la rcOcxlon, cHe 5e rassura:
- Je ne suis pas seu1t: ... Pourquoi craindrais-je?
Elle· ~ravit
ks d\!grés· Guilhem les att\;ntIait en
clTet, l'air un peu wave ~ome
il l'était ~ouvLnt,
l!I
comme la Jeune Cille aimait à le voir.
Il s'uvan<;a, découvert.
- QUel admirable panorama! murmura-t-il, on ne
Se lass,e 1 as de ,le contcmpler 1
Ils ~ approc!1\;r 'nt du bord du la terrasse.
Au-llessolls d'eux, d'autres ba~sin,
d'autres
pelouses' 'ét ndai nI "liS l'<lqllcduc Sailli-Clément
�LA BELLE HISTOI RE DE 11AGU ELONN E 115
dont les deux rangs d'arcad es superpo sées s'allongent vers la campag ne. Dans le vert sombre des
cyprès et des pins éclataie nt encore les tuiles rouges
des toits. Plus loin, c'était l'horizo n, déjà admiré du
'balcon de Mourèz e ... les montag nes aux plans successifs qui devena ient irréelle s à mesure qu'elles
s'éloign aient et qu'on disait être les Alpes, les
Cévenn es, les Pyréné es. Une simple ligne d'argen t,
estomp ée dans la brume du soir, indiqua it la direction de la mer.
- Oui, remarq ua lenteme nt Maguel onne, monsie ur
votre père a raison: le Peyrou est l'une des gloires
de l\Iontpe llier.
- Mon père aime son pays natal. .. Moi aussi ...
C'est naturel llllais vous qui venez d'ailleu rs, mademoisell e, vous acclima tez-vou s dans notre ville?
- Les premie rs temps'J "y ai eu quelque peine.
J'avais l'impr\!s~on
d'être éraciné e ...
- Et mainten ant ? ...
- l\1ainte nant? Oh 1 je crois que je deviens Montpelliéra ine. Tout le monde a été si bon pour moi ...
On m'a si gracieu sement accueill ie ...
- Comme nt aurait-o n pu vous faire mauvai s
visage? Vous étiez la personn ificatio n mème de notre
race avec quelqu e chose en plus qui venait d'ailleu n;
et mettait en vous un charme nouvea u.
La voix devena it plus chaude et plus basse. InvoIon taire ment, Maguel onne se retourn a pour cherche r
du regard le comte de Proven ce-Arag on.
- Mon père n'est pas loin, dit Guilhe m; il a
aperçu un de ses amis qui traversa it l'esplan ade et
il cause avec lui au bas des degrés. A votre désir
inquiet de le revoir, madem oiselle, dois-je conclur e
que vous ne voulez pas m'enten dre ?..
Dans l'esprit de la jeune fille, des idées opposé es
se heurtai ent en une mélée confuse ; c'était d'une
part tante Delphin e disant: Au fond, il ressem ble
aux autres. " Lazarin e Mourèz e, très nette dans son
diagno stic: « Je n'aime pas les caractè res qui ne
'réagiss ent point. • M. l'aumôn ier, grave leI paterne l:
" Mon enfant, soyez bien prudent \!. "
C'était d'autre part, Almodi s, ne perdan t pas une
occasio n de faire l'éloge de son frère; c'étaien t les
photog raphies glorieu ses, si habilem ent choisie s;
C'était Guilhem en personn e, murmu rant: • Ah 1
si je pouvais échapp er à l'étrein te de la famille 1 ~
Des deux camps difléren ts, qui l'umpor terait ? La
~eun
fille se le demand ait.
uilhem reprit:
- Vous vous taisez ... Peul-êt re avez-vo us raison 1
.le ne serai pas capable c.P'assurcr votre bonhl:u r.
4(
�J 16
LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Maguelonne s'ét<l:it reculée de 9uelques pas;. &.
fine silhouette, hablilée de gns pale, se détachait li
peine sur les pierres anciennes.
- Vous me prenez au dépourvu, balbutta-t-elle, je
ne puis vous répo.ndre: .. Et d'ail,leurs, ce n'est pas à
mOI que vous aunez du parler ct abord.
- Je le saIS, pardonnez-ma!. .. maIs Il m'a semblé,
plUSIeurs fois, que par un mot, un geste, un regard,
vous me donniez de l'espoir, et puis mes sœurs m'ont
raconté que d'autres vous recher-:haient ... Cette idée
m'a bouleversé, et, sans le vouloir, j'a l laissé l'aveu
s'échapper de mes 11:vres... .
Était-ce bien sans le vouloir'? Maguelonne croyait
entendre les Jumelles:
- Tu devrais te déclarer, Guilhem, et sans tarderl
Autrement quelqu'un de tes camarades te coupera
l'herbe sous le pied 1
Une fOIS encore, elle avait nettement conscience
qu'elle 6la lt l'héri~e,
convoitée non point pour ses
qualités m.orales, ni même pour ses a"antages exténeurs, mais pour sa grosse dot qUI p..:rmelt rait toutes
les satisfactions de luxe, toutes les jouissances.
Une sorte de dégoCttla prit, impression qu'e1le se
reprocha aussitôt, car Il y avait dans les yeux de
Guilhem une angoisse qu'on devinait sindre.
Evidemment, il l'aimait, lui, il souffrait à la pensfe
qu'un autre pCttl'épouserl
Et cette certitude eût peut-ètre rendu faible la
Jeun e fill..: si elle n'avait senti autour d'clles les chères
pl'ésences inviSibles qui la défendaient contre ellemême.
- Je ne saurais prendre aucun eligagement sans
consulter mon parratn et ma tante, répéta-l-eHe d'une
voix l're '>q ue ferme.
- Vous n'aimez pas l'ol<;iveté chez un homme,
le sais ... Mais, je vous l'ai dit d":jà : j'esS,\lernl le
travaill er ...
Elle I"l:margua qu'il ne disait pn!'! : je travaillerai.
Des voix. s'l:n\l;ndaient au bas Jes dqn6s : les
Jumelles s'annonçaient de loin.
- Ah 1 chère, que nOLIS vous demandons pardO,n 1. .. On a voulu que nous pr 'nÎIIJ1S une ta s~e
de
th e. L'cau n'en finls'ait pas de houillir, et, nous, en
rel'anche, nous houilllOns d'Impati 'nec 1
L'lei! fureteurd'AlmodlS allait de Stln frère à son
amie. Ils étaienl graves t'HIS les deux. (,uilhcJn avait
~u fro nl , un l'li de. souci. Ia~uc\"l1C
1 a~',sit
<.;onlrafll:C. Le plan, ~I bien combiné entrc les Jeunes,
el.Jont le. comle s'élail, sans le S<ll'Olr, rendu comphee, al'all donc "chllué '?
Ils traversèrent l'esplanade d'où les gurdicns
l'e
�1..'\ BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 117
chassaient les promeneurs pour fermer les grilles,
puis ils descendirent la rue Nationale et, obliquant
sur le Oanc de la préfecture, ils gan~ret
la rue de
l'Université.
Déjà les auditeurs et les auditrices arrivaient en
foule et pénétraient sous la voûte qUi aboutit à une
cou r tranquille', entourée d'un cloitre.
Un arbre dépouillé en oc cu pait le milieu; il racontait les musardises, faites l'été à son ombre. Des
lauriers-roses et des palmiers adoucissaient la rigidité des vieilles pierres; ils semblaient avoir été mis
là comme un rappel de la Grèce antique dont le
culte sc conservait en ces murs.
Le not tournait à drOite, passait devant une statue
dc Pallas-Athéné et montait vers l'amphithéâtre des
lettres.
Maguelonne prit place sur les bancs cirés, un peu
étourdie encore de son aventure.
" On aurait cru que je le pressentais, pensa-t-elll!.
Ce n'est pas étonnant! 11 ya de ma faute dans tout
cecL .. Il a raison: je l'ai peut-être encouragé par
mon attitude! A trop Jouer avec le feu on se brûle
les doigts 1 Que duis-Je faire mai ntenant? Refuser?
Accepter? Remettre ma réponse à plus tard?
Elle entendait Je nouveau M. l'aumi>nier: « L'amOLlr conjugal réclame l'estime et la confiance réciproques. »
Par extraordinaire, ses amies respcctaient son
recueillement comme si elles supposaient qu'il le~
servirait; elles bavardaicnt de futilités avec des amies
retrouvées, ou bicn désignaient dans la salle des
ligures de connalssancc : .!\Ille l\[our(:ze, les LaveIUlle, d'autres encore.
GUIlhem était plus loin, prèS de son p1:rc, qui,
lui-même, VOISin de Mme Jtlscl, prodiguait ù celle-ci
toute la fleur de sa cOllrtoisic.
" Mon Dieu 1 se répéta Maguelonne, que doiS-Je
faire? Demain, je retournerai chez M. l'aumônier ...
Peut-€:tre aura-t-il cu quelques renseignements ...•
Le soir même, clic parlerait aussi à l'onde E1~i!ar,
il la tante Delphine. Saconscience d~licate
lui reprochait la hrusquc déclaration qui lui avait ét6
adressée ct dont, au fond d'elle-même, elle sc sentait
un peu responsablc .
• J'aurais dû lUI Signifier tout Je sUlte que je ne
voulaiS pas, sc disait-clIc. Pourquoi al-je héSité à
prononcer le mot décisif? •
A penser à ces choses, clIc en oubliait pourquoi
tlle sc trouvait dans (.ette grande salle, mal éclairée,
toute bourdonnante de clJnversatiolls. Aussi, tressaillit-dIe lorsque des lampes s'allum i'; rent et que, de
�Il8 LA BELLE HISTUIRE DE MAGUELONNE
partout, des applaudissements crépitèrent : Pierre
Josel entrait par une porte donnant sur l'estrade l ,
Il s'inclina en sounant pour répondre à la manIfestation de sympathie dont il venait d'être l'objet.
Même dans le triomphe, son sourire restait très
simple,
Il disposa ses notes sous le halo lumineux qu'envoyait sur la table un réflecteur vert, puis il s'assit
ct commença:
- l\1esdames, Messieurs, «Maguelone a une âme
que peuvent seules comprendre d'autres âmes, »
~et
proposition qu'un émin,enl préla,t trouva, un
Jour, sous sa plume, reste toujours vraIe". Je vous
demanderai donc aujourd'hui de m'écouter avec
votre âme, autrement, vous ne me comprendriez pas ...
, Les applaudissements éclat1.:rent de nouveau. Le
Jeune professeur les laissa s'éteindre avant de reprendre la parole dans le silence.
,
Maguelonne avait rougi; il lui semblait que la VOIX
chaude, admirablement timbrée, avait donné à la
phrase de début un sl,)ns secret qu'elle seule pouvait
entendre et qui la remuait jusqu'au fond cie l'ê,tre.
Oui, c'était vrai 1 Elle avait u ne âme qui, par inst Inct
nat~lre,
et aussi par l'éducation qu'elle avait reçue,
avait été trop tournée vers les sommets pour ne pas
frémir à la seule pensée que son compagnon futur
pCtt la forcer à pIétiner dans le terre à terre sans
beauté "des existences, dépourvues d'idé<,ll: Un
moment, elle avait pu paraître l'oublier, maIs entrainée devant l'obstacle à franchir, elle s'arrêtait
CommL: un cheval qui se raidit ~()uS
la cravache de
son cavalier.
Ah 1 l'av ail bien devinée, l'inconnu du Manoir,
l orsq~'il
lu.i avait dit qu'elle aimait tout ce qui
grandIt la VIC 1
L'affect ion que Guilhem donnerait à sa femme
grandirait-elle celle-ci aurait-elle le caractère de ces
l ongue~
fidélités, écl~ires
d'un rayon d'en haut,
dontl~er
Josel avait parlé un jour, ct qui, seul~,
p~uvalent
faire parallre moins rude le chemin de la
vie? Elle ,commençait à en douter, bien qu'au cours
d~
ce.rtall1es conversations, il se fCtt nettement
degage des doctrines émises il eût l'éfuté des paradoxes.mnai~
dont le seui énoncé faisait londir
la ,drOiture de ,Maguelonne. Le peu qu'elle connaissaIt ~e son eXI~tnc
ne lui semblait pas conforme
aux Idées qU'I I prétendait professer. Et pui . ces
~rusqe
n,ambées ne duraIent guère. Le vicomte
1 etombalt ':'Ile ,dans celle indifférence un peu dédaigneuse qUI 1 ~ l sge
passer toutes les idées, sans se
donner la pei ll e de les nrn!tcr pour les di<;c:utcr.
n
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 119
Pouvait-on espérer qu'un temps viendrait où il
jugerait que les résultats valaient l'effort et olt il se
résoudrait à prendre la cognée pour élaguer ses mauvaises habitudes, se faire une ame plus haute que
son entourage, une âme sinci:re avec clic-même, qui
ne craindrait J:as de s'interroger, de se rendre
compte des motifs d'action auxquels elle obéit, des
buts qu'elle poursuit? Saurait-il renoncer à ses
succès et, fidèle à la vieille de\'ise de sa race, marcher vers l'Etoile le cœur uni au cœur de celle qu'il
épouserait? Maguelonne n'osait l'aflirmer. Il avait
une nature ondoyante qui ne se fixait pas volontiers.
Et cependant, elle se sentait troublée chaque fois
que le beau nom de Provence-Aragon vibrait sur
[es lèvres de Pierre Jose!.
Ne serait-il pas glorieux de porler cc nom et d'en
relever le preslige en lui restituant une dignité qu'il
ne connaissait plus, depuis que ses représentants
émiettaient leurs vies au hasard des heures? Une
fois encore le scrpent de l'orgueil se glissait dans
l'ame de la jeune fille pour lui insinuer qu'elle ferait
œuvre pie en restaurant l'antique blason terni, et il
absorbait si bien sa pensée qu'elle en oubliait la
conférence; elle y revint dans un brusque sursaut.
Le jeune professeur décri\'ait l'Ile de Maguelone,
roche volcanique enserrée par la mer et les étangs,
qu'on voit à quatre kilomètres de Palavas, la station
balnéaire de Montpellier. Jadis cité romaine, elle
avait reçu dans son port lcs gali:res phéniciennes,
puis, devenue repaire de Sarrasins, elle avait connu
la honte d'être rasée par Charles MarLel.
Au XJl ti si1:cle, des papes, intrépides champions
de l'Eglise, fuyant devant les el1pjètmn~
des
empereurs d'Allemagne, qui prétendaient imposer a
Rome lin pontife de leur choix, y avaient amarré la
barque de Picrre. Une floraison de sainls était venue
consoler leur exil. Bello1! d'Aniane, promoteur de
l'abolition du servage; Guilhem, son disciple; Fulcrnn
de Lod1:vc, le bienheureux Pierre de Castelnau,
aint Roch, le Vincent de Paul de l'époque, d'autres
qui ne firent <Ille passer, comme saintDominitjue, et
des croisés, c lCv.lliers du Christ, des seigneurs, de
grandes darnes aux mains pleines d'aumônes, qui
cou vralt~n
l'lie u'asiles hospItaliers.
Pierre Joscl possédait le don de rt.lssusciter le
passé; il le rt.lndait présent par la coulcur, le mouVement qu'il lui communiquait.
En l'écoutant, l\\aguelonne évoquait ces composilIons nalvcs du moyèn ago Oil, de sépulcres l:ntr'ou~erts,
Se lè\'ent dl.:s êtres transfiguI6s par la \'ie
llivine, le front d6jù cl.:int tle l'aul6IJle ut! gloire.
�120 LA BELLE HIST01RE DE lIAGUELO:;fNE
son ari\'~e
à 1\lontL a \1,'Ile morte dont, jusqu'à
. l'
. ! ence, 1UI. appali"
elle avait méme '
Ignore
CXIS
pe. I~\i.
comme une ter~
bénie entre to~e
où des
ra~s
endormis attendaient l'h~u.re
du reved; leurs
sal· 11S qui' s'étaient beaucoup ,Ointes, leurs eorps
mal. s'étalent
.
.
. 1a sou ITrance pour expier
.
1es
Impose
~ri:"es
LIe l'orgueil, se rev~tian
alor;; de lumière
et Je MagUl:lone, monteraient l'crs le CICI.
'A. pré se-nt, le conférencier en était à sa péroraison:
d'où venait la grallLleur d~
ce C0.il~
perdu de Fran.ce,
que quelques rares touristes Vlsllalent ? Tout simplement de ce que, dans le passé, il avait été lieu
d'exil et de sacrifIce. Et il concluait:
- La vie ne vaut que par le mérite de l'immolation. L'antiquité l'avait pressenti, mais il fallait le
Christianisme pour placer la perfection et le vrai
bonheur dans le renoncement absolu.
Cette péroraison. fut saluée d'applaudissements.
La majorité des assistants n'avaient pourtant que de
«petites àmes n, égolstes, indifférentes, peu tournées vers le sacrifice de leurs aises ou de leurs plaisirs, mais la roule se forge une àme collective qui
pense autrement que chaque àme en particulier et
qui est susceptible des plus généreux élans comme
de férocités indicibles. Pour l'instant, le jeune professeur avait entralné ses auditeurs vers les cimes
où il se plaisait, et ils lui étaient reconnaissants de
l'air pur qu'ds avaient respiré.
- Cela vaut un sermon de carême, déclara Jacquel!ne de Véng~,
en évitant de voir Maguelonne
à qUI elle en voulait d'aVOir repoussé son rrère.
- Oui, ajouta Nicole de Laverune, qui passait à cc
moment, il me semble que nous en sortons meilleurs, plus disposés à la lutte contre le mal et contre
nous-même.
Annette Belvezet et Germaine Montai venaient
par derrière; elles avalent entendu et approuvèrent
d'un sourire, puis elles sc hâtèrent pour reJoindre
Mlle Mourèze qui S'Gloignait vite.
Almodis résuma l'enthousiasme Hénéral :
- Il est épatant, ce Josell On passerait la nuit à
l'écouter. Sa voix est une véritablu musique 1...
Peu à peu, sans bruit, sans bousculade, le 11uhlic
s'écoulait, public choisi auquel ne se mélaient, que
pour une très. pctite part, quelques vieux à la h()u.l'gelande l'CrJle, venus pout' Sl! chauffer ct dormll.
ans le cI.oltre, sous le rCj:lard figé tle Pallas, des
con.versatl~
s'éb~uchaient
: qu~les
rhase.~
rapides qUI formulaient une appréclllllon ou organl'
salen~
un prochain rendez-vous.
GUilhem s'approcha de Maguelonne:
�LA BELLE HISTOIRI! DE MAGUEU.oNNE
121
- Ayez-Yous été satisfaite, mademoiselle?
Elle leva sur lui ses yeux d'azur où, comme au
sortir de l'audition des «petits François », nottait
encore une buée légère, souvenir de l'émotIOn ressentie.
.
- J'ai été plus que satisfaite, assura-t-elle. J'ai été
remuée jusqu'au fond du cœur; il me semblait
qu'une charrue me labourait. Je n'aurais pas cru
que cette·terre morte pût faire naître tant de pensées
et, désormais, je n'aurai qu'un désir, la connaltre 1
Bérengère lui glissait la main sous le bras, Guilhem
ne pan'int à lui parler en particuher que lorsqu'ils
furent dans la rue de l'Embouque-d'Or.
- Mademoiselle, murmura-toi!, j'ai peur de vous
avoir déplu tantôt ... Pardonnez-moi de n'avoir su
retenir un secret qui m'étouffait ...
Elle bal but ia :
- Cela vaut peut-être mieux ainsi ... La situation
sera plus nette ...
D61à, le portail du vieil hôtel délabré s'ouvrait:
- Vous n'entrez pas? cna de loin Almodls.
- Non, non, je me sauve.
Et, contre tout décorum, elle se mit à couril
comme si elle craIgnait que Guilhem ne s'avisat de
l'accompagner. Elle était encore essoufOée lorsque
Marius l'introduisit:
- Mon Dieu, s'6cria-t-il, Mademoiselle aurait-elle
quelqu'un il ses trousses?
- Non, mais il faisait très noirl
- On aurait bien cru que quelqu'un poursuivait
MademOiselle. On la poursuit bien d'autre sorte,
sans que'j1ar surcrolt, elle fasse de mauvaises l'en
contres. e le disais, l'autre jour, à Ma Douce,
l'olleu r du sucre alti re les mouches 1... Made
nHliselle aura grandement raison d'y regarder ,.
Jeux fois lorsqu'elle se mariera ... Il y a tant de freluquets qui tournent autour d'elle.
Maguelonne considérait les cœurs et les étoile
qui d'écoraient le porche, éclairé il cette heure pal
la lumi(;re électrique ... Tot/jours unis vers Elle f
Une fois encore, elle se demandait si :cette devise s'
vérifierait pour le dernier dcs Pro\'cnce-Aragon, s'il
serait l'homme des ~randes
fidélités, S'Il saurail
avoir un idéal et tout lui sacrifier. Elle aVait envie d~
répollùrc 1/011 autant que olli ... Ah! M. l'aumbnici
avait eu raison de lui recommandcr la prudence,
elle eût été autrement victime d'une minutc d'optimisme.
Marius aimait trop à causer pour rentrer dans 'il
luge lorsqU'Il avait rencontré des oreilles complaisantes. Il continua donc:
�122 LA BELLE HISTbIRE DE MAGUELONNE
- Je devine que Mademoiselle revient de la conférence de M. Jose!. ..
- En effet...
.
- Si mon cordon ne m'avait retenu, j'y serais
it
allé aussi ... Il m'avél: i~vté.
Nou~
soml!~
f?rt bien
ensemble. C'est mOI ,q~l
Je premier, lUI al fait admIrer l'escalier et le 1nomphe de la Beauté ..• Quel
savant 1 Comme Monsieur, il a dans la tête des
bibliothèques entières et, dans le cœur, tout le
patriotisme des Lorrains. Je puis affirmer qu'il
n'a pas volé le ruban rouge qu'il porle à la boutonnière ... Le frère de la femme de chambre a été sous
ses ordres ... Il nous a conté toute l'histoire ... C'était
en juillet 1\)18, M. Josel avait réclamé l'honneur
d'occurer un petit pos~e
sur la ligne avancée: ils
étaient là quelques pOignées d'hommes, sacrifiés
d'avance, dont la seule mission était d'avertir l'armée qu'abritaient un glacis et une ligne d'autres
réduits ... Jusqu'au grand bonu en avan't, ils tinrent
avec une énergie farouche ... Je ne sais pas, et ils ne
savent pas eux-mêmes, Comment ils en sont revenus.
Le sacrif~e,
.ce sac~ife
obsc~r,
qui ne pose pas
devant l'obJectIf, le Jeune professeur pouvait en
parler, puisqu'il l'avait pratiqué, mais sa modestie
était si grande qu'il n'avait même pas parlé de la
guerre lorsque Maguelonne l'avait rencontré pour
la première fois chez Lazarine Mourèze. Les minces
rubans de sa boutonnière attestaient seuls son
hérOlsme.
La jeune fille traversa la COtIr. Au moment où ellL!
allait gravir les marelles du péri5tyle, Marius la
rejoignit.
- Mademoiselle, chuchota-t-il, c'est celui-là qu'il
vous faudrait 1 Seulement, je ne sais pas s'il a le
temps de songer au mariage.
Maguelonne fit celle qui n'a pas entendu; du
reste, la cloche du c1lner lui donnait le prc:tcxte de
s'esqu i ver.
- gh bien? lui demanda Elzéar lorsqu'ils fllrent
a~si
devanlla petite table, lIot blanc dans la longue
blbhothèque sombre aS-lu c:té 5atis(aile de la conférence de .Josel?
'
--: Oh oui 1 mon oncle, et j'en suis revenue avec le
déSir très vif ,-le connal1re mon. homonyme. Voudrez-vo~I,
un Jour, me conduire lusqll'ù elle'
Le vlc~rd
ne répondit pas, et, à la dérobée,
Ml!e Delp.h1l1e fil à !la nièce un signe dC5 paupières
qUI V()~lat
dIre évidemment: • N'in 'iste pas .. »
Cel!e-cl C().'~prit
et devint toute rnse: li Il instant, clic
hrouille myst6f1el~
d()nt la terro
avait oubl.l!! .l~
morte avaIt ete II.! de Cor.
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E 123
- Oh 1 mon oncle, balbutia -t-elle, si mon désir
vous contrar ie, j'y renonce rai ...
- Pourqu oi y renonc erais-tu ? Il faudra que tôt
ou tarc,! je me rende à Maguel one pour prendre
des notes dans la biblioth èque. Tu m'y accomp agneras ... Mais pas tout de sUIte ...
Il y eut un silence , une pomme de pin crépitai t
dans le feu, répand ant une saine odeur résineu se.
- Avant, reprit Elzéar, je te mènera i aux Saintes Maries. Mon travail en cours nécessi te cette excursion et je suis certain qu'elle t'intére ssera.
Maguel onne aspirait surtout à guitter Montpe llier,
à fuir dans une solitude pour rénéchi r en palle, loin
des in trusion s indiscr ètes de Béreng ère et d' Almod is.
Elle accepta donc l'invitat ion avec enthous iasme.
- Oh 1 oui, mon oncle, je serai si content e ...
Puis, dès que Nibal eul desserv i, qu'elle ne vit plus
autour d'elle la figure bleue impass ible qui cachait
un passé inquiét ant, elle se glissa entre le frèrl: ct la
sœur, assis aux deux coins de la chemin ée.
- .J'ai quelqu e chose à vous dire, avoua-t -elle très
bas.
Et, d'une seule haleine , elle défila le récit de son
aventur e.
- Quel conseil me donnez -vous? demanu a-t-elle
quand elle eut fini.
Elz(jar ne trouva sur ses lèvres que la questio n
qui avait déjà servi pour Jambru n et Vérign an:
- Ce jeune homme te plait-il?
Mais Maguel onne fut plus embarrassé!.! pour
répond re:
- JI me plairait peut-êt re s'il était tel qu'il se
montre , avoua-t -elle. Or, Lazarin e Mourèz e m'a dit,
·un jour, que certain s caractè res du Midi faisaien t
illusion comme ces mirages qu'on observe parfois
sur la côte.
- Je n'ai jamais rien entendu dire contre Guilhem ,
assura M. Maurei lhan, si ce n'est qu'il avait de
grands succès dans le monde ... Je lui reproch ais
surtout son oisiveté , mais, s'il se décide à travaill er,
m n jugeme nt en sera forcéme nt modifié . Le comte
a amoind ri sa fortune , c'est un fait; pourtan t son
honneu r reste intact, ct il est évident que l'illustr ation
de la famille est inconte stable ...
De ce cOti! aucune résistan ce 1 L'arché ologue était
rrêt à capitul er; il avait trop étudié le passé brillant et glorieu x des Proven ce-Arag on pour ne pas
l!tre ébloui d'une pareille alliance pour sa nièce.
La jeune fille sc retourn a l'ers l'autre coln Je la
chemin ée;
- I~t \'OUS, ma tante, quel est votre avis?
�12 4
LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E
Les mains de la vieille demois elle tremblè rent sur
son tricot.
,
_ Moi, prononç a-t-elle de sa VOIX,
blanche , un
cu lente, le suis comme M. l'al1:mônlcr. Je le sup~Jie
d'être bien pruden tc et d'aluy rner la :éponse
au moins jusqu'à ton retour des Saulles -Manes ...
Ma Douce se montra plus catégon que .
_ Vous voulez connait re mon opmion , ma jolie,
la voici, aussi vraie que l'huile sort de l'olive: ce
monsie ur vicomte qui, l'hiver, court les bals, le printemps, tous les hippod romes, l'été, la mer ou la monta~ne,
mais surtout les casinos , et l'autum ne, les
chasses , n'est pas autre chose qu'un fainéan t Jes
quatre saisons , et jamais vous n'en ferLl rien de bon 1
Je suis sûre que si votre an:re gardien , qui a pris
figure humain e pour venir au Manoir , pouvait vous
conseil ler, il parlerai t comme moi 1
Déjà, Jans le ~rand
amphit héâtre où résonna it la
voix de ~ier.
Joscl" Mag.uelo~n
a~it
songé.à l'inconnu, SI bien averti, qUI avalt excité à un SI haut
point sa curiosit é, L'image , évoqu~e
de nouvea u par
l'Arlési enne, la hanta pendan t ces momen ts où l'on
flotte entre la veille et le slJmme il ; I.!lle la retrouv a en
songe; elle l'entend lt même murmu rer;
- Oui, vous aurez raison de conduir e votre oncle
à Maguel one. Pour son bonheu r, il le faut 1
Et elle se réveilla en sursaut , le front moite ..
XIV
Maguel onne n'avait pu revoir M. l'aum{l nier avant
son d~part;
et donc, pl us indécis e quc jami~,
elle
fuyait vers ks Sainlt.:s -Maries , espl!ra nttrouv er, dans
~et
pieu~
solitude , la solution du problèm e, posé
a son espnt et à son cœur.
Ils avaient couché à A.rles j mainten ant, ils traversaien t la Camarg ue. Le matin rose renJait plus
vaste encore l'étendu e plate et maréca geuse, parsemée de touffes de joncs et Lie salicorn es ct coupée
de CC" larges flaques , dl.! ces çanaux d'irriga t ion Cju'Of)
appelle, des clairs cl dcs rOI/bines. Maguel onne
~voqul
la c()mpari~on,
Jaillie un juur de la chaude
Imap,na tlOn de Ma Douce à prllpos LI'Anni ball
OUI, cc terrain u\;vait être perfiJe : il con venait Lie
s'en méfier.
Auc~n
vi~lap,e
ne s'aperce vait. Cà et là seulem ent,
pour Jlstr.alr e l'œil, quelqu es bflÙme nls agglom érés
sur un COlO de meilleu re terre, 11015 1 crdus qu'om-
�LA BELLE HISTOIRE DE :MAGUELONNE 12 5
brageaient de grêles tamaris; des troupeau x de
moutons paissant autour de la cape rousse d'un
j1erger; trois ou quatre chèvres folatrant sous la
garde de deux enfants; un llamant rose bu vant il un
creux d'eau et, seul maître de celte immensité, le
soleil, qu'on sentait disposé il devcnir redoutable,
dès que viendrait l'été.
SUivant son habitude, M. Maureilhan ne regardait
pas le paysage: Il lisait ou bien il prenait des notes
sur un carnet. RIen ne troublait les méditatlOns de
Magu-!lunne.
Guilhem n'était, pour le quart d'heure, qu'un
fainéant des quatre saisons 1 Mieux que de longs
discours, celle boutade de l'ArléSienne déboulonnaitle VIcomte du piédestal que l'imagination Je la
Jeune fille lui avaIt dressé. Elle se la répétait pour
s'en mieux pén~tre.
Et, par une pente insensible, en
songeant aux conseils qui avaient dominé sa VIC,
eHe en revint à l'étrange visite, reçue ce matin tragique où la côte bretonne était roulée dans un linceul de brume.
Comment l'inconnu, aux yeux noirs si mélancoliques, pouvait-il si bicn ànnoncer l'avenir? La
nouveauté des lieux et des choses l'avait presque
chassé du souvenir de la jeune fille qui, depuis quelque temps, ne s'e;:c(lutait plus penser, de peur, peutêtre, que sa conscience ne s'éveillat ct 1 arlat trop
haut; mais, ù la faveur de la solitlJde et du silence,
l'Inquiétude étouffée réapparaissait, apportant avec
elle son mystl:l'e Il'J'itant.
. A gauche, un étang brilla ct, en avant dc la route,
par-des",us les sables, par-dcssus des tamaris frissonnants ct dcs maisons aux tnitR rouges, se leva
une fortcre. c crénel ;e, d'une chaude coulcur
feuillc morte qUI, sur le ciel très blcu, prolila une
vision d'Orient.
- Nous approchons 1 annnnça hlzéar en repliant
Son journal.
Le viIlaf.lc, al erçu de loin, rapI'clait à Maguelonne,
sa chère Pointe avancée qu'elle avait souvent COI11paréc à unc sentinelle perdue, placée à cette fin de:>
terres pour affronter les flre~
de l'Océan. Sa
pensée dériva vers PIl'rreJosel : n'avait-il pas été du
nombrc de ces hérnlques, ré 01\15 au sa~lic,
qui,
cn avant dc la ligne dc fell, :;urvcillaient lc~
mOIl\ent 'nts de l'cnnl.:mi, ct même, essll)'aieJlt d'arrêter
!iOn cffort ?
SUIvant son hahitude, lorsquc l'image du Jeunc
I~rofesl
surgissait au milieu de ses .rréo.l:l:upalions, l'Ile Sc détourna d'Ile, ct, pOUl' dIstraire son
'l:iprit, clle: sc l 'ncha il la 1 ()rtlèr '.
�(26 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
La limousine avait pénétré dans I~ village et débouchait sur la place où le sanctualre dresse ses
formes massives de château fort. Quelques automobiles arrêtées décelaient la présence d'autres
touristes.
., .
.
_ Je n'ai pas bes01l1 de Vlslter l'église, déclara
l'archéologue en descendant, je la connais. Je me
rends donc au presbytère pour y prenLire les notes
qui me sont nécessaires. Tu es libre jusqu'au déjeuner. Je le donne rendez-vous à miLli, il l'h6tel de la
Poste.
Maguelonne, restée seule, considéra l'abside audessus de laquelle pointe un donjon, surmonté d'un
petit clocher, puis elle chercha l'entrée, une porte
basse qui semblait donner accès dans une crypte.
La nef était sombre: à peine distingua-l-eHe les trois
marches qu'elle devait descendre.
Un murmure discret de voix lui apprit que les
touristes se trouvaient dans le chœur su l'élevé auquel
on acdde par deux escaliers. Elle était venue dans
cette picuse solitude pOUl' demander la lumière qui
'c1airerait son âme j clic: s'agenouill!J. donc sul' un des
bancs de bois blanc qUI racontent la nalve pauvreté
de cette paroisse de pécheurs, et :elle enfouit son
visage dans les mains pou~ne
prière fervente. Après
qUOI, se relevant, elle rejoignit sans bruit le petit
groupe.
- Mon oncle, M. Maureilhan, m'envoie visiter
l'église, expliqua-t-elle à M. le curé après les premiers saluts.
- Cc cher M. Maureilhan 1 que j'aurai du plaisir
â causer avec lui 1 Il est cl'une telle érudition. Vous
arrivcz à point, mademoiselle ... nous commençons
juste la visite 1... .le racontais à ces messieurs que,
sur cette c6te qui, au dire même des ingénieurs el
des géologues, n'a pas sensiblcment changé depuis
deu'( mille ans, vinrent un jour aborder Marie-Salomé et l\1aric-Jacobé, la prcmière, épouse de .Zébéctée le péchcur, mère de saint Jacques le Majeur
et de saint .lean l'EvangC:listc j la !.cconde, épousc
dc. Cléopha!l, mère de saint Jacques lc Mineur ct de
salllt .JuLle, t utcs deux proches parentes de Jéslls.
Leur se.rvante Sara les accompagnait, el aussi MarieMadelell1e, Lazare, Marthe ct 1Ilaximin. Seule, Sara
resta avec Marie-Salomé ct Marie-Jacobé qui évangélisèrent ce coin cie la Provence. Leurs reliques
reposent dans la chapelle supérieure qu'on appelle
la Chapelle des Miracles: le 21 mai ct le 22 octobre,
on le.s descend dans le sanctuaire par des cable!:!
enJ~u\l'adés
de fleurs ...
l'eu à peu, h:s yeux de Magllclonnc s'habituaiL'nt
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 12,
à l'obscurité. Sur les murs :elle dcyinait dcs ex-yoto,
des bannières, des oriflammcs, ternis, fanés, et,
par cela même, mieux harmonisés aycc les pierres
que le temps avait revêtues d'une sombre patine
rOllsse.
Un balcon de bois couvrait autour de la nef: y
avait-il donc, les jours de pèlerinages, si grande
affluence de fidèles pour que le bt;soin se fil sentir
de cette tribune su péricure?
La jeune fille reporta son attention sur ses compagnons. Ils étaient cinq: un vieux ménage, distingué, aux allures de Parisiens en voyage, deux ecclésiasques aux cheveux gris ct un isolé, d'apparence
assez jcune, qui 'appuyait sur une canne. Ce dernier la troubla aussitôt, bien qu'elle ne pût, dans la
pénombre, distinguer ses traits. Comme silhouel1e,
JI ressemblait à l'inconnu du Manoir et, lorsqu'il marcha en boitillant pour gagner J'un des escaliers qui
descendent à la nef, elle ne douta plus que ce ne
fût lui.
Son cœur commença de battre à grands coups
rapides: cette rencontre était-elle un pur hasard?
Ou bien - et c'était ainsi que Ma Douce en aurait
jugé - le • bon ange» avait-il qu\.'k)ue communication importante à lui faire? Apportait-il la réponse
à cette demande tle lumière que su fel'leur avait formulée en entrant à l'église ? ..
M. le curé descendait dans la crypte, mtSnagée
sous le chccur. Maguelonne le suivit, mais elle eut
de la pein\.' à comprendre les explications données
devant elle.
Cc reliquaire, qui était dans un coin, r\.'nfermait
les oss ·m\.'nts de Sara, la sen'ante noire dt;
aintes
Maries, ct, depuis des temps sans nombr\.', l\.'s Bohémiens de la PrO\'\.'llce, et mêmc d'ailleurs, l'avaient
choisie comme patronne.
Dès le 2:l mal, ils accouraicnt ùe partout, campaient autour du village ct montaicnt une garde
d'honneur près de leur sainte, pénétrant directement
dans ln crypte par une sorte d'entrée de cave. C'était
même là que, tous les quatre ans, jls élisaient leur
Reine.
- Comme c'\.'st curieux 1 disait la vieille dame parisil.:nne, TI sem hIc que l'église clic-même olrrc le
COloris qui duit l'Jaire aux nomades, cc brun-roux,
couleur de I\.'ur tint, ur lequel tranchent des bannièr 'S, ùédorée et décolorées comme ks oripeaux
dont ils sc drapent.
Les ecclésiastiqucs remarquaient que le culte dcs
Saintes-Maries est peu répandu, ct que, cependant,
cl~
furent les témuin dl! la vic du SUUI'cur, qu'clics
�128 LA BELLE H1STOlRE DE MAGUELONNE
avaient reçu de sa bouche les enseignements qu'elles
répandaient.
Seul l'isolé ne disait rien. Et Magu elon ne s'en
irritait: car elle guettait ses pr~mièes
paroles pour
être sûre qu'elle ne se trompait pas.
Ils remontèrent les marches, se penchèrent, un
instant sur le puits creusé au centre du sanctuaire,
qui en' cas 'd e siège, approvisionnait d'eau douce ses
déf~nseurS'.
Tant de barbares avaient passé là, Sarrasins, Wisigoths, Génois 1 C'étaient eux qui, en
essayant d'incendier les vieux murs, les avaient
revêtus de cette patine du feu, capricieu e, irrégulière au poin t de donner par endroits l'illusion de
Jécorations byzantines.
Il s sortirent sur la place. Oh 1 cette fois, Maguelonne ne pouvait conserver de doute : elle reconnaissait les yeux de voelours brun, derrièrc lcs verres
du lorgnon, et l'expression, un peu amère, de la
bouche fin~
gue ne dis~nula
aucune moustache.
De son côte, Il la regardait, malS ce regard n'expnmait l'as la surprise d'une rencontre impn:vue.
M. le curé montrait à ses visiteurs la placette où
se tiennent ces courses de Camr~ue,
qui ne sont
pas sanglantes, et dont le seul but est de piquer une
cocarde entre les cornes du taureau.
La Parisienne s'intéressait à ces récits; elle posait
des questions, et Maguelonne s'étonnait qu'elle eût
un espnt si libre de soucis. Pour sa part, elle avait
tellement l'impress ion que quelque chose allait so
passer, quelque chose qui modifierait profondément
sa vie, qu'elle se demandait si elle monterai t à la chapelle des MiracleS, si elle n'irait pas retrouver son
oncle au presbytère.
Mais M. le curé lui-même l'encourageait à gravil:
l'escalier en vis, derrière les ecclésiastiques qUI
al'aient pris la tête. Elle dut obéir.
En haut, sur le chemin de ronde, il y avait un€porte, et celle porte donnait aCCl!S tlan'l la chapelle
supérieure, décorée Lie boiseries du XVIII' siêde, aux
dorures délicates. Deux vantaux s'écartt:rcnt, et les
châsses apparurent, retenues par ~es
cilbles .audessus Lie la trappe qui, aux grande; lours , leu!' l~v:c
passage. Les visiteurs n:stl:rent un moment recuetllts
et 'lile'ncieux.
- Celles qUI dorment là sont pour nous un Aranu
exemple, remarqua enfin l'un dcs ecclésiastiques.
,\ I:hl!ure de l'épreuve, elles n'ont paR ahanLionné le
diVin Ma.itre. Eltes ont eu le courage de l'Amour.
OUI, appuya la Parisicnnc qui semblait émue, et
fI.oUI' les vénérer, comme nous sommes bien ici, entre
ciel el terre, sentant tout pri:s de nous un horizon de
�tA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
J 29
mer infini, que toutes les civilisations ont sillonné 1...
L'inconnu, seul encore, ne ·souma mot, et, le premier, il repassa sur le chemin de ronde.
- Si vous voulez jouir d'un incomparable panorama, conseilla le vénérable pasteur, montez sur le
toit de l'abside.
Le vieux ménage se récusa, les ecclésiastiques
alléguèrent des rhumatismes; mais Maguelonne, pour
se distraire du trouble où elle était, s'élança <.l'un
bond souple sur les dalles de pierre inclinées.
Parvenue au faîte, elle ne put retenir un cri d'a<.lmiration en décciuvran t la nappe d'argent de la Méditerranée, le tapis vert de la Camargue, que des clairs
innombrables constellent de diamants et, plus loin
encore, l'embouchure du petit Rhône, la ligne des
phares qui s'étend vers Martigues et Marseille.
- C'est beau, n'est-ce pas? murmura une voix
derrii.:re elle.
Elle se retourna, toute tremblan te; malgré son
infirmité, l'inconnu l'avait suivie, sans doute pour
s'isoler, un moment, de leurs compagnons.
- Oui, c'est beau 1 murmura-t-elle.
- Aujourd'hui, le soleil brille. Ce n'est pas comme
il y a trois mois ... La pluie tombait à torrents ... vous
souvenez-vous?
- Oui, je me souviens ...
- Je vous avais dit alors que vous deviez accepter
ce qui vous serait ofTert. .. Je suppose que vou ne
regrettez pas d'avoir suivi mon conseil. Aujourd'hui,
je viens au contraire vous dire qu'il faut refuser la
demande qui vous est adressée: Guilhem de ProvenceAragon ne saurait vous rendre heureuse. S'il e~t
susceptible d'efTorts passagers, il est incapable
de volonté suiVie. C'est un faible qui ne résiste pas
aux entralnements l.Je le connais bien, et c'est pourquoi je ne crois pas à sa conversion.
Il n'en ajouta pas davantage. S'aidant cie sn cannt.',
il descendit du toit el s'engouflra dans l'e s calier en
colimaçon.
Lorsque Maguelonne sc retrouva sur fa placette, elle
1· chercha en vain du regard: il nvait disparu.
- L'heure du train pressait, sans doute, ce voyageur, !"emarllua M. le curé. Dès son arrivée, il avait
tenu à me faire accepter son orrrandl.' pour l'église.
Les touristes se rendaient au pre~bytl:
dans le
dessein d'y choisir des médailles ct des cartes postales. La jeune fille suivit le mouvement, e pérant
!t.'/·oindre son parrain, mais celui-ci était déjà parti:
Il 'attendait à l'hôtel de la Poste.
Elle s'engagea alors dans une petite rue tortueuse
bord~e
de boutiques basses, où des Yue . du . an.:79.V
�130 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
maire et \es SalOtes Man,e dans leur barque s'o.ffraient
en éventail entre des e,chafauùages de b()lte~
de
conserves. Elle ne s'arreta pas pour les examlOer.
Elle pensait, le cœur encore ému:
« Quelle singulière hi.st.oire 1 Cet étranger ariv~
encore à une heure décIsIve ùe mon existence. QUI
l'en avertit? Et d'où lui vient cette autorité sur moi
qu'Il s'attribue? Vraiment, s'il n'y avaIt pas dans se
yeux comme le rellet d'une âme tourmentée, je finirais par croire que Ma Douce a raIson dans sa simplicité, que mon bon ange a pns figure hUma1l1e. v
Elle était encore un peu pâle lors'q u'elle atteignit
l'hMel où son oncle lui avaIt donné renùez-vous. Une
vérandah, peinte en yert, occupait la façade du côté
de la mer. M. Maureil~n
y était déjà installé, devant
une petite table j au lteu de regarder la belle ligne
bleue qui apparaIssait entre Jeux onJulatlol1s dè la
June, plantée de tamaris, il réVIsait ses notes et,
absorbé par ce !ravail, 11 ne songea pa à remarquer
la pàleur de sa l?une compagne, 111 le léger tn.:mblement de ses mal11s.
« .Te ne peux nen lui dIre, pensa Maguelonne,
Tante Delph.ine m'a empèch~
de lui raconter la
VISIte que l'al n:çuc au Manoll .•
Pour se distrall"\!, elle considéra ceux qui l'entouraient. A l'autre extrémité de la salle à manger, elle
reconnaissait le vieux mén;ige de Parisien et les
ecclésiastiques. Contre le mur, sur une nappe de
toile cirée à carreaux rouges et blançs, une isolée,
petite fonctIOnnaire de la poste, probablement, mangeait de la bouillabaisse, fortemcnt barranée, d'un air
mélancl,lique et absent.
.. Si j'étais devenue dactylo, voici Cllmmcnt j'auraiS peut-être déjeunl: tous lés jour. ,":;"pen<;a Maguelonne avec une Sl:cr\:te syml'uthll:.
L'inconnu n'était pas vJsible sur \'\hll·i1.on.
~ .J'aurais du l'interroger, sc disait la. jeune .fille,
lUI demander surtout comment il \'UlIvalt savOir cc
que Je n'ai len~(r
confié qu'à mon oncle ct à ma
ta~e
... Au liell de cela, je 'uis restee IIlterdite.' sans
V,?lX : Il m..: !';cmblait tellement que, cc qU'II m-:
dl. ait, l'étai Venue ici pour l'entendre ...•
. I;:t elle s'é~ncr\eilat
à la pensée 1\I'~
Dieu, grace
:~ 1'111 crCeSS1iI11 de' . alOtes \"~nérc5,
compagnes du
Sauveur, lUI envoyait lu rel'0nsc .ollicitéc .
.. .Je me doutais bien que le vicomte était un faible,
M. l'aulllonier me l'a dit: Il me hut un bra [I,rt
P()l~
Il~'y
appl!yer, quchJu'un comme papa , .. , •
~)l
tl(),~'a-ce
celuI-I" ( lI.lle Image, tUll)lJUrs I~
n~cm,
S olfnt à elle, celle de Pierre .Joscl, c . lutleul
SI slInple qui nI! sc glorillail jamais 1 MaiS II:S
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 13'
ap6tres ont des devoirs particuliers qui les veulent
libres, sans entraves. 1\laguelonne n'osa pas arrêter
l'image.
« Je m'en veux d'y toujours songer 1 » pensa-t-elle
même avec quelque confusion...
•
Elle al'ait l'impres-sion troublante que, sur le point
dc glisser dans un abime, elle avait été retenue par
une main vigoureuse et qu'une voix lui chuchotait
ce que lui avaient déjà dit Ma Douce et Marius, ces
deux simples de cœur: « C'est l'autre qu'il faut
choi ir. ))
Mais « l'autre» n'était-il pas trop austi.:re ? Tout ce
ce qui venait de sa jolie maman souff1ait à l'oreille
de Maguelonne: " Ce n'est pas pour une pareille
existence que tu e faite 1 »
Elzéar avait fermé son carnet et, soudain, découvrant en face de lui sa petite cQmpagne qui exécutait
sur la nappe une silencieuse cantili.:ne, il entreprit
de la distraire en lui parlant de cette bourgade des
Saintes-Maries, - les Saintes, comme on dit en
Camargue, - qui sous le royRené jouit d'une grande
prospérité, reçut d'importants privill:ges, et n\!st
plus aujourd'hui, comme Aigues-Mortes, comme
Agde, comme Maguelone, qu'une cité déchue. La
jeune fille releva la téte :
- Mon oncle, dit-elle, en me reparlant de mon
homonyme, vous augmentez mon désir de la COIlnallrc ...
- Je t'y conduirai ... Je le l'ai promis.
Une tri ·tesse infinie emplit ses yeux qui semblèJ'ent se retirer sous les profondes arcades sourciJjères pour y mieux cacher leur secret; la cicatric.:c
de la tempc s'accusa, plus blanche encore, sur le
teint de circ. Il sc passa deux ou trois fois la main
Sur le front à la façon d'un dormeur qui s'éveille et
veut sc dégager d'un cauchemar troublant.
- En attendant, reprit-il, occupons-nous des
Saintes où nous sommes 1 C'est iCI que l\listral a
placé le dénoûment tragique de Mireille. Il ellt fallu
du marbre blanc pour symboliser celte fille du
olcil si rure, si aimante; on lui a élevé une statue
dc bronze 1 Je ne t'engage pas à l'aller ,·oir ... tu
. crais déçue ... Va rlut6t sur la plage où expira la
douce héJ'olnc ... Pendant ce temps, j'achbl'rai de
prt.;ndre des notes au presbytère.
Le déjeuner était achevé: Maguelonne 1:C J~\'a,
heureuse de sc retrouver seule avec ses pens~c
s , de
POuvoir fuir cette vérandah que le ~olei
transformait
en :,erre chaude et où nottait une violente odeur de
bO\li1as~t.;
De l'autre côté de la place, la limousine était garée
�132 LA BELLE HISTOIRE DE
~'[AGUELO.TN
à l'ombre de la poste. Le chauffeur dormait â Pinté·
rt..:ur. Nihal faisait les cen~
pas d~ns
le carré d'ombre:
Il ~ui\"t
d'un regard aigu la jeune maltresse qUi
s'enga~ci
dans le chemin sablonneu:-., tranché à
même le ndeau de dunes.
De chaque c~té,
dans. l'es,P0ir du printemps qui
venait, des manns repeignaIent leurs bateaux, longues coques vertes, si effilGes qu'elles évoquaient
lec; barques !,hocéennes.
La plage élait déserte. Sous le plein soleil, son
sable roux, parsemé de mica, étincelait, donnant
l'illusion que des fées s'élaient amusées à éparpiller
la poussière de leurs écrins.
Maguelonne uivit le bord mouillu où il fait bon
marchl.:r. Dt: c.ourles. vagues, du~erlaint,
glauque.s
dan:::. leur~
replI ,mais, ver' 1 hUrizon, I\:au devenaIt
bleue, d'un bleu int,nse qui s'c:-.altait jusqu'à l'indi~().
Elle s'efforça de penser ci j\lireille ainsi que le
lui a:ait conseillé son \ al'l'ain, mais elle pensa surtout que les mylhe., ~orlis.
du cerveau des grands
podes, auréolent cerlall1s lIeux d'un charme singulier: n'avait-on pas longtemps mon1ré dans la \ille,
refuge des papes, le tombeau dl:! deux [lancés qui
n'a\ail..'nt jamais existé.
Picrrc ,Jo~d
rentra en sci:ne par ce chemin dé1oUlïlt:, et, derrière lUI, Guilhem de ProYt.:ncc-Aral.(ol1.
Oc nouveau, C,l111m' die l'avait l'ail déjà, la jeune
fille les mit en parallùle, mais cdle fois, emporl.!e
par 'ln ima~ntO),
elle se figura sUl:ce,;sivemt.!nt
dans l'a\cni~
auprès de cha<.:un J'eux. D'abord, une
enfila le dc salons, où la lumière ruisselle sur de
1'01', dc glaces, dl:!s corheilles de f1eurs rares, dl:!s
feml1'~s
en t'lilette, un valet de chambrl:!, bien stylé,
ann ,nec le$ arrimnts : « Le vicomte ct la vi<.:omtcsse
de Proyenc '-Aragon.» Le nom relentil superbement.
Toutes les tètes se tournent. On chuchote, on envie
celle qui entre. Est-elle hClr1~e,
celle-là? Mague1()~lnC
ne saurait répondre. Elle ne yoil hien que sa
1011 'He, qui e t jolie, ct It.:s diamant qui brillent li
·on.l:OU ct dan Ses cheveux. Lc dé"ol' challge, unc
petIte PI~C,
tapissée de lil'res, dll sIlence, une
lampe vl'llée, des feuillets épars. et, ur la rage
nachevéc, un profIl d'h"l1IlTIl:! pel1cb~.
n'un l:Ï>lé, le
monde avec sc' uce..:. ct au si Ses trahisons. ùt.:
l'autr , l'inti mit": avec il paix ct c dOII\.:es certitude 1. ..
. ~ Si j'étaiS, age, pense la jcunc !llIc, je n'épouse'
.lI pas le VICIll11tc 1 •
. 1?Il:.ép,ro uvc pre que unc impression de ddivrance
,( ,e r\!l~:.e
Ccllc dernicn.: phrase, ;i chnngcr même
II! CI/1H ItlOlllH:1 cn futur; Il lui semhle qu'elle couplll
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELO)l"XE 133
l'amarre qui la retenait et qu'elle vogue vers le grand
large commc vogueront les barques, échouées sur
le sable, lorsque de rude mains les auront poussées
vers la mer.
Mireille avait trouvé la mort sur cette plage pour
avoir trop marché sous le soleil; l\laguelonne sentait, au contraire, qu'clic y rencontrait la vie Jans la
lumi0J"e, ct, ct:tle vic, elle l'aspirait à pleins poumons, comme si clic s'offrait à die sous la forme de
l'air salin, chargé J'exhalaisons de vart:ch.
Au bout d'une demi-heure, elle se las;;a de marcher et vint s'asseoir slir une coque renversée, d'un
joli vert d'eau, la couleur aim-:e des marins de cetle
côte. A peine s'y trouvait-elle, 'Iu'une voix murmura
presque à Slln oreille.
- Ce matin, je ne vous ai pas dit mon nom ...
D'un bond elle fut debout, et, involontairement,
elle rec~la
pour mettre un peu plus d\:space entre
elle et l'Jllconnu.
- Je viens, cc soir, r~pae
mon oubli, continuait
celui-ci.
- Vous avez raison, balbutia-t-cHe, ne faut-il pas
que jl! sache de quel droit vous vous institue? mIJn
conseiller?
Il sourit, ce sourire d'amertume qui lui était rarticulier, ct, avec autorité, il reprit:
- Vous aIle? me promettre de ne pae; révéler le
secrèl quc je vous confierai à votre onde Elz'~ar.
- Pour') uoi ?
8011 Vieux cccur n'y rési teruit point.
- Je ne saurais cependant h: garder pour moi
seule.
- .fe vous autOl'ise à le eonller à votre tanlt: D\!!phine ct 111êl111; à Mlle l\Iourh:e et à Guilhem ùe Pro\énee-Aragon.
- Je ré'ponds de la discrétion de ma tnnte cl de
Illon amie, mais n'avl.!z-vous pas peul' que 1\1. ùe Provence-Aragon \'Ou trahisse?
- Non. s'il a des défauts graves, il est trop Aentilhomme pour manquer à la parole dnnnée. Vous conlierez ce Sl.!cret à S(ln hOl1neur.
Toujours ce ton de comnwlhll.!ment si étrange. Les
mains de la jeunc fille tremblal"nt.
- .Je ne dirai rien il mon ollcle, promit-elle. Parlez
maintcnant.
Mais, sans doute les mots coütaient il l'jsolé: il
Ile parla pas. Du bout de sa c~ne,
il écrivit su... le
S blc.Maguclonne. penchée, sUI\'nll ses mouvcments:
avant mèll1e qu'il n'eùt achevé. el~
pou sa une
exclamatll)n étoufTt:e. Elle al'ail lu en traits ncl!l ct
préc!. 1..: nolll l'Amaury ct une idée fol~
surgissait
�!34 LA BELLE HISTOIRE DE :MAGUELONNE
Jans son esprit: « Je suis en face d'une apparition
J'outre-tombe, u ne de ces pauvres ames errantes
.Iont, <::n Bretagne, ?n parle tout bas à la v~ilée.
JO
L'inconnu comprit la cause de son effroI.
- Rassurez-vous, dit-il avec son sourire d'amerIUme, je suis malheureusement très vivant.
11 escalada le perri.: qui, un peu plus loin, soutenait les sables et fermait la plage. Sa silhouette se
;)rClllta un instant sur Je ciel clair, puis il sauta de
l'autre côté et disparut. Dans son trouble, la jeune
tille eClt pu croire qu'il s'était 6vanoui comme ces
ombres, évoquées par la fièvre, que l'aube dissipe .
1~le
retomba sur la coque verte; ses jambes se dérobaient sous elle. A ses pieds, le nom tracé sur le
~able
mouill6 se détachait toujour très net: Amaury
\[al/rei {hanl Etait-il possible que cc [lit lUI? Non,
s'il avait été retenu en captivit6, dès l'armistice, ou
'out au moins dès la signature de la paix, il ellt
lonné signe de viel Par l'intermédiain: de sa tante,
il se rût réconcilié avec son père 1
.
L'étranger n'était-il pas plut()t un imposteur qUI,
abusant d'une certaine ressemblance, voulait exercer
une s.orte de chantage ~ur
Mlle Maureilhan et SUI:
Lazanne Mourèze; maiS, clans Ce cas, pourquoI
insistait-il sur la nécessité de révéler son existence
à Guilhem t Ne craignait-il pas que le jeune vicomte
ne découvrit sa supercherie et n'aidat il le livrer
aux tribunaux? Et puis, comment pouvait-il être au
courant des moindres événements qui concernaient
Maguelonne -;.
•
Il Y avait là un mystère qui affolait la jeune fille,
ct, tout à coup, la I)t.:ur la prit de se trouver seule
ur Cette plage déserte. Elle aspira vers l'l!glise
sombre où elle ~enlira1t
sur elle la protection du tabel'l1acle.
Du pied, elle effaC(a le nom !Hlr le sable, puis elle
remonta la dune pour reprendre le chemin, bordé
d.e barllues. Annibal ne poursuivuit plus son va-elVIent de bête rauve dans l'étroit carré d'ombre. Le
chauffeur et lui avaient sans doute gagn·· l'h()tcl
pour déjeuner à leur tOUf.
~ ~Icuresmnt,
il ne m'a pas apcl'<;,.ue causant avec
un 1I1connul pensa Maguelonne. Qu'aurais-je répondu à mon oncle s'il m'avait interrogée. \)
Elle c~>ntoura
l'églist:, poussa la porte basse et
descendIt dans l'obscurité de la nef que trouait 51'\1len1. ent ~e vacillement rouge de la lampe du ~anc
t,ualre .. I~l
s'agenouilla ct appuya le frc,nl sur l'a~
c:ludcJlr de.l?ols blanc. De tOLIte ~(In
âme, elle pna
le Maitre thym j puis, s'adressant allX Sainle!;, dont
les r<.:stes vénérés re\,osaient dans la chapelle des
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 13~
Miracles, elle ajouta dans un élan oalf du cœur:
« Saintes Maries, prenez-moi dans votre barque
pour que j'aborde, comme vous, au pays où est mon
devoir ... »
xv
Le voyage du retour parullong à Maguelonne. Son
parrain, satisfait de notes recueillies au presbytère
de Saintes-Maries, se montrait cependant plus causeur qu'à l'ordinaire. Mais, en vain lui indiqua-t-iJ
au passage Saint-Gilles et son église romane, où
l'on voit le fameux escalier en hélice, conllU sous le
nom de vis de Saint-Gilles; Lunel, dont les vins
blancs muscat sont servis sur la table des milliardaires et des rois, il ne put secouer son apparente:
indifférence.
Une seule idée emplissait la pensée de la jeune fille:
« Si, tout d'un coup, jl! racontais ce qui m'est
arrivé, mon oncle, si paisible en ce moment, en serait
peut-être frappé à morl. Comme il faut que mes
lèvres restent closes 1 »
Ils arrivi!rent encore à Montpellier à l'heure où
tout s'allume. Mlle Delphine les attendait au haut de:
l'escalier:
- Eh hien 1 petite, demanda-H:lle, ce pLlerinage
t'a-t-il fait du bien?
Elle n'attendit pas la réponse: ses vieilles mains,
gantées de mitaines, tremblaient un peu j mais fatfailII s'en étonner? Il faisait si froid sur le grand pafier.
Comme de coutume, le couvert élalt dressé dans la
hibliothèque. Maguelonne dut prononcer des paroles
banales, esquisser les grandes lignes de l'excursion
pendant que son cœur battait à grands coups.
'
« Tout à l'heure, pensait-elle, quand Je serai seule
avec ma tante, je 1111 dirai tout. Qu'en pensera-t-elle?
f)~s
qu'Elz~ar
se dil'ge~
vers le .bureau où l'altendUit le Volmneu
.~ courner, nrnve en son absence,
elle sc glissa derrière la petite ombre, noire et contrefaite, qui disparaissait sans bruit.
D'ordinaire, elle ~ltaJ
sa tante sur le seuil de sa
chambre l'! rent r;lJt dans son npP(lJ tement pour y
laper lin article attendu, jouer ùu pinno, lire un peu
('li tricoter pour Ull enfant malaùe du service de
Mlle l\1ourèw j mais, ce soir-là, au moment de prendre
congé, elle murmura, la voix tremblante:
- Ma tank, pourriez-vous m'accorder quelques
minute,> d'entretien ? .. J'aurais besoin de causer
avec VOLIS ...
�13 6 LA BELLE HTSTOIRE DE MAGUELONNE
La vieille demoiselle ne parut pas surprise de
.:ette requête:
..
_ Tu ne me déranp,es lamais, assura-t-elle.
Elle entra la premiè~
dans I~ salon aux meubles
ans grace qui racontaient l'ol'lglOe modeste de sa
'nère - l'institutrice du petit Elzéar que son p~re
.\Vait épous~
en ~.ecolds
..noces - e.t, de lô: main,
Ile désigna a sa l1L<!ce un sl<!ge bas pres du sien.
_ Parle maintellant! dit-elle.
- Ma tante, je ne sais par où commencer ... J'ai
'leur de ce que vous allez penser de moi ... P<!ut-ètre
;roirez-vous que je suis folle r ... Je l'ai cru moimême ... Si vous saviez qui j'ai rencontré aux SaintesV1aries, d'abord à l'église, et ensuite sur la pla!-;e r
Mlle Delphine n'eut pas l'air surprise, ni intriguGe
le cet exorde; elle ne posa pas de que tionsj elle
..lttendit sans hâte le nom que les jolies lèvres rete.laient encore. Maguelonne continua:
- Je ne peux douter de son identité, il r<!sl:iemble
-ncore tellement à la photographie que je possède 1
Déjà, le soir de sa visite au Manoir, en mettant cette
Ilhotographie da~
mon sa~,
j'av~is
eu ~'impreson
.;onfuse que l'ongmai devait avoir un aIr de famille
,lVec maman, car il me semblait le connaltre ... A
présent, je comprends pourquoi ...
Mlle Maureilhan se taisaLt toujours: les grandes
aiguilles de son tricot cliquetaient dans le silence.
La jeune fille dut poursuivre:
- Cc que je ne comprends pas, c'est qu'il puisse
·~tn:
vivant, <!t, même en admettant le fait miraculeux, qu'il puisse C!tre si bien renseigné sur tout ce
'lui me regarde. Hier, il m'a presque ordonnG de
repousser la demande du vicomte de Provence\ragon.
- Amaury l'a donné là un bon conseil, prononça
lentement la vieill<! demoiselle .
. D'un geste vif, Maguelonne joignit les mains sur
les genoux de sa compagne.
- Quoi, ma tante '? V us saviez déjà que votre
neveu n'était pas mort r
- Oui, il m'avait écrit, après l'armistice, une lettre
.lon~
l'ad;~se
ét~i
dactyloWaphiée et où il m'explilualt qu LI sortait de la dure forteresse où, sa blcs,;ure guérie. il avait été cnfermé .
. - Comment n'avait-il pu correspondre a\'ec I~s
,Iens '?
- On avait trouvé sur lui une chanson p u Oat. cuse, pour l'empereur Guillaume. Il s'cn' reconnut
'aul?ur. Il n'en faut pas davantage pour expliquer
es ngue~lrs
dont il fut l'ob/·et.
- J\lals, ma tante, cette ellre que vous avez reçue,
�LA BELLE HISTOIRE DE 1IAGUELONNE 137
pourquoi ne l'avez-vous pas communiquée à mon
oncle?
- Amaury me le défendait expressément, me
menaçant même, si j'enfreignais son désir, de disparaître à jamais.
- Alors, il n'a pas fait reconnaître son identité au
minst~re
de la Guerre?
- Non, après m'avoir donné rendez-vous à Lourdes
où j'ai eu le bonheur de l'embrasser, sans pouvoir le
faire revenir sur sa décision, il est parti pour le Canada
où l'appelait un compagnon de captivité. Comme
il est remarquablement intelligent, il a su se t"aire lâbas une place dans le journalisme. L'an dernier, il
est revenu à Paris avec un bagage de recommandations et de hautes références qui lui ont permi
d'obtenir la situation de secrétaire-général à la Fédération de la rue d'Assas.
- Mais c'est là où j'avais écrit pour demander une
place r
- Justement... Et c'est, du reste, ainsi qu'il a
appris ta situation gênée.
- Vous lui avez conseillé alors de venir me voir?
- Non, celte idée est de lui, et c'est lui encore
qui m'a pressée d'user de mon influence pour
envoyer mon frère te chercher ...
- Quelle générosité de sa part 1... Et combien j'en
suis touchée 1. .. A présent, tout ce qui me paraissait
l:trange, mystérieux, s'éclaire et devient simple. Je
regrelle de ne pouvoir me confier à Ma Douce ...
Elle eilt été émerveillée de mon récit 1. .•
- Tu ne saurais trop étre discrète ... La vie d'Elzéar est ù la merci d'une émotion ...
- MaIS, ma tante, il faudrait cependant le réconcilier avec son fils. Celte situation ne saurait l'
prolonger ...
- Je suis de ton avis ct, souvent, j'en ai cherché
le moyen ... Mais je ne l'ai pa~
trouvé ... C'est que tu
ne saIs pas tout encore au sUjet de leur rupture ...
- Ma Douce m'a appris qu'elle s'était produite à
l\laguelnne. n le lui a raconté ù la cuisine.
- Au retour, mon fr~e
prétendit qu'une branche
d'arbre l'avait blessé ... Je ne connus la vérité que
par une leltre d'.\maury.
- Oh 1 ma tante, quelle étaIt cette vérité j>
- l~n
arrivant là-ba , Amaury avait trouvé sun
pLl'e cxaspén:: il venait d'apprendre par une lettre
anonyme qu' son fils donnaIt de,> leçons comme un
pauvre licencié besognu~,
et 50n amour-propr\.! en
avaIt r'; çu une cruelle altelOte ...
- .Je suis Sllre que cette lettre avait été envoyé,'
rarAnniball
�[3 8 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
_ Je le crains aussi ... mais je n'en ai ja.mfl:is eu la
preuve certaine. Eb:é!ll' s'emporta: que ùlrat-o~
de
lui en ville? Qu'il étal.t un avr~,
reru?ant aux Siens
s.ervalt cet argent?
le n.!cessaire) Et pUIS, à q~1
Sans doute à payer des fal!talsles lnavouab!es 1. •. Ne
cnnnaissait-on pas les Jeunes gens? fous les
mêmes ... ne reculant pas <.kvant dl!s mensonges
qui servaient leurs vices ....Amau~·y
se possédait
mal... Lui-même m'al'oua qU'li perdit toute mesure ...
La scène dut être terrible 1. .. Le pi.:re et le fils se
séparèrent dans les rlus mauvais termes. Avant le
jour,. mon ~rèe
p?-rlit c~pendat
pour l'a~Tû
ave~
Anmbal qUI, parmi ses tllI'ers talents, possede CelUi
de siffleur d'oiseaux. Amaury n'avait pas dormi de
la nuit. .. Il entendit ses compagnons descendre l'escalier ct, pris dl! rem~ds.
d'avoir, la veille! parlé
trop rudement à son pere, II résolut de le reJollldre
et de lui olTr'ir ses excuses. Pourquoi prit-il son
fusil? llabitude de chasseur que, par la suite, il devait
amèrement regretter 1 En arrivant près de la hutte
que ses yeux dl! myope n'avail!nt pas encore distinguée, il entendit le cn d'un canard sauvage ... D'un
geste instinctif, Il épaula.:. Le coup partit ... Et aussitOt
un gémissement lUI appnt qu'il avait touché son pi.:re.
- Mais alors cdte longue cicatrice que mon onde
porte à la tempe ~ ...
- Est le souvenir de ce drame. 0uelques centimètres plu' loin Cl mon frcre était tut: sur le coup 1
- Oh) c'est aITreux.1
- Tu )uges du désespoir J'Amaury 1. .. Il jeta son
fusil et courut "ers son père qui sortait ]'t:niblement
de la hutte, aveuglé raI' le sanA de sa blcHsure.,.
Celui-ci le repoussa ... Qu'avait chuchoté ùlson oreille
Annibal, dont l'habile sînlement était cause de l'acci<.l~nt,
nous ne pouvon le préjuger; mais il est à
crcnre qu'li uvalt Jeté dans son esprit un Joute hornble, car mon fr(;re s''::cria : « Va-t'I.!n, Cl! n'est pas
cnc.ore l'heure d'hériter de moi. ~ Amaury voulut
CHlire ~ lInc minute d\!garernent; il ac~ompPtn
l.c
bles~
Jus.qu'à la maison, et, malwé Annibal ~lui
pretenl~a
lUI Il1terdire l'entrée de la chambre, Il s'agenOUilla pri:s du lit, il bai a h:5 mnin dl.! !;Ol1 père I.!ll
protestant de son innocence) Elzéar 1esta J'une inébranlable cruauté: ~ Va-t'en 1 r{:pétait-tl obtinémel1(,
va t'~n
1.:. Je ne l'eux plu, te voir) ~ Amaury dut
partir, SI déscspéré que de 31)11 pr'll'n.: aVeU il fut
tc~é
. d'aller Se noyer' Jans l'ctang. Une' croix,
~Ies(;
HUI' I~ chemll1 :dl.! sable, l'en cmpêcha. ':-:
SOli l11èlllC, Il prenait le (min de Pari . En valll
cs~yal-)I.!
d'one récundliat[lll1.' Tllu me effort
resterent Illllttlcs 1..
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
139
Et c'était alors la déclaration de guerre. Le père
se terrait dans la bibliothèque: il ne voulait plus
recevoir personnc jusqu'au jour où la terrible dépt:t.:he le jetait pantelant, à demi mort, sur un canapé.
Lorsqu'on lui avait renvoyé la cantine de son fils,
il s'était enfermé pour prendre connaissance du
contenu et le soir, à l'heure du dlner, il avait fallu
crocheter la porte pour le trouver sans connaissance,
une lt..:ttre dans sa main crispée.
Le profe sseur Mourèze, appelé près cie son vieux
camarade, avait réussi àle ranimer, mais il avait bien
recommandé d'éviter le troisième accès cardiaque
qui pourrait être fatal.
Personne n'avait déchiffré les lignes tremblées que,
sur l'ordre de son frère, et sans y jeter les yeux,
Mlle Delphine avait enfermées dans le coffre-fort.
Mais, plus tard, par Amaury, la vieille demoiselle
avait appris la forme que celUI-ci avait donnée â ses
adieux. Elle chercha dans son secrétaire le passage
de la lettre et le lut à sa nièce d'une voix tremblante:
• Mon père, demain, à six heures précises, nous
sauterons hors de la tranchée pour une mission de
sacrifice. Mes hommes et moi sommes prêts à comraraltre devant Dieu. Me croirez·vous si je vous
affirme, une fois encore, que je suis ab~()lumen
innot.:ent du crime abominable dont vous m'avez
at.:cl!l;é ... Vous m'avez brisé le cœur, mais je vous
pardonne, et, pour mieux vous le prouver, à cette
heure suprême, je vous baise respectucusement les
mains en vous demandant à mon tour pardon de
loutes les fautes que mon orgueil, ma volonté Irop
opill1utre ont pu me suggérer contre votre autorité
paternelle ... "
- Ma tante, croyez-vous qu'après cela, mon oncle
n'a plus douté?
- Je le crois ... Il a tellement changé depuis ...
Mais jamais il ne m'en a parlé ... M'ayant toujoun;
dit que sa blessure était duc à une branche d'arbre,
il estimait sans doute inutile de réhabiliter son fils.
- Je m'étonne qu'il ne se soit pas, au moins, débarra 'sé de cet Annibal (lui, dans l'occurrence, a
joué le rôle ùe mauvais génie.
Mlle Delphine jeta autour d'elle un regard circulaire, ct, comme SI elle redoutait d'être entendue par
les fauteuils de velours grenat ou les roses fanées du
lapis, clic chuchota:
- Il a peur de ce que cet homme pourrait rat.:onter l,'il sc plaçait dans d'autre s maisons. Alors, Il
achète sa discrétion en le gardan t auprès de lui, en
aupmcntanl ses gages chaque année, ct en le Cll111hlanl de pr:lliCicnlions ... Et l'autre, je suppose,
�140 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
escf)mpte le gros legs en sa faveur q~i,
après la mort
d.:: son maltre, cont~u!ra.
d.e fermel s,a ~ouh.e
.
_ Pouah 1 le vilain lIldlVldu 1 li m'etait de)a antipathique l ,\ présent, il me sera odieux ...
- Je ne saurais trop te reco.mma!lder de ne point
montrer pour l'instant, ton antlpathlC . A cause de ton
oncle i'l convient d'agir avec prudence, car cel
hom~e
est tri:s dangereux 1 Aupri:s d'Amaury, il a
esayé d'abord de jouer l~ rôle (~u
valet de comédie
qui natte les pl~s
mau\al.s Insllncts de son je~n
maître pour le mieux domlller. Il n'y a pas réUSSI et
c'est pour cela qu'il a voulu sc venger.
- Si mon cousin sc faisait reconnaltre, il serait
confondu!
- J'aurais presque peur ùe ce qui arriverait alors,
1\1ai" Amaury ne veut pas se faire reconnaltre .. , Il
alli:gue l'émotion trop forte que son retour causerait
à son père. A la vérité, il a peur que celui-ci ne
ç;arde encore un doute au fond de l'ame, et cc doute,
Il ne peut même en supporter l'idée. Il préfi:re vivre
au I.)ln, gagner sa vie, rester indépenùanl.
- N'est-ce pas une forme de l'orgueil?
- Je le lui ai dit et .écrit; mais, jusqu'à présent, il
n'a pas cédé à mes pni:l't.:s.
- Pourquoi ne prél1areriez-vous pas, peu à peu,
mon oncle au retour Le son fils?
- Ce me $erait difficile. Il ne me laisse même pas
é,,>quer !iOIl 'ouvcnir: di; les pl'l:mil.!rs mots, il se
lève pour aller s'asseoir à son hureau t:l s'ab orbt:r
dans ses "ieux parchemins.
- Avec m'Ji, il en parle C]uelqucfoi ? Voudrezvous Ille permettre d'es ay\.!r, ma tante?
- 'J',. permettre je ne l'ose pas ... Song\.! à ce que
m'a dit le proes~
Mourèze 1 Et puis, as-lu r(;néc1~i
que, ton LOU. in revenu, III perds Ion aurt:ole d'hénll;;re" En aùmeltant mt:me que ton (llIcI\.! le serve
une pension ou te compte lin\.! petite dot, il te serait
difficile J'hahiter ic!. .. A moins qut: ...
l\1.J~)ephin!
s'arrêta, jugeant pl'llbal lemcnt qu~
,
pour 1 Instant , elle ne devait pas dl:\'cJOppLI' son li.kc
davantat-:e .
plus. Elle n'avait pas en. l\1aguelonne n\.! l'~cotai
vlsat-:l: cc Côté .le la Situation, et mise tout à coup
cn face de la n~alit,
clIc en éprouvait lin grand [roiù
al!. cœur. On ne e laiSse pas II1punt:ment l'r\.!ndr\.! au
l'It.!g\.! J'une existence facile et dorée. La l'ensée dl!
elourner! la dure inl:ertitu le dt.! l:elles qlli chaque
J()U~',
ga 'nl.:nl le pain du lcnùemain,l'affoluit: il lui semb~<UI
ql~
le IllUI',JC écurité dont elle Se entait prot'::~e
VC~Hut
bru. quc!uent d\.! s'écrouler ct que, de Il °.11.elLl, elle Sc trouvait San déft.!n<;e Cil fne.; de l'avellir.
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 14 1
Mais, plus encore que naguère, elle avait peu;',
clIc se sentait laehc. Des horizons s'étaient OUl"crls
devant elle: elle avait marché vers eux. FauJrait-il
maintenant qu'elle s'en détournat pour revenir à
l'obscurité du Manoir r... Petite reine détrônée,
devrai t-elle connaître l'amertume de la foule hostile
qui vous coudoie, et qui pour un peu, le ca,;
échéant, vous piétinerait ? . . Serait-elle condamnée à
l'isolement, si pénible aux jeunes cœurs?
Elle avait baissé le front vers le boulluet décoloré
du tapis, Derrière ses yeux, passa le cOtre qu'clIc
arait aj1erçU luttant contre la mer fur;euse. Elle
revit l' lomme, les mains cGispées sur la barre,
petite tache noire dans l'infini sombre.
"Papa me l'a\'ait bien dit, pensa-t-elle, il y a de"
heures où il faut se cramponner à son devoir .•
Mais, à Cl:Ue heure, son devoir était-il de forcer
la I"olonté, nettement exprimée, de sun cuu"in :
N'était-elle pa!' bien naïve de se montrer plus ru\'aliste que le Roi?
'
En somme, pourquoi ne pas garder le silence,
pui.·clue ce silence accommodait les autres?
Délà, clle relevait la tête, elle entl"ou\'l'ait les lè\Tc~
quand, plus impérieux ellcore, lui revint le ~(luvo.:nir
des paroles de s()n p1!re ,
C'l'tait à une heure tOlite semblable à celle-ci; la
chamhre s'emplissait J'()mhn.:, Une lampe (:taIt
allumée, Elle ne distinguait J1luS bien le trails du
cher malade; mais elle enten ait la voi.' ferme lll ,
ju~q'à
la fin, n'avait rien perdu de son llm 'rI!
énergiqlll"
.,
..
.
• Pour qu'une VIC SOit bonne cnlleremL'nt, II r"ul
que,. J'un bout à l'autre, elle soit le triuml,he du
deVOIr, ..
L'impres~on
fut si forte que,. comme suhjLlg~e
pal' un~
volonté supérieure à la SIenne, ~an
\,'uln,11'
réfléchir davantage, elle murmura, la VOIX cll'anglec
par les larnlL's :
", .ma tante, je
- A présent que je sais la v~l'it
SCIais la prcmi0rc a la proclamer SI m()n ollel.:
venait à mourir, cl, celte vérité! jl.! I~' la laisserai pa,
ignorer non plus à celui ~lIr
qUI ~e
jl;yr,~
m011 cI,Hlj ,
- Amaurr a prévu le cas, plllSqull ta pet'lll1s de
tout dire à (,uilhelll de Pr()vence-,\ragol1,
- PeIlSeZ-\'ou , ma tan le, que celui-ci pel' ist~fl
dan lin dé:;ir de rn'~p!lu
cr?
La vieille demoiselle s'était an'~téc
tle tricoter;
clic frllttait, l'une contre l'autre, Ses l11a1l1. ganth:i
de /li itaines,
- ,J'espèrc que non, u\'oua-t-elh; apl'\.· unI.! Cl'urtc
hésitation,
(I
�142 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Maguelqnne avait toujours la tête baissée; elle ne
la releva pas. Il en coûtait à son orgueil d'avouer
que, si le vi~omte
se retirait, elle a~lrit
une d.éception, et, bien qu'elle se reprochat ce sentiment
mesquin qui rapetissait son àmc, elle ne pouvait
, s'empêcher de l'éprouver.
Mlle Maureilhan comprit-elle ce qui se passait
deri~
le jeune front penché? Elle parla, tout au
moins, comme si elle ne s'en doutait pas.
- De quelle façon lui feras-tu connaltre la vérité?
lIem~nda-t,
le visage aussi pâle qu'une figure
de cire.
- !e ne sais pas encore, ma tante ... D.emain, Je
verrai Mlle Mourèze: elle est de bon conscil. D'apres
ce qu~el
me dira, j'agirai.
.
La Jeune fille se leva sur cette résolutIOn, et elle
embrassa sa tante, entre les bandeaux gris, à l'endroit qui, depuis si longtemps, cachait, sans que
personne !'e(1l deviné, le secret douloureux que,
seuls, connaissaient le buvard fermé et le guichet de
la poste restante.
- Ma tantc, murmura-t-elle, nous le ramènerons
ici III le faut 1
Mlle Delphine, lie la joie dans ses yeux bleus, un
peu fanés par la vie, la retint par les épaules:
- Chère petite, ~Iisa-tcle
dans un murmure, ce
n'e~t
pas pour cc Guilhem que tu es faite 1
Puis, comme entrai née par une liaison d'idées
toute naturelle elle ajouta:
- Tu sais, 'Amaury trouve aussi que tu ressemble!'> â Marie-i\ladelcine ...
Mais la jeune fille entendit à peine cette lIernière
n~f1xi();
dans l'apaisement qui suivait la .tempête,
un Instant soulevée dans son cœur, une VOIX resonnait ferme, énergique, mais qui n'était plus celle du
commandant Perl1ello, cette voix disait:
. • Magll(:lonne a une âme, d, pour la compremlrc,
il faut d'autres ames.»
XVI
Dès le lendemain, après d\!jeuner, Ma~uclone
courut vers ~a
grande amie' elle savait où la rencontrer, M!le Mourèze aimant à prendre on rcpo5
da~s
la maiSon claire qui abritait ses chères filles;
mais lorsqu'clic pén~lra
dans le hall chauf1'c où
<tuelgues ét.uùiantes repassaient leurs cours, la
concierge lUI apprit que. Mademoiselle _, désireuse
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E 143
de respire r la bonne bnse attiédie qUi soufflai t du
sud, ce jour-là, s'était rendue au Jardin des Plantes .
Maguel onne gagna donc le Jardin tranqui lle,
encore vide de promen eurs; elle y était venue trop
souven t pour s'arrête r devant les arbriss eaux exotiques qui portent au nanc une petite carte du
monde, 1l1diquant d'une tache [ouge la région olt ils
croisse nt; elle ne songea méme pas à admire r les
épicéas , les cycas, les chênes verts ct les cèdres
majestu eux qui, en ce jour d'hlyer, donnaie nt, par
leur verdure profond e, l'illusio n du printem ps. D'un
pas rapide, elle prIt l'allée qui passe devant le buste
de Rabela is. L'étudi ant de pIerre qui tend la coupe
aux l1.:vres sceptiq ues du maltre s'efTnta it déjà:
« Tant mieux! pensa la Jeune fille. Ce monum ent
ne ménte pas de vivre 1 JI semble glorifie r la joie
mauvai se comme s'il n'y avait que celle-là ... Il yen
a une autre pourtan t, plus profond e, plus durable ,
et qui vient du devoir accomp li. E.n ce momen t, par
exempl e, Je devrais être tl'Jsle, et il y a de la paix en
moi ... »
Lazarin e était assise sous un micoco ulier gIgantesque : Nicole de Laveru ne ct An nette Belveze t
l'encad raient. La premiè re surveill ait les jeux de ses
petits frères, la second e faisait une courte halte
avant de regagne r la Faculté . Toutes deux, réclamé es
par l'heure, ne tardère nt pas à sc retirer. Maguelonne, alors, se rapproc ha de Mlle Mour1.:7.e:
- Grande amie, murmu ra-t-ell e, si vous saviez ce
que je viens vous annonc er?
La doctore sse, déjà Inquièt e, posa la maIn sur les
mains de sa jeune compag ne :
- Au moins, demand a-t-eUe , vous n'êtes pas
fiancée: ù Guilhe m?
- Non ... Et le ne le serai sans doute jamais! Car,
en admetta nt mC:me que j'en auraIs le désir, cc 'i"Î
n'est plus, avant de lui dunner unc réponse ferme, il
me faut Ic soumet tre à une éprcuve .
.
- Une épreul'c ~ Commc Jans les V!eux con les ?
- A.bsolu ment 1 La belle hist(Jire de Maguel onne
ressem ble ù un cOllte de f~es:
hier, elle était pauvre;
aujourd 'hui, elle est riche; demain , elle sera pauvre
de JlOll\'CU U ...
- Que s'esl-il passé? J'espi;f c que vous n'éte5
pas brouillé e avec mIre oncle °t
La jeune fille hésita avant de répond rc. Elle venait
de SI.! rappele r CI.! que lui avait confié, un jour, sa
tante: Elzéar Maurei lhan avait rl:l't! d'unir son fil.
à la fille de son camara de l\(~r:te.
A.lllaur y n'avait
pus corre pondu à cc rêve, maIs Lazann e, pcut-ét re,
cn eût désin: l'accom pllssel1 len l el son CL 1ihat.
�144 LA BELLE HISTOIRE DE ~lAGUELON
l'orientation de sa \'i~ vers une carnér; qtl1.réCJami~
le sacrifice Je tout.l être pouvaient s exphquer pa!
celle déception de Jeunesse..
.
Trop énergique pouT se pl'l:lndre, lo~er
.le .rôle
él':giaque de la femme ~ncomplïse,
e~l
n avait dit sa
peine qu'au Maître dJ:"1ll e~ elle avait donné sa fortune, son t~mps,
s~n
lOtelligence, son cœur surtout
à celles qUI souffraient:.
.
Manuélonne revoyait certa1l1es expressIOns de
physi~nome,
certain~s
tristesses des yeux, que, sur
le moment, elle l~'at
pas cherché à définir et qui,
maintenant, éclairaient le passé. De toute son âme,
elle plaignit et admira sa grande amie.
- Voyons, reprenait celle-ci sans soupçonner ce
qui se passait dans l'esprit de sa jeune compagne,
racontez-moi vite votre nouvelle ... Je n'ai pas beaucoup de ternps ... Il faut qu'à trois heures je sois à
J'llôpital suburbain.
Pressée de la sorte, sans chercher de préambules,
la jeune fille jeta sa révélation:
- Amaury n'est pas mort 1
Lazarine eut un brusque tressaillement, et elle
retira la main, encore posée sur eelles de Maguelonne.
- Oh 1 murmura-t-elle, très pâle, et le regard dans
l'allée déserte olt, seuls, des moineaux sautillaient,
est-cc possi ble ?
- Je n'en puis douter ... Je l'ai vu ... Et, du reste,
dcpuis l'armistice, ma tante Delphine le savait. .. Ils
corrcspondaient ensemble.
gn mots qui se bousculaient, elle raconta alors la
visite au Manoir, puis la saisissante rencontre dans
la vicille église Ol! dormaient les reliques des SaintesMaries, et le court entretien sur la plage, parsemée
d'éclats diamantés.
- Vous avezraison, balbutia Mlle Mourèze quand
elle s'arrêta haletante, tout se passe comme dans
les vieux contes: Pierre de Provence, revenant de
Palestine, est reconnu par Maguelonne ...
gUe essayait de sourire, même Je plaisanter, mais
ses. lèvres étaient décolorées et il y avait un peu de
mOlt~ur
à ses lcmpes. Il était évident qu'elle sc
forçait aux paroles.
- QU'.allez-vous Jaire, maintenant? demanda-t-elle.
" - 'puisque j'en ai reçu l'autorisation, je dirai tout
a GUIlhem qui, l'autre jour m'a laiss'::e deviner ne1tcment ses intentions.
'
- L'aimez-vous, Maguelonne?
", -:- ,J'ai cru .l'.aimer ... Un effet de mirage ... El peutetl.e le lUI. al-Ic trop montré ... Je mc le reproche
aUJourd'huI. ..
- Vous aviez pris pour l'amO\lr, le vrai, cc petit
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 145
jeu du flirt qui n'en n'est que l'odieuse parodie et
qui, cependant, enchante les jeunes filles et trop
souvent les prend au pi~ge.
AVIez-vous donc oublié
u ne certaine conversation qui s'est tenue chez moi,
le premier jeudi où vous êtes venue?
- Non, je ne l'avais pas oubliée ... J'y ai même
ouvent pensé depuis: le roman n'est pas la vérité.
- JI est le voile qui la cache. La vérité est mieux
et plus haut que les larmes, les petites brouilles, les
réconciliations, enfin toutes les complications sentimentales où se complaisent les imaginations romanesques. Elle est dans les affections fortes qui
reposent sur l'estime réciproque ...
- M.l'aumÔnier me l'a dit, et il avait même ajouté:
«Posez-vous cette question: M. de Provence-Aragon
vous aidera-t-il à monter? »
- Comment avez-vous répondu, Maguelonne?
- Mon cousin Amaury a précisé ce que je
soupçonnais vaguement: le vicomte a une nature
ondoyante, difflcile à fixer ... Je ne le crois pas
capable de cette longue fidélité dont, chez vous, on
ayait parlé.
- Oui, il ne se plierait pas aux sacrifices que le
mari~e
exige ...
- Saurai-je m'y plier moi-même? Je me le
demande quelquefois.
- J'ai confiance en vous, mais à la condition que
vous VOtiS engagiez dans le bon chemin ... et pour
cela, il faut d'abord que vous compreniez bien ce
qu'est le mariage. Or, Jusqu'ici, qui vous en a parlé,
petite Maguelonne ? .. Vous avez perdu votre mère
de bonne 11eure j quand vous avez quitté le couvent,
vos maltresses vous trouvaient encore trop jeune
pour aborder de pareilles questions j votre père s'est
tll par délicatesse j Mlle Dclrhine se jugeait sans
autorité dans la matière ... Autour de vous, au Manoir
comme à Montpellier, vous n'avez pu observer de
jeunes ménages ... Comment vous feriez-vous mème
une idée approximative des devoirs qui vous
attendent ? ..
- Oh 1 maintenant, peu importe 1 s'écria .Maguelonne dont le teinl nacré avait pali. Je ne me marierai
pasl Sans forlune, qui voudrait de moi?
- Nous ne !>avon s pas ce que nous réserve l'avenir.
Laissez votre vieille amie, la doctoresse, vous éclairer
à lout hasard. Les jeunes filles, trop souvent, nc
voienl dans le mariage que la robe blanche, l'église
Illuminée, les orgues triomphales ct cc titre de
Madame qui flatte leur amour-propr.c et leur semble,
à tort, apporter avec lui plus de lIberté ... J'oserai
voue; conduire plus loin, 3J,rès la lune de miel qui
�146 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
continue l'étourdissement du premier jour ... Vous
ne serez plus alors seulement la femme aimée, Maguelonne, vous serez encore et surlout l'épouse et, un
peu plus tard, la m~re.
Les enfants viendront, et il
faut qu'ils viennent 1 Par eux vous connaîtrez des
joies tr1:s hautes, tellement hautes, que, sur terre,
aucune autre jOie ne s'y peut comparer. Mais vous
connaîtrez aussi toutes les inquiétudes, toutes les
soufrrances physiques ou morales ... A. toute heure,
pour remplir votre devoir, il vous raudra veiller à
former leur santé ou leur caract1:re ... Si aupr1:s tle
vous, votre mari appuie vos effurts de son autorité
et vous éclaire de son expérience, la tâche t r1:s lourde
VOliS deviendra l'lus légère mais si, par ses exemples,
ses paroles inconsidérées' ses railleries, il ruine \·os
conseils ou paralyse \'otr~
bonne volonté, ah \ quel
calvaire vous aurez à p,ra\' ir 1... Maguelonne, ma
chérie, dans cdui que vous choisirer., voyez d'abol;~
le Pl're futur de vos enlants ... Qu'il sache ce 'lu il
veut et Oll Il va ... Smtout qu'Il ait un Id,sal et gu'il y
conforme sa VIC \ ..
La jeune fille (:coutait, le front baissé, un peu de
Tose aux joues; le portrait que tra«ait Lazarine!
clic le reconnaissait: il ressemblait tellement à CelUI
llu'clle osait à pt.:ine nommer dans le sccret de son
C{Cu r.
.... ('l'ande al111e, l1HlIïTlUra-t-cllc,. en relevant ses
beaux ycux que l'émotwn 11101I1llalt, vous pouvcz
être tranquille: à l'occasiun, je n'oublierai pas vos
conseils et, pour commencer, je .n'(:pollserm pas
Guilhem dt.: Provence-Aragon ... D'ailleurs, peut-etre
~1'aJr(li-je
pas à me d(:fendre bcaucoup contre son
~nslt.ace
Du moment que mon COUSIJ.l est vlvan\,
SUIS bien décid(c il retourner à la VIC de travail
que j'avais, un instal1t, envisagée. Grace au Foyer
!'i0lrc-Dame, le ne me suis pas gate: la mal.n., C()mn~e
le VOliS le disais tout à l'heurt.:, aujourd'huI, le parais
encore riche ... mais, uemain, je serai pULIvre 1
~
Pauvre'~
s'écria II ne voix pr1:s du banc. Il faudrait que je le permette \
~,a"rine
g'(:talt pre 'Ille soulevée dans un tressallklllenl; elle sc ressaisit alls!\itbl :
. Oh.1 halbutiu-t-elle, en tendant la main (1 celui
qlll, lI1all1tenant, sc lenait uevant elle, très pûle, le
"lsaJ~e
tÎt:é, le. yeu>.: fiévreux, si différent de S"ll
anCien 1~I-mèl.!,
Amaury, est-cc VIIUS (
- OUI, c'est I1wi, en cllair ct en espritl Avant de
regal!.[Jcr Pari!;, J'ai voulu revoir Montpellier prier
sur la tll!llhc demal11èrl.....I. ai l.aRSé au.,;si :leval1t
vlllre maIS'!Il, Lal.arine ... Tant de meS. ouvenir'; d\':I1·
fanl ct de Jl:lIne hOl11tnt: y unt enfermé .. , Demain
,e
�LA BELLE HISTOIRE DE :MAGUELONNE 147
ou après-demain, j'irai faire un pèlerinage douloureux à l'endroit où mon père m'a chassé de sa présence, puis je repartirai ...
- Vous nç devez pas repartir, interrompit Maguelonne en mOlS tremblants. La joie ne tue pas ... mon
oncle y résisterait. J'en suis convaincue .. .
- Pouvons-nous savoir? Dans le doute, je m'abstiendrai. Je ne veux pas qu'on m'accuse d'être, pour
la seconde fois, le meurtrier de mon père . Et donc,
ma cousine, je le répête ... Demain, vous ne serez
pas pauvre, vous serez toujours l'héritière d'Elzéar
Maureilhan ... Et si mon père venait à mourir, croyez
bien que je ne revendiquerai pas mes droits.
- Vous ne ferez pas cela 1. .. C'est l'orgueil, peutêtre aussi la rancune, qui vous dictent cette résolution.
Du bout de sa canne, Amaury dessinait des arabesques sur le gravier.
- Je ne sais pourquoi vous insistez, jeta-t-il, le ton
brusque et coupant, mon retour au foyer paternel
modifierait si profondément votre avenir ...
Des larmes jaillirent c1es yeux de la jeune fille: son
cousin touchait le vif de ses /1réoccu pations.
- Si vous ne reveniez pas, )albutia-t-eJlc, je n'aurais plus un moment de paix. Il me semblerait que
je VIS dan le mensonge perpétuel. Amaury, ne
m'imposez pas celle épreuve. Elle serait trop contraire à ma nalure ... Je ne pourrais la supporter ...
Je m'en irais plutôt.
Les larmes coulaient maintenant sur les jolies
joues donl la délicate teinte nacrée s'effaçait de nouveau sous une pàleur uniforme.
11 fit un geste qui semblait vouloir prendre les
petites mains qui suppliaient; ses lèvres même 5'enlr'ouvr;renl, mais gestes ct paroles demeurèrent en
chemin. Maguelonne s'était levée ct elle se détournait
li' lui, sans Joule rour qu'il ne vll pas des pleurs
qu'elle sc reprochait comme une indigne faiblesse.
- Quand certaines paroles onl été dites, murmura-t-eIle, on ne peut plus être après cc qu'on était
auparavant 1 Grande amie, je vous en prie, raites-le. '
lui c(lmprendre...
Elle n' '\1vnya même pas un Signe d'adieu \'ers son
cousin: avec la hate dc quelqu'un qu'on poursuit,
elle s'éloil1na, s'enfuit plulôt vcrs la sortie Ul! boulevurd Henn IV.
Amaury était toujours debout: illaui\'it des yeux.
- Quelle nature généreuse a celle enrant! remarqua-t-il. Comme il serait à d6sirer qu'elle fil! comprise de cdui qui l'épousera 1
Lazarinc ne releva pas celte réOexion: il dut continuer:
�148 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
- Faut-il vou~
l"ayouer? Depuis que le .Ia c0!1nais.:.
depuis trois mOIS, tI y a des .heures ?U Je SUIS t~n:l
blement ten~
... En somme, Je ne SlllS pas un vieillard ... je n'ai que trente-trois ans, et ce serait le
meilleur moyen d'arranger. toutes choses. .. Et
puis à d'autres moments, Je me regarde dans la
glac~
... je vois mes cheveux gris, la canne i.ndispensable à mes pas et Je pense que ce serait folle ...
mais il est dur d'étouffer sa jeunesse comme on
étouffe une hirondelle .de mer qui ne veut pas mourir ... On ne peut le faire sans soufTrir. .. Lazarine,
pour retrouver la paix, j'aurais besoin de prendre
exemple sur vous. Vous semblez la posséder si pleinement.
La doctoresse s'était levée à son tour. Tri:!s svelte
dans son grand man!L:au, le visage, délicatl!ment mis
en valeur par le col de fourrure, elle semblait tr1:s
jeune encore.
- Vous n'avez pas besoin de moi répondit-elle
simplement. Vous n'avez besoin que \le renoncer à
votre volonté pou~'
vous réconcilier avec votre père.
Aprl:s, toul s'apaIsera dan votre âme ...
- Croyez-vous? L'hirondelle, hlujoùrs, battra ùes
aIles.
- Pour ne plus l'entendre, VOtiS occuperez bien
votre vic ... li ne faut pas trop lai sser pleun:f dans
notre cœur les dangen.!ux Souvenirs ...
Elle rl!1l1ettait s(;s gants de peau tic daim, un instant enlevt:S pour la comte halte, et (Jui gardaient
encore les pliS d'~tireml
que ses mains nerveuses
leur avaient inf1igés. Amaury la regardail : 11 dit tout
il coup:
- Si, un jour, je \'ena is VOLIS demander de me
rendre un granLl senü;e, me refl~i,-v()us
votre
appui?
'
Elle hésita a\'ant de n'pondre comme si, d6jà, clle
pre~sntai
le service qu'il lui dCl1landerait.
- Vous me trouverez toujollrs prC:te ù faire cc
qui sera pOlir votre bicn, Illllrlllura-t-clle enfin.
-:- Mer~i,
je n'attendais pus moins de l'otrl' amitiG.
hile avait consulté sa nlllntre-hracclel.
. - Où allez-\'olls? interrogea-t-il de cc ton d'autorité qui lui 6tait instinctif.
- A l'II{'pital suburbain ... Mun père m'y attend
pour une ('pér<ltioll.
Il la con~ldL:ra,
un peu triste:
- Aurait-un cru, jadis, qUl! "ous !>eriez de'·cnu; ce
que vous étes, alors q Ul! ~hel.
vous on donnait des fcle~
ct <]\10 l'nus 'n étiez la pL:tite reine adul0c?
. hUe eu~
~c heau sOllrire grave, \Ill peu m0lanc,'.
ltqu.c, maIS lI11prégné Je s~rL:lité,
que ~ol1aisent
�LA BELLE HlSTOI RE DE MAGUf .LUNN, i'; 149
bien ses chl:res filles du Foyer Notre-D ame, et, sans
mot dire, elle lui tendit la main. Il la serra franche ment comme il eût serré la main d'un camara de,
puis illa regarda s'éloign er, droite et sou pie, de ce
ras d6cidé qui sembla it toujour s marche r vers un but.
- Mon père a\'ait rêvé de nos fiançail les, pensat-il, mais peut-êt re n'eût-cl ic pas été de cet avis, et,
d'ailleu rs, je ne l'ai jamais aimée que comme une
amie d'enfan ce.
Il s'assit sur Je banc abando nné, et, tout en poursui\'an t le dessin des arabesq ues, ébauch é un
momen t auparav ant, il remont a vers le temps où il
venait à cette même place, et, à demi caché par un
buisson de fusains , il guettait le passage de MarieMadele ine qui, certain s jours, devait travers er le jardin pour sc rendre d'une leçon à une autre.
Si elle l'avait remarq ué, jamais elle ne l'avai t
laissé l'oir, ayant cette réscn'e fii.:re des jeunes filles
paunes qui, obligée s de sui\'re les mêmes chemin s,
aux mêmes heures, entende nt être respect ées de
ceux qu'elles rencont rent.
Au printem ps même - il s'en était aperçu - pour
ne paR s'attardl .:r, elle résistai t au désir de respire r
une rn~e,
une branchl.: de c ,tise, ct, ce goüt des
fleurs, il s'en était souvenu 101' que, la veille Je sa
mort, par la religieu se qui la soignai t, il lui avait
en\'oyé une gerbe de lilas blanc.
A présent , la jeune fillc qu'il avait aimée lui
apparai ssait irréelle comme les saintes , auréolé es de
lumi1:re, (lu'on l'oit dan s les verrÎ1:rcs ancienn es.
Maguel onne, au contrai re, se dressai t dcvant lui
si vi\'ante dans sa gràce robust.., 1... Bientôt , elle
occupa tout ~on
esprit. en chassa tout a\ltre sou\enir :
- Si j'osais, pensa-t -il, peut-êt re réussira is-je? La
fortune sourit aux audaci\.!uli.1. ..
Maguel (lllile s'était engagée dans le réseau de
petItes rues qui, de la cathédr ale, m~net
à la rue
des l'ré ioriers- de-Fran cc en passant derri1:re la
Prl·fcct urc.
Elle avait bien l'impre ssion que Lararin e avalt
déchiré le voile de chimèr e qui lui cachait la vérité:
naguère , nu sortir du 1\1anoir, comme éblouie par le
monde nouvea u où dIe était jetée, elle avait pu sc
laisser prendre aux m lni i.; res affinées et séduisa nte
�150 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
de Guilhem, au prestige de son vieux nom, à ses
paroles enlaçantes et prometteuses, mais aujourlI'hui, mise en présence des épreuves, des sacrifices
et aussi des joies très pures, tri.:s hautes, qui sont le
lot de l'épouse et de la mère, elle reconnaissait nettement que le vicomte n'était pas l'appui moral dont
elle avait besoin, qU'il pourrait m,sme, devant des
difficultés trop redoutables, essayer lie s'évader par
la première porte ouvcrte,outout au moins chercher
au lI..:hors des distractions aux ennuis de la maison.
Pierre Jose!, au contraire, était l'homme de Jevoir
par excellence j si jusqu'ici elle l'avait écarté d.e
sa pensée, c'est q u'elJe avait peur de la place qu'Il
y prendrait, une fois qu'il y serait entr.\.!. Celte
constatation la laissa interdite: « li ne m'allne pas,
pensa-t-elle encore. Pourquoi perdre mes forces en
regrets inutiles? A présent j'en ai tellement besoin.))
Elle essuya les larmes ~!ui
ne demandaient qu'à
couler de nouveau, et elle s'efforça de ne plus occuper son esprit que Je la chose du moment.
« Toul il l'heure, décida-t-elle, je dirai à mon oncle
que je ne veux pas épouser Guilhem ct je Je prierai
d'écrire une lettre qui signifiera mon refus. De cette
!açon, je n'aurai pa:; besoin d'autres explications et
Je le préfère ... »
1\lais en pénétrant sous la VOtlte, par emée de
CCCurs ct d'étoiles, dJe trouva Marius qui la guettait.
- .Je ne voulai:; pas k laisser monter, chuchotaI-il, Monsieur travaillait: il avait Jonné orJro.: de ne
recevoir personne 1 Et puis Annibal est 'sorti Je je
ne ~ais
où, obséquieux, empressé: 1( Pour M, le
l'icomte, il n'y a pas d\.! consigne qui tienne 1 II a
louJours patte blanche 1» Bref, l'autre est en haut
avec Mon~ielr
. .J'en a\'ertis Mademois(:lle ...
Maguelonne inclina la tête sans répondre et wut
cn ~ra\'isnt,
plus lentement qu'à l'orJinaire, Io.:s
rna)estueu:x degrés de l'escalier, elle sc do.:manda
~leic
conduite elle devait tenir: suivre sa pro.:mli.:re
Impulsion ct prier son oncle tl'écl'ire la lettre de
congé, ou bien, pour être süre qu'eJle.l1'ava!.t pas de
rcgrets, affronter le personnage et LLlI cxpnmer en
fac~
sa pensée.
EIl.e était brave de son naturel j elle inclina vers la
dern~è
solution ··t, J'une main délibérée, elle
ouvnt la pl)r~e
de la bibliothèque.
M. Maureilhan cl le visileur causalent à l'aulru
e:xtr.émité Je la longue salle, près du bureall chaq.'é
de livres ct de papiers, En voyant paraltre la jeune
fille, I,~S ~:rêten,
court, comme dc~
J!l n surp~i
par 1 annl.!C Imprcvu!.; dL la lll:r (,nne dI/ni !1~
parlent.
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
151
Ce fut l'archéologue qui, le premier, reprit son
aplomb.
- Ma foi, s'écria-t-il, lu tombes à merveille,
Maguelonnel Guilhem me demandait la permission
de t'offrir lui-même ses excuses pour les propos, un
peu inconsidérés, que, l'autre jour, il t'a adressés au
Peyrou. Je lui avais répondu que je préférais te les
transmettre, mais , puisque te voici, ma fUI J arrangez-vous er.semhk J La biblwthèque est vaste .. . Je
ne vous gênerai pointl
Il avait repns sa plume . Guilhem, déjà debout, fit
quelques pas vers la jeune fille. Sous les caissons
dorés du plafond, parmi les livres fauves dont tant
de pages répétaient son nom, Il ressurtait vraiment
grand s~igner
... On ne pouvait lui dénIer cet air de
race qUi étaIt dans son port, dans sa démarche,
dans ses gestes , dans toute sa personne et qui le
renJaJl si séduisan t.
MademOIselle, murmura-t-il, approuvcz-vous
la conduite Je monslCur votre oncle?
Elle avait reculé pour mettre entre elle et lui un
lourd coffre à t.!stampes.
- Oui, répondiH:lle, je consens il vous accorder
lin cnlrdien, et, du rt.!ste, 11101 aussi, j'ai quelque
c!w,;c il vous Jire.
Ils traversèr..:nt la vaste pièce, toujours séparés
par les coffres massifs . Dans le jour, déjà moins
clair. la dorure des reliures anciennes s'efTa~il.
Maguelonne vint s'asseoir au coin de la haute
chem·inée, èt, du geste, elle indiqua au visiteur un
siège auprès d'elle.
11 allait parler. Ellc l'en empêcha:
- NOIl, moi la l'remii:rel Il faut que j'établisse
nettement la situation ... Vous m'avez faIt l'honneur
de demander ma maIn ... Je ne saurais donncr suite
à ce projet. ..
Il voulut demand<!r des explications, insist<!r,
supplier pellt-étrc ... Elle l'urt"l!ta d'u Il geste bref.
- Lalssez·moi a~hevr
.. vous regretlerÎcz ensuite
I"\)S paroles ... mais, préte;: bien l'oreIlle car jl.: parIcr:\1 bas ... Il ne faut pas que mon ollcle entende ...
Je ne suis l'lus l'hcl"lti;:rt.! que vous imagllliez.
l\lalWé cettt.! parfaite possessIOn de soi que donne
l'usu!.1c du monde, il eut un léger tressaillement: de
pcn.:hé en avant qu'il était, Il se redres:;u, il se
rejeta presque en arrière.
Les lèvres de la leune tIlle sc courbèrent sous une
expression de méprIS, et cc fut d'un ton iruniquc
qu'dIe :tl)~HI
t à sun c\JJ111 agnon la surprenante résurl"<!CtJ(1I1 l'A mau I"y.
V(IU Il; voyez. conclut-elle, je
uis obligoSe de
�'52 LA BELLE HISTOIRE DE MAGU ELONN E
considé rer comme non avenue la-dema nde que vous
m'aviez adressé e. Un jour, vous m'avez bien dit que,
si vous échapp iez à l'étrein te de la famille, vous travaillerie z, mais je ne crois pas devoir prendre acte
de cette promes se.
Il resta un instant, sans paroles , les yeux fixés sur
la peau de tigre jetée devant la chemin ée .
. - yous allez me méprise r, balbutia -t-il enfin ... Et
,e SUIS sûr que vous ne croirez pas à ma sincérit é ...
Pourtan t, lorsque je vous ai dit cela, je pensais ce
que je disais ... Nous somme s parfois ainsi dans le
Midi ... Nous nous imagino ns plus grands CJue nous
de
ne le somme s ... Et c'est seu lem ent en fa~e
l'épreuv e que nous nous jugeons à notre taille
exacte ... Vous avez raison ... Je suis incapab le d'un
effort soutenu ... Après la guerre, je suis tout de
suite retourn é à mon indolen ce passée ... Et ces dertemps, faut-il l'avoue r ? J'avais peur de ce que
~iers
le vous avais promis ...
Il était accoud é au fauteuil ; d'une main, il se
voilait le front. Elle eut pitié de lui:
- Vous n'êtes pas absolum ent respons able de
votre caractè re? Peut-êt re n'a-t-il pas été formé
comme il conven ait?
- Oui, quand j'étais enfant, on me passait tous
mes caprice s ... Pour le moindr e malaise , ma mère
me retirait du collège ct me livrait à des répétite urs de
rencont re. Si elle consult ait le médeci n sur mon cas,
en revanch e, elle ne s'inquié tait jamais de ma santé
morale ... Je poussai s au hasard, mes sœurs aussi ...
Person ne ne s'est soucié de savoir si nous avions dcs
natures généreu ses, suscept ibles de progrès ...
- Vous avez tout de même fait votre droit?
- Cela me plaisait ... J'ai suivi ma fantaisi e, mais
sans avoir l'intent ion ferme de lui demand er, un jour,
mon gagne-p ain ... A la maison , on me bernait trop
de cette idée : ~ Avec le nom que tu pl rtes, tu
pourras prétend re au mariage que tu voudra s ... »
Je trouvai s plus facile d'attend re la fortune , que de
courir après elle.
-. Vous reconna issez que des cordes qui auraien t
en vous ont été faussée s. Pourqu oi n'espu vl~re
sayenel.-V()US pas de les redress er?
-:- 11 est trop tard 1 Je n'ai pas pris l'habitu de et le
travail, de l'elTort personn el. Plutôt (lue de
gout d~
contram dre ma volonté ù user de mon intellig ence
œuvre utile, j'ai préf6ré m'abais ser jusqu'à
~ne
~Ol:
a s.m lst re comédi e que nous jouons tous dans la
p<?ur sauver la face .
faml~.
.Il s etait levé: ses yeux avaient des luisants de
ficvre:
�LA BELLE HISTOIRE DE
MAGUELO~N
153
- Vous me regarétez étonnée, continua-t-il avec
e:-..altation et comme si, tout à coup, il pensait tout
haut... C'est que vous ne comprenez pas, et il faut
cependant que vous compreniez ... On vous a dit
sans doute que les Provence-Aragon avaient une
fortune réduite ... Illusionl Les Provence-Aragon
vivent d'~xpéients,
voilà ce qui est la vérité. Ces
généalogies, hautement fantaisistes, que dresse mon
p2re, lUI sont payées par un héraldiste de Paris ...
Ces vieux. meubles qui, chez nous, apparaissent
pour disparaitre, sont brocantés hors de Montpellier ... Et, l'été, nous ne nous tirons des coûteuses
villégiatures qu'en risquant des martingales, ou bien
en nous faisant héberger, voiturer par ' les nouveaux
riches que flatte l'illustration de notre vieux nom, et
qui, ensuite, nous invitent à l'automne dans leurs
chateaux pour être leurs professeurs de chic et de
grandes manières... Oh 1 dans ces milieux-là, le
vicomte de Provence-Aragon découvrirait sans peine
la lîancée, habillée d'or, dont rêve, pendant CI! tempslà, sa pauvre mère, toute seule au coin du feu, mais
jusqu'Ici, quelque chose qui se révoltait en lui l'a
toujours fait reculer au derniermomentl Tantôt c'est
l'origine louche de la fortune, tantôt les façons trop
librt:s de la jeune fille, tantôt aussi la simple nécessité de fixer son choix ... ~ Tu ne te décideras
jamais, » me disait-on. Et puis, vous avez paru ...
Vous réunissiez tout ce que je désirais ... J'ai cru
toucher au bonheur...
.
Il pleurait, de ces larmes que les hommes essuient
d'un geste brusque avant qu'elles ne coulent ...
- Ce qui me brise le cœur, reprit-il avec véhémence, c'est la pensée que VOtlS garderez de mni le
souvenir d'un simulateur. Et cependant, je le répète ...
j'étais incère ... je vous aimais ... je VOtlS aime toujours ... Et je m'en veux de n'avoir pas le courage
d'accepter auprès de vous une vie médiocre ... C'est
ù un tel point que si, à cette heure, vous me disiez:
• J(! ne vous rends pas votre parole, ~ je VOU$ rt:pondrais . ans hésiter : ~ Je suis prt::t à tenir mes cnqagemcnts. ~
Maguelonne s'était levée à 6)n tour: elle avait
un pen de pitié aux lbres :
- Soyez tranquille, llit-clle, je n' vous l' tiendrai
pas prisonnit.:r. .. Riche ou non, trop de ch<:res
Influences véillaient sur mni pour me laisser commettre l'erreur de vous épouser. .. Nous n'étions pas
raits l'un pom l'autre ... Si, en arrivant de Bretagne,
, l'ai cru un moment, c'est que vous étiez le premier jeune homme qui traversait mon existence ... Je
l'l'connais que pendant quelques semaines vous
�154 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
a,vez occupé ma pensée, mais vous n'êtes pas descendu jusqu'à mon cœur. .. Vite, j'ai reconnu que,
pour l'identification de deux Vies, il faut une première similitude d'ames que nous n'avions pas. Vous
ne vous attachicz qu'à la surface des choses et
j'aimais a en pénétrer le fond ... De plus, vous ne
sembliez pas compr<.!ndre que dans le' mariage on
dOit mettre en commun les ~oufrances
comme les
joies ... Vous répugnie!- à tout cc qui n'~tai
pas la
satisfaction de vos déSirs ... Et, à présent, je ne m'en
étonne plus ... Personne ne vous a enseigné la nécessité de ces petits sacrifices Journaliers qui fortifient
la volonté.
En Jisant cela, les yeux de la leune fille allèrent
vers la devise Je la ch<.!minée: Vers Elle, toujours
!luis, et, sans trop savoir pourquoi, elle évoqua
Mme Josel, dans le cabinet de Lazarine, racontant
très simplement:
« De bonne heure, j'ai habitué mon fils au travail,
à la peine, au devoir surtout! Jamais je n'ai flatté
son orgueil. .. Vous v"yez, c'est trl:s Simple ... Je n'ai
pas beaucoup de mérite ... »
Ce souvenu' la rendit 111us rose, et une flamme s'alluma dans ses yeux. Guilhem la regardait: plusieurs
fois déjà, en causant avec elle, il avait eu le sentiment qu'clic l10u rrissait des aspi rat ions que, chez
lui, l'éducatIOn avait étouffées et que, de ce fait,
jamais ils ne pourraient se pénétrer entièrement. A:
présent, il en était certain, et, en considérant aUSSI
l'Etoile il pensa à Pierre Josel le compannon de
f:luerre 'dont il a\'a it pu apré~le
la belle santé
morale; il le revit dans le ~rand
amphithéâtre, jetant
sur les auditeurs attentifs la parole profonde du
prélat, vi~teL1r
de la cité déchut.! : « Maguelone a
une Ütnl:, et, pour la comprendre, il faut d'autres
ames. »
Celle qui écoutait alors, immobile, les mains
iointes, encore émue peut-l:tre des paroles qui lUI
uvaient été murmurées sur la terrasse du Château
d'cau, avait-elle compris, dans lin Irémlssement du
cccur, qud était celUI Jont l'àme, devinant son âme,
pourrait la conduire vers l'~t()de
?
Le vicomte, délà très pille, pâltt un peu plus sous
~ne.lIo;ur
de lalousie : la place, qu'en se retirant
11 laissait lIbre, le jeune professeur allait-IL la !l)'enlire Î' 1\ le CI aigl1lt, mais 11 cs aya de sc pt.!rsua~
cr le
contraire:
- Ces beaux CaracIl:res sont aussi intéressés que
les aut~es
1 pensa-t-il, les dents serrées.
l~1e
Inqulétuùe lUI resta tout de mlÎme ct Il tre mblait en s'inclinant devant .l\l11e PCl'hellu.'
�LA BELLE HISTOi RE DE MAGU ELONN E 155
- Alors, lui dit celle-ci , c'est promis ... Vous me
gardere z le secret.
Il se redress a:
- .Madem oiselle, je vous en donne ma parole.
Le gentilh omme reparai ssait: elle sentit que,
comme le lui avait assuré Amaury , elle n'avait
aucune indiscré tion à redout er:
- Adieu, monsie ur, prononç a-t-elle .
Il voulut répond re; il ne put pas: les larmes
étrangl èrent les mots dans la gorge. A celle heure,
il payait cruellem ent ce défaut d'énerg ie qui l'avait
empêch é de réagir contre son entoura ge . Maguelonne, pitoY!ible toujour s, lui tendit la main. 11 n'osa
pas l'élever Jusqu'à ses l1!vres. Il la laissa retomb er
et, sans prendre congé de M. Maurei lhan, il quitta
la biblioth 1:que.
Maguel onne le regarda partir, vivante illustra tion
des paroles de Lazarin e : clle avait pitié de cette
âme en déroute , mais, à présent , elle était bien certaine qu'aucu n regret ne lui resterai t au cœur.
AnnIba l entrait, un plateau dans les mains;
anxieux de savoir c~ qui s'était. passé il devança it
À
l'heure du thé. Il glIssa l'ers la Jeune nlle
un de ces
re 'ards aigus qui la troubla ient chaque fois qu'elle
les surpren ait. Elle feignit d'arran ger le feu pour
avoir le droit de lui tourner le dos. De plus en plus,
elle compre nait que cet homme était danger eux: il
s'était fait bien venir des Proven. :e-Arag on, leur facilitant à toute heure l'accès de son maltre ou de la
jeune maltres se, et cela dans l'espoir qu'un jour le
vi.:omte , devenu le mari de Madem oiselle, lui en
aurait quelqu e gratitud e et lui permet trait de jouer
auprès de lui cc rôle du vakt de comédi e qu'Ama ury
avait jadis stigmat isé, en paroles véhéme ntes .
• •J'étais entouré e d'un réseau aux mailles invisibles, pensa la jeune nlle en se relevan t. Dieu est
bon de m'en avoIr dl!livrée 1 »
Anniba l sc retirait : elle s'appro cha de son parrain .
- Mon oncll!, annonç a-t-ellc , M. de Proven ceAragon s'est retiré, et il ne reviend ra plus ...
- Alors, vous n'avez pu VOLIS entend re?
- Non, mon onde, entre nous il y avait incump atibilit·· complU e de se ntiment s.
Elzéar n'insist a ras uavanta ge; bien (Ju'il rCi;rdtàt un peu la brillant e alliance , au fond JI était heureux Je garder encore l'enfant à laquelle il s' ··tait
(lUaché. Il écarta les parchem ins, la loupe placée
devant lui, et M(lguel onne, qUI cannai sail le rite
journal ier, étendit un nappero ll brodé su r le chêne
ciré \lu bureau. Pui s I!lle comme nça de bcurrtr les
nitÎes:
�156 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
- Mon oncle, reprit-elle alors, je crains que le
comte et ses filles ne se Llennent pas pour battus.
Ils essayeront de forcer votre porte, d'arriver jusqu'à mol. .. Ne pourrions-nous pas quitter Montpellier pour quelques jours, aller par exemple à Maguelone, comme vous en aviez exprimé l'intention?
Elzéar tenait la théière à la main; il prit le temps
de remplir sa tasse et même d'y jeter deux morceaux
de sucre.
- Tout dépendra de Josel, répondit-il enfin d'une
voix altérée. Il doit me retrouver là-bas. S'il venait
aujourd'hui, nous pourrions nous entendre.
Les rôties étaic:nt b~ures,
l'arc~éogue
en choisit une d'une malll distraite et toujours tremblante;
son visage avait cet air de douleur que la jeune fille
connaissait bien. Dans ces moments-là, il se repliait
en lui-même, il ne parlait plus. Sans bruit, Maguelonne gagna le grand palier. Quelqu'un mon lait i'escalier. Elle se pencha sur la rampe pour voir qui
venait, et un peu de rose accentua la nacre de son
'visage en reconnaissant Pierre Josel.
Celui-ci leva les y<.:ux comme s'il avait senti le
regard fixé de haut sur lui, et, aussitôt, il se
découvrit, puis, sans se hâler, mais toujours chapeau bas, il acheva de gravir les derni~s
marches.
- 1\1. Maureilhan est-il là, mademoiselle? demanda-t-il en souriant. Le valet de chambre assure
qu'il est sorti et Je concierge affirme le contrain.:. Je
ne sais lequel croire ....
- C'est Marius qui a raison 1 Mon oncle est dans
la bibliothè lue et il sera tr~s
heureux de vous recevoir. Tout à l'heure, il m'exprimait Je désir le s'entendre avec VOliS pour un séjour à Maguelone que
vous devez faire eo!'.cmble.
- .Ie venais justement lui dire que, celle semaine,
je peux disposer de deux jours de libertt.:.
- Oh 1 (anl mieux, il! dois être du voyage el cette
balte me sera douce 1 On a besoin quellluc[ois
d'éChapper il l'étreinte des chose:; m('diocn:s 1. ..
- C'est vrai 1 Et, là-has, VOliS \'errez, mademoiS~l!e,
il semble que des esprits mystérieux vous
VISitent dans la '(jlllllde, le sil<.:nce ...
pas à échanger d'autres pt\rolc~.
Dt.:jà,
. Il ne c~erha
Il heurtait à la wande porte de chêne, rehaussée d'or .
. Maguelonne sc réfugia uans son pellt salon, e~,
bien qu'elle se sentit le cœur trl:S gros, elle pnt
un ouvl:agc pour occuper sc!> doigtè. Mais, bientôt,
les P~l1ts
sc brouilll:rcnt: clic s'aperçut qu'clic
pleurait.
,: .C'e~t
~t!lpjde
1 pensa.-t-clle en s'essuyant les
yeux. , le n alillalS pas le \,':1>1111<.: ....,
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E 157
Elle n'osa pas s'interr oger davanta ge; mais, si elle
était desëenc lue au fond de son cœur, elle eût décou.
vert que la réser\'e de Pierre Josel, un peu distante ,
bien que courtoi se, était la seule cause de son désarroi du momen t.
· .
.
. . . . . . . ....
Le comte de Proven ce-Arag on ne vint pas à la rescousse, Son fils lui avait dit simple ment:
- Mlle Perhell o a appris que j'aimais les cartes ...
Elle ne yeut pas poursui vre le projet à peine ébauch é;
vous voudrez bien ne pas inSister davanta ge,
Le comte était plus joueur encore que sou fils: il
craignit de se frotter à son voisin qui, dans la colère,
envoyai t parfois de terrible s coups de boutoir . Il se
content a donc de soupire r, et, le soir méme, au
cercle, ayant entendu parler d'une riche hérilii.:re
dont le p(;re monopo lisait tous les vins de la région,
il rentra, déjà repris à de nou\'ell es espéran ces:
- Guilhem , dit-il, il faudra que j'écrive ù mon
bon ami de la Robine , Il pourrai t te ménage r une
entre\'u e avec cette jeune fille,
Pour la premii::J'e fois de sa vie, le vicomte osa
répond re vertem ent ù son père:
- fi Il 1 non, par exempl e, vous n'écrire z pas 1
Vous me laissere z tranqui lle avec toutes yos histoires de mariage l ,.Je n'ai pas votre heureu se
légi.:reté, moi 1 II me faut du temps pour oublier 1..
' Béren'~i:
ct Almodi s ne voulure nt pas capitul er.
De peur qu'une consign e sévi.:re fe empêch ât
d'arrive r jusqu'à leur amie, elles imagin èrent de la
rejoind re, le Jeudi suivant , chez Lazarin e J\1ouri.:7.e,
mais, là, elles apprire nt, par Mme Josel, que
1\1, J\laurt'i lhan, ayant cu beSOIn de COllsuller certa1l1s
docume nts du la hiblioth i.:que de l\1agucl )l1e, était
'
parti a\'ec sa nièce, Pour faciliter son trayail,
l'en.
!ouru)' d'un l'ecueil lement plus profllnd , la proprié taire avait méme mis à sa disposi tion sa maison ,
inoccup ée en cutt.,; saison,
Quant Il « Pierre ., it devait descen dre dans un
hôtel dl: Pala\'as , et, chaque jour, matin el soir,
franchi r à pied,le s ql!utl'e kIl(~m,i;tres
de ~a)le
qu~
sépaJ'(.!nl la peUl.: statIOn baln\.:alre de la Vieille clle
des l)apes,
Les Jumelle s rentr"re nt, la tête basse:
- rI n'y a plus rien à cspC:rer, dédal'l'r ent-clll lS
à leur fr~e
qui, tri.:s mélanc olique, fumait tians le
cr"pusc ule de, sa chambl: e",' On, ne se méfiail pas
de ce .lo"el et Il se puuml1 t fort bien qU'Il décroch at
la timbale 1
Il eut un Acsle éva~if
qui ne r\"pond ait pas.
Alrn(ùi~
choi s it une cigarett e dan:; l'étui, resté sur
�158 LA BELLE HISTOIRE DE :MAGUELONNE
une tablc, puis elle se mit à la recherche d'une bolte
d'allumettes. Pour la trouyer, elle tourna le commutateur: Guilhem la vit en pleine lumiûre, la jupe
trop courte, le corsage trop échancré, le visage fait
à coups de crayon et je ne sais quoi de trop hardi
dans toute l'allure. Malgré lui, sa pensée lui \!chappa:
- Mon Dieu 1 que nous avons été mal élevés 1
Almodis avait fait craquer une allumette; elle la
présenta à sa cigarette, puis, la jetant, elle lança en
J'air llUe bouffée ct riposta avec une pointe d'amertume:
- Dis plutôt que nous n'avons pas été élevés du
tout 1. •. Et c'est peut-être dommage 1. ..
XVIII
L'automobile filait sur la routc de Palavas. Comme
toujours, le dos d'Annibal barrait l'horizon, mais,
cette fois, Ma Dou!.:e était du Yoyage.
Assise en face de sa jeune maltressc, scs lèvrcs
s'étiraient sous un sourire un peu mystérieux qui
semblait encore répondre aux dernières paroles
de Marius, refermant la portière: «Ah 1 mademoiselle
Douce, que le temps nous durera sans vous 1 »
Et malgré toute l'inquiétude que son cœur renfermait, Maguelonne souriait aussi à la pensée de
connal1re la terre, sanctifiée par des cendres
sacrées, où il lui semblait que son i!tre s'épurerait,
se transformerait, d'où elle reviendrait plus disposée
au sacrifice, mieux éclairée sur ses devoirs.
E1Ie n'avait pu rejoindre Lazari ne avant son départ,
et force lui avait été de charger Mlle Delphine de
ses commissions:
- Ma tante, puisque je ne peux savoir ce
qu'Amaury a déCidé, tachez de le retrouver, de lUI
parler ... Qu'il comprenne bien que je suis absolument décidée à lui laisser la place, que je ne consentirai à aucune transaction.
La voix de la jeun!.! fille tremblait et il y avait des
larmes dans son regard:
- ~()is
bien prudente, avait recommandé la vieille
dcmolsel!e, dan~
les yeux de laqucll!.! brillait une
lueur qUI ress!.!mblait à de l'espoir. Tu tiens la vic
de .\1)1\ oncl!.! entr!.! tes mains ... Avec un peu de
palience, tout s'arrangera peut-être ...
Magu~l()n}e
avait rromis de sc taire, mais à
rew~t:
!I!ul ré/)ugnult de continuer cette comédie
de 1 hentlcre a ors qU'clic se savait redevenue la
�LA BELLE HISTOI RE DE i\IAGU ELONN E 1~9
petite Bretonn e dont le Manoir était l'uniqu e fortune .
« D'autre s pourron t enC0re sc laisser prendre aux
apparen ces, • pe:nsait -elle en glissan t sur la route
plate.
Elle employ ait le pluriel, mais, au fond, elle ne
songeai t qu'à Pierre Josel, près de qUI, pendan t
deux jours, elle allait vivre. Il n'avait Jamais marqué
d'aucun e façoll qu'il éprouva t pour elle un scntim<:l1t quelcon que, et donc elle n'aurait pas dü
redoute r pareille occurre nce, Pourtan t cette idée la
hantait , ct cela, depuis l'avant- veille 1 Elle avait
pleuré d'abord de trouver le jeune profess eur si
maitre de lui, !'.i emelop pé de réscl'I'e , et puis, au
sOU\'enir du regard, levé soudain vers clic, lorsqu' il
montait le: grand escalie r que Guilhem venait de
dc!'cen dre, cUe avait repris espoir, ct mamten ant
cct espoir fugitif augmen tait son trouble , Pour s'en
distrair e, elle se pencha à la portl~e
comme
c11ê l'a\'ait fait sur le chemin des Saintes -J\lal'le s.
LIl matin étall duir et t leu, On eCit dit que le printt!mps, déSireu x de s'annon cer, avait détaché en
avant la plus exquise de ses journéc s; la jeune fille
essaya de,se faire une âme !égère, s,ans Il1qui6t,~es
pour admire r la grande plaine, rayec de ceps 1I0lrs,
les prairies , Ic~
bords ombrag és du J,t;!z et llIël1lc,
lorsqu'i ls paruren t, les paluds plats et incultes ,
entreco upés de cltlil',Ç ct de "Ol/bines, d'où, CIlml11c
ùans la Camarg ue, !}merge aiellt des 'dols de Jonc~
ct
ùe salicorn es. Sous lc soleil ils miroita lcnt, évoqua nt
les Jagune s de Venise, mais par un ciel gris, ils
dc\'ltien t faire songer au pays ba' de Holland e,
L'autom ubile atei~n
bientôt Palavas que se~l
!lIent douze kilomi.: lres séparen t de Montpe llier;
lliais sans acc()rd er le t"mps d'uLle courte halle aux
villas bariolé es, aux cafés et aux guingue ttes qui
borden t la rivière canalis ée, elle franchit le pont
J'un bel !}Ian; par une avenue sans beaut'::, cil!!
gagna la Wille qui feJ'Jl1(; la propri0 t6 de Maguel one,
el, apr<:s avoir demand é l'entrée , roula d()uce~l1t
Sur
le long chenllll sablonn cux, d'abord IIll1hrage pal' des
tamaris , puis JécuLl\' ert, eXJ.wsé an soleil,.a ux cuuJls
de mistral, qui, SIlIlVl!I1 I, 16coura ge les plét()n~.
l ne crllix de piel'1'e, marqua nt l'empla cement
d'un naufrag e, c()upait scull: l'étendu e IllOlIlltulle
ct plal<:.
- C'est le oéSl:l't ici, remarq ua la jcune fille, en se
tuurnan t vers son ollcle.
- (;'c5t loul au moins la complè te solitud e 1 murmura NI. Maurei lhan qui était tr~s
pâle el devait
él'idelll lllJnt prendre bea.uco up SUI' lui puur olssj·
Illllll:r sun ~l1ut!()n,
�160 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Maguelonne promena son regard vers le dehors.
« Il songe à son fils, pe~sa-tl.
A tou.t prix, !1
faut le lui rendre 1 Mon Dieu! faites que le ne faIblisse pas 1 Donnez-moi du .courage . »
Le dos impassible d'Anmbal l'épouvantait. En ce
moment, comme son mai~re,
le valet de chambre
devait revivre le drame ancien où il avait joué le rôle
dou.te,. il I?e n;grettait p~s
s~
du serpent. Et, s~n
conduite passée, 11 se réjouissait meme d'aVOIr SI
bien atteint son but...
Mais comment agirait-il lorsque le mort se dresserait devant lui et dénoncerait sa duplicité en
paroles écrasan.tes .. La tante Delphine redoutait ce
choc et elle avait rai son 1
L'automobile escal~dit
à présent une rampe
bordée d'essences résineuses; elle dépassa la croix
qui marque l'en.trée de l:enceinte privée, puis, roulant sur le gravIer fin ou nulle trace encore n'était
marquée, elle pénétra dans la cité des papes, simple
mamelon, entre la mer e.t .les étangs, que couronne le
bouquet d'arbres, au mllteu duquel, comme la princesse enchantée du vieux conte, dort la cathédrale.
La maison d'habitation se cache basse à l'ombre
massive des .pie rres anciennes. Des pla'ntes grimpant~s
la tapissent comme pour la soutenir, l'aider
à réSister aux vents du large.
Manuclonne, la première, mit pied à terre et sa
jcuncMnature enthousiaste ne put retenir un c;'i d'admi ration: à travers des fûts de pins, hardis et fiers,
la mer apparaissait] nappe d'argent liquide qu,tténuait la brume maunale.
- Que c'est beau 1 s'écria-t-elle. Si des formes
blanch.es,. un .peu vaporeus~,
erraient dans ce décor,
on c~Olrat
v~re
le Purgatoire du Dantl.! dont papa
aimall à me lIre des pages 1
Elzéar descendait à son tour; il eut vers la vision
lointaine un regard de douleur qui rappelait plutôt
les désespérés des cercles de l'Enfer; puis, sans
s'attarder à la beauté tranquille Lies choses, d'un
geste brusque, il écarta Annihal qui s'empressa it
pour le servlr, et franchit le seui l de la maison dont
la gardicnn.e, petite femme brune, aux yeux de Sarra~lne,
avalt ouvert la portl.:.
- Celle jolie demoiselle n'est pas encore "enue
ici remarqua·t-elle. Je ne la connais point 1
~ En effet, Mariano 1 C'est ma nièce. Elle s'ap... Je vous charge de la promener
pelle Mague~on
dans l'lie qUI est son homonyme.
- Avant, monsieur, il sera pl.!ut-étre plus sage de
s'occuper du déjeune!' ... Il est tard ...
se promène!'a
- Vous avez raison 1 Ma ni~ce
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 161
seule. Vous mettrez trois couverts, Mariano. J'ai un
convive. Du reste, l'Arlésienne vous aidera ...
L'archéologue semblait avoir une hâte maladive
de se débarrasser des importuns pour s'enfermer
dans sa chambre. En familier du lieu, il disparut
dans l'ombre d'un corrtdor.
- ICI, tout lui rappelle son fils 1 chuchota la gardienne en posant familièrement la main sur le bras
de Mlle Perhello. Et ça se comprend 1 Il n'était pas
revenu depuis leur brouillel Et Je croyais bien qu'il
ne reviendrait jamais 1 C'est que J'ai entendu la
scène du soir, dans la bibliothèque, moi 1... De loin,
on aurait cru que monsieur votre oncle allait tout
briser. .. Et pUIS, le mat 111, lorsqu'il est revenu,
blessé par cette branche d'arbre, la scène a recommencé dans la chambre ... Et même je croIS bien
que ...
Elle s'arrêta. Annibal, qui venait de porter les
valises, ressortait de la maIson. Comme s'il devinait
qu'onyarlalt de lui, il s'éloigna sans rien dire, les
sourcils froncés, sa figure bleue toujours impénétrable.
- Faut pas jaser devant celui-là, chuchota
Mariano. Je m'en méfie autant que des vipères 1
Maguelonne ne répondit pas; il lui répugnait de
provoquer les bavardages de cette femme qu'elle ne
connaissait pas, et, coupant court, elle demanda:
- La cathéJrale est-elle ouverte?
- Non, mademoiselle, mais en voici la clef! Vous
me la rapporterez à l'heure du déjeuner ct, plus
tard, quand je ne serai pas pressée, je vous explÎlluerai Charles Martel, les papes ... enfin tout 1
La jeune fille avait pns la lourde clef: elle se
dirigea vers l'église massive, presque sans ou vertures, mais solidement arcbou tée, qUI, par son aspect
de forteresse, raconte les nombreux assauts qu'elle
a subis.
Le portail ouvert, devant l'ombre de crypte qui
s'étendait devant elle, comme aux Saintes-Maries,
elle eut une hésitation. Elle se décida pourtant à
descendre les marches, ct, lentement, elle s'avança
vers le chccur sans soupçonner les inscriptions
explicatIves, grav0es sur des plaques de marbre
blanc, de chaque côté de l'entrée. Ses pieds foul~rent
la croix entourée de douze rayons qui s'irradie
au centre du dal~1.:
: clle ne comprit pas que c'était
là le symbole du Christ et ùe ses apôtres.
IWc s'étonna que les autels fu~scnt
tournés de
telle sorte que le célGbrant regardait les fidèles.
Personne ne put lui apprendre que c'était le
signe qu'ils avaient été consacrés par des papes.
'lU.VI
�162 LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E
Elle contem pla respect ueusem ent les évêque s et
les abbés, couché s dans le sanctua ire, et se plut à
penser qu'Ils étaient les saints dont avait parlé Pierre
Jose\.
Une chapell e, très haut, près de la voûte, comme
la chapell e des Miracle s aux Saintes -Maries , attira
ensuite son attentio n. Sans doute, les assiégé s s'y
réfugiai ent pour soustra ire leur Dieu aux barbare s.
essayai ent de
~USI
Dans la Vle, que de ~arbes
prendre ce que vous aViez de medleu r en vous 1 Pour
leur échapp er, 11 fallait alors se réfugier dans la partie
haute de son ame ...
marche s du chœur et
Elle s'aoeno udla sur l~s
appuya le Yront contre la balustra de.
Dans le silence qUI !'enyelo ppait, sdence auguste ,
sc sentait plus près du
~le
fait de grands so~venlr,
Maitre divin. I1IUJ sembla it que, se trouvan t dans le
lieu même où le drame entre le père ct le (ils s'était
entendu e, que les
déroulé , sa prière serait ,?ieu~
esprits mystén eux dont lUI avaIt parlé Pierre Josel
la VISiteraient ...
« Mon Dieu, murmur a-t-elle , enlevez de mon cœur
tout.: pensée égofste, tout retour sur moi-mê me ... »
Mais au fond d'clic-m ême, elle l'I.:trou vait le regret
de cette vie ù'hériti i;re qU'elle avait traversé e.
Et elle s'en voulait de ce sentIm ent; comme nt
les redll:rc hes
pouvait -elle regrette r les ~dulati()ns,
Intéress ées dont ellc avall été l'ohjet 1 Riche, elle
n'cût jamais été aimée pour elle-mi.'mc ... ou tout au
moins, elle eût toujour s gardé un doute ... Pauvre , au
contrai re ...
pas 1 déclda- t-clle
q Pauvre, le ne me mari erai
viveme nt cnmme si elle famait la porte à de:> rèvcs
dangere ux. Au ManOir , je ne savais rien du monde ...
le pouvais encore me laire des illusion s, crnin: au
Pr'lncl! Charm ant! A pré'sent , c'est imposs ible! Je
que l'inti'rêt dirige tout 1... »
n'iAllore plu~
1';lIe éclata en San!1loIS, ct, Inn tcmrs, elle r 'sta
était !;cule,
froide. I~le
i le front contre la pil!I'~
a1l ~
mais, dans le f.\rand s.i1ence, il lui sembla it que les
esprits de mystère parlaie nt à son ame, ct c'étaien t
qui, plutôt que ùe céder ù
(ou s les pontife s exiJ~s
l'Impie, aVlllent préféré perdre leur, biens lempor els;
ils lui disaien t: • Le sacrific e auqud nous avons
lu y consen tes au c;s i ... I! te
con s.c nti, il faut qu~
paraIt dur aUjoun l'hul. mUls tu verras plus lard, li te
don nerJ la paiX ... »
l':llc sc cnnfia aux mains dl\'ines ct sc leva, récnnfortéed) ur Cet acte d'al und"n. Elle [)ortil alors pour
Jouir e la frnlcheu l' matinnl e, lui offrir son Iront
brûlant .
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 163
Des oiseaux gazouillaient dans les cèdres du bosquet ; au chevet de la cathédrale, des aloès et de
larges feuilles d'acanthe mettaient leurs verdures;
l'air sentait la violette. Au printemps, quand tous les
arbres avaient leurs feuilles, cette enceinte fleurie,
interdite au public, devait être la plus exquise des
retraites.
Lentement, pieusement, Maguelonne fit le tour de
l'ile. Au delà des vignes, l'étang semblait d'arf;ent
comme la mer. Une hutte de roseaux, à peine visible,
se ca.chait parmi les Joncs. Etait-ce en cet endroit que
s'était passé le drame déjà vieux de neuf ans? Elle se
plut à l'imaginer et s'arrêta un instant pour y so~ger.
En face d'elle, vers l'ouest et le nord, des collines,
des montagnes reculaient par plans successifs, jusqu'à devenir irréelles.
Sauf le pic Saint-Loup qui, lorsqu'il met son cha·
peau, annonce la pluie aux habitants de Montpellier,
la Jeune fille ne pouvait appeler d'aucun nom les
ondulations lointames, mais clle ne regrettait pas son
ignorance. Au lieu de fixer la poésie qui l'enveloppait en traits trop géographiques, elle préférait
remonter jusqu'à l'âge hérotque de Maguelone, se
la figurer recevant la visite des papes et des saints,
se couvrant de sanctuaires et d'hospices et devenant
foyer de lumière d'où rayonnaient la foi et la charité.
tes ruines peuvent avoir la paix des sépulcres:
elles n'en ont pas le silence. Plus haut que les livres,
eLLes parlent à l'imaRination. Les vieilles pierres
solitaires avaient éveillé des sentiments nouveaux
dans le cœur de la promeneuse. Ah 1 comme elle
comprenait bien à présent l'exorde lancé par Piern:
Josel, le jour de sa conférence ... OUI, Maguelone
avait une âme ... Mieux encore elle était une âme, le
symbole du devoir accompli dans la soufTrance 1
Tout en réfléchissant à ces choses, la jeune fille
revenait vers la mer entrevue à l'arrivée, et qui,
maintenant, ressemblait à une étofTe d'awl', glacée
d'argent, comme on se figure la robe couleur du
temps de Peau d'âne. Elle pénétra sous la pinède; à
ses pieds s'étendait une plage de sabLe fil~ aux molles
inflexions où des vagues courles expiraient avec un
bruissement régulier et Joux. Des tartanes glissaient,
si baignées de lumière qU'on les eût cJ'~es.
transparentes. L'horizon tranqulilc, sans autre limite que le
ciel, respirait la paix. [\ était difficile de concevoir
que ces flots si beaux, si charmeurs, eussent pu ieter;
jadis, sur cett e c6te des hordes sauvages, assodTée '
de pillar::e ct de sang.
Maguelonne s'assit sur le sol, feulré d'aigUilles de
pins, pour )ouirde cclll.! heure de calme et d'harmonie.
�164 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Ses mains étaient inactives, ce qui lui arrivait rarement, mais son esprit travaillait, et cette idée lui
vint: « M. Josel est évidemment le convive dont mon
oncle a parlé. »
Elle se demanda si elle redoutait encore ce rapprochement el elle fut étonnée Je découvrir que, maintenant, elle s'en réjouissait. N'était-ce pas l'occasion
que Dieu lui orTrait pour obtenir la réconciliation
d.!sirée? Le jeune professeur était très estimé de
l'oncle Elzéar. Pourquoi ne s'ouvrirait-elle pas à lui
du retour d'Amaury? Et, au besoin, pourquoi ne
solliciterait-elle pas ses conseils, son intervention 1
Reculer devant les suites probables de cette confidence serait lâcheté de sa part 1
« Je parlerai, décida-t-clle, je suis sûrG de sa
discrétion 1 Et puis, il vaut mieux qU'il sache. »
Des pas criè~nt
sur le gravier, Maguelonne se
retourna et rougIt en reconnaissant, au haut de la
dune, celui qui, justement, occupait sa pensée.
Le jeune homme, se voyant découvert, s'avança,
toujours très simple:
- Mademoiselle, dit-il, pardonnez-moi de troubler
votre contemplation ... Si j'avais su vous rencontrer
ici, je n'y serais pas venu.
- L'endroit est à tous les admirateurs de la belle
nature ... et je l'aime déjà ... Il me rappelle le cher
Manoir que J'ai tluitté pour Montpellier ... La nuit, le
vent du large p eurait dans de grands pins, tout
pareils à ceux-ci ...
- Vous avez une vieille maison ? ... Là-bas, en
Bretagne?
- Oui, une vieille maison pleine de souvenirs 1...
Mon père y est mort ... Et cependant, j'allais être obligée de la vendre quand mon oncle m'en a emp~ché
...
une demeure de
- .JI! vous envie de pos~éd(;r
famille, dit lentement Pierre dont les yeux se fixaient
~l l' le large. Mon père n'a pas cu ln jOie de me léguer
la Ricnnl' : 1'1 guerre de 70 l'en a\"ait dépossédé, ct je
le l'cWetll! tous les jours ... C(;U,'( qui, chaqu.e année,
l'Clivent, aux v(tcances, emmener lell1'5 enfants aux
lieux où les an..:(;treo; ont vé~l,
peuvent, plus fal:ilement, leur faire une ame traditi"nnl'Ile.
Il s'était appuyé ù tin !!mnd fÎlt rOll 'Latre ct, tOtlj()Il'~,
rcgaydaltlcs Ilnts .• Inguelllnn ?(; Sl'ntit gAIl0c
ct, pour dlrl! l}uelqu\! clt" e, Lllc rcmal'~:
- Vous doez connallre la (irè~e,
monsieur ... CI!
paysage Ile vous la l'apI clle-l-il l'a~
?
II dut ~(; tl)urner vers clll! pour lui l'épondre :
- AUJourd'hui, le cid l',l d'un hku trop doux
pour donner l'i.llu. ion dc l'Attiqul' ... Mais, r;,~Ilins
Jourli, on se crolralt, en efret, au pied du Pau ilippe ...
•
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 165
11 Y a des oppositions d'ombr.:s ct de lumières J'une
délicatesse i nft n ie.
- Tout à l'heure, je regardais les montagnes ... Les
plus lointaincs semblaient avoir jeté un voile gris
perle sur leur robe de yelours améthyste ... C'était
e. quis 1
- Chaque heure apporte des nuances nouvelles .. .
J'ai visité l'île à des saisons diverses d, toujours,
elle m'a charmé ...
- Parcc que vous a\'CZ une âme pour la comprendre,
•
-:- Je v<;lis que yous n'ayez pas oublié la citation
qUI servait de texte à ma co lférence ...
- Non ... Elle s'est gravée dans mon souvenir. Et
aujourd'hui .. j'.en ~i comrris toute la vérité, peut-être
rarce que J'al mieux senti mon âme ... Ne trouvezvous pas qu'à certains moments on se sent plus
esprit qu'à d'autres ? ..
- Si 1... Et je crois qu'il faut multiplier ces moJl~nts-à
... Le corps ne duit être qu'un serviteur
obeissanl .. .
- JI rt!glmbe parfois ... C'cst un compagnon qui
aime ses aises et répugne au sacril1ce ... J'cn ai fait
l'exp6I'ience, Ccs jours-ci ...
Elle étail toujours assise ct lui th:hout. Il laissa
tomher vers elle un regard qui interrogeait.
- Peut-êlrc, continua-l-elle, ne devrais-je pas vous
révéler cc qui esl encore un grand !:>ecret, mais vous
ètcs /a scull' personne que !Tiol1 oncle admclle dans
son intimitt:, ct je sais qu'il a pOlir vous beaucoup
d'e, lime ... Alors, j'ai pensé que, mieux qu'un autre,
vous pourriez me donner un bon conseil.
Il s'inclina ct atlendit.
- .Jc cJ'ois que vous a~·e7.
connu, à la guerre, mon
cOtlsi Il A moury ?
balaillon.
- Nom; arpurlcnions au l~1e
- Vous était-il sYIllI'1UhiqIlC ?
- Oui, c't:tait tille très Ilohle intelligence tune
nature d'ardeur, très attachante, cl capable de
belles r ·uction~.
- Alor:;, voudriez-vous tm\'ailler à /e réconcilier
avec SI)!l pi:ru ?
.
'.
"
La 'urprise dc Pierre Jose/Iut SI \'Ive <]I1II1\'olon_
lairement, il s'a 'Cilouilla sur 1..: sol, 1 our sc rapprocher de • ~agle()1nc.
- J\.Tad('mli~
'Ik, murmura-t-il, je ne comprends
1 a~ ... J\faureilhan <1 "lé lué devanl Verdun.
- NIl~,
il. n'a pas étt', tu6 ... Il ~ ~Ié
rama, sé par
l' 'nJ1eml, rail pnS\lllnICr, marlynse ... .Te l'al vu ...
Ma lanle au ·si ... gt Mlle Mourè7.c ... Nous ne pouVOliS 'ard(')' au cu Il dOl! to ... Mais il s'obstine à ne
�166 LA BELLE HISTOI RE DE lIIAGU ELONN E
pas se faire reconna ître de son père ... Alors, j'ai
pens é 9,ue mon devoir était de travaill er à cette
réconci llat ion ...
- En elle!...
- Après, advienn e que pourra 1 Je retourn erai au
Manoir ... Au besoin, Je recomm encerai à cherch e r
une situatio n de dactylo , comme je le faisais lorsque
mon oncle a surgi dans mon existen ce ... Je ne dois
pas, en cette affaire, m'occu per de moi ... N'est-c e
pas votre avis?
- Enhère mentl
- Seulem ent, voilà 1 II faut décider Amaur y 1...
Or, il est terrible ment entêté 1... Ma tante n'y a pas
réussi, moi non plus ... Alors, j'ai pensé à vous .. .
- Vous avez bIen fait. .. Je suis prêt à essayer .. .
Il s'était redress é; le ton de sa VOIX était pres qu e
joyeux; il Yavait de la lumière dans son regard.
- Que Je vous remerci e, balbutI a Maguel onne,
presque déçue d'avoir été si vite compri se. Je vous
donner ai l'adress e de mon cousin à Paris ... Vou s
lui écrirez ...
De loin, quelqu 'un cria:
- Ma jolie, où êtes-vou s?
~
D'un bond, Maguel onne se releva ct, svelte dan
sa robe d'hiver d'un bleu sombre , ell e se montra ail
somme t de la dune.
- Me voici, Ma Douce 1
Pierre Jo sel avait suivi sa compag ne.
Le regard un peu mystéri eux de l'Arlési enne cuurut
de l'un à l'autre ct ses li.:vres se tendire nt sous un
fin sounre . Elle connais sait le profess eur ... Si souvent, elle l'avait rencont ré dans l'escalie r. Il portait
toujour s des livres sous le bras et il avait l'air grave,
rénéchi des homme s occupé s. S'Il s'arrêta it pour lui
demand er un renseig nement , par exempl e si M. Maureilhan était dans la hlbllolh èque ou si l'on avait
retrouv é le paraplu ie qu'il avait oublié à sa dernièn .:
visite, il ne parlait pas avec arrogan ce, mai s au
contrai re avec des mots polis qUI montra ient UIlC
amabili té natun:lle. Enfin, il plai sait à Ma DOllce, ct
tout ce qlle lui en uvaJt dit Manus avait encore
excité son imaf-\Illatioll.
- C'est celuI-là qu'il faut à Madem oi s elle, pen sat-ellc; au mOin s , les quatre saison s ne le ve rront pa s
les mains croi sé es comme l'autre 1
Maguel onne disparu t dans la maison pour mettre
un peu d'ordre dans ses cheveux , ébourifl 'és par le
vent de mer. Lors qu'clic entra dans la salle à manger, les deux messieu rs l'attend aient, debout , cn
causant d'lin très curieux cart uLaire de l'Ile li lie,
l'année précéde nte, et tuut à fait pal' hasarli, Pierrc
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E 167
J ose1 avait découv ert dans la bibl iothèqu e de la
Faculté de médeci ne, ct, si grand était l'Intérê t qu'Elzéar prenait à cette convers ation, qu'il ne chercha
pas à se demand er pourqu oi Pierre Josel ne saluait
sa nièce que d'une simple lOclina tion.
La jeune fille ne parla guère pendan t le déjeune r.
Elle se sentait encore tout émue de l'entret ien qu'elle
venait d'avoir avec le jeune profess eur. En écoutan t
la belle voix timbrée de celui-cI , elle croyait entendre la façon si nelte dont il l'avait approuv ée. A lIcune
hésitati on, aucune recherc he d'un chem1l1 de traverse ... Il ne deyait aimer que la ligne droite.
Le secret qu'elle lui avait confié créait lin lien entre
eux, et ce lien, elle le sentait lorsque , dans les
courts silence s, elle devinai t sa pensée , occupé e
d'J\mau r>', et que, relevan t le front, tout à coup, il
l'effleur aIt d'un regard.
M. Maurei lhan marqua it une confian ce absolue
dans l'érudit ion de son jeune ami; il l'écouta it même
avec déféren ce, comme on écoute une personn e dont
on rcconna 1t le mérite et l'expéri ence. Et il était
curieux de voir ainSI les rôles renvers és.
Le café pris, les deux homme s sc retirère nt dans
la biblioth i.!que, une longue salle voCltée, à l'ombre
de la cathédr ale, qui ne sacrifia it pas au luxe et
semhlai t le sanctua ire austère du travat!.
Maguel onne, livrée de nouvea u à ses seules resSOUl"ces, prit son sa<.: à ouvra~e,
un pliant, et pour
être il l'abri du vent qui s'étaIt levé très fnrt, elle fut
s'asseo ir, I(! dos contre la hate qUI d':·limit ait l'enceinte privée, à l'endro it mèm<: d'olt, le mattn, elle
avait examin é la hutte d<: roseaux , témoin du drame.
L'étang frissonn ait doucem ent. Le milieu du jour
le rendait d'un bleu chatoya nt ct lustré, ctlmtne saupoudré d'or. Les montag nes, <:n revanch l:, s'étaien t
effacées , presque é\"aporé es, dans une gaze lumineu!\e ct diaphan e.
Aucun être humain ne sc montrai !. .. Seule, une
autoTnl )hilc glissait sur le chemin de sable ... Des
touriste s, sans doute, qui troubler al,ent le !"e.ras tle
Marian o en <.:C momen t attahl.;e a la CUISIne, en
compag~ie
de son mari, de Ma Douce et d'Annib al. ..
Maguel onne ne s'intére ssait pas à ces Import uns;
elle tourna son rcgard d'un élutre côté et s'al~orb
si bi<:n dan . ses pensées que, quelqu es mllltlte s
plus tard, elle cut un sursaut brusqu e en sentant
unI; main se poser doucem ent sur son épaule :
Mlle MourL-7.e se tenait debout dern~c
elle.
- gh 1 quoi? grande amie, <.:'e t vous 1 Ah 1 je ne
m'allçn ùaig guère il vous voir. N'est-c c [las l'un d<:
\"oS jours de con s ultatIon r
�168 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
- En effet 1 Mais, pour vous, j'ai tout quitté.
La jeune fille avait cédé son pliant à la visiteuse;
elle se jeta dans l'herbe à ses pieds, d'un joli geste,
souple et caressant.
- Que vous êtes bonne d'être venue, dit-elle, les
mains croisées su r les genoux de la doctores"e;
j'avais tellement besoll1 Je savoIr ce qu'Amaury
vous avait dit, l'autre Jour, sous le grand mIcocoulier
du Jardin des Plantes.
Lazarine était très pâle; ellc se pencha un peu
plus vers le joli vIsage levé vers elle:
- C'est justement lui qui m'envol(!, murmurat-elle.
avec
- Vraiment? Consentirait-Il à se r~conile
son père?
- Pas encore ... Il voudrait avant vous Jemander
quelque chose .. .
Mlle Mourèze s'arrêta; elle était un peu oppressée
comme si, au lieu d'arriver en limousll1c, elle fût
venue à pied par le long chemIn sablonneux.
En attendant ce que sa grande amie allait dire,
Maguelonne la regardait, les yeux très ouverts,
cherchant à comprendre et ne comprenant pas.
- Voici ce que c'est, reprit Lazarine, votre générosit~
prétend laisser la place Itbre à v tre cousin,
mais, lui, ne saurait consentir à votre sacrifice. Cette
fortune que, pendant trois mois, vous avez eu le
droit de croIre vôtre, il entend que vous la conserviez.
Pour mieux écouter, la jeune fille s'étaIt redressée
sur les genoux. Son teint mat s'avivait d'un peu de
rose:
- Mon cousin est encore plus généreux que moi,
s'écria-t-elle, pUIsqu'il veut renoncer à ce qui lUI
appartient légillmement, mais je ne saurais accepter
son offre. Ce ne serait pas mon devoir ...
- Laissez-moi achever ... aller jusqu'au bout de
ma mission ... V()tre cousin estIme que, s'il revenait,
vous ne pourriez continuer de vivre dans un coin de
la maison comme une parente pauvre, recueillie par
charittl, et que, du reste, vos âges respectifs rendraient cet arrangement particul!1:rement d\!ltcat. .. 11
désire donc une situation nettement définie; il faut
que vous devenIez, à l'hôtel de Provence-Aragon, la
petite reine (lui commande.
- Alors, 11 ne se r(:concilieralt pas avec son
père'? C'est ù quoI je ne pUIS consentlr.
- 11 se réconcilierait, au contraire, mais sans
léser aucun Je vos droits.
- Je ne comprends pas ...
Maguelonne, cn disant cela, s'était mise debout.
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E 169
Lazarin e suivit son mouvem ent ... Ah 1 qu'il lui était
dur de transm ettre le messag e dont, la veille au soir,
Amaury , cruel sans le savoir, l'avait chargée .
- Vous ne compre nez pas? murmu ra-t-elle ,
faudra-t -il mettre les points sur les il' Votre cousin
VOliS demand e de devenir sa femme.
La surpris e de la jeune fille fut SI vive que,
d'abord , elle en resta interdit e.
- Sa femme, balbutia -t-elle, enfin. Oh f non, c'est
imposs ible f
- Pourqu oi serait-c e imposs ible? Vous avez
l'âme trop haute pour reproch er à votre cousin sa
glorieu se infirmit é ... Entre vous, il n'y a pas une
disprop ortion d'âge trop criante f Il est doué ù'une
intellig ence remarq uable. Sa nature généreu se a
peut-êt re été aigrie par les épreuve s, mais le bonheu r
lui restitue rait toutes ses qualité s premièr es ... Vous
avez beauco up de goûts commu ns. Maguel onne, ce
serait une belle œuvre, une !;\rande œuvre à entreprendre ... Pourqu oi refusen ez-vou s? Votre tante
Delphin e le désire telleme nt f Elle m'a chargée de
vous le dire.
Les traits de la jeune fille s'étaien t décomp osés
et, tout à coup, sans motif apparen t, elle fonùlt en
larmes et s'affais sa darfS l'herbe. Lazarin e s'agenouilla auprès d'elle: sa pâleur tournai t à la lividité.
- Il est à Palavas , murmu ra-t-elle ... Il Y attend
votre réponse ... Faudra- t-il que je ne lui laisse pas
d'espoi r?
La jeune fille, â présent , sanglot ait:
- Je ne peux pas, balbutia -t-elle d'une voix
entreco upée, je ne peux pas ... M. l'aumôn ier m'a
dit, un jour, qu'on ne dOit pas épouse r quelqu 'un
par piti6 ... On ne doit pas aussi épouse r quelqu 'un
par peur de la vie, et, je le sens, si j'épous ais
Amaury , ce serait une làcheté de ma part. ,.
- Ne serait-c e pas aussi que vous en aimez un
autre? reprit doucem ent Lazarin e,
Maguel onne resta sans parol,es : aimait- elle
Picrre Josel? Elle ne le démêla it pas netteme nt.
Cepend ant, il lui semhlai .t qu~
la :rie !le serait pas
tl'Op longue auprl!s Je lUI, qu Il était bien le compaI;non, capable Je la faire m.ontcr , dont. lui avait
parlé M. l'aumôn ier, le man qUI. la gUidera it, la
soutien drait, dans le chemin , parfOIS un peu rude,
dt.: la vie. Sous le grand micoco ulier du Jardin des
PianI es, en écoutan t Lazarin e, n'avait- elle ras déjà
évoqut! sa belle figure énergiq ue, marqué e au front
ùu signe diVin de l'intelli gence?
Au bout d'un momen t, Mlle Mourèz e se releva;
les I~\'n:s
toulour s décolor ées, c1le re'lta quelqu es
�170 LA BELLE HISTOIRE DE MAG UELONNE
minutes regardant l'étang où passait un vol lourd de
canards sauy~e.
- Vous ne inc répondez pas, Maguelonne, dit-elle
enfin, mais votre sdence parle pour vous. Celui qui
m'attend en aura le cœur brisé. Il repartira. Et jamais,
peut-être, il ne reviendra. Et puis, il y a votre tante
DelphIne 1 Y avez-vous songé ? ..
La leune fille sc redressait; des larmes coulaient
encore sur ses joues.
- C'est vrai! murmura-t-elle, il y a aussi ma pauvre
tant e! Oh 1 dites bien à Amaury de sunger à elle, de
ne pas e montrer cruel en s'obstinant. Ici; où tout
rappelle le passé, J'ai le désir si vif qu'il se réconcilie
avec son père. Et je SUIS sûre, ~rande
amie, que
vous pensez comme mui. Il est votre ami d'enfance,
Vous k voudriezheureux. Suppliez-le de ne pas quitter
Palavas au moins avant d'aVOir causé avec M. Jose!.
- Celui-ci conna1t donc la vérité?
- Oui, cc matin, je lui ai tout raconté. 11 m'avait
promis d'écrire à mon COUSin, mais parler vaut
mieux 1 Il trouvera les mots qui décideront Amaury.
11 y a en lui comme une force palsihle qui vous
pénètre. Il réLlssira là où nous avons échoué 1 Oh 1
grande amie, vous voudrez bien, n'e~t-c
pas, vous
chargl'r de ma commissIOn"?
- Oui, mais serai-je écoutée?
- VOLlS Insisterez .. , Vous y metlrez tOLlte lotre
âme. Si l'entrevue à l'hiltel, dans une chamhn.: hanale,
lui déplaIsait, pourquoI ne viendrait-il l'as iCI, cc
soir, vers six hcures, sous les grands plllS. Il ferait
!luit. Personne nI! le verrait. l~t ,'av -rtirals ,\1. .Jose!.
Lazarine n'avait pas .besoln d'Interroger da\'antaAe
Ma 'L1clonne; elle ~a\'lt
ma1l1tenant le secret de son
jeune c('t;ur.
)el>l enkndu! dit-elle en lui tendant la main,
Cc s(lir, six heures, sous ks wands pins ...
Uu 1 cu dc rose remontait il sc'- jOlies, ct, dans sa
voix, il y avail des inncxiol1s presque joveuses.
Magul'Ionne sc S'lu'/int de l'id~!
qui lui élait venue
un )Otlr, ct, ~ lus quc jamai ,elle la crllt juste. Mais
alors, que cctte démarche avait dù cOllter ù Mlle MOllri·z .. ! (;ellc- i n'y avail consenti que dans le désir
trb III hIe l'a!isurcr son bonheur ct celui d'Amaury.
- ()ucl hd exemple de renoncement il soi elle
me donr.e 1 pellsa la )clIne fille.
Et, Se .. errant contre la \isiteusc, elle alouta
COfllll1
suite à ses pensées;
,ramie amie, le l'uliS remercie d'Mre venue.
A pré ~nt,
le. comprend combicn voue; m'aimez ...
Lnz~rl1e
lUI l'cndil son étr 'Inte qaJl"! répondre et
l'cm'illon tics dt.; IX (:tait telle quc ni l'une ni l'autre
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E I7I
ne prêta attentio n à un bru issemen t de feuilles derrière la haie.
Toujou rs silencie uses, elles descen dirent vers la
limousi ne arrêtée au bas de la côte.
- Dites-lu i bien que je ne pouvais pas, répéta
encore Maguel onne avant que la portière fût refermée. Non, le ne pouvais pas.
De nouvea u, les larmes l'étouff èrent; elle remont a
la courte rampe et revint au pliant abando nné, mais
elle ne put se remettr e à sa broderi e. Ses mains
trembla ient.
A présent , tous les voiles s'étaien t déchiré s; elle
savait pourqu oi, jamais, eUe n'aurait pu se décider
à épouse r Guilhem , pourqu oi elle ne pouvait accepter la recherc he d'Amau ry ...
- Je l'ai aimé dès notre premiè re rencont re,
pensa-t -elle ...
Lui, l'aimait -il? Elle ne le croyait plus; il avait si
facilem ent accepté la nouvell e de sa ruine; on eût
cru même qu'il en était satisfai t ...
Le cœur de la jeune fille se ~onfla
encore et sur
le napper on de toile fine, destiné à l'un de ces thés
où le tem ps se gaspille , ses larmes coulère nt. ..
XIX
Le soleil était couché , ct déjà la brise fralchis sait.
Le f.ranct silence de la nuit s'étend ait sur l'ile.
De 'autre cOté de l'cau, l'Angél us sonnait à un
clocher .
Pierre Jose! sortit de la biblioth èque, un peu las
de sa longue séance de travail. Il aspira avec délices
l'air embaum é par l'odeur des violette s, puis il se
passa la matn sur le front pour dissipe r la fatigue
accumu lée.
M. Maurcd han venait de lui offrir tous ses regrets
de ne le pOint retenir à diner; dans la journée ,
Anniba l, pris d'une su~ite
rage de dents, avait déCidé
de rentrer à Montpe llier pour Y cherche r quelque
soulage ment près d'un homme de l'~rt,
ct l'a~ch)
logue, Llésone nté par cc bruslJu c depa!"t, cralgnal.t,
ma.lgré la présenc e de 1.' Arlésen~,
de ne pouvoir
traiter son hôte comme 11 conven ait.
La longue course pour rejoind re Palavas n'était
pas faite pour errrayer Je jeune. profess eur; mais il
regretta it les heures du SOir CJu'll eût passées auprès
Je Maguel onne, ct, avant de sc charger de la lourde
serviett e, bourrée de livres et Lie docume nts, il or-
�172 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
tait avec l'espoir dl! rencontrer la jeune filk, d'échanger a \'ec elle des paroles d'adieux.
Comme s'il Pelit évoquée par son seul désir, elle
émergea d'un massif de fusain .
- Amaury vous attend sous les grands pins,
chuchota-t-elle. Je vous en prie, persuadez-le que
je ne pourrai pas être heureuse s'il ne sc r6concliie
pas avec son p1.:re.
Elle n'attendit pas la réponse, et, de nouveau, elle
se replongea dans le mystère du bosq ue!. .
Pierre se di rigea vers la dune . De loin, 11 aperçut
celui qu'il venàit rejoindre, debout, appuyé à un
tronc. D'un seul élan il fut auprl:s de lui.
- Mon cher ami, s'écria-t-il en lui tendant les
deux mains, ma joie a été grande d'apprendre votre
résurrection.
.
Il sc disposait à lui donner l'accolade des frères
d'armes, mais Amaury recula d'un pas:
- Les morts ne devraient jamais rl.!vivre, murmura-t-il. Ils gênent les vivants 1
- Comment pouvez-vous parler ainsi? Votre père
Aarde dans son cœur une douleur qui ne peut guérir.
- Raisonde plus, l'émotion de mon retour le tuerait.
- Non 1 glle ne le tuerait pas ... On pourrait le
préparer doucement à cette idée. MaureillHlI1, jl.:
CroIs que vous méconnaissez votre père ... Il a beaucoup pleuré son erreur ...
- Je n'en ai pas la preuve certaine. Et cc doute
m'empoisonne? A-t-il Reukmenl cru ce (lue lui affirmait ma lettre d'adieux -~ Ma tante Delphine n'a pu
le péndrcr.
- J'ai été plus heureu ..
- Vous, ,Josel?
- Oui, moi. Lorsque je revins de [a guerre, un
'our qu'Annibal était absént, Marius - un de méS
)ons amis - m'introduisit PHI' surprise aupr(:s c.le
son mallre qui ne vnulait recc\'oir personne.
- Vous lui HYCZ parl~
de mni·~
- Oui, je lui ai raconti.! votre douleur, si cruellement méconnuc, ct au si voIre hérol~me,
la sLlblime
beauté de vos dcrniers moments. Il pleurait.
- N'a-t-il rien dit?
- Toul simplement ccci: « Je dOnnCI'ilis ma vie
pour réparér le pas~!.
C'est à la suite dé cl:lte
conversation que, par l'cntrémise d'un notaire, je l'é·
çus la snmml.! importante qui, senic chaquo année,
nous permettait de fairc marcher la Maison fraternelle, cl.!lte (Clivre don! vous i/Vl' l. tant rêv~.
Amaury p()ls~n
un cri étoufT,.
- Comment? Cc bienfailéur inconnu, vous croyez
que ...
l
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 173
- A préscnt, j'en suis sûr 1 Il Y a:un p<.:u plus dc six
semaines, votre père m'a mandé pour m'annoncer
qu'en souvenir de son fils, il était tllicidé à acguérir
l'immeuble que, faute des fonds nécesaires, Je devais laisser prendre par d'autres .
Amaury m'ait courbé la tète:
- II a fait cela, lui 1 murmura-t-il d'une voix que
les larmes rendaient chevrotante.
- Oui, il a fait cela! Et en mémoire de vous 1 Sur
sa défense expresse, je n'ai révélé â quiconque le
nom du généreux donateur. Mais vous ayez le droit
de le savoir. Douterez-vous il présent du cœur de
yo!;-e père? II a pu être égaré pendant quelque
temps par les insinuations perfides de son valet,
mais, aujourd'hui, il a percé le jeu de cet homme ct,
s'il le souffre encore auprès de lui, c'est dans l'espoir d'obtenir son silence. Il ne pourra le renvoyer que le jour où l'enfant prodigue, reprenant sa
place au foyer paternel, anéantira tous les faux
bruits par sa seule présence ...
- L'enfant prodigue ne reviendra pas, Josc!.
- Pourquoi?
- Parce qu'il a eu l'imprudence de rêver l'irréalisable. Celle qu'il aime le repousse. Son retour la
c1.lasserait de l'hôtel de Provence-Aragon. Il préfère
dlspara1trc ..
- Elle n'y consentira jamais 1 Vous ne la connaissez pas, Maureilhan ...
- La connaissez-vous mieux que moi?
- Oui, je sais à n'en pas douter que sa nature
droite répugne à tout ce qui ressemble au mensonge .
Or, laisser croire <[lle Vl'US êtes mortalors qlle vous
êtes \i\'ant, nt.: serait-ce pas s'illstaller dans le men50nge Ù peq étuité ... La vérité exige CJllC VOllS repreniez voIre place ...
- Mais, de ce fait, je rejette ma cousine il la médiocrité.Sous prétexte que la fortune dc son parrain
doit me revenir dans son intégrité, peut-être n'acceptera-clic rien dn mO!l pt:!"c, .
.
- ,J'cn suis à peu pres ,certaln .. . et le l'approuve 1
- Comme vous J'aimez, Jo. cIl
Le trait etait parti, p~esqu
brutal. Le .ÏellAe PI'II_
Je i) ur recula in volontall-cmen!, ~().me
.SI quel.lIu'un
SI ~ol.gnc
l'avait frappé au 'i.;agc. JUSqU'ICI, Il a~·'lJt
~cml1t
cach'; Ù louS les yeux le ~cntlH:J,
qUI, LI ',S
la prcmil:re rencontre, che?; L<1znr,~c
M~'urle,
s'ét;:lJt
.blen que nul,
cveillé dan son ame qu'rI cr~y,lJt
f<luf pcut-<.;[re sa mi:re, ne l'av!lI1 devJt1é.
Sa sa!-;e~
avait cssayé d'abord d'Cil triompher;
il sc l'LJI mépri',j lui-même s'il s'(·tait mis au lang
dl!s chercheurs d'or qui entouraient Mlle Perhello,
�174 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
mais il avait beaucoup souffert, et, plusieurs fois,
rencontrant ou apercevant de loin la jeune fille,
entourée du groupe mondain qui semblait la considérercomme sa propriété, il avait dü résister à la tentative d'écarter les dangereux conseillers et, la prenant par la main, de lui dire: • Ne les suivez pas.
Ils ne savent pas ce que vous avez dans le cœur.
Mais, moi, je le sais, ou plut6t, je le pressens, et je
ne voudrais pas qu'lis Oétrissent ce qui peut fleurir
et porter de beaux fruits ... »
- Oui, reprit Amaury, la VOIX encore tremblante.
vous aimez Maguelonne. Et c'est bien ainsi, car
c'est de vous qu'elle a besoin. Moi, je suis trop
vieux, trop amer pour elle 1... Vous, au contrairt.:,
vous avez une nature très jeune, très enthousiaste,
très vibrante; vous saurez vraiment la comprendre.
- Mais, répondra-t-elle à mon affection?
- A mon tour, Je vous dis: • J'en suis certain 1.
AUJourd'hui même, à Lazarine que j'avais chaq:~ée
de
pàrler pour mOI, elle a laissé entrevoir la vénté. Et
Je comprends à rrusent pourquoi elle a été sauvée
de la rechcrche dc Guilhem. Les mauvais désirs germent dans le vicie du cœur. Et son cœur n'était pas
vide, mais elle l'iAnorail. ..
- Maureilhan,je suis désolé de vous {aire souffnr.
- N'ayez pas de remords ... Puisque j'ai fait un de
ces rêl'es fous dont on se 1'i.!vcille meurtri, j'aime
mieux que cc soit vous qui le réalisiez ... J'aurai au
moins la certitude qu'elle connaitra le bonheur ...
Seulement, n'exiAe7. pas que, cc honheur, j'en sois le
tumoln. C'est au-dessus de mes forces 1
- Nos vies seront séparées ... N'en prenez pas
prétexte pour refuser à votre vieux père la seule
consolation que puissent espérer ces vieux jours.
- Je vous le répète ... les morts ne devralcnt pas
sortir du sépulcre ... Mieux vaut que JC parte J
De sa canne, Amaury cingla un tronc de pin.
Pierre comprit qu'il ne pouvait insister. La blessure
du cccur était trop réccnte. Il fallait la toucher avel:
des mains très prudentes ct très douces.
- J'espère bien que ce n'est pas votre dernier
mot, murmura-t-il. Je \'ous reverrai à Montpellier.
- Je ne le pense pas. Je songe même.à quitter la
Francc, à revenir au Canada où des amiS m'appellent. Jc peux y fall'c du bien.
- On ne fait pas de bien lorsqu'on vil en dellors
de son devoir.
- Le deyoir est parfois au-dessus des force5
humaines.
- Jamais 1 Du reste, gue yOUS partiez ou non, le
tiens ù vous avertir que JC n'épouserai Maguelolllle
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 175
qu'après avoir révélé à votre père toute la yérité.
J'entends gU'elle ne m'apporte pas en dot une parcelle de la fortune qUI, de droit, doit vous revenir.
Amaury respira avec effort: on sentaIt que sa
nature violente luttait contre une explosion:
- Vous m'acculez clans une Impasse, jeta-t-il
entre les dents. Au moins, donnez-moi le temps de
réfléchir ...
- J'y consens ... Mais faut-il beaucoup de temps
pour reconnaîlre un deVOIr SI nettement tracé?
Amaury ne répondIt pas, et même Il fit quelques
pas vers la plage comme s'il s'éloignait sans adlt:ux.
Au moment de dévaler la dune Il s'arrêta, pris de
remords sans doute, ou bien par l'une de ces habitudes innées de politesse que laisse en nous l'éclucatJOn première.
- Rentrez-vous à Palavas, Josel ? demanda-t-il.
- Oui ... maIS avant, Il faut que je retourne chercher ma servIette dans la bibhothèque.
- Cela sera mieux ainsi. Nous partirons chacun
de notre côté. Pardonnez-moi d'être si franc, mon
cher ami, mais en ce moment, toute compagnie me
seraIt Importune ...
Pierre Josel s'inclina devant un désir dont il comprenait trop la raison, et, sans essayer de serrer la
main de son camarade de guerre, déjà loin, il
remonta vers la terrasse sablée.
11 y avait encore de la lumIère dans la bibliothèque,
mais Elzéar ne travaIllait plus; accoudé au bureau,
il avait la tète dans It:s maIns.
- Ah 1 c'cst VOLIS, Josel, dIt-il en tressaillant, je
vous cfoyais parti. MaiS je suis bien aise de vous
revoir, J'avais oublié de vous dcmanùt:r si vous VIendriez demain ...
- Non, monsieur, une conférence d'agrégation
m'oblige à retourn '1" à Montpellier; maIS, i'e, père
rcvenii· après-demain,.et, SI vous le permettez, cette
fois avec ma mi.'re qUI ne connalt pas encore l'ile.
_ .Je seraI trop heureux de la VISlle de Mme Jose!.
.Tc l'enverrai chercher en auto au tram\\'ay de dix
heures et demIe. Le chl.:.min sab.lonnt:ux e!it si Ion!!,
~1 pénible. Il faut votre Jeune vaIllance pour le frand1Ir sans fatigue. Et donc, bonne pr~mcnade,
mon
cher ami. Quant à cette salle d't:scrIme dOIl.t vous
m'avl!1. parlé (Jour .la M~!s.on
fra.tl!rnelle, F,lItes-en
'·tablir un dCVIS' Je l'offrIraI tr<.:s Vll!oIltlcrs aux
(:tlldiant!; comme' (Cuf dc P:llJues; JC n'oublie pas
qlll.:, quuiquc myo)lo, mon fils était une excellente
el'éc.
Il !!arda un instant le silence, puis, plus bas, il
ajouta:
�176 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
- Josel, je n'auraIs pas dû revenir ici. J'y soufTre
trop 1 La nuit dernii:re, j'ai eu un cauchemar am·eux.
Je croyaIs qu'Amaury étaIt agenouillé pri.:s de mon
lit. .. Il m'embrassait les mains en me répétant ce
qu'il me disaIt, le terrible matin: « Pi!re, ne soyez
pas cruel. Je suis un maladroit; mais non un misérable! Père, je ne l'ai pas faIt cxprè:s. Faut-il que je
vous le jure sur la mémoire de ma mè:re ? .. » Je me
suis réveillé tout tremblant.
Une main appuyée sur la table, Pierre était penché
vers le vieillard:
- Les rêves sont parfoIs des pressentimcnts,
murmura-t-Il. Hier, Je lisais clans un joul"11al de Paris
qu'un disparu venait de reparaître.
- Je ne me berce pas de pareilles illusions ... Et
cependant, ce cauchemar me poursuit. Il m'avait
donné une telle Impression de réalité qu'il m'a fallu
lutter contre moi-même pour ne pas plier bagagi.!s
et (rentrer en ville ... Oui, Josel, je n'aurais pas
dù venir ici. Tout m'y parle trop du passé 1. .. Le
pauvre enfant 1 Je me SUIS refusé à compl'cndre sa
nature, trop ardente peut-être, mais à cou p sù~
t1énéreuse, loyale, qUI ne demandaIt qu'à être dmgée,
canalisée. J'al contrané tous ses gOLlts, toue~
ses
aspirations Jusqu'au jour où je lui ai fait la plus
cruelle des Injures! II Y avait en moi un désir d'autorité qui entendait ne pas rencontrer de résistance.
Dieu m'a puni en me mettant sous la domination
d'un valet que je méprise et que cepcndant il me
faut redouter. Il a bien fait, car dans celle humilIation, j'ai trouvé la vérité ...
M.l\1aureilhan s'arrêta un instant, comme accablé;
puis il reprit plus bas encore:
- La présence de cd Annibal m'est tellement
insupportable que, celle après-mIdi, lorsqu'il m'a
demandé la permission de retourner à Montpellier,
j'ai eu un soupir d'allégement. Demain, à votre
arrivée en ville, cher ami, je vous prierai de pass\!r à
la maison et de donner à Marius l'ordre de w:nir
nous rejoindre: je pourrai ainSI recevoIr Mme Jo 'el
d'une façon plus convenable.
JI parlait d'une voix un peu lassée. Sous les pommettes, les joues faisaient deux creux d'ombre. Le
jeune professeur sc demanua si l'heure n'l!tait pa'!
venue de laisser entrevoir au vieillard le i)onheur qui
approchait, mais, à ce moment, la porte s'ouvrit ct
Magu~lone
parut. En ap~rcevnt
Josel, qu'elle
croyaIt sur la dune, elle rougIt:
-:- J.e pars, mademoiselle, dit celui-ci en s'inclinant,
maIS, aprGs-demain, je reviendrai avec ma mère.
Les paroles n'étaient rien, mais c'est l'air qui fait
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 177
la chanson. Maguelonne recula un peu plus dans
l'ombre. Lazarine avait-elle été indiscrète? Ou bien
Amaury, tout à l'heure?
- Oh ( balbutia-t-elle, je serai très heureuse de
faire les honneurs de l'île à Mme Jose!.
Et tout cela encore, ce n'était rien, de simples mots
de politesse. Pourtant Pierre parut y découvrir un
sens particulter.
- Je vous remercie, dit-il d'une voix pénétrée
ma mère sera heureuse aussi de vous avoIr pou;
cicerone. Elle a tant de sympathie pour vous. .
Il n'ajouta pas autre chose, mais ses . paroles
chantèrent dans le cœur de la jeune fille. La porte
refermée, elle sc rapprocha d'Elzéar qui, après avoir
accompagné son hôte, s'était laissé tomber dans un
grand fauteuil à oreillettes, destiné aux repos des
chercheu rs.
- Mon oncle, demanda-t-elle en s'agenou illant
auprès de lui, souffrez-yous? Vous êtes très pâle ...
Oh 1 ce n'est rien ( un peu de migraine 1. .. Nous
avons dépouillé tant de documents a\"ec Jose!. ..
- Ce soir, si VOliS avez besoin de quelque chose,
il faudra me le dire puisqu'Annibal est parti. Vous
verrez, mes infusions ne sentent jamais la fumée.
- Oui, c'est cela, tu m'apporteras une tasse de
tIlleul, pour gue je dorme sans cauchemars 1 Tu n'en
as pas, toi l '1 u n'as que de beaux rê\"es.
Il garda un instant le silence, puis, comme s'il
continuait tout haut sa pensée intérieure, il demanda
tout à coup:
- Tu ne m'as jamais dit ce que tu pensais de
Jose!.
La jeune fille se releva pour ne pas rester dans
la zone lumineuse de la lampe.
- C'est un noble caractère, balbutia-t-clle.
- Oui, et surtout c'est une force au travers du
not! Je suis content que tu l'apprécies, petite ... Il
est destiné à quitter Montpellier. Sa place est marquée à Pans .... et peul-être u!1 jour, 1!l~me,
à l'Académie françaIse ... Je ne devra~s
pas deslrer cet avenir pour loi ... MaIS, comme le ~e veux pas recommencer cc que j'ai fait ~utrefols,
le !le me compterai
pour rien ... S'il le faut, le renoc~al
à la douceur de
le voir. Je restcraiseulavecDelphlne dans notre trop
grande maison ... Je m'ét.ais habitué à la présence ...
Tu avais ouvert en mOI des sources de lendresse
que j'ignorais ... Avant. Je m.e raiLlis.sais ~ontre
m(!imême, et, en agissanl ~Insl,
le.croyals mOlns soufTn~.
Je me trompais. Je l'al compns en causant avec 101.
Sans t'en douter, tu m'as fail beaucoup de bien,
Maguelonne, et, ce soir, il faut que je t'en reml.:rcie_
�178 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Des larmes tremblaient dans les dernières paroles;
la jeune fille, émue, se pencha sur le front, barré de
rides, qui, dans la pénombre, prenait des blancheurs
de cire.
- Mon oncle, murmura-t-elle, c'est moi qui dois
vous remercier ... Vous m'avez traitée comme votre
fille, et, quoi qU'II advienne, je ne l'oublierai )amals ...
Il y eut un silence, et, dans ce silence, monta la
voix de Ma Douce, lomtallle et un peu chevrotante.
Elle chantait à la CUisine, et, sans doute, pour réjouir
Mariano, la ronde de sa Jeunesse :
La vieillesse pleure,
Enfants, nous chantions ...
- Comme c'est vrai 1 remarqua Elzéar ... Et j'ai
grand tort de te retenir ICI avec ma tristesse, lorsgue
tu as de la joie plelll le cœur. Va plutôt voir SI le
dlner est prêt...
Maguelonne ouvnt la porte de la bibliothèque. La
chanson lui arnva plus précise:
Sur le Pont-Neuf
Il pleut et sOleille,
Il soleille et plcut.
Elle gagna l'allée: dans son âme, comme sur le
pont de la ronde anCienne, il y avait, à cctte heure,
du so)ell et des nuages menaçants. Elle se sentait
heureuse, et, cependant, elle avait peur, pCllr de la
nuit qUI l'enveloppait, peur du sih:nce si profond,
peur surtout de savoir que Plcrrc s'en allait seul à
ccttl! heurl!, par le long chl!min de sable que, la nUit,
fréquentent sculs les douaniers ou les courlis au cri
pla1l1tlf.
g\le courut presque jusqu'à la CUisine. Ma Douce
chantait toujours:
Maintenont tout me brûle et transit le cœur ...
- C'est vrai 1 pensa l\1aguelonne. En ee moment,
JC tremble pour lui ...
L'Arlésienne avait tourné la tête pour voir qui
entrait: il yavait de la lumide dan~
se\> yeux, beaux
encore.
•
- Ah 1 ma Joh', s'éeria· t-dle, vous arrivl.!z bien 1
J'allaiS vous a11Il,>rlcer qUl! le dlnl!r est prêt. .. Et il
vous semblera 1111.!t1Il!l1r; Annibal nI! le s 'rvlra pas .
- Oui ... ct demain, Marius viendra ... NOliS avons
anl~':
cela avec 10011 (In cIe.
- Mllnsi"ur me !'a dit lorsque ie lui ai appork Je
platcau de ~Inq
l1l'ures. El c' 'st pour cela que )e
chantl') ma Jolie, car il me f~\lt
vous l'avoue!', Marius
m'a demandé, Cc matIn, d'être sa femme ... JI! lui al
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 179
répondu que je voulais bien, mais à la condition
qu'on vous suivrait partout. Il doit réOéchir et m'apportera sans doute sa réponse ... C'est un très bon
garçon, délicat comme pas un, mais, sans vous, ma
Jolie, je sais que le ne pourraIs vivre ... Alors, j'aIme
mieux le prévenir, d'autant mieux que, pour vous,
le bonheur approche ... Demain il frappera à votre
porte.,.
Maguelonne recula dans l'ombre du dehors: ce
cher bonheur, à peine entrevu, elle avait déjà p~ur
de le perdre.
Ses yeux se levèrent vers la voû te étoilée, qu'un
l'cu de brume recouvrait; ses mains se joignirent, cl
elle murmura:
- Mon Dièu 1 protégez-le 1. ..
xx
P.ier~
av~it
d.esc~u
l'allée. qui passe devant la
croIx: Il laissa a drOite les bàtlments d'exploitation
ct s'engagea ~an
s le chemin, re,sserré entre la plage
ct l'étang, qUI, dans cette partie, exposée aux tempêtes d'hiver, ne présente au piéton que des amoncellements irréguliers de sable où il enfonce.
La nature énergique du Jeune professeur n'était
pas facilement accessible à la peur. Il ne s'inquiétait
donc pas de l'obscurité, ni de la solitude complète
qui l'envL:1oppai1. 11 pensait seulement au bonheur
qui s'avançait, et il y pensait, non pas, comme les
imprévoyant::i, tout à la jOie du moment, ou comme les
laches, résolus d'avance à fuir les charges, les responsabilités, mais comme les hommes, éclairés sur leurs
devoirs, qui r60échissent à leur ayenil pour lemieux
l'réparer.
Il allait fonder un foyer, un foyer qui devait Se
peupler de berccaux, et, cc foyer, ille fonderait avec
une fortune médiocre, malS, d'avance, Il Gtait ccrtain
quc ses revenu s, jointsà s~n
tra~7men
de pr.ofe~su,
sufriraicnt à toue~
Ics nccesslles d'une. Vie Simple
cl qu'il serait r()s~lbe
dc ga.rdc~
Ic ManOir dont Maguclonne ne parlai t que les laI mes a~x
yeux. Aux
vacances les enfants s'y rctrcmperalcnt dans l'air
vi \'i fian 1 ~Ie
l'Océan; ils s'y ,reraient des souvenirs
quc, plus tard, Ils retrouveralcnt;,
,
Car ce n'était pas seulem,ent 1 c'p0us~
q.ue Plcrre
cnln:vovait dans sa fiancee. Il 1 ImagInait encorc,
entouri!'e de tètcs blondcs ou brunes, et plus belle
de cet achl:vement que donnent à la femme les
saintes matcrnité s,
�180 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
D'autres, avant lui, s'étaient aventurés sur les avenues qui conduisaient à cette àme tl<:: Jeune fille,
mais, distraits, attiré par le décor extérieur qui l'entourait, ils n'avaient pas cherché à pénétrer dans le
château secret où elle cachait le meilleur d'elkmême. Lui seul était allé jusqu'au bout, et son cœur
l'avertissait que, de l'autre côté de la porte, Maguelonne l'attendait, prête à ouvrir dès qu'il aurait
frappé.
A cette seule pensée, une telle joie l'inondait qu'il
en oubliait le chemin désert et la mer proche qui
déferlait doucement.
Soudain, à cinquante mNres en avant, une détonation déchira l'espace et, une voix, celle d'Amaury,
cria:
- Ah! misérable! voici pour toi 1
Une seconde détonation retentit... L'agresseur,
sans doute efrrayé de cette brusql:le défense, escalada
le talus pour CUIr à travers les vIgnes, mais gràcl.! à
l'obscurité, il s'embarrassa dans des fils de fer t:I
tomba lourdement sur le sol.
D'un seul bond, Pierre fut sur lui, ct, le saisissant
il la nuque, il k maintint sur le sol aveC une vigueur
peu commune.
- C'est il moi que tu auras arraire, maintenant,
gronda-t-il.
- Pitié 1 piti'::! gémissait l'assassin.
Le jeune professetlr reconnut la voix d'Annil al.
- Ah 1 c'est toi 1 Cela ne m'étonne pùintl. .. '1 II
avais épi':: sans doute l'une de nos con\crsation s ct
tu voulais te d'::barrasser du jeune maltre qui
pouvait devenir gênant. L'homme propo s e ct Dieu
dispose, mon naillard 1
- Pitit.!, pit'f.::! répétait le valet de chaml n:, la
houche pleine de sable.
Malrré sa boiterie, Amaury avait à . on Inul'
e~cald':
le talus, son revolver toujours :1 la main.
- Si JlOU8 Je laissions aller, prpl't). a-t-il, ,\ unl:
condition cependant, qu'il ne sc l'clrflUVe jamai sur
notre chemin.
- Oui, oui, je le promets, haleta le mi "<:rablc qui
<:toillfait.
à ne plus rel'araitrc dan s le
- l\lors, tn t'enga~cs
pay" Ù nt; pas la:nrl; fi mon l'(:r.,;, et a ne 1 a
pr;,testcr si le legs en ta favt:ur l'st biffé d'un trait de
plume Î'
- Oui, oui, répéta-t-iJ.
D6jà l'étreinte d\) .Josel Sc des errait. Annihal ~c
redressa sur le genoux. La nuit ~mpc<.:hait
de
di tinguer l'expr~sOn
de son visa 'Co Il sc l'am, . sa
sur Ini-même ct, lraltrcUsemcnt, mû par un dl il'
�LA BELLE HISTOIRE DE :MAGUELONNE 181
fou de vengeance, il tira à bout portant sur ses deux
adversaires,
Amaury ne fut pas atteint, mais Pierre chancela:
- Touché 1 murmura-t-il.
En mêmc temps, il sai~t
son bras gauche.
- Ah 1gredin, s'écria Amaury, tu paieras cette fois 1
Mais, J~ar
une brusquc secousse, Annibal sc
dégagea es mains nerveuses qui s'agrippaient à lui
et il dévala lc tal us sans être attell1t par les balles
qui le cherchaient Jans l'obscurité,
Peut-être eût-il réussi à prendre le large si, ce
!loir-là, les gendarmes de Palavas n'avaient fait une
patrouille sur la côte: il tomba dans leurs chevaux,et
la rapidité éperdue de sa course paraissant suspecte
au:-. représ<\ntants de l'autorité, il fut happé et solidement maintenu sous la menace de deux revolvers,
Amaury arrivait, soutenant son camarade qui
perdait beaucoup de sang: ils revinrent ainsi
lusqu'à la gendarmerie où l'accusé subit un premier
interrogatoire,
TI voulut d'abord le prcndre de très haut, renverser lcs rôles, prétendre qu'il avait été vil:time d'une
agression de la part du « fils Maureilhan », désireux
de faire disparallre le témoin de sa tentative de
meurtre sur son père, ct pl!ut-être elit-il réussi à
persuader ceux qui l'écoutaient, si Pierre Josel
n'avait décliné son nom, ses qualités - qui impressionnèrent fort Il! brigadier dont le fils était étudiant
et pensionnaire cie la Maison fraternellc - et,
réunissant ensuite toute son énergie, nc s'était mué
en accusateur pour demander qu'on fou.illât dall:; le
passé du prévcnu.
Le résultat fut concluant: Annibal, prcssé dans
ses retranchemcnts, sc coupa, sc troubla, pui:; finit
par avou~r
qu'~vant
~'clter
a~l
servicl! ,de M, l\lalll'eilhan, Il avait subi une rell1e de cmq ans de
prison pour ab';ls de cO,nfiancl! au préjudice de son
patron un notaire de NIce,
Inte~rogé
ensuite ,sur, l'~mpoi
de ~a journée, il l!Ut
encore avouer qu'il etait retourne à l',v1on,tpelllcr
pour cherchcr un rc\'olver" A la nUIt, JI avait
annoncé aux autres domestiques que sa rage de
dents le forçait à s,c c,ou,cher (~e . bo~ne
heure, et,
pendant le dlnel', Il dalt partI a bIcyclette avec
l'espoir de rencontrer Amau l'y SUl' le c~emin
d~scJ't
et de Se débarrasser d'un rc\enant qll1 troublait sa
vi,e, On ne l'interrogea pas davantage: il fut écroué
à la rrison dl; Palavas en attendant son transfert à
la pnson centrale,
Pierre sc soutenait ù peine lorsqll'il sortil de la
gendarmerie.
�182 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Le médecin fut appelé à l'hôtel: il constata une
plaie en séton qui, fort heureusement, ne lésail
aucun organe essentiel.
- Ce ne sera rien 1 déclara-l-il: Quelques jours
de repos, et il n'y paraîtra plus 1
Dès qu'il se fut reUré, Amaury s'approcha de son
ami:
- J'ai vu votre geste, murmura-t-il, vous l' OUS
êtes jeté devant moi, et vous avez essayé de le
désarmer .. , Comment vous remercierai-je jamais?
- Oh 1 de la façon que vous devinez .. ,
- En allant trouver mon père, n'est-ce pas?
- Oui .. , votre souvenir hante ses nuits .. , C'est
lui-même qui en a convenu ... Ce soir, par quelques
mots, je l'ai préparé aux retours les plus inattendus,
Son l'ieux cœur supportera le clloc 1
- Vous me demandez ce qui peut me cOllter le
plus 1 Non pas que je sois dénaturé au point de ne
pas désirer me récuncilier avec mon père ... Je le
désire au contraire ardemment; depuis que je suis
sorti des forteresses allemanJes, je lutte même
contre ce désir ... Mais rel'oir en mcme temps
Maguelonne me sera si pénible 1 Néanmoins, si vous
me l'ordonnez, j'obéiral. .. Ce soir je ne puis rien
vous refuser ... Et, en ce cas, je partirHi tout de suite ...
Si Je réfléchissais trop, je n'en aurais plus le
comaBe !
Le leune professeur consulta sa m(,ntre, ellc mal'·
quait huit heur.;.,;.
- Soit, dit-il, "(lUS allez prendre quelque chose.
Pendant ce temps, un garçon de l'hôtel l ' (JUS procurera un véhIcule quelconque. A neuf heures, vous
pourrez être là-bas. La pnère se dit à neuf heures
et demie, dans la cathédrale. Avant, vous pourrez
être re~u
\1ar M. Maureilhan qui, évidemment,
travaillera l ans la bibliothèque.
- 11 me faut un prétexte puur Ille présenter. On
ne visite plus l'église à cette hcure tardive ...
ne pouvcz dal'antagl! parler dl! notre
- Et \'()u~
agreSSIon.
que
- .Je ferai mieux, Josc!. Je dirai à mon p~re
vous m'a\'el chargé de rrépul:r le terram pour la
demande oli~c!
que lUI adressera prochainement
Mme JO"C!. ..
- Quoi? MaureIlhan, vous feriez cela pour moi,
vous r
- Oui, JC n'a.i pas de meilleure façon de vous
e~prim
ma reconnaissance 1 El, en somme,
piétIner sur mon cœur sera peut-être le meilleur
moyen d'en étouffer les battements!
Il n'attendit pas les remerciements de son ami.
�LA BELLE HISTOIRE DE
~1AGUELON
183
Sa nature impulsiYe le poussait à agir sans réf1échir
davantage. Il descendit à la salle à manger, avala
une tasse de café, ct, s'enveloppant d'un grand
manteau, il monta dans la mauvaise carriole qui
attendait au bas du perron. Le long du chemin, au
~rand
désespoir de son cocher, un Méridional
loquace qui eût aimé à se répandre en récits, Il ne
desserra pas les dents.
Neuf heures sonnaient lorsqu'il atteignit l'esplanade sablée. Au bruit des roues, Mariano apparut
sur le seuil de la cUIsine, une lampe à la maIn. Ses
yeux noi rs de sarrazine examinèrent avec défiance
le visiteur tardif:
- MonSIeur Maureilhan ne reçoit personne à
celle heure, répondit-elle d'un ton bref.
- Je le sais ... M.ais je viens de la part de M. Josel
pour une commUl11CatlOn urgente.
Ce nom joua le rôle de, « Sésame ouvre-toi ». Ma
Douce, elle-méme, émergea de la cuisine:
- Oh 1 dans ce cas, lht-elle, MonSIeur recevra ...
11 doit être seuf en ce moment. .. Mademoiselle s'est
déjà rendue à l'église.
Elzéar était en effet seul, et renversé dans le grand
fau~eil
à oreil~S.
Il avait un }ivre sur les genoux,
malS II ne le lisait pas. Il était absorbé dans seS
pensées.
A la vue de l'étranger qui entrait, il se redressa
surpris, presque effrayé.
.
- Monsieur, lui dit Amaury qui tremblait, pardonnez-moi de me présenter SI tard, nHlis 1\1. Jose!
a bien voulu me choisir comme ambassadeur, cl je
ne savais pas si je pourrais veOlr demain.
Sa voix, nrdinall't!mlml ferme el bien timbrée, était
ass'lurdie. Pourtant, les moindres InOcxions pénétraient jusqu'au cœur du vieillard qui l'écoutmt.
Sans trol1 savOir l10urqlloi, il se sentait ému ...
Amaury s'éta!t aSSIS, le dos t.ourné àla lamp~
que
voilait un abat-Jour. M. MaureIlhan n'apercevait de
lui que la forme allongée du visage rasé et le rellet
des verres de lorgnon.
_ Monsieur, balbutia-t-il, Ceux qUI se présentent
au nom de mon jeune et tr~s
remarquable ~m.i
sont
toujours as surés tl'l!tre les, ble!lVCnUS, malS 11 m'l!
quitté, il ya deux he';lres ar~lne,
quel message SI
pressant peut-il me fam;; temr 1 .
.
.mons.leur, .11 n:a pas osé
- Il y a deux he~lI's,
vous avouer la pen see qUI h!1 1empl~sat
Je CŒur,
mais peut-être l'avcz-ou~
de vll1ée.i' Il alm~
Mlle P.erhello et, si vous l'y auton~el,
apre.s-demall1, sa merc
Viendra ici pour la démarche officlClIe.
La voix était rauque, étranglée de sanglots: elle
�184 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
ressemblait étonnamment à une autre voix, celle qui,
dans le m\ltin froid d'automne, suppliait: "Père, ne
soyez pas crue!. .. Vous savez bien que je ne l'ai pas
fait exprès ... »
Elzéar pensa à ce que lUI avait dit Pierre Josel :
les rèves peuvent être parlois des pressentiments;
ses vieilles mains, détormées par les rhumatisrnes,
tremblèrent sur le livre resté ouvert.
- Monsieur, murmura-t-il, j'accueillerai très
volontiers la demande de Mme Jose!. J'ai cru deviner
les sentiments de ma nièce. Soyez certain qu'ils ne
rencontreront aucune opposition de ma part.
- Mon camarade m'a prié de vous dire encore
autre chose, monsieur.
- Quoi donc?
- Vous imaginerez, peut-être, que l'intérêt dicte
sa conduite. Il désire au contraire, ayant une fortune personnelle, que vous ne dotiez pas votre
nièce.
- Il ne pourra pas m'empêcher de lui verser
l'assurance de deux cent mille francs que j'ai contractée sur sa tête, le jour de sa naissance. Elle lui
appartient... Mais ccci n'est qu'une goutte d'eau.
Que veut-il que je fasse du reste de ma fortune si
Maguelonne n'est pas mon héritière r Mon fils est
mort malheureusement r Et plus Je vais, moins je
m'en console r. ..
Ce cri était parti déchirant. Amaury sentit qu'à ce
moment, son souvenir remplissait la pensée de son
père. Il fut sur le point de se jeter à ses pieds comme
11 l'avait fait, le mat 111 douloureux, ct lui prenant les
mains, de lui dire avec des larmes: « Père, c'est
moi 1. .• A présent, nous ne douterons plus l'un de
l'autre .• Mais il lui semblait que l'heure n'était pas
venue; il craignait de briser le pauvre cœur sous un
excès de joie.
- Josel estime qu'il ne vous sera pas difficile de
trouver un emploi à votre fortune, halbutia-t-il. Tant
d'coLlyreS, nécessitées rar l'époquc, sollicitent notre
générosité ...
Le vieillard ne répondit pas: la tète renchéc, les
yeux. clos, il était SI pâle qu'on aurait cru que, déjà,
[a mort l'avait pris.
- M'en reviendrai-je sans avoir rarlé i' pensait
Amaury, suis-je lùdle il cc point?
Une cloche tinta dans le silence. Elzéar releva le
front:
- C'est la pri1:re, expliqua-t-il, lorsque nous
s~}me
.Ici., ~ous
avons l'habitude d'y assister ...
, oU!; plairait-il de m'accompagner, monsieur i'
- Tr1:s volontiers ... Apri:s, je repartirai ... Une
�LA BELLE HISTOIRE DE lIAGUELONl E
IS
~
voiture m'attend ... Il faut que, demain, jl,; qUIIll
Montpellier. ..
(J ne savait plus ce qu'il disait: ses oreilles bou!"
donnaient, un voile tombait devant ses yeux.
Ils sortirent de la bibliothi:que: l'air ne sentai
plus seulem!!nt la violette, il était encore chargé d,
l'odeur des algues, que la mer rejetait sur la plaJ.!~
Comme son ami, quelques heures auparaya"nt
Amaury l'aspira fortement; ses nerfs trop tendu
avalent besoin de ce réconfort.
Un ùes v~nta.ux
de la cathédrale bàillait wall':
ouvert; 11 laIssait vO ir un enfoncement ùe téli.:bre~
que piquait d'un clou d'or le cierge, allumé à l'autel
principal.
Les deux hommes descendirent les degrés; leur ,
pas réson~et
sur les dalles, et l'écho en monta
Jusqu'à la volite cintrée qu'ils sentaient peser SUI
eux. Dans le chœur, nulle forme agenouillée ne
s'apercevait. Les évêques de pierre, couchés presque
a~l
..ras du dallage, comme d~s
blessés sur leur CIVieres, semblaIent, pour l'Jl1stant, les u niqul,;'
adorateurs.
Aidé de sa connaIssance des heu,x , Amaury de\in~
que Ma~uelon
ct ks domestiqucs sdrouvaicnt dan '
la chapelle latérale, réservée d'ordll1alre aux chàlL'
lains, et, par la pensée, il les Imagina sur les plï~
·
Dieu drapC:s aux couleurs pontificales.
L'archéologue luttait toujours contre l'émoti!1l .
irraisonnée qui l'avait étreint dès l'entrée du tardil
visiteur. Pour la vaincre, li fit appel à son érudilion :
- Cette église était encore une ruine au sii;clt
dernier, raconta-t-iJ. On y serraIt le 1'0111. Les chevaux l. buvaient dans les tombeaux profant!s. Mon
ami 1 a ressuscitée ... Les pierres peuvent r!!vÎvre;
elles n'ont pas un corps de chair ...
_ Quand Dieu le veut , toutes les résurrection s
sont posible
~ ...
Ces paroles avaiel:t échappé à AJ!laury.: SDn pi;rc
sentit soudain en lUI une faIblesse II1cxl'heable. Les
marches du chœur s'nflraient à ses pIeds; au lieu
de les gravir pour rejoinJre sa nil:ce, il s'y laissa
tomber à genoux.
Doucement Amaury s'affaissa aupri::s de Ill!.
a retrouvé des fidèles,
_ La cat hé'drâle resucit~.
murmura-t-il. Le mort qUI rencnt rt!lrouvcra-t-lI Ic~
affections de sa jeunesse?
Oh 1 celte fois, le p1!re ne pouvaIt plu s douter; il
poussa un cri ~toufé:
- Mon fils (
Et, dép!, il l'attirait cn~re
I~i;
mai s Amalll"{ se
lh;~age
de l'étreinte passionnee:
�l86 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
- Père, devant Dieu qui m'entend, faut-il que je
proteste de mon innocence?
- Non ... non ... C'est inutile ... Depuis ta lettre ...
ta chère lettre ... la derniè!re ... je n'ai plus tlouté de
toi 1 Et, du reste, sans cet homme, lamais je n'aurais
douté ... Oh 1 pardonne-moi... j'ai tant sourrer!. ..
autant que tu as pu souffrir!. ..
Le fils avait posé les li.:vres sur la longue cicatrice
qui barrait la tempe d'un trait livide, et, main!enant,
il pleurait sur l'épaule de son père.
Maguelonne entendit le murmure des voix, le bruit
des sanglots; elle se leva sans mot dire et aperçut
dans l'ombre les deux hommes à genoux et serrés
l'un contre l'autre.
Bien qu'elle ne pût s'expliquer la présence de son
cousin, elle pensa:
- Il<; n'ont plus besoin de moi 1
Et, revenant à son prie-Dieu, la tête dans les mains
pour mieux rendre gràces, elle commença la fJrtère:
" Notre Pi.:re qui êtes aux ci!.!ux ... II
Lorsqu'elle eut achevé, elle se releva pour partir
dernèrc les domestiques qUI défilai!.!nt un à un.
Amaury avait disparu. M. Maureilhan était s!.!ul,
à genoux, et encore tout tremblant.
- Oh 1Maguelonne, murmura-t-il, le savais-tu, toi '?
- Oui, mon one!!.!, je le savais ... El Je me réjouis
de votre bonheur ...
Il ouvrit la bouche pour lui répondre, mais jugeant
sans doute que ce n'était pas le lieu tles longues
explications, il prit on bras t!t, à pas trébuchants,
il gagna le parc sombre.
A travers les pins, des feux !<e distinguaient sur la
mer: l'Espin~\It:e
en avant d'Aigues-Mol'tes, qui a
ùes 6clats réguliers, el le phar!.! de Celte, fixe et très
brillant. Il!-\ s'arrêti.:rcnt, un instant, pour les regarder.
Maguelonne pensait que, comme le marin du petit
cotre, elle 8't:tait cramp o nn6e à la barre ct que, main~
tenant, les /lots s'apaisant, unc 111mii:re sc levait dans
sa nuit pour la guider vers le port ...
XXI
Maguelonne sténographiait sous la cii 'tée de son
parraIn ùans la bibliothèqllL', lorsquc Ma Douce,
encore émuc des confidence que, la veiJlu au SOIf,
lui avait faites sa jeune maitr!.!ssc, introduisit
Mnl't! .Josel et son fils.
De Palavas, Amaury avait écrit ù son rère pOUl' lui
�LA BELLE HISTOI RE DE MAGU ELONN E 187
expnm er tout ce que ses paroles n'avalen t pu dire et
lui raconte r l'attent at dont il avait été l'objet. Lajeun e
fille savait don..: le beau geste de celui que, dans le
secret de son âme, elle appelai t déjâ son fiancé;
mais, si elle ne s'étonn a pas de son bras en écharpe ,
elle pâlit de le revoir si changé.
Elzéar était allé au-deva nt de Mme Josel; il s'inclina- devant elle. Puis il serra énergiq uement la
main du blessé.
- Si nous les renvoyi ons, proposa -t-il alors en
désigna nt les deux jeunes gens ... Nous serons plus
tranqui lles pour causer. .. Ne croyez- vous pas,
madam e?
Mme Josel acquies ça d'un sourire , le beau sourire
des mères chrétie nnes qui compre nnent leur devoir
et n'hésite nt pas à partage r avec une belle-fil le le
cœur de leur fils. Elle attira vers elle Maguel onne et
l'embra ssa tendrem ent, puis, sans faibless e, toujour s
sourian te, elle la poussa Vel s Pierre comme si elle
la confiait à celui-ci .
Ils sortiren t côte à côte, tout frémiss ants de leur
bonheu r nouvea u, et, d'abord , comme il arrive souvent
lorsque les cœurs débord ent, ils marchè rent sans sc
rien dire. Leurs pas les conduis irent à la statue de
la Vieq.(e, qui, s ur un socle de rocaille s'élève face
'
au canal de Villene uve.
Une brume légère atténua it la violenc e des couleur s.
Ce matin-l à, la 'mer sembla it d'opale .
Quand les fiancés furent en la materne lle prése
sence de la statue, instinct ivemen t, Jeurs main~
joignire nt.
- Oh 1 murmu ra le Jeune profess eur, puis-je le
croire ... Vous consent iriez r
- J'avais besoin de vous ... C est Dieu qui m'a
conduit e par la main.
- Il faut bien que vous compre niez ce que je sui~,
Maguel onne, un travaill eur avant tout 1 Ne trouvere zsilence
IOU'S pas bien au s tères les longues soirées de
près de mon bureau ? ... Ne regrette rez-vou s pas, alors,
le monde que vous avez entrevu ?
- Non,)e ne le regrette rai pas ... Je sais mainten ant
Oalleur s: beauco up de
ses de~Hrs
que ca~hent
c~
\ILle, de tnstess e, de mlsere morale ...
- Et vous ne m'en v(1udrez pas de vous dépouil ler
de habits d\lr qui vous seyaien t à ravir; vous
n'aurez pas peur de la vie simple el de toutes les
épreuve s , des dilïicul tés qu'elle apporte ?
- .le crois que mOIl. pi:re m'a légué un peu de s;.
nature éncrL:ique. Un Jour, vous vous en souvene z,
entre ciel et terre.
tout en haut du phare d'[~ckmühl,
il m'avait dlt : • l.'dTur! coûte, mais l'effort paie ...•
�J88 LA BELLE HISTOIRE DE ).IAGUELONNE
J'avais recueilli cette l'ar(l!c, maintenant, j'en com":
prends la vérité ...
Il avait gardé sa main dans sa main unique, il
l'<:leva jusqu'à ses !"vre" 1 nul' la baiser.
- .Je ne doutais pas de vous, murmura-t-il; avant
tous les autres, avant \'ous-méme peut-être, je vous ai
de\'inée, et ma mè:re aussi 1 .\[ais certains pens~rot
que « la belle histoire de J\laguclonne» se termine
d'une façon trop ordinaire ... L'hérOlne cCtt pu épouser
le descendant des rois de Provence et d'Aragon ct,
au lieu de cela, elle choisit un simple magister dont
le nom est aussi mode~t
lllle la fortl~e.
.
- Je rroteste 1 s'"cna \"lvcmt~n
la Jeune fille en
c!ffeurant de ses doists frémissants l'écharpe qui
0utcnait le bras de son {jancé. Maguelonne épouse
le vaillant chcvalier Pierre, un u as", comme dit
Jacqueline de VèriHnan 1 P!erre et Maguelonne, ces
deux 110015 ne sonl-1ls pas faits pour aller ensemble 1..,
Di:s le premlcr jour, je l'ai pensé.
- ;Ylni aussi! mai~
j'ai rCI'ollssé celte idée ... Vous
étiez trop riche 1
- Et moi, on m'avait dit que l'OIlS ne vouliez pas
\<lUS marier ... Alors, j'es~ayi
Lie regarder nilleurs;
mais votre ima~e
sc mettait en tl'avers Lie mes
projets, ct, faut-II \"ou:; l'a\"ou,,r, mieu: ljlle ma tante,
mieux que Lazarine, mieux qlle :'rI. l'AllInonicr,
mieL!. même qu'Amullr\', ,,'est l'lUS qui m'avez
défendut."! contre Guilht."!l1i de Prnvect."!-,\(~l
- Au fait, r,s .. lol1s cette qle~i"
... 'e ['«I"CZ-WHIS
l'a aim~
1111 peu, cc beau vicomte?
- J\la t':te folle a été vÎctlll1e LIli miral!c 1 .J'ai cru
voir un 1 aladin là (l'I il n'y n\ait qll'un laible CI un
i()u~
t."!UI". .. C'eslla [aule au: c "Curs et ù l'étoile 'Ille
IC rcnCt)(llrais l'nrtout chcz mon 1 art'airr: Vers Hl/e,
tOI/jours I/nis. Celtc vieille dcvise m'al'ait troublé la
cervelle ... ,le la trnu\'ais si belle 1
J 'OliS ne la mettrons pao; sur les r anneaux de
Ilos vuitures, mais nous la l'i\TOnS, Mngllclnnnç J
f'\e SCia-ce pas mieu. t
11 baisa encore la l'etite main qui s'abandonnnit
â lUI, puis Maguelonne s'a it sur les de 'rIs du
iéde.lnl et il prit place il Ses l'ied~.
lin 1 Cil de
1)ri' s'étai! levée ~\lr l'étan'', elle traversait l'i!e 'Il
(ucillalll au ra a' e des odeur. de violet! 'C;o S' "'talllIle dlargéc al~si
LIeS larme, ..le l'rii:r '~. de!; j(lil's
Ir(: hautes Je ceux qui, Llans ce lieu d'e.\il, ;nillcnt
so\tffl'rt pour la Yéritë'? l.es fiancés avaient l'lmitln de rc rira l'al re 1 arfu111 de leuro: grands
1 r~s
lxcmplc .
Il ne 'e11 cffr" 'aient pn i ils allaient ail-devant
de kur existence nouvelle, l'aile screi11\.!, tl11 I)U1"ll"
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 189
de vaillanc e aux lèvres, c/)flfiants dans leur afYection
récipro que.
Et Pierre exprim a tout haut la pensée que le vent
lui jetait au passag e:
- Je n'ose pas vous promet tre une de ces félicités
que rien ne trouble , Maguel onne. La vie est fude
parfois pour qui veut faire son devoir ... Mais quand
on a la paix, on est bien près d'avoir la joie ...
- Oui, cette vérité m'est netteme nt apparu e pendant ces jours de lutte contre moi-mê me ... Du reste,
aupri.:s de vous, désorm ais, je n'aurai peur de rien ...
C'était bon au Manoir de redoute r l'avenir 1
Ils restère nt un instant silencie ux, voyant en eux
des choses qu'ils n'osaie nt pas se dire encore, pu is
leur pensée dériva vers la vieille maison bretonn e;
ils se promire nt d'y abriter leur bonheu r de jeunes
mariés au lieu de le promen er dans les hôtels et
les casinos de la Côte d'Azur.
- Vous installe rez votre cabinet de travail dans
le donjon, décida Maguel onne.
- Vous me montre rez tous vos souven irs, continua Pierre, il me semble ra mieux vous connalt re ...
soir, quand vous partirez , je
~e
- En ate~dnl,
vous donner aI un petIt pot de notre baume de famille
que j'avais emport é à tout hasard ... Vous verrez, il
est merveil leux pour les plaies 1
Pierre ne demand ait qu'à le croire. Tout ce qui
venait de Maguel onne lUI sembla it précieu x ...
A causer de la sorte, le temps passa vite. Les
fiancés furent trcs surpris d'enten dre la docile dn
déjeune r.
- Ce pauvre Amaury , soupira la jeune mie en se
relevan t, il ne sera pas là ... Son sOLl"enir trouble un
peu mon bonheu r, dont, \.:n somme , il est cause,
puisque , s'il n'était pas revenu, jamais vous n'amic/ .
parlé ...
- II m'a dit que des affaires le rappela ient ù
.
Pari s, que, p!u s tard, il revic ndrai t..
li ne s'expltq ua pas sur cc plus lat'd qUI, pour lUI,
enferma it tant de promes ses, cl, sans paroles ,
comme ils étaient venus, ils regagni.:rL!nt la maison .
Ma Douce et Marius les guettaie nt du seuil de la
cui sine.
- Sont-ils gentils ? remarq ua I~ premièr e.
Le second poussa un long soupIr :
- Ah 1 ma payse, tnut de même 1 Si vous aviez
voulu 1
L'Arlés ienne sc détourn a pour essuyer une larme:
- Que voull'z-vOUS, mun pauvre ami, dit-clic , la
voix trembla nte, du momen t que vous ne vous décidez pas ù quiller M. l"taurei lhan, il n'y a rien à faire ...
�19o LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
Jamais je ne me séparerai de ma jolie ... Et en
somme, ce sera peut-être mieux ainSI!.. Nous étions
trop vieux pour entrer en ménage ...
. .
. . . . . . . . .
. .
Le soir de ce même jour, à l'heure où le couchant
laisse entrevoir sa magnificence à travers la porte
du Peyrou, Amaury prenait le thé chez Lazarine
avant de regagner la gare, et le professeur Mourèze,
le nez dans sa tasse, s'ébahissait devant les deu .\:
nouvelles que sa fille venait de lui apprendre, le
retour d'Amaury et l'attentat d'Annibal.
- Un vrai roman, déclara-t-il, et qui finira probablement par le mariage de Josel avec la petite
Perhello.
Personne ne releva cette réflexion: le grand chi ru 1'gien en profita 'pour ?é,Poser ~a tasse sur le. plateau,
choqua le sucner, fadht chaVIrer le pot à lait et finalement jeta à terre une petite cuillère. Il la ramassa,
puis revint vers ses compagnons en essuyant sa
barbe courte.
- Ce Josel m'a toujours étonné, remarqua-t-il.
Il possède une intelltgence de tout premier ordre,
ouverte aux grandes découvertes modernes; il
apporte dans ses recherches une méthode, un jugement que beaucoup lui envieraient. Sa grande
érudition le met déjà en vedette dans le monde des
historiens, et, avec cela, il est aussi croyant qu'un
frère mineur du moyen àge, t.:e moyen âge dl:concertant dont il nous restitue l'admirable relief. Lui
aussI s'en va par les chemins, pauvre d'argent et
riche d'amour ... Oui, je le répète, il m'étonne ... Je
le consldèrc comme un fait en opposition avec mes
observations passées ...
- Monsieur le professeur, du moment que l'expérience est cn désaccord avec l'hypothèse, n'cst-ce
pas la preuve que cclle-ci est fausse?
Le docteur Mourèze prit le temps de consulter
sa montre.
- Peut-être, mon cher ami, peut être ... Nous en
philosopherons à la prochaine • revoyance '.
Pour l'instant, il faut que je me sauvc .. Mais laissezmoi vous dire toute la joie que me cause votre
résurrection 1 Comme Rip van Winlle, le héros du
conte américain, qui avait dormi cent ans, vous
trouverez que bien des choses ct bien des gens ont
changé ... à commcncer par ma fille qui n'est plus la
de~oisl
à marier que vous avez connue ... OUI,
OUI, ~n
ne peut pas reprendre la vie au point où on
l'avaIt Interrompue. Le temps marche ct 11 nous
entralne avec IUII
Il sortit là-dessus, et, tandiS que ses pas s'éloi-
.
. .
�LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE 19 1
gnaient , Lazarin e et Amaur y restèren t silencie ux
l'un en face de l'autre, dans le jour qui s'effaça it. '
Ce fut le dernier qui parla d'abord :
- Ma seule consola tIOn est de leur avoir donné
du bonheu r, murmu ra-t-il, comme s'il exprim ait le
trop-ple lO de sa pensée. Ce bonheu r, ils le m~ri(ent
(ous les deux r
- A présent , qu'allez -vou s faire?
.me conseil - Je ne le sais pas encore ... vou~
lerez, Lazarin e. En ce momen t, )e ne VOIS plus clair
devant moi ... Partout , Josel a pris ma place ...
- N'est-il donc au monde que « la Maison fraternelle II pour occupe r une vie? Je vous vois jouant
un rôle plus ample; vous avez été amené à étudier
et frande près les œuvres sociale s, can~dies
çaises. Il faut prortter de cet acquIs.
- Où voulez- vous qu'il me mène?
.
Lazarin e contlOu a sans répond re:
- Vous parlez bien, vous écri"ez avec éléganc e,
vous aimez l'action , et même la lutte, vous prenez la
vie au séneux et, de rlus, vous posséde re7. la fortune qui rend indépen dant, pourqu oi ne deviend riezVous pas, un jour, à la Chamb re, le porte-p arole de
notre Midi, le dHense ur de toutes les grandes
causes?
à me lan- Député ? Ma foi 1 je n'avais pas s(lnA~
cer dans la politiqu e, bien qu'à Paris j'aie fréquen té
beauco up de parkme ntairt!s .
- Je suis certain que vous réussiri ez. A l'époqu e
Ott nous somme s, aucun de nous ne doil se dérobe r
besoin
Ù la lâcbe qui lui esl Imrosé e ... La France a
du secours de tous pour revIvre ...
- Moi, pour revivr!.!, J'auraI hesoin de votre
voIre cœur pour
amitié, Lazarin e, Cl Jt.! connais a~s('z
Ltre bien certain qll!.! vous nt.! me la refusel'l:z pas ...
JI s'était levé d'un geste machin at, UIlt.! l1abitudt.!
qu'il avait prise dans les forll:res scs alleman des
lorsqu'i l se sentait excl.!dé par les cunven sations de
ses compag nons de geôle.
Il s'appro cha d'une des ft.!nêtres et appuya le front
sur les carrt.!aux.
par la brise, s'étai1 diSSIpée.
La brume, chas~e
L'Amou r, dompta nt la Force, s'ombra it de délicats tons violets, et, derri i.: re la formt.! charmant<.: du
cl1û1!.!au d'cau, le slllcii se coucha it en s \)lendeu r.
Amaury Il !.! lui aCCt1rda pas un regarl d'admir ation : il considé rait It! pj ~ de s tal vide d'où un v 'nt ùe
t!.!mpète avait arrache:: la croix.
Soudai n, il sc retourn a vers Mlle MOll1'i.:ze, immoqui s'ama ss ait aux ulIgles
s .:ule
bile dans le cr~u
de la pii.:ce.
�192 LA BELLE HISTOIRE DE MAGUELONNE
- Si un jour ma voix domine celle des autres,
déclara-t-Il, nous la replanterons, et vous verrez,
votre père nou,; y aidera. 11 est en bon chemin.
Lazarine ne répondit pas; elle se leva pour se
rapprocber de la fenêtre.
Le soleil avait disparu derrière les côteaux : elle
éprouvait l'Impression qu'en elle aussi tout ce qui
restait de sa Jeunesse, de ses espérances, venait
de sombrer.
Amaury comprit-il vaguement ce qu'c1le ressentait? Il remarqua:
- Comme ce serait triste, ces adieux de la
lum~re,
SI l'on ne savait que, demain, l'aube renaîtra.
Peut-être pOUf les cœurs, en va-t-il de même?
•
Elle ne releva pas celte r6f1exion : elle fit seulement
quelques pas pour prendre, SUl· une table, le chapeau
qu'elle y avait déposé en entrant, avec l'intention Je
ne s'arrêter chez elle que le temps d'une tasse Je
thé.
- Où allez-vous encore? demanda Amaury, déçu
de la vOir partir si vite.
- Près d'un petit malade que, depuis quinze
jours, je dispute à la mort.
- Vous Je sauverez ... J'al bon espoir ... Votre
volonté est capable de tous les miracl\!s.
Elle avait fait jouer le commutateur pour remettre
son chapeau Jevant la glace de la cheminée; il
s'aperçut qu'elle était un peu pâle, ct même qu'elle
avait le!> larmes aux yeux; mais IOI'squ'elle sc retourna pour lui tendre la main, clic s'était déjà repris..: : elle souriait...
Et il emporta ce sourire comme un réconfort danG
son chem1l1 nouveau .. ,
}l'IN
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1
~
x L'ALBUM
DES OUVRAGES DE DAMES N° i
donne. our lOB p.ge. grand 'ormat. le contenu de
pluaieur. aJbuma : Layette, linlferie d'en.
fontll, blanchitJ6age, repa!lllage, ameublt ..
ment , exposition de. différent. travaux
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Chaqu~
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L'ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N' 4
contient les FABLES DU BON LA FONTAINE
En carn!. url\ndeur d'exéculion. en broderie anglaile.
La mén:.grric chMmanle cré{.e Pat noire grand
fabuli.te eU le sujet dei compo.itions les plui inle ..
r essanteR pOlir la lable "omeublement. o1n.i Que
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Le Petit Echo
EST LE JOURNAL PRÉFÉRÉ DE LA FEMME
18 à 24 pages par numéro
Deu" roman, paraluan l en même Jemp"
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cl nouvelle" MOIIOloglIl'" pol.le., ('uu,crl" cl
rccelles prutlque. Courricl s Irès bicn org(",I,ls.
Abonnoment •• France. un an: 12
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lix. Juoi,: 7 frallc ••
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
La belle histoire de Maguelonne
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Coulomb, Jeanne de (1864 -1945)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1923?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
192 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 79
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_79_C92588_1109797
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/10/44768/BCU_Bastaire_Stella_79_C92588_1109797.jpg
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/10/44812/BCU_Bastaire_Stella_170_C92640_1110502.pdf
e3876ce1d7870d6ce1bbb0b41040cd6b
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d it io n s
du
P e t it É c k o
, 1c la M o j c ”
1, Rue Gazan
P A R IS ( XIV e)
�> P ublica tions périodique s de la Société Anonyme du “ P e tit Écho de la M o d e ” £
l
\, rue Ca za n, P ARIS (XIV e).
%
Le PETIT ÉCH O DE LA MOD E
p a r a î t t o u s le s m e r c r e d is .
3 2 pa g e s , 1 6 g r a nd fo r m a t (dont 4 e n c oule ur s ) p a r num é r o
De ux g ra nds romans pa r a is s ant e n même te mps . Ar ticle s de mode.
:: Chr onique s var iée s . Conte s e t nouve lle s Monologue s , poés ie s . ::
Caus e r ie s e t re ce ttes pr atique s . Co ur r ie r s tr è s bien or ganisés .
LA M OD E F R AN ÇAI S E
p a r a ît t o u s
le s s a m e d is .
C ’est le m a g a zin e de l'élégance J ém ln ln e et de l'in té rie u r m oderne.
1 6
page s, d o n t 4
e n c o u le u r s , s u r p a p ie r d e
lu x e .
U n r o m a n, de s no uve lle s , de s c hr o nique s , de s re ce tte s .
t
LISETTE,
Jour na l des Petites Filles
p a r a ît t o u s le s m e r c r e d is .
1 6
pages d o nt
P I E R R OT,
4
en
c o u le u r s .
Jour na l des Garçons
p a r a ît t o u s le s m e r c r e d is .
1 6
pages dont 4
GU I GN OL,
en
c o u le u r s .
Cinéma des Enfants
M a g a z in e m e n su e l p o u r fille tte s et garçons.
MON O U V R A G E
^
Jo u r n a l d ’Ouv r a g e s de Da m e s pa r a is s a n t le 1 e r e t le 15 de c ha qu e m o is .
I
LA M O D E S I M P L E
Y
Y
C e t a lb u m , q u i pa r a ît qu a tr e fo is p a r a n, c h a q u e fois s ur 3 6 pa ge s ,
do nne po u r d n t n e a , m e s s ie u r s e t e n f a n t s , de s m o dè le s s im ple s ,
pr a tiq ue s et fa cile s à e x é c ute r . C ’es t le r noii.s c h e r e t le plus c o m p le t
"
:: ::
de s a lb um s d e pa tr o n s .
:: :: :: :: ::
j"
�La Co lle c t io n S T E LLA
e st la c olle c tio n idé a le de s r o ma ns p o u r la fa m ille
e t p o u r les je une s fille s . E lle e st une g a r a ntie de
:: :: q u a lit é m o r a le et de q u a lit é litté r a ir e . :: ::
E lle p u b lie d e ux vo lu m e s c h a q u e mois .
LI STE P AR N OM S D’AU T E U R S
D E S P R I N CI P AU X VO L U M E S
P AR U S D AN S L A CO LLE CTI O N
Ma t hide ALANIC : 4 . L e s E s p é r a n c e s . — 2 3 . L e D e v o ir d u f il» . —
5 6. M o n e l l e . — 7 6. T a n t e B a b io le .
Anto ine ALH IX : 4 0. C h e m in m o n t a n t .
Je a n «T ANIN : 107. L a q u e l l e ?
He nr i ARDE L : 4 1 . D e u x A m o u r s .
Je a n d’ARVE RS : 156. M a d e l l n e .
M. de» ARNEAUX : 8 2. I^ e M a r i a g e d e G r a t le n n e .
G d ’ARVOR : 134. L e M a r i a g e d e R o s e D u p r c y .
Lucy AUGE^: 112. L ' H e u r e d u b o n h e u r .— 154. L a M a l s o n d a n s le b o ls .
Sa lva du BEAL : 18. T r o p p e t it e . — 160. A u t o u r d ' Y v e t t e .
Ly a BERCER : \ 57 . C ’e s t V A m o u r q u i g a g n e l
Em ile BERGY : 130. Ir è n e .
Ba r onne S. de BOUARD : 106. C œ u r t e n d r e e t f ie r .
B R A D A : 9 1. L a B r a n c h e d e r o m a r in .
Je a n do la BRÈT E : 3 . R ê v e r e t v iv r e . — 2 5 . I l l u s io n m a s c u lin e . —
3 4. U n R é v e il.
Andr é B RU YÈ RE : 161. L e P r i n c e d ' O m b r e .
Clara- Louis e BURNHAM : 125. P o r t e à p o r t e .
Mme E. CARO : 103. I d y l l e n u p t ia le .
A.- E. CAST LE : 9 3 . C œ u r d e p r in c e s s e .
Co m t e x e do CAST ELLANA- ACQUAV1 VA : 9 0 . L e S e c r e t d e M a r o u s s la .
C H A M P O L : 6 7. N o t l l t . — 113. A n c e lls e .
A. C H E V ALIE R: 114. M i r e e t F ils .
Corateo:e CLO : 137. L e C œ u r c h e m in e .
Je a nne de COULOMB : 6 0 . L ’A l g u e d ’o r .
Edmo nd COZ : 7 0. L e V o il e d é c h ir é .
Je a n DE MAI S : 1. L ’H é r o ïq u e A m o u r .
A. DUB ARRY : 132. L a M is s io n d e M a r l e - A n g t .
Vic to r F ÉLI : 127. L e J a r d i n d u s ile n c e .
Je a n F ID : 116. L ’E n n e m ie . — 152. L e C œ u r d e L u d iv ln e .
Ze naida F LEURI OT : 111. M a r g a . — 136. P e t it e B e lle .
Ma r y F LORAN : 9 . R i c h e o u A im é e ? — 3 2 . L e q u e l V a im a it ? —
5 4. R o m a n e s q u e . — 6 3 . C a r m e n c lt a . — 8 3 . M e u r t r ie p a r l a v ie I
100. D e r n i e r A t o u t . — 121. F e m m e d e le t t re s . — 142. B o n h e u r
m é c o n n u . — 159. F id è le à s o n rê v e .
Jac qucs de « GAC H ON S : 148. C o m m e u n e t e rr e s a n s e a u .. .
P ie r r e GOU RDON : 140. A c c u s é e .
Jacque s GRAN DCH AMP : 4 7 . P a r d o n n e r . — 5 8. L e C œ u r n 'o u b lie p a s .
— 7 8. D e l ' a m o u r e t d e l a p it ié . — 1 10. L e s T r ô n e » s ' é c r o u le n t .
— 166. R u s s e e t F r a n ç a is e .
M. de HARCOE T : 37. D e r n ie r s R a m e a u x .
J.- Ph. HEUZEY : 126. L a V ic t o ir e d ' A r ie t t e .
Je a n JUGO : 109. S o u s le s o le il a r d e n t .
L. de KERANY : 16. L e S e n t ie r d u b o n h e u r . — 131. P i g n o n s u r ru e .
( S u it e
au
v a re o .)
170- 1
�P r in cip au x volume« p aru s d a?is la Col!ec!fon ( S a t i e ) .
h z n de KERLECQ : 139. L e S e c r e t d e l a f o r ê t .
M. LA BRUYERE : 165. L e R a c h a t d u B c m h e t rr .
Re né LA B RU YÈ RE : 105. L ' A m o u r le p lu s f o r t .
P ie r r e LE ROHU : 104. C o n t r e le f lo t .
Mme LESCOT : 9 5 . M a r i a g e s d ' a u j o u r d ' h u i .
Ge orge s do LYS : 1 24 . L ' E x ilé e d ' a m o u r . — 141. L e L o g is . — 1 62 . L e s
R a is o n s d u C t e u r .
Willia m M A G N A Y: I6 8 . L e C o u p d e F o u d r e .
P hilippe MAQUET : 147. L e B o n h c u r - d u - jo u r .
H ilt a c M AT H E RS : 17. A t r a v e rs le s s e ig le s .
Ra o ul M ALT RAV E RS : 135. C h im è r e e t V é r it é .
P r o jp e r ME RIME E : 169. C o lo m b a .
Je a n de MON T HÉ AS : 143. U n H é r i t a g e .
Lione l de MOVET : 164. L e C o l l i e r d e t u r q u o is e s .
B. NEULLIÈS t 128. L a V o le d e i a m o u r .
CIna de NISSON : 5 2. L e s D e u x A m o u r s d ' A g n l s . — 8 5 . L ' A u t r e
R o u t e . — 129. L e C a d e t .
F r . M. P E ARD : 153. S a n s le S a o o lr .
F r a ncis que P ARN : 151. E n S ile n c e .
Pie r r e P ERRAULT « 8. C o m m e u n e é p a v e .
Alfr e d du P RADE IX i 9 9. L a F o r ê t d 'a r g e n t .
Alice P UJO : 2. P o u r l u i l — 6 5 . P h y l l i s . ( A d a p t e * d e l' a n g la ia .)
Je a n SAINT - ROMAIN : 115. L ’E m b a r d é e .
Is a be lle SANDY : 4 9 . M a r y l a .
P ie r r e de SAXEL : 123. G e o r g e s e t M o i .
Yvonne SCHULT Z : 6 9. L e M a r i d e V io l a n t .
Nor be rt SEVEST RE : 1 1. C y r a n e t t e .
Re n i ST AR : 5. L a C o n q u ê t e d ’u n c œ u r . — 8 7. L ' A m o u r a t le n d .. .
Guy de T ERAMOND*. 119. L ' A v e n t u r e d e J a c q u e lin e .
Jt a o T H IÉ RY e t Hélène MART IAL ; 120. M o r t o u v iv a n t .
Je a n T H IÉ RY : 8 8 . S o u s le u r s p a s . — 1 08 . T o u t à m o l l — 138. A
g r a n d e v jle s s e . — 158. L ' Id é e d e S u z le .
Ma r io T HIÉRY : 57. R ê v e e t R é a l i t é . — 102. L e C o u p d e v o la n t . —
133. L ' O m b r e d u p a s s é .
Lio n de T INSEAU : 117. L e F i n a l e d e l a s y m p h o n ie .
T . T RILBY : 2 1. R i v e d a m o u r .
2 9 . P r in t e m p s p e r d u . — 3 6. L a
P e t io t e . — 4 2 . O d e t t e d e L y m a l l U . — 5 0 . L e M a u v a i s A m o u r . —
6 1 . L I n u l i l e S a c r if ic e .
8 0. L a T r a n s f u g e . —• 9 7 . A r ie t t e , j e u n e
f ille m o d e rn e .
122. L e D r o i t d ' a im e r . — 144 . L a R o u e d u m o u l in .
— 163. L e R e t o u r .
Andr é e VERT IOL : 7 2 . L ' E i o i l e d u 1ac. — 116 . L t H i b o u d e s ru in e s .
— 150. M a d e m o is e lle P r in t e m p s .
Ca m ille de VER7.INE ; 167. L e s V e u x c la ir s .
Je a n VEZÈRE : 155. N o u v e a u x P a u v r e s .
Com ma nda nt de WAILLY : 101. L e D o u b le J e u .
M. de WAILLY : 149. G c u r d 'o r .
E X I G E Z P A R T O U T 1« ‘ C o lle c t io n S T E L L A
R E F U S E Z le * c olle c tio ns s imilair e s q u i pe uve nt vous
être pro po s ée s et q u i ne s ont p o u r la p lu p a r t q u e de s c o nt r e
fa çons ne vous d o nn a n t pas les m ême s g a r a ntie s .
D e m a n d e z bie n “ S T E L L A *. C 'a ! la seule collection éditée
par la Société du 4,P e tlt E cho de la Mode'*.
Le
v o lu m e :
1 fr. 5 0 ; fr a n c o : 1 fr . 7 5 .
C in q vo lu m e s au c ho ix , fr a nc o : 8 fr uncs .
L e c a t a lo g u e c o m p le t J e
l a c o lle c t io n e s t e n v o y é f r a n c o c o n t r e O f r . 3 5 .
�C 3 2 ÔMO
JEANNE DE COULOMB
.L a J VLa iso n
su r le R
C o lle c t io n
STELLA
É d it io n s d u “ P e t it É c h o
1, r u e
O C
d e la
Mod?
G a z a n , P a r i» ( X I V e)
��L a ^ MLaison s u r le î L o c
P R E M IÈ R E P AR T I E
l
Un p eu p lu s d e cin q h eu r es seu lem en t , et , d éjà ,
c ’é t a it p r esq u e la n u it !
To u t e la jou r n ée, le t em p s é t a it r est é b r u m eu x
com m e si cett e fin d ’octob r e vo u la it a n t icip er les
t r istesses (le n ovem b r e. A p ein e le cou ch a n t
s ’écla ir a it -il (le q u elq u es t r a în ée s r o u t e s su r les
q u elles d es p ies cr ia r d es, r e ga gn a n t le u r ju ch o ir ,
d éta ch a ien t leu r s silh o u et t es fu ya n t e s.
E t cep en d a n t , m a lgr é l ’a tm osp h èr e gr is e , le
fr oid h u m id e q u i co lla it les vê t em en t s a u x
ép a u les, il flo t t a it d an s l ’a ir d e la jo ie, d e l ’e s
p ér a n ce...
Su r le q u a i d e la ga r e d e Sa r la t , les vo ya ge u r s ,
q u i a t t en d a ien t le t r a in d u Bu isso n , lis a ie n t ou
com m en ta ien t a vid em en t les d er n ièr es d ép êch es.
L ille é t a it d é livr é e ... et R o u b a ix, To u r co in g,
Tir ages, O st en d e ! Des m illie r s d e p r iso n n ier s t o m
b a ien t en tr e n os m a in s a vec leu r s ca n on s e t leu r s
m it r a ille u se s ... I,e fr o n t cr a q u a it d e t ou t es p a r t s ...
Bien t ô t so n n er a it l ’h eu r e d e la Vict o ir e !
— Boson , je cr ois qu e t u n’en a s p lu s p o u r lo n g
t em p s ! d écla r a un vie u x m on sieu r à m ou sta ch e
b la n ch e en r ep lia n t le jo u r n a l d on t il ve n a it de
p a r cou r ir les com m u n iq u és.
— J e le cr ois a u s si, m on on cle, r ép o n d it le jeu n e
lie u t en a n t — m in ce e t r acé sou s la lou r d e ca p ote
b leu h or izon — à q u i ces p a r oles s’a d r essa ien t.
A m oin s qu e je n e t om b e p ou r la clôt u r e, tre q u i
�b
L A M AI SO N SU R L E R O C
se r a it r egr et t a b le, ca r je vo u d r a is en ten d r e les
cloch es t r io m p h a les !
Il so u r ia it en d is a n t cela , et ce sou r ir e s u r des
d en t s b la n ch es qu e la is sa ie n t b ien vo ir les fin es
lèvr es r a sées, é t a it sé d u isa n t . Il d on n a it u n bel
a ir d ’in sou cia n ce au vis a ge a llo n gé d on t u n n ez
b u sq u é, u n r ega r d b leu , légèr em en t im p é r ie u x,
a ccen tu a it la n a t u r elle d ist in ct io n .
Le vie u x m on sieu r — u n colon el en r et r a it e qu e
son jeu n e p a r en t é t a it ven u sa lu er au cou r s d ’u n e
p er m ission — en t r ep r it a lor s d ’e xp liq u e r com
m en t la lu t t e s ’e n ga ge r a it su r la M eu se — p ivo t
gén ér a l d es arm ées a llem a n d es — et com m en t,
dès qu e ce p ivo t a u r a it sa u t é, ce ser a it la d érou te
de l ’en n em i, sa ca p it u la t io n ...
Boson ne l ’éco u t a it qu e d ’u n e o r eille : u n e jo lie
form e fém in in e ve n a it de p a sser a u p r ès de lu i :
elle é t a it gr a n d e et de t ou r n u r e élé ga n t e sou s u n
m an t eau va gu e d e t is su a n gla is. Un p e t it feu tr e
m a scu lin co iffa it ses ch e ve u x ch â t a in s, et elle t e
n a it à la m a in u n e va lise q u i d e va it êt r e lou r d e.
Il n e p u t q u ’en t r evo ir le p r ofil tr ès p u r s u r le
q u el de lon gs cils p r o je t a ie n t de l ’om bre.
Le colon el a va it in ter r om p u son cou r s d e st r a
t é gie p ou r sa lu er l ’in con n u e; lo r s q u ’il vo u lu t le
p o u r su ivr e, son jeu n e com p a gn on l ’a r r êta co u r
toisem en t a u x p r em ier s m ots : •
— P a r d on , m on o n cle... q u elle est cet te jeu n e
fem m e ?
— M 110 Am ie lle D o r ge r a y, la fille d u p er cep t eu r
de M on tr éa l.
— M a is a lor s, c ’est la sœ u r de m on ca p it a in e,
Sim on D o r ge r a y?
— P a r fa it em en t ! Le u r p èr e — le bar on J é
rôm e D o r ger a y — é t a it m on co n scr it à Sa in t Cvr . C ’ét a it u n b r illa n t ca va lie r — u n p eu cassecou — d on t les su ccès en cou r ses o u a u x con cou r s
h ip p iq u es n e se co m p ta ien t p lu s ... Un p eu a va n t
la gu e r r e, u n e ch u t e de ch eva l le r en d it b o it e u x,
et cela au m om en t où la fu it e d ’u n b a n q u ier in
fid èle effon d r a it sa for tu n e, d é jà gr ign o t é e p ar
ses h a b it u d es de gr a n d e vie. Il d u t so llicit e r un e
p er cep t ion et 011 l ’e n vo ya à M on tr éa l. Sa fem m e
— u n e La M or lièr e, d u Poitou — se fit tr ès cou r a
geu sem en t son em p loyée; m a is elle m o u r u t b ien
t ô t à la p ein e — je le cr ois tr ès p a r e sseu x — et à
p r ésen t sa fille lia r em p la ce. C ’est e lle q u ’on
t r o u ve au b u r ea u ; c ’est elle q u i va p a yer les a llo
cation!# d an s les com m u n es vo isin es, c ’est elle en
�L A M AI S O N SU R L E R O C
7
fin q u i se r t d ’a ge n t d e lia iso n en tr e son p èr e et
le r eceveu r gén ér a l.
— L e ca p it a in e D o r ge r a y m ’a m on t r é la p h o
t o gr a p h ie d e sa sœ n r . J ’a u r a is d û la r econ n aîtr e !
Ca r so u ven t il m ’a d it com b ien il s ’in q u ié t a it de
lu i vo ir m en er u n e e xis t e n ce d on t les gr a ve s r e s
p o n s a b ilit é s n e so n t p a s en r a p p o r t a vec sou fige :
vin g t e t u n a n s !...
— I l n ’a p a s t o r t d e s ’in q u ié t e r ! Te lle qu e t u la
vo is , elle d o it p o r t er d e u x à t r o is cen t m ille fr a n cs
d an s sa va lis e : les fon d s d e su b ve n t io n q u ’elle est
ven u e ch er ch er ...
— C h u t ! m on on cle, fit le jeu n e officier . I l y a
u n h om m e de m a u va is e r ain e q u i n ou s écou te.
Le colon el r ega r d a l ’in d ivid u , d ésign é d ’un gest e
d iscr et : u n e ve s t e sor d id e, u n e ca sq u et t e tr ès en
fon cée s u r le fr on t , u n ca ch e-n ez d e la in e en tor
t illé a u t o u r d u co u ..., le p as t r a în a r d et com m e
in d iffér en t d e ce u x q u i ch er ch en t le m a u va is cou p
à fa ir e ...
— 11 n e n o u s a p a s en t en d u s, a ssu r a -t-il. E t
p u is n ou s eû t -il en ten d u s q u ’il n ’a u r a it p a s com
p r is d e q u i n ou s p a r lio n s.
M Ho D o r ge r a y r even a it , e s sa ya n t de lu t t e r p ar
u n co n t in u el va -et -vie n t con t r e le b r ou illa r d fr oid
q u i s ’é p a is s is s a it a vec la n u it .
E lle é t a it cer t a in em en t jo lie : u n t e in t d é li
ca t , d es t r a it s fin em en t m od elés, et cet a ir de sim
p licit é lière d es fem m es tr ès je u n e s , o b ligées de
ga gn e r le u r vie , q u i en ten d en t êt r e r esp ectées.
liien q u ’au p a ssa ge elle n ’eû t p a s d étou r n é les
ye u x, Boson s a va it , p ou r les a vo ir so u ven t con
t em p lés eu im a ge , qu e ces ye u x é t a ie n t som br es,
m a is t r è s p u r s , et q u ’ils vo u s a t t ir a ie n t p a r leu r
e xp r ess io n ch a u d e et p r en a n te.
— Vr a im e n t , m u r m u r a -t-il p r esq u e in vo lo n t a i
r em en t, son p èr e est bien im p r u d en t d e la la isser
cir cu ler seu le à de p a r e illes h e u r e s! E lle p o u r r a it
fa ir e u n e m a u va is e r en con tr e.
— J e m ’éton n e m êm e qu e ce 11e so it p a s en core
a r r ivé , ca r , d an s le p a ys , tou t le m on d e sa it le
b o t d e ses vo ya ge s à Sa r la t , et le clu -n iin d e p ié
ton s q u ’elle s u it p o u r r em on ter à M on tr éa l est
t er r ib lem en t d éser t. Si cn cor e l ’h ô t e l d e s V o y a
g e u r s e n vo ya it son o m n ib u s au t r a in d u so ir !
M ais, en cette sa ison peu fa vo r a b le au t ou r ism e,
il ju ge in u t ile de fa t igu e r ses ch e va u x.
— Alo r s , p er son n e n e vien d r a l'a t t e n d r e ? .
— Oh ! si ! u n vie u x d om estiq u e d e con fia n ce,
�8
L A M ALSO N SU R L E R O C
légu é à sa fille p a r le gén ér a l de La M or lièr e. E u
ca s d ’a t t a q u e, ce s e r a it u n p ièt r e d éfen seu r !
Le t r a in a r r iva it . Bôson p r it co n gé d e sou on cle
et gr im p a lest em en t en p r em ièr e, t a n d is qu e
MUe D o r ge r a y o u vr a it d ’u n e m a in r éso lu e u n
com p a r t im en t d e secon d es.
Il r en t r a it à P a r is où sa m èr e — la m a r q u ise de
Sa lvè r e — h a b it a it d ep u is la r u in e com p lète q u i,
cin q a n s a u p a r a va n t , les a va it for cés de ven d r e
le ch â tea u d e fa m ille, si jo lim e n t ca m p é a u bord
de la Vézèr e, et de se r é fu gie r d an s la gr a n d ’ville ,
p ou r y ch er ch er d es m oyen s d ’exist en ce.
D e p u is s a so r tie de co llège, Boson n ’a va it fa it
q u e ch a sser , m on ter à ch e va l, su ivr e les foir es
et co u vr ir de n om b r eu x k ilo m èt r e s en au t o. 11
t r o u va d u r d ’a ccep t er u n e p la ce in fim e d an s u n e
b a n q u e d on t u n d e ses on cles m a t er n els é t a it a d
m in ist r a t eu r , e t il y ét o u ffa it , il y r o n gea it son
fr ein , lor sq u e la gu e r r e le r en d it a u lib r e esp ace
et à t ou t l ’im p r évu de la vie.
Il n ’é t a it d a n s la r éser ve q u e sim p le m a r éch a l
d es lo gis d an s u n r égim en t d e h u ssa r d s; tou t de
su it e, il d em an d a à êt r e ver sé d a n s l ’in fa n t er ie
et y r évéla d es ve r t u s gu e r r iè r e s, h ér itées d e ses
a n cêt r es, gr a n d s d on n eu r s de cou p s d ’ép ée. E n
q u elq u es jo u r s, p en d a n t la r et r a it e d e Ch a r ler o i,
il ga gn a ses ga lo n s d ’officier p o u r a vo ir r éu n i d es
u n it és ép a r ses et en a vo ir p r is le com m a n d em en t.
M a lgr é ses gr a n d es in é ga lit é s de ca r a ct èr e q u i, à
cer t a in s m om en ts, se t r a d u is a ien t en vio len ces,
ja m a is ch ef 11e fu t p lu s aim é d e ses h om m es.
A l ’o r d in a ir e, il s a va it êtr e si g a i, si in sou cia n t ,
il se m on t r a it t ou jou r s si p r êt à r ele ver les cœ u r s
q u ’a u p r ès de lu i les p lu s d ép r im és r ep r en a ien t
cou r a ge, osa ien t esp ér er , et , lor sq u e so n n a it l ’in s
t a n t su p r êm e de l ’a ssa u t , t ou s se .d écou vr a ien t u n e
âm e de h ér os.
Le jeu n e lie u t en a n t , seu l d a n s son co m p a r t i
m en t, a va it e n t r ’o u ver t sa ca p ote, et , à la fa ib le
cla r t é de la la m p e, les r u b a n s g lo r ie u x q u i or
n a ien t sa t u n iq u e lu is a ie n t d ou cem en t.
1) p r it d an s sa va lis e u n in d ica t eu r d es ch e
m in s d e fer et le fe u ille t a p ou r vé r ifier l ’h eu r e
de sou a r r ivée , n on p o in t qu e sa m èr e l ’a t t e n d ît —
n ’a im a n t p a s ce q u i o b lige , il n e lu i a va it p a s
sp écifié la d ate de son r etou r — m a is p a r ce q u ’il
é p r o u va it le b esoin d ’u ser son in a ct ion .
D u m êm e cou p , il ch er ch a q u elle ga r e d esser
va it M on tr éa l; p u is , com m e t ou t e lect u r e é t a it
�L A M AI SO N SU R L E R O C
9
d ifficile, il a t t en d it cet t e ga r e, le cou d e su r l ’a p p u i
ca p it o n n é, les y e u x su r le d eh or s où t ou t es les
for m es d even a ien t im p r écises.
Celles q u i t en a ien t au sol se m b la ien t se t a sser
p o u r se b lo t t ir con t r e lu i. Le cie l, au con tr a ir e,
s ’é lo ign a it , se p er d a it d an s la b r u m e, p lu s ép a isse,
à m esu re- qu e le t r a in se r a p p r o ch a it d e la r i
vièr e.
— Ce ser a la n u it close q u a n d M ll° D o r ger a y'
d esce n d r a ! p en sa Boson d eva n t ce r a p id e en va
h issem en t de l ’om bre.
Il b a issa la gla ce . Ap r è s u n e t r a ver sée d e p on t,
le t r a in r a le n t is sa it . I l a t t e ig n a it la st a t io n ,
p r och e d e M on tr éa l !
D e u x p or t ièr es s ’o u vr ir en t. Le jeu n e officier , p en
ch é, vit su r le q u a i d e u x silh o u et t es n oir es, celle
d ’Am ie lle q u ’il n ’eu t p a s d e p ein e à r econ n a ît r e, et,
d er r ièr e, à lo n gu e d ist a n ce, et t o u jo u r s t r a în a n t
le p a s, l ’h om m e in q u ié t a n t , en t r evu à Sa r la t ,
écu m e r ejet ée d e q u elq u e p a ys n eu t r e, ven u e p ou r
s ’offr ir à la m a in -d ’œ u vr e fr a n ça ise, et, en tr e
t em p s, p r êt e à tou t es les b esogn es lou ch es.
L a jeu n e fille s ’a r r êt a p ou r p a r ler à la ch effesse
d e ga r e. D a n s le silen ce de la n u it , la r ép on se de
celle-ci p a r vin t ju s q u ’a u x o r eilles t en d u es p ou r
écou ter .
— N on , M a d em oiselle, il n ’est p a s là ... E t cela
m ’éton n e, ca r d ’or d in a ir e il est t r ès e xa ct !
E vid em m en t , il s ’a gis s a it d u vie u x se r vit eu r
d on t a va it p a r lé le colon el.
— J ’ai en t en d u , se d it Boson , m a is l ’a u t r e a u ssi
a en ten d u ! Il va en fa ir e son p r ofit !...
E t , com m e il é t a it l ’h om m e d es r éso lu t ion s su
b it e s, au m om en t où le t r a in s ’é b r a n la it , il p r it
s a va lis e , o u vr it la p o r t ièr e et sa u t a su r le q u ai
d éser t
— Il é t a it t em p s d e vo u s d écid er , r em a r q u a la
ch effesse.
— J e m e s u is r a p p elé u n e a ffa ir e im p or t a n te,
e xp liq u a le jeu n e lie u t en a n t .
La fem m e au b r a ssa r d le la is sa p a sser . — Ne
fa lla it -il p a s se m on t r er a ccom od an te a vec t ou s
ces b r a ves q u i offr a ien t le u r p o it r in e p ou r em
p êch er l ’en n em i d ’a va n ce r ? — E lle lu i in d iq u a
m êm e le r a ccou r ci, .un m a u va is ch em in q u i m on
t a it p a r m i la p ier r a ille, si r a vin é, si sem é de fo n
d r ièr es, qu e les a u t o s, n i les vo it u r e s n e p o u va ien t ,
en effet s ’y en ga ge r .
Au cu n e m a ison n e le b or d a it. Çà et là seu l
�10
l a
m a is o n
su r
l e
r o c
m en t, q u elq u es a r b u stes r a b o u gr is, et, sa n s d ou te
a u s si, d es tou ffes de t h ym et d e ser p o let , t r a h ies
p a r leu r s fin es od eu r s a r om a t iq u es q u i se m êla ien t
au b r o u illa r d .
— E xce lle n t en d r o it p o u r ch a sser le liè vr e et
la g r ive 1 p en sa Boson , ch ez q u i l ’a ir d u P ér igo r d
r é ve illa it les go û t s d e sa p r im e jeu n esse.
A vin g t m èt r es d eva n t lu i, h p ein e d ist in ct e,
M?le D o r ge r a y m a r ch a it d ’u n p a s fer m e, m a is
p r essé. Il é t a it cla ir q u ’elle a va it p eu r , q u ’il lu i
t a r d a it d ’a r r ive r , m a is elle e s s a ya it de se d om in er :
elle n e co u r a it p a s.
L'h o m m e a va it d isp a r u .
— J e p a r ie q u ’il a cou p é à fla n c d e cot ca u p ou r
l ’a tt en d r e au p r em ier t o u r n a n t ... u n p eu lo in de la
ga r e ? su p p osa le jeu n e officier .
E t , sa n s h ésit er , il a b a n d on n a le ch em in p ou r
esca la d er la p en te r aid e d u côté d e la p lu s lon gu e
cou r b e, a tt ein d r e le t o u r n a n t a va n t MUo D o r ge r a y.
Un m a s sif de ge n é vr ie r s lu i o ffr it u n ab r i fa
vor a b le; il se d is sim u la d er r ièr e, la m a in s u t son
r evo lver .
Il n e s ’é t a it p a s t r om p é d a n s ses p r é vis io n s. Au
m om en t où Am ie llc a r r iva it au d étou r , le r ô
d eu r b on d it s u r elle et t en t a d e lu i a r r a ch er sa
va lise.
Co u r a geu sem en t , e lle la d éfen d it en s ’y a ccr o
ch a n t d es d e u x m a in s.
— Au secou r s ! cr ia it -e lle en m êm e t em p s d ’u n e
vo ix ét r a n glée.
D é jà Boson é t a it p r ès d ’e lle , et son r e vo lve r
b r a q u é m it en fu it e le 'm is é r a b le q u i d é gr in go la la
côte a b r u p t e au m ilieu d ’éb ou lis de p ier r es et de
b r a n ch es.
E n q u elq u es secon d es, il é t a it lo in , p er d u d a n s
la n u it et le b r ou illa r d ! Le jeu n e o fficier n e ch er
ch a p a s à le p o u r s u ivr e : il p r éfér a it co n t in u e r
ju s q u ’au b ou t sou r ôle de ch eva lier .
— M a d em oiselle, d it -il, r esp ectu eu sem en t d é
co u ver t , excu sez-m oi de m e p r ésen t er m n i-m êm e :
le lie u t en a n t Boson d e Sa lvè r e q u i a l ’h on n eu r
de se r vir sou s les or d r es d u ca p it a in e D o r ger a y.
Il m ’a va it p a r lé de ses in q u ié t u d e s à votr e en d r oit .
Alo r s, ce so ir , ciuan d je vou s ai vu e d escen d r e d a n s
cette s o lit u d e , je n ’ai pu r é sis t e r au d ésir de vo u s
su ivr e p ou r t en ir , à l ’occa sion , la p la ce de m on
ca p ita in e.
— E t bien vou s en a p r is, M on sieu r , ca r si vou s
n 'é t ie z p a s in t e r ve n u , il e s t p r ob a b le q u e ce
�L A M AI S O N SU R L E R O C
il
m isér a b le e u t a t t e n t é à m a vie , ca r j ’ét a is bien
d écid ée à d éfen d r e n ia va lis e ju s q u ’à m ou d er n ier
so u ille...
D é jà , e lle se r e ss a is is sa it , m a is sa r esp ir a tion
r est a it cou r te. Il vo u lu t la d éb a r r a sser de sou fard eau ; e lle n ’y co n sen t it p a s :
— N on , j ’a im e m ie u x !... J ’ai l ’h a b it u d e !...
I l co m p r it q u ’il n e d e va it p a s in sis'tér et se
con t en ta de m a r ch e r 'a n p r ès d ’elle p ou r la co u vr ir
de sa p r otect ion .
N a t u r ellem en t , ils ca u sèr en t d e Sim on , le fr èr e
d ’Am ie lle , q u e Boson a d m ir a it for t.
— N ou s som m es d u m êm e â ge, vin gt -cin q a n s !...
M a is il a d ix a n s d e p lu s qu e m oi p ou r le sé r ieu x
d u ca r a ct èr e. C ’est l ’officier p a r e xce lle n ce ! Il a
t ellem en t con scien ce d e ses r esp o n sa b ilit és et il
e xe r ce u n t e l a scen d a n t su r ses h om m es q u ’à voir
ce q u ’il a fa it d e cer t a in es m a u va ises t êt es, je
p en se so u ven t à u n e p et it e fa b le q u ’on m ’a p p r e
n a it lor sq u e je n e p o r t a is p a s en cor e cu lot t e : la
R e n o n c u le e t la R o s e .
— J e la con n a is ! E lle est de La ver d o n ie, le
fa b u list e a u q u el M on tr éa l s ’h on ore d ’a vo ir d on n é
le jo u r .
— Alo r s vo u s vo u s r a p p elez le su je t : à force
d e vivr e a u p r ès d ’u n e rose, u n e r en on cu le en a va it
p r is le p a r fu m . Qu e d ’h om m es a p p a r t en a n t ,
com m e la r en on cu le à d es fa m illes vén én eu ses
on t p r is a in si le p a r fu m d u ca p it a in e D o r ge r a y.
L a co n ver sa t io n , com m en cée de la sor te, se
m a in t in t d an s u n cer cle in t im e. Am ie lle com p r it
vit e qu e son com p a gn on é t a it au co u r a n t de ses
m oin d r es fa it s et ge st e s , et q u ’il co n n a issa it de
la m êm e fa çon ce u x q u i l ’en t o u r a ien t , m êm e H ila ir e, l ’a n cien or d on n a n ce d u gé n é r a l d e La Morlièr e — tr ès h a b ile a u x b r ic o la g e s — et sa fem m e
M ar ion , vie ille p ér igo u r d in e ép ou sée s u r le t a r d ,
d on t l ’h u m eu r b ou gon n e ca ch a it u n d évou em en t
d es a n cien s jou r s. I l lu i p a r la su r t o u t de
M n° R é a u lt , l ’a n cien n e in s t it u t r ice de M mc D o r
g e r a y q u e les en fa n t s a va ien t t ou jou r s a p p elée
Dem oise — a b r é via t if de m a d em oiselle — et
Am ie lle lu i r a con t a com m en t celle-ci — u n e vé r i
t a b le sa in t e — é t a it d even u e a ve u gle :
_— J ’ét a is t ou t e p e t it e ... N ou s ét ion s à I,a Morlièr e. Il fa is a it u n e ch a le u r a cca b la n te ... On m e
cr o ya it a vec m a bon n e, et j ’ét a is r em on tée d an s m a
ch a m b r e p ou r m e cou ch er su r m on p et it lit ... On
n e s ’a p er çu t d e m on ab sen ce qu e lor sq u e le corp s
�12
L A M AI SO N SU R L E R O C
d e lo gis é t a it en flam m es. P a p a e t m a m a n ét a ie n t
en vis it e clans le vo is in a g e !... D em oise, a lo r s, se
je t a h ér oïq u a m eu t clans la fou r n a ise et r éu ss it à m e
p a sser a u x sa u veteu r s p a r u n e fen êt r e ... Au m o
m en t où elle se d isp o sa it à su ivr e le m im e ch em in ,
u n e p ou tr e s ’effon d r a, lu i fa isa n t a u fr on t et à la
t em p e de. cr u elles b lessu r es, e t lésa n t à ja m a is le
n er f o p t iq u e... D e p u is , e lle e s t t o u jo u r s r estée
au p r ès de n o u s... P ou r Sim o n et p ou r m oi, c’est
vr a im en t u n e secon d e m èt£ . Ave c le s y e u x de
l ’âm e, e lle vo it si cla ir em en t les ch oses de la vie ...
L a jeu n e fille s ’a n im a it en p a r la n t ; e lle en ou
b lia it son a gr e s se u r e t n e se r et o u r n a it p lt ls p ou r
s ’a ssu r er q u ’il n e les s u iva it p a s. Au p r è s d e son
jeu n e ca va lie r , il lu i se m b la it q u ’a u cu n d a n ger n e
p o u va it l ’a t t ein d r e...
II
L a p or t e d u R o y q u i, de ce côté, d on n e accès
d an s la p et it e ville n ’é t a it p lu s , à cet t e h eu r e,
q u ’u n t r ou n oir eu for m e d ’o give , qu e fla n q u a ien t
d e u x t ou r s r on d es d on t les co u r t in es éb r éch ées
s ’esto m p a ien t d an s le b r ou illa r d n oct u r n e.
Le s p a s d es vo ya ge u r s r éson n èr en t so u s la
vo û t e — t r a ve r s ée cou r t e d an s les t én èb r es — q u i
les am en a su r u n e p la ce ir r é gu liè r e et tr ès in éga le
à la m a r ch e, seu lem en t é cla ir é e p a r u n e la m p e
élect r iq u e.
Cet t e lu m ièr e in su ffisa n t e d on n a it u n ét r a n ge
a sp ect a u x vie ille s m a ison s d e p ier r e r ou sse. E lle
en a ccu sa it la vé t u s t é , le d éla b r em en t , m on t r a n t
ici d e u x ét a ges d e ga le r ie s cr ou la n t es, là -b a s, u n
e s ca lie r e xt é r ie u r a u x m a r ch es-in fléch ies, p a r t ou t
d es p ign o n s b r a n la n t s , si jo lim e n t vo ilé s p a r la
br u n ie q u ’ils se m b la ien t p oser p o u r u n e t o ile d e
fon d .
D a n s la r u e m on tu eu se q u i se d é t a ch a it à
d r oite, il y a va it en cor e (le vie ille s m a ison s r ou sses,
com m e léch ées p a r le feu , m a is q u elq u es-u n es, en
b elle p ier r e d e t a ille , r essor t a ien t p a r m i leu r s vo i
sin es, et leu r seu le vu e t r a h is s a it le u r p a ssé de
b ou r geoisie.
L ’u n e d ’elle s , d even u e l 'h ô t e l d e s V o y a g e u r s ,
s ’a n n on ça it de lo in ya r sa la n t e r n e r o u ge e t les
ca isses de fu sair fs cjui en ca d r a ien t l ’en tr ée.
D es b o u tiq u es a va ie n t éven t r é les a u t r es fa ça d es;
�L A M AI SO N SU R KE R O C
13
m a is leu r s vit r in e s ob scu r es n e s ’offr a ien t p a s a u x
r e ga r d s d es p a ssa n ts, et p o u r ca u se ! A p a r t
q u elq u es ch a t s er r a n ts, en q u êt e d ’u n bon m or
cea u , la clia u ssée é t a it d éser t e, et l ’on se fû t d e
m a n d é ce q u ’é t a ie n t d even u s les h a b it a n t s , s i, à
t r a ve r s les r id e a u x, on n ’eû t a p er çu d es gr ou p es
fa m ilia u x p r ès de la gr a n d e ch em in ée rou
ge o ya n t e où se p r ép a r a it le r ep a s d u soir .
— N ou s h a b it o n s t o u t en h a u t , e xp liq u a
Am ie lle , u n e m a ison d on t le ja r d in bord e les
r och er s d es F o u r ch es.
— J e n ’a i ja m a is a p er çu ces F o u r ch es q u e de
lo in , lor sq u e, a u cou r s d ’u n e e xcu r s io n eu au to, je
lo n ge a is la D o r d o gn e, m a is ils m ’o n t d on n é l ’iiu p r ession d ’êtr e tr ès d r o its, ve r t igin e u x...
— Ils o n t p lu s de t r o is cen t s p ied s !... Le s ét r a n
ge r s q u i vis it e n t M on t r éa l on t p a r fois la t êt e q u i
le u r t ou r n e en s u iva n t le ch em in d es J ou ven celles
q u i est en tr e le m u r d e n otre ja r d in et l ’abîm e.
— Le ch em in d es J o u ven ceiles ! Qu el jo li n om !
D ’ofi vien t -il ?
— O h ! t o u t sim p lem en t d e ce q u ’à t ou t es les
ép oq u es les jeu n es fille s on t a im é à s ’y p r om en er ,
à la vesp r ée, en se d on n a n t le b r as.
Ils d éb ou ch a ien t su r u n e va st e esp la n a d e, p la n
t ée d e t ille u ls , qu e t e r m in a it u n e lign e de b a lu str es
et d on t 1111 b u st e su r u n socle p e u p la it seu l l ’éten
d u e. A d r oite, l ’é glis e p r o fila it le h a u t m u r d e son
cloch er r om an ; à ga u ch e, u n e t r ès vie ille m aison
p r ése n t a it u n e fa ça d e som b r e, p er cée d ’ou ver t u r es
ir r é gu liè r e s q u e d r a p a ien t q u elq u es d er n ier s fes
ton s d e vign e -vie r ge . Un e t o u r à é ch a u gu e t t e la
co iffa it d e cu r ieu se fa çon .
— .Ser ait-ce vo t r e lo g is ? d em an d a Boson en d ési
gn a n t la p or te jo lim e n t su r m on tée d ’u n fr on ton
R en a issa n ce.
— O h ! n o n ! Ici, c ’est l ’a n cien n e m a ison d u
Go u ver n eu r . E lle a p p a r t ien t à M. Ber n a r d Leygo n ie , l ’a via t e u r d on t on p a r le t a n t ! N ou s h a
b iton s 1111 p eu p lu s loin . Le s d e u x ja r d in s
son t m it o yen s ; m aiij, m a lgr é le p eu de d ist a n ce,
les m a ison s n ’offr en t p a s les m êm es ga r a n t ie s
d e so lid it é. Celle-ci est b â t ie su r le r oc. E lle p eu t
d éfier les sièelcs. La n ôtr e, au co n t r a ir e, a été. éd i
fiée s u r d es t er r es r a p p or tées. D é jà d es a ffa isse
m en t s se son t p r od u its. Le s m u r s son t zéb r és de
léza r d e s ...
Boson n e d em a n d a p a s d e r en seign em en t s su r le
p r o p r iét a ir e d e la m a ison q u i d éfia it les siècles.
�u
L A M AI SO N SU R L E R O C
m a is il s e n t it d e l ’h u m eu r con tr e lu i, et il r e gr e t t a
de n ’a vo ir p a s in t er r o gé le ca p it a in e D o r ge r a y, u n
soir qu e celu i-ci, lis a n t u n jo u r n a l d a n s sa ca gn a ,
s ’ét a it écr ié :
— Ce Le yg o n ie fa it d es p r o d ige s !.. P a u vr e ga r
çon ! Ce la le jet t e h or s d e lu i-m êm e ! Il n ’a p lu s
le t em p s d e p en ser !
Q u elle p ein e secr ète m in a it d on c le jeu n e a via
t e u r ? Le lie u t e n a n t d e Sa lvè r e e û t a im é à le sa vo ir
à ca u se d ’u n e in flexio n p a r t icu liè r e q u i a va it
ad ou ci la vo ix d e sa com p a gn e au m om en t où elle
n om m a it le u r vo isin . M a is Am ie lle n e se m b la it p a s
d isp osée à le sa t isfa ir e ; elle s ’e n ga ge a it d an s u n e
r u e lle où l ’h er be p o u ssa it d r u e et qu e b or d a ien t
les m u r s d es d e u x ja r d in s. A ce m om en t u n e
son n er ie d e tr om p e, fièr em en t la n cée, r é ve illa le
silen ce.
— T ie n s ! s ’écr ia le lie u t e n a n t , le b ie n a l le r !
— C ’est m on p èr e q u i s ’a m u se, e xp liq u a la jeu n e
fille; il a été ja d is gr a n d ven eu r et se p la ît en cor e
à s ’en sou ven ir .
E lle s ’a r r êt a it d eva n t u n e p or te de ser vice; elle
l ’o u vr it . Il a p er çu t la for m e d ’un t ille u l à d em i
d ép ou illé.
D é jà , il se d é co u vr a it p o u r p r en d r e con gé, sa
m ission t er m in ée; m a is e lle in s is t a p ou r q u ’il
en t r â t :
— Mon p èr e a u r a it t r o p d e r egr et s de n e p o u vo ir
vo u s r em er cier ! Sa n s vo u s, q u e ser a it-il a d ven u de
sa fille ? D ’a ille u r s , vo u s n ’a vez p lu s de t r a in
a va n t d em ain m a t in . I l fa u t bien q u e vou s vou s
r é sign ie z à p a sser la n u it à M on tr éa l.
11 n e d em a n d a it q u ’à se la is ser co n va in cr e. Il la
s u ivit d es ye u x à t r a ve r s les p la t es-b a n d es, en ca
d rées de b u is, d ’où m on t a it l ’od eu r am ère d es p r e
m ier s ch r ysa n t h èm es. U n e lu m ièr e q u i b r illa it à
u n e fen êt r e d u r ez-d e-ch au ssée m et t a it d es r eflets
tr em b lot a n t s d an s u n b a ssin et écla ir a it de côté le
b ar on , le b r a s a r r on d i p o u r t en ir la t rom p e.
Ap r ès le b ie n a lle r , il so n n a it l ’h a lla li , e t les
son s se p r olo n gea ie n t lon gu em en t su r l ’esp ace
im m en se d e la p la in e.
De loin , la jeu n e fille l ’in t er p ella :
— P a p a , d it -elle, c ’est m oi !
E lle g r a vit les m a r ch es in é ga le s d u p er r on qu e
ga r d a ie n t d e u x gr a n d s va ses éb r éch és, et , u n in s
t a n t , elle se t in t d eb ou t a u p r ès d e lu i, à p ein e
t ou ch ée p a r la lu m ièr e, m a is d essin a n t u n e s il
h ou ette élan cée de m êm e race.
�L A - M A I S O N SU R L E R O C
15
I l s ’a r r ê t a b r u sq u em en t.
— T o i, d é jà ! s ’écr ia -t-il. J e n e t ’a t t en d a is p as
en cor e !
— M a is, p a p a , je su is en r et a r d , au con t r a ir e.
Il co n su lt a s a m on t r e; p u is la p or t a ju s q u ’à sou
o r eille :
— E lle s ’est a r r ê t é e ! J e n e m ’eu ét a is p a s
a p e r çu ! E t m oi q u i, il y a u n e h eu r e, a i em p êch é
H ila ir e d e p a r t ir p ou r a lle r à t a r en con tr e. Il
m ’a s s u r a it bien q u e je m e t r o m p a is; m a is je n ’en
vo u la is r ien cr oir e !
— E n fin , t o u t e s t b ien q u i fin it b ie n ! M a is, ce
soir , ju st em e n t , j ’ai eu b esoin d ’u n d éfen seu r , et
je vou s d em a n d e la p er m issio n d e vou s le p r é
sen t er , p a p a .
De la m a in , e lle a p p e la it Boson . Il p a r u t su r le
seu il d u ja r d in , e t , d ès le p r em ier r ega r d , le baron
s e n t it q u e celu i-là ét a it d e b on n e m a ison .
— Le lie u t en a n t de Sa lvè r e , d it sim p lem en t la
jeu n e fille. Un ca m ar a d e d e Sim o n ! Il r en t r a it à
P a r is, m a is, vo ya n t q u e p er son n e 11e m ’a tten d a it
à la ga r e , il est d escen d u , m ’a escor tée de loin et
m ’a d é livr é e à t em p s d ’u n for t vila in p er son n a ge
q u i en vo u la it a u x fon d s d e su b ven t io n .
Le p er cep t eu r ém u , b ou lever sé, ser r a it d éjà en tr e
les sien n es les m a in s d u jeu n e officier .
— C ’est le ciel q u i vou s a e n vo yé , M on sieu r . Je
su is t ellem en t d ésolé d ’o b lige r m a fille à u n p areil
ser vice. H ila ir e se fa it vie u x. E n ca s d ’a gr essio n ,
il 11e se r a it p o u r e lle q u e d ’u n m éd iocr e secou r s.
E t m oi, je m a r ch e d ifficilem en t .
Il b o it a it en effet et d e va it s ’a p p u ye r s u r « n e
ca n n e. De p lu s, sa r esp ir a t io n co u r t e d én on çait
d es t r o u b les ca r d ia q u es.
— Ven ez a u p r ès d u feu ! con t in u a -t -il en o u vr a n t
la p or t e vit r ée. D a n s ce p a ys , les fin s d ’octobr e
son t so u ven t fr a îch es.
E n m êm e t em p s, il a va n ça it u n fa u t e u il : il
p r essa it son h ôte d e s ’y a sseoir . Celu i-ci se d éfen
d it p ou r la for m e — il a va it t ellem en t en vie de
r e st e r ! — m a is M. D o r gcr » y, q u i sa is is s a it avec
â p r et é le s m oin d r es d is t r a ct io n s, n e vo u lu t rien
en ten d r e :
— N on , n on , je n e vo u s lâ ch e p o in t ! Vo u s d în e
rez a ve c n o u s... E t n ou s vo u s ga r d er o n s d em ain et
les jo u r s s u iva n t s p ou r vo ir Sim on . En l ’a b sen ce
d ’Am ie llc, j ’a i r eçu d e lu i u n t é lé gr a m m e qui
n i’a n n on ce son a r r ivée p ou r d em ain m a t in .
Le lie u t en a n t b a lb u t ia q u e sa m èr e l ’a t t en d a it .
�i6
L A M AI SO N SU R L E R O C
— Vo u s lu i écr ir ez q u e je vou s r et ien s p r iso n
n ier et vo u s a jo u t er ez m êm e qu e je p r en d s la
lib er t é d e lu i e n vo yè r m es tr ès r e sp e ct u e u x h om
m a ges. Lo r s q u ’e lle ''é t a it M1Ie Gu ign a r d e t q u ’elle
h a b it a it P o it ier s, j ’a i eu ' le gr a n d h on n eu r de
d a n ser a vec e lle au q u a r t ier gén ér a l.
Il é t a it d ’u n e m a igr e u r ext r ê m e; m a is cette
m a igr e u r , le n ez a q u ilm , la m ou st a ch e fin e q u i se
so u ven a it en cor e d ’a vo ir été b lon d e, d es ye u x ver t s
t r ès vifs q u i s ’o b st in a ien t à r ester jeu n es et s in gu
lièr em en t a igu s , lu i co n ser va ien t u n e in d én ia b le
a llu r e.
Qu oiq u e lîosoti lu i en vo u lû t u n p eu de la isser
sa fille co u r ir la n u it p a r les gr a n d s ch em in s a vec
t r ois cen t m ille fr a n cs d a n s sa va lis e , et, p en d a n t
ce t em p s, d e son n er d e la tr om p e, il fu t sé d u it
p a r la gr â ce d e l ’a ccu eil, e t co n sen t it sa n s p lu s de
d ifficu lt és à en lever sa ca p ote, à se m on t r er la
t a ille bien p in cée d an s u n e va r eu se q u i a va it ju st e
a ssez sou ffer t p p u r n e p a s figu r e r su r le d os d ’u n
em b u sq u é, à s ’a sseoir d a n s le fa u t e u il p r ép a r é, à
offr ir ses p ied s à la fla m m e, à r a con ter au bar on
t ou s les d ét a ils d e la t r a giq u e a ven t u r e, e t il fu t
h eu r eu x d e ces d ou ces vio len ces q u i lu i p er m et
t a ien t de p r olo n ger sa vis it e , d ’exa m in e r mieu.-i le
m ilieu fa m ilia l où les évén em en t s, — h a sa r d ou
p r ovid en ce, il n e s a va it t r op — l ’a va ie n t su b it e
m en t p lon gé .
Le p e t it p o in t d es fa u t e u ils , le d am a s fa n é des
r id e a u x, les vie ille s con soles, la p ou d r e d es p or
t r a it s d ’a n cêt r es, tou t se m b la it lu i d ir e :
— Ce t in t é r ie u r r essem b le en b ea u cou p de
p oin t s à celu i où t u as t o u jo u r s vécu .'
A u x m u r s, com m e d an s le fu m oir d e Sa lvèr e,
d es gr a vu r e s a n gla ise s r ep r ésen t a ien t d es scèn es
de cou r ses ou de ch a sse à cou rr e. Su r t ou tes
les t a b les, des cou p es d isp er sées r a con t a ien t
qu e le m a ît r e d u lo gis a va it été ja d is u n e fin e
cr a va ch e.
Boson le r em a r q u a p a r q u elq u es p h r a ses a i
m a b les et p olies q u i t r a h issa ien t le ca va lie r a ver t i
e t co n va in cu ... Com m e il le p r é vo ya it b ien , il
o u vr it d e la sor te u n e sou r ce in t a r issa b le d e so u ve
n ir s. Ce t t e p h o t o gr a p h ie r ep r ésen t a it M a y F lo w c r ,
p et ite fille d u célèb r e F l y i n g F o x . Le bar on la
m on t a it à D e a u ville d an s le p r ix d e D ia n e q u ’il
a va it ga gn é « les m a in s b asses », « en se p r o
m en a n t ».
Cet t e a u t r e r a p p e la it le so u ven ir d e M y B o y t
�L A M AI SO N SU R L E R O C
u u su p er b e ir la n d a is q u i a va it en levé a u ssi fa ci
lem en t la Cou p e in t er n a t io n a le de Sa in t -Séb a st ien .
M n° D o r ge r a y r en t r a au m om en t où son p èr e
en t a m a it le r écit m ou vem en t é d ’u n e chas.se à
cou r r s ch ez la d u ch esse d ’Ussel où il m o n t a it ju s
tem en t le su s d it M y B o y .
Le lie u t en a n t n ’écou ta p lu s ...
L a jeu n e fille a va it d ép osé sa p r écieu se va lis e et
a llé gé sa ju p e d e ser ge d ’u n e fin e b lou se de m ou s
se lin e b la n ch e; ses ye u x b r u n d or é et sa ch evelu r e
som br e qu e le ch a p ea u n e ca ch a it p lu s offr a ien t ,
a vec son t e in t d élica t em en t r osé d e b lon d e u n e
o p p o sit io n ch a r m a n t e qu e la p h o t o gr a p h ie n e r en
d a it p oin t .
E lle gu id a it u n e vie ille d am e en n oir , l ’in s t it u
tr ice à cou p sû r . D u r est e, Iioson n e p u t ga r d e r d e
d ou te. Tr ès sim p lem en t Am ie lle d isa it :
— Dem oise, je vou s p r ésen te m ou sa u veu r .
L ’a ve u gle t en d it la m a in au jeu n e officier , et,
p en d a n t q u ’e lle le ch er ch a it à tâ t o n s, il e u t le
tem p s de r em a r q u er qu e l ’h or r ib le cica t r ice, im p a r
fa item en t d issim u lée sou s d es b a n d ea u x d e n e ige ,
n e la d éfigu r a it , p a s. E lle d e va it a vo ir été b elle,
a vec u n gr a n d a ir d e d ign it é , et le r e st a it en cor e,
m a lgr é le r ega r d légèr em en t vo ilé q u e n e ca ch a ie n t
p as d es ver r es de lu n et tes.
— Ch a q u e fois q u ’elle p a r t , je tr em b le t ellem en t
p ou r cet t e en fa n t , m u r m u r a -t-elle.
— Cer t a in em e n t , vou s a ve z p r ié, D e m o ise!
s ’écr ia ga îm e n t la jeu n e fille. E t le bon D ieu m ’a
su scit é u n d éfen seu r !
La p or te s ’o u vr a it à ce m om en t, e t H ila ir e , la
m in e r en fr ogn ée sa n s d ou t e p a r ce q u e son m a ît r e
l ’a va it em p êch é de d escen d r e à la ga r e en tem p s
op p or t u n , a n n on ça :
— M a d em oiselle est se r vie !
Boson se t r o u va b ien tô t a ssis à la t a b le d e fa
m ille , d an s la s a lle à m a n ge r à p o u t r elle s où
b r û la it a u ssi u » beau feu d e bois.
L ’a r gen t er ie é t a it a r m or iée; le lin ge , t im b r é d ’un
t o r t il; la cu isin e, fin e et su ccu len t e t om m e il co n
vie n t en P ér igo r d ; le va le t d e ch a m b r e q u i se r va it
a va it les fa çon s r esp ect u eu ses et u n p eu so len n elles
d es d om est iq u es d ’a u t r efois; t o u t cela lu i p lu t , et
le b a r on , h eu r e u x d ’a vo ir u n in t er lo cu t eu r a u tr e
qu e le n ot a ir e, le m air e ou l ’a gen t vo ye r , ses h a b i
t u e ls p a r t en a ir es a u b r id ge, l ’e n t r et in t d e t ou t es
les ch oses q u i a va ie n t occu p é, r em p li son e x is
ten ce : les ch e va u x, les cou r ses, le m on d e...
�L A M AI SO N SU R L E R O C
— I ci, r a con ta -t-il, il n ’y a a u cu n e r essou r ce. La
gu e r r e a vid é les ch â t e a u x d ’a le n t o u r . Il n e r este
q u e d es ge n s d ’â ge ou b or n és, sa n s cu lt u r e , q u i
on t t o u jo u r s m en é u n e e xist e n ce m éd iocr e. Ave c le
cu r é se u lem en t , on p o u r r a it ca u ser . M a is il d esser t
t r o is p a r o isses ! Alo r s il e s t t o u jo u r s su r les ch e
m in s, e t son zè le l ’em p or t e a u p o in t q u e, le d er n ier
ca r êm e, il a lla it d a n s eh a q u o villa g e , p r êch er ses
o u a ille s à d om icile. U n e gr a n ge s e r va it d e lie u de
r é u n io n p o u r écou ter ses ser m on s !
Roson t r o u va l'id é e o r igin a le , e t il en sou r it .
Aim a it -il le s ser m o n s? P r ob a b lem en t p a s b ea u cou p
p lu s q u e son h ôte ! Ch a cu n se r e t r o u va it d an s
l ’a u t r e, e t p a r cela r m êm e se se n t a it fa vo r a b lem en t
im p r essio n n é.
Am ie lle e t M il0 R é a u lt p a r lè r e n t p eu . La p r e
m ièr e s ’o ccu p a it d e la secon d e, a ssise a u p r ès d ’e lle .
E lle lu i co u p a it sa via n d « ; e lle lu i s e r va it à b oire,
e t , d a n s ces m en u s s e r vice s, son a ffection se d e
vin a it .
O n r e vin t a u sa lon , e t la soir ée p a r u t cou r t e à
ton s. Le lie u t e n a n t d e Sa lvè r c a p p r it q n e la m a i
son a va it ét é co n s t r u it e a u d é b u t d u x r x ' siècle,
p a r le fa b u list e d e La ver d o n ie, l ’a u t eu r d e la R e
n o n c u le e t d e la R o s e , m oin s con n u q u e L a F o n
t a in e et F lo r ia n , m a is d e q u elq u e m ér it e cep en d a n t,
et d on t le b u st e s ’é le va it su r l ’E sp la n a d c.
Le b a r on cit a d e In i q u elq u es fa b les q u i l ’a va ie n t
fr a p p é, e n t r e a u t r es le H é r o n e t le s R a y o n s d e
lu n e :
TTn héron cr u t voir dan s l ’eau :
D e m ille p o is s o n s d ’or
O liv ie r l ’im a ge s é d u is a n t e .
I l se pen ch e et ne pr en d rien .
U n n u a ge a lor s a ya n t co u ver t La lu n e, ju s t e au
m om en t où les p oisson s r even a ie n t , p a r t it le h ér on
d éco u r a gé :
f sau vage,
F o r t u n e , g lo ir e , a m o u r , co m m e "n n t r o u p e a u
F ît - o n p ou r vo u s s a is ir m ille e ffo r t s s u p e r flu s
Vo u s vo u s o ffr e z s o u ve n t — n e p e r d o n s p a s
[co u r a ge —
A celu i qu i, lassé, n e vou s atten dait plu s, (i)
— J ’ai fa it com m e le h ér on , d écla r a le p er cep t eu r
en r ia n t . Lo n gt e m p s, j ’a i co u r t isé m on vieil o r i
gin a l d ’on eJ e, le com te R oza u . E n p u r e p er te. Il
(i) Ce s vt-n; son t d e I.n r t in tn b îu iilie, le fa b u lis t e v i r i c o n i d i o .
�L A M AI SO N SU R L E R O C
m ’a va it d an s le n ez ! I l n e p o u va it so u ffr ir les
« ca va lie r s »... Alo r s , u n b ea u jou r , la s d e se s
b r ocar d s et d e ses r eb u ffa d es, je lu i ai t ou r n é le
d os ! Ce t t e a t t it u d e le d écid er a p eu t-êtr e à m e
la is ser son h é r it a ge ... E n som m e, ce s e r a it ju s t ice !
J e su is son p lu s p r och e p a r en t , et , en o u t r e, son
fille u l !
lio sou a va it en ten d u p a r ler d u com te Roza n .
N ’ét a it -ce p a s lu i q u i a va it h ér ité de sa fem m e —
u n e r ich is sim e Am ér ica in e — ce m a gn ifiq u e h ôtel
d e l ’Ave n u e d u Tr oca d ér o d on t u n e g r ille d orée,
m on u m en t a le, la isse en t r evo ir , a u -d ela d ’u n p a r
ter r e, la som p t u eu se colon n a d e — ér igé e d an s le
p u r s t yle de la R en a issa n ce ita lien n e — et qu e
l ’on d is a it t o u t p lein d ’a d m ir a b les co llect io n s ?
C ’é t a it bien cela ! E t le com te p o sséd a it en cor e,
à Ven ise , su r le Gr a n d -Ca n a l, u n vie u x p a la is rose
où il p a ss a it u n e p a r t ie d e l ’h iver , e t à N e w -Yo r k
d es im m eu b les q u i lu i r a p p o r t a ien t d es r even u s
fa n t a st iq u es.
—
Le fa b u lis t e a r a ison , p a p a ! a ssu r a Am ie lle
en so u r ia n t . Vo u s a vez lâ ch é la p a r t ie t r op t ô t !
N ou s 11e co n n a ît r on s ja m a is t ou t es ces sp len
d eu r s...
Le b a r on p r ot est a con tr e cett e r éflexion d e sa
fille et p a r t it d e là p o u r se p er d r e en d es r êves
e xt r a va g a n t s : m a ît r e d es d ép o u illes d e son on cle,
com m e r eva n ch e d es r a ille r ie s m a lséa n t es de
celu i-ci, il a u r a it d ’abord u n e écu r ie de cou r ses, ce
q u i 11e l ’em p êch er a it p a s d e go û t e r t ou s les r a f
fin em en t s d u lu xe m od er n e. 11 d isser t a su r les
m ér it es d es gr a n d es fir m es d ’a u t om ob iles a u x
q u elle s il a cor d er a it sa con fia n ce, éq u ip a u n ya ch t
p ou r d es cu r es d ’a ir m a r in , r a ch e t a le ch â tea u de
L a M or lièr e, co n s t r u isit u n e villa à D e a u ville , u n e
a u tr e à N ice , p r om en a en fin sa fa n t a isie u n p eu
p a r t o u t com m e si la for tu n e d e va it le d éb a r r a sser
su b it em en t d e ce p ied d iffor m e q u i fa is a it de lu i
u n in fir m e e t de ce p a u vr e cœ u r u sé q u i p a r fois
le su ffoq u a it à cr oir e q u ’il a lla it t r é p a s se r !
Am ie lle l ’éco u t a it en b r od a n t sou s la la m p e a vec
de jo lis ge st e s n a t u r e ls q u i, sa n s q u ’e lle s ’en d ou
t â t , m et t a ien t en va le u r scs d oijjt s effilés.
lîo son p en sa qu e les m illio n s lu i siér a ien t b ien ,
et il se p lu t à im a gin e r l ’effet d ’u n d ia d èm e ét in ce
la n t s u r scs ch e ve u x som b r es, so u p les et on d és.
De t em p s à a u t r e, e lle r e le va it les ye u x , e t d an s
le vie u x sa lon , t o u t p lein d e ch oses d u p a ssé,
c ’é t a it u n b r u sq u e éb lou issem en t, com m e u n r a yo n
�I ,A M AI SO N SU R L E R O C
d e so le il q u i b r ille r a it su r u n e p la ge où a p r ès
u n e t em p ête, la m er eu se r et ir a n t a la issé des
ép a ves.
E lle je t a it a u ssi d e cou r t es r ép liq u es d o n t le
t o u r v if e t s p ir it u e l t r a h is s a it u n e im a gin a t io n
t o u jo u r s en é ve il. Cer t es, e lle p r ét en d a it n e p as
.cr o ir e à l ’h é r it a ge de l ’on cle Roza n : de p a r e illes
illu s io n s lu i p a r a iss a ie n t in co m p a t ib les a vec les
ob ser va t io n s d e sa r a ison p r écoce; m a is t o u t de
m êm e, il é t a it cla ir q u ’e lle l ’escom p t a it , e t q u ’au
fon d , e lle c o n s id é r a it sa vie a ct u e lle com m e u n e
t r a ve r s ée u n p eu d ifficile , e t t r è s m on oton e, bien
q u e p a r fo is secou ée p a r d es o r a ges, q u i l ’am èn e
r a it ve r s u n p o r t m e r ve ille u x où t ou s ses d ésir s
s e r a ien t com b lés.
L e s u je t ép u isé, le p er cep t eu r p r op osa u n b r id ge
a vec u n m or t . U s s ’a ssir en t t ou s les t r o is a u t ou r
d e la t a b le à je u . Le lie u t en a n t co m m it d es fa u tes.
S a jo lie p a r t en a ir e le gr on d a .
L e b a r on r a con ta les « cu lo t t es » q u ’il a va it
p r ises au J o ck ey. E t le t em p s p a ssa si vit e q u e la
vie ille p en d u le d ’a lb â t r e ét on n a le t r io en son n a n t
on ze cou p s de sa v o ix a igr e le t t e .
M lle R é a u lt , d an s l ’om b re, se t en a it silen cieu se.
E lle éleva la vo ix :
— Il fa u t q u ’Am ie lle a ille se r ep oser . Dem a in ,
c ’est jo u r de m a r ch é. E lle a u r a de la b esogn e!
At n ie lle p r ot est a . M a is Bosou a p p u ya l ’a vis t r ès
sa ge , e t tou s se levèr en t .
— J e com p te su r vou s p o u r a ller a tt en d r e m ou
fils, d em ain m a t in , d it le b ar on à son h ô t e. A cette
h eu r e, H ila ir e est occu p é p a r le b a la ya ge d u b u
r ea u . Vo u s p r en d r ez D l a c k - F c ll o w e t la ch a r r ett e
a n gla ise .
U n e e xp lica t io n s ’im p osa it . Le lie u t e n a n t de
Sa lvè r e a p p r it d ou e q u e B la c k - d 'c llo w é t a it u n ch e
va l d e la n om b r eu se écu r ie d u Com m a n d a n t Dorg e r a y; il a va it va lu à son m a ît r e t a n t d e su ccès
a u x con cou r s h ip p iq u e s q u e celu i-ci — a u m om en t
de la gr a n d e ca t a st r o p h e — n ’a va it p a s eu le cou
r a ge d e s ’en sép a r er .
Am ie lle s ’en s e r va it jou r n ellem en t p o u r se
r en d r e d a n s 1er. com m u n es vo isin es. Bien qu e con
se r va n t u n e b elle a llu r e , il se fa is a it vie u x,
d e ve n a it m ou t on e t se la is s a it for t bien con d u ir e
p a r u n e m a in de fem m e.
— T r is t e fin p o u r u n t r io m p h a t eu r , so u p ir a le
baron .
— J e n e t r o u ve p a s, m u r m u r a le lieu t en a n t .
�L A M AI SO N SU R L E R O C
21
L e ton fa it la ch a n son ! M lle D o r gcr a y lie p u t
s ’em p êch er d e r ou gir , e t , p o u r ca ch er la b r u sq u e
flam b ée, elle p r op osa de r en d r e vis it e a u fa vo r i de
son p èr e.
L ’écu r ie, r elé gu ée a u -d elà d e la cu isin e , o ffr a it
au ve n t d ’ou est u n gr a n d m u r léza r d é q u e p e r ça it
seu le u n e ét r oit e o u ver t u r e. B l a c k - F c l lo w eu é t a it
l ’u n iq u e occu p a n t .. Il t o u r n a ver s ce u x q u i e n
t r a ie n t u n œ il n oir t r ès d o u x. C ’ét a it u n a leza n
b r û lé — gen r e h u n t er . — Ses for m es r est a ie n t en
effet éléga n t e s, et u n p eu d e l ’a r d eu r d ’a n t a n
fr ém issa it en cor e d an s ses n a sea u x.
Boson le fla t t a . Il p a r u t se n sib le à ses ca r esses,
m a is sa n s e xcès : Am ie lle se m b la it a vo ir t o u t son
cœ u r . L e b a r on lu i-m êm e n e p a ssa it q u ’en secon d
lieu .
Le p r over b e d it : il n ’est p a s s i b on n e co m p a gn ie
q u i n e se sép a r e. P ou r p r olo n ger les m in u t és e x
q u ises, le lie u t e n a n t a va it beau p oser d es q u es
t io n s, p r ovoq u er de lo n gs r é cit s, il lu i fa llu t b ien
p r en d r e co n gé, m a is on n e le la is s a p a s p a r t ir
sa n s lu i a r r a ch er la p r om esse q u e, p en d a n t le cou r t
séjo u r d e Sim o n , il p r en d r a it t ou s ses r ep a s d a n s
la m a ison d u fa b u lis t e , et p u is ce fu r en t en cor e
d es r em er cîm en ts, l ’e xp r e ss io n t r ès vive d e la g r a
t it u d e d u père.
H ila ir e o u vr it le p o r t a il q u i d on n a it s u r la
r u e lle, e t le vis it e u r s ’élo ign a p a r le ch em in in é ga l,
où d es h er b es sèch es fr isso n n a ien t sou s le ve n t d u
soir .
Ava n t d e ga gn e r l ’h ô t e l d e s V o y a g e u r s , il
s ’a r r êt a u n in s t a n t s u r la p la ce p ou r con sid ér er
l ’a n cien n e h a b it a t io n d es go u ve r n e u r s d on t la lu n e
— q u i ve n a it d e sc le ve r — a ccu sa it les cu r ie u x
r eliefs e t le r evêt em en t en p ier r es r ou sses d e la
t oit u r e.
—
Il fa u d r a qu e je m ’in for m e d e ce Le yg o n ie !
p en sa -t -il. P u is q u ’il est a via t e u r , il d oit êtr e
je u n e ? M a is est -il cé lib a t a ir e ? E t q u elle e s t la
cau se d e son gr a n d ch a gr in ?
D é jà , il é t a it ja lo u x d e ce vo isin t r op im m éd ia t
de M n° D o r ge r a y.
�22
L A M AI SO N SU R L E R O C
III
Am ie lle d or m it m a l, cett e n u it -là .
—
C ’est le con tr e-cou p de m on a ven t u r e ! p en sat -elle. J e ve r r a i t o u jo u r s la figu r e b r u t a le de cet
h om m e a u p r ès de la m ien n e.
E lle n e vo u la it p a s s ’a vo u er qu e l ’en tr ée d e Boson de Sa lvè r e d a n s sa vie ét a it la m eilleu r e e x
p lica t io n de son in som n ie.
Cet t e vie , t ou t e cou r t e q u ’elle fû t , com p r e
n a it d éjà d e u x p h a ses b ien d iffér en tes : d ’abord
u n e en fa n ce tr ès ga ie , t r ès ch oyée, tr ès fa cile d an s
d es ca d r es é lé ga n t s , les b e a u x vie u x h ô tels d es
p et it es ville s de ga r n is o n , le ch â tea u de La Morlièr e a vec ses d ou ves p r ofon d es, l ’a n cien n e a b b a ye
d an s u n p a r c où d es fem m es de h a u t e va le u r —
r e ligie u se s sécu la r isées — s ’effor ça ien t d e com
b a t t r e l ’es p r it d u m on d e d an s d es cœ u r s de fil
let t es, les p la ge s à la m od e où le b a r on a im a it à
se m on tr er p en d a n t les gr a n d es sem a in es e t q u i
la is sa ie n t à Am ie lle d es so u ven ir s de ch â t e a u x de
sa b le et de b a ls d ’en fa n t s, p u is, b r u sq u em en t, au
m om en t où l ’a ve n ir s ’o u vr a it d eva n t sa jeu n esse en
fleu r , p r om et t eu r e t ch a r m a n t , l ’aeeid en t de son
p èr e, le u r r u in e, l ’e x il à M o n t r éa l... E t la sér ie
n oir e co n t in u a it p a r la gu e r r e, la m or t de M mc Dorg cr a y q u i, à d ix-h u it a n s, la la n ça it , t ou te jeu n e
en cor e, su r u n ch em in n o u vea u , h ér issé d e d iffi
cu ltés.
Le p er cep t eu r , so u ven t in d isp o sé et vr a im en t
in fir m e, e xa gé r a it sou é t a t p o u r e s q u ive r les
cor vées. E lle é t a it d on c o b ligée d e le r em p la cer en
tou t es ch oses, m a is en la is sa n t cr oir e à l ’Ad m in ist r a t io n q u ’elle o b éissa it seu lem en t à la m a in qui,
la d ir ige a it .
Gr â ce à son in t e llige n ce et à son én er gie, e lle
a va it r éu ssi à lo u vo ye r , sa n s n a u fr a ge, au m ilieu
de n o m b r eu x écu e ils, et, de ce fa it , p r is l ’h a
b itu d e de 11e com p t er q u e su r ses p r op r es forces.
Les jeu n es filles de n otre ép oq u e, jet ées d an s la
m êlée à l ’â ge où leu r s m ères n ’a va ien t p a s a b a n
d on n é l ’a ile m a t er n elle, on t p ou r ca r a ct ér ist iq u e
u n e gr a n d e con fia n ce en clles-m êtr ies; elles n e d é
sir en t p as q u e leu r s p la n s soien t con t r ôlés p a r d es
esp r it s a ve r t is et d e sen s p lu s r assis.
Am ie lle é t a it bien de son t em p s. E lle es t im a it
�L A M AI S O N SU R L E R O C
23
son ju ge m e n t a ssez d r o it p o u r lu i su ffir e e t - s e
d ér ob a it à tou tes d ir ect ion s.
Cer t es, elle a im a it Dem oise; m a is e lle -ne l ’écou t a it p a s vo lo n t ie r s : l ’in fir m it é d e celle-ci n e la
p la ça it -e lle p a s en d eh or s d u r éel d a n s u n e r é gio n
où les vr a is con tou r s s ’est o m p en t p o u r la is s e r
les illu s io n s .a va n ce r au p r em ie r p la n ?
—
Vo u s êt es d ’a u t r efo is, lu i d is a it -e lle en l ’em
b r a ssa n t , et m oi je su is d ’a u jo u r d ’h u i!... ;C ’est
p ou r cela qu e n ou s n e n on s en ten d on s p a s !
Le vie u x cu r é — q u i n ’a im a it p a s le b r id ge n i
les co n ver sa tio n s •oiseuses — é t a it t r o p ab sor b é
p a r son m in ist èr e p o u r se p en ch er lo n gu e m e n t ,
p a t iem m en t su r ce jeu n e cœ u r t o u jo u r s e n ve
lop p é de r é se r ve et h a b ile à d éfen d r e ses a p
p r och es.
Am ie lle p o u r s u iva it d on c son ch em in , la t êt e
h a u t e, fière d ’a vo ir le p ied sû r , et 11e vo u la n t p a s
a d m et tr e qu e son in e xp é r ie n ce p û t l ’e xp o se r à
q u elq u e d a n ger .
A M on tr éa l, le p e t it ch ef-lieu d e ca n t on , a ssis
su r un r och er t a b u la ir e q u i d om in e d e t r è s h a u t
la D o r d o gn e, ch a cu n l ’a im a it p a r ce q u ’e lle é t a it
ga ie , gén ér eu se , et q u ’e lle n ’é t a it p a s fièr e.
O11 la p r éfér a it à son p èr e, jo via l à cer t a in es
h eu r es, m a is q u i, à d ’a u t r es, a va it d e la m o r gu e
et le ton b r ef. P er son n e n e se Tût a visé de lu i m a n
q u er de r esp ect. E lle é t a it la bon n e fé e q u i d is
t r ib u e les a llo ca t io n s, et , à l ’occa sio n , y a jo u t e
u n e d ou ce p a r ole a vec u n sou r ir e.
J u s q u ’ici, r ien n ’a va it d on c t r o u b lé la su r fa ce
t r a n q u ille d e l ’eau d or m a n te, et vo ici q u e sou d a in
le ge st e d ’un r ôd eu r vu lga ir e la r id a it d ’u n fr isson
p r écu r seu r de tem p ête.'
C ’e s t qu e ce ge st e en a va it a p p elé u n a u t r e
q u i, à l ’im p r o vist e , a va it r évélé à la jeu n e fille
la p r ésen ce in vis ib le et p r ot ect r ice d ’u n IVin cc
Ch a r m a n t , p r ê t com m e d a n s le s vie u x con t es, à
(jéfcm lr e la b elle P r in ce ss e con t r e le d r a gon r a
visseu r .
Au t o u r d ’elle , la gu e r r e r a r éfia it la jeu n esse.
E lle co n n a issa it p eu de figu r es m a s cu lin es, et ,
d u r est e, le s p r o p r ié t a ir e s d es e n vir o n s, en t r evu s
au b u r ea u au cou r s d ’u n e p er m issio n , n e lu i p a J a issa ien t p a s r ép on d r e à son id é a l, et p u is , san s
d ou te, à leu r r et o u r , ils a u r a ien t d ’a u t r es a m b i
tion s; ils n ’ép o u ser a ien t p a s la fille d ’un p er cep
teu r de 'villa ge.
Il y a va it b ien le vo is in , Ber n a r d Le ygo n ie . C e
�24
L A M AI SO N SU R L E R O C
lu i-là é t a it gr a n d , d e bel a ir , a vec u n e fièr e m o u s
t a ch e br u n e q u ’il n e sa cr ifia it p a s à la m od e r é
gn a n t e , et , d ep u is q u a t r e a n s, 011 n e co m p t a it p lu s
ses e xp lo it s d a n s l ’a via t io n , m a is il é t a it ve u f; il
a va it d e u x en fa n t s, et , p a r ce q u ’il a va it b ea u cou p
p leu r é sa fem m e, Am ie lle lu i en eû t vo u lu de se
con soler , ca r elle é t a it tr ès in t r a n sige a n t e en m a
t iè r e de fid élit é. E lle n ’a d m et t a it p às q u ’on ou
b liâ t s i vit e , et , u n jo u r , e lle l ’a va it d it t o u t n et
à M 110 D u ja r r y, la r eceveu se d es P ostes, p r och e
p a r en te d u jeu n e in gé n ie u r , q u i lu i co n fia it son
d é sir « d e vo ir u n jo u r , a p r ès la gu e r r e , le p a u vr e
ga r ço n r efa ir e son fo yer ».
— J e 11e su is p a s d e vo t r e a vis , p et it e , a va it r é
p on d u la vie ille d em oiselle en h o ch a n t la t êt e, et
si vo u s co n n a issiez m ie u x l ’exist e n ce , vo u s p en
ser iez com m e m oi; il 11’est p a s b on p o u r l ’h om m e
d e vivr e seu l !
Am ie lle a va it so u r i u n p eu d éd a ign eu sem en t
e t ga r d é son o p in ion : celle q u i m a n q u a it d ’e x
p ér ien ce à son a vis , c ’é t a it la r eceveu se, sa n s
gr a n d e cu lt u r e , t o u jo u r s a t t a ch ée à son b u r ea u ,
e t vie ille d em oiselle p a r su r cr o ît d on t les h o r i
zon s for cém en t 11e p o u va ie n t êtr e q u e born és.
E lle n ’a va it d on c p a s fa it en t r er Ber n a r d Le ygo n ie d a n s ses r êves d ’a ve n ir , m a is celu i q u ’elle
é p o u ser a it d e vr a it lu i r essem b ler com m e u n fr èr e,
se m on tr er , com m e lu i, ca p a b le d ’un gr a n d am ou r
et d ’u n a t t a ch em en t in é b r a n la b le , s u r viva n t au
tom b ea u .
Boson , a p p a r u su r la scèn e vid e ou , d u m oin s,
q u ’elle cr o ya it t elle, a va it p r is la figu r e d u h ér os
a t ten d u : elle se se n t a it a vec lu i s u r le m êm e p a
lie r d e la so ciét é; il co n n a issa it Sim o n ; il l ’a p
p r é cia it , et celt e a ffection com m u n e le lu i r en d a it
in fin im en t s ym p a t h iq u e . E t p u is, en lu i p a r la n t ,
il a d o u cissa it sa v o ix de t e lle sor te, son r ega r d
s ’é cla ir a it d ’u n e t e lle fla m m e q u ’elle 11e p o u va it
s ’em p êch er d ’en êt r e tr ou b lée.
Ch o se cu r ie u se, à n otr e ép oq u e où les sou cis d e
la vie m a t ér ielle p la cen t t r op so u ven t l ’a r gen t au
p r em ier r a n g, où les jeu n es filles ch er ch en t a va n t
t o u t le fia n cé r ich e q u i m et tr a d an s la co r b eille
u n e lim o u sin e e t u n co llie r d e p er les, e lle n e se
d is a it p a s :
— C ’est u n e fo lie ! I l e s t a u s si p a u vr e q u e
m oi !
Il lu i se m b la it q u ’à e u x d e u x il ser a ien t tr ès
ca p a b le s d ’a ffr on t er la vie e t de l ’o b lige r à leu r
�L A M ALSO N SU R L E R O C
25
sou r ir e. D ’a ille u r s , n ’a va it -e lle p a s les cen t m ille
fr a n cs d e d ot , le gs p a r t icu lie r d e son gr a n d -p èr e,
q u i, p o u r l ’in s t a n t , s e r va it de ca u t io n n em en t à
son p è r e ? E lle n ’a r r ive r a it d on c p a s les m a in s
vid e s, et , l ’im a gin a t io n a id a n t , e lle se p er su a d a it
p r esq u e q u ’e lle a va it de la for tu n e.
Cep en d a n t , ch a q u e jo u r , e lle m a n ia it d es lia sses
de b ille t s , et m êm e d es r o u le a u x de lo u is, q u e d es
p a ys a n s lu i a p p o r t a ie n t en ca ch et t e, m a is ju s t e
m en t , l ’h a b it u d e lu i fa is a it co n sid ér er l ’a r gen t
com m e u n e m a r ch a n d ise vile : e lle n ’y a t t a ch a it
p a s son cœ u r .
—
Au b esoin , je co n t in u er a i à t r a va ille r , p en sa t-elle d a n s le silen ce d e la n u it .
E t , le len d em a in m a t in , for te d e sa r éso lu t ion ,
lo r s q u ’elle s ’a ss it à sa p la ce o r d in a ir e, d er r ièr e
la lo n gu e t a b le q u i la sé p a r a it d u p u b lie , elle n e
s ’a p it o ya p a s su r son so r t , com m e l ’e û t p eu t -êtr e
fa it u n e h ér oïn e r om a n esq u e d es t em p s r é vo lu s ;
elle n e d ép lor a p o in t la la id eu r d e cet t e p ièce
q u elcon q u e, se u lem en t m eu b lée d e ca sier s a r e
gis t r e s , d e -ca r t o n s ve r t s et de q u elq u es b a n cs, et
q u e, seu les, é ga ya ie n t d es affich es d ’em p r u n ts.
Un co n t r ib u a b le l ’a t t en d a it ; e lle o u vr it le r ôle
gé n é r a l, p u is se r ep or t a a u x p e t it s r ôles p o u r les
t a xe s a ss im ilées, ém a r gea a u x colon n es vo u lu es ,
r em p lit la sou ch e, et t o u t cela d ’u n e m a in sû r e
q u i t r a h is s a it la lo n gu e h a b it u d e.
P ou r le m om en t, la p or t e é t a it fer m ée a u x
r êves. Su iva n t le d ict o n a n t iq u e , Am ie lle fa is a it
b ien ce q u ’elle fa isa it .
P en d a n t ce t em p s, B J a c k - F e llo w r em on t a it au
p as la lon gu e r ou te ca r r o ssa b le, t a illé e d a n s le
r och er , q u i t ou r n e et r etou r n e p o u r 11e p a s a b or d er
de fr on t la côte r a id e.
Le s d e u x officier s ca u sa ien t en sem b le. Sim o n ,
d ’ab ord t r ès su r p r is p a r la p r ésen ce à la ga r e d u
lie u t en a n t d e Sa lvè r e , fr é m iss a it m a in ten a n t à la
p en sée d u d a n ge r qu e sa sœ u r a va it cou r u la
veille.
—
Mon p èr e est t r o p in s o u cia n t ! d écla r a -t -il. E t
H ila ir e 11’ose p a s lu i t e n ir t ê t e ! A h ! m on ch er ,
l'u n e d es p lu s ter r ib les ép r eu ves d e la gu e r r e,
c ’est de se n t ir q u e, ch ez les sien s, b ea u cou p de
ch oses n e vo n t p a s com m e elles d evr a ie n t a ller .
D u b r o u illa r d flo t t a it en cor e su r la va llé e , m ais
u n fin b r o u illa r d r ose q u i n e m o u jjla it p a s et
�26
(LA M AI S O N SU R L E R O C
la is s a it p r e s s e n t ir le so leil. D e t o u t es p a r t s , ou
a r r iva it p ou r le m a r ch é; b ou ch er s en ca r r io le,
b on n es -m ères-gr an d s éd en tées — d on t lin fo u la r d
d e coton n o ir en ser r a it le fr o n t et q u i a va ie n t
fo u r n i m ie lo n gu e r ou t e, d e lo u r d s p a n ier s a u x
b r a s, p o u r ven d r e le u r s œ u fs, le u r s lé gu m e s , et
leu r s fr o m a ges b la n cs, t a n d is qu e leu r s fille s ou
le u r s b r u s fa is a ie n t les d er n ier s la b ou r s a va n t le s
se m a illes, — vie u x p a ys a n s en b lou se, la figu r e m a
t oise sou s le gr a n d fe u t r e a u x b or d s Masques,
ch a ss a n t d e va n t e u x d es p or cs h a r g n e u x e t d isp u t eu r s, a vec la seu le a id e, de le u r ch ien a t d e ga
m in s au m in o is é ve illé , t o u t fier s d ’a ssu r er le r ôle
d es « gr a n d s ».
D a n s la r u e ét r oit e q u elq u es u n ifo r m es, so u illés
p a r la bou e d es t r a n ch ées, r esso r t a ien t p a r m i les
rob es”n orres et le s b lou ses b leu es com m e u n r a p p el
d u ca u ch em a r q u i, t ou t es le s n u it s , h a n t a it le
som m eil d es sn èrep.
O n a via t e u r à t r o is ga lo n s , la p o it r in e bar rée
de r u b a n s m u lt ico lo r e s, d esce n d a it d e l ’esp la n a d e.
Il d on n a it la m a in à d e u x b éb és -*“ ■ ga r çon et
fille — d on t les m in e s ép a n o u ies fa isa ie n t p la is ir
à vo ir .
— £ )uel est cet o fficie r ? d em a n d a Boson b r u s
q u em en t.
— Ber n a r d Le yg o n ie , n ot r e vo is in ! Vo u s sa vez
scs p r ou esses ?
Ava n t d ’a vo ir en ten d u cet t e r ép on se, le jeu n e
lie u t en a n t 11e d o u t a it p a s d e l ’id e n t it é d u p r o
m en eu r . O u i, le m a ît r e de la M a ison su r le roc,
d on t , d éjà , il é t a it ja lo u x , d e va it a vo ir ce r ega r d
q u i se p ose lon gu em en t s u r les ge n s ou les ch oses
com m e p ou r en p r en d r e p ossession , cet a ir d ’a u
t o r it é q u i p la ît a u x fem m es et ce je n e sa is q u oi
de for t q u i s ’im p ose à t ou s, q u i ca r a ct é r isa it S i
m on D o r ge r a y, n ia is q u e Ber n a r d Le yg o n ie d e va it
p osséd er à 1111 'd e gr é su p ér ieu r .
D a n s la r u e, ch a cu n lu i p a r la it . To u s a va ie n t
l ’a ir de F a im cr et il s o u r ia it à t ou s. L e ‘ca p it a in e
r e t in t M a c k - F c l lo i t i .
— Bien h e u r e u x qu e n os p er m issio n s co ïn
cid en t , d it -il, 1111 p eu p en ch é ve r s l ’a via t e u r . 11 y
a si lon gt em p s qu e je vo u la is vo u s d ir e m on a d m i
r ation .
Le je u n e h ér os e u t u n lé ge r h a u ssem en t
d ’ép a u les.
— Les jo u r n a lis t e s y vo n t 1111 p e u fo r t ! a ssu r a -t-il
en sou r ia n t..
�L A M AI SO N SU R L E R O C
27
— J e m ’en t ien s au lacon ism e d es com m u n iq u és;
ils son t a ssez éloq u en t s ! La sem a in e d er n ièr e, ne
n ou s on t -ils p as a p p r is qu e vou s a vez a b a t t u
q u a tr e b ip la n s ?
— J e n ’y ai p as eu b ea u cou p d e p ein e : au d é
t ou r d ’u n n u a ge , ils son t ve n u s tom b er su r m oi,
et leu r su r p r ise a été t e lle q u ’ils m ’on t d on n é le
t em p s de p r en d r e l ’offen sive.
— Vo u s vou lez d im in u er vo t r e m ér it e; m a is je
sa is à q u oi m ’en t e n ir ! Vo u s a vez u n e d écision ,
u n e a u d a ce, u n e sû r eté de cou p d ’œ il q u i ém er
ve ille n t le m on d e en tier .
Les en fa n t s éco u t a ien t ar d em m en t. La fille t t e —
cin q a n s en vir on — d es ye u x b leu s, d es ch e ve u x
d ’or, u n a ir d e b ib elot fr a gile , em b r a ssa la m a in
q u i t en a it la sien n e.
^
— O h ! p a p a , m u n n u r a -t -e lle, je vo u d r a is a vo ir
d es a iles com m e vo u s, m a is p a s p ou r t u er d es
Boch es, p o u r m on t er ju s q u ’au ciel !
Son fr èr e — d ’u n a n p lu s jeu n e — p r ot esta
a u s sit ô t :
— M oi, au co n t r a ir e, je vo u d r a is t u er b ea u cou p
d e m éch a n t s Uoclies et r even ir en su ite su r la t er re
p ou r q u ’on m e d on n e d e b elles d écor a t ion s com m e
à papa.
— Tin o est p ou r les r éa lit és, a ssu r a le jeu n e p èr e
a m u sé. Sa sœ u r au co n t r a ir e est id éa list e.
I l effleu r a d ’u n e ca r esse le fr on t p u r d e sa fille
t o u jo u r s levé ver s lu i, et , m a lgr é sou h a b it u e lle
for ce d e ca r a ct èr e, u n e exp r essio n d ’a n goisse
a ssom b r it son r ega r d com m e s ’il t r e m b la it de vo ir ,
p ou r de vr a i, s ’en vo le r la m ign on n e e t tr op fr êle
cr éa tu r e.
— J ’ir a i vou s r en d r e vis it e , p r om it -il.
Sim o n s ’a visa a lor s d e p r ésen t er son com p a gn on .
— Le lie u t en a n t d e Sa lv'êr e...
Le s d e u x h om m es éch a n gèr en t u n e p o ign ée d e
m a in s, m a is n on san s s ’êtr e m esu r és d u r ega r d .
Ü la c k - F e llo w r ep r it sa t r a n q u ille a llu r e :
— Alo r s, in t er r o gea Boson , M. Le ygo n ie est
m a r ié ?
—• I l e s t ve u f ! Il a va it ép ou sé u n e d e ses cou
sin es — u n m a r ia ge d ’a m ou r s ’il en fu t ja m a is ! —
E lle est m or t e u n p eu a va n t la gu er r e. Il n e p eu t
s ’en co n soler !
— Qu i élève ses e n fa n t s?
— Un e t a n t e , vie ille fille ! J e cr ois q u ’elle t r o u ve
s o u ven t la t â ch e lo u r d e ! Ces p et it s d em a n d en t à
ct r e s u r ve illé s com m e le la it s u r le feu . Tin o su r
�28
L A M AI SO N SU R L E R O C
t o u t a d es in ve n t io n s d ia b o liq u es q u i a m u sen t
b ea u cou p m a sœ u r , d on t les d e u x son t le r a yon
d e s o le il... E t , d e fa it , ils vou s d on n er a ien t le go û t
d u m a r ia ge si 011 n e l ’a va it p as !
— L e m a r ia ge , p ou von s-n ou s y so n ger en ce
m om en t ?
Sim on D o r ger a y so u le va les r ên es d ’u n gest e qu i
s ign ifia it l ’ab a n d on , la r em ise t o t a le en tr e les
m a in s d ivin es.
I ls a t t e ign a ie n t l ’E sp la n a d e. P a r d iscr ét io n , le
jeu n e lie u t e n a n t ju g e a n e p a s d evo ir a ccom p a gn er
p lu s loin son co m p a gn o n . I l sa u t a à ter r e.
— J e n ’ai p a s vu le cou p d ’œ il en cor e! e x p li
q u a -t-il. A m id i, j ’a u r a i le p la is ir de vo u s r e
join d r e.
11 •tr aver sa la la r ge p la ce, p la n t ée d e t ille u ls ,
s ’a p p r och a d es b a lu s t r es de p ier r e q u i d éfen d en t le
t o u r is t e con tr e l ’effr oi d u vid e et je t a u n r ega r d
s u r la p la in e d ép loyée au -d essou s de lu i.
Le b r o u illa r d la t r a n sfo r m a it en u n la c im m en se
d on t les co t e a u x écla ir és se m b la ien t êt r e les
b er ges. I l ét a it im p ossib le d e d is t in gu e r le d essin
d e la r iviè r e n i celu i d es p r a ir ies.
Il p a r u t à Boson qu e ce p a ys a ge r ep r ésen t a it
a ssez bien son êtr e in t ér ieu r : d e la b r u m e,
q u elq u es som m ets d e lu m ièr e, à d em i su b m er gés,
le ciel et la t er r e con fon d u s, a u cu n h or izon ...
Il 11e vo u lu t p a s s ’a t t a r d er s u r cett e id ée, se
so u ve n ir d e sa m èr e q u i l ’a t t en d a it à P a r is et n ou r
r is sa it p ou r lu i d e gr a n d es esp ér a n ces; il p r éfér a
s ’in t ér esser au b u st e d u fa b u lis t e d on t 011 lu i a va it
p a r lé la ve ille , e t q u i, le d os t ou r n é au la r ge esp a ce,
co n t em p la it p la cid em en t la t er r a sse où p le u va ie n t
les d er n ièr es fe u ille s d ’or. Ce la lu i r em it en m é
m oir e la fa b le d u I t ér a it e t d e s r a y o n s d e lu n e ,
et p a r la m êm e occa sion l ’h é r it a ge d u com te Roza n .
Le vo is in l ’e s co m p t a it -il? Il r ega r d a d ’un œ il
a gr e s s if la vie ille m a ison , r a je u n ie p a r les cla r t és
r oses d u so leil le va n t q u i ca ch a it ses secr ets d er
r ièr e ses r id e a u x b ien fer m és; p u is, p o u r n e p lu s
la vo ir , car e lle l ’a ga ça it p a r sa so lid it é q u e rien
n e p o u va it éb r a n ler , il s ’en fu t à l ’a ven t u r e, et ses
p a s le co n d u isir e n t au fo ir a il sit u é au b ord d e la
r ou te d escen d a n t à la ga r e , su r 1111 p la t ea u , en
con t r e-b a s de la ville , où lu cim et ièr e é r ige a it a u ssi
ses cr o ix n oir es et ses b la n cs m au solées.
E n sa q u a lit é d ’a n cien p r op r iét a ir e p é r igo u r d in ,
il p a r la p a t o is, s ’in for m a d u p r ix d u b é t a il, des
p r em ier s sa cs d e ch â t a ign e s e t d e n o ix, e t d an s
�I ,A M AI SO N SU R L E R O C
29
l ’in t ér êt q u ’il p r it a u x r ép on ses, r et r o u va u n p eu
de son Tune d e n a gu èr e.
Ava n t de r em on ter à M on tr éa l, il en t r a au cim e
tièr e e t y ch er ch a les t om b es d e M lu0 D o r ge r a y et
d e M mc Ber n a r d Le ygo n ie . Les d e u x é t a ie n t cou
ve r t es d e fleu r s, m a is la d er n ièr e p o r t a it , en p lu s
d es d a h lia s e t d es ch r ysa n t h èm es d e sa iso u , u n e
m er veilleu se ger b e d ’œ ille t s , s ign é e d ’u n m a ga sin
d es gr a n d s b o u leva r d s. Sa n s d ou t e, l ’a via t e u r
l ’a va it d ép osée à son a r r ivé e ? N ’ét a it -ce p a s le
sign e cju ’il ét a it b ien le ve u f in con sola b le q u e S i
m on d é p e ign a it ?
Bosou vo u lu t se le p er su a d er , et , jo yeu se m en t , il
r e vin t ver s l ’E sp la n a d e. Le b u r ea u d e p o st e o ccu
p a it le coin d e la r u e p r in cip a le . Il en p o u ssa la
p or te-t am b ou r jxn ir e n vo ye r à sa m èr e u n e d ép êch e
où il p a r le r a it d e la r en con tr e d ’u n ca m a r a d e q u i
le r et en a it a u -d elà d e ses p r évisio n s; il s ’a m u sa d es
ye u x en p er les de ja is d e la vie ille r eceveu se — u n e
p et it e b ou lot te r éjo u ie — q u i l ’e xa m in a it cu r ie u se
m en t, et en fin , qu a n d l ’a n gé lu s t in t a , il p o u ssa u n
so u p ir d e so u la gem en t e t se h â t a d e d escen d r e la
r u elle a u x h er b es sèch es q u i b o r d a it la m a ison d u
fa b u list e. 11 m a r ch a it si vit e , il se m b la it si p r essé
d ’a tt ein d r e le b u t q u e les m én a gèr es q u i ja s a ie n t
a u t o u r de la fo n t a in e s ’a r r êtèr en t p ou r le r ega r d er
p a sser , et l ’u n e d ’elles je t a en t r e h a u t e t b a s :
— Ga ge o n s qu e celu i-ci n e va p a s ve r s er l ’im
p ôt : ou cr o ir a it q u ’il a d es a iles a u x p ied s !
11 en t en d it la r éflexio n e t s ’en d ive r t it . Il a va it
u n e âm e d ila té e où n ’en t r a it q u e la joie.
Ain iclle se m b la it un p eu fa t igu ée q u a n d , la d er
n ièr e, e lle vin t s ’a sseoir à sa p la ce d e m a ît r esse d e
m aison ; m a is, a vec son én er gie o r d in a ir e, e lle
e ssa ya d e vo iler cet t e fa t igu e sou s 1111 co u r a ge u x
sou r ir e.
— 11 111’a fa llu p a ye r d es a llo ca t io n s t ou t e la
m a t in ée, exp liq u a -t -elle , et les b on n es ge n s , ve n u s
au m a r ch é fa isa ien t le siè ge d u b u r ea u p ou r
p r en d r e d es b on s d e la Défen se.
D ’u n ge st e n e r ve u x, Boson se s e r vit u n e t r a n ch e
d e l ’om elett e a u x tr u ffes, b a veu se à so u h a it , q u ’H ila ir e lu i p r ésen t a it . 11 r a ge a it à la p en sée qu e
d ’a u ssi jo lie s m a in s fu ssen t em p lo yées à cet t e
b esogn e fa st id ieu se, si vo isiu e d e celle q u ’il r et r o u
ve r a it à son r etou r d u fr on t, et d on t , p a r a n t icip a
t ion , sou ffr a ien t son o r gu eil et sa n on ch a la n ce.
Au d esser t , Am t e lle d u t d is p a r a ît r e : u n ver se
m en t d ’0 1! Les t r o is h om m es, r est és seuls/ , p r ir en t
�30
L A M ALSO N SU R L E R O C
le ca fé, fu m èr en t u n ciga r e e t com m en t èr en t les
n o u ve lle s d u jo u r ; p u is l ’afH u en ce au b u r ea u ,
d even a n t t o u jo u r s p lu s con sid ér a b le, le lie u t en a n t
d e Sa lvè r e se r e t ir a p ou r p er m et tr e à ses com p a
gn o n s d ’a id er la jeu n e em p lo yée d ébord ée.
N e sa ch a n t q u e fa ir e p ou r u ser les lon gu es
h eu r es q u i le sép a r a ien t d u d în er , il a ch eta ch ez
l ’ép icier — q u i ve n d a it a u ssi d es étoffes et d es
ca r tes p ost a les — u n o p u scu le su r M on tr éa l e t ses
en vir on s.
Il a p p r it . a in si qu e la p et it e ville h a u t p er ch ée
a va it été cit a d e lle r om a in e, q u ’elle t e n a it son n om
— M on tr oya l — de P h ilip p e le H a r d i q u i l ’a va it
tr a n sfo r m ée en for ter esse, et q u e, p ou r ses h é
r oïq u es r ésista n ces p en d a n t les gu e r r e s a vec les
An g la is et les H u gu e n o t s, e lle a va it r eçu d e glo
r ie u x p r ivilè ge s : p o u vo ir d e cr éer d es con su ls,
e xe m p t io n de t a ille s , em p r u n t s et a u t r es su b sid es.
Il s ’em b r o u illa d an s les n o m b r eu x d é t a ils, con fon
d it Ch a n d os a vec M o n t lu c, s ’in t ér essa su r t o u t à la
m a ison d u Go u ver n e u r , co n st r u it e su r d ’a n cien n es
c r o z c s , q u i, lor s d es gu er r es d e r e ligio n , a va ie n t p u
se tr a n sfor m er en for ter esse p ou r r ésist er a u x
a ss a illa n t s . F in a le m e n t , il b â illa su r le t o u t , et,
ver s q u a tr e h eu r es, lor sq u e la fo u le d u m a r ch é
com m en ça d e se d ésa gr éger , qu e la lo n gu e r ou te
d escen d a n te s ’e m p lit de p ou ssièr e, à con tr e-flot, il
r em on ta la côte, t ou t e b r u issa n t e d e gr elo t s , d e
so n n a illes, de k la xo n s a ver t is seu r s, d e m u gis s e
m en t s m éla n co liq u es q u i r egr e t t a ie n t l ’ét a b le a i
m ée, et il r e vin t ver s le ch em in d es J o u ven celles, —
1111 sim p le gla cis q u i p a r t d e l ’E sp la n a d e e t su it
l ’a r êt e d es r och er s, sa n s h a ie, sa n s p a r a p et , a vec
çâ et là seu lem en t, un b a n c d e r ep os. —
11 e s s a ya de .sonder d u r ega r d la h a u t e u r d es
F o u r ch es, de r ep ér er les cr e u x, a p p elés c r o z e s d an s
le p a ys , où n ich a ie n t d es co r n eilles a u x in cessa n tes
cr ia ille r ie s , m aisi il d u t r ecu ler p a r cr a in t e d u
ve r t ige , t a n t la m u r a ille n a t u r elle s ’en fo n ça it im
p la ca b lem en t d r oite.
Il s ’a ssit a lor s su r l ’u n d es b a n cs, ju s t e en fa ce
de la p et it e p or t e q u i, d e ce eôté-là, d on n a it a ccès
d an s le ja r d in d u fa b u list e.
Le b r o u illa r d s ’ét a it levé, et le so leil, q u i a ffleu
r a it p r esq u e l ’h or izon , m e t t a it d a n s l ’im m en se
b ou cle, d essin ée p ar la r iviè r e , d es t r a în ées sa n
gla n t e s q u i la fa isa ien t r essem b ler à u n ser p en t
b lessé.
Ce r o u ge vio le n t e xa s p é r a it le ve r t d es p r a ir ies
�L A M AI S O N SU R L E R O C
3i
et d es b ois d 'ye u s e s , l ’ocre som b r e d es ch a m p s
la b ou r és; il m e t t a it d e ch a u d s r e h a u t s su r les m é
t a ir ies, les séch oir s à t a b a c q u i, vu s d e si h a u t ,
r essem b la ien t d a n s la p la in e à d es jo u et s d ’en fa n t s,
et p a t in a it d e b e a u x t o u s fa u ve s d e vie ille s t o u
r elles p r ises, q u i, çà e t là , se d e vin a ie n t à t r a ve r s
"les arb res.
J u st e en fa ce, u n p on t je t a it ses h u it a r ch es s u r
la D or d ogn e. Le s ch a r r et t es q u i le t r a ve r s a ie n t
r essem b la ien t à d es r ie n s, t r a în és p a r d es fo u r m is.
Un e b a r q u e p lis s a it s u r l ’ea u , en tr e les p e u p lie r s ,
d éjà d ép o u illé s et m in ces com m e d es p lu m es.
M a lgr é l ’élo ign em en t , 011 en ten d a it le cla p o t is d es
a vir on s, la vo ix d es b a t elier s.
Au -d elà d es co llin e s q u i, d é ga gé e s d e leu r s
vo ile s, a va ie n t r ep r is le u r vé r it a b le va le u r , d ’a u
tr es ter r es m on t u eu ses s ’es t o m p a ien t , sem ées a u ssi
d e b o q u et ea u x, et q u i a n n on ça ien t d ’a u t r es va llé e s ,
p a ys con n u s et p r ofon d ém en t r e gr e t t é s d on t la
seu le p en sée fa is a it b a t t r e u n p e u p lu s vit e le
cœ u r de Iioson .
M a lgr é t o u t , en cet t e fin d e jo u r , il se se n t a it
en velop p é d e p a ix, d ’esp oir jo ye u x. Lu i q u i ju s
q u ’ici n ’a va it ét é q u 'u n im p u ls if, u n p eu fou et 11e
so n gea n t p a s au len d em a in , au so r t ir d u t u m u lt e
d es t r a n ch ées, il é p r o u va it u n a r d en t d ésir d e vie
st a b le, d an s la m on oton ie, la s im p licit é d es
ch a m p s, e t il s ’en ét on n a it p r esq u e.
Sim o n le s u r p r it d a n s cet é t a t d e r êve.
— E n fin , où é t iez-vo u s? s ’écr ia -t -il. J e vo u s ai
ch er ch é p a r t o u t s u r le foi r a il, à l ’h fit el, e t n u lle
p a r t , je n 'a i p u vo u s r ep ér er .
— j ’a i vis it é les e n vir o n s. J e 11e vo u la is p a s
vou s d ér a n ger . Vo u s a vie z p eu t -êtr e à ca u ser a vec
M. D o r ge r a y.
Le jeu n e ca p it a in e e u t u n so u r ir e u n p eu m éla n
coliq u e.
— O h ! n os a ffa ir es n e so n t p a s t r è s co m p li
q u ées... E t m on p ir e a va it la m igr a in e ! M ais t o u t
sim p lem en t je su is r est é à la d isp o sit io n d e m a
Sœ u r q u i n e s a va it où d on n er d e la t ê t e ...
I«a p e t it e p or te s ’o u vr it e t celle d on t on p a r la it
p a r u t su r le se u il. E lle é t a it n u -tête, e t u n peu
d e r ou ge fa r d a it ses jon es. E vid e m m e n t , e lle s ’ét a it
t r op a p p liq u ée.
Boson se r e le va d ’u n bon d p ou r co u r ir ve r s elle.
— O h ! M a d em oiselle, s ’écr ia -t -il, si vou s a vie z
besoin d ’u n com m is su p p lém en t a ir e , p ou r q u oi n e
m ’a vo ir p xs r éq u isitio n n é. J e m e ser a is vit e m is
�32
L A
M AI SO N SU R L E R O C
au m ét ier . N e su is-je p a s gr a t t e -p a p ie r m oi-m êm e ?
Il je t a it cela su r u n ton b a d in , m a is à cer t a in es
in t o n a t io n s d ’a m er tu m e, il é t a it cla ir q u e ja m a is
il n ’a va it p u s ’h a b it u e r à sa n o u ve lle s it u a t io n et
q u e son a m ou r -p r op r e en r e st a it b lessé.
E lle so u r it en gu is e de r ép on se et s ’a p p r och a d u
b ord p ou r cu e illir u n e fleu r ett e t a r d ive q u i se
cr o ya it en cor e à l ’été.
.R ien q u e d e la vo ir si p r ès d e l ’a b îm e r ed on n a
le ve r t ige a u jeu n e lieu t en a n t .
— J e vou s en p r ie, M a d em oiselle, m u r m u r a -t -il,
r ecu lez-vo u s ! J e n e su is p a s de M on tr éa l, m oi ! J e
n ’a i p a s l ’a ccou t u m a n ce d e ce gr a n d vid e. I l m ’est
in s u p p o r t a b le de vo u s en vo ir si p r ès.
E lle r o u git u n p eu p lu s , e t o b éissa n t à la v o ix
q u i la s u p p lia it , e lle vin t s ’a sseoir su r le ban c où
les d e u x jeu n es officier s lu i a va ie n t fa it u n e p la ce
en t r e e u x.
— U n m a t in d e br ou iUar d , r a con t a -t -elle, ici
m êm e, j ’ai b ien fa illi m e r om p r e le cou . J e r even a is
d e l ’églis e , et je cr o ya is m a r ch er d r o it ... E r r e u r
p r ofon d e ! J e m e su is a r r êtée à d e u x d o igt s d e la
m or t !
— Oh ! n e m e d it es p a s cela ! Vo u s m e d on n ez le
fr oid d an s le d os I
E lle co n t in u a p o u r ca ch er l ’ém otion q u e lu i
ca u sa it la vo ix b a sse, m a is vib r a n t e :
— D a n s la su it e d es t em p s, d es h om m es h a r
d is on t t en t é l ’esca la d e ou la d a n ger eu se d es
cen te..
— Vo u s a vez con n u de ce u x- là ?
— Un s e u l!... M. Le ygo n ie ! 11 y a cin q a n s —
n ou s n ’ét ion s a r r ivé s qu e d ep u is p eu à M on tr éa l, —
il a lla ch er ch er u n e n fa n t q u i a va it fa it la ch u t e
effr o ya b le, m a is a va it p u se cr a m p on n er à u n a r
b u st e et se t e n a it p a r m ir a ole su r u n coin d e r o
ch er . J e m e so u vien s d es m in u tes d ’a n goisse q u e
n ou s vécû m e ju s q u ’à ce q u ’il r ep a r û t. Sa fem m e
n ’é t a it p as m or te en cor e. J e la ver r a i t o u jo u r s les
m a in s jo in t es , sa n s p a r t ie s , et b la n ch e com m e sa
r ob e...
— II a t ellem en t d e sa n g-fr oid e t d ’in t r é p id it é !
r em a r q u a le ca p it a in e D o r ger a y.
lîosou n e r e le va p a s cette r éflexion : de p lu s eu
p lu s, il 11e p o u va it so u ffr ir ce jeu n e ve u f, p r éten d u
in co n so la b le, q u i fa is a it figu r e de h ér os d an s sou
villa g e . Ce fu t Am ie lle q u i, au b ou t d ’u n m om en t,
r om p it le silen ce.
— J ’a im e cet te h eu r e d u cou ch a n t . J e 111e s o u
�L A M AI SO N SU R L E R O C
33
vie n s q u ’à La M o r lièr e, le ch â tea u d u P oitou q u i
a p p a r t en a it à m on gr a n d -p èr e, e lle é t a it e xq u ise .
L ’eau d es fossés d e ve n a it p a r fo is si r ou ge qu e les
t ou r s q u i s ’y m ir a ien t se m b la ien t en fla m m es...
J e m ’éch a p p a is p o u r jo u ir d u sp ect a cle, et je
d on n a is d es p r ix a u x cou ch er s de so leil, s u iva n t
q u e je les t r o u va is r éu ssis ou m a n q u és.
— M oi, je les a p p ela is œ u fs a u x tom a tes ou
b ien a u x a u b er gin es, in t er r o m p it Sim o n eu r ia n t.
— O u i, t u m et t a is de la p r ose su r m a p oésie !
— C ’est u t ile q u elq u efo is...
— A t ’en ten d r e, on cr o ir a it q u e je n e su is p a s
sér ieu se, p on d ér ée... J e r éfléch is b ea u cou p au con
t r a ir e ! Dem a n d e p lu t ô t à p a p a ! J e n e com m ets
ja m a is d ’er r eu r s d an s m es com p tes... E t , h ier , à
Sa r la t , le fon d é de p o u vo ir de la R ecet t e gé n é r a le
in ’a m êm e fa it d es com p lim en ts.
— Ceci n e p r ou ve q u ’u n e ch ose, qu e t u es for te
en a r it h m é t iq u e !... M a is les ch iffr es, u n e fo is en
fer m és d a n s les gr o s r e gis t r e s , la fo lle d u lo gis
rep r en d ses d r o it s, et tu r evien s a u x cou ch er s de
so leil p o u r y ch er ch er le d écor r ou ge ou o r de
t es r êves.
— Si cela m e fa it p la is ir , la d ist r a ct io n est b ien
in n ocen t e et n e coû te p a s ch e r !... E t ’p u is, j ’ai
t a n t a im é La M or lièr e q u e t o u t ce q u i m e la r a p
p elle m ’est d o u x... Ce qu e j ’a i p leu r e lo r s q u ’on l ’a
ven d u e !
— J e com p r en d s ce la ! Ca r le jo u r où Sa lvè r e
e s t so r ti de n os m a in s, j ’a i cr u q u ’on jn ’a r r a ch a it
le cœ u r ...
— Qu i l ’a a ch e t é ? ...
— Un e ve u ve M mo Olza n n o, d on t le p èr e é t a it le
fa m e u x bar on q u i a la n cé d an s l ’in d u st r ie d e l ’a u
t om o b ile la m a r q u e N o r a b , en a n a gr a m m e d e son
n o m ...
— Des m illio n s et d es m illio n s a lo r s?
— O u i, et p ou r t ou t e h ér itièr e, la fille d ’u n
p r em ier m a r ia ge d e M. O lza n n o qu e la n o u velle
ch â t e la in e a im e, d it -on , com m e si e lle é t a it sa
p r op r e en fa n t .
— J e n e con n ais Sa lvè r e q u e p a r les ca r tes p os
t a les q u i le r ep r ésen t en t . Il est b ien p it t o r esq u e
m en t p er ch é au -d essu s d e la Vézèr e.
— J ’a im er a is à vou s le m on t r er en r éa lit é. E stce im p o s sib le? D em a in , c ’est d im a n ch e ... N ou s
p o u r r ion s p eu t -êtr e a lle r ju sq u e-là .
_— P a r q u els m o yen s? in t er r o gea Sim on q u i d é
s ir a it d es p r écision s.
170- 11.
�34
L A M AI SO N SU R L E R O C
— A l ’h ô t e l r ies V o y a g e u r s , ils 111’on t d it q u ’ils
t e n a ien t u n e a u t o à la d isp o sit io n d es t o u r ist es. J e
la le u r lou er a i.
— M a is si M œc O lza n n o est ch ez e lle ? ...
— N ou s n ou s con t en ter on s de r ega r d er le ch â
t e a u d e loiVi. Vu de l ’a u t r e r ive , il se p r ésen t e
d ’u n e fa çon ch a r m a n t e a ve c s a t er r a sse en p r ou e
d e n a vir e. Si, au co n t r a ir e, la p r op r iét a ir e est ab
sen te, je d em a n d er a i au ga r d ie n , q u i est u n d e n os
a n cien s d om estiq u es, d e n ou s la isser vis it e r , et ,
d ’a va n ce , je su is b ien cer t a in q u ’il n ou s a ccor d er a
t ou t es p er m ission s.
L a vie t r op b ien r églée d ’Am ie lle n e lu i a p p o r t a it
p a s b ea u cou p d ’im p r évu , et les jeu n es a im en t tou t
ce q u i t r a n ch e su r le cou r s o r d in a ir e d es jo u r s. Le
p r o je t n e p o u va it d on c qu e lu i so u r ir e, et il se
t r o u va a u ssi d u go û t de M. D o r ge r a y, d even u sé
d en t a ir e p lu t ô t p a r d égo û t d es cor vées q u e p a r
im p ot en ce co m p lèt e, et a vid e, au fon d , de t ou t ce
q u i p r ojet t e l ’es p r it a u d eh or s e t l ’em p êch e de
t r o p r éfléch ir .
L ’a u t om ob ile fu t d on c a r r êt ée, et la soir ée se
p a ss a en cor e p lu s a gr éa b lem en t q u e la ve ille , a u
t o u r d ’u n e ca r te Ta r r id e , p ou r d iscu t er su r la r ou te
à s u ivr e .'
Le s u n s in clin a ie n t p o u r celle-ci, les a u tr es
p o u r celle-là . Ce fu t l ’op in ion d ’Am ie lle q u i p r é
va lu t .
O n se n t a it q u e, p en d a n t cet te jou r n ée, Boson
vo u la it fai^ e d ’elle u n e p et it e r ein e d on t les d é
s ir s ser a ien t d es lois.
D em oise, t o u jo u r s silen cieu se, t r ico t a it d a n s un
coin som br e.
— Mon D ieu , p en sa it -elle , fa it e s qu e le cœ u r de
m a ch ér ie n e se la isse p a s p r en d r e p a r ce jeu n e
m a r q u is q u i est t r op p a u vr e p ou r l ’ép ou ser . E lle
a b ea u a ffecter les a llu r e s r éso lu es, ém a n cip ées d e
la jeu n e fille m od er n e, se cr oir e tr ès d iffér en te d e
ses d eva n cièr es, je sa is b ien q ’e lle leu r r essem b le,
et q u e com m e e lle s , com m e je l ’a i fa it m oi-m êm e,
e lle ca r esse en secr et ce r êve d e t en d r esse a b solu e
q u e l ’a ve n ir r éa lise s i r a r em en t ...
�L A M AI SO N SU R L E R O C
35
IV
Oli ! l ’exq u ise a p r è s-m id i! Lo n gt e m p s , Am ie lle
d eva it se la r a p p eler , r a d ieu se et a t t iéd ie p a r u n
d er n ier sou r ir e d e l ’a u t om n e q u i eû t p r esq u e
d on n é d es illu sio n s d ’été si les a r b r es, d éjà d é
p o u illés, les vign e s r ou gies n ’a va ie n t cr ié : « Ve n
d a n ges son t fa it e s ! Ce ser a b ien tôt l ’h ive r ! »
Boson q u i t en a it le vo la n t , l ’a va it r écla m ée a u
p r ès de lu i, et , d u m êm e cou p , e x ilé le ch a u ffeu r
su r u n st r a p o n t in , en fa ce d u p er cep t eu r et de son
fils.
T o u t le lo n g d u ch em in , il lu i s ign a la it les
ch oses à vo ir , s u r t o u t les vie u x ch â t e a u x, ép a r
p illé s d an s la va llé e . L ’u n se co lla it au r och er
com m e u n n id d e m a r t in et s; l ’a u t r e ca m p a it ses
o r gu e ille u x r em p a r t s à u n d étou r a b r u p t d e la
r iviè r e u n tr oisièm e se la is s a it en la cer p a r les
e a u x sin u eu ses; il y en a va it q u i n ’ét a ie n t p lu s
qu e d es r u in es, m a is tou s a jo u t a ie n t à la gr â ce
d es r ives e t fo r m a ien t des t a b le a u x d ive r s, si
p it to r esq u es, q u ’on n e s a va it leq u el il fa lla it le
p lu s ad m ir er .
Le b ar on , lu i, vo u la it d es n om s; il se fa is a it
r a co n t e r ,p a r le ch a u ffeu r , les a va t a r s d es vie ille s
p ier r es, éch a p p ées d es m a in s q u i les p osséd a ien t
d ep u is d es siècles et d even u es la p r oie d es m a r
ch a n d s d e bien s.
Am ie lle n ’éco u t a it p as les n a vr a n t es h ist o ir es :
elle p r é fé r a it fixe r d an s son so u ven ir d es vis io n s
de b ea u t é : la vit e s se la g r is a it u n p eu , et p eu têtr e a u ssi la p r och e p r ésen ce de ce com p a gn on , si
em p r essé à lu i p la ir e q u e, su r u n sim p le m ot
d ’elle, il m od ifia it son it in ér a ir e, co n sen t a it à u n
lo n g d ét ou r p ou r lu i m on tr er t el p o in t de vu e d on t
p a r la it le Gu id e ou t elles r u in es, d an s u n e s o li
tu d e effr o ya b le, q u i d e va it en ch a n t er sa jeu n e im a
gin a t io n .
Ils d éb ou ch èr en t en fin d an s la va llé e d e la Vézère, p lu s en ca issée qu e sa vo isin e d on t la sép ar e
Une lign e de co t ea u x a b r u p t s.
_ Un e cou rbe a ccen tu ée, un b r u sq u e t o u r n a n t , e t
vSalvère a p p a r u t , coiffé d ’un t o it lou r d et tom
b a n t q u ’a llé ge a ie n t d es p o ivr iè r es effilées.
Il r ia it au soleil p a r ses fen êtr es à m en e a u x,
q u a d r illées de p et its ca r r ea u x; sa t er r a sse, en effet,
�36
L A M AI SO N SU R L E R O C
t e lle u n e p r ou e de n a vir e s ’a va n ça it d an s la r i
viè r e s u r u n ép er on r och eu x.
— O n cr o ir a it vo ir u n e vie ille esta m p e, s ’écr ia
la jeu n e fille r a vie.
— Le s vo le t s in t é r ie u r s d es ch a m b r es son t fer
m és, r em a r q u a Boson , secr ètem en t h eu r e u x de son
en th o u sia sm e. I l n e d o it y a vo ir p er son n e !
— T a n t m ie u x! j ’a u r a is ét é t r op d éçu e d e n e
p o u vo ir en tr er .
D u ge s t e , le jeu n e officier in d iq u a u n e gr o t te
au r a s d e la r iviè r e , à p ein e vis ib le sou s le t a sse
m e n t d es ch ên es-ver t s.
— Vo u s vo ye z ce c lu z e a u ( i ) , d it -il. C ’est là qu e
m on t r is a ïe u l e t les sien s se ca ch èr en t p en d a n t la
R é vo lu t io n .
— Q u i les n o u r r is s a it ?
— U n se r vit e u r fid èle d on t d escen d P ié r ille , le
vie u x d om est iq u e à q u i n ou s n ou s ad r esser on s.
Lo r s q u e n o u s som m es p a r t is p ou r P a r is, u n de
m es p lu s vifs r egr et s a été d e n e p o u vo ir l ’em m e
n er. H ie r so ir , en vo ya n t vot r e b r a ve H ila ir e , je
vo u s a i en viés.
I ls t r a ve r s a ie n t u n p on ceau en d os d ’ân e q u i
m e n a it a u villa g e , Boson k la xo n n a : q u elq u es
fem m es q u i t r a va illa ie n t d eva n t le u r p or t e r ele
vè r e n t la t ê t e et le r econ n u r en t. Il le u r e n vo ya
tin s a lu t a m ica l d e la m a in .
— J e n ’a u r a is p a s le cou r a ge de n e p a s m ’a r r ê
t e r , d écla r a -t -il. Vr a im e n t , je 11e m e d ou t a is p as de
l ’ém otion qu e m e ca u ser a it cet t e vis it e.
— Oh ! m u r m u r a Am ie lle , m oi, je la p r essen
t a is ... On la isse t ellem en t d e son âm e d an s ces
vie ille s m a ison s q u i on t a b r it é n otr e jeu n esse.
11 11e r ép o n d it p as : à q u oi b o n ? Le u r s cœ u r s
b a t t a ie n t à l ’u n isso n ?
L ’a u t om ob ile t ou r n a d an g l ’a ven u e et s ’a r r êta
d a n s u n e cou r ir r ép r o ch a b lem en t sa b lée, où d es
com m u n s t r op n eu fs se r evêt a ien t de lier r e p ou r
ca ch er la b la n ch eu r in solen te de leu r s m u r s, n e
p a s ju r e r a u p r ès d es p ier r es gr ise s d u ch â t ea u .
— To u t cela a été r eco n st r u it , so u p ir a le jeu n e
m a r q u is. O11 vo it b ien qu e n os su ccesseu r s o n t de
l ’a r gen t à n e sa vo ir q u ’en fa ir e !
Per son n e n e p a r a iss a n t — on se ffit cr u ch ez la
Belle au bois d or m an t — il se d écid a à m et t r e en
b r a n le u n e lou r d e cloch e, p r ès d ’u n e p or te o g i
va le , d écou p ée d an s la p lu s gr osse tou r .
(1) So u t e r r a in .
�L A M AI SO N SU R L E R O C
37
P ié r ille p a r u t a lo r s, v ie u x e t ca ssé, m a is d ign e
t o u jo u r s.co m m e les se r vit e u r s d ’a u t r efo is; d ’ab or d
ses y e u x fa t igu é s n e d is t in gu è r e n t p a s son jeu n e
m a ît r e p a r m i les vis it e u r s , m a is q u a n d il en t en d it
sa vo ix , son vis a ge se d écom p osa sou s la b r u sq u e
ém otion :
— M. Bo s o n !... A h ! q u elle jo ie ! J e n e l ’esp ér a is
p lu s !
— J ’a i p en sé qu e t u é t a is seu l ! C ’est p o u r q u o i
je su is ve n u ... P o u r r a s-t u n ou s fa ir e vis it e r le
ch â teau ?
— M ad a m e le d é fe n d ! M a is M. Bo so n , ce n ’est
p a s les a u t r es !
I l les g u id a d an s l ’esca lier en vis , e t , d ’abord,'
les in t r o d u is it d a n s le gr a n d sa lo n à p o u t r e lle s
q u i o u vr a it s u r la t er r a sse.
De vie u x m eu b les, d e p r é cie u x b ib elo t s, d es
t a b le a u x a n cien s, p a t iem m en t r e cu e illis au h a sa r d
d es ve n t es et d isp osés a vec a r t , en fa isa ie n t u n vé
r it a b le m u sée; m a is on n e se n t a it p a s l ’â m e d e
celles q u i, p a r fo is , ve n a ie n t l ’a n im er .
— Ce la n e r essem b le gu è r e à n ot r e t em p s ! m u r
m u r a le jeu n e officier .
Am ie lle a va it cou r u a u x d e u x p o r t r a it s q u i o c
cu p a ien t les d e u x côtés de la h a u t e ch em in ée blasou n ée : à d r oite, u n e fem m e en robe d e ve lo u r s ,
q u a r a n t e a n s p eu t -êt r e, d es ch e ve u x t iè s n oir s,
des ye u x J r o id s, u n p r ofil im p é r ie u x... A ga u ch e ,
u n e jeu n e fille , en velop p ée de ga ze b la n ch e, d on t
le t ein t naat, le r e ga r d d e fla m m e, la b ou ch e ch a r
n u e d écela ien t u n e n a t u r e a r d en t e...
— M a d a m e e t M a d em oiselle ! e xp liq u a sim p le
m en t P ié r ille .
Boson s ’a p p r och a p o u r con sid ér er ce lle s q u i
a va ie n t p r is sa p la ce.
— La jeu n e fille n ’e s t p a s m al ! d écla r a -t -il a p r ès
u n co u r t e xa m e n . E t la belle-m èr e a cer t a in em en t
u n t yp e !..'. M a is e lle 11e d oit p a s êtr e com m od e !
— Oh ! p ou r cela , ou i ! a p p r o u va le vie u x d om es
t iq u e. Ave c elle , il fa u t m a r ch er d r o it ! C ’est u n e
m a ît r esse fem m e ! P a s m éch a n t e a u fon d ! m a is
a u t o r it a ir e ! E lle d ir ige t o u t à la b a gu e t t e .... E t je
vou s a ssu r e q u ’e lle s ’y en ten d ...
— Aim e-t -elle sa b elle-fille? in t er r o gea le bar on
q u i é t a it ve n u gr o ss ir le p et it gr ou p e.
O u i, m a is à sa fa ço n !... E lle 11’a d m et p a s q u e
M"° N ié vè s lu i r ésiste en q u oi q u e ce soit .
— N ié vè s !... Le jo li b on i ! r em a r q u a Am ie lle .
— 11 ve u t d ir e n e i g e en es p a gn o l, e xp liq u a Pié-
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L A M AI SO N SU R L E R O C
r ille . M . O lza n n o é t a it o r igin a ir e d e l ’Am ér iq u e d u
Su d .
— I l n ’a va it p a s d e fo r t u n e, je cr o is ? in t er
r om p it Boson .
— N o n !... il ét a it le secr éta ir e de M. Ba r on , et
d éjà ve u f a vec u n e p et it e fille. M"° Ba r o n s ’en
e n t ich a , e t com m e e lle a t o u jo u r s b ien vo u lu ce
q u ’e lle vo u la it , e lle l ’ép ou sa. Il m o u r u t l ’a n n ée
s u iva n t e , a va n t d ’a vo ir p u êt r e a ssocié à la m aison
N o r a b ... D e sor te qu e M a d em oiselle n ’a u r a qu e ce
q u e M a d a m e vo u d r a b ien lu i d on n er . P ou r q u ’elle
s o it r ich e de son p r op r e, il fa u d r a it q u ’elle h ér ite
d e son p a r r a in , le com te R o za n ...
U n e vive e xcla m a t io n cou p a la p a r ole au vie u x
s e r vit eu r . Le b ar on l ’a va it p ou ssée :
— Co m m en t ? Le com te est le p a r r a in de M"° O l
za n n o ?
— Ou i, M on sieu r , il p a r a ît q u e, q u a n d elle est
n ée, son p èr e é t a it le secr ét a ir e d u com te. Alo r s,
celu i-ci a va it vo u lu êt r e le p a r r a in de sa fille !...
P a r la su it e , ils se son t b r o u illé s, je n e sa is p ou r
q u oi ! C ’est u n o r igin a l à ce cju’on r a con te!
M. D o r ge r a y a va it écou te a tter r é. Il e n tr a în a
Sim on su r la ter r a sse.
— P ou r vu qu e ces fem m es n e soien t p a s d es
in t r iga n t e s ! ch u ch ota -t-il. Il se r a it ca p a b le de la is
ser t o u t à cet t e N iévès q u i, en som m e, n ’en a p as
b esoin .
Sim on é t a it u n sile n cie u x, et , ce jou r -là , p lu s
en cor e, il n ’a va it p r on on cé qu e p eu de p a r oles; au
fon d de l ’â m e, il é p r o u va it u n e in q u iét u d e d ou lou
r eu se q u ’il n e vo u la it p a s la isser d evin e r à ses
com p a gn on s.
Il e s s a ya cep en d a n t d e so u r ir e :
— P èr e, d it -il, n e vou s a ccr och ez p a s à cet esp oir
d 'h é r it a ge q u i, sa n s d ou t e, cr èver a com m e b u lle de
sa von . P r en ez p lu t ô t d u p r ésen t ce q u ’il p eu t
a vo ir de bon , et , p ou r l ’a ven ir , fa ites Con fian ce à
D ieu .
Le p er cep t eu r secou a la t ête; t o u t e sa figu r e
a m a igr ie gr im a ça it sou s u n e e xp r e ss io n d ’am er
tum e :
— J e n e t r o u ve rien de bon d an s le p r ésen t. Mon
m ét ier est in su p p o r t a b le : a lor s q u ’esp ér er de
l ’a ven ir s ’il co n t in u e p u r em en t e t sim p lem en t le
p r ésen t ?
— Am ie lle vou s l ’a d ou cir a d a n s la m esu r e d e son
p o u vo ir !
— C ’e s t ju s t em e n t ce q u i m ’en r a ge ! Com m en t
�L A M AI SO N SU R I ,E R O C
39
ve u x-t u q u ’e lle se m a r ie, cett e p e t it e ? A M on tr éa l,
il n ’y a p er son n e p ou r e lle ! To u s les h o b er ea u x
d ’a len t o u r , a p r ès la gu e r r e, n e so n ger o n t q u ’à
fa ir e la ch a sse à l ’h é r it iè r e . E t il m ’est im p ossib le
de m e p r ive r de ses se r vices p ou r l ’e n vo ye r a il
leu r s, p a r e xe m p le en P oit ou , ch ez n os cou sin s
La M or lièr e, o u bien à P a r is, ch ez les Ber ger ea u Lim a ise .
— D u r est e, a u cu n d e ce u x q u e vo u s m e n o m
m ez n e Un ja m a is in vit é e . P ou r 11e p a r ler q u e d es
Ber ger e a u -Lim a ise, ils son t t r o p fier s d ’a vo ir u n
fils a t t a ch é d ’a m b a ssa d e p ou r 11e p a s r ed ou t er ce
q u ’ils a p p elle r a ien t « u n sot m a r ia ge ».
Le p er cep t eu r sou p ir a .
— Ce n ’e s t p a s, n on p lu s, t o n a m i, le m a r q u is de
Sa lvè r e , q u i l ’ép ou ser a , je le cr a in s b ien ...
— Oh ! m on p èr e, r ep r it vivem en t le jeu n e ca p i
t a in e, n e le d ésir ez p a s ! Sa lvè r e est u n fa ib le q u i
su b it t ou t e les in flu en ces : il est in ca p a b le d ’a ssu r er
à u n e fem m e u n b on h eu r d u r a b le ... Au fr on t, on
a le lo is ir d ’ob ser ver les ca r a ct è r e s ! J e r econ n a is
q u ’il 11e m a n q u e p a s d ’a lla n t , m a is l ’é q u ilib r e lu i
fa it d é fa u t ! F a cile m e n t , il ver se a u x e xt r ê m e s ...
To u t e sa vie , il ser a ce q u e sa m èr e eu a fa it
m a lh eu r eu sem en t, u n e n fa n t im p u ls if et gâ t é ... Il
n e r en d r a it p a s Am ie lle h eu r eu se !
Le bar on e u t u n h a u ssem en t d ’ép a u le s :
— Oh ! t u n ’a s p a s b esoin d e t a n t t a p e r su r le
clo u ! Il 11’y a p a s d e d a n ger q u ’il se d é cla r e ! Ta
sœ u r 11’est p a s a ssez r ich e p o u r lu i !
Ce u x d on t ils p a r la ie n t p a ssa ien t à ce m om en t
su r la t er r a sse, t o u jo u r s s u ivis d e P ié r ille , et ils
ét a ien t , t ou s les d e u x, si p a r fa it em en t a sso r t is, si
vis ib le m e n t h e u r e u x d ’êtr e en sem b le qu e M. Dor ge r a y e u t u n b a t tem en t n e r ve u x d an s les p a u
p ièr es : il se d em a n d a it si son fils n ’a va it p as
r aison , s ’il n ’a va it p a s été im p r u d en t en en ga ge a n t
ce b eau ga r çon à r est er .
Len t em en t , les d e u x jeu n es ge n s a llèr en t ju s q u ’à
l ’e xt r é m it é d e la p r ou e, et , l ’u n en face d e l ’a u t r e,
ils s ’a ssir en t su r la b a lu st r a d e.
A leu r s p ied s, la Vézèr e co u la it , r a p id e et cla ir e;
su r l ’a u t r e r ive , la p la in e ét a la it son d a m ier d e
ver d u r e et d e ch a m p s la b ou r és fer m ée p a r l ’on d u
la t ion d es co t ea u x. De gr a n d s b œ u fs le n t s a va n
ça ien t la issa n t d er r ièr e e u x d ’im p ecca b les sillon s.
Des fem m es ga u la ie n t d es n o ix; 011 en t en d a it le u r
r jr e et les p r op os éch a n gés. T o u t é t a it ca lm e et
r ia n t . Les êt r es et les ch oses 11c se m b la ien t p lu s se
�4o
L A M AI SO N SU R L E R O C
so u ve n ir q u e là -b a s, t r ès lo in , d a n s le n or d , il y
a va it la gu er r e.
— P en d a n t lo n gt e m p s, m u r m u r a Boson , j ’a i cr u
q u ’il n ’e xis t a it p a s d e p lu s bel h or izon , et, ce soir ,
je su is t ellem en t r ep r is p a r m on âm e d ’en fa n t q u e
je su is b ien p r ès d e le cr oir e en cor e.
Il lu i r a con ta les b elles p êch es q u ’il fa is a it à
cet t e p la ce, et com m en t a u ssi il cr o ya it d e là com
m a n d er u n n a vir e e t d on n a it ses or d r es a vec un
p o r t e -vo ix.
f
Il lu i d é cr ivit les fêtes d on t cet te t er r a sse a va it
ét é le t ém oin , fêtes d e jo u r et fêt es d e n u it , p ou r
se s vin g t a n s, p ou r son r et ou r d u r égim en t , ou
t o u t sim p lem en t p ou r le seu l p la is ir d e r é u n ir les
ch â t e la in s d es e n vir o n s, de fa ir e u n p eu d e b r u it ,
d e t r a n ch er s u r le cou r s m on oton e de l ’e xist en ce :
d es fleu r s p a r t o u t, u n ja zz en d ia b lé, ve n u de
Bo r d e a u x, les t a b les d u sou p er , d r essées sou s u n e
t en t e q u e fest on n a ien t jo lim e n t d es la n t er n es vé n i
t ie n n e s ... le ch a m p a gn e co u la n t à flo t s... L'o n cle
R ob er t — celu i q u i d ep u is a va it h â t é la r u in e île
son fr èr e — é t a it h om m e d e jioû t. Il n e n é glige a it
r ie n ... Les r écep t ion s d e Sa lvè r e ét a ie n t r en om m ées
à v in g t lieu es à la r on d e. C ’é t a it à q u i s o llicit e r a it
u n e in vit a t io n : d es ge« s, m or t s a u jo u r d ’h u i, ou
q u i a va ie n t éga lem en t su b i les a ssa u t s d e la d u r e
fo r t u n e, et s ’en ét a ie n t a llés ca ch er le u r d étr esse
d a n s q u elq u e coin éca r t é, t a n d is q u e d es ét r a n ger s
s ’in s t a lla ie n t à leu r p lace.
— Vo u s n e sa u n e z cr oir e com b ien je d étest e
cet t e M mo O lza n n o, co n clu t le jeu n e officier . Son
n om m êm e m ’est a n t ip a t h iq u e.
Il vo u lu t en su it e p r om en er la jeu n e fille d an s
le p a r t er r e et d a n s les b ois, p ou r r ech er ch er a vec
e lle les d er n ièr e t r a ces d u t em p s a b o li, h eu r eu x
com m e u n e n fa n t d e r et r o u ver d a n s la folle vé gé
t a t ion d es fossés p r ofon d s u n p êch er iss u d ’u n
n o ya u q u e, tou t p e t it , il a va it jet é à cette p la ce, ou
b ien , d a n s u n cr e u x d e r och er , u n r éser voir à
p oisson s qu e lu i-m êm e a va it a m én a gé. E n l ’écou t a n t , Am ie lle a va it l ’im p r ession qu e leu r s so u ve
n ir s, si p a r e ils s u r cer t a in s p o in t s, s ’en la ça ien t
com m e d es lia n es, ja illie s du m êm e p ied , e t elle
n e p u t s ’em p êch er (le le r em ar q u er .
Il l ’in t er r o gea su r L a M or h èr e, s u r leu r e x is
t en ce de ga r n is o n e t e lle n e se fit p as p r ier p ou r
lu i r ép on d r e : d an s ce t em p s-là , e lle n ’a lla it p as
en cor e d a n s le m on d e, m a is q u e d e fo is, m a lgr é
D em o ise, e lle s ’é t a it p en ch ée s u r la r a m p e p ou r
�L A M AI SO N SU R L E R O C
4i
vo ir p a sser les b r illa n t s u n ifo r m es et les r obes
ét in cela n t es, m ie u x écou ter les a ccor d s en t r a în a n t s
d e l ’or ch est r e.
— E t , a p r ès, q u a n d j ’ét a is au co u ven t , a vou a t-elle en so u r ia n t , cer t a in es r ep r ises m e p o u r su i
va ien t ju s q u ’à m e ch a n t er a u x o r eilles d a n s les
m om en ts où j ’a u r a is vo u lu êtr e r ecu eillie.
I l s ’a ccu sa d es m êm es d ist r a ct ion s.
— N o u s n ’étion s p a s fa it s p ou r êt r e b u r ea u
cr a tes ! d écid a -t-il a vec u n sou p ir .
Le b a r on in t er r o m p it cett e co n ver sa t io n : il se
fa t ig u a it vit e et a va it h â te de r et r o u ver les co u s
sin s d e l ’a u t o. E t p u is l ’a ver t issem en t de son fils
l ’a va it m is d e m éch a n t e h u m eu r . Il d on n a le s ign a l
du d ép a r t . Am ie lle e t Boson d u r en t s ’a r r a ch er au
ch a r m e d ’u n e h eu r e q u ’ils a u r a ie n t vo u lu p r o
lon ger .
I ls r evin r en t p a r d es ch em in s n o u ve a u x, m a is
leu r cu r io sit é la is sa p a sser les ch oses sa n s s ’y
in t ér esser . D ’a ille u r s , ce n ’é t a it p lu s la m a gie d e
l ’a ller : le so leil som b r a vit e d er r ièr e le s co t e a u x,
et lo r s q u ’ils a t t e ign ir e n t la D o r d o gu e, e lle n e t r a î
n a it p lu s d an s ses e a u x q u e q u elq u es r eflet s sa n
gla n t s q u i s ’effacèr en t vit e .
U n e ca r te d e vis it e corn ée a t t en d a it le s p r om e
n eu r s, celle de Ber n a r d Le ygo n ie .
— N ou s a u r io n s bien p u l ’em m en er , r em a r q u a
«Simon s u r le ton d u r egr et : n ou s a vio n s u n e p la ce
à lu i o ffr ir ...
Boson 11e r ele va p a s cet t e r éflexio n ; il n e r e gr e t
t a it p a s d u t ou t l ’ab sen ce d u jeu n e a via t eu r .
L a soir ée fu t cou r te. Le p er cep t eu r , t r è s la s d e
sa p r om en ad e, n e p a r la p as d ’o u vr ir la t a b le à jeu ;
il r a p p ela m êm e qu e sa fille d e va it a ller le len d e
m ain m a t in p a ye r d es a llo ca t io n s d an s u n e com
m u n e vo isin e et q u e, s u iva n t son h a b itu d e, e lle se
m e t t r a it en r ou t e d e bon n e h eu r e, a vec la ch a r r et t e
a n gla ise.
Sim on d écid a d ’a cco m p a gn er sa s œ u r , et Boson
a lor s im p lo r a la p er m ission de les s u ivr e ...
... Us p a r t ir en t d an s le b r o u illa r d , a u x p r em ièr es
cla r t és d ’a u b e, e t , p en d a n t q u ’Am ie lle , in st a llé e
à la m a ir ie , a t t en d a it le bon p la is ir d es fem m es de
m ob ilisés q u i r a con t a ien t lon gu em en t à « la d e
m oiselle du p er cep t eu r » les d u r et és d e le u r vie
et les m a la d ies de leu r s e n fa n t s, ils d ételèr en t
i ï l a c k - F c l lo w et s ’en fu r en t flâ n er a u t o u r d u v il
la ge ...
— D e m a in , il fa u d r a r e p a r t ir , r em a r q u a Sim on .
�42
L A M AI SO N SU R L E R O C
J e n ’a i q u ’u n e p er m issio n d e q u a t r e jo u r s, e t je
d ois m ’a r r êt er à P a r is.
— J e vo u s s u ivr a i, m on ca p it a in e , so u p ir a le
je u n e m a r q u is. M a m èr e d o it se d em a n d er ce qu e
je d evien s. E t , d u r est e, m a p er m issio n t ou ch e
a u ssi à sa fin ...
— Il fa u t r en t r er d a n s la fo u r n a ise...
— P ou r p eu d e tem p s, je l ’es p èr e... D e b en e y est
en t r a in de vid e r la p och e d e la F è r e ... Bien t ô t
n ou s a u r on s r ecou vr é n ot r e lib er t é...
— O u i, m a is p eu t -êtr e p a s d e la fa çon q u e vou s
su p p osez !
— D es p r essen t im en t s fâ ch e u x? I l fa u t les
éca r ter .
— J e cr ois, au co n t r a ir e, q u ’il fa u t les écou ter .
Ce r t a in s d e m es ca m a r a d es on t eu a in si d e ces
a ver t issem en t s.
Boson n ’a im a it p a s à s ’a p p esa n t ir s u r les id ées
t r o u b la n t e s. D u r est e, com m en t a u r a it -il so n gé à la
m o r t ? Il se se n t a it vivr e ju s q u ’à l ’ivr esse : r ien n e
lu i é t a it p lu s q u ’Am iclle D o r ge r a y!
I l n e se d em a n d a it m êm e p a s ce q u e sa m èr e
p en ser a it d ’u n e p a r e ille folie; il a lla it d eva n t lu i
sa n s r éfléch ir , se u lem en t d is p o s é à cu e illir tou tes
les fleu r s d u ch em in .
Am ie lle so r t a it d e la m a ir ie, sa va lis e à la m a in ,
u n p eu p lu s de rose a u x jou es, com m e excéd ée p a r
le fa s t id ie u x t r a va il; il co u r u t ver s e lle , la dé
b a r r a ssa d e sou fa r d ea u — cet t e fois e lle y con sen
t it — e t , en sem b le, ils r evin r en t ver s Sim on .
— P a r t on s ! d it celu i-ci.
I ls se d ir igè r e n t ve r s l ’a u b er ge p o u r a t t eler
B l a c k - F e l lo w .
— D ’o r d in a ir e, je n e su is p a s si bien se r vie, r e
m a r q u a Am ie lle en m on t r a n t ses d en t s b la n ch es.
Qu e d e fois, il m ’est a r r ivé , .en l ’ab sen ce d u va le t
(l’écu r ie, d e fa ir e la b esogn e m oi-m êm e, en é vit a n t
com m e je p o u va is le s r u a d es d ’u n m u let r é t if, vo i
sin d e r â telier .
On la se n t a it con t en te d e p r ou ver à ses com p a
gn o n s q u e, t ou te fa ib le fem m e q u ’elle fû t , e lle sa
va it se d éb r o u iller sa n s a id e m a s cu lin e ...
S u r la r ou t e m on t a n te, ils d ép a ssèr en t Ber
n a r d Le ygo n ie q u i ve n a it d e p r om en er ses en fa n t s.
La p et it e fille t e n d it les b r a s ver s M 110 D o r ge r a y :
— M ’Am ie lle , p r en ez-m oi!
— M ais n on , gr o n d a le jeu n e p èr e, t u es in d is
cr ète, M ich elin e.
— Moi a u s si, je ve u x m on t er ... s ’écr ia Tin o q u i,
�L A M ALSON SU R L E R O C
43
d éjà , a u d a cieu sem en t , le va it la ja m b e p o u r a t
t ein d r e le m ar ch ep ied .
Sim on co n t en a it l ’im p a t ien ce d e B l a c k - F e l lo w
q u i, vo lo n t ier s, lo r s q u ’il é t a it h a r n a ch é, r ep r en a it
d es a ir s d e p u r s a n g e t r â cla it d e son sa b ot la
ch a u ssée, b ien fer r ée su r u n fon d de r och e.
— Dou n ez-les-m oi, p r op osa Am ie lle en so u r ia n t .
E lle p r it Lin e su r ses ge n o u x, et Tin o se n ich a
en tr e e lle et le ca p it a in e.
— A p r ésen t , p a p a , m on te d er r ièr e ! co n seilla le
ga r çon n et.
— E t B l a c k - F e l l o w ? Q u ’en p e n se r a it -il? N o n !
N o n ! p u is q u ’on ab a n d on n e le p a u vr e p a p a , il s ’en
ir a t o u t seu l, b ien t r is t e !
— J e vo u s a cco m p a gn er a i, d écid a b r u sq u em en t
Boson en sa u t a n t à ter re.
I l n ’é t a it p a s fâ ch é d ’ob ser ver d e p lu s p r ès ce
Le ygo n ie , t r op p r och e vo isin de la m a ison d u fa
b u list e : il se fla t t a it m êm e de su r p r en d r e le secr et
de sa p en sée; m a is l ’a via t e u r n e p a r u t p a s d isp osé
à le lu i livr e r et, t ou t de su it e, in t e r ve r t is sa n t les
r ôles, il l ’in t e r r o ge a ! ...
Un e q u estion t ou te sim p le :
— Com m en t t r o u vez-vou s n ot r e M on tr éa l ?
Boson 11e p u t t a ir e son en th o u sia sm e : cet t e
p et it e ville h a u t p er ch ée, cein t e de r em p a r t s, d é
fen d u e p a r d es r och er s in a ccessib les, 11e r essem
b la it à r ien de ce q u ’il a va it vu d éjà . Vr a im e n t ,
il com p r en a it q u ’on s ’y a t t a ch â t ; il eû t vo u lu y
p osséd er u n e vie ille m a ison où , ch a q u e a n n ée,
excéd é p a r l ’e xist e n ce b r û lée d e P a r is, il se r a it
Ven u se rep oser .
Ber n a r d l ’é co u t a it sa n s le p er d r e d u r ega r d .
D e vin a it -il la ca u se d e cet em b a llem en t ? On l ’eû t
cr u ! Il y a va it d u r egr et d an s ses ye u x.
Cep en d a n t, p a r a ille u r s , il n e la issa r ien p a
r a ît r e de ses im p r ession s in t im es : il p a r la d es
évén em en ts q u i se p r écip it a ien t , d e Sa lvè r e d on t
] 1 a va it so u ven t a d m ir é la d élicieu se silh o u et t e, d es
t r a va u x giga n t e sq u e s , en t r ep r is, a va n t la gu e r r e,
Par la .Société d on t il é t a it l ’in gé n ie u r p r in cip a l,
et q u i r est a ien t in a ch evés.
To u t ce q u ’il d is a it é t a it n et , p en sé, r é vé la it
'n ie n a t u r e su p é r ieu r e, m ét h od iq u e, o r ga n isa t r ice ,
fa ite p ou r l ’a u t o r it é, m a is m ise au se r vice d ’un
cceu r a r d en t q u i d e va it en a d ou cir les a r êt es tr op
d u r es.
.
— 11 p la n e t o u jo u r s, p en sa le jeu n e lie u t en a n t
a vec h u m eu r .
�44
L A M AI SO N SU R L E R O C
P r ès de son co m p a gu on , il se se n t a it r ed even ir
p e t it ga r ço n , e t il 11e la is s a it p a s d ’en êt r e ir r it é.
To u jo u r s , il a va it d étest é ce q u i le d om in a it.
D a n s l ’es p o ir d ’y t r o u ve r u n e in d ica t io n , il
gu e t t a le p a ss a ge p r ès d u cim et ièr e : M. Le ygo n ie
eu t bien u n r ega r d ve r s la cr o ix b la n ch e q u i, de
lo in , d é s ign a it l ’em p la cem en t d u t om b ea u d e sa
fa m ille , m a is a u s sit ô t il d ét o u r n a la t ête.
Co m m en ça it-il d on c à o u b lier ? O u , t o u t au
m oin s, à êt r e gê n é p a r les so u ven ir s d u p a ssé?
L e s d e u x jeu n es officier s fr a n ch ir en t la p o r t e du
So le il, op p osée à celle d u R o y, et , p a r u n e ru e
m o n t a n t e, ga gn è r e n t la p la ce.
L ’An g é lu s de m id i é t a it son n é : M 110 D u ja n y ,
son b u r ea u fer m é, r e sp ir a it , u n in s t a n t , l ’a ïr
a t t ié d i, su r le b a n c d e p ier r e, p la cé sou s la boîte
a u x lettr es.
E lle a va it vu p a sser les en fa n t s d a n s la ch a r
r et te a n gla is e , et son v ie u x cœ u r en r e st a it t o u t
r é jo u i, m a is sou fr o n t se r em b r u n it q u a n d elle
a p e r çu t « le P a r isie n », ca m a r a d e d e Sim o n Dorg e r a y... Ce bel officier lie lu i d is a it rien q u i va ille !
— Les jeu n es t illes son t p a r fo is s i im p r u d en t es,
p en sa -t-elle; elles se la is s e n t p r en d r e a u x co m p li
m e n t s , et celu i-là d o it sa vo ir les t ou r n er ...
Ap r è s q u elq u es m ots d e p o lit e s se , le s p r om e
n eu r s se sép a r èr en t.
— T u n e va s p a s ch er ch er t es en fa n t s, Ber n a r d ?
cr ia d e loin la r eceveu se d es p ostes.
— O h ! ils sa u r on t b ien r even ir t ou t se u ls. J e 11e
su is p a s in q u ie t ...
E t sa n s p o u r su ivr e la co n ver sa t io n , le jeu n e
in gé n ie u r d is p a r u t d an s la m a ison d u Go u ver n e u r ,
p r o p r iét é d e fa m ille d ep u is q u e son b isa ïe u l, — u n
colon el de l ’E m p ir e , ve r t en cor e, — a va it sou s la
R est a u r a t io n a ch et é les vie ille s p ier r es à l ’E t a t
p ou r y fa ir e t a r d ivem en t son n id .
— 11 11e m ’a p a s co m p r is, p en sa M"° R o se, ou
p lu t ô t il n ’a p as vo u lu m e co m p r en d r e! La p a u vr e
E va é t a it ch a r m a n t e, j ’y con sen s, et il l ’a im a it
t r ès sin cèr em en t , m a is à p r ése n t , e lle n ’est p lu s,
et la p a u vr e co u sin e Sé ve s t r e est b ien vie ille p ou r
é le ve r ces d e u x p e t it s ... Q u a n t à M iett e, leu r
b on n e, e lle les gâ t e a b o m in a b lem en t! E n l ’absen ce
d e son p èr e, si l ’on n ’y p r en d ga r d e , Tin o d evien d r a vit e in s u p p o r t a b le... E t p u is, a p r ès la gu e r r e,
q u e fer a -t-il, ce m a lh e u r e u x h om m e d a n s son
fo yer vid e ? Am ie lle se r a it la fem m e q u ’il lu i fa u
d r a it , m ais vo ilà ! Vo u d r a -t -il? E t vou d r a -t -elle?
j
j
1
:
;
;
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45
S u r ce d ou b le p o in t d ’in t e r r o ga t io n , M "° Du ja r r y r en t r a p ou r s'a ss e o ir d e va n t le d éjeu n er
p r esq u e t o u jo u r s le m ê m e ,' œ u fs s u r le p la t et
g r illa d e , q u e lu i p r ép a r a it u n e p e t it e se r va n t e de
q u a t o r ze an s q u i a va it d es r ob es t r o p co u r t es et
d es t a b lier s tr op lo n gs.
V
Boson g a g n a la m a ison d u fa b u lis t e , et com m e
il e n t r a it d an s le ja r d in il a p er çu t s u r le p er r on
M Uo D o r ge r a y lit t é r a le m e n t m a n gé e d e b a iser s
p a r les p e t it s Le ygo n ie .
— J e n e vo u d r a is ja m a is vou s q u it t e r , m ’Am ie lle ,
d is a it Lin e.
— M oi a u ssi, a p p u ya it T in o , je vo u d r a is h a b it er
t ou jou r s a vec v o u s !...
Am ie lle s e r ed r essa u n p eu r o u ge. E t a it -ce la
fe u gu e d e cet a ssa u t ou la r éflexion d u ga r ço n n et
q u i p r o vo q u a it cett e b r u sq u e fla m b ée? Le lie u
t en a n t 11e p u t le d ém êler , et il eu r esta n e r ve u x.
— D e m a in , je p a r t ir a i, se r ép éta -t -il t ou t e la
jou r n ée , et le b on h eu r qu e j ’ai con n u p en d a n t ces
t r ois jo u r s , je d evr a i le la is se r d er r ièr e m e i,
l ’a b a n d on n er à u n a u t r e q u i b r û le de m e le
r a vir .
Cet t e id ée l ’e xa s p é r a it ! Com m e 1111 a va r e qu e
la d u r e n écessité for ce à s ’éloign er d e son tr ésor
sa n s p o u vo ir l ’en fer m er à d ou b le t o u r , il 11e p o u
va it so n ger q u ’à l ’a d r oit « vo leu r » t o u t p r êt à se
g lis s e r p a r la p or te en tr eb â illée.
A l ’h eu r e d u cou ch a n t , ses p a s le r a m en èr en t
ver s le ch em in d es J ou ven celles. Il se so u ve n a it
q u ’Am ie lle lu i a va it d it :
J ’y vien s, ch a q u e so ir , p ou r r esp ir er u n
p eu ...
Le soleil so m b r a it en féerie ve r s l ’h or izon . To u t
se m b la it d ’or, le ciel et la r iviè r e , et cet or s ’a ccr o
ch a it a u x vit r e s, a u x a r d oises, a u x gir o u e t t e s ,
a u x fils élect r iq u es , à t o u t ce q u i p o u va it le r e
fléter . Il se m b la it cr ier vict o ir e !
At t ir é e p a r la m a gie de l ’h eu r e, M lle D o r ge r a y
ne t a r d a p a s à se m on tr er su r le seu il d u ja r d in .
H cou ru t ver s elle. E lle p a r u t u n p eu su r p r is e de
le t r o u ver là , car Sin in n n ’y ét a it p oin t . 11 co m p r it
a lor s q u ’elle n e d é sir a it p a s s ’a sseoir s u r le
�46
L A M AI S O N SU R L E R O C
•
b a n c a u p r ès d e lu i, et, d e p eu r q u ’elle n e s ’é lo i
gn â t , vit e , il lu i p osa u n e 'q u e s t io n in d iffér en te :
où ét a ie n t d on c ces fa m eu ses fou r ch es p a t ib u la ir es
q u i on t d on n é leu r n om a u x r och er s ?
E lle le co n d u is it à l ’en d r oit où le g la cis , con
t o u r n a n t la m a ison d u fa b u lis t e , p er m et t a it de
d é co u vr ir u n e a u t r e p er sp ect ive.
Un e cr o ix d e m issio n s ’é le va it là su r u n e ét r oit e
p la t efor m e r och eu se. On y vo ya it en cor e les cou
r on n es d esséch ées d es d er n ièr es R o ga t io n s.
E lle d om in a it u n p a ys a ge p lu s â p r e, r esser r é
en tr e d es co t e a u x a r id es. A m i-côte, la r ou te q u i
d escen d a it à la ga r e , e t , a u -d elà , le fo ir a il, le cim e
t iè r e ...
— C ’est d e ce côté qu e se t r o u ve n t les ca r r ièr es
de p ier r e et les a r d oisièr es q u i a p p a r t ien n en t à
M. Le ygo n ie , r em a r q u a Am ie lle .
To u jo u r s le n om d é t e st é ! Boson , d e n ou vea'u ,
im a gin a l ’in gé n ie u r , r even a n t , la gu e r r e fin ie,
a vec le d ésir d ’u n sou r ir e de fem m e d an s sa M a i
son s u r le r oc, la r eceveu se d es P ostes com p lice de
ce d ésir , le b a r on lu i-m êm e sé d u it p a r le p r o je t ...
La jeu n e fille n e céd er a it-elle p a s?
D a n s cette p et it e ville , à l ’éca r t d u m on d e, que
vis it a ie n t seu lem en t les t o u r ist e s, cu r ie u x du
p a ssé, e lle ga r d a it si p eu d e ch a n ce d e fixe r sa
vie !
Il r ega r d a a u t o u r d e lu i p ou r d ist r a ir e sa p en
sée : su r ce p la t e a u , b a t t u p a r les ve n t s d ’ou est ,
a t t r is t é p a r le p r och e vo is in a ge d es cr o ix, b la n ch es
ou n oir es, q u i m a r q u a ie n t les tom b es, l ’h erbe é t a it
gr ê le et b r û lée.
En con tr e-b as, d ’a n cien n es fo r tifica t io n s, ja d is
d éfen se fo r m id a b le, en a va n t d e la ville , a va ie n t
cr ou lé p a r m i les b r o u ssa illes et les r on cier s.
Le roc vif q u i b o r d a it l ’en cla ve sa b lon n eu se
su r la q u e lle le fa b u list e a va it eu l ’im p r u d en ce
d ’é t a b lir sa m a ison , a ffleu r a it p a r t o u t , et , d an s
cet te d éso la t ion , u n e ch èvr e a t t a ch ée à u n p iq u et ,
se m b la it le seu l êtr e viva n t .
— J ’aim e m ie u x l ’a u t r e côt é, r em a r q u a le-jeu n e
m a r q u is p ou r r em p lir le silen ce tr op p lein d e
ch oses. Il est m oin s a u st èr e, p lu s r ia n t ...
— C ’est vr a i ! M ais ce coin sa u va ge a bien son
ch a r m e. On s ’y sen t p r ès d e ses m or t s... E t p u is
l ’on a p er çoit m ie u x le t o u r n a n t d e la r iviè r e ...
L ’œ il p eu t su ivr e les ga b a r r e s, ch a r gées d e b ois,
q u i d escen d en t len t em en t le fil de l ’ea u . E n fin ,
cet te cr o ix q u i éten d ses b r a s su r la p la in e sem b le
�L A M AI SO N SU R L E R O C
47
d ir e : « T o u t p a sse, et m oi je r e st e ... » D em oise
m e le fa is a it r em a r q u er , l ’a u tr e jo u r : « R ien qu e
d e la se n t ir a u -d essu s d e so i, 011 se s e n t p lu s d e
co u r a ge... » J e vie n s so u ve n t ici...
E lle s ’é t a it a ssise s u r les m a r ch es d e p ier r e . Il
r esta d eb ou t a u p r ès d ’elle.
— Il vou s fa u t , en effet, d u co u r a ge p o u r vo t r e
tâch e in gr a t e d e ch a q u e jo u r , m u r m u r a -t -il. S i
vo u s sa vie z com b ien je vo u s a d m ir e ...
E lle n e r ép on d it p a s t o u t de su it e :
— J ’ai fin i p a r m ’in t ér esser à ce q u e je fa is a is ,
a vou a -t-elle en fin . M es r e gis t r e s so n t d even u s
p ou r m oi de vr a is a m is. J e n e vo u d r a is p a s y
vo ir u n e t a ch e !
— Mes b or d er ea u x et la Co t e de la Bou r se m e
son t m oin s ch e r s ! J e m ’effr a ie de les r e t r o u ve r ...
vo u s êtes p lu s p a r fa it e q u e m o i!
E lle secou a la t êt e.
— J e s u is loin d ’êt r e p a r fa it e. A cer t a in s m o
m en t s je ser a is m êm e bien p r ès d e t r o u ve r la vie
t r op d u r e et d e m e r é vo lt e r con tr e elle , s i Dem oise
n e m e s e r va it d ’e xe m p le ... E lle s a it s i b ien a ccep
t er le sa cr ifice, . t ou s les sa cr ifices, q u ’elle le u r
com m u n iq u e u n e b ea u t é p a r t icu liè r e . A son seu l
co n t a ct , je m e r ed r esse et je m e d is : « Allo n s ! il
n e s ’a git p a s d ’êt r e va in cu e p a r la vie , m a is 'd e la
va in cr e ! »
— Vo u s y r é u s s ir e z! T ô t ou t a r d , ce t em p s
d ’ép r eu ves p a sser a ... U n jo u r , le b on h eu r vien d r a
fr a p p er à vo t r e fen êt r e...
Il a va it je t é cela d ’u n e vo ix t r ès b a sse. E lle n e
p u t s ’em p êch er d e r ô u gir , et son r ega r d se tou r n a
ver s les lior i/ on s lo in t a in s , com m e si, p o u r l ’in s
t a n t, r ien n e l ’in t ér ess a it p lu s q u e les n u ées d ’or,
et les îlo t s, p la n t és de sa u les, en ch ilssés com m e
d es ém er a u d es d a n s la r ivièr e .
11 co n t in u a :
— La gu e r r e m et tr op d ’in cer t it u d e d a n s les len
dem ain ^ p ou r p er m et tr e les p a r oles d é cis ive s ,
m a is, si la vict o ir e est p r och e, com m e on l ’a n
n on ce, a lor s les cœ u r s p ou r r on t r é vé le r leu r s
a r d eu r s ca ch ées...
E lle se t a is a it t o u jo u r s; il n e s ’a r r êt a p o in t :
J ’ai t o u jo u r s eu so if d ’a ffection . Mon p èr e
é t a it l'h o m m e d e bien d an s t ou t e la force du
ter m e; p lu t ô t q u e d e vo ir p r ot est er la s ign a t u r e de
«on fr èr e — cet on cle Rob er t d on t je vo u s ai
p a r lé — il a p r éfér é se d ép o u ille r et n ou s d é p o u il
ler; m a is il é t a it fr oid et r u d e ... Ma m èr e n e lu i
�48
L A M AI SO N SU R L E R O C
r essem b le gu èr e. C ’est u n e p a ssion n ée q u i m ’a
t o u jo u r s a im é (l’u n e t en d r esse ja lo u se. E n fa n t , si
je m ’a t t a ch a is à u n e vie ille bon n e ou à u n e g o u
ve r n a n t e , e lle la r e n vo ya it a u s sit ô t , n ’a d m et t a n t
p a s d e p a r t a ge ... E t cep en d a n t , elle n ’a ja m a is
ch er ch é à p én ét r er d a n s l ’in t im e d e m on âm e,
e lle n ’a ja m a is com p r is q u e j ’a va is so if d ’u n e de
ces a ffection s q u i con fon d en t les cœ u r s ... Mon
s é jo u r à M on tr éa l r ester a d an s m a m ém oir e com m e
u n e oa sis d e fr a îch eu r où j ’a i p u u n m om en t ét a n
ch er cet t e s o if d évo r a n t e... E n p a r t a n t , je n ’em
p or t e q u ’u n seu l d é sir : r even ir , la gu e r r e fin ie, si,
d u m oin s, vo u s vo u le z b ien m ’y a u t or iser .
Il
n ’y a p a s q u e les m ots q u i t r a d u is e n t la
p en sée, il y a a u ssi le r ega r d , et Boson r e ga r d a it
Am ie lle d e t e lle fa çon q u ’elle n e p o u va it se m é
p r en d r e s u r la p o r t ée d e la p er m issio n q u ’il
im p lo r a it .
Son eœ u r fu t so u levé p a r u n e va gu e d ’esp é
r a n ce : sa n s vo u lo ir se l ’a vo u er , — ca r elle eû t
p r ot esté si 011 lu i eû t p r êt é les fa d es r êver ies d es
jeu n es filles d ’a u t r efo is, ign o r a n t es d e t o u t e in d é
p en d a n ce, p r êt es à so r t ir a vec u n e la r m e d e la
m a ison p a t e r n elle p ou r en tr er a vec u n sou r ir e ch ez
leu r m a r i — e lle co n ser va it au cœ u r la p et it e
fle u r ' b leu e d e scs d eva n cièr es. Com m e le p en
s a it D em oise, e lle a t t en d a it le p r in ce Ch a r m a n t ,
ca p a b le d ’u n e lo n gu e fid élit é, q u i l ’em m èn er a it
loin d e ce m on t r o ch e u x où , p ou r le m om en t, le
d evo ir l ’en ch a în a it , et Boson lu i p a r u t êt r e celu i-là .
E lle 11c se d em an d a p as si les lè vr e s fin es n ’ét a ien t
p as t r om p eu ses; sa lo ya u t é n a t u r elle cr o ya it à celle
d es a u t r es, e t , du r este, le jeu n e m a r q u is cr o ya it
lu i-m êm e à sa sin cér it é.
Len t em en t , e lle se leva . E lle n ’é t a it p lu s r ou ge.
Tr è s p â le au con tr a ir e.
— Mon p èr e ser a t o u jo u r s h eu r e u x d e r ecevoir
vo t r e vis it e , a ssu r a -t -elle.
Ce fu t t o u t , m a is il a va it com p r is, et , u n in s t a n t ,
le b on h eu r ir r a d ia les ch oses q u i l 'en t o u r a ien t
ju s q u ’à l ’éb lo u ir , l ’em p êch er d e vo ir p lu s loin . Les
n u ées d ’or s ’effa ça ien t p o u r t a n t . E lle s se fon d a ien t
en d es m a u ves tr ès d o u x (fui se m b la ien t p o r t er le
d eu il d u jou r .
Am ie lle les con sid ér a , la m a in s u r la cr o ix :
— Qu el d om m a ge ! sou p ir a -t-elle. O11 n e p eu t
p r o lo n ge *'le s m in u t e s d e b e a u t é !...
Il
n e r ép o n d it p a s : t o u t à cou p , il a va it p en sé
à sa m èr e, à la fa çon d on t celle-ci ju ge r a it son
�L A M AI SO N SU R L E R O C
49
im p r u d en ce, e t d u fr oid lu i ét a it tom b é su r le
cœ u r ...
I ls t ou r n èr en t le d os au co u ch a n t e t r evin r en t
ver s la m a ison .
Sim o n so r t a it d u ja r d in : à la vu e d u t êt e à t êt e
q u ’il in t er r o m p a it , ses so u r cils se fr on cèr en t. To u
t efois, il n e se p er m it a u cu n e o b ser va t ion , et sim
p lem en t p r ia sa sœ u r de vo u lo ir bien ve ille r à ce
q u e M a r ion m ît d an s sa va lis e le lin ge fr a is d on t
il a va it b esoin . D u bel a zu r où e lle vo gu a it ,
Am ie lle d u t r et om b er d a n s la p la t e r éa lit é.
Hoson s ’a ssit a lor s p r ès d e son ca m a r a d e su r le
b a n c a u x r ia n tes p er sp ect ives. Le s p a r oles q u i lu i
a va ie n t éch a p p é e xige a ie n t u n a veu . P a r u n e p r u
d en ce e xce s s ive , il le r et in t su r ses lèvr es.
D a n s ce cr ép u scu le com m en ça n t q u i, com m e le
soir d e son a r r ivée se m b la it o u vr ir , d an s la va llé e ,
de m ys t é r ie u s e s ca ssolet t es d ’où m on t a ien t d es
fu m ées légè r es , il p e n sa it d e p lu s en p lu s à sa
m èr e. Il cr o ya it m êm e en ten d r e ses r ep r och es...
La co n ver sa tio n n e r o u la q u e s u r le vo ya ge d u
len d em a in e t le s d er n ier s com m u n iq u és, p u is ils
r en t r èr en t p ou r le d în er , et la soir ée se t r a în a , u n
peu lou r d e.
O n eû t d it qu e ch a cu n ga r d a it le silen ce p ai
cr a in t e d e t r a h ir le secr et de son cœ u r .
I.e len d em a in m a t in , lor sq u e Tîoson d éb ou ch a
su r la p la ce, sa va lise à la m a in , il a p er çu t H ila ir e
q u i a t t e n d a it a vec la ch a r r et t e a n gla is e d eva n t
l ’église.
—
La m esse n ’est p a s en cor e fin ie, e xp liq u a le
vie u x d om estiq u e. Sa u f M on sieu r , ils y son t t ou s,
m êm e M. Lcyg o n ie !
Le jeu n e officier , a ga cé au se u l n om d e l ’a via
t eu r , s ’a p p r och a d e la b a lu st r a d e : u n b r ou illa r d
ép a is l ’em p êch a it d e vo ir la va llé e . Il p en sa , de
p lu s eu p lu s n e r ve u x :
—- Ce n ’est p a s com m e l ’a u t r e m a t in où il y
a va it en cor e q u elq u es som m ets de lu m iè r e ... M a u
va is a u gu r e !
Am ie lle a p p a r a iss a it a vec Dem oise su r le seu il
de l ’é glis e ; il s ’a p p r och a d ’elle p ou r p r en d r e con gé.
E lle se t en a it d r oite et fièr e, sa n s la r m es. E vid em u ietit, e lle se r a id issa it con t r e t ou t e ém otion .
Sim o n , sor ti à son t o u r a vec son am i Ber n a r d ,
1 em b r a ssa , b a isa la m a in de la vie ille in s t it u t r ice ,
d on n a l ’a ccola d e fr a ter n elle à Ber n a r d Lcygo n ie ;
�5°
L A M AI SO N SU R L E R O C
p u is, p ou r n e p a s s ’a t t en d r ir , il gr im p a d an s la
ch arr ette a n gla is e , où d é jà , s u r sa p r ièr e , Boson
a va it p r is p la ce.
Un e d er n ièr e fois, il en fer m a d a n s son r ega r d
la vie ille é glis e , la h a lle , les m a ison s a n cien n es,
le b u ste d u fa b u 'is t e , tou t es les ch oses q u ’il a im a it;
d e la m a in , il sa lu a ce u x q u i r e st a ie n t , et , sa n s
p a r oles, t o u jo u r s d u ge st e , il d on n a en fin le s ign a l
d u d ép a r t .
Le s la r m es su ffoq u èr en t Am ie lle . So u s p r é t e xt e
d e com m ission s, e lle la is sa l ’a ve u gle r e ve n ir seu le
p ar le ch em in fa m ilie r et e lle r en t r a d a n s l ’é glis e .
L ’in gé n ie u r d e vin a q u ’e lle vo u la it ca ch er sa
p ein e a t ou s les ye u x , i l co m p r en a it cela s i bien
lu i q u i, so u ven t , a va it em m en é sou d ésesp o ir d an s
la p r ofon d eu r d es bois.
M ais q u elle é t a it la ca u se vé r it a b le d e ses
p leu r s ? Le d é p a r t de sou fr èr e p ou r u n in con n u
r ed ou t a b le? Ou b ie n ? ...
11 n ’a ch eva p a s sa p en sée : u n e ja lo u s ie , ign or ée
ju s q u ’ici, l ’a va it m or d u au cœ u r ! E lle lu i p a r u t
u n e t r a h iso n en ver s la m or t e, et , bou lUver sé, d u
r ou ge au fr on t , il p lo n ge a d a n s l ’om b r e d e sa
vie ille d em eu r e...
•, •
.......................■ ■ * ■ • • • •
s
•
»
«
Le so ir , lo r s q u ’Am ie lle a cco m p a gn a d a n s sa
ch a m b r e M"° R é a u lt , celle-ci lu i d it :
— Ma p et it e a d u ch a gr in ... E st -ce p a r ce qu e
Sim o n est p a r t i?
Le s la r m es em p êch èr en t la je u n e fille d e r é
p on d re; l ’a ve u gle co n t in u a :
— Qu oi q u ’il a r r ive , d ison s-n ou s b ien q u e c ’est
la vo lo n t é d e D ie u , et r em er cion s-le' d ’a vo ir bén i
ce lu i q u i s ’en va ve r s le d a n ger . E t p u is fa ison s
de n otre m ie u x n ot r e t â ch e jo u r n a lièr e sa n s tr op
p er m ettr e à l ’im a gin a t io n d e l ’a llé ge r , ca r il est
p a r fois im p r u d en t d e s u ivr e les m ir a ge s q u ’elle
n ou s p r ésen te.
Les n u ées d ’o r ! Am ie lle y p en sa t o u t à co u p !
Oh ! ou i, le t r is t e cr ép u scu le les a va it vit e bu es.
E lle fu t su r le p o in t d e t o u t a vo u er à la ch èr e
com p a gn e q u i se m b la it a tt en d r e u n e con fid en ce,
m ais qu e lu i d ir e ? Su r le m om en t, les p a r oles du
jeu n e m a r q u is a va ie n t ch a n t é d ou cem en t à ses
or eilles; elle leu r a va it t r o u vé u n e cla ir e s ign ifica
tion , m ais m a in t e n a n t , e lle s d even a ien t im p r écises
qu a n d e lle e s s a ya it d e les r e ss a is ir p ou r les o b lige r
à ch a n ter en cor e.
�L A M ALSON SU R L E R O C
5i
E t p u is, l ’exp ér ien ce p r écoce q u ’elle cr o ya it
sien n e lu i in t e r d is a it d e so u m ettr e son in cer t it u d e
à d es es p r it s q u ’e lle ju g e a it m oin s a ver t is. Dem oise s ’é t a it , t ou te sa vie , d évou ée a u x a u t r es; elle
leu r a va it sa cr ifié ses b e a u x ye u x lu m in e u x et
d o u x; m a is, p a r cela m êm e, elle n ’a va it ja m a is eu
le t em p s d ’êtr e jeu n e, n i de sa vo ir q u ’elle a va it u n
cœ u r ca p a b le de b a t t r e en se cr e t...
Qu e va u d r a ie n t ses co n seils, ve n u s d e r égio n s
tr op id éa les p ou r êtr e a p p lica b les a u x ch oses d e la
t er r e ?
E t la jeu n e fille en fer m a d on c son secr et au p lu s
p r ofon d d e son âm e, et , com m e ces p a r fu m s, con te
n u s en d es flacon s d ’or q u i les ga r d e n t ja lo u s e
m en t , il se con cen t r a ju s q u ’à s ’exa sp é r e r ...
VI
M a lgr é les cloch es q u i so n n a ien t d a n s le b r o u il
lar d le g la s d es m or t s, m a lgr é les p lu ie s d ilu
vien n es q u i n o ya ien t la ca m p a gn e d ’a len tou r ,
Am iclle vé cu t d es jo u r s d ’esp ér a n ce p en d a n t cett e
p r em ièr e sem a in e de n ovem b r e q u i, ch a q u e m a t in ,
a n n on ça it à la F r a n ce u n e vict o ir e n o u velle.
E lle p en sa it :
-— Bien t ô t , il r e vie n d r a !
E t son cœ u r b a t t a it p lu s vit e . E lle im a gin a it
alor s ce r et ou r et la joie d e son p èr e à q u i le jeu n e
lie u t en a n t la is sa it u n s i a gr éa b le so u ven ir q u ’im
p r u d em m en t il o u b lia it les r ecom m a n d a tion s de
son fils p ou r en p a r ler sa n s cesse, et a vec u n e
évid en te sym p a t h ie.
Le soir — b u r eau fer m é — p en d a n t qu e son p èr e
son n a it de la tr om p e su r le p er r on et q u ’e lle a d d i
t io n n a it les r ecet tes d u ca r n et à sou ch e ou in s cr i
va it les p ièces de d ép en se, m a lgr é t ou t e sa scien ce
a r it h m é t iq u e, e lle cr a ign a it de se t r om p er , t a n t
l ’im a ge d e Boson se g lis s a it en tr e e lle e t les
ch iffr es in gr a t s.
E lle o r ga n is a it son e xis t e n ce fu t u r e d a n s leu r
Pet it lo gis p a r isie n , p r é vo ya it les écon om ies q u ’im
p oser a it la vie ch èr e, d écid a it d ’a m a sser u n e r é
ser ve p o u r son tr ou ssea u : les r even u s d e s a d ot,
'es m en su a lit é s q u e lu i p a ya it le p er cep t eu r p ou r
son se r vice d ’em p lo yée...
Com m e 1111 a va r e, e lle ca ch a les p r em ier s b ille t s
�52
L A M AI SO N SU R L E R O C
sou s u n e p ile d e lin ge , ca r e lle co n n a issa it son
p èr e : d ès q u ’il s ’a p e r ce va it q u e, d a n s la m a ison ,
il y a va it u n p eu d ’a r ge n t d e tr op , il le d ép en sa it
a u ssit ô t en fa n t a isies co û t eu ses : d es o b je t s , a n n on
cés d an s d es ca t a lo gu e s, q u ’il fa is a it ve n ir q u it t e
à n e s ’en s e r vir ja m a is.
Le tem p s a va it beau co u ler : il r e st a it le gr a n d
en fa n t in co r r igib le q u i in et le feu à la m aison p ou r
a voir tr op jou é a vec les a llu m e t t es .
Am ie lle se d em a n d a it b ien p a r fo is ce q u e la
m a r q u ise de Sa lvè r e p en ser a it d u p r o jet d e ce fils
q u ’elle a im a it d ’u n e t en d r esse si ja lo u s e :
— E lle d oit êt r e in tér essée com m e b ea u cou p de
p a r ven u s. Sa n s d ou t e, e lle 11e m e t r o u ver a p as
a ssez r ich e ou bien elle m ’en vo u d r a d e con fisq u er
à m on p r ofit u n e bon n e p a r t ie d u cœ u r q u ’e lle
vo u d r a it p osséd er t o u t en tier .
M ais elle se r a s su r a it à l ’id ée q u ’elle n e se p r é
se n t a it p a s sa n s d ot, q u ’e lle ét a it d e b on n e sou ch e,
et su r t o u t qu e Boson l ’a im a it d ’u n a m ou r d ’a u t a n t
p lu s for t q u ’il n ’y m ê la it a u cu n ca lcu l d ’a r gen t .
E lle a t t e ign it a in si le n eu f n ovem b r e : com m e tou s
les jo u r s, ce m a t in -là , e lle a va it a cco m p a gn é l)em oise à la m esse... Un s a cr ifice ! Ca r sa p a r esse
lu i eû t sou fflé de se le ve r 1111 p eu p lu s ta r d ; m ais
e lle r ed o u t a it po*ir l ’a ve u gle les in é ga lit é s r o
ch eu ses de la pfa'ct et ne vo u la it p as cep en d a n t la
p r iver d u seu l r a yo n d e sa jou r n ée gr ise .
M. le Cu r é les a t t en d a it su r la p la ce, à leu r
sor t ie. Am ie lle fu t su r p r is e d e le t r o u ve r là : d ’or
d in a ir e, il p r o lo n gea it son a ct ion d e gr â ce s , sa n s
d ou te p ou r y p u iser la for ce d ’exe r ce r son d u r
m in istèr e.
— Vo u d r iez-vo u s ve n ir ju s q u ’à la p oste a vec
m oi? d em an d a -t-il d ’u n e vo ix où t r e m b la it l ’ém o
tion . M 11“ D u ja r r y a u r a it q u elq u e ch ose à vou s
d ir e.
Ce « q u elq u e ch ose » Am ie lle le co m p r it d ès
q u ’elle p én étr a d a n s la p et it e s a lle à m a n ger sa n s
éléga n ce et sen t a n t la p om m e m û re o ù , p r ès d ’u n
beau feu d e bois, la vie ille d em oiselle, visib le m en t
t r ou b lée, les a t t en d a it , u n e let t r e à la m ain .
To u t de s u it e , e lle b a lb u t ia :
— Sim on ?...
E lle 11’a va it p a s osé p r on on cer u n a u t r e n om ...
C ’é t a it bien d e lu i q u ’il s ’a gis s a it : il é t a it tom b é
au cou r s de la p o u r su it e su r M a u b etige, et c ’ét a it
1.' 11 qu e d eva ien t a vo ir lieu les ob sèq u es d an s
u n villa g e d ’a r r ièr e.
�L A M AI SO N SU R L E R O C
53
A t â t o n s , D em oise ch er ch a sa « ch ér ie » et la
p r it d an s ses b r a s, com m e e lle le fa is a it ja d is p ou r
la con soler de ses gr o s ch a gr in s d ’en fa n t .
— 11 fa u t qu e je p a r t e , s a n glo t a la jeu n e fille
su r l ’ép a u le secou r a b le. P a p a n ’es t p a s eu é t a t d ’y
a ller .
— J e vo u s a cco m p a gn e r a i, d écid a r ésolu m en t
Mllc Rose. Vo u s n e p o u vez p a s p a r t ir seu le. J e va is
t élép h on er a u d ir ect eu r p ou r lu i d em an d er la p er
m issio n , et t é lé gr a p h ie r a u ssi à Ber n a r d q u i est
d an s le m êm e sect eu r . 11 y a u n t r a in à m id i...
n ou s le p r en d r on s...
J u st em en t , ce m a t in -là , le p er cep teu r n ’ct a it p a s
en cor e levé. Il a va it eu d es étou ffem en t s, sa n s
d ou te l ’in q u iét u d e, les p r em ier s fr o id s... I l fa llu t
le m én a ger b ea u cou p .
Am ie lîe d u t r et en ir ses p leu r s, com p oser son
vis a ge , a ffer m ir sa vo ix.
— Sim o n a été b lessé, p a p a . Il m e r écla m e. J e
va is p a r t ir a vec MUo D u ja r r y.
N a t u r ellem en t , le p èr e s ’a la r m a ; ce fils q u i n e
lu i a va it ja m a is ca u sé l ’om b re d ’u n so u ci, q u i
d e va it p r o lo n ger la b elle lign é e m ilit a ir e d es Dorge r a y lu i t en a it d ou b lem en t au cœ u r !
— T u n e m e tr om p es p a s au m oin s ? d em an d at-il h a le t a n t et so u levé s u r son Ijt.
E lle secou a la t êt e, e t , sou.-' p r é t e xt e d e p r é:
p a r a t ifs, e lle q u it t a la ch a m b r e. L e s la r m es
l ’ét ou ffa ien t.
E lle ch er ch a d a n s sa gar d e-r ob e d es effet s, tin
ch a p ea u d e cr êp e q u i lu i r est a ie n t du d eu il d e sa
m èr e, et sa n s s ’in q u ié t e r de le u r for m e su r a n n ée,
elle les em p or ta à la P oste p ou r s ’en r evêt ir .
P en d a n t l ’in t er m in a b le vo ya ge , u n esp oir so u t in t
sa d ou leu r : Boson n ’a p p a r t en a it -il p as à la com
p a gn ie d u ca p it a in e D o r ge r a y? Com m e ce soir
m ém or a b le où il a va it s u r gi a u p r ès d ’e lle p ou r la
d éfen d r e, l ’a r r a ch er à d es m a in s b r u t a les, il ser a it
là p ou r la so u t en ir , la con soler , p eu t -êtr e m êm e lu i
m u r m u r er a it -il les p a r o les d écisive s qu e la Vict o ir e
p er m et tr a it , m a is, le m a t in d u i i n ovem b r e, lo r s
q u ’e lle d éb a r q u a su r le q u a i d e la ga r e en r u in es
où d es b lesses a t t en d a ien t le u r éva cu a t io n ver s
P in t é r ie u r , e lle n e le d é co u vr it p a s d an s la fou le
des u n ifo r m es so u illé s , san s co u leu r , q u ’on d e vi
n a it a n x ie u x d u s ign a l a n n on ça n t la fin d u ca u
ch em a r t e r r ib le q u i, d ep u is q u a t r e a n s, t o r t u r a it
les cor p s e t les âm es.
E n r eva n ch e, e lle r eco n n u t Ber n a r d Lé ygo n ie ,
�54
L A M ALSO N SU R L E R O C
et il lu i fu t d o u x d e r en con tr er cet te figu r e fa m i- |
lièr e p a r m i t a n t d e vis a ge s ét r a n ger s.
Ave r t i p a r le t élégr a m m e de sa vie ille p a r en t e, le
jeu n e a via t e u r a va it p u a cco u r ir p a r la voie des a ir s.
Il se m on tr a bon , se r via b le , em p r essé. 11 a p la n it
tou t es les d ifficu lt és. Ce fu t lu i q u i p r it la p la ce, |
r éser vée p ar Am ie lle au lie u t en a n t d e Sa lvèr e; e lle
é t a it t ellem en t s u ffo q u é e 'p a r les la r m es q u ’elle
n ’eû t p as p r êté a tt en tion a u x d a n ger s q u ’o ffr a it le
ch em in tr ou é, d éfon cé, jon ch é d e d éb r is de tou t es
sor tes, en com b r é de ca m ion s, d ’a u t om ob iles, m a is,
si gr a n d e é t a it sa d éso la t ion , q u ’elle n e r em a r q u a
p as le lége r t r em b lem en t d u b r a s r ob u ste su r
leq u el s ’a p p u ya it sa m a in .
L ’é glis e effon d r ée n 'a va it p ou r voû te qu e l ’a zu r
p r ofon d d u ciel. Les cier ges y va cilla ie n t sou s la j
b r ise d u d eh or s. Ap r è s u n e cou r te b én éd ict io n , le I
cor t ège p eu n om b r eu x ga gn a le cim et ièr e.
Des gr a n d es p lu ie s d e la sem a in e p r écéd en te, il
n e r e st a it p lu s qu e d es fla q u es d ’ea u et u n e bou e
glu a n t e su r lesq u elles b r illa it u n ch a u d soleil.
On eû t cr u qu e ce jou r de la Sa in t -M a r t in r am e
n a it l ’été.
Un e d er n ièr e a b so u te... Des p ellet ées de ter re
tom b a n t su r le b ois d u cer cu eil... Des s a n glo t s de
fem m e, le p a s r yt h m é de so ld a t s q u i s ’é lo ign e n t ...
La cér ém on ie ét a it ter m in ée.
Ber n a r d en t r a în a M Uo D o r ge r a y, p r esq u e in
con scien te.
Ils r e jo ign ir e n t la r ou t e en com b r ée. A p ein e y
a va ien t -ils fa it q u elq u es p as q u ’u n cou p de can on
les fit t r e ssa illir .
— Ils on t s ig n é ! an n on ça l ’in gén ieu r t r ès gr a ve .
Qu e D ieu soit bén i !
Un e joie sin gu liè r e e n va h it le cr eu r d ’Am ie lle ;
il lu i se m b la it qu e le m or t q u 'e lle ve n a it d e q u it t er
lu i d is a it :
— N e p leu r e p lu s ! J e su is h e u r e u x...
Des vo it u r e s d ’a m b u la n ce les for cèr en t de se r a n
ger . L ’u n e d ’elles s ’a r r êt a , im m o b ilisa n t tou t e la
file, et , à la vu e d es t r o is ga lo n s chf Ber n a r d , un
b lessé se p en ch a :
*
— Mon ca p it a in e , vive la F r a n ce !...
Le jeu n e a via t e u r r ép ét a d ’u n e vo ix for te ;
— O u i, m es en fa n t s, vive la F r a n ce.
E t il leu r a b a n d on n a scs m a in s qu e t ou s vo u
la ien t étr ein d r e.
Am ie lle se sen t it ga gn ée, p a r le d élir e gén ér a l.
E lle a lla d ’u n e vo it u r e à l ’a u t r e, o ffr a n t a u ssi
�L A M AI SO N SU R L E R O C
55
ses m a in s fr ém issa n t es a u x m a in s r u d es et
sou illées.
— M on fr èr e e s t m or t , d isa it -elle en m on t r a n t
ses cr êp es; m a is, d e là -h a u t , il d oit n ou s so u r ir e...
A t r a ve r s l ’esp a ce, d es son s d e cloch es a r r i
va ien t , d es cloch es de F r a n ce qu e l ’en n em i n ’a va it
p a s eu le t em p s d ’en le ve r à leu r s cloch er s, et
t ou t es ces son n er ies cla ir e s , se m ê la n t à la vo ix d u
ca n on , d isa ie n t l ’ivr esse d e cet t e gr a n d e jou r n ée.
Am ie lle n e r et r o u va sa lou r d e p ein e e t l ’in q u ié
t u d e, t a p ie au fon d d e son cœ u r , q u e lo r s q u ’elle
fu t a ssise d an s le p e t it b a r a q u em en t , é ga yé p a r des
cr et on n es fleu r ies, où d es in fir m ièr es le u r se r va ien t
u n e cou r t e r éfection .
E lle s ’en vo u lu t a lor s d ’a vo ir o u b lié sou d eu il et
l ’ab sen ce de Boson p en d a n t les m in u t es glo r ieu s es.
E lle n ’osa p a s cep en d a n t le la is se r p a r a ît r e , n i
p r ier Ber n a r d d e s ’en q u ér ir d u jeu n e lie u t en a n t ,
m a is en a lla n t r em er cier l ’in fir m ièr e-m a jor q u i, à
l ’a r r ivée , lu i a va it r a con té les d er n ier s m om en ts
de son fr èr e et s ’é t a it m on tr ée d ou ce à sa gr a n d e
d ou leu r , e lle lu i d em an d a en r o u gis sa n t b ea u cou p :
— Le lie u t en a n t d e Sa lvè r e n ’est-il p lu s d a n s ce
sect eu r ?
— 11 a ét é b lessé au b r a s, e xp liq u a la jeu n e
fem m e. Oh ! r ien d e g r a ve ! M a is on a d û l ’évâ eu er
h ier .
Am ie lle n ’in s is t a p a s d a va n t a ge . Ses com p a
gn o n s la r a p p ela ien t : u n t r a in se for m a it. E lle y
p r it p la ce au m ilie u d es civièr es. Au m om en t d e
q u it t e r cett e t er r e, a r r osée dit s a n g d e son fr èr e,
son ém otion fu t si vive q u e, d e n o u ve a u , d es
la r m es r ou lèr en t s u r ses jou es.
Ber n ar d r et en a it sa m a in p ou r u n d er n ier ad ieu ;
d ’un ge s t e sp on ta n é, il y a p p u ya ‘les lè vr e s , et ,
com m e le con voi s ’éb r a n la it len t em en t , e lle le vit
su r le t r o t t o ir q u i la s u iva it d u r ega r d , u n r ega r d
q u ’e lle lu i a va it vu a u t r e fo is lo r s q u ’il a p e r ce va it
de loin sa jeu n e fem m e, et q u i la t r o u b la ju s q u ’au
fond de l ’Am e...
M. le Cu r é de M on tr éa l a p p r it la t e r r ib le n ou
velle à M. D o r gcr a y. D ’abord celu i-ci en fu t écr a sé,
et l ’on r ed ou ta p o u r lu i u n e cr ise ca r d ia q u e. La
n écessité d e se t e n ir au b u r eau en l ’a b sen ce de sa
fille, les cloch es d e la Vict o ir e q u i fa isa ien t b a t tr e
son vie u x cœ u r d ’officier , les m a r q u es d e s ym p a
t h ie q u ’il r eçu t d e t o u t es p a r t s lu i se r vir e n t h eu -
�56
L A M AI SO N SU R L E R O C
r eu sem en t de d é r iva t ifs . Il n ’e u t p a s le lo is ir d e se
r ep lie r s u r sa d ou leu r , et , lo r s q u ’Am ie lle r e vin t ,
le p r em ier clioc é t a it p a ssé; il p u t lu i p oser d es
q u est io n s, et, s ’il gé m it , ce fu t b ea u cou p p lu s su r
lu i-m êm e qu e su r le m or t.
I l d e vin t p lu s n e r ve u x, p lu s ir r it a b le en cor e;
a u s si, m a lgr é l ’a llé gr e sse q u i m on t a it de p a r t ou t,
s a p a u vr e fille, sa n s cesse cr it iq u ée, gr on d ée, traver sa -t -elle u n t em p s t r ès d o u lo u r eu x q u ’a gg r a va it
en cor e l ’a b sen ce d e n o u velles.
L ’in fir m ièr e-m a jor lu i a va it d it qu e la b lessu r e
d e Boson é t a it légè r e, m a is d es co m p lica t ion s
a va ie n t p u s u r gir . Au t r e m e n t , com m en t e xp liq u e r
son lo n g silen ce ?
Ava n t d ’êt r e éva cu é, il d e va it a vo ir a p p r is la
m or t de Sim on ? P eu t-êtr e m êm e a va it -il été b lessé
d an s le m êm e en ga ge m e n t . Alo r s p ou r q u oi n ’écriva it -il p a s? E n a d m et t a n t qu e sa b lessu r e l ’en
em p êch â t , il n e m a n q u a it p a s a u t o u r d e lu i de
m a in s de fem m es, d isp osées à lu i r en d r e ce p e t it
s e r vice ...
Ch a q u e co u r r ier a p p o r t a it d e n om b r eu ses con d o
léa n ces : d es ge n s im p o r t a n t s, q u e le b a r on , a va it
con n u s a u t r efo is, lu i e n vo ya ie n t q u elq u es lign e s
d e s ym p a t h ie q u i fla t t a ie n t son a m ou r -p r op r e et
q u ’à l ’occa sion il m on t r a it à ses p a r t en a ir es d e
b r id ge. Le s La M or lièr e, les Ber ger e a u -Lim a ise
q u i, d ep u is sa r u in e, le t e n a ie n t à d ist a n ce, sor
t ir e n t de leu r d éd a ign eu se r éser ve p ou r se so u ven ir
d es lien s d e p a r en t é q u i les u n iss a ie n t au h ér os
d isp a r u . R en a u d lu i-m êm e, le bel a t t a ch é d ’a m b a s
sa d e, la is sa t om b er d e son s t ylo q u elq u es p h r a ses
d ’u n e éléga n t e b a n a lit é; seu l, lîosoti n e d on n a p as
s ign e de vie, et le p er cep t eu r s ’en éton n a u n jo u r :
—
P ou r vu q u ’il n ’a it p a s été t u é , lu i a u ssi
C ’ét a it u n ga r çon si bien é levé qu e cer t a in em en t ,
a p r ès l ’a ccu eil cor d ia l qu e n ou s lu i a vio n s fa it , il
n ’eû t p as m a n q u é à ce d evo ir d e st r ict e p olitesse.
D ’a ille u r s , il a im a it b ea u cou p Sim on .
Am ie lle n ’a vou a p as qu e le lie u t en a n t d e Sa lvè r e
a va it été b lessé au b r as e lle se m éfia it de l ’or eille
tr op d élica t e de l ’a ve u gle q u i t r ico t a it d an s le
silen ce, et , com m e il ét a it n a t u r el q u ’e lle fû t t r is t e ,
p er son n e a u t o u r d ’elle n e s ’a p er çu t d u d ésesp oir
secr et q u i, ch a q u e jo u r , é la r gis s a it le cer n e d e ses
ye u x.
'
EH e eû t p u s ’o u vr ir d e ses in q u iét u d es à M. le
Cu r é , lu i d em a n d er au b esoin d e p r en d r e d es in for
m a t ion s; m a is, sa n s d ou t e, ce lu i-ci lu i d ir a it
!
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q u ’e lle a va it m a n q u é d e p r u d en ce, q u ’il n e fa u t
p a s a t t a ch er u n e im p or t a n ce exa gé r é e a u x p a r oles
en jô leu ses d es jeu n es gen s, et e lle d ét e st a it t o u t ce
q u i, de p r ès ou de lo in , r essem b la it à u n e cen su r e.
Alo r s , d u m om en t qu e sa con scien ce n e lu i r ep r o
ch a it p a s u n m ot n i u n ge st e in con sid ér é, elle
p r éfér a se t a ir e.
I / e xp é r ie n ce n e s ’a cq u ie r t qu e p eu à p eu . La
m on n a ie d on t ou la p a ie est fa ite d e d écep tion s,
de d éch ir em en ts d u cœ u r . Am ie lle cr o ya it la p os
séd er ; elle n e se d o u t a it p as de tou s les sa cr ifices
a u xq u e ls e lle d e vr a it co n sen t ir a va n t d e p ou voir
r even d iq u er u n e t e lle p ossession .
Le s seu ls sou r ir es d e cet t e a n xie u se a tten te
fu r en t les vis it e s d e Lin e e t de Tin o . Us sa va ien t
q u ’ils n e p o u va ie n t ve n ir à la p er cep t ion a u x
h eu r es où le b u r ea u é t a it o u ve r t , m a is, d ès qu e
l ’h o r lo ge d e l ’é glis e a va it son n é s ix co u p s, ils
s ’éch a p p a ien t , d éva la ien t p a r le ch em in a u x h erbes
sèch es q u i p a ss a it d eva n t la fo n t a in e, et , t u r b u
len ts et jo ye u x , sa n s fr a p p er , ils p én ét r a ien t , d an s
le r oya u m e d e M a n o n — u n e gr a n d e cu isin e, p a
vée d e ga le t s et u n p eu som b r e, le jo u r , p arce
q u ’e lle n ’é t a it écla ir ée q u e p a r la p or te et u n
f e n e s t r o u a u -d essu s de l ’évier , m a is si ga ie , le soir ,
lo r sq u ’u n e la m p e élect r iq u e r a yo n n a it sa b elle
lu m ièr e ju s q u ’a u x gr o sses p ou tr es d e ch ên e. —
Ils se b lo t t iss a ien t a lor s su r le sa loir , au coin de
la la r ge ch em in ée, et , t o u t en gr ign o t a n t d es ch â
t a ign es , cu it e s sou s la cen d r e, ils d em a n d a ien t à
I lila ir e , h a b ile en tou t es ch oses d e leu r t a ille r d es
sifflets ou d es m a n ch es de fou et. Cela leu r fa isa it
p r en d r e p a tien ce en a tt en d a n t leu r gr a n d e am ie.
Au s s it ô t q u ’e lle p a r a iss a it , ils se ser r a ien t p ou r
lu i fa ir e p la ce; ils se d is p u t a ie n t m êm e u n peu
p ou r sa vo ir celu i q u i se r a it p r ès d ’elle , p u is qu a n d
les d iscu ssio n s é t a ie n t ca lm ées, ils d em a n d a ien t
d es h ist o ir es, d es b e lle s!
Lin e p r éfér a it m a n c h e - n e i g e ; Tin o , l ’A d r o it v o
le u r . Sa t isfa ct io n é t a it d on n ée a u x d e u x, et en
su it e, c ’ét a ie n t d es q u est io n s, d es com m en tair es
sa n s fin .
— M oi, j ’a im er a is bien u n e m am a n q u i r essem
b ler a it à Bla n ch e-n eige, d é cla r a it so u ven t Lin s .
E lle vo u s r essem b ler a it Au ssi, m ’Am ie lle .
Tin o d is a it en r ia n t :
— P a p a a u ssi e s t u n a d r o it 'v o le u r , m a is p as
com m e celu i d u co n t e ! J e P a p p e lle r a i com m e ça
jq u a n d il r e vie n d r a ...
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M a r ion b o u go n n a it b ien p a r fois.
— D es en fa n t s d a n s la cu isin e , ça en com b r e à
l ’h eu r e d u so u p er !
M a is, au fon d , son vie u x cœ u r , q u i n ’a va it p u
con n a ît r e les joies de la m a t er n it é, ch é r iss a it ces
p et it s q u i l ’em b r a ssa ien t ju s q u ’à m et t r e de t r a
ver s son m ou ch oir de tête.
A l ’h eu r e d u d în er , M 110 Se vest r e ét a it p a r fois
o b ligée de ve n ir ch er ch er ses p u p ille s q u i s ’o u
b lia ien t ch ez leu r am ie. C ’é t a it u n e om bre m in ce
e t t r is t e , t o u jo u r s en r ob e gr is e . Bien loin de
r ed ou t er le secon d m a r ia ge d e son n eveu , e lle
l ’a p p e la it au con t r a ir e de tou s ses vœ u x , n e d ési
r a n t q u ’u n e ch ose : se r et ir er d an s u n cou ven t.
Lin e et Tin o la fa t igu a ie n t ; e lle se n t a it que
b ien t ô t e lle n ’a u r a it p lu s l ’én er gie n écessa ir e
p ou r lu t t e r con tr e leu r s ca p r ices. Au s s i q u a n d elle
é cr iva it à son fr èr e et à sa b elle-sœ u r — vie u x m é
n a ge p a r isien sa n s e n fa n t s, et u n p eu égo ïst e —
elle 11e ces sa it d e le s en t r et en ir d u su jet q u i lu i
r em p lissa it le cœ u r :
« J e vo u s ert p r ie, ch er ch ez u n e fem m e à Ber
n a r d . J e su is à b ou t de fo r ce... »
E n m êm e t em p s, e lle en co u r a gea it les r ela t ion s
de bon vo is in a ge a vec la m aison d u fa b u list e.
E lle t en a it a vec sa cou sin e, M 110 D u ja r r y, d e m ys
t é r ie u x co llo q u es q u i se t er m in a ien t t o u jo u r s su r
cette r ésolu t ion :
— Il fa u t p r océd er a vec p r u d en ce. On gâ t e r a it
t ou t p a r t r op d e p r é cip it a t io n !... Il ga r d e en cor e
le cœ u r si m eu r t r i...
Ber n ar d fu t d ém ob ilisé en d écem b r e : lo r s q u ’il
vin t à la p er cep tion , il t r o u va les m ots q u ’il fa lla it
p ou r a d ou cir la gr a n d e p ein e d e M. D o r ge r a y. Il
p a r u t à Am ie lle q u ’il la r ega r d a it p lu s lo n gu e
m en t q u ’à l ’or d in a ir e com m e si le so u ve n ir d e la
jou r n ée d e d e u il, p a ssée au fr on t, cr éa it en tr e e u x
d es lien s n o u vea u x.
E lle s ’en ir r it a . P ou r e lle , son vo isin n e p ou
va it p a s êt r e ca n d id a t à sa m a in : n e l ’a va it-elle
p a s vu , d a n s les p r em ier s t em p s de leu r sé
jo u r à M on tr éa l, se p r om en an t a vec sa jeu n e
fem m e su r le ch em in d es J ou ven celles ? E lle se
s er r a it con t r e lu i et il l ’en ve lo p p a it d ’u n r ega r d
a m o u r eu x.
La fille t t e cu r ieu se les a va it ép iés p a r d essu s
le m u r , et , p lu s t a r d , q u a n d elle a va it s u ivi la
b ièr e ch a r gée de fleu r s, elle ne s ’é t a it p a s éton n ée
d u d ésesp oir de ce jeu n e ve u f q u i p er d a it t o u t J e
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b on h eu r de sa vie. E lle le t r o u va it n a t u r el m êm e.
Un jo u r , l ’a ya n t s u r p r is , p leu r a n t d an s les b ois,
cou ch é p a r m i les fo u gèr es, elle s ’é t a it r etir ée à
p as fu r t ifs p ou r n e p as t r ou b ler u n e d ou leu r q u i .
lu i se m b la it ch ose ju s t e et sa cr ée... Non , n on ,
elle n e so n ge a it p a s à Ber n a r d Le ygo n ie e t elle
le d é cla r a it so u ven t à je n e sa is q u el con t r a d ic
t eu r in vis ib le q u i, au fon d d ’elle-m êm e, lu i ch u
ch o t a it :
—
Celu i-là n e r essem b le p as a u x a u tr es. Il a u n
gr a n d cœ u r , u n e b elle in t e llige n ce ... I l sa it aim er ,
t en ir sa p a r o le ... Au p r è s d e lu i, t u p ou r r a is être
h eu r eu se...
Ave c l ’in t r a n sigea n ce d es jeu n es , elle fixa it à
ja m a is Ber n ar d d a n s son r ôle d ’in con sola b le, et
elle lu i en vo u la it p r esq u e d ’a vo ir , en sa fa veu r ,
r et r o u vé, u n e m in u t e seu lem en t , u n d e ses r ega r d s
de n a gu è r e.
S ’a p er çu t -il de sa fr o id eu r ? Il n e s ’a t t a r d a p a s
d an s sa vie ille m a ison . On n e le vit p lu s qu e r a r e
m en t à M on t r éa l où la vie d ’Am ie lle con t in u a , m o
n oton e en su r fa ce, m a is a git ée de t r a giq u e s in
cer t itu d es en p r ofon d eu r ...
V II
La m a r q u ise de Sa lvè r e — u n e fem m e de cin
q u an te a n s à p ein e d on t les ch e ve u x b lon d s crêPelés, le t e in t en cor e fr a is, a ccen tu a ien t en core
l ’a p p a r en ce d e jeu n esse — a va it , au r etou r de
M on tr éa l, a ccu e illi son fils p a r d es p a r oles de
ja lo u sie :
— Ces D o r ge r a y so n t -ils d on c si in t ér essa n t s
q u ’ils t ’on t fa it o u b lier la m èr e q u i t ’a t t e n d a it ...
•— Le b a r on est le p lu s a im a b le h om m e du
m on de, m a m a n . Du r est e, vo u s le co n n a issez! Il
n>’a r a con té q u ’il a va it eu ja d is l ’h on n eu r de d an S(-‘r a vec vo u s...
Le b a r on n ’a va it p a s a jo u té qu e d es a m is com
m u n s vo u la ie n t le m a r ier à M 110 G u ign a r d , et q u ’il
a va it éca r té le p r ojet n e t r o u va n t p a s l ’a llia n ce à
son gr é ; m a is la m a r q u ise ga r d a it tr ès n et le sou
ve n ir d e sa d écep t ion d ’a n t a n , et sa r ép on se s ’en
ressentit :
— J ’ai en effet com p té le lie u t en a n t D o r ger a y
P a n n i m es ca va lie r s or d in a ir es. Il é t a it très in -
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L A M AI SO N SU R L E R O C
fa t u é de sa p er son n e et m en a it gr a n d e vie . J e
11e m ’éton n e p o in t q u ’il en so it r éd u it a u jo u r d ’h u i
à n ’êt r e p lu s q u ’u n gr a t t e -p a p ie r !
Boson s ’é t a it a ssis d e l ’a u t r e cô t é de la ch em i
n ée où b r û la it , d an s u n e g r ille , u n m a igr e feu d e
coke. Il e n le va it ses ga n t s . Un jo u r t er n e se
g lis s a it d a n s la ch a m b r e : la r u e M ad a m e est si
étr oite p o u r ses h a u t es m a ison s.
— Si je 11e p a r le p a s t o u t d e su it e , p en sa -t -il,
a p r ès, je n ’a u r a i p lu s le co u r a ge ... D ’a ille u r s , je
p a r s d em ain . J e n ’ai p a s de t em p s à p er d re.
11 a lla d ép oser ses ga n t s su r u n e t a b le, se d é
b a r r a ssa de son m a n t ea u . To u t lu i é t a it bon p ou r
r eta r d er l ’e xp lica t io n in évit a b le. 11 com p r en a it si
b ien q u ’elle se r a it or a geu se.
Là -b a s, la gu er r e su r le p o in t d e fin ir , l ’a u
tom n e a d m ir a b le, les cir con st a n ces elles-m êm es,
tou t a va it con sp ir é p ou r lu i fa ir e p erd re la tête;
m a is, a va n t m êm e d ’a r r ive r à P a r is, en face du
ca p it a in e D o r ge r a y q u i, les ye u x su r le p a ys a ge
fu ya n t , se m b la it r ep lier , son e s p r it ver s d es p en
sées secr ètes, il s ’é t a it r essa isi p ou r e n visa ge r les
con séq u en ces d e ses p a r oles im p r u d en t es : Am ie lle
n ’a va it q u ’u n e d ot t r è s m in ce, l ’h ér it a ge d u com te
Roza n é t a it p r ob lém a t iq u e; la p lu s m éd iocr e des
exist e n ce s a t t en d a it d on c le jeu n e m én a ge !
To u t efois, Boson 11e so n gea it p a s en cor e à reeu 1e r : il é p r o u va it p ou r M 110 D o r ge r a y u n se n t i
m en t q u ’il 11’a va it ép r o u vé p ou r a u cu n e a u t r e, et ,
com m e, d ep u is s a n a issa n ce, sa fa n t a isie d ict a it
tou s ses a ct es, il r é u n it t o u t son cou r a ge et com m en ça 1
— Le b ar on d e va it êt r e en effet un b r illa n t ca va lier. M a lgr é son in fir m it é, il ga r d e u n e gr a n d e d is
tin ct ion . Sa fille lu i r essem b le... E lle est tr ès jo lie ...
La vo ix t r e m b la it u n p eu . L a m èr e d r essa
l ’o r eille :
— Su r t o u t , n e va p as t ’en ép r en d r e, r em ar q u at -elle. E lle n e d oit a vo ir qu e se s b e a u x ye u x...
— E t cen t m ille fr a n cs d e d ot ... C ’e s t bien
q u elq u e ch ose...
— P ou r t o i, ce n ’est r ie n ! N ou s p a r lio n s tou t à
l'h e u r e d u b a r on q u i a im a it la gr a n d e vie , m a is
tu es de la m êm e t r em p e, toi ! Le p r em ier étou r d issem en t p a ssé, t u t r o u ve r a is d u r de t e t a sser
d an s ce p e t it a p p a r t em en t a vec ta fem m e et les
en fa n ts q u i vien d r on t. Cep en d a n t , au p r ix où son t
les loyer s, p ou r r iez-vou s a lle r a ille u r s ? J e n e le
cr ois p as ! Alo r s , vou s vo yez-vo u s d a n s la ch a m b r e
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su r la co u r qu e je vo u s céd er a is? I l n ’y a u r a it
m êm e p a s p la ce p ou r u n b er ceau !
— N ou s n ou s in s t a lle r io n s d a n s le sa lon ,
m a m a n ...
— C ’e s t ce la ! P ou r q u e je n e sa clie p lu s où r e
cevoir m es am ies. Vr a im e n t , t u d ér a ison n es eu
ce m om en t. D e p u is q u a tr e a n s, t u es au fr on t, en
d eh or s d e l ’exist e n ce n o r m a le... T u n e te d ou t es
p as de l ’en ch ér issem en t d e la vie , e t cet t e cr ise
n ’est p as p a ssa gèr e. E lle ir a t ou jou r s eu s 'a g g r a
va n t ... Te s a p p oin tem en t s à la Ba n q u e son t d ér i
soir es : s i on les a u gm en t e, ce n e ser a p a s en p r o
p or tion d e tes b eso in s... Alo r s , t u so u ffr ir a s, tu
r egr et t er a s t a d écision in con sid ér ée, t u le m o n t r e
ras p eu t -ê t r e... R é s u lt a t : d es t r o u b les d a n s le
m én a ge ! Le p r over b e n e d it -il p a s : « Q u a n d il
n ’y a p lu s de foin a u r â t elier , les ch e va u x se
b a t ten t. »
— M a is je n ’a i p u ca ch er à M 110 D o r ge r a y m on
a d m ir a t ion . J ’ai m êm e p r on on cé d es p a r oles a ssez
cla ir es, sin on d é cisive s...
— L a gr a n d e lib e r t é qu e n otr e ép oq u e accord e
a u x jeu n es fille s en t r a în e a vec elle d e d ép lor a b les
fa m ilia r it é s ... T u m ’a ffir m es q u e tes p ar oles
n 'é t a ie n t p a s d écisive s. C ’est d on c q u e t u n e lu i
as p a s d it en p r op r es ter m es ton in t en t io n de
d em an d er sa m a in .
— O u i, m a is elle l ’a for t bien com p r is.
— Peu im p or t e, si tu n ’as p as m is les p oin t s su r
les i . Cr o is en m a vie ille exp ér ien ce, lie t ’en ga ge
pa s d a va n t a ge. P r en d s le t em p s de r éfléch ir ...
Un m a r ia ge d e ce gen r e te co u ler a it cor p s et
b ien s... Ave c ton n om , t a t ou r n u r e, a p r ès la gu e r r e,
tu p e u x ép ou ser l ’h ér it ièr e q u e tu vo u d r a s !... Ce
ser a it fo lie de r en on cer à d e t els a t o u ts !
. •— Ven d r e m on vie u x n om à d e n o u ve a u x r ich es,
ja m a is !
■
— P ou r q u oi t o u t d e su it e m on ter su r tes gr a n d s
ch e va u x? T u p e u x p a r fa it em en t r essen t ir d e l ’in
clin a tio n p ou r celle q u e t u ch o isir a s en tr e b ea u
cou p d ’a u t r es...
— C ’est im p ossib le I J e n ’a im er a i ja m a is
rçu’Am ie lle !
— Ne p r on on ce p lu s d eva n t m oi ce p r én om r e
ch er ch é qu e les La M or lièr e on t e xh u m é de leu r s
yie u x p a p ier s p o u r en a ffu b ler leu r p et it e -fille!
11 t ’e n t r a în er a it au n a u fr a ge, et je n e ve u x p as
rçue tu tom bes com m e est tom bé ton p èr e, p ar de
r id icu le s e xcè s de d élica t esse d on t p er soiln c n e
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L A M AI SO N SU R L E R O C
n ou s t ie n t com p te... A l ’h eu r e a ct u e lle, vo is-t u ,
011 n e d oit con sid ér er q u ’u n e seu le ch ose : l ’a r p en t !
Qu oi qu e p r ét en d en t cer t a in s u t o p ist es, il est in d is
p en sa b le au b o n h eu r ... J e sou ffr e tr op d ’en m a n
q u er p ou r p en ser a u t r em en t , et , si t u ét a is u n bon
fils, tu t ’effor cer a is d ’a m élior er m a sit u a t io n p ar
u n e b elle a llia n ce au lieu de la co m p liq u er p a r u u
st u p id e cou p d e t ê t e ... Le s D o r ge r a y fo n t bien
les fier s, m a is, en som m e, leu r n ob lesse d ate de
l ’E m p ir e. Le p r em ier de le u r r ace fu t u n vo lt ige u r
q u i d e vin t gé n é r a l et b a r on , m a is, q u i a va it com
m en cé p a r n ’êtr e q u ’u n vu lga ir e r ob in . To i, au
con t r a ir e, tu p e u x offr ir u n e gé n é a lo gie , orn ée des
p lu s b e a u x n om s d e l ’Ar m o r ia l, et q u i r em on te
a u x Cr oisa d es. Ce la va u t en cor e q u elq u e ch ose à
n otre ép oqu e.
E lle s ’a n im a it en p a r la n t . E lle r ep r en a it son
écla t d ’a u t r efo is, lo r s q u ’e lle é t a it u n e d es jolies
h ér it ièr es de P o it ie r s , et, p lu s t a r d , l ’u n e d es
r ein es d e la sociét é sa r la d a ise. De l ’a n im osit é
t r e m b la it sou s ses p a r oles. Son fils en d e vin a la
cau se.
— J a m a is je n e la d écid er a i, p en sa -t -il.
Il en ép r o u va u n im m en se r egr et : la p en sée
de n e p lu s r evo ir Am ie lle lu i p a r a iss a it p r esq u e
in t olér a b le.
Où ét a ien t -elles, ces b elles n u ées d ’or q u i flot
t a ien t d ou cem en t d an s le ciel p en d a n t q u ’il p r o
n on ça it les p a r oles qu e ses lèvr es eu ssen t d û
r e t e n ir ? F o n d u e s... éva n o u ies... d an s d es lo in t a in s
t r istes !
E lle l ’a va it b ien d it , u n p eu h a let a n t e, les ye u x
h u m id es : on n e p o u va it p r olo n ger les m in u tes de
b ea u t é...
A li! cer t es, e lle a va it b ien com p r is ! Il n e p ou
va it ga r d er d e d ou t e à cet éga r d . S ’il n e r even a it
p a s à M on tr éa l, il se r a it u n lâ ch e , u n h om m e sa n s
h o n n eu r ... E t , d ’a va n ce, il so u ffr a it à la p sn sée
d u ju ge m e n t q u ’e lle p o r t er a it su r lu i.
Son e xp lo s io n p a ssée, la m a r q u ise de Sa lvè r e
é t a it r etom b ée d a n s le silen ce; elle jo u a it a vec ses
b a gu es :
— N ou s n e r ep a r ler on s p lu s de cela , d it -elle
en fin . J e su is t r op ir r it é e ... J ’esp èr e qu e le t em p s
fer a son oeu vr e... Tu a u r a s la sa gesse d e com p r en d r e q u ’en ce m om en t t u r ep r ésen t es la folie,
e t m oi la r a iso n ... Si tu p a sses o u t r e, n e t ’étou n e
p o in t s i, u n jo u r , le ch a gr in a ch ève de m in er m a
sa n t é, 'si éb r a n lée p a r n otr e r u in e et la gu er r e.
;
!
j
I
;
�L A M AI SO N SU R L E R O C
63
M a is, sa n s d ou t e, cela t ’est é g a l!.. T u n e son ges
p as a u x a ffr eu x ca u ch em a r s q u i h a n t e n t n ies
n u it s ! J e te vo is e n sa n gla n t é , su r n n e civiè r e , et
je m e r é ve ille le fr on t m oit e, u n cr i d an s la go r ge ,
n e s a ch a n t p lu s si je vis ou si je m eu r s ... O u i, tou t
cela t ’im p or t e p e u ! Vo u s a u t r es, les h om m es, il
vo u s su ffit de d e u x b e a u x ye u x q u i t r a ve r sen t
votr e h or izon p o u r vo u s fa ir e o u b lie r les t o r
t u r es d ’u n e m èr e, la con d a m n er p ou r t ou jou r s à
u n e e xist en ce m isé r a b le ... Ah ! je vo u d r a is êtr e
m or te !
Il e u t p eu r d e cet te e xa lt a t io n q u i r ep a r a issa it ,
et , sa n s p r om ett r e r ien , il p r it , p o u r le s b a iser ,
les b elles m a in s tr em b la n t es.
—
D e m a in , p en sa -t -il, d ésesp ér é. J e r etou r n e au
fr on t ! P eu t-êt r e ser a i-je t u é ! Cela a r r a n ger a it
t ou tes ch oses !...
I l n e fu t p a s t u é , b ien q u ’il e û t r even d iq u é les
p ost es les p lu s p é r ille u x. Il fu t seu lem en t b lessé,
p u is éva cu é su r P a r is a va n t d e sa vo ir q u e le ca p i
t a in e D o r ge r a y a va it t r o u vé la m or t glo r ie u s e q u ’il
p r essen t a it.
Il a p p r it la t r is t e n o u ve lle à l ’h ô p it a l, e t son
p r em ier m ou vem en t fu t d ’écr ir e au b a r on p ou r le
p r ier d e p a r t a ge r a vec M Ue D o r ge r a y l ’exp r ession
de sa t r ès d ou lou r eu se sym p a t h ie ; m a is il n e p ou
va it t en ir u n e p lu m e : il d u t r eco u r ir à u n e m ain
étr a n gèr e. Sa m èr e le s u r p r it d ict a n t la le t t r e à u n e
in fir m ièr e. E lle le for ça d e d éch ir er les q u elq u es
lign e s d éjà écr it es.
—
J e te l ’a i d it : p u isq u e tu d ois gu é r ir d e ce
cou p d e s o le il, il est t o u t à fa it in u t ile q u e tu
r en ou es d es r ela t io n s...
Il é t a it tr ès fa ib le, à ce m om eu t -là ; il n e r ésist a
p oin t , et , q u elq u es jo u r s p lu s t a r d , 011 l ’éva cu a
en cor e, et , cet te fois, su r u n h ô p ita l d e con
va lescen ce, in s t a llé d a n s u n h ôtel p a r t icu lie r
d ’Au t e u il.
Un p a r c en t o u r a it l ’h a b it a t io n , q u i, p a r ses t ou
r elles, p r ét en d a it s in ge r cer t a in s ch â t e a u x des
b ord s de la Loir e. Le lie u t en a n t d e Sa lvè r e le t r a
ver sa, a llo n gé su r des co u ssin s, e t u n e bou ta d e,
r este de son e n t r a in de n a gu è r e, lu i m on ta a u x
lèvr es :
« ü o s o n c h e z le s n o u v e a u x r i c h e s . C o m é d ie d ’a c-
tualiti...
»
0
11 n e cr o ya it p a s si b ien d ir e : le r id ea u 11e t ar d a
�64
L A M AI SO N SU R L E R O C
p a s à se lever . Le jo u r m êm e, t a n d is q u ’a ssis s u r
son lit il so u r ia it à u n p â le r a von de soleil q u i se
jo u a it d a n s les or s et les p la ces d u p e t it sa lon ,
d even u ch a m b r e d ’officier s, il vit en t r er d e u x in fir
m ièr es — la m èr e et la fille sa n s n u l d ou te — d on t
les m a in s ét a ie n t p lein es d e ciga r et t e s e t d e fr ia n
d ises.
— Où les a i-je d éjà r en co n tr ées? p en sa -t-il. Cer
t a in em en t , e lle s o n t cr oisé m on ch em in ! Les ye u x
d e feu d e cet t e jeu n e fille n e son t p a s d e ce u x
q u ’on ou b lie.
Il n ’eu t p a s b esoin d e fa t igu e r son e s p r it , en cor e
em b r u m é p a r les jou r s de sou ffr an ce. A la vu e d e
son n om , in s cr it en b elle r on d e s u r la fe u ille d e
t em p ér a t u r e, la m èr e, u n e gr a n d e fem m e a u x ch e
ve u x en core tr ès n oir s, a u p r ofil sévèr e e t m êm e
im p é r ie u x, r em a r q u a :
— L i e u t e n a n t d e S a l v t r e ? T ie n s ! »Seriez-vous p a r
h a sa r d d u P ér igo r d ?
— O u i, M ad am e.
— Le m a r q u is J eh an ét a it -il u n de vos p a r e n t s?
•— C ’ét a it m on p èr e, M ad am e.
Un e d ou b le e xcla m a t io n sa lu a cet te r ép on se,
et , d a n s u n sou r ir e éb lo u issa n t , la jeu n e fille a u x
y e u x de feu m on t r a d ’a d m ir a b les d en ts b la n ch es.
— E n vé r it é , r ep r it la m èr e, la coïn cid en ce est
cu r ieu se : je su is la p r op r iét a ir e a ct u e lle de Sa lvèr e, M rao O lza n n o !
Le jeu n e officier se cr u t t o u t à cou p t r a n sp o r t é
d eva n t la h a u t e ch em in ée, tim b r ée d e ses a r m es,
q u ’en ca d r a ien t d e u x gr a n d s p o r t r a it s d ’ét r a n gèr es,
e t à la pefisée d e celle q u i, à ce m om en t, se t e n a it
a u p r ès d e lu i, son cœ u r fu t é t r ein t p a r u n e gr a n d e
d étr esse.
11 b a lb u t ia p o u r t a n t d es p a r oles de p o lit esse q u ’il
e û t été in ca p a b le de se r a p p ele r la m in u t e s u i
va n t e, et ses h ôtes s ’élo ign èr en t a p r ès lu i a vo ir e x
p r im é leu r d ésir d e fa ir e la co n n a issa n ce de sa m èr e.
Ch a q u e jo u r , ce fu r e n t a in si d es vis it e s q u i
s ’a llo n ge a ie n t à m esu r e q u e l ’in t im it é cr o issa it,
d es d ou ceu r s n o u velles, a p p or t ées au co n va les
cen t ... To u t ce q u ’il p o u va it so u h a it e r ... Il n ’a va it
m êm e p as b esoin d e p a r ler . Ses m oin d r es fa n t a isies
é t a ie n t sa t isfa it e s ou p r éve n u es...
Bien tô t , il p u t so r tir d a n s le p a r c, er r er en fa m i
lie r à t r a ve r s l ’h ô t el, éva lu er , p a r le lu x e q u i y
r é gn a it , le n om b r eu x p er son n el de d om est iq u es, la
b ea u t é d e s*lim o u s in e s q u i s ’a r r êt a ien t d e va n t le
p er r on , la for tu n e fa b u leu se d e M mc Olza n n o.
�L A M AI SO N SU R L E R O C
65
U n e fois m êm e, 011 le m en a ju s q u ’à P u t e a u x
p o u r lu i fa ir e vis it e r l ’u sin e N o r a b : d e h a u tes
ch em in ées, em p a n a ch ées d e fu m ée, d es h a lls vit r és
im m en ses et r o u geo ya n t s, d es r on flem en ts d e m a
ch in e s, d es m a r t ela ges in cessa n ts, de va st es cou r s
Sou illées d e p ou ssier e ch a r b on n eu se, en com b r ées
de ca m ion s, et, u n p eu à l ’éca r t , d a n s u n coin q u i,
à la b elle sa ison , d e va it offr ir d e la fr a îch eu r
om b r eu se, de coq u ettes h a b it a t io n s d ’in gén ieu r s et
d e con tr e-m a îtr es, d is cit és o u vr ièr es au m ilieu de
ja r d in e t s q u i n ’a t t en d a ien t qu e le p r in t em p s p ou r
r efleu r ir .
La m a r q u ise d e Sa lvè r e , p lu s en ch a n t ée q u ’elle
n e le vo u la it p a r a ît r e, jou a la gr a n d e d am e à la
t êt e d e la q u elle se je t t e n t d es p a r ven u s : e lle ga r d a
u n e r éser ve p lein e de d ign it é , et cette h a b ile t a c
t iq u e p r é cip it a les évén em en ts.
Boson se p r om en a a vec N iévès; il goû t a sa sp on
t a n éit é , sa d r o itu r e, t o u t en d e vin a n t , sou s cett e
jo lie fleu r d es t r o p iq u es, cer t a in es vio len ces de
ca r a ct èr e q u e la jeu n e fille r ép r im a it p ou r n e p as
se h eu r ter à sa belle-m èr e, a u t o r it a ir e ju s q u ’à
l ’a b so lu t ism e.
Celle-ci t r o u va p iq u a n t q u e sa b elle-fille p o r t â t ,
u n jou r , le n om d u ch â t ea u d on t le bel air de
n ob lesse, la sit u a t io n p it t o r esq u e a va ien t sé d u it sa
fa n t a isie , et, com m e e lle a im a it à su r m on ter les
o b st a cles, e lle cr u t à la r ésista n ce d e la m a r q u ise
e t se p iq u a d ’en tr iom p h er .
D a n s ce b u t , elle m u lt ip lia les a va n ce s, les
gâ t e r ie s, les fin s r ep a s, les e xcu r sio n s en au tom o
b ile, si bien q u ’u n b eau m a t in e t sa n s q u ’il sû t
t io p com m en t cela s ’ét a it fa it , Boson se r é ve illa le
fia n cé d e M I|C! Olzan n o.
Sa m èr e e x u lt a it : elle a va it a t t ein t le bu t
q u ’elle a m b it io n n a it , m a is lu i se se n t a it a m oin d r i
à ses p r op r es ye u x, e t d ’u n gest e de colèr e il
r e je t a l ’o r eiller q u i p o r t a it en cor e la t r a ce des
la r m es ver sées p en d a n t la n u it .
V III
Am ie lle a t t en d a it t ou jou r s; d ’a bord , elle a va it
p en sé :
. — P eu t-êt r e sa b lessu r e lu i a-t-elle la issé u n e
in fir m ité d u br a s q u ’il n ’ose p a s m ’a vo u er ?
i70-nr.
�66
L A M AI SO N SU R L E R O C
I’u is, u n p eu p lu s ta r d :
— Sa m èr e est m a la d e, e t , p ou r le m om en t, il
n e p eu t so n ger q u ’à elle.
E t en fin :
— Si la let tr e s ’est p er d u e, 11e r eceva n t p as d e
r ép on se, il a u r a cr u qu e 111011 p èr e lu i ét a it h ost ile!
et , p a r fier té, il s ’en fer m e d a n s le silen ce.
M a is a u cu n e d e ces so lu tio n s 11e la s a t is fa is a it :
Boson 11e la con n a issa it -il p a s a ssez p ou r d ou t er
d e sou cœ u r s ’il ét a it in fir m e ou si l ’é t a t d e sa n té
d e sa m èr e d e va it lu i im p oser d e lo n gu es fia n
ça ille s , et, q u a n t a u tr oisièm e ca s, la let t r e p er d u e,
est-ce q u ’il n ’a u r a it p a s d û r écr ir e, au b esoin ven ir
eu p er son n e r écla m er u n e e xp lica t io n ?
P eu à p eu n u e cer t it u d e d ou lou r eu se s ’im p osa à
la jeu n e fille :
— 11 a r egr et t é a p r ès cou p ses p a r oles im p r u
d en tes. E t c ’est 'p ou r cela q u ’il 11e d on n e p a s s ign e
de vie. M a is a gir d e la sor te e s t in d ign e d ’u n
gen t ilh o m m e. Ap r è s ce q u ’il m ’a va it d it — et
q u oi q u ’il a r r ivâ t , — il n e d e va it p a s en r est er là ...
Alo r s , elle fit su r le p a ssé 1111 r et ou r d o u lo u r e u x :
— P ou r q u oi 11e m e su is-je p a s con fiée à Sim on .
P en d a n t le u r vo ya ge de r etou r , il eû t o b ligé son
ca m ar a d e à s ’e xp liq u e r p lu s cla ir em en t , et , a in si,
il 111’eû t é vit é b ien d es sou ffr an ces.
M a is, t o u t a u ssit ô t , d e va n t ce r ep r och e d e sa
s e n s ib ilit é , son o r gu eil se ca b r a :
— J ’ai fa it ce q u e je d e va is fa ir e ... D u m om en t
q u ’il 11e m ’a va it p a s a d r essé d e d em an d e for m elle,
m a d ign it é m ’o b lige a it à m e t a ir e ...
E t si for te é t a it en cor e son esp ér a n ce q u ’elle
co n t in u a d e gr o ss ir la p et ite r éser ve, d est in ée à
son fu t u r t r o u ssea u . Il lu i se m b la it q u e r en on cer
à ces p r iva t io n s , con sen t ies e^i vu e d es jo ies de
l ’a ven ir , c ’ét a it p er d r e du m êm e cou p lot it ce q u i
écla ir a it sa vie, r etom b er d an s les t én èb r es...
U11 jo u r de la fin d e ja n vie r , a p r ès d éjeu n er , elle
s ’éch a p p a a va n t l ’o u ve r t u r e du b u r ea u p o u r pr o
fit er du so leil q u i, à cer t a in es h eu r es, a t t ié d it ce
r och er d e M on tr éa l au p o in t de d on n er d es illu
sion s de côte d ’a zu r , et p o u r o ccu p er son e s p r it ,
elle em p or ta le jo u r n a l d e P a r is d on t son p èr e
a va it à p ein e d éch ir é la b a n d e, le m a tin .
E lle n ’a lla p a s à la Cr o ix q u i lu i r a p p ela it tr op
d e so u ven ir s; e lle s ’a ss it t o u t sim p lem en t su r le
ban c a u x jo lie s p e r sp e ct ive s, et , d ’a b or d , elle
lu t les a r t icles q u i co m m en t a ien t les p r em ièr es
ivr esses d e l ’occu p a t ion d es p a ys r h én a n s, m a is
�L A M AI S O N SU R L E R O C
67
vit e , e lle eu t a ssez d es ch oses p o lit iq u es; e lle p a ssa
à la secon d e p a ge : C a r n e t m o n d a in . Sou s cet te
r u b r iq u e, a u cu n e fête n a t u r ellem en t — 011 11’eû t
p a s osé en cor e — m a is d es n a issa n ces, d es m a
r ia ge s, d es t r a n s fer t s d e cor p s.
So u d a in , e lle p o u ssa u n cr i étou ffé e t se r en
ver sa en a r r ièr e com m e si e lle a lla it s ’éva n ou ir !
E lle a va it lu :
O n a n n o n ce le s fia n ç a ille s d u m a r q u is Bo s o n d e
S a lvè r e , lie u t e n a n t a u 525° R é g 1 d ’in fa n t e r ie , d é co r é
d e la C r o ix d e g u e r r e , a ve c M 110 N ié vè s O lza n n o .
D a n s u n b r o u illa r d q u i vo ila it .ses ye u x et o u a
t a it ses o r eilles, e lle r e vit le gr a n d p r o t r a it , e n ve
lop p é d e ga ze b la n ch e, q u i vo u s r e ga r d a it a vec
d es ye u x d e fla m m e, e t e lle cr u t en ten d r e la
r éflexion de celu i q u i, a lo r s, se t e n a it p r ès d ’e lle :
— Ce t t e jeu n e fille 11’est p a s m a l...
Co m m en t s ’ét a ie n t -ils r en co n tr és? E t q u els évé
n em en ts si for ts a va ie n t p u im p oser à Boson u n
m a r ia ge ver s leq u el son cœ u r n e p o u va it l ’in cli
n e r ? Les d e u x m èr es, a u t o r it a ir es t ou t es les d e u x,
lu i a va ie n t sa n s d ou t e fo r cé la m a in , ou b ien il
s ’ét a it t r o u vé e u p r ésen ce de d ettes ign o r ées q u ’il
fa lla it p a ye r à t o u t p r ix.
D a n s l ’effon d r em en t co m p let d e ses esp ér a n ces,
elle e s s a ya it en cor e d e l ’e xcu s e r ... E lle p r éfér a it
a cca b ler íes a u t r e s...
La b r u m e d e va n t ses ye u x n e se d is s ip a it p oin t :
e lle 11e vo ya it p lu s la cla ir e va llé e , ét a lée d eva n t
elle, .la r iviè r e fr isso n n a n t so u s les sa u les, et les
p eu p lier s d ép o u illé s, le vie u x p on t où tou jou r s
g lis s a it u n e a u t o o u u n e ch a r r et t e, les île s ver t es
q u i r essem b la ien t à d e lé ge r s r a d ea u x. E lle -avait
l ’im p r ession q u ’011 lu i a va it ver sé u n p u iss a n t
a n esth ésiq u e q u i en d o r m a it ses sen s com m e sa
d ou leu r e t la la is s a it in er t e, le r ega r d d an s le vid e,
He sa ch a n t p lu s q u elle h eu r e il é t a it n i ce q u ’elle
a va it à faire.
La vo ix d ’H ila ir e l ’é ve illa a u x r éa lit és :
— M a d em oiselle, d is a it -il, il y a, au b u r ea u , le
'n a r éch a l-fer r a n t et le m ét a yer d"c la Gr a n d e-Bor ie.
Us son t p r essés à ce q u ’ils r a con ten t .
E lle se le va , éton n ée d e se se n t ir si la sse, et
a p r ès a vo ir r ep lié le jo u r n a l et l ’a vo ir con fié au
vie u x va le t d e ch a m b r e, e lle ga gn a le p et it coin ,
d er r ièr e 1111e t a b le, où e lle se r e t r a n ch a it d ’or
d in a ir e.
�68
L A M AI SO N SU R L E R O C
E t t o u t en p a r la n t à l ’u n d es co n t r ib u a b les du
t em p s q u i sé ch a it les eh em iu s et p er m et t a it les
fu m u r es, et , à l ’a u t r e, d e B l a c k - F c l lo w q u i a u r a it
b ien t ô t b esoin d ’êt r e fer r é, elle se d em an d a com
m en t elle p o u va it s ’in t ér esser à ces ch oses, r em p lir
et t im b r er d es b ou s d e la Défen se n a t ion a le, p u is
q u ’e lle n ’é t a it p lu s q u ’u n e m or te fa isa n t les gest es
d ’u n e viva n t e .
La p iem ièr e d écep t ion ch ez les jeu n es s ’a ccom
p a gn e d ’u n e cr u elle sou ffr a n ce. Ils cr o ya ien t à la
bon n e foi d e t ou s; q u a n d ils s ’a p er çoiven t q u ’on
les a t r om p és, il se r a id isse n t et se je t t e n t a u x
ext r ê m es. I ls vo n t m êm e ju s q u ’à se m éfier de leu r s
p r och es, et si, d eva n t e u x , on a d m ir e le bien et le
vr a i, ils o n t d es sou r ir es ir o n iq u es q u i sem b len t
s ’am u ser de vot r e n a ïve t é. Com m e ces in t o xiq u é s
q u ’il est si d ifficile d e d éb a r r a sser d u p oison qu i
u se leu r s for ces n e r v e u s e s , il leu r fa u t q u elq u e
t em p s p ou r élim in er l ’a m er tu m e q u i corr od e leu r
cœ u r .
Am ie lle é t a it b ien d écid ée à n e p lu s cr oir e a u x
a ffection s h u m a in e s... C ’est a u ssi le p r op r e d es
jeu n es de ju ge r sa n s a p p e l...
Le soir , Dem oise lu i d em a n d a :
— Ch é r ie , u ’êt es-vou s p as so u ffr a n t e? Vo u s vou s
t a is e z...
E lle r ép on d it sèch em en t :
— J ’ai m a l à la t êt e; m a is a p r ès u n e b on n e n u it
il n ’y p a r a ît r a p lu s !...
E t elle n e s ’o u vr it p o in t à celle q u i l ’eû t con
solée, écla ir ée, en lu i p r o u va n t q u ’elle a va it p r is
p ou r d e l ’o r d u m ét a l v il...
A M on tr éa l, Am ie lle n e fu t p as la seu le à vo ir
les fia n ça illes d e Boson d e Sa lvè r e : ce q u i a va it
éch a p p é au baroti n ’éch a p p a p o in t a u x p e t it s ye u x
fo u ille u r s d e M Uo D u ja r r y, e t , d ès le b u r ea u fer m é,
e lle cou r u t en ca u se r a vec sa cou sin e, M 11* Se vest r e.
La m a ison d u Go u ver n e u r a va it de la r ge s cor r i
d or s vo û t és où la b ise s ’e n go u ffr a it , d es sa lon s
b oisés d on t les fa u t e u ils eu velo u r s d ’U t r ech t e t les
m eu b les d ’a ca jo u ga r d a ie n t la so len n it é et la r a i
d eu r d es ch oses d e l ’ICm pire, d es e s ca lie r s d e
p ier r e où l ’on p o u va it m on t er d ix d e fr on t et q u i
t ou r n a ien t à a n gle d r o it en se r ep osa n t su r de
la r ge s p a lier s, e t d es ch a m b r es sa n s n om b r e où
l ’on n ’e n t r a it p o in t sa n s d escen d r e ou g r a vir d e u x
ou t r ois m a r ch es, ca r r ien n ’é t a it d e p la in -p ied
�L A M AI S O N SU R L E R O C
6g
com m e il é t a it a isé d e le vo ir en e xa m in a n t la
p o sit ion d es fen êt r es q u i p er ça ien t les d e u x façad es
et fa isa ie n t so n ger à ces o u ver t u r es ir r é gu liè r e s
qu e d es cis e a u x d ’en fa n t d écou p en t au p e t it b on
h eu r d a u s u n e m aison d e ca r ton .
L ’esp a ce, d on c, n e m a n q u a it p oin t ; m a is M 110 Sevestr e n e se p la is a it q u e d an s u n e t ou t e p etite
p ièce d u r ez-d e-ch a u ssée q u i o u vr a it d ir ect em en t
su r la p la ce. Sa n s se d ér a n ger , e lle p o u va it su r
ve ille r les p et its s ’ils s ’éch a p p a ien t p ou r jo u er sou s
la h a lle — lou r d e ch a r p en t e p or tée p a r d es p ilie r s
m a ssifs — gu e t t e r les gr o u p es ja s eu r s a u t ou r de
la fo n t a in e, et m êm e en se p en ch a n t un p eu ,
d é co u vr ir le p or t a il à eolou n et t es d e l ’é glis e et
m êm e l ’é lé ga n t e b a lu st r a d e où les t o u r ist es ve
n a ien t s ’a p p u ye r p ou r jo u ir d u cou p d ’œ il u n iq u e.
Bien d es gen s eu ssen t p eu t -êtr e p en sé q u e la
p ièce ét r oit e ét a it t r ist e. E lle r a p p e la it en effet de
p én ib les so u ven ir s. C ’é t a it là q u ’à t r a ve r s les
siècles, on a va it d r essé d es ch a p elle s a r d en tes p ou r
les m or ts de la m a ison ; c ’é t a it d on c là qu e la d ou ce
E va a va it fa it u n e d er n ièr e h a lt e p a r m i les fleu r s,
a va n t d ’êtr e p or tée à l ’é glis e , p u is au cim et iè r e...
M ais M n° Se vest r e n ’a va it p a s u n t em p ér a m en t
im a gin a t if. E lle n e vo ya it d a n s les ch oses qu e leu r
figu r e d u m om en t et sa com m od ité p r op r e.
P ou r l ’in st a n t , le s vo let s ét a ie n t fer m és s u r la
n u it d u d eh or s. Un e la m p e élect r iq u e, coiffée d ’u n
a b a t -jou r , r ép a n d a it u n e cla r t é d ou ce s u r le vie u x
ch â le q u i s e r va it d e t a p is à la t a b le. Un bon fe.ti
b r û la it d an s la ch em in ée. L a ch a m b r e fu n èb r e
n ’é t a it p lu s q u ’un p e t it sa lon p r o vin cia l, a gr éa b le
à h a b it er p a r ce q u ’il se ch a u ffa it fa cilem en t.
— Où son t les en fa n t s ? d em a n d a M Ue Du ja r r y
en en tr a n t .
— A cet t e h eu r e, où ve u x-t u q u ’ils p u issen t
ê t r e? Ch e z M Mo- D o r ge r a y n a t u r e lle m e n t !...
— Ta n t m ie u x ! N ou s seron s p lu s lib r es p ou r
cau ser . R ega r d e ce q u e je vien s d e lir e d an s le
jou r n a l.
M 110 Se vest r e p r it ses lu n et t e s et lu t .
— Le beau m a r q u is a p r éfér é la gr o sse d ot a u x
fin a lités d ’Am ie lle , r em a r q u a -t-elle en su ite.
-— O u i, c ’est u n sot , m a is j ’en su is for t a is e ! Il
'•e n ou s m et tr a p lu s de b â ton s d a n s les lo u e s ! A
p r ésen t , la voie est lib r e d eva n t Ber n a r d .
La vie ille d em oiselle gr is e m it u n d o igt su r scs
lèvr es :
—■Ch u t ! Il est ici !
�70
L A M AI SO N SU R L E R O C
— Co m m en t ? J e le cr o ya is à P a r is ...
— I l est a r r ivé ce m a t in , et je p en se q u e m on
fr èr e e t m a b elle-sœ u r on t dû. le ch a p it r er . Il
sem b le éb r a n lé, so u cie u x. Cer t a in em e n t , il s ’en
ve u t d e se n t ir son cœ u r r efleu r ir , e t , fa cilem en t , il
se t a xe r a it d ’in gr a t it u d e !
— J e le cr ois a u s s i... Qu a n d je su is a llée au
fr o n t a ve c Am ie lle , je m e su is for t bien a p er çu e de
ses sen t im en t s se cr e t s... Si tu a va is vu la façon
d on t il lu i a b a isé la m a in au d ép a r t.
Un p a s fer m e r éso n n a it d a n s le ve st ib u le :
— Le vo ici ! ch u ch o t a M 110 Se vest r e.
— S i n ou s lu i fa isio n s d es o u ver t u r es ?
— N ’est-ce p a s tr op t ôt ?
— 11 fa u t b a t t r e le fe r qu a n d il est ch a u d .
Am ie lle a p eu t-êtr e ép r o u vé u n lé ge r d é p it en
a p p r en a n t les fia n ça illes d u b eau m a r q u is. E lle
n ’en s e r a q u e m ie u x d isp o sée à a ccu e illir la r e
ch er ch e de Ber n a r d ... L ’exp ér ien ce lu i a u r a p r ou vé
q u e les fille s p a u vr es n e r eço iven t q u e d a n s les
con t es la vis it e d u p r in ce Ch a r m a n t .
U n e m a in s o u le va it le loq u et ea u . L ’in gén ieu r
en tr a .
— Le s en fa n t s n e son t p as à la cu isin e , r em a r
q u a -t -il. O ù so n t-ils d on c?
— O h ! à la p er cep t ion , com m e d e co u t u m e! J e
su is so u ve n t o b ligée de les en vo ye r ch er ch er ou
d ’y a lle r m oi-m êm e.
— J ’ai p eu r q u ’ils n e soien t in d iscr et s...
L a vo ix d u jeu n e p èr e t r e m b la it u n p eu .
— N on p o in t ! a ssu r a la r eceveu se d es Postes.
Am ie lle les a im e b ea u cou p et m êm e les gâ t e. Au s s i
sa is-t u ce q u e Lin e m ’a d it , l ’a u t r e jo u r ? ...
11 l'e m p ê ch a d ’a ch eve r :
— J e su p p o se qu e c ’est c e ' q u ’e lle m ’a d it , ce
m a t in ... C ’est son id ée (ixe !
— Id ée e xce lle n t e , en so m m e! Q u ’en p en ses-tu ?
L ’in gé n ie u r , d eb ou t , le d os â la ch em in ée, ga r d a
u n in s t a n t le silen ce,' com m e s ’il éco u t a it les sou
ve n ir s q u i fr ém issa ien t d an s tou s les coin s de sa
vie ille d em eu r e : ce soir où , ém u , t r o m p lia n t ,
m a is u n p eu gr a ve , il a va it a m en é sa jeu n e ép ou
sée d u m a t in ; elle lu i a va it d it :
— O h ! Ber n a r d , q u el r egr et d e n e p o u vo ir t o u
jo u r s vivr e ici. On y ser a it si b ien , loin du m on d e,
en t r e ciel et t er r e...
E t e lle a va it a jo u t é , les d e u x m a in s su r son
br a s :
— Ce t t e m a ison e s t co n str u it e s u r le r oc... N otr e
�LA. M AI SO N SU R L E R O C
am ou r a u ssi, n ’est-ce p a s? I^ cs ve n t s m a u va is
p ou r r on t sou ffler ... R ie n 11e l ’é b r a n le r a ? ...
E t en cor e, ce m a t in rose où , p en ch é su r le b er
ceau d e Lin e , son cœ u r a va it con n u les p r em ier s
t r e ssa illem en t s île la p a t e r n it é; d e u x a n s p lu s t a r d ,
ce jo u r de fier t é où il a va it p u d ir e m o n f i l s en
t en a n t l'in o d a n s ses b r as; e t en fin , cet te h eu r e,
d éch ir a n t e en tr e t o u t es, o ù il a va it com p r is qu e
t ou t esp oir é t a it p er d u , qu e D ieu lu i r ep r en a it la
b ien -a im ée com p a gn e d e sa vie.
L a m ou r a n te 11’a va it e x ig é a u cu n e p r om esse de
celu i q u ’e lle q u it t a it . E lle lu i a va it d it sim
p lem en t :
— J e ser a i a vec vou s q u a n d m êm e!
P u is e lle a va it m is la têt e s u r sou ép a u le e t ses
ye u x s ’ét a ien t fer m és. Il cr o ya it q u ’e lle d o n n a it
et , d éjà , elle 11e r esp ir a it p lu s ...
Oli ! Com m en t in t r o d u ir e u n e a u t r e fem m e d an s
cet te m êm e m a ison , lu i d on n er la p la ce d e la
m or t e ? M a lgr é les r em on tr a n ces de son on cle et de
sa t a n t e Se vest r e, m a lgr é la p h r a se d e l ’E cr it u r e
q u i, ch a q u e jo u r , s ’im p o sa it à lu i d a va n t a ge et
q u e, le m a t in m êm e, lu i a va it r ép été, en r em on ta n t
la côte, le vie u x p a st eu r d e M on tr éa l, r en con tr é
à la ga r e , Ber n a r d se se n t a it r ep r is p a r ses scr u
p u les d e n a gu è r e : d an s cet t e p e t it sa lle où il a va it
vu le cer cu eil, en seveli sou s les fleu r s, il r é p u gn a it
à p r on on cer les 111'ots d écisifs.
Ce fu r en t ses en fa n t s q u i l ’y d écid èr en t; ils
r evin r en t u n peu p lu s t ôt q u e d e cou tu m e.
— N e vou la it -on p lu s d e vou s ? d em an d a leu r
tan te.
— M ’Au iie lle a va it m a l à la t êt e, e xp liq u a Lin e.
Alo r s M a r ion a d it q u e n ou s la fa t igu io n s , et n ou s
som m es p a r t is...
Am ie lle so u ffr a it de la t è t e ! Sa n s d ou te le t r a va il
in gr a t d e la p er cep t ion a u q u el e lle é t a it a ssu jet t ie
et q u i d ép a ssa it ses for ces.
— Il e s l t em p s d e l ’v a r r a ch er , p en sa le jeu n e
in gén ieu r , elle y p er d r a it le m e ille u r d e sa vie ...
L ’in q u iét u d e q u i, à ce m om en t, so u le va it son
cœ u r , b o u scu la ses d er n ièr es h ésit a t io n s, e t com m e
i\ P'" Se ve s t r e em m en a it les en fa n t s p ou r la ve r les
P etites m a in s, t ou jou r s sa les, m a lgr é ses effor ts,
se r etou r n a ver s R ose D u ja r r y, d eb ou t et p r ête
au d ép a r t :
— Ma cou sin e, a vo u a -t-il, vo u s a vez b ien d e
vin é : Al11» D o r ge r a y 111’est tr ès sym p a t h iq u e , et
p u isq u e les gen s les p lu s s é r ie u x, 111011 on cle et
�72
L A M ALSON SU R L E R O C
m a t a n t e Se vestr e, M. le cu r é lu i-m êm e, m e con
s e ille n t de m e r em a r ier , je n e sa u r a is, d an s l ’occu r
ren ce, t ou r n er m es vu es s u r u n e au tr e.
— E t tu a u r a s gr a n d em en t r a is o n !...
— M ais vo u d r a -t -elle? J ’a p p or t e d e u x en fa n t s
com m e en tr ée d e je u ...
— Il fa u d r a p r océd er h a b ilem en t ... J e m ’en
ch a r ge ... E t , t u ver r a s, n ou s r éu ss ir o n s !...
— J e vou s en p r ie, m a cou sin e, n e vo u s p r essez
p a s... At t e n d e z le m om en t fa vor a b le.
La r eceveu se p r om it d ’êtr e p r u d en te; m a is cct te
p r u d en ce é t a it si p eu d a n s son ca r a ct èr e q u e, d ès
îe len d em a in , la is sa n t le b u r eau à sa jeu n e a u x i
lia ir e, elle co u r u t à la m a ison d u fa b u lis t e , à
l ’h eu r e où e lle sa va it q u ’Am ie lle , occu p ée p a r les
co n t r ib u a b les, ne p o u r r a it d ér a n ger ses p la n s.
Le baron a ccu e illit le p r ojet a vec la d ign it é
d ’un p èr e n ob le de l ’an cien r ép er toir e, d é s ir e u x
de m on t r er q u ’il n ’est p a s en p ein e p ou r ét a b lir
sa fille ; m a is, a u fon d , il d éb or d a it de s a t is
fa ct ion .
Les fia n ça illes de Boson — q u e ses ye u x a va ien t
r en con tr ées au cou r s -d ’u n e secon d e lect u r e du
jo u r n a l — l ’a va ie n t p r ofon d ém en t d éçu .
M a lgr é l ’a vis d e »Simon, t o u t com m e sa fille ,
il s ’é t a it fla t t é q u e le jeu n e m a r q u is d evien d r a it
son gen d r e, et cette id ée l ’a va it a gr éa b lem en t ber cé
q u elq u es sem a in es; il y a jo u t a it m êm e l ’h ér it a ge
fa n t o m a t iq u e d u com te R o za n p o u r éd ifier u n
a ve n ir de bel a ir où il r et r o u ver a it , a m p lifiée, sa
b r illa n t e e xist e n ce d ’a u t r efo is.
To m b é d e ses illu s io n s , il se r en d a it com p te
m a in t e n a n t q u ’Am ie lle , su r son r och er de M on t
r éa l, a va it p eu de ch a n ce d e r en con tr er u n p r ét en
d a n t, et q u ’en som m e Ber n a r d Le ygo n ie é t a it u n
p a r t i d es p lu s sor ta b les.
Il é t a it ve u f, c ’est vr a i, e t il a va it d e u x en fa n t s,
m ais le ch a r m e, l ’en tr a in d ’Am ie lle sa u r a ien t
t r io m p h er d e scs d o u lo u r e u x so u ve n ir s , et q u a n t
a u x en fa n t s, n ’ét a ie n t -ils p a s d é jà co n q u is au
p o in t d e la d ésir er p ou r m am an ?
R e s t a it le n om t r ès b o u r geo is, m a is le colon el
d e l ’E t n p ir e q u i a va it , le p r em ier , h a b it é la m a i
son d u go u ve r n e u r et d on t le p o r t r a it en gr a n d
u n ifor m e t r ô n a it au -d essu s d es fa u t e u ils en velo u r s
d ’b 'tr ech t et d es ch a ises en form e de lyr e , lu i m et
t a it u n p a n a ch e d es p lu s seya n t s.
Q u a n t à la sit u a t io n d e for tu n e, elle é t a it b elle
d éjà , et p er m et t a it d e l ’êt r e p lu s en cor e d a n s l ’a ve
�L A M AI SO N SU R L E R O C
73
n ir lor sq u e le jeu n e in gé n ie u r a u r a it a t t e in t le
p r em ier r a n g où d eva ien t le p ou sser son in t e lli
gen ce et son sa voir .
Le p er cep t eu r n ’a va it d on c a u cu n e r a ison p ou r
se m on t r er d éfa vo r a b le a u p r o jet ; il p r om it d ’en
p a r ler à sa fille sa n s t a r d er , et M Uo Rose le q u it t a
en ch a n t ée de lu i et d ’elle-m êm e, et cr o ya n t d éjà
au su ccès d e ses h a b iles com b in a ison s.
Ava n t d ’in t e r r o ge r la p r in cip a le in t ér essée, le
p èr e ju ge a p r u d en t de s ’o u vr ir à M"° R éa u lt .
11 l ’a p p ela d an s le sa lo n où il a va it cou tu m e d e
se t e n ir , e t , en q u elq u es m ots, lu i e xp o sa ce d on t
il s ’a gis s a it .
— Le m om en t est p eu t -êtr e m a l ch o isi, m u r
m u ra l ’a ve u gle cla ir vo ya n t e . Il va u d r a it m ie u x
a tt en d r e, la isser cou ler ie t em p s...
— P ou r q u oi, D em oise?
— J e cr a in s q u ’Am ie lle n ’a it p a s ét é in d iffé
ren te a u x em p r essem en t s d u lie u t e n a n t Boson —
un b r illa n t ca va lie r et son s a u ve u r p a r su r cr oît . —
Les jeu n es filles se m on t en t vit e la têt e, vo u s s a
ve z... m êm e à n otr e ép oq u e où elles se p iq u e n t
d ’êtr e d es esp r it s p o s it ifs ... E t en ce m om en t,
! n otre p a u vr e ch ér ie sou ffr e de sa d é sillu s io n ...
— E lle vo u s l ’a d it ?
— N on , m a is j ’en su is cer t a in e... E t c ’est p ou r
qu oi il va u d r a it m ieu x r em ett r e à p lu s ta r d cet t e
com m u n ica t ion . On r isq u e de t ou t p er d r e en vo u
lan t t r op se h â t er ...
— R em et t r e ? M a is c ’est im p o s sib le ! M. Le y| Rouie a tten d u n e r ép on se. J e n e p u is le t e n ir a in si
le bec d a n s P ea u ...
— Si vo u s vo u lie z, je lu i p a r ler a is, m oi ! je le
p r ier a is d e p a t ien t er ... Il co n n a ît la vie ... P a r e x
p ér ien ce p er so n n elle, il sa it q u ’u n cœ u r , jeu n e e n
core, p eu t r e vivr e ... 11 p a t ien t er a it , j ’en su is
sûre...
|
— Pas du t o u t ... E t vou s l ’élo ign er iez à ja m a is 1
Je p r éfèr e ga r d er la d ir ect ion d e cet te d élica t e
affaire. N e vo u s en m êlez d on c p a s, Dem oise. E n
M atièr e de se n t im en t , j ’estim e qu e m on e x p é
rien ce est su p ér ieu r e à la vôtr e.
La vie ille d em oiselle n ’in s ist a p a s d a va n t a ge :
de lo n gu e d a t e, e lle s a va it qu e le b a r on n e r é
fléch issa it gu è r e et n e se la is sa it gu id e r qu e p a r
’es ca p r ices d e sa f ia t a isie : m a is e lle so u p ir a en
Rem on tant d an s sa ch a m b r e, et m êm e qu a n d elle
‘Ut seu le, p or te fer m ée, d es la r m es r ou lèr en t su r
So'i tr icot.
�74
L A M AI SO N SU R L E R O C
D ès le len d em a in , M. D o r ge r a y s ’cn fu t en clo
p in a n t ju s q u 'à la p oste.
— J ’ai lon gu em en t p esé le p o u r et le con tr e,
exp liq u a -t -il à la r eceveu se. .Si je p a r le t o u t b on
n em en t d e vo t r e d ém ar ch e à m a fille, p eu t-êtr e n e
la d écid er a i-je p a s. Il se r a it m ie u x qu e M. Le ygo n ie p la id â t sa ca u se. 11 s ’e xp r im e a vec ch a r m e,
il a d es ye u x a d m ir a b le s ... M ie u x qu e vo u s, il
ga gn e r a it son p r ocès.
L ’idée p lu t in fin im e n t à M 110 Rose q u i d ep u is
sa jeu n esse, ga r d a it au cœ u r u n e p et ite fleu r b leu e
qu e p er son n e 11e s ’é t a it a visé d e cu e illir , m a is q u i
s ’o b st in a it à r est er fr a îch e. E lle offr it m êm e sa
sa lle à m a n ge r com m e t er r a in n eu t r e p ou r l ’en
tr evu e.
L ’en d r o it n ’a va it r ien d e p oét iq u e : d es b u ffets
de n o yer sa n s s t yle , u n vie u x t r u m ea u où d es p e
t it es fille s d u t em p s de Lo u is-P h ilip p e jou a ien t
a u x gr â ces et a u cer cea u , u n t a p is de t a b le , fa it
de m u lt ip le s m o r cea u x q u i r essem b la it à 1111 m a n
t ea u d ’Ar le q u in , et , p o u r t ou t e p er sp ect ive, u n e
cou r a vec u n p u it s m ou ssu où , q u a n d il fa is a it
b ea u , M 110 Rose a ccr o ch a it la ca ge d e ses ser in s.
M a is le b a r on 11’a va it p a s le ch o ix : il a ccep ta
le p ièt r e d écor et d écid a a vec sa co m p lice q u e,
sou s le p r é t e xt e d ’u n e t a sse de t h é, sa fille ser a it
en vo yé e à la P oste, le len d em a in q u i se t r o u va it
u n d im a n ch e.
•
M. Le ygo n ie , p r é ve n u , gu e t t e r a it son a r r ivée , et
t r a ve r s e r a it la p la ce au m om en t q u ’il ju g e r a it bon.
Sa n s d éfia n ce, Am ie lle se r en d it à l ’in vit a t io n
d e sa vie ille am ie. P ie u q u ’e lle n ’en eû t p a s en vie,
elle s ’efforça de secou er sa d ou lou r eu se in d iffér en ce
p o u r lu i d on n er la r é p liq u e , s ’in t ér esser a u x n ou
ve lles d u p a ys , fa ir e h on n eu r a u x e xce lle n t s gâ
t e a u x, ve n u s d e ch ez le m e ille u r p â t is sie r d e Sarla t . E lle 11e r em a r q u a p as l ’a ir u n p eu m ys t é
r ie u x d e sa co m p a gn e. T o u t lu i é t a it é ga l...
Ain s i le jo u r t om b a , la su sp en sion s ’a llu m a ,
r e lé gu a n t d an s l ’om b re le vie u x p u it s et le b a la i,
a p p u yé con tr e la m a r ge lle . E t d éjà , l ’in vit ée son
ge a it à sc r et ir er lor sq u e r e t en t it le lou r d h eu r toir .
Bien t ô t a p r ès, la jeu n e b on n e in t r o d u is it le v i
sit eu r .
Il é t a it t r ès p â le et se m b la it tr o u b lé.
— N ou s a vo n s cr oq u é t ou t es les r ôt ies ! s ’écr ia
M 11® Rose, m a is je va is t ’en fa ir e d ’a u tr es, Ber
n a r d ... Qu elq u es m in u t es d e p a t ien ce, et elles se
r on t p r êtSTl...
�L A M AI SO N SU R L E R O C
75
Ava n t q u ’il eû t p u d ir e u n m ot p ou r p r ot est er ,
elle a va it d isp a r u et les d e u x jeu n es ge n s se t r o u
va ien t seu ls en p r ésen ce.
L ’in gé n ie u r a lor s s ’a p p r och a :
— M a d em oiselle, com m en ça -t -il, je ser a i fr a n c...
Je. n e vo u s la is ser a i p a s cr oir e à u n e r en con tr e
fo r t u it e ... Si je su is ici, ce soir , c ’est qu e M. vot r e
p èr e m ’a a u t o r isé à vo u s y r ejoin d r e.
E lle co m p r it de q u oi il s ’a gis s a it : son cœ u r
b a t t it p lu s vit e , e t cep en d a n t , t o u t en e lle se
r a id it . ,
— Ce qu e j ’a i à vou s d ir e est d ifficile , r ep r it
Ber n a r d , m a is l ’a ffection qu e vo u s p o r t ez à m es
en fa n t s m e d on n e le cou r a ge de co n t in u er .
E lle é t e n d it la m a in p ou r l ’a r r êt er :
— Ne co n t in u ez p a s ... C ’est in u t ile !...
— I n u t ile ? E p r o u ver iez-vo u s d on c d e l ’éloign em en t p ou r le p èr e d e Lin e et de Tit io ?
E lle 11e r ép o n d it p a s ... E lle n ’a u r a it p as p u ...
E lle se d em a n d a it m êm e q u elle s p a r oles ser a ien t
sin cèr es...
— Lor sq u e j ’ai p er d u m a fem m e, p o u r s u ivit l ’in
gén ieu r d ’u n e vo ix t r e m b la n t e, vou s a vez été tém oin de m a d o u leu r . J ’a va is b ea u cou p , u n iq u e
m en t a im é m a ch èr e E va , et , lo n gt e m p s, j ’ai cr u
qu e j ’a va is en fer m é m on cœ u r d a n s la tom be où
elle r ep o sa it , q u e la vie é t a it fin ie p ou r m oi...
Ap r ès d e fa t igu a n t e s jou r n ées de t r a va il, je 11e
sa va is q u e t n ’éca r ter de t ou te co m p a gn ie, et , d an s
le silen ce, la so lit u d e , m e n o u r r ir de m es d éch i
r a n ts so u ve n ir s ... E t p u is, la gu e r r e m ’a a p p elé...
J ’ai été je t é d a n s l ’a ct io n ... J e 11e p osa is su r la
ter re q u e p ou r y ch er ch er la r éfect ion p h ysiq u e
d on t j ’a va is b esoin ... J e 11’a va is p lu s le lo is ir de
Pen ser , en cor e m oin s de p le u r e r ... E t , à m on in su ,
la p la ie vive , à la q u e lle je n e t o u ch a is p lu s, s ’est,
Peu à p eu , cica t r is é e ... A d e lo n gs in t e r va lle s , je
r even a is ch ez m o i... Le p a ssé q u i m ’y a tt en d a it
'u e fa isa it m oin s so u ffr ir ... J e m ’ét o n n a is p r esq u e
de p o u vo ir a p p liq u e r m on e s p r it à d ’a u t r es ob
je t s... M es en fa n t s d even a ien t le cen tr e d e m es
P r éo ccu p a t ion s... J e com p r en a is q u ’a p r ès la gu er r e
m on d evo ir ser a it d e leu r r eco n st it u er 1111 fo yer ...
— E t a lor s vou s a ye z so n gé à m oi ! in t er r o m p it
Am ielle su r u n ton p r esq u e a gr essif.
- - N011, p a s t ou t de su it e. D é jà , je vo u s a im a is,
et il m e se m b la it qu e cet a m ou r é t a it u n e t r a h i
son en ver s la m or t e... J ’ai r ega r d é a ille u r s au con
t r a ir e ... J e n ie su is b er cé d e l ’id ée illu so ir e q u e
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L A M AI SO N SU R L E R O C
je p o u r r a is ép ou ser u n e fem m e, offr a n t t ou t es les
ga r a n t ie s n écessa ir es, q u i se co n t en t er a it d e m on
estim e, de m es a t t en t io n s, et in e la is se r a it , d an s
le secr et , r evivr e le p a ssé. M a is, d ès q u ’on m e
p a r la it d ’u n p r o jet , je le r ep o u ssa is a u s sit ô t , et,
à ces m om en ts-là , ce n ’ét a it p lu s l ’im a ge de la
d isp a r u e q u i se d r es sa it d e va n t m oi, c ’é t a it la
vô t r e, bien viva n t e , et q u i m ’a t t ir a it d e son sou
r ir e... L e jo u r où vo u s êtes ven u e a u fr o n t p o u r la
d ou lou r eu se cér ém on ie, j ’a i t ellem en t sou ffer t de
n e p o u vo ir con soler vot r e p ein e q u e j ’ai m ie u x
sen t i en cor e com b ien se r a it va in e t ou te t en t a t ive
p o u r vo u s é lo ign e r de m on cœ u r ... D e p u is , on m ’a
p er su a d é qu e m a ch èr e E va , h a b it a n t u n e p u r e r é
gio n où t ou t e ja lo u s ie est in con n u e, s o u r ia it de
là -h a u t à celle q u i a im a it ses en fa n t s et les r en
d r a it h e u r e u x... E t j ’ai vo u lu le cr oir e, je le cr ois
m êm e de t ou t es les for ces d e m on âm e, ca r c ’est
con for m e à la Vé r it é q u i a t o u jo u r s d ir igé m a
vie ... Au s s i, Am ie lle , n e lu t t é-je p lu s con tr e le
se n t im en t q u i m ’en tr a în e ver s vo u s, et, a u jo u r
d ’h u i, je vie n s vo u s d em a n d er d e p r en d r e la p lace
qu e la m or t a la issée vid e.
E lle l ’a va it écou té sa n s l ’in t er r o m p r e, ém u e p a r
cette b elle vo ix d ’h om m e où t r e m b la it d e l ’a m ou r.
11 se fit p lu s su p p lia n t .
— .Si vo u s sa vie z com b ien j ’ai sou ffer t a va n t
d ’a r r ive r à cette h eu r e... J e 11e vo u la is p a s écou ter
111a se n s ib ilit é q u i p r é t e n d a it êt r e d ’accord a vec
la r a ison et je so u ffr a is d e la s e n t ir si vib r a n t e.
O h ! ces n u it s sa n s som m eil, ces jo u r s où je fu ya is
m es p en sées com m e si j ’eu sse com m is u n e m a u
va ise a ct io n ... J e 11’osa is m êm e p lu s r et ou r n er
d an s m a vie ille m a ison p a r cr a in te d es r ep r och es
q u ’elle 111 ’a d r e s se r a it ...
E lle l ’in t er r o m p it , t r em b la n t e :
— Ces r ep r och es, je les r ed ou te a u s s i 1
— E st-ce d on c si m a l de vo u lo ir r efa ir e sa vie ?
Ta n t qu e n ou s som m es s u r la t er r e, n ou s a von s
le d e vo ir de d on n er n ot r e m a xim u m d e va le u r ...
Un e affection n o u velle p eu t n ou s y aid er .
E lle l ’in t er r o m p it p r esq u e d u r em en t.
— Le p a ssé 11’a va it q u e d es la r m es à vo u s o f
fr ir . I.e p r ésen t vou s p r om et de la joie : vou s
a vez ch o is i!... Des p a s su r le sa b le q u ’efface le
p r em ier flot q u i m on t e, vo ilà t o u t e la fid élit é des
n om m es !
— La m ien n e a fa it ses p r e u ve s , il m e sem b le...
— O u i, m a is elle n ’a p a s su r vécu a u tom b ea u .
�L A M AI SO N SU R L E R O C
'
77
— C ’est si d u r d ’êt r e seu l !... S i d a n ge r e u x
a u s s i... Cer t es, j ’ai d e gr a n d s d evo ir s en ver s m es
en fa n t s, m a is j ’en ai éga lem en t en ver s m oi-m êm e.
J e vien s à vo u s, Am ie lle , p ou r m e d éfen d r e con tr e
les s u b t ils en t r a în em en t s q u i, p eu à p eu , a m oin d r i
r a ien t m a d ign it é d e vie , vo u s d em an d er de m ’a i
der à r eco n str u ir e m on p a u vr e fo ye r effon d r é...
E lle eu t u n p et it r ir e sa cca d é :
— La M a ison su r le roc n ’a p a s b esoin de m oi
pou r d u r er ...
— Am ie lle , je vo u s en p r ie, n e so yez p as
cr u elle... J ’a i m is t o u t m on esp oir en vo u s... a va n t
de m e d ésesp ér er , prene/ . le t em p s d e r éfléch ir , de
co n su lt er vo t r e p èr e, MUo R é a u lt , M. le Cu r é ...
E lle secou a la têt e :
— P er son n e n e sa u r a it ch a n ger m a d écisio n ... J e
ne p r en d r a i p as la p la ce vid e qu e vo u s m ’offr ez...
Si vou s m ’a im iez et 111c le p r o u vie z, t o u t le t em p s,
je m e r ép ét er a is : « Q u elle con fia n ce p u is-je m et t r e
en lu i? Il a. si co m p lètem en t o u b lié l ’a u t r e !... » Si,
au co n t r a ir e, vo u s ga r d iez vo t r e cœ u r à celle q u i
n ’est p lu s, je so u ffr ir a is en cor e... E t , sa n s d ou t e,
bien d a va n t a ge ... Alo r s , m ie u x va u t r om p r e t o u t
de su it e !
Le ton é t a it celu i d es*ver d ict s san s a p p el. 11 en
r esta a t ter r é. E lle s ’é t a it levée et g a g n a it la p orte.
Su r le p oin t de l ’a tt ein d r e, elle se r et ou r n a et, u n e
d er n ièr e fois, le r ega r d a .
Il se t en a it d eb ou t , lri m ain su r le t a p is d ’Ar le Qtiiu; la lu m ièr e, t om b a n t d ’en h a u t , m od ela it
for tem en t son beau vis a ge gr a ve , a lt ér é p a r l ’ém o
tion , en fa isa it r essor t ir les lign e s de m éd a ille,
« ob les et fièr es. Qu oi q u ’il eû t p a r lé de sa fa i
b lesse, il n e se m b la it d est in é q u ’a u x lu t t e s vict o
rieu ses.
Un in s t a n t , Am ie lle se d em an d a si ce n ’ét a it
Pas folie de r ep ou sser u n t el com p a gn on d e vie,
"la is sa p r em ièr e e xp é r ie n ce se n t im en t a le P a ya it
tellem en t d éçu e q u ’e lle n e vo u la it p lu s cr oir e à la
sin cér ité m a scu lin e.
— Il n e m ’a im e p a s, p en sa -t-elle, ce q u ’il
ch er ch e en m oi, c ’est u n e éd u ca t r ice p ou r ses
en fa n t s; m a is il ga r d e r a it t o u jo u r s d a n s l ’âm e
Un ja r d in sccr ct d on t je ser a is e xclu e ...
E lle b a lb u t ia :
— A ca u se d e Lin e et d e Tin o , je r egr et t e...
P u is , a p r ès u n cou r t a r r êt q u i la is s a it en su sp en s
*a p h r a se com m en cée, e lle a jo u t a ;
— J e vou s r em er cie d ’a vo ir so n gé à m o i... Vo u s
�78
L A M AI SO N SU R L E R O C
êtes si lo ya l qu e vou s d eviez cr oir e à vos p a r o les...
D ’a ille ilr s, su r le m om en t, on y cr oit t o u jo u r s ...
m a is c ’est a p r è s...
E lle se d ét ou r n a s u r cet t e p a r o le atn ère e t d is p a
r u t sa n s a tt en d r e la r ép on se, p r êt e à ja illir d es
lèvr es a r d en tes.
Ber n a r d n ’osa p a s la su ivr e ; il s ’a ss it a cca b lé.
L a r eceveu se a va it en ten d u la p or te se r efer m er ;
e lle se liâ t a d ’a ccou r ir .
— E h b ieu ? d em an d a -t-elle.
— E h bien ! e lle r efu se ... J e 111’y a t t e n d a is...
— P a s m o i! Il fa u t q u e ce Sa lvè r e a it cou p é tes
bon n es ca r t es... E lle l ’a u r a p r is p ou r le p r in ce
Ch a r m a n t , et , à p r ésen t , e lle n e p eu t se con soler
d e ses fia n ça illes.
Le je u n e in gé n ie u r ga r d a le silen ce. To u t cela ,
il l ’a va it p en sé a u ssi !
— Ce n ’é t a it q u ’un r ê ve , sou p ir a -t-il en se le
va n t . J ’ai eu tor t d e cr oir e q u e le b on h eu r p o u va it
recom m en cer .
Sa vo ix é t a it r ed even u e si fer m e q u e M n° D u ja r r y le ju g e a m oin s d éçu q u ’elle n e l ’im a gin a it
d ’abord .
— 11 11c sou ffr ir a p a s a u t a n t q u e je le cr a ign a is !
p en sa -t-elle.
E t n i e lle , n i sa cou sin e Se ve s t r e q u i v it le jeu n e
p èr e jou er a ve c ses en fa n t s, 11e se d ou t èr en t q u e, ce
soir -là , seu l d a n s sa ch a m b r e, il a va it p le u r é !...
A d în er , Am ie llc a p p or t a u n vis a ge im p a ssib le.
E n va in , son p èr e e s sa ya -t -il d e lir e d a n s ses
y e u x le r é s u lt a t de l ’en t r e vu e , il n e p u t y p a r
ven ir .
Des q u ’ils fu r en t so r t is de t a b le , e t d an s le sa lon
où ils se r éu n issa ien t d ’o r d in a ir e, le p er cep t eu r n ’y
t in t p lu s.
— Ap p r o ch e-t o i d u feu , p et ite . I l fa it t r ès fr oid
ce soir .
Au d eh or s, la bise sou ffla it , en effet, gla cia le ; elle
secou a it les p or tes et les fen êt r es, t ou t es les vie ille s
fer r u r es con n u e si elle vo u la it je t e r bas cet te m a i
son q u e, ja d is, u n p oète a va it eu l ’im p r u d en ce d e
con st r u ir e su r le sable.
M a is la jeu n e fille n ’a va it fr oid q u ’a u cœ u r . E lle
lis a it ; e lle p r éfér a r est er à sa p lace.
Ce fu t (l’u n p eu loin qu e le b a r on d u t p oser sa
q u estion ;
— Ce t h é s ’est-il bien passé?
�L A M AI SO N SU R L E R O C
79
E lle r ele va la t ê t e , et , b r u sq u em en t, a vou a :
•— M. Le ygo n ie est ven u . Il m ’a d em an d é de
p r en d r e la p la ce vid e d an s sa m a iso n ... D u r este,
vou s le sa ve z, p a p a , p u isq u e vo u s lu i a viez p er m is
de m e p a r ler ...
— Ce p r o je t m e so u r ia it fo r t !... Q u ’as-tu r é
pon d u ?
E lle d ép osa le livr e su r le gu é r id o n , p la cé a u p r ès
d ’elle . Se s m a in s t r e m b la ien t :
— J e 11e p o u va is a ccep t er ... J e l ’a i d it ...
— Oh ! p ou r q u oi ? M. Le ygo n ie est u n ga la n t
h om m e... Il a u n b el a ve n ir d eva n t lu i... D e p lu s,
il t ie n t de son p èr e u n e for tu n e tr ès so lid e q u e je
le cr ois tr ès ca p a b le d ’a u gm e n t e r ...
E lle n e le la is s a p a s a ch ever :
— To u t cela est in u t ile , p a p a ... J e n e ve u x p as
ép ou ser n otr e vo isin .
— P e u x-t u m e d ir e ce qu e t u lu i r ep r och es?
— Oh ! t o u t sim p lem en t ceci : il est in fid èle à
son p a ss é ...
M llu R é a u lt cr u t d evo ir in t er ven ir :
— Ma ch ér ie, eu ce m om en t, vo u s d ér a ison n ez.
1-a co n d u it e de M. Le ygo n ie est t r ès e xp lica b le ,
li a sin cèr em en t p leu r é sa fem m e. M a is il est jeu n e
en cor e... Un jo u r , il s ’est é ve illé de sa d ou leu r , et
û a r ega r d é a u t o u r de lu i. Alo r s , d an s son h or izon ,
'1 vou s a t r o u vée et il vou s a ju gé e d ign e de r em
p lacer la d isp a r u e, l ’eu à p eu , et, sa n s q u e vou s
Vous en d ou t iez, il s ’est h a b it u é à cet t e id ée ju s q u ’à
Vous a im er , ca r il vou s a im e, j ’en su is cer t a in e...
11 a d es in fle xio n s de vo ix q u i n e m e t r om p en t
Poin t !
Am ie lle se t a is a it : e lle p en sa it à ce jo u r d ou lou
r eu x où e lle n ’a va it eu q u e Ber n a r d p ou r sou t ien ,
^ ous les p r éven a n ces d on t il l ’e n ve lo p p a it , d a n s le
fr ém issem en t d u d er n ier a d ieu , e lle a va it va gu e
m en t p er çu u n sen t im en t q u i d ép a ssa it la sym p a
th ie o r d in a ir e; m a is e lle n ’a va it p a s vo u lu s ’ar r êter
“ cette id ée, cr a ign a n t d e fa ir e in ju r e à celu i q u i,
tou t e .s a vie , d e va it r est er in con sola b le.
Un m om en t, ces so u ven ir s l ’éb r a n lèr en t ; e lle fu t
Sl,r le p o in t d e d ir e :
— P lu s t a r d , n ou s ve r r o n s... Q u ’il m e d on n e u n
Peu d e t em p s !...
M ais son cœ u r é t a it t r op u lcér é en cor e p ou r se
r ésou d re a u x sa ges co n clu sio n s; en ét a n t im p u lSlve, e lle se cr u t r éso lu e :
— Dem oise, jet a -t -elle su r 1111 ton d ’a m er t u m e,
vous êtes u u e xce lle n t a voca t . Cep en d a n t , vou s
�8o
L A M AI SO N SU R L E R O C
p er d r ez vo t r e p r ocès... J e n ’ép ou ser a i p a s M. Le ygon ie.
— C ’est de l ’e n fa n t illa ge , gr on d a le bar on . Ah !
t u n ’as gu è r e ch a n gé d ep u is le t em p s où tes en t ê
t em en ts d ésesp ér a ien t t a m èr e... Un jo u r , je m ’en
so u vien s, le va le t de ch a m b r e ca ssa u n p e t it vase
sa n s va le u r qu e tu a va is ga gn é à la foire de
P oit ier s. Ce fu t u n vr a i d é lu ge d e la r m e s... On ne
p o u va it te con soler ... Alo r s , le p a u vr e Sim on , t ou
jou r s si bon , cou r u t ch er ch er u n a u t r e va se, cad eau
d e sa m a r r a in e — et de p r ix celu i-là — et il te
l ’offr it gen t im e n t . D ’u n gest e de colèr e, t u éca r ta s
son p r ésen t q u i se b r isa à sou t ou r su r le p a r q u e t ...
J e cr ois b ien qu e t u a gis de m êm e a u jo u r d ’h u i...
— C ’est p o s s ib le !... M a is je n e ch a n ge r ien à ce
qu e j ’ai d écid é...
E lle p r it son livr e , le m it sou s le b r a s, et , san s
a u tr e a d ieu , q u it t a la p ièce.
— J e vou s l ’a va is bien d it , M on sieu r , m u r m u r a
l ’a ve u gle . Il é t a it t r op tôt p ou r lu i p a r ler m a r ia ge.
Le p er cep t eu r leva les b r a s en l ’a ir :
— P o u va is-je m e d ou t er qu e ce Boson l ’a va it
d éçu e à ce p o in t , m u r m u r a -t -il. Oh ! m a in t en a n t ,
je le cr a in s bien — à m oin s qu e m on on cle, le
com te R oza n , 11e m e la isse son h é r it a ge — elle
m ou r r a vie ille fille ...
11 se con sola en p en sa n t q u ’il ga r d e r a it p r ès de
lu i sa p r écieu se em p loyée; m a is, d an s l ’om b re,
Dem oise p en sa :
— P a u vr e p et it e , e lle va gâ ch e r sa vie ...
... P en d a n t ce t em p s, d an s le silen ce d e sa
ch a m b r e, Am iclle d is cu t a it a vec sou p r op r e coeur
q u i vo u la it lu i d ém on tr er q u e, si efie a va it r essen t i
q u elq u e in clin a t io n p ou r Boson , c ’est q u ’elle le
su p p o sa it ca p a b le d es b e a u x sen tim en t s de Ber
n ar d Le ygo n ie . Alo r s, 11’ét a it -il p a s fou d e r ep ou s
ser la r éa lit é p ou r le r êve, d e lâ ch e r la p roie p ou r
l ’om b re, l ’o r igin a l p ou r le p o r t r a it ?
— J e lu i en vo u d r a is t o u jo u r s d ’êt r e in fid èle,
p r otesta -t-elle.
— E t ces p et it s q u i t ’a im en t t a n t , s u p p lia le
cœ u r ... So n ge à leu r s b r as ca r essa n ts a u t o u r de
ton cou , à ce qu e t ’a d it Lin e , l ’a u tr e jo u r : « J e
vo u d r a is qu e vou s n e n ou s q u it t ie z ja m a is ... » Ils
on t soif d es ca r esses d ’u n e m èr e, ces p a u vr es
en fa n t s, 11e ve u x-t u p a s les leu r d on n er ? »
— N on , ca r lor sq u e je ser a i m èr e à m on tou r ,
je n e p ou r r a i les a im er a u t a n t q u e les m ie n s ... E t
ils sou ffr ir a ien t !
�L A M AI SO N SU R L E R O C
81
— I ls n e so u ffr ir a ien t p a s !... Tu es gén ér eu se
n a t u r ellem en t , et t u sa is com m a n d er à t a vo lo n t é !
Vo yo n s ! so n ges-y bien : vivr e seu le tou te u n e vie,
n ’est-ce p a s bien lo n g? N e t r o u ver a is-t u p a s d o u x
de t ’a p p u ye r su r u n b r a s for t, d e se n t ir qu e t u
p e u x a vo ir p lein e con fia n ce en celu i q u i t e gu id e ...
E lle r o u vr it son livr e p ou r n e p a s en ten d r e t ou t
ce q u i, en e lle , la s u p p lia it d e n e p as fer m er sa
p or te au b on h eu r , m a is les lign e s d a n sa ien t d eva n t
ses ye u x ... De gu e r r e la sse, elle r ejeta le volu m e
et s ’a ge n o u illa p ou r u n e p r ièr e m a ch in a le où l'â m e
n e p r it a u cu n e p a r t ; p u is e lle se cou ch a p ou r som
br er d an s u n som m eil lou r d , a git é , cou p é de r é ve ils
b r u sq u es q u i, de n o u vea u , p o sa ien t d e va n t e lle les
d ilem m es a n go issa n t s.
E lle ét a it tr ès p â le, le len d em a in m a t in , q u a n d
e lle d escen d it au b u r ea u , m a is ca lm e d ’a p p a r en ce,
et , t ou t e la jou r n ée , com m e si rien n e s ’é t a it p a ssé,
elle fe u ille t a les r ôles, ém a r gea et r eçu t l ’a r gen t
d es con t r ib u a b les.
Le soir , M 110 R é a u lt , su p p o sa n t q u ’elle a va it r é
fléch i, e s s a ya de lu i p a r ler en cor e, d e lu i d ir e
d ou cem en t :
— M a ch ér ie, il m e sem b le q u e je vou s con n a is
m ie u x qu e vou s n e vo u s con n aissez vou s-m êm e...
E lle l ’in t er r o m p it , la vo ix gla cé e :
— Dem oise, vou s a vez t ou jou r s vécu en m a r ge
d e la vie ... Il y a d es ch oses qu e vo u s n e p ou vez
com p r en d r e...
•— Oh ! si, m a p et it e , je les com p r en d s b ien , car
a u t r efo is m oi-m êm e...
La jeu n e r évo lt ée n e la la is sa p a s a ch eve r :
•— J e su is fa t igu é e , cou p a-t -elle, d em a in , s ’il y
fi lie u , n ou s r ep r en d r on s cet en tr etien .
M a is, le len d em a in et les jo u r s s u iva n t s , elle
élu d a le su jet b r û la n t , et a in si e lle n e s u t p a s cc
qu e l'a ve u g le vo u la it lu i-co n fier ...
�D E U XI È M E
P AR T I E
I
Un a u t r e h ive r a va it p a ssé et m a in te n a n t ,
c ’ét a it le p r in t em p s. Il m et t a it d es gir o flées d ’or
au cr e u x d es F o u r ch es et d es m yo s o t is au bord
d es r u is se a u x. I l é t a la it s u r la p la in e d es p r a i
r ies en fleu r q u i, d u ch em in d es J o u ven celles,
r essem b la ien t à d es t a p is d ’O r ie n t q u ’u n h a b ile
m ar ch a n d eû t d ép osés stir le sol p ou r en m ie u x
fa ir e r essor t ir les d essin s d ia p r és.
D a n s le t ille u l d u vie u x ja r d in , le so ir , u n
r o s sign o l ch a n t a it , et, com m e la n a t u r e, Am ie lle
se se n t a it r evivr e. E lle r ep r en a it go û t au t r a va il,
a u x ch oses q u i l ’en t o u r a ien t . P a r fois m êm e on
l ’en t en d a it r ir e a vec I ,in e et Tin o q u i co n t in u a ie n t
à ve n ir ch a q u e soir.
Da n s les p r em ier s t em p s, M n° Se vestr e a va it
e ssa yé de les r et en ir , se d em a n d a n t ce qu e le u r
vo isin e p en ser a it d ’u n e t e lle in d iscr é t io n , m a is
les p e t it s lu i a va ie n t glis s é en tr e les m a in s, et
cela d ’a u t a n t m ie u x q u ’ils a va ie n t m a in t e n a n t
u n e vie ille in s t it u t r ice à lu n et te s d on t le ca r actèr e
gr o gn o n leu r d é p la isa it fort.
M tl0 D o r ge r a y les a va it a ccu e illis à b r a s o u ver t s,
et, com m e si rien n e s ’é t a it p a ssé, ils a va ie n t r e
p lis leu r s h a b it u d es de n a gu èr e : l ’h iver , à la
cu isin e, p ou r m a n ge r d es ch â t a ign e s et en ten d r e
les b elles h ist o ir es de B la n c h e n e ig e et de V A d r o it
v o le u r , l ’ét é au ja r d in p ou r p ico t e r d es gr o se illes
ou d es fr a ises.
On n e vo it p lu s p a p a , d is a it Lin e t r ist em en t ,
a lor s, si 011 n e vo u s vo ya it p lu s, m ’Am ie lle , ce
se r a it à p leu r e r tou t es ses la r m es !
Au x d er n ièr es élect ion s p a r lem en ta ir es, en effet,
Ber n a r d Le ygo n ie , t r io m p h a n t d e t ou t es les ca
b a les d ir igé e s con tr e lu i, a va it été élu à u n e forte
m a jo r it é. Il n e fa isa it p lu s à M on tr éa l qu e
q u elq u es r ar es a p p a r it io n s. Il é t a it sa n s cesse à
�L A M AI SO N SU R L E R O C
83
P a r is ou s u r les ch em in s p ou r r éch a u ffer les a r
d eu rs fr a n ça ises q u i s ’e n go u r d iss a ie n t d a n s la
P a ix ! To u t e la F r a n ce p a r la it d u jeu n e d ép u t é ,
de sa p a r o le en t r a în a n t e, de sa b on té a u s si, ca r il
a va it le sou ci d es h u m b les e t d es p a u vr e s et
p la id a it h a u t en leu r fa veu r .
Am ie lle ép r o u va it -elle d es r egr et s d eva n t la b r il
la n te for t u n e d u je u n e in gé n ie u r , il e û t été d iffi
cile d e le sa vo ir , ca r e lle n ’eu co n ven a it p a s, m êm e
d an s l'in t im e d e son cœ u r . E lle p r é fé r a it se p er su a
der q u ’e lle a va it a gi com m e e lle d e va it a gir . R e
con n a îtr e q u ’e lle a va it t o r t ét a it p ou r e lle u n e t e lle
h u m ilia t io n q u ’e lle 11e s ’y r é s o lva it p a s vo lo n t ier s.
D ’a ille u r s , d es p r éo ccu p a t io n s t r è s p r och es a b
sor b a ien t sou e s p r it : son p èr e se m b la it r ep r is p a r
la p a ssion du jeu .
P en d a n t la gu e r r e , il s ’é t a it con t en té d es b r id ges
iiiofïen sifs à u n q u a r t d e cen t im es la fich e, m a is
d ep u is la vict o ir e , et sou s le m oin d r e p r é t e xt e ,
lui q u i, si lo n gt em p s, a va it a r gu é de son in fir Ulité p ou r n e p a s en tr ep r en d r e les fa s t id ie u x
Voyages à Sa r la t , il se h is s a it p én ib le m en t d an s
la ch a r r e t t e a n gla is e et p a r t a it p o u r t el en d r o it
des en vir o n s o ù il s a va it r et r o u ver d ’h a b iles p a r t e
n air es, et il en r e ve n a it t a r d d a n s la n u it , le
Rousset vid e , et d e m éch a n t e h u m eu r .
I lila ir c, q u i l ’a cco m p a gn a it , a va it le len d em a in
la m in e so u cieu se :
— M a d em oiselle, con fia it -il t o u t b a s à sa jeu n e
"ía ílr e s s c. M. le bar on a en cor e p e r d u ! 11 se r u i
n era b ien s û r !...
Am ie lle r is q u a it q u elq u es o b ser va t io n s, m a is
son p èr e les r eceva it for t m al : il s ’em p o r t a it
a u ssit ô t, et se so u ven a n t d e son a ffection ca r
d ia qu e q u i r écla m a it de gr a n d s m én a gem en t s, e lle
Pr en a it le p a r t i d e se t a ir e.
Le len d em a in , il r ep a r t a it :
— T u com p r en d s, d is a it -il, on s ’en cr oû t e su r ce
Perch oir . Il fa u t a b so lu m en t en d escen d r e..
. E11 d escen d a it-elle so u ven t , m a in t e n a n t qu e les
"n p ô t s a va ie n t r ep r is le u r jeu n or m a l, et q u ’il lu i
su ffisa it, ch a q u e soir , d ’en vo ye r à la R ecet t e gé
n érale t o u t ce q u i d ép a ssa it la va le u r dit ca u
tion n em en t; m a is le b a r on n e se m b la it p a s s ’en
d ou ter. Il fa is a it la sou r d e o r e ille a u x in vit a t io n s
(jç cer t a in s p r op r iét a ir es d es en vir o n s q u i, p a r fois,
d isa ien t au b u r eau :
, ; M a d em oiselle, il fa u d r a ve n ir , u n d im a n ch e,
'a ir e un e p a r t ie d e t en n is a vec m es fille s...
�84
L A M AI SO N SU R L E R O C
Ou b ien :
— N ou s o r ga n iso n s u n p iq u e-n iq u e. Ne d ésir iezvo u s p a s y p r en d r e p a r t ?
Il t r o u va it t o u jo u r s d e b on n es r a ison s p o u r re
fu ser , p a r t ir seu l, et la jeu n e fille eû t eu d an s
l ’âm e .b ea u cou p d e. r a n cœ u r s i, ch a q u e m a t in ,
fid èle a ses h a b it u d es a n cien n es, e lle n ’eû t a ccom
p a gn é Dem oise à la m esse.
Livr é e à sou p r op r e d ésir , elle n ’y fû t p o in t
a llée en sem a in e, m a is, d u m om en t q u e sa ch a
r it é l ’y em m en a it, u n p eu d u gr a n d Am o u r cou
la it s u r son âm e et l ’a p a is a it , lu i d on n a n t le cou
r a ge d e su p p o r t e r sa vie t r op gr ise .
E t p u is l ’a ffection d e l ’a ve u gle la so u t en a it , 11011
p o in t q u ’il y e û t en tr e elles éch a n ge d e con fi
d en ces — ja m a is le n om d e Boson n i celu i d e
Ber n a r d n ’é t a ie n t p r on on cés d an s leu r s co n ver sa
t io n s —- m a is la p a u vr e m a in q u i t â t o n n a it ch er
ch a it p a r fo is , p ou r lu i d on n er u n e ca r esse, le
jeu n e fr o n t s ile n cie u x et p en ch é, et cet t e car esse
vo u la it d ir e :
— M a ch ér ie, je sa is qu e vo u s sou ffr ez en cor e. J ’a u
r a is vo u lu vo u s é p a r gn er cett e so u ffr a n ce... J e n e
l ’ai p a s p u , m a is je su is là t o u jo u r s p ou r vou s a i
m er , vo u s con soler , vo u s a id er à m on t er p lu s h a u t ...
Am ie lle r ecom m en ça it à fr éq u en t er la cr o ix de
M issio n . C ’é t a it le s ign e qu e sa d ou leu r é t a it
m oin s cu isa n t e et q u ’elle m é p r is a it m êm e sa fa i
b lesse p a ssée.
Un jo u r , a p r ès le d éjeu n er , elle s ’y r en d it
com m e à l ’a ccou t u m ée p ou r r esp ir er à p lein s
p ou m on s u n e b r ise d u su d q u i p r om en a it d es p a r
fu m s d ’a ca cia.
E lle e m p o r t a it un livr e qu e lu i a va it p r êté la
r eceveu se d es p ostes : V i v r e : c ’e s t c r o ît r e .
Un p eu au h a sa r d , elle l ’o u vr it et tom b a su r le
ch a p it r e ,q u i a va it t r a it au m a r ia ge , su je t t ou jou r s
p a lp it a n t p ou r les jeu n es cœ u r s q u i on t en cor e
l ’a ve n ir d e va n t e u x. L ’a u t eu r d is a it : « N u l n ’est
p a r fa it eu ce m on d e. C ’est p ou r q u oi l ’a m o u r ch r é
t ien n ’est p a s celu i q u e p r ésen t en t les r om an s. Sa
ca r a ct é r ist iq u e est, a va n t t o u t , la p a t ien ce. Tô t
ou t a r d , en effet, la b elle fla m m e d u d éb u t s ’ét eijit ,
l ’id o le d escen d de son p ié d e st a l. E t cela , p arce
q u e l ’h om m e et la fem m e on t d es n a t u r es d iffé
r en tes q u i cr éen t en t r e e u x d ’in é vit a b le s con flits.
P ou r p er sévér er d an s l ’a p a isa n t e d ou ceu r , se t a ir e
d eva n t u n e r éflexio n in ju s t e , p a r d on n er u n e v i
va cit é , il fa u t u n e gr a n d e for ce d ’â m e, u n com-
�L A M AI SO N SU R L E R O C
85
Plot ou b li d e s o i... Bien p eu son t ca p a b les de la
con tin u ité d an s le sa cr ifice... Ils son t s i r ar es ces
Som m es sa ges d on t p a r le l ’E va n gile q u i b â t is se n t
feur m a ison su r le r oc, et , a in si p eu ven t b r a ver
'es ve n t s m a u va is et les t or r en t s d é va st a t e u r s... »
Am ie lle n ’a lla p a s p lu s loin : e lle se se n t a it
opp ressée. E lle fer m a le livr e et r eleva les ye u x .
Su fa ce d ’elle , a u -d elà d u p on t, elle a p e r ce va it
Une for m e b la n ch e su r la q u elle é t a it en cor e p la
cardée u n e affich e d es d er n ièr es élection s. Au bas
'~ .elle le s a va it — é t a it a p p osé le 110111 de Ber n a r d ;
ta seu le vu e d e cet t e p et it e t a ch e ve r t e évoq u a ,
d evan t son e s p r it , l ’œ u vr e m a gn ifiq u e , p o u r s u ivie
Par le je u n e d ép u té : sou t em p s, sa sa n t é, son
■ utelligence, sou a r d eu r , le m e ille u r d e ses én er
gies, il d on n a it t o u t à la F r a n ce !
U11 r egr et a igu é t r e ign it le cœ u r de la jeu n e
fille a va n t q u e, p a r u n effor t d e vo lo n t é , e lle 11e
tai eû t fer m é la p or t e. P ou r la p r em ièr e fois, elle
se d em an d a :
— Ai-je été sa ge d an s m on in t r a n sige a n ce . P a p a
¡‘’a u r a it-il p as eu b esoin d ’u n gen d r e com m e celu ita p ou r l ’a r r êter su r la p en te d e la r u in e?
M a is, a u s sit ô t , elle se r essa isit , et fé licit a sa
J eune sa gesse d e sa u ve ga r d e r sou in d ép en d a n ce
en a m a ssa n t u n e p et it e r éser ve p ou r les cas im
p r évu s. Si son p èr e ve n a it à lu i m a n q u er s u b i
tem en t, cet ta a va n ce lu i p e r m e t t r a it de vo ir ve n ir
es évén em en ts. D ’un gest e r éso lu , e lle g lis s a le
jiyre d an s son sa c à o u vr a ge , com m e si elle vo û
tait en fo u ir a vec lu i tou s les so u ven ir s t r o u b la n t s ,
su rtou t les r egr et s q u i a ffa ib lis se n t , et elle se le
vait p ou r p a r t ir , q u it t e r ce coin où il y a va it tr op
ye so lit u d e et de silen ce, q u a n d u n e jo lie vo ix d e
P a r isien n e l ’in t e r p e lla :
— P a r d on , M a d a m e, d isa it -elle. Ce t t e cr o ix
" ’est-elle p as ér igé e su r l ’em p la cem en t d es a n
t e n n e s fou r ch es p a t ib u la ir e s ?
N a gu è r e, Boson a va it p o sé la m êm e q u est io n ,
P'esq u e d a n s les m êm es ter m es. M 11® D o r ge r a y se
retou rn a, t r ou b lée p a r cette coïn cid en ce.
t ille se t r o u va en fa ce d ’u n e jeu n e fem m e d e p etite
t aille, vê t u e d ’u n e r obe m a u ve d ’u n ton t r è s d o u x,
et qui p o r t a it u n m an teau de vo ya ge su r le br as.
J olie, l ’in con n u e l’é t a it à co u p sû r . Su r t o u t , elle
jjvait d es ye u x n oir s a d m ir a b les où b r û la it u n e
t ait iiu e.
— Il m e sem b le q u e j ’ai d éjà r en con tr é ce viSage, p en sa Am ie lle ,
�86
L A M AI SO N SU R LE R O C
E n a t t en d a n t d ’in t er r o ger sa m ém oir e elle fou r
n it le r en seign em en t d em an d é.
L ’in con n u e s ’é t a it a ssise sa n s fa çon su r les de
gr é s d e la cr o ix, et , co n t in u a n t son in ter r oga t oir e,
e lle se fa is a it n om m er les ch â t e a u x d e la va llée
d on t les t o u r elles se r eflét a ien t d a n s la r iviè r e ou
p o in t a ie n t p a r m i les a r b r es, q u i fo u r r a ie n t les
co t e a u x.
P a r m om en ts, elle co u la it ver s sa com p agn e
d es cou p s d ’œ il fu r t ifs q u i n e sem b la ien t p a s in
d iffér en t s.
— Ce M on tr éa l est d ’un p it t o r esq u e a ch evé,
co n clu t -elle. J ’y su is ven u e, p ou r u n a ssez lon g
sé jo u r . Il m e ser a d on c a gr éa b le d ’en con n a ît r e les
jo lis coin s.
Am ie lle se t e n a it s u r la r éser ve. I , ’in con n u e le
s e n t it :
— J e su is d escen d u e à V I l ô t e l d e s V o y a g e u r s ,
e xp liq u a -t -e lle . La gé r a n t e m e p a r a ît m ieu x dou ée
sou s le r a p p or t cu lin a ir e qu e sou s le r a p p or t ar
t is t iq u e . E lle n ’a p u r ép on d r e à m es q u estion s.
Au s s i, m e fé licit é -je d e vo u s a vo ir r en con tr ée,
M ad a m e. E t p u isq u e n ou s som m es a p p elées à
n ou s r e vo ir su r cet é t r o it p la t ea u où l ’on n e p eu t
r est er ét r a n ger s les u n s a u x a u t r es, p er m ettezm oi de m e p r ésen t er : m ad am e Ve r s a le , de P a r is,
a r t ist e-p ein t r e, sp écia lisée d a n s l ’a q u a r elle ...
— E t m oi, M I|L' D o r ge r a y, d e M o n t r éa l...
U n flot rose t e in t a les jou es m a t es de la jeu n e
fem m e :
— On m ’a p a r lé de vou s tou t à l ’h eu r e, M a d e
m oiselle. M. D o r ge r a y est p er cep t eu r , n ’est-ce p a s?
E t vou s êtes sa p r écieu se em p lo yée...
— P r écieu se? J e n e sa is p a s... Son em p loyée à
cou p sû r !
— vSi vo u s vo u le z b ien m ’y a u t o r iser , j ’ir a i vou s
r en d r e vis it e . J e m e se n t ir a i a in si u n p eu m oin s
iso lée...
La façon d e s ’e xp r im e r , les ge st e s m esu r és, la
sim p le é léga n ce de la t o ile t t e t r a h iss a ie n t la fem m e
d u m on d e, en n em ie de t ou t e o u t r a n ce. Am ie lle ne
cr u t p as d evo ir op p oser u n r efu s à la d em an d e q u i
lu i é t a it a d r essée, e t , ju s q u ’à l ’o u ver tu r e d u b u
r eau , la jeu n e a r t ist e r est a a u p r ès d ’elle , p lu s
occu p ée à ca u ser q u ’à se m et tr e en q u ête d es m or
ce a u x à p ein d r e.
P lu s ie u r s fois en cor e, son r ega r d r e vin t ver s
M " 0 D o r ge r a y et p o u r se p oser a vec u n e in sist a n ce
p r esq u e gên a n t e. O n a u r a it d it q u ’elle vo u la it d e
�L A M AI SO N SU R L E R O C
S7
vin er ce q u e ca ch a it le beau fr on t, levé ve r s la
beauté r ia n te d e la p la in e.
D a n s ce p r em ier en t r et ien , e lle n e la is sa p as
d evin er si e lle ét a it ve u ve ou si son m a r i viva it
encore. E lle se m b la it p lu s d ésir eu se de p én étr er
dan s l ’in t im it é d ’Am ie lle q u e d e la isser celle-ci
Pén étrer d a n s la sien n e.
, D ’a ille u r s , les p e t it s Le yg o n ie cou p èr en t cou r t
a tou t essai de con fid en ce. D u seu il de leu r ja r d in ,
eon tigu au ja r d in d u fa b u lis t e , ils a va ie n t a p er çu
leur gr a n d e a m ie, et ils a cco u r u r en t p ou r l ’em b r a s
e r , r a vis, d e la t r o u ve r a ssise su r les m a r ch es d e
la cr o ix p ou r la m ie u x m a n ge r de b a iser s.
. Leu r b a b il a m u sa M “ 10 Ver sa lc q u i se p lu t à les
m ter r oger . E lle a p p r it a in si q u e leu r p a p a ét a it
d épu té, e t q u e, d e m a m a n , ils n ’eu a va ie n t p lu s.
Su r cet t e d er n ièr e d écla r a t io n , Lin e se je t a de
n ou veau au cou d e M “° D o r ge r a y et l ’em b r a ssa ju s'lü ’à m e u r t r ir ses jou es. E lle a va it b ea u cou p
Srau d i d ep u is d ix-h u it m ois. Ce n ’ét a it p lu s u n
bébé, m a is u n e p et ite p er son n e fin e d on t les ye u x
bleus sou s les ch e ve u x d ’or, m ou sseu x e t 1111 p eu
’ous, fa isa ie n t son ger à d es b leu et s d an s u n ch a m p
d ’ép is m û rs.
. Un e p en sée p a r u t ger m er d an s l ’es p r it de la
loune fem m e, m a is elle n e l ’exp r im a p o in t , et ,
coin m e d e u x h eu r es son n a ien t à l ’églis e , e lle se
red ressa, so u p le e t gr a cie u se , p ou r a cco m p a gn er
'^ n iielle, p r om ett r e en cor e sa vis it e , p u is la p et ite
Porte r efer m ée, elle s ’é lo ign a , les ye u x su r le ehe'Oin lier b u , ét oilé d e p â q u er ett es, sa n s rien vo ir de
*a r iviè r e q u e le soleil p a illct a it d ’é t in celles, n i
des p r és fleu r is, n i d es a ca cia s a u x b la n ch es
Çra p p es q u i ch a n t a ie n t la joie d u p r in t em p s
épan ou i.
E lle r e ga gn a l ’h ô t el, p r it son m a t ér iel d ’a r t ist e
s ’en fu t d r esser son ch e va le t su r la p la ce, d e va n t
:i m aison d u Go u ver n eu r .
. P en d a n t q u e, d ’u n p in ceau a ler t e, e lle en fix a it
cu r ie u x d é t a ils : les fen êt r es ir r é gu liè r e s a vec
e»rs p et it s ca r r e a u x, la p or t e, en cad r ée de co
n n u e s, le d ou b le p ign o n q u i la fla n q u a it et la
,°>irde t ou r ca r r ée q u ’a llé ge a it u n e a m u sa n t e
ech a u gu et te, e lle p en sa it :
Ce Le ygo n ie est évid em m en t q u e lq u ’u n . P o u r
v o i n e l ’ép ou ser a it -elle p a s? E n som m e, ce se r a it
’non in t ér êt d e p ou sser à ce m a r ia ge ... J e m ’y
® *nploierai... Au r a i-je d e la p ein e? N on , p eu t -ê t r e!
es t si jo lie ! Ah ! je com p r en d s q u e son sou
�88
L A M AI SO N SU R L E R O C
ve n ir r este clans les cœ u r s q u i l ’on t a p p r och ée.E lle p ou ssa u n so u p ir q u i t r a h is s a it t ou t e la
t r is t e s se in e xp r im é e d e son âm e.
A la sor tie d e l ’école, d es en fa n t s vin r e n t la
r ega r d er p ein d r e. Lin e et Tiu o se jo ign ir e n t ati
gr o u p e, m a is, a r gu a n t de la con n a issa n ce d éjà fa ite,
ils en p r ofit èr en t p ou r s ’a r r o ger la p r em ièr e place,
se co n stit u er les ga r d es d u cor p s de « la d am e ».
Ils m on t r a ien t d a n s ce rôle u n e gr a vit é si d éli
cieu sem en t com iq u e q u e la jeu n e a r t ist e sou p ira
en cor e : e lle n ’a va it p a s d ’en fa n t s, et, ju s q u ’ici,
em p or t ée p a r le t ou r b illo n de la vie m on d a in e, elle
n ’en a va it p as ép r o u vé le r egr et , m a is voici qu e,
d a n s son cœ u r , s ’é ve illa it un a r d en t d ésir de
m a t er n it é. Ce lu i q u i é t a it p a r t i, q u i n e v o u la it
p lu s r even ir , n ’a u r a it p a s a gi d e la sor te s ’il y
a va it eu u n b er ceau d an s la m aison .
Le p in cea u s ’a git a it . Il p la q u a it ici u n e petite"
t a ch e , là , u n e a u t r e, et le t ou t d on n a it u n e im p r es
sion d e sa isis sa n t e vér ité.
— C ’est b ien fa it ! a p p r o u va Lin e . Au s s i bien
qu e si c ’ét a it d e p a p a ...
M mo Ver sa le a va it fin i; e lle r a n ge a it ses p in cea u x
d an s sa boîte.
— J e cr ois q u e vou s a im ez b ea u cou p vot r e p ap a,
r em a r q u a -t -elle.
— O n ! o u i, M a d a m e!
— Ser iez-vou s con t en ts s ’il vo u s d on n a it, ntt
jo u r , u n e m a m a n ?
Le s so u r cils d e Lin e se fr on cèr en t :
— Ça d ép en d r a it ! r ép o n d it -elle d ’u n a ir d e p ct 't c
fem m e.
T in o n ’a va it q u e cin q a n s; il m it ca r r ém en t les
p ied s d an s le p la t :
— M oi, je sa u t er a is en l ’a ir , si c ’é t a it m ’Am ie lle ,
a vo u a -t -il.
I.a jeu n e fem m e a t t ir a ver s elle la fr im ou sse
é ve illé e où il r est a it , a u coin d es lèvr es, u n p eu de
la con fit u r e d u goû t er .
— E li bien ! m u r m u r a -t-elle, si vou s vo u le z, je
vo u s a id er a i à r éa lise r vo t r e d ésir ...
I ls la r ega r d èr en t a vec a d m ir a t ion , com m e o»
r ega r d e la b on n e fée q u i, d ’un cou]) d e b a gu ett ei
p eu t ch a n ger les fe u ille s m or tes eu p ier r es p r é
cieu ses, et leu r ém otion fu t si vive q u e, d ’abordi
ils n ’o sèr en t r ien a jo u t er .
Lin e r isq u a en fin :
— M a in ten a n t , on va a lle r ch ez e lle ... C ’est
l ’h eu r e!
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L A M AI SO N SU R L E R O C
8g
— A q u oi vo i» a m u ser ez-vou s ?
— I lila ir e n ou s a p p r en d r a à fa ir e d es b a lles d e
c°üeous. Il sa it b ea u cou p de ch oses.
— Vr a im e n t ?
—■O u i, il r acon te com m en t l ’h ér isson ch a sse le
?®rpent, et l ’écu r eu il, la fa în e ... Com m en t la v i
laine fou in e su r p r en d p a r fo is la cou veu se e t la
Sa>gne.
Il sa it d is t in gu e r les n id s a u ssi h a u t s q u ’ils
s°ien t ! a ffir m a le ga r ço n n et , t o u jo u r s a d m ir a t if.
— E t i 1 con n a ît t ou t es les p la n t es, su r e n ch é r it
sceu r. L ’h er be a u x b lessu r e s, l ’h er be à gu é r ir
a fièvr e, et l ’h er be d e sa in t R och q u ’on a t t a ch e
^î1 jo u g, les jou r s de b én éd ictio n ... E t p u is les
cinq h er b es d e la s a in t J ean d on t on fa it d es cr o ix
'W’ou clou ç au -d essu s d e la p or t e d es ét a b le s...
I.cs d e u x se m b la ien t si fier s d es t a le n t s de leu r
a,|ii qu e M mo Ve r s a le en p r ofit a .
J ’a im er a is à le con n a ît r e, a vou a -t-elle.
.
Ven ez a vec n ou s, M a d a m e! O n vo u s m on t r er a
^ c k - F e ll o w , le vie u x ch eva l q u i a r em p or té beau °Up de p r ix qu a n d il ét a it je u n e ... E t vou s ver r ez
jj'issi M a r ion , la fem m e d ’I lila ir e . Qu a n d e lle e s t
c bon n e h u m eu r , e lle r a con te l ’h iso ir e d u le b e r°!< (i) e t de la c h a s s e 'v o la n t e ...
— F,t M lle D o r ge r a y, la voit-on a u ssi ?
O h ! ou i, m ais qu an d le b u r ea u est fer m é... Si
?°Us a von s été sa ges, e lle n ou s r a con te a u ssi de
cHes h ist o ir e s ... Ce lle q u e je p r éfèr e, c ’est ll la n h e - n c ig e ...
E t m oi, l ’a d r o it v o le u r ! in t er r o m p it Tin o .
1— On lu i d ir a de vou s r a con ter les d e u x !
Séd u ite p a r d e t e lle s p r om esses, la jeu n e fem m e
la issa em m en er . Am ie lle la t r o u va in s t a llé e su r
e sa loir en tr e les en fa n t s, et b ien qu e la gr a n d e
Saisine fû t u n e fa çon d e p la ce p u b liq u e où le
je t e u r , les vo isin es, les ch e m in e a u x, p a r fois m êm e
co n t r ib u a b les lo r s q u ’ils a va ien t fr oid , en tr a ien t
oiutne ch ez e u x, e lle n e p u t r ép r im er un lé ge r
gou ver n en t d e su r p r ise q u i n ’éch a p p a p o in t à la
's it e u s e :
. — J e m ’e xer ce à m es d evo ir s fu t u r s , d it celle-ci
11 e s sa ya n t d e sou r ir e.
■— J.’â va is b ien co m p r is, h ier , qu e vou s n e d eviez
a vo ir d ’en fa n t s...
^
Ce b on h eu r m ’a été r efu sé ju s q u ’ici e t je m e
e® iande si je le co n n a ît r a i ja m a is.
l.oup.^arou.
�vu
I ,A M AI SO N SU R L E R O C
Te s la r m es, m on tées a u x b ea u x ve u x d e flam m e,
u n e d ou leu r bien r éelle q u i n e se n t a it
p a s l ’in t r iga n t e .
M"° D o r ge r a y se d it en cor e :
_ v()i\ a i-je r en con tr é ce vis a ge ?
P u is elle s ’a ssit su r le b a n c, en face d u sa loir .
11 y a va it de la la ssit u d e d an s ses m oin d r es m ou
vem en t s.
— Ce t r a va il d ép a ssé vos for ces, M a d em oiselle,
r em a r q u a l ’a q u a r elliste.
__ P en d a n t la gu er r e p eu t -êtr e... pas- m a in
t e n a n t ! C ’est le t r a n -t r a n m on oton e... d a n s t ou t e
son lior r eu r .
_ Un jo u r , h eu r eu sem en t, vou s y éch a p p er ez...
— J e 11e le cr ois p a s...
Un silen ce p a ssa qu e r om p it seu lem on lf l ’en tr ée
d ’u n vie u x m en d ia n t à barbe b la n ch e q u i s ’a ss it
d eva n t u n e écu ellée d e sou p e ch au d e.
M"'° Ve r s a le , vo ya n t qu e sou hôte 11e sou t en a it
p a s la con ver sa tion , ju ge a san s d ou te q u ’e lle ne
d e va it p as p r olo n ger sa vis it e ; elle se leva :
— P ar d on n ez-m oi d ’a voir s u ivi ces p et it s , ditelle. I ls 111’in t ér essen t , et j ’en vie leu r p èr e!
Am ie lle n e r ele va p as cet te r éflexion , et ses
jeu n es vo isin s se ch a r gèr en t d e r em p lir le vid e :
— M a d a m e, ven ez vo ir B l a c k - F c l l o w !
I lila ir e , t o u jo u r s u n p eu solen n el, p r ésen t a le
fa vo r i, a ssez m al eu p o in t : le m a t in , 011 l ’a va it
t r o u vé d an s son b o x, jet a n t p a r les n a sea u x et les
ye u x in ject és de sa n g. Il a va it r efu sé tou t e n ou r
r it u r e. Le bar on a va it d on n é ord r e q u ’011 lu i m ît
u n e co u ver t u r e et en vo yé ch er ch er 1e vé tér in a ir e
q u i a va it d ia gn o st iq u é u n e p n eu m on ie.
— C ’est l ’a u tr e soir q u ’il a p r is ce la i gr o gn a le
vie u x d om estiq u e. L a n u it ét a it fr a îch e qu an d
n ou s som m es r even u s, ,et il a va it lon gt em p s
a t ten d u d eva n t le p erron .
Am ie lle d étou r n a la t êt e ; t o u t ce q u i lu i r a p p e
la it les folies d e son p èr e lu i ét a it in su p p or t a b le.
Pou r s ’occu p er , ca ch er la cr isp a t io n de ses t r a it s ,
elle o u vr it la p or te coelière q u i d on n a it su r la
n ie lle . M ,uo Ve r s a le d u t p r en d r e con gé :
— Dem a in , d it -elle, je d ésir er a is fa ir e u n e étu d e
de vot r e m a ison . E lle d oit b ien se p r ésen t er du
côté ja r d in ... Me p er m et tez-vou s d e p la n t er m ou
ch e va le t d an s u n e de vos a llées?
Am ie lle 11’osa p as d ir e n on , et son p èr e, qu e
sé d u isa it tou t e n o u vea u t é, Vou lu t lu i-m êm e accu eil*
lir la jeu n e a r t ist e. 11 la t r o u va ch a r m a n t e, très
Y m e t t a ie n t
�L A M AI SO N SU R L E R O C
9*
fem m e d u m on d e, évid em m en t h a b it u ée à ce q u ’on
lu i b a isâ t la m a in .
E lle m it le com b le à son en t h o u sia sm e en lu i
r é vé la n t q u ’elle é t a it u n e b r id geu se co n va in cu e.
T o u t d e su it e , il l ’in vit a p ou r le soir m êm e, fit
éven t r er en son h on n eu r u n p â t é t r u ffé, con fec
tion n er le m a ssep a in t r a d it io n n el et r et r o u va p ou r
lu i p a r ler les for m es ga la n t e s d e sa jeu n esse.
Lo r s q u ’elle fu t p a r t ie, sou s l ’escor t e d ’H ila ir e ,
a u x en vir o n s d e m in u it , l ’a ve u gle r em a r q u a :
—
E n som m e, vo u s n e sa vez r ien d e cet t e jeu n e
fem m e q u i se je t t e à vo t r e tête. J e l ’ai b ien écou tée.
E lle n ’a r ien d it q u i p û t n ou s écla ir er su r son
e n t o u r a ge fa m ilia l. N e t r o u vez-vou s p a s q u e c ’est
ét r a n ge, et m êm e u n p eu in q u iét a n t .
Am ie lle le p e n sa it a u s si, m a is le baron n e r ép on
d it p oin t . Il d even a it d u r d ’o r e ille q u a n d les
r éflexio n s n ’ét a ien t p a s d e son g o û t ...
II
D a n s u n e secon d e r en con tr e à la cr o ix de M is
sion , t ou t en p e ign a n t , et com m e si e lle r ép on d a it
¡i d es in t e r r o ga t io n s q u ’e lle n ’a va it p as en ten d u es,
M™ Ve r s a le r a con t a son h ist o ir e à sa n o u velle
am ie : son m a r ia ge , con clu sou s les a u sp ices de
la Vict o ir e , n ’a va it p as été h eu r eu x. Bie n t ô t ,
a va ie n t s u r gi d es con flit s en tr e sa m èr e et son
îiiari — a u t o r it a ir e s t ou s les d eu x — et , u n beau
jou r , la cou p e é t a n t t r op p lein e, M. Ve r s a le ét a it
P ar ti.
— Vo u s a u r iez d û le s u ivr e , d écla r a Am ie lle
8an s h ésit er .
— J e n ç le p o u va is p a s ... J ’a va is pou r d e d ép la ir e
‘• n ia m èr e... M a is je lu i ai écr it . Il n e m ’a p as
r ép on d u ... Alo r s , j ’ai com p r is q u ’il n e m ’a va it
ép ou sée q u e p o u r m a fo r t u n e, q u e son coeu r r e st a it
fid èle au so u ve n ir d ’u n e a u t r e d on t sa m èr e a m b i
tieu se l ’a va it vio lem m en t éca r té.
P ou r q u oi celle q u i éco u t a it so n gea -t-elle à Bos°n ? La s im ilit u d e d es sit u a t io n s sa n s d o u t e !
E lle r ep r it , la vo ix .p lu s d u r e :
— Il n e fa u t ja m a is cr oir e la b a t a ille p er d u e ...
P . Votre p la ce, je le s u ivr a is et j ’essa ier a is d e lu i
;i| rc o u b lie r le p a ssé...
'<a jeu n e fem m e ve n a it de n o yer le lo in t a in
�Ç2
la
m a is o n s u r l e
ro c
lu m in e u x d an s u n a zu r , d ou cem en t estom p é d ’or.
E lle r ele va ses b e a u x ye u x de fla m m e...
— Ce n ’est p a s fa cile ! sou p ir a -t-elle. P ou r r éu s
sir , il fa u d r a it u n e gr a n d e p a t ien ce, u n com p let
' ou b li de so i, e t l ’a ir qu e n ou s r esp ir on s a u jo u r
d ’h u i n e p r éd isp ose p a s à t a n t de ver t u s
_ C ’est vr a i ! a vo u a M ‘"> D o r ger a y, les m a in s
n ou ées su r sa b r od er ie — u n e n ap p e d ’a u tel d e
p u is lo n gt em p s p r om ise à M. le Cu r é. — ’ Nos
a ïe u les ét a ie n t d éfen d u es p a r tou t e u n e a r m a tu r e de
t r a d it io n s, u n en tou r a ge de con ven a n ces q u i leu r
p er m et ta ien t de t r a ve r ser im p u n ém en t les sit u a
t ion s les p lu s p é r ille u se s... N ou s, p a r la force d es
évén em en t s, les h a b it u d es n o u velles, n ou s som m es
livr é e s sa n s a p p u i à tou s les h a sa r d s d u ch em in
M “ ' Ver sa ie a va it r ep r is son p in cea u . Son lin
vis a ge e xp r im a it u n e a n goisse :
- N ou s som m es san s a p p u i p arce q u e n ou s le
vou lon s bien ! affir m a-t-elle. Au cou ven t où i ’ai
été élevée 011 n ou s a p p r en a it où é t a it le gr a n d se
cou r s, et cer t a in es de m es com p agn es o n t su
m ie u x qu e m oi, p r ofit er de la leçon ... j e les a d
m ir e ... E lle s on t été d éçu es p a r la vie et leu r s
m a r is 11e cessen t de le u r m eu r t r ir le cœ u r
Au t o u r
d ’elle s, les con sola teu r s 11e m a n q u er a ien t p o in t et
elles p a ssen t fi èr es et t r ès d ign e s, sou ten u es n on
p o in t p a r u n e de ces a r m a tu r es, un peu f-,eticcs
d on t vo u s p a r lie z t o u t à l ’h eu r e, m ais p a r d es
co n vict io n s t r è s fer m es, t r ès p er son n elles, a lim en
t ées ch a q u e m a t in , h la sou r ce de vie
M ais voilà
.....,r
a t t ein d r e ce som
m et,1 -•
il fa u t ticu
ellem
4
--------em en t cr ùu-
cifier sa volon té q u e n otr e o r gu e il, e t a u ssi n otre
lâ ch et é 11e s ’y r ésign en t p o in t ... Alo r s , com m e le s
n a geu r s im p r u d en t s q u i n e se m éfien t p a s d es
h er b es p er fid es, en ch evêtr ées au fon d des é t a n gs,
011 se la is se en la cer p a r d es h a b it u d es, d es a ffec
t io n s q u i, in sen sib lem en t vo u s a t t ir e n t a u x
a b îm es...
Ce qu e d is a it sa com p a gn e, Am ielle l ’a va it sou
ve n t p r essen t i; m a is elle n e l ’a vou a p oin t , sa fier té
se r efu sa n t à t r a h ir ses fa ib lesses. E lle p r éfér a
r écit er q u elq u es p a ss a ges d u livr e , lo n gt em p s
fe u ille t é , q u i, p eu à p eu , e t , san s q u ’elle s ’en d ou
t â t , a va it im p r égn é son âm e à la fa çon d ’u n e p lu ie
b ie n fa is a n t e q u i p én èt r e au p lu s p r ofon d d ’u n e
ter re a ltér ée.
M a is , d ès les p r em ier s m ot s, la jeu n e a r t ist e,
l ’a r r êt a p a r 1111 lir e for cé :
— I,a m a ison s u r le r o c! Q u elle u t o p ie ! 11 n ’y a,
�L A M AI SO N SU R L E R O C
93
p ar le m on d e, q u e d es m a ison s b â t ies s u r le sa b le...
On les cr oit solid es p a r ce q u ’e lle s on t d e l ’a p p a
ren ce, et elles son t zéb r ées de léza r d es com m e la
vô t r e ... On les r e p lâ t r e ... Q u elq u efo is, elles
t ien n en t ju s q u ’a u b o u t ... Q u elq u efo is .a u ssi, elles
s ’écr o u le n t ... Ce sera le ca s d e la m ie n n e .v Qu e
vo u lez-vo u s fa ir e ? Mon m ar i n e m ’a im e p a s !
— M a is, a u m oin s, l ’a im ez-vou s?
— O u i, e t c ’est b ien cela q u i m e t u e !
— C ’e s t ce q u i vou s s a u ve r a !... Vo u s com p r en
d rez q u e, m êm e si l ’on s ’est t r om p é, on n e d oit p as
d éser t er son d evo ir , tou t d u r q u ’il s o it ...
Des lar m es co u lèr en t s u r les jou es de la jeu n e
fem m e : clic ch er ch a son m ou ch oir d a n s son sa c.
Le t em p s d ’u n é cla ir , Am ie lle e n t r e vit la cou r on n e
d e m a r q u ise q u i t im b r a it l ’u n d es co in s ... Ce
q u ’elle a va it p r essen t i d even a it cer t a in : com m en t
u ’a va it -e llc p as p er cé ¡»lus t ôt la n a ïve t é de l ’a n a
gr a m m e son s leq u el se ca ch a it N iévès O lza n n o.
Se s m a in s d e vin r en t fr oid es com m e si elle a lla it
s'é va n o u ir : d a n s q u el b u t la fem m e d e Boson
éta it -elle ven u e à M on tr éa l ? Sim p lem en t p ou r fu ir
sa so lit u d e d ’a b a n d on n ée ? O u b ien , p a r ja lo u s ie ,
p ou r con n a ît r e sa r iva le .
D e tou t es fa çon s sa p r ésen ce é t a it la p r eu ve
cer tain e qu e son b on h eu r é t a it effon d r é.
A cette p en sée, Am ie lle r essen t it u n e joie t r o u b le
r eva n ch e d e sa d écep t ion — q u i bien loin d ’a l
l é g e r son âm e l'a lo u r d it en cor e.
M mc d e Sa lvè r e r ep r en a it :
— Qu oi qu e je fa sse, t o u jo u r s ce so u ve n ir lu t t er a
con tre m oi !
La d r oite n a t u r e d ’Am ie lle t r io m p h a it d éjà d u
m ou vem en t de sa t isfa ct io n m éch a n t e q u i, u n m o
m en t, l ’a va it sou levée.
— Le p a ssé est le p p ssé ! a ffir m a -t-elle d ’u n e vo ix
Un p eu b la n ch e m a is tr ès n ett e. Cet t e jeu n e fille
11 o u b lié sa n s d o u t e !... E lle a u r a com p r is q u ’elle
a va it p r is le r êve p ou r la r é a lit é ... D u r est e, elle
'loit o u b lie r ... E t lu i a u s s i!... C ’est le u r d e vo ir !
— Ecou te-t-on t o u jo u r s son d e vo ir ? Au t o u r de
"lo i, je vo is t a n t de fem m es q u i lu i t ou r n en t le
(los !
— Il tie fa u t p a s êtr e d e ce lle s-là ... Su r le m o’Ucnt, on p eu t sou ffr ir sanr. d ou te, m a is a p r ès,
(„IUelle con sola tion ! Se m ép r iser soi-m êm e, ce d oit
ctre si d u r !
. I.a p or t e d u ja r d in s ’o u vr it : I lila ir e p a r u t su r
c se u il, et , de loin , fit à sa jeu n e m a ît r esse le
�g4
L A M AI SO N SU R L E R O C
s ign e co n ven u q u i a n n on ça it l ’a r r ivée d es co n t r i
b u a b les.
Am ie lle se le va et , sa n s a jo u te r d ’a u t r es p a r oles,
la go r ge en cor e ser r ée p a r l ’ém o t io n , e lle
s ’é lo ign a : .
L a jeu n e fem m e a lo r s, a b a n d on n a ses p in ce a u x
— de gr o s n u a ge s m on t a ien t ver s l ’ou est m od i
fia n t ses effets d e lu m ièr e. — As sise su r les degr è s d e la cr o ix q u i p r o je t a it sou om b re s u r son
vis a g e , e lle r ep a ssa les q u in ze m ois éco u lés,
d ’a bord son vo ya ge (le n oces, au d er n ier p r in
t e m p s, d a n s u n e con for t a b le lim ou sin e, q u i les
em p o r t a it su r t ou s les ch em in s d e l ’Alg é r ie et
d u M ar oc — u n r êve d e fleu r s et de ciel b leu de
m o n t a gn es r oses et d e vie u x m in a r et s d on t e lle
ga r d a it en core l ’ét o u r d issem en t ...
P u is , le r et ou r , le d éb u t de la vie sér ieu se le s
p r em ièr es d ifficu lt é s ...
e’
M " O lza n n o en ten d a it qu e son gen d r e n e r e st â t
p a s o is if, m a is a va n t de lu i d on n er u n r ôle d e p r e
m ie r r a n g, elle p r ét en d a it le fa ir e p a sser su ccessi
vem en t p ar tou s les se r vices, et en sou s-ord re
Boson a ccep t a fo r t m a l cet t e fa çon d e vo ir o u i le
m et t a it sou s la cou p e de sa la r iés. Il se r eb iffa it
d e va n t les ob ser va t ion s les m ie u x ju st ifiées Tr o p
lo n gt e m p s, il n ’a va it écou té qu e son ca p r ice p ou r
se m u er t ou t d ’u n cou p eu h om m e d e sen s r a ssis
ca p a b le de m a ît r iser les m ou vem en t s d e son im p a
t ien ce.
1
E t p u is, il n ’a va it p as p ou ssé loin ses ét u d es
scien t ifiq u es : il s a va it t o u t ju s t e ce q u e p eu t sa vo ir
u n 111ed i ocre b a ch elier . A ch a q u e in s t a n t il é t a it
a r r êt é; il n e com p r en a it p as ce q u ’on lu i com m a n
d a it ou il le co m p r en a it m a l, e t cet t e ign or a n ce
q u ’il e s s a ya it d e d issim u le r au lieu d e la va in cr e
p a r d es étu d es t ech n iq u es, cou r a geu sem en t en t r e
p r ises , a m en a it d es con flit s où M">» O lza n n o / -tait
p r ise p ou r a r b it r e e t q u i en t r a în a ie n t d es e x p lic a
t ion s or a geu ses.
Tr o is sem a in es a u p a r a va n t , il a va it d on n é u n
or d r e de son a u t o r it é p r ivée, et cet ord r e en con
t r e d isa n t u n a u t r e, a va it ét é ca u se d ’u n flot t em en t
d es p lu s fâ ch eu x q u i r et a r d a it d es livr a is o n s , m é
con t en t a it d es clien t s sér ieu x.
Ce t t e fois, M m° O lza n n o le p r it d e t r è s h a u t :
J e vou s ai d it qu e vou s n ’ét iez rien ici... Pour*
q u oi a ssu m ez-vou s d es r esp o n sa b ilit és q u i n e son t
p as d e vo t r e r essor t ?
Le jeu n e m a r q u is s ’é t a it ca b r é sou s le r ep r och e.
�L A M AI SO N SU R L E R O C
95
— Il n ’est p a s a d m issib le q u e m oi, q u i su is le
m ar i d e M Uo O lza n n o , je d oive à t ou t es m in u t es
m ’in clin e r d e va n t d es a d m in is t r a t eu r s in solen t s
ou de p et it s in gén ieu r s gon flés de le u r scien ce.
— Le t it r e , qu e vo u s in vo q u ez n ’a a u cu n e va
leu r ! N ié vè s n ’est p a s m a fille ... E lle n ’e s t q u e
nia b elle-fille, et , com m e t e lle , e lle n ’a a u cu n
d roit à r even d iq u er su r l ’u sin e. Ve u ille z vo u s en
s’ou ve n ir ...
— D a n s ces co n d it io n s, je 11e sa u r a is con t in u er
la vie q u e je m èn e ... E lle est in sou t en a b le...
- E t m oi, M on sieu r , je 11e sa u r a is ga r d er d e p a
r esseu x clic/ , m o i! R ep r en ez vo t r e p la ce, j ' y con
sen s... O u b ien d éb a r r a ssez-n ou s de vo t r e p r ése n ce!
— J ’a i ch o isi, M a d a m e... J e m ’en ir a i...
N ié vè s l ’a va it su p p lié ; il a va it secou é im p a t iem
m en t les p et it e s m a in s a ccr och ées à son b r a s :
— O u i, je m ’en ir a i... E t je n ’a u r a is ja m a is d û
en tr er d an s cet t e m a ison ! I,a p o r t e en é t a it t r o p
b a sse! 11 a fa llu 111e cou r b er ...
Alo r s , com m e il a r r ive en p a r e ils ca s, il a va it
la issé éch a p p er d es p a r oles r egr et t a b les :
- C ’est 111a m èr e q u i m ’a p o u ssé... Se u l, je 11’y
a u r a is ja m a is co n sen t i...
M "10 O lza n n o lu i a va it m on tr é la p o lie :
— Uoson ! a va it en cor e s u p p lié la jeu n e fem m e.
11 s ’é t a it a r r êté su r le seu il :
— J e ue vo u s in vit e p a s si m e s u ivr e ... J e b r i
serais vot r e vie ... E t , en éch a n ge, je 11’a ü r a is ru 11
a vo u s o ffr ir ...
E t il ét a it p a r t i p en d a n t qu e N ié vè s s ’a ffa iss a it
(lan s u n fa u t e u il en p r oie à u n e cr ise n er veu se...
U11 m om en t e lle esp ér a q u ’il r ép o n d r a it à sa
le t t r e ; le silen ce a ch eva d e lu i d éch ir er le cœ u r .
— 11 n ’a r ien à 111,’offr ir , se r ép ét a -t -elle cen t fois.
C’est d on c q u 'il n e m ’aim e p a s... E t p u is q u ’il 11e
!n ’a ép ou sée qu e p r essé p a r sa m èr e, c ’est p r ob a
blem en t p a r ce q u ’il eji a im a it u n e a u t r e.
Cet t e a u t r e, q u e lle é t a it -e lle ? E lle in ter r ogea
St‘s so u ven ir s. (J11 jo u r , à Sa lvè r e , d an s les p r e
m iers t em p s d e le u r m a r ia ge , le vie u x P ié r ille
nva it d it d eva n t elle :
- ,— Qu a n d m on sieu r le m a r q u is est ve n u ici,
V
a cin q à s ix m ois, je 11e 111e d ou t a is gu è r e
'l'i’il y r evien d r a it b ien tô t en m aît r e.
Hoson a va it p aru co n t r a r ié d e cet te r éflexio n ; il
ava it cou p é cou r t à t ou s com m en t a ir es en en t r a i
e n t sa fem m e p a r les la cets en p en te, ve r s les
“ clu ze a u x » a u x t r a giq u e s so u ven ir s.
�g6
L A M AI SO N SU R L E ROC,
E n c h e m in , e lle lu i d i t :
_ Vo u s n e m ’a vie z p a s r a con te qu e vo u s ét iez
r even u à Sa lvè r e ...
I l r é p o n d it t r è s v i t e :
_ J ’a va is r en d u vis it e à m on on ele, le colon el.
Alo r s , m e t r o u va n t si p r ès, je n ’ai p as r ésist é au
d é sir de r evivr e m es so u ven ir s de jeu n esse.
lille s ’é t a it con ten tée d e cette r ép on se, et d ep u is,
n ’a va it p lu s so n gé à l ’in cid en t . _
Il
lu i r e vin t au m ilie u d e ses la r m es; e lle se
r a p p ela l ’a ir en n u yé d e son m a r i, et q u elq u e ch ose
la p ou ssa à en sa vo ir d a va n t a ge.
Sou s p r ét ext e qu e le gr a n d a ir d is sip er a it d e
con sta n t es m igr a in e s, e lle ob t in t de sa b elle-m èr e
la p er m ission de p a sser q u elq u e t em p s à Sa lvèr e,
m is d an s sa cor b eille au m om en t du m a r ia ge.
M"»> Olza n n o é t a it u n e en têtée q u i n e 'r e ve n a it
ja m a is su r ses d écision s. N ’a ya n t de r eligion qu e
t o u t ju st e ce q u ’il fa u t p ou r ne p as êtr e t a xé e de
lib r e-p en sée, elle n ’ét a it p a s accou tu m ée a u x sé
r ie u x r etou r s su r elle-m êm e. J a m a is son o r gu eil
n ’e û t p r op osé un accom m od em en t; m a is e lle a va it
d on n é à N iévès tou te l ’affection d on t ét a it su scep - I
t ib le son cœ u r , 1111 peu sec, r égi p ar u n e in t e lli
gen ce b ou r r ée de ch iffr es; elle s ’in q u iét a d e sa
p â leu r et de ses ye u x cer n és et accord a la p er
m ission d ésir ée, p eu t-êtr e m êm e a vec l ’a r r ièr e-p en
sée q u ’elle a b r it er a it u n e r éco n cilia t ion , q u e, tôt
011 t a r d , elle p o u r r a it r éin t égr er son gen d r e san s
rien céd er de ses volon tés.
La jeu n e m a r q u ise p a r t it d on c p ou r le P ér igo r d
a vec sa fem m e d e ch a m b r e et son ch a u ffeu r . Dès
’elle fu t là -b a s, sa sou ffr a n ce, loin de d écr oîtr e,
a u gm en t a . Q u ’elle se p r om en ât d an s le p a r c ott
s ’a ssît su r la ter r a sse, ou en core se r é fu giâ t souS
les vie u x p la fon d s à p o u t r elle s, p a r t o u t , elle re
t r o u va it l'im a ge de sou m a r i. P en d a n t la lu n e de
m iel, il a va it été si b on , si d o u x; il se m b la it si
vé r it a b lem en t é p r is; il l ’en la ça it d e t a n t de p a
r oles ch a r m eu ses.
E t m a in ten a n t , de lu i, elle r ed o u t a it le p ir e!
L a ve ille de son d ép a r t , sa belle-m èr e 11e lu i a va itelle p a s jet é ce d er n ier a ver t issem en t : « Cette
sit u a t io n 11e s a u r a it d u r er . Ou b ien , il en passer!»
p a r où je ve u x ... Ou b ien , tu d em a n d er a s le di*
vor ce p ou r 11e p a s a tten d r e q u ’il te d eva n ce...
Le d ivo r ce ! Ce seu l m ot fa isa it h or r eu r à NiévèsE lle le vo ya it su sp en d u au -d essu s d e t ou s le*
b on h eu r s de fem m e p ou r les m en a cer , leu r en le'
�L A M AI SO N SU R L E R O C
97
ve r t ou t e sé cu r it é. N on , n on , elle r e st e r a it fid èle
a u x en seign em en ts r eçu s a u co u ven t, clic n e s i
gn e r a it p a s le p a p ier m a u d it !
Ce q u ’il a d vie n d r a it de sa r ésista n ce, elle n e le
vo ya it p a s tr ès cla ir em en t , m a is ce d on t e lle é t a it
.cer tain e, c ’est qu e, p lu t ô t qu e de co n sen t ir à u n e
p a r e ille e xt r é m it é , elle p r é fé r a it r en on cer à tou s
les a va n t a ge s d e la ter re.
P ié r llle a va it été u n p eu su r p r is de vo ir sa jeu n e
m a ît r esse d escen d r e seu le d ’a u t om ob ile.
E lle a va it r a con t é q u ’u n e im p or t a n te t ou r n ée
d ’a ffa ir es r et e n a it son m ar i loin d e la F r a n ce , et il
l ’a va it cr u e.
D ’a b or d , e lle n ’osa it p a s l ’in t e r r o ge r , de p eu r
q u ’il n e d e vin â t au tr em b lem en t d e ses lèvr es
l ’in t ér êt q u ’e lle a t t a ch a it à sa r ép on se.
Un jo u r en fin q u e le gr a n d a ir a p a is a it ses n er fs
exa cer b és, clic se r isq u a : le vie u x va le t d e
ch a m b r e lu i a p p o r t a it le t h é su r la ter r a sse. To u t
en p r en a n t d u su cr e, les y e u x b a issés, e lle lu i p osa
cet te q u estio n in cid en t e :
— La vis it e de M. le m a r q u is, à la fin d e la
gu e r r e, a d û vou s su r p r en d r e?
— Oh ! ou i, M " 10 la m a r q u ise, je n ’en cr o ya is
p as m es y e u x ! Au p r em ier m om en t, qu a n d j'a i
vu cett e a u t o de lo u a ge et t ou s ces ge n s q u i en
d escen d a ien t, je m e su is d it : « Vo ilà d es t o u
r istes ! » Alo r s , je m ’a va n ce p o u r leu r a p p r en d r e
q u ’il n ’ét a it p a s p er m is d e vis it e r le ch â t e a u , et
je r econ n a is q u i? M. Boson ! Les br a s m ’en son t
t om bés !
— 11 d e va it êtr e en u n ifo r m e ?
•— Ou i, M r,l° la m a r q u ise, et a u ssi l ’officier q u i
l'a cco m p a gn a it . Ils ét a ie n t q u a t r e en t o u t !
■
— Com m en t d on c s ’a p p ela ien t ses a m is ?
— MM. et M 110 D o r ge r a y, d e M on tr éa l. C ’est le
ch a u ffeu r q u i m ’a d it leu r n om ... Le p a p a n ’a va it
Pas l ’a ir a im a b le, m a is la d em oiselle é t a it bien
P la isa n t e !
— O u i, e ’est cela , en effet ... J e n e m e so u ve n a is
P lu s...
E lle a va it p iq u é sa fo u r ch ett e d a n s l ’a ssie t t e d es
* t oa st s » p ou r m on t r er q u e la co n ver sa t io n ét a it
fin ie, et P ié r illc s ’é t a it r et ir é, en d om est iq u e »-csP sct u eu x, im b u d es p r in cip es d ’a u t r efo is.
M ais à p ein e a va it -il r efer m é la p or t e-fen êt r e d u
J jfand sa lon , q u ’a b a n d on n a n t les d é lica t e s fr ia n
d ises, offer tes a son ca p r ice, la jeu n e fem m e é t a it
Vcutte à l ’e xt r é m it é de la p r ou e d e p ier r e, et accou 170- IV .
�I
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l a
m a is o n
s u r
LE R OC
d ée à la b a lu st r a d e , les ye u x su r l'e a u b o u illo n
n a n te
q u i se m b la it s ’ir r it e r con tr e l ’ép er on r o
c h e u x , op p osé à sa cou r se, e lle a va it s a n glo t é !
C e t t e d em oiselle D o r ger a y « si p la isa n t e », e lle
en a v a i t d éjà en ten d u p a r ler : c ’é t a it la p etite-n ièce
d e son p a r r a in , le com te R o za n , et p a r con séq u en t
u n e d es ca n d id a t es éven t u elles au p r e s t igie u x
h é r it a ge . D e ce fa it , e lle l ’a va it toit jou r s con sid ér ée
com m e u n e r iva le . M a in t en a n t , elle é t a it cer t a in e
qu e Boson l ’a va it a im ée, e t q u e, sa n s sa m èr e, il
l ’eû t ép ou sée.
' S i, eu effet, il n ’e û t p a s gar d é u n so u ven ir tr ès
vif d e son sé jo u r à M on tr éa l, n ’eû t -il p a s été
n a t u r el q u ’il en p a r lâ t à sa fem m e, q u ’il lu i r a con
t â t , p a r exem p le :
— J ’ai .été r eçu ch ez le p èr e d e m on ca p it a in e , le
b ar on D o r ge r a y, q u i, com m e vo u s, N ié vè s, es
com p te la su ccession d u com te Roza n .
Au b esoin , il e û t d ésir é la p r ésen t er à ses a m is.
E t il s ’é t a it t u ... il n ’a va it p a s b o u gé...
— J e la ve r r a i! p en sa la jeu n e m a r q u ise... 11 fa u t
q u e je la voie.
E t , p r é t e xt a n t u n e vis it e à u n e am ie, e lle éta it
p a r t ie seu le p ou r M on tr éa l.
Au jo u r d ’h u i, e lle co n n a issa it Am ie lle , elle s a v a i t ,
q u e, sou s scs a llu r e s de jeu n e fille m od er n e, elle
ca ch a it d e gr a n d es q u a lit é s de d r oit u r e. Cet t e droit u r e d e va it d on c, a in si q u ’e lle l ’a va it d it , la
p o u sser à d ér a cin er de sou cœ u r 1111 sen t im en t ,
q u ’e lle ju g e a it cou p a b le.
- L a m a r ier , p en sa la jeu n e fem m e, il n ’y a qu e jf
cela à fa ir e ! E t ce d ép u t é d on t ch a cu n ch a n t e les
lo u a n ges m e sem b le t o u t in d iq u é.
P o u r m ieu x a t t ein d r e son b u t , e lle r éso lu t de
p r en d r e q u elq u es in for m a t ion s d iscr èt es. I,c so if
m êm e, a va n t le d în er , et sou s p r é t e xt e q u ’elle
a va it fr oid a u x p ied s, e lle d escen d it d an s la g r a n d e
cu isin e voû t ée, et t ou t e b r illa n t e d e cu ivr e s, de
1 7 7 ô t 'el d e s V o y a g e u r s .
La gér a n t e s ’y t r o u va it t o u jo u r s à cett e h eu re,
p r essa n t , gou r m a n d a n t ses se r va n te s, e t , à l ’occa
sion , m e t t a n t la m a in à la p â te a vec la sim p licit é
d es m œ u r s p ér igo u r d in es.
A la vu e de «a p en sion «faire, d on t elle a va it flair/ '
la gr a n d e sit u a t io n d e fo r t u n e, e lle se con fon d
en a m a b ilit és.
—
M ad a m e, a sseyez-vo u s là , su r cet t e petit®
ch a is e ... Ce jo u r n a l vo u s se r vir a d ’écr an . Vr a i'
m eu t, je su is d ésolée de vou s vo ir fr isson n n a n t^
�L A M AI S O N SU R L E R O C
99
Sa n s d ou te, vo u s a vez p r is fr o id en p e ign a n t
d eh or s...
— P r o b a b lem en t ... J ’ét a is à la cr o ix d e M ission .
D ’a b or d , il fa is a it b on ... J ’a va is le s o le il... et
M lk' D o r ge r a y... P u is les d e u x son t p a r t is , et je
su is r estée seu le en fa ce d ’ttn ve n t â p r e q u i e x
p liq u e p ou r q u oi, su r ee coin d e p la t e a u , l ’h er b e
est cou r te, sèch e, com m e b r û lée...
— Alo r s , M ad a m e co n n a ît Mlle D o r ge r a v ?
— N o u s a von s fa it con n a issa n ce, l ’a u t r e jo u r ...
E lle est ch a r m a n t e !
— Ah ! M a d a m e, vo u s p o u vez le d ir e ! E t t a n t
d e m ér it es 1 So n p èr e lu i d on n e b ien d es so u cis...
Il jou e, vou s s a ve z! Ça lu i a p r is t o u t d ’u n co u p ...
u n e lu b ie !... P en d a n t la gu e r r e , il p r ét en d a it n e
p as b o u ger et se co n t en t a it d es b on n es p a r t ies d e
fa m ille ... C ’é t a it sa fille q u i a lla it à Sa r la t ch er ch er
les fon d s d e su b ve n t io n ... U n so ir m êm e, cela
fa illit lu i coû ter ch e r !...
— Com m en t cela ?
— Un m a u va is s u je t l ’a va it s u ivie d ep u is la
ga r e. Il la r e jo ign it d a n s u n en d r o it d éser t et il
l ’eû t cer t a in em en t d e va lis é e , a ssa ssin ée p eu t -êt r e
sa n s u n jeu n e officier q u i, p a r m ir a cle, se t r o u va
là , le m a r q u is d e Sa lvèr e.
N ié vè s n e b r on ch a p o in t : e lle a t t en d a it ce n om ;
m a is, com m e elle a va it les m a in s jo in t es , ses d o igt s
cr isp és en fon cèr en t les o n gle s d a n s les ch a ir s.
— On cr o ya it m êm e qu e ce je u n e h om m e l ’ép ou
se r a it, co n t in u a l ’h ôtelièr e en ca ssa n t les œ u fs,
d est in és à u n e sa u ce, m a is il n ’est p a s r e ve n u ...
Alo r s , 011 a pei»sé q u ’e lle 11’en a va it p a s vo u lu , ou
b ien q u ’e lle n ’é t a it p a s a ssez r ich e p ou r lu i, car
il s ’est m a r ié d ep u is...
— E lle n e sera p a s en p ein e p ou r t r o u ver
d ’a u t r es p r ét en d a n t s... M. Le ygo n ie , p a r e xe m p le !
I.a gé r a n t e p r it le t em p s de d ét a ch er d ’u n e m ot t e
d e b eu r r e le m or cea u d on t e lle a va it b esoin , m a is
a va n t d e le m et tr e d an s u n e ca sser ole, e lle se
^ ap p roch a p ou r con fier à sou h ôte su r le t ou d u
m yst èr e :
— M iett e, la se r va n te d e M 11" Se ve s t r e , p r ét en d
q u ’elle l ’a r eftisé, et q u e c ’est p ou r cela q u ’il r e
vien t si r ar em en t à M on t r éa l...
La jeu n e m a r q u ise en s a va it a ssez; e lle se le va :
—- J e le r egr et t e p ou r les d e u x, jet a -t-elle d ’u n e
Vo ix co u p a n t e, ca r ils ét a ie n t fa it s p ou r se com
p ren d re.
P u is, r em on t a n t q u elq u es m a r ch es d e p ier r e, el
�IOO
L A M AI SO N SU R L E R O C
g a gn a la sa lle à m a n ger où l ’a va ien t p r écéd ée u n
e m p lo yé d es co n t r ib u t io n s et t r ois vo ya ge u r s d ■
com m er ce à l ’in ép u isa b le facon d e.
Sa n s t r o p s a vo ir ce q u ’on lu i se r va it , san s m êm e
r e m a r q u e r l a fin esse d e la sa u ce b éa r n a ise n u i
a c c o m p a g n a i t le p oisson , e lle d în a à u n e 'n e t it ô
t a b le à p a r t , e n face d ’u n e c o u p e Z , , ? 1
fr a ises, a u t o u r d e la q u e lle b ou r d on n a ien t es n r e
m ier es m ou ch es...
l,re
111
E n q u it t a n t la Cr o ix d e M ission , Am ie lle a va it
r e ga gn é le b u r eau . Les con t r ib u a b les se m on tr a ien t
m oin s em p r essés q u e les « t o m b eu r s « d ’a llo ca
tion s. E lle e u t q u elq u es loisir s d an s la jou r n ée, e t
en p r ofit a p ou r r a ssem b ler ses id ées, u n m om en t
ép er d u es p a r la d écou ver te q u ’elle ve n a it de fa ire.
P ou r qu e la m a r q u ise d e Sa lvèr e fû t ven u e ;i
M on tr éa l sou s u n n om d ’em p r u n t , il fa lla it q u ’elle
e û t d evin é le r om a n , à p ein e éb a u ch é, q u i n ’ét a it
p a s a llé ju s q u ’a u x fia n ça illes, et q u ’elle en eû t
sou ffer t !
I,a jeu n e fille s ’éton n a de n e p lu s r etr ou ver d an s
son cœ u r cette sa t isfa ct io n m a u va ise q u i a p p la u d it
au m a lh eu r d ’u n e en n em ie. E lle n ’ép r o u va it
q u ’u n e im p r ession d e d élivr a n ce, san s d ou t e p a r ce
q u e, m a in t e n a n t , e lle co n n a issa it m ie u x le c a r a c
tèr e in é ga l, im p u ls if d e Bozou ; elle com p r en a it le
p eu d e sécu r it é qu e lu i eû t offert -cette u n ion . Un
d ésir a r d en t d e s t a b ilit é la d évo r a it com m e u n e
soif.
L ’im a ge d e Ber n a r d s ’in t er p o sa en tr e son r e
gis t r e et ses ye u x :
— Se r a is-je com m e p a p a , p en sa -t-elle. 11 r egr et t e
t ellem en t m on r e fu s ! Qu e d e fois il m e l ’a r ep r o
ch é ... Non p oin t à ca u se d e la gr a n d eu r m or a le
q u e , ch a q u e jo u r , r é vèlen t le s a ctes d e Ber n a r d
Le ygo n ie , m a is p a r ce q u ’il est l ’h om m e le p lu s en
vu e d u d ép a r t em en t , q u e, b ien tô t , p a r ses con fé
r en ces, il sera u n e d es figu r es les p lu s m a r q u a n t es
d e la F r a n ce ...
E lle fit au h a sa r d q u elq u es t r a it s su r son b u va r d .
P en d a n t ce t em p s, sa t ê t e t r o t t a it ; ce d e va it êtr e
si bon d e se d ir e : « Ce lu i a u q u el je su is liée sa u r a
se ga r d er con tr e les su r p r ises d u cœ u r , su p p o r t ef
m es d éfa u ts, t r iom p h er d e son égoïsm e — lcs
�L A M AI SO N SU R L E R O C
IOI
h om m es y son t t ellem en t en clin s — p r a t iq u er en fin
le s ve r t u s de p a t ien ce, de su p p o r t m u t u el, de
d évou em en t , d ’a b n éga t io n sa n s lesq u elles il n e
p eu t y a vo ir d e vie com m u n e, n i de p r ogr ès s p ir i
t u e l, n i d e va le u r m o r a le ... »
To u t cela é t a it d an s le livr e q u e, d an s sa s o li
tu d e, e lle a va it lu e t r elu ; m a is e lle a va it t ellem en t
fa it sien n es les id ées q u ’il co n t en a it q u ’e lle fin is
sa it p a r les cr oir e so r t ies de son p r op r e fon d s.
E lle r est a 1111 in s t a n t silen cieu s e, les cou d es su r
la t a b le, la p lu m e à la m a in .
— P ou r q u oi so n ger à t o u t ce la ? sou p ir a -t -elle
en fin , c ’est u ser ses for ces en p u r e p er te ! La p et it e
fille q u e j ’ét a is en cor e, il y a d ix- h u it m ois, a p r is
la m ir a ge p ou r la r éa lit é. J e sou ffr e d e son er r eu r ,
m a is je n ’y p u is r ie n ... Le p a ssé 11e se r ecom m en ce
p a s...
E lle e s s u ya u n e la r m e q u i a u r a it t a ch é le récap u la t if, et , co u r a geu sem en t , co n t in u a d ’in scr ir e les
d ép en ses d ’u n e p e t it e com m u n e, n ich ée h a u t su r
u n cot eau r o ch e u x.
Le b u r eau fer m é, fid èle à u n e h a b it u d e q u ’elle
a va it p r ise d ep u is q u e son p èr e, m a la d e, se le va it
t ar d le m a t in , e lle em p or t a la ca sset te , con t en a n t
les fon d s d e l ’E t a t d an s sa p et it e ch a m b r e de jeu n e
fille. P u is e lle r ed escen d it , d écr och a d an s le ve s t i
b u le sa ja q u e t t e d e la in e b la n ch e e t a p p ela
Dem oise q u i t r ico t a it d a n s le sa lon . To u s les so ir s,
à cet t e m êm e h eu r e, e lle la r a m en a it à l ’é glis e .
Ce soir -là , la h a lt e p ieu se fu t écou r tée. M ar ion
a r r iva h ors d ’h a lein e :
— L ’in s p ect eu r est là , a n n on ça-t -elle. M on sieu r
a l ’a ir affolé. Il r écla m e M a d em oiselle.
Am ie lle n e s ’ém u t p a s ou tr e m esu r e. Ses r e
gis t r e s e t ses com p tes é t a ie n t t o u jo u r s en bon
ord re. P ou r q u oi a u r a it-elle r ed ou t é les vé r ifica t io n s
officielles ?
L a is s a n t l ’a ve u gle a u x m a in s d e la vie ille d o
m est iq u e, e lle r e ga gn a en co u r a n t la m a ison . A
t r a ve r s la p or te vit r ée d u b u r ea u , e lle e n t r e vit la
silh o u et t e d e l ’in sp ect eu r , d éjà p en ch é su r les
ch iffr es, m a is, sa n s s ’a r r êt er p ou r les co m p lim en ts
d ’u sa ge , e lle m on t a d a n s sa ch a m b r e p ou r y
p r en d r e la ca isse.
Qu el 11e fu t p a s son ét on n em en t de d éco u vr ir
qu e son p èr e l ’a va it p r écéd ée? Les t r a it s co n vu ls és,
ta r esp ir a t io n h a let a n t e, il fo u illa it d a n s l ’a r m oir e,
■
s an s r esp ect p ou r le lin ge fin e t p a r fu m é q u ’il
b o u scu la it .
�10 2
I .A M AI SO N SU R L E R O C
_ Mon D ie u ! p a p a , b a lb u tia -t -elle, qu e ch er
ch ez-vou s ?
_ T a p et it e r é s e r ve !... D e p u is q u elq u es m ois _ je l ’ai" b ien r em a r q u é — t u d evien s tr ès éco
n om e... Ce t a r ge n t , il m e le fa u t ...
_ M a is p ou r cjuoi fa ir e, p a p a ?
— J e n ’ai p as ét é h e u r e u x a u jo u r d ’h u i ! Ch ez les
Bu r za c q u i, t u le sa is, ét a ien t ven u s m e ch er ch er
en a u t o , — B la c k - F e llo w ét a n t m a la d e, — il y a va it
u n b a n q u ier p a r isie n q u i est u n peu leu r p a r e n t ...
Il a p r op osé de t a ille r u n « b a c »... J e n ’ai eu qu e
d e m a u va is e s ca r t e s ... Br ef, u n e cu lot t e d e h u it
m ille fr a n cs !... Il r ep a r t a it p ou r I’a r is... 11 fa lla it
le p a ye r t o u t d e s u it e !... Alor s, tou t à l ’h eu r e
a p r ès ton d ép a r t p ou r l ’é glis ç, j ’ai p r is la som m e
d an s la ca isse et je su is a llé la p or t er à ce m o n
s ie u r , r esté à V H â t c l d e s V o y a g e u r s ... Dem a in je
d ois r ecevoir le m a n d a t de m es a p p oin tem en t s
J e com p ta is tou t r em ett r e en or d r e... F,t, au r et ou r
la fa t a lit é a vo u lu q u e je t r o u ve cet in s p e ct e u r '
11 d oit se d em an d er ce qu e je fa is... Dén êclie-toi
11 y va de m on h on n eu r !
11 p o u va it à p ein e p a r ler . Sa r esp ir a tio n d even a it
si cou r te q u ’il se m b la it p r êt à m ou r ir su r l ’h eu re
Am ie lle , t o u t e t r em b la n t e, g lis s a la m a in d a n s u n
coin , n on en cor e e xp lo r é , et en r et ir a le p or t e
feu ille qu i con t en a it sa p et it e for tu n e.
— Co m b ien ? d em a n d a son p èr e en le lu i a r r a
ch a n t d es m ain s.
— H u it m ille fr a n cs !
— C ’est ju s t e ce q u ’il m e fa u t !
Il fe u ille t a les b ille t s a vec cette d e xt é r it é d es
jo u e u r s, h a b it u és a u m a n iem en t d es ca r tes p u is
il o u vr it la ca sset t e , com p léta la lia sse en ta m ée
et d on n a n t u n t ou r d e clef, sa n s m êm e r em er cier
sa fille , il s ’éla n ça ver s l ’esca lier , a u ssi vit e qu e le
lu i p er m et ta it sa b oiter ie.
E lle le s u ivit m a lgr é les la r m es q u i b r o u illa ien t
ses ye u x : m ie u x q u e lu i, n ’ét a it -elle p a s en m e
su r e de rép on d re a u x q u estion s d e l ’in sp ect eu r d es
fin a n ces, d e fo u r n ir les e xp lica t io n s d ésir a b les...
, h c, d î’iei fu t , d e ce fa it , con sid ér a b lem en t r e
tar d e. Cep e n d a n t , M. D o r çe r a y y fit h on n eu r . Du
m om en t qu il é t a it sor ti in d em n e de la fâch eu se
a ven t u r e, il n e so n ge a it p lu s q u ’il a va it d ép o u illé
s a fille.
Am ie lle ne p o u va it o u b lie r si vit e . D ès q u ’e lle
en t r o u va l ’occa sion , e lle se r et ir a d an s sa ch a m b r e
e t se p er d it en am ères r éflexio n s. E lle a va it r éu ssi
�L A M AI SO N SU R L E R O C
103
cett e fois, à sa u ve r l ’h on n eu r de son p èr e, m a is
s ’il p e r sis t a it d an s ses fo lie s, q u ’a r r ive r a it -il?
Cer t es, il a u r a it la lou a b le in t en t ion d e r est it u er ,
ca r il é t a it h om m e d ’h on n eu r ; m a is on ne
r é a lise p a s t o u jo u r s u n e in t en t io n , et p u is , en
a d m et t a n t q u e ceci lu i se r vît d e leçon , il n ’en r es
t a it p a s m oin s q u e, d éso r m a is, sa sa n t é, d éjà p r é
ca ir e, é t a it à la m er ci d e la p r em ièr e im p r u d en ce.
O r , s ’il ve n a it à m ou r ir , l'ü t ta t r e t ie n d r a it ,
q u elq u e tem p s, son ca u tio n n em en t p ou r e xa m in e r
, 1a s it u a t io n . Am ie lle se r a it d on c o b ligé e d e ch er
ch er a u p lu s vit e u n ga ^ u e-p a in , ca p a b le d e la
n o u r r ir et de n o u r r ir sa ch èr e co m p a gn e, p u isq u e
t o u s les ca lcu ls d e sa p r u d en ce ét a ie n t à va u - l’ea u .
Ses la r m es r ed ou b lèr en t : oh ! p ou r q u oi a va it -elle
com m is la folie d e r ep ou sser Ber n a r d Le ygo n ie ,
su r t o u t — e lle osa se fa ir e cet a veu — d u m om en t
q u ’elle l ’a im a it.
Lu i seu l, p a r son a u t o r it é, son p r e st ige , eû t r e
t en u su r la p en te fa t a le ce gr a n d e n fa n t q u i n e
s a va it p a s r ésister à ses ca p r ices et p r ét en d a it n e
p a s écou ter les a ver t issem en t s d e sa fille.
Am ie lle p le u r a it en cor e lor sq u e M a r ion h eu r t a à
sa p or t e :
— M a d em oiselle, levez-vo u s vit e ! Ce p a u vr e
B l a c k - F e l l o t o l . . . J e cr ois q u ’il va cr e ve r !... M on
sieu r est t o u t sen s d essu s d essou s ! Il a e n vo yé
ch er ch er le vé tér in a ir e.
L a jeu n e fille s a va it t r o p de q u els soin s ja lo u x
son p èr e en t o u r a it l ’a n cien com p a gn on d e scs
p r ou esses p ou r n e p a s r ed ou t er le , con tr e-cou p
d ’u n e p a r eille ém otion .
To u t de su it e , e lle d escen d it : u n e p lu ie fin e,
m on t ée d e l ’ou est a vec le ve n t â p r e, com m en ça it à
tom b er . R ien qu e p ou r t r a ve r ser l ’ét r oit e cou r q u i,
d er r ièr e la m a ison , d e ss e r va it l ’écu r ie, e lle en eu t
les vêt em en t s im p r égn és.
B la c k - F e lla w é t a it cou ch é su r le fla n c, la r e s p i
r a t ion h a let a n t e, les ye u x in je ct é s de sa n g, et , d e
bou t a u p r ès d e lu i, san s s ’in q u iét er d ’u n eon r a n t
d ’a ir p er fid e q u i se g lis s a it p a r u n ca r r ea u b r isé,
le b a r on con ster n é r e ga r d a it m ou r ir le fid èle com
p a gn on d e se s b e a u x jo u r s.
Son vis a ge e xp r im a it u n e s i d éch ir a n t e d ou leu r
q u e sa fille s ’a la r m a :
— P ère, je vo u s en p r ie... N e r est ez p a s ici...
Vous p r en d r ez du m a l...
— N o n ... la isse-m oi... J e n e ve u x p a s le q u it t e r ...
Il n ie ch er ch e d u r ega r d , vois d on c!
�,0 4
L A M AI SO N SU R L E R O C
De la m a in , il fla t t a it le n ob le a n im a l q u i p én i
b le m e n t , so u leva la tête com m e p ou r le sa lu er u n e
d er n ièr e fois. Am ie llc n e p u t l ’en tr a în er .
Le vé t é r in a ir e , a ccou r u en t ou t e h â te, ép u isa sa
scien ce — sa ign ée à la vein e ju gu la ir e , in ject ion
d ’h u ile ca m p h r ée — l ’o r ga n ism e u sé n e r é a giss a it
p lu s. F t la c k - F e llo w m o u r u t à l ’au be a p r ès a vo ir
en cor e e ssa yé de r ega r d e r sou m a ît r e de ses ye u x
vit r e u x. Un gr a n d fr isson le p a r cou r u t . 11 la is sa
r etom b er lou r d em en t son en colu r e su r la lit ièr e.
To u t é t a it fin i...
I,e bar on r en t r a , gla cé et t r em b la n t . 11 se m it au
lit e t Am ie lle le r éch a u ffa à cou p s de b o u illot t es
e t d e b oisson s ch a u d es.
D ’a b or d , elle cr u t q u e ce n e ser a it r ien , u n
sim p le r h u m e; m a is, vit e , l ’ét a t s ’a ggr a va , com
p liq u é p a r la fa ib lesse du cœ u r .
N ié vè s a lla it p a r t ir ; son cœ u r gé n ér eu x lu i so u f
fla de r est er ; elle offr it ses ser vices, et , m a lgr é le
p eu de d ésir q u ’elle en a va it , M"° D o r ger a y d u t
le s a ccep t er : le b u r ea u l ’a b sor b a it u n e b on n e
p a r t ie d e la jou r n ée, M ar ion n ’en t en d a it r ien a u x
soin s d es m a la d es, e t H ila ir e n e co n n a issa it <iue
les sim p les q u i gu é r iss en t les bobos et en tr e
t ien n en t les gen s en sa n té.
La jeu n e fem m e p a ssa n on seu lem en t d es jou r s,
m a is en cor e d es n u it s; elle se d évou a sa n s com p ter.
P a r m om en ts, la fièvr e é ga r a n t les id ées d u
m a la d e, il la p r en a it p ou r sa fille :
—
Vo is-t u , lu i d it -il u n m a t in , je n e m ’in q u èt e
p a s p ou r t o i... Tu h ér it er a s de m on on cle, le
com te Ro/ .an ... 11 m ’en vo u la it p a r ce qu e j ’ét a is
ca va lie r ... T o i, ce n e ser a p as la m êm e ch ose... E t
a lo r s, tu p o u r r a s ép o u ser lîoson d e Sa lvè r e ,
p u isq u e c ’ét a it lu i qu e t u p r éfér a is...
E lle fr ém it d ’en ten d r e ces p a r oles q u i lu i p r ou
va ie n t q u ’elle n e s ’é t a it p as tr om p ée; elle eftt
vo u lu s ’e n fu ir , t a n t e lle so u ffr a it. Qu an d Mlle D or
ge r a y p u t r em on ter a u p r ès de son p èr e, elle
s ’éch a p p a p ou r r esp ir er q u elq u es bou ffées d ’a ir
p u r su r le ch em in d es J o u ven celles, r éfléch ir à
l ’é t r a n ge t é de sa sit u a t io n qu i lui fa isa it d on n er
d es soin s p r esq u e filia u x au p èr e d e e clle qu e
son m a r i a va it a im ée, q u ’il a im a it p eu t-êtr e en cor e.
Q u e lq u ’u n sc p r om en a it au bord d es r och ers
ve r t igin e u x, u n in con n u , jeu n e en cor e et d e b elle
p r est a n ce, n on p a s r asé com m e les h om m es d ’a u
jo u r d ’h u i, m a is p o r t eu r d ’u n e fière m ou sta ch e : d e
m in ces fu b a n s g lo r ie u x r a ya ie n t son vest on .
�I ,A M AI SO N SU R L E R O C
105
Il se r a p p r och a d éco u ver t d e l ’a r r iva n t e , et sou
r ega r d se p osa d r o it sitr e lle :
— P a r d on n ez-m oi, M a d a m e, si je vou s abord e;
m a is je vou s ai vu e so r t ir d u ja r d in d e la p er cep
t io n ... P ou r r iez-vou s m e d on n er d es n o u ve lle s d e
M. D o r ge r a y ?
E lle d e vin a le n om d e son in t er lo cu t eu r à l ’in t é
r êt a n xie u x q u ’il p o r t a it à sa r ép on se :
— J e le cr ois très m a l, M on sieu r ... Le m éd ecin
a d em an d é u n e co n su lt a t io n .
La figu r e d u jeu n e h om m e se d écom p osa :
— Com b ien je p la in s Mll° D o r ge r a y, în 'u rin ur at-il. E lle ser a si seu k: q u a n d son p èr e l ’a u r a
q u it t ée.
— E t e lle est si p eu fa ite p ou r vie illir d an s le
célib a t . C ’est u n e âm e t en d r e et for te q u i, lor sq u e
l ’exp é r ie n ce l ’a u r a for m ée, sa u r a êt r e u n e ép ou se
et u n e m èr e p a r fa it es.
Il p a r u t gê n é p a r cet t e r é fle xio n ; m a is elle
co m p r it bien q u ’il é t a it de son a vis , e t e lle in s is t a :
— J e la con n a is d ep u is p e u d e t em p s, m a is ces
d er n ier s jo u r s on t r a p p r och é n os cœ u r s ... De t o u t
m on d ésir , je so u h a it e q u ’e lle r en con tr e s u r son
ch em in le com p a gn on q u i sera d ign e d ’elle.
Il la is sa tom b er cett e in s in u a t io n e t d it sim
p lem en t :
— D e p u is qu e m es occu p a t io n s m ’em m èn en t
loin d e M on t r ea l, je n ’ai p as r e vu m es vo is in s ...
O ser a is-je vou s d em a n d er , M a d a m e, d ’a ve r t ir d e
m a p r ésen ce M 11' D o r ge r a y, de l ’a ssu r er qu e Ber
n a r d Le ygo n ie se t ie n t à son en t ièr e d isp o sit io n
si 1111 secou r s m a scu lin lu i é t a it n écessa ir e.
— J e fer ai vot r e com m ission , M on sieu r , p r om it
tr ès vo lo n t ier s la m a r q u ise de Sa lvèr e.
E lle 11’e u t ga r d e d ’o u b lie r sa p r om esse. Am ie lle
p a r u t tr ès tou ch ée de la sym p a t h ie d u jeu n e d ép u t é
et e lle le p r ia d e ve n ir vo ir son p èr e q u i se r a it
h e u r e u x d e sa vis it e.
Il vin t , et le b a r on q u i p o u va it à p ein e p a r ler ,
h a let a d ifficilem en t :
— J e su is co n t en t...
E t p u is, sa n s a tt en d r e la r ép on se, il co n t in u a
p a r p et it es p h r a ses, cou p ées d e su ffoca t ion s :
J e lis vos d is co u r s ... Vo u s fa it e d u b ien ...
Bea u co u p d e b ien ... Vo u s êt es d a n s vo t r e vr a ie
voie... 11 y en a q u i n ’o n t p a s t a n t de b o n h eu r ...
Ma fille e t m oi, p a r e xe m p le !
, Un e fa ib lesse le p r it ... Il fer m a les ye u x ; m a is
d n e lâ ch a p o in t la m ain d u vis it e u r , com m e s ’il
�L A M AI SO N SU R L E R O C
m e t t a it en lu i son d er n ier esp oir et n e vo u la it
p a s le la is ser s ’élo ign er .
*
E t ch a q u e jou r , Ber n a r d r e vin t ; il a id a it H ila ir e
à so u lever le m a la d e, à le ch a n ger , et il a p p or t a it
d an s tou» ses soin s, n on seu lem en t sa force, m a is
en cor e u n e d ou ceu r r esp ectu eu se q u i les r en d a it
p lu s p r é cie u x au bar on .
M a lgr é t o u t , le m al em p ir a et les m éd ecin s se
d écla r èr en t im p u issa n t s. Le vie u x p a st eu r , h a b it u é
à ch er ch er d an s les ép in es ses b r eb is éga r ées, se
p en ch a ver s la p a u vr e âm e q u i, t ou t e s a ' vie, a va it
tr op s u ivi la p en te de son égoïsm e ou de sa
fu tilité-, d an s le r a yon n em en t de la d ivin e vis it e ,
le baron com p r it le r ôle qu e sa fem m e et sa fille
a va ien t jou é a u p r ès de lu i, et n e p o u va n t p lu s
d em an d er p ard on à la p r em ièr e, il s ’h u m ilia d e
va n t la secon d e :
— So u ven t , j ’ai t r o p e xigé d e t o i... je t ’ai fa it
d e la p ein e... P ar d on n e-m oi... J e n ’a im a is p a s ce
q u i m ’e n n u ya it .
Il r em er cia a u ssi Ber n ar d et son in fir m ière :
— To u s d eu x, en ven a n t ici, vou s n e vou s
d ou t iez p a s de ce q u i vou s ser a it d em an d é...
Q u elq u es p a r oles b a lb u tiées où r even a ien t d es
so u ven ir s d u bel a u t r efois : son m a r ia ge, un roi
q u ’il a va it escor té, u n con cou r s h ip p iq u e d on t il
a va it été le t r io m p h a t eu r ... p u is il com m a n d a
q u ’on s e llâ t li la c k - F e U o w p ou r u n e r evu e, et r ep r is
p a r l ’e xa ct it u d e m ilit a ir e , il se so u leva en d is a n t :
— C ’est l ’h eu r e d e p a r t ir ...
I l r et om b a a lor s su r scs or eiller s, e t , a va n t le
m om en t su p r êm e, en tr a d an s le gr a n d repos q u i,
so u ven t , p r écèd e la m or t.
Am ie lle 11e p u t su p p or t er celt e vu e , e t , de p eu r
q u e son p èr e n e p er çu t ses sa n glo t s , e lle se r é fu gia
au sa lon .
A l ’or d in a ir e, elle se fa isa it glo ir e d e r effë n cr
sa se n sib ilit é ; m a is, ce m a t in -là , a p r ès u n e n u it
b la n ch e, elle n ’a va it p lu s la force de se com p oser
u n e a t t it u d e.
Ber n a r d q u i s ’in t r od u isa it lu i-m êm e p a r la portefen êt r e, la s u r p r it d an s cet te d ésola t ion :
- Q u o i? m u r m u r a -t-il. To u t est fin i? ...
E lle secou a la tête :
— N o n ... P as en co r e!... M a is il a p er d u co n n a is
sa n ce. E t c ’est si p én ib le d e p en ser q u e, ja m a is
p lu s, il 11e m ’en ten d r a ...
E lle s ’é t a it red r essée. Lu i r e st a it d eb ou t, m a is
au r ega r d q u ’il a t t a ch a it su r elle , elle n e p o u v a i t
�L A M AI SO N SU R L E R O C
107
se m ép r en d r e su r ses sen t im en t s. Il ét a it p r êt à ou
b lier son p r em ier r efu s, à lu i o ffr ir d e n o u vea u
l ’a m ou r , r efleu r i d an s ce cœ u r q u ’il cr o ya it m or t.
E lle n e vo u lu t p a s r éfléch ir à ce q u ’elle r ép on
d r a it . E lle se fû t ju gé e od ieu se d ’écou ter l ’esp oir
q u i fr é m is s a it en elle , a lor s q u e sou p èr e se
m o u r a it .
—
Vo u s a vez b esoin de r ep os, r e p r it le jeu n e
d ép u té d ’u n e vo ix a d ou cie où t r e m b la it son a ffec
t ion . 11 fa u t vou s éten d r e, e s sa ye r d e fer m er les
ye u x. J e r est er a i a vec M mo Ve r s a le a u p r ès d e vo t r e
ch er m a la d e.
En m êm e t em p s, il a r r a n ge a it les co u ssin s sou s
sa tête, il je t a it u n ch â le s u r scs p ied s.
Ava n t d e se r e t ir e r , d ’u n jo li ge st e , à la fois
r e sp e ct u e u x et ch eva ler esq u e, il m it u n gen ou en
t er r e, et b a isa la p et it e m ain la ssée q u i p en d a it
au bord du d iva n , com m e il l ’a va it fa it d é jà , ce
soir où la jeu n e fille, su ffoq u ée p a r les la r m es,
a b a n d o n n a it à la ter r e d éva st ée la glo r ie u s e d é
p o u ille d e son fr èr e...
Le bar on s ’é t e ign it a u x p r em ièr es cla r t é s r oses
d u m a t in , com m e le fid èle co m p a gn o n , ca u se in n o
cen te de sa fin p r ém a t u r ée.
Au so r t ir d e l ’é glis e , il fu t p o r t é au cim et ièr e,
h or s les m u r s, où r ep o sa it d éjà Mmo D o r gcr a y.
T o u t le p a ys l ’a cco m p a gn a , les h u m b les com m e
les fa vo r isés d e la for tu n e. Ce r t a in s le co n n a is
sa ie n t / p e u , m a is t ou s se fa isa ie n t 1111 d evo ir de
t é m o ign er le u r sym p a t h ie à sa fille « si p la is a n t e »
q u i, p en d a n t la gu e r r e, ve r s a it la m a n n e d es a llo
ca t io n s a vec d e b on n es et co n sola n tes p a r oles.
Am ie lle é t a it seu le a vec D em o ise p o u r r ecevoir
les •in n om b r ab les con d oléa n ces. Ses co u sin s — les
Ber ge r ea n -Lim a i se, les L a M or lièr e, m êm e le beau
R en a u d en ce m om en t à P a r is — s ’ét a ie n t excu sé s
com m e les in vit é s d e la p a r a b ole.
E lle se la is s a it ser r er les m a in s, e lle su b is sa it
les em b r a ssa d es d es fem m es, sa n s t r op sa vo ir q u i
lu i p a r la it .
E lle 11c r eco n n u t n ett em en t q u e Ber n a r d , et il
lu i p a r u t si r éser vé d an s ses co m p lim en t s, si d if
fér en t d e ce q u ’elle l ’a va it vu , t r o is jo u r s a u p a r a
va n t , q u ’un gr a n d fr oid lu i tom b a su r le cœ u r .
N ié ves s ’a p p r och a , la d er n ièr e :
—
J e p a r s ce so ir , m u r m u r a -t -elle. J e vien d r a i
vou s vo ir cett e a p r è s-m id i...
�Io8
L A M AI SO N SU R T/ E R O C
A,n ie lle se n t it q u ’elle d e vr a it d em an d er à son
Sn d e ve n ir d éieu n er a vec e lle , et, a p r ès, la pr eà p a r t * l d a vo u e r q u ’elle a va it p er cé son in c o S i t o E lle n ’en eu t p as le cou r a ge. E lle a va it
soif d e se r et r ou ver seu le a vec Dem oise, de p leu r ei
s u r l ’ép a u le m a t er n elle d e celle-ci.
Sa n s a u tr e escor t e qu e M 110 D u ]a r r y, clic « g a g n a
d on c la vieille m a ison ou , d éjà , d es scellés app osés, u n em p loyé, d é lé gu é p a r l ’a d m in ist r a t io n , sa u
ve ga r d a ie n t le tr ésor p u b lic et lu i m on t r a ien t qu e,
b ien t ôt , elle d e vr a it s ’éloign er .
A p ein e tou clia -t -elle a u x p la t s q u ’H ila ir e lu i
p r ése n t a it . Sa p a u vr e t êt e n ’ét a it qu e m e u r t r is
su r es. E lle a va it l ’im p r ession qu e t o u t s'effon d r a it
a u t o u r d ’elle.
E lle n e se d em a n d a it p as en core :
— Qu e fer on s-n ou s? O ù ir on s-n ou s? Sa n s a r
p en t, com m en t a t ten d r e u n e sit u a t io n ?
M ais t ou t es ces q u estio n s se p osa ien t d an s l ’a r
r ièr e d e sa con scien ce p o u r a jo u t e r u n p oid s lou r d
à sa d ou leu r .
Ap r è s le d éjeu n er , elle p a ssa d an s le salon a vec
Dem oise. D es le t t r e s am on celées l ’a tt en d a ien t
su r u n p la t ea u . E lle le s é p a r p illa , ch er ch a n t d es
écr it u r es fa m ilièr es : r eligieu ses q u 'e lle a va it a i
m ées, com p a gn es de co u ven t , ch â tela in es du vo i
sin a ge ...
L'e n -t ê t e d 'u n e en velop p e : h t u d e d e M ° C o r b i n , P a r is , a t t ir a son a tt en t io n , et a vec le b a t t e
m en t d e cœ u r de ceu x q u i n 'a t t en d en t d e la vie
q u e n o u ve lle s d ifficu lt és , e lle la d éca ch et a eu
p r em ier .
— P ou r vu qu e p a p a n 'a it p a s con t r a ct é à m on
in su q u elq u e e m p r u n t ! p en sa it-elle en m êm e
t em p s.
M a is, à son v if ét on n em en t, e lle lu t :
Mad em oiselle, j'a i l'h on n eu r de vous an n on cer â
titre officieux qu’en conséquence du testam en t olo
gr ap h e, déposé dan s mon étude, vous êtes in stituée
légataire u n iverselle par votre gran d-on cle, le com te
Itozan. Les obsèques auron t lieu m ercredi. Su ivan t la
volon té exp r esse du d éfu n t, vous n e d evez p as y
assister...
D ’a b or d , e lle r est a st u p éfa it e, sa n s p a r oles, les
m a in s fr oid es, p u is, b r u sq u em en t, elle fon d it en
la r m es :
M"° R é a u lt se p en ch a a u ssit ô t .
— Ma p a u vr e ch ér ie, q u ’y a -t-il en cor e?
�L A M AI SO N SU R L E R O C
109
E lle n e p u t q u e b a lb u t ie r :
— O h ! si vo u s s a vie z, D e m o is e !... P a p a a u r a it
été si h e u r e u x! E t com m e le h ér on de la fa b le, il
est p a r t i au m om en t où la for t u n e lu i s o u r ia it !...
J e n e p ou r r a i p a s lu i a n n on cer cet t e n o u ve lle , vo ir
la joie b r iller d an s ses y e u x ... C ’est si d u r !
Se s p leu r s r ed o u b lèr en t , et l ’a ve u gle , effr a yée
de cette e xa lt a t io n , la p r it d an s ses b r a s p ou r la
b er cer , se fa ir e e xp liq u e r ce d on t il s ’a gis s a it .
— Oh ! m a ch ér ie, m u r m u r a -t -elle, cet t e for tu n e
en tr e vos m a in s, c ’est p r esq u e e ffr a ya n t !...
Ain ie lle le p en sa it a u s si, m a is u n esp o ir n ou
vea u lu is a it su r sa vie . P eu t -êt r e, p a r cr a in t e d ’un
secon d r efu s, Ber n a r d n ’o sa it-il p a s se d é cla r e r ?
M a in t en a n t , e lle p o u r r a it a lle r à lu i, lu i d ir e :
« J e m e su is tr om p ée... J e le r econ n a is a u jo u r
d ’h u i. C ’est vo u s q u e j ’a im e. J ’a i b esoin d ’un
g u id e ,d ’u n so u t ie n ... Vo u d r iez-vo u s êt r e ce lu i-là ? »
Des p a s léger s su r le p er r on a n n on cèr en t N ié vè s.
Un jo u r n a l ve n a it de lu i a p p r en d r e la m or t d u
com te R o za n , et e lle a cco u r a it ém u e, b ou lever sée,
p ou r vo ir , ce q u ’en s a va it Am ie lle ... Qu e son p a r
r ain lu i lé gu â t en effet scs im m en ses r ich esses, et
sa sit u a t io n é t a it b ien ch a n gée : elle q u it t a it a u s si
t ô t sa b elle-m èr e p ou r r ejoin d r e son m a r i, et celu ici, d an s l ’ivr esse de r ecou vr er sa lib er t é n e p o u r
r a it q u e se se n t ir b ien d isp o sé en ver s celle q u i lu i
en d on n a it le m oyen .
M a is, d ès l ’en tr ée, ses y e u x t om b èr en t su r l ’en
velo p p e, r estée su r la t a b le, l i t u d c d e M" C o r b i n !
E lle r em a r q u a le t r ou b le d ’Am ie lle e t d e sa com
p a gn e. To u t de su it e , elle sou p çon n a la vé r it é .
Sa n s a t t en d r e les con fid en ces, elle in t er r o gea
d ’u n e vo ix fr ém issa n t e :
— Ser a it-ce vou s l ’h ér it ièr e, Am ie lle ?
La jeu n e fille n e p u t n ier . Alo r s , la m a r q u ise eu t
u n e exp lo s io n de d ésesp oir . To u t ce •qu ’elle a va it
ca ch é, r et en u , se fit jo u r com m e ces t or r en t s q u i,
so u d a in , r om p en t le u r s d igu es.
— Vo u s, t o u jo u r s vo u s , su r m on ch em in ! J e
vo u d r a is vo u s a im er ... j ’a i m êm e e s s a yé ... M a is
com m en t vo u le z-vo u s qu e je fa sse ! A p r ésen t ,
c ’est fin i ! J a m a is p lu s, je 11e r ep r en d r a i le cœ u r
de Bo sou ... Cet t e for tu n e é t a it m on d er n ier esp oir ,
et la vo ilà q u i s ’e n vo le !...
Ch ose ét r a n ge, d an s son em p or t em en t , e lle n e
s ’ét on n a p o in t q u e M 110 D o r ge r a y n e lu i d em a n d â t
p a s d ’e xp lica t io n s , q u ’elle lu i d ît s im p lem en t la
m a in p osée s u r son b r a s :
�IIO
L A M AI SO N SU R L E R O C
— J e vo u s en p r ie, N ié vè s, r essa isissez-vo u s. Ces
p a r o les, je n e sa u r a is les en ten d r e!
_ P a r d o n n e z - m o i , b a lb u t ia la jeu n e fem m e, j ’es
p ér a is t a n t
, .
E lle s ’é t a it la issé tom b er su r le ca n a p é et p leu
r a it ép er d u m en t, com m e u n e en fa n t a q u i l ’on
a i r a d ie son jo u et fa vo r i.
A m i e lle e u t p i t i é ; e lle s e p e n c h a s u r c e t t e d é
s o la t io n :
— N ié vè s , m u r m u r a -t-elle, je vou s affir m e qu e
je n ’a i r ien fa it p ou r ca p t er la fa ve u r d e m on
on cle. 11 n e m ’a va it p as r evu e d ep u is qu e j ’ét a is
t ou te p et it e , et je n e lu i é cr iva is ja m a is ! P a p a m e
le d éfen d a it !
— M oi, j ’ét a is a llée le vo ir ap rès n otr e m a r ia ge ...
11 a va it p a r u con t en t de n ot r e vis it e ... Il m ’a va it
m êm e offer t u n co llier d e p er les...
— Vo u s le vo ye z, p lu s qu e m oi, vo u s lu i a viez
fa it d es a va n ce s... Il 11e fa u t d on c rien m e r e
p r och er ... M a is com m e ces jo u r s de sou ffr an ce n ou s
on t r en d u es sœ u r s, vou s m e p er m et tr ez de vou s
o fir ir su r 111a for tu n e u n e p a r t su ffisa n t e p ou r vou s
lib ér er de la t u t e lle d e vot r e b elle-m èr e et r e
co n st r u ir e vot r e fo yer ...
La jeu n e fem m e se r ed r essa , les ye u x fla m b a n ts
d e colère :
— Vo u s m e jet ez u n e au m ôn e ! J e 11e sa u r a is
l ’a ccep t er , et liosoti, n on p lu s, 11e le vo u d r a it
pas !
— O h ! p ou r q u oi le p r en ez-vou s a in si? J ’en ai
gr a n d e p e in e ! J ’a u r a is t a n t vou lu q u ’en r écom
p en se de vo t r e d évou em en t à m on p èr e le b on
h eu r vo u s fû t d on n é...
N ié vè s la r ega r d a , les ye u x t ou jou r s é t in
cela n t s.
— Q u o i! vou s m e co n seillez cela ... en cor e? M a in
t en a n t qu e vou s s a ve z?
— J e sa va is d é jà t o u t lor sq u e je vo u s con
s e illa is ...
L a jeu n e fem m e la con sid ér a a vec st u p eu r :
— C ’est alor s qu e vou s 11e l ’a im ez p lu s, J ctat -elle d ’u n e vo ix âp r e. Vo u s n ’êtes p as com m e Dem oise q u i t r o u ve sa con sola tion d a n s le d evo ir ,
p a r ce qu e c ’est l ’exp r essio n de la vo lon t é d ivin e ...
N i l'u n e n i l ’au t r e 11e som m es en cor e m on t ées su r
d e p a r e ils som m ets...
Am ie lle d e vin t très p â le et r ecu la com m e si
elle a va it r eçu 1111 ch oc au cœ u r .
— J e cr ois qu e je 11c l ’ai ja m a is a im é, r ép on d it-
�L A M AI SO N SU R L E R O C
elle fièr em en t. M a is il é t a it le p r em ier jeu n e
h om m e q u i t r a ve r s a it m a vie. J e l ’a i p r is p ou r
ce lu i q u e J ’a t t e n d a is... D e p u is , j ’ai n et t em en t sen t i
qu e je m ’ét a is tr om p ée, q u e n ou s n ’ét ion s p a s fa it s
l ’u n p ou r l ’a u t r e...
N ié vè s se m o r d it les lèvr es com m e s i l ’a veu
de son am ie la b le ss a it a u vif d e son a m ou rp r op r e :
— J e m e fé licit e q u ’il en so it a in si, jet a -t -elle
d ’u n e vo ix co u p a n t e... Lo r q u ’ils se sa ven t o u b liés,
les h om m es se d éta ch en t p lu s fa cilem en t de cer
t a in s so u ven ir s. Vo u s m ’a vez co n seillé de r evo ir
m on m a r i. J e lu i écr ir a i d e m e r ejoin d r e à Sa lvè r e...
— Vo u s fer ez b ie n ! E n m êm e t em p s qu e vot r e
b on h eu r , vo u s d éfen d r ez vo t r e d ign it é d e fem m e.
La jeu n e m a r q u ise s ’e s s u ya Tes ye u x. Sa p e
t it e t a ille a id a n t , e lle r essem b la it à u n e en fa n t
fa u t ive à q u i l ’on a d it d e d em a n d er p a r d on et
q u i n ’ose p oin t. E n fin , e lle se d écid a :
— To u t à l ’h eu r e, je vo u s a i p a r lé r u d em en t ...
E xcu s e z-m o i... Le cou p a va it été si im p r é vu ! Au
fon d , je su is t o u ch ée ju s q u ’a u x la r m es de vot r e
éla n gé n é r e u x ! Au t o u r de m oi, je n ’a i ja m a is vu
q u e d es ge n s in t ér essés, e t , m oi-m êm e, je red ou te
t ellem en t la vie it r o it e q u e, si je n ’ét a is p a s vn u e
ici, p eu t -êtr e a u r a is-je fin i p a r glis s e r ju s q u ’au d i
vor ce !...
E lle em b r a ssa d ’u n m ou vem en t fo u gu e u x le b eau
vis a ge , en cor e p â li p a r la robe n oir e q u e n ’é g a ya it
a u cu n liser é b la n c, ser r a les m a in s d e l ’a ve u gle
silen cieu se, p u is s ’éla n ça ver s la p or t e :
— N e n i’a ccom p a gn ez p a s ! r ecom m a n d a -t-elle
sa n s se r etou r n er . Ce la va u d r a m ie u x !
E lle n ’a jo u t a p as : « A u r e vo ir ! à P a r is !» E t
At n ielle co m p r it cla ir em en t qu e celle q u i p a r t a it n e
d ésir a it p a s d e n o u velles r en con tr es, q u ’e lle b r i
sa it là les lien s à p ein e éb a u ch és.
— Ad ie u , N ié vè s , d it-elle à vo ix p r esq u e b a sse,
d eb ou t su r le vie u x p er r on .
Pu is e lle r e vin t ve r s D em oise, et , se la issa n t
t om b er à ge n o u x d e va n t celle-ci, e lle écla t a en
sa n glo t s .
Sa co m p a gn e n e p u t sa vo ir si e lle p le u r a it son
p èr e ou si e lle so u ffr a it en cor e d es p a r oles q u i
a va ie n t éch a p p é à M mo d e Sa lvè r e .
E n r éa lit é, la jeu n e fille n ’a va it q u e cet t e
p en sée :
— J e n ie cr o ya is m e ille u r e ! E lle m ’a m on t r é
�L A M AI SO N SU R L E R O C
b r u t a le m e n t q u e je m e t r o m p a is... O u i, c ’est vr a i !
L a fo r t u n e q u e je lu i je t a is m e se m b la it la r e
va n ch e d u p a s s é !...
IV
I e soir où Ber n a r d é t a it r en t r é a p r ès a vo ir , p ou r
la p r em ièr e fois, d on n é ses soin s à M. D o r ge r a v,
il t r o u va sa cou sin e D u ja r r y en colloq u e m ys t é
r ie u x a vec sa t a n te Se vest r e, d an s le p e t it sa lon
a u x ' fu n èb r es so u ve n ir s q u ’é g a ya it , ce soir -là, u n e
ger b e d e fleu r s d es ch a m p s.
Au silen ce su b it , a u x r ega r d s éch a n ges, il com
m it q u e les d e u x vie ille s d em oiselles p a r la ie n t d e
lu i e t b ien loin d ’en êt r e m écon ten t, d e p r en d r e
la fu it e , il p en sa q u e cett e cir con st a n ce fa vo r is a it
son d ésir .
,
T r è s sim p lem en t , il r acon ta d ou il ve n a it , l ’e t a t
gr a ve d u p er cep t eu r , e t la p én ib le s it u a t io n q u i
g u e t t a it M "e D o r ge r a y lor sq u e son p èr e a u r a it
cessé d e vivr e .
.
_ Ve u x- t u qu e je t e d is e ! în t cr r o m n it la r ece
veu se «les p ost es. Am ie lle n e p en se p lu s a u jo u r
d ’h u i com m e e lle p en sa it, il y a d ix- liu it m o is !
Alo r s, e lle é t a it p eu t-êtr e t r op p r ès d e sa d écep
tion ; m a is ces cn oses-là n e d u r en t p a s ! Sim p les
cou p s d e soleil d on t gu é r iss en t vit e le s jeu n es
fille s .. Au jo u r d ’h u i, m û r ie p a r l ’exp ér ien ce, e lle
sa u r a d is t in gu e r l ’or p u r d u fa u x b r illa n t ... T u
t 'e s r é vé lé à e lle !... J e cr ois q u ’il 11e t e ser a it p a s
d ifficile d ’o b t en ir sa m a in ... E t les en fa n t s r a f
folen t d e p lu s en p lu s d e leu r vo isin e ...
_ jc d ois r econ n a ît r e q u ’e lle leu r fa it b ea u cou p
de b ien , a p p u ya la vo ix flû tée de M 110 Se vest r e.
E lle o b t ien t t o u t d e Tin o si t e r r ib le q u elq u efo is;
q u a n t à Lin e , je n e sa is ce q u ’e lle d e vie n d r a it si
m ’A m i e l l e q u it t a it le p a ys ... E lle ser a it ca p a b le
d ’en tom b er m a la d e...
_ j e n e p u is t en t er u n e secon d e d ém a r ch e en ce
m om en t, r em a r q u a Ber n a r d q u i s ’ét a it a ssis a u p r ès
de la t a b le. 11 se r a it p eu d é lica t de m a p a r t de
vo u lo ir la d étou r n er de sa d o u leu r ...
_ T o u t cela est t r è s jo li ! s ’écr ia la r eceveu se,
m a is le n ou vea u p er cep t eu r a r r iver a sn n s t a r d er ...
1 ’E t a t n e la isse p a s ses in t ér êt s en sou ffr a n ce...
E lle d e vr a céd er la p la ce, et , com m e e lle n ’a p a s
u n e for tu n e su ffisa n t e p ou r vivr e sa n s r ien fa ir e,
�L A M AI SO N SU R L E R O C
113
e lle d evr a ch er ch er u n em p lo i... N e ser a it -il p as
m ie u x d e l ’en e m p ê ch e r ? ... T u p o u r r a is p a r ler à
M. le Cu r é ... I l te s e r vir a it d ’in t e r m é d ia ir e ... N a t u
r ellem en t , vo u s 11e cla ir o n n e r iez p a s vos fian çailles;
d a n s le p a ys , m a is, a u m oin s, ch a cu n s a u r a it à
q u oi s ’en t en ir s u r les sen t im en t s de l ’a u t r e ... E t ,
en a t t en d a n t , j ’o iïr ir a is à t a fia n cée l ’h osp it a lité..'.
11 y a à la P oste u n gr a n d gr e n ie r où elle p o u r r a it
en ta sser scs m eu b les...
— J e vo u s r em er cie d e vo t r e offr e a im a b le, d it
Ber n a r d en se le va n t , m a is 11c fa ison s p as com m e
la d er n ièr e fois, 11e p r esso n s r ie n ... J e ve r r a i... je
r éfléch ir a i...
M iett e e n t r ’o u vr it la p or t e :
— Il y a d es ge n s q u i d em a n d en t M on sieu r .
To u t e la jou r n ée, le s vis it e s se su ccéd èr en t. Dès
q u ’on s a va it le je u n e d ép u t é à M on tr éa l, les élec
t eu r s a cco u r a ien t , com m e les m ou ch es su r u n pâteatt su cr é. 11 11e p u t se r ep r en d r e qu e le soir , su r
1 - b a n c d u ch em in d es J o u ven celles où il a im a it
à ve n ir fu m er u n e ciga r et t e .
Cer t es, t o u t son cœ u r s ’éla n ça it ver s Am ie llc. Il
eû t vo u lu l ’a b r it er con tr e les d a n ger s d u ch em in ,
n ia is au m om en t d ’affir m er q u e scs sen t im en ts
’t ’a va ie n t p a s ch a n gé , il h é s it a it , r ed ou t a n t 1111
secon d r efu s q u i m e u r t r ir a it son Ame.
E t cep en d a n t , d ep u is q u ’il ét a it en tr é d a n s cette
vie p u b liq u e où l ’on 11e s ’a p p a r t ien t p lu s, où t a n t
de ch oses vo u s écœ u r en t lo r s q u ’on est a n im é de
gr a n d s d é sir s, il a va it p lu s q u e ja m a is so if d ’un
foyer où il p o u r r a it ou b lier , q u elq u es h eu r es, les
t u r p it u d es d e la p o lit iq u e , se r éch a u ffer à la
flam m e d ’u n e p u r e a ffection , où il r et r o u ver a it ses
en fa n t s, s ’é ga ye r a it de leu r s s a illie s , su r ve ille r a it
leu r d évelo p p em en t in t e lle ct u e l et m or a l.
La p a r o le d ivin e q u e lu i a va it r a p p elée, u n jou r ,
le vie u x p a st eu r : i l n ’e s t p a s b o n p o u r l h o m m e
d e v i v r e s e u l , lu i se m b la it in fin im en t vr a ie, d ep u is,
su r t ou t , q u ’il h a b it a it P a r is. !1 r ed o u t a it m a in t e
n a n t la so lit u d e , m a u va is e co n seillèr e, et , p ou r
lu t t er con tr e e lle , 11e p a s l ’écou ter , il n e d e va it
Ijns seu lem en t s ’im p oser d e s 'b e s o gn e s e xce s s ive s ,
des vo ya ge s co n t in u els q u i fa t igu a ie n t son corp s
°t son e s p r it , il d e va it en cor e r eco u r ir a u x m oyen s
su r n a tu r els sa n s lesq u els — il le se n t a it -bien — sa
fa ib le h u m a n it é e û t su ccom b é, l ’eû t p o u ssé ver s
'.’es a ve n t u r e s m isér a b les d on t scs en n em is se
d issen t r éjo u is.
— Ah ! p en sa -t -il en je t a n t sa ciga r e t t e , n i la
�cou sin e Rose, tii la t a n te Se vestr e q u i son t tou t es
p u r es et sa n s gla n d s h or izon s, n e p eu ve n t se
d ou t er d es t en t a t io n s q u e, ch a q u e d étou r , ram èn e
su r le ch em in d es h om m es en vu e ... M a is e lle s on t
r aison d an s leu r s im p licit é ... I l fa u t q u e je p a r le ...
J e p a r le r a i...
Le m a t in d e l ’en ter r em en t , il n ’a va it r ien ch a n gé
à sa d écision : a va n t sou d ép a r t , il ve r r a it M. le
Cu r é. M a is, en p a r cou r a n t les jo u r n a u x, son re
ga r d t om b a su r l ’en tr efilet q u i a n n on ça it la m or t
d u com te R o za n , en sou h ôtel d e l ’a ven u e du
Tr ocad ér o.
11 se so u vin t a u ssit ô t d es gr a n d es esp ér a n ces du
b ar on , et cette p en sée lu i gla ça le cœ u r .
Am ie lle l ’a va it r efu sé, u n e p r em ièr e fois, c ’ét a it
d on c s ign e q u ’elle n e l ’a im a it p o in t ... P a u vr e,
isolée, e lle ser a it p eu t-êtr e h eu r eu se d ’a ccep t er sa
r ech er ch e, et, p a r ce q u ’e lle ét a it fem m e d e d evo ir ,
q u ’e lle a im a it I.in e e t ïi n o , e lle s ’accom m od er a it
de cet t e t r a n q u ille a ffection fon d ée su r l ’est im e,
les lien s d u p a ssé; e lle t r o u ve r a it m êm e le m oyeu
de m én a ger à son m a r i u n in tér ieu r a gr éa b le, de
l ’aid er d an s sou œ u vr e p o lit iq u e p a r sa d ist in ct ion ,
son t a ct , son in t e llige n ce , la g r â c e 'd e ses r écep
t ion s. M a is si e lle h é r it a it d e son gr a n d -on cle, la
sit u a t io n ch a n ge r a it d u tou t au tou t. Le s p lu s
h a u t es a m b it ion s lu i ser a ien t p er m ises, et , san s
d ou te, u n e secon d e fois, e lle d éd a ign er a it l'a m ou r
d e son vo isin . E t p u is, m êm e en a d m e t t a n t q u ’elle
se la is sâ t co n va in cr e, Ber n a r d r ép u gn a it à se poser
a u x ye u x d e la ga le r ie en vu lga ir e cou r eu r de d ots.
On n e m a n q u er a it p a s de d ir e en effet :
—
Il a u r a it p u l ’ép ou ser p lu s t ô t !... M a is il n ’y
a so n gé qu e lo r s q u ’il l'a su e m illio n n a ir e ! Ui>
a r r ivist e com m e les a u t r es, ce m on sieu r q u i, eu
p u b lie, p r êch e les gr a n d s se n t im en t s, et , en son
p a r t icu lie r , ne les p r a t iq u e p oin t !
Non,* n on , si la fo r t u n e so u r ia it en fin à M ll° L>or'
ge r a y, sa con d u it e é t a it n et t em en t tr a cée : il se
t a ir a it , il s ’é lo ign e r a it , il r ep r en d r a it sa vie de
r u d es fan eu rs sa n s com p en sa tion s; n i so u r ir es... Et>
de p eu r q u e la r eceveu se d es p ostes n e p a r lâ t avan t
q u ’il 11e con n û t la vé r it é , il vin t la t r o u ve r dauS
la p et ite s a lle à m a n ge r q u i lu i r a p p e la it u n s*
d o u lo u r eu x sou ven ir .
Les ser in s, d an s leu r ca ge , ch a n t a ie n t p r ès dt*
vie u x p u it s , et leu r m a ît r esse se m b la it presqi*^
au ssi joyeu se q u ’e u x : e lle n ’a va it p a s d écou ver t
I o u i
, 1 ..
: ................ t i
�L A M AI S O N SU R L E R O C
I l n e lu i en p a r la p o in t . I l se con ten ta d e d ir e :
— J e d ésir e r éfléch ir en cor e. D u r este, il fa u t
q u e je p a r t e p ou r u n e t ou r n ée d e con fér en ces d an s
le N or d . A m on r et ou r , n ou s ve r r o n s...
— Il n e l'a im e p a s, so u p ir a Mlle Rose.
E t ce fu t a u ssi l ’a vis d e sa cou sin e Se ves t r e :
— Il n e p eu t se d éta ch er d u so u ven ir de la
p a u vr e E va .
Un e d ép êch e de M e Co r b in à sa n o u velle clien t e
a p p r it a u x d eu x vie ille s fille s les r ich esses fa b u
leu ses q u i t om b a ien t en tr e les m a in s d ’Am ie lle , et
M Uo D u ja r r y, p lu s fin e q u e sa p a r en t e, lu i in s in u a :
— Ber n a r d n e le sa va it -il p a s, et n ’est-ce p a s
p ou r cela q u ’il a p r is la fu it e ! 11 r essem b le si p eu
a u x a u t r es !...
— O h ! je n e cr ois p a s... I l a so n gé tou t sim p le
m en t à sa fem m e et n ’a p u se r ésou d r e à u n e
secon d e u n io n ... E t cep en d a n t cet te sit u a t io n n e
p eu t d u r er . J e va is écr ir e à m on fr èr e de n e p a s
a b a n d on n er la p a r t ie. 11 co n n a ît b ea u cou p d e
m on d e... Il fin ir a p eu t-êtr e p a r lu i t r o u ver ch a u s
su r e à sou p ied .
L a r eceveu se n e d it r ien , m a is elle n e se t in t p a s
p ou r b a t t u e : e lle é cr ivit à son jeu n e cou sin :
— Sa is-t u q u ’Am ie lle D o r ge r a y est d even u e u n e
r ich e h ér itièr e p a r su it e d u t est a m e n t d e son
g r a n d ’on cle, le com te R oza n . J ’esp èr e q u e cette
cir con st a n ce n e te d étou r n er a p a s d ’e lle ... Au con
t r a ir e ! L ’a r gen t est u n e t e lle p u iss a n ce à n otre
ép o q u e! E t t u as u n e si h a u t e m issio n à r e m p lir I ...
E lle r eçu t u n t élégr a m m e p ou r tou t e r ép on se :
Tr ès touch é cle votre p etit m ot affectu eu x; m ais je
ne ch an ge rien à m a décision . Resp ectu eu x com
plim en ts.
Il est en cor e p lu s en têt é q u e m o i! s ’écr ia la
vie ille d em oiselle d ésolée.
Am ie lle a p p r it le d ép a r t d e son vo isin p a r Lin e
q u i, à l ’in su d e sa t a n t e Se ve s t r e e t sa n s m êm e
p r éve n ir Tin o d on t e lle é t a it u n p eu ja lo u s e, s ’ét a it
éch a p p ée p ou r l ’em b r a sser :
—
P a p a est p a r t i, r acon ta la p et it e fille en
[a r m es, et il a d it : « J e n e r evien d r a i q u e d an s
'>ien lo n gt e m p s... » E t p u is, t a n t e Rose a ch u ch oté
en p a r la n t d e vou s : « E lle n e va p as t a r d er à
P a r t ir a u s s i!... » On n e vo u la it p a s qu e j ’e u t e n d é j
�„6
L A M AI SO N SU R L E R O C
IV' iis i ’ai en ten d u t o u t de m ê m e !... O h ! m ’Am ie lle ,
t e 11e ve u x p a s qu e vou s p a r t ie z... Si l ’ou vou s
m et à la p orte de cet te m aison , vou s vien d r ez ch ez
n o u s... 11 y a de la p la ce, vo u s s a ve z!... Des
ch a m b r es et d es ch a m b r es o ù l ’on n ’en tr e qu e p ou r
en lever la p o u ssièr e... J e ser a is si h eu r eu se... Vo u s
ser iez com m e n otre m a m a n ... M a d em oiselle s ’en
ir a it a vec ses lu n et t e s, e t ce ser a it vou s q u i n ou s
fer iez t r a va ille r , q u i n ou s p r om èn er iez, et , le soir ,
a p r ès la p r ièr e, q u i n ou s bord er iez d a n s n otre p et it
lit .
L ’en fa n t se ser r a it con tr e son am ie. To u t son
p et it cor p s fr ém issa it , et ses la r m es se m êla ien t à
celles qu e p r ovoq u a ien t scs con fid en ces p u ér iles.
P lu s ie u r s fois, elle r ép ét a :
_ 1) fa u t ve n ir à la m a ison !
Am ie lle la ber ça d e p a r oles d ou ces e t é va s ive s ,
p u is c r a i g n a n t q u ’on n e ¡»’in q u iét â t d an s la m aison
d u Go u ver n e u r , elle la r eco n d u isit à p et it s p a s, p ar
le ch em in d es J o u ven celles, ju s q u ’a u se u il d u
ja r d in . Un e d er n ièr e fois, l ’en fa n t se je t a à son
cou :
— Si vou s vou s en a lliez, m u r m u r a -t-elle, il m e
se m b ler a it qu e le soleil ne b r ille p lu s...
La jeu n e fille r e vin t len tem en t ver s la d em eu r e
o ù , d éjà , e lle se sen t a it u n e ét r a n gèr e. Des n u ées
d ’or flo t t a ien t à l ’h or izon com m e ce soir où elle
a va it cr u au r êve d e ses vin g t an s. E lle n ’en fu t
p a s tr ou b lée : son cœ u r n e so u ffr a it qu e d e son
d e u il r écen t et d e ce d ép a r t fu r t if à u n e h eu r e où
p lie a u r a it eu u n tel b esoin d e p a r oles am ies.
E lle a lla ju s q u ’à la cr o ix de M ission . I.es cou
r on n es d es R o ga t ion s n ’ét a ie n t p lu s qu e de
p a u vr e s ch oses sèch es qu e les fleu r s d e la FêteD ie u n ’a va ie n t p as en cor e r em p la cées.
E lle s ’a ssit su r les m a r ch es, et, les ye u x ver s
le s cyp r ès n oir s du cim et ièr e, elle se d em an d a si
Ber n a r d , r ep r is p a r les so u ven ir s d e la vie ille
m a ison , n e s ’é t a it p lu s sen ti le cou r a ge d ’e n vis a
ge r u n a u t r e a ven ir . Un m ot échappé à M " 0 Rose
le lu i fa isa it cr a in d r e :
— J e n e m ’en ét on n e p a s, p en sa -t -elle. Il n e
m ’a im a it q u ’à t r a ve r s se s e n fa n t s !... J ’a i eu r a i
son d e n e p a s cr oir e à sa sin cér it é...
Des la r m es ja illir e n t d e ses ye u x. E lle les e s
s u ya vio lem m en t et força son e s p r it à se d is
t r a ir e a u x vis io n s qu e l ’im a gin a t io n lu i r ep r é
s e n t a it : l ’h ôtel d e l ’a r is et son o r gu e ille u se co
lon n a d e, d ép loyée en d em i-cer cle, le p a la is de Ve*
�L A M AI SO N SU R L E R O C
117
n ise si r om a n t iq u e, q u i m ir a it ses p ier r es r ou sses
clan s les e a u x d u Gr a n d -Ca n a l, et la m a ison b a sq u e
d e Bia r r it z, la villa it a lien n e de M on b or on , t ou tes
les d em eu r es, som p t u eu ses ou ch a r m a n t es, offer tes
à son ca p r ice, d on t le m a t in m êm e le n ot a ir e lu i
• a va it e n vo yé l ’én u m ér a t io n , a vec le r elevé d es
én or m es r even u s a m ér ica in s q u i p er m et t a ien t de
so u t en ir le t r a in q u ’e lle s com p or ta ien t.
Klle s ’effor ça d e r et r o u ver sa b elle a ssu r a n ce
d e n a gu è r e, lo r s q u ’elle r e ve n a it de Sa r la t , à la
n u it close, a ve c t r ois cen t m ille fr a n cs dan s- sa
va lise , d e se p er su a d er q u ’elle p o u va it for t bien
m a r ch er d an s la vie , sa n s u n a p p u i m a scu lin .
N ’a va it -e lle p a s été r om p u e d e bon n e h eu r e a u x
ch iffr es, a u x ter m es de loi ? M ie u x q u e b ea u
cou p d ’a u t r es, elle s a u r a it d éfen d r e scs in t ér êt s,
se d é b r o u ille r a vec les h om m es d ’a ffa ir es.
E t p u is, Dem oise ser a it là p ou r lu i t e n ir fid èle
co m p a gn ie, r em p lir les h eu r es trop lou r d es.
M a is elle e u t b ea u se d éb a t t r e : e lle 11c r éu ssit
p as à co n va in cr e son cœ u r . Un e d ésola n te im
p r ession de so lit u d e s ’a b a t t it su r elle.
E lle e s sa ya d e se r a ccr och er a u x sen t im en t s de
p iét é q u ’elle cr o ya it a vo ir . M a is, tr op fr a gile s , ils
11c p u r en t la so u t en ir . P o u r m on ter , N ié vè s l ’a va it
d it , n e t t em en t, u n jo u r , il fa u t cr u cifier s a vo
lon t é, et son o r gu eil n e s ’y r é s ign a it p o in t ... Y couse n t ir a it -il ja m a is ?
E u a t t e n d a n t , elle se vit d a n s u n d éser t , m ou
r a n t de fa im et de soif, su r du sa b le d ’or , et in
ca p a b le d e se leu r r er p lu s lo n gt e m p s, elle cou r b a la
t êt e et la is sa cou ler ses la r m es...
�T R O I SI È M E
P AR T I E
9
I
Am ie lle a va it la is sé sa b r od er ie, et, le cou d e
su r l ’a p p u i de la h a u t e fen êtr e, e lle r e ga r d a it les
d er n ier s r a yo n s d u cou ch a n t se jou er d a n s le
Gr a n d -Ca n a l : d es r eflets m ou va n t s q u i s ’ét ir a ien t
se b r isa ien t , s ’éva n o u issa ien t p ou r se r eform er
u n p eu p lu s loin et d isp a r a ît r e en cor e com m e ces
feu x-fo lle t s qu e le so ir , d an s la ca m p a gn e on
vo it co u r ir su r les e a u x d or m an tes.
Des vo ile s m u lt ico lo r e s, ch a m a r r ées d ’or n em en t s
et d ’em b lèm es, d es gon d oles n oir es, ve st ige s d es
t em p s a b olis, cr oisa ien t des v a p o r c t li et d es can otsa u tom ob iles, p o r t a n t d es t o u r ist es flâ n eu r s ou d es
Vé n it ien n es p a r ées, m a is , m a lgr é cet te a n im a tion
m ie t r a ve r sa ien t d es a ver t issem en t s g u t t u r a u x
d e gon d o lier s, u n e ch a n son lo in t a in e, q u elq u es
cou p s de si filet, d e lé ge r s cla p o t is de r am es d es
r u m eu r s de vo ix , u n e im p r ession d e silen ce vo u s
en velo p p a it . En fer m a n t les ye u x, Am ie lle eû t pu
se cr oir e en cor e à M on tr éa l où les b r u it s d e la
p la in e m on t a ien t si a t t én u é s, si m en u s, q u ’ils
t en a ien t u n p eu d u r êve.
E lle é t a it ven u e a Ven ise, ch a ssée de la m a ison
d u fa b u list e où s ’in s t a lla it u n p er cep teu r n o u vea u ,
et n e p o u va n t en core p r en d r e p ossession de son
h ôtel (le 1 a r is ou d es r ép a r a t ion s, de n o u ve a u x
a m én a gem en ts s ’im p osaien t.
I .’a u t om n e com m en ça it. ÎÏ y a va it en cor e p eu
d ’ét r a n ger s. La p lu p a r t d es vie u x p a la is r est a ien t
fer m és, et la jeu n e fille s ’en r é jo u iss a it : e lle a va it
besoin d e ca lm e p ou r se r ep r en d r e, gu é r ir les
m eu r t r issu r es d e son e(uur; elle n ’eû t p as a im é à
su b ir les vis it e u r s in d iffér en ts.
Son d ép a r t d u P ér igor d a va it été u n vé r it a b le
a r r a ch em en t . J a m a is elle n ’e û t cr u q u ’elle a im a it à
ce p o in t la p et it e ville h a u t p er ch ée où e lle a va it
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119
d e sin cèr es a ffection s et q u ’elle lu i a va it con fié ses
ch er s m or ts eu a t t en d a n t de les t r a n sp o r t er au
P èr e -La eh a ise, d a n s la fa st u eu se ch a p elle q u i,
m a in t e n a n t , lu i a p p a r t e n a it .
P en d a n t les d er n ier s jo u r s, elle a va it vo u lu re
vo ir tou s les ch em in s, s u ivis n a gu è r e, y com p r is
celu i q u i gr im p a it d e la ga r e a vec son t o u r n a n t
d a n ge r e u x et sa tou ffe de ge n é vr ie r s , et les v il
la ges, p er ch és su r les co t e a u x ou sem és d an s la
p la in e, qu i la vo ya ie n t n a gu èr e a r r ive r au trot de
B la c k - F c U o w , u n sou r ir e a u x lèvr es , la p récieu se
va lise à ses p ied s.
Lo n gt e m p s, elle s ’é t a it a tt a r d ée à la Cr o ix de
M ission . Il lu i se m b la it q u e sa b elle in sou cia n ce
d e jeu n e fille y r e st a it a ccr och ée, com m e u n
p a u vr e b o u q u et flé t r i, a u p r ès d es cou r on n es sèch es
r a p p el d es d er n ièr es R o ga t io n s.
La t en d a n ce a u x e xt r ê m es q u i é t a it l ’u n e d es
ca r a ct é r ist iq u e s d e son ca r a ct èr e, la r a id is s a it p a r
a va n ce co n t r e t o u t r en ou vea u d ’esp oir . E lle r e
fu s a it de cr oir e à la sin cér it é, au d ésin tér essem en t.
Tr o p d e p e t it s fa it s P a va ie n t écœ u r ée : l ’em p r essein en t d e cer t a in s ch â t e la in s d es e n vir o n s, les
le t t r e s en la ça n t es de p a r en t s ou d ’a m is q u i 11e
s ’ét a ie n t p as d ér a n gés p ou r les ob sèq u es de son
p ir e , et à p r ésen t la co m b la ien t d ’a va n ces.
Les La M or lièr c l ’in vit a ie n t p ou r la .s a is o n des
ch a sses. M D1C Ber ger e a u -Lim a ise lu i é cr iva it :
« Ch èr e p et ite , q u a n d r en t r ez-vo u s à P a r is ? Mon
m a r i et m oi som m es tellem en t im p a t ien t s d e vo u s
y vo ir ... »
On 11e t r o u va it p lu s la p et it e cou sin e n é gli
gea b le. Si l ’on a va it d éd a ign é l ’h u m b le em p loyée
d e p er cep t io n , on s ’em p r essa it a u t ou r de l ’h ér i
t ièr e d u com te R o za n , et cet te con sta ta t ion ir r it a it
Am ielle au p oin t q u ’elle la is s a it sa n s r ép on se d es
in vit a t io n s d on t e lle d e vin a it t r op l ’ob jet.
Se u les, les la r m es de Rose D u ja r r y 11e lu i a va ien t
p as sem b lé h yp o cr it e s ... E lle en ga r d a it u n so u ve
n ir a tt en d r i.
O11 a va it d û ca ch er i\ Lin e le d ép a r t de son am ie;
n ia is sa vive se n s ib ilit é le sou p çon n a it. Ch a q u e
jo u r , elle se se’r r a it p lu s ét r oit em en t s u r la jeu n e
p o it r in e e t r é p é t a it sa n s se la sser :
—
N e p a r t ez p a s, m ’Am ie lle ... ven ez d a n s n ot r e
m aison !
lit , d ep u is, la r eceveu se a va it é cr it q u e, lor sq u e
p a r u n e in d iscr ét ion d e sa vie ille b on n e, la fille t t e
a va it a p p r is la d u r e vé r it é , e lle s ’é t a it p r esq u e
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éva n ou ie. Le soir , e lle a va it eu la fièvr e : il a va it
fa llu a p p eler le m éd ecin . E t les m a gn ifiq u es
iou ets _ so u ven ir s de l ’am ie loin t a in e, — r eçu s
q u elq u es jo u r s p lu s t a r d , n ’a va ie n t r éu ssi q u ’à
r o u vr ir la sou r ce de ses lar m es.
Am ie lle so u p ir a , et , se r ed r essa n t , elle t ou r n a
les ye u x ver s l ’im m en se p ièce où elle se t r o u va it :
u n sa lon Ren a issa n ce, p r esq u e u n e ga le r ie où d es
for m es de d éesses se jo u a ie n t au p la fon d p a r m i les
n u ées. De gr a n d es gla ces a u x m ir o it a n t s en ca d r e
m en ts r eflét a ien t d es b oiser ies som br es d an s les
q u elles d es figu r es de fem m es ét a ie n t en ca str ées.
Les u n es, r a id ies d a n s leu r col em p esé, d es p er les
d an s les ch e ve u x; les a u t r es, u n lou p su r le v i
sa ge, u n t r ico r n e coq u et su r les ch e ve u x, d a n s
la ten u e d ’in t r igu e et de ca r n a va l.
A u x a n gle s , d es vit r in e s r ecéla ien t les in e s t i
m a b les m e r ve ille s , p a t iem m en t r ecu eillies p a r le
com te R oza n : d en t elles a n cien n es, r eliu r es p r é
cieu ses, ém a u x color és d e M u r a n o, t a sses berga m a sq u es, ver r er ies scin t illa n t e s...
Des fa u t e u ils a u x d ossier s a r m or iés t en d a ien t
leu r s b r a s scu p lt és. Un e n a t t e, jo lim en t t issée en
co u leu r , vo ila it en p a r t ie la fr oid e m osa ïq u e, m a is
sa n s r éu ssir à r éch a u ffer l ’a sp ect gén ér a l de l ’en
sem b le. Cet t e ga ler ie n ’a va it d û ja m a is con n a ît r e
les in t im it é s fa m ilia les , seu lem en t ces r écep tion s
m on d ain es qu i ca ch en t sou s leu r a p p a r a t t a n t
de fa u sset és et de m isèr es m or a les.
• Am ie lle sou p ir a en core. E lle n ’a va it p a s l ’im
p r ession d ’êt r e ch ez elle à Ven ise, et elle se d em a n
d a it s ’il n ’en se r a it p a s de m êm e à P a r is. L ’h ôtel,
en tr evu p en d a n t u n co u r t sé jo u r et p a r cou r u , d es
ca ves a u x com b les, en co m p a gn ie d e l ’a r ch it ect e,
ne lu i a va it p a s p a r u fa it d a va n t a ge p ou r les
h eu r es d e joie et d e d éten te in t im e s. C ’é t a it bien
la d em eu re d ’un vie u x ga r ço n ch ez q u i le co llec
t ion n eu r a b o lit t o u t a u t r e Sen t im en t , q u i vit en
égoïst e p ou r sa t isfa ir e sa seu le p a ssion ...
Le bou ton ciselé d e la p or t e r em u a com m e sou s
la m ain d ’u n en fa n t q u i l ’a t t e in d r a it d ifficile m e n t ,
et Dem oise p a r u t . F.lle a va it eu q u elq u e p ein e à
s ’h a b itu er au lo gis n ou vea u . Les p r em ie r s jo u r s,
il a va it fa llu q u ’At n ie lle la p r om en â t p a r t o u t :
d an s les ch a m b r es où un a p p a r t em en t p a r isien
eu t ten u à l ’aise, p a r les la r ge s es ca lier s, fa its
p ou r les b elles d am es d es m éd a illo n s et leu r s ca
va lier s à la toq u e em p lu m ée, à t r a ve r s le ve s t i
b u le im m en se, p eu p lé de st a t u es au p iéd est a l ver d i
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121
q u i, les soir s d e b r o u illa r d , se m b la ien t fr isson n er
com m e si elles e n ten d a ien t , s u r les d egr és de
m a r b r e, la m on t ée t u m u lt u e u s e d es e a u x go n
flées.
L ’a ve u gle co n n a is sa it a u ssi le ja r d in qu i
s ’a va n ce su r le Gr a n d -Ca n a l, b ord é d ’u n e t er r a sse
à b a lu str es et s ’orn e de h ér os m ou ssu s; p a r les
ye u x d e son élève , e lle e û t p u d é cr ir e la fn çade
r ou ssie d u vie u x p a la is a u x o u ver t u r es en cad r ées
d e colon n es, au p er r on m a je s t u e u x d eva n t lequ el
d e n o m b r eu x p a l l i a t t en d a ien t les gon d oles q u i ne
s ’y a m a r r a ien t p lu s.
La jeu n e fille co u r u t t o u t de m êm e au d eva n t
d e sa co m p a gn e et la co n d u isit ver s u n fa u t eu il.
— Ah ! Dem oise, so u p ir a -t -elle, si je n e vou s
a va is p a s, qu e d e vie n d r a is -je ? J e ser a is la p r oie
d u « ca fa r d ».
L ’a ve u gle eu t un so u r ir e u n ‘peu m éla n coliq u e.
— M a in ten a n t , vo u s p en sez a in si, d it -elle, m ais
a va n t lo n gt em p s vo u s n ’a u r ez p lu s b esoin de
m oi...
— J ’a u r a i b esoin de vo u s t o u jo u r s ! D u r este,
vo u s le sa vez b ie n ... J e n e ve u x p as m e m a r ier ...
Qu a n d n ou s ser on s à P a r is, vo u s m ’a id er ez à o r ga
n iser m on célib a t . I ci, je n e su is q u ’u n e d ér a
cin ée.
M 110 R é a u lt n e ch er ch a p a s à d is cu t e r : l ’e xp é
r ien ce lu i a va it so u ven t p r ou vé qu e le t em p s in
flige de sé r ieu x d ém en t is a u x b elles p a r oles des
jeu n es filles. E lle p r it tou t sim p lem en t son t r icot
d a n s le sa c q u ’e lle p o r t a it t o u jo u r s au b r as. Ses
a igu ille s cliq u et èr en t .
— D e vin ez ce qu e je vien s d ’a p p r en d r e! d it -elle
t o u t A cou p .
— O h ! je ne d evin er a i p a s... R a con t ez tou t de
su it e , Dem oise. Ce la va u d r a m ie u x !
La vo ix ét a it lassée. E vid em m en t , Am ie llc n e
s ’in t ér essa it qu e p a r p o lit esse a u x n o u velles de
son a n cien n e in s t it u t r ice . Celle-ci a lor s a n n on ça :
— M. Le vgo n ie est à Ve n is e !
Oh ! cet t e fois, u n t r e ssa illem en t lé ge r fit s ’en
t r ech oq u er les p er les de ja is d u ’ co llier , seu l or n e
m en t d e l ’éléga n t e robe n oir e. Le cou p a va it p o r t é!
L ’a ve u gle co n t in u a :
— H ila ir e l ’a su p a r le p o r t ier du p a la is voisin
q u i est u n F r a n ça is , et d u P oit ou , com m e lu i ! Ce
so ir , p a r a ît -il, il y a u n gr a n d b a n q u et en l ’h on
n eu r de l ’a via t io n , et M. Le ygo t iie q u i, p en d a n t
la gu e r r e, a été en lia iso n a vec l ’a rm ée ita lien n e
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y a été in vit é au d ou b le t it r e d ’a via t e u r et d e déP lUn silen ce p a ssa , p u is Am ie lle r ep r it d ’u n e vo ix
u n p eu en r ou ée :
_ M. Le ygo n ie d oit sa vo ir p a r sa cou sin e Du ja r r y qu e n ou s som m es à Ven ise ! J e m ’éton n e q u ’il
n e so it p as ve n u n ou s vo ir ...
— Il est sa n s d ou t e ab sor b é p a r ce u x q u i le
fê t e n t ... Ap r è s, p eu t -êtr e ser a -t-il p lu s lib r e.
— Où a lieu ce b a n q u et ?
— D a n s u n vie u x p a la is q u i a p p a r t ien t à l ’u n
des o r ga n isa t eu r s. Un e lo g gia p er m et t r a à q u elq u es
p r ivilé gié s d ’écou ter les t oa st s. L ’a m i d ’H ila ir e lu i
a d on n é les b ille t s de ses m a ît r es a b se n t s... J e n e
sa is s ’il en p r ofiter a ...
N ou vea u silen ce I Am ie lle r o u la it sa b r od er ie.
E lle la is sa t om b er son d é d ’or q u i t in t a su r le
d a lla ge.
— Où a lle z-vo u s? d em an d a M lle R éa u lt .
— A l ’é g lis e !... Le soleil s ’en va ... E t vo u s le
sa vez, j ’ai con ser vé m es vie ille s h a b it u d es de
M on tr éa l.
E lle n e d em an d a p a s sa gon d ole. E lle so r t it p ar
le ja r d in où la n u it a p p r och a n t e p o u d r a it de cen d r e
gr is e les m a igr e s p la tes-b a n d es et le cyp r ès u n iq u e
sou s leq u el in vo lo n t a ir em en t ou ch er ch a it u n e
e io ix b la n ch e.
De ce côté, le p a la is d on n a it su r u n e n ie lle si
étr oite q u ’elle fa is a it son ger à ces ch em in s des
vie u x con tes q u i se r efer m en t su r le t ém ér a ir e,
ja lo u x d ’a tt ein d r e le ch â tea u en ch a n té.
La p r om en eu se s ’y e n ga ge a sa n s h é s it a t io n , et,
p a r d ’a u t r es p et it e s r u es en ch evêtr ées, som b r es,
h u m id es, où , p a r fo is, e lle s ’a r r êt a it p ou r a d m ir er
u n cu r ie u x d ét a il de scu lp t u r e ou d e fer r on n er ie,
p a r d es p o n t s q u i en ja m b en t d es ca n a u x d ’où
m on te u n e for te od eu r d e va se, l ’en ver s d u Ven ise
r om a n tiq u e qu e vo ien t le s t o u r ist es p r essés, e lle
cou p a la la gu n e , con t ou r n ée p a r le Ca n a l-Gr a n d e,
et ga gn a la p la ce Sa in t -M a r c.
Les p igeon s ét a ie n t cou ch és, m a is, d a n s le crép u scftle d or é, la b a siliq u e a p p a r a iss a it com m e u n e
ch a to ya n t e visio n de m osa ïq u es, d e m a r b r es a m
brés, d e d ôm es b u lb e u x et de cloch eton s a igu s.
A la con tem p ler , Am ie lle en o u b lia les t er r a sses
de ca fé où s ’a llu m a ie n t d es gu ir la n d e s de lu m ièr e
et les ga ler ies d es P r o cu r a t ies où d es d en t elles,
des ver r er ies, d es co llier s ét r a n ges s ’offr en t a vec
îles ca r tes p ost a les a u x flâ n er ies d es ét r a n ger s.
�L A M AI SO N SU R L E R O C
U3
E lle n e s ’a r r êt a qu e p ou r a ch et er u n e ger b e d ’œ il
let s à uxie p et it e m ar ch a n d e.' P u is , sa n s a ccor d er
u n r ega r d a u x ch e va u x d e b r on ze d u p o r t a il n i
a u x n ie llu r e s d ’a r gen t d u ve s t ib u le , e lle p lon ge a
d an s l ’om b r e de l ’é glis e ...
La féer ie d e co u leu r et de lu m ièr e s ’ét eign a it .
Le m a r b r e r ou ge se fo n d a it d éjà a vec l ’or q u i
t a p is se les cou p oles et le p a va ge d e m osa ïq u e.
E lle g a g n a la ch a p elle où t r e m b lo t a it la p et it e
la m p e d u Sa in t -Sa cr e m e n t , d ép osa ses fleu r s su r
les d egr és de l ’a u t el, e t , à ge n o u x su r le d a lla ge ,
à la m od e it a lien n e, e lle en fo u it son vis a ge d an s
ses m a in s.
Le p eu d e t em p s q u ’elle a va it p a ssé à P a r is, au
m ilie u d es h om m es d ’a ffa ir es, l ’a va it con fir m ée
d an s cet te id ée q u e son e xp é r ie n ce d es ch iffr es,
l ’h a b it u d e de r écla m er d es p r écisio n s, lu i ser a ien t
d e gr a n d e u t ilit é d a n s son e xist e n ce n o u ve lle , et ,
p a r ce q u ’elle a va it r éu ssi à d ém êler d es éch evea u x
em b r o u illés, sa con fia n ce d an s sou p r op r e ju g e
m en t s ’en é t a it t r o u vée a ccr u e.
Cep en d a n t , elle a va it eu la p r eu ve, n a gu è r e, qu e
p a r fois il est d a n ge r e u x d e n e p a s écou ter les
co n seils d e l ’exp ér ien ce. Ch a q u e jo u r , e lle d ép lo
r a it la p r é cip it a t io n d e son r efu s, lor sq u e Bern ard
a va it d em an d é sa m a in . E lle r eco n n a issa it la vé r it é
d e la b ou ta d e, éch a p p ée à son p èr e : com m e la
p et it e fille ob st in ée q u ’e lle a va it été, d ’un r ever s
de m a in im p a t ie n t , e lle a va it , en effet, b r isé son
b on h eu r . M a is, d eva n t cet t e co n st a t a t io n , e lle n e
p r en a it p as la r éso lu t ion de se co r r iger d ’u n d éfa u t
si p r ofon d ém en t en r a cin é q u ’il fa isa it p r esq u e p a r
t ie d ’elle-m êm e; elle y ch e r ch a it a u con t r a ir e u n
a p p u i.
E t d on c, au lieu d e co n su lt er l ’Am i du t a b er
n a cle, e lle n e co n su lt a q u e sou ca p r ice d a n s le
silen ce :
— Ir a i-je à ce b a n q u et ? ou n ’ir a i-je p a s?
D cm oise, cer t a in em en t , n e s ’op p o ser a it p a s à sa
fa n t a is ie ! M a is ser a it -il sa ge de vo u lo ir r ep r en d re
ce cœ u r q u i n e p o u va it o u b lie r ? N e va la it -il p as
m ie u x r om p r e com p lètem en t a vec le p a ssé, fa ir e
t a b le r ase de t ou s les so u ve n ir s ?
Lo n gt e m p s , la jeu n e fille r em u a ces p en sées
t r o u b la n tes. E lle s l ’a b so r b a ien t au p o in t de n e p as
en ten d r e les p a s a u t o u r d ’elle. Lo r s q u ’e lle se r e
leva , e lle s ’a p er çu t q u ’elle n ’é t a it p lu s seu le : u n
h om m e p r ia it à ge n o u x su r les m a r ch es d e la t a b le
de com m u n ion . Scs m a in s ca ch a ie n t son vis a ge ;
�I34
L A M AI SO N »SUR L E R O C
p o u r t a n t , m a lgr é l ’om b re t ou jou r s gr a n d iss a n t e ,
e lle le r e c o n n u t , e t son cœ u r b a t t i t p lu s vit e.
_ D e v r a is - je lu i p a r le r ? se d e m a n d a - t - e lle .
E lle n ’a va it q u ’u n p a s à fa ir e, se p en ch er et
je t e r d an s 1111 m u r m u r e :
— M. Le ygo n ie ...
11 se r ed r esser a it b r u sq u em en t, et la su r p r ise
l ’em p êch a n t d e com p oser son vis a ge , e lle com p r en
d r a it si, vr a im en t , il l ’a im a it . E n sem b le, ils so r t i
r a ien t su r la p la ce, ils p a r ler a ien t d e Lin e et de
Tit io , d u ch er M on tr éa l. 11 la r eco n d u ir a it . E lle
l ’in vit e r a it à en tr er . 11 n e p o u r r a it r efu ser . Qu e d e
ch oses h eu r eu ses p o u r r a ien t r ésu lt e r d e cet t e r en
con tr e !
M ais ce p a s, Am ie lle 11e le fit p a s. Son o r gu eil
l'a r r ê t a :
— Vo is d on c, ch u ch o t a -t-il, il n e lève p n s les
ye u x ve r s ces m a gn ifiq u es ca n d éla b r es d e b r on ze
qu e t ou s les ét r a n ger s vien n en t a d m ir er , n i ver s
cet te m osa ïq u e b yza n t in e q u i t a p is se la cou p ole. U
p en se à celle q u i rep ose là-b a s sou s les cyp r ès. I ls
on t fa it leu r vo ya g e de n oces en It a lie. P eu t-êt r e
se son t-ils a gen o u illé s à cet te m êm e p la ce, e t il 11c
p eu t l ’o u b lier ...
Am ie lle r ecu la d ou cem en t; n ou s fa ison s a in si
so u ven t n otre p r op r e d est in ée : 1111 p as en a va n t ou
en a r r ièr e et tou te n otre vie est m od ifiée.
Ce q u elq u e ch ose q u i s u p p lia it sa r a ison et
q u ’e lle a va it d éjà en t en d u à M on tr éa l l ’im p lor a
en cor e : « Ces joies d u cœ u r qu e t u p r ét en d s n e
p a s vo u lo ir con n a ît r e t ’a id er a ien t à m on ter . Vivr e ,
c ’est cr o ît r e... Y so n ges-t u ? N e te la isses-t u p as
en liser p a r cet te r ich esse, d even u e t ie n n e ? ...
E lle p en sa à Lin e , cr a m p on n ée à sou cou , la
ve ille de son d ép a r t , t a n d is q u e Tin o se p r essa it
con tr e ses ge n o u x a vec d es ye u x ét on n és, et d es
la r m es sou d a in gliss è r e n t su r ses jou es.
— A q u oi b o n ? se d it -elle en les e s s u ya n t ... Il
n e m ’aim e p a s... S ’il m ’a im a it , il a u r a it d evin é
qu e j ’ét a is a u p r ès de lu i...
E lle h â t a le p as et s ’en fon ça de n ou vea u d an s le
r éseau som br e d es C a lli ; à la cla r t é d ’u n e la m p e
élect r iq u e, e lle r et r o u va la g r ille d u p a la is Foscar n o, e n gu ir la n d é d e vign e -vie r ge com m e la m a i
son su r le roc. Un e i>ctite p or t e, d e ce côté-là,
o u vr a it su r le gr a n d ve st ib u le.
E lle la p o u ssa et se t r o u va en fa ce d ’H ila ir e q u i
s effaça r esp ectu eu sem en t p ou r la la isser p a sser .
J e m ’in q u iét a is d e M a d em oiselle, r em ar q u a-
�L A M AI SO N SU R L E R O C
125
t -il t ou jou r s gr a ve et d ign e . A cet t e h eu r e, e lle n e
d e vr a it so r tir q u ’en gon d ole.
Am ie lle n e r ép o n d it p a s : elle g a g n a it l ’esca lier .
Le vie u x va le t d e ch a m b r e la s u ivit :
— M lle R é a u lt a -t-elle d it à M ad em oiselle ce qu e
j ’ai a p p r is ? d em an d a -t-il.
— O u i...
v
— Si M a d em oiselle le d é s ir a it , je p o u r r a is
l ’a ccom p a gn er .
— N ou s ver r on s cela a p r ès le d în er , d écid a la
jeu n e fille q u i vo u la it p a r a ît r e in d iffér en t e au
p r ojet .
M a r ion s u r gis s a it d es com m u n s. E lle s'a cco r d a it
m a l a vec ses d e u x a id es, d es It a lien n es. D ’a bord ,
e lle a va it d e la p ein e à com p r en d r e leu r ja r go n ;
p u is e lle les ju g a it p a r esseu ses, sa n s soin , tr op
a m ies d u p la is ir , d es ch a n son s et d es b e a u x ch â les
fleu r is. D e t ou t e son â m e, e lle r e gr e t t a it sa cu isin e
de M on t r éa l où elle é t a it seu le m a ît r esse et où e lle
r eceva it les vis it e s d u fa ct eu r et d es vo isin es q u i
lu i a p p r en a ien t les n o u velles d u p a ys .
— Le d în er e s t p r ê t ! a n n on ça -t -elle b ou r r u e. On
n ’a t t en d a it p lu s qu e M a d em oiselle.
La jeu n e fille m on t a ch er ch er l ’a ve u gle , r estée
d a n s le cr ép u scu le d e la ga le r ie , e t la gu id a ver s
l ’im m en se s a lle à m a n ge r où , sou s u n p la fon d
r ep r ésen t a n t Ven ise, r ein e d es m er s, r eceva n t
l'h o m m a ge d es d ivin it é s m a r in es , on im a gin a it d es
co n vive s vê t u s com m e les p er son n a ges de Vér on èse
et s e r vis p a r d es b ou ffon s et d es n ègr es a u x a m u
sa n t s b a r io la ges.
E lle s r écit èr en et le B é n é d i c i t é , p u is d ép lièr en t
leu r s se r viet t es.
Ar a ie lle a lor s écla ir cit la vo ix :
— D em o ise, vou s m e r en d ez cu r ieu se. J ’ai
e n vie , ce so ir , d ’a ssist er a u x t o a st s d e ce b a n q u et.
L ’in s t it u t r ice n e p r o t est a p o in t :
— Ave c H ila ir e , ce sera fa cile ! r ép on d it -elle
sim p lem en t .
Ces m ot s n e t om b èr en t p a s d a n s l ’o r eille d ’un
sou r d .
A n eu f h eu r es, la p or t e d e la ga le r ie s ’o u vr it :
— J e su is à la d isp o sit io n de M a d em oiselle.
« M a d em oiselle » a lor s s ’e n ve lo p p a d ’u n m a n
t e a u et e n r o u la son vo ile d e cr êp e a u t o u r d e son
cou , d e m a n ièr e à ca ch er le b a s de son vis a ge .
A u x m u r s, les b elles d am es m a sq u ées sem b la ien t
so u r ir e et p en ser sou s leu r t r ico r n e :
— Se r a it -ce le ca r n a va l ? E t celle-ci p r éten d r a it -
�I2Ô
L A M AI SO N SU R L E R O C
e lle co u r ir au lo n g d es p a la is en in t r igu a n t le
p a ssa n t.
La jeu n e fille en é t a it p r esq u e gên ée d a n s sa
gr a n d e p u r et é n u i, t ou jou r s, lu i a va it fa it r ed ou t er
l ’om b re m êm e d u m a l. Cep e n d a n t , e lle n e r en on ça
p a s à son d ésir et s u ivit son vie u x com p agn on
ju s q u ’à la gon d o le q u i sc b a la n ça it d e va n t le p er
ron , e t q u i, d ès q u ’elle fu t b lot t ie sou s le « felze »
tioir, q u it t a le Gr a n d -Ca n a l p ou r s ’en fon cer d an s
le la cis co m p liq u é d es p et it s ca n a u x.
E lle n e s ’a r r ê t a q u e d eva n t u n e im p osa n t e fa ça d e
q u i m ir a it ses t r ois ét a ges d e lu m ièr es d a n s
verdfttt-es et or
d in a ir em
en -t ’1so lit
- -i-.,
------ 1
1 a ir_e s.
;
X ' ia ijy a ja
^
gr a n d ve st ib u le h u m id e p ou r ga gn e r u n e s ca lie r d e
ser vice, r a id e et d éla b r é, a b o u t issa n t à la lo g gia
Am ie lle , a r r ivé e la p r em ièr e, n e vit d ’ab ord
q u ’u n éb lo u issem en t d e lin ge d a m a ssé, d e cr is
t a u x, d ’a r gen t er ie e t d e fleu r s, d a n s u n d écor d e
m a r b r e r o s e où co u r a ien t d e d élicieu s es a r a b esq u es
en st u c q u i, sa n s d ou t e, en ca d r a ien t ja d is d es
p ein tu r es d isp a r u es, ven d u es à l ’en can .
Il n e r e s t a i t d u lu x e d ’a u t r efo is q u e d es lu st r es
a u x b o u gies in n om b r a b les et d es m ir o ir s à fa cet t es
q u i r eflét a ien t à l ’in fin i ces h om m es, r éu n is p ou r
g lo r i fi e r la vict o ir e d e leu r s p a ys .
E lle ch er ch a d u r ega r d Ber n a r d Lcygo n ie e t le
d éco u vr it à la d r o ite d u p r ésid en t . Au m ilieu d es
figu r es én er giq u es q u i l ’e n t o u r a ien t , il r essor t a it
en vigu e u r b elle im a ge d e la force in t e lig e n t e ,
t o u jo u r s m eiîtr esse u elle-m êm e.
Le s t oa st s com m en ça ien t ; d an s la ga le r ie som n r o
ou le s sp ect a t eu r s, t a ssés et d eb ou t , sc d é s i r a i e n t
les n o t a b ilit és p r ésen t es, u n gr a n d silen ce s ’ét a b lit
L e p r ésid en t p a r la it ; a p r ès a vo ir r a p p elé les
p r od iges d e l a via t io n it a lien n e p en d a n t la tru erre
i! r em er cia it celu i q u i é t a it ve n u au n om d e la
F r a n ce, e t , d a n s u n r a ccou r ci, viva n t et sp len d id e
a ve c d es m ots ch a u d s et color és, com m e u n p a y
s a ge d e so leil, il é vo q u a it ses p r ou esses in n om
b r a b les, son en d u r a n ce, sa b elle én e r gie , l ’e xe m p le
d on n e a t o u s, et en fin l ’œ u vr e m a gn ifiq u e , en tr ep r ise au len d em a in d e la p a ix : « Vo u s êt es le
P ie r r e l E r m it e d ’u n e n o u velle cr oisa d e » d is a it il
« à vo t r e vo ix t o u t es le s volon t és en d ô n n iês sé
r e ve ilie n t ».
Am ielle écoutait, un peu penchée. Elle avait
�L A M AI S O N SU R L E R O C
127
ign o r é u n e p a r t ie de ces ch oses, et d e les a p p r en d r e
l ’ét o u r d issa it. E lle eû t vo u lu a p p la u d ir com m e ses
co m p a gn o n s de t r ib u n e ; m a is e lle 11’o sa it p as. E lle
se d is s im u la it , au con t r a ir e, d er r ièr e u n e colon n e
p ou r qu e les ye u x p er ça n t s de Ber n a r d , ces ye u x
q u i d éco u vr a ien t u n l'a u b e ou un F o k k e r au s o it ir
d ’u n n u a ge, 11c p u ssen t la d éco u vr ir .
Un e sa lve d ’a p p la u d isse m en t s, p u is il se leva .
Lu i a u ssi r em er cia it d ’u n e in vit a t io n q u i a va it étéd ou ce à son cœ u r . P r en a n t a lor s com m e t e xt e
l ’a m it ié q u i d oit u n ir les d e u x sœ u r s la t in es, a p r ès
a vo ir p a r lé de l ’I t a lie il p a r la d e la F r a n ce , et en
ter m es e xq u is ; la F r a n ce , si sévèr em en t ju gé e h
l ’ét r a n ger , p a r ce q u e p a r fois, e t p r in cip a le m e n t
d a n s l ’ivr esse de la vict o ir e, e lle r e vê t d es h a b its
de p la is ir , com m e ces gr a n d es d am es d e Ticp o lo
ou de Lo n glii, d on t les vis a ge s or n en t les vie u x
p a la is, q u i o u b lia ien t la d ign it é de leu r r a n g d an s
les folies d u ca r n a va l; m a is q u ’011 lu i a r r a ch â t son
m a sq u e, q u ’on fît a p p el à sa gén ér o sit é, e t l ’on
ét a it su r p r is d e la r et r o u ver d évou ée, vib r a n t e,
p r ête à tom b er à ge n o u x p ou r r egr et t er ses éga r e
m en t s... Se s a iles q u ’on cr o ya it b r isées, e lle les
ép loie a lor s au gr a n d son file q u i p a sse, e t p a r son
vol m a gn ifiq u e ét on n e le in on d e en t ier ... Ca r e lle
est celle qu e D ieu ch o isit p ou r les gr a n d s gest es
d e ju s t ice , la ter re de t ou s les m ir a cles, la terre
d es sa in t s ...
La vo ix m e r veilleu sem en t son or e p r en a it les
in fle xio n s les p lu s d iver ses; e lle p én ét r a it ju s
q u 'a u x âm es, e lle les r em u a it , e lle les p r o jet a it
a u d eh or s d a n s 1111 m ou vem en t d ’en th ou sia sm e.
La co n clu sio n fu t sa lu ée p a r u n ton n er r e d ’a ccla
m a t io n s : Vive la F r a n ce ! Vive l ’I t a lie ! La jeu n e
sp ect a t r ice 11e p r it a u cu n e p a r t à cet te m a n ifesta
tion . F ile la is sa scs vo isin s a p p la u d ir à t ou t
r om p r e. Un e bu ée fr oid e m o u illa it son fr on t.
O11 r ecu la it les ch a ises : le b a n q u et é t a it fin i; les
co n vive s com m en ça ien t à p a sser d a n s u n e ga ler ie
vo isin e p ou r ca u ser , fu m er , r evivr e en cor e leu r s
so u ve n ir s glo r ie u x.
I,e jeu n e d ép u té, en to u r é, fé licit é , d isp a r u t
com m e r ou lé p a r le flot d es u n ifor m es et des
sm o k in gs.
— P a r t o n s ! d it Ain iclle à son vie u x com p agn on .
— Ah ! M a d em oiselle, s ’écr ia celu i-ci, en la g u i
d a n t ver s l ’e» calier ét r o it e t sa lp êt r é. Com m e il
p a r le b ien , M. L e y g o n ie !... On com p r en d q u ’il
r em u e les cœ u r s d ’u n b ou t d e la F r a n ce à l ’a u t r e!
�128
L A M AI S O N .SUR L E R O C
E lle n e r e le va p a s cett e r éflexio n et se r é fu gia
sou s le f e lz e q u i la d éfen d r a it con tr e l'h u m id it é d u
s o ir ; p en d a n t le cou r t t r a je t , e lle r esta im m ob ile,
r ega r d a n t va gu e m e n t l ’eau n oire qui_ m o n t a it
p r esq u e à la h a u t eu r de ses ye u x et où , à cette
h eu r e, n e t r e m b la ien t p lu s qu e q u elq u es r a r es
r eflets.
D em oise l ’a t t en d a it d an s la n u it p r ofon d e d u
gr a n d sa lon q u ’é cla ir a ie n t seu ls le feu dé la ch e
m in ée et les lu m ièr es d u d eh or s.
— E h b ien ? d em a n d a -t-elle en a b a n d on n a n t son
ch a p elet .
_ E h ! b ien ! C ’é t a it tr ès in t é r e ss a n t ! M. Le ygon ie a fin i su r u n e su p er b e en volée
E lle n ’en r a con t a p as d a va n t a ge , et , com m e si
elle a va it fr o kl, e lle p r ésen t a à la fla m m e ses p e t it s
p ied s, fin em en t ch a u ssés de p ea u de d aim .
M»» R é a ü lt r ep r it a lor s :
— Vien d r a -t -il n ou s vo ir ?
— J e n e sa is p a s... Vo u s com p r en ez q u e je n e
l ’ai p as a p p r och é...
E lle t ou r n a le co m m u t a t eu r :
— Dem oise, p r op osa -t -elle, si 011 a lla it se cou
ch er ...
... Le len d em a in , en a p p o r t a n t le cou r r ier , H ila ir e, la figu r e lon gu e, a p p r it à sa jeu n e m a ît r esse
qu e M. Le ygo n ie a va it d éjà q u it t é Ven ise : le
p or tier vo isin a va it vu p a sser la gon d ole q u i le
co n d u isa it à la ga r e.
E lle eu t u n ge st e d ’in d iffér en ce q u i co n géd ia it
le vie u x se r vit e u r , p u is e lle é p a r p illa les let t r es
en ta ssées su r le p la t e a u ... E lle 11e d éco u vr it m êm e
p a s u n m ot d ’e xcu s e ! E n r eva n ch e, sou s u n e en ve
lop p e p a r fu m ée et t im b r ée d e Rom e, son co u sin
Ren a u d lui é cr iva it q u ’a p p elé p ou r a ffa ir es d ip lo
m a tiq u es à Ven ise, if a u r a it l ’h on n eu r d e se p r é
sen t er au p a la is F osca r n o p ou r évoq u er a vec e lle
ces p r é cie u x so u ven ir s d ’en fa n ce « d on t r ien lie
p eu t r em p la cer la d ou ceu r ».
E lle ch iffon n a le b ille t et le je t a au feu . E lle
vo ya it for t b ien où le bel a t t a ch é d ’a m b a ssa d e
vo u la it en ve n ir , e t e lle 11e se so u cia it p a s de
jou er d an s son jeu .
F ile le ch er ch a d a n s sa m ém oir e, p e t it ga r çon de
b elle m in e, t ou jou r s éléga m m en t vê t u , qu i m et t a it
des ga n t s p o u r a ller ju s q u ’a u villa g e a ch et er d es
su cr es d ’o r ge e t n e m on t a it ja m a is a u x a r b r es 1
Les cou ch er s d e soleil d an s les fossés d e La M0 1J iere le la issa ien t in d iffér en t ; il p r éfér a it la lect u r e,
�L A M AI SO N SU R L E R O C
129
les je u x t r a n q u ille s e t la con ver sa tion d es gr a n d es
p er son n es a u x e xer cices vio le n t s d on t r a ffola ien t
ses cou sin s D o r ger a y.
D a n s ce t em p s-là , Am ie lle le ju g e a it gou r m e,
d é d a ign e u x, t r op s a t is fa it d e lu i-m êm e. • Com m en t
le ju ge r a it -e lle a u jo u r d ’h u i q u ’elle p o u va it le r a p
p r och er de Ber n a r d , si sim p le, si d ép o u r vu d ’or
gu e il, et seu lem en t occu p é à r a llu m e r d an s les
cœ u r s la flam m e d u sa cr ifice qu e tr op de m a in s
e s sa ya ie n t d ’étein d r e.
— J e n e le ‘ju ge r a i p a s ! d écid a -t-elle sou d a in
d an s un m ou vem en t d ’h u m eu r . Ava n t q u ’il n ’ar
r ive , je serai p a r t ie ! J e n e p u is en cor e r en t r er à
P a r is, m a is F lo r en ce m ’a t t ir e ... J ’ir a i m ’y in st a lle r
p ou r q u elq u e t em p s. E n su it e , N ice , p ou r con n a ît r e
m a villa de M on b or on ... E t , n u lle p a r t , d err ièr e
m oi, je n e la isser a i m on ad r esse.
Sa n s r ien co m m u n iq u er à Dem oise de ses p r o
je t s , e lle p a ssa d an s sa ch a m b r e où d es con soles
de gen r e r oca ille, u n e com m od e, 1111 lit d e Bou lle
et d e fin es b r oca telles lu i p a r la ien t d e sa for tu n e
p r ésen t e.
E lle s ’a ss it d e va n t u n « b on h eu r du jo u r » d on t
la t a b let t e é t a it r a b a t t u e , m a is au lieu d ’écr ir e à
F lo r en ce p ou r r et en ir 1111 a p p a r t em en t d a n s le
m eilleu r liôt el com m e e lle en a va it l ’in t en tio n , e lle
r ega r d a le p a ys a ge t o u t b a ign é de lu m ièr e blon d e
q u e d éco u p a it la vit r e a u p r ès d ’elle : d e l ’eau
.m oirée où on d u la ien t les o give s d ’un vie u x p a la is,
p a t in é p a r les siècles, et , su r cette ea u , p a r m i les
va p eu r s et les ca n ot s a u tom ob iles, glis s a n t d ’un
m ou vem en t len t et p r esq u e in sen sib le , d es go n
d oles n oir es q u i n e se m b la ien t fa ites q u e p ou r
t r a n sp o r t er d es êt r es d e fiction ou de r êve.
Ber n a r d s ’en ét a it a llé su r l ’u n e de celles-là , être
d e r êve a u ssi q u i, com m e le ch eva lier d u Cygn e ,
n ’a va it t r a ve r sé l ’e xist en ce d ’Am ie lle qu e p ou r
d isp a r a ît r e et 11e p lu s ja m a is r even ir .
J ’a va is cep en d a n t b esoin d e lu i, so u p ir a la
jeu n e fille. P ou r q u oi D ieu lu i a-t-il con fié u n e
m ission q u i su ffit à r em p lir sa vie ?
E lle 11e vo u lu t p as a d m et t r e q u e, p a r o r gu e il,
p a r o b st in a t io n , e lle a va it la is sé p a sser la m in u t e
p r écieu se q u i lu i eû t d on n é le b on h eu r d an s la
sé cu r it é — il est t ellem en t p lu s sim p le d ’a ccu ser
la P r ovid en ce, d e p or t er à son cr éd it n os p r op r es
er r eu r s — et r a id ie d an s sa r évo lte, e lle p osa en
elle-m êm e cett e a ffir m a t ion p r ésom p t u eu se :
— J e sa u r a i b ien m a r ch er seu le d an s m on che170- V
�130
L A M AI SO N SU R L E R O C
m in n o u vea u ... E t , p ou r com m en cer je va is ...
M ais e lle n ’a clieva p a s son îd ee : d es la r m es
ia illir e n t d e ses ye u x; la lu m ièr e b lon d e, le cicl
1r s n ct it s flots m o u va n t s e t gla u q u es, si
gr
IC O
j
--- --
— ---- -
c o m m e s i, d éjà , l ’h ive r é t a it ve n u et q u ’u n e p lu ie
in t a r is sa b le e û t r u is selé d u cie l g r is ...
II
Am ie lle r en t r a à P a r is en fé vr ie r , e t , d ’abor d ,
e lle s ’y se n t it u n e ét r a n gèr e com m e à Ve n ise ou
à F lor en ce.
L ’h ôtel R oza n lu i d on n a it l ’im p r ession d ’u n m u
sée d on t e lle n ’é t a it qu e la con ser va t r ice.
P eu à p eu cep en d a n t , e lle r é u s s it à lu i com m u
n iq u er u n p eu de ch a r m e fém in in : d es p la n t es
ver t es r éch a u ffèr en t la fr oid eu r b la n ch e d es st a t u es
d u ve st ib u le ; d es fleu r s or n èr en t les sa lon s a u x
p r écieu ses vit r in es e t se glis s è r e n t m êm e ju sq u e
d an s la b ib liot h è q u e a u stèr e; d es ch eva let s, jo li
m en t d r a p és, cou p èr en t la r igid e or d on n a n ce de
la gr a n d e ga le r ie ; en fin , sou s l ’a t t iq u e , un e p etite
p ièce r eçu t les m eu b les ve n u s de M on tr éa l a in si
q u e les cr a va ch es, les gr a vu r e s a n gla is e s e t les
cou p es glor ieu ses.
Dem oise a d op ta t o u t d e s u it e ce p e t it coin qu i
lu i r a p p ela it le p a ssé et qu e le so le il vis it a it .
Am ie lle , au con t r a ir e, n e s ’y a t t a r d a p oin t ; e lle
ép r o u va it le b esoin de n e p a s t r op p en ser . Il lu i
t a r d a it d ’en tr er en co n t a ct a ve c P a r is.
E lle p r it com m e in t r od u ct e u r s les Ber ger e a u -Lim a ise q u i a va ie n t le p ied d a n s p lu sie u r s sociét és
et l ’a ccu e illir e n t à lir as ou ver t s.
Cer t es, elle a va it tr op d e bon sen s p ou r n e p a s
ja u ge r la va leu r de leu r s em p r essem en t s, m a is ils
lu i sem b la ien t in d isp en sa b les à ses d essein s.
Mad am e — p e t it e e t 1111 p eu for te — e xu lt a it
qu a n d elle la p r ése n t a it à des a m ies. On d e vin a it
q u ’elle g r illa it de r em p la cer ce t it r e d e p e t it e cou
sin e p a r celu i d e fu t u r e b elle-fille, et q u e, seu le, la
p r u d en ce l ’em p êch a it de p r écip it er les évén em en ts.
M on sieu r , fin et r asé com m e 1111 m a r q u is d ’autre*
tois, t ou r n a it à la jeu n e h ér itièr e d es com p lim en ts
il u n e gr â ce su r a n n ée, com m e s 'il d ésir a it t en ir la
�L A M ATRON .SUR L E R O C
p la ce d u b eau R en a u d , r eten u à Rom e p a r des
e xige n ce s d ip lo m a t iq u es.
D a n s leu r villa d e P a s sy, Am ie lle fit la con n a is
sa n ce de jeu n es fille s a p p a r t en a n t à d es m ilie u x
t r ès d iver s et d ’éd u ca t ion s d iffér en tes q u i, tou t es,
e s sa yè r e n t de l ’en t r a în er d an s leu r or b ite.
Les u n es s ’o ccu p a ie n t de p a t r o n a ge s, de d isp en
sa ir es. E lle n ’a u r a it eu ga r d e d e les su ivr e . De
son e xist e n ce a n t ér ieu r e, e lle co n ser va it le d égo û t
de t o u t ce q u i en ch a în e. L ’h eu r e q u ’il n e fa u t p as
m a n q u er lu i se m b la it p r éo ccu p a t io n od ieu se !
Les a u t r es — des^ cer ve lin es — cu lt iva ie n t les
con fér en ces, les cou r s d e la Sor b on n e ou d u Co llège
de F r a n ce. Qu elq u es-u n es m êm e se p iq u a ien t
d ’écr ir e. Am ie lle , r et ir ée d u co u ven t très jeu n e
en cor e, n ’a va it p a s ét é r om p u e a u x for tes étu d es.
E lle n e se se n t a it a u cu n e d isp o sit io n à d even ir bel
esp r it.
I,es m on d a in es n e l ’a tt ir a ie n t p a s d a va n t a ge.
E lle é t a it t r op in t e llige n t e p ou r n e p as r ed ou ter le
vid e q u e la isse, d er r ièr e lu i, u n p er p ét u el ét o u r d is
sem en t. E n r eva n ch e , lès sp o r t ives r é ve illè r e n t ses
go û t s d e p et it e fille . E lle vo u lu t p r en d r e son bre
vet d e ch a u ffeu r e t a jo u t a a u x vo it u r es d e son
ga r a ge u n e p et it e con d u it e in t ér ieu r e e t u n e jo lie
tor p éd o q u ’e lle p ilo t a it elle-m êm e.
E lle se p lu t a u x p a r t ies d e t en n is tr ès d isp u t ées,
s ’in it ia au go lf, r êva de p a sser l ’h ive r s u iva n t en
Sa vo ie p ou r fa ir e d u lu ge et d u s k i, fu t su r le
p o in t d ’a ch et er u n ya clit p ou r vis it e r la Gr èce et
les P yr a m id es, m a is d écid a de s ’em b a r q u er d 'a b or d
p ou r les E t a t s-U n is où l ’a tt en d a ien t ses p o sses
sion s d 'ou tr e-m er . Br ef, t ou t e la t er r e s ’o ffr a it à
son d ésir , et elle eû t vo u lu r ép on d r e a u x a p p els
q u i lu i a r r iva ie n t d e t ou t es p a r t s.
La p en sée d e Dem oise, seu le, l ’a r r êt a it p a r fois
d an s scs éla n s.
— E lle 11e p o u r r a it m ’a ccom p a gn er , se d isa it elle , et si je l ’a b a n d on n e, e lle so u ffr ir a !
D é jà , 11c la d éla issa it -elle p as b ea u co u p ? Un e
jeu n e fille, ép r o u vée p a r d es r ever s d e for tu n e,
' a va it r eçu la ch a r ge de con d u ir e l ’a ve u gle à la
m esse, de la p r om en er et d e lu i fa ire la lect u r e.
Le jou r où e lle en tr a en fo n ct io n s, M ll° R é a u lt n e
p u t s ’em p êch er de so u p ir er :
— Am ie lle , 11e vou s ép a r p illez p a s t r o p ! L ’flme
y p er d d e sa r é sis t a n ce ! Il fa u d r a it t o u jo u r s se
m én a ger d es oa sis d e r ecu eillem en t
M a is la je u n e fille é t a it à l ’u n e d e ces h eu r es cù ,
�l a
M AI SO N SU R L E R OC
com m e les id oles de l'E cr it u r e , ou a d es or eilles
et l ’on n ’en ten d p oin t.
Le r ecu eillem en t ou vr e trop la p orte a u x so u ve
n ir s. E lle le fu ya it , et , à cor p s p er d u , se la n ça it
d an s son exist en ce n ou velle sa n s s ’a p er cevoir qu e,
p ar d es glissem en t s in sen sib les, elle s ’élo ign a it de
t ou tes les lia b itifd es q u i, à M on tr éa l, for tifia ien t
sa fa ib lesse. Il lu i su ffisa it de d on n er à p lein es
m ain s, d an s les ven t es de ch a r it é, et d ’a ccep t er le
't it r e de d am e p a tr on n esse d an s tou t es les œ u vr es
de la p a r oisse pou r se cr oir e q u it t e a vec son d evoir.
Sa n s q u ’e lle s ’en d ou tâ t , u n p oison su b t il s ’in s i
n u a it d an s son es p r it : la sa t isfa ct ion m esq u in e
d ’être lé p oin t de m ir e d ’un cer cle n o m b r eu x, de
sen t ir qu e t ou t , ou à p eu p r ès t o u t , é t a it à la
p ortée de sa fa n t a isie, qu e lo r sq u ’elle le vo u d r a it ,
elle p ou r r a it fixer sa vie.
Ep ou ser a it-elle R en a u d ? Céd er a it-elle à l ’en vie
cu r ieu se de se p r om en er à tr a ver s les cou r s ét r a n
gèr e s? E lle n ’en s a va it r ien en core. 11 y a va it tr op
il’ir r it a t ion d an s son cœ u r . E t p u is son cou sin
q u ’elle n ’a va it p as r evu r esta it t ou jou r s p ou r elle
le p et it gar çon q u i m et d es ga n t s p ou r, ch o isir d es
su cr es d ’or ge d an s le bocal d e l ’ép icièr e et r efu se
de m on ter a u x arb res p ou r n e p a s p or ter a tt ein t e à
l ’in t é gr it é de ses fon d s de cu lot te; m a is, en a t t en
d an t l ’h eu r e d ’a n n on cer sou ch o ix, e lle p r ofit a it
de l ’em p r essem en t d es Ber ger ea u -Lim a ise.
P lu sie u r s d em an d es lu i fu r en t a d r essées au cou r s
de ce p r in t em p s — t it r es r on fla n ts, sit u a t io n s en
vu e, for tu n es én orm es q u i p r ét en d a ien t s ’a llie r à
la sien n e — elle les r ejeta d éd a ign eu sem en t sa n s
m êm e en p a r ler à Dem oise.
De p lu s en p lu s, elle se d é ga ge a it de tou t e t u t elle.
— J am ais je 11e m e d écid er a i au m a r ia ge , se
d isa it -elle p a r fois. To u s ces gen s 111’écœ u r en t ...
U11 jou r , sa p en sée g lis s a ver s Boson :
— Il est le seu l q u i m ’a it a im ée vr a im e n t !
Cet t e id ée s ’é t e n d it com m e u n b a u m e su r son
cœ u r u lcé r é . E lle n ’en co m p r it p a s t o u t d e su ite
le ca r actèr e p er fid e, e t y t r o u va au co n t r a ir e m a
tièr e à con sola tion .
l’ar d es r ela t ion s com m u n es, e lle s a va it q u e IÇ
m én age Sa lvè r e viva it en b on n e h a r m on ie, mruS
c ’ét a it 1j\ sa n s d ou te u n e fa ça d e, d est in ée i\ ca ch et
la vé r it é a u x ye u x du m on d e. E lle d ou t a it for t
qu e lioson eû t a b d iq u é ses violen ces de caractère»
et , tou t d ’u n cou p , o u b lié le p assé.
P lu sie u r s fois, elle s c su r p r it , p lo n ge a n t soi 1
�I ,A M AI SO N SU R L E R O C
r ega r d d an s les a u t os q u i la cr oisa ien t a vec l'e s
p oir d ’y d éco u vr ir N ié vè s et son m a r i. A les vo ir
l ’un p r ès d e l ’a u t r e, il lu i s e m b la it -q u ’elle d evin e
r a it si le r a p p r och em en t, co n s e illé p a r elle , les
a va it p lu s solid em en t u n is, et elle s ’ét o n n a it d ’en
ép r o u ver u n sen t im en t t r ou b le q u i r essem b la it à
de la ja lo u sie, l ’ou r n e p as trop s ’y a p p esa n tir ,
elle s ’in t er d it d ’écou ter les vo ix in t ér ieu r es qu i
p a r len t d a n s le silen ce.
Un e tr ès sim p le cir con st a n ce la r em it b r u sq u e
m en t en fa ce d u jeu n e m a r q u is. E lle a va it reçu
u n e in vit a t io n p ou r le ver n issa ge d ’u u e exp o sit ion
ch oisie, o r ga n isée p ar u n gr a n d cer cle. Ver s la Æ n
d e l ’a p r ès-m id i, elle d on n a au ch a u fleu r l ’ord r e de
s ’y ren d re.
Ap r ès a vo ir gr a vi l ’csea lier au t a p is m oelleu x
q u e ga r d a ien t d es va le t s en cu lot t e cou r te, elle
p én ét r a d a n s u n e sa lle cir cu la ir e où u n e fou le
éléga n t e , p a r gr ou p es p r essés, a ssis ou d eb ou t,
se m b la it p lu s occu p ée à ca u ser q u ’à exa m in er
les t a b lea u x.
Qu elq u es p er son n es la sa lu èr en t. Su r son p a s
sa ge, elle p er çu t d es ch u ch otem en t s :
— Qu i est -cc?
— M a is vou s sa vez b ien , M"° D o r ger a y, l ’un e
d es p lu s r ich es h ér itièr es d e I’a r is ....
ICI le d evin a les fr isson s d e con voit ises qu e s u s
cit a ien t ces p a r oles : le m on de u ’est-il p as p lein
d ’âm es vé n a le s!
F,lle a lla it r essor t ir ap rès a vo ir fa it len t em en t le
t ou r d es œ u vr es exp o sées, lor sq u e, t ou t à cou p ,
elle s ’im m ob ilisa : su r le d er n ier p a n n ea u , effleu ré
p a r ses ye u x , un gr ou p em en t h a r m on ieu x d ’a q u a
r elles lu i o ffr a it d es vu es fa m ilièr es : la m aison
d u Go u ver n e u r a vec sa t ou r à éch a u gu et t e, la
m aison d u fa b u list e et son vie u x b a ssin où , les
soir s de lu n e, t r e m b la ien t de d éceva n ts r eflets,
l ’é glis e où il fa is a it si bon p r ier le soir , a p r ès le
ru d e t r a va il d e la jou r n ée, le ch em in d es J ou
ven celles, en bor d u r e de l ’ab îm e, et la cr o ix de
M ission en gu ir la n d ée de fleu r s m or t es, et la fon
t a in e où les fem m es ja s a ie n t en p u is a n t la b elle
eau cla ir e, et les vie ille s p or t es éb r éch ées q u i
a va ie n t d e si jo lis n om s, évoca t eu r s d u p a ssé,
t o u t le d écor en fin q u ’Am ielJ e a va it a im é et qu e,
p en d a n t son sé jo u r a M on t r éa l, N iévès a va it jet é
su r le p a p ie r d ’un p in cea u a ler te.
D ’a ille u r s , il n e p o u va it y a vo ir d e d ou t e : les
ceu vr et t es ét a ie n t sign ée s Ô h a ï u w - S a lv a y r e .
�L A M AI SO N SU R L E R O C
Lo n gt e m p s , Am ie lle les con t et n p la ; il lu i sem
b la it q u ’e lle s la r a m en a ien t a u x b e a u x jou r s de
sa jeu n esse. Com b ien elle é t a it p lu s h eu r eu se a lor s !
Su r ce r och er a b r u p t d ’où elle p la n a it s u r le m on d e
lo in t a in , n ’a va it -elle p a s a tt en d u t ou t d e la vie ?
M a in t en a n t , qu e p o u va it -elle en esp ér er ? Vie il
lir seu le sa n s ces éga r d s, cette- con sid ér a tion p a r t i
cu lièr e q u i est l ’a p a n a ge d e la fem m e m a r iée, sa n s
con n a ît r e ja m a is les jo ies d e la m a t er n it é, ou
b ien , u n jo u r , la sse de sa so lit u d e, ép ou ser u n
de ses n o m b r eu x p r ét en d a n t s, u n h om m e b r illa n t ,
ou t it r é , ou tr ès r ich e, a u p r ès d u q u el elle n e t r o u
ve r a it a u cu n a p p u i m or a l, et d on t la vie n e se confon d er a it p a s a vec la sien n e, R en a u d p eu t -êt r e!
Au t a n t lu i q u ’u n a u t r e ! N e le con n a issa it -elle p as
d ep u is l ’en l'a n ce?
E lle p ou ssa u n so u p ir et r e vin t a u x a q u a r elles;
u n e id ée su b ite ja illit a lor s d an s son es p r it :
— N iévès vien d r a p eu t-êtr e. Si je l ’a t t en d a is?
E lle s ’a ss it su r u n d iva n q u i fa is a it fa ce a u x
a q u a r elles et s ’o u b lia en cor e à les con sid ér er . Ce u x
q u i d éfila ien t d eva n t elle n e l ’in t ér essa ie n t p o in t :
elle n e les r ega r d a it m êm e p a s, a u ssi .t r essa illitelle q u a n d u n e vo ix , d on t sa m ém oir e a va it ga r d é
les m oin d r es in fle xio n s , la sa lu a de son n om :
— M"° D o r ge r a y !
Boson se t e n a it d eva n t e lle , r esp e ct u eu x et d é
co u ver t , et , d an s ses ye u x, flot t a it je n e sa is q u elle
am er tu m e q u i r a co n t a it le r e gr e t d u b on h eu r
p er d u .
E t a ien t -ce les a q u a r elles p r och es? Am ie lle r e
t r o u va u n p eu d e son âm e d e jeu n e fille q u a n d ,
au p ied d e la cr o ix, elle éco u ta it les m ot s fr ém is
sa n t s q u i t r a h iss a ie n t le secr et d u cœ u r : ses
jou es se t ein t èr en t d e r ose, et elle se r ep r och a cette
ém otion in volo n t a ir e.
Boson r ep r en a it :
— D ep u is qu e n ou s n e n ou s som m es vu s , bien
des ch oses se son t p a ssées...
Elle, r ép ét a :
— O u i, b ien d es ch oses...
— A la m or t de votr e fr èr e, j ’a u r a is d û vou s
écr ir e, m a is j ’ét a is à l ’h ô p it a l, et si d ép r im é! J e
n ’ai p u que p le u r e r ! P ou r votr e p èr e, je n ’ai p as
osé. M ais com bien j ’ai p en sé à vo u s !
La vo ix fr ém issa it com m e a u t r efois. A p r ésen t ,
Am ielle n ’ét a it p lu s rose. Ses lèvr es m êm es éta ien t
d écolor ées.
Le jeu n e m a r q u is se t en a it t ou jou r s d eb ou t d e
�L A M AI SO N SU R L E R O C
135
va n t e lle com m e l ’a ccu sé d eva n t son ju ge . E v i
d em m en t , il n ’o sa it p a s s ’a sseoir a u p r ès d ’elle , d u
m om en t q u ’il n ’y é t a it p a s con vié.
— J ’a u r a is t a n t de ch oses à vo u s d ir e, m u r m u r at-il. L a ve ille d u jo u r où j ’ai ét é b lessé, j ’a va is
p a ssé la jou r n ée a vec le ca p it a in e D o r ger a y. Nou s
a vio n s b ea u cou p ca u sé ! Qu e de fois, m e su is-je
r ep r och é de n e p a s vo u s l ’a vo ir é cr it !... Si vou s
p o u vie z m e r ecevoir , je vo u s r acon ter a is ee su
p r êm e en t r et ien ... I l y a va it été t ellem en t q u es
tion d e vo u s !
E lle n e son gea m êm e p a s à r ep ou sser cett e
p r ièr e : e lle d é s ir a it tr op con n a ît r e les d ern ièr es
p en sées de son ch er Sim on . Ils fixèr en t au sam ed i
s u iva n t le u r r en d ez-vou s.
— J e jo u is de la sem a in e a n gla ise com m e le
p lu s h u m b le d es em p lo yés, r em ar q u a Boson a vec
a igr e u r . Le s a u t r es jo u r s, je n ’a i p as la p er m is
sion de m ’élo ign er de l ’u sin e.
Il 11e p a r la it p as d e sou m a r ia ge. Am ie lle n ’osa
p as lu i d em an d er d es n o u velles d e N iévès. Celleci n ’a va it p eu t-êtr e p as a vo u é ses r en con tr es d e
M on tr éa l. E lle d it seu lem en t :
— Qu a n d vou s êtes a r r ivé , je r ega r d a is ces jo
lies a q u a r elle s d on t il m e sem b le qu e vo u s a vez
q u elq u e r a ison d ’êt r e fier.
Il je t a u n r e ga r d in d iffér en t ve r s le p a n n ea u
cla ir :
— Ce son t elles q u i e xp liq u e n t m a p r ésen ce ici,
a vou a -t-il. L ’a r t ist e n e p o u va it ve n ir elle-m êm e,
et elle m ’a va it p r ié de la r em p la cer ...
Il n e d on n a p a s d ’a u t r es e xp lica t io n s , et , tr ès
vit e , p r it con gé. La fou le éléga n t e gr o ss iss a n t à
m esu r e q u e l ’h eu r e a va n ça it , il se fr a ya u n p a s
sa ge p a r m i les gr o u p es a vec l ’a isa n ce n a t u r elle
d ’un h om m e q u i, d ès le b er cea u , a été r om p u a u x
ge st e s d u m on d e, et sa lu a n t de ci, sa lu a n t d e là , il
d isp a r u t .
Am ie lle , r estée se u le, se d em an d a si e lle a va it
eu r a ison d ’a u t or iser la vis it e d u jeu n e m a r q u is.
Q u ’en p en ser a it D em oise? E lle a va it d evin é b ien
d es ch oses, e t l ’e xp lo s io n de N ié vè s, le so ir d e
l ’en ter r em en t , n e p o u va it c| ue con fir m er ses so u p
çon s. Sa n s d ou te, elle n ’h ésit er a it p a s :
— Vo u s n e d evez p as le r ecevoir ...
E t , au fon d , n ’a u r a it -elle p a s r a ison ?
— J e n e lu i d ir a i r ie n ! d écid a la jeu n e fille en
se le va n t .. Il est in u t ile de l ’a git e r ! Cet te p r em ièr e
vis it e n e m ’en ga ge d ’a u cu n e fa ço n ... S ’il p a r le de
�I36
la
m a is o n
su r le
ro c
r even ir , je ser a i t o u jo u r s à t em p s d e p oser m es
C° E u V d escen d it l ’esca lier et se r é fu gia d an s l ’a u t o
q u ’u n e ger b e d ’œ ille t s , d a n s u n cor n et d e cr is t a l
cer clé d e ve r m eil, r e m p lis sa it d e p a r fu m s.
— N e p as le r ecevoir , c ’é t a it im p ossib le, con t in u a-t -elle com m e si e lle d is cu t a it a vec elle-m êm e.
11 évo q u a it le so u ve n ir d e m on fr ère. E t p u is,
p eu t-êtr e p ou r r a i-je lu i fa ir e d u b ien , lu i d on n er
qu elq u e u t ile co n s e il...
.
,
M ais m a lgr é t ou t es ces b on n es r a ison s, le silen ce
qu e p en d a n t t ou t e la sem a in e elle ga r d a vis-à -vis
d e l ’a veu gle p esa lou r d s u r son cœ u r .
Qu a n d le sa m ed i a r r iva , elle s e n t it q u e s a v o ix
p r en a it u n e in t o n a t io n q u i n e lu i é t a it p a s h a
b it u e lle p o u r d on n er ses o ïd ie s a H ila ir e :
— Au jo u r d ’h u i vien d r a le m a r q u is d e Sa lvè r e ,
cet a m i de 111011 fr èr e q u e n ou s a vio n s r eçu à M on t
r éal. Vo u s l ’in t r o d u ir ez d an s la b ib liot h èq u e...
Le vie u x va le t d e ch a m b r e r ega r d a sa jeu n e
m a ît r esse éton n é, e t e lle se d étou r n a p ou r
’il 11e
la v ît p a s r ou gir .
C ’é t a it la p r em ièr e fois q u ’il r eceva it u n p a r eil
ord r e. J u sq u ’ici les h om m es d ’a ffa ir es, M. le Cu r é,
les d am es d ’œ u vr e s , les Ber ger e a u -Lim a ise, et
m êm e les vis it e u r s o r d in a ir es, ét a ien t r eçu s au
p r em ier , d a n s le sa lon a u x so u ven ir s où M 1' 0 R é a u lt
a im a it à sc t en ir .
P ou r q u oi faisait-0 11 les h on n eu r s du solen n el rezd e-cliau ssée à ce M. de .Salvère. Sar is d ou te, M ad e
m oiselle vo u la it lu i m on t r er les co llect io n s. E lle
a va it bien d e la b on t é, ca r , à son en d r o it , il 11e
s ’é t a it p a s con d u it en g a la n t h om m e. Qu a n d on
ser t à t a b le , on vo it ce q u ’on vo it ! E t il se co n d u i
s a it a lor s com m e 1111 fia n cé q u i 11’a p lu s q u ’à p a sser
la b a gu e au d o ig t !...
To u t efo is, H ila ir e ga r d a p o u r lu i ses r éflexio n s :
le m a r q u is é t a it m a r ié — la n o u velle a va it p a r u
« d e s s u s » le jo u r n a l, — le p a ssé é t a it le p a ss é !
Il 11e fa lla it p a s p lu s le r é ve ille r q u e le ch a t q u i
dor t.
E t d ou e, Boson t r a ve r s a la gr a n d e ga le r ie so
len n elle e t b ien cir ée d on t ch a q u e t a b lea u va la it
u n e fo r tu n e, et p én ét r a d a n s la .b ib lio t h è q u e où le
com te Roza n les a ya it r eçu s q u elq u es sem a in es
a p r ès leu r m a r ia ge.
Ce sou ven ir l ’é t r e ign it au p o in t -de n e p a s e x a
m in er les m cublfcs d ’a ca jo u , r ep osa n t su r d es
gr iffes d e cu ivr e , les soies a n cien n es d ’un ve r t
�L A M AI SO N SU R L E R O C
137
p r ofon d , la ga r n it u r e d e ch em in ée en vie u x-Sè vr e s ,
r em ar q u ée lor s *de sa p r em ièr e vis it e . Il r est a d e
b o u t sa n s r ien vo ir , les ye u x fixé s su r la p or te.
E lle s ’o u vr it en fin et Am ie lle p a r u t , tr ès b elle d an s
u n e robe de soie m a t e q u i se d r a p a it sttr elle en
p lis m o e lle u x, et com m e r e vê t u e d ’u n e a u tor ité
n o u velle q u i la t r a n sfo r m a it , en fa is a it p r esq u e
u n e a u t r e fem m e.
E lle lu i d é s ign a u n siège p r ès d e la ch em in ée
et s ’a ss it d e l ’a u t r e côté. E n t r e e u x, d e la gên e
s ’ét en d it q u ’elle r om p it la p r em ièr e :
— Vo u s 11e 111 ’a vez p as d it si vou s ét iez p èr e ? d e
m a n d a -t-elle p o u r m ettr e t o u t d e su it e en tr e e u x la
r éa lit é.
— J ’a i u n e p et it e fille , a n n on ça -t-il. E lle n ’a
q u ’u n m ois ! Ma fem m e a vo u lu la n om m er Am ie lle
en so u ve n ir de son sé jo u r à M on tr éa l.
— Vo u s a u r iez p r éfér é u n ga r çon ?
— N a t u r ellem en t , m a is je n ’ai p a s l ’h a b it u d e
d ’o b t en ir d u Cie l ce q u e je d ésir e.
Il jet a su r u n ton d ’a m er tu m e q u i en d is a it lo n g
su r son ét a t d ’esp r it . Am ie lle ga r d a n t le silen ce,
il r e p r it :
— Oh ! vou s p ou vez p a r le r I N e cr a ign e z p a s !
N ié vè s m ’a r a con té tou s les d ét a ils d e sa fu gu e ...
— Alo r s , vo u s l ’a vez r ejo in t e à Sa lvè r e ?
— O u i, j ’a i eu cet t e fa ib less e... J e le r e gr e t t e a u
jo u r d ’h u i...
— P ou r q u oi ?
— M a is p a r ce qu e la vie a vec M mo Olza t in o n ’est
p a s t en a b le, et m oin s en cor e d ep u is ce r ep lâ t r a ge
a u q u el je 11’a u r a is p a s d û co n s e n t ir ! A t o u t in s
t a n t , je d ois s u b ir ses o b ser va t io n s e t ses r eb u f
fa d es, bien h eu r eu x en cor e q u a n d ce n ’est p as
eu p r ésen ce d e su b a lt e r n es... J e n e sa u r a is esp ér er
d e lon gt em p s u n em p loi p lu s en r a p p o r t a vec m a
fu t u r e s it u a t io n de p r in ce-con sor t. A ca u se d e l ’en
fa n t , j ’ai p a t ien t é, je p a t ien t e en cor e; m a is il v a
d es m om en ts où la cou p e est tr op p le in e ... T ô t ou
t a r d , e lle d éb or d er a ...
Il s ’é t a it le vé p o u r s ’a ccou d er à la ch em in ée
com m e si son én er vem en t n e lu i p er m et t a it p lu s
d e r est er a ssis.
— Vo u s n e fer ez p a s cela , d it Am ie lle , la v o ix
t r em b la n t e. N iévès en m ou r r a it de ch a gr in !
— Cr o yez-vo u s ! J e m e d em an d e p a r fois s i e lle
m ’a im e, si elle n e m ’a p a s ép ou sé p ou r le se u l
p la is ir d ’êt r e m a r q u ise, d e p o r t er le n om d u ch â
t ea u q u e sa b elle-m èr e a m is d a n s sa co r b eille
�I 3S
L A M AI SO N SU R L E R O C
sa n s y r ien a jo u te r p ou r la m ieux^ ga r d e r sou s sa
d o m in a t io n ...
— J e vou s a ssu r e qu e vo u s la ca lom n iez. E lle
vo u s aim e tr ès sin cèr em en t. E lle m e l ’a d it à
M on tr éal.
— Si elle m ’a im a it , elle m ’a u r a it s u ivie la p r e
m ièr e fois qu e je su is p a r t i... E t elle est r estée.
E lle a va it tr op p eu r de p er d re sa gr a n d e sit u a t io n
de fo r t u n e !...
— E lle a p atien té^ d an s l ’esp oir d e vou s r am en er
u n jo u r et , vo u s le vo ye z, elle y a r éu ss i...
— O u i, m a is, je le r ép èt e, ce n e sera p a s p ou r
lon gt em p s !...
— Vo u s n e fer ez p a s ce ch a gr in à votr e m èr e...
— Ma m èr e est ca u se de t o u t ! Qu a n d je su is r e
ven u d e M on tr éa l, elle m ’a d it qu e je la t u e r a is
si je ne r éa lisa is p as les gr a n d es esp ér an ces q u ’elle
fon d a it su r m a p er son n e... E t j ’a i été fa ib le, p lu s
qu e fa ib le !... Lâ ch e !... J ’ai céd é...
Il s ’ét a it r a ssis, et accou d é su r le b r a s d u fa u
t e u il, i! ser r a it son fr on t d ’u n e m ain n er veu se.
— J ’ai eu tor t de le r ecevoir , p en sa la jeu n e fille
tr ou b lée. J ’a u r a is d û com p ren d re q u e, d u m o
m en t qu e je ca ch a is cette en t r evu e à Dem oise, elle
d eva it a voir un ca r actèr e d a n ger eu x.
Il co n t in u a it com m e ces flots q u i d éb or d en t à la
fon te des n eiges, et qu e rien n e p eu t a r r êt er :
— J ’a u r a is vou lu vou s d em an d er p a r d on ... m a is
ce son t d es ch oses q u ’on ne s a u r a it écr ir e ... Alo r s ,
qu a n d la n ou velle de m es fia n ça illes a p a r u d a n s
les jo u r n a u x, je su is r esté p lu sieu r s n u it s sa n s
d or m ir ... J e m e d isa is : « A-t -elle vu d é jà ? E t
qu e p en se-t-elle d e m o i? ... » L ’id ée de vo t r e m é
p r is m ’ét a it in s u p p o r t a b le ... P o u r m e ca lm er un
p eu , il fa lla it m e so u ven ir d es p a r oles d e vo t r e
p a u vr e fr èr e, l ’a va n t -ve ille 'd e sa m o r t ... Ce soir -là ,
j ’ét o u ffa is... je m e su is o u ver t à lu i... J e lu i ai
d it qu e je n e vo u la is p as écou ter m a m èr e, q u e
j ’ét a is bien d écid é à p a sser ou tr e. 11 est r est é, u n
in s t a n t , sile n cie u x, p u is il m ’a r ép on d u : « Sa lvèr e, cr oyez-m oi, il va u t m ie u x q u e vou s o b éissiez
à votr e m èr e... Si vo u s ép o u siez m a sœ u r , d ’abord
vo ys vou s im a gin er iez qu e vo u s êt es t r ès h e u r e u x;
p u is, lor sq u e vo u s vou s t r o u ve r ie z en fa ce d es d if
ficu ltés de la vie q u i ir o n t sa n s cesse gr a n d is s a n t ,
vou s en sou ffr ir iez, et b ea u cou p p lu s q u ’u n a u t r e !
Am ie lle le com p r en d r a it et sa fier t é eu se r a it
cr u e lle m e n t 1b lessée... S i, au co n t r a ir e, vo u s vo u s
t a isez, e lle ser a d éçu e cer t a in em en t , m a is vo u s
�L A M AI SO N SU R L E R O C
139
11’a vez ét é d a n s son e xis t e n ce q u ’u n oisea u de
p a ssa ge; u n a u t r e vien d r a d on t le ca r a ct èr e sera
m ie u x a d a p t é au sien . E lle a u r a t ô t fa it de vou s
o u b lier ... » Su r le m om en t, je lu i en a i vo u lu de
son e xt r ê m e fr a n ch ise ... M a lgr é t o u t , j ’en su is
cer t a in , si j ’a va is été en cor e au fr on t lor sq u e vou s
y êtes ven u e, je ser a is accou r u à vo t r e d escen te de
wa gon , je vou s a u r a is sou t en u e, con solée, j ’a u r a is
d on n é à m on a veu d e M on tr éa l u n sen s p lu s p r écis
et p lu s cla ir ... M a is j ’a i été b lessé... On m ’a é va
cu é su r P a r is ... J e su is r etom b é sou s la cou p e de
m a m èr e. La fa t a lit é a vo u lu q u ’on m e t r a n sp o r
t â t en su it e ch ez M mo O lza n u o ... Vo u s le vo yez, t ou t
a con sp ir é con tr e m a fa ib lesse et , cep en d a n t , je le
sen s b ien , a u p r ès de vo u s seu lem en t , j ’eu sse d on n é
111a vé r it a b le va leu r .
Cet t e lo is, Am ie lle ju ge a d evo ir a r r êt er sou
vis it e u r :
— T o u t ceci n ’est p lu s en q u est ion , in t er r om p ite lle d ’u n e vo ix cou p a n t e où l ’ém otion se ca ch a it
sou s la fr oid eu r vo u lu e. D u r,este, Sim on , com m e
t ou jou r s, vo ya it ju s t e ... e t je p a r t a ge a b solu m en t
son o p in io n ... Si je vo u s ai a u tor isé-a ve n ir a u jo u r
d ’h u i, ce 11’est p as seu lem en t p o u r (| iie vou s m e
p a r liez d e n otr e gr a n d m or t; ce n ’est p as su r t o u t
p ou r r em u er les cen d r es d u p a ssé; c ’est p ou r
e ssa ye r d e r é t a b lir la p a ix d a n s vo t r e m é n a ge ...
— R êve im p ossib le à r é a lis e r !
— P a r ce qu e vou s n ’y m et t ez a u cu n e bon n e
vo lo n t é !... Vo u s n e vo u le z r ien sa cr ifier d e votr e
am ou r-p r op re !
Il n e l ’écou ta it p a s. I l 11e s a va it p lu s q u ’u n e
ch ose, c ’est q u ’il l ’a va it a im ée, q u ’il l ’a im a it t o u
jo u r s, e t c| tie, p a r a m b it io n , sa m èr e a va it fo lle
m en t ga s p illé son a ven ir .
— A qu oi bon in s is t e r ? su p p lia -t -il t r è s bas.
E st -ce q u ’on com m a n d e à son cœ u r ? ...
E lle co m p r it q u ’elle 11e p o u va it p r olo n ger celt e
a u d ien ce, qu e la d iscu ssion m êm e l ’e n t r a în a it su r
u n e p en te glis s a n t e :
— J e vou s d em an d e p a r d on , d it -elle en se le va n t ,
m a is 011 m ’atten d p o u r 1111 m a t ch d e t en n is, et j ’ai
p r om is d ’êt r e exa ct e.
— P eu t -êt r e a vez-vou s a ssez d e m oi, et p r ét en
d ez-vou s d ésor m a is m e fer m er vot r e p or te, m a is ce
s e r a it tr op cr u el ! La issez-m oi r even ir p ou r m e
r éch a u ffer l ’â m e... J e vou s le p r om et s... J e n e
p a r ler a i p lu s d u p a s s é !... N ou s ca u ser on s com m e
d e vie u x a m is ... Vo u s m e m on t r er ez les p ièces
�L A M AI SO N SUR- LE' R O C
r ar es d e vos co lle ct io n s ... D a n s m on e xis t e n ce si
d u r e, ces vis it e s ser on t d es oasis d e fr a îch eu r q u i
m e p er m et tr on t en su ite d ’a ffr on ter l ’a r id it é d u d é
ser t ... J ’a i t a n t b esoin d e p a r oles a m ies... De
q u elq u e côté qu e je m e tou r n e, je n e r eçois qu e
r ep r och es, m ot s a m er s... E t je sen s q u e m on
cœ u r en sou lfr e au p o in t d e s ’a ig r ir , d e d even ir
m a u va is.
Am ie lle e u t u n e h ésit a t io n , m a is, u n e fo is en
core, sa t r op gr a n d e con fia n ce en son p r op r e ju g e
m en t lu i sou ffla d e n e p as r ep ou sser ce b eau rôle
de co n seillèr e q u i ram èn e d an s le ch em in d u
d evoir . Su r le se u il, seu lem en t, afin q u ’il com
p r ît le ca r a ctèr e de leu r s fu t u r es r en con tr es, elle
jet a cet t e r ecom m a n d a tion d er n ièr e :
— La p r och a in e fois, n e ven ez p a s sa n s Niévè s !... J e serai t r ès h eu r eu se d e la r evoir . E lle
s ’est m on tr ée si p a r fa it e, si d évou ée, p en d a n t la
m a la d ie de m on p èr e...
Il
b a lb u t ia u n e r ép on se con fu se q u i n ’e n ga ge a it
à r ien et s ’élo ign a p a r la lo n gu e ga le r ie , fr oid e et
cir ée, où l ’on s ’éton n a it d e lie p as vo ir d es ét r a n
ger s, u n gu id e îi la m a in .
T o u t le r este du jo u r , au t en n is com m e en au t o,
Am ie lle ga r d a u n e m eu r t r issu r e de con scien ce q u i,
le soir , d an s le sa lon d u p r em ier , lo r sq u ç la jeu n e
d em oiselle de com p a gn ie se fu t r etir ée, la força
d ’a vou er :
— Au jo u r d ’h u i, Dem oise, j ’ai reçu la vis it e du
m a r q u is d e Sa lvè r e q u i ve n a it m e r ép ét er son d er
n ier en tr etien a vec Sim on . J u sq u ’à la fin , m on
fr èr e s ’est p r éoccu p é d e m on a ven ir .. lit a vec u n e
cla r t é de ju ge m e n t q u i m e fa it en cor e p lu s r egr et
ter sa d is p a r it io n !... J ’a u r a is eu t ellem en t b esoin
de ses con seils, de son a p p u i !...
L ’a ve u gle a va it a b a n d on n é son t r ico t :
— J e com p r en d s qu e M. d e Sa lvè r e a it tern i à
r em p lir ce p ie u x d evo ir , r em ar q u a-t-elle len tem en t ,
m a is à l ’a ven ir , il va u d r a it m ie u x évit e r d e le
r ecevoir , su r t o u t lor sq u e vou s êt es seu le, et q u e sa
fem m e n e l ’a ccom p a gn e p oin t.
— Il l ’a m èn er a la p r och a in e fo is...
— D a n s ces con d it ion s, vos r ela t ion s p er d r on t
le ca r a ct èr e, un peu in q u iét a n t , q u ’elles p o u r r a ien t
a u t r em en t r evêt ir . Si je vou s m ets en ga r d e , m a
ch ér ie, c ’est q u e, m oi-m êm e, j ’ai fa it l'e xp é r ie n ce
d u d a n ger q u ’offr en t, p ou r d es fem m es seu les,
cer t a in es fr éq u en t a t ion s m a scu lin es.
Am ie lle r ega r d a , éton n ée, sa vie ille com p a gn e.
�L A M AI SO N SU R L E R O C
Il lu i se m b la it ét r a n ge q u e d a n s sa vie celle-ci eû t
p u Otre l ’h ér oïn e d ’u n e p a ge d ’a m ou r.
—
Ce soir où M. Le ygo n ie vo u s a va it d em an d ée
en m a r ia ge, r e p r it d ou cem en t M"° R é a u lt , j ’ai
vo u lu vou s en p a r ler , m a is vo t r e es p r it é t a it a il
leu r s; vo u s m ’a vez a r r êt ée a u x p r em ier s m ot s...
Alo r s , j ’ai ga r d é le sileu ce...
t r è s sim p lem en t , m a is d ’u n e vo ix q u i t r em b la it
en cor e a u x so u ven ir s a n cien s, e lle r acon ta le ro
m an de sa jeu n esse : a va n t d e d even ir l ’in s t it u
t r ice de M"° d e La M or lièr e, e lle h a b it a it Mon tr ou ge et e lle d on n a it d es leçon s p ou r so u t en ir u n e
p et it e sœ u r in fir m e q u i n ’a va it q u 'e lle au m on de.
Un d e ses a m is d ’en fa n ce l ’a im a it , il le lu i a va it
m êm e la issé com p r en d r e, m a is, d eva n t les ch a r ges
q u ’il e n t r e vo ya it , u n b ea u jou r , il a va it cessé ses
vis it e s , e t elle a va it a p p r is p lu s tar d son m a r ia ge
a vec u n e r ich e h ér itièr e. D e u x a n n ées s ’écou
lèr e n t ... Sa n s l ’a vo ir a ver t ie , t ou t à cou p , il
r ep a r u t : « J e s u is lib r e m a in t en a n t , lu i d it -il, et
m a sit u a t io n a bien ch a n gé ... Co n sen t ir iez-vo u s à
o u b lier le p a ss é ? » E lle a va it ét é bien p r ès d e
m et t r e sa m a in d a n s la sien n e ... Q u e lq u ’u n h eu
r eu sem en t l ’a va it a ve r t ie : « Il n ’est p a s ve u f! 11
est d iv o r cé !» Alo r s , e lle lu i a va it é cr it : « O h !
p o u r q u o i m ’a vez-vou s t r o m p ée? N e sa vez-vou s
d on c p a s qu e, 111 p ou r o r , n i p ou r a r gen t , je n e
co n sen t ir a is il ce qu e D ieu d éfen d ... » E t il 11c lu i
a va it ja m a is r ép on d u ... E t p u is la p et it e sœ u r é t a it
m or t e... E t M llc R é a u lt é t a it en tr ée au ch â tea u de
La M or lièr e. A d éfa u t d u b on h eu r , e lle a va it reçu
la gr â ce d ’u n e gr a n d e p a ix...
Le cœ u r d ’Am ie lle b a t t a it en écou ta n t sa vie ille
am ie : o u i, e lle se n t a it bien q u ’il ét a it d a n ger eu x
d e r ecevoir Boson : il a va it 1111 ch a r m e si su b t il
d an s ses m oin d r es gest es, u n e a r d eu r si com m u n i
ca t ive d a n s ses p a r oles q u ’elle n ’a va it p a s la issé
d ’êt r e ém u e p a r son r ep en tir , n on p oin t q u ’e lle
s ’illu sio n n â t su r le p er son n a ge : elle le ju ge a it bien
tel q u ’il é t a it , n a t u r e ve r sa t ile et o r gu eilleu se
q u i n ’a im a it p as cc q u i en t r a ve ou q u i o b lige;
m a is elle com p r en a it q u 'il n e p o u va it l ’o u b lier , et,
p ou r r est er in d iffér en te à p a r e ille con sta t a t ion , il
eû t fa llu u n e ver t u p lu s h a u t e q u e la sien n e.
E t p u is, e lle le com p a r a it à Ber n a r d : p lu s elle
a lla it , p lu s elle so u ffr a it de l ’in d iffér en ce de celu ici. Il n e p o u va it ign o r e r q u 'e lle h a b it a it P a r is, et,
p o u r t a n t , p a s p lu s q u ’au p a la is F osca r n o, il ne
s ’ét a it p r ésen t é à l ’h ôtel R o za n !
�142
L A M AI SO N SU R L E R O C
P ou r en ten d r e p a r ler de lu i, e lle d e va it ch er ch er
d an s les jo u r n a u x ses éloq u en t es in t er ven t io n s à
la Ch a m b r e, ou b ien écou ter ch ez les Ber ger eau Lim a ise les co n ver sa t io n s p o lit iq u es. Les u n s ad
m ir a ien t le je u n e t r ib u n , le p o r t a ien t a u x n u es, lu i
p r éd isa ien t les p lu s h a u t es d estin ées; les a u tr es
le d iscu t a ien t â p r em eu t , m a is ceu x-là m êm es qu i
n e p en sa ien t p as com m e lu i s ’in clin a ie n t d eva n t sa
gr a n d e in t e llige n ce , la fr a n ch ise d e son a t t it u d e,
r econ n a issa ien t qu e sa cou r t oisie en ver s ses a d ver
sair es le r en d a it r ed ou ta b le, et qu e les vu lga ir e s
a t t a q u es, d ir igé e s con tr e lu i, éch ou a ien t so u ven t
p a r le seu l fa it q u ’il ét a it d ifficile de t r o u ve r le
d éfa u t d e sa cu ir a sse.
P lu s ie u r s fois, Am ie lle a va it été t en t ée de r et ou r
n er l ’en ten d r e. E lle a va it r ésisté à ce q u ’e lle q u a li
fia it d e fa ib lesse.
—. Ce se r a it in d ign e de m oi...
M ais elle ch er ch a it son n om d a n s les let tr es
q u ’e lle r e ce va it d e Mn° D u ja r r y. Celle-ci d ép lor a it
l ’éloign em en t de son jeu n e p a r en t :
Il
ne su iveille pas assez sa m aison , et les. en fan ts
en souffren t. On n e ren con tre plu s au jou rd ’hui les
Dem oises au gran d cœ u r ! Ives in stitu tr ices qui se
succèden t n ’ont plu s le respect de leu r m ission ; les
vieilles ne son gen t q u ’à soign er leurs rhum atism es ou
t bavard er avec les voisin es, les jeu n es, à se bich on
n er dan s l ’espoir du beau m ar iage. E t pen dan t ce
tem ps, Lin e s ’étiole... Ma cousin e Sevestr e est la
m eilleure des cr éatu res, m ais elle ign ore la ten dresse,
et cette petite au rait besoin d ’affection com m e les
plan tes on t besoin d ’eau ...
Cet t e let tr e — la d er n ièr e r eçu e — se t er m in a it
p ar u n e in vit a t io n p r essa n te :
Mon petit logis com pte une cham bre de réserve à
d eu x lits. Ce ne sera pas votre gran d luxe de Par is,
m ais on n e peut offrir que ce que l'on a... J ’y ajou
terai ma vieille am itié qui ne se con sole pas de votre
départ, et la joie de tous que je vous prom ets
d 'avan ce, et san s cou rir le risque de me trom per... Et
puis vous ren drez visite à vos ch ers m orts que le mois
de mai fleurit de roses...
D e u x r on d s, au -d essou s d e la sign a t u r e , r en fer
m a ien t les b a iser s en fa n t in s q u ’Am ie lle cr o ya it
sen t ir su r ses jou es...
—
E u x , au m oin s, n e m ’o u b lien t p a s ! p en sa ite lle a vec u n sou p ir .
�L A M AI S O N SU R L E R O C
143
E lle n e p a r t it p a s cep en d a n t p o u r M on tr éa l, bien
qu e le p r in t em p s y fû t d é licie u x lor sq u e, d u
ch em in d és J o u ven celles, 011 a p er ceva it la p la in e,
p a r e ille à u n e cor b eille de fia n cée.
— J ’ir a i p lu s t a r d , d écid a -t-elle. E n n ou s r en d a n t
à Bia r r it z ou à Lu ch o n , n ou s y fer on s u n e cou r te
lia lte.
Su r t o u t , e lle ch o isir a it u n m om en t où Ber n a r d
Le ygo n ie n ’y ser a it p a s. E lle n e vo u la it p lu s se
r et r o u ver en sa p r ésen ce afin d e 11e p a s t r op sou f
fr ir , le jo u r où e lle a p p r en d r a it son m a r ia ge a vec
u n e de ces jeu n es in s t it u t r ice s , si d ésir eu ses de
p la ir e et d e s 'a ss u r e r u n bel a ven ir .
E n a t t en d a n t ce r et ou r ver s le p a ssé, le sam ed i
s u iva n t , elle d on n a l ’or d r e d ’in t r od u ir e d an s la
b ib liot h èq u e le m a r q u is et la m a r q u ise d e Sa lvèr c.
M ais Boson se p r ésen t a seu l en cor e. N iévès 11c
p o u va it sç sép a r er d e sa fille , p r ét en d it -il. Am ie lle
se d em an d a s ’il lu i a va it p a r lé d e sa vis it e , et
elle p en sa :
« D em o ise a r a iso n ... .Si, la p r och a in e fois, il
11e m ’am èn e p a s sa fem m e, je n e d ois p lu s le
r ecevo ir ... »
M a is, ce jou r -là , il se m b la it b ien r ésolu à d is si
per la gên e, r estée en tr e e u x d ep u is ses d a n ge
r eu ses con fid en ces. 11 n e vo u lu t -êt r e q u ’u n a m a teu r
de go û t , en fa ce de su p er b es co llect io n s, et e lle
fu t su r p r is e d e l ’ér u d it ion q u ’il m on tr a en cette
m a t ièr e.
— J ’a im er a is h fu r et er ch ez les m a r ch a n d s d ’a n
t iq u it é , a vo u a -t-il, m a is je n ’en ai p as le tem p s n i
les m oyen s.
Qu a n d il e u t p a ssé la r evu e de la ga ler ie et d es
sa lo n s, ils r evin r en t d an s la b ib liot h èq u e où la
t a b le à t h é les a t t en d a it , et il s ’e xt a s ia su r la
ga r n it u r e en vie u x-Sè vr e s de la ch em in ée.
— Le ca t a lo gu e in d iq u e q u ’e lle a été d on n ée p a r
N a p oléon à J osép h in e, e xp liq u a M"° D o r ge r a y.
Ava n t , e lle a va it a p p a r t en u h M a r ic-An t oin ett e, et
fig u r a it su r u n e ch em in ée du Tr ia n on .
— N o u s a vio n s à »Salvèrc d es ca n d éla b r es d e la
m êm e ép oq u e, r em a r q u a Boson , et m êm e, l ’un d es
m éd a illo n s o va le s q u i or n en t le p ied s ’o u vr a it p ou r
la is ser vo ir u n e ca ch et te.
Il
p r om en a son d o igt su r la ser t issu r e d e cu ivr e
cise lé , et , t o u t h cou p , l ’u n d es m éd a illon s se r a b a t
t it en effet, à la façon d ’u n p et it volet .
Am ie lle se r a p p r o ch a p ou r e xa m in e r l ’étr oit e
ca ch et t e d ou b lée d e ve lo u r s b leu de F r a n ce,
�L A M AI SO N SU R L E R O C
— C ’est a m u sa n t ! d it-elle.
E lle fit jou er le r essor t d e u x ou t r ois fois, p u is,
se r a p p ela n t le th é, d éjà se r vi, e lle r efer m a le
m éd a illo n e t r e vin t ver s la t a b le p ou r com m en cer
le jo li m a n ège d u su cr e et d es a ssiett es de gâ t e a u x.
I ls p a r lèr en t d ’u n cu r ie u x m eu b le it a lie n à
secr et q u i, au m om en t d e la ven t e de Sa lvè r e , a va it
a t t e in t u n ch iffr e in cr o ya b le. A p r op os d ’u n vol
a u d a cie u x d on t a va it été vict im e, en p lein jou r ,
u n e a ct r ice en vu e, elle évoq u a le so u ven ir d u soir
d e b r o u illa r d 011 les fon d s d e su b ven t io n a va ie n t
cou r u u n si s é r ie u x d a n ger ; m a is e lle n e s ’y
a t t a r d a p o in t : elle p r éfér a it les p r op os in d iffér en ts
q u i n ’a t t e ign e n t p o in t le fon d d es cœ u r s.
Le jeu n e m a r q u is se m b la it se p la ir e d an s ce
ca d r e so m p t u e u x d ’a u t r efo is. Il 11e se p r essa it p as
de p r en d r e con gé. E lle d u t lu i d ir e :
— J ’esp èr e qu e M mo d e Sa lvè r e vou s a ccom
p a gn er a , la sem a in e p r och a in e. J e com p te a b so
lu m en t su r elle ! lit en son h on n eu r , je com m a n
d er a i à M a lie n le m a ssep a in p é r igo u r d in q u ’elle
a va it t r o u vé for t d e son go û t , p en d a n t son séjo u r
à M on tr éa l.
E n h om m e b ien élevé , il co m p r it le con gé im
p licit e et se r etir a .
Le soir , Dem oise d em an d a :
— E h ! b ie n ! M"lp de Sa lvè r e est-elle ve n u e?
— N on , r ép on d it Am ie lle , elle a été r eten u e a u
p r ès d e sa p et ite fille.
E lle 11’a jo it t a p o in t q u ’elle a va it reçu la vis it e
d u m a r q u is et qu e l ’a t t it u d e d e celu i-ci a va it été
p a r fa it e. E lle a im a it m ie u x 11e p a s d iscu t er ; m a is,
en son for in t é r ie u r , elle ju g e a it t r op e xa gé r é
le r igo r ism e de sa com p a gn e et p e r sis t a it d an s
l ’id ée q u e, p a r ses co n seils, ses a m ica les gr on d er ies, e lle p o u r r a it é vit e r u n e r u p t u r e d on t N iévès
so u ffr ir a it cr u ellem en t ..,
111
Le sa m ed i s u iva n t , Tioson a r r iva en cor e se u l :
elle le t r o u va , a r p e n t a n t la b ib lio t h èq u e, e t vis i
b lem en t én er vé :
— J ’ai b r û lé m es va is s e a u x! an n on ça-t-il.
— Com m en t ce la ? s ’écr ia la jeu n e fille sa isie.
— O h ! d ’u n e fa çon b ien s im p le ! Ma b elle-m èr e
�L A M AI SO N SU R L E R O C
a d ou t é d e m a p a r ole. J ’a ffir m a is q u e je n ’a va is
p as d on n é u n cer t a in o r d r e... Le vr a i cou p a b le,
p ou r se co u vr ir , a a ffir m é le co n t r a ir e, e t c ’cs t lu i
q u i a ét é cr u ! Vo u s com p r en ez qu e je 11e p o u va is
ga r d e r ce sou fflet su r la jou e : 011 a t t a q u a it m on
h on n eu r d e ge n t ilh o m m e ! J e l ’a i d it , t r ès h a u t , et
sa n s d ou t e d an s d es ter m es u n p eu vifs ... Br ef,
M«nc o iza n n o m ’a m is à la p o r t e com m e u n v u l
ga ir e m éca n icien !
— E t N ié vè s ?
— O h ! n a t u r e lle m e n t , e lle e s t r e s t é e ! m a is
q u ’elle 11c ch er ch e p lu s à m e r ep r en d r e com m e
l ’a u tr e fo is ! R ien 11e p ou r r a m e d écid er à r en t r er
d an s cet te m aison où j ’a i ét é vilip e n d é !
— E t vot r e fille ?
— Sa m èr e et sa- g r a n d ’m èr e l ’élève r o n t . E lle
11’a p a s b esoin d e m oi !
— E n ce m om en t, vo u s p a r lez a in si p a r ce qu e
vou s êtes exa sp é r é , m a is, p lu s t a r d , le ca lm e se fer a .
Vo u s e n visa ge r e z p lu s fr oid em en t la sit u a t io n .
— 11 fa u d r a it q u ’on r eco n n û t 111a b on n e fo i! E t
MmD O iza n n o n ’y co n sen t ir a ja m a is ... C ’est d on c
la r u p t u r e...
— Vo u s a llez u n p eu v it e !... La issez-m o i au
m oin s p a r ler à vo t r e fem m e, au b esoin , d em a n
d er u n e a u d ien ce à Votre b elic-m èr e...
— O h ! cela , ja m a is ! To u t e con cession d e m a
p a r t s e r a it u n e fa ib le ss e ... J ’en ai d é jà t r o p à 111011
a ct if!...
— M ais qu e com p t cz-vou s fa ir e ?
— Ce qu e je fa isa is a va n t la gu e r r e ... Mon on cle
co n sen t ir a b ien à m e d on n er u n t a b o u r et d a n s sa
b a n q u e — lu i a u ssi estim e q u e je 11e su is p a s d é
sign é p ou r les em p lois de p r em ier r a n g ' — Q u a n t
à m a m èr e, elle m e r en d r a la ch a m b r e q u ’e lle
a va it t r a n sfor m ée en p et it sa lon d ep u is m on m a
r ia ge ... E t le sa m ed i, je vie n d r a i en cor e vo u s vo ir
si vou s m e le p er m et t ez...
— J e vo u s le d éfen d s !
— P ou r q u oi ? Me ga r d ez-vo u s r a n cu n e d u p a ssé,
et p r ét en d ez-vou s m e p u n ir en vou s m on t r a n t
cr u elle ?
J e n e vou s ga r d e a u cu n e r a n cu n e... M a is je
n e d ois p lu s vo u s r ecevoir .
— M a sit u a t io n est cep en d a n t b ea u cou p p lu s
n et t e... J ’ét a is e n ch a în é... J e su is lib r e à p r ésen t ...
— N on , vou s n ’êt es p a s lib r e ...
— J e le ser a i b ien t ô t , ca r j ’ai l ’in t en t io n a r r êt ée
de d em a n d er le d ivo r ce !
�146
L A M ALSO N SU R L E R O C
Un e fin e^ buée m o u illa les t em p es d ’Am ie lle . Ali !
q u e Deiu ofse a va it r aison ! E lle b a lb u t ia :
— Vo u s n e p ou vez o u b lier les p r in cip es qu e vou s
a vez r eçu s. Le d ivor ce n e lib èr e p a s u n ch r ét ie n ...
Il h a u s s a im p er cep t ib lem en t les ép a u le s, u n
ge s t e q u i vo u la it d ir e san s d ou t e :
—- Ch r é t ie n ? O h ! je le su is s i p e u !...
P u is il a jo u t a :
— On p eu t le co m p lé ter p a r u n e a n n u la t io n eu
co u r d e R o m e...
La v o ix d e ve n a it b a sse et ar d en te. La jeu n e
fille r e cu la : e lle d e vin a it la p en sée ca ch ée d er r ièr e
le s y e u x lu is a n t s , p r esq u e é ga r és :
— Un e fo is d é ga gé de tou s lien s, je vien d r a i à
vo u s , et r ieu n e p o u r r a n ou s em p êch er d ’êt r e
h eu reu x !
Ce r t e s, elle le co n n a is sa it a ssez p ou r s a vo ir
q u ’il n ’a va it r ien ca lcu lé , et q u e, d e bon n e foi, il
cr o ya it p eu t -êtr e à la p o ss ib ilit é d ’u n e a n n u la
t io n ; m a is le jo u r où sa d em an d e se r a it r ejetée —
e t elle le se r a it sa n s n u l d ou te — e lle d e vin a it ce
q u i se p a sser a it . 11 a cco u r r a it s u p p lia n t , d ésesp ér é :
— D ’a u t r es o n t p a ssé o u t r e ! P ou r q u oi n e fe
r io n s-n o u s p a s d e m êm e !
E lle r e vit d a n s sa m ém oir e cer t a in es figu r e s ,
r en con tr ées ch ez les Ber ger e a u -Lim a ise, d es d i
vo r cés a u xq u e ls u n e tr ès gr o sse for tu n e ou u n e
t r è s h a u t e sit u a t io n p o lit iq u e d on n a it a ccès d a n s
u n sa lon q u i se p r ét en d a it r esp ecta b le et m êm e
t r a d it io n n e l.
— A ca u se d e R en a u d , n ou s n e p ou von s p a s leu r
fa ir e m a u va is vis a ge , d isa ien t les m a ît r es d u lo
g is p ou r s ’excu ser .
E t Am ie lle q u i, d ’a b or d , se t e n a it s u r la d é
fe n s ive , s ’é t a it peu à p eu h a b itu ée à ces m én a ges
fon d és en d eh or s d e tou te loi r e ligie u s e ; e lle en
a va it m êm e reçu ch ez elle, sa n s se d em a n d er si
ces con cession s n ’a m o in d r issa ien t p a s son êt r e
m or a l, 11e d im in u a ie n t p a s sa force d e r ésista n ce,
s u iva n t l ’exp r essio n de sa cla ir vo ya n t e co m p a gn e.
Le ch oc vio le n t r éveilla en e lle l ’a t a vism e ch r é
t ien d es La M or lièr e et d es D o r ge r a y. E lle r e
t r o u va t ou t e son a u t o r it é p ou r com m a n d er :
— P as u n m ot de p lu s ! E t p a r t ez t ou t de s u it e !
Sim on n e se t r o m p a it p a s lo r s q u ’il vo u s a ss u r a it
qu e p ou r vot r e b on h eu r , com m e p o u r le m ien , il
va la it m ieu x q u e vou s tie r even iez p a s a M on t
r é a l... E t j ’ai été b ien im p r u d en t e d e m écon n a ît r e
ses d er n ièr es vo lo n t é s...
�L A M AI SO N SU R L E R O C
147
E lle se d ir ige a it ver s la p orte p ou r I’¿con d u ir e;
il lu i cou p a le ch em in , et, a va n t q u ’elle a it p u
s ’en d éfen d r e, il lu i s a is it vio lem m en t les m a in s :
— Vo u s êt es se u le... Vo u s 11’êtes p a s a im ée...
Vo u s 11e le ser ez ja m a is, ca r ce u x q u i vo u s r e
ch er ch en t d ésir en t a va n t t ou t vos r ich esses... M oi,
je vou s a i aim ée d ès le p r em ier in s t a n t ... Qu a n d
vou s étiez p a u vr e, d éla issée s u r vot r e r och er ...
J e vo u s a im e t o u jo u r s... O h ! je sa is b ien q u e,
m a in t e n a n t , j ’ai l ’a ir d ’u n a m b it ie u x... J e vo u s
fa is h o r r eu r ... E t p o u r t a n t ce cjue je d is est vr a i...
Com m e M mo O lza n n o, d ou t er iez-vou s d e m a p a
r ole ?...
11 a va it u n a ccen t de t elle sin cér it é q u e, p o u r
n e p as lu i la isser d evin e r son ém otion , e lle d u t
fer m er à d em i les ye u x, se r ejeter en a r r ièr e :
— P a r t ez, r ép ét a -t -elle...
— Am ie lle , je vo u s en co n ju r e, p er m ettez-m oi au
m oin s de r e ve n ir ... J e su is le m en d ia n t q u i im
p lor e un ver r e d ’eau p ou r a p a iser sa soif.
Q u ’a lla it -e lle r ép o n d r e? E lle n e le s a va it p a s
elle-m êm e; m a is à ce m om en t le bou ton cise lé de
la p or t e t ou r n a d e la fa çon m a la d r o it e q u ’elle
co n n a issa it b ien , et Dem oise p a r u t :
— Ch ér ie, d it -elle, m a jeu n e a ccom p a gn a i ri ce est
sou ffr a n t e. P ou r r iez-vou s, ce so ir , la r em p la cer ?
N ou s ir ion s ju s q u ’il -l’église.
Boson a va it r ecu lé. M 1,a R é a u lt d e vin a p o u r t a n t
sa p r ésen ce :
— Qu i est là ? in t er r ogea -t -elle, la go r ge serr ée.
Am ie lle é cla ir cit sa vo ix p ou r e xp liq u e r :
— Le m a r q u is d e Sa lvè r e , Dem o ise...
Un fr ém issem en t p a ssa su r le b eau vis a g e d e
cir e, r a yé d ’u n e lign e p lu s b la n ch e p a r la lo n gu e
cica t r ice ;
— A h ! M on sieu r , s ’écr ia l ’a ve u gle , p ou r q u oi n e
n ou s a m en ez-vou s p a s M n'e de .Salvère ? N o u s
a u r ion s si gr a n d p la is ir à r en ou er les b on n es r e
la t io n s d e M on tr éa l.
La r é fle xio n t om b a d a n s le vid e : q u e p o u va it il r ép on d r e à celle q u i, p a r les ye u x d e l ’âm e,
l ’a va it d éjà ju g é ?
Il s ’in clin a d e va n t les d eu x fem m es, e t com m e
M Uo D o r ge r a y, p a r u n e h a b it u d e m a ch in a le d e p o li
t esse, fa isa it 1111 p a s 've r s la p or t e, il m u r m u r a :
— J e vo u s en p r ie ... P a r d on n ez-m o iI... Il y a d es
m om en ts où je d evien s fou !
Am ie lle le la is sa s ’é lo ign e r sa n s u n m ot , p u is
e lle son n a H ila ir e :
�148
T.A M AI SO N SU R L E R O C
— S i M. d e Sa lvè r e r even a it , lu i recom m an d a-te lle , vo u s n e le r ecevr iez p lu s ...
Le v ie u x va le t d e ch a m b r e a cq u iesça à cet ordr e
p a r u n s ign e d e t ête d iscr et q u i e s s a ya it d e voiler
sa s a t isfa ct io n . S ’il a va it ét é le m a ît r e, il e û t de
p u is lo n gt em p s r efu sé l ’en tr ée à ce b eau m on sieu r
q u i, com m e s ’il n e se so u ven a it p lu s d e sa con
d u it e a n t ér ieu r e, a im a it t a n t à ve n ir p r en d r e une
t a s se d e t h é a ve c M a d em oiselle. .
L a jeu n e fille se t o u r n a a lor s ve r s sa com
p a gn e :
— Qu a n d vo u s vo u d r ez, D e m o ise... J e su is à votre
en t ièr e d isp o sit io n !...
... Le lo n g d u ch em in , elle n e fit a u cu n e a llu sio n
à la scèn e q u e sa co m p a gn e a va it si h eu r eu sem en t
in t er r o m p u e, m a is à la fa çon d on t elle v it celleci p r ier , la t êt e d a n s les m a in s, e lle co m p r it qu e
son in t e r ve n t io n n ’a va it p a s été fo r tu it e, qu e l ’in
q u iét u d e l ’a va it p ou ssée au r ez-d e-ch a u ssée, e t qu e
m a in t e n a n t , elle -ren d ait gr â ce s ...
Au r etou r de l ’é glis e , Am ie lle n e s u ivit p a s
D em oise d an s le sa lon a u x so u ven ir s. E lle r ed ou
t a it ses q u estio n s, et , a va n t de les a ffr on t er , elle
d é s ir a it se r ep r en d r e, r éfléch ir .
M a lgr é le ch a u ffa ge cen t r a l, ses p ied s et s*'s
m a in s ét a ie n t gla cé s , ses jou es en feu : sa n s
d ou t e le ve u t a igr e q u i ce jo u r -là so u ffla it su r
P a r is !...
D a n s la ch em in ée de la b ib lio t h èq u e, le feu d ressé
n ’a t t e n d a it q u ’u n e a llu m e t t e. E lle l ’y je t a , et la
fla m m e s 'é le va cla ir e et p é t illa n t e .
D eb ou t , a ccou d ée à la t a b let t e, elle lu i p r ésen ta
scs p et it s so u lie r s , gest e in s t in ct if où l ’esp r it
n ’ét a it p ou r r ien .
II éco u t a it à ce m om en t la con scien ce q u i le gou r m a n d a it :
—
T u l ’as b er cée d ’illu sio n s , d isa it -elle, tu lu i
as la is sé cr oir e q u e, m a lgr é sa jeu n esse, elle p ou
va it jou er le r ôle d e con sola t r ice et de b on n e con
se illèr e; tu a s sou fflé à son o r gu eil q u e, m ie u x qu e
Ber n a r d , celu i-là s a va it a im er , e t t u t ’es p h i à
l ’a tt a r d er su r cett e co n st a t a t io n d a n ger eu se...
Ain s i, t û la p o u ssa is ver s l ’a b îm e, et c ’est m ir a cle
q u ’elle n ’y so it p o in t tom b ée !
La jeu n e fille se r ed r essa , p r esq u e effr a yée d u
vis a ge p â le q u e lu i r e n vo ya it la gla ce . E lle ve
n a it de se r a p p eler ce m a t in d e b r o u illa r d , d on t
�L A M AI SO N SU R L E R O C
149
elle a va it p a r lé à Boson lu i-m êm e, o ù , s u r le
ch em in d es J o u ven celles, e lle s ’é t a it r ejet ée eu a r
r iér e au m om en t d e r ou ler d a n s le vid e . E lle
cr o ya it en cor e se n t ir le ve r t ige q u i l ’a va it p r ise,
u n e im p r essio n de cœ u r q u i vo u s m a n q u e, d e
ch u t e effr oya b le, a b o u t iss a n t à la m or t.
—
E t je 11e l ’a im e p a s ! p en sa -t-elle a vec u n fr is
son . Si je l ’a va is a im é, a u r a is-je eu le co u r a ge de
lu i fer m er m a p o r t e ? ... Il m e le sem b le; m a is estce bien s û r ? N ou s som m es si fa ib les q u a n d n ou s
a im o n s... A h ! qu e m on je u é t a it im p r u d e n t !
P ou r o ccu p er sa n e r vo s it é , e lle t r a ca ss a it le ca n
d éla b r e op p osé à celu i d on t , q u elq u e t em p s a u p a
r a va n t , le m a r q u is d e Sa lvè r e lu i a va it r é vé lé le
secr et. Le r essor t q u e ses d o igt s r en con tr èr en t
p a r h a sa r d jo u a t o u t à cou p e t fit o u vr ir l ’u n
d es m éd a illo n s. E lle se p en ch a p ou r r ega r d e r
d an s la ca ch et t e : t o u t au fon d , e lle a p er çu t 1111
p a p ier p lu sie u r s fo is r ep lié. E lle s 'e n s a is it ,
p r esq u e h eu r eu se d e cet t e d iver sio n q u i lu i p er m et
t a it d ’éch a p p er à scs p en sées, et , le d é p lia n t ,
elle lu t :
J e sou ssign é, J oseph-An dré-Napoléoti Rozan , com te
de l ’Km pire, d éclare con stitu er ma légatair e u n iver
selle m a filleu le, Niévès Olzan n o, actu ellem en t m ar
quise de Sa lvèr e...
Le t est a m e n t , écr it su r 1111c fe u ille vo la n t e q u e l
d ou t e
là en
a t t en d a n t de le sou m ett r e au n o t a ir e, p ou r 11e p as
l ’éga r er p a r m i ses p a p ier s.
De p lu s en p lu s, Am iclle se se n t a it , les m a in s
fr oid es; e lle r elu t la d a te : 1111 m ois en vir o n a p r ès
le m a r ia ge d e N ié vè s, et , selon t ou t es p r ob a b i
lit é s , a p r ès cett e vis it e d e n oces d on t la jeu n e
fem m e a va it p a r lé.
I,c p a r r a in , r a vi d u b el a ir de Boson , a va it d û
sa u t er su r sa p lu m e p o u r d ésh ér it er sa p et itcn ièce D o r ge r a y, fa ir e en r a ger 1111 peu p lu s ce n e
veu ca va lie r q u ’il ne p o u va it so u ffr ir ...
La jeu n e fille s ’a ffa issa s u r u n frtutejiil et jet a
a u t o u r d ’elle le r ega r d va gu e et a n goissé de q u e l
q u ’u n q u i est s u r le p o in t de d é fa illir . To u t e s
ces ch oses q u i, d ’a b or d , lu i a va ie n t p a r u ét r a n
gèr e s, p eu à peu clic s ’a cco u t u m a it à les co n si
d ér er com m e sien n es. E lle s ’a t t a ch a it à elle s p o u r
la b ea u t é q u ’e lle s m et t a ien t d an s sa vie , p ou r les
gr a n d s so u ve n ir s d o n t elle s p eu p la ien t sa so lit u d e.
c o n q u e , é t a it s ign é e t d a t é : ce 11’é t a it sa n s
q t l ’u n b r ou illon (pic le com te a va it en fer m é
�I<A M AI S O N SU R L E R O C
L a seu le id ée d e les q u it t e r m o u illa it son fr o n t
d ’u n e su e u r d ’a go n ie.
E lle im a gin a ce q u i a r r ive r a it si e lle d ép osa it ce
t e st a m e n t en tr e les m a in s d u n ota ir e : N ié vè s,
d even u e lib r e, ir a it r et r o u ver son m a r i, e t celu i-ci,
e n ivr é d e sa n o u ve lle fo r tu n e, r e n t r er a it en m a ît r e
d a n s l ’h ôtel d ’où il ve n a it d ’êtr e ch a ssé; il s ’y
in s t a lle r a it evec m a gn ificen ce. Il y d on n er a it des
fêt es. Il p r en d r a it en fin p o sit ion d e gr a n d se ign e u r
ju s q u ’à d ila p id e r p eu t -êtr e les m illio n s tom b és
e n t r e ses m a in s. N e t en a it-il p a s b ea u cou p d e cet
on cle R o b er t q u i les a va it r u in és ?
Q u a n t à Am ie lle , e lle se r a it r ejet ée à t ou t es les
d ifficu lt é s , en t r evu e s p en d a n t la m a la d ie d e son
p èr e, o b ligé e d e se m et tr e à la r ech er ch e d ’u n e
sit u a t io n d an s u n e p er cep t io n ou u n e t r ésor er ie où
se s se r vice s, p en d a n t, la gu e r r e , lu i d on n er a ien t
q u elq u e t it r e à êt r e a gr éée.
E lle d e vr a it r em er cier ses fid èles d om estiq u es, se
co n t en t er d ’u n e fem m e d e m én a ge, et , p en d a n t de
lo n gu e s jou r n ées, la is ser D em oise seu le d a n s u n
p a u vr e p e t it lo gis o ù les h eu r es lu i p a r a ît r a ie n t
lo n gu e s e t lou r d es.
,
P o u r n e p a s s ’a ffa ib lir , e lle n e vo u lu t p a s son ger
à ce q u e Serait sa vie d e m od este em p loyée, sa n s
e s p o ir d ’a ve n ir ; n ia is les la r m es, q u i co u la ien t
p r essées su r ses jou es, lu i p r o u vèr e n t q u e son
cœ u r a va it d é jà e n vis a gé t o u t cela et q u ’il p r ot es
t a it con tr e les scr u p u le s d e sa con scien ce.
E n som m e, ser a it-ce p o u r 'le b ien d e t ou s q u ’elle
se r éso u d r a it à u n p a r eil d éch ir em en t ?
N ’a lla it -e lle p a s livr e r la for tu n e d e son on cle à
d es im p r u d e n t s q u i n e sa u r a ie n t p a s la m a in t e n ir
e t q u i n ’y t r o u ver a ie n t p a s le b o n h eu r ? Boson
a va it 1111 ca r a ct èr e tr op ch a n gea n t p o u r a ssu r er à
N ié vè s u n e lo n gu e sécu r it é.
N e va u d r a it -il p a s m ie u x p r ofit er d e ce q u e la
n o u ve lle n ée a va it r eçu a u b a p têm e le p r én om
d ’Am ie lle p o u r jo u e r le r ôle d e la bon n e fée q u i
d ou e d e r ich esses la p r in cesse au ber cea u . U n e
p r em ièr e fo is, N ié vè s n ’a va it p a s a ccep té; m a is, à
p r ése n t , ejle d e va it êt r e si com p lètem en t d ésor bit ée q u ’elle lie r efu se r a it p a s ce q u i se r a it offer t à sa
fille, et, d e cet te fa çon , le m én a ge p o u r r a it a tt en d r e
d e m eilleu r s jo u r s. Le vie u x I’ié r ille a ss u r a it q u e
M'n» O lza n n o n ’é t a it p a s m éch a n t e au fon d ; e lle
com p r en d r a it d on c vit e qu e sa b elle-fille a va it fa it
son d evo ir en s u iva n t son m a r i e t elle lie s ’o b st in e
r a it p a s à lu i ga r d er r a n cu n e.
�L A M AI SO N SU R L E R O C
D ’a ille u r s , p u isq u e le com te n ’a va it p a s .la is s é
ce t est a m e n t d an s ses p a p ie r s, p u is q u ’il l ’a va it
m is d a n s u n e ca ch et t e qu e p er son n e n e con n a is
s a it , et où il n ’a va it a u cu n e ch a n ce d ’êt r e d écou
ve r t , c ’é t a it sa n s d ou t e p a r ce q u ’il n e vo u la it p a s
q u ’on le d é co u vr ît , p eu t -êt r e m êm e l ’a va it -il r elé
gu é là p ou r le b r û ler lo r s q u ’il a u r a it d u feu .
O u i, p lu s Am ie lle y r é flé ch iss a it , p lu s il
lu i sem b a it p u ér il d ’a t t a ch e r d e l ’im p or t a n ce à ce
ch iffon de p a p ier q u i la d ésh ér it a it . Son gr a n d on cle n ’é t a it p a s m or t t o u t d ’u n cou p . Il a va it
t r a în é lo n gt em p s. P lu s ie u r s fois, le n o t a ir e é t a it
ve n u le vo ir , ca u se r a vec lu i, e t — il P a va it d it
lu i-m êm e à sa jeu n e clien t e — t o u jo u r s le com te
lu i a va it p a r lé d e M"° D o r ge r a y com m e d e sa lé ga
t a ir e u n ive r s e lle . Il ét a it d on c p r ob a b le q u ’il a va it
o u b lié ce b r o u illo n , gr iffo n n é, u n jo u r d e ca p r ice !
lit a lo r s, n e ser a it-cc p a s a lle r con tr e ses volon t és
q u e de le p r od u ir e en ju s t ice , p u isq u e lu i-m êm e le
d ésa vo u er a it s 'il r even a it s u r la ter re.
La jeu n e fille t e n a it t o u jo u r s le p a p ier d a n s ses
d o igt s t r e m b la n t s : q u ’elle le s o u vr ît , a p r ès a vo ir
éten d u le b r a s, et il tom b er a it d a n s la flam m e q u i
le s a is ir a it , m o r d r a it ses b or d s, p u is m a n ge r a it
l ’écr it u r e ju s q u ’à n e p lu s la is s e r q u e d e fin es
ch oses im p a lp a b le s, p r êt es à t om b er en cen d r es.
I,a t en t a t io n fu t si for te q u e les d o igt s s ’éca r
t èr en t , et le t est a m en t , vo le t a n t com m e u n lé ge r *
p a r a ch u t e, vin t se p oser su r les b û ch es. Un e se
con d e de p lu s, e t le feu le h a p p e r a it p o u r sou
œ u vr e in co n scien te d e d est r u ctio n ! D ’u n ge s t e ,
in s t in ct if et vio le n t , fa it de t o u t l ’h on n eu r d e son
s a n g, de la foi q u i d or m a it d a n s son Am e, Am ie lle
se p en ch a et le r ess a is it , à p ein e r ou ssi en cor e !
Q u e d eva it -elle fa ir e ? Co n s u lt e r le n o t a ir e? M ais
les h om m es d e loi son t in t r a n sige a n t s : ils n e
co n n a issen t q u e les fa it s ! E cr ir e au cu r é de Mon t r é a l ? D ’a va n ce, e lle d e vin a it sa r ép on se : le b i e n
d 'a u t r u i t u n e p r e n d r a s n i r e t ie n d r a s i n j u s t e m e n t .
Dem oise a lor s ?
O u i, Dem oise q u i n e vo ya it p a s, m a is d on t
l ’es p r it a va it t a n t d e lu m iè r e ! M ie u x qu e q u i
con q u e, elle a va it le d r o it d e d on n er son a vis; 11e
ser a it-ce p a s e lle q u i so u ffr ir a it le p lu s d ’u n ch a n
gem en t d e vie ?
P ou r la p r em ièr e fois, Am ie lle com p r en a it
q u ’e lle n e p o u va it , en m a t ièr e si gr a ve , s ’en r a p
p or t er à son p r op r e ju gem en t . E lle s ’h u m ilia it ...
M 1'0 R é a u lt t r ico t a it p r ès d e la cou p e d ’a r gen t ,
�152
L A M AI SO N SU R L E R O C
ga gn é e à la H o r s e - S h o w d e Lo n d r es, sa n s se
d ou t er d es b e a u x r eflet s de co u ch a n t q u i se
jo u a ie n t d a n s les fin es cise lu r es com m e d a n s les
gla ce s d er r ièr e lesq u elles d es ca va lie r s en h a b it
r ou ge sa u t a ie n t p a r -d essu s d es b a r r ièr es b la n ch es.
E lle t ou r n a ver s celle q u i e n t r a it ses b ea u x ye u x
sa n s r ega r d .
— J e vou s cr o ya is r essor t ie, r em a r q u a -t-elle.
L a je u n e fille n e r ép o n d it p as : les p leu r s ¡ ’ét o u f
fa ien t . E lle p r it le t em p s d ’a lle r ju s q u ’à l ’a ve u gle ,
e t , com m e e lle le fa is a it s o u ve n t , e lle s ’a ge n o u illa
s u r le cou ssin p la cé sou s ses p ied s, et , d ou cem en t,
l ’en ve lo p p a n t d e ses b r a s, e lle a p p u ya sa jou e
con tr e la cica t r ice.
Dein oise, a lo r s, s e n t it le s illo n h u m id e des
la r m es :
— O h ! ch ér ie, m u r m u r a -t -elle , q u ’a vez-vo u s?
E st -ce q u e M. d e S a lvè r e ? ...
Le s sa n glo t s d e la jeu n e fille r ed o u b lèr en t :
— J e cr a ign a is ce q u i e s t a r r ivé ... C ’é t a it si
im p r u d en t d e le r ecevoir , m a p e t it e a im ée ...
M a is ce n ’est p a s t o u t , b a lb u t ia la je u n e fille,
si vou s sa vie z ce q u e je vien s d e d é co u vr ir !
E n q u elq u es m ot s p r essés, h a le t a n t s , q u i, p a r
fois, se cu lb u t a ie n t p ou r a lle r p lu s vit e , e lle r acon ta
son ét r a n ge t r o u va ille . E lle e s p é r a it q u e sa com
p a gn e a lla it s ’écr ier :
— P u is q u e , ju s q u ’à la fin , vo t r e gr a n d -on cle a
m on t r é q u elle s é t a ie n t ses in t e n t io n s , il n e fa u t
p a s t en ir com p te d e ce q u i n ’a été q u ’u n e fa n t a isie
p a ssa gèr e, vit e o u b liée.
M a is, au lieu d e r ép on d r e, e lle ga r d a le silen ce,
e t com b ien ce silen ce é t a it élo q u e n t !
— Dem oise, s u p p lia Am ie lle , d ictez-m oi m on
d e vo ir ...
La vie ille in s t it u t r ice p o u ssa u n p r ofon d sou p ir
et les ton s de cir e d e son fin vis a ge s ’a ccen tu èr en t.
P en d a n t l ’in s t a n t tr ès co u r t où e lle s ’é t a it r ep liée
su r elle-m êm e, e lle a va it e n vis a gé l ’a ve n ir ; e lle
s ’é t a it vu e d a n s u n h o sp ice, p r ivée d e t ou t es les
jo ies d u cœ u r , o b ligé e d e su p p o r t e r les vo isin a ge s
les p lu s d é p la isa n t s , et e lle en r e st a it si op p r essée
q u ’à p ein e p u t -elle a r t icu le r :
— Ma ch ér ie, vou s n e p o u vez p as h ésit er . Il fa u t
r en d r e t o u t !
La fou d r e t om b a n t d a n s la p ièce n ’eû t p a s p lu s
secou é la jeu n e s e n s ib ilit é q u i éco u ta it fr ém issa n t e :
— Oh ! Dem oise, cr o yez-vo u s ? N e se r a it -il p a s
p liis sa ge d e fa ir e ce q u e j ’ai p en sé?
�L A M AI SO N SU R L E R O C
153
— Q u ’a vez-vou s p en sé?
Am ie lle e xp o sa ses cr a in tes d e vo ir le m a r q u is
d is sip e r la for tu n e de sa fem m e, et l ’id ée q u i lu i
é t a it ve n u e de d ot er r ich em en t sa p et it e h om on ym e
p ou r a ssu r er l ’in d ép en d a n ce d e N ié vè s ...
M Uo R é a u lt secou a la t êt e :
— O11 se d em an d er a la r a ison de cett e gén ér o sit é
e xce s s ive , a ssu r a -t -elle, e t t r ès p r ob a b lem en t 011 en
ja s e r a . E t p u is q u i vo u s d it qu e M mc d e Sa lvè r e
l ’a cce p t e r a ! E lle m ’a p a r u o m b r a geu se en p a r e ille
m a t ièr e... N on , n on , cett e cote m a l t a illé e 11e sa u
r a it su ffir e à vo t r e con scien ce. La ju s t ice e x ig e qu e
.vous d ép osiez ce t est a m e n t en tr e les m a in s d u
n o t a ir e ...
— E t a p r ès, D em oise 4,
— Ap r è s , il en ser a com m e D ieu vo u d r a ! Vo u s
êtes jeu n e, vou s a vez d e l ’én er gie, d e l ’a lla n t , vou s
fer ez vo t r e vie ... Q u a n t à m oi, je so llicit e r a i u n e
p la ce d a n s q u elq u e a sile où l ’on r e cu e ille celles
q u i m a r ch en t d an s les t én èb r es...
— N o n , n on , Dem oise, vou s 11e m e q u itt er ez
p a s ... Sa n s vo u s, je n ’a u r a is p lu s d e co u r a ge ...
C ’est m oi q u i n e ve r r a is p lu s cla ir s u r m on
ch em in ...
E lle r esser r a son ét r ein t e, et jo u e con tr e jou e, les
d e u x fem m es r est èr en t d a n s le soir q u i t om b a it ,
écou ta n t le gr o n d em en t lo in t a in de P a r is, ce P a r is
q u i leu r s o u r ia it p a r ce q u ’elle s a va ie n t d e la r i
ch esse à lu i jet er , m a is q u i, b ien t ôt , leu r m on t r e
r a it vis a ge h o st ile lo r s q u ’elle s lu i d em a n d er a ien t
le p a in d e ch a q u e jo u r ...
IV
Le n ot a ir e ét a it a b sen t et 11e d e va it r en t r er qu e
le ven d r ed i soir . Am ie lle a t t en d it son r et ou r p ou r
d ép oser en tr e ses m a in s le t est a m en t n o u vea u , et ,
p en d a n t tou te cet t e sem a in e e lle so u ffr it d e co n t i
n u er à fa ir e les gest es d ’u n e fem m e r ich e.
S i e lle so r t a it , e lle é vit a it de p r en d r e l ’u n e d es
a u t o s d u ga r a ge , et le ch a u ffeu r d is a it à l ’office :
—
J e m e la cou le d ou ce... O11 cr o ir a it q u e la
p a tr o n n e a o u b lié q u ’e lle a va it b ea u cou p d e g a
le t t e !
Dem oise p a r la it p eu d u gr a n d ch a n gem en t p r o
ch a in . A la vo ir t r ico t er , on eû t d it q u ’elle se
�154
L A M AIS ON S U R L E ROC
cxo ya it p o u r t o u jo u r s d a n s le p e t it sa len a u x
so u ve n ir s . Am ie lle se r e cu e illa it . C ’ét a it la lia lte
a va n t u n e r u d e ét a p e.
Le sa m ed i r e vin t a in si, et , à l ’h eu r e o ù Boson
a va it cou t u m e d e son n er à l ’h ôtel Ro/ .an , le t im b r e
de la g r ille vib r a en cor e. Le fa it se p r o d u isa it
so u ven t ; il n e m a n q u a it p a s d ’a lla n t s et d e ve
n a n t s ; fo u r n isseu r s, q u êt eu ses, vis it e u r s de t ou t es
so r te s: P ou r q u oi la jeu n e fille se d ér a n gea -t -elle
p o u r vo ir q u i t r a ve r s a it le p a r t er r e, d essin é à la
fa çon d es t er r a sses de Ve r s a ille s , q u i e xcit a it l'a d
m ir a t io n d es p a ssa n ts.
G r a n d fu t son ét on n em en t de r econ n a ît r e N iévès
q u i, com m e la p lu s sim p le d es p et ites b ou r geoises,
p o u s s a it d eva n t e lle u n e vo it u r e d ’en fa n t .
Sa n s e xp liq u e r le m o t if d e sa sor tie, e lle q u it t a
la p ièce p o u r p a sser su r le la r ge p a lier , se p en ch er
a u -d essu s d e la r a m p e.
H ila ir e p a r lem en t a it a vec la vis it e u s e :
— M a d em oiselle n e r eçoit p er son n e...
— M a is, m oi, je n e su is p a s les a u t r es, in s is t a it
la jeu n e fem m e d ’u n e vo ix fr ém issa n te. Vo u s m e
r eco n n a issez b ien , M“ 0 Ve r s a le , q u e vou s, a vez vu e
à M on t r éa l. J ’ai a id é à so ign e r le p a u vr e m on sieu r .
O u i, H ila ir e r eco n n a issa it b ien « M a d a m e » ;
m a is e s cla ve d e la co n sign e, il n ’o sa it l ’en fr ein d r e.
— 11 fa u t a b so lu m en t q u e je voie M a d em oiselle,
s u p p lia it N iévès. Alle z lu i d ir e q u e je su is lâ !...
H ila ir e h é s it a it en cor c; m a is Am ie lle p a r u t , t r ès
p â le , au t o u r n a n t du gr a n d esca lier .
— F a it e s e n t r e r ! ord on n a -t-elle.
— O h ! qu e vou s êtes b o n n e! s ’écr ia M"'° de
Sa lvè r e cil s ’éla n ça n t ver s elle . J ’a i t ellem en t be
soin de vou s.
E lle lu i a va it p r is les m a in s et les ser r a it si
n e r veu sem en t q u e la d o u leu r , ca u sée p a r les
b a gu e s e n t r a n t d an s les ch a ir s , fa illit a r r a ch er u n
cr i î\ la jeu n e fille.
N ié vè s co u r u t a lor s ver s la p et it e vo it u r e, y
cu e illit d ou cem en t d an s sa co u ver t u r e l ’en fa n t
en d or m ie et s u ivit son h ôte q u i, p a r la lo n gu e
ga le r ie , l ’em m en a it ve r s la b ib liot h èq u e. Qu a n d
e lle fu t a ssise, p r ès d e la ch em in ée, Am ie lle alor s
s 'a p p r o ch a :
— La issez-m o i l ’a d m ir e r ! d em an d a -t-elle.
L a jeu n e m èr e éca r ta la p elisse p ou r p r ésen ter
la p et it e figu r e r ose a u x ye u x clos.
— E lle r essem b le à son p è r e ! r em a r q u a sim p le
m en t M Uo D o r gcr a y.
�L A M AI SO N SU R L E R O C
155
— N ’est-ce p a s ? C ’est t o u t son p o r t r a it !...
P a u vr e ch ér ie ! E lle en a u r a vu de d u r es au d éb u t
de sa v ie !... Si vo u s sa vie z p ou r q u oi je su is ici...
Am ie lle s ’ét a it a ssise d e l ’a u t r e côté d e la ch e
m in ée. Son r ega r d effleu r a le ca n d éla b r e d e M ar ieAn t o in et t e.
— D a n s cet te m a ison , e lle se cr oit u n e ét r a n gèr e,
p en sa -t-elle, et cep en d a n t, c ’e s t elle q u i en est la
vér it a b le m a îtr esse !
M ais e lle n e d it r ien ; e lle em b r a ssa se u lem en t la
m en otte p otelée q u i fa is a it u n e t a ch e r ose p a r m i
les d en telles flocon n eu ses.
N iévès p o u r s u ivit :
— J ’a u r a is d û ve n ir vou s vo ir , m a is — 0I1! p a r
d on n ez-m oi ! — j ’a va is p eu r q u e Boson n e se
la is sâ t r ep r en d r e p a r les so u ven ir s a n cie n s !... To u t
au m oin s, j ’a u r a is p u vou s écr ir e, vou s a n n on cer
qu e, p a r r econ n a issa n ce, j ’a va is n om m é m a fille
com m e vo u s, vou s r em er cier s u r t o u t de vos con
s e ils ... A m on p r em ier a p p el, il é t a it a ccou r u à
Sa lvè r e , et, là-b as où n ou s ét ion s se u ls, tou s les
d e u x, de n o u vea u , n os cœ u r s s ’ét a ien t accor d és,
m a is, à n otre r et ou r , m a belle-m èr e, sa t is fa it e d e
sa vict o ir e, a vo u lu en a b u ser ... E lle n ’a a p p or t é
au cu n e m it iga t io n à ses d u r es e xige n ce s ... Vo u s
sa vez com b ien Boson est vio le n t ... j e n e l ’a i con
ten u q u ’en lu i p a r la n t d e l ’e n fa n t à n a ît r e ... P eu têtr e, si c ’eû t été u n ga r ço n , il a u r a it p a t ien t é
en cor e, m a is u n e fille , il a été d éçu ... E t les scèn es
on t r ecom m en cé... Sa m ed i d er n ier en fin , m a b ellem èr e a ét é ju s q u ’à d ou t er d e sa p a r ole de ge n
t ilh om m e, à lu i d ir e q u ’elle n e d on n er a it p as
u n seu l de ses b on s em p loyés p ou r d ix m a r q u is
de sa so r t e... 11 s ’est em p o r t é! j ’ai eu b ea u
le su p p lier , essa yer de m ettr e n otre ch ér ie d an s
ses b r a s... Il m ’a r ep o u ssée... Il é t a it com m e fo u ...
E t , au fon d , je le co m p r en a is... Son h on n eu r a va it
été a t t a q u é !.. J e vo u la is le s u ivr e ... m a in t e n a n t
q u e j ’a i u n e fille, il m e sem b le q u ’clle n e p eu t p a s
gr a n d ir loin de son p èr e... Ma belle-m èr e m ’en a
em p êch ée : « Il 11e se r a it p a s ca p a b le d e ga gn e r la
vie p ou r q u a t r e ! » m ’a -t-elle jet é, d u m ép r is a u x
lè vr e s ... J ’a i eu la lâ ch e t é d e m ’in clin er ; m a is, ce
m a t in , e lle m ’a fa it ve n ir d a n s son b u r ea u , e t là ,
e lle p r é t e n d a it m e for cer à sign e r u n e r eq u ête au
p r ésid en t d u t r ib u n a l q u i e xp o s a it les fa it s et
d em a n d a it la sép a r a tio n d e cor p s en a t t en d a n t le
d ivo r ce ... J e m ’y su is r efu sée! Alo r s , e lle s ’est
em p or t ée, e lle m ’a s ign ifié q u ’il fa lla it ch o isir
�L A M AI SO N SU R L E R O C
e n t r e e lle et m on m a r i... E t j ’ai ch o is i... J e su is
p a r t ie d e la m a iso n , sa n s em p or ter a u t r e ch ose qu e
m a fille ... Am ie lle , a i-je b ien fa it ? P u is-je a ller
ve r s Boson ?...
— N o n se u lem en t vo u s le p o u vez, m a is vo u s le
¿levez !
— J ’a va is b esoin q u e vo u s a ffer m issiez m a r éso
lu t io n ... C ’est si d u r de r en on cer
t o u t ce qu i a
été le d écor d e vot r e jeu n esse, à u n e a ffection
q u ’on cr o ya it m a t er n e lle p u is q u ’elle s ’es t p en ch ée
su r vo t r e b e r ce a u !... J a m a is je n e m ’e n ser a is cr u e
ca p a b le , e t , p o u r t a n t , au m om en t de sign e r , je m e
su is r a p p elé ce q u ’on m ’a va it a p p r is a u cou ven t
et j ’a i sen t i q u e m on a m ou r p ou r m on m a r i et
m on e n fa n t d eva ien t p a sser p a r -d essu s t o u t ... Cet t e
p en sée m e so u t ie n t en cor e... P eu t -êt r e n e m ’aim et -il p a s a u t a n t q u e je l ’a im e, m a is il ser a t o u ch é...
N o u s t r a va ille r o n s ... Au b esoin je d on n er a i des
le ço n s ... M es a q u a r elle s on t été r em a r q u ées...
Qu elq u es-u n es m êm e on t ét é a ch et ées... E t p u is,
n ou s ven d r on s Sa lvè r e , s ’il le fa u t ...
Am ie lle fu t su r le p o in t de s ’écr ier :
— Vo u s n ’en a u r ez p as b esoin !
M a is, à la r éflexio n , e lle se t u t ; n e d eva it -elle
p a s la is ser à la jeu n e fem m e le m ér it e d e son
ge s t e , et d on n er
Boson l ’occa sion d e m on t r er
q u ’il é t a it ca p a b le d e su r m on ter u n e p o sit ion d if
ficile p ou r sa u ve ga r d er sa d ign it é . P lu s t a r d ,
q u a n d la vé r it é écla t e r a it , n e ser a ien t -ils p a s p lu s
h e u r e u x d ’a vo ir a gi en d eh or s d e t ou t e q u est ion
d ’in t ér êt ?
Sou cœ u r se b r isa A la p en sée d e la b ea u té d e
l ’a ve n ir q u ’elle leu r p r ép a r a it . .Sou e xist e n ce fu t u r e
lu i en p a r u t d ’a u t a n t p lu s m esq u in e e t so lit a ir e ,
et d e la r évo lte gr o n d a en elle :
— To u t p ou r e u x ! E t p ou r m oi, r ien !
De n o u vea u , u n e t en t a tio n lu i p r it d e se t a ir e,
m a is e lle s ’ét a it con fiée à D em oise q u i, d ésor m a is,
d even a it sa con scien ce; e lle n e p o u va it p lu s se
r ep r en d r e.
— J ’ai p eu r d e la vie, p en sa -t -elle, bien p lu s
p eu r q u ’a va n t d ’a vo ir r en con tr é la r ich esse.
E lle r ele va la têt e, et , p ou r n e p as la isser d e
vin e r l ’or a ge ou i se d é ch a în a it a u p lu s p r ofon d
d 'elle-m êm e, elle in t er r o gea :
— Où est vot r e m a r i ?
— Ch ez sa m èr e, je p en se... r u e M a d a m e... m ais
je n ’ose m ’y p r ésen ter . J e su is ven u e d ’abord vou s
con su lt er .
�I ,A M AI SO N SU R L E R O C
157
Am ie lle r éfléch it , u n in s t a n t , les ye t t x t o u jo u r s
su r le ca n d éla b r e a u x d élica t s m éd a illo n s.
— Vo u le z-vo u s m e p er m et tr e d e vou s a ccom
p a gn e r ? d em an d a -t-elle en fin .
j ,a p h ysio n o m ie m ob ile d e la jeu n e fem m e se
d écom p osa sou s u n e p en sée t r o u b la n t e :
— N e va u d r a it -il p a s m ie u x qu e j ’y a ille s e u le ?
b a lb u tia -t -elle.
_ N o n ... Vo u s a vez b esoin d ’u n e in t r o d u ct r ice
q u i vou s p r écèd e. J e serai celle-là ...
N ié vè s n ’in s is t a p a s d a va n t a ge . Cer t es, le s sou
ven ir s d u p a ssé l ’a git a ie n t en cor e, m a is e lle se
se n t a it _ t r è s la sse d e sa lu t t e d u m a t in , d e sa
lo n gu e cou rse d er r ièr e la p et ite vo it u r e. E lle a va it
b esoin d e s ’a b a n d on n er à u n e vo lo n t é p lu s fer m e
qu e la sien n e.
— N o u s p r en d r on s l ’a u t o à ca u se d e l ’en fa n t ,
d écid a M"° D o r ge r a y d ’u n e vo ix qu e l ’ém otion
d u r cis sa it . Reste/ , ici p en d a n t q u e je m et s m on
ch a p ea u e t q u e je d on n e m es o r d r es...
E lle m on t a d an s le p et it sa lon où M Uo R é a n lt
é t a it seu le, et sa n s rien lu i d ir e, elle s ’a ssit p ou r
écr ir e d e va n t le b on h eu r d u jo u r o ù , so u ven t , à
M on tr éa l, e lle a ch e va it les com p tes d e la jou r n ée.
Qu an d e lle eu t fin i, elle ca ch et a l ’en velop p e d ’un
gest e n e r ve u x, et se r ed r essa , u n p eu d e m oit eu r
au fr on t.
— J e sor s, D em oise, d it -elle a lor s. P r ie z p ou r
m oi et p ou r d ’a u t r es à q u i je d ésir e fa ir e d u bien .
I / a ve u g le r ele va la t è t e p o u r d em a n d er d es
e xp lica t io n s m a is d éjà la p or te se r efer m a it , et
un m om en t p lu s t a r d , elle p e r çu t u n r ou lem en t
d ’a u t o q u i s ’é lo ign a it ... Alo r s , e lle jo ig n it les
m a in s, et d es la r m es glis s è r e n t su r ses jo u e s ...
T,a r u e M ad a m e est loin d e l ’a ven u e d u Tr ocad ér o. C ’e s t com m e 1111 a u t r e m on d e, h a b ité p a r d es
ge n s d ’h u m eu r p a isib le e t d e sit u a t io n m od este.
I>e vie u x im m eu b les, sa n s ca r a ct èr e, l ’em p lissen t
d ’om b re. Les u n s a b r it en t d es p en sion s de fa m ille,
les a u t r es d es m a ison s d ’éd ition . Çà et là , q u elq u es
m a ga sin s ¡o b je t s de p iét é, lib r a ir ies, ou t o u t sim
p lem en t d ép ôt d e com est ib les; r ien q u i accr och e
l'œ il, a r r êt e les p a ssa n ts. Du r est e, ceu x-ci son t
t a ie s : vie ille s d am es à P a ir d is t in gu é q u i se
r en d en t à u n e ch a p elle vo isin e, cor n et te p a lp i
t a n te et, p r essée d u n e P ille d e la Ch a r it é , sou tan e
d ecclesia st iq u e ou bien vest on g r is d ’ét u d ia n t se
�L A M AI S O N SU R L E R O C
h â t a n t ve r s l ’in s t it u t Ca t h o liq u e . Am ie lle ign o r a it
ce q u a r t ier .
— Cep e n d a n t , p en sa -t -elle, le sor t d e m a vie
s ’y e s t , u n jo u r , d écid é ...
D e va n t la p or t e, e lle d escen d it la p r em ièr e :
— R est ez là , d it -elle à sa com p a gn e. Qu a n d il
le fa u d r a , je vie n d r a i vou s ch er ch er .
E lle m on t a les q u a t r e ét a ges sa n s a scen seu r d on t
le t a p is , p a r en d r o it s, cr ia it q u ’il a va it gr a n d
b esoin d ’u n r em p la ça n t ; sa m a in t r e m b la it q u a n d
e lle a p p u ya l ’in d e x s u r le bou ton d e la son n ette.
Un p a s se t r a în a à t r a ve r s le ve st ib u le, e t ,.d a n s
l ’om b r e, la vis it e u s e a p er çu t u n vis a ge fa t igu é qu e
s u r m o n t a ien t d es cr êp elu r es d ’un blon d fan é.
— La m a r q u ise de Sa lvè r e ? d em an d a -t-elle
— C ’est m oi, M ad am e.
— P ou r r a is-je vo u s p a r le r 1111 in s t a n t ?
Au ton , a u x m a n ièr es, la d ou a ir ièr e n e p o u va it
se m ép r en d r e su r celle q u i lu i p a r la it .
— Vien d r iez-vo u s d e la p a r t de m a b elle-fille?
ch u ch ota -t-elle.
— O u i, M ad a m e, ju st em e n t !
— Mon fils est au sa lo n ... P ou r q u ’il 11c.n ou s e n
t en d e p a s, ve u ille z m e s u ivr e d a n s m a ch a m b r e.
Dès q u ’elle s fu r en t d a n s la p ièce som b r e où se
d e vin a ie n t q u elq u es b e a u x ve s t ige s d ’a u t r efo is,
Am ie lle com m en ça :
— M mo O lza n n o vo u la it p ou sser a u d ivor ce
M mo de Sa lvè r e , et celle-ci s ’est en fu ie p ou r 11e p as
s ign e r la let t r e o d ieu se ...
La m a r q u ise jo ig n it les m a in s :
— Mon filij a u ssi vo u la it écr ir e ce m a t in au
P r ésid e n t d u T r ib u n a l, a vou a -t-elle. J e l ’en ai
em p êch é, esp ér a n t t o u jo u r s u n e r éco n cilia t io n ,
m a is d em a in le p o u r r a is-je en cor e? Il 11’a p a s les
for tes co n vict io n s d e son p èr e! J a m a is celu i-ci
n 'e û t con sen ti à cet te r éso lu t ion ext r ê m e ...
Des la r m es ja illis s a ie n t de. ses ye u x bord és de
r o u ge, q u i a va ie n t t r op p leu r é.
— M a sit u a t io n est si p én ib le, si vo u s sa vie z !
C ’est m oi q u i l ’ai p o u ssé à ce m a r ia ge ... E t à
p r ése n t , il m e le r ep r o ch e ... J ’ai eu t o r t ... J e le
r e co n n a is !... Il a im a it u n e a u t r e jeu n e fille q u i,
d ep u is... E n fin , à tou s p oin t s de vu e, j ’ai b r isé sa
vie en n e la lu i la is sa n t p as ép o u ser ...
— Ne r egr et t ez r ien , in t er r o m p it Am ie lle . Qu i
vou s d it q u e cett e jeu n e fille eû t cor r esp on d u à son
a ffect io n ? P eu t-êt r e n ’ét a ien t -ils p a s fa it s l ’u n p ou r
l'a u t r e ... N ié vè s au co n t r a ir e !... Si elle ch er ch a it
�L A M AI SO N SU R L E R O C
u n r e fu ge a u p r ès de vo u s, a vec sa fille , ser iez-vou s
d isp osée à la r e ce vo ir ? ...
— Oh ! m oi, j ’y co n sen t ir a is vo lo n t ie r s ... J ’a i été
co u p a b le... Il est- ju s t e q u e je sou ffr e n u p e u ! E t
p u is à m esu r e q u ’on vie illit , la m a la d ie, l ’a p p r och e
d é la m or t vo u s écla ir en t . On r e gr e t t e ce q u ’on a
fa it ... M a is lu i, vo u d r a -t -il? ... I l e s t si m o n t é...
— P ou r r a is-je le vo ir ?
— vSi vou s vo u le z... M a is je d ou t e q u e vo u s
r éu ssissiez !
E lle la co n d u isit ju s q u ’a u ve s t ib u le e t , à vo ix
b a sse, lu i d ésign a la p or t e d u sa lo n :
— Il est là ... C ’est in u t ile d e fr a p p er .
Am ie lle en tr a . Boson é cr iva it s u r u n e p e t it e
t ab le q u ’il a va it p ou ssée d a n s l ’em b r a su r e d ’u n e
fen êt r e p ou r n e r ien p er d r e d e la t er n e lu m ièr e de
la ru e. 11 n e t ou r n a p a s la têt e. E lle p u t s ’a va n ce r
ju s q u ’à lu t , e t lo r s q u ’e lle fu t d er r ièr e s a ch a is e ,
e lle l ’a p p ela d ou cem en t :
— M. de Sa lvè r e !
Il se leva d ’u n m ou vem en t b r u sq u e et lu i fit
fa ce, si st u p é fa it , si b o u lever sé, q u ’e lle d e vin a ¿an s
p ein e ce qu e lu i s u g gé r a it son im a gin a t io n .
— J e vou s am èn e vo t r e fem m e et vo t r e fille ,
a n n on ça-t-elle t r ès gr a ve . N ié vè s p r éfèr e vo t r e
a m ou r à la for tu n e.
11 r ecu la d e va n t la n o u velle in a t t e n d u e :
— C ’est à la m isèr e q u ’e lle co u r t , m u r m u r a -t-il.
Mou on cle co n sen t à m e r ep r en d r e; m a is a u x
m êm es con d ition s ! Com m en t vivr on s-n ou s !
— N ié vè s est d écid ée à u t ilis e r son b ea u t a le n t ...
A u b esoin , à ven d r e Sa lvè r e ! Ava n t t o u t , ce
q u ’e lle n e ve u t p a s, c ’est se sép a r er d e vo u s ! Ce
m a t in , elle a r efu sé d e sign e r la let t r e au P r ésid e n t
d u Tr ib u n a l q u e M n,c Ol/ .an n o a va it p r ép a r é e...
Il cou r b a la t ête. E vid em m en t , il p en sa it à la
vio le n t e d iscu ssio n q u e, le m a t in a u s si, il a va it
eu e a vec sa m èr e, et r a p p r och a n t ce so u ven ir d u
sa cr ifice im m en se a u q u el con sen t a it sa fem m e p o u r
le r ejoin d r e, il se se n t a it a m oin d r i.
— J ’a i vu vot r e p et it e Am ie lle , co n t in u a la jeu n e
fille. E lle vo u s r essem b le, et b ien t ô t vo u s sou r ir a .
P ou r r iez-vou s lu i r efu ser l ’abr i d e vo t r e ten d r esse ?
11 r est a it t o u jo u r s som b r e, et la t êt e in clin é e.
E lle co m p r it q u ’il é t a it à u n e d e ces h eu r es où.
n u lle p a r ole h u m a in e n e r é u ss it à vo u s co n va in cr e.
E lle r ech er ch a alor s d an s sa m ém oir e les m ot s
d ivin s , r en con tr és d a n s le livr e q u i, n a gu è r e , l u i .
a va it la issé u n e si p r ofon d e im p r essio n , e t e lle les
�6
i o
LA M AIS ON
SU R LE ROC
r ép ét a d ’u n e vo ix fr ém issa n t e q u i vo u la it p er
su a d er :
—• Se m a r ier , vo yez-vo u s, c ’est se d on n er sa n s
p a r t a ge n i r etou r . P eu t-on r ep r en d r e d es ser m en ts
q u ’on a con fiés à D ie u ? J e vo u s en su p p lie ... N e
r ep ou ssez p a s N ié vè s !
Ce q u ’elle lu i d is a it , il l ’a va it d éjà en ten d u a u
co llè ge lor sq u e — gr a n d élève d e p h ilosop h ie —
d a n s la r et r a it e q u i clô t u r a it son t em p s d ’in t e r n a t ,
il r eceva it d e ses m a ît r es les d er n ier s con seils q u i
d eva ien t le gu id e r d a n s le m on d e... M a is a lor s
sa jeu n esse fo u gu eu se , t en d u e ver s les b r u it s, les
m ir a ge s d u d eh or s, éco u ta it à p ein e les ch oses
a u st èr e s...
Il r e le va la t êt e p ou r r ega r d er Am ie lle : u n e
fla m m e d e sa cr ifice d or a it les b ea tix y e u x som b r es
d on t a u cu n t r o u b le n e t er n issa it l ’écla t.
N e l ’a va it -elle d on c ja m a is a im é ? Il com m en ça it
à le cr oir e, e t son o r gu e il en sou ffr a it.
De n o u vea u , sa p en sée glis s a ver s Ber n ar d Le ygo n ie — le r iva l p r essen t i d ès la p r em ièr e h eu r e —
m a is a vec m oin s d ’a m er t u m e qu e n a gu èr e. On efit
d it q u e la p r och e p r ésen ce d e sa fem m e et de sa
fille le d éfen d a it p ou r l ’in s t a n t con t r e les p en sées
d a n ger eu ses.
— Où son t-elles ? m u r m u r a -t-il ?
— En b a s, d an s l ’a u t o ... Vo u le z-vo u s q u e j ’a ille
les ch er ch er ?
— N on , j ’ir a i m o i-m êm e !... Cela va u t m ie u x !...
R est ée seu le, Am ie lle s ’a p p r och a de la t a b le :
u n e en velop p e d éjà écr it e a t t en d a it q u e le s t ylo
e û t r eco u ver t la p a ge b la n ch e p r ép a r ée s u r le
b u va r d . E lle p o r t a it p ou r tou t e ad r esse :
M . le P r é s i d e n t d u T r i b u n a l
D ’u n e m a in r ésolu e q u i n e vo u la it p as t r em b ler ,
la vis it e u s e la d éch ir a , p u is la jet a d an s la co r
b eille à p a p ier . A sa p la ce, bien eu évid en ce, e lle
d ép osa la let t r e, en fou ie d an s son p et it sa c, et su r
la q u e lle se lis a it cet te su scr ip t io n :
M a r q u is e t M a r q u is e d e S a h t r c
P lu s t ar d , lo r s q u ’e lle ser a it p a r t ie, le m én a ge la
d é co u vr ir a it et r est er a it sa n s vo ix d e va n t les
q u a tr e lign e s q u ’e lle co n t en a it :
J ’ai trouvé un testam en t de mon on cle Rozon qui
in stitu e Niévès son h ér itièr e. J e le dépose au jou rd ’hui
�LA M AIS ON SU R LE ROC
16 1
en tr e les m ain s de m on n otair e, Me Corbin , pour les
form alités n écessaires. Ne ch erch ez pas à m e revoir et
soyez h eu r eu x...
Boson r even a it , p o r t a n t sa fille d a n s les b r a s, e t
s u ivi de sa fem m e d on t les ye u x b r û la ien t d e joie.
— Ses m en ot tes son t fr o id es, r em a r q u a -t -il. Il
fa u t la r éch a u ffer ...
Il s ’a ssit su r u n e ch a ise b a sse, e t com m e Am ie lle
l ’a va it fa it , q u elq u es jo u r s a u p a r a va n t , il je t a u n e
a llu m e t t e su r les b û ch es d r essées. E n le va n t alor s
les ch a u sson s, il p r ésen t a à la fla m m e lés p e t it s
p ied s d on t les d o igt s s ’a git è r e n t en s ign e d e s a t is
fa ct ion .
Ch o se é t r a n ge ! Là -b a s, d an s la so m p t u eu se
v illa d ’Au t e u il où u n e n u r s e s ’o ccu p a it ja lo u s e
m en t de l ’en fa n t , la is s a n t à p ein e le jeu n e p èr e
s ’a p p r och er d u b er cea u , il n ’a va it p a s sen t i v i
b r er en lu i la fibr e d e la p a t e r n it é; ce p e t it êtr e
r ou ge et va gis s a n t n e lu i a va it r ien d it , et vo ici
qu e d an s l ’a p p a r t em en t som br e o ù il fa u d r a it se
ser r er p ou r t r o u ver la p la ce, d u ch a r io t a lsa cien ,
où il r en t r er a it , ch a q u e soir , a p r ès l ’in gr a t la b eu r
q u i a ssu r er a it l ’exist en ce d es sien s, t o u t à cou p ,
il a va it con scien ce qu e le cor p s t ièd e et fr a gile
q u ’il t e n a it , u n p eu m a la d r o it em en t , a va it su r lu i
d es d r oit s im p ér ieu x.
Im p r ession fu git ive p eu t -etr e qu e l ’a ve n ir d is s i
p er a it ou t o u t au m oin s a m o r t ir a it , m a is im p r es
sion tr ès vive q u i lu i fit éleve r ju s q u ’à ses lèvr es
le vis a ge r ose, en fou i d an s les d en t elles.
Alo r s, com m e si la m ign o n n e, h eu r eu se de la
d ou ce ch a leu r , vo u la it p r ou ver son con t en tem en t,
sa b ou ch e m en u e s ’o u vr it et s ’é t ir a d an s u n essai
d e sou r ir e.
.
N iévès b a t t it d es m a in s a vec cet a ir d ’en fa n t
q u ’e lle p r en a it q u elq u efo is :
— E lle vo u s a sou r i, Bo so n ... C ’est la p r em ièr e
fo is ! J e su is ja lo u s e !
Il p a r u t t ou t fier de son su ccès. E lle s ’a ge
n o u illa a u p r ès de lu i et a p p u ya la t ête s u r son
ép a u le.
La p r ésen ce d ’Am ie lle d even a it su p er flu e. E lle
se glis s a h ors d u sa lon . M mo d e Sa lvè r e la g u e t
t a it d an s le ve st ib u le.
— E li bien ? in t er r o gea -t -elle, h a let a n t e.
— Ils son t r éco n ciliés...
— Ah ! m ad a m e, qu e je vo u s r e m e r cie !... Sa n s
vo u s, je n ’y se r a is ja m a is p a r ve n u e !... P u is-je
1 7 0 - VI .
�L A M AIS ON SU R L E ROC
s a vo ir à q u i y t su is r ed e va b le d ’u n e t e lle g r â ce ? ...
Am ie lle h é s it a a va n t de r ép on d r e : e lle a va it
d éjà la m a in s u r le b ou ton d e la p or t e q u a n d e lle
s ’y d écid a :
— M ,lB D o r ge r a y...
E t sa n s ch er ch er à vo ir l ’effet p r o d u it p a r le
n om jet é, e lle s ’e n ga ge a d a n s l ’e s ca lie r , t a n d is q u e
la d ou a r ièr e, fr a p p ée de st u p eu r , n e t r o u va it d an s
sa t ê t e m eu r t r ie qu e c c seu l r egr et :
— A h ! si j ’a va is s u !
Am ie lle se se n t a it co m m e'ét o u r d ie lo r s q u ’elle r e
m o n t a en a u t o et d on n a a u ch a u ffeu r l ’a d r esse de
son n o t a ir e, r u e Bo iss y-d ’Au gla s . N on p o in t q u ’elle
e n viâ t le b o n h eu r d e N ié vè s ! E lle a va it t r op la
cer t it u d e q u e d es jo u r s t r o u b lés lu ir a ie n t en cor e
p o u r celle-ci, et s u r t o u t d an s le d écor d e lu xe où
le s h a sa r d s d e la vie a lla ie n t la r eje t e r : il eû t
ét é p u ér il d ’esp ér er q u e le so u r ir e île son en fa n t
su ffir a it à ch a n ge r le ca r a ct èr e d e Boson . I,a
je u n e fem m e a u r a it sa n s d ou t e b esoin de b ea u cou p
d e p a t ien ce, d ’u n gr a n d esp r it d ’a b n éga tio n p ou r
éch a p p er à ces la m es d e fon d q u i, s i •sou ven t,
ca u sen t d es n a u fr a ges .
,
Am ie lle so u p ir a cep en d a n t : elle ép r o u va it un
t e r r ib le d éch ir em en t d e cœ u r à r ep oser la cou p e
d ’or o ù , à p ein e, ses lèvr es a va ie n t b u , et ce d é
ch ir em en t se d o u b la it d ’u n e cr u elle a n goisse q u ’elle
n e p o u va it m êm e p as com p a r er à celle q u i l 'é t r e i
g n a it p en d a n t la m a la d ie d e son p ère.
Alo r s , e lle eu t p a ssé d ’u n e co n d it io n m od este
à u n e a u t r e con d ition m od este... Ta n d is q u ’a u
jo u r d ’h u i!... E lle jet a u n r e ga r d cir cu la ir e su r
l ’in t ér ieu r é lé ga n t e t con for t a b le de la lim o u sin e,
s u r les fleu r s q u i rfe m ou r a ien t d an s le cor n et de
cr is t a l, m êm e su r le d os fo u r r é du ch a u ffeu r ; elle
évo q u a le p a la is de Ven ise et les cou ch er s de
so leil su r le Gr a n d -Ca n a l, l'h ô t e l a u x in n om b r a b les
m e r ve ille s et t ou t es ses r ich esses d ’ou t r e-m er d on t
e lle n ’a va it en cor e q u ’u n e id ée co q fu se :
—
T u va s q u it t e r t o u t cela , p en sa -t-elle. Il le
fa u t ! T u n e ser a s p lu s qu e la p etite em p loyée q u i
cou r t à £011 t r a va il, et qu e le m on d e ign o r e ou
d é d a ign e ...
M a is , m a lgr é le d ésa r r oi de son e s p r it , à l ’a r
r ièr e-p lan de son âm e, et p r ête à s ’a va n ce r p ou r
l ’en velo p p er , elle se n t a it la gr a n d e p a ix, fille du
d evo ir a ccom p li. C ’é t a it com m e ces la m b e a u x de
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163
ciel b leu , e n t r evu s à la fin d ’u u e jou r n ée d ’or a ge
q u i vo u s fo n t d ir e :
— Dem a in , le jo u r ser a b ea u ...
E lle 11e vo u la it p a s p en ser à Ber n a r d , e t à l ’im p r o vist e, su r le p on t d e la Con cor d e, elle l ’a p er
çu t , ém er gea n t d e la fou le p r essée. Un cou r t a r r êt
im m o b ilisa n t l ’a u t o au r as d u t r o t t o ir , il e u t le
tem p s d e la r econ n a ît r e, m a is n on de com p oser
son vis a ge , et, com m e il la s a lu a it , e lle s u r p r it
de l ’ém otion d an s ses ye u x.
— J e 11e lu i su is p a s in d iffér en te, p en sa -t -elle
a vec u n b a t t em en t de cœ u r . M a is a lor s p o u r q u o i
s ’est-il t u ?
La lim o u sin e r ep r en a it s a vit e s s e p o u r t r a
ver ser la p la ce de la Con cor d e. Le ciel gr is h â t a it
le cr ép u scu le. D é jà les cor d on s de lu m ièr e .se r e
flét a ien t d an s l ’a sp h a lt e , m ou illée p a r la r écen te
a ver se.
To u t de su it e , et bien q u ’il fu t t a r d , M"° Dor ger a y fu t in t r od u it e a u p r ès de M° Co r b iu . L ’h ér it ièr e
d u com te Roza n m é r it a it d e s é r ie u x éga r d s. On
lu i é p a r gn a it les en n u is d e l ’a n t ich a m b r e. M a is
la sou r ir e d ’accu eil s ’é t e ign it au r écit de l ’ét r a n ge
d éco u ver t e. Le fr o n t d u n ot a ir e se r e m b r u n it
et , les so u r cils fr on cés, il lu t , r e lu t , t ou r n a et r e
t ou r n a le t est a m e n t :
— 11 est p a r fa it em en t va la b le , d écla r a -t -il en
fin . To u t en t ier de la m a in d u d éfu n t com te, sa n s
r a t u r es, d até et sign é ... M a is c ’est évid em m en t
un b r ou illo n d on t l ’a u t eu r p a r la su it e 11’a p a s
ten u com p te, et a d û o u b lier , p u is q u ’il n e m ’en a
ja m a is p a r lé ... La ve ille de sa m or t , il m ’a m êm e
écr it p ou r 111e d em a n d er s i, en vu e de vo u s é vit e r
de gr a n d s fr a is, il ne co n vien d r a it p as d e co n sen t ir
à u n e d on a tion en tr e vifs q u i a u r a it p ou r ob jet le
p a la is F osca r n o où son é t a t d e sa n té 11e lu i p er m et
t a it p lu s de r ésid er , et cer t a in s im m eu b les d e N ewYo r k . Si vo u s a tt a q u ie z ce t est a m en t , je p o u r r a is
d ép osâ t cet te let t r e au p r ocès, et p eu t-êtr e ob
t ien d r iez-vou s ga in de cau se.
— J e su is bien d écid ée à h c p as d isp u te r leu r for
t u n e a u x Sa lvè r e , r ép o n d it Am ie lle d ’u n e vo ix
fer m e. 11 m e su ffit q u e ce t est a m e n t con tien n e d es
d isp o sit io n s, p ost ér ieu r es à celles q u i m ’é t a ie n t fa
vor a b les p ou r qu e je m ’in clin e d e va n t lu i.
Le n ot a ir e la co n sid ér a it a vec u n e cu r io sit é a r
d en t e où il y a va it p eu t-êtr e p lu s d ’éton n em en t
q u e d ’a d m ir a t ion .
— P eu d e p er son n es m on t r er a ien t vo t r e d ésin
�164
L A M AI SO N SU R L E R O C
t ér essem en t , m a d em o iselle, r em a r q u a -t -il en fin .
— Cr o ve z-vo u s? I l m e sem b le q u ’on n e p eu t
vivr e en d ésa ccor d a vec sa co n scien ce... S i j ’a g is
s a is a u t r em en t , je m e m ép r iser a is... D u r est e, j ’ai
a ve r t i le m a r q u is et la m a r q u ise d e Sa lvè r e ... Vo u s
r ecevr ez t r ès p r och a in em en t leu r vis it e ... Ve u ille z
le u r con fir m er q u e je d ésir e d isp a r a ît r e sa n s b r u it ...
D o n c, q u 'ils 11e vien n en t p a s son n er à n ia p or te...
q u ’ils n ’essa ien t p a s d e m e r ejo in d r e là où je se
r a i... D ’ici h u it jo u r s , le t em p s d e m e r e ss a is ir u n
p eu , j ’a u r a i q u it t é l ’h ôtej Roza n .
E lle p a r la it a vec d écisio n . Ce t t e fois, ch ez son in
t er lo cu t e u r , l ’a d m ir a t io n l ’em p or ta :
— Un e m a ît r esse fem m e ! p en sa -t-il.
P u is il r ep r it :
— Qu e com p tez-vou s fa ir e , M a d em oiselle?
— J e n e le sa is p as en cor e, m a is je vo u s t ien d r a i
an cou r a n t .
La vo ix s ’é t r a n gla it d a n s les la r m es. Il com
p r it qu e le ca lm e a p p a r en t ca ch a it u n e d étr esse
p r ofon d e, e t , r em u é p lu s q u ’il 11e -voulait le la is
ser d evin e r , il s ’in clin a t r ès b a s d e va n t celle q u i
so r ta it .
V
En d escen d a n t d e ch ez l i n o t a ir e, Am ie lle r en
vo ya son ch a u ffeu r .
— J e r en tr er a i à p ied ! a n n on ça -t-elle.
N a gu è r e , c ’é t a it l ’h eu r e d e scs h a lt e s à l ’é glis e ,
s i n é gligé e d ep u is q u ’e lle h a b it a it P a r is. E lle se
d ir ige a ver s la M a d elein e et se r é fu gia d eva n t
l ’a u t el où la la m p e a llu m é e lu i a n n on ça it la préscn ce d u M a ît r e, et , à ge n o u x, la t êt e en tr e les
m a in s, e lle s ’eÇor ça d e r a ssem b ler scs id ées com m e
le ch ef d ’u n e a r m ée eu d ér ou te essa ie d e r a m a sser
ses t r ou p es ép a r ses.
Q u ’a lla it -e lle d e ve n ir ? A q u i s ’a d r esser a it -elle
p ou r t r o u ver u n e s it u a t io n ? Au cu r é de la p a
r o is se ? E lle le co n n a issa it à p e in e ! A u x Ber ger e a u -Lim a is e ? .Sans d ou te, ils lu i t o u r n er a ie n t le
d os. A q u e lq u ’u n e d e ces jeu n es fille s, r en con tr ées
ch ez e u x, q u i s ’occu p a ie n t d ’œ u vr e s et a va ien t
t o u jo u r s d es p r o t égées à ca se r ? E lle s a vo u a ien t
elles-m êm es q u e leu r s r ech er ch es é t a ie n t rar em en t
cou r on n ées d e su ccès. Alo r s , à q u i? E lle 11e s a va it
p lu s !
�L A M AI SO N SU R L E R O C
E t cep en d a n t , d ’ici u n e sem a in e, e lle d evr a it
a vo ir p r is u n e d écisio n , t r a n sp o r t é son m ob ilier de
M on t r éa l d an s u n a u t r e lo gis ...
Un e se m a in e! Co m b ien ce d éla i é t a it cou r t . E lle
l ’a va it fixé çom m e 011 fixe u n e d a te tr ès p r o
ch a in e p o u r u n e o p ér a t ion q u i vo u s ép o u va n t e.
EUe vo u la it a in si éch a p p er a u ca u ch em a r de p a
r a ît r e en cor e r ich e a lor s q u ’elle 11e l ’é t a it p lu s ...
M a is, à p r ésen t , elle se r en d a it com p te d e tou t es
les d ifficu lt és , a ccu m u lées s u r son ch em in ...
Cer t es, elle s a va it d ’a va n ce q u e N ié vè s et Boson
ser a ien t les p r em ier s à lu i d em a n d er d e r est er à
l ’h ôtel Ro/ .au le tem p s q u ’il lu i p la ir a it . Au b esoin
m êm e, en s o u ve n ir d e l ’éla n de cœ u r , m on t r é a u x
p r em ièr es h e u r e s'd e son h é r it a ge , ils lu i o ffr ir a ien t
d ’a ssu r er son in d ép en d a n ce; m a is e lle é t a it bien
d écid ée à n e r ien leu r d evo ir , et, p o u r n ’a vo ir p as
besoin de lu t t e r , à s ’é lo ign e r sa n s la is se r d er r ièr e
elle son ad r esse.
vSa d isp a r it io n fe r a it q u elq u e b r u it d a n s le p e
t it cer cle d es Ber ger e a u -Lim a is e et m çm e aud elà . Un e p ier r e , jet ée d a n s l ’ea u , d essin e d e
g r a n d s -cer cles q u i vo n t t o u jo u r s en s ’é la r gis s a n t ;
m a is q u ’on r ep a sse, le len d em a in , il n ’en r este p lu s
trace. Il en ser a it d e m êtn e p ou r elle . On a u r a it
t ôt fa it d e l ’ou b lier .
A cet t e p en sée e lle se n t it se .cr eu ser en e lle u n
gr a n d vid e q u i, p eu à p eu , la r en d a it in ca p a b le de
t ou te r éflexion . E lle a va it d écla r é u n jo u r q u e la
vie d e va it êtr e va in cu e, et la va in cu e , c ’é t a it e lle ,
p u is q u ’e lle n ’a va it p lu s la force d ’e n vis a ge r sa
d est in ée.
D a n s cett e d étr esse, u n e p r ièr e s ’éch a p p a d e ses
lèvr es , h u m b le , s u p p lia n t e , p r esq u e in s t in c
t ive :
—
J e n ’y vo is p lu s cla ir ... Mon Dieu ! écla ir ezm oi...
P lu s ie u r s fois e lle r ép éta l ’a p p el a n go issé. Il
lu i se m b la it êtr e d a n s u n e d e ces ca ves de m a i
son s effon d r ées — com m e elle en a va it vu , lor s
de son cou r t p a ss a ge ail fr on t , — où u n ét r oit so u
p ir a il p er m et t a it seu lem en t a u x m a lh e u r e u x e n se
ve lis d ’a p p eler à l ’aid e.
P a r l ’ét r o it so u p ir a il, c ’ét a it D ieu q u ’elle a p p e
la it . E lle s a va it q u e, d ésor m a is, elle n ’a va it p lu s
r ien à esp ér er d es h om m es !
Le t em p s p a ssa ... Se s la r m es, p eu à p eu , se
séch èr en t . Elle, s ’a ss it et r esta p a isib le , les m a in s
n ou ées. Il lu i se m b la it q u e, m a in ten a n t , elle a va it
�i6 6
L A M AI SO N .SUR L E R O C
m oin s p eu r , , q u e q u e lq u ’u n vie n d r a it à son
secou r s.
E t , en elfet, clan s l ’a p a isem en t de son âm e, u n e
figu r e, r en con tr ée n a gu è r e, se p r ésen t a tou t à cou p
au so u p ir a il.
E lle la r econ n u t a u s it ô t , p ou r celle d ’u n an cien
ca m a r a d e d e son p èr e q u i, tr ès jeu n e en cor e, et
p a r r aison s de sa n t é, a va it d û q u it t e r l ’Ar m ée
p o u r en tr er d a n s l ’Ad m in is t r a t io n .
M. D o r ge r a y l’e n via it so u ven t :
— Le ve in a r d ! Ou lu i a d on n é M on t r o u ge, le
140 ! Au m oin s, s ’il est su r ses b o u let s, cela en
va u t la p ein e !
Les a n cien s a m is s ’é cr iva ie n t au n ou vel an .
l'n e fois m êm e, p en d a n t la gu e r r e , M. d e Lo r gis
é t a it ven u eu vis it e à M on t r éa l, et Am ie lle se sou
ve n a it a vec s ym p a t h ie de sa p h ysio n o m ie d ou ce
et so u r ia n t e, de ses fa çon s cou r t oises d ’h om m e bien
élevé .
— Q u elle p r écieu se em p loyée, vo u s fa it e s, M a
d e m o ise lle ! a va it -il d it . Qu e n ’a i-je vot r e p a r eille
à P a r is !
P a r oles d e p olit esse p eu t -êt r e, m a is d on t, tou t de
m êm e, il p o u r r a it se so u ven ir .
— J ’ir a i le t r o u ve r ! d écid a la jeu n e fille en se
r em ett a n t à g e n o u x... Il m e d on n er a t o u jo u r s un
bon con seil !...
... Le len d em a in , eu effet, San s r ien en d ir e à B e
rn oise, e lle p r it le M étr o et s ’en fu t à l ’ad r esse
in d iq u ée d a n s le B o t t i n . A p ein e en tr ée d an s la
i s a lle t r ist e et gr ise où , d er r ièr e d es gu ich e t s , g r if
fo n n a ien t d es jeu n es filles de son Age, la vu e d es
r egis t r es et d es ca r t on s ve r t s , d es p a p ier s ch a
m ois, lu i d on n a l ’im p r ession q u e les d er n ier s
m ois ét a ie n t a b o lis, q u ’e lle s ’é ve illa it d ’u n r êve
d ’or p o u r se r ep lo n ger d an s la p la t e r é a lit é d es
ch iffr es...
Le p er cep t eu r r eceva it d an s son b u r eau p a r t icu
lier . E lle a t t en d it su r u n b a n c q u ’il lu i p lû t d e lu i
d on n er a u d ien ce. Il é cr iva it en cor e q u a n d e lle fu t
in t r od u it e. A p r ès s ’êt r e p o lim en t so u levé, il lu i
in d iq u a un siège en lu i d em a n d a n t la p er m ission
d ’a ch ever son t r a va il.
E lle eu t le t em p s d e le con sid ér er . Il lu i r a p p e
la it son ]>èrc. Mêm e m a igr e u r fin e et n er veu se d es
gr a n d s ca va lie r s , m êm e p r ofil a ccu sé, m êm e cou r
t oisie, m a is a vec, en p lu s, u n m a sq u e a d m in is
t r a t if, gr a ve et 1111 peu solen n el, q u e le m ét ier ,
p r a t iq u e d ep u is lo n gt e m p s, lu i a va it a p p liq u é.
�L A M AI S O N SU R L E R O C
167
Un p a r a p h e, u n cou p d e t im b r e p o u r q u e le
p e t it com m is, p r ép osé a u x cou r ses e xt é r ie u r e s ,
vîn t em p or t er les p lis , p u is M. d e L o r g is se
t ou r n a d éfér en t, m a is vis ib le m e n t p r essé...
— M a d a m e, q u ’y a -t-il p ou r vo t r e s e r vice ?
— M on sieu r , vo u s 11c m ’a vez sa n s d ou te p a s
r econ n u e. J ’ét a is tr ès jcu u e en cor e lo r sq u e vou s
Êtes ven u à M o n t r éa l...
— M 110 D o r ge r a y ?
— E lle-m êm e, M o n sie u r !
So u s le m a sq u e su b it em en t a r r a clié, le vis a ge <ltt
p er cep t eu r a p p a r u t a ffa b le e t so u r ia n t . Il 11’ét a it
p lu s l ’h om m e o fficiel, m a is le vie il a m i q u i se
so u vien t .
— Ah ! M a d em oiselle, s ’écr ia -t -il, q u e lle joie de
r ecevoir vot r e vis it e ! Si je vo u s a vo u a is q u e, bien
so u ven t , la t en t a t io n m e p r e n a it d ’a lle r son n er à
l ’h ôtel R o za n p ou r vo u s d em a n d er d e m ’en fa ir e
les h on n eu r s, ca r , à m es h eu r es, j ’a im e t o u t ce q u i,
de p r ès ou de lo in , r essem b le à u n m u sée, m a is je
cr a ign a is de vo u s d ér a n ger , d ’êt r e in d iscr e t ... Ta n t
de gen s d oiven t vou s e n t o u r e r ... Ce p a u vr e D o r
g e r a y! Dir e q u ’il n ’a p a s p u p r ofit er d e cet h ér i
t a ge d on t il m ’a va it lo n gu em en t en t r et en u et
a u q u el il r e ve n a it sa n s cesse, t o u t en p r ét en d a n t
n e p a s l ’es com p t er ... Com m e M oïse, il e s t m or t
en vu e d e la Ter r e P r o m ise !
— D ieu fa it b ien ce q u ’il fa it ! Ce la va la it m ieu x
ain ?i !
Il la r ega r d a , s u r p r is :
— P ou r q u oi, M a d em oiselle?
C ’ét a it la p or t e o u ver t e à l ’a veu , r eten u ju s q u ’ici
p ar les lèvr es fr ém issa n t es. Sa n s h és it er , la jeu n e
fille en tr a d a n s le v if d e son s u je t : u n secon d
t est a m e n t , q u ’e lle a va it d éco u ver t , la d é p o u illa it
de sa for tu n e. E lle d e va it t r a va ille r .
Il l ’écou ta* com m e le n ot a ir e, sa n s l ’in t er r om p r e;
m a is a u cu n éton n em en t 11e se m ê la it à sa vis ib le
a p p r ob a tion . Il t r o u va it évid em m en t n a t u r el q u e
la fille de son vie u x ca m a r a d e eû t a gi com m e elle
l ’a va it fa it.
— Ah ! M a d em oiselle, s ’écr ia -t -il qu a n d e lle eu t
fin i, q u e vou s a vez d on c eu r a ison d e ve n ir ver s
m o i! J ’ai ju s t em e n t u n e sit u a t io n à vo u s offr ir :
m a p r em ièr e em p loyée 111c m écon t en te for t d ep u is
q u e lq u e t em p s. E lle se p ein t, e lle se p ou d r e, e lle 11c
r êve q u e t h é â t r e , d a n cin gs ou cin ém a , et ce q u i e s t
p lu s gr a ve en cor e, elle d étr a q u e les a u t r es en leu r
p r êt a n t de m a u va is livr e s 011 en leu r d on n a n t d es
�168
L A M AI S O N SU R L E R O C
co n seils p e r n icie u x. J e lu i a i d it m a fa çon de p en ser .
E lle n ’en a p a s ten u com p te. Alo r s , je lu i ai sign ifié
q u ’à la fin d u m ois je m e p r ive r a is d e ses ser
vice s ... Co n sen t ir iez-vo u s à a ccep t er sa su ccession ?
Am ie lle n ’a u r a it eu ga r d e d e r efu ser : u n e p er
cep t ion c'é t a it l 'a t m osp h èr e q u ’elle a va it r esp ir ée,
l ’en d r o it où , t o u t d e su it e , e lle se t r o u ve r a it au
cou r a n t . Aille u r s , 011 e xige r a it u n e lon gu e p r ép a
r a t ion , d es d ip lô m es... J a m a is e lle n ’a va it p osé les
d o igt s su r u n e m a ch in e à écr ir e, et e lle a va it
o u b lié le p eu d ’a n gla is , a p p r is en p en sion .
— J e su is à vo t r e d isp o sit io n , M on sieu r , d éclar at -elle d ’u n e vo ix ém u e.
Il lu i in d iq u a ses ém o lu m en t s, u n peu p lu s
d ’u n e jou r n ée d e ses im m en ses r even u s de lia-,
gu è r e. L'e xp é r ie n ce a cq u ise au t em p s de la m éd io
cr it é lu i m on t r a cep en d a n t q u 'ils su ffir a ien t à
a ssu r er le n écessa ir e p ou r d eu x p er son n es, H ila ir e
e t M a r ion ét a n t évid em m en t d estin és à r ep r en d r e
le u r lib er t é p ou r se p la cer à gr o s ga g e s ch ez les
Sa lvè r e ou les Ber ger ea u -Lin ia ise.
R e s t a it le logem en t ! Q u est io n a n go is sa n t e à
n otr e ép oq u e d e d ém én a gem en t im p ossib le !
— N e co n n a ît r iez-vo u s r ien d a n s le q u a r t ier ?
d em an d a M110 D o r ger a y.
Le p er cep t eu r se p in ça d e u x ou t r ois fois
l'o r e ille , p u is, t o u t à cou p , p r it u n e d écision :
— J e va is vou s fa ir e u n e p r op osit ion , an n on çat -il./ J e p ossèd e r u e (îa za n u n vieil im m eu b le, sa n s
b ea u t é, h a b it é en m a jeu r e p a r t ie p a r d e p et it s
e m p lo yés ou d es r e t r a it é s ... Un a p p a r t em en t est
ju s t e m e n t va ca n t — o h ! p a s b ien gr a n d , q u a t r e
p ièces en t o u t ! — j'o s e à p ein e vo u s l'o ffr ir ... Si
cep en d a n t vou s vo u lie z vou s en con t en ter , p eu têt r e vo u s y p la ir ie z-vo u s? 11 a p ou r seu l vis-à -vis
le p a r c d e M on tsou r is.
Am ie lle lou a sa n s t a r d er , et, q u a n d 'e lle r e vin t à
m id i, e lle a n n on ça à M"° R é a u lt d ’u n e v o ix q u i
s'effo r ça it d 'ê t r e jo ye u se :
— J 'a i t r o u vé d u m êm e cou p sit u a t io n et
lo ge m e n t ! N 'est -ec p a s u n b ea u r é s u lt a t p ou r
l'é p o q u e où n ou s so m m es? De vot r e ch a m b r e,
vo u s r esp ir er ez d es od eu r s d e fleu r s, vou s en t en
d r ez d es ch a n t s d 'o is e a u x. E t en sem b le, a u x
h eu r es d e d éte n t e, n ou s n ou s p r om èn er on s d an s
le p arc.
E lle fa isa it sem b la n t d e n e r ien r egr et t er , m a is
l'a ve u g le se n t a it q u e d es la r m es se ca ch a ie n t d er
r ièr e cet t e jo ie fa ct ice : e lle a t t ir a con t r e sa jou e le
�I ,A M AI S O N SU R L E R O C
169
jeu n e vis a ge p en ch é q u ’e lle d e vin a it t o u t p r ès
d ’elle.
— Ma ch ér ie, n e cr a ign e z p a s q u e je m ’en n u ie.
M on tr o u ge, c ’est le q u a r t ier q u e j ’h a b it a is a vec
m a p et it e sœ u r . I l m e ser a d e u x d ’y r e ve n ir , d e
r et r o u ver d a n s le p a r c le b a n c sou s u n m a r r on n ier
où , le d im a n ch e, je m ’a ss e ya is a u p r ès d e sa vo i
t u r e. J e 11e r ed ou t e q u ’u n e s e u le ch ose : êt r e à
vo t r e ch a r ge !
— M a is , Dem oise, je va is êt r e p r esq u e r ich e , et ,
d e p lu s, M .’ de Lo r gis se m on t r e u n p r o p r ié t a ir e
d es p lu s a ccom m od a n ts. U n e s e u le ch ose m e
p ein e : m e sé p a r er d ’H ila ir e e t d e M a r io u l I ls
ser on t n a vr és !
Les vie u x se r vit eu r s t om b èr en t en effet d e le u r
h a u t lo r s q u ’ils a p p r ir e n t la n o u ve lle , e t d ir e q u ’ils
n e fu r en t p a s d éçu s se r a it m a n q u er à la vé r it é :
e u x a u ssi n ’a va ie n t p a s bu im p u n ém en t à la cou p e
d ’o r ! M a is ils se r essa isir en t vit e , e t M a r ion d é
cla r a t o u t n et q u ’u n e fem m e d e m én a ge co û t er a it
b ea u cou p p lu s ch er à M a d em oiselle q u e ses ser
vices; b ien en t en d u , e lle n ’a va it p a s la p r ét en t ion
d e ga gn e r les ga ge s d e l ’h ôtel R oza n ; m a is e lle
n ’a u r a it p as a u ssi l ’en n u i d e su p p o r t er d ’a u t r es d o
m est iq u es : les d e u x fem m es d e ch a m b r e é t a ie n t d es
p im b êch es; la fille d e cu isin e , u n e en gea n ce, en cor e
p lu s d ésa gr éa b le qu e les Vé n it ie n n e s ! Le va le t d e
cliath b r e se m oq u a it d e son a ccen t p é r igo u r d in et
d es fa u x cols d ’H ila ir e ! Q u a n t au ch a u ffeu r , c ’é t a it
u n m on sieu r à q u i il n ’a u r a it fa llu p a r ler q u ’en
m et t a n t d es g a n t s !... E n som m e, il n e lu i d é p la i
sa it p a s d e p en ser q u ’elle ser a it seu le m a ît r esse
d an s sa cu isin e com m e à M on tr éa l.
H ila ir e abon d a d an s le sen s de sa fem m e.
— M oi, je t r a va ille r a i, d écla r a -t -il, t r ès d ign e ...
O h ! je 11e ser a i p as en p e in e !... Le s h om m es d e
con fia n ce se fon t r ar es à n otre é p o q u e !...
11 p r ésid a d ’abord à l ’in s t a lla t io n n o u velle où il
se r é vé la m en u isier , t a p is sie r , et m êm e élect r icie n ;
il d isp o sa su r les m u r s de la sa lle à m a n ge r e t d e
l ’ét r o it ve st ib u le les p a n o p lies, les gr a vu r e s a n
gla is e s , les p h o t o gr a p h ies de M a y - F lo w c r , d e M y
B o y , et d e B l a c k - F c l lo w , fit en t r er les siè ge s a u
p et it p o in t d an s la ch a m b r e q u ’Am ie lle p a r t a ge a it
a vec Dem oise; p u is, lor sq u e t o u t fu t a ch evé , q u e,
su r les con soles b r illè r e n t les cou p es d ’a r ge n t , sou
ve n ir s d es t r io m p h es d ’a u t r efo is, il se ca sa ch ez
u n d en t ist e d u q u a r t ier , d é sir e u x d e se b ien p oser
et se r en d it in d isp en sa b le en in ve n t a n t u n é lix ir
�170
L A M AI SO N SU R L E R O C
d e n t ifr ice , à b a se d e sim p le s, q u i n e co û t a it p a s
ch er , se ve n d a it u n bon p r ix e t cer t a in em en t en
va la it b ien d ’a u t r es.
L ’ou b li r e co u vr it M 1,e D o r ge r a y com m e la m er
r eco u vr e les co r p s q u i som b r en t . Ain s i q u ’e lle
l ’a va it p r é vu , les Sa lvè r e e s sa yè r e n t b ien , p a r
l'in t e r m é d ia ir e d u n o t a ir e, d e lu i fa ir e a ccep ter
q u elq u es p a r ce lle s d e leu r for t u n e; m a is d e va n t
son r efu s o b st in é, ils n e s ’en têt èr en t p o in t e t la
la is sè r e n t au silen ce q u ’e lle r écla m a it .
Au cu n e d es p er so n n a lit és, r en con tr ées ch ez les
Ber ger e a u -Lim a is e, n e t en t a de p o u r s u ivr e d es
r ela t ion s q u i, n a gu è r e , se m b la ien t si d ésir a b les, et
les Ber ger e a u -Lim a ise eu x-m êm es p r ofit èr en t d ’u n
vo ya ge en P oit ou p ou r b r iser là u n co u sin a ge q u i,
d ésor m a is, p r ése n t a it de sé r ie u x in co n vén ien t s. Le
b eau Ren a u d n e ch er ch a d on c p a s à r en ou er la
ch a în e r om p u e d e ses so u ven ir s d ’en fa n ce, e t
t ou t es ces p iq û r es d ’a m ou r -p r op r e eu ssen t b ea u
cou p fa it so u ffr ir la jeu n e fille si e lle a va it eu le
t em p s ou la d isp o sit io n de s ’y a p p esa n tir .
M a is, d ès le m a t in , a va n t l ’o u ve r t u r e d u b u r ea u ,
e lle a cco m p a gn a it Dem oise à u n e p e t it e ch a p elle
d e secou r s q u i m et u n p eu d ’id é a l d a n s ce q u a r t ier ,
t o u t b r u is sa n t d e vie m a t ér ielle.
Au lieu de se p en ch er su r elle-m êm e p ou r écou
t er les co n seils de sa p r ésom p tion q u i fé licit a it , u n e
fo is d e p lu s, son ca r a ct èr e de n e p a s s ’êtr e la issé
va in cr e p a r les évén em en ts, e lle a b a n d on n a a u x
m a in s d ivin e s son â m e n o u velle q u e l ’ép r eu ve
a va it m eu r t r ie , com m e le b lessé s ’a b a n d on n e à
ce lu i q u i le p a n se p ou r le gu é r ir .
E lle n e se d em an d a m êm e p a s ce q u ’e lle d e
vie n d r a it d an s ce gr a n d d éser t q u ’es t P a r is lor sq u e
ses tr ois ch er s vie u x n e l ’en velop p er a ien t p lu s de
le u r a fïcct ion ; e lle ju g e a it d a n ger eu se cet t e in
q u iét u d e et p u is t r op h u m a in e ! E lle a s p ir a it à
s ’éleve r a u -d essu s d es ch oses cr éées, p ou r a t t ein d r e
la p u r e r égion où les cœ u r s n e t r a h is s e n t p lu s, où
ils son t tou t b a ign és p a r l ’a m ou r d e D ie u , cet te
r égio n q u e D em oise h a b it a it d éjà , et d on t, q u el
q u efois, p a r u n m ot, u n so u r ir e, e lle lu i d on n a it
l ’a va n t -go û t et le d ésjr .
Ve n a ie n t en su it e les h eu r es d e t r a va il. Son t it r e
d e p r em ièr e em p loyée lu i im p o s a it d es r esp on sa
b ilit é s q u i a b so r b a ien t son a tt en t io n , t en d a ie n t sa
volon t é. E lle é t a it so u ven t tr ès lasse lo r s q u ’elle
r e jo ign a it sa co m p a gn e p ou r la p r om en ad e d u soir .
Br a s d essu s, br a s d essou s, e lle s lo n gea ien t le la c
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171
où b a r b ot a ien t tic n o m b r eu x ca n a r d s, e t e lle s s ’en
a lla ie n t ju s q u ’au b a n c sou s le m a r r on n ier qu e
l ’a ve u gle a ffectio n n a it . Là , e lle s s ’a ss e ya ie n t .
Am ie lle t ir a it d e sou sa c u n e b r od er ie, D em oise
son t r ico t .
E lle s p a r la ie n t p eu , com m e les p er son n es qu e
leu r éléva t io n m or a le d éfen d con t r e les p a r o les
in u t iles. Au t o u r d ’e lle s, d es en fa n t s jo u a ie n t qu e
s u r ve illa ie n t d es m èr es en ch e ve u x. Q u elq u es
cou p les p a ssa ien t : p e t it s em p lo yé s q u i r e sp ir a ie n t
a va n t de r em on ter à leu r s ixiè m e ; so lit a ir e s à la
r ech er ch e d u ban c où ils se r a ien t b ien p ou r lir e ou
r êver , et n i les u n s n i les a u t r es 11e su p p o sa ien t
qu e ces fem m es, t r ès sim p lem en t m ises, p o u va ie n t
a vo ir con n u u n e a u t r e e xis t e n ce qu e la leu r , m es
q u in e e t sa n s la r ge h or izon .
Par" m om en ts, le sifflet d u ch em in d e fer d e
•Cein tu r e, q u i t r a ve r s e le p a r c, d éch ir a it le silen ce,
011 bien le r ou lem en t lo in t a in d ’un a u t o b u s. Ou
se fû t cr u d an s 1111 coin de p r o vin ce, tr ès loin d e
la ca p it a le.
J a m a is Am ie lle lie fe t ige a it à m on ter ver s l ’Obse r va t o ir e p ou r y jo u ir d e la vu e d e P a r is, Dem oisc, q u i s ’esso u ffla it vit e m a in t e n a n t , 11’a u r a it
p u la s u ivr e , m a is, p a r fois, e lle r e gr e t t a it d e 11e
p ou voir d a va n t a ge u ser sou a ct ivit é , se r ep lo n ger
d an s la fou le et o u b lie r d a n s le sp e ct a cle d es
ch oses, les id ées q u i m on t a ien t à la su r fa ce de
son e s p r it , com m e évoq u ées p a r le ca lm e t r op
gr a n d .
Ber n ar d sa va it -il ce q u ’e lle é t a it d even u e. E lle
se le d em a n d a it so u ven t q u a n d e lle lis a it le
com p te r en d u d es séa n ces où il a va it p a r lé ... E t
a vec q u elle éloq u en ce ! I)e p lu s en p lu s, la p er son
n a lit é d u jeu n e t r ib u n s ’a .ffiïm ait : d ès q u ’il o u
vr a it la b ou clic, 011 s a va it qu e c ’é t a it le b on
sen s, le d ésin t ér essem en t , la cla ir vo ya n ce , la
fer m et é q u i a lla ie n t d on n er leu r a vis su r la q u es
tion d u jou r . Au p r è s d e lu i, ses a d ver sa ir es fa i
sa ien t figu r e ét r iq u ée. Le u r es p r it fa u x, leu r a vi
d it é, leu r s cou r t es vu es ou le u r fa ib lesse r essor
t a ien t san s q u ’il eû t besoin de les m a r q u er d ’u n
t r a it vif, p a r le seu l fa it d u r a p p r och em en t.
Un jo u r , u n e « m a n ch et t e » eu gr o s ca r a ct èr es
a n n on ça q u ’au so r tir d ’un e r éu n ion co n t r a d ict oir e,
un én er gu m èn e a va it t ir é su r lu i à b ou t p o r t a n t .
C ’é t a it m ir a cle q u ’il eû t éch a p p é à la m o r t !
Am ie lle r en t r a les ja m b es m olles, le coeu r b ou
leversé., in ca p a b le d e r a con ter à D em oise l ’o d ie u x
�172
L A M AI SO N SU R L E R O C
a t t e n t a t , e t n ’a ya n t q u ’u n e seu le id ée : écr ir e son
a d m ir a t ion à ce lu i q u i la m ér it a it .
M a is la let tr e n e p a r t it p a s. E lle a va it p en sé :
— S ’il la r eçoit, il vie n d r a , — j ’en su is sû r e — et
je n e ve u x p as lu i la is ser cr oir e q u ’a p r ès l ’a vo ir
ign o r é au t em p s d e la p r osp ér ité, j ’essa ie d e le
r ep r en d r e, a u jo u r d ’h u i q u e je su is p a u vr e , r ejetée
à u n e e xis t e n ce ob scu r e.
Ca r m a in t e n a n t e lle n e se d is a it p lu s :
— P ou r q u oi a-t-il ga r d é le silen ce ?
So n â m e, tr a n sfor m ée p a r les con t a ct s d ivin s ,
e n vis a ge a it t ou t es ch oses sou s u n jo u r n ou vea u :
Ber n a r d s ’ét a it t u p a r ce qu e les m illio n s d ’Am é
r iq u e lu i p a r a issa ien t u n e in fr a n ch issa b le ba r r ièr e.
E lle en a va it p ou r p r eu ve cet t e p r ièr e d ou lou r eu se,
d a n s l ’om b r e d e Sa in t -M a r c, q u i l ’a va it em p êch é
d e vo ir celle q u i le fr ô la it , et a u ssi ce r ega r d ,
cu e illi ail vo l s u r le p o n t d e la Con cor d e, q u i lu i
en a va it r évélé lo n g su r l ’in t im e d u cœ u r .
M ais e lle ga r d a p ou r clic sa d éco u ver t e, p r esq u e
éton n ée q u ’il n ’en d éeo n lâ W m in t u n e p lu s gr a n d e
la s sit u d e <lc vivr e . C c t le ’W m p le co n st a t a t io n 'lu i
p er m it de m esu r er le p r ogr ès a ccom p li. La d o u
leu r , su iva n t les ca s, r am èn e ve r s D ieu ou en
é lo ign e , n ia is clic n e n ou s la isse ja m a is p a r e ils à
ce q tlc n ou s ét ion s a va n t sa vis it e . E lle a va it ou
ve r t d eva n t Am ie lle d es p er sp ect ives in fin ies q u i
lu i m on t r a ien t q u e, si la vie o r d in a ir e, la vie t ou t e
n a t u r e lle d oit êt r e va in cu e , ce 11’cs t p o in t p a r
l ’én er gie h u m a in e, com m e l ’a va it cr u sa jeu n e
ign o r a n ce , m a is p a r u n e vie p lu s h a u t e, cou lée d es
som m ets, q u i la d om in e et la com m an d e.
M a in t en a n t , e lle se n t a it le d ésir de r a yon n er
a u t o u r d ’elle , et , p a r scs co m p la isa n ces, sa d ou
ceu r , u n e b on n e p a r o le, su r t o u t l ’exe m p le d e sa
p er son n e, e lle exe r ça it su r scs com p a gn es d e b u
reau la p lu s h eu r eu se d es in flu en ces.
Celles-ci n e sa va ie n t r ie n d ’e lle , et , d ’a b or d ,
l ’a va ie n t su r n om m ée la C a r m é li t e p a r ce q u ’elle n e
lia it p as d es p r op os lége r s; m a is, à p r ésen t , 011
l ’a im a it , com m e à M on tr éa l, et u n e t ou te jeu n e qu i
a va it d es ye u x de feu , 1111 p eu sem b la b les à ce u x
d e N ié vè s , lu i a va it m êm e d it u n jo u r :
_— Ah ! vo u s 11c r essem b lez p as à vot r e d e va n
ciè r e ! E lle 11e ch er ch a it q u ’à n o u s en t r a în er à sa
su it e, et a vec vo u s, au co n t r a ir e, d ep u is q u e vou s
êtes là , c ’est d r ô le! 011 se sen t m e ille u r e ! E t p ou r
t a n t vo u s 11e p r êch ez p a s !.,.
�L A M AI SO N SU R L E R O C
Am ie lle a va it ga r d é p o u r e lle la r éflexio n n a ïve ;
m a is elle en a va it ép r o u vé u n e joie in co n n u e où
n ’en t r a it p o in t d ’o r gu eil et d on t la d ou ceu r l ’a va it
r écon for tée.
E lle en a va it b esoin j sa la s sit u d e é t a it gr a n d e.
M a lgr é t ou t e sa vo lo n t é , m a lgr é le secou r s d ivin ,
elle se r em et t a it m a l de la gr a n d e secou sse q u i
a va it éb r a n lé sa s e n s ib ilit é ...
Le tem p s p a ssa . La féer ie d e l'é t é céd a le p a s
a u x p ou r p r es et a u x ors glo r ie u x de l ’a u tom n e.
D a n s le p a r c, d es éq u ip es d e b a la ye u r s , ch a q u e
jou r , a m on cela ien t p a r t a s les fe u ille s m or tes.
P u is les a r b r es se d ép o u illè r en t et , p er d u s d an s
le b r o u illa r d , p r ir en t l ’a p p a r en cee m or te d ’a lgu es
d esséch ées en tr e d e u x feu ille s d e p a p ier b u va r d .
Se u ls , m a in t e n a n t , le s m o in e a u x s a u t illa ie n t
p a r les a llées à la r ech er ch e de m iet t es in t r o u
va b les. Le s p r om en eu r s p r éfér a ien t les r u es, p a r ées
p o u r la fête d u n o u vel an , et , p lu s d ’u n e fo is,
Am ie lle so u p ir a en cr oisa n t d es gr o u p es jo ye u x,
ch a r gé s d e vo lu m in e u x p a q u et s d on t les e n ve
lop p es, d éch ir ées p a r en d r o it s, la is sa ie n t a p er ce
vo ir u n e p a t i n e t t e ou la cr in ièr e d ’u n ch e va l d e
bois.
P eu de gen s se so u vin r en t d ’e lle p o u r lu i e n vo ye r
leu r s s o u h a it s. Rose D u ja r r y fu t d u n om br e d es
fid èles. E lle n e co m p r en a it r ien au silen ce de sa
p et it e am ie q u ’elle a t t r ib u a it à sa n p u ve lle e x is
t en ce, su r ch a r gée d ’o b liga t io n s .
L a jeu n e fille r ép on d it à ses r ep r och es a ffec
t u e u x p a r u n m ot tr ès cou r t q u i n ’e xp liq u a it r ien .
P lu s e lle a lla it , p lu s e lle d é s ir a it q u e Ber n a r d
n ’a p p r ît p o in t p a r elle la vé r it é.
Le p r in t em p s r e vin t fleu r issa n t les a r b r es d e
J u d ée, et les p r om en ad es à p et its p a s r ecom m en
cèr en t. D em oise à p r ése n t n e d em a n d a it p lu s à
a ller ju s q u ’au b a n c sou s le m ar r on n ier . E lle s ’a s
s e ya it tou t p r ès de l ’en tr ée, et Am ie lle 11e la p r es
s a it p a s d e fa ir e u n effor t p lu s gr a n d , ca r ellem êm e n ’é p r o u va it p lu s le b esoin d ’u ser ses for ées
q u ’u n e gr ip p e , con t r a ct ée à la fin de l ’h ive r , a va it
for tem en t d im in u ées.
Les p r em ièr es ch a le u r s, u n em p r u n t d 'E t a t , a ch e
vè r en t de l ’ép u iser . M ar ión gr o gn a :
— M a d em oiselle se fa t igu e t r op ! E lle se r en d r a
m a la d e I
Alo r s , Dem oise s ’in q u ié t a :
— Il fa u d r a it co n su lt er , m a ch ér ie !
L a jeu n e fille se r écr ia : ja m a is elle n e s ’é t a it
�174
L A M AI SO N SU R L E R O C
m ie u x p o r t é e ! E t ce fu t p ou r l ’a ve u gle q u e b ien
t ôt le m éd ecin d u t êt r e a p p elé. Com m e elle n e se
p la ign a it ja m a is , on n e s ’ét a it p a s a p er çu a u t o u r
d ’elle q u e sa sa n t é, r estée fr a gile d ep u is le t er r ib le
in cen d ie où elle a va it p er d u la vu e, s ’a lt é r a it
ch a q u e jo u r d a va n t a ge , qu e son t ein t a ch e va it de
se d écolor er . Un m a t in , son t r ico t lu i éch a p p a d es
m a in s. So n fin vis a ge se r en ver sa en a r r ièr e, et
M a r ion e u t g r a n d ’p ein e à la r a n im er . Le d octeu r
d é cla r a qu e le cœ u r é t a it com p lètem en t u sé, q u ’il
a lla it e s s a ye r d es p iq û r e s, m a is sa n s b ea u cou p es
p ér er la r éu ssit e.
D em oise e n vis a ge a la m or t a vec la sér én it é d es
â m es q u i, t ou t e la vie, on t fa it le u r d evo ir sou s le
r e ga r d d e D ieu . Ce fu t elle q u i con sola « sa ch èr e
p e t it e e n fa n t », celle d on t elle p o u va it se cr oir e
u n p eu la m èr e p u is q u ’e lle lu i a va it co n ser vé la
vie au p r ix d u p lu s cr u el d es sa cr ifices.
— N e p leu r ez p a s, m a ch ér ie... Voais ve r r ez q u e,
d e là -h a u t , je p o u r r a i p lu s p ou r vou s q u e lor sq u e
j ’ét a is su r la ter r e.
— O h ! D em oise, vo u s m ’ét iez u n t el e xe m p le !
Mon ch em in ser a si som b r e sa n s vo u s !
Un so u r ir e q u i, d é jà , se m b la it ve n ir d u Cie l,
g lis s a su r les p a u vr e s lèvr es sa n s co u leu r .
— N o n , il 11e ser a p a s som b r e... Vo u s p or t ez en
vo u s la lu m iè r e ...
To u jo u r s ca lm e d a n s cett e lu t t e su p r êm e où la
seu le a ct io n d e l ’âm e con sist e d a n s l'a ccep t a t io n
a b solu e, l ’a ve u gle a t t en d it , sa n s u n e p la in t e ,
l 'a p p el d e son M a ît r e. E lle s ’en d o r m it , u n soir ,
so u s u n e d er n ièr e b én éd ict io n , a p r ès a vo ir d it
d an s u n m u r m u r e :
— J e vo is ...
D ’a bord , Am ie lle n e com p r en a it p a s, m a is le
p r êt r e lu i fit s ign e d ’a b a isser les p a u p iè r es su r
les b e a u x ye u x sa n s r ega r d q u i, à p r ésen t, d écou
vr a ie n t les h or izon s ét er n els. E lle se r eleva , p ou r
a cco m p lir ce d er n ier d e vo ir , p u is se la issa r etom
b er , effon d r ée sou s sa d o u leu r ...
... Ce ch oc im p r évu a ch eva d ’éb r a n ler son o r ga
n ism e, et le m éd ecin s ’en ém u t :
— 11 vo u s fa u d r a it ch a n ger d ’a ir , m a d em o iselle...
M a is où a ller en ce t em p s de villé gia t u r e s coû
t eu ses ?
M ar ion s u ggé r a :
— M Uo D u ja r r y d ésir e M a d em oiselle à M on t
r éal.
J u st em en t , su r la t a b le, il y a va it u n e let tr e
�L A M AI S O N SU R L E R O C
en cor e ca ch et ée de la vie ille r eceveu se; 011 eû t d it
q u ’à d ist a n ce e lle a va it d evin é la p ein e q u i en d olo
r is sa it le cœ u r d ’Ain ie lle .
Petite am ie, écrivait-elle, que deven ez-vou s? Le tfiot
si br ef du n ou vel au 11’a pas con ten té m on affection .
Fa u t-il croire que votre n ou velle fortu n e vou s fa it
oublier le vieu x Mon tréal ? En vain je visit e les cour
riers de Par is ! Tou jou rs, je suis d éçu e... E t cepen dan t
je vous aim e trop pou r m e froisser, vous battr e fr oid ...
J ’ose m êm e espérer q u ’un télégram m e m ’an n on cera
bien tôt votre visite et celle de MUo Réau lt. J ’ai recou
vert les sièges de votre cham bre d ’une jolie creton n e
fleur ie, assor tie a u x r id eau x et à la tap isser ie... Cer tes,
ce ne sera pas le gran d lu xe qui vou s en viron n e, m ais
cela p laît a l ’œ il, c ’est accu eillan t. J e m e berce de
l ’illu sion que vou s serez bien !... Tou s les m atin s, Lin e
m ’apporte des fleurs pour m ettre dan s les vases de la
chem in ée, de peur , d it-elle, que vous n ’arr iviez san s
être atten du e. Pau vre ch ér ie!... Ap r ès l ’in stitu tr ice
au x grosses lu n ettes que vou s avez con n ue et toutes
celles qui lui on t succédé, elle a, m ain ten an t, un e jeu n e
in stitu tr ice, très recom m an dée par les Sevestr e de
Par is don t elle est un peu paren te. Celle-là, très jolie
— un e veuve de gu err e 1 — n e son ge q u ’à se bich on
n er, et, dan s le pays, 011 lui attribu e des in ten tion s
sur le cœ u r de Bern ard ... J e ne sais si celu i-ci cor
respond à ses désir s, les hom m es son t si faibles qu el
quefois, m êm e les plus for ts! E t elle est si h ab ile!...
En tous cas, il est absen t pour p lu sieu rs sem ain es...
Une tourn ée de con féren ces en Alsa ce!...
L a jeu n e fille n ’a lla p a s p lu s loin : Ber n a r d
é t a it a b sen t . C ’é t a it le m om en t d e r et o u r n er en
P ér igo r d .
— J ’ir a i à M on t r éa l, M a r io n , a n n on ça -t -elle.
M llc D u ja r r y m e r écla m e en cor e !
— M a d em oiselle n e p eu t p a s m ie u x fa ir e ! E t
j e ' l ’a u r a is vo lon tier s a ccom p a gn ée s ’il n ’y a va it
p a s I lila ir e qu e' je 11e vo u d r a is p a s la is se r seu l
d a n s l ’a p p a r t em en t ...
M. de E o r gis fu t co n su lt é, et , a vec son h a b it u e lle
b ie n ve illa n ce , il a p p r o u va le p r ojet . D ’a ille u r s
l ’em p r u n t é t a it clos : c ’é t a it le b on m om en t p ou r
p r en d r e 1111 con gé.
Le soir m êm e, Am ie lle e n vo ya à vsa vie ille
a m ie ce t r ès sim p le t élégr a m m e :
Notre sain te Dem oise retourn ée au ciel. Ar riverai
dem ain , h u it heures du soir. Douloureusem en t à
vou s...
�176
L A M AI S O N SU R L E R O C
Rose D u ja r r y su ffoq u a d ’ém otion lor sq u e, d ès
l ’o u ver t u r e d u b u r ea u , e lle v it la sign a t u r e
d ’Am ie lle au b a s d e la d ép êch e q u i lu i é t a it t r a n s
m ise. To u t e la jou r n ée , elle r acon ta la gr a n d e n ou
ve lle à ce u x q u i se p r ésen t èr en t au gu ich e t , e t , le
s o ir , à p ein e l ’h or loge de l ’é glis e a va it-elle son n é
se p t h eu r es q u e, la is sa n t sa jeu n e a u xilia ir e a ch e
ve r le t r a va il, elle d escen d it à la ga r e p a r le r a c
cou r ci d on t l ’ét é sé ch a it les fon d r ièr es.
Su r le q u a i, d a n s la joie de l ’a t t en t e , son im a gi
n a t io n , t o u jo u r s eu é ve il, se d em a n d a it :
— Va is -je la t r o u ve r b ien ch a n gé e ? O11 d it qu e la
fo r t u n e m od ifie les â m es !... Sa n s d ou t e, elle sera
en p r em ièr es, et t r è s é lé g a n t e !... E t q u i s a it ? u n e
fem m e d e ch a m b r e l ’a cco m p a gn er a , u n e b elle d e
m o iselle d e Ta r is à q u i je 11c p o u r r a i offr ir q u ’u n e
m a n sa r d e et q u i t ou r n er a la tête à m a p etite
b o n n e...
Son ét on n em en t fu t v if d e con st a t er q u e le lo n g
d u t r a in s ’o u vr a it se u lem en t la p or t ièr e d ’u n com
p a r t im en t de secon d es.
— E lle n ’a p u o u b lier ses h a b itu d es d ’écon om ie,
p en sa -t-elle, d éçu e. Ou b ien n e veu t -elle p as éb lo u ir
le p a ys ?
L a t oilet t e — u n d eu il d iscr et q u i d is a it la p ein e
du cœ u r — é t a it t r ès sim p le, m a is l ’ém otion de
l ’a r r ivé e m et t a it d u rose a u x jou es d e la vo ya
geu se. lille em b r a ssa sa vie ille am ie a vec u n vé r i
t a b le éla n de t en d r esse.
— J ’ai b ea u cou p à m e fa ir e p a r d on n er , m u rm u r a -t -clle. M a is j ’ai eu t a n t d ’ép r eu ves, t a n t d e
t r ist esses. P lu s t a r d , je vo u s r a con t er a i...
E lle s con fièren t la va lis e à l ’om n ib u s d e l ’h ôtel
et m on t èr en t à p ied la lon gu e côte. D ’a b or d , elles
11e p a r lèr en t qu e d es d er n ier s m om en ts de Dem oise.
— J e 11e l ’ai com p r ise q u ’à l ’h eu r e d e la sép a r a
t io n , avoüU M Uc D o r ge r a y. E lle a va it sa cr ifié p ou r
m oi sa jeu n esse, sa b ea u t é, t ou s ses esp oir s h u
m a in s, et m oi, je n ’ai su q u e la fa ir e sou ffr ir ...
— Oh ! vou s e xa gé r e z...
— N on , je sen s tr ès bien qu e p en d a n t lon g- .
tem p s je n e ch er ch a is q u ’à éch a p p er à son in
flu en ce...
�L A M AI SO N SU R L E R O C
177
E lle s a t t e ign ir e n t le t o u r n a n t , ga r d e p a r la
tou ffe ép in eu se de gé n é vr ie r s . La vie ille r eceveu se
q u i n ’a im a it p a s à s ’a p p e s a n t ir su r k s id ées p é
n ib les, en p r ofit a p ou r d ir e :
— C ’est Jà q u e vo u s a vez été a s s a illie , p et ite
a m ie, vo u s r a p p ele z-vo u s?
O u i, Am ie lle se r a p p ela it , m a is elle. 11e le d it
p a s. E lle se r e cu e illa it : il lu i se m b la it q u ’elle
r o u vr a it u n livr e , fer m é d ep u is lo n gt em p s, et d on t
n a gu èr e les ca r a ctèr es lu i p a r a iss a ie n t m ys t é
r ie u x, in in t e lligib le s , et elle s ’ét o n n a it m a in t en a n t
d ’en com p r en d r e le sen s.
E t a it -ce la la ssit u d e d u vo ya g e ? E lle d u t s ’a r r ê
t er p ou r so u iller u n in s t a n t . Ses ye u x se levèr en t
ver s les r em p a r t s, sou d és a u x r och er s d es
I''ou relies : d er r ièr e, se ca ch a it le p it t o r esq u e d écor
de sa vie p r in t a n ièr e. E lle se r e vit d a n s le rôle de
ses vin g t a n s, si fièr e de son in d ép en d a n ce, d e son
é n er gie, si p er su a d ée q u e le b on h eu r vie n d r a it
u n jo u r , q u ’elle y a va it d r o it , et , q u a n d ce b on h eu r
fia p p a it à -sa p or te, 11e sa ch a n t p a s le r econ n a ît r e,
p arce q u ’il p o r t a it u n a u tr e vis a ge q u e celu i d e
ses illu sio n s .
Un so u p ir in vo lo n t a ir e lu i éch a p p a .
Rose D u ja r r y cr u t en d evin e r la ca u se, et e lle
se h â t a de d ir e :
— Lin e n e m ’a p a s a p p or t é de fleu r s, ce m a t in .
E lle est m ala d e. Ou a en vo yé u n e d ép êch e à son
p èr e...
Oh ! cette fois, u n b a t tem en t d e cœ u r p lu s for t
étou ffa la jeu n e vo ya ge u se . E lle d e vin t t r ès p â le.
— Vo u s êtes fa t igu é e , p et it e a m ie? N ou s a u
r ion s d û p r en d r e l ’om n ib u s de l ’h ô tel.
— O h ! ce 11’est r ie n ... U it p eu d ’a n ém ie... Le
gr a n d a ir n ie r em ett r a ... J ’ét a is si ép u isée q u e le
d oct eu r 111e d é cla r a it à la m er ci de la p r em ièr e
ép id ém ie.
E lle s fr a n ch ir en t la p or t e d u R o y où , d éjà , d e
l ’om b re s ’a m a ssa it sou s la vo û t e en tr e les d eu x
t ou r s, et elles s ’e n ga gè r en t d a n s la G fa n d ’Ru e.
Rien n ’a va it ch a n gé d ep u is le d ép a r t d ’Am ie lle .
Les vie ille s m aison s cr ou la n t es 11’a va ie n t p a s u n e
p ier r e n eu ve, et l ’on eû t m êm e d it qu e les fu
sa in s d e l ’h ôtel 11’a va ien t p a s p ou ssé u n r am eau de
p lu s.
Les fem m es, su r les p or t es, se le vèr en t p ou r sa
lu er la vo ya ge u se :
A h ! M a d em oiselle, c ’est vo u s ! Q u ’011 e s t
h eu r eu x de vou s r evo ir !
�178
L A M AI SO N SU R L E R O C
D é jà , ou s a va it la m or t de M Uo R é a u lt ; on e x p r i
m a it d es r egr et s :
— Un e si b on n e d em oise lle... Si ch a r it a b le ! On
a u r a it cr u q u ’elle vo ya it , t a n t e lle com p r en a it b ien
la p ein e d es a u t r es !
Le s en fa n t s in t er r o m p ir e n t leu r s je u x p o u r o f
fr ir leu r s jo u e s roses. Le s h om m es q u i r even a ie n t
d es ch a m p s t ou ch èr en t les bord s fla sq u es d e leu r s
ch a p e a u x d e feu t r e. To u t M on tr éa l qu e la soir ée
t ièd e m et t a it d eh or s fê t a it à sa m a n ièr e celle q u i,
a p r ès les a vo ir n o u r r is d e la m a n n e d es a llo ca
t io n s, leu r a va it , p a r sa d ou ceu r , sa b on n e gr â ce ,
r en d u u n p eu m oin s d u r le p a iem en t d es im p ôt s.
La jeu n e fille ém u e s ’a r r ê t a it p o u r d ir e u n m ot
à ch a cu n , d em a n d er d es n o u velles d es ab sen ts.
Ap r è s l ’a n n ée q u ’e lle ve n a it de p a ss e r où elle
s ’é t a it sen t ie t ellem en t isolée au m ilie u d e la fou le
h o st ile, e lle jo u is s a it d e cet a ccu eil sp on ta n é qu i
r éch a u ffa it son cœ u r ...
E lle s a t t e ign ir e n t en fin l ’E sp la n a d e. Le s d er n ier s
r a yo n s du cou ch a n t in ce n d ia ien t la fa ça d e sa n s
r e lie f de l ’é glis e et m et t a ien t a u x t r o n cs d es t il
leu ls d es r ou geu r s de b r a ises. Le fa b u lis t e luim êm e se m b la it r a ga illa r d i p a r les fla m b oya n t es
ca r esses.
E n r eva n ch e, la m a ison d u Go u ver n e u r , q u i r e
ga r d a it le le va n t , s ’en ve lo p p a it d ’om b r e, e t la
lu m ièr e, b r illa n t d er r ièr e u n e fen êt r e, -fa isa it so n
g e r à ces cier ges fu n èb r es d on t, en p lein jo u r , on
a p er çoit le t r em b la n t r ellet à t r a ve r s d es p er sien n es
closes.
La r esp ir a tion cou r te, Am iclle d em an d a :
— M a is, au m oin s, la vie d e Lin e n ’est p a s en
d a n ge r ?
•
Rose D u ja r r y eu t 1111 h a u ssem en t d ’ép a u les q u i
e xp r im a it l ’in ce r t it u d e...
— l ’eu t-on s a vo ir ? Ces m en u es e xist e n ce s 11e
t ie n n e n t q u ’à u n fil. Ce m a t in , elle a va it d e la
fièvr e et se p la ign a it b ea u cou p de la go r ge .
L a P oste offr a it son p er r on , é levé de q u elq u es
m a r ch es; elle s le gr a vir e n t et p én ét r èr en t d a n s le
la r ge cor r id or au p la n ch er in é ga l, sou levé p a r e n
d r o it s et t o u jo u r s p o u ssié r e u x, q u i p o r t a it b ien le
ca ch et a d m in istr a t if.
f,e co u ver t , d éjà d r essé d a n s ln s a lle à m a n ger ,
ét a it coq u et, t o u t p a r é d e r oses; lu i a u ssi se m b la it
d ir e :
J e su is h e u r e u x de vo u s r ecevoir ...
Sa n s se p r éoccu p er de l ’h eu r e officielle, les ser in s
�L A M AI SO N SU R L E R O C
179
ga zo u illa ie n t en cor e; ils r em p lissa ien t de ga ît é la
cou r ett e au vie u x p u its.
An iie lle e s s a ya d 'o u b lie r t o u t ce qu e lu i r a p p e
la it cet te p ièce sa n s b ea u t é, o ù , u n jo u r , p a r or
gu e il, e lle s ’é t a it r a id ie con tr e son p r op r e cœ u r .
E lle s ’a ssit en fa ce de sa vie ille a m ie q u i, p ou r
e xcit e r son a p p é t it , a va it com m a n d é u n m en u d es
p lu s fin s, e t elles ca u sèr en t d es ch oses d u p a ys ,
elles for m èr en t d es p r o jet s p ou r le len d em a in :
a p r ès la fer m et u r e d u b u r ea u , e lle s se r en d r a ien t
au cim et ièr e, r éser va n t p ou r le d im a n ch e u n e p lu s
lo n gu e p r om en ad e p a r d es ch em in s con n u s et
a im és.
l ’ar m om en ts, la vie ille r eceveu se e s s a ya it
d ’am or cer la co n ver sa t io n s u r la vie n o u velle de
sa jeu n e com p a gn e ;
— Vo u s d evez n ou s t r o u ver bien p r o v in c e , m a in
t en a n t q u e vou s a vez t â t é d u gr a n d m on d e.
Ou b ien ;
— E xcu s e z m a p et it e b o n n e !... J e n ’ai p a s u n
p er son n el s t ylé com m e le vô t r e ...
E t en cor e :
— Vo u s 11e d evez p lu s sa vo ir m a r ch er ! To u jo u r s
en a u t o !
11 é t a it b ien é vid e n t q u ’elle n e s a va it r ien d e
la vé r it é . Les Sa lvè r e a va ie n t p a ssé l ’h ive r à N ice,
le p r in t e m p s à Ve n ise . Ils n ’ét a ie n t p a s ven u s en
P é r igo r d ... I ls n ’a va ie n t p as d on n é d e fêt es r et en
t issa n tes d a n s leu r liôtel de l ’a ven u e d u Tr oca d ér o.
Les ca r n et s m on d a in s 11’a va ie n t d on c p a s eu l ’occa
sion de so u lign e r leu r h é r it a ge ... Am ie lle p u t élu
d er les q u est io n s et con t in u er à se t air e.
Ap r è s le d în er , e lle n e p r olo n gea p a s la soir ée.
Le m éd ecin lu i r ecom m a n d a it d e se cou ch er de
b on n e h eu r e. Sa vie ille am ie la co n d u is it â la jolie
ch a m b r e fleu r ie o ù 1111 secon d lit a t t e n d a it celle
q u i 11e vie n d r a it ja m a is l ’occu p er . E lle n e vo u lu t
p a s s ’a b a n d on n er à ses la r m es et lou a le ch o ix de
la cr et on n e, l ’h eu r eu se d isp osit ion d es m eu b les :
— T o u t cela est b ien p ièt r e a u p r ès d e vos m er
ve ille s ! s ’écr ia M 11" Rose.
Am ie lle com m en ça it à d éb ou cler sa va lise . E lle
s ’a r r êt a :
— Ces m e r ve ille s , com m e vou s d it es, 11c m ’app a r t icn n eiit p lu s, ch èr e M a d em oiselle.
— Vou s vo u le z r ir e ?
— P a s d u t ou t !
— Vo u s êtes r u in é e ? ...
M "° D o r ge r a y 11e p u t s ’em p êch er de so u r ir e :
�L A M AI SO N SU R L li R O C
— N on , je m e su is d ép o u illée, ce q u i e s t d if
fér en t !...
E t , en q u elq u es m ot s, cou p és p a r les e xcla m a
t io n s d e sa co m p a gn e, elle r a con t a l ’in cr o ya b le
a ven tu r e.
— E t a lor s, vo u s t r a va ille z?
— M a is o u i... ch ez u n p e r ce p t e u r !... C ’est t ou t
ce q u e je sa is fa ir e !
— Au ssi je m e d is a is : « Com m en t p eu t -elle êtr e
si fa t igu é e . E lle n ’a q u ’à se so igh e r , à se la is ser
vivr e ! » A p r ésen t , je com p r en d s ! E t t en ez, p et ite
a m ie, q u oiq u e je sois u n p eu t r is t e 'pour vou s,
s u r t o u t à la p en sée q u e M. de Sa lvè r e m or d r a à
b elles d en t s d an s la for tu n e d e sa fem m e, t o u t de
m êm e, je n e vo u s en a im e q u e m ie u x !
E t a vec la fo u gu e q u i la ca r a ct é r isa it , e lle d ép osa
d e u x b a iser s son or es su r les jo u es p â lie s ou se
vo ya ie n t d es t r a ces de lar m es.
A ce m om en t, la son n et te, t ir ée p a r u n e m a in
fr ém issa n t e, r et en t it b r u ya m m en t . Le s d e u x fem
m es su r sa u t è r en t : q u i p o u va it ve n ir si t a r d ,
lor sq u e t ou t es les ve illé e s ét a ien t fin ies?
— P ou r vu qu e ce' n e so it p a s q u e lq u e r ôd eu r ,
ch u ch ota la r eceveu se. D e p u is q u elq u e tem p s, on
r en con tr e b ea u cou p d e figu r es lou ch es d a n s le p a ys.
— N ’o u vr e z p as ! ou d em an d ez à t r a ve r s la p orte
le 110m d e la p er son n e q u i son n e...
— Vo u s a vez m ison , p et it e a m ie ! J e n e t ir er a i
les ver r ou s q u ’à bon e s cie n t !
E lle d escen d it , et Am ie lle se p en ch a su r la
r a m p e de l ’esca lier , p r ête à p or ter secou r s à sa
com p a gn e si la ch ose ét a it n écessa ir e.
A la q u est io n d e M 110 Rose r ép o n d it u n e vo ix
d ’h om m e, t im b r ée, m a is vis ib le m e n t ém u e, celle
d c-Ber n a r d à 11’en p as d ou ter :
— C ’est m oi, m a cou sin e, ou vr ez vit e !
Le s lou r d s ver r on s glis s è r e n t d a n s leu r s cr a m
p on s, et l ’in vis ib le , t ou jou r s p en ch ée, a p er çu t à la
cla r t é d e l ’a m p ou le élect r iq u e, q u i écla ir a it la b oîte
a u x let t r es, le jeu n e d ép u t é, p â le , d é fa it , h ors
d ’h a lein e.
— Mon Dieu ! P cr n a r d , q u ’y a-t-il ? s ’écr ia
M1,e Rose.
— P in e est p lu s m a l! Le d oct eu r vie n t d e n ou s
d ir e q u e c ’est le cr ou p . Il a fa it u n e p iq û r e ! E t ,
d ep u is, la p a u vr e p et ite , e xa sp ér ée p ar la so u f
fr a n ce, 11e cesse d ’a p p eler M 110 D o r ge r a y d on t sa
bon n e lu i a r évélé la p r ésen ce à M o n t r éa l...
— J e su p p ose q u e tu n e vie n s p a s la ch er ch er ...
�L A M AI SO N SU R L E R O C
— J ’a va is p en sé q u ’elle p o u r r a it se m on t r er à
t r a ve r s u n e p or te vit r é e ... Ce la co n t en t er a it Liu e ...
— J e n e p u is le p er m et tr e. Le m éd ecin d ’Am ielle
la t r o u ve t r ès d ép r im ée, à la m er ci de la p r em ièr e
é p id é m ie ...»
— Oh ! a lo r s, n e d it es r ie n ! J e n e sa is p ou r q u oi
j ’ét a is ve n u ... E n t en d r e p leu r er cet te e n fa n t m e
r en d a it fo u !.. M a is la sa cr ifier 1 O h ! n on , n o n !
J a m a is... je n ’y co n s e n t ir a i!
Ca ch ée d a n s l ’om b r e, la jeu n e fille com p r im a it
les b a t tem en ts d e son cœ u r . F,Uc se n t a it a u x
in fle xio n s t r o u b les q u e le jeu n e p èr e é t a it p r is
en tr e son a m ou r p a te r n el q u i vo u la it a p a iser sa
fille, e t cet te a u t r e a ffection q u i, n a gu è r e, l ’a va it
b er cé d e l ’illu s io n q u ’il p o u r r a it r ecom m en cer sa
vie, r a llu m e r le feu en d or m i sou s les cen d r es.
E lle d escen d it u n e m a r ch e de p lu s.
— E t t o n in s t it u t r ice ? in t e r r o ge a it la vie ille
r eceveu se. Q u ’en fa is-tu ? N e s ’occu p e-t-elle p a s de
son élève ?
Il h a u ssa les ép a u les :
— Ce m a t in , q u a n d je su is a r r ivé , je l ’a i t r o u vée
il la ga r e q u i p a r t a it . E lle a b a lb u t ié je n e sa is
q u elle e xcu s e , m a is j ’ai for t bien com p r is la vé
r it é : e lle n e se s o u cia it p a s d ’a tt r a p er la d ip h
t ér ie... P ou r m ’a id er , je n ’a i d on c q u e la p a u vr e
t a n te Se vest r e q u i n ’y vo it p lu s, e t M iett e q u i n ’y
en ten d go u t t e !
Am ie lle d escen d it u n e a u t r e m a r ch e. To u t son
cœ u r la p o u ssa it en a va n t , m a is la p r ésen ce .d e
Ber n a r d r et en a it son élan . E lle a va it p eu r q u ’il
11e l ’em p êch â t de le su ivr e . E lle a t t e n d it d on c qu e
les ver r ou s se fu ssen t r efer m és s u r u n d er n ier
ch u ch ot em en t p a ssion n é q u i, sa n s d ou t e, recom
m a n d a it :
— Su r t o u t , q u e lle n e sa ch e r ie n ! Ce ser a it u n e
folie de la la isser ve n ir ! J ’a va is p er d u l ’e s p r it ...
Rose D u ja r r y, p er su a d ée q u e sa jeu n e am ie
n ’a va it r ien s u r p r is du colloq u e, se r et ou r n a , p r ête
à in ven t er u n e h ist o ir e q u elcon q u e; m a is, à son vif
éton n em en t , e lle la d éco u vr it d er r ièr e elle , et d éjà
en velop p ée d ’u n e lo n gu e éch a r p e d e la in e b la n ch e,
com m e q u e lq u ’u n q u i a l ’in t en tion d e sor tir .
— Où a lle z-vo u s? s ’écr ia-t -elle.
— Où l ’on m ’a tt en d , b on n e a m ie!
J e n e vou s la isser a i p a s p a r t ir . Vo u s n e d evez
p a s r isq u er vo t r e vie p ou r u n ca p r ice d ’en fa n t .
Ce n ’est p a s 1111 ca p r ice... C ’est le d ésir a r
d en t , co n t in u , d ’u n e p et it e âm e q u i 11e p eu t ou
�i 82
L A M AI SO N SU R L E R O C
b lier ... R a p p elez-vou s les fleu r s q u ’e lle a p p o r t a it ,
ch a q u e jo u r , p ou r les va ses de m a ch em in ée... J e
sou ffr ir a is tr op d e n e p a s r ép on d r e à son a p p e l...
— M a is si vou s a tt r a p ez le m al ?...
— A p r ésen t , h élas ! p er son n e n ’a p lu s b esoin de
m o i! H ila ir e e t M a r ion se t ir er o n t bien d ’affa ir e
tou t seu ls !
E lle glis s a en tr e les vie ille s m a in s n er veu ses q u i
vo u la ie n t la r eten ir , d éb a r r a la p or te, et , en cou
r a n t, t r a ve r s a la p la ce d éser te.
M Uo Rose, st u p é fa it e , ju ge a q u ’e lle n ’a va it p lu s
q u ’u n e ch ose à fa ir e : s u ivr e sa jeu n e com p a gn e,
et a u ssi vit e q u e le lu i p er m et ta it sa p er son n e
r ep lèt e, e lle r em on ta au p r em ier é t a ge p ou r y
ch er ch er la ca p e q u i la d éfen d r a it con t r e les fr a î
ch eu r s d e la n u it.
... Ber n a r d a va it r efer m é d er r ièr e lu i la p or te d e
sa m aison . Am iclle d u t t ir e r l ’a n n ea u r o u illé qu i
m et t a it en b r a n le u n e lou r d e cloch e. Il n ’ét a it p as
loin en cor e. E lle en ten d it son p as q u i r éson n a it
d an s le la r ge ve st ib u le d a llé, et ce fu t lu i q u i
o u vr it . A sa vu e, il d e vin t 1111 p eu p lu s pille.
— Mlle D o r ge r a y? O h ! q u elle im p r u d en ce .1
— -P ou r q u oi? Si so u ven t , p en d a n t qu e j ’h a b it a is
ici, j ’a lla is vis it e r d es en fa n t s a t t e in t s d u cr o u p !
Men ez-m oi vit e ver s Lin e !
— J e vou s la m on t r er a i seu lem en t à t r a ver s u n e
p or te vit r é e ...
— E lle 11e ser a it p a s s a t is fa it e ... E t m oi n on p lu s !
— J e 11e d ois p a s a ccep t er ... Ce se r a it m al d e m a
part !
Sa vo ix t r em b la it . 11 y a va it d an s scs ye u x u n e
a r d eu r fiévr eu se cuti r é vé la it la, lu t t e secrète. 11 11e
s a va it n ia s ce qu il fa lla it vo u lo ir ...
E lle l'é ca r t a d ou cem en t :
— P u isq u e vou s r efu sez de m e con d u ir e, je m on
ter ai se u le...
— N o n ... Vo u s ne con n a issez p as le ch em in . E t
la la m p e d e l ’e s ca lie r r efu se d e s ’a llu m er . La issezm oi vo u s gu id e r .
Il lu i p r it la m a in et l ’en t r a în a , com m e s ’il n e
d é sir a it p as p o u r su ivr e le tête à t êt e, com m e s ’il
se m éfia it d e lu i-m êm e. Da n s l ’o b scu r it é, elle
en t en d a it sa r esp ir a t io n h a let a n t e.
Ils a t t e ign ir e n t en fin la gr a n d e ch a m b r e à p ou
t r elles q u e le p èr e a va it e s sa yé d ’é ga ye r p ar d es
m eu b les la q u és et d es t en t u r es cla ir es. Ce soir -là ,
le p la fon d d e ch ên e n oir ci p esa it su r la ga ît é d es
ch oses com m e u n e m en a ce d e d eu il.
�L A M AI S O N SU R L E R O C
183 '
Am ie lle s ’a p p r och a d u lit où l ’en fa n t r ep o sa it,
u n in s t a n t , les ye u x clos, la r esp ir a t io n gê n é e et
siffla n te.
— Ap p e le z-la , M a d em oiselle ! co n seilla le m éd e
cin , en cor e au ch evet de la m ala d e.
L a jeu n e fille , a lo r s, se p en ch a :
— Lin e , m a p et it e Lin e ch ér ie !...
Le s p a u p iè r es la sses r évélèr en t le r ega r d lu is a n t
q u ’elles ca ch a ien t ; les br a s se t en d ir e n t , e n la
cèr en t le cou in clin é p ou r for cer la vis it e u s e à
s ’a ge n o u ille r , à m et t r e son vis a ge p lu s p r ès, t ou
jou r s p lu s p r ès...
— M ’Am ie lle ... m ’Am ie lle ! m u r m u r a it en m êm e
t em p s la p a u vr e p et it e vo ix étein t e.
La tête b r û la n t e s ’a p p u ya it su r l ’ép a u le secou r a b le, s ’y r o u la it com m e p ou r t r o u ve r u n r a fr a î
ch issem en t , s ’offr ir m ie u x a u x jeu n es lè vr e s fr é
m issa n tes.
— M ’Am ie lle ! M ’Am ie lle ...
— M a d em oiselle, or d on n a le d octeu r , d ’un e
vo ix gr a ve , je vo u s en p r ie, r elevez-vou s. 11 n ’est
p as p r u d en t de r est er d an s la sit u a t io n où vo u s êtes.
M a is la jeu n e fille n e p a r u t p a s l ’en ten d r e; à
ce m om en t, e lle 11e so n ge a it p lu s q u ’elle p o u va it
êtr e vict im e d e son d évou em en t ; e lle 11e se so u ve
n a it m êm e p a s d e celu i q u i, de l ’a u t r e côté d u
lit , jo ign a it ses in s t a n ces a u x in jo n ct io n s d u m é
d ecin :
— J e vo u s en s u p p lie , m a d em o iselle...
E lle n ’a va it q u ’u n e id ée : d on n er à Lin e , en
cett e h eu r e d ’a go n ie, le r écon for t d ’u n e ten d r esse,
p r esq u e m a t er n elle ! E t , t ou t n a t u r ellem en t , e lle
t r o u va it les m ot s qu e les m èr es d isen t à leu r en
fa n t m a la d e, les b a iser s q u i a p a isen t e t con solen t,
les ca r esses q u i en d or m en t la d ou leu r .
Peu à p eu , la r esp ir a t io n se fit m oin s siffla n te
et p lu s ca lm e. Alo r s , u n e a u t r e id ée s ’é ve illa d an s
le cer vea u d o u lo u r eu x de la jeu n e fille à ge n o u x...
— J ’ai a ssom b r i la vie de Ber n a r d , le jo u r où
m a sot te o b st in a t io n de p en sion n a ir e l ’a r ep ou ssé.
Si je m eu r s a p r ès a vo ir a id é à sa u ve r Lin e , j ’a u
r ais en p a r t ie r ép a r é m a fa u te p u isq u e je lu i la isse
r ai d e la joie.
Le d oct eu r se d is p o sa it à p a r t ir . I l d on n a it
t ou t es les e xp lica t io n s p ou r les soin s n écessa ir es.
Am ie lle r e le va la tête p ou r le m ie u x écou ter.
— Il fa u d r a it vo u s d é ga ge r , M a d em oiselle, con
clu t -il; si l ’e n fa n t t o u s sa it , ce ser a it u n gr a n d
d a n ger p ou r vo u s !
�184
L A M AI SO N SU R L E R O C
E lle essa ya , d ’ob éir ; n ia is Lin e la t e n a it bien .
Sa n s o u vr ir les ye u x, d ’u n ge s t e in s t in ct if, elle
r esser r a son ét r ein te.
— C ’est t r op t ôt en cor e ! m u r m u r a M Uo D o r ge r a y.
— 11 le fa u d r a it p ou r t a n t !
— La issez-m oi vou s r e m p la ce r ! s u p p lia Ber n a r d
q u i a va it fa it le t o u r d u lit .
I ls éb a u ch èr en t le m ou vem en t ; m a is ils d u r en t
l ’a r r êt er . D é jà , la p et ite m a la d e s o u le va it les p a u
p ièr es :
— N on , n on , m ’At n ielle ! J e \ ?eux m ’Am ie lle !
E t la t o u x r e t e n t it , p én ib le et siffla n t e...
— Ce n ’est p a s r a ison n a b le, gr o gn a M 110 Rose
q u i é t a it en tr ée d an s la ch a m b r e. Vo u s ét iez d éjà
si fa t igu é e , m on en fa n t .
— J e n e le su is p lu s , b on n e a m ie ... je vo u s
a ssu r e...
— Ma cou sin e a r a ison , M a d em oiselle, b a lb u t ia
Ber n a r d . Si vo u s a t t r a p ie z le t e r r ib le m a l, je n e
m ’en con soler a is ja m a is.
L a voi<x t r em b la n t e é t a it p r esq u e u n a veu .
Am ie lle n e vo u lu t p a s s ’y a t t a r d er , et ce fu t à
la r eceveu se q u ’elle r ép o n d it p r esq u e ga ijn e ü t :
— Bon n e a m ie, n e vo u s t ou r m en tez p o in t et r e
p osez-vou s. Il y a d eu x fa u t e u ils au coin de la ch e
m in ée, l ’u n p ou r vo u s, l ’a u t r e p ou r M n° Se ve s t r e ...
Les d e u x vie ille s fille s se la issèr en t co n va in cr e,
et , b ien t ô t , leu r s ye u x , a p p esa n t is p a r les lou r d es
a n n ées d e vie , se fer m èr en t.
Se u l, Ber n a r d r est a a u p r ès d u lit , et d eb ou t,
com m e s ’il n e vo u la it p as p r en d r e u n e sit u a t io n
p lu s com m od e, du m om en t qu e M “° D o r ge r a y r es
t a it à ge n o u x, l ’e n fa n t t ou jou r s en tr e les br as.
E t les h eu r es s ’égr en èr en t sa n s a u t r es p a r oles
q u e les ch u ch o t em en t s, n écessités p a r les so in s —
la va ge s de go r ge , ga r ga r ism e s — ou les a ccès d e
t o u x q u i p r o vo q u a ien t de p én ib les étou ffem en ts.
De tem p s en t em p s, le jeu n e p èr e m u r m u r a it :
— M a d em oiselle, com b ien vo u s d evez êt r e fa
t igu é e !...
Ou bien en cor e :
— La issez-m oi p r en d r e vo t r e p la ce !...
To u jo u r s d es essa is in fr u ct u e u x q u i for ça ien t à
ga r d e r la p osit ion p r em ièr e. E n fin , à l ’a u b e, u n e
d éten te se p r od u isit . Les p et it e s m a in s cr isp ées
s ’o u vr ir e n t , et At n ie llc, u n p eu ét o u r d ie, p r esq u e
ch a n ce la n t e, p u t se r elever .
Ber n ar d lu i a va n ça it u n fa u t e u il. E lle le r em er
cia d ’u n so u r ir e, et , p r en a n t su r u n siè ge l ’é ch a ip e
�L A M AI SO N SU R L E R O C
185
b la n ch e q u ’elle-m êm e y a va it jet ée, e lle s ’en en
velo p p a :
— J e va is r esp ir er l ’a ir , an n on ça-t -elle. R ien
n ’est m e ille u r a p r ès u n e n u it sa n s som m eil. Si
Lin e se r é ve illa it , vo u s m ’en ver r iez ch er ch er ...
E lle d escen d it à p a s de lou p le gr a n d esca lier d e
p ier r e où , d éjà , d es lu eu r s b la fa r d es p er m et t a ien t
de vo ir le d a n ger des m a r ch es u sées, in fléch ies
ve r s le m ilie u , et com m e l ’é glis e é t a it fer m ée en
core, au lieu d e so r t ir p a r la p la cç, e lle t r a ve r s a le
ja r d in p ou r ga gn e r le ch em in d es J ou ven celles.
Le soleil 11’ét a it p as le vé , m a is , en a m on t de la
va llé e , ver s l ’â p r e Au ve r gn e , il s ’a n u o n ça it p a r d es
cla r t és roses.
La p la in e, a vec ses p r a ir ies h a u t es, ses ch a m p s
d e blé m û r issa n t , co n ser va it en core cet a sp ect un
peu m ys t é r ie u x d es ch oses lo r s q u ’e lle s se d é
ga ge n t d es lin ceu ls d ’om b re où les r ou le la n u it ;
m ais on la se n t a it b r u issa n t e d e vie s h u m a in es,
et va gu e m e n t , ici e t là , u n p eu p a r t o u t , Am ie lle
d is t in gu a it d es gest es la r ge s d e fa u ch eu r s , elle
en ten d a it le cr issem en t n et d es fa u x q u i m or d en t
m ieu x su r l ’herbe* a lou r d ie de rosée.
Le jou r q u i com m en ça it p r o m et t a it d ’êtr e m agn fiq u e. On eû t d i t . qu e l ’a ir ét a it tou t p a r fu m e
d e joie et d ’esp ér an ce.
La p r om en eu se a lla ju s q u ’à la cr o ix de M ission .
La vu e d es b ou q u ets d esséch és lu i r a p p ela la folie
d e ses vin gt an s.
— Com m en t ai-je p u m e la is ser p r en d r e à ce
m ir a ge ? p en sa -t-elle. De loin , j ’a va is cr u vo ir
l ’eau uni r a fr a îch it , et , de p r ès, je n ’ai t r o u vé qu e
la st é r ilit é d es sa b les.
E lle s ’a gen o u illa su r les m a r ch es p ou r u n e fer
ven t e p r ièr e q u i n e d em a n d a it rien p ou r elle; p u is
e lle s ’a ssit , va in cu e p a r la fa t igu e ; et , d ’a b or d ,
ses ye u x se p or tèr en t s u r la m a ison q u i a va it été
sien n e si lon gt em p s, et q u i d e ce côté 11e lu i offr a it
qu e le gr a n d m u r , p r esq u e a ve u gle d e l ’écu r ie; ils
a llèr en t en su ite p lu s loin ver s les cr o ix b la n ch es,
les cyp r ès n oir s q u i, à d ist a n ce, lu i in d iq u a ien t
les sép u lt u r es d e ses p a r en t s -et d e M m° Ber
n ar d Le ygo n ie .
E n évo q u a n t celle-ci, elle fu t r am en ée ve r s la
je u n e ve u ve q u i, la ve ille , s ’é t a it d ér ob ée à son
d evo ir p a r la fu it e. Si Lin e eû t ét é sa fille au lieu
d ’êtr e son élève , elle 11’eû t p as a gi d e la sor te,
m a lgr é t ou t e sa p eu r d e la co n t a gio n : q u a n d 011
a im e, est-ce q u ’on s ’in q u ièt e d e s o i?
�iS6.
LA M AIS ON S U R L E ROC
L ’ét r a n gèr e n ’a im a it p as sa n s d ou t e les p e t it s
con fiés à sa ch a r ge. E lle 11e les co n sid ér a it qu e
com m e les m oyen s d e r é a lise r ses visées a m b i
t ieu ses, et, p lu s t a r d , 11’é t a it -il p a s à cr a in d r e
q u ’elle les t r o u vâ t de t r op d a n s sa vie ?
— Si je m ’ét a is m a r iée, il y a d e u x a n s, p en sa
la jeu n e fille a vec h u m ilit é , ne les a u r a is-je p as
r en d u s m a lh e u r e u x, m oi a u ssi ! D e ve n ir la m èr e
d es en fa n t s d ’u n e a u tr e ! C ’est u n e si gr a ve r esp on
s a b ilit é ! Com m e il d oit fa llo ir se s u r ve ille r p ou r
n é p as la isser t r a n sp a r a ît r e l ’a t t r a it p lu s vif,
et si n a t u r el, q u i vou s fa it p r éfér er les êtr es de
vo t r e s a n g... E t cep en d a n t peut-0 11 d on n er d u b on
h eu r au p èr e si l ’on fa it so u ffr ir ses e n fa n t s?
E lle s ’éton n a d e r éfléch ir à ces ch oses, se r e
p r och a m êm e d e p r é ju ge r l ’a t t it u d e d e Ber n a r d
d eva n t la lâ ch e con d u it e de l ’in s t it u t r ice , e t , p ou r
11e p a s s ’a p p esa n t ir su r d es id ées q u i r em u a ien t
tr op en elle le p a ssé, e lle se r ele va et r e p r it le ch e
m in d e la m aison où elle* ét a it a tten d u e.
La p or t e du ja r d in de la p er cep t ion é t a it o u ver t e
m a in ten a n t . Sa n s oser en tr er , e lle s ’a r r êt a p ou r
glis s e r u n r ega r d fu r t if su r le .ch er d écor d e ses
so u ven ir s : le b a ssin a u x r a yo n s d e lu n e, le p er r on
m ou ssu où , d an s le cr ép u scu le, son p èr e a im a it à
son n er d e la tr om p e, et la fa ça d e elle-m êm e, en cor e
p lu s zébrée de léza r d es, m a lgr é les cr a m p on s de
fer q u i la m a in t en a ien t .
Qu elciu es a n n ées en cor e et il fa u d r a it jeter lias
la vie ille d em eu r e d u fa b u lis t e ! E lle n e r ésist er a it
p as a u t em p s comme; sa vo isin e !
E lle sou p ir a et p o u r s u ivit son ch em in : le soleil a p
p a r a issa it d an s u n ciel, co u leu r d ’a ile d ’ib is. Il d is
sip a it les d er n ièr es b r u m es q u i t r a în a ie n t en cor e su r
les co t ea u x. Bien tôt il ser a it t r op t ar d p ou r fa u ch er .
La jeu n e fille se d isp o sa it à p ou sser le b a t ta n t
d e bois lo r sq u ’il s ’o u vr it d eva n t e lle , et Ber n a r d
p a r u t . Les cla r t és du le va n t l ’en velop p èr en t com m e
d ’u n e glo ir e q u i, m ie u x en cor e, m it en r elief l ’e x
p r ession r ad ieu se de sa p h ysio n o m ie.
— E lle est r é ve illé e ! an n on ça-t-il. E t p lu s ca lm e.
La vo ix e s t a u ssi m oin s é t e in t e ... Sa n s d ou t e l ’effet
d u séru m !...
— M e d em a n d e-t-elle?
— O h ! n a t u r e lle m e n t ! E t je vie n s vo u s ch er
ch e r !... I’ard on n ez-m o; d ’a b u ser de vou s a in si.
M a is il m e sem b le q u e vo t r e seu le ven u e a su ffi
p ou r sa u ver m on en fa n t.
Au lieu de s ’effacer p o u r la la isser e n tr er , il
�L A M AI SO N SU R L E R O C
l ’a va it r ejo in t e su r le ch em in . Ils fir en t q u elq u es
p a s en silen ce. L ’An ge lu s so n n a it ...
To u t à cou p , le jeu n e d ép u t é s ’a r r êt a :
— Am ie lle , m u r m u r a -t -il, je n e sa va is p a s...
E lle t r e s s a illit : c ’ét a it la p r em ièr e fois q u ’il
l ’a p p ela it a in si, et ja m a is e lle n ’a va it t r o u vé au
t a n t de d ou ceu r à ce vie u x n om q u e, ch ez les
La M or lièr e, t a n t d e fem m es a va ie n t p or t é !
Il co n t in u a :
— C ’est m a cou sin e D u ja r r y q u i, en s ’é veilla n t ,
vien t d e t o u t m ’a p p r en d r e. J e su is si peu m on d ain
q u e j ’ign or e ce q u i se p a sse d an s la sociét é p a r i
sien n e.
E lle leva les ye u x ver s lu i et r en con tr a le r ega r d
qu i l ’a va it ém u e, lor s d e son d o u lo u r eu x vo ya ge ,
ce r ega r d q u e, d a n s la fou le de P a r is, e lle a va it
en core cu eilli au p a ssa ge.
— Ou i, m u r m u r a -t-elle, en e s sa ya n t de sou r ir e.
C ’est vr a i ! J e su is r ed even u e m od este em p loyée de
p er cep tion .
11 lu i p r it la m ain :
— Am ie lle , q u a n d vo t r e p èr e est m or t , je ne
p o u va is ¡supporter la p en sée qu e vou s r est iez seu le
d an s la vie; ¿ilnrs, m a lgr é m on o r gu eil q u i vo u la it
m e le d éfen d r e, l ’a va is r ésolu de vou s p a r ler en
cor e... Il m e se m b la it q u e, cet t e fois, vo u s 111’écou
t e r ie z... M ais j ’ai a p p r is la m or t d u com te Roza n ...
E t , d an s le d ou te, je su fs p arti —
— J e vou s ai com p r is, a vou a -t-elle, m a is p a s t ou t
de su it e !... P lu s t ar d !...
— Vo u s so n giez d on c à m o i? J ’a va is cr u ce
p en d a n t ...
— Un m om en t, m oi a u ssi, j ’a va is cr u !... M ais
ce n ’ét a it q u ’u n e illu sio n p a ssa gèr e d on t j ’ai
recon n u vit e le peu d e co n sist a n ce... Mon im a gin a
tion a pu er r er ... J am ais m on cœ u r 11e l ’a s u ivie ...
— Alo r s, vou s co n s e n t ir ie z?...
E lle le r ega r d a bien eu face.
— D ’a bord , r ép on d ez-m oi, Ber n a r d ... H ie r soir ,
q u a n d je su is a r r ivée ...
— O11 vo u s a r a con té qu e j ’a lla is ép ou ser l ’in s
t it u t r ice d e m es en fa n t s. Mon on cle et m a ta n te
Se vest r c m ’y p ou ssa ien t en effet , et e lle ét a it si
h a b ile, e lle p r ét en d a it t ellem en t a im er Lin e et
T in o t[ue j ’y eu sse p eu t-êtr e con sen t i si Dieu
11’a va it p er m is q u ’e lle se m on t r â t t elle q u ’elle est :
u n e fa ib le e t u n e é go ïs t e !
— A Ven ise, y son giez-vou s d éjà lor sq u e je vou s
ai vu p r ia n t d an s la ch a p elle d u Sa in t -Sa cr e m e n t ?
�188
L A M AI SO N SU R L E R O C
— Vo u s m ’a vez vu ...
— J ’ét a is a u p r ès d e vo u s...
— E t je 11e 111’en su is p a s d o u t é ! J e lu t t a is à ce
m om en t con t r e m oi-iu êm e ! Si vou s sa vie z l ’én er gie
q u ’il 111’a fa llu p ou r n e p as a m a r r er m a gon d ole
d eva n t le p er r on d u p a la is F osea r n o
— J e n ’a i p a s eu vot r e co u r a ge, in o i... J e su is
a llée vou s en ten d r e d a n s le vie u x p a la is où des
ca m a r a d es de gu e r r e vou s fêt a ien t , a ssist er à vot r e
t r io m p h e...
— Vou s é t iez d an s la lo g g ia ? ... Alo r s , je n e
m ’éton n e p lu s ... Il m e se m b la it qu e q u elq u e ch ose
111e so u le va it , qu e je t r o u va is sa n s p ein e les m ots
q u i t ou ch en t les â m es e t les gr a n d iss e n t ... M a is,
p u isq u e vou s ét iez ven u e, éta it-ce d on c q u e vou s
m ’a im iez u n p eu , Am ie lle ?
— J e vo u s ai a im é d ep u is le jo u r où je vo u s ai
vu si m a lh e u r e u x d er r ièr e le cer cu eil d e vot r e
fem m e... Cer t es, je n e r ê va is p a s a lor s d e vou s
con soler ; je vo u s en a u r a is m êm e vo u lu d ’ou b lier ,
m a is à m es ye u x d e t ou t e jeu n e fille vo u s r ep r é
sen t iez l ’id éa l a u q u el je m esu r a is ce u x q u i p ou
va ien t fa ir e figu r e d e fian cé.
— Am ie lle , vou s vou s a p er cevr ez vit e qu e l ’id éal
11’e s t q u ’u n e con cep tion de l ’e s p r it . Cer t es, je fa is
ce q u e je p e u x p ou r a cco m p lir 111a t âch e; m a is il
y a d es h eu r es lou r d e s... J e r e vie n s e xt é n u é , d é
goû t é, p a r fois a igr i p a r cer t a in s éch ecs... Il vou s
fa u d r a b ea u cou p de p a t ien ce, d e r en on cem en t à
vou s-m êm e p ou r 111e su p p or ter .
To u t cela , e lle l ’a va it va gu e m e n t p r essen t i, m a is
e lle 11e s ’en effr a ya p o in t : e lle se n t a it en son
â m e d es for ces n o u velles q u i l ’a id er a ien t à vivr e
sou e xist e n ce fu t u r e.
Le jeu n e d ép u t é p o u r s u iva it sa con fession :
— D e p u is d eu x a n s su r t ou t , je d even a is p lu s
ir r it a b le , p lu s a ccessib le a u x t e n t a t io n s ... M011
é t a t d ’esp r it n ie r a p p e la it u n d e m es so u ven ir s
d ’a via t io n : m on o b ser va t eu r a va it été t u é. J ’ét a is
b lessé •m oi-m êm e, et p o u r t a n t je n e vo u la is p a s
a b a n d on n er les com m a n d es, m a is je se n t a is cjuc le
fr oid m ’e n va h is s a it , j ’ét a is tou t p r ès d e d é fa illir ...
Alo r s, je cr ia i ver s le Cie l d ’où seu lem en t je p o u
va is a tt en d r e u n secou r s, et le Ciel r ép on d it à m on
a p p el ; je vin s m e p oser s u r u n e p r a ir ie ... Qu e de
fois j ’ai fa it d e m êm e lor sq u e je su r p r en a is m on
êtr e m or al p r êt à s ’en fon cer d a n s u n a b îm e...
— E t n ou s con t in u er on s, Ber n a r d ... To u jo u r s
n ou s r ega r d er on s p lu s h a u t qu e n o u s! N ’est-ce p as
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le m eilleu r m oyen de n ou s p a r d on n er 110s fa ib lesses
m u t u e lle s ?
Il p r it sa m a in et l ’éleva ju s q u ’à ses lèvr es
com m e ce soir où , au m ilie u d es r u in es d é la gu e r r e,
e lle a va it va gu e m e n t com p r is q u ’il l ’a im a it.
—
P et it e Lin e sera bien h eu r eu se, m u r m u r a -t-il.
E t q u elle joie p ou r m oi d e m e d ir e q u ’en su iva n t
le p en ch a n t de m on cœ u r , j ’a ssu r er a i le bon h eu r
d e m es e n fa n t s... Il m e sem b le qu e, d e là -h a u t ,
celle q u i n ’est p lu s d oit vou s so u r ir e...
E lle n e lu i a vo u a p o in t ce q u e, q u elq u es in s t a n t s
a u p a r a va n t , e lle a va it p en sé d an s sa so lit u d e, m a is
d u fon d de son âm e, u n e p r ièr e t r ès h u m b le s ’éleva :
« Mon D ieu , don ne/ .-m oi la for ce d e t o u jo u r s
r em p lir la t â ch e qu e j ’a cce p t e !... »
C ’ét a it m a in t e n a n t l ’au r ore t r io m p h a n t e :d u rose
p a r t o u t, du r ose q u i e xa s p é r a it les ve r t s fr a is de la
p la in e, les ver t s p lu s p r ofon d s d es bois d on t les co
t ea u x ét a ie n t fou r r és, q u i t r a în a it d an s la r ivièr e ,
se r e flé t a it d an s t o u t es les vit r e s , h a b illa it d e ton s
fr a is les m ét a ir ies ép a r ses, les séch oir s de t a b a c.
• r,ile ce ciel m a t in a l, r ia n t et p r om et t eu r
■
“« sem blait peu a u x n u ées d ’or si vit e
~<5 m éla n co liq u es q u i '
•fo r
rlr
-
�AM O U R E T F I E R T É
m a lh e u r e u x évén em en ts a va ie n t b r u sq u em en t
am en é la rn in e.
Au so r tir de l ’U n iver sit é, le jeu n e h om m e s ’é t a it
t r o u vé sa n s t r a n sit io n a u x p r ises a vec la p a u
vr et é a b solu e, à la q u elle son éd u ca t ion n e l ’a va it
p as p r ép ar é.
Sa p r ofession ét a it p lu t ô t de n a t u r e à élever son
es p r it ver s les sp h èr es ét h ér ées q u ’à le r am en er
au p o sit if d es d ifficu lt és m a t ér ielles de l ’exist eiice.
Au cu n sen t im en t vé n a l n ’a va it de p la ce d a n s
l ’âm e d u jeu n e p r ofesseu r , et son p r em ier a cte
d ’in d ép en d a n ce fu t d ’ép ou ser u n e r a vissa n t e jeu n e
fille, d én u ée de for tu n e. Des d ettes vin r e n t b ien t ô t
a ssom b r ir le bon h eu r de cette u n ion .
In ca p a b le d ’é t a b lir sa gem en t son b u d get d ’a p r ès
ses a p p oin tem en ts, le ch ef de cette m a lh eu r eu se fa
m ille é la r git ch a q u e jo u r le gou ffr e ver s leq u el
l ’e n t r a în a it la b a n q u er ou te. Les p r iva t io n s e t les
in q u iét u d es m in èr en t la sa n té de la b elle jeu n e
fem m e; elle m ou r u t de con som p t ion , lasse de so u f
fr ir . Au s s i, p en d a n t les a n n ées q u i su ivir e n t ,
Qu een ie n ’eû t p u évoq u er le sou vi'r'---1' ’v " p ou i...........
l“ ‘' " in e q u i n e fû t n as t 1'°*’1'-s ••••
—
n . u .v-.p ira-t-elle, en -•¿vit/ , vit e qu e 1 id éal
n ’est q u ’Uiic h p n -cp t ion ne l ’e s p r it . Cer t es, je fa is
ce q u e je p eu x p ou r a cco m p lir m a t âch e; m a is il
y a d es h eu r es lou r d e s... J e r evien s e xt é n u é , d é
go û t é, p a r fois a igr i p a r cer t a in s éch ecs... 11 vou s
fa u d r a b ea u cou p d e p a tien ce, d e r en on cem en t à
vou s-m êm e p ou r m e su p p or ter .
To u t cela , e lle l ’a va it va gu e m e n t p r essen t i, m a is
e lle n e s ’en effr a ya p o in t : elle se n t a it en son
â m e d es for ces n o u velles q u i l ’a id er a ien t à vivr e
sou e xis t e n ce fu t u r e.
Le jeu n e d ép u t é p ou rsu ivrait sa con fession :
— D e p u is d eu x a n s su r t ou t , je d e w n n is p lu s
ir r it a b le , p lu s a ccessib le a u x t e n t a t io n s ... Mon
é t a t d ’esp r it m e r a p p e la it u n d e m es so u ven ir s
d ’a via t io n : m on o b ser va t eu r a va it ét é tu é. J ’éta is
b lessé m oi-m êm e, et p o u r t a n t je n e vo u la is p as
a b a n d on n er les com m a n d es, m a is je sen t a is cjue le
fr oid m ’e n va h is s a it , j ’ét a is tou t p r ès d e d é fa illir ...
Alo r s, je cr ia i ver s le Ciel d ’où seu lem en t je p o u
va is a t ten d r e u n secou r s, et le Ciel r ép on d it à m on
ap p el : je vin s m e p oser su r u n e p r a ir ie ... Qu e de
fois j ’ai fa it de m êm e lor sq u e je su r p r en a is m on
êt r e m or a l p r êt à s ’en fon cer d a n s 1111 a b îm e...
— lit n ou s co n t in u er on s, Ber n a r d ... To u jo u r s
n ou s r ega r d er on s p lu s h a u t qu e n o u s! N ’cst-cc p a s
�
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Collection Stella
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Description
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
La maison sur le roc
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Coulomb, Jeanne de (1864 -1945)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1927]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
190 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 170
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_170_C92640_1110502
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Relation
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