1
100
1
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/10/44907/BCU_Bastaire_Stella_339_C92758_1111305.pdf
d2660c15e43446b87176e561f3b8874f
PDF Text
Text
fr.50
�i
~
.
PublicaUDnS périodiques de la Société Anonyme do " PeUt Écho de li Mode",
i, rue Gmn, PARIS (XIV·).
1
RUSTICA
MON OUVRAGE
Journal d'Ouvragu de Damel paraillant le 1or et le 15 de chaque moi •.
Le numé ro ' 0 Fr. 60. Abonnement d'un ln : 14 Ir. : lix moi, ' 8 Ir.
LISETTE, Journal des Petites Filles
parait loui 1.. mercredi.. 1 6 pagea doot 4 eo couleun.
L e numéro: 0 Fr. 2 li. Aboflnt'mc:nt d'lin ."' : 1 2 Ir.: .ix moi. : 7 fr
GUIGNOL, Cinéma de la Jeunesse
Romani d'aventures pour la jeuneue.
ParaI! 1 douxlème
t
10 dernier dim~n
c h o
do c haQuo moi •.
L e joli volume de 64 l'ages sou. couverture en coulcurs : 0
Abunnement d'un an : 12 (ronCI•
. . . . OIM ......
rr. 50.
�LISTE DES PRINC IPAUX VOLUM ES
PARU S DANS LA COLL ECTIO
:"iiiiiiïiiiiiiiiiiiiïiiiiiiiii "ST ELL A" iiïiiiiiiiiiiiiiïiiiiiiiiiiiiiiii";
Mathilde ALANIC: 4. L .. E,püance ,. - 56. Monelle.
Pi.rre ALCIETTE; 246. Lucile ., le M ariagc.
Théo d'AMBLENY : 2W. Bruyer.. blanch ...
Claudo ARlEllARA ; 258. Printcm/>J J'amour.
A. d C. ASIŒW : 239. Barbara.
Marc AULÈS : 253. Tragique méprise. - 288. Nadia.
A. BAUDlGNÉCOURT ; 301. Roules incerlaln ...
M. BEUDANT: 231. L'Anneau J 'opal...
J. romarin.
BRADA: 91. La Branc~
Yvonno BRÉMAUD : 240. La Br••• IJyli. Ju pro;.ueur Ma lnJrox.
JUil d. 1. BRÈTE: 3. Rév., ., Vivre.
André BRUYÈRE; 223. Le jarJin bleu . - 254. Ma eou,in_ Rui.. n.
Verl. - 306. Sou, la Bourrasque.
Anda CANTEGRlVE : 252. Lyno.aux· Ro....
R,-N. CAREY: 230. Pelile Moy. - 2044. Un Cheoall., J'auJourJ'/lUi.
FrU(oil CAS.A.J.f: : 286. La Al lJ;Jon Je nacre.
TbOr". CASEVITZ : 303. Chacun .an bonhour.
MDI. P•• I CERVIÈRES : 229. La' D.molsel/o Je compagnlr.
CHAMPOL: 67. Noëlle. - 209. L. Vœu d·AnJri. - 216. Péril
J'amour.
COmt.... CLO ,277 - L'lnivllab le.
M. d. CRISENOY; 298. L'Eau qui Jo,t.
Erie d. CYS el Joan ROSMER : 248. La Comt.... Edith.
Ma.u.1 DORÉ; 226. ModemolstUc d·Huvle. mécano. pellte re/ne pleural/.
H.·A. DOURLIAC : 761. Au-d..:u. de l'amour. -
275. l ne
280. je ne "oux pa.
Olmer 1
G....ii .. DUHAMELET : 208. Les Inipou.ées .
Vielor FÉU : 127. L. jardlll du .I/ence.
Jacqu • dOl FEUillANTS : 305. Madame chercho un ,ondre.
Marth. FIEL : 268. Le M ul 1 d'Eml,e.
UDO'd. FlEURIOT , 313. LOJloulé.
Mary FLORAN: 32. L<qud l'almol/ ~ - 63. Carmenclla , 83 Meurtrie
1-12. Bonh,ur miconnu. - 173. Orguoll vall'<u
PM la vic 1
l~.
Un
on
d'tprcuve.
Jacqu .. dl. GACHONS: 148. Comme uno torre Ion. oau ...
Pierro GOURDON, 242. L. Fiancé disparu. - 302. L'Ap pt! du po. l
Jacqu•• GRANDCHAMP: 176. Maldonne. - 232. S'aimer tncor. 'JI:J7 1 a Mali. J .. Il ...
Jta. HÉRICART : 1 el Cœurs nouveaux.
M.-A. HUlLET : 259. Seul. dan. la vic. - 289. L .. Cend,.. du cœllr.
JÉGO : 228. Mieux que l'ar,enl.
J.~
R... K!RVADY : 287. Crutl Devolt.
H. UUVERNIÈRE : 271. En morlonl 1.. au Ir.,. - 292. Un Etra .. ,e
S ....,.
G...nlh. LECOMTE: 273. L .. Ra,., J'.ulomnc.
(Salt• . .
fI.r.o.)
339"1
�y._
HOI'" LETT1T : 265. Fleur .ouvo,e. - 296. Den/oc.
LOISlL : 262. Perle Ile.
f
hao MAUCLÈlE: 193. 1.... Lien, bri.... - 304. Le MlI"In,ul
Chemin.
EdiÙl METCALf : UJ). Le Roman d'un joueur.
M'I.li MICHELET: 217. Comme jocl/....
_
A.... MOUANS: 250. La Femme cI'Ala/n. - 166. Dol'c HUÛ.
281. Plu. haul /
JoU MYRE : 237. Sur l'honn.ur.
Bertla. NEULLlÈS : 264. Quoncl' on aime...
clu bonheur.
CI.ud. NISSON : 297. A la Il'~rt
clan. le mur.
O'NEVÈS : 291. LG Br~<he
Floreoca O'NOLL : 295. 1..0 Va.que aux <o/omb ...
Cb.rl.. PAQUIER : 263. Comme la fleur Je Jane.
M....u.rit. PERROY: 285. Jmpoll/ble Amitié.
Alie. PUJO: 2. Pour lui! (Adapté do l'analai •.)
Claud. RENAUDT : 257. L'Aub • • ur la monla,n.,
A. d. ROUAND : 269. Enlre cieux CIlIUfI. - 28J. Un
J... ROSMER : 290. Le Silence cie la comleue.
SAINT-CÉRÉ : 307. Sœur Anne.
Ilab.lI. SANDY: 49. Morula.
.. 10MI
- M~re
Pim. d. SAXEL: 270. Le Socret. - 284. Une Bel
{aire.
Norbort SEVESTRE: Il. Cj/ronelle.
J•• ft THIÊRY : 282. Colul qu'on oublie.
Morl. THIÉU : 1119. La VI."e cI·lvol,•.
TfN5EAU: 117. L. Finale cie la Sj/mphonl ••
La
T. TRILBY : 21. Rive d'amour. - 29. P,lnlemp. Inrdu. -- Jt,
50' Le
Pellole. - 42. Odelle d. Lj/maille, femme de lell,u.
Mauvall Amou'. - &1. L'/"ullle Sacrifice . - 80. La T,an.ju,e
- 97 . Arielle, Jeun. fille modttne. - 122. L. Droll J'alm.r . ...:.
163. Le Relou,. - 189. Un. /Oule
144. La Roue Ju moulin. Peille Avenlure.
Moune. VALLET: 225. 1.0 C,uelle Vlclo/rc.
C. d. VÉRI NE : 255. Tell. que Je .ul•. - 274. La Cho n•on 4. Char•.
A. VERTfOl : 276. La Revanch. Je N j/,elle,
VII<.O d. KEREVEN : 247. Sj/lvla.
Mu du VEUZlT: 256. La Jeanne/le.
J" ft d. VIDOUZE : 278. Le. Nouueaux MaIl'•• ,
Patricio WENTWOItTH : 293. La Full••Pert/ue.
: 227. Prix J. 6eau/., - 251, L'E,/anl/n . ,aue.-N WllllAMSONEl,.
p,'nce.Je 1
- 300,
V~,e.
DI,"'.........
l"'. d.
=
IL PARAIT DEUX VOLUMES PAR MOIS Le yolunl. 1 1 ~. 50: fra.C!4I 1 1 ~. 75.
Cinq .olu ....... ct. ...... """00 1 a " -
�•
CHANTAL
f
COEUR
DE
DANOISE
COllECTION STELLA
t.ctitio.. du .. Petit Écho de la Mode·
1. Rue Cuau, Pari. (XIV' )
��•
CŒUR
DE DANOISE
PREMIÈRE PARTIE
1
La lande s'étendait au loin, hlanche et grise sous
l a buée qui montait clu 50\. Celte nei e mIle, q"ui
se défaisait au souille du vent, ne résistail pas encore sous le pied, et les touffes d'ajoncs la perçaient
de leurs aiguilles.
Ebba, sur le bord de la route, secoua ses hOltcs
mouillées et soupi ra; ce moi de novembre lui semblait plus trisle que l'automne de année précédenles . Les ?remières chutes de neig-e annonçaient
le long ensevelissement cl la terre, mais, peu e mpactes, elles n'apportaient pas cncore les joie ' enivrantes du patinage et du ski. Elles imprégnaIent
seul ment l'atmosphère de silence, de vide, d''Iln
ennui qui pesait sur les êlres humain. ElJba se mit
à chanter pour vaincre cette imprc 'sion.
La jeune fille marchait dan un chemin creu é
d' rnières qui longeait le fjord. Elle posait le pIed
�6
CŒUR DE DANOISE
sur les pierres ct les m~tes
,~e :erre sail!antes, .évi..
tant les creux où la neIge 5 etait amassee. Le Jour
tomhait et ne jetait plus qu'une confuse lueur sur
le sol ct la mer.
Ebba avait hâte de sortir de cette pesanteur, de
retrouver le feu, la lampe, les visages familiers.
EHt: pres~a
le pas et re sentit tout à coup une vive
douleur à la cheville, qllÎ la fit ·tombt:r sur les genoux. Elle
saya inutilement de sc relever. Son
pied avait porté à faux dans ce mauvais chemin
caillouteux: eHt: s' était donné une entorse. Elle
défit a chau sS!1re, se massa la cheville déjà enflée
avec une poignée de neige et attendit du secours.
Alor ((U' elle se d 'mandait combien de temps il
lui faudrait rester étendue à grelotter sur le sol,
elle aperçut une ombre dans le crépuscule.
- Harold! appela-t-elle avec force.
Le passant tressaillit, car Ebba, couchée sur la
routl', n' Itait qu'une forme confuse entre d'autres
formes qu' la nuit grandissante rendait plus confuses encore. Mais elle agita son écharpe ct il la
reconnut.
- Ebba Undeborg, je ne me trompe pas! Que
laites-vous là?
- J'attendais que le bon Samaritain SI! pré. entât
SOllS vos traits ou SOllS ceux d'un autr . J me suis
foulé la ch \ill(', je n puis mar hLr qu'à cJOl'hepH: 1. Aitle7.-moi à me rel 'ver, nOlis ferons le reste
(Iu ch min ensemble.
fi ~ pencha sur clic, mais ri S qu' 11e fut debout,
eHe fil unt: grimace d douleur malgré son courage.
- Je vais VotlS port r, (ht lIarold impl 'm<:ot.
rant!, les (paul ' S larges, un p u lourd d'asp ct,
comllll Ull athl'·t 1)) Il portant, Harold Mundsen
soul va facil ment la j ulle fille (lancée, plutôt
�CŒUR
DE
DANOISE
7
frêle, et il repartit prudemment avec son fardeau le
long du sentier dont on distinguait de plus en plus
difficilement les inégalités. Ebba retenait ses gémIssements avec peine, tant le balancement de sa
jambe meurtrie était douloureux. Enfin, la ferme ù
ils se rendaient apparut à un détour. Les yolet OL1verts proj etaient dans la nuit le tableau d'une
grande salle éclairée par une su pension électrIqu c.
Autour de la table de chêne, deux jeunes fille, le
sœurs d'Ebba, allaient et venaient, occupée à dresser le couvert.
La porte d'entrée découpa dan le mur un nouveau rectan!;le de lumière et une femme d'une quarantaine d'années parut sur le seuil.
- Maman! cria Ebba, comprenant que sa mère
s'inquiétait.
Celle-ci, posant sa main en auvent au-dessus de
ses yeux, e sayait de percer l'ob curité. Elle di tingua le groupe et courut à leur rencontre.
- Ce n'c t rien: une simple entorse, maman.
1 [arold dép a la jeune fille sur un canap: aut ur
duquel chacun s'empres 'a. Elle enleva sa jaquette
ct son bonnet de fourrure et app rut mince dan '
une robe rouge, très blonde et fraîche malgré
n
accident. Le nez court se relevait, mutin. Les yeux
bleu, quoique petit, pétillaient de vic, de grace.
Harold la considérait san mot dire, un peu essoufflé pa./' son effort.
Se ' trai~
réguliers, un peu accentués, ne 1l1:Jnquaient pas de heauté, mai, auprès de la jeun fille,
il avaIt l'air d'un paysan. Le sœur d'Ehha,
grandes ,t hlonde aux yeux hleu " affichaient un
type nordIque d'un charme ass z fade .
- Vous souperez avec 1l0U , 1 [arold? demanda
M ...· Undeborg.
�CŒUR DE DANOISE
8
D'autant plus volontiers, Madame, que c'est
sans doute le dernier souper que jc prends ici avant
mon départ.
_ Votrc ncmination est donc arrivée? s'écrièrent
les jeunes filles.
' .
Il sortit de sa poche une fCUllle de papIer et lut
tout haut, dans un français difficile:
.1:0!'<SllIllR,
O\lS
avonS le plaisir de vo.us in! rmer que la place
cl 'ingéui ur que v us postuliez dans notre usine de
d 110tre
Courbevoie VOIlS a été accorclée 'n ~éance
dernier cons il d'administration, Les diplômes que
vous nous avez envoyés l ks xcell nts r nseigllements que nous avons recu illis sur ...
JI bredouilla tout à coup ct voulut s'arrêter, mais
Ebba, auprès de laquelle il était assis, attrapa la
leUre au vol et continua la lecture malgré ses protestations :
... CJue nous avons recueillis sllr v tre comJ1t{' 110US
ont pcrmi ù',lJlpré 'ier volle valeur, 'l lions ~cr01S
bès heureux de vous avoir parmi nous. TOUS e~pê
ron
~ donc que vons pount'? r 'jnill\lr votr' l'0. te il la
fil! ,lu mtli s, afin d 'cntrer en (onclwlls le l'rull ier décunl>r "
- La signature est illisible, conclut Ebba, mais
la ociété s'appelle: S otiété Frallçaise cl'Electricité
/tltlus/riel/c, Courbevoie (Scille), " st tout prè' de
Pans, n' 'st-cc pas, IIarolù?
Hm 'st lUl faubourg,
- Paris ... , Ùlt rêvcu cment la j une fille. Pari Inou de Paris, maman.
- C, que: j'cn dIrai ne ressembl rait sans doute
�CŒUR DE DANOISE
pas plus au Paris d'aujounJ'hui qu'un bateau à vapeur n ressemble à un bateau à voiles. Songez que
c'était tlix ans avant la Grande Guerre. Il n'y avait
presque pas d'aut mobiles. Des chevaux tiraient les
omnibus. Je me rappelle combien j'aimais me promener dans la ville, assise sur une des banquettes
de l'impériale. L s rues sc déroulaient. On dominait
la foule et l'on découvrait, aux carrefours, d'admirables perspectives, ou la Seine, longue couleuvre
d'argent dans le jour gri~.
A chaque encombrem nt,
les c chers de fiacre dévidaient, à grand renfOTl de
coup' d' f uet, un répertoire d'injure' que je ne
comprenais pas et qui iaisaient s'esclaffer mes anus
français quand je les répétais.
«J'étudiais la peinture ct j'habitais dans une
pen ion de famIlle, en compagnie d'autres étu<liante norvég-i':llll s c..t danoises. " TOU avions une
m ntalité de collégiennes ,t nou j!)uions des tours
à la brave 1'1"'" Durand, qui s'cfiorçait pourtant ùe
nous rendre la vic aussI agréable ,t confortable que
p ssible. La pauvre fe11l1l1' s'imaginait qu'elle a\ait
assumé une responsahilité 'nvers 1105 familltb et se
dés' pérait si j'ulle d'eutr nou s rentraÎl trop tard
1 soir. »
Maman, comIne c' devait ~tre
amu sant!
s'écria Ebba dont ILs y'ux hl iltaient d'excitation.
Pourquoi 11 voulcz-yous pas 111 laisser aller ft 1I10n
tour? •
Le visage de Mm. ndh rg se r mhrunil. F,lle
regrettait de s't'Ire complll à conter ~('5
ouYtlllrs.
- Qu veux-tu, Ebba, j'ai PLUr. Tu e ' 51 j UIlC
encore l 'est-c pas, lIar Id, que vous me com~
plcn ·z?
Il inclina sil n icu cm nt la tête.
aturellement, v us vous ent ndez tous les
�10
CŒUR
DE DANOISE
deLL'C pour me traiter comme une en fant et m'enfermer dan ce village que je déteste!
Ebba s'agitait sur sa chaise longue. Une violente
douleur à sa cheville blessée la calma brutalement.
Elle continua cependant:
_ Mes sœurs ont déjà été à Berlin. Je n'ai que
deux ans de moins qu'Edvige.
- Et nous n'avons pas du tout envie de recommencer, dit Clara, l'aînée.
Mm Undeborg n'avait pas répondu aux plaintes
d'Ebba, car elle était l'enfant gfltée de la mais n.
La p rte qui conduisait à la cuisine s'ouvrit, laisant passer une grande fille rohuste, les joue colorées, qui portait une soupièr' fumante. Harold
salua la nouvelle venue. Gerda Strom occupait dans
la maison les f nctions de cuisinière volontaire. La
crise de domestiques a été résolue au Danemark
par la bonne volonté de jeunes filles de famille
ai ée. qui s'en vont faire des stages de six moi ou
d'un an comme cuisinières, bonne d'enfant, ou
même f 'rmières, afin de se perfectionner avant leur
mariage dans les lravaux e la direction du ménage
el de la ferme.
M. 'ndeborg parut ensuite. C'était un h mme
dan la force de J'àgl', malgré S('S cheveux d'un
bl nd c1('jà dé col ré , l ' n visage de passep rt san
rien de saillant: front moy'n, ncz droit, ment 11
rond. Sa femme dirigeait leurs affaires, et il lui
ap[>ortait J'appui de la fore' tranquill • qui émanait
de sa bonne santé. Au demeurant, un ménage uni.
Après le souper, Harold songeait à se retirer,
Aup,lr,lvant, il eût voulu btenir d'Ebba quelque
minult:s de t ~te-àlê.
11 lui ffrit de l'aider il. gravIr l'escalter, e comme, appuyé au mur, elle reprenait haleine après cette a~censio
difficil
�GŒUR
DE DANOISE
II
- Ebba, je ne vous verrai pl.us avant combien de
temps?
Elle fit mine de ne pas comprendre.
- Mon entorse sera guérie dans une quinzaine
de jours.
- Vous savez bien que je pars 1
- Je vous souhaite un heureux voyage, cher.
- Je uis si triste de vous quitt r, Ebba.
Elle fixa sur lui des yeux où dansait \lne lueur.
- Pourquoi ne m'emmenez-vous pas?
- Vous savez bien que vo parents n'acept~
raient pas. Je n'ai pas une situation suffisante. Vous
êtes si jeune 1
- Dites que vous ne savez pas vouloir. Ah t i
j'étais un homme, moi! Faut-ij donc attendre la
vi il1csse pour être h ureux? Je ne vous comprends
pas, Harold. Vous accept z, vous vous résignez à
ces liançaill sind' finies, mais j ne scns aucune pa~
ti ne en mon cœur, ricn qu le désir de vivre,
d'aimer, de v ir le vaste monde!
Dois· je 'n conclure que vous renonCtz à
m'att 'THIre, Ebba? murmura le jeune homme en pâ~
lissant.
.
Il haissait la voix, de peur qu'on ne urprît leur
conversation d'en bas.
Ebba ne paraissait pas avoir entcndu. F.lk rtvait,
le!> yeux dans le vaguc, perdue d1115 qm'lles visions?
Puis ~ Ilc
reprit:
Paris .... vous allez il P.tris 1 <,'('st clonc VOliS qui
lJl'oubliere7., Ha rold. Je suis hien ganlte, ici. 1fun
côté la lande couvert de neige. de j'autrc la mer,
t dans mon eœur J'ennui! 'randis que tout·s les
'distractions s'offriront à vous t <[uc I( s Françaises,
qu'on dit si s(~dui
antes, vous sédUIront à votre tour.
- Ebba, ne sentez-vous pas que mon amour pour
�12
CŒUR DE DANOISE
vous est si profond qu'il demeure à l'abri de toutes
les tentations?
Il voulul se pencher sur elle et l'embra ser, mais
clic se déroba ct, lui abandonnant ses mains;
_ Adieu, Harold. Ecrivez-moi. Envoyez-moi
l'écho du monde, puisque je suis enfermée comme
la Belle au bois dormant, et ne tardez pas cent ans
avant de venir me délivrer.
Ils sc séparèrent. Ebba entra dans sa chambre ct
s'allongea sur son lit. Sa cheville blessée la faisait
moins souffrir que son désir d'éva ion. Elle Supportait mal la perspective du long hiver qui s'annonçait morne cl calme, sans péripéties, sans imprévu,
san fantaisie. 'routes ses amIes s'en allaient, les
unes après les autres, à l'étranger. Voici qu'Harold
lui-même la quittait à on tour. Un sentiment fait
de grande camaraderie, d'estime, de confiance,
l'attachait à lui; c'est pourquoi elle avait accepté
de transformer en fiançaill s le lien d'affection qui
les unissait depuis l'en fance; mais clic eût souhaité
moins de rai 'on, de sagesse, de prévoyance dans les
projets d'avenir qu'il formait à leur égard. A défaut d'un mariage immédiat, elle eût voulu voyager
de son côté, aller n Angleterre ou en France. Ses
SCCurs avaient été malheureuse à Berlin. La famille dans laquelle elles '·tai 'nt placées au pair les
nourris ait mal et les traitait en Y"ritables domestiques. Etait-ce une raison pour que le même sort
dÎll fatalement arlvenir à Ehba dans un autre pay ?
li est vrai que l'Angleterre fermait de plus en plus
sc. portes aux travailleurs "trang rs, à cau e d se
tr, p nombreux chôm 'urs ' ct Clue la Franc jouis. ait
d une fi'tcheuse réputation au Danemark. n pr:tendait qu'une jeun fi Il ne pouvait circuler dans
les rue' de Paris sans êlre au 'sitôt abordée par des
�.
CŒUR DE
DANOISE
messieurs entreprenants. M"'· Un'd eborg souriait et
lai ait dire, croyant sans doute effrayer Ebba, al rs
que celle-ci ne songeait, tout au contrai re, qu'à
aller montrer à ces étrangers la force morale d'une
j cunc fille danoise.
Etendue dans l'obscurité, elle ch;!rchait comment
conquérir, de gré ou de force, sa liberté, lorsque
Cerda entra.
-:- Dors-tu déjà?
- Non, je suis si fatiguée que je n'ai pas eu le
courage de me déshabiller.
- Puis- j c t'aider?
Hien plus tard, lorsque les deux jeunes filles reposaient côte à côte dans leurs lits jumeaux Clara et Edvige partageaient une autre chambre, la voix d'Ebba s'éleva de nouveau:
- Cerda, lu as laissé un fiancé chez toi?
- Oui, mais il est trè jeune ct n us ne nous marierons que dans cieux ou trois ans, quand il aura
fin i scs études.
- El tu n'cs pas malheureuse?
- Malheureuse, pourquoi donc? Ta mère me
traite comme l'une de VOLIS; l'été prochain, je rentrerai chez moi pour y passer les vacances, mon
fianc' viend ra aus ·i.
- J.'été prochain 1 Autar.tt dire dans cent an !
- .due tu es drôle, Ebba! A quoi sert de sc \11 11tr r impatiente? 'cla n'avance pas le cho C.' .
- Et si tu rencontrais C(uel 'lu\1ll Cjui te pllit
davantage?
- Je préviendrais honnêtement mon fiancé. Il
pen . crait comme moi que nOLIs avons biell fait de
ne pns nous marier prématurément, sans av Ir
éprouvé. no sentiment. Je doute, d'ailleur 1 que
�14
CŒUR DE DANOISE
cette éventualité sc produise. Il vient si peu d'étran·
gers ici!
.
.
« Hélas!:t répondaIt une VOIX dans le cœur
d'Ebba. Elle eût voulu dire - mais qu'y aurait
compris la simple et paisible G rda? - «Que vous
êtes donc raisonnables, toi, Harold, maman, mes
sœurs! Vous acceptez l'existence, même si elle se
présente à vous sous un jour maussade. Vous semblez heureux, résignés, satisfaits. Moi, je préférerais souffrir, mais sentir. Eprouver mon charme,
ma force: lutter, vivre enfin! Quand Harold me
d mamie si je l'aime, que puis-je r' pondre, puisque
je ne connais ni l'amour, ni les hommes? M s jours
sc sont écoulés jusqu'à présent entre cette maison
calme ct isolée, perdue dans une campagne calme et
tranquille, et l'école du village où je ne me suis
mesurée qu'avec d'autres petites paysannes.»
Longtemps, dans la nuit, Ebba tourna et retourna
c s pensées dans sa tête. Elle finit par s'endormir
d'un 'ommeil agité. Elle posait le pied sur lin bateau, son père surgissait ct la ramenait de force.
Puis elle se trouvait en chemin de fer, assise n
face d'Harold, mais elle avait p rdu son passeport
ct il franchissait sàns elle la frontière. Les cauchemars se succédaient. Enfin, vers le matin, elle
s'apaIsa et put reposer plus tranquille.
�CŒUR
DE
DANOISE
15
II
Au matin du vingt-quatre décembre, Ebba, revêtue d'une g rande blouse de toile, était occupée à
parer de bougies, de bonbons, de fils d'or et d'argent le sapin que l'on avait dressé dans la salle à
manger, lorsque la sonnette de la porte d'entrée
tinta. Elle prêta J'oreille, entendit une voix étrangère prononcer son nom, et un homme jeulle, la
fIgure ouverte, sympathique, et <lui lui éta it totalement inconnu, parut sur le seuil.
- Mademoiselle Ebba U ndeborg? dit-il en hésitant légè r ement.
- C'est moi-même, Monsieur.
- Alors, Mademoiselle, voici une lettre et Utl
paquet que je vous app rte de la part de mon ami
Harold M'u ndsen, avec tous ses vœux de Noël p ur
vou
et votre famille, continua l'étranger en
françai .
Ebba, relevant une mèche de cheveux fou qui
dansait devant ses yeux et lui barrait la vue, tendit
une main un peu forte, aux phalang'cs carrée .. , une
main th: fcrmière, et considéra avec un sourire le
nouveau venu.
- Exeusez ma tenue «improtocolairc:., Monsieur, t déchargez-vous de votre manteau et de v
paqllets. Je suis ra vic d'a voi r des flOU vellc de la
France et d'lIarold. Il n'écrit pas de lettre ' nom-
�CŒUR DE DANOISE
16
breuses, et nous ne savons pas beaucoup de petits
incidents sur sa vie neuve.
Le français incertain d'Ebba ne manquait pas de
charme et de drôlerie aux yeux de l'étranger. li
sortit une carle de son portd cuille:
_ Permettez-moi de me présenter.
La cart portait cc nom gravé: François du
Rallz ier, 111f} 'nieur de La Société Fral1çaise d'Electricité Industrielle.
_ Alors, vous êtes un copain d'Harold? Asscyezvous, s'il vous plait.
Tl prit place dan un des fauteuils cl chêne que
l'on avait npoussés contr le mur pour laisser plus
d'espace au sapin ct reprit:
- Je suis un de s s camarades, oui, l\fademois lie; envoyé au Danemark ln \'o)a~
c\'afiaires ...
Il s'arrêta, sourit 1 r garda Ebba. Son reg-ard
direct sc plantait droit sur elle et faisait paraître
plus foncé s ses prunelles dor' cs. Une court moustache châtain clair soulignait la bouche s nsucll .
Ebba découvrit tout à coup les tacllls qui maculai\:l1t sa bl us et un OUl de san~
colora ses
joues.
- \'oulez-vou m'att Iltlre cinq minute?
II devina son intention:
- Je vous cn prie, Iacl llloi 11e. TOU . êtes si
charmante dans c t uni forme. Vous me rappekz
unl' mfirmière qui m'a so~n',
pelldant la gll rre. (Il
n'ajout,lÎt pas: ct dont jl' m~
suis follrlll 'nt "pris!)
,rflce à. votr\: ~il1Je
accu 'il, j'oublie d'être intimidé.
- Je doute que vou 50)' 'Z timide, interrompit
Ebba, moqu ·U~C.
-
11
l,
MaùcmoisLlI ? Ah! v
liS
ne ùlriez pas
�..
CŒUR DE DANOISE
17,
cela si vous me connaissiez davantage. Je suis d'un
naturel craintif, au contraire,
Il e r gardèrent et partirent d'un double -éclat
de rire. Ebba, conquise par cette bonne humeur,
s'assit dans un fauteuil voisin. Il continua sans aucune gêne et comme s'il l'avait toujours connue:
Ce salon démeublé ressemble à une salle
d'attente, ct ces fauteuils rangés contre le mur aux
banquettes qui la garnissent. Avez-vous remarqué
comme on se lie facilement dans une salle J'attente,
11 ad 'moisell ? On entre d'un bond dans la vic les
un des autr s, supprimant l1antichambre de la politesse, le hall ùes formules.
Tl promena son regard tout autour de lui cl
conclut:
- J'adore les salles J'attente!
Ebba l'écoutait, acquiesçait, étonnée cl subjugur
par ceUe facilité d'élocution, ce parfait naturcl.
Elle s laissait bercer par ce flux de paroles. Elle
ne compT nait pa~
tous les mots dont II se servait,
mais il lui semblait qu'un nouvel <1spect de 1a v ie,
COlOT'., facile, amusant, a";l 't pénétré ave cc jeun(!
homme dans la ferme nsevelie sous la 11 irre . J <1 mms la langue française l1e lui avait pil l'Il au si
mUSIcal e.
- Je havarde, Mademois elle, ct j'ouhlie t.l ~ vn ns
répét rIs messages affectueux qUl' Illon al1li 11,1rolr! m'a chargé de vous transmlllre. Il (st vrai,
pardonnez moi, que je ne m' rcpl éscntais JI , 3 sa
fian cée sous les traits d'un ange de 1ui.:] aux cheveux emm ",lés de fils d'or et d'arg-ent.
Au mot dc fiancée, Ehba res~ntl
lJn impre ss ion
d(' l'ont rari' té.
rappel lui fut désagréable comme
un 1'( tOUT à la vie quotidienne après un s ngc
agréable.
�•
18
CŒUR
DE
DANOISE
_ Je vous apporte de sa part, choisis d'ailleurs
un peu par moi, car je l'ai guidé dans les magasins,
les colifichets domt Paris aime à parer la beauté
féminine.
Il se leva, reprit ses paquets, dénoua quelques ficelles et, devant Ebba ravie, déploya des écharpes
en crêpe de Chine, des bas arachnéens, un petit
chapeau dont elle coiffa incontinent ses cheveux
mou eux.
TI jugeait en connaisseur ses gestes, la façon
d nt clIc sc drapait dans les étoffes avec une grâce
un peu gauche. Il lui ~onseila
d'en foncer davantage son feutre:
- Découvrez le front, mais cachez bien une
oreille. Là, voilà qui est parfait 1
Au milieu de cc déballage, Mm. Undehorg parut.
Ebba, prime-sautière comme à son habitude, lui expliqua la situation avec voll1bilil'., 'n danois. Fran,oi du Rauzier s'était levé ct, après av ir alué
M'''· Undeborg, voulait sc retirer. Ebba jeta un
t:oup d'œil à la fenêtre. La neige s'était remise à
tomber.
- Maman, dis-lui de re ·ter. On ne peut lai ser
TCpartir quelqu'un par ce temps. Et puis, n u lui
l1lC'lltreron · ce qu'est Noël au Danemark.
- Vous entendez ma fille, Monsieur?
Fran,oi du 1\au;:ier n'hésita que pour b f rme.
Cet intéri(,l!r simple ct cordial, cet accueil dépourvu
ijc feinte lui plaisaient infiniment.
- Mais s'il nci~
cncore ce soir?
- Nous avons des cousins qui vicnnent p ur la
:fêtc. Ils se serreront clans leur traîneau et vous ramèneront au h ur"" s'écria Ebba qui montrait avec
unc n'live candeur s n désir de garder le Fr nç is
auprès d'elle.
�cœUR DE DANOISE
Celui-ci ne devait jamais oublier cette soirée de
Noël. Le sapin qu'il avait aidé à décorer brillait de
ses mllle petites lumières quand la porte s'ouvrit
devant les invités. ' Autour de l'arbre, des tréteaux
avaient été disposés qui supportaient les cadeaux.
Ebba, plus blonde dans sa robe de velours noir décolletée, les yeux éclairés de joyeuse excitation,
l'av~it
entraîné jusqu'à la place qu'elle lui avait
réservée. Il avait eu l'étonnement d'y trouver une
boîte de chocolats et un charmant porte-cigarettes
en bois de thuya. Puis des chants de oël s'étaient
élevés, hymnes religieux, chants du terroir. Chacun
se tenait par la main et faisait la ronde, lentement,
autour du beau sapin lumineux. Une sorte de candeur mystique émanait de ces visages honnêtes, ouverts, sains, de fermiers, d'agriculteurs danois. Les
yeux purs d'Ebba rayonnaient. Elle lâchait parfois
la main de François pour rej tcr en arrière la
mèch capricieuse qui dansait sur son front. Il semblaIt à l'étranger qu'il avait pén Itré dans un conte
d'Andersen, parfumé de poésie, de naïv té, de fraîcheur, où tous 1 s sentiments étai nt simples, familiaux, sans détours ni arrière-pensées.
Longtemps après, par la nuit étoiléc, à l'atmosphère limpide des hivers du Nord, comme il
revenait dan le traîneau qui glissait sileneicl1sem nt sur la neige, il continuait à voir le visage
frais d'Ebba, son nez mutin, son regard incère
po-,é sur les choses et les êtres avec tant de confiance. Il songeait au réveillon de Noël qu'il eût
l>a~sé
à Paris t se prenait d'un dégoût subit pour la
JOIe factice qu'il eût éprouvée dans une brasserie
chaude du quartier latin, au milieu de s s camarad s bruyants, à moins qu'il n'eùt préféré souper
dans un restaurant cher, au son du jazz, en coru-
�•
20.
cœUR DE DANOISE
pagnie de femmes au ~harme
pimenté de coquetterie. Auprès de cc sapm, dans cette ferme blanche.
_ ain~
devait-il toujours la nommer dans son
souvenir, - il avait retrouvé son enfance, ses
joies émerveillées, si lointaines, devant ses ouliers
bourrés de joujoux clans la cheminée, la saveur des
années d'autrefois, d'avant la guerre, d'avant la vie.
III
Ebba chaussa ses skis, endossa sa jaquette <te
fourrur e, coiffa son bonnet rouge et s'envola sur la
lande. D'un côté, la neig-e durci s'étendait jusqu'à
l'horizon, de l'autre la 111er calme, endormie par le
froid, semblait une immense ct lrompeuse patinoire.
Le plaisi r de la cour&e rapide dans l'air sec ct
comme de l'alcool. Ebha choi is ail de
froid ~riat
loin un hul : houquet d'arbres, pan de mur, et s'y
tr uvait transport ~e,
sans hruit, en quelques secondes. Elle arriva ainsi jusqu'au bourg- de Cr~d
1
où elle allait porler son courrier.
\)epuis la soirée de Noël, cil écrivait pllL soude. n
vent à Harold, <;a115 remarque r que l 'il1a~e
ami français s' interposa it entre cil ct lui t qutout cc qu'clle confiait à J larold s'adressait, à travers lui, sccrètement, à FrançOIs du Rau zic r. 'e 't
ainsi qu'clic lui appr -nait CJu'eHl' aimait sucer Je
ai~ule
. de glace qui pendaient aux hr,ll1chc. de
sapm., goÎ'tt qui Ile pnll\'ail surprendre Thr Id,
pui que, l'hiver dernIer, li détachait lui mêmc, à n
�CŒUR DE DANOISE
intention, le longues stalactites givrées et froides.
Ou bien elle s'étendait complaisamment sur ses
pllOue ses en ski, parce qu'elle savait que les Françai , ct plus spécialement les Parisiens, ne connaissent pas les joies des sports d'hiver. Ainsi
prolongeait-clIc leur trop courte intimité d'un soir.
Elle ne se doutait nullement, d'ailleur , qu'elle sc
détachait tous les jours davantage de son fiancé, car
un intérêt plus vif la reliait au contraire à celui qui
possédait un tel ami. Elle cristallisait autour d'une
image entrevue quelques heures seulement, mai
que nuhfait saillant, nul événement ne venait effacer dans sa vic monotone.
A la poste, où tou la connaissaient, le receveur
lui donna deux lettres pour sa mère.
- Rien pour moi? dit-elle, étonrtée.
- Rien aujourd'hui, Mademoiselle.
Déçue, elle reboucla ses skis et r prit la di rccti Il
de la ferme. Mais comme les heures lui paraissaient
plus tri tes d<!s qu'elle était en fermée, elle fit Ull
grand détour qui la mena à la pointe la plus avancée du fjord, d'où l'on découvrait la mer sur un
vaste horizon. Elle s'y arrêta, laissa son regard
errer sur l'immensité grise. Des mouette au cri
aigre se pourchassaient, fondaient brusquement à la
surface des eaux, se relevaient plus lentes ct reprenaient leur pêche et leur jeu. Le froid ramenait le
poisson vers le rivage. L'eau bouillonnait parfois
sous le passage d'un banc de harengs. L'attente
d'Ehua ne fut pas vainc: un navire déboucha de la
brume. 11 v nait de Copenhague ct s'en allait san
dout vers l'Angleterre. Pendant le temps qu'il prit
à passer devant elle et à s'él igner, Ebba y log-ea
Son désir d'évasion, son c5poir, lout la force cie a
jeunes e qui la lirait en avant.
�CŒUR DE DANOISE
()ual1ù die se retrouva seule et que cc muet comde son rêve se fut en foncé dan le brouillard, die soupira et revint doucem nt vers la
1:~iC)n.
L'<t1iégrLsse du comen~t
de sa promenade était tombée. Elle ralentissait 1 s longues
glis"adc~
de ses skis et ne cherchait qu'à retarder
l'I1~tan
du retour. Elle donna distraitement il sa
111ère les cl 'ux lettres qu'on lui avait confiées à la
poste ct, délai sant ses sœurs qui cousaient en ba~
v\.lrùant dans la grande salle, elle monta s'enferrr.er
dan'; sa chambre. C'est là que MOO" Undeborg la
II ou \ a un peu plus tarÙ.
- Sera)<-!u 'o\1ffrante?
- I.Ju tout, maman.
l~as;ur(',
i\I"'" lTndeborg s'assit au bout du lit
d'El ha ct rcga rda sa fille en souriant d'un sourire
JI1I-indul:'l'n , mi apitoyé. La jcun fille, debout près
de la i(;l1(;trc, att nùait, presque hostile.
- Ebba!
QUOI donc, maman?
- As tu toujours e:nvie dl' t'(;n a1ler d'ici?
- PourC)uoi ml poses-tu celle question, maman,
JlU :Sq lW tu sais que Je dois y renone r? A quoi bon
re:\'~l1i
~ur
t"c SU) -t qui m'e:5t pénible?
- Et si il le di ais que: j'al réfléchi t put-être
changé d'a VIS?
- ;\1 aman ~ Tu ne te moC)uerais pas ainsi de moi?
1.., \01 • d'Fhba trcmblait d'émotIon.
- AOl1, l "ha, j'aurais tort dc railler. S'il 1I1'esf
CJuelqucfoi, .1111(:r de pens(;r que tu désires 111 C(uitl 'f, jl' Ille repOlle au temps où j' "lals un' jeuno
fllll' comme (JI, OÙ, tout Cll aimant hien mes pa~
rulls, je 11 . l "valS qUl: dl' lillert \ et d'indépendance.
Si j'ai voulu te gard r ICI Jusqu'à présent, c' 'st que
j te tn'l1\'ais à la fois bien jeune ct un peu fragile
]1ai~lo
�CŒUR DE DANOISE
23
de santé; mais tu viens d'avoir vingt ans, j'ai toute
eonfiance en toi et tu parais plus forte physiquement.
- Alors, maman? s'écria Ebba en suspens.
- Eh bien! j'ai écrit à un de mes cousins qui
habile Londres et je lui ai demandé s'il ne connaÎtrait pas une famille, vivant à la campagne, qui
t'accepterait pendant quelques mois au pair, puisque
n liS ne sommes pas assez riche pour te payer un
séjour dans une pension - la récolte de blé n'a pas
élé bonne, celle année, je ne te l'apprends pas.
- f.n Angleterre! Pourquoi pas en France? jeta
Ebba comme malgré elle.
- Tu n'as pa encore assez de maturité d' e.,prit
pour aller seul en France.
- Mais pourquoi préfères-tu que ce soit à la
campagne? J'ai peur que loutes les campagnes ne
Sc ressemblent, continua-t-elle, sa joie tombée, en
regardant tristement par la fenêlre le paysage
neigeux.
- Je craindrais que l'air des villes 111" convint
pas à ta santé. Ne te désole pas, Ebba; m n cousin,
Mr Cromer, Ille parle d'une famille qui habite les
environs immédiat de Londres. Cette famille se
compQse d'vne dame veuve et d'un petit garçon âgé
de huit ans. Il y a femme de chambre et cui sinière,
mais la maîtresse de maison voudrait se décharger
sur loi dl! la direction du ménage et de la garde de
l'en fant. Tu aurais une après-midi et une soirée de
liberté par semaine, une livre d'argent de poche
pour te . menus plaisirs, et mon cousin offre de te
servir de corre pondant et de le fatre visil r
Londres. C' st un célibataire. JI cJoit avoir - elle fit
un rapide calcul mental - environ cinquante-cinq
ans. Il était charmant autrefois : un type d'Anglais
�24
CŒUR DE DANOISE
distingué, bien élevé, un peu froid au premier
abord. C'est Je fils d'une de mes tantes que j'aimais
beauc up, morte maintenant, et qui s'était mariée
en Angleterre à la suite, justement, d'un séjour
dans une famille de ce pays.
- Je n'épouserai jamais un Anglais, dit Ebba
avec assurance.
- Laqudle d'entre nous peut savoir à l'avance
qui clle épousera, chérie? Je ne le souhaite pas, tu
serais trop loin de nous. Que dois-je répondre à
mon cousin?
- Que j'accepte, maman. Comment peux-tu en
douter?
Et le ton, encore plus que les paroles, signifiait:
«~e
c mpr nds-tu pas que le prisonni r, quand
s' uvrent les portes de sa pri<on, ne voit que la
lumière ct non pas le pay~g(;?
'1)
- Dis-moi comment s'appelle celle famille ct le
prénom de l'en fant? Murray? Bouby 1-1urray? C' st:
charmant, Bobby! C'est gai, cela évoque un il lit
gar\oll en chandail, mollets nus, jouant au ballon.
Oh! comme j sens que j vais l'aimer! 'ru es
bonJle, maman, il faut que j t'embrasse.
10ute l'exubérance du caractère d'Ebba, toute sa
faculté d'enthousiasm se donnaient de nOllveau
libre Cours. Jusqu'au soir clic chanta ct, dès le len~
dcmalll, commença ses préparatifs de voyage.
�CŒUR DE DANOISE
IV
Au débarcadère, Ebba ch rcha vainement il reconnaître Mr Cromu dans la foule. Elle portait,
conf rmém nt à leurs conv ntions, une robe rou ' C
et une jaqu lte de fourrure. Un g ntl 'man, haut en
couleur ct en stature, surgit devant elle, la pipe à
la bouche.
- J up rouge, fourrure; il manque le honn t!
- Il s' cst envolé dans la mer, mon oncle, ct mes
autr ' 5 chapeaux étaient à fond de cale, s'excusa
Ebba.
Ses chev ux flottaient au vent.
- L' ssentiel, c'est qu'il n sc oit pa envolé
par dessll 1 s moulins, répondit-il avec un dcmiSOli Tl re su r sa face ra '·c.
Il avait r tiré sa pipe et J'avait mise dal~
';01
poch .
Ebba se sentait décont nancée. D'après la de cnptlon d ' sa mèr : « type a ng la is, hi en él evé . dIStingué, froid au premier abord », l1e ne s'attendait
guère à d s plaisanterie, à ce ton d'humour, à c tle
PIpe dont il n s'était sépar' qu'à r gret. lis mont rcnt dans une somptuCllS Rails-Rayee qui les
attendait.
- John, allez chez Smith. Je vais commenc r
par vous acheter un chap au, 'bba.
- MaIS, mon on le, j' n ai d'autres dans ma
mallel
�CŒUR DE DANOISE
Je trouve plus simple d'envoyer votre malle
directement chez Mrs Murray, et je préfère que
vous ne vous présentiez pas chez elle dan cette
tenue, hum! négligée. Les Anglais sont un peuple
avant tout soucieux de correction, ma nièce.
Ebba rougit. Depuis qu'elle avait débarqué, l'impression désagréable que l'on éprouve en pa sant
un examen ne la quittait pas.
- Je ne vouS plais pas, mon oncle? demandat-clle dans un effort pre que désespéré.
- Ai-je donc l'air si rébarbatif? Il faut m'excu er. Je ne suis qu'un vieux célibataire et ne sais
plus parler aux enfants.
- Mais je ne suis pas une enfant!
Il faillit répondre: «Pour moi, oui! » Mai devant l'air ré olu de la jeune fille il s'abstil'lt et prudemment biaisa:
- J'aimais tant votre mère 1 Dites-moi si elle est
toujours aussi jolic ct gaie? S n enthousiasme, son
amour de la vie me charmaient autrerois.
- Je pense qu'elle n'a pas changé, mai je ne
puis savoir ce qu'elle était dans sa jeunesse. Visà-vis de nous, clic j ue le rôle d'ulle mère, elle nous
gr nde, parfois.
- Ah! je Ile puis me la représcnter morigénant
quelqu'un.
Il emblait si étonné qu'Ebba partit d'un éclat de
rire.
- Vous ricz tout à fait c mme elle.
La voiture s'arrêta devant une élégante boutique
de m diste. Mr Cromer descendit, tendit la main à
Ebba. La gêne s'était dissipée ntre eux. Une vendeuse s'empressa à leur rencontre.
_ Mister Cromer, que puis-je pour votre service, aujourd'hui?
�CŒUR
DE DANOISE
27
Tiens, remarqua Ebba, on l'appelle par son
nom chez une modiste qui ne coiffe que des femmes.
- Un chapeau pour miss?
- Oui, quelque chose de chic et de distingué. El
ne croyez pas que si vous essayez de me r filer un
de vos vieux rossignols, je ne sache pas m'en ap ,cevoir.
« Il a décidémcnt la plaisanterie un peu lourde »,
songea Ebba, froi séc de cc qu'on ne consultât pas
Son gotÎt personncl. Ellc manifesta cependant ses
préPrenc s en faveur d'un f utrc grenat, assorti à
sa jupc, qui faisait ressortir ses cheveux blonùs t
la fraîcheur de son teint.
Réin tallée dans la magnifique voiture (elle sc
retenait pour ne pas pousser des cri ù'admi ration
comme un enfant devant un trop beau jouet), elle
s'efforça de d mander avec indifférence:
Mc conduisez-vous dire tcment chez les
Murray?
- Que penseriez-volis d'abord d'un bon ùéj un r
au restaurant pour vous donner du cran? La p r pectivc dc vous placer comme gouvernant chez les
Murray ne doit pas vous s mbler bien alléchante.
'cst pourtant ecU p rspective qui m'a amenée ju. qu'ici.
- Je ne comprends pas les j unes fille d'aujourd'hui. Je l1e partagerais pas 1 ur courage.
Qu ique Ebba n' t'lt pas répondu d'une faC;lJl1 précis, le déjeuner au restaurant était tacitement
accepté, ct Mr Cromer pilota hahilLm ·nt sa ni\ce, à
un petit cnin
traYer les tables occup' es, j u~qtlà
tranquill qui paraissait leur avoir été r'·s rv'. Dé~
idémnl, n le connaissait partout, ct il jO\l:\it le
rôle t1'un p 'rsonnage, il voir sa Rolls t l'acclI ·il
affable, mpn:ss '. qu'il rencontrait. «.Les vjla~ois
�CŒUR DE DANOISE
de Gradc1 s'inclinaient avec moins de servilité »,
songea Ebba, qui n'éprouvait aucun re pect visà-vis de l'argent.
Quelques heures plus tard, la Rolls, ayant dépassé les faubourgs de Londre s, roulait, silencieuse
et souple, entre des cottages bordé de pelouses
vertes et de feuillages vernis par la pluie. Mr Cromer avait rallumé sa pipe. II s'enfonçait dans le
coin de l'auto, et, les reins calés, ses longues jambes
croisées, demeurait sans parler. Ebba interrogeait
le paysage par la vitre bai sée. L'inconnu de s n
destin l'angois ait tout à coup. Elle eût ardemment
désiré être de quelques jours plu s vieille. Après
avoir tant voulu cc voyage et que l'imprévu entrât
dan . sa vic, elle souffrait de J'arrachement de ses
afTections, de ses habitudes.
- Vous savez que je ne la connais pas, « votre:.
Mrs Murray, dit Mr Cromer.
- Comment cela?
- R11e est liée avec une de mes amies, mais je
ne l'a i jamais rencontrée.
n la dit aimable. Je
v·Jlldrais qu'elle voùs rendit heureuse.
Celte soudaine marque d'amitié toucha Ebba.
- Voici sa maison.
L'auto pénétra par une grille ouverte à deux battan t. slir lin jardinet 'l, après avoir tourné autour
d'un lillk de gazon, Vll1t s'arrêter devant la porte
basse d'une mai. on à un étage, coquettement enfouie sous 1111 rideau de lierre.
Le chauffeur sonna, réitéra son geste. Enfin on
ent enclit une voix d'enfant qui appelait. La porte
s'ouvrit: Mrs Murray se tenait sur le seuil.
- ExclI ez-moi, les domestiques sont qortis; heun'u ,ement que Bobby est venu me prévenir. EntreJ
donc, je vous prie.
�CŒUR DE DANOISE
Grande, mince, sèche et musclée, portant , haut
URe petite tête aristocratique, Mrs Murray marchait devant Ebba. Sa nuque n'était pas sympathique, son regard pas davantage quand elle l'cut
dirigé sur ses hôtcs. Un œil gris, perçant, d'oiseau
de proie, qui se fit eondescendant en sc flxant sur
Ebba. Elle déploya toute sa froide amabilité à séduire Mr Cromer dont «son amie lui avait tant
parlé~.
Elle jaugeait l'homme comme elle avait
jaugé la RoUs et le chauffeur impeccable dans SOR
uni forme beige assorti à la carros erie de la v iture. Malgré son peu d'expérience, Ebba sentait que
eette femme, en face d'elle, évaluait toutes cho es
et qu'elle eût su dire le prix de la confortr.ble peli se de Mr Cromer comme celui du chapeau neuf
qu'il lui avait acheté chez Smith.
- Allon , au revoir, ma nièce. Je vous ferai
chercher dimanche par John.
Elle calcula rapidement qu'on était au mardi et
que la semaine serait longue. Une sympathie l'at~
chait déjà à ce gentleman qu'elle avait trouvé si
singulier au premier abord. Pcut-êtore qu e sa dé~
fiance envers Mrs Murray s'évanouirait de même
dès qu'elles se connaîtraient mieux:.
- Bohby, va montrer sa chambre à mi s UJ1~
deborg-.
Elle suivit "enfant. De petite taille pOUf' se huit
ans, il avait une g-entille figur poupine. La lèvre
supérieur', un peu courte, laissait voir les dents t
lui donnait l'air étonné. Une raie de côté séparait
ses cheveux coupés très ras, en garçonnet. Aprè
avoir monté un escalier de boi tournant n . pirale
Sur lui-même, ils longèrent un couloir étroit et oh.' CUr et pénétrèrent dans une chambre mansardée
dont la fenêtre d nnait ur le jardinet. Un lit de
�30
CŒUR DE
DANOISE
fer, une table de toilette, quelques meubles âépa~
reillés, un bout de tapis usagé composaient le mobi.
lier. Ebba ne se formalisa nullement de ce décor
~omlT1aire.
Elle n'était pas habituée.au luxe et ne
souffrirait ici que du froid. Une humidité pénétl ant· imprégnait en effet cette mansarde où l'on
n'avait jamais dû allumer d f u. Elle chercha vainement des y ux le poêle de porcelaine qui chauffe
si doucement les mai~ons
danoi es.
- Thahite à cot', dit Bobby aimablement.
Il ouvrit la porte sur une pLlite chambre qui re'3semblait à la première comme une sœur jumelle.
- Et le domestiques?
- Quand il y a une cuisinière, ou lui donne la
chambre du bout du couloir.
- P urquoi dites-vous «quand» il y a une cui·
sini \rc:?
- Parce qu'elle ne reste jamais bien longtemps,
répondit l'enfant avec insoucianc '.
- gt la femm de chambre?
- Qu Ile femme de chambre? Il n'y a pas de
f 11lme de chambre. Mary vient seulement une fois
par ~emain
fair la les~iv
.
- Qui est l\Iary? continua bravement Ebha qui
d':,lrait s'in truire.
- C'tst la femme du chauffeur de Irs 1lH5,
l'ar1l1e ùr maman.
- E5t-cllc ~t'nile
avrc vous?
- Très g'cntillr quand j(. veux hi'n l'aid r.
- Vous l'aidez à lav r? c1it Ehha, dt' plus en plus
int rig-uér par le g'enre de sa nou v 'lle maison.
- Oh! non, mais elle a chaud, alors clic a soi f,
et cOl1l1l1e je suis très minc', j" passe à travers 1 s
barnau.' du ,nupirail et j vais lui chcrch rune
bouteille de vrn à la cave. C'est un jeu que jQ
�cœUR DE DANOISE
31
n'aime pas, car, entre le oupirail et le plancher de
la cave, il y a presque deux: mètres, et j'ai toujours
peur de tomber.
- Vous n'avez pas peur aussi que votre maman
'VOus surprenne ct vous gronde?
- Oh! elle n'est jamais à la mais n. Mrs Mills
l'emmène prendre le thé à Londres. D'ailleurs, maman ne peut supporter l'odeur de la lessive, cela lui
fait mal à la tête. Mary dit que maman oublie de
lui donner du vin et qu'on ne peut laver toute une
journée en buvant de l' ca u.
La petite chambre où Bobby tenait ces récon{ortants propos parul tout à coup plus sombre à Ebba,
mais son optimisme naturel r eprit le dessll .
- Je voudrais me débarbouiller avant le dîner.
y a-t-il une cui inière, en ce moment, à qui je
puisse demander de l'eau chaude? demanda-l-elle
gaiement.
- Elle est partie ce matin, mais maman a dit que
cela ne faisait rien, puisque vous alliez arriver. Je
:leux vous montrer la cuisine ou vous chercher
~ loi-mêe
de l'cau chaude? proposa gentiment
Bobby.
- Montrez-moi plutôt le chemin, car j'aurai ce rtainement à le connaître tôt ou tard, et embras 'Cl:l:1Qi, Bobby, Vous êtes si plcin de naturel, je
\.11' je vous aimerai comme un frère.
Cl"
�CŒUR DE DANOISE
v
Plusieurs semaines s'étaient écoulées. Ce matin-
là, en effeuillant l'éphéméride, Ebba avait découvert le mois de mars. Elle avait soupiré en regardant la brume dense, vraie purée de pois, qui
remplissait le jardin; puis, apr's avoir allumé le
f u dc la cuisine, elle avait ceint sa tailJ d'un
vast tabli r hl u et s'était mise à éplucher des.
pommes de terre.
La 501111 ette tinta deux: fois sous le doigt du facteur. Ebba reconnut un timbre danois ct l'écriture
d'une cie ses sœurs. Elle lâcha ses pommes de terre,
s'essuya les mains:
EIlIlA Cllt.RlIl,
Maman trOliV que tes 1 Ur s sont bien courtes ct
qUl !11 donlll's pcu Il· I1Hnils sur ta vie. Toi si a\lde
de 1I0l\Vennt(·, que IlL ('lIoscs ont dO ccp Ild:lflt
t '(.tol1l1l·r d le plain: 1 PourquoI !II; lIOUS l'ont ·lu
prt~
!('., ot'en pn lIOn s?
Ehba j ta un coup d'œil rapit!
de lerre cl SOli nt.
sur ses pommes
Mrs l\lurro cgt-elle aimable avec toi? Mamon vou·
dHi it ~n\
ir 'li elle sl1rveilk assez ton état (1 ~nJ1té,
nr nou'. {raiJ!11 /1 parf ie; <)tH' tu ne supp rl'S ruai le
climal hUIllIl.k ùe l 'Anglet ne.
�CŒ"R DE DANOISE
33
La porte s'ouvrit:
- Ebba, vous n'entendez donc pas que je vous
appelle?
- J'allais justement monter le courrier, Madame.
- Et vos pommes de terre ne sont pas encore
épluchécs?
- Je viens de recevoir une lettre de la maison ...
- Cc n'est pas une raison pour laisser votre travail en plan! Faites-moi chauffer un fer pour repasser ma robe.
Ebba regarda ~J rs Murray si fu'ement que celleci articula, à l'lgrct, un «s'il vous plait» ct
disparut en coup de vent comme dIe était entrée.
Ebba posa le fcr sur le fourneau ct reprit sa
Itttre sans s'émouvoir. Les récriminations de
Mrs Murray n'avaicnt aucun pouvoir sur c1lL. l:uls
les 'tns qu'elle aimait pouvaient, par leurs act .: P U
leurs paroles, la faire vibrer, la faire soufTrir. la
r nrlre heurtUSl' ; mais 'ntre llle ,t. rr l\lmra y la
sympathi' tardait à naître. ParfOls, il s mbl ait à
Ehha que derrière la sécheresse on la ma uvai se humUT de la mère de Bobby se cachait un secret, un
mystère, un désarroi de l'âme, mais s s timid 5
essais n'avai nt jamais abouti à provoquer dlS CCltlfi<lcIl Cl'S ou même à faire naitre la confiance.
l\1rs lIlurray restait ur la défensive ct ne sc livrait
pas.
ù n étais-je restée? murmura la jeun fille.
EHe tourna la pa ' l ; un nom accrocha son reg, rd
ct 'on intérêt s'accrut:
Nou!! a\' ns u hi '1' la surpri:c de voir arri"cr
M . dn R :lI1zicr. 11 parl~
nil stnp·fait cl t l1t d('''oIIcnlé dt: Il 1" S tl tlOI\\"l'1 Jl ,llllais qu'il 1lI0l1r.llt
d' '1IYic de eonnnÎll tnn adlc~s,
('ar Il va ~otlve
en
Anglcll:rre, Illai mUl1lau faIsait semblant de n' pas
~39'1
�34
CŒUR DE DANOISE
comprendre. J'ai eu pitié de lui et je la lui ai glissée sur un bout de papier. Attends-toi donc à ce
qu'il débarque à l'improviste.
Justement un pas fit crisser le gravier. Le cœur
<l'Ebba battit d'espoir. Elle ouvrit la porte, se pencha dans le brouillard. Une ombre se dirigeait vers
elle et pénétra dans la euisine. Ce n'était pas celui
qu'elle espérait, mais un homme de taille moyenne,
mal rasé, peu soigné de sa personne. II portait un
complet élimé aux coudes, dé formé aux genoux. Il
prit une chaise, s'assit, toisa Ebba et demeura silencieux.
Agacée, mais nullement effrayée, eUe interrogea:
- Que venez-vous faire ici?
- Je pourrais vous poser la même question, miss,
car vous n'avez guère l'aspect d'une cuisinière.
- Je suppose que mon aspect n'a rien à voir
a vec votre visite.
- D'auiant moins que je ne m'attendais pas à
vous rencontrer. Peste! l'ancienne cuisinière, une
grande, forte et moustachue, n'était point si jolie,
quoique d'un abord plus aimable.
- Fini 'ons-en, Monsieur, ct si v us êtes un habitué de la maison, expliquez-moi ce que vous désirez, je préviendrai Mrs Murray.
- Pas si vite, miss. Je craindrais que ma vue ne
]a troublât. Il y a longtemps que je ne suis venu il fit un rapide calcul meutal, - pre~lu
trois ans.
Laissez-moi me chauffer un peu, ce Il' est pas un
temps à sortir sans pardessus, et donnez-moi des
nouvelles de tous. Le petit garçon, comment va-toi!?,
Je ne l'aperçois pas.
- Tl st en classe.
- Dieu soit loué 1
�CŒUR DE DANO ISE
35
Ne me
r - Je dois justeme nt aller le recherc her.
mettez pas en retard, dites-m oi l'obj t de votre
visite.
- Cela sera difficile, murmu ra l'homm e.
Accoud é à la table, il avait pri sa tête dans ses
mains et il regarda it Ebba comme s'il avait voulu
lire en c1le les sentime nts qu'il lui inspirai t. Son
insolen ce était tombée. Puisque la j une fille ne
montra it aucune fray ur, quoiqu' elle fût seule avec
lUJ, il avait rt:noncé à l'intimi der. Il reprit d'un ton
confidu1liel :
- Je ne voudra is pas être pris pour un malfaiteur. Si j'avais seulem ent pu me présent er dans une
autre t nue, ce serait différen t. J'arrive de voyage,
COmprt.:lleZ-VOu , d'un voyage qui m'a mené jusqu'au bout du monde, si j'ose dire, ct 11r5 l\Iurray
ne m'atten d pas. Elle sera saisie. JI faudrai t la préparer. Je n'ai pas voulu sonner à la porte d'clltrée
dans cet état.
JI uppliait Ebba, mainten ant, t la jeune fille
sentait monter en elle une curiosit é toute mêlée
d'api toi 'men t, de sympat hie. Cet inconnu lïntén'.S sait. Cne odeur d'avent ure, de mystère , avait
chassé IL brouilla rd de la cuisine,
- La prépare r ... , répéta Ebba. Qui êtes-yo us
don ?
Il la regarda bien en face, ct laconiq uement :
- Son mari.
lWe fit un saut en arrière, comme si l'Ile voyait
bru quel11cnt surg-ir un fantôme , lt s'accroc ha à la
tahle pour nL pas tomber.
- J(' cr yais qu'il était, ... que vous étiez mort.
- L· dit-cil vraime nt? Oh! après tout, cela ne
m' 'tonne pas, cela fait 1111eUX aux yeux du monùe,
�CŒUR DE DANOISE
ct elle a toujours été si soucieuse de correction"'
C'était par trop difficile à expliquer, hé!
- Qu'est-ce qui était difficile à expliquer?
- Eh bien! mon départ.
- Mais depuis quand êtes-vous pa rti?
- Je vous l'ai dit: depuis bientôt trois ans.
- Et vous croyez que Mrs Murray va accepter
ce ... enfin, votre ...
Ell e s'arrêta, embarrassée.
- Mon retour? Oh! cc n'est pas la première fois
que je r eviens, et puis, elle m'aime bien, ou du
moins elle m'aimait. Seulement, cette dernière absence a duré plus longtemps CJue les autres, c'est
pourquoi, sans doute, elle s'est posée en veuve. Moi
aussi, je l'aime à ma façon, mais je ne peux pas
supporter l'atmosphère de cette maison. On ne peut
pas vivre à côté de Violet, on manque d'air; vous
n'avez pas remarqué?
- Oh! si, s'écria Ebha ave conVictIOn.
- Vous aussi? Alors, pourquoi restez-vous ?
- Par amour-propre, je pense. Mais ça, c'est une
autre histoir , comme dirait Kipling.
Le marches de l'escalier gémirent. Mrs Murray
aescendait.
- Que dois-je dire? demanda Ebba.
- Advienn que pourra ...
M rs Murray ouvrit la porte de la cuisine.
- Eh bien! Ebba, mon fer est·il...
Elle aperçut l'homme assis à la table, devint couleur de cendre ,t agita les lèvres sans parvenir cl
arti cul 'r un son.
- Vi let, je n'aurais jamais cru que ma vue
vou e; procurerait un' pareille émoti n; je $uis tou~hé
d voir que vous ne m'avez pa oublié.
�CŒUR
DE DANOISE
37
11 rs Murray reprenait graduellement son sangfroid.
_ Charlie, je ne vous comprends pas! Ici, à la
cuisine! Comment osez-vous? Vous êtes encore
plus fou que j e ne croyais!
L'homme se mit à rire.
_ Celle fois-ci, je vous retrouve. Les mêmes reproches qu'autrefois, hé?
- Je vous en prie, Charlie, venez au moins clans
le salon.
- Comme il vous plaira, chère, mais - il considéra son pantalon boueux, ses manches élimées je ne sais si, dans cette tenue ...
Ebba, tournée vers le fourneau, aurait donné tout
ce qu'elle possédait pour devenir invisible. Jamais
Mrs Murray ne lui pardonnerait d'avoir assisté à
cetle ~cène.
De difficile, sa situation allait devenir
intenable. A moins qu'il ne voulüt bien la protéger.
« Il », c'était cc mari surgi du brouillard, cet
homme curieux qui paraissait trOllver une absence
de trois ans naturelle. En tête à tête avec ses
pommes de terre qu'elle épluchait machinalement,
elle continuait à sc demander quels moti fs avaient
déterminé Mr Murray à partir, puis à l'cV -nir, et
pourquoi sa femme s'était crue veuve. Qu'allait dire
Bobby en rentrant de classe? L'heure d'aller le
chercher avait ju~temn
sonné. Ebha dénoua les
cordon de son tablier bleu et redevint, en manteau
<et chapeau, une élégante jeune fille du monde.
�CŒGR DE DANOISE
VI
- Une personne de plus, et un homme qui
mange hien. Alors, vous comprenez, je ne puis continuer à faire la cuisine! Zut! J'en ai assez! Ce
n'ualt pas dans nos conventions.
- Certall1ement n011! dit tIr Cromer calmement,
cn li rant une bouffée de sa pipe; mais que vas-tu
di'eider, Ebba?
- Je vais l'expliquer à 111'S Murray. J'ai déjà
préparé mon discours.
- C lui qu tu vi ilS de me réciter?
- Je l'e sayais sur VOU", mon oncle. J m'habitue
à rlniminer tout haut.
TIcs-tu pas libr de t'("n aller? Pourquoi
n'énis-tu pas il ta mèr ?
- J(' préfère tout supporter plutôt que de me
plaindn' il m s parents!
Qud amour-propre!
- 1\1 clt 'z-vous il ma place. Jc les ai suppli<\s de
111e lal's 'r ail r à l'étrang-er et j'avou rais que je
111 ' suis trompée, <lU j' suis malh ur use, qu j'aspire ;\ r nlrer? D'aillcurc;, la plm~('
du Dancmark
m' donne' k cafard, .le v 'ux qUl' 1rs Murray en
ga r(' ulle cuÎ.illit·re, ~il()n
jl chang- rai cl ' place,
mais je ne qlutt 'rai pas l'Angll'll'rrC', 'l'l'!lez, mon
olldl" ~i
VOliS éti 'Z gl!lItil, vous me trouyeri z une
situation?
�CŒUR DE DANOISE
39
Ebba était venue s'asseo ir sur le bras du fauteuil
où Mr Cromer fumait, les jambes allongé es vers le
feu de bois qui brûlait dans la haute chemin ée
d'acajo u massif. Tout autour des murs, des rayons
d'acajo u support aient des livres reliés dans les tons
fauves. Des rideaux de damas rouge voilaien t les
fenêtre s aux volets fermés. Il régnait , dans cette
pièce aux tonalité s chaudes , une douce atmosp hère
d'intimi té.
- Tc figures-tu que l'on troUve si facilem ent des
situatio ns?
- Vous êtes si puissan t, si considé ré, vous avez
tant d'amis!
- Enjôleu se!
- Mais c'est la pure vérité.
- Non, Ebba, je ne puis pas grand'c hose. Il me
déplaît de te placer, loi, ma nièce à la mode de Bre...
tagne, mais enfin ma nièce tout de même, C(}mme
gOIl vernant e, quasi-d omestiq ue, chez des amis.
- Par fausse honte 1
- Ne dis pas de soltises , tu les regrette rais. Je
connais J'antien ne: «Le travail n'a jamais déshonor.é pers?l1ne, etc ... » C'est la théorie, ça, ma
pellte, mais le jour où tu voudra s te mari r, ces
fantaisi es ancillai res pourron t te jouer un mauvai s
tour.
- Qu'imp orte, puisque je n"'pou rai pas un
Anglais ?
- Qu'en sais-tu? 'l''ont -ils donc tant déplu, le
danseu rs de ce bal où j e t'ai conduit e la semai ne
dernièr e?
- Je les ai trouvés ennuye ux, mon oncle, dansant tous de la même façon. J'avais l'impr ession
le seul Anqu'il s étaient faits en série. V us é~es
plaise.
me
glais qui
�~o
CŒUR DE DANOISE
- Tu es bien aimable, mais je préférerais te voir
apprécier un bon parti, par exemple ce Malnory
qui est riche, beau garçon, et qui n'a cessé de te
regad~
.
- Il m'a même demandé mon adresse, mais je ne
la lui ai pas donnée. Non, car il avait l'air correct
et triste, et je voudrais épouser un homme qui soit
spirituel et gai. J'apprécie avant tout la gaieté. Les
circonstances d'une existence humaine sont rarement favorables d'un bout à l'autre, mais la gaieté
aide à supp'orter les ennuis. Sans ma gaieté, je
n'aurais pu vivre troi,' mois chez l\Irs Murray, je
serais devenue neurasthénique, mais je tâche de
voir l'asp Ct comique de la situation et j'y parviens
assez IJlt:n.
- Que1Jes autres qualit' s exigeras-tu encore de
ton mari?
- Je voudrais qu'il soit sentimental sans tomber
clans la sensiblerie, c'est pourquoi je le désir spirituel; avec de l' sprit, on n'est jamais ridicule. ympathique physiquement. Je tiens plus au charme
qu'à la blauté. Il 111 plairait qu'il ellt des yeux de
coul 'ur IIlcertaine, ni noirs, ni bleus, une p tlte
moustach 'n brosse, ni blonde, ni brune; une fig-urc
(lui n'appellerait pas J'attention peut-être, qui la retÎendr'lIt.
- j'avoue que ecU description ne correspond
pas au tJ'P' anglais. Maintenant qu je connais ton
goùt, je chercherai pour toi, F.bha.
on 1 non! ne ch 'l'chez pas! Je trouverai bien
tout· s 'ule 1
- Aurals-lu déjà trouvé?
D'un mouvement souple, Ebba se releva pour
masqu rune lérèrl roug 'ur.
cpt h ures et demie? J dois rentrer.
�CŒUR DE DANOISE
- Dîne avec moi!
- Tête à tête? Mais alors vous me raconte rez
des histoire s sur maman ?
- De vieilles histoire s! soupira Mr Cromer .
Des cendres de sa pipe étaient tombée s sur son
gilet. Il les épousse ta soigneu sem ent et se leva landis qu'un domesti que en livrée annonçait le dîn er.
Ils passère nt dans la salle à manger où une table
luxueus ement parée d'argen t rie les attenda it.
- Vous ne savez pas tout ce que vous repré.entez dans ma vic anglais e. Quand j'épluch e des légumes dans ma cuisine, je songe au momen t où
Jr;hn viendra avec votre magnifi que Rolls, et j 'ai
envIe de hattre ci lS mains comme une enfant. Et
puis, depuis que j'ai découv ert que vous parliez danois, et qu vous ayez accepté de me tutoyer , je me
sens encore plus n/ !tOllll! icI.
- J'ai passé six ans dan ton pays. Ab ! comme
j'ai aimé ta mère 1 Je me rappell erai toujour s son
express ion 10rsC]ue j J'ai surpris e regarda nt ton
père. J'ai perdu tout espoir. II y avait dan s ce regard une C.· pr ssion si spéciale, COmme une ait tll e
heur use. J'aurai s donné je ne sais quoi p0ur qlle
ce rega rd s'aùr ssùt à moi ... Mais j> t'ennuie aveC
ees souveni rs.
- Du tout! J'aime entendr e parler de la jcun<:ssc de mes part nt! ' ous It:s connais . 011 . 'OllS
un angle qui les déform e, comme des mod 'les vivants. TOUS concevo ns mal qU'lIs aient éprouvé , eux
qui
aUSSI, l'inqui :tude, c tte incertitl 1ùe de J'av\'!llr
ans:
vingt
!lOS
n
~
i
o
p
m
e
touche à l'angois se el qui
âgés
ne pa savoir qui on almera. Quand des ~els
parI nt d'amou r, ils 1 parent de poési '. de érélli é,
d'attend risscm nt. rous y pt!1S011S trop. Tatre
gorge se s rre, notre cœur bat dès qu'il <.Il cst
�CŒUR DE DANOISE
question, et nous demeurons muets et stupides.
Il avaient fini de dîner. Le domestique attendait,
debout, près de la porte. Ebba avait repoussé son
couvert et rêvait, les yeux perdus au loin. Mr Cromer la regardait.
Elle secoua la tête tout à coup:
- Je dois rentrer.' Je n'ai pas la permIssIon de
minuit. Mrs Murray serait trop content.e de penser
que je me conduis mal. Depuis le retour de son
mari, elle me surveille avec jalousie.
- Te ferait-il la cour?
- C'est selon! Ne craignez rien, je sais me dé'fendre, ajouta Ebba, en réponse au mouvement de
protestation qu'il ébauchait.
Dans la voiture qui la ramenait, elle dépouillait
la jeune fille du monde P()(.tr redevenir la gouvernante de Bobby, la cuisinière, la bonne à tout faire
de Mrs Murray. Il fallait absoll1m 'nt que cetLe situation changeât. omment s'y prendre? Pour pa r1er haut, il eüt fallu ne pas craindre de se faire
renvoyer. Elle redoutait cette éventualité. S'appuyer
sur M r Murray? Tl n'était que tror aimahle. Ebba
le tenait à distance, mais n'y réL1s~iat
pas toujours. Le matin, il ntrail à la eui 'ine en pyjama,
s'asscyail à califourchon sur une chaise et llli
donnait des conseils sur I·s différ ntes manières
d'éplucher les légumes, ou sur sa coiffure. Il la.
complim 'ntait sures blouses à carreaux rouges et
blancs, assorties, disait-il, au carrelage ct la Clhsine. Si le f·u ne lirait pas, il avait Ulle fa,lm à lui
de l'arranger. Il savait réparer 1 's panne' d'électricité, changer les caouldlOuCS des robin ·ts, el puis,
soudain, il lui expliquait le Hl ur' des gsquil1liluX
ou le. religions de j'Inde. Diabl d'homme, mal
élevé, mai sympathique par sa franchise; au i
�CŒUR DE DANOISE
43
peu assorti que possible à la correcte Violet, touJours habillée et coiffée dès huit heures du matin.
Sèche, impérative, sa froideur intimidait Ebba qui,
au bout de trois mois, ne savait, pas plus qu'au premier jour, s'il y avait quelque chose de vivant sous
Cc masque de femme du monde, ou si ces bonnes
manières ne cachaient que le vide. Elle réservait,
d'ailleurs, son amabilité aux étrangers et, dans !'intimité, sc montrait à peine polie. Jamais un mot
spontané pour remercier Ebba des services que
celle-ci lui rendait quasi bénévolement. Souffraitelle des bizarreries de son mari? A sa place, Ebba
Se fût demandée tous les soirs si cc mari n'allait
pas disparaître ft nouveau, sans avertissement. laIs
si Violet s'inquiétait, elle n'en laissait rien transpar.ailre, ct lorsque Bobhy posait à son père de qucslions sur les grands voyages qui l'avaient lcnu
éloigné d· la maison SI longtemps, J\1rs I\lurray ne
sourcillait pas. «Drôle de famille, drôle de mentallté », songeait Ebba, hahituée au ménage uni, sans
querelle, sans histoire, de ses parents.
VII
- Mrs Murray, je voudrais vous parler.
T~hba
avait frappé à la porte de la chamhr et,
n' ·nt<.:ndant pas dl' réponse, elle était nt rée. f\fais
J. spectacle incroyahle qui s'uffrit à ses yeu. lui fit
oublI r le discours qu'elle avait prtparé si labOrIeusement.
�44
CŒUR DE
DANOISE
Etendue au travers de son lit, Violet Murray,
eelle femme si digne, si froide, emblème vivant de
la correction britannique, pleurait à chaudes larmes.
Ebba rougit plus fort que si elle l'avait surprise
sans vêtements. Cette âme de Violet, qu'elle n'avait
jamais pu saisir, elle la découvrait soudain, nue et
abandonnée, livrée à tous dans ees membres que ne
raidissait plus le souci du maintien, dans ces cheveux décoiffés, ces yeux rougis, ce visage sans
poudre et san fard.
Excusez-moi, Madame, je ne me doutais
pas !... Je ne savais pas!. ..
Elle balbutiait et ne trouvait plus ses mots, mais
un élan de pitié plus fort que ses anciens sentiments d'antipathie la porta ver le lit:
- Si je pouvais seulement vous aider?
• Violet n'avait pas hougé depuis l'entrée d'Ebba.
Un chagrin si profond la t rrassait que . rien d'extérieur n'avait plus de prise sur cette créaturc qui
ne semblait vivre que pour l'extérieur. Elle tamponna ses yeux a vec son t110llch ir.
- Quelqu'un peut-il jal1lai qurlque cho 'c prlllr
son prochain? Ma r"ponse vous parait l'tr:ln .1.:(',
Ebba, mais vous verrez plus tard. Non, je ne VOliS
souhaite p,lS de con tat 'r par vous-même cO'1\hll'n
on l'st seul dans la douleur, seul avec la souffrance
physiquc ct morale, intransmissihle à tout alltre
qu'à soi. "cst comme un ccrcle de fer dans ICCJuel
on tourne sans fin.
Elle s'cxaltait, il demi relevé sur son coude.
F.hha "coutait, SlUp" (aite dc cct te 'xplosion inattendue.
- Pcut-être quc le [ait de VOliS conlier v us soulag- rait?
- Parler? Je n'ai jamais parlé, F.bba i même la
�CŒUR DE DANOISE
première fois qu'il est reparti sans moi, après
m'avoir tant promis qu'il ne me quitterait pllls!
- Il Y a longtemps?
- Elle demande s'il y a longtemps, l'innocente
créature! Bobby venait de naître. J'étais rentrée en
Angleterre pour mes couches. Je n'en pouvais plus
de cette vie errante. C'est alors que nous avons
acheté ce cottage. Je n'étais pas relevée qu'il a disparu. Jerne rappelle encore le mot qu'il m'a écrit
avant de s'embarquer -la nurse me l'a apporté sur
le plateau avec mon courrier: - «Vous avez un
fils maintenant pour vous tenir compagnie. » Quelle
ironie! Ce poupon vagissant, croyait-il sérieusement que cela pouvait remplacer un mari, un
homme que l'on aime? Car je l'aime, Ebba, mais je
ne sais pas le lui montrer. Je suis si ren fermée 1
Education anglaise, que voulez-vous. On m'a tant
répélé quand j'étais petite qu'il n'était pas digne
d'une dame de montrer ses sentiments: Don't show
your feelings. Stupidité, erreur monstrueuse si l'on
aime un jour, non plus un Anglais, mais un Irlandais comme Charlie.
Elle se redressa, remit ses cheveux en ordre et
continua, tandis qu'Ebba s'asseyait, muette et altentive, ail pied du lit:
- N'épousez jamais un voyageur, si j'ai un c nse il à vous donner. Au moment où vous le croirez
le plus épris, il songera à l'atmosphère dorée qui
joue sur les caux du Nil, ou au coucher de soleil de
Tombouctou. J'étais folle. J'ai cru que je pourrais
ret enir auprès de moi un homm amoureux de
toute la lerre. Et, d'ahord, j'ai voulu le suivre.
J'avais dix-huit ans, oui, plus jeune que vous n'ête •
Hhba. Tl y il juste vingt ans de cela. NOll avions
une jolie fortune, alors, et nou s milles partis aux:
�cœUR DE DANOISE
Indes. Beau voyage, fascinant, mais mauvais climat, pour les femmes surtout. De l'Inde, je ne me
rappelle que des chambres d'hôtels ou de cliniques.
Dysenterie, fièvre, et lui, pressé d'aller visiter le
pays, curÎ'eux des indigènes, de 1 urs mœurs, de
leurs religions. Même si j'avais été bien portante,
je n'aurais désiré voir que les Anglais et mener
une vie anglaise: tennis, thé, salle de bains, la seule
Qui me plalse. Tandis qu'il est comme le caméléon,
il change de couleur ct d'idées suivant les climats.
Je crois qu'il se ferait, Dieu me pardonne, anthropophage chez Jes anthropophages tt pêcheur de
perles à Tahiti! Plus tard, puisque J'Asie molle et
chaude ne m convenait pas, nous avons essayé le
Canada sec ct froid. Le pays J'a si fort enthousiasmé qu'il a voulu acheter du terrain ct l cultiver. ] c ne suis pas une fermière, Ebba, j'ai tenté de
le devel11r, sans sucè~.
C'est alors que j'al commencé à sentir que je repré cntais J'obstacle à ses
yeux i mais lin obstacle, quand on est intelligent,
cela sc tourne. 11 m'a dOllC Installée à \Vashington
ct il est IhLrti vi ittr ILS Elals- ' nis, rc,'enant de
temps n temps pour une ou dl' UX sell1aines. J' "tais
perdu , toute scule dans celle ville nù j c n' connai ssais pas ulle rune. Je voyais que nntre ar 'cnt
diminuait, j'ai pn plur. J'at~
ndais Bohby. J'ai
supplié mon mari de r 'venir ici oLI j'avai quelques
amis et d'y achel'r une maison. J' croyais qu'il
s'habituerait et qu'avec l'âg il deviendrait ca anI r. "est le contraire qui s' t produit. Sa dernière ahsence a dur' trois ans. Sine reJ1~nt,
je
le croyai mort, ou qu'il avait un autre ménage
quelque part dans le \'asl' univers ,t que j ne lc
rev'rrais plus. Je m'étais '((o re' e dl' m'hahitu r à.
ceUe idé '. Je tâchais cl, me ré-ig-n r. L.e voilà <lui
�CŒUR DE DANOISE
47.
revient, et tout est de nouveau remis en question.
Elle se tut, épuisée. Ebba ne savait que dire, que
penser. Cette eonfession la plongeait dans un
monde de sensations inattendues. Tant de passion
sous tant de froideur! C'était incroyable 1
Elle tenta timidement :
- Peut-être qu'il ne repartira plus maintenant 1
Violet se mit à rire avec amertume:
- Dès qu'il sera reposé de ses fatigues; dès qu'il
aura oublié les privations, car il a dû souffrir, rappelez-vous le triste état de ses habits et sa figure
tirée. Mais un jour, proche ou lointain, l'odeur de
l'avcnture renaîtra, insidieusc, suscitée par un article de journal sur le Pacifique ou par une question
de Bobby sur les bananes et les noix de coco! Il
~aut
si peu de chose, Ebba! Son regard se voilera,
Il n'entendra plus quand nous lui parlerons, il s'agitera, interrogera le baromètre ou la lune, ct puis,
pftt! un beau soir, il sera parti commc un oiseau
migrateur. Ebba ... - clic se tourna vers la jeune
fille comme pour l'implorer - aidez-moi!
- Moi, Madame?
- Vous comme une autre, plus qu'une autre!
VO~lS
êtes jeune, joyeuse, jolie, vous pouvez le distraire. Il m'a toujours reproché de manquer de
gaieté.
- C'est que justement je venai
- Quoi? Me dire que vous me quittiez? Vous
aussi? Mais personne ne peut donc vivre auprès de
moi?
- Ce n'cst pas tout à fait cela, Madame, mai . JC
ne devais m'occuper que de B bby ...
- Et vous faite la cuisinière et la femme de
chambre! C'esL vrai, Ebba, j'ai des torts envers
vou. J'espère toujours que nos affaire vont
�CŒUR DE
DA OISE
s'arranger, mais l'argent manque. Peut-être, le
mois prochain ...
- C'est bien, Madame, j'attendrai!
Violet ne releva pas cettc remarque et ne songea
pas davantage à remercier.
«Comme elle est égoïste, songeait Ebba en redescendant daas le jardin où Bobby l'attendait. Elle
sc plamt ct s'étonne que personne ne .{luis e vivre
auprès d'elle, mais que fait-elle pour les autres?
Elle Ille prie de rester parce qu'clic pen e que ma
prést.:nce peut l'aider à r tenir son mari ici, mais
elle ne s'inquiète pa du tout de sa voir i je suis
heureu e n Angleterre. Et ce mari qu'elle dit aimer, qu'a-t-elle fait pour lui plaire? Sans doute
eût-eH> voulu qu'Il fût constamment à ses pieds,
qu'il lui sacrifiât ses goûts personnels, qu'il menât
lui aussi cette sotte existence mondaine, la 5 ule
qu'clic admette, eJl' l'avoue. Comment ose-t-clle
appeler ce petit sent iment mesquin de l'amour? '
Comme si l'amour n'était pas avant tout un don de
SOI, un oubli total de l'être, un sacrifice joycuscm 'nt consenti. Certes, je la plains, mais je ne
trouve pas sa souffranc int' ressante .•
AlIlsi raisonnait Ebba av c la belle int ransig(',tnCl de la j 'ul1csse.
Bohhy, par·d('~su
la haie, causait anc un j ·une
hommt'. 1\1rs Iurray, à cheval sur la correction,
déhndait cs familiarités avec des inconnus.
- Bobby! lança Ebba pour l ' rappelt:r à l'orclre.
- Ebba!
\ t un monsi 'ur C]lli vou s connaît,
mais il parle très mal anglaIS.
'ncz vil . J ' ne
comprends pas c qu'il d mande.
Inlngu ' r, Ebba marcha jllsC]u'à la hai t r'connut, ail bord de la rouit', François du Rauzier, qui
la contemplait av c une évidellte satisfaction.
�CŒUR DE DANOISE
49
- Quelle chance, enfin vous voilà! Je commençais à dé espérer, car ce maudit gamin nc sait pas
un mot de français, et j'avais beau m'évertuer, il
ne comprenait que votre nom dans mon ba[ouillarTe.
- Que faites-vous donc en Angleterre? lllterrompit Ebba.
n avait bonne envie de répondre: «Je sui \"Cnu
vous voir. » ~Iais
ce madrigal, adressé à des yeux
aussi sincères, aurait sonné faux, et pUIS n'était-clIc
pa fiancée, et fianeée à un de ses amis?
~
La S. F. E. J. m"nvoie. comme elle vient de
m'<:nvoyer au Danemark, où j'ai cu le plaisir de reVOir votre famille.
- :\Ia sœur me ra écrit!
110n arrivé<: ne vous sltrprend dalle qu'à
demi?
- Je l'aurais presCJue attendue si tous les événements qui se sonl déroulés ICt ne m'avaient absorbée.
- Quoi? Des ('vénwl nts n Angleterre? ous
le toit paisiblt: d'ull couag cnfoui salis le lierre, au
s in d'une famllle digne, respeclable ct correcte,
dont les yeux bleus, les cheveux blond , lc~
JrlU S
ro cs, témoignent - si toulefois les parents re cmhlent à J ur rejet 11 - en faveur de leur anlé
physique et morale? VOliS m'étonnez," lad moi. lie.
on goût pom la tirade l'avait repris. Ebha s'en
amusait, mais cil voulut arrêter les flots de cHte
élo qu nce que Bobby, le nez en l'air, ('colilait
hflllChl' hée, sans rli n comprcndr
à ces syllabes
chantantes qu l'ùn~r
psalmodiait rapidement.
- Je suis en s~rvice
commandé, m011si ur du
RHlIzitr 1 C' st biu) ainsi que 1'011 dit chez vou? Je
!'l'al donc pas la permission de bavarder par-dessus
les haies. Je veux bien, si vous y tenez, vous ouvrir
�50
CŒUR DE DANOISE
la porte et vous présenter à Mr et à Mrs Murray,
mais je doute que vous y preniez grand plaisir; et
comme, d'autre part, vous n'êtes ni mon frère, ni
mon cousin, ni... - un sentiment impondérable
l'empêcha de dire mon fiancé - apparenté d'aucune
manière i ma famille, je ne saurais à quel titre
attribuer votre venue!
criez-vous donc assez cruelle pour me renvl)yer jusqu'en France sans m'accorder d'autre
cntretien?
Le ton badin cachait mal une anxiété.
- Qu'avez-vous donc tant à me dire?
- Je voudrais vous conter ma dernière VIsIte à
Cradc1, la gentillesse de votre famille à mon égard
- vous seule faites exception! - Je voudrais vous
pari r du passé, puisque nous avons un passé commun, tout embaumé de l'odeur du dernier Noël. Du
présent, car il me semble que l'Angleterre a pâli
vos joues, ct qui sait si Madame votre mère serait
satisfaite en découvrant vos yeux cernés et vos
"paules trop minces? De l'avenir, enfin, de la
france où je voudrais vous voir épanouie, heureuse
auprès d'une petite fille que je cOllnais.
- Arr"'tez, arrêtez! s'écria Ebha. Je ne comprends rien à vos histoires, vous parlez trop vite,
romme tous les Français, mais il faudrait une h eu re
Il ur répéter lentement ce long discours, et je suis
pressée. Je vous donne rendeZ-VOLIs demain jeudi,
t"cst mon jour de ortie, au Kitty's Ica. Vou tr uvrr z facilement sa d vanture blanche, à côté de
l'll"tel Savoy.
- Enfin, j e vous retrouve aimable comme au
Danemark, et si ce pelit garçon ne m'intimidait pas,
J m'écrierais volontiers: IIip 1 hip 1 hurrah 1
«1\ demain, ct méditez cetle devinette: une
�CŒUR DE DANOISE
petite fille française et Paris au printemps, quand
la brise de mai fait pleuvoir sur les trottOirs les
fleurs roses et hl anches des marronniers. ,~
Il serra sa main par-dessus la haie et s'éloigna à
grands pas en simotan . Bobby regardait, écoutait,
passionnément 111térc sé.
- Avez-vous r marqué, Ebba, l'or qu'il y a dans
, Ses yltl.' et dan ' sa r .ollstache? Tl a J'air si g" i, i
Content; comme papa quand il parle de ses voya<Yes.
Cette dernière phrase fit redescendre Ebba :ur
terre. EH retrouva dans sa p 'l1sée les plaint\: dc
1I1r5 Murray et sous se pieds le pLtit jardin o ù
tau le jours Ile jouait avec Bohby. Séparé de la
rOUte ]Jar la baie, il étalait une pelouse d'une ving-tain· de mètres carrés autour de laqu lie courait
Ullc' allée circulaire. 011 mur bas, couv\,;rt dc liuTe,
Lorùait la propriété. La mais 11, dans le fond, ,;c
dissimulai sous une douhle rangée d'arbres qui la
masquait aux passants. Ebha d\:vaÎt à ce para \ l'nt
natur 1 de n'a\ oir pas ét' urprise n canver'a ion
av c François du RauzÎ\:r. u printemps et en ét;'
d s g- ;ranil1l11s, dls hortensias, plantés dans le
,tZ n, devaient éoayer l, jardin. Il g-ardait eneor'
ellnars on a~p
'ct hi\' mal, endormi. ),Jais par out
où il pas~il,
Françoi clu Ra Izi ' r pl'Oj tait une animat Hm, un' gaiet \ qui t ran form:t1cl1l 1 cadr lc
plus hanal. C\st av C UllC ardeur tout IJOUV Ile
qu'Ehha ([ Buhhy clltamèrellt leur quotidiellne par·
t1 cl ball n.
�52
cœUR DE DANOISE
VIII
- C'est que, justement, je viens de promettre à
I1Irs Murray de ne pas la quiller, dit Ebba, désolée.
Certe, j e n'aurais pas demandé mieux que de
m'occuper de cette petite Chantal, que vous me dépeignez vive et rieuse, un peu gâtée parce que tous
admirent ses yeux noirs et ses cheveux blonds, sa
gràce parisienne. J'aurais aimé la conduire au
cours, au Bois de Boulogne, mais ce ne serait pa
honnêt de m'en aller maintenant.
- Alors, non seulement vous vous laissez indi~nemt
exploiter, mais vous vous livrez pied et
Jloings liés à ce. g-ens-là! Eh bien! quoique je ne
sois ni votre frère, ni votre parent, je ne tolérerai
pas que cet état de choses persiste. Vous êtes
maign', pflle, à peine jolie ...
- Merci!
- Vous pouvez me remercier de vous dire la vérité. Aujourd'hui même, j'écris à votre mère et je
lui décris votr exacte situation. Je lui révèle qu' n
vous transforn\e en cuisinière, en femme de
chal1r~
...
- Et mOI, je vous préviens que si vous trahis. ez
mes confidences et que vou intervellez, je ne vous
reverrai de ma vie 1
Le ton d'Ehba menaçait, ses yeux lançaient des
éclair. François du Rauzier comprit qu'il ne fallait
�CŒUR
DE
DANOISE
53
pas insister davantage et q~' dvec cette fille volontaire il ne réu sirait qu'en la persuadant.
Ils étaient assis à côté l'un de l'autre, dans un
des nombreux fca-J'ooms londoniens. Tables de laque
blanche, glaces sur les murs, mosaïque à terre. Déeor hygiénique de clinique et de crémerie. De
vieilles Anglaises mangeaient sagement leurs toasts.
Dans un coin, des amoureux avaient tendrement
rapproché leurs chaises, mais seuls Ebba et Françoi parlaient, et leur conversation animée tournait
en dispute. Un instant, ils firent silence, à l'exemple
de leurs voisins; puis, confiant en son éloquence,
François reprit:
- Ebba, ne soyez pas méehante! Si vous n'acceptez pa mes suggestions, songez qu'Harold vOus
tiendrait le même langage. Il se réjouissait tant cie
VOLIS voi r à Paris!
- . ] larold n'a jamais eu aucune inOw.!nce sur
moi.
~ . A qui donc obéin:z-vous, alors, si ce n'e t à
votre fiancé?
- A .rc~onl1!
Je suis asscz grande pour savoir
ce que J al a faire et s'Il me plaît cie rester chez les
Murray.
- « Et s'il me plaît à moi d'être hattue ... »
- Que dites-vous?
- Rien, Ulle citation. Allons, j vois qu'il faut
renoncer, du moins momentanément, à vou convaincre. R 'fléchis ez encore. Mars s'achève, l'institutrice cie 'hantaI Almeyran ne part qu'au moi de
mai. D'ici là, pcut-être aurcz-Y us changé d'avi 1
'ela dépendra des événements et non de ma
volonté, répondit Ebha, songeant que si, malgré
tout, MI' Murray s'en allait de nouveau, elle repr 'ndraît sa liberté d'aeti n.
�CŒUR DE DANOISE
nIe poussa un g-ros soupir.
- Parlez-moi du Danemark?
- J en SUlS reYrnu il y a un quinzaine de jours,
La nc:i~e
recouvrait encore la lande. Un traîneau
111';' l1lulé jusque chez vos parents. Le hruit de ses
clochettes t inlait étrangement dans le silence ouaté.
Le soleil semblait un ballon rouge suspendu dans le
brouillard. Sur les étangs gelés, des formes g!Jssai l'tH sans bruit.
- Depuis mon arrivée en Angl<.:terre, je n'ai
plus patiné, soupira Ebba. Il a plu et venté tour à
lOttr.
- Je me uis réchauffé auprès d'un feu qui brlt~
lait dans la grande salle, mais l'arbre de oël a' IÎt
di:paru, a1l1 i que la fée blonde qui m'avait accueilli
à ma première vi. îte.
Ehha se laissait l)erCl'r par J 'S mots que prolHJOçait la voix chaude. Un troubk exquis l'eJ1vahis~
·IL
.
Elle cÎlt voulu que la minute présente se prolon 6 ilt
à l'infini.
- Et Paris?
- A Paris, le temps n'a pas nCOTe« lais~
.. on
manteau de vent, de froidure e( de pluie », LI ' 1hOlllüs inglent J ~ bas roses cl s femmes .( J 's
n,"11 '(s nus d 5 'nfants. Parfl)is, un feutre C( ,1 Ir
pastd, un ra)on de ~olei
nous font espérer le {lnntUI1JlS; mais lItl llllage voile le soleil, un pal, plt,je
nOlis ca'h' le chapeau, ct 1 marronnler du \ 'Ilgt
mars rderl1ll ~es
fleurs prêt s à s'épanouir. Je voudrais qUI VOliS veniez en mal il Pnris, J~ba!
La vdlc
(' 't (oute parée de verdure neuve ('t fraiche. !.t.'s
grappl's d'acacias embaument les allées du Bois. Lc-s
roseS de Hag-at ,Ile flcuriss nt 1 spart 'rr s cl ssiné
à la françaisl, pr mi r plan d'un des plus délicats
paysag('s tlu monde. Les femmes arborent, il
T
�CŒUR DE DANOISE
55
l'exemple de la nature, des robes neuves et
chaussent des sandales en cuir tressé de toutes les
couleurs. On entrevoit des couple qui s'embrassent
dans les taxis. Chaque banc reçoit la visite de deux
amoureux. Les bals succèdent aux fêtes de charité.
Les théâtres et les boîtes de nuit débordent de
perles ct de pierreries vraies ou fausses. Ebba, laissez-vous tenter. Je voudrais vous montrer la Tour
Eiffel, son jet d'eau électrique qui ruisselle sur la
ville endormie. Je voudrais m'accouder auprès de
vous sur un des ponts jetés sur la Seine et voir les
mille lumières du quai se refléter dans l'eau et dans
vos y ux. Te repoussez pas ma prière.
L'enchantement agissait. Ehba ne sc sentait plus
libre d'agir à sa guise, et déjà sa volonté souhaitait
s'anéantir. Son amour de l'indépendance n'était
plus qu'un souvenir. Elle le rappela d'un effort désespéré.
- Laissons faire le temps, François! Je v liS
promrts cf~
v nir si je le puis. Ne s ntez-volls pas
que je 1 désire au moins autant que vous?
Ils quittèr nt l'Ica "OOl/! ct la jeun fille saula
dans un bus. FrançGis resta seul. II sc mit ft .narcher. Un doux fantôme l'accol11pagnait. Lrs yeux
clairs d'Ebba, posé sur lui avec tant d'ahand 11,
suscitaient en son cœur un désir de protecti n,
d'amour. et air en fantin qui jouait sur son visage,
celle pâleur qu'il avait qualifiée de laideur, cc nez
trop eourt relevé omme celui d'un bébé, le troublaient. Malgré lui, il s'était laissé aller à lui parler
tendrement. Mais qu'adviendrait-il i, prise au jeu,
cette petite allait s'éprendre de lui ct si lui, à s n
d'cHe? N'était-elle pas fiancée ct
tour, s' ~prenait
lui-même attaché par d'autre li en ? Allons, il va...
lait mieux se réjouir qu'elle eût refusé de venir en
"
�CŒUR DE DANOISE
France. Il eÎlt résisté difficilem ent a u cha rme d'une
intimité prolongée avec cette petite Danoise sincèrel
candide ct pure.
IX
Ebba n'avait pas dit à François combien sa situatio n dcvcnait chaque jour plus inextricable. Il fal lait distraire, amuser, retenir 1\lr Murray chez lui
ct veiller, d'autre part. à cc que leur grandi ~antc
intimit " Ile dfpassi'ü pas les bornes de la camara derie.
Ebba sc rendait cOlllpte, à de nombreux mdices,
qu'il n'était pa' insenslhl à son charme féminin ;
or, si ~ ympathiqu
\. qu'dIe troUV:lt l'Itlandais, dont
la . conv rsation l'amu ait, elle n'av:llt <f!lcune confi a nce dans sa morall! '.
1>t: sol~
frayeur l'<.:nvahi~sct
Le soir, elle
St \'crrouillaJt clans !.a chambre. \'wltt, toute à la
cramt de sc voir à nouveau délaiss' e, fermait systématiquLlnellt J '5 ycux sur l'aut r e dang r.
- Donncz-moi q11arant huit heures de congé,
lui dit hrusCjuCI1l('lll Ebba 1111 matin. J Ille S ilS
nerveuse, irr itabk. 'oubliez pas que je n'ai jamais
été en s l'vic' avallt de v nir ici. n dét 'nte m'est
n\ccssai r e. Mon oncle m' dema nde depuis longtemps de venu passer un weck-cnd ch ez lui .
omme vous voud rez. No us voici à j lldi.
Partez dema1l1 ct rc\ cnez dimancht; ~oir.
subit acquic . CeInl'nt démontra à Ehha qu e
\'lOlct I.h:yinait ce qu'clic faisait s mblant d'ignore r.
�cœUR DE DANOISE
57
D'un commun accord, elles évitèrent une allusion à
cette courte absence d vant l\lr :Murray, et ce fut
sans le prévenir qu'Ebha prit 1 train pour Londre ,
le vendredi matin, Jobn n'a) ant pu venir la
chercher.
Elle comptait sur ces deux jours pour voir clair
et décider de l'avenir. Si ~lr
Murray recouvrait
SOn sang-froid et s'assagissait, elle prolongerait son
S(lOur chez eux, SIllon elle écrirait à François du
Rauzier qu'elle acceptait la situation d'institutrice
aupr\s de Chantal Almeyran.
Les hel1rl:;s s'cnfuirent si rapidement qu'Ebba jugea qu'clle pouvait prolonger cc courtes vaonces
et . ne r Iltrer qu le lundi SOlI". D'autant qu'elle YOUlaIt n:yoir, à la Natiol/al Gallery, un Lawrellce dont
les traits rappelaient ' trangem -'nt c lV de François
du Hallzier. Elle continuait à pen!'; r à lui. Seul, son
an:o;lr-propre l'empêchait d'aller le retrouver. Elle
~UI
'cnvait, et puis Ile déchirait la lettre, car son
mdépendance se r1voltait ckvant cette gramliss<,nt
emprise de l'étranger. Elle «yait toujours dominé
lIar?ld. POur la prtmièr fois, dIe ouhaitait ubéir
au hlU de commandLI". Pourquoi avait-cil rcfu~
1
d'aller à Pans, alors que tout son cl Isir l'cntraÎnait
vers la Fran c?
Elle déj 'unait en t "'te à tête ayee • Ir Cramer, le
lundI matin, quand le dom stiquc lui remit un mot
que \' ioltt venait de fai rc porter. Elle illterrompit
son breakfast t pàlit subitcm 'nt en pr nant connaissance du messag .
- Quelque cho e de cassé? dit Ir Cramer.
11 mang ait tranq\lJllcmcnt dl:s œufs all bacon.
- Lisez vous-même.
lt;Lbo, 1 malhenr que je redoutaIS
st arrivé. Ah 1
�58
CŒUR DE DA OISE
pourqu i m'avez-vous quittée? Revenez immédiatement ou je ne réponds pas de moi.
VLOI.tT.
- C'est une lettre de folle, prononça calmement
1I1r Cramer, en reprenant sa tasse de thé. M'expliqueras-tu quel est ce malheur qu'elle craignait?
- Le départ de son mari.
- Et comment aurais-tu pu l'empêcher?
Ebba jugea inutile de répondre à cette dernière
question.
- \t ous pou vez me prêter John?
- Quand tu voudras.
- 'J'out de suite.
- Finis au moins de déj euner.
T O I1 , la leUre de cette malheureuse m'a coupé
l'appétil cl j'ai peur cie son exaltation.
- J)ési res-lu que je l'accompagne?
- Du lout, puisque vous êtes assez gentil pour
m e donller la voiture.
- 'J iens-moi au courant, n'est-cc pas? recomman d l son one! au moment où elle quillait la salle
à l1a~er.
L e trajet lui parut interminahl'. Elle traversa le
jardill en courant, ouvrit la port' d la maison. Nul
bruit. Bobhy lui -même demeu rait in visible; sans
doull' n'était-il pas encore rentré de l' ~cole?
hn proi' à un indéfini 'sable anxiélé, -Ile visita.
le ot tag-e de fond en comble. Pa de d ute,
Mrs Murray était 5 rlic. Son agitation se calma,
lie rit cl' ses ct"aintes folles.
'a va:c-ellc pa été
jusqu'à imaginer le suicide de Violet? Allon d ne 1
L'égarement de la première minute passé, celle-ci
avail dti trouver en ses souvenirs la f rce de ur"
m nIer une souffrance déjà éprouvée. Mais tanw.
�CŒUR DE DAKOISE
59
que, dans a chambre, elle défaisait son sac de
voyage, elle perçut comme un faible gémissement
qui lui rendit toutes ses terreurs. Elle courut à la
salle de bains qui se trouvait au rez-de-chaussée,
seule pièce qu'elle n'eLÎt pas visitée. La porte résista. Une odeur de gaz filtrait, in idieuse. Elle bondit dans le jardin, se hissa, à la force des poignets,
jusqu'à la fenêtre ct vit, à travers le carreau, Violet
étendue à terre, sans connaissance. Au risque de se
bic ser, lie brisa la vitre ct sc glissa jusqu'au
chauffe-bains dont la clef grande ouverte laissait le
gaz s'échapper. Elle la f~na
rapidement ct, à do.:mi
asphyxiée dIe-même revint aspirer une bouffée
d'air pur; puis elle o:lvrit la porte et, tant hi n que
mal, traîna Violet au salon. Le cœur battait encore
faiLkment. Ebba ouvrit toutes les fenêtres et lui
mouilla les lemp s d'au de Cologne. Elle agissait
au hasard, ne sachant quels soins J'on donne aux
asphyxit,s; mais . . s efforts furent couronnés de
Stlcc"s, car Viokt hattit des paupIères, la reconnut
ct fondit n 1. 1 mes en retrouvant à la foi la vi <:t
la souffranl'
- Je n'auraIs )las dit vous écrire. Je serai
mortl' !
A lions, l,lisez-vous, calmez-vous, Madame.
Songez plutôt à Bubhy.
- Où est.il?
Au même 1110me11t, on entendit 1 joyeux sifflet
de l' . . nf; nt qui revenait de l'école. Tl ouvril la porte
et recula, 'fIart', en apercevant sa mèr exsangue
dans un fautluil.
- Cc n'est rien, Bobhy. Un lég r malalse. Embrassez votre mère ct allez jouer. Je vous rappelle-rai tout à l'heure.
- Vrallnel1t? Vous êtes Stlre?
>.
�60
CŒUR DE
DAt-iOISE
Tl disparut à rcgret après avoir déposé un baiser
ur le front de Violet.
Un tremblement convulsif agitait la malheureuse,
- Ebba, Charlie s'est montré si brutal!
- Je vous en prie, Madame, ne vous agitez paS
ainsi. Vous me racontcrez cela plus tard.
- Non! Non 1 je veux que vous sachiez. Il m'a
accusée de vous avoir fait partir par jalousie! Je
lui ai promis que vous rentreriez dimanche, mais
quand, hier soir, il a YU quc vous n'étiez pas revenue, il s'est emporté. 11 m'a avoué qu'il n'était rcsté
si longtemps ici qu'à cause de vous. Il m'a dit qu'il
ne pouvait pas vivre en Angleterre. Il regar.dait la
nuit, les étoiles, la lune qUI se couchait, ct il répétait: «j'ai besoin dl! voir la lunc sur la mer, je
deviens ul1e brute dan vos l'dites mai ons.» SeS
plaintes ct ses reproches me terrorisaient. Il mC
semblait assi ter au déchaînement d'une force irrésistible. Mon impuissance m'apparaissait si nettcment que j . n'ai rien tenté pOUt le rctenir, Mais
lorsque je Ille suis retrouvée 'cule, j'étais comme
assomméc de chagrin. JI allait ct venaÏol dans sa
chambre.
nc partie dc la nuit, jc l'ai entendu
marcher comme ulle bêt· en cag , puis je me suis
endormie, tcrrassée par la fatig'u', ct c matin il
avait disparu, alors ... - elle sanglota - j'ai compris que, elle fois-ci, il ne revicndrait plus 1. ..
- Madame, ête -vous sllre?
- M 011 pl' 'ssenlimellt Ile m • trompe pas, el, d'a'illeurs, il a emporté es /Tet · persOlln Is, A/Tolée, He
sachant ver qui l11e tourner, je v li ai "crit, maiS
l'inutilité dc cc g-cstc m' . t apparu' cnsuite et j'a'
voulu 'n finir.
- SI M r Murray vous ;t quittée dans un m live
ment d'humcur, il rcvicndra peut-êtrc dès ce soir.
�CŒUR DE DANOISE
61
- Je voudrais vous croire, soupira Violet.
Des nausées la soulevèrent. Ebba se décida l
appeler un médecin. Elle invoquerait un accident.
Un repos absolu fut prescrit, et toute la journée
et toute la nuit la jeune fille veilla la malade. De
tris~
réflexions la hantaient. Elle prenait ce cotLage et l'Angleterre en grippe; d'ailleurs, son rôle
n'alIait-il pas se terminer? Certain ement, Violet
Souhaiterait changer de cadre, ne plus retrouver à
ehaque instant les témoins des heures tragiques
qu'elle venait de vivre.
Quelques semaines plus tard, en effet, Violet, redevenue aux yeux de tous et d'Ebba la correcte
Mrs Murray, décida de s'en aller chez des amis et
e mettre Bobby au collège. Mrs Mill venait de
OU?r une villa à Bournemouth; elle y conviait son
se renclrait chez son
amie. 11 fut entendu ~l1'Eba
?ncle. Mr Cromer saurait à merveille distraire la
Jeune fille q'ue ces émotions avaient bri s ;e, elle
au si. Parfois, elle se demandait s'il n'elÎt pa ' ~té
plus sage de retourner dans sa famille pour se rePoser, mais clIc craignait que sa mère, efTrayée par
s~ ?1aig reur et peu satis faite de cette première cxf.~nec,
ne lui inL r~IÎt
dor~navt
tOU.L voyaRl' à
e~rang.
r, malgr' ses clec plions, J',hlla cl1le ll<lait continuer à visi l'r le vasL monel', t Pari
l'attirail d'une attracLion si forLe qU'l'lI(' ne ré i la
pa davantage à écrire à François du Rauzier.
1
�CŒUR DE DANOISE
DEUXIÈME PARTIE
1
A PAlUS
- Au fond, je regr II de m'être embarqué dans
cette aventure. i eHe aHait ne pas te plaire, cette
p tite?
- Encore une fois, pourquoI veux-lu qu'c1le ne
me plais pas, François, puisque tu la trouves si
sympathique?
- D'abord, j ne lui ai pas dit que tu 'tais ma
sœur; 1I1suite, 'hantai est très ~,lté.:
IIc ne s' 'nt nd pas aVl.:e tout le monde.
somme, tu crains surtout que ce soit -He
- j~1
qui Ile 'e plaise pas chez nOl\';?
A dl'Ill i v . él, Jl anlle ùll11c j'rail se leva pour
allum rune lampl.
- 1\lai nOIl, je nl vai. point si loin, n 111 fa15
pas dirt' cc <IU - jl' IIC pCIl~
pas. Simplcm nt, je me
nnds rompte que Jal aSSIII11(- UIlt' r SJlOIl ahdlt>
Vis-tI-vi d' dl , cnlllllll' \ i -à-vis de toi , li j' me
S('11
Il
'n
' 11.',
agité.
François du Rauzi r ct sa sœur étai 'n t assi cille
à. rôtl' sur k diYal1 du pcti salon d' ~Tm.
Alm yran.
Au mu!', dl brol1ni S I.:l li s pdl1tur's marocaines;
�CŒUR DE DANOISE
à terre, des bokharas; sur le divan, des coussins
rouges, or et verts, décoraient à l'orientale ce coin
d'un appartement parisien. Mme Almeyran, de dix
ans plus âgée que son frère, avait longtemps vécu
au Maroc où son mari, ingénieur de talent, construisait des routes et des ponts. Revenue depuis peu
à Paris, elle avait aménagé son boudoir avec des
souvenirs rapportés d'Afrique.
- Eh bien! François, si cette petite Danoise ne
nOUs plaît pas ou si nous ne lui plaison pas, ce que
t~ parais redouter, comme aucun contrat ne nous
h.e, nou nous séparerons à l'amiable; quoi de plus
simple?
- Et que dirai-je à sa famille, à Harold?
- J'oubliais qu'elle était fiancée! Nous sommes
sauvés; dans sa joie de retrouver son amoureux,
nous lui paraîtrons tous charmants par contagion.
- Ne plaisante pas, Jeanne! Et d'abord, il ne
fa~drit
pas t'exagérer l'importance de ces fiançaIlles. Si j'ai bien compris, une bonne amitié qui
date de l' nfance les unit l'un à l'autre. Ils sont
fi,ancés comme on l'est dan les pay candinaves,
c est-à dire que l'on forme un proj et de mariage
que l'avenir réalise ou ne réalise pas.
- Quelle chaleur dans tes explications!
- 'l'u te moques de moi au lieu de me remercier,
c, n' 'st pas gentil! Quand je t'ai vue si ennuyée
parce que l'institutrice de Chantal ne pensait qu'à
flirt r, pnur ne pas dire plus, j'ai tout de suite songé
à Hhba Undeborg. J'a vais pu apprécier sa franchis c, son caractère sérieux.
- Mais tu n l'a " vue que deux fois, el tu
sC1rtbles en réJ.londre comme de loi-même!
'est une question d'impres ion, Jeanne 1 Sa
• 'famille m'a si bien accueilli! Ils avaient l'air de si
�CŒUR DE DANOISE
braves gens! Non! ne me dis pas que toi aussi tu es
illCjuiète à présent!
- Je t'assure que je ne prends pas cette arrivée
au tragique! Si je ne te savais attaché par d'autre'
h(:lIS, mon pauvre François, je donnerais à ton agit;' tiOIl un sens très différent; toi si calme d'habitude!
- Ne me parle pas de Suzanne! implora-t-il.
- L'ai-je jamais fait? C'est en silence que je
dc;plore ces fiançailles avec une femme si différente
d.: notre famille et qui ne m'inspire guère confiance.
Au lieu de te voir épouser une veuve trop indépendante. j'aurais certes préféré te choisir une jeune
fille dOllce et bien élevée. mais t'ai-je reproché quoi
que ce soit? Ne t'ai-j e pas aidé, au contraire, quand
je te voyais désemparé, malheureux, parce qu'« eU ' »
te faisait souffrir?
Jea1lne Almeyran s'animait à son tour. Les
années commençaient à marquer son visage. N'approchait-elle pas de la quarantaine? Mais une telle
expression de bonté ennoblissait ses traits, une t lie
lumière brillait dans ses yeux dorés eomme ceux de
'011 frère, qu'on sentait que, même vieille, cette
f mmc attirerait encore et retiendrait auprès d'elle
les hommages. D'abondants cheveux châtains, coupés assez long sur le côté et bouclés sur la nuque,
encadraient et adoucissaient encore ses traits.
Un air de jazz traversa le salon voisin et Chantal IItra. Plus blonde que sa mère, et plus petite,
ses prunelles noires pétillai nt de vie et d'entrain.
- Bonjour, maman, bonjour, oncle François!
Vous avez l'air d~ deux amoureux, côte à côte sur
ce divan. Alors, la nouvelle n'est pas encore
arrivée?
- Pas encore, mais je pense qu'elle lle tarder&
�CŒUR DE DANOISE
65
plus! dit son oncle en regardant J'heure à son
poignet.
- Dommage! Je trouve bien plus amu ant de me
balader seule!
- Chantal, quelle déplorable façon de parler! reprocha sa mère.
Un coup de sonnette les interrompit.
- La voilà!
Annoncée par la femme de c1lambre, Ebba entra,
assez intimidée. François parai'ssait ému, Chantal
curieu e, M"'· Almeyran bonne et accueillante à son
habitude.
- Jeanne, je te présente miss Undeborg, dont je
t'ai tant parlé. Mis Ebba, ma sœur et ma nièce,
Une en [ant mal élevée, mais que vous aimerez malgré cela, j'espère.
- C'est charmant d'être ainsi esquintée dès la
premièr minute! protesta Chantal.
Elle fixait avec étonnement les pieds d'Ebba.
Celle-ci portait, à la mode scandinave, des bottes
montantes, garnies de fourrure , par-dessus ses
Souliers.
- Asseyez-vous, Mademoiselle. Avez-vous fait
bon voyage? demanda 11'r.mo Almeyran.
- Excellent! Je n'ai pas du tout été malade,
quoique la mer fl'lt forte, ct mon ami Harold
m'attendait à la gare. C'est lui qui m'a amenée ici.
- Comment! Harold est là et il n'est pas entré?
s'écria François du Rauzier.
- II est déjà reparti!
- Je vais tâcher de le rattraper.
- Ne bougez pas, c'est sl'lTcment trop tard!
Ebba s'interposait. François avait noté qu'elle
n'avait pas dit mon «fiancé », en parlant d'Harold,
et Chantal songeait que cette jeune ·Danoise
339--1lI
�66
se
CŒUR DE DANOISE
servait avec désinvolture 'de ses amis.
Vous devez être fatiguée, Mademoiselle.
Chantal va vous montrer votre chambre. Nous nous
relrouverons tout à l'heure au dîner.
Ebba et Chantal sortirent.
- Eh bien! qu'en penses-tu? demanda anxieusement François.
.
- Elle vous regarde en face. Poignée de mains
énerg-ique, visage ouvert et gai. Ma première impre sion est bonne, déjà, mais je ne pourrai la juger que dans quelques jours.
- Enfin, elle te plaît?
- hile me plaît, oui!
- Al rs, à demain!
- Viens déjeuner si tu peux. Maurice avait je ne
sais quoi à te dire. Il sera là.
En mettant son manleau dans l'antichambre,
Franç is perçut des rires. Chantal, chau sée des
bottes d'Ebba, traversa la galerie et courut vers lui.
- Regarde ce que c'est rigolo, oncle François!
Elle m'a dit qu'elle n'oserait plus les mettre ici, car
'depuis qu'clle a débarqué, tous contemplent ses
pieds et sc fichent d'elle!
Ebba, riant à son tour, suivait Chantal.
- Excusez la mauvaise éducation de ma nièce,
Mademoiselle!
- Je crois, au contraire, que nous nous ent~
dr ns très bien. Mais pourquoi ne pas m'avoir pré~
venue que je venais dans votre famille?
- Je craignais que cela ne vous ennuyât.
- Quelle drôle d'idée!
- Vous n'êtes pas lâchée contre moi?
Chantal était retou·rnée dans sa chambre.
- Fâchée? Pourquoi donc? Je vous verrai moin.
'facilement, voilà tout.
�CŒUR DE DANOISE
- Mais au contraire, puisque je viens ici presque
chaque jour!
- Non, ce ne sera plus la même chose. Si je sors
aVe-c vous, je me demand rai ce que votre sœur
Pen ·e ùe notre intimité. Je sui l'institutrice, je ùois
m'astrein dr e à jouer mon rôle. J'aurais préféré
pouvoir séparer éomplètement mon travail de mes
amitiés.
- Alors, j'ai eu tort?
~
Oh! peut-être que j'ex"gère cette impression.
En tous les cas, je suis ravie de me trouver en
France et j e vous r emercie d'avoir facilité ma
Venue!
- Sans rancune?
- Sans aucune rancune!
Elle lui tendait la main. Il la prit, ct soudain, d'un
mouvement irréfl"chi, involontaire, il se pencha, la
baisa et s'échappa.
- Je suis stupide, se morigénait-il en descendant
l'escalier. Est-ce qu'o n baise la main d'une jeune
fill e? Espérons que cette étrangère n'a pas été choquée ùe ce manque d'usage et qu'elle n'a pas vu
'dans ce geste, simplement amical, une déclaration
d'amour.
II
. ~tâi
-
Alors, Chantal, tu voudrais bi en savorr q1.tet
ce jeunc homm c et comm ent il se nomme?
Françoi s, tu cs assommant!
�68
CŒUR DE DANOISE
- François? répéta Mme Almeyran, stupéfaite.
- Tu n'cs pas encore au courant de no nouvelles c nventions, ma petite maman? s'écria Chantal g"aiement. Les voici en deux mots: Je vais
bientot avoir dix-sept ans, je suis presque une
femme. Mon oncle a l'air très jeune. Cela me
vieillira ct le rajeunira que je l'appelle par son prénom; nous serons donc tous les deux contents!
- Encore une folie! Et quand je pense que ·tu
me reproches cIe gâter cette petite, Franc; is. Toi,
c'e t plus simple, tu la pourris. Si tu commence à
la prendre au érieux, elle va devenir insu pp rtable
et jouer à la dame!
- Mais, ma pauvre maman, il y a au moins deux
ans que l'on me fait la cour!
- Il n'y a plus d'enfants! proféra une voix masculine derrière un journal.
- Papa l'a dit, et il a bien raison!
Chantal courut vers son père, glissa sur ses
genoux.
- Encore celte sale politique!
M. Almeyran se passionnait pour ou contre les
idée du gouvernement. Il faisait partie des nombreux Français qui souhaitent ardemment un changement de régime, mais chez lesquels cette ardeur
demeure platonique.
- Je croyais que vous deviez causer «aft
ires~,
toi ct François? lui demanda Mme Almeyran.
- Cinq minutes, si tu veux bien.
Les deux hommes, ayant terminé leur tasse de
café, se retirèrent dans le petit salon. M. Almeyran
paraissait plus grand que son beau-frère, mais un
peu lourd d'aspect. Il n'avait pas son élégance. Les
cheveuX" grisonnants découvraient un front puissant. Le visage glabre semblait celui d'un acteur.
�CŒUR DE
DANOISE
- Et ta leçon de piano, Chantal?
- Ah ! zut! quand donc aurai-je fini mes études!
- Paresseuse! Miss Undeborg, si vous voulez
bien l'accolt'1pagner, Chantal vous montrera le chemin.
Quelques minutes plus tard, les deux jeunes filles
- Chantal était presque aussi grande qu'Ebba tournaient le coin de la rue de Solférino. Le cours
de mu ique était situé rue Cambon. En traversant
le pont, Chantal pointa son index vers la droite, et
laconiquement:
- La gare d'Orsay; dans le fond, la pointe de .Ia
Sainte-Chapelle.
Plus aimable, elle ajouta:
- Aimez-vous les vieilles églises?
- Je n'en connais guère, si ce n'est Westminster
que j'ai visité à Londres.
- Mystique? Non, n'est-ce pas? Ça ne va pas
avec la neige, le froid, les sports d'hi ver. Moi, il y
a des jours où je voudrais entrer en religion pour
mieux adorer Dieu, ct, à d'autres moments, je crois
que la vie la plus longue ne suffira pas à épuiser ma
soif de plaisir, de mouvement. II faudra que je
Vous emmène à Notre-Dame. Vous verrez la rosace
'du vitrail sc refléter sur la pierre ct vous croirez
marcher sur un morceau de ciel. Dans cette atmosphère si recueillie, le renoncement s'impose comme
Une nécessité morale. S'oublier, vivre pour les
autres. Vous êtes catholique?
- II y a fort peu de eatholiques au Danemark,
répondit évasivement Ebba.
Cette question trop directe la gênait comme une
intrusion dans un domaine réservé.
- Mais si vous épousiez un catholique, vos
~nfats
le .devienc1raiept aussi?
•
�CŒUR DE DA OISE
Le malaise d'Ebba s'accentua. Une lég-ère roU'
colora !'oes joues. Pourquoi ('tS mtlrrogatlOn s
répétées? Chantal soupçonnaIt-dIe une secrète en·
tente ntre on oncle ct sa nouvelle gouvernante 1
La Dalloi·l III SI. lais a c pendant pas démonter
ct, e dominant, réponùit avec une gravité Cil'
jouée:
- Cela va de soi. D'ailleurs, j"aimerai certainement vos cathédrales, les fleurs sur les autels, la dévotion que vous témoignez envers les saints, la
pompe de vos cérémonies. Il me semble que l'on
doit prier plus facilement dans cette ambiance, tandis que les noble accents de l'orgue résonnent sous
les hautes voùtLS de pierre.
hantal sc mit à rire:
- Et je suis sùre que vous lisez des vers le soir,
avant de vous endormir? Vous devez être terriblement sentimentale, très petitc flcllr bleue. Ne YOUS
('n déi('I1dcz pas, c'e t si sympathique!
Fbba sc sentait de plus en plus déconcertée. La
malice innocente de cette petite Parisienne la déroutait. L ton plaisant, moqueur, abordait tous les
suj cts. Fallait-il en sourire, se fâcher, sc taire, ré1 onùre? Elle d 'vinait bien qu'aucune intentioll de
méchanceté ne sc dissimulait chez cette enfant dont
on lui confiait la g-arl1c, mais clle sc demandait si
elle saurait se faire aimer ct obéir de cet esprit vif,
i Ill\e saUlIer, capriCIeux.
Durant la lc<;on de piano, elle eut le temps de
s'analyser, de réfléchir et de se fixer une lirnc de
conduite. r.:l1e déCIda de se montrer aff ctueuse,
mais calme ct réservée. l.a douce bonté de Jeanne
Alm('yran l'avait séduite. Elle désirait conquérir
l'estime de la mère de on élève et justifier la confiance ,.qu' 11 ayalt biln V0).11U. lui témoigner, mais
gLlIr
�CŒUR DE DANOISE
71
elle repousserait toute ingérence dans sa vie personnelle et adopterait ouvertement, vis-à-vis de
François du Rauzier, une attitude de franche camaraderie, sans y mêler Je moindre soupçon de coquetterie. Elle ne montrerait rien du pcnchant qui
l'attirait vers lui et s'ingénicrait à mettre en défaut
la trop perspicace Chantal.
Cc fut sur ces sages résolutions qu'elle termina
Sa première journée en France.
III
François entendait tenir ses promesses et dévoiler à Ebba les beautés de son pays. Parisien de
souche authentique, il était fier de sa ville et en
eonnaissait aussi bien les vieilles pierres que les
récentes attractions. Il voulait qu'Ebba ne se contentât pas d'une vue superficielle et ne confondît
pas, comme beaucoup d'étrangers, le musée et le
tnag'asin du Louvre. C'était un vrai plaisir pour lui
que cie faire parler devant clle les témoins du passé,
{j'animer le balcon de la Saint-Barthélemy, la ConCiergerie, le parvis cie Notre-Dame et toutes les
églises cachées que le passant pressé, bousculé, oublie trop souvent de regarder.
Ebba n'avait reçu aucune éducation artistique. A
Londres même, où elle eüt pu entendre de bonne
tnusique et visiter les musées, elle n'avait eu pour
�CŒUR DE DANOISE
la guider que son instinct, car Mr Cromer ne s'intéres ait nullement à ces matières. D'autre part, ses
heures de liberté, brèves et mesurées, lui avaient à
peine permis de jeter un coup d'œil sur la Na/iollal
Gallery.
Auprès de François, cultivé, intelligent, passionné
d'art, elle eut l'impression de découvrir un aspect
de la vie qu'elle ne soupçonnait pas, de pénétr er
dans un univers caché. Mais devant lui comme devant a sœur, elle se sentait une petite pensio nll:lire
ignorante et n'osait ouvrir la bouche de peur de
proférer une bêtise. Parfois, une conversation entière lui échappait, Lorsqu , par exemple, on di , cutait musique chez les A lmeyran, eHe se r ndait
compte CJue ce qui lui avait plu dans un concert un classique concerto de Mendelssohn, une symphonie de Brahms - avait été jt1~é
démodé, ennuyeux,
el que le Prokofieff, le Stravinsky, le Honegger,
dont l'audition l'avait déconcertée, ahurie comme
c He d'une effroyable eacophonie, avaient déterminé, tout au contraire, chez François et sa sœur,
un enthousiasme que Chantal, une gamine de seize
ans, partageait sans effort. Alors, devant son muet
effarement, François l'appelait en riant: ma petite
Béotienne. Ebba n'avait pas osé demander ce que
signifiait ce surnom. En cachette, elle avait cherché
dans le Laroussc et avait lu à Béoticn.' « Se dit d'un
esprit lourd et grossier. » Ce soir-là, elle avait pleuré
dans sa chambre, car, de plus en plus, elle souhaitait
inçOnsciemment plaire au jeune homme. D'avance,
clle se réjouissait du samedi après-midi qu'il lui
consacrait régulièrement. Vers deux heures, ils part~icn
tous les trois, François, Ebba et Chantal, à
Plt'? ou en voiture, suivant le temps ou leur inspiration. Parf is, une exposition particulière' les solli-
�CŒUR DE DANOISE
73
citait; parfois, ils retournaient au Louvre, ou encore
se dirigeaient vers le bois ùe Boulogne. Chantal, au
heu de rompre leur intimité, la rendait plus facile,
plus expansive, plus naturelle. Sa présence empêchait les silences, les arrière-pcnséLs. Elle rassurait
François qui, sans sa nièce, n'eüt pas osé passer de
lon gues heures en tête à tête avec Ebba. Il eût
craint une fausse interprétation d'un sentiment qu'il
aVait une fois pour toutes classé dans le domaine de
la camaraderie. Il s'interdisait de songer à l'amour
et se croyait, de cc fait, prémuni contre le danger
d'une intimité grandissante.
Ils sc retrouvaient pourtant quelquefois en dehors de Chantal, mais la petite fille était remplacée
Par Ha raId ct un groupe de Scandinaves, jeunes
filles placées, comme Ebba, dans des familles françaises en qualité de gouvernantes, et qui profilaient
de leurs jours de congé pour visiter Paris.
le mois de mai s'écoula sans incident. Harold de"enait toujours plus silencieux. Ses bons yeux
S'attachaient avec reproche sur Ebba. Elle ne s' en
apercevait pas, car sa faculté d'attention était entièrement absorbée par François. Elle riait à ses
Plaisanteries, l'écoutait raconter de prolixes histOires. Harold ne la reprenait un peu que lorsqu'clle
dansait avec lui; leurs pas s'accorêlaient à mcrVeille, tandis que François, malgré son amour pou r
la musique, dansait mal ct, le sachant, préférait
s'abstenir.
.
Dn soir, alors que la petite bande s'installait deVant une table ct commandait des consommations
Variées, François fut hélé par un groupe d'amis légèrement grisés. Ebba le vit sc pencher vers une
très jolie femme brune, décolleté, qui se mil à rire
tn la désignant à François. Elle avait posé la main
�74
CŒUR DE DANOISE
sur le bras du jeune homme d'un geste familier qui \
impliquait comme une sorte de possession. 1.1 parlait
ab ndamment et semblait à la fois expllquer et
s·excuser. Ebba, trop loin d'eux, ne pouvait comprendre ce qu'ils disaient, mais, soudain, la voix
claire de la jolie femme domina le brouhaha et elle
di tingua :
- Mon cher, c'est à prçndre ou à I.aisser.
Ebba se sentit rougi r comme sous une insulte,
elle n'eüt pas su dire pourquoi. François revint
vers elle.
- Je suis désolé, excusez-moi! Il paraît que 1
j'avais promis cette soirée à mes amis et oublié ma
prome e; or, ils tiennent absolument à ce que je
les accompagne à Montmartre. Je voulais re fuser,
je leur ai expliqué que j'étais avec vous, ils
n'acceptent aucune excuse. Vous ne m'en voudreZ
pas ? Nous tâcherons d'arranger quelque chose
d'autre la semaine prochaine.
Il partit, l'air contrarié. Ebba avait l'impression
qu'il eùt préféré demeurer auprès d'elle. Malgré
cette petite consolation d'amour-propre, le reste de
la soirée fut morne. Elle revoyait le geste autoritaire de la jolie inconnue; cette main posée sur le
bras de François l'obsédait. Elle essaya de rire, de
s'amuser, d'autant plus qu'elle sc sentait observée
par Harold. Comme ils revenaient ensemble, il lui
dit:
- Ebba, je dois aller en juillet au Danemark.
M'aècom pagnerez-vous?
Rentrer? Cette perspective ne l'avait ja.mais
effieu rée.
- Vous n'y pellsez pas, je viens d'arriver en
France!
- Je voulais vous demander ... C'est difficile,
�CŒUR DE. DANOISE
75
j'ose à peine, vous avez tant ehangé récemm'ent, et
Vous ne m'aidez pas ...
Non seulement elle ne l'aidait pas. mais el1e eût
désiré arrêter le mots qu'elle pressentait.
- Voilà, ma situation actuelle me permet d'envisager plus nett mcnt l'avenir...
11 bredouillait, se ressaisit et termina presque
brutalement:
- Nous pourrions avancer la date de notrc
mariage?
Ebba marchait en silence à ses côtés. Quel prétext.e invoquer?
- Harold, ne m'interrogez pas. Je ne saurais répondre, mais je ne puis accepter. Je ne désire plus
me marier. Je ne veux pas penser à l'avenir. Je
"eux vivre dans le présent, oui - elle répéta plus
fortement, --, rien que dans le présent!
- Mai!> j'an dernier, au Danemark, ne m'aviczvous pas demandé d'écourter ces fiançailles?
- L'an dernicr n'est plus, Harold. Il fallait
acccpter alors. Depuis ...
- Depuis? dit-il, la voix altérée.
- Non, rien, ne m'interrogez pas davantage. Je
ne dé 'ire pas me marier. Je suis heureuse ici. Je
n'éprouve aucune impatience de connaître ce que
m'apportera l'avenir.
- C'est bien, Ehba, je ne forcerai pas vos confidences. Je ne comprends, hélas! que trop bien ee
qui se passe en vous, mais j'attendrai. Je ne uis
Pas brillant, mais je suis fidèle, moi, et patient. Un
jour, peut-être vous tournerez-vous de nouveau de
mon côté et serez-vous .heureuse de me retrouver!
- Harold, vous en avez trop laissé échapper ou'
Pa$. assez. J e rep~us
vos ,insinuations. Pcr onne
�CŒUR DE DANOISE
d'autre ne m'aime, comprenez-vous, ct je n'aime
personne! Je vous défends de dire et de croire
autre chose!
Un défi vibrait dans sa voix. Il voulut répondre,
I,rotcster, mais tandis qu'ils parlaient, leurs pas les
avaient menés jusqu'à la porte des Almeyran. Ebba
avait sonné. Avant qu'il clit pu la retenir, elle
s'était glissée dans l'escalier el avait disparu sans
un mot d'adieu pour son compagnon. 11 ne fallait
pas qu'il pllt remarqucr les larmes - de dépit ou de
chagrin - qui débordaient de ses paupières.
La jeune fille passa une nuit blanche. Le geste de
l'in con nue ct la déclaration d'Harold l'avaient éclairée ur ses véritables sentiments. ElIe aimait François, C't la pensée qu'il pouvait s'éprendre d'une
autre la faisait eruellemcnt souffrir.
- Sotte qui m'imaginais être la seule, l'unique,
alors qu'un homme comme lui, cultivé, intelligent,
séduisant, devait fatalement plaire, être recherché.
Quand je suis entrée dans sa vie, j'aurais dü me
demande r quoi les étaient lcs amitiés qui le liaicnt
à d'autrcs femmes, mais parce qu'il me scmblait
naîtrc réellement une dcuxième fois, j'ai cru qu'il
en allait dc même pour lui. Or, s'il est devenu le
pôle irrésist ible qui me fascinc et absorbe toutes
me forccs d'affection, la réciprocité ne s'impose
pas. Son imag-c a effacé en moi celle d'Harold et de
tous les hommes qui m'avaient approchée, mais qui
sui-je, pauvre petite étrangère, misérable eampagn , ~rdc,
pour le faire oublier à son tour ces Parisienne élégantes, pleines d'entrain, d'esprit, et q).li
le comprennent à demi-mot?
glle comparait involontairement sa robe simple en
~ai.nge
roug'e à la robc en mousseline noire, du, bon
f~lseu.r,
qui moulait ~es
formes longuc.s ct simples
�'CŒUR DE DANOISE
77
'de l'inconnue. Elle revoyait la petite tête brune si
bien ondulée, les cils allong'és par le rimmel, les
lèvres soul ignées de fard, les mains baguées aux
ongles vernis. Non, François ' ne saurait hésiler
entre cette radieuse inconnue et l'humble gouvèrnante de sa nièce. Son choix se porterait fatalement sur la rivale d'Ebba. Ce soir même, n'avait-il
pas déjà abandonné la Danoise pour aller rejoindre
celle qui posait avec tant d'autorité la main sur son
épaule?
- Elle agissait comme si elle avait un droit sur
lui, se répélait Ebba douloureusement. Oh! je m'enquerrai, j'interrogerai adroitement Chantal; tout
Vaut mieux que cette incertitude. Je veux savoir
avant qu'il soit trop tard, et s'il ne m'aime pas,
s'il ne doit jamais m'aimer, je renonccrai, je ne
tenterai pas une conquête trop difficile. Je trouverai
un prétexte, je rentrerai au Danemark. Nul ne
saura ma peine, ma déception, mon profond chagrin. Je retolHnerai vivre pour toujours auprès de
mes parents. Je me consacrerai à eux, je ne me marierai pas. Les années s'écouleront, lentes et
longues, jusqu'à ce que la mort vienne enfin me
eonsoler, car je sais que je n'oublierai pas François.
Jusqu'à mon dernier jour, je me redirai toutes
ses paroles, je referai en pensée toutes nos jolies
promenades, je me rappellerai tout ce qu'il m'a.
appris, comme il essayait de m'ouvrir l'esprit, de
n't'expliquer l'art de son pays, comme il m'instruisait avec patienee. Il m'a fait comprendre tant de
beautés nouvelles. Si je n'ai pas réussi à me faire
aimer, je ne puis lui en vouloir, j'étais si nettement inférieure à lui. Comment m'aurait-il
choisie?
Des larmes entrec'o upaient ces réflexions. Son
�cœUR
DE DANOISE
mouchoir, trempé, roulé en boule, ne les essuyait
plus. Elle n'y prenait pas garde et les laissait couler
sur l'oreiller.
Une aube grise et triste laissait filtrer dans la
chambre une lueur indécise. Les objets reprenaient
leur forme, sinon leur couleur. De J'autre côté de la
paroi, Chantal dormait sans rêves. Ebba percevait
~,on
souffle doucement rythmé. Une voiture de laitier passa sur le boulevard dans un grand bruit de
ferraille, puis un autobus, lancé en trombe, fit trembler les vitres. Un autre lui succéda. Des kla.;wns
aboyèrent d'une voix rauque. La trêve de la nuit
était terminée. Les humains se reietaient dans leurs
vibrait,
multiples oeeupatlons. La ville ~'éveilat,
bourdonnait.
Ebba, le cœur lourd, la tête en feu, 'VO(IUa la
lande paisible, si belle sous sa parure d'aj ones au
mois d'avril. Elle rcvit les falaises de son pays natal, la mer au Join, bleutée et grise, lcs bateaux qui
la sillonnaient, parlant d'aventures. Tous ses songes
étaient tombé en poussière. S011 séjour en Angleterre ne lui avait apporté que désillusion, et maintenant, voilà que Paris, cc Paris qu'clle s'était tant
réjouie de visiter, la repoussait et sc moquait de ses
vœux de bonheur. Dans sa fièvre, il lui semblait que
tous ces étrangers, aussi bien Mrs Murray que les
Almeyran et François, sc moquaient de la petite
Danoise, de son ingénuité, de sa candeur. Elle ne se
sentait plus aucun courag-e pour recommencer une
nouvelle journée, pour feindre, sourire, parler et
cacher son secret. François lui-même viendrait
peut-être voir sa sœur et sa nièce vers la fin de
l'après-midi, comme il en avait pris l'habitude depuis
quelque temps, mais cette perspective, ne lui apportait a~cl1
ré.con fort. Au contraire, Ebba ne pour-
�.....
CŒUR DE DANOISE
79
rait plus soutenir son regard sans fondre en larmes
comme une enfant.
Six heures sonnèrent à l'église la plus proche.
Elle s'abandonna, lasse, à bout de forces, et s'endormit enfin, serrant toujours dans ses doigts le
mouchoir trempé, roulé en boule.
La voix claire ct gaie de Chantal la réveilla deux
heures plus tard;
- Quelle paresseuse! Pas encore levée? Allons,
dépêchez-vous, Mademoiselle ma gouvernante, ou
nous arriverons en retard au Collège de France!
Sa plaisanterie se figea brusquement sur ses
lèvres. Elle venait d'apercevoir les traits décomposés d'Ebba.
- Qu'y a-t-il? Vous êtes malade? Vous avez pris
froid? Je cours prévenir maman. Vous ne pouvez
sortir dans cet état.
- N'en faites rien, je vous en prie, répliqua la
Danoise d'un ton si péremptoire que son élève n'osa
pas insister. J'ai mal dormi, mais ma migraine cédera dès que j'aurai pris un cachet d'aspirine.
Chantal se retira, non convaincue. Ebba se baigna la figure dans l'eau froide, s'habilla rapidement
et la rejoignit à la salle à manger. M. Almeyran y
lisait son journal. Il s'interrompit pour lui demander amicalement de ses nouvelles. Ebba rougit
comme si elle avait été prise en faute.
- Je vois que Chantal m'a trahie, dit-elle avec
effort, mais ce n'est qu'un malaise passager.
Un air tiède et léger jouait sur les feuilles à
Peine dépliées des platanes. Les bourgeons dorés
éclataient sous la poussée de la sève. Le printemps
magnifiait les êtres et les choses. La pierre grise
des immeubles s'auréolait d'argent. La Seine se hâtait vers la campagne et la mer. Une voiture d~-
�80
CŒUR DE DANOISE
boucha au coin d'une rue, hargée d'une moisson de
violettes, de jonquilles et de primevères. Insensible
à la beauté du renouveau, Ebba releva le col de son
manteau et frissonna, tandis que Chantal l'observait avec inquiétude.
- Je n'aurais pas dû vous écouter, murmurat-elle. Si maman vous avait vue ce matin, clIc vous
aurait interdit de sortir. Pourvu que vou ne soyez
pas malade 1
- Bah! qu'importe! répondit Ebba. C' est-il-dire,
se hâta-t-elle d'ajouter, en voyant l'étonnement de
sa compagne, que je serais dé . 01 "e de VOllS causer
des ennuis. Rien n'est plus désagréable que de tomber malade il. J'étranger, loin des siens.
- Ce n'est pas à nous que je pensais, interrompit
Chantal, vexée que sa sollicitude dt été si mal interprétée. Vous n'avez pas J'air de VO\1S clouter que
nous éprouvons tous une grande affection à votre
égard.
- Merci, dit Ebba, émue.
Elle se sentait si démunie et SI faible que des
larmes lui montèrent aux yeux.
Chantal , habituée à sa gaieté, la regardait avec
étonnement.
Au Collège de France, elles sc mêlèrent aux étudiantes ct s'assirent sur un banc.
Le pro fesseur, au centre de la alle, développait
une; thè e sur le mysticisme en Espagne au seizième
siLcl . Chantal, courbée n deux, griffonnait avec
entrain des notes, mais Ebba ne parvenait pas à.
fixer son altention. Par moment, la chaire reculait
ct se dissolvait dans une brume dense, puis elle réapparaissait, grossissait, reprenait sa place normale.
C va- t-vient fatiguait tellement Ebba qu'elle
ferma les yeux. Une sensation de vertige l'obligea
�CŒUR DE DANOISE
8r
à se cramponn er au banc pour ne pas tomber.
«J'ai si mplem ent sommeil », se dit-elle pour se
rassurer, et elle s'efforça de s' intéresser au mysticisme de sain t Jean de la Croix. Mais ses efforts
dem euraient vains, les mots lui parvenaient dépouillés de tout sens. D es frissons, maint enant, la
parcouraient des pi eds à la tête. Elle tâchait de ne
pas claquer des dlnts et serrait ses mâchoires l'une
contre l'autre.
Ses yeux briJ1.ants, ses pommettes rouges effrayèrent Chantal à la sortie rJu cours.
- Je ne vous écoute pas et je vous ramène au
plus vite à la maison, décida la gamine en faisant
signe à un taxi qui passait.
Ebba, incapable de résister, s'accota dans le fond
de la voiture.
« Quel ennui, quelle complication inutile, song aitelle. Juste au moment où je désirais m'effacer, me
faire oublier. »
- J'ai sans doute pris froid hier soir, s'excusat-elle auprès de Mme Almeyrall un peu plu ta rd.
- Pauvre petite, c'est désolant. Couchez-vflus
bien vite. Je vais vous faire porter un boul e d'cau
chaude et une infusion pour vous réchauffer, ct j e
téléphonerai à notre docteur qu'il vienne vous voi r.
Ebha, confuse de cette sollicitude maternelle,
n'avait plus la force de protester. La fièvre la terrassait. Elle obéit docilement et passa toute la journée dans son lit. Tournée contre le mur, elle
comptait machinalement les Oeurs du joli papier
rose de sa chambre et sc proposait des paris
PUérils:
- Si le nombre des bouquets est impair de la
Plinthe au plafond, c'est que François m'aime, SInon il n'ép1"fJuve pour moi que ùe l'amitié.
�CŒUR
DE DANOISE
MalS elle s'embrouillait, et les dessins 'd ansaient
devant ses yeux, prenant vie comme de malicieux
démons aui se moquaient de ses efforts.
'Le médeein diagnostiqua une légère bronchite et
prescrivit à la jeune fille de resler couchée pendant
quelques jours. Elle se désolait de devenir une
charge pour Mm. Almeyran et de ne plus pouvoir
lui rendre service, mais celle-ci la rassura avec
bonté:
- Chanta! est bien assez raisonnable pour aller
l ses cours seule, L'essentiel est de bien vous soigner et de vous guérir rapidement.
François du Rauzier prit des nouvelles de la malade par téléphone le jour même et lui envoya, dès
~e
lendemain, un~
gerbe de fleurs, Elle les contemplait avec attendrissement. Les roses, en s'ouvrant,
~e
penchaient et semblaient lui conseiller:
«Pourquoi tant d'inquiétude? Laisse-toi vivre.
Le présent ne t'offre-toi! pas de petils bonheurs? Ne
~e
tourmente donc pas avec la pensée de l'avenir.
Jouis du jour qui passe et ne reviendra pas, quand
bien même tu le rappellerais à grands cris. »
Les heures s'écoulaient, silen'lieuses, paisibles et
(Iouces. Son chagrin se dissipait peu à peu comme
un mauvais rêve effacé par la lumière. Des visites
~a
distrayaient. Chantal apparaissait entre deux
cours, bondissante de gaieté et de drôlerie. Elle balVardait, racontait mille anecdoles sut' ses amies ou
ses professeurs.
Ebba brûlait de la questionner au suj et de Françoi , mais elle avait peur de ne pas se montrer maîtresse d'elle-même et que son émotion ne trahît son
"ecret.
Un soir que le soleil sc couchait, sanglant, illumi . .
�CŒUR DE DANOISE
nant les vitres des maisons de pourpre et d'or,
Chantal entama elle-même la conversation.
- François m'a accompagnée à ma leçon de
piano, cette après-midi, déclara-t-elle avec un sourire malicieux. Je l'al rencontré à la porte. Il a
renoncé à monter lorsqu'il a su que vous étiez encore courhée et qu'il ne pourrait pas vous voir. Il
m'a ensuite IOllguement demandé comment VOll S
alliez. J'ai dû décrire votre aspect physique et votre
état moral. J'ai déclaré que vous étiez horriblement
maigre, pâle, et qu'une profonde tristesse vous dévorait.
- Chantal t s'effara Ebba. Quelle est cette plaisanterie?
- Je parle très sérieusement. Je voulais tenter
une expérience. Elle a admirablement réussi ! Je
voulais savoir jusqu'à quel point il s'intéressait à
votre sort. Mairitellant, je sui fixée.
Ebba ne répliquant pas, la gamine continua :
- Il lui fallait toujours plus de détails, ct il m'a
reproché de ne pas assez m'occuper de vous.
- Je suis, au contraire, tout à fait confuse du
mal que vous vous donnez pour moi, protesta la
Danoise.
- Ta, ta, ta, là n'est pas la question; mais je l'ai
blagué sur sa sollicitude, car l'an dernier, Cjuand
j'ai cu la grippe, il ne s'est pas du tout inquiété de
ma santé. Il n'a guère le sens de la famille, vous
Savez.
- Il me semble pourtant qu'il vous aime beaucoup ct qu'il vient fort souvent ici.
- Surtout depuis un mois!
Ebba se tut prudemment, mais Chantal insista:
- C'est votre présence qui l'attire. Je suis sûre
qu'il est amoureux .de vous.
�CŒUR DE DANOISE
La demi-obscurité qui régnait maintenant dans la
chambre dissimula la rougeur qui colorait les joues
d'Ebba.
- Vous vous moquez de moi,' dit-elle, presque
fâch-:c; ce n'e sl pas bien.
- Allons donc, Ebba, ne prétendez pas que vous
l'ignorez. Je ne vous apprends rien. Vous êtes trop
fin e pour ne pas avoir deviné le sentiment que vous
in spircz à François.
La pelite fille parlait avec un ton de femme. Un
long- silenee suivit. Ebba hésitait à se confier, à
fair e .allusion à la hrillante inconnue, à demander
quel rôle cclle-ci jouait dans la vie et dans lc cœur
dc François.
Chantal rcprit la prcmière :
- Je scrais bien contente s'il vous épousait, maman craignait tant qu'il ne sache pas choisir une
femme digne de lui!
- Vraiment? dit Ebba avec émotion. Pourquoi
cela?
- En attrapant des phrases au vol, par-ci par-là,
j'ai compris qu'il avait fait la cour à une femme
qui ne plaisait pas du tout à mes parents. Elle avait
le genre fardé, tapageur que maman déteste. EJ1e
est veuve, je crois, indépendante, très originale.
N'ous ne pouvez en être jalouse puisque, à cette
époque, mon oncle ne vous connaissait pas, se hâta
d'ajouter la g-amine, pour corriger le mauvais erfet
de cette révélation.
- Je n'ai aucun droit de me montrer jalouse des
affections de votre onéle, répliqua Ebba avec chaleur. Il ne m'a jamais témoigné qu'une bonne camaraderie. Sans votre romanesque imagination, vous
ne VOLIS y tromperiez pas; mais à votré âge, on
creit voir ' de l'amour parfout.
�....
CŒUR DE
DANOISE
85
- Vous n'êtes pas tellement plus vieille que moi,
protesta Chantal, vexée.
- Je suis tout de même votre aînée de quelques
années, et je suis persuadée que si votre oncle est
Venu plus souvent ici depuis mon arrivée, c'est
parce qu'i l se sentait responsable de mon entrée
chez vou ct qu'il tenait à se rendre compte si je
réus issai s dans mes nouvelles fonctions. Vous autiez grand tort de vous méprendre sur ses inten ti ns.
- Quel magnifique discours, Ebba! Mais vous ne
m'enlèverez pas si facilement mon idée.
A ce moment, Mme Almeyran ouvrit la porte. La
nuit était tout à fait venue.
- Que faites-vous donc dans cette obscurité?
s'étonna-t-elle.
- Nous causions, maman.
- AlIume une lampe et ne fatigue pas Ebba. EUe
n' est pas encore complètement rétablie, et le doeteur lui a recommandé de ménager ses forces.
- Chantal ne me fatigue pas du tout, Madame,
e~
je voudrais rep rendre mon travail demain. Ma
fièvre est tombée, je ne tousse plus. Il fait tIIIl temps
superbe et j'ai honte de me laisser ainsi dorloter.
- Nous verrons cela un peu plus tard. En vous
hâtan t trop de mener à nouveau une vie normale,
'Vous risqueriez une rechute.
En quelques jours, cependant, les forces d'Ebba
tevinrent. Cette courte maladie lui avait permis
'd'apprécier la bonté des Almeyran et de s'attacher
aavantage à eux. Ils s'étaient tous montrés si affectueux à son égard et l'avaient traitée comme une
Personne de leur fa!l}ille. A aucun moment, elle ne
s.'était senti,e l'étrangère, l'employée qu'un fâcheux
COntretemps oblige d'abandonner ses fon<;tiGns ct
�86
CŒUR DE DANOISE
que l'on garde et soigne à regret. Quelle différence,
quel contraste avec MI' M'ttrray qui ne se montrait
jamais satisfaite, qui exigeait, en sus de SOil service
auprès de Bobby, qu'Ebba s'occupât de cuisin , de
mén:lge, et transformait la Danoise en une bonne à
tout faire! Tandis que les Almcyran s'ingéniaient,
au contraire, à faire oubli cr à la jeune fille tout ce
qui pouvait lui rappeler son rôle et son titre de gouvernante. Ils la présentaient à leurs amis comme
une compagne de leur fille, l'ctl1menaient au théâtre,
au concert, et, d'un autre côl~,
lui laissaient la liberté de rejoindre Harold ou d'autres Scandinaves'
quand elle en avait envie, sans lui poser de questions indiscrètes.
Depuis qu'Ebba lui avait si nettement interdit de
songer à l'épouser, le Danois ne s'était plus montré.
Chantal l'ayant malicieusement remarqué, Ehba répondit qu'il était parti en voyage et ne revicndrait
sans doute pas de l'été. La gamine n'insista pas,
mai s elle sourit drôlement, comme si elle avait deviné la vérité.
Cette si courte maladie avait changé Ebha.
Amaigrie et pâlie, eUe méritait plus que jamais le
Surnom de Fée des neiges, donné autrefois par
François. Son teint transparent, scs yeux hl uS
étonnés, son visage aux traits fins, quoiqu i rrégulier, étaient comme auréolés par la mousse hlonde
des cheveux. Ebba faisait aussi des progrès n élégance. A force d'observer les Parisiennes qu'elle admirait si naïvement, elle comm nçait à leur res embler. Au lieu de tailler sa chevelure trop court sur la
nuque, clle avait laissé pousser des bouc1ett '5 qui
frisaient naturellement sur son COl1 et débordaient
du béret Crflllement enfoncé sur l'œil; et la mèche
qui dansait toujours sur son front était maintenant
�CŒUR DE
DANOISE
soigneusement ondulée. François du Rauzier n'aurait plus cu besoin de lui apprendre comment il
fallait mettre un chapeau ou comment se nouait une
écharpe. Elle, si peu coquette autrefois, dépen ait
maintenant tout son argent à des colifichets. Si ses
modiques ressources ne lui permettaient pas de s'habilIer chez les grands couturiers, de gentils tailleurs, coupés avec chic, des pull-over originaux
revêtaient son corps mince. A l'exemple de Mm. Almeyran et de Chantal, elle ne se contentait plus de
veiller seulement sur la propreté de ses mains, mais
eHe taillait soigneusement ses ongles et les polissait
ensuite. Parfois, elle prenait dans les siens les
doigts minces de son élève.
- J'ai l'air d'un homme, soupirait-elIe avec envie
en regardant ses paumes trop larges et ses phalanges carrées de campagnarde.
La petite fille la consolait gentiment:
- Ne vous hypnotisez donc pas sur vos défauts.
Personne ne possède une beauté parfaite. Ne
croyez-vous pas que je ehangerais volontiers mes
cheveux raides comme des baguettes contre votre
indé frisable naturelle?
- Mais le coiffeur peut y remédier, obj ectait
Ebba.
- Allons, ne soyez pas ingrate en vers le Créateur qui vous a dotée d'un joli teint ct de bien
d'autres avantages. D'ailleurs, François n'aime que
les blondes.
- \T 01lS en êtes sûre? demandait la Danoise, en
Songeant à la tête si brune de l'inconnue.
- Elle avoue, elle avoue qu'elle désire plaire à
Illon oncle! reprenait Chantal avec taquinerie.
Mais en voyant Ebba rougir, toute confuse, elle
se suspendait à son cou et lui demandait pardon.
�88
CŒUR D::':
DANOISE
Une entente tacite leur iaisait éviter ce sujet devant M. ou Mm" Almeyran, mais bien souvent,
quand François venait chcrch r les deux j cunes
filles pour une promcnade, Chantal marchait un pe~
cn avant ou un peu en arrière, de façon à leur mena~er
un innocent tête-à-tête.
Le jeune homme, d'ailleurs, n'en profitait pas
pour se déclarer. Ebba rentrait, déçue, doutant
d'elle plus que jamais.
- S'il m'aime, qu'attend-il? Et s'il ne m'aime pas,
pourquoi ces fréquentes visites, cc ton aimable, ces
mille attentlOns?
Un temps idéal favorisait le mois de mai. Les
jardins rivalisaient de fleurs cl de verdur fraîche.
Des odeurs d'acacia, de troèn ct de jacinthe sc répandaient dans la ville, chassant les émanations
d'essence ct de goudron. Les fumées ne réussissaient pas à ternir J'éclat du cid. La Tour Eiffel
s'élançait dans l'atmosphère comme un jet d'acil:l' et
se découpait sur des couchants d'or pâl . La douceur de la saison se gJissait jusque dan s le cœur des
hommes. Les fêtes de charité succédaient aux fêles
de charité, permettant aux riches de s'amuser sans
remords, puisqne leur plaisir consolait les misérables. Des affich s tentatriccs couvraient les murs.
Sur l'unc cl' l1('s, un enfant couché sc soulevait pOUf
mieux contlmp~r
le disquc du soleil qui disparaissait ùans la 111er. .Ebba s'arrêta pour détailler le visage avid' du petit.
François, qui l'accompagnait, la renseigna:
- Il s'agit de la plus belle fête de l'année: le bal
des Pctits Lits Blancs. L'œuvre, qui s'occup d'envoyer les enfants malaùes dans des sanatoria au
bord tle la mer, est si populaire quc nos plus cé..
lèbres artistes prêtent leur concours bénévole aux
�CŒUR DE DANOISE
organisateurs. Les vedettes les plus réputées dansent
Ou chantent ce soir-li devant un public composé de
e fameux Tout-Paris qui réunit les plus grands
n0111 de l'aristocratie, de la finance, ce qui s'appelle,
en un mot, le « monde ». Si bien que le spectacle de
la salle est aussi intéressant que eelui de la scène.
Ebba, les yeux brillants, la bouche entr'ouvertei
écoutait ces explications.
- Comme ce doit être beau!
François ne répondit pas, mais il sourit, et,
quelques jours plus tard, alors qu'il achevait de déjeuner chez les Almeyran, il lança négligemment:
- A propos, Jeanne, j'ai loué une loge à l'Opéra
POur mardi prochain. J'espère que vous êtes libres?
- Mardi? fit Chantal, rose d'émoi. Mais c'est le
bal des Petits Lits Blancs!
- J usternent, j'ai pensé que cela vous amu erait
d'y assister.
- Chantal me paraît bien jeune pour veiller
aussi tard, objecta sa mère.
- Oh! maman, une fête de charité, tu ne peux
pa refuser!
Ebba n'avait rien dit, mais un long et tendre regard remercia Frànçois, plus éloquemment que des
Par les, de sa gentille attention.
M"'· Almeyran s'étant laissé fléchir, la fin de la
Semaine sc passa en préparatifs. Les d ux jeunes
filles entendaient paraître à leur avantage dans la
foule brillante qui se presserait à l'Opéra ce soir-là.
�CŒUR DE DANOISE
IV
Le bal des Petits Lits Blancs brillait de toutes
ses lumières. Les danses et les chants se succédaient sur la passerelle d'acier suspendue au-dessus
de la foule eompacte, ondulante. Des loges, le regard plongeait dans cette mer d'épaules pressées les
unes contre les autres, d'où les têtes émergeaient
comme une éeume dorée et brune. Les rires et
les applaudissements déferlaient en grandes ondes.
Toute indi vidualité s'effaçait devant cette collectivité. François, debout derrière Ebba, songeait à
l'effroyable panique que le moindre incident eût pu
déchaîner dans cetle joie, et, involontairement, son
regard se dirigea vers la plus proche porte de sortie. D'aill eurs, des troi sièmes loges, on dominait le
spectacle de trop haut pour que cette pensée pût
devenir une inquiétude personnelle. Une rumeur,
précisément, répondit à la mélodie du jazz. Il se
pencha: on emportait une fcmme incommodée par
l'excessive chaleur qui régnait dans la salle. Elle
était belle. On distinguait sa silhouette élégante,
son visage pàle, ses membres abandonnés.
Il se retourna, regarda Ebba qui lui sourit. Elle
vivait ces heures dans une fièvre d'extase. Jamais,
d~ns
sa campagne danoise, elle n'avait imaginé une
fete aussi magnifique. Les toilelles, les bijoux, la
décoration du théâtre, tout suscitait son étonnement
et son admiration. Un grand paon étalait son plu-
�CŒUR .DE. DANOISE
91
mage d'ampoules électriques bleues et vertes audessus du rideau relevé. Des poupées de chiffon
croisaient leurs jambes molles au bord (les loges,
tandis que leurs visages impassibles dédaignaient
l'agitation humaine t que leurs yeux peints se détournaient du spectacle. Ebba mourait d'cnvie de
posséder une de ces poupées. A chaque instant, son
regard se fixait sur celle de Chantal, et sa c011voitise était si visible que François proposa d'aller lui
en chercher une.
Il sortit de la loge. Mme Almeyran, un peu gênée
par la chaleur, s'était assise près de la porte ouverte et bavardait avec des amis.
Chantal demanda:
- Ebba, sortons un instant! Tu permets, maman?
Dans le couloir, elle s'échappa, ayant reconnu une
~mie,
tandis qu'Ebba r egardait d'un autre côté, et
la jeune Danoise attendit son retour. Elle trouvait
d'ailleurs fort agréable de se promener seule et
POuvait ainsi donner plus librement cours à sa curiosité et à son plaisir. La soirée avait début!· heureusement. Il lui semblait que cette nuit la portait
SUr ses ailes de lumière jusqu'au bonheur. Fran çois,
a sis auprès d'el1e au dîner qui avait précédé le bal,
lui avait parlé avec confiance et un abandon
amical ct tendre. Le rien de scepticisme qu'il mêlait
toujours à ses discours perdait toute âpreté. N'aimait-il pas cc qu'il avait baptisé son âme candide et
Purl' de Fée des neiges? Un peu ému, il lui avait
rapp lé leur lointaine soirée de Noël et avoué que,
dè ce soir-Ii, il avait souhaité qu'elle vînt en
France .
. Ebba, dans sa robe de taffetas rose, sc sentait
Jolie, ct .François abandonnail le ton de ln camar:ldcric pour prendre celui de l'affection. Elle-même le
�CŒUR DE DANOISE
trouvait changé cn habit, plus imposant, plus élégant. Il lui plaisait et la troublait. Des pensées heureuses hantaient son cœur et son cerveau. Etre
aimée par ce Français aux yeux dorés, à la parole
éloCJuente. Elle imaginait son retour au Danemark,
fiancée à ee séduisant étranger. Autrefois, elle ne
pouvait comprendre que l'on püt vivre toute une
vie auprès du même homme sans s'ennuyer, car le
heures lui paraissaient lentes et lourdes souvent auprès d'Harold, Mais maintenant, elle sentait que
t ul e son existence ne serait pas assez longue pour
épuiser les ressources de l'esprit et du cœur de
François. Il la formerait, la développerait. Il lui
apprendrait à comprendre ce qui lui échappait clans
le vaste monde. Mr Murray possédait aussi ce don
de rendre intéressant ce dont il parlait, mais, quand
bien même il n'eÎlt pas été marié, Ebba aurait redouté le terrain mouvant qui faisait le fond de son
caractère. Cette totale absence de principes la déconce rtait et lui inspirait un sentiment de recul.
Mr Murray n'était pas immoral, mai s amoral. Il
considérait toutes choses d'un point de vue objectif,
tandis qu'Ebba trouvait en François des règles
semblables à cell es sur lesquelles elle s'appuyait:
une tradi tion bourgeoise, un gOLIt de l'honnêteté, un
sens net et défini du bien et du mal. La base de
leur vie ne différait point, du moins la jeune fille
se plai sait-elle à le croire.
Chantal ne revenait pas, Elle se pencha sur le
grand e calier de marbre et chercha à reconnaître
s n élève dans la foule chamarrée qui montait et
descendait les degrés. Tout à coup, le nom de du
Rauzier frappa son oreille. Deux hommes en habit
désignaient un spectateur qui tournait le dos à
Ebba et parlait avec animation à une jeune femme;
�CŒUR DE
DANOISE
93
Fran<;ois et l'inconnue de Monlparnasse! Ebba reconnaissait les cheveux très noirs et lisses, la silhOuette longue ct fine.
- Qui est avec lui?
- VOLIS ne la connaissez· pas, mon cher? Suzanne
TOzel, l'ex-femme du banquier.
- Allons donc 1
- La fille du peintre, dont les excentricités ne
se Com plen t pl u ...
- El du Rauzier?
- Oh! on les dit fiancés. D'ailleurs, je crois qu'il
est fixé sur le caractère de sa douce amie, mais que
voulez-vous, il reste sensible à son charme, à sa
beauté, à son esprit 1
- Intelligente?
. - Et rosse! je ne vous dis que ça 1 La sœur de
du Rauzier a tout fait pour les séparer.
te reste de la conversation se perdit. Des groupes
jOyeux éloignèrent Ebba des deux inconnus, et Chantal, au même moment, surgit, radieuse et rose:
- Ebba, vous êtes un amour de m'avoir attendue.
Dépêchons-nous de rentrer maintenant.
Elle l'entraîna ct ne remarqua pas le trouble de
sa compagne. La représentation continuait sur le
pont d'argent, mais un voile séparait Ebba du
lllonde exlérieur. Une brume dense l'enveloppait.
Dans un rêve, elle vit François, une poupée à la
main, revenir auprès d'elle.
- J'ai eu du mal. Toutes les femmes la con"oitaient 1
Ii riait. Ebba prit la poupée et la serra dans ses
bras d'un geste convulsif. Elle souffrait tanl qu'elle
aVail besoin d'étreindre quelqu'un contre son cœur,
fût-cc une poupée. Ces mots lui vrillaient le lymPan: «fiancés».
�1
94
cm
R DE DA OISE
Elle éclata d'un rire nerveux. François la contemplait, surpris. Il ne l'avait jamais vue dans cet
état d'excitation qu'il attribuait à la fête.
- La piste va être libre, Ebba, voulez-vous que
nous dansions? Vous excuserez ma maladresse.
Elle accepta. Elle avait besoin de le toucher pour
croire qu'il existait encore, qu'il ne s'était pas évanoui en fuméo comme son beau rêve. Quelle di tance entre eux! Quel fossé impossible à franchir!
Lutter? A "ec quelles arme? ontre une Française
jolie, facile, intelligente, spirituelle, éprise, sans
doute, des mêmes beautés, comprenant à demi-mot
les enthousiasmes et les r' pU h'11ances artistiques de
François; alors qu tout la séparait de lui: leur
nationalité différente, leur (1 gré de culture intellectuelle. Elle passait subit meut d'un extrême à
l'autre et exagérait leurs ùis 'emblances comme elle
avait exagéré, tout à l'heure, les idées qui leur
étaicnt communes. Ah! mieux valait renoncer!
Pourtant, quelque chose en elle refusait de s'avouer
vaincu. Cette force qui l'avait poussée à quitter le
Dancmark, ce besoin de vivre· lt1icux, de vivre plus.
'Puis le Jécouragement l'en 'ahissait à nouveau.
Ainsi, chaude et glacée dans les bras de François,
die éprouvait une amère volupté à poser sa main
granù, un peu forte et volontaire, sur c tte
mallch où la jolie Française avait pos', l'autre
sir, s s doigts fuselés.
Elle savait bien que sa sincérité, sa cand ur, cc
qt LFrançois persollnifiait ôans 1· surnom de Fée
des n igcs pèserait d'un grand poids dans la balance, mais elle ne voulait pas seulement être aimée,
e1Je v ulait être préférée et qu'il 1 épousât.
Ce qui la tourmentait surtout,. 'est qu'elle comprenait bru quement combien elle connaissait peu
�CŒUR DE DANOISE
9S
François, combien elle savait peu cc qu'il exigeait
de la vic, quelle place il accordait à l'amour, quel
rôle il demandait aux femmes de jouer. Dernièrement, il lui avait prêté un livre qu'il aimait particul ièrement, dont le héros trouvait dans l'inquiétude
un piment indispensable à l'amour. Dès qu'il était
sûr d'une femme, de sa fidélité, elle ne l'intére sait
plus. Son amour pour elle s'éteignait. Que François
s'identifiât à ce personnage de roman, Ebba perdait
toute chance de réussite. Même envers Harold, elIe
était incapable de coquetterie. Une franchise
presque brutale dominait en elle. Elle ne savait ni
feindre, ni dissimuler. Naïvement, elle montrait à
François combien il lui plaisait. Jamais elle ne saurait, pour le rendre jaloux, simuler envers d'auLres
un attachement factice. L'amour représentait pour
elle le pivot de l'existence. Aimer, être aimée, but de
la vic. Mais elle ne comprenait pas l'amour sans la
confiance. L'intransigeante jeune fille se révoltait
devant une aussi basse conception de l'amour. Tout
Cc qu'au Danemark elle avait entendu sur les Français légers, inconstants, lui revenait à la mémoire.
La sagesse lui conseillait d'épouser Harold. Elle
mènerait auprès de lui une existence calme. Mai,
justement, ce calme l'épouvantait. Quelque chose en
elle demandait à vivre dangereusement, s'exaltait
et sc désespérait tour à tour.
Lasse de danser avec un médiocre cavalier, elle
Youlut se reposer. Ils s'assirent sur une banquette, le
long du mur. Elle écoutait à peine ce qu'il disait.
Elle regardait les gens passer et s'acharnait à deYiner quels espoirs, quels déchirements masquait
leur sourire uniforme. Si heureuse il y a une heure,
Comment son visage ne reflétait-il pas à pré ent sa
tristesse ?,
�CŒUR DE DANOISE
Une démarche familière attira on attention.
Mr Murray marchait ainsi, les jambes écartées
comme les marins. Elle aperçut la figure du promeneur et tressaillit, stupéfaite. Au même moment,
François saluait. L'étranger lui rendit son salut et
s'éloigna sans avoir paru remarquer Ebba.
- Je croyais que vous ne le connaissiez pas?
- Jean Davier? L'explorateur?
- Mais non, M. Murray!
- Ma petite Ebba, le bal vous tourne un peu la
tête, vous vous croyez encore en Angleterre!
- J ' vous assure que ce monsieur que vous venez de saluer est M. Murray. J'ai vécu plus d'un
mois auprès de lui, je ne puis me tromper.
- Et moi, je vous jure que je viens de saluer
Jean Davier, l'explorateur, quc sa traversée du Sahara , en camionnette, et CCl1t autres prouesses ont
rendu célèbre.
- Etrange, murmura la jeune fille; je ne puis
croire qu 'un sosie, .. Etait-il à Paris il y a deux
. ?
mOl S .
Il est rentré de voyage depuis quelques
scm ai nes.
- Est-il marié?
- A une charmante jeune femme.
- Française?
- Tout ce qu'il y a de plus Française.
- Et vous le connaissez assez pour me le présenter?
- Quand vous voudrez!
Une intense curiosité chassait clans l'esprit d'Ebba
toute autre préoccupation.
'- Le voici justement qui revient.
:- Mon cher, miss Undeborg meurt d'envie do
faIre votre connaissance.
�CŒUR DE DANOISE
97
- Très flatté, Mademoiselle.
Jean Davier s'mcJinait. Plus d'aisance que
M. Murray? Non, la même gaucherie d'un homme
habitué à vivre d hors, au grand air. Le même regard, taille identique. Peut-être plus d'élégance?
Evidemment, Ebba n'avait jamais vu M. Murray
en habit, pas plus qu'elle ne J'avait entendu parler
le français, qu'il disait ignorer. Cependant, elle était
prête à jurer que le mari de Violet et Jean Davier
ne faisaient qu'une seule personne.
Aucun signe n'avait mont,ré qu'il l'avait reconnue,
mais M. Murray eût été capable de cette maîtrise.
- Vous comptez r partir bientôt, mon cher?
Je prépare une expédition dans la mer
Arctique.
- Vous aimez les voyages, Monsieur? demanda
Ebba qui comprit aussitôt la naïveté de sa question
et rougit.
- Mon existence vagabonde le démontre, Mademoiselle, mais le grand tourisme banalise toutes les
parties du monde, et je me contenterai, d'ici peu,
d'aller visiter les pays lointains le soir au cinéma,
Comme tout le monde.
Une légère pointe d'accent étranger chantait da·ns
ses phrases.
- J'ai connu quclqu'un qui vous ressemblait si
curieusement. ..
Ebba le regardait attentivement pour découvrir
le moindre signe de gêne. Il se mit à rire avec un
naturel parfait.
- Cette aventure m'arrive quelquefois, ma figure
est si banale!
- N'avez-vous pas le type irlandais? insi ta la
jeune fille.
- Rien d'impossible. Ma mère est née à Dublin.
339- IV
�CŒUR DE DANOISE
Ebba sentit l'inutilité de sa tentative et laissa
tomber la conversation. Jean Davier s'éloigna.
- Eh bien! vous avez constaté votre erreur?
- François, avez-vous confiance en moi et me
croyez-vous saine d'esprit?
- Quelle question et quel ton tragique, ma petite
Ebba!
- Je vous jure que M. Murray et Jean Davier
ne font qu'un!
- Al10ns donc! Un bigame à notre époque,
quand la facilité des moyens de transport rapproche chaque jour davantage les humains les uns
des autl)Cs, qu'on ne peut faire un pas sans être repéré et que l'on est exposé à rencontrer à l'autre
bout cie la terre un membre de sa famille! Vous
n'y pensez pas!
- Rappelez-vous cet amour des voyages qui possédait M. Murray!
- L' épicier du coin voyage, aujourd'hui!
- Pas avec cette passion!
- Sa femme aurait vu la photographi e de Jean
Davi er. On l'affichait partout après sa traversée de
l'Afrique.
- Elle vit très retirée.
- Après tout, vous avez peut-être raison, Ebba.
Je me dis quelquefois que nous baignons dans du
m erveilleux sans nous en douter et que nous con~ai son
bien mal les êtres qui nous approchent
Journ ellement.
- J e me le suis dit ce soir, à votre propos, murmura Ebba en le considér;,lM tristement.
- Vraimëi1t? Ei:VÔllS avez ' dOlltr de moi, n'est-cé
pas?
Elle voulut proteste r.
�CŒV,R . DE :QANOISE
- Non, c'est inutile, je . comprends. N'insistez
pas. Les apparence sont contre moi, je le sais. Je
suis un être compliqué, Ebba, décevant, tandis que
vous êtes simple, droite, d'un seul j et. Vous devez
me juger très durement.
- Je n'ai aucun droit à vous juger.
- On juge toujours, volontairement ou involontairement. Dans votre pays, on décide, on délimite.
Ceci est -défendu, cela permis, comme pour les enfants. Mais la France est le pays des nuances. La
nature même invente un jeu de couleurs imprécises
pour peindre notre ciel i et notre climat tempéré, ni
chaud, ni froid, répugne à trancher jusqu'aux saisons. Les individus subissent aussi ces influences.
- Mais je suis une Darroise et, quelque effort que
je fasse, ce n'est jamais qu'avec le cœur et l'esprit
d'une Danoise que je puis vous juger.
-.:. Le cœur, Ebba. Je ne m'adresse qu'à votre
cœur, semblable au mien, parce que les frontières
n'existent pas dans le domaine sentimental. Il me
semblait que malgré nos différences de nationalité,
d'éducation, nous étions arrivés à nous comprendre.
Me serais-je trompé?
- J'ai peur, François! Peur de m'égarer, peur de
prendre un mot pour un autre, comme cela m'arrive
quelquefois encore.
- Vous avez fait tant de progrès en français,
cependant!
- Vous recommencez à vous moquer de moi!
- Mais pas du tout, ma petite Ebba!
- Votre ironie m'échappe et me déconcerte
Comme tant d'autres traits de votre caractère. Je
ne sais jamais si vous êtes sérieux ou si vous plaisanlez. Pourquoi me suis-je attachée à vous?
- Ce dernier mot est si gentil, Ebba, que, si nous
.
F
.:;,.' \. ê-9
o'
op
: ' 'èe\\) ~
~,)
~ 1:J
•
C>
�100
CŒUR D.E DAN,OISE '
étions seuls, je ne résisterais pas à mon désir de
vous embrasser.
- François!
- Oui, oui, grondez-moi. Peu m'importe! Je sais
que vous allez ~ncore
me reprocher de dire avec
légèreté des choses sérieuses, mais êtes-vous sùre
que je ne les pense et ne les sente pas sérieusement? Cette douce habitude de plaisanter pourrait
bien n'être que notre pudeur à dévoiler nos sentiments; notre crainte de paraître ridicules, un voile
jeté sur les battements de notre cœur.
Ebba avait complètement oublié son chagrin, ses
craintes. Jamais François ne lui avait parlé si tendrement.
Mme Almeyran sortit qe la loge . .
- Nous partons. Je crois que Chantal n'a que
bien rarement veillé aussi tard. Venez-vous, Mademoiselle? Et toi, François?
- Je devais retrouver des amis au cabaret de
.: Petrouchka »...
La désolation la plus vive se peignit sur les traits
d'Ebba. François sourit et continua:
- Mais je préfère vous accompagner et je rentrerai doucement à pied. La nuit est si tiède!
Ebba le remercia des yeux. Mme Almeyran semblait ne rien avoir remarqué, mais dans la voiture,
dIe prit gentiment la main d'Ebba et demanda:
~
Comment avez-vous trouvé celle fêle de charilé parisienne?
- Merveilleuse comme un conle des Mille et une
Nuits, Madame! Je vous remercie tanl de m'avoir
emmenée!
- J'espère que lorsque vous rentrerq: chez vous,
vous contribuerez à détruire la mauvaise réputation
des Français?
�CŒUR "DE ' DANOISE
101
- Très' 'certainement, Madame! répondit avec
Conviction la jeune fille.
A la porte, François prit congé; et comme au
jour de son arrivée à Paris, il baisa la main d'Ebba,
Puis, la rctenant un instant :
- Alors, vous ne m'en voulez plus et vous restez
Illon amie?
- A condition que vous ne me cacherez rien.
- Ebba, quel mot dangereux! Vous.ne m'aimerez pIuS' du tout le jour où vous m e connaîtrez tcl
qU e je suis.
- Devenez semblable à l'image que je me fais
de vous.
- J'essaierai, je vous le promets!
Et sur cette demi-victoire, Ebba le quitta, rassurée, heureuse, confiante en l'avenir.
v;
- François, je ne te comprends pas! Tu tournes
la tête à cette petite. Il est clair qu'clIc est amouteu
s~
de toi; seul, tu ne parais pas t'en rendre
COmpte. Or, je voudrais savoir si tu as ou si tu n'as
Pa l'in tcnt ion de l'épouse r?
1\1"'. Almcyran avait provoqué cet entreticn avec
son frère, dont ell e avait remarqué l'assiduité auPrès d'Ebba, le soir des « Lits Blancs ». Elle l'avait
entraîné, cette après-midi, dans le petit salon maroCain propice aux confidences.
- Mais j e ne sai, Jeanne, je ne raisonne pas si
�102
CŒUR DE DANOISE
loin! Tu poses les questions avec une brutalité)
Ebba est d 'licieuse, confiante, sincère. Tu ne peu}!:
me reprocher de me montrer sensible à son charme.
- Je ne te reproche rien du tout! Jete demande
si tu as bien réfléchi au danger d'épouser une étrangère dont tu connais à p ine les parents, les antécédents de famille, qui a de la vie une conception
peut-être opposée à la tienne et dont les moyens
d'existence sont certainement très limités, car si seS
parents étaient riches, ils ne laisseraient pas leur
fille courir le monde en qualité d'institutrice!
« En résumé, mentalité différente; je ne parle
même pas cie la religion, catholique chez nous, protestante chez elle - car puisqu'clic Ile pratique
pas, clIc accepterait sans doute que ses enfants
fussent catholiques, - mais j'insiste sur le manque
de fortune qui ne vous facilitera pas la vic conjugale, alors que, toi-même, tu ne peux compter que
sur ton traitement. »
- Mon Dieu, Jeanne, que ces considérations,
genre notaire, te vont mal! Parce que je fais vaguement la our à cette pelite, tu nous vois mariés,
tu songes à la religion d nos enfants; pour un peu,
tu choisirais le caveau dans lequel 011 nous enterrera 1 Mais l'existence ne serait pas possible s'il
fallait, ft chaque instant, prévoir, décider si longtemps à l'avance!
- 'l'cs élnJis s'accordent c.::pendant à dire que
dans les affaires tu s l'homme le plus pratique, le
plus froid, le plus énergique; mais dès qu'il s'agit
de ta vic privée, de ta vic s nlimentale, tu t fies à
l'inspiration du moment. Vraimcnt, tu n'cs paS
raisonnable! C'est ainsi que tu t'es laissé mener par
cetle Suzanne 'foz·1. D'ailleurs, celle-là ne m'intéresse pas. Elle est de laille à se défendre. Mais cette
�CŒUR DE DANOISE
I03
petite Ebba, si elle s'éprend de toi, ee sera sérieusell1ent, de tout son cœur, de toute son âme sentimentale de Scandinave. Prends bien garde, je t'en prie,
François. El1e t'émeut, je le sens, mais réfléchis
aVant de te laisser aller à cette émotion. Pour faire
Un mariage de ce genre, il faut un grand amour,
vrai, profond. On a déjà tant de peine à s'entendre
entre deux êtres de même race, de même éducation,
de même formation intellectuelle. Cette petite Ebba
est charmante, c'est vrai, mais el1e n'est pas cultivée!
- Je puis la former!
- Oui, si tu l'aimes! Sinon, au bout de peu de
temps, tu appelleras ignorance son innocence et
hêtise sa fraîcheur d'âme. Réfléchis, François, ne la
fais pas souffrir inutilement. Vois, tu n'es même
Pas décidé à rompre avec Suzanne. Tu ne connais
Pas l'imagination d'une jeune fille; alors que tu te
plais auprès d'elle et que tu ne songes qu'à te distraire, elle se croit sûrement presque fiancée. Ha~
rold Mundsen ne parait plus ici, je l'ai remarqué;
elle a dû l'éloigner. Songe à ta responsabilité.
- Jete promets, Jeanne, de faire un peu plus
attention à l'avenir, dit-il avec soumission.
Il reconnaissait le bien-fondé des observations de
Sa sœur, mais il n'osait lui avouer qu'il était bien
Plus épris d'Ebba que Mn" Almeyran ne le soupç nnait. Toutes ces objections s'étaient déjà présentées
à son esprit. Il avait l'intention de surmonter les obstacles qui le séparaient de la jeune fillc; mais il
n'aimait pas brusquer les événements. Il préférait
Patienter, attendre, s'éloigner lentement, insensibletnent de sa fiancée actuelle, espacer lcurs rcndezVous. D'autrc part, travailler davantage p ur ga~
gner plus d'argcnt. Il avait en vue de nouvelles
�104
CŒUR DE DANOISE
affaires avec un groupe anglais qui lui avait déjà
fait de brillantes propositions, mais tout cela demandait du temps. Effrayé par les reproches de sa
sœur, craignant de compromettre Ebba, il décida de
mettre plus de froideur dans leurs rapports el1
attendant qu'il pût la demander officiellement en
mariage.
Peu de jours après le bal, Ebba reçut un matin,
dans son courrier, une lettre dont elle ne connaissait pas l'écriture. Haute, fine et pointue sur papier
bleu, celle-ci trahissait une origine féminine.
MAOEMOISELLE,
Je ne vous ai jamais parlé, mais comme vous
in'inspirez de la sympathie, je me permets de vouS
mettre en garde contre M . F. du R. Vous le ('rovez
peut-être amoureux de vous, mais il se joue de v~tre
naïveté. Il ne fait la cour aux femmes qu'en dilettante. Sous des dehors séduIsants. il est sec et dépourvu dl' cœur. Il ne èherche que des succès
d'amour-propre, et dès qu'il a réussi à troubler une
femme, satisfait, mais craignant dès lors des complications sentimentales, il s'éloigne, devient froid.
distant, et s'éprend - si tant est que l'on puisse
appeler ainsi ce jeu cruel! - d'une autrc . Méfiez'
vous, Mademoiselle, et ne \'oyez eu cette lettre qu'un
conseil désintéressé et sincère
Le billet n'était pas signé, mais de qui pouvait-il
venir, sinon de la femme inconnue qu'Ebba avait
aperçue au bal? Une lettre anonyme? Quelle bas'
sesse! Elle la chiffonna, la jeta dans la cheminée,
se ravisa, la reprit, la relut. Un à un, les mots cm'
poisonnés pénétraient et glaçaient son cœur. E1~
voulut les ignorer, chasser le doute affreux qUI
s'emparait de son espt'it, mais la maudite lettre formulait, hélas 1 les craintes qu'clle n'osait s'avouer.
�....
CŒUR DE DANOISE
105
Depuis le bal, elle n'avait pas retrouvé un instant
de tête-à-tête avec François. Tl semblait la fuir, et
cette attitude la bouleversait. Elle comptait sur leur
habituelle promenade du samedi pour renouer leur
intimité, mais le samedi matin, Mm" Almeyran déclara à table que son frère était retenu à j'usine.
Ebba eut peine à cacher sa déception, et dès lors le
malentendu entre elle et François ne fit que grandir .
... L'été approchait, et les Almeyran songcaient à
quitter Paris. Ils possédaient en pays basque une
propriété que M. Almeyran avait héritée de sa
mère quelques années auparavant. Chantal, très
éprise de ce coin pittoresque, avait souvent décrit à
Ebba la longue maison à un étage, crépie à la
chaux, flanquée de volets bleu foncé et d'un porchel
suivant l'architecture locale. Elle était située au
haut d'un vallonnement, dernière ondulation des
Pyrénées, d'où l'on découvrait à la fois la mer et la
montagne. A gauche, la route qui va de Biarritz à
Hendaye, en longeant la corniche, reliait ses habitants au monde civilisé, à la société élégante, clientèle estivale des plages. A droite, le promeneur
épris de solitude pouvait se perdre dans les sentiers
qui s'égaraient en pleine campagne, sans risquer
d'autre rencontre que celle d'un vieux paysan coiffé
du traditionnel béret ou d'une gardeuse de vaches
accompagnée de son troupeau, tandis que, derrière
la maison, la chaîne des Pyrénées se découpait sur
le ciel, incitant à des excursions plus lointaines.
Ebba s'était réjouie de passer les vacances dans
un endroit aussi séduisant, mais, ft mesure que le
moment approchait du départ pour la villa ChiQuito, elle s'inquiétait davantage de la froideur de
François, de son silence. Partir sans avoir obtenu
un entretien lui paraissait chose impossible. Mme Al-
�lo(i
CŒUR DE DANOISE
meyran, en qui elle avait cru trouver une alliée,
s'ingéniait maintenant, au contraire, à ne plus les
laisser seuls quand le jeune homme faisait une
apparition. - trop courte ct trop rare ~ boulevard
Saint-Germain, et cc fut incidemment et devant
témoins qu'Ebba apprit, au début de juillet, le départ de François pour l'Angleterre: il ne reviendrait à Paris que lorsque elle-même et les Almeyran
l'auraient déjà quitté.
Le petit salon où ils se trouvaient tous réunis
après le déjeuner lui parut tout à eoup sinistre.
- Je tâeherai d'aller à Chiquito vers le quinze
aoùt, ajouta François avee un regard vers Ebba qui
ful perdu, ear la jeune fille tenait obstinément ses
yeux fixés sur le pull-over qu'elle lricotait ct dont
elle n'apercevait plus les mailles qu'au travers d'un
brouillard: plus d'un mois sans le voir!
N'avez-vous pas de message pour l'An~letr
?
Elle secoua négativement la tête.
- Je puis aller donner de vos nouvelles à votre
oncle, Mr Cromer?
- Il est malade, dit-elle laconiquement, toujours
san le regarder.
- Et M rs Murray?
- Elle passe l'été à Bournemouth, chez son amie
Mrs Mills. Bobby l'y a rejointe la semaine dernière.
- Savez-vous que j'ai revu Jean Davier? li part
pour le pêle Nord, en bateau d'abord, en avion ensuite; il passe par Londres et s'embarque vers la fin
du mis.
Mais Ebba ne s'intéressait plus aux aventures et
aux mystères de la vie des autres. Sa propre destinée l'absorbait tout entière. Savoir ce que dissimulait le regard franc de ces yeux dorés, com-
�CŒUR
PE PANOISE
J07
prendre les pensées qui s'agitaient derrière ce front
haut, éc'l airé d'intelligence, tel était ' son but. Par
moment, quand François la fixait avec douceur, elle
avait envie de s'écrier:
- Je suis sûre que vous m'aimez, mai s dites-lemoi, ne me laissez pas dans ce doute affreux! Que
je sache à quoi m'en tenir!
Appelée au téléphone, Mme Alrneyran avait momentanément quitté le salon.
- Pourquoi ne venez-vous pas à Chiquito un peu
plus tôt? Je croyais que vos vacances commençaicnt en juillet?
- On ne fait pas toujours ce qu'oll désire dans
la vic, Ebba!
- N'êtes-vous pas seul et libre de vos actes?
- Personne n'est jamais complètement libre.
Toujours ces réponses évasives dont il fallait se
contenter! Au moment où elle allait continuer son
interrogatoire, décidée à en avoir le cœur net,
l\1">O Almeyran reparut et force lui fut de remettre
~:O l1 projet à Ul1e autre occasion. Celle-ci ne se préen ta pas; François partit pour l'Angleterre sans
qu'Ebba se fût retrouvée en tête à tête avec lui.
VI
A CIIIQUJTO
- Ebba, venez faire un single!
- Il me semble qu'il fait hien haud pour jouer
au tennis, répondit Ebba en paraissant à la fenêtre
de sa chambre.
�'1 08
CŒUR' BE BANGISE
Chantal riait j debout dans la cour pavée, en jupe
et sweater de toile blanche, sa raquette sous le bras.
Le soleil faisait flamboyer ses cheveux dorés.
- Paresseuse! L'ombre des arbres prolège le
court, à cette heure-ci. Allons! un peu de courage!
Ebba ne résista pas plus longtemps à l'invitation.
Son rôle ne consistait-il pas à distraire Chantal?
Que ne pouvait-elle aussi, par surcroît, distraire
son propre souci! Elle chaussa des souliers de
caoutchouc, prit sa raquette ct descendit rej oindre
son élève.
Le magnifique été consumait les arbres et les
plantes, qui s'inclinaient vers la terre desséchée.
L'atmosphère immobile, comme pétrifiée par la chaleur, aurait semblé suffocante à toute autre qu'à une
en fant éprise de sport, de mouvement. Tous reposaient dans la maison silencieuse. Il est vrai que le
court de tennis baignait dans une ombre relativement fraîche, et les deux jeunes filles, après avoir
redressé le filet détendu, commencèrent sans effort
à lancer leurs balles.
Ebba aimait ce jeu qui demande avant tout de
l'agilité, du coup d'œil, une prompte décision. Sans
se classer parmi les championnes, elle était bonne
joueuse, ct Chantal avait de la peine à résister à ses
drives bien placés comme à son service dirc:t ct
rapide.
Les points s'ajoutaient aux points. Au bout du
premier set gagné par Ebba, les deux joueuse5,
essoufflées, s'élendirent sur l'herbe qui bordait le
Court et se mirent à bavarder.
- Vous avez changé depuis quelque temps, Ebba.
Vous toujours si gaie, si allante, on dirail que tout
vous embête, remarqua Chantal dans son langage
peu châtié. Pourtant, je trouve que la vie est telle-
�CŒUR ' DE DANOISE
109
ment plus agréable ici qu'à Paris! Je voudrais me
marier à la campagne. J'ai horreur de l'existence
fabriquée, des visites, des gens du monde. Vous, je
Vous aime bien parce que vous êtes naturelle. J'ai
Vu ça tout de suite! C'était écrit sur vos fameuses
bottes, et c'est ~usi
ce qui a dû plaire à mon oncle ...
- Chantal, ne commencez pas à dire des bêtises!
- Vous me prenez pour une gosse, Ebba; VOLLS
croyez que je ne vois rien de ce qui se passe autour
de moi. Vous vous trompez, j'ai des yeux, des
oreilles, et c'est peut-être moi qui pourrais vous
apprendre des choses intéressantes ...
La gamine fixait sur Ebba son regard brillant,
tout en mâchonnant une longue tige d'oseille
sauvage.
- Que voulez-vous dire, méchante enfant?
- Tiens, tiens, votre curiosité s'éveille! Mais
\'ous ne saurez rien si vous persistez à me traiter
d'enfanl!
- Qu'y a-t-il donc à savoir? dit Ebba d'un lon
Volontairement détaché.
Etendue sur l'herbe, elle se redressa sur un
cOude. Un aigle planait très haut dans le ciel, décrivant de larg es orbes. On le vit s'abattre du côlé
de la maison.
- Certain e conversation entre François et mall1an où il était question cie vous.
- De moi? fil Ebba en suspens.
- Ou·i ! Si j'ai bien compris les quelques bribes
qUe j 'ai pu surprendre, maman reprochait à FranÇois de vous avoir fait la cour.
- Et... que répondait-il?
- Il parlait de votre charme.
- Il y a longt emps que v us avez entendu celte
Conversation, Chantal?
�~no
CŒUR DE
DA~OSE
- Voyons, ça devait être le lendemain ou le surlendemain des «Lits Blancs ».
- C'est bien ce que je pensais, murmura Ebba.
Tout s'éclairait, maintenant, et l'attitude de François ne l'étonnait plus. Il s'était re~du
aux sages
conseils de sa sœur. Son amour n'avait été qu'un
feu de paille vite éteint par la. froide raison.
- N'ayez pas l'air si désolée, Ebba. Je suis sûre
que vous pouvez avoir confiance en François; c'est
un ehic type et je sais qu'il vous aime.
- Il vous l'a dit?
- Vous pensez bien qu'il ne choisirait pas une
gamine comme confidente. Il a tort, d'ailleurs. Je
l'aurais aidé, servi. Ça me plairait beaucoup que
vous deveniez ma tante.
- S'il ne vous l'a pas dit, comment le savezvous? reprit Ebba qui suivait obstinément la même
idée.
- Mais ça crève les yeux! Il vous dédie ses mots
d'esprit, et Dieu sait s'il en fait, c'est un vrai feU
d'artifice! Il s'habille en votre honneur. Il fait la
roue comme un paon. Vous n'avez pas remarqué
ses dernières cravates?
- Du tout, fit Ebba qui ne put s'empêcher de
sourire malgré son émotion.
- Faites donc des frais pour une femme 1 dit la
gamine drôlement.
Elle continua:
- Et puis j'ai su, d'un autre côté ...
- Votre police est bien faite 1
- Beaucoup mieux que la vôtre! Vous ne vouS
défendez pas, Ebba! Vous ne savez que pleurer. Je
vous ntends bien le soir, quand vous croyez que je
dors. avaler vos sanglots!
- Qu'avez-vous al?pris de Cet autre côté?
�CŒUR DE DANOISE
lU
- Qu'il ne sortait plus avec Suzanne Toze!.
- Ah! vous étiez aussi au courant de ...
- ... Cette amitié, bien sûr! Les parents parlent
soi-disant à mots couverts, mais, je vous l'ai déjà
'dit, je comprends bien des choses, et quand je ne
comprends pas, je devine ou je me renseigne.
- Alors, si vous étiez à ma place?
- J'écrirais à François des lettres à la fois gentilles et coquettes. Je lui décrirais mes succès. J'en
. inventerais au besoin, afin qu'il ne s'imagine pas
que je vais l'attendre ma vie entière. Inquiet, il
annoncerait son arrivée.
- Ensuite?
- Eh bien 1 quand il sera là, flirtez, Ebba, et si
vous craignez maman, je vous aiderai. Sous couleur de tennis ou de bain de mer, ce ne sera pas
difficile de vous ménager quelques tête-à-tête, et
J'espère bien vous voir fiancés à la fin de l'été.
- Vous êtes un amour, Chantal, et je ne sais
comment vous remercier!
La confiance de la petite était contagieuse. Ebba
Se sentit reprise d'un élan combatif. Se défendre et
puis conquérir son bonheur. Vouloir, vouloir fortement. Ne pas se laisser aller à une mentalité de
vaincu. Réagir, lutter. EUe n'avait pas quitté sa
couche de gazon, et les yeux fixés sur le ciel bleu,
transparent, rendu plus diaphane par la chaleur qui
mdntait du sol, son rêve s'élevait aussi plus haut,
toujours plus haut. La cime des arbres qui bordaient le court de tennis frémissait, doucement agitée par une faible brise qui venait de l'Océan; ainsi
le cœur d'Ebba frissonnait sous le soufRe de cet
amour qu'elle avait tenté d'oublier et qui renaissait
plus impérieux, plus exigeant.
« Juillet s'achève, songeait-e11e. Dans quinze
�'U2
CŒUR DE DANOISE
jours, peut-être avant, François viendra à Chiquito. » La pensée de sa présence la faisait défaillir
de tendresse. Les petites satisfactions de vanité, le
plaisir de montrer à ses amies danoises un fiancé
élégant, séduisant, parisien, s'étaient effacés de
son esprit. Depuis qu'elle avait tremblé, souffert par
François, son amour s'était agrandi, ennobli. Elle
ne rêvait que de dévouement, de sacrifice, d'une
adoration passionnée qui durerait autant que sa
propre vie. Les fiançailles, le mariage, ne lui apparaissaient plus comme un but, mais comme le moyen
de respirer toujours auprès de l'être qu'elle aimait,
de mêler son souffle au sien, de confondre leurs
deux destinées, leur jeunesse et leur vieillesse. La
joie même de sa présence suffisait à la combler d'un
bonheur sans prix, et si elle avait tant souffert depuis un mois, ce n'était pas seulement à cause de ce
doute affreux qui la torturait, mais à cause de la
disparition de cette présence.
Elle avait éprouvé que « l'absence est le plus grand
des maux ». Le pays basque, sans François à ses
côtés, manquait de charme, même par cet éblouissant été. Elle refusait de le trouver beau. Elle restait insensible à sa magie, à son eiel pur, à ses
vallons verdoyants, à ses gaves translucides, à ses
maisons pittoresques, à ses doux et lents attelages
de bœufs qui marchaient à pa s égaux sur les routes
sinueuses. La beauté du monde extérieur ne trouvait plus le chemin de son âme et toute distraction
lui paraissait sans saveur. Une si forte passion
avait pénétré son être qu'elle n avait chassé tout
autre s ntiment. Qu'elle était loin, la tranquille et
sage affeetion éprouvée autrefois pour Harold et
que,. dans son ignorance, Ebba, à certaines heures,
avaIt baptisée amour! Ces trois dernières semaines
�CŒUR DE DANOISE
II3
avaient plus mûri la jeune fille que trois ans de paisible vic au Danemark. La souffrance en avait fait
une femme.
- Ebba! Chantal! Hou! hou!
La voix de Mn'" Almeyran les fil tressaillir. Elles
se rele èrent, regardèrent la maison et comprirent
qu'on leur faisait signe de rentrer. Quand elle se
fut approchée, Ebba remarqua que Mm. Almeyran
tenait une dépêche à la main.
De mauvaises nouvelles du Danemark? Successivement, elle vit sa mère, son père, ses sœurs malades, en danger. De ses doigts tremblants, elle
déchira le bord du papier bleu
LOlldres, 31 juillet.
AI. Cromer mort, VOltS instit1wllt sa légataire 1t11ivel'sclle. Puis une signatu re inconnue : Davis, sans
doute celle du notaire.
E1Ie relut, tendit la dépêche sans mot di re à
Mm. Almeyran.
- Eh bien! ma petite Ebba, je ne sais s'il faut
vous f 'liciter ou vous exprimer des condoléances.
- Je l'aimais beaucoup, Madame!
Ebba, tout à coup, réalisait la mort de son oncle
et ses yeux s'emplirent de larmes:
- TI a 'té si bon pour moi 1
- Il continue, mon enfant! Vous allez vous trouver dans une brillante situation!
Ravie pour Ebba, Mmo Almeyran songeait un peu
égoïstement qu'elle all ait être obligée de chercher à
nouveau une institutrice: tâche difficile, ingrate.
Mais la jeun fille devina sa pensée.
- Si vous le permettez, Madame, je resterai tout
�Jl4
CŒUR HE DANOISE
l'été comme c'était convenu; j'ai tant d'amitié pour
Chantal!
- Vous êtes gentille. Nous verrons cela un peu
plus tard, car je vous conseillerai, en tous les cas,
d'aller d'abord à Londres voir ce notaire. Il faudrait même peut-être télégraphier à votre père qu'il
s'y rende aussi. Vous avez beau être majeure, les
femmes sont peu au ·courant des affaires.
- Je doute que mon père puisse s'absenter en ce
moment, alors que la moisson commence.
Elle redoutait que sa famille ne lui demandât dé
rentrer à la maison.
- Je ne comprends pas ce qui a pu se passer ...
J e savais mon oncle grippé, mais de là à croire
qu'il serait si vite emporté ... C'est affreux!
Elle réentendait le ton bourru, si affectueux, les
plaisanteries plus Ott moins fines. Elle revoyait le
visage haut en couleur, la forte stature de Mr Cromer. Ensemble si vivant, si sympathique et qui
n'était plus que du passé.
- Vous avez un train ce soir qui vous mettrait à
Paris demain matin et vous permettrait d'attraper
la correspondance avec l'Angleterre. Vous seriez à
Londres dans l'après-midi, dit M ...• Almeyran en
calculant rapidement. L'auto peut vous conduire à
la gare de Biarritz; qu'en pensez-vous?
- Que vous êtes mille fois aimable, comme toujours, et que j'accepte avec reconnaissance.
- Et si vous avez besoin de la moindre avance ...
- Merci, Madame t Je monte dans ma chambre
préparer ma valise ...
Chantal la suivit et s'assit sur le lit, les jambes
croisées à la turque. Ses yeux noirs brillaient d'excitation.
- Ebba, comme c'est amusant! Oh! non, pardon,
�....
CŒU.R .DE DANOISE
Ils
ce n'est pas ce que je voulais dire, mais je trouve
si merveilleux de vous voir transformée, d'un instant à l'autre, en riche héritière. C'est tout à fait
comme au cinéma. Ce que nous allons vous sembler
purée!
- Chantal, quelle expression!
- Celle de la stricte vérité. Mais je ne vous
comprends pas: au lieu de sauter au plafond, vous
êtcs là, calmc, bien tranquille. Ça ne YOUS fait pas
plus d'effet que ça?
- J'aimais beaucoup mon oncle!
- C'est entendu, mais enfin, cet héritage va joliment arranger vos affaires, votre existence, votre
mariage.
- Vous croyez que François hésitait parce que
je n'avais pas d'argent?
- J suis sùre, au contraire, qu'il n'hésitait pas,
mais je pense qu'il hésitera encore moins.
- Oh! Chantal, que tout cela est bas!
- Pourquoi donc?
- Je ne conçois pas l'amour sans un certain héroïsme et sans un certain détachement. Ces calculs
m'écœurent.
- Que vous êtes donc vieux jeu, dénuée d'esprit
pratique! Au lieu de vous réjouir de cet héritage
qui vous tombe du ciel, vous vous inventez un souci
nouveau.
- Si je devais croire que François m'épouse
pour cet argent, je préférerais mourir.
- Ecoutez, Ebba, je suis désolée d'avoir gaffé.
Pardonnez-moi de vous avoir peinée et chassez ce
vilain cafard. Comme si vous ne saviez pas que
c'est pour vos jolis yeux, votre sourire, votre
charme que mon oncle vous aime et V:OUS (limera.
�II6
CŒUR DE DANOISE
Câlil\e, Chantal serrait tendrement Ebba dans ses
bras. Elle lui glissa à l'oreille:
- Et vous savez qu'il devait retourner à Londres
à la fin du mois, Hôtel Grosvenor.
Ebba sourit, soupira, termina sa valise:
- Je descends parler à votre mère, Chantal, et
je reviens dans un instant.
- Comme elle est sentimentale et compliquée,
murmura la petite dès qu'elle sc fut éloignée. Alors
qu'elle n'a qu'à étend re la main pour cueillir le
bonheur. Ah! si j'étais à sa place!
VII
~N
ANGL~'lERIm
François du Rauzier terminait sa toilette. Il
s'était couché vers deux heures du malin, après une
partie de théâtre avec des amis anglais, et s'était
levé tard. Une joue rasée avec soin luisait, tandis
que l'autre disparaissait encore sous la mousse
blanche du sa von. A côté, sur un guéridon, le buller
avait déposé le plateau du breakfast. Le thé fumait
près des rôties, des œu fs au bacon, du haddock couleur de miel. Un des charmes de Londres, ce breakfast copieux, appétissant.
La deuxième joue apparut nette et propre, semblable comme une sœur jumelle à la précédente.
François. passa son veston et s'assit devant le
guéridon. 11 se sentait d'excellente humeur. Les
affaires rendaient bien. Il était sur le point de conclure un marehé fort avantageux avec une grosse
�....
CŒUR
nE · DANOISB
II7
société d'électricité anglaise. Son amabilité, sa
franchise toujours tempérée de bonne grâce, lui
permettaient de réussir dans tous les milieux. Les
Anglais lui savaient gré de sa rapidité de décision,
de son honnêteté scrupuleuse à tenir sa parole. Au
Danemark, j'affaire qu'il avait emmanchée à Noël
prenait aussi de l'extension. Intérieurement, il imputait sa chance à Ebba. Depuis qu'elle était entrée
dans sa vie, elle n'avait cessé de lui porter bonheur.
Pas un de ses projets auquel elle ne fût mêlée. Il
con fondait leurs destinées et formait des plans d'avenir. Une fois mariés, ils passeraient quelques mois
de l'année au Danemark, j'été de préférence;
l'automne et l'hiver à Paris - déjà il essayait de
trouver un appartement; - le printemps il Londres.
Suzanne Tozel s'éclipsait sans douleur et sans
heurt. Il détestait tant les scènes de femme! Elle
avait d'autant moins protesté qu'un nouvel admirateur de ses charmes s'était présenté: proie intéressante, riche et titrée, tout ce qu'il fallait pour plaire
à une Suzanne Tozel, séduire à la fois son esprit
Pratique et son snobisme. L'avenir s'éclaircissait.
Encore quelques semaines et il pourrait se rendre à
Chiquito. Sa sœur, ravie de le voir enfin sc marier,
n'opposerait certainement qu'une faible résistance à
ses fiançailles avec Ebba.
François du Rauzier possédait la mentalité de
celui qui e t attendu ct qui ne sc hâte point, car il
est sttr d'arriver au port. L'idée qu'ailleurs son retard peut être imputé à un accident, à une catastrophe, ne l'effieure pas. Ne sait-il pas, lui, que la
vic continue à suivre son cours normal? Ainsi, à
1l1ille lieues de penser qu'Ebba pouvait l'accuser
d'indifférence ou d'oubli, François suivait tranquille1l1ent son chemin. Il ne doutait pas du succès, car
�118
CŒUR
~E
DA:tiOISE
s'il n'avait pas explicitement avoué son amour, elle
sa vait qu'il l'aimait. Le soir des «Lits Blancs »,
qu Ile volonté il lui avait fallu pour ne pas céder à
la tentation de prendre la jolie tête confiante dans
ses mains, de fermer les yeux clairs d'un long baiser; mais il avait promÎs de ne pas la compromettre
davantage et il était parti sans la revoir, puisqu'il
n'était pas libre encore de la demander officielleme11l en mariage. Tandis ql\e, maintenant, rien ne
s'opposait plus à leurs fiançailles. N'eût-elle pas un
sou de dot, sa situation personnelle venait de s'augmenter et s'augmenterait par la suite, lui permettant de faire vivre largement leur ménage, et la
rupture avec Suzanne Tozel était chose accomplie.
Comme il terminait son breakfast, il déplia le
journal et lut à la rubrique nécrologique:
Nous apprenons la mort de Mr E. J. Cromer le
banquier bien counu dans la hante socié,té londoni ellne.
- Comment? Ne serait-ce p<.s l'oncle d'Ebba?
Puis, sans s'attarder plus longtemps, il continua
sa lecture. Il ne se doutait guère qu'à la même
heure' et à peu de distance, Ebba, dans Je cabinet
d'un sollicitor, respirait l'air de Lonùres.
- \..Tn portefeuille admirablement composé, miss,
et qui [ait honneur au banquier qu'était votre oncle.
Des valeurs de premier ordre dont les dividendes
ne font que s'accroître, et si mon modeste avis peut
être de quelque poids, je vous conseillerai de n'y
rien changer.
Derrière SOIl bureau, le sollicitor compulsait le
dossier. Il portait, à l'ancienne mode, un faux col
très haut, dont la rigidIté accentuait encore la gravité de sa face glabre.
�CŒUR
DE DANOISE
II9
- Croyez bien, Monsieur, que je n'ai pas l'int
en~
tion de me lancer dans des spéculations à la
Bourse! Puis~je
du moins lire le testament?
- Le voici, miss. Je ne me suis pas permis de
comprendre le paragraphe qui précède celui où il
est question de votre legs. Mr Cromer était parfois
Un peu ... , comment dirais-je ? .. sarcastique. Je l'ai
beaucoup connu. Déjà, du temps de mon père, quand
je n'étais qu'un employé ici ...
Mais Ebba n'écoutait pas sa dissertation. Jamais
elle n'eût cru rencontrer en Angleterre magistrat si
bavard. Décidément, cc pays resterait pour ella celui des surprises.
Le testament disait:
Afin que ma nièce à la mode de Bretagne, miss
l':bba Undeborg, ne puisse plus jamais se trouver exposée aux ennui s qu'e lle a subis ce printemps et
qu'clic ne continue pas un métier ridicule qui finitait par la déclasse r, je l'institue ma légataire universelle, à seule charge pour e lle de bien vouloir distribu er les legs dont la nomenclature suit.
- Legs à des œuvres de charité?
- Oui, mis Undeborg. Mr Cromer était un philanthrope dont la générosité sc cachait sous une
modestie ...
Il s'embrouilla ct, ne sachant comment terminer
Sa phrase, toussa lon guement.
Vêtue d'une robe noire vivement achetée à Paris
cn ~re
deux trains, Ebba étail assise, vaguement intimidée, au bord d'une chaise. Au contact de tout
Cc deuil, la jeunesse de ses cheveux blonds et de
SOn frais visage ressortait plus éclatante. Elle ré~
fléchit, voulut poser une question, mais le person~
llag-c en face cl'elle s'était r embarqué dan s un clis~
COurs filandreux. Elle profita d'une pause pendant
laquelle il reprenait haleine:
�120
CŒUR DE DANOISE
- Puis-je savoir environ quelle somme repésn~
tera cette fortune, une fois les legs distribués?
- Cette évaluation représente un calcul assez
long si vous le désirez exact, mais vous vous contenterez peut-être d'une approximation?
- Certainement.
- Je pense que le chiffre oscillera entre quarante
ct cinquante mille livres.
EJle eut un éblouissement devant l'importance de
la somme. Quatre à cinq millions de francs aux
yeux de François! Ah! pourquoi n'étaient-ils pas
déjà fiancés? Depuis sa conversation avec Chantal,
elle redoutait le moment où elle devrait lui
apprendre cet héritage. Quel désenchantement s'il
se montrait trop sensible à ce changement de situation!
- C'est bien, Monsieur, je vous remercie. Aurezvous encore besoin de moi ou puis-je ' quitter
Londres?
Quelques signatures à donner que je vous
ferai présenter demain ou après-demain au plus
tare1. Voulez-vous me dire également ce que vous
décidez au suj et de la maison et des domestiques de
votre oncle?
- Je désire tout laisser en état et qu'elle soit entretenue comme si je devais y venir d'un instant à
l'autre.
- y habiterez-vous?
- Je suis descendue à l'hôtel. Je n'aurais pas le
courage, en ce moment, d'aller seule dans cette demeure où j'étais autrefois si bien reçue. Peut-être,
plus tard ...
- Ce sentiment vous honore, miss, et je compatis
à votre chagrin.
Le ton était d'un professionnel de la consolation.
�CŒUR DE DANOISE
121
Les notair s, comme les croque-morts, assistent de
par leur métier aux larmes, aux deuils sincères ou
hypocrites.
- Et vous regagnez Biarritz?
- Je vous laisserai mon adresse par écrit,
demain.
Ebba sc retrouva dans la rue et, machinalcm\:nt,
s'achemina "crs l'Hôtel Grosvenor dans lequel François descendait à chacun de ses voyages. Pourtant,
elle n'avait pas envie de le voir avant de se s"lltlr
plus maîtresse ,d'elle-même. Il lui fallait 'habituer
à se considérer comme une riche héritière. Tous
ces passants affairés ne prêtaient nulle attention à
sa silhouette mince vêtue cie noir; malgré cela, il
lui semblait qu'elle avait été traînée de force ur
une scène de spectacle et que le monde entier allait
avoir les yeux braqués sur elle. Responsabilité de
l'argent: au lieu de vivre insouciante, il allait falloir établir un budget, distinguer entre le revenu et
le capital, quel ennui! Puis brusquement, joie de
l'argent, elle songeait qu'elle allait pouvoir ver;ir n
aide à sa famille, que sa mère ne se tourmenlerait
plus lorsque la récolte serait mauvaise, cl, comme
Ebba avait bon cœur, elle se réjouissait ùu bien
qu'eJle ferait autour d'c1le, ct, comme lle était
femme, elle se réjouissait des robes, des fourrures,
des bijoux dont clic allait pouvoir se parer. Etre
beJle pour plaire à français; allumer dans ses yeux
cette lueur qu'il ne pouvait dissimuler à la vue
d'une femme bien habillée, élégante, «chic »,
comme il disait avec cet indéfinissable accent parisien, un peu moqueur, qu'eile aimait tant. Lui seul
saurait l'aider à mettre cet argent en valeur, à le
dépenser d'une façon intelligente. Quelle que fût sa
réaction, mieux valait lui apprendre cette nouvelle
�122
CŒUR DE DANOISE
l<: plus tÔ't possible. Délibérément, Ebba héla un taxi.
- Hôtel Grosvenor, dit-elle.
- M. du Rauzier n'est pas sorti? demanda-t-elle
au concierge.
Celui-ci, après un rapide coup d'œil au tableau
des clefs - compteur que lui seul savait lire, répondit négativement.
- Faites-lui porter ma carte, je vous prie.
François, le chapeau sur la tête, ~e décidait justement à descendre. Il prit la carte, la relut deux
.fois:
- Ebba, à Londres?
Puis il bondit vers la cage d'escalier.
Pour si incroyable que la chose parût, il lui semblait qu'elle ne pouvait être venue en Angleterre
que pour hâter leur revoir; mais les vêtements de
deuil qu'elle portait le détrompèrent aussitôt.
Le hall était peu propice à une conversation intime. Il la conduisit dans un petit salon où ils
s'assirent tous les deux.
- Vous êtes venue appelée par votre oncle?
- J'ai appris en même temps l'aggravation de sa
maladie et sa mort.
- Et vous avez tenu à assister à son enterrement?
- Je suis arrivée trop tard.
n comprenait de moins en moins ce long voyage
pour un parent si éloigné et se leurrait de l'espoir
~u'c1le
fût venue en partie pour le retrouver. Déjà,
Il se penchait pour lui prendre la main et la couvrir
de baisers, mais elle articula:
- Il m'a instituée sa légataire universelle.
Et ce fut une fêlure profonde, irréparable, dans
�CŒUR . DE DANOISE
123
sa joit:;. Elle n : ~tai
pas veJ')ue pour lui; comptait-il
seulement à ses yeux?
Elle continua :
- C'est une énorme fortune, quarante à cinquante. mille livres.
Avidement, elle guettait le visage aimé, afin d'y
surprendre le signe de l'amour ou celui de la cupidité, mais elle ne vit dans les prunelles dorées qu'un
regard d'où se retirait toute expression, et elle sentit, sans pouvoir se l'expliquer, qu'elle avait brusquement fait jouer un déclic, déclenché une
barrière, et que François, à deux pas d'elle, n'avait
cependant jamais été plus lointain. Il répondit:
- Toutes mes félicitations, Ebba.
Puis il continua la conversation d'un ton enjoué,
amical, naturel. Ebba ne pouvait comprendre, en
l'écoutant, pourquoi un malaise naissait et grandissait, d'instant en instant plus pénIble.
Il pa rut surpris qu'elle voulût retourner à Biarritz, poliment surpris comme si cette nouvelle ne le
concernait pas personnellement, si bien qu'Ebba ne
put s'empêcher de lui demander:
- Ne viendrez-vous pas à Chiquito?
- Cela m'étonnerait, dit-il d'ùn air vague qui la
glaça plus encore que la politesse précédente.
La conversation tomba; ni l'un ni l'autre ne la
r leva. Ebba attendait qu'il l'invitât à déjeuner,
mais il sortit sa montre et dit:
- Excusez ma grossièreté, j'ai un rendez-vous
d'affaires urgent. Si vous restez encore quelques
jours à Londres, nous pourrons peut-être nous revoir. Malheureusement, je suis très pris.
- Vous me téléphonerez, dit Ebba.
- C'est convenu. Si je vois le moyen de m'échapper, je vous téléphoJ')erai.
�12 4
cœUR DE DANOISE
- Je vais tâcher de voir Mrs Murray à Bournemouth. Je rentrerai par la ligne de Southampton.
C'est un léger détour.
Cc nom, comme un éclair, lui rappelait le passé
joyeux de leur naissant amour. L'époque où elle lui
confiait g-aiement, dans une modeste crémerie, ses
déboires de cuisinière et où il lui répondait en vantant les charmes de Paris, afin qu'elle consentît à
se rapprocher de lui. Mais le rideau retomba et ils
se dirent adieu froidement, sans que chacun soupçonn ât la souffrance de l'autre.
«Perdue, elle est perdue, songeait François. Si
je la demande en mariage maintenant, elle croira
que je cours après son argent. Idiot, triple idiot de
ne pas m'ètre déclaré plus tôt! Il avait vraiment
bien besoin de mouri r, ce vieil oncle, exprès pour
compliquer mes affaires et détruire mon bonheur!
D'ailleurs, que suis-je maintenant aux yeux d'une
hérilière de cinq millions? Un pauvre petit ingénieur français, sans autres ressources que celles
qu'il gagne. Mon Dieu, que je suis malheureux! ~
Si Mme Almeyran s'était trouvée à Londres, il
n'elit pas résisté au besoin d'aller épancher sa détresse auprès de ce cœur fraternel toujours si compréhensif, mais Mm. Almeyran était à Chiquito, et
se rendre à Chiquito c'était retrouver Ebba. Or, il
n'aurait jamais le courage de la revoir et de feindre
l'indifférence; ce serait au-dessus de ses forces.
Les pensées d'Ebba n'étaient pas plus gaies.
Après avoir craint un in stant que François ne voul ûl
l'épouser par intérêt, elle regrcLLait maintenant qu'il
ne se fût pas montré plus sensible à l'annonce de
son héritage. El1e pouvait d'autant moins concevoir
ce qui se passait dans l'esprit de François qu'elle
avait toujours considéré les Almeyran comme
�CŒUR ' DE DANOISE
125
riches et qu'elle . ne s'était jamais demandé si les
ressour,ces .du ménage provenaient de M. ou de
Mmo Almeyran. D'autre part, elle ne faisait point
de différence entre la relativement large aisance
des parents de Chantal et la fortune solidement
assise et beaucoup plus importante de Ne Cromer.
Evidemment, elle voyait bien que l'argenterie de
Son ()ncle était plus belle, ses domestiques plus nombreux, sa RoUs plus élégante que la Citroën des
Almeyran, mais c'étaient là des détails sans importance à ses yeux. Elle ne voyait pas davantage que
Mme Almeyran, toujours habillée avec goût, n'allait
cependant pas dans les grandes maisons de couture.
La jeune fille n'avait pas assez d'expérience pour
saisir ces nuances. Après s'être jugée beaucoup
plus pauvre que François - et il est vrai que sa
situation d'ingénieur lui eùt permis d'envisager un
autre parti qu'une institutrice sans fortune, - elle
croyait que cet héritage l'avait replacée à un ran~
social équivalent à celui du jeune homme, ou le d6passant légèrement, mais si légèrement qu'elle n'y
prêtait aucune attention. Aus3i se disait-elle:
« Je me suis trompée et Chantal s'est trompée. Il
ne m'aimait pas sans dot et il ne m'aime pas davantage avec dot. La lettre anonyme avait raison. Ce
qui lui plaît, c'est de troubler une femme; puis,
quand le jeu cruel a réussi, nouveau don Juan, il
fait la cour à une autre. Qui sait si ce r endez-vous
d'affaires n'est pas un rendez-vous d'amour auprès
d'une jolie Anglaise, à moins que Suzanne Tozcl
ne l'ait suivi à Londres? Qu'ai-je été m'éprendre
d'un de ces Français légers, inconstants, au cœur
duquel je ne comprends rien, moi, pauvre petite
ut
Danoise sentimentale et simple! Que me fait
l'argent de mon oncle si je doi .vivr.e seule, sans
�[26
CŒUR DE DANOJSE
celui que j'aime, et comment aurai-j e le courage de
retourne r à Chiquito, auprès des siens, dans un milieu où j'entendrai sans cesse parler de lui? Jusqu'à
présent, malgré mes doutes, un espoir me soutenait;
c'est fini, que vais-je devenir? Mon Dieu, que je
suis malheureuse! »
Eli,~
s'était accoudée sur un pont dont elle ignorait Je nom. Les eaux de la Tamise coulaient, lentes
et tranquill es, sous ses pied. Un instant, elle
éprouva la tentation de s'y jeter, corps mince,
pierre vivante sur laquelle le flot se referme; puis
elle revit Mrs Murray, sal1S connaissance, clan s la
salle de bains. Comme elle avait trouvé exagérée à
l'époque, romanesque, déséquilibrée, cette tentative
de suieide! Mais aujourd'hui elle la comprenait,
elle l'approuvait presque, et tout à coup, elle eut
une furieuse envie de revoir cette femme qui avait
souffert, cie causer avec elle, qui sait? peut-être de
lui demander un conseil?
Elle rentra à l'hôtel, feuiJ1eta l'horaire des trains
et fixa son départ au surlendemain matin. Ne lui
fallait-il pas retourner enco re une fois chez le sollicitor? Du moins, telle était la raison qu'elle se
donnait pour prolonger son séjour, mais au fond,
tout au fond clu cœur, un espoir ne subsistait-il pas
que François téléphonât?
Hélas! jusqu'au départ, elle ne reçut d'autre
message du monde extérieur qu'une dépêche de sa
mère qui lui demandait instamment de rentrer au
Danemark ct que, dans sa déception, elle déchira
cn mille morceaux. Elle déjeuna et dîna seule dans
la salle à manger de l'hôtel, puis, ayant payé sa
note, partit le cœur gros, héritière inconsolable,
prête à fondre en larmes.
�CŒUR DE DANOISE
127
VIII
MRS MURRAY
Les dernières flammes du gigantesque incendie
ode Chicago se dissipèrent sur l'écran. Un court instant, la salle fut plongée dans l'obscurité, puis,
tandis que la musique abandonnait le ton funèbre
pour une marche entraînante, les héros de l'expédition polaire parurent, emmitouflés dans leurs combinaisons fourrées. Jean Davier souriait au premier
plan. Ebba en reçut un choc en pleine poitrine. A
la dérobée, elle examina sa voisine, m~is
Violet
Murray portait, digne et imperturbable, sa petite
tête aristocratique bien droite sur ses épaules. Elle
connaissait donc déjà la frappante ressemblance du
célèbre explorateur et de son mari?
Ebba était arrivée dans l'après-midi à Bournemouth, et Mrs Murray l'avait aimablement reçue et
plus aimablement encore invitée à se joindre à une
partie de cinéma organisée pour le même soir. La
jeune fille, avide de se changer les idées, avait
accepté. Assise entre Mrs Mills et Mrs Murray, elle
assistait au défilé des actualités qui la transportait,
sans effort, successivement, dans les cinq parties du
l11onde. Demain, elle pourrait causer tranquillement
avec Mrs Murray, car Mrs Mills s'absentait pour
deux jours. Jusque-là, il ne fallait pas tenter de
briser l'apparente impassibilité de sa voisine. Ebba
Se sentait si fatiguée par les émotions qu'clic avait
éprouvées qu'elle ne savait plus très bien, par mo-
�'1 28
CŒUR DE DANOISE
ment, si clk était venue à Bournemouth pour
éclaircir le mystère de la double personnalité de
M. Murray ou pour trouver, auprès d'une femme
ayant passé par des épreuves analogues, un réconfort, un conseil, dont sa jeune et trop neuve expéri ence pùt profiter.
Le film puéril et compliqué, comme tous les films
anglo-saxons, se termina sur un long baiser, après
de tragiques péripéties, dont une seule eût suffi à
tuer la plus résistante des créatures humaines.
Ebba se retrouva dehors, excédée par cel optimisme
béat et cet étalage d'une sentimentalité qui réveillait toutes ses préoccupation s. La fenêtre de sa
chambre d'hôtel ouvrait sur la mer. Elle se coucha,
bercée par le murmure apaisant du flot qui chantait
sur la plage de sable une chanson douce et monotone, pareille à des larmes sans amertume, et
presq ue aussitôt, elle sombra dans un lourd
sommeil.
Le soleil, déjà haut, dorait cette même plage
d'une chaude lumière quand elle s'éveilla le lendemain matin. Des enfants couraient joyeux, pieds
nus, barbotaient et bâtissaient des forts éphémères.
A u Danemark, en Franee, en Belgique, Ebba eût
contemplé pareil spectacle. Tous les petits d'hommes
ne jouent-ils pas à des jeux identiques dès qu'ils
possèdent du sable et de "eau?
Elle s'habilla, sortit et reconnut Bobby et sa
mère sous une tente dressée au bord du rivage. Elle
se hâta cie les rejoindre et fut accueillie avee une
franche amahilité. Aux yeux de Violet, Ehba, héritière cie Mr Cromer, différait complètement de la
modeste j une fille danoise qui avait débarqué en
Angleterre l'hiver dernier. Elle était fière et un peu
honteuse d'avoir traité avec tant de désinvolture un
�CŒUR DE DANOISE
129
personnage destiné à prendre tant d'importance.
Stupéfaite qu'Ebba \'oulût bien oublier ces temps
de quasi-pauvreté, Violet ne demandait qu'à se
faire pardonner ses duretés passées, car Violet, 110n
seul nent respectait l"arg nt, mais encore l'admirait comme la puissance la plus formidable du
monde, baguette magique qui a remplacé celle des
fée. i elle avait mal réu si à comprendre son
mari, cela tenait surtout à c qu'aux yeux de
M. Murray l'argent n'avait pas cette valeur sacrosainte. li en possédait, il 'en en'ait; il n'en possé-'
dait plus, il s'en passait; tandis que sa femme,
comme tous les êtres qui n'ont pas une forte personnalité, à mesure que sa riches e diminuait ~e
sentait diminuer elle-même.
Ebba ne s'attardait pas à ces considérations, EIJe
ne voulut voir qu'une chose, c'cst que Violet lu i
faciliterait sa tâche, Elle était "enue chercher un
en . eignement précis. Au delà de cette enveloppe
superficielle, mondaine, de Vi olet, elle étyait pu, à
cUlaines heures, saisir le cri de la femme <lmcureuse qui souffre. C'était cc cri qu'eIJe était venue
réentendre, ct non des paroles vaines de pulite :;oe.
Tout de uite, certaine c1é_ormais que Violet n'oserait pas se dérober, brutalement, comme le chirurgi n enfonce le bistouri, elle lui parla de Jean Davier et de cette ressemblance qui l'avait frappée.
Bobby jouait <lU loin sur la plage. Violet el Ebba,
a sises 'ous la tcnte dans deux fauteuils trau 'atlantiques, se faisai nt face, Un silence tomba, ct subitement, au lieu de la correcte. Anglaise, Ehba vit
rbpparaitre la femme qu'clic avait . nrpi
~e
un
malin ang-Iotant su r un lit ct qui s'c."primait, sans
pleur 'r toutefoisi de la même voix entrecoupée.
~
Croyez-vous donc que je ne sache pas?
339- V
�J3 0
CŒUR DE DANOISE
J c nc mc suis pas trompéc, J can Davier ct
votrc mari ...
- N c font qu'un!
- E x pliquez-moi alors pourquoi ... ?
- Pourquoi je nc mc défcnds pas?
- N'avcz-vous pas la loi pour vous?
- La loi me rcndra-t-ellc l'amour de mon mari? .
Elle Il C ferait quc dévoiler à tous la hontc d'une
big-a mic qui paraîtrait cncore plus ridicule qu'infamante. On nous chansonnerait en France et on ne
serrerait plus la main de mon époux de ce côté-ci
du détroit.
- Mais toute Ics sympathies iraicnt vcrs VOLIS.
- Croycz-yOus? Et que m'importent les sympathi es des inconnus?
- Mais pourquoi avait-il l'air si mi érable quand
il est revcnu?
Vous n'éclaircircz jamais complètcmcnt le
mystèrc de cet être étrange. Je connais deux faces
de sa vie; peut-être en cst-il d'autres encore que je
ne soupçonne pas.
- Sa femme française cst-clIe au courant?
- Je l'ignore et veux l'ignorcr. J'ai dépassé ce
stade de la curiosité. J'ai beaucoup changé dcpuis
troi s mois, Ebba. Je n'attends plus rien, je n'espère
plus ricn dc l'amour. Vous me dcmanderez pourquoI J ne divorce pas. J'ai une peur maladive du
Iiruit fait autour de moi. J'ai soif de respectabilité.
Maintenant que j'ai renoncé à l'amour, je suis
presque heureuse.
- Hcureuse dans la pénurie la plus complète?
- Je pourrais vous répondre que je possède
Bobby, mais à lui aussi j'ai renoncé. Quand on est
j Ctl11 l', on croit que les êtrcs vous appartiennent et
que l'on a des droits sur eux. On croit d'abord que
�CŒUR DE DANOISE
Y311
l'on a des droits sur ses parents, puis sur son mari,
puis sur ses enfants, ct quand ils s'éloignent de
vous, qu'ils vous font souffrir et qu'ils poursuivent
des buts différents des vôtres, on se sent comme
lésé, victime d'une injustice. De cette erreur découlent tous nos maux. Nous sommes seuls, Ebba,
seuls dans la vie et seuls dans la mort. Nous avons
l'air de posséder des compagnons, mais au fond de
leur âme il s ne pensent qu'à eux-mêmes ct ils ne
nous aiment qu 'autant que nous ne les gênons pas.
Ils suivent leur loi, leur voie, différente de la nôtre.
- Quel désenchantement 1
- Ce n'est pas un désenchantement; ]1 suffit
'd 'avoir compris, t lorsqu'on a renoncé à les poursuivre, à les retenir - ah! combien j'ai usé mes
fore~s
dans cette lutte! - on est presque heureux,
'délivré de cette folle illusion qui consiste à vouloir
être deux. Voyez les animaux, ils ne s'unissent que
pour une saison, Pourquoi les humains, envers et
contre les lois de la nature, veulent-ils mêler de
l'éternité à 1 urs amours?
- Ne réussit-on pas quelquefois?
- Je ne sais; peut-être, si l'on renonce à soimêm . Voyez-vous, c'est là le choix: renoncer à
soi-même ou renoncer aux autres, je veux dire à
celui que l'on aime. Moi j'avais des idées, des
goùts trop précis, trop limités. Je ne pouvais pas
m changer malgré tout mon amour, et lui, jc ne
pouvais pas le changer non plus. Sa personnalité
était trop forte. Nous étions comme un cheval et un
mulet attelés en semble ct qui ne peuvent marcher
au même pas. Tandis que maintenant je vais m'organiser une existence agréable avec le peu de fortune qui me reste. L'existence qui me plaît, en
(ichors de l'amour, cette calamité. Une vie respec-
�13 2
CŒUR DE DANOISE
table, respectée, de femme du monde bien élevée.
Bobby terminera ses études dans un bon collège,
puis il suivra son destin. S'il choisit de vivre auprès
de moi, tant mieux, sinon je ne m'évertuerai pas à
le retenir. Et puis, j'attendrai tranquillement la
mort sans vouloir devancer son heure. Ai-je été
assez stupide de vouloir me tuer pour un homme,
alors que, seule, on peut avoir tant de petits
plaisi rs !
- Quelle affreuse perspective, ne put s'empêcher
de murmurer Ebba.
- Mais je ne me donnc pa en exemple. Je vous
l'ai dit: chacun pour soi. D'ailleurs, riche comme
VOLIS l'êtes maintenant, tous vous souriront ct vous
aurez peul-être la chance cIe pouvoir croire il
l'amour jusqu'à votre dernier soume.
Bobby revenait; la conversation prit fin. Le lendemain, Ebba s'embarquait pour la France.
Tout Je long du voyage, elle ressassa les mêmes
pensées. Elle refusait de fai re siennes les théories
cl ' Mrs Murray. La vie employée à satisfaire de
pet ites satisfactiolls égoïstes lui semblait vainc et
S, lIlS intérêt. EIIe sentait brûler son âme d'une autre
fl;tmme, flamme de sacrifice, c1'amour. Ce don comp 'l d'cllc-m,}me, devant lequel Violet Murray avait
r' ' ulé, cet anéantissement de toute préférence devant les désirs de l'être aimé, c'était cela qu'elle
50lhaitait. Sc con fondre avec Jui, sc donner sans
('sprit de retour, c'était de cela qu'el\e avait soi f.
l'vI ais n'était-cc pas cela aussi que la vic, que Françoi lui refusaient? Comment sc donner s'il ne l'aim:liL pas, ct à quoi bon ce grand élan s'il ne
s'appuyait sur un élan semblable? Tristement, elle
Ir s ntait relomber et sc voyait plus pauvre, malgré
ses million s, qu'clic ne J'avait jamais été, dépouillée
�CŒUR DE DANOISE
133
de tout ce qu'elle avait cru pas éder ct voulu offrir;
sa grâce, sa jeunesse, son cœur.
Elle pan'int à Chiquito ft la fin d'une journée
d aoüt, paisible, radieuse. Le profil des Pyréllées se
détachait pur et net sur un ciel d'un vert clélic;lt
dans lequel tremblait une étoile d'un
l' 1'0 e.
M'''· Almeyran avait envoyé son chauffeur à la gare
ct, à mesure que l'auto se rapprochait, Ehba di ting-uait, plus précises à chaque tournant, le fenêtres
de la villa, ouvertes pour laisser pénétrer les dernières lueurs du jour. Elle espéra que tau étaient
sortis et qu'elle altrait le temps de sc reposer, de se
reprendre avant leur retour, car elle se sentait si
triste et déçue qu'un peu de solitude lui aurait fait
du bien. Mais comme elle ouvrait la grille du jardin, elle vil un bras blanc qui repolissait un volet ct
reconnut Chanta\.
- Ebba! pas trop fatiguée? Attendez-moi une
seconde et je descends vous aider.
L'exubérante enfant s'empara du sac et du manteau de la voyageuse.
- Papa et maman sont sortis. J'étais un peu fatiguée. Je ne les ai pas accompagnés. J'ai passé tlne
délicieuse après-midi, seule, au fond du parc. J'ai
lu un roman passionnant que je vous prêterai. Sa vezvous qui est à Biarritz? Je vous le donne el1 mille!
Pierre Monestrel! Il est arrivé hier. Cela m'a
donné un coup quand je l'ai vu sur la plag-c à
l'heure du bain. Quell. idée stupide de Ile pas
m'avertir 1 Mais il voulait juger de la force et de la
sincérité de mes sentiments, paraît-il. Je vou
assure qu'il n'a pas pu s'y tromper, je suis devenue
'blanche et puis cramoisie. Je ne pouvais plus parler.
~t
lui l il riait d'un petit air salÎs fait; je l'aurais
�134
CŒUR DE DANOISE
battu avec joie. Maman m'a demandé si j'étais
souff l'ante.
Elle s'interrompit brusquement en remarquant la
lassitude d'Ebba.
- E~· vous? racontez-moi.
- Eh bien! j'ai vu le sollicitor. J'hérite de
quelquc chose comme cinq millions.
- Cinq millions! n'est-ce pas tout simplement
mcrveilleux! Et qu'allez-vous faire de cettc énorme
sommc d'argent?
- Je n'cn sais absolument ricn.
- J c vais vous lc dire, moi. Vous allez acheter
unc maison, ùes autos, un yacht, ou bien vous allez
partir faire le tour du monde.
- Seule?
- Bien sûr que non, avec François.
- Vous vous trompez, Chantal. J'ai revu votre
• oncle. Je m'étais Icurrée, il ne m'aime pas et ne m'a
jamais aimée.
- Vraiment, il vous l'a dit? murmura la gamine,
interloquée et navrée.
- C'était facile à voir, je vous assure. Quelle
indifférence!
- C'est étrange, j'aurais pourtant juré ...
- Je vous le répète, nous nous sommcs trompées.
Si vous m'aimez un tout petit peu, Chantal, vous
ne m'cn parlcrez plus. J'ai décidé de nc pas me
marier. ] e rcsterai vieille fillc. Vous souriez, mais
pOllrquoi pas? C'est une profession qui a besoin
d'être réhabilitée. Je commencerai par m'habiller
avec élégance. Vous ct votre mère m'aiderez de vos
conseils. A Biarritz, nous trouverons tout ce qu'il
faut: robe, manteaux, chapeaux, souliers. Je vewc;
qu'il ne subsiste rien en moi de la petite institutrice
qUI n'a pas su plaire.
�CŒUR DE DANOISE
135
Involontairement, alors qu'elle disait renoncer à
poursmvre son rêve, clle revenait à François. Se
transf rmer en une femme élégante el lui montrer
qui il avait dédaigné, telle serail sa vengeance. SI,
ce jour-là, elle voyait un peu de regret briller dans
les prunelles dorées qu'elle avait tant aimées, elle
s'estimerait payée de sa peine. Puisqu'il n'avait pas
voulu la remarquer sous ses modestes petites robe,
et. puisqu'il était sensible, stupidement sensible à
l'élégance de la femme, elle lui montrerait que,
aussi bien qu'une autre et mieux qu'une autre, elle
pouvait être désirabJ.c, une fois bien ondulée, bien
chau
.- ~ée
et revêlue des derniers modèles ci s
grands couturiers. Une habile manucure saurait
affiner ses ongles, blanchir ses mains un peu trop
grandes et trop sensibles au froid et à la chaleur.
Un bon bottier saurait faire valoir la cambrure de
80n pied de sportive, et des bas de soie très fins
souligneraient heureusement sa jambe aux muscles
longs. Les coutu ri ers, d'autre parl, n'éprouveraient
aucune peine à mettre en valeur ses épaules rondes
et ses hanches minces, pas plus que les modisles à
coifter ses blonds cheveux mousseux.
Pendant la quinzaine qui suivit, Ebba, aidée de
Chantal que ce rôle amusait infiniment, courut les
magasins de Biarritz et comprit pour la prl'm ière
'f ois le pouvoir de l'argent et les joies qu'il procure.
1 )es robes pour toutes les heures de la journée et
d 1l soir s'entassèrent dans son armoire. Du linge
fip , des souliers, des chapeaux, des manteaux suivi 'nt. M'" Almeyran, un peu effarée, eraignait
qu'un tel exemple ne fût contagieux et dangereux
pour sa fille, mais il était difficile de résister à la
\frénésie de toilette qui 'était emparée des deux
�136
CŒUR DE DANOISE
amies, eL d'autre part, Ebba, quand Chan tal admirait une robe, avait une si irrésistible façon de la
lui offrir et de s'en excuser ensuite, que Mm" AImeyran eüt cu mauvaise g râce à se plaindre ou à
sc fâcher. D'aill eurs, n'était-il pas entendu qu'Ebba
rentrait au Danemark à la fin de l'été, et ne fallaitjl pas qu'ell e montât sa garde-robe avant son
départ ?
Ebba ne manquait pas d'un certain goût, mais
eHe ne savait pas toujours comprendre quelles
étaient les rohes qui lui alhu1t le mi ux. Son
amour des couleurs violentes lui eüt fait choisir des
J~l o dèles
aux tons heurt' s qui eussent éteint sa chair
de blonde, ses cheveu..'C pâle, ses yeux clairs, mais
Chantal veiJ1ait. Cette petite Parisienne de dix-sept
a ' IS avait un sens artistique sans défauL Elle
instruisit Ebba, lui lit remarquer que certains
rouRes ardents, certains bleus durs, qui convenaient
aux yeux noirs et à la chevelure blond tilien,
presque TOusse de Chantal, feraient paraître fade la
joliesse scandinave d'Ebba, ct qu'au contraire, les
tons pastels ou le noir lui eyaient admirablement.
Elle l'aida à choisir pour le soir, entre mille somptu us s parures, un manteau d'hermine souple et
lég-er comme du satin, doublé d'un précieux lamé or
et vert.
VOltS avez l'air de la Fée des neiges, lui ditelle, lyrique, ans sc clouter qu'en donnant cc surnom à Ebha, clic réveillait un des plus doux ct des
plus douloureux sou v nirs de la jeune fille.
" "était-ce pas ainsi que François l'appelait autrefois quand il lui faisait la cour?
- Et maintenant, je voudrais que maman donnât
une gl3ndc fête pour vous prés ntcr à tous nos
ami ct nous permettre d'arborer ces jolis chiffons.
�CŒUR
DE
DANOISE
137
Mme Alm yran, pressentie, ne sc fit pas trop prier,
·e t une ravis ante soirée se déroula dans les jardins
de la villa Chiquito.
Ebba en mousseline vert d'cau, Chantal en rouge,
eurent autant de succès l'une que j'autre. Elles
avaient l'air de deux sœurs. EJ1es dansaient aussi
éperdument l'une que l'autre et avec la même
grâce. Parfois, accompagnées d'un habit noir, on
voyait leurs robes disparaître dans le bosquets ou
frôler les arbres qui bordaient les sentiers iJ1uminés
par de gros lampIOns bleus et rouges. Quand le jazz
se taisait, l 's grenouilles, dans la campagne, lançaient y r le cicl étoilé leur cri pur, son qui semble
issu d'un gosier de cri tal.
.l\L Almeyran, au cours de la soirée, yint trouver
sa femme.
- Je me demande si nous avons ClI raison
d'autoriser cette fête. Chantal n'a que dix-~cpt
ans.
De mon temps, les jeunes filles attendaient lcurs
dix-huit ans pour faire leur entrée dans le
monde.
- Nous sommes à la campagne, ici.
- Biarritz! la campag-ne?
- Je t'assure, mon ami, dit Mme Almeyran, in'd ulgente, que nous aurion u tort de refuser. Regarde comme elle s'amuse!
- C' st bien cc qui me fait peur. Je l'ai vue
dan:cr avec un jeullc homme - ma foi, très gentil,
je le reconnais, - elle paraissait al1X anges! Je
trouve tout de même extraordinaire de n pas connaître les danseurs de ma fille.
- D nos jours, tous les pères en sont là, mon
pauvre ami, ct je sais, moi, de qui tu veux parler.
Chantal me J'a présenté hier sur la plage. 'efot un
jeune Moncstrel; le fils de ces Monestrel que nous
�138
CŒUR
DE
DAN orSE
avons connus autrefois. Famille très honorable.
Lui-même finit ses études de droit.
Chantal était, en effet, parvenue à ses fins en présentant officiellem ent Pierre Monestrel à sc parents, mais elle avait échoué dans un autre dessein,
car elle avait télégraphié à son oncle de venir pour
le bal ct n'avait obtenu aucune réponse.
Cc silence l'étonnait, et plus encore qùe François
n'eüt point paru à Chiquito de tout l'été, fait sans
précédent clans les annales familiales. A chacune
des lettres de Mm" Almeyran, il s'excusait, alléguant ses trop nombreuses occupations. « Or, songeait Chantal, je sais qu'il est quasi son propre
maltre à l'usine, et si Ebba a dit vrai et qu'il ne
l'aime pas, il n'a aucune raison de l'éviter et de se
tenir à l'écart; mais si, comme je le soupçonne, il
l'aime ct ne veut pas ou ne peut pas l'épou ser, SOli
attitude s'éclai re aussitôt d'une parfaite limpidité.
Il faut absolument que j'arrive à savoir les dessous
de celle affai re ! »
L'intelligente gamine inventa donc une ruse pour
attirer son oncle à Biarritz.
Ebha avait été invitée par des amis danois, de
passage sur la côte basque, à les rejoindre à Hendaye. 1Is devaient faire en auto quelques excursions
en Espag-ne : à Pampelune, Saint-Sébastien, Loyola,
et ramener la j E!une fille ensuite à Chiquito. ChantaI profita de cette occasion pour écrire à son oncle
une longue lettre bien innocente, où elle lui apprenait incidemment qu'Ebba était partie, mais où clle
se gardait d'ajouler que cc départ n'était que momentané et que cette absence ne durerait que
qu Iques jours.
François s'y trompa. Août s'achevait. Paris, desséché par un torride été, vide d'amis, ne lui offrait
�CŒUR DE DANOISE
J.')')
(j'autres ressources que les restaurant· du Bois, UTIplis d'une foule cosmopolite, et des théâtr 5 où ùc~
doublures jouaient de mauvaises pièces. L'asphalte
puait le g-oudron et fondait sous les pieds. Lair
lourd était sec, brulant, empesté de fumée et
<J'odeur d'essence. La perspective d'aller se rafraÎchir au bord de la mer, d'aller respir r l'air léger
de la côte basque, lui souriait infiniment. Du moment qu'il ne risquait plus de rencontrer Ebba, aucune raison sérieuse ne l'obligeait à bouder son
'désir et à résister aux douces, mais pressantes
invit s de sa sœur. Il préYint à l'usine qu'il s'ab 'entait et partit pour Biarritz.
Au reçu du télégramme qui annonçait son arrivée, ct tandis que Mm. Almeyran ordonnait de
préparer la chambre des pommiers - ainsi nommée
parce que le dessin de la toile de Jouy qui recouvrait les murs représentait des pommiers en ft ur ,
- Chantal, le nC'z dans un livre, sc mit à rire sous
cape d'avoir si bien deviné le mobile qui avait tenu
son oncle éloigné. Ebba a'.'ait annoncé son retour
pour le lendemain soir. Ils arriveraient ensemble,
l'une d'Espagne, l'autre de Paris, el aucun fallacieux prétexte n" empêcherait plu leur rencontre.
Jamais Pierre Monestrel ne la vil aussi pleine d'entrain que ce matin-là au bain. Elle lui fit mille
niches clans l'eau, s'amusant à l'éclahousser, plongeant au inoment où il arrivait près d'elle, pour
reparaître beaucoup plus loin, riant de sa déc nvenue.
La mer était forte et les bains consignés, sau r au
IV ieux-Porl. Sur les bords cle la petit plage resserrée, les baigneurs s'entassaient, mais Chantal s'élait
habituée avec Ebba à ne plus craindre 1 s Yagucs.
La Danoise lui avait appris à piquer au moment. où
�140
CŒUR DE DANOISE
les crêtes déferlent et menacent de vous submerger.
A quelles bonnes parties de tennis et de natation ils
allaient p uvoir se livrer, Ebba, François et elle!
~on
oncle apporterait il Chiquito un élément gai,
aJ1lu~nL.
Il était toujours prêt à organiser des excursions, des pique-niques. M. et Mn" Almeyran
avaient des g-oüts beaucoup trop tranquilles aux
yeux dc leur fille. La turbulent'! enfant aimait le
mouvement, et Je jour où Ebba avait parlé d'acheter
une Bugatli, elle avait battu des mains. L'auto
n'était, c1'aill eurs, pas cncore livrée, mais, en l'attendant, Ebba avait passé son examen de chauffeur et
obtenu son permis de conduire en France.
En revenant de Biarritz, Chantal s'arrêta chez
un flcuriste ct acheta deux bottes de rose ' rouges.
Ene en plaça une clans la chambre d' Rbba, l'autre
clan s celle de François.
« Je vouel rais que tout leur parlàt d'amour »
song-eait la romanesque petite fille.
'
Avant le dîner, François parut, débarquant c1u
Sud-Express. ] 1 demanda la permission de monter
sc layer les yeux, fatigués par la poussièrc du
train.
« omme il a mauvaise mine, se dit Chantal,
atterrée. Il n'est vraiment pas à son avantagc!
pourvu ju'il plaise encore à Ebba! Se peut-il que
la chaleu!' dc Paris l'ait éprouvé à ce point? Sùrement, quclque intime souei a dCt le miner. »
Au milieu du repas, Chantal fut appelée au téléphone.
- Qui était-cc? demanda sa mère quand elle
rcvint.
- .1 anine voulait organiser unc partic de tennis
pour demain.
_ Qui cst Janine .? interrogea François.
�CŒUR DE DAN01Sl·:
- La sœur de Pierre M onestrel, un charm:tnt
garçon, commença Mm" Almeyran.
- Très assidu à Chiquito, termina son mari.
François sourit. Il savait à quoi s'en tenir au
sujet de Pierre Monestrel, mais il ne se doutait
guère que la voix de Janine au téléphone re semblait étrangement, ce soir, à celle d'Ebba. Les plans
de Chantal avaient été bouleversés. Ebba la prévellait qu'elle ne rentrerait que le lendemain matin.
Sa Bllgatti étant arrivée à Bayonne, elle irait en
prendre possession et reviendrait par la route, conduisant elle-même.
Tout Je reste de la soirée, la gamine {ut sur des
charbons ardents. Chaque rois que la conversation
tombait, elle craignait qu'il ne fôt question d'Ebba
et que François ne clécou vrît sa supercherie; mais
la chance la servit. Mm,' Almeyran, volontairement
Olt involontairement, n'aborda pas ce sujet. Elle ne
fit même aucun remarque quand Chantal, profitant
d'une absence momentanée de son oncle, la prévint
que la Danoise ne rentrerait que le lendemain.
M. AlmeyralJ se retira cie bonne heure.
- Tu ne vas pas te coucher, Chantal?
Mais clle ne voulait pas laisser sa mère et son
oncle tête à tête.
- La soirée est si belle, ce serait vraiment dommage; d'autant plus que le météorologiste du ] our1wl annonc pour ce soir une pluie d'étoiles filantes
et que je désire faire un vœu.
- Que la chance te favorise 1
- Et toi, François, n'as-tu pas de vœu à formuler?
Je craindrais que le Ciel ne refusât de
l'exaucer.
- Il s'agit de l'énoncer avant que l'étoile dis-
�142
CŒUR DE DANOISE
paraisse dans la nuit, mais si on se prépare
d'avance on a presque toujours le temps.
- Quelle cxpérience! blagua François.
Mais, gagné par l'assurance de la petite, il s'immobilisa dans son fauteuil, et, les yeux sur la votÎte
céieste, attendit en répétant intérieurement le nom
de celle à qui, malgré tous ses efforts, il n'avait
cessé de penser depuis qu'il l'avait quittée à Londres.
Mm" Almeyran avait été donner des ordres à ses
domestiques. Ils étaient tous deux seuls sur la terrasse sablée devant la maison.
«Quelle atmosphère propice aux confidences,
songeait Chantal, mais il ne me dira rien, car il me
croit encore une enfant. »
Gnc étoile jaillit de la nuit, traversa le ciel et
s'en fonça dans l'obscurité. Chantal, surprise, malgré .on attente, avait jeté un cri. François, dans
l'ombre, ne bougeait pas.
- Tu as fait un \'ŒU?
- J'ai fait un vœu, dit-il d'une voix qu'il voulait
éclaircir.
Le silence retomba. J\IIllCAlmeyran pouvait revenir d'un instant à l'autre. Chantal se lança:
- JI paraît que tu as YU Ebba à Londres?
- Aperçue tout au plus.
ous nous sommes tellement amusées cet été!
- Mais n'a-t-elle pas porté le deuil de son oncle?
- M. Cromer n'était son oncle qu'à la mode de
Brcta~n,
donc parenté 'lolgnée, ct, dans son t stamlnt, il J'avait priée illstamment de ne pas se
mettre en noir, couleur qu'il détc lait. Cc devait
êtr un fameux original, cc monsieur! ous avons
été chez tous Jes couturiers de Biarritz, ct il y en a!
Ebba était devenue d'un chic renversant, tu ne
l'amais pas reconnue!
�CŒUR DE DANOISE
143
- C'est dommage.
- Dommage? répéta la jeune fille interloquée.
- Oui, elle avait, avant cet héritage, un charme
simple qui n'appartenait qu'à clIc.
- 1)onnez-vous donc de la peine pou r pbi re à
quelqu'un, marmonna Chantal.
- Que dis-tu?
- Je dis que ses nombreux admirateurs ne partageaient pas 10n avis. Si tu avais vu le succès qu'eUe
avait ici!
- Ah! elle avait de nombreux admirateurs?
- Ou adorateurs, comme tu voudras, accentua
Chantal, ravie d'avoir enfin réussi à faire vibrer
une corde, celle de la jalousie.
- Elle se montrait sensible aux hommages? ditil d'un ton qu>il voulait indifférent.
- Une femme est toujours heureuse de plaire,
répondit-elle évasivement.
- Quelle expérience à dix-sept ans!
Mai la taquinerie fut perdue, car Chantal, toute
à son plai il' de l'avoir senti vexé, ne protesta point.
- y a-t-il longtemps qu'elle a quitté Biarritz?
- Cinq ou six jours.
M'"'' A1m yran revenait; la conversation changea.
'Quelques minutes plus tard, tous trois montaient
dans Icurs chambres et bientôt la maison parut
s'endormir, mais François, le cœur en détresse, ne
pouvait trouver le repos; Chantal avait réveillé en
lui son amour, sa douleur. Il voyait Ebba riant
gaiement de son rire si communicatif avec de
j cu ne hommes qui lui faisaient la cour. Ilia voyait
clan . ant avec eux, écoutant leurs compliments, les
regardant de ses yeux clairs au regard naïf et COllfiant, et il rongeait son frein, impuissant à l'empêcher d'aimer t d'être aimée, pui qu'il avait rc-
�1,44
CŒUR DE
DANOISE
nonce a elle. Des cauchemars vinrent renforcer.
encore ces visions. Il se tournait ct se retournaif
dans son lit sans pouvoir s'en délivrer,
Vers onze heures du matin, il terminait sa toilette,
après un réveil tardif dû à sa mauvaise nuit, et, par
la fenêtre ouverte, admirait la campagne verle et
paisihlC', la mer qui miroitait à l'horizon, quand
une auto sur la route attira son attention. Elle filait,
rapide ct souple, sa carrosserie bleu clair rappelait
le ton de l'Océan et se détachait nettement dans le
paysage. 11 la suivit un instant des yeux, et au moment où il croyait la perdre de vue, remarqua
intrigué, qu'elle quittait la route de \.:>aint- Jean-d~
Luz pour prendre le chemin de traverse qui conduisait à la villa.
- Une visite, sans doute, de quelque ami.
Le moteur gronda de plus en pl us proche. Il se
recula, "oulant observer sans être VlI. Une femme
condui sait. On voyait ses mains gantées de cuir
fauve sur le volant. Elle était seule dans la voiture
el habillée de bleu également. On ne pouvait distinguer ses trait. Elle coma; le jardinier ouvrit la
grille. L'auto roula doucement et "int s'arrêter
devant le porche. François ne pouvait plus la \,oir.
Il entendit un double éclat de rire et de joyeuses
exclamations dont l'accent le fit SUL autel' : Ebba?
Mais il se gourmanda. Quelle aberration! i cela'
continuait, il la verrait bi ntôt partout.
On frappa à la porte de sa chambre et la voix de
Chantal prononça:
- Es-tu prêt ? Nous allons à Biarritz, au bain
du Vieux-Port.
- j'arri\'e.
'Cn dernier coup de pigne. Pas de chapeau ni de
gants: vive la liberté à la campagne! et il descen-
�CŒ UR DE DANOJ SE
145
o it l'escalier, habiJlé de flanelle grise, heureux de sc
sentir le corps et l'esprit libres, en vacancC's; détendu par la perspective de cette journée ùe flttnerie qui l'attendait : U11 bon bain de mer, puis, ap r\s
le déjeuner, U11e heure de icste, une part i~ de
tennis ou une. promenaùe. Vie toute animillc, pl!
son cerveau serait réduit à l'état d'oro·;:>.ne inlltil e.
Mais, comme il atteignait le bas des marches, il, it
à travers la baie du hall l'auto bleue et son chail [feur, une élégante jeune fille vêtue d'un mantnu
de cuir azur. Elle i1yait enlevé on brlJ1 11 et, et, b
tête penchée, courbée V(rs le moteur, eJle dOl1n,.it
des explications à M. Almeyrall . Cette silhouctlt',
cette couleur de cheyeux blond argent... Cette fois,
il ne pouyait s'y tromper: Ebba était devant lui, à
deux pas! Il reprit sa respiration coupée par l'émotion, tandis que la colère l'envahissait. Il avait été
joué, herné. Bbba et Chantal étaient compl i 'es,
l'avaient attiré dans ce guet-apens. La jeune Danoise a\'ait eu envie, san. doute, de sc montrer à Illi
sous son nouvel aspect de femme riche, entourée,
adulée. Satisfactioll de yanité que Chantal, cette
go se! avait approuvée. Leur entretien de la veille
s'éclairait d'un tout autre jour.
M. Almeyran s'éloigna, appelé par le jardinier.
Ebba sc releva et se disposa à ntrer dans la maison. François regardait son yi age frais, son 1. ~ z
retroussé, ses yeux qu'il aimait tant.
Elle franchit le seuil, l'aperçut debout près d'clJe,
poussa \111 cri et s'accrocha à la porte pour Ile pas
tom h r.
- Vous me )?renez pour un fantôme? dit-il, \'0\1Iant plaisanter, ému malgré lui par ce saisissem nt
qui n'était pas feint.
- Je m'attendais si peu, balbutia-t-elle.
�I.J.6
C EUH. DB DANOI B
_ Je vous ai surprise parce que vous ne m'aviez
pas entendu venir, mais avouez que vous connaissiez mon arrivée ici?
- Je vous jure...
_ Alors, Chantal toute seule?
_ Je ne comprends rien à ce lue VallS dites.
11 la regardait sans indulgence, car il craignait
d'être victime d'une comédie, mais elle n'y prenait
pas garde et songeait à peine à se disculper. De le
voi r si proche la ravissait d'une extase nouvellc.
Tout reprenait un sens autour d'elle, les gens et les
ch05es. La Bllgatti lui paraissait plus bleue, le ciel
plus éclatant, J'air plus cloux à respirer, la villa
plus accueillante. Ils allaient vivre sous le même
toit, qu'importait s'il la faisait souffrir? Elle était
prête à aimer ce qui viendrait de lui. Sa froideur,
sa méchanceté, seraient cent fois préférables à ce
vide de l'absence, ce vide que rien ne peut combler,
qui VOllS entoure, vous assaille et vous réduit à
merci.
Chantal, jugeant l'instant critique, parut. Elle
avait observé la scène du haut de l'escalier. EnjOl1ée, elle s'écria:
- Dépêchons-nous, ou nous serons en retard au
bain el nous ne trouverons plus de cabines. J'ai dit
au chaurfeur que nous n'aurions pas besoin de lui,
car maman ne vient pas. Ebba, je meurs d'envie
d'cs 'aya votre BlIgaft,:.
- Allons, dit la jeune fille en s'efforçant au
call11c.
Mais elle ne voulut, sous aucun prétexte, conduire et pas a le volant à François.
- Rien n'a l'air plus bête qu'un homme conduit
par une femme, surtout quand cct homme est bien
meillcur chauffeur, ce qui est précisément votre cas.
�CŒUR
DE DANOISE
147
François partageait son avis, tout en n'ayant pas
l'impolitesse de J'exprimer, et lui sut gré dl' son
attention.
«Elle est digne d'être Française, songeait-il,
parce qu'c1le a le sentiment des nuances. une Américaine n'eût pas hésité à étaler sa science et à
traiter son cavalier cavalièrem nt. »
11 avait craint qn'elle ne voulût l'écraser sous son
nouveau luxe, mais les regards d'Ebba étaient empreints de tant de gentillesse, de confiance, d'abandOll, ct ses manières de tant de simplicité, qu'il dut
reconnaître qu'il s'était trompé et qu'il en oublia
se préventions. La gêne se dissipa ntre eux et ils
revinrent au ton d'affectueuse camaraderie qui
avait été le leur dès le premier jour, quand elle lui
était apparue dans Sa blouse maculée, auprès du
sa pin de Noël.
La Bugatti marchait admirablement. La mer
'é tait tiède. Allongé sur le sable, après le bain, ils
rèstèrent longtemps à se gril1er au soleil sans parler, livrés à cette impression de bonheur, d'harmonie que procure l'effort physique. Ils avaient fait
entre eux un concours de plongeons. François
l'avait d'autant plus facilement gagné que Pierre
Monestrel avait momentanément quitté Biarritz;
mai s Ebba, plus entraînée, s'était rattrapée en remportant le championnat de vitesse.
Ils se rhabillèrent, et après un co ktail chez
Miremollt, rcvinrent en auto à la villa.
- Que fait-on cet après-midi? demanda Chantal.
Pourquoi n'irions-nous pas jusqu'à Saint- Jeilll-Pieùde-Port où l'on annonce des danses régionall:s? Ce
'd oit être amusant.
- Je croyais que Janine devait venir jouer au
tennis? dit François.
�klA8
CŒUR DE DANOrsr,
- Non, je l'ai vue tout à l'heure. c'est remis à
demain, répliCJua la gamine, imperturhable.
- Je m'en doutais, continua-t-iJ, car il avait fini
par rec nstituer la conspiration de sa nièce.
Mais Chantal observa qu'il n'avait pas repris son
air fermé, mécontent, ct elle augura bien de
l'ayenir.
A la sortie de Biarritz, une auto qui venait à leur
rencontre faillit se jeter sur eux. François l'évita
par un brusque coup de volant, puis redressa la
voiture. Cc fut fait en l'espace d'une s conde, mais
Chantal, dans un des haquets d'arrière, n'avait Pll
retenir un cri. 11 sc pencha vers Ebha assise à côté
de lui:
~
Vous n'avez pas cu peur?
- Près de vous, c'eùt été encore du bonheur,
murmura-t-elle.
Soit qu'il n'eût pas entendu ou qu'il ne voulùL pas
a voir compris, il ne répliqua rien el conlillua de
c nduire, les yeux fixés sur la l'Oule.
Au cours des jours qui uivirenl, elle essaya bien
des fois de susciter un aveu de la part cie François;
mais elle clut sc renclre à l'évidence: il ne ~ ) olait
pas répondre à SOI1 amour. Peut-être elÎl-elle mieux
réussi en éveillant, en entretenant sa jalousie; oHe
répugnait à employer un moyen qu'elle jugeait ba
ct mesquin. Sa nature franche, incère, s'in surg-eait
contre celle comédie.
Le moment approchait de son retour au Danemark. Sa mère lui adressait des lettres de plus en
plus pressantes, ne sc doutant pas du mobile CJui
continuait 'à la retenir en France. La malheureuse
résolut d'en finir. La vic, avait-elle prétendu dan
d'être
un moment d'aherration, ne valait la pein~
vécue qu'avec François, sinon' elle aurait le triste
�CŒUR DE DANOISE
I49
4.
courage d'aller j Llsqu'au bout de sa pensée. Ainsi,
l'exaltation sentimentale, coïncidant chez elle avec
une détresse morale profonde, allait aboutir à. un
drame navrant.
Ils avaient pris l'habitude de se baigner sur de
petites plages désertes, afin d'éviter l'encombrement
des étrangers qui se pressaient en foule à Biarritz.
Ils s'y rendaient en auto, vêtus sous leurs manteaux de leurs costumes de bain.
Chantal, un matin, sortit de l'eau la première et
s'allongea au soleil sur le sable. François vint la
retrouver. Ebba ne les suivit pas. Elle se dirigeait
vers le large, nageant à brassées régulières. François la savait bonne nageuse, mais au bout cie
quelque temps, il commença à s'agiter, car sur cette
petite plage déserte on ne pouvàit espérer aucun
secours, et le meilleur nag'cur pcut être pris cl'une
crampe.
Mettant ses mains en porte-voix, il héla clonc la
jeunc fille. Elle ne tourna même pas la tête.
Ennuyé, il se remit à l'eau pour la rejoindre. ElIe
ne nageait pas assez vite pour que ce fùt difficile, et
quand il fut près d'elle, il la pria de rentrer:
- Soyez raisonnable, Ebba. Vous avcz été assez
loin. Regardez derrière vous le chemin quc nous
aurons à faire pour retourner sur la plagc.
- Je n'ai pas l'intention de rentrer.
Quelque chose de résolu dans sa voix inquiéta
François, mais, volontairement, il se mit à rire
comme d'une bonnc plaisanterie.
- Allons, venez.
Ebba continuait à nager, les yeux obstinément
tourné vers le large.
- Ebba, cela devient dangcreux.
- Rentrez sans moi.
•
�ISO
CŒUR DE DANOISE
- Au nom du Cid, qu'e t-ce qui vous prend?
- J'ai décidé de mourir parce que vous ne m'ai:nez pas, et je nagerai jusqu'à l'épuisement de mes
forces.
- Ebba, êtes-vous folle?
- Que vous importe ma folie ou ma sagesse?
- Je ne vous permettrai pas.
- Vous n'avez rien à me permettre ou à me
défendre, puisque vous ne m'aimez pas!
L'étrange discussion se poursuivit entre les deux
nag-eurs. Chantal, là-bas, sur la plage, ne paraissait
;Jlus qu'un point.
Ebba ne cédait pas aux objurgations de François.
Elle finit par sc décider à reprendre haleine en
iaisanl la planche.
- Vous ne trouvez pas que mon suicide sera
poétique à souhait? railla-t-elle, sa tête, coi Ffée d'un
honn et \'c rt, à demi sortie de J'cau. Admirez autour
ùe nous cc ciel éblouis ant, la mer radieuse, cette
nature si belle et si indifférente aux angoisses des
deux atomes que nous sommes!
- Ebba, ne plaisantez pas. Ecoutez-moi.
- Je ne plaisante pas, François. Je vous pose un
ultimatum. M'aimez-yous ou ne m'aimez-vous pas?
- Ces ez ~et
persécution.
- Vous avez une minute pour répondre. Sinon,
Je reprends ma nage vers le large.
Alors, vaincu, fou d'anxiété, il laissa échapper:
- Je vous aime, je vous adore, je vous déteste 1
- Et vous m'épouserez?
.
Il gémit:
- Ebba, quel odieux chantage, n'avez-vous pas
honte?
Mais, inflcxible, clic répéta:
- Vous m'épouseTflz? .
�CŒUR DE DANOISE
lSI
- Je vous éponserai.
Aussitôt, elle tourna la tête vers la terre et, sans
plus parler, revint vers la plage, François nageant
à ses côtés. Mais elle avait trop préj ugé de ses
[orees, une crampe la prit comme ils étaient encore
à cinquante mètres du rivage. Elle enfonça, but une
gorgée d'cau, essaya de se retourner sur le dos .
François sc précipita, la soutint. Lui-même était
harassé par cette longue course et l'émotion. Il
comprit qu'il ne pourrait jamais la porter jusqu'au
bord. Elle le regarda avec une profonde tendresse,
ct balbutia d'une voix entrecoupée:
- Ne meurs pas pour moi, mon aimé.
Puis elle se laissa aller.
TI plongea j d'un suprême effort la rattrapa, revint à la surface et, au moment où il désespérait,
vit surgi r auprès de lui un secours imprévu : Chantai qui s'était jetée à leur rencontre. A cux deux,
ils réussirent à ramener Ebba, à demi inconsciente,
sur la plag-e. Ils la frictionnèrent avec des poignées
de sabk chaud. Elle avait bu de l'cau de mer.
François lui plaça la tête en arrière, lui massa la
poitrine. Elle dégorgea l'eau, rouvrît les yeux, reconnut le jeune homme, puis Chantal qui la regardait avec frayeur, et, d'un ton ll1exprimablement
heureux, elle dit :
- Je vous présente mOI1 fiancé!
Epuisée, elle referma les ycux.
Ils la portèrent dans l'auto el rentrèrent rapidement à la villa, où, sans faire allusion à l'incident,
ils racontèrent à Mme Almcyran quc la jeune 'fille
avait été prise d'une crampe assez loin du rivage.
- J (' vous a vais prévenus qu'il était dangereux
ae vous Laigner dans ces endroit déserts.
Elle fil préparer le lit d'Ebba, des houle d'cau
�152
CŒUR DE
DANOISE
chaude, un grog. Ses soins énergiques achevèrent
de rendre des forces à la malade. Dès le soir, elle
demanda et obtint la permission de descendre et de
dîner à table comme d'habitude.
François ne la regardait pas, visiblement fâché,
et parlait avec sa sœur. Chantal bavardait à tort et
à travers.
«M'aurait-il menti pour me forcer à renoncer à
mon dessein? »
Le doute l'envahit de nouveau.
L\:s jou rs rac courcissaient n ce mois de septembr e, mais la lune brillait ct ren dait la nui t ciaire.
- De qu el magnifique été nous aurons joui cetie
année, dit 1\1. Almeyran en s'asseyant dans un des
fauteuils dispo és sur la terrasse.
François, dehout dans l'embrasure de la porte,
allumait une cigarette.
- Donnez-moi du feu, demanda Ebba.
Et, plus bas:
- Descendons dans le parc, je voudrais vous
parlc.r.
Il ne répondit pas, mais quand, un peu plus tard,
Ebba ct Chantal décidèrent J'aller voir la lun se
refléter Jan l'étang au bas du jardin, il sc leva et
les accompagna.
Dès qu'ils furent hors de vue de la maison,
Chantal s'éclipsa el les laissa seuls. Ils marchaient
à pas 1 nts. Ehha frissonna.
- Vous avez froid?
- Non, p 'ur.
- De quoi avez-vous peùr?
- De vous, parce que vous êtes pour moi une
·énigme. Cc matin, vous m'avez dit que vous m'aimiez et je l'ai cru. Ce soi r, vous êtes de nouveau
froid, presque hostile!
�-
CŒUR DE DANOISE
153
_ Vous mériteriez que je ne vous rassure pas.
Je devrais avoir le courage de vous gronder; vous
avez été tout simplement abominable, ce matin! et
sans Chantal...
- Pardonnez-moi, je voulais savoir. Dites-moi,
c'est vrai que vous m'aim ez?
Elle avait pris le ton d'un enfant qui craint d'être
rabroué.
- Ebba, petite fille adorée, je vous aime et vous
le savez bien!
- Alors, expliquez-moi pourquoi vous ne parliez
pas?
- C'est toute une confession. Asseyons-nous sur
ce banc. Mais d'abord, reprenez confiance en moi.
Cessez de me considérer comme un personnage
machiavéliqu e et je vous raconterai le passé, le
présent ct J'avenir comme une simple diseuse de
bonne aventure.
Sa voix, plus encore que ses mots, exprimait une
si profonde tendresse qu'Ebba sentit un flot de joie
l'inonder. Il poursuivit:
-..:. Dès le premier jour, j'ai été séduit pa r vot re
grâce, \'otre candeur.
- :'Ia bêtise! \-ous me considériez comme un e comment dites-vous en France? - une petite oil!
blanche.
i vous travestissez la vérité dès le début, je
ne continue pas!
- Pardon, je me tais, c'est promis.
Il lui prit la main d'un geste affectueux.
- J vous ai revue à LonÙres. J'étai fou de
rage contre cette famille qui vous exploitait. J'ai
p nsé à Chantal et que j'avais le moyen de vous
avoir pr's de moi, à ma discrétion.
- Vous n'en avez pas abusél
�154
CŒUR DE DA NOISE
- La vie est parfois compliquéc, Ebba. J c n'étais
pas tout à fait librc de vous aimcr.
- J c sais, dit-ellc simplcmcnt.
- Si vous saviez, pourquoi avcz-vous manqué dc
]?aticncc, de confiancc?
- Vous nc m'avicz pas parlé; commcnt aurais-jc
pu êtrc sltrc dc vous?
_ Vous savicz bi en que jc vous aimais.
- r avais un tel désir dc vot rc amo ur quc jc
craignais de m'abuscr.
- Quand je vous ai vue ar river en Angleterre,
après la mort de votre oncle, je m'apprêtais à all er
vous retrouver cn Francc. Je voulais vous avouer
mon am ou r, vous demande r d'être ma femme, Ebba,
murmura-t-il tendrement.
Un serrement de main fut sa réponse. Bile
tourna vers lui ses yeux clairs em pli s d'adoration.
- Alors, VOliS m'avez annoncé cc malencontr eux
héritage, ct tout a été fini.
- Comment cela? interrogea-t-elIe, stupé ['lite.
- Si je m'étais déclaré à ce moment précis, n'aur iez-vous pas cru que j e convoitais cct argent?
E ll e ne protesta pas. Elle n'osa pas lui avouer
que cette crainte l'avait effleurée.
- Je me suis efforcé de renoncer à vous. J'ai
pensé quc j'avais {ait un trop beau rêve et quc vous
pouviez prétendre à mieux qu'un modeste ingénieur.
- Taisez-vous, chéri. Moi aussi, je pourrais prétendrc que je ne suis ni assez intelligente, ni assez
cultivée pour devenir votre femme, mai s je me dis
que vous me fo rmerez.
- C'est vo us qui m'aiderez à devenir semblable
à vous, Ebba. Je n'a i pas toujours mené une vie
exemplaire .
e lui ferma la bouche d'un baiser.
. · ~lI
�CŒUR DE DANOISE
155
_ Que j'ai bien fait, ce matin, de vouloir me délivrer de cette torturante incertitude. Même au prix
(Je ma vie, je voulais votre aveu.
~
Quelle folie, Ebba, et combien vous m'avez
fait peur!
Auriez-vous parlé dans d'autres circonstances?
- Je m'étais juré de me taire, et j'ai une certaine dose de volonté.
- Moins grande que ma dose d'entêtement, car
moi, j'avais juré que vous parleriez.
Elle sc mit i rire de son rire i communicatif.
- Ah ! je uis si heureuse, François! Laissez-moi
poser ma tête sur votre épaule. J'ai tant rêvé de
cette épaule, de ce refuge où je désespérais d'aborder! Le monde pourrait crouler, maintenant. ] e ne
lèverais pas le petit doigt pour me sauver. VoLre
présence me ras ure contre tous les dangers.
- Chérie, murmura-t-il, bouleversé par ceUe explo sion de tendresse, de confian e.
Les yeux clairs se reflétaient dans les siens. La
lune éclairait Je banc d'une i vive clarté que leurs
omhres enlacées sc dessinaient sur le sol.
Alors elle eut le mot de tous les amoureux, de
tous ceux pour lesquels l'existence n'a de prix que
lorsqu'ils sont deux; q1li ne vivent vraiment que
lorsque leurs doigts sc mêlent à ceux de l'être
aimé:
- Je voudrais que cette nuit ne finît jamais!
Chantal guettait dans l'obscurité.
« Je crois que cette fois-ci ça va sc terminer
comme au cinéma
~,
se elit-elle quand <:lle les vit
s'asseoir et sc rapprocher l'un de l'autre sur le hanc.
Elle n'avait pas ,pris de manteau. Elle était seule,
�I56
CŒUR DE
DANOISE
sans amoureux, la soirée lui parut fraîche. Elle remonta ver la maison.
- Qu'as-tu fait de 1;'rançois ct d'Ebba? lui dem,Lnda sa mère.
- Ils sont dans le fond du jardin en train de
s'emhnISSel".
_ Chantal! protesta M. Almeyran.
_. Je t'assure, papa, que Je ne raconte pas de
blagues!
- Cette histoire pourrait bien finir par un mariage, dit pensivement Mme Almeyran. Que penserais-tu de cetle solution, mon ami?
- Que François aurait de la chance! Elle est
riche, jolie, gaie cL courageu e, ct j'ai autrement
confiance en elle qu'cn toutes cc petites pécores
que l'on voit coqueter sur les plages!
- Quelle ehaleur! Il me semble qu'clIc a su te
gagner à sa cause.
- Je crois qu'eUe a fait notre conquête à tous,
maman.
- C'est pos ible; en tous les cas, cc n'est pas
moi qui te contredirai. Je regrette seulement qu'elle
ne puisse pas sc dédoubler ct rester ton institutrice
en devenant la fcmme de François.
- lVral11an, ne me mcnace pas d'un autre ange
g-ardien! J'ai dix-sept ans, ct après Ebba, je ne
pnnrrais plus supporter le contact d'-t.1l1e de CeS personlles trop gaies ou trop austè res; ne remplace
pas .Rhba.
- La peinture de Chantal est un peu poussée aL!
noir, mai s je ne suis pas loin de partager son avis,
reprit son père, ct j'avoue que j'aspire à ne plus
voir d' '·t rangèrc à notre table, que j'aspi re à rester
entre nous. Ebba était une exception, souriante, discrète. Si Chanta) doit jamais faire une bêtise, ce
�CŒUR DE DANOISE
-
157
n'est pas l'institutrice que tu places auprès d'elle
qui l'en empêchera.
.
_ C'est bien, je cède à vos désirs, mais n'oubliez
pas que si Ebba ne se marie pas, elle m'a promis de
revenir cet hiver.
- Regarde-les, maman, et perds tes dernières
illusions.
Il n'était pas nécessaire, en effet, d'être devin
pour lire, sur les visages cie ceux qui remontaient
doucement l'a1Jée du jardin, un amour qui ne se
cachait plus. Ebba rayonnait. Son sourire épanouissait ses traits, et François, penché sur elle, la contemplait avec un mélange de protection et de
tendresse.
_ Jeanne, je te présente ma fiancée.
- Ma petite Ebba, dit Mm. Almeyran en se levant pour l'embrasser, tandis que son mari lui
serrait les mains.
- Et maintenant, adieu Chiquito 1 Je l'emmène
au Danemark. Tu ne m'en voudras pas trop, Chantal? Jete promets de la ramener SOllS les traits de
Mm. François clu Rauzier, et tu tàcheras cie montrer
plus de respect envers ta nouvelle Lante qu'envers
ton oncle!
- N'oublie pas que sans moi ...
- Oui, oui, petite masque. Ne te vante pas cie ta
rouerie ou je me permettrai de dévoiler quelque
secret 1. ..
Chan al, riant, se jeta sur lui pour le faire taire,
et une course folle s'engagea à Lrav('rs les arbres,
's ous la clarté cie la lune. François n'aurait jamais
cru qu'il pourrait se sentir aussi gai, léger, heureux, après les tristes semaines qu'il venait de
vivre seul à Paris.
�J 58
CŒUR DE DANOISF)
ÉPILOGUE
Sur la lande qui s'étendait à perte de vue, des
vaches pai saient. Uoe poule s'envola, caquetant,
par-dessus un chaume. Le long du sentier, deux
formes parurent, marchant la main dans la main
ct se dirigeant vers le fjord. Les promeneurs
s'assirent au bord 'de la route, ie visage tourné vers
la mer, plus attentifs à la musique intérieure de
leur cœur qu'à celle de ce paysage serein.
- j'aime cette tranquillité, cette immobilité que
l'on éprouve dans cette campagne danoise, dit cependant François au bout d'un instant.
- Je l'ai abhorrée autrefois, je l'aime quand
vous êtes auprès de moi, répondit sa compagne tendrement. Qu de fois ne suis-je pas venue ici, ou
n'ai-je pas été là-bas, à l'extrémité du fjord, gu fter
It·!; bateaux qui s'en allaient vers la haute mer,
libres! Je britlais de m'embarquer à mon tour, de
connaître le vaste monde.
- Et vous avez été cui si nière chez les Murray.
- Peu m'importait. Ils étaient différents de ce
que je connai sais.
- Heureusement que votre famille ne leur res·
emblc pas!
- Vous vous m0quez de moi, et pourtant, Fran·
�-
cœUR DE DANOISE
159
çois, SI Je n'avais pas quitté le Danemark, nous
serions-nous aimés?
_ C'est ici que je vous ai rencontrée, un soir de
Noël.
- Si brièvem ent !
_ Assez pour deviner la droiture de votre naturc, son 'trdeur, sa véracité.
- 'raisez-vous, vous ne dites que des bêtises
quand vou s parlez de moi. Non, ee n'aurait pas été
la même chose; je me sens tellement plus riche
qu'il y a un an!
- Grâce à M. Cromer.
- Je ne parle pas d'argent, François. Vous êtes
insupportable de toujours m'interrompre!
Boudeuse, elle se détourna, mais ne put rési ster à
une envie de rire devant J'air consterné de son
compag·non.
_ Je promets de ne plus parler avant - il regarda sa montre - cinq minutes.
- Vous ne pourrez jamais tenir ce serrnenl. Dès
le premier jour, VOliS m'avez submergée sous tin
flot de paroles dorées comme vos yeux.
- Sincères, Ebba.
Momentanément sincères, si vous voulez.
Vous m'attiriez et m'inquiétiez. Il a fallu que j'aille
à Paris pour comprendre ...
- Quc j'étais un mauvais sujet?
- '" La complexité de votre caractère. Voyezvous, François, tant que l'on n'a p:tS voyagé, que
l'on n'a pas vu d'autres gens, que l'on n'a pas
pénétré dans des milieux différents, on ne connaît
guère ni ses goûts, ni ses sentiments personnels,
encore moins cellx des étrangers. L'atmosphère familiale quelquefois vous protège trop. Elle peut
VOLIS empêcher de sentir le c ntact de la réal ité.
�160
CŒUR DE DANOISE
Elle annihile parfois vos forces. Je vous aurais
épousé ]'an dernier, je n'aurais su ni vous plaire,
ni vous garder longtemps.
- Et maintenant, vous êtes sCtre de vous? dit-il,
taquin.
- Ce n'est pas ce que vous croyez. Mes expériences m'ont appris à comprendre cc qui est
essentiel ct cc qui est accessoire. Je ne m'achopperai pas aux différences superficielles qui pourront
s'élever entre nous. Je sais que ' l'amour, pour
croître Oll même ne pas se Aétrir, demande beaucoup de soins, des soim trè minutieux. Ce Il' st
pas de votre amour que je sui Îlre, mais du mien.
- Chérie, dit-il en se penchant vers elle.
Ils demeurèrent silencieux. A leurs pieds, la mer
faisait entendre son doux murmure de soie que l'on
<Kchire. L'ne grande paix: de cllldail en eux. Ebba,
sc rappelant 1 s paroles de l\Irs illurray, songeait
qu'clIc ne négligerait aucun s;lcrifice pour garder
son bonhellr. François, 'voquant Suzanne Tozel, se
disait qu'une culture artificielle pèse d'un bien
faihle poids en regard de la noblesse d'un cœur sincèrLll1ent épris, et que sa \'It: ne serait pas assez
longue pour exprimer à Ebba l'amour qu'elle lui
inspirait.
FIN
�,
1
~MSDEBiOoË
i ET D'OUVRAGES DE DAME$
i
COLLECTION
ALBUM
·N°·2.
Il
~N
OUVRAGE"
Alphabel$ et Mongram~e.
pour Jr~/};:
tale., 3ervletle" nappe., mouchoir., etc. 108 pageS\
Grand format.
ALBUM
N° 4.
ALBUM
N°S.
ALBUM
N°S.
ALBUM
N°9.
ALBUM
N° 1 1.
ALBUM
N° 1 1 bis.
ALBUM
N° 12.
ALBUM
Les Fables de La Fontaine en broJerle
anglal.e e/ en filel. 36 pagea. Grand (annal.
Filet et Milan. (Filet. anc/en<, file"
moJerne • .) 300 modèle •. 100 pages. Grand format.
La Décoration de la maison. Ameublements de tous slyles, Plus de 100 modèles d'ar.
rangements. J 00 page •. Grand format.
Album liturgique. 42 modèles d'aubes,
cha6ub/e., nappe. J'aule/, pale., e/e. 36 pages.
Grand format.
ameUblnt'~
Crochet d'art pour
200 modèles. 84 pages. Grand (ormat.
Crochet d'art pour ameublement.
100 pages de modèles variés. Grand formai
Vêtements de laine au crochet et àu
tricot, J 50 modèles, 100 pages. Grand format.
Toute la layette, Broderie. Tricot et
N° 13.
crochet. 100 pages. Grand (or mal. . •
Les Albums l, 3, 7 et 10 sont épuisé••
Chaque album, en vente partout: 8 Cr. ; franco: 8 Er. 75.
COLLECTION" AURORE"
TOUT EN LAINE (Album nO 1).
TRICOT CROCHET (Album na 2).
NOUVEAUX LAINAGES (Album nO 3).
.
LES PLUS JOLIS LAINAGES (Album nO 4).
Chaque album de 36 pages, en vente partout: 3 (r, 75 ;
franco : 4 francs.
'~I
~'K204>
~
ÉditiOD' du .. Petit ~cbo
de la Mode", 1, rue GauD, PARIS (XIV").
(Service des Ouvrages de Dames.)
X
<:
g
�N° 339. *
.
.,-~
1-4a
Collection STELLA
Collection {(
* 25 avril 1934
STELLA
.
11 '\
est la collection idéale des romans pour la famille
et pour les jeunes filles par sa qualité morale
et sa ql,alité littéraire.
Elle publie Jeux volumes chaque mois.
La
Collection {(
STELLA "
constitue donc une véritable
publication périodique.
POlir la recevoir chez vous, sans vous Jé"allg"I"
ABONNEZ-VOUS
L'ABONNEMENT D'UN AN (24
,'olllalls)
France et Colonies: 30 fraucs.
L'ABONNEMENT DE SIX MOIS (1. 2
Ft'anee et Colonies: 1.8 f ..aues .
rOIl,al1,\) :
L'ABONNEMENT D'UN AN donnc droit /1 'WC"";" ,
prime l!"atuite, UN RELIEUR MOBILE carlol/n'
perme ttllnt de l'clic!' facilcment un vollll1lc de 1"
eu
Collection "STELLA"
Ad .. essc= vos dcmlludes , accompagnées cl' lin lIad~'0,Ç
PI
à MOllsieul' Je Directeur dll Prtit Ecllo de
ou cl'tln ch qucpostal (ComplcCh, p~Htal
.
l , l'tiC
Gazan, Paris (1.4°).
' is28
~ o7)
la Mode,
l,~2O.-
.
.1
JfJfJfJfJf1f.JfJfJfJfJfJf
~.-
-.....J
1.,.
'
J
"-~.
r
1
'
U8 1'IIII l
.I pnn
1 UOAHO
IUl p d-:! rtJonUour'hL Po rl,,·U· -
11. C. Sellh! ~7\1
J
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Coeur de danoise
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Chantal (18..-19..)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1934]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 339
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_339_C92758_1111305
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/10/44907/BCU_Bastaire_Stella_339_C92758_1111305.jpg