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COLONEL ROYET
-des-Champs
COLLECTION FAMA
94-, Rue d 'Al és ia
PARIS (XIV
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LA COLLECTION" FAMA"
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honnête, et ils sont légion, Sa présentation élégante et 60n format
pratique autant que le charme captivant de ses romans expliquent
son slI ccè" croissan t.
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:ê. Sociétê d' Editions,
Publicatlons
et Indus tries Annexes :=.
.51 ....................................................................u.Ji:.:
:
94, rue d'Alésia, PARIS (XIV' )
�FLEUR
DES CHAMPS
'
�Colonel ROYET
FLEUR
DES CHAMPS
•
SOCIt:T~
D'~ITONS
PUBLICATIONS ET INDUSTRIES ANNEXES
(Ane' LA MODE NATIONALE
94.
fIlO
d' AI6.ia. 94. - PARIS (XI VO)
�FLEUR DES CHAMPS
CHAPITRE PREMIER
LA FEnMt; DE LA BUTTAI5
Anne-Marie se redressa, car, au cours de sa songerie,
elle avait appuyé son dos contre le mur de la fermer
passé le mois pr6côdent au lait de chaux.
Anne-Marie avait redouté la maculature de la poussière blanche. D'elle-même, la jeune fille sourit à cette
crainte injuste, parco qu'elle portait un corsage de toile
blanche à broderie do fil également blanc. Blanc SUl'
blanc 1 La poussièro du mur, en supposant qu'elle eût
existé, ne pouvait imprimer sa marque do fâcheuse
manière.
Pourtant, par coquettorie commll par soin, la jeune
Olle se cala sur le banc rustique où elle avait pris place
après le coucher du soleil do ce beau jour de juillet. Un
banc fait d'une plancho lissée par l'usage plus encore quo
par le rabot, planche à peine équarrie, porcéo à ses
extrém it6s de quatre trous dans lesquels passaient de
biais quatro rondins de hêtre encore rocouvert de leur
écorse moirée.
Une fois de plus, Anne-Marie s'abîma dans la contemplation du splcndiele panorama flui se déroulait
devant elle.
Après le torro-plcin de glaise battue qui form:ût le
�6
'FLEUR IlES CHAMPS
devant de la ferme, une bordure fleurIe de corbeille
d'argent de géraniums, d'hliliotropes, disposés pour le
plaisir des yeux.
Ensuite, un pré descendant en pente douce jusqu'aux
escarpements rocheux, en bas desquels coulait la Rance.
Les eaux vertes du petit fleuve miroitaient; sur l'autre
rive, l'anse de la Richardais frangée par la tache jaune
de la grève sablonneuse. Près du rivage de la crique, des
barques échouées, quelques navires terre-nouviers en
réparation, ou bien au repos, à demi couchés sur le
flanc.
Au delà, les maisons blanches du bourg de la Richardais, avec la flèche pointue de l'église, et, comme lond
do tableau, les frondaisons vedes, encore lumineuses du
soleil qui venait de disparaltro derrière la dentelure de
leurs clmos soulignées d'uno barre d'or pourpre.
- C'est toujours beau, convint Anno-Marie, qui, bien
des Cois, avait eu l'occasIon d'admiror le prestigioux
spectaclo donné par la naturo.
BUe soupira puIs conclut:
- Plus loin, derrière los arbres, Dinard, sos palaces,
sos casinos, ses dancings ... Tous los plaisirs ot Lous los
bonheurs ...
Une voix rude, mais alleclueuso, la tira do sos
réflexions Intimes, où la jeune fille enformait commo un
regrot.
- Ben quoi, la Marie, à c'L'houre, tu te reposes? LOI,
jounesses sont assises, el les vieux roslent dOboul, pour
mieux travailler.
Anne-Marie lova les yeux sur j'homme, un paysan en
manches de chemise, la faux sur 1'6paulo. Son chapeau
de jonc lress6 , campé en arrière, laissait apparallre des
m{)ches onlrem~16
s de fils d'argont qtli sc plaquaient sur
f;on Cront cn sueur.
Un leinl hâl6, ridé, s'estompait derrière une uarbe de
plusieurs jours.
�FLEUR DOS CHAMPS
7
Ce mal rasé était le fermier Pierre Legal, le propriétairo de la Buttais, le père de la rêveuse Anne·
Marie.
Et le fermier roprit :
- C'ost pas reproche que je te fai s, ma Dlle. Au con·
traire. J'aime mieux te voir sur le banc à l'ombre
comme une demoiselle. Il y fait meilleur qu'aux champs
sous 10 soleil, là ousqu'on prend soif.
e< Tout de même, tu me donneras bien un verre de cidre,
pas vrai, la Marie?
Mais, à peine le brave homme avait-il formulé cette
requête que, sur le seuil de la porle, surgit une grosse
femme, portant une coiITe.
- T'auras à boire, mon homme. J'm'en vas à la cave
te tirer du cidre frais, de la barrique que tu aimes.
« Pas la peine de déranger ta fllle . D'abord, commence
par l'appeler de son nom. C'est pas la Marie, c'est
Anne-Marie par son acto de baptême.
La jeune fille sourit à cette aide impromptue que lui
apportait sa mère.
Certes, elle appréciait ses parents, de bravos cultiva·
leurs. Elle rendait hommage à leur diligence, comme
aux gâteries qui lui 6taient prodiguées. Pourtant, si
elle aimait bien ces rustres, elle se jugeait d'essence
supérieure.
Comme sa more, elle eGt été tentée do critiquer son
père, qui ne lui donnait même pas son nom.
« S'ils m'avaient appelée « Maryse », tout cela no
serait pas arrivé, so dit-elle .
• lIeureusement que nous sommes seuls, dans cette campagno. Personne n'a pu entendre papa. »
Comme elle achevait cetle rélloxion, enlre Jes haies
d'aubépine encadrant le chomin donnant accès il. l~
ferme, un quidam apparut.
Anne-Marie l'idenlifia sans peine. C'étaiL M. Mardrec,
ancien clerc d'huissier. homme d'a Cfa ires.
�FLEUR DeS CHAMPS
M. Mardrec était rev.îtu d'une jaquette d'alpaga un
peu luisant, d'un pantalon de toile un peu jaunâtre.
Par contre, campé sur sa tête, il arborait un paillasson
neuf, avec un superbe ruban grenat, sous lequel se trouvait placé un mouchoir formant couvre-nuque.
La dignité de sa profession s'afl'U'mait dans le binocle
qui chevauchait son nez et masquait quelque peu son
regard mobile, mais surtout dans la serviette en peau de
('['ocodile qui pendait à son bras.
Serviette moderne en lustrine imitant la peau de crocodile, aux serrures nickelées et qu'on pouvait tenir il
l'aide d'une poignée de faux cuir, serviette qui n'avoit
J'ien de commun avec l'antique serviette à deux compartiments repliés, celle qu'on était tonu de porter sous
son bras.
A vrai dire, la serviette de M. Mardrec était fort
légère : en placo de dossiers absents, elle contenail une
affiche et des journaux pliés.
Telle quelle, la serviette conférait une ' importance
à l'homme d'afTaire, appuyait ses quarante ans bien
sonnés. M. Mardrec ne faisait pas figure de galopin 1
II s'avança el salua polim ent il la ronde:
- Bonjour, monsieur Legal. Salut, madame Legal. ..
Ah 1 mademoiselle Legal, mos hommages.
Dans son for intérieur, Anne-Marie admirait ce « chaloin n, simplement parce qu'il venait de la ville et aussi
parce qu'il se présentait habillé CIl monsieur.
- Je passais près de chez vous, :1près une grosse
afTaire de venLe qui m'u retenu à Saint-Jouan, continua
d'expliquer Mnrdrec. El, avant d'aller chercher J'autobus de Saint-Malo, j'ai tenu à vous dire un petit
bonjour.
« Beau temps, pas vrai 1
- Oui. Il nous faudrait tout de même un peu do pluie,
rapport aux pr6 ~; .
- EL lu moisson?
�'FLEUR DES CHAMPS
9
- Ça va, le blé est superbe. Seulement, il s'agira de:
bien vendre ...
Mardrec prit un air contrit.
- Ah! vous savez vous en créer des préoccupations 1. ..
A votre place .. .
- A ma pla ce?
- .Je vendrsis le domai ne. Alors, je n'aurais plus i:I
m'inquiéter ni de la pluie, ni du beau temps, ni du cours
du blé.
Le cultivateur secoua la t î: t e.
- Vous avez peut- être rai son, monsieur Mardrec,
Pourtant, je suis né à la Buttais. Je prétends y mouril'
comme père et mère.
- C'est un sentiment respec table : l'a ttac hement à. la:
terre. Mais avec ce que vous retireriez de la vente de la
Buttais, vous pourriez achet er un gentil co mmerce à
~a inl-Mao
où tl Saint-Sel'van.
Et, so tournant versl Anne-Marie, avec un souril'e
galant:
- J e vois micux Mademoiselle derri ère un·comptoi!'
que dans les champs.
« Tenez, jo co n a i ~ justcment nn bureau de tabaç-débitJ
qui ferait si bion votre affaire. Uno rue plssagère, un
logcment confor table ... Avcc Mademoiselle pour attirer
los clients, c'est la fortune 1
Leg
~ l continua ses signes de dénégation:
- Mon ainée n'est P[lS faite pour se rvir ü boit'c ... Puis,
.1près ell e, j'ai encore trois gosse,;, habitu és a u gra nd
a ir, dont deux garçons qui plus tard feront de bons
laboureurs.
- Oh 1 je n'insiste pas. Le bureau de tabac trouvera
dix acquéreurs pour un ... N'empêche qu'on pourra vous
sortir de la Buttais, que vous le désiriez ou non, mon
cher monsieur Legal. Et ce sera tant mieux pour vous
ct les vôtres.
- Que voulez-vous dire?
�10
l'T, l::ll n D RB r.JtA MP S
- Pa rbleu ! l'h üitoire d u pont s ur la Rance . J 'y ai fai t,
une vag ue a ll usion devant vous l'an dernier.
je croi~,
Mainlenant, je puis préciser, car, l'au ll'e semaine, à la
Préfecture de Hennos , j'ai pu voir le plan du proj et
-a dopté par le Conseil général.
« Le pont futur partirait juste de la hauteur sur laquelle
se trouvo la Butta is pour a tteindre le côté sud de la
Richardais, qu'on voit bien d'ici.
(( Donc, on prendra it votre ferme , mon vieux Lega l.
Mais ceci n'es t rien ...
- Vous trouvez que co n'es l rien , protesta le Cermier.
Moi je trouve que e'est beaucoup.
- Bien entendu, on vous pa iera en conséquence.
- Cela ne remplace ra pas ma fe rme.
- Sûr. Ma is, si vo us m'y a utorisez, je serai là pour
VO LI S obleni!' une ind emnité massivo. Trois Cois la val our
ue volre bâlisse. Avoc les grand es sociétés , faut savoir
parler ct demander un bœuf pour obtenir un œuf. Pourlanl, je le r épète , la ferme co nstitue un premier élément
de vo tre euluro fortune.
Que vo us diLe.;, m O l\ ~ i o ur Maruroc , Mo i, jo ne vois
pas.
Il Y aura los voios d'a crès a u pont, une be ll o r oulo
traversant vo lre doma ine.
- A travers mes cha mps , mon vel'ger 1
- Ce sera tant mieux. Lo t erra in do culture se transformora en torra in à bâtit'. Vous me co mprenez?
- Pas lrcs b ien,
- J e m'explique. Toul 10 long de la futuro l'oille
s'élèveront des ma isons , des garages, des débits, des
auberges cL des hôtels, des usines peut-ê Lre 1 Alors, vos
cha mps en borduro passeronL de cinq so us le miMe ù
'in quanlo fra ncs . Une afiaire 1
- El je dovra i m'on aller?
Lu bea u malh e1l r. Ou jour au lend emain vo u@
devièl1ll)'iez millionna ire, mQllsieU I' LefSal. A voLru guiiie,
�FLEUR DES CHAMPS
11
VOus pourrez acheter une terre dix fois plus grande que la
Buttais, avec une avenue de châtaigniers et un château.
Ou bien, Vous aurez une belle villa à Paramé pour y
vivre de vos rentes. Vos enfants joueront sur la grèvo,
avec les enfants des riches. Et Mlle Anne·Marie pourra
mettre des robes de bal, aller danser tous les soirs dans
les casinos.
Devant Ces pérspectives enchanteresses, la nUe du fermier ne put se défendre de sourire.
Mais Legal, lui, ne souriait pas, continuant de hocher
la tête:
- Ça, c'est l'avenir encore incertain, mon bon monsieur
Mardrec. A ce soir, c'est le présent. Des choux·neurs qui
doivent être mûrs, bons à offrir demain au marché de
Rocabey.
- Vous dites vrai, monsieur Legal, consentit Mardrec
d'une voix sentencieuse. Ne négligeons pas le présent,
mais envisageons l'a veni r.
~ Toutefois, si, en un jour proche, il y a expropriation et
lotissement, pensez à moi. Jo dirigerai toutes les affaiI'cs
au mieux de vos intérMs.
- J'y songerai, monsieur Mardrcc.
CHAPITRE Il
CASTON
JBnôm:
La fermièré intervint dans le débat:
- En attendant, mOhsieUl' Mal'dl'ec, vous arcompagnerez bien mon homme dans la salle. Un bon verre do
cidro?
- Ce n'cst pM do rerus, madame Legal. Il fuit si chaud!
A l'invilation de la fet'mièro, Murdl'cc pénélra ùans la
pièce servant do salle commune.
�12
FLr.UR DES CHA:.tPS
Au centre, une longue table de chêne ciré, luisante
d'astiquage . De grandes armoires de cerisier, avec leurs
gonds et leurs fertures de cuivre. Des lits clos, fermés
pal' leurs volets ûjoW'.
Une cheminé&- immense, où brûlait une bûche: suspenùne par U1W crémaillère, une marmite de fonte, dont le
couvercle laissait ruser une vapeur appétissante.
- Diable! votre cuisine sent bon, madame Legal, ne
put s'empêcher de s'écrier Mardrec.
- Dame oui! Dame 1 Deux jeunes poulettes mijotent
avec du bon lord, des pommes de terre, un peu d'oignons
ct du beurre donc. 'l'out ce que nous produisons, et frais.
comme la rosée.
- Dans le grand monde, à l'Imperial Palace de Dinard,
on appellerait ça des poulets cocotte.
- lis feront notre dinr.r d'à cc soir. Et, pour n'être pas
f.Cl·vis dans des plats d'argent, nos poulots n'en seront
Jlas moins mangeablos.
l\1ardl'ec reainait l'agl'éabJo senteur: sa ponsée le reportait à sa gargote de la rue de la Fosse, à Saint-Malo,
où l'attendait, comme chaque mardi, une soupe aux
trognons do choux, une tranche de veau noirâtre, uno
salado peu assaisonnée et un biscuit de Reims pour tout
dessert.
- Mais venez boire votre cidre, avant qu'il ne chauffe,
fit la fermière engageante.
D'un pichot de grès grisâtre décoré de Oeurs bleues,
Mmo Legal versa le liquide ambré dans dos verres il
côtes.
Ces vorres étnient une concession aux idées d'AnneMario, qui avait déclnr6 trop vulgaires les bols dont on
se servait jusqu'alors.
En s'inclinant, Mardroc pri t le verre. Et, pour raire un
compliment, il indiqua uno porto ouvcrlf', derriôro
laquelle il :lpercevnit de:; l'ideaux de tulle, un lit laqué
blul1c, un cosy-corner aux. coussins multiples, :lUX 6togol'e5
�FLEUR DES
CHA~!PS
13
bourrees' de livres, de fu tilité:; et de bibelots di rers.
- Jolie pièce, prononç1-t-il.
- La chambre de notre fille, expliqua le Cermier.
Elle a arrangé tous ces" alTutiaux » à son goût.
- Un goût très sûr, minauda l'agent d'afTaire.
Anne-Marie salua en rougissant: cet éloge la réjouit,
car, si souvent, son père et sa mère avaient déclaré que
tous ces blancs, ces dentelles, ces poupées en falbalas, ne
valaient pas les vieux meubles, ni les vieilles faïences des
siècles passés.
Ayant bu, Mardrec prit congé après mille compliments.
Le fermier lui serra la main et le reconduisit jusqu'au
seuil, rendant les saluts que Mardrec lui prodiguait à
foison.
- Trop poli pour être honnête, mâchonna le Cermier en
regardant les chaussures quelque peu éculées de Mardrec
qui se retirai t.
- Il est bien, ce l homme, déclara Anne-Marie lorsque
son père revinl !.lans la grande salle ... Il a J'allure d'tlfi
noLaire.
Legal haussa les épaules:
- Pourtant, c'est engageanl, ce qu'il dit, insista la
jeune fille. Nous vois-tu bourgeois et millionnaires,
papa?
- Non, riposta le cultivateUl' d'un ton bourru, Je ne
nous vois pas très bien ...
Malgré son accueil bon enfant, le fermier n'ét il nullement impressionné par Mardrec. Navait-ilpas appris que le
pauvre hère vivolait d'afTaires rares et douteuses, que le
'['ribunal venait de le condamner à trois mois de prison,
avec sursis, pour une pièlre lontative d'abus de confiance
relalive à la vente d'une barque de pêche de Canc:.ll e,
trop avariée, trop pourrio pour lrouver acquéreur.
Tout se savait dans le pays 1 Et, en dépit de ses discours
proloetleurs, Mardrec no lui inspirait pas confiance,
RalIrouéc. Anne-Marie garda le silence, déplorant l'état
�FJ,l:un
np.~
r,JJ.\:\I.I'S
d'esprit de son père, qui IV) manquait pas une occasion de
critiquer ceux de la ville.
Encore agressif. Legal vonait de reprendro :
-- Ce n'est toujours pas Lon Mardrec qui aide à cuUi ver
les choux-fleurs. Et il faut on vcndre pOUl' faire bouillir la
marmiie.
Apaisé par 1.1 boutade hargneuse, il s'adressa à sa
fin e :
- Dis, petile. Lu viens avec moi demain à Sn intMalo? J e pense a voir une charrelée à descendre. Mais
faut voÏl' s'il y a un chargement complot. Allons regarder
jusqu'au champ.
TIésignéo , Anne-Mario accompagna 10 pèro, car il ne
lui déplaisa it pas d'aller le lendemain à Sain-Malo.
El puis ell e aim ait bien le chef de famille, fruslre ma is
si bon.
- Il fait sec. Tu peux garder les espad rilles blanches.
Dn moment que tu chau sses paa les souliers à hauts talons,
il y a 001' moyen do marchor dans le labouro.
lJerrièl'e la jeune fille suivit la mère, qui, ollo, avait ses
Raho ts, el, par prudenco, omportait Url grand panier ù
anse, son panior do marché.
Sava it-on jamais s'il n'y auraiL pus quelrtlle ('hose
à rapporler?
Ils prirent uno senle dorrière la maison.
Dans la lumiosilé ùo ce LLe fin do beau jour, Lous les
délail., du torrain prenaient lour valour.
/)ans los champs, los pommiers on quinconco f;o mblaient
)llils verLs. S UI' ln gauoho, Jo pharo de Saint-Sorvan dressoi t su Lout' quadrangulaire. Los LoHR oL los frondaisQns
de la lisiàre do la Villo sc silhoucLlaienL dans uno buéo
hlonde.
1.0 groupo parvint à la roulo poudreuse qui double lu
gra ndo Ul'tÔI'C asphnILée do Châtoauneuf, colle où circulent
les a uLol!.
~,ur
l'I!tlll voie, d'habitudi,) dCbflrL \;l UU l'é. l:'l'vée I,l.UX
�FLEUR DES CHAMPS
.15
charrois de culture, une automobile avançait, floulevant
des nuages de poussière.
C'était une camionnette qui stoppa devant les Legal.
- Tiens! Comme ça, on ost en promenade, fit le conducteur enlevant sa casquette à la vue de la jeune fille.
C'était un beau jeu no homme d'environ vingt-cinq ans,
au visage épanoui, à la bouche souriante découvrant
des dents magnifiques.
11 était habillé d'un complet de nuanco sobl'e, un vêtement de citadin plutôt que de campagnard.
Anne·Marie n'osa regarder]o survenant. 'fimidité peutêtre?
Sans doute pour se donner une contenance, olle passa
sa main sur ses cheveux afin de rectifier sa coiffure.
- D'où que tu viens commo ça, mon gars? interrogea
10 fermier avec uno familiarité sympo.thique.
Il avait devant lui Gaston Jérôme, un voisin qui exploitait une laiterie, tout près de l'embranchement do la route
de Dol.
Gaston expliqua :
- Dame, j'Di été faire un saut jusqu'à la ferme du
père Guy. Je savais y trouver de la luzerne fralche. Et
j'en ai besoin pour mes vaches... Il m'en a cédé cent
bottes.
- C'est toujours pas ta mécanique qui mange du fourrage,
gouailla Legal.
- Non, mais elle boit de l'essence, Pensez, dix chevaux ...
En lait d'abreuvoir, je leur fournis deux bidons tous les
lours que Dieu lait. Et vous, M. Legal, quand donc aurez·
vous votre auLo?
Le lermier haussa les épaules.
- Pas demain, bIen sQr. Je me contente d'atteler la
manche ou la Grise. J.. e8 ::mtos, c'est bon pour la jeu.
nesse ...
- Raison de plus, alors. Ça ferait plaisir b.-votre jeune
Qlle.
�16
FLEUr. DES CRAMPS
Il se tourna vers Anne-Marie, l'air galant.
Cette fois, elle ne put esquiver le regard .
- En eITet, dit-elle; j'aimerais courir plus viLe qu'avee
les chevaux, qui vont presque toujours au pas. En dix
minutes, grâce à votre auto, vous devez être à la porle
Saint- Vincent?
- En sept minutes môme, rectiflaGaston Jérôme ... Et,
si le cœur vous en dit, vous pouvez essayer, mamzelle .
Le grand garçon rougit de son audace; puis reprenant:
- Excusez-moi. La porte Saint-Vincent, c'est la ville.
Et, pour y atteindre, faut travorser la grande rue d~
Saint-Servan. Mais, si voulez, dimanche, je vous condui.
rai à l'assemblée de Châteauneuf.
Il y a des chovaux de bois, une ] oterie, un tir. Mais
surtout un bal sous la grande tento qu'a fait placer Camus,
l'aubergiste. Un bal avec un plancher el quatre musiciens.
Voyant que le visage d'Anne-Ma rio demeurait fermé,
Gaston vanta les avantages de ses offres aimables.
- Dame, Châteauneuf, c'est un bourg de nos cam·
pagnes. Rien de commun aveo la porte Saint- ViJfcent.
Puis, sur la banquelte près de mon volant, il y a deux
bonnes places.
e Et encore, à l'arrière au lieu du Courrage ou des bidons,
on peut mettre des chaises. Toute votre famille, les grands
et les petits seront à l'aise.
Il Je n'irai pas trop vile dans les virages pour ne pas
cahoter le monde. Et chez Camus, j'offre les rafraîchisse.
monts. Après l'on pourra danser. Cela vous va.t.il,
mamzelle Anne-Marie'?
La jeune fllle ne répondit pas. Elle paraiss<lit gônéo,
troublée presque. Elle se sontait niaise.
- Non, cela ne me va pas, dit-elle. Je reste conflnée dans
ma ferme. Je ne vais jamais aux assembléos; je connais
malles nouvelles danses.
- C'est comme il vous plaira, fit Gaston déçu.
�1'1
FLEUR D'E S CHAMPS
Anne-Marie eut une inclination de t éte à l'adresse du
jeune homme ; puis, rougissante, baissant les yeux, elle
traversa la route derrière l'auto.
Elle atteignit un champ d'avoine, dont les tiges commençaient à mûrir. Sur le bard, elle se mit à cueillir les
bleuets, les coq~elits,
les nielles et autres fleurettes
para sites poussées en abondance.
- Fleur des champs, val dit Legal avec un bon sourire
désignant sa fille aux regards troublés de Gaston.
Œ Souvent,
je la nomme ainsi. Elle fait des beaux
bouquets, mais, du même coup, elle ramasse les mauvaises
pJiln~es
. C'est du profit pour la terre.
- Elle est encore jeune, votre demoiselle, prononça le
laitier pour dire quelque chose.
- Dame' elle va sur ses vingt ans ... Bientôt faudra
songer à l'établir.
Le père ricana en regardant Gaston avec un clignement
d'œil.
Le ,ieune homme pâlit légèrement. Puis, remettant son
moteur en marche;
- Adieu, voisin Legal. Faut pas que j'oublie les bêtes.
T! démarra, et le fermier regarda l'auto disparaître dans
la poussière, au premier tournant.
Avec sa femme, Legal traversa alors la route pour re:
joindre Anne-Ma rie, toujours penchée sur sa cueillette.
- Un bon gars, cc Gaston Jérôme, dit-il. JI t'en faudrait un comme lui ...
- Moil épouser le fils Jérôme, tu n'y penses pas.
- Dame J continua 10 père, san:; remarquer l'intonation
revêche, Oaston a des « sous» chaque jour davantage.
Seul propri étaire de quaranto vaches bien à lui depuis la
mort de son pèro, il n'a même pas assez do lait pour fournir tout le beurre qu'on lui demande de Rennes, de Nantes
et même des iJalies à Paris. 11 a aussi une auto. Même
qu'il nous proposo de nous em mener ... T'as peut-êLI'e be/l
eu tort do no pas l'encourager, ma Olle.
2
�18
FLEUR DES CH'AMPS
Anne-Marie pinça les lèvres.
- D'abord, il est trop riche pOUl' moi. Ensuite, si je
monte dans une auto, ellê ne sera pas cOmme celle de
Gaston Jérôme, llne fourragère pour les travaux des
champs ... Moi, je souhaitèrais une conduite intérieure, une
voiture de bourgeois, pas une bagnole de paysan.
'- Au jour d'aujourd'hui, faut savoir joindre Putile il
l'agréable, assura sentencieusement le Cermier. La voiture de Gaston porte la luzerne, mais elle va SUI' la route
aussi vite que les autres. )Jans tout cela, retiens une
chose : le gars Jérôme est lm bon parti.
- Tant mieux pour lui, assura la jeune fillo. 11 trouVbra
facilement la femme qui lui convient. Je ne lui veux pas
de mal à ce garçon, au conLraire. Mais quant « à le
prenùre pour mari..."
- Tu pourrais tomber plus lUG!.
- Possible 1 Mais j'ai mon idéal, il peut avoit' flon id6al
aussi.
- Idéal!. .. ] ù6al!. .. HeLiens encore cette choso, ma 0110,
il no faut jamais dire: (( FonLaino jo ne boirui pas de ton
onu
Il.
En matière d'aphorismo, Je fermier l.egal rappelait vo·
lontiers los proverbos du bon vioux temps.
Mais Il avait repris sa marche dans un sentier longeant
le champ d'avoine.
Cela 10 conduisit vers lln carré de chOux-nours, dissimulant leurs tôtes ivoirines sous llcs col1erott03 do larges
feuilles vortes.
D'un coup d'oeil, Logal apprér.ia la quo lité eL la quantité.
- Ils sont il. poinL, décida-t-iJ. Et il Y on aura une belli'
charrotée. Demain à l'aube, 011 1eR coupera ot on chul'gera.
Se retournant vors Anne-Marie:
- Alors, c'esL entrnclll, mIe LLo. Tu viens u vec mOl U
Ro('.abey. Non parLil'oJls sur)e coup ùu onze heures, après
�FLEUR DES Cn .nIPS
19
avoir cassé la CrOtlte. Nous goùtel'ons là-bas, avant de
nous en ra tourner.
(f DUn5 l'intervalle, je
te demunder.li de tain) (].uelquQs
achats on ville: j'ai besoin d'un for do bêche il prendre
chez Je quincaillier.
- Entendu, papu, aJllrma Anne-Marie.
D'avanco, elle se réjouissait èle la courso qui ompait la
mOijotonio de la journée passée il la Buttais .
Elle descenùrait en ville 1
èlIAPl TRE III
blAD EA10lSELLE
1. .•
- ~-tuE
biontôt prête, ma Fleur ùes Champs?
-:- Espère un peu, pepa 1 Je pasSe mon ohapeau, el je
SUIS il loi.
Ce dialogue s'échangeait entro Pierre Legal et AnnoMarle il truvors la porte de la chambrette de la jeune
fllle.
Anno-Murie disait l'exacte vérité on aBBul'unt C!u'al!e
serait bientôl prête. Mais elle invo(].uait une fallacieuro
OXCUSQ Il seA dorniers prépa1'ulirs en Ilffirmnnt qu'clio
mellait son chapeall.
En réalilé, su coiffuro, un ù6l'ot bleu-paslel, so trouvaiL
déjà inclinéo sur su llÎto. Mais, camp60 devant son miroir,
la jeune 0110 nccordait un dernier regard il sa silhouette,
Hortuil. UllO liuicho do ses cheveux blunds, trop compril1lée
pal' la borduro ùu b6ret, all6nuail le l'ougo rôpunùu Hll['
HUI! JÙVI'OA, lissait sos cil'I à l'aide de son index mouillû.
l'our nllor il la Ville, no fallait-il pus êtro, sinon bello,
du moins il son avantage?
L'image ronvoyéo p:Il' la glaee eut don ùo lGt suti.sruil'l',
\!t certes elle n'était pas déplaisaut\!.
�20
FT. E UR DE S CH A MP S
Anne- Marie avait de,; yeux d'un bleu profond, un nez
fin légèrement retroussé, une bou che souri ante, meublée
de dents petites et laiteuses. Quelques taches de rousseur
marbraient son visage, heureux intermédiaires entre le
hâle inégal qui strie le teint des habitants de la campagae
et la patine parfois trop foncée qu'a pporte l'air de la mer.
Eur e"lle, un pull-over bleu clair et une jupe blanche,
des bas de fil blanc et des souliers de fin e toile également
blànche.
Elle se jugea très « bain de mer », conforme aux cat a logues des magasins de nouveauté de Paris, qui lui apportaient l'asp ect de la dernière mode, et qu'elle recevait à
profusion.
Enfin, elle a rborait une toilette simple, fort convenable
en cette fin de juillet où les touristes de la cr saison »
commençaient il foisonner.
Aussi bien, en Août, ellc serait à même de voir, de ses
yeux, les derniers a rtifi co':! de la mode ; elle déciderait s'il
vaut mieux demeurer nu-têt e ou se coiffer d' une form e en
feutre.
Un dernier coup do houppette, et la jeune fille sortit sur
le seuil de la ferm e.
- Que tu es belle, ma Flour des Champs 1 s'écria Pierre
Legal.
Lui avait r evêtu une longue blou se bleue, laissant aper cevoir le col de sa chemise ouverte sans cra vate. Son fou et
à la main, il a ttendait près de la charrette à ridelle où les
choux -fleurs 50 trouva ient symétriquement rangés jus qu'au Calt e.
- Assieds-toi d errière, ma petiote, fit le fermier; tu
place t'attend.
En elTet, sur l'arrière de la charrette, la sollicitude pa ter nelle avait ménagé un espace vido ; ufin d'éviter à sa fill e
Je contact du bois poussiéreux, Legal s'é tait empressé d'y
placer un coussin de plume, sur lequel se trouvait étendue
la couverture du cheval.
�FLEun DES CIIAMPS
Ces précautions désarmèrent la fausse honte de la jeune
fille, car elle subissait ce transport en charrette, qui s'accordàit si mal avec sa mise.
on me verra moins, songea·t-eHe. Puis
« En ~rièe,
je .connais l'itinéraire pour atteindre Rocabey; on descendra par la rue en lisière de Saint-Servan, 0:1 traversera la
route à peu près déserte qui mène à la gare. Les personnes
chic ne pourront m'apercevoir. »
SU!' celle cons Lata tion, apaisante pour son snobisme,
elle Cl'Ut devoir ajouter:
- Et toi, papa, où te meUras-t u ?
- T'inquiète pas pOUl' moi, GIlette ... A la tôLe du che,
val, dans les traversées, ou assis sur le brancard, quand
la charrette sera à sa droite de la route.
" La Blanche sait marcher; et puis', rassure-toi, elle ira
a u Pas, sans che rcher à s'emballer.
Sous l'œil attendri de sa mère, accompagnée des
propos ' sarcastiques de ses jeunes frères qui l'enviaient, car eux devaienL retourner au patronage pour
l'étude des cantiques à la Viergo qu'ils chanteraient Je
15 août, Anno-Mad e l'l'iL plat;e à l'arrière de la charrette.
- lIue 1 Dia 1 la Blanche ...
A l'incita tion de Legal, l'équiplIgc démarra.
Anne-Marie se recroquevilla davanLage lorsque la voiLure eut d6passé j'allée des grands arbres ouvrant l'artère
centrale do Sa int- Servan. En descendanL 10 C;lUbourg, elle
se flgurait quo les commèros, postées sur 10 pas des portes
ou sur le trottoir, la regardaiont.
IIJusion. D'au Lant plus quo la charro tte do Legal marchait désormai s sur la Lraco cles cll arrettes de campagno
similaires, qui, elles aussi, porlaient leu r chargement au
march6 do Rocabey.
Spect acle banal, qui s'opposa it à Loulo analyse, toute
l'uf1cxion, de la pa rt de,; passants anonymes.
Mais, daos sou orgueil ingénu, Anne- Marie sc figurait
�22
FLE U R D ES CHAMPS
qu'elle servait de point de mire, alors que personne ne
songeait à s'apercevoir de sa présence.
Cédant à cette vaine hantise, la jeune fille baissait la
t ête, se faisait encore plus petite, chaque fois qu' une
auto dépassait la charrette, parmi l'appel impér atif de
son claxon.
Elle eût été bien surprise si elle avait pu const ntOI'
que le conducteur se préocupaiL beaucoup plus de voir si
la voie lui permettait de doubler sans accroc, plutôt qu e
d'examiner les occupants de la charrette aux choux-Oe urs .
Enfin, la Gare dépassée, on arriva f;U l' la place de R ocabey, devant la Basilique, qui rappelle 0 11 l'Mudion la
silhouette de Notre-Damo de Paris.
Sur le signo d' un appariteur , le fermiel' dirigea sa voiture vers l'emplacement indiqué.
Légèremflnt , Anne- Mar ie sallta Ù ter re .
Posément, Legal déLacha les béquill es de deva nt cL
'd'arrière des Llnées à. assurer l'ùquilibre stable ùe l'équi.
page à deux rou es. Puis, il détela la Blanr:he, attach,(
Hon li col à l'Rl'I'i ère, aya nL soin d'épandre sur le sol li no
demi -boLLe de roln, afin de nourrir ct do fa ire patienter
l'animal.
Un commi s, ln sacoche 0 11 bando uli èro, vint pren dre
I;onnaissa nco du chargement ct pel'cevo ll' les dl'oits.
- Tout os t en rogle, mr\ nUe, di t Lcg.ll. J e n'a ttonds
JJIus I]uo los c h a l l nd ~. B t t oi tu peux di spo,;;ol' .. . Tu te
promèneras :\ regarder los bout iques, ot Lu fc ras ma
eommission : tu suis, un fcl' UO bêche chez Bou loire. A h 1
ç,t i1'u dans une pi ecs <.l e t ro i ,~ l'rancs . l!lspèl'e que je te les
donne.
- Mais jo fe rai bien l'avanee, papu.
- l'olnL 1 'J'u ail Los sous, moi \ps miens.
Il plongea la ma in dans la Jloche du SOli pan talon, r n
UI'U un vas Le pOl'te- monn aie-pol'Lofollill ll,
dépli a IIllU
lani ère <.lc cu i.' dont le'! qua tre tours fel'mulen t l'objul , en
spl'tit deux bill otl3 de dix fr unc.:;,
�FLE UR DES CHAMPS
23
- P rcnds , pelite, tu acheterJs l a b êche, c t, a vel,; le
rosto, tu verras a u Gra nd -Bazar. Tu y t rot/ veras sans
dout o ùes pa rfums qui t e plairont.
Et rendez-vous à cin q h eures , chez Verlic , près de la
Grande p orte. N ous mangerons une be urrée , b oirons une
bolée. Puis on s'en reviendra à la Buttais pour le souper 1
- .J'ai compris, papa. Bonne cha nce pour la vente !
- T'en occupe pas. C'est mes aJJaires, aSs ura le fermier
avec un clig nemont d'œil m alin.
Anne- Marie s'éloigna sous l'empil'e d' une sa ti sfaction
confuse m ais certaine. Pour un mom ent, elle a vait con ·
qui s une libert6 de (( demoiselle ».
Il lui parut que, brusquement, elle éLait devenue une
cita dine.
BUe résolut de gagnel' Saint-Malo pal' le Sillon. Une
pl'omeMd e mieux fréqu entée qu'en longeant 10 qua i
Dug'uay - Tl'ouia.
BIl e parvint il la grille de la caserne de Rocabey.
Le sOlls-ofHc,ior do garde prenait le fr ais, se prélassant;
SUI' une chaise ù la porte .
, Il dévisagea la jeune fill e, comm e il le faisait d e t o ut e~
le.> a utres qlli sembla iont app elées ù p asser pOUl' eharm el'
les loisil's du ~o u s -or.
Timidem ont, Anne- Mad e baissa les yeux.
gUe ava it ét é r emarqu ée!
~U T' le Sillon, ell e déambula IlentemenL. Devant elle, 50
dressa it la villo a vec son ch â Lea u m assif, sos r emparts
griSâ tres , ocs m; iôons, !:lon cloch er p erçant ln nue.
1\. Os y oux , ces s ilhouettes résuma ient le Para dis Ler l'P8 tro qui h anta it se~
rûves : la Villo 1
La ./ille du fermier de la BuLLa is OH ôprouva une grise·
rio. Comm e si clio sc >;cnLait en faute, ell e détourna se~
r egard s v ers la grève ct la mer.
Hlui p arut que, par ce gos Le de sa tôLo, elle écha ppa i ~
aux passants qui la croisaient. Comme le sergent de h,
Caserne, cc ux- Ià devaient la l'ega rder.
�24
FLEUR DE S CHAMPS
Btait-ce un éblouissement causé par la réverb ération
du soleil? Véritablement émue, Anne-Marie ne cessait de
contempler les horizons lointains, puis elle fixa son attention sur la masse granitique du Fort National.
Pourtanl, i;es yeux se posèrent sur le sable plus proche
au-dessous d'elle, du sable doré, dur.
Des joueurs avaient improvisé un « court )) de tennis,
dont le seul accessoire classique était constitué par un
meL.· Pour le reste , les limites étaient tracées dans Je
sable.
Autour de ce jeu, s'ébattaient deux jeunes gens, bas de
pantalons relevés, chemises de cellul ar ù manches courtes
el deux jeunes mIes de blanc vêlues.
Sous l'impul sion des raquettes , les balles volaient.
Anne-Marie s'arrêta un instan t pour suivre ces ébals.
- Ont-ils de la chance t songea- i-elle.
Avec un soup ir d' envie, elle conLinua son chemin,
al'rÎvn nu square aménagé au pi od du châ teau.
Devant olle, s'ouvrait la porte ::laint-Vincent.
R rtr.T" nl sa resp iration, elle franchit l'ar che, comme si
ello cill pénétré dans un sanctuaire.
CIIAIJl'l'IUti TV
LA VILLE
La place Ch:lteaubriand, la ru e prinripnlc, où déjà la
foulo bruissait.
Des mères de famille, escort6es do nombreux enfants
,10rlan L des pelles el des b:l.Loa ux des tinés aux mares, des
baigneurs qui descendaient II la plage.
D'autres nrpenlaienlla rue.
~n n s doute, pour les désœuvrés , la station balnéai re se
:oncentra it entre les trottoirs, où le.', mulLipl es magasins
alignaient leurs devanlures.
�FLEun DES CHAMPS
25
Spectacle réduit de ce qu'ils voyaient tout le long de
l'année à Paris, à R ennes, dims les grandes villes de l'intérieur. Visions dont ils ne pouvaient se passer.
Comme ces baigneUl's, ces touristes, Anne-Marie s'arrt! ta
devant les étalages _
'l'out lui sembl ait bea u et nou veau, aussi bi en dans les
vitrin es des bijoutiers que da ns celles des In archands de
f!onre::: lion et de chaussures.
Au demeurant, c'étaient les mê meg arti cies, tels qu'on
les rencontre partout dans les cités de France, comme
dans celle de 1'6 tranger.
Aucune originalité, aucune coul eur locale, même ces
coltrcts et autres bibelots en coquillages, « souvenirs de
Ruint -Malo » , objets identiquos qui, ailleurs, étaient mar qu é~ fi souvenirs de Biarritz», car tous avaient été conreetionnés en st:l'ie clans la banli eue de la Capitale.
Les seuls produits a uth entiqu es du cru étaient enco re
l'es pomm es de terre fa rineuses et succulentes qui poussa ient si bien dans les p i&ces de terre do la Buttais_
Pourtant Anne-Mari o se plaisa it dans ce tte ambiance.
Les l'ues mal pavées la changea iont des routes et des
sentes de sa a mpagne. Mais, a vant de musard er pour son
plaisir, ello subit la hantise de l'aebat , dont son père
l'avait chargée.
E lle se rendit chez Bouloire, renomm é pour ses f!'rs de
bêche.
Un commis la reçut.
C'é tait un grand garçon de dix- huit à dix -neuf ans, Ù
la coilture c.alnmistruo par un excès do brillantine. Sous la
gra nde blouse grise portéo durant le travail, il laissa it
pOindre un col cassé , impeccable, uno réga te rouge et vorte,
rchaussée par une perle « imita tion », un veston gris aux raies
bleues. Le pantalon de m ~ m e étoffe retroussé, visible au
bas de la blouse , marquait qu'il s'agissait d'un complet de
confection, mais conforme à la mode.
Anne -Murie ne fut pas sans remarquer les détails de la
�26
FLEUR ;DE S CP.AMPS
tojlette soignée du ven(leur, pas plus que no lui échappèrent los chaussettes de soie ray ées et les souliers jalno~
qui soulignaient b e uresl
~ .nt
cet cIlI'iernble.
Au surplus, le commis baualemenL bellâtre se montra
d 'une politesse souriante vis-à-vis de la jeune fille.
il déballa sa marchandise et fit l'arti r Je des fers de
bêche a vec un bagoût persuasif.
- C'est pour mon jardin, à la campagne, expliqua la
jeuno flUe intimidée, en faisant choix d'un solide ou ti)' Je
pense que mon jardinier sera conlenL.
- Vous pouvez prendre en touto co nfiance, affirma le
vendeur. Avant·hier, M. 10 marquis de 'l'houllière, du
ohâteau de La Roche -Mandais, a choisi la même b ècho
- Oh 1 ce monsieu:, doit s'y conn aHro mi eux que Ill oi ;
un marquis, p onsez donc!. .. Voulez- vous me J'ellvelopper?
- Cer Les. Et pour une detnoiselle, pas ùans un papier
g-I'is, dans du papier roso ... Co Bor ll plu s coquet.
I!.:n professionnel, il tH le paquet, a uss i menu Llu e pos sible, dans du papier l'OSO bion entendu.
D'un cimeLière li fi celles il tira une r,anse cirée de co ulour bleue.
- Voilà l fiL-il. Roso SUI' bleu , cela fora trè~
biell.
Anne·Marie paya à la ca isso, où, dans une cage vitrée,
trônait uno vieillo femme d'aspoc t rébarbaLif.
Le commis se courba pour Leudre 10 paquet.
- Et avec cela, mademo ise ll e? No us avons des serrures
de sOret é de bormo marque, oL dei) marmit.es on ni ckel, eL
des casserolos 6maillées, émail garanti,
- Je n'a i plus beso in do ri ÙJl pOUl' 10 moment, minauùa
lu jeune mIe. Mais je vois quo je m'adrosse à uno maison
de confia nce. Jo rovi endrai.
- A votre service, mademoiselle. 'l'out co qui vo us
plaira, vous 10 t.rou vorez ici. AdI'ossez-vous à moi.
- J e n'y l11unquerai pas
Allno·Marie s'inclina uvec Ull gt'ucieux so urire devant
�FLEUR DES CHAMPS
27
le commis qui s'était empressé de la reconduire jusqu'au
seuil.
Elle s'éloigna nantie de son paquet rose en songeant ~
- Comme il est bien et aimable ce jeune homrp.e ! ... Et
qu'il a de belles chaussures, de jolies chaussettes de
soie 1
Ellenese demandait pas, la naïve, si les jolies chaussettes
n'étaient pas on soie artificielle, une camelote voyante et
à bon mal'cho.
Ses doutes eussent peut-être été mis on éveil, s'il lui
avait ét6 donné d'entendre los propos du jeune homme si
aimable dès qu'il fut rentré dans la quincaillerie.
Il héla la caissière revêche:
- Ditos, madame Louis, c'ost bien 6,25 qu'elle a réglé,
la potite demoisello?
- Mals oui.
- Ça va! Un article marqué ç. B. 73 /l, dont le prix est
de '.,fiO.
- C'est du hon commerce, mon wu·s. Tu /);11s ce q~e
le
patron t'a dit: Tu as clroit à une l'istoume de 1,75. T'as
l'eflprit du négoce, toi... Tu sais soigner tes ipinglcs.
- Peuh 1 nt le commis d'un air suffiliunt, cela me paiera
toujours l'apéro ce soir. Mais c'est réjouissant de voir
cO\ll'rir ces petites dindes sans avoir la peine de les 6Iever ...
Il ricana bêtoment.
les rues de
Cependant ({ la potite dinde » arpen~;1il
Saint-Malo, [Admirant los J'obes, les chnpeul,lx, les étofIe:;
éLaléos dans les viLrinel3.
Bile poussa jusqu'ù la porte des Bé~.
Appuyée sur la
balustrade, au-dessous d'clle, Anno-Mal'ie découvl'it la
plago de Bon-SeCOlll'S, grouil lante de foule. PurLoul des
parasols jaunes.
lenles aux rayures de couleur, d~s
Les dames brodaient des ou vragcs; ICR enrants s'nppli([u,dont ù conslrllil'O des forLs en s:1blo.
l~tendus
en eostume de bain, des groupes poursuivaient
leur CUI'O d'lJélioLhérapie.
�28
'FLF.Un DES CnAMPS
- Tous ces gens-là ont de la chan~
! soupira .la jeune
fille. Et nous sommes seulement en juillet! Qu'est-ce que
ce sera à la grande saison, le mois prochain 1
E1l9 revint par les rues.
Se souvenant alors de la libéralité de son père lui reroettant 20 tranes pour acheter une bêche et un flacon de
parfum:
- Pauvre papa, il ne conn ait pas le prix des bons produitsl Les essences qu'on trouve dans les bazars. Peuh !...
de la parfumerie inférieure 1
Sur ce qu'il m'a octroyé, il me reste moins de 14 francs,
à peine de quoi acheter une poudre de marque. Heureusement, je puis compléter avec mon argent 11. moi.
Elle entra dans la boutique d'un coiffeur à l'enseigne
" Salon Émeraude».
Elle se fiL montrer plusieurs flacons de nuances chatoyantes, rangés dans une vitrine.
- Je vous recommanderai la nouveauté, mademoiselle,
l'extrait dont usent les grandes artistes de Paris. comme
toutes nos élégantes: Il Fris.son d'Aurore )'. Et le vase est
rharmant, du cristal taillé, un Lalique, du moins on pout
le dire.
- Combien le petit modèle?
Le coillour hésita une soconde:
- Pour vous. co sera 11 5 Cronr,'!, mndemoiEelle. Un prix
do rÙc1ame. Mais à condition de ne pas)c dire à vos amies.
- Donnez, flt-elle d'un tOIl dégag6.
Elle plaça le flacon dans son sac.
Quatre houres sonnaient à la cnthédrdlo.
- Encore une heure avant do rcjl)indrc père, ~on s ta~
t-1)1I0.
Par dé:;rouvm~nt.
clio achota Le Sau"clage, la reuillo
localo. Elfo la parcourut.
Ello admira le programmo des trois cinémas. se mit nu
courant des pièces célèbres que se disposait il donner la
Casino municipal.
�FJ
~ EUR
DES CHAMPS
29
" Tous les soirs, boule, caré -glacier, dancing, D annon.
çait le communiqué prometteur .
~ ·M
a rie.
• - Tous les soirs dancing, murmura An
Dancing pour les jeunes filles de Saint-Malo : pas pour
celle de la Buttais .
. A la fin du journal, elle trouva les demandes et offres
d'emplois.
" Les Grands Magasins de la Côte cherchent une vendeuse débutant e pour 1.\ saison , rayon des articles de
Pa ris. Payée de suite. S'y adresser d'urgence. »
- Si je voyais ce que c'est?
CH APITRE V
LES GRAN D S MAGA SI NS DE LA COT E :
Anne -Marie calcula qu'elle a vait tout le t emps de s'info rmer au sujet de l'annonce avant le rendez- vous indiqué
par son père.
A l'approche des Grands Magasins de la Côte, elle se
raidit pour secouer sa timidité. Ce n'était pas le moment
de paraître trop ga uche en osant cette démarehe.
Les Grands Magasins occupaient un vaste immeubl e
dans la rue la plus passagère. Ses étalages sensationnels
accrochaient les passants, qui, ùu matin au soir, se pres flu ien1 devant les qua 1res glaces derrière lesquelles, avec
art, étaient exposées les nouveau tés du jour.
POUl' mieux assurel' sa contenance, la jeune fllle s'at ·
tarda devant les panneaux vitrés.
Dans les premiors , (les mannequins do cire fa isaient valoir
des rob es et mantea u'X d',Hé, des toilettes du soir en tissus
de so ie perlés, et uussi des costumes de bains, des
pyjamas .
P uis, so us lu deuxième glace, s'oITraienl à la vue des
�30
FT, lWR D F:S <1TlA MPS
parasols ct des Lentes do plage, ùos voILuros ll'en fants,
des accessoires divers de jeu4 sur le l.làbJe. La troisiome
oxp~ait
des uliténslles do ménago, réchauds à essence,
tout ce qlli était llécessaire à ln cuisine rapide dos villégiateurs faisant lour (( popote» à domicile. Et ils étaient
nOmbreux, surtout en juillet. Ennn, la dernière vitrine
re celait les articles de jardin et de plein air, des bancs de
bois peints en vert, des pliants, dos chaises ot fauteuils
d'oSier, ot aussi des arrosoirs, des tondeuses de gnzon.
Les grandI! magasins vendaient do tout.
MainLos fois, Anne-Marie avait parcouru les cliver"
rayons échelonnés sur les trois étages quo desservai ent
deux ascenseurs. Los seuls ascenseurs de la ville en
dehors de ceux des hôLels.
- Une grando entreprise, se dit la jeune mIe pOUl' s'encourager. On peut être employée là sans d6choir ... Ce
n'est pas comme dans une petite bouLlquo.
Elle p6n6tra et avisa un surveillant qui, les mains derrière 10 dos, faisait les cent pas entre les compLoirs.
- Je viens pour l'annonco, lu placo do vondeuso, diLolle d'une veix timido.
- Ah 1 adrossez-vous à l'administration: c'ost aU quatrième on haut de l'escalior du fond.
Sur un ton d'indilJ6ronce, 10 survoillant avait ùonné ces
ronaeignomonts dll bout dos lèvros, indiquant d'un geste
vague l'escaliol'.
Anne-Mnrio n'ol:lu prendro l'asconseur ; 0110 n'6lait plui'\
une cliento.
Puis, lu mont6e dos marches l\1i ùonnait. one ore 10 ternpi'\
do réfléehir ~ ce qu'ollo allaH dil'l!, do RO eomposQ(' unu
attitude.
Lentoment, 0110 gravit los Otages.
En haut, uno pbrto viLréo aux carroaux dépolis porl a il
t10intl Oh Lra vcr~
COS doux moLs; Dil'oction-Administl'L\'
lion.
EUl! fr:.lppa dll:C:I,(Hetnent.
�FLEUR DES CHAMPS
ai
- Entrez! cria une voix rauque.
Elle tourna le bec de canne. Elle se trouvait dans un
long couloir à l'origine duquel était assis derrière une
table un veil homme portant uno redingote verte à boutons d'argent.
Anne-Marie avait reconnu le garçon livreur qui, le
matin, apportait les paquets encombrants dans l'auto des
Grands Magasins.
. Les après-midi, l'homme remplissait l'office d'huissier
1ntroducteur.
- Vous désirez, mademoiselle?
. -, Je viens pour la place, celle annoncée par le
Journal.
-- Vous ne pouviez donc pas entrer sans frapper, reprocha l'homme non sans rudesse.
Sans doute avait-il été troublé dans Sg somnolence par
l'<lppel discret tapé contre la porte.
Puis, d'un ton adouci quoique fort solennel, 11 ajouta :
- Enfin, je vais voir ces messieurs. Asseyez-vous là.
Du doigt, il indiqua une banquette, dont la moleskine
percée laissait appnraltre le varE'ch qui la rembourrait.
Peu après, le garçon revint d'un pas tra!nant et reprit
Su placo derrière la table.
- On va me recevoir? interrogea doucement AnnoMario.
-, Bien sûr, sans cela, je voue; aurais dit de sortir.
-, Et ce sera long?
La jeune fille n'aurait pas voulu faire atténdre son père
choz Verlic.
- Est-ce que je sais, moi 1 riposta le vteux d'une voix
maussade. Ces messieurs vous recevront quand cola leur
fera plaisir. 11s sonneront, et jo vous conduirai.
La joune fllle no dit plus moL.
Heurel1sement, l'attente ne rLlt pas IOllglle • .Au bout de
cinq minutes, le timbro tinta .
- C'ost votre Lour, prononça 10 Wll'çon.
�32
rLEun DES CDAMPS
11 la conduisit devant une porte qu'il ouvrit.
- Mais entrez donc, on vous espère.
Anne-Marie se trouvait dans un bureau aux meubl~
clairs, un peu clinquants.
Un monsieur entre deux âges était assis. Posément, il
acheva une lettre commencée, sans même lever les yeux
sur la jeune fille.
Enfill, il ajusta son binocle et regarda Anne-Marie.
- Ah J c'est vous la personne annoncée?
- Oui, monsieur, répondit poliment Anne-Marie. J'ai
vu dans Le Sauvetage que le magasin demandait une vendeuse.
- Vous avez déjà servi dans une maison de commerce?
- Non, mais l'annonce demande une débutante.
- C'est juste, concéda l'homme. Quel âge avez-vous?
- J'aurai vingt ans le 3 octobre.
- Vous êtes du pays?
- Mon père exploita une propriété agricole, à la Buttais,
tout près de Saint-Servan.
- Et pour vous placer 'rous avez l'autorisation de votre
père?
- Pas encore, mais je pense qu'il me la donnera.
- Il le faudra, omme il faudra que votre père réponde
pour vous, mettons mille francs, le rayon des articles de
Paris ne comprenant que de petits objets.
- Mille francs qu'il devrait verser?
- Non. Seulement dans le cas où vous emporteriez des
marchandises. La maison ne doit pas perdre.
- Oh 1 monsieur, je suis honnête.
- Je n'en doute pas; mais nous dovons prendre nos
précautions. Je vais d'ailleurs vous indiquer les autres
conditions.
.
« Le travail commence à huit heures du matin pour finir
à sep~
heures du soir. A midi, une heure d'interruption
pour IIllor d6jeuner. Les gages de vendouGos auxiliaires
sont trois cents francs pal' mois.
�33
FLEUR DES CHAMPS
« Ah 1pour un quart d'heure de retard, vous subirez une
amende de cinq francs. Au troisième retard constaté,
expulsion.
{( J'ajoute que les magasins ouvrent le dimanche jusqu'à
midi.
u Vous devrez l'obéissance à la vendeuse en pied de votre
rayon, comme à tous les chefs.
« En dehors ùe vos heures de travail, vous êtes libre.
Toutefois, vous aurez à garder une conduite convenable.
Nous ne pourrions tolérer une employée motivant des
plaintes, ou donnant lieu à scandale.
'e Vous êtes payée le samedi à la fin de chaque semaine,
ou, si vous le désirez, chaque mois échu.
u Réfléchissez à ces conditions. Si elles vous agréent et si
votre père vous y autorise, faites-moi réponse demain.
AprèS-demain, vous pourrez prendre l'emploi, mais à
l'essai. Vous ne l'occuperez en fait qu'à partir du 8 août.
On vous montrera votre métier.
"Pas dilllcile d'ailleurs : avant tout, être avenante
av.ec les clients. Vous pourrez faire une fiche pour la
caIsse?
- J'ai mon brevet élémentaire.
-:- C'est plus qu'il n'en fauL. }'léfléchissez et répondez-
mOI.
D'une Courte inclination do tète l'homme de l'administration signifia que l'entretien avaiL pris fin.
Anne-Marie se reLira •
. En somme, elle était acceptée; elle n'a vait pas même eu
a fournir los explicaLions qu'elle appréhendait.
Comme lui avait dit le « Monsieur », chaque jour à
sept heures le soir, son travail fait, elle serait libre.
Libro 1 cette perspecLive lui rendit de l'assurance.
Elle descendit la Grande Rue, arriva devanL la Grand'.
Porte.
Au-dessus, dans sa niche de granit creusée sous le
rempart. la Vierge miJaculeuse, tenant da us ses bras
3
�34
FLEun DES CHAMPS
l'Enfant J osus. La Vierge qui, jadis, avait sauvé SaintMalo assiégé par les Anglais.
Anne-Marie en avait la certitude, car le vicaire de
Saint-Jouan avait conté le miraclo : la Vierge abaissant
sa main vers le sol à la stupeur des assiégés. Mais ceux-ci
avaient creusé dans la direction indiqué 0 : ils ne tardèrent
pas à découvrir une amorce de galerie quo les Anglais
s'eflorçaient de crouser sous le rompart pour envahir
brusquement la ville convoitéo.
Depuis cot événement insigne, qui romontait à plus de
trois siècles, la bonne Viergo avait repris sa physionomie
habituelle: couronnéo,d'or, auréoléo de cierges par la piéLé
des marins, elle continuait de sourire.
Hamenant ses yeux aux pavés, la jeune Dlle aperçùt la
Blancho aUelée à la charrette, attachée à un anneau du
mur après la fontaine. Lo pèro était là, ot los choux-f1ours
n'y ôtaient plus j dono, ils avaient trouvé Ull acquéreur.
Ces recoupements la réjouirent.
La façade du café Vorlic sc trouvait on face du rempart.
La jeune mie pûnéLra dans l'établissemenL, mi-débit,
mi-auberge, fréquenLé d'habitude par los cultiva tours ot
les marchands do bestiaux qui apportai ont à la halle voisine la viande abatlue ùans los villages.
La sallo 61.ait bruyanto. Cos bravos gons buvaiont soc,
fumaient dl'll ol parlaient fOI't.
Anne-Murie éprouva une gone pOUl' ontror. Mais, du
premier coup d'œil, elle aperçut SOII pèro, qui causait à ùes
amis du voisinago do la Buttais.
bJn co mois de juillot, la clieuLùlc ordinairo 50 trouvait
.·(>nforc60 par d'nuLros consommlltouffl : dos croupiors du
Cnsillo. des garçons do cufû Cil oxLru, qui utLelldoienL la
ploino saison pour leur ombauche.
\.eux-UI étaient accompagn6s de leurs dames el ùe leurs
dcmoisl'lll's, en toilottes voyanLes, sinon la.pagouRoH.
L'cnlrûo ùÎscrMo d'Anno-Murio [lassa donc iuupol'çue.
�FLRun DES cnAHPS
35
- Assieds-toi là, mu petiote. Qu'est-cc que tu prends ?
oITrit le rermier Legal, fi el' au fond de montrer sa fille.
- Ri en, papa. Je n'ai pas soif.
- Tu mangeras bien une h\t'Line avec du beurre de
Pontorson? C'est la spécialité de Verli c.. . Ou encore
de:.; confltures de fraises , fa iLes par la patronne ... du
nan-nan?
'
- Merci, papa, jll n'ai pas Cairn.
- Tout de m êm e, un soda.. . un soda avec de la
grenadine, pour trinqudr avec mol et a vec ces messieurs.
Afin de ne pas désobliger son pÔl'e, la jeune fille accepta
le soda.
Un bout de te mps encore, Legal discuta du prix des
légu mes avec son en tourage; pui s l'on parla des céréales,
de la moisson, des co urs probables des orges e t des blés
noi rs.
Fa ut ' Lout de môme songer à s'en aller cheux
nou
~ , <.lit enfin 10 rermier après avoir r églé les consomma tions.
Anne-Marie ne sc fiL pal{ pl'Ïer pour sortir de ce lto
aLmosphore empua ntie pal' les relenls d'alcool cl la
fum ée des pipes.
l)evant Lou L cc monde, cli o n'ava it osé annoncer à son
porc la <le3tinée nouvell e 'lue lui ouvraient lo!; Grands
Magasins de la Côte.
CeLLe fois, ell e s'insta ll a il cô Lé de Legal SUt' 1. plancho
~ni sn nl olnco do banrrueUe. Lo rermior avait pris soin d'y
ulnlor ln CO ll vc rluro de la jument.
Il prit les l"nes .
- Nous allons ren Lrer, bon tràÎn encore, par ln Chaussée des Corsaires, puis en traversant Sn int-Servan.
Annc-Marie no fit aucu ne objection. 'l'oule sa pens60 so
concenlrait sur ses projels, qu'elle devait bien So décider
ü Conne!' à Ho n pùrc.
m, lorsqu e lu charre Ue eut traversé le pont toùrnant
ùu bassin ct quo la Blanche reprit le trol lent <tu 1 la
�3G
'LEUR DES CHAMPS
1 approchait de l'écurie, Anne -Marie, en ma tière de préa mbule' interrogea :
- Alors, tu as bien vendu t es choux -fl eurs ?
- Sûr, et mieux que je ne pensais.
- Moi, j'ai acheté la bêche.
- Com bi en qu'on t'a fa it payer ?
- Six francs vingt -cinq.
- C'est cher; ma is ça doit être du bon acier.
- J'a i pris ce qu' il y a vait de plus solide. Et ensuite,
je pense avoir bien agi en m'occupant de moi.
- Tu fais toujours bi en, ma fllle.
- Figure- toi que j'a i rencontré Mmo Tusson . .. tu sa is
Mmo 'l'usson, de Saint -Serva n, qui habite maintenant
Saint -Malo et a des rela ti ons dans le grand commerce.
on, je ne me rappelle plus de ce lle dame Tusson,
mais puisque tu la connais, ça suffit.
Anne- Marie roug it un peu : elle inventa it ce lle da me
Tusson pour les besoins de sa cause.
Dans son esprit, ce pelit mensonge ULa il des tiné à jus tifier l'a lTa ire des Grands Magasins do la Côte. J ama is
devant son père elle n'eût voulu évoquer l'annonce du
S auve/age .
- Alors, Mmo Tusson m'a emmonée dans les Magasins
do la Cô to.
- Oui, celle grande boutiquo, comm e qui dirait un
bazar, connu.
- Elle avait ùes emplettes à fa ire. Et elle a rencontré
les directeurs. Ces messieurs lui ont dit qu'ils cher cha ienl
IIne vendeuso, pour un rayo n très chic: l'arti cle de Paris.
Alors, voyant leur emba rras , je m sui s proposée.
- Toi, vendeuse dans un magasin. Tu ve ux donc trava iller chez les au tres?
- Pourquoi pas? J e sens bi en qu'à la r .rme je suis
inutile, je n'a pporte a ucuno a id o ù ma mère; je n'aime
pas l'a compagner au marché de Sa int -Servan, lorsqu 'ollo
va vendre ses coufs et ses poulets. J e I\'ai guèr e de goût
�FLEUR DJôS CHAMPS
37
pour les choses de la culture .•Te reconnais que vous
m'avez bien éduquée, bien choyée. Est-ce donc une faute
que de vouloir m'occuper honorablement, en cherchant à
apprendre un métier et à gagner ma yie?
- Ce n'est pas une faute, ma fille. Mais tu n'as pas
besoin de gagner ta vie chez les autres.
Elle ùétailla les condi tions qui lui étaient offertes.
. - C'est peu payé, dit le père. La moindre vente de
fourrage ou de graine rapporte davantage.
- Mais, je reviendrai chaque soir souper à la maison.
- Tu y seras bien obligée, ma petiote, sans cela tu ne
g('gnerais pas de quoi te nourrir ... Enfin, si c'est tongoùt.
Visiblement le père désapprouvait. Mais il ne voulait
pas contrarier sa fille.
, Anne-Marie senlit qu'elle avait partie gagnée.
Au moment où la charrette débouchait sur le terreplein faisant suite au pont du bassin de Saint-Servan,
elle embrassa bien fort son brave homme de papa.
- Tu vendras des articles do Paris, soit. Faut songer
que tu auras bien de la fatigue ... Pense, au mois d'août 1
- Mais Mn, cc sera pour moi une distraction de voir
los acheteurs.
- Que tu dis. EnDn essaye. Tu no seras pas loin de lu
Buttais, et la fermo est toujours là si ça ne va pas,
CIIAP ITRE VI
EMPLOYÉE
. Anne-Marie a pds . possession de SOli emploi. Quelques
JOurs de facile apprentissage lui ont suffi pour ~c mettre
au courant et connaître les quatre (( tables» qui constÏ. t~en
son domaine, Stl1' lesquelles sont étalés, par catégofIe, les divers objets offerts à l'attrait des acheteurs; des
�38
FLEUr. DES CHAMPS
cofIrets en peluche; des ronds de serviette revêtus de
fausse nacre, dos sacs à main on carton cuir; tous les
bijoux de fantaisie, des colliers multicolores en galalithe;
une camelote dorée et brillante, rarement utile, le plus
souvent futile, mais si tentanto pour les petites bourses.
D'ailleurs, une grande facilité pour se roconnaître dans
la multitudo de ces articles ; 'Lous étaient marqués en
chi1Tl'es connus.
Les débuts d'Anne-Mario furent guidés par la vendeuse
en pied, MilO Lucienne.
C'était une grande Olle brune, au teint oli vâtre, maigro,
dégingandée, qui savait sourire aux clients et lour parler
ù'une voix fluetto.
Avec Anno-Mario, elle s'afIirma bavardo et eonta volontiers ses misères, sur un aCCcllt du terroir très carac-
térisé.
SOIl père naviguait au long COUI'I;, un terre-!leuvu_
Depuis l'âge do quatorze ans, dlo tr'l vaillfliL pour aider
sa mère, qui lavait Jo lingo chez des particuliers ct a vail
encoro cinq gosses à élover ct à nourrir.
La payo de l'homme, jointe aux gages de la fomme eL de
l'alnée, sumsait justo à faire vivro la famillo t,l1lLasséo
ùanlj un tal,ldis de deux pièces, rue dos PoUls-Degrés.
Lucienne mangeait chez sa mèro, Ili 1'011 pouL appeler
ma/lger de déjeuner d'un hareng saul' roupé dans une
salade d'oiguons eL do pissenlits, do duwr d'une soupe aux
crabes, pris dans les mares dos l'ochers par les deux
frères de dix eL onze uns qui veuaien L après oJJo.
- ELle soir, vous nIIez VOUl:! promenor? Danser peuLOLre? intorrogea Anno-Mal'io, un peu troubléo pOl' le récit
do coLto exisLence de misère.
1
- Plus BouvonL, riposLa Lucienne. POUl' HorLir, fnul ùes
sous el dos nippes. Je n'en ai pas. Puis, à la maison,
j'aide la mèro il faire lu vaisselle ct à couchol' 10:; pelils.
Quand c'est fini, j'ai envie de dormi,I'. Je me couche auasiWl. Ça économise la lumière,
�FLEUR DES CIIAMPS
39
- Mais, vous prenez bien tout de même des distractions?
- Oui, tous les quinze jours, le dimanche, je vais en
promenade avec le ClIs Hervé, mon « promis ». Nous ne
nous marions pas encore, parce qu'il n'a guère d'argent,
moi non plus. Enlln son père, qui est pêcheur et souvent
malade, lui laissera peut-être sa barque. A ce moment,
nous verrons si l'on peut se mettre en ménage. En attendant, Louis Hervé m'emmèno promener du côté de la
campagne. Ça lui change les idées de voir des arbres,
puisqu'il est sur la mer tous los jours.
Par cos propos, Anne-Marie découvrait que chacun à ses
goûts. Cette Lucienne et son '( promis» paraissaient aimer
la campagne. Ello, la détestait, même la campagne pI:Oche
de la ville. EL pourtant, chaque soir, la jeune nUe revenait à la Buttais. Le temps de rangor un pou les étalages
et de les oouvrir des toilos protectrices pour la nuit,
clio so hâtait vers l'autobus qui 1" conduirait au
bout de SainL-Servan. De co terminus, il lui fallait
oncore vingt boml es minutos de marche pour atteindra
la ferme.
On l'attendait pOUl' 10 soupor. Et Anne-Marie, qui avait
un soli do appéLit de campagnarde, meltait les bouchées
doublos, se ra ttrapant quelque pou du fru ste déjeuner pris
dans un petiL l'esLaurant de SainL-Malo, voisin de la
Poissonnerie.
Le rêvo qu'ello avait formé, 10 casino, le cinéma, la
danse , S'évo.nouissait ùevant les nécessités de cette vie
journa lière .
.nn nllant chaque soir rapidement vers la porte So.intVmcent, elle voyait bien los cafés de la place Chateaubrianù allonger leurs terrasses regorgeant de lOonde jusqu'au milieu de la Chaussée; elle entendai t le flon-flon
des orchelllrefl qui entremêlaieJlt leurs airs durant l'apéritif; elle apercevaill es écrans d6jà posés des cinémas en
plein vent, prats ù disLl'uire le public du soir.
�~ o
FL Eu n n ES CHA MPS
Tout cela n'é tait pas pour elle. Ne lui fallait-il pas
reyenir à la Buttais pour le souper ?
Elle avait ainsi la vision de la ville et de ses plaisirs.
Vision fugitive, car il ne lui était pas donné d'en
profiter.
Même le mouvement du magasin, qui, les premiers
jours, l'amusa it et l'intéressait, la laissa it indiffér ente.
Des flaneurs des deux sexes, dont beaucoup regardaient
Silns acheter. L'entrée était libre.
Des clients opéraient une acqui sition rapide. Les uns
et les autres s'en allaient a u dehors, jouir de la liberté :
les vend euses , elles, demeura ient enchaînées à leur
comptoir.
Avec l'accoutum ance , la profossion révélait sa banalité,
et les heures coula ient Jentes.
Touj ours le même spec tacle. rroujonrs la marche rapide
du surveillant, tournant a utour des tables, les ma ins
dOl'rière 10 dos.
A vra i dire, ot homm o n'é ta it pas gêna nt ; il no prononçait ja mais une par ole, ou si r arement, au passage ,
sans s'arr ùt er. Il promena it ses yeux fureteurs de droite
et de ga u c h e~ s'assurant a insi quo tout était en ordro,
tout marchai t fle lon la rùgle.
11 n'était pas là pour son amusement : il faisa it so n
métier.
Dovant l'afflux des visitours, on a va it d ~ d o ubl 6 Jo
r,lyon des a rticles de Paris. Anne- Mari e éta it préposée il
deux t a bles. Lucienne s'occupa it des doux autres.
Un ma tin , quinze jours après sa venue, Anno-Mari e,
reçut sa pl'omi"l'o obsorva ti on. C'6ta it a u mili eu
d'août.
La ve ill e a u soir , un orage :w a il écla té sur la r égioll
juste au mom ent où la jeune fill e vena it de quiller l'au tobus. Los r afales de pluie la cinglèrent au mili eu de la
r oute qui la m enait à la Butla is. Elle arriva trempée.
Elle changea sa l'ob e tl'avers60.
�F L ECR DE S CIlA11l'S
Le relour , le SOil', sous la pluie, rn a nqlla it de charme ;
la jeune fille vena it de s'en l'ondre com pte .
.Jusqu'alors elle a vait a ccompli le court tra je t par le
beau temps. Ma is, s i une péri ode plu vieuve s'installait
comme L egal, qui « conna issa it le temps n, se mbla it
l'appréhender ?
Vingt minutes à pi ed SUl' les rouLes boueuses, sans m ême
possibilité de s'abriter sous un pa ra pluie, car, avec le
vent, un parapluie ouvert es t v ite r etourné.
La pluie tomba une pa rti e de la nuit. Le lendema in
ma tin, le ciel é tait r edevenu clair; par contre, la tempéra turo s'annonçait Iraîche. Au surplus, la robe de la veill e,
une robe bleu foncé , n'était pas sèche.
Anno-Marie chaussa ses bottes en caoutchouc p our
~i e ux ma rcher parmi les fl aques des chemins mouill és.
hile revêtit une jupe de la in e tri cotée blanche, e t un
swea ter beige sur lequel é ta it brodeé une a ncre de marine
de couleur l'ouge .
Comme à Son habitude, ell e pa rLit ù six heures pOllr
gagner son m agasin . Entre Sa int -Ma lo e t la Butta is, il
fallait bien compter deux heures, a fin d'arri ver exac l('ment à l'ouvertur .
Aline- Ma rie disp osa son rayon p our la vonte.
Lorsqu'elle out achové , clle vit le sUl'veilla nt campé
deva nt ello. Contra irement à son a ltitude ha bituelle,
l' homm e a vait l'a isé les bras, jeta nt sur la jeune fill e un
regard courroucé .
Ann e- Ma rie rou git et sc demanda quell e faule elle avai t
bien pu comm ettre.
Le surveillant pr6cisa :
- Ce lte toile Ue mademoise lle .. . A quoi ponsez-vous?
n es boLLes, une jupe bla nche, et une anc re sur votre
trico t, qui vous moule de mani ère exagér 6e . Mais, madeIuoise ll e , ici, vous otes une vend euse , non une cli ente , qu i
v ient ù Sainl -Ma lo prendre des ba ins de mer. Avez-vo us
sa isi la di ITérellce?
�42
FJ,EUR DES CTlAMl'S
Confuse, la pauvrette expliqua l'orage de la veille,
l'incident fortuit qui l'avait obligée à revêtir les vêtements
incriminés.
- Tout cela, c'est très joli, reprit le surveillant d'un
ton bourru. Mais si, pour votre malheur, le cheC du
personnel passait dans les magasins, il vous congédierait sur l'heure, et lil m'innigerait une sévère admonestation.
« Tenez, mademoiselle, prenez une heure; retournez chez
VallS, procurez-vous une tenue plus conforme à votre condition. lei même, à Saint-Malo, vous avez bien des amies
en ville? Enlln, débrouillez-vous. Pendant votre absence,
Lucienne s'occupera de vos tables. Mais moi, je ne veux
plus vous voir attifée en demoiselle de plage.
Anne-Marie ne répliqua rien. JGlle était bOlllevers6e par
Je ton véhément des reproches, surLout par la perspective
d'être renvoyée. Quelle humiliation 1
Elle oMit il l'injonction du surveill.anL.
Une fois sur le seuil du magasin, ello renonça il reLoul'ner à la Buttais. JUlie n'avait pas le Lemps ma Lériol pour
offectuer le trajet aller et roLour. Puis sa robo bleue no
dovaiL pas Gtre meLLable. Sa mère devait l'avoir étendue
il sécher sur une corde au dohorH, puis ollo la lui repnsserait pour lui rendre la form,e première.
La vendeuse n'avait pas d'amies susceptibles de l'obligel'. Une seule chose possible, trouver chez un conrectiol1neur une l'abc de Leinle sombre, acheler des Rouliors bon
march6, des bas noirs. Cela lui servirait Loujours. lIoureusement elle possédait un peu d'argonl snr elle.
A bon compte, elle so procura uno robo ùo sorge noire
à !la tuille, lIno paire do souliers bas 011 soldo remplacèrent
les balles; des bas de colon noirs eornplé~è(]t
lu tenuo
Révère.
IWo fit fuire un pnquet dos vGlemenls indésirublos.
Habillée du nouf, elle se présenta devunl le surveillanl.
�FLEUR DE S CHAMPS
43
- A la bonno houre, daigna approuvar ce dernier, vous
voilà convenable.
« Vraiment, je ne sais pas ce qui vous a passé par la tête.
R eprenez votre vente et ne moti vez plus d'observation.
CHA.Pl'l'RE VII
UN
C LIENT
SÉR I EUX
Cette première algarade bombla ùeyenir pour li!. jeune
mIe le d6but d'une mauvaise p 6rioùe.
Fut-ce parce que, sans 10 vouloir, olle venaH d'attirer
l'attention, alors qu e, sa tâche accomplie sans bruit, eUo
otait jusque-là pas$6e inapo rçue?
En tout cas, 10 s urveillan t sembla s'acharner à prendre
la vendeuse en faute.
jour que, fatigu ée, ello s'é Lait assise S UI' un escabeau.
apporté là par hasard, le surveiJJant fulmina :
- Vous ô~e5
assise? Vous dovez bien savoir que c'est
d6fendu pondant les heures de se rvi ce . E 3t-ce qu e je
ln'assieds, moi?
- Mais, mOllsieur, il n'y a ]Jus de cli en t depuis un
moment.
- l'as do client? Et vous vous im l1ginel alors que vous
ll 'a voz plus ri on il. Caire?
Lo surveillant saisil une balLe do peluche et la
tapotn.
-- c,;onsLatez ceLLe poussièro qui m ac ul e la balte. Alors,
vous ne pouvez pas l'enleve r? Soignez votre ~:J,rchandise!
El ces colliers emmêl6s, sont-ils présenLa. bles?
» Allons, ma demoiselle, DU lieu de vous asseoir, vous
devriez parOI' votre éta lage. QUllnd on vcuL s'occuper, il y
,1 toujours il. faire.
Anne-Marie se lev,L
Ur
�~
L EUR
DES CHAMPS
Mais le lendemain après -midi elle éprouva une surprise
et une gêne_ Devant elle venait de s'arrête r Gaston
'J ér ôme, le la itier d u carrefour de la rou te de DoL
Le grand garçon éta it chargé de cartons et de
paquets_
- Comment, vous ici, mamz'e lle Anne-Mari e?
- Mais oui.
- Vous avez donc quitt6 la Buttais ? Le papa ne me
l'a pas dit.
- J e ne l'ai pas quittée , puisque j'y ren tre tous les
soirs.
- Ah 1 mais, qu'est- ce que vous faites en ville?
. - Vous le voyez, je m'occup e. A la maison, tout le
m onde travaill e. A mon âge , je Ile voulais pas rester à
r ien lai re.
- Il ne manque pas de travaux aux champs ; je parle
de travaux gentils, convena nt ù une demoise lle comme
v ousà la saison, les Oeurs
Il Par exemple, (;ulti ver des neurs:
la t erre est riche:
,
Dutlais
la
il
t
8
son t de bonne vento .
ça pousse LouL seul ; sum t d'écar ter les limaces et les
pucerons .
. - Vous diles vra i, monsieur .!érBme, mais si j'aim e bien
les fle urs, je n'aimo pas la a mpagne .
Le grand garçon dodelin a la t ète.
- Domm age. Car la campagne ra iL vivre, autant et plus
que le comme rce. E t chez moi, pal' exempl e, c'est la eam p agne si vous voulez, pareo qu'elle est aulour. Mais c'est
a ussi la m6cani quc, autant qu'à la ville.
- Oui, je sais. Comme l'assure papa, vous ôles devenu
un industri el.
- Legal exogère sans doute. JI est vrai que j'ai lrouvé
un bon méti er, qui n'ablme pas les muins .. . Mes machin es
travaill ent pour moi.
Ing6nuemen t , il montra it ses mains, uO j>eu fortes, ma is
aUl' Ol'l,ill:ls soicnés.
�FLEUR DES CHAMPS
La jeune mIe ne put se défendre d'une comparaison avec
les mains calleuses, déformées , d e son père.
- Un dimanche après-midi, venez donc voir ma cambuse, un jour que vos parents pousseront jusque-là.
« Vous vous rendrez co mpte do la façon dont on trava ille
le lait aujourd'hui. Dam e, ce n'est plus la baratte de nOR
grand'mères. On placo 10 lait dans des cuvettes rondes,
en marbre ... Crr .. . Un commutateur déplacé et le courant
électrique fa it tourner de pal ettes des bois. Le beurr e se
fabrique tout se ul. On n'a plus qu'à le recueillir, l'essorer,
le meUre en motte, ou en paqu ets, l'enfermer dans des
caisseR à claire-voie. Ce sont encore les mach ines qui
opèrent les trois quarts do la besogno. . 'empêche que
j'occupe plus do vingt femmes pour la manutention, sans
compter sept garçons pour soigner les vaches cL allpr
ramasser le lait dans les fermes voisines.
Mes bâtim ents ne sumsent plus: je suis obligé d'en prévoir d'autres qui vont ti tre construitR l'hiver prochain.
L'architecte m'a soumis l s pl ans; je les ai ap prolv
{' ~ ,
Cela donnera un peu d'ouvrage au pauvro mond e après
la saison.
« Et, si jo m'écouto, je serai peut-être forcé de onstruire d'autres bâtisses pour « raire )} les p/'imeurs en
boîtes.
- Vous voyez bi on que papa n'exagère nullement lorsqu'il assure que d'ici quelques années vous serez devenu
un gros monsieur du pays .
•JérÔme soupira:
- Si l'a rgent fait le bonlleu/', j'en gagne plus quo j'en
ai besoin .. , J 'a i tl e la chance, voilà tout. Et l ou mon père,
serait bien étonné s'il pouvait voir SOli ancienne Cerme
d'où il partait chaque ma tin pour all er porter ses bidons
ue la it ù Sa int- Servan.
1 Mainlena nt, des courti ers , des messie urs en jaquette,
viennent ù moi sans que je me dérange. De la chance,
Sûr ... Pas toules les chances, pourtant.
�FLE U R DE~
CHAMP!'
Et a vec unO mélancoli e plus accentuée, le ]ailiel'·tnarchand de beul'fc poursuivit:
- Il me faudrait une femme pour sUI'voiller mon perSonnel, une tomme un peu instruite , qui pourrait donner un
coup de main à la correspondance. 'rout soul, je n' y arrive
plus : j'ni beau me levor à qu atre llouros du matin et me
cou cher à minuil. .Je suis obllgé de prendre un contromnltro ol un comptable ... MaiS je souhaiterais une personne de conflanco, il qui jo puisso raconter mes altaires,
qui soit bien dans les intérêts do la lailerie .. . 01', pour ce
rôle, il n'y a guèro qu' uno femme légitime .. .
_ Mariez-vou s ! pl'ononça Anne- Marle, pâlissant au son
de ses propres paroles .
- Pour so marier il faut êtro deux .
. - Oh 1 vou s trouverez facilement.
__ Vou s croyez, vous, mademoisollo Anno-Mario? L'oiseau raro, il ne yole gu ère dans nos champs.
_ Alors, chercheZ il ln ville ; si vou s no le trouvez pas ,
vous trouverez des di strac tions.
Gaslon Rocoua la tête.
- M'amuser, je n'en a i ni le goûL ni le temps.
- Hah 1en élù , lei' jours sonl longB. VOUg avez \e casino,
le lhéflLre, l e~l cafés de la pla e.
- Raro menl je vais au ca fé, se ul ement pOUl' les
arta irés.
- VotlS Olos un j oUtlO homm o comm e il n'y en a plus.
Vous vi eillirez vlte.
- CoIn sc pouL.
_ Hùagissoz. Ma is, aprôs !.OI.lL, c'ost suns dou!.e ce que
vous a vez ontl'Opl'ÎS, pu if;flu e YOLIS voilà à la ville.
_ HO\l lr nlCJuL pour les courflOS urgentes.
Comm e Justifi ca ti on, il nt montre des pa quels qui
l'onro mbraicnt.
- Dos co mpl ts do toile, 1111 peu de l.ingc. J 'use vile
puisque jo n'ai pas de femme pOUl' onlreLenil' mc ~
fru squ e;:!.
�FLEUR DES CHAMPS
47
- Vous appelez ça des frusques.
- Mottons des habits. Aux Grands Magasins de la Côte,
on trouve tout ca que l'on veut, sans avoir besoin de courir dans trente-six boutiques.
- Vous vous encombrez de ces achats? Vous savez
qu'on aurait pu porter à domicile: la maison a deux voitures de livraison .
- Jo sais. Mais j'ai mon auto sur l'esplanade. Je ne suis
pas manchot: je puis bien u coltinor » mos paquets jusquelà ... Ah 1 il propos, j'ai une deuxième automobile ... Un
faux cabriolet. L'autre, la fourragère que vous eonnaissez,
suffit tout juste au service de la laiLel'ie.
- Mes compliments.
- Une voiture de bourgeois. Jo n'en suis pas plus fier
pour cela : mais derriôre il y a un grand colfre. La
chasse ouvrant bientôt, on peui y mettre une paire de
chiens.
- Vous chassez?
- Dame oui, si j'ai Je temps eL si je trouvo du gibier.
Je connais d6jà quelques lièvres et trois compagnies de
perdreaux. Je parviendrai peut-être bien à les « crocher ».
Alors, vous me permettrez d'envoyer un liôvre à la
Buttais.
Oaston jeta Jes yeux sur 10 comptoir.
- Vous avoz de belles choses là-dessus. Justement,
il me Caudt'ait un bracelet de cuit' pour mettre ma
montre.
Lo laitiel' fiL choix d'un porto-montro en simili-daim
gris cl do boaucoup d'autros objots.
- Cola va Inire combien?
- 'J'ronte-trois rrancs quaranto-cinq, calctila AnneMarie qui avait r6dig61a Ocho.
- C'est pns cher.
VallS trouvez? Si lous les acheteurs dépensaient
(lUtant, le j'uyon scrait vide avnnt la fiu de la journoe.
u Vous payez ù lu cuisse, je vous accompagne.
�48
FLE UR D ES CHA MP S
La vue des acha ts effectués apaisa le surveillant, qui
:;'élail arrêté et obsel'vait GUi:iton J érôme sans bienvaillance.
.
Il commençait à trouver que la eO llVorsation entre le
jeune homme et la vendeuse se prolongeait plus que la
bienséance l'autorisait.
Enfin le jeune homme s'était comporté en client : il n'y
avait ri en à dire.
Le surveillant reprit sa marche d'ours en cage. Mais, en
passant devant Anne-Mari e, qui ava it repris sa place
ùt}vant le comptoir, il glissa de biais un regard sournois
vers la jeune fille.
Les jours qui suivirent, Gas too J érôme revint souvent
aux Grands Magasins de la Côte. Sans doute avait-il
b esoin des objets exposés aux ArLicles de Paris, car il procéda à maintes acquisitions.
É tait -cc pour trouver un prétexte d'échanger quelques
propos avec Anne -Mario, vendeuse avenante ct toujours
à son poste? Qui ent pu le dire?
Cette insistance à visiter le comptoir n'échappa pas à
la jeune fill e.
- Il est pourtant beau garçon, ne put- elle s'e mpêcher
dc const a ter. Mais pourquoi habite-t- il la ca mpagne, lui
qui est libre ?
CHAPI TRE V III
LA c li AlIl n n E D U P LA CI'fllE
Comm e l'ava it pl'éd it le formi el' Lega l, météorologiste
des cham ps, 10 tomps s'ô tait mis à la pluie.
- C'est fa meux pour la terre, marmonnait 10 calOpagnal'ct cn suivnnt les gros nuages noirs quo 10 noroué
poussait dans le ciol.
�}'LEUR DES CHAMPS
C'était moins favorab le aux allées eL venues d'Anne Marie, qui, chaque jour, matin et soir, subissai t l'alternance de grosses ondées et de pluie fine.
A peine si les deux costume s « convena bles )) pour sa
situatio n de vendeus e avaient le temps de sécher.
De plus, la jeune fille subissa it le soir une réelle fatigue,
qui la poussai t vers son lit aussitô t après le souper.
Était-ce le grand air auquel elle avait été habitué e
depuis son enfance qui lui taisait défaut dans le milieu
confiné des Grands Magasin s, où elle se trouvai t enfermé e
'lout le jour? Était-c e la répétiti on des doubles trajets
effectués par le mauva is temps, sur la route boueuse ?
l!,;n tout cas, les circons tances poussèr ent Anne-M ario
à nourrir le projet encore vague qui sourda it en elle :
prondro uno chambr e en ville, éviter ainsi la fatigue et le
désagré ment du r etour journali er à la Buttais .
En quittant . 10 magasin, elle serait à même de goûter
un repos immédi at si ollo en ressenta it le besoin.
Égalem ent, ello pourra it sortir, si elle se jugeai t
dispose .
On était arriv6 a u miliou d'aoùt. En dépit dos projets
caressés par la joune fillo, pas une fois encore olle n'avait
eu l'occasion d e profiler de son séjour à la ville pour se
distrair e.
Avec de la fa ligu e on plu s, elle s'é ta it contra inte à
mener Ulle exis tence annlogue à ce lle qu'elle compta il
Cuir, lorsque les longues journées de la Bu LLais la tenaien t
l'êveuso, dans sa cha mbrette bhlllche , ou SUl' 10 banc a u
beau pnlloram a qui longea it Jo mur sud de la ferme.
« 11 en sora it autreme nt, p ensa it -elle, en habitan t SaintMulo, tout au moiJls pendan t la période où l'anima tion
(JLait grande, 10 cusino ouvert, les baigneu rs avides de:;
plaisirs offerts. »
J\ vr:\i dil'o, 10 pl'ojet dtiveloppti pJl' .\.Illle -M, ri e il IJ
fin du soupel' Il' rencontl'U p:1 S devant le père l'enLier
assontim ent qu 'clle escomp tuit.
�50
l'LEun DES CliAMPS
- Je conçois, ma petiote, que Jes voyages matin et soir
sont durs, surLout avec la pluie. Ah 1 si j'avais une belle
auto comme le gars Jérôme, je. n'hésiterais pas à te
conduiro ot il. venir te chercher 10 soh' pour t'éviter
la fatigue.
« Dne chambre cn vllle ... Je me placc à ton poinL de vuc,
pas au nôtro, bien sûrl cela va to coûLer des argents. Et
tes gages déjà justos n'y suffiront pas ... Mais je veux point
<Ille tu sois dans la peino : je te paye ta chambre, li condition que tu ne te priveras de ri on pour le souper.
Depuis quolquc Lemps, t'as plus gros appétit.
N'emp~ch
qu'il fauL meLtro du charbon dans la machine
pour qu'clIo marchc.
« Donc, tu me promots do manger à ta faim ... et puis
enCOro ùe vonir nous voir doux fois p(lr semaine.
- ,J 0 Le promets, mon bon papa.
Et fl{)rement eUe ajouLa :
- Mais j'aurais honte do to mettre dans les fmÎs. Simplemont, je prendrai sur mon livret do caisse d'épargne,
de l'argent qui ùort.
- Si Lu veux, ma mlo.
Lo formiGr n'ignorait pas qu'Anno-Marie possédait on
propre un livret de caisse d'épnrgno pour ceLLe raison
qu'il avait soin de j'alimenter par des versemonts aux
6Lronnos, il l'annivorsaire do la mtissanco, ù la Sainie-Anno,
sa rôLo, et il la récolte quand ollo étaiL bonne.
Ainsi Anno-Mario peuvait-ollo disposer do trois millo
sopt cenls francs.
Dans l'esprit du formier, cetto réservo dovait servir
aux «afJuLiaux " 'd ont sa nlle pourrait avoir envie nu
momont do sa noco ...
Bah 1 ello Jo dépensoraiL, 011 on l'emettrait ù'autro.
Donc, 10 fOl'lllior n'approuvait Kll{)rc J'id60 de la chambre,
mais, scIon son habitudc, il no s'opposait pas. Anno-Marie
était libre.
D6jà lu joune lille avait commollcé les allproches en vuo
�l'T,EUR DES CHAMPS
51
de réaliser son désir. Elle s'en était ouverLe il Lucienne,
,
sa camarade de comptoil'.
Sans trop l'encourager, celle-ci J10 l'Oll avait pas
dissuarlée.
_ Dame, si j'étais Il votre place, peut-ôtro bien que je
regagnerais chaque soir ma gentille chambre do la ferme .
Mais je ne suis pas à voLre place, je n'ai jamais ou de
chambre à moi.
« Alors, si c'est une volonté à vous, voyez donc la mère
Ramel, la logeuse de la placo du Placitre ; elle vous indiquera ce que vous souhaitez.
En écourtant son ropas de midi, Alille- Marie avait fait
un saut jusqu'au Placitre.
La mèl'O Ramel habitait 10 roz-de-chausséc d'uno grande
maison très vieille qui lui appartenait, disait-on, car la
bonne femme passait pour riche.
_ Vous cc ospérez n une chambre, ma petito, dit-elle à
Anne-Marie. Dame 1 c'esL point 10 momont, rapport amo
otrangers qui s'ontassent dans la ville et l'encombrent,
jusqu'à la (ln du mois ... Dos chambres, j'en ai roruac plus
do cenl. Il n'yon a plus. Le mois prochain peut-aLre.
PenflOz donc quo nous arrivons au 17 aoùl .
Ln m~t'o
H.amol marqua un silenco sur cos paroles fort
peu oncourageontes.
La joune flUo Lrouva ainsi l'occasion do jeter un coup
d'œil sur ce logis Lrès salo eL malodorant.
D 'h roliors d'un d6jouner. Une cafotiùre, dont la vieillo
soml.Jlnit laire un copioux \lsag(1, Cllr olle so vorsalt des
taRses ùu noir ùrouvugo où il Y uvoit bion un peu d'alcool,
ùe l'ouu-elo-vio hlnncho; 10 frunouX «miquo ", solon le
vocnbuloiro du pays, qui mijolnlt dans la caretlère Lonue
nu ti' do /lUI' lin réchaud à pétrole donL lu mècho baissée
l'mpostait.
Sur la c'hominéo, der; imagos de pi6tô, dos phot ographies,
tlne 1Il'lluo un plûtl' peint de Notre- D mo-d'Auroy.
HOll'\ un globe gl'Îs de poussiùl'o, sur un coussin do velours
�52
FLE U R DE S CH AM P S
rou ge , une couronne de Oeur d'or anger, celle de la mère
Ramel, car celle-ci éta it une veuve authentique; elle
ava it convolé en justes noces quelque cinquante ans
aupara vant.
Un chat jaune et noir juchê sur l'édredon rouge du
li t ajoutait il sa mani ère ses relents li ceux ùe ce tte
sentine.
Déjà d é~a hu sée , Anllo- Mal'ie se di sposait il sortir au
grand air, lorsque la vi eille la fit asseoir d'nn ges te.
- J 'y pense , ma fill e. I ci même, ùans la maison, j'ni
peut- êtro vo tre aUa ire. Une petite cha mbre au cintième,
mais pour uno je unese comme vous qui a do bonnes jambes ,
c'est fait sur mesuro.
« Voulez-vous voir ? Nous n'irons pas trop vite dans
l'oscalier r apport à mon as thme.
L'escalier 1 C'était un colimaçon obscur, pa r lequel on
acc6dait aux étages . De loin on loin, une ardoise de la
coge éta it r emplacée par uno vitro pou$siér euse qui
apportait un écla t :a tt6nuo de la lumière de la cour
adjacente.
Heureuse ment pouva it -on se guider il l'aide de la cord e
foervant de rampe, une corde Jloirâtre, poisseuse de pa r
los ma ins des g6n6rations qui y ava ient trouvé appui.
La mère R amel s'éleva it lentement, faisant gé mir les
marches de lJois creuses sous le poids de sa grosse personne.
Ell e s'encastrait entre les parois de la cage; a vec la corde,
ce contact l'a id ait il ma intenir SOli équilibre.
Pui s elle a vait l'accoutumance do son esca li er.
l ~ n haut , sous le toit, une lu carne éta it per cée , appor lnnt un jouI' cru à son étroit pa li er. Deux portes do boiH,
mul jointes, qu'on eUL dit fa iles tle couvercles de ca isses.
':l UI' l'une , une grosse cl6.
La logeuse ouvrit:
- Voici la chambre, prononça- l -ell e.
Un lit de fer étroit, d'intéri eur douteu x, llne commode,
un SUpport IH,.i nl, où s'e ncas trait une minusc lll o cu ve lte
�FLEUR DES CHAMPS
53
sur laquelle repo:;ait un pot à eau ébréché; une descente de
lit montrant la trame. Et surtout, la tapisserie des murs
où jadis s'étaient imprimées des fleurettes jaunâtr~
sale, avec des taches de sang séché. Lés habitants de
taudis eussent déterminé la nature de ces taches: des
punaises écrasées.
Cela sentait la pharmacie et le renfermé.
L'impression première d'Anne-Marie s'avéra pénible.
Quelle différence entre ce piètre meublé et sa chambre
de la Buttais, si propre, si blanche dans ses rideaux de
tulle 1
Nonobstant, la mère Ramel entreprit l'éloge de la location.
EJle avait soulevé la tabatière faisant office de fenêtre.,
Une bouffée d'air frais pénétra heureusement dans le
logis.
, _ Voyez, ma petite demoiselle, cela donne sur la place.
Et d'ici, vous a vez vue sur la mer el sur la campagne.
Cette affirmation, prise à la lettre, so trouvait véritable.
En eITet, entre doux cheminées qui s'érigeaient au Ialte
d'une maison, de l'autre côté de la place, des cheminées;
de granit hautes pour favoriser 10 tirage, des cheminées
comme on en voit seulement à Saint-Malo, on apercevait.
comme à travers un créneau, un morceau de mer, avec,
pills en arrière, dos frondaisons qui devaient être les
arbres de la Vicomté.
Vue sur la mer 1
Mais la vieille femme continuait son boniment:
_ C'est simple. mais très tranquille. Vous ser~
chel;
vous. Sur le palier vous n'aurez qu'un ménage, du bon
monde d'ouVTiers, la femme est employée à la (abrique
de sacs de pommes de terre; l'homme travaille chez un
importateur de charbon. 1Is se disputent un peu quand
l'homme rentre bu. Mais raudra pas vous enrayer du
tapage, ni des odeurs de cuisine.
�FLEt:R DE S CHAMl'S
« Entl è voj(;ins, on se doit dcf.l 6gard5.
- Combien b chambre ? demanda Anne·Mario.
La logeuse se nt d'abord réticente el verheuse.
- Da111e, je l'ai refusée, pas plus tard qu'i! y a detl}~
Jours, à une dama parisienne. l~t
r,o mntin mêmo à un
mûcanicien des trava ux du port, parco qu'il fi. da St'OS
souliers et ferait du bruit en montant l' oscidier. Pour vous,
ma petite, qui êtos tranquill e, je Vous nrrangerai un prix
au-dessous: tonez, 150 fl'a ncs par mois , payables d'avance,
cOmmo d'usage. ~L dans tout Sainl -Mr;]o, vous no trouveroz pas un garni aussi bien pour Je prix, surtout au fert
do la saison.
POUl' 10 prix 1 Ello disa it vrai, lu vioille lo gou~;
tello
quollo, nu mois d'not'tt, co tte chambre oût Mo lr05 bien
pllyéc 70 francs.
•
- Faitos- moi seulomonl r6ponso pOlir (lem 'lin ; jo vous
gardo la chambro jusquo-IIl, mai l! jo n'tm suis TlHS embar ru;;s60. Dix locatairos pour un vonl so III disputer.
- Je vous terni r6ponso, madruno .
- Je suis sOl'O que cc sora oui, ol que VOl iS m'apPo"loroz l'argent... Et puis, vous serez chor. vom, llIol petite,
VOliS foroz ce quo vOus voudrez; vous rentcl'~
il l'hou ro
qui vous plaira. Attention souloment au 1011, :l. VOC 1r3
chandolles ou los allumotte::;.
u La porto du bas ost. touj ours ouverto, nuit et jouI'.
Anno-Mario jugeJ. inutile do signalor Jo. pI'ôcarilû du
logi s, ni de discutor le prix.
l!jl1o avait vu; 0110 rondrait r6ponse.
�FLEUR DES CHAMPS
55
CHAPITRE IX
LE
J.OUP
ET
L'AGNEAU
Anne-Mario regogna les Grands Mngasins encore hés\tanto.
Un peu élourdie devant la résolution à prendre définitivement, clio voyait les chalands circuler comme des
ombres.
_ Pal" exemple 1 Je ne me trompe pas ... Vous ici,
mademoiselle Lega 1.
Elle sursauta ct reconnul le visiteur qui l'ape~it
par
son nom.
C'élail M. Mardrec. l'agent ù'a.ITairos .
Bl'iùvemenl, elle expliqua sa présence aux Grands Magasins de la. Côle.
_ Pado i li parfait 1 opina Murdrec, avec un souriro
ehoJouin.
« C'est quand on esl jeune qu'il convient d'apprendre.
Usanl de mols flatteurs, il sut louer l'esprit de décision
de lu jeune fille.
_ Pour conn.aHre la vic, il faul essayer de lout voir, la
ville après lu campagne. M. Legal Il dU vous encourager à
venir b. Saint-Malo?
_ Oui cl non, vous connaissez papa, conressa AnneMarie, il aime les champs.
_ Un bien digne homme, renchérit Mardrec joignant
les mains ... Mais il sait que vous Gtes ici?
_ Bien 8Ü!'. A telle ensoigne que, chaque soir, après mon
lra vail, je J'enlre ù la ferme.
Prudent comme un renard, Mnrdrec savait désormais
quo 1 flUe Legal n'6Lait pas purlio de chez elle conlre la
volonlé ùe ~os
parent~.
�.56
FL Eu n D ES CH AMPS
- Faut t oujours honorer ses pèr es et mèr es, prononça t - il sentencieux.
- C'est mon intention. Mais, t out de m ême, d'aller et
venir chaque jour jusqu'à la Buttais , cela crée de la
fatigue.
1( Aussi, j'a i un vag uo proj et...
Anne-Marie eut l'id ée de confie r à Mardl'oc son intention ùe prendre un logement à Saint -Malo; après t out,
un homme q'affaire avait l'habitude de conse iller. Il ne
pouvait être que de bon conse il.
La jeune fill e expliqua qu'elle éta it d'accord a vec son
père sur le p ri ncipe.
E lle parla do la chambre qu'o n lui offrait. Le local ne
lui pla isait qu'à moi lié.
E lle hésita it.
IIochanlla tête, Ma rdrec l'écouta ; puis, du ton gravo
de l'avoca t qui donne une consulla tion ;
- Hum 1 Cent cinquante fra ncs pa r mois, c'est un peu
cher... Il est vra i qu'au mois ù'ao ût les prix augmontent.
- Mais je prétends n'impose r à papa aucune charge
supplémentaire, se récria Anne- :Marie. J'ai mon livret de
caisse d'épargne ... de l'argent bi en à moi.
Ce lte anonce parut intéresser prodigieuse ment Mard rec.
E t d'une voix qu'il s'e!Tor ça de r ondre neutre :
- C'est d'uno bonne fiUe. L'a rgent est dur ù gagner. 11
ne fa ut pas trop charger des par ents qui travaill ent.
La jeune fill e lança encoro ce tte a ffirma ti on, d'un ton
Ull peu Oer :
- A côt é de mon livl'e t, j'ai de l'argen t de poche qlli
111 0 perme tLl'u de réglor mo n m ois d'avance Ot de vivro
pl us d' une se ma ine avant d'aUer à la poste.
- E t combi en avez-vous sur votre livret ?
- 'l'rois mille sep t cents francs, déclara- t ·elle.
A l'un nollce de ce chifTre, Mardrec eu t peine à retenir
un huut · Jo·co rps. P uis, paterne;
�FL RUR DES CHAMPS
-
57
Dans ces conditions, c'es t tout diJTérent. J e vous
à ne pas risquer de voir partir la location p roposée.
Dites oui le plus tôt possible .
• Et, j'y p ense, vous n'aurez peut· être pas besoin d'enLa ·
mer vos économies présentes .. . J e puis vous obliger. Venez
donc m e voir demain à mon bureau, à la fin de la ma linée. J e vous y a ttendra i à midi et quart. M . Mardrec ,
lIiG, rue J acques-Ca rtier, a u rez-de-chaussée. VOll S verrez
ma plaque sur la porte. Pas d'erreur possibl e. Et , mieux
qu'ici, nous causer ons.
- Merci, m onsieur Mnrdrec.
- Ne me remerciez pas tout de suile. Mais retenez la
cha mbre pour qu'elle ne vous échappe pas ... A dema in.
Ma rd l'CC s'en alla après un salut très digne.
L e lendemain m a tin, Anne· Ma rie prit un peu d'avance .
A 7 heure el demie elle éta it a u Placitre, hez la m èro
Ra mel.
La vieille se le vait avec le jouI'.
- J e viens pour la chambre, dit -eHe.
- Ah 1 je sa va is bien que vous la prendriez, ma b elle,
eL vous avez ra ison. Désirez-vOus monLer et la reyoir ?
- Non , je n'ai p as le t emps . J'a pporte la somme pour
Je mois d'avance.
_ Très bien. Ce sera une aJTaire l'églée . E t vous serez
chez vous il pa rtir de midi , si vous vo ulez.
La jeune fill e sortit les cent cinqua nte (ra nes.
_ Il Y a encore sept fra ncs pour le papi er de loca ti on
e t les tra is d e timbre. Ca r vo us pensez bi en q ue je vo i,,>
vous donner un r eçu.
Ba elTet,la logeuse remplit la formule d' un registro
ù souche, d étacha la demi -feuill o sur la quelle ell e
avait ('0116 \11\ timbre de quilta nce de vingt-cin q centimes .
Anno -Marie avait ali gné les sep t fra nc:s supplémenla ires, pelite aroUe de la mrre Ru mel qui voyait bien
avoir afTaire il une cMa nt i l1'~
p é l'ÏJ1 l('ntée
.
e ~ ga g
e
�FLEUR DES CHAMPS
Nantie do son reçu, la jeune fille so hâtn vors son magasin.
A midi dix, elle fui exacte au rend0z-voU!; fixé par
Mardl'ec.
Sur une porto, dans le couloir de l'immeuble, elle découvrit sans peine la plaque émaillée portant:
Cabinet d' aUaires.
II. MARDREC ET COMPAGNIE_
Assurances Européennes.
Agent Régional.
Légèroment intimidée, Anne-Marie frappa.
- Entrez 1 cria une voix bienveillante.
Mardrec accueillit la jeune fille avec un sourire.
I! était assis devant un bureau usagé, en acajou, encombré de dossierR ot de paperasses.
Tout autour dos murs, dos casiers, dans Josljuols s'accumulaient des documents poussiéreux.
l!:t aussi des plaques do la compagnio d'assurances, des
amches collées SUl' toile, d'alluro oUlciolle.
Tel était le bureau d'aITuires dons lequel Mardrec trônait chaque jour ouvrablo de midi il 2 heures. Car le reste
du temps, le bureau était le siège de ln Compagnio
d'assurancos, ot Mardrec disparaissait pour céder la place
il l'agent ou à son commis.
L'homme d'alTaires no payait pas de loyer, mais il
gardait 10 bureau aux henrei:! de fermeture, et il notait
sur un agenda les clients susceptiblos de so présenLor au
titro de l'assurance.
Enfin, Mardroc avait fourni ot fait poser la plaquo de
la )Jorte.
C't'Jtait à peu près sa soulo contribution au « bureau.
commun. Mais ce décor lui permettait de rocevoir les
rares gens qui avaient l'imprudence tle conner leurs inti:rets à l'homme d'affaires,
�FLEUR DM CHAM!'!;
!i9
- Asseye't.Yous, mon enfant, nt Mardl'éC en indiquall.!
une chaise à la visiteuse. Eh bien?
- J'ai conclu la location.
Elle tlmdlL le reçu rédigé par la mère Ramel.
Il 1'oxll.miflll d'un air ontendu :
- Tout cola est on règle ... Et votro livret dé Missé
d 'épal'gnc?
- Le voi ci.
Mardreo saisit 10 document et le p.ll'courut d'un œil
attentif.
Puis, apl'tls avoir marqué un silence, ~omblant
brusque.
ment se décider:
- Je veux vous être utile, mon enfant. Je vais vous
l ,iro une r6vél,\tion, mai's promettez-moi de n'en parler à
personno. Un do mes âmis de Rennes, un homme considérable do la politiqlle, monto une aJ!llil'o de pêche dans
Jos principaux porlF! dé Brotagno.
« La semaine proch rüne, il doil fonder uno Roci6t6 par
actions, doublant d'un 60ul coup Jo cnpibll iniLial, déjà
constitué. Par faveur; jo puis lui demandol' de prendre en
plus les 3.?OO fruncs de votro livret. 1\ vous les restiluera
011 acLions do valou!' il pou près triplo, actions immédiatoment nugociablos. Cc qui fniL on somme quo, pOUl'
3.700 fl'nnf's, vous pourriez touchor dans l:J ()uinzaino
'JOOD francs on rhiffre tOllcl.
u I l vous sora loi :~ih
lc do J'oconstituuf la somme initialo
sur voLro livrot; ct il VOliS rosLor.l encoro plus do
'1000 Iruncs pOUl' payer vot.re cho.mbl'o ot fuire co quo
vous voudrez snOG qu'U l'lI! coi\to llli sou à votre famlJ]e ni
à vous-mêmo.
(( Avez· ValU; hicn compris !'intérûl dn ce plnco1II0nl'/
- Oui. C'tJ~
fort Il\'UnlagNlx. Trop pelL·
C lr,~
Coll' CI't
argent seru ucquis lIuns peille.
Mardroc haussu les ('paulu.; :
- N'ayez aurun scrupule, IOOIl cnfnnt. Le;; affairel! sonL
�GO
l'LËUJ\ DES CnAMI'S
les aITaires. Vous m'êtes sympathique: autant vous qu'un
autre pour en profiter.
« Une seule condition, comme je vous l'ai dit au début:
n'en parler à personne. Car vous êtes assez intelligente
pour c?mprendre. que des afIa!res aussi fructes~
ne
rendraient plus SI elles devenalCnt le secret de pohchineUe.
- Je ne dirai rien.
_ Pas même à votre père. Ce ne serait pas très délicat
de lui laisser entendre que vous pouvez vous passer de
ses ofIl'es généreuses et que l'ami Mardroc s'est compromis pour vous être uWe et agréable.
« Donc, que la chozo demeure entre nous doux. Filez vite
à la poste; rédigez la formule demandant le retrait de
vos fonds. D'ici deux ou trois jours, vous aurez l'argent.
Apportez-lo-moi. Le reste, j'en fais mon alTaire.
Anne-Marie suivit ponctuelle mont les instructions do
M. Mardrec.
Deux jours plus tard, le guichet de la poste lui remottait le montant do son dépôt, 3.700 francs.
Elle apporLa la somme à M. Mardrec, qui la plaça négligemment sous une pile de papiers.
- Bon, avant huit jours, vos billets auront fait des
peLits.
« Sauvez-vous vite pOUl' d6jeullElr, ma fille 1
Remerciant encore, la jeune fille se retira.
A peine (uL-elle partie que Mardrec reprit la liasse,
l'empocha ct nt entendre un ricanement 1
- Bion travaillé, ' mon bon Mardrcc, monologua-t-il,
à lui-même. Pour la poine, tu
s'adressant ce co~pliment
vas t'olIrir un déjeuner On à l'Hôlcl du Monde, avec une
bonne bouteille ... Bah 1 ce croquant de Logal a du bien
au 501eil. 11 ne laissera jamais sa mie dans l'embarras.
Prochainement, il vendra sa récolte de pommos.
En allendant, je vais porlor la santé ùes bonnes
" poires)),
�FLEUR DES CHAMP S
G1
CHAPITRE X
SAISON BALNBA lllE
Sur cos ontre raites, Anne-Made prit pnso
~s i o n de la
<:hambre de la pl ace ùu Plaritre.
Daiis trois cartons, elle avait a pp ol'té ses alTaires, ùécli nunt les offres de son excell ent pore qui se disait
prêt à la conduire il la ville avec sa mall e et à l'emménager.
Elle s'était contentée do docrire sa chambre a vec vue
sur la mer, sous des coulours sans doute exagérées. Mais
elle ne tenait nullement il co que le père pût se rendre
compte de visu de la préoari té du logis.
Enfin elle possédait Son chez elle, se voyait Iibro de ses
soiréos.
A vrai dire, los deux prem iers jours, ell e regagna sa
dem euro uprôs le souper, alors qu'il fai sait encore jour.
Elle éprouvaiL une grando lassi tude d'être restée sur se'
ja mbes toute Ja journéo . EJlo ne so sonLai t pas Je cœur à
s'habill er et à sortir.
Puis ello avait assez d'occupation en rangeant sos rob os
da ns la co mmode. No lui rall a it-il pas le Lemps d'organise r sa vie?
Le lit éta it médiocre, Un ma tolaf; de varech . Mais, à
vingt uns, 011 n'ost guèl'c di[T\cile pour le couche r. AnneMarie oût dormi sur une planche.
Au mois d'août, sous los toits, il Cai sait chaud, trop
chaud, et la jeune fill o ten it le vasistas grand ouvert.
L 'air rrais de la nuit lui permettait do r sp irer à son
a j ~e
.
Il la Buttais, elle a vait app or t6 son réveillematin.
Mais, a u li ru de fi htlul'cs, clic p ouvail mclll'C l ' timbre
�62
FLF.Un DR S CnAMPS
G houres cl demie. Une heure lrenlo de gagnée pout'
le sommeil. C'élait toujours autanl.
Elle faisait une t oilette rap ide, puis puné Ll'ui l dans un
pelil cu fé de la pl ace, POUl' son ~r e mi el' déjeunel', elle
prenait un bol de lait et une tarlmo beurrée. Mais, ce
n'élait plus le bon beurre Irais, ni le bon lail crémeux do
la Buttais.
Le lait, servi par le petit café, sc trouvait copiousement
arrosé; le beurre jaune, à. demi fondu par la chaleur, a va it
goût de rance .
Bah 1 inconvénient de la ville, la ville en pleine saison
où los denrées diverses qui, en Lemps normal, suffisent à
vingt mille habiLants, doivenl êtro part agées ontre cent
mille.
Ensuite, c'était le tohu-bohu des grands magasins, où
la foule estivalo se pressait du matin nu soir.
Kaléidoscope amusant par sa variété, mais combien.
éreintant d'auLre parL.
Au petit reslaurant voisin de la Poissonnorie, mGme
affluence eL difficulté accruo do se l'airo sorvir, Non pas
que la nourriture fût plus copieuse, bion au contraire ;
mais les Lrois bonnos s'eliorçaient do donnor satisfaclion
il tous. Rt les passagers qui commandaienL il. la carLe, qui
conso mmai ont des parlR de langousLe, jouissaienL d' un
droit de priorité sur les pensionnail'es habituels.
En fin do compte, Anno-Mario avail il poino le temps
d'avaler les trois plats d'un déjeunor médiocre, une bouchOo pal' pl at, que l'houre arrivait de rojoilldro son
comptoir.
Le Roir, pour le souper, 10 lemps ln presr;ait moins;
maii; ell o n'avai t guèJ'o d'appl!liL oL expédiaiL son ropas
encoro plus viLo.
Sur l'ineila Lion de Lucienn , elle s'é LaiL décidée il f[l ire
('ommo JO li autres, it achoLer llll pliant, lui pormettant
d'nllor 10 soir s' installer RUT la pla ce Chalen ubl'innd devant
l'i!cran d' un des cinéma/!. SpecLacles gratuiLs dl:l\I,Ult les-
SUI
�FLEUR DES ClfAMP5
63
quels se bousculaient tous les habitants de Saint- Malo,
qui ne voulaient pas subir les tarifs des terrasses des
cafés.
C'était bon pour les baigneurs que de s'Imtassel' les uns
sur les autres sur des chaises pliantes pOUl' payer un bock
4 francs et une glace 7 francs.
Mais Anne-Mari,e trouvait un autre attrait que la gratuité dos films. Elle n'avait pas besoin de s'habiller pour
se confondre dans la Ioule de la placo. Puis, sans encore
se l'avouor, la jeune nllo 6pl'ouvaiL une so.tisfactîon à fuir
le plus possible sa chambro tOl'rido ol à n'y ronlrer quo
pour dormir.
Malgré ses résolutions antérioures, 10 temps passait sans
qu'eUe aiL encore mis les pieds au casino.
Pourtant, elle savait que, chaque soir, on y dansait. Et
Anne-Mario aimait la danse, quoi qu'eUo on ait dit à. Gaston Jérôme, et bien quo l'occasion IlO lui ait pas été fournie
souvlmt de pratiquer l'arL de Terpsichore.
Elle fut inciLéo ù sorllr précisément un soir ou olle
comptaiL 80 reposer.
A travers la cloison do sa chambr'o, au moment où elle
so disposait à 50 moltre au lit, un oITroyablo vacarmo
éclata dans 10 logis ùes voisins.
A vrai diro, Anno-Made avait déjà maintes fois surpris
des propos de disputes. Mais cos bruits s'étoignaiont assoz
vito. LeB voisins, l'hommo ot la lommo, qui avaiont travaillé tout 10 jour, c6daienl au besoin do s'assoupir.
Cette fois, los éclats do voix s'accentuèrenl. Une staLion Lrop prolongéo au cabarot était-ollo la causo initlalo
dOl:! injuros proférées do part ol d'autre, il la façon des
héros d'Uombre?
Bn Lout cas, des gros mols fusaiont, des cOllps s'échangaient; les rnfants, révoillés pUI' la bagarro, fo.isaient
on tondre loms glapissemonts aigus.
Puis, à leu!' tou!', les ustonsiles do ménage, la vaisselle,
fUJ'ent lIlis on branla. Allernant av()c les jurons, l'otcnlis-
�FL E UR DE S CHAMPS
sait le fracas des verres et des assiettes mués en projectiles.
Anoe- Marie jugea que le seul moyen d'échapper aux
vociférations croissantes consistait à s'éloigner du champ
de ba'taille.
Elle r evûtit une robe rose à dentelle blanche, passa des
b as de soie, chaussa des souliers à hauts talons.
Elle dégringola les ét ages en prenant soin de ne pas se
heurter à la cloison pour ne pas se salir. Puis elle se
dirigea ver s le casino.
Dix heures sonnaient à la ca thédrale lorsqu'elle parvint
devant la faça de illuminée.
Toutefois , une émotion l'étreignit au moment de pénétrer sous la rotonde où un jazz rythmait. les ébats des
danseurs.
Oserait- elle entrer seule?
Elle s'arma de courage et profita de l'arrivée d'une
bande nombreuse pour se glisse r à sa suite.
Personne n'avait songé à la r ema rquer.
Lo t emps de confier son manteau au vestia ire, et elle
pénétra dans la salle, à la fa veur d'une lueur atténuée ,
qui laissait brill er les seules ampoules mauves .
Pour so comporter comme les autres, elle prit place à
une table.
A un garçon qui parut elle commanda une cilronnade.
De nouveau la grande lumi ère brilla , et la danse l'epril.
11 no fallut pas très longlemps à la jeuno nUe p OUl'
reconn aHre que personne ne lui prêtait a ttention.
Elle put éludi or ce milieu fort nouveau. Elle fit ses
rema rqués . Ainsi, presque toujours los mÔmes couples
dansa ient ensemble. A poine s' il y avait un échange de
cavalier cL do cavalière enlre des gons fuisant parti e de
ln mêmo bando , el qui so conn nissfl icnl.
Pas davantage, les loil ettes ne donnaient J'impl'ession
d'u n bal, tel Cj\l e la jeune flll e l'envisageaiL : à part
quelq ue rares jeunes gens en smoking , quelques demoi-
�PLEUR DES CllA;{ PS
65
selles ou dames en r obe de soir, le plus grand nombre de3
assistants avaient conservé la t enue de plage , un peu
négligée, sinon débraillée .
Des chandails, des chemises Danton en cellular, au col
ouvert, des pantalons de toile ou de flanelle, des costumes
cc sport • aux culottes courtes, t el était l'habillem ent de ..;
hommes. Pour les femmes, semblable laisser-aller, de'
robes de promena de, presque des costumes de bains; pire
encore, quelques pyja mas ridicul es. Si encore il s'é ta it
agi de ces pyjamas de so ie de couleur sombre, oITrant du
chio dans la coupe et dans le port 1
Plutôt que de s'indigner, Anne-Mario souri ait en voyant
se trémousser sans vergogne quelques com mères laides et
rondele ttes, qui semblaient avoir d6coupé leurs pyja mas
dans des cretonnes à rideaux .
La p :upar t de ces femmes éta ient nu -pieds, dans des
sandales à la nières , ou des co thurnes haut perchés.
cc Vilaine mode, songea la fill e des fermie rs dE.' la Butta is, et vilain monde.
« C'est ça, un bal au casino 1 »
Mais ello s'6tonna davantage en voynnt quelqu es- uns de
ces danseurs esquisser une danse ultra- moderno, dont le
nom venait d'être affiché, « la biguine ».
Une musique qui n'avai t plus rien do m11sical, scandée
pa r le grelot d'une bolto à clous, par 10 choc d'un martoau
sur une plaque de fer- blanc; des homm es convuls6s, des
fem me!; hallucin6es, des poses gri maçant es , sans 10 l'appel
d'une grâco.
Anne-Marie surprit los r éflexions d'un gro11pe d'officiers
do marino, qui se pressaient fl 11ne table voisino.
- Les sauvagos no font ni mioux ni piro 1
- J'ai vu les Aïssaouas, au Maroc. lis avaient plus
d'allure qne ces mauva is clowns 1
ous ne sommes pourLant pas au Gabon ... Mais on
now:; y r<lmône 1
i Fa les commen Lai res.
J)' un geste, le plus posé du groupe ~p[J
:>
�FLini lt bJ:: S CHAMP S
A n'en pas douter, c'Hait le cher, non seulement parce
que son entourage lui donnait le titre d'ami'ral, mais surtout parce que sa barbe t aillée en pointe révélait des fils
poivre et sel.
_ Mes enfants, dit· il, vous portez des jugements défini·
W s et' sans indulgence. C'est de votre âge. Moi aussi, j'ai
été jeune c alors, je me montrais persifleur, impulsif,
injuste.
" Certes, ce que nou.e; voyons ici n'a rien de merveilleux:
ni commo bon ton, ni comme art. Mais ces braves gens
ne sont-ils pas plutôt à plaindre qu' à blâmer?
« 11s subissent une ambiance dont ils ne sont pas responl'ables. Moi qui ai roulé ma bosse sous diverses latitudes,
(J1Ü observe par métier, qui l'él1échit en homme mûr, je
puis bI en vous dire ceci 1 le mal que vous consta tez ce
lIoi r a tteint tous les bains de mer, toutes les villes d'caux ,
'L vllt es les st ations climatiques des quatro points cardinaux,
que ce soit sur la Côte d'Azur, en Auvergno, on Nor maqdio, ou ailleurs.
« En ces lieux, la « Saison » a pour orret de surexcitor les
lHl bitants dupays, qui, sans elle, res teraient bi en tranquilles.
La • Saison" fait marcher les imaginations, car ell e recMe
maints attraits prestigieux, s\lscito de nombreux et vogues
spoirs. Pour les uns, c'est la perspoctive d'une pluie d'or;
]lour Jos autres , la « Saison D signille Jo brusque a Ulux: de
roule, dos étrangers , l'apparition do la mode, l'bro des plai :,irs, t out ce qui viont rom pro la monot onlo de l'existence
provinciale.
« Mu iscas étrangers, accourus do Paris ot d'ailleurs ve rs
la mer, ou vors la montagne, entralnent avoc eux une sui tG.
Colle sé quelle vil des vill égia tours absolument comm o Jos
requins, et aut res poissons, accompagnant nos na vires
pour se di sputer les débrI s jetés p l I' les écoutilles.
• Le!l belles dames caquettent ot coquottont Sur la plage ,
le, époux musardent du samodi au lundi, en a ttendant ue
l'otoul'Ilor lA la ville.
�FLEUR DES ellAMPs
G7
« Mais. derrière ces désœuvrés. les domestiques, los
camelots. les sidis. les vendeurs de gazettes, les manucures,
les. indéfriseurs D. les croupiers, les gagne-petit de tout
ordre envahissent la province; les maisuns de mode et do
couture ouvrent leur succursale; les hôtels de saison. les
casinos, s'offrent à la clientèle de passage.
c Comment diable voulez-vous que les gars et lM filles du
pays demeurent indiltérents à ce remue-ménage 1
« Parbleu, ils prennent leur part de cette vie factice; ils
prétendent s'amuser, puisque tant d'autres viennent de s i
loin pour cela. Ont-ils tort? Autour d'eux, on organi~
10
plaisir ... ou son apparence. Car, de nos jours, le plaisir
n'esl-il pas devenu une industrie, qui donne du mal, exigo
des capitaux, fait vivre des travailleurs? Demandez plutôt
aux entrepreneurs de spectacles. aux forains, aux comiques,
à tous ceux qui font profession de récréer lours somblables.
Croyez-vous qu'ils ignoront les préoccupations et qu'ils
rient chaque jour?
c En somme , sur nos plages, les seuls vraiment heureux
sont los enfants, qui font des culbutes sur le sable et s'épa nouissent au grand air.
« Et c'est déjà quelquo chose.
u Voilà pourquoi il convient mul do récriminer par trop
contro le faux chic, 10 faux snobisme, la fausse joio.
« Puis, parmi ces culicots, ces midinettes, cos fommes
ùe chambre auxquels la w Saison n meL la tête à l'envers,
êtes-vous bien certains qu'il na s'on trouve pas qui
s'amusent vraimont, comme ils se le figurent?
Pourquoi ceux-là ne goûteraient-ils pas la savour sucr6e
ùo l'illusion, en attendant de connaîtro l'amortumo do
lu vic?
« Donc, évitons l'oxct)s de sévéril6 dans nos jugements.
« Mos camarados, jo m'excuse de cette sortie, car clIo
ri!lque do me faire passer ù. vos yeux pour un terriblo
raseur ...
a Garçon, rapportez-nous do lu bière, et bien frulche.
(1
�68
FLEun DE S CllAMPS
Anne -Marie a vail-elle entendu loutes les r é~ex
ion
fl de
l'amiral? Non sans doute, car le marin parlait d'une voix
contenue qui ne dépassait guère le cercle des officiers de
marine.
Et c'était dommage: beaucoup des paroles de l'amiral
eussent pu constituer des révélations, expliquer en partie la
gGne et l'attirance à la fois éprouvées par la j eune fille
des fermiers de la Buttais, d'un mot, son inconscient éta t
d'âme.
D'a ill eurs, la fin de la biguine suspendit les commentaires.
Après une minute d'interruption, le jaz. entama un
fox -lrot.
Un jeune éphèbe vint s'incliner devanl Anne-Marie.
- Voulez.-vous faire cette danse, ml demoiselle?
Elle r econmlt l'employé de quincaillerie auquel elle
avait eu aITa ire le mois pr6cédent pour l'achat d'une
bêch e.
Peut-etre celui-ci avait-ilroconnuson acheteuse: encore,
ce n'était pas bien sûr.
Dans son complet veston, le jeune commis se présenta it
correctement,
Après tout, Anne-Marie n'é tait- elle pas, comme lui, uno
employée de magasin?
Elle n'avait aucune raison de reruser la danse. Au contra ire, d'avoir été découver te p&.r cet humble garçon,
parmi t ant de ùa nseuses qui restaient sur leur cha ise,
cela la na tta.
Selon la mode en cours, le jeune homm e n'ava it pas do
gan ts, Anne-Marie non plus ù'ailleurs. Elle subit la m:lin
moite du ùanseur, eL ce fut pour clle une occasion de
remarquer qu'il avait les « ongles en deu il •. Par contre,
l'lle apprécia fort la précaution de son cavalier, qui pri t
soin d'interposer son mouchoir entre son autre main et la
l'ohe rose, pour tenir sa danseuse par la taille.
Le commis de quincaillerio exécuta les pas du fox- trot
�PLEUR DES CHAMPS
69
comme un rite, sans détendre sa figure, sans prononcer
un mot.
Avec la même gravité, il ramena la jeune fille 3. sa place,
la remerciant d'une brève inclinaison de tête. Et il sc mit
en quête d'une autre danseuse pour le one-step annoncé.
a Il est encore trôs jouno, » jugea Anne- Marie, pourtant
~at
israte
d'avoir dansé.
Mais l'élan se mblait donn6, car un autre jeuno homme
se présenta.
Colui-Ià était en smoking, plus affiné d'allure.
cc Un homme du monde n, supposa Anne-Marie flattée.
Il la guidait a"ec une maestria consommée, modifiait
le rythme classique pour exécuter quelques me sures de
valse, virevoltait à droito, à gaucho, dans tous los se ns,
s'insinuant sans heurt à travers les couples.
Souplo, Anne-Mario obéissait aux impulsions do son
conducteur.
- Vous dansez à ravir, mademoiselle, dit celui-ci.
- Oh r monsiour, vous me na ttez; jo m'accommode à un
oxcellent danse ur, en m'elTorçant de le gêner 10 moins
possible.
- Et vous y parvenoz l vous êtos légère comme une
plume. Vous venez souvent ici?
- C'est la première foi s.
- Moi de même. Et vous devez trouver le public un
peu « mocho »?
La joune nlle sou rit sans r6pondre.
- Cela ne vaut pas les soiréos do Dinard, continua 10
danseur.
_ En erret, à Dinard, les réunions doivent ètre plus
brillonles.
- Vous y allez parfois?
_ Non, jamais, mes parenls habilent; sur cotle rive.
- Une villa?
- Non, une propri ét6.
- C'est mieu}{ encore.
�70
FLEUR DES CHAMPS
- VOUS êtes ici pour quelque temps, monsieur ?
- Je l'espore, si l'on me laisse tranquille...
- Pourquoi non?
- Je viens pour conclure des aITaires importantos, de
la part de mon père armateur à Dieppe . Je suis pourchass6
par les gens du pays.
_ Vous parviendrez bien à leur échapper ...
- Jo l'espère ... J 'aimerais t ant goûter quelqueii jours
l'II pnrfaite quiétude ... Mais, la danse est finie t permettez-moi de vous reconduire. Je crois que je suis observé,
ct je n'aime guèro cela ... Au plaisir do vous revoir,
mademoiselle .
Le jeune homme se perdit dans la roule.
« Un homme du monde, un "l'ni, se dit la jeune mie.
Puisqu'il est parti, je n'ai plus qu'à m'en aller moimême. »
mIe 50 hâ la vers la sortie.
gn l'ogagnanl Saint-Malo, ello murmurait encore:
« Un fil s de fam ille, à coup sûr, qui tient à garder
l'incognito. JI a sans doute raison en proclamant que
t ous les gens chic vonl à Dinard ... »
CllAP1'l'RE Xl
QUELQUES COULIlUVnl':S A AVALl:.1t
Plus de deux semaines s'ô laient écoulées depllis
qu 'Anne -Marie occuplAit sa chambre de l a pInce du l'Iatilre ct avait confié le monlant do son livret de caisse
d'épargne à M. Mardrec.
Le temps passait vite.
Déjà le 3 septembre 1
Ln fi n d'août avo il enLra1n6 lin r enouvelloment presque
(;olnjJlo L parmi lu populatioll de3 baigneurs.
�'LIIUn DES CHAMP S
71
Les tourismes du mois d'août, le mois de ploine saison,
étaiont repartis. lis appartenaient il l'élément le plus
fortuné, le plus bruyant aussi et le plu agi té.
D'autres plaisirs los appelaient ai ll olll'S, en particulior
la proohe ouverture do la chasse' .
Il leur semblait do bon ton d'allol' passe r sepLembro à
l'interieur du pays : la oampagne apros la mer.
C'était comme une relèvo do g.u'dc fourni e pal' de
co rps de troupe différ ents.
Les baigneurs de septembre représentaient la cat égo rie des fonctionnaires grands et petit!:! , des fa milles nombreuses. Aux vtl toments, à l'alluro des promonours, pl l1~
simplos, sachant mieux profiler d 03 plaisirs do la plage ,
l'œil 10 moins expert décou vrait san'! peino que les
acLeurs venaient do changer. Un changomont il vuo .
"nno-Marie éta it loin de rogrette r le départ de ces
étl'angO I'S oncombl'ants.
Sa fuguo d'un soir, au casino lui Il vait laiRsé apprécier
combien peu do « brio » supplumontairo les ba ignours
d'août Upp ol'taiont il. l:l vio mondrtino.
L'oxp érionco lui sutnsuit : jamais oHe n'ô ta it ro tournéo au dancing.
Son imoginulion lui avait forgé dr3 plo.isil's qui n'oxistaient pas dans la rôo litû.
, A part son douxiùmo dansou r, co jeuno homm e di!! .
pnru si vito, 0110 s'était lrGu vuo dans un milieu fort pou
r écr6atif : un spec taclo, 10 plus souvont bana l, pnrfllifi
choquùnt. Bror, do ce tto joio oscompt60, qu'ollo croyai t
atleindre co mmo un fruiL d6fondu, il no lui rosLait guoJ'lJ
qu'une décoption.
II fallait bien S' OII convaincro d6cid6 mont : la vio mondaine, dont 0110 rêva it sa;as la ['onnailro, n'exista it pas à
l:ln int-Malo ... A Dinard pout -êtro 1
L'ewpr.it do 1.1 jouno 11110 fut d'a iIlOllr..; ramon6 sur
des suj elR plus sé ri oux.
Lu 1:1 sc p~embr
e,
. I:l Hn do la Eemainc, olle a c h ~yc ·
�?2
FLE U R D ES CH AM PS
rait son premi er mois aux Grands Magasins et recevrait
son premier salaire.
Il serait t emps, d'ailleurs, car elle disposait à peine
de l'argent nécessaire pour aller jusque-là.
Elle n'a vait pas revu M. Mardrec, en dépit de l'assuranre donnée par l'age nt d'a ITaire qu'un e semaine au
plus suffirait p OUl' tripler l'avoir du livret.
Déjà quinze jours sans nou velle de la fructueuse opéra tion, Anne-Marie commençait il ressentir un e vague
inquiétude.
Mais, au début ùe ce t après -midi, elle rut la premi ère
il déplorer ses craintes ot son impatience , en aperce vant
M. Marclrec pén6trer dans les Grands Magasins.
L'homme d'aITaires se ùiri gea droit vers le rayon des
Arli clos de P aris et salua poliment la jeun e fille.
- Vous m'apporiez sans doule mon argenl, monsieur
Mardrec? dit-elle épanoui e. J o sui s confuse que vous
proni ez la peine de vous dérango r pour moi.
Mardroc secoua la t êt e :
- Pas encoro, mon enfant, pas oncoro. Mais, je l'espère,
lout sera fini pour la fin de ce tte somaine. Uno complica lion imprévue se pré5ente, comme so uvent il arri ve
c! ans les alTaires. Mon ami, Je fondaleur des P êches de
Bretagne , a dû partir pour Pari s. Il verra le mini stre
dos Finanres , les direc teu r" des grand es banques,
messieurs de Rothschild. )1 doit accomplir quelques
démarches administra li ves pour obtonir l'introduction
imm édiate des o..cUons à la Bourse de P o.. ris.
Simplo form alilé.
- Alors, vous pensez qu 'à la fin de la se ma.ine .. .
- 'l'out sera r6g16, afIlrma. Mardrec.
- J 'en serai bien heureuso.
- Moi aussi.
Toul en po.rlant, l'agent d'alTairos touchailles divers obj et:>
pl aCés sur le comptoir, geste machinnl Ha ns o.ucun doute,
uUljuella jcune fll1 c ne prêtait pas une pa. rticuliôre attention.
�FLEUR DES CllAMPS
73
Toutefois, très nettement, elle vit que M a rde~
glissait
dans sa manchette, une manchette raide et luisante en
celluloïd, un rond de serviette aux faces nacrées.
La main disparut ensuite dans la poche du veston,
puis en sortit pour se gratter le nez.
La vendeuse oût juré que le rond de ser YÏetle avait
été subtilisé, s'il ne se fût agi de M. Mardrec.
Comment croire à un menu larcin de la part d'un
h omme si posé ? Un ges te inconscient, peut-être, non
pas un vol opéré à la mani ère d'un pickpo cket.
Tout en gardant l'absolue p ei'suf:.s ion du fait lui-même,
Anne-Marie jugea préféro.ble de ne formuler aucnne
r emarque .
D'ailleurs, après un salut a ussi p oli qu'à son t.lrrivée ,
Mtudrec so retira en di ~a nt :
- A bientôtl
Muette de surprise , la joune flll e observa alors f;e ule ment que la ja quette noire do Mardl'ec était bi en éliméo,
qlle la coilTe de son chapeau melon était bi en salo
Un ra pid e coup d'œ il sur la t able lui permit do
décompter les ronc13 de Eo rvi ette : oll e on conf\aissait
f'xac Lement le nombre. Or, l'un manqlla it, c'ét ai t
indubitable.
Cette cOIl~:\ta
tion
eut pOUl' oITet d'J.pporter un so urd
m alaise dan!! l'esprit de la vendeuse .
« Non, ce n'ost pas possible, songea -t -elle, un article
do 8,75 ... M. Mnl'drec n'eùt pai> ri squé cela 1 »
Et pourtant, t oile ét:üt la vérité.
Mardrec s'éta it l a i ~s6
:1llor à comme ttre co petit la rcin,
C'Ldant à la hantise d'une né::o.3i)i té qu'im pirait une
conscience fort élast ique ; c6dant surtout à la certitude
intime qu'il ne ~ora
it
ni vu, ni :,oupçonné par la naïve
Anne-Marie LOg,1!.
Car Mardrec o.vait beso in d'un rond de serviotte pOUl'
npaise r la remo.rque d ésobligeanle do la p l ll'onne de Sol
pension,
�,Ir
FLEUR DES CHAMPS
Au déjeuner de ce midi, sur la toile cirée qui remplaçait la nappe devant la place où Mal'dree prenait sel!
médio: res repas, cette femme s'ôtait permis de jeter les
deux morceaux du rond, qui, jusqu'alors, retenait enroulée
la serviette tlu pensionnaire; nne serviette servant une
se maine, que Mardrec lui-mêmo devait placer dans une
case ad hoc.
- Si vous voulez avoir une serviette, monsieur Mardrec ,
vous rappo rterez un autre rond ce soir. Le vôtre est
cassé.
La grosse da rne prononça ces mots d'une voix aussi
ruùe que son geste s'affirmait discourtois. Mais Mardrec
ne songeait guère à protes ter contre ce tte brusquerie,
d'autant moins qu'il deva it régler plusieurs mois ue
pension dem euré:.; en arrière ct que son porto-monnaie
contena it se ulem ent 2 fI'. 35.
- Je rapporterai un l'on <.1 , prononça-toit avec humiliL 6.
J ~ t, scIon sa prom
~so
, 10 soir on so mettant :1 table, il
étala triomphaloment 10 rond de sel'viette plaqu6 do
nacro imitation, d6rob6 à l'évonta ire ùos Grands Magasins.
é à la nUe
Que n'eût-il plutôt conservé l'tu'gent o~c roql\
du formicr Legall
Avec cotte somme , il eû t pu étouffer les doLtes c ri a rd e~,
commo pal' exe mple l'arri6rô de sa nourriture. Mais, s'il
manquait totalomont de fc rupllles, pal' contre, Mardrec
~e
trou va it dom~né
pal' COl't3 ins vir'e.). Bn particulier
le jeu.
J ou ue petite onvil rgure, cur, avoc une somme rolativemont modesto , 11'5 loui
~ , 1'1IOmme d'a j'fairos no prétendait pas s'asseo ir à la table de bacra ra, où les ponto.;
risquent d'tin coup dix billots do millo fruncs.
Mais la r ossource do la boul e lui éta it ouverte. Or, la
, ~ casinos . •\insi,
boule ost praLiqure il Ilina rd ùun'l trl)i
MardrCG trouv ait l'a vanL.lgo u'ütre muin.; connu : hl
�FLEtTrt DES etaMPS
.,5
boule est accessible à un public pour ainsi dire anonyme.
Et 3700 francs ne constituent pas une promière mise t elle
qu'elle ne puisse être rapidement absorbée.
Aussi bien, le jeu eomporte sa morale, si extraordinaire que cela puisse paraltre : car le joueur est, par
avance, condamné à perdre son capital initial, comme
ses gains : question de temps et de chance ; tout renlre ù
la cagnote, en dépit des plus savantes martingales el des
mises les mieux calculées.
C'est pourquoi Mardl'ec sa trouva -.ite décavé, sam;
m ême avoir su tirer un bénéfice do sa mauvaise
acLion.
C'esL pourquoi il en était réduil à l'expédient d'un vol
tros minime, susceptible quand même de lui fairo mettre
la main au collet.
Pour un rond de serviett e de 8,75 il avait risqué ln
priHon.
8,75, c'était le chifIl'e que le survailant des rayons du
rez -do-chaussée venait de relever, en prennnt note de
1'6Liqu etLo colléo sur un rond semblable à colui qu e Mardroc venait de souslraire.
Car le survoillant, lui aussi, avuiL surpris Jo gosLo ind 6licat, sans jugor utile de soulever Ull scandalo à propos
du singuli ol' client.
Lo lendomnin de la visiLo do Mardroc, vors dix heures
du mutin, AnnG-Mario fut mandéo à la dirodion.
Quo pou vait-on lui vouloir?
La rliroc tour lui-môme, un gros hommo vellu do Pari:,
allaiL lui faire connaltre 10 motif do cc tlo ca mpal'ution.
_ Madomoisollo Legal. lui dil -il, hi er soir notre con·
se il d'udministration a statué sur cor Lains faits qui vous
~ , ont
rep!'ocltés dopuis votre entréo danf! la maison.
« 1 0 On nO\!5 Il signalé la visile trop fréquento que \"OU$
rondait un jouno homme: or, nos magasins ne sauraient
Gtro lIrt li ou do r endoz - vous pour los amoureux.
�76
FLEUR DES CIIAMl'S
a 20 Hier, l'on peut vous reprocher un mar.que de
surveillance : sous votre nez, un client de passage a pu
dérober dans votre rayon un objet d'une valeUi' de 8,75.
Vous auriez pu le signaler, le faire passer à la caisse. 11
parait probable que vous ne vous êtes mêmo pa s aperçue
du larcin.
a 30 EnOn, l'autro jour, vous avez manqué d'esprit
commercial en éconduisant trois marins de la floUe, qui
risquaient des plaisanteries inoliensives.
M Sachez donc, ma demoiselle, que les marins débarquôs
doivent être accueillis avoc grâce ot pa tienco , parce qu'ils
procôdent souvent à des achats, peut-ùtro saugrenus ,
mais fort intéressants pour 10 magasin.
a Avez·vous quelque chose à dire?
- Non, monsieur, répondit la vendeuso posément.
Ello com prenait bien qu'on fa isa it allusion aux fré qu entes v.isiLes do Gaston J érôme.
Était-co sa faute si co garçon s'a ttard llÏt aux Articles
do Paris? Mais ello jugea inutile do démentir un fait
exa t, comme de se disculper.
Au contraire, au fond de son être, elle éprouvait une
Oerté, une joie, d'apprendro, par 10 ra pport de cet
hommo vulgaire, que l'insistance pourta nt si innoconte de
Gaslon Jérôme constituait un griof à l'égard de la potito
vendeuse.
Collo rema rque, qui tenùait à être désobligeante, IR
fla ttait inOniment : elle éta it houreuso de consentir c
sarriOco encore qu'injuste, à son visiteur, cnr Gasto1l
l'ignorera it toujours.
Do m ôme l'acto do Mardroc éta it pa tent: 011 0 l'avait
vu. D'autros :Jussi sans doute. :EnOn, ollo so so uvena it
parfaitement de l'autre scèno à laquello 10 direc teur faisai t allu sion : lI'ois perm issionnaires du croisour Washington, plus ou moi ns en goguette, qui !!'éta i(lnt a rrèté;
dovant son comptoir, louchant la marchandise, tOilant
des propos déplacés ; on matière do plaisantorio. un dos
�Ft.Eun DES CHAMPS
77
mari ns s'amusa à passe r au lour de :,)(111 COU qu elques -uns
ties colliers exposés . Aline-Marie n'avai t pas paru goûter
lorl les réflexions d e ~ malelots.
Et ceux-ci s'écarlèrent en la traitant de pimbêche, de
« morl e salée» et d'autres épithètes originales.
Puis le trio était parti en · grommelant.
Les spectateurs d e la scène avaient ri. Pas la jeune
flll e.
Donc, les r eproche.; formulés se tl'ouva ienl exacte; : la
vendeuse ne pouvait a ller conlre.
- Dane; "es conditions, reprit le directeur, vous ne sauriez demeurer à nolre service. Votre mois se termine le
10 septembre, samedi. A ce tte dale, notre caisse vous
l' é~]er.l
; le f.o ir même, vous reprendrez volre liberté.
C'élaitle renvoi.
lI;aÎ; la puuvratle ne se doulait guère que cette éviction éL~il
décidée d'avance: simploment, elle correspondail ù une diminuti on du p e r ~o n e l au début de
seplembre. Dans chaque rayon, les vendeuses en pi ed
pouvaient sulnre : les auxiliaires, indispensables dur:, nl
Je fort de la saison, étaienl trop el devaient s'en aller.
Lorsqu'ell e pouva it invoqu er quelques prétexle;
comme pour Anne-Marie, 1 direction s'empressait de
les laire valoir, une façon de se défai re d'une employée
superflue sans dédommagem nt.
Mais beaucoup d'autres sc voyaient exclues brutalement avec une indemnit é d éri soire. Exigence commerciale, et loi du plu s fort.
�78
FLEun D ES CTTAMPS
CHAPITRE XII
LA CAMPAGNE ET LA VILLU
Comme la nuit tombait, Anne-Marie franchit le se,lii
de la ferme.
- C'est gentil do venir ce soir samedi... Même quo
t'arrives à bonne heure.
Heureux, Legal accueilla it sa fille aveQ un bon sourire.
- On m'a lâchée à cinq heures at demie, expliqua la
jeune fllle très vite ... Et, demain dim anche, les Grands
Magasins sont fermés touto la journée.
- En septembre, je compronJs, assura le fermier. Le!';
acheteurs se montrerrt plus rares. Mai'!, tout de même ,
tes directeurs des Grands Magasins sont do bons pa trons,
qui no retiennent pas inutilement leur personnel... Et
encoro , ils vous ont llbérés tôt, bien que samedi soir jusqu'à sept heures ce soit un moment da Lonne veute .. .
Après tout, tant mieux ... 're voilà r endue au cr épuscul e ;
tandis que, lorsquo tu venais cha que soir, tu n'arriva is
guère avant nouf heures, avec le couvre-feu.
~ pas trop fatiguée a\l
« Mais, t'es pâlotte, ma fille. 'l"o
moins ?
- Nor., papa , je t'assuro.
- Enfln, dema in ma tin, lu feras la gr asse ma tinée. Ta
chambro ost fin prêto... Tu sais, quand tu voudras
l'ovenir ...
- Bientôt; un peu plus tard. Je ne puis quitter mon
omploi au cours de la sa ison.
- Bi en Sûr. F aut être conve nable. Quand on a entrepris un tra va il, on doit 10 conduire jusqu'au bout.
l 'ru vas souper d'abord. Tu sais, le samedi soir, c'est
toujours le pol -av-fou , bi tm mij oté, avec de b o n ~ légum es
t:!t un br in lIo céleri.
�l'LEUR DES CHAMPS
19
« Une tasse de bouillon, du pain trempé dedans, ça te
réchauffera. Ensuito, à la place du bœuf, la ménagère
te fera des œufs à la coque, ils sont tout frais
pondus.
" Va 1 cheux nous, tu mangeras aussi bien qu'a Saint·
Malo.
in ~,
murmura Anne-Marie. Mais je
- J'en suis certa
n'ai pas tl'ÔS faim .
- Dame, l'appétit vient cn mangeant, comme on dit.
Fout manger pour te faire revenir des couleurs et quit·
t er ton air trisle ... En attendant, assieds-toi, repose- tOi
un peu, ma petiote.
Anno-Marie était tris Le en eITet, songeant à Gette mauvaise journée.
D'abord, il midi, ello avait enfin pu rencontrer Mardrec,
qu'elle s'était eITol'cée vaine nt de joindre à son bureau
les jOlll'" pr6cé dents.
CUI' la jeune fille sen tait la nécessit6 d'.~voir
son argent,
pui squ'ell e ne pouvait plus compter sur son omploi aux
Grands Mngo.sins.
Mllrdrec s'attenda it à cotta visite; car la veille t
l'avant-veillo, terré dans son bureau, il avait donn6 un
tom de clef et s'était abstenu do répondre lorsqu'on
frappait ù la porte.
Mai s, ('e samedi, il lui fallut recollduire jusqu'au trottoir
l'agent d'assurances attardé par l'examon de quelques
arrail'es en cours.
Mnrdroc ne rut pas 6\'itor Anno-Marie, arrivant jlls le
;1 cct instant.
- Jo me disposais justement à aller vous voir lundi,
ma chore enrant, pour vous ûxpliCJuer la situation.
- LeI! actions sont lanc6es ?
Murùroc prit un air contrit:
- Pas encoro, mon amie, le fondaLour des Pêche s'est
hourt6 à ùos obstacles sur losquols il no compt.1it pas. 11
ùut distrilJueI' des pots-de-vin, 11 est à la foi s habile et
�80
l'L EU R D ES ClI ,H I P S
généreux. Ah! les pots-de-vin, c'es t bj en la plaie dA notre
époque 1
• Brel, le capital réservé pour le lancemen t fut employé
en grande partie à ces gratifications.
- :ilIais si seul ement je pouvais retrouv er les 3 700 francs
de mon livret 1 Je ne revendi que aucun bénéfice.
Mardrec se fit prolixe davantage encore.'
- Non pas l il serait absurde de renoncer; il convi ent
de savoir attendre. Croyoz bien que je s ui ~ le premier
ennuyé dans ce tte affaire ; personnellement, j'ai engagé '
uno grosso somm e sans parl er de cli onts, qui, comme vous,
ne seront pas satisraits ... J o n'y puis rien.
« L'aITaire est bonne ; mais co qui 50 passe prouve
<lu 'ell e a besoin d'être mûrie.
- A votro estime, oombien de temps faudra -t-il pour
la réalisa tion?
Mardrec étendit ses br& • n signe d'ignoranco.
- Puis- je indiquor une dato exacte? Peut -être six
mois, p eu t- ~t r e un an, peut -être plus.
Par ces ré ti ce n ~es , comme par l'aspect mi nabl e do
l'homm e, Anne- Marie 50 jugea fixée: elle n'ava it m'me
plus besoin de se rappeler le ges te il tout le moin:; étrange
de Ma rdrec dérobant un obj et sur son comptoi r, par
mégarde ou autrement.
Sa candeur s'efTaçait devan t l'évidence: cli c avait été
bernée par cc t aigrefin. Ell e jugea m ~ m e inutile do lui
expliquer pourqu oi 10 besoin de !ion argent se fa isait plus
immédiatement sentir.
Sans ajouter un mol, ell o flui lla 10 burea u de Mllrdroc
et regagll1 les O r ~ n ds Magasins.
11:lJ e "onnaissuil les h a bi t u de~
do la m«ison cn co qui
cOllt' erna itlos r \glemcnts de co mptcs.
11:110 6uvn it qu e ln CllÎSSO ôtai t ouvorto do 2 heure5
à', ho uros. D'aill eu rs, elle n'M.lit pas la seul e: en nombre ,
cl:a~ l
re.-;
mp loy('s, hommes ct fe mme!!, deva ien t rendre
s (~ ccn tr.llo.
vIsite ce jour- là à la lai.'
�3t
La v(,ndellse gravit les quatre étages de l'a dministration, r oçut lm numéro, qui indiquait son tour.
Après une assez longuo atlenLe, elle fut appelé au
guichet grillagé.
- Mademoiselle Anne-Marie Legal, vend ouse auxiliaire
aux Articles de Paris.
u Un mois échéant le 10 septembre, 300 moins un obj &t
manquant au rayon : S, /5; prime d'enLrée pour la
caisse des socours mutuels, 25 fra ncs; versement aux
l1 ~s uran
cos
sociales, premièr e prim e : 32 fr. 23 cen ·
times. TaLaI des r eLenuos : 65 fI'. 98. Rosta à payo l':
235 fr. 2 centimes.
C'est bi en votre compte?
- Oui, monsieur, puisque vous l'avoz établi.
- Alorl!, voici vos 235 fr dncs. Vouillez siguor.
Le cnissier allongea les billets el. tendit sa feuill e
d'émarge ment, avec une plume tromp 6e dans l' encre.
Anno-Mario apposlJ. ~a signlturo sur l'état.
- Tout est en règle. Ah 1 v os fichos d'assu rances
socialos ... Ellos sont à vous, failes-en ce que vous vou ·
drez.
Ma intenant, vous êt cs libre. Vous pouvoz quiLter l'éta blissemenL.
Le ca issier passa au suivant.
Anne -Marie empocha le coupons d'assura nce ~ûcia
l p:;
ISans trop savoir ce que signin ait ces tÏo' kels de c<'U'ton
couvorts ue prescriptions imprimées .
Ell e regngna ]e rez-de -chausséo , dit au revoi r à Lucienno
el s'en fut, ]0 cœur un pou gr os .
Tous cos événomonts, qui dataient do quelquos h e ur o~ ,
reviva iont dans sa tôle comme los lableu ux d'un Hlm
sonor e. Jo' 'rm ant les oux pOUl' mieux 50 recuoillir, olle
allondil l'annonce du souper dans 10 fauteuil do bois où,
sur l'invita ti on do son père, elle s'éla itlaiss61.l choir.
La pénombre favo risait sa rôver io .
Ma is do r etrouvor sa cha mbre, 0110 éprouva UllO do u(C
o
�82
fLEUR DES CHAMPS
ceur et une quiétude. Mue par l'amour-propre et par
une certaine dose d'entêtement, elle avait décidé de taire
aux siens , et la carence de Mardl'ec, et le renvoi quelque
peu brutal dont elle avait été l'objet.
Mais, mue par un sentiment dont elle n'épl'ouvait pas
encore les causes profondes, ello avait voulu fuir ce soir
bfl. mansarde solitaire du Placitro et Saint-Molo.
- A tuble 1 crin la fermière.
Anne-Marie retrouva sa pluce habituelle entre ses deux
plus jellIîCs 'frores.
La mamàn ôtait aux: petits soins pour son alnéo.
Lo !Jùro nc cachait pas sa joie do rovoir sa p'tlote sous
la grosso lampe familiale, accroch6e dans unê suspension
à dôme vert.
Et d'une voix qui démon lait sa critique:
_ Regarde voir tes frères, Anne-Mario, Us ont encoro
le beo bar!)Quillé de noir. C'ost l'époque de la pique aux
ma.rcs.
Au rotour do l'école, chaque jour, ils s'altardent au
long des buissons, il. cueillir ot à goher les poLitOG baies
noires.
IJa mIe de la maison sourit, car celle piqua aux ma.re~
lui rappelait un temps d61icieux de son enfance: olle
aussi. au retour de 1'6cole, se plai sait à r6colter les mf.lres
tf\lÏ sentaient un peu la fourmi, qui teignaient los doigls en
noir. mais qui avaient un si bon gof.lt sucré.
Rassér6néo p ar l'ambiance . 0110 luissa tromper son pain
dans un grand bol de bouillon, désirn manger unO tranche
de bœuf entrelardée, uvec des cnrottes, des 1lA vols ct des
pOireaux, trouva exquise uno omelotte au rhum confoctionnée par la formièro à son inteution.
- Alors, c'est entendu, potito, fit Legal en anosanl
avec uno loueho l'omeloLLe grésillanto sous la Hamme
lJ!euc du l!quide, domain matin, tu dors toul son saoul.
La mùrc t e porLera au !il Lon petil déJoune!': du chocoJat, hain?
�tlT.llun D ES CHAMPS
83
« Nous irons à. la messe de 10 heures . Et, si cela ne
t'ennuie pas, après le dIner de midi, nous pousserons
jusqu'à la laiterie du gars Jérôme. Il m'a invité à. venir,
ct c'est à une sabotée.
-~
Mais cela ne m'ennuie pas, père, affirma 'Anne-Mal',ic.
Demain, je t'appartiens; Je t 'accompagnerai où lu voudras.
- A la bonne heure, ma fllle; j'eusse été en peine do
manquer à. la promesse faite .
Le lendemain mutin, Anne-Mar.!e s'éveilla après une
bonne nuit de repos nou troublé par les Gris d'ivrogne,;,
ce lIui advenait souvent au Placitro, jusqu'aux premières
lueurs do J'aube .
Le chaut dos ois caux éclatait : un clair rayon de soleil
filtrait ~ travers les contre venls.
El surtout uno bonne odeur émanait du dehors: l'odeur
de la campagne, do la terre !l'aiche.
Une senteur agréablo, qu'Anne-Marie retrouvait parce
qu'elle l'avait oubliée, méconnue peut-être. Maintenant
il lui ôtait permis d'ôtablir le contraste avec los relenls
fétides d'épluchures, de débris de poissons, d'eau pourrie
qui s'élevaient do la gouLtière placée sous l'imposle do sa
chambre à Saint-Malo.
Elle s'étaiL d6jà levée lorsque sa mèro ontra pour
s'on quérir ùe ses nouvùJlos et lui o.ppOl·ter uno tusse de
chocolat fumant.
EUe se plul à retrouver SOR affairos, dont elle n'uvcil
emporté à la ville qu'une l aible partie.
Elle ouvrit l'urmoire à glace blanche, dans laquolle la
jeune fille prenait plaisir à se miror toute, landis que,
dans sa chambre malouine, elle devait se contenter du
débris triangulaire d/un miroir co sSé, retenu pal' trois
pointes.
En d6pit de cos diIT6rences, malgré sail senli ment
inlimo, elle s'acharnait à ne paJ convenir encore qu'à dll
nombreux points de vue la. campagne l'omporte sur la
ville.
�J'LEt' R DES C'l'IA!YP!I
Un plantur eux repa; le ~ attenda ient après t'office.
Selon le mot du Iermier , le dimanche , on • mettait les
petits plats dans les grands , .
Des homard s apporté s par les pêcheur s de la Rance, un
dinde prélevé sur la basse-c our, farci par la mère avec de
l'oignon, de la mie de pain, des grains de raisin, des baies
odorifér antes.
Comme entreme ts, des œuls à la neige .
Pour être davanta ge à son aise, Legal s'était mis en
manche de chemise, et aussi pour débouc her avec plus de
commodité les bouteilles de vin fin qu'il avait SOI Lies
de la cave.
Après le dîner, la famille entière se mit en marche vers
la laiterie de J érôme.
CHAPI 'l'RE XIII
LE TERTIIE
Le grand garçon s'avr.nça sur le seu il do sa demeur e
p OU l' accueill ir les visiteur s.
- Ah 1 mademoisello Anne-Marie, c'est aimable d'être
venue aussi. Quelle bonne surprise J Je puis bien vous Je
dire, 10 temps me durait de vous. Mais les allaires m'ont
lellemen t pris tous ces jours.
La 11l1e des fel'mi ers de III BulLlis ne put se dérendr e
de rougi r en attenda nt ces paroles de bon accueil.
, - Mais, enlrez donc tous, conlinuu J él'ôme ... Madam e
],rgaJ, je vous en prie J
II gu idu ses hôtes 0 travers un bureau, jusqu'à une
salle à manier .
. - Vous m'excuserez , fil Gaston, J e suis célibata ire, tll
~ ~U b)j o sans doute bien des cho ~, e3 ... Ici, le coup d'œil
une femme tn;lnque ; maii le cœur y o·:t.
�PtEU 1\
n rs
C)TAMPIl
8~
« Asseyez-vous. On peu t bi en YOUS offrir une tasse de
café et une tranche de gâtea u?
Sur une tabl e munie de rallonges , une napp e lustrée
avai t été étendue.
Tout autour, des chaises de noyer ciré, au:::: dossiers et
aux sièges de cuir. Des assiettes à dessert; des tasses à
café en porcela ine de Limoges, rehaussées do dorure . Une
variété de grands gâteaux quo Jérôme ava it ta it venir de
ch ez 10 bon faiseur do Sa int- Sorvan l savarin, moka
saint-h onoré, assiettes do petits- fours.
J érôme fit asseoir la formi èro à sa droite, Anne- Marie
à sa gauche.
La jeuno fille dég usta los bonnos chose:> , dont oll e ava it
oubli é le gol1t .
Entre deux bouchées, ello jeta it un regard sur le
mobili er.
modo rnes , du
C'éta it un méla nge de meubles t rè~
• meuble » richo aux cuivre" m assifs et ciselés , alternant
avec d'auth entiques antiquités: bahuts R ena it:;sa nco , vaisseliers garnis de CaIe nce do prix, huches il. pain.
- Le • yi oux dépa re po ut -ôtro? fit r emarquer J ér ôme
inquiot do ce tto inspoction.
- Pas du tout , a ffirma Anno-Mario 1 Vous avez ici dOl!
ChOfOS adm irables, auta nt que jo puisso m'y COllnaître.
- Et vous vous y conna issez sl1romeut, ma demoiselle,
par ce que los conna isseurs disent commo vous. A la sa ison, il ya dos gons do Pa ris, dos antiqua ires, des artistos ,
qui viennont voir. Ça, je voux bion. Il olYrent des prix , et
quels prix 1 Tonez, cinquante billot,:> , r ien quo pour 10
bahut du coin 1
ct Ça , je ne veux pas. Ici, r ien n'est à vendre. Tous les
meubles anciens sont dos souvenirs qui v iennent d 'h6r iLages : c'est. sacré. Jo basarderais plutôt la salle à mangar
modorne a chet6e sur cat alogue chez un t ap issier de
P uris, si des fois j'ava is b eso in d'a rgent. Ou oncore
l)
�l'LllVU Des efIAMl'S
d'autres bricoles anciennes qui proviennent de ventes,
et que je vous montrerai tout à l'heure dans le cagibi à
côté,
D'un geste, il indiqua une porte dans U1l angle de la
salle à manger.
Quand ils eurent achevé la collation, Jérômo se leva,
entraînant Anne-Marie vers la porte d'eaooignure,
- Puisque cela para l\. vous intéresser, je vais vous
j'aire voir.
11 découvrit une pièce longue ct étroite, écl airée par
lIne lucarne. Pièce? C'était bien pr6tentieux, plus exact elTlent un capharnaum.
Dans co d6barras, il y a vait un peu de tout : un sa Ion
Empiro en acajou massif a vec les têtes de cygnes sculptéos et dorées qui terminaient les bras du canap6, des
fautouils eL des chaises. Un admirable service de table
vieux Sèvres, empilé à môme sur le carreau; des vases
do Chine eL du Japon do toute beaut6; des bronzos
divers provenant de pays exotiqu~,
et uussi d'Espagne;
ùes t ableaux dos XVIO et XVIIe siècles appuyés contro 10"
murs salp êtrés? Et surtout, un paravent chinois en boi ~
sculp tu et fouillé, dll bois pl'éeio 11x, qui se développ ai t
MIl' trois fou illes r6unies pur des ferrures d'<l'gent
niell6.
Anno-Marie no pu!. sc retenir d'exprimer:
- C'ost ua v6riLable musée! VOU!; avez là do" mct'veilles.
- Tl l'lara n, c0nsentit ing(jnnmell l 10 laitier. Jo no m'y
connais peut- être pas trep bion, mais j'ai le got1t de '
hnJleR choses.
" 'J'ouL celu, je l'ai ael elû aU prilltemps, d:ms une vente.
(.'é~a1l
aprè
~ Je décès d'une vioillo demoisello, <lU i
h" biLalt uno de.; maisoru! bâties }Jur lOH armat eurs dl'
~'ai nt·Màlo
au xvm O aiôele , le long des remparts.
'c La vieille demoise lle était Jo. derniôre descendnnlc
'Pline grn6rf\tion de riches négocianls, de cos négociants
�,utrft DU CnAMPI!
'qui gllgnaient des fortunes avec la course ot accumulaient dans leur demeure des trésors d'art venus de tous
les coins àu globe.
« Ces objets ne m'ont pas coût6 chC:)r. Au dire du commissaire priseur, j'ai fait uJle affaire. A lui seul, le para·
vent chinois vaut cent fois la somme quo j'ai payée pour
le tout,
- VOu.s 1). vez tort bien choisI, assura la jeune fllie avec
un accent d'Indéniable sinoérité.
- Damel je n'ai pas un goût alllné comma le vôtre, car
vous avez lu et étudié beaucoup ...
- Vous avez le nair, monsieur Jérôme,
- Admettons que vous et moi sachions nous rocon·
mîLro dans ce bric-ft-brac.
Au fond, J6rôme 6tait heureux do voir Anne-Marie
apprécier ces objets disparates.
- Maintenant, après l'ancien, jo vais vous montra l'
l'ul!;t'n-moderne : mon installation mécani(~uo
.
Il fit visiter la lnilerio dans tous FOS d6tails, expliqua
l'usago dos divers appareilg 11 confoctionnor le beurre, ù
mouler los fromages.
La propret6 la plus m6liculouse régnait dans tous loI':
locaux.
- Jo fabriquo do bons produits, affirma J6rômo, parce
que partout je fais la chasse aux poussiôres et aux d~tri
Lus, surtout dans los étables où l'on trait los vaGnas.,.
Dire qu'il so ll'ouvo dos cultivateurs du voisinagl) qui ma
jugent un pou dingo parco quo j'oxigo qu'on lavo le pis
ùes vaches avec do l'oau st6rilis60 ...
[~n
se dirigoant vers cos 6lablos modOles, J ôrômo et
ses vi1lilenrs longèrent un hangal' sous lequel s'ilbrituiollL
doux autos.
- La camionnotto quo vous eonnuissez, oxpliqua- t- il,
et mu voiture personnelle,
Anne-Mario admira 10 faux cabl'iolot de bOlU10 mo.rquf,l,
loua fort la C'arrosserie 11 la peinlure hH(uée vert-olive, les
�88
FL E UR D ES CH A MPS
nickels brillants des pare- chocs, des phares et des divors
accessoires métalliques.
Il r épon dit modestement:
- Un seul dé faut, il n'y a que deux places olIrables.
- Cela ne vous suffit pas ? fit Anne -Ma rie.
- P our le moment si.
J ér ôm e exhala un soupir.
- 8 'ille faut, ajouta- t -il, je prendrai une voiture plus
grande : une berline, une Ië.milia le.
- Une familia le, cela implique une famille, fit L egal.
La jeune fill e se forç à rire.
J érôme ne r épondit pas.
POUl' t erminer, si je n'abuse pas, je va is vou s mont rer le Tortre et v ous dema nder un avis.
Le Tertre est le nom qu o l'on t end à donner dans le
p ays à l'insta llJ tion t out enti ère .
E t p ourtant le 'r Ol't r ù n'ost pour le moment qU' un'
simplo p ré a vec un fouillis d'arbre du côté de Dol.
- J'or ici , ma da me Legal. ..
1l entl'a:na ses hô tes vers un monticul e herb oux , facile mont ;Ic cessible grâce à la p ente douce d'un chemin déjà
(rayé.
Parvenu a u somm et, le joune h omme vanta le site :
- Grâce à l'élévation, on jouit d'uno jolio vue. J e ne
VOllS parle pas rlu côt é de la R ance: ù la B utta is, vous
avez aussi bien, sinon mieux .
« Ma is, voyez; par -dessus 10 Loi t des ma isons de Saint Sp!'vun, on découvre Sa inl -Malo, ses remparts, les B6s ,
ct plus loin, l'ile do Cézembre.
« Sur la gauche, l'embou ch ure de la Rance e t Dinard.
" Vers l'est , un p elil b ois masque ln plnine qui n'a ri on
ùe beau ... Mon a rchilecte m 'engage il. fu ire construire une
mfl ison là où nous sommos. U lle rn a ison sans élage , avee
tInO t errasse ; un bungalow, co mm o disent log 1\ ngla i;;.
Au t.o ur , .on pou1'ruit 6lnblir un joli ja l'Jin, et, duns le
IJ~lt
IJ Ols, t l'UI er It·s allée.; d'un purc .
�FLEUR DES CHAMPS
Je suis tout prêt d'écouter l'architecte. Car la saison a
été bonne, et je me trouve trop à l'étroit dans la vieille
ferme .
On ne serait pas mal, sur le Tertre, pas vrai, made moiselle Anne-Marie. C'est la campagne, mais on a devant
soi les trois villes, à toucher du doigt. Je dis cela parce
que je sais que vous aimez les maisons.
- Los maisons aérées, spécilla la jeune fille .
POUl' de l'ait' ici on n'en manquerait point ... Une
seule ehose m'embarrasse: le nombre de pièces à prévoir
dans la maison future.
- Eh bien 1pense que tu ne resteras pas toujours garçon,
mon fleu, f1t le fermier. Décide comme si tu devais t'ins·
taller avec une femme et avoir des enfants ...
Anne-Marie s'était esquiv6e. Sur les pentes, elle s'empressait de cueillir les fleurettes qui émaillaient la prairie,
des crocus mauves, des boutons d'or, de grandes margueriles.
-- Voyez la, ma Fleur des Champs, s'écria le père à la
rantonad!l ... Elle :üme mieux la campagne qu'elle n'ose
l'avouer, bien sûr.
1
Jérôme admira la sveltesse de la jeune fille, sans plus
rien dire.
Bientôt, Anne-Marie revinl , serrant contre elle une
brassée de fleurs cueillies.
- 'ru es jolie, comme cela, ma Fleur des Champs,
opina Legal avec un sourire d'orgueil.
- Oh 1 oui, approuva Jérôme.
Le grand garçon rougit de SOIl audace. Elt rencontrant
les yeux dG la jeune fllle, il eut la sensation que celle·ci
rougissai t aussi.
Une seconde, une gône régna .
Pour s'y souslra ire, Gaston Jérôme p.nluma un discours
vorbeux;
- Le 'rerlre, c'es l un beau nom pour un domaine, pas
, vrai 1 Et que jo vous fasse rire. Beo.\,J.coup de mea corres-
�90
nJlVl\ J>JUI CHA.MPS
pondants m'écrivent : ~M.
Jér~me
du Tertre.» Et les leLLI'es
m'arrivent comme si Jérôme était mon prénom, et du
T(jrtre mon nom patronymique.
" Et, ça c'est plus farce: la semaine dernière, le ser,rétaire de la Mairie de Saint·Jouan est venu me trouver: il
voudrait ajouter du Tertre à mon nom, sur mon état
civile, pour éviter la confusion Çlvec d'autres Jérôme qui
habitenL le pays. Comme je lui disais que ce n'était vraiment pas la peine, il m'a expliqué l
• _ Beaucoup de nobles, qui aujourrl'hui s'intitulent
comtes et marquis, ont simplement pris, dans le temps,
le nom do leur propriété. L'usage s'est établi de les
appeler de père en ms du Bocage, des Taillis, ote ...
« Alors, pourquoi pas dQ 'rortro, pour vous? Si vous
n'en tirez pas b6nôllce, vos enfants et pelits-enfants SUlIl'ont en pronter. »
Jérôme éclata de rire l
_ Non, me voyez-vous Gaston Jérôme du rrertre? 0\1
dit quo los Français ont aboli le privlè~e
de la noble
,~; o
aprQs uno cortalno nuit du 10 aoM •
• Faut croire qu'ils n'onl pu trouver nno autro nuit pour
abolir le pri vil~go
de la bûtiso.
Son hilarit6 redoubla, et Legal nt chorus avec 10 laitier.
La fermière, los onfants rirent aussi, par politesse, san ..
trop comprendre,
Seulo, Anne-Mario ne riait pas, Elle ôtait sen6e il la
gorge par Ulla idée assez baroque. lrès lancinante. pour
une raison qu'elle no compronait pas,
CeHo id()e, qui l'avait traversée brusquement, colle-ci l
« Mme .}61'ôrne du 'l'erlro ... Sur uno carLo do vi ~ ite .•
cola ferait très bien. »
Elle exhala Uo1 profoml soupir : ' Qar cetto idée. 0110
l'avait retenue au bord d'uno fut il 0 ullPtlrexv·o. ~ans
o~cr
on regarder le rond.
1
�PLEUR DES CHA.MPS
91
CHAPItRE XIV
LB DANSEUR INCONNU
Anne-Marie descendit de l'autobus sur l'esplanade de
Saint- Vincent.
Le conducteur avait tiré sa montre et annoncé l'heure
à haute voix ~ 9 h. 40.
Mais, qu'importait l'heure à la jeune fille 7 Elle était
libre de son temps : elle n'avait pius à se pr és ~ter
a ux Grands Magasins à huit heures moins cinq, sous le
r egard aigu du surveillant qui pointa it l'arrivée du personnel.
Agréable détente de son ind6pendanco reconquise, mais
au prix d'une mortification qu'ell e n'eût pas souhaitée.
Au vrai, son départ de la fermo ne s'éta it pas e1Jectué
l1I\ns hésitations. Elle eüt pu invoquer un prétoxto
p OUl' rester; clle se contenla de raconter à I;on p lllO
(lue la rontrée aux Grands Magasins était r eculée d' uno
heure.
Brave homme 1 Il croyait !:la fillo sur paroJe et n'irait
paH voir. D'autant que, mu e par une fau l;se honte assez
r epréhonsible, Anno-Marie avait prié son père de
H'abslonir à son rayon : les visites de la famille étaient
intordites par 10 r ègloment, la venuo de son pOre de naturo
à lui porlor tort, etc.
Au fond, Anne -Marie eût éprouvé une gône do la pré sonco d'UR campagnard en blouse, son pèrel
SentîmenL ab"urde et mesquin, sur lequel la joune
JlJIo cl'oyaiL étayer co qu.'ollo app ela it " son indopcllùo.nco ».
Pourtant, elle étuiL partie co m a tin do la Buttais 10
cœur un pou gros.
�Une partie de . la nuit, plus qu 'il n'aurait fallu, elle
avait pensé à Gaston Jérôme.
Certes, le lermier Legal faisait volontiers allusion aux
avantages d'un mariage entre s o~
aînée et le gars
Jérôme.
C'était là nn propos en l'air.
Gaston Jérôme demeurait affable en dépit de sa fortune
ascendante . Mais l'avait·il jamais demandée?
Même Legal n'aurait pu le soutenir.
Alors, il paraissait préférable d'ê tre libre cha cun de
son côté, de ne pas laisser dire par les mauvaises langues
que la fille Legal " co~r
a it après » l~ laiti er, et , à son
propre point de vue, éVlter une déceptIOn cruell e, peu têtre.
Plus le temps s'écoulait, plus lo. différence des situati onr;
sépara it une Anne-Marie d'un Gaston J érôme.
« Donc, songeait la jeune fllle, il était plus digne de
s'éloigner. »
A cette raison sentimentale s'en joignait une autre . La
fUie des fermi ers de la Buttais se tt'ouvait désabusée
sans doute à l'égard des plaisirs de la ville, mais non
encore convaincue. Elle voulait poursuivre jusqu'au
bout l'exp érience assez fâcheuse de son séjour à Saint Malo.
n serait toujours temps de rl)veni r chez ses parents.
De par les circonslances, cct inéluctable retour ne
s'imposait.il pas à court t erme?
D'abord la location de la chambre du Placitre finissa it
le 17 septembre; ensuite, ses appointe ments touchés
l'avant-veille lui permettaiont tout juste de vivl'e
jusque-là.
265 francs en tout et pour tout 1 Elle ava it rangé pr6cieusement deux billets de cent francs el un billet de cin quante dans so n saC à main en véritable. 16zard » , un
cadeau de I?on père après une vente fru ctueuse.
Il lui rcstait une vingtaine do francs d'argont de poche,
�FLEUR DBS CnAIlH
91
pIncés à même dans la vareuse de ratine, qu'ello portait
sur sa robe de flanelle blanche.
C'est pourquoi Anne-Maria avait musardé pOUl' mieux
réflé chir en chemin.
Une journée superbe s'annonçait, de la chaleur et (lu
sololl.
Brûlant la tôte de ligne de l'autobus à l'orée du bOlllevard Douville, elle avait descendu à pied la grande rlle
de Saint-Servan et repris la voiture seulemont à l'hôlel
de ville.
En mettant pied à terre devant los remparts de Sa int·
Malo, la jeune fille s'encoura gea du t.omps splondj(le pour
meUre à profit « sa liberté J.
Au lieu de pénétrer dans la ville, elle décida d'aller sur
la plage.
Rien ne la pressait. Elle traversa de biais le terre·
plein Saint· Vincent, qui sert da garage aux autos que
leurs propriétaires préfèrent laisser hors de la cité aux
rues encombrées et étroites.
Contournant le Chfiteau, elle utilisa la calle des anciens
bains chauds pour descendre sur la grève.
La mer venait de se retirer, découvrant la magnifique
plage de sable doré et permettant l'accès du Fort National, cerné par ses rochers noirâtres.
Elle irait s'asseoir là, au pied du rort, face à la ville,
face au sud. Elle connaissait ce bon endroit d'avant
d6jeuner, où l'on peut se chaulIer au soleil, en respirant
la sentElur des goémons.
Parvonue à mi·chemin de la pente daJlée qui conduit à
l'entrée du tort déclassé, elle s'assit sur le méplat d'un
roch er, 10rmanL banc naturel.
Là, il lui serait loisible de poursuivre ses pensées, en
profitant de la solitude, et en m6me temps de voir le
~1o rnptuex
décor du château, de la ville, de la llècbe de
lu ca thédrale, se silhouettant devant elle; d'assister à
l'unimation croissanle, qui allait égayer la bordure de 111.
�FLEUR DE
CnAMP~
grève. Car, déjà, par l'éventail, descendaient les clame<;
vôtues do co leurs vives et les cohortes d'enfa nts.
Déjà des ten tes, des parasolll s'élevaient de Loule part
comme aux meilleurs jours du mois d'août. Plus près, SUl'
lu « Maro 'lUX Cochons ", faile exprès pour le plaisir des
petits, maint capitaine de. naviro en herbe mettaIt. à
s cule~
.
l'eau ses goélettes et ses trois·mflts minu
Anne. Marie songeait, tout en regardant le spectacle .
'fout il. coup, sa méditation fut troubléo par un bruiL
de pas .
Un homme, un promeneur, se glissant entre le!! ro c he r~
voisins, évitant los mares, chorchalt sa route.
L'escarpement des 1'0chers comme le ~ couloirs q\li 10.'
séparaient le conduisirent près du Hou où la joune fillo
avait pris place.
En la découvr.1l\t assiso, il pousRa une oxcl amntion
olouITée.
Do son côté, Anne-Marie a vai t reconnu I;on dernier
cavali er du casino, ce jeuM homme si corroct. qui s'était
éclipsé aprils une d oso.
Le regard du jeune hommo parut in ~ po c tor los alentours.
_ Vous êtes seulo, mademoiselle? dit·il ennn.
_ Mals, vous le voye:z bien. A celUe heure matlnalo, la
foule n'a pas encore envahi les rochers.
_ J'aime mioux cela , mu rmura l'inconnu.
- L'autre soir, au casino, il y avait plu de monde.
Se riez-vou s dovenu misanthrope?
_ Il se peut. J'aimo la solilude. Mais, vous·mGm!:,
mademol so lle ?
_ Je me ~ uj s a s~ i ~o un peu il. l'6carL.
_ Vous avez un bien boau sac, dù, le ma tin, COJl1tal a 11, en portant ses yeux sur le sao on lézard.
BIl riL:
_ J'accorde que 10 cout on nt 03t plus pr';. ieux lU" J ~
conlenu. 2&0 francs, ma b OUfJO de Jouno /lUe.
_ Ahl vous o.ve1. l~ dedans 250 fruncs.
�t'LEUR DES CIIAMPS
- Pas davantage.
Il sembla à Anne-Marie que les yeux du guidam B8
fai saient plus aigus en contemplant le sac.
Mais ses yeux 58 détournèrent pour scruter autour
de lui.
Précisément un trIo venait de s'a sseoir sur une roche à
quelques pas : deux prêtres jeunes et un' soldat de la
garnison.
- On n'est jamais tranquilles f murmura le cavalier du
casino paraissant déçu.
Il effaça une crispation de son visage, puis:
- Feriez-vous une promenade en automobile, mado moiselle?
Tout d'àbord, Anne- Marie laissa la demande sans
l'éponse.
- Il faut quo je quiLLe cette ville, continua l'inconnu.
Accepteriez·vous de venil' d6jeuner avec moi?
- Où?
- Près d'ici, au mont SaInt-Michel par exemple.
J ,a jeune flllo hésita ot réOéc!lit :
" Après tout, songoa -t-Qllo, pourquoi n'accepterais-je
pas ? Une course au dehors me changera les idées. Ce
j" une homme paraît si bien él ev6. Je 8uls libre. et il ne
mo mangera pas. ,
Puis Lout haut:
- Vous me ra mèneriez à Saint -Malo de bonne
houre ?
- Hien entondu , affirma 10 jeune homme.
- Alo!'s, j'accepte.
- Vo tro comp agnie 111e rendra llotVlce. Voulez-voull
m'attendre' à la croix du Sillon? DIx minutes au
plus : 10 temps do prendre mon auto ct jo viens vous
cher ... her.
« Je pars devant..
Lo jouno homme redescendit veri; 10 sabl e.
Anne-Marie remarqua qu'il op6ra un détour pour
�96
rLEiUII. 7lll!! CnA Ml'!l
éviter de passser près du groupe des deux curés et de
leur compagnon.
c Décidément, c'est un sauvage, se dit-elle. Mais d'unt'!
discrétion._ Il me semble que je puis me fler à lui .•
A son tour. elle se leva et lentement s'achemina vers
le Sillon.
A grandes enjambées, l';:;.imable jeune homme la précé dait sur le même itinéraire. celui de la ville.
c Peul-être est-il à l'hôtel Franklin, supp05a AnneMarie. Un ms de famille 1 •
Un peu émue, elle se rendit au rendez- vous flxé, en longeant le Sillon. la chaussée dallée qui joint Saint-Malo eL
Paramé.
Elle s'arréta sous la croix de granit, qui 50 dre3se au
tiers du chemin.
Elle n'attendit pas longtemps. Une grande torpéd o
grise se rangea le long des bornes faisant. office de troLtoir.
_ Vite, montez près de moi, mademoiselle.
C'était le timbre de la voix du dansour inconnu: m:l. i'l
elle n'aurait pu distinguer son viIJnge , en partio couv ert.
par des lunettes d'autos, encastréos da ns une sorte do
masque.
- Ma parole, je ne vous aurais pas reconnu, Ill -elle
gaiement.
- Je n'ai pas envie qu'on me r econnaisse, r épliqna- t -il
un peu bourru.
La torpédo démarra, travorsa Parnrné ,
« GaGton J6rômo n'est pas le sou l il avoir une :JuLomobile, » pensa J\nno-Mario .
Cotte constatation ne lui tl6plllisniL pas ot j'encourageait dans son 6quip60.
Lorsqu'ij so trouva on dehors des maisons, le conductour rnlcnLit, m an~
u v ra
les lev iers do viLesse, o s~a ya
les froins a ctionna la p6dale.
- Vous avez là une bello voiLure, prononça Anne-Marie
pour dire quelque chose.
�91
FLEUR DES CHAMPS
- Je le crois, je sais choisir, affirma l'inconnu.
- Surtout n'allez pas trop vito.
- Rassnrez-vou., je n.e tiens nullement à avoir une
panne ou un accident. Vous avez vu, je vérifie to~jurs
les commandes.
La voiture Jlla à une vitesse moyenne.
Lorsqu'il eut dépassé la côte de Cancale, parvenu li.
cette partie de la route plane et déserte qui longe la bale
avant d'arriver au petit bourg du Vivier, le conducteur
stoppa.
- Une seconde, dit·il. Je désire donner un coup d'œil
au moteur. J'en ai pour une minute. Mais vous l'0uvez
descondre, mademoiselle.
- 11 ouvrit le capot, observa les organes majeurs du
mécanisme.
- Bien, dit-il, tout est en ordre.
Et se retournant vers la jeune fille:
- Voyez, mademoiselle, les magnifiques grèves. Allons
jusqu'à la bordure de sable.
Sur une cinquantaine de mètres, le long du rivage.
c'était d'abord une lisière herbeuse, parsemée de roseaux,
un marais desséchô ; puis, au delà, du sable gris mélangé
de vase.
Comme un cicerone, l'inconnu vantait Je site l
- Quel calme 1 et quelle splendeur 1 A notre gauche , les
rochers do Cancale; devallt nous, los voiles blanches des
barques qui tranchent sur la couleur glauque des flots.
Sur la droite, co pain de ~m cro,
le mont Saint-Michel, où
nous allons.
Los youx perdus dan'.! la buée, où se môlaient l'horizon
de la mer et le ciel, Anno-Mario admirait en écoulant
son compagnon aux phrases d'un Iyrismo de poète.
Mais, tout à coup, elle ressontit une brusque SOCousse
au bout du bras qlli tena it son sac à main.
Lo sac n'y étaiL plus.
S'étant retournée , la jeune mIe aperçut l'aimablo dan7
�fleur quJ détalait à toutes jambes, empJrtan: le sac en
lézard et son contenu.
.
Avant qu'elle ai~
pu pousser un cri, esquisser un geste,
"on voleur avaiL bondi au volant.
La torp
é~ lo
fuyait à toute vitesse.
Encoro une fois, Anne-Marie Legal avait été la viotime
de sa r..8ndeur.
Mals, ettlte fots. le désastre s'avérait plus grave.
Pour touie !odune, elle en était réduite à oe qu'elle
n va it da.n.s la poche de sa vareuse, moins de vingt
trancS.
Serait-elle obligée de revenir à la Buttais, de raconter
ses décevantos a ventures, bref, de faire amende honol'able 1
La pauvrette se mit à p19urer bien fort, assise au bord
de la routo.
Uno demi-heure plus tard, deux gendarmes à bicyclette
pnssèrent.
Il!! IlporçUl'ont la jeune nUe en lo.rmes dans ce lieu relativemont Isolé. lb stoppèrent.
_ Faut pas vous chagrinor commo celn, la bell e, fit le
plus vieux. Que faites-yous donc par ici? Pourquoi pIeurez·vous?
Prise de court, impressionnée aussi par l'uniforme de la
ml1r6chau
s~o.
Anne·Marie narra "a fâcheuse aventuro.
_. Vous avez 6t6 refaite, ma pauvro petite. Allons, ne
pleurez pu 1 il Y en Il de plus mulin.~
qui s'y !ont
prendre.
Sur 1" demande du brigadier, Anno -Mario l'op6ta )0
signulement de ion voleur.
_ Atlondez doncl reprit 10 grad6.
Il tira un calepin de 80. tunique et luL ~
_ Victor POilS, né li. Baint-Étionne, 10 6 Juillet i018,
dit comte de Saint·Efiram, dit John Blrd, sujet Britannirluo, ÙU ùon Antonio deI Belal', citoyen argentin. Cam~I'l
,.>J!'
~
Rat d'W,~.
VoloW' d'auto - six fOÏl
�FLEun DES CHAMPS
condamné et relégable. Recherché en vain par la pollcs
• Perros-Guirec, Saint.-Malo et région, pour méfaits
clivers.
~ Son signalement correspond bien à celui que vous nous
donnez. Seriez-vous tombée sur ce bandit?
Anne-Marie sanglota plus fort.
Et le brigadier se retourna vers l'autre gendarme,
- Dis donc. Potier, flle avec ta bécane jusqu'au bourg;
tu téléphoneras à la police, à Pontorson, à. Gl'anvilla, partout où tu sais, pour signaler le voleur de la peU te
demoiselle, qui a sans doute volé aussi l'auto.
Et, OII manière d'excuse de l'impuissance des autoritôR :
Comment voulez-vous que de tels brigands
n'échaIJPent pasl Ils change~
d'état civil plus souvent
que de chemisefl. Et puis ils parlenL fort, le prennent de
haut, se réclamant d'un préfet ou d'uu député. Bref, souvent par craintes do mauvaises histoires, on les laisse.
Puis, revenant à Anne-Marie:
- Il est probable que le commissaire de police de
Saint-Malo vous appellera pour déposer.
« Redites-moi bien vos noms e~ prénoms, exactement
votre âgo, votre domicile, qu'on puisse vous trouver.
Confuso, la jeune nlle s'oxécuta.
- Ne vous désolez pas, mu potite demoiselle, rodit le
brigadier. Ce sont des choses qui arrivent.. Vous nvoz un
domicile, vous avez un pou d'argent. Vous pouvez
atlendre.
ruis, avoc une r6ell0 bienveillanco, 10 brigadior fit ar~
LuI' \10 auto car qui revenait du monL Suint-Michel.
- Vous !lVOZ on core dOl) plneas. Chargez mademoiselle,
et déposez-lu li SainL-Malo.
Et C'Of>t ainsi que, sao!;! avoir déjouné, Anne-Mario
~ù
roLrouva sur l'esplanade SainL- Vincont, vers midi el
demi.
l)J
..
,.)
�100
FLEUR DES CHAMPS
CHAPI TRE XV
LA POLICE E:"iQUÊT E ET DINAnD SUBJUG UE
Je VOUS ai convoquée à titre de témoin, mademoiselle Legal, pour confirmation de vos déclarations am:
gendarmes de la brigade du Vivier, déclarations qui
furent enregistrées dans le procès- verbal dont je viens de
vous donner lecture. Mainten ant que cette allaire parait
éclaircie, je puis bien vous dire que vous avez eu de la
chance.
- De la chance!
Anne-Marie exhala ce cri avec amertum e. Elle avait été
dépouillée sans vergogne, elle subissai t la mortification
d'être appelée dans le cabinet du commissaire de police.
- Oui, de la chance, affirma le commissaire avec sévérité i car, si cet individ u n'avait pas été arrêté il. Alençon,
ni pass6 à dos aveux complets, vous risquiez fort d'être
considérée comme sn complice.
- Sa complice 1 moi qui ne le connaissais pas f
- C'est bien en quoi consiste votre imprudence. On na
!luit pas un inconnu qui n'a aucun répondant ùo.ns le po.ys.
Ou alors l'on s'expose, clJmme vous l'a vez fait sans vous
en douter, à monter dans une voiture voléo.
- Je ne savais pas.
- J'en suis trés persuo.àu, car j'ai les meilleurs ren.;eignements sur vous et sur le s vôtros. N'empOche que, I>i
ictor Pons n'avait pas été appréhe ndé, vous pouviez
avoit une trê 3 vilaino alJaire sur los bras.
- Pourtan t, je ne sui'! plS une voleuse , moi.
- Certain ment non. Mais l'enquète se rût tout Ù'ab :lNI
attacb6 e à VOUg. En attenda nt 11;:3 édaircis seroeut s do
nature Ù VOLIS dLculper a la justice vous eût con"idér(;e
comme susFecte.
•
�- Moi, « la victime» 1
- Oui, vous, mademoiselle Legal. Mais cette éventualité
fâcheuse ne s'est pas produite. Cependant., pour votre
gouverne, je vais vous révéler quel individu croisa votre
chemin.
1 Nos inspecteurs avaient retrouvé la trace de ce Pons,
qui, servi par son audace exceptionnelle et ses bonnes
manières, fit de nombreuses dupes sur toute la côto bretonne.
u Il s'était réfugi6 à Saint-Malo. On le repéra dans le
meilleur des hôlel. Une perquisition discrète permit de
1rouver au fond dfl sa valise un outillage complet de camhl'ioleur. On croyait le tonir. Mais le coquin eut vent do
la viRite de nos inspocteurs. Il disparut. Je no serais pas
él(\igné de croire qu'il couchait dans les rochers de la
plage pour ne pas s'exposer à être 'lU et arrêté en ville,
qu'il cherchait une occasion de gagner le large. Pons est
uno fino mou che, difficile à prendre. II connait les précauLipns de lu police et sait les déjou~r.
Il se doutait bien
que la gare était surveill6e, qu'il serait appréhond6 SUl'
les routes.
« Puis, commo il l'a :ocoonu, il no poss6dait plus un
traitrfl centime. Une seule ressource lui restait, recourir
à son procédé habituel en volant uno auto. Co qu'il a fait,
après vous avoir roncontrée.
1 Et vous ne vous doutor. guère, ma pauvro petite, que
vous avez sarvi de chaperon:i co mou, en prenant place
auprès do lui dans la oorpédo, uno torpédo volée sur le
garage forain do l'osplanade Saint- Vincent à un gros négociant de Rennes, venu pour affaire à Saint-Malo ct qui a
porté plainte aUi;siLôt.
1 Mais, ceLLo fOÏll, l'auto fit prendre le voleur, bioll qu'il
ait ou soin do maquiller le numéro sons doute en 10 repeignant , au coin de quelques bois.
« Au gara go do l'hôLel, à Alençon, 10 numéro trop frAis
attira l'attention.
�102
une
« De plus, dans une poche do la voiture, on retOU\T~
lettre à l'adresse du négociant volé. Une heute plu3 tard .
Pons était identiOé, on lui passait les menottell.
e Ah l on a remis la main sur votre sac, ma is d éjà le
drôle l'avait soulagé de son contenu.
e Quand il vous a rencontrée, il était à court d'argent ,
et vous llites sa providence.
« Votre sac vous sera reuclu plu1\ tard: pour le momenl,
il sert de pièce li conviction.
Et, d'un ton doctoral, le commissaire conclut :
_ Maintenant, vous en savoz autant que moi , mademoiselle Logal. Ma is, pour l'avenir, laissoz-moi VOllS donnor
un congeil d'expérience: ne vous l1cz jamais li des jeunes
hommes qui ne soient connus ni do vous, ni do porsoIUl6,'
notables •
• J'al dit tout à l'hl:lUre quo vous aviez do la chance. Oui,
olt· votre avent ure eût pu être phI!:! désnstreuse encore.
c Voulez-vous avoir lIno idée du péril qui vous a menacée,
sans méma que vous Puyez soupçonné"
Pons, qui, pDr gloriolc, affichn
« Eh r bien, une fois pl'i~,
volontiers son cynismO, déclar[( ceci:
« Lorsqu'il VOUg rellcontrL\ prj,s dl! Fort National, S;1
l\rrnchl't, yutre sne n. 1113 in et df)
Trremièra idée fnt de vou~
vous mettre en même tcmp', (la1\:'; l'irnposRibillt6 de cricr,
de le poursuivre. 11 vous 1)1U 6trangl6e, fmpp60 ri'Hll C011p
de poing, d'un ('on)) de routeau puut-ôtre.
« Pons c ~ t cap tlùJe de Lod.
« JIeU';l
~ omrl\,
deux pr.ltros ct nn soldn t 80 lIont tl'ouv6!1
par hasflrd pro" de vous . Pons n'a pas 086 : vous l'a v z
échappé bello 1
La jeune fllle frOmit. Mais tout aUJsilflt 10 com missaire
lui demanda :
_ Demeurez-voUS à Saint-Malo quelques jours encore?
_ JU'lfJu 'au 17 au maLin, puisque m'l. location 0 t payue
jusCJu'{1 céHo chto.
_ C'est bien, le
CD,S
échéant, je vous trouverai là . Car.
�si l'on ramène Pons, il est possible que voua !;oyez confrontée avec lui.
- CeJa me serait pénible.
- Je vous éviterai peut-être cette rencontre. Mais
soyez là ces jours-ci.
La jeune nlle quitta le commissariat un peu honteuse.
C'était bien la première fois de sa vie qu'elle avait a1Iaire
a vec la police 1
A la vérité, son séjour à lu ville ne lui était pas lavo·
rable. Des déceptions, des ennuis, pas un de ces plaisirs
escomptés.
Sans la recommandation du commissaire, ello se serait
probablement résignée à un reLour à la ferme.
Mais, si elle devait être encore convoquéo, mieux valait
quo ce fût à Saint-Malo, sans avoir à expliquer devan1.
ses parents ses tribula tions diversoi:l.
Puis, uno pensée la hanlait : clle avaiL eu la guigne à
Saint-Malo; mais elle prendrait peul- êtro sa revanche à
Dinard, la ville des élégances.
Pourquoi ne pas profiter des quelques journées où elle
domeurait ma l tr es~: e de son temps pour aller jusquo.là?
Dix minutes de traversée sur los vedettes qui parLaient
sans cesse do la calle de Dinan.
Ce n'était vraiment pas la mol' à boire.
Et tout le mondo proclamait qu'a Diuard on pouvait
admirer do si jolis mUf;'Rsins, toules los modes oe ParÏ!l .
Elle avait pris en grippe Saint- Malo, en horrour sa
chambre du Placif.ro.
Puisqu'olle dovait so ten ir il la di ~ po s iton
du commissairo, Dinard lui olTrait un moyon do s'échapper. tou~
au
moins l'après-midi, de sos mnuva is souvenirs.
Anne-Mario d6cida donc do so rendre à Dinard après le
déjeuner.
Lo matin, elle avait comparu au bmenu de poUce. Il
n'était pns vraisemblnble qu'on l'y convoquâ.L deux fols
le même jour.
�104
l'LEUR DES anAMPS
Fruste déjeuner, mesuré sur l'état de sa bourse. Aù
lieu du petit restaurant, où chaque repas lui coûta it
9 francs, cidre compris, elle essaya d'un cabaret- dégustation, qui offrait à la gourmandise du passant des crustacés, rougis après cuisson, des hU ltres, tous les fruits de la mer.
Elle se contentl d'un ravier de belles crevettes grises,
d'nn pot de heurre demi-sel. Comme boisson, de l'eau
pure, subissant airu; i le mépris du patron et de la fille de
service. Car la dégustation des fruits de la mer était surtout prétexte à boire du vin blanc, grave, musca det , et
autres crus variés.
Enfin, la jeune fille s'en tira pour 3 fr. 75; c'était uno
économie notable sur le petit restaurant voisin.
Il lui fallait bien prévoir la dépense de la tra versée.
Elle s'embarqua sur une vedette verte. Mer d'huile,
soleil éclatant.
Septembre valait mieux qu'août comme température l
Elle sauta sur 10 d6bar Gadère en ciment armé, goùta lu
satisfaction enfantine d'être hissée jusqu'à la. rue par un
ascenseur.
Elle 50 trouvait au cœur de Din ard. POUl" s'orienter
elle n'avait pas beso in de faire appel à ses sou venirs, sou:
venirs déjà lointains.
Deux fois seulement elle ét ai t venue à Dinard a veG Fa
famille. La première, toute potite fille; une autre, qua tre
ans aupara vant, lors d'une rète de musique au cours do
laquello des fanfaros p ar coura ient lé ~ voies , au mili eu cl
la foulo endimanchée. Ca jOlU' -là , do la ville, elle n'avait
guère entl'evu que des guirlandes en papier, uccrochées le
long des maisons et la dovanture d'un cabaret devunl
lequel des t able.> ét aient sort ies.
SOli père a vail décidé d s'arr-êle r là pour mieux voir
le défllé del fa nfâ res , manger des g.\letlu3 do sarrasin t:t
:Uoit'c du cidro bouché.
Vaguos réminiscencesl Mais le mouvemenl d\:s prome I1\ ~ IU '; lui jndiqu
~ la direction d. Cenlre.
�fLEUR DES
en UIPS
105
Elle admira les magasins, alternant avec dos hôtels.
Des produits angl;J.is, des inscriptions anglaises , telle lui
parut la noto dominante. Elle emprunta Hne rue perpendiculaire oncore plus fréquentée. Au bont, la façade
blanche d'un de;; casinos.
Anne-Marie savait trouver là 105 magas ins Cllic, le'!
succursales des grandes maisons de Pari ,:, les ét[dagc,'l de
ta haute coutme.
Très légitimom ent, ces robes, ces cha peaux pouvaient
retenir son attention et intéref;f,er sa éoquetterie : elle
a vait du goût et savait appréciel' les belles choses, faire
le départ des exagérations do la mode.
Aussi bien, considérait· elle ces franfrelu ches comme
ressortant d'un doma;ne inél ccessible. Ce luxe conveH:lit
mieux aux belles dames qui la croisaient qu'à la potiLe
provinciale, mieux encore, la campgnr~e
1
Pourtant, son Rens affiné sa vai t fort bien situer 105
caractéristiques de co monde où se mél:\ngeaient le snobhme des altitudes et la simplicité relative de la mise.
Certes, elle avait vu ces gem arpenter les rues de Saint Malo; mais ils s'y trouvaient confondu5 dans un auLr
public de baigneurs, à la fois « bonne franqueLLe • et plus
maniéré.
Elle méditait cette parolo souvent r épétée par le< gens
mcyens et bourgeois de la cité corsaire.
" A Dinard, le high lite vit la moiti é dll temps en cosLo lme do golf, do tennis, ou en maillot e ba in; l'a utr r
n, oi lié, eu toiletto de bal, on habil ou en smoking. Il
Au bo.!\ des casinos, olle trouva Jo. promenade cimcnll' n
qui domino lu plage prestigieuse , devant un admirable
llOrizon Jo n'cr.
Commo los hûles de Dinard, Anno-Marie J1L los cent
pas. Elle ul'ri va junq u'au pool, ce bassin faclice qui retient
les caux ùe la marée, où, du mulin uu soir, les fervents
de lu natation, ùes dtlux sexes, prennenl leul';; ébals sous
Jes yeux d'un public nornbJ\: ux.
�106
FT, y. un
DR~
CH AMP!'!
Cette galerie vivante et admirative est peut- être bien
.~ 1
pour quelque chose dansles hardis plongeons des amteur
Psychologie profonde, que durent pressentir à l'avance
ceux qui risqu3ient les frais considérables nécessités par
l'inst alla tion du pool.
Comme les autres, Anne -Marie s'arrÔia pour rega
r~
der .
Derrière elle, deux promeneurs, deux jeunes gens d'une
trentaine d'années, s'intér essaientau spectac1e, appréciaient
les performances de t el 01.1 t elle.
Ils parlaient haut. employant ce langage châtié, un
t antinet gouailleur, qui caractérise l'homme de sport et
l'homme du monde.
Anne-Mari e revint sur ses pas, le long de la diguo,
a dmira la terrasse du Casino-Baln6um , Oll des tables t entatrices reco uverLos de nappes de oouleur, coiffées de paralIoIs de nu ances vives , s'offraient aux désœuvrés.
Déjà , en nombre, les consommateurs avaient pris place ,
huvant des boissons fraîches dans de grands verres , il
l'aide de pa illes, sc versant des t asses de thé, ou dégustant
des patlssories.
« Des g(lns chic 1 songea la fill e des fer miers do la But.
t a is. On ne m'ava it pas trompée sur le. compte de Dinard. "
'Cn vague regret s 'cnvola SOH r; un sourire r és igné. Cola
mm plus, co n'élatt pas pOllr ell e 1
Un pou plus loin, la jeune flUe s'arrêta contre ]0 balus trade sopal'ullt d'lUX créneaux du mur dom in::tnt la plage .
Ello contempla l'horizon de mer.
Mais, en m Ome t emps, 0110 put apercevoir los doux
jeunes gens q lli, tout à l'heure, éta ient placés prOf! d'ell o,
en rogardant 10 pool.
Ils suivaient la promon..l de et s'approchaient.
�FL EUR
DE
~
CHAMPS
107
CHAPITRE X.Vl
1>EU X HOM MES
CNT e
Ils éta ient mis comme les uut res, a vac le l a i 5 ~ er
aller
rl es costumes de plage , corr ect s, m3.is ex empts de loute
vrétention : canotiers aux rubans noirs, veston de lianeHe
; ~ ri s e,
chemise molle, ct longues r 6gates de sOlO bleu ch
roi et rouge , les couleurs anglaises.
Ils fir ent ha lte aup rès de la je uno fille. Avee ai5a ncl',
sans lnot s déplacés, il s t ontèrent d'engagc!' la CO l Ve~ '
:w.tion.
- Belle journée , IlludulTIf1 .
Anne-Mario no r ép on dil p as. Les l'CCOlnffill ndations dn
l:ommis5uiro do police hJi r evenaienl i la m émoi re. « Cha t
nrhrudé craint l'euu Croido », oût dit son p ère, dUI\5 sa
:,a;rcsso paysanne.
- Vous a Uez vous aLLuI'del', m a dame, continua le m êm p
interloc utour; laisser p ls~ er l'h ouro do votro bai n, de
votro l OJlni8, ùe votre parlie do golf p eul - ûlre ?
Anne-.Mal'ie a va it tourné la têlo com me si 0110 n'ava it
)lus olltelluu.
Et co 1I10uvoll lOnt lu i fil déco uvril' lin gro upe qui s'avunl'ait cn li gno . Cinq pCl':;onnes : doux c!aJfw:; élégJ.nto::l, l ' UD f'
l>araiss(lJtL plus ûgée , pOl'ta nt do ~rè ~ buaux bijou x, l'aulr!'
.Îellno cl fort jolio. Entre les deux fo mm o i , Gaston J érômn,
bil)n Jl r i ~ dans un complot vos ton do bonno couno .
A gtluche, deux a ut re;; hom mo ..; , l'un à la physio llomiC'
fto llriunto, 10 second d'usp ect plus gl'<.l v.) , aux chev ux gri sonnonts : un personn,lge im port:l nt sans d o ul e ~ ù la boutonnièro ndorné o d'uno r osoll o de lu Légion d'honneur.
Anno-Mari e dov int ptllo e t so pencha VU1'3 )0 crénellu
I"jlli rl cntoJui l la. b orduro do la promen .ùo. Elle vou
l a i~
lJchappor au rogn rd. do Gaston Jér ômo.
�108
FL EU R DES CH AMP S
D'a illeur!;, il semblait présuma ble que le laitier du
Tertre, très attentif à la conversation échangée avec ses
voisines, passerait sans m ême voir la silhouette qui lui
t ournait le dos.
Cepnd
~ mt
la jeune flll e éprouva la sensation nette
q ll 'un coup de chapeau s'échangeait entre les deux hommes
q ui se trouvaient à ses côtés et le groupe des cinq, parv onu à leUl' hauLeur.
115 se conna issaient à onc? C'6t a it là une r é:'orcnce
F.ériènse aax y ~ u x d'Alme · Marie, signalée commeielle por
le comm.issaire de polico de Sa inl-Malo, conseil d'expé riAnco en la matièr e.
En outre, Anne -Marie éprouva une curiosité jalouse à
m Yoir quell e ét ail cette belle dam e qui m ,~ rch a it aux
eôtés de Gas ton.
Mue pal' ce double sentiment, elle se retourna Vel'S le,>
déux joune., hommes demew-és non loin d'elle, et, lour
désigna nt les cinq, qui s'étaient éloi gnés et escaladaient
m,a int enanl les m ar ches de l'entréo du Cnsino- Bal.
n6um:
- Vous les cOllna issez donc? inte rrogoa -t -elle.
- Si nous les connais!;ons, fJll' un d'eux . Nous n'avons
P H; do pciflo : t ùut le monde les connalt à Din
~ rd.
- Pas m oi, pourtant.
- On volt que vous n'ê Los pas du p'lya .. . m 'l da me , ou
ma <.l o111 oÎ<elle ?
~ G l e .
- M a d e roi
- Ma domoiselle, reprirent los doux hommes en s'inclinJ nt avec ga.Janterio.
Et l'un d'eux a jout a :
- Vous a voz cossé d'ô tre muo tte, madornoi. cll . No us
\'ous en f61iciLon3, car c'eût 6t6 domm ago. A notre t our,
nous pouvom délier nos lang ues ot vous nommer les per Honnes qui vous intri guent. D'abord, à tout ~e i g n o ur
tout
honneur, 10 vieux monsieur d6coré ost le ra Olnoul' Verda l, le séna lour, l'ancien mini:;lrc. 11 Ile connai t pus 10
�FL EUR DES CHA MPS
109
chifire de sa fortu ne , mais je changerais volontiers avec
lui. Il possède la plus beUe villa de la Malouine. Il possÈ'de aussi, comme propriétaire, l'Impérial Palace, le
plus grand hôtel d'ici. Et le monsieur à côté de lui est le
directeur d& l'Impérial, un monsieur très bien. A Nice,
l'hiver, il mène le Cosrrwpolite, six cents cha mbres, avec
salle de baim, ce qu'il y a. de mieux sur toute la Côte
d'Azur.
- Mais les da mes? insista Anne-Marie.
- Les da mes ? La plu5 vieille, celle q\1i a le collier de
perles à triple rang, et aux oreilles des diamants qui ronl
bien dix carrats, c'est Mmo Verda!. V<tUtre, 1.0. jeune,
c'est la remme du directeur. Entre elles deux, vous avez
sans doute remarqué un beau garçon trè:> chic. Je le connais moins, parce qu'il habite de l'autre côté de l'eau,
une gentilhQmmière sur la Rance. Un gentlemann farmer,
qui s'appelle du Tertre ; je ne sais pas trop s'il est vicomtfl
ou baron. En tout eus, ce n'est pas un noble comme leS
a\'tres , car il tra vaille, ou il fait t.ravailler.
. « Figurez- vous, made moiselle, que ce du Tertre fa brique
dans ses terres le b eurre le plus coté du pays : il est
devenu le fournisseur attitré de l'Impérial et de tous les
hôtels qui se resp ect ent. « Il fait son bourre », c'est le
cas de le dire, Souvent, il vient p l'andre ses repas nu
P alace.
- Pour voir la damo si jolie, :lans doute?
- Plutôt pour la cuisine, qui est raffinée et faite avoc
lion bourre, du moins pour lui.
- Alors, il fréquente le Palace?
- Ma Coi, jo l'ai aperçu plusieurs fois dans la partie ùe
la salle à manger en t orrasse sur la mer, où l'on sert à la
carte.
1 E t ça ne m'étonnerait pas qu e los cinq qui viennent de
passer tout à l'heure aient déjeuné ensemble ... Un déjeu11er nn, avec un champagne frappé... Du 300 francs pa r
tele.
�110
FLEUR DES Cll AM P S
- VOUS dites ? l1ursauta Anne -Marie.
- J e dis 300 francs , et encor e prix de l'a ddition du
propriétaire. Pour vous et moi, ce serait encore plus
üher. Pour des Américains, faudra it doubler... Pen sez, mademoiselle, du champagne mar qué 200 francs sur
la carto.
'
- C'est etrarant 1
- Ce sont les prix des hôtels de luxe l y vient qui veut.
- Et qui peut, murmura la jeune fille; cal' elle esti mail
sa fortune présente à trois billet s de cinq francs et qu elques sous.
] ~ Jle
se demanda it comment il pouva it y avoir au mond e
des créa tures capables de payer un déjeuner à raison de
300 francs par t ête, lorsqu'il existe tant de malheureux
.
qui n'ont pas do quoi manger.
Pourtant, Gaston Jérôme faisaiL partie de ces prodiguei;
puisqu'il fréquenta it l'Impérial: Anno-Mario connaissaiL
trop sa fl ort6 pour Hro sûre qne Oaston r endait les
polilossos, ù son tour.
Ma is ces jeunes gens, avoc qui la jeune fllle avait lié
conversa Lion, ét a ient a uss i d e~
habitués de I)es hôlels
sompLueux et pa rlaient de ces p r ix fantas tiques tl.vec un
nnlurel déconce rtant.
Fal1a iL- il qu' ils so ;ont riches 1
Un mond e no uveau, insoupçonn6, se découvrait il la flll e
des fermi ors do la BuLLais.
Le plus hardi des dOllx p I'it la poroI0 :
--
l~x
u ge
z-n
o u s,
mademoiselle, le Lemps passo vite 1'1\
vo Lre compngnie si agréable. 11 va être 1.7 houros . Voul!'1. vous nOUA fu il'e J'honn eur et Je plaisir de prendro un porl()
ù notre lab le?
- Mon Di eu, monbieu r, si je no d ois pas être indign ùlo.
Anne-Marie accep l ait gonlimont, sans se Iairo pr ier :
IW o fnisa itlouLo confia nce à COb rneRsieul's eQmme il faut,
qui a vnj"n l ùe s j brll p.fl L'elali ony.
�17LEUR DES CHAMPS
111
- Anons jusqu'au bar Ernest, proposa l'un d 'eux..
Le tl'Ïo remonta la rue aux beaux magasins.
A mi-chemin s'ouvrait le b r..r célèbre, une grande salle
de consommation et un jardin. Déjà le. foule s'y pressait.
Un orchestre versait ses mélodies sur les consommateurs .
- Mettons-nous dans la salle, proposa le plus grand et le
moins loquace des deux hommes. Nous serons un pau plus
êpargnés par les instruments.
- Si tu veux, consentit l'a utre, mais je p ensais que tu
aimais la musique?
- Pas celle-la. On nous ser t 10 Beau Danuoe bleu ...
- Vous ôtes musicien, monsieur? interrogea Anne-Marie.
Co fut le compagnon qui fit la réponso en ricanant:
- Musioien. Oh J combien, et mêmo dilottlUl te ... Allons,
Bûbert, parle un p ou de musique avee mademoioello : tu
vois bien qu'olle n'attend quo cela .
Celui qui so prénommait probablemenL Alhert, mais que
son ami appolait B6bei't, ne so fit pus prior.
A la jeuno fllle, dont touto l'érudition musicalo so bornail aux catalogues de disquos pour phonographe, B6bert
ciLa los morc&ux los plus co nnu s du r6pertoire, oL les
air:! d'op 6ra , et les airs de danse : de tous, il donunit les
noms d'au Leurs connus ou inconnus.
Anno-Mario 'Mal t <;l.ébordée par cetto scionco qu'elle
n 'avait garde de commenter.
- Citez Ernest, conclu-t -il, on nous donne seul ement
des a irs do bas tringue. Ja mais do concorts c1assiquùs ...
}l'aust, jo le joue pur crour ... Malgré cela, j'aime mieux
suivre du Beothoven sur la partition.
_ C'ost beau, la musiquo, ça accompagne agréable mon t
un ropas, roni s cela ne 10 r emplace guère. Aussi vrai qu'on
m'apl)ollo Loulou.
Et Loulou intorpella son compagnon:
-- Si nouS a llions dÎnor choz la mère MOt~sig?
- Ma foi, c'03L uno iduo, approu\'a l'umateur de
musique.
�H'J
n Eü }\ DES CUAMP9
- Je dois vous expliquer, mademoiselle, fit Loul.:m en
s'adressant à Anne- Marie. La mère Moussig tient un
• zinc» près de la gare. On traverse la salle de consommation fréquentée par des employés de chemin de fer , et,
dans une petite pi èce attenante, la mère Moussig sert à
d iner aux clients. Une bonne cuisine simple, car la mère
j\ foussig a été ja dis dans une maison bourgeoise. Un vrai
cordon bleu qui fricote de bons plats. Et cela change da
la nourriture des palaces.
• Entre nous, mademoiselle, quand on n'est pas un propriét a ire comme Verdal, ou un fournisseur comme l'élégant
du Tertre, les palaces servent, le plus sou ve nt, de la rata t ouill e aux clients ordinaires. C'est là qu'on pratique l'art
de couper une sardine en quatre, bien préE entée sur un plat
J e métal argenté, avec une bordure de fleurs de capucines.
• Le r ègne ùo:; boîtes de coruel've et des sauces faites
d'avance pour la semaine.
• Le cli ent n'y voit que du feu .. . ct trente -six chanddles
en déchiflranll'a ddilion : - le CQ'up de fusil 1
« Rien de se mblabl e chez la mère l\Ioussig. Aussi, mademoi soll e, si vous vouloz bien venir, vous vous renùrez
compto en d inant avec nous ; c'est de bon cœur que nous
vous invitons.
Anne-Marie apprécia l'invitati QJl formul ée avec une
simpli cité bon on ra nt. PourlaJll oll e secoua la tê t e en
f igl:3 do rOlu!'! :
- Trop a im ables, messieurs ; mois ma dernière ve dette
part à dix -neuf houros, et je dois regagner l'autre rive.
- A Sa inl- ~ I a l o? dem anda ingénum ent B6bcrt.
- Non, à Param6, r epondit la jeuno fllle prise d'uno
subi to honle en sOl1b'canl au t audis du Placitre.
- Param6, r epri l Loulou, vous Hes descondue peul etro au Grand·H ôtel ?
- Oui.
Elle s'élail pri se daml le petit memonge et s'y enCerra it.
- É t (l bli s ~e J1l en t co l 6.
�fLEUR DES CDAMPS
11a
- VOUS le connaissez ?
- Non, pas personnellement. Mais un copain ... je veux
dire un ami, y a fait une saison.
Loulou était pris d'une considération pour Anne-Marie .
Une jeune fille convenable. N'était-elle pas au GrandJlôtel de Paramé ?
- Ne manquez pas votre ba teau, mademoiselle, prononça-t-il plus grave. Car il ne faut jamais se faire attendre:
que ce soit un monsieur qui attende une dame, une dame
qui attende un monsieur, ou une mère qui attende sa fill e,
cela crée toujours des impati ences, souvent du chagrin ...
et puis cela retarde le service.
- Vous dites vrai, monsieur, l'exactitude est la politesse
des rois.
- Oh 1 vous avez fait vos études, mademoiselle; vous
savez t enir une conversation, mieux que la dame de la
table d'en face.
La Dame de la table d'en face ne pouvait faire autrement
que d'attirer l'a ttention.
D'abord par sa toilett e llamboyante et sa capeline il
plume d'autruche ; ensuite par des bijoux voyants, des
broches éLlncelantes piquées un peu partout, des bagu es
de pierreries multicolores encombrant ses doigts, et surtout par son verbe haut, criard, réclameuI'.
- Garçon 1 on fum e, ici. Cela me gêne...
- Garçon 1 les journaux illustré:; ...
- Garçon 1 de qu oi écrire...
- Garçon 1 ceLLe bi ère e3t inCocLe.
Du coup, le gurant se précipita :
_ Mais, mil dame, la bière est la môme pour tous nos
dients, el ils ne s' n plaignent pas , au conlraire. 'foute foi s, on va vous changer votre bock.
Le gérant ( ~ m pr e ..;sé, les garçons nflolés, ent ouraient à
J'envie ceLLe baigneuse dilliciie.
Anne-Marie la regard a il avec un sentiment, où se devi nait une sorle d'a dmiration ct de stupeur.
8
�11i1
FI,EUR DES CHAM P S
- C'esl upc granùe dame, conOa -l- eUe à son voisin
Bébert, el qui sait se faire oMir.
Ce dernier poufla :
- Révérence parler, m[tde moise1Je, c'est une vieille
peau.
- Mais, ses bijoux?
- Du toc 1 Ils n'impressionnent que coux qui ne la
(',onu aissent pas... Elle boit un bock, la COru:lommaUon lu
lIloins chère, espérant trouver l'imbécile qui l'emmènera
dinor.
cc Mais le soir, sur le t roLloir du Grand Casino, jusqu'à
troi,) heures du matin, ello gue lte les jouour:; .
« La dame a baissé ses pr6tenti ons. Ell o est outrageusem e n~
fa rd ée eL d'fige canoniquo. Au fond, avec sos granùs
airs, e'ost une pauvro mûtine.
La jeune Olle apprenait la vio.
1,0 décord de luxe de Dinarù comportait ue multipJos
;1 ppa ronces. Ell e se lova .
- Jo vous remercie, messiours.
- Désirez-vous qu'on vous acco mpagne jusqu'a l'e mbflrcu(lore?
- Oh 1 bi en inutilo 1 Achevez vos vorres. Jo trou ver,ti
mon rhomi n.
Bébcrl. cLLoulou saluèren t en s'inclinnnt avec corroct ion.
Anno-Marie SOl'tit.
Ell e était il la foiB conlonte cL m6contento de ce Llo
promenade à Dinarù. Contonto, parco qu o le cadro
do ce llo ville lui plaisa it. Puis, ses deux cheva.lier.'
sCl'vnnLs s'é taiont montl' 6" si di sc r e t ~ , si homme:; uu
mondo 1
Loulou ct Bébert, cos app elbLi ons l'nvf) iont llDJUI doule
un peu choquée : mail; ne :.;'accorda ient-e ll o.; pJ.s UVO('
l'ambi ancc désinvolte d() ruHe station bJ Iné(\ iro, d Olll
toute poso so trouvait bnnni o?
Cos jounos homm es, qui 6tn-ienL -i/ii? A coup si\r dl'.
personnalités connu es j à Lello onseigne qu'au bar El'lUst
�FLEUR DES CHAMPS
115
ils tutoyaient les serveurs et en étaient tutoyés. Familia1'ité quelque peu étonnante au premier abord, mais qui
ressortait sans aucun doute d'un genre mis à la mode pal'
la jounesse dorée,
Mécontente, AIme-Marie l'était aussi d'avoir rencontré
Jérôme si occupé auprès de la jolie dame brune.
Après tout, n'6tait · ce pas son droit , à ce garçon?
Elle devait en convenir, mais ne pouvait oublier cette
fortuite rencontre ,
Elle regagna' Saint-Malo, sa chambre rlu Placitre, et
dormit mal, éveillée en sursaut par le heurt de rêves
contrad icloires.
CHAPITRE XVll
D {~SIf,LUlON
1
Los doux jours qui suivi l'ont, 13 et 1ft fe ptombl'c, Anno·
Marie s'astreignit Il l'ostel' à Saint·Malo.
Malgré do:. moments d'audace , eUe demeurai t craintive.
Si on la demandait chez le commissaire, mieux valait
ne pas s'éloigner.
Pour fuir sa ctl'lmbre du Placitre, par la porte Saintl'iorre toute proche, elle g,lgna la grève de BonSecours.
La foulo des baigneurs s'y entassRit. MaiR, dans un co in
do la plage, Jo jeune fille trouva une solitude re lative, lui
perJllcLLant de s'isoler dans ses pensées,
l~n
fuce d'clle, Dinard luisa it sous 10 soleil.
!)illard, lui rappehnt la roncontre des cl l1UX jellnofi
hommes si ]lien, ot aussi j'image lnncinanLe de Oaston
Jérôme si mpr(JBs6 auprès de la dame bl'une.
Pourquoi Ju pa<;sage fCl'tuit sur la digue du laitier, un
voi ,Ill, occupait-il Cl cc point son esprit?
�116
FLEUR DES CHAMPS
Pourquoi ceLte jalousie, inavouée mais réelle?
Elle le connaissait de toujours. Pour cela sans doute,
ce voisin doux et poli était devenu son client aux Grands
Magasins de la Côte, où, d'ordinaire, il opérait ses achats.
Mais, parce qu'il plaisait à Jérôme d'acheter quelque:;
bricoles en passant près du comptoir des Articles de Paris,
parce que la la iterie du Tertre était proche de la Buttais,
pouvait- elle exercer un droit de regard sur les !aits et
gestes du grand garçon?
Non 1 certes. Gaston était bien libre.
Et Anne-Marie n'avait rien de commun avec une intri·
gante, ou une commère.
En dépit de tous les raisonnements, cette hantise la
travaillait.
Elle était triste, au point de ne goüter nulle détente a u
spectacle continu de ce tte plage ensoleillée; les toileHes
claires, les cris des enfants, maitres du sable; les ébats de:;
baigneurs, les silhouetle" des bateaux qui, après a voir
doubl é le môle, passa ient près du rivage.
Pas plus, elle no prêta it a tlention aux visiteurs du tombeau de Cha teau briand, circulant on rangs pressés, wr
1'6troite cha ussée du Grand-B6, comme de3 fourmis sur
leur piste.
Seulement, ap:'od le coucher du sol eil, son altention fllt
,'etenue par le (( hourvari », assemblant tous les dé"wu vr~
de la plage, acco urus pour contempler ceux de ce::; pèlerins
qui s'élaienllaissé surpren dre par la ma rée, avant que Ù ~
pouvoir franchir la chaussée.
Alors , parmi les cris de joie peu charitable et les quolibetg de pol i'lsons, Jes attardés devaient se déchausser et
barbo ter pour franchir le banc d'ea u toujours plus tumul·
tueux tt mesure que 10 flot montait.
Puis, en qu elques minutes, le Grand·B6 désert, 'curné
par la mor, f'cdevenait une lie jusqu'à la marée sui·
vunle.
Au c r 6 pu :;cul~
, la pl age se vidait: les bOJldcs d'enfuntJ,
�FLEUR DES CHAMPS
117
les touristes, les gens de la ville regagna ient leur logi s,
leur hôtel.
Table fa miliale ou t able d'hôte, de nouveau le d iner les
réunissait.
Le diner 1 Pour Anne- Marie, le diner s'était borné à un
petit pain et une tranche de jambon, sandwich grignoté
en cachette, sur la grève, à l'heure du goûter des autres.
Ca r il lui fallait économiser pou r t enir jusqu'au bout.
Aussi,le lendemain, 15 septembre, Anne-Marie sc résolut
à s'évader de Saint-Malo, à retourner vers ce Dinard,
qui lui plaisait, qui l'attirait aussi d'une manière impé.
ra tive.
Double sentiment; elle voulait revoir cette digue, SUI
laquelle elle avait aperçu J érôme .. . Peut·être de nouveau
verrait -elle passer le laitier ?
Cc sp ectacle lui serait cruel, elle s'en doutait, sans savoir
exactement pourquoi.
Souvent, sur cette terre, l'on est poussé par une inconscience morbide au-devant d'Hne douleur qu'oll pourrait
pa rfaitement éviter.
Mais Anne-Marie di ssimulait la perspective très confuse
de cette l'encontre so u ~ un prétexte mi eux raisormé, plus
avouable.
Peut-être reverrait -elle les jeunes gens qui,l'autre jour,
s'étaient montrés si convenables et avaient paru l'apprécier?
Pourquoi ne leur confi erait- elle pas sa situation?
Ils devaient ôtre des Parisiens bien POSéf; , possédant des
relations nombreuses ct haut pl acéesNo connaissaient-ils pas le raffineur Verdal? Était -il fou
d'escompter que ces jeunes hommes pourraient lui être
utile, la recommander, l'aider à trouver une place dans la
Capitale?
Après tout, il n'y ava it pas que Saint-Malo 1Autre part,
loin do la Buttais ot du Tertre, il paraissait possible à une
honnèto mIe do gagner sa vie 1
�118
l'LE UR DES CHAMPS
Anne-Marie débarqua à Dinar d.
Mais, en vain, ella parcouruL la digue ; elle stationna
sur un banc d'où les promeneurs ne pouvaient échapper à
~cs
regards. Ella n'aperçut ni Gaston Jérôme, ni r,eux qui,
bi aimable ment, l'avaient emmenée prendre un porto au
bar Ernest.
Une dernière fois, elle parcourut la promenade dans
toute son étendue. De nouvoau, ell e envia les consommat eurs qui sc jlrélassaient il la t erro.sse coquetleroent parée
du Balnoum.
m Ie s'approcha de la panca rLe où éLaient afUchés les
Jll'ix :
" Thé l'ompl ot : Gfrancs,
»
lut-clIo.
Un ra pi de (' !j eul monLal, ct elle sc dit:
" Pour moa ul Lime jour do libol'L(', je p"i g bi en
lll'"ff l' j l'
oxtra. "
•.1 'a i déjeuné d'un croi%anL, j'a i fai Ill. Du Lh é il vec de;
l ili LillO"; bc ui'l'6os, cola forot m OIl dinor. B L dema in, jo roga;;Ilera i la Jcrmo.
1 ~ l c ( hoisiL lino LnbJ o. Un gar ço n s'ayallç:a pour prenlll'o
s; ('oll1m ;, nel c.
,\ lillo- Mari e p Clhil dù:a illir. f'O UH sa vCb LIl J,lallehe, l,,;r 1, 1.1, \III numéro <1 0 bC [ 'v i ~ c li. la bouLomlicl'p, elle vc u•. ,i l.
\'(' 1,
de 1l~{'o
n n Ll' (J l' uli d c.~
jeu ne.l hotrllJ1 cS bi bi en ùo l'allL1 C
j'JII r, cl'Iui qu'on npp clait " Loulou n .
(larçoll ti c 1, I:Ù 1 méLiur forL honora hlu , (, .o l' Lc~ , mai'i ('.1)
n'HJ iL plus ,10 gon Lhlllltn llUf[U c l a vaiL :~o Jl g6 la J(' llIlC Illll) .
•\llssi biell, Loulou se rnblaiL, lui aussi, avoir rOl'OllIlU ~ [\
cOJJ\JO ensale du but' Ernest, la ponsionno. iro tlu GrandIlûtrl do Pamllll',. Car, pris u'1lnu gtmo su]JiLe, il ,(va iL
ra il. demi-tour cL gagné l' o(I] cc, en l'PC Ul'JIl 11IlL Ull pal;sng,1
~ Il ' 1111 plull'nu r1 ,,; gobplr Ls vitl
c~ .
\ nne- JI1 l1 rio Il', il r p \, ( n lil p a~: . Mt·j " fion uLlolI Liou .1'yIlI'L
(I l l" <l. pp uJ(·lJ !,ur l' ol'che~!JI
qui Pl'(' Ju<l niL :l !'<,:{lr(; mil' .1
1,1 lcITi.\!',C , ('I1 f' rli ,liJl g'ua l'autre lUomio ur, co lllipré1l01ll1.\·,
famili èro ment
B(·))f'i' t.
�FLEUR DES CHAMP!':
119
Il était musicien. Oh! oui, car, s'eIIorçant de lira une
partition placée sur un pupitre, avec conscience il raclait
son violoncello.
Quelle désillusion!
Mais un gérant on habit s'était approché d'elle.
-. Comment, on ne vous à pas encore servie, madame.
11 ne faut pas en vouloir à ;rotre garçon, encore un peu
neuf dam; un service qu'il a pri.s seu lement hier. Un chômeur que j'ai recueilli, car il avait de bons certificak Il
a été omployé au restaurant de l'Impérial Palace jusqu'à
la fin de la granùe saison.
(( Vous voudrez bien l'excuser, madame? 1):1n:; 10
métier, il y a des jours brillants, mais plus encoro de.,
JOUl'S durô.
Lo gérant se mit à la. recho1'cho do I-,oulou.
Anno·Marie pronta do sa disparition pour s'éloigner il
son tour.
E:n pa SHunt la porte d'Émeraude, co tte baie creuséo
dans 10 l'OC , elle al'riva ft la callo. mIe sauta dans uno
vodotte bluncho :111 moment où la potito olllharC[llioll Ù
IIlOtOUl' 6tnit prêlo à ù6nwl'l'or.
- Place, s'il YOUS plaîL •••
L'homme du bord, la sacoche 011 bandoulière, conlrôlai t los tickels prl H avant le d6p:l1't, ou opérait la l'ece LLe
aupr6;; dos per::nnno.l 'lui n'a vl;lienl. pas eu 10 temp.> do so
ll1unir d'lJll pns,9ago .
J'nno-Mario s'ompl'c.:sa de ~(1' 1ir de ~:< I p Ol'he un billeL
d.' Jix francs, 10 dernior.
Un ~; olfc
do lJ 'j~o
lui nnacha d Od doigLi:! 10 biJJct, qui
~.'o n alla d au'l h 111 (, 1'.
La jeune IllIe réglo. sou dû, 1, 7:>, Il \CG do lu UHlHue
1I1011lluie.
M<.tis, ]or.;qu'ollc eu t pris pied sur b calle de Su int-Malo,
Alllll:-Mal'io co mptu su fortune. Eu tout et pour tont. il
lui l'estait 35 con limes.
l!:1l0 n'a vaiL plus faim.
�120
FLEun DES CHH!PS
La nuit tombf!.it. Elle rentra dans sa chambre de la
place du Pbcilre.
CHAPITRE XVIII
LE RETOUR A LA TERllll
Les premièrc3 lueul'J du jour surprirent Anne-Marie
assise sur sa co uche. Le courage lui avait manqué pOUl'
!:e meUre au lit.
Elle n'6prouva pas la né r essil 6 du sommeil. Sans bouger, les mo illS jointes entre Bes genoux, elle réOéchissa it.
~ l l\s
d'ru'gent, plus dc quoi manger. _\Iors, sans tergisolution s'offrait :
verser, san!; plus a ttend re, une ~ euI
retourner à ln. terme.
JI lui en coû tait Je Caire l'aveu de ses m6saventures :
mnis son pore ôta it bon; il éprouverait une telle joie c!e
retrouver Foa « F leu r des Champs» qu'il déplorerait le;;
fâcheux incidents du séjour à la ville et pardonnerait les
impl'Udencc';.
Cependant, ce n'était là qu'un premior choc, un peu
pénible. Mais npl'05?
Anno-Marie reprendrait S~\
vie hab ituelle, d'a.utant
plus morne ct. plus triste qu'au cun espoir ne viendrait lui
donner du comage et de la résignation.
Elle sa vail maintonant co qu'était la ville, du moin'l
pour une humbl o fllle comme ello. Pas de sa tisfactions
compensatri ces, pas de plai3il's rée ls, ùe mauvaise::! gen:;
à évi ter, des (J'llHü l é3 , inconsciOI:lo.; ou non, à su bir.
Mais, à la fe rme, olle devrait pl'endl'e sa part du tr..l·
vail commun, ne plus fairo sa princesse rdlleuse, repiquer
deR tomates, s'occuper ùe la basl;o -cou r : sa moro en coifte
lui avait touj OUI'i> donné l'exomple do lu façon de ~;e renclru
utile.
Après tout, cela \'abit bien les occupations d'unt) dcmol-
�FLEUR DES CHAMPS
121
selle de magasin, toujour.s sur ses jambes, devant un
comptoir. Au moins, elle serait chez elle.
Pourtant, une autre pemée l'assa illait, une pensée p .lf
trop cruelle.
A la Buttais, elle redeviendrait la voisine de Gaston
Jérôme. Passe encore de se livrer aux tâche3 matérielles
et infimes; mais, si près du Tertre, avec la hantise de
savoir le grand garçon « à une sabotée », comme disait
Legal, la perspective prob.lble ùe le voir un jour « s'établir », de faire la connaissance de sa femme ...
CeLLe vi ~ ion,
elle se jugea it incapable tle la supporter.
Pourqu oi?
Par ce t examen de conscience , Anne-Marie fut bien
contrainte d'apercevoir la vérité, le :;entiment incoercibl e
qui l'im;pirait : elle aimait Gaston. Elle devait bien se
l'avouer à elle, puisq u'elle ne l'avouera it pas aux autres ,
mli mo à ses plus intim es .
Aussi, pourquoi son père avait -il fait allusion à un
mariago poss ible avec 10 voisin ?
Drave homme, il no méritai t pas d'ùtro incriminé 1 Ne
IJi avait-elle pas alnrmé qu'elle n'épouserait qu'un homme
de la ville ... 11 était dans son rôle en voulant assurer
l'aveni r d'un e fille qu' il chérissait.
Il jetait les yeux sur le monde étroit qui lui était
ouvert. Comment eû t -iJ cherché au delà?
L'est ainsi qu'il avait tout d'abord pen., é au gJ rs Jérôme,
flI ~ de 'ulLivateurs; il appréciait les qualités et la situa tion
du voisin, les toges on r<lpport; il n'en voyait pas da vanta ge . Et, si Gaston Jérôme se rût montr6 hostile à cc vague
projet, Legal /l'oût ce rtes pas in3ist t'l . JI aUrJ.it cherché
d'autres pa l ti'; posfiblo3 , objets d'une loi ntaine allusion
dovant sa fill e.
Ainqi, il avait parl6 d' un marcha nd de bestiaux de
Saint-Suliac, un homme possédant du bien, un peu âgé
cepenùant pour la flIlette, trenle -six ou trenle-sept ans .. ,
et qui bu vai l parfois.
�122
FLEun DEf; CHAMPS
Ou encore, le fils d'un gros cultivateur de la Gouesnière,
revenu depuis avril de son service militaire , un bon
« ouvrier ., connaissant la terre et trè3 prisé dans le
pays ...
Voilà les épouRer~
auxquels la fillett e du lermier Legal
pouvait prétendre 1
.Et, par un r etour sur elle-même, Anne-Marie so repronait à songer à ces honnêtes garçons, Loulou et BéberL,
J'un serveur, l'autre musicien d'orchestre, rencontrés à
Dinard.
Elle croyait avoir devant olle des fils de famille, des
représentants do la belle sociélé. Elle avait éprouvé un
choc en éprouvant que Bébert et Loulou étaient des
hommes du peuple, des travailleurs en chômage.,. Elle
ignorait tout d'cux, s'ils étaient mariés, s'ils avaient une
fa mille; cc qu'Ile pouvait affirmer, c'est la parfaite cormême à son égard, do ces compugnons
rection, le l'o ~ pect
do roncoulrc .
Uux-rn'~o
~ n'élaieJl t -il , p s tomhé., dans uno mupl'iso
sembla])]c, pensant avoir dovant cux une jeune fille du
mond", tin pou étourd ie, un peu lihre d'allu re, ma is par'l'" ilclllcnt honorable?
S'il s avaien t (,l'U s'adresse\' ;\ unc petite pay:\<ltlllcl
Poussanl son l'air.oILlIo lll Olll jUSqU'.lU bOlll, la Oll e dll
fprm icr on venait il suppo ..;or que, mômc libres dc li ons
:IIlLôl'icUI';" cos hommes vivant d'ullo pr ofs~i
n JOll ll1oLtanl
('H roncl:H la vcc dos bourgeois, gl"mll' cl moycnB, clls;'cn l
l'l'pOUSSÔ lIll mariage avor une Anne-Marie L og.!1.
nlll' abouli5somcnl de SC ,i Ié[!oxioll'l : elll) sc voyai t
C'IIJldamnéc Ü GpOlJ601' un ri o !w , pareils, un .:ullinllUlIl'
fjllC'lconquc, 011 il HO pas sc mal'ie!' du Lout.
1';1J0 élo it pUl'ôlJ adée rI'a ,,<1 tH") que "on pèro no l'ohliH'l' l'ait pas il l,'unir ('onlrc; son gl'é .
M.d ·, SOIl avonir lui ap~\1'jsiL
quand m0rnc IUIll 'Ill :tbl0.
l!:l1u deviendrail UllO vioillc flUo. La joliosse de 1>0
�YLEUR D ES CIlA MI'S
123
vingt ,ms sc fanerait vi,te : Je ohagrin et 10 hâle du grand
a ir creusera ient ses traits. Elle devrait remplacer sa mère,
dont les jambes s'usaient, aller il sa place au marché de
Sa int- Sorvan, les mardis et vendredi s, s'accroupir sur le
seuil rIe la Il allo a v e ~ , devant elle, le panier contenan L
les œufs, le pain de beurre et les volailles.
r ~ J1 ron (,\'unt, en dehors de sa part dos travaux de la
BuLLais, olle aurait il repriser les chaussettes de ses frères ;
plus tard, olle les verrait !:ie ma rier avec des grosses fill es
de campagne, en coiffe, apportant quelques champs et
quelques 6cus. Quell e vie "erait la sienne '
Pourquoi ses parents lui avaient-ils !aiL faire des études
dans une pension '?
Ma illLenant, ni la vill e, ni la campagne ne pouvaient
111 i a pporter les 6léments du b onheur le plus minime, Bll c
n'entrevoyait plus aucune félicité ici-bas , puisque le se uL
am our cru'ell o osait concevoir lui apparaisi>ait inaccessible.
Alors la tenta Lion lui vint d ' CIl finü' a vec la vio.
Ell o ne fiL ri en pou r lu repom;sel' tant sa peino 6'tait
vive.
Com me ell uno sorte d'hall uc ina tion, olle imagina ;;a
fill Lr;'biquc, ma is cn mume temps , par esprit d'ordre, 0110
voulul ex pliqucl' dans un c loUrc cnvoyée 11 scs parents ~ : l
Lli lle rlél cn nina ti on .
.\ y,wt (~c rit huit grand c:; pagcs dam UII éLat de sUl'excil d.ioll (l ui lui ôlail I.out contrôLe d 'o l le- lU ~ l1 c , AuneMa rio, au morncnl de fermer l'cnvo luppo, il buut du r65it. !.:l ll /'O , écla ta en 6uJlglots .
• \. (' 0 momellt, des paf; sonnôl'enL dan .; 1'030o.Lio1' do bois;
Jl u j ~ , pur doux fois, l'on f l\ \PPCl U sa p orle.
D'un sUl'sa ut, Ann e-1Iari c so drossa .
• LI' \ ~o mrni
<: sn il 'c
de police, 'JUns dout e, flotlgca- l -ellc ,
.Ju , ~ ([l 'I l la lin , jo scrai donc Loul'ffic nL6c ' "
1': lI n avu it Il' temp:; avant li! {lu it. fJu montre marqu" il
il pl' in c dix- ,;opt h O\lI'(;3 .
L llo ,dia ouvri r.
�FLEUR DES CHAMPS
Mais, d'une impulsion, elle recula jusqu'au fond de la
chambre, comme si on la prenait en faute.
Gaston Jérôme était devant elle.
- Vous m'excuserez, mademoiselle Anne-Marie, de
venir vous relancer jusque chez vous. J'ai eu t ellement de
mal à vous trouver ... Je pensais vous voir aux Grand.>
Magasins de la Côte; je voulnis vous consulter sur une
chose urgente, vous savez le pl an de la maison du Tertre ...
«Aux Grands Magasins, à yotre rayon, j'ai rencontr6
seulement Mlle Lucienne. Ell e m'a appris que vous
n'éLiez plus dans votre place; elle m'a donné votre adre3se
au Placitre.
- Vous, ici 1 murmura Anne-Marie.
- Oui 1 je me suis remeign6... Mnis, vous pleurez?
- Oh 1 ce n'est rien 1...
GllsloJl parut contrit:
- Ce n'est rien, dites -yous. Pourta nt, si vous pleurez,
cela veut dire que vous ôtes malheureu se ... el si vous êtes
malheureuse, je le deviendra i moi aussi.
- Pourquoi donc?
- ParCe que, parce que ...
Le grand garçon domeura coi.
De nouveau Ann o- Mario sanglota. Puis semblant se.
d6cider:
- Apro:> tout, mieux vauL que vous sa chiez de
sui Le ... J e ne veux pas qu e plus tard vous me preniez
pour co qu e jo ne suis pas, si p ar hasard on vous parlo de
moi dan<; le pnyG .
l' Voici co qu e j'6cris à mon pûro... Je lui di s tout, comme
:nI prêLr b dan., 10 conf05sionn;1 1. Lir;ez. Aprè
~ , vou~
me
laissorez.
De plus en plus troublé, Ga sLon pa rco urut la lottro.
LorSflu'il eut achov6, il leva les youx sur Anno-M,Hie, des
yeux r emplis de larmes.
- Pauvre, plluvrepeLiLe Flour dos Cha mps 1prononça-t-il
dou coment . Vous Gles viclime de volre sensibilit6. Vous
�FLEUR DES CHAMPS
125
possédez une âme simple, exquise, un cœur pur ... De
prime abord, vous vous êtes heurtée à tout ce que la ville
renferme de méchancetés, de bassesses et d'égoïsmes.
« A la ville comme à la campagne, il existe de vilaines
gens. Pour les éviter, il faut d'abord les découvrir. Vous
a1,lriez besoin d'un guide sûr, un guide qui vous aime et
vous appréCie, non pas pour susciter votre méfiance, cal'
c'est là un assez piètre sentiment, mais pour servir vos
yeux et vous montrer le monde tel qu'il est.
e Si vous le vouliez, je pourrai être ce guide-là. Dites, le
voulez-vous, petite Fleur des Champs?
Il lui tendait ses mains.
Malgré tout le désir de son être, Anne-Marie n'osait les
prendre.
- Je ne suis pas digne de vous, dit-elle enfin.
- Mais si, riposta Gaston sur ton bon enfant. Vous
avez cru trouver le bonheur à la ville. Après tout, chercher le bonheur n'est pas un crime. D ,l US votre lettre 0votre cher papa, vous exposez des petites misères, bien peu
graves: pas de quoi fouetter un chat.
_ Si, une grande misère ... Par vous, rétorqua la jeune
fllllj.
11 s'enhardit:
- Puisque je vous aime, cetle misère n'existe plus. Et
je ne vous aime pas depuis hier, sachez-le 1
- Moi 1 la fllle Legal.
_ Oui, vous, mademoiRclle Anne-Marie. Croyez-bien que
je ne mels aucune réserve dans mon aveu, car nous traitons, n'est-ce pas, d'6gal à égal. La mIe du fermier do la
Buttais vaut bion le ms du fermier J érôrne .
• Si je me suis un peu élevé, je no saurais oublier' que
mon brave hommo de père ne savait ni liro ni écrire ... 11
m'a envoyé tA l'école ... Aujourd'hui, je me sors du téléphone et j'appronds 10. dactylo. Et vous, mademoiselle
Anne-Marie, vous avez. passé votre brevot. .. Vous pourriez
concoul'ir pour l'JL;,e instilutrice ou demoiselle ùes postes.
�126
FLEUR D ES CHAMPS
« VOUS êtes restée à votre ferme, et vous a vez eu raison.
Car, soit dit sans reproche, l'expérience que VQUS venez de
t enter ne vous a guère réussi.
e Alors, une fermière, un laitier, c'est fait pour aller
ensemble, pas vrai?
Anne-Marie ne répondit pas. Les paroles de Gaston
résonnaient dans son cœur ': mais étaient-elles l'affirmation d'une réalité, ou les échos d'un rôve?
Cepondant J érôme avait pris les feuillets de la lettre
qu'il venait de parcourir.
Ayant on vain cherché dans la chambro-unâtro, un foyer
qu elconque, il s'approcha de la gouttière,' qui courait sous
le vasislas ouverl.
Il tira de sa poche un briquet de fumeur, puis brûla les
lignes tracées par la jeune fille, dispersa les cendres.
- Seigneur 1 que fu ites -vous 1 s'écria Anne - M'Hie.
- VOIlS le voye?, jü détruiBcotte lettre, pensant qu'clio
n'a plUHraison d'ôtrc. NOUB nous so mmes mi ~ d'acconl,
n'osl-co pas? gl, s'il y avait malentendu entre nOUR deux,
il su lrouvo dé50rm:l.is dissipé.
Co dilinnl, de nOUV'3UU, il londit sos mnin'l à la joune
fill e.
:clle fois, li e y pl aça 105 siennes.
- A la bon no houre, s'ôcria Out;ton, portan t il Res l ôv l '(~
les doigls J'Anno-Mu rio. El, ma peti te Flour des Champs,
fommo vous n'avez plus ri on à Cuire ici, je VOliS propose
de vous rocon duire 11. lu J1ultaiH .•l'ai ma voilure on has.
« 11 o;;l justo qu e VOll'O pore ot votro môro so iont los
promierll avorLis de la nouvelle...
• Ponsez-vous qu'on mo gardera il. dlnor?
- .J'on :mis alll'o .
Anno-Mario avait retrou vu son joli sour iro, Pourtanl,
0110 ujouLa non sans lIIalico ;
- La BuLLais, VOUIl vous on douLez bioll, n'a rien de
l'Impérial Palace.
Une bonne mai~on,
je n't'n ùiRcon ;
i ('n~
l' s. 1.:1 cu i·
�l'LEUR i:lES CHAMPS
127
I;i ne y est agréable, quoiqu 'un peu compliquée. Le décor
ost plaisant. Je vous le ferai conna!tre. Mais, au fond, cela
ne vaut p as son chez soi.
- A la ferme, il y aura touJours des œufs.
- Pariait, une I!avoureuse omelette au lard . Puill, nous
rappor terons de Sa int -Malo quelques provisions. Je compte
eo('oro vous faire choisir une bague .
« Après le souper, sous la lampe , vous pourrez enfin me
donner votre avis s ur le plan du Tertro.
- Je me fl e à vous. Ce sera mieux que cette pauvre
chambre.
- Jo vous l'accorde, votre logis n'est pas magnifique.
Pourtant vous l'eussiez trouvé bien boau si vous y aviez
connu 10 bonheur.
- Je l'ontrevois, maintenant, mais pas ici. .. Accordozmoi cinq minutes, 10 temps de prendre mes affaires, et je
vous s:Jis.
l'our masquor son émoi, Gaston J 6rÔme s'efforça do riro.
- Voilà uno bonne parole, qui l'oOMo uno bonne résolution. Car, du!)s le code, que vous lira sous peu
M. le mairo, existo ce pr6cepto: « La femmo doit suivre
son marI. »
IC Par oxtensioll, la flanc6e no doit-elle pas suivro son
futur'?
�Pour paraître jeu~i
prCtltaill sou. le
DO
376 de la
CD·lectio~
.. Fama "
LE PLUS DOUX SECRET
pnr HENRIE1ït
LANGLADE
CHAPITRE PREMIER
- Frédél Frédél viens me dire au revoir, murmura doucement Annette Savigné.
Frédéric, qui, assis en face d'olle, de l'autre côté de
la table, jouai t aux osselets, leva la tête ct la regarda.
Un instant il demeura ainsi, immobile, un sourire
sur les lèvres, puis son regard vague, virant brusquement, il reprit son jeu enfantin.
Annette 6t,oufTa un soupir. Mélancolique, elle fit le
tour de la table ct, s'approchant de son frère, elle
l'embrassa tendremont.
De nouveau 10 môme souriro inexprossif 8C dessina
sur les lèvres du jeune homme. Pourtant il rendit à
An:lette ses baisers; évidemment, malgré son inconscience, ill'aimail profondément.
En dépit de ses vingt-cinq ans, Frédéric Savigné se
trouvaiL rotranehé du monde des vivants par une
effroyable tare. C'était un arriéré: un « innocent»
selon l'expression populaire.
JI n'avait pas été atteint de ceLte infJrmité dès sa
naissance ; Son intelligence avait sombré en des drconstancm, particuï ;rement dramatiques.
]J avait Clli ' 1 UIl S environ lorsqu'un jour 1 s'étant
glissé par une lucarne ouverte dans la maison d'un
voisin, qui, contrairement à sonJJabiLude, ne lui ouvrait
pas, il avait buté, dans le /Fonier, contre le corps de
celui-ci, qui était mort subItement.
(A iuiurc.)
�LE DISQUE ROUGE ····
[2J, ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• ,'@)
····
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EXCLUSIVITÉ HACHETTE 1:
DES ROMANS D'AVENTURES - DES ROMANS D'ACTION
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Le Testament du Monl tro.
YV ES DARTOIS
L, Ham,au dl ns les Sables
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Chaque
Volume
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50
ALBERT BONNEAU
La marque du Léopard.
Le Désert aux cent mirages.
La Maison du cauchemar.
L'Œillet de nacre.
ANDRÉ ARMANDY
La Maitre du Torrent.
RUDYARD KIPLING
Contes mystérieux de l'Inde.
CHARLES FOLEY
Kowa la mystérieuse.
Le Chasseur nocturne.
C.-J. CUTCLIFFE HYNE
Kate Meredith .
ARTHUR MILLS
Serpent Blanc.
ARTHUR MORRISON
Sous la griffe de Martin Hewltt.
L' ttrange Aventure du .. Nlco·
bar ".
~ trlce
.
L' Heure révl
La Main de gloire.
H. G. WELLS
La Poudre rose.
J . JACQUIN ET A. FABRE
Les 5 crimes do ~1 . TapinOis
G.-G. TOUDOUlE
Le M lire de la mort fro ide
Carnaval en mer.
HERVÉ DE PESLOÜAN
L' tnlgme de l' tlysée.
R. CHAPELAIN
L"s Perles sanglantes.
L'Ile des Démons.
RENÉ THÉVENIN
Les Chasseurs d'hommes
ENAISSANCE
DU
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94, rue d'Alé s ia, PARIS (XIve)
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Colonel Royet (18..-19..)
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Fleur des champs : roman
Publisher
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Société d'éditions, publications et industries annexes
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impr. 1934
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Collection Fama ; 375
Type
The nature or genre of the resource
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Format
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BUCA_Bastaire_Fama_375_C90816
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Colonél Royet
LE SEIMEItT DE JUANITA
-
�PULL-OVER AU TRICOT POUR HOMME
GRANDE TAILLE
s dis posées en hau teu r donnent
Les band~
u ne ligne amin cissan te à ce pull-over Qui
es t exù u l é en laine C achemisc Brahma S port
gr osse laine. é t icl u eH e b leu e. pris e parmi les
lain es du Petit M ou/irl.
Fourni tures. -
300 gra mmes laine Ca-
chemire 8ra hma S /Jorl 'l rosse laine (éti q uette
bleue), pf'Îse pa rm i les luines du Petit 1\101l1ill,
à 6 fr. 50 1. pelo te de 50 grAmme,. colori, 45
(ver t pâle) ; 2 aiguil les de .o la lith de 3"""5.
de diamêtre. e l 2 a Îllu ili es de 2 U1Il1 .S de dinm
~ lr e.
Points employés. - 1° Point de côtes
(2 mailles endroit, 2 moi lles en vers). 2 0 Poi nt
mous se (to ujour s à J'end roi t) . 3 0 Point jersey
( 1 ra n g end ro it. 1 rang envers).
Exécution. - Devanl . - Se co mm en Ce
pa r le bas avec Jes aigu illes de 2 U1IIJ .5 de diamètfe, .mo nter 109 mai lles. soi t une lar gcur d e
54 (..t:n timeue s. T ri coler a u poi nt d e côtes.
•
s ur une hau te ur d e 15 ce ntimèt res. Prend re
e n s u it e les a ig uilles d e 3 mm.5 pour o mmen c(' r
lu pO int mousse et le po int jersey. Tricoter
Il' s 13 premi ères !nuilles RU point mOll!lSt·,
puis Il mailles a u point jersey, 13 maille.
su point mousse, I l maill es a u poi n t jersey. etc.
Trn vai ll er ains i sur une ha uteur de 33 cent imètres . Raba ttre ensuite à chaq ue ext ré mité d 'oi. uille : 2 foi. 3 "mille, et 1 foi 2 moi ll ••
pour Jes emmanchur es .
Purtuge r {dors le trava il en 2 pa rt ies éga les.
Raba ttre la maille du mi lieu. Q'o rde r une
pa rti e des maill es sur u ne a iguille r emmai lleuse. travai ll er l'a u lre de la façon sui va nt e
p our o bt eni r le d écoll eté : t ri co ter tout droi t
d u côté emman chure, ct r abattre de l'outre
côté 1 maill e lous les 4 rangs. Tra vailler de
lu so rt e sur un e ha uteur de 60 r an gs , 1I0it 22
centi mè tres. Il res te a lor s 31 mnill es su r l'aiguill e, L ~ s ruba ttre en 3 fois pour former
J' épa ule.
Reprendre les maill es res tées sur l'aiguill e
remmailleuse et tra vaill er de la même aço"
pou r la 2' épa ule.
r
D os. - S'exécute co mm e le d evant en supp ri ma nt le d éco ll eté.
Bande d ' en colure . - M ont er 2 mA ill es
tri coter au point mo usse e n fa isa nt une au gmen tat ion de chaq ue côté jusq u 'à o btenir
16 ma illes. Pa rtage r en 2 pa rti es éga les cl
tr ico ter 2 ban d es d e 8 mai lles de lar ge ur sur
une lon gueu r su fh sa nlc pou r en tourer le dé.
colleté.
B a nde d'emm a n chure. M o nter 8
mai ll es, tri coter au poi nt mousse sur une
lon gueur sufli sa nte pour entourer l'e mma nchure. Fuire une 2" ba nde se mblab le.
A sse mbla ge . - Un ir le d os au d eva nt pa l
les coutures de d essous d e b m s et d es ~pa u
l es
CODtre 2 fr. 50 a dre •• és a ux Laine. du PETIT MOULIN, li, rue Caffa r elli,
PARlS (III' ), vou. r ecev rez un m a gnifique Al bum de TRICOT et 'a collection
.,
complè te des E ch a n tiUo.ns •
�LE SERMENT
DE JUANITA
�COLONEL ROYE T
LE SERMENT
DE JUANITA
ROMAN
ËDITIONSDE: .. LA MODE NATIONALE ~
94, Rue d'Alésia, 94. - PARIS (XIve)
�LE
SERMENT DE jUANITA
CHAPITRE PREMIER
LE DOMAIN), DE LAS PALLANCIAS
Le vieux Gil, le maître d'hôtel du marquis de
Ximénès y Pallancias, pénétra dans la grande salIebibliothèque . Là, se tenaient ses maîtres. SUI' un plateau d'argent, il portait le courrior du soir, deux lettres
et des journaux.
· Enfouie dans une bergère, où elle s'éventait à l'aide
d'un éventail arube aux facettes brillantes, Juanita de
Ximénès se redressa à demi.
· - Une lettre du Mal'oc, père? interrogea-t-elle d'une
voix dans laquelle vibrait une angoisse impatiente.
D'emblée, son œil vif avait reconnu le timbre spécial
des Présides africains.
- Oui, du Maroc, répondit le marquis Antonio de
Ximénès, lorsque le serviteur lui eut remis le courrier.
,Mais-elle n'est pas de Philippe ... Une grande enveloppe
administrative, qui émane du Quartier Général de
Tétuan.
- Des nouvelles, peut-être?
· - Peut·êlre. De bonnes, en tout cas : car, s'il s'agissait d'un malheur, je n'en serais pas aVC1'ti pal' une
communication postale. Le Général de Grenade preu-
�6
LE SERMENT DE JUANITA
drait soin de vonir lui-même jusqu'à Pallancias pour
m'on I).viser.
D'un gesto, il congédia 10 vieux Gil, qui attendait
les ordres du maltre, ses mains gantées de blanc
allongées SUl' sa culotte de peluche rouge, raidi ùans
sa livrée aux boulons arLlloriés, aux tresses d'or.
Le domestique passa le seuil.
Derrière son vaste bureau, dont le dessus de cuir
finement ouvragé était recouvert par une plaque de
cristal, le marquis- de Ximénès ouvrit m éthoùiquement
l'enveloppe à l'aiùe d'un coupe-papior d'argent.
Sur son nez, il assura 6es lunettes à monture d'or
pour lire le texle dactylographié de la missive officielle.
Il hocha la tête j mais aucun des muscles de son
visage ne tressaillit.
Pourtant, Juanita, qui guettait les jeux dp. physionomie de son père, remarqua une pâleur livide sous ]e
masque d'impa~sblté
du gentilhomme.
Et, sur le visage de cette belle jeune fille de dixneuf aDS, se fixèrent les signes de l'émoi passionné: ses
yeux noirs cillèrent, ses narines frémirent, et le mal
bruni de sa peau d'Andalouse se colora d'une rougeur
annonciatrice des mouvements intenses qui agitaient
son âmo. Enfin, d'une voix rauque, e110 articula:
- Blessé?
Don Antonio secoua lenlement la têto en signe de
dénégation . Pourtant l'hypothèse de Juanita n'était
pas d6r8.isonnable.
Son frère commandait leposte importantd'Aïn-Mlet
charnière de la solide chaine dos redoutes grâc~
auxquelles les Espagnols endiguaient les eiTorts des
RiiTains.
Parmi ces mécréants, il se trouvait des tireurs
d'élite. Avec palience et adresse, de six cents mètres
et même pIus, l'un d'eux pouvait viser l'intérieur du
�LE SERMENT DE JUANITA
7
fortin, y placer la balle d'un Lebel dérobé aux
Français.
- Alors, qu'est-ce? insista la jeune fiUe.
Sombre, le vieux marquis prononça du bout des
lèvres:
- Ni tué, ni blessé ... Pire! L'héritie1' du sang et de
10. gloire des Ximénès a l'endu son poste fOl'tifié sans
combat, dix canons, avec les miUe hommes qu'il
commandait.
-Ohl
Juanita avait mis ses deux mains devant ses yeux.
- Lo déshonneur sur notre nom 1
elle exhala ce mot terrible.
Dans un g~misent,
- J'en ai peur J murmura le marquis. Mais aUendons
les détails sur cet événement inouï : cette lottrf,l ne
donne qu'un compte rendu succinct.
- Sans combat 1 Sa,ns résistance Jrépétu lajeune fille.
Mais ce von Rühling, son adjudant-major, n'a pu lui
conseiller cela.
« Von Rühling était un officier allemand: il s'était
distingué dans notre légion étrangère espagnole.
La jeune fille reprit:
- Il a fait la Grande Guerre, il est de coux qui se
battent, non de ceux qui se rendent à la première
'wmmation, surtout à des RiITains.
- Pourtant, il a partagé le sort de son chef. Il faut
croire que le poste a été surpris, acculé à la reddition
ou au mai>sacre... Attendons les explications ult{jrieures.
Juanita frémit de toute l'ardoW' de son âme en
révolte.
Certes, elle connaissait bien son frère : un bra 'le
officier, entré à l'École des Cadets de Madrid sans
examen, en ·raison de sa caste, du nom glorieux de sa
famille. Ce nom lui avait valu les grades, après dix
�8
LE SERMENT DE JUANITA
ans de vic militait'e, correcte mais dépourvue d'éclat.
A trente-deux ans, don Philippe Ximénès était chef
de bataillon. Pour justifier un avancement rapide et
les galons qui devaient suivre, il avait eu le cœur de
demander à servir au Maroc espagnol. La guerre du
Hin' l'y avait trouvé.
Pour (( pousser)) le très jeune ofiicier supérieur, le
Général Garinos, le chef de l'armée espagnole du
Maroc, un ami. du marquis de Ximéuès, avait désigné
Philippe pour commander le fort d'Ain-Miet, bien
pourvu, bien armé et qui semblait en état de résister
de longs jours, en cas d'une attaque impl'obable de
l'ennemi. Cal' les RifTains semblaient plutôt portés à
faire la guerre d'embuscade dans la montag.ne, à attaquer les détachements qu'à se heurter à des ouvrages
fortifiés.
Et, pour plus de sûreté .. le Général Gariuos avait
placé à côté de don Philippe ce capitain'o von Rühling,
un omcier d'État-Major qui avait quitté l'Allemagne
après la défaite de son pays, pour exercer ailleurs le
seul métier qu'il connaissait à fond: la guerre.
Juanita savait tout cela. Elle revoyait ce von
Rühling, que son père avait amené avec lui à Pallancias, pour quul'ante-huit heures . Le type de l'officier
allemand, au monocle vissé dans l'œil, raide, compassé, mais de bonnes manières. Ce hobereau avait
déplu à Juuanita, une latine.
Après tout., il n'avait fait que passer comme tant
d'autres, accueillis dans la seigneuriale demeure des
Ximénès. C'est pourquoi cette afTaire lamentable
d'Aïn-Mlet semblait incompréhensible.
- Alors, il est prisonnier? trancha-t-elle.
~ . Oui . Et le rapport ajoute que la reddition
d'Aïn-Mlet n'a pas eu de conséquences militaires
fâcheuses. On a reporté la ligne dei défense plus .~
�1.1; SF.mmN'f DE JUANITA
9
l'ouest. Sans doute, contents de leur succès, les
ni{l'ains n'ont pas suivi. L'événoment n'aura peut-être
pns l'efTet qu'on pouvait craindro sur l'opinion
publique lorsqu'on saura.
- Possible 1 rétorqua la jeune fille, l'air sombre, le
menton appuyé sur les paumes.
cr Mais, en ce qui concerne les Ximénès, le coup est
porté, irrémédiable.
Devant l'attitude farouche de Juanila, le marquis
s'efforça de masquer les propl'es sentiments qui l'agitaient douloureusement.
- Je connais les Maures, assura don Antonio Ximénès. S'ils ne le savaient déjà, ils eauront viLe ce que
peut représenter pour eux la capture de Philippe. Ils
Je traiteront bieu. Et tu verras que, d'ici quelque
temps , d'eux-mêmes, ils proposeront un prix pour- sa
rançon ...
Juanita eut un bl'usque ffiOl:lVement d'épaules, et
ses yeux fulgurèrent.
- Ce n'est pas avec de l'argent qu'on peut racheter
l'honneur d'un Ximénès .. . Autrement, peut-être ...
Et, se dressant, après une aspiration profonde :
- Allons dehors, veux-tu, père? Ici, j'étouffe.
Par une large porte-fenêtro, le marquis et sa fille
passèrent sur la terrasse couverte qui longeait les
appartements de réception du château de Pallancias.
Au-dessous, le panorama s'étendait, admirable. En
cette fin d'été, les peIltes verdoyantes du Mont Padul
dessinaient les enclaves de lems jardins d'orangers.
Au fond , les deux coùrs d'eau art'osant Grenade, le
Darro, qui sort de la vallée du Paradis, et le Gentil,
qui descend du Val de l'Enfer. L'cciI pouvait suivre
]e miroitement des eaux unies pour fertiliser la plaine.
Grenado émergeait d'une buée rose, d'où saillaient.
les tours de ses monument::;, les clochetons de ses
�10
LE SEIUŒNT DE JUANITA
églises, et aussi quelques minareLs des mosquées
construites par les Maures.
En arrière, les silhouettes prestigieuses des « Tours
Vermeilles » et des Palais de l'Alhambra.
Très au loin, au lond de l'hOl'lzon est, les crêtes neigeuses de la Sierra Névada, où la lueur' glauque des
glaciers brillait sous les derniers rayons du soleil
couchant.
J uanita gardai t le siJençe: elle réiléchiesai t.
Et le marquis contemplait sa fillo bien-aimée,
étendue sur un rocking-chair, les yeux perdus dans
l'horizon loin Lain.
Ah! pourquoi. le frère et la sœur n'avaient-ils pu
échanger leur âme? Quel contraste entre la nature
vive, Rl'denLe de la jeune mIe, vouée, semblait-il, à un
foyer heureux el; sans secousses, el le caractère de
don Philippe, un noble cœur de par atavisme et éducation, mais aussi, un indolent, un fataliste 1
Certes, JnaniLa n'eût pas supporté sans réagir
l'aventure d'Aïn Mlet 1
Toute la vigueur, l'énergie, l'intelligence de la race
s'étaient concentrées chez la fille, tandis que le garçon, l'officier, avait toujours semblé aussi incapable
d'une félonie que ù'un effort viril.
Philippe s'était montré appliqué ct correct, sans
plus. Juanita semblait susceptible des élans les plus
fougueux, possédait un sens aigu de l'honneur de sa
maison.
A coup sûr, le frère et la scour avaient reçu une
éducation raffinée, mais cette éducation n'avait pas
produit des c"ITets analogues, parce qu'elle était sou·
mise à des impondérables, qui ressortaient de l'antinomie parfaite des tempéraments.
La tendre enfance du frére et de la sœur avi~
été
confiée aux soins d'une gouvernante anglaise. PuiB~
à
�LE SERMENT DE JUANITA
11
sept ans, Philippe prit les leçons d'un professeur Il'an,
çais. A douze ans, il entrait au Collège Royal de Majoun collège pour garçons dc la grandc noblcsse espagnole, où 6taient admis par favc\lr quelques roturiers
de grosse fortune. Là, il avaiL suivi les cours des
meilleurs maUres, appris il. monLer ù cheval el il. jouer
au crjcket. 11 quitta le colJège pour l'École des Cadets
militaires. Ensuite, ce fuL la vie de gamison d'un omcier riche, affecté la plupart du temps à. Madrid, à la
Maison du Hoi.
Quelques mois de vacances passés à Pallancias,
quelques voyages en France, en Angleterre, en Allem.agne, vinrent rompre la monotonie de celte existacce quiète.
Cette vic facile, exemptc de soucis cL d'éprcuves,
n'était guère faite pour la forma.tion d'Ull jeune oIllcier.
Philippe l'accepta telle quelle, sc complaisant dans
l'insouciance d':me heureuse inertie.
Tout autre 50) révéla Juanita, il laquelle la mort
prématurée de s~ mère apporta une plus complète
initiative. Son père la traita en enfant gâtée et favorisa ce prurit de mouvement qui faisait dire d'elle il.
sa maîtresse fl'llnçaisc, Mlle Huguenin, « qu'elle a,-ait,
le diable au corps ». Bon pelit diable au demeurant
avide de s'instruire, appliquée à son travail d'éco~
lière, pourvu que, d'autre part, on la laissât s'épanouir dans toutes les pratiques de la vie au g!'anù
air.
A quatorze ans, JuaniLa était devenue une écuyère
cQnsommée, elle exigeait qu'onluiamellât les chevaux
difficiles du domaine; elle les rendaiL sages ot dre~sé5
aux propriétaires stupéfaits.
Pas davantage elle n'hésitait à pénétrer dans les
torrils, à affl'onter et même à estoquer les oôtes les
plus dangereuses.
,
,
�12
L.E SERMENT DE JUANITA
Sous la direction d'un vieux garde-chasse de Pallancias, eUe devint d'une adrosse remarquable au tir.
Mais, à côté de ces insLincts de cc Sauvageonne »,
se
physique excepqui lui avaient conféré unerob3~s
tionnelle, Juanita s'intéressait avoc arrleur aux travaux de son père. Car le marquis ùe Ximénès étaiL
un gl'anJ savant, membre de l'Académie des Sciences
do !'vJadrid. Sa distraction favorito, il la trouvait
dans son laboratoire, à poursuivre ses études de physique et de chimie. Ravi, il avait l'econnu dans la
turbulente Juanita mieux qu'une élève, une aide,
s'intéressant à ses recherches, s'associant ù. ses travaux.
D'autre part, l'excellente Mlle Huguenin découvrait chez Juanita un esprü toujours plus éveillé pOUl'
les études littéraires, co qui enchantait la vieille
demoisello, férue des autours classiques
tous les
pays, mais gardant un faible pour 10 xvn C siècle
français.
Entre tous les maîtres de la plume, Juanita chérissait Corneille, peut-être parce que ce génie puisait
sa source dans l'épopée espagnole du XVIC siècle, poutêLre aussi parce que le genro de ce gl'and Français
cadrait bien avec l'ardeU!' de la descendante des
Xiulûnès.
Le Cid enthousiasma la jeune fillo; elle en récitaiL
les vers par cœur.
Ca!', parmi les sentiments complexes qui l'agitaient,
Juamta, sans morgue aucuno dans la vie ol'dinaire
portait très haut l'orgueil de sa race, de son nom.
'
C'est p:mrquoi la mésaventure militaire du commandant don Philippe la plongeait dans une amertume profonde.
Sans rien dire, elle laissait courir ses tumultueuses
pensée:!, tandis qu'elle était allongée sur la terrasse
'le Pallancias..
de
�LE SERMENT DE JUANITA
12
- Monsieur 10 Mal'quis est sel'vi.
Toujour8 cérémonieux, toujours ganlé de blanc, le
l'ieux Gil annonçait le diner.
A l'extr('mité de la galerie, les sonorités d'un gOD~
ponctuèront la phrase du maUre d'hôtel.
- Allons 1 dit le marquis.
Il se leva. Le dos "oûté, l'œil embué d'une tl'Ïdtesse.
il se dirigea d'un pns lent vers la salle à manger.
11 sentit le bras du Juanita se glisser sous le sien.
- Courage 1 père, murmura la jeune fille.
CHi\PITR8 Il
I.A HONTE SUPRÊME
Ils gagnèrent la grande salle à manger, aux boiseries de chêne clair, qui s'incurvaient pour former le
plafond ùe la pièce, haute comme une chapelle. Entre
les nervures des ogives fouillées de sculptures, ce
plafond était peint: des scènes de chasse, dont les
personnages portaient les costumes de Charles-Quint.
Au-dessus de chacune des grandes fenêtres ovales, un
œil-de-bœuf apportait la clarté du dehors sur les
fresques de ce plafond.
Au bout de la tab:e massive, où cent convives pouvaient prendre place, une nappe -de linon brodée, sur
laquelle étaient disposés trois couverts.
Le marquis de Ximénès se plaça su centre de ce
coin familial. A sa droite, s'assit Juanita j il sa gauche,
MIlo Huguenin, la maîtresse fl'ançaise.
Dirigé par les gestes de Gil, un valet en grande
livrée servit un potage aux tomates.
A deux pns derrière la chaise à haut dOiSiel' di
�LE
~ERMli:NT
DE JUANIT A
dona JuanitQ se tient. immob ile un indigèn e au riche
costum e arabe.
don Philipp e
C'est Zaghal , un jeune Maroca in ~ue
e permis sion,
demièr
sa
de
lors
a ramené il y a un an,
noirs.
s
sloughi
deux
que
temps
même
en
Zaghal était l'un des domest iques de l'officiel' espagnol, une façon d'escla ve.
Doux, soumis , toujour s sourian t, Zaghal fut laissé
1\ Pallanc ias au mêtne titre que les chiens oITerts à
Juanita .
Person ne ne prôte attentio n à ce domest ique, la jeune
fille moin3 que tous les autres habitan ts du château .
Zaghal est un Maure, et le brillan t costum e qui le
paro n'arriv e pas à diITérencier sa race et sa condiLion
dos nombre ux indigèn es nord-af ricains qu'on rencontre dans le sud-est de l'Espag ne .
Ceux-l à sont, en général , des humble s, ouvrier s
agricol es, portefa ix, marcha nds de tapis et autre
camelo te; ils sc groupe nt à l'extrém ité des faubou rgs
popule ux des grande s villes comme S6ville , Gronad e.
Les Espagn ols ne les maltra itent pas pour une
double raison : d'abord ces indigèn es n'affirm ent pas
des dissem blances profond es de mœurs et. d'allure
avec les autoch tones; ensuite , les fiers Espagn ols
côtoien t non sans plaisir ces descen dants dégéné rés
des Arabes , les ex-poss esseurs de ces pays.
Jadis, ces (c Maures » étaient les maîtres , les seigneurs ; ils furent refoul6 s, et, aujourd 'hui, les rares
représe ntants des anciens domina teurs sont revenu s
pour exercer des métiers d'en bas .
Au fond, les Califes de Cordou e n'avair nt pas impunémen t occupé le Sud de la Pénins ule durant des
siècles sans y laisser des traces profond es de leur passage, art, monum ents et a.ussi métissa ge de la race
primiti ve des Ibères ot des Visigot hs.
�LE SERMENT DE
JUA~IT
15
C'est pourquoi Zaghal a 6té accueilli à Pallancias
avec cette indifIérence confinant au mépris qu'on
vouait à ses pareils. On faisait fort peu de cas de sa
personnalité.
Ses babouches vertes brod6es d'or, ses culottes bouffantes, ses vestes ù grelots et à sOllLaches, sa ceinture
diaprée, touies ces soieries constituent sa « livrée »
de serviteur de luxe.
Les grands personnages d'Espagne qui viennent
parfois s'asseoir à la table du marquis de Ximénès
ne prêtent nulle attention à eet Oriental de paraùe,
pas plus qu'aux autres domestiques.
Pour le marquis et pour sa fille, ZagJJal fait partie
du décor habituel de Pallancias.
Le Maure est successivement le valet de pied du
carosse à quatre mules, ou de l'Hispano-Suiza, le
piqueur qui caracole dans la trace du maître; et,
encore, il confonctionne et sert le café arabe, agite les
cordes des pankas sous le patio.
Souple, empressé, déférent, discret, Zaghal n'est ni
bruyant, ni bavard; il remplit ses tâches multiples
avec un éternel sourire, signe de sa satisfaction et de
son bien-être. Juanita est habituée à le voir autour
d'elle au même titre quo les sloulJhis qui se couchent
à ses pieds.
Pourtant, lorsqu'il ne se juge pas observé, un éolair
filtre à travers les paupières mi-closes de l'indigène:
haine, amour, orgueil, qui saurait définir l'impression
véritable contenue dans le regard dE: ce musulman?
Devant Zaghal, pas plus que devant les autres
dOI'l'lestiques attachés de père en fils à la noble mai.
son des XiméIJès, les mattres no se gênaient. Ils
jugeaÏGnt inutile de taire le sujet de leurs préoccupations iuLimes.
Aussi, le cas du Commandant don Philippe et les
�16
LE SERMENT DE JUANI'fA
diver;;es hypothèses qui pouvaient en découler fai·
saient-ils le sujet des conversations échangées entre
le marquis et sa fille.
Un observateur attentif eût alors discerné que, sous
son masque d'indifférence habituelle, Zughal prêtait
une oreille parliculièrement attentive à tout ce qui
concernait l'ofIicier.
Après tout, n'était-il pas logique que l'indigène
s'intél'essât au sort de son ancien mai tr'e ?
Trois semaines s'écoulèrent sans appol'ter aucun
éclaircisoement à l'aITaiee du poste d'AIn-Miel. Les
journa.ux n'avaient pas parlé de l'incident fâcheux
meitant en cause un Xjmén~s.
Tout en demeurant
anxieux sur le sort de don Philippe, le marquis et sa
fille en arrivaient à concevoir un apaisement quant
à la terminaison de l'affaire militaire.
Cependant, un matin, vers dix heures, un Colonel
se présenta à Pallancias : c'était le Colonel Torrès,
sous-chef d'État-Major du Général Garinos.
Son chllf l'avait envoyé de Tétouan, le Quartier
Général, vers le marqui'l de Ximénès. Mission confi·
dentielle ct combien délicate!
Le Colonel Tùrrès fut int,roduit dans le bureau où
se tenaient le châtelain et dona Juanita.
A la vue de la jeune fille, l'offir.ier éprouva une
gêne et se fit réticent.
- Vous pouvez parler devant ma fille, Colonel,
prononça don Antonio. Tout, ce que vous avez à me
dire, elle doit l'entendre. ..
.
_ Soit 1 fit l'officier , bien que mon chef, le Gêné.
vous avertir, pal' ma bouche,
raI Garinos, dé~iraL
d'une chose qui n'est pUiS précisément ag1'0ablo pOlU'
un Ximùnès .
- Il s'agit de mon fils?
- Oui.
�LE
SE
R
~1EN
T
17
DE J UANIT.\
- Il es t mor t en captivittl ?
- Non, ù Dieu ne plaise 1 Cal' il vaudrait mieux,
peut-être, qu'il en fût ainsi.. . pour l'honneur des
siens ... Le Commandant don Philippe a la vic sauve .
La semaine dernière, il !J'est embar'qué à Casablanca
pour BOl'deaux.
Le marquis répl'ima un t1'üssaillement de joie:
- Done, il a pu s'échapper des mains des RifIains.
P eut-être, aurait-il dû rallier son Quartier Général de
Tétuan sans ce détour, se présenter à Gal'inos, mon
ami ... Mais , de Bor deaux, il a sans doute gagner
Madrid, pour y faire régularise r' sa situation ?
Le Colonel TOrI'ès secoua la tète.
- Non. Le lendemain de son arrivée à Bordeaux,
le Commandant a pris place à bord d'un paquebot
anglais qui doit le conduire à Buenos-Ayres , dans
l'Amérique du Sud.
- .Tc llf) comprends pas, murmma le marquis.
-- Vous allez comprendre . Don Philippe no s'est
pas éva dé . Il a été liLéré pal' les Maures sous conditions débattues et acceptées par lui, en donnant à ces
méc réants sa parole d'honneur d'officier et de Ximénès
qu'il les remplit'ait fid èlement.
« Une de ces conditions l'obligeait à qnlLtel' l'Afrique
ùu Nord et l'Europe pour dix ans et à se retire!'
dans la République Argent ine. Une autre implique le
versemen t aux RifIains, ou, mieux , à l'Islam, d'une
somme d'argent dont nous ignorons le chiffre, mais
qui doit être considérable . Don Philippe s'est engagé,
parait-il, à verser cette ' rançon dès qu'il lui sera
possible.
- Mais les solùaLs de son bataillon pris en même
tempn qu e lui dans le fort d'Aïn-Mlet ?
- llies a abandon nés à leur sort.
- Oh !. .. Dans ces conditions, le Comma.ndant don
~
�18
LE S En MENT DE JUANITA
Philippe de Ximén ès serait un traître, à tout le moins
un désertour 1. ..
- Cela peut se qualifier ainsi, murmura le Colonel
Torrès en baissant la tête.
L'œil ful g urant, Juaniiu inter vint. emp01'tée par Ra
passion indignée.
- Tout cela est trop affreux pour que cette histoire
soit véritable ... Un Ximénès 1 Mais sur quoi le Général Garinos et son enLourage peuvent-ils baser une
suspicion aussi abominable?
- Hélas, Mademoiselle) sur un témoignage précis.
- Ce témoin?
- Le baron von Rühling.
- L'officier allemand?
_ . Qui compte à notre Légion Êtl'angère comme
officier espagnol ot dont la déposition mérite d'autant
plus de créance que lui, von Rühling, est parvenu il
s'échapper, au p éril de sa vie, après avoir refusé de
s'associer aux basses tractations du CommandanL
Ximénès dont il pouvait bénéficier.
- Vous avez foi en ce Hühling?
_ Pourquoi non? D'abord, il est revenu à T étuan.
Un sil ence s'établit entre les trois interlocuteurs.
Le mal'quis et Juanita étaient accablés sous la
stupeur et sous la honte.
Et le Colonel reprit:
- Le Général Garinos eut bien voulu épargner la
douleur du scandale à un gra.nd nom comme le vôtre,
marquis de Ximénàs. Mais il y a un témoin qu'aucune
force au monde ne peut obliger à gal'der le sileMe SUl'
ces tristes faits . Le Général ne peut entraver l'action
de la justice, su.bordonner son devoir de chef à
}!amitié très certaine qu'il éprouve pour vous.
- Don Philippe de Ximénès va donc être traduit par
contumace devant un Conseil de Guerre.
�LE SERMENT DE JUANITA
19
- Tout ce que peut faire le général est de retarder la
séance, de trois mois, quatr'e mois même, en accorùant ainsi au Commandant don Philippe tout le
temps nécessaire pour revenir, même d'AméI'ique,
faire sa soumission et sc justifier.
- Et s'il est encore captif? s'écria la jeune fille
d'une voix vibrante.
Le Colonel prononça avec tristesse :
- Malheureusement, nous devons écarter cette
éventualité. Nous savons par nos services de renseignements où sont détenus nos prisonniers, en particulier nos officiers. Or, nous avons appris que don
Philippe n'était plus présent au camp de Silha, où
il avait été conduit, à une date qui coïncide avec
celle attribuée à sa libération. Nous pensons qu'il
voyage sous un faux nom, comme l'affirme von
Rühling.
Juanita mit ses deux mains devant ses yeux. Elle
sanglota.it. Sur la J1gure décomposée du marquis de
Ximénès, des larmes muettes tracèrent leurs sillons.
Peu après le départ du Colonel Torrèn, le marquis
s'alita.
'
Sous le coup brutal qui l'accablait, sa pensée vacilla,
ses forces physiques l'abandonnèrent.
Juanita crut à une indisposition passagère . Mais,
au bout de deux jours, elle dut bien se rendre compte
que son pèro était profondément atteint.
Elle alerta les médecins de Grenade; puis elle
manda au chevet du malade des sommités médicales
venues de Madrid, même d.c Bordeaux ct de Paris.
Tous ces praticiens consta.tèrent une consomption
lente contre laquelle les remèdes les plus violents
n'arrivaient pas à réagir.
En fiUe courageuse, Juanita soigna Bo n père , avec
l'aide dévouée de Mlle Huguenin. Elle connaissait
�20
LE SERMENT DE JUANITA
la cause de cet affaissement du malade qui s'accentuait de jour on jour.
La suralimentation artificielle, les piqûres n'avaient
donné que des résultats sans lendemain: il fallut y
renoncer.
Cependant, los jours, les mois même s'écoulaient
parmi les angoisses de la joune fille .
Aucune nouvelle de Philippe le déserteur 1
En vain, Juanita avait-elle fait insérer des annonces
prossantes dans les journaux de l'Amérique du Sud.
Elle y exposait la maladie du marquis don Antonio
de Ximénès; elle suppliait don Philippe de revenir
en Espagne, au chevet de son père mourant.
Il paraissait matél'Ïellement impossible que le
déserlenr n'eut pas sous les yeux un de ces avis poignants, qui paraissent presque chaque jour dans les
principales gazettes, non phls seulement de J'Amérique
du Sud, mais du monde entiel'.
Si Juanita jugeait son frère susceptible d'un mouvement de faiblesse, elle ne pouvait le croire capablE
d'une telle noirceur d'âme.
Malgré toute la mansuétude du Général Garinos, la
fatale séance du Conseil de Guerre de Tétuan avait
dû se dérouler.
Sur la déposition formelle du capitaine von Rühling,
en l'absence de l'accusé, le chef de bataillon don Philippe de Ximènès avait été condamné à mort par contumace pour reddition de son poste et désel'tion devant
l'ennemi.
Cette sentence entrain ait automatiquement la destitution de l'ofllcier, la suppression do ses titres de
noblesse. Tout ce que put faire Juanita fut de cacher
au marquis cette désolante nouvelle.
On la chuchotait il l'oflice de Pallanr,ias, à Gr'enade,
dans toute l'Espagne.
�LE SERlfENT DE J UAN ITA
21
Parmi le mal pernicieu x qui l'emportait ct malgl'é
la ehariLé complice taisant l'événoment inOuï , le marquis do Xim6nès eut-il l'intuition de la honte définitive j etée sur sa maison?
Qui saiL?
En tout cas, la nuit sUl vante, il s'éLeignit doucement,
Longtemps agenouillée aux pieds du mort , JuaniLa
versa des larmes.
P uis, dans un brusque surHaut , elle sc reluva .
Étendanl sa main sur le cadavre de son père bienaimé, av ec un acernt dont la noblesse ôtaiL au geste
son carac tère th éâLral, olle pronon1ja :
- Père, je r estaurera i l'honneur des Ximénès, ou
j'y perdrai la vie. Je te le jure!
CHAPITRE III
PERPLEXITÉS
Claustrée dans une solitude farouche, Juanita de
Ximénès continua à vivre à Pallancias.
Une seùIe exception : olle avait conservé auprès
d'elle la vieille demoiselle Hugueniu, qui lui servait
ùe dame de compagnie ct de chaperon.
Deux mois après les funérailles du marquis , la jeune
fille avait repris sa vie de mouv ement : longue:>
Courses à cheval dans les bois de Pallancias, chasse,
natation dans le bassin-piscine qui s'étendait deyant
le perron du château .
Elle 00ntinua de travailler dans le laboratoire
dévora les livres de la bibliothèque , renoua les con~
v ersations littéraires avec Mlla Huguenin.
Rien ne fut modifié dan;; le train de la maison , à
�22
LE SERMENT DE JUANITA
part que les serviteur3 avaient revêtu la li vrée de
deuil, que Zagbal troqua ses chamai'ures multicolores contre des costumes blancs.
Avec poillesse, mais avec fermeté, donaJuanitaavait
décliné les ofTres des amis de son père, de leurs femmes
surtout, qui prétcndaiont S'o Jc upe1' de l'orpheline, lui
tenir co mpagnie. De même, elle sourit on recevant
ùes proposi tions de mariage, direcles ou indirectes,
émanant des l'amillos les plus aristocratiques du
royaume.
Von Rühling lui-même s'é lait mis sur l!' : rangs.
Dans une longue lettre, il expliquait son rôle
pélliblc; mais il avait obéi il son devoir. Il faisait
état de son titra de baron, de Ba caste appelée dans
un proche av enir, à dominer ùe nouveau l'Allemagne.
.
Bref, il s'ofIrait.
La jeune fille haus:5a les épaules.
- On a pitIé de moi, disait-elle non sans amertume
à Mlle Huguenin. On voudrait m'aider à réhabililer le nom des Ximénès. .. Ces soupirants, qui
' ne se connaissent pas, t émoignenl d'une intention
charitable. Mais, s'il plait à Dieu, je me passerai bien
de leur concours.
Juanita continuait de pouril uivro son rêvo tenace en
dépit des faits. Elle ne voulait pas recon.naître la
déchéa.nce de son frère, s'avouer vaincue.
A mesure que le temp s s'6coulait - eL il passait
très vite - , elle suivit les événemonts, les analysa
avec une froide rai ~ on,
qui allait à l'encontre de ses
cspoirf; irr6els.
La nouvelle de la mort du marquis de Ximénès
avait éL6 répandue dans tous les jC'urnaux. du monde.
11 paraiEsaiL impossible que don Philippe de Ximénès
ne vit pas 1'annonùo de ce mulhcOl'.
�LE SERMEN'l' DE JTT ~
·r-.,. ,
23
D'aulre part, l'officiel' félon no so pressait pa3 pour
revendiquer sa part d'héritago, la moitié de l'énorme
fortune laissée par son père. DéserLeUl' ou non, qu'il
sc cachât en Amérique, ou en tout autre pays, son
droit demeurait imprescriptible. Il n'avaü qu'à
s'adresser au notaire de la famille pour recevoir, par
virement sur n'importe quelle banque étrangère, une
somme considérable ,
Ce silence apparaissait d'autant plus étrange que,
d'nprès la déposition de ce von l{ühling devant le
Conse il de Guerre de Tétuan, don Philippe s'était
engagé à ver'ser une rançon entre les mains de ceux
qui l'avaient libéré.
Les Arabes ne devaient-ils pas être les I)l'emiers cà
réclamer l'accomplissement do l'engagement pris par
l'officier espagnol, d'autant qu'ils ne pouvaient ignol'er
le décès du marquis de Ximénès. Il semblait quo
cet argent leur serait particulièrement agréable en un
moment où les affaires d'Abd-el-Krim et autres animateurs de la guerre du Riff allaient fort mal.
Ce silence, ajouté à d'autres silences, semblait
anormal à la jeune fille.
Aussi, accueillit-elle sans enthousiasme les nouvelles de jour en jour plus favorablos qui vonaient du
Maroc et laissaient pressentir la fin des hostilités.
Mlle Huguenin, lectrice assidue des journaux
français - elle en recevait quatre -, se faisait
l'écho de ces rumeurs.
- Vous le constaterez, dona Juanita, Abd-el-Krim
et ses partisans sont encerclés de toutes parts : les
troupes espagnoles avancent, et les Français mettent
en œuvre contre les rebelles des effectiftl nombreux ,
un ma.tériel de guerre Supél'ieur.
_.- Admirez les résultats de l'entente r-arfaite
qui l'l!gne maintenant entre Espagnols et Fl'an';ais.
�2ft.
1. E SERM EN T D E .J UAN TTA
- Je veux bien vous croire, ma chère demoiselle,
rétorquait la jeune fille. Vos compatriotes aiment la
bataille. Chez nous, Espagnols, la guerre du Maroc
demeure impop nlaire.
- Puisque tout sera bientôt fini, affirmait
Mlle Huguenin, l'écrasement des Maures , comme vous
les appelez, constituera un e première vengean ce. Et
votre frère , don Philipp e ...
- Laissons mon frère, interrompit Juanit a ... La
seule vengeance qui puisse toucher un Ximénès doit
désormais v enir de moi .
La Fran
~a i s e se gardait d'insister; e11e connaissai t
trop la cruelle hantise qui tenaillait l'esprit de l'Espagnole.
Elle ne triompha pas même lorsque les faiLs vinrent .
lui donner r aison.
La reddition d'Abd-el-Krim, le transfert du révolté
dans 1'1le de la Réunion, l'occupation de la zone
montagneuse du RifT pal' les troupes franco-espagnoles ,
lorsque les derni ères hal'kas de l'agitateur eurent mis
bas les armes.
Ces succès décisifs ne parurent pas réjouir Juanita,
car ils lui apportai ent une définitiv e déception.
avaient été
Tous les prisonniers faits par les HifTan~
remis en liberté. Les défenseurs du fOI'tin d'Aïn-Mlet
étaient rentrés dans les lignes espagnoles; tous, oOiciers et soldats, à l'exception du Com mandant don
Philippe .
N'était-ce pas la confirmation brutale de tout ce qui
avait ét é déjà établi sur l'indignité de l'officier supérieur?
Et l'ombre sereine de la Paix enveloppa le terri.
toire entier du Maroc espagnol.
Seuls les Français avaient encore à réduire des
taches de dissidence qui se fixaient dans les massifs
montagneux de l'Atlas.
�LE SE1U.IF.NT DE JUANITA
25
Juanita s'adapta au calme des jOllrs qui suivirent:
Son indomptable courage dictaiL son attitude; mais
Mlle Huguenin ne fut pas sans constatel' avec
quelque inquiétude que la jeune fille devenait de jour
en jour plus sombre.
Un seul incident.
Zaghal sollicita un cong6 pour sc rendre au Maroc.
Il y avait bien longtemps qu'il n'avait revu les siens.
Maintenant que lout était pacifié là-bas, il pounait
monter jusqu'au douar de son p ère, revoir ses
parents.
La requête était juste.
Le service muet et diligent du jeune 1\laure avait
toujours donné satisfaction à Juanita; mais, dans la
solitude, elle n'avait guère b esoin de ce serviteur,
dont les menues besognes perdaient leur r aison d'être
depuis qu'aucun serviteur ne franchissait plus le seuil
de Pallancias.
- Val dit la jeune fille . Et, si tu es repris pal' la
nostalgie de tes montagnes, si tu trouves à t'établir,
ne te juge pas obligé de revenir. En mémoire de mon
fJ'ère, je te doterai.
Zaghal plissa d'une façon imperceptible son visage
impassible.
- Non, je ne prendrai pas femme , cette fois-ci du
moins.
Et, si tu veux encore de moi, dans t.a maison ,
.
Je reviendrai , maitl'i.lsse.
- A ta guise, prononça l'Espagnole d'un Lon indifférent . Pallancias te sera toujours ouvert. .. Mais
prends ton temps.
- 11 me faudra six mois , sans doute : les miens
habitent haut dans la montagne, et j'ai beaucoup de
ramille.
- Six mois et plus dans le cas jugé par toi utile.
Au cours de tes pérégrinations, informe-toi de mon
�26
LE
SER~ŒNT
DE JUANITA
frère. Si tu apprends par hasard quelque chose de lui,
tu me le diras j et jé te réoompenserai.
- Je le feraÏ non pour la récompense, mais parce
que don Philippe fut mon maître... Dieu seul peut
faire qu'oP- me parle de don Philippe et qu'ensuite je
vienne t'en parler.
Une lueur aussitôt éteinte brilla dans l'œil de
Zaghal.
Juanita ne l'aperçut pas.
- Va! répéta-t-elle simplement, d'un geste qui congédiait .
.Zaghal p~rti,
sanf) que per30nne s'en préoccupât.
Le lendemain, pourtant, Juanita fit cette réflexion
à Mlle Huguenin :
- Zaghal s'éloigne juste au moment où j'éprouve le
désir d'apprendre complètement l'arabe.
- Mais, mon enfant, vous lisez couramment les
livres arabes de la bibliothèque.
- C'est juste: pourtant ces lectures ne donnent pas
la pratique de la langue.
- Vous pouvez trouver à Grenade quelque professeur plus expert que Zaghal.
- Je le crois d'autant mieux que, à force de trainer
ici dans l'office, Zaghal s'es t peut-être rouillé avec son
idiome .... Vous plairoit-il de vous occuper de mon
désir, chère Mademoiselle?
- Certain.ement. Dos demain, je descendrai à 1s.
ville et me mettrai en campagne.
�LE SERMENT DE JUANl'fA
27
CHAPITHE IV
OSMAN EL HADJI
Mlle Huguenin fut enchantée de cette diversion par
laquelle Juanita allait occuper Bon esprit.
Elle ne fut pas longue à trouver ce qui convenait à
dona Xime'nès.
A Grenade, il ne manquait pas d'Espagnols, négociants, ofliciel's, fonctionnaires, qui, pour les besoins
de leurs relations ou de leur négoce avec l'Afrique
toute voisine, étaient désireux d'apprendre l'arabe.
On signala à Mlle Huguenin un cel'tain Osman el
Hadji, un vieillard érudit, qui vivait depuis de longues
années dans le quartier arabe. Il donnait des leçons
au lycée ct à diverses personnes, qui sc trouvaient
très bien de son enseigne rr. ent.
Quelques vingt ans auparavant, Osman. el Hadji
nvait été expulsé, paraît-il, de l'Oranie, par mesure
administrative. On l'a.ecusait d'oxercer une aotion
fâcheuse sur les indigènes. Mais, depuis sa venue à
Grenade, les autorités de police n'avaient pu que constater sa parfaite attitude et son complet désintéressement des menées politiques de tout genre.
Mlle Huguenin rendit visite nu vieil homme.
Elle expliqua cre qu'on attendait de lui et tomba
aisément d'accord.
Comme le supposait la Française, Juanita donna
son Gomplet assentiment aux conditions fniLes par sa
femme de confianco.
Osman el Hadji devait attondre la réponse au début
de l'après-midi suivante.
Juanita de Ximénès décida qu'elle-même accom-
�28
LI; SE RMENT DE JUANITA
à Grenade Milo Huguenin pour voir son futut
pl'ofesseur.
Le vieil Arabe bait~
une maison maure placée au
bout du célèbre faubourg de l'Albaisin, où s'est perpétuée la vie archaïque de la Grenade des Califes.
L'auto s'avança au pas parmi cette populntiongrouillante. Là, les Gitanes côtoient les indigènes venus
d'Afrique et les Espagnols du peuple.
Tous ces habitants.hétéroclites de l'Albaisin parlent
la même langue, patois arabe plus ou moins déformé,
.et vivent en bonne intelligence.
Au fond, ils ont les mêmes origines : les un.s vont
. à l'église, les autres à la mosquée, c'est la seule différence qui permette doles distinguer les uns des autres,
'non la couleur de lem peau, ou la faço n de se vêtir.
La maison d'Osman el Hadji, aux portes et fenêtres
encadrées de plaques de faïence, aux moucharabiehs
(grilles il croisillons) massifs, se trouvait au bout du
fau bourg.
, Après avoir traversé sur des dalles de marbre
un jardin fleuri, où coulaient, dans des rigoles, des
ruisselets murmurants, Juanita fut introduite dans
un salon mi-oriental, mi-européen.
Contraste singulier de cet ameublement : sur une
'cneminée de marbre noir occupée par un appareil de
ehauffage au bois très moderne, une pendule au sujet
de bronze doré a Don Quichotte sur Rossinante
escorté de Sancho Pança chevauchant son âne >J.
Débris artistique d'une vente sans doute, car, à cette
:pendule, il manquait les aiguilles et le globe de verre
qui devait la protéger.
Aux murs, des chromos encadrés, une vue d'Oran
une vue d'Alger, une chasse aux lions et une ap~
rence de cassel'Ole qui, elle, portait de::: aiguilles; un
réveil acheté aux « Galories II de la ville, le gl'and
pagnel'i~
�I.E Sr.nMTo;NT DE JUAi'lI'fA
bazar tenu par une compagnie franco-anglaise. Lo
maître de céans aimait lt's pelldules.
Des meubles également disparates, une commode
de noyer, des sièges recouverts de faux cuir, mélangés avec d'admirables chaises arabes d'ébène incrusté
d'ivoire.
Osman el Hadji s'inclina profondément devant la
visiteuse. Il portait le coslume de l'Arabe bOUl'geois,
sa longue barbe blanche donnait à sa physionomie une
majesté impressionnante .
- Tu parleras vite l'arabe, jeune fille, dit-il, CaI'
vous autres Espagnols, vous possédez cette chose insaisissable qui s'appelle l'accent. Avant peu, je m'en
porte garant, tu t'exprimeras aussi bien que moi-même.
Et je t'en donnerai la pl'enve en te fournissant l'occasion de causer avoc mon fils qui revient d'Algérie et
que j'attends sous peu.
- La perspective de revoir ton enfant ùoit te
l'éjouir.
Osman marqua un geste vague.
- Me réjouir? Je ne sais trop. Il arrive à mon ms,
Un marabout, un saint, ce que j'ai moi-même éprouvé
il y a déjà vingt ans. Les Français l'invitent à quitter
la terre de l'Islam, parce qu'ils jugent son influence
dangeteuse.
-- Semait-il la rêvo lte?
- Pas précisément. Dans l'esprit de ses frères, mon
enfant exaltait les grands· souvenirs du passé.
cc Aujourd'hui, les Francs Hont les plus forts, sans doute
parce qu'Allah en a décidé ainsi. Mais, jadis, 1103 aïeux
ont fait boire leurs chevaux dans la Garonne.
cc Depuis, en France comme en Espagne, la Croix a
vaincu le Croissant. Allah et Mahomet l'ont per'mis :
nous n'avons qu'à nous incliner ... Ii nous reste cepen·
dant le souvenir.
�30
LE SERMENT DE JUANITA
Juanita dissimula un mouvement d'orgueil devant
le fatalisme de co mécréant vaincu qui n'hésitait pas
à reconnaître la faillite de sa race et de sa foi .
Elle articula:
- Mais, dis-moi, ce pays <.le Grenade, où tu es
venu, ne doit pas te rappeler do bons souvenirs?
Le vieil Arabe s'expliqua:
- Tu ne me comprends pas, jeune fille . Cette
,région, qui m'était accessible grâce à la générosité
des vainqueurs, me rappelle au contraire, à chaque
pas, les gloires anciennes de ma race.
« Avant d'être reprise par Jes armées de Ferdinand et
d'Isabelle la Catholique, Grenade constituaît un des
centres de l'Empire Arabe.
« Elle comptait quatre cent mille habitants. On eut
beau détruire nos monuments pour extirper les traces
de notre conquête, il en demeure encore de nombreux
,vestiges . Souvent, il m'arrive de parcourir les salles de
l'Alhambra, et je médite en lisant les versets du Coran
qui s'enchevêtrent autour des colonnades. Pour nous,
Grenade est demeurée le « Damas de l'Occident», une
'partie du ciel tombée sur la terre.
« Mais, à ces raisons sentimentales, qui expliquent
ma venue ici , s'ajoutent des raisons très pratiques.
D'Oran à Malaga le voyage est court et peu coûteux.
Et puis, je retrouve en Andalousie le môme climat que
celui de Tlemcen, mon pays d'origine.
« Peut-être, mon vœu eût été d'aller plus loin, dans
l'Hedjaz, où les sectateurs de Mahomet v j vent chez eux.
,Mais je ne suis pas riche et ne voulais rien deman',der aux Français, qui m'eussent sans doute payé mon
,voyage vers l'Arabie, heureux qu'lIs étaient de se
débarrasser de moi.
« Pourtant, je dois rendre hommage à leur générosité, car, aUx temps héroïques de l'Islam, nos Califes
�LE SERlIlEN T DE JUANIT A
31
gardaie nt auprès d'eux les bourreaux, et les cimeterres
faisaient voler lcsLêtos de ceux qui déplaisaient. On ne
prenait pas la peino de los expulsor.
«Ici, en Espagno, vous avez agi de même, aml'mant
ainsi quevousétioz los plus puissants. VotrelnquisiLion
les bûchers des Maures qui n'avaie nt pu
a, drc~sé
s enfUIr ...
- Un de mes aïeux, le Cardinal Ximénès, fut
Grand Inquisi teur, prononça Juanitv. non sans fierté .
. - Je le savais, repris Osman. Avant de te voir,
Je te connaissais déjà par un de tes serviteurs , un coreligionnaire qui venait parfois me voir.
- Zaghal?
- Zaghal. C'est en errot ainsi qu'on l'appel ait chez
toi.
-- Que ponses-tu de Zaghal?
- Je pense qu'il dût bien te servir, puisque tu l'as
gardé plusieu rs années auprès de toi.
pas beaucoup le lion
(c Je pense encore que je n'aime
qui conDent à revêtir la poau de chacal.
- Mais, Zaghal n'a rien d'un lion.
- En erret.... Zaghal est retourn é en Afrique.
C'est sa place et son sort ... De plus, tu as dû t.oujours
être plus forte que lui .... Et il est de ceux qu'il faut
savoir dominer.
- Que veux-Lu dire?
So repren ant, Osman pronon ça:
- Rien, sinon que nous voici bien loin du sujet
qui t'amèn e. Quand désires-tu commencer les leçons?
Je suis à tes ordres.
Facilem ent Juanita s'enten dit avec le vieil indigène, dont la franchise lui plaisait et qui accepta it
la déchéance de sa race avec un fatalisme résigné.
Contraste avec elle-même qui refusai t de se courher
sous les événements!
�LE SERMENT DE J VAN (TA
Et" sans doute, cause profonde de la supériol'ité des
chrétiens sur les musulmans.
Comme l'avait pronostiqué le professeur d'arabe ,
Juanita fit des progrès surprenants. Trois semaines
après sa première leçon, elle parlait l'arabe courant
avec toutes les finesses de la langue, toutes les méta·
phores ampoulées dont usen t les indigônes de condi·
tion. s ~périeu
e , ceux qui ont étudié dans les Méder·
sahs (Ecoles) et lu les Jivl'es saints.
- Mes leçons sont terminées, dit Osman, car tu en saÏ3
désormais autant que moi. Mais mon fils arrive
demain de là-bas. Tu pounas lui parler. Et lui-même
i.e dira qu'en Afrique, en Asie Mine ure, ou même chez
les Turcs, tu es en état de discourir avec n'importe
qui, aussi bien et mieux qu'un Musulman de pure
origine.
(( Cela peut serv il'. Qui sait?
- En erret, assura la jeune aile. Qui sait? En tout
cas, je souhaitais cette connaissanne parfaite de la
langue al'abe. Demain, je vienr] rai m'entretenir avec
ton fils.
CHAPITRE V
LE MARABOUT SlOr ]<ÉRHt
Le lendemain, Juanita de Ximénès se trouva en
présence du fils.
C'était un homme d'une quarantaine d'années , les
joues creuses, les yeux noir'EI enfoncés sous l'orbite,
les mains diaphanes, d'une maigrour squelettique.
Il 6tait ét endu dans un fauteuil.
Le vieil Osman le présenta:
.- Tu as devant toi le Marabout Sidi Kérim ben
03man, un saint, un prêtre de chez nous.
�33
LE SERMENT DE JU .\NI'l'A
cc Excuse-lo do no pas so lover pOUl' te saluo!', dona
Xirnc\nès . Unis les forco s lui manq umil. Il (:lail loin
dnna 10 sud do la provinco d'Oran, prl}s de Figuig,
lorsqu'il a cLé prié de remonler v er~
la côte. Son long
voyage lui a imposé une grande fatiguù.
- En efTet, murmura Juanita.
Elle échangea un l'egUI ct apitoyé avec Mlle H uguenin.
L'hommo assis ::emblaiL être au dornier degré de
l'épuisement.
Un accès do toux rauque vint caractériser l'afIecliou
morbide, visible du premier coup d'œil, ct qui rava,
geait l'infortuné.
D'un ï;igne, elle attira le père sur le seuil de la porte
et, il voix baGsc :
_ Mais lon fils est malade. Il a dû prendre froid.
Veux-tu que Mlle Huguenin aille chercher mon
docteur?
_ Cela sera bon, peut- être . Et j e 10 voux bien.
VingL minutes plus tard, Mlle Hugucnin, partie
avec l'automobile,l'umena le Docteur Figuer, un f.!xceltont praticien, le Médecin-Chef de l'Hôpital général.
A la yue do !"indigène, le Docteur hocha la tête.
Après l'auscultation, il attira Juanita il l'écart.
_ C'est bien ce que je redoutais. Une tuberculose
accentuée , un poumon perdu. Il faut tâcher de Gauver
' autre.
_ Alors, il y a encore do l'espoir? interrogea lu
jeune fille.
_ Oui. Avec un régime très sévère, des soins assidus.
En dehors de tout remède, ce malade doit demeurer
au grand ail' dan;; le jardin, nuit et jour , avoc seulement une toile iDclinée pour le protéger du soioil et
de la plui..:.
cc Now" alluns essayer de le li rOl' de là . D'abord pour
son père, ql~
je connais ; un Maure , mais un bien
3
�u:
SERMENT DE JUANITA
brave homme ... Seulement, il ma faudl'a votre aide.
dona Ximénès. Puis-je compter sur vous.
- Ob 1 oui, Dooteur. Faites état de moi.
Avec l'ardeur fougueuse qu'elle apportait ù toutes
ses entreprises, JuarJÏta ~e consacra -à son rôle d'infirmière.
Elle y fut aidée pal' MUt: Huguenin, qui considéra
ce dévouement de la jeune fille comme une diver~on
salutaire.
Sidi Kérim se révéla d'ailleurs malade obéissant
et sympathiquo. Il suivit à la lettre le traitement
qui lui était imposé, sans jamais s'insurger contre les
recommandations multiples et le régime parfois peu
agréable.
Docile, il prit los potions, accepta les piqûres ordonnées par le Docteur Figuer, avala le brouet fade des
poudres de viandes et diverses préparations suralimentaires. Deux fOlS par jour, le matin et à la fin de la
journée, dona Juanita venait lui tenit' compagnie et
converser on arabe.
Le médeeln constatait une améJ.ioratilJn continue
dans l'état de l'indigène.
La forte fièvre était tombée. Le tempérament
vigoureux du marabout reprenait le dessus : d'autant
que la médication ne se heurtait pas à un organisme
délabré par l'alcool.
Juanita ne cessait de s'entretenir en arabe avec Sidi
Kérim, émerveillé de la facilité avec laquelle la jeune
fille avait su s'a.ssimiler les finesso!! de la langue.
- Tu pourrais circuler au centre de l'Islam, se plaisait à affirmer le marabout. Sou::; le haïk des femmes,
comme sous le lmrnous et le turban de nos Ïrères, personne ne serait capable de discerner ton origine.
- Tu le crois?
- Je te l'affirme.
�LE SERMENT DE JUANITA
35
Juanita se trouvait heureuse de cette certitude qua
lui apportait une bouche autorisée .
. Son hut était atteint. Mais, pour quelles fins pratIques?
. Quatre mois écoulés déjà dopuifl 10 retour de rAJgéflen. On arrivait au milieu d'Octobre.
Un matin, après l'auscultati?n du malade, le Docteur Figuer déclara à Mue do Xlménès :
- Notre homme semble tiré d'afIaire. Son poumon droit est complètement cicatrisé. Son gauche ,
fonctionne normalement et doit lui suffire.
« Sidi Kérim peut se lever, faire de courtes
promenades qui achèveront de le rétablir. Un mois de
convalescence, et c'est la. guérison.
(: J'appréhenùe seulement pour lui les lroidures
relatives de l'hiver que 110US apportent, à partir de
Décembre. les neiges de la Sierra-Névada voisine ...
n lui faudrait un climat chaud et sec, les sables des
l'Arabie par exemple .... Mais c'est si loin 1
- Cela n'est pas impossible, répondit Juanita.
Elle était en confiance avec Si di Kérim qui lui
vouait une véritable vénération.
Elle l'accompagna dans sa première sortie, le long
des .sentes encore verte s qui bordaient les jard ins d 'orangers. Et, tandis que le Marabout cheminait appuyé au
bras de son père Osman, elle lui dità brüle-pourpoint :
. - Que dirais-tu, Sidi Kérim, d'aller faire ton pèlerInage à la Mecqu.e.
--:- Je dirais que le rêve de ma vie tout entière est
réalIsé. Je dirais encore que, là-bas, non seulement je
ferais mes dévotions à la Kaaba (la Pierre Sainte), mais
encore, au milieu de mes frères, je retrouverais la paix
de mon esprit, puisque aujourd'hui l'Afrique m'est fermée. Non seulement l'Algérie, mais l'Bgypte, le Maroc.
- Le Maroc? interrogea l'Espagnole.
1
�36
I.E SERMENT DE JUANI'fA
- Oui, 10 Maroc. l\Iainten:mL, je puis bien te le
dire, puisque la surveillance des Français m'empêcha
pour toujours de pénétrer dans cc pays) De plus,
après cc que tu as fait pour mon père et pour moi, tu
as le droit de tout savoir, bien que chrétienne.
« Au moment où je fus appréhendé par les Frunçais,
au Figuig, je me disposais ù gagner le Moroc pOUl'
rejoind.re dans le gl'and Atlas, l'Émir Abùallah
Mohamed, le véritable Commandeur des Croyants, le
chef sUPfême des Sémousis et de l'Islam. 11 tenait
ses assisos dans l'oasis de Koufra, au sud de la Tripolitaine. Les Italions l'en chassèrent. Alors, avec ~a
Zaou,ïa (confl'ériel'eligieuse), il s'est réfugié dans l'Atlas,
vers le sommet du Djebel Aïachi, le point le mieux
protégé contre les intrusions des Européens .
« l{ans ces gorges inacoessibles, défendues par les
neiges éternelles, ne pénétreront jamai" les autochenilles des Roumis qui maintenant sillonnent le
désert jusqu'au Tchad. Sous co ciel voilé de nuages,
ne pourl'ont voler les avions lanceurs de bombes ,
« Do ce poste inaccessible, l'Émir Abdallah a dressé
l'étendard vert de l'Islam; il envoie ses ordres au monde
musulman.
« Dans ses mains puissantes, 11 tient les agitateurs,
s,uscite les révoltés et les abandonne à leur sort lorsqu'ils ont, rf'ropli la tâche assignée : Ad-el-Krim on
est l'exemple.
« Mais, très averti des choses de l'Europe, l'Émir
veut tenir en son pouvoir un otage de chao une des
nations.
( Dans sa prison de l'Atlas, il a déjà un Anglais pris
dans le Soudan égyptien j un Italien, enlevé dana la
Tripolitaine, un officier espagnol, de haute naissance,
captif des niffains ...
Violemment, Juanita l'interrompit.
�LE SERMENT DE JUAIU'J'A
37
- Tu sais 10 nom de ce compatriote?
- Non, sur Allah 1Sans quoi, jetele dirrus . Pal'contre,
j'ai retenu le Hom du Français dont voudrait S8 saisir
Abdallah. C'est un simple capitaine qui s'appelle de
DréLigny et s'occupe à Rabat ùes affaires de la dissidence, donc , du Grand Atlas.
« Aux derniers partisans de l'Islam dans le Moghreb
enco.'C libre, il fait une guerre acharné.e; en outre, il
est le fils de ce général de Brétigny, l'Inspecteur de
l'armée fran.,:aise, le chef i:iuprême des [toumis si
la guerre éclate à nouveau. Donc, ce capitaine serait
un otage de marque.
« Aussi bien, l'Emir ne fait aucune distinction entre
128 divers pays de l'Europe, puisque, en attendant le
I· rauçais, il a enfermé dans ses geôles un Allemand, un
c0l'tain von Rühlino'e' qui .prétendait servir sa cause.
- Von Rühlingl s'éer'ia la jeune fille.
- Tu le con,nais?
- J'en ai entendu parler. Mais, à la vérité, le seul
qui m'intéresse est l'Espagnol...
- Je le conçois. Et, si je pouvais t'aider ..•
- Je chercherai seule, en allant voir dans l'Atlas.
- Toi, une femme?
- Ne m'as-tu pas dit qu'on pourrait me confondre
avec un de tes coreligionnaires?
- C'est exact. Mais dans cette zone inaccessible de
la dissidence marocaine?
- Ceci est mon affaire. La tienne, Marabout, est
d'aller à la Mecque; je t'eu fournirai les moyens.
- Tu me combles. Que puis-je te donner en échange
de tous tes bienfaits r
- Hien. Tu as déjà marqué mon destin, ct je t'en
remercie. Pour le rcsre, à la grâcc de Dieu 1
. Un mois plus tard, Osman el Hadji ,~L son fils Sidi
K.érjm quittaient Grcnade avec un billet de passage
�38
LE SERMENT DE JUANITA
de Carthagène à Djeddo, le 'p ort de la Mecque sur la
mer Rouge.
Le vieux professeur d'arabe avait été mis au courant
par Juanita du diagnostic du Docteur Figuer et muIÙ
d'un chèque de 30 000 pesetas.
- Pour tes leçons d'arabe et pour votro installation
là-bas, avait murmuré la jeune fiUe en glissant le
papier au vieil indigène.
- Sois bénie, dona Ximénès! Deux fois tu sauves
la vie de mon fils.
Également, 10 Marabout remercia sa bienfaitrice.
- Je voudrais te laisser un souvenir. Je t'offre le
seul bien que je possède: ma défroque indigène, mon
chapelet, mes papiers. Si tu as l'imprudence d'aller
là-bas, comme tu me l'as annoncé maintes fois, prends
mon nom, ma place: è'est la façon la meilleure qui
me reste de te protéger. Aecepte 1
-- '
- J'accepte, dit Juanita, et je le sais gré.
CHAPITRE VI
LE
HE'roUR
DE ZAGHAL.
Ce fut l'hiver de ces pay6 ensoleillés: pas la rigueur
des fr'oids, certes, mais des brouillards opl'.lques, des
brumes humides, qui voilaient l'horizon. Et, lorsque
le veRt du Nord balayait les nuées, l'ardeur du soleil
durant le jour i il la nuit, le scintillement des myriades
d'étoiles.
Pourtant, Mue Huguenin redoutait ces intemp6ries
relatives, dix degrés au lieu de trente, qui obligeaient
quand même les habitants do Pallancias ù so tenir
autour des feux du vaste château.
Pour Juanita, elle appréhendait l'ennui t l'inactiviLé,
�LE SERMENT DE JUANITA
39'
succédant à la période d'agitut,ion cérébrale et
physique qu'avait apporté à la jeune fille les leçons
d'arabe et les soins prodigués au Marabout Sidi
Kérim.
Contrairement à ses craintes, dona Ximénèa se
montra très vivante d'esprit, très alerte de corps.
Elle avait fait venir de Madrid et da Paris la documentation la plus récente sur le Maroc, les cartes à
grande échelle concernant ces régions, en partie peu
connues. Car, pour les montagnes du centre et les
déserts du sud, force était de s'en remettre à des
itinéraires incertains, tracés en pointillés par de rares
explorateurs.
Or, plus spécialement, Juanita s'acharnait sur l'enchevêtrement des chaines, des vallées, des sommets,
~ui
constituaient le Grand Atlas, massif à peu près
Impénétrable et impénétré .
. - Vous songez au Fisonnier espagnol de l'Émir?
Interrogea Mue Huguenin, ne pouvant se méprendre
sur la nature des préoccupations qui agitaient l'espri.t
de dona Ximénès.
- Certes 1 ce serait mentir si je vous affirmais que
ce prisonnier ne hante pas mon esprit.
( Mais, ma bonne Huauenin,
soyez °assez 8.imable pour
b
me ra.conter une fois encore l'hi sloire de ce comte de
Flandre, Beaudoin IX.
- Bien volontiers.
Mue Hugucnin se montrait tl'ès flattée de voir
~'inérêt
pris aux Flandres par Juanita: car la Flandre
etaü la petite patrie de la maîtresse de français.
Et Mlle HuO'uenin possédait trop bien les détails
histOloiques c~nerat
sa région d'origine pour ne pas
comprendre la curiosité, teintée d'orgueil, qui poussait
dona Ximénès à s'enquérir do ces pays lointains sis
au nord de la France ct de la Belgique.
�ftO
LE
SEni\I~1'
DE JUANITA
PendnnL dns siècles, les Espagnols n'avo.ient-ils pas
do! inu les Flandres? De nos jours, encore, ne retrouvait-on. pas des traces multiples deleur passage? Donc,
de bonne grâce, Mlle Huguenin s'exécuta. Et ce fut
d'une voix quelque peu doctorale qu'ello exposa:
- En l'an 1220, Beaudoin IX, comte de Flandre,
était un des princes les plud illustres de ce riche
domaine. Avec deux cents chevaliers, il partit pOUl'
la croisade, en traversant toute l'Europe. Car, venue
des environs de Lille, sa troupe devait atteindl'e
Constantinople.
( Mais, au moment où il touchait au but, Beaudoin IX fut a.ttaqué et fait prisonnier par les
13ulgares, lesquels, en ce temps, étaient encore des
sauvages et des paIens.
- Encore un prisonnier des infidèles! murmura
Juanita en joignant les mains.
- Dans les Flandres, on attribua ft celui-ci un
t.riste sort; on raconta que le') Bulgares le firent périr
dans les supplices.
« Par quelques évadés du massacre, les habitants de
Lille, Courtrai et autres lieux, connurent la mort de
leur cçnnte bien-aimé. Alors, il proclamèrent sa flUe
Jeanne souveI'lline ùu pays .
« Jeanne accepta la charge, mais temporairement:
nature ardente, ellene croyait paD àla mort de son père.
« Brusquement, un jour, olle disparut. Le sUt'lendemain, un jeune chevalier inconnu se présenta dans
une aUD0rge ùe Tournai. Il ressemblait à ce point au
comte B.:laudoin que des hommes d'armes l'acclamèrent,
Gt que la population lui fit fête.
« - Jene suis pas le comte Beaudoin, déclara le jeune
« chevalier. Mais qU3 ceux: ù'entre vouzquiaimentlcul'
( prince me suivent demain, là où je )es mènerai . )
( Le lendemain l ils furent dix: mille, co. va!ie!'J bardés
�LE SERMEN T DE JUANIT A
41
do for, halleba rdiers, piquier s, qui marchè rent avec
l'inconn u.
« Après de lo'ngues étapes, celui-ci arriva au pays des
Bulgares. L'armé e des barbace s fut taillée en pièces;
leur ville forte, prise d'assau t. La banniè re des Flandr es,
le Lion, fut arborée au somme t àu donjon .
es, l'on
« Dans unc oublietLe du custel des Bulgar
.
chaines
de
chargé
sant,
croupis
retrouv a Beaudo in IX
convoulut
prince
le
sme,
d'héroï
tant
de
Il Touché
naitre le llomdu chevali er si brave qui s'Mait dévoué à
sa délivra nce, déclal'a nt qu'il désirai t }'asseoil' sur son
trône ft ses côtés.
Je prendr ai place à vos côtés, si vous en décidez
«le genou . Mais je
« ainsi, dit le vainqu eur en ployan t
Hile Jeanne . )
votrû
« ne suis pas chevali er; je suis
Espagn ole.
jeune
la
s'écria
1
- Elle s'appel ait Jeanne
.
Juanita
nomme
me
je
moi,
Et
Mue Huguen in compri t où dona Ximénè s voulait
en venir en se faisant cantor à nouna u l'avent ure
de Beaudo in IX. Et, marrie de s'être laissée entrain er
dans le piège de la réminis cence :
- Souffrez qu'au moins, mon enfant, je vous relrace
la fin de l'histoil'e.
in revint
« Délivré miracu leusem ent, le comte Beaudo
vers les Flundr es avec sa fille chérie, recueil lant à son
passage les ovation s des Allema gnes travers ées.
ins« Mais, en revona nt dans son royaum e, il trouva
tallé à sa place un cousin éloigné, Godefroy, comte de
'
Namur .
Beau« Pour chasser l'usurp atour, un ex-suze rain,
ayant
sévère,
lutte
une
endre
entrepr
dut
IX
doin
toujours auprès de lui, sa fille Jeanne .
es la
« Hélas, en prenan t d'assau t dans les Ardenn
carreau
un
oy,
Godefr
t
müchnn
dernièr e citadel le du
d'arbal ète altei3n iten plein creur Jeanne , qui comba ttait
�42
LE SERMENT DE JUANITA
au premier rang, SOU8 son armure de ohevalier.
cc Enmémoire de sa fille héroïque, Beuudoin,IXconstruisit une basilique à Audenarde, où la guerrière fut
enterrée.
- Les chroniques racontent que Beaudoin régna
très IOI}gtemps ens\1it~
-- Mais, pour cela, Jeanne ne fut pas ressuscitée 1
.- Elle était devenue immortelle, ayant oontribué à
rendre à sa Maison toute sa gloire 1 Et j'envie sa destinée, sachant bien que, si je m'efforce de l'imiter, on
ne me construira pas une basilique, conolut ~dona
Juanita,
- Nous possédons en France une autre Jeanne,
ajouta non sans fierté Mlle Huguenin.
- C'est Jeanne d'Arc 1 Et je connais son histoire,
murmura Juanita. Nous n'avons pas à retracer ses
exploits , mais à l'implorer, puisquo c'est une sainte.
Et la religieuse Espagnole so signa.
Puis, sàns transition:
- Ces réoits me donnent envie do faire parIer la
poudre.
Elle gagna l'antichambre, prit son fusil de chasse.
- No VOU3 inquiétez pas, chère Huguenin. Je vais
faire un tour dans le parc. Mais, si j'aperçois en chemin
un chevreuil ou un sanglier ...
.
- Le 16 février ... Déjà 1
Co matin-là, dona Ximénès murmura cotte date en
prenant place, en compagnie de MIlO Hugueniu,
à la table sur laquelle était servi le petit déjeuner.
Un breakfast à l'anglaise: du thé, des œufs au
bacon, de la confiture d'orango confectionnée à Pallancias.
Le vieux Gil s'inclina devant la jeune fille ct, avec
sa solennité hahitueHo :
�LE SERMEN T DE JUANIT A
43
- Ma,itresse, hier soir, tard, Zaghal ost revenu à
Pallancias.
- Ah 1 fit-elle sans manifester autrem ent la surprise
que lui apportait cette nouvelle.
Et, d'une voix indifIérente :
nous uurons fini de déjeuner, tu pourras
. - ~uand
dIre à Zaghal qu'il se présente.
Après le breakfast, Zaghal parut dans son costume
habituel.
, Juanita dévisagea le Maure.
Elle retrouva le même visage sans expression
qu'elle connaissait au serviteur, la même attitud e soumise et déférente dont l'indigène ne s'était jamais
départi.
Sans doute, elle n'avait pas été sans remarquer les
rétic'ences qui enveloppèrent les paroles d'Osman el
Hadji, lorsqu'il avait été question de Zaghal.
Mais elle attl'ibuait la méfiance marquée par le professeur d'arabe à l'égard de son coreligionnaire au
rôle servile joué par Zagbal à Pallancias.
A coup sûr, pour l'honneur de sa race, Osman el
Hadji devait préférer les ouvriers agricoles indigènes,
qui recevaient un juste salaire en écbange d'un labeur
consciencieux, à ce domestique accept ant un semiesclavage pour jouir du bien-être et d'une vic facile.
Puis, devant les yeux de la fière Espagnolo, Zaghal
avait si peu d'importance!
Cependant, elle dressa l'oreille lorsque Zaghal prononça de Ba voix neutre ;
- Conformément à tes instructions, maîtresse, je
me suis préoccupé de ton frère.
-Ahl
- Je crois qu'en effet il est encore prü:onnier ..•
- De l'Émir Abdallah, dans l'Atlas .•.
- Tu savais donc:'
�44
LE SERMENT DE JUANITA
.- Est-ce que je ne sais pas touL co que je veux et
dois savoir, affirma la jeune Hile.
Un frémissement parcourut le visage placide du
Maure.
Juanita surprit ce mouvement de physionomie ct
elle fut fière de montrer au Maure que rien ne lui
échappait.
Mais, déjà, Zaghal avait retrouvé son visage
placide.
- Pour être sûr, il faudrait aller vers ce prisonnier ...
Je puis t'y conduire.
-Toi?
- Oui, peut-être. Bien que la prison se rlace
très haut dans les nuages de ·l'Atlas et que l'Emir
Abdallah soiL un très puissant seigneur.
Zaghal prononça cette derni ère phrase avec une
intonation de crainte respecLueuse.
- Tu me guiderais vers cet Émir Abdallah ?
- Je qrois pouvoir le l'assurer ... A condition que
ses partisans te laissent arriver jusqu'à lui.
- Et je pourrais voir le prisonnier? Le l'acheter
peut-être?
_.- Certes, si l'Émir y consent.
Lentement, Zag!lal ajouta :
- Je connais des arguments susceptibles de l'y
faire consenLir.
- Lesquels?
.- Je ne puis te les dévoiler maintenant, car ils
dépeno"nL des circonstances. Mais, pour les faire valoir,
il parnit nécessail'e que tu m'accompagnes dans la
monlngne.
- Soit, je t'accompagnerai ... ou plutôt, tu m'accompagneras.
- Je resterai toujours ton servitenr.
- C'est bien ainsi que je l'envisage.
�LE SERMENT DE J lfANI'l'A
45
De son a:il imnérn tif, Juanita. regarda le Maure.
La jeune fille ne rencontra pas ses yeux : au même
mO,ment, Zaghal baissait les paupières:
"Etait-c c un indice de soumission? Etait-ce au contraire pour diss imuler la flamme aiguë dardée par son
rega rd ?
Ju.aniLa jugea inutile d'exposer ft ce Zaghal le plan
qu'elle avait d éjà formé, de lui révéler ses rapports
avec Osman el Hadji et son fils, le Marabout Sidi
Kérim .
. Un peu de mépris? Un peu de méfiance? Sans doute
fut-elle poussée par ces deux sentiments.
Et, de sa voix nette, elle dit au Maure:
- Jo fais mienne ta proposition. Quand parton~
nous?
Zaghalleva ses deux' bras comme pour implorar.
- Il faut que ta patience égale la mienne, maîtresse .
.'\. cause des neiges, à cause dflS glaces qui obstruent
les sentiers de montagne, nous ne pouvons songer ù
aborder le Haut Altas avant le milieu d'Avril, soit dan s
deux mois .
. Juanila ne parut pas désappointée parcette perspectIve d'attente.
(( Je le savais sODrfoa-t-elle. Et, puisque Zaghal ne
cherche pas à ~e
tr;mp er sur cc point, pour quoi ne
serait-il pas sincère sur les autres? »
TI me sait riche, p'énéreuse, volontaire.
Un long moment; eUe réfléchit. Puis, tout haut:
- Voici ce que je décide: le mois prochain, jo me
rendrai à Rabat. Je dissimulerai ma qualité vérita ble
~ ous
le nom d'une touriste de la République Argent.ine.
Je n'ai nul besoin de dira aux Français qui je suis,
quels sont mes proj eLs.
(( Ils seraient très capahles d'entraver mon voyage
duns lu zone ùisl
~() n te . Je ne l'cdevieuurai dona
�46
LE SERMENT DE JUANITA
Ximénès que pour toi, quand nous nous en~ocrs
dans le bled pour gagner l'Atlas. Le point db départ
le meilleur me semble être Marakech.
(1 C'est là où tu m'attendras, Zaghal.
(1 Jusqu'à ma venue, tu
vivras à ta guise :dans le
quartier arabe; je prends à ma charge toutes tes
dépenses, ai-je besoin de te le dire?
« Repose-toi ici de tes fatigues une diznine de jours.
sans descendre à la ville, sans mettrc tes coreligionnaires au courant de nos projcts. Gil te conduira en
auto à Algésiras et t'embarquera pour Ceuta, d'où tu
gagneras Marakeoh.
cc Lorsque je le jugerai bon, je te rejoindrai dans cette
ville : Marakech est maintenant une station de
tourisme classée.
« Rien d'étonnant à ce que cette ville soit visitée
par la senorita Elvira Tuléar quc je vais devenir.
(1 Tu as compris, Zaghal ?
- Oui. Tes ordres seront exécutés, maîtresse.
- Je n'ai nul besoin de ton service autour de moi.
Va l
Zaghal exécuta une profonde révérence ct sortit
de la salle à reculons.
Lorsqu'il eut franchi la porte-tenture, l'indigène se
redressa et, jetant un mauvais regard à travers
l'étofIe :
- Orgueilleuse fille 1mm'mura-t-il. Ch::\Ctlll a.ura son
tour, et t.u n'cs pas assez humiliée.
( Si Allah accueille mes prières, un jour, tu me
demanderas grâce 1
�I.E SERMENT DE JUANITA
47
CHAPITRE VII
LE CAPITAINE
DE BRÉTIGNY, CHEF
RENSEIGNEMENTS
DU SEUVIl:E DES
Dans une encoignure du grand jardin de la résidence
de Rabat, un petit pavillon bas, adossé au mur.
Là s'abrit::lient les bureaux du Service des renseignements du Maroc.
Un grand spahi bronzé, au manteau rouge, guida
Juanita do Ximénès vers le bâtiment.
- C'est bien le Capitaine de Brétigny que tu
demandes? interrogea le cavalier en franchissant le
seuil.
- Oui. Le Chef des Services lui-même. j'ai des
choses importantes à lui dire.
La jeune fille remplit la fiche que lui glisna un
planton discret.
, ~ome
nom de visiteur, elle indiqua; Senorita.
Elvira Tuloar, de Buenos-AYI'es.
Quelques minutes s'écoulèrent et Juanita fut guidée
v~:s
le bureau du chef, séparé des antichambres ct
Pleces voisines par d'épaisses portes capitonn0es de
llloleskine blanche.
, A l'entrée de la jl3uno fille, le Capitaine de Brétigny
)e leva et s'inclina avec courtoisie .
habitude professionnelle, l'officier examina la
. ~ar
Vlslteuse. Sous son costume de tussor, son large
chupeau de paille à ruban noir, Juanita offrait le type
parfait de l'Andalouse affinée.
« Une bolle jeune fille », constata l'officier.
d De son 0ôté, dona Xim6uJs jeta les youx sur Je Chef
es Renseignements. Grand, svelte. bien pris dans sa
�LE &ERMEN T DE JUANIT A
tunique blanch e aux boulon s de llacre : un blond aux
yeux bleus, dont la figure était encadr ée pal' uue
longue harbe soyeuse , taill ée en évenLail.
Une fois de plus, la jeune fille soulign a le contras te
entre les olllcierB françai.s, croisés à mainte s reprise s
ùans ICI! rues de Casabl anca ou de Rabat, et les officier s
espagnols :"'lIX cheveu x noirs, rasés de près à l'américaine , de si près que le bas de leur visage paraissait
bl euâtre .
Plus particu lièreme nt, ce Capitai ne de Hrotigny
oUrait une phyoionomie avenan le, un l egard très doux,
atténufl n t ses traits énergiq ues.
60nger
« Quel bel homme ! ne put se retenir de
1 ces
ah
:
charme
,
inction
dist
ence,
Intellig
J uanitl.
ofliciers françai s.. . Domma ge seulem ent que celui-ci
l'0rte une barbe si lon gue ... »
Après avoir contem plé la jeune fille, le Capitai ne
reporLa ses yeux sur la fiche qui sc trouva it SUl' SOIl
bUl'e~u.
- Senorit a Elvira Tuléar, de Buenod-AYi'es.
Uuc fois encore il regarda l'étrangè re et tressail lit.
Un sOUt'ÎI'e se marqua sur ses lèvres. Puis, avec le
geste galant de l'homm e du monde accompli, il incH·
qua uu fauteui l, et pronon ça:
-- Mademoise lle do Ximén ès y PaHancius, veuillez
pl'Cndl'O la peine de vous asseoir.
A cette interpe llation inatten due, l'Espag nole sursauta.
- Quoi, Monsicmr! Vous savez quijesu is?
D'un ton très doux , il répond it :
- N'esl-co pas mou rôle? Mais, rass urez-vous,
Mademoiselle, je ue trahira i pas votre incognito.
Confiez-moi seulement ce qui me vaut l'honneUl' de
voLre isiLe.
J uaniLa regar'ùa le Capitai no droit dans les youx.
�LE SERMENT DE JUANITA
- D'abor d vous mettre en garde coutre un danger
qui vous m enace.
, D'u~
léger mouvement, le Capitaine mal'qua sa crâne
InSOUCIance.
-- Bien ùes dangers me menacent. Mon devoir esl
d e les aiTl'ontor ... Mais, si je puis bénéficier de "oke
protection, il me semble que mieux cncore je poul'rai
y fai: 'e fa ce.
- Ma proLecLion! murmura Juall itél, Ne raille:,:
pas ... Mettons plus simplcment un avi.:i. l tino['ez-vous
qu'on veut faire de vous un otage ~
- Non, je ne l'ignore pas. Et je p relld" mes précautions en conséquence. Jugez-en!
Disant ces mots, il fit glisser la fau sse harbe r etenue
à ses oreilles pat' d'imp erceptibles p inces.
11 ne perlaiL plus qu'une moustache coupée co urt,
(( Il est encore mie ux a insi Il, con stala lu jeune IiIle
au fond d'clic-morne.
Mais de Brétigny expliquait:
- Sops mon premier aspect, je su is le Capitaine
de Brétigny qui r eçoit les Marocains eL Jes ai 'les du
Service. Ceux-là voient mon k épi il bandeau bleu jeté
SUI' mon bureau.
( Mais souvent, GOUS mon vl'ai visage , par une porte
dérobée, j e passe dans le potage!' do la Hésidonce, j e
gagne la sortie des jardiniers, et je d e\'iens un col01l
quelconque, coifl'é d'un chapeau de toile.
Le militaire a disparu. D'autrcs personnages le
l'omplacenl. Autrefois, il Saint-Cyr, je ne m u doutais
pas quo mon m étier m'obligeJ'ait un jour à dCYCllir
Une sorte de Frogoli.
Juanita lui pO!:io' cette question:
- Vous avez ùonc bieu confiauce cn moi, Capitaine,
pour me fair o counaîtI'e votre « v rai vi:3agc ll?
-- Oui, CloU' je roc {le à une Ximénès.
4,
�50
LE SEnMENT DE JUANITA
Juani.ta eut un triste sourire.
-- VOliS seriez-vous fié à mon frère, le Commandant
don Philippe?
- A coup sûr. Car je crois qu'il fut condamné
injustement par ses compagnons d'armes.
- Merci, Capitaine 1 J'ai la même i mpression. Mais
puis-je vous demander SUI' quoi vous basez lu vôtre?
- SUl' l'indignité de ce von fi ühl ing qui. fit oondamncl' votre frère.
histoil'e
- Ah! jo vois que vous connaissez co~te
malheureuse.
-- Bien des détails sc sont précisés depuis. Je sais ,
pal' exemple, que ce fut von Rühling, nOll votre fnke ,
qui livra le fOl't d'Aïn Mlet aux HiHains.
c( Von nühling est un tr3H l'e, agent des insur'gés,
mais , avant tOLlt , agent de l'Allemagne.
( Ce double: jeu ne semble pus lui avoir réussi. Par
ses intrigues, il a lassé la patience et la confiance de
JloLre mortel ennemi, l'Émir Abdullah, qui sloppose à
la p6nétration de noLre pl'otectorat dans l'Atlas, qui
nourrit la dissidence. A telle onseigne qu'Abdallah a
l'ait enfermer von RLihling.,
c( Devant les yeux de l'Emir, fanatique borné, von
Hühling est un infidèl0, comme les autras.
- Cc von Rühliug m'intéresso peu, pour l'instant
du moins. Mais , av ez-vous cu dos nouvellùS de don
Philippe, mon frère il
- Rien de précis. Mes émisl:>aires m'ont seulemont
indiqué que l'Émir put enferme!" dans ses geôles un
Anglais, un Italien, un Espagnol. Abdallah me vise
aussi: mais il n o me tient pas encore.
- L'Espagnol n'a pas été identifié pat' vous i)
- Non. Cc peut être votre frère, dona Ximénês,
comme ce peut être un autre.
« Avec le temps, je le saurai exactéII\ent.
�LE SERMENT DE JUANTTA
51
Avec le temps?
- Oui, un an, deux am, plus, si les difficultéll
surgissent. Mais, insensiblement, sam; guerre, presque
sans combat, nous submergeons l'Atlas. Nous l'encerclons de toute part. La zone de la dissideHce est une
se r,étrécit de jour en
véritable (( peau de chagrin )) qt~i
jour. A la limite , nous aoculerons l'Emir ft la soumission; et la première condition posée sera 1/1 délivranoe
des prisonniers qu'il détient.
(( Question de temps, vou s ai-je di~.
Juanita eut un sursaut. .
- Vous avez parlé d'années .
- Peut-être. Ne vaut-il pas mieux attendre que (le
chercher à brusquer les événements pal' des offanai ves
aléatoires, en t out cas, entraînant le saoril1ce d'un
grand nombre de nos hommes?
(( La France a le devoir de ménager le sang de ses
soldats. Èt puis cette tactique de lenteur , elle n01,18
est imposée; pal' notro gouvernement de lui rendre
l'honneur, l'IlOnneur des Xim6nès.
L'Espagnole s'insurgea :
- Moi, je suis étrangère. J'ui bion le droit de tenter
de délivrer co compatriote, que jo crois ètre mon
frère:
- CerteR, vous en avez le droit, Mademoiselle,
mais non le pouvoir.
- Pourtant, je partirai seule, s'il lo faut 1 J'ai juré.
- Vous ne par·tiroz mêmo pas, ù moins de déjouer
notre survQiIlance, car nous nous y opposerons.
- Vous?
- Mon Service, du moins; ct c'cot voke intérêt
même.
(( Vous ne feriez pas deux étapes dan s 10. dissidence
~a n s ûtre arrêtée pal' les indieènes.
Juanita pinça les lèvres.
~
�LE SE IUlENT DE JUANITA
- En som me, vous serez contre moi dans mon entl'eprise . C'est nu moins loyal de m'e n avertit'.
«( EL je veux répondre à cette loyauté en vous expo~a nt
tout le projet que j'ai formé, que je compte bien
poursuivre malgré... votl'e Ser'vice, parce que j'ai
juré.
«( Mais, pnl'10z-vouS arab e, Capitaine?
- Ille l'auL bien . Sans cela, je ne serais pns ici.
- Vou s vOiliez bien que je m'exprime en cettô
langur ?
- CerLes , et j'espèrc vous comprendl'c mieux
enco:e .
Alors, ùans le moindre détail, la jellnc fille raconta
le plan qu'ell e avaiL arr&té.
Tandis 'lu'elle parlait, de Brétigny contemplait ce
beau visage mobile par ses expressions diverses,
passionné d'ardeur.
Avec feu, elle exposait des aléas formidables , la
nature marâtre à maîtriser, les montagnes de neige
et de glace à franchir, les hommes hostiles et méfiants
ù vaincre; en disant ces choses terrifiantes, ses yeux
noirs s'illuminaient d'une hardiesse sans borne.
Le Capitaine se demandait ce qu'il devait le plus
ad mirer, la beauté tragique de la jeune fi lle, ou le
courage impétueux, presque inconscient, de ceLte
amazone splendide .
Ces deux sentiments s'unirent pour le subjuguer;
et, touL bas, il sc jura de l'aider dans son entreprise.
Lorsqu'ello eut fini, il s'inclina très bas ùevant elle.
- Vous uvez des chancl)s de r éussir, MadElmoiséUe .
Vous parlez l'arabe aussi bien, sinon mieux que moi .
Puis, au ser vice d'une combinaison parfaitement
échafaud ée , vous mettez un courage indomptable .
Là où dona Ximén.ès ne passerait pas, le Ma rabout
Sidi·Kérim o. toutes les chances d'être accùei ili. .. à
�1
LE SlmMEN'l' DE JUANl'rA
53
condition de n'être pas trahi ... :f:Los-vous sûre de cc
Zaghal?
- Autant qu'on peut l'être: un serviteur, un
comparse que je tiendi'ai à l'œil.
- Admettons 1... Je le ferai surveiller. Mais, pOUL'
un voyage aussi périlleux, vous ne pouvez songer à
parcourir le bled avec un seul serviteur ... Cc serail
contraire à la dignité d'un Marabout, et il vous l'aut
jouer à fond votre personnage. Puis, avez-vous des
tentes, des vivres? Au moins deux animaux de bât
vous seront nécessaires : un troisième pour vous
porter ... Des mulets : dans la montagne, ces bêtes
conviennent mieux que les chevaux; ils ont le pier!
plus sûr. '
( li me paraît donc indispensable que VOlIS ayiez
auprès do vous un autre serviteur, au dévouemenL
absolu, susceptible de vous aSRister etde vous défendre.
Juanita fit un geste d'impuissance .
. - Cet homme sftr, je ne l'ai pas prévu. Je ne
saurais le recruter au hasard, même à prix d'argent.
- Et vous auriez raison. Mais, moi, peut-être
puis-je vous le proourer.
Le visage de l'Espagnole s'épanouit.
- Vous? J'avais oru comprendro que j'aurais en
vous un adversaire, sympathique sans doute, mais
que je devrais m'appliqueI' à dépister.
- Le Chef du ~ervic
des Renseignemenls pst lié
par des devoirs... Mais le Capitaine de Brétigny
conserve )0 drcit d'avoir d es initiaLives et des élans ...
Ces deux thèses, il s'agit de les conoilier.
« D'ailleurs, nons avons le temps de la !'éfiexion,
puisque, matériellement, la saison s'oppose il. votre
départ avant le mois prochain.
-- Je ne l'ignore pas. Mais, le mois prochain comm e
aujourd'hui, mon sCfmonL tiendra.
�54
LE SERME NT DE JUANITA
Je no vous forai pas l'injure d'en douter,
Mademoiselle. Comme vous , je sens tout ce qu'exige
l'honneur d'un nom. Car, moi aussi, j'ai conscience
d'avoir un nom lourd à porter ...
- Je connais l'Histoire de France, prononça JuaniLa. J'ai appl'is que, sous Henri IV, le duc de Brétigny
était Grand Connétable du Royaume. Et je lis les journaux. J e sais que l'actuel marquis de Brétigny est le
généralissime éventuel de l'armée française .
- Mon père , murmura l'officier.
- Votre pète, oui, Capitaine. Do même qu'en
frappant mon frère on m'atteignait, Je même, le
trait qui vi3e le fils peut meurtrir le p ~ re .
- J'y songe...
La jeune fille se leva.
- Vous reverrai-je, Monsiour de Brétigny? prononça-t-eUo avec un peu d'anxiété dans la vOIX.
- Ce sera pour moi un bonhour, affirma l'offteier.
Mais, autant quo possible, pas ici. Vous et moi, devons
éviter les yeux qui surveillont.
_. S'il vous plait de venir' jusqu'à ello , la sono,r ita
Elvira Tuléar vous accueillera ù l'Hôt01 de l'Atlantique
où elle es t descendue .
- Je m'y rendrai. Mais, si je me présente il.
vous sous une physionomie nouvello, vous ne me
repousser ez pas?
- Oh ! je reconnaîtrais entre mille le son de votrf;l
voix.
- J'ai dû apprendl'C il modifier le son de ma voix.
- Alors, je r econnaîtrai vos yeux.
mes l unettes, pe ut-être,
- Lorsque j'aurai. ô~é
assura gaîment 10 caplt~e
do Brétigny. Et, pOUl'
mieux vous voir, dona X lménès, je vous demand.erai
la permission d'ôtor m es lunettes.
En signe d'acquieGcement. elle lui t endit la main.
�LE SERMENT DE .JUANITA
55
Un long moment, l'officier la serra dans la sienne,
encouragé à prolonger la cordiale étreinte, car Juanita
ne retirait pas sa main.
Il remit en place sa fausse barbe, pu is il sonna.
Cérémonieusement, devant le planton, il prit congé
de la jeune fille.
- Votre visite était superflue pour me démontrer
que vous êtes parfaitement en règle, senerita Tuléar.
La République Argentine est une nation amie; vous
avez droit à l'entière protection de l'Empire Chérîficn
et de la République Française.
CHAPITRE VIII
ZAGIIAL
Ce matin-là, El vira Tuléar r 0~ . ut une lettre timbrée
de Marakech .
« De ZaghaI )J, murmura-t-elle.
Déjà , à deux reprises, le jeune Maure lui ave.it fait
savoir qu'il était à pied d'œuvre, attendant les instructions de sa maîtresse.
Elvira lui avait signillé d'attendre.
Cette fois, de sa grosse éeriture régulière d'écolier,
après des protestations de dévouement, Zaghal faisait
connaître à dona Ximénès qu'il voudrait bien la voir
pour lui soumettro une chose importanto.
Afin de ne pas attirer l'attention, il proposait d'être
le mardi de la semaine suivante, entre dix heures et
onze heures, sur le quai de Casablanca, pros du bâtiment de la Compagnie Générale Transatlantique.
Zaghal, muni de la camelote habituelle des marchan~s
ambulants indigène:; qui pullulent sur le:;
quais, aborderait la jeune fille si elle acceptait de venÎI'.
�56
LE SERMENT DE JUANITA
Ainsi l'entl'ctien se déroulerait sans aUirer l'attcn·
tion, d'autant qu'à cette heure, qui coïnci.dait à peu
près avec le départ d'un paquebot français, la Coule
circule nombreuse près des appontements.
« Zaghal aurait-il appris du nOllveau au sujet de
mon frère? songea la jeune fille ... En tout cas, il faut
le voir et arrêter avec lui les dernières dispositions
de notre départ, .. dans quinze jours, si 10 beau temps
s'affirme. »
De Rabat à Casablanca, la distance e3t courte :
deux heures d'auto, unc Ioute superbe.
Par un mot de Mlle Huguenin, Zaghal fut av isé
qu'il pouvait venir au jour dit.
Accompagnée par sa dame (le co mpagnie, Juanita
se fit conduire au port de Casablanca.
Après avoir déambulé quelques minutes au milieu
d'une foule bigarrée, les deux femmes furent abordées
par Zaghal.
- « Jouli » tapis , Madame?
Le Maure oITrait les hautes laines classiques, jetées
sur son épaule.
J uanita rctrouva la figure connue du ser viteur,
correcte, immuable.
- '- Qu'y a-t-il ? interrogea l'Espagnole palpant la
marchandise qui lui était offerte.
- Rien, sinon ,q ue 1'heure approche.
- Du côté de mon frère?
- Aucune précision. Mais il nous faut Quêter les
dispositions del'nières pour aller vers lui.
- J'ai prévu, dit s(chemeùt dona Xim6nès.
- Je le suppose bien, maîtresse. De mon côté, j'ai
rMléchi !:lUI' la moilleure manière d'accomplir une
tâche dillicilc.
--, Par!e.
- Tu ne peux songer ù conserver ton costume de
�LE SEHMEN T DE JUANIT .\
femme d'Europe. Même souslac ouleur d'une excursion,
tu serais arr'ô tée et prise ..• Le pay3 disside nt compte
de braves guerriers et aussi d'impit oyable s pillard s.
- Mais ne me défend rais-tu pal, Zaghal, si j'étais
, attaqué e?
Zaghal eut un geste d'impuissance.
- Et que ferais-je si, ft dix, à vingt, le:! rôdeur s se
jettent sur nous?
J nanita sourit:
- Ton raisonnemel!t est inattaq uable. Aussi bien,
je ne songe pas à me promen er dans le bled en femme
emopoenne.
- Ton esprit de sagesse se rencon tre a vec le mien.
Tu comples donc te cou vrirdes vêteme nts d'une femme
indigên ... Tu seras tout à fait ga~'ntie,
mais à une
condition. C'est de deveni r ma femm e légitime, selon
la loi coranique et la loi française, pour a voir tes
papiers en règle.
Cette fois, l'Espagnole rit franche ment.
- Toi! mon mari ... D'abord, tu n'os pas français ...
- Je suis devenu cc protégé français » depuis huit
Jours, en acheta nt cette qualité d'un certain Ahmet
Mokhl'ane, chez qui je loge. Il m'a vendu ce droit, en
bonne et due forme, par un acte passé devant le cadi
de Marakech.
cc Alors, tu peux deveni r ma femme.
Juanita rit de plus bello.
Puis, redeve nue sévèl'e :
- Assez de sottes plaisan teries , Zaghal. Je n'ai pas
besoin d'être ta femme pour pénétre r dans l'Atlas.
« Sous la qua lité que je me dispose à prendr e, tu ne
cesseras d'être mon servÏteul', encore plus fidèle.
Le Maure parut déconlenancé , de cet le ('ésistance
sur laquelle il ne comptu)t pas. Malgl'é son cm pire sur
lui-même, ses traits marquèrent une vivo irritatio n.
�58
T.E SERMENT DE JUANITA
- J'ai cru bien faire, balbutia-t-il. Ce prùjet étaitconçu pour favoriser tes désirs ... D'ailleurs, il ne
s'agirait que d'un 'mariage de pure forme ...
- Le contraire eut été surprenant 1
. - Nous aurions pu nous marier avant de .partir de
Marakechl ...
- Assez 1 trancha durement l'Espagnole. Si c'était
pour me débiter cette sornette que tu es venu de
Marakech, tu aurais pu te dispenser de ce long voyage
et m'éviter la peine de venir à Casablanca que je
déteste.
- Je ne croyais pas t'oIrenser, grogna le serviteur
d'une voix sourde. Bien des dames anglaises ont
épousé des indigènes ... Mettons que je n'ai rien dit.
Je te demande pardon. Et je reste ta chose pour
exéouter tes ordres.
- C'est bien ainsi que je l'entends. Retourne à
Mal'akech et attends mes ordres.
Pivotant sur ses talons, Ju:mita saisit sous le bras
Mue Huguellin, l'entraîna vers les premières maisons de la ville, sans un mot de plus il son serviteur.
Le Maure la regarda s'éloigner, dardant sur elle un
regard haineux.
« A ses yeux, je suis moins qu'un chien ... Tant
mieux! Elle souiTl'ira davantage en devenant mon
esclave. »
Ce même jour, vers la fin de l'après-midi, dona
Ximénès et Milo Huguenin se tenaient dans le salon de
l'Hôtel Atlantique.
Sur un plateau de cuivre, un groom appol'ta la
carte d'Ull visiteur qui demandait li voir la senorit:ot
Tuléar.
La jeune fille lut la suscription:
�LE SERMENT DE JUANITA
Sir James Lifton,
Esquire.
59
London.
et au orayon, oes mots:
(( Prospecteur de passage pour le compte de la General Metallurgie Society limited. )1
- Je ne connais pas ce Monsieur ... Mais si c'était
lui?
Et, s'adressant au groom qui attendait la réponse:
-- Conduis cet Anglais jusqu'ici.
Une minute plus tard fut introduit un grand jeune
homme au teint rouge, vêtu d'un élégant çostume de
voyage, culotte bouffante, baB de laine d'Ecosse retenus au genou par une tresse à pompons rouges j gros
souliers de cuir jaune.
Posément, il replaça dans leur étui les lunettes vertes
chevauchant son nez.
Et, lorsque le groom fut sorti, on souriant, l'Anglais
~ontemp
la la jeune fille.
- Vous? fit celle-ci.
- Moi ... dona Ximénès ... Puisquo YOUS m'avez
l'econnu, cela me dispense d'oiseux préliminaires, pal'
exemple de vous demander de vous intéresser à une
mi.ne de zinc découverte près d'Ouezzan.
- Asseyez-vous) Capitaine de Brétigny. Je suis
heureuse de vous revoir. Car justement j'ai à vous
demander un conseil.
Juanita raconta sa promenade à Casablanca et son
entretien avec Zaghal.
- N'ai-je pas 6té trop dure vis-à-vis de lui? interrogea-t-elle.
L'officier secoua la tète.
- Non. Zaghal sora le pl'emierà comprendre votre
attitude lursqu'il uura la surprise de vous voir apparaître sous la forme du Marabout Sidi-Kérim.
�GO
LE SERMENT DE JUANI'!' A
« Puisqu'il prétep.d vous conduire là où vous savez,
mieux vaut le laisser faire .
- .Mais, il saura qui se cache sous le déguisemenl.
- Certes; seulement il sera sut'veilIé à tout instant
par l'autre accompagnateur, que je compte vous procurer, un homme sûr, celui-là, capable de vous
défendre le cas échéant. Zaghal ne p01ll'1'a communiquer avec personne sans que cet autl'e le sache et, au
besoin, lui ferme la bouche pour toujours.
« Puis, même au cas d'une trahison, il faudrait que
Zaghal fût cru par les rebelles: or, le faciès du Marabout Sidi Kérim et le témoiguage de l'azltre doivùnt
suflire à le confondre il condition d'user d'audace!
- L'audace, j'en aurai.
-Et je puis vous assurer que l'at/~
n'en manquera
pas.
Après celte affirmation, l'ofl,cicr repril:
- Aussi bien, je lais observer Zaghal à Marakech;
jusqu'à présent, rien dans so~
attitude, ni dans sos
relations, ne permet (l'étayer un soupçon.
u Après tout, il.est peut-être sincère, dévoué à vous,
à votre Irère.
- Vous croyez?
- J'ai dit: peut-être. En tout cas, avant que Sidi
Kérim parte là-bas, je souhaiterais fort, comme au
théâtre, une répétition en costume.
- Que voulez-vous diro?
- Je serais hemeux de vous voir équipüe BOUS le
burnous de Sidi Kérim.
(( Vous 10 sentez bien, dona Ximénès, votre trave8tissement ne peut comportor aucune fausse note; vos
gestes doivent étro étudiés dlms le moiudre dêtail. l[
taut tout mettre en œuvre pour désarmer la méfiance.
« Comme langage, accent, c'est parfaiL. Pourrais-je
avoir une impression d'ensemble?
�LE SERME:'l'l' DE .JU ANITA
61
- Certainement.
- Merci de la confiance accordée àmon coup d'œil. ..
professionnel, dona Ximénès.
cc Mais il faut bien vous garder de vous lI1ontÎ'er
au personnel de l'Atlantirrue sous ce cos tume de
Marabout:
cc Si VOllS le permettez, je reviendrai après-demain
jeudi. Je demanderai Mlle Hugllenin : il sera tout
naturel que je monte à "otre appartement. yous
verrez!
Le jeudi, une dame âgée, en costume de touriste,
un panama Ser1'(1 dans un voile de gaze, le vis,age
encadré ri e papillotes grises, les yeux pr'otégés contre
la réverhération du dehors par de ~rose
lunett es
bleues, vint demander Mue Huguenin:
On fit montel' cette boul'geoise d'apparenco cossue
dans l'apparte.nent du premier étage.
Juanita s'amusa fort de la nouvelle transformation
iu capit.a.ine m ué en vieille dame.
,
Il a vait été introduit dans le salon ménagé entre les
ùeux chambres.
- Vous êtes méconnaissable, dit-elle en riant.
Dommage seulement que vous ayez sacl'ifié votre
moustaeho.
- Bah 1 fit l'omci er. Cela dev ient fort ù la modo ;
puis, ce vi;;age glabre peut IDe serv ir en d'autres circonstances.
- Voulez-vous m'accorder dix minutes? Et Sic1i
Kérim puraitra devant vous.
Juanita opéra son entrée daos l e costume arabe.
Comme un exact régisso ur, de Br6tigny fit marcher,
saluer, s'accro upir la jeune fille.
- C'est parfuit, parfait, conclut-il. Los babouches,
les chaussettes de laine blanche, la façon ùe nouer le
burnou.le chapelet d'ambre authentique, les prosterna.'
�62
LE SERME N T DE J U A NI'rA
tions rituelles du côté de la Mecqu e ... Vous êtes
devenue, Mademoi selle, un marabout garanti bon
teint.
(( Et, pourtant, je jurerais qu'il vous manque quelque
chose encore?
- Quoi donc? interrogoa la jeune fille, déj~
inquiète.
- Ccci, fit l'offi ciol' cn sor tant un objet de son réticule. Une amulett.e, un scapulaire, si vous 10 préférez,
que tout saint homme porte attaché autour de Bon
cou.
(( Je suis bien persuadé que le vrai Sidi Kérim ne
vous a pas donné son fétiche porsonnel. Mais en
voici un autre pour 10 remplacer.
Il tendit à l'Espagnole un triangle de cuir portant
des signes incrus tas , suspendu au bout d'une cordelière
également en cui!'.
Juanita déchifi'ra los mots d':uubo en relief.
C'était une pric'n'e, une (( oourat.e )l, appel il l'espoIr
des réussites et à la proteotion do Dieu.
_. Merci, dit-olle. Est-ce un symbole?
- Peut-être. En tout cas, c'est une garantie, quelque
chose comme un porte-bonheur.
- J'en accepte l'augure ... Mais, pour moi, l'amulette
restera un souvenir.
CHAPITRE IX
LE PSIWDO-YAG IN };
Marakech la Rouge, comme l'appellent les indj.
Cènes,
La ville du Sud, où les tourifltes so I;lontent sOl'tis de
la :zone européanisée du Mar'oc, Rabat, Casablanoa
�LE SERMENT DE JUANITA
63
etautres cités qui portent, de plus en plus, l'empreinte
des agglomérations modernes, possèdent une voirie
impeccable, des tramways électriques, tolèrent à peine
la couleUl' locale, l'isolent en certains quartiers,
difTèl'ent peu, en somme, ,d'Alger, d'Oran, de Constantine, de Tunis.
Marakech donne la sensation de l'Orient, de l'Islam
primitif. Pour la première fois 10 voyagour entro en
contact avec la population nomade qui peuple les
trois quarts du Maroc, vit sous des a guitounes n, ces
tentes basses faites de poil de ehèvre, se déplaco
selon la saison, do puoage en pacage, avec ses moutons, ses ânes, ses chameaux.
Des oripeaux voyants, u.1e marmaille qui pullule,
des kelps, chiens jaunes hargneux, telles sont les
immuables caracLéJ'istiqnes de ces Berbères nomades
ct pasteurs.
La « Ville Hougo )) fait partie dn domaine de;;
Glaonis, grands seigneurs féodau .' railiés à la causo
française dès les débuts de l'occupation, mnltt'es do
toute la région jusqu'aux premières jJenL'J: J . l'At.las.
Marakech, immense oasis de palmiers, d'olt\'iers et
de jardins, est aujourd'hui foliée à Casablan<:f.l nOn
seulement par d'excellentes routeil SUI' lesquelles roulent des autocars, mais aWjsi par le chemin de fel'.
Dans le luxuoux hôtel Mummounia, bâti sur la
lisière de la ville par la COffipo.gnie Transatlantique,
s'était installée la sMorita Elvira Tuléar' et sa dame
ùe compagnie, MllO Hllguenin.
Là, Juanita éLait ft pied d'œuvre; une semaine
oncore, et e110 se lancerait dans sa pél'illeuco ontreprise.
DéS fenôtres do sa chambl'o, elle voyait les crêtes
gigantesques de l'Atlas cncapuchOll1l0eS de nei~s,
l'loyées dans Jo brume
�64
LE
SER~lNT
DE JUA NITA
Selon le conseil du Capitaine de Brétigny, elle
n'avait pas avisé Zaghal de son arrivée.
Son guide devait la voir appa['altre au domier
~nomelt,
celui où elle s'enfoncerait dans le bled, vcrs
la montagne.
De même, Zaghal u'aul'ait il s'occuper de rien cn
cc qui concel'naÜ les préparatifs du voyage.
C'éLait cet « autl'e », auquel le Chef des Henseignc.
monts avait fait de fréquentes allusions, qui devait
luuL préparer. Cet cc autre Il, se ['évélerait à l'heure dite,
au moment où la jeune fill e serait prôte à monter
dans 10 train qui, de la gare de Marakech, laramèneraiL
"crs le nord.
Alors, dona Ximénès disparaHrait de la vie civilisée,
laissant Mlle Huguenin continuer !leule le voyago
par voie ferrée.
En a tlendant ' r é vénement, pour calmer son imt:ationce fébril e, comme pour apaise!' les objurgatio ns
larmoyantes de sa dame de compagnie, Juanila entre·
prit l'exploration de rét.range cité Ilaharienne qu'e::il
Marakech.
Los deux touristes visitèrent les Tombeaux ces
Saadiens, dont la simpli cilé , l'harmonie des lignes,
la richesse ùécoralive cOJl.; tiLuent un des meilleur::;
cI13embled de l'art arabe.
Puit. , ùona X iménès retrouva l'irolJl'essÎoll de la
~ e- di x
Gil'ulJ a do Sév ille, en gravissant les , s oi xan
mètres du miuurot ùe la Koutoubia, au-dessous duquel
!:l'écrasaient les m:lÏsens à. l'as de Lenc.
Et, encore , ce furenL les longues stations sur la
plaue Dj:)maa cl Fna. }Jans le cercle renouvelé des
GaLlauds venus du bled cl ùe la montagne, la jeune
fille s'identifia da vanLnge encorc a VCG l'âme du puys,
cupta certaines expl'cssiol1s populaÎrcH, ci'is de sLupcu r
uu d'admirationuccucilllmllcz loul'sdcs baladinscll I,L in
�LE SERMENT nE JUANITA
\Tent, acrobates, danseurs, musiciens, conteUl'S d'hislOÎ!'es et de légendes, marchands de beignets à la
graisse , charmeurs de scorpions et de serpent.s.
Puis, pour s'évadel' de ce charivari poussiéreux, les
lieux femmes allaient s'asseoir SUl' un banc de
pierre moussue de l'Aguedal, le jardin des Sultans,
toujours vert, toujours embaumû, toujours silencieux.
Enfin, le jour du départ.
L'autobus du Palace conduisit les deux voyageuses
et leurs bagages, cinq valises, au train de nuit quittant
Marakech à 22 il. 50.
Un confortable compartiment de wagon-lit leur était
réservé.
Avant tous les autres porteurs, un indigène se précipita à la descente des deux femmes.
. Sous la lumi()re crue des lampadaires élecll'iques
Illuminant l'eIJtrée de la garo , Juanita distingua un
Marocain de haute taille, revêlu d'un.; djelaba, ce
mantoau brun sLrié de bandes blanches, manLeau à
capuehon, serré à la taille pal' un bout de corde en
!loi} de chameau, qui constitue le costume banal des
gens du pays. Sur sa têle, l'homme avait une façon
do fez, Une calotte rouge lie de vin ; ses pieds nus s'enfOurnaient dans des babouches do cuir jauno.
Dona Ximénès? prononça l'indig ène très
bas.
Juanita m un signe d'assentimenL. Elle supPosa:
(l Suns dout.e «l'autre )), annoncé par le Capitaine
de Brétigny. Il me guettait. ))
- Les valises qui contionnent la charge pour 10
bled?
\. ~ote
question était posée en arabo , toujours à
o\). très basse.
�66
LE SERMENT DE JUANITA
D'un geste, la jeune fille désigna deux grandes
valises bleues.
L'homme s'en empara, laissant un deuxième porteur se charger des bagages di vers.
- Viens 1 tu me suivras dans l'obscurité, après le
wagon-lit.
L'Espagnole obéit.
Un temps d'arrêt devant le marchepied bordé de
cuivre du sleeping; un adieu discret à Mlle Huguenin.
- Montez vite et cachez vos larmes. Vous m'atten,
drez à Casablanca, à l'Excelsior Palace.
- Vous reverrai-je jamais, ma chère enfant?
- Mais oui. J'espère, espérez aus3i.
Et, tandis que Mue Huguenin esca.ladait le
compartiment, dirigeant l'installation des bagages,
Juanita se glissa le long du convoi, vers la partie du
quai non éclairée, où l'avait précédé cc l'autre ».
A Marakech, eomme dans la plupart des gares
marocaines, l'enceinte du chemin de fer est une fiction:
aucune clôture ne sépare la voie du terrain avoisinant.
Juanita entrevit la silhouelte du Marocain, qui,
arrivé à l'extrémité du quai, abandonna le ballast pour
obliquer vers la droite.
Elle le rejoignit dans l'obscurité.
- Nous serons très bien ici, Mademoiselle, personne
ne nous a suivi. Ét moi, je vais faire le guet, tandis
que vous revêtirez Je costume du Marabout. Ensuite,
mettez vos vêtemenls d'Européenne dans la valise.
Et, tirant de dessous sa djelaba deux sacs d'alfa
tressé:
- Làdedans, vous placerez le bagage du Marabout.
Selon la recommandation du capitaine, vous avez
bion votre browning ct votre boile de pharmacie?
- Oui.
�LE SERMEN T DE JClANIT A
67
- C'est parfait . Lorsqu e vous serez équipée, vous
me direz de venir: un léger siilleroent.
Le Marocain s'éloigna de quelques pas, surveil lant
de ses yeux vifs les lumières de la gare, où s'agitai ent
les silhouettes des voyageurs.
Quelques minute s s'écoul èrent, et le sifflement léger
rappela l'émissaire.
. Il jeta un coup d'mil sur la forme confuso de l'Espagnole.
- Bien. N'oubliez pas désormais que la personnaa disparu , que vous devez être
lit6 de dona Ximén~s
pour tous le Marabo ut Sidi Kérim, comme jo serai
pour vous Yacine ben Kasem, votre frère « Kouan)l
et votre esclave, un de la tribu des Beni Slassem,
qui habite la basse Moulouia, sur les confins du Maroc
ospagnol et de 1'Oranio. Je suis un Beni Slassem,
parce que, en dépü do mes cheveu x et de mes sourcils
teints au henné; j'ai les chevoux blonds et les yeux
bleus, comme les gens de cette tribu.
« Mais, je vais porter oes deuX' valises jusqu'à votre
wagon et los remett re à MilO Hugue nin : auoun
indice de votre qualité de « roumia » no doit plus
subsister.
« Puis, jeviend rai vous reprendrCl et ohal'gcr ces deux
Sacs d'aICa, 10 bagage de routo du Marabo ut.
« Veuillez m'atten dre un instant .
Yacine s'éloigna avec les valises aux trois quarts
vides.
Juanita trossail lit, murmu rant.:
« Un Béni Slassem ... blond aux yeux bleus. Comme
!e Capitai ne de Brétign y a ohoisi « l'autre )l, pour quo
Je ne l'oublio pas, lui 1. .. Vraime nt, il n'avait pas besoin
de cola pour que son image ne me quitte plus jamais ...
Mais à quoi vais-je rêved ...
Yacine réappa rut.
�68
LE SERMEHT DE JUANITA
Il chargea les sacs sur ses épaules.
- Si vous voulez m'accompagner, Saint Marabout?
Nous irons jusqu'au (( fondouck » où sont nos mules
et autres accessoires du voyage .
(( Puis, nous gagneron's la demeure de Zaghal. 11
faudra bien qu'il nous suive.
(( Ensuite, nous sortirons de Mal'akech sans être
remarqués.
(( A l'aube, nous aurons parcouru 15 kilomètres
environ dans la direction de l'Allas ... Et personne ne
songera à nous demander ce que nous faisons, où nous
allons .
Le fondouck est l'auberge arabe qui abrite bêtes
et gens lors de leurs pérégrinations et les jours de
m;l.l'ché.
Le plus souvent, le fondouck est un bâtiment has
qui enclave une vaste cour rectangulaire.
Au long du bâLimcnt, des stalles ouvertes sur la
COU1', plus ou moins vastes, destinées aux voyageurs
ou aux animaux de prix, méharas, chameaux.
Comme mobilier, des nattes sur lesquelles s'étendent
les dOI'meurs, ou des anneaux, auxquels se fixent les
cordes des bêtes .
Tous ceux qui n'usent pas de ce confort relatif,
gitent pôle mêle dans la COUI', à la belle étoile : pittoresque mélange d'hommes, dc mules, d'ânes, de moutons, de chameaux.
A l'une des extrémités de la COUl' , un seul espaco
résel'vé aux clients qui fument, causent, prennent le
thé à la menthe, ou préparent leur nourritul'e SUL' des
fourneaux de terra à charbon de bois, indispensable
ace osso ire des voyageurs du bled.
Lorsquo le Marabout ct Yacine pénétrèrent dans
le fondollck, do nombreux groupes veillaient encore,
assis en cercle aut.our des feux de braise.
�LE SERMENT DE JUANITA
69
Sous le po l'che d'entrée, fixée à une solive, une
grosse lampe à acétylène, dont la lumière crue était
la seule noLe de modernisme dans ce décor millénaire.
L'entrée des deux indigènes passa d'ailleurs inaperçue.
- Attends-moi là, Marabout, dit Yacine. Je n'en
ai pas pour longtemps.
D'une stalle, il sortit, une mule noire toute harnachée, une bride en tresse multicolore, une façon de selle,
longue et bombée, dont le rembounage d'aUa était
maintenu pat' un bout do tapis aux striures brillantes,
d'énormes étriers de fer: le pied pouvait y prendre
appui sur toute sa longueur.
- Voilà ta monLure, Marabout. La mule est douce
et t'évitel'a la faLigue de la marche; tu t'habitueras
facilement à la selle, un peu dure à la vérité.
- Merci, Yacine.
- Patiente encore. Je vais cherche l' les deux mulots
de bât, porteur& dos bagages. Zaghal ct moi, les conduirons à la main.
Des yeux, Juunita suivit la silhouette souple de
Yacine.
Il revint trainant en effot par leur longe deux
mulets dociles. Un instant, il s'arrêta sous III luour
de la la mpe à acétylène, vérifia encore les charges,
resserra les cordes de brélage.
(( Yacine J. .. Yacine 1 murmurait Juanita, continuant de l'observer. Le capitaine s'appelle Paul...
Mais il a un deuxième prénom, Hyacinthe, à la conSon ance un peu ridicule, m'a-t-il dit, qui sc donne,
depuis des siècles, aux ainés dans la famille des
Brétigny ... Ce Yacine possède sa taille et sasveltesse ... »
Il ad vint que l'indigène à la djelaba Be tourna vers
la lampe ù acétylène.
Son visage ::1 pparut en pleine clarté.
�70
.
LE SEIÙlÈNT DE JUANI'l"A
Le cœur de Juanita battit bien fort., et sa gorge se
serra.
« C'est lui 1 Je reconnais ses yeux... Serait-ce
possible? »
Yacine s'6tait approohé.
- Il est temps que nous partions, prononça-t-il.
Sou are que, cette fois encorû, je t'aide à te mettre en
selle ... Car, désormais, surtout lorsque Zaghal sera
là, je devrai rigoureusement m'abstenir de cette courtoisie.
Yaoine croisa ses mains, les abaissa en les présentant au pied de dona Ximénès, selon la galanterie
raffinée dont usent les gentlemen qui ollrent leur
secours aux amazones dans la grande société.
- Mais où as-tu donc appris co gosto do parfait
homme du monde, Yacine? interrogea le Marabout
d'un ton très doux.
- J'ai vu les officiers mettre en selle leurs dames,
expliqua Yacine après une oourte hésitation.
L'Espagnole aocepta l'hommagB du « pied il l'étrier».
Légèrement, elle sc mit en selle.
- Morci, Capitaine de Brétigny, dit-elle d'une
voix rieuse.
- Chut! de grâce, no prononcez pas ce nom, implora Yacine.
L'indigène entraîna les mulets. Le Marabout suivit.
Et, lorsqu'ils ourent franchi 10 seuil du fondouck
dans la soliLudo de la lisière de la grande villo, Juanita:
redevenue grave, exhala en une plainte:
- Vous ... C'est vousl
- J'ai bien pensé que vous me reconnaîtriez; mais
pas tout de suite ...
- Vous "avoz pourLant où je vais...
- Précisément pour cola, me jugoz-vous capable
do vous laisser partir seuls, là-bas? ..
�LE SERMENT DE JUANITA
71
- Mais vous savez ce que l'Émir prétend faire de
vous ...
- Et c'est bien pour cela que j'ai une envie folIe
d'aller au devant de ses désirs.
- Cela s'appelle «( se jetér dans la geule du loup Il.
- L'Émir ne m'a pas encore avalé.
~
Une enliie lolle, vous avez prononcé le mot juste.
Mais jo vous ai reconnu à temps pOUl' vous empêcher
de comméttre cette folie. Conduisez-moi jusqu'à Id
demeure de Zaghàl et retournez ù Rabat.
- Jo vous importune, déjà?
- Oh 1 non. Mais j moi, j'ai mon frère il sauver...
- Et moi, j'ai mon honneur de soldat... En outre,
j'ai mon devoir d'homme ù remplir vis-à-vis de la
jeune fille si bra ve qui s'est confiée à moi.
« Me contesterez-veus le droit d'êtt'e coul'ageux et
de ohercher, en môme temps, à servir mon pays?
- Non, puisqu'à mon tour je vous ai reconnu ...
Sans Service de Henseignements pour m'averti ...
- Qui YOUS inct~
à me reconnaître?
- Mettons ... mon instinct.
- Alors, amis, alliés? fit Yacine en tendant la
main.
- Amis, alliés. Merci, répondit le Marabout en set'rant éordialement la main offerte.
Ils arrivait dans une ruelle obscure.
Adeuxpas) uneporte: celle de cet Ahmet Mokhrane.
C'est là que demeure Zaghal.
.
« Je vais le chercher ... Et, pOUl' longtemps) je
redeviens Yacine, Je Boni-Slassem, (l'ère « Kouan» du
Marabout Sidi K6rim.
- Je no l'oublierai pas.
�72
LE SERMENT DE JUANITA
CHAPITRE X
PERQUISITION
Trois jours déjà de progression lente mais continue
vers l'Atlas, sU{' la piste pierreuse. Cent kilomètres
abattus à raison d'étapes limitées à 35 kilomètres,
se poursuivant selon le même rythme; depart à
6 heures, après l'aube. En tête, Zaghal, le guide, conduisant un des mulets de bât; derrière lui, il trois
pas, Yacine menant Je deuxième mulClt; fermant la
marche, le Marabout Sitli-Kérim, juché sur sa mule.
Marche silencieuse, pas très rapide, car c'était désor·
mais la monLée à peu près continuelle .
La pisle sinuait, contournant les contreforts am
at'êtes dénudées.
A 1<'1 heures, une halte pour le repas du milieu du
jour ùes hommes ct des bêLes, cl le repos au moment
où le soleil dardait.
Puis, vers 1G heures, on achevait l'étape jusqu'au
crépuscule, éLape marquée surtout par un emplace.
menl favorable au dressage des ùeux tentes, une
pour le Mat'about, l'autre pour los deux servileurs.
On s'arrêtait donc sur un méplat, herbeux de préférence, avec un ruisseau ou une cascadelle pour
fournil' l'cau.
Par grâco spéciale due à sa condition de (( Saint »,
10 Marabout avait il sa dioposiLion un mute las de
laine, recouverL de coutil gt'is il rayures rouges; deux
couvertures indigènes pour le meltf'ù à l'abt'Î de la
frnlcheur noctut'De.
Les sorvÎleuJ's bornaient leur conforl ù une épaisse
nalle d'alfa cl fA uno couverture.
�LE SERMENT DE JUANITA
73
La petite caravane faisait peu de rencontres en
cours de route : c'était ou bien quelque goumier à
cheval, portant la plaque du «Maghzen)l, un de ces
indig0nes ralliés qui prenaient leur mot d'ordre au
plus proche « bureau» français; ou bien, des campagnards descendant de la montagne vers la ville.
Dans les deux cas, soit Zaghal, soit Yacine transformaient en vénératiori la curiosité méfiante ou la
crainte: désignant Sidi Kérim, ils le qualifiaient d'un
seul mot: « Marabout )l .
Et les passants se prosternaient devant dona
Ximénès, laquelle, d'un signe de sa main, leur envoyait
un salut, qui pouvait passer pour une bénédiction.
Zaghal n'ignorait rien de la personnalité véritable
de Sidi Kérim et, cependant, il s'étonnait de l'adap·
taLion parfaite de la maîtresse de Pallancias à ce rôle
inattendu.
Certes, lui, Zaghal, n'aurait pu imaginer mieux
pour pénétrer, nans risque, comme sans éclat, au
cœur de l'Atlas.
D'autre part, en bon musulman, Zaghal admirait
la piété de ce frèro Kouan lié à la fortune du Marabout.
Tout de même, il riait sous cape, en voyant Yacine
IIlarmonner des prières il toute heure du jour, accomplir ses ablutions rituelles, et, chaque soir, tourné
vel'S l'Est, vers la Mecque, faire ses prosternations,
sans en manquer une.
« l auvre « Kouan )l, s'il pouvait se douter quel
'est le singulier Marabout, dont il est l'aveugle disciple.
« Encore quelques marches, et peut-être ferai-je
connaître la vérité à ce naïf coreligionnaire... Allah
me comptera ceLte bonne action en décharge de mes
péchés. »)
Des pùchés. Za~hl
en commettait au moins un.
�74
tE SEItMEN'l' DE JUANITA
mais, en raison de la casuistique de l'Islam, il pouvait
mettre celui-là sur le compte des « tournis )) .
Dans l'office de Pallancias, il avait fait connaissance avec l'anisette espagnole, cette drogue faite
l1'Vec la graine d'anis macérée dans de l'alcool il 90°.
Il aVàit apprécié ce breuvage, plus corsé quo
n'importé quelle absinthe d1avant guerré ct qui n'a
rien de commun avec la liqueur de dame édulcorée ù
souhait dont le type est ln (( Marie-Brizard)J.
Zaghlll avait emporté de Marakech une fiole d'ani~
sette. Hia dissimulait dans le long sac de cuir ouvragé
qui constituait son bagage personnel.
Et, n'osant y faire appél ouvertement pour ne pus
offenser les sentiments religieux du ( Kouan » Yaoine,
il s'approchait souvent de son paquetage et s'offrait
de larges rasades; il se délectait aU gofit de l'anisette,
d'autant mieux que, no pouvant prendre 10 breuvago
avec de l'eau fraîche, comme il convonait, Zaghul
l'ingurgitait pur.
Sans doute perdu dans ses prières, le frèro Kouan
n'était pas témoin de 00 grave manquement à la rugIe
coranlquo.
Mais, au retour de Zaghal, il sentait l'odeur caractéristique de la drogue pour une raison majoure : dans
ses attributions, le Capitaine de Brétigny p03séduit
la direction de la guerre aoharnée menée contre la
contrebande de l'aniseUo espagnole.
(( Je voudrais bien savoir tout de même au juste
oà quc Zaghal emporte dans son (( fourbi Il, en dehors
de la fiole. »
Yaoino formulait ca vœu in petto; mais, pour le
réaliser, il fallait vaincre la méOance, toujours on
éveil, do l'indigène.
A deux reprises, Yacine avait tonté de se lever au
milieu de la nuit, en laissant son yoisin de natlEl
�LE SERMENT DE JUANITA
75
assoupi sur sa couche. Mais Zaghal s'était réveillé:
Yacine avait dû renoncer à sa perquisition.
Au surplus, le Kouan observait la parfaite correction de Zaghal vis-à-vis du Marabout: jamais une
a.llusion, une semi-confidence, pour révéler au Kouan
que Sidi Kérim était en somme un marabout truqué.
Cet ensemble inquiétait Yacino: car, à cette réserve
extrême et muette, s'ajoutait un changement d'attitude, visible, celui-là, qui se manifestait chez Zaghal,
à mesure qu'on s'enfonçait dans la zone de la dissidence.
'
« Il me faut pourtant avoir le cœur net sur le
compte de co bonhomme, se dit le pseudo-Yacine.
Employons les grands mOyéns. »
Le soir même, dix jours après le départ, alors que
les doux accompagnateurs du Marabout devisaient de
chosos eL d'autres sous la lueur amie de la lune, en
buvant le thé à la montho, Yacine s'écria tout à coup:
- Sidi K.érim n'a pas appelé?
Zaghal so dressa comme mo. par un rossort, fit
quelques pas dans la diroction de la tente du Marabout, prôta l'oroillo.
- Non 1 fit-il, en revenant s'asseoir auprès de
Yacine, à, point nommé pour prendre de ses mains
un bol de cuivre rempli de thé.
Yacino avait mis à profit la très courte absenco de
Zaghal pour laissor tombor dans le bol le contenu d'un
paquct de poudro blanohe tiré d'une poohe de sa
djelaba.
Cinq minutes après avoir bu, Zaghal s'allongea sur
le sol, cédant à un impérieux sommeil.
« Il cn a au moins pour ùeux heures, murmura
Yaoine. Faisons vite. II
Il so dirigea vers 10 sao de Zaghal. Grâoe à la lueur
de lalune, il1ui fut faoilo d'en inventorier 10 oontonu.
�76
LE SERMENT DE JUANITA
cc Diable! voilà qui est intéressant )J, fit-il en sortant
divers objets.
cc Un costume comme en portent les chefs ... et eux
seuls. Une paire de pistolets damasquinés qu'on
s'étonne de voir dans le bagage d'un c( mesquine »
(homme du peuple)... Un mousqueton soigneusement
enveloppé de chifl'ons gl'aisseux... Un mousqueton
Lebel et quatre chargeurs ... Où ce Zaghal a-t-il pu le
voler?
« Ah 1 une djebirah, avec des papiers. )J
La djebirah est cette sacoche de cuir ouvragé, à
plusieurs poches, dans laquelle les indigènes enferment
leurs papiers précieux.
« Examinons le portefeuille de cet individu : nous
saurons peut-être la vérité. »
Un à un, Yacine déchiffra les documents: un passeport espagnol au nom de Zaghal; puis des actes en
arabe, relatifs à un certain Ibrahim ben Abdallah,
fils do l'Émir Abdallah ... Une note sur le commandant Philippe de Ximénès, une autre sur von Rühling.
« Tiens... tiens ... monologua Yacine. Heureusement que j'~i
découvert le pot aux roses ... Pauvre
Juanita ... En quelles mains allait-olle tombor l. .. Et
quelle force de dissimulation possèdent ces coquins 1
c( Heureusement, je veillais. D'abord, le désarmer ....
Ensuite, le confondre. )J
Il se disposait à jeter le mousqueton et los chargeurs
dans le ravin proche, mais il s'arrêta avec un malicieux sourire.
c( Non. II y a mieux à faire. »
Il se dirigea vers son propre bagage, renfermé dans
un sac d'alfa tressé.
« Moi aussi j'ai un mousqueton bien dissimulé;
souloment, je possède plus de quatre chargeurs; et,
oncoro des chargeurs de cartouches à blanc.
�LE SERMENT DE JUANITA
77
cc Ce salopard n'a pas songé à tout. Je vais le désarmer sans qu'il s'en aperçoive. ))
Et, à la place des chargeurs à cartouches à balles,
le capitaine de Brétigny disposa des chargeurs /1
!;Jlanc, à côté du mousqueton.
Avec un soin méticuleux, il refit le sac de Zagha
dans laisser aucune trace de ",es investigations.
Il revint vers le dormeur efIondré. Après un gest
de menace aussitôt contenu:
cc L'animal! A bon droit, et c'était bien la seule
vérité dont pouvait se parer ce traître, Zaghal se
trouvait qualifié comme guide pour nous conduire
\usqu'o. son père, l'Émir Abdallah. »
Les jours qui suivirent, Zaghal se montra de plu~
en plus arrogant, même avec le Marabout.
Au point qu'il s'attira une remarque du Kouan
Yacine:
- Dis-moi, Zaghal. Il me semble que tu perds de
Yue la condition du Saint Homme 1
- Je sais ce que je fais et ce que je dis, marmonna
Zaghal avec un goste impératif. Le vrai Saint Homme,
c'est toi, Yacine.
cc Et, puisqu'Allah ne S6 hâte pas de te désiller les
yeux, je m'emploierai à cetto tâche.
- Que veux-tu dire?
- Rien, pour le moment. Ce soir à l'étape .•.
- Les desseins d'Allah sont impénétrables, mur,
lllura le Kouan en levant ses bras au ciel.
- Je le crois aussi. Tu verras.
La fin de la marche avait été particulièrement dure
co jour-là: la piste s'était muéo en une sente escarpée.
dans
Les pl'emières plaques de neige apri~sent
les valleuses orientées au nord, là où 10 soleil brûlant
ne pénétrait pas.
�78
.
LE SERMENT DE JUANITA
.
Au-dessus des voyageurs, l'Atlas dressait ses plCS
tout blancs.
La caravane venait de pénétrer dans la zone de la
haute montagne.
Un lieu propice s'offrit pour le campoment. Un pré
vert, tourné vers l'ouest, ombragé do chênes-lièges;
un cirque étroit ménagé entre les précipices.
- C'est parfait, déolara Zaghal. Nous sommes parvenus à la cc Tache verte Il du Djebel-Alachi ... Demain,
on viendra nous prendre ici pour nous conduire al.'
but.
- Qui? interrogea Yacine.
-- Des guerriers. Des guerriers à moi. .. Tu verras,
Yacine ... Mais, d'abord, tu sauras.
Lorsque 10 Marabout, alias dona Xim6nès, se fut
retirée sous sa tente, le cc Kouan Il sut en orret, Ou plutôt.
il eut la confirmation brutale de ce qu'il savait déjà
et de bien d'autres choses encore.
- Tu es un Saint, toi, Yacine, prononça Zaghal
sans préambule, lorsque les deux cc serviteurs» se
trouvèrent acoroupis face il face au pied de leur tente.
Et le Prophète te réserve aans doute de hautes destinées.
- Tu me parles do Si di Kérim? fit remarquer doucement le Kouan.
- Non, de toi. Si tu le 'Voux, tu poux être Sidi
Kér~m,
aussi bien et mieux quo le faux Marabout,
celm que nous ac;:compagnons, Même pas un homme
une fommo, une infidèle l
'
- Explique-toi. Je ne te comprends pas.
Alors, Zaghal raconta.
�LE SERMENT DE JUAN !7A
79
CHAPITRE XI
LA PREMIÈRE VENGEANCE DE J1 _NIT A
Lui, fils de Grand Kébir, de pure race arabe - une
de ses aïeules descendait du Prophète - , avait
accepté de s'humilier dans l'intérôt de la cause suprême
de l'Islam.
Il s'était insinué auprès des Roumis, avait rempli
les plus vils emplois.
D'abord, il cira les bottes de ce don Philippe
Ximénès, un officier espagnoL., lui, Ibrahim ben
Abdallah!
De celui-là, il était bien vengé, ct de toutes façons l
Mais il avait su se contraindre à pire; il s'était fait
le domestiquo de la sœur de ce don Philippe parce
qu'il pénétrait ainsi au cœur d'une des plus grandes
Iamilles de l'Espagne. Là, où quelques siècles aupa·
ravant, les frères arabes dominaient. Il avait éteint
son orgueil pour ramper aux pieds de maUres détestés.
Mais une joie secrète alimentait sa patience: la certitude que Ja honte et le désespoir s'étaient introduits,
comme le ver dans la datte, parmi ces nobles férus
d'orgueil.
lbrahim sc réjouit de cette déch6al1ce. Il eut pu
ùire il Juanita le véritable rôle joué par son frère,
rôle dont pouvait être fier l'honneur d'un soldat.
Il préféra la voir soufl'rir; il go'Ûta la sombre joie
d'assister à la mort du marquis de Ximénès, succombant à l'opprobe jeté sur son nom.
Pourtant, il faillit tout révélor, parce qu'il aimait
Juanita: e110 lui semblait si belle ... Mais, il savait
qu'elle repousserait ses avances, car eUe détestait sa
race et méprisai t sa personne.
�80
LE SERMENT DE JUANl1'A
Alors, après l'avoir aimée, il s'était mis à la haïr.
Et il ne jugea pas impossible d'attiror l'altière jeune
fille dans l'Atlas impénétrable, en se servant du frère
prisonnier comme d'un appât.
Pour arrêter les détails de son plan, il revint au
Maroc, rejoignit son père.
Il arriva à point nommé pour approndre cetto chose
exorbitante: l'Allemand Von Hühling, un confident
de l'Émir, avait des vues sur Juanita de Ximénèsl .
L'aimait-il, cet étranger? Peut-être. En tout cas, le
roumi blond aimait l'immense fortune de la demoiselle espagnole.
L'Allemand intriguait auprès de l'Émir Abdallah,
auquel il promettait une grosse somme en cas de
réussite. Mais il s'adressait surtout à don Philippe, le
prisonnior, frère de JUllnita.
Tantôt, il lui assurait la libération, s'il voulait
seulement écrire un mot à sa sœur, la suppliant
d'épouser von Rühling. Et, comme l'officier espagnol
refusait, l'Allemand le menaçait dos piros supp lices.
En entendant co récit, Yacine crispa ses doigts, en
incrustant les ongles dans ses paumes: dérivatif
pour empêcher sa fureur d'éclater.
- Et ensuite? demanda-t-il d'une voix blanche.
- Ensuite, je fu s outré par les prétentions de ce
von Rühling, un roumi, après LouL. CCl'Les, il nous
avait rendu service, il avait livré aux RifTains ln garnison d'Aïn-Mlet. les armes, et surLout 10 Commandant don Philippe. A la vérité, il avait surtout
travaillé pour lui. Déshonorant Juanita de Ximénès
pour la Iaire plus proche de lui et pouvoir l'épouser.,.
Il exigeait trop et sur un ton qui ne convenait pas ù
un infidèle . Jo parlai à mon père ... et j'obtins quo
l'Allemand fut enformé!
« Pour conquérir JuaniLa. moi, Ibrahim, je n'avais
�81
LE SERMENT DE JUANITA
t
pas besoin de la permission du Commandant captif.
Je voyaiô le moyen de l'attirer jusque dans nos montagnes, de la tenir à ma merci.
« Et ce plan, je l'ai réalisé, puisque l'Espagnole est
là.
(( Elle ne se doute de rien. Mais, par la barbe du
Prophète, je serai bien vengé de toute3 les humiliations qu'elle m'a fait subir.
Yacine frémit. Il posa cependant cette question:
- Tu l'aimes donc encore?
- Non 1 Un moment, t'ai-je dit, je l'ai aimée. EI1~
était de bonne souche; elle eut pu faire une épouse
digne d'un chef comme moi. Mais j'ai compris que je
ne parviendrais jamais à dominer son orgueil. Dernièrement encore, je fis nne suprème tentative: je lui
proposai de m'épouser selon la loi coranique. C'eût
été ma premièl'e femme. Elle m'a ri au nez 1
« Alors 80n destin fut fixé. Juanita ne sera pas la
fomme légitime d'Ibrahim ben Abdallah. Elle deviendra son esclave, sa chose. Et, lorsque le guerrier sera
las de sa captive, il la tuera; ou bien, il la vendra.
tiens, à ce von Rühling, s'il la paye son prix.
- Misérablo 1.
Le Capitaine do Brétigny n'avait pu retenir cette
exclamation sourdement proférée en français.
- Tu dis? interrogea Zaghal.
- Rien. J'ai toussé, car mu gQrge n'est pas en bon
état.
-Ahl couvr'e-toi: la montagne est froide ... Je te
confiais donc que, si tel est mon bon plaisir, je vendrais un jour Juanita. Très cher, car elle est belle
cette cbienne. Jadis, elle eût valu beaucoup d~
sequins d'or sur le marché aux esclaves d'Ispahan ou
de Stamboul.
Q Mais, dès demain, elle connattra une première
6
�84
LE SERMEN'l' DE JUANITA
déchéance, elle pourra verser des larmes sur le sort
qui l'attend. Juanita suivra, piedE! nus, les mains
liées, mon cheval de guerre que doivent m'amener
mes fidèles . Je ferai mon entrée dans la casbah de
l'Êmir, mon père, traînant derrière moi la roumia,
ma conquête.
cc Et don Philippe de Ximénès sera sorti de son
cachot, pour que ses yeux puissent contempler mon
triomphe.
Après avoir évoqué ce rêve de vengeilnce, Zaghal
se tut. Puis, s'adressant de noUveau à Yacine:
- Toi, frère Kouan, tu pourras enfourcher la mule
du faux Marabout... Tu pourras même l'evêtir son
oostume. Qui me démentira, si je te présente sous le
nom de Sidi Kérim 1)
Il Pour tenir ce rôle, ta piâté est assez méi'itoire, tu
connais toutes les prières 1 Et, en récompense de ce
bienfait, tu m'aideras de ton inl1uence.
Il Veux-tu faire ta fortune, Yacine?
Un infltant, Yacine suspendiL sa réponse. Puis, d'un
Mcont où vibrait une ironie à peine voilée:
- Ton grand esp rit; voit tout, seigneur, même l'invisible. Tu as deviné que je voulais réussir. Si ta
perspicacité n'était pas d'essence divine, olle plongerait d(l.ns l'épouvante de simples mortels.
Ibrahim ne récusa pas ce jugement laudatif: il le
renforça au contraire. Et, grisé:
- J'ai 1<1 prévision deo événements : les faits le
prouvent. Mais, de plus, je possède la puissance et
la force. Juges-en 1
Il alla chercher son sac de cuir, ce sac si bien
in.ventorié par Yacine. Et, vidant le contenu sur le
301 :
- Zaghal va disparaît.re pour toujours. Mais Ibrahim
ben Abdallah est prêt li l'e-vêtirles habiLs dignes de lui.
�LE $ERl\1ENT DE JlJANITA
En même temps, il endossa le riohe costume indigène
qu'il avait emporté.
- Suis-je bien aim:!i?
Il quêtait une approbation admirative.
- Tu es superbe ! Un chef.
- Toi, tu prendras le bagage de l'Espagnole ... Mais,
vois, j'ai encore ceci.
Ibrahim déplia des bandes de toile qui protége~in
le mousqueton Lebel.
11 essuya la graisse.
-J'ai Acheté à Marakeeh, à prix d'or, ce «tonnerre»
des Français, avec des cartouches dans les chl).rgeurs,
des balles qui volent jusqu'à 2 kilomètres et tu~n.
- Fort bien, je continue d'admirer ta prévoyante
sagesse.
A ce momant survint un événement inattendu.
Dans le crépuscule, à trois pas devant le ms de l'Émir
a~cr0.upi,
se tenait debout Juanita : 1.. jeune fillè brandISSll1t un bâton noueux, celui-là même sur lequel son
serviteur s'appuyait d'une main au cours des étapes,
et qu'elle avait ramassé.
- Banditl cria-t-elle, j'ai entendu tout ce que tu
as dévoilé.
(( A mes yeux, tu resteras toujours Zaghal, digne
tout au moins de la bastonnade.
Le fils de l'Émir poussa un cri de rage. Avec
prestesse, il glissa un des chargeurs sous la crosse du
mousqueton qu'il t enait d~ns
sa main.
Et, bondissant sur ses pIeds:
- Ah 1 tu l'auras voulu.
Il épaula et, coup sur coup , déchargea les cinq balles
'dans la direotion de Juanita.
Mais il demeura stupide: la jeune fille éta.it encore
debout à quelques pas. Elle ne paraissâit pas avoÎl'
été touchée.
�84
LE SERMENT DE JUANITA
Le Rouan Yacine n'avait pas bougé, ni tenté aucun
geste pour détourner l'arme à feu.
D'une voix narquoise, il articula lentement:
- Tu manques un but à bout portant, Ibrahim
Serais-tu aussi piètre tireur?
- Je ne comprends pas, balbutia le fils de l'Émir.
- En effet, tu ne comprends pas que le Marabout,
vrai ou faux, se trouve protégé par une amulette,
celle qu'il porte au cou, dont les prières le rendent
invulnérable .
- Mais toi, Yacine, tu connais sans doute d'autres
prières qui peuvent faire que mon fusil lance la
mort?
- Montre-moi l'al'me, fit le « Kouan Il qui s'était
redressé.
D'un geste, il fit signe à Juanita de ne pai
s'approcher.
- Constate, j'immobilise ton ennomie.
Sans méfiance, Ibrahim présenta le mousqueton.
Alors, dès qu'il le tint, Yacine asséna sur le crâne
de l'indigène un coup de crosse bien appliqué.
Le fils de l'Émir s'eIIondra sur le sol.
Juanita accourut auprès de Brétigny.
- Vous l'avez tué? interrogea-t-eUe.
- Pas tout à fait . Ces « salopards)) ont la tête si
dure! Mais je vais l'achever en le précipitant dans le
ravin .. . une verticale d'au moins trois cents mètres.
- Dommage, car il eût été susceptible denous servir
encore.
- Hum 1Vous l'avez entendu dire do quoi il était
capable ...
- Oui. Mais s'il pouvait vivre et ne pas parler.
- Je ne vois guère le moyen d'empêcher cette
vipère de siffler.
- Moi, je l'envisage.
�LE
SZR~IENT
DE JUANITA
85
La jeune fille glissa quelques mots à l'oreillè du
Capitaine.
- Quoi? vous disposeriez de ce poison subtil?
- Deux ampoules dans ma pharmacie. Je les ai
prises dam; le laboratoire de mon père, à touL
hasard.
- Voyez, le drôle remue déjà. Je ne me trompais
pas en assurant que ces gens-là ont la tête dure. Je
vais toujours le ligoter.
Une solide corde d'alfa enserra les poignets, les
chevilles, les reins d'Ibrahim Zagha1.
Ensuite le Capitaine de Brétigny l'aida à se mettre
sur son séant.
A ce moment, Juanita survint; elle tenait une
soringue de Pravaz remplie d'un liquide bleuâtre.
Elle s'agenouilla à côté du captif et, de sa voix
incisive:
- Écoute-moi bien, Zaghal, ton rôle n'est pas
fini, ou plutôt ton. rôle muet commence.
« Je vais t'infliger une piqfire qui ne te tuera pas; tu
pourras voir avec tes yeux, entendre avec tes oreilles;
mais tes membres, ta langue demeureront inertes,
paralysés: tu ne parleras plus, tu n'écriras plus.
«Tu demeureras le témoin muet, eITaré, impuissant,
de tout ce que nous allons faire là-haut, chez l'Émir
ton père.
o Tu m'as traitée de chienne toutà l'heure: moije te
dirai seulement qu'à Pallancias j'ai essayé ce liquide
sur les chiens. Le résultat est tel que je viens de te,le
dire. L'efiol durera quatre mois, si tu n'es pas mort
avant.
« Tu le verras, Zaghal, la roumia est toujours plus
forte que toi.
D'un geste brusque, Br6tigny l'elava la manche
droite de la gandourah de l'indigène.
�86
LE SERMENT DE JUANITA
Poséltlent,
. piqûre.
lentèment, dona Ximénês opéra la
CHAP lTRE XII
LA CASBAH DU DJEBEL-AIACHI
bans la matinée du lendemain, les deux émissaires
de l'Émir apparurentà la Tache Verte, Sélon l'annonce
de Zaghal.
Plus que jamais, dona Ximénès so présenta comme
le Marabo ut Sidi Kérim, et le Capitaine de Brétigny,
comme le frère Kouan Yacine, l'accompa3nateur, le
disciple du Saint-Homme.
- Un grand malheur, déclara Sidi Kérim; hiet'
soit', votre choick, Ibrahim ben Abdallah, a été piqué
par le sorpent noir des Roches.
.
« Grâce à mes prières, j'ai pu l'empêcher de mouI'ir.
Hélas ! il mo fut impossible do le soustraire à la
paralysie qui l'étreint.
« Allah en a décid6 ainsi. Que fuire contre sa volonté
toute puissanto? Mais, venez voir ce pauvre Ibrahim
à la fois vivant et sans vie.
Les deux guerriers furont conduits vors une tonte
sous laquelle était étendu Ibrahim.
Seul un souffle exhalé do sos lèvres et ses yeux
brillants indiquaient l'existenoe végétative à laquelle
était désormais réduit OEl misérable.
Il no pouvait ni remuor, ni prononOêr une parole.
- Nous confectionnorons une civière, ajouta le
Marabout et nous l'at~cherons
sur ma mule. Ainsi,
nous ramènerons 10 chelOk chez son pèt'e.
« Mais où se trouve l'Émir?
L'un dèS Arabes expliqua:
- Pas très loin d'ioi. Nous t'y conduirons. En
�LE SERMENT DE JU ANITA
87
partant dans une heure, nous atteindrons la kasbah
de l'Émir, ce soir, à la tombée de la nuit.
- Nous partirons dès que la civière set'a installée.
- Et toi, Marabout, puisque tu cèdes ta mule,
prends le choval du chef. Sauras-tu le conduire?
- Par la grâce d'Allah, je sais toutl affirma Sidi
Kél'im.
Quelques branches de chêne-liège assemblées, une
plaque d'écorce arrachée d'un tronc, permirent la
confection d'une rustique civière.
On la fixa sur la mule noire à l'aide de cordes,
Ibrahim y fut hissé,1i6 dans un burnous pour lui éviter
les chutes.
Légèrement, le Marabout sauta sur le cheval de
guerre d'Ibrahim.
Yacine bréla tous les bagages sur un des mulets,
enfourcha l'autre. Et l'ascension reprit. Un guerrier
en tête montra le chemin; l'autre cavalier attacha
la bride de la mule noire à la croupière de sa selle.
Puis, venaient le Marabout, 10 mulet de bât et
enfin Yacine fermant la marche.
Comme l'avaient annoncé les émissaires, aux
dernières lueur" du jour, la caravane atteignit les
mechtas de pierres sèches, constituant le ksour
(village) I:lÙ l'Émir Abdallah avait planté son étendard.
Repaire moyenâgeux, à plus de deux mine mètres:
les mechtas (maisons) s'appuyaient au roc vertical qui
marquait les assises du pic d'Aïachi.
Dans une fracture de la montagne, une kasbah
défendue par un mur crénelé.
Là habitait 1'8mir, un vieillard soc, au volumineux
c( tarbouck )) (turban) maintenu contre ses tempes
par les tours multiples d'une cordelette brune en poil
�gS
LE SERMENT DE JUANITA
de chameau: le nombre de ses tours indiquait le ,haut
rang occupé par le personnage dans la hiérarchie
mulsulmane.
L'Émir jeta un regard apitoyé sur Ibrahim. Puis
son fatalisme reprenant le dessus:
- Allah l'a voulul Je m'inoline, dit-il, après avoir
entendu oonter l'histoire du serpent.
, « Ibrahim ne pourra plus aller à la guerre : c'était
écritl
L'f:mir fit d'ailleurs bon acoueil au Marabout Sidi
Kérim et à son accompagnateur Yacine.
- J'allais vers toi, Émir, expliqua Sidi Kérim,
puisque les Français m'ont chassé de l'Algérie.
« J'ai rencontré ton fils lbrahim au bas des pentes,
et nous avons décidé de faire route ensemble.
- Le ciel t'a mis sur son ohemin; cal' tu l'as sauvé
du venin mortel.
- Sans doute. Mais je n'ai pas réussi à chasser le
génie qui hante le C01'pS de ton fils.
- Tu y parviendras peut-être, Marabout. Veux-tu
continuor de veillor Ibrahim?
« Ton esprit divin arrivera bien à dominer le mauvais esprit.
- Je l'espère.
- Mon kodja (intendant, secrétaire) va t'indiquer
la demeure où tu pourras t'installer ainsi que ton
Kouan. Prends Ibrahim avec toi? Ainsi, tu' surveilleras
le djin diabolique.
- Oui! je m'engago à le surveiller.
- Tu seras doublement mon hôte. Demande oe qui
t'est nécessaire pour ta nourriture : du mouton, des
fromages, de la semoule, des poules. Tout oeci est à
toi.
- Allah est grand .
- Et Mahomet est son prophète ...
�LE SERMENT DE JUANITA
89
- Ah 1 un mot encore. Quand sa langue pouvait
former des mots, Ibrahim ne t'a-t-il pas parlé d'une
roumia qu'il devait amener jusqu'ici?
- Non. Il n'a rien dit à ce sujet.
- Sans doute, il n'a pas réussi à attirer la roumin.
Après tout, en quoi. compte .une ( moukère »?
- En moins de rien 1 affirma le Marabout, voilant
l'accent de triomphe qui éclatait dans cette phrase
méprisante à l'égard du sexe Iaible.
Dona Ximénès et de Brétigny avaient été conduits
dans une habitation à un étage (( la maison des hôtes ».
La jeune fille s'installa au premier étage. L'officier et
Ibrahim occupèrent le rez·de-chaussée servant aussi
de salle commune.
Deux jours se passèrent.
Le kodja qui répondait au nom de Belkassem
plus particulièrement attaché au Marabout et a~
frère Kouan, se révéla sous l'aspect d'un très brave
homme, bavard et un peu bedonnant. Belkassem ne
devait pas opérer de longues courses dans la montagne,
lié qu'il était à des fonctions sédentaires' en outre ses
.
"
fonctions 10 plaç8.1ent à portée des provisions, ce qui
aSBurait à l'indigène un copieux régime alimentaire .
Durant ces deux premiers jours, le Capitaine de
Brétigny s'appliqua il calmer l'impatience àe Juanita.
L'impulsive jeune fille voulait immédiatement voit,
son frère.
N'était-ce pas le but primordial de sa périlleuse
entreprise?
L'officier lui fit comprendre qu'il fallait tout d'abord
étudier les aUres de la casbah du Djebel-Alachi, savoir
exactement où se trouvait le captif, comment on le
gardait.
Après cela, il serait facile d'aviser.
De Brétigny se disait encore que deux jours de repos
�LE SERMENT DE JUANITA
constituaient un minimum pour permettre à la jeune
fille de se remettre des fatigues du long voyage.
Mais, cette raison, il se gardait bien de la donner il.
l'ardente Juanita .
D'ailleurs, Belkassem se trouva à point nommé
pour servir les desseins audacieux de l'Espagnole et
du Français.
Belkassem habitait avec sa femme et ses trois filles
une petite maison, très voisine de celle réservée au
Marabout, au frère Kouan et à Ibrahim.
Pour s'enquérir des besoins des hôtes de l'Èmir, il
eut de nombreuses occasions de s'entretenir avec eux.
Et le kodja avait beaucoup de chosl1s à raconter,
d'autant qu'il pouvait sc vanter d'être un grand voyageur : il connaissait fort bien l'Égypte, la Turquie
et même l'Europe. Mais ses pays de prédilection
étaientl'Algério et ln Tunisie. Sachant que le Marabout venait de la province J'Oran, volontiers, il parlait de cette belle région.
Le lendemain de leur arrivée, il invita Si di Kérim
et son aocompagnateur Yacine, ù prendre le
!îalJlw.
Les deux « religieux )) acceptèrent.
- C'est un grand honneur que tu me fais Marabout. Avec toi, la grâce de Dieu et de Bon P~ophète
pénètro dans ma maison.
Ainsi, Belkassem accueillit ses voisine on les introduisant dans sa demeure.
La pièce nue, aux mu('s blanchis à la chaux, avait
un aspect sévère, l'omEu seuloment par un lustre do
cuivre suspendu au plafond, où bro.laient de cires
color6es et parfumées, et aussi pal' dos magnifiques
tapis jonchant la terre battue du sol.
Les hôtes furent invités fi s'accroupit'. Et Yacine,
qui curieusement examinait les murs, découvrit, dans
�LE SERMENT DE JUANITA
91
une niche, un tableau encadré d'une baguette d'ot,
Sous lequel bdlltüL une lampe de mosquée.
- Ah 1 ça, ne put se retenir de s'r,crier le Capitaine
de Brétigny, tu affiches la médaille militaire française,
et la Croix de guerre.
- C'est exact, avoua Belkassem. Un souvenir de
jeunesse qui m'est cher. J'ai commencé à [aire la
Grande Guerre avec les Turcs, 101's du débarquement
des Alliés à Gallipoli. Dans un combat de Huit, j'ai
été pris. Et je dois vous dire que je fus transporté
dans l'He de Moudros, à l'entrée du Bosphore, loin
des canons, et très bien traité. Mes rations de pain,
de viande ct do poisson étaient supérieures à ce que
distribuaient les Turcs à leurs soldats. Que veux-tu?
je n'ai pas oubli6; puis, jamais les Roumis ne me
donnèrent des coups de bâton.
( Plus tard, je fus évacué sur Salonique. Comme je
me vantais d'être né à Sfax, - Allah seul sait si C'08t
la vérité 1 -les Français mo démontrèrent que j'étais
tunisien; ils me firent engager dans un bataillon do
leurs titailleurs. Depuis, je me suis bion battu; j'ai
mérité le grade de sergenL et les décorations que tu
vois.
De Brétigny demanda enoore ;
celn, que diable fais-tu ici auprès de
- Aprè~
l'Émir?
Belkassem leva los épaules en signe d'indifférence.
- Marnai! (je n'en sais rien). Après la guerre, j'ai été
rapatrié à Sfax, sur ma demande. J'avais un petit
pécule: je l'ai dissipé en jouant dans los cafés maure,'!.
J'ai dû travailler sltr le port, pour y vivre. On peuL
bien avoir un burnous en loque; mais, n'est-ce pas, il
faut manger ... El enoore je ne mangeai pas tous les
jours à ma faim, sans douto pal'co qu'il m'arrivait
s()uvent de dOrmir sur de$ piles de sacs vides. GO Qui
�LE SERMENT DE JUANITA
dort dine »), dit un proverbe de là-bas, Bref, j'étais
tombé dans le dénûment, lorsque je rencontl'ai sur
le marché, le long du grand mur, deux Senousis venus
de très loin, de l'Oasis de Koufra, avec leurs méharas,
« Ils étaient dans l'ennui parce que l'un de leurs compagnons venait de mourir à l'hôpital. Ils m'offrirent
de prendre le chame~
du, m?rt.et ,de les ,suivre.
do l'Émir
« Ce que je fis, et J arrIvaI. aI.nSI ~upres,
Abdallah. Il fuL bon pour mOl: Je lUi serVIS de secrétaire, car je sais un peu écrire, mais surtout de « fourrier» comme ils disent dans les régiments de France.
a Alors, je pus manger à ma faim, ce qui est bien
quelque chose, quand le Bon Dieu vous a donn6 un
grand estomac. Je me suis marié avec une femme de
l'Oasis; pas deux parce que cela coûte trop cher. Elle
me donna trois filles.
« Et voilà comment je me suis attaché à la fortune de
l'Émir AbdaI1ah, qui est un bon maitre, un vrai
CI 'Oyant et un grand , chef.
CI Il Y a quatre ans, il fallut abandonner l'Oasis dc
Koufra, où arriveient les avions, et aussi les méharistes italiens. Nous n'étions plus les plus forts:
il était sage do décamper. On ne pouvait aller en
Égypte, ni on Algérie, ni même au Soudan : les Roumis étaient partoutl
« Apl'ès un long détour par les déserts du Sud nous
avons pu atteindro l'Atlas Marocain, trop haut' pour
nou~
y chercher tout de
que les Français vi~net
Buite. Cela durera amSl tant qu Allah le permettra.
Mecktoubl
Belkassem ponctua sa réflexion par un goste
résigné.
- Que veux-tu dil'e, Bolkassom?
- Au Marabout et à toi, je dirai ce que jo pense.
J'ai vu la force des Francs en Algérie et ailleurs.
�LE SERMENT DE JUANITA
93
Nous aurons beau faire; nous sacrifierons des guerriers,
nous tuerons des soldats blancs, et même des frères
musulmans qui servent le Maghzen.
1{ Avec le temps, nous devrons nous soumettre.
Abd-el-Kader et hie~
d'autres ont demandé l'aman
(paix).
« Il n'y a pas de déshonneur, quand OD n'est pas le
plus fort et quand c'est écrit.
(t En somme, les Français DOUS laissent prier Allah
comme nous voulons. Ils respectent les mosquées et,
même, ils en construisent de nouvelles. Alors que
revendiquons-nous?
- La liberté 1 prononça le Marabout.
CHAPITRE XII
LES CAPTIFS
- Oui, la liberté, reprit Belkassem, c'est très
joli, quand on a le ventre plein.
«Mais, ici même, je vois les habitants d'Alachi, qui
descendent dans la plaine, qui conduisent leurs troupeaux vers les marchés installés par les Français,
surveillés par des cavaliers du Sultan. Bien que
« dissidents », on los laisse entrer sans leur faire de
mal; on ne leur vole pas les bœufs, les moutons, lell
lapis, l'orge. On leur achète tout cela, cher encore 1
« Et ils remonLent avec des sacs de douros et dos
étofIes et des colliers pOUl' los femmes et tous los
vivres qui manquent.
«Alors, mets-toi à leur place. Ils aiment mieux
vendre contre argent que d'être rançonnés et pilléil.
_ On ne saurait leur donner tort, intervint le
1( Kouan Il d'un ton singulier. Mais que pense l'Êmir
de wu t cela?
�94
LE SERMJi;NT DE JUANITA
- Il ne pense rien, parce qu'il ne voit pas. Et moi,
je me garderai bien de lui ouvrir les yeux. Il ne me
croirait pas ... Ilme:chasserait peut-être. Sait-on jamais ?
,( L'Émir compte plus de quinze cent guerriers ici et
dans les environs immédiats; non loin, à la Kouba de
Bou-Mécid, il a des fusils, des cartouches, tout ce quia
été pris aux Espagnols dans le Riff: c'est t\n dépôt
bien caché, dans le tombeau d'un Saint. Cachette
inviolable, car le Saint la garde 1
-En effet, approuva Yaci.ne.Person:ne n'oseraitpéné'
trer ùans la Kouba sous peme do VOIr surgir l'ombre
du Saint.
- Pourtant, roprit Belkassem, tu vois par là que
l'ÉmÏl' a besoin des armes fabriquées par les roumis.
- lnschalla ! fit le Marabout.
l'Émir. Il compte
- C'est bien ainsi que ~'exprim
sur Allah 1 Cependant, Il possède encore d'autres
garanties; il le croit, du moins: ,des prisonniers roumis,
des otages.
.
- Ah 1 fit le Marabout paraiasant vivement intére8sé. J'avais oui dire en efTet qu'Abdallah compte
mille prisonniers roumis.
- N'exagérons rien, fit Bolkassem. Ces captifs Bont
au juste quatre: un AnglaiB~
un Italien, un Espagnol,
l,ln Allemand .... Il espère blen prendre un Français,
mais, jusqu'à ce jour, il forme une vaine espérance.
- Tout arrive à son heuro 1 interrompit de Bréti.
gnyaveo une intonation gouailleuse.
- Tu parles juste, Kouan. Moi, je ne crois qu'au
gibier tombé dans la besace. D'ailleurs, quatre priso!).niers me suffisent.
- Te suffisent?
- Oui, car j'en ai la charge. Leurs cachots se
trouvent derrière la maison, creusés daus le roc de 1~
montagl~.
�LE SERMENT DE JUANITA
95
« Je dois les nourrir. Et, ma foi, je pui., te oonner que
je ne les laisse pas jeüner. Moi aussi, j'ai été prisonnier, et bien traité. Alors, selon les préceptes de notre
sainte religion, je veux faire à ceux-ci comme il fut
fait à mOl-même.
- Mais, l'Espagnol? interrogea Juanita, sur un ton
d'angoisse.
- C'<;lst le meilleur ... Il faut vous confier que, malgré les consignes rigides de l'Émir, je fais sl)rtir
chaque nuit, à tour de rôle, les prisonniers dans la
petite cour ménagée derrière ma maison et qui donne
. sur leurs cachots.
cc Ce Gont des chiens de chrétiens, soit 1 Mais ce sont
tout de même des créatures humaines: il n'est pas
juste qu'ils ne puissent respirer qu'à travers les gl'iiles
étroites de leur prison l'air du dehors, qui est le bien
de tous.
cc S'ils ne voient pas la soleil, au moins, on levant les
yeux, ils distinguent l'éclat des étoiles.
- Tu agis en homme charitable, lit le Marabout
Et, plus tard, Allah te tiendra compte de t es bonnes
actions. Mais l'Espagnol?
, - Je te la disais. C'est le meilleul'. On raconte qu'il
est un officier, un grand noble do là-bas. Il se promène sans mot dire. Uno nuit, où je fumais une cigarette en le gardant, je vis qu'il aspirait la fumée.
Alors, je rec~nuB
qu'il en avait envie : je lui tendis
mon paquet, un paquet de la régie française, Mahomet
me pardonne ! Avec bouheur, il en fuma une, puis
deux. Et je fus content, autant que jadis, dans l'He
de Moudros, lorsque ln. sentinelle française, un marin
dG leur flotte, tira sa chiqu.e de sa bouche pour me lu
passer fratornellement.
- Tu es bon, Belkassem. Dieu est avec toi.
- Ton appréciation me réjouit, Marabout. Milis.
�96
LE SERMENT DE JUANITA
que je te parle des autres pris~ne.
L'Anglais ne
dit rien: il bombe le torse, refait le nœud de sa cravate. Il est seulement satisfait parce que, une fois
chaque semaine, mes filles lavent son linge.
a L'Italien, lui, faitde gr'ands gestes, parle seul. En
somme, il observe la règle et rentre dans son caohot
·lorsque l'heure de la sortie est terminée. Je suis dUl
seulement avec l'Allemand.
- Dur?
- Peut-être, mais j'ai des motirs. L'Allemand me
parlait d'un ton sec, qomme si vraiment il était le
maUre. Un soir, il s'est jeté sur moi et a railli m'étrangler. Depuis ce tomp&. je lui passe sa nourriture,
comme aux autres, mais je ne le Bors plus. Autrefois,
sur le front d'Orient, j'ai eu aqaire aux Boches,
comme les Fl'ancs les appelaient. On s'entendait avec
'les Turcs, avec les BulgareB. avec les Hongrois. Avec
les Allemands, jamais? Ils étaient tJIQit.ros et cruels.
a Notre prisonnior, un certain von Rühling, est tout
'pareil à ceux quo j'ai connus. Alors, jo me méfie.
Tandis que Belkassem prenait les minuscules tasses
arabes de ses hôtes pour les remplir à nouveau, Yacine
se pencha à l'oraille du Marabout.
- Nous tenons le bonhommo, je crois. Mais ne brusquons rien ... Patience jusqu'à demain.
Après avoir dégusté uno autre tasso, le Marabout
et le Kouan se retirèrent, formulant une litanie de
congratulations.
Tard dans la soirée, le Capitaine de Bt'étigny et
dona Ximénès eurent un long entretien.
Que se dirent-ils.
Des choses sérieuses sans doute, qui avaient trait
au déroule mont du plan. Et, non moins st\rcment, ils'
laissèrent s'épanouir de douces pensDos jusque-là retenues dans le fond de leurs cœurs.
�97
LE SERMENT DE JUANITA
- Ainsi, nous sommes d'accord, conclut l'officier.
- Sur tous les points, affirma Juanita.
En signe de cet accord qui pouvait aussi bien être de~
(( accordailles)), lajeune fille tenditla main au Capitaine.
Celui-ci y déposa un long baiser.
Puis, rieur:
- Si nos (c coréligionnaires » nous voyaient 1
Non moins souriante, l'Espagriole répliqua:
- Ils s'étonnemient peut-être de ne pas voir échanger le baisel' rituel de mise entre Marabout et Kouan.
" Et puisque nous sommes a arabes )), verriez-vous
un inconvénient, Capitaine, à nous voir sacl'ifim' à
l'usage du paya?
- Au contraire. N'ai-je pas toujours affirmé qu'il
fallait soigner la mise en scène?
- Alors, embrassons-nous 1
Elle offrit sa joue au Capitaine.
Le 1161'05 et l'héroïne échangèrent une franche accolade!
Le lendemain, le Marabout rovit l'aimable Belkassem qui apportait des provisions variées.
- Tu os trop prodigue, Belkassom. Mais, accepte
de venir prendro tantôt avec moi une très modeste
coUation, proposa le Marabout. De mes vivres de
route, il me resto encore quelques friandises : nous
les goûterons ensemblo .
On no s'adressait pas on vain au péché mignon du
kodja. Il s'inclina en signe d'assentiment.
A 15 heures, il apparut dans la salle du rez-de
chaussée de la maison du Marabout, là où était couché
lbrahim, où gitait le Crère Kouan.
Juanita avait bien fait les cllOses.
Ella put oJIrir deux boites de corned-beef, d'excellentl'J
biscuits secs do marque anglaise et surtout des conserves am6ricaines d'ananas.
7
�LE SERMENT DE JUANITA
Belkassem se régala de ces diverses victuailles,
mais, plus spécialement, des ananas confits, qu'il déclara délicieux.
S'approchant de l'amas de coussins où était eITondré
lbrahim l'Espagnole lui ingurgita deux tranches écraà l'aide d'une
sées au 'préalable dans une ,a~siet
cuillère de bois, comme on le faIt pour les tout petits
enfants.
- Avale 1 onjoignit Juanita d'une voix Eourde. Tu
mourras peut-être, mais pas de faim 1
Ibrahim Zaghal roulait des yeux fous; il avala
quand même l'aliment sucré.
manquer de rien,
- Tu vois, Belkassem, je ne lais~
ce pauvre Ibrahim. Et je lui impose mon amulette
dans l'ospoir de 10 guérir.
Ce disant, dona Ximénês balançait négligemment
le triangle de cuir donné par le Capitaine de Brétigny.
Et Belkassem courbait la tête devant le fétiche.
Le Marabout jugea le momont venu de posor au
gl'OS intendant la question qui lui brûlait les lèvros.
- Dis-moi, ~elkasom,
fai u~e
i~éo
: cet Espagnol
dont tu m'as dIS tant de bIen hICr, JO voudrais tenter
de le convertir ...
Bolkassem s'inclina derechef.
- C'est là une attribution de la Sainteté Mal'about. Peut-être, quoique chrétien, l'Espagnol ~eraiL-l
accessible à la parole d'Allah, exprimée par ta
bouche ... Peut-être, dans le lointain des Ilges, out-il
des ancêtres Maures. Il est de Grenado, et los
Ommiades régnèrent sur ce rays.
« Moi, je souhaite que cet Espagnol se rallio aux
vérités de l'Islam. Car, devenu mahométan, les portes
de sa prison s'ouvrir'aient devant lui.
- Alors, tu dois me faciliter la tâche. Cette nuit,
lorsque tu sortiras le captif...
�LE SERMENT DE JUANITA
99
- Sois avec moi, Marabout, et tu pourras l'entreprendre,
- Entendu. Mais, n'on dis rien à personne avant
que je sois sûr de réussir.
- Je ferai selon tes désirs, Marabout.
Juanita compléta son entreprise SUl' BeUcassem en
lui oITrant les deux dernières boites de conserves
(j'ananas qui lui restaient.
- Prends, ce sera pout' ta femme et tes filles ...
Afin de no pas demeurer en reste de politesse, BelkaRsem fit visiter au Marabout et au frère Kouan la
cave-caverne danR laquelle s'entassaient les approvisionnements réunis de par les ordres de l'Émir.
11 y avait là des sacs de blé, d'orge, de dattes
compressées, du millet, du maïs, des quartiers de
moutons et de chèvres boucannés, du miel, des pains
de sucre, de la ré:Jine, des chandelles,
- Ii Y a de quoi vivre, dit l'intendant non sans tristesse. Mais cela ne peut pas durer bien longtemps.
L'Ém~r
compte beaucoup de rationnaires affamés.
- L'Emir connaH-ill'6ventualité d'une disette prochaine?
- Probablement, car il songe à opérer une razzia
dans les onvÏ!'ons,
- Ah 1 fit simplement Yacine.
Le Marabout et lui prirent congé de Belkassem pOUl'
l',l.ller oITrir leurs saluLations à l'Emir Abdallah.
En gagnant le vaste bordj voisin où logeait l'ÉmiI',
les deux Il religieux » curent l'occasion de s'entreLenÏJ'll.
voix basse.
On les introduisit iluprès d'Abdallah.
- Rien ne vous manque? intenogea l'Émir.
--- Comme rien ne n1 anque à ton fils Ibrahim, assura
le Marabout. Nous veillons SUl' lui ct nous
autoUl' de sa couche.
�100
LE SERMENT DE JUANITA
- Allah est le Maîtrel déclara le chef avec un
geste résigné.
- 11 est le Maître, en effet, répéta le Marabout
prenant un air inspiré. Et, dans sa bonté, il veut te
donner le moyen de refaire tes provisions, avant qu'elles
s'épuisent.
- Comment sais-tu?
- En songe, Allah m'est apparu. Il m'a fait voir un.
convoi des Français qui va partir pour Mal'akech
pour ravitailler leU!' poste de Midlet, celui qu'ils installent sur la Haute-Moulouya, aux pieds de tes
pentes.
« Il y a de tout dans ce convoi. Car tusais comment
les Français savent prévoir.
«Comme l'aigle, tu peux descendl'e de tes montagnes
eL t'en emparer.
- Mais, l'escorte?
-A.llahm'aditcomment disperser l'escorte. Veux-tu
me charger de l'opération? Il me faudrait tout au plus
cinquante guerriers.
- Puisque tu as la baraka (1), je te délègue mes
pouvoirs. Donne tes ordres en mon nom.
- Je te ramènerai le convoi.
Le soir même, le Marabout et le Kouan étaient
mtroduits par Belkassem dans la Cour des prisonniers.
L'Espagnol fut sorti de son cachot. Le Marabout
l'entraina dans un coin de la cour, tandis que Belkassem et le frère Kouan se tenaient discrètement à
l'écart.
- J'ai ébranlé l'Espagnol, déelara 10 Marabout après
un long entretien. Mais il me faudra encore quelques
explications et beaucoup de prières pour l'amener à
notre foi.
(1) La baral.a, en Islam, c'est le concours de Dieu, la certitude
de la réussite, la bonne chance.
�LE SERMENT DE JUANITA
101
Belkassem opina de la tête.
- Je pensais ainsi. Un noble d'Espagne n'abjure
pas du pr&mier coup. Mais, tu as le temps, Marabout,
car le frère Kouan m'a révélé que, par ta gr~ce
et ceJle
d'Al~ah,
notre cave aux provisions pourrait se
remplir.
On arrivait aux premiers jours de Mai. Les neiges
de l'Atlas avaient fondu, découvrant des prairies, des
champs de fleurs et aussi des pistes invisibles à la
mauvaise saison.
Une de ces pistes, assez large, descendait par des
pentes relativement douces, vers la vallée de la HauteMoulouya, en Qilssantprès de la Kouba de Bou-Mécid,
lIituée à mi-route.
D'après ce qu'il savait, comme d'après les informations prises, de Brétigny calculait qu'il fallait quatre
jours pour atteindre le torrent de la Moulouya, longé
par une route convenable) établie par le génie français.
Il agença son exp.édition de fa\oon à être à proximité
3e la route de la val.16e pour le 15 Mai.
il profit pour persévérer
Le Marabout mit ce ~mps
dans la conversion de l'Espagnol.
Comme il le confiait à Belkassem, il avait planté
jalons; il ne désespérait pas d'aboutir, mais
de ~olides
la résistance du chrétien rendait l'allaire plus dure
qu'il ne l'avait imaginé. Car, pOUl' la poursuivre,
i! devait s'entretenir chaque nuit avec le captif.
_ C'est tout à fait ce que nous pensions, répétait le
Marabout à Yacine. Mon frère, don Philippe, n'a
jamais cessé d'ôLre un loyal soldat. Il fut victime des
machinations odieuses de ce von Rühling.
- Nous le sauverons, déc.laca de BréLigny. Et très
facilemenL, je croi~.
Mais il nous faul agir à coup
sûr.
�102
LE SERMENT DE JUANlTA
cc D'abord, la prise du convoi, pour mettre ces gens
'en aveugle conOance.
~ Ensuite, le coup de forc~,
que je médite.
«EnOn, la délivrance .. .
~ Nous partons demain. . ,
- J'ai foi en vous, Capitame. Demain, je vous
(suivrai .
CHAPITRE XIV
DtSASTRES
En trois jours, le Marabout Si di Kérim, le Koulln
Yacine, les cinquante guerriers choisis pat' Abdallah,
avaient dégringolé les pentes de toute la vitesse
'dont étaient susceptibles lours chevaux aux pieds si
'sû'rs.
A peine si, en cours de routo, le Marabout et le
,Kouan avaient opéré un détour de quelquos kilomotros
,pour saluer la Kouba Bou-M6cid et faire leurs dévoLions
au tombeau du Saint.
Eux, avaient le droit d'approoher do ce lieu
sacré. Leshommes de l'Émir les attendirent sur la piste,
saisis d'une crainte respectueuse on voyant la cOupole basse de la Kouba se profilant sur la hauteur
voisine.
Pieuse visite qui permit au Capitaine d'examiner
par le détail 10 dépôt d'armea signalé par Belkassem.
Dono, le troisième jour, à la tombée de la nuit, le
groupe des assaillants arrivait sur le contrefort qui
dominait la Haute-Moulouya et se dissimulait au
mieux derrière les blocs erratiques.
Le Marabout harangua les hommes.
- Je sens qua le convoi va passer domain dans la
�LE SERMENT DE JUANITA
103
matinée. Nous n'aurons qu'à dévaler la pente jusqu'à
la rivière, une portée de fusil à peine.
« La soudaineté de notre attaque fera notre succès.
« Mais, il est bon de rendre Allah propice.
« J'en ai ici les moyens.
Ce moyen consista en fusées à gerbes vertes que,
sur l'indication du Marabout, Yacine lança d'heure
en heure à partir de minuit.
Le vert est, chacun le sait, la couleur du Prophète.
Les Marocains admirèrent fort cette communication
du Saint Marabout avec le Ciel.
La nuit s'écoula sans incident. Le jour se leva. Le
soleil inonda de ses rayons la vallée et la route qui la
suivait.
7"" Les voilà! les voilà 1
Les yeux perçants des guerriera d'Abdallah avaient
aperçu les premiers éléments du convoi qui débouchait
entro deux pitons.
Lentement, comme une chenille, le convoi se déroula
sur la routo : trenLo mulots au moins, pesamment chargés, conduits par des indigôaes, un troupeau de bœufs,
des moutons.
A peine quelques soldats blancs, disséminés le long
de la colonne.
Pas trace d'uno oscorte, contrairoment ù toutes les
habiLudos, qui exigent la protection d'un convoi dans
« le bled ».
Sans doute celte escorte avait-olle pris les devants
pour occuper quelques passages difficiles.
_Surtout,mes frères, enjoignit 10 Marabout, pas un
coup do feu. Bondissons d'ici, au galop de nos chevaux,
en poussant le cri de guerre.
Fut-ce l'effot de la surprise? En tout eus, dès l'appa_
rition do la horde hurlante des cavaliers, les indigènes
ùu convoi, même les soldats blancs, lâchèrent pied,
�10~
LE SERMF.NT DE JUANITA
s'égaillèrent, disparurent dans les broussailles.
Sans coup férir, les Marocains s'emparèrent des animaux de bât, du troupeau, les entrainèrent sur la
piste, les poussèrent vers la montagne, à grand renfOl·t
de coups de plat de sabre.
Un seul incident: deux guerriers ra:nenaient un
prisonnier, un médecin aide-major, très jeune, engoncé
dans son casq ue colonial, semblant ahuri derrière les
verres de son lorgnon.
- Ne lui faiLes pas de mal, ordonna le Marabout.
C'est un « toubib IJ (1). Là-haut, il soignera les
malades.
Et, en lui-même, Yacine g~omeJa:
« l'imbécile 1 Il s'est fait prendre, ou il s'est
égaré. Ce n'était pas dans le programme ... Enfin 1 tant
pis .. . JJ
Sans poursuite, sans anicroche, la harka regagna
la casbah d'Aïachi en quatre étapes, avec son
bulin.
On juge ne ]a joie de l'Émir à la vue des richesses
qui furent dénom~res:
des vi:-res, de la farine, des
animauy, deux caIsses de médicaments .
-Tu es la main de Dieu 1déclara Abdallah au Marabout.
« Le Prophète t'a guidé vers nous.
Le médecin-major fut confié à Belkassem el enrermé
dans un cachot vide.
- Cosaque (2), va 1 murmura Yacine. On le délivrera avec les aulres ...
En attendant, sur l'avis du Marabout, le ( cosaque JJ
fut réquisitionné pour exercer son art: il dut ordonner des remi,des prélevés parmi les médicaments pillés,
(1) Un médecin. Cyr. maladroit.
(2) Cosaque: l'n argot de l'Ecolo de Saint.
�LE SF.Hl'IfEN1' DE J LIA NI'l'A
105
remettre en place une jambe cassée, examiner
les ophtalmiC's àes petits C'nrants.
Mais, sans s'attarder aux louanges d'Abdallah, le
Marabout, guidé par Yacine, poursuivit l'exécution du
plan convenu.
-Nous avons pris un convoi. C'est bien, maintenant,
nous allons assaillil' les roumis, ce sera mieux.
« Allah souffle à mon oreille que les Français ont
dépêché un détachement dans le voisinage du lieu
même où nous avons réussi notre prise. Cette troupe
nous devons la surprendre, la tailler en pièces. Pour
cela, j'ai besoin de tous tes gucr:,iers, Émir.
- Ils seront à ta disposition. Quand les veux-tu?
- Le plus tôt possible. Le lion n'attend pas
lorsqu'il voit sa proie.
- Ordonne. Tu seras obéi.
- Sous deux jours, qu'ils soient devant ta casbah.
Le lendemain nous partirons.
« Non seulement nous détruirons les Français. Mais
encore nous ramènerons ù ton obéissance les tribus
soumises dans un rayon de 100 kilomètres, je l'espère,
du moins.
- Espère, car tu as les ailes de la Victoire.
La nouvelle expédition se prépara. Mais Yacine
formula une exig.?nce à l'égard du Marabout.
- Vous allez me déléguer, Mademùiselle. Je veux
:lire que le Marabout Si di Kérim va insuffler sa grâce '
.i ivine et son pouvoir au frère Kouan Yacine. Mille
prétextes s'offriront pour que vous resl,iez avec
J'~mir.
_ Moi 1 Vous quitter 1. .. Vous avez donc assez de
ma présence au pros de vous?
_ Oh 1 la méchante supposition. Mais, cette fois,
j'opère poUl' mon pay:l. Il y a dangül'. Tout cela ne
vous conoerne plus.
�106
LE SERMENT DE JUANITA
Juanila fit une moue.
-- Dans la code espagnol, comme dans le code
français, la femme doit suivre son mari. Il me semble
que la fiancée peut user de la même prérogative .
- Comme juriste, vous avez peut-être raison, dona
Ximénès. Cependant, je vous demande de raisonner
non avec la loi, mais avec votre cœur.
« Me refuserez-vous la première prière que je vous
adresse?
- Vous laisser partir seuIl
- Nous devons diviser les tâches, toutes périlleuses.
A vous, il appartient de demeurer ici, pour encourager votre frère, pour surveiller Zaghal... Et Groyezvous que je ne suis pas bouleversé à l'idée de vous
laisser?
- Je serai forte. Mais vous me promettez d'être
prudent ;,
- Oui. Car être prudent, c'eflt sauvegarder le bonheur que j'entrevois dans l'avenir.
- Dans ces conditions, je vous obéirai, Capitaine.
Ne dois-je pas faire mon apprentissage ùe l'obéissance?
« Mais revenez-moi vite 1
. . . . . .
.
. . . ....
Tous les cavaliers de l'Émir, partagés en dix
group es, conùuits par dix Mokadem, se trouVlirent
groupés à l'heure dite sur le plateau d'Aïachi. A leur
LêLe, se p)aça le Chcïk Amat, un chef de pal'Lisons
qui Il vaiL fait ses prcu yeso
Mais Amal' avait ordre de se Lenir ù la disposiLiou
entièr'o du Marabout Sidi Kél'im.
Avant le départ, le l\'ÏarabouL signifia sa volonté de
demeurer à la CasbaJl, afin de veiller SUl' Ibl'ahim. Il
intronisa Yacine pOUl' le remplacer. 11 lui insuffla sa
puissance. EL Amal' n'eut aucune objection à formule!'.
�LE SERMENT DE JUANITA
107
Le chef arabe donna l'ordre de montor à cheval.
La cc harka » suivit le mêmo itin6.raire que les jours
précédents; les guerriers de l'affaire du convoi s'étaient
répartis entre los divers bandes, ot leurs récits étaient
bien faits pour donnor confiance.
Comme la première lois, les cavaliors S'D.rrêtèrent
en arr'1ère de la crête rooheuse qui dominait la vaIl le
de la Moulouya.
- Tenez-vous prêts demain à l'aube, enjoignit au
caïd Amal' le Kouan inspiré.
Toute la nuit, jo vais prim' ot conjurer les sorts .
Pottr conjurer les sorts , l'Homme de Diou lança des
fu sées à la gCl'be rouge.
Le lendemain, aux lueurs du jour, Yacine montra
au cv 'id un camp qui s'étendait au bord du ruisseau.
Sur la gauche, des chevaux, des animaux de bât, au
piquet: des bagages déchargés on vrac.
- Vois, cheïk. Les Roumi8 dormont cncoro. Ils ne
se gardent même pas: je no distinguo aucune sentinelle.
« Tu vas los surprendre 1
cc Tes cavaliers seront sur eux: avant qu'ils puissent
prendre leurs armes.
lC Dirige tes guerriers. Moi, j 0 resto là pour con Lam pler
tes oxploits ot conlinuor d'invoquer Allah.
Les youx du choik brillôJlent d'une lu our satisfaite.
De sa haute sello, il tira un cimeterre courbé.
Il lova l'arme au-dessus d.o sa têto.
Les quinze cents ca valiers imitôront le goste du chol.
Ils suivirent Amal' en une charge furiouso et allaient
aborder le camp toujours siloncieux:.
Maifi, alors, lu soèno changea. Des salves orépitèrent.
Sur l'autre rive, des mitrailleuses invisiblos entrèrent
en acLion. D'une hauteur voil!!ine, quatre pi~ces
d'artillorie fircnL pleuvoir des obus.
�108
LE SERMENT DE JUANITA
Ces feux entourèrent la masse grouillante, sans
l'atteindre encore. Un groupe qui tenta de faire demitour fut fauché par les rafales.
Le gros s'arrêta, jeta à terre ses armes, leva les bras
en l'air.
Alors, les Français 3urgirent de toute part et s'approchèrent des guerriers qui se rendaient. .
'
Sur les quinze cents cavaliers de l'Emir, à peine
quelques-uns purent-ils s'échapper.
cc J'en ai assez vu, constata le Capitaine de Brétigny. Cette ruse de guerre évite bien des efTusions de
sang. Désormais, l'Emir Abdallah n'a plus de guerriers.
cc Demain, ces pauvres gens seront ralliés à notre
cause. S'il avait falln aller les chercher dans leurs montagnes, quelles pertes eussent été à pr6voir 1
« Ici, donc, partie gagnée. Je n'ai qu'à rejoindre Jua.
nita pour jouer l'autre, qui s'annonce facile! »
Il fit exécuter un demi-tour à son cheval, et le lança
au galop sur la piste ascendante.
« - A la Casbah d'Aiachi, le plus vite possible, dussais-je Cl'cver mon cheval.
cc Il est temps de délivrer les prisonniers et de redescendre vers les Français qui m'attendent sur la HauteMoulouya.
« Il ne doivent pas s'engager dans la montagne sans
mon signal: des fusées au magnésium.
cc Une quinzaine encore,. ct nous ocuper~s
sans coup
férirle Grand Atlas, dermer refuge de la dlssidencel »
Le Capitaine éperonna sa monture, qui bondit de
plus belle.
Le troisième jour, vers quatro heures de l'aprèsmidi, l'officier atteignit la Casbah.
Son cccur tressaillait au moment do retrouver Juanitar
�LE SERMEN'l' DE JUAN1TA
109
« Elle uura tenu « son serment ». Elle va délivrer son
frère et lui rendre l'honneur », monologuait-il joyeux.
Il poussa son cheval fourbu vers la porte du bordj.
Mais, à peine l'avait-il franchie qu'un spectacle le
glaça.
Au milieu de la cour, Zaghal Ibrahim était debout,
gesticulant, vociférant.
Autour de lui, le fils de l'Émir avait ameuté un
groupe d'indigèn es.
- Et Juanita! gémit l'offici el'. Jouons le tout pour
le tout. Pénétrons chez l'Émir.
Il se dégagea de sa monture, qui venait de s'eITondrel'. En se relevant, il aperçut Belkassem.
- Toi, Yacine?
- Oui, moi, mais le Marabout?
- Au dire d'Ibrahim ressuscité, le Marabout serait ...
une femme. Cela me fait une prisonnière de plus.
- Le Marabout vit toujours?
_ Toujours! Pourtant, si j'en crois les menaces
d'Ibrahim, son destin est pire que la mort!
- Suis-moi, dit Yacine frémissant. Nous allons voir
Abdallah.
Et, sans attendre j'assentiment du kodja, il le saisit par le poignet et l'entraina chez l'Émir.
CIIAPITRE XV
I,E TRIOMPHE DE L'AUDACE
Les serviteurs connaissaient les deux personnages,
Ils les laissèrent franchir les diITérentes pièces.
A voh' l'assurance du frère Kouan, qui traînait
l'intendant Belkassem, ils ne concevaient aucun doute:
l'Émir les avait appelés auprès de lui.
�110
LE SERMli:NT DE JUANITA
Mais par que] miracle Ibrahim est-il debout?
demanda Yacine à l'intendant, en t,raversant une
longue pièce, la salle d'audiencc et d'apparat do l'Émir.
- Un miracle en effetl
- Les prières de Si di Kérim?
- Je ne le pense pas. D'abord, il s'agirait à'un
faux Marabout; puisque j'ai reçu l'ordre de le mettre
en prison: je n'ai pas discuté. j'ni obéi à Ibrahim.
Ensuite, au moment où le miracle s'est ploduit, Sidi
Kérim était sorti de la Casbah; il regardait vers la
plaine, ing uiet du sort de nos armes, inquiet aussi de
ton relour. J'étais avec lui et j'ai senti ses transes.
l( Pendantce temps, le toubib, tusais, ledocteur militaire ramené du convoi, a "isité Ibrahim. Il a hoché la
tête et lui a injecté Wle drogue brune priso dan3 sa
pharmaoie.
« J'airetl'ouvol'ampoule, il en restait encore quelques
traces. Et je me suis souvenu qu'à l'Armée d'Orient
les toubibs français usaient de la même drogue POUl!
rendre la vio aux grands blessés.
tt Bref, dix minutes après avoir IJt4 piquo, Ibrahim a
bondi de sa couche. Il s'est mis à COUril', pms il s'est
mis à criel'.
- Ainsi, c'est je « toubib)) qui a .fa~l
cc beau coup,
murmura le Kouan .. . GaITeur!. .. MaiS Il ne s'agit plus
de récriminer ... Il fauL agir, sauver Juanita eL les
autres 1
Une dernière tenture soulevée" et ils se trouvèrent
dans un cabinet où sc tenait l'Emir à demi couché
entre deux piles de coussins.
A l'intrusion jnattendue des deux hommes, Abdallah
ne put réprimer un sursaut. Puis il pronon<;a :
- Déjà de reLour. Yacine. N'as-tu pas vu Ibrahim?
- Je l'ai apel'çu, en erret.
- Il est guéri.
�LE SERMENT DE JUANITA
111
- Ille parait ,du moins.
- En tout cas, il clame la trahison par laquelle il
demeura abattu si longtemps : ce Sidi-Kérim serait
un faux Marabout, un imposteur ! Pire, une femme,
une infidèle. Cette Juanita elle-môme qu'il se faisait
fort de conduire jusqu'ici ...
i< Et toi, Kouan Yacine, tu serais le complice de cette
roumia ... Cela n'est pas clair.
~
N'as-tu pas compris que ton fils est fou!
- Un « maboul »! Alol's il est sacré et voit des
choses que nous ne voyons pas (1).
- Il ne voit pas tout. Par exemple, les doubles
personnalités.
- Que veux-tu dire?
_ Si Allah le décrète, Sidi Kérim peut, être à la
fois le Marabout et dona Xim6nès.
« Comme moi-môme, je puis être aussi bien le Kouan
Yacine que le Capitaine de Brétigny, l'officier français que tu t'ef!orçais de prendre.
cc Or, en ce moment, l'esprit du Capitaine est en moi.
- To divagues! Si tu étais de Brétigny, je te ferais
• •
SalSlr.
1
- Tu ne le ferais pas, Émir!
Cette phrasa était prononcée d'un ton tranchant,
impératif.
Malgré son faloJisme, Abdallah fut troublé par ces
dont il. comprenait malle sens.
paroles mystéJ'ieu~,
Aussi, d'une VOlX trouble, Il artlCala :
_ Pourquoi ménagerais-je ce Brétigny, qui a sa
placo marquée dans mes cachots, avec le3 autres?
._ Parce que tu n'as plus la force ! Tes guorriers
sont anéantis.
(t) Dans les pays frustes eL superstiLieux, le • maboul., 19
ou, l'innocent, T1rofite souven t d'une crainte rospectueuse.
�1.12
LE SERMENT DE JUANITA
- Quelles paroles prononces-tu?
- La vérité que je viens t'apprendre.
« Tes quinze cents cavaliers, qui comptaient surprendre les Français, ont été surpris eux-mêmes.
Quelques-uns sont morts, les autres se sont rendus.
c( Que veux-tu? C'est le sort de la guerre, le destin
fixé par Dieu.
cc Je remarqueseulementque ce désastre s'est produit
au moment où ton fils Ibrahim faisait emprisonner le
Marabout.
c( Mais, je puis te le répéter; tu n'as plus de force
Êmil" parce que tu n'as plus de guerriers. Une poi:
gnée seulement autour de toi, les plus mauvais, inca_
pables désormais de te défendre.
« Quelques jours encore, et les Français seront ici.
Tes montagnes ne les effrayent pas. Dans leur pays
existent des montagnes plus hautes , qu'on apel~
los Al peso Elles n'arrêtent pas l'élan des soldats.
L'Émir leva les bras vers le ciel.
- Alors, que deviendrai-je?
- Tu fuieras dans la montagne. Tu te cachoras
jusqu'au moment où les habitants de ces sommets, qui
veulent la paix, tu livreront.
- Si Allah en a décidé ainsi, que mon sort s'accomplisse.
L'Émil' laissa retomber ses mains.
- Moi, non plus le Kouan Yacino, mais le Capitaino
de Brétigny, je viens te sauver.
c( Je t'apportent l'aman de la part du Sultan et du
Résident français de Rabat. Je t'apporte aussi ton
acte de soumission que tu dois signer ... Crois-moi, il
n'y a aucune honLe à se 30umettre, lorsqu'on n'est pas
le plus fort. Suis l'exemple de tes guerriel's.
« Prends l'avis de Belkassem ...
�113
LE SERMENT DE JUANITA
Répondant à une muette interrogation des yeux de
l'Emir, Belkassem s'inclina:
- Ces paroles me semblent judicieuses. On ne résiste
pas à ce qui est écrit.
Prestement, Brétigny enleva sa djelaba.
Devant l'Émir sidéré, il apparut dans l'uniforme
kaki à boutons et galons d'or d'un capitaine français.
D'une sacoche d'E~atMajor suspendue à un baudrier
do cuir fauve, il tira un képi de tirailleurs à bande
bleue. Il acheva sa transformation en mettant la coiffure, à la place du turban, jeté à terre.
A ceLte vue, J'intendant Bolkassem exécuta le salut
militaire:
- Mon Capitaine 1
- Hepos, enjoignit de Brétigny d'une voix autoritaire. Et, continuAnt de tirer des papiers de sa sacoche :
- Les documents, Émir ... D'abord l'aman, revôtu
du sceau authentique du Sultan.
cc Ton sort n'a rien que de très enviable. Tu te retireras à Mogador, ou à Agadir, à ton choix) avec ta
famille, avec les biens que tu possèdes.
cc Le Magzen te fournira une habitation convenable et
pourvoiera à ton enLretien.
cc Bien entenùu, tu vas libérer les otages que tu
détiens ici ct dont tu n'as plus besoin, y compris le
Marabout ct le toubib.
ct Ol'donne à Bel ka ssem deprépa rer notre dé part pour
la tombée de la nuit. Qu'il nous suive avec sa femme
ct ses filles. Nous ne lui ferons aucun mal. Et, comme
Bolkassem est un ancien soldat de la France, nous
assurerons son avenir. Il peut êtro sûr de mange l' à sa
faim.
cc Quand nous serons partis , tu t'arrangeras avec
Ibrahim, tu t'efforceras de 10 calmor.
cc Tu cs son père: il doit t'obéir. Il partagera La desS
�114
LE SERMENT DE JUANITA
tinée, mais nous ne voulons plus entendre parler de lui.
« S'il est fou, tu le feras enfermer ... En tout cas, faisle enfermer ce Boil' dans la Casbah.
« Ses cris ne doivent pas importuner notre départ.
« J'ai dit.
« Jo te laisse le parchemin du Sultan. Signe l'autre
papier que Belkassem, ton secrétaire, devra authentifier.
a Il nous faut des chevaux pour chaque Européen, à
8 heures du soir, devant la Casbah.
« Belhssem prendra les montures qu'il lui plaira.
« Ordonne! mais dépêche-toi: tu as trois minutes
pour te décider.
Le Capitaine de Brétigny avait tiré sa montre. Do
l'autre main, il tapotait l'étui do cuir fauve de son
revolver.
L'Émir Abdallah vit bion qu'il avait cessé d'être le
plus fort. Son fatalisme l'emporta sur sa résolution'
farouche.
Il signa l'acte de soumission. Il donna ses ordres
précis à Belkassem.
- Tu as agis sagement, Émir, conclut le Capitaine.
Tu resteras pour nous un brave guerrier. Nous admirons ton caractère; nous respecterons tes croyances.
« Et, jusqu'à notre départ, pendant que Belkassem
exécutera tes instructions, je te tiendrai compagnie.
Je Le demande seulement que personne ne vienne
troubler notre méditation.
- Tu as ma parole, fit l'Émir avec soumission.
- J'ai foi en ta parole ... ct en ceci ...
Et de nouveau, le Capitaine de Br6 tigny tapa sur
l'étui de son revolver.
Huit heures. La nuit était lombée.
- Tout est prêt; mon Capitaine.
Ces mots étaient prononcés par Belkassem courbé
en deux.
�LE SEnMENT DE JUANITA
115
L'Emir se leva, mit S[l main sur sa poitrine, en s'inclinant.
Malgré sa morgue, la vue de l'uniforme, de la Croix
de la Légion d'honneur, l'impressionnait.
- Dès demain, AbdaHah, tu p')ux descendre vers
Marrakech . Le parchemin de l'aman te servim de
sauvegarde.
Il répondit au salut du musulman par un geste
désinvolte.
Respectueux, l'Émir se fit un devoir d'accompagner
le chef J'rançais.
~
Par ici, si tu veux, Seigneur. Tu éviLeras de
passer par la cour do la Casbah.
Abdalluh guida de Brétigny et Belkassem par une
porte dérobée, qui ouvrait directoment sur l'esplanade.
- Ils Bont tous réunis? demanda l'offioier il Delkassem. Lo Marabout?
- Est là aussi. Il ne quitte pas l'Espagnol: sans
doute, veuL-il achever do le convert,ir.
~
C'est bien possible, fit de Brétigny en souriant.
Et l'Allemond?
- Non, Rühling so trouve avec les aulres.
- Je to charge de 10 surveiller.
- Je mo proposais do le faire .
Le peLit groupe attendait dans la pénombro comme
l'avait indiqué Belkasscm.
A ln vue du capitaine français, von Rühling connut
la stupeul', puis ln. rage.
Dans sa languo rauque, il proféra des menacos sans
suit.e.
Mais uno tapo violente sur 1'6paule tira von Rühling
ùe son accès coléroux.
- Allons, monto à cheval, et vite.
C'était Belkni:lsem qui lui jetait cot avis sous une
forme brusque.
�116
AE SERMENT DE JUANITA
- Juànita!
- Paul!
Sous l'œil du Commandant don Philippe, l'Espagnole
eL le Français s'étreignirent.
- En selle, et au large ...
La petite colonne s'engagea sur la piste.
Sir Bratson, l'Anglais, ex·gouverneur du Soudan britannique, le signor Campaloni, l'Italien, ex-préfet d'un
district de la Tripolitaine, suivirent, sans trop comprendre ce qui leur advenait.
En tout cas, la ddlivrance.
Dans le clair obscur de la nuit pleine d'étoiles, les
montures descendaient allègrement la piste.
De Brétigny guidait la petite colonne, encadrée par
Juanita et par don PhiJippe.
<;:'était la cinquième fois qu'il parcourait le chemin.
Sur des mules, Balkassem ct sa famille fermaient. la
marche.
Le Capituine avait expliqué qu'à la faveur de la
nuit. et de la mat.inée du lendemain, il fallait parcourh·
le plus de chemin possible dans la direction de la
Moulouya, c'esL-lI-dire des Français.
La première étape s'accomplit sans incidents. Mais,
au début de la deuxième, un danger surgit.
Des balles sifflèrent autour des cavaliers, sans
atteindre personne d'ailleurs.
- Nous sommes suivis, ou plutôt poursuivis, reconnut le Capitaine.
Avec l'aide de Belkassem, il parvint ù dénombrer ù
peu près les agresseurs, qui se tenaient à distance, mais
cherchaient quand même ù impressionner la petit.e
troupe par un tir intermiLlent. On compta au moins
quamnte burnous. Eux étaient dix, dont cinq femmes.
L'Émir Abdallah, versatile comme ses congénères,
avait-il changé d'avis apl'ès uvoil' signé?
�LE
S]<~
nME
NT
DE J UANITA
117
- Toutes les hypothèses sont de mise, déclara le
Capitaine. Mais, un fait s'impose: on veut que nous
nous arrêtions . On ne désire pas risquer de nous tuer.
Car ces Marocains, bons tireurs, qui occupent toujours
le t errain dominant derrière nous, pourraient nous
cribler de balles, si telle était leur intention. Donc.
filons 1
Le Capitaine fit accélérer l'allure.
Au crépuscule, on arriva eIl vue de cette Kouba de.
Bou -Mécid, le tombeau du Saint, le dépôt d'armes .
- Réfugions-nous là, cfécida de Brétigny. Un sûr
abri pour la nuit, derrière des murs à l'épreuve des
balles. Et, s'il en est besoin, des armes pour nous
défendre .
Malgré les crainLes superstitieuses de Belkassem
on trouva un excellent refuge dans la Kouba.
.
On écarta les oripeaux qui s'accumulaient sur le cer·
cueil, et cela constitua des couches plus moelleuse.
que le cailloutis du sol.
A sa grande surprise, Belkassem vit alTecLer des
semblants de lits à Juanita, à son épouse et à se::: filles.
Les dames ainsi servies, les hommes s'armorcnt :
don Philippe, Sir Bratson, le signor Campaloni choisirent chacun un mauser espagnol et lestorent leurs
poches de nombreuses cartouches . Le Capitaine de
Brétigny et Belkassem prélevèrent également un fu sil
sur l'approvisionnement.
Seul, von Rühling ne fut pas admis à prendre une
arme. Bien mieux, malgré ses imprécations, l'Arabe
lui lia les main s derriore le dos.
Seuls, les chevaux eL les mulets avaient dû être
laissés au dehors, dans J'enceinte formée par un mur
de pierre sècho, hnaL seulement de 70 centimètres.
SUl' les quelques bagages déchargés , on préleva des
vivres pour le soup er et un tonnelet d'eau.
1
�118
LE SERMEN T DE JUANIT A
La nuit fut calme. Mais, dès le peLit jour, des détonalions éclatèrent.
- Ah! les maudits, s'écria le Capitaine.
Par une des ouvertures de la Kouba formant meurtrière, de Brétigny avait pu constater que les poursuivants de la veille s'étaien t avancés ft bonne port6e
pour abattre chevaux et mulets. Désormais, les réfugiés
de la Kouba étaient privés de leur moyen de transpo rt.
Autre incident fâcheux.
A la faveur de l'émoi, von Rühling avait gagné la
porte sans faire de bruit.
Avec ses dents, il parvin t à soulever le loquot, à
écac ter un des vantau x, ù prendre le large.
Malgr-é la gêne de ses poignets attaché s derrière le
dos, von Hühling s'apprê tait à franchir le petit mur de
pierre sèche.
- Laissez-moi faire, intel'vint Juanita .
Des mains de Belkassem, elle arracha un m:lUser il
répétition et visant l'Allem and:
- C'est un témoin nécessaire, s'écria-L-clle. Je ne
veux pns qu'il s'échappe. Je no veux pas le tuer. Je le
vise aux jambes.
Coup sur coup, deux détonations retentiront. Von
Rühling s'efl'ondra en hurlan t, une balle lui avait cassé
10 tibia droit, une deuxième l'a'Lleignit au mollet
gauc! e.
- Il ne pout plus bougor. C'est le principal, déclara
froiùement l'Espagnole. Il ost hi en où il est. Nous le
retrouverons là.
Belkassem s'avança en rampan t vors la face Nord,
opposée à l'attaqu e. Cette comte exploration vint prouver que la situation dovenait critique.
De ce côté, des cavaliers avaient fait leur apparit ion
baLtant l'estrade. Parmi ceux-ci, Belkassem reconnut
10 cheik Amar.
�LE SERMENT DE JUANITA
119
C'étaient les débris de Ja cc harka », échappés au
feu des Français.
La Kouba de Bou-Mécid étàit cernée de toutes parts,
ainsi que le prouvèrent les nombreux coups de fusils
qui éclatèrent, faisant voler le revêtement de chaux, dès
que quelqu'un des assiégés voulait mettre le nez dehors.
- Mauvais, monologua le Capitaine . Ici,nousn'avons
plus de vivres, très peu d'eau . .. Et je ne puis àvertir
les Français ... De jour, dans l'irradiat.ion du so:eil, ils
ne verraient pas les fusées .
La journée s'écoula morose.
Vers cinq heures de l'aprè3-midi, les assaillants dessinèrent un mouvement oITensif.
Les dissidents demeuraient invisibles , mais ils avançaient vers la Kouba, roulant devant eux des blocs do
pierre, les met,taiont complètement à l'abri.
LeHl' but visible était d'accéder au mur de piel'l'e
sècho qui entourait le tombeau, à 25 mètres de
distance. En se tec'l'ant au pied extérieur de ce mur,
aucune balle ne pourrait les atteindre et ils se trouveraient ù quelques pas des assiégés .
L'œil perçant du Capitaine aperçut pourtant un
indigène, tapi derrière un rocher, à plus de cent mètl'es,
qui se découvrait de temps en temps pour exhortel'
ses compagnons à pousser de l'avant.
- Celui-là, du moins, je 10 reconnais. C'est Zaghal
Ibrahim qui conduit ces fous furieux.
- Tant pis pour lui. Il m'appartient.
Il guetta le moment où le fils de l'Émir penchait la
tôLe pOUl' observer ]a progl'ession des assaillants. 1110
visa, pressa sur ]a détento.
L'indigène tomba en avant, les bras étendus, la tête
tl'o.ver·sée par une balle.
- Qu' y a-t-il? dit Juo.nita en s'approchant du Capitaine.
�120
LE SERMENT DE JUANITA
- Rien. Sinon que je viens de tuer Zaghal, votre
persécuteur. Cela ne nous avance pas beaucoup. Car,
cette nuit, les cc salopards » vont sans doute donner'
l'assaut de la kouba.
-- Ils sont au moins soixante. Nous sommes sept en
vous comptant, Juanita. Même si nous en tuons quar!lntc, il en restera encore vingt pOUl' nous submerger.
,
CHAPITRE XVI
LES AVIONS.
Le soleil était couché. Le crépuscule luiteux com~
mcnçait à de3ccndr'e sur la vallée.
Tout près, on entend aiL vpn Rülhing éLendu sur le
dos qui continuait de gémir.
C'était lugubre.
De Brétigny et JuaniLa s'étaient isolés dans un coin
d'ombre.
- Tout cela e3t de ma faute, confessa le Capitaine.
Voulant trop bien fair'e, j'ai arrêté l'61an de nos
soldats. Mc pardonnerez-vous?
- Si nous ùevons succomber, ce sera ensemble, fit
la jeune fille. Nous aurons accompli chacun notre
devoir. Et, près de VOU3, je Buis heureuse.
Elle prit la main du Capitaine.
Puis, dans un gémissement:
- J'ai soif.. . Et los plaintes de ce von nühling m'im.
pressionnent. C'est moi qui l'ai blessé.
De Bréti~ny
ne dit rien, mais il se leva.
Puis, brièvement, il donna ses ordres:
- Toi, Uclkassem, tu vas ouvrir' la porto de la kouba
et te tenit' prêt à la refermor dès que je serai rentl'é.
- Toi pas sortir, sidi Capitaine. Toi faiL'e Lue!'.
�LE SERMENT DE JUANITA
121
- Non. Je veux seulement traîner ici von nühling
qui nous impoI'tune par ses cris, et je veux surtout
t'apporter de l'eau puisque celle ùu tonnelet est épuisée.
- Mais, j'üai bien, moi. ,
- Tais-toi, Belkassem. Et laisse-moi continuer.
Il s'adressa au jeune médecin-major.
- Vous, Docteur, qui avez une lampe électrique de
poche, dos que la porte sera ouverte, vous promènerez
le rayon lumineux sur la crête du mur. Et vous, Bratson et Campaloni, vous viserez le mur avec vos fusils:
si un Arabe embusqué derrière bouge ou se montre,
tirez. Sous la protection de votre feu, j'agirai.
- Et si l'on tire sur vous de plus loin, Capitaine?
- C'est le risque. Je suis le chef; je ile prends pour
moi.
Tout s'exécuta selon les indications précises de
l'oi1icier.
La porte étant brusquement ouverte, il rampa dans
la direction de von nühling, le tira par les épaules, le
ramena à l'intérieur du tombeau.
Puis, renouvelant sa périlleuse manœuvre, il alla
chercher un tonnelet plein d'eau, le fit rouler devant
lui.
Deux coups de feu retentirent:
C'étaient l'Anglais et j'Italien qui avaient visé deux
silhouettes émergeant d'un mur.
L'ennemi riposta de plus loin : on vit une lueur
illuminer la nuit.
Mais de Brétigny avait pu regagner la kouba.
A poine la porte fut-elle refermée par Belkassem
qu'une grêle de balles crépita contre les panneaux.
_ Personne de blessé? demanda le Capitaino.
_ Mais, vous-même? fit Juanita.
- Non. Lo lire ur m'a manqué. Voici ùe l'eau. Et
voilà von Hühling.
�122
J"E SERMENT DE JUANITA
Se tournant vers le jeune médecin-major :
- Il vous appartient de panser cet individu .
« Ma.intenant qu'il fait nuit, il faut que je lance mes
fusées d'appel.
« Mais, par où voir le ciel?
Les murs' de la Kouba, lu coupole étaient constitués
de matél'iaux solides, des pierres prises dans de la glaise
séohée.
Dans 'le dépôt d'armes heureusement se trouvaient
deux caisses d'explosifs en cartouches .
Do Brétigny grimpa sur les épaules de Belkassertl et
put atteindre ainsi la basa de la coupole.
A l'aido d'une baïonnette de mauser, il détacha une
pierro do son a.lvéole. Dans le vide obtenu, il introduisit deux cartouches, amorça.
- Retirez-vous aux extrémités, et couchez-vous.
Gare aux gravats et aux piones.
A l'aide d'une allumette, il enflamma le cordeau
porte-feu, puis s'éloigna.
Trois minutes s'écoulèront, ot l'explosion retentÏL.
La coupole était percée : par uno bl'ècho, large d'au
moins un mètre, on voy::l.Ît los étoiles .
- Bravo! consLaLa l'offieier. Nous avons réussi. Par
le trou, l'air arrivera dans le Lomhcau. Et mes fusées
pourront monter vers la nUl~,
Do sa sacoohe, il sortit quatre artifices. Successivement, il les fixa au bouL d'un canon de fusil.
Les t.raits de fou s'élovèrent dans le ciel.
Tous purent voir s'épanouirent la lueur brillante des
étoiles de magnésium.
- Là, fit de Brétigny satisfaiL. Les quatre fusées
lancéos il uno minute d'intervallo ... Dans notro langage
li cs signaux, cela signiflo (; Au secours l 'l.
- Le S. O. S. do la. télégraphie sans fi l, fit JuoniLa.
- Cela môme. J'esp ûl'() que les Français ont vu,
�LE SERMENT DE JUANI1'A
123
J'espère qu'ils ne tarderont pas à av&ncer ... Mais,
même s'ils partent tout de suite, après le signal, ils
ne pourront guère être à la Kouba avant demain aprèsmidi.
- Tiendrons-nous jusque-là i'
- Ille faut!
- Vous avez entendu leurs clameurs de rage, après
le départ de chacune des fusées?
« Les « salopards ,l nous serrent de près. Leur ardeur
combative est décuplGe par le fanatisme. Dans leur
mentalité, nous, lès Roumis, violons le tombeau du
Saint, mime inexpiable.
- En attendant, barricadons-nous.
« Ils chercheront à forcer la porto.
Sur les indicaLions du Capitaine de Brétigny, tous
les obslacles furent accumulés contre la porte massivo.
D'abord, les fusils du dépôt, entre-croiséssurplusieul's
rungs.
Puis, pour empêcher cette bal'fièro d'acier do s'effondrer, de Brétigny n'h6sita pas à so sorvir de la
boito faito d'épaisses planches do cèdre dont l'assemblage servait de cercueil au Saint.
Dien lui on prit de celte précaution, car, vors minuit,
des coups sourds ébranlèrent la porte, des coups
rythmés.
- Je devine, fit le CapiLaine. Nos agresseurs ont
trouvé dans les environs un al'bre, un figuier, un
mél ùi.:e. Peut-être l'ont-ils déraciné?
« Ils l'utilisent comme bélier pour enfoncer la porte.
Lo bélier pal'vint bien ù disjoindre les boiseries
épaisses ct dures de la porte massive , mais il no put
mordre sur la barricade dressée en ar1'Îère.
Des hurlements accueillirent cette déconvenue.
Ce fuL un nouveau répit. Pas très long.
En erret, ils surprirent des grattements, des mots
�12!~
LE SEItMENT DE JUANITA
échangés à voix basse , contre les murs de la Koubac
Et, brusquement, les étoiles qui scintillaient par
l'ouverture de la coupole cossèrent de briller.
Sur le trou, le rayon de la lampe du docteur braquée
fit découvrir la face crispée d'Amar, le chef de la harka
Éblouis parla clarté, les yeux de l'Arabe clignèrent:
- Pas une fois je n'ai eu l'occasion d'essayer mon
browning, fit Juanita. Là voilà.
Et, avant qu'on ait pu intervenir, l'ardento jeuno
fille fit fou à deux reprises dans la direction de la face .
Un cri de douleur, un bl'uit de chute, puis de nou.
veaux hurlements.
'
- Leur manœuvre esL éventée dit le Capitaine . Mais
ils ont trouvé la Caille. Quo vont-ils faire?
Ce qu'ils fIrent, co fut terriblement dangereux.
Sans se montrer, cette fois, les assiége:mts lancèrent
par la faille de la coupole des bottillons d'alfaennammés.
Les premières chutes furent facilement entravées :
l'cau du tonnelet éteignit les brandons incandescents.
Mais ce qui restait de l'cau du tonnelet fut bien vite
épuisé. Le~
bottes d'alfa en feu tombaient d'une façon
ininterrompue.
A l'aide de la hampe des étendards qui décoraient
le tombeau du Saint, l'on pal'vint à ét€'indre quelques
uns do ces brûlots. Mai~
ils émettaient uno fumée aux
senteurs asphyxiantes, remplissant la Kouba .
D'autre part, des élofl'es, des tentures éparses Sur Je
sol avaient pris feu .
- Ils prétondent no,us ~nfumer
comr~
des renards,
jeta de Brétigny à l oreille de Juamta... Mais un
danger plus terrible nous menace : si l'incendie gagn€'
les caisses de cartouches, se transmet aux explosifs,
nous sau tons . C'est la fin 1
- Périr avec VOliS, Paul, constitue encore le bonheur
pour moi. Sincèrement, je vous 10 répètù.
�LE SERIIIENT DE JUANITA
125
- Saluons donc notre dernier jour; car le jour se
lève.
- C'est le destin ... Matériellement, les Français ne
peuvent apparaître avant le milieu de cet après-mjdi.
Et d'ici là ... Préparons-nous à bien mourir ... Pardon,
Juanital
Par un contraste avec la mort sombre é~oque,
l'aube
violette inondait, le ciel. Sa lueur perçait les fumées
au-delà du trou de la coupole.
Et, brusquement, les chutes enflammées cessèrent.
Au dehors, retentirent des détonations sourdes.
Dans le ciel où luisaient les premiers rayons du soleil
levant, un vrombissement se fit entendre. Une grande
ombre passa.
- Des avions 1 s'écria le Capitaine. Ils ont alerté les
avions. Eux seuls pouvaient arriver à temps pour nous
sauver.
Dix minutes plus tard, des cris d'apllel en français.
La barricade fut abattue, la porte effondrée permit de
voir des aviateurs poussant des hurrahs.
Les (( dissidents », désormais sans chef, étaient en
fuite, ceux du moins qui avaient pu fuir.
Car les avions avaient poursui vi ct abattu les fuyards
li coups de mitrailleuses, en volant « en rase·mottes ».
A midi, des spahis en manteaux rouges arrivèrent.
Leurs montures étaient exténuées.
Mais ils parachevèrent la délivrance des assiégés do
la Kouba.
Par quelques blessés indigènes reoueillis sur le
terrain, on connut le sombre drame qui avait précédé
le départ de Zaghal Ibrahim.
Une poignée de partisants du fils de l'Émir, surexcités par les discours d'Ibrahim avaient forcé les appartements de l'Émir, massacrant los serviteurs qui
lentr.ümt de s'opposel' à cctLo intrusion.
�126
AE SERMENT DE JUANITA
Sur la table d'Abdallah, on Ilvaittrouv6 l'aman du
Sultan, signe tangible de trahison. Et le vieillard était
tombé sous les poignards de ces fanaLiques .
Parricide sans même en avoir l'exacte notion, Ibl'ahim s'était mis ,à la tête de la bande pour rejoindre les
ROumis.
. .
On ne saura}t décrire la joie de Mlle Huguenin
lorsque, quinze jours plus tard, elle vit revenir dona
Ximénôs à l'Excelsior Palace, à Casablanca 1
Une Juanita apaisée, douce et sourianLe.
Elle avait tenu ]1) serment jur6!
Et la plus grande préocoupation delabelle Espagnole
fut de battre les joaillers de Casablanca en compagnie
de son frère don Philippe ct du Capitaine de Brétigny,
il la recherche d'une bague de Hançailles.
Le mois suivant, le Conseil de Guerre de Ceuto,
remplaçant celui de TéLuan, réhabilitait le Commandant de Ximénôs, après avoir entendu les aveux de
von nühling, les d6positions du Capitaine de Brétigny
promu au gl'Ude de commandant à la suite de l'oc cu:
pation du IIaut Atlas par les troupes françaises.
Mais il se trouva que ce von Rühling fi. vait signé un
engagement dans Ja Légion Étrangore espagnole,
trahi sa signature, puis était devenu déserteur. Il fut
déclaré jusliciable du tribunal militaire de Ceuta.
Dix ans de détention dans un pônitenoier furent ]e
prix de sa forfaiture. Mais von nühling, brisé moralement ct physiquement, n'eut pas môme il subir sa
poino: il ne domina pas l'uccèl:l furieux qui le fit enformer dans un asile d'aliénés, un mois apl'os sa condnmnation.
Au môme momont, dans le cbCtteo.u do Pallo.ncias,
élait c ;Iôbré le mariago du CapiLaine Pnul-I1yacintho
de Brétigny avec clona JuaniLu do Ximénès.
�LE SERMENT DE JUANITA
Le jeune Commandant éLait nommé attaché militaire
à IJuenos-Ayres.
- Un pays de langue espagnole, fit-il en souriant
à sa femme. En souvenir du passé , la senorita Elvir'a
Tuléar consentira-t-elle à me servir d'interprète?
FIN
2201·-2-33. -
COllDI!lIL. Imprlmcn v (;JL:rf:.
�Pour paraître jeadi prochain ~ous
Je
nO
32:7 de la Collection "FAMA "
L'OISEAU D'AMOUR
par PAUL
FALET
PROLOGUE
Un matin de Janvier 1896.
Le soleil rougeoyant se dégage avec peino de sa gangue
de ténèbres, et projelle une faible lueur sur les choses. Uno
brume légère monLe des champs encore noyés d'ombre. Des
arbres sc dressent, lugubrement dépouillés, el tressaillent
parfois traversé:> de grands frissons. Au loin, un cours
d'eau s'étirc avec un sourd grondement.
Soudain, 10 soleil réussit à sc libérer ot sa lumièro dévoilo
deux groupes d'hommes aux pieds de deux arbres.
Une voix dit:
- Voilà le jour.
Et comme un écho, une autre voix, plus mâle, ajouLe:
- C'est le momont, Messieurs.
Les hommes des deux groupes sc l'approchent. Un court
conciliabulo sc lient. Puis la même voix mâle reprend:
- Ainsi, vous êtes d'accord j l'affaire sc règlera au pistolet commo l'a demandé J'olTensé? Passez-moi les armes.
Un hommo de chaque groupe apporte une housse dans
laquelle sonL placéos les aNnes requises.
- Un témoin do M. de Mai'ly, s'il vous plait.
Un personnago s'approche.
- Un témoin de M. do Mandanne.
Un autro personnago s'avanco.
- Messieurs, nous allons tirer au sort pour la distribution des armes.
Co qui est bientôt rait.
A co moment, doux adversaÎl'('s apparaissent, avertis par
(A suivre).
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Colonel Royet (18..-19..)
Title
A name given to the resource
Le serment de Juanita : roman
Publisher
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Ed. de la "Mode Nationale"
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impr. 1933
Description
An account of the resource
Collection Fama ; 326
Type
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text
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BUCA_Bastaire_Fama_326_C90797
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