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Editions du
Pellt Echo de 16
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P.C)R,SON I
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La Collection "STELLA"
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est la collection idéale des romans pour la
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famille et pour les jeunes filles . Son format
allongé, d ' un e si jolie élégance, a été étudié
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constilue un yél itable choi x d es œ uvres
les plus remarquables des meill eurs a uteurs
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parmi les roman ci ers d es honnetes gens.
Elle élève et distrai t la pensée, sans sa lir
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La Collection "STELLA"
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est une ga rantie de q uali té moral , et de
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La Collection "STELLA"
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�Madame Victoire
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Déjà pa,.u. dans la m'blllJ colleotlon
L'Héroïque Amour,
Pour Lui !
pu ALICE
pllr JEAN DEMAIS.
PUJO.
Rêver et Vivre,
par JEAN DE LA
Les Espérances,
par MATHILDE
La Conquête d'un Cœur,
BRËTE.
ALANIC.
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5 francs.
Adresser commande! rot mnndat. à M. ORSONI.
7. flle Lema.ÎIIDlln. Paris (XIVO).
�MARIE THIÉRY
Madame
Victoire
Editions du "Petit Echo de la Mode"
P. ORSONI. Directeur
7. Rue Lemalgnan, Pari. (XrVO)
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Ma dam e Vic toi re
PREM IERE PARTI E
- Entrez donc vous reposer un instant, m'ame
Victoir e ... vous nous ferez plaisir.
Mme Victoir e balbuti a un remerciemel'l.t et une
excuse, elle était pressée : on l'attend ait là-haut .
Son visage pâle et osseux, ombré d'ocre, ses
yeux bruns, du même brun jaunatr e que ses cheveux; ses lèvres minces et sans couleur , formaie nt
un ensemb le triste et immua ble. Jamais une clarté
plus vive dans le regard, jamais un sourire ; jamais,
non plus, d'ag~rvtion
dans cette tristesse latente.
Mme VictOIre ne parlait guère, ne paraiss ait
écouter que vaguem ent ses interlo cuteurs ; aucun
sujet ne parvena it à l'arrach er à sa morne inditTérence . L'accue illante jovialité de Mme Arsène
s'émou ssâit, impuiss ante, contre la froideu r de sa
locatair e.
A peu près chaque jour, lorsque Victoir e rev
~
nait de faIre ses emplet tes ménagè res, la concier ge
l'invita it .ainsi à rentrer dans sa loge « pour se
reposef»), ct Mme Victoir e refusait. Ayant réclamé
le courrie r cie « monsie ur )l, réguliè rement elle
deman dait: « Il n'y a rien pour moi? )l Il n'y
avait jamais rien pour elle. Alors Mme Victoir e,
après un hochem ent de tête qui pouvait passer
pour un salut, s'enfon çait dans le couloir obscur
au fond duquel comme nçait l'e<;cali"'I".
�:.tADA.lE VICTOJRE
Mme Arsène refermait bondeusement la porte de
sa loge el, quotidiennement, informait M, Arsène,
occupé à rapetasserq uelquesouquenille: ( Il n'y a
rien à tirer de cette femme-Ill! »
- Pour sCir! répliquait M. Arsène.
Il eùt pu garder le silence, sa femme ne tenant
point absolument à la riposte, pourvu qu'elle pflt
parler.
Et tout le jour, et depuis vingt ans qu'ils étaient
unis le bonhomme, juché sur sa table de tailleur,
recevait sur sa nuque inclinée, telle une constante
averse, le bavardage sans imprévu de Mme Arsène.
Lui, qui bégayait un peu et ne trouvait pas sou·,
vent !a fin de ses phrases, avait admiré d'abord,
jus~'à
en être ébl~ui,
cet~
int~rsable
faconde.
PUIS, un peu de fatigue lUI en vlOt, mème un peu
d'agacement. Ç'avait été une courte période transitoire; l'accoutumance était arrivée.
maintenant, ne répond plus que
M. Ar~ène,
machin<;tlement, au peti1 bonheur. Il acqu iesce,
s'exclame, soupire d'instinct, lorsqu'il le faul:
c'est un excellent public; Mme Arsène ne l'épargne
.
paAujourd'hui, la face réjouie de la concierge
s'éclaire davantage encore. Ses petits yeux bleus,
entre les paupières bouffies, luisent d'e malice et
de curiosité. Elle attend, avec impatience, la question prévue et s'amuse à remettre à Mme Victoire,
enveloppe par enveloppe, le courrier de son maltre.
La servante lisait les adresses, d'un coup d'œil;
« Monsieur Taraisc ... Monsieur Taraise ... Monsieur Simon Tai·~c
... »)
- Il n'y a rien pour moi, madame Arsène '!
trop certaine
Déjà elle s'apprêtait à s'éloir~1e,
de la réponse. Mais, dan
~ Ull éclat de rire triomphant, la conier~
lui tendit une lettre.
- Eh bien! SI, pour une fois ... On a peusé"
vous!
Et elle !l'Ilet tait, sur la fignl' terreuse de M me Victoire, un~
c 'pression de joie, attendait un mot de
~:ltisfnco
ou de surprise. Mais Mme Victuire dit
"culement : cc Merci 11, joignit sa lettre aux au tres
et s'éloigna, saD' qu'un J'I" ;('It' ( c son visage ait
tressailli
�MADA ~1E
VICTOI RE
7
Mme Arsèac tapa sa porle el, véhéme ntemen t,
déclara à son époux:
- Il n'y a rien à faire ave(.. cette femme- là.
Mme Victoir e monta sans hate le premie r étage.
Sur le palier elle s'arrêta , le souffle court. Une
fenêtre étroite, garnie de vitres dépolie s, ouvran t
sur une sorte de puits, donnai t assez peu de jour
pour permet tre à la grosse concier ge que son
asthme tourme ntait, de ne balayer que rareme nt
les marche s poisseu ses. Le soir venu, de maigre s
papillo ns de gaz ne trahissa ient pas davanta ge
l'incuri e de la bonne femme ; et, si quelqu e locataire s'avisai t de réclam er contre les amonce llements de poussiè re ourlant les deg-rés et encadr ant
les paillass ons, Mme Ars~ne,
sounan te, expliqu ait:
- Pensez donc des vieux planch ers COOlme
ça!. .. la saleté renaît toujour s, n'est-ce pas, on a
beau faire ...
C'est un li-ès vieil immeu ble, en effet, dans une
antique ruelle du quartie r Saint-S ulpice; de ces
ruelles effraya ntes, relique s peu vénérab les des
temps où l'hygiè ne était insoupç onnée - romantique coupe- gorge, au fond duquel M. Taraise ,
depuis plusieu rs années, vivait obscur ément. Il
sortait peu, recevai t parfoÎs des visiteur s dont
l'élégan ce en imposa it à Mme Arsène , mais sur
lesquel s elle avait dû renonc er à obtenir delVlm e Victoire le moindr e renseig nement .
- Je ne sais pas ... des amis de monsie ur ... je
ne les connais pas.
Singuli ers amis, qui sembla ient avoir honte de
demanc lerà la logeàq uel étage habitai t M. Taraise ...
Mme Arsène les vO}'<lit redesce ndre, quelqu efois.
joyeux, plus souven t la mine soucieu se, et rarementies mêmes revenai ent - singuli ers amis ...
Mme Victoir e s'adoss a à la muraill e, tout près
ùe la fenêtre, et reprena nt sa lettre, en relut attentivemen t la suscrip tion.
L'écritu re était nette, un peu renvers ée, avec des
barres droites , sans fioritur es, ni épaisse urs.
L'envcl oppe trembla it au"" doigts ùe Mme Victoire; elle s'attard a longtem ps a la regarde r, l'cn-fouit enfin dans son corsage el se remit il monter .
Au troisièm e, elle s'arnJ.I.' et fit machin alemen t le
�·!I\Dt
~i:
VICTOIRE
gc!)te de chercher dans sa poche, puis l'lIe haus!>
les I.Îpaule , irritée toujours de celle Illnllic du
mallre qui lui défendait, lorsqu"il rc<;tait lui-l1\ûme
au logis, d'cn emporter 1:\ clef. }~lc
sonna, et
M. Simon Tal'ai:ic, à pas fcntrés, vint ouvrir.
On ne l'entendait jam.lis tlll1l'cber, yu'il fClt 011
COlllIlle aujounj'hui, d'épais chaus11011 chalts~é,
lions de li:;ière.
- Ah! VOliS voici, ma bonne Victoire, bien ...
c'est bien ...
Il souriait, aOahle.
C'était un petit hOll1me bedonnallt, au trout
dégarni, avec de:; yeux bleus candides ct doux en
1111 visage entièrement rasé; il portait, coupés en
brosse, des cheveux grisonnants clairsct I~ ••
Un foulard dc soie blanche entourait son COll
replet. La gt an de netteté de ses vête men ts, dc
coupe inélél5:tllte, attc:;tait les soins vigilants de
Mme
ictolre.
Ayant introduit la servante, il regagna en h;'\te
son cabinet de travail el, COhll1le il rentl ait, Victoire
l'entendit s'e,'cuser. (1 Je vous demande pardon. J)
Ime rt.!sta plantée au milicu Je J'antichambre,
regardant la porte closc... elle se demandait,
atlrist0e: ( Oui est-cc, encore'l YI
Il arrive fréquemment à Victoire de trOll\'er
:1insi, au relour de ses courses matinales, ;\1.. Taraisc
avec Uil visiteur cl ellc ne parvienl pas à demeurer
inditférente. Elle voudrait savoir ... peul-clrc empécher ... Empêcher quoi, cl comment? Elle se
sent bien impuissante. Une seule fois clle a su ,elle a pu - vouloir. Une seule fois - et avec lluelle
• énei'gie - Mme Victoire a barré la route au destin! Elle l'a (~lit
pour l'amour d'une morte; el sans
dou te, la morle elle-même l'a guidée, aidée dans
sa dinï~le
t:lche.
u Après tout, murmura Victoire, il y en a qui
te méritent ... Quand c'est leur faute ...
Et ellc alla dans Sil cuisine.
1\1. Tamise sc contentait, en vérité, J'Ull bien
modeste logement. Une chambre exiguë, son
bureau cie même dimension, un cabinet où logeait
Mme Victoire et une cuisine grande comme un placard. J)es mCilbJes surannés, cos -us sans élégance,
)1
�MADAME
ICTOI
!empllssaient le logement. Les Icnëtr~
sauf
celle dc la cuisine donnant, comme celles de l'es~a
lier, sur une sorte Ùt~ puits - ouvraient du coté d .
la rue. Le mur d'en face, noirci, 1roué de croisées
hautes et étroites, pari~st
si rappn)ché qu'il
semblait qu'en sc penchant un peu les habitants
de celte antique ruelle auraient pu, d'un côté li
l'autre, se donner la main.
Dans la pièce où lo~eait
Victoirc, il y avait
place, à côté du lit, pour unc chaise et une toute
pctile LabIe. Par bonheur, ulle demi-fcn -Ire y laissait pénétrer un l'cu ù'air et de jour. C'est là que
Victoire, son travail de ménagère achevé, passait
de longuc.:s heures en patients raviludages.
Celte triste existen.:e de recluse, la servantc la
~uporle
~ présent sans trop de peine, ployéc au
joug. Jaùis, elle lui fut si pc.:salllc, qu'elle s'étonm'
de ['avoir acceptée. La parole donnée la soutenait.
De cet emprisonnc.:ment insalubre, M. Tanusc
ne scmblc mème pas s'apercevoir.
pe~
rOI:tcs qlU s'ou~rnt
el,se referment, des
VOL' mdistmctes ... Le VISiteur s cn va.
M. Taraise se montra au seuil de la cuisine; SOIl
visag" plein de bonhomie e:tprilllait toujours b
meme bienveillance.
- Je voudrais déjellner bien rile, ma bonnl:
Victoire, j'ai à sortir ...
- Ça va ètre prêt.
Victoire ne protestait jamais contre Ull ordre,
ne questionnait jamais. Comment M. Tamise eütil soupçonné quelles défiances, quelles rancœurs
fermentaient sous ce front impassible? S'il se fot
mieux appliqué à considérer Mme Victoire, iJ
aurait vu ses lèvres frémir; il aurait pu remarque
aussi ln hate avec laquelle, à l'entrée du mallre, 13
servante avait enfoncé, dans le fourneau incandescent, une lettre froissée. 'lais M. Tamise ne songeait même plus à regarder Victoire; il croyait
depuis tant d'années à son dévouemenl !
Une heure plus lard, coiITtS d'un haut de forme,
vêt~
d'une redingote sévèrement boutonnée, s'appuyant sur une canne à pomme d'or, opulente et
démodée, ayant enfin l'aspect d'un brave commerçant où, mieux, d'un notaire de petite yille,
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M. Tut'àise pass:"\ ùeYJnt ln loge de Mm' . l'sene.
On dimit. confia la concierge à son mari,
q,uc M. Tarai-;c 'en va faire une demande en manage.
Et comme M. An,wne ne soufflait mot, elle
reprit, ag:ressive : Il Et pourqlloi pus? ... li tlst veuf
depUIS \'1l1fP ans ... c'est long ... Mats Oltt, dcp11ls
,'ingt am:, ru ne le sJva;s pas? voxons, je t'ai
l'aCllnte .. , C'est la com:icrge d'ous qu il était avant
de venir ici, qui me l'a ait, le jour qu'elle était
venne apporte! à Victoire, Ull paquet oublié là-bas
par les déménageurs ... Meme qu'il était encore en
deuil, M. Taraisc, quand il a emménagé chez ellc;
il y est resté du temps, dans son immeuble .. .
mcme qu'elle a vu le pOftrait d sa défunte, une
petite, Jolie, toute jeune. Il paraIt qu'clic était
orpheli ne, et sans un sou devant elle quand
M. Tamise l'a épousée et qu'elle est tombée malade
tout de suite. Moins d'un an après, elle mourait,
la pauvre ... LD c nciergc a cru com['rendre tout
çu ;] des mots qu'clle avait entendus. Elle a ,oulu
demander à Mille Victoire, pour être sare; mais
va·t-en voir s'il: viennent, Jean ... Pas de dn~el
que cette femme-là réponde aux questions qu on
lui pose 1
- Pour sûr, approuva M. Arsène.
M. le comte Georges de PasquayelIe, en p)'iama
r: "r. d'un mauve exquis, étalé sur UD divUIl, fumait
dé'sespérémenL Désespérément, en vérité, car
cette façon rageuse d'activer la combustion des
fines cigarettes pur d'incessantes aspirations;
cette h~t('
à les jeter à demi consumées pour en
allumer une autre aussitot, dénotait, chez le jeune
homme, un fâcheux état d'esprit. Il ne massacrait
ainsi les « Murattis ", qu'aux heures de crises .
. 'e succodent
. epui" 3uelgllc temps, les c ~fte
l 1.. r.
llel
X'lt
d:Jél! q ~ 1.
nt
e de
�",HIA E ..
,
l'OIRE
devenir, au gré de Georges, intenable. Il ne veut
plu' lhlter. ~on
courage s'épni.,c, si l'on peut
appeler couraf;e celte in.ollcwnce qui lm :t f,lit
nccq)tcr leS plus précaires ex pédients, pOllr'u
Il'i~
l'aident à contil1u~r
son eXlst ncc de jouisSeur. Le vrai courage eùt consi sté il enrav l' et il
tl':lvaillN pUisque, uu modeste c;lpital hérité Je
p,lrcnt!. ;conorncs, il ne r ste à Georg's que le
regret dl~ l'aVOir dissipé.
ECfCuré, Georges de PasquJ\ clle jeta sa
dernier\! cigarette, t, lentemenl, se mit dchoul.
l'ollt Cil s'étirant, il reg.ll'lhlit autour de lui;
malgré ses préoccupations, il se complut il l'heul'CU: llf./cllCCl1lent des chose. Une foi
de plus il
sc féliCita ùe posséder un goùt sùr, et vraiment,
le génie du confortahk. Il était, évid l!l1ent,
~ré
rouI' la richesse. Dès Sil tendre enfan ,on a
l' connu chcz lui, rour les approuver comme tenson aulOU! pOUl' l' ~l é : lnl.:e, son
dances h\.:urcl~ts,
pctlchan 1 ponr la vie 1u m!use et Oi<,lVO; et sa
bonne femme de mt:re n'uvait jallHlis c!c1llté, dans
sou admiration mntcrnelle, que ce 1("'1 11 "11' on,
s~dui,\J1t
ch: Gère mille, J'esprit ah rie, ne j'ùt
r(oser\,é aux plus brillantl:s de tinéc:;. , ueune
çarrit:l'c lie pou vai t le ml:ner as 'OZ "ite à la l'orWnc. D',lillcurs, le travail, 'IUt:! qu'il fut, le labeur
attentif, révoltait
corgc . . Cc qu ' il llli fallait,
c'était cntrer d'cmblée dans Cl:t Eùen rèvé du
fond de ~a province: la vie à Paris, unI.! ;1u lo, ùes
loges aux th~<lres,
des chevallx et, .\ son bras,
Ill1e jolie créature, rutilante de joynt1X qu'elle1'1(:111e aurait payé, du reste. comme l'auto,
l'hôtel, les chevaux, comal\! ellc paierait tout,
étant elle-mt!ll1e assez payée par l'ineffable
bonheur d'être la femme de Georqcs. Car ils o'ont
ell que ce but, la mère imprudcn'te, ct le fils trop
gc\té : un mariage riche ...
Mais, pour y parvenir, cert~lis
sacrifices ,.;ont
l1~vesair,
COmme 011 ri,que une mise au jeu. Ce
n'est pas dans la petite ville où son pt:re. après
sa retrai le de commandan t, était ;'CI1I1 réfugier
son ennui que Georges pouvait décrocher l'héla mort de ,,0.) [-: 1 e, libéré
ritière convoitée. D~s
de toute autorité, le jeune homme vin à { nris .
•
�12
MAUA",m VICTOII'E
A cette époqne. le comte de Pasquavct1e ne
!,oss0dait aucun titn', ct sur ces cartes dc·visite
s'ét3lnit nn nom modeste: ( Oeorges Brun. Il
Mmc Brun ayant, fort il propos, hérit0 d'une
vieille maison de cam pagne Ibnq uéc de tourelles,
entourée d'un jnrdin à hl française et d'un parc
minuscule, où mois~at,
an bord d'un miroir,
ulle statue de Diane, il parut tout simple J'cmbelIiI' du nom de cette terre ks cartes de Georges ct
il devint Georges Brun de Pasqu:lvelle; puis cc
fut G. 13. de Pasquavelle, puis ce fut G. de Pas'lU3velle, ct Rrull disparut. Alors la bonne Mme Brun
elle-mème eut l'heureuse pen~é
d'offrir à son
hls un titre de comte romain. Ccla grossissait
l'enjeu et dcvait assurer le gain de la partie.
Georges sc prêtait volontiers ù tontes ces combinaIsons. Le ridicule d'un brusqne anoblissement
qui l'eUt uccablé dans sa province, ne l'ntki~1a
point à Paris, où nul de ',cs nonveaux amis n'av:\it
cOllnu le command,Hll Brull, arrivé par le ran!?,
ni l'excellellte Mille Brun, née Commeau. MaIS
la brave ~damc
en 83 terre de Pusl]uavelle, fut
bient6t seule 1\ désirer la prompte réalisation de
ses r(:ves matnmoniaux. Georges prenait goût à
la libre vie Je garçon et, aveuglé le premier p:!r la
jeter aux yeux des autres,
p'oudre. gu'il pn)~e1(.Iait
Il oubll:!lt la medlocnté de ses revenus et que,
pour suffire ù ses dépenses, sa mère vivait chichement à la campagne, ayant abandonné toute installatioll de ville.
On emprunta bientôt sur la demeu\"t: à tourelles
el le parc où Diane verdissait d'ennui al! bord
du mimir envahi par les joncs.
Les années passaient, "ll11e Brun mourut il
l'heure où l'inquiétude commellçait à ébranler ses
beaux espoirs. M . le comte de Pasquavelle apprit
par son notaire qu'il ne lui restait absoillment rien
ql\e la terre cie Pasquavelle dont il ne pourrait
sans doute conserver que le nom, les hypothèques
la grevant plus qu'aux trois quarts de sa valeur.
- Vendez! ordonna Georges .
Il tui resta quelques milliers de francs, et sa vie
de clinquant reprit. Il pensa de nouveau au
mariage, mais comme 011 pense' au suicide, et tâcha
�Ir: VICTOII E
de se per natTer qu'il c;erait toujours lemps d'en
arriver à cette exlrélllltû ... Sa chanœ au jeu l'aida.
Un ami lui .Ipprit comment, en amenant par
d'habiles insinuations un amateur à acqu6rir telle
Œuvre d'art 011 t·1 bibelot, on pellt bénéfider de
la reconnaissance - palpable - du vendrur. Sa
garçonniGre abrita qllelques objets nncÎ('ns qui n':;
~é)(urnaiet
que peu, Georges cédant toujours
aux in~taces
de collectionneur' rencontrés pal'
lui ct invités ~ venir admirer des trouvailles, dont
il avait soin d'affirmer <iU'i1 Ile sc déferait à .1l\Clln
prix. - Rien ne met en appétit lin collectionnellr
comme de savoir qlle la pièce cOlWoitée n'e't pas
en vente. - Ressour.:cs précaires, e.. pédients
incert,lIns qui ne le salivaient pas de terribles
angoisses comme cdl olt il sc débatlait aujourd'hui, après une nuit de jeu olt il avait perdll, sur
parole, cinq cents louis. Où trouver ces dix mille
tranes'! COlllment sc les procurer en l'espace de
qucillues heures?.. Il existe d'honnêtes ~els,
secourables ~ de telles détresses. Encore faut-il
que le dt:cavt! ait derrièrc lui unc famille que l'on
saura hien ohli['cr à répondre d'une dettc, mèml;
contractée ,) son insu et majorée du dOIlI'le ou
du triple; mais Georges, dont la sitlwti n est
conllue, n'a plus ancun crédit dans lu monde
interlope de l'usure. Les antiquaires, prêteurs
pour la plupart, ne lui consentent pas d avances
sur Ics \'entes' futures, ct se pbiBnent de ne plus
trouver chez L le romtc de las luavelle, une
collaboration aussi efficace. Georges commence
à et re Il1'Iii ('.
Ille rcconnalt sans chercher à s'illusionner, et
parce ljue tnute noblesse d't\me, tout vrai courage
ont été détruits en lui par la vie de plaisir qu'il a
voulue, Georges en VIent tout naturellement à
envisager, comme unique moyen de sortir d'embarras, le suicide.
Ayant accordé un dernier regard au décor
d'élégance qu'il a aimé, (Jcorges alla s'asseoir
devant son bureau, Il prit du papier, une enveloppe. Il voulait, comme il sied à l'instant suprême,
envoyer un ultime adieu ... A qui ? .. Il hésita. De
quelle affection était-il assez s(\r, pour crier vers
�14
MADAME VICTOIRE
elle en celte minu te tragique'! Vers quel cœur
irait !in dernière pensée avec l'absolue certitude de
n'être pas importulle?
t
Un rapIde examen sentimental le convain'1uii
de sa complète solitude. Alors, un goftt amer lui
\int aux lèvres ... Il haussa les épaules. Il ne lu
restait qU'à prévenir le commissaire de police,
afin que Jacques, son valet ùe chambre, n'eCtt
aucun ennui. II écrivit J'adresse ct, tandis que
l'encre séchait, il commença sa lettre.
A ce m< ment, Il! timbre d'entrée vibra. Georges
'e so u\int que, dans son désir ù'ètre seul, il avait
donné congé à Jacques, et il se dit qu'ilu'irnit pas
ollVl"ir. A 1uoi bon! 11 St.: sentail déjà hors du
monde:, séparé de tout et de tous.
Cependant, comme le visiteur s'obstinait et que
la sonr.erie prolongée du timbre marquait l'impatience et, semblait-il, l'inquiétude, Georges
':prol1va l'irraisonnu ursaul d'espoir qui galvanise
le condnmné jusqu'à la dcrnicre 'ieconde tant
qu'un Cait nouveau peut se produire.
Il alla ouvrir.
- Monsit:ur, dit-il en voynllt le visiteur, vous
devez vous tromper ...
- Je ne crois pns. MOl,.;ieur le comte de PasCjuaveUe?
- C'est bien moi ... mnis ... je ...
Georges ne $C souvient pas d'avoir jamais rencontré ce petit homme replet et souriant; la
redingote 111 nI coupée, le jonc à pomme d'or
évoquent cependant, pour lui, de conCuses images
de jadis. Le bonhomme doit être arrivé droit de
sa province. Par un rapide enchalnement de pensées, Georges songe au notaire de ses parents ...
Ce n'est pas lui ... peut-être un conCrère? Son
cœur bat plus fort. .. qui sait?·
Le vi::.iteur n'est pas un notaire.
Introduit pnr Georges, il a choisi un fauteuil
près du bureau el, conCortablement assis, ayant
pusé son chapeau sur sa canne, droite entre ses
genoux comme l'usage le permeltnit naguère, il
se nomma : « Simon Taraise. 1) Ce nom ne dit
rien à Georges, il attend silencieux.
Le regard de M. Tarai:;c, après avoir erré
�MADAME VICTOIRE
.III tour de la pièce, se posa sur le bureau. Du
doigt, il montra l'enveloppe préparée adressée au
commissaire de police, et dit en souriant
- 11 ne faut pas l'envoyer.
(jeor~
su rsa~
ta ..
-- Mius, monsteul ...
- Non, il ne faut pas, poursuivit doucement
M. Taraise. A votre ~ge
on a toujollrs tort de
désespérer de la vie.
Int\!rdit, le comte de Pasquavelle Il\! sait que
répondre. A quoi bon nier ses projets de suicide '!
Cct étrange bonhomme paral1 bien ;lU courant des
pensées de Georges et de se' embarras.
Presque tous les jeunes gens, reprend
Simon Taraise, oui, presque tous traversent tOt
ou tard des moments difficiles. Mais on en sort,
que diable... avec un peu d'énergie. On n'en
meurt pas.
- Quelquefois, riposte Georges.
Bah! Ceux qui font ... ce que VOltS alliez
faire, ce sont des rai bles ... Ils manq uen t de rcssort.Vous avez du ressort, VOllS, monsieu r le comte.
- Vous croyez ?... Cependant je l11'apprètais,
moi aussi ...
Il avouait, subjugué par la tranquille audace de
cet étranger. M. Tamise secoua la téte.
- Oh ! que non. C'est mal parler que de dire
ce que vous alliez faire - vous ne l'auriez pas
fait. - Non, non ... Au dernier moment, un n:vcil
de votre énergie, votre amour de la vie, vous
allraient sauvé. Car vous aimez beaucoup la vie,
monsieur le comte, l'heureuse, la belle vie dl'
liesse et d'oisiveté pour laquelle évidemment vou,
étiez. fai l.
( Il VallS déplairait, certainement d'en changer ...
Il N'en changez pas. 1\
- Vous dites?
- N'en changez pas, Continuez à dépenser,
jusqu'au jour où une. bonne ct belle affaire vous
perme lira d'assurer votre forlune ... Alors \fous
rembourserez ceux qui vous auront obligé, et vous
serez libéré de toule inquir.!tude pour l'a\·enir.
- Monsieur, dit Georges, il Ule paral! étrange
de voir un inconnu s'immi!icN· ;linsi dans ce qui
�16
MADAME VICTOIRE
me rCf'arde, et plus étrange encore d'entendre cel
inconnu me conseiller, de ce ton assuré,l'imrossible. Si bien renseigné que vous soyez, je constate
que vous l'..:tes incomplètement. Je ne demanderais pas mieux que Je continuer cette vic de luxe,
à laquelle vous me faites la grnce de me croire
destiné. Mais, outre que je ne vois pas quelle
avantageuse aITaire pourrait me la procurer, je
n'ai pas le loisir, quoi que vous en pensiez, d'attendre qu'eHe se présente et ne vois pas la n(:cessité de VOLIS expliquer précisément pourquoi.
M. Taraise ne parut point formalisé par le ton
persifleur du jeune homme. II répondit, sans
cesser de sourire avec indulgence:
- Vous ètes un peu démonté par les cinq cents
lottis que vous avez joués sur parole ...
- Ah 1 ça, dit le comte, êtes-vous <le la police'?
- Oh 1 certainemenl non.
- Venez-vous de la part du gagnant m'ofl'rir un
délai? .. Je ne l'accepterais pas.
- Naturellement, fit M. Taraise ironique. II
vaut mieux payer, ou - si l'on ne peut pas - se
raire sauter ... Mais, je ne viens de la p<lrt de personne. Peu vous importe comment j'ai appris les
difficultés au milieu desquelles VOLIS vous débattez.
Je .les connais, cela suffit, et je ne pense pas que
vous deviez le regretter, puisque je ne suis ici que
pour vous aider à sortir de peine ... si cela vous
convient 1
- Vous ... monsieur ... mais ... c'est fantastique.
- C'est tout simple ... Voyons, combien vous
faut-il, en dehors de ces dix mille francs, pour
marcher quelque temps sans secousses? Vous me
regardez... Vous passez vos main!) sur votre
front ... Croyez-vous rêver? Non, je vous assure,
vous êtes bien éveillé et n<;Hls sommes en pleine
réalité. Je veux vous obliger, parce que vous
m'êtes sympathique el au.ssi pourquoi le
cacherais-je - parce que Je compte y trouver
mon avantage.
- Ah ! bien! dit Georges, j'aime mieux cela.
II reprenait pied. Ce M. Taraise n'était donc, sous
ses dehors trompeurs de bon provincial, qu'un trafiquant de l'usure, comme tant d'autres. Celui-ci a
�MADAME VICTOIR.E
•
trouv!! plus sûr JI' ne point 1111squer lin trafic illicite
par un ":OUlmerce de brocante; ses dehors respectables de bourgeois cossu le mettent Illiell..'\{ tll'abri.
Mais les usuriers eu~:-mès
exigent des garalltics. Surqnoi le ..:omte Georges pOllrrnit-il emprunter? Il sentit crouler un espoir d'un instant, et il
s'irrita.
- J'ai emprunté souvent et à tOllS les taux, Jitil rudement. Lorsque ma mere vivnit, lorsque je
possédais encore notre terre de Pasquavellc, on
m'aidait volon tiers à cinquante ou een t pour cent. ..
Mais aujourd'hui, je pourrais emprltnter à deux
cents pour cent, sans hésiter; tous les risqucs
seraient dn côté du prèteur ... il prèterait san~
garanties.
- Croyez-volIs"?
- llein'? QlIe voulez-vous dire'! Ma première
idée etait la bonne ? .. J'ai cru, en vous voyant,
\'oir un notaire ... L'ètes-voll' '1 Venez-vous m'annoncer que je possède Ull oncle à hé ri tage et qu'il
teste en ma faveur '1
~
J'en serais heureux, monsieur le conlte.
Mais si cela est, je l'ignore comme vous. Non, je
crois qu'il VOliS faudra vl1incre, par vous-mème,
la mauvaise chance. Vous avez de 1ft jeunesse, une
helle allure; un nom sonore, un titre ... tous les
deux un peu neufs, sans doute ...
- Monsieur ...
- Ne protestez donc pas. Cela n'a point, d'ailleurs, une très grande importance; je crois même
que c'est préférable ainSI. Je connais des jeunes
gens de vieille noblesse qui sont venus'où vous en
êtes et par les mêmes chemins; et peut-être n'oserais-je pas leur proposer, pour ell sortir, les
même,s routes .••
. - Monsieur 1
- Là ... là! ne vous indignez pas, Monsieur le
comte, poursuivit M. Taraise. Je ne vous proposerais aucune combinaison dont votre honneur
puisse s'effaroucher. Il \'OUS sera toujours loisible,
du reS1e, de vous y dérober. Nous en reparlerons.
Pour l'instant, je vous offre t'Ilinze mille francs i)
un taux raisonnable. Est-ce sulfisll.nt ... voulez-vous
vingt mille!
�18
M AD."ME V1CTOmF
",)u'apclz-vo~
un taux raisonnable, mou·
sieur Taralse?
Cinq pour cent, monsieur.
Vous avez dit cinq ... par année?
Mais oui, monsieur.
Je ne comprends plus du tout.
Cinq pour cent, intérêts d'un an, payés
d'avance.
- Si vous voulez.
Je vous verse immédiatement vingt mille
franc sur un reçu de trente.
.
Georges éclata de rire.
- Je commence à comprendre 1 Ah 1 mon cher
- sans jeu de mot - mon cher monsieur Tarai:;c,
pourquoi ne le disiez-vous pas plus tôt? Vous
m'eussiez évité de me creuser la tête pour démêler
votre personnalité ...
- Vous avez dit vous-même que si VOliS em pruntiez à deux cents pour ce,\t, le prêteur seul
courrait des risques, vous prêtant sans garanties.
- Oui, monsieur Taraise, et vous-même avez
protesté.
- J'ai protesté, monsieur Georges Brun, parce
que je crois, en effet, que vous pourrez bientot
m'offrir des garanties. Mais VOtlS le pourrez uniquement parce que moi-même, je metlrai ces
garanties à votre portée. Et d'ailleurs, si l'aiTaire
ne vous va pas ...
Il se levait.
- Rasseyez-vous, monsieur Taraise, je n'ni à
attendre de secours que de vous, ou de mon revol ·
ver ... II sera toujours temps pour moi de recourir
à ce dernier ami. Aujourd'hui, c'est à vous que je
donne la préférence ... Je signerai ce que vous
voudrez.
Une demi-heure plus tard, M. Taraise quittait
la garçonnière du comte Georges.
Contrairement à ses habitudes, il s'accorda de
flâner un peu; il se sentait dispos et de cœur
allègre .•
Il revint tard chez lui, et fut surpris de ne point
trouver Mme Victoire. Elle ne s'absentait guère,
sauf pour ses courses matinales de ménagère, et
jamais sans permission. Cette infractio.Q aux habi~
,
�~·Al)\
tE \"lCTOm.:
tnùes de sa ~cn'ate
déplut, lVl. Toraisc. 11 exerçait une autorité tl\~ices.
e. emptc de rudesse
il est vrai, mais J laquellc nul de ceu. qui se mèlaicnt i). sa vic n'éch"ppail. .vtme Taraisc l'avait
s\lbie sans essayer d'une révolt<! q\li eÙl été vaine,
durant leur courte union. Peut-ctrc Cl! était-elle
morte ... M. Taraise ne le pensait pas. Il se souveliait avec indulgence, COlUme on se roppelle Ull
caprice d'enfant. de la seule occasion où sa jeune
femme LI tenté ùc le c'lIltrecarrer. La scène ne se
renouvela point.
Quant à i\lmc Victoire. M. Taraise n'a rien à lui
reprocher. Sa mine plutôt hostile, son silence bougon ne le trou bien t poin t; il apprécie même il
l'égal d'une q\lalité cette humeur morose, qui vaut
infinilllcnt mieux que le golit des commérages
dont ~l)1t
artligécs les personnes trop sociables,
telle Mme Arsène, par exemple. Mme Victoire n'a
ni parents, ni amies dont !'11ltrllsioll chez lui dépl3ir:1it fort à Simon Tanise. Il nc lui connalt
qu'une cousine, chez laquelle, autrefois, Victoire
se rendait assez fr«quemment, mais 'lui, elle, ne
l'enait jamais. Mme Victoire n'en faisait plus mention ùe\mis Lant d'années que M, Taraise l'avait oubliée. 1 ne songe point à cette cousine aujourd'hui
pour s'e. pliquer l'absence de sa servante. Ce fut
d'elle, cepenJant, dont à son retour Victoire parla.
Que monsieur m'excllse. Ma cousine m'avait
écnt. .. j'ai été chez elle ... elle m'a un peu retenue,
le ùlner sera en retard.
- Votre cousine? mais je la croyais morte et
en terrée.
- Oh! non, monsieur, elle ne songe pas à
mourir, g-rtlce à Dieu.
- Mais vous n'alliez plus la voir ...
- C'est justement pour ça ...
Sur celte réponse, évidemment peu explicite,
Victoire, jugeant le débat clos, entra dans sa cuisine et en rt!ferma sans façon la porte au nez de
son maltre.
M. Taraise demeura un instant immobile, au
milieu du vestibule. Il éprouvait une irritation inquiète qu'un peu de rénexion surfit à calmer. Victoire ne pouvait-elle s'être brouillée avec sa
•
..
�1
20
MADAME VICTOJRE
parente, puis réconciliée sans en avoir avisé son
maltre?
Les atlaires de famille de !VI me Victoire n'intéressent en alleu ne façon M. Tamise.
Il sait qu'elle a été veuve tr~s
jeune, qu'elle a
élevé ln pauvre Mme Taraise, l'a soignée n\'cc un
dévouemcnt, une tendresse quasi mnternelle, el a
refusé dc la qui Iler lorsq ue celle .. ci épousa 1\1. Si1110n. Sans doute est-cc cn sOlll·enit de la morte
que Victuire a consenti à demeurer au service du
veuf. M. Taraise, se jugeant de~
.traits au dévoueml:l1t de Victoire, trouve tout simple d'en avoir
hérité.
Ayant réfléchi, il rouvrit la porte de la cuü;ine
et, sans élever la voix, tout doucement, il dit:
- A l'avenir, je vou!> prierai de ne pas sortir en
mC.Lllbsel1cc, ~ns
perml:;slOn.
- Bien monsieur, répondit tranquillement Vic·
toire.
On nurait dit, vraiment, qu'elle sOlll'lnit. M. Tnraise le remarqua, mai!> il crut s'èlre trompé; il
préféra crulre qu'il se trompait parce que cc sourire pOllvilit rils:,er pour lIne insulcncl: qu'il faudrait répimaJld~,
ct cela créerait des complication!;.
En dehors des affaires, clont Ics plus ohscures
n'el1ru)ent pns M. Taraise, il écarte, a'cc soin de
son existence tout inulile embarras C'est alllsi
qu'il accepta jadis sans protestai Ion le r"it, cepf'ndanl inouï, survenu peu de temps avant la murt de
sa femme. Mystère truublant, certes, et que, sans
duute, les recherches de ln pulice, s'il les avait sullicitées, aurnienl éclairci. M,lis, M. Taraise n'a pas
voulu [aire parler de lui: il a l'hurreur dll tapage
fout compte fait, l'événement lui importait peu
Parfois, cependant, il y songe encure.II y songt
SlII'tout depuis L[uel'l ue tem p:;; depuis qu'il a,
comme dit le peuple, l'impression" de se faire
vieux ». II lui plairait aSSCl d'avoir près de lui.
sinon un fils de sa chair, du moins un fils de son
esprit; un gàrçon grandi, formé som, son i Il Il lIellet
instruit par lui du maniement fructueux des affaire
et dans lequel Il se serait vu reviHe.
Cet enfant d'adoption, M. Tamise l'avait trouvé,
�M I\DA
m
VICTOIRE
accueilli - sinon choisi - dans le très jeune frère
de S;l femme.
Lorsqu'il a connu Suzanne Ludieu après ln J!1()rt
Sl1rvenue, bien soudainem ellt, du pauvrc 1\1. Lu
dieu, un oblil"é de Simon Taraise - plusieurs des
« obligés» j'e M. Taraise sont morts ainsi, très
brusquement - Suzanne, orph eline, sans ressources, s'affolait surtout il la pensée de l'avenir
de son frère, un haby encore, dont ellc deven.dt le
seu 1 sou tien. Alors, M. Tar.:l ise, génércuscl11cn t,
s'ofl'ri t à assu mer non seulement la responsahil ite".
mais toutes les charges de l'éducation de l'orphe lin. Bien mieux., il s'eng<lgeait à testcr en faveur de
l'enfant, lui laissnnt tout ce dont la loi lui permettrait de disposer, s'il se trouvait, a\1 moment de sn
mort, posséder des héritiers It:gitimes, et sn fol'tune entière, s'il mourait sans enfants. M. Tarais\:
ne mettait li cela qu'une condition: Suzanne Ludieu deviendrait sa femme. L'engagement concernant son frèt e serait assu ré pal' une claus spéciale
du contrat.
SUlanne venait d'atteindre ses dix-sept ans,
M. Taraise .:Ivait dép3ssé la qllarantaine; lu jeune
fille, cependant, n'hésita l'oint. Par amOllr pour
le petit être qui ckpuis la mort cie leu r tn<\re l'appelait mamall, elle accepta le marché. Et voici
qu'elle-même - au gré de quel caprice - en a
renùu l'exécution impossible.
Au moment de son mariage, ' M. Taraise a exigé
que le petit Jean, alors t\gé de six <1ns, soit mis
immédiatement en pension. Suzanne, malgré son
chagnn, n'osa I?rotester. On lui permit de voir
presque chaque Jour son frère j pOUf elle, en favenr
du jeune t'Ige de l'élèl'e, le règlement taiblissait.
Très souvent on l'autorisait à faire sortir l'enfant j
elle l'emmenait pour de courtes promenades, et
tous deux échafaudaient de beaux projets pour les
vacances du Jour de l'an.
Mais bientôt, Jean fut seul à se réjouir de cette
réunion prochaine; Suzanne, lorsqu'il évoquait
Son retOur au logis, ne lui répondait pas. Il n'y
prit point garde.
Nod dnt. M. Tara:se, qui jamais n'avait le loisir de se rendre à la pension de Jean, se souvint
�2'l
MAD!lJ~
Vrr:TOIR;
qu'à celle Jate, les écoliers ont guelques Jours de
congé. 11 en parla à sa femme el ne fut pas peu
surpris de l'entendre affirmer son inlention de laisser l'enfant à son école.
- PI usieu rs de ses call1:1rodes ne sortent pas;
il sera tUlssi g'1iemen t là Yu'a vec nous. Si cela ne
vous fai 1 rien, Je le préfère ,li nsi.
M. Taraise se garda bien d'insister. La présence,
à son foyer, d'lin petit garçon turbulent lui parais,;ait redoutable. Mais se souven(lnt du chagrin de
Suzanne lorsq Il'on l'a voit séparée de son f l'ère, il
constata l'humeur change(lnte cles hnmes.
Cela se passait peu de temps après la facheuse
scène - l'unique - au cours de l(lquelle Simon
s'était vu contraint d'intimer à Suzanne l'expresse
défense de s'occuper des alTaires de son mari.
Leur bonne entente, depuis lors, n'existait qu';) la
surface j Suzanne, pas 'ivemcnt, subissait l'autorité
conjugale à la f"lçon d'une esclave à qui l'on a f(lit
goûter des verges. « Cela passera », songeait
M. Tamise. Et comme il ..limait ~a femme- <lutant
qu'il pouvait aimcr 1 -il se montra patient. Il s'inquiéta même de la voir palir; elle <Iffirmait n'(:lre
point malade et refusait de voir un méd0cin.
Un jour, elle s'alita - et œ fut très rapideSimon, déscspéré de s'ètre lai:;sé aveugler, appela
en consultation les docteurs les plus célèbres.
Mais que tenter contre un ma) Imprécis, contre
un inexplicable épuisement de tout l'organisme?
Suzanne, docile, se laissait soigner. Elle avait bit
promettre à M. Tamise de ne point aviser Jean de
la maladie de sa sœuI". Il valait mieux le laisser
sans !louvelles, il s'inquièterait moins ainsi qu'en
sachant la vérité.
M. Taraise promit volontiers: il se souciait bien
du pauvre gamin prisonnter !
Ce ne fut qu'après la mort de Suzanne, sun-enue
sans secousses, sans lutte, qu'il se souvint de l'en[ant. lJ écrivit au directcur de la pension, le priant
de lui envoyer son pupille, .
11 vit arriver le directeur lUI-même dans un état
d'agitation voisine de l'affolcment. Quoi ... M. Tal'aise réclamait son jeune beau-frère '? •• Ignorait-il
donc que depuis deux mois, Jean n'était plus leur
�HAD HE V.lCTot u!
rio nsionnaire, sa sœur étant venue elle·m!me le
Comme on n'avait eu afiaire depuis
l'entrée <.le cct élève qu'il Mme Taraise et que celleci, en l'emmenant, avait payé la pension échue, le
directeur ne s'était point inquiété d'autre chose.
M. Taraise commença par menacer cet homme
d'une intervention judiolaire, puis sa colère se
tourna contre la morte. Malgré sa douleur, en vérité
très cuisante, il ne pouvait pardonner à Suzanne
cette duplicité qui montrait quels sentiments de
défiance, m!me d'hostilité, l'avaient éloignée de
Son mari. Comme elle a su lui mentir, cette frtle
petite créature qu'il croyait avoir si bien mAtée!
Quelle force de dissimulation l'avait jusqU'à ses
derniers instants soutenue 1... Comment, par qui,
apprendre la vérité désormais?
M. Taraise songea au prêtre qui avait assisté la
mourante: il devait saVOIr, celui-Iii. Mab M. Taraise, si p'eu religieux qu'il ftH, n'ignorait pas quel
imbrisable sceau garde les lèvres dU confesseur ...
Victoire était-elle dans la confidence ?... Murée
dans sa douleur, elle ne emblait ni comprendre,
ni même entendre les questions que lui 'posait
son maltre irrité. Elle pleurait inlassablement,
le regard fixé sur le po.le visage aux yeux clos ...
Et M, Taraise, longuement, intensément, l'a
regardé aussi, ce visage où la mort a ramené
une raix sereine. Le front de marbre garuera à
jamaIs le secret de sa pensée, les lèvres ne s'entrouvriront plus pour livrer Je mot de J'énigme.
n~prcd:?
m
Des Jacinthes et des tubéreuses disséminées en
des vases fragiles, parmi le désordre voulu cles
bibelots, saturaient l'air alourdi déjà par les radiateurs, Antoinette Crescent n'en était point incommodée; adorant le parfum des fleurs, elle respirait
à l'aise dans cette atmosphère de serre chaude.
~, lA JMtit salQn, teQdu d<!3 SColie de Chine d'un rose
�MADAM!: VICTOIRI!:
éteint, de rose fanée, a été aménagé pour la jeune
fille dans l'hôtel tout neuf de son pi::re. Antolllette
y passe de lonples heures d'oisiveté relntive, une
broderie ou un livre aux doigts.
Longtemps, par fétichisme. M. Crescent s'était
ent~é
à garder le logis d'éh~gance
modeste où il
aV(1it amené triomphalement sa jeune femme, après
qll'uné première al1éJiortjnp\'~e
à son industrie lni cClt procllré lin COlllmencement de richesse.
r. La maison Crescent - paier~;
de tentures
datait de deux siècles. Plusieurs générations en
avaient simplement vécu; il appartenait à Maurice Crescent de lui donner un développement
inespéré.
Une modification dans l'outillage n!ulisant une
économie Je main-d'œuvre, la découverte d'un
combinaison chimique élssurant un produit meilleur, des couleurs plus variées sans plus de frais,
furent des chances heureuses qui devaient donner
à M. Crescent uue situation commerciale prépondérante. Antoinette venait cie nallre, et son père
souriait à l'av~nir
doré qu'il préparait à l'culant.
Il n'osnit, cependant, rêver une fortune si constamment croissante. L'ambition grandit en lui à
chaque succès, mais pour sa fille seule il accumulait.
Lui-mème répugnait à changer son modeste.
train, el il fallut q;le Toinon, devenue consciente,
appuyai les désirs de la honne Mme Crescent,
pour obtenir cie l'industriel qu'il fit construire, à
Passy, cet hôtel somptueux qu'il n'aima jamais, et
dont la mort de sa femme, survenue quelques mois
après leur installation, acheva de le dér'oüter. Il
sans
:ll1rait revendu sa demeure à peine ach~vée
l'opposition d'Antoinette qui s'y plaisait, en dépit
du deuil dont l'hôtel restait assombri.
Par cette journée d'hiver glaciale et pluvieuse, le
petit. salon d'Antoinett.e paraissait plus cha~mnl,
préCieux comme un Joyau, avec le chatOiement
atténué des tentures, l'éclat des émaux, des grès
flammés et des fines et élégantes aiguières de
Venise où la pâle lumière du dehors s'irisait,
semblant animer une flamme.
Antoinette, paresseusement, avait refusé de 50r-
�MADAME VICTOIR,
tir. Elle traversait ce qu'il lui plaisait de dénolllmer une de ses crises de sauvagerie. Lorsqu'elle
en était atteinte, elle rêvait de s'enfermcr dans lin
cloitre, ou de s'enfuir ;1\1 fond de" bois j le monde
la harassait, l'avenir lui paraissait sans charmes.
La seule pensée de rcncnu tr~
ses pl us ch(;res amie~
et d'échanHer avec elles les propos coutur1l1ers
l'~crasuit
d'cnnui.
Elle décommandait l'auto, cond'lIlllluit la porte
et redoutait de devenir nel1rasthénique .
. A:lors, elle se réfugiait dans son petit s:llon, s,e
JetaIt sur un divan et, les yCU'll fixés sur un portrait
de Mme Crescent, tuute souriante Cil robe de bal,
elle enviait sa mère d'être morte jeune,
Gén~ralemt,
une amie obstinée, forçant la
cOllsignc, interrompait cette méditatioll, apportait
dans le salon rose une bouffée d'air plus frais ct la
gaieté de son rire.
Antoinette, en l'écoutant, oubliait sa neurasthénie, l'attrait du clOItre ou l'austère poésie des
forêts, et se souvenait sans déplaisir que M. Crescent avait, le soir m~e,
retenu une loge pour la
pièce en vogue. Si nulle visiteuse ne venait l'en
arracher, Toinon sul)issait sa tristesse découragée
jusqu'à l'heure néfaste du chiell-et-loup, chère à nos
romantiques a1eules.
Alors, comme vraiment son ennui de\enait
oppressant à l'égal d'un chagrin, ~a jeune fille .tourn,lit les commutateurs. Une lumière de fète Illon··
c1ait la pièce et les papillons noirs fuyaient en
déroute.
Malgré tant de conclusions pareilles, Antoinette
ne manquait pas de se prendre en pitié et de redouter la neurasthénie, dès que sa joyeuse insouciance
d'enf::mt galée l'abandonnait.
Cette rois, le vol des papillons noirs est plus
nombreux que jamais; Antoine1\e se sent très
malheureuse. Elle a le cœur tellement serré qu'il
lui semble impossible de rester ainsi jusqu'au soir
seule en face d'elle-même. Et comme elle entend
résonner le timbre d'entrée, en toute hâte, la jeune
fille sonne (t di t au ,'alet accouru:
- J'avais défendu d0 recevoir, mais faÎl~s
ffiü1l1er.
�MADA ME VICTOlRt
Tandis CJu'elle attenù l'arrivée de sa \isitcuse,
Antoinette se uemande : « Qui sera-ce? Jeanne ...
ou Marthe ... ou Cécile?))
Presque toutes ses amies sont mariées et qnelclues-unes depuis plnsieurs années. La tendresse
(e M. Crescl."nt, qui redoute de voir un étranger
lui prendre sa fille. s'accorde avec le pell de hn tl'
d'Antoinette à changer son heureuse VIe, et les ans
s'écoulent... Antoinette a gatment giqué la pre
mièrc épingle au bonnet de sainte Catherine. Ce
bonlej-~
ne pèse guère lorsCJu'on est convaincue
qu'il su!0ra d'un mot pour le changer en couronne
de mance.
Et Toinon, aujourd'hui comme au Jour de ses
dix-huit ans, 1)'a qU'à choisir. Sa dot n'attire pas
seu le les épouseurs; Mlle Crescent a consci,.;nce
d'être jolie; elle l'est simplement, sans la moindre
vanité; celn lui parait tout naturel, comme d'étre
fort riche. Elle sait bien qu'il existe d,.;s fem~
laides, comme elle sait bien qu'il existe des pauvres
gens; elle les plaint infiniment et s'il était en son
pouvoir de rendre beaux les laiderons, elle s'y
emploieruit. Mais chacun a sa destinée!
pressée devant la glace étroite qui tient tOlite la
hauteur de l'entre-fenêtre, Antoinette, d'une main
légère, rectifie sa coitfure, remet dans la ligne
voulue les plis longs et souples de sa robe. Elle sc
sourit. L'enveloppement exact de l'étoffe d'un
blanc velouté met en valeur sa taille superbe. Elle
a l'air, ainsi drapée, d'une vivante statue ... C'est
vraiment une œuvre d'art que cette robe d'intérieur qui paraltrait si simplette aux profanes.
Antoinette, mal~ré
sa mauvaise humeur, se conteDlple sans déplaIsir. Derrière elle, la portière de
soie, brodée de chimériques fleurs, fait un fond de
tableau tel qu'un peintre le pourrait choisir.
Par-dessus sa propre image, les yeux de la jeune
fille allèrent à cette portière qu'écartait la main
d'un valet de chambre.
An t(li nelte, curieusemenl, guette l'aPl?arition
d'un joli visage familier. .. CelUI qu'elle VOIt apparaltre la surprend à lei point que, avant même de
sc retourner, elle a LIn cri de déception:
_ .. Vou. !. .. Mon::.,;:u r Didiel' !
�\<,{AJ)! H.:. V1Cl'lH: ..:
Mai, dél. , eUe ~'c{f,)raiL
d'atténucl Je l'CU dc
,
gr;lcc d..: !;oll accueil.
-- .Je ne "()US 5<1 vai~
pas de retour.. mon père
ne m'avait rien dit. .. Asseyez-vous donc!
La portière (tait retomhée sur le domestique.
Jean DIdier, mélancoliquement, hocha la t~e.
Je çr~ins
d'l~re
Importun, made moi elle.
J'aurais dli pcnser qu'en donnant J'ordre d'intro·
duire le visiteur, vous nc prévoyiez pas qui sonnait
Ù votre portc. (1 ya erreur de personne, fit-il plus
gaiement, je vais me relirer.
- En vérité, je ne m'imagil\ai pas du tout qui
on allait introduire ... Certainement non, je ne
veux pa, que vous repartiez. Je suis contente de
vous revoir, je vous assure.
Comme c'est bon à vous de mc le dirc 1
Vous pouvez le croire ... je n'ni p a~ coutUl111..
de mentir, même p'lr politesse. Franchement, je
suis dans un de mes mauvais jours ... Je broyais
trop de noir, j'avais besoin, pour me distraire,
d'écouter des commérages.
- Si vous com ptez sur moi pour cela, mieux
vaut que je reparte.
- Non ... de vous je n'espère ni cancans mondains, ni potins d'aucune sorte. Je sais que vous
êtes un très grave ingénieur, uniquement occupé
de votre travail, ne vous en laissant détourner par
aucun plo.isir. .. Un modèle!
- Ne soyez pas moqueuse, mademoiselle.
- Mais nOD ... je ne raille pas, je répète ce que
j'entends dire; depuis que vous venez ici, mon
père ne cesse de chanter vos louanges.
- L'estime dont veul bien m'honorer M. Crescrnt m'est infiniment précieuse.
- Le fait est qu'il ne l'accorde pas à tout venant.
C'est pourquoi si long1emps il s'est ohstiné 11 diriger
seul loutes ses affaires. El, entre nous. autanl p(lpa
s'entendait à faire prospérer son industrie, autant
je le trouve imprudent lorsqu'il étend plus loin son
champ d'action. Ainsi cette nouvelle usine en Pologne pour l'exploitation de laquelle il a fOll rni de gros
capitaux/ne croyez-vous pas que ce lui soit 'un tracas bien inutile? Quel besoin a-t-il d'augmenter tou·
jours nos revenus ... A quoi servira tant d'argent?
�l-lADAME
-
VICrOR~
L'argent est une puissance.
- .Tc u'ai pas envie ue régner.
- l'oules les <lOlhitic.llls cependant vous sont
perm isc~,
lllademoiselle.
- Le joli madrigal, monsieur!
Elle souriait, contente; sa mauvaise humeur
s'eiTaçnit dans l'atmosphère d'admiration qu';1Vuit
ct't\;<,! la pn"sen<.:e dn jeune homme.
Il plaît 1't Anloinette d'être admirée, cela lui pl aU
surtout lorsque l'admirateur lui est sympathique.
Et elle s'avise tout il coup que le secr0tain.: de son
p~re
a J'air intelligent, qu'il est distingué et s'habille
a"cc autant de sobre élégance que le lui permet sa
situation évidemment modeste. Il a de beaux yeux
sombres, toujours un peu tristes, une courte moustache ...
Antoinette est blonde avec des yeux gris, d'un
gris tantôt bleuté, tantôt nuancé de vert. Tou,>
ueux feraient vraiment, comme disent les bonnes
gens, un beau cou pie.
Mais C] uels ablmes séparent le pauvre garçon,
sans fortune, sans famille, de la 11l1e unique de
M. Crescent qui pourrait, s'il le voulait, s'oflrir
pour gendre un grand seigneur. Avant de s'avouer
quels sentiments ont éveillé en lui Antoinette,
Jean Did~r
a mesuré la dis~ance
q l~i les sépare.
11 mourrait plutot qne cie laisser VOIr à la Jeune
tille la tendresse adorante qui lui gonlle le cœur
lorsqu'il l'approche. Il ne soupçonne pas que celle
tendresse, Antoinette la devine depuis leurs premières rencontres. Il y a trois mois de cela, trois
mois durant lesquels quotidiennement Jean Didier
a PLI approcher Mlle Crescent.
Il arnve dans la matinée à l'hôtel, travaille avec
M. Crescent jusqu'ù l'heure du déjeuner qu'il est
invité il partager. Il retrouve alors Antoinette: et
quels efforts ne doit-il pas faire poùr appliquer,
dans l'attente de cette heure bienheureuse du
revoir, son esprit aux chiffres, aux plans, aux
projets que discute avec lui M. Crescent. Combien
de fois, tandis qu'il écrit sous la dictée de l'industriel des lettres d'affaires, il a dû le prier de répéter
une phrase que son esprit distrait a laissé pa:-..ser.
Jean n'a accepté cette place de secrétaire gue
�provisoirement, pour subsister jusqu'au jour où
s'offrira ln situation CJue lui permet d'espérer ~a
qualité d'illgàicnr, sorti très brillo.mllll'I11 de
l'Ecole l:Clltlalc.
Mai:; il n'a pas tanlt: ;\ reconnaltrc Ciue ces fonctions de secrétaire devenaient, auprès de M. Crescen t, ~ingulè't.:me
étendues et variées.
Comme le dit A ntoinettc, son père, depuis qu'il
.\ abandonné la direction ùe son industrie et venùl1
sa maison, ne pcut se contenter de vivre tout bonnemcnt des capitau:( acquis. Il prétend les grossir
t'llcore, soit par d'hcureuses transactions, soit surIOUl en les met tant dans de nouvelh:s elltreprises
auxquclles il ,1]1porle, en m~e
temps que l'appui
linanclt'r, le concours de son ex.périence commerciale.
Cette fois, l'a{f,lire est plus considérable et si
lointaine, 'lue force cst bien à M. Crescenl de se fier
des ingénieurs attachés à la Comnux rap~ots
pogn iL' l' ranco-Russe, dont il a accepté d'être le
president honoraire. Cette confiance, si bien
placée <lu'il la juge, M. Crescent la voudrait pJllS
éclairée j il aimerail i\ aller sur les lieux mêmes,
étudier la question, bien qu'il s'avoue n'y comprendre pas grand'chose. Ce!; recherches de minerai et de pétrole, ces fouilles, des ingénieurs seuls
on t q uali té pou r juger de leurvaleur. C'est pourq noi,
il s'étai t décidé à expédier Jean Didier en Pologne,
avec ordre do vériher les travaux commencés cl
d'en étudier les résultats.
\( Et tachez de faire vite! » a recommandé
M. Crescent. Jean n'avait nul besoin de cette
recommandation pour lui donner la hàte du retour.
Son cœur tout enlier était resté à P<lssy dans certain salol1 rose, où une jeune fille blonde se mOll"ail avec des gestes de gràce, ou s'alanguissait en
d'harmonieuses attitudes.
Jean n'avait fait que l'entrevoir cependant, ce
salon qu'aimait Antoinette. Chaque iour, après le
déjeuner, le p~re
et la fille se tenaienl dans la
bibliol bèque, où M . Cresccnt avait loute permission de fumer, suivant sa propre expression,
COlUllle un train de marchandises. Ça été, aujourd'hui pour Jean, une double fête d'apprendre que
�UADAME VJ('TOTRE
Mlle Crcscen t le n;ccvrait, ct tic..: sc vuir cunduit
dans la pic,cl! où la jeune fille n'accUt;illuit que des
intimes.
Et voici 9u'clle prend. avec lui, un ton de camaraderie amicale. Elle parait, à Jean, moins lointaine.
Un peu de mélancolie dans les yeux d'Anl oinette, une not e plus chaude dans sa voi x, émeu vent
l'ingénieur au point de lui raire, un instant. oublier
qu'II n'est q u'u n salarié. Avec quelle l'es pect ueuse
ferveur il remplirait le r61e de grand ami. de confident, si cet te orgueilleuse Toinon l'en jugeai t dir;ne!
- Non, reprend-elle plus grave, en vérité, le ne
comprends pas cette soif de richesse qui dévore
nos contemporains ... Et ie vai s plus loin: il certaines heures j'ai une telle lassitude de mon e xistence inutile et oisive que j'envie les pauvres filles
obligées de trav:liller pOUl" g:1gnel leul pain.
Sans doute, mademoiselle, il y a une très
noble joie il payer, par son travail, son droit il la
vie j mais le travail, parfois, exige un harassa nt
effort, sans proportions avec les résultat acquis.
Combien de ces pauvres fillcs que vous dites
envier ne parviennent gue tout juste, par un labeur
au-des"lIs de leurs forces, à ne pas mourir de
faim. Envier les misérables, vous, mademoiselle,
que la nature a comblée! Ah 1 ne soyez pas ingrate.
Si vous pouvie7 savoir quelle desolation, quels
déboires accablent certaines âmes; en quelle solitude, en quel abandon grandissent certains êtres,
sans personne pour les soutenir, sans personne
pour les aimer ...
U s'arrêta, confus de son émotion. li ne pensait
pas, en parlant ainsi, aux ouvrières dont cette
enfant trop gâtée enviait la rude existence; il ne
songeait pas à l'isolement de la plupart d'entre
elles. Il revoyait son enfance, à llll, brusquement
sevrée de caresses, son adolescellce que nulle tendresse n'avait ensoleillée. II a travaillé sans gaité,
privé de cette émulation merveilleuse: donner à
une créature aimée de la fierté, se grandir. réussir
pour satislaire l'ambition <.les siens. \1 Les miens ... ))
« chez nous », vocables familiers aux plus deshérilés, et qu'il ignore .
�MADAMJo: VICTOIRE
1
31
.le voudrais, dit Antoinette, cOl1nattre "otre
histoirt.-.
- Mon histoire ... il moi?
Il la regarde étonné, non {'oint choqué, parce
qu'il sent bien que la jeunll ttlle ne croit pas être
indiscrète. Elle a compris que la pitié de Jc:m
retombait sur lui-même et que ses yeux attristés
regardaient le passé. Elle voudrait le consoler; et
sa propre mélancolie lui apparalt soudain, au choc
de celte peine devinée, telle qu'il vient de la juger:
une ingratitude envers la Providence.
- Mon histoire tient en quelques mots. Je suis
orphelin et ne me souviens pas d'avoir connu ma
m~re.
11 me semble bien que, dans ma première
enfance, un visage de jeune femme s'est pcncht.;
vers moi. Cela est si lointain, si imprécIs .•. ct
d'autant plus vague que, tout petit garçon, j'ai fait,
m'a-t-on conté, une très grave maladie durant
laquelle s'est éteinte, en moi, la mémoire des
aimées précédentes.
- Et depuis?
- J'ai travaillé, sachant que je ne pouvais
compter que sur moi seul.
- Vous n'avez aucun parent?
- Aucun. C'est un prNre qui m'a tenu lieu de
tuteur et payait pour moi dans les écoles.
- Je vous demande pardon ... Je ne vous ai pas
interrogé par vaine cUriosité: mais il m'a semblé
que vous pensiez à des choses tris les et que, peutêtre,cela vous ferait du biendeles confier à une amie.
- Une amie!
- Mais oui, nous pouvons être bons amis, si
vous voulez ... Mon père a une grande confiance
en vous; tout naturellement j'en aurai, moi ... à
l'occasion. Et VOliS, monsieur Didier, vous aussi
devrez avoir confiance en moi. Voulez-vous que
nous fassions, nous deux, un pacte de bonne
amitié?
Elle lui tendait la main. IlIa serra d'une franche
étreinte.
- Je vous serai à jamais reconnaissant, mademoiselle. Pour la première fois, j'ai senti s'alléger
ma peine d'être seul dont, jusqu'ici, je n'avais à
personne avoué l'amertume. Un ami ... Oui, vous
�MADAM E VICTOIR.I!.
pouvez voir en moi un ami ... le plus récent peulètre, ct, c:cpend anl, j'ose le dire, le plus profondément , le plus arùemm ent d6voué . Si un jour je
puis vous servir en quoi gue cc soit. ..
- Merd. Je crois bien qu'en effet je pourrai s
compte r sur vous ... Ah! vuici l'auto, mon père
revienl . .. Si vous ;'Ivez il p;'Irler chitrres , allez le
le rejoind re il son bureau ... Au revoir!
- Au revoir, l1l3dem oiselIe, il. demain .
Et Jean Didier s'éloign a, écoll tant cbanter en
lui ce mot: « demain », qui affirma it les joies prochaines . Demain , il reverra Antoin ette. demain et
l'autre demain , et chaque jour. 11 n'ambit ionne pas
d'autre bonheu r, ne prévoit pas que celui-là peut
avoir un terme. Ah! comme les graves nouvell es
qu'il était venu oppurt0 1' en hnte à M. Cresce nt
lui paraiss ent, en ce momen t, dénuée s d'intér ètl
IV
- Voici votre courrie r, monsie ur, dit Victoir e.
Ainsi lue chul']uc mutin elle tendit à M. Tamise ,
venu lui-mèm e ouvrir, le payuet de lettres et de
journau x pris par elle en pa sant chez la concier ge.
- Je vous remerc ie, m'l bonne, je VOliS remercie ... Ne VOltS bâtez pas trop pour le déjeun er: je
suis en affaire avec quelql1 'un ... Nous n'avons
pas fini.
Mme Victoir e haussa les épaules et jeta vers le
cabinet de M. Taraise , dont la porte était restée
entrou verte, un regard à la fois menaça nt et
api toyé; mais son malt re n'en vi t rien. Le dos un
peu voûté, tra!nan t ses panlouf ies, il s'en allait
rejoind re son visiteur .
Celui-c i, pour la premiè re fois, venait chez
M. Taraise . [1 y venait (lvec une défianc e inquièt e
qu'avai t augmen tée l'aspect de l'imme uble et que
,bourge ois
détruir e ,le dé~or
CIe parvena it pas ~
du logis. Il trouvaI t à ce bureau d acaJou, à ces
chaise' .Je reps, à cette biblioth èque \"oitée de
�MAD.MIl<:
1
V[CTOJH.E
lustrinc vcrte, fUl'manl un cnselllbie cependant
:-.i han"l, il ne s"vait quoi de sOlll'l1oisel11cnt hostile.
li sc sentait là entouré de chnusse-trapes, et
aurait VlI, sans trop de surprise, Ic parquet basculer sous son poids, les portcs des armoires
s'écarter d'elles-mêmes, l'our dé,:ouvrir des instl'llment,: de supplice ou des victill1es déjà trépns'iées. C'ctaicnt de brumellses et folles impressions,
\;om1110 celles qui vous étreignent duntnt le cnul hemnrs. Il suflisait à M. Georges de Pasquavelle
d'un petit elTort d'esprit, d'un sil1pk~
redress('ment de sa volon té, pou r discerner l'lJ1cohérence
ùe ces chimères et comprendre qu'il subissait
d'absurdes hantises. En l't'alité - et cela il ne le
savait que trop - il se trouvait ici désarlll(' parmi
ùe réelles menaces. Il ne pouvait pas plus sc soustraire aux volontés, si cnlelles llu'clles l'ussent, d'
Simon Tamise que si, vraiment, cet homme paisible avnit possédé autour cie lui lous les moyen~
d'ahattre cl de martyriser qu'évoquait l'esprit cn
déroute de son ( client ».
Plusieurs mois se sont écoulés depuis le
ut'
où M. Taraise intervint si justcmcnt à point dalls
les affaires du malheureux acculé au suicide; des
mois au cours desquels Georges a rcpris le goCtt
Je vivre au point d'oublier d'olt lui venait cet
ar~ent,
si facilement, si joycusemcnt dépensé. Il a
mIs à jour les gages de son domestique, payé ses
dettes criardes, cc qui lui a ouvert aussi tôt de nouveaux crédits; el le restant des vil1(~t
mille francs
s'est envolé comme un mirage, bie~l
qu'un retour
de veine au baccarat ait, ces derniers temps, quelque peu aidé le comte.
Mais depuis une dizaine de jours, la fortulle
capricieuse parait bouder Georges.
Il perd. Il perd, suivant l'cxprcs' iUIl pleine
d'amère ironie, « tout ce qu'il veut ».
C'est {ini ... Il se retrouve à sec autant qu'en ce
matin fatal qui mit l'usurier sur sa route. l\Iais
quoi 1... Là où il n'y a rien le roi perd ses droits,
constate le dicton populaire.
« Je voudrais bien savoir comment cet honorable
usurier fera pour se rcmbourser, » s'c.~t
demandé
le jeune homme en recevant, la veille, une lettre
2
�34
MADAME VICTOIRE
fort polit. de M. Taraise lui rappelant j'échéance
arrivée.
La vente des meubles et des bibelots donnerait
un mince total: tout objet d'un peu de valeur ayant
été depuis beau temps réalisé.
Il s'elTorce de crtlner, mais sans conviction. II
sait bien que, jeté à la rue, sans feu ni lieu, il sc
verra, de ce fait, retranché du monde ... et il
aimerait mieux 1110\1 ril'q ue desu bircelte déchéance.
II a passé la nuit devant une table ùe jen, perdant les quelques louis arrachés à un ami, hanceux ce soir-là. Et tfichant de sourire, la sneur au
front, le cœur broyé dans un étau, conscient de
soulTrir un infernal supplice ct voulant le subir
encore, il éprouvait un vertige d'agonie à se dire:
« C'est fini, fini ... )l sans savoir nettement ce qui
allait être fini, cie ses tortures, ou de sa vie même.
Il est sorti de là, à l'aube, titubant, glacé jusqu'aux moelles. 11 il pensé il la Seine heurtant son
eau glauque aux arcbes des ponts; il s'est souvenu
d'avoir vu, un matin semblable à celui-ci, des
m"iniers et des agents repêcher un noyé. Au
souvenir clu corps gonOé, clu visage verclütre aux
yeux vitreux, une nausée lui vint aux lèvres. Ah !
non, pas cela. Il rentra chez lui très vite. Sa douche
]e ranima. Il ne voulut pas se coucher, redoutant
le demi-sommeil troublé cie frayeurs, oula blafarde
insomnie. Il faisait un grnnd elTort pour ne pas
désespérer. Le suicicle, cfécidément, lui répugnait,
et cette répugnance l'humiliait un peu comme une
lâcheté. Les croyances trop faiblement gr:lVées en
son âme d'enfant par des parents sans religion
active ne pouvaient, en ces heures de crises, lui
être d'aucun secours; et cependant qui pou rrait
dire si ce recul devant une mort volontaire ne
venait pas, sans que Georges le pût définir, des
enseignements passés ? ... Déjà naguère, sa main
avait tremblé en préparanl l'arme libératrice.
Georges relut la lettre de rappel de M. Taraise,
et il se souvint très nettement des propCls tenus
par cet homme. N'avait-il pas affirmé sa foi en la
chance de celui qu'il prétendait sauver? S'il n'etH
en effet compté voir en un jour prochain son débiteur en mesure de le rembourser, serait-il venu
�\-lADAME VrCTOIRE
1
'lu-devant de lui? Certe., il faisait, eu prêtant à
.:ent pour cent une belle aITaire, mais à la condition de ne point perdre l'enjeu de cet audacieux
coup de dés. M. Taraisc et ses pareils se gardent il. carreau ... Qu'espérait-il donc? Georges,
lorsqu'il signait la reconnaissance cie sa dette, a
cu le sentiment de signer un pacte ... Lequel '?
Rien ne lui a été demandé jusqu'ici, il u'a pas
revu M. Taraise . La première lettre de cet
extraordinaire pr6tellt', signale simplement l'échéance, ne réclame que l'argent convenu:
I( Veuillez me dire, conclut le créancier plein
de correction, quand vous pourrez l11l: recevoir
ou, si vous le préférez, faire déposer cette somme
chez moi par un tiers à qui je remettrai votre
billet, à moins qu'il ne vous soit plus agréable de
venir vous-même. Vous me trouverez, de préférence, da~s
la matinée. "
« Parbleu, s'cst dit Georges, je vais aller le YOlr
et lui demander de renou veler aux concl i tions qu'il
voudra. Pour cequ'il risque ... Puisque, aussi blen,
s'il m'exécute, il n'aura rien. »
Et Georges est venu chez M. Tamise, soulevé
par ulle de ces vagues d'espérance que connaissent
tous ceux qui ont eu à se débattre contre le
mauvais sort. Il semble qu'on ait atteint le fond
d'un ablme sans issue ... Et soudain une clarté
jaillit parmi les ténèbres oppressantes; on ne sait
trop d'où elle vient ni vers quoi elle guide; mais
t~n
qu'elle rayonne on a l'o.me allégée, les rmposslbilités disparaissent, on échappe au cachot ...
Brève accalmie dans le supplice! Ce mirage de
paix s'évanouit comme il est né, sans raison plausible. On retombe au fond du puits, plus meurtri,
plus découragé.
Il a su ffi à Georges de pénétrer dans ]e vieil
immeuble ou glle M. Tamise pour se sentir de
nouveau écrasé par son fardeau; la tentation folle
de s'enfuir l'a saisi. Sans doute y aurait-il cédé,
n'ellt élé la présence de la concierge. Il avait trouvé
Mme Arsène balayant le seuil de sa loge, et elle
restait là, appuyé à son balai, examinant, avec
une avide curiosité, ce visiteur inconnu. Le
voyant hésiter, elle répéta obligeamment le I"en-
•
�MADA!lŒ VICTOIRE
seignement dl~)<'t
ùonné : l( j'vI. Tarai:-e, <lU tloisième, ou-dessus de l'entresol; il est chez lui. ))
Dans !'escali(!r int'c;t:!, lemalaise du jeune homllle
grandit. Que \'enait·il faire ici? Quelle l'ollie dt'
croire possible un peu de répit!
Si Georges pnrvi nt chez l'usurier. c'est qu'il
entendait, en bas,grinœrencore k balai de la concierge. Elle s'étonnerait de le voir fuir ainsi ...
QU'lInaginerait-elle '1 La dépression 1l1onlle du
malheureux garçon était telle qu'il ressentait UIlC
terreur malaùive de la curio -ité de celle femme.
Lorsquc, introduit par M. Taraise lui-même, il sc;
trouva ùal~
le hurrrlll du prêteur, il éprouvacepen
dant U1W ccrtallw satist'action d'être arrivé 13,
Dans quelljucs jl~tans
il conna!trn SOIl sort. Le~
pires certitudes valL:nt mieux que l'indécision. Le
CO!11Ü' venait ;) peine de prendre le fauteuil que
lui Jl1signJil M. Taraise, lorsque Victoire a sonné.
- .le vous demande pardon, dit M. Taraise, je
dois aller Ol! vrir.
Tl 'tait revenu très vite.
de ln pièce,
Déjà un peu habitué à l'ob~curité
lJl:ors-es remarqua mieux 1 aiTabilit6 du sourire,
l'air doucereux du bonhomme. Cela ne le rassura
poillt.
- Venez-vous, demanda M. 'Lu'aise en repreIlant sa place, m'apporter les fOl1ds?
- Non, malhellreusement, je n'::\1 pas ..
- Toute la somme?
- Je n'ai p<lS un sou, monsieur Taraise, voilil
la \'0rité naHante.
- Na-tu-reJle-mcnt,
-- Oh ! vous pouyez m'~p:lrgne
vos reproches .
.le vous assure yue si je ... Tenez, vous < urie/.
mieux Cail de me laisser presser la délente le jour
où \OUS êtes venu m'arracher, pour ainsi dire, le
revol ver des doigts ...
- Peut-être, en elfet, ai--jL' cu tort : l'a\·enir me
l'apprendra.
- L'a"enir?
Le mot ranimait le misérable; il crll( voir s'entr'ou\il~
\:1 po rIe de l'il! pace où il agonisait.
- Puisque vous ne pouvez me payer, que
l'omptez-\'OUS faire?
�MAD~IE
1
VICTOIRE
Le ~otl\e
eut nll geste de lassitud
- Vous demander ùe renouveler ... aux condi .
tions 4UC vous voudre!.
- Aux conditions qne je vouùrai répéta
M. Tami se, aux conditions que je voudrai ...
n ouyrilul1 tiroir, y prit une fenille de papier
qu'il tendit au jeune 1Iol11l11e.
- Vous le voyez, mon cher comte, j'avais prévu
votre insohabilitt: ... Voulez-vous lire?
Georges prit le feuillet ct le parcourut des yeu.,
lentement. Son visage tour ù tonr s'empou rprait
et p:\lissait. M. Tamise lui laissa [out loi si r de
relire plnsieurs fois ces quelques lignes, tout le
loisir de se pénétrer des chiffres énoncés.
- .Tc ne comprends pi.l5, dit enfin le comte.
- Vous me surprenez, Illonsieur. .. cela pourtant est bien clair. Par ce billet qu'il ne vous restr
qu'à signer, vous reconnaissez me devoir une
somme de deux cent mille francs, payable après
votre mariage, en qualre annuités. Je ne veux pas
vous mettre le couleau sur la gorge.
- Après mon mariage ... Qui vous a dit que je
me l11ariais ?
Personne: c'est moi qui vous le dis.
- VOlt" 111e l'apprenez ...
- Je vous l'apprends: vous vous mariez. Je ne
prétenùs pas vous imposer mon choiÀ, mais il faut
choisir, cher monsieur, s'il "OllS plaît, choisir un
peu vite. Et je tiens à VOliS prévenir que je garde
le droit de veto ... Ne me contemplez pas dO
c cet
air abasourdi. Qu'y a-t·il, dans ma façon ù'agir,
qui vous surprenne il ce point? Je suis un brave
bommequi m'intéresse à votre bonheur et cherche
:t le préparer. Vous ne serez pas le premier jeune
imprudent sauvé par moi du naufrage. Voyons,
est-ce convenu? Vous avez des relations, cherchez ... Trouvez une riche héritière, jolie si vous
pouvez, je n'y vois pas d'inconvénient, cela c'est
votre aŒaire. Allons, allons, voici que vous prenez
l'air furieux. ; vous auriez, je crois, bonne enyie de
m'étrangler... vous èJes un ingrat, monsieur le
comte. Réfléchissez un peu et YOUS reconnaîtrez à
quel point je suis généreux.
�MADAME VICTOJJŒ
• - Généreu' ! gronda Georges. Et si, en vous
quittunt, j'allais porter une plainte 7...
- A votre guise, monsieur le comte, rendclmoi ce papier et allez vous plaindre. On trouvera,
en perl! lIIsi t ionnan t dans mes li mirs, li ne let t re
très intéressante pour vous ... et pour d'autres.
- Pour moi!
- Il Y a de bien mauvais moments dans la vie,
monsieur le comte, des moments si durs, que
ceux-li'I seuls qui les ont trnversés sans faiblir
gardent le droit de se montrer sévères pour ceux
qlli tentent de forcer la chance par tous les moyens.
Oh 1 il en est de ces moyens, en somme, bien
innocents. Par exemple, je ne vois pas, pour ma
part, l'importance qu'on nUache au fait d'inscrire,
dans une course, un cheval sous le nom d'un
autre ... C'est tant pis pour les parieurs: ils ne
m'intéressent guère. Mais enfin l'on considère
cetle opération comme frauduleuse; cl 'ceux CJui
la commettent ou aident i'I la commettre par des
ventes fictives de chevaux, sont poursuiVIS judicia iremen 1... Voili'l une grande absll rdi té, qu'en
pensez-vous 7 Certainement, lorsque votre ami
M. Broffmann, désiranl fnire passer Velléda TV,
pur sang anl?lais, pour une pouliche demi-sang,
Brunette, si j ai bonne mémoire, vous pria de lui
vendre celte Brunette, je comprends que vous
n'ayez pas hésité à lui rendre ce léger service qu'li rétribua, d'ailleurs, assez généreusement.
Mais vous avez eu grand tort, grand tort, de ne pas
traiter ces conditions de vive voix et de laisser,
aux mains de votre ami, une lettre prouvant à quel
point vous étiez d'accord. C'est miracle, lors du
procès qui disqualifia ce pauvre M. Bl'ofTmann,
miracle que celte lettre n'ait pas figuré. Auquel
cas, votre bonne foi, que vous avez su établir,
eüt paru moins évidente.
Georges avait blêmi ... Il se sentait la gorge
serrée, un nuage obscurcissait ses yeux. M. Taraise
souriait toujours. II reprit après un court silence:
- Vous vous demandez comment je me suis
procuré cette lettre 7... 0~1!
très simplement. Je
ne puis voir sombrer de pauvres diables sans
essayer de leur tendre la perche, c'est plus fort
�MADAME VICTOIRE
:'9
que moi. Alurs, aux premiers bruits r,h:!lcux vis.mt
le posc~eur
de Velléda IV, j'allai Il! trouver. Il
comprit qu'il pouvait se confier à moi ct me
raconta toute l'all"air..::. Le tirer de là sans tapage,
il ne fallai t pas y songer, M. BroO'mann 1II i-ll1èmc
le comprenait. [1 projetait déjll de s'expatrier ou
plutôt de regagner la pa t rie de ses peres. Et
prenant son parti de l'inévitable, il se préoccupait
surtou t de se ménager quelques reSSOl1 l'ces, le
moyen de tenter de nOllveaula fortune.Je lui oITris
ce moyen contre la remise de votre lettre et l'enga·
gement qu'il ne trahirait pas votre complicité ...
Vous ne comprenez ras pourquoi, dès Cl.! moment,
sans vous connaltre Je m'occupais de vous? Eh !
que voulez-vous! Je vous l'ai dit, je cherche toujours
à rehdre ervice, et je démêlais d'après votre lettre
que vous n'aviez rien li vous reprocher en ùehors
de celle peccadille, que vous ne la commettiez que
contraint et forcé; vous devez être un faible.
Malheureusement, il faut, mon bon monsieur,
lorsqu'on a des scrupules, rester honnête; sinon,
mieux vaut céder de bonne grâce aux entralnements et ne pas marchan .1er les concession ...
En somme, pour être canaille avec profit, il faut
l'êlt'e sans regrets. Votre éducation, si elle fut
insuffisante pour vous défendre contre ce que les
gens austères appellen t des tentations, vous gènera
cependant lorsque vous y succomberez. Rangez-vous, monsieur le com te, croyez-en mon
expérience. Il vous faut un confortablè assuré, un
foyer, un cadre honorable. Je suis moralis~e
à ma
façon, qui consiste à ne pas contrarier les natures;
VOliS êtes un bon bourgeois, monsieur le comte,
il est grandement temps de le reconnallre et de
vivre 'bourgeoisement.
Georges avait écouté sans chercher à interrompre. Ce cyoismesouriant l'épouvanlait.M. Taraise a raison j un atavisme d'honnètet(a jusqu'ici
protégé le jeune homme contre les déchéances
consenties - ce trafic de chevaux, il n'en avait
COm pris la gra vi té que trop tard. - Il sen t gronder
en lui une révolte j sa conscience vivante encore,
s'indigne, et nettement il comprend son devoir;
refuser de pactiser de nouveau a ,'ec ~et
homme j
�MAIJ.U1F
\'1(TlJ~E
tout risquer, se perdre, plulôt que de resler il sa
merci. Il rcposa le billet qu'il tL'naittoujolll'S et se
leva.
Vous refusez? demanda M. Tamise.
Je refuse. Faites-moi saisir.
Je ne vous ferai pas saisi r, je perd rais trop .
•1..: préfère de beallcou p VOltS voir signer l'ft le
reconnaissance.
- Je ne la signerai pas.
--- Vous croyez?
J'en suis sûr.
- .Te pense que vnus "ous trompez, mais enlin
VOliS êtes libre... Siglll:z ... Cl l'aycnir se rouvre
plein de promesses. Ne signez p:1S ... ct la IwtÎle
lettre, l'imprudente petite lettre écrite par VOliS ;")
M. Broffmann, sera expédiée tout ft j'heure sous
pli recommandé à gui de droit. ")JOliS sommes
loin encore de la prescription.
- VOLIS ne ferez pas cela! gronda Georges.
- Non certaincment, si v us ne m'y contr:lignet. point.
- Quel proot en attendez-volis '!
- La vengeance est un plaisir Jes dieux.
- Vous venger? Je ne VllllS ai rien fait!
- Rien? Vous me fai tes perdre vingt mille francs,
VOltS appelez ça rien? Fichtre, vous êtes difficile.
Georges sc laissa retomher sur sa chaisc; il mil
son visa~e
dans ses mains ... cl le CCCliI" brillé de
honte, I?lsérablement, il pleura.
v
Georges somnolait encore, hara.ssé pa.r une nuit
Je veillc succédant ft beaucoup d'autres, lorsque
son valet de chambre, risquant l'algarade qui ne
manquait guère en pareille occurrence) se ha5arda
à lui remeUre une carte.
- Ce monsieur est déjà venu ce matin, il tient
ahsolument à voir monsieur le comte.
Quoi ... hein? V0US sa"(>7 ce que je VOile; ai
�.MADAME V1CTülRE
41
dit, Jal:qul.!s, je yeux être tranquille. Combien de
fois vous ai-je défendu de me réveiller!
- Que monsieur le eomle m'excuse ... Ce monsieur assure qu'il ne partira pas sans <Ivoir vu
monsieur le comte ... Il a une communication très
importante Il lui faire. Si monsieur voulait bien
jeter les yeux sur celle cartc, monsieur comprendr,lit peut-être ... Je n'osais pas mettre ce monsieur
il b porte sans ordre.
- Que le diable ... grogna Georges. Il venait
de lire, sur le carton g'uc Jacques impassible lui
prés~n
tuit, le nom pour lui redoutable de Simon
Taralse.
- Où est-il?
- Au fU1110ir, monsieur ~ je ne pouvais pas lc
laiss T dans l'antich~bre.
Je me figurais
monsieur m'excusera - que ce M. Tamise était
un notuirc venu pOlir annOllcer unc bonne nouvellc
Il mon sieur ... La l1lortd'un parent, par e. emple ...
jc vcux dire un héritage.
'- Oui, vous avez le l1air, vous! Eh bien, aidezmoi Ull peu vite, que je ne fasse pas attendre plus
longtemps ce porteur d'heureuses nouvelles.
Alors, deVinant l'usurier, Jacques pinça les
lè\Tt::s. Ce persoJ1n(lge, au lieu d'annoncer un
héritage, venait réclamer quelque chose ... Le
défllé des cré<1l1ciers, depuis guel'lue temps inkrrompu, allait-il reprendre '?Cette fois, au premier
retard dans le paiemenl de ses gages, Jacques
demandera son congé. Corsque le navire fait eau,
les rats sc sauvent comme ils peuvent.
M. Simon Taraise attendait Georges en feuilletan t des notes. U semblait soucieux, et le regard
d?nt il a~cei\l
le jeune homme, lorsque celui-ci
Vlllt le rejOindre en négligé, les cheveux emmêlés
encore, manquait ùe douceur.
- A quoi dois-j e le plaisir ... ? commença Ic
COlJltc de Pasquavelle essayint de le prendre cie
haut.
YI'lais M . Tal'aise n'était pas d'humour ~l rire.
-- Vous devez vous douter de ce qui m'amène,
dit-il rudement. Je viens savoir si, oui on non, vous
comptez tenir vos engagements ..
- Asseyez-volls donc, monsieur Taraise . J\-Tes
�MADAME VICTOIRE
'ngagelllûn ts, di tes-vous'? Je ne demallderilis pus
mieux, je vous assure .
--. Je tiens les miens, moi, monsieur.
]1 est vrai. Non seulement vous avez renou·
velé - ne parlons pas du taux - le billet que je
n'avais pu payer; mais vous m'avez remis quelques
louis 'lui m'ont permis de f'lire encore ligure dans
le ll10IlC.Je.
- Et pourquoi cela, je vous prie? Alin de vous
permettre de décrocher le beau parti Jont la dot
r;1chètera votre passé.
- Vous avez le génie ùes euphémisme', monsieur Taraise ... Racheter mon passé est vraiment
délicieux! Cela signiGe, en bon français, racheter
à M. Taraise certaine leUre compro1l1êuante qu'il
a taxée, d'ailleurs, un joli prix ... .le n'aurais j:llnais
supposé qu'un autographe de moi pnt valoir aussi
cher.
- J'admire votre galté.
- Elle est toute nouvelle, et c'est à VOltS que je
la dois. Avant de vous connallre, avant d'avoir
signé cc papier maudit ((ui engage ma vic,
enchalne ma eonscience, j'al pu avoir' des heures
de folie. Elles n'arrivaient pas ù étoufler en moi
l'in'luiétude des lendemains et le remords de
g'àcber mon existence. Oui, monsieur Tamise, je
rn'o!Trais le luxe des scrupules et des remords,
vous-même l'avez compris. Maintenant, c'est fini.
Je sais que j'ai perdu toutc liberté cie redevenir un
honnète hommc; quejc suis, entre vos mains, un
instrument, une valcur marchande . Vous m'avez
peu t-être estimé bien trop cher pou r ce que je vaux.
Alors, a(jn de ne pas mourir de honte, je me
ddencls de penser. Je veux rire de tout pour n'en
point pleurer. Oui, oui, monsieur Taraise, celte
gaité, cette heureuse galté que vous avez la bonté
~l'adrnie,
je vous la dois.
Il a~hev,
d'un accent qui, malgré l'aplomb de
son VIsiteur, glaça un peu M . Taraise: « Et si je
puis vous la payer un jou!". ..
- Voilà beaucoup cie grands mots et de phrases
ereuses, monsieur le comte. J'avais excusé l'accès
de désespoir qui vous prit chez moi ovant cie signer
cc malheureux billet; je pensais que ce serait votre
�:'IrADAME VICTOIRE
+3
dernière faiblesse... et vous voici plus dérai
sonnable que jamais! Ne dirait-on ras que je vous
ai contraint à un engagement où doit sombrer
votre honneur, alorsquecet honneur, précisément,
je l'ai sauvé en gardant par devers moi la preuve
de votre complicité dans une escroquerie ... Ah!
(ant pis, le mot est dit. Quoi, je vous épargne 110n
seulement l'humiliation, mais la ruine, à la seule
condition que VOLIS vous déciderez à prendre enfin la
vie au sérieux, à vous marier, à fonder une famille ...
- Fonder une famille 1. .. Ah! de grâce, monsieur Tamise, évitez ce expressions! Elles sont en
la circonstance cyniques au delà du permis, ou
simplement grotesques, comme il vous plaira.
- Monsieur le comte, j'ai beaucoup de
patience j pas assez cependant pour discu ter, avec
vous, sur cc ton-là ... Parlons sérieusement. Oui
011 non, voulez-vous VOltS marier?
Georges se renversa dans son fauteuil et eut un
geste las.
- Vous avez raison, les discussions ne serviraient à rien. Le vin est tiré, il faut le boire. Eh
bien, oui, je me marierai, j'épouserai un sac. "
quand je l'aurai trou vé. Mais ce n'est pas aussi
facile que vous paraissez le croire. J'ai cherché, je
vous jure que j'ai cherché. Je suis allé voir de
vieilles dames, amies de ma ramille, chez lesquelles
je n'avais pas remis les pieds depuis des années. Je
leur ai faIt part de mon dégoût de la vie de garçon, et elles m'ont affectueusement loué de ce
retour à la vertu. Mais avant de s'occuper de mon
bonheur, suivant l'expression courante, elles
m'ont interrogé surce que j'offrirais à la délicieuse
jeune Glle que chacune, précisément, avait sous la
m:lÎn. Ce que "j'ai à offrir, vous le savez, monsieur
Tamise ... , un nom ayant un peu trop le luisant du
neuf, la passion du baccarat et, comme litre au
porteur, en échange de la belle dot dont je prétends profiler, une lettre qui pourrait m'envoyer
en correctionnelle. Je ne pouvais raire aux vieilles
dames bienveillantes une telle éUlllllération. Je
m'en suis tiré par des phrases vagues, la promesse
de revenir « pour causer sérieusement Il, et, naturellement, je n'y suis pliS retourné.
�MADAME VICTOIRE
- .Je me tloutais, soupira M. Tamise, que vous
vous y prendriez très m:d. POUl' réussiruil mariage
combiné il faut, ainsi que vous l'avcl. compr~,
faire entrer quelques avantages dans la comhinaison. Vous n'cil n'avez aucun Ù oflrir ü une
famille. Justemcllt parce quc vous ètes acculé ù un
mU'riage de raison, il est nécessaire que la jCllllc
tille sur qui vous jettcrez votre dévolu fasse, l,Ile,
en vous épousant, un mariagr' d'amour. C'estll elle,
directement à elle, que VOliS devrez vous adresser.
Lorsque sa conquête sera faite, celle des parcnts
sera possible en dépit de toule leur prudence,
parce que vous aurez une puissante :t1liée dan~
la
place. De nos jours, les parents ne sayent plus guère
exercer leur autorité, surtout lorsqu'il s'agit d'un
mariage. Jadis un père, une mère, mieux il. même
de juger de la valeur d'un prétendant que ne le sont
de candides jeunes filles, ne craignaient pas de
défendre le bonheur à venir de 'leurs lJfa1I~,
même au prix de quelques larmes ... Aujourd'hui,
si \l11 mioche pleure pour avoir nn couteau, on Sc
hâte de le lui donner, quitte ;\ le voir plus cruellement pleurer si - comme cela doit arriver - il
sc coupe. Aujourd'hui encore, 011 entend des
gamines coif!Ges en catogan déclarer qu'elles
entendent faire leur vie, et la taire elles-m8mes à
leur gré ... Ma foi tant pis pour Je mioche qui se
blesse et pour ces folles, si elles vont de travers,
Mais nous n"avons à prévoir ici Je malheur de personne; rien ne vous empêche de rendre votre
femme heureuse et de l'aimer autant qu'elle vous
aimera.
- Vous êtes bien bOIl de le permettre. Mais je
~1e
connais; je ne l'aime pa,s le premi~,
je serai
lIlcapable de Jouer la coméche nécessaire à conquérir celte innocente victime.
.rê!;:z c1'idY,lIe ... Mais, après
- Oh! si ~'ou
Lout, ponrquoi pas! C est allall'e ~l vous. Venons
au but, je vous prie. Il est tard, midi l?ientôl, ne:
vous déplaise. - Voudriez-vous être sérieux? .le
suis venu, monsieur le comte, parce que je pense
avoir votre alTaire.
"
Ahl bah?
- Une jeune personne for! bien élevée, un peu
s!
�MADAME VICTOIRE
45
moins riche peut-ètre que je l'eucse souhaité pour
vous; mais enfin
sul li sa 1ll l11ent dotée, si
vous êtes raisonnable. Elle n'a plus de mère, el
c'est un atout dans votre jeu. Les mamans, qui
que les pères, sc laissent en
paraissent plus fail~es
réalité mOIns facilement mener cl, surtout, ont
plus d'influence, une maniere adroite, plus subtile,
de faire triompher Icursdésirs. Certaines sont très
dangereusement clairvoyantes quand il s'agit de
juger un gpndre. Mlle Antoinette Crescent est la
lille unique d'un' gr<1nd inuustriel qui brasse des
affaires avec - jusqu'ici - de beaux succès.
- Vous êtes bien renseigné.
- Je suis toujours bien renseigné. Ils se
montrent, le père ct la fille, pen pressés j de
superbes partis ont ét6 repoussés.
Georges écl<l ta de rire.
- Je comprends, les choses étant ainsi, que
VOllS m'engagiez à poser ma candidature ... elle a
ùe quoi contenter ce père exigeant, cette ambitieu,;e héritière.
•
- Je ne crois pas que Mlle Cressent soit le
moins du monde ambitieuse. Si elle devait se laisser guider par j'intérèt ou la vanité, elle n'eût pas
attendu jusqu'ici pour se décider, car elle aurait
pu, et à plUSIeurs reprises, faire un mariage capable
de satisfaire les plus difficiles. Et voilà précisément
pourquoi j'ai pensé à elle pour vous. Ce doit être
une sentimentale, une romanesque jeune fille
qui attend le coup de foudre et y cédera. Provoquez-le.
- Mon cher monsieur Taraise ... Vous me répugnez.
- Vous ètes devenu bien délica1.
- A votre contact.
- J'admire votre insolence. S'adressant à moi ...
au moins, elle dénote un certain courage ...
- Le courage du désespOIr.
- Mais vous ne me mettrez pas en colère. Je
penqe :ll'oir mieux à [aire que de m'irriter. J'ai
misé sur vous, je m'arrangerai pou;' ne pas perdre
mon enjeu. Voulez-rous loir la photo de If! jeune
personne?
- Comment vous l'êtes-vous procurée?
�MADA ME VICTOJRE
M. Taraise eut un rire indl1lgent.
- Vous étes encore tr2!s provincial, monsieur le
l:omte. Pour posséder le portrait d'une femme ou
d'une jeune fille, tant soit peu élégante, il surGt
aujourd'hui d'acheter un excmplnire de magazine
cn vogue; ces dames et ces demoiselles y figurent. ..
parfois défigurées. Les instantanés son t dangereux. Mais ce n'est point le cas pOlir notn'
héroïne, cette petite photo est très bien venue ...
voici. J'ai découpé la figurine, n'ayant pas envie
de m'encombrer du journal. Vous voyez ... Cette
image, je m'en suis assuré, est tout à fait ressemblante. Elle faisait partie d'une douzaine de
médaillons encadrés de Oat teuses légendes, annonçant quelle part ces jeunes personnes ont eue dernièrement dans le succès d'une fête de charité. La
charité, monsieur le comte, emploie beaucoup la
vanité au service de ses bonnes œuvres. Je laisse
aux moralistes le soin de décider si à cette col laboration la charité perd un peu de son auréole.
Pour moi,. j'estime que si les pauvres, eux, n'y
perdent rien c'est l'inportant... Je vois, monsieur,
;:d'attention avec laquelle vous examinez MlleCrescent, que son visage vous parait digne d'intérêt.
J'en suis heureux. Les tâches agréables son t, en
général, les mieux remplies. SI la conquête de
celte demoiselle vous séduit, vous la séduirez
aisément. Eh! Eh! Eh 1La jeunesse est une belle
chose! Je vous laisse ce portrait: étudiez-le bien
afin de reconnaltre sûrement l'original, que vous
pourrez rencontrer aujourd'hui même à la grande
vente de charité - encore la charité! - organisée
au Palais d'Orsay en [aveur ... ah! ma foi, je ne sais
plus en faveur de quoi ... Mlle Crescent vendra des
fleurs. Allez-y, soyez généreux, il est des cas où il
faul savoir amorcer la chanCe. Vous trouverez
certainement à cette vente quelqu'un pour vous
présenter à J 1!le Crescent, et, ma roi, t;lchez de
préparer d'autres rencontres. Voyez ..• Arrangezvous ... La vente dure trois jours, retoul'nez-y,
montrez-vous charmé, su bj ugué. Tenez, voici
quelques snbsides qui vous permettront de faire
figure de grand seigneur. L'argent est le nerf de la
~uer
... et souvent aussi de l'am.ollr ..• Eh 1 Eh!
�MADAME VICTOIRE
47
Ne me remerciez pas, je mets en compte. Puisque
j'ai tant fait, ne restons pas en chemin.
Georges regardait fixement les billets que lui
tendait M. Tamise; il ne les prenait pas. Une dernière révolte, un suprême dégoftt de lui-même le
rendait frémissant, prêt à la violence. Oh! jeter
cet argent à la face de ce trafiquant d'honneur,
lui cracher son mépris 1. .. Et puis?
Le jeune homme reporta son regard sur la figurine. Le cœur serré, il contempla le pur visage si
doux, les yeux pensifs, le sourire que rendait plus
attrayant sa secrète mélancùlie. Elle mérite le
bonheur, cette enfant, elle l'attend ... et parce
qu'une mère n'est plus là pour la protéger, sournoisement deux misérables trament cie lui mentir
pour b dépouiller.
« Le malnc~·i.
qui guette, ]'~rme
au poing, le
passage de sa vIctIme; Je cambrIoleur qUI prépare
« un coup li, sont moins vils que moi,») se dit
Georges.
M, Tamise a-t-il soupçon des pensées du jeune
homme 7... Il farle de nouveau, gravement, paternellement. l dit que cette femme charmante
est bien de celles qui peu ven t amener des conversions, transformer en mari dévoué, fidèle, assagi,
un jeune homme jusque-là un ]Jeu fou, Ccrtaineme!l t, l'éd.ucation première de Geo.rges l'a préparé
à bIen tenIr le r61e de chef de famIlle; lV)Jle Crescent serait heureuse avec lui autant- plus peutêtre - qu'avec tout autre, s'il plaisait à Georges
de vouloir son bonheur; qu'est-ce qui le ferait
hésiter 7 A-t·il donc l'intention d'être un mauvais
mari? Va-t-il avoir des scrupules au sujet de la
misérable somme qu'il faudra emprunter à sa
femme pour désin(re~
M. Taraise 7 Enfantillage! La plupart des hommes, réussissanl Ull beau
mariage, ont ainsi à prélever, sur leur nouvelle
fortune, quelques milliers de francs afin cie régulariser le passé.
•
Georges regardait toujours la petite image.
M . Taràise, laissant les billets de banque sur le
bureau, se leva sans bruit et, furtivement, s'éloigna. Il ne voulait pas troubler cette contemplation, dont i'l croyait prévoil: la conclusion heureuse.
�MADAME VICTOIRE
VI
- Père je le dér<ln:{L: ? .. Je vous dérange) llIonsieur DidiL:r '?
- Tu I:~;
toujours la biell 1'("1 UC, r~pondil
M. Crescent.
Jean se cuntenta de SOli rire ; il s'ét,~i
levé, 11
"ovant apparaltre Antoinette.
Elle se knaÎl debout au seuil du bureau, encore
hésitante.
- Viens m'embrasser, dit son père.
Alors elle avança, rieuse, les mains encombrées
de paquets et retenant dans son bras replié Ulle
admirable gerbe de roses pourpres.
- Venez fi mon aide, monsieur Didier.
11 la clébarrassa en s'extasiant sur la beauté des
!leurs.
- Elles sont plus éclatantes au plein jour, ditelle; il fait obscur déjà dans ce bureau ... donnez
de la lumière ...
- Nous avons fini de travailler; j)allais rendre
;l Didier sa liberté.
- Je la lui retire pour quelques minutes; il va
m'aider à d~(ai
re tou tes ses petites horreurs et, pour
la peine ... Tenez, monsieur Didier, je vous décore.
Elle 1ui tenLiai t un bou ton de rose. [1 glissa la
flcurà SOIl revers, se millant lui-ml:mede se sen tir
le cœur baltantaiusi qu'un collégien à son premier
rève.
- Pourquoi. demanda M. Crcscellt ... rapportestu des horreurs'}
1
- Avez-vous oublié, 1110n cher papa, que l'on
ne trouve guère autre chose dan!:. les plus somptu~se
!enles de charité?
- Vous eX;l{;érez, mademoiselle, protesta Jean.
Il dépouillait, de ses enveloppes soyeuses, un
'"ase ell élain martelé, d'une exécution assez une
!.:1 d'un beau dessin.
- J'ai pris ce que j'ai trouvé cie moins mal, l'I'-rc,
�MADA)lE VICTOllŒ
4l)
ce, ase t:sl pour ton bureau; ct voici un cou pepapier ... un napperon et un coussin ...
- Ah! je vois! ce satin couleur de rose-morte,
ces dt:ntelles ... C'est aussi pour mon bureau ...
- Ne te moque pas. Je le garde. Oh! que je
suis lasse!
.
Elle se laissa tom ber dan~
un l'au teuil cie cuir, si
profond qu'elle paru! s'y enfouir. Comme son
chapeau l'embarnlsS,lil, elle le jeta sur la table au
milieu des papiers étalés.
- Ne le gène pas, fit M. Crescent.
- Oh! non, Jamais je ne Ille gène, lu le sais
bien ... tu m'as trop gatée.
Cependant, te voilà brisGe Je faligue et décidée quand même, je parie, il. reprendre demain Ion
poste cie vendeuse.
- Natul'dlemenl. Ma faligue sera pas!iée. El
puis loutes, ce soir, nous étions morles de fatigue.
Que deviendrail la \enle si toutes nous manquions
demnin? D'ailleurs, cela m'inléresse. Le comploir
des fleurs est de beaucoup le plus joli, Je plus achalandé. De temps il. autre, on va faire un tour parmi
les aufres boutIques, acheter, de-ci cie-Hl, ail\:
personnes que l'on eonnatt.
- Oui, oui, si bien \ju'ir e~t
ruineux de connaJtre beaucoup de gens, gronde M. Crescenl.
- M:.1is Ile le figure pas que je n'ai dépouillé
gue cJes amis! Ma vi-:time la moins épargnée, allJourd'hui - victime volontaire, je dois le direa été un bel iuconnu ...
Elle cbantonna ;
.Je:: voudrai. bic;n savqir quel Nait cc jeune homme,
Si <.:'est un étranger ct COI11rl1l:nt il sc nomme ...
- Au rait, comment il sc n011111le, je le sais.
Jeallue Vàillicr l'avait rencontré clans le monde
- ils onl dansé ensemble, je ne sais plus cher.
qui - ellc Ille l'a présenté. Jeanne vendait il.
la parfu ll1erie ... elle m'a di L .. Mais voulez-vous
quI.: je vous raconte l'histoire de ma nouvelle conquête?
Et sans attendre d'y être encouragée, Antoinette
poursuivit:
- Presql1e au début de la vente, je vois s'ap-
�5°
MADAME VICTOIRE
procher un monsieur très chi,", ... Oh! ça, très
.:hic. 11 s'arrête à quelques pas de notre comptoir
et se met à me regarder. Ce n'est pas délendu.
Même comme il paraissait me contempler avec
une certaine indulgence, j'en profite pour nller à
lui ... Qu'est-ce que vous dites, monsieur Didier?
- Je ne parle pas, mademoiselle.
- Il me semblait ... Donc, je vais i\ ce monsieur
d lui ofTre un œillet. ]1 me remercie comme il
m'aurait remerciée d'une insigne faveur et paie
mon œillet un louis. Sans être princier, cela n'était
pas trop mal. Mais attendez la fin. Le monsieur
erre un instnnt, revient, et me demnnde cette gerbe
de roses. Je b lui donne. Il me la paye deux cents
francs ... et me l'olIre.
- L'insolent!
,
- Ah! cette fois, monsieur Didier, vous parlez ... et distinctement. Non, je VOliS assure, il n'y
a eu rien d'insolent dans ce geste. Celte façon
d'agir est très admise dans les ventes de charité
-- Surtout \Jar les raslas...
".
- - Oh! Oh. monsieur, vous êtes sévère ...
- Je vous demande pardon ...
- Ah! vous avez, ,en ~evant
Je bras, brisé la
tige de votre rose ...
- je suis un maladroit!
- Prcnez un autre bouton dans la gerbe, je
vous y autorise.
Jean Didier ne semblait pas entendre. Il s'appliquait à replier méthodiquement les papiers de soie
éparpillés sur le bureau, et à rouler en forme de
bouclettes les ficelles. Un im perceptiple sou rire
éclaira le visage de Toinon. Sans pitié elle reprit
son récit:
- Ce monsieur me quitta de nouveau, mais
pour revenir escorté de Jeanne. Il para1t - elle
me Je dit plus tard - qu'il s'était élancé vers elle
comme vers le salut, et l'avait avidement interTocrée. Connaissait-elle une jeune fi Ile au comptoir
des fleurs . .. une jeune fille répondant à tel slgnalement, et un signalement flatteur, je vous prie de
le croire ! ... Si flatteur, que Jeanne m'a avoué, en
s'en excusant, ne m'avoir pas reconnue ... Elle a
répondu à son cotillonneur d'un soir: «'V cnez me
�MADAMÉ VICTOIRE
montrer .:c(le merveille. » Et, voyant que la merveille c'était moi, clic n'a pas hésité à me présenter
le comte Georges de Pasquavellc, ce qui lui valut,
de la part de cet aimable jeu ne homme, l'ho\11 mage
d'une corbeille d'orchidées de dimensions encombrantes. En!fuite, il l'a ramenée à son corn ptoir de
parfumeuse où il s'est muni de cosmétiques, de
brillantine ct de savons pour le restant de ses
jours, tout en questionnant mon amie sur moi. Et
naturellement il n'a pas quitté la vente sans repasser devant la bou tique des {leu rs. Cela m'amuse,
m'amuse ... J'adore avoir du succès, conclut Toinon, très sincère.
- Vous devez être blasée sur ce genre de
triomrhe, dit Jean.
- On ne se blase jamais là-dessus ... on vieillit
avant, sou rira-t-elle.
- Que les femmes sonl coquettes! gronda
M. Crescent; elles ne cherchent même pas à
cacher leur coquetterie.
- Oh 1 si, père, beaucoup feignent une sage
indifférence. Moi, je ne sais pas feindre. Cependant, si ce monsieur m'avait fait une impression,
comme on dit, je n'en parlerais peut-être pas; son
manège m'a seulement divertie ... Vous nous quittez, monsieur Didier?
- Si vous le permettez.
Il s'inclinait, prêt au départ. Nonchalamment,
Antoinette prit un œillet au bouquet fixé à son
corsage et le tendit au jeune homme.
- Tenez, puisque vous ne voulez plus de mes
roses, prenez cet innocent œillet ...
. Jean accepta la {leur avec un bref merci. A cet
lllstant il crut détester Antoinette. Et elle, le
regardant partir, songeait: « III est amoureux de
moi, le pauvre, lui aussi. » Elle 'n'éprouvait nulle
pitié, ignorante du mal que peut soulTrir un cœur.
- Et maintenant, ma chérie, tu serais bien gentille de me débarrasser de tout ceci. J'ai encore
une ou deux letlres à écrire, avant le diner.
-~
Voilà 1... Je m'en vais.
Mais ell. ne s'en allait pas. M. Crescent tourna
un commutateur et son visage parut en pleine
lumière.
�1fADAME VICTOIRE
- Toinon, je t'en prie, j'ai besoin d'écrire.
Elle regarda son père et soudain s'inquiéta:
- Qu'y a-t-il. .. Te sens-tn SOli fTrant ? Tu es
pale ... Il me semblait tout à l'heure que tu faisais
effort pour parler gaiement.
- Quellesingullère idée! Je me porte fort bien,
je t'assll re.
- Et... tout va comme tn le désires?
M. Crescent éclata de rire - un rire pas très
franc, peu t-ètre.
- Ah! si ma petite Toinon s'occupe d'afi'aires
à présent. ..
- Réponds sérieusement, j'ai entendu parler
aujourd'hui de gens brusquement ruinés, et cela
me hante ... c'est curi~x,
je n~e
c~oyais
i~dΎ
l'cnte à l'argent, parfOIS même l'enviaIs les Jeunes
11lles obligées de gagner leur pain. Mais l'idée
qu'oll peut, du jour au lendemain, devenir pauvre
m'a été pénible.
- N'avais-tu jamais songé à cela, u\'<lnt aujourd'hui?
- Jamais si nettement.
- Eh bien, n'y songe plus. Tant que ton vieux
papa aura encore un peu de force et d'intelligence,
sa Joie sera non seulement de défendre t011 bienêtre, ~on
luxe, mais de l'augmenter, s'il se peut.
Te vOIlà rassurée?
- Non. J'ai une autre inquiétude: je redoute
rouI' toi la fatigue. Laisse-toi donc vivre, sans plus
d'ambition, tout bonnement. Tu auras, en renonçant à ces terribles atlaires qui t'absorbent, un 'peu
plus de temps pour t'occuper de ta fille ... Allons,
oui, je m'en valS, ne t'impatiente pas ... embrassemoi ... plus fort qne ça ... en pensant à moi! Adieu,
père!
Elle se sauva.
M. Crescent appuya son front sur ses mains
jointes. Il réfléchissait. Il di·t à mi-voix: (( Je YOUdrais la marier ... vite ... 1\
•
�MAD:\~fE
VI 'TOIRE
5""
VIl
Les derniers remords de Georges de Pasquavelle s'étaient apaisés en voyant venir à lui
Mlle Cresce nt, des fleurs dans Tes mains et le SOI1rire aux lèvres. Il lui parut qu'elle accourait audevant de son destin et le choisissait de plein ~ré
;
il lui parut aussi, la trouvant si jolie, que l'allner
dévotement serait chose facile, et qu'il saurait la
rendre a~sez
heureuse pour racheter, à ces profres
yeux, l'odieux de la machination ourdie. l lui
suffisait, après tout, d'oublier M. Taraise, et de
ne voir, en celte je.lI ne fille, qu'une charmante personne rencontrée au hasard, pour enlever à ses
projets de conquête leur vilaine couleur de guetapens.
D'ailleurs, 11'a-t-il pas toujours, le beau G eo rges,
escompté la chance du mariage riche? Sa mère
elle-mèmene le lui conseillait-elle pas comme 1I11
honnête moyen d'obtenir d'emblée une lsituation
enviable? .
Il bâtissait, en songeant à la jeune fille, de
beaux projets de relèvement. Il ne vivrait plus
que pour elle, renoncerait au jeu afin de ne point
l'affliger, écarterait résolument tous les plaisirs
pouvant l'éloigner de son foyer. Cette fortune
l[u'il allait conquérir pour en payer la rançon de
so n honneur, il saurait, par une constante application à l'épargne, réparer la brèche qu'il y devrait
ouvrir. Ces excellentes résolutions achevant de
lranquilliser sa conscience, le comte de Pasquavelle, sans perJre un jour, se mit en devoir de
préparer ses batteries.
.
Après le cotillon dansé avec Mme Jeanne Véril1er, Georges avait été mettre !>a carte chez ie concierge cie la jeune femme, puis il s'en était tenu
là. Retourner chez elle, après la scène de la
vente, devait trahir son jeu; J'amie de Mlle CresL:ent comprendr.:lÏt certainement la raison et le bllt
�MADAME VICTOIRE
54
de cet mtempestif relour: Entendre parler d'AntOInette et obtenir de s'en ra pprocher. Il ne déplaisait
pas au jeune homme d'ètre deviné. Alors mème
que M. Taraise ne lui aurait pas conseillé, comme
le meilleur moyen de réussir clans son entreprise,
de fei ndre la grande passion, il eftt agi ainSI sans
comédie.
A peine pcut-être un peu d'exagération.
II a certainement rencontré d'autres jeunes
filles qui l'ont charmé aulant - ou presque aulant - qu'Antoinette, et il s'est gardé de publier
un tel enthousiasme. Mais alors, il ne rêvait pas
de terminer au plus vite sa brillante vie de ~arçon,
et loin de s'enlrainer à l'admiration, de s exciter
à aimer comme aujourd'hui, il a jusqu'à présent
traité g .liement ses passades.
On sait qu'il y a deux moyens de transformer
en passion ce que nos pères appelaient une inclinattOI1- Le premier de ces moyens est de combattre le sen ti ment naissan t, de s'en préoecu pel"
sous prétexte de s'en distraire. A ceux qui agissent ainsi, l'on pourrait adresser, dans unoordre
profane, le conseil que donne saint François de
Sales aux personnes scrupuleuses. [) leur recommande de ne point s'occuper, fût-ce pour les
chasser, des tentdtions légères qui nous assaillent
tous. Et, suivant sa coutume, empruntant aux
abeilles un symbole, il dit que lorsque des
abeilles se posent SUl" votre visage, il faut prendre
garde de se démener, sous prétexte de les repousser, car, alors, elles vous piquent, au lieu que si
l'on continue SOn chemin comme si de rien
n'était, elles s'envolent d'elles·mêmes et s'éloignent sans vous avoir blessé.
Le second moyen d'aviver une tendresse naissante est de l'éxagérer; ce fut la métho:ie
emrloyée par Georges.
1 alla chez Mme Vériller, se prêta gentiment
aux allusions taquines de la jeune femme, et ne
lui cacha point le plaisir qu'il aurait à revoir la
charmante vendeuse qui l'avait conquis.
.
Ayant fait un de ces mariages, dits de convenance et bâclés en quelques jours, dont on a tort
"d'accuser l'esprit moderne - car, aux si~cle
�MADAME VICTOIRE
"5
.:e n'est pas en quelques jours, mais en
'1ue1ques heures que l'on décidait de deux exü;tences - et ne s'en étant pa' tout à fait bien
trouvée, Mme Vérillier, par Hn rais,)nnement
simpliste, en venait à sc persuad r que les
mariages d'amour, non seul ment assurent seuls
la félicité en ménage, mais l'assurent toujoursassertion que combat J'expérience. Et ici, la
~sycbolie
de M. Taraise s'affirmait excellente.
Si des tiers, si respectable' fussent-ils, étaient
venus trouver Mme Vérillier, pour lui parler du
comte Georges de Pasquavelle et sc porter garant
Je ses qualités morales comme Je sa situation,
Jeanne aurait répondu que son amie Toinon,
aussi riche que jolie, pouvait prétendre à beaucoup mieux; et elle n'aurait pas accepté la charge
d'intermédiaire. Mais Georges se présentait luimême, se montrait, comme le dit Jeanne à Antoinette « emballé à fond »; voilà qui méritait
l'in térêt des âmes sensibles.
Elle s'intéressa don.: à ce roman et n'hésita
point à déclarer à Antoinette qu'elle connaissait
heaucoup le comte Je Pasquavelle, un homme
charmant. De fait, Mme Vérillier s'imagina très
vite de bonne foi être, depuis longtemps, intime
avec Georges. Rien ne rapproche plus sûrement
qu'une co~1fiden,
et comme le soupirant eut
soin de se montrer à sa nouvelle amie sous le
jour le plus favorable, pas un instant celle-ci ne
songea à douter de l'exactitude des renseignements recueillis de la bouche même de l'intéressé. Elle lui sut gré de sa confiance au point de
s'en aveugler; et cette étourdie que son malheur
- ou, du moins, le relatif de S011 bonheur aurait dù rendre prudente et sage, décida, sans
plus ample informé, qu'Antoinette et Georges
étaient faits l'un pOUf l'autre et devaient s'aimer.
Rapprocher les
jeunes gens fut pOUl'
Mme Vérillier la chose la plus Simple . Son salon
devint le terrain neutre où des rencontres fréquentes s'organisèrent. Antoinette s'y prêtait sans
se faire prier: il est toujours flatteur de produire
un coup cie foudre, et lorsque ce coup de foudre
se prolonge et éclaire le chemin jusqu'au porche
pasé~,
�56
MADA11E VICTOllŒ
de l'église une enfant, même si elle se figure
être très raisonnable, se laisse 3isément éblouir.
Antoinette fut flattée d'abord, puis contente,
puis émue; et moins de quinze jours après la
vente, sur le conseil de .Jeanne, elle reparla du
comte de Pasquuvelle ü M. Crescent, nc cachant
pas l'impression que lui faisait cet élégant personnage ni Je désir qu'elle aurait de le voir venir
chez eux.
M. Creseeut ' reçut cie cet aveu un choc qu'il
dissimula. Il s'était toujours promis de ne point
intlucncer le choix de sa fille, se bornant à espérer
que ce choix tarderait le plus possible. II vit que
l'heure venait olt sa tendresse ne suffirait plus ü
l'enfant choyée; il s'y résigna. Des ruisol~
insoupçonnées d'Antoinette aidèrent à cette rési·
gnation. Depuis peu, il se répétait comme au soir
de la vente: (.Je voudrais la marier. .. » Il ne tentait rien pour la réalisation de ce vœu, parce que
son cœur saignait à son seul énoncé, mais le
le génie du conte, avait recueilli Je
Destin, con~me
souhait et l'exauçait.
M. Crescent accepta de cllner chez Mme Vérillier avec lt: comte de Pasquavelle. En dépit de sa
sourde jalousie paternelle, il trouva le jeune
homme charmant; et, de fait, personne ne savait
l'être plus que Georges lorsqu'il lui plaisait de
conquérir les gens. Evidemment, cela ne suffisait
pas. 11 fallait au père d'Antoinette des renseignements sur la moralité, la situation du cancIidnt. A
qui pouvait-il en demander sinon à Mme V érillicr
elle-mC.:me, puisque celle-ci déclarait le si bien
très précis codl1ultre? Elle ne répondit rien ~Ie
et ponr cause - mais elle trouva le moyen de
parier abondamment. Toute S011 éloquence pouvait se ramener à cette brève appréciation qui
revenait en refrain sur ses lèvres: « C'e:.t Uil
garçon délicieux el il adore Antoinette. Il Cependant, à force d'insistance, M\" Crescent parvint à
savoir que Georges se désolait cie ne 1'011 voir
oOrir à sa fiancée qu'une fortune médiocre, mais
qu'il comptait bien grossir par son travail. Oui,
ce jeune homme modèle rC.:vait de travailler de
toutes ses forces; j'oisiveté 1,ui pesait, il lui D1an-
�MADAME VrCl'OrRE
quait une direction ferme el SÜCl!. Que n'obticll drait-on pas de lui, placé sous les 0rdres de
M. Crescent, pal' exemple, qui s'entend si bien
aux a!laires! lk ccci, Mme Vérillicr 110 salait
:1bsolul11cnt rien; elle l'arfirma au hasard, mais
avec lIne telle conviction qu'elle fut la première
persuadée et crut aussitôt sc rappeler que
Georges au cours d'un de leurs entretiens où il
lui dévoilait ses secrètes pensées, avait trahi Je
regret de nç pouvoir se mettre à ln tête d'une
bel1e et solide entreprise qu'il eGt nimé diriger
lui-même et surveiller de très près. M. Crescent,
que des sOllcis nouveaux disposaient à chercher.
à voir un peu partont des planches cie salut, se clit
qu'un gendre intelligent, actif, laborieux, acceptant son nppui et les lumières cie son expérience,
serait précieux et mieux fait sans doute qu'un
mari fortuné, oisif, pour assurer le bonhenr d'une
femme. Et puisque ce « gnrçon délicieux ), adornit Antoinette, M. Crescent, étounant ses soupirs, accepta l'arrêt de sa destinée. Le comte
lTeorges de Pasquavelle fut invité à venir à Passy.
VlII
M. J'abbé BréJl1()1l1 desservait de]1uis plusieurs
années une petite cbapelle toute blanche, loute
gaie, sans la moindre richesse mais coquette en
sa pauvreté par les soins de ses fidèles, coquettes
et panvres comme elle: M. l'abbé Brémont avait,
pour ouailles, des midinettes. En plein Batignolles,
dans une rue étroite bordée d'humbles boutiques,
:\u fond d'une cour où coulait une fontaine et où
l1eurissaient, tant bien que mal, quatre rosiers,
s'ouvrait une porte de chêne, surmontée d'une
statuette de Notre-Dame de Lourdes enfoncée
dans la muraille. Cette porte franchie, on 'layait
des murs clairs, un autel Oeuri de beaux bouquets
artifcel~,
hommage de jeunes mains habiles; des
hancs, comme dans une chapelle de couvent; un
�58
MADAME VICTOIRE
confessionnal, redouté des nouvelles venues,
refuge cher à celles qui connaissaient déjà la miséricordieuse bonté du « Père »). Toutes ces enfants,
dans un instinctif besoin de protection, de direction, d'indulgence, ont donné au vieux prêtre ce
nom qui les fait mieux ses filles spirituelles. Il
semble à ces petites, naïves sous leur apparente
rouerie, que le Père a le pouvoir de guérir toutes
leurs misères, d'arranger toutes les difficul tés Oll
se heurte leur inexpérience. Et lot'~quà
l'atelier,
elles surprennent une camarade en larmes, elles
cherchent aussitôt à l'entralner vers le confident
dont la bonté fut à elles-mêmes si secourable.
Presque chaque dimanche, après la messe qui
se diL à 7 heures, l'abbé Brémont est rejoint à la
sacristie par une jeune fille gentiment aITairée,
qui lui dit àpcu près ceci: « Mon Père, j'ai une
camarade, Hortense, qui a bien de l'ennui ... Si
vous causiez avec elle, sOr, ça lui ferait du bien.
Je l'ai amenée ... elle est dans la chapelle. C'est
cette grande, là-bas, avec un chapeau rouge ...
Tenez, elle se mouche, elle n'a fait que pleurer
tout le temps de la messe. Elle n'osera pas venir ...
Et, mon Père, il faut que je vous dise ... elle n'est
pas une mauvaise fille, allez; seulement, n'est-ce
pas, depuis sa première communion, elle a perdu
l'habitude ... et, alors ... et puis, mon Père, vous
savez ... enfin ...
- Allez chercher votre amie, dit le prêtre.
Le chapeau trop éclatant, l'arrangement des cheveux, quelque chose d'indéfinissable dans l'attitude, l'ont à l'avance renseigné sur le genre des
ennuis qui font sangloter Hortense. Elle arrive,
entralnée - ou plutôt tralnée - par sa compagne
qui disparaH, discrète, après u ne brève présentation.
- Nous avons du chagrin, ma pauvre petite
enfant?
Le « Pèra» a la voix si douce, un regard si
paternel, comment n'avoir pas confiance?
Hortense, en larmes, raconte Il comment il y a
des gens méchants ... ») Le Père écoute, console,
plaint bien plus qu'il ne blâme. Et le dimanche
suivant', Hortense d'elle-même revient. Sans beaucoup tarder, elle ira s'agenollil\er devant le con-
�MADAME VICTOIRE
59
fessionnal pour y continuer ses lamentables confidences ... ct voilà. M. l'abbé Brémont aura une
ouaille dc plus, et le pavé de Paris, une épave de
moins.
L'abbé Brémont demeure pas loin de la petite
chapelle, dans ce quartier populeux où son âlllc
Je missionnaire trouve journellement l'occasion
d'exercer son zèle. Il se contente d'u,n humble
logement qu'une femme de ménage suffit pour
entretenir. Elle vient deux heures chaque matin,
prépare un peu de nourriture que l'abbé fera
réchauffer lui-même, et repart jusqu'au lendemain.
Ainsi le Père, dont les resSources sont minimes,
peut encore économiser de quoi, dit-il, s'offrir
quelques douceurs. Ces douceurs consistent à
venir en aide à sa nombreuse « clientèle ». Il serait
vraiment bien dural1 bon prêtre de repousser une
misère. Il met tant d'ingéniosité à faire le bien,
qu'avec très peu, il accomplit beaucoup . .
En dehors de la ,femme de ménage et des
malheureux qui viennent à lui, l'abbé Brémont ne
reçoit guère de visites. Cependant, sa concierge a
aux
remarqué une personne à l'air l1ausd~,
yeux sans éclat, qui de temps à autre se présente
et ne semble point une quémandeuse. Elle doit être
attend ue car, sans s'informer à la loge, elle monte
directement.
M. Brémont reçoit aussi un jeune homme ( très
bien, un beau brun au teint mat. » Ainsi l'a catalogué la concierge, qui ne redoute pas les clichés
du roman-feuilleton. Les visites de ce jeune homme
coïncident souvent avec celles de la personne à l'air
maussade. Les femmes en général, les concierges
en particulier, aiment à se livrer au petit jeu des
déductions ... Sur ces rencontres; peut-être fortuites, on bâtit dans la loge tout un drame dont la
personne à l'air maussade a dû être, sur ses vingt
ans, la mélancolique héroïne.
Mme Victoire ne se doute guère des divagations
que ses visites à l'abbé Brémont inspirent à la
« consœur» de m'ame Arsène. Elle arrive toujours
pressée;passe devant la loge sans même un regard.
Lorsqu'elle parvient à l'étage de l'abbé, son cœur
bal d'émotion autant que d'essoufflement.
�•
60
MADAME VICTOIRE
Elle se préscllta ainsi vers la fin d'une journée
si pluvieuse et glaciale que l'abbé, venant à SOIl
coup de sonnelle, cutune exclamation de surl'rise.
- Ma bonne Victoire, je ne vous al1endais pas ...
avec cet alTreux temps.
Elle secoua les épaules. Que lui importent la
pluie et le froid 1 Elle a supporté pire.
Est-ce qu'il ne viendra pas 1. Il a écrit?
Non ... Mnis par cette pluie ...
- Il n'est pas en sucre, dit Victoire, pas plus
que moi.
.
L'abbé sourit, habitué aux façons sans grâce de
la servante de M. Taraise. li sait, mieux que personne, cc que cache ce masque bougon.
Victoire alla dans la petitc salle à manger qui
servait aussi de parloir au vieux prêtre, et se hâta
de tirer unc chaise près de la fenêtre; sur l'étagère
d'une console, un panier à ouvrage était posé; elle
le prit, .en retira du linge qu'elle étala sur ses
genoux. Dans la corbeille se trouvai~n
des ciseaux.
son dé, tout un attirail de couturière qu'elle y
replo.tçait après chacune de ces visites.
- On n'y voit plus guère, fit-elle impatiente,
même avec le rideau levé... Comllle il tarde!
- J'entends son pas, dit l'abbé.
- Et, sans laisser à son visiteur le temps de
sonner, il s'empressa au-devant de lui.
Victoire tranquillement tirait l'aiguille. Dans la
clarté mourante, son visage wislltre paraissait plus
gris encore et se confl~dat
avec la tonalité ambiante. Toute menue, presque immobile en ses
vêtements noirs, elle se renfonçait dans l'embrasure de la fenêtre, et tenait si peu de place qu'elle
semblait vouloir disparaitre.
L'abbé reparut, précédant Jean Didier.
- Viens vite te réchaufIer, mon enfant; je craignais de ne pas te voir.
- Je vous avais annoncé ma visite. Je n'aurais
pas voulu y manquer, surtout aujourd'hui où j'ai
besoin de me refaire du courage ...
- Ah! mon Dieu, qu'est-ce donc qui ne va pas?
-' Rien ... et tout.
"
Dans son coin de fenêtre, Victoire avait remué.
Elle regardait Jean ... une sigulière douceur la
�MADAME VICTOIRE
6J
transfigurait. Mais ~ome
l'illgGni<.:ur. au bruit
léger li s étolfes froissées se tOll rnai 1 vers elle,
Mme Victoire, en hâte, baissa la tète sur son
ouvrage.
Le jeune homme connart celle femme, une ouYJ'ière ;\ la journée évidem~nt,
déj."l rencontrée
<.:hez l'abbé. Il la salua, bienveillant; elle répondit
à peine, plus maussade que jamais.
Assis près du maigre feu de coke, ],ing-énieur se
mit àéchanger, avec l'abbé, des propos inèlifférents,
attendant la minL1te prochaine où Mme Victoire
plierait ~on
ouvrage ou l'elllporterait à la cL1isine,
ainsi qu'elle a coutume de le faire discrètement,
chaque foisqueJean Didiervient visiter son vieil ami.
Et cela, en elfet, ne tarcln guère .
- Je vais ranger ... par là, avant de m'en aller,
dit-elle.
- C'est bien, c'est bien, je vous remercie, Ill:!
bonne fi1Je.
L'abbé laissa sortir l'ouvrière, puis dit affect neusement :
- Ra~onte-mi
ce qui t'arrive, Illon petit,
veux-tu?
- En réalité, il !le m'arrive rien. NI.. Crescen!
se montre tOL1jours parrait avec moi et me traite en
collaborateur, en :llni, plutôt qL1'en employé.
Mlle Crescellt me témoigne de la bienveillance, j'ai
de beaux appointements ...
- Oui, oui, murmura le prêtre.
Son esprit restait uxé il cette petite phrase bien
insignifiante: « Mlle Crescent me témoigne de la
bienveillan<.:e ... » et l'abbé Brémont, songeant à
ses jeunes ouailles romanesques, se·disait: « C'est
toujours la mèmechose ..·.tQujours lamémechose ...
Ah! ces enfants, ces pauvres enfants! »
11 croyait comprendre ce qui « arrivait )l à Jean
Didier, et si « le Père Il a trop d'expérience pour
S'épouvanter à l'idée d'une tendresse malheureuse,
cette même ex péricnce l'em pêche de traiter l'a mOUI"
cn quantité négligeable dans le problèm~
de la vie.
n n'ignore pas que Sl pour certames Il.mes
l'anionr n'est qu'un jeu, d'autres par lui sont ravagées ; et il ne sniltrop ce qui peut être le plus dangereux clans la bonne direction de ,l'existence.
�MADAME VICTOIRE
d'une extrême mobilité ou d'une conOitance passionnée. Cette constance-là peut mener au désespoir aussi bien qu'au bonheur.
- Mlle Crescent, dit l'abbé, est sans doute une
aimable personne? 6
- Une créature délicieuse! Mais ... Oh ! je
devine votre inquiétude ... Non, monsieur l'abbé,
je ne suis poin t assez fou ... Soyez certain que je
n'oublie pas quel ablme ..• et d'ailleurs ... non, je ...
j'ai beaucoup d'amitié pour elle, voilà tout.
L'abbé ne répond rien, il est fixé. Un peu de nervosité dans la voix, une sorte d'amertume dans
l'accent suffisent à assurer son pronostic. Mais le
plus sage est de paraltre dupe. Aussi bien, que
dire à ce garçon qui, très certainement, ainsi qu'il
en proteste, n'oubl iera pas la distance qui le sépare
de celte charmante et nche jeune fille. Lui conseiller de la fuir, d'abandonner une position avnt~
geuse afin de recouvrer la paix loin de l'enchanteresse? Si la situation est assez grave pour justifier
le conseil, l'abbé connalt trop l'imprutience des
jeunes cœurs pour croire qu'il serait suivi.
- Je suis heureux qu'on soit bon pour toi, tu
Je mérites. Si ce qui te chagrine ne vient pas des
autres, tu forges donc en toi-même ta peine ...
Peux-tb me la confier?
.
- Vous la connaissez, elle m'a toujours pesé sur
Je cœur. A certains moments, elle devient plus
lourde et m'étou !Te ..• Je tra verse un de ces moments.
- Ah ! Ta solitude, l'abandon de ton' enfance,
voilà ce qui t'assombrit.
- Oui ... Je voudrais savoir ... saVOIr ... Pardonnez-moi d'insister. J'ai toujours, malgré n'loi, au
fond du cœur, la conviction que vous me cachez
quelque chose.
- Tu te trompes. Je t'ai dit la vérité.
- Oh ! vous ne m'avez pas menti, je sais bien ...
Je sais qu'il est exact que je suis orphelin, qu'une
mourante - ma sœur - m'a confié à vous en vous
remettant une somme qui - ceb vous ne me l'avez
pas clit, je l'ai deviné - n'aurait pu suffire à mon
entretien, à mon éducation, si vous ne vous étiez
dévoué au pauvre orphelin avec la bonté, la générosité d'un père.
�MADAME VICTOIRE
63
Que voilà donc des exagérations ! Et si j'ai
pris pour toi un peu de peine, ne m'en as-tu pas
payé par ton affection et récompensé en travaillant avec courage, en me rendant fier de mon
pu pille?
- Le bon Dieu vous prépare certainement une
éternité de gloire, elle vous est due. Mais votre
pupille . sans être ingrat, veut plus encore. Il veut
- pardon nez- lui - il veut de voLre part une entière
franchi se ... Ah! je vous en supplie, dites-moi qui
étaien t mes paren ts ...
~
Je ne les ai pas connus, mais d'après ce que
j'en ai su, ce furen t de braves gens. •
- Parfaitement... honorables?
- Je crois pouvoir m'en porter ganmt.
- Alors, pourquoi me cacher leur nom?
- Mais ...
- Oui. Comment me suis-je trouvé jeté dans la
vie sans état civil, comme un enfant ~rouvé?
- Ton nom est Jean Didier.
- Ce n'est pas vrai. Il existe des Didier, ils ne
me sont rien. J'ai fait des recherches. Où suis-je né"
- Je l'assure que je n'en sais rien.
- Ma ... ma sœur ne vous l'a pas dit 'l
- Non.
- Son nom, à elle?
- Le tien.
- Monsieur l'abbé ...
- Mon cher enfant, pourquoi cette inquiétude,
pourquoi ces doutes? Ne sois pas tourmenté d'un
passé qui ne t'arpartien t pas; songe plutôt à goû ter
Je présent et à préparer ton avenir.
- Hélas! Quel avenir puis-je attendre? Oh ! je
ne parle pas au point de vue de l'argent. Grâce à
V~t1S,
j'ai le moyen de gagner ma, ,:ie; mieux, de
fall"e, pour parler comme les ambitieux, ma place
au soleil.
- Sois ambitieux, je te le permets.
- Pour qui?
- Comment, pour qui 'l... Je ne te répondrai
pas; pour moi ...
....:. Non, puisque vous ne profiterez en rien de
m.a réussite.
- Profiter est un vilain mot. J'en jouirais.
1
�\IAI)A\I)':
\'l(
' TOH~b:
- Je vous demanùe pardon ... Je ~lIis
.• J
- Tu es malheureux.
-- Oui .
- Cela rend injuste envers les autres, quelquefois envers soi-même, presque toujours envers la
destinée. On est porté à l'accuser de nous tout
refuser dès qu'elle ne nous donne pas tout ce que
nous lui delllnndons.
- C'est vrai, je le reconnais.
- Et ton malheur est un des moins réparables,
parce qu'au fond tu ne sais pas très bien ce qui te
j'end malheureux ... Ne m'int'e rromps pas. Tu vas
me dire que tu souffres d'ètre seul au monde ... et
je le comprends bien, mon pauvre enfant. Mais
enfin, c'est pour toi un chagrin déjà ancien, et qui
doit moins te peser ?t mesure que tu avances dans
la vie. Cette famille que tu n'as pas connue, le
moment viendra vite pour toi de la créer. Tu fonderas un foyer où s'assiéra une femme aimante ...
- Non! fil violemment le jeune hom.m e, je ne
me m:lrienli pas.
~
J'espère que tu changeras d'avis, dit doucement l'abbé Brémont. .le setai plus tranquille, s'il
m'est donné, avant de mourir, de bénir ton union
u\'ec une compagne de ton choix.
- Jamais, répétait Jean Didier, c'est mon 10 1
d'être so litaire.
L'abbé Brémont n'insista point. Il savait désormais d'une façon certaine d'où venait la trislesse du
jeune homme. II en fui plus certain encore lorsquè
l'elui-ci reprit, s'efforçant de parler gaiement:
- A propos de mariage, je crois bien qn'il s'en
prépare un chez M . Crcsccnt.
- Vraiment?
- On n'en parle pas encore ouvertement ; mais
j'ai surpris cles allusions, et l'on voit venir, presqlle
.:haque jour, un certain comte de Pasquavelle ...
- Te plalt-il, ce jeune homme?
- Je ne l'ai pas vu. J'évite de te rencontrer ...
Je déteste les nouvell es connaissances.
L'abbé Brémont soupira encore, mais c'était un
soupir d'apaisement: Ii ne pouvait que se J"éjouir
du mariage de Mlle Crescent. Le jel1ne ménage
s'éloignerait/du moins pOllr un 1emp" ; et, hi en
�YADAME VICTOIlll:
que l'absence ne soit pas toujours une promesse de
guérison, elle est cependant salutaire. En tout cas,
elle sert d'épreuve concluante. « L'absence, a dit
La Rochefoucauld, est à la passion ce qu'est le
vent à la tlamme ... Elle éteint les bougies ct avive
les brasiers. ))
- Je voudrais, se prit à dire l'abbé Brémont, que
ce ne soit qu'une bougie ...
Et il ne pul s'empêcher de rire ~e l'air ahuri de
Jean Didier.
IX
Georges de Pasquavelle n'aime pas à songer à
celte sorte de pacte qui le lie à M. Taraise. n donnerait beaucoup, pour avoir déjà remboursé à
l'usurier ce qu'il lui doit et pouvoir effacer jusqu'à
ce nom de sa mémoire. Le jour 01\ il sera libéré
commencera vmiment, pour le jeune homme, une
vic nouvelle. Mais, en attendant, force lui est s'il
veut mener à bonne fin ses projets, de recourir
encore à ce prêteur ohligeant.
- Allez, allez, répète M. Taraise : ne gaspillez
pas, mais ne lésinez pas non plus. Il ne faut pas
que votre futur beau-père soupçonne votre véritable situation. Pensez aux bjioux; corbeille simple,
mais cependant éléeante. Faites-vous établir un
devis et donnez-mol le chiffre.
Et le èomte signait des reçus. Il les signait sans
plus protester de les voir majorés: qu'y faire?
L'important était de ne point indisposer M. Taraise,
tant qu'il aurait en main la maudite lettre adressée
à cette canaille de Broffmann. Mais ensuite ... Ah !
ensuite, si jamais Georges peut repincer le
honhomme ...
Mme VérilHer fut chargée de transmettre à
M. Crescent la demande of~ciel.
Suivant les insIru.ctions précises de Georges, elle ne s'i nforma
pomt de la dol de son amIe; elle. alla même audevant de ce qu'aurait pu lui dire M. Crescent, t'n
:l
�66
MADAME VICTOIRX
aftirmant que la question argent ne complait nullement pour son protégé et que, Antoinette fût elle
une pauvre fille, il ne la choisirait pas moins entre
toutes. Elle rapportait les rropres paroles de
Georges, inspirées par l'habIle M. Tamise. Les
deux. compères escomptaient bien l'efTet de cebeau
désintéressement qui, en réalité, n'engageait li rien;
Antoinette étant une fille unique, particulièremeut
choyée, on pouvait penser que M. Crescent se
montrerait, dès le"présenl, très généreux. Le pauvre
homme ne songea guère à mettre en doute ce détachement; il s'en attendrit d'autant mieux qu'il lui
devenait - étant données les circonstances singulièrement précieux. Et allez clone répondre
à tant de générosité par une défiance indiscrète! M. Cres cent ne put moins faire que de
se montrer aussi insouciant que son gendre de la
question finances. Il ne l'effleura point, etMme Vé·
riUier fut autorisée à rapporter à son ami une
réponse favorable, Antoinette appelée à se prononcer, ayant avoué sans fausse honte qu'elle espérait
cette démarche. On attendrait le comte de Pasquavelle dès le lendemain.
Le soir même, Mme Véril1ier fil savoir à
Georges l'heureuse issue de ses négociations. Il se
rendit aussitôt chez M. Taraise. Il s'était engagé à
le prévenir du résultat définitif, et ce qui le poussait à tenir sa promesse c'est qu'il comptait apporter à Antoinette, avec une gerbe de Oeurs de
quelq ues louis, la bague des fiançailles. Par les
soins de Mme Vérillier, il savait les préférences
de la jeune fille. Elle adorait les perles, en dépit
de la superstition qui les accuse de maléfice.
M. Taraise se déclara enchanté et félicita paternellement son « jeu.ne ami » d'avoir vaincu la mauvaise chance. Georges supporta sans broncher les
familiarités du bonhom.ne; il touchait a~ port.
Encore un peu de patience 1 Il signa une nouvelle
reconnaissance et repartit, palpant avec satisfaction son portefeuille gonflé. Il se disait: « La
belle chose que l'argent ... » et pensait à tout ce
qu'il pourrait payer avec les billets bleus du « Père
Taraise )J. Son visage rayonnait. Il courut chez un
joaillier, choisit une admirable perle rose, entou-
�MADAME VICTOTRE
v)7
rée de rubis dont le rene! avivait son ol'Jent. IlIa
paya et allait l'em~ort,
lorsqu'il se s('ntit fraprer sur l'épaule. C était un camarade de naguèrC',
Jélaissé depuis que Georges s'absorbait dans ses
projets matrÎ monin ux.
- En passant, je YO\IS ai vu, je suis entré.
Qu'achetez-vous ? .. Mtltin! vous êtes devenu millionnaire?
- Je me marie, annonça Georges d'un accent
qu'il voulait rendre indifférent, mais où vibrait du
triomphe.
- Mes compliments, mon 'he r! Eh! Que
diable, on prévient les gens ... Et avec 'lui ..• ou
contre qui? comme disent les mauvais plaisants.
Mais, au fait. .. votre soi rée est prise, naturelIemen t ? Non! Oh! alors, parfai t! Je vous emmène ...
Je dlne au cabaret avec quelques amis, vous en
êtes ... Parfaitement, vous en êtes. Nous enterrons
votre vie de garçon joyeu sement, ainsi qu'il sied à
ce genre de funérailles. N'emportez pas ce bijou,
faites-le remetlre chez vous, ce sera plus sage ...
Allons, venez ...
Georges céda. Aussi bien, il ne savait de quelle
manière emplo~r
sa soirée. Les heures qui le
séparaient de 1 instant oiT M~
Crescent mettrait
dans sa main la main d'Antoinette lui semblaient
devoir être interminables. Il se disait: « Je l'aime,
je l'aime ..• » el cela lui donnait de la fierté. Il se
sentait régénéré par son amour, absou t de tout 5011
passé, absout même d'avoir engagé de l'argent qui
n'était pas à lui et de tromper un brave homme.
M. de Crescent, s'il savait combien Georges
chérit Antoinette, ne lui pardonnerait-il pas?
Au {( vieil ami » retrouvé - qui n'était qu'un
COmpagnon de fête - Georges parle de sa fiancée; il s'enthousiasme à parler d'elle au roint que,
à cette question indiscrète: « Est-elle rIche 1... »
il. s~ surprend à répondre .avec une si belle conVIC tlon qu'elle le gagne lUI-même: « Peuh! cela
ne m'importe guère ... »
,Le dlner fut plein d'entrain. On agrandit le
cercle en l'honneu t" du comte. Ces mess1eurs téléphonèrent à d'aimables conviyes, qui accoururent
sans se faire prier. On s'installa dans un salon r ar-
�68
MAD AM!: VICTOI R!:
ticulier, tapissé de satin bouton d'or, avec un
divan confortable, de commo des vide-poches et
des abat-jo ur en fleurs. George s connaissait le
cadre: des souven irs de sa folle vie y étaient
accroch és, l'assaillaient et lui donnai ent une
impres sion de mélancolie en même temps que le
désir de s'égaye r davantage. Et il s'égaya. Après
le dlner, toute laI bande, s'entass ant dans deux
autos, se rendit à un music-hall. « Si Antoin ette
me voyait ... » se disait George s ... Mais il était sans
inquiét ude. A force de for ter des toasts, il avait
un peu perdu la tête. 1 riait fort, constam ment,
sans savoir 'pourquoi. Au fond, il ne se sentait
plus très gal.
Tard dans la nuit, lassés du music-hall, on s'en
alla souper . George s riait moins fort, ses paupièr es
clignaient. De temps à autre, il énonçait péniblement un aphoris me, dont le manqu e d'à-pro pos
amenai t des explosi ons de joie, comm e: (J. Le
temps c'est de l'arg-ent ... YI, « Il ne faut jamais jurer
de rien. » Il se mit à parIer politique et dit qu'il
songea it à la députat ion. Il évoqua les \( malheu rs
de la France » et l'on eut grand'p eine à le consoler, il sanglotait. Quelqu 'un {'roposa de termine r
la nuit dans une maison de Jeu. George s se leva
aussitôt et déclara : « J'en suis! »
Les rlus sages tentère nt de lui faire compre ndre
qu'il n était pas en état de jouer; il se fâcha, cru t
qu'on l'accusa it d'être insolvable et obligea chaque
personn e présent e à palper son portefeuille. En
un reste de lucidité, il se souvint de l'achat de la
et fut conten t de l'avoir payée. Il assura
ba~ue
qu il flamberait les billets si l'on refusait de l'emmener tailler une banque . On l'emme na.
x
Il faisait grand jour lorsque George s se retrouv a
dehors . La tête lui faisait mal. De confuses pensées tournoy aient dans son cerveau. Il ne recon-
�lUDAME VICTOIR:E
69
naissait plus la rue. La porte qu'il venait de
franchir s'était refermée, il s'y adossa. Les maisons, en face de lui, avaient encore leurs persiennes closes, les rideaux de fer des boutiques
étaient baissés. Georges passa la main sur son
front ... il croxait entendre le brouhaha des voix
qui, tout à 1 heure, lui martelaient les oreilles.
Après le silence relatif d'une partie, les interpellalions se croisaient; on s'était disputé ... Georges
ne sait sur quel coup douteux. TI ne jouait plus,
ayant tout perdu: dans cette maison-là, on ne
jouait pas sur parole, à moins d'être un habitué.
Affalé sur un siège il a assisté, jaloux, à la fièvre
des autres. La dispute a mis fin à la séance.
Mécontent, craignant du tapage, le maître du lieu
a expulsé les joueurs; ils sont partis furieux, sans
s'occuper de Georges qui ne bougeait pas. Il a
fallu le secouer pour l'arracher à sa torpeur. Et
maintenant, à l'air vif du malin, cette torpeur se
dissipe un peu, le laissant désespéré ... Il a joué ...
il a perdu ... après s'être juré de ne plus toucher
une carte ... Il pense ù Antoinette: Si elle savait!
Mais elle ne saura pas. Elle ne doit pas savoir ...
jamais! L'argent perdu, eh bien! M. Taraise le
paiera. Il faudra bien qu'il paie, le bonhomme
Taraise ... Parbleu!
GeorR'es essaie de rire. Ah! comme sa tête est
lourde L. BonI voici tout près un bar qui
s'éveille. Un garçon en tablier bleu surgit, bâillant,
d'une ouverture en cintre soudain béante au ras
du trottoir. Redressé, il commence à retirer les
barres des volets. On voit, à l'intérieur de la salle,
Pâlir une lampe électrique. Georges attend. II laisse
fe valet achever SO!l travai1, tirer sur le trottoir de
petites tables de marbre. Alors, il se décide et,
surpris de se sentir si las, avec des genoux de
coton, il s'en va taper sur l'épaule du garçon. Il
voudrait boire ... quelque chose de remontant.
- Déjà! railla l'homme.
...
Il a bien envie d'envoyer promener ce client par
crop matinal; mais celui-ci a traîné lui-même une
chaise et s'y est laissé tomber, les mains sur les
genoux. Le garçon ricana. Cette expression hébéplissé que découvre
tée, ce visage terreux au fr~mt
�MADAME VICTOIRE
le chapeau jeté en arrière, il les a vus souvent. Et,
parce qu'il connalt l'existence de la maison de jeu
toute proche au seuil de laquelle il a remarqué
tout à l'heure Georges arre-té; le garçon devine et
s'informe, familier, si la culotte a été sériense.
- Plutôt, répond le comte, $ans se faire prier.
Puis, croyant qu'on hésite à le servir par crainte
de n'être pas payé, il touille dans ses poches, y
ramasse un peu de menue monnaie qu'il jette sur
la table.
- Ça va, mon prince. Et puis, un conseil gratis : vous feriez mIeux d'avaler nn verre de limonade, ça rince l'estomàc. Hein! non?.. Ça ne
doline pas du cœur ... et c'est ce qu'il faut à cette
heure? Alors, une fine, ça va ?... Boum!
Georges demeura longtemps immobile, devant
sa « consommation J), repris d'engourdissement,
triste, l'ame absente.
Le bar s'animait. Des ouvriers venus « tuer le
ver », raillèrent le fêtard écroulé. Georges n'écouLait pas; il ne s'apercevait pas non plus qu'il faisait grand jour et que sa tenue du soir, que laissait voir son pardessus ouvert, attirait l'attention
goguenarde des premiers passants. Il tâchait de
réfléchir nettement et n'y l;"arvenait guère. S'apercevant soudain qu'il avaIt très froid, il songea
qu'il ferait mieux de rentrer chez lui; un bon tub,
une tasse de café très fort le remettraient. Il se
leva, et moins par un restant de griserie que par
un excès de fatigue, il tituba avant de reprendre
son aplomb.
.
A cet instant, un jeune homme venait sur le
trottoir, marchant à vive allure. Georges le heurta
de l'épaule; l'autre voy~nt
le plastron frippé,
J)œillet fané à la boutonlllère de Phabit, supposa
la nuit d'orgie et, d'un mouvement hrusque,
témoignant plutôt du dégàüt que de l'irritation, il
repoussa le comte.
- Ah çà! monsieur, gronda Georges.
Ils se toisèrent, puis le jeune homme, haussant
les épaules, s'éloigna. 11 avait mieux à faire que
d'accepter une querelle avec un pochard. L'autre
ne h; retint pas, et apercevant un taxi, le héla. Il
Sf. mouvait comme en un rève, avec un étrange
�MADAME VICTOIRF';
dédoublem ent de sa personnalité. Il y avait un
Georges de Pasquave lle aveuli, résIgné à sa
déchéance, qUI agissait mécaniquement, et un
autre être plus lucide, qui le regardait agir, malveillant, plein de mépris ... et aussi de pitié.
Ainsi que Georges l'espérait, une halte chez lui,
une douche froide et un bol de café noir le remirent à peu près. Il commençait à retrouver toute
sa lucidité lorsqu'on vint, de la part du joaillier,
apporter la bague cie fiançailles. La vue du bijou
acheva de réconforter le laible garçon. Sa, conscience, lasse de ne jamais avoir le dernier mot,
devenait de plus en plus accommodante, et les
remords de M. cie Pasquavalle s'envolaient au premier souffle. Après tout, était-il si coupable? 11
avait, cette nuit, un peu oublié Antoinette et cédé
à l'ancienne et terrible passion du jeu. Il pouvait
aussi se reprocher d'avoir bu plus que de raison,
ce qui 'manque d'él égance. Mais enfin, cette ultime
rechute des gens qui vont' « faire une fill 1) est
prévue, cataloguée; cela s'appelle enterrer sa vie
de garçon, et -- son ami a raison - ce genre de
funérailles doit être ~ans
mélancolie. II est seu)ement fâcheux que la mélancolie vienne après - le
lendemain - compliquée de mal aux cheveux.
Il devait oublier sa folie, ne plus penser. qU'à
l'avenir.
.
Seulement, voilà 1 Pour que le temps des fiançailles soit pleinement heureux, il ne faut pas le
traverser la poche vide avec cles traèas d'argent.
Et toute la nouvelle avance consentie pan M~ Ta raise a fondu cette nuit, s'est évanouie comme une
fumée. Ayant réfléchi, Georges conclut que
M. Taraise se montrerait plus facilement généreux
une fois les fiançailles accomplies. Il se conten ta
donc de l'aviser par un pneumatique que cette
touchante et uécisive formalité devait avoir lien
ce même jour, à cinq heures. Après quoi, s'éch appant le temps nécessaire de chez son futur beau -12ère qui, sans doute, voudra Je retenir à dîner ,
Georges se rendra ell hale au logis de M. Taraise,
afin de lui confirmer la bonne nouvelle.
'
Il est curieux de voir comhien certaines gens
sont réfractaires aux amères hienf'litl'i de l'expé-
�l.tADAM.I!: VICTOlltJ:
rience. Par le fait d'une lettre imprudemmelllt
compromettante, M. Taraise tenait en ses mains
:a destinée du comte de Pasquavelle, et voici que
cet étourdi ajoutait, par ce pneumatique, une pièce
comrrornettante de plus à son dossier. Comment,
s'il prenait à l'usurier la fantaisie de montrer cette
missive à M. Crescent, Georges pourrait-il en
expliq uer la raison? Tl est vrai que l'usurier etH
agl contre son propre intérêt en faisant rompre
ce mariage si bien élaboré! Mais Georges ne
songea ni au danger, ni à son improbabilité. Son
message expédié, il fut tout à ses projets d'amour
et de fortune, et le temps lui parut long qui le
séparait de sa visite à Passy.
Enfin, l'heure sonna. Reposé, parfumé, mis
avec une savante recherche et s'étant fait précéder
d'une somptueuse corbeille de fleurs blanches, sa note récemment acq uittée chez le fleuriste lui
ouvrait un crédit, - M. de Pasquavelle fut introduit dans le petit salond' Antoinette. Elle avait voulu
le recevoir là, Jans ce cadre plus intime et qu'elle
savait favorable entre tous à sa beauté. Antoinette
la fière, l'indifférente Antoinette, s'était laissé
conquérir par les yeux tendres de Georges, par son
admiration fervente, IJar cette passion contenue
clu'il savait si habilement laisser voir. Est-ce hÎt';1l
Georges qu'elle aime, ou se laisse-t-elle aveugler
par la joie d'être aimée avec tant de romanesque ? ...
Il faudrait, pour le démêler, plus d'expérience que
n'en possède l'enfant gâtée. Elle n'ignore pas seulement la vie, elle s'ignore elle-même, en dépit de
son assurance et de ses efforts pour paraitre rai.sonnable et sans illusions. L'éternelle sérénade
fera toujours venir les jeunes filles au balcon.
Ce jour-là, Jean Didier s'énervait à un travail
sans charmes: la révision des notes et des comptes
envoyés de la Société polonaise où, en dépit des
rapports défa vorables tournis par Jean au retour
de son voyage, M. Crescent continuait d'enfouir
de l'argent parce que, disait-il, le seul moyen
pour lui de sallver sa mise était de la doubler.
« Bien la peine, songeait rageusement le jeune
homme, de m'envoyer faire une étude sur les
li" lIx, pour agir contre mes avis et prétendre que
�ltADAM!! VICTOIlUE
je puis avoir Ulal vu, gt:né par la malveillance des
ingénie urs de là-bas 'f Le fait est qu'ils ont mis
assez ue mauvai se g-ràce à me faciliter la tâche. »
Ce labeu: déplaisa;nt durait d~p,uis
la ,veille et,
pour en Gmr plus vIte, Jean Didier était venu à
Passy beauco up plus tôt que de coutum e.
Moins absorb é, il aurait jJu remarq uer l'air de
fète que prenait la maison . Plus que jamais, Antoinette la voulait fleurie. Les domest iques, sous ses
ordres, s'a/Tairaient avec des airs lm portant s et
mystér ieux. A l'office, 'on a deviné l'événe ment
attendu ; mais rien de cette atmosp hère de trouble
heureu x ne parven ait dans le bureau de M. Crescent où Jean Didier, les sourcil s froncés, alignai t
des chiffres.
Au repas de midi qui les réunit, Toinon eut
bien eune de faire part à « son ami Jean» de la
bonne louve~;
une questio n, même indirec te, du
jeune homme , aurait suffi à provoq uer ses confi~
dences . Mais trof gravem ent r:réocc upé par les
catastr ophes qu'i prévoy ait, 1 ingénie ur ne prit
point garde aux allusion s par lesquel les Antoinette cherch ait à éveiller sa curiosit é. Lui qui
d'ordin aire oubliai t le reste du monde lorsqu'i l la
contem plait, paraiss ait aujourd 'hui à peine la voir.
Vexée, Antoin ette abando nna ce personn age insociable à ses réflexio ns et, s'étant hatée de servir le
café, elle remont a chez elle sans un mot de congé.
M. Cresce nt, presqu e aussitô t ramena son
secréta ire au bureau . Son visage, sourian t tant
qu'Ant oinette avait été présent e, s'obscu rcit.
- Je vous ai laissé travaill er seul, ce matin,
Didier. Qu'ave z-vous conclu ?
-' Rien de bon, monsie ur. Je persiste à juger
sévèrem ent les promot eurs de cette affaire.
- Dites tout de suite qu'ils m'ont roulé 1
- Ils s'y sont efforcés.
- Allez-y franche ment. Vous savez qu'ils ont
réussi, puisque vous n'ignor iez pas quels capitau x
j'a.i risqué là ... Une si belle spécula tion! Ma
pauvre femme me reproch ait de manqu er d'audace; je crois ~ue
j'étais très pruden t, alors. Et
.oici qu'en vi ei Iltssan t je fi' écarte de cette sagesse ...
M.i,. non. VOU'l :\""1. bM.t' me p rsuII.de lr; COII.-
�74
MADAM E
VICTOR~
traire, ces gells sont les premie rs déçus et, ainsi
qu'ils l'affirm ent, leur décepti on n'e;; t que momentanée ...Il nous faut un peu cie patienc e, CO)\1me on
Jit, un bon estoma c ... On t:h:hem, que diable!
J'en ai vu d'autre s jadis, an début de mon mariage .
Tenez, il y eut chez nous une grève. Je Ile sais
quel mauvai s vent soufllai t un peu partout , celle
année-l à ... J'ai perdu gros ... Bah! Je n'eo suis
reparti qu'avec plus d'entra in. A peine ma chère
femme s'est-el le doutée de mes ennuis. Il ne fuut
jamais que les remmes pussen t soupço nner nos
luttes, nos soucis, même - et surtout - lorsque
leur tendres se les pousse à désirer les partage r.
On doit les épargn er ... ne le pellsez-vous pas "
Sans attendr e la réponse de Jean, M. Cresce nt
poursu ivit d'un ton las:
- Mais j'étais jeune. Les vieux ont toujour s
tor1. .. Voyez- vous, Didier, j'aurais besoili, en ce
momen t, d'avoir près de moi pour me sou tenir,
m'aider , une jeune intellig ence; Un collabo rateur
comme vous, tenez, mais qui puisse parler en
maltre, agir en son nom ...
Jean avait repris sa place à la table CJ,ui lui était
réservé e. II se tenait penché sur des fetlIllets épars
et ne releva pas la tête. Ses paupièr es battit-eIH .
Pour qu'on tfe voie pas le tremble ment de ses
mains, il les crispa au bord de la table. Il n'avait
point à s'inqui é ter, M. Cresce nt ne le regarda it
pas. Les yeux levés vers la fenêtre, il suivait le
mouve ment régulie r d'une branch e de - fusnin
qu'un peu de vent secouait dans l'étroi te COllr
fleurie. Aucune plante encore ne s'épanoli~
dans les plates-b andes, les rosiel's à peine bourgeOllUaien t. .. Ce fu sain, perpét uelleme n 1 vert,
était triste sur le fond luisant du lierre, triste
comme un arbre de cimetiè re.
Jean Didier se disait: « Je suis fou ... M. Cresce nt
parle ainsi au hasard ... C'est impossibl,e 1Il ne peut
songer à moL •. moi, sans fortune , sans nom ... "
Il se mordai t les lèvres, -cherch ant une douleu r
physiqu e pour le rappele r au réel... Est-ce qU'il
ne rêvait pas? I( Il faudrai t près de moi une
jeune énergie ... un collabo rateur comme vous,
t III" q~i
! \!Î!'Ie< ;;.ff!··
tl
''l'\il.Hrll ••• ~
;J4"an Oiclicl'
�MADAME VICTOIRE
75
pensait à la fortune de M. Crescent diminuée,
cOll1promi:;e plus gravement qu'il ne le disait.
Antoine! te cessait donc d'être une riche héritière ...
Peut-être aura·t-elle besoin, pour ne pas souffrir de
la médiocrité, de tout l'effort, de tout le labeur de
~elui
qui l'épousera ... Ah! 'Si cela était. .. mon Dieu!
Il se souvient du jour où Antoinette lui a confié
son dédain pour la fortune, et qu'elle enviait les
petites ouvrières vaillantes ... Etait-elle sincère?
Oui, saIns doute, mais ignorante de ce qu'est en
réalité une existence besogneuse.
- Allons, terminez ce travail sans moi; j'ai
une course urgente à faire, et je dois ètre de
retour ici de bonne heure ... Didier, vous m'entendez?
,
- Monsieur? Ah! oui, parfaitement. .. Oh 1 le
relevé est presque achevé, ce sont les vérifications
qui m'ont retardé.
- Eh bien, à tout à l'heure.
- Oui, monsieur.
Et Didier resta seul. Il mit sa tête entre ses
mains. Il ne réfléchissait pas de façon précise; il
voyait seulement Antoinette aller et venir dans le
petit salon rose -ou monter en auto- ou encore
assise en face de son père à table. C'était une suite
d'images se succédant d'elles-mêmes, sans que ,
Jean fIt un effort de pensée pour les évoquer ou
les retenir. Elles passaient, ainsi qtle sur l'écran
cinématographique, s'évanouissant pour renattre
parfois comme si le même film se déroulait de
nouveau. Combien de temps s'écoula ainsi? Un
timbre en égrenant un nombre fit sursauter Jean
Didier. Quelle heure pouvait-il être? Il n'avait
pas compté. Il reprit son travail, relut ses notes ...
Il ne comprenait pas.
L'entrée d'un domestique interrompit son inutile effort.
- Oh! monsieur travaille sans lumière? Il fait
encore jour, mais ici ... Ce bureau est tout de suite
obscur, même l'été.
Didier rougit. Il lui selublait être pris en faute.
- Mademoiselle fait prier M. Didier de monter ... Mademoiselle tient à voir monsieur •.. Elle
est au salon rose.
�lA A1IA,)('" VTn 01RJ.!
Qu'avait-il à souri~
ainsi ce valet? PourquoI
prenait-il un tOll de mystère familièrement joyeux?
Cela appuyait la phrase ambiguë de M. Crcscc111.
Pour un peu, Didier se serait écrié: C( Je sais ce
qu'elle veut me dire ... je le sais ... ,n Il pensa: l( Elle
va me laisser compre,ndre ... MaIS quelle folie ..•
(.juelle folie! »
t
Afin de ne pas s'élancer hors de la pièce en
courant, il s'obligea à une excesssive lenteur, rassemblant ses papiers avec un soin exagéré. Le
domestique l'abandonna : le secrétaire faisait
partie de la maison, connaissait les allres.
Didier, seul, respire mieux. Il renonce à comhattre l'espoir insensé qui, tout ce jour, l'a tenu en
~lat
d'hypnose. - Il allait savoir ... Il monla.
Une portière de soie épaissie de ouate étouffait
les bruits. Ce ne fut qu'en pénétrant dans le petit
salon, que Didier enlenditla voix d'Antoinelte. Une
autre voix lui répondait, queJeanne reconnut point.
- Ah! fit M. Crescent, vous voilà, mon cher
ami ... Ma fille el moi avons tenu à vous annoncer
dès ce soir la grande nouvelle.
Tout près de la fenêtre, sur le jour rosé du soir,
Antoinette se détachait vêtue de blanc. On voyait
mal son visage lourné vers la pièce, mais Didier
ne la regardai 1 pas; toute son attention allait à
l'homme debbut près de la jeune fille ... il n'avançait plus, ,s entant ses genoux fléchir ... Il comprenait! Il aurait youlu les supplier de se taire, de
ne pas lui annoncer « la grande nouvelle » qui
pour lui, après ces heures de déraison, était une
nouvelle de mort ... Et afin que le coup soit plus
rude, ce fut Antoinette qui le porta.
- Monsieur Didier, laissez-moi vous présenter
le comte de Pasquavelle, mon fiancé, Nous lui
avons parlé de vous, il sait quel ami vous êtes ...
Elle voulait ètre douce, atténuer le mal qu'elle
ne savait .l'as si cruel, mais devinait cependant, se
sachant almée.
Didier salua. Il dut dans la main que Georges
lui tendait mettre la sienne.
,
;'
A ce lnomenL pour chasser la gêne qu'elle s'ent;lil naître entre e IX, Anloinette s'écria:
La Duit _nt déi~;
011 se~oit
mal, el je veux
�lfADAMI!. VICTOIR.E
77
que vous vous connaissiez bien tous les deux.
Elle tourna des commutateurs: les lumières
jaillirent du plafond, des angles, des corniches,
des lampes posées sur les tables, ce fut 1111 soudain
éblouissement.
Le comte et Jean se dévisagèrent, et aussit6t le
même recul les écarta l'un de l'autre. Le premier,
Jean venait d'identifier le fêtard aviné heurté par
lui le matin même, à la terrasse d'uo mastroquet.
Peut-être, sans cette expression de dégoùt, de
mépris, dont il s'était senti souffleté à leur première rencontre et qu'il retrouvait plus accentuée
encore dans les yeux de Jean, Georges n'aurait-il
pas songé à reconnaitre, dans le secrétaire de
M. Crescent, le jeune homme qui l'avait repoussé
à moit~
ivre ... Il pâlit. Un mot de Jean Didier et
c'était l'écroulement définitif, l'échouage au port.
Jean serrait les poings, une joie haineuse le soulevait parce qu'il allait rejeter son rival loin de sa
route, joie farouche, irréfléchie, à laquelle son être
conscient ne participait point. Toute la lucidité de
sa pensée n'éclairait qu'un point du drame: cet
ètre dont il sait l'indigDlté a osé prétendre à l'idole 1
Il existait un homme qui, possédant cet incomparable bonheur - le droit de prétendre à l'amour
d'Antoinette - avait osé bafouer cet amouret avilir
le souvenir de la jeune fille dans une nuit de f~te
ignoble... Et dans la main de ce personnage
immonde Antoinette confiante allait mettre sa
mron ? .. Ab 1 non 1
II se tourna vers la jeune fille, décidé à proclamer la vérité, à faire chasser l'indigne. Et Georges
le cOJ;nprit si bien qu'il ébaucha un geste violent.. .
Mais Jean Didier garda le silence. C'est qu"l
venait de voir, dans le regard dont la jeune fille
enveloppait son fiancé, un rayonnement auquel le
malheureux dédaigné ne pouvait se méprendre.
Antoinette aimait cette homme 1 L'en séparer ce
qu'elle
serait la faire souffrir et Jean ne veu t
,:;ollffn... Cc fllt une luttei brève que nu autre q ue
Georges n" Il soupçonu.l. Il vit changer l'expression du vi. age de Jean, s'abaisser sa main tendu e
pour l'accusa tion. Il le yit se détourner... et il
étouffa un soupir de cMlivT'3t1 ce. LI' danger, S'Il
ras
�MADAME VICTOIRE
1
existaIt encore, n'était plus imminent; on pourrait y parer, sans Joule.
Hàtivement, afin d'é\,iter que le silence se prolongeant parût anormal, Georges, atledant une
aisance légèrement protectrice, témoigna au secrétaire de Son futur beau-père le plaisir qu'il éprouvait à faire sa connaissance.
Distrait, M . Crescent n'avait rien remarqué de
cette scène rapide. Plus avisée, Antoinette ne
pouvait laisser passer sans en être frappée l'attitude contrainte, le recul de Jean. Màls elle se
l'expliqua d'autant mieux qu'elle Jes avait prévus;
elle s'imaginait seulement que l'ingénieur saurait
mieux dissimuler. Puisqu'il l'aimait, n'était-il pas
bien naturel qu'il se prit à haïr dès l'abord son
fiancé? Antoinette craignait que Georges n'ait
surpris cette contrainte. Que penserait-il? Elle se
promit d'amener l'entente entre les deux hommes.
Elle voulait ne pas perdre l'amitié de Jean; il faudrait bien que son amour sans espoir se transformât en un sentiment paisible, discret et sûr.
Elle exigeait du bonheur même les miettes.
En enfant gâtée, habituée à voir chacun céder à
ses caprices, Anioinette décida que Jevait cesser
le soir même cet antagonisme; tl tallait que Jean
consentit à dlner avec le comte de Pasq uavelle. Ce
ne serait peut-être pas agréable pour le pauvre
amoureux dédaigné, mais certainemen 1 très salutaire. Il vaut mieux trancher dans le vif. C'est une
méthode que l'on juge toujours excellente lorsqu'il s'agit d'opérer autrui.
Ce n'était pas que Mlle Crescent fût méchante
ou dénuée de sensibilité; les femmes en général et
les jeunes filles en particulier peuvent être sauvagement cruelles sans s'en rendre compte.
Antoinette fut réeilement fâchée du refus de
Jean, refus qu'il dut rendre brutal à cause de
l'ingéniosité que mit Antoinette à détrui,re les prétextes dont il cherchait à l'adoucir. Il parla d'abord
d'une course urgente. Antoinette l'autorisa à faire
'clic. course, pourvu qu'il fût de retour à hllit
heures rour se Q1('jtre il tahic'. Elle l'y autorisait
J'Julant plus ql1e M. de ra~qtl<,('Ie
aussi devait
Il';\b&enter et r,>"enir Jean ~'(.XCl\S<
'~l.Ir
S:l te·"lC.
,
�MADAME VlCTOIRE
79
Mais il n'avait qu'à passer chez lui après avoir fait
st:!s courses.
'- Il serait trop tard, dit Jean.
Antoindte lUI accorda le quart d'heure de
grâce. Alors il imagina une invitation à dîner,
qu'il avait oubliée:.,
Mais le téléphone est là pour quelque chose ...
et les messages téléphoniques, pour le cas où les
personnes que l'on veut avertir n'auraient pas le
téléphone.
- Je vous remercie, mademoiselle ... Ce soir,
il m'est absolument impossible de rester.
Elle n'insista plus, vexée. Jean, à bout de calme,
s'esquiva.
Lorsqu'il traversa le hall, aucun valet ne s'y
trouvait et il s'en réjouit, ayant conscience d'avoir,
comme on dit, unf: mauvaise figure. Il eQt bien
volontiers sinon étranglé, giflé quelqu'un et, de
préférence, M. le comte de Pasqllavelle.
Une double porte séparait le hall de la cour
d'entrée. La première, qui ne se fermait que le
soir, était en chêne massif; la seconde, faite d'une
grille ouvragée, doublée d'une glace épaisse. A
travers cette glace on voyait les verdures du jardinet et, juste en face, le portail"donnant dans la
rue. Ce portail, comme la porte de chêne, restait
ouvert durant le jour.
An moment de quitter le hall, Jean avisa sur le
trottoir un personnage arrêté. Il avait l'air placide
et la mise correcte; malgré son apparence de bon
bourgeois, il déplut à Jean de le voir là. Que
regardait-il, ce monsieur, et pourquoi cette curiosité? La soif de querelle que sentait en lui Jean
Didier Je portait à presser le pas. Il s'avancerait
vers le personnage et lui dirait. .. Au fait, que lui
dirait-in De quel droit voudrait-il empêcher ce
passant bénévole de contempler la façade de
l'hôtel Crescent? D'ailleurs il n'aura rien à dire,
Car voici que le curieux s'éloigne ...
Jean traverse la cour et, lorsqu'il arrive au portail, il est stupéfait de voir le bon bourgeois
revenir sur ses pas, regarder encore avec une
mimique d'impatience vers l'entrée du hall. Obéis·
<:9.nt à une implllr,ioll irr;Jisonnée, au lieu de 90rtir
�80
o
MADAME VICTOIltE
du jardin, Jean longea lagrilJe à l'intérieur jusqu'à
l'angle opposé, formé par la clôture du jardin
VOiSlll. Là est ménagée une sorte de minuscule
tonnelle, une logette plutôt, faite d'un treillis de
bois matelassé de lierre. De cette logette, par une
déchirure dans le lierre qui garnit la grille on
peut, sans être vu, suivre les allées et venues de
la rue. JI y a là un petit bauc de bois vermoulu.
Jean Didier s'assied. Qu'atteud- i!, que veut-il au
juste ou que redoute-t-il? Le jeune homme serait
bien empêché de le dire. D'ailleurs, il n'a pas le
temps de s'interroger: le monsieur curieux: passe
devant la logette. Jean voit mieux sa figure poupine, ses yeux clairs •.. il lui déplalt. Va-t-il s'en
aller, décidément? Voici qu'il s'éloigne ... Nou,
ses pas se ralentissent, s'arrêtent, puis de nouveau
se rapprochent. Le monsieur revient. Jean distingue le bruit de la porte du hall ... et la voix joyeuse
d'Antoinette vient jusqu'à lui. Il comprend qu'elle
a voulu aecompagner Jusque-là son fiancé. - Son
fiancé! Jean répète le mot en martelant les syllabes. Elles lui frappent le cœur, et c'est une douleur aiguë, non sans douceur cependant - parce
que c'est aimer eucore que de souffrir - qui
absorbe un moment Jean Didier, l'empêche de
remarquer la sortie du comte de Pasqua velle. Une
exclamation assourdie, tout près de lui, derrière
le rideau de lierre, lui rend sa curiosité.
- Qu'est-ce que vous faites là ?... Si l'on vous
voyait ...
Jean reconnaît l'accent de Georges de PasquavelIe, bien que troublé en cet instant par une irritation contenue ...
- Et quand on me verrait, monsieur le comte,
quand on me verrait vous aborder, où serait le
mal? Ne pouvez-vous pas lencontrer par hasard
un vieil ami?
C'est le bourgeois curieux qui répond, non sans .
raillerie. Jeau Didier, par la coupe ménagée dans
le feuillage, le voit et voit Georges aussi. Les
deux hommes sont arrêtés, le comte un peu pale,
le monsieur bonasse très souriant.
- Je vous ai écrit, dit Georges, que j'irais chea
YOllS dAs ce lSoir: ne pouviez-vous m'att'lBdre 7
�HAnAU!: VICTOIRE
Ih
- Excusez-moi ... J'étais impatient de conna1tre
lerésultat définitif de notre entreprise ... pardon,
je m'exprime mal. Vous êtes seul directement,
in,éressé ... pour le moment. Je veux dire qu'il est
bien évident que votre mariage est une entreprise
qUi vous est ... toute personnelle ... Eh 1 eh! eh!
- Ne riez pas, monsieur Taraise, cela vaudra
miettx.
- Quoi. .. est-ce que ... un obstacle imprévu .. .
- Oh! non, rassurez-vous, aucun obstacle .. .
C'est chose faite. J'ai glissé tout à l'heure, au
doigt de Mlle Crescent, la bague de fiançailles.
- J'en suis heureux ... vous ne me croyez ras?
Je suis heureux l'our vous, pour vous seu , de
cette ccnclusion. Vous voilà tranquille! bien installé dans la vie ... grâce à mes conseils.
- A lOS ordres ...
- Oh: monsieur le comte, jamais je ne me
.,erais permis ...
- Non: Vous oubliez ? •• Mais du diable si je
,>ais pourquoi je vous entretiens de tout cela en
pleine rue, juste devant l'hôtel de M. ·Crescent,
AU risque d'~tre
entendu ... Je vous dis, j'allais
~hez
vous. Prenons un taxi et partons...
1
- Pourquoi faire, maintenant que vous m'avez
:lit: je suis content.
- Oui, mais voilà ... Je n'ai pas tout dit ...
- Il vous faul de l'argent, encore 1
- Vous avez deviné.
- Naturellement, vous avez voulu, hier soir,
enterrer votre vie de garçon et_ ..
- Comment savez-vous ...
- Je ne sais pas, je suis sdr. C'est toujours
ainsi que l'on se comporte, Des promesses d'être
sage, des serments ..• et puis ... vous avez joué?
- Je crois que oui...
- C'est honteux, monsieur le comte... houteuxl Vous avez spéculé sur ma bonté. Vous vous
ce bon M. Taraise ne voudra
êtes dit : (( J~ais
me laisser dans l'embarras si près du bul... »
Allons, combien vous faut-il? Vous passerez
signer demain, chez moi, j'ai confiance.
M. Taraise sortit de l'la poche un vaste c~lepin
et .,puylUlt soa piflel.,r k liIonl4iu DalGr, pOSll le
�MADAME VICTOIRE
carnet sur ~on
genou soulevé afi Il d'y chercher
plus aisément.
De sa cachette, Jean Didier voyait à portée de
sa main le carnet ouvert bourré de raperasses.
Une enveloppe s'y trouvait rortant 1 adresse de
M. Taraise. Jean Didier en lut la suscription avec
le soin attentif d'un policier. Il retenait son
sou flle.
- Venez plus loin, dit le comte, je vous assure
que nous jouons un jeu très dangereux. Rencontrer un ami, passe encore; mais accepter des
billets de banque, là, dans la rue, .. Allons plus
loin, vous dis-je!
Ils s'éloignèrent. Jean Didier, un moment, resta
anéanti. Il pensait à Antoinette: Vers çuel ablme
l'entralnait-on?
XI
Encore? grommela Mme Victoire.
M. Taraise vient à peine de reconduire sur le
palier un « client», et voici qu'on sonne de nouveau, malgré l'heùre tardive.
Victoire attend, avec l'espoir qu'on s'en ira
sans insister. Ainsi la femme de l'ogre voulut,
aSSure le conte, renvoyer Je Petit-Poucet et ses
frères, et ce n'est qU'à leur ir:stnnte tJrière qu'elle
les laissa pénétrer chez son terrible époux.
Mme Victoire ne se décida à bouger qu'après
\111 second coup de sonne.tle plus impatient. Il
bisait nuit noire dans l'antichambre. La servante
ne pri t pas la peine d'allumer le papil10rl de gaz
que le propriétaire parlait toujours - sans s'y
décider jamais - de remplacer par l'électricité.
Elle laissa ouverte la porte de sa cuisine, et il en
vint assez de clarté pOlir se guider en évitant les
heurts, en tre le coffre à bois et le porte-patapluie
qui encombraient ce petit espace.
Victoire ouvrit salls se presser. M. Arsène, sur
t'injonction de Mme Arsène, venait d'éclairer parc~mOl')j<t\(,"
l'ef!"\Ji~r.
A ceBe faible lueur,
�MADAME VICTOIRt
Mmè Victoire ne distingua pas d'abord le visage
du vis it e ur.
,
- M. Tarai se?
En entend ant cett e voix, Mme Victoire a o Ull
sursa\lt - sans réfléchir, très vite, ell e répond:
- li n'y est pas l et elle pense à se mettre en
travers de la porte, à repousser de force s'il Je faut
le pupille de l'abbé Brémont dont elle reconnaIt à
présent le visage, malgré la pénombre. Mais, du
seuil de s.on cabinet où il vient d'apparattre ,
M. Taraise lui-même s'informe.
- Qu'y a-t-il?
Et sans s'inquiéter de ce maussade Cerbère qui
prétendait lui barrer le chemin, l'ingénieur avance
d'un pas décidé..
.
Il n'a pu discerner les traits de la servante; les
aurait-il vus nettement, que l'id ée ne lui serait pas
venue de les identifier avec ceu x de l'ouvrière souvent rencontrée par lui chez l'abbé Brémont.
- Monsieur Taraise, n'est-ce pas ? ... Pouvezvous me recevoir un instant? monsi eur?
- Très volontiers. Veuillez entrer.
Jamais Simon ne ful plus souriant. Et cependant
~ne
instinctive méfiance le met en garde contre cet
Inconnu.
Le bureau est éclairé par une lampe dont, sous
prétexte de rectifier la mèche, M. 1araise enlève
brusquement l'abat-jour. Il le tient à la main, de
telle sorte que, restant lui-même dans l'ombre, il
envoie, ainsi que par un réflecteur, la pleine lumière
Sur Jean Didier. Celui-ci sourit de la manœuvre
qui ne le démonte pas. Peu lui importe de laisser
SCrll ter son visage par le regard inquisiteur de
~. Taraise à qui certainement il est inconnu. Décidé
à,J0uer un rôle, il a soin de ne point trahir la répulSIon que lui inspire le complice du comte de
Pasqua velle.
- Il me semble, dit M. Taraise en recoiffant sa
lampe, il me semble bien vous avoir déjà rencontré,
monsieur. Monsieur? ..
Le ton interroge. J ean ne parait pas comprendre.
- Je pen se, mo ns ieur . que vou s faites erreur ...
Du Jl1oins, est-cc la premièr6 fois que j'ai. le plaisir
de vous parler.
�lolADAllI: VICTOlllE
- Oui. Curieux ... Curieux çOlUme votre figure,
vos yeux surtout, me donnent unè impression de
déjà vu ...
- Une ressemblance, l>ans doute.
- Sans doute. Et ... à qui ai-je l'honneur ...
Cette fois, impossible d'éluder la question nettement posée, Jean prend J'air embarrassé.
- Je vous demande, monsieur, de me permettre
pour le moment. .. Plus tard, tout à l'heure, peutêtre ...
- Bien, bien, dit M. Taraise, comme il vous
plaira.
Il croit deviner. Cette hésitation à se nommer,
loin d'augmenter sa méfiance, le tranquillise.
Allons, encore un fils de famille dans l'embarras.
Dette de jeu, pire, peut-être ... emprunt fait à la
caisse d'un patron, d'une société, et qu'il s'agit de
rembourser avant la vérification des comptes ...
Pauvre garçon! On verra ce qu'il est possible de
faire pour lui - avantageusement.
- Je viens, reprend Jean Didier, de la part
d'un de mes amis qui vous a de grandes obligations.
- Ab! Ah!
- Je l'ai même croisé en venant ici, et il m'aurait accompagné chez vous, s'il n'avait été attendu
;1 diner ... un premier dlner chez sa fiancée, on ne
saurait y arriver en retard, n'est-ce pas?
- Quoi ... vous recommandez-vous du comte
de ...
Retenu par un geste de prudence. M. Taraise
hésite à prononcer un nom. Jean continue:
- .. ;De Pasquavelle, oui, Georges m'a assuré
que vous étiez d'une obliReance extrême ... et j.
.
)
crOIs que sans vous ...
- Sans moi. votre ami ne serait pas J'heureux
fiancé d'une riche et - ce qui ne gâte rien - très
jolie héritière. Je vois qu'il vous a fait ses confidences ...
- Complètes! affirma Jean d'un accent qui en
disait long.
- Oh! fit M. Taraise.
Et son accent aussi en disait long. Cela rendit
plus ferme la volonté de Jean d'apprendre la vérité
Burle fiancé d'AntoineltF' Milio;) M. 1'<lI':o;r;.... n·aÎlnait
�MADAME VICTOIR
85
point à trahir ses clients, et rien ne lui prouvait'
que les confidences de Georges l ce jeune homme
fussent aussi complètes que celui-ci se l'imaginait.
Il attendit sur ses gardes. Jean soupira.
- Il Ya dans la vie des moments difficiles.
Ce lieu commun fit sourire M. Taraise. Il le
connaissait. C'était la phrase de début qu'employaient presque tous ses visiteurs.
- A qui le dites-vous !""répondit-il.
Et il attendit encore.
- Je traverse un de ces moments, reprit Jean
Didier ... J'ai ... enfin je youdrais ... il m'est arrivé ...
Il exagère à dessein son embarras. M. Taraise y.
l!st pris. Sa cpnfiance grandit d'autant plus qu'Il
Se met à douter de l'honorabilité de cet inconnu.
S'entendre comme larrons en foire n'est point une
locution vaine. Mais il est trop rusé matois pour
laisser échapper le secret du comte de Pasquavelle.
A moins que ce monsieur, qui veut taire son nom,
n'ait été mêlé à l'affaire de la substitution de cheval, il est peu probable que Georges lui ait avoué
la vérité tout entière.
..
M. Taraise reprit, bénévole:
. - Ah! les jeunes gens 1 Les jeunes fous! Ils me
tont pitié, tenez, monsieur. Et lorsque j'en rencontre de sympathiques, de charmants, comme
votre ami; quand je vois qu'ils auraient en eux
tout ce qu'il faut pour réussIr et que par enfantillage, par manque de savoir-faire, ils s'enlisent,
c'est plus fort que moi, j6 leur tends la main. Je
leur dis: « Voilà votre route, suivez-la, je vous y
aiderai à la condition que vous m'obéissiez, ce qui
est tout votre intérM. Je ferai les sacrifices nécessaires jusqu'au moment où vous n'aurez plus besoin
de mon appui. Alors, vous me rembourserez mes
avances ... et vous n'entendrez plus parler de moi. ~
Voyons, mon jeune ami - ,permettez que je vous
donne ce nom - parlez..mOl franchement comme
à un vieux bonhomme rempli d'indulgence pour
l'inexpérience:: ùes jeunes... Eh? qu'arrive-t-il. ••
Qu'avez-vous fait? Des dettes?
- Oui.
- Et M. de Pasquavelle vous l dIt que le
paiornio; ?
1
�86
1
MADAME VICTOIRt
Oui.
Il et;! extraordinaire! Je viens de vous le dire,
j'aime la jeunesse et me plais à in se,,;ourir; mais
encore faul-il que je sois un peu à couvert ... Je ne
possède pas la pierre philosophale, moi, malhcureusemenl. .. Je ne puis changer le cuivre en or el
je me demande, au train où je vais, s'i! me restera
encore de quoi vivre la fin de mes jours.
- Je voudrais me marier, dit Jean, sans prendre
garde aux protesai?~
de M. Taraise.
.
- Ah! nous y VOICI; vous vouùriez qne Je vous
montre une jolie fille bien dotée en vous disaa l :
«( Epousez-la ... Voici de la poudre d'or pour aveugler les parents el l'éblouir elle-même ..•
Jean Didier serra les poir..gs. S'il cédait à son
im.pulsi.on, il sau~erit
à la f5o~ge
.du misérable. Il
se contIent. Il lUI faul saVOIr Jusqu'où va la fourberie du comte. Le cœur battant de la crainte de
découvrir son ignorance en n'affirmant point la
vérité, il assure:
_ r Vous l'avez bien fait pour Georges ...
Le silence de M. Taraise l'enhardissant, il poursuit: ( Après avoir payé ses dettes ... }l
- Comme votre ami est bavard! gronda doucement M. Taraise. Pense-t-il que je puisse agir
ainsi avec tout le monde? Va-t-il m'envoyer tous
ses camarades de guigne ... je ferais mieux de dire:
de folies?
•
moins difficile que M. de Pasqua- ~e ~erais
velle, mSlste Jean, j'accepterais une fille laide.
M. Tara.ise se met à rire.
- Oh! Le comte aurait bien pris au besoin,
un laideron, et ['on ne trouve pas souvent tout
réuni, comme j'ai eu la bonne chance, pour lui, de
le découvrir cette fois.
- Il me l'a avoué, en effet; c'est vous qui avez
fait ce mariage?
- Oh ! non, non, non! Eh! là, ne me prepez
pas pour une agence ... .le suis aStiez bien renscigné
sur ce que valent les jeuneti filles à marier. Je dis
valoir, au sens américain s'appliquant au chiffre
de la dot. Alors, j'ai pu signaler ce parti à votre
ami ... .le lui ai même, il est vrai, indiqué le moyen
de. rencontrer celte jeune fiUe ... Il une vente de
�MADAME VICTOIRE
ch'a rité. Il a joué, vis-à-vis d'elle, le rôle d'ul\ prince
de conte de fées, semant l'or sans compter.
- Grt\('c à vous, monsieur Taraise.
- Evidemment, puisque M. Je comte ne poss'::de pl~IS
un radis ...
----: Et il vous rendra vos avances ... après le
manage ...
- Natut-ellcment.
- Sur la dot de Mlle Crescent... C'est fort
incrénieux.
Malgré ses elIorts, Jean Didier n'avait pu contenir le frémissement de sa v0ix. M. Taraise, vite
inquiet, le regarda: Jean éclata de rire.
- Si ingénieux, reprend légèrement le jeune
homme, que je VOllS prie d'employer en ma faveur
un système aussi simple.
- Simple ... simple ... M. de PascJ.uavelle vous
a-t-il dit le total des sommes fournies par moi?
- Non, mais je sais que tout à l'heuré encore
vous avez dû solder les frais d'une petite fête ...
l'enterrement de sa vie de garçon.
- Je parie que vous en étiez! :;'écrie M. Taraise
illuminé, et c'est dans la chaleur communicative
uu banquet que ces confidences ont échappé à
votre ami ...
-- Vous êtes plein de perspicacité, monsieur
Taraise .••
- Ah 1 Mauvais sujet! Mauvais sujet !. ..
- Enfin refusez-volis?
- Je ne sais trop ... vous m'êtes sympathique
aussi, certainemen1. .. Mais mes ressources oht des
limites. Et puis, il y a des gens plus faciJes à repêcher que d'autres.
- Qui ne risque rien n'a rien, monsieur Taraise ;
vous ne prêtez pas sans intérêts ...
- Vous ne le voudriez pas ...
- Et naturellement le taux varie suivant les
garanties offertes ...
- Mais non, monsieur, mais non. POlir qui me
prenez-vous? Le taux ne varie jamais ... Cinq pour
cent, monsieur, toujours.
, Ah! bien, je comprends. C'est le chiffre du
reçu signé par l'emprunteur, qui s'éloigne plu~
'" momf! d~
)8 tI~m('
r,.~Hmnt
l'r#\;IIP ,
�)(ADAI lE VICTOm K
- Vous etes tr~s
intelligent •••
_ Vous aussi, monsieur Taraise ; mais les plus
fins parfois se laissent prendre ... Et la preuve,
c'est que, de nous deux, qui ne sommes betes ni
l'un ni l'autre, l'un sera sQrement atlrp~.
Moi, si
j'emprunte, vous, si je n'emprunte pas ... Au revoir,
monsieur Taraise, je vous remercie des renseis.nements que vous avez bien voulu me donner ;
Ils ont pour moi une valeur inestimable. A bientOt ... peut-être.
Et Jean Didier s'en alla sans plus insister, laissant M. Taraise décontea~,
sourdement in,\uiet,
avec l'impression d~sagréble
d'avoir ét~
Joué.
Un instant il se demanda si son Visiteur n'était pas
de la police ... et cette pensée lui fit courir un frisson sur l'échine. ilIa rel'0ussa et, afin de se remettre, il alla réclamer à Victoire le dtner.
Une surpris e désagréable l'attendait à la cuisine.
Mme Victoire, son chapeau sur la tête; achevait
d'accrocher un mantelet. Elle désigna à M. Taraise
les plats sur le fourneau.
- Tout est prêt, monsieur, mais, pour une fois,
il faudra que vous ayez la bonté de vous servir
vous-même: je dois m'absenter ... Oh 1 je serai vite
de retour.
- Vous absenter ... l cette heurc- ci? TOUl etes
folle 1
- Vous trouTerez le dessert sur le buffet, continua Victoire; j'ai acheté du fromage ...
- Vous ne sortirez pas 1 En. voilà des façons 1
- Je vous demande pardon, monsieur, il faut
que j'aille voir ...
- Qui?... Avez-vous donc reçu une dépêch e?
- Oui ... non ... quelqu'un est venu ...
- Venu ici, vous cherch er?
- Laissez-moi passer, monsieur, quelqu'un
est....
l'
- Malade ?
.
- En péril. .. En grand péril ... Bonsoir, mo.
sieur ... le café est au bain-m arie.
Et elle se !ôlauva.
�MADAME VICl'UIRI!.
89
XIl
- J'allais vous écnre, mon enfant, j'étais en
peine dc vous.
L'abbé Brémont venait de dire la messe dans la
petite chapelle blanche; toutes ses jeunes ouailles
s'étaient éparpillées. Ledernier, il s'attardait devant
l'autel, cherchant à alléger son inquiétude par la
prière.
Depuis la veille au soir, depuis que Mme Victoire
est accourue chez lui, affolée, l'abbé a le cœur et
l'esprit à la torture. Faut-il, ainsi que le fait
Victoire, voir dans la présence de Jean Didier
chez M. Taraise J'aboutissement de diaboliques
menées, ou bien n'est-ce qu'une simple coïncidence? ,
Ne peut-on chercher plutot à y discerner la
nlain de Celui dont les desseins sont impénétrables? ... Mais quel bien pourrait résulter du rapprochement de Jean Didier avec l'usurier? <Ju'en
attendre ~ui
ne soit néfaste ? ..
Lorsqu en sortant de la chapelle, le prêtre aperçut l'in.génieur, ill.ui sembla que le cie~
répond~it
à sa prière. Il allaIt, en tout cas, savOIr la vérIté
~ ans
être obligé de provoquer la confiance du
Jeune homme. S'il venait dès aujourd'hui trouver
Son vieil ami, ce devait être pour une confidence.
- Oui, reprit M. Brémont, j'allais t'écrire.
Depuis bien des jours tu me délaisses.
- Pardonnez-moi. Vous êtes trop bon médecin
des âmes pour ne pas avoir, en dépit de m.es réticences, com}?ris que je souffrais ... souffrir rend
~ auvg
e .
- Ce qui est toujours un danger, et souven t
LI lle injustice ... lorsqu'on fuit une affection comme
la mienne .
. - Pardonnez-moi, répéta Jean Didier. Aussi
bIen ne suis-je point ici pour vous entretenir de
Illa souffrance; si je la mentionne, c'est qu'il ne
�MADAME VICTOIRt
faut pas la laisser I.ne conseil~r
et m'aveugler. J'à
peur.de ne pas VOir a~sez
.cl.alrement mon de v ol1;
et je viens, en toute Sll11pIJclté, vous demander de
me guider.
La rue, dans ce matin frais de dimanche, s'a nimait moins rapidement et d'un e autre façon que
les autres jours. Les rideaux de fer des boutiques
·demeurés baissés, attristaient la façade des maisons populeuses. En revanche, devant les magasins d'alimentation, les ménagères, non encore
endimanchées, s'empressaient plus gaiemeqt. Aujourd'hui où. l'homme et les petits n? seront pas
contraints de hater le repas pour COli nr au bureau,
à l'atelier ou à l'école, on va soigner le menu,
ajou ter un plat. - Il y aura du dessert.
.
Des enfants, excités par la perspective d'une
journée de vac~ns,
couraient sur les trotto!rs en
poussant des cns aigus. Le ciel, entre les maisons,
ressemblait à un long velum de soie pâle tamisant
une lointaine lumière. La joie dominicale se teintait déjà de mélancolie; on ne savait pourquoi ni
d'où venaient ces impressions contraires d'allègemeqt et de lassitude qui s'emparaient de vous
tour à 10ur.
- Dil1an~he!
fit tout à coup Jean Didier. Dimanche! AUJourd'hui, on doit présenter le comte
de Pasqua velle à la parenté, aux amis des Crescent.
Les fiançailles seront sans doute dès demain annoncées par les journaux à la rubrique: « Carne t
mondain ». Il faut empêcher cela, monsieur l'abbé,
il le faut. .. mais lefaut-il vraiment. .. Je Ile sais plus ...
L'abbé Brémont posa doucement sa main sur le
bras du jeune homni.e.
- Viens chez moi, mOn enfant, nous causerons.
De tous les cas de conscience que le prêtre a eus
à juger, peu lui ont pans aussi difficiles et COITI}Jliqués que celui que lui apporte son pupill e .
Rev~u
dans son logis, assis devant la modeste
collatIOn préparée à laquelle il ne songe pas
à toucher, l'abbé Brémont, les mains croisées, le
front penché, écoute la conGdence de Jean qui
Eeut se résumer en quelques mots; Antoinette
Crescent épouse un homme indigne; Jean connaJt
cette indignité; doit-il lui en foul"pir la prell ve?
i
�MADAME VICTOIRÉ
La réponse (Jaralt simple. Oui, Jean Dider-~ot
éclairer M. Crescent sur la moralité du gend re
qu'il s'est choisi. Mais Antoinette aime Georges
de Pasquavelle. Ne souffrira-t-elle pat., et ne
jugera-t-elle point aussi que la jalousie dicte à
l'ingénieur, sa conduite?
- Si elle croyait cela, a dit Jean Didier, j'en
mourrais de honte et de peine.
- Tu penses encore à toi, a répondu l'abbé.
Il songe que. dans les plus beaux élans vers ce
qu'il croit être la justice, l'homme se cherche toujours sans le savoir.
L'homme se cherche en 'lui-mëme ou en ceux
qu'il aime. Et c'est ainsi que, cie toutes les phases
du récit que lui a fait l'ingénieur, l'une d'elle seulement a, aux yeux du prêtre, un intérêt puissant,
lni fait reléguer tout le reste au second plan: la
visite du jeune homme chez M. Taraise est expliql1ée, Le hasard seul les a donc mis en présence
et ce rapprochement ne se renouvellera pas.
L'abbé Brémont se félicite d'avoir résisté à
Mme Victoire qui, la veille au soir, voulait
obtenir de lui une lettre sommant Jean Didier
d'accourir pour donner les raisons de sa conduite.
Pauvre Mme Victoire! Quel tourment sera le
sien jusqu'au moment où elle recevra le mot que
l'abbé Brémont élabore déjà en pensée: « Aucun
danger. )l Et il sourit un peu à l'idée que si l'inlluiétude de Victoire doit être apaisée, sa curiosité
restera en souffrance. Mme Victoire ne tardera
gUère, sans doute, à venir trouver l'abbé Brémont.
- MonSieur l'abbé, que dois-je faire?
Le prêtre soupira. Un instant il avait oublié quel
problème on lui demandait de résoudre.
- Il faut parler, à moins.,.
- A moins? insista Jean Didier.
- Que cette jeune fille ne porte à son fiancé
Une allcction assez forte pour accomplir le miracle
d'une résurrection morale ... oertains cœUrs fémi.
nins 01 tiennent des prodiges.
- Oui, et ces prodiges, les très jeu nes croient
loujours pouvoir les tenter. On va vers le malheur
le sourire aux lèvres.
- En tout cas, il ne faut point permettre que
�MADAME VICTOIRE
cette enfant soit trompée. Qu'elle aille à la bataille
sachant qu'elle devra combattre ...
- Je parlerai donc ...
- A son père, naturellement, précisa l'abbé.
- Naturellement.
Jean Didier, en hâte, prit congé du prêtre.
A.près tant d'hésitation il paraissait résolu.
- Je vais prier pour elle, promit l'abbé Brémont, et pOlir toi ...
XIfI
Antoinette jeta un dernier regard à son image
et sourit. Sa silhouette se multipliai, de profil,
de face, de trois quarts, dans son miroir aux triples panneaux. Elle aima la ligne correcte du tailleur de velours et l'effet, sous la jupe sombre, du
petit soulier guêtré de drap gris clair. L'aigrette
blanche de sa toque, vaporeuse comme un duvet,
semblait à chacun de ses mouvements, remuer de
la lumière.
Antoinette jugea que ses yeux avaient plus
d'éclat. Elle se dit: « Voilà! Je suis heureuse ...
Le bonheur embellit. .. Il va me trouver jolie. »
Puérilement, elle fit, à la jeune fille qui lui souriait,
nn geste d'adieu. Le geste se multiplia, toutes les
Antoinettes du miroir le répétèrent. Elles avaient
l'air ainsi de se moquer un peu.
La femme de chambre vint avertir que l'auto
attendait.
- Et monsieur?
- Monsieur est sorti, il doit retrouver mademoiselle à l'église.
.
Toinon fut contrariée. Elle avait indiqué, à
Georges de Pasquavelle, l'heure de la messe à
laquelle elle assisterait. Le jeune homme s'y rendra
sans doute et, la voyant seule, osera-t-il se rapprocher?
Antoinette descendit lentement, achevant de
débrouiller les innombrables breloques de son
sautoir. Elle eut un sursaut de surprise en p~né-
�93
tranl dans Je hall: Jean Didier, J'air anxieux, ner"eusem en t s'y promen ai t.
- Vous! Quel bon vent vous amène aujourd'hui, pour vous jour de congé?
Il serra, en s'efforçant de sourire , la main qu'on
lui tendait . Il venait dans l'espoir de rencon trer
M. Cresce nt et regretta it de ne point le voir.
- Pour commu nicatio n urgent e? deman da la
jeune fille.
- Mon Dieu ... oui, mademoiselle, assez urgente .
- Eh bien! venez déjeun er avec nous ... vous
retrouv erez naturel lement mon fiancé.
Elle mettait à pronon cer ce mot une douceu r
qui fut à Jean très doulou reuse. Il se di~ : « Comle miséra ble!», et demeu ra muet,
bien elle l~aime,
contem plant la jeune fille, comme si le clair visage
sourian t lui était apparu lout à coup étrange r.
- Eh bien! est-ce convenu ? .. A quoi songezvous donc, monsie ur Didier ?
- A votre bonheu r.. .
Il avait parlé très vite ... Il se mordit les lèvres.
- Ça, fit-elle, c'est gentil!
Une lueur attendr ie passa dans ses yeux. Elle
était trop feJDme pour ne point compre ndre - ou
du moins soupço nner - tout ce que révélail de
souffrance conten ue, d'abnég ation, cette brève
réponse . Mais la pensée de Jean allait plus loin
que la fiancée du comte de Pasqua velle ne pouvai t
le suppos er. Il ne songea it pas seulem ent que le
bonheu r d'Anto inette éloignait à tout jamais de
lui la jeune fille; il se demand ait où devait être
vraiment, pour elle, ce bonheu r, et s'il ne serait
pas plus cruel de la laisser se leurrer que de
briser, dès mainte nant, le mirage .
Eut-elle une obscur e prescie nce du danger que
courait , à celte minute , le rêve si chèrem ent caressé? Obéit-e lle simple ment au désir imprud ent
qui nous pousse toujour s à parler de ceux que
nous aimons ? Elle posa gentim ent sa main sur le
bras de Jean, et l'entrat na vers un angle du hall
où des sièges étaient groupé s.
- J'ai dix minute s d'avanc e. Je vous les consacre, si cela vous convient, monsie ur mon ami ...
car vous n'avez pas oublié votre pacte d'amiti é?
MADAME VICTOIRE
�94
MADAME VICTOIRE
Oh! non ... non, je ne l'ai point oublié ... et
c'est pou r cela .. .
Il s'arrêta, n'osant aborder Je sujet redoutable.
D'ailleurs lui dire, à elle, l'affreuse vérité, Jean ne
le pourrait pas. C~
fut elle qui poursuivit, d'autant
plJ.ls r.ieuse q~e
1 accent émll, le trouble de Jean
Didier la gênaient:
- C'est pour cela certainement que vous vous
réjouissez de me savoir heureuse ... et je suis très
heureuse ...
Elle espérait sans doute un mot. Il ne vint pas.
Jean continuait à interroger la bouche souriante,
les yeux lumineux. Que pouvaient-ils lui. révéler,
sinon la tendresse confiante d'un cœur mnocent
qui pour la première fois se donne, et qui ne peut
douter.
- Il n'y à pas très longtemps que M. de Pasquavelle et moi nous nous sommes rencontrés, reprit
la jeune fille; il me semble pourtant le connaître
si bien... et depuis toujours... n'est-ce pas
étrange?
- Oui ...
- Vous répondez distraitement, comme si vous
ne m'aviez pas écoutée ...
- Oh! si, mademoiselle, je vous écoule ...
- Bien 1 A présent vous prenez l'air tragique.
Elle riait, moqueuse, sans méchanceté. Jean se
taisait. Pouvait-il, sans barbarie, détruire tant de
joie ...
- J'y suis! fi t-elle, redevenant sérieuse. Vous
avez peut-être des nouvelles graves à communi·
quer à mon père ...
Comme Il ne protestait pas, elle continua,
inquiète: « Des nouvelles ... fâcheuses ... »
Une ombre avait voilé la lumière des yeux de
la jeune fille. Jean, pour chasser celle ombre,
sans réfléchir dit vivement:
- N'en croyez rien!
- Ah! Tant mieux! J'en étais certaine, d'ailleurs. Je suis tellement, tellement heureuse, si
vous saviez! 11 me parait impossible que quelque
'Chose puisse assombrir mon bonheur ... Ne t'rouvezl'OUS pas qu'il y aurait là, de la part de la ProvIdence, une cruauté raffinée? Montrer à quelqu'un
1
�MADAME VICTOIRE
9S
une belle ronte toute ensoleillée, lui dire: « Ce
sera ton chemin, » et puis, dès les premiers pas
l'arrêter, lui apprendre que la belle route es t
b<'lrrée ...
Elle soupira, sourit et reprit, toute sa gaieté reconquise:
-Au fait, la nouvelle fâcheuse que vous pourriez
apporter à mon père ne saurait concerner que ses
affaires; la perte d'une grosse somme - nouvelle
toujours mal venue - serait particulièrement désagréable au moment de mon mariage, car j'entends faire des folies pour bien encadrer notre
bonheur, mais enfin une question d'argent n'est
pas vitale, et mes projets n'en seraient que moins
brillants. Il est certain Llue les sentiments de
M. de Pasquavelle ne feraient que grandir et se
fortifier en me voyant 'moins comblée de tous les
dons de la fortune ...
Elle attendit un instànt une approbation qui ne
vint pas et, un peu fâchée, la provoqua.
- Vous n'en doutez pas, je pense '?
- S'il agissait ditTéremment, M. de Pasquavelle
serait un misérable ...
- Vous voyez bien ... Allons, je dois vous quitter, sinon je serais en retard. VallS ne m'avez pas
l'épandu, tout à l'heure. Je vous veux à déjeuner,
ne me refusez pas.
...
- 11 m'est impossible, malh.eur~I?nt
- Bon! Le fidèle et sûr amI qué J'al là! Il Rroteste de son absolu dé,rouement et, quand je' lui
demande de faire, pour moi, le pauvre petit elIon
de venir à ce déjeuner de fiançailles, II refuse ..•
Bonsoir. .Nous sommes brQuillés.
- Ne le soyons pain l, je viendrai.
- Vrai ... vous promettez?
- Je promets.
- Merci. Je suis contente ... encore plus contente!
Et elle se sauva.
Jean la laissa partir, puis, à son tour, sortit. Il
ne voulait plus attendre M. Crescent; il ne savait
plus s'il lui parlerait le Georges, si le devoir le vrai - n'était pas de laisser Atoinette tenter le
bonheur avec de mauvaises cartes.
•
�96
..MADAME VICT01Rlt
. Sagrâce etson charme, en somme, ne pouvaient
ils lui [aire, en dépit de toutes les prévisions,
gagner la partie?
« Et pUIS, songeait doulou· eusement le jeune
homme" j'aurai le courage de ne pas m'éloigner,
je serai là, pour la protéger ... la défendre ... ))
Il se refusait à reconnaître qu'il ne pourrait
plus rieuyour Antoinette Crescent, devenue comtesse de Pasquavelle.
xrv
1/. PourquOI
suis-je revenu? ", se demandait
deux heures. plus lard Jean Didier, en remettant
son pardessus au valet de chambre de M. Crescen1..
Il se retrouvait aussi indécis que ce malin, lorsque la gaieté d'Antoinette avait fait chanceler sa
résolution. Se taire? Parler? Quel effrayant dilemme! Une pensée nouvelle lui était venue qui,
loin de simplifier le problème, le rendait plus
douloureux. Antoinette mariée lui deviendrait
plus étrangère, 1 plus lointaine ... Mais Antoinette
séparée par Jean du comte de Pasquavelle . pardonnera-l-elle à celui qui aura brisé S011 rêve, fûtce afin de la sauver? Peut-êlre exigera-t-elle de
son père le renvoi du secrétaire trop zélé ... Ainsi
de quelque cOlé qu'il se retourne, Jean ne voit
pour lui que trislesse.
Le domestique lui apprit que ni Mademoiselle
ni MOllsieur n'étaient encore de relour. M. le
comte de Pa~quvelj,
en avance lui aussi, attendait dans le salon.
.
'
- Si monsieur Didier veut rejoindre M. le
comte? ,..,
Sans attendre l~ réponse, le maUre d'hôlel ouvrait la porte à deux battants. Les d~ux
jeunes
gens se trouvaient face à face; reculer, pour Jean
Didier, n'était plus possible. Il entra, se sentant
pâlir. Le visage de Georges, au contraire, s'empourpra; mais devant le valet de chambre attardé
à refermer la porte, il importait de faire bonne
�MADAM E VICTOI RI:
97
contena n ce, les deux.llO mmcs s'y ell'orcè rent. Leur
salu t fut sinon cordial, correct . Quelqu es phrases
banales s'échan gèrent; puis, se sentant seuls, tous
deux laissère nt tomber le masque . Les yeux de
George s s'inquié tèrent devant le regard soudain
menaça nt de Didier.
'
- Monsie ur, dit Jean d'une voix assourd ie, il
serait bon, je crois, d'être entre nous sincère s. Je
vous ai reconnu hier soir et vous avez lort bien vu
que je vous reconl'laissais ... Laissez-moi parler, Je
vous prie. La vision du noceur affalé que je gardais, si elle suffisait à rendre pour moi r~voltane
l'idée que M. Cres cent vous con6ait le bonheu r
d'une jeune fille dont il m'a été donné d'appré cier
le caractè re et la confian te bonté, cette VIsion ne
suffisait pas - du moins l'ai-je cru - à autoris er
de ma part une délatio n. Vous pouviez avoir été
surpris , entraln é par la gaieté de ce qu'on nomme
l'enterr ement J'une vie de garçon ... Je me suis tu.
Je conserv ais cepend ant une défiance - défianc e
~ui
m'a poussé à de plus amples inform és ... Mon·
SIeur le comte de Pasqua velle, je sais à présent de
votre passé d'hier qui sera votre avenir de demain ,
- car l'engren as.e vous tient trop bien et ne lachera
pas sa proIe - j'en sais assez, dis-je, pour éclaire r
M. Cresce nt et vous faire écondu ire ... Oh! point
de gestes de menace , monsie ur, croyez-moi, écoutez jusqu'a u bout, c'est votre intérêt ... J'ai vu
M. Simon Taraise , et il m'a tout conté .•. Compren~-vous
?
qeorge s, les poings serrés, mordan t se~
lèvres~
~Valt
cédé à J'ordre de silence que venait de IUl
Illtimer Jean avec une rudesse de justicie r. A ces
dernier s mots, hors de lui, il bonùit, un juron aux
lèvres. Cepend ant, voyant g\le Jean Didier voulail
encore parler, il se nlLi~.
(Ju'alln it-on lui appren dre encore, et quelle délcnse oppose r à des accusa,tio ns dont la preuve ne sernit que trop aiséme nt
faIte? .. S~ colè~e
oub~iat
Di~er
rour s,e repo~t
SUr l'usurie r qUI l'avait trahi ... 1 parvlUt à dIre,
trembla nt de rage:
- Et nprès?
- Apres, poursui vi Jean, j'ai beauco up réfléch i
afin de compre ndre où serait mon devoir; il m\~r-
•
�MADAME VICTOIRE .
1
paraissait très nettement: renseigner M. Crescent,
sauver sa fille d'un mariage déplorable.
Georges blêmit. . . ,
,
arjparalssad, dly~Svous
..: N êtes
- v~l1s
- 11 v~us
plus aussI oerta~n
que la ?elatton sOli un, de~Olj"?
i
Il ne cherchaIt pas à mer. Son cœur chavmtlL
Toul ée qui demeurait en lui de sincère tH de bon
souffrait plusenc~
q?e son ol'guci! et SOll ~mbi.l
tion déçue. Il sentrut mieux. à quel potnt A.tloU~e
lui Hait devenue chère., La pensée de la iébne fille
chàssa la colère de ses y'eux, y mit du désespoir. '
Jean lè vU, un peu de pitié lui vint. Si, tout indign'é
qu'il Soil, ce malheureux ainie Antoihette, la pensée tie la perare à l'instanl où il crQyait ln f~ire
sienne, dôit le torturer d'une t(n·ture que Jèan
Didier, mieux que I1ersonne, peut comprendre. Il
reprît, moins rudement :
_ J'ai entendu ce matin Mlle Crescent parler
de "dUS; j'ai compris quelles illusiorts il faudrait
briser et combien elle en souffrirait ...
Jean s'arrêta mécohtent : ce n'était pas cela ~u'il
1*I1ait dire. Quel droit prend-il donc de certifier à
ce niisérable la tendresse d'Antoinette? Et George!'
ne s'y trompe pas. Il comprend. Ahtoinehe à télUQigné pour lui tant d'amour que Jean a reculé
au moment de frapper, voyant qu'elle sera it la pre- !
1tlière atteinte. Le c~inte
puisa, dans celle révélaplus se 1
tion, des forces nouvelles. Il ne voul~it
laisser terrasser sans combat, il pouvait lutter. S'il
eOt obéi à l'impulsion dont il se sentait souleVé, ce
n'csl>pa5 en disC'Utant qu'il se ftlt défendu, mais en
étbu~n
de sos doigts crispés la vérité dans la
gorge de cet homme assez fou pour vouloir lui
I)art~
la route.
Mais M. le comte de Pasquavellè est trop babil'é
p~ur
s'ar6t~
au piètre moyen de salut gue serait
cette agresslOn. Il se composa une attitude. Se
lâissaut tomber sur Un fauteuil, les coudes auS ,
genoux, le front dans ses mains, ii gémit:
- .le suis très malheureux 1
Et sourdement, fébrilement, comme si la vérité
lui était arrachée bien plus par les remords que
par la nécessité dé plaider les circonstances atténuantes, il avout ;
1
�MADAME VICTOIRE
99
- C'est vrai, j'ai été coupable, j'ai été misérable, et j'ai cherché à rencontrer Mlle Crescent
parce que i'avais besoin de fortune pour refaire
ma vie ... Mais, dès que je la connus, j'eus honte
de mes vils calculs, de ma vie de désordre ... J'ai
été souvent tenté de tout lui cOl1fesser. .. et de lUe
condamner doublement. Car la perdre, c'est retomber dans l'ablme dont, en l'aimant, je me suis
arcl~é
... Oui, je l'aime ~ présent, rIe toute mon
aIlle qu'elle a régénérée ... Antoinette n'est pal'
seulement pour moi le bonheur, c'est le salut 1. ..
Près q'elle, pour l'amour d'elle, je redeviendrai
loyal et bOllj je rachèterai\ par une vie de travail,
de qevoir, les folies d'une jeunesse que lu~
tendre autorité n'a défendue contre les mauvais cOnseils ... Voil~,
clu moins, ce que j'espérais ... Mais
c'est fin,i. VOJlS allez révéler un passé dont j'f\i
horreur, trahir le pacte que j'ai en la fjliblesse cie
signer et qui me fait dépendant de cet immollde
Je
usurier. C'est fi ni ... Je ne veux pas surpo~e
regard de dégoût que \TIe jetterait Mlle Cresçent,
subir l'humiliation d'être chassé !. ..
U se releva, çhancelant un peu. Et vraiment il
sentait ses genoux hrisés, son cœur battant à
l'étouffer. ,Toute une partie de vérité se mêlait .à
cette dernIère et suprême scène pilr laquelle Il
tentait de sauver le succès de sa comédie. Et cette
sincérité, comme l'émotion réelle dont se lai~se
gagner l'acteur chargé d'un rôle douloureux, ajoutait à la vérité de son jeu.
,
Jean crut voir, celte fois, nettement ce que lui
imposait sa conscience.
- Ne partez pas, monsieur, écoutez-moi. Malheur à vous - ei que Dieu vous châtie! - si tout
ceci n'est que mensonge ... Je ne le pense pas. Il
me semble trop naturel que vous éprouv1ez au
seuil d'une vie toute nouvelle, si belle el si heureuse, la honte des compromissions auxquelles
vous vous êtes abaissé. Je veux croire à voire désir
de relèvement. Pourquoi, de quel droit, vous empêcherais-je d'êlre heureux, du moment que vous
voulez vous rel1çlre digne du bOIl11eur ... et qu'en
V9\lS blessant j'atteindrais un autre C(Eur q\ll, celui-ci, ,li;) mérite ras de souffrir? .. Je tain;l\ " . Ft09-9
~
,.~ . ~
jS. '0'" 0
~70
�100
MADAME VICTOIRE
vérité, monsieur. Rien dans mes paroles ni daus
mon attitude ne pourra mettre M. Crescent, pas
plus que sa fille, en garde contre vou s . Mais sou··
venez-vous que ces révélntion s que je ne ferai ras ...
maintenant, je me ré,erve d'y avoir recours si cel a
devenait nécessaire pour le bien de 'lui vou~
savez ... Vous ne comprenez pas ... C'est simple cependant. Nous allons faIre un marché, monsieur
dePasquavelle.Volls Yêtes accoutumé. Pour prixde
mon silence'J"exige de vous le serment de changer
absolument e vie. Si je puis croire d'ici votre mariage - et je sais que Mlle Cre'icent veut prolonger
les fiançaiJles - que vos résolutions faibls~ent,
que
voIre sincérité n'est p.as absolue., je me jugerai délié
de ma ~romes
et Je parIeraI ... Acceptez-vous?
FrémIssant, le comte de P<ls'luavelle se taisait,
luttant contre l'imprudente r~v?le
de so~
orgueil j
il se détourne, pour que Didier ne vOie pas ses
yeux de h<line.
_ Décidez-vous, dit Jean, voici l'auto 9ui ramène MJle Crescent, vous n'avez pas le lOIsir de
longues réflexions.
Dans un suprême eITort, Georges composa son
visage et, tendant à Je<ln Didier une m<lin qui
tremblait un peu, il prononça, l'accent ému:
_ Je vous remercie ... Vous me sauvez ... Ayez
confiance, je n'oublierai j<lmais ...
_ Tiens ... fit une voix joyeuse, vous êtes déjà
ici tous les deu x ?..
Antoinel\e <lrrivllit, ép<lnouie. Les deux hommes
échangèrent un dernier rt'{~ad
qui scellait leur
pacte .... et ce fut lini. Il,; rrtrou"ilient le tnllsque
et les Jeux de leurs rôles mondains. Mlle Crescent,
absorbée en ion rêve heureux, ne perçut rien du
drame.
xv
Bt la vte continua. Ce furent les viSItes quottdiennes du fiancé, les courses dans les magasins,
le choix joyeux de mille': ch".:;r" Oécrle~
indis-
1
�.MADAME VICTOIRE
lOI
pensables par tou te jeune fille à la veille de se
marier. Jean Didier s ingéniai't à trouver des prétextes pour éluder les invitations de M. Crescent
'l u'Antoinette 8\,puyait avec insi ,tance. Il plnisait
à la jcun e fi Ile (e se troll ver enl re ces deux a frections qu'elle jugeait trè s dilTérentes, mais qui , toutes deux, lui étJient si préçieuses. Si elle soupçonnait dans le recul de Jean une jalousie douloureuse,
il ne lui convenait pas de laisser cette jalousie se
man ifester, elle vou lai t paraI t re l 'i~nore.
Et lors~
que, cédant à -'es instances, Jenn DIJier se trouvait
entre elle et le comte de Pns'-junvelle, le secrétnire
de M. Crescent mellait à se montrer indilférent
une telle application qu'un observateur non prévenu aurait été trompé. Georges, lui, ne s'y trompe
point. Il est trop sincèrement, trop profondément
épris pour n'être pas clairvoyant en tout ce qui
touche â sa tendresse. 11 sait que Jean Didier ne
l'a épar~n
que pour épargner Antoinette. Cette
pensée 1 irrite et l'inquiète, son âme sans noblesse
doute de la noblesse d'autrui. Il se dit qu'à la place
de Jean, comptant sur le temps semeur d'oubli et
sur ses propres soins pour consoler la bien-aimée,
il n'hésiterait point à écarter un rival heureux,
lorsqu'il lui suffirait pour cela d'un mot.
Combien durera ce silence généreux? Jean
Didier n'aura-t-il pas quelqlle jour le regret de
cette sorte de CO III pl ici té acceptée? Georges n'a
plus qu'une pensée, écarter ce téllloin r:lcheliX ou
Iê contraindre nu silence. Comment? Quelle ruse
imaginer, qllelle ,'iolence oser'? Simoll Tar~ise
luimêdle, à qui George.., s'est l!;)té d'apprendre qu'il
fUI joué, Simon Taraise, en dépit de toute son ingéniosité, ne sait quel pnrti prendre, et son inquiétude est pire, peut-être, que 'celle du comte de
Pasqua l'elle. En démasquant le client de l'usurier,
Jean Didier ne démasquerait-il l'usurier luimême? Ce serait, après tant d'années de prudents
et fructueux tralics l'écroulement, la ruine, pis
encore peut-être .
......:') A'h 1 gronde le pauvre M. Tamise, nous
sommes en de jolis draps 1
.- C'est votre faute, riposte Georges, on n'est
pas nnïf à ce point; ce garçon vous il fait march~
�J02
MADAME VICTOIRE
comme aurait marché lIlI débutant. .. A\l! SI Je
pouvais lui apprendre à ne. se point mèler ~e c~
gui ne le regarde pas ... ~als
de quelle manière!
- Oui, de quelle manière?
Ce fut cependant M: Tarais.e qui, après ~)ien
.des
jours trouva la solutIOn désIrée, ou du molUS,
une chance de provqu~
cette solution en amenant
l'illi{él1ieur à v~uloir
IUl-mème s~n
dépar. t.
Parmi les cl1ents de M. TamJse, quelques-uns
ayant échappé au sort fatal dé~,aln
sur ses protégés, ayalent su donner le vIgoureux cOup de
talon qui fait remonter les plongeurs à la surface.
Il est probable que ces heureux rescapés auraient
préféré perdre jusqu'au souvenir de M. Taraise.
Mais celui·ci ~'avlt
gar~c
de le .leur permettre.
Avec une hablleté mervedleuse, 11 savait amener
les gens à se compromettre assez pour les garder
à sa merci; méconte~r
le détenteur de tant de
secrets constituait la pire des imp!udences.
i,1 Ce fut un de ces chanceux que M. Simon Taraise
choisit comme allié.
Celui-là possédait, depuis. peu ~lc
tempsl qne
aciérie dans le Nord; M. Taralse l',avlsa que certain
ingénieur de gr~nd
talent, secrétaIre en ce moment
chez M. Crescent, dirigerait admirablement les
travaux de l'aciérie. ~.
~alise
ajoLlt~i
que des
raisons p.e rsonnelles lU! faIsaIent souhaiter qu'une
otIre avantageuse fût faite à son protégé sans que
son nÇ>m, à lui, Taraise, fOt prononcé. Ce désir
exr.rimé ~'une
certaill:e façon, à laquelle l'ex-clien l
de l'usuner ne pOUVaIt se méprendre, équivalait ~
un ordre.
Moins d'une semaine plus tard, Jean Didier
surpris, recevait de cet inCO)lnU des propositions
tellement alléchantes que (out autre en aLlrait été
ébloui. Pour lui, son premier mouvement fut de
refuser; il n~ voyait là que son éloignement cl' Antoinette. MaIS tout aussitôt sa raison lui démontra
que cet éloignement serait un bienfait. Il endurait,
à contempler le bonheur in:>olent et immérité du
comte de Pasquavelle t un sllppliçe chaque jour
plus intolérable et, de toute évidence, bien inlltile : Antoinette n'avait plus besoin de l'ami dévoué qu'elle savait trouver en Didier, et .George
�MADAMI!: VICTOIRE
103
paraissait résolu à persévérer dans la voie de la
sagesse, deven'ue pour lui le plus heureux chemin .
La présence d'un témoiI1 gênant ne pouvait que"
l'irrIter sans nécessité.
Oui, Jean 'Didier accepterait l'exil.
Tl s'en alla, le cœur gros, mais l'âme résolue,
faite part à l'abbé Brétnbnt de l'aubaine qui lui
tombait du ciel. Et, en effet, l'abbé vit là une
mystérieuse attention cie la Providence, l'indication nettement donnée à Jean de son devoir. Il
fallait accepter - Jeàn accepta.
Par une lâcheté sentimentale qui lui faisait
redouter de céder aux instances certaines d'Antoipréviht M. Crescent de ce
nette, Jean Didier ~e
'!)rochain départ que lorsqu'up engagement formel
'eut lié. à sbn nouveau patron.
Ce soir-là, - un dimanche, - résolu à parler
Jean avait accepté de dîner chê~
M. Crescent avec
Georges de Pasquavelle. Il arriva un peu en
retard, comptant sur la présence de Georges pour
gêner les protestations d'Antoinette.
I1lt'ouva les fiancés en contem~lai
d'un pendentif que M . Crescent venait cl offrir à sa fille .
. C'était la reproduction d'un bijou ancien: une corbeille faite d'un pavé de brillants, débordante de
roses rouges en rubis et perles roses, mêlées de
feuillage en émeraudes. L'aspect de richesse,
plutôt que de grâce, du joyau a séduit M. Ci'escent, et il lui a plu de dépenser sans c'oIilpter, au
monient même où les questions d'argent devenaient pour lui un peu inquiétantes: n lui semblait, en agiss3nt 'Î.lnsi, jeter un défi à la malcb3nce. Main tenant il jouissait du plaisir de sa
tille et goùtaitles complitnents hY\Jerboliques que
lui prodiguait Je cdmte sur son goût fastueux.
Celte fantaisie coûteuse ravissait Gëorges comnle
l'indéniable preuve que . son bëall-père pouvait
jeter l'jrgent par les fenètres. Jean rut IQvité à
admirer aussi. tl le fit distraitelllel.1l. L'air 'si heuteux de lâ future comtesse de P"squavelle lui
serrait le cœur. 11 louangea, eh mots bloc/s, dOIiatelllo el bijou puis, sanS transition, (\no~a
qu'il
venait leur apprendre son très prochain départ,
\ln, de ~e:;
amis, donl il répondait1 s'ofi.1'anl à le
�MADAME VICTOIRE
remplacer comme secrél.airc al)p\"~·s
de M. Crescent ~i cdui-.::i II:: tI"L.uval! iJù n.
C~
furent des exclamations désolées, dont les
plus viv.es énunaient de Georges. Comédien, il
sul•
afficher
sa peine de perdre ce « récent,
mais
•
1
déjà cher ami ».
Antoinette faisait la moue, très grave. M. Crescent scrutait le visage volonta!rement impassible
cleJean Didier. Unebrè~
a~golse
du regard posé
sur Antoinette, une crispatIOn des lèvres qUI tentaient de sourire, lui donnèrent conscience de la
.. érité. Il s'était bien douté de l'attirance qu'exerçait sa fille sur l'ingénieur; maintenant, ce départ
annoncé lorsqu'il était devenu inévitable lui ap_pre?u pauvre garçon. Et il
nait mieux la sOlfTranc~
cessa de protester e·n derl! de ses regrets personnels. Il Jit seu lement:
_ Vous allez beaucoup nous manquer, mon
·her Didier. J'ai une telle confiance en vous, une
s i grande habitude de. compter ::>ur.votre appui ...
Enfin, vous savez mieux que mot ce que vous
dcvez faire; et vous ne m'avez jamais caché que
vous n'acceptiez ce rôle de secrétaire que momentanément, en attendant un poste où pourrait
s'employer mieux votre savoir.
Antoinette avait reposé le pendentif dans son
écrin. Elle referma d'un coup sec la retite boIte
capitonnée et dit à Jealf, debout près d'elle:
- J'ai du chagrin ...
- Ne parlons plus de mon dérart, supplia l'ing~nieur,cla
m'attriste ... Vous n'en doutez pas ...
- Soit! acquiesça rrt. Crescent .
Georges se mit en frais rOLlr alllentr les sujets
les plus variés et Antoinette lui Junna bicnl(it la
réplique. Elle ne pouvait longtemps s'attri:;ter en
pré,;ence de son fiancé.
Après le dlner, on passa dans la serre où
M. Crescent aimait à prendre son café. Très vite,
s'excusant de son incorrection sur un renJ~-vouc;
d'aOaires qu'il avait dù accepter dans la soirée,
Jean Didier prit congé.
Un désir fou de crier avant son départ 1:1 vérité
.\ celle qu'il aimait lui tenaillait le cœur ... Il ne la
reverraI! pas, comptant amener, dès le lendemain.
�MADAME VICTOIRE
105
son successeur à M. Crescent: et ce serait fini, fini
à jnmnis 1
Il retourna seul dnns le retit salon. L'écrin du
rendentif ét.lit là sur la table. Jenn déchira une
feu ille de son carnet, y traça q Uelc]lles mots; pu is
il ouvrit la hoUe, soule\'a le chevalet de velours.
glissa au fond de l'écrin l'ultime al'eu de sa peine
et referma, El il s'en fut, tenté ùe revenir sur ses
pas afin Je réparer cette imprudente faiblesse.
Mais il ne revint pas: son destin l'enlralnait..
•
Il •
Gétait la soirée de contrat.
Du haut en bas du petit hôtel courart un murmure de I~te,
la joie attendrie spéciale aux réunions
que provoquent les mariages, lorsque à J'éclat
d'une « brillante union» se joint la ma~ie
d'un
rayonnant amour. Et pour tous ceux qUI ont vu
Georges et Antoinette durant leurs fiançailles, cet
amour ne peut faire un doute. Même chez le misérable dévoyé qui ne s'était aprroché d'Antoinette
qu'avec l'idée de jouer une mfàme comédie, la
sincérité de sa tendresse à présent éclatait. Au
contact de cette jeune fille délicieuse, si ingénument confiante, son cœur s'était régénéré. Une
honte sans cesse granùissante lui étreignait le cœur
au souvenir de son passé. Hélasl que n'avait-il
rencontré Antoinette au début du chemin, avant
les détours et les chutés 1 Elle l'eùt sauvé
des entralnements mauvais, préservé de tout mal. •.
Des antécédents du brillant comte de Pasguavelle, nul ne se mettait en peine dans l'entourage
des Crescert. Georges avait su se :endr~
sympathique; les _jaloux eux-mêmes le JugeaIent avec
induls-ence, et beaucoup des amies d'Antoinette
enviaIent la jeune fille.
Dans le brou haha des convers~ti,
des phr.ases
admiratives s'échangeaient.
_ Qu'Antoi~e
est jolie., ce s~)ir.
- Plus q.ue Johe ••• éblous.X~
-
4 beauté du bOJlqeur ...
... Qui !'e5ct~f:J1
pa.rf~
dhhl .. , cctmmo:! dln, ,1\.",
• la belt.u.té du
�MADAME VlCTOIR!
- Pas de mauvais présage!. ..
' _ .Je m'enganlerps ... Cesall;oureux sont. (~'op
charmants ... On ne leur souhaite que des Jales.
_ Ils en auront: jeunesse, fortull(l, passion ...
- Il ne lenr manque rien!
_ Un conte de fées, ce mariage...
'
Dans le granel salon on dansait. Vêtue de pâle
azur, sans une fleur, sans un bijou, Antoinette
se détendant de se confiner dans son bonhel1r,
s'efforçait d'être toute à lous. Georges s'attachait
à ses pas, Je cœur ébloui, l'âme triomphante.
II l'aime assez maintenant pour se pardonner
d'avoir, avant de la connaltre, consentit à la
leurrer. Il sent si bien qu'il pourra la rendre
heureuse !
Sa dernière anxiété a été dissipée par le départ
de Jean Didier. L:esprit allégé, Georges se juge
meilleur parce qU'II peut ne plus haïr.
L'industriel du Nord, a qui fut recomma!ldé
Jean Didier, n'a pas donné au jeune homme le
poste d'ingénieur dans ses usines de France. Sur
l'offre de Didier, pressé de mettre une plus grande
distance entre lui et son rêve impossible, 11 lui a
confLé la direction d'une entreprise lointaine, et
Didier en cet instant franchi t les mers.
,
Au roi.lieu de. to~s
les 'fisages rayonnu{1ts, UJ~
seul tralut parfOIS 1 eiTort du sourire, et c'est celUI
de M. Crescent. Une ombre voile souvent ses
yeux, un pli nerveux contracte ses l~vres.
Mais
que le père très tenclre qui fut jusqu'ici l'unique
tendresse de son enfant, laisse voir un pen de tristesse, même un peu d'amerl ume à la pensée qt\'un
autre lui ravit - et si complètemenl - le cœur de
sa fille, n'est-ce pas ex rilcable? Par ri t i~ rou r
cette douleur qui cherche il se di~smuler,
on
affecte de ne l'oint la soupçonner, et M. Crescent
ost entouré, f~té,
félicité, comme si l\ji-même était
le jeune e1 j'lyeux MrOii de la fête. li répond de
son mieux, mais ses yeux se p.ortent souvellt avec
inquiétude sur la grande porte du salon ... Soudain
on le vit Pâlir ... Un domestique venait d'enLrer
qui, de loin. discrètement, faisait signe à sail maUre.
- .le vous demande pardon, dit M. Cresce.nt
lJn instanl. .. Je rl'virn:,.
�MADAME VICTOIRE
Et il s'esquiva. Le valet se voyant compns avait
rebroussé chemin et se tenait dans le hall.
- La dépêche que monsieur at~odi
e~t
~ur
le
bureau de monsieur, comme monsieur l'a commandé.
-
Merci.
Et M. Crescent gagna son cabinet.
D'abord, on ne pnt point garde à son absence,
Antoinette et Georges suffisaient à répondre aux
elfusions de tant d'amis. Mais, voulant prendre
congé, ulle vieille dame qui n'admettait pas notre
moderne coutume de « filer à l'anglaise », c'est-àdire sans un adieu, comme en se cachant, s'enquit
auprès d'Antoinetle.
'
- J'aurais voulu serrer la main de votre père,
ma chère enfant, mais je ne le vois plus.
- C'est vrai, .. Il doit être au petit salon, on
joue au bridge.
- Il n'y est pas ... j'en arrive.
- Je vais voir alors dans la serre ...
Elle y courut, M. Crescent ne s'y trouvait 'l'as.
Dans le hall, ce fut le valet de chambre qui la
renseigna.
- 'Monsieur est allé dans son cabinet tout à
l'heure, il y est encore.
« Quelle idée, songea Antoinette ... est·ce une
heure pour dépouiller un courrier, ou répondre à
des lettres? Elle accusa son père d'une crise <:le
sauvagerie - il en avait parfois - et s'en fut le
trouver. »
- Père, c'est moi ... Je puis entrer?
M. Crescent était assis à son bureau. Devant
llli, sur le buvard, une dépêche s'étalait. Il la
regardait, l'œil fixe, ne distinguant plus les mots
qu'elle contenait, mais voyant au delà ... - dans
J'avenir ... l'avenir qui commencerait demain, tOltt
cc que ces Illots signifiaient, tout ce qu'ils amèneraient de désespoir, de désastre, d'irréparable.
- Père, c'est moi ...
M. Crescent se redressa. Sans presque réf1échir,
d'un geste réflexe, il entr'ouvrit un tiroir, y jeta la
dépêche.
- Pourquoi disparaissez-vous ... êtes-vous souffrant?
�108
..
MADAlO VICTOIJl:E
_ Moi? Mais non. Je suis un peu faligu~,
un
peu éto urdi par ce monde ... Tu 016 b0sllin de moi?
_ . Qu el ques personnes déj~
s'en vonL .. Ou
s'étonn e de votre absence ... 11 faul revenir, père.
_ Ah! oui, il faut revenir.
_ l\la is comme vous êtes pâle, mon D ieu! Si
vous êtes ma hJe, je vous exclIserai ... Vou lez-vous
que je vous envoie votre valet Je chambre?
--:- Malade? fil M. Cresœnt, avec un peu
d'irritation, quelle iJée! Je te le dis, je me sentais
fatigué, quelques instants de solitude m'ont fail du
bien ... Ne te tourmente pas d~ ton vieux. papa, ma
chérie ... ma chère, chère petite enfant. ..
Il était debout maintenant, dominant la jeune
fille qui levait vers lui son regard inquiet. Il
entr'ouvrit les lèvres pour parler encore, esquissa
un geste ... Oh! CJ.uelle douceur ce lui serait de
presser contre lUI sa Toinon, son uniquement
chérie et de lui avouer sa détresse! Mais non, il
fallait feindre encore, se déballre jusqU'à la fin ...
. II sourit. Pour la rassurer mi eux, il la
complimenta.
- Je ne m'y connais pas beaucoup, mais il me
semble que tu n'as jamais été mieux habillée que
ce soir ... en tout cas, tu n'as jamais été plus jolie ...
Elle eut un rire heureux et entralna son père.
Maintenant, la foule brillante s'est dispersée.
Les lumières sont éteintes, le silence a envahi
l'hôtel. Ant0 inette s'attarde devant sa coitTeuse.
Elle a renvoyé la femme de chambre et enveloppée
d'un peignoir, le visage à demi voilé par ses
cheveux épars, elle songe, immobile, les yeux
fixés sur l'Image rayonnante que lui renvoie SOI1
miroir.
.
Elle revoit chaque épisode de cette soirée qui
fut pour Georges et pour elle l'apo théose de leur
bonheur. C'est dans sa mémoire allendrie comme
un déroulement cinématographique. Vo~c!
qu'à
son tour, apl):lralt la scêne Ju b~reau,
la VISIon de
M. Crescen , pâle, les yeux attnstés .•.
Antoinette se redressé. Une souùaine inquiétude
lui serre le cœur ... Malgré ses dénégations, SOD
père n'était-il pas souffrant?.. Il lui a dit un
bl lil-ioir hJlif, lu jeune fille n'y avai t pas prb
�MADAME VICTOIRE
garde ... Maintenant elle s'en souvient, et qu'au
rie u de passer dans sa chambre, il a repns le
..:hemin de son bureau...
'
Que ,craint-elle? Antoinette ne saurait le dire ...
elle tord ses cheveux saLIs un peigne, Quille sa
chambre et va comme elle l'a fait un peu plus t6t,
frapper à la porle de M. Crescent.
- Père, c'esl moi ... Puis-je entrer?
Aucune voix ne lui réponJ. Elle appelle,
angoissée:
- Père ... père! Et pOlisse la porte.
M. Crescenl est assIs. Son buste jeté en avant
repose sur la table ses bras retombent, inertes ...
A \ ec un cri d'en'roi, Antoinelte court à lui,
cherche à soulever sa tête alourJie. La face est
violacée, les yeux révulsés sous les paupières à
demi tombantes ...
•
••
Le comte Georges de Pasquavelle avait depuis
longtemps perùu la provincIale coutume de se
lever de bon matin. A moins d'lin rendez-vous
d'aITaires ou de plaisir, après s'être lesté vers
neuf heu res d'une tasse de thé, que le fidèle Jacques
lui apportait en mème temps que son courrier, il
paressait volontiers jusqu'à près de midi. Alors le
valet de chambre réapparaissait pour lui dire que
le tub élail prêt.
Georges crut poursuivre un caucbemarlorsqu'iI
fut, ce matin-là, arraché à son sommeil alors que
le jour pointait. à I)ejn~.
11 enl,endlt vaguement
d'abord relentlr e timbre d entrée. Jacques
tardant à répondre, la sonnerie reprit plus
impérieuse. Georges s'éveilla tout à fait; il
reconnut le pas tralnant de Jacques dans l'antichambre, surprit un bruit de voix, des exclamations et tout aussitôt le domestique faisait
irrup'tion dans la chambre une lettre à la main.
- Que inonsieur le comte m'excuse... J'ai
moi-même été réveillé. On vient de chez
'M.. Crescen1 a pporter ceci.
-- Donnez dll jour ...
11 n'yen a guère encore, monsieur le comte.
Alori l'électricité ... Que se passc·t-il '?
�110
MADAME VICTOIRE
Je crois que M. Crescent a eu une attaque.
Le domestique attend, pour le cas où il y aurait
une réponse.
Georges, d'un coup d'œil, lut les quelques mots
désespérés d'Antoinette; M. Crescent est vivant
encore, mais sallS con1laissance. Elle appelle à
l'aide son fiancé.
- Dites que j'arrive!
b'un bond, il sau te :ie son lit et commence,
enfiévré, à se vê(Îr.
_ Que monsieur le comte prenlle le temps de
déjeuner •.. le thé va être prêt dans un instànt...
.
Ah! quel malheur! .
_ Oui, quel malheur! répond Georges.
d'Antoinette, son épouIl imagine la dou~er
vante, voudrait déjà être près d'elle pour I~
consoler, la réconforter. Jamais allIant qU'à cette
minute il n'a senti combien il aimait la jeune fille.
Jacques reparut bientôt.
_ Il ya là quelqu'nn qui vent parler à monsieur
le comte ... iii/ut de suite.
_ Quelq u'un de là-bas?
_ Oh! non, monsieur, je ne crois pas.
Jacques a J'air embarrassé; son flair de larbin
lui fail deviner, dans ce visiteur matinal, qu'il lui
sem ble bien ilvoir déjà vu, un fâcheux ... pire, peutêtre.
- Je n'ai pas le temps, renvoyez.
Jacques secoue la tête.
- Oh! Je n'arriyerai pas à éL:ondulre cet
individu .. 11 at1endra au besoin sut le palier pour
èLrecertamde ne pas manquer monsieur le comle.
tJ assure, d'ailleurs, itvoir à commnniquer à
monsieur le comte des choses de la plus hauLe
imporjancc el d'une urgel1ce extrème.
- Eh bien! soit. Introduisez ... que je m'en
débarrasse.
Mais quand il se trouva en face de sOl1 visiteur
Georges perdit touLe son assurance. M. Simon
Taraise, le visage défait, l'aborda cn lèvant au ciel
ses bras trop courts.
- Quel désastre, monsieur le comté, quel désastreL .. Si j'avais su dès hier!. .. C'esldàns l;lsoirée,
\rop tf\rd, que j'ai été informé ... Enfin. ri&n n'est
�MA DAME VICTOI RE
111
M.:ore pel'du, vous pouvez vous retirer ... Mais quel.
ques jours de plus et nous étions roulés, vous et m0i.
- Je ne compre nds pas.
- Oh! c'est siml'le, allez... .Un petit fait
divers bren banal. M. Cresce nt est ruiné à
fOlld; il a commi s imprud ences sur imprud ences ...
ees temps dernier s, pour réparer , il a tenté un
coup d'audac e et, nnturel lemr.nt , comme il alTive
toujour s quand on court après son argent, il a
.
englout i ce qui lui restait.
- Il est mouran t dit George s, une attaque ...
En vérité, il n'a pas très nettem ent saisi IÇl porté<::
des paroles que de M. Taraise enfile de sa Vqη
mielleu se, à peine moins traînan te dans son émoi.
- Je ne Je savais pas, soupIra l'exoell ent
Simon ... peu import e, cela ne change rien.
- Nature llemen t, dit George s. Je me h,)te,
vous compre nez, il faut que j'y aille.
,
- Où ça?
- Mais chez M. Cresce nt ... Dans cette heur~
doulou reuse, ma place est auprès de ma !lancée .
M. Taraise oubltan t sa douceu r, lâcha un juron.
- Vous ne m'avez donc yas comprii:;? .. Tout
est ratiboisé là-bas, Mlle Cresce nt n'a plus un
sou ... plus ... un ... sou ... , entende z-vous?
- Ah!
Cette fois, George s a mesuré )\ablme ! Les
genoux rompus , il se laisse tom ber sur une chaise,
regarde l'usurie r avec deux yeux d'hébét ude.
... Si
- Ah! vous y ttcs? Pas l1aheurc~
j'accou rs chez vous à la premiè re heure, c'est afin
<I~n.,t
de volis permet tre UDe retraite !-lOnor~be,
...
p,l!bJ~c
gue la ruin(t du bonhom me ne S<:l,l.t un f~l.It
VOl!" !'OUVC7 paraitre encore l'gnor(.>r. (',enV6 t
1 1,<" d 'p('. It~
que vou ,'1 ~
immC=, j[l\(;n:.~
me
V~ HI~
..•. E 1 bjrl~!
auprès J'un );arclll ~ldCe
ne
\-ous
.
l
d
~
I
L
o
\
e
cequc!
cial!'
\
Ce;:.
...
z
regarde
pouvez plus épouse r Mlle Cre!.l,:clll; ['laiuez-Ill
avant {lU'éclate sa ruine ... Eh! ehl là ... Eh
George s, co.mme. mû par un resliQrL, s'est l~é.
Les deux mains agrippé es au G:ot Ide M. Taraise ,
il seITe, serre et secOtle l'usurie r dont le visage se
violace . Attiré par le bruit, Jacque s s'interp osf:'.
Rien qu'il soit toujour s amusan t de voir le:;;
'Il
�MADAME VICTOIRE
112
maUres dans le pétrin. il déplairait à ce brave
garçon de laisser aller M. le comte en cour
d'assises; et si monsieur conti Il ue à serrer ainsi
quel 'lues minutes. il y va tout droit.
M. de l'as ' luave~
n:est point sanguinaire; il se
laisse arracher sa victime .sans trop lutter. Peut··
être, au fond, éprouve-t-II un soulagement de
cette intervention.
Les bras croisé:.;, hale l '11, il contemple le
malheureux Simon qui cha ncelle et tente de
redresser son faux-col endommagé. Jacques
discrètement s'es-juive; il est tranquille, si l'on
o'étran~le
pas les gens du premier coup, il est
rare qu.on s'y remette.
Ayant reconquis sa respiration, M. Taraise se
retrouve sans colère. On ne saurait être plus
pacifique. D'ailleurs, il eut vingt ans, cet homme,
et il a cru aimer. L'amour a le droit - il le
prend - d'être féroce.
_ La douleur, monsieur Je comte, 'Vous rend fou.
Georges s'attendait à pire, il ne répond pas.
M. Taraise en profite pour commencer de sages
remontrances. M. le comte de Pasquavclle ne
peut plus songer à ce mariage; on lui trouvera
une autre fiancée). aussi charmante et plus solidement dotée. - ~'est
l'intérêt de Simon Taraise.
Georges interrompt, moqueur:
- Lorsque vous aurez tout dit, je partirai
rejoindre Antoinette.
Simon soupire ... Un tel aveuglement le navre.
- Soit, monsieur le comte, vous irez la
retrouver, vous l'épouserez. Ce serait bien beau,
bien chevaleresque, si vous ne deviez rien. Mais
étant donné l'~ta
des c~lOse,
en agissant ainsi,
vous commettnez un abus de confiance.
-
Hein?
- Une canaillerie ... oui, oui, monsieur, une
canaillerie. Voulez-vou! me dire qui me remboursera les sommes énormes que je vous al bénévolE?ment ava.ncées, si de g.aieAé cie cœuc 'Vou& V0U5
vtruez à la miscre?
- Je traTflillerai. Peu à peu.. •.
'- o\}:1k tl':!""':1f11:,:d
6tre ,) ~n:
"(0
"
r<lJ"\'iendrez pout-
nu If' raill de V()lre ItlOlme. e"c<),'iI ...
�MADAME VICTOIRE
vOIs-Je pas comment... Mais quand à espérer
mettre un sou de côté pour acquitter voile delle .. ,
pfif! à d' autres ... Non, n011, non, vous m'appartenez, vous m'obéirez,
- Je \'ous a prart iens? Vou s avez l'aud ace de
croire que vous ll1'elllpécherez .. , Eh bien! pour
corn Illencer... Jacques, mon pardessus, mon
chapeau .. , Arpelez un taxi,
- Bon, bon, monsieur le comte, allez retrouver
votre fiancée ..• Ayez la bonté ue lui annoncer ma
visite, J'aurai l'avantage de me rendre aujourd'hui
même auprès d'elle, muni de quelques notes qui ne
pourront manquer de l'intéresser puisqu'elles vous
concernent. et gui seront appuyées de certain document autographe que je lui communiquerai volontiers avant de le remeHre en des mains plus
autorisées; et j'y joindrai le r.etit mot que vous
m'écrivltes le matin des fiançaJ\les.
- Misérable!
- Ne vous fâchez pas, mon jeune ami, je ne
veux que votre bien ... parce que c'est mon bien
aussi.., Allons, allon<;, un peu de ressort! ...
Georges s'est laissé retomber sur une chaise, Le
visage dans ses main .. , il pleure, il pleure lamentablement, désespérément, des larmes de rage, de
honte, d'impuissance .. , et aussi de remords,
Simon Taraise so urit j il attend la fin de la crise
pour dicter le mot d'adieu, la suprême lâcheté
devenue nécessaire.
Il
••
. Un lourd silence rèf{ne dans l'h~te
j les p~s
se
teutrent, les voix s'éteIgnent en d llupercepllbles
murmures,
Les yeux clos, la face tirée,
Crescent repose,
Il ne mourra pas. Les médec1l1s assurenl que ,la
conscience lui reviendra peu à peu, et qu'il retrouvera, au moins en parlie, l'usae-e de ses membres
encore garrottés par la paralyslC.
D'abord, tout à la jote d'entendre affirmer que
Son père pourra vivre, Antoinette n'ft pas remarqué
la te~ur
de son, fian ~ . accl)udr prè::- d'elle-;
pu1!'" le d<:~lr
de .loi COlJUi~uer
le mot d'espoir
f'J rl"lldl1c illlp3t'icnle, El1e wt <"tue 'loa Mr 'Ill l'.
!'1.
�MADAME VICTOIRl':
touché, qu'il a répondu: « J'arrive, 1> et cependant
lcs minutes, les heures passent •.. Georges ne
.
,.
.
vient pas l...
" A.ntoinette, bnsée d é~olOn,
a laIssé le malade
;lllX soins de la garde déjà IOstallée près de lui, et
a gagné sa chambre. Elle se jette Sl\r un divan,
tven1blante, les nerfs crispés. Vainement sa femllle
de chambre insiste pour lui faire prendre un peu
de UOl\rriture.
- Si mademoiselle tomhe malade aussi, que
deviendra-t-on ici? .. Et M. le comte, que diraI-il? rOl1r:suivit audacieusement la soubrette à
bout d'arguments.
C'est vrai, autant pour ne point attrister son
fiancé qu'din. ùe pouv?ir soigner son père, la
jeune fille ~Olt
être vaIllante. Elle accepte d'un
signe le déjeuner offert. La femme de chambre
s'esquive, satisfaite, et presque aussitôt revient,
apportant u.n plateau.
Elle sount un t'eu.
- Mademoiselle, il ya là quelqu'un •..
- M. le comte! s'écrie Antoinette.
.
- Non, mademoiselle, pas lui encore ... C'est
deux ouvrières qui apportent la robe de mariée.
- Ah! mon Dieu, pauvre robe ...
- Mais ce ne sera qu'un pelit retard; monsieur
esl souffrant, on peut remettre à quelques jours ...
et autant que tout soil prêt. Mademoiselle devrait
recevoir ces jeunes filIe~,
ça la distrairait.
El comme Antoinette hésite, la femme de
charnhre relourne à l'argl1 ment décisif.
- Ça fera plaisir à M . le comte que madeselle ait sa l'ohe ici ... on la lni montrera.
« I\.l. le cul1\te! ), OUI, il v .• \l!\irm:nt d 8 n ~
l'évocatiOn
. de ce Geu ""es t< ndrc et cha,-m;HJt
une m<lgH? recon[ortank qJi a l'<1i:;ol1 Je toules les
lel> abtemn~.
tristesses, ùe tou~
AntQin-etle acquiesça.
- Quand j'aurai pris mon chocolat vous les
introduirez.
Les voici, les deux petites. Une première, venue
pour un su prême essayage el l'arpète aux mains
rouges) qui porte le carton, les épingles.Tou tes deux
sont ioliC'l': l'alnée plus régul ièremen t, avec un peu
;
'
�MADAME VICTlARE
de prétention dans l'arrangement des ch t l'cux, la
façon du corsage. La gamine éclatante de la beauté
ùu diable, cette f1rtmbée d'un moment qui, parfois,
en s'éteignant, ne laisse qu'obscurité, parfois se
prolonge en un e[~t
atténué d'un plus grand charme
peut-être. Celle-cI, quand sera passée sa fralcheur,
conservera de beaux yeux sincères et la bonté de
SOil sourire.
La première, Mlle Alphonsine, connail Antbinette et croit pouvoir se permel1re de discrètes
condoléances: elle a appris le malheur ...
A la vérité, une rumeur a couru jusqu'à
l'atelier. Venue comment? apportée par qui?
Et tandis qu'Alphonsine parle de la malàdie
de M. Grescent, c'est à un àulre malheur qu'elle
songe.
On raconte que M. Crescent a tout perdu ...
mais tout! jusqu'au dernier centime ...
Et le patrdn s'est même demandé un instant s'il
ne conviendrait pas d'attendre un peu avant de
li.vrer la toilette de .la ~ariée;
puis il a réfléchi ~ue
sIle beau-père croulait, « M. le comte »), que [on
assurait fOl't riche, réglerait, de gré ou ~on,
la
facture ... Alors il a expédié la robe à l'heure
convenue, même un peu plus tôt, dans l'espoir
que ses ouvrières lui apporleraient des nouvelles ...
,( Tâchez de savoir qllelqLle chose là-bas ... Oll
cnlénd causer les géns d'office ... »
Fidèle à sa inission, Al phonsine guette le
moindre indice; mais jusqu'ici elle en est pollr ses
frais d'attention. Le larbin et la femme de chambre
paraissent ne. se douter de rien de plus qùe de la
maladie de monsieur; si .maclernoiselle a l'air c~:>ns
ternée, l'attaque de son papa explique a~[;e7.
qu'elle
ai 1 du chagrin. Clotilde, l'a l'pète, li envIe de r1eul'er, comme chaque fois qu'elle approche d'une
. douleur; c'est un brave peli t cœur 10 ·1t prèl à
battre de tendresse ou de pitié.
La robe est étendue sur le lit. Ainsi étalée, pour
le profane ce n'~st
q~t'n
chi ITon soyeux, un nuage
aux conlours ImprecIs; mals pour les quatre
femmes qui l'entourent - Antoittette, la souhrette et les ouvrières - la ligne du chef-d'œl\vre
s'évoque, elles eu con.;oivcnt la gr:\ct:.
�116
lLADAYJ: VICTOIR!:
_ Croyez-vo llS que ç:a ~u
pecher de murmurer CIOl
cac he t ~ ne peut s'em-
d d ~ .
Elle so upire ... Il Y a vraIment des gens heureux. Etre blonde cOIl~e
Antoiel~,
éro use r , un
comte et porter une todette comme celle-là, c est
beaucoup de bonheur pour une seule personne ...
Un heurt discret à la porte. Le valet de chambre
paraIt.
_ Un pneumatique, pour mademoiselle.
Antoinette prend la Jépèche el p:llit. Elle a
reconnu l'écrit,ure de Geor~s.
Pourquoi reùo uter
de rompre ces banJ~s
I?Ollltillées ... que peut lui
annoncer le fiancé, SIllon un retard Je quelques
instants à sa venue ... l'empêchement imprévu qui
suq~it
et ar~te
les meilleurs élans? Cependant les
matnS de la jeune fille tremblent ... Elle est lente,
malgré sa hâte i,nquiète! à déplier le feuillet. Elle
lit d'un coup cl œIl, pUIS reht. Près du lit, les
ouvrières et la femme de chall)bre s'occupent à
défroisser mieux la robe somptueuse.
Un cri léger ... Moins qu'un cri, un soupir, les
fait s'élancer à temps vers Anto~el
chancelante.
_ Vite, vite, enlevez ça, ordonne la femme de
chambre.
Alphonsine débarrasse le lit, Clotilde aide à
soutenir la jeune fille ina nimée. Et quand ell e est
étendue, blême et les yeux ci o!i , à la place où s'étalait à l'instanl la robe d'épousée, l'arpète joint les
mains et sanglote:
- Elle est morte ... sOr! Elle est morte!
Déjà la femme de chambre a donné l'alarme.
On télél'hone au médecin qui vient à peine de
quitter M. Crescent.
- Ouste 1 commande la première, filons, nous
autres.
Clotilde fit un signe d'acquiescement, mais elle
ne peut s'arrac her à la contempl ation d'Anto inettt:
sans vie ... Elle croit lire un teuilleton. Et voici
que, par terre, auprès du lit, gll la dépêche ouverte,
cause de tout le mal.
Clolilde, entralnée par une curiost~
où entre
une grande, une lendre compassion, d'un mouvemen t prompt se ba.içse ct, sans la ramasser, vite,
�AtA.DAMt: VICTOIRl!:
117
d'un regard parcou rt le télégra rnme, puis rejo int
la pre'mièrc dans le. vesti bul<l.
.
n~ile
- Arrivez -vous, oui ou non, gronde Alpho
Dans l'escali er seulem ent, Clotild e reprend ses
esprits j elle arrêle sa compag ne et, lui senant le
bras:
- Ecoute z-voir ... croyez- vous, hein, que les
homme s sont lâches!
- A qui en avez-vo us? (
- Lél dépêch e ... la dépêch e qui a fait tourner
de l'œil à Mlle Cresce nt, je J'ai lue ...
- Non!
- Si! En me pencha nt. Elle tralnait par te rre.
- Voyez- vous celle gosse ... et après?
Mlle Alphon sine est sans respira tion.
- Eh ben! ma chère, la dépêch e, elle est du
fiancé, qui se défile.
- Non 1 redit Mlle Alphon sine.
- Comm e je vous le dis! Deux phrases toutes
sèches pour dire qu'un parent de provinc e malade ,
l'ap,pelle et qu'il est déjà parti ... sans dire où
qu il est, le parent malade , ni quand il reviendra, lui, M. le comte ... Hein! Plaque r sa fiancée
quand elle est dans la peine comme ça!
- Il s'agit peut-êt re d'un oncle à héritag e?
- Des fois ... Mais c'est ras ulle raison ... et \'OUS
voyez si elle l'a cru, la pauvre demois elle, à l'en~t
que ça lui produit ...
- Clotild e!
- Quoi ... Pourqu oi crie )';-vous?
La première venait de jeter ce nom comme une
exclam ation de triomp he j elle baissa la voix pour
ajouter :
- Le patron a raison, c'est la débâcle ... y fiche
le camp, M. le comte, parce qu'il a eu vent que
lout va mal ... C'est connu : quand un navire::
prend l'eau, les souris se sauven t.
- Sale bète ! gromm ela Clotild e.
_ De qui parlez- vous? .. Des souris·? ...
- Non ... de M. le comte. Quel mull e !
- Ça ne nous regarde pas! mais j'aur,lis mièux
fait de rempor ter la robe .•• y va en faire uUt:: tèle,
!e patron l
�MADAME VltTOJRE
DÉUXIÈME PARTIE
r
- En voilà du fourbi dans vot' escalier, m'ame
Lenoir!
Arrêtée devant la loge de la concierge, le nez
Je"é vers la cage de l'escalier où m'ame Lenoir
vient d'allumer le gaz Clotilde désigna les caisses
encombrant le premier palier et de la paille
répatldu~.
'.
.
.
- QUI c'est-y qUI démenage, m'ame LenOIr?
M'ame LenOIr, qui s'apprêtait à rentrer dans sa
loge, se retourna. C'est une petite femme maigrichonne, ridée, avec des Jeux restés très jeunes
entre des bandeaux déjà gris.
- On ne déménage ras, ma petite, on s'emméllage. Eh! tiens, des VOIsins pour vous, cinlième,
porte à droite.
- Non!. ...Ah! b~n,
il ùte, on était Irancr.tJille,
maman et mOI, depuIS que le logement n'étult pas
hahilé ... pas de bruit, pas de potins, pas de cbichis ...
- Oh! mon enfant, VOtlS aunez tort de vous
plaindre .. Ces v()isn~-Ià,
c'est p.as d~s
person~
à
inconvénlCnts. Un Vieux monsieur mflrme qUI ne
bOll1jera guère de son fauteuil et sa deinoiselle,
une jeune personne jolie à se mettre à genoux
devant, avec des yeux tristes, tristes ... des yeux à
vous faire plellrer, quoi, y a qu'à les voir pour
deviner toute l'histoire: dés gens qu'ont éi/u Jes
malheurs, ça! Sür et certain que ç'a été élevé dans
le velours el la soie et habitué à monler en ascenseur à l'entreso1. .. Bt grimper cinq étages à présent, et dans cette maison-ci, en plein Batigno1Jes ...
Oh! je ne veux pas débiner le quart4erj el'est C6l1-
�It~
des com mqd ilé$ .
tr..,l, comlUe on dit. et puis bien mal tenu , hein !
plus
de
a
en
y
ble,
P,onr l'im meu
te à M. Len oir,
:-.ans me van ter. Com me je le répè et, qua nt aux
lier
esca
mon
r
oye
nett
à
e
je m'y crèv
geti s: des emloca tair es, rien que des brav es. rièr es com me
ouv
t
plGyés, des peti ts mét iers et qes si resp ecta
ble à
qu'e st
Mme Bur in, votr e mam an, ism
ore
eRc
e
fair
de
es,
son age , a\'ec" ses rhu mat
...
des mén age s
rrom pit Clo- Et des arpè tes com me moi , inte
t.
tilde en rian
ge, n'y. a que
- Ben • . rion, taql line la con cier , v.ous save z,
t{)s
c'es t tant mieux ... les arpè
YGUS, ~t
confia~.
ya ne don Ile pas t~ujors
esta l'ou vriè re.
prot
1...
dire
t
peu
on
Si
r. feig nan l d'~trc
qlie
l'esc
s
dall
,
a
Elle s'él anç
sa mèr e et d'ap er
cho qué e. Elle a hâte de retr ouv
s déta ils sur
lque
que
me,
lem
ne
bon
pren dre, de la
est le péc hé
é
Qsit
curÎ
leur s nou vea ux vois ins. La
a héri té
qui
e.
tild
Clo
in;
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mig non d'il Virg
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mèr
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jeun e fille
e
cett
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nou
la
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x
tre à genou}\. dev ant, avec des yeu
I( jolie à se met
de
ïne
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une
à vou s faire pleu rer »,
tris~
fait J)ou r exc iter l'intér~
f'0m an! Voi là qui ~st
i! es.
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des
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pass
Bur in. reve nue
Mai s l'ou vriè re fut déç ue; Mm e
s'éta it cou ché e
ses ménas-es avec la ~igraqe,
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p'r.ès exuGtement, les faits et gest refe rme r des
le,
Clo tild e ente ndit trai ner une mnl sup pos er ~Iue
{it
tirOIrs, et un cho c de vaisselle lui parvint mt.'me a
(Ille
erl'
col'
le
tait
lUet
1.. vQ~jne
�120
MADAME VICTOIRE
distinguer un murmure de conversation. Il y eut
une grosse toux, sans doute du vieux monsieur
infirme. Puis le silence lomhn.
Fatigués de leur emmt<nagement, les nouvoaux
locutaires devaient s'être couchés.
Clotilde ayant i!\"alé une tranche de j;1mh()n sur
un croüton de rain, les imita rour. contenter sa.
mère qui, du fond ùe l'alc(he, le nez tourné contre
le mur, protestait contre la lumière qui « lui arrachait les yeux ».
Plusieurs jours se ra"ssèrent sans que Clotilde
etit la joie d'apercevoir la belle jeune fille aUx yeux
tristes; mnis Mme Burin, plus heureuse, la rencontra dans l'escalier, et put appuyer les dires de
la conciers-e. 5ür et certain, Comme le disnit
Mme LenOIr, que cette de1loi~,!
a grandi dans
la richesse. « Elle a l'air, affirmait la femme de
ménaf{e, d'une l'ri ncesse chassée de sail royaume. ,.
« Enfin, quoi, pas des gens comme nous, )1 concluait la bonne femme. Le nom gue livra Mme Lenoir achevait d'épaissir le mystère: 1( M. et
Mlle Pierre." . ."
Pierre n'a jamais été un nom de famille; on
voyait, tout de suite, que ces gens-Ill se cachaient.
D'autres que' Mme Burin et sa fille en eu~snt
peut-être conçu de la défiance. Mais non. Elles
5entaient là une détresse, une douleur qui n'avait
rien de honteui. (' D'anciens riches Jl, humiliés de
ne l'être plus, voilà! El, comme c'étaient de bons
cœurs, elles ressentaient une pilié attendrie et regrettaient de ne point oser offrir leur humble
arr,u, i. "Id B . f"
. d
CotI e unn alsalt ~ar!Je
u troupeau assez
capricieux que menait 1abbé Brémont. Chaque
dimanche, en dépit de la joie ~u'elJ
aurait eue de
faire la grasse matinée, elle s arrachait aux douceurs de la. paresse pour courir assister à la
messe matimtle dans la « chapelle blanc.he YI. Au
retout, le soin lui inoombait de prépa.rer son dé-jeuner et de ranger le petillogement, car pour la
furome "(;1 ménage. aÏtlsi que le disait Mme Bttrin,
ce n'.étéJ it lamais fêt~
Unt) messe il la prillle..auœ,
à Jaq uCJ.le" il
f't
r\1i~
1" "!\l~T,
frutt a"S!ilstet eu
d ...... "'~.,1iM\t
vlrteulti:nts de travail,
-alti' t'rit nch~t
"~
�MADAME VICTOIRI:
121
p0;nl se passer d'avoir leu r lit fait et leur vili .,seliL,
la"(-,' ~).1J"
" ',litt: ~'<:;l
di lll,lJh'he.
Ce jour-là, Clotilde revenait de l'église assez
mélancolique; l'abbé Brémont, attristé de la défec tion scandaleuse d'une de ses ouailles, décidément passée du mauvais côté, s'était complu, dans
son bref sermon, à dépeindre à ses jeunes auditrices les rigueurs de l'enfer et du purgatoire. La
méditation sur ses fins dernières comme moyen
de salut déplalt à Clotilde . u' li y a déjà tant dt:
choses tristes à CJ.uoi penser 1 »
Le temps pIUVICUX, morose, achevait de démoraliser la ~eti.
Ce moineau parisien avait besoin,
pour respirer à l'aise, de galté autour d'elle comme
ell elle-mème. L'arpète se sentait si déprimée
qu'ayant entendu, tandis qu'elle mettait la clef à la
serrure, un gémissement, elle s'imagina rêver.
/( Ce que c'est que d'avoir l'humeur en deuil... On
croit des choses ... )' Et elle ouvrit sa porte.
IVlais elle n'a pas rêvé: le gémissement reprend,
accompagné du râclement d'un siège sur le plancber, puis un bruit sourd, comme une chute ...
Clotilde devient blème, elle tend l'oreille. La
plainte continue, elle vient du logement voisin ...
~ue
se passe-t-il chez M. Pierre? En un instant,
1 esprit de l'ouvrière, saturé de romans-feuilletons,
évoque les drames les plus sombres. Ses genoux
ploient. Mais elle a vu comment se comportent en
pareille occurence les jeunes personnes héroïques •
mises en scène par les romanciers. Il faut courir
au secours de la victime au risque de périr soimême sous le cou teau de l'assassin, ou de recevoir cinq il !;ix balles de browning dans la léte, ou
bien encore d'êl re él ral1glée férocemc.(lt, éloulTée
sous les genoux dl! monstre.
- Je viens ... voilà! voil?!!
Elle a t:'lché de crier cela d'un ton sonore pour
épouvanter le meurtrier; mais, en fait, sa voix. est
éIOl!{J'~e
par ra terreur.
- Ah 1 merci, répond quelqu'un, vous me ren- '
<lez service .•. La clef doi 1 être sur la porte .. , Ma
fille l'a labsée pour que la concie rge puisse entrer
iuand elle apportera le courrier.
Ce n'est pas J'accent d'un homme aux prises
�t22
MADAME VICTOIRE
avec un ennemi ... Clotilde reprend des forces. La
def est là, cn effet..
')
c( En voi·là une iinprudence, » se dit la fidèle lectrice des journaux populaires! Et elle pénètre chez
les mystérieux voisins.
La porte ouvrait sur url minuscule rédl,lit, où
s'encaissait d'un l~ô(é
lln fourneau éCbnomique, de
t'autre un évier. En ne fei'mant pas la pc>tte de ce
fJlacatd-cti!siile, dohnant dans la chamhre de
M. Pierre, on devait vbJr là assez clair pour laisser
brûler un fricot. Cette séconde porte était entrebüillée, Clotilde timidement l'écàrta. D'a 1· '"lrd elle
ne prit garde qu'à M. Pierre lui-m~1e
et courut à
lui, toute sa timidité, de même que ses terreurs,
en volée. Il était assis Stl r le sol à côté d'une chaise
renversée. Son visage osseux, d'une pâleur
cendrée, s'encadrait de barbe grise. Un de ses yeu~
avait le regard clair et mobile; l'autre, comme diminué, paraissait trouble.
Il s'efforça de sourire et s'excusa.
- Je suis confus, mademoiselle ... Voilà qui
m'appt"endra à marlquer de patience. Ma fille; en
me quittant, m'a, comme chaque matin, installé
au coin du teu, et je devais l'y attehdre. Mais mes
hll1eltes étaient restées hors de ma portée ... Je
voulais lire ... J'ai cru l)ouvoir an-: Ver seul jusqu';).
la table où je les t'oyais ... et voilà 1 J'ai ghssë. Je
ne sais trop si Valls p'Ot11Tëz me rémettre debout ...
• Ce n'est point qti.e;e sois. très gros, u.n squelette à
peu près... MaIS, n1a Jambe droite se refuse
a~solumnt
à ln'a~e,
c'est une paresseuse. J'ai
fall plusIeurs tentatives pout me relever, et je ne
suis 'parvenu qU'à renV'erser tille chaise ... Ah 1
merCI, mademoiselle! Vol re bras ... c'est cela ...
Corn me vous ètes forte! Voilà .•. eh! ch! nous V
sommes!
- Vous ne vous ètes [.:las blessé, mOI1sietlr?
- Non, non ... ah ! Je suis caMent (j'être debout. Comme tout est 'relatif dan la vie! Qui
m'aurait dit naguère que j'éprouverais une sorte
Je joie triomphante, Simtilel11ent pOtlr trt'être
rele"é d'une blHe de chute ... et encore pas lullt seul!
C10lilJe avait les yeux rleins de larmes, la bonbomie souriante de l'infirme lui serrait h~ cœ,lr,
�\fADAME VICTOYR'P.!
Elle aurait voulu l'aider davantage, lui faire d11
bien, le consoler ... Et à tout qasard, pour mettre
une lueur dans celle souflrance, elle al firma :
- VO\lS guérirez bien sCir, monsieur.
Soutenu par l'ouvrière, il avait gagné un fauteuil; elle l'y fit asseoir, remit sur ses genoux une
couvertu re.
- Vous êtes charmante, mop. cn lan l. Merci!
gl.\~ri,
dites-vous? ne m~
le so~\haitez
pas ... pas
encore.
- Oh! monsieur ...
- C'est que du mal qui m'a terrassé on ne se
remet complètemept qu'en quittant sn trisle
dépo\.lille, et ma chère fille, quoique je ne sois
pour elle 'lu'inquiélude et fardeau, sans moi se
trouverait bien seule.
'- ' [] ne faut pas penser à cela, s'écda Clqtilde.
- A la grâce de Dieu!
- Vous n'ayez plus besoin de rien, mQnsieur?
- Merci!
- El puis, vous savez, on est voisins ... Si, des
chose, cagnez avec votre
fois vous vouliez q~elu
canne; maman et moi, si on v est, on viendra tout
de suite.
'
- Je \le nous savais pas une si gentille voisine ...
Maintenant, revenue de son émoi, Clotilde remarquait Je mobilier de la chambre: le Iii d'acajou
incrusté de cuivre, le bureau à cylindre de même
s~yle
et les fauteuils tendus de satin pékiné d'utl
vert pAle ..•
Ah! oui, ce M. Pierre 'a connu des temps
meilleurs 1. .• Ces meubles, à l'étroit dans la petite
chambre, jurent flVCC le papier à cinq sous le rouleau, ~e faux fl1arbre de la cbemi née.
Clo- On a du malheur dans la vie, soupir~
tilde, résumant ses impressions.
- Hélas! oui, on a du malheur ..• Mais il ~st
surtoqt écrasant à mon age, lorsqu'on n'a plus le
temps d'espérer des revanches.
Clotilde ne s'en va pas. En [ace d'elle, une au tre
porte est ouverte, menant à la chambre, qe la !lHe
. ~ M. Pierre, certainernent. Au fond de celte
chambre, p'rès de la fenèlreJ qui la mettait en
pleine Illll1lère, une malle était ouverte. L'un des
�124
,
MADAME VICTOIRE
tiroirs avait été enlevé et, de ce tiroir mal I?osé sur
le bord de la malle et l'appui d'une chaise, une
rohe glissait à demi dérliée.
C'était celn que Clotilde, les yeux agrandis de
stupeur, contemrlait. i\'léme ainsi, à moitié \,Iiée
encore, celle robe éveillait les souvenirs de 'ouvrière.
« Sùr que j'ai vu ce chiffon-là, moi, que je l'ai
touché 1. .. C'est d rôle tout de méme ... Si seulement je pouvais m'approcher ... ))
- Je ne veux pas vous retenir, mon enfant, dit
l'infirme.
Clotilde rougit, confuse. De quoi a-t-elle l'air,
immobilisée, muette, à fouiller du regard la
chambre d'une inconnue? M. Pierre a dû s'apercevoir de sa curiosité et la juger bien mal élevée.
Elle s'excuse, prend hJtil'ement congé. Mais,
peut dét<1cher sa
revenue chez elle, l'arpète n~
pensée de la robe entrevue, ce fourreau lilial. la
garniture très originalement posée ... Clotilde mettrait sa m<1in au teu que c'est un modèle sortant
de chez son « Patron )). Alors L. Une cliellte en
aurait fait cade::1u à son amie pauvre, Mlle Pierre?
Quand on perche si h::1ut, dans un logement de
400 francs, on ne porte pas des frusques pareilles,
même don~es.
II est vr::1i que le mobili er non \lluS
neparalt guèreà s,l place,danscec::1dremisérab e."
« Ah! mais ... peut-être ... [lh! li
Clotilde vient d'avoir une idée qlli l'éhlouit
comme 1::1 brus.I"e révélation d'une vérité illJéni,tllie. Cette robe Il'a ' p:ls été dOllnée à .\111e Plt:rre,
elle a été luite pour elle, qllallJ la « belle jeuna
fille aux yeux tristes à faire pleurer
menait
encore 1::1 vie d'une princesse de conte de fées dans
Je velours et la soie ... l\\lIe Pierre, est une cliente
t ron, à présen t ru i née ... M Ile Pierre, on l'a
du
touJours pensé, a un autre nom ... Lequel ... lequel?
Clotilde se laisse tomber sur une chaise, les bras
réOéchit •.. Sa pensée agile
ballan ts; elle rt~néchil,
va, va, tourne parmi ses souvenirs el, peu à peu, le
cercle de ses souvenirs se resserre, le fourreau ...
avec cette longue traine... c'est une robe
d'épousée ...
C"mm le' vieil A.rchimède, Clotild e, .,; elle sa)1
rh
�MAD~
VICTOIRE
vait le grec, s'é<:rierait : ( Eureka ! JI Elle ignore
1:. grec, mnis elle possède un français spécial et
ellt" s'écrie.
- Oh! Mince l
Elle vi'!:nt J'avoir la vision rrécise de cel1e même
l'ohe é'1nlée sur le lit J'une élégante chamhre de
jeu ne fi Ile, l'u is rejetée sn ns préça li t ion rour
Inisser la l'Ince à un corrs sans vie ... La fiancée,
éV;1nlluie au reçu d'une dépêche, cette dépêche
trnlnant sur le tLlpis, apprenant à Clotilde la félonie d'un fiancé indigne, et, dans l'escalier,
Mlle AII,hol1sine affirmant: « J'aurais mieux fait
de rem porter la rohe ... ~
Clotilde revoit la scène comme si les personnages
se mouvaient de nouyenu devant elle. La tiancée
délaissée qu'avait ébranlée déjà une nuit de veille
au clHvet de son l'ère mourant. .. c'est Mlle Cresccnt, c'est Mlle Cresccnt! Comment n'y a-t-elle
pas songé tout de suite? ... On a pourtant parlé du
plollgeon de ces clients, à l'atelier, mais très peu.
On s'en est vite désintéressé: cela survient si.souvent qu'une cliente sombre! '
Alors la II. jeune fille belle à se mettre à genoux
devant », c'est Mlle Antoinette .•. Et le pauvre
homme que Clotilde a aidé à se relever, c'est le
riche industriel, le proprio de ce bel botel de
Passy ...
- Ah! tout de ml!me, ce que c'est quede nous!
Un pas dans l'escalier. On ouvre la J,orte de
M. Pierre ... Clotilde a la Colle tentntion e courir
sur le pnlier pour revoir la triste héroïne de roman
gui lui est échue comme voisine ... Elle n'ose pas.
Elle reste là, figée, tendant l'oreille ... Elle surprend la voix de M. Pierre el une exclamation de
sa fille; il doit lui raconter sa chute. De nouveall,
la porte s'ouvre, la sonnette de 11me .Burin est
mi~e
en brnnlc.
_ Elle s'en vient chez nous 1
Clotilde se sent tellement émue qu'elle s'en raiUe
comm(:' d'une faiblesse.
Et puis llprès, quoi?
Elle va ouvrir.
Oui, c'est bien Mlle Cr~sceDt
... plus jolie, :{>eutètre. plus touchan1e- Cf'rf:>mement. avec un '\,~at"1:
�MADAME VICTOTRE
mOins ~c1atn,
cle~
yeux meurtris par les larmc~.
Elle est vètue d'un tailleur tout uni; mais c'est
encore un costume des temps heureux, d'une
coupe impeccable, d'une souple et coûteuse étoffe.
Et, en voyant cette visiteuse au seuil de cet
humble logi s , on dirait nne dame de charité visitant ses p ..l UHes. La plus pauvre, cependant, de
ces deux jeunes filles qui se dévisag'cnt, n'est plus
l'arpète aux doigts piqués.
- Je viens vous remercier, commença Antoinelte ...
Cl o tilde devrait respecter l'incognito douloureux de sa voisine, et, puisque celle-ci n'a pas
gardé le 'souvenir du petit trottin dont se faisait
accompagner la première pour livrer les robes ou,
durant les essayages, passer les épingles, il VaUdrait mieux ne pas se faire reco~maH.
Mais Clotilde n'a point songé à arrèter son plan de conduite
en cette occurence. Elle murn: ~ ;e,
kute bouleversée:
- \'lademoisI~
... Mademoiselle Crescent, entrez 6onc, je vous en prie,
I<;t elle s'écarte.
Antoinette a rougi. Elle fait un pas en arrière.
prète à fuir. C'est très bref. Elle se reprend et
entre, comme on l'y invite.
Dans la chambre plus claire que l'entrée, die voit
mieux Clotilde et se souvient.
- Mademoiselle me reconnatt i\ présent, dit la
petite. Ah! ~ui
jamais aurait pensé ... On supposait bien, n est-ce pas, que « l'y\. Pierre »,
c'était pour ne pas dire tout le nom j mais pour
imaginer que ça serait Mlle ... Ah! non ...
- Je crois, dit Antoinette d'une voix qui
tremble lin peu, que vous vous appele7 Clotilde?
L'ouvrière rougit de plaisir.
- C'est lout de même gentil à mademoiselle
d'avoir fait attention à mon nom.
- Vous avez aidé souvent à mes essayages .. .
Vous êtes venue chez nous ... justement le jour.. .
enfin ... pour m'apporter ma'robe de noce ...
\':lIe lousse un peu ~li.n
d'affermir sa yoi:.
Clotilde a les yeux qui lui picotent. Ce sera bête
si elle se met à pleurer ... là, comme ça.
�MADAME VICTOIRE
- Vous voyez, petite, je ne me suis pas mariée.
Clotilde hoche la tète, elle ne trouve rien à
dire; tou te consolation évidemment serait indiscrète" et elle a conscience qu'il vaut mieux g,lrdcr
par devers soi "épithèto qui lllÎ mont e enco'rc aux
lèvres au son\'tmlf du beau comte félon: \t Quel
mu!J.e ! >1
JJ ya un silence. Antoinette voit l'émotion de la
petite, elle sourit faiblement et lui tend la main.
- Vous devinez que j'ai eu un grand chagrin ...
Je n'ail11e pas beaucoup qu'on me plaignè; mals,
je ne sais pourquoi, votre pitié qui, si naïvement,
se laisse lire, ne m'offense pas... Nous voilà
,·oi"ines. Nous serons certainement de bonnes
amies. Je vous dois déjà de la reconmissance, 00
lildé, vous ètes venue au secours de mon père ...
- Ah ! Il faudra me dem::mder toujours tous
les services que vous voudrez, mademoiselle ... et à
Ina m'ère allssi ... Vous verrez Itlarnart, c'eslle cœur
sUr la main ... on peut lui demander n'importe
quoi ... seulemen1. ..
- Seulement '?
- Faudrait pas mal juger maman à cause de ce
Llue je vais vous dire ... on a chacun ses défauts,
Il'est-ce pas ... Ben, maman est ['lutât bavat-de ...
Alors, si vous préférez que votre "nom ne soit pas
connu dans la mai ·ou ... lui dites pas! y aura ql.1e
moi à le savoir ... et moi, conclut orgueilleusement
Clotilde, ça ne compte pas.
- Si ! petite Clolilde, ça compte ... ça complerà, ii vous vouler:, comme une amilié bienfrJ,isanIe ... Vraiment, je crois que c'est la Providence
qui m'a rait vous retrouver ... Je me sens moins
perdue. 11 y a des moments, voyez-vous, ou je suis
si seule, si seule 1 Nos amis, volontairement, nous
les avons fuis ... peut-ètre avons-nous eu tort: je le
pense. C'était de l'org-ueil. ..
- On a sa fierté, dit Clotilde.
Elle aurait tout approuvé venant d'Antoinette.
~'on
cœur impulsif se dOnnait dans une fougue
J'admiration el de dévouement. 'Ol1i, c'était vraiment une amitié, humble mais fervente, que la
Providence rnetlàit sur Je dur chemin d' Antoie~
Cr~cent.
�KADAM!: VICTOIRE
Je ne sais quel auteur place J a ns la bou che
d'lin dt: ~ es personnages, en lutte pou r lt: pain
quotidit:Il, .:el aphorisme: « Les peines Ju cœu!",
c'est du chagrin de gens riches. » L'expérience
ne dément que trop l'inaptitude des misérables à
soufrrir sentllnentalement. On voit de pauvres
.filles, aux prises avec les pires difficultés de la
vie, trouver cependant le loisir de mourir de
douleur, parce q u'clics furent trahies. Cependant,
il est certain que les angoisses d'arfjent sont un
dérivatif aux tourments d'amour. S. Antoinette
Crescent, au lendemain de la défection du fiancé
'-lu'elle aimait, n'avait eu qu'à se murer dans sa
soufTrance, sans autre souci que de pleurer son
bonheur, elle eût ressenti plus amèrement encore
sa déception. Mais elle dut s'arracher à sa peine
égoïste; tout croulait autour d'elle, et un autre
plus cruellement peut-etre en demeurait broyé.
M. Crescent ne revenait à la vie que pour repren·
dre contact avec le malheur dont le choc l'avait
terrassé. C'était la ruine complète, la misère à
brève échéance. Il fallut, afin d'avoir devant soi
quelques mois de vivre assuré, sacrifier non seulement l'hôtel, mais tout ce qu'il contenait de précieux, et jusqu'aux bijoux d'Antoinette. Elle en
conserva quelq1.les-uns, par prudence, pour plus
tard. Elle voulut aus!>i sauver les meubles les plus
chers à son père, cette chambre Empire, où la
mère J'Antoinette avait vécu, était morte, ellemême réserva une partie de sa chambre de jeune
tille. et ce fut toul. A quoi bon davantnge 1. •.
::\1. Crescent gnrdait, de ses années de jeunesse,
l'exJ1ér.icl1ce d ~ I.a pauvreté; il savait qu'il lui
fau l'nit se réluglcr tians un logement d'ouvrier
- Jellx pièces. une petite cuisine - en un quartier populeu '<. Et encore, pourrai t-il longtell1 ps
payer leur loyer, se nourrir, se chaufT'er? Pour
Antoinette, habituée à ne pas compter, la somme
mise en. réserve rn~i9sa.t
inépuisable. M. C:cscent, lUI, connal:>S31t mieux la durée d'un billet
de cent rrancs, si parcimonieusement qu'oll l'emploie. Le présent lui se1l1blait épouvantable,
J'avenir l'affolait d'inquiétude. Que deviendra sa
belle, son inconsciente enfant gâtée, jetée seule
�MADAME VICTOIRE
129
sur Ir IWo 2 de la lernbk \'ille? NJeût-il pas
mieux valu, mettant de côté toute fausse honte,
conserver des amitiés parmi c~l1s
des Jouri.i
heureux? Antoinette aurait pu trouver là des
appuis.
fut clle qui s'y opposa. Elle n'avait
li u'un cléslr, se perdre dans la toule anonyme des
malheureux. Si elle s'était interrogée, elle eût
compris que ce qui la couvrait de confusion,
c'était moins l'effondrement de leur vie mondaine
que la défeclion si lüche de sor:. fiancé. Etre
rejetée par Georges, il. l'heure même où la ruine
de M. çrescent éclatait, n'était-ce pas la preuve
atroce que Georges ne l'avait jamais aimée L.
Elle rougissait des aveux échangés; son cœur
breLlait au souvenir de la tendresse qu'elle laissait
voir, si nalvemel1t confiante ... Ah! comme il s'est
jou6 d'elle! De cela, elle souffre ainsi que d'un
ignominieux ~m'Ol1t
et, ne J.0uYant le cacher, ellemême veut dIsparaître. Elle ne comprend pas
qu'une vilenie ne saurait atteindre la fierté que
de celui qui la commet.
Le fait accompli, c'est une vérité reconnue, si
douloureux soit-il, porte en lui un apaisement.
Lorsque tout fut liquidé, vendu l'hôtel, dispersé le mobilier; lorsq u'ils se retrouvèrent un
soir dans le logement retenu par Antoinet te, les
meubles rangés, la lampe allumée, la porte close
sur le passé, le père et la fille ressenlireL:1 une
sorte de détente presque heureuse. Antomelte,
noua ses bras au cou de l'infirme et assura, SOllriant pour la première fois:
- Tu verras, père, nous ne serons pas trop
malheureux. El elle ajouta, avec cet espoir in'ai·
Sonné des êtres jeunes: Tout s'arrangera.
Et M. Crescent répondit, presqu~
convaincu:
- Mais oui, ma petite fille, bJen sûr, tout
s'arrangera.
Dès les premiers jours de leur nouvelle
existence. Antoinette se dit: « Je travaillerai, il
faut que je travaille ... »
Mais travailler comment ? .. Que pouvait-elle
faire? Les (c talents d'agr~ment
» qui suffisaient,
hier encore, à faire briller Mlle Crescent, amateur, aujourd'hui qu'elle songeuit à eux comme
qc
r.
�MADA. 18 V rTOIRE
gagne-p aIn. se réùuisa ient à leur juste valellr.
Lorsqu 'ellemo ntrait naguère unenqu arelle exécuté ,
chromo , on s't'criait en (h'clll" :
d'~prèsun
(( Quelle artiste! C'est merveil!eux ... \'raime nt,
c'est presq ue domma ge que vous ne soyez poi n t
obligée de tirer parti d'un tel talent. »
Eh bien, l'heure serait venue pour elle d'en
« tirer parti )l, et Antoin ette se rend trop bien
compte de son incapac ité absolue à enseign er,
fût-ce le solfège, ou à peindre un bouqu et: le
dessin lui manqu e, elle s'est jonjour s content ée,
par paresse , de décalqu er ses modèle s. Le singulier profess eur qui s'otTrirait là!
Alors elle a pensé qu'elle pourrai t peut-êt re
décore r des sachets , des sacs de bonbon s, comme
ceux dont on la combla it au jour de l'an ... Mais
quel magasi n les lui prendr a? et où trouver l'audace d'offrir son travail ? Antoin ette n'a pas
encore assez souITert pour se sentir tous les courages.
Broder ? Ici, les mêmes difficultés la paralys ent.
Comm ent se faire une clientè le? Et puis, ainsi que
pour la musiqu e et la peintur e, Antoin ette est
très inférieu re à la plus humble profess ionnell e.
A-t-elle jamais terminé elle-mê me un des nombreux ouvrag es comme ncés avec tanl d'élan? Elle
abando nnait à la femme de chamb re le soin de
les achcl'e r. Elle eut le regret de n'avoir pas
emport é Il sur le radeau », comme elle désigna it
leur logis, la machin e à écrire dont se servait le
secréta ire de M. Cresce nt; elle aurait pu se
charge r de copies, mettre une annonc e dans les
journa ux: « Dactylo graphe . Copies soignée s.
Prix modéré s ... ») Encore fallait-il connal tre Je
maniem ent de la machin e, et elle l'ignore ...
Il serait bon cepend ant qu'Ant oinette eût une
les jours.
~brégeât
~Ile,
q ui.. po~r
o~cupati?n
IDhabile ménagè re, les
Bien qu elle SOit ~orl
deux pièces sont vite rangée s; le beelsteaclc ou
les œufs qui compo sent l'habitu el menu des repas
sont vite préparé s sur le fournea u à gaz. Oh ! ces
premiè res trauche s de viande qu'elle a de toucher, saignan tes dans leur pafier jaune qui s'y
collait, quel dégollt elles lui on causé ... et quelle
�MADAME VICTOIRE
lamentable cuisinière fut tout d'abord Antoinette!
Le désir de voir son père manger de bon appétit
l'a rendue ingénieuse. Une femme peur, en générai, bien faire ce qu'elle veut faire bien. Et puis
Clotilde, la nouvelle petite amie, a offert de judicieux conseils. Pour elle, Clotilde se contente d'un
:'onddesaucissonou d'une bille de chocolat plutôt
que de se donner la peine de cuisiner; mais elle
connalt la façon de s'y prendre et pour rendre
service à « Mlle Pierre », la petite se dévoile
cordon bleu. Durant plusieurs jours, au lieu de
déjeuner à J'atelier avec ses camarades, Clotilde a
trouvé le moyen de revenir jusqu'aux Batignolles,
afin d'aider sa voisine, qui ne s'est pas doutée
de l'effort, de la fatigue que cela représentait pour
Clotilcle. Celle-ci affirmait rentrer souvent ainsi à
midi ... II fallutde sévères semoncec; de Ja mallresse
d'atelier, irritée de voir chaque jour Clotilde
manquer l'heure pour obliger la jeune fille à
renoncer à cet acte de charité dont elle ne
soupçonnait pas la beauté.
Son travail de ménagère achevé, Antoinette,
désœuvrée, ne savait que devenir. iVi. Cre ' cent
l'obligeait à sortir un peu chaque après-midi.
lnhabituée à marcher seule dans la foule, gênée
par un regard trop curieux ou trop appuyé,
dépaysée dans ce quartier popu lai re et commerçant, Mlle Crescent se souvenait de J'auto qui
l'emportait naguère, l'auto tiède et douillette,
fleurie en tou te saison d'une branche de roses;
son cœur se gonflait, ses yeux s'obscurcissaient
de larmes et elle rentrait vite, comme en déroute,
disant à son père qui la grondait, de ne jas savoir
marcher par hygiène: « Je suis fatiguée. )1 Et elle
tâchait de paraitre gaie, pour qu'il ne voie pas
qu'e ll e avait envie de pleurer.
Les journaux et les revues, dont J'abonnement
se poursuivait encore, rejoignaient par bonheur
M. Crescent, Antoinette s'était chargé d'écrire
aux directeurs, afi n de faire reporter le service au
nom de M. Pierre. A la fin de l'année on ne
renouyellerait pas, c'était une dépen se interdite.
Au moins pour qllelgL1<.'s mois, un peu de pâture
intellectuelle allait lenr parvenir. Et la lecture
•
�MADAME VICTOIRE
•
-pour tous deux était doublement un bienfait:
elle leur apportait, dlli'ant quelques instants,
J'oubli de leur misère, et fournissait à leurs causeries des sujets nouveaux.
Le temps passait, monotone el gris pour les naufragés du « radeau », Ils ne souftraient pas moins,
mais leur souiTrance se faisait plus sourde, comme
ces maladies aiguës qui deviennent chroniques .
Les préoccupations de l'infirme peu à peu se
resserraient; il )1e pens<Jit plus à l'avenir, ne g6missait plus du passé. Son esprit s'assoupissait èlans le
bien-être relatif de son corps. Le modeste confort
dont Antoinette parvenait à l'entourer venait à lui
suffire. Il se créait toute une mesquine et paisible
existence, clont Je cadre embrassait un mètre
carré: Un bon feu devant ses jambes raidies, près
de son fauteuilul1e petite table avec ses renies, ses
lunettes et les bonhons de menthe qu'il avait toujours la manie de spcer, ses coussins bien placés,
sa lampe éclairant dès que le jour tombait. Cela
constitua bientôt, riour le pauvre 110mme, les éléments d'un bonheur morne, qui était encore du
bonheur. Combien de tem ps le mince trésor mis
en réserve durerait-il? M. Crescent ne s'en tourmentait plus. Antoinette, lorsque, par hasard, il
demandait: « OL: en es-tu, de tes fonds?» répondait invariablement: « Oh! ils Ile sont pas près
d'être épuisés, nous dépensons si peu!
- Et après?
f\pros ... Le Ciel y pourvoira.
()uelquefois elle achevait, pour égayer J'infirme:
« Après (épouserai Ull prince russe, gui nous
r'l11mènera dans son palais de Moscou! »
M. Crescent ne croyait pas au prince russe, mais
il pensait bien que, quelque jour, la Providence
mettrait sur le chemin d'Antoinette le bon mari
qu'clle méritait; on ne lui dcmanderait p:IS d'être
titré comme ce misérable comte de Pasquavelle, ni
très ricbe; qu'il puisse seulement assurer la vie de
sa femme, lui garantir la dignité du foyer, et surtout, qu'il ait un noble cœur. A vrai dire, il faudrait prcsq ue un miracle pour l'amener à connallrc
Antoinette, obstinée recluse ... Mais les mir:.lc les ne
sont pas pou r elTrayer la Prol'idence.
�MADAME VICTOIRE
J 3:';
Tant que durerait l'épargne, on attendrait sans
trop d'impatience cet époux réservé par le Ciel.
Pour la première fois de sa vie, Antoinette
Connut l'épreuve d'un été torride passé à Paris.
Lorsque vint le moment où, chaque année,
M. Crescent et sa fille q uitlaient la ville pour le
problématique repos d'une plage à la mode,
comme les oiseaux migrateurs qu'un maUre cruel
emprisonne sc heurtent, révoltés, aux barreaux
de le;lr cage à l'.époque des migrations, ~ins
A.ntoll:ette se senllt le cœur gonflé de nostalglC ct
une tnstesse plus lourde l'oppressa. Combien son
existence d'enfantgatée l'avait mal préparée àsupporter la vie sévère qui, aujourd'hui, était la
sienne! Sa tendresse pour l'infirme, hl crainte
d'augmenter sa peine cnlui laissant voir çe qu'ellc
souffrait, donnaient il la jeune fille la force de
feindre. Mais elle ne pouvait empêcher son visage
de pâlir, de se creuser, et ses yeux ne parvenaient
pas toujours à réaliser le mensonge d'un peu de .
gaieté. Elle restait de longues heures en apparence
absorbée dans une lecture, en réalité perdue dans
le regret des jours finis . Elle s'étonnait d'avoir,
lorsq u'eIleétaitheureuse, si peu joui deson bonheur.
II lui paraissait alors tout naturel: n'en éprouvaitclle pas, à certains jours, comme une lassitude?
Elle se souvint d'avoir dit à Jean Didier: I( J'ellv!e celles qui so nt contraintes de travailler pour
Vivre, » et elle se rappelait aussi la réponse de l'ingénieur: (( Envier les misérables, vous, made moi~e l e, que le destin a comblée! Ah! ne soyez pas
Jn~rate!.
.. » Comme il avait raison!
La pensée de la jeune ~le
se distrait un moel~t
de se~
préoccupations présentes. E1Je voudrait
s~"oir
ce qu'est devenu cc Jean Didier .... Elle sount en songeant combien naguère un manage entre
la fille umque de M. Crescenl et l'ingénieur-secrétaire aurait rarll inadmissihle. Et maintenant ToiI~n,
l'héritière choyée, adulée, habituée à satislall'e tous ses caprices, n'est plus qu'une pauvre
créatnre, plus dénu~('
que le~ ouvrières/qu'elle voit
passer, rÎcll scs et yailbntes, al10nt à leur travail.
Elles savent, elles) gagner leur pain . Antoi~
nette Cresrent ne peu! pas.
�J34
MADAM E VICTOI RE
Durant plusieu rs jours, une chaleur orageu se
sévit, qlii éprouv a davanta ge M. Cresce nt. Aux
infirmi tés coutum ières se joignit un état fiévreux
inquiét ant. Antoin ette, sur les indicat ions de Clo~
tilde, sa petite voisine , fit venir Je médeci n dequar~
.
tier.
:\Tul doute que la sommi té médica le qui jadis
avait soigné le mahde se serait fait un devoir
d'accou rir, sans espoir d'hono raire. auprès de son
client appauv ri; mais l'orguei l tenace du père ct de
la fille les fit reculer devant cette démarc he. Le
médeci n appelé. surchar gé de bcsorn e, ne
s'attard a guère auprès de cet infirme 'lu il voyait
inguéri ssable. Il parla d'a1Taiblissement, d'épuise~
ment nerveu x; il ordonn a des reconst ituants ; il
conseil la surtout une nourrit ure à la fois légère et
savoure use, afin de réveille r l'appét it du malade .
Une nourrit ure savoure use !. .. La pauvre Toinon
fut conster née, moins par la difficul té de' se pro'
curer des mets que par son incapac ité à ks prépa'
rer. Mais là encore ses voisine s se montr2!rent
seconr ables: stylée par sa fille, Mme Burin guetta
Je passage d'Anto inette pour lui ofl'rir ses services .
- Je vais vous dire, madem oiselle, moi, dans le
temps, j'ai été cuisiniè re et je savais bien fricoter .. ·
Dame! la main se gâte à ne plus rien faire de bon·
de rafiiné. Tout de même. je ne crois pas avoir trol'
et si ça peut être agréabl e au pauvre mon'
oubli~,
sieur d'avoir de bons petits plats fins. on lui en
servira . Je cuisilw rai chel. moi pour ne pas VOl~
encomh rer, et vous viendrc z cherch er ça ... Eh!
- ;\Iais, madam e Burin, ...:ommenl fcric/.'
·ons'! ... toute la journée! VOLIS etes dehors ...
- Je rentrer ai un instant ven; les midi; en Cf
momen t je le peux sans me gèner.
- C<;>ll1me vous êtes bonne 1. .. Non, je nl' petl~
consen tIr ...
- Oh! si vous faites des manièr es ...
Mme Burin se fachait. Antoin ette sourit, plu'
une étrange con trndictio/l'
amusée que ch09uc:e. P~l
I
alors que la mOlOdre pItIé venant de ses pairs l'eO
cette
blessée à vif. le sccours ruclcm nt ofTl'rt par
femme du peuple ne l'oflcns ait pas. Elle s'obtiJ1~
ccpter ln';\ I1ne l:onditi on:
cf'p('nd:mt il Il'~1
�rvlADAME VICTOIRE
Mme Burin recevrait le prix de son temps - une
heure ,envi ron - quant à une indemnilé pour le
combllstible, que propos:lit la jeune fille,
Mme Burin s'en indigna comme d'une injure.
- Eh! ben, quoi, alors, vous pensez pas que
pendant que je fais cuire notre popote, à C lot ilde
et à moi, la v6tre peut chauffer sans plus d'embarras? ... Ah! vrai, mademoiselle, faut pas être
comme ça si ... si ... Enfin, vo ilà, n'est-ce pas .. .
Convenu? Et, pour commencer, quoi que vous
diriez, ce soir, d'une jolie petite sole? ... C'est léger,
nourrissant... avec un citron ...
- Parfait
VOLlS saurez la choisir?
- Ah! oui, au fait, il faut acheter. .. bien acheter ...
- Si vous avez confiance, moi je peu.' YOus les
faire, vos emplettes en faisant le marché pour moi . ..
-Oh! voulez-vous? merci.
Et Toinon rentra vite cherchèr un louis qu'elle
remit à Mme Burin en provision.
Il n'en restait que trois, dans la petite boite-écrin,
vidée depuis longtemps cie ses bijoux, eL qui servait il Antoinette de· çofrre-forL. Elle en eut le vertige .. . Un à un, les rares joyaux conservés avaient
été vendus par elle ... et comment! Entrée furtivement chez les revendeurs habiles à démêler, du
premier coup d'œil, l'inexpérience de ceux que le
besoin d'argent amène dans leur antre, Antoin,eHe, douloureusement émue, honteuse autant que
SI el le eüt disposé du bien d'autrui, acceptait sans
les débattre les prix ofi'erts, et se sauvait très vite,
Comme si elle eOt redouté de voir le m archand se
raviser.
Elle ne conscnait qu'un souvenir des temps fortunés: le pendentif o!fc:rt par son père le jour de
ses fiançailles ; ell e ne voulait-pas s'en séparer. « Ce
sera toujours, pensait la jeune fille, une ressource
en cas d'extrême besoin .. . )) Allait-elle devoir conSentir à ce dernier sacrifice? Et puis, qua.J la
Somme qu'il rapportera sera, elle aussi, épuisée
.
que faudra-t-il devenir?
Mieux valait C\è'; m : ~intcla.
et sans faihlesse,
~\'iser
.
•
�MADAME VICTOIRE
Ce jour même, Toinon déclara à son père que
cette vie désœuvrée lui pesait et qu'elle lui demandait~·une
fois sa santé un peu rétablie, l'aulorisation de chercher à s'occuper au moins pendant
quelques heures.
Le même Jour aussi, Antoinette eut avec sa
petite amie Clotilde un mystérieux entretien dont
celle-ci sortit les yeux brillants d'émotion.
- M'man, dit-elle à Mme Burin, tu ne sais pas ...
Mlle Antoinette m'a demandé de lui trollver de l'ouvrage ... un emploi ... Elle se mettrait
vendeuse, au besoin ... crois-tu? Une demoiselle
comme ça!
- Une demoiselle comme ça, constata philosophiquemelltla femme de ménage, a besoin de manger C0111me nous ... Et pas plus que nous, elle ne
trouvera 1:1 table mise si elle n'a rien pour payer le
couvert... Ah! dame, c'est comme ça ... Et puis
encore si elle croit, la pauvre, qu'il suffit de dire:
ct. Mc voilà! Je consens à travailler, » pour que
le travail tombe du ciel... Ah! ben, elle verra.
- Je lui trouverai q nelq ue chose.
- Toi !... Voyez-Yous cette influence ...
- Je parlerai d'eUe au Père ...
- Au Père ... Ah! bon! à J'abbé Brémont'? Oui,
ça peut n'être pas une mauvaise idée.
Il
•
Parvenue sur le palier, Clotilde s'arrêta, Il n peu
essoufflée. Elle av.ail gra;i .les quatre étages en
courant, pnr besom de s agIter, de bondir - et
aussi parce qll'il lui tardait d'avoir accompli sa
mission: présenter Antoinette "Ù l'abbé Brémont.
Sur ce que la petite en a dit all Père. celui-ci :1
voultt connaltre Mlle Pierre.
- Amenez-moi donc votre amie ...
- Oh i il faut vous expliquer, mon Père; c'est
une amie, ,: i VOllS voulez, mais pas du mème rang
que moi ... et je voulais vous demander. . . Ce que je
�MADAME VICTOIRE
137
vous ai dit, d'un nom qu'elle veut cacher, ayez pas
l'air de le savoir. Moi, je l'ai deviné. à causc ...
D'abord, je J'ai reconnue, alors... Mais, vous
voyez, l1lon,ieur l'abbé, je vous lc répète pas son
nom ... Vous vou lez bien que je garde le secret,
même avec vous? Et, comme je vous disais, n.ut
mieux avoir l'air de croire qu'elle s'appelle
Mlle Pierre ... yoilà tout.
- Ne craignez rien, mon eufant, et amenez-moi
cette jeune fille; je tacherai de lui faire un peu de
bien.
C'esl hier, après la messe, que Clotildc a confié
il. l'abbé Brémont son désir de le voir s'intéresser
il. sa voisine; etdès aujourd'hui, après la fermeture
ùe l'atelier, la petite est venue prendre Antoinette
pour la mener chcz le Père.
Chargée d'une présentation, protégeant q uelqu'un, l'arpète toute gonflée d'importànce se senl
grandir. .
Antoinette est moins pressée de se trouver en
face de ce prêtre inconnu. Elle n'a pas osé refuser
il. sa petite amic de l'accompagncr; mais les nouveaux visagcs l'épouvantent, ct elle doute que la proBrémonl puisse lui être efficace.
tection de~l'abé
- Vous verrez, vons "errez, assure Clotilde, le
Père peut tout ce qu'il veut... vrai!
El Antoinette est venue. Elle monte avec lenleUL Clotilck:, pcnchéc sur la rampe, s'impatiente.
- Dépêchez-vous clonc, mademoiselle... Oh!
là, là, deux étages en retard ...
Sa voix résonne clans l'cscalier, Clotilde n'en
~rnd
~UCI
souci. Il ne lui dép!alt pas cl'a~oir
1~t1r,
VIs-à-vIS de sa protégée, parfaItement à l'aIse,
lin peu che::; elle, comme une habituée de la maison.
- Ah! vous voilà enfin ... .le peux sonner?
Sans attendre l'antorisalion, elle carillonne,
autoritaire, el ann.once en baissant le ton:
- C'est M.I'abbé lui-même gui viendra ouvrir,
probable, parce que sa femme dc ménage, ;\ cette
heure-ci .. , Ah! tiens... Madame... Bonjour,
llladame, nous voudrions voir M. l'abbé.
Mme Victoire a encore Je doigt coiITé de son dé
q, jeté sur son poignet, le bas q\1'dle é1ait ell train
d
r:1\":1 l1Cler.
�,
MADAME VICTOIRE
Bien du kmps s'est passé depuis le jour où elle
a rencontr6 ici Jean Didier, venant chercher
conseil. Pourquoi la reverrait-on chez l'abbé a présent,:\IImeVictoire? Seule l'inquiétude que lui cause
en ce moment la santé de M. Taraise l'a ramenée
aujourd'hui, ct, tout en causant des symptômes
alarmants dont son maltre refuse, lui, de s'occuper,
Mme Victoire, par entraînement d'habiLude, a
repris sa corbeille à ouvrage, prétexte inutile ce
soir, et s'est remise à ses racomd
~{cs
.
Elle se tourmente de ce que M. Taraise s'endort
fréquemment à son bureau. La limpidité de ses
yeux se ternit, et Victoire remarque sa difficulté à
prononcer distinctement après ces brusques
sommeils, parfois très prolongés. Il sou are aussi
de suffocations, et a eu cieux syncopes. Que faire?
Lorsque sa servante a ti midemenl parlé d'appeler
un médecin, M. Simon s'est indigné, affirmant ne
s'é'tre jamais mieux porté.
- Peut-être ne sont-ce que des malaises occaSiOl1llés par la grande chaleur, a suggéré l'abbé,
cherchant à rassurer Victoire.
Il n'en est pas lui-même convaincu, et il se
demande par quel moyen on pourrait, sans la
heurter, approcher celte âme bourrelée avant
l'heure où Dieu va la rappeler.
Pour l'abbé Brémont, la mission c::;t partjcu~
lièrement délicate.
- Et s'il arrivl; un malheur, insiste Mme Vic~
toire; en refrain à ses doléances, que faudra-t-il
l~ire
'?
Elle venait de poser pour la vingtiûll1c fois cette
interrogation à laquelle l'abbé ne sait trop que
13: SOI~nelt
retentit.
répondrl', ~orsque
- Eh IJlen! fit VlctOIt'e, choquée, en voilà une
façon de carillonner chez vous, monsil.:ur l'abbé ... ,
l'évèque n'aurait pas plus d'autorité.
- .Je ne pense pas, dit le Père en souriant, que
ce soit Monseigneur... Puisque vous êtes là, l1~
bonne Vlctoiré, me rendriez-vous le service d'aller
ouvrir? Introduisez-les, je les attends.
- Les ... les ... ronchonna Victoire en se diril'antich~mr,
me yoil!!. hien fixée ...
geant \'l~rs
Lorsqu'elle se Vit Cil jace des dOL!), Jeunes filles,
�MADAME VICTOIRE
139
Mme Viclnin' sentit crollre sa mauvaise humeur.
C'était lit, on pouvait le supposer, des brebis
du petit troupeau dirigé par le Père, et Mme Victoire détestait en bloc tous les protégés de l'abbé;
elle les détestait sans raison, par simple jalousie,
parce que, à son avis, l'abbé aurait dù ne s'intéresser qU'à un Seul être au monde. Je vous
demande un peu ce que valent toutes ces petites
personnes, plus ou moins évaporées, au service
desquelles l'abbé Brémont dépense Son temps, ses
fatigues, son argent, sans compter son crédit au
ciel.
Cependant lorsqu'elle regarda mieux la plus
grande des visiteuses, Mme Victoire devint moins
dédaigneuse. Antoinetie portait un tailleur de
toile, datant de l'an passé, de l'époque où ses
moindres robes venaient des bons faiseurs. Elle
avait l'air très grave, avec une inconsciente hauleur dans le regard. Mme Victoire fut impressionnée. Un petit trottin, cette personne?Non, poursür!
- Si ces demoiselles veulent entrer ...
Elle les guida vers la salle à manger qui servait
.
de parloir à l'abbé.
- Mon Père, dit Clotilde, voilà Mlle Antoinette ... Mlle Antoinette Pierre ...
- Je suis heureux de vous connaltre, mon
enfant.
Victoire ne pouvait, sans indiscrétion, s'aUarder
POUl en apprendre davantage. Elle rassembla d'un
tour de m:lJn son ouvrage, le posa dans un coin cie
sa corbeille et, sans prendre congé, disparut. Elle
s'eu alla de méchante humeur, ne retirant pas de
sa visite à M. Brémont le réconfort qu'elle en avait
attendu, et tourmentée de curiosité - elle d'ordinaire si indifI'érente à tout - au sujet de cette
jeune fille ressemblant si peu aux visiteuses ordinaires de l'abbé Brémont. « Qui cela peul êlre? »
Se demandait Mme Victoire; « mais qui cela peutil bien être'? ))
. Lorsque, un peu plus tard, le Père referma la
porte sur ses visiteuses une question l'oc1~ait
:
(( Quelle souffrance a passé su r cet te jeune fi Ile .... »
Qu'elle ait été frappée par la pauvreté après une
~dlcation
d'enfallt gâtée, l'abbé n'aurait pas eu
�1,4.0
MADA:\lE VICTOIRE
besoin dt.: l'apr
,~ ndrc
[Jal" Clt) lilde, pour en etre
certain. Mais (;C que 111 la petite ouvrière, ni
Antoinette elle-même ne lUI ont dit et ce que
le prêtre soupçonne, c;'est qu'un chagrin plus
lqurd que la perte de sa fortune unc déception
dc cœur a att eint ce).te enbnl. Il connait ce
regard lointain el désabu sé, olt passent toUl~
à
tour, au choc d'un souvenir plus précis, de soudaines lumières et des ombres plus profondes,
comme sur la mer tranquille, on voit, sans que
le vent se lève ni que s'assombrisse le ciel, se
creuser, tout à coup, des abimes au choc d'une
Jarne de fond.
L'abbé soupire. Une fois de plus, il constate que
la malice des humains a su créer de la douleur
avec les dons de joie que Dieu leur accordait.
L'amour qui fut donné aux hommes pour ensoleiller leur vie, l'amour loyal et fort, sans égoïsme,
qu'en a-t-onfait ?La plupart du temps un marché,
un leurre. Et lorsqu'en toute innocence et toute
franchise, un cœur s'ouvre pour aimer, trop souvent il n'aime qu'une chimère, un reflet de sa propre lumière. A la première épreuve, il s'apercevra
qu'il a créé un fantôme de tendresse et gaspillé sa
confiance.
Les blessures de cette sorte, même après Ic ,ll'
guérison, laissent l'âme en défiance. C'est un terrain trop profondément bouleversé pour q n'y
puisse aisément éclore un autre bonheur.
III
- Maria! Stup'idc fille ~ Vous m'avez brûlé les
clle\ (;ux ...
- Oh! mais non, madame la comtesse! En
yérité, je ...
- Non!. .. Je ne le sens pas, peut-être ... ça
empeste l'incendie.
- C'est le papier sur lequel j'ai essayé le fer .. ·
()ue madame la comtesse regarde pluto!. ..
�\1·\1J: ME
VICTORl~
cp
SI le papier est roussi, mes cheveux doivent
l'être aussi.
- Mais non. madame, j'ai laissé refroidir le fer ...
- Vous ète::; une raisonneuse, taisez-vous:
Maria leva les ~eux
au ciel et haussa les épaules.
Mal lui en prit. Elle n'avait pas réfléchi que si elle
se trouvait derrière le dos de sa maitresse, celle-ci,
placée devant la ~lace,
ne perdait pas un mouve
ment de la femme de chambre,
- Insolente! Je vous apprendr;.Ji ~l me respecter ...
La porte du cabinet de toilette était restée ouverte; l'élégante silhouette du comte Georges de
Pasq uavelle s'y encadra.
- Ma chère amie, ne pourriez-vous crier un
peu moins fort ?..
~us
allez ameuter l'hôtel.
Nous ne sommes pas ICI dans les pampas ...
- Dites-moi tout de suite que je suis une sauvage!
Et Mme la comtesse, bruyamment, se mil ü
pleurer.
NIaria, ayant d'ailleurs terminé les larges ondulations par lesquelles Mme de Pasqua\'elle e sayait
de dissimlder le naturel crépe lage de ses cheveu"
trop noirs, s'esquiva discrètemenl.
Georges regarda, sans atlendrisst:lllent, le visage
convulsé de sa femme.
- Vous avez tort de pleurer, Manuela, cela
vous rougit le nez, ct vous aurez tout le JOUI' des
poches sous les yeux ... Vous qui ètes si coquette!
Epouvantée, Manuela cessa immédiatement de
sangloter; elle se pencha vers le miroir, anxieuse
de ce qu'il allait lui révéler. Elle constata que son
visage, jadis d'une uniforme teinte dorée, se
tachait de brique aux pommettes, en dépit de la
couche de fard savammenl ét.dée. Ses larmes, sur
cc blanc gras, venaient, du reste, d'opérer des
ravages que Manuela entreprit fébrilement de réparer.
- Puisque vous n'ètes pas prête, dit Georges,
je sors san" vous ... Je vous laisse l'auto.
N'eiit été la cmintc de détruire de nouveau son
teint, la comtesse aurait encore ,fondu en larmes;
clic se cOlltc'nta de récriminer.
y
�142
MADAME VICTOIRE
N'était-ce pas horrible de penser que, ll1<lrié
Jepuis deux mois à peine, Georges songeait déjà à
sortir dans cette ville de perdi lion sans son épouse,
livrant celle-ci à tous les dangers de la solilude ? ..
Certes, Pepito, le pauvre cher !. .. n'aurait point
agi de cette façon ... Pourquoi Manuela n.'était-elle
pas restée fidèle à la mémoire de cet te perle de
mari 1. .. Une veuve ne devrait jamais recollvoler ...
C'est un gros pêché dont Dieu la punit.
Georges écoutait sans broncher, un petit sourire
en coin retroussant sa moustache, plus que jamais
conquérante. L'apologie de son prédécesseur ne le
troublait plus; il s'y était accoutumé dès le temps
de ses fiançailles. Seulement, alors, il s'appliquait
à en paraître afiligé, et affectait une jalousie macabre qui ravissait Manuela. A présent qu'il est Je
seigneur et maitre de la veuve de Pepito - et surtout de ses millions - il lui importe fort peu que
le mort soit louangé; les morts au moins sont
inoffensifs. Et plus il apprenait à connaître la nouvelle comtesse de Pasq uavelle, pl us Georges se
persuadait que cette orageuse personne aurait
toujours absolument besoin de comparer son mari
à quelqu'un, fûi-ce à une ombre. Le rival décédé,
à tout prendre, n'était pas gênant.
C'est à Nice que le beau Georges, sur les indicalions tenaces de M. Simon Tamise, a fait la connaissance et bientôt la conquète de cette Argentine
plus âgée que lui, pas belle, déjà épaisse et couperosée.
Il s'était, sans la moindre révolte, plié aux projets
de l'usurier, en travaillant à devenir le mari de
Manuela. Il se sentait au pouvoir de Simon, et
puis pourquoi aurait-il lutté? Le seul attachement
sincère de sa vie, son seul amour, il a dù le sacrifier, et il porte au cœur un double fardeau: sa
peine et le remords de celle qu'il a causée .•. Pauvre chère Toinon, si confiante en la vie, si joyeuse ...
qu'est-elle dovenue, seule dans Son malheur, du
jour au lendemain pauvre et abandonnée !. ..
Lorsque M. de Pasquavelle évoque l'image
d'Antoinette, cela est encore moins favorable à
Mme de Pasquavelle que l'évocation de Pepito ne
l'e:>t à Georges. Mais la comtesse ne so.upçonne
�~TADME
VICTOIRE
143
pas 1'existence de la jeune fille, ct l'id.5c ne lui vient
pas qu'une alltre femme puisse lui ètn.: comparée .
. Duranl quelques semaines, le plaisir nouveau
de pouvoir dépenser sans compter, sans redouter
l'arrivée d'exploits d'huissier, joint aux cajoleries
d'Ilne femme très éprise, a\'ait donné à Georges
J'illusion qu'après tOUI il pouvait encore se faire du
bonheur j mais ce ne fut qu'un bref éblouissement.
Il ne fallut pas longtemps à l'infortunée veuve de
Pepito pour se montrer, vis-à-vi de son nouvel
époux, d'une maladresse aftligcante, ses élans de
passion, loin d'atténuer cette maladresse, ne
faisait que la rendre plus lourde.
Un vertige prenait Georges à la pensée que toute
sa vie s'écoulerait au près de celle créat ure bavarde,
tapageuse, vulgaire, aussi encombrante dans ses
expansions qu'elle est harassante dans ses jérémiades.
De même que les personnes pieuses et prudentes
recourent, à l'heure de la tentation, à des oraisons
jaculatoires, ainsi lorsqu'il sent l'impatience le
gagner, et grandir en lui le désir de traduire eXactement à Manuela les sen timents qu'elle lui inspire, M. le comte de Pasquavene se remémore, en
un bref rappel, le ehilTre des rentes de sa femme .
Il pense à l'installation à Paris, aux voyages en
sleeping, li l'auto, etc., etc.,tout ce qu'il serail si
charmant de posséder s'il ne fallait pas accepter
M1111l1cla par-dessus le mar~hé,
et que celle-ci,
Ô cruauté du sorl! pourrait, d'un seul mot,
reprendre .
1VI. Tamise, sans pitié, avait réédité en faveur de
son l'rotég.: une plaisanterie connuc:
« En somme, mon chercOl11le, vous êtes, comme
VOliS le vo.die/., amoureux ... amoureux de la dot.
Il a';ai,t ~jolé,
gogucnard: H el la dot, voyez-volls,
ne' letllil ras. »
Aujourd 'hui encore, Georges s'elTorce de puiser,
dans )'ë"ocation du luxe qu'elle lUI a apporté, la
p;:lt,ience d'écouter Manllela geindre, tout en rég\;~
Iansant son fard.
- EnGn, ma chere, soit! Je yous attendrai
Mais je vous croyais décidée à courir aujourd'hui
les magasins de mode.
�MADAME VICTOIRE
Eh bien'?
Eh bien! je ne vois pas que vous ayez besoin
de moi pour cela.
.
- Au contraire l Comment pourrais-je choisir
des parures sans savoir si elles vous conviennent ?
- Elles Ille conviendront toujours si elles vous
plaisent.
- Ah! oui, vous pouvez parler ainsi ... méchant
bomme qui, toujours, critiquez mes toiletles et
dites que je n'ai pas le goilt parisien.
- Vous le prendrez.
- Si vous m'y aidez ... Georges, je voudrais
acheter des chapeaux ... Quelques-uns seulement
- je suis raisonnable - cinq Olt six en ce moment,
avec mes vieux, suffiront.
- En cfTel, ma chère, vous êtes fort raisonnable. Je redoutais de vous voir compter par
douzaines ... à cause de l'encombrement; vous
comprenez, à l'hôtel, on n'a pas beaucoup de
place ...
Ils sont à Paris depuis huit jours, retour de leur
voyage de noces, et ici, plus net, plus déchirant,
s'impose le souvenir d'Antoinette.
Sans démêler l'ironie, Manuela reprit:
- Il me tarde d'être installée chez nous .
Georges eut un serrement de cœur. « Chez
nou
~ ! » Ces mots-là précisèrent le rêve mort, et sa
femme lui parut plus déplaisante. Il en veut davàntage ~l Simon Taraise de l'avoir contraint à s:\crifier son amour. Il n'y a cependant. qu'un seul
coupable, Georges lui-m ême. En gaspillant sa
fortune, en gâchant sa jeunesse, il a manqué sa
vie et choisi son malheur.
Une heure plus tard, le comte et la comtesse de
Pasquavelle pénétraient chez Clarisse, rue de la
Paix. Pas d'étalage. Derrière la glace, des rideaux
de soie citron, tendus à mi-hauteur et, au-dessus,
l'Il lettres d'or) ce nom qui doit suffire à tenler les
initiées: l( Clarisse ». Inutile que cette princesse
de 1:1 llleJlI ,' melle l'n montre des modèles. On sait
(lUl', la porle fran c llic - une parle "ailée comme
les,vitrines - on pénétrera dans Je palais du goût,
ct
du moins dc cc que le caprice d'aujourd'hlli
�MADAME VICTOIRE
145
un peu celui de demain - admettent tumme étant
le bon goüt; il serait puéril de Ic discuter. Les
dames d'un certain âge - (entends celles,-de plus
rares, qui rcconnaiss.cnt n'avoir plus trente
en plu~
ans - ne vont pas chez ClarIsse, et ell es font vrai;ment bien : on ne s'occupe pas le moins du monde
ici de leur peu intéressante catégorie. Les femmes
jeunes, mais aSsez dénuées pour ne pou voir payer
quinze louis l'assemblage, par les mains de Clarisse, d'une vingtaine de francs de fournitures,
feront bien, elles aussi, de ne point s'inquiéter de
cc qu'on voit derrière les rideaux citron. Et, si
je ne craignais d'énoncer une hérésie, je donnerais le même conseil aux personnes jeunes, fortunées, mais assez a1'riérées pour faire entrer,
dans le choix d'un chapeau, la volonté de ne pas,
s'enlaidir. « Cela me sied », ou « ceci ne me sied
pas ) sont des phrases de grand'mères. De notre
temps, les modistes comme Clarisse ont trop le
sentiment de leur importance et de leur infaillibilité pour se tourmenter de celte question secondaire, embellir' la cliente,' s'il fallait s'inquiéter
d'harmoniser les chapeaux avec les visages, le
métier deviendrait impossible. C'est aui' visages à
s'accommoder aux chapeaux, et ils s'y appliquent,
les malheureux ... Mais que voulez-vous, il y a des
tâches impossibles!
La comtessc Manuela, de par l'âge C] u"elle avoue,
ct son argent, est une clientc tout indiquéc pour
Mlle Clarisse. Malheureusement die n'a pas
cncore Je goût assez parisien pour choisir, en
s'extasiant, un chapeau qui la rend nITreuse. Elle
s'inquiète encore de ce détail!
Assise dans l'un dc ces minuscules boudoirs en
enfilade, qui servcnt de salons d'essayages, elle
contemple avec un peu d'eITnremcnt, dans le jeu
des triples glaces, les divers aspects de sn grosse
figure où, décidément, le maquillJge tient mal et
CJlle surmonte un quelque chose 'qui, af{jrme la
vendeuse, cst un chapeau,
Assis sur un pouf, la ~ane
au mcnt?n, Georges
dissimule sa consternatlOll sous un ::\11' dubitatif.
- Celui-ci; déclare la Vçndellge, cst un vrai
petit hijou!
�MADAME VICTOIRÈ
Manucla tourna vers son mari un regard d'angoisse que la vendellse appuie d'un ton autoritaire, dictant la réponse.
- N'est-ce pas, monsieur, que celui-ci est charmant?
Georges se tai t.
- Je ne trouve pas qu'il soit très seyant, hasarde
Manuela.
Les lèvres de la vendeuse ont un petit sourire
de dédain.
- Oh! naturellement, il faut s'y habituer. ..
- C'est que voilà, dit Georges, on ne s'habitue
pas ...
Il pense à bien autre chose qu'au chapeau et
accenlue:
- On ne s'habitue ras du tou!. ..
- Nous allons en voir un autre.
Et la vendeuse, décou ragée, va demander aide
et conseil à « Mademoiselle ».
- Je ne sais}1as, moi, ce qu'il faut lui essayer
il celte grosse ... Elle trouve tout laid ... sur sa tête,
n'est-ce ras?
Mlle Clarisse hausse les épaules, impatiente:
- Eh bien! on la connaIt, cette espèce de
clientes-là. C'est à cause d'clIcs que j'ai imaginé,
,:olTIme les couturiers ont leurs mannequins,
d'avoir une essayeuse qui fait valoir le chapeau .. .
OCI est-elle, l'essayeuse-?
- Elle était occupée.
- Voyez si elle est libre. Je vais trouver celte
dame, moi ...
Manuela, affaissée, faisant la moue, se ranima à
l'entrée cie Clarisse dans le boudoir. Tout de suite,
:l la vue de cette él~ante
créature dont la laideur,
kt force J'art, arrivai! à être pil'e CJue la beauté, lui
ru t un récon for!. El le la pressentit tou te-puissante,
il la façon des bOIl nes fées.
- On n'a rien su YOUS montrer qui YOUS plaise,
mndnme?
- Oh! non!
- Cela m'étonne ..• Vous devez être très tacile
à coiner. Seulement, n'est-ce pas, sur soi on ne se
rend jamais bien compte d'Ull chapeau, à la main
non plus.
�MADAlIiE VICTOIRE
<":ependant. "
Nun, non, madame, je vous assure .. , Croyezmoi, j'ai l'experience ... Nous avons ici une personne afTectée à l'essayage des chapeaux devant
les clientes. Vous allez voir. Vous remarquerez
comment .elle est coiffée ... La ligne exigée poùr
les nouvelles formes: vous deve?, l'adopter, alors
les chapeaux qui vous auront plu sur sa tète vous
iront aussi bien .. . Ah! la voici. Veuille?' essa vcr
pour madame, mademoiselle.
.
Clarisse se retourne, troublée par un bruit sec:
la canne de Georges vient de tomber. II se baissa
pour la ramasser, mais deux fois ses doigts
l'elfleurèrent sans la saisir, parce que sa main
tremblait.
L'essayeuse, coiffée d'un « petit bijou », malgré
lequel elle restait jolie, penchait la tête, se tournait, se retournait. Elle Uv regardait pas M. de
PasquaveJle, elle ne voyait pas Manuela; son
regard demeurait perdu, insaisissable, son sourire
de commande frémissait à peine. Cependant
Mlle Clarisse profi ta d'un cban-gemen t de chapeau, pour demander à mi-voix à l'essayeuse:
- Etes-vous soulTrante, Antoinette, vous êtes
livide ? .. Non '1... Il faudra mettre un peu de
rouge.
Antoinette fit signe que oui, et se remit à tourner, avec un autre chapeau.
- Penchez-vous un peu ... reculez ... Non, rapprochez-volis, ordon nai t Manuela.
Et Georges aurait voulu crier: «Assez! Assez!
je vous défenJs de lui donner des IJrdres ... mème
Je lui parler !. .. Allons-nous-en ... l)
Mais il gardait ses dents serrées. et sentait ses
genoux si (aibleH qu'il pensait: « Je ne pourrai
pas me lever ... »
- Oh! s'écria tout à coup Manuela, celui-là
est joli ... Voulez-vous me le mettre?
- Coitfée comme vous l'êtes, madame, déclara
péremptniremen.t C1aris~,
naturellement, il v<?us
siéra moins; maiS une fOIS votre chevelure blell
disposée ... V<?us avez des cheveux, a~l1irbes
...
Voyez-vous, il faudra le {?oser aII1SI ... plus en
'\Vall! ... vous n-: pouvez pas Juger.
�i\IADAl\IE VICTOIRE
-
Regardez, Georges, Implora la comtesse.
Il regarda, lin instant seulement, levisage piteux,
commun, ridiculi sé par ce chapeau trop jeunet,
puis il reporta les yeux sur Antoinette. Et alors k
regard de la jeune fille croisa le sien. LI y lut un
tel mépris qu'il sentit sa figure s'empourprer, pui~
blêmir.
.
- .Te prendrai celu i-là, dit Manuela. J'en alri~
voulu d'autres ...
- Nous reviendrons! déclara Georges.
Il ne po'uvait plus supporter ce supplice.
Sur UI1 signe de Clarisse, Antoinet1e s'éloigna .
Est-ce qu'il vous plait, Georges, mon cha·
pe:lU, vous ne dites nen... Pensez-vous qu'il
m'ira?
- Que voulez-vous que cela me fasse? répon.
dit le comte, hors de lui.
Manuela eut un haur·le-corps, ses yeux. s'embrumèrent de colère autant que de chagrin. Clarisse se détourna pour sourire.
IV
M. Crescent interrogea la pendule. Quatre
heures allaient sonner, la visite attendue ne pouvait plus tarder. Depuis plus d'une semaine, aussi
régulièrement qu'un employé ponctuel à son
bureau, l'abbé Brémont se présente à quatre
heures cher. l'infirme. Sa première visite eut lieu
le lendemain du jour olt Clotilde a conduit Antoinette chez l'abbé. La jeunc fille l'avait timidement
prié de venir voir son père, sachant quel réconfort la IJon é se reine du prèlre pourrait ètre pour
l'inGrl11e. Arrivée auprès de l'abbé avec un cœur
défiant, une âme contractée pal' la peur que maladroitement on n'avivesa souffrance, Antoinelleest
repartie consolée, espérant, elle qui ne~a
vait plus
espérer.
- Tu verras, père, a-t-elle dit à M . Crescent,
'Ille la pensée de recevoir un étranger ne ch<lr-
1
�~[A1J:\rE
Vlr:TOIRE
mait guère, lu verras! Son regard seul, ~i bon, si
ferme, donne du courage. Quand il parle, il
semble que tout soit facile, qu'en dépit de tout
l'on pourrait être heureux. Reçois-le sans crainte:
il ne te fera aucune question sur le passé. Tu resteras pour lui ( M. Pierre », et s'il devine que
ce nom en cache un autre, il ne tentera pas de
t'arracher des confidences. II a promis de me tl'OU\'er une occupation qui ne me retien ne pas trop
longtemps éloignée. Ce sera sans doute très difficile ü découvrir. Eh bien! l'abbé Brémont me
parait tellement avoir, comme on dit au Palais,
« l'oreille )) du bo n Dieu, qu'il m'a suffi de l'entendre promellre de chercher pour me convaincre qu'il réuss ira. Clotilde dit: « Le :Père
peut tout ce qu'il veut... ) Je comprends très bien
qu'ell e en soit persuadée.
L'abbé Brémont a réussi. }1-a réussi par ce que
les incrédules appellent un heureux coup de
hasard, et que le Père, plus justement, reconnaît
être « un coup de la Provid ence ». Ils sont fréq uents su r la route du prêtre, ces miracles d'à-propos qui répondent à ses prières, et l'abbé Brémont, quand il en parle, dit avec une sincérité
naïve, comme pourrait le dire le protégé d'une
puissance humaine qui se sen tirait comblé et
favorisé de passc-droits : « Yen suis confus !. .. »
Cette expérience de la bonne volonté du Ciel à
exaucer ses prières ne fait pas que « le Père »,
son oraison finie, en attende le succès, les mains
jointes, dans l'inaction. Il s'active, au contraire,
se ,démène, comme si de ses seuls etforts dépendaLt la réu ssite. « Aide-toi, le ciel t'aidera ... »
L'abbé, cette fois, a fait appel à ses plus intelligentes paroissiennes. Il leur a dit: «( Voilà ce qu'il
nouS faut, comprenez bien: un emploi de quelques hell l'es seulement par jou r pour une jeune
fille qui ne peut pas devenir ouvrière, non par
sot orgueil, mais parce que, n'y étant pas du
tout préparée, ell e ne ferait rien qui vaille. Je me
rends comple cie la difficulté que vous aurez, mes
petites enfants, à procurer cela à ma nouvelle protégée, mais il le faut absolument. .. Allez, que le
ciel vous aide! Il
�MADAM E VICTOI RE
Pleilles d'impo rtance, les petites ont promis de
:;'cn occupe r. Et le surlend emain, l'abbé vO\ait
arriver chez lui une roussot te, un peu trop fardée,
à son goût. .. Mais, que voulez-vous, ces maudit es
taches de rousseu r à cacher ... Et puis; enfin, ce
n'était pas le momen t de gronde r. La gamine arrivait, triolD phante .
- Mon Père, si seulem ent c'est qu'elle est jolie,
votre protégé e, j'aurai son affaire ... pas pour longtemps, par exempl e, un intérim , comme on dit. ..
Elle est jolie, dites, monsie ur l'abbé, voire protégée?
- Jolie?
L'abbé réfléchit. Il avait pris garde, surtout , à
l'air mélanc olique, à la droitur e du regard de
Mlle Pierre. Il fit un eŒort de mémoi re, reconst itua le visage délicat, au teint transpa rent, et
affirma en(J n, satisfatl.
- Oui, oui, je crois qu'elle est très jolie.
- Et du cheveu ? .. Je veux dire, mon Père, de
beaux cheveu x? ... Brune, blonde ?
- Attend ez donc ... blonde, oui, j'en suis sür;
blonde. Mais je ne vois pas ...
- Ça, c'est une veine, parce que Mlle Clariss e
tient au blond. Je sais bien, y a des postich es, mais
pour les fournir , ça coüte ... Vous savez qui,
Mlle Clariss e?
- Heu .. . voyons ... La petite J\largu erite Pieux
travaill e chez elle ... Clariss e, elle vend des chapeaux?
- Juste! Vous en avez une mémoi re, mon
Pt:re! Vous savez comme ça le nom de no:;
patronn es, à toutes?
- J'en oublie bien qut:lques-uns. Mais t::-.pliquez-m oi poury,uoi Mlle Clariss e désire employ er
une blonde ?
- Oh! e'est un truc à elle, imaginez . Vous
avez remarq ué, c'pas, comme des fois y sont pas
Oat teu rs les chapea ux li u'on fai t, cette saison?
- Ah! non, vraime nt, non, .mon enfant, je
n'ava,is pas remarq ué ... Vous savez, les chapea ux
de dames ...
- Oui, naturel lement . Mais, tout de même,
dans la rue, une person ne qu'est bien ou mal cha-
�\' ADAME VICTOI RE
peautée , on peut se dire: « Ça c'est "hic! » ou:
« Quelle bobine! )l
- Cette exrress lOn, dit le prêtre en retenan t
un sourire , ne m'est jamais venue à l'esprit .
- Vous ne faites pas atlcn1io n : vous avez tan1
d'autre s affaires en tête ! ... Eh bien! Clariss e a
réfléch i à lme chose. Elle s'est dit comme ça :
« Chez les couturi ers, on voit de grosses dondons qui choisis sent et achèten t un modèle parce
qu'on le leur montre sur le dos d'une belle fille
faite au tour ... Alors, moi, pourqu oi que je ne
rempla cerais pas les manneq uins des maison s de
couture par des essayeu ses de chapea ux? Un
galuri/ I, si extrava gant qu'il soit, posé comme il
l'au1 sur une tète bien ondulé e, au-dess us d'une
jolie figure toute jeune, paraltr a toujour s épatant ... Et les dames sur le retour, avec des chichis mal teints et des bajoues , le prendr ont, dans
l'idée qu'il les rendra jolies, elles aussi. Voilà!
vous com prenez?
- Un peu. Mlle Clariss e prendr ait ma protégé e
pour essayer ses chapea ux devant les cliente s?
- Voilà. L'essay euse d'à présent va se marier ...
y en a qu'ont de la veine, monsie ur l'abbé!
- Le mariag e n'assur e pas toujour s le bonheur, mon enfant.
- Non, monsie ur l'abbé. J'en sais quelqu e
chose. Papa est mor1 alcooli que ... et ce qu'il rossait maman !... Enfin, quoi, chacun sa chapee . Je
disais: elle ya se marier dans un mois. Alors elle
a demand é ses après-m idi pour prépdre r son
trousse au, soi-disa nt. .. moi, je crois que c'est
pour sc balader avec son fiancé ... Oh! puisqu' y
vont convole r, y a pas de nwl, ç'pas, monsie ur
l'abbé?
- Espéro ns-le . .
- C'est Zoé elle-mè me y. ui m'a di t ça, je l'ai
rencon trée chez une amie.
Zoé?
- L'essay euse.
bien.
- ~h!
- La patronn e lui a dit: Trouve z-moi quelqu'un de chic pour vous rempla cer, et alors je
vous donne cOllgé \'US après-m idi.
�MADAME VICTOIRE
Tout de· suite j'ai pensé à votre demoiselle qui
che rche à s'emploxer ... Faudrait qu'elle ~ile
se
présenter aujourd hui, si elle peut, demain au
plus tard, chez Clarisse ... qu'elle demande Zoé ...
L'abbé, ravi, a congédié la petite roussotte,
sans vouloir lui reprocher, pour ..:etle fois, d'avoir
mis du blanc liquide à son museau et, oui, certainement, un peu de noir à ses cils roux ... et il a
couru chez M. Pierre.
Un mois d'occupation assuré, c'est peu, mais
d'ici le mariage de Zoé, qui sait? On aura peutêtre trouvé au tre chose ... El, afin qu'Antoinette
puisse aller à son travail sans inquiétude, l'abbé
lui a promis de venir, chaque jour, passer une
heure - plus, s'il le peut - près de l'infirme.
Il n'a pas fallu longtemps au Père pour dissi per
les métiallces de M. Crescent; il l'a gagné comme
il a gagné Antoinette, tou t naturellement, par la
simp le émanation de bonté, de force courageuse,
de pitié de son cœur d'apôtre. Et c'est aussi son
inf1uence, ses conseils qui onl lait accepter, par
Antoinette, 'ces fonctions d'essayeuse ... Elle eût
ai\l1é à travailler dans l'ombre, sans risquer de
rencontrer des yisages naguère connus. Que
cle\'iendra-t-elle si des amies des jou rs heureux
viennent chez Clarisse? Mais la pauvre Mlle Pierre
n'a pas le droit de repousser, par orgueil, ce
gagne-pain . Elle est au bout de ses ressources:
faudra-t-il imposer à l'infirme des privations '?
Devant son père, elle a affecté cl'ètre enchantée
de son emploi : « C'est très amusant, père, je
l'assure! »
Et lui, obstiné il rêver d'Ull miracle qui rendra
i"t Antoinette le bonheur et le luxe qui la parait si
hien, se prend à espérer que, dans le magasin de
Clarisse, Toinon fera quelque rencontre merIcilleuse.
Durant ces heures de solitude, il compose tout
un joli et invraisemblable roman, dont sa fille
deviendra l'héroïne heureusc.
Aujourd'h ui encore, en atlendan t l'abbé Brt-mont, M. Crescent a caressé ses chimères. Et
lorsque le prètfc arrivC', tout de suite, il les lui
confie.
�MADAME VICTOl.RE
153
L'abbé svurit, indulgent à ces illusion qui
aident l'infirme à supporter le dur présent. Maiti
si le prêtre a vu bien des difficultés s'aplanir,
bien des tristesses s'adoucir et, parfois, se muer
en joie, il n'a guère vu de ces féeriques transformations d'existence comme celle qu'imagine le
père d'Antoinette.
-- Ma fille, dit tout à coup M. Crescent, a
éprouvé une grande déception, la pire de toutes.
Elle a dû mépriser l'homme à qui son cœur s'était
donné pour toujours, croyait-e ll e ... C'est très
amer.
- Oui, soupire l'abbé Brémont, très amer, et
trop fréquent, hélas!
- Vous êtes si bon pour nous, monsieur l'abbé,
vous avez, dès l'abord, inspiré tant de confiance
à ma chère petite Toinon, que je suis cerlain d'être
approuvé d'elle, si je vous dévoile notre triste
histoire ... Mais ... Ecoulez ... 011 dirait le pas d'An·
toinette ... à cette heure ...
- Oui, dit l'abbé, c'est elle.
La porte venait de s'ouvrir sous une brusque
poussée; Antoinette, pale, les yeux brillants, venait droit à son père, et sans paraître voir le
prêtre, jetait, la voix étouffée:
- Devinez-vous pour qui j'ai essayé des cbapeaux tout à l'heur~
... pour la femme de Georges ... et il était là, lui .. .
Elle haletait.
- Ma pauvre enfant!
- Ne me plaignez pas, père ... Ah! monsieur
l'abbé, je vous demande pardon ... J'ai crié ma
l:olère devant vous qui ne savez pas ... et ne vous
ai pas salué ... Je suis un peu émue, vous voyez ...
Elle tàchait de sourire.
- Je peux bien vous dire ... Le comte de Pasquavelle a voulu m'épouser quand j'étais riche,
m'a laissée là, tont simplement, le jour où j'ai été
pauvre, et en a épousé une autre ... voilà tout.
- Le comte de Pasqua\'elle!
- Vous le connaissez, monsieur l'abbé, s'écrie
l'infirme, hors cie lni, vous connaissez ce misérahle làche ...
.- J'ai entendu son nom, répond l'abbé.
�154
MADAME VICTOIRE
Et le prêtre songe au conseil qu'est venu demander Jean Didier. Sachant la fou rhcrie du fiancé
d'Antoinette, devait-il accuser ou se taire'? Hélas!
pourquoi l'abbé n'a-t-il pas fait au jeune homme
un devoir de tout révéler en dépit de ses scrupules
de conscience? Mais ces scru pules, le prêtre les
comprenait trop bien pour ne point les respecter.
Quelle difficulté, parfoi s, à distinguer nettement
la vraie voie!
Ainsi, cette inaccessible jeune fille dont Jean a
dû fuir la présence, parce qu'elle lui était devenue
trop douloureuse; ce père ambitieux gui ne trouvait pour l'enfant gâtée rien d'assez beau, il a suffi
de quelques semaines pour en faire ces deux
épaves: un infirme et Antoinette Pierre essayeuse
chez Clarisse! L'abbé se taisait, oppressé; il atteuJ,lit, sans vouloir les provoquer, des confidences
plus comp'ètes, pour dire à ces malheureux: « Je
sais votre passé. »
- Monsieurl'abbé, reprit Antoinette, ne croyez
pas gue je souffre encore. Je ne sais comment
sont fait:.; les cœurs en gui l'amour peut survivre
à l'estime; ayant appris à mépriser M. de Pasquavelle, je ne saurais l'aimer. Mais la plaie d'orgueil
est toujours saignante en moi, et revoir cet
homme ainsi ... qu'il me trouve dans ce rôle ...
Ah!. .. Je m'en veux de n'être pas au-dessUl cie
ces petitesses ... Il faut me pardonner.
•
- Ma pauvre enfant!. .. Je ne puis vous blâmer
d'un sentiment si naturel quoique injustifié. Le
triste rôl anjou rd'hui n'était pas le vôtre; il Y a
toujours de la noblesse dans le travail, si mu leste
soi t-il. Il vous a vue gagnant votre pain, vous
l'avez vu, vous, auprès de la femme riche à laquelle
il s'est vendu. Si l'un de vous devait courber le
front, c'est lui; et, pour si vil qu'il soit, il n dû le
sentir.
- Oui, di t Antoinette, je crois qu'il Cl eu honte ...
plus que moi. Mais je me suis sentie si ébranlée
que le cou rage m'a manqué pour rester au magasin
jusqu'à ~e soir. J'ai prétexté une migraine; Clarisse, ayant remarqué ma Pilleur, 111'a laissée partir ... et me voici. Ce n'est rien. Demain, j'aurai
oublié cet incident qui ne se renouvellera
�MADAME
pas,
VICTOIRE
car M. de Pasq uavelle saura p':l'à sn femme cie changer de modiste ...
je ne sais si j'aurai le courage de restcr
b -bas ...
- Comment est-elle. cette f~m
e ?
demanda
\Il. Crescent.
Un éclair de malice égaya les yeux cl' Antoinette.
Elle est tout il bit telle lpl C je le pourrGis
~ o\lhaiter,
si j'aimais encore M . de Pasquavelle.
- Je comprends, dit l'infirme.
Et lui aussI eut un sourire .
Ce fl1t tonte la vCllgeil'nœ de Toinon.
~ ;uader
( ~epndat,
j'ima~ne,
v
En quittant Je magasin de Clarisse, Mme de
Pasqlluvelle, d'une voix. enrouée par les larmes.
donna J'ordre au chaufTeur de la ramener à l'hôtel.
Georges monta près d'elle sans protester; que sa
femme renonce aux dix ou douze courses inscrites
<;111' son carnet, cela le laisse fort indifférent; il ne
songeait pas plus à s'étonner de ce changement
cie programme «u'à s'inquiéter de la mauvaise
humeur - ou plutùt de la fureur - de Manuela.
Enfoncé dans son coin, il revbyait Toinon dans
un rôle de docile poupée. Toinon! Sa fiancée
triomphante, la rayonnante jeune fille cie naguère,
condamnée à ce métier navrant ! ... « Si Je l'avais
épousée, songeait-il, si j'avais eu ce courage ...
n'au rais-jc pas su gagner àssez L'ou r nous fairé un
peu de bonhcur? Peut-être ... El Je bonheur pour
moi c'est l'Ile, elle seule, que j'ai perdue par m:J.
faute.» Des larmes lui montaient aux yeux,dont il
eut honte.
Manucla, geignante et rageuse, se plaignait.
VOLIS ne m'aimez pins ... Vous ne m'avez
jam ais aimée ... Me truiter ainsi, devant des étrangères!. .. Pourqn o i m'avoir épol1 sée ? D'autres me
recherchaient qui. eu x . ét ~ i e nt épris de moi, ct je 1e r,
�·MADAME VICTOIRE
ai repoussés pour vous, indigne de ma tendresse ..•
Georges à qui avait échappé le début du discours, àbsorbé qu'il était en ses pensées, entendit
la dernière phrase et répondit, convaincu:
- Vous avez eu bien tort.
Ce fut', heureusement, à l'instant juste où l'auto
s'arrêtait devan~
l'hôtel, ce qui permit à Manuela
jusqU'à la minute où elle eut regagné
de r~pime
sa chambre, l'explosion cie sanglots et de cns que
valaient bien ces mots cruels.
M. de PasquavelIe, machinalement, suivait sa
femme. II se laissa choir dans un fauteuil, sans
penser à se débarrasser de son chapeau, qu'il
repoussa seulement en arrière, ce qui, avec sa
mine défaite, lui donnait cet air un peu aITalé
qu'ont les hommes du peuple au retour des enterre·
ments pendant la halte chez le mastroq uet? et les
hommes du monde au matin d'une nuit de fête.
De nomeau, les plaintes de Manuela glissaient
sur 1ui sans l'atteindre. II se demandait, le cœur
serré: « Que pense-t-ellc de moi ? .. Comme elle
doit IllC mépnser ... Pauvre Antoinette ... Pauvre
jolie Toinon ... elle m'aimait bien.,. »)
- Je divorcerai!
. Manuela a-t-elle crié plus fort ces mots ou
frappent-ils Georges simplement parce qu'ils cristallisent une pensée encore flottan te en lui, mais qui
est née tout à l'heure, dans le magasin de modes?
Il regarde Manuela sans répondre,. les. yeux
agrandiS de rêve ... Et, brusquement, tl qlulte la
cha~1bre
de sa femme et gagne son appartement.
DJvorcer! Se débarra.sser de cette Manl1ela encombrante ct vulgaire! Elle reprendra ses million s 1. .. Eh bien, qu'elle les reprenne .. , A quoi
serviront-ils à Georges s'il ne pcut se payer dn
bonheur? ... Epouser Antoinette 1.., Déjà il cherd1C un feuillet de papier, llne enveloppe. Il va
écrire à la jeune fillle, tout de suite, lui dire sa
résolution, obtenir son pardon en lui a\ 011ant
qu'il a voulu l'oublier, mais qu'il voit bien. à présent, qu'il ne le pourra jamais, jamais ... L~:,
lemmes pardonnent toujours,
Il commence ... Il écrit d'un style éloquent,
parc" ql1f' snn crrl1r l'entraine\cf qu'il est ~incère,
�MAlJA1\lE VICTOIRE
1~7
enfin, vis-à-vis Je lui-mt:ll1e aussi ... Et puis, soudain, il s'arrête, sa plume roule sur).e papier ...
Georges s'accoude sur la lettre commencée et,
les poings serrés sur ses tempes, il laissa déborder
sa peine en un fiot de larmes, qui tombent sur les
mots de repentir, les mots si vains, ct les eITacenl.
Folie! Folie! Divorcer pour épouser Toinon!
Lui ofTt'ir, il elle dont il connat! l'éducation religiwse, ce simulacre ridicule, cette formalité consacrant l'inconduite qu'est le mariage civil de
divorcés !. .. Ne serait-cc pas ajouter une oITense
de plus à l'injure de l'abandon"? .. Et d'ailleurs,
quand même cet obstacle n'existerait pas entre
Georlles et Antoinette, Simon Taraise, Simon,
qui il est pas encore remboursé et tient Georges
entre ses griffes, ne permettrait point il sa victime
d'échapper au bagne ... Et s'il ne peut l'y retenir,
ses moyens de Yengeance sont prêts. Ah! les
mailles 'sont bien scc1lées de la chaIne du forçat! ...
Alors, oubliant qu'il vient de reconnallre une
autre impossibilité il son retour vers Antoinette,
une impossibilité toute morale dans laquelle
M. Taraise n'entre pour rien, Georges sent gronder en lui une colère haineuse, un goùt de meurtre
dont il s'épollvante. Il a besoin de vepgeance,
hesoin de frapper, d'assouvir toutes ses rancunes
contenues jusqu'ici. D'abord, sa soif de détruire
s'attaque il la lettre inutile; il s'acharne il la déchirer. .. Puis, ces gestes de rureu r l'excitant davantage, sans passer par la chambre de sa femme, où
Manucla pleure bruyamment, il sort.
VI
lVlme Victoire, cie plus mauvaise' grace que
jamais, alla ouvrir. Elle avait laissé le visiteur
sonner deux fois - et de quelle façon impérieuse!
D:1l\s la petite antichambre obscure elle tenla
de voir le visage de cc client. Il lui sembla l'avoir
cléj?l "II yc·nir quelque," !1Hlje; plue; tc",1.
�).lADAM E V!CTOI RE
Monsie ur, dit-elle , ne va guère bien. Il vaudrait mieux qu'il ne reçoive pas trop de monde.
Pour toule réponse , une carte fut tendue à
Victoir e. Elle la prit, hésitan te.
- Monsie ur tient à ce que j'averti sse mon maître?
-Abso lumen t.
Victoir e obéit. En pénétra nt dans le bureau plus
clair, avant de remettr e la carte à M. Taraise , elle
lut: Comte George s de Pasqua velle » et haussa
les épaule s: les titres ne l'éblou issaien t pas.
M. Tamise , lui, en lisant ce nom, témoig na une
surpris e méfiant e. La premiè re des échéan ces
conven ues lors du mariag e du comte n'étant pas
encore atteinte , il n'y avait pas grande chance
gue George s tint à la devanc er. Alors, que voulait-il'? ce client sur lequel il a fallu faire de si
grosses avances que M. Tamise a, pendan t quelqu e
temps, bien tremblé pour son argent.
Ce que veut George s ? .. Oh! M. Taraise Je sut
dès l'entrée cie son visiteur . A brflle-p ourpoin t,
avant même que Victoir e se soit éloigné e, le comte
jette à la face de l'usurie r sa haine mépris ante; les
injures pleu\'en t et les menace s.
M. Taraise n'en est pas autrem ent stupéfa it, ni
Mme Victoir e, qui referme la porte de sa cuisine
pou,' ne pas entend re les éclats de voix. Ce client
furieux n'est pas le premie r de son genre. Il y a
parfois de belles scènes dans le petit bureau de
M. Simon ; d'ordin aire, elles sont aussi brèves
qu'inut iles. L'usuri er a beau ieu pour traiter
de haut ses victim es: que peuven t-elles contre
lui?
Cha~ue
fois, il répond qu'il e!'t fait à l'ingrat itude humain e. Il est doux, onctue ux, d'une indulgence mélanc olique, jusqu'à l'instan t où, en ayant
assez, il impose silence à l'ingrat pnr une objurgation péremp toire, une sourde menace autrem ent
valable que ces criaille ries impuis santes et ces
révol tes de· mouton s de trop près tondus. Mais
George s de Pasqua velle est venu, pOllssé par tOLl1
ce que sa nature dévoyé e a encore de force et
d'énerg ie; une énergie , une force qui, détourn ées
du bien, pourro nt faire de lui un crimine l.
Li'l, d:1ns ce timir crllcajotl si facile à briser', se
�MAI; \r..IE VICTOIRE
trouvent ses lettres, ~es
reçus, les preuves de
toutes ses faible ses. Il les lui fout. Il va les
reprendre. Dé gre '! li ne doit 11"S l'espérèr ... hé!
bien, tont pis.
M. Tari~e
crâne. mais une secrète inquiétude
croit en lui. Je ne saisquoi de farouchement résolu
dans le regard de Georw!,; lui donnl: envie de
sonner Victoire, pour l'aIder à mettre dehors cet
énergumène . Comme l'a dit sa servante, il ne va
guère bien. Son cœur lui joue de mauvais tours
et son cerveau, à certains jours, a peine à enchainer des réOexions tout à fait lucides; c'est l'organisme entier qui ré"èle tout à coup une grave
usure. Et M. Tamise pense, non sans regrets, à
obandonner ce qu'il appelait ses alTaires, à 4uitter
Paris pour aller quelque part, au bon air, se soigner sans tracas, et retrouver, dans le repos des
champs, la vigueur qui s'en va.
Physiquemen·t ébranlé, Simon n'est plus de
taille à en imposer à ce client grincheux. Il tend
sournoisement la main ver5 un timbre mis à sa
portée. Il n'a pas le tem p de l'atteindre. Georges
a vu le geste et le prévient; '\1. Taraise. saisi aux
épaules, est rejeté dans son fauteuil, solidement
maintl:lHl et les injures reprennent plus violentes,
dites de tout près, à présent, d'une voix qui, pOUl'
être plus assourdie, n'en parait au vieillard que
plus etfrayante. Il a peur. Il voit un arrêt de mort
clans les yeux du comte, luisant à deux pouces
des siens. Il se sent si faible, si faible, et voudrait
crier ... Sa bouche s'ouvre toute grande, mais
aucun son ne s'en échappe. Sa face st: contracte ...
l'air lui manque. Ses traits se révulsent .. . el brusq uement, comme un pantin dont les !icelles ont
cassé, il s'affaisse, sa tète relomh sur sa poitrine .
Georges, dégrisé, recule. Un inslant il regarde
ce corps immobile, ce visage qui se violace et une
terreur horriGée !e paralyse ... Il n'a pas rrappé et,
cependant, se sent meurtrier. .. Un frisson nerveux le secoue. Il prète l'oreille.,. Vient-on '? Vat-on se saisir de lUI? .. Il dira qu'il n'a point tué,
menacé seulement, l'émotion a rait le reste ... On
ne Je l.roira pas ... Ouel silence!... Autant il
redoute d'entendre quelqu'un approchpr, autant
�}JAD
). I~
VICTOI RE
il vouclr::tit que l'oll l'Înt. Celte pen!" et ce désir
se com bat tent, angoi ssants.
Person ne ...
La servan te n'aura pas l'idée cl!.! sC' présent er
S::tl1S i!tre ::tppelée ...
George s n':1l1rait qU'à prendr e, dans la poche
du mort, les clefs dont il voit le bossela ge sous
l'étoff'e mince. 11 pourra it ensuite ouvrir Je tiroir,
y cher~
ces pa~ie's
maudit s qui l'on fait esclave ..
Pourqu oI ne le faIt-Il paIllt? La pensée même ne
lui en vient pas. Il n'a plus qu'une préocc upation :
gagner la porte sans frôler le cadavre ... Une
sueur [roide gli sse sur sa nuque ... Il a les lèvres
sèches, ct il ne détourn e ses yeux du mort que
pour regarde r ses mains. C'est fou ... COlllment
seraien t-elles sanglan tes, elles n'ont pas tué, ses
mains. C'est fou ... fOll! Et puis, en une second e,
terreur , hésitati ons, ré(1exions maladiv es se
mu&nt dans un élan de fuite.
Il s'en va, vite, mais avec pruden ce. Il a le pas
léger et sür du malfait eur aguerri , une extraor dinaire adresse à se mouvo ir, un sang-fr oid soudain
qui l'envah it sans raison el n'est que l'instin ct
[mi mal de la défense.
En parvena nt sous le porche de l'hôtel, George s
reprend conscie nce de lui-mêm e. Que s'est-il
passé? A-t-il r~vé
? ... Quand il est sorti tout à
l'heure , le même chasseu r était là, veillant à ouvrir
et à fermer la porte vitrée. Le gérant, à son
bureau , établiss ait, comme il s'y occupe encore,
les compte s de ses hôtes, et là, dans ce coin, on
voyait déjà ces malles et ces courroi es, prêtes
pour un départ. Rien n'a bougé, il semble qu'aucun temps ne se soit écoulé depuis que George s a
vu ces choses .. . et cepend ant. ..
Il obéit à la muette- invitati on du groom qui, en
le voyant, a ouvert l'ascen seur ct s'apprè te à le
faire manœuvrer_ Rempla cé dans ses fonctions
par le gérant lni-mème, lorsqu'i l s'agit d'un hôte
de très haute importa nce, ce groom, avec la foule
des voyage urs, est familier. II aim~
à échang er des
remarq ues dénuée s de tout intérêt et, d'allleu rs,
presque toujour s les mêmes . Mon tant et clescendant, cie neuf heur(><; du matin;) minuit, c1:1n<; cette
�MAIJAME VIC'l'ü1JŒ
hoile en cOlllpagnie des clients, il esl ~1\
CO UI".lll l
leufs allées ct wnues. 11 félicitr les \In s dr
so rtir de SI grand matin, ct les autres de rentrer
si tard; invite à sc réjouir du beall lemps ct conseille, les jours de pluie, de prendre Je NI0tn.\
I(
rapport qu'on y est ::tu see ». Il crut de son
devoir de constater que « monsieur Je comte )'
revenai t vi te el que « madame la comtesse ) n'ét:1i 1
pas restée longtemps seule. « C'est jamois bien
gai de rester seule dans une chambre d'hôtel. »)
Cette réflexion du groom rappelle à Georges
l'existence de Manuela qu'il avait complètement
oubliée. Tl faudra, devant elle, se composer un~
altitud e ... Au fait, il l'avait quittée en larmes. La
scène allait sc continuer. Georges aimait antant
cela, cc serait une diversion à l'horrible hantise de:
cet homme écroulé là-bas, dans son fauteuil. Cepell'
dant il n'éprouvait nulle hâte à revoir Manuela, cl
alla directement dans sa propre chambre. Il eut la
surprise cl'y trouver la jeune femme. EUe était
assise devant le bureau sur lequel Georges avait
commencé une lettre pour Antoinette.
La comtesSe leva vers son mari un visage marbré
par les larmes et des yeux rougis, mais alanguis de
tendresse, et elle sourit, ce qui I::t rend moins Illide.
- Georges ... venez vite, méchant, venez 'lue
je vous accorde le pardon demandé ... venez, mon
chéri !. ..
Georges ne comprends pas, mais la préoccupation
du pardon de Manuela est devenue si secondaire 1
Sa femme lui tend les bras. Docile à cc tenclre
appel, il approche. El 310rs il voit, réunis s llr le
buvard, évidemment par les soins de Mannel;),
des morceaux de sa lettre à Antoinette, les morceaux les moins minuscules, sur lesquels ùes
syllabes entières sont lisibles, ct qui, patiemment
raccord és par la jeune femme, forment des mots,
des bribes de phrases.
Ge
()l~eS
sc dit: l( c'est complet! .» Il attend,
ré s ign
~ , clérol1tL; par l'accl1eil nmical.
Manuf.la, .W(',~
(ks grt1c~S
(':11in('r:. :1 f'Pll\':1 S3
1!l11" snI' l'ép,1h~
ll," f;ùn mari.
ue
-
.Tc suis ,cnnc ici,
confi~-Iel,
pour vou s dire
que je vous détest:li s, 'lue e'étnit fini entre n()llS.
"
/'
�MAUAME VIC I\JlRf~
fini tout à f;lit! Je ne vous ai plus Irüllvé ... (l j';li
encore été pl.us fachée de voir que vous aviez cu Je
.;ouragr dc repartir, me laissant dans la douleur.
« Pui~,
J'ai vu à terre des morceaux de lettre
décJlirée ... 'et j'ai été jalouse. NOll. ne vous redres,;ez pas ... Lai~sez-mo
ainsi contre vous ... écoutez
ma confession. J'ai été jalouse, j'ai voulu savoir
ce qu'était celte lettre, et j'ai reconnu votre écriture. Alors j'ai voulu, plus encore, savoir ... Mais
c'était déchiré en si petits morceaux! ... Tout de
même, je suis arrivée il. retrouver ceci ... regardez ... « HU croire ... aimais pas ... ["pp ... temps
bienheureux ... fiançailles ... souffre ... avoir a1fJigéc ... aime plus que jamais ... mériter ... pardon. »
Alors, Georges, mon cher mari, j'ai compris!
N'''s<lnt me demander pardon de vive voix, vous
m'écriviez, et puis vous avez, par mauvais orgueil
sans doute, déchiré votre lettre. Vous avez eu
grand tort, allez, elle m'a rendue si heureuse! Oh!
Teorgcs, il ne faut plus me faire de chagrin, c'est
trop méchant 1... Mais n'en parlons plus ... c'est
oublié ... lout à fait oublié ... Georges, pourquoi
ne Ole parieZ-VOlis pas? ... ,)
Elle était si tùuchante, la pauvre créature, dans
son illusion, si naïvement joyeuse de pouvoir
pardonner et de se croire encore aimée, que
Georges eut pitié d'elle. Un vertige le prenait
devant cette merveilleuse reconstitution des seuls
mots que sa femme pouvait croire écrits pour elle.
se pencha davantage el l'embrassa.
- Manuela! ... VOltS êtes meilleure que je tH:
le mérite.
Elle soupira, heur~ls.
n
VH
Viens dlel. 111 1)i, yeux-I,I'! propos3 l'abbé
Brémont.
Ol1i .. oh! <)oi, jt' m'.. ':.:' .èl'lmp:lKtH'. Je
redoute Jt~ llIl' 'lll' IlVCI ';('111, d. Ille ('llIlel,· qil t •
�IlfAnAM E VICTOI RE
j'ai le \'Cllig :,: trop de chose:"! m'ont été révéléf'",
cn quelque:; ' heures ... .::t je veux V0l1S interro ger
encore ...
Depuis qu'il a reçu une laconiq ue dépêch e,
signée de ['ahbé Brémo nt et lui enjoign ant de
revti:nir imméd iatemen t à Paris, Jean Didier a
passé par toutes les phases de l'inquié tude, de la
surpris e, et de la joie aussi, une joie mélanc olique, puisqn' en même temp's que lui était dévoilée
la vérité snI' sa naissan ce, .1 appren ait quels deuils
isolèren t son enfance.
Il était arrivé, éperdu , chez SOIl vieil ami, redoutant de le trouver malade . Mais non. Jamais
le Père n'avait montré plus d'énerg ie et plus
d'entra in. Tout de suite il rassura it le jeune
homme .
- Je ne pouvais rien t'expliq uer par télégra mme.
Même dans nne lettre, j'aurais pu difficilement
tout te dire ... Mon enfant, si jusqu'ic i je t'ai caché
ton nom, c'est par obéissa nce aux Tolontés d'une
mouran te.
- Ma mère? interro mpit Jean.
- Non. Ta mère est morte lorsque tu n'étais
qu'un tout petit bébé. Une sœur, de beauco up ton
ainée, te fut dévoué e jusqu'à l'abnég ation. Ton
père mourut ... très brusqu ement. Aux prises
avec des embarr as d'argen t, il avait eu recours li
un homme d'aflair es ... disons le mot, un usurier .
Cet usurier , charmé par la jeuness e et la grace de
ta grande sœur et voyant de quelle tendres se cette
jeune fille t'entou rait, lui offrit de l'épous er,
moyc11nant quoi il te garanti ssait, par contrat , la
totalité de 'sa fortune s'il' venait à décéde r sans
enfants ; au cas contrai re, tu devais bénéfic ier
de la part disponi ble. Vous étiez dénués de toutes
ressour ces ... Ta sœur, refoula nt ses répugn ances,
accepta ce mariag e qui 'assurai t ton avenir. Elle
ne se doutait pomt alors de la part qu'eut cet
homme à lu ruine définitive de votre père, ni de
ce qtt'étai t au juste le genre « d'affaires », dont il
dis'lit s'occup er. Très peu de temps aprè~
son
mariag e, \ln hasard '.- les plainte s d'un mallleu l'{;UX débiteu t' reçu par elle en l'absen ce de
son
mari
mil hl sœur au fait ,1, .:e qui se pa!lsait.
�l.:tlr lilL peul" jlour IQi, pCllr dccc. que !"cr:lit l'usude lib adoptif llu:il d6cbra l l
rier Je: ,'eUe ~,lIrc
,;
Jéj:l '(lldoir, ;l l'.1 \ cilir :J.ssü..:icr;) ::-C',; 111 \ ~ tëricls
:tfbir('!i afill, disait-i l, de poumi r, sur ses vieux.
jours, sc reposer . Ta sœur se salait de comple xion
délicat e; elle entrel'i t CI u'en un temps, pent-êt re
procha in, tu le trouver ais livré à la seule et redoutahle infillen ce d'un individ u dont elle décotl'l Tait
trop tard l'absen ce complè te de loyauté , Tl ferait
de loi, peut-êt re, un malhon nête homme ... Plutôt
q lie de Je permet t re, elle préféra , pour ce frère
qu'elle chériss ait d'une tendres se vraime nt materIlel le, une existen ce de pauvre té.
Elle te retira de la pension où son mari l'avait
placé. Elle te confia, sous le nom de Jean Didier
qui' deyaif déroule r les recherc hes, à un autre élabl issemen l. Peu de temps après elle tomba malade .
Elle ne se releva plus. Une servant e, sur laquelle
ta sœur savait pouvoi r compte r, était dans la confidence ; appelé au li t de mort de ta sœur, je fus,
à mon tour instrllit de ce grave secret, et je promis, de bien bon cœur je t'assure , avec une vraie
joie, de veiller sur toi. Ta sœur posséd ait une
modiqu e somme qu'elle me remit. Je lui assurai
que je sutfirai s ensuite à ton entretie n, et je l'eusse
bit. Mais la servant e dont je t'ai parlé voulut
a voir sa part de cette belle et chère action qui consis tait il arrache r une âme à de pernici euses
influen ces. Et sachan t que le contrat de ta sœur
l'assura it, dans l'avenir , la success ion cIe ton beaufrère, cette femme ne voulut pas quitter l'usurie r.
Elle a continu é à le servir, à le soigner jusqu'à la
fin. Elle l'oulait être à portée de te préven ir quand
la mort frapper ait SOll mallre. Voilà comme nt j'ai
notaire
pIt te télégra phier d'accou rir, et aviser le
el
existait
disoparu
comme
ré
considé
'Ille l'enfan t
rédam ait son héritag e.
Jean Didier a écouté, croyan t rèver, ne songea nt
pas, d'abord , :1 deman der Je nom de ce beau-fr ère
mdigne . L orsque l'abbé 13rémo nt le nOllun l, le
jeune hom me rut un cri d'horre ur.
- Lui !... Cet homme qui a aidé le comte
ue PU s'1 l1:1 Yl' lle ..• Mnn Djf>1I !"; .\hi': jl? 'le ('(in,·
IH1~.
•
�IvTAIJAME
VICTCHIŒ
Je :.ai~,
Jit le Père. Tu t~ ~ 'l1!é t.: llt,(; lui, Vi...
tl,ire m'cn a prévenu.
, Victoin.:?
La servante.
- Comment m'a-t-eHe reconnu'!
- Elle ne t'a jamais perdu de vue, Ce;lle 011vrièh à l'air maussade que in rencontrais ici
chaque fois que tu venais, c'est la créature qui te
fut si attachée. Je lui écrivais de venir lorsque tu
me prévenais de ta visite, ou qu'àprès l1ne absence,
tu m'annonçais ton retour. Jamais elle n'a voulu
que je te la nomme. Restée ooez M. Tamise, elle
croyait mieux obéir au désir de la morte en ne
se faisant point connaître de toi. Par elle tu aurais
pu, peut-être, s:msq u'elle le veuille, te rapprocber
de ton beau-frère, il ne le fallait pas .
.
Maintenant Jean Didier connaît Mme Vicloire.
Conduit par l'abbé Brém.0nt, il est retourné che;,:
l'usurier. C'était le lendemain des funérailles. Jean
n'a pu revenir à temps pour la cérémonie. Des
scellés avaient été mis en attendant l'unique héritier de M. Taraise. Car Simon, surpris par la
mort, n'a pris aucune disposition ... Seul, son contrat de mariage désigne son légataire.
Lorsque, longtemps après fe départ du comte
de Pasquavelle, Victoire est allée frapper che;,: son
maître el que, n'ayant pas reçu de réponse, eHe
ouvrit en tremblant, elle eut d'abord, se souvenanL
des, éclats de voix entendus, devant la facc convulsée du mort, la pensée d'un crime. Mais le
médecin a déclaré le décès naturel. M. Taraise a
succombé dans une crise càrdiaque. Alors Victoire
n'a pas raconté la venue du comte de Pasquavelle.
Que la mort ail été provoquée par la colère ou par
la frayeur, cela ne suffirait point à faire incriminer
le dernier visiteur reçu par M. Tar:Jise. Injurier
les gens jusqu'à les faire mourir ne cons titue pas
Un assassinat. ~t
pl!is, à quoi bon! ~,quoi
bon
ameuter les cunosltes autour de ce 1l1lst:rablc (rfpassé ... On ne pouvait plus rien pçlUr lui, rien, que
prier Dieu dl; lui pardonner.
Toujours en compagnie de l'abbé, Jean esl allé
se présenter au notaire de M. Ta!'aise, el ~ 'e ~ l enlt' ndl1 félicill"r, non sans ironie, car la SOli r.:e dt::
/
�[66
MAli \ME VWTOIRF.
luJluuc <.l 1 (,; 1 éVI51 (; pal' J',~.
.'ll1nu Je" il 1cs
de l'usurier. Et c'! st an sort}r de l'~tude
CI. ue, voyant
le désarroi de son pupille, l'abbé l'a inVité il venir
chez lui.
Dans le peti 1 parloir où tant de f()i~
Jean étai t
venu chercher du réconfort, il se ranime.
- Dites-moi, supplie-t-il, dites-moi cc ql.e je
dois faire de cet argent honteusement ~agné.
- En prendre possession, sans hésller. Puis, J.
l'aide des notes que tn trouveras dans les papiers
de ton beau-frère, réparer, autant que tu le pourras, les injustices commises. Sans doute, tu ne
retrouveras pas la ti'ace de toutes les victimes de
l'usurier, mais tu feras ce que tu pourras. La fortune, tu l'as entendu, est considérable; M. Taraise
l'augt!lentait sans cesse et ne dépensait presque
rien. La part des réparations possibles ~tablie,
il
te restera le devoir de faire beaucoup de ben avec
cet or qui fit tant de mal. Je sais que tu agiras pour
le mieux, c'est pourquoi je te déconseille de repousser cet héritage qui, non recueilli par toi, irait
à l'Etat. II n'aura pas, lui, tes scrupules et n'imaginera pas de doter des fondations charitables, par
esprit de juste retour.
- Ah 1 dit Jean, pourquoi ai-je reconquis un
nom et une fortune trop tard pour être heureux!
L'abbé Brémont sourit sans répondre. '
Il n'a point encore, pense-t-il, le droit de révéler
à Jean qu'il es1 temps pour lui de croire au
bonheur.
, t: lte
vm
Des jours ont passé'.
Jean, mis en possession de tout cc q ni appartint
il. M. Taraise, a commencé la rcvision- qui
l'épo\lv;J.nle - dec: papiers de l'usurier. .. et voici
le dossier de Geùrges de Pasq llavelle.
La leltre convainquant le malheureux de complic!t~
dans l'escroquerie de la jument Je courses
t: 't jnint. , 1:)( l';1pport<: fOl1rnis pOl' le:; nlvstérieux.
�~IAJME
VICTOrRF
a~:;Q(.
: ië~ : . CXlH.:rts en filatures, qu'employaitM. Tamise, et dont pas un n'a jnoé sage de se faire COD!Laitre à l'héritier. Il y a d'es lettres de Georges
de mandant du temps, d'autres concernant ses
fiançailles avec Antoinette, où la jeune fiIle est
désignée par des initiales.
Jean Didier lit ces lettres avec une sourde fureur;
il cherche celle qui annonce la conclusion du males p~emi:rs
ve~'s;mn
ts d'argent. ..
riage,. ~eut-r
MaI S quOI ... quOI .... reve-t-ll .
Le soir tombe, et l'obscurité gagne la pièce.
Jean fait de la lumière et revient à son examen.
li est pâle et tremblant. Se peut-il que ces
drames se soient passés sans qu'il n'en ait rien
su ?... Mais qui donc l'en aurait avisé au pays loin(ain où il était allé distraire ,;a r eine par \ln travail acharné ? ..
Les lettres de George::> , des annotations de
M. Taraise, des coupures de journaux épinglées
aU}f: lettres, apprennent à l'ingénieur, ct la ruine
de M. Crescent ct sa maladie, et aussi que Georges
de Pasquavelle a épousé une veuve fort riche, sur
la dot de laquelle, ainsi que l'indique UJl engagement signé du comte, seront versées de fortes
• sommes en paiement des avances à lui faites.
Ainsi le sacrifice de Jean il été inutile! Dédaigneux de son bonheur immérité, Georges a eu la
lâcheté d'abandonner la fiancée appauvrie ... Mais
pouvait-il ne pas obéir au malt(e chanteur auquel
le livraient ses imprudences et ses fautes? Non,
peut-être. Le jeune homme enfouit son visage dans
ses mains, et songe ...
Antoinette que, jalousemeu t, il ~ e repr:Ssentai l
(:l'anouie dans \lll amour heureux, Antolllette LI
~onu
l'amertume de l'abandon et les déchéances
rnatérielles! Le secrétaire ùe M. Crescent, au courant des imprudences de l'ancien industriel, avait
pu constater de graves pertes d'argent et redouter
de voir la situation s'aggraver. Mais pour amener
~et
ruine totale, à quelles folies a donc consenti
le père d'Antoioette? .. Où sont-ils il préRcnt. ..
Comment vivent-ils?
I( . EIJ~
falviait les traYi1eu
L e ~ , :i.: dit .l(~ a n . .Est
(Ite ~lj(
\l J'( J ' I, lJ j pli{cj II quelqill) bTH tif .I~
I tlg n:ll ll,
•
�•
l'ik, " i il li rdile pour IlIlIer cOllin' It:s dlcé~
dc
la vic '?
« l'Olll 'iuoi Il'a-I-ell e \:1C; crié vers celui qu'clk
1r.1i1ait d'ami '1 1';11' ficrl(:, par méh,'\nce ou pRr illditTërcncc?
fi 11 fall! que jc les rC!l o tlvC cl que je Ics aid ".
il IG J'au,. li
Cctte résol uli on le gahanisc . Il lu i parait qu e ,
dès aujourd'hui, il va pouvoir percer le mystère du
refuge où se cachent les malheureux. II se redresse,
rasse1l1 ble dao s un geste impatient les papiers
épars devant lui- tuu s ceux qui regardent Georges.
(c Et si je les livrais , il présent, sc dit .Tean Didier; si, moi qui Il'<li pas ve ndu mon silence il
NT. de Pasquavell e, je 1 ~l i sL1 i s usage de ces documeuts? Ill e méri!erait. .. )
l':t il su urit en pensan t dan.) quel émoi cc misé
ra blc Georges doit être. s'il sait la mort de l'usurier
ct ignore en ql1elles mains sont tombées les preuves
ùe sa "ileuie ...
Tl est faciJc il Jean de rejoindre M. de Pasq uavelle: sa dernière lettre porte l'en-tête d'un des
plu s somptueux hôtels parisien s. Jean réfléchit
un ins tant encore. Et la pensée lui vient que
Georges connaIt peut-être l'adresse de M. Cres, cent; il se peut qu'il ait tenu à savoir ce que deve- •
nait son ancienne fiancée. Bien faible espoir, qui
suffit cependant il gonfler le cœur de Jean Didier.
Tout de suite son l1arti est pris - donnant, donnant - que Georges l'aide à retrouver Antoinette,
et Jean lui remettra - en les lui jetant à la face
avec tout son mépris- ses reconnaissances, lettres,
aveux, tout le répugnant dossier d'infamie.
()ll clq ues instants plus tard, LIll taxi déposait
.J ea n devant l'hôtel cosmopolite Oll descendent les
rois en exil, les marchands de cochons de Chicago
et les princc<;ses en rupture de Gotha.
On le fit entrer d:ms un salon haut COlllme une
calht:,lr:tIf', :l W 'C dr.c; hoic;cries :mcienncs s nr les
IIll!),'; ('1 dr ,1I~'
>lIT'; (,I1
Jbl1t:m
~ :'1l1X rornicl w'; . Un
1I101 ,i li l"' l ill ll 'i r1loderne t l,l'on confort 1n' ·~, 1l11trf"
IllCl' :t"Ji, l'au, (bu,,; ce
'elre, déplacé et opulrnt.
la fois, comme 1':llIrait élé 1111 l'an'enu dan<; lin ~.u
I,h entiqu e palais.
�,
~1,\J)ME
vIC'fOIIŒ
Jeun avait mieux à Caire que d'cx'.lluiucr le Jécoi
baroque. Le:; yeux fixes sur la porte, il atlcmbit,
:'0 ùemaI).danl quelle serait l'altitude: du cvlllte cu
le reconnaissant. Il lui a fait, à dessein, porter une
carte au nom de Simon Tarai$c, en haut de laquelle
il a simplement écrit: (( De la part du successeur
de ». Tl se réjouit d'être venu à l'heure où, lui
a-t-on dit, « M. le comte va descendre cliner. »
11 est certain que Georges, au Vu cie cetle carte
qui, pour lui, contient tout cs les menaces, accourra. 11 doit lui importer d'évincer ce visiteur
malencontreux avant qu'il n'ait pu approcher b
comtesse.
En effet, très vite, Jean voit paraître Georges.
Blême, il promène son regard anxieux sur les
groupes épars dans le salon. D'où va se dresser le
danger? .. JI n'en doute pas: le personnage debout
au fond de la pièce, et qui le guetle, c'est l'ennemi,
le « successeur de Simon Taraise ».
D'abord, Georges ne reconnait pas l'ingénieur.
Il a seulement une impression cie (c déjà vu» qui
lui est pénible.
Jean fait un pa:; en Llvant; son visage est mieux
en lumière. Alors M. cie Pasquavelle se sent mourir d'effroi •.. Oui, il a peur, lâchement, une peur
physique qui lui donne envie de se sauver ct lui
rompt les jarrets.
JeLln Didier venant au nom du successeur de
M. Taraise, après les scènes de jadis, c'est le justicier qui va se dresser et sera, Georges en est
certain, implacable.
- Je le vois, monsieur de Pasquavelle, vous ne
111';1\"(;;1, pas oublié, dit Jean.
- Je ... en cfrct; j'étais loin de m'attendre ...
Ils parlent bas tous cieux, par savoir-vivre chez
Jean, par [rayeu r d'altircrl'attentiol1 chez Georges.
- Il ya ici un peti t salon OLI nous serons plus
tranq uil1es.
Jean acquiesce du geste et suit le comte qui déjà
soulève une portière, pressé d'entrainer son hôte;.
- Ah! soupira-t-il satisfait, il n'y a personne .. .
A cette heure-ci beaucoup de gens sont à table .. .
et moi-même, je ... nous ...
Je regretle de VOllS n'!!:lrdrr, mais je ne VOllS
�· L'\ 1',\ \11';
V1L'J'OlP E
i-.\ j()l1/{kmp::, ..h , u. Vuu., pu Cl li Il'
\'Jen:.; seulement d'apprendre les
question ... J,~
l'hez 1\1. Crcscent... et votr!'
événements ~;unres
mariage: mes compliments!
- Ne m'accablez pas, dit Georg es ,
Il a un accent de dOl1li)lIreuse humilité qui surprend l'ingénieur. Il reg mIe mieux le comte et
voit ses traits tirés, ses yeux !::ts. C'est le masgue
d'un homme qui souffn.::
Si vraiment vous venez de la purt du successeur de M. Taraise, continue Georg~,
vous ...
savez peut-être que ...
- Vous deviez obéir. Je sais - il attendit un
moment et acheva, appuyant:
« Tout!»
Georges recula. comme sous un choc.
-- Ah! .Je comprends pourquoi vous êtes ici ...
Un jour _. le Jour où vous avez accepté de
ne pas renseigner An ... Mlle Crescent sur mes
moyens d'existence, - vous m'avez menacé de me
châtier si je manquais li mon serment de changer
de vie et de la rendre heureuse. A ce moment-là,
vous me connaissiez assez pour faire rompre mon
mariage, pas assez pour me déshonorer légalement. Mais vous voici en possession du
secret dont Simon Taraise s'est servi pour me
dominer, je le vois à votre attitude ... à vos airs de
mépris menaçants. Vous venez pour le châtiment
promis naguère ... Je ne l'attendrai pas, M. Taraise
est entré chez moi un matin, à l'instant où je préparais une arme pour me ùélivrer d'une existence
dévastée, -- oh! par ma faute, soit! je n'el! Jisconviens pas! - Il m'a détourné du suicide. Il
aurait mieux fait de ~'abstenir.
Ce;tte fuis, je dois
y recourir, sans rémission. Si je m'étais tué ...
autrefois, il n'y aurait, Ull Jloin~,
pas eu de larmes
versées par ma raute et sur moi ... Je n'aurais pas
connu Mlle Cresœnt.
- 1 i Mme de Pasqua velle'!
- Oh! ne pensez pas que je cherche à \'ou$ullen:.lrir en vous parlant de ma femme, je lui rendrais,
je Grois, un fameux service en la débarrassant de
moi avant qu'elle ait en le temps de perdre ses
illusions ... et pOLIr ce CJUI: m'est la vie aujourd'hui ...
letlcIl laI
�MAJJ,AlIIE V.lC'l'OŒE
Vous ue vous tuerez pas, monsieur.
M'en empêchr~z-vo\lS
'?
- Pellt-être.
C'est ce que nous verrons.
Nous verrons. Mais j'avais une question
il vous poser: Savez-vous cc qu'est devenue
Mlle Crescent?
- Ah! Je voudrais l'ignorer, gémit le malheureux .
Et Jean fut frappé encore de la sincérité de son
accent.
.
Penché en avant, les coudes aux: genoux, les
mains tombantes, les yeux fixes, Georges entraîné,
raconte comment il a revu Antoinette; il confesse
ce qu'a été pour lui ce revoir, quel flot Je regret,
de remords, J'a submergé... Il parle, parle ....
oubliant presque à qui il jette ses aveux, et, tout à '
coup, il s'arrête, éperdu ... Il vient de conter sa
visi te chez l'usurier, sa colère ... et il serre les
dents sur le secret qui allait lui échapper: la mort
Je l'usurier provoquée, sinon perpétrée par lui.
Jean Didier a vu son trouble. Il a appris, Je la
bouche de Vitoire, la venue d'un client dont la
fureur l'a etTrayée. L'ingénieur secoue la tête et,
•
sans pitié, nettement il affirme:
- C'est un de vos gestes de menace, ce sont vos
injures qui ont causé la crise dont M. Taraise est
1110rt. n est mort devant vous et vous êtes parti,
sans bruit, lâchement, comme UI1 assassin.
- Taisez-vous! gronde Georges, taisez-vous ...
Com ment savez-vous cela? Je ne l'ai pas frappé,
je le jure.
.
- Le médecin a conclu à la mort naturelle.
Vous ne serez pas inquiété ... rassurez-vous.
•
Où voulel-vous en venir? Allez-vous être
- 011 celui qui VOliS envoie - plus implacable que
Simon lui-même?
- Ce qui me surprend, poursuit Didier, c'est
que votre ennemi mort, vous n'en ayez pas profité
pour reprendre, dans son bureau, les papiers
compromettants pour vous.
;l.i 1:J;<.,pC~lSé
... Je. ~e sui~
p:~s
u.nvl~r
- Je
' - '" 1;11 dll.tlllOll, COlI Ige, .~,lnS
p111é, 110béniellL
n'r
�MAI;AME
VIC'I'UIHY
G eorge..; cut un ges te las.
- ,-ous avez le droit de me rnép~se.
VULl~
êtes le se ul dont je sois cOlrtraint de le supporter.
- Et? ensuile ... dit Jean.
- Ensuite, quoi?
- Vou s n'avez pas cherché à vous rapprocher
de Mlle Crescent?
- A quoi bon! .. . Je disais que vous êtes le seul
ayant droi t dc me mépri ser .. . Mais elle aussi en ;)
le Liroi!. .. plus que vous . Je ne ~eux
plus la revoir
.jan:ai s ... C'est trop affreusement douloureux pOUl
mol.
- Ainsi, elle est. .. employée) rue de la Paix.
c hez Clarisse ... Vous i~norez
où elle demur~
- Oui .
- Bien . .Je voulais, si vou s aviez refusé de me
renseigner, vous y contraindre ... .le préfère votr\!
confession spontanée. ellc vous gagne ma pitié,
monsIeur.
- Peut-être plus lourde que votre mépris .
- Je le comprends, el vous félicite de Je sentir.
Il y a en vous un fond d'bonnêteté native que vous
devriez raviver. Allons, redevenez un brave
garçon! J e le souhaite. Je vous jure que votreattilude anéanlil ma colère. Vous êtes très malheureu x .
~
Je ne le serai plus longlemps .
- Encore lesui ci dc?
- Oui.
- lVIais non, mon sieur. Pourquoi vous tueriezvous?
.
- Pour échapper à Ull autre tortionnaire . Je
donnerais beaucoup pOLIr que ma pauvre Manuela
~it
épargnée. Qu'elle igno re cIe q lIelle façon je
suis venu à elle, mentan t, jOlwn l un e tendresse que
je ne peux plus ressentir ...
- Mentez-lui encore.
- Vous dites?
. - Menlez-lui, e'es l votre devoir, à présent, c.le
la laisser persuadée que votre cœ ur est tout à elle.
Georges leva sur J'ingé nieur un regard ou naissait un craintif espoir.
.
- Je .. . ne comprends pas ... va-t-on augmenter
le c
l J'ln!.~gc?
�Jean lJiJicr se cabra.
Sen'ira is-je d'interm édiaire '? •. Le pCllse;:l'ous?
d'inqui étude.
- Pardon nez-mo i! Je suis a~olé
ct lendit au
uille
portefe
son
ouvrit
ieur
L'ingén
comte, une envelop pe.
-- Voulez -vous l'ériGer'? .. Toutes les pièces
qlle M. Taraise possédo it vous concern nnt, sontdies bien là?
l)'I1n doigt fiévreu x, George s feuillel ait les
papiers .
- Ah! ma Jellre à Broffm ann ... el celles ~l
T'lI'aise ... ct les engage ments signés ,., oui . .. tout
es t là .. .
Jean s'était levé.
- Jcp'ai ÙOIlC plus rien i't faire ici. Vous voilil
Cil possess ion de tout cc <Jui, découla nt <.l'une
premiè re faute, vous obligea it à continu er d'agir
en malhon nête homme ... Détruis ez tout cela.
- Monsie ur ... quoi? Je n'ai pas payé ...
- On vous tient quitte, dit rudeme nt Didier.
• Et sans plus un regard pour George s que la surprise tenait écrasé, doutan t encore, Jean sortit.
IX
Ah! monsie ur l'abbé, vous êtes là ... J'a, ais
,
si peur de ne pas vous trou ver!
- J'allais sortir. dit M . Brémo nt, maiS je puis
,
attend re quelque s instants . Entre.. .
Didier suiv it le prêtre dans le ['arlol!" où
Mille Victoir e ne vient plus, à présent , puisqu' elle
voit libreme nt l'enfan t de son cœur, ce pelit Jean
auquel elle s'est dévoué e, ct pour qui clic a des
entraill es de mère.
Tout en vaquan t au soin du ménage , dans l'appartem ent de M . Tara:se dont on lui a confié la
garde, il arrive à Victoir e de causer ù haute voix.
de la
t' lie si peu bavard e! E11e s'adres. e à l'oUb~e
ma chère dame, ma cbi::re défunte ,
morte: ,( Ditc~.
�,
MADAME VICTOI1U:
tout est bien ainsi que vous le vouliez? E!t:s~\
ous
contente de votre pauvre Victoire'? J'
Et lorsqu'elle passe devantla lo!~e
de Mme Arsène,
bien qu'elle n'ait plus à prendre le courrier de SOll
maître et n'attende aucune leu re désormais,
Mme Victoire ne refuse pas de s'arrêter pour
répondre aux politesses de la concierge. Celle-ci,
à vrai dire, n'en est guère plus avancée; rien dans
les réponses, plus souriantes mais toujou!'s plus
vagues de Victoire, Ile pouvant satisfaire seS curiosités exaspérées. Et M.. Arsène, accroupi sur sa
table de tailleur, entend encore, après le passage de
MmeVictoire, la phrase coutumière: « Il n'y a rien
à tirer de cette femme-là! ... » Et il répond, i nvariablemen t : ( Pour sùr! »
- Qu 'y-a-l-il? demanda l'abbé Brémont lorsqu'il eut introduit son pu pille. Tu parais tounnenté.
- Je suis désolé ... J'ai revu Georges de Pasquavelle ...
- Ah!
- Je comptais sur lui pour m'aider à découvrir
la trace deM. CrescenL.:
•
Le prêtre f1t un mouvement auquel le jeune
homme se Jl~pri.
- Oh! ne croyez pas que je cherche à revoir
Antoinette, guidé par l'ancien amour que vous
aviez deviné ...
- Tu n'as pl us, pour cette jeune fille, les mêmes
sentiments?
- Je ne suis pas de ceux qui changent. Mais
elle non plus, je pense, et son cœur s'était si bien
dOllné ...
DOllué à Illl mirage dont elle a dû recon~lit
le mensonge. L'hol11l111.: qu'elle aimait n'était pas
ce misérable, capable d'un lache abandon ...
-. Cette ltl'thelé-là, il ne pouvait plus l'éviter,
l'Ile llli était imposée pilr des lâchetés précédentes ...
\1ai~,
de toutes façons, oui, ce mal heu l'eux n'est
l'as l'être de noblesse, de loyauté, qu'elle a cru
dlOisir. Seulement, Je mépris ne tue pas tOIiS les
,Imours.
L'amoul qui survit <l.l'estime est, Jui-mCmc,
biell peu estimable ... Je veux croire Mlle Crescenf
incapable d'éprouver ce genre d'amour.
�MADAME VrCrOrRf.
N'jlllj)(11 \c'. ',k VOI1, jll1C <j"" i' déslle 1;1
lctroll vCI ,>;,1', , 11 '1 i(:'lC-p~Dq\.
ég<J1SI~,
scul\.!ll ellt
parce que je voudrai s pouvoir, de quelqu e façon,
:ldoucir, pOlU dit' et SUI I père, les diffic-lIltés de
la vie. .
..,
- Bien, bien.
- Pourquoi souriez-vous, monsie ur l'abbé ';' ..
VOliS ne me croyez pas ...
-- Mais si! .le souris, parce qu'il me plaît de te
voir ces disEot~
généreuses. Donc, lu as vu
le comte de Pasquavelle. Que t'a-t-iJ dit'?
- Laissez-moi d'abord vous avouer que j'ai été
,'ers lui plein de rancune. Je m'étais muni de tout
le dossier que gardait contre lui ce misérabl e
Taraise et qui tenait M. de Pasquavelle en esc1avaf5e. J'allais le trouver, décidé à le faire chanter. ..
OUl, parfaitement. Je m'étais promis, s'il me taisait
ce qu'il p<!>uvait savoir sur son ancienne fiancée, de
le menacer d'un scandale, afin de le contraindre à
parler. Il a vu Mlle Crescent employée dans un
magasin de 1l10des ... Et je lui ai remis les papiers
dont dépend SOIl honneur. Mais je vous assure
qu'il m'a rait une telle pitié que, n'eût-il rien pu
o,u rien voulu me dire, je les lui aurais rendus
Cluant! même. ne tût-ce qu'afin de ne pl us entendre parler de celte loque, ni re trouver son nom.
- Ensuite? interrogea le prêtre.
- J'ai été à l'adresse du magasin de modes.
Mlle Crescent y est inconnue.
- Ah! M. de Pasquavelle t'aurait dOliC menti?
Non. Il n'cftt certes pas invenlé le récit de
cette rencontre dont il es~
sorti bourrelé de
remords et cie regrets. HIes avoue avec llne honte
douloureuse qui plaide en faveur du misérable.
Alors comment expliq ues-tu ...
Mlle Crescenl a été vraimenl occupée chez
cette Clarisse - c'est Je nom de la modiste. Mais on ignore SOI1 identité. « Nous avons eu,
m'a-t'on appris) une esay~lt,
alp.enée par. une
de nos ell1ployees en conge, et ql1l nous a dit se
nommer Antoinette. Notre employée répondant
d'elle, nous avons accepté l'incognito que cetLe
jeulle fille paraissait vouloir garder. Elle a quitté
brnsquement le magasin l'antre jonr, ét:1nt souf-
�IvIADr\ME VIC'fOI1Œ
rmnlC', et u'a point reparu .. ,
li .l'ai alors demandé
j'atl.rcsse de l'elllployée gui s'6lait portée garallt
d'Antoinette. J'ai couru chez; elle. Mais, pas flus
que Clarisse, clic ne connait l'essayeuse, qu une
autre ouvrière lui a recommandée. - (( Vous
comprenez, monsieur, me dit-ell c, j'avais besoin
de mon congé tout de suite, et je ne l'obtenais
qu'en fournissant ma remplaçante, On voulait une
blonde, jolie, ayant de la branche, quoique pour
un chapeau ... Mais l'ensembiG influe sur Je iugement de la cliente, sallS qu'elle s'en doute ... (.!uelqu'un m'a parlé de cette demoiselle Antoinette ...
je lui ai fait dire de se présenter, et, pour décider
la patronne, je lui ai dit que je réeonclais d'elle ...
Je ne risquais pas grand'chose. Elle n'allait pas
emporter la caisse, bien sûr. L ~ \'oulant, on ne le
pourrait pas ... Le caissier est là pour un coup ...
Alors, voilà. Je regrette ... 1)
le Impossible de remonter jusqu'à la première
personne qui a connu Mlle Crescent. Imaginezvous de quelle inconséquence, de quelle insouciance, font preul'c ces petites ... Recommander
une jeune fille dont elles ne savent rien L .. ),
- Elles savent son besoin de gagner sa \'ie, el
cela leur suffit. C'est la franc-maçonnerie des travailleuses.
- Que faire? demande Jean. Je pensais que
vous, monsieur l'abbé, pourriez interroger vos
paroissiennes ... Parmi toutes les ouvrières que
vous dirigez, il .v en aura une, peut-ètre, qui aura
entenclu parler d'Antoinette.
- Oh!. .. Cela sc pourrail ... je verrai.
- Pourquoi cette hésit:ltioll, monsieur l'abbé?
Blftmez-volts mon dési l' de relrol1 ver M. Crescen l'!
- Ton désir cIe retroul'er ;\'1. Crescent, dil
l'abhti en so uri ant :lI'et.: une indulgente ironi e, me
parail au contraire t.out :) fait louable.
- M'aiderez-volls? ... Je \'OUS confesse que je
m'e\pliqlle mal votre air cie raillerie. Vous me
,0\'<:'7, lriste, anxieux ... J'ét~is
habilué à puiser
l'l'ès de vous plus cie réconfort.
- Alious, :tllons, ne nOLlS irrilons pas . .le t'aidt'.T'<li, je te le promels. l~n :lltcnd:mt, III '":1<; m'~1c
cnmp:I!', 'H'r :l1)r~<;
d'nl1 m'll:1dl',
�1
•
MADA:tIIE VI CTOIIŒ
- Moi ... auprès d'un malade ?
- Mais oui .. . l\icn n'est mcilleur puur 11UlL";
distraire de lIO ::; l'cille::; 4ue de 101lS inl(jressc r anx
peines d'autrui.
- Monsicur l'a bbé, vous savez CJuelque chosc ...
- Quelque chosc?
- hmais, non, jamais, je ne vous ai vu celle
ex:pression ... malicieuse ...
- Une expression malicieuse, n:lOi! el l'abbé
Brémon1 eut un bon rire bien franc.
- Et vous riez! Moi CJui VOliS ai vu parfo is souri re, je vous vois rire pOUl" la première foi s.
Les enfants rient de bonheur... et les
hommes sont toujours un peu cles enfants .
- Vous êles très heureux., - plus heureux qu e
d'ordinaire, - pourquoi ? .. Que se passe-t-il?
- Un coup de Providence qui semblerait tout
à fait extraordinaire aux gens qui n'ont pas coutume de remarquer combien celte divine Providence est habile à :1l11ener les événements les plus
imprévus, lorsqu'il s nous sont utiles .. M'accompagnes-tu?
Jean Didier acquiesça d'un geste indiftérent. Il
était trop absorbé par ses préoccupations pour ne
pas céder, sans discuter, au désirde l'abbé Brémont.
Aller ici ou là que lui importait. Quant à espérer
se distraire de son chagrin par la vue d e la pein e
d'un autre, non, il ne l'esRérait pas.
- Nous pouvons, dit l'abbé, lorsq u'ils se trou\'è renl dans la rue, nous rendre à pied chez mon
malade, nous sommes à deux pas.
Il s marchaient côte à côte, de la même allure
rapide, le prêtre ayant gardé la vivacité d'allure de
la jeunesse . Il interrogeait Didier sur les affaires
de M. Taraise. Olt en était-il de ses recherches
parmi tant de dossiers, la plupart indéchiffrables
pour les non initiés? Jean donnait d es noms, d es
chiffres, et racontait son émotion en découvrant la
signification tragique d'une croix tracée au bas ci e
certains de ces dossiers, parfois barrant une seule
traite impayée. Cette croix désignait le suicide du
« client» désespéré. Quelques-unes de ces victimes
de J'usurier avaient écrit pour dema.nder grâce, el
ll"llr<; Je:t1res suppliantes parlaient d'l1n e' fc>mm e,
�l\IAnAME 'V1CT mE
.)
huullc, \[UI Inèntal ' 111' d'éirc ppargnee",
Alols, Jean Didier prenait les adresses: des pau-·
vres créatures, endellillées quelquefois depuis bien
surpnses, n'y pouvant
des années, rec~aint,
croire, un avis du notaire de M. Taraise, les priant
de passer il son étude, afin de recevoir une sommt:
« à titre de restitution ». Elles n'obtenaient du
notaire, plein d'admiration pour l'acte de Jeall
Didier et fidèle aux ordres du jellne homme, aucun éclaircissemellt. Chaque fois, le cœur de Jean
s'allégeait un peu. Mais d'autres « protégés tl' de
M. Taraise n'étaient désignés que par des initiales,
ou leur adresse avait été biffée. Que faire, alors,
pour réparer?
- Restituer à d'autres malheureux, c'est d'une
justice incomplète, disait l'ingénieur.
- Sans doute, approuvait le prêtre, mais c'est
la seule qui soit en ton pouvoir; ta conscience
n'en peut réclamer d'autres et Dieu voit ta bonne
volonté.
- Tout cela est triste, soupirait Jean.
- Nous y voici, dit lout à coup le prêtre. Et il
s'arrêta devant Ulle maison au couloir obscur ouvrant entre deux boutiques; l'une de mercière, à
la vitrine de laquelle s'érigeaient, sur des champignons, des chapeaux d'une laidenr maniérée.
Dans l'au1re, nu c:harbonnier aux dents éclatantes
riait an milieu cie sa poudreuse et sombre mar-·
chandise.
-:- C'est là, répéta le prêtre. li parais$-ail hésiter
maintenant, et regardait Jean d'uu air anxieux.
- .Te ne sais pas si j'ai raison ... Eu somme, les
:surprises ne Sont pas toujours bOlmcs. Peut-être
ferais-je mieux de le metlre au courant el de prévenir Tù-huul...
- Olt me menez-vous '?
Une idée folle traversait l'esprit de Jean, lui
donnant le verlige. Ce malade, celte sl1rprise, les
rdic;ences de l'abbé Br~mont.
- Eh bien ... commença le prêtre.
Mais il ne savait que dire, el se reprochait il
présent cie n'avoir pas, dès le relour de Jcau
Didier, appris au jeun..~ hommt: ce qu'il savait sur
M. Cre l'p,lll ()lll'!S .v.(1)Ll-; scrupules l'o'nt relf'nll ...
.['11)1'
�MADAMl:: VICTOI RE
et d'Olt" vien! qu'aujo urd'hui ces même::, scrupul es
n'ont pas arrêté, sur ses lèvres, l'impru dente invitation à l'accom pagner qu'il a spontan ément fait e
à. Didier?
L'abbé se gourma ndait lui-même.". Pou r en fini r,
sans savoir très bien ce qu'il dira Hl-haut et comment on l'accue illera, il ordonn e au jeune homIlle :
"- Attend s-moi ici un momen t. .. je viendra i te
cherch er.
Et il comme nce l'ascens ion clu raide escalie r
a\'ec un élan qui l'essouf flera bient6t .
-- Chez qui allez-vo us? demand a Jean Dicliel",
élevant la voix.
La concier ge sortit de sa"loge, regarda qui montait ,et, reconn aissant un visiteur quotidi en, ellc
salua, amicale ment.
- Bonjou r, monsie ur le curé, vous montez chcz
M. Pierre 7... Il eSllà, comme de juste, le pauvre
monsie ur .. .
Et tournée vers Jean, indécis de ce qu'il devait
faire, elle interro gea:
"'
Monsie ur deman de?
- Ce monsie ur m'atten d, cria de loin l'abbé.
- Ah! bien.
EUe avait envie d'invite r le jeune homme à
el1t rer dans sn loge; mai~
je ne sais quoi dans le
visage de Jean retint ses politess es. Elle jugea que
le monsie ur, - d'ailleu rs fort bien de sa personn e,
-- avait dans les yeux quelque chose de pas trop
aimable .
En réalité, c'est de l'angois se que Jean a dans le
regard . Il a si bien cru, à l'hésita tion soudain e du
prêtre, qu'il allait se trouver en face, par un de
ces « COll ps de la Provide nce » dont a parlé l'abbé
13rémont, de ceux qu'il désespé rait de revoir! ..
Mais la concier gc, d'un mot, a brisé ce rêve:
« Vous ? liez chez M. Pierre ... » Qui est-ce
M. Pierre? Pourqu oi J'abbé, après avoir voulu le
lui fairc cOllnaltre, )' a-t-il brusqu ement renonc é?
L'abbé monte, le souffle court, moins parce
((\l'il gravit trop vite les étages que parce que son
\Cccur-bat d'une façon inllsitée.
\( Quel enf,U1tillage! Quel en Ül1l tillage ! "
Il sc gro1ld > ill'CC sé l'érité.
�MADAME
V.leTOl RE
(f .l'ai agi, se dit le bon abbé, C0ll111H': aurait agi
Clutilde, ou quelqu'une de ces étourdies ... Ai-je
perd li la tète, dans une circonstance aussi grave'! ...
Ah ! mon Dieu! »
Cette exclamation, l'abbé la fail à haule voix, cl
il ajoule :
(c Pour compliquer encore! »
- Monsieur J'abbé! Dans cet escalier obsclJr,
je voyais mal qui montait.
- Mademoiselle ... Mademoiselle ... Vous sor.
?
lIez
.
- Une course, tout près, je vous rejoins dans
un moment. Mon père sera si heureux de vous voir!
- Vous sortez ... vo·us ... allez descendre?
- Voulez-vous gue je remonte avec vous) monsieur l'abbé?
- Eh bien! non, non, pas du tou 1... ;\ LI contraire, descendez vite .. . Allez, allez, mon enfant!
- Qu'a-t-il? !le demande Antoinette, tandis que
l'abbé, avec un entrain renouvelé, poursuit la
montée.
(( C'est, }Jense le bon Père, encore un coup de
cet te chère Providence, miséricordieuse aux maladroits. Je ne savais plus comment me tirer de
là .. . Ces jeunes gens vont se rencontrer tout naturellement, et les chos.e s s'arrangeront d'ellesmêmes . »
Didier est sorti. Il fait les cent pas sur le troltoir. Comme il repasse devant le couloir, lin bruit
de pas sous la porte le fait se retourner, ." et il
reste cloué sur place, les genoux fauchés, tandis
qu'Antoinette, frappée de stupeur, s'immobilise.
elle aussi.
- Mademoiselle ... Mademoiselle Creseent!
- Monsieur Didier !...
Tls se rapprochent, tout pâles, leurs mains sc
serrent.
- Je n.'ai appris que ces jours-ci, murmura
Jean .. . Oh! Pourquoi n'avoir pas écrit?
- Nous avions honte de nos malheurs, dit
Toinon, nous nous sommes cachés ... Nous avonS
même quitté notre nom; nous ne sommes plus
que M. ct Mlle Pierre. Et tenez, en vous voyant
là, Illon prcmiC'!" mouvcmellt a été de fl1ir ...
�Mc fuir, llloi! Pourquoi?
C'est vrai, dit-elle doucement, vous êtes l'ami
qu'il nous faut, vous qui savez ce qu'est j'abandon
et avez dû lutter pour le pain quotidien!. .. Vous
souvenez-vous de notre première causerie, un peu
confiante, dans mon petit salon rose ? .. Hélas!
Que de catastrophes depuis!
Elle secoua la tête, ses yeux se remplissaient de
larmes.
- Je sais, dit Jean.
JI avait mis dans son accent toute sa pitié et,
sans qu'il le voulût, toute sa tendresse .
. Il Y eut un silence.
- Qui clone, clemancla-t-ellc, vous a tout raconté?
- Cc serait bien long, ou plutôt ce sera bien
long à YOUS expliquer, mais je le ferai; car, maintenant que je vous ai retrouvée, vous n'aller. plus
vous échapper ... ou me défendre de vous voir.
- Non, dit-elle, avec un sourire, cela me ferait
trop de peine ... et je pense que mon père sera heu·
l'eux de vous retrouver. Devan"t vous, pas plus
que moi, il ne rougira de notre pauvreté. Mais
vous allez lui rapJleler tant de sOllYenirs heureux
ou malheureux ... Je crois qu'il vaut mieux que je
Je prépare à votre Ycnne.
- Et moi, dit Jean, je crois qu'il s'y attend ct
qu'à cette miuu:c même, l'abbé Brémont est en
train de lui parler de moi.
- Le connaissez-vous? Est-cc lui qui vous a
amené?
- C'est lui ... sans me dire qui était « Monsieur
Pierre », à qui il voulait me conduire .•. Arrivé ici,
il n'a plus voulu me laisser monter. Je l'attendais.
- Ah! Je m'explique sail embarras en me rencontrant dans l'escalier. Il a prévu que, descendant, j'al1;:lis vous trollver là ... Ce bon abb6 ... Le
bon « Père » comme dit Clotilde ... Mais vous ne
connaissez pas Clotilde.
Elle riait. Un peu de sa gaîté d'autrefois éclairai t son visage.
- Ah! dit Jean, que je snis heureux!
- Moi a\1ssi, je suis contente ... C'est bon, allez,
un ami, quand on cro)';);t n'en J~l] s :n'oir ail
�MADAM E
VJCl'OIR~.
monde ... Mais puisq lie VOliS pensez que l'abbé
Brémo nt a parlé de vous à mon père, monton s,
voulez- vous ? .. Ah 1 notre chez nous d'aujou rd'hui
ne ressem ble guère à. celui que vous nvez connu.
Jean Didier aurait voulu répond re;
« D~s
.votre lux~e
hoteJ, je ne voyai.:> 9u(:
vous; ICI, Je ne verrai que vous encore, ainsI nen
pour moi lesrachn~é.
»
Mais il lie pouvai t nen dire de sembla ble.
x
Nous somme s ligotés dans un reseau dt; cunvenances et de conven u qui transfo rme parfois en
problèm e insolub le des choses qui seraien t toutes
simples , si l'on pouvai t les traiter dans le monde
comme dans le peuple, « à la bonne franque tte " .
Jean Didier, enrichi par l'hérita ge de son beaufrère, retrouv ait, ruinée, la jeune fille qu'il aimait.
Il n'avai t qu'un désir, la faire sienne et entoure r de
bien-êt re et de douceu r son père infirme qu'il se
sentait disposé à chérir comme l'Mt fait le plus
tendre des fils. Depuis la surpris e de sa premiè re
visite, il retourn ait chaque jour chez les Cresce nt,
où on l'accue illait avec Ulle joie non dissimu lée.
Qu'atte ndait-il donc pour dire à cette Toinon
délicie use: « Je vous aime, soyez ma femme )' ?
Quel scrupu le l'arrêta it? La pensée meurtr issante
qu'Ant oinette ne l'aimait pas; que, incapab le d'un
bas calcuJ pour elle-mê me, elle ne se résoudr ait à
ce mariag e que par raison, par dévoue ment filial,
aG Il de donner à son père des soins et du confort .
Ab 1 comme il aurait préféré pouvoi r offrir - et
de quel cœur il J'etH fait - une part de cette fortUlle inatten due à M. Cresce nt, laissant à Toinon le
libre choix de son avenir! Mais ce geste qui Jui
serail [acile deviend rait une offense pour Antoillt..:lte.
Il :,'t..:lJ réVliltait OllvertcllH.:nt devant l'ab~
Brémont:
�(Jncllo- ... olli. l! ,."'1 If. dl'> " IIllO Jeuue ldk :
( J'ai pour vous aut.ant de respect que c1'affectioll.
Je ne veux 'ln'une chose, voIre bonheur; laisse7.moi le faciliter en partagea nt avec vous un argent
dont je ne sais ([ ue faire.. Je ne vous demanderai,
en échange, rien que d'ètre pCl'suadét.: que je vons
suis bien profondément dévoué. » En disant cela.
je commets une inconvenance. Tandis qu'en déclaranl à cett e même jeune fille: « Je sais que vous
ne m'aim c;z pas, mais, comme vous êtes pauvre,
vous n'avez r a:, le droit de choisir; moi qui suis
riche et qui vous aime, je m'achète du bonheur,
en vous épousant. » Si je lui tiens ce langage
odieux, le monde m'approuve et la jeune fille ellemême serait dans son 10rt en se fâchant. C'est
absude.
.
.. •
- Il se pent, répondaIt le prêtre. Tu es bIen, t01même, absurde un peu de chercher tanl de complications. Je suis persuadé que Mlle Crescent a
beaucoup de sympathie pour toi ... peut-être plus ...
-Oh!
'
- Mais oui . El puis tu l'as aimée riche el
inaccessible, tu lui restes fidèle à présent qu'elle
est dénuée de tout... Il ya bien là de quoi toucher
un cœur comme le sien.
- Mais précisément elle ne sait pas que je l'ai
aimée autrefois; elle pensera que je ne lui offre de
l'épouser que par compassion pour sa pauvreté.
- Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, que de
subtilités! gémit l'abbé. Tu erres en disant qu'Antoinette ignore qu'au trefois lu l'aimais; il ~st
fort
probable qu'elle s'en était aperçue: les femmes
découvrent toujours Ct::S véri lés-là.
- Oh ! non, je jouais trop bien b comédie de
l'amitié.
,
- ParioJls-en! Tu ne m'as pas lrompé long- .
temps avec ta comédie, et tu l'auras trompée, elle,
moins longlemps encore.
- Ah! si j'en 6tais sùr, soupirail le pauvre
garçon.
\( Seigm.:u r, priait l'abb6 Brémolll, vous avez
amené cet enfant au port, comme par la main; les
plus remal'qu'Ibles coïncidences l'ont rapproché
de cett.;> jeunl' fille, et, VOliS VOytl" .. Avengle, il se
�~,:ADM
E
VI CT01RE
débat .:onlrc le botheur Ci ue votre boulé Illi (l pré
p(ll'é. JI f.l.l1d l'a encore uu miracle pour J éc iucr '"
récalcitrant. .. Faites-le. Seignell!'; les miraclc;.;
vous cofltent si peu! )1
Xl
Ce jour-là, comme Jean Didier gravlssaitl'esca.
lier des Crescent, il croisa Clotilde. Maintenant,
il connaissait les voisines secourables d'Antoinette
et les aimait pour l'affectueux appui qu'elles prê• laient aux isolés. Et puis, n'est-ce pas cette petite
Clotilde qui a eu l'idée de parIer de « Mademoi·
selle Pierre Il à l'abbé Brémont?
Il la salua gaiement, elle lui répondit avec
feu:
- Oh ! monsieur, c'est vou s ... Quelle chance!
Pour uue liseuse de feuilletons, le }'ôle de ce
beau jeune homme dans l'existence de la t( Princesse déguisée Il, ne faisait aucun doute. Elle
s'étonnait seulement de voir traIner en longueur le
dernier chapitre du roman. Ses auteurs préférés
l'ont accoutumée à des procédés différents. Alors
que, pendant 25.000 lignes, les plus petits événements s'étirent, rebondissent, se compliquent, à
croire que ni les héros ni le lecteur n'en sortiront
jamais, il suffit, au contraire, de quelques alinéas
pour tout débrouiller; et, clans un vertigineux
!'Jpprochement des faits les plus improbables quoiquè prévus - sans avoir eu le loisir de se
,'endre compte de ce qui s'est passé, l'héroïne es t
au pinacle, le fourbe écrasé, le vieillard consolé el
le lecteur satisfai L
Eh bien! on y est à ce demier chapitre où il ne
manque plus que d'être heureux: qu'attend donc
M. Didier?
TOllt à l'heure Mlle Antoinette est venue trouver
Clotilde, et la petite a cru que c'était pour lui
;Innoncel' la bonne nouvelle. Pas du IOIlt.! Qui Je
Cl'nirait?., Maintenant 'ln 'ils (ml \l1l ami
richt-.
si
�'( \'oisins )' svnlloujours aussi misérables ... gl
Anloineltc s'esl résignée à un dernier sacrifice ...
celui qui lui coo.tail tellement qu'clic a préféré,
avant de s'y résigner, servir d' '( e!;~avt1
che1Clarisse» ! Elle a r6501u de sc séparér du seul
bijou conservé, le pendentif de perles roses ... C'esl
le dernier cadeau qne lui a fail Son père, cl il
représente, ponr el le, un jour de gra net bonheur
confiant - le jour de ses fiançailles ... - Bien
que tout ce qui lui rappelle ce misérable Georges
ne lui soil qu'amertume, elle a tenu à garder ce
bijou. Et voici qu'il faut le sacrifier aussi ... simplement pour vivre, pour payer le loyer, pour
se nourrir...
'
Mais, Antvinette a pensé à lA moyen terme: ; le
Mont-de-Piété. Elle aura moins d'argent que si
('Ile vend ce bijou, mais il restera sa propriélé ('1
elle pourra le reprendre plus tard ... qui sait!
CL Le Mont-de-Piété! » Ce mot épouvante
Antoinette ... Et quelles démarches doit-on faire?
Commenl se présenter '? Elle J'ignore, et, rouge
d'humiliation, elle s'est décidée à le demander à
Clotilde, qui y est allée, comme elle le dit) «( en
des jours de dèche )\. Mais Clotilde n'a pu su ppor1er l'idée que sa chère ( princesse» irait ( là-bas »
et, spontanément, elle s'est offerte pour porter le
bijou à la place d'Antoinette. Avec q~le]J
gratitude Antoinette a consenti!
- Tout de même, Cl dil la' petite, si j'étais
vous ... C'est moi qui, plutôt que de ... enfin, je ne
sais pas, moi, il me semble ...
Elle n'a pas osé achever sa pemlée : ( Moi, si
j'étais vous, au lien d'aller ehez « ma tante », je
confierais à M. Didier que les temps sont du l'S . ÇH
lui montrerait qu'il devrait se dépê-:hcr 11n pen dc
vous refaire riche, »
Non, 6videmment, l'arpète ne sc risquerait pas
à don uer ce conseil il la « princesse» ; mais elle est
certaine que si M. Didier savait la l'Grité, il
"arnge~it
tout p )'.
Si hien qlll', <;1" h('lIrt :ml ~ Illi dans l't: ~ ':llit "
,I le n'lf~it"
p:Js l1ne minnlt" r·t "' f'jt"ttt> .111
·omb:lt.
- Venez, dites, münsie1J1", r ; J~s
-: t!nd".
un
"~
�peu ... faul 'Ille '1: l ' OUS cause ... C'est rappol f .\
Mlle Antoinette.
Et elle se hate, en des phrases diffuses, d'expliquer comment, n'ayant plus à vendre que cet objet
auquel elie tient tant - Antoinette le lui a dit, un
jour, en le lui montrant, ainsi! - cette pauvre
demoiselle l'en voie au Mont-de-Piété J
- Mais faudra pas dire que je vous l'a! raconté,
hein, ll10nsi eu r?
Elle sort l'écrin de son sac et, faisant jouer le
ressort, le tend au jeune homme. Jean Didier
s'appuie à la rampe, si ému que ses mains tremblent. Il se revoit, écrivant follement l'inutile
aveu ... Il s'est demandé souvent si An toinette l'a
découvert. Et pui~l
a oublié ce geste d'adieu dans
lequel il a laissé son cœur. Il a dit à l'abbé: ,( Antornette n'a pas su! », mais si elle a lu, elle sait.
Il soulève le fond de velours, une blancheur de
l'aeier lui apparalt. - L'écrin a gardé son secret!
Saps réfléchir, il dit à Clotilde, à la fois effrayée
ct ravie:
- Laissez-moi cc bijou ... Vous avez bien fait
de m'avertir ... Oh! comme vou s avez bien fait!
Ne m'attirez pas des affaires 1 supplia Clotilde.
Mais il ne l'eutend plus. Il manie comme un fou
les marches quatre à quatre ...
A son carillon, Antoinette vint ouvrir.
- , Vous! C'est vous qui saunez de cette façon ...
y a-t-il le feu?
Elle rit. Et Jean se m<::t à rire aussi. St puis sa
~orge
se serre et, précipitamment, il enfouit
j'écrin dans sa poohe
- Entrez donc ... Père, c'est M. J?,idier.
Pour Antoinette, Jean est resté « Monsieur DIdier Il, bien quelle sache i\ présent l'histoire de sa
vie. I.e jeune homme a prié l'abbé Brémont de la
lui apprendre; ct l'abbé, de sa propre initiativc, a
llit aussi comment, mis en possession de son héritage, Jean s'efforçait de réparer lib6ra!ement le
mal commis par son heau-frère. ( Seulement ne
lui en pal'lez par. ,>' a reCOIDIlla.ndé l'abbéqni redoulrJ"" rcpo(
' l1f ~S
Of /)n pllpiJlr. Et III M . r.n'''cc/lt ,
ni AllI I Hl,f Il' Il ' \' ( 111 f.lÎ I .dlu ;,lIll l (' 1':0l! "idit l ,
�.
MATlAlvn:
VICTnR1~
1H,li:; !cil! .ttfecllOll PUIIt le jClll:( Jn 11llll'v a glàlHl!
de toute J'estime que leur inspire celte loyauté
généreuse. Antoinette, une fois de pIns, a pensé:
« Si je l'avais aimé, au lieu d'aimer Gcorges ... »
Mais à présent qu'elle a retrOl1 vé l'ami jaclis
dédaigné, elle se défend de songer à cc qui aurait
pu être. Une gêne lui en vient et elle s'efforce de se
convaincre que Didier ne fut jamais épris cl'clle.
Toinon tient à se le persuader avec la rage que
nous mettons parfois à nous affirmer ce qui peut
nous faire le plus de peine, probablement par
crainte d'une déception trop clur.e si nous nous
permettions d'espérer.
Vains efforts! tout dans l'attitude de Didier le
trahit. C'est un fort mauvais comédien. M. Crescent, pas plus que sa fille, ne s'y trompe; mais
lui, sans en laisser ricn voir à Antoinette, loin de
repousser le beau rêve, l'accueille et le caresse.
Ah! que le bon Dieu lui accorde cette ultime joie
qui le dédommag-era de toutes les souffrances
passées, voir Antometle heureuse!
'Cette pensée fait que l'infirme accueille le jeune
homme avec un élan de r.Ius en plus marqué. Il se
demande, comme Clohlde, ce qu'attend l'ingénieur pour déclarer ses intentions. Que la pauvreté
d'Antoinette puisse faire hésiter le jeune b0rllme,
M. Crescent ne le redoute pas. Il connalt trop la
noblesse d'ame de Jean Didier.
Gaiement aussi, il attaqua Jean sur sa façon
inusitée de mettre en branle la sonnette.
- On dirait - Antoinette a raison - que vous
Sonnez le tocsin.
- Le tocsin? Non ... mais le canllon de fête,
j'espère. Je veux dire ... Ah ! monsieur Crescent,
ne me répondez pas que je suis fou, que vous ne
voulez pas. "
.
- Ex pliq ueZ-VOllS, mon cher garçon. Vous
voici dans une agitation inquiétante.
Mais l'infirme souriait, croyant comprendre.
_. Mademoiselle 1••• Antoinette! Ecoutez-moi ...
Mon Dieu, je suis monté en courant, persuadé
que j'allais vous dire aisément ce qui m'étoufIaÎt
et qu'enfin je me décide à avouer ... Et je ne peux
pin", .. je n'OBe plll'; ... i'vlai!l je n'ai pas hrsnin de
�MADAME VICl'OIJU:
\ arlcr, Teuez, voici l'écrin qu'cmporlai t Clutilde.
r.ommcnt! s'éc ria Antoinette.
-, Que signifie'! demande j'infirme.
-- Ah! yous nc saviez pas, ll1onsieur'? ... Alors,
J'aurais dû ... Ma foi, tant pis! Je suis trop bouleversé pour être habile ... Mademoiselle Antoinette,
j'ai arraché cette boite des mains de votre petite
voisjne. Je l'ai reconnu, ce bijou ... je' l'ai vu une
fois ... vous rappelez-vous le jour où M. Crescenl
vous l'offrit'! C'était un jour affreux pour moi celui où je vous quittai. - 11 Y avait un adieu que
je voulais vo,us laisser et que je devais taire, je
J'écrivis ... Et follement, comme un amoureux de
comédie, j'ai caché cet aveu là ... dans l'écrin. Je
n'espérais pas que rien serait changé si vous le
découvriez ... peut-être même avais-je l'espoir que
\'ous ne le verriez jamais, je ne sais plus ... j'étais
éperdu, comme aujourd'hui, et il fallait que je
crie ma peine. Antoinette, le petit billet est resté
caché là, nul ne l'a découvert, je viens de l'l'
retrouver ... je ne l'ai pas relu, mais je me souvien's
de ce qu'il contenait. Prenez-le. Si je l'écrivais
aujourd'hui, je n'y changerais rien.
1
Elle avait ouvert l'éCrin, cherchant la cachette.
Jean Didier, très pâle, la regardait. Antoinette a
pàl~
aussi, ses mains tremblent. L'infirme, ies
yeux brillants de larmes heureuses, attend le mot
J'une énigme qui ne lui fait plus peur.
An(oinette lit à mi-voix:
c( Je vous aime à en mourir, Je pars et vous
emporte en moi, comme le rêve unique d'un
\)onheur qui n'est pas pour moi - et que je pleurerai toute ma vie ... II
Elle leva vers Didier un visage rayonnan l.
VallS vous trompez, dit-ell!!, SI vous (:criviez
auj ourd'hui ce billet, il faudraille refaire presque
LOlit entier. .. Les premiers mols seuls seraient
vrai -, .,. peut-être '!
- Toinon!.,
II tendait les mains. Elle les prit et a ltira le
jeune homme vers M. Cresceul.
- Mes chers petits, soupira l'infirme, j'ai tant
espéré cetle heure!
- Père, ml1rmura Antoi l1f:tte, dites-lui ce (Fle
�l,jAUAr .IE VICTO l'Rl
'
r89
ie ' -CllX qu' il sache bien, c'est gue, du passé, aucun
regret ('II Ill'JÎ n'est demeur é ct qlle si j'ai pleuré, •
..;'cst de 111'(' 1re 1roinrf f' d"Hll<l" r. '.
•
XII
Mlle Cio, ayant vu dispara itre Didier, était restée:
piquée Sur une marche d'escali er, en proie au
plus ,-iolent émoi.
« Savoir, monolo guait l'arpète , si c'ét:1it pas
LI gaffe de tout raconte r à ce monsie ur ... OLI donc
j'avais la tête, pour oser ce coup-là ? ... \lll'est- ce
(1 ui V3 arriver mainte nant? »
Il lui venait l'envie de se sauver et, en même
temps, Je désir de rester pour connaît re le résultat
de son audace .
Ecrasée par le poids de sa respons abilité, Cio
tilde prit le parti de se laisser tomber , assise sur
la marche , les iambes allongé es devant elle, les
bras ballant s. Elle ne se releva même pas en
entend ant monter quelqu 'un, et elle vit surgir
devant elle l'abbé Brémo nt stupéfa i t.
- Ma petite Clotild e, qu'est-c e que vous
faites là?
- Ah! 1110n père, quel bonheu r que ça soit
YOllS ••• Vrai, aujourd 'hui, il eo. passe du moncle
ùans notre escalier . ..
- Etes-vo us souffra nte?
- Non, Pourqu oi? Ah! parce que je suis là,
par terre ... C'est l'émoti on, .. Je vous demand e
pardon , monsie ur l'abbé.
Elle se releva .
F:,lll qU<i( je vous dise.,. J' ai fait une chose, ..
une chose, .. .l'a i trahi Mlle Anfoin ette ... Oui,
filon Père ... Ah! pour son bien .
- iIein'!
E Ile se con [f: ,;~ a.
Dites. Illon père, conclut -elle, j'ai eu tort?
En p 'incipe, grande ment fnr!.
Ah! :'Iinn Dieu."
l
�VICTOl.R i':
M A DAM E
•
1\'1<1' , .le fait, grandement rai son.
El l'abbé ,_ontinuil d ~ JOollt CI', :ian ', pl,, " ','oc (,;upel' de Clotilde, ahurie.
Elle le suivit de loin et, quand il fut enlré chez
r( Monsieur Pierre », elle attendit sur le palieJ;,
prête à disparaltre dans son logis, comme une
souris dans son (l'OU, à la moindre alerte .
Le temps passait, la porte res tait close.
Ah,! surprendre ce qui St: passait, ce qui se
disait là !
Des pas s'approchèrent, et Clotilde, soudain,
distingua son nom .
- Celte p e tite CIo, disait !Didier. .. c'est à elle
que je devrai mon bonheur. ..
Alors , bravement, l'arpète cogna à la porle, ce
qui était sa façon. Antoinette ouvrit. JL'an était
près d'elle.
- Mademoiselle, dit avec aplomb 1';t1-pète, je
viens savoir si vous êtes très fâchée .
- Il Y au r:lit de quoi, fit sévèrem ent la jeune
fille .
Puis elle t5clatn de rire, . p,rit Clotilde par les
épilules et l'embrassa.
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ouS,' ,ou ,' .doRnUneerond, etoul'·/ '·clsYrcn(,8ci·nn.An,r. rn·t)'
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donne t ue du Havre et rue de R ome. se trouve pr ~s d es Grands Magasim.
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II. -
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POU R LES PROV INCI A LES
COURS DE COUPE PAR CORRE S PONDANCE
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<t).
Le plus cOlYlplet et le plus clair de tous. Tren te
leeon •. H uit mois d 7 enaeilln em ent, Chaq ue se main e, un c leçon nouv ell e
est envoyée à l'élè ve, par poste, n domicil e. Un travail à laire lui est indiqué
c,o,m mo exercice d'applica ti on, Elle e nvoie son travai l au profc6se ur, qui le
01 retourne rectifié ct corrig é. La supér iorité de notre Cours de C pupe
provient de ce qu'il esl :
a) Le plus clair. " race aux fi gures explicatives qu i acc ompagnent le
text e des leçons :
rr.
rr.
N \( I~l
lo mm es à la di l position d e nos Lectr'icci pour leur pr'oc urer tous
~ e n s cl Q nem
C n l s c:omplémentoircs qu·elles pourraient délirer, Pour , 'abonner,
ecrire à M . ORSONI, 7 ru e Le m aig nnn , Pa r is ( XIV' ) :
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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Madame Victoire
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
impr. 1919
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
190 p.
18 cm
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An account of the resource
Collection Stella ; 6
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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fre
Rights
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Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_6_C92531_1109519
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Bibliothèque Université Clermont Auvergne
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Les Publications de la Société Anonyme ~
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PETIT ÉC HO DE LA MODE" ~
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Française de Paris i
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parai ss a nt une [ois par mois .
Ch 1'lue numéro co nlien t une cenlai!:c cl" modèles
inédit, . e t du boût le plu s 'U t. L es (OUIUllcr e< c t
les femm es d'inl érieu r lH.·\'~:
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Bonsoir
Madame
la Lune
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Petit Écho <le la Mode
P. Orsoni. Directeur
f, Rue Lcmaipa, Paris (XIve)
���6
BONSOIR MADAME LA LUNE
mettre à Ninou de commencer ma toilette de nuit.
Ensuite, je priais ma bonne Je me redire la tr~s
efTrayante aventure de ce bûcheron qui, ayant corn.
de travailler le dimanch , fut après sa
mis (e péch~
mort transporté dans la lune et conJamné, pour la
plus eranJe édificallon des vivants, à s'y montrer
Jusqu à la fin des si~ch:
courbé sous I~ poids d'un
fagot maudIt.
Ainsi, par les soins de Ninou, j'appris que
Madame la Lune était un lieu d'exil I!I de pénitenCe. En même temps, parce que jo; commen<;als à
épeler ks Contes de Perrault, j'en faisais une f.!e
bIenveillante et cependant terrible. Bienveillante
pour moi - les ft!es ne le sont-elles pas toujours
pour les petites filles abandonn ;es, qu'elles soient
princesses, ou pauvres orphelines comme j'avais
entendu dire que je l'étais? Terrible, ma f~e
devait
rois cruels, parents inl'être envers les m~chants,
justes. Et je ne pouvais m'empêcher de penser que
ma grand'm' re et mon oncle Jean qwdque jour auraient des comptes à lui rendre. J'aurais été cependant bien empêch.!e de préciser mes grÎl:fs contre
ux - c'était une confuse impression. Comment
une lée pouvait-elle être en même temps terre
d',xII ~ C'est afTaire aux rrandes personne de se
troubler d'un tel probr me. Ma cen'clle d enfant ne
tro\lvait aucune difficulté à le rt!soudre, f.lutôt ne se
le posait même pa . Age heureux où 'impossible
parall le plus simple, l'invraisemblable le plus certain: Madame la Lune était pour moi une entité
my têrieuse, transformable au gré de mon imagination, ou mieux, pouvant revêtir à la foi les natures
les plus 0rposées.
Je ne saI trop comment ma grand'm"re apprit pe\l~tr
par Nlnou qui trouvaIt la chose amu ante
- ce qU'elle (lomma aussitôt. mon culle pour la
•
•
���BONSOIR MADAME LA LUNE
9
seme nt l'arrarition de ma grande amie. Je comptais
lui demanél ce qU'il en était, car j'avais pflS l'habi.
tude de lui parler, et je n'ose affirmer qu'dIe ne
répondait pas. Ninou se moqua de moi lorsqu'elle
me découvrit cachée derrit re un rideau, le nez collé
• la ,itre. Inutile d'attendre Madame la Lune ce
soir-là, ne sa~i-je
pas qu'une ~eman
sur quatre
elle disparait ?
- Elfe va en voya~e,
exrliquait Nanou.
Je m'ab'mai les jours SUIvants en de orofondel
réflexions. Je me re~adis
à tout IOstan! dans la
alace. Mes cheveux bruns, mes yeu sombl "'S me
3ésolalent. Quel doma~e
de ne pas ressembler'
un an~e,
comme maman 1... Peut-être alors me
seraiS-le envolée au cid ? J'en aurais été bIen con·
tente, car je ne m'amusais pas beaucoup lur •
terre... Ma bonne me surpnt en ontemplahon
de ant mon ima~e
et, I8nsle savoir, répondit tout
de go l mea p'réoccuratlona en murmurant: • C'est
tout le portrait de son ptre .•
Au fait, c'est vrai, je devais a~oir
un ra pa, mOI
aUSSI, comme l'oncle Jean comme maman, comme
Ninou eJl~-mê
qui parfois me rarlalt de • ses
,i~ux
•. Quelle chose extraordinaire de n'y avoir
jamais pensé 1 j'en écarquillais les yeux de surprIse.
- Eh bien J me d~ manda Ninon, qU'est-ce qu
vous avez' me regarder?
Je ne rérondis ras tout de luite, embarrassée rat
te flot de questions qui se preSsaient sur meS li. He •
- Est-ce que papa aussI e t mort? dl;ma.ndai-j'
~nfi.
- Oui, ma petite fille, il eat au ,iel avec vott'f
maman.
- Il était marquis, lui aussi ?...
a bonne rarut contrariée, feignit de n'avoir pal
entendu. J'insistai.
.
- DI , NJOou, mon l'ara...
bien sClr, dit-elle de méchante humeur,
- Non~
s'il eot ft6 marquis ...
Je lradul is le sens inachevé de la phrase d'un.
façon évidemment absurde et qui cependant Crappt
NJOon de tureur.
- Il ne lerait ra mort 1
- Peut-être, 'l>cna ma bonne. Mais comm ni
��BONSOIR MADAME LA LUNE
11
peine quand Monsieur et Madame sont mOït., ... vous
comprenez i'
- Non, mais ça ne fait rien, je t'obéirai. Seulement, Ninou, tu me raconteras des choses !'ur
papa.
- n vaudrait mieux ...
- Quoi (
- Rien.
Pauvre brave Ninou r Je me rends compte aUJourd'huI à qud point je la torturais.
Elle finit rar me promettre de répondre à mes
questions. Pour comm ... ncer, j'arpris que le gendre
de M. le marquis et ùe Mme la marquise dt: VilleVit'uX portait un nom sans éclat. 11 se nommait
G~rad
Douve.
Ainsi je ne m'appe/ais pas Ville-Vieux. Ignorant
l'orgueil nobiliaire, ie fus satisfaite, ie ne sais trop
f'0urquoi, de ne pas a\'oir le même nom que mon
oncle Jean.
Ma grand'm; re recepai/le jeudi. L'hôtel de VilleVj~ux
se Irouvant aux porll'S des faubourgs, on
avait, en vcnant chez nous, l'imrression d.: Se rendre
à la campagne. Les deux alles de \a maison et
l'orangeril:! surmontée d'une terrasse à balustres où
nul ne s'aventurait jamJi , encadraient une très
vaste cour pavée, sépar~'e
de la rue par une muraille
coupée d'un portail pldn.
Deri~
l'hôtel s'étendait un jardin d'agrément.
On désignait ainsi une rdouse entourée de hêtres
et de sapins, coupée d'allées savamment tortUeuses
ct fleurie de massifs. Au fond, se détachant sur la
masse sombre des arbres, une Diane, chastement
vêtue d'une lunique à peine échancrJe, tendait son
arc. Au centre, une autre statue s ~rigeat
; je ne
saurais dire qudle divinité elle personnifiait, un
lierre pudique la revêtant tout enti':re. Seule la tête
surgissait de cette gaine SéVl rement taillée, el ce
vis~ge
blanc aux yeux morts, sortant de ce suaire de
f\:ul.llage, paraissait tendu d'angoisse, dressé, pour
avotr un peu d'air, échapper au supplice de l'étouff,ment. Je n'aimais pas à m'approcht!r de ce
spectre.
Les hêtre et les sarins rlanlés en tromp.:'-I'œil
donnaient l'illusion de la profondeur. En rl'alité, 13
grand'rue de Punt-au-Bourg à cet endroit devenant
route, bornait à gauche \e parc; et il sum~ait
de
s'enfoncer de quelques pas sous les arbres pour se
�����,6
BONSOIR MADAME LA LUNE
salon - au bout du monde 1 - la marquise trônait
devant la ch':lIllllée, cn touk saison, Elle tournail le
dos au granJ I"ur J'une porte-f.:nétre el surveillait
d~5
It:urs prt!/Olers pas l'approche des nouv.:aux
venus, Avanl que la plus ag0e d~s
dcmoisdl.:sde
Pns.:hn, a:. ISc à côté de ma granJ'm~l:,
eùt signalé
mon entrée, l'avais d0jà vu le redoutable face-A-main
de la mart\ulse se braquer sur moi.
J'a vança 1::; à pctits pas, les bras ballants, nc voulant plus regarda que mes souliers bien que leur
vue me fit trembler, tant ils étalent humiùes et
ternis.
- Venez vite, petite chérie ...
- Ah 1 cette ch~re
enfant. ..
- Allons, allons, accourez, qu'on vous voie, ..
Sans rd~ve,
la téte, je notais chaque partie de ce
chœur d'acu~1.
En oU,tre ,de S~'lie
et de Laure de Prisclin, je
reconnaissaIS la VOIX de Mme J'Oronges, du vieux
M, ù'Oseraie et des dames Poissont'iier, m'ore et
fille, Tant ù'yeux pour cOnstakr le lamentable état
de mes v~tem!ns
1.:, J'~n
,aura}::; bien plt!uré, d'autant que Je ne paraissais Jamais .. dans le monde ..
que arée de ?roùeries blanches l'été, de vdours
noir 'hivcr, sUivant ùes pnnclpes d'éli.!gance dont
ma RranJ'm::re ne s'ècartait pa~,
Cette somptuosité
forll/iail, autant que les caJ~ux
à dates fixes, la convicti0!1 que j'é!ais la plus heureuse des, pdites 011c ,
Et aUJourd'huI, ùevant ce nombreux a~ropQe,
Je me
montraiS en tablier de toile écrue, sali, avec des
ch~vux
imb~s
J'cau doukusc,
- Ah 1 w~n,ùs
die~x.'
s'écria Ja marquise, en quel
état vous VOICI 1.., D ou ven~z-ous,
.. à quoi pense
votre bonne?
Je ne réponJis rien et m'immobili!;ai, consternée.
La voix brèle de ma grand'm~e
me l'appela à meg
dt!voirs.
- Eh bien 1 Et cette révérence ? .. Ce n'e t point
une raison parce que vous Vuus pre 'entez à l'état
dt;! sauvagcsse pour faire preuve, en plus, de mauvaic;e éùùcation.
Cela aurait été au contraire très logique; mais je
n'eu pas la moin,~rc
veJ,téité de le, faire rC'!1 u l'quer.
D'un n:garù angols:é, Je mesurai mes dl tance.
Trois pas, ct I,e plongeC?n e, acte ment devant la
maquIse; ensUite le devaiS recommencer autant de
"longeons que l'honorable société comptait de
r
���BONSOIR MADAME LA LUNE
19
M., Mme et Mlle POlssonnter eussent goûté là une
avec
félicllé sans nuages, l'un avec Sil .:hasse, l'autr~
ses fleurs, et NlOi avec ses I:h~\'aux,
si J'on avait
"oulu Jeur faire le plaisir de dé~lt-!ner
leur belle
demeure de la simple et anstocrullque appellation
de « Château •. Hélas 1 sans y mettre de malice on
l'appelait. la P<!issonntère • ,et ce ~om-Ià,
en dépit
de toutes les obJurgatIOns, IUl restait.
Nous étions en st.:ptcmbre. Les maltres de la
Poissonnière ari\'~nl
chez eux pour la saison ou
il convient de massacrer les inoc~ts
lapins et les
perdreaux étourdis, La première visile de ces dames
était pour la marquise; elles espéraient bien que
ma grand'mère ferait en leur faveur une petite
exception et se laisserait tenter par une journée à
la campagne, la vraie campagne. Nini viendrait nous
chercher avec ses pont ys ...• Il faut amener cette
enfa~t,.»
ajoutait ~in.
rn me souriant.
L'InvitatIOn se f::llsalt au moment de mon entrée
au salon et, sans me lacher, Nini la reprenait, la
fortifiant d'instances. Moi, j'en oubliais mon état de
sauvapesse pour oser ce rêve fou, une promenade
en voiture!
« Nous verrons,. répondit ma grand'mère, et, bien
qu'elle eClt pris sa VOIX des dimanches, le compris
de suite que mon rêve aurait le sort de tous les
rêves
Mme Poissonnier écoutait avidement Mme d'Oronge
qui lui décrivait un point de brodcne.
Mme d'Oronge, veuve d'un cvlonel, endeuillée de
la mort d'un fils unique, ét8lt venue emmurer son
double chagrin à Pont-au-Bourg, sa ville natale.
Toujours vêtue de noir, son col de crêpe blanc
fermé par une croix de jais, coifTéc d'un chapeau
uni comme un bonnet, avec ses cheveux gris tirés à
la chinoise, son visage mince d'une pâleur de cire
et ses yeux qui jamais ne s'éclairt;nt, elle me faisait
une peur afTreu e. Sa douleur, ainsi (lu'll arrive
souvent, tournait à l'aigre; il ne faisBlt pa bon
l'ofTcnser, et elle possédait le génie de découvrir les
plus petites tares dans la personne ou la conduite d
on infortuné prochain. Son esprit critique était vrai
ment merveilleux et, comme un certain fond ded'uslice l'arrêtait sur la limite, si indécise cependant, e la
mé.disance et de la calomnie, ses jugements faisaient
pOids dI1l1s la balance du monde. Elle di:siralt au
lurplu. l'.m.ndenunt du p6çhtur ct .'.:rnploy.it
�����������30
BONSOIR MADAME LA LUNE
le dlner, Mademoiselle et moi. Ninou, à sa coutume,
rOdait autour de nous, ayant à cette heure le prétexte de tout préparer pour la nuit. De temps à autre,
en réponse aux cloches désespérées, elle poussait
un profond soupir et murmurait un verset du
de profulldis. - C'était mortell Mlle Dem~n
mélancoliquement contemplait le feu. Il faisait froid, et
Ninou, toujours persuadée que je courais le risque
de mourir de conoélation, s'était acharnée à bourrer
de bois la vaste cheminée. Il se produisait au milieu
des büch<!s à demi consum~e
des écroulements
merveilleux d'or en fusion, de pourpre liquéfiée.
Moi aussi, comme Mademoiselle, je regardais le s
féeries de la flamme; mais si mon institutric;e résignée aux deuils de la vie soupirait sans amertume,
j'éprouvais, moi, une tristesse irraisonnée, une terreur sans nom qui peut-être n'était que le pressentiment de ~e qui allait venir.
Tout à coup j<! fondis en larmes, m'écriant: « Oh 1
ces cloches ces cloches 1... faites-les taire I...D Aussitôt Nlnou 'courut à moi et Mademoiselle, arrachée
à ses songeries, s'empressa, inquiète. Elle n'aimait
pas les nèrvosités ... Comme elle avait raison 1 Je fus
donc par elle tendrement réprimandée pendant que
Ninou s'empressait de fermer plus strictement persiennes et ndeaux, afin d'e,?p.echer, s'il .se poyvait,
ces voix désespérées de veOlr Jusqu'à mOI. Mais elle
n'y pouvait rten. Le bronz~
puissamment gémissait,
Ses lam<!ntations me tombaient sur le cœur, pesantes
à l'écraser. Et je pleurais aussi, sans savoir pourquoi.
Mlle Demène m'obligea à me coucher, tandis que
Ninou me préparait une i~fuso
calmante.
Bientôt la Ilédeur du lit et l'Influence du tilleul
largement additionné d'eau de fleurs d'oranger
m'aris~ent.
Je m'assoupis.
Bien avant dans la nUit un rêve affreux précéda
mon réveil. [! me semblait être ensevelie sous le
gros bourdon de la cathédrale, et son grondement
se continuait, martelant mes oreilles; son battant à
coups pressé frappait mon front. J'aurais voulu me
~uJevr,
échapper à cet écrasement ... ,J'étoufTais ...
1 out à coup je m'éveillai haletante, les yeux hrûJés
d'un éclat rou<Je. Ma chambre était cn feu 1 Je ne
m'en rendis pà"s compte d'abord, suffogute par la
fumée.. à demi défaillante, puis je compns ... Je voulus Cfler, ma gorgo contractée .'y refusa et je retom.
���������BONSOIR :\fADA'ME LA LUNE
39
qulO, ordonnait une correction, réprouvait un ornement. Et la couturiLre, tantot agen()uil~,
tant6'
ro.;dres ée, épinglait, tirait, d~cousalt,
prenant, san
tourner la téte, les épingles que Ninou lui pré entait.
Moi Je pen~ai'
à autre ch\l~e,
n'ayant mcme pa la
distraction de me contempler dans la glace; l'e _
sa)'age se fal salt pr~s
du fauteuil de ma grand'mL re,
lo!n de tout miroir: E.st-ce , qu~
mon opinion imr. 0rlait :que lamarqulse fut satisfaite, cela de\'alt ulhre.
Lor que libérée enfin Je revin dans ma chambre,
le retr'Juvai l\Ule Dem~n
assise à la même place,
Immobile, les yeux perdus dans le vat.;ue. L'enve•'Pl e bariolée gisait sur .Ie tapis, et dans les main
1 mon institutrice je VI un feuillet où n'étaient
trncées que quel ues lignes.
, mon entrée j lademoiselle tre~al!i,
me recarda
avec une orle d'elTroi et 'écria par deu. <fuIs:
• Ah! ml)n Dieu! Oh 1 mon Dieu 1 • PUI
C leyant
bru qucment, clic replia la lettre, pa sa la main su.on fronl et murmura:
- Moi qui m'attarde ... Moi qui m'attarde 1...
la que.lionner, Elle m'attira
EfTrayée, je n'o~ais
dans ses bra , m'embrassa el me dit sans préambule:
- Aidez-moi ;\ préparer ma valise, Béreng re, je
crois qu'il)' a un train dan une heure.
- Vou partez!
, ans en avrdr davantage, j'éclatai en ~anglot
•
- Bêreng r , voyon .... ne pleurez pa J Oh 1 j~
vou en ul'plie, ne plcurez pa ... .Ie uis déjà 1
houl'\ rée ... a <.:7. pitié de moi J
- Vou me quittez, .1 [ademlli elle, vous m'aban·
dl nnCl ...
. - i\tai no 1 - Je ~ou
reviendrai, je vous le
IlIre ...•\inn absence era ...
ell 'arrêta hé itantc, puis acheva:
- .Je n'o c aftirmer qu'elle sera tr~s
courte,
cepen lant, hda 1 JC le cram .
.le cru que on e prit 'égarait.
Vou cral 'nel. d r ,·cnir... vou le crni nel,
:<'[ademoÎsell 1
pp lé
- .Je yeu dire ... , ra ch rie, je sui
'une per on ne trè , tri!~
malad '" i malade
aupr"
qu'clle ne "ra peut-êtr plu d. ce monde lor 'lu
!,arrl\erai ... 1 -ba. En ce ca Ji; ou re~i
ndral
Immédlatem nt. !-.il1()n J re terai aUI rc de cefte
per onne Jusqu'à Il fin, vu - 91 DICU permet un ml
��BONSOIR 1fADA'\IE LA LUNE
.p
parmi des plats d'émail ou d'argent. Les chaises
hautes, carrées, recouvertes en cuir de
Cordoue. L'ensemble ne manquait pas de beauté,
mais c'était une beauté tnste ... Je regrettais l'office
claire et gaie, avec ses vitres sans rideaux, son pavé
de briqu es rouges et son sommaire mobilier de faux
acajou. Je regrettais surtout ma compagne, souriante
I:t amicale, et dont l'inépuisable causerie faisail
paraître brèves toutes les heures.
Octa\ e, sous prétexte de m~tre
le dernier coup
ùe main à son couvert, tournait autour de moi avec
de bons sourires encourageants. S'il l'eût osé.
l'excellent homme m'aurait tenu un petit discours
de bienvenue; il ne put tout à fait s'en priver, et le
résuma en une simple phrase murmurée d'un accent
6mu.
- Je suis bien content dL! voir Mademoiselle,
enfin 1 à sa place ... ou presque.
J'allais [UI demander l'explication du mot presque,
bien singulier, je n'en eus pas le loisir. Des pas
l:J1ts, mais fermes, d'autres plus lourds, quoique
plus rapides, son~ret
sur les dalll:s du vestibule.
~)ctave
s'élança, ouvrit la porte à dt.:ux battants, ct
j'assistai à l'entrée solennelle de MadamL! [a marquise,
ma grand'mère, et de mon oncle le marquis.
La marquise m'examina, fronça les sourcils et, de
Sa voix coupante'Jroféra :
- D<.:plli quan vLnt-on à table avec son tablier?
Je rougis jusqu'aux oreilles, et fébrilement détachai mes bretelles. Octave s'empressa de me débarrasser de ce pauvre chiffon de toile rose dont la vue
hffusquait grand'mère. Oncle Jean m'accorda un
~ourin
et voulut bien excuser mon inadvertance.
Je ne savais pas ... on ne m'avait point prévenue.
- Ce soir, dit la marquise, VOliS aurez la bonté
ùe changer de robe pour le d'ner. Vous pourrez
parallre au - déjeuners comme vous voilà.
- Bien, grand'mère.
Je mangeai me:; œufs brouill.5s sans lever les
J<':ux. Une pauvre petite roturicrc ~dmise
~ I~ t?ble
le ses suzerains ne se fût pas senlie plus iJ1limlùée
que moi - clic aurait sans doute été plus contente.
Peu à peu je repris mes esprits. Ma grand'mère
S'étant as urée que je me tenais convenablement,
Ile COllpant pas mon pain, n'essuyant ra~
mon
a idte avec dL! la mie, ne buvant pas la bouche
pleine, etc., se désintéressa vite de moi; elle et mon
~taien
�����������BONSOIR MADA:\!E LA LUNE
auparavant ouverte et lue par elle. Mais alors je ne
onocai point à cela, et J'éprouvai une déception
d'atftant plus vive de la banalité de ce me sage que
" lademoi ' clle n'y joignait aucune adresse. ,,' Je ne
vous ollblie pas, ma petite Bérengi;:rc, m'écrivait-elle,
et serai bien heureuse de vous revoir; mais je ne
puis encore vous donner la date de mon retour .•
Elle terminait en m'embrassant. Si le timbre m'apprenait qu'elle était en Ilalie, par une taquine complicill! du D~slin
le cachet de la poste, tout à fait
brouillé et empalé,. ne . me permit pas J'en savo~r
davantage. On auraIt tilt, vraiment, que ~ladmo
selle avait suborné l'employé pour que rien ne
puis e me p.ermettre de percer le mysti;:re dont elle
s'enveloppaIt.
Mlle Demè!ne ne désirait donc pas recevoir de
mes nouvelles, bil;!n qu'elle me témoignat tant
d'a!Tcction ? .. Je fus sur le point dl! douter d'elle:
et, dans ma col"re, je mis en miettes ma trop
lonnue ct inutile missive; aprl:S quoi je sanglotai de
dé ~,poir
de l'avoir détruite. II me restait la ressource de la re.:ommencer, ce que je fis sur l'heure,
hien enlenJu. Cela m'occupa heureusement.
Une semaine encore s'écoula. Je me mourais
d'ennui 1 Par un scrupule de conl"enaIH.:e, ma orand'm' re avait trouvt! bon d'interrompre mes leçon de
piano pendant l'absence de mon mentor. Pauvre
II1nocenl .\1. Popf\.!rl Il perdit ainsi quatre cachet,
el mon. i ole~èIH
. en fut pl,:,s lou.r d . L~
j~udi
.\tme POl o~nler
vInt seule, Nlnl avait la mIgraIne.
Tout e réunIS aH pour me navrer.
Le limanche 'oir, je fus admise un in tant au
alon après le diner. On tardait à e mettre au jeu;
une certaine clTcrvcscence régnait dan le petit
cerdc, Il s'a!-lissait ue M. I.e DOyl:n. Une fois ue plus
cd e.'cdlcnt homme venaH de refuser ue l'avancement, pr'::fërant ne pa~
qUlt~r
ses ouailles.
- Jo.; n'ai aucun ml!nle, le vou a ure, réponit-II au Pllcita'ions, aux clans d gratitude dont
011 l'acçahlalt. Mon rcf.u d'un peu ,Plu J'h~no;r
ne me gagnera p~
le CIel, pUI que lu ne 1 fal pOInt
nce 1
n esprit Je p~ntc
.Tc Ille senti heureuse rour ma part de pen r
que notre vénérable Doyen ne ,I~OU
quittait pa.' Il
m'avait conllue tnut enfant, Intêr ait à mOI et
i avai que Mlle Dl.!m ne l'appréciait fort. Ce
erail bien assez d po;rJro le bon abbé Laurent. On
����Sb
BONSOIR MADAME LA LUNE
gateurs. On eClt dit que Mlle Demène attendait de
moi l'indication de ce qu'elle devait répondre.
- Il n'est pas marié.
- J'avais cru comprendre, reprit ma grand'mère,
qui décidément reno~çait
à sa dédaigneuse indifférence, que .vous n'aviez plus de famille.
- Je n'al que mon fr~e.
- Comment s'appelle-t-il? demandai-je.
C'était bien une curiosité de petite fille 1 Voilà qui.
pas, plus que .la guestion de grand'mère « est-il
mar.lé ?, n'ét~l
faIt pour embarrasser, et cependant
je \'IS Je pale vIsage de Mademoiselle se colorer. Elle
s'dlorça de rire.
- Cela vous intéresse, Bérenoère '?
- Quelle sotte int~rogalf,
dit mon oncle;
comml!nt se nommerait le frère de Mlle Demt'me,
sinon
Dem~n
?
Ne quittant pas du regard Mademoiselle, je vis au
f~nd
de s~
yeux ,s'allumer une petite lueur ~ali
cleusc et Je pensaI qu'elle se moquait de mo!. En
y songl'ant aUJourd'hui je comprends qu'elle se moquait plutôt du marquis.
- Je voulais dire son nom de baptême ...
Cette fois, Mademoiselle répondit sans hésiter:
- Jacques.
Et puis, voulant en finir d'un coup avec ces curiosités harcelantes, Mademoiselle nous apprit brièvement que ce Jacques 6tait son cadet, que _ pas
très vieille ct.!penl~
- leurs parents étant morts,
elle lui avait te~u
lIeu ùe .r~e
Elle dit sa joie profonde à le ~aV()lr
~ors
d'aftalre - et de toutes façons
- car il rapportait, de ses voyages une pt.!tite fortunc
assurant son avenir.
- Peut·être voudra-t-il vous appeler près de
lui?
Je crus démêler dans l'accent de mon oncle une
sorte ù'espoir. En quoi .do~c
le gènait ma chère
A-lademoi ellt.:? J't.:us t;'nvle <JC sauter aux yeux ù~.
M. de Ville-Vieu " grillc!; dehor~.
Eh bien J qu'il
rappl'lle a SWUI", cc 1\1. Jacqut.!s qui ~urait
mil!u.·
fait de rester au bout du monùe, et il sera bif.:11
étonné dt.: me voir arriver a\t!C elle ... Oui, je lu uivrai
i elle s'en va 1 unt;' fois de plu!'; jt.: me l'affirmai,
tentée de le proclaIJlt.:r ù haute voix.
.
.
- Oh 1 nOll, rép "1Ù en sounant MademOIselle, Il
n me rappellera 1a ... d noins q 'il nc retomb
mald~,
c qu'à DIeu ne plaisel
�BONSOIR MADAME LA LUNE
57
- A la bo~n
.heure, m'écriai-je, qu'il vienne
plutôt vous VOIr ICI. ••
La marquise me regarda, l'air sufToqué de ma
h~,.dies
Depuis quand le~
jeunes personnes parIaient-elles avec ce ton décidé?..
- Hélas 1 soupira Mademoiselle, je ne pense pas
qu'il vienne ... du moins de bien longtemps, peutêtre jamais.
On se levait de table, et Mademoiselle ne fut plus
interrogée sur ce frère si soudainement révélé .
•••
Je repris mes leçons de piano et je crois vraiment
que je fus en danger d'être embrassée - oh 1 bien
paternellement - par ce cher 1\1. Porfer, qui ne
savait comment me témoigner sa gratitude. Après
!'l'avoir entendue chez les Poissonnier ct sur ce que
j'avais dit du talent de violoniste de mon professeur, Mlle Brunot vint lui demander des leçons d'accompagnement et deux amies de Mlle Brunot
allaient, la prochaine semaine, suivre cet exemple.
- Je n'oublierai jamais ce que je vous dois, mademoiselle Bérengtre 1 Et si je pouvais, si je pouvais
Un jour ... si j'étais assez heureux pour vous être
utile, à mon tour, en quoi que ce soit ... s'il m'était
donné de vous rendre ne fût-ce qu'un léger service .. '
Un léger service, monsieur Popfer 1 vous ne vous
doutiez pas de ce que serait ce léger service ... et
que vos prandes mains aux doigts spatulés à force
d'avoir frappé des touches et pincé des cordes,
devaient m'apporter le bonheur ... tout le bonheur 1
Vous avez été l'envové du ciel, vous avez remplacé
I~s
~éraphins
aux alles .de lumi~re
d~s
époques
bibliques, qui transmettaient aux humaans les messages du bon Dieu.Oui, mClnsieur Popfer, en dépit de
votre physique, vous Untes à un moment de votre vie
un rôle de séraphin, 0 cher, cher et ridicule et
sublime monsieur Popfer J
Mais suivons l'ordre des faits ...
Mmes Poissonnier revinrent voir ma grand'ml:re
tout exprès, me confia Nini, pour obtenir d'clic I~
promesse de m'envoyer désormais au château tou
les mardis sans y manquer; le mardi était le jour
de réception de ces dames. Nous avions devant
n~>us
de longues semaines de voi inage, les Poissonnlor, cette ann6e, ayant avancé au mois de juillet
����������������BONSOIR MADA. :& L
LUN8
7.~"
j'abordais déjà la romance fac:le, ce qUI me ravissait.
- Voulez-vous, dis-je à Mlle Sylvie, que j'apporte
ma musique 1 Je chanterai pour vous .
. - Sans accompagnement r Nous n'avons pas dt;
pIano.
- C'est vrai... Mais ..• cela ne fait rien .•• vou~
verrez, vous verrez.
Je pensais que M. Popfer ne me refuserait pas
de venIr chez l\llle de Priselin et que, faute de
mieux, Je chanterais pour Mlle Sylvie avec accom·
pagnement de violon,
Et cette pensée-là fut encore un petit coup
d'épaule que je donnais à la roue du Destin •
.•.
Depuis quelques jours Mlle Demène cachait mal
sa nervosité. Je l'entendis s'écrier à la lecture d'une
lettre de son fri. re: « MaIs il est fou... il est
complètement fou 1... ,. Et vite nous parllmes à la
oste pour expédier une dépêche. J'iF!norals le
~'onteu
de ce télégramme; Mademoiselle me dit
seulement que M. Jacques caressait un projet de
\oyaf.'e tout à fait imprudent, et qu'elle s'y opposait.
Je n'en sus pas davantage.
Depuis son retour de Nice, l\Iademoiselie n'était
plus tout à faIt la même avec moi. Je n'aurais su
définir ce qUI me raraissait changé dans nos rapports. Nous nous aimions aussi vivement j peut-être
même y avait-il du côté de Mademoiselle plus
d'expansion. Cependant à certains moments une
g~ne
se glissait entre nous j elle me regardait fixement, soupirai!. .. et finissait par détourner se
yeux, mais pas toujours assez rapidement pour
que je n'y VOie des larmes. El la pêne dont j'ai parlé
me gagnant ù mon tour, je n'osais pas montrer que
l' \'ais \'u ces larmes et je refoulais mon désir de
consoler ma grande amie.
L'envoi de ga dépêche n'araba poin.t Mlle Demène,
elle doutait certainement de l'efficaCIté de son veto
pour arrêter ce terrible M. Jacques.
,le ne ais pourquoi j'en étai venu' à me fiaurcr
le tr.:re de mon institutrice comme un MonSIeur un
p u ca ~e CUlI. J'ignorais tout du ph 1 ique de
,\1. Jacque::>, sa ~œur
n'ayant de lui aucun portrait,
au!" une miniature qui le représentait à dix moi
sis lIur un coussin, en costume peu compliqué.
�74
DO. 'SOIR MAD~1E
LA LUNE
Cela ne suffisait pas à guider mes suppositions ... el
l'aurais tan.t alm..! le connaltre l
,
Ma.lemulsclle vécut des heures de fiC\Te. Elle
sur au ait à chaque bruit de na dans la cour, à
à l'ariv~e
du
chaque coup de sonnette, s'ate~dn
téléglal)lll',e qui lui apporterait une r.!pun"e rassurante, Vers le ~()ir
du cinqu~me
jour, ~lademois
me proposa Je }'acump~ner
chez M. le Doyen.
e;~
s.!~rée
Je l'ancienne CatllC:drale par
La c~re
un antique cime" ;re, dunt les tumbe.:; ont été mvechapelles. démolies et qui, planté de
ll!es, le~
marronniers en qUInconces, est pompeusement
barti"é • Cours de l'Evêché ., - car il parait qu'en
des temps reculés Pont-au-Bourg eut des évêques.
li y a suu" les arbres des bancs de bois déteints,
pittoresquement gravés à coups de couteau par
tous les ualoplns de l'école, qui se récréent là de
énératlons en génératiuns.
Le pre byti:re ouvre sur le cours une curieuse
porte ogivale ~ e,ncaJrement dc pierre. Par ce.t.e
porte \1~
ne pend,re I?as directement dans la ma,lun, mais dans un Jardlll, ou plutôt une cour tll!une
de zinnias au centre de laquelle un rocher al.·tificicl
t:herche à po~tl.
cr I.a plus banale de p(lmc~.
C'cst sur ce Jardinet grand comme la main que
donne l'une des fenêtrcs du parlulr; les deux
autre, ccllc -là toujours di cri:tement vuilées de
tulle brodé, regardant le Cour.
Mon alfection respe..:tueu e pour notre Doyen
ne l'ou \ ai~
combal.~·e
I~ ,1 !cen d.ont je m.e senlai
envahie d\:s que J aval:> franchi la peIlle porte
ogival\!.
Ce faux rocher, ce zinnia me consternaient, et
plus ~ncore
le l1obi~er
d'aca; lU t.I'Op l'e~ui
a.nl du
'arlolr, le lu\c envahiS anl de petits tapi faits de
an"lIc' d'0totTe rouge ct noire, le cnus ln de couIcu~s
bnriol0e I.!urnpus\:s de murccau, de soie
décollj'I!S en losange r0uni parun pOint de UIJCI.
J'uus ccs Ingénie\l. ct touchant travau dl aient les
lOI1"ues heures engourdies pa éc ù le combiner
u ~>I1J
.le morne logi.
Les cho es lai c me rempli cnt d'unc pitié
qU,i les ont fa c,nnée . C'esi ainsi
navrée rour ~cux
1..' n' \:rtaille \1I1"In de mo 1lstC, dan une d
lu humbk ruc de Pont-au-Bourg, m'a toujours
cau é une orte J'attcndn scment, tanlles chap"aux
exposés Jénotaicnt ùe compl"to impwssa.nce Il cr~e
l
�BONSOIR. MADAME LA Lt NE
7"
de la beauté, en même temps que de candide.
efforts pour y I?arvenir.
Je n'ai jamaIs vu la modiste. Je me la figure tr
vilaine, comme ses chapeaux, avec de pauvres bon
yeux souvent rougis et des lèvres pàles qui grimacen
un peu pour sourire, parce qu'eUes n'en ont pas
l'habitude.
Les petits tapis, les housses de guipure, tous les
pieux cadeaux offerts à M. le Doyen par ses fidèles
paroissiennes, m'affiigeaient autant que la vitrine de
modes. Et c'est pourquoi, le plus souvent, je laissais Mademoiselle se rendre seule au presbytt:re ;
elle s'y rendaIt fréquemment.
Peut-être comptaltoelle aujourd'hui sur mon habituel refus de l'accompagner, mais j'étais curieuse, je
l'avoue, d'assister à cet entretien avec M. le Doyen,
à qui elle parlerait sfirement de son Crère.
Je fus déçue, car en arrivant sur le cours, Mademoiselle me proposa le plus naturellement du monde
de me laisser à l'église pendant sa VIsite, qui serait
courte.
- Je sais, dit-elle, que vous n'aimez guère venir
au doyenné; de mon cOté, je préfère voir seule
M.le curet
Je ne pouvais qu'obéir. Un peu agacée, mail docile,
j'entrai dans la cathédrale. Je reltai dans le buCOté, tout près d'une porte latérale.
L'église était déserte. Lei vitraux, voilés de pou...
ière, et d'ailleurs assombns par les arbres du cours,
De laissaient pénétrer qu'un jour difTl.I 1 leule, la
fosace pourpre et or au-dessus du ma1tre-autels'enftammalt, traversée de Iole il, et le rayon vivant
tnimait les immobiles rayons de la gloire au centre
de laquelle planait la Colombe. Plui haut. que la
olace, au creux de la voClte, l'ombre l'éralslssalt.
Dans cette nuit disparailsait la chaIne 00 s'accroche
fa lampe du sanctuaire et la petite flamme ressemlait ainsi à un fragment d'étoile auraculeulement
é en l'espace.
Mon prie-Dieu glissa lurle. dalles, produilantun
rauque et strident comme une plainte enrouée
s'amplifia, rempHI 1. vide lonore. J'en fUI
' 11'11111 l~IA
..
Sall)Dlianltei dimInuent par leur humal'II211)1I•••ioo
U.,t~Il!;
4uand leI églilelsont
;"'ihl!'lell.
oppressant.
eSt tout. m.. fore: 1. dl tout
�~_I
ran subissais
r~,!a'Si
• • •1
m'apporterait
lQrsqu~
tant
aemblat>14l5s aux
��78
BONSOIR MADAME LA LUNE
Il Y eut l'échange obligé de saluts; M. le vicaire
en se faisant beaucoup pn7r, un doigt de
Vin et un biscuIt. Lorsqu'il fut serVI, M. le Doyen
répéta sa question:
- Comment était ce monsieur, ma petite enfant r
Je donnai te signalement. Je ne sais de quel visage
l'accueillit mon ï'nstitutrice ; je regardais l'abbé qui
souriait, hochait la tête. Il avait l'air malin d'un écolier qui joue un bon tour. Il toussota lorsque je me
tus; sa toux était plelOe de malice et l'on comprenait la pensée du bon abbé: « Ah! ah! voilà un
monsieur qui vous intrtgue? Eh bien! moi, je le
connais très bien .• Cela s. devinait clairement:
ni M. le Doyen, ni Mad.el!l0iselle ne fa.isant à ~c
pauvre abbé l'innocente JOie de le questIOnner, Je
m'lm chargeai.
- ;Vlonsieur l'abbé, vous savez qui est cet étranger, avouez-le 1
- J.\lademoiselle Bérengère est perspicace ... et
ausi un peu curieuse.
.
- Très curieuse, monsieur l'abbé; Je ne m'en
étais jamais rendu compte comme aUJourd'hui, mai.,
certainement je dois l'être, car je brûle du dé~ir
d'apprendre le nom de ce monsieur.
- Son nom, je l'ignore ... il ne me l'a pas dit.
- V0!ls lui avez parlé ? d'e~an
le. Do)'en.
- OUI. Je l'ai rencontré hier au sOir j Il descendait d'automobtle avec un autre monsieur.
'- Un autre monsieur 1 s'écna Mademoiselle.
Encore une fois, ses yeux cherchèrent les yeux
du Doyen; celui-ci, d'un geste discret de la main,
me parut l'inviter au calme.
Est:ce que l'intérêt por~é
par mon institutrice
à cet Inconnu le scandalisait?
. - Oui, reprit l'abbé, un autre monsieur plu
Jeune - son fr~e,
je pense. Ils descendaient, di::.-je,
d'u!le belle voiture automobile devant celte drôle de
maison peInturlurée.
- Voilà 1 murmura M. le Doyen.
La maison de l'Olympe! m'écriai-je. E5t-cc
qu.'ils.y sont logés ? .. I~st-ce
que ce sont les pro~nét:lIres
f Ninou prétend que cette maison lpI'arhent ù un mort.
- Précisément, poursuivit l'abbé triomphant do
l'intérêt qu'éveillait son récit. Le plus àgé de ces
ljeSsi~ur
~'arêt!l
avec beaucoup de politesse. Il
me dit aVOIr hérIté de cette maIson et venir 1;0
Il~cepta,
���BONSOIR HADA IE LA LUNE
8l
zênith, la lune déjà montait, mais blanche et sans
rayons, elle semblait transparente. Je marchais le
nt.;z levé, regardant ma grande amie ... Et, comm.'
aUx jours de mon enfance, je lui parlab.
".l.\adame la ~un,
il ~'y
a que vo.us, j'en ?i peur,
qUi ne repoussIez JamaIs ceux qUi vous alment. ..
Toutes les fois que ie vous ai contemplée, vou:.
avez. paru me sour.lre, et vous. n'aVl:l jamaic;
t~molgné
que mes discours vous alCnt donné de
l'ennui; vous, qui êtes séparée de moi par quatrevingt-quinze mille lieues, m'êtes en vérité moins
lointaine que Mlle Demt.:I!e g~i
marche à mes
côtés et gui cependant m'aime bien en temps ordinaire. Madame la Lune, j'ignore, cela est certain, ce
à quoi vous songez, et même si vou:> songez à quelque chose. Comment donc ai-je l'imprè~
ion que
ma pensée, à moi, trouve chez vous un écho fidèle?
Puis-je vraiment garder l'illusion qu'aucune
préoccupation étrangi.re à moi ne vous détourne de
répondre par un rayon compatissant à votre timid"
petite amie ? .. Il Y a sans doute de par le monde
des milliers et des milliers de personnes qni vous
ont prise pour confidente. Cha<.:une se figure-tl,~
Comme mal ètre la seule écoutée t ...
- Bérengère 1 A quoi pensez-vous?
.le m'aperçus que nous étions arnvées; T\iademoi-.
elle allait pousser la porte de la cour. Ses yeu
etaient humide~,
mais elle me souriait. Jevis une telle
tendresse dans ce sourire gue je meJ'etai dans se
bras et, sans savoir fourguui, Je fon is en larme .
IIeureusement, nu n'était là pour nous voir.
1 \udemoisel1e ne me demanda pas pourquoi je pleu~
r' i ; mon émotion; parais"ant répondre à Iii :;ienne,
ne l'étonna ppint.
...
Cc jeudi-là Nini Poissonl11er nous arriva tout en
Depui q la vente de son auto elle venait à
Pont-au-Bourg en menant elle-même « Pomme
d' ,\ ri .. , un ch 'val gris car<1colant, attelé à un tonneau.
Rien de moins gracieux que ces voiture' où l'on
st placé de profil, enfoui jusqu'au. épaule~,
et ail
I! faut accepter Je tout proche VOisinage du domcsIque, ou bicn n'cn pa emm ner. C'est ce Jernier
parti qu'adoptait l'audacieuse ! Tini. A l'elTroi de
ens pru?cn\ , au candale c quelque -uns, cH
parCOUf<lIt le routes seuL, d n sa \Oitule. a e
~moi.
�82
BONSOIR MADAME LA LUNE
son bull, Teuf-Teuf, assis en face d'clle, quand il ne
truttait pas entre lts roue" Mme Puis onnier n,1!
sortait plus que rarement; elle avait perdu son al!
épanouI, sûr J'elle-mème et de la vie, ce que le:j
bonnes gens d~nomet
« l'air riche ., On la supposait souffrante, et des personne - bien _inten i;~n:
n~es
- comme Mme d'Oronue _ consedlalent à r\tnl
d'une vuix al'itoy~e
« de rren,lre grand soin de
cette ch' re maman " « Mais elle va tr::s bien, •
répondait Nini "gac~e
.. _ Et Mme d'Oronge, pmçalt les 1: vre.s, seCouait la tête, mimiq ue tr,=s claIre:
• C'est bon, le vous aurai prévenue, •
,
l\lme d'Oron~e
ré ervait à l'lime PoissonnIer
d'autres conseils,
- V uus avel tort, ml bonne amIe, de permettre
à v0tre ch 're (Ille de sortir seule en VUlture : s'il lui
arrivait un accident ? .. ,
qu'clle n'en aura pas, Que voulel- Esp~on
vous, Nlnl ~st
'plus q~e
majeure .. , Je ne reux ras
commencer a Jlre que le défenJs ceci ou cela alur~
que jusqu'à pr~sent
elle n'en a fail qu'à sa té e .. ,
D'ailleurs ErnestIne conduit à merveille ct Pomme
d'l\pi est merveilleusement Jress.!,
- Ah 1 oui, pal'lon:;-en! Il fail le beau comme un
chien savant entre les brancards, je l'ai vul
- Justement .. , C'est Ju dres. age ... Je embarras
pour donner à croire qu'il va tout casser. Mais Nini
af(jrme qu'il,est dou" cumme un ngneau,
- lY s bien, ma br,nne amIe, tr~
ien. l\toi,
vous pensez, ce que j'en dis ...
Mme J'Oron"I! avait raison : Pomme d'Api de
temps à autre ~rou\'ait
la fantai ie li e.écutel
quelques pas sur es pieds de derri:re en ball.!n!
l'air de Res -abots de. deva~t.
Cela pouvait ë~re
charmant avec une VOl ure a quatre roues; 'lOi
dan~
on tonnt:au subi~at,
lors dc ces l'r()u sS"s,
de li 's.ugri!ah,e~
li \1~lacments.
N'Importe, elle 'en
amusait et s amUSaIt surtout de J' fl'roi de spectateurs, lorsque ceci al'ait licu dan les ruc de
Pont-au-Bourg,
Donc Nlnt nous arriva, V: • rement décoir~e,
le
"1 age rou"i par le Icnt et, quoI qu'clIc en eut, un
peu émile encore,
i \'/llI
a\ïel, dir- Ile, la dr61e d'a ntur" l
J'al faillI me luer .. Non, cc qui e t drôle, c n' t
pas d'avoir fOllll !'le, tuer, mai la f Gon Ilnt c 1
s'est passé ... J'arnval tOut tranqutll ment 1 r
Ut.:
���BONSOIR MAD~
E LA LUNE
85
Mon pauvre oncle Jean 1 son nez devenait positivement plus ai! u, plus long, sa figure verJissait. ..
Il y avait là le petit cercle habituel des jeuJis •
.:\ . ~\'O
eraie, hochant la tête, souriait malicieusemcnt ; .Mme d'Oron(,e pinçait les H. vre et Mlle Laure
le Prisclin s'eO'araiI.Je ne sai' comment toute sa personne arrivait à trahir sa pens':e : « De mon temps
une jeune fille, » elc ... , etc ... li y avait du blame
jusque dans les plis de sa jupe et dans le nœud de
SUll chapeau.
Je l'ai maintes fois remarqué, les vêtements euxmêmes de certaines ~'ens
arrivent à chan; cr d'e::pression lorsqu'un sèntiment tr~s
\if anite leur rropri6taire. 11 e peut que ce soit absurde, peut-être ma
seule ima~
inJ.t ion fait-elle tous les f,:ais dcs chan:lemènl s par mOI constatés. Il est certam que personne
n'a pu me comprendre quand j'al tach': de faire
part~e
cc cenre d:ob erviltion"
- Je suppose, dit .M. d'O erale, que nous verrons
ce brillant étranger au chateau?
- J'y compte bien. Je lui ai indiqué notre jour ...
l\lme d'Olont'e - je ne dirai pas éclata, mais
fusa. Ce fut un jet sifllant Je rwprobation. Nous
el1'Cndlmes traiter comme dies le méritent les
mœurs nllu\elle , et dénoncer le danger des rapports soci,lux tel qu'ils sont aujourd'hui, oLI les
rastas ont beau jeu pOUf p<.:n':t l'Cf dans les plus
honorables familles ... bienheureu." lor~qu'(jn
n'h~
b rel! \ as de. rei~
de justi(;e aux allure de grands
seinncur ... c'~tail
e{Trayant 1
..\lIle de l'ri clIn () a rDI pelerun récent fait divers
dont le triste hé' Il , \'oleur et meurtrier, p::rcourait
la France dans unc somptucu 'C automobik ...
- 1: t-il arrêt.!, ce bandit? dcmanda Mlle Pois~(lOier.
Ille de Prisclin répondit sans m~fiDnce
que,
'races à Dicu, \,\ justice u\"ait pu s'cn emparer.
- Quel malheur 1 riposta 1'\ini. J'e p':rai di:jà
i.IVOlr cu a/TllIre à lui .. , C'eut élé tr~s
amusant ... quel
impr~\"u
1
- L'amour de l'impr~
... u entraîne au' ablmcs,
profer le marqui
Tous le yeu
e I()Urn~et
ver lui. II donnait
rur m nI
U'I
ur cc ton pércmptoire. On boûta
c 'te entence qui sonnait creux, mais n'en était
qu plu ClnOfe.
- 1'r\.:s bi n, murmura gr n 'm ra.
on
���88
BONSOIR MADA:.\JJE L.'i LUNE
- 11 Y a du monde arrêté dans la rue ... on écoute.
Je me précipitai pour fermer la croisée, confuse,
évitant de me montrer- et je ne vis pas c le monde.
curieux signalé par .Mlle Sylvie.
- Est-ce que vous voudrez bien revenir ?demanda
Mlle Laure quand nous prlmcs congé.
Nous décidames séance tenante du jour où nous
recommencerions.
J'~tais
ravie de ma Ijournée... Si ,'avais su, je
l'aurais été bien davnt~e.
Le mardi suivant, pendant le déjeuner, mon oncle
annonça sur un ~on
~e
d~fi
son intention d'aller au
chateau. Il paraissait tout prêt à partir en guerre.
Je me risquai à demander:
- Et moi, grand'mère il
La marquise échangea un coup d'œil avec son fils
et répondit:
- Pas aujourd'hui.
Je baissaI la tête, rongeant mon frein. - Mademoiselle vit ma déception.
- Bérengère, dit-elle, voulez..vous que nous fassions une bonne promenade à pied dans la campanne?
Je la remerciai d'un sourire; pour répondre â son
désir de me consoler, je m'efforçai de me montrer
sati. faite.
De bonn.: heure nous partlmes. Il faisait trl'S
chaud; mais nou. connaissions un chemin charmant, ombreux à sùuhalt" avec des talus tapissé
de mousse Oll l'on pouvait mollement se reposer.
• '0l!s a\'lOns, par grande faveur de Boniface, emmené,
Lutin.
J'al trol) longtemps négligé de parler de Lutin.
C'est un per _onnage modeste, ent ré chez nous san',
I<'ra . Peut-être avait-il compris que seule, une
grande discrétÎnn, une très h,umble atlitude pourrait
le r,lÏre tolt:rer par la marqUIse et le marqUIS. Tou
deux détestaient le bétc~.
LUIIfi devait pour conquérir la sympathie témoin"r de qualités t!c ,so~
cœur et d~ son c. prit; car
on physique n'ollral! flcn ùe séduIsant. D'un marron tirant sur le roux, la queue épaiS e, prc!':qu
noire et d'un poil beaucoup plus Ion" que le reste
ve la tourrure, le patte trop ba. e , le cou tr0l'
10 ,les oreille tantôt dressées, tantôt retombante!:,
un museau Je renar 1 et - correctif ù cet ensemble
dholant - les plu beaux y~ul;
d'or et $ ,'elour
�����BONSOIR :MADAME LA LUNE
93
- Moins que jamais, répondit M. Jacques.
Et comme à son tour elle semblait effrayée, il eut
un beau sourire qui me conquit et dit comme MademOlselle:
- l'\e crains rien 1
Il vint à moi, la main tendue.
- Puisque me voici présenté, mademoiselle
Héreng1:re ...
Il mettait à prononcer mon nom une sorte de joie
Îrémissante qui me le fit· parallre difl0rent; j'en
aimai mieux mon nom pour l'entendre dire ainsi.
- Monsieur, fj -je gaiement. je ne comprends
pas du tout. l1~demoi.s
m'e 'pliquera certaine·
ment comment 11 se fait que vous soyez à Pont-auBourg en i grand mysti:re. Et, quelle que SOit la
raison cie ce my~tL
re, vous pouvez être a~
ur~
que
je ne le trahirai pas ... Mais pourquoi vous être logé
à ln mai-on de l'Olvmpe ?
- Ah 1 vou savéz dCjà •..
- Oui. par l'abbé Laurent. Etes-vou, content du
'ervice de Rose-Rosette?
L'émotion poignante jusqu'à l'angoisse qui nous
avait étreints tout à l'heure s'effaçait - en mOI du
moins; je retrouvais ma gaieté et, comme je riaiS en
parlant cie Ro e-Rosette, M. Jacques supplia: " Riez
encore 1 •
- Jacque, fit mon institutrice.
Il sembla confus.
- Votre rire, mademoiselle Bérengère, me rappelle tant un autre rire ... qui ne r~ onlle plus 1 C'est
un ouvenir de ma jeune se d~jà
i IOl/ltalne.
Ou , sa Jeune se, en effet, devait depuis longte~p
'être en~ol
... Je le pen<;ai en remorquant mieux:
l'argent de se tempe, les ride" qui soulinnaicnt se
yeux, urtout un certain air de lassitude, un pli dans
les J,' vres aux commi 'sures retombante!... Si le fr~e
de Mlle Dem1:ne n'étalt pas vieux, Il avait dû beau·
coup ourrrir.
. Il parla Lie Rose-Ro eUe sans enthousiasme, mais
an do.:goÎlt. Elle balayaI!, la\all, et le c.hauffcl!r
- un être précieu - vouh.lnt bien c()nSentlr ù tCl11r
lieu de ni et de chambre, on :oie tirait assez bien
d'amllre à la maison de l'Olympe, où on u\'ait des
goûl ImpIes.
- Je vouJralS tant la vi iter, c Ue drôle de
maison, fiS-le étourdiment.
- Eh bien 1 mademOiselle Bérengt.:re ""T il aimait
�94
BONSOIR MADAME LA LUNE
décidément à prononcer mon nom - il faut venir
avec ma sœur.
- Non, dit Mademoiselle, non 1
- Pourquoi pas r
- Jacques 1...
-- Oui, je sais. Je plaisantais.
- Et maintenant disons-nous adieu.
Déjà, 0 ma terrible sœur?
- Est-ce que vraiment Mademoiselle serait un ~
terrible grande sœur, monsieur? Elle est· avec mOI
si indul~et
1
- Ah 1 Elle le fut avc:; moi beaucoup aussi, peutêtre trop ... Qu'en penses-tu, Nora?
- Peut-être.
- Oui, peut-être, soupira-t-il; mais l'indulgence
est la plus belle des vertus.
Ceci me ramena au crime de Lutin.
- Voilà, dis-je, ce dont il faut V0\JS inspirer,
monsieur, pour pardonner à notre chien.
- Ah 1 grands dieux. c'est vrai, mon chapeau ,
mon pauvre chapeau, qu'en r("te-t·ill Et c . mcnstre
dévorant s'appelle ?...
-- Lutin.
- Lutin, viens ici ... ou lais~e-mo
t'approcher, si
ta di"nité s'oppose à ce que tu fasses lt.!s remi
~
pas ..~ Là ... ne me gronde plus.
- Vous le caressez ... Oh 1 monsieur, c'c"t dC' votre
part une grande bonté.
- Croyez-vous? Pam re bête 1 je lui ai lancé tout
à l'heure un caillou ... Je ne Ille ùoutai pa ...
- Au fait, demanda Maùemoiselle, comment c
fait-il que Lutin ait pu yoler ton chapeau?
- Je me proml!ne depuis longtemp s dans cc
boi d':licieux ... Presque chaque jour je sui le Cour
de la Vivette, ne croyant pa ri ~ (\1Jer
à trayer
champs de fachus.~
re!lcontres, dit en souria~t
M. Jacques. Et la" ) al fait comme vou , je me SUI S
n 1 alll pied d'un arbre. J'avais jeté mon chapeau'
deux pas de moi. Je crois - faut-il l'avouer _ m'êtn.: .
un instant assoupi. J'ai ouvert les yeux juste pour
voir filer mon COllvre-chef aux dent cie cet animal
apocalyptlljue... ans reproche, où et Comment aVC'l~ou
pu vou procurer quelque chose d'au si affreu
q ue ce chien?
Je l'llime 1 déclara i-je fàchée.
Cela n~ fait pas qu'il soit beau.
Mais cela m'empêche de le trouver 1 iJ.
��95
BONSOIR ]JADA <11" LA LUNE
Il fallait, pour l'emrêch 'r cie brav~
ouvertement
l'autorité de son oncle, la ~endr
Influence de sa
sœur qui le suppliait de ne ~Ie
bru,squer, Elle espérait amener peu à peu le chimiste a reconnal,tre le
manque d'ap~ltues
de sop ne;-eu,et à lUI permettre de SUivre sa YOcatlOO d arllste, Les premières tenté'.tives de persuasion fure lt très mal
accueillies.
"
- Artiste? s'étatt écr,lé l'on,cle ,cn fureur, et quelh~
branche de l'a~t?
1,1 n ~n
salt nen lui-même ...
prétexte ~our
vivre mutIle à tous et rêvasser au heu
de produire.
.
_
Vainement, Ma,demolselle aflJr~
que s'il s'inté-ressait à la musique et à la ~elntur
en amateur,
comme â des passe-temps déltcats, SOli fr/;re a\'aÎl
nettement résolu .de sc faire un nom dans les lettres,
Le savant s'était contenté de hausser les épaule_.
Et le jour même. son. nev~
s'entendait poser un
ultimatum: ou bien Il contlOuerait ses études de
façon à szconder 50': onc.le dan ses recherches, ou
bien sa sœur ct I~
seraient priés d'aller vivre où
bon leur sembleraIt et co,!!me ils pourraient, avec
les vin"t mille francs q UJ leur restaient nets de
l'héntage de leur m~rc.,
Encore le tuteur s'opposaitil absolument à ce. qu on entamat la part de son
pupille; Nor~,
m~lcur?
P~ura.it
manger la moitié
qUI lui revenall, des qu Il lUI plaIrait d'attaqUt,:r son
capital.
.
SI son neveu, au contraire, acceptait sa direction
il lUI léguerait, en outre d'une fortune rondelette l~
bénéfice d'une découver,te sensationnelle qU'il' ~c
croyait à la vetlle. de réaliser.
Encourager le Jeune hn~me
à la patience eût été
sane - le temps arrange bien des <:hos e & _ el rien
n,gmpêchait M, Jacqu~s
de ~ravilc
secr~tmn
au." chefs-d'œuvre qU'Il rêvaIt. Mais il prétendait
I\rrêter seS études al!x deux bachots qu'il venait de
passer, 9'atlleurs bnllamment; s'enRager afin d'Cil
avoir fiO! plus lOt avec la caserne et, dès sa libératIOn
ne plus s'occuper que d'écrire, Roman poésie'
thêatre, livres de pensée, article de bat~ile
.•. ri
comptait tout <l:border. avec. un égal ~ucès.
Cct enthousIasme juvénile trouvait un indu! enl
écho chez la granJc ~œur;
elle ne VOulut pa que
on fr"re sou/Trlt pour leur conserver ù tous ueu
un peu ùe bien-être. qu'i~portah
un \emp ct
paun t€:. \. Jacques IÛhrmiUt que très vite Il sau-
,un
�BO.
~OIk ~L\DAIE
LA Lu.'E
9i'
rait conquérir gloire et fortune. 1I,1lie Demèuc le
crut. 'Elle dit à son frère:
- Agis pour le mieux, suis ta destinée; ma destinée à mOI est de te voir heureux.
Il y eut une rupture éclatante entre l'oncle troF
absolu et se neveux. Le frère s'engagea ainsi qU'Il
c voulait; sa s(~ur,
afin d'épargner son maigre avoir
prit une chambre de dame pensionnaire dans u u
cuvent où on lui procura des leçons. Elle rendit
grace alor à son oncle de l'avoir pous ée à s'ms·
truire; ses brevets lui donnaient de quoi l'lYre, tou 1
juste. Enfin, elle en vivait, gardant les revcnus de
ses dix mille francs et ceux~
de la part de Jacques
4ue leur oncle lui faisait strictement parvenir, pour
que son cher enfant, là-bas au r Sgiment, ne fit
pas trop pauvre figure.
Au jour de sa majorité, Jacque entra en jouissance
de " sa fortune ».
Cette fortune, ces dix pauvres billets de mille
francs, on pense ce qu'ils durèrent. Non ras, assure
.\1ademoiselle, que son frère fût dépensier .. . MaL
il fallait s'instalkr ct attendre honorablement le$
premiers gain' que lui vaudrait sa plume. Hélas r
Jang les letr~,
ra!; plus qu'au jcu, il nc faut
" courir après son argent -. Il vint un Jour olt Made1J10iselle dut attaquer "on h~rilage.
lie défendit
d'accepter, elle sut l'y contraindre en lui affirmant
sa Foi dans un a\'enir prochain de gloire ,lilléraire.
Il grignota au si lentement ql\~
po ible cinq milll.:
francs.
Ce fut à cette ~p
IUC qu'il lit la conais
{"~
d'un jeune Russe VCIlU à Pari, disait-il, pour parachever ses étude" de médecine. En r~alité,
Il nc
suivait les cour Cl Ul.: par intt.:rmittcnce, la chimie
l'intéressant davnntage. Il servait d'aide ct de secrétaire à un !'.avant dont 1\1. Ja.:ques apprit II.: nom pa
ha ard : c't:lait sun oncle 1
Et voici ni! se pla.:c It; drame ellro)'nbh:.
L chimi<;te habite, en un tr,,5 vi~ux
quartier, un
maison qu'il a a hetéc a~n
d'y pouvoir aména 'cr à
on 'ré I\n a
laboratOire.
.
Une nuit, le vieillard c t t.:\dllé par un bruit
\·.'l1uol de cc laboratoire . Là se lrouve le coffre-fort
1 Il
est enfermé cc qui. pour le savant, a plu de
nleur cent fui que lies hn 'ots d'or: de formule'
u'il ~nrde
)a\ou ement, sachant gouvoir. \or u'i\
l vo Idra, eu ai.rc une nche p.. Celle qui re ard
..
���100
BQNSOIR MADAME LA LUNE
���������no
~SOIR
MADAME LA LUNE
109
C'était moi, qui fredonai~,
contra toutè Carree.
tion ... Puis, je me tus, rouge comme une pivoine.
M. de Morient écarquiIlait les yeux.
'? fit-il...
- Comment sa\"~z-YOu
J'aurais bi~n
dû. me .taire. Mais, pUisque j'avai!
commencé ... j'explJqual d'un ton dégagé:
- Vou êles passé pr~s
de notre jardin, en chantanL
- Quoi 1 s'écria MIle Dcmène, c'est vous ( ma
fenétre était ouycrte, je vou ai entendu au si et mâ
mi! raine ,ous a maudit.
1\11Ie Dcmi.ne s'humanisait. M. de Morient en
parut heurcux. Mais déjà venait l'instant des
adieux.
,\-{Ile Demène refusa de fixer le jour du prochain
concert et je compri bien pourquoi ... Il me sembla.
que les yeux rieurs de !''\mélicalll lui r pondaient:
• Vous n'y gagner z pa grand'chose.» Et cela
me fit plai ir.
••
Le jeudi uivant, il fit un temps épouvantable et
nous pensions que le salon de la marquise ne verrait pas e hôtes habitue Is. En efTet, nu n'avait paru
encore lor qu'au grand cartel de Boule quatre
hure
onntrent, et me parurènt onner dan 1
olé ert ... quel silence 1...
La marqui e tricotait, e bé Ide sur le nez. L
mar'lui
tenait fiché devant la fL'nêlre, Son regard
ob linément luurné ver le lorlail. '100 pauH
oncle e pérail, Contre toute
pt.:r nec, l'apparition
de la dame de se pensée,. Mademoi ell feuilletait
une revue et je tenai au i un livre ouvert, mai
je ne Ji ais pas une Ji~nc.
J rê\a ai immobile,
muelte, regrettant de ne pou,'oir, au. lieu d~ perdre
mon lemp à attendre des gen qUI ne Viendront
cert,lInemcnt pas, retourner dan ma chambre, ou
du molO je m'occuperai il mon gré. Mai ma
rund'mi. re, une fOl élabli un ordr de cho e~,
né
permèllait null variante .•\laiot nant !l él~it
d'in tltutJon pour moi de de eendr chaque I~udl
au a1011
à frai heures tapant, et d'y:e ter, qU.'11 vInt ou non
de Visite . Cela ne m'amusait pu tOU)OIU •
-
A-a-a Ah 1
Cette e clamation joyeu e, moclu16 ~me
un
oupir, nous arracha toutes trois à notre nsourdlsscmcnt.
�T 10
BONSOIR MADAME LA LUNE
- Ah! ah! ah! rêpéta le marquis plus ~etmn.
Ma grand'mère fronça les sourcils et Jeta à son
fils par-dessus ses lunettes, un coup d'œil désapprobat~ur.
Mlle Dem::ne ferma sa revue et mOl je
m'écriai étourdiment: .
..
- Quel bonhe.ur 1 yOI.1à ~Int
r
De la place où l'étais Je n a(?erCeVals point t~ Cour;
mais pas plus que la m~rqulse
Je ne doutais de ce
ui causait l'exca~tO
du marquIs, et c'est
~ourqi
Mme de Ville-Vieux fronçait les Sourcils
et toussota d'une petite toux sèche qui blâmait aus. i
nettement que des mots..
.
- Oui, dit mon oncle, .qul tam.bounnait sur les
vitres à la façon d'u!1 gaml!1 Impattent, oui, ce sont
Jes dames Potssonnter ... TIens, el!es ne Sont pas ..•
elle ne sont pas seules... Vn Jeune homme les
~compagne
... Un ... o~!
ce dOit être ..:
Je renardai Mademol elle; ~le
avait à ce moment
l'air au~si
faché q~e.1a
,marqUIse. Je ~'anoçi
pas
:\1. de Morient, m~IJe
l,aurais pu aUSSI alsémel1t que
j'avais annoncé NInI. L a~cent
de mon pauvre oncle
de tnomphant devenu hameux, me renseignait cette
fois encore.
Quelques minut~s
plu.s tard, Octave introdui,ait
Mme ct Mlle POls~ner,.
e.cortées de l'ami de
M. Jacques. Mme Pl!I sO~nIe
bred0l!illa de longues
phrases empêtrées. Elle s é~alt
permIs d'amener c'!
leune homme • 0~ I~urs,
amIs .; nouveau venu dans
le pays, il sol~cta
1 h.onnelfr d'être présenté à
Mme la MarqUIse de Ville-VIeux. Il était cher à
:\lme PO!so.n~ier,
ayant secouru Ninl après, il est
vrai avoir falilt la tuer ...
T;~ bon.ne dame patugei~
..ElIe en venait, dans
son émOI, à parler â la trOIsième personne ainsi
r our une Altesse. C'était afin de
qu'elle .l'eùt. fai~
complaire a Nlnl qu~
s.a mhe amenait auda.
cieusement, sans autorIsatIOn ~réalbe.
un étranger
dans le cénacle: son audace l'abandonnant tout à
li coup. elle ~rembla.it
dans la crain~e
d'un mauvai
ceuell. Cramte l'ame 1 La m arqU1f\e se montra
lmmér iatement bienveillante, d'une blenveillance
presgue exa~ér
pour cet Américain. C'est qu'eIt
voya}t en Iw le rival de. son fil 1 ~f?rè
avoir. durant
pluSleurs <l;nnées. adml.s la P?S Iblhté d'avoir puur
bru l'héntIère des POIssonnier, ellc 'en voulait
plus supporter l'idée depui que de vùgue rumeur
meltaicilt en doute la 80lidit d leur fOrtun .
�BONSOIR MADAME LA LUNE
III
- Ma petite-fille m'a parlé de vous, monsieur. Je
ais qu'elle vou a rencontré chez no amies de PriseJin, où vou. avez fait de la mu iquè ensemble.
Je me mordi le 11:vre pour ne pa. rire. Cett
phra~e-Ià,
sur le ton inusité dont elle était dite, évoquaitl'amicale confidence d'une retile-fille confiante
à son aleule bénévole. Or, je n avais pas cou\ume
d'aJre ser la parole à la marqui e an y être invitée
par elle-même, et cela n'arrivait pa souvent. Le
récit de not re séance musicale chez Mlles de Pri elin
venait de Mademol elle, qui avait tenu à en rendle
compte à •.lme de Ville Viey .. Je m'dais biè .
gard ~e d'y ajouter un mot j d'atlleur ,ma grand'm,-re
ne parut pa
'y intére .er j eul, mon oncle questionna Mlle DemLne sur ce redoutable jeune homme
qui. erublait n'a,oir précipité Nini suu
a \oiture
que pour entrer plus vite en relations a~ec
la sëduisante rescapée. Mlle Dcml ne lui apprit alor., san',
sc faire prier, que 1\1. de Morient habitait la mai (ln
de l'Olympe avec un de es ami. qui, lui, di ait-on,
ne sortait guère.
Nou entendlmes le marquis, très nerveu, se
lancer dans une charge à f()nd contre le tas tas que
chacun accueille sans rien savoir d'eux. Un mon ieur
qui tombe de la lune, avait-II conclu tr~s
mi:priSant 1
Un monsieur qui tombe de la lune. Ce c ich6 symbolique me ravit. Je me le répètai~,
amus~e,
contente. « Un mon ieur qui tombe de la lune .... Oh 1
dite, dite -moi, Madame la Lune, ~erail-c
vraiment
vous, ma fécrique amie, vraiment vous, qui nou
l'envoycz?
- hl. de Morien! a déjeuné à la mai on, me glis a
• 'ini en m'entralnant au fond du alun; il fallait le
remercier de m'avoir si bien sccourue ... Et puis ... et
pUl , il me plall, cet AméricalO, malgré sa façon
gaçante dc ne pa répondre au que tlOn qui l'ennuient. Ain i, au ujet dc son ami, impos ible d'cn
ricn tirer. e'e t un mon icur entre deu age, a}ant
V~CLl
en Amcrique ... un puint, e'e t toul. Pourquo'
lit-JI venu
Pont-au-Bour 1... Pourquoi ont.il
choi ï cet le maison de )'01 mpe qui fait peur... m '
trI
- Bah 1 répondi -je d'un air dégagé,
cain
ont tou des originaux.
- Ou des Peaux-Rouge ,gronda pre d~
voix cUrleuso.
ce Am r
nous unf
����BONSOIR MADAME LA !,UNE
1! ~
Et j'achevai, entrainée, sans mesurer mes parole_ :
- J'ai le droit de savoir.
NlOou se laissa choIr sur une chaise, me regard
et gémit, joignant les mains:
- C'est vrai, pourtant, qu'elle aurait le droIt d
savoir ...
- Allons, parle ... dépêche-toi 1
Je tremblais aussi fort que ma pauvre vIeille.
Jamais pareille émotion ne m'avait bouJ~
1 ersée.
- C'est que, murmura Ninou, l'ai JL!fé •••
- A qui?
.
- A Monsieur...
- Quel Monsieur? ...
Ninou mit sa figure dans son tablier et des saoalots la secout:rent. Je la laissai plt:urer un inslant.
puis j'écartai ses mains et, la cajolant, je la suppliai
de parler « si elle m'aimait li.
- Si je vous aimel Ahl demandez-mOI seulement
de me couper en petits morceaux pour l'OU"; faIr
plaiSIr, vous verrez si j'hésite.
iVlalgré mon émotion, je ne pus m'empêcher de
rire à la rensée de Ninou se coupant elle-même en
petits morceaux « pour me faire plaiSIr ».
- Vous ne me croyez pas ? ..
- Confesse-toi vIte, alors, Mademoisellle \'a
revenir ...
- Nonl ... je sais où elle aura été... pas à la me'se,
bien sûr.
- Elle est allée à la maison de l'Olympe 1
J'avais parlé malgré mol. Je me mordIS les lèvres;
ne venais-je pas de trahir le secret de MademoIselle?
- Vous savez qui est à la maison de l'Olympe!
s'écria NIOOU, vous le savez! Mlle Demène vous l'a
dit, qu'il est son frère 1
.
- OUI.
- Mais pas ... pas autre chose ? .• Elle ne vous a
ras dit autre chose?
- Que l'Importe ce qu'elle m'a dit: c'est à tOI de
m'apprendre ce que l'ignore.
.
- Oh 1 peut-être avez-vous raison ... reut-être le
dois-je 1 Ne vous a-t-elle pas confi':e à mOI, la paul re
chl:re sainte du Bon Dieu 1... Elle ne connal ail pa
votre tante.
- Quelle tante?
Ah 1 misère de nous ... voila. Ecoutez, tant piS,
qu'il advienne de mOI cc qu'on voudra 1. .. Je ne peux
plus... vodA ... Jo revenalS • d'en ville» i l'aValS été
��������BO~SIR
.!ADA:'IE LA LUNE
123
défendre sa place dans le cœur de son père:
He allait être mère 1
Cependant il ne pouvait lui convenir de se voir
accueillie, elle, tandis qu'on repoussait son mari
comme indigne. Le cœur brisé, elle quitta son père
et revint en hâte à la maison dl! l'Olympe, où mon
père anxieux, l'attendait. Là encore Ninou fut
seco~rabl,
dévouée; elle accourait, humble mes~
sagère de paix, disant la tristesse de grand-père et
suppliant maman de retourner vers lui. Puis.
revenue à la maison, elle allait, en grand mystère.
parler à son maUre de maman que le chagrin mi·
nait. .. Et je vins au monde; si menue, si frèle,
parait-il, que l'on me crut d'abord incapable de
'VIvre.
Je vécus pourtant. Ma naissance, qui aurait dû
consoler mon pauvre papa, mit le comble à ses
malheurs : maman mourut peu de jours après. Sa
mort consterna mon grand-pere et l'irrita davantage
contre celui qu'on était parvenu à lui faIre halr.
En un réveil de sa volonté, il fit transmettre à
mon père un barbare ultimatum : Je serais, ainsi
que lui, à jamais bannie du foyer familial et dépuuillée de tout ce qui légalement se pourrall; ou
bien - et cela dépendait de mon père - au heu
d'être élevée dans l'abandon d'une enfant sans
mère, dans la misère et l'exil, je grandirais aupr;:s
de mon aleul, h~ures
et choyée. Pour cela une
condition était imposée à mon père: disparaître à
tout l·amais. D'ailleurs, quels droits sur moi pouvait-i revendiquer? Français, marié à l'étranger, au
point de vue des lois françaises son manage était
nul, il pouvait m'abandonner.
N'est-ce pa~
un horrible marché? Comment mon
grand-père si bon, si doux, au dire de tous ceux qui
l'ont connu, a-t-il pu se montrer aussi cruel ? ..
Hélas 1 c'était une faible nature, et la bonté des
taibles reste inefficace.
Sans doute la marguise, en détournant le marqui!'l
te sa fille, n'imaginaIt pas que maman en appellerait. Elle ,,'attendait à ne la revoir qu'après la mort
III marqui , alM3 qu'il saait trop tard pour efface'
la besogne faite. Le retnllr de maman à Pont-auuurg, puis ma nais:,,,ltlce mettaient à néant ses
projets. Certes, mon père fut tent,l, d m'emmener
hi en loin de notre Inhospitalière demeure, mais
lu'allai -je devenir? Que ferait-il de moi, étant i
pOUf
������������������������BONSOIR MADAME LA LUNE
147
lampe de telle sorte que nulle clarté indiscrète n'en
vint plus jusqu'à moi. Il laissa M. Popfer s'éloigner
avant de me rejoindre.
Je restais collée au buisson, effeuillant sur moi
des roses à chaque mouvement que je faisais.
De nouveau l'Américain éclaira mon visage.
- Mademoiselle de Ville-Vieux ...
- Non, dis-je fermement, Mademoiselle Douve.
Appelez-moi du nom de mon père et. .. menez-moi
vcrs lui.
Il ne parut point très surpi~.
Sa figure énergique
et joyeuse s'attendrit.
- Je savais que vous ne le laisseriez pas repartir
ainsi. J'étais sûr 1
- Et vous trouvez que j'ai bien fail?
L'approbation de 1\1. de Monent me donnait
soudain une assurance magnifique; je me sentais
prête à convaincre la terre entière de mon bon
droit.
- Oh! non, répondit tranquillement l'Américain, vous n'avez pas bien fait. Vous avez tort. On
a toujours tort d'accomplir des choses pas raisonnables, et c'est une chose pas raisonnable de venir
ici, à cetle heure, en se cachant. Si l'on s'en doute.
on supposera ... quoI? Mais parce que mon ami
!'cra SI heureux, malgré lui, je sui" content quI.! YoU ",
soyez venue n'importe comment. Voulez-v~
monter ? .. Et voilà votre bonne qui vous a tout fait
connaltre ? •• Elle aussi, elle a eu tort, mais grandt:Ill<:nt raison en même temps, à cause de la joie d'
voIre père, qui a vraiment plus soulTert toute a ,i
que cela ne devrait être permis ... Venez toutcs les
d, ux.
- Ma tante ...
- Elle a dû revenir près de Jacques. Tout le
temps de la visite de M. Popfer clic s'e t reli~û
dans sa chambre. Personne ne l'a vue, Mlle Nora,
nul ne sait qu'elle est ici.
- Voulez-vous la prévenir ...
- Oh 1 oui, si vou désirez... Et aussitôt Il ..:
dûscendra se mettre en travcr' de la porle, pour
'ous empêcher de monter.
- Elle en serait capable, grommela Ninotl;
1 JOnle~
ùonc, mademoiselle, sans tant dt, c/'r InOnicl-i.
Et si mon p~rc
en me voyant a trop d'6mo-
tion.
�������������160
BONSOIR MADAME LA LUNE
- C'est bien de vous cette arrivée, lui cria mon
père, aPl?araissant lui aussi •
.Je cuelilis une branche fleurie de mimosa et la lui
lançai.
- Tenez f ...
Et je pensais: c Tenez, 0 mon Prince Charmant 1
voici mon cœur aussi, et mon espérance ... Voici
toute ma vie ... »
- Merci!
Et, à la vibration de sa voix, je sentis qu'il m'avait
comprise.
FIN
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L'ALBUM
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plu sie urs a l bu ms: LA YI:; T TE. lingerie
d 'enfant•• blanchiasallé, rcp aualle. ameublement.
exposition d es différents t ravaux d e! d ames.
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
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Bonsoir Madame la Lune
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Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1921?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
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Collection Stella ; 23
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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BCU_Bastaire_Stella_23_C92544_1109572
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PAHlS (XIV")
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Ad""'r 1.. <o",:n • • d•• à M. ORSONI. 7. rue Lem.; ••
V«~·
. ;'·<>x~V
1
�La Collection "STELLA"
est la collection idéale des romans pour la
famille et pour les jeunes filles. Son format
allongé, d'une si jolie élégance, a été étudié
spécialement pour tenir facilement dans
un sac. dans une poche et... dans une
petite main. Quand on voit. oublié sur la
table, un volume de la Collection " Stella ",
on imagine nécessairement que la main qui
l'a posé là est toute menue et toute fine.
La Collection "STELLA"
constitue un véritable choix des œuvres
les plus remarquables des meilleurs auteurs
parmi les romanciers des honnêtes gens.
Elle élève et distrait la pensée, sans salir
l'imagination.
La Collection "STELLA"
est une garantie de qualité morale et de
.. qualité littéraire.
La Collection "STELLA"
forme peu à peu à ses /idèles amies une
bibGothèque idéale, très agréable d'aspect,
sous ses claires couvertures en couleurs,
ei fraiches à voir. Elle public
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3. Rêver et Vivre, par Jean de la BRETE.
4. Les Espérances, par Malhilde ALANIC.
5. La Conquête d'un C<E~,
par ~ené
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6. MadaIne Victoire, par Mane THIERY.
7. Tanta Gertru4e, par B. NEULLlÈS.
8. COInIne une Epave, par Pierre PERRAULT.
9. Riche ou Aimée? par Maly FLORAN.
10. La DalYle aux Genêts, par L. de KÉRANY.
11. Cyranette. par Norbert SEVESTRE.
12. Un Mariage" in extremis ", par Claire GÉNIAUX.
13. Intruse, par Claude NISSON.
14. La MaisoD dea Troubadours, par Andrée VE'RTIOL.
15. Le Mariage de Lord Lovcland, par Louis d'ARVERS.
16. Le Sentier du Bonheur, par L. de KÉRANY.
17. A Travers les Seigles, par Hélêne MATHERS.
18. Trop Petite, par SAL V A du . BÉAL.
19. Mirage d'AInour, par CHAMPOL.
20. Mon Mariage, par Julie BORIUS.
21. Rêve d'AInour, par T. TRILBY.
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22. AiIné pour Lui-InêIne, par Marc HEL~S.
23. Bonsoir MadaIne la Lune, par Marie TH IERY.
24. Veuvage Blanc, par Marie Anne de BOV~T.
25. Illusion Masculine, par Jean de la BR ETE.
26. L'IInp08Sible Lien, par Jeanne de COULOMB.
27. CheInÏn Secret, par Lionel de MOVET.
28. Le. Devoir du Fils, par Mathilde ALANIC.
29. PrlnteInps Perdu, par T. TRILBY.
30. Le Rêve d'Antoinette, par Eveline le MAIRE.
3 f. Le Médecin de Lochrist par SALVA du BEAL.
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33. COInIne une PluIne, par Antoine ALHIX.
34. Un Réveil, par Jean de la BRÈTE.
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l, ruc Lema/gnon. PIIRIS (XIV")
�MARIE THIÉR Y
1
, Au delà ·
des Monts
Écttions du
cc
Petit Écho de la Mode "
P. Orsoni, Directeur
7, rue Lemaigllan. Pat·is (XIVo)
Copyrigt by Marie Thiby, 1931,
��Au Jela des Monts
l
Exilée.
M. de Saint-Junien, d'une voix assourdie et
cependant très nette, I?arlait depuis longteml?s. Il
avait exposé la situatIon de fortune que laIssait
Mme de Saint-Junien, sa belle-sœur; énuméré les
valeurs, donné l'estimation d'une terre en Normandie et d'un immeuble qu'elle possédait à Paris .
Il se plaisait à reconnallre que la femme de son
frère, demeurée veuve très jeune, avait ul?porté la
même pruden te sagesse dans l'administralton d'une
très grosse fortune et dans l'éducation de sa fille
unique.
Simone, grâce à une instruction des plus complètes et fort intelligemment développée du côté
des arts, aurait pu, au cas - improbable heureusement - d'un désastre financier, se suftire à
elle-même.
Et cela paraissait à M. de Saint-Junien ex cellen t, tou t à fai t rassurant pour le bonheur de sa
nièce.
Il ne pouvait assez rendre hommage à la façon
d'agir de sa belle-sœur jusqu'au moment de sa
mort. Mais à cet instant solennel où les moins
sages ont une subite clairvoyance, la mère de
Simone réservait à ses proches une suprême désillusion.
Simone avait écouté distraitement l'énoncé de
ses biens. Les éloges que M. de Sai ni-Junien do.nnait pompeusement ft la défunte ne faisaient qu'irriter la jeune fille. Elle n'a pas besoin qu'on lui
fournisse la preu ve du d6vollement intelligent de
sa mère; ne sail-elleJ,as, et mieux que tous, ce
qu'clic perd en la pel' ant?
Cette mère, encore si jeune, qui ne vouhlt sc
souvenir de sa jeunesse que pour mettre de la
�6
AU DELA DES MONTS
gaieté autour de l'enfant uniquement. aimée; cette
amie précieuse entre toutes, plus mdulgente et
plus tendre qu'une grande sœur, qui donc saurait
parler d'elle comme Simone le pou.rrait fajre? ,
Aux derniers mots de M. de Samt-Jumen 101'pheline se redressa.
_ Que vouIez-vous dire, mon oncle 1... Quelle
désillusion ma pauvre maman vous a-t-elle infligée?
Elle était très pâle tout à l'heure; à présent son
visage se colore, ses yeux, à travers ses larmes,
étincellent.
D'un geste, M. de Saint-Junien apaise la jeune
fille.
- Attends, chère eufant, tu vas comprendre ...
et partager mon impression, j'en suis sûr.
U paraît vraiment affecté; sa maiu passe et
repasse sur son front qu'élargit la cab' itie, comme
pour eu chasser une importune pensée .
Simone, inquiète, n'ose plus questionner. M. de
Saint-Junien s'est toujours montré frère attentif,
oncle aITecuteux. Sa bell e-sœur volontiers lui
demandait conseil, Simone le sait bien, sur des
questions d'intérêt, des difficultés matérielles à
résoudre.
Homme de finance s, il pouvait aisément la diri •
. gel" dans la gestion de sa fortune el lorsque, toulà
J'heure, il la félicitait d'avoir si intelligemment
dirigé ~a barque, une. part de l'éloge lui rel'cnait
de droit. Mme de Sallll-Junicn a-t-elle, à l'heure
Sl1prême, ren!é UI~
si longue estime?
- Pour SimplifIer les choses, et d'après ]e
désir mê~ne
de ma ~el-sœur,
reprend M. de
Saint-Junien, le conseil de famille t'a émancipée,
tes dix-huit ans le permettaient, mais ta mère m'a
prié de me considérer, au point de vue ùe la gestion de ta fortune, comme ton tuteur. Cela devait
être et je me suis trouvé heureux d'assumer cette
charge que je considérais comme une preuve nouvelle de la confiance qu'elle m'a toujours témoignée. Une lettre, jointe à son testament et à moi
adressée, montre que celte confiance était limitée.
n paraHrait naturel, puisque, évidemment tu
ne peux vivre seule, même avec une dame de
compagnie, que tu ,'ienn s à mOll foycr. En tOlite
�AU DELA DES MONT6
7
occasion 1a tanle a prouvé combien elle t~es
attachée.
L'affection que j'ai pour loi ... tu la connais! Je
n'ai pas d'enfant. René n'est que le fils de ma
femme, il porte le nom du premier mari de
Mme de Saint-Junien el ce simple délail met enlre
llqUS comme une barrière; malgré la respectueuse
déférence que me montre mon oeau-fils et l'amical
intérêt que je lui porte, René Bertin me demeure
toujours un peu étranger. Pour toi, Simone, la
fille de mon frère, j'aurais eu si facilement un
cœur paternel! ... Il me semble que la mère devait
le comprendre. Au lieu de cela, elle parait craindre que tu sois pour nous une charge, un ennui
pent-être; ou, ce qui serait plus blessanl encore,
a-t-elle douté que lu puisses être avec nous parfaitement heureuse, tout à fail en sûreté ... Je ne sais.
Mais j'ai peur, vraiment, que ma pauvre sœur
n'ait été cruelle pour toi en même temps qu'injuste envers nous.
Il est certain qu'émancipée de fa.it, tu ne saurais
moralement te considérer comme libérée de toule
autorité. Nous étions là, ma femme et moi, pOUl' te
guider, le protéger, te refaire un foyer. MalS nonl
J usq u'à vingt et un ans tu dois rester pensionnaire libre - ironique définition d'uu état que
traduirait mieux le mot Il prisonnière» - au couvent des Dames de Sainte- <.Iule où ta mère a
été élevée.
- Au couvent ... moi .•. oh! mon oncle! Ce n'est
pas possible ... d'ailleurs il n'y a plus de couvents.
- Laisse-moi achever, mou enfant. Ta mère
savaii, eu écrivant ceci, que cette mnison n'existait
plus en France et elle va au-devant de ton objection. Ecoule ce passage de sa lettre:
« Les Dame de Sall1te-Gudulc se sont réfugiées
« dans les Pyrénées espagnoles, en Ull site pilia« resque et très beau, où ma chérie supportera
I( dans la paix. el la beauté du décor, quelques
« mois de recueillement qui la prépareront auX
« luttes de la vie; car toule vic, même la plus
I( hcureuse, a ses heures de luttes et de SOUm-al1« ces. Pour l'amour de moi, Simone acceptera
« ce qui lui semblera peut-être une épreuve jnu« tile et cruelle. Plus tard elle me comprendra et
« m'approuvera.»)
�AU DELA DES MONTS
Simone enfouit son visage dans ses mains. Un
chagrin d'enfant se greffait à présent sur sa douleur. Elle avait p'eur - peur de cette vie de
recluse, de cet eXil, des compagnes inconnues.
Cependant p'uisque ~a mère, si tendre - tendre
parfois jusqu à la faiblesse - en avait décidé
ainsi, n'était-ce pas que cela valait mieux? II pouvait y avoir des raisons cachées. Il Plus tard elle
me comprendra » a écrit Mme de Saint-Junien.
Simone releva la tête.
- Mon oncle, dit-elle d'une voix qui tremblait
un peu, je ferai ce qu'a voulu maman. Quand
dois-je partir?
- Oh! nous avons le temps.
- Non, mon oncle ... Puisq ue je dois m'en aller,
je préfère que ce soit bien vite ... Mais ... promettez-~oi
. de c~:>nserv
l'appartel;nent, tel qu'il est,
de n y flen, nen changer ... que Je pUisse, en revenant, me retrouver « chez nous! »
- Cela me parait une dépense bien inutile.
- Oh 1que m'importe la dépense 1 Je suis riche,
garder cet ap~tem.n!
dites-vous ..Lais~ez-mo
Je souffrirai mOins là-bas, dans mon exil, SI ma
pensée peut se réfugier dans notre pauvre cher
logis ... même s'i l est désert.
- Nous en reparlerons ... Veux-tu nous attendre
ici? je vais chercher ta tante. Elle ignore encore
ton départ. ..
Demeu rée seule dans la grande bibliothèque
servant à M. de Saint-Juuien de cabinet de travail,
Simone se reprit à pleurer.
Elle sentait une détresse en quelque sorte physique s'abattre sur elle et augmenter sa douleur
morale. Si ~lIe
avai t pu vivre c.es pr~":lies
jours
de deuil, 51 cruej.s, dans le logIS famIlIer, encore
plein de ]a chèrl:' présence, il semblait à la jeune
fille qu'elle aurait moins souITert.. Mais, dès le
retour .du cimetière, Mme de SalUt-Junien a
emmené sa nièce chez elle.
Avec une bonne volonté souvent 'maladroite,
elle s'eITor e de la cl istraire de sa hanti e douloureuse, c'est une contrainte salutaire, peut-être,
mais très pénible.
Cependant Simone avait accepté la pensée de
vivre entre son oncle et sa tant , comprenant bien
qu'elle ne pouvait, avec ses dix-huit ans, assum r
�AU DELA DES MONTS
1
9
la responsabilité épineuse d'une existence libre,
même à l'ombre d'un chaperon salarié.
Cet ordre d'outre-tombe, qui l'exilait et l'emprisonnait, causait à la jeune nlle un nouveau déchirement. Ah! si sa mère vivait, comme Simone
se révolterait contre une décision aussI sévère 1
Comme elle saurait faire abandonner ce projet!
Elle était si bien habituée à obtenir, sans grande
lutte, que tout fût selon ses désirs.
Mais aujourd'hui Simone ne peut rien contre
un~
autorité que la mort rend .plus s~crée.
D~so
bél!', même alors que M. de Samt-JunIen l'y aiderait, paraltrait à Simone un sacdlège.
Dans un frou-frou de soie, un froissement de
crêpes, des cliquetis de jais, Mme de Saint-Junien
fait une dramatique entrée.
- Ma Simone, mon enfant! Pauvre ... pauvre
innocente sacrifiée l. ..
Simone se laisse embrasser, serrer, bercer comme
un baby que l'on relè:ve après une chute dangereuse.
Mais, de même qu'elle s'est cabrée tout à J'heure
à un mot de M. de Saint-Junien, la jeune fille se
redresse, s'écarte à cette exclamation de sa tante:
- C'est indigne ... indigne 1
M. de Saint-Junien est revenu sans bruit dans
le sillage de sa femme, inquiet des paroles qu'elle
pourra <.lire.
A l'instant il vient de lui apprendre la décision de
la morte et Mme de Saint-Junien n'a pas moùéré
l'express ion d'un désappointement qui paraît exagéré à son mari. Prudemment il s'interpose:
- Ma chère M:1.ianne, nous devons nous abste~ir
?e .juger. ~otre
pauvre lY,larthe a eu, pour
agir ainSI, des raisons que nous Ignorons.
- Marthe ... je n'en veux pas dire du mal...
surtout en présence de celle enfant. Mais je ne
puis m'empêcher de déclarer que la façon dont
nous traile ta belle-sœur me révolte. Et je déclare
aussi q LIe cette pcti le ne peu t être sacrifiée à une
fantaisie de malade ...
- Ma tante ... oh! ma tante ... je vous en prie.
- Enfin, quoi? Tu ne vas pas te croire tenue
d'obéir? Si ton oncle voulait t'y contraindre, je
suis là pour te défendre, moi 1... Vous entendez,
Françots? je ne permettrai pas qu'on enterre
cette enfant vivante...
J
�10
AU DELA DES MONTS
On n'a point à me contraindre, ma tante;
c'est moi qui veux obéir à maman. J'irai au
couvent.
- C'est fou 1... Je ne laisserai pas ce meurtre
s'accomplir.
- Je vous en supplie, ma tante, ne combattez
pas ma volonté - rien au monde ne m'en fera
changer. Mam~n
a décidé que je partirais ... je
partirai ... Et vlte, oh 1 de grâce, menez-moi vite
là-bas! Plus j'attendrai, plus douloureux sera
mon départ.
- Je vais écrire à la Supérieure, dit M. de SaintJunien; sitôt sa réponse reçue, je te conduirai ...
- Merci, mon oncle.
~
Ces choses-là ' ne devraient point être permises, S'émit Mme de Saint-Junien.
Et Slmone, afin de ne plus entendre blamer sa
mère ayant quitté la bibliothèque, Marianne se
tourna vers son I!1ari et, les bras croisés, les reins
cambrés, toute sa personne frémissant d'al'deur
combative, elle s'écria:
- Alors, vous cédez?.. vous vous laissez
faire 7•..
- Je cède, je me laisse faire? répéta M. de
Saint-Junien avec surprise; en quoi celle décision
(le ma belle·sœur m'atteint-elle persounellement '1
J'aurais, certes, reçu ma nièce avec une grande
Joie; mais enfin son absence ne fera point un vide
on notre vie et, puisqu'elle accepte son sort sans
seplaindre, pourquoi la plaindrions-nous?
- Eh! il s'agit bien d'elle ...
- Comment '1
.- Vous ne comprenez rien, Illon pauvre aui!
Et Mme Je Saint-Junien, pirouettant, se campe
devant la cheminée. Les n1dins crispées à la table;de de peluche, elle puisa quelque consolation ùcontempler l'image 9uelui renvoie Iaglace et
le plaisi r de se voir aJouClssant l'ex pression tic ses
traits, Marianne se trouva en face d'une aimable
femme casquée d'or rouge, dont ]a quarantaine,
déjà bien dépassée, pou vait sembler très proche
encore. Un peu d'art aidait, surtout en la clarté
de e jouI' d'hi "er, à l'illusion d'une relative jeunesse.
François de Saint-Junien, par grand amour
aVAit, quinze ans plus tôt, épousé Marianne, veuve
�AU DELA DES MONTS
lJ
et mère d'un gamin de treize ans. n était reconnaissant à sa femme de rester telle - on à pe 1
près - qu'au temps où il l'avait aimée. La beauté
de Marianne lui demeurant précieuse, il jugeait
naturel que cette beauté lui fût, à elle-même, plus
précieuse encore. C'est pourquoi, surprenant le
regard adouci que Mme de Saint-Julllen et son
reflet croisaient dans la glace, il s'empressa de
constater, sachant faire plaIsir:
- Vous êtes toujours charmante, Marianne.
Sans se tourner vers lui, par-dessus l'épaule de
son image, elle remercia son mari d'un sourire.
- Oui, oui, approuva-t-elle pensivement, cela
n'empêche pas que je sois mère d'un grand fils et
d'âge à être grand'mère.
L'évocation de son fils la rejeta dans de sombres
pensées. Abandonnant la contemplation de sa
personne, elle se laissa tomber en un fauteuil et
dit, maussade:
- C'est René, en SOl11l11e, qui est lésé.
- En quoi et pourquoi?
- Vous le demandez! A cause du départ de
Simone ... voilà tous mes beaux projets envolés.
- Ah! maintenant je comprends mieux votre
mécontentement devant j'exil de celle petite ... A
vrai dire, j'en soupçonnais un peu la raison; mais
je ne pouvais croire que sérieusement vous ayez
pu penser à donner une fillette de dix-huit ans à
votre fils qui ...
- Qui en a vingt-huit, interrompit Mme de
Saint-Junien. L'écart est parfait, au contraire,
absolument ce qu'on recherche.
- Je ne voulais pas vous opposer l'âge de René,
mais son peu de dispositions pour le mariage.
Marianne eut un rire moqueur jusqu'au déùain.
- Des dispositions au mariage! Mais, mon
pauvre ami, ne seriez-volls plus de votre temps?
Qu'est-ce que cette marche en arrière de votre
esprit et qui prétendez-vous donc faire épouser à
notre nièce? Un bon peti t jeune homme vertueux?
La province elle-même ne jette plus guère sur le
marché ce numéro démodé et, quand même vous
en dénicheriez un exemplaire - relique des temps
passés - quelle belle garantie pour Simone! II
faut que jeunesse se passe. On n)est vraiment sage
que SI J'on a été as agi par quelques folies.
�12
AU DELA DES MONTS
- Je ne m'étais pOTnt encore demandé qui
Ff>urrait épouser Simone: c'est une enfant ... Je
n'espère pas pour elle le jeune homme parfait qu'il
vous plaIt de ridiculiser; mais on est en droit
- même en devoir - de demander à celui à qui
]'on confie le bonlleur, l'avenir, la vie d'uue jeune
fille, quelques garanties morales, lesquelles - je
vous le dis en toute sincérité - Il'Ie semblent faire
totalement défaut à René, pour j'instant du moins.
- Je vous remercie! Je pensais bien qu'un
jour ou l'autre vous sauriez fui faire sentir qu'il
n'est pas voIre fils.
- Vous êtes injuste, ma chère. Vous m'accorderez que j'ai toujours été affectueux, paternel,
indulgent - trop peut-être - pour ce garçon,
d'ailleurs si séduisant. S'il n'en est pas encore à
l'heure où l'on est assagi par ses propres folies
- pour me servir de vos expressions - je ne lui
en fais pas un crime. Seulement, si j'avais une
fille, tel qu'il se montre maintenant, je ne la lui
donnerais pas.
- Simone n'est pas votre fille ...
- J'ai promis de veiller sur elle... de la
pr éger ...
- Oh! parlons devotre protection! Elle a paru
quelque peu insuffi ante, si l'on en juge d'après le
procéùé de Marthe ... Mais c'est Ull trait qui me
vise personnellement: votre belle-sœur n'a jamais
pu me supporter et l'idée que sa fille aurait quelque afl'eclioll pour moi l'a rendue folle de jalousie.
- Voyons! voyons!...
- Pensez-vous que je ne vois pas clair dans
son jeu '1 Elle a cu peul' que je ne circonvienne
Simone et ne lui fasse él'0user Rent:. Lui non plus,
elle ne pouvait le souffrir.
- Il se peut que le rapprochement de René el
de Simone l'ait eŒrayée ... Ils ne sonl nullement
parents, en somme.
- Mais mon fils ne demeure plus ici 1 Il n'y
vient gue rarement.
- Enfin, ma chère, je ne m'explique pas mieux
que vous une décision aussi étrange; mais, que
nous la bJùmions ou que nous l'approuvions, nous
ne pouvons qu~
nous y cçmfol'mer ... et je vais
écrire à la supéneure de Salllte-Guduie.
�AU DELA DES MU.NTS
II
Varancillo.
Très peu d'élèves, une dizaine peut-être, avaient
suivi les religieuses de Sainte-Gudule dans le nid
d'aigle où elfes s'étaient retirées après les décrets
d'expulsion.
Elles n'eurent pas à choisir ce refuge: le propriétaire, parent de la su périeure, le leur offrait.
Bien que très proche de la frontière, ce couvent
situé en pleine montagne et auquel on ne pouvait
parvenir qu'à dos de mulet, efI'rayait les familles.
On attendait, pour rendre les élèves à leurs éducatrices, qu'elles eussent trouvé un logis moins sauvagemen t isolé. Celles qui suivirent les religieuses
étaient ou orphelines de fait, ou si parfaitement
délaissées par des mères très mondames, qu'elles
ne le seraient pas davantage en Espagne qU'à Paris.
Pour celles-là ce fut un plaisir très grand que
l'installation en ce vieux chateau fort délabré,
romanesquement isolé parmi des chaos de rocs
gris. Les voix jeunes s'amusaient à éveiller les
échos des grandes salles voü tées, ùe couloirs
tortueux qu'avait remplis, au temps jadis, le
c1i~uets
des armes.
Et quelle joie de voir remplacer les hauts murs
revètus de lierre sombre encaissant l'étroit préau,
par l'horizon grandiose, le ciel infini, les monts
aigus coiffés de blanc; les glaciers où le grand
soleil allume des éclairs de glaive, fait surgir des
jaillissements de feux roses, Oll, le soir, tralnent
des coulées d'argent, d'améthystes et d'opales ...
Devant le chateau, sur la pente un moment
adoucie, une clôture primitive bornait l'emplacement accordé aux récréations ordinaires. Mais
souvent, escortées par une religieuse et guidées
par le fidèle Tonio, les élèves obtenaient de s'aventurer plus loin, suivant des sentier de chènes.
Tonio avail des cheveux blancs, des ycux de
braise ~ans
un vi:,agc parchemin6 ct Jes jarrets de
chamoIs.
Tonio ct sa femme Hafaëla, alors que nlll
n'habitait au chateau fort, en étaient restés les
gardiens. Le religieuses conservaient la feIl1me
�14
AU DELA DES MONTS
comme servante, et l'homme pour entretenir leur
maigre jarùin, descenùre deux fois la semaine afin
de renouveler les provisions, au village de Varancillo, et soigner les deux mules formant toute
l'écurie du couvent.
Tonio et Rafaëla n'habitaient pas le château
même, mais une tour massive, sorte de donjon
dressé à quelques mètres de j'entrée et dont la
partie supérieure, tombée en ruine, .avait été
remplacée par un toit peu élevé et arrondi, ce qui
donnait au logis de Tonio l'aspect d'une ruche.
Ce fut là, dans l'unique pièce formant le premier
étage,q ue l'on installa l'aumônier; Rafaëla le servait.
Chaque soir, à l'heure du couvre-feu, Tonio
fermait la lourde porte remplaçant la herse de
jadis et en emportait chez lui la clef, massive à
assommer un bœuf.
De grand matin, dès que la sœur Dosithée
agitait une grosse cloche, Tonio venait ouvrir,
escortant M. l'aumônier auquel il allait servir la
messe dans la salle des gardes transformée en
chapelle.
Sœur Dosithée, ~rande,
forte, active, n 1avait
jamais su se défaire d une certaine brusquerie de ton
et d'allures. Son teint était coloré, ses yeux noirs
et un duvet brun très accentué ombrageait sa lèvre.
Tonio la révérait à l'égal de la mère supérieure
et, à coup sClr, ta préférait à toutes les autres religieuses, mères du chœur ou converses. Peut-être
cette préférence venait-elle de leurs plus fréq uentes
relations. Sœur Dosi thée, converse au bonnet
tuyauté, était chargée de surveiller la cuisne~
de
servir au réfectoire et de parer la chapelle. ,l!;lIe
cumulait allégrement, toujours soulevée par celte
Sale? recompieuse joie que suint François ~e
mandait à ses filles. On eÇtt dIt, à vOIr trotter
sœur Dosithéc souriante et les yeux brillants,
qu'clle courait perpétuellement à quelque fête. ht
c'était bien vraiment à une fête qu'elle se rendait;
à la grande, l'étcrnelle fête du Paradis, promise
aux âmes de bonne volonté.
Sœur Dosithée savait gue .le moindre petit
détail du labcur de chaque Jour, accompli au
mieux de ses forccs, était un pas en avant vers le
grand But. Comment n'efit-ellc pas souri en faisant ce pas, ainsi gu'un voyageur qui, sans c('pen-
�AU DELA DES MONTS
J5
dant oublier d'admirer les beautés du chemin, se
hâte en songeant allx douceurs Je la halte espérée.
Les élèves aussi aimaient sœur Dosithée. Elle
avait une manière attendrie de dire I( mon p'tit
chat », à la façon des vieilles bonnes, qui donnait
aux enfants une impression d'intimité familiale.
Le bonnet tuyauté, sans voile, aidait à l'illusion,
et aussi la voix facilement grondeuse, d'une gronderie que démentait le bon regard des yeux bruns.
La discipline perdait beaucoup de sa ri[5ueur en
ce campement que les religieuses espéraIent bien
n'être que provisoire. Les petites de la classe
blanche en profi taient pour allonger les récréations. C'était s'amuser encore que de revenir à
leur classe en courant et criant dans les couloirs
dallés. On n'écoutait guère les (( chut! chut! )1
ind ulgents des mallresses: « Nous serons sages
ailleurs, dans un vrai couvent ... Mais ici J. .. Il
Les moyennes ne montraient guère plus de raison. Quant aux grandes ... pas une n'avait suivi
les exilées et cela simplifiait les choses; car en c~
lieu d'accès difficile aucun professeur étranger ne
pouvait venir régulièrement. Et pour les gralldes,
il fallait de rius savants artistes que mère SainteJeanne, chargée d'apprendre le solfège et un peu
de piano, et mère Sainte-Sophie qui donnait aux
petItes des leçons de dessin linéaire et enseignait
aux moyennes à peindre des Oeurs à l'aquarelle.
Les études sérieuses reprendraient, comme disaientles élèves, (( dans un vrai couvent n.
Aussi la mère supérieure éprouva-t-elle plutôt
de l'embarras au reçu de la lettre de M. de SaintJunien lui annonçant l'arrivée de sa nièce et pupille.
N'eùt été le désir de se prêter aux vœux d'une
morte et la crainte de mal répondre à cette confiance qui la touchait, la supérieure aurait refusé
d'admettre Simone. En aucun temps on ne recevait de jeunes filles habituées au monde, incapables souvent de se plier à une vic si différente pour
elles et dont les plaintes et la mélancolie risquaient
de gagner leurs compagnes, rien n'étant plus
eontag-iellx que l'ennlli.
MaiS M. de Saint-Junien affirmait que l'orpheline se prêtait volontiers à la suprême volonté de
sa mère. 1:'on I?ouvait ùonc espérer que Simone
ne songeralt pomt trop à regretter un foyer en-
�16
AU DELA DES MONTS
deuilIé et trouverait bon, en son chagrin, ce complet éloignement du monde.
Mlle de Saint-Junien arriva au couvent sous la
conduite de son oncle, que l'ascension à dos de
mulet avait complètement horrifié. Même, devant
voyage, il :s'était
le pittoresque de ce mO,de d~
efforcé cie détourner sa llIèce cl aller plus lOIn.
Si Mme de Saint-Junien avait cru devoir
obliger sa fille à passer trois années dans un couvent, il paraissait évident à son beau-frère qu'elle
ne pouvait la condamner à la vie érémitique ... Or,
que pouvait-on espérer de mieux, en ces sauvages
montagnes, que l'abri d'un ermitage ou la caverne
d'un cénobite !. .. Si elle eût prévu la réalité des
choses, sa belle-sœur se serait gardée d'exiger
une pareille réclusion.
Mais Simone était résolue. La perspective de
vivre si loin de tout mouvement mondain l'apaisait. Ce n'était plus le couvent banal redouté.
Cela devenait romanesque et charmant} cette
~traie
tout près du ciel.
Distraite un instant de son chagrin, elle admirait la majesté des grands monts, la douceur des
rugissait un
gorges verdoyantes a~ fond (~esqul
torrent. Elle s'attendnt à vOir des troupeaux sous
la garde de bergers pensifs aûx yeux ùe mystère.
En hau t, très loin encore, des murailles crénelées
se découpèrent sur le ci cl que dorait le couchant.
Tonio qui, venu à la rencontre des voyageurs
les guidait, silcncieux, leva la main et dit:
- Voici le chàteau.
- Le cbàteuu ... le couvent?
- Si, sellorita.
M. de Saint-Junien arrêta net sa mule.
- C'est fou" s'écria-t-il d'un accent. ~éscpr,
ab-so-Iu-ment fou l... Il Y a des religieuses en
celte ruine?
- Si, setior... Mais ce n'est pas cn ruine,
cont inua Tonio choqué, c'cst bicn soigné. Je gardais le château quan? il n'y a:v~it
person.ne et j'y
les rcllgl,cuses, f:lIre leurs
suis resté pour serv~
,:onlmissiolls ... Je SaiS le françaiS, heureusement,
parcc que...
.,.
.
M. de Saint-JUnien lmterromplt.
Et combien y a-t-il d:hol11,mes là-~aut,?
- D'hommes'l fit TODlo offusqué, Il n y en a
�AU DELA DES MONTS
l'
pas ... Je veux dire, il y a moi et M. l'aumônier,
naturellement.
- C'est de la dernière imprudence! Et si l'on
attaquait...
- Qui? Et qui'c!onc viendrait nous tourmenter?
' - Mais... les " contrebandiers, risqua M. de
Saint-J unien .
- Nous ne sommes pas sur leur roule. Il ya
un poste de douaniers trop près du château. Et
quand même, Varancillo n'est pas si loin.
- VaranciIlo, où la voilure nous a laissés?
- Oui. C'est un beau village, senor. Il y a une
église, un curé, une poste, le télégraphe ...
- Et un médeclll? demanda M. de SaintJuuien de plus en plus inquiet.
•
- Oui, oui, je crois bien qu'il y en a un ... Mais
on n'estd'amais malade ici ... et quand l'heure est
sonnée e mourir, tous les médecins du monde
n'empêcheraient pas la mort de frapper. Il faut se
confier à la miséricorde de Dieu. D'ailleurs, poursuivit Tonio encourageant, la sefiorita viendrait à
souffrir, ma sœur DosJlhée a de bons remèdes.
- Si j'avais su, Gémissait M. de Saint-Junien,
si j'avais pu préVOir cette situation loin de tout
secours ... - il Y a bien quatre ou cinq heures de
chevauchée, aller et retour, de Varancillo - jamais, tu ontends, Simone, jamais je ne t'aurais
amenée ici ... Que va dire ta tanle?
- Vous aurez soin de ne pas l'épouvanter inutilement, mon oncle. Cel homme a raison: dans
un air aussi vivifiant on doit se bien porter et,
poursuivit la jeune fille d'une voix étouITée, ne
venons-nous pas d'avoir la preuve cruelle qu'en
effet, lorsq1\e l'heure est venue de mourir, rien
n'empêche la mort de frapper?
Ill.
En lisant" Don Quichotte ".
Conchila 1 Conchita 1 Oll es-tu?
Une tête brune surgit d'une anfractuosité du
rocher.
- Ici! cria-t-on.
Puis la tête disparu t, retombant sur le moelleux
�16
AU DELA DES MONTS
et bruissant oreiller fait de varech amoncelé eL de
mousse sèche.
Un grand souffle, venu du .large, avait emporLé
la brève réponse de Conchlla. Et celle qui la
cherchait, une I?etite vieille coiffée d'une man tille
et vêtue de sOie noire élimée, s'aITêta indécise,
él1renant, d'une voix gu llurale, toute une série
d interjections impatientes.
Conchita ne pouvait l'entendre: Elle écoutait le
bruit des vagues, berceuse trop souvent changée
en grondements de colère. Même en cet instant
où, toute bleue, la mer reflétait la joie d'un ciel
ensoleillé, des vagues brusquement entraient en
fureur, se heurtaient, dressées, pour retomber en
mugissant, déchirées et écumantes aux flancs des
rochers.
Il n'y avait point de plage à cel endroit; la mer
y demeurait inabordable. Une mince fissure entre
les rocs rejoignait un étroit sentier serpentant
d'une roche à ('autre et, par endroits, si glissant
que seuls des contrebandiers ou des chèvres cleva ient le choisir.
C'était pourtant sur ce chemin que s'aventurait
la petite VIeille dame en robe de soie usée; par là
quc, chaque jour, Conchita IJélanèse échappait à
sa surveillance pour venir, en son creux de rocher
tapissé de mousse et de varech, rêvasser en regarJant la mer devant elle, ou bien, étendue et les
yeux levés, le cicl qui l'éblouissait jusqu'au vertise.
L'horizon, à droite et à gauche, se resscrralt;
les rochers s'avançaient dans la mer, formant une
crique pittoresque et sauvg~.
Très vite ils s'élevaient, énormes, et rejoign:\Icnt, telles c1es marches gigantesqucs, les premiers contreforts des
l yrénées.
- Si cc n'est pas hontcux de m'obliger à marcher dans un chemin qui n'en est pas uli! Tu vcux
ma mort?
- Eh! non, tante Rôsita ... Eh non!
Toujours se plaignant et Cachée, Rosita sc laissa
glisser au bord de I~ fent,c q.ui servait de c,al~t
LI sa ~c l1iL
c.
Et les mterJcctlons se pourSUivaient,
moitié frnnçais, 1110itié espagnol, sans émouvoir
Conchita.
Tante Rosita!. .. tu n'as pas quitté Lon fauteuil d011 illet, ri sC[ ué tes jours en ces rochers
�AU DELA DES MONTS
19
glissants, pour le seul et cruel plaisir de troubler
ma lecture .••
- Oh! ta lecture ... ton livre est fermé, tu n'en
as pas lu une seule ligne.
- Je te demande pardon, je l'ai lu tout entier
et souvent! A vrai dire, je pourrais ne plus l'emporter. Je le sais par cœur. Cependant, j'aime à
le rouvrir et, sur quelques lignes, mon esprit part
en campagne et je cours les aventures ...
- Tu cours les aventures?
- Parfaitement 1 Sans quitter mon rocher.
Rosita se pencha, saisit le livre et, s'étant assurée du litre, le laissa retomber avec un geste de
désolation et de fureur.
- Encore ... encore, encore 1 Tu peux dire, en
effet, gue tu le sais par cœur, cet absurde roman!
Com bien de fois as-tu lu Don Quichotte?
- Je n'ai pas compté, mais je l'aime. Il ne faut
pas s'en moquer: c'est un héros, un grand héros!
Je voudrais lui ressembler.
- Ressembler à Don Quichotte 1
- Non physiquement, tante Rosita, J'e n'en ai
point l'idée! D'ailleurs cela me serait ifficile. Il
était long, long, long, je suis petite; il était maigre, je suis grasse, et il avait une vilaine peau
parcheminée que je ne désire nulkment posséder,
ma chère tante Rosita ... Mais au moral!. ..
- C'était un fou.
- Un généreux 1 S'il prenait des moulins à
vent pour des géants, cela prouve simplement
qu'il avait une imagination très riche, embellissant pour lui les cIlOses vulgaires ... Et dis-moi,
tantc Rosita jolie, si ce n'est pa très beau de s'en
aller à lrav I"S le monde, au gré de sa fantaisie,
cherchant les· bonsJ10ur le!> aider, les méchants
pour les punir 1... n de ces jours, ma tante, je
m'en irai ainsi, droit devant moi, cherchant noise
aux moulins à vent, si je ne rencontre pas autre
hose.
- En attendant,rrépolldit tant Rosita d'un ton
péremptoire, tu vas al1er au couvent.
Conchila se reùres -a à demi, appuyée sur son
coude. La tête au niveau de l'anfractuosité du roc)
elle regnrda anxieusement la vieille dame.
- Tu es malad , tante Zita? Tu as eu tort de
sortir sans 0111 brelle : le soleil est brûlant, UII-
�AU
uELA 'DES MONTS
jourd'hui, comme en plein été. C'est d'ailleurs l'été
de la Saint-Martin ... Tante Zita, ne me regarde
pas ainsi ... dis-moi que tu n'es pas malade.
- Ah çà! elle me croit folle, à présent ...
Voyez la petite sotte! Je. parle sérieusement. Tu
vas aller au couvent, OUI, au couvent. .• et très
vite: on est pressé.
\
- Qui ont
- Notre cousine, la supérieure de Sain leGudule. Elle te réclame. Je viens de recevoir
d'elle une lettre ..•
- Bon! réponds-lui, s'il te plait, que je n'ai
pas le temps d'aller la voir.
- Pas le temps?
- Non.
- Tu m'exaspères 1. .. Pas le temps .. : toi qui
ne fais rien du matin au soir 1... Mais il ne s'agit
poiut d'aller visi ter notre cousine; il s'agit de
séjourner au couvent, c'est-à-dire au Fort de
Varancillo, que son oncle - mon cousin germain
- a mis à sa disposition.
- Un couvent dans un château forl, cela peut
pamUre étrange: à coup sûr, il serait plus étrange
encore de me voir dans ce couvent.
- On t'y verra.
- Non, ma tante Rosita.
- Si, ma nièce Conchita. Tu ne m'obligeras pas
à te rappeler que tu es ~cnue
à l'obéissance envers
moi ... Conchita ... souviens-toi ùe ce que j'ai fait. ..
Je vivais heureuse à Madrid avcc mes petites
rentes, dans ma maison. J'ai vendu la maison que
j'aimais ct suis venue m'ensevelir dans cc tombeau
de Ilélanèse, ce château, pauvre comme une
cabane, où mon malheureux frère trouva moyen
de dépenser - ct commenl, Seignettr! - jusqu'à
ses dernières pesetas.
Il avait épousé par amour une Française sans
dot; lorsqu'elle m~:lI't
vous éliez, José et toi,
les orphelins les 1l101l1S fortunés dcsdcu. Castilles ...
ou peu s'en fallait. Ton père me pria de venir auprès
de lui pour VOLIS élever. Devais-je lui refuser?
Pauvre Fernand 1 Je l'aimais comme s'il eùl été
mou fils, moi SOI1 ah éc ùe bien des ans ... Je vins,
et ,cc fut pour lui f~rme
Je yeux: il ne pouvoit
eXister sans votre mere.
En mourant il me fil promettre de ne pas vendre
�AU DELA DES
MO~nS
21
Hélullèse. Alors, quoi, il fallut bien 1. rester. Au
moins c'était un !orrement que nous n avions pas à
payer. Mais quel d'énùment, Seigneur 1... SainteMarie, quelle vie de sauvages! Ne rien voir que
des rochers, du ciel, de la mer ... Enfin! on n'est
pas mort et, grâce à Dieu, j'ai pu envoyer ton frère
au collège. II ferait beau voir qu'un Hélauèse fût
ignoranl comme un berger! Mais toi, Conchita, tu
ne sais que ce que; j'.1i pu t'apprendre, au.tant dire
rien 1. .. Il est très heureux que notre bonne cousine, mère Sainte-Agathe, songe à t'ofirir l'hospitalité pour quelques mois. Car ce ne serait que
pour quelques mois ...
Conchila "élait assi e. Les coudes aux genoux,
le menlon dans les main, elle regardait au loin,
enlre sc' paupières à demi fermées, la mer étiul:clanle et bleue.
Elle avuil laissé parler sa tanle sans chercher à
l'interrompre. La voix de celle-ci faiblit sur les
derniers mots:
\( ... Pour quelques moi seulement, Conchita;
sans cel;1 ... moi-même, crois-lu que je voudrais me
.;éparer de toi? .. »
- Chère tante Rosita, murmura la j une fille,
chere petite tante Zita! Je n'ai rien oublié de ce
que je te doi et je prie le Bon Dieu ct la Vierge de
me permettre de m'acquitter un jour eu te rendant
très heureuse. Mais jl! doute que ce soit un bonheur pour • i de rester sans ton insupportable
Conchita, dan' cc grand Hébnèse que tu n'aimes
pas comme nous l'aimons, José et moi. Et, quant
~I Illon intérl!t propre, je ne le vois guèrl! en tout
ccci. Dis-moi, tante Zita, que gagnerai-je il. changer lIélanese contre al ancillo? C'est une mine
aussi, je crois bien, le château fort cl notre oncle ...
ct plus isolé, plus sauvage que notre chez nous. Je
serai tres haut dans les montagnes au lieu cl'être il.
lcurs [lieds ... et loin de la mer!
- Tu recevras ll!s leçons de religieuses.
- Tu me dis que je resterai là-bas quelques
mois seulemcnt. J'aurai tout juste le temps de me
rendre cOlllple à quel point jc suis ignorante: cela
ne m'avancera gucre.
- Tu apprendras le français que tu parles ... à
faire frémir. C'est ton frère qui le dit; moi, je ne
puis pas CI juger,
�22
AU DELA DES MONTS
Quel besoin? nous sommes en Espagne ... et
je sais d'ailleurs assez de français pour lire les
livres de France.
- Justement 1 tu en auras au couvent. Ils te
reposeront de ton éternel Cervanles.
- Voyons, ma tante, ce n'est pas uniquement
pour m'êlre utile que mère Sainte-Agathe me veut
dans son couvent; car elle n'a jamais pensé jusqu'ici qu'elle possédait une petite cousine poussant
à l'aventure.
- Elle a pu y penser. Mais, lorsqu'elle était en
France elle savait que je ne t'enverrais pas aussi
loin. Maintenant que la voici rapprochée de nous,
elle serait heureuse de t'avoir ...
Tu as raison, pourtant, elle ne te demande pas
dt: venir au couvent uniquement dans ton intérêt,
elle te le demande comme un service.
- Veu t-elle me donner un poste de surveillanté?
Je ne serais bonne qu'à cela ... et encore 1... Ah 1
si 1 J e pourrais donner des leçons de guitare,
Sont-ce des leçons de guitare que mère SainteAgathe attend de moi '!
- Veu x-tnlire sa le ttre? Je J'ai ici.
- Donne toujours.
Du fond d'une poche immense où s'entrechoquaient une statuette de saint Antoine de Padoue,
des médai Iles, un chapelet et un t rou sseau de clefs,
tante Zit a sortit la lettre de la supérieure.
Conchita s'en saisit. A mes ure qu'elle lisait, son
mobile visage s'éclairait, ses lèvre<; volontaires se
détenùaient en un sourire ému, son regard s'illuminait.
- Oh 1 pauvre 1 pauvre! pauvre! Mais, tante
Rosita, pourquoi ne pas le dire 'l Cela vaut mieux
encore que des moulIns à vent.
- Je ne vois pas le nlpport ...
- Non 1Tu ne vois pas qu e cette petite Simone
de Saint-Junien est la victime d'une odieuse machination '1 .. , Jamais une mère, mourante ou non,
n'a urait condamné sa fille au couvent. C'es t une
inventiondu tuteur pOlir s'emparcr de sa fortune.
On ve ut séq ucs trer cette enfant.
Ou i, o ui 1 Et mère Sa inte-Agathe, complice "ans
s'en douler, a accepté de la recevoir ...
Main tcnan l, ell e a peur qu e, dan s ce couvent où
il n'y a que des religieu ses ct de toutes petites filles,
�AU DELA DES MONTS
23
la pauvre Simone qui a dix-huit ans et doit aimer
le mouvement, la liberté, la vie, ne s'ennuie à
mourir •.• On m'invite à aller à Varancillo pour
consoler, pour distraire la malheureuse prisonnière.
- Mère Sainte-Agathe n'a point employé ce mot.
- Non, je le choisis, mOI, parce qu'Ji est bien
celui qui com·ient ... La di!:itraire 1 Oui 1 je la distrairai, c'est-à-dire que je...
- Que tu ... ?
Conchita s'était arrêtée court. Elle hocha la
tète ct reprit,lais::;antm:lchevéec;adcrnière phrase:
- Tu dis du mal de Cervantes, tu me blâmes
d'aimer son héros ... Eh bien! tante Rosita, si je
n'avais pas lu Don Quichotte, je refuserais d'aller
au couvent... Tu me comprendras plus tard,
tante Zita.
Ramastmntle volume tombé près d'elle, Conchita
l'ouv11t aux premières pages et,d'ulle voix vibrante
qui scandait les syllabes sonores, elle lut:
« Il se I?ersuada 4U'il était convenable ct même
(( nécessaire, pour sa propre gloire, de s'en aller
« de par le monde chercher les aventures, défenùre
u les opprimés, redresser les torts ... »
lV
A.u Couvent.
Assise sur un tl'agment de roc, ü l'ombre d'ull
pin, su;ur Dosithée tricotai t'un bas de gros!:ie laine.
Tandis que vite, vite, les aiguilles s'entrechoquaient, les lèvres de la bonne sœur murmuraient
des Ave. De temps en temps elle levait les yeux
polir s'assurer lJUC les deux jl!lIlles filles confiées à
sa vigilancc ne s'éloignaient pas.
Ellcs n'y songeaient guüe. Se donnant h main,
elles allaient ct vcnai nt sur l'étroit terre-plein
couvert d'une hCI b rare, qui servait de préau
aux pensionnaires.
Lc!; 1lI0yC1I1II:S ct les petites, à cet in tnnt prisonnÎ!.!res ùans leur salle d'étude, enviaient de tout
leur cœur ces deux {.fralldes, ces pensionnaires
"Cil chambre" qui n'avaicnt cn fJit d'études, que
<luelques heures de leçons prise en cmble, seule:
J
J
1
~l
•
�AU DELA DES MONTS
24
avec la religieuse professeur; ces grandes qui pouvaien t, par le beau soleil, se promener sur re terreplein, où demeuraient encore, par endroits, des
traces de la dernière neige - car il neigeait déjà
au fort de Varancillo et le panorama devenait
chaq ue jour plus grandiose et aussi, semblait-il,
plus écrasant.
Simone, après l'effarouchement des premiers
jours, avait été prise d'une mélancolie résignée
dont s'inquiétèrent les religieuses. L'absence de
compagnes de son âge devait ajouter pour Simone
à la tristesse du couvent. C'est alors que la su périeure eut la pensée d'écrire à sa cousine Hélanèse
pour lui demander Conchita. Elle était de l'âge de
Mlle cie Saint-Junien et sa présence apporterait
certainement à Simone un élément nouveau qui la
distrairait de son absorbant chagrin.
Durant quelques jours, avant de laisser s'établir
l'intimité entre les deux jeunes filles, mère 5aintcAgathe avait soumis sa nièce à une sorte d'examen
moral auquel, très bénévolement, celle-ci se prêta.
Il était maintenant avéré pour la mère, habile à
juger les gens, que celle petite Conchita avait un
cœur d'or, une âme exaltée, une dévotion ardente
et une gaieté capricieuse et folle par instants. Ce
n'était sans doute pas très rassurant; mais pour
arracher Mlle de Saint-Junien à sa noire mélancolie, ln. nature uu ~eu
fantasque de Conchita
serait certainement cl un meilleur secours qu'une
nature sans imprévu, une compagne trop sage.
Mère Sainte-Agathe se dit que réciproquement
Simone et Conchlla se feraient du bien. La petite
Espagnole, poussée ~ l'aventure au mile~
de ses
rochers, gagnerait à fréquenter la jeune hIle policée, déjà monùaine. M:1intenant elles passaient
ensemble leurs journées.
Mêmes leçon s, mêmes lectures, mêmes récréations qu'clics prcnaien t lorsq u'i 1 [aisai t beau, sur le
terre-plein ou dans le jardin du couvent, sous la
surve illance de la bonne SŒur Dosithée.
Sœur Dos itbée s'était attachée à Simone. Celte
pauvre petite en B"!'an~
d~lIi,
toujours r.rête à fO,I1ùre en larmes, lUI 1l1Spirait une compassIOn infime.
Elle aurait vouln trouver des mots consolants,
capables d'égayer ce jC~lne
vis~ge
désolé. Elle fut
reconnaissante à ConcJlIta de s y efforcer.
�AU DELA DES MONTS
Très vite l'Espagnole y parvint; mère Agathe
devinait juste: le côté inatedu~
nouveau pour
elle, de Conchita avait d'abord intéressé Mlle de
Saint-Junien. Sa sympathie ne tarda point à s'éveiller pour cette gentille créature si vive, si pétulante,
qui lui disait: « J'aime uniquement ma maison, la
mer, p'rès de laquelle je vis. Ici je suis en prison,
mais J'ai accepté très volontiers de venir pour vous
consoler, vous dont on m'a dit la tristesse. »
Entre jeunes filles l'amitié est d'autant plus vive
qu'elle est spontanée. Il fallut peu de temps à
Simone et à Conchila pOUf s'affirmer que désormais elles ne pourraient vivre l'une sans l'autre.
- Jurez que nous serons amies jusqu'à la mort!
disaill'ardente Conchita.
Et, bien qu'un peu :;urprise de tant d'exaltation,
Simone promettait, très grave:
- Jusqu'à la mort!
Ayant achevé son rosaire, sœur Dosithée se rapprocha des jeunes filles et se mit à marche!' près
d'elles.
- De quoi donc parlez-vous, mesdoi,~l?
- D'Hélanèse, dit Conchila.Je raconte à Simone
comment est notre vieux chnteau. Il y. avait des
tours, elles sont à demi tombées; les hIboux y font
leurs nids et dans la nuit on les entend crier. José
prétend que ce sont des nmes en peine ... l'esprit
d'une dame Isabelle ...
- Ne dites pas de sOllises, gronda sœur Dosithée.
- C'est José qui dit cela - au fond, il n'en
croit rien, certainement. - Ma sœur, je .voudrais
que VOliS connaissiez José.
- Qui ça, José?
- Mon frère. Il vous plairait, parce qu'il est
aussi bon qu'il est beau ... et si artiste 1 Il peint. Il
ferait votre portrait, ma sœur, et vous jouerait de
(a guitare.
- Eh 1 voilà qui ne me conviendrait guère ...
Les guitares ct les chansons ne sont point pour les
Couvents.
Conchita suivait sa pensée.
- Vous ne l'avez pas vu, Simone? C'esllui qui
m'a accompagnée ici. Mon pauvre José III lui semblait me conJuire en prison; il ne pouvait e d eider à me laisser tt Varancillo.
�AU DELA DES MONTS
- En prison, en prison! grommela sœur Dosi.
thée; votre frère a des idées singulières.
- Ne vous fâchez pas, ma sœur, implora
Simone.
•
- Je ne me fàche pas ... Mais voici l'heure Je
rentrer.
Elle parLit en avant et Conchita, suspendue au
bras de Simone, soupira:
- Ah! comme je voudrais que vous vissiez mon
frère, Simone J vous l'aimeriez et il vous aimerait,
finit-elle dans un souffle.
Ce ·châte~u
d~s
H~lanèse
qu'el.le 11é verrait probablement JamaiS, S1ll1one bJentot crut le connaître. A force d'entendre Conchita le lui décrire en
ses moindres détails, ellc Imaginait la Vieille demeure en ruine, comme elle pouvait évoquer la
silhouette menue de tante Rosi ta et aussi - et surtout - ce beau, ce fier José dont Conchita ne
cessait de vanter les mérites. Les lettres que cette
dernière recevait de sa famille étaient lues par
Simone avec d'autant plus d'inlérèl que son nom
s'y trouvait souvent répété.
1
(( Je
suis heureuse qJ6 tu aimes la sefiorita
Simone », disait tanle Rosita.
u Je voudrais peindre ta belle amie, disait José;
telle que tu la décris, avec ses cheveux blonds et
ses yeux glauques, couleur de la mer profonde,
elle doit ressembler à une madone.»
Les lettres de tante Zita, écrites en espagnol,
servaient d'exercice à Simone. José, le plus souvent, écrivait er. français et la jeune fille admirait
la correction du style.
- Notre mère était Française, avait expliqué
Conchita, cl mon frère aime tout ce ql1l vient de
FI'nnce. Ah! que vous VOliS entendriez bien tous
le' ùeux 1 Si vous saviez comme il est charmant,
José! Il a des yeux grands, grands ... plus grands
que le!; vôtres. pcul-ètrc .. , cl si doux .. ct sous une
moustache toule petite, retroussée, une bouche
moqueuse ... Oh! il est moqueur, certainement.
Conchita ~1e cessait de par!er e Jos~
que {'our
interroger SI1110ne sur sa famtlle de Pans; mais ce
qu'lm pouvait dire la jeune fille ne modifiait en
rien les idées préconçues de sa corn pague.
- C'est cuneux, disait Simone, il semble toujours, quand vous parlez ùe mon ol1cle et de ma
�AU DELA DES MONTS
tante, que vous leur en voulez de quelqu e chose ...
- Je vous expliqu erai toute ma pensée un jour
- plus tard.
Ce plus tard se fit peu attendr e. Une lettre de
Mme de Saint-J unien décida Conchi ta à brûler ses
vaisseaux.
Depuis la veille, iLneige ait.Les élèves, confinées
dans la vaste salle de récréat ion, faisaient un vacarme assourd issant et la mère surveil lante avait
fort à faire pour modére r ces exubér ances d'oiseaux en cage.
Conchi ta et Simone , assises à l'écart, pouvai ent
libreme nt échang er leurs confide nces.
.
- Voici la lettre de ma tante arrivée ce matin,
dit Simone , voulez-vous la lire? Vous verrez qU'à
l'encon tre de ce q ne vous su'pposez, ma tante a
beauco up d'affection pour mOI.
- Vous ai-je dit Je contrai re?
- Non, mais vous le pensez ... J'ai bi'en compri s
vos réticen ces, ma petite Conchi ta.
- Voyon s cette lettre ? .. Elle parait fort longue .
OUI ... Ma tante écrit peu souven t, mais lorsqu'elle se décide 3 le faire ...
Avec la mine grave et soupço nneuse d'un juge
d'instru ction, Conchi ta prit la lettre de Mme ae
Saint-J unien; elle la parcou rut rapidem ent, et son
visage, à celle lecture , devint triomp hant.
- N'est-c e pas ce que je disais? N'est-c e point
assez clair? Oh! ma pauvre , pauvre Simone
- Pourqu oi tant de compas sion, ma chère?
Qu'est- ce donc CJui vous parait aussi clair?
Conchi ta s'empa ra des mains de son amie.
- Simone , je vous aime tendrem ent... comme
j'aurais aimé UIlO sœur, si le ciel m'etH accord é la
Joie d'en posséd er. Je vous ai aimée avant de vous
connal lre, parce que tout de suite, en appren ant
voire histOIre, j'ai compri s la vérité et je vous ai
plainte ... Oh! oui, je vous ai plainte de tout mOll
cœur et je n'ai accepté de venir en cette pl'ison de
Varanc illo que pour vous défend re ... pOUl vous
r
bunvcr.
- Me défend re 1 Contre qui donc 1... Me sauver
de quoi',
- De quoi 't Mais relisez donc la lettre dA!
Mme de Saint-J unien 1 De qui vous parle-t-ell'tt
tout le long 'l... de son fils 1
�28
AU DELA D}~S
MONTS
- Qu'y a-t-il de plus naturel?
- D'abord, poursuivit COl1chila, j'ignorais
l'existence de votre cousin.
- Il n'est pas mon cousin.
Conchita frappa du pied.
- Mieux encore. Aucune dispense à demander.
Simone se mit à rire.
- Ma chérie, calmez-vous 1 Je vous comprends.
Vous pensez que ma tante veut me faire épouser
son fils. C'est possible et cela m'est égal.
- Oh! vous l'aimez, ce René ?... Alors je me
suis trompée. Adieu! Je retourne à Hélanèse. Tout
est bien et vous n'avez pas besoin de moi.
- Conchita, seriez-vous en train de _perdre
l'esprit? Que signifie cette exaltation ?... Non, je
n'aime pas René Bertin ... comme vous l'entendez.
C'e::.t un gentil camarade - il l'était du moins
autrefois, lorsque nous étions enfants - 'maintenant, il a d'au Ires préoccupations que moi; et
lous les succès dont ma tanle me fait le récit
doivent l'absorber trop complètement pour lui
lai:>ser le loisir de penser à l'exilée.
- Succès mondains, sportifs, littéraires ...
J'après sa mère, rien ne manque à ce monsieur,
remarqua Conchita.
- Il a CICI êlre enchanté de collaborer à la revue
de son cercle et ma tante en parait blen fière. Elle
adore René ct c'est naturel ... il est fils unique. Je
vous assure que le fail d'en beaucoup parler, de le
vanter ...
- De remplir toute sa lettre de son nom,
corrigea Conchita.
- ... Ne prouve aucune arrière-I?ensée, acheva
Simone. Tout au plus accuserat-jo ma taute
d'exagérer la vérit~
lorsqu'elle affirme que René
« l'entretient de moi constamment Il, j'ai peine à le
croire.
- Vou. épouserez cc jeune homme, que vous le
vellilliez on non, Simone. Vous avez le malheur
d'être riche, trop riche ... On vous forcera. C'est
pour vous garder, pour VOliS circonvenir, qu'on
vous a séparée du monde.
- Celte fois, ma chérie, VOliS déraisonnez coml"lètemcnt! Voyez-vous ce beau moyen de me faire
épouser René: Mettre les Pyrénées entre nous?
- Oui, oui, c'est un moyeu. Pendant que vous
�AU DELA DES MONTS
êtes ici, personne ne vous dispute à ce René et les
lettres de votre tante peu à peu YOUS disposeront à
vouloir ce qu'elle veut.
- Savez-vous, Conchita, que vous me feriez
meUre en colère?
- Entrez en fureur si vous voulez, vous ne
m'eITraJ'ez pas. Je dirais ma pensée à Mme de
Saint-Junien elle-même.
- Ma pauvre tante! elle serait bien étonnée.
Sérieusement, ma chérie, vous me peinez en suspectant les miens. D'ailleurs, vos accus:ltions .
tombent d'elles-mêmes. Ce n'est pas ma tante qui
a voulu mon entrée à Sainte-Gudule, c'est ma
pauvre chère maman.
- Vous ayez vu cet ordre écrit de sa main?
- Mon oncle m'a lu le passage d'une lettre de
maman à lui adressée et jointe au testament.
- Mais VOliS ne l'avez pas lue vous-même?
-- Conchita!
-- Ne vous irritez pas!. .• Si vraiment voIre mère
a voulu cela, c'est qu'elle se méfiail des projets de
sa belle-sœur et voulait les déjouer. Elle pensait
qu'à vingt ct un ans vous seriez plus capable de
vous défendre... Mais peut-être serez-voLIs plus
faible encore ... Oh 1 Simone, il faut pourtant que
vous soyez heureuse ... Je suis venue pour cela ...
Oui, lorsque j'ignorais l'existence du fils de VOire
tante) je m'imaginais qu'on voulait vous condamner au couvent à perpétuité, vous forcer à être
religieuse, s'emparer de votre argent ... Ah 1 que
je su is heurcusc d'être pauvre ... oui, très heureuse 1
- Vous divaguez, Conchita, vous divaguez ... ne
parlons plue; de ces folie~.
D tte d'honne r.
A'I f. rtir dc" salles surchuull'écs, le froid du
dehors saisit H.cné Berlin. Mac hinnlement, il releva
le col de son pardessus. Mais il n'avançait pas; il
res"tit là, grelottant devant Je pOl'lall.
- Si Monsieur désire que j'arrète une voilerai
Il regoruil qui lui parlait. C' -tait un dome .. Tu
du cercle, en faction sous le porche.
accom-
�AU DELA DES MONTS
René ne répondant pas, le chasseur répéta son
offre.
Le jeune homme parut sortir d'un rêve.
- Merci, j'irai à pied.
Il se décida à quitter l'abri du porche et s'éloigna
très vite.
L'autre haussa les épaules. A la fois méprisant
et compatissant, il murmura: « Encore un qui
aura pns la culotte ... »
Il faisait une belle nuit de gelée. Sur les trottoirs
bien secs les pas résonnaient; la ligne du ciel
entre les toits apparaissait scintillante d'étoiles.
Les magasins étaient fermés; seules les vitrines
des r..estaurants déversaient des flots de lumière.
René traversa le boulevard, choisissant le trottoir
de droite, plus sombre et moins encombré. On
sortait encore des théâtres. Le jeune homme se
heurtait à des groupes familiaux; des ménages,
bras dessus, bras dessous, Sfl hâtant sagement vers
le logis, de bonnes dames pressées, Inquiètes de
rent rer seules à la nuit.
En face grouillait une foule différente, à laquelle
d'habitude René aimait à se mêler. Ce soir il éprouvaitl1n sentiment de malaise peureux, le désir de
se cacher, la frayeur de rencontrer un visage connu
el de devoir sourire, réponclre, serrer des mains.
li s'étonnait qu'il ne fût pas plus tard, ayant
l'impression d'être resté là-bas longtem'ps, très
longtemps. Il consulta sa montre. Mintut vingt.
Arn vé à son cercle à dix heures, il 1ni avait suffi
de deux heures ... deux heures!
Il se souvint que sa mère voulait l'emmener à
l'Opéra. Elle y allait malgré son deuil el;.cOl:e
récent, manql1ant de courage pour. refuser Imvltalion d'amis, titulaires d'une première loge.
Plus correct ct, d'ailleurs, n'aimant pas l'Opéra,
M. ùe Saint-Junien s'étalt récusé. Paul, en refusant d'accompagner sa mère, l'avait mécontentée.
Il en éprouva le regret ai~u.
« Ah ! se disait-il, si j'avais su 1. •• »
Mais les regrets n'y pouvaient rien. Le fait
1ccompli demeurait, terrible et menaçant dans ses
'sé9uences.
~nlct"
arrêta soudain, se demandan t où il allait.
épOU:Wlj remonler Jcs boulevards '1 Cc n'était pas
- lmin. Il héla une au to el donna son adresse;
�AU DELA DES MONTS
puis, obéissant à uue pensée nouvelle, il changea
et donna l'adres~
de sa mère, boulevard Mafesherbes.
Mme de Saint-Junien ne devait pas être rentrée
encore; son fils l'attendrait. Il venait de se résoudre à lui tout avouer ce soir. Après, il se sentirait peut-être l'aille moins 10001I'de.
Mme de Saint-Junien, en revenant chez elle, ne
pensait guère y tr;ouver SOn fils. Elle jeta un cri
d'effroi en l'apercevant dans l'antichambre, pelotonné prcs de la bouche du calorifère. Il avait
refusé d'cntrer au salon où le feu était éteint, et il
restait là, ~relotan,
luttant contre le frisson qui
l'avait saisl au sortir du cercle et ne le quittait plus.
- Mon Dieu! qu'y a-t-il, mon enfant? que tu
es pale!
JI désigna du regard le domestique impassib le
qui sournoisement guettait.
Depuis son arrivée, René devinait la curiositG
de cet homme en éveil.
Il l'é/)OlHlit d'une voix indiITérente :
- 1 n'y a rien. J'avais à te proposer quelque
chose pour demain ... une invitation que tout à
l'heure on m'a prié cie te transmettre. Je pa sais
de{!anl la maison et je suis monté pensant bien
que tu n'étais pas rentrée.
Et, comme sa paleur avait aussi frnpp6 le valet
de chambre qui, respectueusement, s'informait
toul à l'heure si « monsieu!' Il n'était pas soulTrant,
René ajouta, ne cherchant plus à dissimuler les
frissons q li le secouaient :
- .J'ai eu très froid ce soir ...
- Viens chez moi, je dois avoir du feu.
Mme de Saint-Junien n'était point dupe de celle
tl'anquilllt6; elle connaissait assez sou Gis pour
~tre
pcrsuadte qu'un motif des plus graves pouvait
seul l'ameller chez ellc à celle heure où) d'ord inaire, il prolongeait sa veillée en joyeuse compagnie. Elle n'avait pas cu besoin du c up ù'œil de
René, désignnnt la présence d'un tiers, pour
dplllèlû(' la comédie de son attituùe. Elle l'entralna
chez clic où, en clTet, brûlnil 1111 bon [cu. Somnolente, la fel1lme de chambre attendait.
- Vous pouvez aller, Ju ~tinc,
je me déferai
seule ... Mets-toi là, René, chaufre-toi bien ... Tu
a certainement pris mal. Que ne m'as-lu aCCOll1-
�AU DELA DES MONTS
pagnée! C'était parfait. Une salle très élégante•••
Justine étant partie, Mme de Saint-Junien s'in.
terrompit brusquement el demanda, la voi:o<
chan$:ée:
- ru as un ennui, n'est-ce pas?
- Plutôt!
_. Quoi encore? ,
Il se rebiffa .
. - Oh ! encore! pourquoi encore? Dirait-on pas
que je passe ma vie à te tourmenter?
~
Ne chicanons point sur les mots, dis-moi ce
qll : t'arrive.
- C'est pourtant facile à deviner! Il n'y a
qu'une sorte d'ennui qu'un garçon de mon âge
puisse vellir confier à sa mère.
- Tu as joué ... de nouveau ... et tu as perdu!
- Et pas dix sous l
'
Il se laissa aller dans le fauteuil où sa mère
l'avait fait asseoir; bras ballants, jambes étendues,
il donnait l'impression de manquer de ressort
physiq ue autant q ne de ressort moral.
-Ah 1...
Il Y eu t un court silence. Mme de Saint-Junien,
sans songer à relirer ses fourrures, restait debout
devant son fils; il ne la regardait pas, fixait obstinémen t Je feu .
Mme de Saint-J uni en demanda, la voix brève:
- Combien?
.- IIuit cents louis.
- Seize mille francs!
-Oui.
- Malh eu reux!
- Tu parles!
- Quitte ce ton vulgaire, je t'en prie, j'en ai
)'horreur ... et Je moment est mal choisI pour
gouailler.
- Si tu crois que j'en ai envie ...
- Que vus-tu faire?
- Rien.
- Comment rien?
- Je vellx dire que personnellement - à moi
tout seul - je ne puis rien ... sinoll me brCtler la
cervelle si dans vingt-quatre beures je n'ai pa:>
payé.
- Tais-toi 1
- Dame ... je ne vais pas me laisser afficher.
�AU DELA DES MONTS
33
- René 1 oh 1 René!
Elle lui avait jeté les bras autour du cou, le serrant contre elle, comme pour le défendre contre
l'affreuse chose. En pleurant elle l'embrassait,
posant ses lèvres sur la tem pe déjà creusée et sI riée
de rides, cherchant la place où s'appuierait le
revolver.
Doucement René se dégagea.
-Je t'en prie, ma pauvre maman, ne nous attendrissons pas ... je n'al nul besoin d'être bouleversé
davantage ... Pristi ! quelle soirée!
Docile, Mme de Saint-Junien recula. Elle s'assit
en face du malheureux et,. retenant ses larmes, elle
tendit sa volonté à trouver le salut.
- A qui dois-tu cet argent?
- Tu ne connais pas ... et puis, quand tu con·
naltrais ... Le nom n'y fait rien.
- Mais si! Avec un ami on pourrait s'entendre,
s'arranger ...
Il bondit.
- Oh ! par exemple! Que voilà bien des idées
de femmes ! ... Ma parole! En dehors d'une question d'honneur particulier, ce qu'est l'honneur, on
dirait que.loutes, vous l'ignorez 1
Mme de Saint-Junien se révolta.
- Ton premier devoir d'honneur était de ne
point jouer l'argent que tu n'as pas.
Il haussa les épaules, retombé dans son découragement.
- Avec ça qu'on réfléchit 1
- C'est le grand tort qu'on a de ne jamais prévoir les cOllséquences de ses acles.
- Crois-tu gue je suis venu pour que tu me
scrmonnes ... D'aillcurs, vrai, tu prêcherais un
converti ... Si jamais je louche une carte ...
- Tu m'as déjà dit ça .. , combien de fois!
- Pas comme ce soir.
- Avec moins d'élan, Pc.ut·t) tre, parce que les
pertes étaient moins grosses ...
- Celle fois, c'est s6rieux, va!
- Tant mieux.
- Mais il nJen reste pas moins que je dois seize
mille francs ... et qu'il me les faut demain matin.
- Penserai -lu que je vais les demander à ton
beau.père?
- Maisoui. .• J'ycompte biell ... Voyons, maman,
p.
�34.
AU DELA DES MONTS
ne t'indigne pas ... Ne joins pas les mains avec cet
air tragique ... i on, ne dis rien! Tu me dirais des
choses ... plutOl pénibles ... Ecoute-moi. Oui, je
sais, cela sera très dur de demander cette somme
à M. de Saint-Junien ... Mais tn m'aimes trop poor
ne pas être disposée à de plus durs sacrifices afin
de me sauver. Et, si tu me refuses, que veux-tu que
je fasse, sinon ... ce qui t'épouvante-et dont moimême je n'ai nullement le désir, je t'assure? ... Tu
sais que je ne possède pl us rien. J'ai été un peu
vite, c'est vrai ... Mais enfin, réfléchis: voilà sept
ans que j'ai la libre )lisposition de la fortune qui
me venait de mon père. Elle n'était pas grosse :
deux cent mille francs! Il ne m'a point fallu un fort
appétit pour croquer ça ... et l'on m'y a aidé! C'est
eITrayant, vois-tu, la quantilé de gens disposés à
vous aider dans ce cas-là. Enfin, ça y est 1 Je vis
sur mes derniers louis ... c'est pas drôle. Toi, personnellement, tu n'as rien, ma pauvre maman 1...
Nous étions pourtant sur un bon pied, du temps
de pap'a.
- fon père gagnait beaucoup d'argent, comme
ingénieur civil. Si tu avais voulu prendre cette
carrière ...
- Merci! je n'ai aucun goGt pour ce métier-là'
- Ni pour aucun, j'en al peur.
- C'esl vrai ... MaiS je suis décidé à me ranger.
Je vais devenir si sage, si sérieux, si gentil, que tu
n'auras plus par moi que des satisCactions. Et, tiens,
dès maintenant, je vais t'en donner une, de salisfacli n. Obtiens cet argent de mon beau-père et,
pour la ré,::ol11 pense, je reviens sur le refus que,
jusqu'ici, j'ai opposé à tes projets: j'accepte
d'épouser Simone J
- Vrai?
- Vrai!
- Ah! je savais bien, s'écria Mme de SaintJunien dano.; un élan de joie, je savais bien quc tu
réfléchirais, que tu compreudrais que c'est pOUf
toi le sa lut, l'avenir assuré ... songe: 90.000 livres
de renies!
- Ce n'est pas le Pérou.
_ Ouais! Je pense que tu peux t'en contenter.
Tu es charmant, mon fils, distingué, élégal l, joli
garcon ... Mais les jolis garçons, distingués el élé[TaniS, sont moins rares qu'on pourrait le croire et
�AU DELA DES MONTS
35
tu n'as, toi, pour appuyer ces avantages, ni fortune,
ni nom ... S'appeler Mme Bertin, n'est pas pour
éblouir les héntières. Simone, elle, est une bonne
petite qui nous aime bien et n'aura certes pas l'idée
qu'elle peut prétendre à mieux. D'ailleurs il sera
facile d'ajou ter son nom au tien. « Bertin de SaintJ unieu », cela fera bon effet.
- Alors tu es contente?
- Très heureuse de te voir enfin raisonnable,
dit Mme de Saint-Junien, oubliant quelle folie
venait d'amener cette soudaine raison.
- Et je puis compter sur ma récompense ... les
seize mille ...
Il s'était repris, ranimé par ces beaux projets
d'avenir.
Mme de Saint-Junien soupira.
- Mon Dieu, ta récompense ... en vérité, on
dirait maintenant que les rô~es
sont changés ...
- Tu m'as promis de demander cet arg-ent.
- Non, fit trislemenlla pauvre femme, Je ne t'ai
rien promis ... Mais tu sais bien que je le ferai ...
J'y suis forcée ... Ah 1 que cela m'est pénible et
douloureux! Sans compter que ton beau-père est
d'une loyauté qui va jusqu'à l'exagération. Comme
tuteur de Simone, il est cu})able de redouter pour
elle un mari aussi fou, aUSSI joueur ... el j'en pa~se.
- Je serai un très bon époux, en attendant que
je puisse être un bon père. Chaque chose a son
temps 1 Je ais qu'une fois marié c'est fini de rire.
Mme de Saint-Junien soupira de nouveau.
- Il m'est pénible, dit-elle, de t'entendre parler
ainsi. Tu en VIendrais à me donner des scrupules.
Pourquoi aller nu mariage comme au ~uplice
!
- C'est tout au moins une geôle.
-Non.Si l'on s'aime, c'est la vraiemanièred'êlre
heureux. L'amour dans le mariage, toutes le jeunes
filles le rêvent et l'attendent. C'est tant pis pour le
mari quand elles ne l'y trouvent pas.
- J'aimerai Simone. Je dois même, pour êlre
lout à fait sincère, avouer qu'avec elle comme
partenaire, le mariage me semble moins eITrayal?-t
qu'avec toule autre. Rassure mon beau-père. MaIS
d'abord, occupe-toi des seize mille francs.
- Je ferai de mon mieux. Tu déjeuneras avec
moi el je te donnerai la réponse. Tu peux venir
sans crainte d'être grondé; nous serons seuls. Ton
�'A. U DELA DES MONTS
beau-père a un déjellner d'hommes je ne sais 011.
Va-t'eo maintenant .•• et bon courage, méchant
enfant f. .• Ah 1 que je suis faible ••• que je suis donc
faible 1 François a bien raison de me le reprocher.
VI
Proj3ts d'avenir.
Mon pauvœ petit! Ça n'a pas été sans petne.
EuGn, ça y est? Tu as l'argent '?
Je l'aurai tout à l'heure.
Avec un soupir d'al~gemnt,
René Bertin s'étala
au fond d'une berl~è.
- La vic a du bon 1 dit-il gaiement.
Assise en face ùe lui, sa mère le contempla, le
visage soucieux. Elle trouve qu'il accepte trop ::;implement une solution qu'il n'a pas été si ü.;ile
d'obtenir!
René était arrivé chez sa mère sans hàle, comme
sans inquiélutle. M('me, il ne comprenait plus
comment, la veille, il avait pu se laisser abaLtre à
ce point, pour une misérable question d'argent. li
éprouve le besoin de s'excuser à ses propres ycux
d un trouble aussi riJ~ule.
(de devuis èlre moJade,
certainement. .. j'étais f-aigué, énervé .•• En som l11e,
quand mon l:-eau-père m'avanccrait une petite,
toute petile partie de e qui doit un jour me revenir,
Oll serait le nul '11 hayant pas d'enfant,M. li S lintJunien ne peut guè,"c désflériter le Gis de sn. femme
en favcur ù'une ni~c.
D'ailleurs cette nièce, déjà
fort fiche, qui plus lard pourrait me frustrer
de cet héritage, il c't convenu que je l'épouse.
DoncL.
S\!tant réconforté par d'aussi agréables pensées,
René s'étonnai 1 de j'accueil de sa mère. Elle l'avait
rtable et joli, parrcçu Jans on petit salon, con~
fumé Je mimO'iHS, t l'agrément de ce décor achevait de rendre à René toute sa gaieté.
lamall, tu n\:s pas Jans Je ton. Si tu devais
m'annoncer que M. de Saint-Junien a refusé, t 1
n'aurais ni un autre air, ni un autre ccent.
- Cr is-tu <IU'il ~lcept
volontiers?
- Tu ne l'espérai pas.
- Non. Mais il m'a été pénible d'in::iÎster et
�AU DELA DES MONTS
37
d"écouter à ton sujet des choses ... des choses que
tu mérites, je dois le rec0nnait.re.
- Bon! Oublie-les, surtout ne me les répè.e pas.
- Oh! tu les entendras 1... Ton beau-père a
mis comme condition que lui-même te remetüa
l'argent et te dira ce qu'il croit devoir te dire.
- Ah! non... ç.,1., franchement, tu aurais dû
me l'éviter.
- Je n'ai pas pu .•. Ton père sera ici à trois
heures, avec les seize mille fr'ancs, et je vous taisserai ensemble. Vous causerez.
- Nous causerons!... L'euphémisme est charmant. Conver!ù'ltion des plus agréables 1... Ah!
la ..• la . .. la ..• la r
- Voyons, sois raisonnable. Tu as fait une
sottise en jouant si gros jeu.
- On fait toujom's une sottise en jOllant; je
suis le premier à. le reconnailre •.• Il esl inutile ùe
m'en rebattre les oreilles,
- Ton beau-père t'a toujours témoigné beaucou p d'affection; il est juste, te cousidérant comme
son fils, qu'il use de son droit de te l'éprimand r.
- Comrneça nous avancera tons deux. d'échanger des choses {'éoi bles !
- J'espère blCn que tu ne te permeltras pa de
lui manquer de respect?
- Evidemment non. Mais enfin ...
Mme de Saint-Junien se sentit inquiète: René
avait un visage crispé, des yeux pleins de lueurs
méchantes. Elle retrouvait en lui le petit garçon
de jadis que la moindre punition retait en révolle,
alors même qu'il reconnaissait le ch:uiment mérité.
Comme elle a eu lort de le tant gâter cet enf nt
capricieux, nonchalant et fa)ble! Elle a laissé sc
développer cette nonchalance veule el, maintel1ant,
il ne relrouve un peu d'activité que pour le
plaisir el n'a d'énergIe que contre tonIe autorité.
L'annonce du déjeune.' apporta uue l1eureuse
diversion à cet épineux entrelJen. A table, devant
les domestiques nuS i attentifs à surprendre les
secrets des maUres qu'à soipneL" les détails du
service, la conversalion fut d une banalité r~po
sante. Mme de Sainl-Junien parla de sa soin~:e
de
la veille à VOpéra, René ritlquR ans indulgence
un livre nouveau, que d'ailt\!lII"S i n'a\! ~ pa:; lu
el, lorsque la mèl'e el Je lils se rctrotlVèrent n
�38
AU DELA DES MONTS
tête à tête dans le petit salon où le café était servi,
leurs esprits détendus répugnèrent à retomber sur
un suj~t
désobligeant. Mme de Saint-J unien pré~
féra entralner fa pensée de son fils au delà des
monts, vers le château de Varancillo, transformé
- plus mal que bien - en couvent et dont les
sombres murailles abritent la fiancée choisie, l'insisnifiante mais riche petite amie d'enfance, jugée
digne de devenir pour ce jeune viveur, las et blasé,
le fort de salut, la fin à laquelle il ,ne se résigne
qu avec une évidente mauvaise grâce.
Il était, certes, moins pénible de parler de
Simone que de prévoir la semonce dont M. de
Saint-Junien, justement indigné, s'apprêtait à
acc:ompagner la remise des 16.000 francs. René le
pensait el ne s'en prêta que plus volontiers à l'évocation de la future Mme R. B. de Saint-Junien.
- Mais, dit-il, ma chère maman, nous avons
oublié, dans nos beaux projets, la volonté posthume qui condamne cette innocente à une réclusion de deux: années ...
- Non, je n'ai point oublié, seulement rien
n'est absolu. Ma belle-sœur n'a pas prévu le cas
d'une demande en mariage. Alors même que
Simone ne serait pas émancipée, le mariage
émancipe la femme - ce qui est L1ne façon de
parler! Il serait plus exact de dire qu'il la change
de tutelle. - Je pense qu'il sera facile de persuader Simone qu'elle n'offensera aljcunemenl la
mémoire de sa mère en abrégean t son exil. .. Je
m'en charge. Il est impossible que cette petite fille
n'ait pas rêvé plus ou moins de toi ... Mais oui!
Songe donc : vous avez joué ensemble ... tu lui
faisais un peu la cour autrefois et je suis certaine
qu'elle ne l'a point oubli6. La pensée qu'el1e a été
ton premier amour, que tu lui es resté fidèle, que
tu l'as attenUue, lui tournera la tête.
- Oh 1. .. pauvre petite 1
- Elle ne sera point à plaindre~
je l'csp~re
...
Tu n'es pas un méchant garçon.
- Pas méchant pour deux sous! Et même, j'ai
des délicatesbe de conscience que tu n'as pas, toi,
maman ...
Et, sans laisser à Mme de Saint-Junien le temps
de s'indigner, René Bertin poursuivit: (( Oui, j ai
des scrupules, moi, de tromper cette enfant. Il
�AU DELA DES MONTS
39
Qui te le demande?
Eh! n'est-ce pas la tromper que de jouer
avec elle la comédie du sentiment, de lUI jurer,
surtout, qu'elle fut mon premier amour... mon
seul amour? .. Je le répèle: Pauvre petite!
- Tu es absurde! Ce que tu appelles la comédie
du sentiment cessera d'être une comédie quand
tu seras en face de cette jolie fille dont la tendresse
naïve te touchera. Et, quant au passé. il est par'-. faitement inutile de lui jurer quoi que ce soit: son
imagination suffira à bâtir le petit roman dont il
importe qu'elle se croie l'héroïne ... Et qu'est.ce
que le bonheur, sinon une illusion qui n'est point
encore détrompée! conclut Mme de Saint-Junien
avec un saurir.
- Il n'y a rien de tel que les femmes heureuses
pour parler du bonheur avec ce sans-façon. Ta
définition, d'ailleurs, me plait ,en ce qu'elle simplifie le rôle du mari. Selon toi, il n'est pas nécessaire de rendre sa femme beu reuse, il suffi 1.- de lui
laisser croire qu'elle possède le bonheur.
- Ne t'imagine pas que ce soit si facile!
- J'espère y parvenir. Et mon beau-père?
- Ton beau-père?
.
- Que dit-il du projet?
Mme de Saint-Junien leva les bras au ciel et les
laissa retomber en un grand geste de découragement.
- Mais tu es fou, mon ami 1 T'imagines-tu que
j'ai choisi le moment où tu donnais une preuve
de ... mettons d'imprudence, pour demander à
François, pour toi, la main de sa nièce? L'occasion,
vraiment, eût été bien choisie !...
- Alors, il n'y a rien de fait?
- Mais si, (out est fait.
- Je ne vois pas ...
- François ne soulèvera aucune difficulté s'il a
la preuve que Simone est la première à désirer ce
mariage.
- Et ceLle preuve, vous pourrez la lui fournir?
- Très facilement. Je te demande quinze jours ...
mettons trois semaines de ratience.
- Comment ferez-vous?
- J'écrirai à Simone, Simone me répondra.
Au besoin, je la rappellerai ici pour quelques jours.
As-tu confiance en moi?
�AU DELA DES MONTS
Certainement. Mais je voudrais être sl1r que
vous ne me rendrez pas ridicule en me faisant
jouer, à mon insu, le rôle d'amoureux transi.
- Ne crains rien ... Ah! voici ton beau-père,
je te laisse, bon courage ... c'est la dernière épreuve.
Et, légère encore, avec de souples mouvements
très jeunes, Mme de Saint-Junien quitta le salon
en courant. On eOt dit que c'était elle qui redoutait
d'être grondée.
VII
Les moulins à vent de Conchita.
Au couvent de Varancillo la vie s'écoulait monotone. La neige s'amoncelait dans la COlll", formant
ùutour des fenêtres de gros bourrelets qui, aux
heures de tourmente, montaient le long des vitres,
devenant un opaque rideau.
Les religieuses, inquiètes, regrettaient d'avoir
consenti à amener là des enfants; on se sentait si
loin de tout secours, si perdu 1
Tonio avait peine à descendre jusqu'au village
pour en rapporter les provisions. Afinde permettre
aux élèves de jouer sur la terrasse durant les belles
heures, Raphaëla aidait son mari à en enlever la
neige glacée. On la repoussait par-dessus les
rochers servant de clôture naturelle. Elle tombait
en s'émiettant, roulait au flanc des pentes; une
poussière blanche s'élcvait impalpable.
Personne, hcureusemcnt, ne fut malade. Tonio
n'eut point à ramener le médecin de Varancillo.
Sœur Dosithéc qui, prudcmment, s'était munie
d'une provision de simples, prévint les rhumes
par quelques bonnes infusions et fortifia, à l'aide
de lotions dont elle avait le secret, les yeux d6licats quc menaçait, parmi toutes ces blancheurs,
la cruelle oph1almie.
Après les joies des prcmières boules de neige,
les pensionnaires commençaient à trouver dllr leur
empri'ionnement. Le spectacle si tragiquement
beau des montagnes, que chaque heure nuançait
d'lin rcnet ùifTér nl, d'abord les avait charmées,
elles s'en lassèrent. La difficulté des transports
avail fail réunir en une seule période les vacances
�AU DELA DES MONTS
de Noël, du 1 er janvier et de Paques. A paques
seulement, pour trois semaines, les familles étaient
autorisées à reprendre leurs enfants. Les petites
comptaient les jours; mais Pâques approchait sans
que la neige partH diminuer. La frayeur de voir
les chemlUS devenir tout à fait impraticables
rendait les fillettes nerveuses, irritables au point
'l.ue mère Sainte-Agathe agita la question: de savoir
SI ces vacances ne seraient pas prolongées jusqu'au
jour où le nouveau monastère en .construction à
Saragosse pourrait recevoir religieuses et élèves.
- Alors, disait Conchita, prête à pleurer, alors,
ma Simone, vous serez rendue à votre tante et 1'011
fera de vous la proie de ce René que je déteste.
C'était son refrain. De ce jeune homme inconnu,
la petite Espagnole avait fait un monstre. Rien ne
lui enlever la conviction que Simone .à
j)ouvait
'avance était sacriGée.
Il n'est pas de roc assez résistant pour ne point
se laisser entamer par la goutte d eau sans cesse
frappant au même endroit. Sur le cœur de Simone,
les lamentations, les soupçons de Conchita lentement s'enfonçaient, y traçant leur chemin. Elle
avait ri d'abord, puis s'é.Lait indignée. Maintenant
elle s'effrayait, acceptant peu à peu la pensée d'être
l'héroïne d'un drame sombre, la victime innocente
livrée aux oppresseurs.
Que son oncle pût avoir contre elle de mauvais
desseins, Simone en doutait encore. Mais elle se
souvenait que Mme de S:Jint-Junicn, si elle témoignait à son beau-frère une afl'ection confiante, était
loin de montrer autant de sympathie pour sa bellesœur. De trèsJ)etits dét:Jils, des nuances qui lui
paraissaient ja is sans importance, revenaient au
souvenir cie Simone, et lui semblaient maintenant
gros de signification.
Evidemmen t, Mme cIe Saint-Junien, prévoyante,
avait cherché, en exilant sa GlIe, à la mettre hors
d'atteinLe de néfastes infl uences. Simone a su l'pris
souvent des allusions à la vie dissipée de René. La
ruine de son beau-fils maintes fois a élé prédite à
M. de Saint-Junien pur la mère de Simone. Il
soupirait alors, désolé, avouant son impuissance;
eL Simone sc souvient d'une phrase particuliêremenL significative échappée à son o11cle : « Heureusement gue le pauvre René est bien de sa
�AU DELA DES MONTS
personne ... peut-être aura-t-il la chance de séduire
une héritière ... ))
Si Mme François de Saint-Junien se lût doutée
que celle phrase imprudente avait été dite par son
mari, précisément devant J'héritière convoitée, le
pauvre homme aurait eu à supporter d'amers
reproches sur sa malencontreuse franchise.
Bien malencontreuse, en efTet, car ce 1110t, qui
devait rester gravé en Simone, brisait avant sa
pleine éclosion, son premier rêve de jeune fille.
Mme de Saint-Junien avait raison lorsqu'elle
assurait à son fils q~'il
était il~posje
que Simone
n'eût pas, quelque Jour, rêve tle lUI. Vers ce tout
;cune homme, déjà épris d'élégance, joli garçon,
d'une fatuité qui ne pouvait qu'éblouir la fillette,
Simone avait eu un élan naïf, et peut-être la mauvaise réputation de René n'aurait-elle pas suffi à
la détacher de lui, si la phrase de M. de SaintJunien n'avait, d'un coup, abattu l'idole.
Marianne ne pensait guère que la place déclarée
par elle à l'avance conquise, se fortifiait en prévique rien encore n'aurait dù faire
sion d'un si~ge
prévoir. Ce fut donc en toute · tranquillité, Se
croyant sûre du résultat, que la tante de Simone
écn vi t à sa nièce la lettre qui devait poser les
premiers jalons de l'accord souhaité. Déjà dans
toutes ses missives elle s'était appliquée à mettre
en vedette le nom de son fils, à l'entourer de tout ce
qui pouvait, aux yeux d'une GlIe romanesque, l'auréoler de séductIon. René ne se doutait pas de ces
travaux d'arp~he,
entrepris par Mme de SaintJunien longtemps avant l'approbation de son fils.
Brusquement, après des jours el des jours de
gelée, le soleil resplendit, fondant les neiges.
Au chateau de Varancillo, c'était un Joyeux
émoi de résurrection. Sœur Dosithé.e parlait déjà
de faire des semailles dans son jardin dont les buis
seuls commençaient à parallre.
On apporta de la poste, ft l'adresse de Conchita,
un petit panier plein de violettes. Elles venaient
du chateau dc lIélanèsc; José lui-même les avait
llcillies, une lettre de lui l'apprenait et aussi quc
la pensée de Simone n'y ~tai
point étrangère.
« 1 on amie de France dOl t aimer les fieurs. »
- Je les reconnais 1s'écria Conchita ; elles fieuric:c:ent en plein midi, abritées du vent froid par
�AU DELA DES
MUNTS
43
une muraille à demi ruinée, tout ce qui reste des
anciennes serres. Hélanèse a connu des jours glorieux. C'est fini ... A la place des fleurs rares, de
pauvres petites violettes; comme aux. grands
seigneurs favoris à la cour, succèden t deux sauvageons .. . Mais oui, nous sommes des sa uvages,
José et moi, ne vous en êtes-vous point aperçue,
ma chérie?
Simone se récria. Elle ne trouvait pas que
Conchita ressemblat le moins du monde à une
sauvage; elle était seulement plus simple, plus
franche que les jeunes tilles habituées à tout le
convenu mondain.
- Et c'est parce que vous êtes ainsi que je vous
aime tendrement, conclut Simone.
Elle aussi, par ce courrier, avait reçu une lettre.
Les commentaires sur les violettes de José ayant
pris fin, elle se décida à déchirer l'emeloppe. Mère
Sainte-Agathe n'ou\Tait pas plus les lettres adres,
sées à Simone que celles envoyées à Conchita,
toutes deux étant pensionnaires libres. La première
liberté qui leur fût accordée, la seule, en fait, dont
elles pouvaient jouir à Varancillo était celte liber té
de correspondance, convenuc avec Mlle Rosita
Hélanèse comme avec M. de Saint-Junien.
La tante de Simone se sentait ainsi les coudées
franches pour aborder un sujet toujours un peu
scabreux à traiter dans un couvent.
« Ma chère petite Simone éClï\'ait la mère de
René Bertin, me vOici encore toute bouleversée de
ce que je viens de découvrir 1 Tu me pardonneras
de te parler aussi franchement: une mère est toujours excusable de vouloir le bonheur de SOll
enfant et de lutter pour l'obtenir.
« II y a eu nt re mOIl pau ùe fils et moi une
explication à laquclle j'étalS loin de m'attendre.
Figure-toi, Simonc, qu'il était question pour tou
cousin d'épouser une jeune fille charmante et lort
riche. Sais-tu ce que René m'a réponclu? Qu'il
n'écouterait en se mariant gue SOIl cœur! Et je
n'ai point eu de peine à comprendre à qui ce cœur
s'~t
?onné depuis long temps. Non, il n'étai.t pas
dlffictle à pénétrer, ce secret. Maintenant Je me
souviens de mille circonstances qui auraient dn
me mettre en défiance ... ou plutôt me réjo\lir,
.
puisque celle que mon fils aime...
�44
AU DELA DES Î,ŒONTS
« Ah! ma petite Simone, ma fille!... tu as
deviné, n'est-il pas vrai, quelle est celle qu'a
choisie mon fils 1... Le cher enfant doute, s'effraie.
D est pauvre, tu es riche. Mais je ne te ferai pas
l'injure de penser qu'une question de chifJres
pourrait t'influencer. Quant au nom, il serait
naturel que tu regrettasses de quitter de SaintJunien pour Bertin. J'ai pensé à l'objection. ~Jous
obtiendrons aisément le droit de réunir les deux
noms.
« Ton exil, ton emprisonnement plutO .. cessera
naturellement si tu acceptes d'épouser René. En
effet, est-il un abri qui vaille le foyer d'un mari?
Ta pauvre mère elle-même te diraIt: « Reviens »,
si elle pouvai t, en cet instant si grave, te conseiller.
Laisse-moi remplacer auprès de toi celle qui n'est
plus; obéis-moi comme tu lui obéirais. Je te dis:
ton bonheur est là, ne laisse pas échapper le
bonheur! »
De même que Conchita venait de lire à haute
voix la lettre de son frère, Simone avait lu celle
de Mme de Saint-Junien.
Contrairement à sa coutume, COl1chita la laissa
achever sans l'interrompre et, lorsque Simone se
tut , son amie dit seulement:
- Eh bien?
Simone la regarda; elle la vit très pâle, les yeux
brillan ts, les lèvres frémissantes.
- Eh bien 1 répondit-elle, je refuse, voilà tout.
Conchita haussa les épaules.
- Alors vous allez rester encore deux ans ici,
en prison 1
- Une prison où nous sommes ensemble,
chérie, ne parait point triste, eL ..
- Mais moi, je n'y resterai pas. Non, je ne puis
plu:; m'y supporter, Je veux revenir chez 110\15.
- EL m'abandonner?
- Je ne vous sers pas. J'étais venue avec la
... cie
pensée de vous être utile, de vous ~éknlre
vous sauver ... Mais je vous connaIs maintenant.
Il n'y a rien i). faire ... Vous êtes une victime résignée, v.o~s
céderez ... comme vous avez cédé en
venant ICI.
- Oh! Conchita! vous savez bien à qui j'ai
olJoéi en venant au couvent.
- Oui, je Je sais. Mme ùe Saint-Junien croyait
�~u:
DELA DES MONTS
45
ainsI vous mettre à l'abri des intrigants, des coureurs de dOLS, jusqu'au jour où vous seriez assez
forte, assez raisonnable pour vous préserver seule
des pièges. Mais voici que ce refuge n'en est plus
un! Voici que t'ambition de votre cousin vous y
poursuit, vous y traque ... Allez 1tôt ou tard vous
tomberez. en son pouvoi!": ,"ous êtes bien perdue!
- Non, non ...
- Si 1... D'ailleurs, si mère Sainte-Agathe
re, ient à son idée de licencier les élèves, vous
retournerez chez vous et, si vous y retournez, vous
ferez ce qu'a résolu votre tante ... Elle doit être
tenace?
- Oh oui' mon pauvre oncle fait tout ce qu'elle
veut.
- Vous voyez!
- Mais que devenir, Conchita ?
- Avez-vous confiance en moi?
- Oui .•. quoique VOliS me fassiez ~ penr
.•" un
peu, quelquefois.
~
- Poltronne! laissez-moi agir?
Simone hésifait, eITrayée vraiment par tant
d'énergie combative. Conchita frappa du picd.
- Moi, dit-elle, je vais repartir. Je ne peux
plus rester ici, j'en mourrais l
- Alors, je vais être toute seule ...
Conchita ne répondit pas. Elle regardait fixement son amie. Simone, dans les yeux noirs de
l'Espagnole, en m~e
temps qu'une tendresse
apitoYée, lut une résolution que rien n~
saurait
ébranler.
Et toute triste, elle refoula ses larmes.
VIn
Notre Pdnoe.
Don José de llélanèse menait, dans le éhtlteau
en ruine, seul ve~lig
ldemcuré de son nncestrnl
domaine, une el:islence de sauvage et de rê\"cur.
A dire vrai, la tante Rosita 8,"uit eu pour son beau
neveu d'autres ambitions que de le voir ch.ls er et
pëcher tout le jour et, duran t les longues soirées,
rêver, l'élé nu clatr de lune sur la tel"russe d'IIélnnèse d'Otl l'on découvrait la mer, et J1hh'er, dans la
�46
AU DELA DES MONTS
grande salle où flambaient des troncs d'arbres
entiers.
Mais don José se déclarait heureux ainsi à
rendre des points aux élus du paradis. Et tanle
Zita, soupirante, ne trouvait à opposer à celle
folle assurance que des gémissements.
- Un si beau, si fier, si noble garçon, qui
pourrait bri.1ler à la cour 1
- Avec quoi? demandait José.
Tante Zita, interloquée, abaissait aussitôt ses prétentions et, transposant son rêve, çlevenait pratique.
- Un garçon de tant de talent! un artiste qui
pourrait gagner tout ce qu'il voudrait avec ses
tableaux r
José haussait les épaules.
- Mes aquarelles ne valent quelque chose que
parce qu'elles sont toutes composées dans la fièvre
et l'élan de l'inspiration. S'il me fallait travailler
toujours etquand même, je ne ferais rien qui vaille.
Et les aquarelles s'entassaient dans les tiroirs,
ou bien, fixées par des épingles aux tapisseries de
haute lisse restées aux m urs du grand salo11, elles
se fanaient, essuyant l'injure des mouches et
mettant bizarrement, entre les genoux d'un guerrier ou sur le nanc d'une licorne, Un coin de
paysage ensoleillé, des pochades aux teintes vives:
joueurs de guitare, manolas, toreros.
- Ainsi, disait encore la tanle Zita, tu passeras
ton existence à tuer des oiseaux, à pêcher des
poissons ..•
- Que vous mangez, ma tante ..•
- Il le faul bien l Nous n'avons pas une table
trop fournie.
- Vous êtes gou rmande ... Fi' que c'est vilain!
Il vous faudrait des mets de roi ? ..
- Où serait le mal, si je les avais, de les apprécier 1... Bien, bien! ... Nous n'en aurons jamais;
je sais que tu t'en soucies peu, Conchita moins
encore et moi, je n'y pense pas ... Mais il y a autre
chose que 1 table et tu ne pourras, toute ta vie,
demeurer aillsi. La jeunesse passe ...
- Quand j'aurai les cheveux gris, je ne songerai
même plus à regretter ce que je n'aurai pu me
procurer.
- Tu devrais - au moins! - avoir l'ambition
de restaurer Hélanè . e.
�AU DELA DES' MONTS
47
- Pauvre vieil Hélanèse , Il est trop malade
pour être restauré ... Il faudrait des millions! Où
voulez-vous que j'aille les chercher? Si Conchi ta
sortait un peu, voyait le monde... peut-être
rencontrerait-elle un jeune seigneur qui, pour
l'amour de ses yeux noirs, relèverait 1:1 maison de
nos pères ..•
Rosi ta secouait la tête.
- Les yeux noirs!... les yeux noirs, grommelat-elle. J'al eu d'aussi beaux yeux que qui que ce
fût et je sais bien qu'on les aime. Mais je sais aussi
comment on les aime, quand celle qui les possède,
pour toute fortune, n'a que ces yeux-là. Des
compliments, des sérénades ... oui, oui, j'en ai eu
ma part tout comme une autre. Cependant, personne ne parlait de me mettre la bague au doigt.
Conchita saura comme moi ce que valent les amoureux pour les filles pauvres. Mais toi, José ... toi,
tu pourrais choisir une belle et riche jeune fille
pour en faire une épousée.
- Ollé! ollé! criait ironiquement José.
Fâchée, tante Zita reprenait:
- Tu n'as aucun égard pour moi qui t'ai servi
de mère! Enfin, j'ai fait pour toi ce que j'ai pu, je
n'aurai aucun reproche à m'adresser.
- Des reproches! tanteZita! Oh! pour l'amour
du ciel, ne vous en faites jamais, jamais!
José embrassait la vieille demoiselle et la laissait
attendrie et toute consolée.
Il est vrai que la querelle ainsi terminée revenait
qu~les
jours plus tard avec d~s
variantes,. pou.r
fiOlr de la mème façon. Tante ZIta ne se plaIgnaIt
plus que par acquit de conscience. En somme,
que pouvait-elle exiger, puisque José se trouvait
heureux!
Il avait cependant ses heures de tristesse, le
beau José, de soudaines crises de découragement,
de dégoût de soi et de la vie, qui le poussaient à
s'éloigner des journées entières, sous prétexte de
chasses lointaines. Il revenait de ces quipées le 1
corps las, mais l'esprit apaisé. Et, comme il racontait gaiement les détails de ses chasses, sc montrait
joyeux du gibier conquis, ni sa sœur ni Rosila ne
se doutaient des heures sombres souffertes par le
José qu'elles adoraient. .
Depuis le départ de Conchita, SOI1 frère subis-
�AU DELA DES MONTS
sait plus fréquemment des crises de mélancolie.
Hélanêse lui paraissait désert. Dans la grande
salle à manger couverte de fresques à demi
détruites, la tante et le neveu prenaient leurs
maigres repas sur un coin de la table immense
qui aisément aurait supporté trente couverts. Le
temps était passé où des valets en livrée, plus
nombreux que les convives, assuraient pompeusement le serv ice, présentant des mets recherchés
sur de lourds plats d'argent. Maintenant .la
faïence remplace la vaisselle plate et Philippe, le
maître-Jacques d'Hélanèse, a peu le loisir de servir
à table; sa grande occupation consiste à faire
pousser les légumes, principale ressource des
menus.
Maria, la nourrice de Conchita, restée à Hélanèse comme femme de chambre d'abord, cumule
à présent et sert aussi de cuisinière.
II faudrait, pour le scrupuleux entretien de la
vaste demeure, un nombreux personnel. Mais un
peu de poussière choque moins qu'ailleurs sur les
très vieilles choses. Maria fait de son mieux et
Philippe nettoie les jours de pluie, alors qu'il ne
peut III sarcler ni planter.
La pièce la plus soigneusement entretenue est
certainement la chambre de José ; la Nodriza (1),
Philippe et même Rosita trouvent toujours un
moment Jur veiller au bien-être de leur préféré.
José est 1 idole de tous.
« Qu'il est beau notre prince! 1) s'écrie volontiers
Maria, joignant les mains clans la ferveur de son
admiration.
(1 Notre prince », ainsi tout petit enfant la nourrice l'avait nommé ct l'appellation restait à José,
em ployée sou vent par Mlle IIélanèse, plus souvent
encore par Concbita.
Il ressemblait, en vérité, aux Princes Charmants
des légenJes, don José, avec sou visage aux trails
rég\lliers, coupé d'utle étroite moustache brune,
ses yeux à la fois caressants et autoritaires.
- C'est dommage 1 disait parfois tunle Zita.
Toi, notre prince,. qui n'cs qu'un garçon, tu es
beau comme un mfan t et ta sœur est pl us charmante que helle.
r
(r ) La nourrice.
�AU DELA DES MONTS
49
- Je changerais volontiers, répondait José.
Et de tous les propos dont son neveu se plaisait
à l'ahurir, il en étaIt peu qui missent tante Zita
aussi en colère que cette affirmation.
Mlle Hélanèse et don José achevaient leur
premier repas dans la salle aux fresques lorsque
Philippe, les mains souillées de terre, apporta
sans façon le courrier.
- Ah! tante Zita, une lettre de Conchita. Elle
me remercie, je pense, des violettes ...
Tandis que Rosita retenait Philippe pour lui donnerdes ordres, José parcourut la lettre de sasœur.
- Eh bien, que te dit-on? demanda tante Zita,
lorsque le maitre-Jacques fut sorti.
José ne répondit pas. S011 visage exprimait une
stupéfaction profonde, presque de l'effroi. Sa
tante le vil.
- Seigneur, ayez pitié de nous ... José, il y a
un malheur!
- Non, pas un malheur ...
- Tu parais bouleversé.
- Je suis seulement surpris.
- Mais qu'y a-t-il enfin?
- Ah! voIlà ce que je me demande ... Qu'y
a-t-il, que peut-il y avoir ·l Conchita m'écrit de
venir la chercher sans retard.
- La chercher! Est-ce qu'on licencie les élèves?
- Elle n'en dit rien.
- Il Y a peut-être une épidémie! s'écria tante
Rosita en pâlissant. C'est cela 1 Ce doit être cela!
Puis, devenant tout à coup soupçonneuse, elle
s'écria avec véhémence:
- A moins que ce soit un caprice de celte
petite ... Elle a peut-être la nostalgie de son creux
de rocher ..• Tu n'iras pas; je vais écrire à mère
Sainte-Agathe..
'.
- Si vous le voulez bIen, ma tante, Je prefère
de beaucoup aller m'assurer l1ar moi-même de ce
qui est.
- Oui! ct même s'il n'y a aucune bonne raison
du retour de ta sœur, il! la ramèneras, je te
connais 1 Tu es prêt, toujours, à lui obéir.
- Mais non, mais non, tante Zita ... et quand
même je la ramènerais sans autre raison que :,on
caprice, ne seriez-vous pas heureuse de la voir,
votre Conchila 1 Ne trouvez-vous pas que SOI1
�50
AU DELA DES MONTS
absence a déjà trop duré et que notre vieil HéJanèse est bien triste sans sa galté?
- C'est une chose arrangée entre vous ... N'estce point affreux de voir comme tous deux vous
comprenez mal vos intérêts !... Et vous ne
m'écoutez jamais, jamais! Moi qui ne veux que
votre bien, qui ai l'expérience ... Montre-moi la
lettre de Conchita ?
José parut ne pas entendre; il s'était approché
du feu et, dans la fh.mme claire, il jeta la lettre.
- Je te disais de me la montrer!
- Ah! pardon, ma tante, j'ai eu une distraction.
- Seigneur! Seigneur, que je suis malheureuse!
gémit Rosita. Tu n'as pas confiance en moi ... tu
me caches quelque chose. Ta sœur ne t'écrit pas
seulement de venir la chercher, elle te donne la
raison de ce retour et toi, tu ne veux rien dire, tu
brûles sa lettre pour que je ne pnisse la lire ... Il Y
a un malheur, un grand malheur!
- Je vous jure que non, ma tante ... Mais je ne
veux pas faire attendre Conchita: je pars à l'instant.
- Seigneur, Seigneur 1 répétait Rosita désespérée.
José déjà s'éloignait, son pas rapide martelait les
marches de pierre du vaste escalier aux résonances d'église, tandis que sa voix chaude, où
vibrait une impatience, expliquait à Maria qui
l'arrêtait au passage:
- Ne me retarde pas, je vais me préparer, je
pars pour Varancillo.
IX
Vers l'inconnu.
Sœur DOSlthéc, l'âme en fête, assistait aux
préludes ùu printemps. La neige, en ùeux jours,
avait presque entièrement disparu; la terre dll
prdin apparaissait en de larges tacbes brunes et,
sous l'ingénieux abri de planches construit par
Tonio, de gros choux, n'ayant pas été touchés
par ]a neitrc, semblaient s'épanoUlr dans l'almosphère mOJl1s glaciale.
Bientôt je pourrai jardjner, annonçaH Ja
bonne sœur a.vec des accents de triomphe.
�AU DELA
Dl~S
MONTS
SI
Jardiner c'était sa joie, elle prétendait ne jamais
se sentir plus aimer le ciel qu'en voyant croilre et
fleurir les plantes du Bon Dieu. Elle ne pouvait
admettre que sur les hauteurs de Varancillo il fût
impossible de cultiver des fleurs comme en plaine.
Elle invitait Conchita et Simone à venir admirer,
de confiance, ce que serait le jardin plus tard,
quand la neige aurait tout à fait disparu.
- Ici, disait sœur Dosithée en traçant une ligne
avec le talon de sa galoche, dans ce carré je plan"terai des marguerites pour les bouquets du mois
de Marie, là, des pivoines pour le Sacré-Cœur, et
des lis ... On prétend que rien ne fleurira .•• Nous
verrons! Le Bon Dieu m'aidera.
Ce jour-là les deux amies écoutaient distraitement les beaux projets de sœur Dosithée. Conchita
cachait mal une impatience fiévreuse qui la faisait
frémir au moindre bruit et regarder sa montre à
chaque instant. Slmone, visiblement, luttait contre
les larmes.
- Qu'avez-vous donc toutes les deux? demanda
la sœur. Vous n'êtes pas comme toujours.
Les jeunes filles échangèrent un regard.
- Je suis triste, avoua Simone.
- Parce que je m'en vais, acheva Conchita.
Sœur Dosithée jOignit les mains d'un air
consterné.
Vous vous en allez, mademoiselle ... · vous
quittez le couvent, juste au moment où tout ici va
être joli.
- Chez nous aussi, répondit Conchita, nous
verrons le printemps.
Sœur Dosithée secoua la tête.
- Mlle Simone aura du chagrin... il n'y a .
personne de son age ici; vous partie, il ne lui
restera plus d'arllle. Je ne devrais pas dire cela,
bien sOr: nos mères sont bonnes eL elles aiment
toutes leur granJe élève ... Mais enfin, une religieuse n'est pas une compagne ... Oh! j'ai bien
peur que sans vous, Mlle Simonne ne reste plus
longtemps avec nous ... Il est vrai que, de toute
façon, i faudrait se quitter, au moins durant
quelques mois, si notre Mère décide de reculer la
rentrée jusqU'à notre installation à Saragosse.
De nouveau les regards des jeu nes filles se croisèrent, puis, très vite, Simone détourna les yeux.
�sa
1i"U. DELA) DES MONTS
Ma sœur, commença-t-elle hésitanle.
Quoi donc, ma chère demoiselle?
Dites-moi. .• A ma place, que feriez-vous 1
La main de Conchita se posa sur le bras de son
amie, mais cen~i
se dégagea et reprit très vite:
- Je veux dire, que penseriez-vons... Croyezvous que je sois obligée de resler encore deux ans
au couvent" parce que maman, avant Je mourir, a
expri mé le désir que j'y demeure?
- Naturellement. Il faut obéir à cette dernière
volonté.
.
- Ce n'est pas une ,olonté.
- Oui, je comprends, dit la sœur, un conseil,
plutôt. A votre place, je tâcherais de le suivre
Jusqu'au bout. Vous n'ètes pas bien malheureuse
avec nous ...
- Et si un danger la menaçait jnsquJici? dit
Conchita.
- Bonté du ciel' Un danger 1 Qu'aUez-vous
chercher?
- Oui, c'est cela, appuya vivement Simone.
Supposez qu'un clanger que n'aurait pu prévoir
ma pauvre maman, dont, au contraire, elle a peulêtre cherché à me préserver en m'em'oyant ici,
supposez que ce danger soit devenu menaçant pour
moi, si j'y reste .••
- Et plus menaçant encore si cHe retourne
dans sa famille, interrompit Conchita.
- Tout ça, reprit sœur Dosilhée mécontente,
ce sont des rèvasseries sans rimes ni raison. Quelle
fantaisie d'aller supposer des cho 'es invraisemblables 1 Mais écoutez ..• Il y a des sonnaiHes de
mules sur le chemin - c'est une visite - Tonio
est r monté de Varancillo voici déjà longtemps.
- C'est pour moi, lit Conchila, on vient me
chercher.
Simone devint très pttle.
- Accompagnez-moi, voulez-vous '1
- Non, non ... Adieu 1
Conchita lui sauta Rtl cou el, tr~s
bas, IDUr::'llura :
- Vous n'oublierez rien?
Non ••. Mais...
.
Oh J c'est juré?
Oui, c'est juré.
- An revoir, alors?
- Si VOtlS pensez que c'est pour vous, allons,
-
�AU DELA DES MONTS
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mademoiselle Hélanèse, dit sœur Dosithée, je vais
\TOUS conduire à notre Mère. Vous m'attendez ici,
mademoiselle Simone?
, Adossée à la muraille de pierres sèches qui
enclosait le jardin, Simone regardait s'éloigner son
amie. Avant de pénétrer sous la voûte donnant
accès de ce côté dans la cour du chàteau, Conchita se retourna pour un dernier geste d'adieu.
Malgré le clair soleil de cet après-midi de mars,
le froid demeurait vif à VaranciUo. Simone serrait frileusement autour d'elle la mante dont elle
s'enveloppait durant ses promenades. Du capuchon ramené sur son front, de légères mèches
blondes s'envolaient. Avec SOIl visage pâli, ses
yeux humides de larmes, sa pose transie, en ce'
cadre sauvage, parmi ces rochers encore à demi
blancs de neIge, elle formait un tableau mélancolique et charmant.
Sœur Dosithée et Conchita disparurent. Alors
Simone se releva; ses lèvres s'ouvrirent comme
pour un appel, mais elle demeura muette. Sa
résolution pouvait être folle; Simone voulait y
demeurer fidèle: N'était-elle pas libre de ses
actions?
Sans attendre sœur Dosithée, elle quitta le jardin. Franchissant la muraille faite de fragments
de rocs entassés, Simone contourna le cha.lealt et
se trouva su r le terre-plein qui servai t de cour de
récréation. En contre":bas passe le chemin par où
tout à l'heure s'en ira Conchita Hélanèse. Des
houx et des buis ont poussé au bord de la terrasse.
Simone écarte leurs branches, inconsciente des
feuilles piquantes qui déchirent ses mains; elle
veut voir passel' Conchita et voir aussi celui qui
l'emmène. Elle n'eut point à attendre.
- Je vicns chercher ma sœur, avait dit José à
mère Sainte-Agathe. Notre tante Rosita vous
remercie des soins affectueux dont vous l'avez
comblée et vous prie d'excuser Conchita qui, saus
êtrc ingrate pour toutes vos bontés, souffre du
mal du pays.
- Oui, avoua Conchita, j'ai besoin de revoir
ma vieille maison, la mer et surtout tante Zita et
José.
Conchita m'avait prévellUe de son désir de
nous quitter, dit la supérieure, et tout est priH
�54
AU DELA DES MONTS
pour son départ. Je la regretterai, car nous l'aimons bien, cette petite enfant un peu fantasque ...
Mais sa vie ici serait devenue, dans peu de jours,
bien sévère ... Conchita, ta grande amie va devoir
retourner près de ses parents, Mme de Saint-Junien
la réclame.
- Et vous la laisseriez partir! s'écria Conchita.
- Pourquoi non? Simone n'est point ici prisonnière et d'ailleurs, tu le sais, nous sommes à
peu près décidées à rendre nos élèves à leurs
familIes iusqu'à nouvel ordre ... Nous avons pu
nous rendre compte, ces derniers temps, de l'imprudence qu'il ya à garder, si loin de tout secours,
des enfants ... Mais que ton amie demeure à Varan'cillo ou retourne chez elle, que t'importe?
- Oui, au fait, que m'importe!
Conchita se mit à rire et embrassa mère SainteAgathe avec effusion.
- Adieu, ma Mère. Ne pensez jamais que je
suis une méchante fille 1 Je vous aime bien.
- Mais tu n'aimes pas le couvent?
- C'est vrai ... pardonnez-moi 1
- Et pourtant, ni toi, ni Simone n'étiez soumises à la règle; on vous laissait libres... trop
libres, peu t-être ...
- Ma sœur est une petite sauvage, dit José.
Allons, Conchita, le soir tombe vite et mieux vaut
arriver à Varancillo avant la nuit.
Quelques instants plus tard, le carillon des
mules retentissait de nouveau dans le chemin.
Simone, penchée dans l'ombre des buis épais, vit
venir, précédés d'un guide dont la mule _portait
des bagages, Conchita d'abord, puis José. Celui-ci
était vêtu avec une certaine fantaisie qui seyait à
son type caractérisé de bel hidalgo.
Avec le velours sombre de son costume, le chapeau cie feutre mou, dont l'ombre rendaIt plus
noirs ses yeux noirs, il était bien tel que se le figurait la romanesque i mugi nation de Simone.
En sc glissant I,arml les houx et les buis, la
jeune ulle ne vou ait point Nre vue. Cependant,
lorsq ue le guide fu t passé, clle se pencha davantage.
Un caillou détaché du bord tomba devant Conchita qui leva les yeux. Son regard s'éclaira en
voyant Simone et, vite, elle se retourna sur sa
selle pour ln désigner ù son frère. Mais lui aussi
�AU DELA DES MONTS
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avait vu la jeune fille cl, sans hésiter,]a 'r econnaissant pour celle au secours de qui sa sœur l'avait
appelé, il la salua d'un joli geste très fier et à la
• fois très respectueux, tandis que son sourire et S011
regard accentuaient l'hommage.
Et Simone eut l'impression très nelte que, de
même qu'au temps jadis un chevalier se vouait li
une princesse inconnue, don José Hélanèse, dans
ce regard, dans ce sourire, se vouait à elle généreusement.
Alors elle se senti t un p'rand courage et ce fut
d'une voix joyeuse qu elle répondit à l'appel
inquiet de sœur Dosithée.
- Je suis ici, ma sœur ... Je voulais voir passer
Conchita ... Ne me grondez pas, je rentre.
José avait poussé sa mule près de celle de Conchi ta.
, .
- M'expliqueras-tu ... commença-t-il.
- Chut 1 pas maintenant. Nous causerons il
Varancillo. Tu as fait ce que je t'ai recommandé?
- Aveuglément!. .. Et j'ai eu du mérite, car
enfin tu disposes de moi sans même daigner me
confier les raisons qui te font agir.
- Plus tard, plus tard 1 Ah! tu ne serais pas
José Hé\anèse si tu n'étais point venu.
- Oui ... les Hélanèse ont toujours été un peu
fous. Sais-tu, j'ai peur que tu nOuS enlralncs à
l'attaque de moulins à vent, petite dona Quichotte ...
- fu parles comme tante Rosita. Qu'as-t~
fait
pour qu'elle n'écrive pas à mère Sainte-Agathe de
me garder, de gré ou de force, morte ou vive?
- .le n'ai pas cu beaucoup à lutter: Ilélanèse
est si grand, si vide sans toi! Tante Zita a gémi
un peu, pour la for!11e; mais au fond, eH.e est très
contenle que tu reviennes ... presque aussI contente
que moi.
- Ah 1 José, notre prince ... que nous allons
être heureux! Prends t:rarde ... le chemin devient
étroit. A Varancillo, Je t'expliquerai tout. .. on
plutôt nous causerons en voilure. El là-bas ... cela
s'appelle comment, là-bas?
- Aucun nom. Ce n'est pas un village, mais
une simple ferme, ou, pour parler plus justement,
une maison de berger.
- Propre? demanda anxieusement Conchita.
Non.
�AU DELA DES MONTS
Quelle horreur!
Oh! ma chère, on prend ce qu'on trouve.
Et tante Rosita?
... Est prévenue que nous arriverons seulement demain. Elle pensera, si nous tardons davantage, que tu es restée au couvent et que moi, je me
SUIS arrêtée en route.
- Tout est bien, alors.
- Je ne l'affirme pas encore.
- Tu peux dire au moins comment tu la
trouves •.•
- Je l'ai si peu vue 1 répondit José.
X
A travers monts.
Simone ne dormi t guère cette nuit-là. Alors même
que l'effroi, l'appréhension de l'acte qu'elle allait
commettre ne l'eussent pas tenue éveillée, l'oura~an
qui vers le soir s'était déchainé el coutitlUait,
laisant rage, aurait suffi à chasser le sommeil.
Avec des hurlements, des cris de colère, des
gémissements de douleur, le vent secouait le vieux
château, s'infiltrai t dans les corridors, tournoyait
dans les grandes salles ... On eftt dit une légion
d'âmes en peine, l'enfer lui-même déchaîné.
Des portes craquaient; on entendait tomber les
"itres, dégringoler les ardoises au long des toits
et rouler des pierres.
Les religieuses ne s'étaient pas couchées. Réunies
dans la chapelle elles priaient, épouvantées.
Antonio, l'ourlant, avait rassuré SOI1 amie sœur
Dosithée, lorsqu'clle était venue, comme chaqllc
soir, refermer sur lui la porte de la cour.
- Nous aurons une mauvaise nuit, ma sœur;
mais ne vous efirayez pas. Le château en a vu
d'autres et l'ouragaL'l ne peut rien contre lui ...
Tout au plus quelques pierres se laisseront-elles
arracher au faile du mur d'enceinte ... il tombera
quel~Is
ardoi es et, certainement, il y aura des
fenl!tres brisées; mais rien de tout cela n'est grave
et ce sont des petits malheurs répara hies. Cel
ouragan, vOyC7.-VOUS, c'est l'adieu de la mauvaise
saison, une façon de balayer la neige antout' do
�AU DELA DES MONTS
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chez nous plu~
vite que ne saurait le faire mon balai.
Ces affirmations de Tonio tranquillisèrent SŒur
Dosithée ; mais vainement elle avait tâché de faire
partager à tout le monde sa confiance. Les religieuses tremblaient, sinon pour elles-mêmes, pour
Tes enfants qui leur étaient confiées.
Simone, elle, ne songeait point à s'épouvanter.
Celle révolte des éléments lui paraissait moins
eflroyable que la lutte qui se livrait en elle.
Un instant, q~\and
ell.e rencontra le regard résolu
de José Hélanese, la jeune fille a cessé de trembler. Elle s'est sentie soutenue, défendue et sa
résobtion ne lui a p,lus semblé une folie. Mais
elle est seule de nou\'eau - et l'heure approche.
Tout est prêh Avant de se mettre au lit, Simone
réunit en petit paquet les quelques bibelots qui
l'ont accompagnée au couvent et dont elle ne veut
pas sc séparer.
Une lettre est préparée pour mère Sainte-Agathe,
une lettre que Simone a PoU grand'peine à composer
et à rendre rassurante assez, sans donner à la
supérieure un soupçon de la vérité. Une autre,
aussi peu explicite, apprendra àM. de Saint-Junien
l'évaSIOn de sa nièce.
Car c'est bien une évasion à laquelle Simone
s'est résolue! Elle va fuir, non la très douce et
amicale autorité des religieuses, mais la tenace
volonté de la mère de René qu'elle sent dressée
là-bas, prète à s'abattre sur elle comme sur une
proie.
Simone n'a plus aucun doute sur le motif qui a
poussé sa mère à l'envoyer au couvent: Mme de
Saint-Junien redoutait qu'on accaparât Simone,
surtout sa fortune, au profit de René Bertin qu'elle
l1'estimaitJ1as. Commént une pauvre petite enfant,
ignorante e la vie, po Llrrait-elle se défendre contre
la ténaci té de sa tan te, si elle devai l vivre au près
d'elle, constamment soumise à son influence?
Simone s'explique à présent pour1uoi Mme de
Saint-Junien a mIs tant d'ardeur à ntler contre
l'éloignement de sa nièce; on veut qu'elle épouse
son cousin. Or, refuser, affirmer son antipathie ne
suffira point à sauver Simone. Elle a conscience
de manq uer de force, de constance en ses volontés'
à la I?ngue on obtiendra d'e!le par lassitude, pa;
ennuI de lutter, son adhéSIOn aux projet qui
�AU DELA DES MON'IS
l'auront te plus révoltée. Une seule chose peut lui
donner la pleine possession de sa liberté: un coup
d'éclat qUI affirmera son indépendance.
«( Je suis émancipée, se répète la jeune fille, j'ai
le droit pour moi et je ne causerai de chagrin à
personne. Ma tante n'éprouvera que du dépit;
mon oncle peut-être sera mécontent, non affligé.
l( D'ailleurs, s'il m'aime un peu sincèrement, iJ
sera s tisfait de me voir échapper aux pièges qu'il
a dû deviner et qu'il ne peut approuver. »
Un instant Simone a eu la pensée d'agir ouvertement. Elle irait trouver mère Sainte-Agathe, lui
expliquerait ses raisons et, lui ayant rappelé son
émancipation, la prierait de ne point chercher à
la retenir.
Mais la supérieure consentirait-elle à la laisser
partir? L'émancipation invoquée lui paraîtrait-elle
suffisante pour autoriser un tel coup de tête'! Rien
n'était moins certain. D'ailleurs, en admettant
qu'elle ne cherche pas à retenir Simone, mère
Sainte-Agathe exigerait l'aven de ses projets, or,
sur ce poin t, la jeune fille prélendait garder Je
secret promis à Conchita.
Ces réflexions, Simone les avait éléjà faites bien
des fois; au moment de l'action elle les reprenait
encore et même les clameurs de la tempête ne l' fi
pouvaient distraire.
A l'aube, brusquement, le ,"cnt s'apaÎ!,u et la
pluie cessa de tomber en rafale.
Epaisse et fine, elle coulait, maintenant, régulière. Sans doute il pleuvrait ainsi jusqu'au soir.
Simone s'était levée; habillée déjà, clle se tenait
devant sa fenêtre, grelottante, brisée par une nuit
d'insomnie.
Sa chambre donnait sur la our. Elle vit sœur
Dosithée abritée sous un vaste parapluie, s'en aller
vers le porche. Mais la sœur évita d'agiter la
grosse cloche qui, chaque matin, en éveillant le
couvent, faisait accourir fonio muni de son énorme
clef et précédant M. l'aumônier.
Sœur Dosithée attendit près du portail, sous
son parapluie. Bientol, inquiète sans doute de ne
pas entendre l'appel coutumier, Tania apparut
entre les battants écartés. Derriere lui, soos un
parapluie presql~
als~i
v~sle
que celui de la ~œur,
parut il son tOllr 1aumonler.
�AU DELA DES MONTS
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Sœur Dosithée avec de grands gestes leur parlait.
Evidemment ils échangeaient 1eurs impressions
sur cette nuit d'épouvante.
,
Simone ne pouvait entendre leurs paroles, mais
elle en devina le sens en voyant le groupe se diriger
vers la chapelle, tandis que de fa main, la sœur
désignait les fenêtres du dortoir.
Le cœur de Simone se mit à battre à coups
pressés. On n'éveillerait les petites que plus tard;
pour aujourd'hui elles n'assisteraient pas à la
messe; après la mauvaise nuit passée on les laisserait dormir. Si c'était bien cela que disait sœur
Dosithée, il ne viendra personne ce malin dans la
chambre de la jeune fille. Comme les petites, sans
doute, on la laissera reposer.
Tout se réunissait donc pour la pousser vers
l'acte irréparable, pour le hâter!
Résolue à fuir, se tenant prête à profiter de la
première occasion offerte, Simone n'avait pu prévoir quelle serait cette occasion. Le plan arrêté
avec Conchita ne laissait point d'être assez hasardeux.
Il avait été convenu que Simone, prétextant un
léger malaise, n'assisterait point au l'eras de midi.
Et ce prétexte n'etH pas été un mensonge:
Simone n'avait guère d'appétit depuis que sa
destinée était en jeu. Mais quitter sa chambre,
sortir du couvent sans être vue durant les courts
instants du repas, voilà qui aurait été difficilc ..•
L'ouragan venait au secours de Simone; elle
bénit celte nuit troublée qu'on voudrait lui laisser
le loisir de réparer.
Elle entr'ouvrit sa porte et prêta l'oreille. On
entendait le frollement des sandales sur les dalles
dll couloir, le cliquetis cadencé des grands chapelets suspendus à la ceinture des religieuses.
Il Les mères vont à la chapelle, » se dit Simoll\;.
Elle attendit un instant encore, puis jeta sur ses
épaules sa longue mante à capuchon; sous les plis
lourds de l'étoffe le petit, Lrès petit paquet préparé la veille est dissimulé.
Ainsi, au cas où la jeune fille rencontrerait
,:\uelqu'llll sur sa route, elle pourra, si elle doit
s arrêter, ne pas trahir, du moins, le projet qu'il
lui faudrait retarder.
Jamais autant qu'aujourd'hui. Simone n'a remar-
�tlo
AU DELA DES MONTS
qué la sonorit é de l.'escalier, tout en pierre
Marche s, voClte, muraill es.
.
Il lui semble que ses pas, cepenù ant SI légers,
éveillent des échos effrayants. Enfin la voici, sans
encomb re, au rez-de-chaussée. Il faut pa~ser
devant
la chapelle, son cœur s~ s~re.
Elle crOIt entend re
une voix l'appel er et lUI dire: « Tu as tort. On a
toujours tort d'agir sourno isemen t. Si tu as la
conscience d'ê~re
lIbre, al0!'5, tête haute, revend ique
cette liberté. SI tu reconnaIS dépend re encore d'une
autorité , t'y soustra ire est une faute .•. »
Mais cette voix, déjà Simone l'a entend ue; cette
fois encore elle lui impose silence et se hate,
pressée de met~
entre elle et les reproch es de sa
conscience le faIt accompli.
Elle connait bien les détours du vieux chateau .
Un enchev êtreme nt de corrido rs l'amène à une
petite port~
ouvran t sous la voûte, par où sœur
Dosithé e hIer est rentrée du jardin emmen ant
Conchi ta.
La porte de la voflte est fermée de grosses barres
de fer que Simone a peine à déplace r ... L'une
retomb e avec bruit ... Simone tremble ... On va
venir ... La reprend re...
.
En elle naissent des sentime nts étrange s; elle
redoute d'être arrètée , au tant ~ue
si elle s'échap pait d'un cachot, au lant que SI elle fuyait la plus
dure des captivités.
Mais personne n'a ellteud u le bruil de la barre
ùe 1er heurtan t la vieille porte -::loutée ... Simone
traverse en couran l le jardin de sœur Dosith ée.
Pauvre jardin! Le vent a fait crouler une partie
des pierres sèches forman t le mur de son enclos ;
les choux dont la sœur se déclara it si Gère sont
écrasés, broyés sous les ruines de leur abri.
Simone ne s'attard e point à constat er le désastr e.
Plus aiséme nt que la veille, par la brèche noUve~lcmnt
faite elle fran?hi t le mur, gagne le chemm contou rnant la m<:l1son, travers e la terrasse .
La pluie n'a point pénétré la grosse étoll"c de sa
mante; mais son visage est rui~selant
et ses pieds
sont déjà glacé . Car afin de ne faire aucun bruit
sur les dalles des couloir s elles marche s de l'escalie~
de pierre, elle a mis des pantoufles en feutre
qUi ont fait éponge aux premie rs pas.
.
Au bout de la terrasse se trouve un élrolt sen-
�~u
DELA DES MONTS.
QI
11er, par 1equel souvent Tania entraînait les élèves
lorsque le temrs pennettait les promenades.
Simone cannait la route à suivre; il ne lui
semble pas qu'elle puisse s'égarer. Il y a d'ailleurs
des points de repère: un rocher de forme étrangel
un sapin à demi arraché.
Le sentier n'est pas dangereux. Moins large que
celui menant au village de Varancillo, il est aussi
moins rapide et indique à :peine la descente.
Simone se met à cOlInr, bien que le sol soit
glis!Xlntet que les molIes semelles de ses chaussures
ne la défendent guère contre les cailloux, les débris
coupants. Mais clle ne doit pas suivre longde ro~
temps le chcmin connu: Voici qu'il se Factage,
remontant à droite sous un bosquet de sapins, but
ordinaire des promenades, descendant à gauche,
presque impraticable, moins sentier qu'escalier
de roc.
Simone hésite ..• En bas, oh! si loin! se trouve
la cahute en ruines, abandonnée des bergers, que
Conchita lui a désignée. Au delà de cette cabane,
l'escalier reprend les allures de chemin.
Tonio un jour l'a inùi"'llJé: (/ Par là, dit-il, on
rejoint la ~rand'oule;
on voil l'embranchemenl
à Varancillo. Cet embranquand on Vient de la g~re
cbement est marque de deux croix, parce que deux
hommes s'y sont battus clans le temps, avec un tel
acharnement, qu'on les a trouvés morts tOllS deux
sur le lieu du combat. J)
Simone frémit à ce souvenir.
Peut-être ne l'aurait-elle pas rappelé si les choses
ne prenaient un aspect tout à fUit lugubre sous le
ciel bas, à travers cette pluie serrée, épaj!)!)e comme
un br uillard.
Simone consulte sa montre. DCJ;uis 'trois quarts
d'heure, elle est partie ; on ùOlt s'être aperçu
maintenant de son absen\,;e. Déjà, peut-être, Tonio
part à sa recherche ... Elle n'hésite plus, commence
à descendre, luttant contre le vertige, se cramp nnant aux rochers, aux racines de buis. Son
manteau, lue le vent rejette en arrière, la l~jse
exposée à a pluie; elle n'en a cure, ressaisie par
la frayeur instinctive d'être retrouvée ... reprise ...
Une inquiétude nouvelle lui vient : on ne l'attend
pas si tôt. 11 lui faudra rester de longues heures
ùans cette cabane isolée, où peut-être Antonio la
�62
AU DELA DES MONTS
rejoindra ... La hutte est vide, en effet. Simone se
senloppressée par le silence où vibre seule la voix
d'un torrent tout proche.
Son isolement l'épouvante; elle souffre d'une
peur irraisonnée ... Elle a envie de crier d'e(froi,
comme un petit enfant perdu et sa frayeur bientôt
devient telle qu'il lui est impossible de demeurer
là plus longtemps. Elle aimerait mieux retourner
au couvent que de rester une heure de plus eu
proie à cette angoisse d'épouvante.
Cependant, elle ne remonte pas vers le chateau;
elle prend, au contraire, le chemin qui mène à la
grand'rou t~.
Ce chemm est complètement découvert et dans
la montagne on voit très loin.
Si le temps était clair, ceux qui là·haut doivent
la chercher pourraient l'apercevoir; mais le
brouillard et la pluie ont augmenté et ils la protègent.
Comment la d:stinguerait-on? Elle ne voit plus
maintenant à que!ques pas devant elle.
Est-ce le bon chemin? Simone a-t-elle changé
de rou te sans s'en dou ler ?
Nouvelle inqu:étude qui, jointe à la fatigue, l::t
fait pleurer de détresse.
Oh! pourquoi est-elle partie 1 Quelle folie
insigne!
La jeune fille songe, avec un regret cuisant, à
sa petile chambre du couvent, où cepenùant elle
a eu parfois de lourdes heures de tri tesse. Elle
évoque aussi l'élégant ct confortable appartement
de Mme de Sainl-Junien; le souvenir de sa tante
même l'attendrit. Pourquoi tant s'ètre défiée,
pourquoi ne pas se laisser diriger, pourquoi ?...
pourquoi?
SImone ne comprend plus ce qui J'a poussée ...
Elle a la nostalgie de tout cc qu'clle abandonne en
celte folle éq ui pée.
Elle va cependant d'une allure de plus en plus
rapide, comme si quelque chose en elle se hlltail
d'échapper aux regrets, aux remords, se hâlait de
rendre Impossible le relour en arrière.
Toul à coup, Simone s'arrêle, l'oreille aux
aguets. Elle ne voit personne encore, mais entend
Ull pas qui martèle le chemin ... El voici que,
devant elle, la fugiLive aperçoit une ombre gigan-
�AU DELA DES
MONTS
tesque. C'est un homme d'une taille fantastique.
Et, chose étrange, tandis qu'elle le voit si près,
le bruit de ses pas est encore éloigné.
Soudain, le géant disparaît et, à quelques mètres
dans le chemlll, Simone voit un jeune homme
qu'elle reconnalt aussitôt, malgré la grande cape
qui le drape entièrement - et SI fièrement.
- Don José!
- Déjà? s'écrie le nouveau venu. Je m'en doutais ... j'aurais dû être là dès l'aube. Ah! mademoiselle, que d'excuses! La faute est à Conchita,
qui prétendait qU'à midi seulement vous quitteriez
le château.
Simone tendait la main; José, respectueusement, la baisa, tandis que du grand geste des chevatiers d'antan il saluait profondément, son chapeau effleurant la terre.
Et, comme la veille, alors que le frère de
Conchi ta passai t devant elle, la jeune fille se sentit
envahie par un grand courage.
- Oh! fit-elle presque gaiement, j'ai eu si
peur! Et vous venez de m'épouvanter encore ...
vous m'êtes apparu grand, grand comme un fantôme.
- Le mirage, expliqua José, il est fréquent
dans la montagne.
- Je ne savais pas ... Mais où est Conchita ?
- Elle nous attend près d'ici, dans la bergerie
qui nous a servi de g1te cette nuit. Nous avons eu
de la peine à décider notre voiturier à stationner
là. II prétendait, bon gré mal gré, nous ramener
à la gare où il m'avait pris le matin, ou retourner
à Varancillo. Enfin, j'en suis venu à bout! mais
Concnita est restée dans la cabane, afin d'empêcher ce brave homme de nous fausser compagnie
avant votre arrivée.
\C EnCi Il, vous voilà, seflorita !
Il parlait joyeusement, sans cesser d'entralner
Simone, qui, docile, s'appuyait à son bras. Sa voix
se fil plus grave pour ajouter:
- Je regrette que m~ sœur n~ soit pas avec moi,
comme elle vous l'avait promis; mais vous me
faites, n'est-ce pas, mademoiselle, le très grand
honneur de vous confier à moi 1...
- Oui, dit simplement Simone, et elle ajout.
COllchita m'a dit que VOliS êtes très bon.
�AU DELA DES MONTS
Il se mit à rire.
- Elle aurait pu, tout aussi justement, - plus
justement, peut-être, - vous préveoir que je suis
un peu fou ...
- Pensez-vous que je sois, moi, très raisonnable?
- Je Jl'ai point à jug,er. Conchita m'a dit votre
désir de quitter Varancdlo. Je sais que vous aviez
le droit d'en sorti~
ouvertement; .mais qu'il vous
a plu de ne pas faire connaHre le lIeu où vous vous
rendiez. Ma sœur et moi vous sommes reconnaissants d'avoir choisi Hélanèse.
- Je croi~
bien qu'au fond vous me blâmez, fit
tristement Simone. Moi-même, je ne sais trop si
j'ai raison d'agir ainsi.
- Je ne crains qu'une chose, mademoiselle
c'est qu'en venant à Hélanèse... comme vous
vencz, vous obéissiez moins à votre volonté qu'à
l'influence de Conchita.
- Non ... non, ne le croyez pas! Quoi qu'il
arrive, je n'aurai rien, jamais, à lui reprocher.
- Je suis heureux, répondit José, de vous l'entendre dire.
Quelque temps ils allèrent en silence.
- Mon Dieu, soupira Simone, que je suis
lasse 1
- Nous sommes lout près. Voyez à votre
droite, ces claies: de sont les parcs des moutons
- déserts en cellc saison. Lc berger est plus loin
dans la plaine. Il ne res,te ici qu'un vieillard et une
femme; ce sont eux qUI nous ont reçus.
- . Que de peines, de fatigues, vous prenez pour
y
,
mOl ....
- N'y pensez pas ... Mais vous palissez, mademoiselle, SOLI m'ez-vous?
- J'ai froid, horriblemcnt froiù, ct bien mal à ~
la tête ... c'est pel-ê~rc
la faim ..:
_ MOIl Dieu, aunez-vous pn5 mal?
- Oh 1 non .. , non ...
Mais elle tremblait nervcusement et ses dents
claq \Iaicnt.
.
« Pourvu, songea nl1XleUscment José, que nous
puissions l'amener ~ Ilélanèse! A,h! Dieu sait où
vont noUS condUIre les moulins ~ vent de
Conchita 1 ,)
�rAU; DELA, DE~
;MONTS
XI
Tante Rosita s'indigne .
.=. Rien qu'un peu trop de fatigue, rien qu'un
refroidissement, rien qu'un excès d'émotion ...
rien, rien 1 Vous appelez ça rien, sei'ior médico? Il
Y a de quoi tuer trolS fois q uelq u'un 1. ••
- Hé Ilà! là 1. .. doucement, ma bonne sei'iorita,
doucement... Soyez caln;.e, de grâce 1
- Calme? Je voudrais vous y voir 1 Dios mio !
Non, mais je voudrais, en vérité, vous voir à ma
place ... Vous n'avez pas l'air de me comprendre ...
Docteur, écoutez-moi : Celle personne m'est
étrangère. Il lui a plu de se faire enlever du couvent par ma nièce .••
- Votre neveu, plutôt?
- José a aidé; il a obéi à sa sœur. Mais cette
idée ridicule d'amener ici pour l'y cacher ... cette
jeune fille ...
- L'y cacher! Miséricorde, mon Dieu! sefiocita, vous m'épouvantez 1 expliquez-vous!
- J'y tâche ... mais, en vérité, vous ne voulez
rien entenùre! La personne en question était au
couvent avec ma nièce ...
- Si, sel1orita.
- Elle devait y rester deux ans, bien qu'elle
soit « émancipée », comme on dit en France.
- Peut-être à cause de cela'? demanda innno·
cemment le docteur.
- Comment, à cause 7... mais non! Voilà
encore que vous n'y êtes plus ... Elle esl majeure,
si vous ai mez mieux.
- Sil
- Elle pouvait donc dire: « J'en ai assez! )l et
s'en aller par la grande porle. Mais, pas du tou t! ...
Il paratt qu'elle a à Paris une certaine tante, avec
son mauvais sujet de fils, lequel n'est pas le cousin
de sa cousine, el qu'on la forcerait à épouser.
- Bueno 1 hueno 1 bueno 1... Riche 7
- Le cousin? Je ne crois pas.
- Non. La sel10rita '/
Naturellement.
Pourquoi naturellement, sef\orita I16Ianèse?
Parce que, seftor Escambillare, si c1Je élail
8
�66
AU DELA DES MONTS
pauvre , on ne songer ait pas à lui faire épouse r son
cousin.
Bueno ... bueno! Alors?
- Alors quoi?
- Qu'alle z-vous faire?
- Eh! que voulez-vous que je fasse, je vous le
demand e ? ... Si ma toquée de nièce et mon terrible nevel! m'avaie nt amené une fille bien portant e,
je lui aurais dit très polime nt: " Hélanèse n'étant
pas fait pour cacher les senorit as qui ne veulent
pas du mari qu'on leur a choisi, allez plus loin, de
grâce! n Oui, certain ement, voilà comme j'aurais
parlé.
- Non!
- Quoi, non ? ... Vous m'aurie z entend ue ... au
fait ... je n'aurai s pas ,eu besoin de vous. Mais j'ai
vu descen dre de vOiture une person ne à moitié
pâmée, qui trembla it de fièvre et sembla it ne rien
voir, ne rien entend re; si j'avais eu la barbari e de
lui dire: "Allez- vous-e n 1 ») elle n'aurai t seulem ent
pas compri s. Je n'ai rien dit de pareil, vous pensez. J'ai appe,lé M~,ri.a
pour chauITer un lit, et,
aidée de ma nJèce, ) al couché la malade , pendan t
que mon neveu courait chez vous ... Je pense que,
maillle nant, vous voilà au couran t?
- Si,si.
- Voyon s, docteu r, vous êtes notre vieil ami.
VOLIS avez assisté mon pauvre frère à Sa dernièr e
maladie ... Vous avez vu nallre Conchi ta etll10u rir
sa mère ... Vous savez que ces enfants n'ont que
moi ... .le me perds en celle aV~lure.
Ay que
peua! ay que dlsgust a (1)! ConseIllez-moi ditesmoi ce que je dois fair~.
'
Le ùocteu r Escam bdlare hocha la tête, plissa
les lèvres ct rejeta Sllr son épaule, d'ull geste tres
noble, un coin de sa cape doublé e de peluch e
cerise.
En face de lui, Mlle Rosita frémissait d'impa tience,
Elle avait entratn é le docteu r dans la grande
salle (lUX fresques, Ol! brûlait un bon feu; car la
pluie, qui tombai t depuis ,deux jours, paraiss ait
avoir ramenG loutes les ngueur de l'hiver, et,
ayant achevé de réconfo rter le médeci n par un
(1)
Ah 1 qucll. peine 1 quel ennui 1
�_<\U DELA DES MONTS
petit verre de « anisado )l, elle se croyait quitte de
ses devoirs envers lui et donnai t libre cours à sa
mauvai se humeu r.
Elle répéta :
- Dites-m oi ce qu'il faut faire?
- La tenir au chaud, lui donner des infusio ns
de bourra che, copieu sement mêlée d'eau de fleurs
d'orang er; si la fièvre continu e, quinine .
.
Tante Zita suffoqu ait.
- Et c'est tout. .. tout ce que vous trouve z?
Le docteu r se cambra dans sa cape et pronon ça:
- Je n'aime pas drogue r mes malade s ... d'ailleu rs, je reviend rai.
Et, saluant tante Rosita qui renonç ait à peindre
son indigna tion d'être si peu compri se, le b on
docteu r s'en alla.
En la chamb re de Conchi ta, la seule qui fût
prête à recevo ir un hOte, Simone reposa it. Dans
ce lit bien chaud, sous l'influe nce du bol de vin
cuit, très épicé que, sans attendr e le docteu r,
Maria, de sa propre autorit é lui avait fait boire,
une réactio n s'opéra it. Très rouge à présent , le
corps brûlant , Simone gardait ses yeux fermés , ne
répond ant que par un vague murmu re, une sorte
de gémiss ement, aux questio ns anxieus es de Conchita.
En amenan t à HéJ:ll1èse le docteu r, - un vieil
ami, en eITet, en qui José sait que l'on peut avoir
conflan ce, - le jeune homme l'avait mis au cou1':ll1t cie la situatio n de Simone . C'est pourqu oi le
médeci n réserva it son diagno stic. Un refrOIdissement, de la fatigue et trop d'émot ions, pouvan t
provoq uer une crise passagè re, comme ils peuven t
déterm iner un grave ébranle ment. S 'il parai sai t
tout à fait ignoran t de l'histoi re de sa malade , s'il
laissai t Mlle lIél:lnèse la lui conter à sa façon, c'est
que J'excell ent homme apporta it dans les plus
petites choses la plus grande pruden ce j il ne craignait rien tant que de se compro mettre, de divulguer involon taireme nt u~ secret:
La façon dont José avaIt parle de Simone , quelque chose en son accent, une nuance à peine
défi nie, mettaie nt le docteu r Escamb illare en
garde, ct pour ri n au monde , il n'aurai t consen ti
à donner à la tante de José le conseil qu'elle solli1ait sur )a condui te à tenir; il préféra it laisser .3
�68
AU DELA DES MONTS
vieille amie furieusement irritée par ce qu'elle
croyait être de l'incompréhension.
Ce. ful contre. José qui, ayant rcmis Je docteur
en vOIlure, venaLt retrouver sa tante, que se tourna
le méconlen tement de celle-ci.
- Ah! tu peux bien dire que tu me feras mourir de chagrin 1 VOLIS vous entendez, ta sœur et
toi, pour me jouer les plus méchants tours 1. ••
Oui, je comprends maintenant pourquoi tu as
brCtlé sa lettre l'autre jour. Elle te proposait cet
enlèvement et tu as été enchanté de l'aider à faire
le malheur de cetle jeune fille.
- Je regrette autant que vous ce qui s'est passé,
ma tante.
Cc regret, qui J?ouvait être un aveu de ses torts,
- aveu très iuuslté de la part de José, - toucha
Mlle lIélanèse. Elle gronda encore, mais d'Un<!
voix moins s6vère.
- Il est bien temps de comprendre ta sottise 1
- Je n'ai pas !=lit que ce fût une sottise, je
reconnais simplement que c'est une imprudence.
Conchita ne m'écrivait riel) de précis dans cette
lettre que vous me reprochez de ne point vous
avoir fait lire. Elle me disait seulement: « Viens
me chercher. Il faut que je quitte Varancillo et
que j'emmène Simone; elle est décidé à fuir, nous
l'aiderons à se cacher, un grand dangerla menace. r;
COl1chita me priait de chercher, aux environs de
Varancillo, une maison où nous pourrions, eUe et
moi, demeurer une nuit, tandis qu'on nous croirail repartis pour Hélanèse. Pouvais-je vous dire
cela, ma tante? Evidemment, vous auriez prévenu
mèr~
Sainte-Agathe ...
- 0 jala 1 j'aurais eu raison, interrompit
Rosita, et c'eüt été fort heureux pour nous tous.
- C'est possible, concéda J~sé
.. Mais Conchita
me confiant le secret ~e. son a.xIlle, Je ne devais pas
le trahir. Refuser de 1 aIder, Je ne le pouvais pas
davantage; vous. connaissez Conchita : eUe etH
été capable de commettre quelque folie qui
l'aurait perdue, autant que son amie. C'est une
enfant terrible 1 Elle m'a avoué, d'ailleurs, avoir
consenti à s'enfermer à Varancillo, uniquement
la manière ~ont
~ère
parce que, d'aprè~
Sainte-Agathe parlait .de Mlle de Samt-Jumen,
elle avait jugé cette Jeune fille menacée d'être
�AU DELA DES MONTS
la victime d'une odieuse machination, et elle
est partie pour la défendre. J'ai peur que cc soit
Conchita qui ait mis dans l'esprit de Son amie ces
fantômes de persécution; en voulant secourir
une opprimée, ellc a fait de Mlle Simone une victime imaginaire qui a fini par prendre son malheur
au sérieux.
- Et lorsque sa famille viendra nous adresser
des reproches, que répondrons-nous 1... C'est du
joli 1 Ah! que dlsgusto, que disgusto 1 (1).
Don José leva les épaules.
- Elle répondra elle-même, ma tante, je vous
l'ai dit, elle est majeure.
'
XII
Chansons de guitare •••
(1
Penosa es la vida
« Que todos pasamos ...
Il
Notre prince à mi-voix chantait.
.
Le soleil était revenu. Un chaud soleil qui promettait le prompt épanouissement du printemps.
Sur la terrasse d'Hélanèse, les rosiers grimpants,
mêlés aux sombres lierres, montraient déjà, au
bout de leurs pousses mordorées, de minuscules
boutons.
~
Etendue sur une chaise longue, Simone écoutait
la mélancolique Paloma.
« Pellosa es la vida ... 1)
Après deux jours d'accablement, elle avait pu
se lever et, afin de lui permettre de jouir de la tIédeur de l'air, José, à J'aide d'une antique portière
de tapisserie décrochée du salon sans égard pour
sa vétusté, avait tenùu, cn un angle de la terrasse,
une sorte de velum qui défendait Simone et de
la bise encore fralche, et du soleil déjà bretlant.
Sur la chaise longue, Mlle Hélanèse avait entassé
lous les coussins de la maison.
En ces deux jours la mauvaise humeur de tante
Rosita s'était dissipée.
Si elle reprochait encore véhémentement à sa
(1) Quel ennui 1
�'10
AU DELA DES MONTS
nièce d'avoir entraIné son amie à commettre une
insigne folie, du moins ne songeait-elIe point à
dire à Simone: « Allez vous réfugier ailleurs )1.
Au contraire, lorsque la jeune fille, reprenant
conscience d'elle-même, s'était excusée de s'être
ainsi 'presque imposée, M!le Hélanèse chaleureusement avait ~rotesé.
SImone ne pouvait être
considérée, à Hélanèse, comme une étrangère ...
Si souvent, clans se,s lettres, Conchila a parlé de
son amie 1 Que SImone reste aussi longtemps
qu'elle voudra ... On sera trop heureux!
Comment Mlle Hélanèse en était-elle venue à
dire à la jeune :fi1l~
exactement le contraire de ce
q';l'elle se déclaraI,t pr,ête, à lui, faire entendre, tante
ZIta e,u-mê~l
~ ar~lvt
pomt à se l'expliquer.
Elle s accusaIt d aVOIr cédé au charme attendris-sant de ce jeune visage pâli de souffrance et de
s'être laissé désarmer par ces yeux tristes, qui
semblaient demander aide et protection,
En réalité, si les déceptions éprouvées au cours
de son existence avaient un peu aigri le caractère
de Mlle Rosita, en elle aussi, comme en José et
COll chi ta, coulait le sang des Hélanèse. Or, jamais
un Hélanèse n'avait su résister à un élan du cœur,
qu'il fût inspiré par la pitié ou par un sentiment
plus tendre. La raison ne pouvait guère s'établir
à demeure dans la famille de tante Zita. A l'heure
même où l'on se déclarait prêt à lui obéir une
saute de vent survenait, et l'imagination et le ~œur,
ces tyrans aussi charmants que dangereux, reprenant leur pouvoir, chassaient l'intruse.
C'est pourquoi Simone se vit fêtée comme un
hôte attendu et désiré 1 pourquoi Rosita venait tous
les quarts d'heure s'mformer si la jeune fille se
trouvait bien et repartait active, enfiévrée, afin de
combiner, avec Maria, des mets capables d'aiguiser
l'appétit de la convalescente.
Assise auprès de son amie, Conchita rayonnait.
En vérité, elle était :fière du fait accomph, autant
que jamais preux ne se sentit glorieux d'avoir délivré une princesse persécutée.
Son frère se montrait moins enthousiaste. Au
fond de son re?:ard demeurait une mélancolie,
comme un peu d effroi.
L'empire que, par les lettres de Conchita,
Simone, encore inconnue, avait pris sur l'esprit
�AU DELA DES MONTS
rêveur de José, s'affirmait. Et, sans rien tenter
pour se défendre contre un amour qu'il pressentait devoir être pour lui douloureux, le fr~e
de
Conchita s'épouvantait de l'avenir. La tristesse qui
était en lui, ilIa trahissait par le choix de sa chanson.
Assis sur la balustrade de pierre en.guirlandée
de lierre, un genou replié, José, s'accompagnant
de sa guitare,. chantait pOUl' Simone.
c(
«
gue triste est la "ie
ue nOlis passons ... »
:- Quelgue chose d~ plus gai, interrompit Concluta, tu [[us pleurer SImone.
José s'arrêta brusquement. C'était vrai : de
grosses larmes voilaient les yeux de Simone. Elle
les essuya en souriant, confuse.
Dans le regard de José, croisant son regard, la
tristesse augmenla. Il aurait aimé pleurer, lui
aussi, qu'elle vtt ses larmes et qu'elle eût pitié.
Mais il seCOua ces déraisonnables pensées, et, sans
eITort apparent devenu joyeux, il changea de
rythme, pinça quelques accords stridents, lança le
ollé! ollé 1 qui semble un appel à la folie, et commença une habanera :
• «
Pasatldo ma manaua ... »
Conchita, aux premières mesures, s'était levée,
souple et rebondissante, elle se mit à danser.
Et Simone, amusée, sentait fuir sa mélancolie.
- Il fait bon vivre ici! dit-elle lorsque José se
tut. Conchita lui sauta au cou.
- Que je t'embrasse pour cette bonne parole L..
et que je te dise I{ tu », maintenant qu'aucun règlement ne nous le défend.
- Oui, dit Simone, tutoyons-nolis ... cela rapproche davantage . .. j'aurai l'illusion d'être un peu
de ta famille .. . el à présent, de famille, à moi, je
n'en ai plus. Jamais mon oncle ne me pardonnera,
quant à ma tante ...
- Ta tan le ? ma chérie, je n'ai qu'une frayeur:
c'est de la voir arriver ici pour te reprendre.
- Je ne la suivrai pas.
- Vrai?
- Je ne crois pas ...
- Tu n'es pas süre?
�AU DELA DES MONTS
José, en sourdine, continuait à jouer de 1a guitare. Il dit, sans s'interrompre:
- On ne peut jamais être s(\r.
Conchita s'indigna.
- Oh ! pas même de soi?
- De soi ~oins
que d.e tout au~re,
ma petite
sœur. Mlle Simone a raison ... Mais ne pensons
pas à l'avenir, jouissons de celle douce journée
que le ciel nouS accorde.
Seflorita, voycz comme la mer est bleue, là-bas ...
elle se confond avec le ciel. Lorsque vous serez
plus forte, je pavoiserai ma barque, j'y mettrai des
fleurs, des verdures, des rubans pour la rendre
digne de vous r~cevo!,
et l~OUS
irons nous promener tous les trOiS, bien lom ... Nous n'inviterons
pas tante Rosita: il est de toute impossibilité de
faire avec elle une promenade en bateau, tant soit
peu poétique.
- Pourquoi? demanda sans défiance Simone.
- Parce que, dit en riant Conchita, elle craint
le mal de mer.
- Oh!
- Nous irons, reprit José, jusqu'à SaintSébastien... même jusqu'en France. Nous en
sommes, d'ailleurs, peu éloignés; Hélanèse est à
peine en Espagne . ..
- De quelle ville, ou plutôt de quel village
dépendez-vous?
- D'un très petit village, en vérité. Au temps
jadis, c'est le village qui dépe.nai~
de nous, au ~iècle
où ce château ne ressemblait pomt à une rUllle ...
Pauvre Hélanèse! que sont devenus tes donjons,
tes créneaux, tes défenses? Voyez, sefiori ta ... il
reste une seule tour, un seul corps de logis et èette
terrasse. Tel qu'il est, je l'aime, mon vieux château!
Le village aussi ~ perdu de son importance.
Nous vous Y condlllrons. Vous ne pouvez le voir
d'ici j il est derrière vous, au pied du rocher sur
lequel nouS sommes. Il y a une église assez vieille
pour être dégradée, trop neuve pour être intéressante, quelques masures où vivent de pauvres gens
et la petite maison peinte en jaune du docteur
Escambillare.
- J'aurai à voir aussi, dit Simone, le nid de
goélands que s'est cpnstruit Conchita tout au bord
de l'océan.
�AU DELA DES MONTS
73
- Est-ce que tu ne t'ennuieras pas bientôt,
Simone? Quand tu auras vu mon rocher, la maison
jaune du docteur et la barque de José, nous n'aurons plus rien à te montrer.
- Je ne m'ennuierai pas ici, oh 1 non, j'en suis
certaine ... Quand même j'y pourrais demeurer
toute ma vie ... Mais il faudra que je vous Q.jlÎtte
un jOl1L ••
- Ob! pas encore.
- Si mon oncle insistait - ce dont je doutepour me faire réintégrer Paris, je poserais mes
conditions. J'entends vivre chez moi, dans notre
appartement, celui de ma pauvre chère maman,
que j'ai voulu garder. Tu viendras avec moi, Conchita ... Ce sera délicieux !. .. Au besoin, nous
prendrons une dame de compagnie bien respectable, une vieille personne austère qui semblerait
nou s diriger, mats se!nblerait s~ule1nt:
- Oh l moi, soupIra Concl1Jta, Je SUIS une sauvage .. . j'aurais peur de Paris. Et puis, comment
me déciderais-je à quitter mes ruines!
- Mais si tu te maries ...
- Je ne me marierai pas.
- Pourquoi?
- Parce que je n'ai pas d'argent,
- Eh bien, alors, nous coiITerons sainte Catherine toutes les deux. Car moi non plus, je ne me
marierai jamais: Tu n'es pas assez riche, dis-tu?
Moi, je le suis trop ... je ne pourrai;; m'empêcher
de croire qu'on m'épouse pour mon argent ... Ce
serait aiTreux 1
- C'est une absurdité!
De la gui tare s'échappa une longue plainte. José,
maladroitement, l'avait laissée tomber.
- Oh! gémit Conchita, elle est brisée '1
- J'en ai peur, dit José.
Il ramassa l'instrument et, sans rien ajouter, s'en
alla; il ne reparut point de la journée.
Simone, qui prenait encore ses repas dans sa
chambre, était remontée chez elle lorsque José
revint.
- . J'ai été en mer, répondit-il brièvement à sa
sœur qui lui reprochait de les avoir abandonnées.
- Après ton départ Simone est retombée dans
ses idées noires.
- Tant pis! fit-il rudement.
�]If
AU DELA DES MONTS
Oh 1 José ...
- Crois-tu que, du matin au soir, je vais faire
le pi tre pour distraire ton amie?
- José, qu'as-tu donc?
- La volonté de garder ma liberté.
- Je vois que Simone a raison ... Elle prétend
que nous t'avons fâché.
- Fâché 1. .. et en quoi?
- Simone n'a pu deviner, mais moi ...
- Toi?
•
- Tu lOU~
as quittées lorsque Simone a dit ...
- Tais-toI!
11 avait sai~
le bras de COl1chita et, nerveusement, le ser~lt.
- Tu me fais mal... José ... Ah! José!
Il la laissa aller, honteux de sa colère.
- Ecoute, dit-il, écoute-moi bien. Tu as fait
uno folie, tu as été coupable en excitant cette jeune
fille à douter de ses parents, à se croire victi me de
je ne sais quelle machi~ton.
Assez d'extravagances, n'est-ce pas? SI la pensée que tu viens
d'avoir effleurait l'esprit de Mlle de Saint-Junien
si elle e11 venait à croire que j'ai des vues sur cl le .. :
ou plutôt sur son argent ...
- Intéressé, toi 1. ..
- Au moindre indice qui puisse faire pressentir
un soupçon de ce genre, je quitte Hélanèse ... et
1'011 ne m'y reverra qu'après le ~épart
de ton amie.
Tiens-toi pour avertie. Et mamtenant, bonsoir
mettez-vous à table, je ne dlnerai pas.
'
XlII
Une rencontre.
Le lendemain, bien avant que Simone fCtt éveillée, don José quilta Hélanèse.l1 emmenait «Tato»,
son chien, un pauvre chien de race indécise, arra·
ché par J<;>sé des main~
d'U~l
braconnier brutal et
qui gardait, des mauvais trallements soufferts, une
patte tordue.
Tato (boiteux), malgré sa patte ablmée, trollait
allégrement, la queue en panache et poussant de
brefs aboiements de joie. José lui parlait.
�AU DELA DES MONTS
75
- Ne te réjouis pas, Tato, nous n'allons pas
chasser, mais simplement marcher sans but et
longtem ps; après quoi, nous reviendrons peul-êt re
mieux disposé à prendre gatment les événements
les choses et les gens, fu ssent-ils déconcertants:
pénibles ou parfaitement absurdes.
Tato, mon pauvre chien, qu and on va sans but
sur une route, on peut s'arrêter dès que la promenade vous déplall et rebrousser chemin ... Mais
lorsqu'on s'en va ainsi dans la vie, Tato, on ne peut
ni faire halte, ni retourner sur ses pas ...
José avait coutume de te.nir à son chien des discours. En ce cas, fort poliment, Tato arrêtait ses
gambades, marchait au pas de Son maître, levant
sur lui ses bons yeux plems de tendresse; l'oreilJ.e
dressée, il fai sait vi siblement tous ses efforts pour
comprendre el, s'il ne ]?ouvait saisir le sens exact
des paroles, il se rendait parfaitement compte de
l'état d'esprit qui les dictait. En son ame obscure
la tristesse ou la joie de son maUre se répercutaient
fidèlement.
Quand José cessa de parler, Tato n'avait plus sa
mine triomphante; il se haussa vers la main du
jeune homme et la lécha. « Je vois bien que tu es
préoccupé, disait cette caresse; je ne puis rien
pour te consoler, que t'aimer. Sache du moins que
je t'aime. »
Et José le comprit ainsi.
- Mon bon chien! ...
A ce moment, un insolite bruit de grelots fit, de
nouveau, se trémousser Tato. Il gronda. Tato
n'aimait pas les voitures dont les roues menacent
de vous écraser, ni les mules qui, traltreusement,
vous lancent des ruades, ni les étrangers dont le
devoir d'un gardien vigilant est toujours de commencer par se défier.
Or, s'approchant à belle allure, Tato voyait réunies les trois choses détestées.
C'était une sorte de calèche sonnant la ferraille
attelée de mules que le cocher excitait de la voi~
et du fouet.
Don José se rangea sur le bord du chemin assez
étroit et Tato 'se serra contre lui, aboyant maintenant avec fureur.
.
Dans la voiture, un homme se tenait penché, re-.
gardant avec anxiété la route; apercevant José,
�AU DELA DES MONTS
il cria un ordre au cocher qui, de mauvaise grâce,
s'arrêta.
L'étranger se découvrit.
- Pardon, monsieur... Si vous comprenez et
parlez le français,. pourriez-:vous me renseigner ...
Mais le cocher 1I1lerromp1l sans façon.
- Le setior caballero va au château d'Hélanèse
et ne veut pas croire ·que je connais le chemin.
- Au chateau d'Hélanèse? .. répéta José, c'est
la bonne route.
Presque aussitôt il eut le regret très vif des mots
pronc~s.
Ce 1" ra.nç~s
à la b~re
grisonnante et
dont le visage traillssmt une éVidente anxiété José
le tuteur de Sin;one 1
n'en pouvait douter: ~'étai
Du .couvent, ~n
cn ~'alrme
a été jeté; malgré les précautIOns pnses par Conchita mère
Sainte-Agathe a vite soupçonné vers quel but a fui
Simone.
Si elle n'a rieu écrit à Hélanèse, c'est afin de ne
pas mettre en garde la ~ugitve.
M. de Sa.inl-Junien,
prévenu par elle, venal t reprend re sa l1lèce.
Ah! pourquoi José n'a-t-il pas e~l la présence
d'esprit de mentir, de donner à la Jeune fille, en
indiquant une fausse route à son persécuteur, le
temps de fuir encore 1
José fit quelques pas en courant ~u côté d'Héla-·
nèse : il allait d6fendre leur hôle, l'aider à affirmer
sa volonté de liberté ...
Brusquement il s'arrêta.
- Suis-je insensé? dit-il à voix haute, comme
Conchila!
De quel droit allait-il s'!nterpo~
entre Simone
et son oncle? M. de Sallli-Julllen accomplit un
strict devoir en recherchant l'enfant qui lui a été
confiée. Elle se laissera convaincre, sans doute,
repartira avec lui.
Et ce serait mieux, bien. ~ieux!
Ainsi finirait, le
moins mal possible, une ndlcule odyssée.
José, une fois encore, rebroussa chemin; mais
il allait lentement, retenu par le désir de 'ie trouver
sur le pas~.e
de la voiture lorsqu'elle reviendrait,
emmenant Simone.
Qu'ellefut lente à revenir! Pillsieui"sfois le jeune
homme retourna sur ses ?as pour repartir encore,
Le soleil monlait. José pensa: « Midi bientôt.
Tante Zita aura obtenu de Mlle de Saint-Junien
�AU DELA DES MONTS
77
qu'elle }wenne à Hélanèse ce dernier repas. »
Il revll Simone toute pale, étendue sur les coussins de ln chaise longue. Commcnt supporterat-ellc les fatigues d'un voyage, la longue l'OU te en
voilure cahotante avant de parvenir à une station
de chemin de fer!
Enfin, les grelots tintèrent au loin. Et José ne
voulut plus s~ trouver là, ne voulut point surtout
être vu par S1UlOne, guettant son passage.
Il quitta la route, se dissimula, lmposa silence à
Tato et, seulement après que la voilure fut passée
il osa regarder. C'était bien la vieille calèche qui
avait amené M. de Saint-Junien; l'oncle de Simone
s'y trouvait seul.
José longtemps la suivit des yeux, répétant à
mi-voix: <c Elle est reslée à IIélanèse ... elle est
restée ... »
Il ne savait au juste si cette pensée lui causait de
la joie ou de la peine. Il éprouvait presque du
regret que tout ne füt pas définitivement résolu.
Que s'était-il passé 1•••
Malgré sa hâte de savoir, Jos6 ne revint que fort
tard à Hélanèse. Il y revint brisé de fatigue, la lête
alourdie par le jeûne prolongé.
Il trouva Conchita et son amie sur la terrasse;
mais Simone n'était plus étendue. Assise en un
grand fauteuil, tenant un ouvrage de broderie,
elle sem!: lai t complètement remise. Le sourire do ut
elle accueillit José montrait une joie émue.
- Viens vite, notre Prince, cna Conchita, viens
qu'on te raconle ••• Le tuteur de Simone est venu .••
- Je l'ai rencontré.
- Et tu ne l'as pas arrêté, jeté dans un ravin •••
- Ni étranglé, ni transpercé de coups de poignard. J'avoue y avoir songé llll moment ... Mais
Je vois que j'aurais eu tort: Il est reparti sans
Mlle Simone et il ne paraît pas que celle visite ait
attristé ton amie.
- Mon oncle a été très bon ... Oh! il insistait
pour m'emmener. Par bonheur, le docteur est arrivé et s'est absol"nment opposé à ce qu'on me Jasse
voyager. Il parait que je suis faible ••• Pour quelque temps encore il me faut le repos absolu ... Je
~rois
bien que Conchita, qui avait couru au-devant
du sefior Escambillare, lui avait dicté son ordonnance ...
�AU DELA DES MONTS
Si cela était, m'en voudrais-tu?
- Oh ! non ..• je te dirais merci. Me voici près
de toi; autorisée par mon oncle lui-m~e
à rester
ici au moins pendant quelques semaines; je n'ai
plus à me tourmenter de son inquiétude, je n'ai
plus de remords 1
- Vraiment, dit José, s'il devait aussi facilement se prêter à vos désirs, il aurait mienx vaIn,
peut-être, les l~i soumettre an lieu de lui imposer
le fait acc0111ph.
•
:- Jlstem~,
le fa}.t accompli ne pe~t
s'effacer;.
voJ!à pourquoI tl ne s lllsurge pas. Mais un désir,
cela se combat ..• Non, non, si je n'étais venue
à HéJanèse com!lle je l'ai fait, on m'eût obligée à
retourner à Pans.
- Ainsi, dit José, vous pouvez nous rester
désormais sans scrupules?
- Oui. Mais mon oncle, après m'avoir accablée
de reproches que je sais avoir mérités, s'est montré si bon, si aIfectueux, que je n'ai pu lui refuser
la promesse de retourner dans quelque temps
près de lui.
- Tu n'iras pas, dit violemment Conchita, je
t'en empêcherai 1 Si tu retournes là-bas, Mme de
Saint-J unien t'oblieera à épOUSCl: SO~l
fil~.
- Il ne voudrait plus de mOI, ,ht tnomphale~
ment Simone.
- Comment?
- Mon oncle m'a prévenue qu'àprès mon coup
de tête, je serais d'un placement très difficile.
Conchita se mit à nre. Le visage de José s'empourpra.
- J'espère, dit-il, que M. de Saint-Junien exagère. Si je potlv~is
penser que ma sœur et moi vous avons aldée à faire le malheur de votre vie, ni elle
ni moi, ne nous le pardonnerions ... n'est-ce pas'
Conchita?
'
Elle haussa les épaules.
- Tu es absurde, notre prince; le malheur de
sa vie! parce que des gens à l'esprit étroit la blà. meront l Si elle ne trouve pas de mari en France,
elle épousera un Espagnol, voilà tout.
Cette fois, ce fut Simone dont les joues s'empourprèreRt. José jeta à sa sœur un regard mécontent.
- Ne tourmente pas ton amie avec tes propos
�AU DELA DES MONTS
79
absurdes, Conchita ... et dis-moi plutôt où se trouve
tante Rosita.
- Je ne sais ... mais tu feras biellde la chercher.
Plusieurs fois elle t'a r6clamé avec une grande
anxiété.
- Cependant elle ne s'inquiète jamais de mes
absences.
- Non, il y a autre chose, je crois.
Conchita compléta sa phrase par un regard d'intelligence que José comprit trop bien. S'excusant
de quitter les jeunes filles, il alla trouver sa tante.
TOllLours vêtue de sa robe de soie un peu ternie,
Mlle Hélanèse reçut son neveu dans sa chambre.
Effondrée sur une chaise, devanl son secrétaire
dont tous les tiroirs béaient, débordants de paperasses, vieilles Jettres, comptes, faclures, tante
Rosita semblait écrasée par un grand malheur.
- José, cria-t-elle en voyant entrer le jeune
homme, José, elle nous reste pendant des semaines, peut-être davantage! Com~rends-tu
cela?
Et j'ai insisté pour la garder 1... Et j'en suis heureuse, pal'ce qu'elle est charmante et que ta sœur
l'adore ... Oui, j'en suis vraiment heureuse 1
Seulement, je ne sais que faire .•. c'est affolant!
José n'cut pas un doute sur la cause de cette
contradiction dans les sentiments de sa tante.
- Vous êtes à court d'argent?
- A court! Vierge sainte 1 Je n'ai plus un maravédis, plus rien, rien, rien! Et les couvées de
poulets ont manqué cette année ... Les œufs sont
hors de prix .. , aucune ressource dans la maison!
La provIsion d'épicerie est finie . Philippe ne veut
plus rien prendre à crédit au village parce qu'on
lui fait grise mine ... Et alors, alors? Je ne peux
nourrir cette jeune fille au pain sec ... , d'ailleurs le
boulanger veut un acompte. Je pensais demander
à Simone, tout simplement, de nous payer une
petite pension ...
- Ma tante!
- Eh! ne bondis pas .•• Dios mio! tu deviens
... l~ 1 ~inteal
tu passes
noir à force, de rou~i
au vert ... SI {u croIs que Je n al pas honte aussi,
moi !... As-tu une idée?
José réfléchit un moment, puis son visage
s'éclaira.
- Oui, j'ai une idée ... Pouvez-vous, durant
•
�~u
DELA DES MONTS
80
deux jours, vous tirer d'affaire 1 Je crois avoir
encore un peu d'argent, mais j'en ai besoin pour
aller là-bas.
- Où, là-bas?
- A Saint-Sébasticn,
- A Saint-Sébastien 1
oui., Si je ,n7 réussis pas,
- Pour c?m~ner,
j'irai à Madnd et Je vous revIendrai, Je l'espère les
poches pleines d'or, au moins d'argent; il ne faut
pas eSEérer trop. .
- ~L1e
vas-tu faIre ... ne peux-tu me le dire?
- Essayer.de bat~e
monai~
a!ec les quelques
aquarelles déjà termmées que J'al chez moi ... et
en promettre d'autres.
- Ah 1 enfin 1 enfin 1 enfin ! ... Bénie soit cette
jeune fille 1 Pour l'amour d'elle, tu feras ce que
toujours ie t'ai vainement conseillé.
- Pour l'amour d'elle 1... répéta José d'une
voix dure, vous me comprenez mal: c'est afin de
ne rien lui devoir et la maintenir notre obligée.
- Oh 1 tu es orgueiJIeux, Je sais. Un Espagnol
l'est toujours, un Hélanèse l'est deux fois. Quand
pars-tu?
- Ce soir~mêe.
XIV
Retour.
- Ainsi vous ne la ramenez pas? Vous l'avez
laissée là-bas, livrée à ces aventuriers?
M. de Saint-Junien ne répond rien. 11 ne peut
le nier: sa nièce est restée en Espa~ne
! Et toutes
les explications, toutes les bonnes raisons excusant
ce fait, il les a déjà données sans que l'indignation
de Marianne s'en trouvât apaisée. Elle en revient
toujours à la même constatation:
- Vous ne la ramenez pas?
La veille au soir, une dépêche a prévenu Mme
de Saint-Junien de l'arrivée de son mari. Mais
prudemment, M. de Saint-Junien a libellé so~
télégramme d'o~scure
,façon. 11 redoutait, si tr0f.
clairement y étaIt spécIfié le retour de l'oncle seu ,
que, Marianne, sans attendre son mari, prit à son
tour le chemin de Varancillo et, de là, sur les indir
�:AU DELA DES MONTS
81
cations de mère Sainte-Agathe,]a direction de
Hélanèse.
Mme de Saint-Junien a donc passé une nuit
d'anxiété. Avait-on retrouvé Simone? La ramenait-on î ... Ou bien cette folle ava,it-elJe, sans tarder, devant un prêtre espagnol que le gouvernement de son p~ys
ne contramt ~ aucune enquête,
aucune formalité légale, épouse un contrebandier
ou un toréador? Marianne n'imagine rien de plus
rassurant. Que sa nièce ait quitté le couvent avec
une amie, ainsi que le pcnse mère Sainte-Agathe,
il faut, au jugement de Mme de Saint-Junien, être
une religieuse ignorantc de la vie pour croire une
chose pareille. Certainement, cette petite s'est
toquée d'un Espagnol aux yeux de jais ... et,
comme il y a peu de chances pour qu'une Grandesse de première classe ait grimpé à Varancillo,
reste la supposition du contrebandier, plus vraisemblable que le toréador, sinon plus consolante.
El Mme de Saint-Junien commence à excuser sa
belle-sœur d'avoir tenu à cloitrer sa fille. Elle
devait savoir quelle folle imagination bouillonnait
derrière ce front candide, et ne pouvait prévoir
q~e
Simone se rirait de la clôture et de ses gardIennes.
Mme de Saint-Junien, en voyant revenir son
mari seul, plus que jamais a cru sa nièce la proie
d'un aventurier. Et rien de ce que François\
arrivé depuis deux heures, a pu dire pour chasser
cette pensée de l'esprit de Marianne, n'a apaisé
son courroux.
M. de Saint-Junien est extrêmement las 1
Pour aller d'Irun à Varancillo, il a imaginé de
louer une automobile - idée bien étrange en pays
de montagnes. Mais il pensait qu'une fois redescendu des hauteurs, il pourrait plus aisément
voler à la poursuite de la fugitive, n'étant pas soumis aux heures des trains ni aux fantaisies des
voi turiers.
Or, l'auto - un vieux modèle délabré - avait
subi, à cinq lieues d'Hélanèse, la fâcheuse et classique panne. Force avait donc été au pauvre François de rester pendant la nuit en un village perdu,
dans une auberge épouvantable, puis de continuer
sa route en la calèche brinqueballante dont Tato
s'était si fort épouvanté.
�82
AU DELA DES MONTS
Le retour avait été pres1ue at~si
laborieux. Une
nuit passée en wngon achevait de harasser le
pauvre homme, et les lamentations, les reproches
de Marianne n'étaient pas pOUl' le remettre.
Il venait cependant d'ètre autorisé à s'asseoir
devant la table où, à tout hasarù, Mme de SaintJunien avait fail préparer trois tasses de chocolat. Résolu à d~jeunr,
il, ne r~pondait
plus,
beurrant avec onction les peflls pallls-mousseline
tenus au chaud dans les plis d'une serviette brodée. Il jouissait de retrouver le confort de son
logis, gardant de sa courte odyssée l'impression
d'un voyage au long cours. Il traduisit toul à coup
sa pensée.
- C'est vraiment bon d'être chez soi 1
Cela répondait a1 ~ux
,reproches de Marianne.
Elle en fut à ce pomt mdlgnée qu'un instant elle
demeura muette, ce qui permit à M. de SaintJunien d'absorber sans trouble quelques gorgées
de chocolat. Encouragé par cet armIstice, il demanda aimablement:
- Avez-vous déjeuné?
La phrase était malheureuse.
Mme de Saint-Junien déclara être bien trop
émue, ' bien trop afGigée, pour songer à prendre
quelque nourriture, elle!
Son mari soupira humblement. Il était confus
d'y songer, lui! Mais enfin,> il y songeait! Et il
beurra un troisième petit pall1.
Assise en face de lui, les coudes sur la table et
le menton sur ses mains, Marianne regardait fixement un point brillant de la chocolatière. Son regard élait farouche, le pli de ses lèvres amer, ce
qui ne la rajeunissait pas. Ses cheveux, de ce blond
glorieux et sans cesse renaissant qui défie les
années, massés sur la nuque, laissaient regretter
le u front », dont une femme de chambre, à cet
instant même, régularisait l'ondulation dans le
, mystère du cabinet de toilette. Mais les bras, que
découvraient les amples manches du peignoir,
apparaissaient très blancs, d'une peau souple et
fraiche encore; la silhouette demeurait élégante
en l'enveloppement soyeux des étoffes molles.
« Elle est vraiment étonnante, 'fi se dit M. de
Saint-J unien.
Et il se sentit plus indulgent pour l'injustice de
n:
�AU DELA DES MONTS
sa femme. D'ailleurs, réconforté, il se trouvait
mieux disposé à justifier sa conduite et à combattre les préventions de Marianne.
- Ma chère amie, dit-il, je comprends très
bien votre désappointement. Je devais ramener
Simone, vous l'ayant promis .••
- Jur6! appuya Marianne.
.une promesse que
. - Juré,. si vous voulez: M~is
le VOliS faIS, ma chère, Je dIra! plus, un simple
désir de vous être agréable me lie, croyez-le bien,
autant qu'un serment.
- ne veut pas
- Ce qui - j'e? ai la pr~uve
dire grand'chose, mterromp!t-elle sèchement.
M. de Saint-Junien laissa tomber cette interruption désobligeante.
- Je ne crois pas que Simone ait osé se targuer
de son émancipation pour refuser de me SUIvre,
entrer en rébellion ouverte. Veüt-elle fait, qu'en
m'adressant à son cœur, je l'aurais convaincue.
- A moins qu'un autre ait pris sur ce cœur un
pouvoir plus grand et ne l'eût précisément rendu
notre plus dangereux ennemi.
- lm possible à croire! ... Une enfant élevée
dans les principes de vertu, de haute moralité qui
ont présidé à son éducation ...
- Joli résultat 1
- Ne pouvait déchoir, continua imperturbablement 1- rançois.
- Enfin, j'imagine que votre nièce avait une
raison pour s'échapper du couvent ... et une raison
à laquelle nous étions étrangers, puisque les premiers nous lui conseillions de n'y pas entrer.
- Oui, elle avail une raison, mais . nous n'y
sommes point étrangers.
- Je ne cOJ11l?renâs pas.
- A Varancdlo, j'ai trouvé une lettre de
Simone à mon adresse; mêre Sainte-Agathe,
m'ayant appelé :par dépêche,. ne l'a pas envoyée:
elle se seraIt crOIsée avec mOl.
- Eh bien, que dit Simone? Où est cette
lettre? POHrquoi ne m'en avoir rien dit?
- J'aurais dù peut-être vous l'envoyer; j'ai
préféré en causer d'abord avec Simone, me faire
expliquer par elle certains passages qui me semblaient obscurs ... Mais voici la missive en question.
•
�r
•
AU DELA DES MONTS
Dounez-Ia donc .•. vous me faite mourir. ••
Et Marianne arracha plutot qu'elle ne prit la
lettre des mains de son mari et lut, à haute voix
d'abord, puis clans un murmure étou(fé, les adieux
de sa nièce:
« Mon cher oncle,
« Pardonnez-moi la peinc que je vais VOLIS causer ct ne m'accusez point d'ingratitude. Je n'oublie
pas, je n'oublierai jamais les Dontés que vous avez
eues pour moi et vous pourrez le constater lorsgue je vous reviendrai, après mon exil dont les
événements fixeront le plus ou moins de durée.
Vous verrez que mon affection pour vous n'aura
pas changé, se sera même accrue après la preuve
de confiance que, je l'espère, vous ne ,refuserez pas
de m'accorder.
« Cher oncle François, ne cherchez pas maintenant à me retrouver ... Je ne serai ni seule, ni
abandonnée, ni dans un milieu qui puisse vous
déplaire. Mais je fuis, ne voulant pas accepter
l'avenir q lie ma tante me destine et scntant bien
que si je retournais près d'elle, 'je serais trop
('aible pour lui résister. Maman, très souvent, m'a
reproché de me laisser facilement influencer
par la volonté, les go Ct ts des autres. Je dois penser que c'est pour me préserver d'influences dont,
peut-être, elle n'approuvait pas complètement le
but, que ma chère maman a voulu que je vienne à
Varancillo. Mais je n'y suis plus défendue ..• l'insistance de ma tante m'effraie. Je veux garder ma
liberté, ne décider de moi-même que plus tard,
lorsque j'aurai un peu plus d'expérience.
« Je n'aurai pas besoin d'argent d'ici quelque
temps, n'ayant rien dépensé alt couvent de ce que
vous m'envoyiez. Je vous en demanderai en vous
indiquant ma retraite. Alors, le premier moment
d'indignation passé, vous réfléchirez et trouverez
gue j'ai raison, car vous ne voulez, n'est-ce pas,
mon cher oncle, que le bonheur de celle qui
jamais ne cessera de se dire votre bien fidèlement
affectionnée ... »
Ayant terminé sa lecture, Mme de Saint·Junien
leva sur son mari un regard qui flambait .
- Quelle impertn~c
1 fit-elle suffoquée.
-- Evidemment, éVidemment, nous ne méritions
�AU DELA DES MONTS
pas cette suspicion ... Elle m'a d'abord paru d'autant plus révoltante que j'ignorais vos ollvertures
à Simone en faveur de René.
- Elle vous a dit ..•
- Elle m'a montré vos Jettres, avoua non sans
hésitation M. de Saint-Junien, et, vraiment, je suis
surpris que vous ayez ainsi cherché à circonvenir
cette enfant.
- Mais .•. c'est une vipère, cette petite 1
- Vous exagérez ... C'est une exaltée, oui...
- Et alors, bien tranquillement, vous l'avez
approuvée, me donnant tort ouvertement?
- Oh 1 voyons, Marianne 1
- Enfin, pourguoi ne l'avoir point ramenée? ••
C'était votre devoir.
- Elle a été malade. Le médecin, venu pendant
que j'étais là, a défendu toute fatigue.
- Le médecin .•. mais c'est un compère, mon
pauvre ami! Vous ne l'avez pas deviné 1... Que
vous êtes simple 1
- Et vous trop compliquée! riposta François.
Vous su pposez à ces I-lélanèse, que vous ne
connaissez pas, des projets qu'il faudrait au moins
étayer sur quelque chose. Quel avantage aurait
celte Mlle Rosita?
- Qui, Rosita '/
- La tante de Cooehita, cette jeune fille dont
Simone parlait dans toutes ses lettres. Et quel
avan tage pour Conchita elle-même, de retenir
notre nièce. Simone, voulant quitter le couvent, •
le~r
a demandé l'hospitalité. Elles l'ont accueillie,
voilà tout.
- Elles, elles! Il n'y a pas d'homme là-dedans?
- Je n'ai vu gue le docteur, répondit François.
Un bonhomme tout sec, à cheveux gris, à visage
parcheminé.
'
Il s'arrêta tout à coup et se détourna, se sentant
rougir.
Il venait de se rappeler une phrase de mère
Sainte-Agb~
à laquelle, en vérité, il n'avait prêté
aucune attentIOn.
La sup6rieure n'a-t-elle point parlé du (1 frère de
Mlle Hélanèse )1 ? .. Mais cela Eeut être, cela doit
être le frère de Mlle Rosita, un oncle de Conchita'
sans quoi, mère Sainte-Agathe n'eût-elle point dit
tout simplement « le frère de Conchita )) !
�S6
AU DELA DES MONTS
Rassuré par ce raisonnement, M. deSaint-Junien
reprit:
- Il Y a aussi un oncle, un vieux bonhomme
comme le docteur.
Il ajoutait ce détail, sans (lIre bien sùr.
Il importait de calmer ce~t
pauv.re Marianne,
mais au fond du cœur, FrançOIs gardait uneanxiété.
_' Enfin, ce sont ~es
gens qui. vous ont paru
presque pauvres, qUi peut-être vIvent dans leur
château en ruine, de croütes de pain noir et d'eau
pure.
- Oh 1 oh 1 quelle imagination...
.
- Et ils seront ravis de faire payer à votre nièce
J'entretien de toute la maison, sous prétexte de
pourvoir à ses pro~es
dépenses.
- Si vous les vOyIez ... Non, ils n'ont nullement
s'air d'intrigants., je ,~ous
ass.ure, ni même de gens
intéressés. QUOI qu Il en SOI t, nous n'y laisserons
pas trop longtemps Simone. Il suffira que vous
à ne plus lui parler mariage pour
vous enga~iz
obtenir qu elle nous revienne.
Mme de Saint-Junien eut un petit rire sec.
- Elle peut se rassurer. Dès demain~
demanderai pour mon fils la main de Mlle de Frépont de
l'Épieux.
François regarda sa femme qvec stupéfaction.
- Mlle de Frépont de l'Epieux! vous plaisantez 7...
- Pas le moins du monde.
- Cette malheureuse est aux trois quarts idiote ...
;- C'est facheux •.•.mais elle possède neuf cent
mille francs de dot. SI elle avaIt tous ses esprits,
je n'oserais espérer qu'on la donnât à René Bertin •
._ Jamais René ne consentira.
- Lui ..• soupira Mme de Saint-Junien, vous
oubliez donc qu'Il esl à la cÔ1e.
xv
Journal de Simona.
Hélanèse, 10 avril.
Ah 1 la douce vie que nous menons! si douce gue
je veux en préciser dans un journal les souvemrs,
afin de les pouvoir revivre plus tard - ce phlS tard
�AU DELA DES :MONTS
dont malgré moi je m'épouvante, et que je pressens
gros de me!1aCes, de tr,lstesses, de dé,ceptions.
PourquoI? PourquoI ne pas se laIsser vivre au
jour le jour, sans i nguiétuJe? Qu'est-ce donc qui
m'emp6chera d'être heureuse si j'en ai la volonté?
Mon départ d'lIélanèse, .. mon retour à Paris? Je
puis les reculer encore, s'il m'est impossible de les
éviter. Et lorsque j'aurai donné à mon oncle celle
marque de soumission, j'obtiendrai facilement de
revenir ici où je suis sCtre d'être toujours reçue à
bras ouverts.
Ma tante m'a écrit une lettre très raide. Il parait
que, même si ma conduite I( inqualifiable 1) ne sufftsait point à éloigner de moi son fils à tout jamais,
elle est résolue à lui choisir une fiancée « moins
aventureuse » ! Vraiment, voilà qui achève de me
convaincre que j'ai eu raison de faire ce que j'ai
fait. - Mais il est certain que cela aurait pu fort
mal tourner! Si mon oncle ne m'avait :pas pardonné, si ma tante refusait de me recevOJl", je me
serais vue du même coup mise à l'index par tous
nos amis. - Cela, je l'avoue, m'eCtt été pénible. Je
me souviens comme ma chère maman, sans être
ridiculement esc1a\'e du qu'en dira-t-on, tenait à ne
voir que des gens absolument comme il faut et à
recevoir d'eux tous les égards qu'elle méritait.
Plus je réfléchis, plus je me convaincs que
maman connaissant mes raisons m'eùt excusée ...
Mais peut-être pas approuvée.,. Enfin, ce qui est
fait est fait, comme disent les bonnes gens, et je
n'ai qu'à me réjouir d'avoir eu tous les atouts dans
mon jeu.
Me voici donc dans ce vieil Hélanèse que les
récits enthousiastes de Conchita me donnaient si
grand désir de connaHre. C'est vraiment beau et
cela a grand air, mais, hélas 1 à ·la façon de ces
vieux mcndiants drapés avec orgueil dans leur
pauvreté. Que de rumes déjà consommées, que
d'autres se préparent ... à moins qu'une bonne fée,
d'un coup de baguette, ne ramène ici l'opulence
des siècles passés.
Une seule tour est encore debout, gardant à l'un
de ses angles une échauguette. J'ai voulu y monter; José m'y a conduite. Mlle Rosita redoute les
nombreuses marches de l'escalier descellées par
places. et COl1chita a bi~n
trop peur de la « Dame
�AU DELA DES MONTS
verte» pour s'aventurer, même en plein jour, dans
cette tour, où, parait-il, la « Dame verte» se
montre à certaines nuits. Le fantôme, qui est celui
d'une dame Isabella deI Villadiégo deI Nadhorra,
prend soin d'avertir la lamille IIélanèse des grand!.
événements qui se préparent pour elle - heureux
ou malheureux - et cela del?uis plusieurs gé nérations . Les Hélanèse ont droit aux noms de Villadiégo Nadhorra et à. d'autres encore; mais toutes
ces appellations qUI, pour les initiés, valent des
titres de noblesse, ont paru trop lourdes à porter
au grand-père de, José, déjà ruiné. Son père, plus
pauvre encore, n a voulu garder que le nom patronymique d'Ilélallèse.
José me racontait cel.a très simplement dans la
petite échauguette où Je m'attardais, accoudée à
l'étroite et haute fenêtre.
Il y a en José un étrange orgueil qui ne l'empêche pas d'avouer son manque de fortune 'au
contraire 1 mais cela d'un ton, avec un tel ac~ent
que je n'ai point encore osé - et n'oserai probablement jamais - oITrir de payer ma part de
déEenses.
Cependant, il m'est pénible d'augmenter leur
gêne par ma présence. Bien que nos menus soient
fort Simples, j'ai souvent l'impression.qu'ils représentent pour mes hôtes un luxe ll1accoutumé
auquel ils se contraignent à cause de moi. Comment faire?
La crainte d'êtr~
imp~rtune
m'empêchera de
prolon8"er mon s.élour ICI ~t .~"at
d'y revenir je
poserai mes conditIOns. MalS J ai SI peur d'offenser
don José J
Tandis qu'il me parlait de la Dame verte, dans
le petit réduit supe~d
au-dess.us du .roc s:u r
lequel Hélanèse. est bâl,l, Je songeais à la Joie qu'il
y aurait à rendre a~ vieu?, nom sa vieille gloire ...
J'eus, pour la premlere f<,lIS, le courage de préciser
ma .r,ensée et je songems que cette joie me serait
poss ible, si José le voulait...
Mais il ne m'aimera jamais, je le sens. Il a de
soud ain s reculs, de? froideu~s
qui !!le déconcertent.
Sou vent un mot, dit par mOl bien mnocemment) le
fâche au point que son visage se contracte et qu'il
:s'éloigne brusquement. Alors de la j<>urnée il .ne
rElparaît plus.
�AU DELA DES MONTS
8g
Depuis quelque temps il est moins souvent avec
moi. Après une, absence de deux jours il est revenu
fort gal, sans dire la cause de sa gaieté. Mais très
vite sa n.élancolie coutumière a reparu et, depuis
lors, il passe de longues heures dans une pièce où
personne ne pénètre.
, Je suis trop curieuse pour avoir résisté au désir
de questionner Conchita. Elle m'a confié que José
s'enferme pour peindre! Il a un talent d'aguarelliste très réel, dont quelques pochades éplIlglées
de-ci, de-là, permettent de juger.
Lorsqu'il ne peint pas des plein-air, il travaille
de chic, relrou vant dans sa mémoire des silhouettes
remarquées et les reproduisant avec une sûreté de
dessin merveilleuse.
Possédant la clef du mystère, j'ai voulu obtenir
les confidences de l'artiste et surtout l'autorisation
de pénétrer dans le sanctuaire. Je ne. sais pourquoi - dans notre échauguette poussiéreuse, où
le soleil faisait danser des atomes d'or - il m'a
paru que don José Hélanèse del Villadiégo deI
Nadhorra se tenait moins farouchement sur la défensive : j'ai voulu profiter de cet instant de détente
pour provoguer sa confiance.
- Don José, ai-je dit, j'aime si tendrement
votre sœur qu'il m'est pénible de constater à quel
point vous me restez hostile.
Embarrassée de mon début, j'avais forcé ma
pensée. Je rougis, très gênée et, sans savoir pourquoi, me sentant prête à pleurer.
José répondit d'une VOIX très basse:
- Hostile l. .. moi ... Oh ! mademoiselle!
Il Y avait une telle chaleur dans son accent que
ma peine s'envola aussi soudainement qu'elle était
venue.
- Je voudrais, repris-je, que nous soyons bons
amis ...
- Mais, je vous le jure, j'ai pour vous - puisque vous m'autorisez à le dire - la plus respectueuse amitié, comme la plus dévouée ...
- Vrai 7... Prouvez-Je-moi?
-Comment?
Je le regardai. II souriait, quelque peu moqueur
et, de nouveau, je fus démontée.
'
dépit;
., - ~e. vous de!n.ande. pardon, fis-je ~vec
loubllals que SI Je SUIS pour Conchlta vraiment
�go
.6U DELA DES MONTS
une amie et une cOl11îdente, pour vous je reste
une étranAère.
C'était fort sot, ce que je disais là, sans raison
et sans excuses - mais, partie sur la mauvaise
roule je m'acharnai à y marcher. - Je perdais la
tête 1
- Oui, oui, je. suis pour vous une gêne. Les
choses les plus sImples, vous prenez grand soin
de me les cacher comme à une intruse, une
ennemie ...
- Que vous ai-je fait? demanda gravement José.
Avec lIne expression d'angoisse dans sesyeux
si moqueurs l'instant d'avant, il acheva: « Et qu~
voulez-vous de moi? »
Spontanément je lui tendis la main.
- Pardonne.z,. don José 1 J.e ne suis qu'une
peti le fille capncleuse, volontaIre et trop gâlée ..•
oubliez ce que j'ai dit!
Il serra légèrement la main que je lui tendais,
puis la laissa aller.
- Non, fit-il doucement, je voudrais que vous
m'expliquiez toute votre pensée.
- Eh bien 1 je suis fâchée de voir que vous
vous cachez de moi pour peindre, alors que je
peins aussi et que vous savez combien cela m'intéresserait de yous voir travailler.
Je m'étais boudeusement détournée.
José un instant garda le silence puis murmura:
- Ce n'est pas possible ...
- Qu'est-ce qui n'est pas possible?
~
Que ce soil cela - seulement cela - que
vous avez voulu dire.
- Et que voulez-yous que ce soit? C'est bien
assez 1
Il se mit à rire.
- Alors oui, vous avez raison·: vous n'êtes
cal2riciellse ~t gâtée.
qu'une l?etite fil~e
Je lUI . trouva! vraiment l'aIr méprisant et me
serais tout d~ bOll; fachée s'iln'el1t ajouté aussitôt:
- Venez, Je vais vous montrer mon travail. Car
c'est moins de l'art qu'un labeur auquel je me suis
astreint.
Déjà il redescendait l'escalier. Je le suivis sans
rien trouver 1. lui répondre, le cœur gros d'unt.>
victoire qUI resse.mblalt un peu à une défaite.
lli>n,Jpse travaille pour un éditeur, il illustre
�AU DELA DES MONTS
91
une édition de luxe des œuvres de Perez Galdos.
Et alors que sa pauvreté ne l'humilie pas travailler pour de l'argent lui semble une déché:ll1 ce.
Je l'ai fort bien compris et me suis efforcéc de lui
démontrer que ri~n
n'est plus noble que le travail.
Tout en exammant les aquarelles terminées
J'ai parlé sur ce sujet avec beaucoup de courage'
décidée à réparer ma solle attitude et à montre;
que je puis, à l'occasion, raisonner mieux qu'une
« petite fill e capricieuse )J.
- Je vous remercie, m'a dit tout à coup José.
Vous saviez que je gagne ma vie et que j'en ai
honte, alors que de cela surtout, bie,n plus que des
gloires oubliées de mes ancêtres, Je devrais être
fier. Vous avez tenu à me le dire. Vous avez
raison. Je comprends vos réticences de tout à
l'heure. C'est moi qui me suis montré vraiment
absurde. Voulez-vous me pardonner?
Con chi ta m'appelait. José ouvrit la porte:
- Nous sommes ici, Conchita, viens nous
rejoindre.
Elle arriva en courant et son air stupéfait nous
amusa, José et moi.
- J'ai livré l'entrée du sanctuaire, dit-il en me
souriant.
Et je me sentis très joyeuse.
XVI
La Dame verte.
Nous VOICI à la fin de la semaine sainte.
Mlle Hélanèse se désole de ne pouvoir se rendre
à Séville, pour assister à la fameuse procession.
Elle s'y est trouvée une fois seulement dans SOn
enfance et a conservé le souvenir d'un spectacle
éblouissant. Elle m'en parle sans cesse, heureuse
de rencontrer une auditrice pour laquelle son
récit est une nouveauté.
Concbita et José prétendent qu'à force d'entendre décrire cette procession il leur semble
l'avoir vue et revue à satiété.
Le goût du peuple espagnol pour la représentation et les oripeaux trouve ici à se satisfaIre plus
modestement.
�AU DELA DES MONTS
La très petite paroisse de notre village (j'écris
notre, tant chaque jour écoulé rend plus vive mon
impression d'être ici un :peu ~hez
moi) a aussi sa
procession du VendL'edl Samt. De très vieilles
statues peintes, habillées d'ét?fTe~
pailletées,
naïvement groupées, sortent de 1 église et font le
tour du village, portées par des hommes dont un
recueillement momentané adoucit et détend les
visages de brigands.
HlCr a eu lieu la procession.
Jeudi, Conchita et moi étions descendues à
l'église sous la garde de José, afin d'aider à revêtir
les statues de leurs habits de fête.
- Marie-Madeleine, a dit Conchita soucieuse
aurait bien besoin d'une robe neuve...
'
Cela m'a paru si drôle que je me suis mise à
rire ... le sefior curé m'a regardée sévèrement.
Pour effacer la mauvaise impression produite
par mon irrévérence, je me suis engagée à remonter la garde-robe de l'illustre pénitente. Le sefiol'
curé a souri: j'étais pardonnée 1
Je le fus plus complèt~en
~ncore
lorsque,
parmi les ,dames de
connaissant l'usage établ~,
Séville de prêter leurs biJOUX à la ~Ierg,
afin
qu'elle soil très belle pour la proceslO~,
j'offris
de pal'er la sta1ue avec les quelques biJOUX qui
m'ont suivie ici; el ce ru.t dans un véritable esprit
de prière - pour obtenlI~
sa toute-puissante protec1ion - que je détachai de mon cou et mis au
cou de la Vierge le fil de grosses perles que
maman ne quittait pas el ,que je porte à présent
toujours, malgré mon deuLl, comme une relique.
José me regardait, l'air pensif. Il s'esl rapproché
de moi et m'a demandé très bas:
- N'est-il pas vrai que vous faites cela en vue
d'obtenir une p;râce? Je ne suis pas grand dévot
mais ces jours-ci je retrouve un peu de la ferveu;
de mon enfance. Je prierai à vos intentions, sefiorita, si vous le voulez.
- Oui, iis-je avec ardeur, demandez pour moi
le bonheur que je rêve.
•
Je n~
regar,dais p~s
José ~L ne sais quelle
expressIOn avait son VlsaVe, malS son silence m'a
gênée, Une fois de plus j ai eu la crainte qu'il ne
soupçonne mon secret ..• Je m'entends mal à cachet
mes impressions et souvent il m'a semblé que don
�AU DELA DES MONTS
93
José lisait en moi. Si lui n'a pour J'amie de sa
sœur que la« resl?<?ct.ueuse amitié)) qu'il m'a déclarée, quelle humdJat,o~
d.e penser qu'il pourrait
comprendre à quel pmnt Je m'attache à lui follement. .. désespérément!
Oui, désespérément: car j'ai la certitude que
ma fortune - qui en attire d'autres - le repousserait au contraire, meme s'il m'aimait.
Et rouriant, n'est-il pas cruel d'admettre qu'un
peu d or puisse être une barrière au delà de laq uelle
'
insaisissable, serait le bonheur?
Je suis triste, avec - au fond de ma tristesse _
comme un frémissement de joie ... Que c'est étrange!
Alleluia!
Voici le jour de paques ... Le jour tout bourdonnant de cloches joyeuses ... Et j'ai beaucoup
pleuré ... Je songe aux Pâques de l'an passé et mon
deuil m'est plus lourd à supporter, ma peine plus
grande.
,
Tous ici l'ont compris, et tante Rosita (elle veut
êlre ainsi appelée par moi), ma chère Conchita se
sont montrées plus affectueuses que jamais. Malgré
cela je me sens isolée ... Oh! si syule!
Cette impression d'isolement ne s'efface un peu
que lorsque don José est près de moi ... Et je comprends pourquoi j'ai voulu écrire mon journal:
c'est afin de !;Jouvoir le nommer, afin d'écrire ce
mot qu'à nul Je ne puis dire: (e Yaime José» 1
Je crois que je me suis mise à l'aimer avant de
le connaHre, en écoutant Conchita parler de lui.
Etait-ce un présage, ce premier abord dans la
montagne, lorsque José m'apparut si grand, si
grand ... grand à remplir tout l'horizon 7 Mais ce
n'était qu'un mirage ... Cela aussi, peut-ètre, est
un symbole'? Arrivera-t-il un jour où mon héros
ne se montrera plus que médiocre, semblable à
tous? Non!
Je suis certaine, hélas! que rien ne pourra me
guérir de l'aimer.
Pourquoi ai-je écrit hélas? L'amour n'est un
malheur que lorsqu'on est seul à aimer ..• Or, je
ne sais quoi de plus doux dans Je regard de José
les inflexions plus caressantes de sa voix, font qu~
depuis peu je me mets à espérer.
.
�94
AU: DELA DES MONTS
J'ai souvent la tentation de prendre Conchita
pour confidente. Mais non: lui avouer mes sentiments ce serait les avouer à José, car elle ne peut
avoir rien de caché pour ce frère qu'elle adore.
Ahl I( Notre Prince Jl, qui donc pourrait ne pas
l'aimer?
Conchita s'étonne parfois que je n'aie conservé
aucune intimité é;:istolaire avec mes amies de
France. Mais ie n ai jamais eu d'amie, à proprement parler. Ma pauvre chère maman, si jeune, si
gaie, avait toute ma confiance, toute ma tendresse;
et les jeunes filles que je rencontrais aux cours ou
dans Je monde, n'étaient que de simples relations
dont je dois être déjà bien oubliée •
.
" "
Ce matin j'ai reçu de ma tante une lettre amicale ... la première depuis ce qu'elle appelle mon
escapade.
Mon départ de Varancillo - je l'ai appris de
mon oncIe - .fut d'abord jugé par elle un enlèveme1lt. Je vOIS que mon bon oncle François a pu
rétablir les faits, les montrer sous leur vrai jour.
Dans la leltre de ma tante aucune allusion n'est
faite à René. Ce qui va me permettre de lui répondre sans réticences et sur le ton affectueux que
mérite sa lettre.
La cloche du village sonne plus fort, plus fort
encore ... et Conchita, déjà prête pour les vêpres,
m'appelle gaiement.
.
Sous ma fenêtre José joue de la guitare et improvise à mon intention sur un air espagnol des
paroles françaises:
o Senorita,
blonde et rose,
Velle:;:, venei(, je VOtlS attends,
Venel( éblouir le printemps
Vous, sœur dit lis et de la r'ose ...
r Les rimes ne sont pas très riches' mais la voix
de Notre Prince a des notes d'or ... '
;,
**
Ce matin, en quittant ma chambre, j'ai trouvé
Philippe et Maria en grand conciliabule. Ils se sont
tus en me voyant et m'ont saluée, mais sans élan.
�AU DELA DES MONTS
95
Pour la première fois, je devine une hostilité chez
ces deux braves gens. Songeant que ma préseneo
leur apportait un surcroH de travail, je me promi!!
de leur faire accepter un petit cadeau en dédom
magement de leur peine.
Mais je compris vite que leur attitude avait U~
tout outre motif.
Conti!lUant à ?es~n
l'esc~ir
sur le. paliel
duquel )e les laissais, J entendiS la Nodnza qui
disait:
.
- Ce n'est peut-être pas à cause d'elle ? ..
- Si, réponcli t Phil iPre, je le crois, mais cela
n'anuonce pas toujours du malheur.
- Que la sainte Madone nous protège, et saint
Jacques et tous les saints du paradis ,
La voix cie Maria en prononçant ces invocations
était tellement angoissée que, très émue, je m'arrêtai et criai, presque involontairement:
- Qu'y a-t-il donc, Maria?
Mais personne ne me répondit et je les entendis
se disputer tous cieux, cette [ois en un murmure.
Philippe reprochait à Maria, qui ne devait point
l'ignorer, cie ne pas l'avoir prévenu que je comprenais l'espagnol, et la nournce, sans doute, l'accusait d'avoir parlé trop fort.
J'allai sur la terrasse, qui est toujours mon lieu
d'élection à Hélanèse, pour y attendre Conchita.
Les roses sont toutes fleuries et je venais d'en
cueillir une superbe, pourpre avec des reflets
pr~sque
noirs, lorsque arriva José. Elonné de me
VOir si matinale, il le parut plus encore du choix
de ma rose pourpre à reflets sombres.
- Elle est, dit-il, comme une grande joie ardente
au foncl de laquelle on trouve le deuil et les larmes.
Je lui demandai s'il croyait que toute grande
joie renfermait une peine. II me répondit qu'il le
pensait.
- Mais, seflorita, cela ne veut pas dire qu'il
faille s'épouvanter des grandes joies en songeant
à leur lendemain.
- Je n'ai pas, comme vous, le cœur chagrin,
clon José, et j'accueillerai le bonheur sans lui demander: « et après? }l lorsqu'il frappera à ma porte.
José s'appuya contre la balustrade, alluma une
cigarette et, au bout d'un instant, demanda:
- Qu'appelez-vous le bonheur, sefiorita '/
�AU. DELA DES MONTS
Je m'assis près de lui et, tout en effeuillant distraitement ma rose, je cherchais une définition
satisfaisante et ne trouvai~
rien ... rien que tout
justement ce qu'il fallait !alre : « Le bonheur pour
moi, notre Prince, serait d'être votre femme et
d'employer ma fortune à vous rendre douce la vie
li. Voilà ce que je
en votre bel Hélanèse rest~ué
pensais, et ne pouvaI~t
le dire, je ne répondi~
pas.
Don José regardaIt tomber les pétales de la
pauvre rose; lorsqu'ils furent tous arrachés ce
fut lui qui reprit:
)
- Le bonheur. .. le voici: une fleur très belle
et myst~rie,u
que l'on efJeuille sans y songer,
sans en Jouir.
- Oh! repris-je dépitée, vous vouliez une définition du bonheur en, thèse gé~rale?
Je pensais
que vous me demandIez ce qUI, pour moi, serait
le bonheur.
- Ce qui serait pour vous le bonheur? Non, je
ne vous aurais Eas posé cette question.
-- Pourquoi?
.
- Parce que vous n'en savez rien vous-même ...
Eh 1 non, vous n'en savez rien! Vous êtes une
enfant, Simone, une enfant ignorante de vousmême.
Il m'appelait Simone ... Je n'en fus point ch()qUé,e: j'avais maintenant l'imr:ressi?n de ,l'aVOir
toujours connu. Ce ,fut son affirmatIOn qUI m'indigna: une enfant Ignorante de la vie! J'aurais
voulu le détromper sur l'heure, lui donner une
éclatante preuve de sagesse et d'expérience' mais
une fois encore je demeurai muette, m'en v~ulant
de paraître l'approuver en ne protestant pas.
L'arri vée de Conchi ta me tira de peine; elle se
jeta dans mes bras avec celte effusion, cette exubérance qui à mes yeux sont un de ses grands charmes, et s'excusa de nous avoir faÎt attendre.
Il était convenu que nous irions jusqu'à son
rocher,le fameux rocher où Conchita, avant qu'elle
partIt pour Varancillo, aimait à passer de longues
heures de rêverie. Le beau temps revenu lui en
donnait la nostalgie et déjà elle m'y a entraînée.
devons Focéder à un nouvel
Aujourd'hui n?u~
aménagement, diSaIt José, c est-à-dire enlever la
mousse et le varech de l'an passé et les remplacer
par d'autres. Conchita m'a annoncé que doréna-
�AU DELA DES MONTS
97
vl.ant nous y ferons de longues stations, avec un
Ivre et notre ouvrage.
- L'ouvrage sera pour vous, mademoiselle
Simone, dit José, le livre pour Conchita qui ne
l'ouvrira guère.
Conchita s'indigna. Elle prétendit avoir appris
au couvent à aimer la lecture.
~ous
nous I?lmes en route. ~otr.e
Prince taquinait sa sœur; Il me raconta qu en lIsant et relisant
le chef-d'œuvre de Cervantes, Conchita en étail
venue à rêver d'aventures et à menacer tante
Zita de partir un beau jour à travers le monde
cherchant des opprimés à secourir, des torts à
redresser.
- Ainsi, dil José, devons-nous :être pleins de
gratitude envers ce bon et brave Don Quichotte,
car c'est en imitation de ses hauts faits et dans le
lloble désir de se rendre digne d'un si parfait modèle que ma SŒur Conchita, apprenant qu'une
jeune étrangère gémissait entre les murs d'un couvent, décida qu'elle irait délivrer la Princesse.
Conchitanous avoua que tene était bien la ,,:érité,
et nous avons admiré de grand cœur les VOles de
la Providence.
- Qui sait? dis-je, peut-être ce1a eût-il mieux
valu pour vous de n'e pas me connallre ...
J'avais ajouté cette restriction - d'ailleurs fort
sotte - avec l'espoir de provoquer de véhémentes
protestations. Mais Conchita se contenta de hauss~r
rageusement les épaules et notre ?rince répondit, très grave, un « peut-être ») qUi me serra le
cœur.
Mais nous arrivions au chemin des rocs, trop
glissant, trop accidenté pour que le .soin d'y marcher sans faux pas n'absorbât poml toute mon
attention et le silence se fit entre nous.
Conchita s'avançait la première, José fermait la
marche. Bientôt je m'arrêtai pour jouir de l'admirable vue de la mer éblouissanle. Chaque vague,
éparpillant des reflets de soleil, venait draper sur
les rochers la frange d'argen t et d'or de son écume.
- Ici, dit José, nous sommes chez nous. Seuls
les braconniers connaissent et fréquentent cette
petite baie très. resserrée, dangereuse pour qui en
Ignore les écueIls.
Je demandai à Conchita si, durant ses heures
4
�9~
AU DELA DES MONTS
de solitude au creux de son r<?cber, el Jelflvait quelquefois aperçu de ces ternbles contrebandiers
espagnols, sur le chemin desquels, moi, je n'aimerais pas me trouver.
- Non, répondit-elle. avec re.gret; ils n'opèrent
jamais en plein jour.1?'~les,
.Ils ne ~()nt
terribles
qu'aux douaniers; SI ) en avais vu )e me serais
oITerte à les aider.
- Est-ce que ton modèle, Don Quichotte, faisait de i:J. contrebande?
Celte fois, Conchita se fâcha tou t de b~n
et il
fallut, pour l'apaiser, travailler avec ardeur à l'aménagcment de son creux de rocher.
Lo.rs.<l ue nous revînmes à Hélan~se
pour le repas
de midi, nouS lrouv~mes
tante ROSita tout en émoi.
Elle nous accueillit avec de grands soupirs et
l'avalanche d'interjections qui lui est familière.
1 que miedo 1 C'est
- Virgen! que . h~r<?
épo.uvant.able 1 Je lUI al dit:. (~ Vous êtes ivre Il •••
MaiS le Jour de Pâques Phll1ppe ne se griserait
pas. Ph'J'
. '.
.
lIppe ne se gnse JamaiS, corngea José
qu'a-t-il donc fait pour mériter cette humi1ant~
accusation?
- Il est fou ... Il prétend - je vous prie de
croire qu'il n'y a pas un mol de vrai - il affirme
qu'étant descendu hier soir au. village et s'étant
attardé assez avant dans la nU1t, en revenant, à
l'heure juste où l'horloge sonnait douze coups, il a
vu la dame verte sur la tour!
J'eus alors la clef du dialogue surpris entre
Philippe et Maria: « Ce n'est pas toujours du
malheur qu'elle annonce Il, a dit Philippe.
Don José explique par un reflet de lune et _
malgré son affirmation de tout à l'heure - par un
verre de vin de trop dans la tête de Philippe, cette
soi-disant a ppari tion.
Il est certain qu'on ne peut admettre la réalité.
de cette dame verte . Cependant Conchi ta était
devenue très pâle; ~ate
Rosita ~lVait
per~u
tout
S011 sang-froid et mOI, Je ne cessais de me repéter:
« Pourvu qu'elle annonce du bonheur 1 Il Il me
déplaisait que José ne crüt pas un peu au fantôme
fa~il
et ne songeât point, c?mme j'y s~>Dgeai,
qu un grand événement pourrait se prodUire, donnant raison à la légende. Il me semble que l'Esprit,
�AU DELA DES MONTS
99
en apris~nt,
,nous d~ne
le .~onsei!
de hâler le
destin ... Et Je m aperçoIs que J y crOIS, moi, à la
dame verte 1
XVII .
René s'ennuie.
Mme de Saint-Junien s'éveilla ce matin-là tout
oppressée.
Ay'ant un instant rélléchi, elle se r~ldit.
compte
que nen dans les événements accomplis ne Justifiait
sa mélancolie.
Le départ de sa nièce, sa fuite à Hélanèse, de
tout cela elle s'était consolée et caressait l'espoir
d'une éclatante revanche sur le Sort barbare qui
se Eermettait de contrecarrer les projets d'avenir
de René. Mlle de Frépont de l'Epieux, malgré son
idiotie, avait osé refuser l'honneur de devenir
Mme René Bertin! Mme de Saint-Junien n'en
éprouvait nulle tristesse. Avoir pour belle-fille et surtout pour mère de ses petits-enfants - une
malheureuse, simple d'esprit, n'avait paru admissible à Marianne qu'en un moment de désarroi
moral, dans le feu du dépit causé par la fuite de
Simone; d'autant que le premier mtéressé n'acceptait pas sans protester cette substitution de
fiancées.
Il demeurait très certain qu'une résolution s'imposait pour fixer l'avenir de ce pauvre René;
cependant on se sentait moins le couteau sur la
gorge que le jour où Mme de Saint-Junien avouait
à son mari: « René est au bout de son rouleau. »
Depuis lors, cédant aux instances de son beaupère, il travaille. Il a une situation charmante, très
bien portée; une de ces situations qu'il est presque
impossible d'obtenir par son seul mérite et qui
s'accordent avant toul sur de puissantes recommandations.
René était attaché au ministère des Affaires
étrangères.
Mme de Saint-Junien savait à son fils un gré
infini d'avoir bien voulu accepter l'alouette qui lui
tombait du ciel toute rôtie, et à tous elle s'en allait
annonçant la bonne nouvelle.
« René est extrêmement occupé. Vous ne savi ,.F
=i
,""
~
CI\)
t.?
C'
�100
AU DELA DES MONTS
pas ? .. Il est aux Affaires. étrangères ••• , à son
bureau du matin jusqu'au sOIr! »
Voilà ce que disaill'heureuse mère.
In petto elle ajoutait:
« L'a-l-on prédit assez que mon fils ne ferait
répété que je me .monjamais rien! ;A-t-on ~s.ez
trais d'une faIblesse ndlCule J••• Eh bIen, voIlà. Il
a une situation, alo~s
que pas .mal de garçons
réputés travailleurs n arnvent à nen. »
à ~on
impression de
Ne tmuvant aucu.n suje~
tristesse, Mme de Salllt-Junlen s en alarma d'autant
plus. Elle croyait aux pressentiments et, n'ayant
0int à pleurer sur le passé, elle se tourmenta de
'avenir.
Qu'allait-il arriver ·l ••• Quel nouveau coup barrerait à René la route du bonheur? .. C'était à lui
que se reportait tout d'abord la pensée de Mme de
Saint-Junien, el elle ne fut nullement surprise de
le voir arriver à l'heure du déjeuner.
Il ve~ait
d'ailleurs assez fréquemment prendre
avec ses parents le repas de midi. Aussi, n'eussent
été ses pressentiments, Mme de Sainl-J unien n'aurait pas songé à se troubler de cette visite. Mais
elle était décidée à lui trouver l'air inquiet et ne
manqua point de lui voir un visage tourmenté.
- Tu as quelque chose qui ne va pas?
- Moi ? .. Mais non.
On avait introduit R~né
dans la salle à manger
où M. et Mme de SaInt-Junien venaient de se
mettre à table. Marianne se dit qu'en présence
de son beau-père René se garderait de répondre
franchement et elle remit à plu~,trd
sol!- enquête.
- Tu me demandes ce que Jal, repnt le jeune
homme en se servant une bouchée à la reine, je
n'ai rien de bien particulier •.• Mais la vie est un
tissu de soucis.
- A qui le dis-tu 1 soupira Mme de SaintJunien.
Elle se rassurait. Puisque son fils revenait de
lui-même sur la question, c'est que la réponse ne
serait point trop redoutable.
M. de Saint-Junien approuva également cet
aphorisme qui, pour être un cliché tant soit peu
usé ne laissait pas de renfermer une pensée philosophique. Il était lui-même accablé de tracas, les
~ours
de bourse ne perdant pas une occasion de
f.
�AU DELA DES MONTS
10l
descendre. La rente s'affolait . Il blâma amèrement
les chefs d'Etal qui se permettent de déclarer la
guerre ~an
réfléchir que, sur. tous les marchés,
feurs vIctOIres ou leurs défaltes amenaient de
. Etan.t homme de Cinandésastreuses l'e~urbai<?ns
ces, M. de Salllt-JUl1len pesaIt tout naïvement
l'équilibre du monde aux balances de ses opérations .
uni en ~ong,eait
à.l'instable sagesse
Mme,de ~aint.-J
de Rene qUI, lUI, pensaIt à l'ennuI d'être astreint à
un labeur journalier. Ainsi, ne voyant que sol
chacun des trois convives, absorbé en son seui
intérêt, en venait à accuser l'ensemble de la vie.
Un tout petit objet, lorsqu'il est très proche, suffit
à masquer l'horizon. Une coquille de noix est
capable d'arrêter le regard fait pour sonder l'infini.
Ayant en quelques mots dit leur fait aux pouvairs, M. de Saint-Junien se tourna" vers son
beau- fi 1s.
- Mais je ne comprends pas , dit-il avec sévérité, quelle raison peut trouver un garçon comme
t?i qui n'a qu'à se laisser vivre, d'accuser la destinée.
- Me laisser vivre! Eh bien, vojJà une belle
injusti.e! Pendant quelques années, oui, j'ai usé
de ce système et donné à ma vie la seule direction
a~réble
qui est précisément de n'avoir pas de
dIrection. En ces jours bénis, je me laissais vivre,
en effet, - vous me l'avez reproché, - et, cessant
de m'abandonner au courant berceur, j'ai pris les
rames. Voilà pourquoi je pourrais éloquemment
et à bon droit ratiociner sur le sujet des peines,
épreuves et soucis. Et vous devriez m'admirer
d'être à ce point modéré et concis, qu'une seule
Courte phrase suffise à exhaler mes rancœurs.
M. de Saint-J unien ne put s'empêcher de sourire; mais il eut l'imprudence de mettre son beaufils au défi d'exposer un seul grief réel.
René, alors, cessant de badiner, prit un visage
bou~er,
renfrogné! qui rappel.a à ~me
de SaintJumen alarmée les Jours lOlntams ou l'enfant tapportait du collège des pensums, qui devenaient
pensums pour toute la maison.
- Allons, gémit-elle, qu'y a-t-il encore ? .. J e
savais bien!
- Tu ne peux rien savoir, répondit rageuse-
�102
AU DELA DES MONTS
ment le jeune homme. Tu ne peux pas te figurer
ce que je supporte ... Ce qu'est l'autocratie des
chefs la tyrannie des sous-chefs •••
- 'Si la gradtio~
de l'autorité est en raison
inverse des titres, inslOua douce~nt
M. de SaintJunien, si le sous-chef est trranlllque alors que le
chef n'est qu'autocrate, le sll?ple employé que tu
es doit réunir tous les J(0u vOIrs?
_ Moquez-.vous 1 SI vou? étiez à ma place,
condamné à VIvre une semalOe - seulement une
semaine- plié à une ab~utisne
besogne, exposé
aux tracasseries des
aux vexations des supé~ler,
camarades ... C'est un enfer, quoi 1
- Et tu en as assez, conclut M. de Saint-Junien
saus élever la voix.
- J'en ai tr<;lp 1 déclara péremptoirement René.
Il y eut un SIlence.
~a
mèr~,
atterrée, évit~
.le regard de M. de
Samt-Julllen, redoutant d y lIre la phrase si souvent entendue et qu'elle était sûre d'entendre
encore dans le prochain tête-à-tête : « Je vous
l'avais bien dit!» .
O~i,
on le lui a di~
et répété, à la pauvre
Mananne, que son ternble René ne supporterait
pas longtemps le joug du travail, si léger fût-il et
quelles qu'en puissent être les compensations. '
Oh! les pressentiments 1 la tristesse éprouvée au
réveil sans cause apparente 1... Elle s'efforça de
faire bonne contenance, jeta d'une voix qui voulait
être gaie:
- Bah 1 tu verras ... on se fait à tout.
- Je ne me ferai jamais à cette absurde manière
de vivre. J'aime mieux n'importe quoi 1... Je n'ai
pas encore annoncé mon départ, mais ...
- Nou~
en reparlerons, nous en reparlerons,
interrompll avec angoisse Mme de Saint-Junien et
tout s'arrangera, je t'assure! ... Ah ! vous ai-je dit,
François, que j'ai reçu une charmante lettre de
notre petite Simone 7 Elle parle toujours avec gratitude des bons soins dont l'entoure celle famille ...
Cependant, je. crois .dé11!êler, dans le ton de sa
lettre, un déSIr encore mavoué de se retrouver
parmi nouS ... Pauvre enfant! une seule personne
serait responsable de son équipé7; une ~eul
fut
coupable: ma belle-sœur ... OUI, parfaIt 7ment,
poursuivit-elle sur un geste de protestatIOn de
�AU DELA DES MONTS
103
M. de Saint-Junien. Si celte petite n'avait pas été
mise en défiance par le soin que prenait sa mère
de l'éo~gner
de nOl~s,
jam~is
el~
n'eClt pensé à
nous faIre ce chagnn; et 1 ennUI, la dépression
morale qu'elle devait ressentir au couvent, elle si
peu faite pour cette vie de recluse, a achevé de 'lui
tourner l'esprit. Il faut oublier ce coup de tête, au
moins ne pl us paraltre s'en souvenir; elle sera ]a
première à le désirer.
- Il est assez difficile, dit aigrement René,
d'oublier son attitude, surtout alors que cette attitude se maintient et que Simone s'obstine à rester
chez ces gens-là.
- Mats, je te le d is, elle ne s'obstine 'plus; je
suis certaine qu'elle reviendra vite.
Paul, le valet de chambre, rentrait apportant
l'entremets. Mme de Saint-Junien changea de sujet
brusquement et se lança dans lm bavardage plein
d'entrain dont ni son mari, ni René, ni même le
domestique, habile à saisir les nuances, ·ne furent
dupes un instant. Retourné à l'office, Paul confia
à ses camarades « qu'il y aurait encore du grabuge
rapport à M. René».
Là-bas, très loin, au delà des monts, Simone
attendait l'événement annoncé par la Dame verte.
XVIII
L'adieu.
Avant d'avoir persuadé à Simone qu'I-Iélanèse
serait pour elle' un asile infiniment plus sl1r que le
couvent, Conchita s'était dit souvent: ( Ah 1 si
mon frère el mon amie pouvaient s~ voir et, se
voyant, s'aimer, quel bonheur ce seraIt. »
Depuis leur réunion, la sœur de José se réjouissait à plein cœur: José aimait Simone ... Simone
aimait José 1 Elle n'avait pas eu besoin de leurs
confidences pour en être persuadée, et la petite
Espagnole à Pâme ardente, à l'imagination exaltée,
ne mettait point en doute que le joli roman souhaité par elle n'ait une conclusion heureuse.
Conchita, après s'être refusée à admettre que
René Bertin puisse avoir mieux que des vues
intéressées en prétendant à la main de Simone,
�104
AU DELA DES MONTS
n'eut pas un instant la pensée que José, à son tour,
pourrait être soupçonné de vouloir faire un beau
mariage.
.
L'argent importe si peu à C~nclta;
eUe sait si
bien qu'aux .yeu.x de « not:e prmce )1 ur: tel calcul
elle se las~e
bercer
serait une vlleUle 1 TranqUlI~,
par le rêv. e cha~mnt
d~
vivre .entre Sllllone et
José, de ne jamal,s, Ja~ls.e
qUiller.
Souvent elle s est lllqlllétée à la pensée d'une
belle,..sœur inconnue. qui, pel;1t-être, éloignerait
d'elle José ... Avec Simone, nen de semblable à
redouter! La petite sœur aura!t sa place au foyer
du jeune ménage •. E~,
quand ViendraIent les bébés
blonds ou 'bruns, JolIs comme des anges, Conchita
les soignerait, ainsi que l'a soig.née tante Zita.
Au milieu de ces beaux projets arriva comme
une bombe, une dépêche de ~me
de Sai~t-June
annonçant qu'el-mê~
venait reprendre Simone.
La dépêche précédait de trop }Jeu la voyageuse
pour que l'on J?ût répondre: « Ne venez pas. »
Impossible a1!-ssl de ;envoyer seule l~ pauvre tante,
qui s'aRpuyait sur 1 engageme,ut p~IS
par Simone
de retourner chez son oncle des qu elle serait tout
à fait remise.
Vraiment, il était difficile de trouver encore
prétexte à re~ad
.ce retour ..Simone en conv.enait.
- Je reviendrai! affirmait-elle à Concl1Jta en
proie au désespoir. Je te promets de revenir bientôt ma chérie ... Ne pleure pas.
Mais Simone aussi pleurait; tante Zita poussait
de grands soupirs et se répandait en gestes désordonnés, ce qui chez elle était l'indice d'une très
violente émotion.
« Notre prince» fut le dernier à apprendre le
prochain départ de Sim?ne. Il était allé, chargé
de son attirail d'aquarelliste, peindre au bord de
la mer où les jeunes filles d~vaient
le rejoindre.
Jos.é se passl?nnait 'pour Son art.
De plus e~ pl~s,
Sou~
sa directIOn, Simone ~vaJt
reJ?rlS sa peinture
et les heures que tous troIs passaient ainsi libre~
ment près de la mer ou dans le décor charmant
des premières verdures, leur semblaient délicieuses.
Conchita, parfois, consentait à poser. On restait
alors dans l'atelier de « notre pnnce )1; sa sœur,
drapée dans un immense chale fleuri, une rose SUL'
�AU DELA DES MONTS
105
l'oreille, babillai t comme un oiseau et, sans cesse,
perdait la pose.
.
Simone s'appliquait; José, lui, regarJait moins
le modèle que le profil de SOI1 élève, seS' cheveux
d'or pâle, la ligne délicate de la nuque rosée.
A son tour Simone, un jour, avait posé et il lui
était doux, maintenant, de penser que son image
resterait à Hélanèse, ce pauvre vieil Ilélanèse où
son cœur aussi allait demeurer.
Après les premières exclamations désolées, tante
Rosi ta, Simone et Conchita se turent. Simone
tournait et retournait en ses mains la ftlcheuse
dépêche.
- Que va dire José? s'écria tout à coup
Conchita; ce n'est pas moi qui lui apprendrai ton
départ .
.simone rougit et, sans malice, Mlle Hélanèse
appuya:
- Oh! oui ... quel chagrin il aura, lui aussI!
Depuis que José, avec sa peinture, amenait un
peu d'argent à la maison, la présence d'une étrangère cessant d'être un tourment pour elle,
Mlle Rosita ne songeait plus qu'à jouir de l'élément nouveau que Simone apportait à leur existence monotone.
Elle ajouta, plus soupirante:
- Vous nous manquerez tant ... à tous ...
Conchita, depuis longtemps, s'exaspérait de la
réserve de José envers Simone. Pourquoi ne parlait-il pas, !)UiSqu'il l'aimait? Pourquoi ne lui
demandait-i pas de l'accepter pour son « novio Il?
Elle avait été maintes fois sur le point de presser le jeune homme d'en finir; mais elle se souvenait de sa colère et de sa menace: I( Si ton amie
venait à croire que je puis avoir des vues sur elle,
je quitterais Hélanèse. »
Il est vrai que depuis lors son altitude s'est modifiée; il faudrait être ave~gl
pour ne pas deviner
.
de notre J?n!1 ce .
les sentim~
Si le mulIsme de José Irnte sa sœur, bien davantage encore il afflige Simone. Et l'imminence de
son départ rend plus douloureuse l'incertitude.
Va-t-elle donc s'éloigner sans savoir si quelque
chose de meilleur, de plus tendre, ne se mêle
point à la « respectueuse amitié» que lui a déclarée
José?
.
/
�106
AU DELA DES MONTS
_ Je vais dire adieu à ton frère; viens,
Conchita, allons le trouver.
: (e Vas-y
Conchita est sur le point de ré~onde
seule ». Elle se ravise. Sans elle Simone peut-être
n'irait pas.
_ Allons .. . puisque tu veux.
Elle garde la volonté, de ménager un tête-à-tête
à Notre Prince et SlIl1one. ROl?anesque, elle
rêve pour eux de la douceur tnste d'un aveu
ar~ché
à leur orgueil par la douleur de ]a séparatIon.
José, suivant le sentier dcs contrebandiers est
descendu prcsq ue au ras des flots; il se hât~
la
'
marée menaçant de le cha~ser.
Du « rocher de Con.clllta ») où les jeunes filles
ont fait halte, elles vOlelll J?sé et, n'était le bruit
des vagucs, en é1ev:l:nt la VOIX elles pourraient .se
faire entendre de lUI.
- Je suis fati g uée, déclare Conchita, et résolument elle s'installe dans son creux de roche. Va
chercher Notre Prince, je t'attends ici.
_ Je veux bien, dit Simone.
Elle aussi caresse l'espoir qu'au premier choc
de la nouvelle de son départ, José se trahira,
s'ils sont seuls.
Il n'a pas entendu venir la jeu~
fille; penché
sur son bloc ou redressé pour étudier son modèle
un énorme roc surgissant de la mer, il est absorbé
dans s'on travail. •
- Notre Prince, commence Simone, je viens
vous dire adieu ...
C'est la première fois qu'elle emploie l'appellation famili.ère . Sans qu'elle l'ait c~erhé,
il y a
dans sa VOIX une grande douceur, SI grande et si
tendre, que José !le rrend p.oint garde au mot
adieu. Ilia remercie d un sounre.
_ « Notre Prince)) est heureux de vous voir
'
seflorita ... Qu'avez-vouS fait de ma sœur?
_ Votre sœur est dans son rocher elle m'at~
tend ... Je dois rentrer vite pour me préparer, car,
je vous l'ai dit, c'est un adieu que je vous apporte.
Ma tante vient me chercher; je quitte Hélanèse ;
je m'en vais ...
Elle le regarde, avide de surprendre son impression, sans songer que dans ses yeux, à elle, il
T'lourrn li re.
�AU DELA DES MONTS
10"/
- Oh! Simone, vous nous quittez ... Mon
Dieu! c'était prévu, pourtanl. ..
Il se détourne, pose au hasard des touches
d'ocre sur son rocher.
- Je reviendrai, dit Simone.
Elle attend un peu, puis répète:
- Je reviendrai, don José ..• si vous le voulez.
- Ah! Simone .•• Simone! vous savez bien que
je veux ... Hélas! je sais, moi, que je n'ai pas le
droit de vouloir.
Simone ferme un instant les yeux, éblouie par
la grande joie qui l'inonde. L'accent de José, l'expression passionnée de son visage, ont suffisamment appris à la jeune fille ce dont elle voulait être
assurée.
Elle écoute en soi-même l'écho de la chère voix:
Vous savez bien » Ol,li, elle ~:li,
r. pn1sBRt ! Et
elle connait l'obstacle qui est e'n tre eux: l'orgueil
de José! Jamais il ne consentira à lui devoir la
richesse ... Elle a songé à cela souvent et croit
avoir trouvé le moyen de vaincre cette fierté ombrageuse.
- Don José, dit-elle, vous m'appellerez et je
vous reviendrai. Mais d'ici là qu'allez-vous faire 1...
Vous m'avez dit qu'avant mon arrivée vous ne travailliez guère ... Et c'était dommage! Il faut travailler beaucoup et devenir un peintre célèbre, dont
le nom, même en France, sera connu, sera fêté.
Et moi, je pourrai dire avec fierté: le Vous savez,
cet aquarelliste qui expose des vues d'Espagne si
remarquables et signe le José », je le connais: c'est
le frère de mon amie Conchita, de ma seule amie ...
Don José, deviendrez-vous célèbre 1
Il comprit ce qu'elle voulait et quelle subtile
paroles.
délicatesse dictait ~es
- Oh 1 chère ... chère Simone' vous êtes la
meilleure comme la plus belle ...
Il arracha du bloc l'aquarelle inachevée et la
tendit à la jeune fille.
- Emportez-la, Simone!
- Mettez-y la date de ce jour, José ..... Merci.
Elle reviendra avec moi, cette petite aquarelle •••
et, alors, vous l'achèverez.
- Oui ... et si ... écoutez-moi ... Si un jour vous
perdiez le désir de revenir ici, renvoyez-moi ce
Il
�108
AU DELA DES MONTS
feuillet, je corn prendrai, et je consérverai cette
peinture inachevée CO~1me
le,sera ~on
rêve.
Il baisa la main qu elle 1~
tendait, trop émue
pour lui répond~,
el ~uplIa:
- Laissez-mOl, mamtenant ... Allez retrouver
Conchita, je vous rejoindrai plus tard.
XIX
L'Enfant prodigue.
M. de Saint-Junien n'attendait pas sans une certaine appréhension le reto,u~
~le
sa femme.
Très ferme dans ses ,declslolls - 10rsquJi! ne
s'agissait pas de coutraner'son ~Is
- n'admettant
pas que les événements ,se pcn;russent de traverser
ses projets, M~e
de Salllt-Jumen, en partant pour
l'Espagne, avall très exactement réglé son itinéraire, y compris la halte de deux l~eurs
à Hélanèse - pas J?lus - le temps de vOIr un peu et de
juger les amis de Simone.
Elle avait préveuu son mari:
«, Nous arriyerous jeudI, Simone et moi, par Je
rapIde du matlU. luuUle d envoyer à la gare, 110US
prendrons un omnibus du chemin de fer. Je n'enverrai pas de dépêche, ,"-0 us pouvez nous attendre.»
télégramme
Et, en eftet, il n'était venu ~u
pour confirmer ce retour. Aurait-il 1Jeu? Simone
avait-elle trouvé un prétexte pour retenir plus
longtemps sa tan~
0l! pcmr la re,nvoyer seule?
« J'espèr~,
se disait M. de Sal11t-J unien, qu'elle
en aura fill! avec ses coups de tête ... Il est fort
, érange~t
et fort onér9ux de faire ainsi la navette
entre Pans et les Pyrenées espagnoles. Si cette
enfant devait être encore tentée de courir les aventures, je crois, vraim,enl, que je lui conseillerais
d'épouser tou~
de SUl te. ce pauvre René. Il s'en
accommoderait comme il pourraIt, nous n'aurions
plus à nous en occuper ... Ah! une voiture s'arrête ••• »
II courut à la fenêtre et se pencha.
Le ciel était d'un bleu pur, l'air très léger; les
arbres du boulevard Malesherbes avaient encore
tou t l'éclat de leurs feuilles que, si vi te, la poussière ternirait.
�AU DELA DES MONTS
109
M. de Saint-Junien aspira longuement. Il goûtait
la saveur particulière qu'a l'air de Paris au printemps, dans les quartiers élégants où l'on peut
respirer à l'aise; mais la douceur de cette matinée
ne lui faisait pas oublier sa préoccupation.
Un omnibus de la gare venait de pénétrer sous
le porche. M. de Saint-Junien etH donné beau cou p
pouren voir descendre les voyageuses et surprendre
l'expression du visage de sa femme avant le premier abord. Il aurait ainsi mieux su quelle attitude
il convenait de prendre vis-à-vis de l'enfant prodigue. Il n'était pas certain que Marianne revînt
a'Hélanèse en disposition de tuer le veau gras;
tout dépendait de la réception faite à sa tante par
Simone.
Enfin, elle était là, cette enfant, amoureuse des
voyages clandestins! On l'entendait gaîment ré·
pondre aux bonjours empressés des domestiques
accourus.
« La voici ... et elle est gaie! tout est pour le
mieux!)) se ditM. de Saint-Junien. Osant lui-même
s'épanouir, il alla au-devant de sa nièce, les bras
grands ouverts.
- Te voilà donc, mon enfant 1
- Mon cher oncle ...
Tandis qu'ils s'embrassaient, Mme de SaintJunien renchérissait.
- Oui, la voilà, notre petite Simone! Elle a
bien voulu quitter, pour nous revenir, ,ses amis
Hélanèse ... Je comprends qu'elle se soit attachée
à eux: ce sont des gens tout à fait charmants, tout
à fait ! ... Simone, va donc enlever ton chapeau et
reviens vite; j'espère qu'un bon déjeuner nous
attend?
~ Certainement, dit François.
TI s'apprêtait à pénétrer en la salle à manger, sa
femme le retint.
- Entrons clans votre bureau, j'ai à vous parler.
La voix de Mme de Saint-Junien était devenue
vibrante, son sourire avait disparu.
- Allons, bon 1 soupira François, qu'y a-t-il?
- Il Y a - fermez la porte: les domestiques
n'ont pas besoin d'entendre. - Il y a que j'ai vu
tous les membres de la famille Hélanèse, moi !
- Eh bien?
- Et vous n~avez
pas vu don José, vous!
�110
AU DELA DES MONTS
Qui? ah ! oui, l'oncle de ~le
ÇOllchila?
Vous l'a-t-on aisément fait crOire!
- On ne m'a rien fait croire du tout! Mère
Sainte~Agh,
en parlant de lui, a dit: le frère de
Mlle Hélanèse ...
_ Et vous n~avez
pas supposé un instant qu'il
s'agissait de la l1Ièce et non de la tante! ... Ah! les
hommes ... les hommes ... les hommes!
Ayant ainsi traduit son dédain pour ces misé.
l'ables hommes, si parfai tement absurdes, Mme de
Saint-J unien respira un peu, .Fuis repartit:
- Savez-vous quel âge 1 peut avoir, ce don
José... « ce vieux bonhomme'? » Vingt-cinq à
~ingt-sx
ans, pe~t-êr
... ave~.
ça, bea~l
co~nme
le
arllver, mOl qUI venais
Jour ... Et qua!ld JI m ~ vu~
lui enlever Simone, 11 m a lancé un regard à me
.
réduire en cendres.
M. de Saint-Junien regarda sa femme.
_ Heureusement, commença-t-il ...
Elle l'interrompit d'un haus.sement d'épaules.
_ Une fois passé le premier mouvement -le
seul sincère - ce jeune hi.dal~o
a c\aign~
a~oucir
la fureur de son,regard et Il s ~st
l1;ontre, Je dois
le dire, on ne peut plus courtoIs. C est la séduc~
tion faite homme, ce garçon! Ah! mon pauvre
François, que vous avez été coupable!
- Moi!
_ Mais oui, vous! ES,t-c~
que vous n'auriez pas
dû vous assurer de ce ql~ é~aIent
ces Hélanèse entre
les mains Je qui vous 1~ISez
votre nièce? Si j'avais
pu me douter de l'eXistence de ce José, Simone
ne serait pas restée là une heure ... vous entendez,
Une heure 1
_ Mon Dieu, ma chère, amie, n'e.xagérons rieu.
C'est à tout instant que 1 on aut~:nïse
des jeunes
lesquels
filles à villégiaturer chez des ,amiS p~mi
se trouvent des fils, des freres, celtbataires et
charmants.
_ Et c'est un tort. .. à moins qu'on n'accepte
à l'avance les conséquenoes possibles d'un flirt
inévi table.
_ Enfin, quoi! vous croyez que Simone s'est
éprise de cet Esp~gnol
? .,
.
_ Je ne le croIs pas, 1 en SUIS sûre.
- Eh bien, le beau malheur! Ou elle l'oubliera ..•
Il faudra bien qu'elle l'oublie!
�AU DELA DES MONTS
III
- Ou elle s'entêtera, poursuivit M. de SaintJunien. En ce dernier cas, nous prendrons des
renseignements ...
Mme de Saint-Junien saisi t le poignet de son mari.
- Vous ne voulez pas dire ... non, vous ne pouvez pas vouloir dire que Simone épouserait José
Hélanèse?
- Si elle y tient ...
- Mais ces gens sont dans la misère ...
- Oh! vous croyez?
- Il suffit de regarder leur château en ruine,
la robe élimée de la tante, la rusticité de l'uniq lie
domestique. Vous n'avez donc rien vu quand vous
y êtes allé?
- Non, avoua François, je n'ai fas remarqué ...
- Décidément, mon cher, vousn avez pas donné,
dans ce voyage, des -preuves d'une grande clairvoyance.
M. de Saint-Junien ne chercha point à se défendre; il se sentait vraiment convaincu de ses torts.
- Naturellement, reprit Mme de Saint-Junien,
j'ai dissimulé mes impressions. Il faut user d'une
grande prudence avec ce cerveau brûlé de Simone,
qui ne recule pas devant les décisions les plus
absurdes. Je me suis laissé faire par elle un éfoge
éperdu de ces Hélanèse ; j'ai même paru conquise
par leur bonne grâce et j'ai approuvé sa promesse
de revenir les voir très vite, ce qui a empêché ce
départ d'être trop dramatique. Au contraire,
Simone considère son retour ici comme un pas de
fait vers la conclusion de son roman, un chapitre
ennuyeux, mais nécessaire. Je l'ai, du reste, encouragée dans cette illusion par mon attitude; l'imporlant était de la ramener. Mais si jamais elle
retourne là-bas 1.•• ah lIa voici. .. Nous sommes Ià j
Simone, viens, nous t'attendions... n'es-tu pas
trop lasse de ton voyage?
'
- Mais, non, ma tante, et vous!
- Oh! moi, je suis contente de te revoir. ..
j'oublie tout le reste.
- Vous êtes très bOllne, tante Marianne, dit
Simone attendrie.
'La joie que témoignait Mme de Saint-Junien, si
elle n'était pas aussi purement désintéressée que le
croyait sa nièce, ne laissait pas d'être réelle.
Marianne éprouvait la satisfaction d'un général
�112
AU DELA DES MONTS
qui, venant d'emporter une dif0cile redoute, en
augure bien pour la décisiv:e batal}le.
,"
Et Simone se demande SI elle n a pas éte lOJuste
envers celle excellente tante Marianne. La façon
toute gracieuse dont Mme de Saint-J unicn a remercié Mlle Hélanèse de l'hospitalité offerte à Simone,
sa manière d'être avec Conchila qu'elle a embrassée
au déparl en l'appelGl;nt ( chère petite»; surtout
l'ad111lration de MarIanne pour les aquarelles cie
José, [lour José lui-même, ont complètement dérouté Simone. Elle a conclu de cet ensemble favorable de choses que, toul à fait décidée à ne pas
faire d'elle la femme de René, Mme de SaintJunien ne songerait point à entraver les projets de
sa nièce, quels qu'ils fussent. Cette conviction avait
singulièrement adouci pour la jeune fille la tristesse
de son départ d'Hélanèse.
Mme de Saint-Junien voyait juste.
Simone considérait ce retour au foyer de son
oncle comme un acheminement vers la définitive
libération.
A vrai dire, la déclaration arrachée à José dans
l'émoi d'un adIeu brusquement décidé, avait été
bien imprécise, bien peu décisive. Elle n'engageait
en rien l'avenir; José ne promettait pas de travailler à acquérir un peu de gloire afin de mériter
Simone. II s'était contenté de remercier du conseil
qu'on lui donnait. Cela suffisait cependant à satisfaire la jeune fille, et une seule chose la tOUl'mentait encore. Combien de temps mettrait José à
acquérir la renommée ?... Elle complait bien que
ce serait vite fait. La gloire vient souvent lout à
coup; presque toujours même elle procède ainsi,
par surprise. L'artiste ignoré la veille est porté aux
nues le lendemain.
Simone regrette que José se soit adonné unique,
ment à l'aquarelle: ce genre de peinture s'impose
moins que l'autre au grand public. Cependant,
avec un peu de réclame ... José laisserait-il faire de
la réclame?C'est improbable ... Simone se promet
de l'y pousser.
Elle a songé à cela durant le voyage, en face de
Mme de Saint·Junien dormant, ou feignant tie
dormir.
Pauvre Simone! qu'eût·elle dit si elle avait pu
déchiffrer les pensées qui remplissaient l'esprit de
�AU DELA DES MONTS
•
113
sa tante, pendant que le visage de Mme de SaintJunien demeurait si paisible, paupières closes,
lèvres entr'ouvertes.
Entre celle qui déjà se considérait éomme promise à don José et la mère de René Bertin un duel
se préparait; M. de Saint-Junien en fut dès l'abord
persuadé, et ce fut pour lui un ennui très grand.
Assis en face de sa femme, qui, tout en beurrant
ses tartines, racontait avec force détails son voyage
à Hélanèse, il surveillait du coin de l'œi11e visage
de Simone où passaient, comme de soudaines ombres et de soudaines clartés, des pensées qu'eUe
taisait. Il se demandait quel serait Je résultat de la
lutte engagée. Il en redoutait les phases, pris entre
Si mone, que sa conscienee lui défendait de contraindre, et Marianne, qui, certainement, attendait
de lui qu'il vint à son aide. Que ferait-il, que pourrait-il bien imaginer pour sauvegarder sa chère
tranquillité?
I(
Ainsi, monologuait M. de Saint-Junien,
Marianne n'a pas renoncé à faire épouser Simone à
son fils; toutes ses protestations à ce sujet ne
prouvent rien, ne servent qu'à masquer son achar.,
nement à ce mariage. Simone se laissera-t-elle
gagner? .. . Nous donnera-t-elle encore un de ces
Jours, si sa tante montre ie bout de l'oreille, l'émotion d'un brusque départ? II serait certainement
absurde que celle petite épousât un Espagnol sans
le sou; mais René n'est Péls plus riche. II est vrai
qu'on le connait mieux. Nous savons qu'il a énormément de défauts et fort peu de qualités; c'est une
garantie en ce sens que SImone ne court point les
risq ues de cruelles désillusions; tandis qu'elle pare,
évidemment, son hidalgo de toutes les vertus, de
tous les héroïsmes, et jamais un homme n'est tout
à fait vertueux, ni tout à fait un héros ... »
- A q lloi pensez-vous, François? demanda
Mme de Saint-Junien. Voici deux fois que je vous
pose la même question ... vous n'avez pas l'air de
m'entendre.
- Excusez-moi. Vous disiez?
- Je vous demandais si vous avez vu René hier.
- Ah ! 11on, non.
- Pauvre enfant! II n'aura pas pu s'échapper:
il. est tellement pris ... Je ne t'ai pas dit, Simone ...
ton cousin est dans un ministère; il est attaché.
�114
AU DELA DES MONTS
Ah! fit distraitement ]a jeune fille. Tant
mieux!
M. de Sajnt-Junien prit congé brusquement,
alléguant un rendez-vous; entendre le nom de
René l'effarait comme un premier coup de fusil
aux avant-postes.
XXI
Le lien se desserre.
« Ma chérie, pourquoi es-tu partie? Tu as emporté tou t notre bonheur. lIél nèse me emble si
grand, si triste, maintenant ... Je me mets à pleurer
comme une sotte à tout moment j tante Zita pousse
d s soupirs à fendre l'âme et parle de toi constamment.
« Notre prince, lui, est devenu muet. Il est,
d'ailleurs, presque invisible, passant des heures et
des heures enfermé dans son atelier. Lorsqu'il
daigne rester un instant avec nous, il a l'air d'être
à mille lieues et ne répond pas quand on lui parle.
« Simone, tu as emporté l'âme d' [lélanèse.
« Ta longue lettre nous a fait à tous trois bien
plaisir; j'en ai lu des fragments à ma tante Zita,
qui répétait: .( Elle est cnarmante, charmante ... »
et j'ai laissé tou tlire à José ... tu ne m'en veux pas?
Aussi bien, il y avait des conseils pour lui. Ob.! tu
n'as nul besoin de l'exciter au travail 1 L'ambition
a mordu au cœur notre prince, naguère i nonchalant. Il di 1 vouloir préparer une 'éric d'éludes, des
vues de montagnes, de mer, de bois ... que sais-je !
On lui a demandé des illustrations pour le « Blanco
y Negro JI. Le directcur a vu une aquarclle de José
chez un marchand à Saint-Sébastien et il veut absolumenl que mon frère travaille pour lui. Tante Zita
est aux anges de voir notre prince vouloir quelque
chose; elle dit que tu l'as converti.
« .Moi" au ~o?trai,
je suis pl~
paresseuse
que JamaIs ... J al repris n:es rêvassenes dans mon
creux de rocher. Oh! SImone !... quand reviendras-tu? Je ne sais que faire de moi depuis ton
départ.
( Cependant, ne va pas t'imaginer que j'aime
moins Hélanèse. Oh! non... ct je ne croIs pas
que je pourrais vivre ailleurs. Je serais morte au
-
�AU DELA DES MONTS
115
couvent si je n'avais cu la certitude d'en trè. vite
repartir; et je ne voud rais pas aller à Paris. Elle
me fait peur, ta grande ville ...
« Ainsi, ne regrelle point que ton oncle et ta
tante soient opposés à ton installation chez toi
avec une dame de compagnie et moi ... Vrai, je
n'ai pas des idées très nettes sur ce qui se fait et
ce qui ne se fait pas,' cependant, il me semble que
cc serait étrange de te voir vivre ainsi, ayant la
maison de ta tante qui t'est ouverte: tu es si jeune 1
Il A propos de Mme de Saint-Junien, je veux
répondre à ta qucstion, bien franchement. Tu me
demandes comment je la trouve. Eh bien, elle est
tout à fait aimable, elle a J'air bon, et je ne devrais
plus redouter d'elle ... ce que je redoutais, puisq n'elle t'a affirmé avoir renoncé à ses projets_
J'avoue cependant que je ne me sentirais pas
encore très rassurée, si Je ne savais que tu as en
toi, maintenant, des forces nouvelles pOUl" vouloir
ce que tu veux.
I( Oui, nous voici à peu près au point où l'on
cherchait à t'amener avant ton départ de Varancillo. Tu es retournée à Paris, ce que nous nous
étions juré d'éviter; mais il y a quelque chose de
changé tout de même. Tu cs venue chez 1IOUS, tu
connais Hélanèse... tu connais José 1. .• Chut!
qu'allais-je dire! Si notre prince se doutait de
cela, s'il pouvait ?,enser que j'ai écrit ce mot, ce
pauvre petit 1110t, Il ne me le pardonnerait pas.
« Et toi, Simone, ma chérie, me pardonnes- tu?».
Simone à Conchita.
« Comme le temps passe; j'en suis effrayée! Je
vois, d'après la date de ta lettre, que j'ai tardé
quinze jours à te répondre ... c'est invraisemblable.
« Mais, de toute la journée, je n'ai pas une
minute à moi. D'abord, ma tante a voulu que je
reprenne des leçons de (iano .et que je cOl1men~
le chant. Il parait que J'aUl'al une très belle VOIX
de soprano, lorsq Lle je saurai la donner; pour
l'instant, elle manque de sonorité et de souplesse;
mais cela m'amuse de chanter. Toute la matinée
est prise par ces leçons et par ceS études.
. « Dans l'après-midi, il y a les courses aux ma-
�116
AU DELA DES MONTS
gasins, chez les couturières, les modistes, etc. Je
n'ai - pour employer l'expression courante plus rien à me mettre 1 Ma tante, qui commence à
éclaircir son deuil, en est là aussi et nos e5sayages
nous prennent un temps !...
« Tu ne supposes pas,. j'espèr~,
ma chère Çonchi ta, que tant d'occupa1iOns, séneuses ou fUhles,
m'empêchent de penser à toi ... à vous tous! CJest
assez, c'est trop qu'il ne me reste qu'à peine le
temps de te le dire!
« Croirais-tu que je n'ai pas encore eu le courage de pénétrer dans notre appartement? Il me
semble que revoir ces pauvres chères choses me
sera si affreusement pénible ... Il faudra bien cependant que je me décide, un de ces jours à
accomplir ce douloureux pèlerinage. C'est à l'i~
pression dJeffroi que me cause la pensée de rentrer dans ce logis où maman est morte, qu'on doit
de m'avoir vue si aisément renoncer à mon intention de vivre chez moi.
« J'ajoute que je ne puis que me louer de la
vie qui m'est faite ici, des attentions incessantes
dont je suis entourée. Alors que c'est moi qui, en
bonne conscience, aurais à me faire pardonner, on
dirait que ce sont eux qui cherchent à réparer un
tort envers moi. Ils sont vraiment très bons tous
les deux et j'ai un peu de honte d'avoir si mal
jugé ma tante. J'ai dû leur faire beaucoup de
peIne ... Mais, Conchita chérie, je ne puis rien
regretter, puisque, sans les soupçons qUl m'ont si
bien couduite à la révolte ouverte, je ne connaîtrais pas Hélanèse...
.
La même à la même.
« Que tu es étrange, petite Conchita r Je ne te
com prends pas ... Tu m'écris une lettre désespérée
pleine de sous-en1endus, de méfiances, de repo~
ches dé~uls.
« Qu ai-je à me reprocher, sinon les longs
alors que j'avais juré de
silences qui t'in~ge,
t'écrire tous les Jours?
« Ma pauvre .chère ~lie,.
quand j'ai fait cette
imprudente promesse, J aValS complètement oublié dans la douce paix d'Hélanèse, la vie de fièvre
�•
AU DELA DES MONTS
117
qu'on mène à Paris, même lorsqu'un grand deuil
vous tient éloigné des fêles mondaines. Tu prétends
que je pourrais t'écrire le soir, ne fût-ce qu'en
style petit nègre, le bilan de ma journée. Mais, ma
chérie, les soirs où nous n'avons pas deux ou trois
amis à dlner (ce qui est rare), il vient toujours
quelques joueurs de bridge. Ma tante est une
joueuse enragée: moi-même je me laisse gagner
par la bridgeomanie qui sévit en cet instant. Il y a
aussi des « Bridges)) chez des amis où je vais c'est absolument intime - et j'oubliais les conférences et les concerts graves que mon deuil ne me
défend pas. Quand je rentre chez moi, il est toujours plus de minuit. .. Alors, si mes pensées
s'envorent vers vous je n'ai plus le courage de les
traduire en phrases précises sur du papier.
\( Pourquoi me reprocher un genre de vie qui me plaIt, j'en conviens, - mais que je ne
pourrais modifier, même si j'en avais le désir? Tu
deviens injuste, Conchita ... Il est vrai que tu as
toujours ét~
un peu de parti pris ... »
La même à la même.
« - Bien! maintenant tu ne m'écris plus!
Comme tu es méchante! et tu n'as rien à faire du
matin au soir! vous m'oubliez donc à Bélanèse? ..
Je parlais ces jours-ci d'y retourner: y serais-je
bien reçue? Ton silence m'en ferait presque douter, si je ne savais qu'avec ton bon cœur tu as une
très mauvaise tête ..• Certainement, tu me boudes;
j'ai dû commettre, sans m'en douter, un affreux
crime de lèse-Conchita.
« Oui, je parlais de retourner près de vous ces
jours-ci pour passer à Hélanèse les deux mois
d'été. Nous voici en juin: que ce doit être beau et
joli chez vous III y a vraiment des jours où j'ai la
nostalgie de votre mer ... de ton rocher, ma petite
ter~s
où don ~osé,
sauvage ... de la chère viel~
assis sur les balustres de perre, Joue de la gUItare
en chantant. Et le grand salon aux belles tapisseries où la bonne « tante Rosita» prétend mourir
de peur à la nuit tombée ... et l'échauguette où
revient Dame Isabelle en robe couleur d'espérance ... quanù reverrai-je tout cela?
�118
AU DELA DES MONTS
« Mais il paratt que l'œil du maître est nécessairc là-bas, dans la terre que je possède en Normandie. Il ya des fermages à recevoir, des bâtiments à relever, je ne sais quoi. Je n'y entends
rien, comme bien tu penses! c'est mon oncle qui
va décider de tout cela, et René me rendra le service de surveiller les travaux, cela l'occupera.
« Il est. d'ailleurs .l'0bligeance même et désireux d'agir avec mOl en Don camarade, en ami
dévoué.
'1 Après un peu de gêne à nos premiers revoirs
il est redevenu très gentil, comme autrefois, avant
cette histoire de mariage. Maintenant il a l'air
consolé, et je crois que la moindre allusion à ce
fâcheux projet lui serait autant qu'à moi désagréable.
( Enfin, il va donc employer le temps de ses
vacances à mon service; et, comme il n'y' a pas de
maison d'habitation à la ferme, que, d'alllcurs, en
pleme campagne, ma tante mourrait d'ennui il
est convenu qu'on passera l'été à Trouville qui
n'est pas très éloigné. René ira et viendra.
« Je ne puis refuser de res ter là avec mon oncle
et ma tante, qui se fixent à Trouville uniquement
à cause de moi, au lieu d'aller en Ecosse, ainsi
qu'i.ls en avaient, paraît-il, formé le projet. J'atten_
drai ùonc, pour retourner à HéJanèse, le mois
d'octobre, SI vous v01:llez encore ~e
recevoir à ce
moment-là, MademOiselle Concluta Capricieuse. »
La même à la même.
Enfin, vous daignez m'écrire, senorita! Savezque j'~Jlais
me fâcher p"0u~
d~
bon ? •• J'en
ai bien enVie encore ..• 'Su.m e~ns,
c est vrai; mais
un~
cour.te lettre o~
) al peme à retrouver ma
pellte aml~
... Conchlta, est-ce que tu ne m'aimes
plus? A-t-Il suffi que nous soyons séparées pour
ne plus nous c~mpren.d?
Pourquoi m'écris-tu,
sur un ton de ,cerémome, des phrases compassées
et une lettre S1 brève, où tu ne me parles de rien
ni cie personne L. Ne sois pas désagréable Con~
chita, donne-moi .des nouvelles de ceux q~i
t'entourent ... Mon DIeu, comme tu es méchante 1 »
(1
V~)l
•
�AU DELA DES MONTS
119
XXI
Incertitudes
Journal de Simone.
Je viens de relire ce journal, commencé à Héla~
nèse et que je n'ai pas eu le loisir de reprendre
depuis mon retour à Paris.
Hélanèse ... la Dame verte ... la procession du
Vendredi-Saint ... ! Don José ...
Ah! les chères heures passées là-bas, quand les
reverrai-je?
Notre Prince n'a-t-il pas compris la gravité des
paroles prononcées comme il les prononça, à
l'instant moubliabJement triste où je lui dis adieu?
J'ai là, sous mes yeux, l'aquarelle inachevée ...
~t
je me souviens...
.
« Si un jour vous perdiez le désir de revenir ici,
renvoyez-moi ce feuillet, je comprendrai et conserverai cette peinture, inachevée comme le sera
mon rève. »
Voilà ce que m'a dit José. Etait-ce un jeu? Des
semaines, des mois ont passé et José n'a point
cherché à se rapprocher de moi ... Je pensais qu'il
comprendrait mieux mon conseil, qu'il viendrait
à Paris, lutter, comme d'autres onl lutté pour la
conquête de la renommée, pour la conquête d'un
peu de cet or· sans lequel son orgueil refuse
d'accepter le bonheur ... Mais non! Il reste enseveli dans un lointain isolement. Croil-il donc que
le succès ira au-devant de lui 1
Et voici que sa sœur. semble se détacher de
moi! Conchita me soupçonne-t-elle d'oubli ou
m'en veut-elle parce que, ayant conquis le cœUr
de son frère, le n'ai pas su le contraindre à vaincre
sa fierté 1... Mais je l'admire, cette ombrageuse
fierté, même alors que j'en sou[rc.
José moins farouchement orgueilleux ne serait
plus José.
Le changement de Conchila, peut-être, a une
autre cause. J'en viens partois à me demander si
son frère, repris par le calme monotone de sa vie,
ne regrette pas d'avoir rêvé une heure, et si ce n'est
�120
AU DELA DES MONTS
pas José qui dicte à sa sœur cette étrange attitude ... Veut-il ainsi me détacher de lui?
Cette incertitude m'est si torturante que j'ai été
parfois tentée de me confier à Conchita, de la
supplier d'être sincère. Mais je n'ai point osé !. ..
Moi aussi je suis orgueilleuse et je ne veux pas, si
je suis seule à me souvenir, qu'il le sache.
Dans une de ses premières lellres, Conchita a
fait allusion au roman que, certainement eJle a
deviné - sans doute J)révu. - J'aurais dû
répondre, tout avouer... e ne l'ai pas fait. Je ne
saIS quelle absurde et fausse honte m'a retenue.
Conchita a pu prendre mon silence pour de la défiance ou pour un désaveu de ce passé d'hier!
Une gêne s'est glissée entre nous, qu'augmente
chacune de nos lettres et je le sens si bien, que je
n'ose plus lui écrire! Nous qui, à Varancillo,
n'avions qu'un cœur, mêlions nos pensées dans
une constaLlle et absolue confiance, nous voici
redevenues l'une à l'autre étrangères.
J'en souffre à un point que je ne puis dire,
lorsque rien ne vient m'en distraire.
Mais je n'ai pas beaucoup de temps pour me
replier sur moi-même; on dirait que ma tante a
pns à tâche de m'étourdir ... Il ne me reste pas
une demi-heure dans nos journées si remplies et je
m'imagine q.u'à Trouville, où nous irons dans les
premiers jours de juillet, je n'aurai guère plus de
loisirs. Mon deuil m'interdit le Casino j mais nous
serons entourés de personnes de connaissance et
entrainés d.ans des parties soi-disant inLÏmes. Puis
nous aurons une auto; René s'en servira pou;
aller à la ferme et nous ferons de grandes excursions. J'adore aller très vite! et le petit serrement
de cœur peureux que je ressens alors ne fail que
rendre plus vif mon }?laisir. René est un très
humbleD;lentque
remarquable chaui.'fem;; Ilconfe~s
c'est le seul emplOI qu Il rempltraIt tout à fait bien.
Pauvre René 1 Quel détestable mari ce serait·
mais comme ilpeutêtre gentil et amusant camarade i
Je crains bIen que ma tante n'ait encore des
déboires avec ce terrible garçon: il ne cesse de
gémir sur la vie qu'il mène .depuis son entrée au
ministère; et, malgré les objurgations de sa mère
et les encouragements de mon oncle, il est facile
de prévoir l'instant où ce grand fou jettera, comme •
�AU DELA DES
MONTS
121
il le dit, le manche après la cognée et renoncera à
lutter contre « l'évidente mauvaise volonté de ses
chefs et le parti pris désobligeant de ses collègues ». (C'est toujours René qui parle.)
Pauvre tante Marianne!
· Le. .professeur
. . . .de .chant
. . . . . . . . .
s'étant fait excuser,
Simone profitait de ce loisir inespéré pour relire
son i.ournal et griffonner q uelq.ues pages. Elle venait
à peille de refermer son cahier lorsque Mme de
Saint-J unien fi t irruption dans sa chambre. Ses
yeux étaient rougis, ses lèvres tremblantes et, visiblement, elle luttait contre ses larmes.
- Mon Dieu! ... ma tante, qu'avez-vous?
- Je suis très malheureuse, O1on enfant, et très
découragée.
- René?
- Naturellement! oh! les enfants ... les fils 1
Mme de Saint-Junien se laissa tomber dans un
fauteuil et donna libre cours à ses pleurs.
Il fallait vraiment qu'elle fût bien troublée pour
laisser voir à Simone ce chagrin causé par René.
- Qu'a-t-il fait? demanda la jeune fille.
L'accent indigné de sa nièce fit s'apercevoir
Mme de Saint-Junien de la faute commise. A quoi
pensait-elle, en vérité, de venir se plaindre et accuser son fils devant Simone! Elle avait .cédé à un
malencontreux allendrissement, à un absurde
besoin d'être plainte et consolée. La question
de Simone l'a trouvée sans défense. Maintenant
il faut réparer) utiliser les événements subis' en
habile général, -tirer parti même des fautes c~m
mises - et donner à René l'occasion de se montrer
docile aux moindres désirs de Simone. Ainsi,
en un instant, Mme de Saint-Junien découvrit un
bon côté à son imprudence.
Séchant ses larmes, elle raconta comment, après
injystice,
un e,xaspérant passe-dro!t, une ~riante
Rene se déclarait cette fOlS très resolu à qUitter sa
place.
Il était bien excusable, le pauvre enfant! Une
nature si vive.! si spontanée 1. .. illui fallait un effort
continuel sur soi-même pour continuer un travail
monotone dans un milieu antipathique.
- Tu comprends, Simone, avec ses opinions,
ses principes, tu comprends ce que doit souffrir
�122
AU DELA DES MONTS
René en servant le gouvernement ... Tu me diras
qu'il aurait dû le prévoir avant d'accepter ... Pauvre
enfant! Il me savait désolée de son inaction, désireuse de lui voir une carrière ... J'aurais tant voulu
qu'il eû t un peu de patience encore! A la longue il
se serait accou tumé à tout entendre, tout su pporter
sans se gendarmer. Si j'avais été moins vive,
j'auraIs mieux su lui parler et serais arrivée à le
convaincre, à obtenir de lui la 'promesse de beaucoup de courage, de beaucoup de calme. Au lieu
de cela, j'ai manqué moi-même de patience ... je
l'ai heurté, je l'ai buté ... Une nature tellement
sensible, tellement impressionnable! Et maintenant
que faire?
Mme de Saint-Junien soupira.
Simone soupira aussi avec sympathie.
Il y eut un court 5ilence que Mme deSaint-Junien
rompit brusquement par une exclamation ql1l ressemblait - tant l'accent était vibrant - à une
invocation désespérée.
- Ah! si tu voulais ...
- Moi ... que puis-je?
.
- Parler à Repé ... Il t'écouterà, toi, Simone;
tu as toujours eu - sans t'en dQuter - une telle
influence sur lui 1... Je t'en prie, va Je trouver ... il
est encore au salon. Va, ma petite Simone! Dis-lui
en quel élat tu m'as vue ... Raisonne-le, fais appel
à son cœur ... Montre-lui combien tu estimes sa vie
occupée ... Dis-lui que l'oisiveté chez un homme
te semble méprisable.
- Mais, ma tante .. :
- Tu n'as pas le droit de me refuser, puisque tu
peux, avec un si petit effort, nous faire tant de bieu
à tous ...
- Et vous croyez qu'il m'écoutera?
- Essaye ...
- Je veux bien!
En tou te lemme il y a un apôtre. Et il n'est guère
de jeunes filles qui, à la place de celle-ci, n'eussent
été séduites par le rôle d'ange gardien dont on les
jugeait dignes.
"Simone, d'un air gravement ému, s'en fut au
salon rejoindre René.
Elle le trouva debout devant une finêtre ouverte,
regar?aut tomber la pluie qui, depuis le matin, ne
cessaIt pas.
�AU DELA DES MONTS
123
- Bonjour, René.
- Tiens, c'est vous ... Bonjour.
Une semblait pas le moinsdu monde bouleversé.
Levant l'épaule dans ,la direction de la , fenêtre, il
constata, la voix boudeuse:
- Quel sale temps, hein!
- Oui ... nous avons un été pluvieux.
- Il n'y a qu'une chose qUI me console de la
pluie, reprit René en s'accoudant sur l'appui de la
croisée, c'est de regarder patauger les gens...
Venez voir cette grosse dame! <;a devrait être
défendu de porter des jupes courtes quand on a
des pieds et des chevilles pareilles.
Simone s'accouda près de son cousin et, tout en
regardant distraitement la grosse dame qui oITensalt la vue du jeune homme par son manque
d'esthétique, elle se demandait comment aborder
le sujet épineux. Elle se décida pour la méthode
du droit au but.
- René, votre mère pleure à cause de vous.
- Allons, bon t Elle vous a dit ... que vous
a-t-elle dit?
- Que vous ne vouliez plus garder votre emploi.
Vous en êtes dégoûté, parait-i1.
- Jusqu'à l'écœurement! Ma mère devrait le
comprendre et ne pas, sans rien savoir, me soutenir
que je suis dans mon tort. J'ai tenté de lui faire
comprendre à quel point cette vie de bureau est
peu ce qui me convient; au lieu de m'écouter elle
s'est indignée, puis s'est mise à pleurer ... Des
larmes! voilà bien 1'argument féminin! un argument qui est une lâcheté.
- Oh! René!
- Oui, je le répète, une lâcheté ... ou, si vous
préférez, une arme déloyale. On peut discuter
une opinion, tenir tête à une volonté: que voulez- •
VOLIS qu'on fasse devant des larmes, sIDon céder
par pitié, ou se résigner à avoir mine de bourreau
en n'en tenant pas compte?
- Vous avez choisi ce dernier parti , il me sembte 1
Avoir mine de bourreau ne vous épouvante pas ...
- Ma petite Simone, dites-moi tout franchement
où vous en voulez venir.
- A obtenir de vous la promesse de ne pas faire
un coup de tête, la promesse de ne pas abandonner,
dès les premiers pas, votre carrière.
�124
AU DELA DES MONTS
- Oh! appeler carrière un emploi dans un
ministère!
- Mettons .•. vos occupations.
- C'est que j'en trouverais beaucoup d'autres
plus agréables, des occupations. Ainsi, en ce
moment je devrais être en train de remuer de
vagues paperasses ... Croyez-vous que je n'aime
pas cent fOIs mieux employer mon temps à regarder
votre profil... tenez, comme ça ... Même un peu
boudeur, votre profil est charmant, Simone ... et la
barbiche de notre sous-chef me semble, de beaucoup, moins agréable à contempler.
- Ne dites pas de folies, René. Je suis très
sérieuse. Ma tante a de la peine à cause de vous et
c'est très mal de la chagriner.
- Pourquoi se chagrine-t-eIJe de si peu?
- Vous appelez si peu la perspective de vous
voir retomber dans votre existence oisive... si
dangereuse?
René Bertin se mit à rire.
- Grands dieux! ma chère Simone, que savezvous du danger que peut avoir l'oisiveté pour un
jeune homme?
Simone devint très rouge et, impatiemment,
frappa du pied.
- Je n'aime pas qu'on se moque de moi, fit-elle.
Je ne suis plus une enfant et je comprends bien
des choses. Je comprends surtout que j'ai eu tort
de vouloir vous faire de la morale . D'ailleurs, ce
que vous faites ne me regarde pas.
- Simone, vous êtes fâchée? Simone!
Elle s'écarta sans répondre. L'apôtre, déçue,
abandonnait une conversion trop difficile.
- Ecoutez-moi! implora René Bertin.
II prit la main de la jeune fille, la conduisit à un
fauteuil et s'assit en face d'elle.
- Je vous demande pardon si je vous ai fait de
la peine, ce n'était pas mon intention. Que voulezvous? Que je garde.ma situation? Que je temp~is
mes mgrates fonctIOns avec un zèle exemplaire?
Que je sois le parangon des employés de ministère ? .. Si vous le désirez, Simone, cela sera . Vous
savez bien que je ferais tout - et plus encore! pou~
vous être agréable, pour mériter d'être moins
mal Jugé par vous ...
Il y avait dans les paroles de René un mélangE;
�AU DELA DES MONTS
125
de sincérité et d'ironie qui déconcertait la jeune
fille.
- Je pense, fit-elle, que vous continuez à vous
moquer de moi.
- Je ne me moque pas, Simone. La vérité, la
vraie vérité, comme disent les enfants, c'est que si
je ne sais que faire de moi-mème, si je suis dégoûté
de tout effort, c'est de votre faute.
- Ma faute!
- J'avais un but, une espérance, une raison de
vivre, vous avez brisé tout cela.
- René!
- Ah! vous m'entendrez .. . tant pis, vous l'aurez
voulu! Pourquoi repoussez-vous avec horreur
l'idée d'être ma femme? Pourquoi n'avez-vous
aucune pitié du ch agrin que vous m e faites? ••
Oh! je sais votre pensée: vous m'accusez de ne
vouloir de vous que votre fortune .. . Eh bien, si
jamais cela a été vrai, cela ne l'est plus. Je vous
aime à présent, Simone je suis bête comme un
héros de roman" voilà
et j'ai beaucoup de
chagrin...
..- Oh! René, dit gravement Simone, comme ma
tante serait fâchée de m'avoir envoyée vers vous,
s~ el!e savait que vous en profitez pour me parler
a111sl!
- En êtes-vous sûre? milla le jeune homme.
Il se reprit devant le regard indigné de sa cousine:
- Pourquoi ma mère se fâcherait-elle de ma
sincérité et qu'y a-t-il d'offensant poura vous dans
mes Earoles '?
- Elles ne m'ofrensent pas, elles m'attristent.
J'espérais que vous auriez oublié ce .. . projet tout
à faIt impossible à réaliser.
- Impossible? .. Parce que je n'ai pas d'argent ...
Elle l'arrêta d'un geste de protestation:
- Vous me connaissez maT. Si j'avais pour vous
l'affection que vous dites avoir pour moi, je m'inquiéterais peu du chiffre de votre fortune.
Il perçait un inconscient dédain en la réponse de
Simone.
René se mordit la lèvre.
Au fond de son cœur égoïste et jouisseur, la
« petite fleur blell,e » avait tenté d'écl?re ; de puis le
retour de sa cousme, voyant presque Journellement
la jeune fille, il s'était mis vraiment à l'aimer.
i...
�120
AU DELA DES MONTS
Il ne songeait plus seulement à sa dot en rêvant
de conquérir Simone, et c'est pourquoi l'accent de
celle-ci le blessa cruellement.
Aussitôt, il crut la haïr, et, aveuglé par une de
ces colères soudaines dont s'eITrayait Mme de SaintJunien, il chercha comment la blesser à son tour
et la faire souŒrir.
- Vous ne m'aimez pas, rarbleu ! la place est
prise. Croyez-vous que je n ai fas deviné ce qui
vous retenait en Espagne ? .. Ah. ils ont joué serré,
là-bas !. .. A-t-on bien su vous circonvenir, vous
aveugler! Votre argent, que vous m'avez accusé
de convoiter, leur a paru bon à prendre.
Simone s'était levée. Très droite, les yeux agrandis d'horreur, elle écoutait René Bertin insulter
José.
René ne la regardait pas. Le front dans ses
mains, il continuait, furieux, impitoyable, son
réquisitoire contre le rival lointain.
- Taisez-vous! dit rudement Simone; vous êtes
un malheureux!
Alors il leva les yeux et il eut honte de son
em portement.
- Oh! Simone, pardonnez-moi! pardonnezmoi ... je suis fou ... Simone ... je ferai ce que vous
voudrez ... tout ce que vous voudrez l El jamais
plus, jamais je ne vous reparlerai de moi ni ... de
l'autre!
Elle ne répondit rien, échappa à la main qui tentait de·la retenir et quitta le salon.
Elle rejoignit Mme de Saint-Junien dans Sa
chambre.
- Eh bien ... as-tu obtenu?
Mais, devant le visage altéré de la jeune fille,
Marianne s'effraya:
.
.
- Que vous êtes-vous clIt, mon Dieu?
- Allez trouver René, ma tante, il vous l'apprendra.
Et, tandis que la pauvre Mme de Saint-Junien,
épouvantée, courait interroger son fils, Simone
s'enferma à clef. Elle voulait être seule pour pleurer,
pour s'indigner, pour réfléchir.
�AU DELA DES MONTS
12 7
XXII
Armistice.
Personne ne vint troubler les réflexions de
Simone. Elle entendit René partir; quelques instants plus tard, la porte d'entrée fut encore ouverte:
Mille dc Saint-Junien sortait à son tour, sans avoir
pénétré chez sa nièce.
Celle-ci se demandait ce qu'clle en devait COIlclure. Sa tante donnait-elle raison à René?
Plusieurs fois elle avait été sur le point d'avouer
à M. de Saint-Junien le roman ébauché à Hélanèse·
mais si une opposition devait s'élcver, à quoi bo~
entr~
en lutte si longtemps. ~Javnce
'/ ~orsue
José fera une démarche défimlIve, alors Ils affirmeront leur ,:olonté d'être heurel:x l'un )?ar l'a71r~.
DevantlesJlencededonJosé, Sunones estréJoule
de n'avoir point trahi leur secret ..• E.llc ne veut
pas croire encore qu'il l'ait oubliée; malS son cœur
se serre à la pensée que, peut-être, découragé de
travailler pour la ménter, persuadé que son succès
n'eITacera pas assez la diflérence des fortunes, il se
retire et se résigne, l'aimant toujours, toujours
orgueilleux. Quelle humiliation ce serail pour
Simone d'avoir confié un rêve qu'c1le serait scule
à poursuivre!
.
Aujourd'hui, cepcn,dant, elle ne peul plus fairc
mystère de ses proJets. Pour que René se soit pcrmis de lui parler comme il l'a fait de don José il
faut que Mme de Saint-Junicn, sans en avoir rien
dit à sa nièce, ait conçu dcs Soupçons . Simone a
bien remarqué comme, après l'expansion des
premiers jours, sa tante a cessé de parler d'IIélanèse, délourné au besoin la conversation lorsque
la jeune fille rappelait un souvenir d'Espagne.
I1Jui apparaH clairement que la mère de René
n~
pas craint de faire part à celui-ci de ses suppoSillons.
Avec son oncle, aussi, on a dei discuter sur le
danger passé, prendre ~les
mesures peut-être pour
écartcr le dangcr à velllr.
Simone juge qu'il y aurait à présent de la lâcheté
de sa part à ne point proclamer la promesse faite
tt José.
�12~
AU DELA DES MONn
Mais, en somme, qu'a-t-elle promis et que lui
a-t-on promis ? .. Aucune parole précise ne les lie
l'un à l'autre. Un regard, un accent a suffi pour
qu'ils se comprennent et qu'ils s'engagent. Mais
comment décrire, comment prouver cet engagement à des confidents hostiles?
Et tant de jours ont passés depuis la dernière
lettre de Conchita! On lui opposera certainement
ce silence comme une preuve d'oubli.
N'importe 1 Simone est résolue à une entière
franchise lorsque, au soir tombant, elle quitte
enfin sa chambre pour se rendre dans le bureau
de son oncle, où M. de Saint-Junien vient de
rentrer.
Dans la pénombre, il va et vient, les bras
croisés, le front penché, visiblement en proie à de
fâcheuses - ou tout au moins laborieuses réflexions.
Il accueillit sa nièce avec un mélange de satisfaction et d'ennui. Sans lui laisser Je temps d'ouvrir
les hostilités, il entra dans le vif de la question.
Il dit comment, après avoir sévèrement reproché
à son fils l'inconvenance de son atti tude vis-à-vis
de Simone, Mme de Saint-Junien, sans chercher
à revoir la jeune fille, s'est fait conduire au bureau
de M. de Saint-Junien. Il [allai tun motif très grave
pour autoriser Marianne à venir relancer S011 mari
sur un terrain réservé aux relations d'aITaires.
L'oncle de Simone reconnaissait que le fail avait
son importance.
Il était déplorable que René Bertin eût osé
pareille incorrection; sa mère ne s'en pouvait
consoler.
Arrivé à cette partie de son discours, M. de SaintJunien s'interrompit pour faire asseoir sa nièce,
qui l'avait écouté debout. Lui-même, après avoir
fermé soigneusement les persiennes, afin de se
mettre à l'abri des regards curieux, tourna les
interrupteurs qui allumèrent la lampe posée sur le
bureau et des ampoules dans les corniches. Après
quoi, il prit place en son fauteuil, et un peu
renversé en arrière, les mains jetées sur la table, il
reprit:
- Il est absolument fâcheux que le nom de
don José ait été prononcé - de celte façon - par
René: mais celte incartade a cependant un bon
�AU DELA DES MONTS
129
côté que ta tante et moi sommes obligés de reCOnllaitre. Elle nous amène à éclaircir un doute qui,
je te l'avoue, ma chère enfan t, nous a souvent
tourmentés. Ta tante s'est refusée jusqu'ici à te
questionner sur ce sujet. Aujourd'hui encore elle
juge préférable que ce soit moi - moi) le frère de
10n J'auvre père - qui t'interroge.
« Simone, réponds-moi en toute sincérité. Le
frère de ton amie a-t-il cherché à profiter de la
façon romanesque dont vous vous êtes connus
pour frapper ton imagination et te mettre en tête
des choses ... absurdes?
Pendant que son oncle parlait} ,Simone avait
reconquis tout son, calme; et le ~slbe
~mbars
de M. de Sain-Jul1len, par OpposItIOn, lUI donnait
une tranquille aisance.
- Mon cher oncle, je comprends vot~e
inquiétude. Mais, rassurez-vous: don José est Il1capable
d'avoir « cherché à profiter )) de ce que vous
appelez une situation romanesque; il s'est toujours
montré parfaitement correct et réservé. C'est un
vrai grand seigneur, dont j'apprécie mieux encore
la délicatesse, en comparaison de l'offensante
rudesse de quelques-uns.
Le pluriel ne pouvait tromper M. de SaintJunien; il ne chercha point à défendre son beaufils et il eut un hochement de tête qui abandonnait
René à la sévérité d'un jugement trop mérité.
- Je suis heureux, ma chère _petite, de te
l'entendre dire. Me voilà rassuré. Pardonne-moi
de t'avoir crue capable d'un déraisonnable engouement.
- Vous me comprenez mal, mon oncle. J'ai dit
que don José s'est toujours montré correctement '
réservé. Mais celte correction même me l'a rendu
plus sympathique. Il est très réel que je me suis
profondément attachée à lui et ...
- Tu le lui as laissé voir 1 s'écria M. de SaintJunien.
- J'ai tenu à le lui faire comprendre.
- Mais c'est tout bonnement ... tout bonnement ...
M. de Saint-Junien, faute de trouver le mot
juste pour exprimer son indignation, laissa en
suspens sa rhrase . et s~upi:a
: I( C'est pire que ce
que je cr<5vals ... Quels mtngants 1»
5
�130
AU DELA DES' MONTS
Le visage de Simone s'empourpra.
- Pardon, mon onde, je vous supplie de ne
pas vous montrel' illju,ste... de ne point accuser
sans raison des personnes dont l'atIection m'est
très précieuse.
,
- Oui, oui, évidemmenf, ê.videmment ...
M. de Saint-Junien répondait à ses pensé~
plutôt qu'à la protestation de sa nièce.
Srffionè poursuivit, s'efforçant de demeurer
calme.
- Je prévoyais que d'abord VONS seriez mécoIl'tent.
- D'abord et toujl!)urs. Je ne prêterai pas les
mains à une tdle folie. Les JIélanèse n'ont am:une
fortune.
- Ils son t très pauvres, appuya Simone.; mais
que m'iu:porte! J'ai assez d'arK€nt pour deu:,.
- Mats pas pOUiF' quatre ... Vas-tu accepter la
charge de la vieille (anle et de la sœur?
- Elles ne seraient pojot une charge pour moi
qui les aime. D'ailreurs, la ",ie à He1anèse est peu
coüteuse, et il y a: pÈace pour tous, dans la vievl1e
grande maison.
- Allons, tout est réglé, tout est prévu ... On
~a
bieh fait la leçon, et (u n"as pas compris où ces
gens voulaient t'amener! Quelle prQie facile pour
eux! ... Mais je saurai t'empêcher de tomber entre:
leurs mains ...
- Vous n'empêchereZ' rien, maIl onde, e-t '"ous
ne voudrez pas me pousser à V0US désobéir, parce
que vous m'aimez bien et que vous voulez mon
bonheur.
- Ton bonhelIf, pauvre enfant! Crois-tu pouvoir me persuader qtu'il est dans ce ridicule marrage? COl1men~
toi, toi, Srmone, siJ bien faite
pour la vie mondaine, infetligente et mouvementée, si je puis dire, de Paris, tv. abandonnerais
toutes tes relations pour t'enterrer dams les n~ies
d'lIé 1asène?
- Je viendrais souvent à Paris ... et d'ameurs
Hélanèse cesserait d'èfre one ruine.
- Ah çà... te crois-tu en possession des tréSO-fS de l'Inde? ... Mais fa fortune presque enuière
s'engouffrerait à Hélélnèse.
•
nécessaire.
- Nons ne ferions que stric~menl
- « Nous! » Il Nous [erions! » C>es1 char-
�AU DELA DES MONTS
131
mant !... En vérité ... je lll;e demande pourquoi tu
tardes encore ... pourquoI tu es revenue ... comment tu as pu consentu' à reculer cette heureuse
union, si bien, si irrévocablement décidée ... il fallait qu'ils fussent tout à fait sûrs de te tenir pour
avoir consenti à te laisser t'éloigner.
- Mon oncle, vous regretterez votre parti pris
quand vous saurez mieux ... quand vous comprendrez ...
- C'est toi gui ~e. comprends pas qu'on s'est
joué de ta ... SIlUphClté. Ah! ton amie Conchita
est une fine mouche.
- Conchila ignore que don José et moi nous
soyons engagés.
.,
- Tu crois ça! fi t Irol1lquement M. de SaintJunien.
Simone, très rouge tout à l'heure, est devenue
très pâle. Elle lutte contre les larmes. Il lui est
horriblement douloureux d'entendre ainsi mépriser ceux qu'elle aime. Par un grand effort, elle
parvient à rester mallresse d'elle-môme.
- Mon oncle, voulez-vous me laisser vous
dire comment don José et moi nous nous sommes
promis ... nous sommes avoué ...
M. de Saint-Junien s'accouda sur son bureau.
De la main droite, entre deux doigts, il faisait balancer un porte-plume qui, à petits coups secs,
frappant sur le buvard, Jouait une marche énervante. De la main gauche, M. de Saint-Junien
voilait son front; toute son attitude montrait qu'il
se so.umettait. à écouter une confidence oiseuse,
parfaItement lllcapable d'ébranler sa conviction.
Simone ne se laissa pas décourager. Elle dit
comment, le jour même de son départd'Hélanèse,
elle avait obtenu de don José qu'il se trahit enfin.
- Oui, obtenu. Je l'avoue franchement, j'ai
voulu connallre les sentiments de José. Lui n'en
voulait rien laisser paraître parce que, justement,
cette fortune, que vous l'accusez de convoi ter,
l'éloignait de moi.
- Très fort, murmura M. de Saint-Junien.
- Vous pensez que son hésitation était un
calcul de plus?
M. de Saint-Junien releva la tête et regarda sa
nièce droit dans les yeux.
- J'en suis convaincu, mon enfant.
�132
AU DELA DES MONTS
- Vous n'êtes cependant pas méchant, mon
oncle ...
- Non, j'ai seulement usé au frottement de
mes semblables ma confiance en Jeur désintéressement. Enfin, tu as promis à ce jeune homme de
l'épouser?
- Il ne me l'a pas demandé, avoua sincèrement Simone.
Le visage de M. de Saint-Jllnien exprima le
plus complet ahurissement.
- Alors, qu'est-ce que tu me racontes ? .. Je
ne comprends plus ...
- Vous ne me laissez pas bien vous expliq uer ...
Tenez, je vais vous répéter mot à mot ce que
nous nous sommes tlit ..• C'était près de la mer. ..
José peignai l. .,
Mot pour mot, en effet, Simone répéta le bref
entretien qu'elle a cru décisif. Mais elle ne peut
traduire l'expression de José, son regard, son
accent; elle ne peut surtout faire ressortir l'ambiance de cette heure délicieusement triste et douce
où son cœur s'est senti près du cœur de José.
Elle-même s'étonna de ne plus trouver aux mots
répétés la signification qu'ils eurent d'abord. Elle
s'en irrite, ene s'en inquiète, et la phrase moqueuse
que lui répond son oncle lui paraît justifiée. Pour
un peu, elle aussi, tristement la prononcerait:
- Et c'est tout ça?
- C'est suffisant, mon oncle, pour que je me
croie liée.
- Je pense que don José n'a pas celle impression ... Depuis ton départ, a-t-il directement, ou
par l'intermédiaire de sa sœur, rappelé ce que tu
veux bien prendre pour une déclaration?
- Non, je vous le répète, Conchita n'a pas
reçu mes confldences, et je ne crois pas que son
frère lui ait rien dit de nos projets.
- Conchita t'écrit très souvent?
- Moins souvent que je le voudrais. Etant très
occupée, je n'ai guère le temps de répondre assez
longuement, et alors ...
- Oui, oui, je comprends ... je comprends très
petite ~nfat,
j'ai. peur que t~ sois seule
bien ... M~
à avoir prIS au sérieux cette ldylle. J'étalS, en effet,
injuste· tout à l'heure. Si ce jeune homme avait
songé à réaliser, en t'épousant, le « beau ma-
�AU DELA DES
MONTS
133
riage n, il aurait poursuivi son projet avec plus
d'acharncmen t; il trouverai t moyen, certainement,
de se rapprocher de toi, ou, du moins, de forcer
ta I;'ensée à s'occuper de hiÏ. Au lieu de cela, il se
retire fièrement sous sa tente •.. comme Achille •.•
C'est l~arfit.
..
- Ce que vous dites, mon oncle, me ferait plus
de peine encore que de vous entendre juger mal
José, si je n'étais ab~olument
sûre que vous vous
trompez. Il y a, att silence de don Hélanèse, une
explication à laquelle vous ne songez pas et' qui
cependant doit être la bonne.
- Voyons?
- Don José, qui a compris ma pensée lorsque
je lui disais de se faire un nom comme peintre,
attend d'avoir obtenu un éclatant succès pour se
rapprocher de moi.
- Ah! ma pauvre enfant, ma pauvre enfant!
Mais c'est tout simplement absurde ce que tu supposes là!. .. Comment! tu crois que ce malheureux
garçon, s'i l t'aime vraiment, ri!:>quera, en lanternant, de se laisser oublier ... de donner à un autre
le temps d'effacer en un cœur de jeune fille c'est-à-dire le plus mouvanl des terr;ains - jusqu'à la trace de son n0111 ... et cela, pour courir
après un succès des plus aléatoires, un triomphe
illusoire, une chimère enfin 1... .
- Mon oncle, j'ignore ce gui vous donne à
penser que les cœurs de jeunes filles sont du sable
mouvant. J'ai la prétention, si telle est la règle
d'être une heureuse exception.
'
- On croit ça, fit doucement M. de SaintJunien.
- Vous le verrez.
- Tu veux dire que tu attendras indéfiniment
le bon plaisir de don José ... Et s'il t'oublie? .•
- Il ne m'oubliera pas.
- Admets-en la possibilité?
-:- J'attendrai la preuve de cet oubli pour y
croIre.
- Bon! Enfin, tu n'as pas l'intention de relancer don José, de lui faire savoir que tu es prête à
l'épouser quand il voudra, qu'il soit couvert de
gloire ou parfaitement illconnu, sur la voie de la
richesse ou l:ési.rné à demeurer gueux? •• Que
comptes-tu faire.
•
�134
AU DELA DES MONTS
Rien.
- Ah!
- Rien. J'attendrai. Mais je veux qu'on sache
.que je me considère comme fiancée et qu'on ne
cherche pas à me détourner de ce que je crois être
le bonheur.
•
- Qui ça, 011, ma petite Simone? Ta tante et
moi, je pense? Car tu ne veux probablement pas
à son de trompe ton mariage,
que nous ano~is
avec un monsieur qui n'a point encore demandè
ta main.
- Vous vous moquez de moi: vous savez très
bien ce que je veux dire.
- Te plait-il que nous passions un pacte?
- Voyons ce pacte, mon oncle?
- VOici Je moment de quitler Paris qui approche. Nous allons passer deux mois à Trouville,
deux mois très agréables, tu verras. Je te propose, durant ce laps de temps, de ne plus nous
occuper de don José ...
- Ni de personne autre.
- Naturellement. Le sujet brillant du mariage
sera écarté. Tu pardonneras il ce malheureux René
ses propos fâcheux, tu tâcheras même de les oublier.
De son côté, il sera Je compagnon respectueux,
discret, complaisant que doit être un cousin pour
sa cousine, sans jamais faire allusion à des espérancas qu'il ne te plait pas d'accueillir . ..
Je crois que ta pauvre tante sera très heureuse
si tu veux bien ne pas lui rappeler la scène d'aujourd'hui .
.. .Laissons le temps faire :son œuvre, en apaisant et éclairant les esprits.
René s'est engagé à sure?i~
ju~,q'a
mois
d'octobre à sa regrettable déCISIon, J espère qu'il
reprendra courageusement, à la rentrée, son collier de misère.
- En octobre, mon oncle, j'ai promis d'aller
à Hélanèse.
- Ah 1 Eh bien! de ce voyage non plus il ne
_ _ ~audr
poinl pélrler, afin de rester dans nos conventions. Les acceptes-tu?
. - Pourquoi pas, mon oncle, elles ne changent
nen à ce CJ.ui est.
�AU DELA DES MONTS
135
XXI1I
Comment se raconte l'histoire.
Journal de Simone.
JuiJ[et.
Lorsque mon oncle m'a proposé ce qu'il appene voyant
lail un pacte ~e silenfe, j'ai ~cepté,
pas trop à quoI cela m engageait.
En efret, nous sommes au même point que la
veille: ni plus ni moi.ns séparée de don José, ma
volonté demeure pareille.
Je n'ai pas tardé à m'apercevoir de ceque cachait
celle trêve.
Dès notre arrivée à Trouville j'ai compris que
tout allait être mis en œuvre pour me détacher de
José. Mon deuil, encore sévère cependant, ne
m'interdit pas les réunions en plein air. Et ~e ne
sont que parties de tennis, bateau, aulo, plqueniques, tout cela « entre intimes ». Mais les intimes de ma tante sont légion, par la raison préci~
sément qu'elle n'a de vraie intimité avec personne.
Des relations, des relations, to.ujours! Des amis? ..
J'ai retrouvé, avec le plus grand plaisir, quelques jeunes filles que je voyais autrefois. Toutes
sont charmantes pour moi et j'ai commis la grande
faute de l'écrire à Conchila! EUe ne m'a pas répondu ... elle est jalouse 1
René cherche à se faire pardonner; il est hUIl1ble, soumis, discret, comme l'avait promis son
beau-père. Toutes les jeunes filles raffolent de lui
ce qui l'excuse d'être fat.
'
Août.
·Voilà pl us d'un mois que nouS sommes à Trouville et je n'ai ajouté à ce pauvre journal que quelques lignes. Il semble que le temps ici s'écoule '
plus vile qu'à, Paris.
J'ai de nouveau écrit à Conchita. Elle ne tue répond pas. Mon Dieu! que se passe-t-il là- bas?
Nous avons dans notre bande une nouvelle
recrue: le baron. Gaëtan de Fort-Moustier. De
très vieille famille, charmant de sa personne, avec
un nom moyenâgeux, il est le point de mire de
�136
AU DELA DES MONTS
toutes les jeunes filles, et les mères en quête d'un
gendre sont aux petits soins pour lui.
Nous avons été tout Je suite très bons amis et,
très vite, il m'a honorée d'une préférence qui a
fai t bien des jalouses.
, Mon oncle a peine à cacher le plaisir que lui
causcnt les attentions dont m'entoure le baron. Je
lis clair~ment
dans la pensée de ce bon oncle: il se
dit que le souvenirde don José aura du mal à lutter
contre la présence de ce beau, élégant et vraiment
séduisant garçon. Comme il se trompe! Je ne me
laisserai point détacher de mon ami lointain ...
Mais il est certain que si je ne connaissais pas
José, j'aimerais Gaëtan ...
Ma tante éprouve une satisfaction moins franche que celle de mon oncle. Elle ne peut, j'imagine, se consoler de me voir refuser son fi Is et
survcille mélancoliquement le jeu de M. de FortMoustier.
Quant à René, il n'a jamais fait au baron un
pli de visage. Je crois qu'il y a un certain mérite,
car si le baron Gaëtan s'occupe de moi, les autres
jeunes filles s'occupent de lui ct René est passé
au second plan.
*
**
Quelque chose me parait tout à coup changé.
Il y a, dans l'attitude de nos amis, je ne sais quoi
qui m'inquiète et me blesse. Mes amies me témoi.
gnent une certaine froideur ou me harcèlent de
questions sur mon. séjour au couvent et [sur ma
visite aux HéJanèse.
I( Comme tout se sait, 'm'a déclaré ma tante, à
mon retour d'Espagne, j'ai raconté que, voyant
que tu su~ortai
mal le régime du couvent, la
supérieure, d'accord avec nous, t'a confiée pour
quelques semaines à la famille d'une de tes corn·
pagnes dans laquelle tu te trouvais fort bien. »
Je n'ai point protesté. La chose était sage. Il y
a toujours quelque imprudence à faire du mystère.
, Je ne comprends pas pourquoi, depli~
quelques
Jours, on s'acharne - lorsque ma lallle et mon
oncle ne sont pas là - à me questionner avec des
sourircs moqueurs. Que croit-on avoir deviné? Si
l'on me tourmente,
dirai toute la vérité ...
Je ressens un ma aise moral très pénible. Ah 1
l'e
�AU
~
DELA DES MONTS
137
comme je voudrais voir finir les vacances, retourner à Paris et de là peut-être à HéJanèse! oui,
peut-€tre, hélas, n'oserai-je y revenir si cet affreux
silence continue?
Je ne sais que croire, que supposer.
Peut-être est-il dans mon lot de décourager les
affections ... Je vois déjà que le baron Gaëtan se
détache de moi au grand triomphe de mes bonne::,
amies.
Son changement date de peu de temps. D'abord,
lorsq ue les taquineries ont commencé, ç'a été de
sa part ~tl1e
re 7rudescence de bons procédés,
comme s'il voulaIt me dédommager de la malveillance de quelques-unes. Puis, il a paru triste, s'est
éloigné de nos réunions, et maintenant, lorsqu'il
revient, il se montre avec moi strictement et froidemen t poli.
Que lui ai-je fait?
J'en viens à me demander si René n'a pas eu
l'imprudence - je dirais volontiers l'indélicatesse - de laisser entendre que je me considère
comme engagée à un fiancé lointain ... Oui, ce doit
être cela .•. Eh bien! tant pis! que m'importe que
le baron s'éloigne de lui-même) au lieu de me
laisser le soin de l'écarter? Ma vanité seule pourrait en souffrir et je pense que la jalousie que je
leur ai inspirée, bien 1l1volontairement, a mis quelque aigreur dans la façon d'être des jeunes filles
que je rencontre.
Enfin « le plus beau parti de la saison Il redevient disponible! Disputez-vous le baron Gaëtan
mesdemoiselles...
'
Mon oncle me regarde sévèrement. Je ne sais
de quoi il m'accuse. N'était notre pacte, il me
demanderait certainement raison du changement
de M. du Fort-Moustier. .
Un si beau nom - un nom 15othique, comme
dit René -tant d'argent! de SI jolis yeux ... une
telle élégance ... Il est digne d'être disputé, le
baron Gaëtan.
Septembre.
Nous voici à Paris! Brusquement, avant la fin
de la saison, nous sommes revenus. On a refusé
de me dire la cause de ce départ si soudain qu'il
ressemble à une fuite. Hier enfin, pressé de ques-
�13 g
AU DELA DES MONTS
tions, 1110n oncle a laissé échapper la vérité •••
Mon Dieu, c'est aITreux !
Nous avons quitté Trouville à cause de moi ...
parce que des propos blessants couraient .snr mon
compte et q ne cette aUi Lude défiante dont je souffrais depuis peu sans pouvoir m'en expliquer la
cause, atteignait aussi M. et Mme de Saint-Junien.
Je crois rèver .. . Est-ce possible qu'on ait osé
dire ... Mais oui, je me souviens des sottes questions dont on me harcelait. ..
Comment a-1-on su mon départ de Varancillo?
Comment a-t-on eu l'infamie de faire de ce voyage
avec Conchita et son frère un enlèvement où don
José seul avec moi se serait trouvé 1•••
J'ai eu une véritable explosion de colère et de
chagrin . .. J'ai accusé René de bavardage.
Mon oncle ne pense pas comme mOl. Il croit à
des potins de domestiques. Je voudrais en être
convaincue: ce serait trop misérable que René
m'eût calomniée. Mais n'a-t-il pu, par étourderie,
dire un simple mot qu'on aura grossi, dénaturé ? .•
Mon Dien, mon Dieu, quelle humiliation!
'
J'ai répété à mon oncle que j'allais repartir pour
Hélanèse et n'en plus revenir. Il m'a répondu tristement, sans colère: ( Es-tu sûre d'y être bien
accueill ie '? » Je n'ai pas osé l'affirmer: depuis si
longtemps, Conchita ne m'écrit plus 1••• Et José,
lui, ne m'a jamais donné signe de vie.
Je suis désespérée ! Quoique ni ma tante, ni
mou oncle ne me fassent des reproches, je les
sens très irrités contre moi. Pourrait-il en être
autrement? Je ne leur cause que des ennuis! Oh!
comme je voud rais m'en aller loin, bien loin .•. je
ne sais où 1
Ma tante vient de me [aire une scène terrible!
TOlltle mécontentement qu'elle s'eITorçait de dissimuler vient cl'éclater .. . je suis anéantie 1. ••
Apprenant qu'LIlle de ses amies est de retour à
Paris, elle a été la voir, car la solitude lui pèse.
Cette dame a deux fi Iles de ,1110n tlge qui me sont
très sympatl1lques; cependant ma tante ne m'a pas
offert de l'accompagner. .. et gu'elle a bien fait!
La paune femme est revenue de sa visite lout en
larmes.
�AU DELA DES MONTS
139
Après l'avoir fort bien reçue et lui avoir promis
de venir au plus tôt chez elle, cette dame a ajouté:
. « Mais vous m'excuserez, n'est-ce pas, chère
amie, si je n'amène pas mes filles? A présent que
tou t le monde connaît le roman de voIre nièce, je
ne saurais continuer à les laisser fréquenter ceUe
malheureuse enfant. ))
Ma tante s'est révoltée, a démenti ces racontars.
Mais ces racontars, parait-il, sont maintenant sur
les lèvres de tOtis ceux qui nous connaissent. De
Trouville, la calomnie a gagné Paris, s'est étalée
comme une tache d'huile. On sait déjà que le
baron de Fort-Mouslier, après m'avoir fait la cour
s'est retiré, ne jugeant pas digne de porter son no~
une jeune fi Ile aussi compromise.
Ma tante a quitté son amie sur ce mot ressemblant à un défi: (e - Je vous prouverai à tou s que
vous vous trompez. C'est ma nièce elle-même qui
a découragé le baron, parce qu'elle a des vues
différentes:
( - Ah! sans doute, a répondu cette dame, elle
pense toujours à son Espagnol?
« J'ai déclaré, m'a dit ma tante, après m'avoir
rapporté celle scène, que ton Espagnol n'existait
que dans l'imagination des jaloux. Alors on m'a
répondu: Si elle se mariait, Simone prouverait,
en effet, qu'on l'accuse à tort. Mais pourra-t-elle
.
?
....
se maner
« - Non, non, poursuivit tante Marianne, en
proie à une vraie crise de nerfs, tu ne te marieras
pas! Personne ne voudra t'épouser, maintenanl. ..
tu déshonores ta famille !...
Je me suis sauvée et enfermée chez moi. J'ai
tâché cie voir ce gue je dois, ce que je puis faire.
Ecrire à José ... Mon Dieu, je n'ose pas ... toute
ma fierté se révolte à cette pensée. Si José m'aimait encore il me le ferait savoir ..• peut-être ne
m'a-t-il jamais aimée et ai-je créé moi-même un
fantome de bonheur?
Ob ! si je pouvais mourir 1
�140
AU DELA DES MONTS
XXIV
Le sauveteur.
René Bertin n'était pas un méchant garçon; il
n'eCtt pas hésité à flétrir ainsi qu'il convient le fait
de calomnier une jeune fille, si l'un de ses amis
s'en füt rendu coupable. Et lorsque, entraîné par
le dépit de voir Gaëtan de Fort-Moustier se poser
en prétendant de Simone, il avait laissé échapper
quelques allusions à ce qu'il appelait le roman
espagnol de sa cousine, certainement, c'était sans
dessein arrêté, pas même celui d'éloigner son rival
par ses méchan ts propos. Il voulai t seulement
se montrer désagréable à cette Simone dont la
manière d'être avec lui ne se départait jamais
d'une sorte de condescendance un peu dédaigneuse.
Ce fut d'abord un mot prononcé légèrement
devant un audi toire de jeunes filles - Simone
elle-même étant présente - une taquinerie que
et à laq uel~
sa cousine seule pouvait ~omprend
d'ull regard elle coupa court.
Mais l'attention était éveillée et chacune des
jolies cu rieuses accaparant tour à tour René Bertin,
l'assaillit de questions. Il se dérendait d'y répondre
et ses réticences ne faisaient qu'aggraver le peu
qu'il se laissait entra1ner à dire.
Brodant sur le canevas que leur livrait l'étourderic du jeune homme, les esprits malveillants
eurent tôt fait d'imaginer une aventure dont l'héroïne devenait ilzépousable, ainsi que le retrait du
baron Gaëtan l'avait montré.
De bonne foi, René se croyait innocent ' du mal '
commis; il lui paraissait impossible que quelques
phrases dites en jouant pUissent avoir de telles
conséq uences.
De même que M. de Saint-Junien, il croyait à
des propos d'office et, se souve"nant des questions
à lui posées par les amies de Simone, il en vint à
conclure que ces jcunes filles l'avaient inten:ogé
parce que, justemen t, elles étaient déjà mises au
courant d'autre part. Ainsi, loin de nuire à Simone,
le 'peu qu'il s'était laissé arracher ne pouvait, pensait-il, que servir à rétablir les faits.
Enfin, quels que fussent les coupables, le mal
�AU DELA DES MONTS
141
était commis, à peu près irréparable. Une seule
chance restait à Simone de confondre les calomniateurs: trouver un brave garçon qui, en l'épousant, affirmerait au monde le peu d'importance
qu'on devait attacher à ce soi-disant roman
d'Espagne. Il fallait montrer du courage et un
beau dédain pour les bavardages du monde et
j'on arriverait aisément à imposer silence aux
mauvaises langues.
.
En réponse au récit que Mme de Saint-Junien
fil à son fils de la fâcheuse visite achevée en
déroute, René opposa une parfaite sécuri té.
- Evidemment, ce n'est pas drôle pour toi,
maman, ni pour Simone. Mais enfin, tout peut
s'arrangr::r si on l'épouse ... et à quelque chose
malheur est bon.
Mme de Saint-Junien ne répondit rien, comprenant l'arrière-pensée de son fils et gênée pour en
convenir. Si vif que soit son désir d'assurer le
bonheur de René, elle ne pouvait s'empêcher de
trollverquelque peu répugnant de oevoir l'imposer
à Simone accablée, comme son unique moyen de
salut. Cependant elle y songea tout le jour et, le
lendemain, s'en ouvrit à son mari, non sans
embarras.
Elle n'éprouva point la résistance redoutée. S'il
est une chose au monde â laqi1elle un homme, si
bon soit-il, se sente attaché, c'est à la tranquillité de
sa vie. Un motif absolument personnel, un entraînement sentimental, par exemple, peut seul le
décider à laisser détruire l'heureuse harmonie
d'une existence bien ordonnée. Mais qu'une cause
étrangère vienne déranger -cette harmonie, il est
certain que tout moy~n
dt; la défendre ou de la
rétablir paraitra juste et acceptable.
- Ma chère Marianne, répondit François, je
suis d'avis, comme vous, qu'il est urgent de
marier ma nièce. Puisque René désire encore ce
mariage malgré les pseudo-fiançailles d'Espagne;
puisqu'il se sent de force à faire oublier don José
à Simone, qu'il l'épouse! Je veux espérer qu'ils
seront, Simone et lui, parfaitement heureux.
- Ils le seront. Vous sa vez ce que disent les
Anglais: un cœur de ,jeune fille est comme une
théière qu'il faut d'abord échauder avant d'y
metlre le thé, si l'on veut que le thé soit bon.
�142
AU DELA DES MONTS
Ah? fort bien. Ce dicton est encourageant
pour René... à condition, cependant, que la
première eau soit bien égouttée. Est-ce vous qui
parlerez à Simone .?
- Voilà ... Justement, dit Mme de Saint-Junien,
j'aurais aimë que ce fClt vous ... parce que depuis
l'autre jour, depuis que je lui ai dit assez vivement
ma pensée, Simone et moi sommes plutôt en froid.
Elle me fuit, durant des heures elle reste enfermée
dans sa chambre et, quand nous sommes forcées
d'être ensemble, vous pouvez voir que nous ne
nous parlons guère.
- Oui. Nous vivons en paix armée. C'est
extrêmement pénible.
- Voulez-vous parler à Simone?
- Soit. Envoyez-la-moi ... ou plutôt, je vais
aller la trouver chez elle.
- Puissiez-vous réussir! soupira Marianne.
M. de Saint-Junien trouva sa nièce assise devant
un petit bureau et plongée dans la contemplation
d'une aquarelle inachevée.
~
François loucha sur ces rochers émergean
d'une mer écumante. Il devina d'olt cela venait
et il eùt préféré, pour le succès de son ambassade,
ne point avoir à arracher Simone aux souvenirs
qu'évoquait certainement pour elle cette peinture.
- Asseyez-vous, mon oncle, dit la jeune fille
d'une voix très lasse. Vous avez à me parler ... Je
crois deviner ce que vous voulez me faire entendre.
- Vraiment! s'écrie M . de Saint-Junien. Alors
ma tache sera facile.
- Oui, je devine. Ma tante et vous désirez
retrouver votre tranq uillité, vos relations, la consi·
c.lération à laquelle vous <l,.vez droit tous deux ...
J'ai détruit cette paix, éloigné ces relations,
.
ébranlé peut-être la cons!d~rti.
Où veux-tu en vel1lr ? Il1terromptt M. de
Saint-J unien.
- A vous éviter la peine· de me dire que je
dois m'en aller.
François leva les bras Au ciel.
- Mais tu es folle, ma petite enfant! Comment
peux-tu supposer que nous aurions, ta tante et
moi, la pensée de vouloir t'éloigner! Et où irais-tu,
tl'ailleurs?
- N'importe où ... loin d'ici.
�AU DELA DEa MONTS
143
Elle ne disait plus : j'irai à Hélanèse : M. de
Saint-Junien en [ut encouragé.
- Il n'est pas question de cela, Simone; iu n'as
été coupable que d'inconséquence. Nous ne pouvons te rendre responsable des calomnies qui se
sont acharnées contre toi. Nous savons ce qu'il en
est, nous ... et un brave garçon le sait aussi, qui
n'a jamais cessé de souffrir de ~a froideur - no
honnête ~lOme
qui sera fier, en prenant ta main
dans la Sienne, de prouver qu'il t'estime et te juge
digne de tous les respects.
'Vraiment, Mme de Saint-Junien elle-même
n'aurait su trouver t pour plaider la cause de son
fils, des accents plus émus.
Le visage désolé de Simone, ses yeux t·ougis
remplissaient de pitié le cœur de l'oncle FrançoIs.
Même si René ne doit pas se montrer le modèle
des maris, il vaut mieux pour Simone l'épouser
que de laisser se prolonger la situation si pénible,
si humiliante qui lui est faite.
- Qui donc consentirait à me donner son nom?
demanda tristement la jeune fille. René, n'est-ce
pas?
.
- Oui, René.
Simone cacha son visage dans ses mains. Il y
eut un Jong sdence que respecta M. de SaintJunien.
- Cela devait finir ainsi, murmura-t-elle.
- Certes, commença M. de Sain.t-Junien, René
ne s'est pas toujours montré sérieux, comme nous
l'aurions désiré; mais ton infiuence...
- Oh ! je vous en prie, interrompit Simone
d'une voix suppliante, n'ajoutez rien... ne plaidez
pas sa cause. Qu'il soit sérieux ou fou, bon ou
méchant. .. je n'espère plus être heureuse.
- Mais Simone .. .
- Non, laissez ... oh! laissez-moi encore jusqu'à
demain pour vous répondre ... e1 permettez-moi
d'aller maintenant chez nous ... je veux dire dans
notre appartement! Je n'y suis jamais rentrée.
C'est de la lâcheté. Je veuxy aller. Peut-êLre qu'au
milieu des pauvres chères choses parmi lesquelles
mam3n a vécu ..• est morte... je retrouverai un
peu de 5011 influence, eHe me conseillera. Voulezvous, mon oncle? Et me permettez-volis de m'y
rendre seule? Oh! ne me refusez pas! Envoyez
�144
AU DELA DES MONTS
chercher une voilure qui me conduira là-bas et me
ramènera.
•
- Fais comme tu voudras, ma pauvre petite ...
mais, je t'en conjure, calme-toi ... ne crois pas tou t
perdu parce que tu te heurtes à la méchanceté du
monde.
- Non ... oh! non, tout n'est pas perdu, il n'y a
que mon bonheur qui le soit ... et c'est ma faute.
xxv
Voix d'outre-tombe.
Une forte odeur de camphre et de naphtaline
saisit Simone dès l'entrée. L'appartement était
obscur, soigneusement clos; des rideaux de ~rose
toile tendus devant les fenêtres achevaient d intercepter le peu de clarté qu'auraient pu laisser filtrer
les persiennes.
Ne voulant rien ouvrir, rien déranger de l'ordre
soigneux avec lequel chaque chose se trouvait
enveloppée à l'abn de la poussière et des insectes,
Simone s'était munie d'allumettes et d'une bougie.
A la faible lumière vacillante, les meubles sous
leurs housses blanches lui parurent effrayants
comme des fantômes. Elle s'avançait lentement,
le cœur serré, hésitant devant chaque porte close.
\( Si je me marie, se disait-elle, je reviendrai ici.
Je veux ne rien changer au mobilier et laisser
chaque chose ainsi qu'autrefois. »
_
Simone avait fait ce projet, naguère. Alors
c'était l'image de don José qu'elle évoquait dans
ce décor aimé .
... Mais José jamais ne franchira ce seuil! Un
autre ici parlera en maître et celui-là justement
qu'elle a voulu fuir.
Simone sera-t-elle donc condamnée à se marier
sans estime, sans amour? Se marier ainsi, n'est-ce
pas un crime?
« Oh! maman, maman, inspirez-moi, » supplia
l'orpheline.
Dans la chambre de Mme de Saint-Junien rien
n'a été déplacé: ainsi l'a voulu Simone; mais là
aussi des toiles blanches recouvrent les meubles et
les tentures. En marchant, la jeune fille écrase Je
�AU DELA DES MONTS
145
camphre semé à profusion sur le tapis. Une glace
n'a pas été voilée; la bougie s'y reflète et Simone,
y voyant son visage, tressaille épeurée. Est-ce bien
elle qui se, meut sil~ne
et pâle ou le spectre
de celle qUI mourut ICI?
La jeune fille pose sa bougie sur la chemillée et
lentement, doucement, comme on touche à des
reliques, elle découvre le bonheur-du-jour où
Mme de Saint-Junien enfermait ses lettres, les
bibelo,ts auxquels el~
tenait le plus, la photographIe du père de Simone, celles de Simone ellemême à tous les âges.
La jeune fille rabat la tablette, attire à elle les
tiroirs.
Se sentant gravement atteinte, Mme de SaintJunien y a mis de l'ordre, a brülé des leUres. Les
tiroirs sont vides ou à peu près. Simone ouvre la
cachette dont sa mère depuis longtemps lui a
montré le secret. Elle ne sai t trop ce qu'elle espère ...
U lui semble qu'en venant se recueillir ici, en touchant les objets que sa mère a touchés, elle recevra
une inspiration, un conseil.
Et voici qu'elle obtient mieux qu'une vague
inspiration : dans la cachette ouverte se trouve
une enveloppe dont elle s'empare.
« Pour Simone. »
- Oh ! maman, maman, merci!
Elle ne doute pas qu'en cette lettre ne se trouve
le conseil désiré, le réconfort dont e11e a besoim ..
Elle brise le cachet, déplie fébrilement les feuillets.
« Ma petite Simone, ma chérie.
Si je dois mourir bientôt, comme j'en ai le
pressentiment, je veux que ma pensée demeure et
te protège. Celte lettre, toi seule la liras, toi seule
connais la cachette où je vais l'enfermer, où tu ne
la découvriras pas tout de suite, parce qu'après ma
mort tu seras trop désespérée, ma pauvre petite
aimée, trop douloureusement éperdue pour songer
à la chercher, même alors que tu devinerais
J'existence de ce dernier adjeu ! Tu n'auras pas le
courage de toucher aux objets qui me rappe11eraient à toi cruellement... et ma lettre dormira
longtemps peut-être avant que tu la lises.
«
�AU DELA IJES MONTS
••
Il Mais un jour viendra où troublée par l'incertitude, peu t-être brisée de chagrin, tu ouvriras ce
tiroir, guidée par ton bon ange ou par moi, si
Dieu permet aux mères de veiller du sein de
l'au-delà, sur les chères (lmes orphelines.
« Ma chérie, je te vois toul en larmes, demandant un conseil suprême à ta pauvre maman qui
n'est plus ... et je te vois si nettement que oela
p'rend la force d'un pressentiment. Je pense que
le Bon Dieu lui-même me J'envoie afin que j'écrive
pour toi ces lignes ...
Il Simone, quand tu me liras, sera-t-il encore
temps pour toi d'orienler ta vie? ou bien, s'élant
trompé de route, ton pauvre cœur est-il désespéré?
Il J'ai peur pour toi de l'avenir, ma chérie. Tu
as de grands défauts qui sont de grands dangers.
A la fois hésitante et entêtée, trop prompte à subil'
l'ascendant de ceux qui l'entourent et, cependant,
aveuglée sur la valeur et la rectitude de too jugement, tu manques d'équilibre moral.
l( Peut-être, à la longue, serais-je parvenue à te
donner une plus saine et ferme conscience de toimême ... MaIS je vais te laisser et ma tâche d'éducatrice est à peine ébauchée. Que Dieu te permette
de rencontrer un cœur généreux el forl, indulgent
et ferme, je ne crains rien pour loi! Ton mari
achèvera de te modeler et, si tu dois être toujours
l'enfant capricieuse, un peu faible, que je n'ai pas
sq corriger, il sera là pour te sauvegarder el des
autres et de toi-même.
« Mais l'auras-tu rencontré, ce compagnon béni,
ce mari digne d'être lemallre et l'ami? .. Tu as
une grosse fortune, ma Simone : je crains pour
toi tous les mensonges dont 0Jil. s'armera, tous lcs
masques sous lesquels on s'abritera pour saisir la
belle proie dorée que la plu part verront en toi.
« C'est pourquoi j'ai désiré que tu passes quelque temps au couvent des Dames de SainteGudule. Beaucoup sont là encore des religieuses
qui m'ont élevée. Elles t'aimeront commes elles
m'aimuien t; tu trouveras auprès d'elles ces
c~)nseil,
cette direction qui m'ont aidée toute ma
vie.
ce
li
,
Ces dames sont exilées; tu devras l'exiler aussi,
sera mieux. Aucune influence étrangère ne
�AU DELA DES MONTS
147
troublera les influences auxquelles je suis heureuse
fortifiée, avec plus
de te confier. Et tu ~evindras
nettement la conSCIence de ton devoir, mieux
armée pourle bon combat, moins exposée - ayant
vu de près l'austérité de certaines vies - à te
laisser éblouir par des avantages frivoles, des
succès mondains, et tu chercheras· ta voie d'une
âme plus éclairée.
suis trompée, si j'ai mal assuré
« Mais, si je ~le
ton bonheur; SI, comme tant d'autres, même de
celles qui plus que toi connaissaient la vie, tu t'es
laissé leurrer; si tu n'as pas bien choisi ta route
tard, hélas 1 p~ur
revenir sur !es
et qu'il soit ~rop
pas, alors, ale le courage, ma SImone, de te faire
encore du bonheur par l'acceptation du devoir.
Une femme, pour tant qu'elle souffre, n'est jamais
complètement malheureuse, s'il lui reste la possibilité du dévouement.
« Certainement, ma chérie, lorsque tu vivais
auprès des religieuses, celte existence de prière et
de sacrifices te paraissait la plus effrayante qui fût.
Maintenant tu comprends qu'il peut y avoir- dans
le monde des vies plus dures, des sacrifices plus
pénibles.
« Si tu fais celte expérience, n'en sois point
découragée. Sursum corda, Simone! Rien, j'en
suis sûre, n'a pu dimmuer ni voiler ta foi. Et tu
n'oublies pas notre but. But si enviable que, pour
y atteindre sans en être ni distrait, ni détourné,
âes êtres, d'LIn cœur léger, renoncent à toutes les
joi~s
terrestres .. Si donc .ces joies, auxquelles tu
n'as pas volontairement dit adieu, se sont pour toi
mêlées d'amertume, console ton cœur, que Dieu
n'a pas jugé digne de l'aimer uniquement, en
répandant autour de toi, en pardons, en charité,
en bonté, tout le grand amour qui, peut-être, fut
déai~n.
I( 1u m'as
souvent entendue citer ce conseil
admirable du Père de Pontlevoy :
« Jetez par-dessus toutes les vicissitudes de la
terre, votre alleluia 'Vers le ciel.
Il Si c'est avec l'âme endeuillée que tu es venue,
tâche d'arriver à cette sublime paix, à cetle sublime
allégresse. Mais si le bonheur te sourit, si tu ne m'as
appelée que pour me confieryn secret d'espérance
et de félicité, alors, ma chéne, songe que Je bon-
,
�148
AU DELA DES MONTS
heur aussi a ses devoil"S; permets à ton cœur de
se gonfler de joie, mais non de s'en griser.
.
(( Ah! que ne suis-je là vraiment, pour jouir de
ton bonheur ou souffrir de ta souflrance 1••• »
XXVI
L'Oiseau meurtri revient à sa, cage.
Tonio, ayant achevé ses emplettes à Varancillo,
allait reprendre le chemin du couvent, lorsque son
attention fut attirée par un grand bruit de grelots.
Une voiture arrivait à folle allure. Tonio rangea
ses mules pour la laisser passer; mais une voix
cria au cocher d'arrêter, el, aussitôt, une jeune
femme en deuil descendit de la voilure et s'approcha d'Antonio.
- Bonjour, Tonio; vous remontez?
La voilette noire était très épaisse; cependant,
l'homme n'hésita pas à reconnaître la voyageuse.
- Vous ... c'est vous, mademoiselle de SaintJunien f la sefiorita Simone ..•
Et, quittant brusquement le ton de joyeuse surprise, Il acheva, la mine renfrognée.
- Eh bien, sefiorita, vous nous en avez donné
du tourment! Ce sont de jolies façons de quitter
un t!ouvent. .. Notre sœur Dosithée en a pleuré!
- Ah 1 Tonio, j'ai eu grand tort de partir
ainsi... vous avez bien raison ... mais je revic:;ns.
- Si? Pourquoi [aire? Il n'y a plus d'élèves au
Château. On les reprendra lorsqu'on sera dans le
nouveau couvent... à Saragosse.
- Je le sais, Tonio; mais je ne reviens pas
comme élève .
.:...-. i\h! et comment?
Si mone, sans ,répond 1'e à l'indiscrète q uest ion,
demanda:
- Pouvez-vous me laisser mon 1er sur une de
vos mules, Tonio ? Si non, je vous suivrai à pied.
Tonio regarda mieux la jeune fille. A travers la
voilette, il distingua la meurtrissure des paupières,
la pâleur des joues et pOllss"a un grand soupir.
- SanctaMaria! Je comprends, je comprends ...
C'est souvent comme cela que l'on revient quand
on part Comme vous êtes partie... .
•
�AU DELA DES MONTS
149
Simone ne parut point offensée. Elle répéta sa
requête:
- Voulez-vous me laisser monter sur l'une de
vos mules, Tania 1... Je m'assiérai entre les corbeilles et je serai très bien ... Je n'ai qu'une légère
valise.
- Oui. Et si là-haut on ne veut pas vous recevoir?
- On me recevra... Attendez-moi, je vais
r.ongédier la femme de chambre qui m'a amenée ...
A la portière de la voiture se penchait un visage
maussade.
- Vous pouvez repartir, Julie. Ainsi, vous
reprendrez le premier train. Dites à mon oncle
que vous m'avez remise entre les mains de Tania.
Mon oncle le cannait, c'est le domestique du couvent.
Le visage de la femme de chambre se contracta.
- Allons, Julie, vous n'allez pas pleurer?
- Ah! mademoiselle, ça ne me regarde pas,
les affaires des maUres, pour sûr; mais si j'avais
,Sté madame ou monsieur, je n'aurais pas voulu
qu'une jolie demoiselle comme vous ... Non, c'est
trop affreux!
- Allez, Julie, ne me plaignez pas ... donnezmoi la main ... vous avez été très serviable pour
moi tout le temps que je suis restée chez ma tante j
je vous en remercie. Gardez cette petite bourse en
souvenir de moi et dépensez comme il vous plaira
l'argent qu'elle contient... Adieu, Julie.
La femme de chambre se rejeta, sanglotante, au
fond de la voiture, sans toutefois négliger de prendre la bourse que lui tendait la jeune fille. Et,
tandis que TOlllo hissait la valise de Simone sur
une des mules, la voiture repartit, emmenant Julie
éplorée.
La désolation de la femme de chambre était
sincère. Autant que tout l'office, elle s'étail égayée
aux dépens de ses maîtres lorsqu'il avait fallu
fuir Trouville et, à Paris, souflnr des avanies à
cause de « l'aventure de Mademoiselle Il. Il est
extrêmement difficile - sillon parfaitement impossible - de cacher quelque chose à ·ses domestiques, et leur malignité sournoise ne songe qu'à se
réjouir des ennuis des patrons. Très rares sont les
serviteurs qui se sentent atteints par ce qui atleint
�150
AU DELA DES MONTS
leurs maltres, joyeux d~ ce qui les réjouit. Le plus
souvent, nous sommes traités en ennemis par ceux
qui nous servent. Est-ce la faute du maltre ou
celle du valet? Beaucoup, parmi ces gens de maison, qui ne donnent que trop de raisons de tenir
en suspicion leur dévouement, ont cependant,
sous la mauvaise couche d'envie et d'âpreté au
gain qu'ils prennent au frollement les uns des
autres, un cœur honnête qu'un peu de bonté pe.ut
réveiller. Ainsi, pour le chagrin de « Mademoiselle
Simone », qui toujours s'est montrée bienveilbnte
avec elle, Julie a trouvé de la pi tié; elle pleure SUl"
la conclusion d'un roman dont le début a excité sa
verve moqueuse, comme elle pleurerait à l'Ambigu à un cinquième acte désespérant.
Ah ! il yen a eu {( du combat » chez les mallres,
ces jours derniers! Quand Mademoiselle est revenue de sa visite à l'ancien appartement, Julie
rangeait dans le cabinet de toilette de Mme de
Saint-Junien; on l'y avait oubliée. Et quand
Mademoiselle est entrée dans la chambre et qu'elle
a commencé à parler « d'une voix de rève n, Julie
s'est immobilisée pour ne rien perdre de ses
paroles et de la scène qui s'en suivrait. Mademoiselle, d'abord, a remercié sa tante de la vouloir encore pour être la femme de son fils. Puis,
elle a raconté que dans le secrétaire de sa mère
elle venait de trouver une lettre qui lui a fait
comprendre qu'il serait mal de se marier avec un
homme qu'e!le ne 'pourrait aimer et lui a montré
une autre VOle à SUIvre.
Mademoiselle voulait à présent retourner au
couvent - dont elle s'est sauvée - pour se faire
religieuse!
Alors, a raconté Julie à l'office, Madame a crié
comme une bralée, puis quand elle a vu que Mademoiselle ne bronchait pas et répétait: (( Je suis
décidée )), elle a perdu toute mesure et ordonné à
sa nièce de partir sur-le-champ, parce ( qu'elle
avait assez de toutes ces histoires de folle ».
Mademoiselle ne se l'est pas fait dire deux fois.
Le temps de préparer sa valise et de dire adieu à
son oncle, «( qUi pleurait, le pauvre monsieur »,
et clle est partie... Monsiettr n'a pas osé l'acc0!'llpagner lui-même, de peur de Madame ... et
VOIlà.
�AU DELA DES MONTS
151
Oh! non, jamais Julie n'oubliera tout ce qu'elle
a vu et entendu!
Sur le chemin montant à Varancillo, Simone
retrouve les souvenirs de sa première arrivée au
couvent. Que de choses depuis se sont passées!
Ah 1 que de choses qui sont mortes, qui sont nées 1
Ainsi que la R;oxane du poète, meurtrie par la
vie avant d'aVOIr goftté le bonheur, Simone va
demander au cloitre un refuge et la paix. Mais
elle ne trainera pas sur la 'p'oétique jonchée des
feuilles mortes les longs voIles d'un deuil Imondain: plus profond sera son adieu aux choses de
la terre.
En cette lettre où la chère morte lui a rappelé
l'austèrc et calme vie des religieuses, Simone a cru
lire un ordre d'en haut. Pour la seconde fois, la
volonté de sa mère la conduit à Varancillo, et celle
qui l'a tant aimée ne peut vouloir que son bonheur.
Simone, s'humiliant devant mère Sainte-Agathe,
demandera pardon de l'offense passée. Elle lui
montrera la lettre providentiellement trouvée à
elle
l'h eure où, vaincue par s~ détresse J~loac,
allait céder au courant qUI la condllIsatt à une
union sans sympathie. Mère Sainte-Agathe ne
niera pas le miracle et ouvrira à la pauvre désolée
le sft1' asile dont elle a le désir.
. XXVIl
La l'ose pourpre.
Les premiers froids de l'automne effeuillaient
les roses d'Hélanèse ; leurs pétales jaunis se détachaient avant le complet épanouissement.
Chaque jour don José faisait un bouquet de ces
fleurs, toujours plus meurtries, et les emportait
dans son atelier.
Il ne le quittait guère, cet atelier, où Jemeurait
mieux qu'aill eurs -la hantise de Simone.
Mais l'image de la jeune fille n'y souriait plus.
L'aquarel le faite naguère avec tant de joie, José,
en Ull mouvcment de soufi'rance exaspérée, l'a
détruite et personne, à Hélallèse, ne prononce plus
le nom de Simone. Conchita, en se cachant, a
�) 52
AU DELA DES MONTS
pleuré sur les dernières lettres reçues et n'y a pas
répondu. Finie la douce amitié ... Fini le roman
d'amour!
Si José travaille encore, travaille toujours davantage, ce n'est plus pour conquérir son bonheur,
mais pour oublier sa souffrance. L'oubli, cependant, ne vient pas et c'est parce qu'elles évoquent
les joies mortes avant leur floraison, que José
choisit les fleurs décolorées par le froid des nuits.
Aujourd'hui, abritée entre les branches d'un
rosier, José a découvert une rose pourpre éclatante de fraîcheur. II la contemple sans la cueillir,
songeant à la rose semblable que Simone a
effeuillée un matin de printemps. Ah! comme il
se souvient des paroles échangées alors!
(( Elle est, a dit José, comme une grande joie
ardente au fond de laquelle on trouve le deuil et
les larmes. »
« Je n'ai pas le cœur chagrin, a répondu Simone,
j'accueillerai le bonheur sans lui demander : et
après? »
José a dit encore: « VOltS ne savez pas, Simone,
ce que pour vous serait le bonheur; vous êtes une
enfant ignorante de vous-même ... »
A-t-il été sage en parlant ainsi? N'aurait-il pas
dû, oubliant tout le reste, et sa pauvreté et son or
à elle, n'aurait-il pas dû affirmer ce qu'il ressentait
si bien à cette heure:
I( Le bonheur, Simone, sera de nous aimer! »
Il a menti à elle et à lui-même; il a laissé fuir le
bonheur.
.
José s'attarde à contempler la rose pourpre.
Et, ainsi qu'au jour dont il se souvient, voici
qu'accourt Conchita; le visage de la jeune fille,
comme celui de José, s'est assombri.
Elle aussi a été blessée dans sa fierté et dans
son cœur. EIle avait si bien adopté cette sœur
charmante que la Providence mettait sur son chemin ..• Et, pour quelques semaines de paix heureuse, que de larmes, que de regrets!
Conchita appelle :
- Viens, José. Tante Rosita a une lettre de
Varancillo.
- Encore?
-Oh 1 il ne s'agit plus de ... d'elle. Je pense que
mère Sainte-Agathe est très mulade; e]]e nous
�AU DELA DES MONTS
153\
demande d'aller près d'elle tous les trois, au plus
tôt... Tante Zita veut ton avis ... viens lire la lettre.
Mais Mlle Rosita Hélanèse paraissait à son
tour... Elle était .t~op
émue, trop agi.tée pour
attendre le bon plaISIr de José. Elle venaIt, sautillante, bondissante, comme en ses jeunes années.
- Qu'attends-tu là, José ... au lieu de venir
quand je te fais a.ppeler. Tiens,',écoute cette lettre ...
qu'en penses-tu.
« Ma bien chère Rosita,
« Je vous supplie, au reçu de ma let tre, de venir
à VaranciIlo, avec Conchita el mon neveu José.
J'ai absolument besoin de vous yoir. Ne me refnsez
pas: il y ~a de choses graves et la maladie n'attend
pas ... )
- Evidemment, dit José, notre parente se sent
menacée. Elle pourrai t, il me semble, nous
apprendre d'une façon plus claire qu'elle est
malade et ce qu'est sa maladie.
- Savez-vous, murmura tante Rosita, je pense
que ma cousine était fort riche ... Peut-être n'a-t-elle
pas tout donné à son couvent et veut-elle vous
faire un legs, mes enfants ...
- Oh! tante Zita! Comment pouvez-vous avoir
des vues si intéressées?
- Eh! Ce n'est pas four moi, petite!. .. Enfin
nous allons là-bas "l .•. 1 ya longtemps que je n'ai
quitté Hélanèse ... ce voyage m'effraye.
- Moi aussi, dit José.
Et vraiment il l'épouvantait, ce retour à Varancillo qui lui rapel1~it.
tant de.souv~nü:
...
Lorsq ue Mlle Helanese aval t ial t 1effort de
prendre Ulle décision,. elle l'exéc~tai
t s~n
dél~i,
et
plus ce qu'elle devait accomplir lUI paraissait
pénible, plus sa hâte était grande que ce fù t chose
faite. Trois heures plus tard, l'antique voiture
d'HéJanèse emmenait à la gare tante Zita, Conchita
et José.
If Notre prince » et sa sœur gardaient le silence
absorbés dans leur songerie; tante Zita s'excla~
mait bruyamment à tout propos et s'en excusait
sur ce If qu'à Hélanèse on devenait cie vrais sauvages ».
Ce ne fut pas Tonio que trouvèrent les voyageurs
�154
AU DELA DES MONTS
en arrivant à Varancillo ; un guide, pris au village,
les auendait, dont ils ne tirèrent aucun éclai['cissement. Cet homme savait qu'au couven.t se
~rouvait
une personne très malade, -parce que
chaque jour le médecin y montait; mais qui élail
malade et queUe était la maladie, l'homme n'en
pouvait rien dire. Et sœur Dosithée, accourue à
la porte du couvent pour recevoir les voyagellrs,
ne lcur ell apprit pas davantage. Elle avait. les
yeux très rouges, sœur Dosithée, et, en voyant
Conchita, elle ne put retenir ses larmes.
- Ah! madel1'lOiselle, quel bonheur que vous
soyez veni.te! Elle sera si heureuse de vous voir..•
elTe vous nomme [oût le tem ps.
En 11<lle elle introduisait les arrivants dans un
parloir du rez-de-chaussée et se sauvait, s'cfIorçant
de ne pas sangloter.
Tanta Zita était devenue très pâle; eUe n'aimait
pas voir mourir.
- Cela a dû s'aggraver lrèsvite, sOllpim-t-eUe.
D'après sa lettre, on n'aurait pas C.f ll ... pauvre
cousine!
José regardait chaque détail de la petite pièce.
C'élait là que mère Sainte-Agathe l'a"ait reçu le
jour Oll il venait chercher COllchita. Conchita ct
Simone ...
Un cliquelis de chapelet, un frôlement de robe
sur les dalles du couloir et une religieuse parut,
dont le visage aUristé fit pousser Uil en à. Conerula;
- Mère Sainte-Agathe!
- Ma cousine! s'écria Rosita qui, sans l'excla.
mation de sa nièce, n'eûl pas deviné, daos cette
religieuse vieillie, la petite cousine à peine entrevue jadis. Ce n'esl pas vous qui êtes malade, ..
Dieu soit loué!
José s'élait reculé. Une idée folle venail de l'assaillir. Une angoisse horrible, mêlée ctrune sorie
de joie désespérée, lui poignaille cœUf; queUe est
celle mourante, auprès de qui on l'a appelé?
- Vraimenl, dit mère Sainte-Agathe, ma lettre
a-t-elle pu vous faire supposer q \l'il s'agissait de
moi '1 Veuill ez m'excuser, je me su. mat expliquée. Je ne sais pourquoi je m'imaginais que vous
devineriez aisément la véri lé .. , Simone de 5ain1Junien est ici ... gravement malade.
CO!lclüla s'élan.ça vers la parle.
�AU DELA DES MONTS
15~
- Simone! Je veux la voir. .. je veux ...
Mère Sainte-Agathe la retint.
- Un peu de calme, mon enfant 1Personne en
ce moment, ne peut voir Simone: elle repos~
et
ses instants de calme sout trop rares pour qt;'on
veuille les abréger.
Conchita retomba sur sa chaise.
Rosita, les mains jointes, éperdue, murmurait
des invocations à la Vierge.
José n'avait pas fait un mouvement, pas dit une
parole.
- Est-ce qu'elle va mourir? demanda Conchita
d'une voix étranglée.
La religIeuse eut un geste vague.
- Dieu seul le sait. Le médecin de Varancillo
est certainement moins éclairé que dévoué. Il
vient ici chaque jour, mai s ne tente pas grand'chose,
hésite à se prononcer. Selon moi, Simone est
atteinte d'une fièvre cérébrale causée par un très
grand ébranlement.
J'ai télégraphié à ses parents; Mme de SaintJunien m'a répondu. Simone, dit-elle, a tenu à
affirmer une fois de plus son droit à diriger sa vie
en retournant à Varancillo. M. de Saint-Junien est
décidé à ne plus rien tenter pour la reconquérir
et déclare se décharger de toute responsabilité à
l'égard de cette jeune fille. On est d'ailleurs persuadé qu'aucun soin ne lui manquera et que la
présence de sa famille, très brusquement quittée
ne pourrait que lui être fâcheuse en lui rappelant
les scènes qui précédèrent son départ.
On me prie, d~
tél~graphie
~e
nouyeau si le
malS on 1Jent à me
danger,devenalt lJ-:1ne~;
prévenir ' que, guene, SImone ne devra plus
compter sur l'appui de ses parents. Cette enfant
est complètement abandonnée à elle-même ...
Mme de Saint-Junien parle des scènes qui ont
précédé le départ de sa nièce. Elles ont été, en
effet, très pénibles; Simone me les a rapportées.
Voici près œun mois que Tonio, remontant du
village un matin, nous a ramené cette pauvre
petite; une femme de chambre l'avait accompagnée à Varancillo.
Je ne me souciais guère de recevoir cette Jeune
fille, la façon dout elle nous a quittées ayant
détruit la bonne opinion que d'abord j'avais eue
�156
.ATJ DELA DES
MONTS
d'elle; mais je ne pouvais refuser de l'entendre.
Elle;?'a dit être partie d'Hélanèse en emportant
la conviction que José songeait à elle comme elle
songeait à lui. Elle comptait sur sa correspondance avec Conchita pour la rapprocher de celui
qu'elle consi lérait comme son fiancé; mais les
lettres de Conchita sont brusquement devenues
glaciales, puis ont cessé ...
Conchita. fit un mouvement.
Mère Sainte-Agathe se tourna "ers elle.
- Oh! poursuivit la religieuse, je ne regrette
pas d'avoir agi comme je l'ai fait. Après ce dont
ou vous accusait, je ne pouvais que vous conseiller
de cesser toute relation avec cette jeune fille.
Mais, j'en !:ouis maintenant convaincue, Simone
n'a jamais eu aucun soupçon de la lettre de Mme de
Saint-Junien me reprochant d'avoir donné pour
compagne à sa nièce une intrigante, affirmant que
COllchita ne s'est servie de l'amitié de Simone que
pour rapprocher celle-ci de son frère, en vue de
capter une fortune ... Vous frémissez encore au
souvenir de cette injure, José. Je vous la rappelle,
afin que vous ne me reprochiez pas maintenant de
vous avoir averti, de vous avoir engagé à rompre
avec Mlle de Saint-Junien.
Mme de Saint-Junien ajoutait que Simone
repoussait une union tout à fait avantageuse par
tul scrupule ridicule de fidélité à don José.
.
La manière dont cette jeune fille, dans ses leltres,
avouait reprendre goût à ses habitudes mondaines
- tu me l'as dit toi-même, Conchita - paraissait appuyer les dires de sa tante ...
En réalité, Simone a beaucoup soulIert de l'apparent oubli de José, qu'elle a cru- qu'elle croit
encore - très réel.
Une fois de plus, elle a refusé d'épouser le fils de
Mme de Saint-Junien, et cela de si péremptoire
façon, que sa tante ne serait pas revenue à la
charge si, parmi les relations de Simone, n'avait
couru brusqucment une version calomnieuse de
son départ de Varancillo.
José eut tille exclamation indignée .
. Mère Sainte-Agathe, d'un geste, lui demanda Je
Silence.
- Celle fable odieuse, reprilla supérieure, qui
transformait une déraisonnable équipée en un
�AU DELA DES MONTS
157
enlèvement, s'accrédita si bien, que Siinone fut
mise à l'index. Seul, un mariage promptement
annoncé pouvait prouver la fausseté de ces dires
_ du moins, le persuada-t-on à Simone - et
René Bertin s'offrit de nouveau.
Elle était près de céder, ne sachant plus que
faire d'elle-même, lorsqu'une lettre, écrite pour
elle par sa mère déjà malade, tomba sous ses yeux.
Mme de Saint-Junien a été notre élève. Dans
celle lettre, où elle parle à sa fille - sans cependant l'y pousser - de la vie religieuse, de la paix
du couvent, Simone a cru voir un conseil. Elle
agit par élans, ainsi que très souvent les natures
faibles: Je soir même, après une scène très douloureuse,elle quittait ses parents pour nouS revelur.
Je n'ai pas cru à sa vocation. Cependant je lui
~i pel:mis d~
rester avec nous, promettant, si je la
jugeais vraUl1ent appelée, de Tadmettre au posturat après un temps d'épreuves.
J'écrivis à M. de Saint-Junien. Il ne me répondit qu'en m'indiquant le notaire à qui devrait
s'adresser Simone pour entrer en possession de sa
fortune.
Pauvre enfant! Ma conviction du }èremier instant ne fit que s'accroître: Simone n est pas faite
pour la vie religieuse. Je la sentais toujours attachée à Hélanèse, regrettant aussi toujours José.
Mais je ne voulais rien faire pour la rapprocher
de 1COUS, je m'en accuse. Pouvais-je oublier les
termes in5llItants de la lettre de Mme de SaintJunien 1.
Cependant je m'inquiétais: la santé de Simone
n'avait point tardé à s'altérer ... Depuis dix jours
elle est gravement malade. Dans son délire elle
appelle José, supplie Conchita de ne pas l'abandonner.
Une fois encore j'ai voulu mettre ma responsabilité à couvert en envoyant à M. de Saint-Junien
celte dépêche dont je vous ai rapporté la réponse.
L'état de Simone ne fait qu'empirer. Le médecin dit qu'une émotion heureuse pourrait la sauver; c'est pourquoi je vous ai priés de venir. Nous
ne devons pas permettre à des considérations
purement humaines de séparer deux cœurs que
Dieu a voulu rapprocher. Si j'avais cru Simone
sérieusement attachée à José, la lettre de Mme de
�158
AU DELA DES MONTS
Saint-Junien ne m'en eût pas moins blessée. Je
vous aurais cependant conseillé de ne point vous
laisser émouvoir par une accusation de rapacité
dont je savais l'injustice. Et maintenant j'ai pour
cette enfant sans mère une pitié infinie ... et j'ai
pitié de vous aussi, José, qui avez beaucoup souffert.
Mère Sainte-Agathe se tut. On n'entendit plus
que les sanglots de tante Rosita et de sa nièce.
José, adossé à la muraille, courbait le front.
Mère Sainte-Agathe scriltait le visage du jeune
homme et se réjouissait d'y voir l'empreinte des
souftrances endurées, les souffrances passées donnent au bonheur de la gravité, comme une sorte
de grandeur; il semble qu'elles le justifient.
De nouveau s'éleva la voix de la supérieure.
- Ma cousine, et toi, Conchita, venez ... José
verra Simone plus tard. Mais, je vous en prie, pa~
de lannes, pas d'émotion ... des visages souriants,
des paroles très simples, que puisse facilement
comprendre ce pauvre cerveau ébranlé ...
Demeuré seul dans le parloir, José s'abattit à
genoux devant la petite table où une statuette de
fa Vierge s'érigeait entre des fleurs d'argent et, le
front appuyé sur ses mains jointes, retrou vant l'ardente foi de son enfance, éperdument il pria.
XXVIII
La main dans la main •••
Vous souvenez-vous, tante Zita, de mon
arrivée à HéJanèse ... de ma convalescence ?... Je
n'avais pas été aussi malade ... Cette fois-ci il me
semble que je n'aurai jamais la force de me tenir
debout.
- Te voilà levée pourtant, dit tante Rosita qui,
résolument, s'était mise à tutoyer Simone .
- Et plus jolie que jamais, bien que si maigre!
acheva Conchita.
Sœur Dosithée remuait de la tisane d'un air
plein de sous-entendus joyeux.
- Pour ]a première fois qu'on vous .lève,
mademoiselle Simone, il ne faut pas vous étonner
d'avoir des jambes de coton. Mais vous verrez,
�AU DELA DES MONTS
tSA:!)'
après deux Ol! trois jours de chaise longue vous
pourrez marcher.
- Où donc esl mère Sainte-Agh'~
demanda
Simone.
.
- Je ne sais pas, répondit Conchila
- Nous ne savons pas, s'empressa d'a]i>pnyer
tante Zita.
Sœur Dosilhée eut tl\Jj hon rire.
- El je sais, moi .•• eHe est allée recevoir la
visile d'un monsieur qui toge depuis ph~sielr
jours cllle-L M. }'attmôniell'.•• Un monsieur qu'eUe
est bien capab\e. d'amener, alljourd'huJ qu.e vous
êtes en. bon état de recevoir du mon.de.
Simone tendi,t les maims à Concm~a.
- Lui ... c~estlui
!.•. oh! je sentais qu'il devait
être ici ..., pourquoi n'est-il pas venu 'l... Vite~
appeLez-le.••
Elle se redsa~t,
avec un peu de rose aux.
joues.
- Là! nl sœur Dosithée triomphante, je' VOLIS
qu'oll était ass<:z forte pour supporter
c\isars ~in,
<le la JOi e! Allez donc Lm chercher sou fiancé"
mademoiselle Conchi ta, elle l'a bien. gagné.
- Mon fiancé! répéta Simone.
Pour la première fois, on nommait aiJlSi José.
La jeune fille rèmercia la sœur d'un regard.
- Oh 1 sœur Dosithée, vous êles lilolllne ..• Je
vous aime bien.•.
- Oui, VOLIS m'aimez... toul de même vons
étiez en tralJll de vous laisser l1.ouri~
tout doucement, malgré la peine que je me dOl1lnais pour
vous soigner ... Et il a suffi que Mlle Hélanès.e el
votre amie Conchita se pelllt:hent sur V'oLre lit en
disant: IC Nous SOlllitmes Iil, nOLIs venons te chercher >Y, pour que vos yeux cesseul d'èh'e éga.·és
et luisants à faire peur. Et quand Mlle Conchida
vous a nommé monsieur SOR frère, la mourante
que vous étiez s'est mise à sourire .... Padez-moi
d'une vocalion comme celle que vous nous apportiez .. c'est dl~ joH !
Simone se mi"l à rire, d'un petrt rire encore
bien faible, bien brisé; mais cela suffit à électriser
tante Zita, qui rit aussi, tandis que de bonnes
larmes de joie glissaient sur ses joues ridées.
Conchita étaIt déjà parlie pour ramener José.
Il arriva en chancelant, Notre Prince, el sans
�160
AU DELA DES MONTS
force pour prononcer les mots qui se pressaient
sur ses lèvres.
Silencieusement, il s'agenouilla près de Simone,
muette aussI et si bien défaillante, que sœur
Dosithée alarmée chercha des sels.
José enferma dans les siennes les chères mains
amaigries et longuement les baisa.
- Oh! José, murmura Simone, c'est donc
vrai .. . vous voulez toujours .. .
Les yeux de Notre Prince lui répondirent.
Sur le seuil, mère Sainte-Agathe se tenait émue
et souriante. Sœur Dosithée se tourna vers elle.
- Ah ! ma révérende mère, comme on a raison
de dire que toute grâce est un don gratuit du Bon
Dieu! Croyez-vous que cette petite Mlle Simone,
qui nous a tant tourmentées, ait mérité son bonheur? Oh! ce n'est pas que je le lui reproche et
cela me fait grand plaisir de voir ses yeux rayonnants .. .
- Vous dites vrai, ma sœur, répondit Simone.
Depuis que ma chère maman n'est plus là pour
me guider, je n'ai agi que par coups de tète.
• Conchita bondit.
- C'est moi qui t'ai conseillée ... Mais qu'on
en pense ce qu'on voudra: je ne puis regretter de
t'avoir fait connaltre mon frère ...
- Et la conclusion de cette histoire, dit mère
Sainte-Agathe, semblerait illogique, aucune morale ne s en pourrait dégager, si l'on n'y voyait
une preuve de plus que les ùesseills de DIeu sont
impénétrables et qu'il n'abandonne jamais ceux
qUI se confient à sa bonté. De ceux-là, il prend
soin de réparer l'erreur; Il éclaire leur chemin et
les ramène au but dont ils s'éloignaient ...
« Vous vous êtes trompée, SImone, mais vous
fûtes toujours sincère.... .
- Et maman m'a protégée, murmura Simone.
C'est elle qui, par deux fois, m'a conduite ici,
parce que le bonheur m'y attendait.
- Ah! Virgen santissima! ay que gl1sto! (1)
s'écria tan te Zita.
(1) Quelle joie, quel plaisir.
FIN
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Au delà des monts
Creator
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Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
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© 1921
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160 p.
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Collection Stella ; 38
Type
The nature or genre of the resource
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Language
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N
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��SOtlS
lctlrs pas
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Au chalet des Passe-Roses.
- Bonjnur, Véronique, où courez-vous si pressée?
-.ré rentré chez nou', mon!'iéur le docteur, et Je
pen:;c que, si le régime où mademoiselle m~
met doit
durer, on vous appellera, un de ces matIns, puur
m'enterrer.
- Pour vous enterrer, Véronique? Je crois que
vous vou:; méprenez sur la nature de mes modéstes
fonctions en ce munde.
- Riez, riez, monsieur le docteur. Pas moins
qu'avec ce qui se prépare au chalet des Passe.
Roses, vous verrez ... vous vt.:rrez ...
- Qll'ést-ce qui se pré part.: ? Auriez-vous des locataires avant l'époque où l'on se décide d'habitude à
mettre: le cap sur Saint-Pit.:rrc-en-;'v1er? Voilà, ma
hflnne Véronique, cc qui s'appelkrait de la chancer
- De la hallL'C à IlOUS ? ... Iks locataires avant la
saison ... Oh! monsieur le doctlur, il faudrait que la
dcmui:;elle et moi fussiuns nées sous une autre.: ttode r
- Enfin, ma bonne Véronique, expliquez-mus ...
ma vieille amie, Mlle Verdelet, serait-elle soulIrante?
- Ah! plllt au ciel!
- Hein'
- . .I.e me comprends; vous la guéririez et cc
seratt fllll.
- Merci d~ \'()tr~
~fI IfidnCl', Véronique, c'est tout
cc que j", tr()U\l' il \OllS l'c:pondre, car, pour ce qui est
du reste, je comprends du moins en lTIoin;; ..
- Eh bien! mon ieur le docteur, venez-y voir
\')lIg-mê~,
entrez cher. nous. vous n'en êtes qu'..
��SOUS LEURS PAS
7
f,1 Ih"r ,1 Iltlque tant d't::trange y~tn
e'; il li ail. ..
m,l' ljue n~ dl ait-il pa!'. "ur les tcmp préSl:fll:-., lt
bon docteur Saint-Phohe !
I~t
le~
km\, pr<:senh s'cn vcngeaient en le faisant
traiter ,k • l, il ic:norant » par les l~a.dL·s
riches
all!"ri s le~
Illei il n'était pas assez. lalseur. pour
rL'us~i;
d,' " ru~te
,) par te hell' Inadame. 'lui
,I\'aicnt ITll11prudl ncc de 1'L1I'I'eler pour 1"111 s IIcrb;
,. d'origtnal ", de « viLtix Illu» par t(lUS \'lll dlllltlejllgl Illent
~lIiCt
le ju~
men
de auttes ci 1.\
ta 'nt! de''i J11outons de Panurgt.!, autant tous (lll l'I~
il
aute, l':lssê.
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()/1 l'<lIl101entait rurt c Il' (lrdonnallce la~sc
pa.r
li l, \ln jllur, c1~z
1111 milliardaire attcint du n<':Ul<1'th"IIIl!: l' rc 'c\"ir qu(,tldiennel11enl de. pauvres a a
tahle et S'llltlreSSer a kurs 111, Iheur .•
Indilt'erent à CI;! 'lui loulall être dit ur lUI oU
Clllltrc IU1, bnlllllnailt ave\' b"nl1l! humeur, gardant
lino: xpre~si(l
paisible et Jlniale sur lin visage
rd e et dans Sl!~
)'cux limpide, le d'l\.:tcur SaintPhobe portaIt encore la traditionndlc tenue Ul'"
médecin d'autrcflll: le haut-de-forme, maTS
dêm"de et ~l't
san..; rdlets 1 la redlllgilte
longue, - die, I~ar
cxcmple, l'llrt luisante! - d de;;
he ide d'or. Et, tout le jour, il arpentait SaintPierre-en-Ml!r, s'attardant chez le ['am r~
,del11curant loo;.;temp" aVl!C les pêcheur, adllrc de tOtls et
Ile révëlant jamais à sa main gauche ce qu'avait u
faire a matJ1 droite.
Saint-Pierrc-en-Mcr 'étale sur le bnrd de l'(k":an,
l'n pleine lande, Il! lung de la route large d
:ablonneu~c
qui \'a ù'g pagne il Bordeaux.
H,;lrécie de ran!-;~es
de platanes, blrd~e
dl: mal!lUllettes qUI, 'intitutcnt chalet!', colld"e", \illa ,
"lIt vant la lantaisie de leur architecturl!, la route,
lorsqu'l'lie tl'aver~
la petite ville, prend le 110111
l' 0 ml'eu d' l' huulevard de Madrid > •
. Le houlelard de i\\adrid est, l'clé, l'amt.: de Saillt1'1t;l' r C-ctl-ML'r. Là, !-.'ol1vrcnt quclqw_ mag~ins,
un
calé dont l'amt ilion c-,t dt! sc changer en casino, 1111
hotel qUl u pretend" d', ngletelTI! ».I.a, s'el'hillent
le tllllctt ,les d pance It.; mondanit6s et 1 a 'Ill
des \/litul'cs, LI
autos d ju~qtJ'a
de ca alier . Là,
va ct vient, monte et de l'cnd le dernier pt.:ut-êtrc
de~
Ilrgue de Bart nrie; J"u nt tr"i villtonClt qlli
d"lvp.tlt al UI vc t l'IU'C ,i bl.1I1 Idh'lIl t(S ln Il.liT[lilion u~,
!laVe d • • lZlBan
" nie t le tri.
Ha h
FI'" fi, 1 \ Tl d mt
"1 t
<I1.t1 Il ,
��SOITe; LEUPS l'j\5
1.'1;111 111<1 d1l1 i
9
s:Jbl.! . 1 ' 1.1<; t' 1" ('
qUI l!..:llrlSSalCnl le I,lr"lIl ,lu l'hall't.
TClujour$ sur le visage de Mlle Emilie \'crdelet se
m~lanQei
à une ex pression plutôt b~n1
oll! quelyuys plis chagrins .•\ujourd'hui ces p!is se cr~u
salcnt en rides ct une alarme arrondissait ses petits
veux bleus, du bleu des ùeilles falenc~.
" - Voyons, chl:1'l: madl!oi~ck,
qu'c~l-e
qui
vous arrile t V~ronique
a ral;.,on, vous ne cmblt.!z
pas dan' votre a-;sidtL'! s't:cria le docll:ur en entrant
à son tour dans le jardin du chalet.
..
.\llle Emilic monlra d'un geste de puénl eUrol la
rue d'où l'on l'OUI ait entendre ~a I\;ponse et cntral/la
le docteur dans la maison.
Et ur Icurs pas s'cn alla trottant, mquiet, tourmente aussi, un pelit Qritlon argente ct SOYeux
rél ondant au nom de ~ "Fistun H. Le pauHc chien
n\:tait plus jcunc, il avait ses habitudc el il soult'rait fllrt de j'atm", phhe d'incertitude dans laqucllt::,
au chalet, l'on vivait depUIS le passage du facteur Ct::
matin-là, oui, du factcur, l'ct hùmme ù 1,0pi, cd
hl/mme a blouse hleut! jUf!l: l'ar Fiston à tel point
redoutable qu'II nt;; pou\aÎt s'empêcher d'c. primer
longuement Cl: entimeIlt, chaque jour par dl::;
abOiements impatients et raaeurs.
,\{Ile Verddd avait l'ail entrer le docteur dans la
salle à manger, belle pi "ce, claire, en uleillt:e, dont
les fenêtre 'IU\'J'alent sur un econd jardin formant
terras e ct dom i na nt l'Océan.
De cctlt.; fac;aJe du chalet, la vue dalt plt.:ndide;
ct, à cellt.! heure matinale surtout, le CIJUp d'œil
lIlcr vcilleux. Le soleil Jurait de l!rands rochers où le,
lame
e hri aient !t.:t; in"ll tant d'0cume, des 1101tile~
dt;; barque revl.:naient de la 1 êdle ; la mer
(·tait calmc, d'un h!t.:u profonJ, :;cintillanl dt! !umièrl.:.
Sur un CId d'Jzur pali une bonne bri 1.: pOli s'ait dc!:'
lamht.:au
de brume tt!intée d'"r de corail de
pourpre. Distrait de ce qui l'amen~it
par Le s'pel:tacle, le do.:teur sc campa devant la fen Ire ct eut I:e
cri d'admiration:
- Vraiment le l:halet des Pa~
'-ROI St.: a un~'
ituaI~Jn
uni'jlll:! .Ie ne Sui pas l:lunne qU'lin e le
dispute.: laque étc.
-:- On ~e 1 di lute surtout parLe lue l'al mis un
l'cllt capital a 1 rendre. j'un cunfllrt tnut mu lerne,
l'aile de bains ... le montc-plats.
Evidemment la aile dt.: bU1I1', le m(,nte-plats
'11 'lit V
l', l" UI Ijul'llllJ
.:ht.s
oeuf ur diX Je
l'I1r(s~i
����o
LEURS PAS
Infortunés qUI
fi quent â louer cl! z elle . Si
eur mal on ne c loue plus, il n'y a rien d'étonnant.
A ces mot , Mlle Enulie sursauta violetnment, _
çe qui causa une telle frayeur à Fiston ~u'.
mépris
de toutes le lois de l'amitié, il en rendit le docteur:
responubl t aboya contr lUI sans douceur, - et
brusquement penclïée, Ile dit le dents s rrée :
....; Bt qUI vous as ure que ma nièce n' t pas
uui une des pires coquettes ?... qui vous dit qu'elle
e s'arrangera pas pour m'empt:cher de louer L.
ors, q~ faudia-t-il gue je devienne, depuis urut •• 81lrtoùt•• Ah 1 je peu bien vous le confier,
d~i9
gue sur les Instance de Véro.nique, rai 'Conentt à f'àire faire quelques réparations avec le I?rod.uit S
es. Nous avon stipul que SI je
IUl donfterat dtx
cent de son ar nt et
loue
• oh 1 d cteur. e
f'l,V"1~.
avant la location,
louer. pendaat
ne retrouvera
t: 'J:\~;.g
qu'il y
~
ce qUI
��������~ut
S U.1J l'S 1'/1.:-:
21
- Elle n'a peut-être l'as d'arg~nt
?.. .
prcuye ct 1 Je n'étais
- Oh! de .:ela j'ai la tri~e
pas arrivé ù temps, elk serait pcut-êtr' morte de
laim ( ...
- Que me dites-WHls là J. ..
- Ah! Ji!.'us ... monsicur le docteur, raconteznous ça/...
Un in~ta,
le dodt!Uf tint en suspens la curiosité
dt's deux femme<: - .:t::Ia faisait diversion à la question des bagages,'- puis commença:
- La personne qui devait la laisser à Mar cil It.! ,
dans un de ces immen"cs hôtels, - vrais carayansérail'i, où les voyageurs ne sont connus que par de
nu.méros dont on ne s'occupe qU'.autant.qu'ils apparaissent sur un tableau, - était partIe depUiS la
veille au matin, lorsque je :;uis arrivé, ct il était
quatr~
heures du oir. Comme dans ces grandes
boutiques gr()uillantes de monde on est plus seul
lju'en plein désert, nul ne s'était enquis naturellt:ment de la jeunc li Ile laissée par celte personne.
Etait-elle malade, vivante, morte, 'qui cda intéressait-il?
« .Je demande: - Mlle de Le~
... cu t
• Quelqu'un feuillette Ull regi~t
et ...lit la \Vix di"
trnile: - Le ;'1;, y est-il encore?
« Oui, il y est.
« - Cependant le 1](' \'OIS aucun repas?
• - TI y, ~t,
yr~l1s
...lis-je.
f)1Il' Il vlllt.!, alors?
• • - . '011, pa entülhlu.
/< Cr,n...luisez l1on~ieur
au ;'1,.
".\11 56, on rn fait entrer ct je Ille Lro\lYe ('11 face
ci'un~
jeune personne à qui je me présente naturelm~nl
comme un \'ieil ami envoyé par vous, madeselle V crdclct, pour venir la chercher.
/< Sans
paraltre me compcnùre, lu pauvre enfant
~e
rC!!ilrdait avec des Vl:U. Yagues. 1':1Ie ilyail un
visage défait et paraissait si chanceluntc, que lui prenant la main je m'écriai:
• - Etes-vous soufTrantc ?
• - l\'on, mais je ... je ...
• Une id-:e me traver. a la cer\"cll ':
'c N'auricz-vous rien milngé ~
« Ellr rou 'Ît et fail (lUI de la tête.
Mais, enfant, c'cst fou ... fou ... 1 ourquili avoir
r:ait." -cela")
• - Je suis S.ln ar~('nt.
• - On VOliS il lai~sée
"ail Mg ni
�������������LURS P
Co n
li qu'elle
��sous
LEURS PAS
tait inutile de
�����!'OUS /'l.IJ~
l'J\~
auquel, chaque anlë~,
il n cl e la 111,0 (lll qll'il
Il'uait autl dOl .
- Eh bunj\lur. 1IlIlns1\:url Vllll vuila " .. n..:, ct
quand arrne le l'dit IIlllndc(
L'empl()y~
~embl
gênl.!, 11 e~t
tl:': p.de, ~a
mi:..
cst sourde.
Le docteur s'effurce de dissiper son embarras.
- l':ntn:z, mon al1l1, entrez 1 Quel bon \ el11 'ou:;
a\l1l.:nc?
Que veut cc pauvre diable? Le docteur pense à
~()n
portefeuille vide et s'en inquiète.
- Docteur, VOUs m'avez aidti, permettez-moi de
vuus remercier. Les enfants vont bien, ma femme
est mieux pOltantl.!; à vuus trouver si compatissant'
ct si bon j'ai repris courage et pu cet hiver travailler
davantage et mettre de côté ceci; acceptez-le, c'est
peu, hien peu, auprè~
de tout cc que je vous dois ..•
mais j'arriverai a mil.!ux ...
Et tr 'mhlant d'l.:motion, pr(:t à pleurer, ne trouvant aucun dl.!s mots <le reconnaissance qu'il s'est
promis de dire, l'l.!mployé tl.!nd au docteur un billet
de cinq cents francs.
Le docteur écoute, regardl.!, se yeu. sc mouillent
d c'est lui qui s'élance vcr~
cet homme, lui
paroles de oratitmle, lui qui
qUi trouve le~
l'rend et serre éperdument ks mains du pauvre
garçon:
- Ah 1 mon ami, Illon :Jmi, vous Ill.! savez pas le
hien llue vu~
allez m'aider à laire 1...
Et c'est parce qu'il est pre'-s,· d,' l'all r raire ce
bien, que, \.:e matin-la, le docteur ~ail1t-Ph()
monle
aliegre01ent Yl"r~
le chalet de Pa l-Ro es.
- Véroniqut.!, où est ma petite malade? .. ';cri't-il en arrivant.
Et c'e~t
du tond de la salle à manger une voix Je~
plus renfrognées qui lui r(;pond :
- Véronique est au marché, ct ma nièce court la
ville ...
- Elle est enfin ;,ortie, tant mieux 1. ..
- Voilà un mot que je ne r6péterai pas ... ces
allures, cette liberté, ce va-et-vient ~ans
contrôle,
ces sorties sans surveillance ...
"llIl.! Emilie pince les lèvres. Du reste, depuis
"arrivée de :;a nil.:ce, son vi~agc
est le plus souvent
rechigné et mécontent. Elle soulTre de pl.!rpétuels froisst.!ments, tnut la gêne, la dérange, l'offense, elle n'est
plus la prcmi~e
au chalet, clic Sl.! pr6tend reléguée
au ~cClhj
plan, même par Fiston. - Fiston! cet
�li::; LEUT'f:, l'A
U poli SOli, qtll courrait 1.1 1I1e ~I
1 011 1,.
1.11' ,lit lall'C 1
1. docteur accueille ce rlaintt.:s p.tr de la h.lnnU
hllllleur,
MIIt: gmtlie rencherit :
- Si c<.:la continue, quand Saint-Pierre-en-Mer
sera en pleine SaiSlIll. .. ma 11Ii!ce ~cra
1:1 rabl<: Ll~
la
~ilc
L·s Cornet ellt.:s-mémcs, ks Cornet n'en Inn)
point autant...
- Notre nil'ce a vingt-cinq an ,à cet age on n'a
1" he~oln
de gou\'ell1allte ...
- 1..' Curncl ont plu ÙgcèS et ne sc l'~re.tn
Il, tant!. .. \insi mell1c k"Corntl. .. AhlJ'laltoll'Olllo.; ,il.. ,t bien lju" cc nil la fill, de ma "tcur ...
I.{ 11111 li nia (t'II l' ...
- 1':11' Il' l'eut vivre en r(!c!usc'
- n'alltres qu'elle ont ainsi \eCU ,t n' n onl
p\llnt l11ort(!s.
U la 1111 erait li ~le,.tahë
1...
QU(ll1d on ebt dans une c.'rlall1\: "itu<I-ti-on ...
Parkl bas, au moin>; ...
II ~eralt
parfaitement bon qu'elle entendit.
Ah'/ que diahle, ne pourriez-I'ous l'aimer un
peu ...
- Mon C(cur lui était nuw~rt;
mais clll n'en a
p. ' pris l' chemin.
I.e dOCll.lUr ne réplique que par un tonnldahle
hau~
<.:ment d'(;paule~
mais son lIldignation est
/.!rande, Va-t-ellc se traduire en paroi ·s rud"s -,. Devant l'inju tke, 1(; docteur sait étre impitovahle.
\' éroniq ue entre en coup de vent, ayant encore au
hrGs slln panier de marché dunt sortent les légumc~.
1. • bonnet de la brave femme est de travers, et elle
il tilt dégrafer son col, Sous peine d'étouffer, tant clic
a couru.
- Demui:;elle 1. .. Demoiselle 1. .. Une grande nou,II ! ... Vou~
s,wez que la 111\. re Nau, la marchande
\.1.: journaux du btJulevard, :;'occupe de locatiuns
avec des a"encc de Paris, eh bien / elle nOU::i a
trouvé qlcu'~
1. .. Et c~est
tjua~i
comme un miracly tant (;'e t bien cc. qU'li nOlis faut. On ne prendrait pu!. t()utL' la mal"on, rien que la moitié et la
;':1 ande man ardc du milieu la-haut, à cause de la
c.alcnc cuuvert\! d'où l'on a une si belk \ ue; la salle
.1 mnn,.. .. r er,li1 en commull, je ferai ... la cui ine pOlir
1 11 ](; m"nde. On I('ll nlll tn\lt de ulte. On Ile
\1~lt
l'a l'our s'amu 1:1'; mais l'our St: n.!I'() cr Cl
\r<llailler. On a be oi" de c.lime, d" l'ai. , C'L:sl dit
.dTr
������:;u~
~ont
LWR' l'AS
E1 d tlllh.'uu Ipr; ~f'n
nu Imt ,1 ':
il n\lIrh+/ ou hicu d\lr-ncnt il '!
devint on caudlCmar.
Lomme, son <..Irni! lini ri":Il aux. veux des siens Ill:
kgitimait plus un séj()U~
cllùteux Jans la capitak,
l,our prolonger ce séjour et gagner du temp~.
Charles usa d'expédients ct, tout en se reprochant
Je tromper sa famille, parut montr..:r pour la juri~
prudence, • en vrai Lavuute " un penchant extraordinaire, et prétendit vouloir décrocher diplômes ur
diplômes ...
Un rien le sauva d'avoir à mentir plus lun~temp
..
Sur la demande d'un ami, Charle. écnvit une
saynète puur l'une des réceptions annuelles __l'un
grand cercle. A franc étrier, petit acte, vivement
trous é, plein de verve narquoise, d'une allure ultramoderne, joué ou plutôt enlevé par U:1e actrice en
v()~ue,
eut un succès fou. Au kndemain de cette
olrt!e. Charles avait trouvé sa voie: le théàtr<.!.
Il s'y lança ct fut l'auteur heureux auquel tout
'ourit, devant lequel tout s'aplanit.
Sa première pièce, Veinards, fut un triomphe; sa
seconde, A hue et à dia, dépassa la deux centième .
.loué sur les scènes du boulevard, il voulut ahorder
les Français avec une pièce à thèse: Le Verglas,
li ui vigoureusement et sévèrement malmenait les
femmes du monde.
- Elles ne vous pardonneron pas et vou"
échouerez.
- Elles n'y reconnaîtront que leurs amies ct me
pardonncront.
- L'on dit cela, ct puis ...
- Et la morale Je ma pii.:ce subsistera; on ne
'a\'cnturc J'as sur de" terrainS glissants sans chau:;S()n~
dc liSIères 1...
c
- Fi, la vilaine image dont vous affublcz la raison!
- En/in, qui vina verra ...
Et tout en continuant à sourire à cet audacieux, le
Vergla~
fut joué, rejoué, goùtl!, applaudi; un nouveau triomphe ! ...
Alors Charles voulut faire non seulement du
théâtre, mals du roman.
Son nom sur une affiche suffisait à faire salle
comble; son nom sur les couvertures jaunes fit
'enlever les éditions.
Pourtant, si la critique lui accordait un sens aigu
de l'actualité ...t l'art de saisir au rassa"e les idéès
courantes et .J'aspect des milicux, à tel point qu'à
J
���h,l .11
Il,· 'JI' 1· ,j Il,i l
'''J'
Il 1
lesta ion
on mondé (t lit
pOint dan· let
h('\~mc
cabotine et dé 'la l:~ qui le réclamait.
L' t "1' nd, heau g.uçlln,
Charle:; Lavlûtc-Ch\~
flirt; qudqu s iii" d'al' 'ent parai sent a {'s
tin p~lI
tI~l1pe
; Il a, ~ur
lin 11\'111 !i:ve, Ull ..:pi l'eh Il, \1":
l'llulè\'(: h:s chl.!\t:lIx 'Il unl.! l'dit· mi:chc plLin
d'inspiration; uno! bdle moustache militaire d'un
hl(,nd presque anlent IImbrage a Icvre, S S'vell
sont bleu:;, tm", trall pareIlt ,cl co! "rand ~ar,<on
qUI
a dcpa" L' loi trentaine t hC:lUL'l'UP lU, ht:al~I
II'
parcouru, a ~onec,
1 a [),)\!chc «t <.Ie~nl":
rntlleu se, un r "ard clair presque nRU.
Près de lUI sa su.'ur parle has, l' 'olue sanH bruit.
Angélique n'e~t
pa Joli. Son teint est sombr , sc
l.!heveux d'Ull brun ordimure, san ... r Ilets, Ses trait
n'ont aucune régularité; mais son visage s'illumin
de grands yeux gris très doux ct sa voix berce,
Et Charll-s dit d'die, avec cette reconnal ance
infinie du travailleur de l'esprIt pour celui ou celk
qui r~pand
autour ,le son labeur le silence et la pai :
- Angelique non seulement m'aide, elle m'aime,
me soutient, mai .. clic me • r po e -.
La jeune tille est, en effet, i l'on peut dire, .. 1 ep"sante -, Du ~almc
t!mane d'elle, un calme e fait
auto\'\), d'ellt!,
C'est au lendemain d'un noul'eau suce\.: , - Cl,;
Vaille qui ,'aille qui a tenu l'affiche tnute l'année,qu'arrivant de Paris en automubile, masqu~,
voiléfl,
salis de pous. ï rt:, défigurés par !'cnorme~
lunettes,
Charles Lavoûte-Chivrac et sa sœur se sont arrêtes
devant le chalet des Passe-Rose. qu'ils ont loué
pour quatre mois.
Charles, malgré ses succès constants, traverse une
singul~rc
crise.
Jusqu'à présent, le satisfactions que lui donne
la gloire ont suffi à apaL el' la ~()if
de bonheur que
chacun porte en soi, la doul.!1.! tendre se d'An~élique
ya aidé, quelques brillantes passadeg ont fait le
reste. Et voilà qu'un matin il s'est éveillé le cœur
\'ide, le front lourd, la bouche amère et s'est enti
las, découra~.
Il lui semble avoir vécu jusqu'à ce jour aux
lumières, dans des d~c()rs
de carton, sous un ciel
peint; il lui semble que, tout autour de lui, n'n été
que truc et machinerie. II veut le plein air, le plein
soleil, I,t VI aie nature.
Les rigueur de la critique l'atteignent au i tout
��sorTs r ";URS l'AS
.'
lIall, Il, Il .1\f'1l1Iltll'l'l', qll'''11 1;; ""Illl'araii :, cclles
'lue t"lIt ~.ltn-P;r,
Il".lPIH'lk '1l1l • k \Icr~
j()lc~
., il CéS dellluisl'Il..:" Corne!. ..
L'àme.! u\cl!ré!.! elle a quitte le chalet au matin ct
lout le jour, devant la mer, as~il'
ur le able, elle a
che.!rché il oublier les misères de ~a triste ituatlon;
mais la nuit tombe, le Crl!pllscllle empourpre l'honWIl, le.!s grands rocher:, se l'ont noirs, les harques
rentrent, la plage est déserte, il r,lUt l'eH'nir au chalet puisque Gisèle n'a l'lus qll' cc toit ,\li monde ...
sur la terre, si vaste c.:pendant, il ya ainsi ue paul l'Cs
t!trcs LJui ~embl.!nt
n'amir de.! l'lace nulle part, qui
partout 'ont de trop, ah 1 n'e"t-clle pas de cClI:\.-la (
Une cloche tinte, toute faible dans It.! suir, la doche
de Notre-Dame des Pêcheurs, \'auvré ':glisc, emplie
d'ex-voto, tous disant c s drames de la mer, tous
rappelant que.! l'heure est inc.:rtaine ct brève.!.
La cloche tinte faiblement, ses ondes se perdenl
dans les lointains, la cloche s'est tue t:l l'on dirait
llue.! de sa voix est née une grande paL...
Mais (Jisèle ne st.!nt pas cette l'ab. sur elle.
[~Ile
e.!st remontée au chalet ell suivant les lacets,
par hahitude. Au moment dt: me.!tlre le pied ~ur
la
terrasse, dit: sc souvient. qu'il t'aut ré~ev
':l'tte
terrasse au. étrangt.!rs.; furce lui est donc de redc~
cendre, de fairc un grand détour pour gagner Il
chalet par le boulevard.
Comme elle y serait entr':e ptlur Viller, précipitamment, re~adnt
peureusement de tous cotés, s'clTorçant de ne point fair!.! de bruit, elle en franchit Il'
seuil. Malgr': tout, depuis qu'die 't esl, dll! a accr,ldll: de-ci, de-là, un peu d'elle-meme; cc snir, dit:
s'v rt;trouyc plus étrangère qu!.! jamais.
Des cannes, des ombrdlcs, un manteau, plusieurs
chapt.!au:-.., une casquette, semblent ;lvl)Îr l'ris poss!.!ssion de l'antichambre. Lapointc, dans ~a
tenue
de chaufl't.!ur, dt.!bout sur le haut du pt.!rrO!1, sa casquette.! sur les yeu.', atknd des ordres. Une fIne
udeur de tahac, un parfum dont on n'avait l'a::; l'habitude flotte dans l'air; en haut lIn park, on va, "n
vit.!nt, de' voix, Li!.!s pas d'inconnu,' résonnent. Sur
le boulevard l'orgue Je Barbarie moud un vieil air
d'opéra.
Gisèle se glisse dans la cuisine. Elle entre si doucement que Vl:rOniqlle sur.aute, pousse un cri
parce qU'elle.! ne l'avail pas entendue v!.!nir.
- Ou dll1e-t-on -;. fait Gisèle.
-- Mais, là-haut. demoise}le.
�Il"'U\~rAS
1\1 1.11 1 Il'y l "II ' !II Il II
l',,r Il
1 Il
'r,l\.c . lai
Z-tIl" 1 1111er, la, ur çC hout de tabl .
J \C' ,1. l.apninte, pa \Tai"
.
Veronlquo dlc-m0me "cmb!.: :lUlrt.! que I()UJour
lanl cllc:e senl d'lJlll'llrtanee.
- (>11 1 <1 \"l ni oU aprè:g lui, cda m'c~l
Înddf0rell!.
n'y \)cllsez \)as 1 - LI
- VOYOIlS, dcmnisclk, vou~
Ir le Ion que Véronique aurait pri~
pOli\' c 110rl(;1'
Il n l nfa nt 01 l't re sage, elle pour nit : Il t~l\
Cc
\)ll il 1',1111, dellloiselle, cl vous montelez vou' hahlill'I.
Le1l 1 1I11C SCL'ur du 1110l1sÎcllr csl IreS b,,!n d k
rn"ll il ur, IlIi-m 'me, par,lI!. ..
\1.11 (JI "le e"lIl'e c:ourt il l' ·Inge .
.I,llllal Je ne p"ufral Vl\fC l, hOllt, l'fi t'('II,
("mIne 1, li 1. .. J'aime mleU 'l'11IIj10! 1<: qljOI ... Où e
mll t.lI1te ,
- .le Ile sai t 1'''1'.
- Appelez-Id,
- 1':1 ma sa\l~e
(
' . .fe \al\; . prendre <larde,
MIll: Emilie: al'paraît, elle :111%1, dil'I'l'rcntc d\ Ilcl1leme, Elle csl en Inile1te; on dirait qllL' S,,11 \i"',lge
,1 ,tl.!S rlis de CI.!re1l10nlC, Sa voi
e 1 rc~tl'I.!
"ncIUl \J c de l'a~cuei
l'ail allX no\lveau Itlcal,lir 'S, cl
a tnill, el es ge<,tes s0111 encore arrondI dl.! n1l1l1IHeu I.!S c<)llrbelles CI re\'6ren(e ne.:c ItL"" par
c:elle arri\l:e. Elle a des yeu hrillnnl, d" jOlie
fralches et rOSeS.
Somme toutl.!, se« lo~atire
lui plal<;ent; elle n'en a
jamais eu mêll1l.! qui lui aient tanl C01l\'cnu. La jeune
tille 51 plu>; jeune sl!ulemcnt qu'elle nl! sc le figurait; mais ur les lempes du romancier clic a vu des
lils d'ar~l!n
el ccl a a S\lm l'our qu'elle le suppose de
Sens ra"SI "
Ah! commû lout irail hien "i cc n'était ,a nièce,
~L"te
ni, ~e,
cette (,i~tlc!.
.. MaiS quoi, veut-elle
d'clic-même s'cnlcrrcr dans Il! sous-sol, y vi Hl!, v
prendre se rl.!pas, '1 di"l'arailre avec sa beauté
,'.blouissantl! et ~es
atrs d'irnp":ratricc;' La rroposit Ion n'cst pas à dt:daigner! Dan le Suu - 01 on a
bien, un in lant, songe a Inger ,.\L Lapointl! I~ur
quc:lques ecus de plll ; mal mIeux \'aul sacnlter
cc:; quelqucs t.\cus, y m"'lre Ti èle c·t s'';vÎlcr." (J
comhlen d'ennuis!
\\aio pu ur \ouloJ!' disparailrc ainsi, la fille de Sa
Il:ur serait-elle autre qu'cil
ne le Sll[)PO ail
~\lc
Etllili, n'aime l'a ~'dle
Iromp, c: 1'0\11'1.11\1,
! 111 1
��1111"
!,J.ur'
PA'
l',,rguc de Balhalle. Il Vlllt tlne fellllllC, etait,
~'eJr"
el salue.
glle passe, IUtllïI,lIlt la tUe, l'deh~
sur c\!qu\:lk
porle. Elle est pass<-e .
.'vlais lui se retourn,', n;garlk, se ellurbe sur la
rampe. fi murmure:
- C'est singulier ... tr~s
~ilgue
.. ,
IWe il disparu dans le SlIUS-SOI, où,lwletante, elle
tombe assiRe sur "a chaise qui avec une tahle ct un
lit dt.; fer ~ont
le mobilier de l'am'euse petite chambre qu'cHe habitera désormais.
Elle il dlné; mais elle étouffe ainsi sans air et sans
lumi~re,
La fenêtre du sous-sol ouvre sur la terras e,
cette t 'l'rasse qu'il faut laisser aux étrangers, cette
terrasse d'où on la verrait.
QU\! cette soirée lui sembla dure et longue. En
sera-t-il donc ainsi durant quatre moi' ?.
Ses yeux s'agrandirent d'effroi à cette pensée, et
cependant Gisèle se promet résolument:
• Oui, il en sera amsi et ce sera mieux. »
VI
L'homme propose.
- An~el,
as-tu vu la jeune fille qui hahite h'
sous-sol?
- Une jeune fille qui habite le sous-sni? C'est ma
nouvelle.
1 reJli~
- Elle habite là, derrière cette fenêtre touJours
cJo~e.
Elle me rappelle énormément une femme que
j'ai vue au Caire.
- C'est peut-être elle.
doit ètre
- Oh! non, celle que je conai~s
mariée; on la disait fiancée à t;n Jeune diplomate ...
~ino,
clle était si jolie que ... que, par ma foi, pour
un rien j'en serais devenu amoureux!
Angel, habituée aux enthousiasmes de son frùre,
se mit à rire. De quelle femme, du moment qu'elle
était jolie, Charle~
ne « devenait-il pas amoureux ~
un instant?
- Tu ne m'<IS jamais parlé d'ellc.
��,1)iIS
d, ,,' l, '111L'llpl
.lUC:lIllL' lino Itê,
IllIl
d·
1111111>
1I1
l'\V dll
"Ij 1111
(rlacL' un peu, dé oriente, il Ile ,C rdrCl\lva lU,Imem\:, au retour de celte excurswn, yUL' le S"II"
IOI'5qu'il sc renùit à un bal magnifique dtlllnl: au
G/u',lrels-/IIÎ/t:!,
.
D<; plus en 111us, il dé 'e"pt.:r'lIt dL' ,1Cl.:uuvrir l'IInpression neuve, Maintenant, il rac .. ntait à ~a
'Sœur
que c'était il cc bal qu'il avait rt,;nco~
la jl'UIl\';
lilk rc, s mblant à celle qui habitait k sous- 'ul du
(halet des Pas:.c-Rl,)~
lWc portait un' de Ccl::' rob 'S
e.\qui t:s en un ti u ::.rtuple ct fll1, vt:nant de l'Inde,
un .1<; ces tiSSUS Jans lL'squel It.: alméL'~
~e
drapL'nt l'OUI' dan cr,
l~c
dan ail, du rt;le, elle au i, â mira.:!",
- Ce qUI me trappa le plus, ajouta-t-il, c'étaiL'nt
sc yeux, lk grands y"ux J'un bh:u de v loup; !;oI11biC, pailletés dt: lumi<:r\:, de yeux qu'un grand
ll<Jnht.:ul' faisait briller, des yeUx qui, tout en se
fixant sur m'Ji, . cmblaiL'nt regàrder a\l delà de moi,
emplis d'unt: l't:llst:e intérieur\: toute de charrne \:t
dt: ilamme, dt: "t:Uli. qui faisai\:nt songer à L'L'Uli. dt:s
siren<:' d,)\1t pal'Ie l'OdYli"éc, ces yt:ux qui" Sa\t:llt
tant dc chfls.!~
.... oui, JI.! st:rais curicu' dl! savoir si
celte jeune tille ... mais nOll, c'est impo sible, cc ne
l'eut être la mGmt:. comment la rl:trnuvcrais-je ici,
i dilf':l"cnl!.: ' .. ,
•
- Il e 1 aise de s'informer, <,lImmt:nt 'appelaitdie?
- Dt: Le~sl
...
- Je le dcmandcrai dcmalll .. ,
Le fr1:re et la ~œur
causaient ain i sur la terrasse
du chalet des Passe-Rllses, La nuit était Jouc\.!, lt:
vent tiède; la mer ne sc l'c\'d.lil que pal' quelques
rcfll.!ts d'étoilt.:s d un lé!-\\.!r clapoli ,
- Je Illl.! souvil!ns, poursui\'il Charles toul \.!n
fumant, que c\:11t: jeun\.! fille me dit adorer lu ...
lé~ends,
Elit: raconta que sur il; ulJ1md de la pyl'nlllldl' ',le Clltiseh apparaissait parf"is une l'emmt:
I~l\':Wj
le ~oyagcur
I.jlli l'.nait al'l.!l'çue en perJalt la mC:moJl'c; c'e t Pllurqlloi tant d'n Cllll:nb
blilllcitis aient ~ur
les sablt.:s hrulanb ... pcut-etrè,
apr\:s toul, au ligur,é, elle aussi l'!l-t-ellc, aperçul!,
':t:tte femm' mau\'alse. De SI n~la
tes Influcnct;
pc cnt SUI' le,> Je~til1s
humaine ! lW~
"i\tilt
~t.aUil
UI! mil~u
i léllcr, si /oul il la joie, si Jan cn::uxl
- Ellc"r • k " l'Illas ... , pl • ci a 1\ ëlique, lou-
�SOLT' LEURS l'ÙS
J"UI"
fr' re.
tiele J'a
011"
a la~
pcltl"
Ull
Il WIIlI he Je
<"011
_ EviJeOllllel l, au :>i, un peU de ça ... rél'Ol1litt-ti
rêvcur.
I.a jt!ulle lilk Sc nommait, cil elld, Mlk ,IL
I.csSCli.
Charks ne rul l'a<.. JOIl~
li l'al1 Il 11\': C l' :i. sa SIL'UI, cl
il l, fit uv C Ullt.: .lI1il'lation c~traodin,e
sc l' 1.]ilnl ('n ~"njt.:l1re,
,Ul' 1'( tral1"l'\e d,' c tic r"IIC"II-
°
1rI'.
CI'> ct lit 1
n
coml'rend
p.!,
c'«'!>1
my t Il
d'Jnt ,.\1' s'cnlnurc, ·n rev('llalt.il fi dlrf> t'1I1j,)UJ. :
n'importe, il faudra hl n qu'un 1"111 1111 l'iliitre Jill"
IrlU~'
Il lace d'clIc!
.\ l'int ri't qu'il "t.:mhlait TlIclln: ù 1 ~ouJl't
1.1
'lut.: tioll, ' n1-',li'lue 'upposa 11leme qUt <.:c 1"111
st.:rait l'rodll.:, l':t elk en rit, en taquina S"11 Irel' ,
,,'amusant de la fougut.: qu'il apportait ain,l a sati t'air' la moindre de st.:s falt~ics,
-fougue qu la
di parition de la premit.:re jeune ~ , k rro t!t.:f1H: Il 1
cependant fort émoussant ct llt'primant dt.! sa ,'ie de
mondain, ct surtoul d'aulL'ur adule, applaudi,
\l'avaient p()int usét.!,
Mais 011 n'al)en:evait l'lu (;i "II..'. Elle !le quittall
guère la t:ham )re du S'"IS-sol. Et, dans ("tle l'il:((;
Îrol) sombre rour lire (lll tra\'aill 'r, dans cette l,il,;cl,;
que t:haulf~
t()ul le jouI le fpurncau LI . la cuisine,
clic soultralt t.:ruc\kmcnt.
_ De!11o!selk! Demoiselle !... \OUS cn IUlI -\tItiS
des id\,;e , l'OUI' ne plus sortir comme ~,Il
Vou en
lom herez malade!
nis 'le redevenait raie, l'lus pale que IlIr qu' 'Ile
'était relevée après deux semaines de fil:vre.
1 t matin, Vtronique dit:
_ ~i c'cst rapport aux. drangers de lü-haut 'lllL'
V(lUS vous cat:hez, plus bcsoin de Le faire: on m'a
demandé si vous étil,;z Mlle de Lessell
_ ,\11 1 mon Diell, t:t qu'avez-vous répondu '?
_ Dame! la verite. A-t-on l'ail du mal pour etre
obligé Je mentir'
Oui,l ourql1()i mentir?
(lis"I,' eut un eelat de l'in>. I~
cff t, pourquoI
cadwr De quoi <.:tait-on coupahle, SillOn J'.I\,olr
l' peré, au ... IIlll, au
EI,II- e donc un tort J'avPII
,'II <.:ontiall<':c
EU l>v!ltt "Jour la, 1'''''11i r du , j pU~
.. IlLt;, l, ':
'-lUI der Il
t lemtllt <!Irnel . [11\'0.
l\ 1
III Il 'It e, le~I"J
l, cld tu
�������������C'est dit, repond le roman'cier, c'est dit, je
vou vcngt.!rai.
CC" PI; t ont été dit s en jouant ct cependant ils
ont allum,j LIlle Hamml m0chante au fund des f'runelles 'nmbrèS de ClisG1c et cette tlamme IIC s'éteint
l',i~
.
'raiment, si je \()U~
la JemunJan;, vous le
fcrîl,z"? insista la jeune lillc,
.Tt! nc "aul'ai::. 1"1,'n \OUS rcfu:-.cr.
Vous ne save;.: à quOI V,1\IS voUS engagez,' ...
Ça m'e!>t égal.
JI m'en "o\lviendnll.
Lp~
voh, s0nt df'vcnues gra~es.
11 'ml le llue dt''l arflle'- Irrévoc.thles ,lient de dite ; malS An~eliqup
1 (' le~
a point entendues. Elle s'p l ,Iccoudec à la
l 'lletre, elle !ixc l'horizon gris, ;nmme si par instant
('III' '\t.; sentait mul1lS Becessalr il SOli frère, elle
l'Cil c il Vera Pi·tr"ff et il lui vient un grand désir de
la revoir.
vm
Heures d'oubli.
L'auto roula des kilomi.:tres l't des kilomètres en
pleines lande~,
dans des pins, toujours des pins,
des genêts, des bruyères, puis l~ pays chan~e:
A
pertc de vuc dl!. champs dendlrent leur damier,
roux pour Il!S mai~ons,
verts ençorll pour le~
mals,
~lr
Jl!S vallonn<>ments, dt:~
plaines. Des bou4ucb
dl! chèncs empanachèrent le l'aysagl!. Un gave bleu
t.;\ an.!l' Il 1 ~l'rpentai
entre des hord~
qu'emplumaient
tics pl'lIpliers d'Italie, Des chatai!.!niers centenaires
L'flu\Tuient des pen!!.!s,
- Saluez, mesdames,lloliS \'llici au pavsd'Henri 1V!
s' cria Charles avcc enthousiasme en
retournant
\'crs Giscll! ct AngC!lique pc!otonnées, grisées de
\'i!es<;e, a l'arrière de la voiture.
l'Il pont, le ";l\'l' travers'::, des munt<":es, Jes des" lit '" des chv',es t!lltre\'ues, ,aguement, laissant
eh l'espnt une lITla e ,mpréClf,e; en tournant, Ufl
JOü,e,f1l1 chem-,n. un clocher, un v1llage, pui
1..
·,j\lfe. Cil ure l, [llIlt_ ln I(>!l~
rnhan qni ernblc
se
•
���sOU
L~Uli
PA
7
"'vir, mieux applaudir... b 1 ~omln.
ell. 1
aime. ces deux f!rands enfat~
qui e dc!mknent là
devant elle 1
Mai Charles c troubl u'un mouvement de
(,i. i.:le. Est·c d'a Olr appri la tian eau pay. des
almées'? Ell a dans la taille tle courbe , dcs ondulatiun 4ui ~oquent
l'Orient, l'Orjent étrange ...
Charks s'arrête.
- Danst.!z ... dan \!z pour moi 1 f;lit-il.
Cette singulière demande immobilise la jeune
tlllc. Elle vivait une minute heurcu e dont le charme
s'évanouit. Gi de se lais c tomber à terre el regardL
le roman ier avec des yeux de reproche.
Ah 1 pourquoi e plaU-il à mettre entre eu Cit~
impres ion de trouble ct de gêne, ce quelque chos'
qui tait l'air vibrant»? - Mai ce. quelque chose.
n'est-il pa le complément obliflé de cette fnUe partie en ce d 'cor de rêve? Les regard dl) romand r
semblent le dire à Gisèle et demander grace. La
jeune fille n'en e 1 plus à ne pa 'umprendre la
prière de cc r gard. Mai si jusqu'à présent lie a
feit;lt de n'en riell voir, que répondra-t-eUe aujourd'hui? L'air
t
i hleu. j Vlf, la course a ét: SI
grisante ...
Elle coup le pain, à genou , prè~
du couvert
~tal6
sur l'hdbe fine et soudain elle en jette un
morceau au romancier en disant;
- Ten z, mangez 1. ..
Qu'ya-t.il eu Jans 'cs simples mots -- Qu'a-t-il
cru y yoir? Charl's répond un • merci " jOyt!Ux,
ra ·i. qui emble disproportionné &'Iec .'importance
le la cho .
Et tout le jour il en est ainsi. Rien ne emble plus
être ce qUI e t ni h: mot, ni le regard, ni les
pas dr{).
ge te . On rit Il Je nen qui ne ~mblent
les; on sc fache, ull e 't de nou~ea
bons amis sans
rai on. T ul e , pretexte à - il faut bien le dire à coquetlen .
Qu'y a-t-il clon en Gisèle de si particulièrement
prenant, captivant p'our qu le romancier, cependant
bien expert en 1Jirt. bieu bl.s6 sur ces joutesl - en
~oit
charmé, .b,()r~
mieux encore, possédé comme
un collégien à sa premi re conqutte ?".' Il ne voit
plu que Gisèle. Et parce que s'Offace un peu plu
chaque jour ce deuif immense qu'elle 4vaif: dans le
resard, parco qu'en. emblo pl~s
~i
pre qu
heure.use, il en
t fier comm. de la p}us belle de
Ml
un peu la ~
t
" atuvrea,.1 S'I~
~
��OUS LEURS PA
77
ont halptant , la sueur inonde leur vi age, colle
leurs ch 'veu , Infatigables, ils Jouent, frappent.
bondissent, s'e,'citant l'un l'autre; autour d'eux
l'~nthousiame
grandit, les cncoural-\cments, les
VIvats montent. .. montent ...
li y a un arrêt. Un crieur compte le points ct
les annonce sur un air de m01opl'c bizarre et rauque. Puis la partie reprend plus folle, plus acharnre .
Le romancier a déjà vu ces hommes ou dcs Uasques comme eux, jouer dans un coin de Paris, paré,
l'0mponné, éclairé à l'electricité. Et le \oilà qui, la
voix railleuse, pretend avoir mieux compris l'ame
des spectateurs d'alors, de ce cercleux, de CeS
mondains, de ces élégants qui formaient le Pllblic
ce soir-là, que celle fruste ct un peu <:auvage de ce
peuple euskarien au lang~e
millénaire, de ces gens
tannés, ridl!S, cassés, où les femme même jeunes
le sont sans le paraltre, tant l ' rude travail durcit
l'tirs traitf', creuse leur vi age.
- Chacun sa maniére. bla uc-t-i1, je réu sirai en
peignant la partie de pelote au froutoT\ de Neuilly,
)'cchnuerai en peignant celle-ci.
l ng ~lique
RC récrie. Et pour parler des Basques
il (lISt Je clic se passionne: ne dIt-on pa qu'il~
sonl
les derniers représentanto; de Atlantes dont la "SUperhe patrie. l'Atlantide, disparut ùans les profondeurs de l'Océan?
Mais Gisèle entend-elle ?... Qui donc écoute Angélique? Elle parle, qui lui répond ?, .. La jeune
Hile ne fait qu'en sourire, Elle connal1 son l'Ne et
ait s'y plier: aujourd'hui elle joue. les chaperon "
ainsi qu'clIe l'a fait bien souvent, cependant jamais
avcc autant dc joic. Elle cst heurell e du bonheur
qu'elle sent venir. de ce grand honheur dont elle ne
discute rien.
d'aller voir la forteresse
Le romancier a prU()~l
des 'uerre de rdigion Jeanne
qlli abrita au temf!~
d'Albrct, sa fille Catherine ct son fils Hcnri, « Lou
noust lIenric ", et contribua à le sauver d'une
terribl", con. piration ourdie à seule tin de les livrer
au ri~ues
de l'Inqujc;ition d'E5paanc
Et tandi que. sur la route. le
ui! un de cc
pc 'ants ..:hnr ;1 J'OUc;S mas jYes .;t grin~ate
qu
trainent à pas lent!; troi mule harnach 'e de cui\'fe
d de grel<;>ts, les trois voyageur vont t:n devisant
ver' la rume .
•vTais ":On1me tout c rapporte aux SentIments 1101.1H:allK qu'ils éprouven1. l'anôt!~
l'or)crcssc leh fait
���SUl ~
LEUk~
t·~
.1 quelques pas de l'HateL d'AngLctcrr les trol
"oyageurs vir"nt eOir à eux le docteur Saint Phobe
,on chape'iu demè e la tét ,1" b'! que d a edln
, ,-,tf> nattant
tO'1 les v nt .
'ou
uyez crU quantlt
de gen tiUI n'
l,.\r 1 scnt I)ng t lu'à leur bien elre et au. douc.:urs du farniente, - fit lt' docteur n lt's abordant
la VUL Illllign 'c, 'S yeux flambilJlt dernc;re les verres
rl/nc! cie be i les,
.;h bll'n, j..:: vien d'être aprcle
,\ ecuurir une femme ql11 s'cn allaIt c1'maOltinn, la,
au mlli'u d( la rue, au miltl!\1 d'cull ou 1. ..
- Allnn don'!
-- OUt, un 1 ::tuvrc haq iSlC ItaiJenne qui. (omm,
la "J,lJle, ne peut que chanter pour \lVre. Mourant
.1\: faim, la malheureuse n'a guère h' .:ccur à la gmk
cl n'\; t gu~rc
récnant ù entendn'. i I·'l\oue. \lof..
a.u Il.:u d' pr..::nJrl.! pittc ,\'clll.:. lin \.1 repcl\1 ,c dl.!
part.lut et, de misère en mi!icre, dl a lini par
'echouer la, sur cc trottoir,
« gst-ce que Jan,' une sociéti: l'lVllisée ces chosl.!s\<1 devratcnt arriver'" Ah! donnez, donnl,1. à ceu.
pli tendent la main 1. .. Qu'aucun lh: ce~
fau. raisonnements dont se payl.!nt J s è"ohte~
pour fie jU~tl
tier de ne rien donner. même un" pil'c,: dù cuivre,
a "eux qui leur len<iLnt la main, nI: vous arrctcl..,
Il vaut micu ùonner a qUI vous tfl>J111 c. a qu 1
ment qUl' de ri~ql1ctJe nl pa donner a celui qui a
réelle ml nt beSOIn J'un Sl.!c',urs !. .. Cel\<: harpi~te
a
leux enfant.. Ll)r~que
la pauvre femme l' t rl'VI.!J1U
elle, Je lui al C()J1, eilll: du r 'pos, du '-oommeil. ,\ h !
de qut:! gLsk de désolation elle m'a montre scs petit;;
ct de quello.: voi clle m'a répondu ces paroles traIqut.:s: • 11 faut vivrl.!! .. , • Vivre ... vi\re 1. .. i éce5s1tc
souvient dl' la
ullgoi ante, mot tt;rriblc L .. Qui ~c
parole de ~aint
Jean-Chrysostome: « N'user Je son
bien yue l'our son "ul usage, c'est lh;pouillcr le
pauvre. c'c f utr" k ravl'seur du bien d'autrui .'1
'LX! n~l!r
. ·.,us le c:halltnents dont est mena.:c le
poliateur .... ;'V\at ie m'ouI \ie à maudire la ociét',
egol te, '1 V',u rencontre1. ma harpiste. du moin"
vou. mes enrants, vou.... me amis. qlli ilt·,
hon , sov z-Iul charitables ... ~ "ourez-Ia •.. donnezlui 1. ..
Souri. nt ;\ P. rrc ve!'ccntc al(italion du docteur. il
lui promir 'nt CI, "couant la têtc, Ic mail1s. le-- bras.
partant wut scul, "u 'cJinaott.: vulant au vent, l,
dO';lL"ur le~
l,II ,
J., rs lU'il" r \s' r nt de.anl l'lInlel d' 1nl(leterre.
�����sous
LEUR&
J
fOU!; avel. loué le chah!t, n'
t-ce l'a , n'en
. Igeal1t qu'une partie, n'e t-cc l'a!>
- Oui, eh bien-'
- Prenez le tout. Alor~
Mlle Verdl~t
n'aura plus
rien à y voir, vous serez chez vous ct aurez bien le
droit de recevoir qui vous voudrez. Dame!. ..
- C'est à voir ... mai!' où est Mlle de Lesseu?
- Mlle Gisèle sera chez Françoise, « aux
pêcheurs • Je regrette tout de même que vous ne
l'ayez pas empêchée de chanter comme ça ... Enfin,
cc qui fait le malheur des uns fait le bonheur des
autres, on dit que cette Italienne a eu pri!s de mille
francs 1. ..
- Alors vous dites que... chez Françoise ... j'y
vais. Vous aurez l'obligeance d'en prévenir ma sœur
qui la cherche aussi et peut-être me cherche.
Et par la terrasse et les lacets, presque en courant,
Charles descendit vers la plage qu'il traversa pour
arriver au quartier des pêcheurs, à la petite maison
.le Françoise.
Î,omme il J'atteignait, il sc trou V!1 face il face avec
1111 grand g!1rçon blond d'une mi e extrêmement
elégante et recherchée.
- Tiens ... oui 1 Mais, c'est ce bon, cet excellenl
Lamüte 1. .. Bonjour, mon cher!. ..
Le romancier eut une crispation Jans le visage.
D'Oisemont! ... Il me semblait en e/fel vou~
avoir reconnu hier au soir ...
- Comment, vous étiez là (... Quelle étrange
scène !. ..
- J'étais là.
Avec une magnifique assurance, le monocle immobilisant une moitié de ~on
visage, 1è grand feutre
()mbrageant ses yeux, le Jeune homme blond passa
son bras sous celui du romanCier ct J une voix lé~:
rt;ment bégay~ntc,
sur. u.n ton de conftdence' et •
de camaraderie, poursuIVit tout en entralnant La"oÏlte à faire quelques pas avec lui:
- Que le monde est petit 1. .. Qui m'eût dit qu'en
\ enant ici je retrouverai Mlle de Lesseu 1. .. Elle n'a
pas perdu sa voix et qu Ile voix 1... RUe nous boule\crsait tou~
au Caire!. .. Dans l'hôtel on ne parle plus
que de ça ... on en parle même Irop!... - ajouta-t-il
avec un petit rire sceptique ct forcé. - Mai corn
ment n'en pas parler? Ce qu'elle a fait esl d'une telle
()ri~naJté,
ne trouveZ-Volis pa. "' ...
Oui
- Le ha an! il de ccs coups!. .. .Je v"ux vous en
���~ÜU:;
LEURS PA::;
Vous me raconterez cela t... poursuivit le
romancier
- Merci, t'ou!' que tout vif je me retrouve dan~
votre prochain bouqUIn ! ... nu ,;ervanl de raison à
"
un souper de centième 1...
- Vous me souflçonnez à tort. Je SUlS mOll1s
méchant que je ne le parais. Nous discute~o
d~
l~
chose l.. mais, pour le moment, excusez-mOl, le ... ,'al
affaire ...
- Vous allez là ? ..
D'Oisemont indiqua la maison de Françoise.
- Oui, je ... je ...
- Vous cherchez Mlle de Lesseu :....
- En cITet, je ... je ... une commis.ion de ma sœur ...
D'Oisemont eut un petit :;ourire goguenard.
Mlle de Lesseu est en mer.
Comment savez-ou·~
...
- Je sais toujours tout. ·.. tout! ...
- Hé 1 hé!. .. Mme d'Oisemont n'a peut-être pas
tdlement tort 1...
- A l'autre 1 Mon cher, vous êtes insupportable
avec vos taquineries! Je m'explique: j'ai aperçu, de
là-haut, Mlle de Lesseu sortant d'ici. Cuneux de la
l'oir de plus près, au grand jour, car ... hier au soir ...
pasf>ons! de lui présenter mes hommages peut-être,
le ~;uis
descendu; mais ... envolée ... Avec force Je
rames, Nille de Lesseu, en vraie 'siri!ne, se laissait
t:mporter en pleine mer. .. Une de ces petites voilet>
là-bas, voyez-vous? Faut-il dire il. Mme d'Oisemont
que vous venez déjeuneO ... elle sl:lra I:lnchantée, vous
savez?
- Oh! impossible ...
- Au revoir, alors, quand il vous plaira ... toujours
Je bienvenu, ne l'oubliez pas!. ..
- Merci, au rt:voirl...
Chantonnant un air tzigane, François J'Oisemont
s'éloigna, la démarche souple, légère, rapide.
Charles fut pris d'une rag\:l subite.
- 0 bienfait:; cl., la ciVIlisation, qui m'avez empê.C~é
de jeter !cet~
homme à la mer ... tout ce qu'il
mente ...
Et helant une barque, cédant â une de Ces impulsions don1 le but reste incertain, lui aussi se fit
conduire ... au large!
1/ lui fallait revoir Gisèle, oui, la r( voir!. ..
Blanche comme un suaire, avec dan~
ses yeux
une peine si grande que cela fendait k cœur, w
- VéroniQue l'avait bien dlT'einte. -la jeune fille lui
�SOUS LEURS PAS
apparut bientôt, assise à l'arriè:re de la Mm'ie-Françoise, le petit bateau de plaisance que louait, duranl
la saison, un cousin de la masseuse.
- Vous voilà 1... fit le romancier 10rs<J.ue les dèux
embarcations turent bord à bord.
.
- Comme les jours se suivent et se ressemblent
peu, s'écria-t-elle, hier c'était un jour à marquer d'un
caillou blanc ... aujourd'hui ...
- N'a pas dit son dernier mot, interrompit-i:
vivement.
- Commcnt cela ? ..
JI n'expliqua rien; mais, plus I~mu
qu'il n'aurai 1
voulu le J-laraître, il demallda la pennissiqn de passer
d'une barque dans l'autre.
- J'ai à caUSC1' avec VOU" ...
- Venez ...
Lorsqu'ils furent côte à côte, le romancier sembla
n'avoir plus rien à dire, il étail pâle, sa physionomie
uUverte ct franche décelait une angoisse ..
- Qu'est-cc que vous faites, toute seule, en mer-~
commcnça-t-il distraitement.
- J'étais mal sur terre, j'ai voulu ct>sayer si sur
l'eau jc scrais mieux!
- L'expérience a-t-elle réussi?
- Peuh ...
- Ma pauvre, pauvre enfant!... lit-il la voix
changée, profonde.
Elle édata d'un rire ncrveu.~
- Ah! si vous avez jamais dit unl,; vérité ...
- Il faut changer tout œla.
- Je ne me changerai pas moi-mêml,;, alors.
- Ce qui serait bien dommage! ...
- Vous trouve7.?
- Ah 1 si je le trouve.
Tl se mit à rire, el~
aussi, mai' leurs rires sonnaient
faux.
L'air était transparent; la clltc:, là-ba~,
avait dans un
peu de brume des contours qui s'estompaient vague:ct roses. Autour de la barque flottaient d'énormcs
méduses d'un bleu plus pâle que la rnl,;r, bordé d'un
vert lumineux, inknse. Dans de grands rison~
d'cau des rayons, semblant tic petits poissons d'argent, surgissaient, di paraissaient pour rcparaltre
l'lus loin et disparaltrc et reparaltrc encore.
Le romancier dit tout à coup:
.Te \Tien(; de vOIr d'Oisemont.
Ah! .. .
Devanl chev: Frou (,Ij.se.
�souS 1.EURS PAS
Ab! ah 1 me cherchait-il r
Je le crois, répondit-il presque rudement..
_ Il pense ne pas m'avoir encore assez fait de
mal? - ricana-t-elle.
Son visage s'était creusé, ses yeux d'un bleu
presque nOlr flambaient.
Il y eut un silence.
La petite embarcation allait à la voile, contournait
d'énormes rochers aux flancs profondément ravinés,
rongés par le flot. Une bonne bnse venant de terre
la poussait en pleine mer. Etendu, fumant sa pipe,
le s yeu1' mi-clos, le mann tenait le gouvernail.
_ Vous n'avez pas peur d'aller SI loin de la cOte?
demanda Charles.
Gisèle haussa les épaules.
_ Le temps est si calme, puis, pour cc qui m'attend à terre, je reviendrai toujours assez tôt.
Charles ne trouvant rien à répondre, un nouveau
silence pe8a.
Mais, tout à coup, d'une voix basse, changée, implorante, le romancier le rompit.
_ N'avez-vous pas assez de confiance e11 moi pour
me dire ce que d'Oisemont ... oui, pourquoi d'Oisemonl...
_ Après avoir été mon fianc6, n'a plus été mon
fiancé, est devenu le mari d'une autre? hal ha 1 c'est
bien cela que vous voulez savoir?
- Oui.
- Vous voulez cette triste et vilaine histoire '?
- Oui.
_ Au lait, pourquoi ne pas vous la dire? Qu'est-ce
qui peut m'en empêcher?
Il Insista d'une voix de prière:
- Ne m'en c;achcz rien ... il me faut la savoir.
Elle releva la tête el dit, très hautaine:
. - .Te vais .tout vous conter; mais, auparavant, jl!
tIC~S
à V?US Jurer t(ue ce que je vou s dirai est vrai 1...
LUI aUSSI, que dIS-Je, eux aussi parleront ...
- Eh bien?
- Leur récit l!t le mit:n dilTérl!l'oni .. . Je ne veux
pas être accu s':: !.! de mensong<:.
sa\'Ci\ bien que ...
- Vou~
- T~,
ta, ta, int~romp-clh:,
violente, je ~ais
qu~
~ous
~Iles
cela maIl1tenant, là, près de moi; mais au
lumolT, en.tre hommeS, qui me prouvt' que vous ne
"ous exprimerez pa" a:utremfl.l\t ,
- Obi .. .
_ . Oh 1 je -ait ue qui se d€-hltli:, ......, q \ 'OU ~I
�t ,
t.nt6 d5 crolfe alors" je ('onusis lB vie, al11i&, lU. 1:1
valeur des homme s.,
- Ne pouriez -vous me faire la grâce de me iUf.\~r
autrem ent que les autres?
- Pourqu oi" Voudrie z-vous m'expli quer pOtll'quoi?
Il bégaya tristem ent:
- C'est vrai! Quelle raison auriez-v ous de pal'h:r
différem ment... pourtan t j'aurais crn, j'espéra is que .
que nOLIs voyant si souven t .. , vous .. , VOU" ...
- Vous voyant souvent , en effet, j'ai pu vous juge r
un très aimable camara de, très bon, très compfa i
sant. .. Mais Franço is d'Oisem ont aussi était un tr1!s
aimable camara de, très bon, Ir'=,. compla isant..,
- De grace, ne nous compar ez pas 1. .. Je ne vaUl;
pas grand'c hose j mais je SUIS autre que lui, je vou~
prie 'de me croire 1. .•
- Pourqu oi vous croire ?, .. - puis s'adouc issant,
prise de remord s, elle ajouta: - je suis méchan te dl'
parler ainsi, je VOLIS crois .. , bi~n
plu$, j'ai besoin de
vous croire ... je sLiis si abando nnée, si seule, si malheureus e ... Mais ne parlons pas dt: moi, revenon s il
J'Oisem ont qui, lui, n'est ni abandol1(1é, ni i>cul, ni
malheu reux; cc sera peu gai; faisons- lui même Ico.;
honneu rs d'une parabol e ...
" Vous ne connais sez peut-êt re pas la cér.::monie
du Dosseh , répétée tous les ans à l'occasi on Je la
naissan ce de Mahom et en mémoir e du miracle que
Dt le religieu x Saad-E ddin? Cc miracle consist aIt il
:;;e rendre à cheval de sa tente située hors du Cairl
au palais du sultan, en marcha nt sans cesse sur Jes
VURes de verre placés il cet tlIet sur Son pa~sge
sans en briser aucun. Ce fut à ce signe qu'on reconnut la sainteté du personn age .. ,
- Qu'est- cc que d'Oisem ont a il fair: ...
- Attende z .. , Aujour d'hui le chef d<!s dervich es
a le pri"ilèAc de renouve ler annuell ement cette cén:manie; seulem ent c'e 't sur d<.!s homme s qu'il piétine
ct non plus sur des vases fragiles . De même qu'aucun vase ne fut brisé dans le p1:lerinage primItif , il
faut que celui-ci s'accom plisse sans entraln er aucune
fracture , ni blessur e ... Du reste, s'il n'en est pHS
ainsi, la faute n'en doit f:tre attribué \! qu'au ble%<: ;
ela prouve qu'il n'était pas en tltat dt: grâce!. .. Eh
bien! Franço is d'Oisem ont, comme ce dervich e, s'ey!
attribué le privilèg e de marche r sur tout ce qu'il y a.
de plus fra ilù aloI monde. : ~Ul'
Oi!Ii ~ urs 1 $; SlJJ
S'On ~'$&I"
1(; mien 'ëlf!l br; 4. tAlll pi~!
il Il'U!~h
�sous
LEURS PAS
dtl !'éSlster, Cê n'est que ma faute, i~ n'I1"Yal.s qu'à
l'Oter de cette route dangereuse 1... François n'y est
pour rien, François est irresponsable, totalement
Irresponsable de ce qui a pu arriver et n'entend
point en être accusé ...
La voix de la jeune fille cinglait, ironique, amère.
- Des faits ... précisez, implora le romancier.
- Oh 1 vous aussi êtes sans pitié 1... Précisez?
précisez? de quel droit me le demandez-vous Ï' ••• Ne
savez-vous donc pas qu'en le faisant vous me déchirez l'âme ? ..
Alors il murmura très bas :
- Pardonnez-moi ... je vous aime 1
- Ha! ha 1 des mots d'amour! Je sais ce qu'en
vaut l'aune !... Il m'en a tant dit, entendez-vous,
tant 1... Et il les prononçait comme il le savait!. ..
Ohl j'ai pu m'imaginer être aimée, adorée, comme
jamais femme ne le sera 1. .. Et je crois qu'il était
sincère, figurez-vous, et que s'il me les rép6tail
encore, il le serait, bien que tout nous sépare r. ..
Je ne puis croire que l'on soit passionnément épris,
comme il l'était de moi, sans que quelque chose eIl
reste au fond du cœur!. .. Oui, passionnément épris,
il l'était, et ce furent des semaines d'enchantement.
Nous étions fiancés, la baronne me traitant comme
sa fille, j'étais un parti superbe et nul ne l'ignorait,
carelle disait bien haut ses intentions â mon égard ...
Mon trousseau était commandé, mes robes prêtes.
Nos relations fort étendues envoyaient cadeaux sur
cadeaux. Un petit salon en était encombré ct sur
tout, partout apparaissaient de mignonnes couronnes et je ne voyais qu'elles, toujours qu'elles,
parce qu'en les retrouvant c'était r'rançois que je
r~touvais,
lui, toujours lui, ayant mis so.n estampllie sur tout.. .. en maltrel... En maUre, ouI!
«.II faut ~voir.
été aimée par lui pour savoir ce
qU'JI pouvait ghsser d'enveloppant, d'affolant dans
ce mot 1. .. J'avais flirté, mais jamais aimé encore ...
oh! mon pauvre cœur tout nœuf, si vous saviez
comme il s'était donné!
Il La baronne me disait sans ceSSe:
~ Jouis de ton bonheur, il est unique! »
" Elle avait été fort malheureuse en ménage, souvent malade depuis; malgré sa richesse, sa vie avait
été grise. Oh! comme des sommets de mon grand
bonheur je la plaignais... je la plaignais, pauvre
femme 1. .. Sans cesse elle me questionnait: "Etaisje heureuse ? .. FrançOIs était-il gentil L. » Et je lUI
�SOUS
LEUR~
l'AS
93
réponda is en toute confian ce, dans de lo!!&uoo cau
;;eries à l'aband on . Comme nt me · erals-je méfiée
Comme nt aurais-Je pu m'imag iner ce que je nc pUI f'
croire encore '(, ..
Gisèle parlait d'une VOIX blanche , le' yeux au loin.
les lèvres et le visage t1t':coJoré ,coupa nt son récit
J'un rire dur, sec, dont l'éclat faisait peine.
Aussi bouleve rs6 qu'clic, le romanc ier 1'6coutait,
peureux d'avoir déchain é \.:e Oot de confide nces,
peureux du mal qu'il sa\'ait lui faire et du mal que
lui-mêm e se sentait éprouve r. Comme si elle lisait
en lui, elle s'écria tout à coup:
- Vous avez voulu savoir, c'est mieuÀ, J'aurais
même dû parler plus tôt, je n'ai que trop tardt ...
j'en ai peur 1. ..
Et d'un geste égaré passant sa main sur son front
elle reprit:
- Nous étions, là-bas, une coterie u très lancée ~
toujour s tout au plaisir. Par amusem ent que n'aurions-n ous pas fait? Un soir, aprè~
un dîner f( rt ~ai
oITert " aux fiancés », diner durant lequel j'avais ét(
r.lus que jamai . adulée, encensé e, portée aux nues,
Il fut décitl ' que nous irions en bande, dans un
des quartie rs les plus aITreux du Caire, consult er
une vieille femme étonnan te par sa façon de prédire
l'avenir ,
~ Folleml.!nt, no~
toilettes de soie dissimu lées sous
des ~ot·ies
de bal, nous partons , Il faisait une nuit
de lune claire et splendi de, une de ce:; nuits merveilleuseS de là-has; un peu d'air soumai t tiède, mou,
énervan t,
"Nous suivon" d'antiq ues ruelles étroites ,sombr cs,
formant des coudes et des détour~,
ct dans une maison si vieille qu'elle sembla it s'cITondrer sous le
poids des années, nous entrons en descen dant cinq
marche s, Nous pénétro ns ainsi dans une salle où sc
tiennen t des individ us aux vi ages louches ; sur les
mUfS sont des fresque s représe ntant des pen,oa~s
désignan.t d'un geste hiératiq ue le fond de la pie'cc,
tout en h.· ant sur la salle ce regard oblique propre
aux (!einturûs égyptie nnes,
,( Quelqu 'un s"informe Je cc que nous voulons et
il est décidé qu'un ù u n nou~
allons pénétre r dan!'
une seconde sali, qu'emp lit une fumée s'élevan t
d'un brûle-p arfums en forme de trépied , A la lueur
Ju brûle-p arfums la sibylle nous apparai t : c'est une
\'ieille au ,,'isagc creusé ct oli'·àtre dans lequel étin,'l'lient de- ','llX l\lisant s <'t durs dnnt l'ê'mail re -
�plendlt. E~
est vétu@ d'une longue robe raya •• l1e
porte sur la t~e
des bandelettes noires; près d'elle,
posé à terre, est un livre, plus grand qu'un missel,
t:rasseux, déchiré, en loques et derrière elle la statue
effrayante dG vie du monarque Khefrcn, coiff6 d'un
épervier, assis, les mains sur ses genou ..
u N'ayant pu régler l'ordre dans lequel nous entrerions près de la sibylle, nous aVIOns mis no:>
noms dans un chapeau. On les tira au hasard. Lorsque vint celui cie la baronne, jamais elle ne consentit
~l. entrer seule et me demanda de l'accompagner.
Nous regardant venir, la sorcière clemeurH
accroupie. Prête à défaillir, la baronne s'avança,
pénétra dans le nuage de fumée qui s'épaississait
autour du brule-parfums, s'assit ou plutÔt se laissa
tomber sur un banc très bas el, tendant sa main,
attendit. Debout, derrière elle, j'at1endais aussi,
dominée par l'effrayant regard de la statue coiffée
de l'épervier,
Gisèle s'arrêta un instant, puis de nouveau riant,
et la voix. dure, elle poursuivit:
- Et voici où la com~die
se corse, voici, en le résumant, ce qu'après nombre d'incantations et de cris
gutturaux la sybille déclara, par l'intermédiaire d'un
interprt!te. à la baronne.
" - Vous n'êtes plus jcunl', madame, et croyez
n'avoir qu'à renoncer à la vie j mais la vie ne renonce
pas à vous, clic vous veut encore, Si jusqu'ici elle a
repoussé pour vous les joies de l'amour, c'esl pOllr
mlCllx vous les Ul:cordcr tout à coup, Vous al~z
aimer. vous êtes prête à aimer, VOliS aimer. pculC:tre. Comme 1eR f"('L'l'iquc:, embrascmLtnts crépu cu
lairt!s l'amour va luire sur votre CCCUL Vous en jouirez éperdument, le spectacle sera incomparable;
mais lentement les teintcs folles s'éteindront (..\ vot rt:
bonhcur finira la nuit venue ...
« Lu baron~
cria presque avec désespoir:
" - Vais-je donc mourir bientôt?
" - Le liHc du desl in ne s'est point Ollvert ~ur
cette page.
~ Et brusquement la sibylle jeta une poignée
d'aromates qur le trépied, pUIS, me prenant la main,
,,'écria:
« - Celle-ci est ft:rme, jeun~
et robuste; pour dIe
le bel arc-en-ciel d'amour a paru dès le matin .. , trop
tôt! L'horizon est noir, la tempMo est proche cl
uleo. ~ ulo l'enfant, pNsque IJn~ore
UM. enftnt,
1(
,..,t
"~S
\lori
Ifi1r 1" l'.-!J-t l 'tn
tlouf'ftfra.l,
j.151'1
�!SOUS LEURS PAS
fillt:, tu vas souffrir 1. .. Ta jeunesse &I::ra comme un
palais merveilleux dans lequel tu entreras si aveuglée
de chagrin que tu ne te soucieras plus des inappréciables. ri<:hesses qu'il renferme .. Et tu iras longtemps mdlfférente', portant en tOI un cœur blessé.
lent à guérir. Bientôt tu souffriras moins que tu ne
feras souffrir ... Un jour tu en auras conscience, le~
yeux se rouvriront à l'évidence, une chance mince
comme un cheveu se présentera à toi, sauras-tu la
saisir L. Le monde est si vaste et ta chance sera
si petite ... Pourtant elle seule te ramlmera ven~
le
bonheur ... »
" Quand nous sortlmes de l'antre de la sorcière, la
haronne épouvantée semblait ne plus pouvoir Sl'
soutenir. Moi, je riais. Qu'aurais-je craint ? .. J'ét8i~
aiméel
.
q
Les autres y allèrent à leur tour. François' y
demeura longtemps, plus longtemps que nous tous.
fi y fut le dernier.
" Lorsqu'il sortit je m'approchai de lui ef, m'appuyant à son bras, je le quesiionnai.
c' Qu'est-ce qu'on vous a din ...
" - Rien.
" - Comment rien? Dites plutôt qUt:: vous ne
voulez pas me ft; dire. l'
.c Il sc mit à rire et dégagea son bras du mien.
~ Des secrets pour moi? Hs-je dépitée.
K
Mais, parlons d'abord de vous qui etes SI
curieuse. Que vous a-t-on dit?
~ - Ah 1 pour moi la sorcière a tout bOf\nement
rêvé. Figurez-vous, François, qu'clle a dit que jè serai"
malheureusel Vous comprenez que je Ile m'en tourtnt::nte guire! "
c Il m'écouta l'air contraint et me répondit pal' ces
paroles inexplicables:
Ct Malheureuse, oui, vous le serez, parce que
vous ne \'oudre7. rien comprenclre. »
dt.! s'expliquer; il s'y refusu.
• .Ie 1<: pres~j
" QuelqLH;s Instants plus tard, sous prétt.!x!t.! I.lt.:
prenclre cles « curdiaux • - c10nt c(uelques-uns pn'tendoient avoir !-!ranJ besoin, lu slbylit.! leur ayant
dit H des chllst.!s cfTraynte~
• - nuus étions rentrés
t:hcl la baronne. gt, au~sitô,
à 1'6cart, FrançOIs sc
mit à causer avec elle 1::\ clic l'ecouta transfoH~c.
cumme subitement rayonnante dt; ce grand bonheur
que la ~ibyle
vecl.it de lui prédire.
n'eu. aUCUD ~\.tpço,;
'On d.~
c Et cependant j~
11ft da truI d.e~tin!
�SOUS LEURS PAS
la baronne me p'ressa d'accoml?a« Le lendmai~,
gner à Alexandne une de ~es
amies, ~ne
Angla~e
charmante. QUitter FrançoIs me tentait peu; mal~
j'appris avec surprise que lui aussi s'absentait, qu'il
allait loin dans les terres d'où il lui serait difficile
même de correspondre. Dès lors, sans hésiter, je
partis.
« Je restai absente <:tuinze jours, vivant de la
pensée de mon bonheur, sans aucune inquiétude,
- bien qu'absolument sans nouvelJ~
de mon fiancé, •
- n'avant point hate de revenir parce que, ne
m'écrivant pas, je ne le supposais point lUI non l'Ill'>
<it:' retour.
~ J'annonçais enfin mon désir de voir finir cette
~ëpartion
... A.lors, je reçus ... - la main de Gisèk
~p
cramponna au bord de la barque. sa voix
'assourdit, s'indigna, - alors je reçus une lettre de
'lme de Ladignon ... et dans celle lettre cette femme
me faisait tout simplement part de son mariage ... de
,,)n mariage avec mon fiance, (lvec François d'Oisemtlnt, avec celui qui, la veille encore de mon départ,
ml' répétait : « J t:! vou~
aime, Gisèle, je vous
adore!... II
• On m'avait éloignée, et en mon absence ...
" Je la relus vingt fois cette lettre, vingt foisl. ..
Puis je la détruisis,'elle me rendait folle 1. ..
• Mme de Ladignon epousait François ...
~ Pourtant je ne mourus pas de l'apprendre!. .. Je
n'en versai pas une larme; mais il me sembla que
tout croulait autour de moi ct ce bruit d'écroulem~nt
m'est regté dans le cerveau ... Et que de fois il m'a
épouvantée durant ma maladie et il m'épouvante
~nc(lre.
.. Un rien, un mot, une allusion, un air, un
son, un parfum même déchéllne l'avalanche, je sursautc, je me souviens et je souffre ... je soutTre ...
u Oui, la baronne épo:Jsait François 1. . Elle m'en
donnait brièvement la raison : " II avait reconnu
qu'en die, en elle seule, était le bonheurl ..• Elle
ré!!;lait aussi nos relati()n~
pour les jours qui allaient
.• Supposant qu'étant majeure je voudrais
. I~J"(;
JOllir de ma liberté, on me la rendait.,. provisoirement, cetlc liberté, et une somme depc>séc chez un
notaire me donnait toute faculte d'en· user à ma
gli~(',
une vieille amie dl: Mnl(' de Ladignoll s'offrait
:i lI'fC(,/p~gn"r
même, la où il ITIf.: plairait de
/'t:ntraluer•. , • J'out étant ainsi prévu, entendu, OII
lII'exhortait. - laü, ,ant entendre qu'il v allait de
~ t:r13ines di po ,itiom, depui , IOllgtemp!"i rm'!es POUl-
�SOUS LEURS PAS
97
mou avenir, - à sagement lIl' !-lb 'r ;i lJll l'tat dt'
<.:hose qui, somme toute, en raisonnant bien, se prt;sentait fort simplement:
c'est fréquemment que
J'on s'engage sur une route, puis qu'on reconnalt ne
pouvoir la suivre jusqu'au bout... Heureux lorsqu'on
s'en aperçoit avant qu'il ne soit trop tard 1... "
« Qu'auriez-vous fait à ma place ? .. ,
« Moi, j'ai écrit brutalement ma folle indignation,
j'ai crié ma douleur, ma souffrance l. .. Ma tèttre n'a
aé qu'un long blàme, un sanglant réquisitoire ...
J'ai reproché à la baronne de m'avoir élevée: « Vous
ai-je demandé de vous charger de moi, de me 1(lul
promettre, de me traiter <.:omme votre enfant, d'aJlt:r
Jusqu'à choisir celui que je dois épouser, de me
fiancer à lui, de le laisser m'initier à toutes Jes
attentes, à toutes les douceurs de l'amour qui vient,
pour ensuite ... me le prendre!. .. ,.
« Et je refusai le « provisoire » de cette liberté
separaqU'elie !fle ren.d!fit, ,« l'a?surant 9ue .not~e
tIOn étalt défimtlve; Jamais, non, Jamais 1 Je ne consentirais à me trouver avec elle el celui qu'eUe
épousait! » Je refusai la somme déposée chez le
notaire, alléguant « qu'un homme pouvait rompre
ainsi avec celles dont il était las; mais qu'il était
monstrueux d'user du même procédé vis-à-vis de
moi qU'elle avait jusq ue-Ià traitée comme sa fille ... "
Je refusai « lia vieille amie ». Qui allait se sllus;itr
désormais de me voir aller seule dans la vie 1. ..
Quant aux. dispositions d'avenir, j'en fis bon marché:
la baronne m'avait élevée, et, pour St;; payu!' d'aVili l'
mené à: bien cette tache, elle me brisait le cccur 1. ..
Quittes! Nous étions quittes 1 Elle ne me devait plus
rien, je n'avais plus à prétendre à rien!. .. .J'allai
jusqu'à reprocher à la baronne, pauvre femme, "DI!
àge 1. .. ;\ déclarer que tous ceux qui apprendraient
ce mariage partiraient d'un long éclat de rire ct le
traiteraient Je « spéculation amoureuse ». Je savais
où frapper: de tout ce que contenait ma lettre, lit
sont certainement les flèches empoisonnées qui ont
dû rester fichées au plus intime d'elle-m6me J. ..
J'aurais t!û me montrer plus mesurée, plus digne,
ne jamais oublier que cette fumme m'a élevée; 111<11
le moyen ... J'envoyai ma ktlre sans la reli~
[;tnt
j'avais peur que la violence Je ses termes ne nll; fil
me raviser ...
" Ah 1 quelles heures 1. ..
" Par retour du courrier, je reçus tout ce qui. snidisant, m'appartenait, des caisses, des caisses. de~
I(
S8.IV
�U IfS I.IW l' S l'.t\'
de l',argen ... J'ai t.').1Jt IjJ.l~"
en coo.slgne. a la poste, n'importe ou ...
~ J'avai deu ha·rues me venant de mon père, j~
vendi la nHJins belle plJur payer mon pa. sage t'n
France, n'<lyant qu'n~
idée, m'(·lnigner. .. fuir ...
n'était j'()int finie:
" La sinistre c()m~d'
·(.Ie trullyai sur le quai J'embarquement une des
chhcs amies de ,\1me de Ladiollon. Cetle dRme, sc
-rend,tnt en Ân!lletl:rl'e, m'annO!lç!1 ln jnic lJu'elle
.. il 1 Çe ... ,le n cu!: aussi
là-ba~.
d'étrc l!n ma col1}pagl1le j.\I~qu'à
ta;s~ilk
Lei pl)n~
dy la ligne l?ans-Ly.()J~\chkr
l'anée Oll JI me plalrall de m'arreter, - ,'al tOUjours
pen é, ~le'uis,
que celte pc!rsnnne avait él0 réelll-ment ch<lrg"c de m'accompagner 1".'111' sauver le
appan.:Llce s ou ... pour s'assurer CJue J~ n'allais plus
er~uvail
(lIl)l1
qu'~
drc I!l:nanlel...
" ,\lai" celle dame n'était l'as cule, François était
là aus i.
Le romancier eut un geste de r'::volk ct gronda;
- Oh 1 que vI)ulait-il encore?
- Cc qu'il voulait. .. ha 1 ha 1. .. C'esl le vilain mol
de la fin 1 M'ayant ape.rçue, ü vint vers .Jl10i, cop1ll}C
si rien ne "était passé ct, tant e t forte la maUris,e
de soi-même que l'on arrive à prendre dans le mondt:,
parce que des gens étaient autour de nous, sans
hroncher, je le reg~dai
venir. Du reste, j'étais plus
gue troublêe.de le revoir. Etait-ct: là celui
qui m'aVAit causé tant de joie, pW8 tant de peine?
Je ne reconnaiasais pas l'amol1reux ~t je {le sav~
voir en lui le bourreau 1... S'il me sembLall Il'.voir
déja plus la douceur de traits du premier, je ne papsaIs a~ouvrj
en lui la cruelle apparence que dans
m~
pensée pt'enait le second.
Ennn, que voulait";'l ? répéta Charles.
Il voulQ1.t expli'luer lia conduite. Je lui-répondis
qu'elle n'avait pas oe80in d'exp!icatiGn. Il l'essaya
pourtant, je m'éloignai sans vouloir l'entendre, ..
Alors, il courut ap're Jll.Oj me saisit 1 bras et ml#!'mura à mon oreille: "VOUS l'avais-je prédit, que
vou~
8 riez malhel;lreu e parce que vous vous reruserie,. à comprendre ... MaIS, souvenez-vous donc des
dire d la ybille: c comme un magnifique co~her
le soleil ce cra Qeau, mai~
court ... court, souvenez.
v,?us donc 1. •• " J c répondis cette fois} raiJ4rlt : c Si
je là prévenai!o: de ce que vous venez oe me rappelec,
de quelle façon "ou prêten~z
l'aimeO•. , IJ Mai:;
fllnfaron, uperbe, subl1me, il r'éponglt; • F,it.es.JJla
ch' re 1... Ellff ne '01,15 .çroÎra p.~ .....
~rpise
�sous
LEURS PAS
99
- C'était vous proposer d'attendre la mort de la
baronne, l'escomptt:l' prochaine, rapide, ainsi quc
son héritage, pour donner de nouveau suite il vos
projets d'amour ...
- Ahl cc calcul lui paraissait ~i simple. Je reste
persuadée qu'il n'en a pas compns l'horreur ...
- Vous V(l~S
y prêteriez?
- Pour l)Ul me prenz-vo~s?
F:Ue s'était redressée, fière.
- POllrquoi me demander cela? Pour être cfucl à
votre tour? N'avez-vOlls pas compris combien je le
méprise, cet homme, combien je le hai. " Quand j~
pense à lui tout sentiment humain meurt en moi ...
J'en arrive à comprendre les sauvages qui f"nt mO\lri r leurs ennemis à petit fell ...
- Une telle haine Cgt encore bien proche d'ull
~rand
amour 1...
- Vous vous trompe7-1
- Mieux vaudrait de l'indifférence!
- L'indifférence ... l\ h 1 comment voulez-vous que
je le devienne, indifférente'? quand ils m'ont tant fait
sourfrir 1.• ,
- JI faudrait travailler à vpus guerir 1
- Ah! ah!. .. ce sera hien difficile 1. ..
- L'essayez-vous?
Elle haussa le épaulas.
- Voulez-vous l'eRsaver?
Elle ne répondit pas ..
- Et si on 'uus aidait à arracher cette peine Je
"otre cœur, à ressusciter en vous cc qu'clic a fait
mourir de gaîté, de fraicheur, dû jeunesse ? ..
- M'yaider:- En vous aimant d'une si profonde tendresse.
d'un si profond dévouement LI ue, peu à peu, un peu
plus cha'll)(; jour, irait St! diminuant vutrl' blé~surc;
en vuus aimant d'un amour si vrai, si désintéressé
que, comme un baume merveillt!ux, il a~irt
sur
\'ntre àme t. .. ,Je sais qui \'ous aime aln<li, OiSllc.
d'un amour vaillant et fortt. .. qui VDUS aime jusqu'il
1,)L1S voulOir le cœur cependant plein d'un autre!. ..
llui vous aime assez pour loul braver, tout oser,
mûmc vous l'avouer aprl.:s cc que vous venev. de dire ...
Gisèlû retromUlt la voix vibrante, pnssil>nnée, que
déia clic avait ~ntedu
, et, encore une fois, cette
l'('IX pesait "ur sa pensée, forçait son attention, lui
,:lllsait unI; impression indéfinis.able.
- J t; nt: pl1\Jlï ai!. rien I(IIHI 1 /1 éch
1 {'pondit-elle.
�100
",OUS 1,EURS PAS
I<':t ~I 1)11 ne vu~
demandait ricn que le droit de
vous cntourt,;r dt.: soin~,
d'amour? .. que le droit dc
ne pas vuus abandonner seuk, malheurcuse? ..
~C'c t mon sort.
- Crovez-vous que je pourrai quitter Saint-Pierre
ct vous y' laisser et ne plus rien savoir de vous? ..
.Je vous nITre de partager ma. vie, notre vie, - m ...
!'œur vous adore! - de travailler pour vous ... Vous
serez mon inspiratrice et je ferai des chefs-d'œuvre! ...
Vous pouvez tant pour n:lOi, quand cela ne ~erait
1. ue de me sauvcr des peines dont vous soutlrez ...
car s'il me faut renoncer à vous, ct vous laisser ici,
incertain de ce que vous allez faire ... je ne sais ce
dnnt je serai capable 1... ce que je deviendrai 1...
- Vou serez heauc0up plus heureux qu'avec
moi! ...
C'est votre avis, ce n'est pas le mien !...
- Vous n'avez pas réfléchi ? ..
- J'ai réfléchi, beaucoup réfléchi, depuis longtemps ... je ne puis pas vivre ll)in dt,; vous!
- L'avcz-\'ous essa vé '>
~
.Tc ne puis <;euleinent plus passer une heure en
mer sans vous! ...
Elle se récria, ct parcc qu'elle le fit avec un semhlant de gaité, électrisé, en termes entralnant·, il
parla de Ct,; que serait leur vic, là-bas à Paris, dans
Je petit hûtel près du Roi , vic dont les magiques
impressions de la promenade de la veille, en la
petite ville lointaine, pouvait donner un a\'ant-goût ...
Et presque malgré elle, prise d'une lassitude immense, sans force pour lultt:r, sans force pour le
contredire, li~èe
l'écouta ...
Sans les prévenir, ou peut-êtrc: sans qu'ils aient
tenu compte de l'a\'\.:rtissement, Je marin avait \'iré
de bord o.:t revenait \'ers la grè\'e dont, peu à peu ct
de plus en plus, les moindres détails SI! préCisaient.
Le sable, les rochers semblaient d'or. La plage,
cou\'erte dl.! 1 aigneurs tll.! tout âge ct de tout sexe, de
tentes de toUlc's fnrml.!s o.:t de parasols de Inules
couleurs, a\'ait Ull aspect d'animation et d'élégance.
L,: barque s'échoua avec un beurt brusque. LI.!
mann sauta à l'cau et s'arc-boulant, Ics bra~
raidie;, il
'ira l'emharcation sur le sable.
- Gisèle 1 ne pou\'el.-\'OUS rien me répondc~
...
mplora le- romancier.
" Hf! vndre
D:'!,l
OUI_ un mot d'espoir f
,perdue, elle reU.MCUt au!oUI d' ·1~
Cl'i~Ien
�souS LEURS PAS
101
lui apparut cette plage où elle ne connaissait personne, ces parasols sous lesquels s'abritaient des
gens ùont elle croyait ne rien savoir, sinon qu'ellc
avait tout il craindrc de leur audacieuse cunosité.
Mais subitement, sur cc tableau jusque-là resté
vague, un point se précisa.
Sous une tente, la plus vive Je couleur, des
remmes en blanc à grands chapeaux fleuris étaient
u$$ises avec des hommes étendus à leurs pieds sur
le sable .
L'une de ces femmes lorgnait obstinément Gis!.:le
au travers d'un face à main, tout en échanoeant des
observations avec l'homme le plus rapproché d'elle,
un grand garçon mince et blond dont le feutre à larges
hords ombrageait le visage.
Et subitement Gisèle eut peur, peur de cette femme
qui la lorgnait, peur de l'homme avec qui cette
femme caù ait. Elle sentit la vie, le monde, ceu.x
dont l'existence était toute tracée, ceux dont l'argent
excusait, bien mieux, légitimait les fantaisies, sc
dresf;er contre élle, railleurs, impitoyables. Elle se
sentit abandonnée, perdue; elle crut entendre son
n.om circuler; elle crut voir des gens rire, cbuchoter,
ncaner en se la montrant.
- Emmenez-moi, mura-t~el
avec épouvante
cn tendant sa main tremblante au romancier, emmenez-moi ... protégez-moi ... ne m'abandonnez pas ..
c'est une malade, une blessée qui vous vient. ..
Et lui, se aisissant de la petlte main tremblante.
la serra et dit:
- Venez, enfant, ayez confiance, je vous guérirai ...
ct il ajouta, en Jançant un mauvais regard vers la
tcnte de couleur vive sous laquelle le grand garçon
mince et blond était toujours étendu au pied de la
- ct si you::; le voulez toujours, jc
femme en bl~nc,
vous vengeraI!
Mais déjà, cette vengeance, Gisèle ne la demandait plus.
�SOU:, LEUl'S PAS
IX
Le diable noir.
Le chasseur dc l'hôtel d'Angleterre sortit du chalet
des Pase-Ro'5~.
rt venait d'apporter à Charles
Lavoùte ce billet limbré d'une discrète couronne:
« Cher Maitre,
" 11 n'e."t bruit que de vos fiançailles. 1 c voulezvous dOllC pas de mes félicitations? Je vous attends
l'our ce ·oir. Venez de bonne heure. Nous caus eroIlS ... "
Le premier muuvement du romancier (ut un geste
impatienté ct sa première pensée; « Je n'irai pas. »
Puis il se ravisa. Pourquoi n'irait-il pas? Que craiunait-il?
, La baronne, - aujourd'hui vicomtesse d'Oisemlillt, - disait vouloir s'entretenir avec lUI de Gisèle.
Pourquoi paraltre redouter cd entretien t II hésitait
encore, mais une curiosité lui vint de savoir ce qu'on
ocrait lui Jire, l!t aussi une til:vre, si on attaquait
la jeune tl1l!!, Je roml re le s lances pour elle, de
montrer la fuugul!u se passion qu'elle lui ingpirait,
passion dont il étl!it obligé de réfréner l'édat, sous
l'cine de voir les grands yeux profonds Sl! charger
de la tristesse de ·quelque souvenir ... Il y avait SI
peu de temps que l'autre avait parlé .. .
Surprise de voir son frère en tenue de soin:t:,
.\ngélique demanda où il allait
Mais cdui-ci ne répondit que par I:C mot, prononcé comme un reproche: • Curi"llsc l " Gisl:lc 0talt
avec la jl.:unc filk ct il ùéplaisait au romancier
d,<\\"oir ù ùonncr du,; u. plicatlOl1s devant sa fiancée
(,isèle: devina cc qu'il ne disait pas.
- Jc parie qu'on veul l'inturviewer à l'Hô/cl d'. 1Il,
{.fIe/erre? tit-cll", ;)\" Cl.: un rire forc(:.
Il ne le nia pn~
,
Oh 1 mon D idl
é mlt J ilS ·)iqut:, yut: W·'U
\,·ul(;nt-il f: e n (JI'l! .
�sou::; LeURS l'AS
lU')
Ce fut GJse1e qui repondit en fuant "ll k \'om,ln
cier son regard profond:
- S'ils cherchent à me frapper, j'aurai, du moins
je l'espère, quelqu'un pour me défendre l
,
Et, du même élan peureux que l'autre jour, en
descendant de la barque, elle :tUa vers Charles el
lui tendit la moin.
- Oh! que "ous avez raisoo d'avoir confiance'
murmura le romancier, ct il baisa avec émotion la
petite main qui s'abandonnait àlui.
Mais Angélique demeunl inquiète. N'avit~el
pas
toutes raisons de s'alarmer de ce que la baronne
pourrait dire à son fr2re ?
- Oui, qu'allait pouvoir dire la baronne r
Et voilà que, depuis qu'elle avait ~crit
à Charles,
Mme d'Oisemont, eJlc~mê,
se le demandait. Elle
avait voulu voir le romancier, et maintenant elle ne
s'expliquait plus le pourquoi de ce désir.
Mme de Ladignon était de ccs mondaines futiles,
puériles, pensant peu, raisonnant moins encorL,
sacrifiant beaucoup à la J"antai ie du moment, au
caprice qui passe, à la mode qui s'affirme, aidée en
cela par une magnifique fortune. SOB horizon n'avail
jamais Gté clos à rien et rien ne s'était jarnai opposé
à ce qu'elle l'arrangeàt à son gré, le teignJ1 à set;
couleurs, l'accommodat à ses aiscb. Elle n'avail
aucune étendue de jugement et nul souci des cho:i\!s
élevées. Et s'écoutant, minaudant, !je soignant, ,,;c
dorlotant, papotanl, coquytant, ne lisant jami~,
- les joumaux du jouI sutllsaient à lUI apporter de
iLiées et des jugements tout fails 1 - l\1me de Ladignon vivait sa vic désœuvrGe, sam; souci, tracas 011
'h~/,jn.
UI1 jour, - il Y avait des .muées d<
cela! - n'ayant per::iOlllle Il choyer cl venant dt:
perdn: son chien, un caniche du nom de Ralph, elJ~
t'avait remplacé par la petite fille d'une amie mOr1t,
par Gisèle ue Lesst.!u.
l\lais dc la làcJlc d'élever l'enfant elk n'avait vu
que ceci: pOO1rnnner, attifer, enl'uhanl1cl' la pctik
tille. Jamais embellir sun moral ne lui Jonna autant
Je soucis que d'l:mbeJlir son physiquc, dont elle
était fil:rc CIJ0101e ellt: Pavail 61é de la grande J'Gre
<1e c{' pauvre Ralph" 100nt pleuré o.
Gi~l:t!
enfant égaya la maison, Gisl:le jeune lilll
l'embdlit. fuI un allroi\ de f'lu . Elle aidait la
be.ronnc à recevoir, - sun elle qui eù.t servi [eth" r
-- !:Ile l's\.t:ompagna partoul et Fut une raison dt·
'1 rt.:"Ceptinn, cl distraction, :1
sr/rtir, un pr~ext:
�souS LEURS PAS
plaisir ... pOLIl Gi&èle qur \J'('ut .'[1 p_ls tall .. .. ""
faisait tout pour Gisèle 1. ..
Aux jours où lasse de vic munJaine, atteinte de
migraines, de ces malaises qu'en d'autres temps on
eût catalogués: « vapeurs », la baronne s'étendait
sur sa chaIse longue, Gisèle devenait plus indispc:nsable encore; c'était elle qui plaignait, remontait,
réconfortait, arrangeait les coussins, offrait la tisane.
Et voilà Llue dans cette jolie intimité, délicatement
nuancée, où le cœur s'échauffait peu, tempéré qu'il
t:tait par un discret et savant égolsme, voilà qu'au
travers de ces vies préparées, ordonnées comme de
jolis parterres en mosalculture, voilà que 5ur ces
existences correctes, mondaines, raffinées, dont les
émotions étaient absolument exclues, s'était décha'tnée une véritable « tornade ». La baronne ne se
savait pas méchante, elle l'était devenue; elle ne se
savait ni menteuse, ni fourbe, ni sans pitié, et cependant elle n'avait reculé ni devant le mensonge, ni
devant la fourberie, ni devant la cruauté ...
François d'Oisemont venait d'être attaché il la
légation du Caire . Tout de suite la baronne se
charma du jeune homme et pensa à lui pour Gisèle.
Elle confia la chose à des amis qui aussitôt s'entremirent: François demanda Gisèle et f'u t agréé.
Alors, commença l'arrivée des bouquets blancs,
de ces attentions sans nombre qui sont l'accompagnement des fiançailles. On ne vivait plus que dans
une atmosphère d'ondes vibrantes. C'était aussi
nouveau, délicieux, enivrant pour l'une que pour
l'autre femme. François faisait Ull mariage d'argent,
- avec un généreux ~lan
de cœur la baronne avait
prétendu doter richement la fille de 50n amie morte 1
- JI faisait en plus un mariage d'amour et sc montraIt follement épris de Gi ·èle ! ... Et en mots tendres,
brülants, il peignait sa flamme. On eùt dit que tout
l'hôtel de la baronne n'était qu'un écho de la divine
chanson que le jeune homme chantait à sa ravissante
llancée.
La chanta-t-il trop haut, trop bien (En grisant la
jo.:~ne
fille, grisa-t-il aussi celle pour qui il ne chanTait pas ( ...
La baronne n'avait jamais " aimé », jamais Gté
0( aimée..
Elle était jeune encur..: ou du moins le
paraissait avec son visage de poupée, artificiel el
" fait ». Elle était du reste bien ue son époque, de
cette époque où la femme ne sait plus vieillir, où
lout 101ère, accepte, favorise cette faiblesse. On n'a
�SOUS LEURS J'AS
10
plus que l'âg~
que paraH avoir Je cœur aujourd 'hui!
Or, peut-êtr e pour n'avoir pas battu à temps, le
cœur ùe Mme de Ladign on était-il resté tr1;5 jeune ...
Franço is d'Oisem ont devint tout à coup mieux que
le caprice qui passe, la fantaisi e du momen t; il
devint ce qui n'avait jamais été et qui, dans une
révolt û suprêm e, voulait être ... Et tout fut rejeté,
immolé , sacrifié de ce qui pouvait faire obstacl e à
la folie de ce désir ; l'argent ne fait pas toujour s le
bonheu r, mais en aplan"it les voies ... il les aplanit
encore ... et ce fut rapide, violent, impétue ux, irrésistible , « la tornade » 1
Mais de ces impress ions trop fortes, survenu es
aprè' l'heure, dans sa douillet te et c~uiète
vic,
Mme d'Oisel uont garda sur elle la trace profçmde.
Ses yeux que le romanc ier avait connus calmes,
dolents , presque naIfs, - de cette nalveté que souligne un savant coup de crayon, - devinre nt fiévreux.
Les coins de la bouche que Lavoûte avait vue gentiment rieuse retomb èrent souven t comme si le sourire n'était plus que de conven tion, la mo alcultur e
des parterre s sembla compro mise ...
Ilier Mme d'Oisem ont personn ifiait la « jolie
femme d'âcre incertai n dont l'avène ment tnomphant s'est fait avec la Républ ique ... », aujourd 'hui
clle chercha it à .. . se mainten ir 1 Et si elle y parvenait encore, que serait demain ? - Ce demain porleur Je rides, de pattes d'oie, de bajoues , de catastrophes , de ces outra{Ses qui devienn ent l'irrépa rable,
('irrémé diable Î' - Ah 1 ces déchéa nces physiqu es
que certaine s s'en vont pleuran t, bien plus qu'elles
n'en onl pleuré d'autres , avec les seules larmes sindres qu'elles versero nt jamais 1. ..
Lorsqu e Charleb Lavoüle -Cbivra c entra dans le
petit salon où la vicomte sse d'Oisem ont l'attend ait,
l'électri cité était allumée , mais tempéré e avec un
art véritabl e des atténua tions, des nuance s. Lavoûtc
ne vit d'abord que l'ensem ble: une femme en grande
toilette de diner, perles et diaman ts, dans un banal
cadre d'hôtel que, d'un coup de doigt, elle avait SlI
rendre élégant .
Il s'avanç a vers elle et sut ne rien montre r des
sentime nts et des impress ions qu'il éprouva it el
till'elle guettait peuL-être. Et cepend ant il fut frappé
le l'altérat ion des traits et de l'air de dé,ench antement de la pauvre femme . Il songea, ironiq lie:
• Serait-c c pour si peu de bonheu r qu'on a brisé le
I.:CClll 1 Je ma pauvre (Jjsl.:~
? • Puis comme;, sC/mm..:
�106
sous
LEURS PAS
toute, d~:)
debris de ce bonheur-la êtait faIt le si~l.
la vicomtesse lui tendant l'a main, Charles haisa
cette main en appuyant avec une vague reconnais..,ance ce baiser.
Pui~
ils cauSt:rent de tout <.:l de nen, de rien surtoUt... Gestes et dialogul.!s dc fantoches, comme il
I.!n 10:« entre gens comme il faut pour rompre les
nerfs et les facheuses tendance' à ce~
retours « vcr~
l'homme auvage JI, pour mener à bien, sans drame
ni ridicule, une de ces luttes à arme' courtoi c ,
alors que le cœur bout d'indignation, dll rage.
Le "venez de bonne heure, nous causerons ... »
<]u'elle paraissait oublier ct <]u/il ne rappelait pas,
menaçait J'avoir été une recommandation su\)crl1ue,
lursqu'un \'a-et-vient se (it' entendre dans la c 1ambrc
Ù cùté,
- Mon mari... parlons vite' fit la vicomtesse,
jetant brusquement Je masque .
Mai. Lavoùte n'avait rien éi dire et elle-méme
n"~taj
pas fixée sur le sens dans lequel elle devait
p;lrJer. P()l1rquoi donc avait-elle désiré cau 'cr avec
Ic romancier? Pour J'éloigner de Gisèle? l'en rappro..:hl!r: Où étal! il! mi\!u. ,. Fallait-il laisser Gisèle
"ITante et libre, nu )a bd ct bien boucler dans les
I;ell:< ùu mariage, d'un mariage que, soufOant un
pen sur le!-> sentiments de Lavoüte, avivant sa
lalou:-;ie par exemple, on pourrait, s'il le fallait.. .
..:ltangcr en ..:amisole de force .~
- Je vuus ai pril~
de venir pour me parler ... d'elle.
Lavoute re:;ta mUt;l. Elle in:;ista'
- Î.()mment v,H-clle?
- Très bien.
q~tai
court, bref, peu t:ncourageanl. Elle pourSUInt pourtant:
El VllU S l'épol1 'cz :.
,Je l'épouse.
- Vous l'aimez?
- Ah! Dieu ... i'en sui::; fOll !
- Et elle-'
La qlwstiun Je frapI)ait. Il rendit ':IlUp pour cou!'.
- gll<! m'aill1<!ra... Quand dl.: 'oe souviendra
m\Jin~
d'avoir souffert.
Ellc leva ses s()ur~il
))(.:iol. Cil igne de surprise;
mal'! Ic' yeux 'Jul1!;!.nés du coup de crayon savant
n'~t,lie
tJluli nalr , Ils étaient faux,
Olt! ,uniTerl. .. l'ai-t~
Ile:
~
HI) rriblellJt.:llt.
I~ WIll l', ru" t . ~'
rtCp~a-l_d
, ~tl'
1".111" •.•
�SOUS LEURS PAS
Le ton de La.voùte monta;
- Que craindrais-je?
- Quand cela ne serait que cet" horriblement"
que vous venez de dire ...
- J'en fais mon aITaire et j'ai confiance. D'ailleurs
die a pris de l'expérience r fit-il à son tour mordant,
ironique.
- Où allez-vous vivre?
- A Paris, chez moi. Je ne change rien à ma VI\:!.
Je n'y ajoute que le bonheur.
- Et vous allez travailler?
11 se redressa, très vaillant.
- Je vais travailler pour elle!
- Gagner des millions?
- S'il plaH à Dieu.
- Vous rêvez de la mettre sfIr un trône?
- Je veux que Mme Lavoûte-Chivl BC soit la première partout.
- La plus jolie femme de Paris?
- Vous l'avez dit, madame.
- Rôle bien ingrat, bien lourd, bien difficile ...
- Bien envié 1
- La beauté légitime-t-eHe une pareille ambition?
- J'en juge ainsi.
- Et pourquoi votre amour demande-t-il. .. tanl
que cela?
- Je veux que la vie que je ferai à ma femme lui
donne ... toutes les revanches 1
Elle toussa et un vague affolement passa dans son
regard.
- Vous savez que je l'aimais beaucoup , ... la voi:-de la vicomtesse devenait plaintive.
- .Te le sais.
- Que ... que ... enfin ... - en dépit du fard, du
hlanc dont Mme d'Oisemont se faisait un masque,
la contradion des traits sc trahisgait en "ilions
bleuâtres ... - il Y a eu entre nous un cruel malentendu ...
Le romancier repartit en riant:
- Le mot cst joli 1- puis pris d'une subite impatience il questionna: - comhien de Jours restezl'OUS
ici
~
- ,Je ne sais pas.
- Qu'est-cc qui vou~
y retient?
- .Tc ne sais pas.
- D'Oisemollt s'v plairait-il? Bien" pdil trou I)as
dwr II pour lui, S'-li/11-1.>ÎcrJ't.'-cn-Mer 1. .. Apr~s
tOlll
p nt· tre' io\'q flÎJt. Cl/II-lis l'I.·~
t.·,
�'ous LI::UR5 1',\5
(rut -elle
les
lèvre~.
.1
\1lI~
::tlbt ,ll)f\ méchant!
I:WI;. (;' ffilJ!(hl
- Je ... je ... j'aimera is ... ah 1 j'aurais tant aimé vous
féliciter. .. j'aurais été si heureus e si. .. lout ceci
s'6tait passé il y a des mois, lorsque vous êtes venu au
Caire ... pourqu oi cela ne s'est-il pas passé alors L.
g0mit-elJe sur un ton qui sembla it demand er gràce .
. - Parce qu'elle était fiancée ct que je respect ais ...
Jl! ml! serais fait scrupul e ...
Elle l'arrêta d'un geste ';perdu.
- Je sais ce que vous vouler. dire... Mais moi
amsi j'amais ! - protesta -t-elle, - elle avait la
beauté, la jeuness e, je ne lui enlevais rien qu'elle
ne pût ret rouver 1...
-- Vous lui brisier. le cœur 1
- Un cœur de vingt ans peut guérir; mais h:
mien ... il l'a compri s lui, lui, Franço is... tandis
qu'elle ... Ah 1 cette lettre si dure, si cruelle, effi'açant
d'nn trait le passé ... - elle parlait haletan te, tampon nant précaut ionneus ement ses yeux, si peureus e
d'y sentir sourdre des larmes, ces larmes qui eussent
été destruc tices de ce qU'elle pouvait , la malheu reuse,
\lour ajouter à sa beauté! - Ah 1 je n'aurais jamais
.:ru que cela finirait ainsi l... Et malgré tout, cette
enfant, je l'aime encore, elle me manque , je la
cherche , elle était toujour s là ...
- Il fallai t l'y garder.
- Ah 1 vous ne me compre nez pas non plus,
vous 1. .. Cepend ant vous n'ignore z pas ce qu'est une
passion , vous qui les dépeign ez ... les analyse z ... vous
qui semez à la volée les paroles dangere uses, ces
paroles qui menten t, égarent , trompe nt...
- Non, mais vous allez voir que c'est moi ... le
coupab le l... 1
- Qui sait de combie n de victimes sont faits
chacun de vos succès 1. ..
- Nous déplaço ns la questio n ...
- Je m'irrit.e à la pensée que vous me condam nez.
- Je fais mieux ... je vous plains 1
Elle se renvers a un peu. comme si Lavollte avait
frappé juste.
-'>... Vous croyez que ... qu'elle ne voudrai
t point
me revoir?
- Je m'y oppose rai.
' . Qu'elle n'accep terait rien de moi?
- Je vous prierai de ne pas le tenter.
- Ennem is alors?
~
Non ... indiffér ents, si ... nous pouvon s:
�'OUS LEUl{S Pt S
Ah! mdlfferents, L'c~t
lInl'os5lble ! .. , Il v a dan~
sa lettre certains termes, .. Je .. , je It.:s ai 1<\,.: commL
une nbsc~io,
- t.:lle se t",'appa le front,
là ...
comme un poids qui m'oppresst.: ... - die toucha sa
poitr.ioc - j'aimerais m'en cxplil)uel' avec -Ile ...
Je ... JC ...
Elle s'an·Ota. En habit, gilet hlanc, houtùnni('I"c
l1eurie, le vicomtc t.:ntrait. Il alla vcrs Lavoùte.
- Toutes mcs t"(; licitatiolls, trl:s cher, si ce que
l'on mt.: dit e:;t vrai?
Pas un muscle du vi~agc
nc bougeait. ,\u travçrs
du munocle l'œil questinnnait froid, clair.
- C'est vrai.
D'Oi emont scrra la main du romancier, vlgourcusement, à l'anglaise. t.:t l'on parla d'autre chosL.
Du reste, les portes-fenêtres, donnant ur la lcrrasse, s'': taÎent ouvertes; lentemcnt, languissammel1t,
entraient cn camarades les amis dcs d'Oisemont,
venus de Paris avec eux, en trois autos. Lal'ùùte les
"onnaissait presque tous. C'Jtait Hallo-Leke - sur
nommé « Ah 1 ton ciel! " - très Cier du brevet qu'il
vt.:oait de recevoir le matin, d'aérostation militaire;
It.:s de Villevanes, lui, ",rand, fort, barbu, se disant
propriéta ire éleveur, fervent d'automobilisme; llk,
petite, menue, brune autrefois, blonde aujourd'hui,
d'un si joli blond, d'un blonù exquis, n'aimant gUl:rC
que Paris, ne vivant qu'à Paris d mourant d'ennui
dans cc " Villevanes '", chateau historique, propri0tL
de famille où, par des mois de retraite forcét.: on
achetait des semainc~
très brilantc~
dans la capitale;
les .Jules Friberg, lui, musicicn, artislt.!, sentimental,
fanti~se,
dédaigneux de la prose dt.: la vic ct du
deux ct deux ront quatre; clic, grandc, raide, bruni"
positive, comptant bien, raisonnant droit, calculant
Jus te, aimant à le prouver à son prochain cn lui servant ses v':rités; d'autres encore ...
Sous la grande véranda de la terrasse, ùcs tables
étaient dressées. Les appliques électriques jetaicnt
de vives clartés qui s'en allaient mourir, là-bas, en
étoiles sur le flot noir.
La vicomtesse avait disparu, elle revint. Un grand
chapt.:au jetait son ombre sur le haut de son visage,
un<: sortie de bal en drap léger, d'un rose éteint,
incrustée de dentelles et ourlée dc martre, COllvralt
ses épaules.
- y sommes-nous? qUèstionna le "iùlmt.:.
Ell e l'a, sura d'un regard tendre. Et l'crs la 1'0r,lI1da
les femmes allèrent, les tralnes des robes ondulant,
�1 I()
SOUS LEURS l'AS
froufroutal1t !:lUI' IL: gravier Je la tl:!"rU-'!l!: ",t dan~
If
sillage qu'elle:; Inissail'nt parfum'::, les humm.e& ::,uivant, les pOI.1Cl!S dans les entournures du gilet, la
canne p<..:ndallte, It: chapl!üu JlIIS": a l'aventure sur
le sommd dl: Ja tûll:, J'allure mollt.:, la J0marchl:
lasse, av<..:c d<..:s airs de propriétaires cnnuy"s, d'un
suprC:m<..: bun Ion .
•\ utour dt.! la tablt.! la plus fleurie, la mii.!ux ,\ deml\'oikt.: de grands palmiers, la plu!> cOllvertt.! J( seall.\
à champagni.!, d'pau.\. min0rnks, Jt.! siphons, ..k
pn:s"es ù dtrons, Je ll1outardias, Je pots il pickl:~,
"11 prit plael:.
.
I·;t, commt.! s'ils n'a\'alt.!nt attendu que ces hôtes dl:
marqu<..:, It.!s tziganes ~e
mirenl à jouer. Ce qui nI
clin; : « Il est hien port':: de ne plus les aimer .•
- On ne fera donc jamais taire ces oiseau .. -Ià --...
- Us n<..: mangt.!nt donc jamais .~ ...
Les ft.!mmes prott:sti.:rent, Mme Fribt.!rg urtout, dIe
aimait la contradiction et lorsque son mari lui parlait
dt.! Bayreuth elle r~ponduit
en vantant les tziganes.
Cette comédie se renouvelait tous les soirs.
Et c'est à cc monde, ft peindre ce gl.!llre de milieu
que le romanci<.:r doit ses plus francs succès. 11
<;xcclle Jans It.!s dialoguc:s. Sur tout le frelaté, le
factice, l'artilicid de vi<;g comme celles qui l'entourent,
~a
\',:rv<.:, son humoLlr se sonl exercés. C'est à des
" mots ros1es ", saisis sur le vjf et plac'::s en bon
l'oint, qUl' dt;s salle;: ont croulé sous lo..:s applaudissements.
Et ce soir, brusquement, pour le vague reproche
que vient de lui adresser la baronne, son œuvre lui
apparaît sous un jour inquiétant el nouveau. N'a-t-il
pas contribué à créer une l:cole de snobisme, d'inJiff<..:rcnct.!, d'irresponsabilité, en mettant en sel'ne d<..:s
snobs, des indIfférents, des irresponsables; en leur
faisant rl:péter, jeter deux cents fOlS devant des salles
pleipes Jcs th00rics ineptes n'ayant comme loul
idéal qu'une habilt.! réhabililation du mal? N'a-l-il
pas contribué ainsi à semer à pleines mains l'herbe
mauvaise, celle qui, vivace et laide, poussera dan
It.!s foyers aux dépens de la bonne et résislera là où
l'autre périra:
La vicomtesse a raison; par ses thèses malsailles
d impnldi.!mm<.:llt soutenue,;, il est peut-Gtn: la caus\.:
initiale du malheur de Gis/Je. Il y a plus de ciny
1\I1S que ses pji.:ces tiennent l'affiche, que son num
" Lavoüte-Chivrac " ~r flambe noir sur papier jaune,
vert, rouge; il Y II plus dl' cinq an" que l'on cite,
�OUS LEURS PAS
111
pièce"
l,:::> tir.lcll:· dt' e~
ml'eux que du cl,Hs~igue
l'on copie 1';Jeteur qui les ,ouc, St.!S minl!, 's
t.:ravates, ses gestes mornl!S , son parla lent. N'a~t-on
pas pris egall!m cnt 1 's id'::e,., qu'il c. prime
la jcunc 1111 l'u just<.!Si, dc lu lcttrl' de Gisde,
ment deviné, - la vÏ\;omk ssc n'u gill'dc en , ,<1
mémoir e que les l'étlu -ions ;;ur son age ct t.:dte ae 'usation de« péculatÎ o!1 allloure use " dont ..t été flctri
le bel amour de Franço is, si cl' là vient ct:;tte inquc~
tude qui la hante, et r 'ut-l'!re meml' un cd instant
la 110use à jcter cc coul' d'ccii "'IJ ide, furtif, sul' le
bil!IHllm é pour saisir par tnlltrise el! qUI <,C pUSSL'
du "Durcil
SOliS ee fr'lll! liane auquel le rcli:velll 'nt
pur Ic Ill()nocl e enlèvc tl1lllL! c pre;;SIOI1, Lavoulè
souf)'rc d'un tourme nt analogu e, lui <1uSHi vient d'ôtn:
!'rapp':' comme l'al' Une Ill; 'he l t cette flèche esl
entrée prol'ondéml.!!11 en lui, " Si l'etui, 8l11' d'avoir
1I<lJ'ai~
rail de la mali vaise besogne , d',lv"ir dl.! U~l
maltre, jl! changer .tis ma manÎ'rl ! 1.., " Mais chal~'er
sa manière , - il tr ssaille, I.!I fou,., Il.!s doutes qui
l'ont poussé à cherche r du rel'0s à Saint-Pel'r~
Nier lui revienn ent, - change r sa mani,'rt; ;, ne l'a-t-il
tnujoUI'!l pareil
pas essayé lorsqu'o n l'al' 'uqait (1'~lre
;1 lui-mèm l.!?
Ce slItJ\en ir l'assom brit, stln front dn.\!nt : lurd.
lJ Il pell d'unglll sse le prend au cœu 1
Autour le lui,leH rires SI.! font ironiqu es, Il.!s
Il,iganes pleuren t une chanso n tri:te, le l'limand er
d se sent tourme nté
mange du bout dl.!s tèvrc~,
r. Pourqu oi est-il
mulheu
d'un
proche
l'al
à
L'omme
venu? Ne pouvait -il se dnuter que ce passage au
milil.!u de gens SI loin de son bonheu r ne lui rapporterait ri..:n d'heure ux ')
On ne rit plUt>, on cause
TIatlo-C de affirme : ~ VIlUS nous verrez en temps
de guerre .. , • Friberg comme nce: " L'annee PI'I)chame, quand j'irai à Bavreu th ... "
Mme de Villcva nus finit: u Ma chi:re, m,"lang e à de
la vieille malines , c'est de tous points e, quis ! .. _ "
Mme Fribert ajouta: " ,le ne tiens pat> à la toilette
et quand a\'\!c l'impôt sur le revenu le dernier cri
sera d'être mis comme des pauvres ... ,.
On interrom pt en chœur:
- Quelle horreur 1. .. que dites-m us lù 1. ..
Une brise molle souffle de la ml!r. Ce sont des
daRotis d't.:au. nes bruits frais de ca cade, Les t totle
qUt!
scintille nt.
le ta!.>l\:! ul {In errl un p.:u.
On ~()rt
�Il:!
:->IIuJ"in Lavoüle Sent Uil bras e noul!r all ~il!1,
lIne main brùlante s'appuVl!r sur sa main.l'vlmu d'OiSUJ111l111 1'l!l1tralllc. Elit: veut revoir Gisèil:, clic le
leui à tout !)rix. Il lui faut la 4uestionnel' sur ~"
Jelln:, ceUt.: eHre, sa dernière lettre et les expressioJls l[u\:IJc contient. .. II lui faul savoir si elle l'a
écrite sans UIlU I)()ussée Je colère ou en s'appuyant
sur dL!S mols un tendus, des cnntidencus faites, des
d[)nl1éc~
ceri aines ...
morale llui
Le romancier prend en pitié la détres~.:
se révèle à lui el qU'il sunt devoirgrandirchaque jouI'.
La vi comtesse lllsist e.
- Delt-elle me faire mal, ju veux qu'elle s'explique
sur cl.!rtains termes de sa lettre ... dût-elle y trou l'cr
même une occasion de ... de se venger ...
Ne 1,\ tentel pas 1...
Ces dires gall.:nt mon bonheur 1...
Cuttu entrevue serait trop cruelle 1
la faut Jlour ma tranquillitu ...
Volru tranquillité ... et la sienne t ... Si elle vous
Jmporte peu, moi j'en ai le souci 1. ..
- Dites donc que vous avel peur du passé 1. ..
- .fe l'avoue ... autant qlle vous 1
- Et "ous l'épousez? redit-elle pour la troisii.:ml.!
rois.
- Je l'épouse el c'est iJourquoi je prends le droit
de la défendre contre ceux qui, sans aucune pitié,
chercheraient à la faire sourrrir encore'
C'L!SI voire derniur mot.
Oui.
Je verrai Gisi.:le malgré vous!
.Je ne I~ crnis pas.
pelll:hés l'Ull vers l'autre.
Ils su défiel1t;i voix ha~se,
Il~
flnt jelC le masque; riun de cfl!1Yentiolll1cl ne
r1cr:neure cn Icurattitudc: les gest~,
l~s
visages sont
l'fignat~
l'al' leur vénté d'expressIOn. On sent
qll'entrc UUX "SU passe quelque chose» el cela
souli.:vc' les commentaires.
-'- Drùk d'idée qu'a eue Mme d'Oisemont d'inviter
Lavoùte! déclare le vicomte à Villevanes alec lequel
il arpente un autre coin de la terrasse. N'ayez-vous
pas remal'qué comme souvul11 les femmes ont de
drôles d'idées;
L'autre s'informe:
- Lavoùte épouse décidément mademoj 'clic de ...
celte jolie personne que ...
- Parfaitement. C'e~t
pour cela lju'à dlner, ce soir,
ri me ietait ces regards en coups Je sonde, comme
n
L
\
�SOI' S
U:1{~
l'AS
,,'il voulait me:;urer ju~q'à
lluelles l'r()nde~
j'ai
Ct': pris, épri~
1. .. ~lme
d'Oi~emont
jouait le même
jeu. Ma foi, mon cher, l'iuGe fixe que je de\inaiti en
eux. devenait aus::;i la mienne; je finissui comme eux.
l'al' ne voir que le même point. Or, regardez longtemps
lIll même point ct vous linirez par en ôtre hypnotisé,
l!l ne plus savoir où vous êtes 1 Quand j'étalS gamin,
je dessinais à l'encre de Chine un diable noir sur
du papier blanc, puis je le fixais longtemps, longlemps, ct je finissais par ne voir part01.!t, iCI, là, que
Jes diables. Mes yeux en avaient gardé l'image ...
C'est mon êtat d'ùme apri:s cc dlner 1... Seulement
le dia hIe noi l' cc n'est plus moi qui l'ai dessiné ...
ha 1 ha 1... c'est l'imprudence des autres 1... N'avezvous pas remarquê comme de par le monde il y a des
quantités de gens maladroits?
- Quels propos 1. .. Ouhlic7.-vOUS qua vous Nes
encore presque cn voyage de noce r ...
- Voilà ce CJui m'ennuie, ce que je n'aime pas
dans le mariagt!, c'est trop comme un parc à moulons, la pensée n'est 1 as libre d'aller où elle veut. ..
limitée ... d~ tous côtés ... comme ça ...
Et, du bout de sn canne, François traça un carrG
sur le sable, puis il poussa un lourù Sou;'Jr el reprit
sa marche avec Villevanes.
- Où pas~er7-"(\1I
l'hiver? rentrez-yous auCaire ?
- 11 le faut bien, quoique j'aie de l'Egypte, des
sphinx, des Pharaons, des biêroglyphes, par-dessus
la tête ... l'vIais comptez sur moi pour revenir au plus
vite à Paris 1...
Tlum 1. ..
alarme ? ...
- Qu'est-ce qui V()l~
- M0tiez-vnus du diable noir.
- [1a 1 ha! lrt:H juste, très appl1qué ... Tien~!
ce
hon Lavoûte qui s'en va ... ça commence ... il part de
bonne heure 1. ..
Lavoùte, semhlant extrêmement neneux, répêta,
la voix sèche:
- Oui ... ça commence, ie pars de bo.nne hl!ure.
- Heureux mOl'lel 1. .. lança d'Oisemon t avec impudence.
Lavoùte se redressa comme mordu par un a~pic
ct marmotta, perdant un peu la tête:
- Je pense que vou~
n'ayez rien à m'envier ? ...
L'autre se retourna ver~
Villevane:; ct dit cn riant:
Toujours le diable noir 1. .. ha 1 ha 1...
Qu'est-ce que cela"
- Un jeu de m .. n enfance, mon cller L3\'oùlc, je
�JII
SOUS LEURS PAS
l'~piquas
à VllJevaneh ... je vous l'expliquerai peutêtré aussi un jour ... où vous serez moin.s pressé...
car \TOUS ~emblz
fort pres~
...
- En dfct.
D'Oi:~mont
riait; derrière Je monocle, l'œil avait
un éclat dur et t'roid, impudent.
Lavoüte sc sc!'ltit repri' par la fentation
soufIlele)' Cet homm' cl il ne s'eloigna que pour ne pa~
y cllder. Mais il ne pattit puint assez vite, un éclat
tfe rire nîotlueur , stt'ident , u"ressif
leS
b
, lui cin~la
oreilles, el diJ,ns cet éclat Je rire il lui semb a que
lui étaient jetés tous Je~
défis. LeS poingo so)'r08, il
t',lillit ,'ctuul'ner sur ses pas.
- Je perds la tète 1...
Le b,'ui! de sa propre voix. le rappela à lui. If eut
peur de l'élan impétueux qu'il venait d'avoir tant di.)
peine à compnmer; il eut peUl' pOlir son bonheur,
ses projûts d'avenir, pour tout cc qu'il attendait,
qu'il espérai! de la vie, peul' pOUl' SOli talent même.
rt eut le sentimeJlt que, sans lu'un m(lt l'eut docidL.,
entre le passé et le: 1 ré 'ent Je Gisèle, entre ce qui a
el'l.tre t!'Oi::.emont et lui s'enga6té et cc qui va ~tre,
!-\eait lInl: )utté apre, tèrriblc bien qU'Ïl13vouée, et
que s'il en était, lui, iL" vaincu, si SOliS l'étreinh'
d'Ilne deslinGc cruelle, terrassé, il touchait la terre
des Gpaules, Cl.! ,'ire du vicomte il l'entendl'ait encore,
,rot1ique ct cinglant, sc railler Je sa dMaite.
- Pourquoi ouis-je: all\l à eux ? .. se disat~l,
marcltant vite, au hasard, comme fuyant d'invisihles
el tourmelltantes choses.
- Ma chère, - signifiai1 au m~e
moment Fran.;ois d'Oisemont, mi::, de fort méchante humeur par
les quelques mots echan3és a\'ec le romancier, n'invitez donc plus LavtJltte, ne fi!COmmencez pas,
c'est idiot J...
- Oh J non, jl.! ne recommencerai pas 1. .. répondait
Mme d'Oisemont qui, d'un coup d'œil clans la glace,
s'effrayait de voir combien cc qu'eUe avait mis d'ellemème en sa conversation avec le fiancé de Gisèle
avait compromis le fragile pastel que représentait
sa figure.
Et, sur le seuil cie l'atelier, tout en haut du chalet
des Passe,Roses, Angélique et Gisèle attendaient
celui qui, halelant, monlant vite, vite, leur r evenait.
8pcrdument, c6mme apl'ès ul'le longue et périlleuse
absence, il sen':J .lé,. mains qui ~e tendaient vers lui,
VIais s!. ~clr
rI·Angélique. est chaude ~1 Frfll'lche.
,'l'ilede ('l"",lt' ~e dèrnne, frr,lde, p-Jacée .
ue
�!)OlTS T.F.TTRS l'AS
Il!)
" MelO I:lnfanls, l',ù tunt besoin dt: vou!,!. "murmure-t-il d'une ,01.· q Ut! l'émotion rend tr ' mblantl.
Angélique trouve aussitôt de vaillantes parolI;;::; cte
réconfort, Gisèle se tait. Et I.:'est sa voix q\le le
romancier voudrait entendre,
Lavoûte a rap['orté avec lui I.:omme un peu de
l'atmosphère de là-bas, cette atm()~phère
ancil.!lllle
qui fut si grisantt.:, la jeune tille la retrouve el s'en
trouble. Pour ces utres qui l'ont fait tant soulfrir,
Gis1de éprouve une curiosité violellte, Parler J'èUX,
savoir ce qu'ils (lnt dit, ce qu'ils font et mêmL' el
peut-être surtout s'ils penst:nl encore à clill <;eral1
pOUf elle d'une \'olupté ami.;re, Charles le devint.: ct
il ne veut, ni ne peut rien dire, nul détail, nulle explication, parce qu'il souffre de sentir combien cet autrerois, ces images du pas>:;é restent pour ell.., l'aimant
mystérieux, lout-pulssant, à l'attirance duquel ne
ré'siste pas sa pensée.
« Et vous l'épousere7. ?
llil ~embl
redire la VOl.
de la vicomtesse.
Oui, il épouse GisNe, il,l'épousera quand m~1lt:.
malgr~
tout, parce qu'il l'aime, qu'il l'adore; par<:e
qu'die est malheureuse, abandonnée, seule; parc'
que s'il a peur pOLIr lui, il a peur bien plus Cllcn['u
pour elle.
Et la nuit qui suivit, Charle's la passa dan<; L11lt.!
longue el ternble insomnie.
Le matin le retrouva accoudé au balcon de l'ateh..:r,
ne regardant rien des jeux de l'aurore sur les flots,
les rochers, l'horizon j n'écoutant rien du bruit des
vagues, des cloches malinales, du vent.
Un peu plus tard, sans avoir de plan résolu, simplement parcL! qu'il souffrait, Charle,., alla frappa à la
porte de sa sœur.
Angélique s'efTraya de le voir si pàle. Il lui confia
sei) incertitudes, ses tourments, ses souffrances.
- Puisque la vicomtesse veul voir Gisèle malgré
moi, puisque l'all(1'e ne cherche qu'à u!er d'une
influence dont on ne peut sans présomption conteskr
encore le rouvoir, puisqu'ils ne veulent pas s'éloigner, Angel, que faut-il fairL!?
Angel a r(!solu la question allssitcît.
- Cédons-leur la place, enlevons Gisèle 1. .. Prenons l'auto, fuyons' ... Ne le souviens-tu pas de
l'exquise journée passée dans la pelite ville basquIJ .. .
Revivons-la tous les jours ... tous les jours jusqu'à ton
mariage ...
Mal~.i
ce mut. il il c;U unBtl~e
d,,,trroi. M~l';
cL :"lr'
1)
�pp.ul-etre [ette pensee lui Iôlst penible <..(. maÜlI
- Ou l, fuyons-les. Charles ... fuyons 1 ré petait la
l'cute sœur avec un entrain grandIssant.
li n'ose se décider:
- Voudra-t-elle? ...
Mais Gisèle a<.:cepte la propo 'ilion comme le naufragé Se <.:ramponne à une plandlc de ~alut.
Elle
aussi n'a 1 oint dormi, sa paleur, ses YCUx de fièvre
le di~cnt.
.
Lorsque deux heures plus tard, ouvrant carrément
les hostilitl!$, le chasseur de l'H6/cl d'Angle/en'/'
apporta au chalet des Passe-Roses un mot ùe la
"icomtesse d'Oisemont, une sorte de som mati n à
comparaltre devant elle adressée à Mlle de Lesseu.
l'auto était déjà loin.
Mais il rallait encore bien des tours de roues
avant que reparussent k calme ct l'oubli dans les
yeux de Gisèle, la confiance, la joie dans ceux du
romancier.
b'lllt
x
Les débris du vase fragile.
Le grand événement de la « saison » fut cette
année-là, à Saint-Picrrc-en-1\1er, le mariage de la
nil:ce de Mlle Verdelet avec le romancier Charles
Lavoûte-Chivrac.
La cérémonie eut lieu vers la mi-septembre dans
la petite égli<:e de Notrc-Dam..:-des-Pécheurs. Des
nutabilités » venues de Paris emplissaient la nef;
des acadt:miciens servirent de témoins au marié; un
ténor .le l'Opt:ra chanta durant la messe. Des reporters de journaux prirent des notes ct d'abontc~
photographies en vue d'articles sensationnels. On
ôta l'éclatante beauté de la mariée; on s'étendit
sur les touchantes ovations que les pêcheurs firent
aux époux à la sortie de l'église; on remarqua l'exquise toilette de Mlle Lavoûte- Chivrac. On eut
quelques mots à l'adresse des discrètes vertus de
Mlle Verdplet. Puis les mariés partirent et le silence
se fit ..•
.Restt:e seule au chalet,Angélique y demeura <luel1(
�sous
LEUR.S l'AS
1Jï
JUUI '
t1llr dev;!iI ~\lt ' I r"l!PII\f'1 .. II t't e l" ,'1
sa belle-sœur ~ Pad !> , lorsqu'ib S"I,li cl1! ren' nu .
de leur voyagç le noce. Une dt:p~clJe
1" rit qUltll:r
Saint-Pierre plus tôt qu'ldle ne Iç croyait ct Mlle V çrdelet, se retrouvant seule ave..: Véronique et Fiston,
retomba en une vie si pareille à sa vie d'autref"is
qu'elle aurait pu croire avoir rêvé les événetnt.:nh
des derniers mois si Vérnnique ne les lui avait ~,lI1
S
cesse rappelés par qud«(1.les r'::Oexiol1s .
La\"Oute-Chivrac
... De mois ont passé. Charle~
a vu se réaliser son rêve. Sans lutte, sa f'çmme a
conquis ce renom d'élégance, Cl' litre de km me à la
mode que parfoi l'on n'obtient qu'avec beaucoup
de temps et de peine.
Partout la beauté, les toilettes dt.: Jvlme Lavoù!t.:Chivrac sont citées. lVlonte-t-elle à cheval le matin "
l'on parle de sa tenue équestre, de l'harmonieuse
ligne de sa taille; se montre-t-ellt.: dans la journée
" partout où l'on va ", qu'à peine de ' cendue de sun
coupé électrique, on cherche cl définir, en vue d'un
'lavant reportage, le moindre d6tail de sa mi se, de~:l
coifl'ure; apparall-elle 'le soir dans un de ces ref,taurants uù JI est de mode de dlner ? c'est la beauté
de ses 6paules, l'étincellement de foes diamants ct
l'exquise toilette où se devine le grand faiseur qu'un
compte rendu mondain \a célébrer.
Le Lavoûte-Chi\Tac·.Jfll L: nent la vic la plus lancée.
S'ils habitent encore l'hôtel du boulevard BeauSéjour, ils l'ont augmenté d'une salle de Ides dont
l'inauguration a eu des écho dans les cinq J1arlics
du monde. "Nulle mieux que Mme La\'()ùle-Chi\Tac
ne s'enknd du resk à rece.v!)ir.
t;tre des dlners hebdomadairl!s du boulevard BcauSéjour e t recherché; mais on convoite plus encure
les déjeuners sans-façon ofrerts à quelques privilégiés ramenés du Bois après la promenade du mati n.
Depuis son mariage les relations du n,mancie!' !:oc
sont modifiées. Les voulant '( tri6cs sur le void ",
Gisèle en a soigneusement élagué tout ce qui pouvait
lui paraitre douteux, sans " apercevoir qu'imprudemment clle s'attaquait cl des gens qu'An~L!lie
cotait parmi ceux ,( qUII fallait voir n. Et ~i t:n s'doignant ceux-ci n'osaient avouer une mis <, ù l'l:carl
dont tout l'honneur n'cùt pas é:té pour eu\, ils t:1l
gardaient une àme enfiellée et un désir de représailles. Ah! si jamai' le romancier qui, aujourd'hui,
semble être au pinacle du succès et de la fortune,
fait une de ces ..:hutes d'autant plu~
lèrrihles 'l Ut:
'lue
�SOUS LIWRS PAS
J'on tombe d6 plus haut, comme il les l'etrouvora,
ces dédaignés s'acharnant après lui en meute hurlante ct féroce.
Mais on n'en était pas là, Dieu merci. Et rien ne
laissait prévoir qU'on pût y arriver un jour.
DepuIs Il: manage cie Lavoüte-Chivrac la critique
du reste avait peu à s'attaquer à lui. Par un phénomène étrange, alors qu'il avait dit vouloir créer des
chefs-d'œuvre, faire plus et mieux qu'il n'avait déja
fait, espérant en Gisèle comme en une divine inspiratrice, il ne produisait plus rien ni pii::ee de th~a
tre, ni roman. Quand aurait-il travaillé d'ailleurs,
pris dans un engrenage de vie mondaine qui lilchl!
peu ses proies, exténué par les veilles incessantes,
par les obligations de toutes sortes de sa nouvelle
t:xistence ? 11 désertait donc ta bibliothèque où de
sa voix d'angélus l'horloge en forme de cercueil sonoait dans le calme et dans la paix les quarts, les
demies, les heures, tandis qu'en leurs cadres continuaient à sourire, du coin des yeux, du coin des
lèvres, à des choses de l'autrefois, ces Lavoùte-Chivrac drapés de rouge et fourrés d'hermine. Le romancier laisait-il Illalntenant trop partie de ce monde:
Ol! il avait jusque-là glané ces observations piquantes, ces riens que trànsformait si drôlement sa fanaujuurd'hui? Si
taisie, ·)our savoir les y d~couvri
parfois; pris J'une subite inquiétude, la main à son
front comme s'il voulait y retenir une pensée, il
s'asseyait à sa table de travail et préparait delant
lui de belles feuilles blanches, apri.:s g uelqu<!s minutes de recueillement et de silence Il se relevait
bouleversé. Qu'avaient été pour lui ces minutes pour
marquer ses traits d'une pareillt: impuissance, pour
lui arracher ce lourd gémissement d'impui:;sance:
« Je ne peux plus ... .Tc ne peux plus. "
« Où est maùame ? » demandait-il invariablement
alors, comme s'il espérait tout Je la réponse qui lui
!-I<!fait faite.
Madame - nL: le savait-il plus? - était sortie
invariablement sortie. Du moment qu'elle n'avait
personne à recevoir, qu'aurait-die eu à I"aire chez
elle: ? Elle était sortie, mise aVL:C L1ne extréme t:légance, le masque immuable et les traits fermés et,
sans bru it, l'auto, le grand cOllpé électrique, l'avait
e:mpùrtée, par là-bas, loin, dans le: dédale des ru(!s.
doute che:z
Oll allait-elle? Où elles vont toutes, san~
le couturier, la modisle, au tca-rom ... aileur~
...
Alors . If,l rOnl/tncÎcr lUI au·:;i orlait. lui illl!-lSÎ s'en
�S01J!) LEURS tl S
allait rctrou\Cr ll;:s hommes, lant J'hUlllfll";:' que la
maison vide repolisse; il montait à son cercle, - ct:
royer des Plen~
qui n'en uni pJu~,
- il courait ver~
tnul Cil qui 1"00.1\"lil l'aider il s'dourdir, Il Su fuil'" ...
Car cette cxiglt.;n(~
un guperbc façade, cull' liùYl'u
du pla'isr~,
de distractions, de mOUVl!m":l1t, cachan
ce qUIl cachent tant d'IlXislcDces .embla<!~
: tlnl
a/l'reuse d..:tressl.: m(jl'o~,
II.! plus terrible des mal en1<;ndu~.
LorSLjUt! durant h:~
fian"jle~,
brùlal1l les dalh:~,
ib allaient SUI' les vieilles route::> dc France, il.
dai..:nt trois enco1'e et Ang6lique s'umplo'j'ait ;.:li
mieux à raire autour d'eux ~'air
léger, à les entourer
LI\.: " cette galté qui ne sait Cil qu'elle dit, ce 'lu elle
fatt et ril sur la pointe d'une aiguille ... ~ Mais Angl.:lique n'avait pas touir~
étt:: là ... l>:t quand, man ";'
dupui::; quelqtlcs heure', k romancier el Gigi!1c
a...·aient quitté Saint-Pierre et pour la premièl'c foi:-.
s'<!taient trouvéR en tête à tête, quand Charles, avec
un de ses fougueu:-c élal's qu'il Ih! savait plus rdl'é;ner, avait ns\: dire ~()n
~rand
aml)ur, lIu s'était
écriée, é:pcl'due : « .Je ne vous ai pas trompé; c'e~t
une! malade, unt· blessée qui vous est venuc, beuucoup plm; malade et lu~
blcssél! que V()U~
nc h:
cl'oyl!7, ... aye" pitié ... "
Avoir pitié? A cette pri"I'c, il ré:pondrait li.! mllt
qu'attend Gisèk, si entre cu,' tout était encurll comme
en ce jour où, à Sai ln-Pierre, la petitll barque I\ls
cmportait à pleine voilc vers le large; comme Ci,;
JOUi' où Gisùle venait de faire au romancier l'a\'eu dc
la félonie de l'autre ... Le bonheur semblait alon; li n
paradis lointain ct pour le mériter, ce paradis, ecltc
promesse dc üouceur, de patience, tnute' les prumesses, l'amour les eùt facilemllnt al'rachees au
romancier, Mais aujourd'hui le bonheur est là, il h'
1i nt, il le possède ... Avoir pitié"
A ces mots, il se hllul'te; bien plus, il s'affaisse 1...
Et elle, qui a cru Je voir demeurer le compagnon
gai ct charmant, respectueux de la tristesse de se~
rêves, ainsi qu'il l'a
durant les heures des fiançailles, Se! heurte à son tour à cette attitude nouvelle, s'aperçoit qu'elle a ~ouhaité
l'impossible ct,
con tre cc qui maintenant est l'irrévocable, elle se
débat désespérément. Oui, elle eût aimé Charles;
mais plus tard, plus tard, quand l'abandol? ùe l'auIre allîait été moins réct!nt, quand elle pourra entendre dire: w jL: t'uime H "ans QU0 CC!; mols évl"iquem
111l1.' Jutre voix, lln!:: all.trtl iml~e
...
éte
�SOUS LEURS PAS
Charles aussi le ~oJ1pren,
Charles aussi croit
l'entendre, cette voix, cl la voir, celle image, et si
Gisèle ne lui dit 1 as : « .Je l'ai tant aime, J'en suis
int:onsolabh;l. .. » il le lit dans les yeux dont, au
mllinclre mot de tendresse, le plus lointain se charge:
Je deuil et de mystère. Et des tourmünts qu'il
connaissait point, une fureur jalouse, font battre
ses artères et allument son sang.
Un jour, dans Lin accès de dOll!<.:ur, d'amers reproches J ui ûchappen1. En ces mots Jurs, cruels,
dGpassant le but, comme il en nait en ces ortes de
querülles, il accuse Gisèle d'avoir « empoisonné sa
ne
vie
)1.
Alors devant lui la jeune femme se dresse tremblante.
- ,Je n'aurais jamais dû accepter l'existence que
VoliS m'ofrriez 1.. répond-elle, et si j'avais su, jamais
je ne l'aurais fait 1 Mais je me suis mépri 'e ... Vous
disiez m'aimer de si haut, j'ai cru que c'était du plus
haut point que J'amour puisse atteindre, et, lasse,
brisée, je me disposais à lentement montü!' vers vous,
un peu plu' chaque jour, ct j'arrivais à vous guérie,
car en cette voie d'hérOïsme, d'oubli Je soi, de sacrilice ... ah 1 certes, je n aurais rien rencontré du passé ...
vous n'avt.::t. pas voulu!. .. Pourquoi n'avoir pa' fait
notre vie autre que toutes les autres? Il aurait suffi
dc suivre des chemins jamais suivis pour commencer à l'oubli et arriver au bonheur ...
Encore une rois, ce langage, il l'eût compris 101' que tout n'ûtai( que rêve ; son imagination ardente,
sa sensibilité se fussent prises même à 1'6trange
ilpplicati(11l des doctrines de Niestche qui lui ût~li
demandée; cette [lensée d'hén>lsme il l'eùt acccptGe
d'enthousiame, mais, aujourd'hui, le bonheur était
Irop près ...
Et chaque jour un mal, un geste, une exigence, un
dégoût, aggravent un état de choses que rien ne
semble plus devoir arranger ... Ah 1 comme dans sa
marche sacrée le derviche a impitoyablement brisé
levasefragile et comme lui, Charle , a été fou de croire
en joindre les morceaux et, avec beaucoup d'am ou r,
Je s'imaginer qu'il [JouJï'ait beaucoup guérir.
Quelqu'un un seul être au monde, aurait porté
remède à tant de mau>- : la petite sœur du romancier.
Mais la folle enfant, croyant son frère heureux ct
auprès de lui sa tàche terminée, avait réI ondu à un
appd cie Véra Pétroff. Il Je saurai quand il n'aura
plus bc~oi.n
de vous et nous verron:. alors ... » avait
�1:!1
,l'.do.\r. 1,1 jt'unç l US't'. Vf'l:l aV:llt t.l'Ill.! ruuk 'l'\l \1 1
d" suite apr~s
le mariage du romallc ier, .\Ilgehq uc
recevait J'elle une dépêch e qui <.!tait une o Oh: de
départ. De grandes dame~
russes armaien t un navire-hô pital ~Ians
lé pUri de Marseil le, on chercha it
des m~decins,
des in{rme~,
de:> infirmiè res. Véra
s'enrôla it parmi ce~
del1i~rs.
Ang~li(ue
ne voulait-elle pas cn être aussi? Le navire avait d0jà levé
l'ancre vers l'Extrêm e -Orient quand le romanc ier
apprit la résoluti on de sa ~œur
et son départ. Charles n'aurai.t probab lement jamais consent i à laisser
~on
Angel. .. sa pauvre Angel.. . suivre sa destinél :.
C'esl pourqu oi la jeune fille l'en avait averti ... trop
lard ...
Du l'oste, en cet instant Charles croyait encore
pour lui à un bonheu r possibh : et cela le rendait
indul~et
pOlir la façon qu'avai ent les autres de comprendre le lèur. c Ce qu'elle fait aujourd 'hui, Angtélique l'a tant et secrètè ment désiré! » murmur a-toi!.
Puisqu e la pauvre petite était houreus e, pourqu oi
la trouble r de mots de blàme ou de reproch es? Il
parla donc d'une voix qui défailla it, mais ~ans
une
Il1tonation d'amert ume, de l'élan si gén0reu x de ~a
'œur et cc fut en songean t à tout le bit:n qu'ellt; savait répand re autour d'elle qu'il pensa ne pouvoir
en priver les souffra nts, les blessés , vers lesquel s
les bras de la jeune fille se tendaie nt.
Mais depuis ... depuis ... ah 1 combie n de fois a-t-il
pleuré, regretté le calme aVèC lequel il accepta I.:
départ de sa sœur! Il aurait pu encol'~
arrêter la
jeune fille; avant qu'elle n'èût atteint le but de s'Jn
voyage, il pouvait la faire revenir. Que ne l'a-t-il
l'ail? Qui plus que lui a besoin de haume, cie soins,
de réconfo rt ? ... Si Angéliq ue était là ainsi qu'au
lendem ain de ce fatal dîner à l'ITôtel d·. 1/Igleterre,
il irait la retrouv er ... ,( Angel, je soufli·e ... je "ouf1re ...
guéris-m oi 1.. » et elle le guérira it. Oui, elle seule
dissipe rait la gêne, la contrai nte, l'affreux malaise ,
les pensée oDséda ntes, toutes h:s hantise s qui renaissai ent sans cesse du passé. Mais où est-elle
pOUl' ne lui rien répond re, pour qu'à ses longuès
(;1
doulou reuses confide nces, jamais le courrie r n'apporte d'elle ces mol>; consola teurs: ~ J'arrive , 1110n
Charles , espère ... attends -moi ... »
Entre la Russie et le Japon les hostilit és ont pri5
un cart~e
de férocité abomin able. 011 est sans
nouvell es du navire- hùpital armé dans le port de
Marsei lle; on sait quo la croix de Genève a partllis
�J2:l
rUf~1
d~feJlu
los ble sés russes. Le silencE' d'~
li'lue pèse angoissant, Jourd,cn perpétuel IL menace.
Et cependant cela encore ne change r[(,n au genre
de vie des LavoüLc-Chivrac.:. Cc ~unt
toujours les
Jlner::; nebdomadaires, les d('jl.!uncrs au rl'tow' du
Bois. Si l'on y parle ba:;, si l'on 'f rit pell, c'est qu'il
e~t
de bon ton Je le faire; si Ils fronts sonl mornes,
les sourires factices, si la g.llté n'a pas d'écho, c'est
que chacun porte son fardeau de peine el que pou r
heaucoup celte peine lle va pas sans remords.
Presque 10us ont senti passer sur eux, pesant el
lourd, le pas du derviche. Il:; nITraient pu s'éloigner
de sa r01.lte, ils y sonl demeu l'(.~,
prosternés, se
riant de penser qu'on ri~quat
d'y être broyé. Tous
ou presque tou:; sonffrenl d'avoir écouté les fau~
proph.ètes.
Et toujours, chaque jour, au même moment, le
grand auto emporte Madame, puis c'est l'en-all0e
rapide de M.onsieur fuyant l'hôtel abandonné. 1<:t
dans la bib!iothi:que la voix d'ang~lus
de l'horloge
est désormaIs s<:ule à se faire entendre e t encore si
étoulfée par les tenture., qu'on la dirait peureuse de
rappeler la fuite d'un temps qui pourrait être 1 ftcieux et que nul ne se soucie plus de bien employer ...
XI
En quelques mois.
Cependant, là-ba s, à Saint-Pierre-cn-.M.er, V 6runique disait en parlant de la masseuse:
« Mlle Gisèle a royalement tenu sa parole. J3jen
log6e, bien nourrie, hien nipp":l', voilà Françoise
remme de chambre à Paris, n'aya.nt plus que :a
peine de passer tous les mois à la postt,: pour
envoyer un mandat à sa viejlle mL:re. Il
Françoise habitait en effet Je boulevard l3eaus60ur ct elle sc trouvait en bonne place pour voir dl:
prjès cette "il: du wand monde, dépeinte dans lt;~
feuilletons si merveIlleux.
A vrai dire, elle en était déçut (·t ne Q!lls;lir de -;e
\\emand(!f, avec son rude bon "ens de be o1'neu~t:,
\
-
�sous
LEURS PAS
comment, « alors que 1 pain LlC manque I\a~.
que le
loyer n'est pas un cal' dirticile, alors que !t: travail
n'a rien du fardeau quotidien, alors que les ~ant!s
ne sont point mauvaises ct qu'aucun danger nl'
menace, l'on peut aITin;!' à se faire autant de hile ct
de mauvais sang que si l'(ln I!tait frappé par toutes
ces calamités réunies.
« Faut-il croire, concluait Françoise en hochant la
tête, que quand rien ne manque on va c.:hcrcher
autre chose ... ~
Et cet « autre chose" lui paraissait lIne tourmentante énigme dont pel' 'onl1e ne lui donnerait la f;oJulion, car s'il était clair que « Monsieur ct Madame"
ne s'entendaien 1 pas, ils nc sc cherchaient aucunement
querelle ct savaient ne Inisser échapper aucun de ces
mots qui édairent l'office et prêtent ù es glnses,
En efret, riside cl Charles ne (1 se cherchaient nulment qlrcrellc "; mais chaque jnur Je~
doignait Ull
l'CU pl~
l'un d l'autre en les faisant l'araltre plus
calmes, plus froids, plus indifférents. On eût dit qut:',
minut<.: à minute, le temps, passant sur eux., les
pétrifiait dans le convenu de certains gestes et de
ceriaines attitudes, comme lt: font ses sources qui;
peu à peu, goutte par goutte, changent [es corps en
pierre.
Un soir, cependant, Gisèle revint de ses courses,
pr6occupée, Qu'avait-elle entendu au dehors qui
provoquait cette question? Elle demanda à Charles
d'une voix moins blanche qu'à l'ordinaire, d'une
voix dans laquelle elle meuail, l'al' hasard, un peu
d'elle-même :
plus.
- Tous me demandent si yous n'6crivl!~
Pourquoi donc n'écrivez-vous plus ~
IlIa regarda et avec dans ses yeux un vagu<.: effarement il répéta la question de la jeune femme; oui,
pourq~lOi
n'écrivait-il plus. pourquoi ? ..
Allait-il lui avouer qu'en le torturant dans son
amour elle avait atteint mortellelTIl!nt 50n talent,
qu'en tuant l'espoir, la joie en lui, elle avait tué au, <i
l'inspiration, l'imagination, la fantai ie, ces choses
10.gi.:rec;, chatoyantes et gaies qui nai , saien\ aut refois
peUL-être beaucoup plus de son in souciance, Je sa
quiétude ct du bon équilibre m(lral lue lui donnait
sa foi <':11 la vie que ,de toute autre fa.:ulté -,
GisèlC le fixait de St;S veux bkus, profonds, où il
,'royait toujour,; lire le cfclril de l'autre, Charles btlj~
,. !1
t:t t~c
et bredouilla tri ~ 1 ul'l'lerrt :
r'~,"ilc1Tnt
jL ,lcvnlls écrir(.!,
>
•
1:.1
�I:!.j.
SOUS LEÙRS l'AS
IWu ajoula, raiJlcusc.: un P(!U, alors qu'elle n'expn
mail
aucun désir:
m'avi<.:z prumis tant de chefs-d'u;uvre ...
De ntlUVeuu il eùt voulu parler: là-dessus encor·
il aurait eu tant à dire. li ne le lit pas et cette fois cc
fui beaucoup par craiille de trahir l'émotion profonde
qui J'étreignait. Gisèle réclamait un chej:'d'œuvre;
s'ill'écrivàit, ce che{:'ü'œuvre, si elle était un jour très
liè:l'e de lu i ... qui sai t ? Elle lui rt!viendrait peut-ûtre ...
Il la sentait j lointaine que cet espoir pouvait
paraitre Ulle chimère 1... N'importe, ianuit qui suivil
il la passa au travail. Mais à l'aurore, parce qu'il ne
s'était heurté qu'à des idées sans suite, à des images
"ll jamais il ne rel rouvait que ses propres angoisses,
il uéchira avec rage lcs ll:uiJlets llu'il avai/ J)oircis ue
ra/l ires et d'efl'açul'es et, St.: prenant la tûte a deux
mains, les doilJ,ts crispés dans les cheveux, il pleura.
endormi un ne
Mais pat> plus que dan' l'hôt,~
s'dait douté de cette dramatique veillée, on ne
remarqUa le lendemain le , yeux fiévreux, le vi~age
de soufrrance du romancier. Angélique avait laissé
soil pauvré frère seul, hien seul ...
, I3icntôt cependant la nécessité du travail s'imposa
ù lui d'une façon plus liure, plus brutale, plus impérieuse. Les belles réserves J'argent uonn6es par le
succès fondaient comme la neige au soleil. Le train
de maison du romancier les engouffrait el Gisèle, ne
sachant rien, du reste, de ce qu'il possédait, se laissait vivre, ne calculant pas plus qu'elle ne le faisait
l\uand, au Caire, elle vivail aupr\.:s de la baronne de
l.adignon.
Charles d'abord se refusa à voir qu'il courait à la
ruine; mais le courrier se chargea de le lui rappeler
chaque matin par des factures, des réclamations de
toutes sortes.
Charles allait à la ruine, alors qu'il avait promis à
Gisèle non seulement des chefs-d'œuvre, mais des
millions.
- Je lutterai, (it-il, j'essayerai de lutter ...
Mais, en le dGclarant, on eùt dit qu'il se sentait
vaincu d'avance. 1ncapable de traiter des , ujets nouveaux, il :::ut recours ·à des expédients: il reprit
d'anciens travaux, il lit de ses li'Tes des pièce ct
tira cie ses pièces des livres. A la première apparilion de la forme singulière que prenait son œuvre,
1.1 critiyue risqua quelques coups de sil11et et des
J aüleries .
Vingt fOlS dans le pêtrm, remettez votre
iluYrage. J'létrisse7-1e sans cesse et le repétrisse1.. ~
-
jami~
VOliS
•
�sous
LEURS .b\S
Peu habitué à st!mblablll '::che-:, Charle~
se: cabra.
Ce fut canne levée qu'il demanda raison de ce~
attaques. Il s'attira des affairt!s. 11 alla même sur le
terrain. Entre 1emps il mit au jour d'autres travaux;
ils échouèrt!nt. Alors cû ne fut plus seulement tics
sifilets, mais" l'éreinte1l1ûnt l>. 011 revint sur le pas~é,
on discuta ses succès, on s'acharna sur les meilleures
de ses pièces. Il avait été tant jalousé que, comme
le lion malade de la fable, on l'attaqua à coups de
pied, à coups de dent, à coups de: corne .
Le coup de pied de l'ane ne lui fut même pas
épargné.
Les gens" qu'il faUait voir JI, qu'Angelique ménageait et qu'avait écartés Gisèle, trouvant à se venger
en hurlant al'ec les loup!;, ne s'en firent point rauit!.
On parla, on jasa, on discuta, n mena p,rand tapage .
Les plaies d'argent se découvrirent. Déjà sur tous les
toits se criait que Lavoüte-Chivrac était mortellement atteint. On se prit aussitôt à discuter Jes
charges de l'hôtel, la valeur des objets d'art, de~
moindres choses. Des gens à mine louche, à vilaine
allure, de ces gens uont on peut dire qu'iJs sentent
les cadavres comme les oiseaux de mal beur, les
oiseaux de ruine, rôdl;renl autour de la ùemeure du
romancier.
•
Charles dut cependant à quelques aflaires de
Bourse, à une spéculation heureuse, de pouvoir durer
encore en sauvant les apparences. Mais il se savait
pris en cette terrible alternative: ecrire et triompher
ou périr à brl;ve echéance.
Ecrire ... écrire ... c'était à en devenir fou 1. .. Lui
qui avait le travail si facile, lui à qui nul etrort ne
coûtait, il lui fallait maintenant couri l' aprl!s ~a
pensée, la poursuivre, la pourchasser et la sentir
toujours imprécise ct fuyante.
Il SOt fTrait des tortures, il passait des nuits dans
le désespoir.
Et malgré tout, indirférente ct lointaine, Gisi;lc
continuait sa vie de poupée élégante j mais Charles
s'en réjouissait à présent. Cela l'aidait à fuir la
jeune femm.e, car il en arrivait à la fuir . à inventer
mille prétextes pour ne jamais se trouver sur son
chemin, taot il avait la crainte de voir s'ajouter e11
ses yeux, à cc deuil laissé par l'autre, le mépri~
qu'ellc éprouvait sans doute p(lU[" lui, qui a failli ù
toutes ses promcs~.
�120
SOUS LEURS PAS
XII
La. terre
eB~
trop petite.
Que l'heure soit brève et légère, ou lente et
chargée de peines, elle passe .• Nul n'est jamais
resté au milieu d'une semaine. l>
Août, septembre, octobre éloignèrent les LavoClteChivr;tc de Paris. Elle sé)ourn.a longuement dans
l'Engadine; ayant grand besoIn de calme, de la
l'ai); des hautes altitudes, les médecin s la disaient
atteinte de maladie oerveu c. Lui s'en fut seul ù la
recherche des sites sauvages et désolés, et cc fuI
dans l'un d'eux que, log0 chez del:i patres, il écrivit
trois actes, drame sombre, d'un pessimisme dur et
incr.oyant où il s'attaquait à tout, au mariage, à la
famille, à l'amour. Cette œuvre était une mauvaise
a..:tion, si peu en rapport avec le caractère enjoué ct
paisible de celui qUi l'avait commise que le contraste
contribua au succès de la pi èce. Le directeur d'une
petite scène, un novateur que rien n'effrayait, monta
aussitOt ces trois actes, augurant bien de la curiosi(é
que susciterait l'évolution nouvelle du romancier. La
pièce fit salle comble, il devint à la mode d'aller
voir « le moulon enragé" que Lav?ûte-Chivrac av~if
laché sur les planches. On batllf force monnaie .
Lavoütc respira.
Mais il semblait qu'en lui quelque chose était
resté de la rudesse de ce qu'il venait d'écrire. Les
Irois actes justifiaient les « retours à l'homme sauvage" c( glorifiaient celui qui, tout à cour, sous
l'empire d'une Jo-uleur profonde, rejette pour mieux
se venger ou se faire justice lui-même la civilisation
pacincàtrice, comme un manteau d'hypocrisie.
C'était un appel aux instincts de guerre, de haine,
de VIOlence, c'était purter aux nues l'œil pour œil,
la dent pour dent de la peine du talion, c'était se
repaltre sans mi séricorde de la souffrance d'un
<.! nncmi, bien mieu:x !l'augmenter par mille cnlautés ...
t 1 n'veut g.üe. quelques mécontents, cherchant en
! .. 1I1 la JU fi tdîcnholl de leurs ba s instin cts ou d'une
�'o.os
LI:!Ul~
PA::'
maruet'" il' .tre qu'ils savc,nt condamnabV!. :>ur
'lw
1.1
pièce exerça quelque influence: les autrf'S en nr""111.
Mais Charles demeura étrangement su~g':;liJn
par ce qu'il avait ';cril.
- Lavoûte, si la petile sùmr étaii là, l'OUS n'auri,;t
pas inventé un pareil drame 1 lui dit quelqu'un.
- Je n'aurais pas en l'idëe de le l'ail'l' 1répondit-Il.
Mot profond montranl IL: mal fail en l'ame du
rOmanClCl' par la révolte de souffrir: prouvant à quel
point, malgrl' son inexp(~rc
de la Vil', Allgt.:lique
autn~s
el de lui-même.
savnit défendre son frère dc~
La 1 ctite !)œur reviendrait-elle nvanl qu'il ne soi1
trop tard pour l'enrayer, ce mal ? ..
Si l'on savait enfin, après mille p6ripéties, It.:
navire-hôpital à J'ancre dan une baie ,ux cam,
calmes non loin de Port-Arthur, son pers nnel
d'infirmiers et d'infirmières étail dissémmé \\Il ne
savait olt, et Angélique continuait à ne pas donn rd\.
es nouvelles. Et ce silence, la déception qu'il ajoulai t à tant d'autres déceptions, avivaient chaque Jour
à tel poinl la sensibilité de Charles qu'elle se .:hangeait en exaspération. El comme cette e.·aspération,
muette et passive encore, voulait une victime, elle se
concentra sur un seul point, un seu l nom, un seul
être: Gisèle, la fiancée d'hiçr, l'adorée, q-u'elle transforma en génie malfaisant, cause de tous les malheurs, de toutes les traverses, de tous les tourments;
cause mème de ce départ d'Angélique. Charles sc
montra d'autant plus wjuste et impitoyable qu'il
avait plus aimé.
Pourtant, vers cette époque, dans ce chaos qu'étai1
sa vie, s'entr'ollwircnt soudain devant lui les j)ortcs
du bonheur; d'une poussée il en pouvait forcer
l'entrée,
Gis~lt:
revint a l'hOtd un soir plus tôt qu'à l'ordiHaire" Directement, - alors qu'elJe ne le fa isait
jamais, - elle pénétra dans la bibliothèque,
Charles travaillait. Au bruit que la jeune femme fit
I:n entrant il releva la tête cl l'ut frappé, - avec qud
remords ne s'en est-il pas SDuvenu depuis J de
l'affolement qui était en ~es
yeux, de la pâleur
répandue sur son visage. UnI: auir\" fois il a vu Gisèlt:
ainsi, cc jour où elk est descendue avec lui de la
barque, ce jour où, parc~
qu'ellc a reconnu SUI' la
plage ecu. dont elle vient ..le lui confier l'atroce perfidie, ceux q_ui l'ont fait tant soufl'rir et par qui elle a
peur de soufTrir encore, eHe a répondu à ses pressantes instances' " Emmenez·mol .. proté~ez.mvi
�SOUS LEURS P ,\S
1
,·~l
U1H' rnlilèlde, nue blessE'\.' qUI V')IJ
~ \leul, Il<;
m'abanclonnez pas J. ..•,
Déjà, rien qU'à ce souvenir, Charles s'exaspère.
Qu'est-ce donc lor qu'il entend que les paroles prononcées par Gisèle aujourd'hui sont identiques à
.::elles prononcées ce jour-là 1 La jeune temme
demande encore aide et protection; elle le supplie
Je l'emmener, de fuir, de changer de vie ... « Nous
avons mal commencé ... recommençons ... la vie n'est
peut-être pas si mauvaise, c'est nous qui la faisons
ainsi J. .. » La jeune femme revient sur la pénible cause
de leur malentendu, elle l'explique encore, elle dit
sa volonté de le faire cesser s'il le veut... oui, s'il le
veuL ... L'aveu, la promesse lui coûtent, ses lèvres en
sont blêmies, ses tempes emperlées de sueur. Elle
finit dans un souffle:
- Sauve-nous ... sauve-moi. .. tu le peux encore 1. ..
Mais c'est par un éclat de rire cynique, aigu, qui
est à lui seul Ul\e insulte, 'lu'il lui répond. C'est
avec une ironie grossière qU'li repousse les paroles
de paix.
C'en est fait 1... De lui-même il a violemment
refermé les portes qui menaient au bonheur.
Gisèle s'est redressée, pâle, fière, digne, brusquement changée. Elle murmure ces mots énigmatiques:
~ Vous l'aurez voulu ... », ils sonnent comme un
adieu.
Elle s'éloigne, elle sort de la bibliothèque; elle en
est depuis longtemps sortie que, les yeux. rivés à la
place où elle se tenait, là, debout, tout à l'heure,
Charles est encore immobile.
Mais soudain il hausse les épaules, rit, et se
remet à écrire.
Voit-elle plus clairement la situation du roman~
cier? Gisèle, à la sUIte de cette terrible scène, modifie complètcment son genre d'existence, congédie
le grand auto, prétendant ne vouloir plus sortir qu'à
pied, ne garde à son service quc la dévouée Françoise, s'occupe moins de sa toilette, - on ne la voit
plus que vêtue d'un costume tailleur de couleur
sombre, - abandonne la plupart de ses relations,
les restreint à un ,cercle tout intime. Promenades au
Bois le matin, déjeuners au retour, dlners, réceptions sont eS(lacés, bientôt supprimés. Si bien que
le monde railleur peut dire des Lavoùtc-Chivrac
qu'ils se font ermites ».
En changeant sa vie, on dirait aussi que la jeune
femme se change elle-même. Une assurance froide
1(
�sous LEURS l'AS
fait place à la peureuse attitude qu'elle avait avec
"on mari; ses veux ne se détournent plus des siens;
sa t~e
se l'clive fort altière; une expression fermée,
presque combative, est sur sa physionomie.
Un intime du boulevard Beau-Séjour en conclut:
~ Cette petite femme a dans les yeux un je ne sais
quoi qUI sent la poudre 1. .. »
Rien qu'à la voir on devine que si Gis(;le avait à
défendre quelque chose lui tenant au cœur, elle le
ferait avec force, vaillance, sans rompre.
On en jasa un peu, on en « psychologua _. Lavoùte,
du reste, ayant perdu le brillant d~ son étoile, volontiers on eDt dit de lui Vœ Victis.
D'ailleurs, il li s'encanaille ». Les besoins d'argent
l'ont mis en froid avec beaucoup'" d'amis &. 11 a
chercht: à K taper. les uns ... ce qui ne se pardonne
guère. A d'autres il a rappelé certains services
rendu~
... ce qui ne ~e pardonne pas 1 Ses échecs
ont fait dire de lui: " Quand on SE: mêle d'être
l'homme du succès ... on le reste 1 »
l\.près sa dernière pièce, décidélTIent, on l'a
['Ioigné : <J. Il devenait compromettant 1. .• li
Charles fréquenta d'autres milieux. On y avait
longtemps considéré le romancier comme une proie
récalcitrante; dIe se livrait d'elle-même, les mains
se tendent vers lui d'autant plus chaudes. Et Charles
s'aventure dans cette bohème cabotine et d~clasée
dont Angélique comprenait le danger pour lui et
l'avait toujours préservé.
Il est extraordinaire de remarquer l'affiliation secrète des « gens du monde li. En perpétuelle communication les uns avec les autres, ils ont mêmes
modes, mêmes allures, même son de voix, mémes
indulgences. Ce que chacun fait, tous le savent, approuvent, cachent. couvrent, sachant bien qu'un
lour ou l'autre celte bonne confraternité leur sera
rendue. Quelles que soient les nationalités, c on est
du monde, ou l'on n'en est pas. lt Le roi d'Angleterre
• en est »; on ne peut le dire de tous les chcfl'
d'Etats. Semble-t-on faire défection que brusquement fils, liens, "tout est rompu. Fait-on mine de
revenir, la « communication" se rétablit lentement,
parfois ne se rétablit point; on reste toujours le
transfuge, le personnage suspect devant qui c il faut
:,e taire ... se taire ... se taire ... », auquel" le monde",
ses allées et venues, ses déplacements et villégiature~,
ses détours, ses retours, doivent pr~caution
neusement demeurer ferm6s.
~a.v
�SOUS LEURS PAS
Charles faisait encore partie d'un grand ce rel" où
lous ceux" qui en sont" fréquentent. Mais lorsque
le romancier y allait maintenant. il était bien vraI'
ment « le transfuge 1> et nul courant de sympathiE'
'"ers lui ne s'établissait plus. A sa vue les yeux se
vIsiblement, on eût aim\ le conl"aisaient s~\'re
seiller, le reprendre. le cur 'ige!" ~ur
cette malhel.l
rense tendance qu'il monlrait à ne plu~
saVOll' vivre.
En tout eH". ne pouvant l\:n punir autrement, des
faits et geste,; de l'htJn,)rable s(lcidé on le laissait
ignorant, donc livré: d0::>urmais à tl.lutes les surprjse~,
ks " gaffes ,) qn\:ntralnent un mot dangereux, lInc parole imprudente, un prop'os incertam,
petits piè:ges ct ~rands
I~j,'
gcs qu'il eùt évitGs en méritant encore d'etre .( injt.:~
".
Charles s'irritallt de cc:; nuanees Ile mOlltait plus
que ran:ll1ent à St'n c"rclc,
Ct: soir-là, cept'ndant, paree <..jll'il se trouvait dans
l~s
envirllns et parce 4u'il voulall interviewer HattoCelle sur les impre:;siuns éprouvé"s en ballon pendant une nuit de tempête, <.:n vue d'une nouvelle à
écrire, il s'y n-ndit.
C'était un d" cc:s ::;oirs tri~les
uù la brumt: transforme 11 lunes rougciltre::; tou\!~
les lumières. Voilées de gaze parai :saient les Janternc'i des voitures
s'entre-croisant au long de la chaussee uu arrêtées
de-ci, Je-là, au gr'; de~
t.:aprices; ternes ct privés de
rayons lûs phares des grands autos roulant mystétÛieux et en silence; ,àns force et sans t!clat aussi,
les l<mpadire~
aux globes laiteux de>, refuges et
d~,.
t ro!l(lÎr:.
Comme Charlt.:~
'allait pé'nétrer ~"us
le porche du
:.4rand hall fermant l'entrée du cercie, un homme en
·unit. Le eullet relevé de ~a pdisse clt: fourrure lais,ait peu voir Je son visage . .NIais il s'arrêta sur le
trottoir, le: temps d'allumer une cigardte avant de
monter dans un fiacre dont la portiè:re sc referma
vivement sur lui, ct, si rapide qu\:ùt été la clarté de
l'allumette, Charle~
crut le n:connaitre, cet h,)mme .. ,
Cela fit sa V'JÎx: étrangement vibrantt' pour demander au cha~seur;
- C'est bien le vicomte d'Oisemont que je vien~
de rencontrer?
- .\i. le vicomte urt ~Pic
cT! effet.
Charles moma.
Des mains se tendirent vers lui, sans hâte. Des
VeUX se dt!ourn~e,
On se tut guand il passa. Des
conversations reprirent pal'ce qu'll s'en allait.
�SOUS LEURS P N2
Le romancier rencontra Villevanes.
- Je ne savais pas les d'Oisemont à Paris.
Villevanes eut un signe affirmatif, toussa, fit mine
Je s'éloigner.
Lavoûte le retint par le bouton de sa redingote.
- y a-t-il longtemps qu'ils y sont r
- Trois moi , je pense.
- Qu'est-ct: qui les ya ramenés?
Vil1evanes lou sa encore et prit l'ail' très grave,
t:xtrêmemènt grave pour expliquer:
- La santé de madame... très souffrante, vous
savez, la \'icomtesse.. lui, très inquiet... très
inquiet ...
Charles railla:
- Je ne l'en croyais pas capable!
- Capable ? ... comment :> ...
- D'être inqUiet de sa femme. Au contraire, je
croyais qu'il n'attendait que ça ...
- Que ça?
- Oui, que sa mort pour hériter et ... et...
- Allez-vous dire reconvoler? ...
On s'était rapproché avec des sourires railleurs.
Le propos avait, quand même, jeté un froid.
MalS Friberg survint et questionna:
- De quoi donc parlez-vous?
- De Mme d'Oisemont. Lavoûte ignorait qu'elle
fût malade.
- Allons donc, voyons 1. .. fit-il en regardant avec
stupéfaction le romancier, puis d'un ton lEger, avec
un geste va~ue
il ajouta: je pensais ... je suis surpris ... il était naturel que vous sachiez ... Mme La.
voûte-Chivrac n'a-t-elle pas été élevée par la vicomtesse ? ...
- Ma femme n'a rien à voir avec ces gens-là.
Cette déclaration tomba dans le vide . Lavoûte
Ghivrac ne vit plus autour de lui que des dos, les
dos de gens lancés dans des conversations particulière~,
compl~ten
étrangères â lui. En v::un cherc"ha-t-iJ il se raccrocher à quelqu'un, à pousser plus
avant ce sujet qui n'était qu'0bauché. Personnc ne
",-'y prêta. Lavoûtc demcurait ,·cul.
Alors, brusquement oublieux d'Hattu-Celle et de
l'analyse" des impressions d'une nuit en ballon par
la tempêtè li, il revint dans l'antichambre, reprit son
pardessus et commença à descendre.
Il descendait lentement, était-ce la chaleur du
cercle après l'humidité froide du dehors, la rençontre de d'Oit\cmnnt snn le porche du cercle r ...
�SOUS LEURS PAS
la tête lui tournait. A mi-escalier il s'arrêta, lui
aussi, pour allumer une cigarette.
lui. L'un dit
Deux hommes venaient deri~
galme:lt comme s'il venait de faire la plus joyeuse
aes découvertes:
- Non 1 les maris vous ont de ces candeurs 1...
- Le fait est qu'elle y passe tout son temps.
Quelques marches encore, quelques pas, et Lavoûte se retrouva dans la rue.
l! allait devant lui, étourdi toujours, peu soucieux
d'éviter les passants, coudoyé par celui-ci, heurté
par celui-là, injurié par beaucoup.
Il songea:
« Puisqu'ils sont revenus il me faudra aviser ....
Et il comprit que cette réflexIOn, il l'avait faite tout
haut, parce qu'une voix furieuse y répondit:
- Parle donc pas au futur ... avise tout de suite ...
Il reRarda autour de lui. En allant ainsi distrait, à
! aventure, il avait contribué à une catastrophe, fait
rouler au ruisseau la pi0ce montée en équilibre sur
la tête d'un mitron net ou quelque cJlose d'analogue.
Il prit un fiacre et, pour éviter de nouveaux désagréments, il se fit reconduire.
Mais quc le chemin lui parut long, le fiacre dur et
l'odeur qu'on y respirait fade, pénible, étouffante 1
« Quand je' retrouverai Gis0lc, je lui annoncerai
cette nouvelle, et à l'expression de son vi sage je
verrai bien ... je devinerai bien ... Non, je ne lui dirai
rien; mais si Je ne dis rien ... je ne saurai pas ... et je
veux savoir ... il me faut savoir ... " fit-il si frémissant qu'il en frappa du pied le fond de la voiture.
Le cocher dut entendre, il s'arrêta et se penchant:
- Plalt-il?
- R:en, il n'y a rien, continuez.
Puis de sa réponse Charles se mit à rire .
• Il n'y a rien» oh r presque rien, des choses seulement ~ui
vous vrillent le cerveau, qui vous déchirent 1 ame 1 il n'y a rien 1. ..
Et, repoussant son chapeau, la main étreignant
son front, le romancier reprit:
c Pourtant, avant d'arriver, il me faut voir clair en
moi... le dirai-je à Gisèle, me tairai-je ? ... Trois
mois 1... Ils sont ici depuis trois mois et Je l'ignorais,
elle peut l'ignorer aussi 1. .. " Puis avec un grand
effort pour reprendre possession de lui-même et se
rassurer, il poursuivit: ~ Au fait, le saurait-elle que
cela ne changerait peut-être rien à rien. Est-ce
'~uei
reViendrait vers ces gens qui l'ont indigne-
�sous
LEURS PAS
I33
ment et lâchem ent tromp
l~ c 7 Est-ce qu'elle iraIt
retrouv er cette femme, est-ce qu'elle pourrai t supporter sa pr6senc e, entendr e sa voix, cette voix qui
lui a menti, est-ce qu'eI1e pourrai t revoir· ses yeux de
trahiso n? Est-ce qu'elle pourrai t le revoir, lUi . .
lui ... ce misérab le, cet être abject qui l'a sacrifié e
pour une pincée d'or! ... »
Mais aussitOt le malheu reux laissa retomb er sa
tête sur sa poitrine comme si un poids très lourd
lui eût rompu les épaules et la main qui étreigna it le
front fraPl?a pesamm ent sur ses genoux .
" Eh OUI, elle pourrai t les reyolr ... elle pourrai t le
revoir et ricn de ce qu'ilS ont fait. .. de ce qu'il a fait,
ne pl!serait une once auprl!s de ccci .. . elle l'aime!
Oh 1 Dieu, oui, elle l'aime de cet amour (:trange, fatal,
plus fort que le mépris, plus fort que la haine ' ...
Oui, elle le m0prise et cepend ant ... elle l'aime 1 Oh!
ma Gisèle, ' que j'adore et que rien ne peut faire
vcnir à moi... Oh! comme ellc lc savait, .:ette
femme, lorsqu'e lle me disait irnniqu e: o. Et vous
l'épous ez 7... » Comme il le savait, lui ... lui .. cet
homme lorsqu'i l me jetait, apr::s des félicitatIOn
hypocri tes, ce rire de défi 1. .. Ah! ce rire ... ce nre .. ))
Croyan t peut-êtr e l'entend re encore, plus has il
laissa tomber sa tête et serra ses poings sur ses
oreilles et ce fut alors dans son cerveau un bruit
sourd, continu , un roulem ent de tempête que
chaque cahot de la voiturc aggravait de coups
30urds .
• Oui, ib le savai t;; nt tous deux, combie n profond
et fort était pour lui, pour cc: filou, le sentime nt de
Gisi.:le; ils savaien t tous deux l'empri se mise par lui
sur cette âme jeun·c, ardente , si croyant e au bonheu r,
et cepend ant ils n'ont pas h0sit': à marche r plus
avant, l'un vers cc qu'elle croyait être l'amour ,
l'autre vers... l'argent I... Toujou rs la marche du
dervich e, droit au but 1 qu'imp orte cc qu'on écrase 1. ..
Mais moi, moi, ne me relèverai-je pas rtvolté de
cette route fatale 7 Autrefo is, un jour, il y a longtemps, Gisèle me demand a de la venger. Elle ne ie
demand e plus. N'est-ce donc point l'heure ? ... M'."
dérober , ne serait-c e pas une lâcheté ? .. »
Et les tempes battant es, des lueurs se jOllam
devant ses yeux, JI pensa à cette vengean ce.
" Je ne me servirai pas de la plume, je ne pour·
rais jamais la faire assez acérée. Je ne me servirai
pas de l'épée, je" ne ;;erais pas assez sûr de mes
coups. Je me servirai du pistolet l'our tuer ou ...
�134
SOUS LEURS PAS
être tué. Ah 1 je tiens si peu aujourd'hui à la vie l "
Mais cette conclusion lui parut égolste et cruelle,
en rai~on
du cba.!5rin qu'en éprouverait Angélique,
sa petite sœur. 1
Et, se rejetant au fond de la voiture, il ajouta avec
un lourd soupir d'amertume et d'ironie:
" Ma pauvre Ange!. .. ct dire qu'elle est partie
parce qu'elle croyait son frère heureux. ... son pauvre
ft'ère 1. .. "
XIII
La vengeanoe de Gisèle.
Ce fut Françoise qui alla ouvrir à Monsieur et,
comme il entrait, elle remarqua ~ qu'il avait une
figure extraordinaire ".
n'habitude, lorsque par hasard elle lui ouvrait la
porte, elle le saluait de ~uelqs
mots de bon
accueil. Ce soir, elle ne losa et se contenta de
hocher la tête.
et Où est Madame? ,. demandait invariablement le
romancier à chacun de ses retours.
Cette question, illa posa de nouveau; mais Françoise y répondit presque grognon:
- Madame est sortie.
- Sortie ?.. par ce brouillard ? .. Elle ne veut
donc plus se. soigner?
. .
Le romancier pénétra dans la btbhothèque et en
frappa violemment la porte.
- Tout cela finira très ma!. .. très mal. Je le dis à
Madame, elle ne veut pas me croire 1. .. Je prie tout
le temps le bon Dieu de me faire mentir; mais j'ai
bien peur, au contraire, qu'il ne me donne raison .. .
gémit la masseuse.
,
Quelques instants plL1s tard, on sonna encore et,
bien que Françoise n'eût rien à Caire avec la porte,
ce Cut elle encore qui y courut.
On apportait un petit bleu pour Monsieur.
Françoise le prit, le retourna, regartla au travers,
murmura:
c Pourvu que ce ne soit pas cela qui va décider
de la catastrophe ... Ahl si Je le savais 1 - Elle fit
�SOUS LEURS PAS
mino de crisper sa main sur la dépêcüe, puis elle
reprit en riant, d'un petit rire qui sonnait faux: J'oublie toujours que nous autres, les domestiques,
ne devons nous mêler à rien, nous intéresser à rien,
ne rien voir, ne rien entendre, et cependant. .. "
Et, tout en monologuant, elle montait dans la
bibliothèque.
\
Le romancier s'était jeté sur le canapé et là,
étendu, les bras relevés, les mains croisées sous la
tête, il semblait dormIr.
Fran~oise,
se rapprochant de lui, vit qu'il ne dormait pas, qu'i1 était fort pille, que ses yeux daient
ouverts, fixes et brillants, ses sourcils noués, et que
« cela lui faisait 'une figure de plus en plus extraordinaire ».
- Une dépêche pour Monsieur 1
D'un geste machmal, le romancier prit le papier
bleu et, sans l'ouvrir, sans rien dire, il le garda dans
sa main.
- Monsieur ne s'assure pas si c'est par :"onheur
de Mlle Angélique (
Charles ne répondit pas. La femme de chambre
tourna, vira. De guerre lasse, elle s'éloigna.
Elle rangeait pour la nuit la chambre de Madame,
lorsqu'elle fut bien surprise. Monsieur, qui depuis
des teml2s n'y pénétrait plus, venait d'y arnver,
sans brUIt, comme un voleur, et se tenait debout au
milieu de la pièce.
A vrai dire, il ne semblait trop savoir ce qui l'y
amenait et restait là, les bras ballants, avec un air
d'effroi, d'étonnement tout à fait singulier.
Au bout d'un temps, comme s'il eût fait un violent
eflort sur lui-même, il s'écria avec UI1 éclat de rire
forcé :
- Inutile de vous donner tant de peine, Françoise,
Madame ne rentrera pas de la nuit. .. probablement.
j> répéta la femme de
- Madame ne rentre pa~
chambre, en se retournant tout d'une pièce.
Charles la regardait fixement; on eul dit qu'il
voulait parler, qu'li n'osait pas; sa bouche s'ouvrait,
se refermait, aucun son n'en soriait. A la main, il
tenait toujours la dépêche. Enfin il balbutia, honteux, coMus, comme s'il commettait la plus basse
des actions :
- Françoise, pouvez..vous me dire où est Ma'dame'?
Françoise perdit à cette question quelqul; peu
contonance.
�SOUS
L1~URS
PAS
Madame! ... Madame ? .. - pui:! s'efi"orçant de
prendre un ton dégagé, - est-ce que Monsieur ne
croit pas que Madame aura dû aller en auto ... et
on aura eu des accrocs ... et l'on ne pourra revenir ...
cela arrivl' toujours avec ces machines-là 1. ..
Layoute la regarda plus fixement encore. En lui
se pr6cisait cette pensée : « Françoi ~e sai t où e t sa
maîtresse et sc refuse à me le dire .•
Il reprit, sa voix s'élevan~
:
- Madame est sortie de bonne heure?
- A son heure ordinaire.
- A pied?
- Je le crois, Monsieur.
li railla:
- Alors que, parce qu'elle toussait, le m·~dl:cin
la
condamnait à garder la chambre ? ...
Françoise reprit d'un air dégagé :
.- Les médecins, il faut toujours que cela ('criye
L1ne ordonnance 1
De plus en plus, l'attitude de Charlb changeait.
Comme s'il oubliait la présence de Françoise et ne
répondait plus qu'à ::les propres pensées, il lança
cette remarque :
- Puis il se peut que quelqu'un ou quelque chose
l'ait obligée à sortir.
A cette réOexion, la femme de chambre eut un
sursaut et ses yeux jetèrent un rapide coup d'œil
sur la table où Gisèle écrivait ses lettres et parfois
aussi laissait traIner son courrier. Pour si furtif que
fut ce regard, les yeux de Layoûte le surprirent ct en
suivirent la direction.
Parmi de très jolis bibelots, de ces riens dont Unt'
femme élégante aime à s'entourer, gisaient plusieurs enveloppes entr'ouvertes. L'une d'elles était
d'un papier fort, bleuté, timbré d'une discrète COll ..
ronne d'or.
Charles eut un cri sourd, il venait de rc(}nalt~
ce papier, cette couronne ... un jour à Sainl-Pierre,
sous un pli tout pareil, lui était venue une invitation
à cllner ... des félicitations ...
- Ils osent ... ils osent encore 1... rugit-il en bonJissant vers la table, renversant, culbutant des bibe·
lot~
dans sa hilte de saisir cette lettre
Et devant Françoise inerte, affolée, il lut :
« Deux jours sans vous, deux jours 1 ...lors qll10n a
pris la douce habitude de vous avoir là, toujours là
Le temps semble long. On vous pleure, on yr,W
�SOUS LEURS PAS
137
guette, on vous réclame . Le danger ee! si grand,
ne l'augmentez pas d'une inquiét ude. Tout s'aggravé
telleme nt d'heure en heure, le ne crois pgS que cela
puisse être encore bien ion~
Vene7 donc, par
grace, au recu de ce petit mot.
" .Te vOUe' baise la main.
- .\h 1... ah 1... cria Charle~
dans un éclal ue voix
rormida ble, voilà ce qui a fait sortir Madam.:: ... Puis,
presque aussitô t, il tomba anéanti sur un fauteuil
en murmu rant, la voix hrisée : « La preuve ... je n'di
plus à la cherche r ... »
Pr~s
de lui, Franço ise halbuti ait, éperdu e:
- Monsie ur... Monsie ur ... si cette lettre etait
guelque chose de mauvai s, compre nez donc que
Madam e ne l'aurait pas laisé~
là ... compre nez donc
qu'on aurait pris un papier que MonSIe ur n'aurait
pu reconna ltre ...
Mais Charles n'écout ait pas, il sembla it terrassé
par ce qu'il venait de découv rir.
Au même instant, très vite, la porte de la chambr e
s'ouvrit . Gisèle parut et comme nça, haletan te, ainsi
que très pressé e:
- Françoi se, il faudra que ...
Mais la jeune femme s'interr ompit en apercev ant
Charles assis devant sa tabl.:: à écrire:
- Que se passe-t -il? fit-elle interdit e.
- Comme nt êtes-vo us là, alors que vous venez
de me préveni r par dépêch e que \'ous ne reviendnez pas de la nuit ? ...
- Je reviens parce que j'ai ... jl.! ... il m'a fallu
revenir cherche r quelque chose.
-- Cette lettre, pent-êtr e ? ..
Et, en ncanan t, illa lui tendit.
- De quel droit fouillez-vous dans mes papiers ? ..
fit-elle de très haut.
- De quel droit ? ... Mais j'ai tous les droits et si
je·ne vous les rapp'elle pas, c'est que ... que ...
Dans a coli.:re 11 ânonna it, ne pouvait parveni r à
exprim er sa pensée.
Elle se mit à en rire nerveus ement en haussan t
les épaules .
- D'où venez-vous'? fit-Il en la saisissa nt violemment par Je bras.
ElIe sc dégagea ct répondi t très calme:
- Je ne puis (auser avec VOl'~
<;ur ce ton-là.
- D'où venez-v ous? rép -·ta-t-il plus haut, plus fort.
�SOUS LEURS PAS
Il paraissait si hors de lui qU'elle répondit.
- .Tc viens de voir une pauvre amie malade.
- Nommez-la? fit-il la voix étran~lc:.
- Mme d'Oisemont.
- Alors vuus allez chez ces gens-là?
- Je suis revenue aupri;s de celle qui m'a élevée ...
- Depuis longtemps ·r ...
- Depuis qu'elle m'en a suppliée ... depuis qu'elle
est malade.
Tout en répondant, Gisde cherchait fiévreusement
dans cles baltes, des tiroirs, une chose qu'elle s'impatientait de ne pas trouver, et il semblait que,
malgré l'irritation de Charks, son esprit fût loin de
cette chambre et que l'attention qu'elle prètait aux
furieuses questions de son mari comptât pour peu de
chose en comparaison de cc qui la tourmentait.
Il se rapprocha et lui souffla au visage:
- M'écouterez-vous enfin? ce n'est pas cette
femme que vous allez voir ? ..
- Qui est-cc donc, s'i l vous plait ? ..
- Lui ... lui 1. •.
Elle haussa de nouveau les épaules et répondit
avec un accent indéfinissable:
- Ohllui ...
Elle avait trouvé ce qu'elle cherchait, une photographie pâlie, jaunie, et précipitamment elle se disposait à quitter la chambre. Brutalement, il lui
barra la passage:
- Qu'emportez-vous là ? ..
- Une photographie de ma mère et de Mme de
... Mme de Ladignon
Ladignon, faite par mon p~re
veut la revoir. .. Elle m'a dit qu'il la lui fallait pour
se bien souvenir des promesses qu'elle n'aurait
jamais dû oublier ... fantaisie de malade ! ...
GisUe se rapprocha de la porte; mais Charles la
repoussa.
- Oh 1 laissez-moi passer... supplia-t-elle.
vous retourniez chez ces
- .Je ne veux pas ~ue
gens-là.
- Mais, voyons, Charles, la pauvre femme est
mourante ...
- Et lui... lui ?... est-il malade aussi ? ..
Et il claqua violemment la porte, en tourna la clé
et la mit dans sa poche.
- VOYOI' ", Charles, c'est enfantin ... elle m'attend ...
- Et lu, ... lui ? .. vous attend-il aussi ? ..
Gisèle ferma à demi les yeux et ses paupières battirent.
�SOU!:i LEURS PAS
- Oh! Charles , ne répétez donc pas cela J... Quelque jour je vous dirai ... mainten ant vou ne me
compre ndriez pas ... finit-elle d'un ton de lassitud e
et de souffrance.
li répliqu a, la voix grossiè re!
- Je ne vous compre ndrais pas r... Dites donc
que je vous comprendai~
trop bien, au contrai re 1...
Et il éclata en sanglan ts reproch es j il ne recula
devant aucune insinua tion. Elle ne répond ait pas ct
fixait sur lui ù<:s regards qui s'affolaient. Et lui, sc
grisant de sa propre colère, voulant pcuH:tr e vaincre
la pénible impress ion qu'à travers tout il cprouvait
de traiter ainsi la jeune femme, continu ait à la frapper de paroles qUI, toutes, contena ient un outrage .
Se souven ant même, tout à coup, de la phrase
entendu e en descen dant l'escali er du cercle: « elle
y passe tout son temps », à tout hasard il la lui
appliqu a.
I! s'attend ait â des protest ations; elle blêmit et
répond it simple ment:
- Je me moque de l'opinio n du monde. Elle est
peu de chose auprès de ce que m'impo se ma conscience; rendre le bien pour !c bien qui m'avait été
fait et oublier le malI. ..
- Vous avouez avoir passé la nuit hors d'ici ? ..
- Je l'ai fait quand Il l'a fallu ... quand celle qUI
fut ma bienfait rice me l'a demand é!. ..
- Mais, malheu reuse, pour me braver ainsi, vous
voulez donc que ... que je vous ...
II s'était précipi té vers elle, les poinvs tendus ...
Devant la menace trop significative du geste, elle
ne rec\lla pas.
- Oh 1 faites cc que vous voudrez, murmur at-elle, battez-moi s'il le faut pour soulage r votre
colère; mais laissez-moi passer 1...
- Vous ne sortirez pas d'ici.
- C'est votre dernier mot L.
- Oui.
- C'est bien. Je vais appeler , crier, on m'enten .
dra ... et nous verrons lequel de nous deux ...
- Si vous osiez 1. ..
IlIa saisit prêt à étouffer ses cris.
Frémis sante de son impuiss ance, elle supplia :
- Charles , par ritié, cette pauvre femme m'attend 1. .. Et comme i s'obstin ait dans son refus, elle
s'écria :
Ah 1 jamais, croyez-le bien, je ne serais allée à
elle, si le jour où, épouva ntée du bouleve rsemen t
�SOUS LEURS PAS
que ml! causait l'appel qu'elle m'envo yait et venant
l'ers vous, vous supplia nt de fuir et de ... cie recommencer votre vie vous n'aviez refusé de m'enten dre,
que de fois depuis je vous en aurai&
si je l'avais os~.
aurait été une
1... Ce que je faisais I~
remc~
lacheté 1. .. Pour vamcre le danger 11 faut le regarde r
en race et non le fuir ... Je l'eusse fui qu'il aurait
conserv é sur moi sa terrible emprise ... tandis que ...
tandis que ...
Mais ces dernier s mots ont échal?p é à Charles . Il
serait au reste hors d'état d'en saiSir le sens. Cette
ven sée tombe sur le désordr e de son esprit comme
de l'huile bouillan te sur des plaies vives. Si l'une des
phrases entendu es en descen dant l'escali er du
cercle se rapporte;: à Gisèle, l'autre, .. les maris ont de
ces candeu rs n, se rapport e il lui J
Il lui parait odieux de se sentir la risée des autres 1...
Les poings au plus profond de ses poches, tant il
il
a peur du ne plus èt re le maUre de sa violen~,
s'éloign e clt;; la jeu ne femme. A grands pas il arpente
la chambr e.
Que va-t-il faire, à quoi va-t-i1 sc résoud re?
- A moins que cc ne soit ainsi que vous entenet m'assoc ier à votre vengean ce 1...
dez vous ~engr
déclara -Hl cynique ment.
Elle recule comme frappée au cœur et s'appui e au
mur'
- C'est vrai, celle vengean ce je l'ai désirée ...
répond- ellc la voix lointain e, le regard absent.
Jamais je n'aurais pu la faire plus terrible qu'ellc
n'est 1. .. Ab J comme ceux qui font le mal se frappen t
eux-mê mes 1. .. La pauvre femme, si vous saviez ce
lJue sa folie lui coûte de souffra nces, vous auriez
pitiê d'elle, de moi 1. .. Une chose, une seule, la
calme, l'apaise , c'est ma prést;;nce, vous la lui enlevez à cette heure, qui est peut-êt re pour elle l'heure
suprêm e, la dernièr c ... Ah 1 du moins si vous me disputez ma liberté, elle a mon pardon , entier, complet... Oui, elle le sait, combie n je lui pardon ne,
4ui, si elle
pauvre créatur e de faibless e et de bont~
m'a fait 50uffrir , s'en est si peu consolé e que le
remord s la tue. Le remord s a été pour elle un pOids
trop lourd, tout comme la prophé tie de cette sorcière.. Que de fois elle m'a répété: c Te souvien~
tu, Gisèle, de ce que m'a dit cette femme : « Comme
« un magnifi que coup de s(\leil , ce sera beau mais
cela il été ... et j'ai brisé ta
«. court. .. » Ah 1 si_ co~rt
Vie 1... ~
�SOUS LEURS PAS
. Charles intelTompit en ricanant:
- Vous rappelle-t-elle aussi que, bien que votre
vie soit brisée, vous pouvez encore un jour être heureuse '?
GisHe sursauta.
Peut-être venait-eHe d'oublier qu'elle ne parlait
plus seulement ~)our
elle-même.
. - Oui, elle me le redit sans ces::;e et cela aussi
calme ses remords 1...
- Et vous y croyez?
- Ah 1 si on ne croyait pas un jour uu l'autre
atteindre au bonheur; serait-ce la peine de vivre .. .
- Vous dit-elle aussi, que libre... libre ... celui
qu'elle vous a volé va être libre 1. .. - Charles reti·
rait les poings de ses poches, sa face se congestionnait, il était effrayant, - et qu'il pourra réaliser ce
qu'il vous proposait autrefois lorsqu'il vous conseillait de patienter, d'attendre la mort de celle qui va le
faire riche r...
Gisi.:le répéta encore une fois avec le même haussement d'épaules, le même accent indéfinissable 1
- Ah 1 lui ... lui ...
Mais Charles dut se méprendre sur le :3ens de ce
a,este et de ces mots, car tout à coup, atteignant le
paroxysme de la rage, il se rua vers la jeune ft mme.
- Eh bien r va vers lui, créature de perfidie, va
vers lui 1. .. Disparais de ma vie où tu n'as mis que
chagrin::;, que désespoir, que ruine 1. .. Va vers lui,
avant... avant que je ne te le tue 1. ..
- Charles 1...
Mais devant Gis; le une main ouvre, rejette violemment les portes: celle de la chamhre, les autres,
celle de la rue. Vers elles, le romancier pousse la
jeune femme, l'oblige à les franchir, tandis que
d'une voix dont elle sent le souf11e brûlant sur sail
cou, sur sa nuque, il raie:
- Hors d'i ci... hors d'ici ... va vers l\li ... vers lui 1...
Et dans la rue froide, humide. pleine de brouillard
el de nuit elle se trouve précipitée et derrière elle la
porte se referme d'un coup net, sec, eflrayant.
Gisèle ne s'accorde le loisir ni d'une réflexion, ni
d'un arrêt. Rapidement elle s'éloigne.
Le romancier, lui, à pas lourds, trébuchant à
cha.que marche, a regagné la bibliotht que et, y
entrant, il s'écrie avec un éclat de rire qUI voudrait
etre joyeux et n'est que déchirant:
- Là, maintenant, voilà qui est fait 1...
Mais dans la bibliothèque Charles va et vient
�SOUS LEURS PAS
comme une bête en sa cage. Il voudrait éprouver ùe
l'apaisement de ce qu'il . vient de faire, il n'en
éprouve pas.
De guerre las St:, il met un pardessus, prend son
chapeau, s'aPJr~te
à sortir; ce qu'il ressent est
intolérable! Dehor., que fera-t-il? il ne le sait et
pourtant il ouvre un bahut, y prend un revolver, le
glisse au fond de sa poche ct dit:
- Il Y aurait encore cc moyen, sc faire justice ~oi
même 1...
Il sort de la bibliothèque cl, rencontrant Françoist.:,
il gronde, menaçant:
- . Vous .. prenez garde 1...
.
Le voilà à la porte de la rue. Cl:!pendant il ne l'ouvre pas, il remonte dans la chambre de Gisèle ...
- Puisque j'y ai trouvê cette lettre-là ... j'en (rotl\'erai d'aulres ... et ces autres, je les veux, il me les
faut... avant. .. avant...
Et pour cette recherche il ouvre des tiroirs, il en'
fouille le c<:lOtenu. et jette enfin ce cri de .triümphe.
Ces lettres llies tient. Il en frOisse le paplCr bleuté,
timbré d'une discrète couronne.
Ce sont cie courts bulletins, rfdigés en style télégraphique. L'un dit: "Nuit de fiè~re,
agitation très
gronde, pensé à vous toute la nUIt. .. " Un autre:
" Cœur bien malade, soupçons, cauchemars, vous
apprile sans cesse ... " Un troisième; « Ne pourriez..
vous venir la nuit, ces heureq de veilIe sont les plus
terribles. Je sais cc que nous risquons, en vous le
demandant, l'e sais aussi que ce sera lrès courl. .. ,.
A ces bu letins est jointe une lettre nu crayon;
dont l'écriture tremble. Celte lettre dit:
" Ma Gisi.:1e, viens vers moi . .Te sui' bien malade.
<1uelqu'un peut me guérir, c'est toi ... loi ... én me
pardonnant. Oh 1 Gisl:Je, ta vic que j'ai brisée m'est
d'un poids horrible et je meurs de ne pouvoir le
!->upporter. Gisèle, viens, viens, ma fiIte, ma pauvre
enfant que j'ai sacrifiée ... viens, avec pitié 1. .. Quoi
qu'il dise, qu'il fasse, celui qui est ton maltre et une
fuis déjà te fit me fuir, viens. Viens malgré tout,
malgré lui 1... J'ai des droits aussi, moi, cl $i je t'ai
donné, un jour, prétexte de les fouler aux pieds, tu es
vengée .. ~,)icn
veng~
... Je l'expie à chaque 1(1inute
de ma.vie ... viens 1. .. ..
Cette lettre contient aussi une adresse, " :35 bis,
avenue des Champs-Elysées •• mise à l'encre d'une
main ferme celle-là. Et Lavoûte comprend moins
l'appel désespéré qu'il peut lire clairement dans la
�suus
LEURS PAS
'43
lettre, que l'appel muet qu'il crOlI devinel dans
o.:ettc adrc, se.
il répçla :
- 3:1 bis ... 35 bis ...
1,;( ccttl· foi!; il descend, il est dehnr<;, roùrant
duns la rue. fouaillé, éperonné par '<<ln furieux
,lé lire.
Tl est au '["r"caden). JI l'a ~ lus 1'11<.:; Ji est Ù l'I·:loile.
Ir s'a l'allc' par les Champ~-Elysée.
De . v()iture~
llHll1tel1t, des voitures dc s l:l.:l1denl. ,\ drllite d à
glltche de la chaussée, cks maigon~
aux fa.;ades
cl llmhrt. d'autre piquée~
de lumi~res
dlsaètes,
d'aull s encore brillamment 0clair6t' donnen! une
iml'res ion de myst~re,
,ie ['an, k joie, de J'ete. Un
coupé s'arrêtl' au ras d'un tr()!loir. {lnl' tt mn1e descend, tr~s
élégante; un homme la suit, ctluvert ~:k
fourrures. Le cC1uré ,·élniolle. Le c"ul'le a di"r aru
~ous
une porle cochlTc.
Charles "01 Be am' rl'ment :
-- Désormais. voilà des jnie ... <Ille je Ill' connallrai
plus.
Mais du rt.!grel qu'il éprouve., tl rit et ~,'étonc.
Combientuut cela est pueril, lointain, l'alot ëJlIr!~
de ce qu'Ji va faire aujourd'huI!. ..
Au 35 bis il s'arr0tc. [1 son·~.
La porte Cl ie avec
un glii5scment discrd cl Charks demeure, le temps
d'urie sccf)ndt.:. surpris que nul I)bsta 'le n'ait surgi
devant lui. Par cette porte nu\"eïte il ~·dance.
Mais à cette intrllsion raritfl' le çClllcierge s'inquiète:
- Pardon, monsieur, où allu-vou!:i r
Certes, Charles n'éprou\'e aucun emharras à le
,dire.
- Chez la vicomtesse d'Oisemont.
- Monsieur sait hien, n'esl-ce pas ..
Le concierge hésite.
- Quoi donc?
- Que madame vient de mourir, il n'y él qu'un
instant J. ..
Charles s'arrëtc, recule, retrouvant sa lucidité, sa
politesse.
- Je ne savais pas ... merci 1. •.
Il salue et se retrouve dans la rue.
Et maintenant que va-t-il faire r D va, il vient,
s'éloigne, revient et au fond de sa poche sa main se
ferme sur le revolver.
La vicomtesse est morte, alors celui qu'elle a
épousé ... est libre ... libre r.. . Si Gisèle ne l'est pas,
�SOUS LEURS PAS
elle pela le devenir 1... Una question de paparasses,
de formalit~s
... rien de plus 1... Et peut-être déjà
a 'tprès du lit de cette morte, de ce cadavre encore
chaud, les deux. anciens fiancés ébauchent les pre
jets d'avenir, recommencent le duo d'amour qui St
chantait autrefois ...
IX Les misérables 1. .. Les misérables 1... JJ
Charles s'est éloigné du 35 bis, il y revient.
Œ Les misérables 1... "
Cette fois il entrera, il montera, rien ne l'arrêtera ...
rien 1...
Ah 1 ils veulent l'avenir pour eux 7... Ils l'auront;
mais après un horrible scandale, une histoire à fairt'
fr~mi,
un magnifique fait-divers.
e Ce sera ma dernière pii!ce ... un drame qui fera
recette 1. .. »
Charles parle et rit haut. Et ceux qui le voient,
s'arrêtent, se retournent, le suivent des yeux.
Il va de nouveau atteindre le 35 bis lorsque des
camelots débouchent d'une rue. Ils crient le nom
d'un journal du soir, ils annoncent avec de grandes
clam~urs
les dernit:res d6pêches.
Charles pourrait entendre ce qu'ils disent. Il ne
l'entend pas. Il faut que le camelot soit tout près de
lui pour qu'il perçoive:
«Fatale m !prise ... le navire-hôpital torpillé par les
Japonais ... C<:!ntaine de morts ... Le grand-duc ... La
sœur du romancier français ... Demandez les dernii::res dépêches ... »
Charles s'est immobilisé.
L'homme croit à un acheteur et tend le journal:
- Cinq centimes.
- La sœur du romancier ... du romancier La
voûte...
1
- ,Cinq c~ntimes
....voilà le journal ... du roruancier
Lavoute-Chtvrac ... OUl 1. ..
Charles tend les bras, le journal se fl'oi!'lse dans
ses mains qui se joignent.
- Ma monnaie? tàit l'homme impatient.
Mais le visage de Charles s'est décomposé, ses
yeux se lèvent vers le ciel, une étoile perce la brnme,
une étoile dont les rayons lui semblent s'allonger,
grandir, telle une apparition lointaine, et Charles
tombe comme une masse sur le trottoir en murmurant:
~
Ah 1 mon Angel... ma pauvre
Ang~l.
..
~
�SOUS LEURS PAS
XlV
Les dires du docteur.
C'est l'hiver. L'âcre vent d'ouest charrie des nuages
lourds. Il pleut, et la mer d'un bleu sali se rue s ur la
grève et à l'assaut des roch ers.
Depuis longtemps déjà tout et tous ont fui SaintPierre-en-Mer: les tziganes, l'orgue de Barbarie, le"
Levantins aux fourrures étranges, les Espagnols
vendant ces couvertures aux couleurs éclatante s, ce s
mantilles, ces beaux peignes de mai'tolas.
Sur l~ boulevard de Madrid plus d'animation,
d'allées et venues, de va-et-vient. SI parfois une.automobile passe, c'est à toute allure, allant loin, plu s
loin, effrayée d'un arrêt possible dans cette pet it e
ville à qUI ses maisons closes ct l'abandon de se s
jardins donnent un aSl?ect de nécropole.
A dire vrai, les habItants de Saint-Pierre ne souffrent pas de ce qu'on peut appeler, à {llus d'un titre,
leur hivernage. Durant les longues veIllées, les conversations qui toutes parlent de mencilleux espoirs
en la « saison D lointaine, ne sont pas sans charme
et suffise!1t à égayer cette vie de retraite.
.
Mais SI au chalet des Passe-Roses chaque hIver
on a végété dans ce même engourdissement, cette
année-là il en est autrement. Et si l'on questionne
Mlle Verdelet sur les événements qui, pour elle et
Véronique, changent le cours ordinaire des choses,
la vieille fille répond avec effervescence:
« Ma ni;'ce. vous savez bien, cette jeune femme
quc ... eh bien! pire que les Cornet!... Elle a abandonné son mari. .. un homme qui la gatait, qui aurait
t<lU! fait pour elle, qui s'y est ruiné, du reste ... pour
aller retrouver... je vous le donne; en mille à
deviner 1... Son ancienne soi-disant ')ienfaitrice,
cette femme qui ... cette femme que ... cctt0 baronne
de Ladignon, laquelle devait la loter, n'en a rien fait,
ct non seulement n'en a rien fait mais lui a pris son
fiancé, ce vicomte d'Oisemont qu'elle devait épouser. Là-dessus cette baronne meurt, du remords
~ans
doute de ses turpitudes, et, mystèrc 1 que
�SOUS LEURS PAS
?., On retroUVe la nUit mêm.:l de cette
s'est-iL ~2.:;'è
mort, le mari de ma ni' ce, sans connaissance, sur
le tr,oUoir, devant la demeure de cette dame, il
cachait sur lui un revolver 1. .. On rapporte le pauvre
hom~
à son hôtel. Le malheureux avait eu une
allaque, un coup dl; sang "n entendant crier dans
la rue .. , saveZ-VOliS quoi? la mort de sa Si.cUr.
Vraiment, elle est l)len n:préhl,!.Jlsible celle làç()11
~lu'on
a à Paris dl.! r0pandre les louveC'~.
La provincl.! a, certes, bien des dl:fauts. mais ôn n'v jette
pa au moins la douleur des gens aux quatré vent~
du ciel!. .. Ma ni2ce, le lendemain matin, n'étant pas
encore rentrée de chez cette baronne de Ladignon
aupri:s de laquelle dIe était demeurée toute la nuit,
même après sa mort, Françoise, ne sachant que
faire de Cl' pauvre Lavoûte qui semblait moribond,
a télégraphié au docteur Saint-Phobe qui est parti
par le premier train ... Lorsqu'il est arrivé boulevard Beauséjour, il a trollvé le mari de ma nii:ce
aux pris.:ls avec une fièvre cérCi)rale, Des remi;'des
~ncrgiqut;
en ont eu a sez vite r'lison. Quelques
jours cic soin' et, lt' dal1~.:r
cOll)ur6, Lavoüte reprenait sa connaissance ... alors ma nU'ce brusquement
J'abandonne. Une semain~
plus tard le docteur
Saint-Phobe el Françoi~e
me ramçniliellt ici mon
ancien locataire... pale, have, l 's cheveux tout
blanCS, en "rand deuil de sa ~œur
.. , quel désastre! ...
Ce voyagL' était exigé par la santé du mJlheul'eux.
la nécessi[(' de le changer de milieu, puis.,. puis,
ceci cst le plus grave, par la vente imminente de
cs meuble:; et immeubles ... Et ma ni·'ce. où ~tai
ma nièce? Le sil.:lnce se fait sur elle ct lorsque je
prononct! son nom personne ne paralt m'entendre.
Et nous voilà 1 Encore maintenant Je n'est rien;
mais quand viendra l'été ?". Pourrai-je louen ...
Ah! mon Dieu, je frissonne en y pen$ant, en me
figurant aussi alors l'agitatinn de Vérbnique, car
j'ai toujours avec elle cette combinaison de chambre
à bains, de monte-l'lats ... Si ma nii:ce était là, je lui
dirais: " Ma chl:re, au mépris de~
principes qui
m'étaient sacrés, il \'ou~
a plu d'épouser un dc mes
locataires; maintenant que c'est fait, supportez-en
les conséquences, reprenez votre mari et laissezchalet. » Mais, ma nii:ce n'est pas
moi loue'~mn
là, ce pauvre homme du méme coup perd sa sœur
t::t sa (emme, puis-jel'abandQnner: Bi.:ln fin est celui
qui pourra nous donner Il; mot de tout cela, mon
pauvre Fiston, \lui le tl~o
1... 1>
�sous
LEURS PAS
14'1
Pourtant, ce « mot ", !e docteur Saint-Phobe le
.:onnai1 et il J'eût peut-ètre dit à Ml1e Verdelet s'il
n'estimait qu'en toute matiêrc, - surtout les
affaires de sentiments, - moins on parle, mieux
cela est.
Une lettre de Gisèle le lui a révélé:
q Mon cher docteur, écrjt la jeune femme, causez
un peu longuement avec cc malheureux Charles et
vous cumprendrez combien Je suis excusable de
m'ètre éloiglJée de lui, maintenant qu'il cst hors de
danger. A son retour à la vie, sitôt· qu'il a repris
connaIssance el qu'il m'a reconnue à son chevet,
!>cs premières paroles ont été: « Hors d'ici ... hors
d'ici ... » son premier geste m'a repouss6e ...
" Ah! i vous :;avicz cc qu'il v avait de haine dans
sa voix, dans ses yeux ... j'en ai cu peur!. .. Dans
l'état de faiblesse où il se 1rouyc, de telles sCl!nes ne
peuvent que lui faire le plus grand mal. Et comme
rien ne nous assure contre leur renouvellement, je
m'en vais : nous avons déjà assez souffert l'un par
l'autre.
« Avant ùe mourir, ma pauvre amie m'a fait
Jurer de ramencr son cercueil au Caire. Je pars; je
lui tiens parole. Mais auparavant, docteur, s'il est
des choses que je me suis toujours refmée il. confier
;1 Charles parce que depuis longtemps, dès les premiers mo(s que je lui adressais, je me heurtais à la
plus inexprimable des violences, à vous, docteur,
qui êtes Juste ct bon, il vous qui savez de quelle
peine immense je souffrais lorsque vous vîntes me
chercher à Marseille, à vous qui excusez peut-être
les folies que peut faire commettre l'exaspération
cie souffrance causée rar de telle. blessures, j'en
veux faire l'aveu 1. ••
Oui, cet homme, Maurice d'Oisemont, mon premier fiancé, je l'ai aimé, acloré ... oui, ma grande
faute est d'avoir, l'aimant, accepté de chercher dans
l'amour d'un autre J'ou bli d'abord, puis le bon~
11eur l. .. Charles [ut téméraire de l'orfnr, je fus plus
folle encore de tenter cette épreuve. Nous nOl1s
trompâmes tous deux. Nous l'expions.
.
« Et cependant si Charles avait voulu mo comprendre et, sachant ma douleur profonde, attendre,
patienter ... Aujourd'hui, docteur, je puis dire avec
toute mafranchise:« Oui, nous pourrions atteindre au
bonheur; mon pauvre cœur sIest guéri de sa folie. Jt
« Et si vous êtes surpris que l'on reVlenne d'où je
1(
�SOUS LEURS PAS
revien", si vous vous demani~:
à quoi je dois unI)
,vace si grande, écoutez-moi.
« Je reçus, un jour, un déchirant appel de la pau"re femme qui restait en dé~it
de tout. celle qui
m'a élevéè », Elle me supphait de venir à elle, de
venir pri:s d'ellc <1. pour l'aider il mourir », car elle
se sentait perdue. Après avoir tout tenté pour ne
pas lui répondre, après avoir failli me d~robe
lachement à ce deVOir suprême, j'arrivai un jour
cependant tout d'un élan près d'elle, A quoi j'obéis
en le faisant, le sais-je? Je venais d'avoir avec
Charles une sci:ne terrible, j'étais exaspérée contre
lui, je tremblais d'humiliation; certames dc ses
paroles m'avaient fait l'âme trouble", Je ne vous
cache rien afin de ne pas vous paraltre autre que je
ne le fus, J'arrivais donc près d'elle, le cœur battant à tout rompre, me s'entant prête à défaillir,
parce que j'allais la revoir, le revoir. Mais ce premier instant d'émotion se dissipe et grande est ma
surprise ...
" Ma colt:l'e, mes regrets, ma douleur les onl-ils
raits tous cieux différel1ts de ce qu'ils sont, jusqu'à
leur clonner d'autres traits, un autre visage? .J'eus
peine à reconnaltre en cette femme qui pleurait,
silnglotail, s'accusait de rr/avoir brisé l'ame; en
l'homme froid, guindé, compassé qui m'apparut
une seconde à ses cOtés, ces ~tres
qui avaient eu
sur moi la puissance, le pouvoir cie tant de mal t. ..
Ils m'en semblèrent diminués, figurez-vous, Jocteur, rapetis,~
et il m'en yint aux li;vres ces mots:
• 'Comment! n'était-ce que cela ? .. »
~ Et l'lus j'ai été, plus cette impression s'est aftirmée ... mon seul tort fut de n'en rien dire à Charles.
Je ne le fis pas d'abord; il m'eût empêchée d'aller
jusqu'à eux. Je ne le fis pas ensuite : aurais-je pu
lui faire comprendre le lent travail qui s'opérait en
moi, la lente mé/amorpl1ose qui peu à peu me libérail d'une surprise mauvaise et me rendait à moimême ? ...
c C'est en passant des heures auprès du fau1euil
ne ma pauvre amie malade, des nuils à la veiller;
c'est en entendant parler de ses joies comme de
ses plus grandes souffrances, de son bonheur comme
du plus grand malheur de sa vie; c'est en goûtant
prt~
d'elle la douceur d'avoir à consoler, à par·
donner que m'apparut la vérité. Je compris que
tout ce qui ne s'étaie pas sur Jes bases fermes de la
droiture et du devoir n'est que Jeurre et mensonge.
�sous LEURS PAS
" Et I.lt:lldant que la malheureuse me montrait le!;
plaies causées par son amour, me rendait toute mu.
force en ne me cachant rien de son extrême faiblesse, chan~eit
sans qu'elle s'en doutat le mal
qu'elle m'avait fait en un bien d'où mon ame allait
ortir renouvl~;
pendant que nous vivions toutes
deu~
une de ces minutes dont le pouvoir ennoblissant est ineffaçabl<.:, lui, loin Je nous, détaché dL
celle qui lui avait tout sacrifié, la supportant commeun farùeau, une gène, une contrainte, nc liongeall
qu'à jouir de sa magnifique fortune, à se gaver cie
~c
luxe pour lequel il nous avait immolées toutes
deux.
\( Un jour, - elle Mait mourantl', - il osa recommencer auprè!s de mui des propo::;itions anciennes.
Puisqu'il allait être libre, ne pouvais-je le dt:venir ? .. Riches, nous serions riches, jeunes tous deux
et beaux, la vie nous appartenait, nous allions la
pouvoir goCtter en dilettantes .
• En dilettantes!. .. Et dans la chambre à côté la
malheureuse ralait 1. ..
" Un grand écœurement me prit et tout à coup
- je bénis le cil 1 d'en a\oir eu la vision - cel
homme m'apparut sous sun vrai jour, je cessai de
le craindre, mon àme sc libéra, j'étais à jamais d~
li vl"6e 1. ..
" Dès lors, lui s'effac;ant, lout s'effac;ant, je me
rdrouvai, auprès de celle qui m'éleva, comme au
temps, à ce temps d'auln:fois Ol! je l'aimais, Ol! elle
me chéri sait, Ol! rien n'était entre nous. Et c'est
ainsi que je pus tilialem<;ut l'aider à sa derniè!re
heure, receVOIr son dernier soupir, lui fermer les
yeux .. , C'est ainsi que je l'emporte au Caire, auprès
des miens ...
« Et s'il vient, lui, s'il vous rejoint peut-être, sachez qu'elle est là, entre nous. Souvenez-vous de
ce que vous dit cette lettre, souvenez-vous surtout
qu'il cst de" instants dans la vie après lesquels on
ne peut mentir.
" GISÈLE. ,.
Lorsque k docteur Saint-Phobe en eut lini la lecture, il glissa la lettre de Gisèle dans sa poche et
dit;
• Quelque jour, je la donnerai à lire à Lavoùte et
tout s'arn~e,
car il faut que cela s'arrange ...
Mais l'humeur du romancier ne semblait guère
propice à recevoir pareille communication. Lavoùte
l)
�SOUS LEURS PAS
ne pouvait supporter que le nom de Gisèle fflt
prononcé. La voix haineusf.! et le régard mauvais,
il disait de la jeune femme: " Elle est morte pour
moi 1... "
Le docteur n'insista d'abord pas; il eût été cruel
de troubler par des discussions la douleur profonde
que Charles éprouvait de la mort de sa sœur. Il
attendit. Mais bientôt, le temps passant, jllui parut
utile d'arracher le romancier à l'atoniç morale et
physique où il s'enlisait ct de lui imposer de nouveau ce qui <;'impose à tous, ce à quoi nul ne peut
se dérober: le nécessité dc vivre.
- Maintenant que vous revoilà sur pied, il faut
vous remcltre ft écrire, ordonna-t-il plus qu'il ne le
proposa.
Et encore: ainsi que le romancier l'avait répondu
une fois 'déjà à Gisèle dans cette même &rande pièce
claire où h: plus souvent il se tenait, aans le haut
du chalet, il dit:
- Je n'ai pas de donnée l. ..
- Voulez-yous que je YOUS en fournisse une? ..
Le docteur hésita une seconde, puis il tendit au
romancier la lettre de Gisèle, songeant : « S'il la
couvre de larmes tout ira bien, sinon ... l'action
sera engagée, nous lutterons. ~
Mais le romancier ne la couvrit pas de ses larmes.
L'hiver avait fui. Le ciel était clair, la mer couleur d'émeraude. Dans l'atelier, par la fenêtre ouverte sur Je large, l'air entrait chargé d'une grisante
odeur saline et printanière. Avec un battement de
cœur, le docteur attendait le ré&ullat de son expérionc ....
Dans un méchant éclat de rire, le visage crispé.
les yeux secs, Charles s'éaia :
....: Je ferai la fin différente, en tout cas 1. ..
- Pourquoi?
- Parce qu'à celle-là je ne crois pas L ..
Le docteur s'en révolta ct demanda à Charles
d'expliquer sa pensée. Charles le fit. C'étaient les
dires d'un homme plus habitué à ravaler toutes les
tendances de l'humanité aux instincts matériels,
qu'à lui accorder la possibilité d'un effort vers le
relèvement, Je perfectionnement. Mais le docteur
était l'homme de cette discussion. D'un autre age
et surtout d'une autre époque, il possédait là-dessus, à l'encontre de Ch:wlcs, mieux que des arguments ou des paradoxes, des convictions.
Ils di~cutèren.
D'un mot le docteur réduisait à
�sou~
LEUR::; PAS
les thëories de Charles, r.e qui amena celtli-\"
pour le mieux convaincre de meltr son cœur ii. lltt,
ù prononcer nn amer réquIsitoIre contre (lL de
absente, à fair~
un long ex~
osé de ses d~b
ir's el
de :,.t::S malheur:,.
branla dll
Et, lorsqu'il ",n eut tout tlit le dn~teur
.:hcC el déclara de sa bLlnne voix ~on
ulanle :
rien en fLlut cela
- Mon pauvre ami, je ne \oi~
que de très naturel. Vous avez billi sur le s'IDI€;;
mais l'erreur vi!.:nl moin:;; d'die que de VOLIS. Elle
ne vous a rien caché de sa douleur pnJfonJe; libre
"ous étiez de la laisser pleurant et de passer votre
chemin. Pas du tout! VOliS vous attardel, de' paroles
de consolation aux Ii:vres, vou' la prenez Cil pitie
et lui ditee; votre amour! Descendez en vou~;
qu'était-il, cet amour ?.. Eles-vous bien sûr d'avoir
aimé Gisèle autant que vou~
la désiriez? Qu'elle
était touchante la pri"re de cette pauvre petite àme
blessée: « Je croyais que vous m'aimiez du plus
haut [Joint que l'amour puisse atteindre et je me
disposais à lentement mont..:r vers vous ... ~ Que ne
l'avez-vous fait't Oui, dans cC'tte voie, elle a raison
de le dire, vuus étie7. seul a\'ec elle, car elle ne
retrouvait rien du passé. Oh 1 quel inestimable
bonheur eût été le prix de votre at tente 1 Au lieu de
cela ...
~ Mais, mon pauvre Lavoûte, vous m'écoutez sans
peut-être me comprendre. Vous me comprene7. ')
l~h
bien, alors, mon brave ami, pourquoi ne recomlI1ence7.·vous pas \'otre vic? Cette femme que vous
,lVez aimée, pourquoi ne l'aimez-vous pa encore?
Elle a voulu revenir à vous; tendez-lui donc vos
bras. Vous en nie7. la possibilité? Oh, que vous êtes
honc bien de votre siècle, incroyant, incrédule,
pessimiste, de ce siècle qui par amour du paradoxe
nie lout, se rit de tout, parce que cela au moins
• n'engage à rien ». Mais, malheureux, comment
pouvez·vous endurer la vie· si vous ne croyez pas
en elle, si vous n'avez foi, ni espoir en demain ou
en les jours qui vonl suivre? J'ai eu tort vraiment,
en ce cas, de vous conseilh:r de reprendre la plume,
car si vous voulez toute ma pensée, vous allez encore faire besogne de mauvais ouvrier ... or, de ces
ouvriers-là, il y a trop vraiment...
« Oui, il y en li trop de ceux~là
qui s'en vont, non
les yeux fixés sur la coupole de gloire, récomrense
(~es
belles ~uvres,
mais sur les b.outiques a gros
\lraR~1
et qUI pour les assurer, ces tirages. entassent
n~at
�SOUS LEURS PAS
dans lellf bouquin les images obscènes, éveillant lits
curiosités, flattant les instincts meuvais, les désirs
perqers, réhabilitant les chutes, justifiant ce qu'au
fond de soi réprouve la conscience, Oui, il y en a
trop dont l'hérolne, la femme «type ". est celle qui se
trompe de route, il y en a trop frappant de ridiCUle
l'autre, la femme qui a conserv~
le respect d'elle·
même, de son foyer, de ses l.I'oyances et la déclarant soumise à des coutumes vieillottes, surannées,
pot-au· feu, bourgeoises, parce qu'elle se permet
d'avoir des enfants et de s'~n
occuper.
«Et s'ils se contentaient d'écrire! - Dans les
livres n'est pas le danger le plus grand. Beaucoup
de gens lisent peu Ol! ne lisent pas et il s'en trouve,
Dieu merci, encore qui sauront saisir les pincettes
et jeter l'ordure au feu 1 - Mais il yale théiltre, tous
les théâtres où l'immoralité est mise en action, où
l'œuvre de perversité se continue ...
« Vous y avez travaillé, Lavoûte, éveillez-vous 1. ..
Le romancier frémit. Ce reproche il se l'est entendu
faire un soir, par la pauvre femme qui vient de mourir entre les bras de Gisèle. Et lorsqu'elle lui parla
du danger de ,on œuvre, il se souvient des impressions qu'il éprouva alors. Peut-être les ressent-il de
nouveau et cela aide-t-il à appuyer la thèse du docteur.
Et celui-ci continue:
- Comment voulez-vous qU'en cette voie fausse et
mauvaise, montrée si facIle par lant d'auteurs,
- parfois avec une grande et réelle dépense de
talent, - les pauvres humains, gent moutonnière, ne
se précipitent pas ? ... On se précipite, il y a presse,
il y a la foule. Les cris de plaisir couvrent les cris de
souffrance. On parle des premiers, on ne dit rien des
seconds. On exalte les joies, les douceurs, on analyse
les extases, on passe sous silence les drames 1. ..
Voilà les derviches qui foulent sous les pieds de
leurs chevaux l~s
choses fra~iles
1 Et quand vous
croyez d'Oisemont coupable de cette marche cruelle,
vous \'011S trompez et prenez l'effet pour la cause.
Victime, comme les autr~g
lui aussi et rien de plus,
parce que livré à de mauvaises innuenc(;s, ses instinct s d'oisiveté, de vie facile, d'aprcté pour l'or qu i
seul peut les satisfaire, ont obscurci en lui le sens
de l'honneur; victime surtout cette malheureuse qui,
sous l'intoxication de lectures l'excusant, la justifiant
d'aller jusqu'au bout de son d~sir
puisqu'elle trouH'
il. le faire, veut, ver~
le déclin de sa vie, gOÎlter il cc
�OUS LEURS PAS
qu'elle croit être le paradis; victime Gisèle, car rien
ne l'a jamais habituée à considérer, en !OUI, autre
chose que son moi; victime, votre pauvre sœur
même, en écoutant ces voix cxalt~es
qui cherchent
nun plus le devoir, mais l'au delà uu devoir; victime,
vous mon pauvre Lavoûle, en ce qu'après avoÎl
bl:aucoup tl"lll11pé les autres, VOU5 vous étcs trompé
\ous-mémc ...
• Qui peut se dire en état de grace assez parfaite
pour laisser passer sur soi, sans danger, le sourne
empesté du si~cle
? .. Soit dit en quittant l'I!>lam
pour en revenir au langage des Pères de l'Eglise ...
Bien peu, en prenant la plume, songent qu'ils
endossent la responsabilité de ce qui sortira de leur
encrier ...
« Soyez de ceux qui cherchent le bien, 01011 bon
Lavollte. consacrez..y votre talent; la petite sœur qui
est au ciel et vous a peut-être pré:.ervé de l'abominable folie que vous étiez tenté de faire le soir où
une pensée de vengeance vous jetait aveugle et fou
dans la rue, votre An~el,
bien vraiment alors votre
bon ange, vous y aidera. Faites un beau livre, le
chef-d'œuvre (lue, fiancé, vous promettiez à Gisèle;
mettez en lui tout ce que vous avez pu lui promettre
et les raisons qui vous ont empêché de le tenir; je le
répète, faites un livre qui la rende fière de vous, un
livre qui fasse penser, un livre qui fasse pleurer ces
larmes qui viennent de l'ame ...
& Et, qui sait, si peut-être
un jour ces larmes ne
r~eont
pas votre récompcnst: -. C'est, mon ami, la
Nace que je VOLIS souhaite. Amen.
Le docteur avait débité ce long discours d'une
"oix enjouée. Il se leva et voulut reprendre la lettre
de Gisèle sur la table.
Charles lui dit, jouant l'indifférence:
- Non, laissez-la-moi encore.
Le docteur n'insista pas; mais comme il s'éloi·
gnait, Charles. brusquement, dans une reprise de
lui-même, s'écria la voix rude:
- Mais )e vous avertis que la fin ne sera pas de
\'utre ~oût
1...
- l!.crivez toujours le livre et ... nous verrons
<lprèsl ...
�1005 L.:&OF.S
xv
La fin du Uvre.
Ce matin-là, en pleine saison, comme Véronique
r.;venair du marché, la mère Nau, la marchande de
journaux, l'interpella:
- Véronique, tous mes compliments, ma chi!re,
le livre de votre Monsieur se vend ... je ne vous dis
Llue ~at
Songez, un livre qui est joli et qui ne contIent pas d'horreurs I Et figur.:z-vous, c'est beaucoup
plus du goflt du public qu'on ne le croit. Si vous
'laviez quelle quantité de gens m'adressent des
compliments d'avoir enfin à ma devanture un livre
qu'on peul laisser tralner sur une table au lieu de
l'enfermer dans son coffre-I'ort, vite, vite en rentrant
che!. soi, tant on a crainte de penser qu'il pourrait
même être ouvert par ses enfantsI ... Ilva.gagner des
mille ct des cents, vous savez, votre MonsieurI ... El
~a
darne, où est-elle ? ...
La belle période de la mère Natl tendait sans
,iuute à cette conclusion.
VéronIque eut un coup d'épaules rageur et
repartit:
.
- Il Y a as::>ez longtemps qu'elle n'a donné de ses
nouvelles ... Elle voyage.
Puis, satisfaite d'avoir ainsi quelque peu sauvé les
apparences, elle s'éloigna vers le chalet.
En réalité, jamais Gisèle n'écrivait, jamais au chalet
n'arrivaient de ses nouvelles et de plus en plus le
-;ilence se faisait sur son nom.
Mai s si nul ne parlait d'elle, si seule Mill.! Verdelet
croisant celui qui pour elle restait ~ Iè locataire»
marmottait indi gnée: " Si cela se peut croire, pire
que Il.!s CorneL •. pire que les Cornet... », l'été venant,
Saint-Pierre semblait · j pareil à autrefois que d'euxmêmes surgissaient de toutes parts les souvenirs des
heures heureuses et, comme à ces souvenirs Angéliqu e était ,mêlée, la pensée de la pauvre enfant en
enlevait toute amertume. Et cela créait autour du
romancier une ambiance d'apaisemertt, d''::motion et
�SOUS t.EURS l?AS
155
de douceur, qui ne pouvait manquer d'avoir une
grande et bienfaisante influence sur ses travaux. Ce
fut peut-être pourquoi son livre ne contint nul mot
de haine ou de révolte, pourquoi il y parla avec miséricorde de ceux dont on a pu souffrir, pourquoi il y
railla si justement le!'; ju!!ements des hommes, pourquoi il y fit L1ne si belle part à l'espoir. Cc livre prouvait aussi un grand retour à la foi. On s'en pouvait
apercevoir à chacune de ses pages ct le style s'en
trouvait en.no,bli, changé, à tcl point qU'entr.e .les
œuvres J)recedentes du romancier et celk-cl, il y
avait la istance qui sépare les tablea',ltins de genre
d'un tableau de maltre.
Lorsque le docteur Saint-Phobe qui suivait passionnément la mise au point de l'œuvre exprima ce
jugement, Lavoûte répondit, taquin:
- Les tableautins se vendent ...
Ce qui fit bondir le docteur et le poussa sur-lechamp à recommencer des théories chères.
MaiS Lavoûte le calmn en lui affirmant qu'il prêchait un converti.
Pourtant cette conversion avait paru moin~
Co'~
taine au dodeur quand le livre arriva vers sa fin.
It La tour de Babel n, titre de l'ouvrage, prouvait
combien pèse encore ur l'humanité, - peut-être
parce que les hommes pensent ans cesse à élever
des tours d'orgueil, - ce chàtiment que fut la confusion de: langues. Il montrait le supplice de deux
êtres qui s'aim'!llt et que sépare l'horrible angoisse
de ne pouvoir sc comprendre. Lavoùle. n'avait pas
craint, pour rendre plus poignant ce malentendu, de
faire des emprunt" de documents à sa propre histoire
et, d'avoir été vécus, ceux-ci ajoutaient à l'œuvre un
saisissant intérd. Que d'êtres allaient y retrouver
une imaBe de leur propre souffrance, un échCl de
leurs peilles, de ces peines qu'on ne dit pas 1 Lors
que ses héros se comprirent enfin, la mort les sépara.
Le livre finissait sur ce mot: trop tard.
Mais contr\.: cette conclusion, le docteur su gendarma;
- Ju n'aime pas ce retour au pessimisme, s'tS"riat-il en refermant le manuscrit. Pourquoi ne pa~
donner une conclusion plus consolante, pourquoi
ne pas bien finir?
.
- Parce que rien ne finit bien 1 répliqua le romancier.
- Ah 1 homme de peu de foi. votre fin vous la
ch~nQerl!
\
�SOUS LEURS PAS
Mais le li" e parut ainsi.
Quelques semaines apr~s
que Lavo{}te eut donné
son bon il tirer ct, comme la premi::re édition s'enlevait avec une rapidité extrême, Lavoûte reprit la
plume.
Mais aussitôt 'Ie docteur s'insurgea:
- Halte-là ... du repos ... je l'ordonne, ainsi qu'une
cure d'air de préférence dans la montagne. A Cauterets si vous voulez ... mais je préférerais Argelès.
Vous seriez plus au calme.
Cette réflexion décida du choix de Lavoûte; il
posa sa plume et partit. Il était à Arge1i.:s depuis à
peine quarante-huit heures lorsque, 'se promenant
dans le parc pri,s de l'établissement, Il aperçut,
oublié sur un banc, un livre.
Croyant reconnalt re le sien, il s'en approcha avec
la seule Id "e de s'en assmcr. Mais ce qui le lui fit
prendre tout à coup et garder, et emporter même,
c'est qu'à ce moment, un peu de vent ayant sou levé
la couverture, les feuillets apparurent et que sur ses
feuillets, Charles vit des annotations et des traces
de larmes; chacun des passages se rapportant à sa
propre histoire étaient sabrts de coups de crayon
tantot finement donnés comme par une main tremblante, tantôt nerveux à écorcher le papier.
Sur ta derni1:re page, les mot!> « trop tard» ètaient
barrés de cet adjectif, ~ Di~cutab\e
r. , tracé, on l'eÛt
dit, d'une écriture toute féminine.
Qui pouvait prendre un si puissant rnldÔ! à son
œuvre ? ... QuJ p,0uvait à leI point partagt'I' ses d.(Juleurs et les SI bIen comprendre, que ce füt rr6cIstlment les passages où il avait mis le plu" dl! lui-mèm(;
que la main nerveuse avait marqués d'un tmit"
TI sorti: du parc el, inconscient de son gLsle, il
emporta le livre et, s'enfonçant dans la campagne, il
le relut.
Et ainsi annoté le livre lui parut nouveau, curieux,
différenf. Il Y retrouva moins sa propl'/: pensée que
la trace laissée par la pensée d'un autre êi J'l!, dont la
mani;'re de sentir el de soulTrir était en étran~e
communion avec la sienne. La facture du li\Tl' plàisait, la fin décevait. Charles en fut frappé tout .\
coup. 11 regretta cie ne l'avoir pas faite pl~
.:on50Janlc en remplaçant cetle mort coupant net comm",
un tranchant de guillotine. pM un knt I.!cht.:mincment vers Je honhcur.
Et il ~(; rép~
a:
, Vers le bonheur 1 Mais pou\' aller ver'. 11\\, il
�sous
LEURS PAS
faut y. croire 1 le docteur y croit, lui... ml mystérlliuu
lectnce aussi, sans doute ... 'fi
Et tandis qu'il songeait à cette fin nouvelle et
qu'elle se présentait à 1ui mal, obscurément le désir
insensé lui venait de dt!couvrir la lectrice myst~
rieuse pour en causer avec elle. Il devenait curieux
de connaltre la raison de certains coups de crayon à
certains mots, à certaines pages. La chose prenait
pour lui un ?,arfum d'aventure qui le rajeunissait el
dans lequel II retrouvait un peu de cette impatience
qui lui nt, un jour à Saint-Pierre, chercher à découvrir si la femme habitant le sous-sol du chalet des
Passe-Roses n'était pas Mlle de Lesseu. « Mlle de
Lesseu ?., ,.
Il s'arrNe. Ce nom qu'il répète évoque pour lui
une radieuse vision de jeunesse ct de f)eauté, cette
jeune fille adorablement belle rencontrée au Caire,
cette jeune fille Jansant à miracle dans une toilette
en tissu arachnéen tout scintillant de perles 1. .. Oh!
le temps a pu passer, cette femme, comme toujours
cependant il la retrouve, comme toujours elle reste
pour lui celle qu'il a cru être« la magicienne». Pourquoi s'est-elle efTacée, évanouie si longtemps, cette
vision de rêve? Comment la retrouve-t-il si nettement
aujourd'hui? Croit-il la \'oir danser au bord d'un
clai!' ruisseau dans la petite yille basque, tanJi~
que
chante en lui, refrain étrange ct d'une mélancolie si
profonJe, la plainte de ce chamelier arahe perdu
dans le dl'scrt immense et rose, Ju chamelier qui,
pour avoir poursuivi de,> !l1ir!lges, a p~rdu
sa route
et chante parce que la nUlt \"lent et <lu'll a peur ...
Et encore Charles prononce œ nom: «Mlle de Lesseu • ct l'on dirait que renaissent l'espGran..:e,
l'amour qU'il mit un jour cI/ ces quelques syllables ...
Il lui en vient un oubli de tant d'heures douloureuses, un allégement du fardeau que la brutalité
de la vie lui attacha aux épaules et comme un renouveau de foi et de confiance en ce demain redouté
par lui depuis si longtemps.
Ah! oui, elle renaît cette fcmme à laquelle, en son
désir de mettre en ses yeux de la joie, Charles a
rlit :
.
<1. Si l'on vous aidait, Gisèle, à arracher cette peine
de votre cœur, à ressusciter en vous ce qu'elle a fait
mourir de galté, de fralcheur, de jeunesse, en vous
aimant d'une si profonde tendresse, d'un si profond
c.t.?voument que peu à peu, un peu plus chaque jour,
il'ait se dim1l1uant "otl'~
hlessure; en vous aimant
�SOUS LEURS .PAS
d'un amour si vrai, si désintéressé que. comme un
baume, il agirait sur votre ame .....
Après une journée grise, le soleil perce les nuages,
éclaire les monts, les pics. Ils surgissent de la
brume teintés de pourpre et d'or, des étincellements
dans leur~
replis de neige.
Charles les regarde. Et, comme si un peu de ces
l'ayons le pénétrait aussi jusqu'à Pinne, mettait en
lumii.!re des coins restés ohscurs, cc qu'il dit a l'adorable créature lorsqu'elle Fleurait devant lui dans
la barque, il se le répète, i en pèse chaqut.! mot et
il s'effraye de ne comprendre qu'à cette heure la
gravité de ce à quoi il s'engageait alors ...
C'était bien à cela qu'elle répondait, elle:
" J'ai cru que vous m'aimiez du plus haut point
que l'amour pouvait atteindre et je me disposais à
lentement monter vers vous ... »
Il se leva, pris de malaise, et se remit à marcher
en songeant tristement:
~ Toujours la confusion des langues ... le lourd et
cruel malentendu ... C'est égal, je ferai ma fin autre;
tant pis si en laissant croire au bonheur je mens à
ceux qui me liront. ..
Revenu à l'hôtel, sa première pens~
fut d'entrer
au bureau pour y déposer le livre trouvé dans le parc.
n en ressortait, quand, derrière lui, une femme
demanda d'une voix dont le timbre voilé le fit tressaillir:
- J'ai p~rdu,
dans le parc, près d'ici, un livre ...
On in't errompit:
- Justement, madame, monsieur que voici ~ient
de le remettre ...
Vivement le romancier se retourna at! moment ou
se retournait aussi, un sourire de gratitude au>
lèvres, la dame en quête du livre perdu .
Charles vit qu'elle était jeune, très belle, qU'elle
avait des yeux profonds au regard infiniment triste,
infiniment doux. Il vit qU'elle chancelait, pâlissait,
tandis que ses lèvres se crispaienr pOUl' murmurer
son nom:
- Charles 1. ..
y~u)(
tant ~tai
for1 k
Et lui recula et f"rma I~!;
coup, qu'en vovanl cette fCll1lnt.!. il recn'ait au cœur,
Il dit tl'~
bas:
- Elle ... elle ...
Mais illa laissa s'éloigner, il la regarda fuir, courant presque, se perdre dans le:-. lointains du parc.
~n"
pouvoir démêler s'il devait céder à l'élnn impé-
�)
SOUS T.E!J'~S
rAS
159
tueux qui le poussait à la suivre, ou bien écouter
la voix de col 're).la voix des rancunes qui lui soufflait les plus perndes conseils.
- Cette dame habite-t-elle l'hôtel i' demanda.t.i\
la voix rauque.
- Cette dame habite en ville.
- Vous savez où ?
- NOlis ne savons pas, mais si mon, iE:ul' désire,
il sera facile de s'informer ...
je m'en occuperai moi-même ...
- M~rci,
Déjà, le malheureux, il parle au futur. Il a tout à
coup peurde lui-même, il veut ge consulter, réfléchir,
re\'oir, peser. ..
Il regagne sa chambre à pas lourds,
Après une nuit d'insomnie, il n'avait encore rien
résolu. A l'aube, on lui remit ce mot:
« Charles, Dieu nous fait-il rencontrer sur la
même route pour nous séparer encor,e ? Permettezmoi du moins ce qui est permis à tous, de vous féliciter de votre belle œuvre d'abord, de vous poser UnL
question ensuite ; N'avez-vous tracé ces lleux mots
de la fin cc Trop tard. que parce que voIre hérolnt::
se mourait ? ... Si elle était vivante, le diriez-vous Ct'
t< trop tard ~ si cruel ? ... Cdte réponse, me la voulezvous faire? En grace je vous la demande, comme se
demandent les choses dont toute la vie dépend, Il
m'en est venu le courage hier a",r~s
vous avoir V\1
debout, devant moi, le visage si ouvert. l'œil ~1
tranc ... Il m'en e t venu le courage parce que s'est
évoquée alors à mon esprit l'image de Cl!tte forteresse en ruine dorée par les rayons d'un beau soleil
d'été, Ol! me fu! otTerte en hommage une si vibrante;
déclaration d'amour 1...
"
« Mon cœur n'y fut pas suurd puisque aujourd'hui
il se "nuvient... Pouvait-il comprendre, alors, IL!
devait il, même? Rappelez-vous combien il souffrait,
rappelez-vous ...
" RappelL!z-vous aussi la 'oix qui me disait; " Je
« sais qui YOUS aime, Gisl:lc, d'un amou~
vaillant et
« fort, qui vous aime jusqU'à .... oulolr votre cœur,
.( cependant rIcin d'Ull autre, qui vous aime assez
• pOlir tout braver, tout oser, même vous l'avol,er
c ' après cC que vous venez de dire .. "
" Charles, mon ami, est-il .. trop tard » pour
ajouter à toutes mes tristes confidence' ceci, mon
cœur s'est guéri ? ..
�,~
SOUS LEURS PAS
boulevard
« P. s. - EnvoIez-moi votre répon'~
Beauséjour. Jé 1 Y attendrai devant (les portraits
souriants de vos ancêtres, près de la grosse pendule
dont le tic-tac est moins rapide que celui de mon
cœur en ce moment. Et, si vous me demandez comment tout est ainsi, je yous dirai que ma pauvre
amie, en réparant beaucu.up envers moi, me permettra peut-être aussi de réparer beaucoup envers
vous ... "
Charles hésita encore, longtemps. Les vrsions de
ténèbres combattaient les visions de soleil; mais
dans son cœur se remit à chanter le lent et étrange
refrain ... et dans le désert immense et rose les « Ha 1
ha! ha 1... " du chamelier arabe mouraient de moins
en moins tristement, parc\' qu'il avait retrouvé sa
route.
Puis brusquement le romancier se leva, parut très
presl'Ë par ce qu'il avait à faire. JI parla haut, tout
~ f:'ul,
il dit:
., Ah! ma pauvre Angel en sera si contente 1••• Il
11 courut au télégrap11e, très vite, car il devait
prendre le train pour Paris; il envoya deux dépêches. L'une au docteur Saint-Phobe :
.( Vous avez rai;;on, la fin de mon livre est mau\aise, mon hérolne ne meurt plu, j'ai retrouvé
Gisèle ... »
L'autre boulevard Beauséjour :
" Ma réponse, je l'apporte moi-même pour mieux
effacer ce trop tard si cruel. Il
FIN
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
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Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1923?]
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159 p.
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Les Publications de la Société Anonym e du PETIT ECHO de la M ODE
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Ü6. M o n e t t e .
—
2 8. L e
D e v o ir du
f il s .
~~
A n toine A LH1X : 33. C o m m e u n e p l u m e ... — 40. C h e m i n m o n ta n t.
Jean il’ÀN IN : 107. L a q u e l l e ?
H enri A RDE L : 4 1 . D e u x s i m o u n .
M. de« AR NEAUX : 8 2 . L e M a r i a g e d e C r a t i e n n e .
Lou it d ’A R V E R S : 15. L e M a r i a g e d e l o r d L o v e l a n d . — 6 2. L e C h a
p e r o n . — 84. i ' n S e r m e n t . ( A d a p t é » d e l'a n g la is.)
Lucy AUGÉ : 112. I , H e u r e d u b o n h e u r .
Salva du BÉAL : 18. T r o p p e t it e . —
31 . L e M é d e c i n
de L o ch rh t.
Julie BORIUS : 2 0 . M o n M a r i a g e .
B aronna S . de B O UAR D : 106. C œ u r t e n d r e e t fie r .
M arie Anne de B O V E T : 24 . V e u v a g e b la n c .
B R A D A : 9 1 . L a B r a n c h e d e r o m a r in .
Jean île la BRÈTE : 3.
34. U n R é v e i l .
R ê v e r e t V iv r e . —
2 5 . I ll u s i o n m a s c u li n e .
—
RHada BROUGHTON : 9 3 . L V b s t a c Je.
M m e E . C A R O : 103. I d y l l e n u p t i a l e .
A.-E . CA STLE : 9 3 . C a u r d e p r in c es s e .
C o m t e m de C A STE LLA N A -A C Q U A V IV A : 9 0 . L e S e c r e t d e M a r o u s s l a
CH A M PO L: 67. N o ë lle . —
113. A n c e l i s e .
A. CHEVALIEH : 114. M è r e e t F i l s .
II.
de COPPEL : 53. L a F i l l e u l e d e la m e r.
J«*nne de COULOMB : 26 . L 'I m p o s s i b l e
c la ir v o y a n t. — 60. L ' A l g u e d'o r.
M a g u e lo n n e .
L ie n .
79.
—
La
4 8. L e C h e v a l i e r
B e l l e H is to ir e de
Ed.nond C O Z : 7 0. L e V o i l e d é c h ir é .
Jean D EM AI S : 1. L ’ H é r o ï q u e A m o u r ,
Jean FID : 116. L 'F .n n e m le .
Zéutiide FLEURIOT : I I I . M a r g a .
M ar y FLGR AN : 9 . R i c h e o u A i m é e ? — 32 . L e q u e l l 'a i m a i t > —
6 3 . C a r m e n c i ta . — 8 3 . M e u r t r i e p a r l a v i e / — 100. D e r n i e r
A to u t.
*
Jacques d e i G AC HO NS : 9 6 . D a n s l 'o m b r e d e m e s j o u n .
C laire G É N IA U X : 12. U n M a r i a g e " i ’ n e x t r e m i s * 1.
Pierru G OURDON : 8 9 . A i m e z N i c o l e !
Jac.jue* G K A N D C H A M ? : 4 7 . P a r d o n n e r . — 5 8. L e C oeu r n o u b l i e p a s
—
7 8. D e l 'a m o u r e t d e la p i t ié .
110. L e s T r ô n e s s 'é c r o u l e n t
M. de H A R C 0 K T : 37 . D e r n i e r s R a m e a u x .
M ir e HELY S : 22 . A i m é p o u r l u i- m e m e . ( A d a p t é d o l'a n g la u .)
( S u ite a u
v e r s o .)
12 0 - 1
�V o lu m e s p a r u s
d a n s la
C o lle c tio n
('S u ite ).
Jean JÉGO : 109. S o u s le s o l e i l a r d e n t.
L. de K É R A N Y : 10. L a D a m e a u x g e n ê t s , —
heu r. — 43. L a R o c h e -a u x -A lg u e s .
16. L e S e n t i e r d u b o n
René L A BRUYÈRE : 105. L ’ A m o u r l e p l u s f o r t .
E re line LF. M A IR E : 30. L e R ê v e d ’ A n t o i n e t t e .
Pierre LE R OH U : 104. C o n t r e l e flo t.
M m e LE SC OT : 9 5 . M a r i a g e s d ' a u j o u r d ’ h u i .
H élène M A TH E R S : 17. A
t r a v e r s le s se ig le s .
R aoul M A LTR A V E R S : 9 2 . U n e B e l l e - m i r e .
Lionel de MOVE1 : 2 7 . C h e m i n s e c r e t .
B. NEU1LLÈS : 7 . T a n t e G e r t r u d e .
a » *
M S S O N : 13. I n t r u s e .
t b . L A u tr e R o u te .
-
5 2. L e , D e u x A m o u r , f A
_
nU
Pierre PE RR AU LT : 8 . C o m m e u n e é p a v e .
A lfred du PRADEIX : 9 9 . L a F o r e t d ’ a r g e n t,
A lice PUJO : 2 . P o u r lu i / — 6 5 . P h y l l i s .
( A d a p t é * de l**
] • )
Jsan S A IN T -R O M A IN : 1 15. L ’ E m b a r d é e .
Isabelle SA ND Y : 4 9 . M a r y l a .
Y vonne SC HU LTZ : 6 9 . L e M a r i d e V i v i a n e .
N orbert SEVE STR E : I I . C y r a n e t t e .
René STAR : 5 . L a C o n q u ê t e d ’u n c œ u r , — 8 7 . L ’ A m o u r a it
/
G uy de T É R A M 0 N D : 119. L ’ A v e n t u r e d e J a c q u e l i n e .
Jean TH IÉR Y et H élène M A R T IA L :• 12 0 . M o r t o u
V i v a n t.
Jean TH IE R Y : 46 . V i c t im e s . — 59 . L e R o m a n d ’ u n v i e u x o n r+ *
8 3 . S o u s le u r s p a s. ~
108. T o u t à m o i !
* arçon •
M arie TH IÉR Y : 23. B o n s o i r , m a d a m e l a L u n e . — 38 . A u
m o n t s. — 57. R ê v e e t R é a l i t é . —
102. L e C o u p d e V o la n t.
j
°
Léan de TINSEAU : 117. L e f i n a l e d e l a s y m p h o n i e .
T. TR IL B Y : 2 1 . R ê v e d ’ a m o u r . — 2 9 . P r i n t e m p s p e r d u . — 3 6 /
P e tio te . — 4 2. O d e tte d e L y m a ille .
50 . L e M a u v a i s A m o u r
6 1 . L ’ I n u t i l e S a c r i f i c e . — 80 . L a T r a n s f u g e . — 9 7 . A r i e t t e , je u n *
fille m od ern e.
Andréa V E RTIO L : 14. L a M a i s o n d es tr o u b a d o u r s . — 3 9. L ’ I d o l e .
— 44 . L a T a r t a n e a m a r r é e . — 72. L ’ E t o i l e d u l a c . — 94 / ’
F l e u r d 'a m o u r .
L°
C om m an d ait de W AILLY : 101. L e D o u b l e J e u .
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STELLA
Potit É c h o de l a M od e ”
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(X I V ‘)
��M ort ou V ivant?..
A V A N T -PRO PO S
L e c h ât eau d e B i o n d ’ O ssau d r e sse sa f aç ad e
r é b a r b a t i v e su r u n p o i n t c u l m i n a n t et a b r u p t d e
l a c h a î n e d e s m o n t s q u i e n se r r e n t l a v a l l é e o ù ,
t o r t u e u x , si n u e u x , ser p en t en t l e G a v e d ’ O ssa u et
l a r o u t e d e P au à L a r u n s.
E n f ac e d u so m b r e c h â t e a u , su r l a r i v e o p p o sé e
d u G a v e , à m i - h a u t e u r d e l ’ au t r e v e r san t d e s m o n
t ag n es, se t r o u v e u n e r u i n e : l a t o u r d u P r i n c e
N o i r . D ém a n t el é e p a r l es o r a g e s et l es f u r i e u x
a ssa u t s su b i s au c o u r s d es n o m b r eu ses g u e r r e s q u i
d é so l è r en t c e s c o n t r é e s, l a t o u r d u P r i n c e N o i r ,
c o m m e l e c h ât eau d e B i o n , d u t p r o b ab l em en t
d é f e n d r e u n d é l i l é q u i m en ai t d r o i t en E sp a g n e et
c o m m an d er l e p ay s d ’ al en t o u r . A u d el à d e B i o n ,
l es m o n t ag n es s'é c a r t e n t , l a v a l l é e s'é l a r g i t en u n
c i r q u e m a j est u eu x q u e l i m i t en t d es p en t es c o u
v e r t es d e sa p i n s, d e s c i m es, d es c r ê t e s, d e s p i c s
c o u r o n n é s d e n ei g es.
C e r t a i n s p a p i e r s r e t r o u v é s d an s d e s a r c h i v e s
p r i v é e s o u p u b l i q u e s, d ’a u t r e s c o m m u n i q u é s pat la f am i l l e d e F en l u c q d e B i o n , p er m i r en t d#
r e c o n st i t u e r q u e l q u e s p h ases d u d r a m e ét r a n g e
q u i se p a ssa en c e sa u v a g e d é c o r au c o u r s d u si èc l e
d e r n i e r et q u i d é f r a y a l o n g t em p s l es c o n v e r sa t i o n s
d es sa l o n s.
O n p u t en f i n s’ e x p l i q u e r l es m o t i f s q u i p o u ssè
r en t M m e l a c o m t esse d e F e n l u c q d e B i o n à
q u i t t er P a r i s, a l o r s q u 'e l l e av ai t A l a c o u r et d an s
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êt r e p a r e x c e l l e n c e d e c e l l e s q u e
f a v o r i se l a f o ,‘ l u ,.i e ’ l e m a i n
P r e sq u e
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s’ét ait c o n d a m .
son m a r i a g e / el l e
)us dui% à j a ci aus.
au fon d du c h ât eau d e B i o n ,
n at i o n l a p l u s
..
c e si so u v en t v i si t ée p a r l a
dT Z ° ^
t a ï u e P » r l e « c m sau v a g e q u i
n e,gm V ènV les c i m e s. L à , sem b l an t a v o i r à j a m a i s
so u t i i e • *
l a ; eu i i e f em m e s em m u r a
r o n l p u av ec t o u t e t »
,
et n e c o n sen t t i l ai s
c ( l e eu > a
so n p e r e ,
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d o u l o u r e u se s et q u e l es l et t r es
Si
in seu l e am f e av ec l aq u e l l e el l e ai t eu à c œ u r d e
r .m i c essc i * t o u t e r e l a t i o n , M m e d e C o r é l y ,
i-e
1’ l et t r es i n f i r m e et c h a r m a n t e, d o n t l e
S
r Æ
. “
c » J « l es « M » ■
» l a m o d e.
' “ M m c ' ï è ' c o r i i y , en s'ef f o r ç an t d e p én ét r er l e
m v si è r e
ë
d o n t '
2 don n e
s’ en t o u r e l a c o m t esse d e B i o n , n o u s
l a c u r i o si t é. A n n e M eu r v H l e, l a v i e i l l e
ï n v m i e d e l a c o m t esse, c el l e q u i su i v i t so n
A n c i e n n e
él è v e au p a y s d ’O ssa u ; M l l e M i n et t e
D u c o s, sœ u r d u c u r é d e B i o n ; l e c u r é d e B i o n I m
m êm e a ssi st é s d e q u el q u es m o n t ag n ar d s d é v o u és,
f u r en t l es c o m p a r se s d es év én em en t s d o n t o n v a
l i r e l e r éci t .
!
�M ORT
P E E M
OU
V IV A N T ?.
I Ê B E
P A
7
R T I E
I
A M a d a m e,
M a d a m e l a com t esse d e F en l t i c q d e B i o n ,
en son c h â t ea u d e B i o n en U ssa u .
l 'ar i s, Jan v i er 183...
M a c h è r e a m i e, q u e d e v e n e z - v o u s d e p u i s q u e
v o u s av ez d i sp a r u d e m a v i e ? Q u e f a i t e s- v o u s
d 'an s v o t r e c a st e l , ô n o b l e et m y st é r i e u se c h ât e
l ai n e ? P o u r q u o i c e d é p a r t i m p r é v u ,
r ap i d e,
i n c r o y a b l e ?.. . Q u ’ est - c è q u i d é c i d a d e c et e x i l en
p l ei n c œ u r d e l 'h i v e r , au p a y s d e l a n ei g e ?
N 'e n p o u v e z - v o u s c o r i i i e r l a r a i so n , si » sec r èt e
so i t - e l l e , il l ’ a m i e q u i t o u j o u r s f u t d i sc r è t e et
l i d è l e V ...
M m e d u D ef f an d a é c r i t : « Tl 11’ y a p as u n seu l
h o m m e ît q u i l ’ o n p u i sse c o n f i e r sa p ei n e san s l u i
en d o n n e r u n e j o i e m a l i g n e et s 'a v i l i r à sc s y e u x . »
P e n se r i e z - v o u s ai n si d e m o i ? Q u e c e ser a i t m a l ...
et c o m m en t v o u s d é t r o m p e r ? M e f a u d r a i t - i l v o u s
c i t e r , v o u s c o m m e n t e r et f a i r e m i en l e d é l i c i e u x
c h a p i t r e d e M o n t a i g n e su r l ’ a m i t i é ?
N o n . .. r i e n 11e v o u s p e r su a d e . B i e n p l u s, j e l e
d e v i n e , m es q u e st i o n s v o u s i m p o r t u n e n t . Q u el q u e
c h o se d e t e r r i b l e p èse Su r v o u s et sc e l l e v o s l è v r e s.
C e q u i v o u s est a r r i v é 11e ■peu t , m ô m e à m o i , êt r e
c o n l i é ... So i t ! Je n ’ i n si st e p l u s.
M a i s sac h e z , so u v e n e z - v o u s, q u e m o n c œ u r n e
b at q u e d a n s l ’ e sp o i r d e v o u s êt r e u t i l e. E n t o u t e
�s
mo r t
o u
v iv a n t
?.
v ô t r e . U sez d e m o i . T o u t c e q u i m e v i e n d r a d e
v o u s se r a b i en , p u i sq u e v o u s l ’ au r ez d é si r é : A
v o u s d e j o u e r , m ad am e !
G e l a d i i , j ’ eu r e v i e n s à v o t r e d é si r si f l at t eu r d e *
r e c e v o i r d e m o i d es m i ssi v e s l o n g u e s el f r é q u e n t e s.
V o t r e f i d èl e et d é v o u ée , M e u f v i l l e m ’ a m an d é d e
v o t r e p a r t — « p u i sq u e v o u s n ’ av ez p o i n t e n c o r e ,
m e d i t - e l l e , l e c œ u r d e m ’ é c r i r e v o u s- m êm e » —
q u e v o u s n e v o u s en g ag i ez p as à t o u j o u r s m e
r é p o n d r e , m ô m e à m e r e m e r c i e r , el q u e v o u s m ’ en
d em an d i ez g r â c e p a r a v a n c e ... « C h e r c h e r à v o u s
d i st r a i r e se r a i t , a j o u t e - t - e l l e , d e m a p a r t , u n e c h a
r i t é, d e c e l l e s q u e D i eu b én i t et r é c o m p e n se t o u l
p a r t i c u l i è r em e n t . »
C 'e st en d i r e b i en l o n g p o u r m e d é c i d e r à .f a i r e
c e v e r s q u o i m o n c œ u r p e n c h e , v o u s é c r i r e , C h èr e
e x i l é e , m e r a p p r o c h e r d e v o u s p a r l a p en sée, p u i s
q u e , h él as ! j e n e p u i s m ’ en r a p p r o c h e r a u t r em e n t ,
em p êc h ée q u e j ’en se r a i s p a r m a san t é et p l u s
en c o r e p a r v o t r e v o l o n t é. C h a c u n a sa m an i èr e d e
so u ( fr i r , l a v ô t r e est d e c el l es q u i v eu l en t l e si l en c e
e t l a r e t r ai t e.
I l n e m ’ est a c c o r d é d e p é n ét r e r j u sq u ’ à v o u s q u e
so u s l a f o r m e i m p a l p a b l e d e l a p e n sé e, en m e
g l i ssan t d an s l a p o c h e d ’ u n c o u r r i e r , p l i ée en
q u at r e,* en si x , t o u t e m i n c e so u s en v e l o p p e sc e l l é e :
c ’ est d éj à b e a u c o u p .
P r o f i t o n s- e n p o u r v o u s f a i r e p a r v e n i r — p u i sq u e
v o u s r ec o n n ai ssez q u e c el a p eu t v o u s d i st r a i r e —
u n éc h o d e ce m o n d e et d e c et t e so c i é l é d o n t h i er
en c o r e , m a t o u t e c h a r m a n t e , v o u s ét i ez l e p l u s
b el o r n em en t .
P o u r l ’ a m o u r d e v o u s, j ’assu m e d o n c l e d i f f i c i l e
r ô l e d e c h r o n i q u e u se . P u i ssé - j e , d u f o n d d e m o n
f au t eu i l q u e, d ’a c c o r d av ec l e c h e v a l i e r d e M u r et
et m es au t r es c h e r s « h ab i t u és » , v o u s a p p el i e z si
sp i r i t u e l l e m en t m o n « t o n n eau » — e n c o r e à l ’ i m i t a
t i o n d e M m e d u D ef f an d , — d t i f o n d d e m o n p et i t
sal o n o ù v o t r e so u v e n i r V est e san s c esse p r ésen t el
v i v an t , d e m o n c o i n d e f eu o ù m e r et i en n en t
m o u g o û t p o u r l a « r é f o r m e » et l ’ i n c l ém en c e d e
l a sa i so n , p u i ssé - j e y r é u ssi r p o u r v o t r e p l u s gr an d
a g r é m en t .
�MORT
OU
V IV A N T ? .
9.
£ t d ’ a b o r d , sa c h e z - l e , m a t o u t e b e l l e , q u e v o u s
l e so u h a i t i ez o u n o n , i c i il n ’ est en c o r e b r u i t q u e . ..
d e v o u s ! v o u s, e n c o r e v o u s !
L e s b i e n v e i l l a n t s se p e r d e n t en c o n j e c t u r e s su r l a r a i so n q u i , au so r t i r d u T h é â t r e I t al i e n d e c e l l e
r e p r é se n t a t i o n d e l a G a z z a L a d r a q u i f u t u n e
m e r v e i l l e , v o u s p o u ssa , c e so i r o ù j a m a i s c e r t a i n e
m en t v o u s n ’ av i ez ét é p l u s b e l l e , p l u s b r i l l a n t e ,
p l u s a d m i r é e , à v o u s j e t e r en u n e b er l i n e d e v o y a g e
et à v o u s l a i sse r e m p o r t e r au g a l o p d e q u at r e
c h e v a u x d e p o st e , c o m m e si l e p l u s g r a n d d a n g e r
v o u s m en aç ai t .
L e s m a l v e i l l a n t s... m ai s p o u r q u o i v o u s r e d i r e
l es i m a g i n a t i o n s v i l a i n e s d e c e u x - c i . .. j ’ai q u el
q u e i d ée, m a t r ès c h è r e So l a n g e , q u e, m i e u x q u e
p e r so n n e , v o u s v o u s d o u t ez d e s f a n t a sm a g o r i e s d e
l eu r s e sp r i t s p e r v e r s et q u ’ i l v o u s p l aî t d e n ’ en p o i n t
t en i r c o m p t e ... T o u t e f o i s e st - c e p r u d e n t et s a g e ?
V o u s n e m ’ av ez p o i n t c o n su l t ée et j e v e u x t a c h er
d e n e v o u s i m p o r t u n e r n i d e c o n se i l s, n i d e r a g o t s.
C e p e n d a n t j e c r o i s d e m o n d e v o i r d e v o u s f ai r e
c o n n a î t r e l es r e m a r q u e s q u i v o n t l eu r t r ai n :
— A v e z - v o u s p r i s g a r d e q u e l ’ a t t e l a g e n ’ a v ai t
p o i n t d e g r e l o t s?
— Q u e l es p o st i l l o n s ét ai en t v ê l u s d e l i v r é e s
c o u l eu r d e m u r ai l l e?
— A v e z - v o u s n o t é l a p â l e u r d e l a c o m t e sse ?
— E t l e v i sa g e c o n t r a c t é d u c o m t e ?
— L e d é se sp o i r se l i sai t su r l e u r s t r a i t s, d an s
l eu r s y e u x .
E t v o u s êt es p a r l i e , v o u s av ez d i sp a r u d e n o t r e
c i e l , c h èr e ét o i l e ! P o u r q u o i v o t r e é p o u x v o u s
en l e v a- t - i l ai n si a u x a d m i r a t i o n s? Q u el r ô l e j o u a t - i l e n c e l a , l u i , si c h a r m a n t ? Se ser a i t -i l r é v él é t o u t
à co u p un j al o u x , un t y r an ?
M y st è r e ... M y s t è r e .. . M y st è r e ...
D e p u i s c e d é p a r t , v o t r e h ô t el est a b a n d o n n é .
L e s g r i l l e s, l es l e n è l r e s, l es p o r t e s en so n t c l o se s.
V o s g e n s o n t ét é c o n g é d i é s. C ’ est l e v i d e , c ’ est l a
m ort !
I l m e r e v i en t q u e , d e c e q u i se p a sse , v o t r e p èr e
a q u asi p e r d u l ’e sp r i t ; q u ’ o n l e v o i t c o u r a n t , i n si s
t an t , i n t r i g u a n t , q u ’ il n e so r t d e c h ez l e r o i q u e
�MORT
OU
v iv a n t
?...
p o u r y r e v e n ir , c o m m e s’ il a v a it à p l a i d e r
c a u se
une
n m au v ai s t er m es a v e c n o m b r e
- u n i s av an t m êm e ac c o m m o d é f o r t m al l ’ u n
W
d ’ u n v i g o u r e u x c o u p d e p o i n t e, p o u r u n e
dV
, ê st i o n , d o n t v o u s ét i ez l ’ o b j et .
8« W l e m a r q u is d e C h â l o n , c e g al an t h o m m e —
'
n e m >cn v o u d r ez p as d e p a r l e r ai n si d e v o t r e
!,A lr e 7 _ p l u s é p r i s d e p l a i si r s et d ’ an g l o m an i e q u e
i p'r u d e p at er n i t é c h e v a l e r e sq u e , r ép o n d d e si
‘ i a u an t e f aç o n à l ’ i n t ér êt q u ’ o n l u i m o n t r e d e v o u s,
•
t i i f u ( îu e se p asse- t - i l !
r °, v i e n d r a l e t r ai t d e l u m i èr e c a p a b l e d e m e
t r u i d er en c e l a b y r i n t h e o ù , t r em b l an t e d ’ ém o t i o n ,
l e c œ u r en ém o i , j e v o u s c h e r c h e , j e v o u s a p Ue v
C a r v o u s êt es m o n u n i q u e so u c i , m a b i en l i m é ê So l a n g e , m a p r é o c c u p a t i o n , m o n t o u r m en t .
R i e n n e p eu t m e d i st r a i r e d e v o u s •
E t v o u s v o u d r i e z q u e, d an s cet ét at d e sp r i t , )e
t r o u v e l e c o ü r a g e d e m ’ i n t é r esser a u x r i en s q u i se
d éb i t en t , a u x c o n v e r sa t i o n s q u i s éc h an g en t p o u r
v o u s l es t r a n sc r i r e ? G est d e 1 h er o i sm e q u e v o u s
CX] f e p l u s, n ’ est p as b o u f f o n d u r o i q u i v eu t . F a i r e
r i r e est u n a r t . C o m b i e n m a t r i st e m él an c o l i e m e
r e n d r a m a l a d r o i t e à v o u s c o m p l a i r e ...
J ’ e ssa i e r a i ... M a i s p o u r a u j o u r d h u i , t ai t es- m o i
g r âc e !
C ’ est à p ei n e si j e sa i s c e q u e | e v o u s t r a c e , t an t
;e p en se à v o t r e v i e l à - b a s. .l’ ép r o u v e u n e t el l e
' c r o i s s e
v o u s i m a g i n e r si l o i n , d an s ce c h ât eau
d e B i o n q u i n e m ’ est p as i n c o n n u , p u i sq u e je
l 'a p e r ç u s au p a ssa g e , à m o n r e t o u r d es P y r é n t V o u s so u v e n e z - v o u s q u e j e V o u s ai p a r l é so u v en t
d e c e v o y a g e ? Je n ’ ét a i s p o i n t a l o r s i n f i r m e et
o b l i eée, co m m e au j o u r d ’ h u i , d e v i v r e d ’ u n e m o
d i q u e p en si o n q u ’ a u g m en t e e I r u i t d e m » n t r a v ai l ,
j ’ a v ai s f o i d a n s l a v i e , j 'en at t en d ai s b ea u c o u p ! Je
m e sen t ai s p r êt e à a c c o m p l i r p o u r m a d est i n ée,
q u el q u e c h o se d ’ assez sem b a b l e à c et t e m er v e.l e u s e e n v o l é e d 'u n j o u r p o u r l a q u e l l e > a ét é d o n n e
de“ n i l es a u x f o u r m i s, af i n q u ’ el l es s en i v r en t d e
�M ORT
OU
V IV A N T ?.
l u m i èr e et d ’ a z u r av an t d e s’ e n se v e l i r , t o u t au l a b e u r ,
d a n a l es g a l e r i e s so u t e r r a i n e s d e l a f o u r m i l i è r e .
J ’a v a i s f ai t l à - b a s l a r e n c o n t r e d ’ u n j eu n e h o m m e
c h a r m a n t , d ’ u n b el o f f i c i e r f ai t p r i so n n i e r p a r l es
A r a b e s l o r s d u si è g e d ’A l g e r , b l e ssé d a n s l a su i t e
d e l a c a m p a g n e et q u i f ai sa i t u n e c u r e à B a r è g e s.
C ’ét a i t , v o u s l e sa v e z , l e c o m t e G u i l l a u m e d e l 'e n l u cq , q u i d ev ai t d ev en i r , p l u s t ar d , v o t r e ép o u x .
N o u s d éc i d âm es d e f ai r e d e c o m p ag n i e l e v o y ag e
d e P a r i s et n o u s q u i t t âm es d an s l a m êm e v o i l u r e l es
E a u x - B o n n e s. A p r è s a v o i r d e sc e n d u l a p en t e d e l a
m o n t ag n e, n o u s c h e m i n i o n s d an s u n e ét r o i t e v al l ée,
l o r sq u e l e c o m t e d e F e n l u c q m e d i t : « V o i l à l e
b er c eau d e m a f a m i l l e . »
E t i l m e m o n t r a B i o n a c c r o c h é au f l an c d u r o c ,
p r o j et an t en a v an t sa t e r r asse en p r o u e d e n a v i r e .
D es f r o n d a i so n s d e g r a n d s b u i s f ai sai en t so c l e à l a
t e r r asse et d i ssi m u l a i e n t à p ei n e d es a ssi se s d e
f o r t e r e sse et d e s m u r s d e r e m p a r t s. A u - d e ssu s, l es
t o u r s, l es t o u r e l l e s sem b l a i en t v e i l l e r su r l ’ h o r i z o n
et g u e t t e r d e l e u r s é t r o i t e s f e n ê t r e s. Q u e d ’ o m b r e
se c a c h a i t d e r r i è r e c e s o u v e r t u r e s, d e r r i è r e l es
v i t r e s p l o m b ée s et t er n i es ! L e j o u r ét ai t en so l e i l l é
et l a t r i st e f a ç a d e , a u x m u r s n o i r s, n e r e f l ét a i t p as
un r ay o n .
L ’ h ab i t at i o n m e p a r u t si c u r i e u se , si p a r e i l l e à
u n d é c o r d e f éer i e o u d e l ég en d e, q u e j e d em an d ai
à l’ a l l e r v i si t e r .
V o t r e f u t u r é p o u x s’ o p p o sa à m o n p r o j e t .
— Q u e v e r r i e z - v o u s, m a d a m e ? D es sal l es v i d es,
d e s d é m o l i t i o n s, d e l a p o u ssi è r e , d es p l â t r a s o u ,
s’ il en r est e e n c o r e , d es si è g e s, d e s t en t u r e s r o n g é s
p a r l es r at s et r e c o u v e r t s d e h o u sse s, en t o i l es
d ’a r a i g n é e ... t o u t e l a l i v r é e d 'a b a n d o n q u e p r en d
u n e m ai so n i n h a b i t é e .
— N e f a i t e s- v o u s p o i n t e n t r et en i r v o t r e v i e i l l e
h ab i t a t i o n ? r é p o n d i s- j e .
— P e u h ! A q u o i b o n ... q u i d e n o u s y r e v i e n
d r a.
C o m m e i l a v ai t d i t c el a ! A v e c q u el l e su p er b e
i n so u c i a n c e !
N
Je c o n si d é r a i , u n e d e r n i è r e f o i s, n o n san s f r i s
so n n e r , l es g r a n d s t o i t s d ’ a r d o i se s, m o u c h et é s d e
�12
MORT
OU VIVANT ? ...
l i c h en s d ' o r , l es m u r s d e g r a n i t so m b r e , c et t e
a r c h i t e c t u r e m a ssi v e d e b u r g al l em an d et l a v q i t u r e
n o u s e m p o r t a ...
E t c ’ est l à , m a t o u t e b e l l e , q u e v o u s al l ez v i v r e q u e f u y a n t o n n e sa i t q u el d a n g er , v o u s al l ez en se
v e l i r v o t r e g r â c e , v o t r e b ea u t é, v o t r e j e u n e sse ? C e
so n t c e s t e r r i b l e s m u r s q u i d é so r m a i s v o u s t a r
d e r o n t , c e s f e n ê t r e s m au ssad es d e r r i è r e l eso u e l l e s
se m on t r er a vo t r e ch e r vi sa ge ?
E t v o u s so u h a i t er i ez q u e ) e p u i sse d i st r a i r e m a
p en sée d e l 'a n x i é t e q u e m e c a u se v o t r e s o r t ?
VO U S su p p osez u n .t r op b eau cou r age à cel l e u u e
vot r e d ép ar t laisse bi en peu couratreiici»
V o t r e t r è s d é so l é e ,
Fr
a n ç o i se .
Il
M a d a m e M e u r v i U e , a n c i en n e g o u v er n a n t e de
M a d em o i sel l e So l a n g e d e C h â l o n , a u j o u r d ’h u i
M ad am e l a com t esse d e Fen l u c q d e B i o n , à
M a d a m e F r a n ç o i se d e C o r él y , à P a r i s .
( A b so l u m en t c o n f i d en t i el .)
M ad am e,
Je v a i s êt r e c h a r g é e p a r m a c h èr e c o m t esse d e
v o u s r e m e r c i e r d e v o t r e t o u t e c h ar m an t e l et t r e.
E l l e l u i d o n n a l ’ i l l u si o n d e v o u s r e t r o u v e r , a ssi se
d an s v o t r e g r a n d f au t eu i l , t o u j o u r s au m êm e c o i n
d o u i l l e t , i n t i m e, d e v o t r e si j o l i sal o n b o u l o n d ’ o r ,
,u e v o s f a m i l i e r s se p l ai se n t à o r n e r d e v o s f l eu r s
r é f é r é e s. 11 l u i se m b l a i t , t an t ét ai t d o u c e c et t e é v o
c at i o n u n e l es r é a l i t é s q u i n o u s en t o u r en t s'e f f a
c a i e n t ’ q u e s’a t t i éd i ssa i t l ’ a i r d e n o s m o n t ag n es,
q u e l e s h e u r e s q u e n o u s v i v o n s n ’ét ai en t q u e r ê v e s...
H él as ! . . .
'
l e d e v r a i s n e v o u s r i en d i r e q u e d e v a g u e et d e
u én ér al su r n o u s, m a d a m e , c a r ai n si j ’o b éi r a i s...
J ’ o b é i r a i s d ’t f b o r d au v œ u l e p l u s c h e r d e m o n
él èv e d e c e l l e à q u i d e p u i s d e si l o n g s j o u r s | ai
d év o u é m a v i e , p u i s a u x f o r c e s p u i ssa n t e s, l o r n u t l ab l es, q u e j e c r o i s se n t i r a u t o u r d e n o u s, q u i m e
g l i c e h î l e sa n g d a n s l es v e i n e s et su sp en d en t l es
�MORT
OU
V IV A N T ?.
*3
b at t em en t s d e m o n c œ u r . Je n ’ ai p as l e c o u r a g e d e
m ’ y so u m e t t r e .. . So m m e s- n o u s m e n ac és d ’ u n p é r i l ?
P a r m o m en t s j ’ en su i s c e r t a i n e ; i l m e sem b l e m êm e
q u ’ i l est l à , t o u t p r o c h e . .. E n d ’ a u t r e s, j e c r o i s êt r e
l e j o u et d e m o n i m a g i n a t i o n el l a p e u r m e v i e n t d e
p e r d r e l a t ô l e.
Je so u f f r i r a i s m o i n s si m a c h è r e c o m t esse av ai t
l ’ i m m en se c h a r i t é d e m e m et t r e au c o u r a n t d e ce
q u i n o u s a r r i v a . . . M a i s, n o n , el l e se t ai t . Je n e sai s
r i en et n e su i s c a p a b l e d e r i en d e v i n e r , m o n i g n o
r an c e est t o t al e ; j en su i s r é d u i t e a u x c o n j e c t u r e s...
et m es c o n j e c t u r e s n e v o n t p a s t r ès l o i n ...
Q u o i q u e je f a sse , je n e p u i s m ’ e m p ê c h e r d e
t r e m b l e r p o u r l a c r é a t u r e q u e j ’ a i m e l e p l u s au
m o n d e, p o u r l ’ en f an t q u e j ’ ai él e v ée , p o u r m a d o u c e
So l a n g e :
Q u an d j e l a p r e sse d e q u e st i o n s, q u e je l a su p p l i e
d e m ’ é c l a i r e r , el l e r é p o n d
d ’un
t o n f r o i d et
cal m e:
—
M e u r v i l l e , n e m e f ai t es p as r e g r e t t e r d ’ a v o i r
en c o n f i a n c e en v o u s, d ’a v o i r r e c o n n u q u e j e n e
p o u v a i s m e p r i v e r d e v o t r e a f f e c t i o n , d e v o t r e d é
v o u e m e n t ... V i v o n s l ’ h e u r e q u i p a sse , n e c h e r c h o n s
p as au d e l à , p r i o n s el a t t e n d o n s...
E t j e p r i e et j ’ a t t e n d s... m ai s q u an t à m e t a i r e ...
il m e sem b l e q u e m e c o n f o r m e r à c et t e i n j o n c t i o n
est o u t r e p a sse r m o n d e v o i r el q u e j e d o i s e n t r e
t en i r q u e l q u ’ u n d e m e s c r a i n t e s af i n q u e — si b eso i n
en ét ai t — su r u n m o t , u n a p p e l , j e p u i sse o b t en i r
a i d e , p r o t e c t i o n , a ssi st a n c e ...
V o u s ê t e s, m a d a m e , t o u t e d é si g n é e p o u r c e
r ô l e et v o t r e a m i t i é p o u r l a c o m t esse d e F e n l u c q
v o u s c r é e d es d r o i t s i m p r e sc r i p t i b l e s à m a c o n
f i a n c e ...
C ’ est d o n c en secr et q u e j e t r a c e c e s l i g n e s,
su r c e p a p i e r p e l u r e , en t o u t p et i t s c a r a c t è r e s.
P eu t - êt r e m e l i r e z - v o u s d i f f i c i l e m e n t ... Je m ’en
e x c u se . I l f au t q u e j e p u i sse g l i sse r c e q u e j ’éc r i s
d an s l a l et t r e o i f i c i e l l e d e M m e l a c o m t e sse , c et t e
l et t r e q u ’ el l e m e d i c t e r a p o u r v o u s t o u t à l ’ h eu r e,
n o n sa n s so u f f r a n c e san s d o u t e , c a r , à v o u s q u ’el l e
a i m e , i l n e p eu t q u e l u i êt r e c r u e l d e m a sq u er
l a v é r i t é.
�MORT
,4
OU
V IV A N T ? . . .
V o u s sav ez q u e l l e a ét é l a so u d a i n et é d e n o t r e
d é p a r t ; v o u s i g n o r e z , j e p e n se , d an s q u el l es c i r
c o n st a n c e s i l s est p r o d u i t .
M o n si e u r l e C o m t e et M ad a m e l a C o m t e sse
a v ai e n t ét é au t h é â t r e .
L i b é r é e d e t o u t se r v i c e , j e m ’ ét ai s r e t i r é e d a n s
m o n a p p a r t e m e n t , l o r sq u e l a p o r t e d e m a c h a m b r e
s’ o u v n t v i o l em m en t .
Je su r sau t e à c e b r u i t et ¡’ ai p ei n e à r e c o n n a î t r e ,
en c el l e q u i p én èt r e ai n si c h ez m o i , m o n an c i e n n e
él èv e So l a n g e , t an t so n v i sa g e est a l t é r é , ses y e u x
h a g a r d s, ses t r ai t s d é c o m p o sé s.
— M e u r v i l l e , m e d i t - e l l e , j e p a r s... M ’ a c c o m p ag n c z - v o u s ?
— O ù v o u s i r e z , o ù il v o u s p l a i r a d e m ’ em m e
n er , m o n en t an t , j ’ i r a i . . . j e su i s v ô t r e .
— M et t ez u n e m an t e e t . .. d esc e n d o n s.
— • Q u o i ?. . . ai n si ? . . . si v i t e ?. . .
— O u i ...
- - N e c h a n g e z - v o u s p as d e v ê t e m e n t s?...
— Je n ’ en ai p o i n t l e t em p s.
— C e p e n d a n t ...
— C 'e st a i n si . N e m e q u est i o n n ez p ;\ s. V e n e z ...
et i m a g i n e z - v o u s q u e v o u s av ez u n b âi l l o n su r l es
l èv r es,' u n b an d eau su r l es v e u x .. .
F o l l e d ’ é p o u v a n t e et d e st u p e u r , j e su i s M m e l a
c o m t esse. A v e c m i l l e p ei n es j ’ ai r e m p l a c é so n
m an t eau d e t h éât r e p a r u n si m p l e v êt em en t p l u s
so m b r e et p l u s c h a u d . M a i s c o m m e, e n c o u r a g é e
p a r l e su c c ès d e c et t e p r e m i è r e t en t at i v e, j e c h e r c h e
à m ’ e m p a r e r d ’ u n sac p o u r y g l i sse r q u e l q u e s
o b j et s, l e c o m t e e n t r e .
1
I l est m é c o n n a i ssa b l e .
— Q u ’est - c e d o n c q u i n o u s r e t a r d e ? i n t e r r o g e t - i l d ’ u n e v o i x h al et a n t e. Il sem b l e a v o i r a t t ei n t l e
p a r o x y sm e d e l ’ a g i t a t i o n e t d e l ’ af f o l em en t .
— N o u s v o i l à , G u i l l a u m e ... D e sc e n d o n s, M e u r
v i l l e.
Il a u n r ecu l .
— V o u s l ’em m en e z ? f ai t - i l m e d é si g n a n t .
So l a n g e r é p o n d a v ec u n e p o i n t e d e h a u t e u r :
— Je n e sa u r a i s p a r t i r san s el l e.
�MORT
OU
V IV A N T ? . .
>5
D u r a n t c e d i a l o g u e , j e v e u x a j o u t e r d i v e r se s
c h o ses' à c e q u e j ’ ai d é j à m i s d an s l e sa c .
L e c o m t e s ’él a n c e v e r s m o i , m 'a r r a c h e l e t o u t et
n o u s e n t r aî n e .
D ev an t l 'h ô t e l , u n e c h a i se d e p o st e a t t e n d .
— So l a n g e , j e v o u s en c o n j u r e , m o n t ez ! f a i t - i l .
E l j e l e su r p r e n d s jet an t d e d r o i t e et d e g a u c h e
d es r e g a r d s i n v e st i g a t e u r s c o m m e s’ il c h e r c h a i t
q u e l q u ’ u n o u c o m m e s ’ i l a v ai t à r e d o u t e r q u el q u e
su r p r i s e . ..
N o u s n o u s e n g o u f f r o n s d an s l a v o i t u r e .
L u i , g r i m p e su r l e si è g e et j e l e v o i s q u i r ev êt
a u ssi t ô t l e m an t eau à t r i p l e c o l l e t d e s h o m m es d e
se r v i c e .
J ’ en v e u x d i r e m a su r p r i se à l a c o m t e sse . V i v e
m en t , el l e m ’ i n t e r r o m p t :
— M e u r v i l l e , v o u s sav ez c e q u i est c o n v e n u ...
u n b an d ea u su r l es y e u x . . . u n b âi l l o n su r l a
b o u c h e ...
Je m e t a i s.. .
Q u el v o y a g e ! . . . N o u s b r û l o n s l es p a v é s,’ l a
r o u t e ...
L a n c é s à p l ei n g a l o p , q u at r e c h e v a u x n o u s
em p o r t e n t . A u p r e m i e r r e l a i s, sem an t l ’ o r , l e c o m t e
se p r o c u r e d ’ a u t r e s p o st i e r s.
B r i d e a b a t t u e, n o u s r e p a r t o n s.
A u p et i t j o u r , n o u s so m m e s l o i n d e P a r i s. L a
m at i n ée est d é j à a v a n c é e . L ’a i r est b r u m e u x et
f r o i d . .. M a c o m t esse n ’ en p a r a î t p a s t r o p c h a g r i n e .
« O n n ’ y v o i t p as à d i x p a s, » m u r m u r e - t - e l i e . Et
j e J’ en t en d s q u i so u p i r e à v o i x p r e sq u e b asse :
« T an t m i eu x ! »
A l o r s c ’ est u n a r r ê t en p l ei n b o i s. L a c h a i se est
r e m i sé e d a n s u n f o u r r é . L e p o st i l l o n s’é l o i g n e av ec
ses c h e v a u x . L e c o m t e s’ est a p p r o c h é d e n o u s.
« 11 f au t q u e j e v o u s q u i t t e p o u r u n p eu d e t em p s,
n o u s d i t - i l . V o u s n ’ au r ez p o i n t p e u r t o u t es se u l e s?»
So l a n g e l e r e g a r d e d ’ u n a i r f i e r : « Je n ’ ai j a m a i s
p e u r , q u an d j e su i s seu l e en j e u , m ai s v o u s, G u i l
l a u m e , p o u r q u o i v o u s é c a r t e r ? » 11 r é p o n d :
« N e c r a i g n e z r i en p o u r m o i . Je c o n n a i s à m e r v e i l l e
c et t e p a r t i e d e l a f o r êt o ù j ’ ai c h a ssé à c o u r 'r e ... il
n 'y a p a s t r ès l o n g t em p s. Q u an t à v o u s, j e v o u s
�t6
mo r t
o u
v iv a n t
? ...
I
su p p l i e , p o u r l ’a m o u r d e D i e u ... et d e m o i , aj o u t e t - i l en l a r e g a r d a n t a v e c u n e e x p r e ssi o n si’ t en d r e
q u e l es l a r m e s m e m o n t en t a u x y e u x , n ’ a b a n d o n
n ez c et t e v o i t u r e so u s au c u n p r é t e x t e ’. L e s 'c o f f r e s
c o n t i en n en t q u el q u es v i v r e s et d es c o u v e r t u r e s
m ’ a d i t l e p o st i l l o n . .) e sp è r e q u e v o u s n e p a sse r ez
p o i n t u n e t r o p f âc h e u se j o u r n ée . » E t l e v o i l à n - i r l i
M a p a u v r e c o m t e sse g r e l o t t e d e f r o i d en sa
t o i l et t e d e so i r , s. ét o n n an t e à c o n t e m p l er au Cr an d
j o u r . Je m e d e se sp e r e d e l a v o i r a i n si , et b i en q u e
c e s b o i s m i n sp i r en t u n e v ér i t ab l e ép o u v a n t e i n l u i
propose d 'al l er a ta rech erch e d ’.m i m a i ™ , ''JW
t er m e o u I o n v o u d r a i t b i en n i e c é d e r d e s v êt e
m en t s. M ai s el l e p r o l e st e , p r esq u e en c o l è r e O i i
t r o u v e r a i s- j e u n e f e r m e , d a n s c et t e f o r ê t ’ E t V u •
p en ser ai en t l e s g en s q u i m e v e r r ai en t ai n si a r r i v e r
• c h ez e u x , se u l e , en p l ei n h i v e r , san s u n
.
v al ab l e p o u r c e t ac h at b i z a r r e ? E t c o m m en t r et r o u v e r a i s- j e l a b er l i n e ! l 'o l i e q u e t o u t c el a
f o l i e ■!
m an q u e g r a v e a u x r e c o m m a n d a t i o n s du’ c o m t e
« Si G u i l l a u m e n o u s l ai sse en c e l l e so l i t u d e co n
c l u t - e l l e , c ’ est q t t ’ il a p o u r c e l a l es p l u s i m p ér i e u se s
r a i so n s... C o n t i n u e z , m a b o n n e M e u r v i l l e à o b é i r
san s c h e r c h e r à c o m p r e n d r e ... » __ C e h n ’ é i i i t
p o i n t t r ès f a c i l e , et v o u s d e v i n e z , m ad am e q u ’ i l m e
f al l u t u n e c e r t a i n e v er t u p o u r r e t e n i r l es cu est i ó n - ;
q u i se p r e ssa i e n t su r m es l èv r e s !
N o u s p assâm es u n e t r i st e j o u r n ée . N o s c o u v e r
t u r es n o u s d éf en d ai en t m al d es r i g u e u r s d e h b i se
n o u s e ssa y i o n s en v ai n d e c a u se r , et san s n o s ch -T
p el et s, q u i n o u s o c c u p èr e n t p en d an t d e l o n ès
m o m en t s, j e c r o i s q u e n o u s n o u s ser i o n s a b a n
d o n n ées au d e se sp o i r . E n i i n , l e j o u r t o m b a et l e
c r é p u sc u l e n o u s r am en a l e p o st i l l o n et l es c h e v a u x
L e c o m t e a r r i v a esso u f f l é, c o u r an t p r e sq u e . D ’ où
v e n a i t - i l ? I l n ’ en d i t r i en .
T o u t est p r êt . Sa n s u n e p a r o l e , l e c o m t e sau t e
su r l e si è g e , r em et l e m an t eau it t r i p l e c o l l et et l a
c o u r se r e p r e n d d a n s l a n u i t .
M a i s, p l u s n o u s n o u s é l o i g n o n s, p l u s m a c h èr e
So l a n g e se m b l e e n t o u r m en t . L a f at i g u e l ’ a c c a b l e ,
u n p eu d e l i èv r e l u i est v en u e et , p a r c e q u ’ e l l e s’ est
en d o r m i e , j e l ’ en t en d s m u r m u r e r c o m m e p r i se d f
;
�'M O R T
OU
V IV A N T ? . . .
17
d é l i r e : « Si c ’ét ai t v r a i , p o u r t a n t , si c 'é t a i t
v r a i ?... »
N e sa c h a n t r e f r é n e r p l u s l o n g t e m p s m a f o l l e
i n q u i ét u d e, j e p r e sse l a p a u v r e en f an t d an s m es
b r as, j e l a se r r e c o n t r e m o n c œ u r , j e l a q u est i o n n e
e n c o r e ...
C et t e f o i s, f o n d an t en l a r m e s, el l e r ép o n d :
- — M e u r v i l l e , u n e l o i s d e p l u s, n e m ’ i n t er r o g ez
p as ! M ô m e il v o u s... à v o u s j e n e p u i s r i en d i r e . . .
Q u ’ i l v o u s su f f i se d e sa v o i r q u e je so u f f r e ... q u e je
so u f f r e t o u t c e q u ’ u n e f em m e p eu t s o u f f r i r . .. et c e
n ’ est q u e l e c o m m en c em e n t , M e u r v i l l e , l e c o m
m e n c e m en t ...
P u i s d an s u n él an d ’ab an d o n el l e aj o u t e :
— V o u s êt es b o n n e d e n e p as m ’ a v o i r a b a n d o n
n ée ! . . .
Je sa n g l o t e . E l l e p l eu r e .
C e t i n st an t d e f ai b l esse ser a l e seu l q u e j e l u i
v e r r a i . À p a r t i r d e c e m o m en t el l e r e p r e n d r a l ’ e x
p r essi o n én i g m a t i q u e et f r o i d e q u i est l a c a r a c t é
r i st i q u e d e sa p h y si o n o m i e . L e f eu , l ’ a n x i é t é d e
ses g r a n d s y e u x c l a i r s t r a h i r o n t se u l s l’ i n t en si t é
d e l ’ ém o t i o n q u i l a p o ssèd e.
M a p a u v r e c o m l e sse est d o n c t o u j o u r s en t o i l et t e
d e so i r . Sa n s l e m an t eau q u e j e l ’ ai o b l i g é e à m et t r e,
c o m b i en el l e so u f f r i r a i t d u f r o i d d e l a n u i t !
L e c o m t e n e se m b l e p o i n t y p r e n d r e g a r d e . U n e
o b se r v a t i o n f ai t e p a r m o i , n o n san s h u m e u r , l e l u i
r ap p el a.
— C e n ’ est p l u s v i v r e ! b al b u t i e- t - i l l ’a i r é g a r é .
P u i s il m ’ a p o st r o p h a c o m m e si j ’ ét a i s f au t i v e et
m e d em an d a si j e 11e p o u v ai s r e m é d i e r d e q u el q u e
f aç o n à u n ét at d e c h o ses si d é so l a n t .
J ’ a u r a i s eu b eau j eu à l u i r e p r o c h e r l e sac q u ’ i l
m ’ a r r a c h a d e s m a i n s... n o t r e d é p a r t p r é c i p i t é ... ù
q u o i c e l a eû t - i l se r v i ? L e m a l h e u r e u x sem b l a i t
p o r t e r 1111 t el f ar d ea u d e m i sèr e q u ’ y a j o u t e r p a r
u n m o t p én i b l e eû t ét é san s p i t i é .
Je r é p o n d i s si m p l e m en t , c o m m e si l ’ h eu r e q u e
n o u s t r a v e r si o n s n ’ a v ai t r i en d e t r a g i q u e , q u e si j e
m ’ a r r ê t a i s d e u x h e u r e s d an s u n e v i l l e , je sa u r a i s
m e p r o c u r e r c e q u i m an q u ai t
M m e l a c o m t esse.
L e c a l m e d e m a r é p o n se l e r é c o n f o r t a .
�,8
MORT
OU
V IV A N T ? . . .
__ B i e n t ô t v o t r e v œ u ser a e x a u c é ... n o u s d i s
p o ser o n s d e q u e l q u e s h e u r e s... v o u s en p r o f i t er ez
p o u r a c h e t e r ce q u ’ il l au t à So l a n g e ... et à v o u s,
m ad am e M e u r v i l l e , a j o u t a - t - i l d e c et a i r d ’ a i m a b l e
p r év en an c e q u i séd u i t l es c œ u r s l es p l u s i r r i t é s.
D eu x h eu r es a p r è s n o u s en t r i o n s d an s u n e p et i t e
v i l l e — B l o i s, j e c r o i s. — M a c h èr e v o y a g e u se p u t
sc r e p o se r q u el q u es i n st an t s à l ’h ô t e l d e s P o st e s,
t an d i s q u e j e c o u r u s a c h e t e r d es v êt em en t s p o u r
el l e. Q u ’ i l s so n t m o d est es et en t o u t d i f f ér e n t s d e
sa m i se h ab i t u el l e ! N ’ i m p o r t e, el l e s ’en m o n t r a
c o n t en t e, p r e sq u e am u sé e. I l n o u s r e st a i t en c o r e
l e c o u r a g e d e r i r e en sem b l e d e sa t o i l et t e i n él é
g an t e.
L o r sq u e l e c o m t e v i n t n o u s r e t r o u v e r , l u i au ssi
av ai t c h a n g é d e t en u e et c el l e q u ’ il p o r t a i t f a i sa i t ,
c o m m e l es v êt em en t s d e sa j eu n e f em m e, c o n t r ast e
a v e c sa h au t e et f i èr e m i n e.
A i n si t r a n sf o r m é s, t o u s d e u x se r e g a r d è r e n t ...
p u i s i m p ét u eu sem en t , d ’ u n él an p assi o n n é, i l s se
j et èr en t d an s l es b r a s l ’ u n d e l ’au l r e.
E n s’ é t r ei g n a n t , i l s se p ar l ai en t t r ès b as et su b i
t em en t u n m o t l es sé p a r a ...
L e co m t e m u r m u r ai t :
— J ’en d e v i e n d r a i f o u ...
Sa v o i x t r e m b l a i t , et So l a n g e ét ai t b l êm e.
Q u el q u es i n st an t s p l u s t a r d , n o u s r o u l i o n s d e
n o u v eau su r l a r o u t e et j e c r o i s b i en — j ’ o se r a i s
m êm e l ’ a f f i r m e r — q u e , j u sq u ’ au t er m e d u v o y a g e ,
m o n él èv e et so n é p o u x n e s ’ a d r e ssè r en t p l u s l a
p ar o l e.
L u i , d u r est e, n ’ él a i l j am ai s av ec n o u s ; i l eû t
ét é il l ’ ét r o i t d an s Wi b er l i n e . I l l u i f al l ai t d e l ’ a i r ,
d e l ’ e sp a c e , p eu t - ê t r e au ssi v o u l ai t - i l su r v e i l l e r l a
r o u t e ? A u x r e l a i s, il d i sp a r a i ssa i t . Je n e p en se p a s
q u ’ h ô t e l i e r o u se r v a n t e s d ’a u b e r g e ai en t r é u ssi îi
v o i r so n v i sa g e , p en d an t c el t e l o n g u e t r a v er sé e
d e l a F r a n c e q u i n o u s p r i t p l u s d ’ u n e se m a i n e ...
.Je l e r é p èt e : q u el v o y a g e , m o n
D i eu , q u el
vo yr t ge ! ...
E n v o i l à d é j à t r o p l o n g et j e d o i s êt r e p r u d en t e.
M o n p a p i e r p e l u r e f i n i r ai t p a r se d e v i n e r , m o n
su b t e r f u g e se d é c o u v r i r et j ’ ai b eso i n , m ad aV n e —
�MORT
OU
V IV A N T ?'.
«9
j e m e p e r m et s d e v o u s l e r e d i r e — j ’ai b eso i n d e
c o r r e sp o n d r e a v e c v o u s, d ’a v o i r c e l i en a v ec l e
m o n d e p o u r êt r e a ssu r é e q u e m o n él è v e n ’ est , p o i n t
c o m p l è t em en t a b a n d o n n é e ...
J ’ a i m e r a i s a v o i r d e v o u s q u el q u e r é p o n se , l i n
p eu d e r é c o n f o r t , u n e n c o u r ag em e n t ; m ai s n e
d e m a n d o n s p as l ’ i m p o ssi b l e ; so y o n s p r u d e n t e s...
M a c h è r e c o m t esse n e m e p a r d o n n e r ai t p as
d ’ en f r e i n d r e sa d é f e n se , d e d i r e d ’ el l e a u t r e c h o se
q u e c e q u ’ el l e v eu t q u ’ il so i t d i t ...
V e u i l l e z m e p a r d o n n e r , m a d am e, l a l i b er t é q u e
j ’ai p r i se d e v o u s é c r i r e . C o m m e n t a c c u e i l l e r e z v o u s m es r é v é l a t i o n s? M e b l â m e r e z - v o u s d e l es
o se r ?
C r o y e z - m o i , m ad am e, v o t r e t r ès h u m b l e et t r ès
d év o u ée ser v an t e,
A nne M
eu iw il l e.
III
M a d a m e l a com t esse d e F en l u c q à M a d a m e F r a n
ço i se d e C o r él v , à P a r i s . ( L et t r e di et t ie à A n n e
M eu r v i l l e.)
IViort d’Ossau, l e...
M a c h èr e F r a n ç o i se ,
Sj j ’ét ai s u n d e c e s p e t i t s- m aî t r es t an t
l a m < * l e,
d e b l an c h au t c r a v a t é , d e b l an c ét r o i t em e n t c u l o t t é,
o u b i en u n d e c e s d a n d y s à l ’ h ab i t en q u eu e d e
m o r u e q u i f l o t t e c o m m e u n e b a l a n ç o i r e q u an d l eu r
p o r t e u r m a r c h e , q u i se l èv e p y r a m i d al em en t q u an d
l e u r p o r t e u r se b a i sse , q u i s’ ét a l e en a i l e s d ’ au t r u c h e,
o u en o r e i l l e s d ’ él ép h an t l o r sq u e l e d i t p o r t e u r
s ’a sse o i t ; si j ’ét ai s u n d e c es f ash i o n ab l es su r l e s
q u el s se f i x en t l es y e u x d u m o n d e, l e f ai t d e m e
r e t i r e r d an s u n v i e u x m a n o i r , en p l ei n e s m o n t ag n es,
à u n e ép o q u e o ù , à c es h a u t e u r s, se j o u en t l es
a d m i r a b l e s f ée r i e s d e l à n ei g e, p a r a î t r a i t n o n p o i n t
e f f r o y a b l e , i n c o m p r é h e n si b l e , d é so l a n t , d é se sp é
r a n t , m ai s t o t i t à f ai t c h a r m a n t ... c h a r m i n g i n d eed !
O n t r a i t er ai t c e su j et av ec d ’ a d m i r a b l e s p h r a se s
à l a m an i èr e d e M . d e C h a t e a u b r i a n d ; o n se p âm e-
�20
M ORT
OU
V IV A N T ? . . .
r a i l su r l 'o r i g i n a l i t é d e l ’ i d ée, l a g r â c e d e c es
i m a g e s et b ea u c o u p san s d o u t e se r a i e n t at t ei n t e
d ’ u n g r a n d d é si r d ’ i m i t at i o n .
M a i s je n e su i s p o i n t d e c e u x d o n t l es c a p r i c e s,
l e s f an t a i si es r é g i sse n t l a m o d e ; j e su i s l ’ h u m b l e
m o r t el l e q u i l es su b i t ...
N o u s so m m es p a r t i s, c ’est v r a i , t r ès v i t e, t r o p
v i t e ; m ai s q u est - c e q u i au r ai t p u n o u s em p êc h e r
d e f ai r e ai n si si t el ét ai t n o t r e p l a i si r > E h -' q u i
v o u s d i t , m ad am e l a f em m e d e l et t r e s q u ’ i l n e
n o u s a p as p l u d e v i v r e q u el q u es h eu r es u n d e c es
r o m a n s q u e v o u s et v o s c o n f r èr es é c r i v e z , p o u r
n o t r e p l u s g r an d e j o i e !
1
O r , l es en l èv em en t s n e so n t - i l s p as l e i h èm o
p l u s so u v en t t r a i t é ? U n l i v r e a - t - i l , d e n o s S Î
q u el q u e su c c è s, si 1 h ér o ï n e n est p o i n t , au m i l i eu
d e p é r i p é t i e s san s n o m b r e et d ’ u n e i n f i n i t é d e
p âm o i so n s, a r r a c h é e ù sa f am i l l e, ît ses am i s p ar
un r a v i sse u r p l u s ou m o i n s t e r r i b l e ?
Il m e p l u t d e m e l a i sse r e m p o r t e r , au so r t i r d u
T h éât r e I t a l i e n , en r o b e d e b al , m es d i am a n t s au
c o u , p a r m o n t r ès n o b l e et t r ès m ag n i f i q u e se i g n e u r
l e si r e G u i l l a u m e , c o m t e d e F e n l u c q
Y a- t ii
v r ai m en t lit d e q u o i p l e u r e r ?.. . N e v a u d r a i t - i l "p'is
m i eu x a p p l a u d i r à c e q h e, assai so n n é d ’ u n e p o i n t e
d e r o m a n t i sm e , p eu t en c o r e d o n n e r l ’a m o u r co u
j u g al ?., .
I t a l i e , t r ès c h è r e , d e c r o i r e c e q u e m o n l ég i t i m e
é p o u x v o u s c o n t a su r B i o n ! . . . D es p l â t r a s d es
d é m o l i t i o n s, d e s h o u sses d e t o i l e d 'a r a i g n é e s
'
B i o n est su p e r b e , a u c o n t r a i r e , av ec ses v ast es
sa l l e s v o û t ées, i m m en ses, ses c h em i n ées à g r a n d s
a u v e n t s, o ù p eu v en t b r û l e r d es a r b r e s en t i er s"
D es m eu b l es m a n g é s a u x r a t s? I n v en t i o n ! N o u s
p o sséd o n s i ci d es t a p i sser i e s il r e n d r e j a l o u x l es
c h â t e a u x r o y a u x , d e s l i t s à c o l o n n es, q u i f o n t so n
g e r il c el u i o ù , t an d i s q u e Je a n n e d ’ A l b r e t c h a n t ai t ,
d 'u n e v o i x p l ai n t i v e et l asse, l ’ i n v o c at i o n t r a d i
t i o n n el l e r « N o u st e d a m e d eu ca p d eu p o u n . . \ d j u d a m e à d a q u est e h o r e... » , |0 B é a r n a i s v en ai t au
m o n d e ...
V e n t r e - sa i n t - g r i s! m ad am e d o C o r é l y , m e i au *
d r ai t - i l ê t r e j a l o u se ? O u d o n c m o n «b eau sei g n eu r
�MORT
OU
21
V IV A N T ?.
i v ai t - i l l 'e sp r i t l o r sq u ’ en p assan t d e v a n t B i o n , il
v o u s d éb i t ai t c e s r a p so d i e s?. .. P o u r y a j o u t e r fo i
et l es a v o i r si f i d èl em en t c o n se r v é e s d an s v o t r e
m é m o i r e , a v ez - v o u s d o n c o u b l i é q u e d e s d i r e s d ’ u n
G a sc o n , au t an t en em p o r t e l e v e n t ?
D ep u i s q u ’ il a q u i t t é P a r i s, m o n c h e r G u i l l a u m e
r e v i t ! 11 n ’ est n i l ’h o m m e d es b o u d o i r s n i c el u i
d es c o t e r i e s. A Lu i , i l f au t l ’a i r d es h a u t e u r s, l es
f o r êt s sa u v a g e s, l es g r a n d e s c h a sse s. I c i , d e p i c en
p i c , i l p o u r su i t b o u q u e t i n s, o u r s, i z a r d s, e t . . . i l est
h eu r eu x .
P a r f o i s j e d e m e u r e d e s sem ai n e s san s l e v o i r ,
av ec si m p l em en t d e l u i q u el q u es b i l l e t s, r e sse m
b l an t f o r t au c é l èb r e : « M a d a m e, i l f a i t g r a n d v en t ,
et j ’a i t u é s i x l o u p s... « E t d u r a n t c e s a b se n c e s, à
l ’e x e m p l e d es c h â t e l a i n e s d e l ’ a u t r e f o i s, p r ès d e
q u el q u e h au t e f en êt r e j e r est e ii t r a v a i l l e r .. . « et
m o n r o u et t o u r n e, f i l e , c h a n t e..: » c o m m e d an s l a
c h an so n .
N e p l eu r ez d o n c p as su r m o n so r t , t r o p sen si b l e
am i e, j e su i s l a m o i n s à p l a i n d r e d es f em m es,
p u i sq u e j ’ en su i s l a p l u s h e u r e u se . G a r d e z v o t r e
c o m p assi o n p o u r M e u r v i l l e q u i — j e l a c o n d am n e
a l ’ é c r i r e — est d an s u n ét at d ’ ab at t em en t à f ai r e
pitié !
D e g r â c e , a u ssi , n e m e r en d ez p a s r e sp o n sa b l e
d u c o u p d ’ ép ée et d es d é m a r c h e s d e m o n p èr e.
L e m a r q u i s d e C h a l o n — d o n t n u l n ’ i g n o r e l a j eu
n esse p e r si st an t e et l es su c c è s — n e p e u t - i l a v o i r
b ea u c o u p d e su j e l s d e m et t r e u n . i n d i sc r e t à l a
r ai so n ?
L e s c o n v e r sa t i o n s à P a r i s ser a i e n t - el l es d ev en u es,
d e p u i s m o n d é p a r t , d e s r éc i t s d e m è r e - g r a n d , d es
c o n t e s à d o r m i r d eb o u t ?
V i l e , a l o r s, t r a n sc r i v e z - l e s- m o i , el l es ég ay e r o n t
n o s v e i l l é e s...
A v o u s, t r è s c h è r e , t o u t e m o n am i t i é.
So
l a n g e.
�22
M ORT
OU
V IV A N T ?.
IV
M a d a m e M eu r v U l e à M a d a m e d e C o r d l y
( A b so l u m en t c o n f i d en t i el .)
P ar d o n n ez - m o i m a d am e, d e v o u sa d r e sse r , si t ô t ,
u n e n o u v el l e l et t r e. So y e z - m o i i n d u l g e n t e, j ’ ai
t an t b eso i n d e r é c o n f o r t . Je n ’ en t r o u v e q u e d an s
l a p en See q u e v o u s v o u s i n t ér essez à n o u s
D ’ a i l l e u r s, j e c r o i s r é p o n d r e à l ’ Un d e v o s d é si r s
en v o u s d o n n a n t d a m p l es d é t ai l s, d ’a b p r d su r n o t r e
a r r i v é e q u i f u t c e q u e e n e p o u v ai t m a n q u e r d ’ êt r e,
p l ei n e d et r an g e t é e t d i m p r é v u , et su r l a si n gu l i èr e
ex i st e n c e q u e m a c o m t esse et m o i m en o n s i ci
d u ssé- j e ai n si d é m e n t i r t o u t ce q U’ a n u ou ci uê
p o u r r a v o u s r e l a t e r il c e su j et m a c h èr e So l an ge
p o u r d e s r a i so n s q u e j e c o n t i n u e à n e p o i n t m ’ ex o l i q u e r . ..
*
D o n c , a p r è s c et t e c o u r se f o l l e q u i sem b l ai t n e
d e v o i r j a m a i s f i n i r et q u i n o u s m en a d ’ u n b o u t à
I a u t r e d e a F r a n c e , n o u s n o u s ar r êt â m e s b r u sq u e
m en t en p l ei n e n u i t , en p l ei n e m o n t ag n e d an s u n e
g o r g e é t r o i t e , q u ’em p l i ssa i en t l es m u g i sse m en t s
d u n v en t d e t em p êt e et l es g r o n d em e n t s f u r i e u x
d ’ u n t o r r en t d é b o r d é .
I l p ar aî t q u e n o u s ét i o n s a r r i v é s .
A u b o r d d e l a r o u t e se d r e ssa i t u n e p o t er n e
m a ssi v e , p e r c é e d e m e u r t r i è r e s, f l anquée d e c o n
t r e f o r t s, v é r i t a b l e en t r ée d e f o r t er e sse , d a n s l a a u e l l e
s o u v r a i t u n e p o r t e c h a r r e t i è r e t ai l l ée en p l ei n b o i s
et b a r d é e d e f er .
1
U n l o u r d m ar t eau p en d ai t il l ’ u n d es v an t au x
L e c o m t e l e so u l e v a , f r a p p a u n coup \ n u ci u ei
sem b l èr en t r é p o n d r e t o u s l es éc h o s d e l a m o n t ag n e
N u l n e v i n t o u v r i r , c e q u i sem b l a l e j et er en
g r an d e al ar m e.
L e s l an t e r n es d e l a b er l i n e éc l ai r ai e n t so n v i sa g e
l i v i d e d ’ u n e l u e u r i n c er t a i n e. I l f i t q u el q u es
p as en a r r i è r e , p ar u t e x a m i n e r l a r o u t e av ec
a n x i é t é . I l sem b l a i t p r ê t e r l ’ o r e i l l e , c h e r c h e r à
r e c o n n a î t r e u n b r u i t l o i n t a i n ; m ai s i l ét ai t i m p o s
�'M O R T
OU
V IV A N T ?.
23
si b l e d e r i e n en t en d r e d ’ a u t r e q u e l e f r a c a s d es e a u x
b o n d i ssan t e s. I l r e v i n t v e r s n o u s, h e u r t a d e n o u
v eau à l a p o r t e et j e l 'e n t e n d i s é c h a n g e r av ec l a
c o m t esse q u el q u es p h r a se s i n q u i èt es.
— Si n o u s n e p o u v o n s e n t r e r à B i o n , q u ’ al l o n sn o u s d ev en i r ?
— N ’ y p eu t - o n p é n é t r e r q u e p a r c et t e p o r t e ?
— U 11 sau t d e l o u p p r o f o n d en t o u r e l e c h â t e a u ...
d ’ a u t r e s p o r t e s e x i st e n t : m ai s l ’ h o m n ïe q u i a l a
g a r d e d e c el l e- c i en p o ssèd e l es c l e f s...
— N e p eu t - o n p a sse r p a r l e v i l l a g e ?
— A p i e d , o u i , m a i s p a s en v o i t u r e ... et q u e d e
t em p s p er d u !
A i n si se c h a n g e a p o u r m o i en c e r t i t u d e l ’ i d ée
q u e j ’ a v a i s d é j à eu e d u r a n t t o u t l e v o y a g e : n o u s
ét i o n s p o u r su i v i s et p o u r su i v i s d e t r è s p r è s.. .
E n f i n , d e r r i è r e l ’ u n d es b at t an t s n o u s p e r ç û m e s
u n b r u i t l é g e r . U n j u d a s f ît , en g l i ssa n t su r l e
p an n eau so m b r e , u n c a r r é d e l u m i è r e .
-— Q u i v a l à ? g r o n d a u n e v o i x r u d e .
L e c o m t e r é t r o u v a so n c al m e p o u r r é p o n d r e :
— Sa l u t , Jo h a n n è s ! C ’ est m o i , l e m a î t r e ! . . .
— L e m a î t r e ?. . . D i eu t o u t - p u i ssa n t !
A u ssi t ô t l es b a r r e s t o m b en t , l es r e sso r t s g r i n c e n t ,
l es g o n d s g é m i sse n t , l e p o r t ai l s’ o u v r e .
I n c l i n é t r è s b as, so n b o n n et b al a y a n t l a t e r r e ,
u n e so r t e d e g é an t d ’ a sp e c t c y c l o p é e n
nous
a c c u e i l l e : v i sa g e t o r d u , b a l a f r é , g r i m a ç a n t , o ù n e
b r i l l e q u ’ u n œ i l , u n œ i l én o r m e so u s u n so u r c i l en
b r o u ssa i l l e s. Q u ’ est d ev en u l ’ au t r e œ i l , en q u el l e
a v e n t u r e d u t - i l d i sp a r a î t r e a v e c l e so u r c i l q u i l ’ a b r i
t ai t et p r o b ab l em en t au ssi u n e p ar t i e d e c et t e f ac e
en t o u r m en t , l aq u e l l e sem b l e a v o i r ét é t r an c h ée
p a r u n c o u p d e s a b r e ? — Si j e m e l e d em an d e
a u j o u r d ’ h u i , j e n ’en eu s p o i n t l e l o i si r a l o r s.
A v e c d es h e u r t s, d e s c a h o t s, l a v o i t u r e s’ en g o u f f r e
so u s l a p o t er n e et , d e r r i è r e n o u s, v e r r o u s, b a r r e s
d e f er b r u y am m en t t i r é s, r e m i s en p l a c e , sem b l en t
n o u s sé p a r e r d u m o n d e à t o u t j a m a i s.
L e l o n g d ’ u n c h em i n a u x l ac et s c o u r t s et r a p i d e s
�24
MOUT
OU
V IV A N T ? . . .
L e c o m t e d e v a n ç a i t l a v o i t u r e et i n d i q u ai t a u x
p o st i l l o n s l es d a n g e r s îi é v i t e r .
A i n si n o u s d é b o u c h â m e s su r u n t e r r e - p l e i n , so r t e
d e c o u r d ’ h o n n e u r a u - d essu s d e l aq u e l l e d es t o i t s,
d es t o u r s se d r essai e n t i m p o san t s, s’ est o m p ai en t
d an s l a b r u m e et l ’ o m b r e . A l a c l a r t é d es l an t e r n es
o n n e d i st i n g u ai t n et t em en t q u e l a b ase d e l ’éd i
f i c e.
D ev an t u n e se c o n d é p o r t e c l o u t ée i» d é f i e r l es
p i q u e s, l es a ssa u t s, n o t r e éq u i p ag e fi t h al t e. D e
n o u v eau l e c o t n t e d u t so u l e v e r u n l o u r d m ar t eau
et eu f r a p p e r d e s c o u p s r ép ét és p o u r a n n o n c e r sa
v en u e. D e m ô m e q u ’ en l i as c es c o u p s se r é p e r c u
t èr en t à 1 i n t é r i eu r av ec l es so u r d e s r éso n n an c es
d ’ u n c h o c su r u n e f u t a i l l e v i d e , m ai s r i e n n e r é p o n
dit.
<
v N o u s v î m es d e n o u v eau a p p a r a î t r e l e so m b r e
p o r t i e r à l ’ œi l u n i q u e. I l c o g n a si m p l em en t au v o l et
d ’ u n so u p i r a i l . L e v o l et au ssi t ô t s en t r ’ o u v r i t .
L ’ h o m m e, d e l a m êm e v o i x d ’ au t o r i t é p r i se p a r
l e c o m t e, an n o n ç a :
— C ’ est l e m aî t r e !
— L e m a î t r e ? Jé su s, M a r i e ! . . .
C e l l e f o i s ce f u t u n e f em m e q u i r ép o n d i t p ar
d es e x c l a m a t i o n s.
— O n n e v o u s at t en d ai t p a s, G u i l l a u m e ! d i t la
c o m t esse.
— Q u i p o u v ai t s’ a t t en d r e à m e v o i r . ..
N o u s ét i o n s d esc e n d u es d e v o i t u r e . L a n u i t ét ai t
g l a c é e . L e v en t n o u s p é n ét r a i t . L e s c h ev a u x
s’ é b r o u a i e n t . L e u r s f l an c s f u m ai en t . N o u s ét i o n s
e n v e l o p p é s d ’ u n n u ag e d e v a p e u r .
E n f i n , d es p a s s'en t en d en t , d e s g en s c h u c h o t en t ,
d e n o u v e a u x v e r r o u s so n t t i r és, d e n o u v e l l e s b ar r es
d e f er t o m b en t , u n e l o u r d e p o r t e c èd e et ai n si
n o u s f ai t a c c u e i l c e c h ât eau d e B i o n v e r s l eq u el
n o u s c o u r i o n s c o m m e v e r s l ’ ab r i su p r ê m e .
D es O ssa l o i ses n o u s o n t o u v e r t , u n e j eu n e el u n e
v i e i l l e , l a m èr e et l a t i l l e. E l l e s se c o n f o n d en t en
e x c u se s, se r ép an d en t en p r o t est at i o n s d e d é v o u e
m en t , en so u h a i t s d e b i e n v e n u e ... E l l e s t i en n en t il
l a m ai n d e p et i t s l u m i g n o n s d o n t l a f l am m e f u m e
et t r em b l o t e.
�MORT
OU
V IV A N T ? . . .
A h ! l ’ i m p r essi o n d e c e l l e en t r ée d a n s c e v i e u x
n id d ’ ai g l e, q u i p o u r r ai t l a d écr i r e !
P a r t o u t l es a r a i g n é e s o n t t er i d u l e u r s t o i l e s, d es
l o i l es é p a i sse s o ù m i l l e at o m es r e p o se n t . D es c h a u
v es- so u r i s v o l en t , d é r a n g ée s p a r l a l u m i èr e q u i a
p ei n e à c o m b a t t r e l ’ o m b r e t ap i e en l o u s l es c o i n s.
N o u s t r a v e r so n s d es sal l es a u x v o û t es p r o f o n d e s.
N o u s n ’en v o y o n s p r e sq u e r i e n , l es l u m i è r e s q u e
t i en n en t l es O ssa l o i se s d an sen t p r e sq u e au r a s d u
so l ...
L e s m o n t a g n a r d e s n o u s en t r aîn en t v e r s l es
p i èc es q u ’ e l l e s h ab i t en t d ’ h ab i t u d e — u n e c u i si n e
et u n f o u r n i l . C ’ est l à, q u ’ au c o i n d ’ u n d i r e o b sc u r ,
en f u m é, d ’ o ù m o n t e en g r é si l l a n t l a f l am m e o d o
r an t e et c l a i r e d e b r i n d i l l e s d e b u i s et d e sa p i n ,
n o u s p a sso n s l a n u i t et p r e n o n s n o t r e p r e m i e r
r ep as : d u l ai l d e c h è v r e et d u p a i n - g r i s.
D ’ a p r è s l ’ asp ec t d es sa l l e s p r i n c i p a l e s, v o u s
p o u v ez j u g e r , m ad am e, c o m b i en l es c h a m b r e s à
c o u c h e r ét ai en t i n h a b i t a b l e s.N o u s n e p û m es so n g e r
à n o u s y r e t i r e r d e b i en d e s so i r s. M o i , d u r est e,
j e m ’ y o p p o sa i s d e t o u t es m es f o r c e s, t an t ,
a v ec l e u r s g r a n d s l i t s à c o l o n n e s, l e u r s t a p i sse r i e s
à p e r so n n a g e s, l e u r s b o i ser i e s so m b r e s et ce m o b i
l i er a u x l i g n e s r a i d e s et m a j est u eu ses q û i se
r et r o u v e p ar t o u t , el l es m e sem b l ai en t em p l i es
d ’ u n t e r r i b l e i n c o n n u , d o n t j e n e p u i s en c o r e su r
m o n t er l ’ ef f r o i .
I l n e d ev ai t p as n o u s êt r e p er m i s- d e n o u s
a t t a r d e r l o n g t em p s à c e s i m p r e ssi o n s d é p r i m an t e s.
G o m m e si m a c o m t esse eû t p r i s g r a n d so u c i d e
l e u r d o n n e r l a c h a sse , el l e d é c i d a , d ès l e l en d e• m ai n , q u e n o u s p r o c é d e r i o n s à n o t r e i n st a l l a t i o n ,
ai d ées p a r l es O ssa l o i se s et d ’ au t r es h u m b l es. E t
c e u x - c i n o u s m o n t r èr en t u n t el d év o u em en t q u e l a
►
c h èr e en f an t s ’ éc r i a l es l a r m e s a u x y e u x :
— Q u el s b r a v e s g e n s !
L e c o m t e r é p l i q u a d ’ u n e v o i x so u r d e :
— I l s n o u s ser o n t d es a u x i l i a i r e s p r é c i e u x ...
So l a n g e l e r e g a r d a d o u c em en t et m u r m u r a :
— J ’ai c o n f i a n c e ...
P a u v r e p e t i l e ! p en sai - j e, el l e d o i t sa v o i r c e p en
d an t q u e si d es d a n g e r s d e m e u r en t su sp e n d u s su r
�26
'
MORT
OU
V IV A N T ? . . .
l a t êt e d e c e l u i q u ’ el l e a i m e , i l f au d r a d e s f o r c e s
m o i n s a v e u g l e s q u e d es m u r s ép ai s et d es p o r t e s
b l i n d é e s, u n e p r o t e c t i o n p l u s el ï e c t i v c q u e c e l l e d e
se r v i t e u r s d é v o u é s p o u r l e d ét en d r e ! . . .
L ’ a v e n i r est à D i e u ! . . .
E t c o m m e p a r u n c o u p d e b ag u et t e, B i o n q u i , si
l o n g t em p s n e c o n n u t q u e l a so l i t u d e, l ’a b a n d o n ,
se t r o u v a t r a n sf o r m é .
<
M a c h èr e c o m t esse s’ j em p l o y a av ec en t r ai n et
c o u r a g e , c o m m e si se p r é p a r a i t p o u r el l e l a p l u s
d o u c e d es e x i st e n c e s. N o u s f i l m es, d e c e f ai t , f o r t
o c c u p ée s p en d an t p l u si e u r s sem ai n es.
M a i s, l ’ i n st a l l a t i o n t er m i n ée, q u ’ a l l i o n s- n o u s
i m a g i n e r p o u r c o m b l e r l e v i d e d e n o s j o u r n é e s?
V o t r e a m i e , m a d a m e , s’ a v i sa al o r s q u e l es t ap i s
se r i e s q u i c ac h en t l a n u d i t é d es m u r s et r e c o u v r en t
l es m eu b l es ét ai en t r o n g é es p a r l es v er s et l es r at s.
D an s l es g r e n i e r s el l e f i t l a d é c o u v e r t e d e g r a n d s
m é t i er s. E t el l e d é c i d a d e r é p a r e r c e s t a p i sse r i e s,
d é c r o c h é e s p an n eau p a r p an n eau , c e s f au t eu i l s,
d é c o u v e r t s u n îi u n .
D ep u i s q u e c et i m m en se t r av ai l est c o m m en c é,
j e p en se San s c esse à c et t e t a p i sser i e d e d e u x cen t
d o u z e, p o u c es d e l o n g r e p r ése n t an t l es h au t s f ai t s
d ’ un au t r e G u i l l au m e — l e C o n q u ér an t , c el u i - l à —
q u ’ en 10 6 6 b r o d a i t l a r ei n e M a t h i l d e p en d an t
l ’ ab sen c e d e so n é p o u x ... D e u x cen t d o u z e p o u c es
d e l o n g , d i x ^ h u i t d e h a u t ... C ’ est au m o i n s c e u n e
r ep r ésen t e l a t ac h e q u e n o u s a v o n s e n t r e p r i s e ! . ..
E t q u an d j e c o n si d èr e c o m b i en p eu n o u s l ’ a v an ç o n s \
c h aq u e j o u r , je n i e d em an d e si q u el q u e i n t e r v en
t i o n m i r ac u l e u se n e v i e n d r a p as n o u s l i b é r e r #
d ’a v o i r
t e r m i n e r u n t el o u v r a g e , o u si , p t f i n t p a r
p o i n t , n o u s ser o n s c o n d am n ées îi en v e n i r à b o n i ...
D an s c e c a s, m ad am e, j e v o u s d i s a d i e u , c a r je
se r a i t r o p v i e i l l e p o u r en t r e p r e n d r e l e l o n g v o y a g e
q u ’ i l f au d r ai t p o u r r e t o u r n e r à P a r i s et v o u s
r ev o i r .
E x c u se z - m o i en c o r e ét t o u j o u r s d e v o u s i m p o r
t u n er d e m a p r o se et v e u i l l ez m e c r o i r e , M ad a m e,
v o t r e se r v a n t e d é v o u ée ,
A nne M
eu r yïix e.
�MORT
OU
V IV A N T ?.
27
P . - S . — Je v i e n s d e d é c o u v r i r en M l l e M i n et t e
D u c o s, l a sœ u r d e M . !e c u r é d e B i o n , u n a u x i
l i ai r e p r é c i e u x q u i m ’ a i d e r a à v o u s f ai r e p a r v e n i r
c et t e l et t r e et d ’ a u t r es si D i eu m e p r ê t e v i e . E n
v o u s a d r e ssa n t à el l e, p eu t - êt r e p o u r r i e z - v o u s
m ’ é c r i r e d i r ec t em en t si b eso i n - en ét ai t .
V
M a d a m e d e C o r él y à M a d a m e l a com t esse
d e F en l u c q .
E h b i en ! so y o n s g a i s, p u i sq u e l a c o n si g n e est
d ’ êt r e g a i s. N e p a r l o n s q u e d e c h o ses r i a n t es,
n ’ a y o n s q u e d e s i d ées c o u l e u r d e r o se . M ai s p o u r
c el a je m ’a d r e sse t o u t p a r t i c u l i è r e m e n t à n o t r e am i
l e c h e v a l i e r d e M u r e t et l u i d em an d e d e m ’ a i d e r ,
seu l e, j ’ é c h o u e r a i s d an s m o n e n t r e p r i se .
C o m m e p r e m i è r e c h o se a m u sa n t e, il m e d i t
q u ’ i l y eu t à P a r i s, c e c a r n a v a l , 20 .5,0 0 b a l s. A v e z v o u s b i en l u ? 2 0 .5 0 0 ? V o i l à u n e b el l e r e v an c h e
p r i se p a r l e p l a i si r su r t an t d ’ an n ées q u 'av a i en t
r e n d u es d o u l o u r e u se s r é v o l u t i o n s, g u e r r e s, at t en
t at s, é p i d é m i e s, sc a n d a l es et au t r es c a l am i t és.
L a p a u v r e h u m an i t é , c o m m e il a r r i v e so u v en t ,
n e d a n sa- t - el l e q u e su r u n v o l c a n ? . . .
P o u r t a n t , M l l e L e n o r m a n t , t r o i si è m e d u n o m ,
q u i d o n n e en so n l o g i s d e l a r u e d e T o u r n o n
d es c o n su l t at i o n s à t o u t es — o u p r e sq u e t o u t es —
l es f em m es d u m e i l l e u r m o n d e, a v i d e s d e se f ai r e
t i r e r l es c a r t e s, et p eu t - êt r e d e s’ en t en d r e d i r e ,
c o m m e j ad i s M m e d e B e a u h a r n a i s se l e v i t an n o n
c er : « V o u sse r e z p l u s q u e r ei n e» , — M l l e L e n o r
m an t a f f i r m e q u ’ au c u n n u ag e sé r i e u x n e m en ac e,
d ’ i ci q u el q u e t e m p s, l e c i el d e l a F r a n c e .
D a n so n s ! . . .
2 0 .50 0 b al s ! V o u s f i g u r e z - v o u s, m o n a m i e , ce
q u e c e l a r e p r é se n t e d e sa l u t s p r o f o n d s, d e r é v é. r e n c es, d e r o n d ç d e j a m b e s, d e r o n d s d e b r a s, d e
p et i t s sa u t s, d e m i n a u d e r i e s: b o u c h e s ‘en c œ u r ,
�MORT
OU
V IV A N T ? . .
so u r i r e s en c o i n , o ei l l ad es p i q u an t es, c o u p s d ’ œi l
sé d u c t e u r s, c o m p l i m e n t s, m a d r i g a u x , p r o p o s en
l ’ a i r , p r o p o s g a l a n t s, f a d e u r s, f o l l es p r o m e sse s,
p h r a se s en g u i r l a n d e s et , p o u r t o u t d i r e , m en so n
g e s ? C a r n o u s n e d ev o n s p as o u b l i e r q u e n o u s
so m m e s, i ci ', d an s- c e q u e l es P è r e s d e l ’ É g l i se
ap p el l en t l e « d o m ai n e d e Sat an ! » l ’ a r sen a l où
m i e u x q u e p ar t o u t il t o r g e , a i g u i se ses a r m e s ! . . .
L ’on d a n sa d o n c d a n s l es d o u z e a r r o n d i ssem en t s.
I V y eu t l es b al s d e s m i n i st è r e s,d e l ’ a r i st o c r a t i e , d u
c o m m e r c e , d e l a g a r d e n at i o n al e, d es ag en t s d e
c h a n g e , d es n o t ai r es ; d es b al s d e n o c e s, d es b al s
d e p o l i t i q u e, d es b al s d e g r a n d s et d e p et i t s
t h éâ t r es, d es b a l s « p u r - sa n g » , d es b a l s « m él an
g é s » , d és b al s « j u st e- m i l i e u » . P a r t o u t , m ô m e au
c o i n d es r u es, m ô m e su r l es p l ac es p u b l i q u e s, en
p l ei n a i r , d an s l es g u i n g u et t es l’on d a n s a ; i l n ’ y
eu t p ar t o u t q u e f l o n f l o n s, .é c l a t s d e r i r e , q u a
d r i l l e s é c h e v e l é s...
<( C o u r t e et b o n n e » sem b l e a v o i r ét é l a d ev i se
d u c a r n a v a l d éf u n t .
E l cet t e d e v i se, d u h au t d e l a c h a i r e d e N o t r e D am e, l ’ ab b é L a c o r d a i r e l a c o m m en t e t e r r i b l e
m en t : « Q u e l ét at ! . . . q u el ét at ! s’est - i l é c r i é av ec
B o ssu e t , p o u ssi è r e , t o u t n ’ est q u e p o u ssi è r e ... et
p t t l v er i s e s t ! . . . T u es c e m a t i n ... o ù se r a s- t u ce
s o i r ? . . . » Sa t e r r i b l e él o q u en c e r é so n n e , so u s l es
v o û t es, c o m m e u n e m en ac e d e c h â t i m en t s, c o u r b e
l es d o s, c o u r b e l es t ô l es et p én èt r e au p l u s p r o
f o n d d e s c œ u r s... O h ! l e n éan t , l a f r a g i l i t é d e s
c h o ses h u m a i n e s... l ’ a m er t u m e d es l en d em a i n s îl e
f ô t es et l e « gof t t d e c e n d r e » q u e l ai sse n t l es p l a i
s i r s .. .
A p r è s d e p a r e i l l e s p en sées, l e h o c h e l a u x m i l l e
g r e l o t s d e l a f o l i e m ’ est t o m b é d es m a i n s, et j e d e
m an d ai s au c h e v a l i e r d e M u r e t q u ’ i l m e d o n n ât , îi
v o t r e i n t en t i o n , d ’ a u t r es su j et s d e l e r e p r e n d r e ,
l o r sq u ’ o n m ’ an n o n ç a u n v i si t e u r su r l eq u el je n e
c o m p t ai s p as. D ev i n ez q u i ? L e m a r q u i s d e C h a l o n .
V o i r e p è r e , t r ès c h èr e a m i e, m ’ h o n o r e r ar em en t
d e l a f a v e u r d ’ u n e v i si t e . Je n e p u s l u i d i ssi m u l e r
l a su r p r i se q u e j ’ é p r o u v a i s à l e v o i r . M a i s p o u r
q u o i s ét ai t - i l f ai t a c c o m p a g n e r d c v o t r e an c i en so u
�MORT
OU
V IV A N T ?.
29
p i r a n t — q u i , a u x d i r e s d e m es c h e r s h ab i t u és, n e
l e q u i t t e g u è r e , d e p u i s q u e v o u s n ’ êt es p l u s l à —
j ’ ai n o m m é So st h è u e s d e R o c h e m o n t ? C e s m es
si e u r s p a r a i ssa i e n t g r a v e s. O n eû t d i t q u ’ i l s av ai en t
à m ’ e n t r e t e n i r d ’ u n e a f f ai r e d ’ h o n n e u r . Je p en sai
à v o u s et m e sen t i s t r o u b l é e.
A t o i t o u il r a i so n , j e n ’ ai m e p o i n t M . d e R o c h e m o n t . Se s m a n i èr es o r g u e i l l e u se s et h a u t a i n e s, so n
esp r i t sa r c a st i q u e et c a ssa n t , l ’ e x p r e ssi o n p l ei n e
d o su f f i san c e d e so n v i sa g e n o n seu l em en t m e d é
p l ai se n t , m ai s m ’ o n t t o u j o u r s i n q u i ét ée.
D u t em p s q u ’ i l v o u s c o u r t i sa i t et o ù v o t r e p è r e
v o u s p o u ssa i t à u n m a r i a g e a u q u el v o u s eû t es l a
sag esse d e n e p o i n t c o n se n t i r — v o u s v o u s d ev i n i ez
d est i n ée au séd u i sa n t c o m t e d e F e n l u c q —
j ’a v a i s ét é so u v en t c h o q u ée d e l a d u r et é d e so n
r e g a r d et d e l ’ â p r e t é d e sa v o i x . Je l e sen t a i s am o u
r e u x , c e r t e s, m ai s en c o r e p l u s i n t é r essé, at t i r é p ar
l ’ i m m en se f o r t u n e d e v o t r e p è r e , u t i l e san s d o u t e,
p o u r c o m b l e r l es b r è c h e s q u e l e j eu p r a t i q u a d an s
l es p r o p r e s b i en s d u si r e d e R o c h e m o n t . Je n e l ’ ai
m ai s p a s .. . j e n e l ’ a i m e p a s d a v a n t a g e , b i en q u e
b ea u c o u p d e f em m es l e t r o u v en t séd u i sa n t .
11 ét ai t , c o m m e à so n h ab i t u d e , v êt u av ec l a
d e r n i è r e r e c h e r c h e : h ab i t b l eu p i n c é' à l a t ai l l e,
p an t al o n g r i s p e r l e , sa c r a v a t e d e so i e n o i r e c h i f
f o n n ée en p l i s i n c er t a i n s et r et en u e p a r d e u x én o r
m es t u r q u o i se s. L e s c h e v e u x assez l o n g s r o u l és
a u t o u r d u v i sa g e et d ég ag ean t so n f r o n t t o u r m en t é.
Je n e p u i s so u f f r i r l es d a n d y s, su r t o u t c e u x q u e
je so u p ç o n n e d ’ a v o i r u n e âm e v i l e et 'u n e sp r i t m al
f ai san t . A u ssi , p o u r m o n t r e r l e p eu d ’est i m e o ù je
t i en s ses p a r e i l s, d e m a n d a i - j e d ’ u n a i r t r ès i n n o c en t
au c h e v a l i e r d e M u r e t s’ i l a v a i t d es n o u v e l l e s d e
G e o r g e s B r u m m e l , et si c e q u ’ o n d i sai t d u f am e u x
'< B eau » ét ai t v r a i : sa v o i r q u ’ il a c h èv e ses j o u r s à
C a e n , d an s l a p l u s n o i r e m i sè r e, t o m b é ;Y l ’ en f a n c e,
et v êt u — l u i q u i d ép en sai t n a g u èr e en u n e an n ée
2 50 .0 0 0 f r an c s p o u r sa t o i l et t e ! — d e m au v ai s h a
b i t s r e t o u r n é s p a r u n m a u v ai s t a i l l e u r . L e c h e v a
l i e r n o u s d i t q u e l ’ a n c i e n am i d e G e o r g e s I V ,
d e p u i s q u ’ i l n ’ ét ai t p l u s c o n su l d ’ A n g l e t e r r e , v i v ai t
d 'e m p r u n t s, d e d et t es et d e q u asi - m en d i c i t é .
�3o
MORT
au
V IV A N T ? . . .
__ E st - c e l a p u n i t i o n d e ses i n so l en c es et d e so n
o i si v e t é ? a j o u t a - t - i l . P a r u n j u st e r e t o u r d e s c h o ses
d ’ i c i - b a s, l e p a u v r e h o m m e so u f f r e d an s c e q u ’ il
a ai m é p a r - d e ssu s t o u t , et j u sq u ’ au r i d i c u l e :
l ’ él é g a n c e et l a r e c h e r c h e d es h a b i l l e m e n t s...
V o u s l e v o y e z , m ad am e, v o u s ét i ez f o r t b i en r e n
se i g n é e ...
M . d e R o c h e m o n t , d o n t l a f i g u r e se c r i sp a i t en
u n m a u v ai s so u r i r e , d é c l a r a d u n t o n d o u x q u ’ il
n ’ y av ai t r i en d e su r p r en a n t à c el a :
— M m e d e C o r é l y t i en t à l a p r e sse , et l a p r e sse
sai t t o u t .
— M o i n s q u e l a p o l i c e ; r ét o r q u ai - j e d e m o n a i r
l e p l u s g r a c i e u x . ( C e c i d em an d e e x p l i c a t i o n et je
v o u s l a d o n n e r ai , c et t e e x p l i c a t i o n , d an s m a p r o
c h ai n e l et t r e .)
V o u s v o y e z , m a c h èr e b el l e, q u e d ès l ’ a b o r d n o
t r e c o n v e r sat i o n f u t p l u t ô t a i g r e - d o u c e . M ai s el l e
af f ec t a b i en t ô t u n t o u r en j o u é. À p o r t ée d e m a m ai n ,
su r u n « b o n h e u r d u j o u r », ét ai t l e l i v r e q u i f ai t
f u r e u r : l a C o n f essi o n d ’ u n en f a n t d u si ècl e. V o t r e
p èr e se m i t a u ssi t ô t îi en d i sc u t e r . M . d e R o c h e m o n t n e d i sai t r i e n . I l ét ai t v i si b l e q u e c e q u ’ a v ai t
p u p en ser , é c r i r e M . d e M u sset l ’ i n t é r essai t p eu .
Se s y e u x , a t t i r és p a r l es r o sac es d u p a r q u et , n e
s’ en d ét ac h ai en t q u e p o u r f i x e r d ’ u n r e g a r d i n d éf i
n i ssab l e l a m i n i at u r e q u i v o u s r e p r ése n t e et q u e j ’ ai
t o u j o u r s p r ès d e m o i .
M et t ai t - i l u n e i n t en t i o n à c e m an èg e ? V o u l a i t il q u e j e n ’ en p e r d i sse r i en p o u r , au b e so i n , v o u s
en en t r et en i r ?
« C o m ed i a n t e ! » so n g ea i - j e , san s p i t i é p o u r l e
p a u v r e é c o n d u i t et p o u r ce q u ’ il d u t so u f f r i r d e se
v o i r p r éf ér er l e co m t e d e F en l u c q .
V o t r e p èr e d i sc u t ai t t o u j o u r s su r M . d e M u sse t ,
p u i s il m e d em an d a d ’ u n t on l é g e r , c o m m e si l a
q u est i o n n ’ ét ai t q u ’ a c c e sso i r e , si j ’ a v a i s d e v o s
n o u v el l es.
.Te r é p o n d i s q u e v o u s m ’ en av i ez e n v o y é , i l y
av ai t p eu d e t em p s.
— En
q u el
ét at
d 'e sp r i t
v o u s p a r a i ssa i t - e l l e ?
[| m e sem b l a q u ’ à c et t e q u est i o n M . d e R o c h e -
�MORT
OU
V IV A N T ? .
31
m o n t , f i x a n t su r m o i ses p r u n e l l e s d e f eu , at t en d i t
m a r é p o n se av ec u n m a u v ai s so u r i r e .
I l m e v i n t l a t en t at i o n d e l e t o u r m e n t e r p l u s
sér i eu sem en t q u e t o u t à l ’ h eu r e.
V o s l et t r es ét ai en t p l ei n es d ’ en j o u em en t , d i s- j e
a u ssi t ô t , et j 'a j o u t a i q u e l ’ a m o u r ét ai t u n sen t i m en t
b i en p u i ssan t , b i en a b so l u , p u i sq u 'e n v o t r e e x i l ,
il v o u s f ai sai t l a f em m e l a p l u s h eu r eu se d e l a
t e r r e ...
V o t r e p èr e so u p i r a t r i st em en t :
— L a p a u v r e e n f a n t ...
M ai s j e t u s ép o u v an t ée d e l ’ e x p r e ssi o n t | u e p r i t l e
v i sa g e d e M . d e R o c h e m o n t et d e l 'é c l a i r u ’ a c i e r
q u i t r a v e r sa ses y e u x . Sa p h y si o n o m i e — p a r d o n
n ez - m o i l e m o t — su ai t l a h ai n e et l ’ en v i e.
« C e t h o m m e est c a p a b l e d e t o u t ! » m e d i s- j e .
D e v o t r e d é d a i n , So l a n g e , i l n ’ a p a s c essé d e so u f
f r i r . D u t r i o m p h e d e v o t r e m a r i , i l n ’ a p a s c essé
d ’en r ag er .
V o t r e p è r e p r i t c o n g é . M . d e R o c h e m o n t m ’ a
d r essa u n sal u t p r o f o n d , san s p r o n o n c e r u n e p a r o l e ,
et su i v i t M . d e C h at o n .
C o m m e i l s’ é l o i g n a i t , j e su r p r i s d e n o u v eau so n
r e g a r d d i r i g é v e r s v o t r e i m a g e . Q u el l e p en sée b a r
r ai t s o n ‘f r o n t et t o r d ai t sa l è v r e p a l e ?
I l m e sem b l a q u 'i l v o u s j et ai t en p ar t an t c o m m e
u n e so r t e d e d é f i .. .
Sa n s d o u t e a l l ez - v o u s r i r e d e m o i , r a i l l e r m o n
i m ag i n at i o n et c e q u 'e l l e e n f a n t e ?...
R i e z , c h è r e b el l e, r i e z , m ai s t en ez v o t r e g r a n d
b o n h eu r
l ’ a b r i d e v o s f en êt r es b i en c l o ses af i n
q u ’ au c u n d e c es so u h a i t s m au d i t s q u i , p l u s q u ’ on
n e l e c r o i t , i n f l u en t su r l e so r t , n e l e p u i sse
at t ei n d r e.
A p r è s a v o i r su r p r i s l e r e g a r d d e M . d e R o c h e
m o n t , j e c r o i s t ou t p o ssi b l e ...
A d i e u , m a c h é r i e , v o u s m e m an q u ez à c h aq u e
i n st an t d u j o u r .
V o t r e t o u t e d é v o u ée ,
F
r a n ç o i se .
P . - S . — R e m e r c i e z M e u r v i l l e d e v o u s se r v i r d e
se c r é t a i r e . J ’ ai eu g r a n d p l a i si r à r e v o i r so n é c r i t u r e .
�mo r t
o u
v iv a n t
?..
VI
M a d a m e h com t essed e Fèn l u c q à M a d a m e d e ( l o r d l y .
( L et t r e éc r i t e p a r la com t esse.)
M a c h è r c F r a n ç o i se ,
L a i sse z M . d e R o c h e m o n t n i e l an c er d es d éf i s.
T o u t e s f en êt r es o u v e r t e s,, j ’ at t en d s ses m au v ai s
so u h a i t s. M o n b o n h e u r est h o r s d e t o u t e at t ei n t e.
J ’ai m e G u i l l a u m e et , q u o i q u ’ il a r r i v e , j e n ’ a i m e
r ai j a m a i s q u e l i n .
A l ’ o c c a si o n , f ai t es sa v o i r à M . d e R o c h e m o n t
q u e n i sa h ai n e, n i ses c o l è r e s n ’ ex i st en t p o u r m o i .
S ’ il m e c o m b at v i si è r e b asse, av ec d es a r m e s d e
t r a î t r e , m o i je l ’ at t en d s v i sag e d é c o u v e r t . I l sa u r a
m i eu x ai n si o ù f r a p p e r .
P o u r c el t e l o i s, j e n e m éd i s p a s d e v o t r e i m a g i
n at i o n , au c o n t r a i r e , j e l a f él i c i t e d ’ a v o i r su si
b i en v o i r , si b i en d e v i n e r .
M o n p èr e o b éi t îi u n e i n e x p l i c a b l e f at al i t é en
f ai san t d e cet h o m m e so n am i . I l n ’ y a p a s a l u t t er .
M ai s v o u s, c h è r e a m i e, n e l e r e c e v e z p l u s, a
m o i n s q u e ce n e so i l p o u r l e l a r d e r d e b r o c a r d s,
ou e x a sp é r e r sa v a n i t é ...
V o u s n ’ en f er ez j am ai s t r o p à m o n g r é .
S o l a n g e .
V II
M a d a m e A n n e M eu r v U l c à M a d a m e d e C o r d l y .
( A b so l u m en t con f i d en t i el .)
M a d a m e , ex c u se z - m o i . Je n ’ai r i en p u n j o u l e r
l a d e r n i è r e l et t r e d e m a c h èr e c o m t esse. E l l e l ’ é c r i
vi t e l l e- m êm e d ’ u n t r a i t , et p o u r v o u s l ’ en v o y e r
el l e n ’ u sa p o i n t d e s v o i e s o r d i n a i r e s.
B o t t é , é p e r o n n é , l a p l u m e d ’ a i g l e au c h a p ea u , l e
c o m t e en t r a c o m m e el l e l a si g n a i t . A p r è s h u i t
�MORT
OU
V IV A N T ? .
33
j o u r s p assés p r ès d e n o u s, i l r e p a r t a i t p o u r l a
m o n t ag n e.
I l r e m a r q u a q u e So l a n g e s'a p p r ê t a i t à c l o r e
u n e m i ssi v e.
— O h ! o h ! q u el est l ’ h e u r e u x m o r t e l q u i v a
p o sséd er d e v o t r e é c r i t u r e ? d em an d a- t - i l d ’ u n
ac c en t d e p l ai san t er i e q u ’ il p r en d b i en r a r e m e n t à
p r ésen t . ( M . l e c o m t e n ’ i g n o r e p as q u e m a c h èr e
él èv e d é l est e à t el p o i n t é c r i r e q u e l e p l u s so u v en t
el l e m e c h a r g e d e c e so i n .)
— J' é c r i s à F r a n ç o i se d e C o r é l y .
E t se d r e ssa n t , d é p l o y a n t av ec l a g r â c e q u e v o u s
sav ez sa h au t e et b el l e t ai l l e, d ’ u n a d o r a b l e g e st e,
el l e t en d i t à so n m ar i ce q u ’ el l e v en ai t d e t r a c e r
p o u r v o u s.
— D u r e st e , i l n 'y a p a s d e se c r e t s. .. l i sez ,
G u i l l au m e.
I l l u t , ses y e u x r a y o n n è r e n t et d ’ u n e v o i x d o n t
j e n ’ o u b l i e r ai j a m a i s l ’a c c e n t , il d i t :
— So l a n g e , il est d e s i n st an t s d e b o n h e u r q u i
f o n t o u b l i e r t o u t es l es so u f f r a n c e s...
E t , c o u r b é t r ès b a s. il l u i b ai sa l a m ai n .
Q u ’ el l e eu t v i t e f ai t d e se j e t er à so n c o u , m u r
m u r an t d ’ u n e v o i x p assi o n n ée :
— G u i l l a u m e ... r i e n n e n o u s sé p a r e r a . .. r i en n e
p eu t n o u s s é p a r e r ...
A c es m o t s, il p a r u t sa i si d ’ u n e i v r e sse su b i t e . I l
s’ em p ar a d e l a l et t r e et l a b r a n d i t à b o u t d e b r a s
co m m e un d r ap eau .
— Je r é c l a m e l a j o i e d e l ’ e x p é d i e r m o i - m êm e,
c et t e é p l t r e , c r i a - t - i l , d e l a p o r t e r a u ssi l o i n q u e
i o ssi b l e ... et j e r e g r e t t e d e n e p o u v o i r a l l e r j u sq u ’à
l o c h e m o n t p o u r l ’ en so u f f l e t e r .
So l a n g e s’ a l a r m a :
— G u i l l au m e, p as d ’ i m p r u d en c es !
— Q u e c r a i n d r a i s- j e m ai n t en an t ? N ’a i - j e p as
v éc u m a v i e ? Q u ’ est - c e q u i p o u r r a j a m a i s d é p a sse r
en f él i c i t é c e q u e j ’é p r o u v e :
— P en sez à m o i ! i m p l o r a - t - e l l e .
— C et t e l et t r e, j e so u h a i t e en êt r e l e c o u r r i e r , —
r é p é t a - t - i l , et il a j o u t a — et si j e m eu r s en r o u t e ,
j e v e u x q u ’o n l a t r o u v e su r m o i . ..
— G u i l l au m e !
Ï
120 - n
�34
MORT
OU
V IV A N T ? . . .
11 y eu t en t r e eu x d ’ au t r es m o t s é c h a n g é s, u n
c o u r t et m y st é r i e u x c o l l o q u e. P u i s, c o m m e s ’ i l s
d é s ir a ie n t se p a r l e r san s t ém o i n s, i l s so r t i r e n t d e l a |
p i èce.
.
i
l
Je d e m eu r ai seu l e et p l u s p e r p l e x e q u e j a m a i s.
Q u an d So l a n g e r e v i n t , ses j o u es ét ai en t i n o n d ées d e
c e s l a r m e s l o u r d e s et l en t es q u i so n t c e l l e s d es
c r u e l s c h a g r i n s. E l l e s ’assi t au c o i n d u f o y e r , l es
y e u x f i x e s, r e g a r d a n t l es b r ai se s.
L e so i r t o m b a. N o u s r est i o n s t o u t es d e u x san s
p a r l e r . Je n ’ o sai s l a t o u r m en t er d e q u e st i o n s, e l l e
sou ffr ai t si vi si bl em en t .
Br u sq u em en t elle r om pi t le si l en ce.
— M e u r v i l l e ... i l est p a r t i ... c e q u ’ i l v a f ai r e est
f o u ... P o u r q u o i êt r e v en u s i c i , si c ’ est p o u r r e t o u r
n er v e r s l e p é r i l ?
N e sac h a n t q u e r é p o n d r e , j’ ân o n n ai :
— M . l e c o m t e a u n e t el l e h ab i t u d e d e l a m o n
t ag n e.
E l l e eu t u n g e st e d e d é se sp o i r .
— A l i ! s’ il ét ai t d an s l a m o n t ag n e !
E t au ssi t ô t r a i d i e , n er v eu se, el l e se l e v a , m a r c h a
d an s l a p i èc e, d e d r o i t e , d e g a u c h e , et j e l ’ en t en d i s
q u i r é p ét a i t , ai n si q u ’ o u b l i e u se d e m a p r é sen c e ,
c es m o t s q u ’ e l l e a v a i t d é j à p r o n o n c é s :
— Si c ’ ét ai t v r a i p o u r t a n t ? . . . M o n D i e u , si
c ’ ét ai t v r ai ?
L ’ a n g o i sse c r eu sai t so n v i sa g e , m et t ai t d e l ’ a f f o l e
m en t d an s ses y e u x . E n f i n , à b o u t d e r é si st a n c e ,
el l e s ’ éc r o u l a , san g l o t a n t e, d an s u n f au t eu i l .
.l e m ’ em p r essa i a u p r ès d ’ el l e. A l o r s, se r é f u g i a n t
d an s m es b r a s, el l e m u r m u r a , m e t u t o y an t c o m m e
el l e f ai sai t en so n en f an c e :
— M e u r v i l l e , p r i e p o u r m o i ... i l est d es h eu r es
o ù j e n e sai s p l u s o ù est m o n d e v o i r ...
E t el l e m e q u i t t a p o u r s’ en f e r m e r d an s so n
o r at o i r e.
L ’ én i g m e , m ad am e, d ev i en t d e p l u s en p l u s
i n d é c h i f f r a b l e . Je p e r d s l a t èt e à en c h e r c h e r l a
so l u t i o n ; j e n e d o r s p l u s ; je n e m an g e p l u s ; je
n e v i s p l u s...
J ’ai d éc i d é d e v o u s é c r i r e a u j o u r d ’ h u i p ar c e
q u e j e n e p u i s q u ’ av ec v o u s m ’ en t r e t e n i r d e c e
�MORT
OU
V IV A N T ? .
35
ce q u i est . Je n 'en so u f f l e m o t à p e r so n n e , j ’ ai p e u r
d ’é l o u f f e r d ’ a n x i é t é ! . . .
A i n si q u e v o u s l e d em an d i ez d an s u n r éc en t
b i l l e t , je v o u s en v o i e c e l t e l et t r e so u s l e c o u v e r t
d e v o t r e o u v r i è r e en m o d e s... D i eu v e u i l l e q u ’ el l e
v o u s l a r ei n et t e f i d èl em en t et q u e n o t r e c o r r e s
p o n d an c e éc h a p p e ai n si a u x i n d i sc r é t i o n s q u e
v o u s sc m b l ez r e d o u t e r !
O ù est p ar t i l e c o m t e ?
M a c o m t esse n e m e p a r l e p l u s d e c e d ép ar t et
j e n ’ o se y f ai r e a l l u si o n ...
V III
M a d a m e d e Ç o r él y à M adam e l a com t esse
d e F en l u c q .
P a r i s, l e...
M a c h èr e So l a n g e ,
T o u t b eau ! Je n e sa v a i s p a s f r a p p e r si j u st e en
v o u s p ar l an t d e M . d e R o c l i e m o n t , si n o n j ’ y eu sse
m i s p l u s d e m é n ag em en t s. I l ser a i t sag e d e n e
p l u s n o u s o c c u p e r d e l u i .. . C e p e n d a n t , d e u x m o t s
en c o r e. I l est r ev en u c h ez m o i , seu l c et t e f o i s,
p o u r m e d e m a n d e r si j ’ ét a i s si n c è r e en ce q u e
l ’ a v ai s d i t à v o t r e p èr e l o r s d e sa d e r n i è r e v i si t e .
V r a i m e n t , êt es- v o u s h eu r eu se l à - b a s? E st - i l p o ssi
b l e q u e v o u s l e so y ez ? J ’ ai p u a l o r s, n o n p a s l u i
c o m m u n i q u er v o t r e d e r n i è r e l e t t r é , c e q u i au r ai t
ét é, d e m a p ar t , u n e a m èr e f o l i e , m ai s l u i en p a r l e r ,
c a r el l e m ’ est p a r v en u e av ec u n e r a p i d i t é i n c r o
y ab l e.
B l a n c d e r a g e et — so y o n s j u st es ! — d e d é ses
p o i r , M . d e R o c l i e m o n t m e d é c l a r a f i v o i r l u c el t e
l et t r e et n ’ en d e v o i r j a m a i s p u b l i e r l es t e r m e s.
I l av ai t l u v o t r e d e r n i è r e l e t t r e ?
Je m e m i s à r i r e d ’ u n a i r assez m é p r i sa n t , et ,c o m m e si j e n e c r o y a i s r i en d e ses p a r o le s, j e .l e
p r i a i d e n e p o i n t a b u se r d e m a c r é d u l i t é et d e
b i en v o u l o i r s’ e x p l i q u e r .
I l s’ y r e f u sa .
�36
MORT
OU
V IV A N T ? . . .
Se s y e u x é t i n c el a i en t , so n v i sa g e ét ai t ef f r ay a n t
d e f u r e u r c o n c en t r é e.
F e u a p r ès i l a j o u t a , c o m m e s’ i l n e se p o s s é d a i t !
plu s :
— O n m e b r a v e .. . o n m e r a i l l e .. . o n m e p r o v o - ;
q u e, j e m e v e n g e r a i ! . . .
M . d e R o c h e m o n t a v a i t , à c et i n st an t , l e t o n
d ’ u n h o m m e d o n t t o u t es l es p a ssi o n s so n t d é c h aî
n ées : il m e l i t p e u r .
— Je n e sa i s c e q u e c e s m en ac es si g n i f i e n t ,
r é p o n d i s- j e ; so u v en ez - v o u s q u e v o u s p o u v ez f ai r e |
b eau c o u p d e m al à u n e f em m e q u e v o u s av ez j
, b eau c o u p ai m ée.
— E t q u e j ’ a i m e ... fi t - i l i m p ét u eu sem en t .
— A lors ?
— Je l a sa u v e r a i d ’ e l l e - m ê m e ... j e l ’ a r r a c h e r a i
à so n so r t .
— V o u s n ’ y p a r v i e n d r e z p as,
— O n v er r a.
— P u i s- j e p r é v e n i r m o n am i e d e v o s i n t en t i o n s ?
— F a i t e s, m a d a m e , c e q u e v o u s c r o i r e z d e v o i r
f a i r e . Je su i s l e p l u s f o r t ...
— P as p l u s fo r t q u e l’am o u r ?
— C e t a m o u r , o n l ’ a n éa n t i r a.
— U n d u el , al o r s ?
— U n e l u t t e à m o r t ... D i t es à M m e d e F e n l u c q
q u ’ el l e p r en n e g a r d e et n e m e b r a v e p o i n t ... L e
j o u r o ù j e r e n o n c er a i à m é n a g e r ses sen t i m en t s,
l es m u r s d e B i o n n e se r o n t p as assez é p a i s p o u r
d é f en d r e so n b o n h e u r .
Je f ei g n i s d e p r e n d r e ses p ar o l es en r i an t et je
l u i d e m a n d a i p o u r q u el l es r ai so n s i l se f ai sa i t au ssi
n o i r q u e m éc h an t .
— N u l n e m e c o n n aî t v r a i m e n t ...
C o m b i e n cet h o m m e h ai t c el u i q u e v o u s a d o r ez ,
m a c h èr e ! J ’en su i s t o u r m en t ée p o u r v o u s...
E n t o u t c a s et à t o u t h a sa r d , u n c o n sei l : m éf i ez v o u s ! . . . M . d e R o c h e m o n t v o u s a b eau c o u p ai m ée,
So l a n g e .. . I l av ai t r êv é d e f ai r e d e v o u s sa c o m
p ag n e. So n i n t ér êt et so n a m o u r ét ai en t d ’ a c c o r d
p o u r c o n v o i t e r v o t r e m ai n . O r , so u v en ez - v o u s, m a
c h é r i e , v o t r e p èr e l u i f ai sai t g r a n d a c c u e i l , v o u sm êm e n e l ’ av ez p o i n t ab so l u m en t d é c o u r a g é , au
�MORT
OU
V IV A N T ? .
37
d é b u t ... I l p o u v ai t e sp é r e r , q u a n d , su p e r b e , m a g n i
f i q u e, a u r é o l é d e g l o i r e , l e c o m t e G u i l l a u m e d e
F e n l u c q a p p a r u t d an s v o t r e c i e l ! . . . D ès l o r s, r i en
n ’ e x i st a p l u s q u e l u i p o u r v o u s. So st h è n e s d u t
b at t r e en r e t r a i t e ...
O h ! m a t o u t e b el l e, i l f a u d r a i t m al c o n n a î t r e l e
p o u v o i r d e v o s c h a r m e s, d e v o t r e i n c o m p a r a b l e
séd u c t i o n p o u r c r o i r e q u e M . d e R o c h e m o n t ai t
p u p r e n d r e en b r av e so n p ar t i d ’ u n e t el l e m i se il
l 'é c a r t , q u ’ il v o u s ai t p a r d o n n é d e l ’a v o i r f r a p p é
d an s so n c œ u r , d an s so n a m o u r - p r o p r e et d an s
ses a m b i t i o n s. Ja m a i s il n e g u é r i r a d e sa d é c e p
t i o n . L a p l ai e q u ’ i l p o r t e sa i g n e ... So l a n g e , n e
j o u ez p as a v e c c e l l e r a n c u n e , a v e c c el t e d o u l e u r ,
c e ser a i t i m p r u d e n t ... I l esl l an t d ’ h o m m es q u i
n’ ét ai en t p o i n t n és m éc h an t s et l e so n t d ev en u s
p ar c e q u e l a v i e l e u r a ét é m a u v ai se !
M ai s r i e n n e v o u s e f f r a i e . M e s c r a i n t e s n e f o n t
q u ’e x a l t e r v o t r e t ém ér i t é .
A l l e z à v o t r e d est i n ée, en f a n t , et , en t o u t es c i r
c o n st a n c e s, c o m p t ez su r m a v i e i l l e et t en d r e
am i t i é.
Fr
a n ç o i se .
P . - S . — Je r o u v r e * h i a l et t r e p o u r y a j o u t e r u n
m o t . J ’ ai o u b l i é d ’ é c l a i r e r m a l an t er n e et d e v o u s
d i r e q u e, ai n si q u e l e b r u i t en c o u r a i t so u s l e m an
t eau , M . d e R o c h e m o n t s’ est f ai t a t t a c h e r , d ep u i s
p e u , au c ab i n et d u m i n i st r e d e l a p o l i c e . Q u i au r ai t
j am ai s c r u q u ’ i l b r i g u e r a i t sem b l a b l e p o st e ? Se s
am i s en so n t su r p r i s et p eu f l at t és. So st h è
n es, l e b eau So st h è n e s, l ’o i si f él é g a n t , l e d a n d y ,
l e p e t i t - m a î t r e, l e f a sh i o n a b l e , l e d i l et t an t e, s’ a sso
c i e r à l’ o b sc u r e et b asse b eso g n e à l a q u e l l e en t r aî
n en t t r o p so u v en t d e p a r e i l s em p l o i s ! . . . L e C a b i n et
n o i r se r a i t , p a r a i t - i l , d e ses f o n c t i o n s... Je c o m
p r e n d s a l o r s q u e v o t r e l et t r e n ’ ai t p o i n t eu d e
se c r e t s p o u r l u i .. . O n sc d e m a n d e , d an s l e m o n d e,
ce q u e c a c h e c et t e d é c i si o n ... E t m o i j ’ aj o u t e :
« N ’ a u r a i t - i l t r o u v é q u e c e m o y en d ’êt r e l e p l u s
fo r t ? »
Prenez gar d e...
F.
�38
MORT
OU
V IV A N T ? . .
IX
A n n e M eu r v i l l e à M a d a m e F r a n ç o i se d e C o r él y ,
à P a r i s.
B i o n d ’O ssau , l e ...
M ad a m e,
Si l ’ i n t en t i o n d e v o t r e d e r n i è r e l et t r e ét ai t d e
j e t e r l ’ ép o u v an t e d an s l ’ â m e d e m a c h è r e c o m t esse,
v o u s av ez r é u ssi .
A r r i v ée au x d er n i èr es l i g n es d e v o t r e P .- S . q u i
l ’ i n f o r m a i t d es f o n c t i o n s n o u v el l es d e M . d e R o c h e m o n t , el l e a p o u ssé c e c r i : « S ’ i l est d e l a p o l i c e ,
n o u s so m m es p e r d u s ! » et j e c r u s q u ’ el l e al l ai t
d éf ai l l i r .
— G o m m en t p eu t - o n êt r e p e r d u s, si l ’ o n n ’a r i en
à se r e p r o c h e r ? r é p o n d i s- j e .
E l l e m e r e g a r d a . Se s l èv r e s t r e m b l a i en t . Je c r u s
q u e l e t er r i b l e sec r et q u i p èse su r n o u s a l l a i t en f i n
m ’ êt r e c o n f i é, m ai s el l e se r e ssa i si t :
— C ’ est v r a i , r é p l i q u a - l - e l l e , n ’ a y a n t r i en à n o u s
r e p r o c h e r , n o u s d e v r i o n s n ’ a v o i r r i en ii c r a i n d r e ...
m ai s t o u t est à r e d o u t e r , M e u r v i l l e , q u an d o n d o i t
l u t t er c o n t r e l a m au v ai se foi^ l a h ai n e, l e m en so n g e
et t o u t c e q u e p eu t i n v en t er d ’e f f r o y a b l e l e d é si r
d e v e n g ea n c e d ’ u n êt r e san s sc r u p u l e s... O h I
M e u r v i l l e , m au d i t so i t l e j o u r o ù j ’ ai r e n c o n t r é
G u i l l a u m e ... j ’ ai f ai t l e m a l h e u r d e sa v i e !
— L e m al h eu r d e l a v i e d e M . l e c o m t e ? Je
r e g r e t t e q u ’ il n e so i t p o i n t i ci : j’ a u r a i s eu g r a n d e
j o i e à l’ en t en d r e r ép o n d r e l u i - m êm e à u n si a b su r d e
p r o p o s. V o u s n e d i t es p o i n t ce q u e v o u s p en se/ .,
So l a n g e , o u v o u s av ez p er d u v o t r e b o n sen s, aj o u t ai - j e a v ec u n p eu d e sé v é r i t é .
E l l e n e p ar u t p as t en i r c o m p t e d e m o n o b se r v a
t i o n et p o u r su i v i t :
— O h ! si je sa v a i s seu l em en t o ù est m o n p a u v r e
a m i ... Q u el l e f o l i e d e sa p ar t d ’ a v o i r v o u l u p o r t e r
l u i - m êm e, et l e p l u s l o i n p o ssi b l e , c et t e f at al e
l e t t r e ! Ju s q u ’ o ù ser a - t - i l a l l é p o u r q u ’ el l e so i t a r
r i v ée si v i t e ? Q u el l e s i m p r u d e n c e s, q u el l es f o l i es
�MORT
OU
V IV A N T ? .
o n t ét é c o m m i se s?... E u q u el l es t r a n se s j e v a i s
v i v r e t an t q u e G u i l l a u m e n e m e se r a p o i n t
r en d u .
— J ’ ai v u M . l e c o m t e f ai r e p r e u v e d ’ u n si g r a n d
sa n g - f r o i d , en t o u t es c i r c o n st a n c e s, q u e j e n e
c o m p r en d s p as c o m m en t n i en q u o i l ’ o n p eu t t r em
b l er p o u r l u i .. .
— M e u r v i l l e , G u i l l a u m e a c o n t r e l u i c e q u i est
c en t f o i s p i r e q u e t o u s l es él é m en t s d é c h a î n é s : l a
h ai n e d ’ u n h o m m e ! . . . E t c et h o m m e est ser v i
p a r d ’ ét r a n g e s h a sa r d s, d ’ ét r a n g e s c o m p l i c i t é s.
A h ! M e u r v i l l e , p o u r su i v i t - e l l e en p r e ssa n t so n
f r o n t d e ses d e u x m a i n s, c o m m e si el l e sen t ai t ses
i d ées s’ é g a r e r , p o u r v u q u e j e n e p e r d e p as l a t èt e
av an t q u e n ’ ai t é c l at é l a v é r i t é ! C e q u e ¡ e n t r e v o i s,
ce q u e j e c r a i n s, c e q u i p eu t n o u s f r a p p e r est h o r
rible !
— D i eu est l à ! A v e c so n a i d e , n o u s t r i o m p h e
r o n s d e s m éc h an t s et d u m a u v a i s so r t , r é p l i q u a i - j e .
— O u i , n o u s l u t t e r o n s... n o u s l u t t e r o n s! r ép ét at - el l e a v e c e x a l t a t i o n , v o u s êt es u n e v a i l l a n t e ,
v o u s m ’ a i d e r e z , M e u r v i l l e , et l a v ér i t é t r i o m p h e r a ...
à m o i n s q u e ...
— A m o i n s q u e . .. ? i n si sl a i - j e .
— A m o i n s q u e c e q u e j e c r o i s êt r e l a v é r i t é n e
so i t q u e . .. m e n so n g es ! m u r m u r a - t - e l l e c o m m e si ,
d e n o u v eau , t o u t es ses f o r c e s l ’ a b a n d o n n a i en t .
— E n f an t , n o u s t o m b o n s d an s l ’ i n c o h ér en ce !
— O u i , i n c o h ér en t es so n t m es p e n sé es, M e u r
v i l l e , l e t r o u b l e est en m o i . Je ne. sai s o ù j e v a i s.
P o u r q u e j e l e sa c h e , i l f au t q u e G u i l l a u m e so i t à
m es cô t Èü , si n o n ... en so n a b se n c e , j e d o u t e d e
l u i , d e m o i , d e t o u t ! ..
E t , se f r a p p a n t l a p o i t r i n e , s’ a c c u sa n t d e f ai b l esse
et d ’ i n j u st i c e , n ’ ay a n t p eu t - êt r e p l u s c o n sc i en c e
d e m a p r é sen c e , el l e san g l o t a :
— L â c h e , o u i , j e su i s l â c h e ! Sa n s c e sse .m o n
c œ u r o u t r a g e c el u i q u e j ’ a i m e, m o n c œ u r l e
r e p o u sse , l e r e n i e ... E t j e m e sen s l ’ a i m e r c e p en
d an t , j e p r ét en d s l ’ a i m e r ... et j e l ’ a i m e ... o u i , je
l ’a i m e ... à c e p o i n t q u e d ’en t e n d r e sa v o i x m e f ai t
t o u t o u b l i e r ! . . . P o u r q u o i s’ é l o i g n e - t - i l ? Sa n s l u i ,
i e n e su i s p l u s m o i - m êm e !
�40
M ORi
ou
vi vAWl ' ?...
Je l u i d i s d ’ u n t o n d e r e p r o c h e :
— So l a n g e , j e v o u s c r o y a i s p l u s f o r t e.
— F o r t e , j e d e v r a i s l ’ ê t r e . .. M e u r v i l l e , i l f au t
m e se c o u r i r ...
— E n f a n t , je l e p o u r r a i s p e u t - ê t r e si v o u s c o n
sen t i ez à v o u s f i er à m o i ...
— M eu i v i l l e, a i d e - m o i , ai e p i t i é , m ai s n e m e
d em an d e r i e n ... Je n e p u i s a j o u t e r à t o u s m es |
t o r t s c el u i d e t r a h i r l ’ h o m m e q u e j ’ a i m e ...
A p r è s p l u si eu r s sc èn es se m b l a b l e s, j ’ ai p u c o n s
t a t e r n i a p r o f o n d e i m p u i ssa n c e à se c o u r i r m a
p a u v r e en f an t et j ’ai r e p r i s t r i st em en t m a p l ac e
d ev an t m o n m ét i er à t a p i sse r i e o ù f i év r eu sem en t
j e p i q u e d es p o i n t s et en c o r e d e s p o i n t s.
C e t r a v ai l m o n o t o n e, c e g e st e t o u j o u r s p a r e i l
est p o u r m o i l e m e i l l e u r d es c a l m a n t s, c el u i q u i
m i e u x a p a i se l es b at t em en t s d e m o n c œ u r et
r em et l ’ o r d r e d an s m es p en sées.
U n f eu i m m en se q u i e x h a l e d e f o r t es sen t eu r s
d e r é si n e et d e b ai es d e g e n i è v r e c r é p i t e d an s l a
h au t e c h em i n ée . A u d e h o r s, c ’ est l e p a y sa g e t o u
j o u r s m o r n e, l e si l e n c e ... O h ! c e si l en c e o p p r e s
san t , i m p r essi o n n an t , c e si l en c e d es h a u t e u r s, l u i
au ssi , p l ei n d e m y st èr e ! . . .
M . l e c u r é d e B i o n a , p a r f o i s, l ’ h eu r eu se p en sée
d e v e n i r n o u s v i si t e r . I l est d r o i t et f o r t . So n v i sa g e
h au t en c o u l e u r est é n e r g i q u e . I l a d o r e l es a sc en
si o n s, l es e x c u r si o n s, l es e n t r e p r i se s t é m é r a i r e s. 11
a l e r e g a r d 1i m p i d e et san s d é t o u r , l e f r o n t su p e r b e ,
d es f aç o n s r u d e s, b r u sq u e s, u n e b el l e v o i x d ’ a p ô t r e
q u i sai t t r o u v e r l e c h em i n d es c œ u r s. I l m e p ar ai t
a v o i r u n e n o b l e i n t e l l i g e n c e et i l p o u r r a i t san s
d o i u e p r ét en u ' e à u n p o st e p l u s a v a n t a g e u x , o ù
sc s d o n -;, sa h au t e c u l t u r e se r a i e n t m i e u x en v a l e u r .
M a i s il est at t ac h é à c e c o i n sa u v a g e et à ses sau
v a g e s h ab i t a n t s.
I l ai m e l e c o m t e G u i l l a u m e d ep u i s l ’ en f a n c e. Je
c r o i s q u ’ il n ’ i g n o r e r i en d e c e q u i n o u s a e x i l é s i c i .
P e u t - ê t r e m a p a u v r e c o m t esse p o u r r a - t - e l l e a v o i r
a v e c l u i l a c o n so l at i o n d ’ o u v r i r so n c œ u r et t r o u
v er a- t - el l e
ai n si
l es
en c o u r ag em en t s
n éc es
sa i r e s.. . C e u x d o n t au c u n b o u l e v e r se m e n t n e
t r o u b l e l ’e x i st e n c e , c e u x q u i so n t sû r s d u l en
�MORT
OU
41
V IV A N T r.
d em ai n — au t an t q u ’ il est p o ssi b l e , i c i - b a s, d ’ êt r e
sû r d e q u el q u e c h o se — n e p o u r r o n t j a m a i s c o m
p r e n d r e l ’ ét en d u e d e n o s é p r e u v e s et c o m b i e n , p ar
l a p e r p ét u e l l e m en ac e d ’ év én em en t s t e r r i b l e s su s
p en d u s su r n o s t êt es, n o u s so m m es é c r a sé s !
C ’ est d e p l u s en p l u s d é so l é e q u e j e m e d i s,
m ad am e, v o t r e t r ès h u m b l e et t r ès d év o u ée se r
v an t e,
A nnf . M
eu r v il l e.
X
M a d a m e l a com t esse d e F en l u c q à M a d a m e de
C o r c l y . ( L et t r e éc r i t e p a r A n n e M eu r v i l l e sou s
l a d i ct ée d e M a d a m e d e F en l u c q .)
y
M ad a m e,
M a c h èr e c o m t e sse , u n p eu so u f f r a n t e et t r o p
l asse o u i r o p p a r e sse u se , o n n e sai t ( j ’ é c r i s so u s
sa d i c l é c ) , p o u r t en i r el l e- m êm e l a p l u m e, m e p r i e
d e v o u s d i r e c o m b i e n l a p en sée q u e M . d e R o c h e m o n t s’est fai t m et t r e d e l a p o l i c e l ’a m u se ! E l l e
se r a i t c o n t en t e d e sa v o i r à q u el m o b i l e il a o b éi .
Si v o u s en êt es r é el l e m e n t i n f o r m é e , v e u i l l e z l i o n s
l e f ai r e sa v o i r . T o u t c e q u i r e g a r d e M . d e R o c h e m o n t i n t é r essé v o t r e am i e à t el p o i n t q u e l e m o i n d r e
d ét ai l a c e si i ) et se r a i e b i en a c c u e i l l i .
V eu i l l e'/ , t r o u v e r i c i , m a d a m e , u n e n o u v el l e
e x p r e ssi o n d e l ’ a m i t i é p r o f o n d e q u e m a c h èr e
c o m t esse a p o u r v o u s et p er m et t ez - m o i d e si g n e r •
V o t r e t o u t e d év o u ée se r v a n t e ,
A nne M
eu r v il l e.
P . - S . — ( C o n f i d en t i el .)
M a c h è r e c o m t esse a y a n t q u i t t é l a p i è c e si t ô t
ce m o t d i c t é , j e m e p e r m et s d ’ a j o u t e r c ec i en l u t t e:
n o u s so m m e s en g r a n d e a l a r m e : M . l e c o m t e n ’ est
p as r ev en u et n e n o u s d o n n e au c u n e n o u v e l l e ...
E st - i l m o r t ? N o u s a - t - i l a b a n d o n n é e s? L e s su p
�MORT
OU
V IV A N T ? ..
p o si t i o n s l es p l u s i n v r a i se m b l a b l e s m e sem b l en t
a u j o u r d ’h u i a d m i ssi b l e s.
N o u s so m m es b i en m a l h e u r e u ses ! M a i s m a
c o m t esse est t r o p f i èr e p o u r l ’a v o u e r , m êm e à v o u s.
C ’ est p o u r q u o i el l e m e d i c t e c e s l et t r es q u ’el l e
n ’ a u r ai t p as l a f o r c e d e f ai r e e l l e - m ê m e , si i n d i f f é
r e n t e s...
XI
M a d a m e d e C o r él y à M a d a m e l a com t esse
d e F en l u c q .
P a r i s, t e...
M a t o u t e b el l e,
Je su i s i n q u i èt e à v o t r e su j e t et c r a i n s d e v o u s!
sa v o i r , n o n ’ seu l em en t f at i g u ée et p a r e sse u se , m ai s
r éel l em en t m a l ad e. Si v o u s m ’ ai m ez , d o n n ez - m o i
d es n o u v el l es d e v o t r e c o r p s, d e v o t r e c œu r et d e
v o t r e esp r i t ... D e l o i n , o n se f ai t d e s c h i m è r e s, o n
se l ai sse a l l e r à l a t r i st e sse et a u x p r e sse n t i m e n t s...
I l m e se m b l e , So l a n g e , q u e v o u s n e m ’ éc r i v e z p as
l a v ér i t é. L ï i ! C ’ est f i n i ! Je n e l e f er a i p l u s, c o m m e
d i sen t l es p et i t s en f a n t s. Je n e v o u s p a r l e r a i p l u s
q u e d e c h o ses t r ès i n d i f f é r e n t e s... t r ès i m p o r t an t es
p eu t - êt r e p o u r c e u x q u e p assi o n n en t l es l et t r e s et
l e m o n d e. D e m o i , j e n ’ ai p as g r a n d ’ c h o se à v o u s
d i r e , m a san t é n ’ est p as e x c e l l e n t e et j e t r a v a i l l e
b ea u c o u p à p r é p a r e r u n L i v r e d e So u v en i r s q u e je
f ai s à l ’ i m i t at i o n d es K eep sa k es a n g l a i s, d e s B o o k s
o f B ea u t y p u b l i é s p a r l ad y B l e ssi n g t o n d e p u i s
q u e l e c o m t e d ’O r sa y — en c o r e u n d a n d y , j e l es
e x è c r e ! — a ai d é à sa r u i n e et à c e l l e d e so n m a r i .
J ’ai o b t en u en t r e a u t r es d es v e r s d e M : A l e x a n d r e
So u m et et d e M m e A m a b l e T a st u — u n e r o m an c e
d e M l l e L o ï sa P u g e t , M o i n e et C h ev a l i er . L ’ i l l u s
t r a t eu r m e d e ssi n e d es o r n em en t s m o y en A g e...
C e se r a c h a r m a n t ! C e l a m e d o n n e r a - t - i l l a c él é
b r i t é d e G e o r g e Sa n d , c et t e au t h en t i q u e b ar o n n e
D u d ev an t q u e t o u t es l es f em m es d u m o n d e, d o n t
el l e r é v o l u t i o n n e l a c e r v e l l e , a sp i r en t à c o n n a î t r e ?
J ’en d o u t e f o r t et n ’ en p r e n d s p o i n t so u c i . J ’ é c r i s
p o u r g a g n e r m a v i e et n o n p o u r o b t e n i r l a g l o i r e .
�MORT
OU
V IV A N T ?.
43
E t m ai n t en an t , il f au t v o u s e n t r et en i r d e l a
g r a n d e so l en n i t é m o n d ai n e d e c e s d e r n i e r s j o u r s,
c et t e p r e m i è r e r e p r ése n t at i o n d es H u g u en o t s, p o u r
l aq u e l l e o n av ai t r et en u d es p l ac es u n a n à l ’a v a n c e !
Ja m a i s év én em en t n e f i t p l u s d e b r u i t d a n s l e
m o n d e. R i e n n e p eu t v o u s d o n n e r u n e i d ée d u
l u x e d es t o i l et t es, d es i n n o v a t i o n s c r é é e s p o u r l a
c i r c o n st an c e ! . . . M a l g r é t o u t , l a su p r êm e él é g a n c e
r est ai t p o u r l e t o u j o u r s c l a ssi q u e fil d e b el l es p er l es
o u d e d i am a n t s p o sé au r a s d u f r o n t , d o n t v o u s
ai m i e z , m a c h è r e , p a r e r v o s c h e v e u x ...
A l ’ o c c a si o n d u p a ssa g e c h ez m o i d e q u el q u es
am i s, g r o u p e b r i l l a n t et c h a r m a n t , v en u f o r t
ai m ab l em en t av an t l a r e p r ése n t at i o n p o u r d i st r a i r e
m a so l i t u d e en m e f ai san t a d m i r e r l es m o d es en
c o u r s, j ’ ai eu l ’ a v an t a g e — p a r l o n s d e l u i san s
c e sse ... p a r l o n s d e l u i t o u j o u r s ! . . . c o m m e d i t l a
c h an so n — d e r e v o i r v o t r e an c i en so u p i r a n t ...
L e b eau So sl h è n e s m e p ar u t m a g n i f i q u e en sa
t en u e d e so i r é e . I l p o r t ai t c e l t e f am eu se c u l o t t e
c o u r t e d e b asi n b l an c d o n t l ’ ad o p t i o n so u l e v a d e
t el l es t em p êt es, t r o p d e n o s c o n t e m p o r a i n s n ’ en t r e
v o y an t en l e p o r t d e c e v êt em en t q u e d é c e p t i o n ,
t r a h i so n , b l e ssu r e s d e v an i t é ! . . . I l y eu t p ac t e
en t r e b ea u c o u p d ’él é g a n t s p o u r a n a t h é m i se r u n e
t en u e q u i al l ai t p r o f i l e r à u n si p et i t n o m b r e ! E n
d ép i t d e t o u t , l a c u l o t t e t r i o m p h a , r eç u t ses l et t r e s
d e c r é a n c e l o r sq u e l e f am e u x M . d e C h . . . , l eq u el
p eu d e t em p s a u p ar a v a n t av ai t p o sé p o u r A p o l l o n ,
l a p r ésen t a d an s l es sal o n s. — L e b eau So st h è n e s
p o r t ai t d o n c et d e f aç o n a v a n t a g e u se l e v ê l e m en t
t an t d i sc u t é, q u ’ a c c o m p ag n ai e n t u n g i l e t d e v e l o u r s
p o n c eau b r o d é d ’a r g e n t , u n e c h em i se à j a b o t , u n e
h au t e c r a v a t e et u n h ab i t d e c o u p e a n g l a i se , q u i
f ai sa i t v a l o i r l a m i n c e u r d e sa t a i l l e et l a c a m b r u r e
d e ses h an c h es.
Il m e d em an d a av ec u n si n g u l i e r so u r i r e si
j ’ a v ai s d e v o s n o u v el l es.
M e r ap p el an t so u d a i n q u ’ il f ai sai t d é so r m a i s
p a r t i e d u m i n i st èr e d e l a p o l i c e , i l m e d é p l u t d e
l u i r é p o n d r e . A d e t el s h o m m es t o u t n ’ est p as b o n
à d i r e . Je d é c l a r ai — l a v é r i t é d u r e st e — q u e v o u s
m ’ éc r i v i ez f o r t p eu , p r e sq u e j a m a i s v o u s- m êm e et
�4+
MORT
OU
V IV A N T ? . . .
q u e v o u s n e m e d o n n i ez p o u r ai n si d i r e au c u n
d é t ai l su r v o t r e v i e .
I l m e r e g a r d a c o m m e s’ i l d o u t ai t d e c e q u ’ il
en t e n d a i t . Sa n s i n si st er , i l se d é t o u r n a, p i n ç an t
l es l è v r e s.
I l est f o r t q u est i o n d es p r e m i e r s p a s d an s la
c a r r i è r e d e v o t r e an c i en p r ét en d an t et t o u s d e ,p r é
t en d r e q u ’ en d ev en an t p o l i c i e r il o b éi t à l a p o u ssée
d ’ u n e v o c at i o n i r r é si st i b l e , q u ’ i l a l e « f l a i r », u n
f l a i r ét o n n an t . C e q u i d éc h aî n e c et en t h o u si asm e ,
c ’ est q u e M . d e R o c h e m o n t a d éb u t é p a r u n c o u p
d e m a î t r e . I l a f a i l l i s’ e m p a r e r d ’ u n b an d i t d e p u i s,
l o n g t em p s r e c h e r c h é , b an d i t q u i p r e n d t o u s l e s'
n o m s, t o u t es l es f o r m es, b an d i t P r o t é e , i n sa i si ssa b l e !
I l a c r u l e t en i r c e s j o u r s- c i au c o l l e t et l er a m e n e r p i ed s et p o i n g s l i és, en c h a î n é
so n c h a r ,
d an s l a c a p i t a l e ... M ai s l e b an d i t a é c h a p p é .
—
C e q u i est d i f f ér é n ’ est p as p e r d u ... a d é c l ar é
So st h è n e s d e sa v o i x so m b r e , c o m m e o n l u i p a r l a i t
d ev an t m o i d e c et t e a f f ai r e.
J ’ai ét é u n e f o i s d e p l u s f r a p p é e d e l ’ e x p r e ssi o n
f ér o c e q u e p eu v en t p r e n d r e ses y e u x et q u e c a c h e j
m al , q u e d i ssi m u l e à p ei n e, c e m asq u e h y p o c r i t e
p l ac é su r so n v i sa g e p a r l a m a î t r i se d e so i , et u n e
l o n g u e h ab i t u d e d es c o u r s, d u m o n d e, d e s sal o n s.
So st h è n e s d e R o c h e m o n t m ’ a p ar u p o ssé d e r l ’ a ssu
r an c e c al m e d e c el u i q u i sai t q u e, t ô t o u t a r d , il
se r a l e t r i o m p h a t e u r .
Je p l ai n s c e u x q u i o n t cet h o m m e p o u r e n n e m i ...
A u r e v o i r , m a t r ès c h è r e , il n e f au t d ésesp ér er
d e r i en . P e u t - ê t r e , l a r a i so n p l ei n e d e m y st è r e q u i
v o u s em p o r t a b r u sq u em en t l o i n d e n o u s, v o u s
r a m è n e r a - t - e l l e d e l a m êm e f aç o n su b i t e et i m
p r é v u e ...
C e j o u r se r a p o u r m o i u n b eau j o u r , u n d es
m e i l l e u r s q u e j ’ au i r ai v é c u s...
M ai s à q u o i b o n v o u s le d i r e ? V o t r e cœ u r
m ’ en t en d - i l en c o r e ? V o u s m ’ éc r i v ez si p eu q u e
l a c r a i n t e m e v i en t d e n ’êt r e p l u s r i en p o u r v o u s,
d ’ a v o i r p e r d u v o t r e a m i t i é ...
C o m p t e z , m a l g r é t o u t , su r v o t r e t o u t e d é v o u ée ,
F
r a n ç o i se .
�MORT
OU
V IV A N T ? . .
4-5
P . - S . — V o i c i q u ’ o n m ’ an n o n c e q u e M . d e
R o c h e m o n t v a p r e n d r e l es e a u x d e s P y r é n é e s. I l
i r ai t à B a r è g e s. Je l ’ en v i e d e se r a p p r o c h e r d e
v o u s...
X II
f
A n n e M eu r v i l l eà M a d a m e d e C o r el ) . ( C o n f i d en t i el .)
« M a c h èr e F r a n ç o i se ,
« M . d e R o c h e m o n t v i en t à B a r è g e s ? . . . I l s’est
f ai t m et t r e d e l a p o l i c e et i l v i en t à B a r è g e s . ..
D i t es- l u i q u e je l ’a t t en d s. »
T e l est , m a d a m e , c e q u e m a c h è r e c o m t esse
c o m m en ç ai t il v o u s t r a c e r l o r sq u e , à p ei n e c es
m o t s é c r i t s, el l e a l an c é au l o i n sa p l u m e et , j et an t
ses d e u x b r a s su r l a t ab l e en u n g e st e d e d é so l a t i o n ,
el l e a sa n g l o t é .
— Je f ai s l a b r a v e et m a d o u l e u r est san s b o r n es.
M ai n t en an t , j e sen s q u e j a m a i s j e n e p o u r r a i sa u v e r
c el u i q u e j ’ a i m e ... M e u r v i l l e , n u l q u e m o i n e sai t
d e q u o i p eu t êt r e c a p a b l e So st h è n e s d e R o c h e
m o n t ... A B a r è g e s, n o n l o i n d e n o u s, i l v a se c o n s
t i t u er n o t r e g e ô l i e r .
Je t en t ai en c o r e u n e f o i s d e l a r a ssu r e r :
— J ’ ai f o i en M . l e c o m t e p o u r n o u s d é f e n d r e ,
p o u r é c a r t e r d e n o u s t o u t d a n g e r . Je g a g e q u e
l o r sq u ’ i l r e v i e n d r a ...
— S ’ il r ev i en t ! i n t e r r o m p i t - e l l e d ’ u n e v o i x q u i
m e fi t f r é m i r , M e u r v i l l e , je n ’ o se p l u s f ai r e l e
c al c u l d es j o u r s q u ’ i l a p a ssé s l o i n d e n o u s... •
U n e sem ai n e p l u s t ar d .
Je n e sa i s, m a d am e, q u an d v o u s p a r v i e n d r a ce
q u e j ’ é c r i s.
M . l e c u r é d e B i o n , a r r i v é c o m m e j e c o m m en
ç ai s p o u r v o u s c et t e l e t t r e , n o u s i n t e r d i t d ’ é c r i r e .
— Q u e sa v e z - v o u s ? d e m a n d a au ssi t ô t m a c o m
t esse.
— R i e n ; m ai s j e c r a i n s t o u t ... l es e sp i o n s, l es
t r a î t r e s, l es i m p r u d e n t s...
E t i l m e r e g a r d a f i x e m e n t , c o m m e s’ i l se d o u t ai t
�46
MORT
OU
V IV A N T ? . .
d es se c r e t s q u e j e t r a h i s av ec v o u s. Je m e sen t i s
d éf ai l l i r .
M . l e c u r é p o u r su i v i t :
— M es c r ai n t e s so n t p r o b ab l em en t v a i n e s, m ai s
l ’ h eu r e est g r a v e .. .
P eu a p r è s i l se r e t i r a .
So l a n g e et m o i n o u s a ssî m es a l o r s d ev an t n os
m é t i er s ; l e so i r n o u sy t r o u v a e n c o r e , n o u s a v i o n s,
p r e sq u e en si l en c e, p i q u é d es p o i n t s t o u t l e j o u r .
I c i , l a t o m b ée d e l a n u i t est t o u j o u r s l ’ h eu r e
i m p r essi o n n an t e . L a v ast e sal l e o ù n o u s t r a v a i l l o n s
n ’est a l o r s éc l a i r é e q u e p a r l es l u eu r s d u f o y e r et
q u el q u e l am p e. C ’ est p eu p o u r c h a sse r l ’ o m b r e d e
c e s i m m en ses p i èc es d o n t v o u s n ’ av ez au eu n e i d ée en
v o s a p p ar t em e n t s d e P a r i s ; o m b r e q u i s'o b st i n e , q u i
p e r si st e , si p r o f o n d e q u ’ à p ei n e s ’ e n t r ’o u v r e - i - e l l e
au p assag e d ’ u n e l u m i èr e ; o m b r e q u i se r é f u g i e
d an s l es a n g l e s, s’ ét en d au l o n g d es m u r s o ù el l e
b r o u i l l e l e d e ssi n d es t a p i sse r i e s et d o n n e a u x
m e u b l és, à d em i p e r d u s en so n o p a c i t é , d ’ ét r an g e s
et f an t a sm ag o r i q u es a sp e c t s. Se u l é m e r g e d u n o i r ,
c o m m e u n e l u n e p â l e , l e c a d r a n d ’ ém ai l d ’ u n e
h au t e h o r l o g e , d o n t l e b at t em en t r â p e u x , g r i n ç a n t ,
sem b l e à- b o u t d e so u f f l e , d ’a v o i r à c o m p t e r t o u t le
j o u r , l es h e u r e s l en t es, l es m i n u t es a n x i e u se s q u e
n o u s v i v o n s.
C ep en d an t c e so i r i l sem b l a i t q u e n o u s f u ssi o n s
m o i n s p o r t é es à l a t r i st e sse m a l g r é c e q u e l es
p a r o l e s d e M . l e c u r é a v ai e n t p u j e t e r d 'a n g o i sse
d an s n o s c œ u r s.
M a c o m t esse m e c o n f i a :
— M e u r v i l l e , j e sen s q u e n o u s a l l o n s so r t i r d e
c et t e i n ac t i o n q u i m e r en d f o l l e ... E st - c e l e f ai t d e
m o n i m p at i en c e ? I l m e p a r ai t q u e n o u s a r r i v o n s à
u n e c r i se . L a l u t t e v a se f ai r e m o i n s so u r d e , l es
év én em en t s v o n t se p r é c i p i t e r ... H i er , j e n ’ at t en d ai s
p l u s r i en , a u j o u r d ’ h u i j ’ esp è r e .
Q u e c e s i n st an t s d e t r ê v e, d ’ a l l é g e m e n t ,é p r o u v é s
a l o r s q u e l es p l u s g r a n d s m a u x n o u s m en ac en t so n t
é t r a n g e s! Q u el l e s so n t l es m y st é r i e u se s et b i en f ai
san t es i n f l u en c es q u i f o n t n aî t r e c e s a c c a l m i e s? L e
c i el est g r i s. L ’ o r a g e p l an e et g r o n d e . I l se d i ssi p e .
L ’ a i r s’ ép u r e . O n d e v i n e l e so l e i l d e r r i è r e l es n u ag es,
�MORT
OU
V IV A N T ?.
47
l e b eau t em p s p r ê t à r e v e n i r . E st - c e si m p l e m en t
p o u r q u e, d an s u n m o m en t d e d ét en t e , l âm e se
r e t r em p e, se p r é p a r e à d es l u t t es n o u v e l l e s?
D eu x j o u r s p l u s t ar d .
R i e n n ’ est v en u c o n f i r m e r c e s i m p r e ssi o n s.
A p r è s q u el q u es j o u r n é e s d e c al m e r e l a t i f , n o u s
r e t o m b â m e s su r n o u s- m êm e s, M . l e c u r é n e r e v i n t
p a s ; n u l f ai t n o u v eau n e se p r o d u i si t .
L e s h e u r e s c o u l en t m o n o t o n e s...
A t o u t h a sa r d , j e c o n t i n u e p o u r v o u s, m ad am e,
ce r é c i t . P r o b a b l e m e n t n e l e ( i r ez - v o u s j a m a i s ! I l
n ’a u r a se r v i q u ’ à m ’ a i d e r à v i v r e en m e d o n n an t l a
j o i e d e m ’ e n t r et en i r a v e c v o u s d o n t j e su i s c e r t a i n e
d ’ êt r e c o m p r i se . E t j ’ ai t an t b eso i n p o u r r e t r o u v e r
■un p eu d e c o u r a g e d e m e r a c c r o c h e r , n e f u t - c e
q u ’ à u n e i l l u si o n ! . . . Je su i s si m al p r é p a r é e à t o u t
c e q u e j ’ e n d u r e , j e m e sen s si f a i b l e , si d é t r u i t e ! J ’ ai
p e u r d e n e p o u v o i r l o n g t em p s êt r e , p o u r m a c h èr e
en f an t , l ’ a p p u i , l e se c o u r s q u e j ’ eu sse so u h a i t é !
O r , el l e n ’ a j a m a i s eu t an t b eso i n d e so u t i en .
T o u s sem b l en t l ’ a b a n d o n n e r ... l^ e m a r q u i s d e
C h â l o n , l u i - m êm e, a j o u t e à n o s su j et s d e t r o u b l e !
V o i c i q u ’ i l i n t i m e à sa t i l l e l ’ o r d r e d e q u i t t er B i o n
et d e r e p a r t i r p o u r l a c a p i t a l e.
J ’ ai l u sa l e t t r e . Q u e l es t er m es en so n t é n i g
m at i q u es, i m p i t o y a b l e s! O ù M . l c m a r q u i s t r o u v et - i l l e c o u r a g e d e m o n t r e r t an t d e d u r e t é ?
I l est d e t o u t e év i d e n c e q u e si l e c o m t e d e F e n l u c q , p o u r u n e r a i so n q u e je c o n t i n u e à i g n o r e r , a
d û c h e r c h e r u n a si l e i c i , j a m a i s sa f em m e n e l ’ a b a n
d o n n e r a ... C o m m en t l e m a r q u i s d e C h â l o n en
j u g e- t - i l au t r em en t ?. . .
I l est d es c h o ses q u i n e s’ e x p l i q u e n t p a s...
�48
MORT
OU
V IV A N T ? . .
X III
M o n si eu r l e m a r q u i s d e C h â l o n à M a d a m e l a
com t esse d e F en l u c q , en so n ch â t ea u d e B i o n
d ’ O ssa u .
P a r i s, l e ...
M a c h èr e i ïl i e,
V o t r e d é p a r t m ’ a p r o u v é v o t r e i n c o n sc i en c e.
L ’ en t êt em en t q u e v o u s m et t ez à séj o .u r n er l à - b a s
a g g r a v e c et t e i m p r e ssi o n .
Je m ’ a p e r ç o i s q u e v o u s m an q u ez d e j u g e m en t et
n e sav ez v o u s c o n d u i r e . Je m e c r o i s d o n c a u t o r i sé
à r e p r e n d r e su r v o u s l o u l e au t o r i t é et j e v o u s
i n t i m e l ’ o r d r e d e r e v e n i r , v o u s a v e r t i ssa n t q u e,
si v o u s n ’y o b t em p é r ez , j e v o u s r en i e et v o u s
d é sh é r i t e.
X IV
M a d a m e l a com t esse d e F en l u c q , à M o n si eu r
le m ar qu is de Ch âlon .
Bi o n d 'O ssau , l e...
M o n p èr e, si j e m an q u ai s à m o n d e v o i r , v o u s !
a u r i ez p eu t - êt r e l e d r o i t d e m e r e j e t e r c o m m e i
n ’ét an t p o i n t v ô t r e . V o u s sav ez q u ’ il n ’ en est p as
a i n si . Je l ai s c e q u e je d o i s. E t si v o t r e d é p l a i si r
m e r en d ce c a l i c e f o r t a m e r , j e l e b o i r ai j u sq u ’ à l a
l i e, d û t - i l em p o i so n n e r m o n ex i st e n c e e n t i è r e .
I l m ’ est d o u l o u r e u x d e p e n se r q u e v o u s êt es
c o n t r e m o i , av ec c e u x q u i o n t j u r é d ’ a v o i r r ai so n
d e m o n b o n h e u r ...
M o n b o n h e u r est i c i et n e p eu t êt r e a i l l e u r s. Je
n e q u i t t er ai d o n c p a s l es l i e u x q u e j ’ h ab i t e.
E t p o u r l é g i t i m e r ce r e f u s, m o n p è r e m e p e r
m et t r a d e l u i r a p p e l e r c et t e p a r o l e a e l ’ E c r i t u r e :
« C e q u e D i eu a u n i , l ’ h o m m e n e l e sé p a r e r a . .. »
I
�MORT
OU
V IV A N T ? . . .
XV
49
„
A n n e M eu r v i l l e à M a d a m e d e C o r d l y .
( Su i t e d ’ u n e l et t r e co m m en c ée d ep u i s b i en d es j o u r s.)
D e m o i n s en m o i n s, m a d a m e , j e p o u r r a i v o u s
f ai r e p a r v e n i r c e q u e j’ é c r i s. M . l e c u r é d e B i o n a
r e n o u v e l é en t er m es p l u s p r e ssa n t s l a p r i è r e q u ’ il
n o u s a d r e ssa i t d e n e c o r r e sp o n d r e a v e c p er so n n e.
I l p ar ai t f o r t i n q u i et d e l ’ ab se n c e d e M . l e c o m t e,
c et t e ab sen c e q u e r i en n ’ e x p l i q u e ...
N o u s c o n t i n u o n s à v i v r e c o m m e si n o u s av i o n s
t ou t à c r a i n d r e e t . .. l ’ o n p e r si st e à m e l a i sse r
i g n o r e r d ’ o ù v i en t l a m en ac e ! . . .
Je m ’ en r em et s à l a g r â c e d e D i eu ! . . .
. . . M a c o m t esse n ’ av ai t p o i n t assez d e ses p r o p r e s
su j et s d e t o u r m en t , v o i l à q u ’ el l e se p assi o n n e —
v o u s n ed ev i n er i ez j am ai s p o u r q u i ? — p o u r ce b r i
g an d l eq u el — d ’a n r è s v o t r e l et t r e — a f ai l l i êt r e p r i s
au c o l l et p a r M . d e R o c h e m o n t . E l l e en d i t : « Q u e
se r a i t - i l a r r i v é , m o n D i e u , si So st h è n e s av ai t
r é u s i ? . . . » Q u ’ c st - c e q u e c el a p eu t f ai r e à So l a n g e ?
Sa n s c esse el l e y r e v i e n t . N ’ e st - c e p a s p u ér i l ? '
*■ X-
L e m a r q u i s d e C h â l o n a d e n o u v eau éc r i t .
C et t e d e r n i è r e m i ssi v e p eu t se r é su m e r ai n si :
« Si v o u s n e r ev en ez à P a r i s, m a f i l l e, c ’ est m o i
q u i i r ai v o u s c h e r c h e r il B i o n . . . »
Q u e v i t e m a c o m t esse a su l a r é p o n se à f ai r e ! . . .
E l l e n 'a p o i n t eu b eso i n d e m o n a i d e p o u r l a
r é d i g e r . ..
« M o n c h e r p è r e , a - t - e l l e é c r i t , n ’ en t r ep r en ez
p a s d e v o y a g e en m o n t ag n e p a r c e l t e sai so n p l u
v i e u se et i n c er t a i n e. C e p o u r r a i t êt r e p eu f a v o r a b l e
�5°
MOUT
OU
V IV A N T ?.
à v o t r e san t é. M a i s c o m m e l e si t e est e n c h a n t e u r ,
j e v o u s d em an d e d e p r e n d r e B i o n p o u r v i l l é g i a
t u r e d ’ ét é! L ’ a i r si p u r q u ’ o n y r e sp i r e et l a v u e
d e m o n b o n h e u r sSr o n t p o u r v o u s r é c o n f o r t e r et
d i ssi p e r l 'i n q u i ét u d e q u e t r a h i sse n t v o s l e t t r e s.
« J ’ a p p r e n d s q u e M . d e R o c h e m o n t sé j o u r n e à
B a r è g e s. J ’ e sp è r e q u ’ il n e p a sse r a p as si p r è s d e }
m o i san s v e n i r m e v i si t e r . \ o u s au r ez d o n c p a r l u i t
d e m es n o u v el l es. I l sa u r a m i e u x v o u s e x p r i m e r
q u e j e n e p o u r r a i s l ’é c r i r e , c o m b i e n v o u s au r i ez
t o r t d e v o u s t o u r m e n t e r à m o n su j e t ... »
11 a i al l u à m a p a u v r e en f an t u n g r a n d ef f o r t d e
c o u r a g e p o u r r é d i g e r c e s l i g n e s.
— Q u an d d o n c se r o n t f i n i s c e s m e n so n g es ? . . . f
m u r m u r a - t - e l l e , en r e m et t a n t l e p l i à M . l e c u r é j
d e B i o n , l eq u el se c h a r g e a d e l ’ e x p é d i e r .
— C o u r a g e .. . c o u r a g e , m a c h èr e t i l l e, r ép o n d i t ,
l ’ex c el l e n t p r ê t r e, i l f au t p a r f o i s b e a u c o u p d o n n e r
p o u r ac h et er d u b o n h eu r ! ...
— A h ! l e b o n h e u r ... l i t - el l e en h o c h an t l a t èt e, j
l e b o n h e u r ... j e n ’ y c r o i s p l u s ! . . .
j
*
#
# X
...M a d a m e , c e n e se r a p l u s u n e l e t t r e , m ai s u n e
so r t e d e j o u r n a l , d e l o n g r é c i t . M a p en sée c o n t i
n u e à a l l e r v e r s v o u s, ai n si q u e d a n s l a n u i t p r o
t o n d e l e r e g a r d d u n a v i g a t e u r en d é t r e sse se t o u r n e
v e r s l e p h ar e l u m i n e u x .
M a san t é est d e p l u s en p l u s p r é c a i r e . J ’ ai p e u r
d e n e p o u v o i r r é si st e r îi l ’ i n c essan t e a n g o i sse q u i ,
p o u r n o u s, n aît , r e n aî t , l e j o u r , l a n u i t , d e t o u t , d e
r i e n ...
Si j e v en ai s
l u i m a n q u er , q u e d e v i e n d r a i t m a
c h è r e So l a n g e , seu l e, e x p o sé e à t o u t c e q u i r ô d e
a u t o u r d ’ el l e, d e t e r r i b l e , d 'i n e x p l i c a b l e ?.. .
L a p en sée q u e v o t r e a m i t i é sau r a l a se c o u r i r est
m o n u n i q u e c o n so l at i o n .
¥t
. . . I l m an q u ai t u n c h a p i t r e au t r i st e r o m an q u e
n o u s v i v o n s. D es i n c o n n u s, à m i n es p a t i b u l a i r e s,
so n t a p p a r u s d an s l e p a y s, er r an t au t o u r d e n o u s
�M OR T
OXJ V IV A N T ? .
5«
et c h er c h an t à p é n é t r e r d an s l ’ en c ei n t e m êm e d u
c h â t ea u . Q u e v e u l e n t - i l s?
— P eu t - ê t r e e n l e v e r m a c o m t e sse ?.. . a i - j e c o n
fi é av ec ép o u v a n t e à M . l e c u r é d e B i o n .
11 s’ est r i d e m es c r a i n t e s.
— E n l e v e r M m e l a c o m t e sse ? D an s q u el b u t ?
— L a r am en er d e f o r ce à P a r i s...
— Q u i l’ o ser a i t ?
— M . l e m a r q u i s d e C h â l o n ...
— O h ! m ad am e M e u r v i l l e , c o m m en t p o u v ez v o u s p r ê t er d e p a r e i l l e s i n t en t i o n s à u n g e n t i l
h o m m e, à u n h o m m e d ’ h o n n eu r !
N ’ i m p o r t e, M . l e c u r é a m u l t i p l i é su r l ’ h eu r e
ses r e c o m m a n d a t i o n s.
— L a i ssez f er m é e à d o u b l e t o u r l a p o r t e c h a r
r e t i èr e d e l a p o t e r n e ... l ai t e s san s c e sse d es r o n d es
a u t o u r d e l a m u r a i l l e d ’ e n c e i n t e ... Q u e Jo h a n n è s
n ’ ab an d o n n e so n p o st e, n i d e j o u r , n i d e n u i t ...
Q u ’ u n se r v i t e u r d év o u é d e m e u r e en o b ser v at i o n
d an s l ’ éc h a u g u e l t e d e l a p l u s h a u t e t o u r , q u ’ i l
si g n a l e c e q u il p o u r r a d é c o u v r i r ...
O n d i r ai t q u e n o u s v i v o n s u n r o m an d e c h ev a
l er i e !
# *
— M . d e R o c h e m o n t se r a i t - i l p r è s d e n o u s?
ai - j e d em an d é c e m at i n , c o m m e M . l e c u r é d e B i o n
a r r i v a i t au c h â t e a u , l a d é m a r c h e r a p i d e , l e f r o n t
so u c i e u x .
— O u i ... m e f u t - i l r ép o n d u d an s u n so u f f l e .
— F a u t - i l en p r é v e n i r M m e l a c o m t e sse ?
— C el n d é p e n d r a d e so n d e g r é d e c o u r a g e .. .
— A h ! g r a n d s d i e u x , p e u t - ê t r e v a s’ e x p l i q u e r
c e q u i se p a s s e ! . . . f i s- j e av ec u n g r a n d so u p i r .
— Je c r o i s, en ef f et , q u e n o u s a l l o n s v e r s d u
n o u v e a u ...
— Q u el m a l h e u r q u e M . l e c o m t e n e so i t p o i n t
i c i ! Q u e c r ai n d r i o n s- n o u s a v e c l u i ?
— D es c h o se s p l u s t e r r i b l e s, p e u t - ê t r e ...
— M o n si e u r l e c u r é , c ’ est , à en p e r d r e l ’ es
p r i t . ..
Il
h a u ssa l es é p a u l e s et , t an d i s q u ’ il se r en d ai t
a u p r è s d e m a c o m t esse, j e r est ai à e r r e r d an s l a
�52
M ORT
OU
V IV A N T ? . . .
co u r d ’ h o n n eu r , t r aîn an t av ec l en t e u r m o n p au v r e
c o r p s af f ai b l i p a r t o u t es m es p e i n e s...
L e t em p s a v a i t c e l t e l i m p i d i t é e x t r a o r d i n a i r e ,
c e l t e t r a n sp ar e n c e q u i , so u v e n t , à l a m o n t ag n e,
p er m et d e d i st i n g u e r d e f o r t l o i n d e t r ès m en u s]
d é t a i l s. Si , c e j o u r - l à , l es lolrç>s ét ai en t en q u ê t e ,!
i l s n e p o u v ai en t p a sse r i n a p e r ç u s.
M a i s l e u r o m b r e n e f ai sa i t p o i n t t ac h e d an s
l ’ a d m i r a b l e p a y sa g e . C e n 'ét ai t p a r t o u t q u e c l a r t é s, !
l u m i èr es, ea u x d ’ é m e r a u d e , éc u m e b l a n c h e, b u i s ,
r e l u i sa n t s, sap i n s n o i r s, r o c h e r s so m b r e s, p e n t es!
d e g a z o n , c h a m p s d e n ei g e, l 'ef l et s d e so l e i l .
So u d a i n , d u h au t d e l a t o u r o ù , d e p u i s d es]
j o u r s, est u n g u e t t e u r , j e c r u s m ’ en t e n d r e h él er .
Je r e l èv e l a t ô l e et v o i s u n h o m m e p en c h é q u i
g e st i c u l e.
A u ssi t ô t d i st i n c t em en t , b i en q u e p r o n o n c é s à
m i - v o i x , c e s m o t s m e p a r v i en n en t :
— L e m aît r e r e v i en t .
— D i eu so i t l o u e ! . . . m ’ éc r i a i - j e l e c œ u r b o n d i s
san t d e j o i e, et il m e sem b l a q u e, l el u n m an t eau
d e g l a c e d o n t l e p o i d s m ’ a u r a i t é c r a sé l es é p a u l e s,
l es a p p r é h e n si o n s, l es t r i st e sse s, q u i n o u s av ai en t
si f o r t a ssa i l l i e s d u r an t c e s d e r n i è r e s sem ai n es,
m ’ a b a n d o n n a i en t .
A u ssi v i l e q u e l e p er m et t en t m es f o r c e s, m e
v o i l à c o u r a n t , m o n t an t d e s e sc a l i e r s, p én ét r an t
j u sq u 'a u x a p p a r t e m e n t s p r i v é s d e m a c o m t esse.
E l l e en est ab sen t e et j e l a t r o u v e a ssi se o u p l u
t ô t ef f o n d r é e, l a t ô l e d an s ses m ai n s, su r u n e p et i t e
c h a i se , au c o i n d u g r a n d f o y e r d e c et t e sal l e où
n o u s t r a v a i l l o n s d ’ h ab i t u d e .
P r è s d ’ el l e, l ’ e x h o r t a n t , u n e f o i s d e p l u s, à l a
f o r c e , au c o u r a g e , M . l e c u r é f ai t l es c en t p as.
Je j et t e t o u t d ’ u n e h al ei n e :
— M . l e c o m t e r e v i en t .
N o t r e c u r é s’ a r r ê t e .
— Q u i l ’a d it ?
— L e g u et t eu r d e la t o u r .
— C o m m e n t l e sa i t - i l ?
Je n ’ ai p as l e t em p s d e r é p o n d r e . L a p o r t e
s’o u v r e et Jo h a n n è s, l ’ h o m m e à l ’ œ i l u n i q u e.
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
53
l ’ h o m m e au v i sa g e t r a n c h é d ’ u n c o u p d e sa b r e ,
l ’ ef f r ay a n t g a r d i en d e l a p o t e r n e , a p p a r a î t .
D e sa v o i x c a v e r n e u se , l u i au ssi f ai t c o n n aî t r e
q u e l e m a î t r e r ev i en t : o n a en t en d u l e so n d u c o r
q u ’ i l em p o r t c i t o u j o u r s a v e c l u i , q u an d i l v a c h a sse r
d an s l a m o n t q g h e. t ■
So l a n g e s’ é c r i e :
— S'er ai t - c e u n p i èg e ?
Jo h a n n è s a f f i r m e q u e l e so n d u c o r d o n t se ser t
M . l e c o m t e n e se p eu t i m i t er . Q u an t à l u i , i l l e
r e c o n n a î t r a i t en t r e m i l l e. Si o n a en t en d u l e c o r ,
p l u si e u r s f o i s, d e t r ès l o i n , c ’ est q u e M . l e c o m t e
p r é v i e n t d e so n r e t o u r , sel o n l ’an t i q u e u sag e. Il
se r a d e sc e n d u à B i o n d an s p eu d e t em p s.
— Q u e f ai r e ! . . . g é m i t a v e c é p o u v a n t e m a
p a u v r e en f an t . P u i s, à m o n g r a n d ét o n n em en t , el l e
s’ él a n c e v e r s l e c u r é , l es m ai n s j o i n t e s, av ec un
g est e d e d é se sp o i r et su p p l i e :
—
f au t , à t o u t p r i x , l ’ e m p ê c h e r d ’ a r r i v e r ! . . .
C r o y a n t m a c o m t esse r e p r i se d ’ u n e d e ses c r i ses
d e d o u t e et d ’ i n c er t i t u d e d o n t l a v i o l en c e m e st u
p éf i e, j e l a g r o n d e san s d o u c e u r :
— V o y o n s, So l a n g e , so y ez r a i so n n a b l e ! E m p ê
c h er M . le co m t e d e v en i r al o r s q u e n o u s av o n s à
t el p o i n t b eso i n d ’ êt r e p r o t é g é e s se r a i t f o l i e ! . . .
M . l e c u r é c o u p e c o u r t à m es p a r o l e s.
— P a i x , m a d a m e M e u r v i l l e , l e t em p s est t r o p
m esu r é p o u r l e p e r d r e en d i sc u ssi o n s... H é ! Jo
h an n ès, f a i t - i l , et i l l e r e g a r d e f i x e m e n t .
f au t q u e
l e m aî t r e so i t p r é v en u .
L ’ œi l u n i q u e d u p o r t i er b r i l l e.
—
l e se r a .
— Q u i p r év i en d r a?
— M oi.
E t i l s ’é l o i g n e .
— N o u s v o i l à t r a n q u i l l e s d e ce c ô t é ...
Je m e p r e n d s à g é m i r :
— P o u r n ’a v o i r b eso i n d ’ au c u n e e x p l i c a t i o n ,
cet h o m m e sai t d o n c c e q u e j e su i s seu l e,à i g n o r e r ?
E n c o r e u n e f o i s et n o n sa n s i m p a t i e n c e , M . l e
c u r é m ’ i n t er r o m p t :
— M a d a m e M e u r v i l l e , il v a p r o b ab l em en t se
p r o d u i r e d es év én em en t s q u i n é c e ssi t e r o n t b eau
11
11
11
�54
M O RT
OU
V I V A N T ?...
c o u p d e p r ésen c e d ’ esp r i t et d e sa n g - f r o i d ... q u ’ il
v o u s su f f i se d e sa v o i r q u e j ’ ai b eso i n d e c o m p t er
su r v o u s.
— Si j ’ a v ai s seu l em en t u n e f a i b l e i d ée d e ce
q u e l ’ o n at t en d d e m o i ...
— E t q u i p eu t l ’ a v o i r , c et t e i d ée, m a d a m e ?...
Q u i p eu t d i r e c e q u e r é se r " ~ à c h ac u n d e n o u s l a
m i n u t e p r o c h ai n e? M êl i o n s d e l ’ h u i l e d an s n o s
l a m p e s, r e g a r d o n s l e c i el -t .o y o n s p r ê l s. M a d a m e !
l a c o m t esse, j ’ esp è r e q u e l ’ a u b e d e d e m a i n n e se j
l èv e r a p o i n t san s q u e c e l u i q u i v o u s a i m e 11e so i t
a u p r ès d e v o u s.
— C e l u i q u i m ’ a i m e ? . . . O u i , i l m ’ a i m e ... et
m o i ... et m o i ... a i - j e r ai so n d e l ’ a i m e r ? ' . .
Je f u s seu l e à en t en d r e c e s m o t s é t r a n g e s. M . l e |
c u r é n o u s av ai t q u i t t ées.
— M eu r v i l l e, je c r ai n s t ou t ! .. . g ém i t al o r s m a
c o m t esse.
— T o u t c r a i n d r e d ev i en t p o u r v o u s u n e m al a
d i e, So l a n g e ! M a n q u e r san s c esse d e c o n f i an c e en
c e q u i p eu t a r r i v e r , c ’ est t en t er l e c i el !
— M e u r v i l l e , o n g u et t e G u i l l a u m e ...
— L a i sse z g u e t t e r , i l n e se r a p as d i t q u ’ o n a eu
si f ac i l em en t r ai so n d ’ u n n o b l e g e n t i l h o m m e , d ’ u n
f i er g u e r r i e r , d ’ u n h ar d i m o n t a g n a r d ...
— M e u r v i l l e ... et si o n se sai si ssa i t d e l u i ?
— E t a p r è s? E n t o u t c a s, Jo h a n n è s a d û
l ’ a v e r t i r ...
— E t s’ il n ’ a p u l e f a i r e ? . . . s’ i l s n e se so n t p as
r e n c o n t r é s?
— A u l i eu d e v o i r t o u t en n o i r , so y o n s p r êt es à
r e c e v o i r n o t r e m aît r e ! m ’ é c r i a i - j e , f ai sa n t m o n t r e
d ’ u n c a l m e, d ’ u n e c o n f i a n c e q u e j ’ ét a i s l o i n d e
r e sse n t i r .
A u ssi t ô t j e m e m i s à c o u r i r p a r l a m ai so n af i n
d e r a sse m b l e r l es se r v i t e u r s p o u r l e u r o r d o n n e r
d ’ a l l u m e r l es f e u x , d e m et t r e p a r t o u t d es l u m i èr es,
d ’ é t a l e r l e p l u s b eau c o u v e r t , d e so r t i r d e l a r é se r v e
l e m e i l l e u r d e c e q u i s’ y t r o u v ai t af i n d e p r é p a r e r
u n e b el l e r é c ep t i o n à c e l u i q u e n o u s at t en d i o n s
d e p u i s t an t d e j o u r s.
M a i s t o u t es l es sa l l e s ét ai en t v i d e s. O ù d o n c se
c a c h a i en t n o s g e n s ?
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
55
Je f i n i s p a r l es d é c o u v r i r d a n s l e f o u r n i l où
se t a i t p assée n o i r e p r e m i è r e n u i t à B i o n . I l s
av ai en t t o u s d e s v i sa g e s d é c o m p o sé s p a r l a
t er r eu r .
A m o n c r i : « V o i c i M . l e c o m t e, h ât o n s- n o u s
d e l u i p r é p a r e r b el et b o n a c c u e i l ! » n u l n e p r i t
g ar d e.
•
— D es p as m o n t en t p a r l e c h em i n ! d i sa i t l ’ u n .
— P a r o ù se r a i t - o n en t r é ? d em an d ai t u n a u t r e .
— O n n e p eu t d é f en d r e l ’ a c c è s d ’ u n e m a i so n à
t o u t l e m o n d e ! a f f i r m a i t u n t r o i si è m e.
— M . l e c u r é a b i en d i t , c e p e n d a n t , q u ’ i l n e
f al l ai t l a i sse r p é n é t r e r p e r so n n e ... q u e d e s m é
c h an t s en v eu l en t à M . l e c o m t e et q u e l es m é
c h an t s so n t t r ès f o r t s...
— I l s o sen t t o u t ! . . .
C et t e f o i s, l e c o r r éso n n a t r ès p r è s d u c h â t ea u .
T o u s j o i g n i r en t l es m a i n s et se si g n è r e n t . D es
f em m es san g l o t a i en t : « I l s en v eu l en t à l a v i e , à l a
l i b er t é d e n o t r e m a î t r e . »
— M . l e c o m t e v a êt r e p r i s . ..
— N o n , i l n e l e se r a p as ! c r i a u n e v o i x v i b r a n t e ,
l a v o i x d e m a c o m t esse. Y a - t - i l i ci u n h o m m e
r é so l u , q u i v e u i l l e v e n i r a v ec m o i ?
V o t r e a m i e, m a d a m e , v en ai t d ’ a p p a r a l t r e . V o u s
n e l a v e r r e z j a m a i s c er t a i n em e n t et j e n e l a r e
v e r r a i p l u s b el l e q u ’ el l e se m o n t r a en c et i n st an t ,
b el l e d e t o u t es l es b eau t és q u e d o n n e l ’ h ér o ï sm e .
U n e f l am m e ét ai t d a n s ses y e u x , u n e f l am m e
e m p o u r p r a i t so n v i sa g e .
L e s p as se r a p p r o c h a i e n t . L e c o r en c o r e u n e
f o i s r é so n n a f i èr em en t .
— V i t e , q u i m ’ a c c o m p a g n e ? d em an d a m a
c o m t esse.
U n j eu n e g a r ç o n se p r é se n t a . So l a n g e a c c e p t a
c e c o m p a g n o n , m ai s, au m o m en t d e d i sp a r a î t r e , ù
sa su i t e , d a n s u n e sc a l i e r n o i r q u e m a sq u ai t u n e
t r a p p e d an s l e f o u r n i l m ê m e, el l e se t o u r n e v e r s
m o i ..
— M e u r v i l l e , c e u x q u i m o n t en t , q u i o n t at t ei n t l a
t e r r a s s e ; r e ç o i s- l e s, o c c u p e - l e s, au b e so i n f ai s
f e r m e r l es p o r t e s, g a r d e- l es p r i so n n i e r s... g a g n e
d u t e m p s... l e p l u s q u e t u p o u r r a s...
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
— I l se r a f ai t , m o n en f an t , au m i eu x d e v o s
d / si r s.
L a t r ap p e ét ai t à p ei n e r et o m b ée q u ’ u n c o u p d e
m ar t eau éb r a n l a i t l a p o r t e d ’ en t r ée.
/ — L e s v o i l à ! . . . l es v o i l à ! . . . g é m i r e n t a u t o u r d e
m o i d es v o i x é t r a n g l é e s, et t o u s s’ en t a ssèr e n t d an s !
“ l e c o i n l e p l u s so m b r e d u f o u r n i l c o m m e f r a p p é sj
d ’ u n e su b i t e f o l i e. Q u i p o u v i o n s- n o u s c r a i n d r e ? !
Je r em o n t ai seu l e et f u s o u v r i r à c e u x q u i n o u s y
v en a i e n t , q u el s q u ’ i l s f u ssen t .
A m a g r a n d e su r p r i se , j e m e t r o u v ai en f ac e
d s M . d e R o ch em o n t .
Je m ’ éc r i a i :
— Q u o i ? m o n si eu r ! . . . en c e s p a r a g e s?
— B o n j o u r , m ad am e M e u r v i l l e ! . . . E n e f f e t , ;
c ’ est m o i ! . . . V o u s n e m ’ at t en d i ez p a s ?
E t d e sa v o i x l a p l u s d o u c e , il m ’e x p l i q u a q u ’ il
s’ ét ai t p er d u d a n s l a m o n t ag n e ; q u e p assan t à
B i o n , p a r h a s a r d , il n ’ a v ai t p as v o u l u f a i r e à l a
f i l l e d u m a r q u i s d e C h a l o n , so n a m i , l ’ i n j u r e
d ’a l l e r f r a p p e r à u n e a u t r e p o r t e q u e l a si en n e et
il d em an d a si « M ad a m e l a C o m t e sse v o u d r a i t
b i en l e r e c e v o i r m a l g t é l ’ h eu r e a v an c ée » .. .
F i d è l e à m a c o n si g n e , j e l u i fi s g r a n d a c c u e i l et
l u i p r o p o sa i d e p é n é t r e r j u sq u ’ au sa l o n , c e q u ’ il
accep t a d e b o n n e g r âc e.
I l m e p ar u t p l u s d a n d y , p l u s f ash i o n ab l e q u e
j a m a i s. I l ét ai t au ssi él é g a n t , d an s sa r e d i n g o t e
v e r t b o u t ei l l e et so n g i l et d e p o i l d e c h è v r e q u e s’ il
ét ai t d esc en d u d ’ u n c o u p é d o u b l é d e sat i n j au n e
d ev an t l es B a in s C h in o is , l e C a f d d e P a r i s o u l e
r e st a u r a n t d es F r è r e s P r o v e n ç a u x .
I l s’ a d o ssa à l a c h em i n ée, et av ec c e l t e ai san c e
p a r f ai t e q u i , t o u j o u r s c h ez l u i , r é v èl e l ’h o m m e d e
c o u r , i l m ’ i n t e r r o g e a su r m a c o m t e sse ; c o m m en t
se p o r t a i l - p l i e ? N al l a i t - i l p as l a v o i r ? i l b r û l ai t d u
d é si r d e l u i p r é se n t e r ses h o m m a g e s... e t c .. .
e t c ...
Je r é p o n d i s q u e M m e l a c o m t esse ser a i t d e
r e t o u r d an s q u el q u es
i n st an t s. Q u ’ el l e a v ai t
ét é au - d ev a n t d e so n m ar i , l eq u el r e v en a i t d ’ u n e
g r a n d e c h a sse d an s l a m o n t ag n e.
— A h ! l e c o m t e r e v i en t et p r é c i sé m en t c e
�MOK l
OU
V I V A N T {.
57
s o i r ? . . . f i t - i l j o u an t l ’ i n d i f f é r e n c e , j ’ a u r ai d o n c , à
l e r e n c o n t r e r i c i , d e u x p l a i si r s au l i eu d ’ u n ... L e
c o m t e d e F e n l u c q e st - i l so u v en t ab sen t ?
— T r è s so u v en t .
— E t q u an d i l n ’ est p o i n t l à , M m e l a c o m t esse
11e s’ en n u i e - t - el l e p a s en c et t e so l i t u d e , en c es
l i e u x q u el q u e p eu sa u v a g e s ?
D es c o u p s d e f eu n o m b r e u x , r a p i d e s, d e s a p p e l s
d e c o r p r e ssa n t s, a c c o m p a g n é s d e c e s g r a n d s c r i s
q u e p o u ssen t l es m o n t a g n a r d s, a u x h e u r e s t r a
g i q u e s, m ’ em p êc h èr en t d e r é p o n d r e ...
A u m êm e i n st an t , l es se r v i t e u r s e n v a h i r e n t l e
sal o n .
— M a l h e u r ! . . . m a l h e u r ! c l a m e n t - i l s.
A u d e h o r s, l es c r i s sa u v a g e s, l es a p p e l s d u c o r
r éso n n en t d e p l u s en p l u s d é se sp é r é s.
M a l g r é l ’ o r d r e q u i m ’ a ét é d o n n é d e n e p o i n t
q u i t t er l ’ h ô t e q u i n o u s v i en t v i si t e r et d e l e r e t e n i r
d an s l a m a i so n , f o l l e d ’ i n q u i é t u d e, je m ’é l a n c e su r
l a t e r r asse à l a su i t e d e s se r v i t e u r s q u i sem b l en t
a v o i r p er d u l a t êt e.
L e s c r i s se r a p p r o c h e n t . N o s g en s y aj o u t en t
l eu r s l am en t at i o n s. L ’ a i r est em p l i d ’ e f i r o y a b l e s
c l a m e u r s. D es t o r c h es so n t a l l u m é es. D es h o m m es
q u e n u l n e c o n n aît o n t su r g i d e l ’ o m b r e . I l s
en t o u r en t M . d e R o c h e m o n t , c o m m e p o u r l e
d é f en d r e. E t c o n t r e q u el p ér i l l I l s o n t t o u s, —
j ’ en p u i s j u r e r ! — d es p i st o l et s au p o i n g , b i e n q u e
n u l n e so n g e à p r e n d r e gaV d e à e u x , à s’ i n f o r m e r
d e l a f aç o n d o n t i l s so n t v en u s l à . .,
T o u t e s m es p en sées v o n t v e r s m a p a u v r e
So l a n g e .. . L u i ser a i t - i l a r r i v é m a l h e u r ? C o m m en t
ai - j e pu c o n se n t i r à l a l a i sse r a l l e r se u l e , p o u r q u o i
n ’ a i - j e p as e x i g é q u ’ el l e f û t m i e u x a c c o m p a g n é e
q u e p a r c e j eu n e m o n t a g n a r d ?
So u d a i n , à l a c l a r t é d es t o r c h e s, u n l u g u b r e
c o r t è g e d é b o u c h e d an s l a c o u r d ’ h o n n e u r .
J'a p e r ç o i s m a p a u v r e c o m t esse q u e so u t i en n en t
à d em i p âm ée d e s m o n t a g n a r d s en p l e u r s.
— Q u ’ est - i l a r r i v é ?
Je n e su i s p as l o n g u e à l ’ a p p r e n d r e .
D es v o i x r é p o n d en t à m es e x c l a m a t i o n s :
�58
M O RT
OU
V I V A N T ?..
— L e c o m t e ... p é r i d a n s l a m o n t a g n e ... p ér i il ?
a t r o i s j o u r s d é j à .. .
— Q u i d o n c so n n ai t d u c o r ?
— C e u x q u i an n o n ç ai en t l e m a l h e u r .
— Q u e n ’est - o o v en u p l u s t ô t n o u s a v e r t i r ?
— O n r e c h e r c h a i t l e c a d a v r e ... o n e sp é r a i t le
r e t r o u v e r , m ai s l a sa i so n est d a n g e r e u se ... l es c r e
v asses p r o f o n d e s... l a m o n t ag n e a g a r d é sa p r o i e .. «
— L e c o m t e n ’ est p l u s ? C e n ’ est p as p o s s i b l e ! . . *
Je n ’ en p u s en t en d r e d a v a n t a g e . C e t t e n o u v el l e
m e t e r r a ssa . L e c œ u r m e m an q u a et j e t o m b ai en
sy n c o p e a u x p i ed s d e M . d e R o c h e m o n t .
D ep u i s l o r s, m a d a m e , m o n ét al d e san t é f ai t
p i t i é. Je p asse d ’ é v an o u i ssem e n t en é v an o u i sse- ;
m en t et n e p en se p as d e v o i r d u r e r b i en l o n g - :
t em p s ! C 'e st p o u r q u o i j ’ ai r éu n i t o u t es m es f o r c es
p o u r v o u s t r a n sc r i r e l e r é c i t d e c e sd e r n i è r e sh e u r e s.)
V o u s en f er ez l ’ u sag e q u e v o u s v o u d r e z .
Je f ai s a p p e l e r M l l e M i n et t e D u c o s p o u r q u ’el l e
t âc h e d e v o u s f a i r e p a r v e n i r c es f eu i l l e t s.
A D i eu , m ad am e, t el est , j e p e n se , l e d e r n i e r
m o t q u e t r a c e r a , p o u r v o u s, v o t r e d év o u ée
A n n e M eu r v i l l e.
XVI
M a d e m o is e lle M in e tte D u c o s à M a d a m e d e C o rd ly Bion d ’O ssau, le ...
M ad am e,
M m e M e u r v i l l e , f o r t at t ei n t e p a r l ’a f f r e u x
m a l h e u r q u i v i en t d e f r a p p e r l a f am i l l e d e F e n l u c q
d e B i o n , m e p r i e d e v o u s f ai r e t en i r c e p l i , c o û t e q u e
c o û t e. Je m ’ e x c u se , m a d a m e , d e n ’ a v o i r p u m e
r en d r e à ce d é si r , si t ô t q u e j e l ’ eu sse so u h a i t é,
em p êc h ée q u e j ’ en ai ét é p a r c ec i : q u ’ i l m ’ ét ai t
i m p o ssi b l e d ’ u se r p o u r cet en v o i d es m o y en s en
u sag e, l a p o st e n o u s ay a n t m ai n t es f o i s, d e p u i s
q u el q u e t em p s, d o n n é l a p r e u v e q u e l e sec r et d e
ce q u e n o u s l u i c o n f i o n s n ’ ét ai t p as r e sp e c t é . C e
�M O RT
OU
VIVA N T t.
59
n ’est p l u s à P a r i s q u ’ o n o u v r e n o s l e t t r e s, m ai s
p r è s d ’ i c i .. . n o u s en a v o n s l a c e r t i t u d e . O r ,
m ad am e M e u r v i l l e m ’ a a v e r t i e q u e sa l et t r e , à
v o u s d e st i n ée , ét ai t a b so l u m en t c o n f i d en t i el l e.
I l m ’ a d o n c f al l u a t t en d r e u n m o y en d e v o u s l a
f ai r e r e m et t r e q u i p r ésen t ât t o u t e sé c u r i t é . D es
am i s se r e n d a n t à P a r i s s’ en so n t c h a r g é s. V o u s
ser ez m i l l e f o i s b o n n e d e b i en v o u l o i r m e f ai r e
t en i r p a r e u x u n av i s d e r é c e p t i o n . Je v o u s en ser ai
r e c o n n a i s s a n t e p o u r p l u si e u r s r a i so n s, d o n t l a
p r i n c i p a l e est q u ’ en r a ssu r a n t M m e M e u r v i l l e su r
l a b o n n e a r r i v é e d e c e q u ’ el l e v o u s m an d e, j ’ a p a i se r a i
c er t ai n em en t l es i n q u i ét u d es q u i m i n en t sa san t é.
Je m e t i en s à v o t r e d i sp o si t i o n p o u r t o u t ce q u e
v o u s p o u r r e z so u h a i t e r , m a d a m e , et b i en q u ’ i n
c o n n u e d e v o u s, j e m e d i s v o t r e t r ès h u m b l e et
t r ès d év o u ée ser v an t e,
M i n e t t e D u c o s.
X V II
M a d a m e d e C o r é l y à M a d a m e A n n e M e u r v ille .
(L e ttr e jo in te à un m o t d e r e m e rciem en t a d ressé
à M a d e m o is e lle M in e tte D u c o s .)
M a b o n n e M ad am e M eu r v i l l e,
Si v o u s n e m ’ éc r i v e z p l u s, si p a r v o u s j e n e sai s
p l u s r i en d e So l a n g e , q u e v ai s- j e d e v e n i r ? D e g r â c e
ab an d o n n ez l ’ i d ée d e n e p l u s m e m a n d e r d e n o u
v e l l e s. So n g e z ii c e q u ’ est m o n a m i t i é p o u r v o t r e
c h èr e é l è v e : el l e v o u s f er a j u g e r d e l a p ei n e p r o
f o n d e q u e p eu t m e c a u se r v o t r e si l e n c e ...
R é p o n s e d e M a d a m e M e u r v ille à M a d a m e d e C o r é l y .
M ad am e,
.Te n e p u i s p l u s v o u s é c r i r e . M a san t é n ’ est
p o i n t l e seu l o b st a c l e q u i s’ o p p o se à n o t r e c o r r e s
p o n d an c e se c r è t e — j e m e sen s p l u s f o r t e. —
�Go
M O RT
OU
V I V A N T ?.
P o u r d es r ai so n s très g r a v e s j e n e p u i s t r a h i r ceu *
q u i o n t m i s l eu r c o n f i a n c e en m o i ... Je v o u s p r o
m et s t r ès so l e n n el l em e n t , c e p en d an t , q u e j e ne
v o u s l a i sse r a i s r i en i g n o r e r d e l a san t é d e m J
c h èr e c o m t esse, si el l e t o m b ai t m a l ad e.
N o u s n e p o u v o n s p l u s d é so r m a i s a t t en d r e de
se c o u r s q u e d u c i e l .. .
P r i e z p o u r n o u s ! . ..
I
�M O RT
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x
OU
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m
61
V I V A N T ?..
e
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x
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1
L a m o r t t r agi q u e d u co m t e d e F en l u c q fu t u n
d es év én em en t s l es p l u s sen sa t i o n n el s d e l ’ ép o q u e.
L a n o u v el l e en éc l at a u n m at i n su r P a r i s, c o m m e
un co u p d e f o u d r e.
C et t e m o r t su r v e n u e av an t q u e n ’ ai t p u êt r e
é c l ai r c i l e m y st èr e q u i en v e l o p p a i t l e d é p a r t
ou
m i e u x l a f u i t e — d u c o m t e et d e sa j eu n e f em m e
v e r s B i o n , c o m m e s’ i l s a v ai en t v o u l u c h e r c h e r u n
a si l e d e r r i è r e l es m u r s ép ai s d e l ’ an t i q u e m an o i r
d es a n c ê t r e s, c et t e m o r t t o u r m en t ai t f o r t , san s
q u ’o n o sât l ’a v o u e r t o u t h au t , ét an t d o n n ée l a si t u a
t i o n m o n d ai n e d e s i n t ér essés.
R i e n n ’ a v ai t ét é c o m m en t é a u ssi l o n g u em en t q u e
l es c i r c o n st a n c e s r o m a n e sq u e s q u i e n t o u r a i e n t l a
d i sp ar i t i o n d u j eu n e c o u p l e et sa p e r si st a n c e à
v i v r e' à l ’é c a r t d e l a so c i é t é . C e q u i en t r et en a i t c es
c o m m en t a i r e s et c o n t r i b u a i t à su r e x c i t e r l es c u r i o
si t és ét ai t l ’ i n c essan t e i r r i t a t i o n q u e l e» m ar q u i s d e
C h â l o n , p è r e d e l a j eu n e f em m e, m an i f est ai t d e
cet t e m a n i èr e d ’ a g i r .
—
Si m o n g e n d r e a r a p p o r t é d ’ A f r i q u e u n c o u p
d e so l ei l su r l a t êt e et si ce c o u p d e so l e i l l u i f ai t
j u g e r l es c h o ses d ’ a b su r d e f aç o n , et t o u t p r e n d r e
au t r a g i q u e , s’ en su i t - i l q u e m a f i l l e d o i v e v i v r e
séq u e st r é e ? c r i ai t - i l à t o u t v en an t .
U n c o u p d e so l e i l ? Q u ’ ét a i t - c e en so m m e q u ’ u n
co u p d e so l e i l ?.D e la f o l i e ? L e co m t e d e Fen l u cq
ét ai t - i l d ev en u f o u ? M a l h e u r b i en su b i t a l o r s, c a r
�62
M O RT
OU
V I V A N T ?..
i l n e m o n t r ai t au c u n sy m p t ô m e d e d ém en c e c e soi*
d ’ o p é r a , o ù , b r i l l a n t et c h a r m a n t , l e c o m t e assi *
t ai t av ec sa j eu n e f em m e, d an s l a l o g e d u m ar q u i s
d e G h â l o n , à l a r e p r é se n t a t i o n d e l a G a z z a L a d rfa
L e u r d é p a r t av ai t c ep en d an t su i v i c et t e so i r ée'
Q u el l e r a i so n d e se m o n t r e r t o u t à c o u p j al o u H
t y r a n , d e sp o t e a b o m i n a b l e ? Ju s | i i ’ à ce j o u r ,
t o u s p o u v ai en t l 'a f l i r m e r , — j a m a i s f em m e n’ a val]
sem b l é p l u s h e u r e u se q u e l a c o m t esse d e F en l u c q j
L a m o r t t r ag i q u e d u c o m t e v e n a i t , si l ’ o n peut
d i r e , m et t r e u n p o i n t f i n al au r o m a n , m ai s n o n â
l a c u r i o si t é .
Se r a i t - c e l e d e r n i e r m o l d e l ’ ét r a n g e m y st èr e*
N u l l e r a i so n n e l a r et en an t p l u s au l o i n , l a c o m
t esse r e v i e n d r a i t - e l l e p r è s d e so n p è r e ?F i n i r a i t - o P ;
p a r so l u t i o n n e r l a t er r i b l e é n i g m e ?
D ’ in d u ct io n
en i n d u c t i o n , o n en a r r i v a i t à
ét en d r e f o r t l o i n l e c h a m p d e s q u est i o n s ; à se d em a n d e r , p a r e x e m p l e , si c et t e v eu v e d e v i n g t an s,
j o l i e , r i c h e , b i en n ée, d e m e u r e r a i t i n c o n so l ab l e^
si el l e c o n se n t i r ai t t ô t o u
t ar d à r ep r en d r e
c o n f i an c e en l a v i e et à p er m et t r e q u ’ o n
l’ y
a i d â t ...
« L e s l ar m es n e so n t p as i n t a r i ssa b l e s, n i l es r e
g r et s ét e r n e l s, » so u p i r a i t - o n . — L e s h o m m es
ai m en t à p r é j u g e r ai n si cle l a l é g è r e t é d e c œ u r
d 'a u t r u i ; c el a l es c o n so l e d e se sen t i r e u x - m ê m e s,!
si f ac i l em en t , t o u r n e r il t o u s l es v en t s.
D é j à , so u s l e m an t eau , l ’o n se p l ai sa i t à n o m m er
c e l u i q u i , v r a i se m b l a b l e m e n t , su c c é d e r a i t qu d é
f u n t , o n p r o n o n ç ai t l e n o m d e So st h è n e s d e Ro - ,
c h em o n t . N ’ét ai t - i l p as l ’ an ci en so u p i r a n t d e l a >
b el l e So l a r i g e ? S ’ il f u t d é d a i g n é p a r el l e, a v ai t - i l ,
l u i , j a m a i s c e ssé d e f ai r e o u v er t e m en t p r o f essi o n
d e l ’ a i m e r ? M ai n t en an t e n c o r e , n u l n e l’ i g n o r ai t
— ai n si l e r ac o n t ai t l a v er si o n l a p l u s a c c r é d i t é e — ■ \
M . d e R o c h e m o n t , en d é p l ac em e n t à B a r è g ë s, ét ai t
a c c o u r u à B i o n p o u r se m et t r e a u x o r d r e s d e l a
j eu n e f em m e si t ô t q u ’ il av ai t a p p r i s so n m a l h eu r .
D es r e c h e r c h e s, d es so n d a g e s d a n g e r e u x ét ai en t à
f ai r e d an s l a c r e v a sse o i i l e c o m t e d e F e n l u c q
a v a i t d i sp a r u . M , d e R o c h e m o n t a v ai t d i r i g é c es
t r a v a u x c o m m e u n si m p l e m a n œ u v r e . P o u r r e t r o u
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
v er l a d é p o u i l l e d e c el u i q u i f u t l e m ar i d e So l a n g e ,
il av ai t t en t é l e p o ssi b l e et l ’ i m p o ssi b l e , c o m m e
s’ il s’ ét ai t j u r é d e n e s’ é l o i g n e r d u l i eu d e l ’ a c c i
d en t q u e l o r sq u ’ i l a u r ai t d é p o sé l u i - m êm e l e c o r p s
d u d i sp ar u d an s l e c av eau d es c o m t es d e F e n l u c q ,
so u s l e m al t r e- au t el d e l ’ é g l i se d u v i l l a g e .
M a i s, si l ’ o n n ’ a v a i t p as eu à d e sc e l l e r l a p i e r r e
d e ce c a v e a u ; si , d a n s ses l i an es d e n ei g e, l e g l a
c i e r s’ o b st i n ai t à g a r d e r l ’ e n se v e l i , M . d e R o c h e n i o n t a v ai t ét é si n g u l i è r e m e n t g r a n d i p a r so n z èl e
g é n é r e u x et t o u s se p l a i sa i e n t à y v o i r l a p r eu v e
d ’ u n e b el l e A m e, d ’ u n g r a n d a m o u r , d ’ u n p u r d é
v o u em en t .
M . d e R o eh em o n t
p assai t
don c p ou r une
so r t e d e h é r o s, l o r sq u ’ i l r e v i n t à P a r i s, r a p p e l é p ar
l e d é si r d ’ êt r e a u x c ô t és d u m a r q u i s d e G h âl o n
p en d an t l e se r v i c e so l en n el q u i fu t c é l é b r é en m é
m o i r e d u c o m t e G u i l l a u m e , d é c é d é d an s l a m o n
t ag n e. L e m a r q u i s s’ a p p u y a su r l ’ an c i en f i an c é d e
sa, f i l l e, d u r an t l es p h ases si p én i b l es d e l a l o n g u e
et p o m p eu se c é r ém o n i e. A i n si n e f u t p l u s d o u t e u x
p o u r p er so n n e l e r ô l e q u e M . d e R o e h e m o n t s’ a p
p r êt ai t à j o u e r d an s l ’ a v e n i r .
M ai s si , à P a r i s, l es m u r s d ’ u n e é g l i se se t en d i »
d i r en t d e n o i r , si d es c i e r g e s s’ a l l u m è r e n t , si t o u t e
l a l i v r é e d u m a r q u i s d e C h â l o n f u t r e v êt u e d e
d eu i l en m é m o i r e d u d é f u n t , à B i o n , o n n e c él éb r a
au c u n se r v i c e .
—
I l n e se r a d i t d e m esse p o u r G u i l l a u m e ,
q u e l o r sq u e j e l ’ au r ai v u san s v i e , c a r a l o r s seu l em en t j e c r o i r a i à sa m o r t , av ai t d é c l a r é l a
c o m t esse.
'
C e t t e a l t i t u d e d éç u t . E l l e m et t ai t à n éan t l es
su p p o si t i o n s d u m o n d e et , p l u s e n c o r e , l es p r o j et s
q u e l ’ o n p r ê t ai t à M . d e R o e h e m o n t . M ai s c h a
cu n a Sa m a n i èr e d e so u f f r i r .
L e s g r a n d e s d o u l e u r s se m an i f est en t d e d i v e r ^ e s
f aç o n s : il en est q u i p r en n en t t o u t es l es a p p a r e n
c es d e l a d é r a i so n . O r , i c i - b as, r i e n d e v i o l en t n e
d u r e. I l n ’ y a so u v en t q u ’ à l a i sse r f ai r e l e t em p s
p o u r v o i r s’ a p a i se r l e d é se sp o i r l e p l u s e x a l t é .
Sa n s d o u t e en se r a i t - i l ai n si p o u r l a j eu n e f em m e
d u co m t e G u i l l au m e.
�64
M O RT
OU
V IV A N T ?...
L e m a r q u i s d e C h a l o n r ai so n n ai t - i l d e l a so r t e?
A p r è s a v o i r i n si st é — D i eu sav ai t c o m m e — p o u f
r a m e n e r sa l ïl l e à P a r i s, il n e l u i d e m a n d a i t p l u s de
q u i t t e r B i o n . Se p i q u an t d e f o r t b i en c o n n a î t r e l es
f em m es, il se d i sa i t q u e l ’ h eu r e so n n er a i t où)
l asse d e l a so l i t u d e et d e c et t e r e t r a i t e l o i n t ai n e , la
c o m t esse r e v i en d r ai t sa n se n ê t r e p r i é e. L e m ar q u i s
av ai t r éso l u d e l ’ a t t e n d r e , c et t e h e u r e , c o m m e u n e
r e v a n c h e d u p r é sen t .
II
O u a u r ai t t o u t i g n o r é d e l ’ ét r an g e e x i st e n c e q u i
f u t m en ée à c et t e é p o q u e p a r l a c o m t esse d e F e n l u c q si o n n ’ av ai t p u c o n su l t e r c e r t a i n s p et i t s c a h i e r s
o ù M l l e M i n et t e D u c o s — l a sœ u r d e M . l e c u r é
d e B i o n — c o n si g n a i t au j o u r l a j o u r n ée d es « n o
t es et i m p r e ssi o n s ».
M l l e M i n et t e se f ai t c o n n a î t r e en t r a ç a n t d an s
so n j o u r n al so n p r o p r e p o r t r a i t .
« Je su i s n ée b a v a r d e , c u r i e u se . T o u t m ’ o c c u p e,
m e p r é o c c u p e , m e p o u sse r a i t à p a r l e r , à q u e st i o n
n er , à en q u ê t er et — j e m ’ en a c c u se — à c o m m é
r e r . V o i l à d e t r i st es d éf au t s p o u r l a sœ u r d ’ u n
c u r é ! J ’ai c o n sc i en c e q u e t o u t c e l a est f o r t v i l a i n ,
au ssi a i - j e f ai t t an t d ’ el l o r t s p o u r n v ! c o r r i g e r q u e
j e c r o i s y êt r e a p eu p r è s p a r v e n u e . A u j o u r d ’ h u i ,
i l m e sem b l e, j e n e r e t o m b e p l u s d an s m o n p éc h é
m i g n o n ,— l 'a m o u r i m m o d ér é d es n o u v e l l e s, —
q u e l o r sq u e c e l l e s- c i so n t a t el p o i n t i n t ér essan t es
q u ’ o n n e p eu t en d é t a c h e r so n a t t e n t i o n , q u o i
q u ’o n f asse.
« L e fai t est r a r e h eu r eu sem en t . Je n ’ ai g a r d e
d e m ’ en p l a i n d r e . A u c o n t r a i r e . I l n ’ est p as d e
j o u r o ù je n e r e m er c i e D i eu d ’ê t r e ai n si se r v i e p ar
d es c i r c o n st a n c e s q u i m ’ai d en t a m e p e r f e c t i o n n e r .
R e p o u sse r l es t en t at i o n s o u l es f u i r n ’ est p as t o u
j o u r s f ac i l e. P o u r m o n c o m p t e, j e p r é f è r e q u e l es
t en t at i o n s s ’ éc ar t en t d e m o i .
�M O RT
OU
V I V A N T ?..
65
« L a v i e à B i o n d ’ O ssau est u n e v i e d e si l en c e.
So u v en t i l n e m e r e st e m êm e p as l a r e sso u r c e d e
m ’ e n t r e i e n i r a v e c m o n c u r é . M o n f r è r e est p r esq u e
t o u j o u r s d i st r a i t , a b so r b é . So n esp r i t ap p ar t i en t
t o u t en t i er a u x d e v o i r s d e so n m i n i st è r e. Sa p a
r o i sse e st - p e t i t e ; m ai s ce q u ’ el l e é v ei l l e en l u i d e
so u c i s, d e p e n sé es, est i m m en se.
. « — Q u e se r a i t - c e , m o n b o n m o n si eu r l e c u r é ,
si v o u s ét i ez d o y e n d ’ u n e c a t h é d r a l e ! » l u i d i s- j e
q u el q u ef o i s.
« C e l t e r é f l e x i o n l ’ a r r a c h e à l u i - m êm e. I l l a
p r en d en t a q u i n er i e et m e t aq u i n e à so n t o u r o u
b i en il y r é p o n d g r a v e m e n t d es c h o ses q u e j e n ’ o u
b l i e p as. P a r e x e m p l e : « L ’ h u m an i t é est l a m êm e
en t o u s l i e u x . L e m al p eu t f ai r e au t an t d e r a v ag es
d an s u n v i l l a g e q u e d an s u n e g r a n d e v i l l e . .: N ’y
a - l - i l p o i n t à e m p ê c h e r p ar t o u t Sat a n d e m o n t er
su r l es' h au t eu r s et d e s’ é c r i e r : « C e c i est m o n
e m p i r e ! ... »
P a u v r e c h e r c u r é , à u n t el d e g r é b o n , d év o u é,
g é n ér e u x p o u r t o u s !
« Si d e p u i s sa p l ,u s t en d r e en f an c e, t o u c h é au
f r o n t d u d o i g t d e D i e u , i l d é c l a r a v o u l o i r se t ai r e
p r ê t r e, u n e v o c a t i o n i r r é si st i b l e m e v i n t é g a l e
m en t : cel l e* d e n e j a m a i s l e q u i t t e r et d e n e
d e m a n d e r à l a v i e d ’ a u t r e l i t r e q u e c el u i q u e
t o u s m e d o n n en t a u j o u r d ’ h u i : l a sœ u r d e M . l e
curé.
« E n ai - j e r ê v é d e c e p r e sb y t è r e d e c a m p a g n e
je p e n sa i s q u e m o n f r èr e et m o i p a sse r i o n s n o s,
j o u r s! Je l ’ i m a g i n a i s b ât i au r e v e r s d ’ u n c o t eau ,
b i en au so l e i l , av ec u n j ar d i n a u x c a r r é s d e b u i s
j o l i m en t a l i g n é s, au x p l at es- b an d es f l e u r i e s, a u x
v i g n e s en b er c ea u . L a m ai so n ét ai t b l a n c h e à v o l et s
v e r t s. D es g l y c i n e s, d es j a sm i n s, d es v o l u b i l i s
e n g u i r l a n d a i e n t sa f aç ad e. C o u r a n t n o n l o i n d e
l à , j e m e f i g u r a i s u n e r i v i è r e o ù M . l e c u r é au r ai t
p u c o n t e n t er so n g o û t p o u r l a p èc h e à l a l i g n e ;
d es b o i s, o ù , il l a sai so n , i l eû t sat i sf a i t u n au t r e
d e ses g o û t s : l a c h a sse a u x p a l o m b e s. N o u s
a u r i o n s eu u n p et i t c h e v a l , d es p o u l es, d es l a
p i n s...
« A u l i eu d e c e l a , n o t r e m ai so n est a c c r o c h é e
12 0 - i n
�gj-
mo r t
OU VIVANT ?...
r o c E l l e p o ssèd e d u r a n t l a m o i t i é d e l ’ an n ée
u n b eau t o i t d e n ei g e. U n c h em i n é t r o i t , d u r â ,
m o n t er — v r a i c h em i n d u c i e l — y c o n d u i t . E l l e
n ’ a p o u r j a r d i n q u ’ u n e m i n c e l an g u et t e d e t er r e I
u ù e r et i en n en t c o m m e el l es p eu v en t d es a r d o i ses
p o sées d e c h a m p . J ’ y c u l t i v e c ep en d an t d es f l e u r s
et t o u t es __ p eu t - êt r e p a r c e q u e l ’ e sp a c e m ’ est •
m esu r é et q u e l a t em p ér at u r e so u v en t i n c l ém en t e m e l e s d i sp u t e , — m e d o n n en t d e g r a n d e s \
j o i e s.
.
« U n b r i n d e r é sé d a o u d e v e r v ei n e a p l u s d e I
p r i x q u an d o n n e p eu t en o b t en i r d e u x . A v o i r d e
t o u t p ar su r c r o î t d o n n e c er t ai n em en t l ’ i m p r essi o n
q u e o n n e sai t p l u s c e q u e l ’ o n a i m e.
« A B i o n , i l n e se p eu t r i e n d e p ar ei l ; c ’ est I
p o u r q u o i , p eu t - êt r e, n o u s so m m e s si h e u r e u x , si
v ér i t ab l em en t , si d o u c em en t h e u r e u x .
« L e s j o u r s p assen t a p r è s l es j o u r s, san s h eu r t s.
L a m esse l e m at i n , l a v i si t e a u x m a l ad es, l es so i n s
d u m én ag e l es e m p l i sse n t . L ’ h ab i t u d e d e c o n si
g n e r m e s p en sées j o u r n a l i è r e s m ’ ai d e a u ssi à p a sse r
l e t em p s. Ja l o n n e r l e c o u r s d es h e u r e s d ’ i m p r e s
si o n s g l an ées au p a ssa g e , p u i sq u ’ i l n e s’ y p eu t r e l a
t er d ’év én em en t s p l u s g r a n d s,e m p ê c h e q u ’ e l l e s n e
t o m b en t t o u t es d a n s l ’ét e r n i t é sai t s l a i sse r l e
m o i n d r e so u v e n i r ... »
1
1
1
III
L o r sq u ’ u n m at i n M l l e M i n et t e s’ a p e r ç u t q u e l e
c h ât eau d e B i o n s’ ét a i t , p o u r a i n si d i r e , ‘t r a n sf o r m é
d u r an t l a n u i t ,- q u e d e l a l u m ée s’ é c h a p p a i t d es
c h em i n ées et q u e t o u t es l es c r o i sé e s ét ai en t o u
v er t es ; l o r sq u ’ el l e a p p r i t q u ’ i l él a i t a r r i v é au c h â
t eau d e s h ô t es él é g a n t s et f o r t u n é s q u i sem b l ai en t
se c a c h e r et n e d ev ai en t p l u s s’ é l o i g n e r , c e f u t en
el l e c o m m e u n g r a n d r é v ei l d e c e d é si r d ’a p p r e n d r e ,
d e c et t e so i f d e n o u v el l es q u ’ el l e se f l at t ai t d ’ a v o i r
v i c t o r i eu sen i én t c o m b a t t u s.
C o m m en t ! d an s c et t e d e m e u r e q u ’ el l e c o n si d é
�M O RT
OU
V I V A N T ?..
67
r ai t a v e c l ’ a d m i r a t i o n sp é c i a l e q u e l 'o n a p o u r d es
r u i n es m a g n i f i q u es et p i t t o r esq u es q u i d é so r m a i s
n e - sem b l en t a v o i r q u 'u n
b u t , c e l u i d e f ai r e
p a y sa g e , l e c o m t e G u i l l a u m e et sa j eu n e f em m e,
n ab i t u és au l u x e , au b i en - ê t r e, à l a v i e d u m o n d e,
à l a v i e d e c o u r , se r e t i r a i e n t ?... I l ô t ai t i m p o ssi b l e
d e n e p as se d e m a n d e r p o u r q u o i ?
I-.es n o t es d e s p et i t s c a h i e r s r év èl en t c o m b i en
M l l e M i n et t e s’ en t o u r m e n t e . E v i d e m m e n t , el l e n e
p eu t d e m a n d e r d ’e x p l i c a t i o n s à p e r so n n e , à M . l e
c u r é m o i n s q u ’ à t o u t a u t r e . E t c e p e n d a n t , il eû t
ét é f ac i l e à M l l e M i n et t e d e n e r i en i g n o r e r ...
D ès l e l en d em ai n d e so n a r r i v é e , l e c o m t e est
v en u à l a c u r e ; d e p u i s, so u v en t il y est r e v en u .
C h a q u e f o i s, il s’ est en f e r m é l o n g u em en t av ec l e
p r êt r e d an s l a sal l e p r i n c i p a l e d u p r e sb y t è r e :
Pet i t e p i èc e a u x m u r s b l a n c s d e c h a u x , d é c o r é s
d i m ag es d e p i ét é, à l ’a m eu b l em e n t
p r e sq u e
p a u v r e, a u x f en êt r es o u v r a n t su r l e r o c et su r l e
c i el . O n p o u r r a i t s’y c r o i r e b i en l o i n d u m o n d e, à
l ’ ab r i d e t o u t es l es i n d i sc r é t i o n s et c e p e n d a n t ...
L e s c l o i so n s so n t m i n c es, l es p o r t e s m al c l o ses.
L e c o m t e a l e v e r b e so n o r e . L ’ a l l u r e f r a n c h e , l e
r e g a r d d r o i t , il n e sem b l e p as f ai t p o u r l es d i r e s
ci>ie l ’ o n éc h a n g e a v e c m y st èr e o u k s ac t es q u i n e
se p eu v en t a v o u e r . S ’ il c o m m en c e u n e c o n v e r sa
t i o n à v o i x b a sse , il l a t er m i n e à v o i x h au t e.
M l l e M i n et t e n ’ a u r a i t q u 'à p r ô t e r l ’ o r e i l l e p o u r
t ou t e n t e n d r e ... E st - i l b eso i n d 'a f f i r m e r q u ’el l e
p r é f é r e r a i t m o u r i r q u e d e l 'o se r ? E l l e t o u sse p o u r
r a p p e l e r sa p r é se n c e , r em u e d e s c h a i se s, l es d é
p l a c e , se d é p l a c e e l l e - m ê m e ... F i n a l e m e n t , p o u r
m i e u x f u i r l a t en t at i o n , el l e se r en d à l ’ é g l i se o ù
el l e p r i e p o u r l es v i v a n t s et p o u r l es m o r t s... A i n si
el l e est c e r t a i n e d e n e t o m b er en au c u n e f aç o n
d an s l es p i è g es q u e l e m al i n se p l aît à t en d r e a u x
c r é a t u r e s...
M ai s s’ i l l u i est d éf en d u d 'e n f e n d r e , il l u i est
ac c p r d é d e v o i r et so n e x i st e n c e r e t i r é e a si n g u
l i èr em en t a i g u i sé l e d o n d ’ o b se r v a t i o n q u 'e l l e
p o ssè d e ...
M l l e M i n et t e n ’ a p u q u e r e m a r q u e r l ’ a n x i é t é
p ei n t e su r l e v i sa g e é n e r g i q u e d u c o m t e, r e l e v e r
�t)y
M O RT
OU
V I V A N T ?...
c el t e m êm e e x p r e ssi o n su r l es t r ai t s c h a r m a n t s d e
t a c o m t esse, su r l e t r i st e v i sa g e , r a v a g é p a r l a so u f
f r an c e et l ’ i n q u i é t u d e, d e l a p a u v r e M m e M eu 1- j
v i l l e . E l l e a r a p p r o c h é c e s o b se r v a t i o n s d e ces
m o t s p r o n o n c és p a r u n e v i e i l l e m o n t a g n a r d e : ,
« O n d i r a i t , D i eu m e p a r d o n n e , q u e c es g en s on t .
v u Le d i a b l e ! . . . » E l l e sai t q u e c e l l e l o c u t i o n d u j
p ay s si g n i t i e : « l o u c h e r l e f o n d d e l a m i sèr e
h u m ai n e, d e t o u t es l e s ép o u v a n t e s. » E t el l e en a J
c o n c l u q u ’au c o u r s d e l e u r v i e , l e c o m t e et l a c o n v ' ;
t esse d u r en t se h eu r t er à q u e l q u e t e r r i b l e é p r e u v e ... !
L a q u e l l e ? V o i l à c e q u ’ o n n e sa u r a p eu t - êt r e j a m a i s.
E n at t en d an t — est - c e u n n o u v eau p i èg e d u |
m al i n ? — u n e sy m p a t h i e su b i t e s’ét a b l i t en t r e
l ’ an c i en n e g o u v e r n a n t e d e l a c o m t esse d e F e n l u c q
et l a sœ u r d e M . l e c u r é .
M m e M e u r v i l l e a l e c œ u r g o n f l é d e p ei n e, j
M l l e M i n et t e est d e c es p e r so n n e s m o d est es, '■
c a l m es, m e su r é es, q u i i n sp i r en t l a c o n f i a n c e et i
d an s l e sei n d e sq u e l l e s o n a i m e à v e r se r l e sec r et j
d e ses c h a g r i n s. M m e M e u r v i l l e e n l r ’ o u v r e à d em i
so n c œ u r et , san s n u l d o u t e, l ’o u v r i r a i t d a v a n t a g e , ;]
si l a s œ u r d e M . l e c u r é n ’ av ai t p i t i é d e c et t e àm e en
d é sa r r o i .
Pas p l u s q u ’ el l e n e c o n se n t i r ai t à éc o u t e r a u x
p o r t es ce q u e l e c o m t e G u i l l a u m e c o n f i e à so n
f r è r e , el l e t i e p r o f i t er ai t
d ’ u n e f ai b l esse
de j
M i n e M e u r v i l l e p o u r sa t i sf a i r e sa c u r i o si t é .
M ai s l es d e m i - c o n t i d e n c e s d e l ’ an c i e n n e g o t t v er - j
l i an t e s’ aj o u t en t a u x c o m m en t a i r e s d e s g e n s d e '
ser v i c e o u d u v i l l a g e , au p a r t i p r i s d e si l en c e d e '
M . l e c u r é , à ses a l l u r e s b i z a r r e s, m y st é r i e u se s,
c o m m e s’ i l c o l l a b o r a i t à d es œ u v r e s q u i d o i v en t
r e st e r c a c h é e s... E t M l l e M i n et t e s ’en v eu t d e se
su r p r e n d r e t so u v en t i n a c t i v e , l es y e u x f i x é s su r
l 'i n h o sp i t a l i èr e f aç ad e d u v i e u x c h ât eau so m b r e ,
d e se d e m a n d e r si so u v en t c e q u i se p a sse d e r r i è r e
ses m u r s g r i s . . .
1
3
1
�M O RT
OU
V I V A N T ?..
IV
M l l e M i n et t e a r e l a t é l a m o r t d u c o m t e d e F e n l u c q . D e l 'é v é n e m e n t , el l e n e d i t q u e c e q u e l o i n
l e m o m i e a su ; m ai s el l e s’ a t t ar d e su r l e s c i r c o n s
t an c es q u i en t o u r è r e n t c e l t e m o r t . E l l e r ac o n t e
Ml 'e , d u r a n t l e j o u r q u i f u t p r éc i sém en t c el u i d e i a
c a t a st r o p h e , d es « si g n e s» , a u x q u e l sn e se t r o m p e n t
p o i n t l es m o n t a g n a r d s, an n o n c èr en t l e p a ssa g e d u
« M al h eu r » — d e 1’ « H e u r e m au v ai se« o u « M éc h a n t e
h eu r e ». — L e s c o r b e a u x t o u r b i l l o n n a i en t en c r i an t
au c a d a v r e a u t o u r d e l a m o n t a g n e ... L e s p i n so n s
p i au l ai en t p l ai n t i v em en t à l a p o r t e d es h ab i t a
t i o n s... l ’ o i seau d e n u i t a v ai t p o u ssé en p l ei n m i d i
so n g é m i ssem e n t f u n è b r e ... C e q u ’ en t en d an t , l es
>r es v i e u x , — c e u x q u i sav en t et se so u v i e n n e n t ,—
s ét ai en t m i s à p r i e r p o u r c el u i q u e m en aç ai t u n
p ér i l ; p e u t - ê t r e l a v e n g e a n c e d ’ u n d e c e s g é n i es
'■le l a m o n t ag n e, d ’ u n e d e c e s p u i ssan c es m a l f a i sa n ( es q u i r o u l en t d an s l es b r o u i l l a r d s et l es n u a g e s,
M »i ex e r c e n t l e u r d o m i n at i o n su r l es c i m e s, l e s
C 'ét e s, l es so l i t u d e s d e s g r a n d s p l a t e a u x , l u t t en t
p o u r en c o n se r v e r l 'e m p i r e , d éc h aî n en t l e c o u p d e
v e n't , l 'o r a g e o ù p é r i r a l ’ asc en si o n n i st e, f r a p p e n t
d e v e r t i g e et p o u ssen t à l ’ ab t m e l 'i m p r u d e n t
* l u > se h a sa r d e r a i t su r l es h au t eu r s san s p o ssé d e r
l es t r o i s q u al i t és q u i , se u l e s, ser o n t sa sa u v e
g a r d e : l e p i ed m o n t a g n a r d , l a t èt e so l i d e et l e
co eu r sû r .
C e s t r o i s q u a l i t é s, q u i m i e u x l es p o ssé d a i t q u e
l es a n c i e n s se i g n e u r s d e B i o n ! . . . M a i s l es t em p s
on t p assé et l es d e r n i e r s d u n o m p r é f é r è r e n t à l a
v i e i l l e d e m e u r e p e r d u e d an s l a m o n t a g n e , l a v i e
d an s l a c a p i t a l e , l a v i e à l a C o u r ... M a i n t e n a n t , si
u n d e l e u r s d e sc e n d a n t s r e v i en t h a b i t e r B i o n , c ’ est
n i o i u s d e so n p l ei n g r é q u e p o u ssé , d o m i n é p a r
d es f o r c e s a u x q u e l l e s o n n e r é si st e p as. O r , q u i
p eu t d i r e l e m y st èr e d e s b e b î l p t i p n s l o n g t em p s
a b a n d o n n é e s? Q u i p eu t d i r e c e q u i se m ê l e ù l a
p l ai n t e so u r d e o u d é c h i r a n t e d u v en t au l o n g d es
1
�~p
M O RT
OU
V I V A N T ?...
c e q u i h an t e l es g r a n d e s p i è c e s v i d e s, j
l es c h a m b r e s o ù d e p a u v r e s h è r e s o n t r en d u l 'à m e ; i
ce q u i se j o u e d e r r i è r e l es v i t r e s c l o se s, l es m o r n e s
f aç a d e s, l es p o r t e s q u ’ au c u n e m ai n n ’ o u v r e p l u s. ..
— I l est t an t d e c h o ses q u e l ’ h o m m e i g n o r e et q u e , |
p o u r l a f ai b l esse d e so n en t en d em en t , il l u i v au t
m i eu x i g n o r e r . — I
M l l e M i n et t e d e c o n c l u r e : s
« L e c o m t e est m o r t . F o u s l e sa v e n t . Seu * ; ,
ef f r ay an t e d e c a l m e, l a c o m t esse se r e f u se à
ad m et t r e l a v ér i t é et r é p èt e :
« — Je n e ser a i p e r su a d é e d e m o n m a l h e u r q u e
l o r sq u e j e v e r r a i m o n p a u v r e G u i l l a u m e ét en d u
san s v i e , l à, d ev an t m o i ... Ju sq u e - l à , j ’ a t t e n d r a i , '
j ’ esp é r e r a i so n r e t o u r et c el a m ’ a i d e r a à v i v r e .. . »
« E n at t en d an t , à B i o n , l ’ ex i st e n c e r e p r en d so n
c o u r s. T o u t s’ at t én u e, d e l a c r i se t e r r i b l e q u i v i en t
d ’ ét r e t r a v e r sé e . L e c h ât eau r e t r o u v e so n a sp ec t
o r d i n ai r e « ,L es se r v i t e u r s v o n t , v i en n en t , c h ac u n à
sa b eso g n e, c o m m e d an s l es m ai so n s b i en t en u es.
« A l a t o m b ée d u j o u r , l a v i e i l l e d e m e u r e
s’ é c l a i r e , p u i s u n à u n se f er m en t l es v o l e t s, se
v e r r o u i l l en t l es p o r t e- ;. I l f au t l o n g t em p s p a r l e
m en t er p o u r p é n é t r e r à l ’ i n t é r i eu r .
« — N o u s n e sa u r i o n s u se r d e t r o p d e p r é c a u
t i o n s, n o u sso m m e ssi se u l e s! en d i t M m e M e u r v i l l e .
l i t M l l e M i n et t e aj o u t e :
« Je n ’ ai p u r e t e n i r u n e q u est i o n :
« — ■ C o m m en t M m e l a c o m t esse a - t - e l l e l e c o u
r ag e d e r e st e r i ci ?
« — U l u i en f a u d r a i t , sa n s d o u t e , d a v a n t ag e
p o u r v i v r e a i l l e u r s... »
E t ce so i r - l à , — M l l e M i n et t e l e n o t e, — el l e
a l o n g u em en t m éd i t é su r l a g r â c e i n o u ïe a c c o r d é e
p a r D i eu à c e r t a i n e s c r é a t u r e s, d o n t l ’ u n i o n
d e c œ u r av ec c e u x q u ’e l l e s o n t p e r d u s est assez
p ar f ai t e p o u r q u e, su r m o n t an t l ’ éc r a se m e n t d ’ u n
t er r i b l e m a l h eu r , el l es e sp è r e n t , esp è r en t e n c o r e ,
c o n t r e t o u t e e sp é r a n c e , et r e t r o u v en t a i n s i ,— t el l e
l a c o m t e s« ' d e F e n l u c q , — l a f o r c e d ’ e n d u r e r l a
v i e.
c o u lo ir s ;
'-1
1
�M O RÏ
OU
V I V A N T ?.
V
S u ite d es c a h ie r s d e M a d e m o is e lle M in e tte .
D e p u i s q u el q u es j o u r s m o n b o n c u r é sem b l e
a j o u t e r a u x t r a v a u x d e so n m i n i st è r e l e t r ès g r an d
so u c i d e f a i r e t o u t es so r t e s d ’ a u t r e s m é t i er s,
l an t ô t il em p o r t e u n e h a c h e , u n e se r n e , d e g r a n d s
c i se a u x ; t an t ô t i l em p l i t ses p o c h es d o u t i l s : m a r
t eau , t en a i l l e, o u b i en i l d i sp a r a î t c h a r g é d e b al l o t s
s > v o l u m i n e u x q u e c ’ est à c r o i r e q u ’ il d é v a l i se l e
p r e sb y t è r e .
— V o u s av ez l ’a i r d 'u n c o n t r e b a n d i e r , m o n
f r è r e ! l u i ai - j e d i t d ’ u n t o n p l a i sa n t , — et i l s'est
m i s à r i r e , d 'u n a i r u n p eu c o n t r a i n t , m ’ a- t - i l
sem b l é.
/
A u r a i t - i l p r i s îi t ac h e d e t ai l l eV en b o u l e s, en
év en t ai l s t o u s l es b u i s d e l a m o n t ag n e ; d e c o n so
l i d e r , en v u e d es a v a l a n c h e s, l es m ai so n s c r o u l a n
t es d e B i o n ; d 'en c o m p l é t e r l ’ am eu b l em en t ?i
p a u v r e ?. ..
d e v r a i t , d a n s c e d e r n i e r c a s, m e d i r e
c h ez l eq u el d e ses p a r o i ssi e n s i l c o u r t e x e r c e r so n
i n d u st r i e u se b i e n f a i sa n c e : a - t - o n b eso i n d e l u i
q u ’ o n n e sai t o ù l e t r o u v e r ... H i e r , o n v i n t l ’ a p p e
l er p o u r u n e v i e i l l e f em m e m a l ad e, et i l n o u s
f al l u t l e c h e r c h e r b i en l o n g t em p s.
E n f i n , assez t a r d , n o u s l e v î m e s so r t i r d e l ’ ég l i se ,
o ù l ’ o n ét a i t en t r é, j ’ en j u r e r a i s, v i n g t f o i s, san s
l ’a p e r c e v o i r .
— M a p a r o l e , m ’ é c r i a i - j e f o r t en ém o i d e t an t
d ’ i n u t i l es p o u r su i t es, j e m ’ a t t en d a i s à a p p r e n d r e q u è
v o u s ét i ez au ssi d i sp a r u q u e l e c o m t e d e F e n l u c q .
| m e r e p r i t d e so n a i r l e p l u s sé v è r e :
— M a sœ u r , m én ag ez v o s p a r o l e s. L e s p r o p o s
i n u t i l es so n t t o u j o u r s d a n g e r e u x .
11
1
11
m ’ a d r e ssa d u r e st e c et t e a d m o n est at i o n san s
s'a r r ê t e r . A g r a n d e s en j a m b ée s il se d i r i g eai * v er s
l a c u r e . Sa c a p u c h e en g r o sse l a i n e so m b i e s«
g o n f l a i t , se b o u r so u f l a i t c o m m e si el l e eû t r ec o u
v er t u n sac .
�72
M O RT
OtT
V I V A N T ?...
M . l e c u r é d i sp a r u t d a n s l e p r e sb y t è r e p o u r en
r e sso r t i r a u ssi t ô t ay a n t d é p o t é c e q u ’ i l p o r t a i t et
i l s'en a l l a v o i r l a m a l a d e .
Je v o u l u s a l o r s — j e m ’ en a c c u se — sa v o i r c e
q u ’ i l c a c h a i t ai n si so u s sa c ap u c h e ; m ai s j e n e
t r o u v ai t r a c e n u l l e p ar t d e so n f a r d e a u . Sa n s
d o u t e l ’ a v a i t - i l m i s d an s sa c h a m b r e e t . . . sa
c h a m b r e ét ai t f er m ée à c l e f .
—
C o m m e il se m éf i e d e m o i ! p e n sa i - j e , m ai s
t r ès v i t e , j 'aj o u t ai : E t c o m m e i l a r a i so n ! . . .
J ’ en é p r o u v e u n e ex t r ê m e c o n f u si o n ...
Su r u n a p p e l d e M m e M e u r v i l l e j ’ ai ét é l a j
v i si t e r .
M m e M e u r v i l l e m ’ a p ar u m i eu x p o r t an t e et je
n e sa u r a i s d i r e c e q u i d an s l ’ e x p r e ssi o n d e so n
v i sag e m ’ i n ci t a» à c r o i r e q u ’ el l e ét ai t m o i n s d é- |
so l ée. C e p e n d a n t l a m o r t d u c o m t e est e n c o r e I
u n m a l h e u r si r é c e n t ... — P a u v r e n at u r e h u
m ai n e q u i p r en d so n p ar t i d e t o u t , m êm e d e l a
d o u l e u r ...
Je m ’ i n f o r m ai d e l a c o m t esse. M m e M e u r v i l l e
m e r ép o n d i t , p r o b ab l em en t san s r é f l é c h i r :
— O h ! m ai n t en an t el l e v a b i en , — p u i s a u ssi
t ô t , el l e r e p r i t u n t o n d e c i r c o n st a n c e et c o r
r i g ea : — au ssi b i en q u ’ el l e p eu t a l l e r . . . n a t u r e l
l em en t !
— Q u e f ai t d o n c .,t o u t l e j o u r M m e l a c o m t e sse ?
— C e q u ’ el l e f a i t ? — u n e ex p r » ssi i <n si n g u l i è r e ,
p assa, t el u n é c l a i r , d an s l es y e u x et l e so u r i r e d e
M m e M e u r v i l l e . — E h b i en , el l e est d a n s so n
o r a t o i r e ... d an s sa c h a m b r e ... el l e p r i e ... el l e
é c r i t ... el l e l i t .. . q u e sai s- j e !
— Q u el l e t r i st e e x i st e n c e !
— M a c o m t esse a t an t d e c o u r a g e .. . el l e a t o u s
l es c o u r a g e s... t an d i s q u e m o i ...
M m e M e u r v i l l e se p r i t à p l e u r e r su r e l l e- m êm e :
el l e ét ai t si se u l e ... si so u v en t et si d é p l o r ab l em en t
se u l e ! ...
E n 'c o n séq u en c e, el l e m e su p p l i a d e
p r en d r e
�M O RT
OU
VIV A N T ? .. ,
73
p i l i é d ’ el l e et d e l ’ a l l e r v i si t e r . N e p o u v ai s- j e
m ô m e, 1111 p eu c h a q u e j o u r , v e n i r l ’a i d e r à r é p a r e r
l es g r a n d e s t a p i sse r i e s, t r a v ai l c o l o ssal e n t r ep r i s
p a r M m e l a c o m t e sse ?
J ’ a c q u i esç ai v o l o n t i e r s à l ’ o f f r e d e M m e M e u r ' i l l e , h e u r e u se d e l u i r e n d r e se r v i c e et d e 1110111-6
u n p eu d e d i v e r si o n d an s m a v i e .
M . l e c u r é n e v i t p as c es v i si t e s d ’ u n b o n œ i l .
—
L e s c o n v e r sa t i o n s d e f em m es d éch al n < n i d es
c a t a st r o p h e s p i r e s q u e l ’ a v a l a n c h e . M a sœ u r ,
l ai ssez M m e M e u r v i l l e t r a v a i l l e r seu l e. Je p r éf èr e
q u e v o u s n e l ’ assi st i e z p a s...
J ’ o b é i s. D e p u i s t o u j o u r s, j e m ’ i n c l i n e ai n si
san s m u r m u r e r d ev an t c e q u e d éc i d e m o n f r èr e .
C e p e n d a n t , c o m m e c e l l e d é f en se 11e p o u v ai t , san s
p a r aî t r e é t r a n g e , s ’ ét e n d r e à t o u s l es j o u r s d e
• a n n é e , il y eu t d es o c c a si o n s o ù j e n e p u s f ai r e
au t r em en t q u e d ’ a l l e r au c h â t e a u ...
'
/
V o i c i - l e r é c i t d e l a v i si t e q u e j ’ y ai f ai t e c es
d er n i er s jo u r s :
L e c i el ét ai t b a s. L e s p i c s, l es ét en d u es d e sap i n ,
l es c h a m p s d e n ei g e d i sp a r a i ssa i e n t d an s l e b r o u i l
l a r d . L e v i l l a g e q u e ¡’ a v ai s à t r a v e r se r au r ai t
sem b l é i n h ab i t é si d e m i n c es c o l o n n es d e f u m ée n e
s’ ét ai en t él e v ée s d e s c h e m i n é e s, c o u p é es au r as
d es t o i t s. D e r r i è r e l es m u r s g r i sâ t r e s, Je s ét r o i t es
f en ô t r es f er m é es d e p a p i e r s h u i l e u x , se d e v i n a i en t
d e s i n t é r i e u r s n o i r s, c r a sse u x , o ù , t ap i s au c o i n d es
c e n d r e s, b l o t t i s au p l u s p r o f o n d d es l i t s, v ég ét ai en t
d es êt r e s q u i n ’ ay a n t r i en à f ai r e d e h o r s, p a r
l a sai so n m a u v a i se , h i v er n ai en t c o m m e l es m ar
m o t t es. R i e n n e p eu t , à d e p a r e i l s j o u r s, d o n n e r
l ’ i d ée d e l a t r i st e sse d ’ u n v i l l a g e p er d u d an s l a
m o n t a g n e.
Q u an d j ’ a r r i v a i au c h â t e a u , j e f u s i n t r o d u i t e
au p r ès d e M m e M eu r v i l l e.
—
C ’est l e c i el q u i v o u s en v o i e ! m e d i t - el l e.
Q u ’ i l f ai t t^ r i s, q u ’ i l f ai t so m b r e ... q u e l a v i e est
�£t O R T
OU
V IV A N T ? . . .
au ssi d é p r i m é q u ’ a u j o u r d ’ h u i . N e v o i r j am ai s
p e r so n n e — v o t r e f r èr e n e p r êt e g u è r e d ’ at t en t i o n
ii m a c h ét i v e p e r so n n e , — v o u s, c h è r e m ad em o i
sel l e M i n et t e, v o u s n ’ av ez g u è r e d e l o i si r s, à c e
q u e j e v o i s... p er so n n e n e p asse j a m a i s p a r i c i , q u e
d es c o n t r e b a n d i e r s...
—
A u p r i n t e m p s, n o u s r e c e v r o n s l a v i si t e d es
c o l p o r t e u r s... i l s n o u s m o n t r er o n t l es ét o i l e s
n o u v el l es, l es b asi n s et l es i n d i en n es q u e l ’ o n v a
p o r t er à P a r i s... n o u s r en o u v el l er o n s n o s m er ce
r i es et v o u s, m ad am e M e u r v i l l e , q u i n ’ êt es p o i n t
so u m i se à l a j u r i d i c t i o n d ’ u n f r è r e , u n p eu st r i c t
en m at i èr e d e l e c t u r e , v o u s p o u r r e z a c h e t e r
q u el q u es b eau x r o m a n s... C o m b i en j e su i s t en t ée,
p a r f o i s, p a r l e u r s c o u v e r t u r e s i l l u st r é e s... c e s
c h ât el ai n es p en c h ées a u x f en êt r es d ’ u n c h ât eau
f é o d a l ... c es p a g e s, p o r t an t l e f au c o n su r l e p o i n g ...
c es c h a p el l es g o t h i q u e s o ù se p r o st er n e u n m o i n e
au v i sa g e c a c h é so u s l e f r o c . .. q u e t o u t c e l a d o i t
êt r e b eau ! A v e z - v o u s l u , m ad am e M e u r v i l l e , l es
l i v r es d u v i c o m t e d ’ A r l i n c o u r t ? Je l es i m ag i n e
a d m i r a b l e s... m ai s m o n f r è r e m e l es i n t e r d i t ...
M o n v e r b i ag e n e p a r v en a i t p a s à l a d i st r a i r e .
Je m ’ ef f o r ç ai d e l a c o n so l e r en év o q u an t d ’ au t r es
v i si o n s :
—
A p r è s l e b r o u i l l a r d r e v i e n d r a l e so l e i l ...
a l o r s q u el l es f éer i es se j o u er o n t su r l a n e i g e ...
q u e l e p a y sa g e ser a b eau !
Je n ’ a r r i v a i s p as à l a c o n v a i n c r e .
U n m ag n i f i q u e f eu d e so u c h e s f l a m b a i t d an s l a
h au t e c h em i n ée, r o u g e o y a i t l e c œ u r a r m o r i é , l es
l an d i er s à c r ém ai l l èee c l j u sq u ’au c h a m b r a n l e
o ù , t ai l l és en p l ei n m a r b r e , d e u x é c u sso n s s’ a c c o
t ai en t .
Jo h a n n è s, l e p o r t i e r b o r g n e , d e m a n d a il t i r e
i n t r o d u i t , i l a v ai t u n e c o m m u n i c a t i o n d e l a p l u s
h au t e i m p o r t an c e
f ai r e à M m e l a c o m t esse.
U n e c o m m u n i c a t i o n ... d e l a p l u s h au t e
i m p o r t an c e ! r ép ét a M m e M e u r v i l l e d é j à t o u t en
al ar m a.
Jo h a n n è s p a r u t et t o u t d e su i t e e x p l i q u a :
C ’ est u n v i si t e u r ... en c h a i se d e p o st e ... il
m a r em i s c e l a ...
.1
�V
M O RT
OU
V I V A N T ?...
75
I l l en d ai l u n e c a r t e . M m e M e u r v i l l e s ’ en sai si t ,
l u t : « L e v i c o m t e d e R o c h e m o n t » et l ai ssa t o m b er
ses b r a s en si g n e d e c o n st e r n a t i o n .
— Q u e f au t - i l f a i r e ? d e m a n d a Jo l i a n n è s.
— A v e r t i r M m e \& c o m t e sse ...
— A h ! c ’ est b i en , a l o r s . . . r é p o n d i t Jo l i a n n è s.
I l m e sem b l a q u ’ i l s se j et ai en t u n r e g a r d d ’ i n t el “ g en c e.
E t su r - l e - c h a m p , f o r t t r o u b l é e, M m e M e u r v i l l e
p assa d ev ar t t m o i . Je l ’ en t en d i s m a u g r é e r : « E l l e
au r a p eu d u r é c e l l e p é r i o d e d e c a l m e , m es t r i st es
P r essen t i m en t s n e m ’o n t p o i n t t r o m p é e ... » E t el l e
^ sp a r u t p a r u n e p o r t e o p p o sé e à c el l e q u i av ai t
**vr é p a ssa g e à Jo l i a n n è s.
E l l e r e v i n t t r ès v i t e p r é c é d ée d e M m e l a c o m
t esse q u i j et a cet o r d r e :
— V o u s l ai sser ez e n t r e r . Jo l i a n n è s.
L e .p o r t i e r so r t i t à r e c u l o n s, sal u an t t r è s b as.
C r ai g n an t d ’ êt r e i n d i sc r è t e , j ’ a l l a i s p r e n d r e c o n g é ,
■M me d e F e n l u c q m e r et i n t .
— E n t r e M . d e R o c h e m o n t et m o i il n e p eu t y
av o i r d e se c r e t s, m a d e m o i sel l e M i n et t e. N ’ ab r é g e z
p as v o t r e v i si t e.
P r e sq u e au ssi t ô t M . d e R o c h e m o n t e n t r a . I l eu t
l l1' r a p i d e él an v e r s l a c o m t esse, s’ i n c l i n a d ev an t
eUe et l u i d e m a n d a d ’ u n e v o i x su p p l i a n t e s ’ il
P o u r r ai t a v o i r l ’ h o n n e u r d 'u n en t r et i en .
— Je n ’y v o i s au c u n i n c o n v én i en t , r ép o n d i t
M i n e d e F e n l u c q , et el l e s’ assi t a p r è s a v o i r p r i é
M . d e R o c h e m o n t d e p r e n d r e ég al em en t u n
si èr r e.
I l p r é c i sa : p o u r , ce q u ’ il av ai t il d i r e , l e t êt e- àt êt eét ai t n é c e ssa i r e , et il l ’ i m p l o r a i t d e so n h ô t esse.
O h ! d e q u el g e st e M m e l a c o m t esse n o u s d ési
g n a, so n an c i e n n e g o u v e r n a n t e et m o i , d e q u el t on
el l e d é c l a r a q u ’ i l p o u v ai t l i b r em en t s'e x p r i m e r ,
cj u ’ el l e n ’a v ai t d e se c r e t s n i p o u r l 'u n e n i p o u r
au l r e.
M . d e R o c h e m o n t se r e d r e ssa et , c o m m e W i l
» ’a v a i t p o i n t en c o r e n o t é n o t r e p r é sen c e , n o u s
sa l u a d ’ u n a i r assez i m p e r t i n e n t . P u i s, san s m o n t r e r
l e m o i n d r e d ép i i il a c c e p t a l e f au t eu i l q u e l a c o m
t esse l u i d é si g n a i t . I l e x p l i q u a au ssi t ô t q u ’ i l a r r i -
1
�v .n n T
OU
V I V A N T ?...
A l o r s, il p ar l a d e l a c o u r , d e l a v i l l e ; il d éb i t a
f o r c e h i st o i r e s et l i e u x c o m m u n s. I l r a c o n t a i t a v e c
esp r i t . M m e M e u r v i l l e et m o i n e p o u v i o n s p i e
p r en d r e i n t é r êt à sa c o n v e r sa t i o n . M m e l a c o m t esse,
r ai d e, d r o i t e , h au t a i n e, sem b l ai t a p ei n e l 'e n t en d r e.
B r u sq u em en t ,
l ’at i i t u d e d e M . d e Ro c h em o n t
c h an g ea ; o n eû t d i t q u ’ i l v en ai t d ’ a t t ei n d r e l es
d e r n i è r e s l i m i t e s d e sa p al t en c e. D ’ h u m b l e et
so u m i s, d e c o u r t o i s et eh a n n a n t q u ’ i l ét ai t j u sq u el à, il se f i t r u d e , a u t o r i t a i r e .
— M a c h èr e c o m t esse, j e n ’ ai q u e t r o p d i f f ér é a
v o u s en t r e t e n i r d u b u t d e m o n v o y a g e , l a n ç a - t - i l ,
ex c u se z - m o i d e r e v e n i r su r u n su j et q u i n e p eu t
q u e v o u s ê t r e d o u l o u r e u x ...
M m e l a c o m t esse c o n t i n u ai t a n e p o i n t r é p o n d r e .
— J ’ai a v o u s a v e r t i r d e c ec i : l es f o u i l l e s p o u r
r e t r o u v e r l e c o r p s d e v o t r e m ar i v o n t r e p r en d r e
et , c e l t e f o i s, j ’e sp è r e q u ’ e l l e s a b o u t i r o n t ...
M m e l a c o m t esse n ’eu t p as u n m o t , p a s u n
g e st e.
— N o u s a l l o n s u ser p o u r st i m u l e r l e z è l e ... —
il se r e p r i t — t o u s l es z èl es, d ’ u n v i e u x et i n f ai l l i b l e
m o y e n ... Je su i s a u t o r i sé ... — i l p a r l ai t l en t em en t
et l a t en ai t so u s so n r e g a r d c o m m e l e se r p e n t l ai t
d e l ’ o i seau q u ’ il v eu t f a sc i n e r . — Je l e r é p è t e , je
su i s a u t o r i sé à p u b l i e r , à B i o n et d a n s t o u t e l a
c o n t r ée q u 'u n e p r i m e d e c i n q u an t e m i l l e l i v r e s est
p r o m i se à c el u i q u i r am èn er a l e c o m t e , m o r t o u
v i v an t ! V o u s en t en d ez , m ad am e, m o r t o u v i v an t !
I l r ép ét a c es m o t s c o m m e u n e m en ac e.
L e b u st e d r o i t , l a p h y si o n o m i e i m p én ét r ab l e, l a
c o m t esse n e so u r c i l l a p a s.
,
A
q u i d o i s- j e u n e t el l e f a v e u r ?
f i t - el l e
si m p l e m en t . »
— A v o t r e p è r e ... à m o i ...
�M O RT
OU
V I V A N T ?...
77
"— Su r t o u t à v o u s , p e u t - ê t r e ?
— II f au t q u e . .. t o u t f i n i sse ! j et a M . d e R o c h e n i on t a v ec em p o r t em en t .
— Q u ’est - c e q u i d o i t f i n i r ? r é p ét a - t - el l e d 'u n
t on r a i l l e u r .
—
f au t q u e n o u s v o u s a r r a c h i o n s d ’ i c i .
— • M ’ a r r a c h e r d e B i o n ?. . . — el l e h o c h a l a t êt e
■ v o u s y p er d r ez v o t r e p ei n e.
U n e t el l e e x i st e n c e d o i t êt r e a b r é g é e ...
— Si je r e t r o u v e l e c a d a v r e d e c e l u i q u e j ’ ai
tu" t a i m é et d o n t l e so u v e n i r m e se r a à j am ai s
j'o cr e, r é p o n d i t - e l l e d ’ u n e v o i x l en t e, r i en n e m ’ é‘°i g n e r a d u t o m b eau o ù il r e p o se r a ! . . . D ’ a i l l e u r s,
P °u r su i y i t - el l e, l e c i el m ’ en v o i e u n e b i en g r a n d e
¿^ i so l a t i o n au m i l i eu d e m es t e r r i b l e s é p r e u v e s...
û i eu a b én i m o n u n i o n av ec l e c o m t e d e F en l u c q
ul l ’ en f an t q u i d o i t n a î t r e, su i v an t u n e t r ad i t i o n
A n ci en n e, v e r r a l e j o u r i c i , au c h ât eau d e B i o n ,
b f i r ceau d e l a f a m i l l e ...
L ’ h o r r i b l e e x p r e ssi o n q u e. p r i t à c e s m o t s l e
v i sag e d e M . d e R o c h e m o n t !
— V o t r e p èr e s a i t - i l ? q u est i o n n a - t - i l l es d en t s
ser r ées.
— M o n p èr e n e sai t r i e n . Je c o m p t e su r v o u s
Po u r t o u t l u i d i r e . . . P e u t - ê t r e l a p o st e r esp ec t er al- cl l e p o u r v o u s c e q u ’ el l e n e r e sp ec t a p as t o u j o u r s
P o u r m o i ...
■— Q u e v o u l e z - v o u s d i r e ?
•— L e sec r et d e l a c o r r e sp o n d a n c e ...
E t , se l ev a n t , a v ec u n e at t i t u d e d e r ei n e o u t r a g é e ,
M m e l a c o m t esse se p l ai g n i t a m èr em en t d e l ’esPi o n n ag e au q u el e l l e ét ai t en b u t t e.
— D es g en s sa n s av eu r ô d en t san s c e sse a u t o u r
<Je m a d e m e u r e . J ’ ai b eau l eu r en f ai r e d éf en d r e
l ’a b o r d p a r m es v a l e t s, e n c o r e et t o u j o u r s i l s
d ev i en n en t . L e u r t r a î t r i se m ’ o f f en se. St i i s- j e d o n c
P r i so n n i èr e p o u r q u ’ il en so i t a i n s i ? D ’ o ù m e
v j en n eu t d e t el s p r o c é d é s? Q u el s o r d r e s l e sn u t o ■i se n t ? D e q u el d r o i t m e l es i m p o se- t - o n ? Je su i
eh ez m o i , à B i o n , m o n si eu r d e R o c h e m o n t . J ’ ai m e> ai s q u e n u l n e l ’ o u b l i â t ...
' — M a d a m e , en q u o i su i s- j e r e sp o n sa b l e d e la
v en u e d e c e s m a l a n d r i n s...
11
•
�yg
M O RT
OU
V I V A N T ?...
I n t e r r o g é s , i l s se t a r g u e n t d ’ ô t r e a f f i l i é s h - l a
;
p o l i c e ...
,
__ A p r è s t o u t , m a d a m e , q u au r i ez - v o u s à d i r e
si l ’ o n v o u l ai t v o u s p r o t é g e r m a l g r é v o u s ?. . .
— N o s m o n t a g n a r d s y su f f i sen t .
__ Y s u f f i r o n t - i l s t o u j o u r s ? Q u an d 0 11 sa u r a
I
q u ’ u n e p r i m e d e c i n q u a n t e m i l l e l i v r e s est a c c o r d é e
1
—
à...
à...
c el u i ...
'
E l l e l ’ i n t er r o m p i t :
__ N e c o n t i n u ez p a s... v o u s v o u s t r a h i r i e z !
— M e t r ah i r ?
— P o u r u se r d e p a r ei l s p r o c éd és, l ’ o n d i r a i t
q u e v o t r e r i v al v o u s f ai t en c o r e p l u s p e u r m o r t
q u e v i v an t !
M . d e I t o c h e m o n t d ev i n t l i v i d e :
— Je m ’ a t t en d a i s, m a d a m e , à d es r e m e r c i e
m en t s et j e n ’ o b t i en s q u e d es i n j u r e s!
— Je l i ai s l ’ h y p o c r i si e et l e m en so n g e !
— P r éf ér ez - v o u s l a g u er r e ?
— M i l l e f o i s.
— C ’ est v o u s q u i en d é c i d e z ?...
— J ’ a c c e p t e l e d éf i .
11 c r i sp a ses m ai n s l ’ u n e su r l ’ a u t r e a v e c u n e
t el l e f o r c e q u e j ’ en en t e n d i s c r a q u e r l es o s.
— I l v o u s ser a i t f ac i l e d ’ a d o p t e r u n e au t r e
a l t i t u d e, r e p r i t - i l en se m aî t r i san t a v e c u n v i si b l e
ef t o r t . R é f l é c h i sse z à c e q u i e s t . .. à c e q u i p eu t
ê t r e ... r ep o u ssez c e c a u c h e m a r ... d e s c œ u r s p r o
f o n d ém en t d év o u és v o u s y a i d e r o n t ...
— U n e f o i s p o u r t o u t es, so u v en ez - v o u s d e m es
p a r o l es, m o n si eu r d e R o c h e m o n l : je 11e v e u x p as
d e p a r ei l s d é v o i l e m e n t s! R i e n n e r e st a i t à d i r e su r
c e t r i st e su j e l , j e p r i e M m e M e u r v i l l e d e v o u s r e c o n
d u i r e j u sq u ’ à l a c o u r d ’ h o n n e u r .
V o u s m e c h a sse z , c o m t esse ?
— I l se p o u r r ai t ! r é p l i q u a - t - e l l e .
I l n e s’ él o i g n ai t p as.
D eb o u t en f ac e l ’ u n d e l ’ a u t r e , 011 eû t d i t q u ’ i l s
se m esu r ai en t d u r e g a r d .
A l l e z , m o n si e u r ! i n si st a M m e l a c o m t esse
su r t e t o n q u ’ el l e eû t p r i s p o u r b a l a y e r u n v al et d e
sa p i e se n c e , et d e l a m ai n el l e m o n t r a l a p o r t e p r è s
�MORT
OU
V IV A N T ?...
79
l aq u el l e se t en ai t M m e M e u r v i l l e à d em i m o r t e .
— C o m t e sse , j e m e so u v i e n d r a i .
Je l e so u h a i t e , m o n si e u r .
V o u s sav ez q u e j e n e p u i s r i en o u b l i e r ...
E l l e r é p o n d i t p a r u n éc l at d e r i r e .
. H l u i j e t a , p o u r l a d e r n i è r e f o i s, u n r e g a r d i n d éf i
n i ssab l e et l en t em en t , c o m m e à r e g r e t , i l su i v i t
lV*>ne M e u r v i l l e , q u i s’ él o i g n a i t en s ’a p p u y a n t au x
’U 'i r s, en se so u t en an t a u x m e u b l e s, an éan t i e p ar
^ Po u v an t e.
. P u r a n t c et t e sc èn e, il m 'a v a i t se m b l é p l u si e u r s
oi s q u e, t o u t en f ai san t b el l e c o n t en an c e, M m e l a
Ç°n t t esse j et ai t d e f u r t i f s r e g a r d s v e r s l ’ en t r ée d e
a p i èce o ù el l e se t en ai t à m o n a r r i v é e — en t r ée
l |Ue v o i l a j( u n l o u r d r i d e a u d e t a p i sse r i e . I l m ’ a v a i i
‘Ulssi sem b l é p e r c e v o i r d a n s c et t e d i r e c t i o n d es
'" •i l s q u e j e m ’ ex p l i q u ai s m al , — j ’av ai s cr u
'^ m ar q u er q u e l a t a p i sse r i e s ’ a g i t a i t , p a r i n st an t s,
c°m m e si u n e m ai n f r é m i ssa n t e ét ai t p r êt e à l a
so u l ev er . Je n e sai s p o u r q u o i , j e m e f él i c i t ai q u e
d e R o c h e m o n t t o u r n a i l e d o s à l a t a p i sser i e et
lle p û t r i en v o i r d e c e m a n è g e ...
L o r sq u ’ i l eu t d i sp a r u ,
c e f u t d o n c san s l e
j o i n d r e ét o n n em en t q u e j e v i s M m e d e l 'e n l u c q
Sc p r é c i p i t e r v e r s c e r i d e a u , l e so u l e v e r et d i sp ar ai l r e . M a i s c e q u i m e t r o u b l a , c ’ est d ’ en t en d r e,
>out d e su i t e a p r è s sa d i sp a r i t i o n , d es v o i x l i al el nu t cs, d e s p h r a se s b r è v e s, d es m o t s d e c o l è r e , d e
su r p r en d r e c o m m e u n b r u i t d e l u t t e et en f i n ce
Cri : « A h ! j ’ en m o u r r ai ! » su i v i d ’ u n h eu r t so u r d ,
c° i u n i e e n p eu t p r o d u i r e l a c h u t e d 'u n c o r p s.- ..
p Q u i d o n c se t r o u v a i t d e r r i è r e c el t e t a p i sse r i e ?
R t f al l ai t - i l i n t e r v e n i r ?
— M a d a m e l a c o m t e sse ...
M a d a m e l a co r n
a s s e . . . a v ez - v o u s b eso i n d e m o i ? c r i a i - j e , m 'av an Çi>nt à t o u s r i sq u e s, t
A u ssi t ô t j ’ eu s c o n sc i e n c e q u e q u e l q u 'u n s'é l o i
g n ai t , à p as r a p i d e s. L e r i d eau so u l e v é , j e n e p r i s
K u r d e, d u r e st e , q u ’ à c ec i : l a c o m t esse g i sai t
à t er r e, l es b r a s en c r o i x , en t r a v e r s d e l a p o r t e
c o n i m e si e l l e en d é f en d a i t l e p a ssa g e .
A f f o l é e , j 'a p p e l a i au se c o u r s.
�go
M ORT
OU
V IV A N T ? . . .
O n acco u r u t : c ’él ai l M . le cu r é.
M o n f r èr e a v a i t , en cet i n st an t , l a p h y si o n o m i e
d u p l u s i r r i t a b l e d es h o m m es. Se s y e u x ét ai en t en
f eu , ses c h e v e u x h ér i ssés,^ so n v i sa g e si j au n e,
d ’ o r d i n a i r e , se t ei n t ai t d ’ u n r o u g e v i o l a c é . U
m ar m o t t ai t d ’ i n c o m p r éh en si b l es c h o ses p ar m i
l esq u el l es j e f i n i s p ar d i sc e r n e r : « C ' e s t f o u ...
c ’ est c o u p a b l e . . . q u i s’ e x p o se au p é r i l .. . p a u v r e
f em m e, si a d m i r ab l em e n t c o u r a g e u se ... » et t o u t à
c o u p , i l m e r ec o n n u t .
— M a sœ u r , c o m m en t êt es- v o u s i c i ?c r i a - t - i l .
L a c o m t e s se se r a n i m a i t , c e f u t e l l e - m ê m e q u i
r ép o n d i t d ’ u n e v o i x l ai b e :
_
C ’ est m o i q u i ai p r i é M l l ç M i n et t e d e n e
p o i n t s’ é l o i g n e r ... l a n t d e d a n g e r s n o u s m en ac en t ,
n o u s a v o n s b eso i n , p o u r n o u s en d é f en d r e, d e t o u s
n o s a m i s...
M m e M e u r v i l l e r ev en ai t b i en p ai e et si d éf ai t e
q u ’ el l e n e p a r a i ssa i t p as d ’ u n g r a n d se c o u r s.
N ’ i m p o r t e, j e p r i s p r é t e x t e d e sa p r é sen c e p o u r
m e r et i r er .
D an s l e se n t i e r r o c a i l l e u x q u i d esc en d ai t v e r s
B i o n j e f u s r e j o i n t e p a r Jo h a n n è s. I l m e p ar u t d an s
u n él a l d ’ e x a sp é r a l i o n en t o u t sem b l a b l e — j ’ en
d em an d e p a r d o n à D i eu ! — ii c el u i d e M . l e c u r é .
I l p ar l ai t t o u t seu l et g e st i c u l a i t . L o r sq u ’ i l p a ssa ,
p r ès d e m o i , l u i si p eu l o q u a c e d ’o r d i n a i r e , il
m ’ a p o sl r o p l i a :
— M ad em o i se l l e M i n et t e ï o n v eu t a c h e t e r l e
m o n t ag n ar d ! O n s’ y t r o m p e ! Q u e f er ai t 1111 m o n
t a g n ar d d ’ u n e so m m e p a r e i l l e ? C i n q u a n t e m i l l e
l i v r e s ! U n m o n t a g n a r d q u i a u r a i t c i n q u an t e
m i l l e l i v r e s n e ser ai t p l u s u n m o n t a g n a r d , m ai s u n
v al e t , l e v al et , l e ser v r t eu r d e so n o r ! E l l e m o n t a
g n ar d n e p eu t êt r e l e v a l e t , l e se r v i t e u r d e r i e n , ni
d e p e r so n n e ... P a u v r e d o i t êt r e l ’ h o m m e d e la
m o n t ag n e, et so b r e a u ssi . L ’o r n e r en d p as so b r e .
V e v i n d o n n e l e v e r t i g e . L e v e r l i g e est l’ en n em i d u
m o n t ag n ar d . C e l u i q u i b o i t f ai t au ssi b i en d e r est er
cl an s l es p l ai n es. C el u i q u i s ’ est l ai ssé sé d u i r e p a r
l o i n e d o i t j am ai s r e v e n i r p ar m i n o u s... m a l g r é
so n r e p en t i r , m a l g r é ses ef f o r t s p o u r so r t i r d ’ u n e
v i e d e h o n t e.
�M O RT
OU
V IV A N T ?...
81
Il
c r a c h a en si g n e d e d é g o û t , d e m é p r i s, p u i s i l
m e d é p a ssa , c o n t i n u an t d e g r o n d e r :
.
U y en a u r a p o u r t an t q u e c et o r t e n i e r a ...
Clnq u an i e m i l l e l i v r e s, c ’ est u n e f o r t u n e ... I l y en
au >’a q u i v o u d r o n t l’ o b t e n i r . . . — E t il ét ai t l o i n
^ en c o r e je l ’ en t en d ai s c r i e r : — . . . i l y en a u r a ,
c est m o i q u i v o u s l e d i s . . . i l y en a u r a . ..
VI
^ o h an n ès a v ai t r ai so n : « i l y en e u t ... »
/ p l i a n t d e s p ag es et d e s p a g e s, M l l e M i n et t e
n a) ou t e p as g r a n d e su i t e à c e q u ’ el l e v i en t d e
r » co n t er .
. L ’ h i v er c o n t i n u e . So u s l es t o i t s d e n ei g e l es
l a u i l an t s d e B i o n p o u r su i v en t l e u r v i e d e m ar
c o t t e . C h a c u n s’ a b so r b e d a n s l ’ h ab i t u el l e p r éo c Cl| p ai i o n d e se g a r e r d u f r o i d et l ’ o b séd an t e
ei ai n t e d u c a t a c l y sm e q u ’ en t r aî n e r ai t l a so u d ai n e
^ g r i n g o l ad e d es a m o n c e l l em en t s d e g l a c e , d e
r°c s t | u i , p a r l à - h a u t , se su p e r p o se n t d an s l ’ép ai s—
Sei>f d e s b r u m e s: 011 r ed o u t e au ssi l a b r u sq u e
'.uPt u r e d es d i g u es n a t u r el l e s d ’ u n d e c es l ac s q u i
e>al en t l eu r s e a u x p r o f o n d e s au so m m et d es
M o n t ag n es, t el s d es m i r o i r s i m m en ses q u i a u r ai e n t
P °u r c a d r e l a p a r o i d es r o c h e r s.
. C e p e n d a n t , c et t e q u est i o n d e p r i m e i n t r i g u e
M l l e M i n et t e . Q u e p eu t - i l y a v o i r l à- d ed an s q u i
î ^ ec t e à t el p o i n t M . l e c u r é ? P o u r sa p ar t ,
M l l e M i n et t e s e r a i t , p o r t é e à c r o i r e h e u r e u se î’ i n i l l at i v e d e M .d e R o c h e m o n t , en c e q u ’ el l e p o u r r a i t
l e t t r e p l u s r a p i d e m e n t u n t er m e au su p p l i c e d e
aU en t e, à l ’a n g o i sse san s n o m q u ’ e n d u r e l a
M al h eu r eu se c o m t esse.
M . l e c u r é , i n t e r r o g é l à - d e ssu s, a r ép o n d u p r e s
q u e av ec i m p at i en c e :
—
Ev i d em m en t ... év i d em m en t ...
M l l e M i n et t e en a c o n c l u q u ’ el l e n ’ av ai t p as r a i
so n n é j u st e. C o m m e en t o u t c e q u i a t r ai t à l a
f am i l l e d e F e n l u c q , i l y a en c o r e d u m y st è r e l àd ed an s.
�.
8 2/
M O RT
OU
V I V A N T ?...
A p r è s t o u t , M . l e c u r é c r ai n t - i l si m p l em en t c e ,
l ’ a p p ât d ’ u n e si g r o sse so m m e p eu t e x c i t e r d e '
c o n v o i t i s e s su r d e s n a t u r e s, h é l a s, d éj à p o r t ées.
q u e
au m al ?
_
,
_
L e sé j o u r d e M . d e R o c h e m o n t à B a r è g e s a
coïncidé a v ec l a m u l t i p l i c a t i o n d es é t r a n g e r s d o n t
l es i n t en t i o n s se m b l è r e n t m al d éf i n i es et q u i r est é- ■
r er i t , en t o u t c a s, m al c o m p r i se s. L e s u n s f o u i l
l ai en t l e so l et l e so u s- so l d es m ai so n s p o u r y c h e r - '
c h e r , so i - d i sa n t , d es m i n es ; d ’ au t r es ex p l o r a i en t •
l a m o n t a g n e, so n d a i en t , c r eu sai e n t , m e su r a i e n t , J
p o u r l e t r a c é d ’ u n e r o u t e. S ’ i l s v o u l ai e n t , c o m m e 5
c ’ ét ai t p r o b a b l e , r e t r o u v e r l e c o r p s d e M . l e c o m t e :V
t i c F e n l u c q , p o u r q u o i l ’ a l l e r c h e r c h e r en d es l i eu x
si d i v e r s, o ù i l n e p o u v ai t , d e t o u t e év i d e n c e, a v o i r
ét é en t r aî n é ?
L ’ h i v e r a y a n t i n t e r r o m p u l o u l e s p o ssi b i l i t és d e
t r a v a u x , c es g en s d i sp ar u r e n t ; m ai s p o u r f ai r e
p l ac e à u n e b i en a u t r e en g ea n c e , so r t e d eV 'gi b i er d e
p o t en c e, f aç o n JLe m al an d r i n s é c h a p p é s d e c e s
r e t r a i t e s i g n o r é e s, d e c es n i d s d e c o n t r e b a n d i e r s, .
c o m m e i l en est d an s l a m o n t ag n e.
L a r é c o m p e n se p r o m i se à c el u i q u i r e t r o u v e r a l e
c o m t e d e F e n l u c q , m o r t o u v i v a n t , l es a t t i r e,
c o m m e l a l u m i èr e f ai t d es p a p i l l o n s. B i o n en est
i n f est é. C e s g e n s so n t p a r t o u t , ép i en t , éc o u t en t ,
a t t e n d e n t ... M . l e c u r é est su i v i p a r e u x q u an d il
so r t . M l l e M i n et t e se sai t a c c o m p a g n é e l o r sq u ’ el l e
v a à l a m esse, o u q u ’ el l e m o n t e au c h â t ea u . L e s
m u r s on t d es y e u x , l es m u r s o n t d es o r e i l l e s. E t
t an d i s q u e l a l i e d e c e s c o n t r ées se p r en d à l ’ a m o r c e
d e l a r o y a l e r é c o m p e n se , p a r i ;n p h én o m èn e c o n
t r a i r e l e m o n t ag n ar d d e r a c e , l ’ h o m m e r u d e à
I âm e f i èr e, l e f r an c c h a sse u r d ’ o u r s et d ’ i z ar d s est
p r êt à f ai r e l e c o u p d e f eu p o u r p u r g e r l e p a y s d e
c et t e v e r m i n e, d e c es m au d i t s. Si c e r t a i n s d e c es
v r a i s ( i l s d u t e r r o i r se t r o u v en t d u i o i n , i l s a c c o u m V 111 ^ Un> °k é> ssan l c o m m e à u n m o t d ’ o r d r e . ..
D t s l e u r r e t o u r , i l s se r en d en t au p r e sb y t è r e o ù
Ie c.u r ® t es a c c u e i l l e av ec d es p l e u r s d e j o i e . O n
d i r ai t l e p ay s p a r t ag é en d e u x c a m p s : l es b o n s,
l es m a u v ai s. E i l ’ o n se m e su r e d u r e g a r d ; l ’o n se
c o m p t e. L e s p r e m i e r s so n t d é j à b i en l as d e l a p r é -
�MORT
OU
V I V A N T ?...
83
sd i c e d es d e r n i e r s, v o n t - i l s l a su p p o r t e r l o n i ;ei '.'Ps ?••• D u t r ag i q u e est d an s l ’ a i r .
.a " t q u e d u r e r a l a f r o i d u r e , r i en n e t r o u b l e r a
’l ai sen i b l ab l em en t l e c a l m e , l ’ i m m en se p a i x d e ce
|"0ln d e m o n t ag n e. T o u t d e m e u r e r a g l a c é , p ét r i f i é
V ?r . e g j v r e e t l e g e l , d an s l e si l en c e et l ’ i m m o b i l i t é.
. :lls v i en n en t l e p r i n t e m p s, l e p r e m i e r so u f f l e
So , *;i p r e m i è r e b o u f f ée d e sèv e à t el p o i n t g r i ' M n' el u e se p asser a- t - i l ?
à TV
^ l ' n e l l e n o ,e c et t e i n q u i ét u d e et s ’ en r em et
'
¡eu . P u i s, n ’ ay an t r i en d ’a u l r e à é c r i r e en so n
' . l er , el l e c o n si g n e d e t o u t es p et i t es c h o se s: « L a
l ’ em p êc h e d e so r t i r d e c h ez e l l e . .. u n p i ed
c ’'éséd a t r an sp l an t é d an s u n p o t d e t er r e et p o sé
' , co i n d u f eu e x h a l e u n e se n t e u r d é l i c i e u se ...
el C' " *
1. ‘ » c o m m e il y a l o n g t em p s q u e, p a r c r a i n t e d e
- Pl ai r e à so n f r è r e , el l e n est a l l ée au c h â t ea u ,
I , ' e M i n et t e se p l ai t à i m a g i n e r c e q u ’ o n p eu t y
,l l r e? Sa n s d o u t e a- t - o n i n t e r r o m p u l a r é p ar a t i o n
Cs t ap i sser i es p o u r s’ o c c u p e r d e l a l av et t e d u p .m v! e Pet i t en f an t q u i v a n a î t r e, en q u el l es n av r an t es
Clrco n st an c es, m o n D i eu !
U n e P a r i si e n n e c é l è b r e , u n e d e c es f em m es
au l eu r s si n o m b r e u se s en c e si è c l e , et d o n t l a
r en o m m ée ex c i t e l a c u r i o si t é d e M l l e M i n et t e
T~
p eu e f f a r o u c h é e , p o u r t a n t , à l a p en sée q u e
f em m es se f o n t , c o m m e o n d i i , « i m p r i m e r
Jou t es v i v e s » — u n e l i d èl e a m i e d e l a c o m t esse d e
j î en l u c q , M m e d e C o r é l y , d o i t êt r e l a m a r r a i n e d e
e'i f an t a t t en d u . P o u r r a - t - e l l e v e n i r l e t en i r su r
es f o n t s b a p t i sm a u x ? O n l a d i t so u v en t m al ad e et
* Pr esq u e i n f i r m e . E n at t en d an t , el l e en v o i e à l ’ i i i ,et >t ion d e so n f i l l eu l d e l o n g u es r o b es ¿t t ab l i er
cl| 'oi t r e c o u v e r t d e m al i n es, d es b o n n et s à n i c h é s,
" ne p el i sse d e g r o s d e N ap l es b l a n c ... d e v r a i es
Ï Ï ?i v e i l l e s q u i f o u t p a n i e r d 'a d m i r a t i o n l a sen si b l e
M i n et t e et l a r o m a n esq u e M e u r v i l l e ... c l q u e l a
C()|n t esse est t r ès h eu r eu se d e r e c e v o i r . Sa n s l es
^ .‘ v o i s d e so n a m i e, p o u r r ai t - o n p r é p a r e r au ch e'r u ,ni u n e l ay et t e d i g n e d e so n r a n g ? L a d i sp a r i t i o n
p‘ u c o m t e am èn e d e g r a v e s p e r t u r b a t i o n s d an s l a
t or i u n c d e sa m a i so n . L u i a b se n t , — m o r t san s
�S4 ’
mo r t
o u
v iv a n t
?...
d o u t e , — p e r so n n e n e p eu t t o u c h er à se s propres,
et l a c o m t esse é p r o u v e d e so n c ô t é d e g r a v e s d i f f i c u l l é s à e n c a i sse r l e s r e v e n u s d e sa d o t . L e m a r q u i s
d e C h â l o n e sp è r e l a r é d u ir e p a r la f a m i n e , — i l a
eu l e c y n i sm e d e l ’ é c r i r e , — et il m et t o u t e l a m au v a i se v o l o n t é p o ssi b l e à se r v i r l es i n t ér êt s d e so n
u n i q u e en f an t . C e c i , M l l e M i n et t e l e sai t p a r l es
c o n l i d en c e s d e l a f i d èl e g o u v e r n an t e , i n d i g n ée , et
c h aq u e j o u r p l u s v i e i l l i e p a r l e so u c i q u ’ el l e se
j
I
j
i
|
i
j
f ai t .
Q u an d M l l e M i n et t e v a en v i en t ch ez el l e et l èv e |
l es y e u x v e r s l es f e n ê t r e s, c’ est t o u j o u r s p o u r v o i r
;\ l ’ h o r i z o n se d r e sse r l ’ an t i q u e d em eu r e d es c o m t es
d e F e n l u c q q u i j a m a i s, au t an t q u e p a r c es b r u m es
d ’ h i v e r , n ’ eu t t an t l ’ a i r d ’ u n e an t i q u e p r i so n .
A l o r s el l e r en d g r â c e à D i eu d e l a m o d est i e m ai s
au ssi d u c a l m e , d e l a sér é n i t é d e sa p r o p r e e x i s,
t en c e et d e t o u t c e q u i , si ai sém en t , l u i d ev i en t j
p et i t es j o i e s, p et i t s b o n h e u r s...
l i t l e t em p s p a sse ...
« I l p asse, aj o u t e M l l e M i n et t e. Q u e l ’ o n a i d e à
c o n q u é r i r l e m o n d e o u à r e m p i é t e r d e s b a s, l es
h eu r es o n t p a r ei l l e d u r é e . D e p u i s Jo s u é , n u l n ’ a
p u a r r ê t e r l e so l e i l d a n s sa c o u r se ... »
L e t em p s p a s se .. .
•
A i n si s’ en est a l l é D é c em b r e ?u x j o u r s n o i r s,
Ja n v i e r o ù d é j à , « d ’ u n sau t d e p u c e » , l es so i r s
s’ a l l o n g en t , F é v r i e r q u i , d ’ u n e l i eu e, p e r m et au
v o y a g e u r d e p r o l o n g e r sa r o u l e .. .
*
**
#
l i n M a r s, l e j o u r n al d e M l l e M i n et t e eu t 1111
év ei l .
F a r u n j o u r d e t em p êt e, a l o r s q u e l e v en t h u r l e
d an s l a m o n t ag n e, q u e l es t o i t s so n t é b r a n l é s, q u e
su r l es p en t es l es sa p i n s se t o r d en t , s’ e n c h e v ê t r e n t ,
s'a r r a c h e n t , t o m b en t , q u e l e g r é si l f r a p p e l es v i t r e s,
M l l e M i n et t e v o i t r e v en i r au p r e sb y t è r e M . l e c u r é ,
ab sen t d e p u i s Je m at i n , et a p p r e n d d e l u i l a n ai s
san c e d u p et i t c o m t e Je a n - i r é n é e - Si x t e - Jo se p h
d e r en lu cq d e Bio n .
�MORT
OTT
V IV A N T ?...
85
—
V o t r e p r é sen c e , m a sœ u r , a j o u t e l e p r ê t r e ,
est n é c e ssa i r e l à - b a s ; o n m ’en v o i e v o u s c h e r c h e r ,
c o n sen t ez - v o u s à v e n i r p a sse r l a n u i t p r è s d e l ’ en
f an t n o u v e a u - n é ?
. « U n q u ar t d ’ h eu r e a p r è s, éc r i t M l l e M i n et t e ,
Ie c h em i n ai s au c ô t é d e m o n f r è r e d an s l e r e n t i e r
r o c a i l l e u x q u i r e l i e B i o n au c h ât eau . L ’ o u r ag an
t ai sai t r a g e , on l ’ eû t d i t a c h a r n é à n o u s p o u sse r à
j ab îm e. M . l e c u r é m e d e v a i t so u t e n i r , en p l u s
'I g u i d ai t m es p a s, c a r l a n u i t ét a i t so m b r é .
« J ’ a r r i v a i t r a n si e, m o u i l l ée, ép o u v a n t é e , ay an t
1 i m p r essi o n d e n ’ a v o i r é c h a p p é q u e p a r m i r a c l e à
d e g r a n d s d a n g e r s ; m ai s n u l n e p r i t g a r d e à c e
l l l *e j ’ a v a i s p u é p r o u v e r en c h em i n , d ’ i m p r e ssi o n s
b o n n es b u m a u v ai se s. T o u s sem b l a i en t a v o i r b i en
au t r e c h o se en t èt e q u ’à s ’ o c c u p e r d u t em p s q u ’ il
f ai sai t , et , j ’o se l e d i r e , d e m o i .
« Je p assai d u r e st e , d ès m o n a r r i v é e , d ’ét o n n em en t en ét o n n em en t : ét an t d o n n ées l es m al h eu
r eu ses c o n d i t i o n s d an s l e sq u e l l e s ét ai t n é l e p a u v r e
p et i t
Je a n - I i 'é n é e - Si x t e - Jo se p h » . Je m ’ i m a g i n a i s
t r o u v e r u n e m ai so n en l ar m es, l i r e en - t o u s l es y eu x
c o m m e u n r e n o u v e l l e m en t d e p ei n es c a u sée s p a r
‘a c a t a st r o p h e r éc en t e.
« A u l i eu d e c e l a , j e n e v o y a i s q u e v i sa g e s ép a
n o u i s, y e u x b r i l l a n t s ; je n ’en t en d ai s q u e v o i x
v i b r an t es d ’ u n e j o i e à g r a n d ’ p ei n e c o n t e n u e . L e s
b al l es q u e j e t r a v e r sa i s ét ai en t é c l a i r é e s c o m m e si
l ’ o r d r e a v ai t é l é d o n n é d ’ en c h a sse r p ar t o u t l ’ o m b r e.
« E t j e d e m e u r a i s sai si e d e c es a p p r ê t s d e f êt e.
M a l g r é m o i j ’ i m a g i n a i s q u ’ al l ai t a p p a r a î t r e u n e
c o m p ag n i e n o m b r e u se , d es i n v i t é s. Je l es c h e r
c h ai s, l es a t t e n d a i s...
“ Je f u s i n t r o d u i t e a u p r è s d e M m e M e u r v i l l e
MU'» a p r è s m ’ a v o i r sau t é au c o u , m a c c a b l a d e t en
d r esses et m e t i n t à p eu p r ès c e l an g ag e :
« — J ’é t a i s sû r e q u e v o u s v i e n d r i e z , q u e v o u s
c o m p r en d r i ez l 'i m p o ssi b i l i t é o ù n o u s so m m e s d ’ i n h 'o d u i r e i ci u n e é t r a n g è r e .
* Je v o u l u s d i r e :
« — P a u v r e M . l e c o m t e, c o m m e il eû t j o u i d e
ce q u i a r r i v e !
�86
m ort
ou
v i v a n t ? ...
« El l e m ar m o t t a:
„ __ O u i ... o u i .. . i l en eu t ¡o u i ... et M m e l a
c o m t e s s e a u ssi ... m ai s il y a t r o p d e c h o se s... t r o p
d e c h o se s... A h ! t an t d e c h o ses q u i n o u s sép a r e n t
de la p ai x !
j
.
« __ M m e l a co m t ess'e d o i t êt r e b i en p ar t ag ée
en t r e l a j o i e et l e c h a g r i n .
« — O u i ... o u i .. . e l l e ... el l e est p a r t a g é e ...
— E t l e p et i t en f an t ?
« — «O h ! i l est m ag n i f i p i e ... b i en b ât i , su p e r b e ,
u n v r a i E e n l u c q ... à m o i n s q u e ..,« M m e M eu r v i l l e d e v n t t o u t à c o u p l i v i d e et je
l ’ en t en d i s m u r m u r e r : « C e ser ai t t r o p a f f r e u x !
L e b o n D i eu n e l e p er m et t r ai t p a s... »
« — Q u e v o u l ez - v o u s d i r e , m ad am e M e u r v i l l e ?
f i s- j e su r p r i se d e t an t d ’ a g i t at i o n .
« — D es f o l i e s ! . . . d es f o l i e s ! . . . n e m ’ éco u t e/ ,
p as. A v e c t o u t c e q u e j ’ ai eu d e t o u r m én t s. je
c r a i n s, u n d e c e s j o u r s, d e p e r d r e t o u t à f ai t l ’ es
p r i t ! M ai s v en ez , je v a i s v o u s c o n d u i r e a u p r è s d e
n o t r e p et i t p u i sq u e v o u s av ez l ’ o b l i g ea n c e d e v e i l l e r
su r l u i c et t e n u i t .
« — E t l a su i v an t e et d ’ a u t r e s en c o r e et t o u t l e
t em p s q u ’ il f au d r a. A ssu r ez M m e l a c o m t esse d e
m o n d év o u em e n t , d e m a b o n n e v o l o n t é, a f f i r m ai - j e, h eu r eu se d e m e sen t i r u t i l e.
« — M m e l a c o m t esse c o m p t e su r v o u s, m e
f u t - i l r ép o n d u a v ec q u el q u e so l e n n i t é .
« — E st - c e q u e M m e l a c o m t e sse se d i sp o se îi
n ou rrir?
« — Je n e sa i s, l ’ o n v e r r a . .. E l l e est b i en af f ai
b l i e ... M ai s c ’ est t o u j o u r s c et t e m êm e q u est i o n :
i n t r o d u i r e i ci u n e é t r a n g è r e ... E n f i n , à c h aq u e
j o u r su f f i t so n m a l ...
^ « Je su i v a i s, t o u t en p a r l a n t , M m e M e u r v i l l e .
E l l e m e c o n d u i si t p a r u n c o r r i d o r assez o b sc u r ,
d o n t l es m u r a i l l e s ét ai en t en t i èr em en t l a m b r i s
sées d e c h i n e sc u l p t é. N u l l e p o r t e n ’ y ét ai t a p p a
r en t e.
« M m e M e u r v i l l e s’ a r r êt a so u d a i n , f r a p p a l é g è
r em en t l a b o i ser i e d o n t u n p an n eau g l i ssa . D ev an t
n o u s s’ o u v r i t u n e c h a m b r e , t en d u e, c o m m e p r e s
q u e t o u t es c e l l e s d u v i e u x c h â t e a u , d e t a p i sser i e s
j
�MORT
OU
V IV A N T ? . . .
87
u p e r so n n a g e s. N o t i sy p é n é t r â m e s a v e c p r é c a u t i o n ,
M a r c h a n t — c o m m e o n d i t v u l g a i r em en t — « su r
ji o s p o i n t e s », c a r , au m i l i eu d e l a p i è c e , d an s u n
" e au b er c eau a u x r i d e a u x d e d e n t el l es p r é c i e u se s
d o r m ai t u n n o u v ea u - n é.
« — G o m m e c ’est n eu d e c h o se et c o m m e d éj à
c el a t i en t d e l a p l a c e ! m ar m o t t a M m e M e u r v i l l e
ei 1 se p e n c h a n t , a t t e n d r i e , v e r s l e b er c ea u . — I l n ’ y
a p as u n j o u r q u e c 'e st v en u au m o n d e et n u l i ci
n e se so u v i en t d e c e q u 'ét a i t l a v i e q u an d c e j eu n e
sei g n eu r n ’ét ai l p as l à . .. R i e n n 'ex i st e a u j o u r d 'h u i ,
“ Ors c e b e r c e a u . L ’ o r d r e d e s c h o ses sem b l e b o u l e
v e r sé ... O u i , o u i , i l en est a i n si , M . l e c o m t e , — fit
•a b o n n e M m e M e u r v i l l e av ec c es m i n es et c et t e
v° i x m i g n a r d e q u e l ’ o n p r en d p o u r p a r l e r a u x
t ou t p et i t s, — i l en est a i n si , q u e v o u s l e v o u l i ez
'" t n o n et m a l g r é t o u t es l es g r i m a c e s q u e v o u s
sav ez si b i en f a i r e et q u i v o u s r e n d en t r o u g e c o m m e
" n e b el l e é c r e v i s s e ! . . . V o i l à , m a b o n n e m a d e m o i
sel l e M i n et t e — p o u r su i v i t - e l l e en se r e d r e ssa n t ,
— l e p e r so n n a g e i m p o r t an t su r l eq u el v o u s al l ez
a v o i r à v e i l l e r ; p r i ez p o u r l u i d e t o u t e v o t r e â m e,
c a r c e j eu n e c h e v a l i e r n ’ est p o i n t en c o r e b a p t i sé ,
l-'t p a r c o n sé q u e n t ...
« E l l e s’ i n t e r r o m p i t et se si g n a . P u i s e l l e m e
M o n t r a d e u x g r a n d s c i e r g e s d o n t l a v a c i l l a n t e et
d o u c e l u eu r en v e l o p p ai ! l e b er c ea u c o m m e d ’ u n e
p r o t e c t r i c e et b i en f ai sa n t e i n f l u en c e et r ec o m
m an d a à v o i x b asse :
« — Su r t o u t , n e l es l ai sse z p as é t e i n d r e ! V o u s
Kav ez , j e p en se, c o m b i e n c el a p o u r r a i t êt r e d a n g e
r e u x ! C e s c i e r g e s o n t ét é b én i s à l a C h a n d e l e u r
d e r n i è r e, i l s d o i v e n t b r i l l e r j u sq u ’ au m o m en t o ù
n o t r e b eau p et i t a u r a ét é f ai t c h r é t i e n . Ju s q u ’ a l o r s,
° h I q u e d e c h o ses à r e d o u t e r ...
« Je c o n n a i ssai s l es a n t i q u es c r o y a n c e s d e l a
m o n t ag n e. Je sa v a i s q u e , p o u r e m p ê c h e r u n n o u v eau - n é d e d e v e n i r , en c es h eu r es q u i p r é c è d en t
t a b ap t ê m e , l a p r o i e d u « M al i n » , i l n e su f f i t p as
d ’a l l u m e r a u p r è s d e l u i d es c i e r g e s b én i t s, i l est
n éc essai r e d e n e p o i n l l e l a i sse r seu l . O r , l e p et i t
c o m t e d e F e n l u c q ét ai t seu l q u an d n o u s a r r i v'àn i es.
�gg
M ORI
OU
V IV A N T ? . . .
« J ’ e n f i s l a r e m ar q u e à M m e M e u r v i l l e ; m ai s
c e l l e - c i r e g a r d a au t o u r d ’ e l l e , so u r i t c o m m e à d ei
c h o ses o u d e s êt r e s q u e j e n e v o y a i s p as, et me
r ép o n d i t d ’ u n t on l ég er :
« — S ’ i l ét ai t seu l , n o t r e p et i t , c e n e p o u v ai t
êt r e d e p u i s l o n g t em p s.
« P r e sq u e a u ssi t ô t , u n se r v i t e u r en t r a, m ’ ap
p o r t an t d u b o u i l l o n , d u v i n , d es v i c t u a i l l e s. Je ne
su i s g u è r e h ab i t u ée à m a n g e r l e so i r . M m e M eu r v i l l e m ’en fit c ep en d an t u n d e v o i r , al l ég u an t .q u e
p o u r vei -l l er il f al l ai t d e l a f o r c e. D ’ a u t o r i t é el l e n i e
se r v i t , m e c o n t r a i g n i t m êm e, a l o r s q u e j e n e b o i s I
j a m a i s d e v i n , il en a c c e p t e r d e u x d o i g t s, c e q u i |
i m ’ ét o u r d i t for t '.
« M o n r e p as t e r m i n é , M m e M e u r v i l l e d i sp o sa ,
t o u t p o u r l a n u i t ; el l e r an i m a l e f e u , ‘ s’ a ssu r a q u e
l es c i e r g e s ét ai en t so l i d em en t f i x és, d an s l es h au i s
c h a n d e l i e r s — q u el p r é sag e c ’eû t ét é d e l es v o i r
t o m b er t o u t à c o u p ! — p u i s el l e m e d i t d ’ u n
ac c en t assez b i z a r r e :
« — T o u t est p r êt . P o u r c e t t c n u i t i l n e f a u d r a à
M . Je a n - I r é n é e q u ’ u n p eu d 'eau su c r e'e... v o u sl u i e n
d o n n er ez , m a b o n n e m ad em o i sel l e M i n e t t e ... E t
p u i s, q u e r i en d e c e q u i p eu t su r v e n i r n e so i t p o u r
v o u s e f f r a y e r , n ’ e st - c e p as ?
« — M ’ e f f r a y e r ? r ép ét ai j e.
« — Je m ’ e x p l i q u e , r ep r i t
M m e M eu r v i l l e
av ec u n e n u an c e d e c o n t r a i n t e . Si v o u s p er c ev ez
d es b r u i t s... d e s b r u i t s i n e x p l i c a b l e s, d i t es- v o u s
q u e ce so n t l es v e r s q u i t ar au d en t l e b o i s , 0 11, d an s
l es c o m b l es, t o u t e l a g en t t r o t t e- m en u — el l e est
n o m b r e u se — sau t an t d e - c i , sau t an t d e - l à . .. D an s
u n ea u ssi v i ei l l e d e m e u r e, i l fau t s’ a t t en d r e, l a n u i t ,
à ce q u e t o u t c r a q u e , b o u g e , s’ e f f r i t e ... j ’ ai eu p ei n e
m e f ai r e à ce v a c a r m e , l es p r e m i e r s t em p s d e
m o n sé j o u r i c i .. . j’ y su i s p a r v e n u e ... v o u s y p a r
v i en d r ez ! . . . J ’ a i m e r a i s d e m e u r er a v e c v o u s p o u r
c et t e v e i l l é e ; m ai s.i l y a d êu x n u i t s q u e j e n e m & su i s
c o u c h é e ... je su i s b r i sée d e f a t i g u e ... Il f au t m én a
g er n o s f o r c e s, D i eu sai t ii q u el l es é p r e u v e s el l es
p eu v en t en c o r e êt r e so u m i ses. E t m a i n t en a n t ,
b o n so i r , b o n c o u r a g e ! . . .
« A l o r s seu l em en t , j e m ’ a p e r ç u s d ’ u n e f o u l e d e
�K O RT
OU
V IV A N T ?...
89
c h o ses a u x q u e l l e s je m e r e p r o c h a i d e n ’ a v o i r
Po i n t p r i s g a r d e et q u i m e t r o u b l è r e n t . D ’a b o r d ,
M i n e M e u r v i l l e p ar t i e et l e p an n eau d e l a b o i ser i e
r ef er m é, je n ’ a u r a i s su c o m m en t m ’é v a d e r d e c et t e
c h am b r e si j ’ en a v a i s eu l ’ i n t en t i o n . E n su i t e j ’ a v a i s
n ég l i g é d e m ’ i n f o r m e r o ù il m e f a u d r a i t c h e r c h e r
d u se c o u r s, si l e p et i t c o m l c ét ai t m al ad e.
« — A l a g r â c e d e D i eu ! m e d i s- j e .
« Je p r i s m o n r o sa i r e et c o m m en ç ai à l’ é g r e n e r .
Q u an d j ’ eu s U n i , je r e c o m m e n ç a i et r e c o m m e n ç a i
en c o r e. A i n si j ’a l l a i s p r i e r j u sq u ’ au j o u r , t an t ô t à
g en o u x a u p r è s d u b e r c e a u , t an t ô t a ssi se su r u n e
c h ai se au c o i n d u f eu , t an t ô t , q u an d j e c r a i g n a i s
d ’êt r e g a g n é e p a r l e so m m e i l , al l an t et v en an t p a r
ta ch am b r e.
« L e p et i t c o m t e d o r m a i t . D e t em p s à a u t r e j e
l u i d o n n a i s, ai n si q u ’ il m ’ av ai t ét é r e c o m m a n d é ,
d e p et i t es c u i l l e r é e s d ’eau su c r é e q u ’ il b u v ai t a v i
d em en t . S ’ i l se m b l a i t p r êt à s’ é v e i l l e r , j ’ a g i t a i s l a
h er c el o n n et t e. J ’ en t r et en a i s l e f eu . Je su r v e i l l a i s
l es c i e r g e s q u e l a m èc h e en c h ar h o n n an t f ai sa i t
c o u l e r . J ’a p p o r t a i s t o u t m o n z èl e il l a m i ssi o n q u i
Dl’ ét a i l c o n l i ée.
« M a l g r é t o u t , l e t em p s s’ e n f u y a i t , l en t em en t ,
'a v ei l l ée ét ai t l o n g u e. J ’ av n i s f r o i d et , je l ’ av o u e
¡’a v ai s p e u r . Je n ’ en t en d ai s p as l e v a c a r m e d o n t
m ’av ai t m en ac ée M m e M e u r v i l l e , m ai s d e s f r ô l e
m en t s, d es g l i sse m e n t s... et c o m m e d es s o u p i r s...
b i en p l u s i m p r e ssi o n n a n t s e n c o r e . A
m esu r e
q u e 1 h eu r e a v a n ç a i t , il m e v en ai t u n m a l ai se ,
•/ ’ét o u f f ai s d a n s c et t e c h a m b e d o n t j ’ i g n o r a i s l es
I ssu es, à l aq u e l l e j e n e v o y a i s c o m m e o u v e r t u r e
q u e l a f e n êi r e a u x v o l et s a g r i p p é s l ’ u n à l ’ au t r e
P ar d es f e r r u r e s p u i ssan t e s, au f o n d d ’ u n e e m b r a
su r e c r e u sé e d a n s u n m u r ép ai s.
» C e q u i m e t r o u b l a i t su r t o u t , c ’ ét ai t l a t ap i s
ser i e. L e s l u eu r s m o u v an t es d u f o y e r se p r o j e
t ai en t su r el l e et d o n n ai en t a u x g e st e s, au v i sa g e
d es p e r so n n a g e s, u n e v i e si n g u l i è r e . C e l t e t a p i s
s e r i e , en assez m au v ai s é t a t , r e p r é se n t a i t u n e
c h asse : au p r e m i e r p l an l a b êt e, t r a q u é e , c e r f au
San g l i e r , en c h e v ê t r é e d an s u n b u i sso n ; au sec o n d
p l an , l es c h a sse u r s p r e sq u e d e g r a n d e u r n a t u r el l e .
%
�()0
MORT
OU
V IV A N T ? . . .
Plusieurs se m o n t r ai en t d e p r o f i l , d ’a u t r es d e f ac e.
su r t o u t m ’ i m p r essi o n n ai t a v ec so n v i sa g e p i al
et ses y e u x r o n g é s, t r o u s n o i r s au f o n d d e sq u el s
o n n ’ a p e r c e v a i t q u e d u v i d e ...
« T o u t à c o u p , e u s- j e u n e h a l l u c i n a t i o n ? R ê
v a i - j e ? L e s d e u x d o i g t s d e v i n a c c e p t és d e
M m e M e u r v i l l e m ’ a v a i e n t - i l s t r o u b l é l ’ esp r i t ? I l
m e p ar u t q u e l es t r o u s n o i r s s’ an i m ai en t , s e m p l i s
sai en t — si j e p u i s d i r e — d ’ u n r e g a r d v i v a n t ,
h u m ai n , q u e c e r e g a r d g l i ssai t su r l e o er c ea u , su r
m o i ... O u i , c ’ ét ai t b i en u n g l o b e d e c r i st a l so m
b r e , e n t o u r é d ’ ém ai l b l a n c , q u e j e v o y a i s...
« .l e m u r m u r a i , t r em b l an t e d ’ é m o t i o n :
« — M o n D i eu , m o n D i eu , ay ez p i t i é ...
« L a f l am m e d e s c i e r g e s v ac i l l ai t c o m m e p r i se
d an s u n su b i t c o u r an t d ’ a i r . . . je m e p r éc i p i t ai p o u r
m ’ a ssu r e r q u ’ el l e n ’ al l ai t p as s’ét ei n d r e. L ’ en f an t
s’ a g i t a . Je l e b e r ç a i . R i e n n ’a p ai sa i t m o n i n d i c i b l e
a n g o i sse . Je m ’ o b l i g e a i a l o r s à c h a n t er à m i - v o i x
u n e t r ès v i ei l l e c o m p l a i n t e , d e st i n ée , c o m m e l es
c i e r g e s, à é l o i g n e r d es b er c eau x l es i n f l u en c es
L 'u n
m au v ai ses.
D r o u m , d r o u m , t r a n q u i l l e, b er o u y o u
Q u'es p l a n , g u a r d a t p er l 'a n vo u ïo u
D r o u m , D r ot fm ...
D or s, d o r s t r an q u i l l e, pet it jol i ,
T u es bi en gar d é p ar l e pet it an ge.
D or s, d o r s...
« M ai s p o u r a v o i r l e c o u r a g e d e c h a n t er il
m e l al l u t t o u r n er l e d o s à l a t a p i sse r i e . L e s n o t es
s ét r an g l ai en t d a n s m a g o r g e . J ’ a v a i s p e u r d u
so n m êm e d e m a v o i x . M o n c œ u r , m es t em p es
b at t ai en t . D e t o u t , d e p a r t o u t , n ai ssai t d e l a p e u r ,
d u g r a n d l i t à b a l d a q u i n , d es m eu b l es m a ssi f s
ad o ssés a u x m u r a i l l e s. L e s b û c h e s d é g r i n g o l a i e n t .
L e feu p é t i l l a i t . L e b r u i t q u e j e f ai sa i s p o u r l ’ a t t i
ser m ’ ét ai t u n e é p o u v a n t e ...
« Q u el l e d é l i v r a n c e l o r s q u e ,M a p o i n t e d u j o u r ,
M m e M e u r v i l l e , v en an t s’ a ssu r e r q u e j e n ’ a v a i s
b eso i n d e r i en , m ’ a p p a r u t c o m m e si el l e su r g i ssa i t
d e l a m u r ai l l e.
« A v a i s- j e b i en p assé l a n u i t ? N ’ é l a i s- j e p as
t r o p f at i g u ée? R i en n e m ’ av ai t - i l e f f r a y é e ?
�MORT
OU
V IV A N T ?.
91
« Je f u s su r l e p o i u t d e c o n f i e r c e q u e j ’ a v ai s
v u . L a c r a i n t e d e p r ê t e r ît c r o i r e q u e j ’ a v a i s r ê v é,
d o r m i , f ai l l i à m o n d e v o i r , m e r et i n t .
« L e j o u r en t r ai t m ai n t en an t p a r l es v o l et s l a r
g em en t o u v e r t s. J ’ o sai d e n o u v eau r e g a r d e r l a
t ap i sser i e, l e v i sa g e p l at d u p e r so n n a g e et ses
)’e l f i \ .Je n e sa i s q u o i , u n m o r c eau d ’ ét o u 'e, p eu t êt r e, sem b l ai t en a v o i r c o m b l é l e v i d e ...
« Je m e p r i s à d o u t e r d e c e q u e j ’a v a i s c r u
v o i r ...
« R e v e n u e au p r e sb y t è r e , j e v a q u ai a l l è g r e m e n t ,
-ou i l e j o u r , à l ’ essen t i el d e m a t ac h e, m ai s q u an d
v i n t l e so i r , il m e f al l u t a c c o m p l i r u n g r a n d ef f o r t
p o u r n e p a s m e m o n t r e r r é c a l c i t r a n t e et 1e p r e n d r e m o n p o st e d e l a ( V ei l l e. M ai s l a c o m
t esse av ai t d i t , u n j o u r , en 'm e d é si g n a n t , q u ’ o n
av ai t b eso i n , au c h â t e a u , d e t o u s s e ; a m i s... j e n e
p o u v ai s au p r e m i e r se r v i c e d em a n d é m e m o n t r e r
i n d i g n e d e sa c o n f i a n c e .
« C e t t e n u i t - l à f u t m o i n s p én i b l e. M m e l a c o m
t esse v o u l ai t e ssa y e r d e n o u r r i r . P a r d e u x f o i s
M m e M e u r v i l l e en t r a d an s l a c h a m b r e d e c et t e f a
ço n so u d a i n e d o n t j e n ’ ai p u en c o r e p é n é t r e r l e
sec r et et v i n t c h e r c h e r l e n o u v ea u - n é.
« M ai s d e t o u t e
1 n u i t j e n’ o sai r e g a r d e r l e
c h a sse u r à l a f ac e p l at e, t an t j e r e d o u t ai s d e v o i r
ses y e u x s’ a n i m e r d e n o u v eau et m e f i x e r d ’ u n a i r
d e m en ac e.
1
«*
#*
« M me
l a c o m t esse
n’ a
p u co n t i n u er
à
n o u r r i r . E l l e est d an s u n ét at d e t ai b l esse e x t r ê m e .
« A l o r s, c o m m e o n n e p eu t , t o u j o u r s p o u r l . s
m êm es r ai so n s m y st é r i e u se s, i n t r o d u i r e au c h ât eau
'm e n o u r r i c e q u i ser a i t f o r c ém en t c et t e ét r an g i - r e
d o n t o n a l a c r a i n t e , o n a p r i s, su r l e c o n sei l d ’ u n
v 'e u x m o n t a g n a r d , u n e c h è v r e p o u r a l l a i t e r l e
Pet i t c o m t e.
« O n l ’ i n st al l e l a n u i t d an s l a c h a m b r e av ec m o i
e t , p a r u n e c o m b i n a i so n d e p ai l l e et dte c o u v e r t u r e s,
' e p a r q u et est sav am m ç n t
p r é se r v é d e t o u t e
So m l l u r e.
�MORT
o u
v iv a n t
? ...
9^
« L a c h è v r e m e t i en t c o m p ag n i e. Je l a r e g a r d e .
F l i c p o u sse q u el q u es p et i t s b êl em en t s d ’ u n ëy v o i x
t r em b l o t an t e et j e m e sen s m o i n s seu l e.
« M a i s j e c o n t i n u e à n e p as l ev e r l es y e u x su r
l a t a p i sse r i e ...
« C ep en d an t l a t en t at i o n m ’ en v i en t so u v en t et
t o u r n e à l ’ o b se ssi o n ...
« A h ! si m o n p au v r e I r èr e a p p r en ai t j a m a i s il
q u el p o i n t j e su i s f ai b l e ! . . .
« M ai s il n ’ en sa u r a r i e n ...
* #
« L e c h ât eau d e B i o n est h an t é ! . . . Je n 'o se p as
n o t er c e q u i m e l e f ai t c r o i r e . ..
« C e s v e i l l e s m e so n t d e p l u s en p l u s p é n i b l e s...
« A h ! si j e n ’ e'l ai s l a sœ u r d u c u r é , si l ’a p o st o l a t
d e m o n f r è r e n e m ’ i m p o sai t d es d e v o i r s d e c h a r i t é,
c o m m e j e m e l a i sse r a i s a l l e r à l ’ ég o ï sm e, c o m m e
je d e m a n d e r ai s à r e st e r ch ez m o i , l e s o i r . ..
« N o n , j e m e c al o m n i e, je ü ’ a u r ai s p as l e c o u
r a g e d ’ a b a n d o n n e r c e c h e r p et i t e n f a n t ... »
VU
D u r an t d es j o u r s et d es j o u r s, M l l e M i n et t e
l ai sse san s éc l ai r c i ssem e n t s ce q u e c e s p h r ase s
c o n t i en n en t d ’ é n i g m a i i q u e .
So u v e n t él o i g n ée d u p r e sb y t è r e , c r a i n t - e l l e d ’ en
t r o p d i r e îi so n j o u r n a l , ce c o n f i d en t q u i , t an d i s
q u ’ el l e s’ en v a, d e m e u r e ab an d o n n é so u s l a g a r d e
d ’ u n e m au v ai se c l e f ?
L a v o i l à q u i r em ar q u e — c o m m e si j a m a i s l ’ i d ée
n e l u i en ét ai t v en u e — q u ’ i l est d a n g e r e u x d e
c o n si g n er l e p l u s c a c h é d e ses sen t i m en t s su r d es
l eu t l l es ex p o sé e s à êt r e d é c o u v e r t e s, à l i v r e r au
p r e m i e r v en u d e sec r èt e s p en sées.
O n d i r ai t q u e d e c e f ai t so n j o u r n a l l u i i n sp i r e
t o u t a c o u p d e l a m éf i an c e et q u e l a t en t at i o n l u i
�MORT
OU
V IV A N T
(.
93
'i e n t d ’ u t i l i se r ce q u ’ el l e en a d é j à é c r i t p o u r a l l u
m er l e f eu . E l l e n ’ en f ai t r i e n , c e p e n d a n t ; m ai s
d u r an t d es j o u r s, ai n si q u ’o b éi ssan t à u n e r é so
l u t i o n n o u v el l e, el l e n e t r a c e su r ses f e u i l l e t s q u e
d es i n f o r m a t i o n s r a p i d e s et t r ès p eu d ’ i m p r e ssi o n s
p e r so n n e l l e s.
E l l e éc r i t :
« U n e l et t r e d e c el t e p er so n n e d e P a r i s, am i e
d e M m e d e F e n l u c q et m a r r a i n e d u p et i t c o m t e,
fai t c o n n a î t r e q u e l e m a r q u i s d e C h d l o n est
m al ad e. T r è s so u f f r a n t e el l e- m ô m e, M m e l a c o m
t esse n e p eu t se r e n d r e a u p r è s d e so n p è r e , c e q u i
i n sp i r é à M m e M e u r v i l l e c e t t e r é f l ex i o n : « l ^ es
d éc r et s d e l a P r o v i d e n c e so n t i m p én ét r ab l es,
q u ’ e u ssi o n s- n o u s f ai t si M m e l a c o m t esse av ai t d û
•'’ ’é l o i g n e r ? L ’ a u r i o n s- n o u s j am ai s r e v u e ? L ’ au r a i f
ort l ai ssée r e v e n i r ?. .. »
tf
* X-
« L e p et i t c o m t e , n o u r r i p a r l a c l i è v r e , c r o î t et
p r o sp è r e . L a san t é d e M m e M e u r v i l l e est t o u j o u r s
p r é c a i r e et l a c r a i n t e q u e l ’ o n a d ’ i n t r o d u i r e au
c h ât eau u n e é t r a n g è r e est p l u s f o r t e q u e j a m a i s.
Je v e i l l e p r è s d e l u i u n e n u i t su r d e u x .
« C o m m e il f au t q u e j ’ e x a l t e en m o i l e d é si r
d ’ èt r e u t i l e à m o n p r o c h a i n , p o u r c o n t i n u e r c es
' c i l l e s . . . N u l n e se d o u t e r a j a m a i s d es i d ées q u e j e
•11e f ai s et d e s t e r r e u r s q u e c es i d ées m e c a u se n t ...
*
N*
x Je p asse d u r est e d ’ ét o n n em en t s en ét o n n e
m en t s.
" L ’ ét r a n g e f aç o n q u ’ a M m e l a c o m t esse d e
l 'e n l u c u d ’ a n n e r so n l i l s m e r en d p e r p l e x e . T a n t ô t
ei îe c o u v r e i e p a u v r e p et i t d e b a i se r s, U i n t ôt el l e l e
*’e p o u sse.
« Je m ’ en su i s o u v e r t e à M m e M e u r v i l l e q u i a
î'ép o n d u , h o c h a n t l a t êt e : « N e m e d em an d ez r i en ,
j ’y p e r d s m o n l at i n ! »
« I l r é su l t e d e t o u t c el a q u e j ’ ai d a n s l ’ esp r i t u n
�94
mo r t
o u
v iv a n t
? ...
l el m a l a i se , u n e ( el l e su r e x c i t a t i o n q u e, d e j o u r en :
j o u r ,
j e su i s p r êt e îi t o u t c r o i r e , t o u t a c c e p t e r , ;
m êm e l 'i n v r a i se m b l a b l e ! . . . T ô t ou t ar d , je r a c o n - ;
t er ai l es i m p r e ssi o n s, l es i o ü es i d ées d o n t j e su i s t
a s s a i l l i e . A u j o u r d ’ h u i j’ ai p e u r ,e n l es t r a n sc r i v a n t ,
d e t r o p p r é c i se r l es c r a i n t e s q u ’ el l es m e c au sen t j
et d e n e p l u s p o u v o i r en su i t e l es su r m o n t e r ...
*
* *
« L e p et i t c o m t e, o n d o y é d ès sa n a i ssa n c e d an s
l a c h a p el l e d u c h ât eau , a ét é b ap t i sé h i e r , d an s
l ’ ég l i se p a r o i ssi a l e . A v r i l f l eu r i t p o u r l u i l e c h em i n
d ’ h u m b l es v i o l e t t e s, d ’ œ i l l et s sa u v a g e s, d ’ an é
m o n es so u f r é e s, m i t d es t ap i s p l u s v e r t s su r l a
r o u i l l e d es p en t es.
« E n l i eu et p l a c e d u m a r q u i s d e C h f l l o n ,
Jo h a n n è s f ai sai t o f f i c e d e p a r r a i n . M m e M e u r v i l l e
av ai t ét é c h a r g ée d e r e p r ése n t er l a m a r r a i n e ; c ’ est
d o n c à m oi q u e fu t co n f i é l ’h o n n eu r d e p o r t er l e
p et i t c o m t e à l ’ é g l i se . J ’ a v ai s r e v êt u , p o u r l a c i r
c o n st an c e, l a b el l e r o b e d e p o u l t d e so i e p u ce cl l e
m an t el et îi n i c h é s q u e j e f i s f ai r e p o u r l ’ o r d i n at i o n
d e m o n f r è r e . J ’ a v ai s au ssi m o n p l u s jo l i b o n n et .
J ’ ét ai s p ar ée au t an t q u ’ il m ’ est p o ssi b l e d e l ’ êt r e ,
m ai s q u i s’ i n q u i ét ai t d e m a t o i l e t t e ? E l l e d i sp a
r a i ssai t en t i èr em en t so u s l es sp l e n d e u r s d e l a r o b e
d e b ap t êm e, d u m an t eau b r o d é et r e b r o d é q u i l a
r e c o u v r a i t . Je m a r c h a i s d r o i t e , f i èr e d e m o n f ar
d eau , en t r e d e u x h ai e s d e m o n t a g n a r d s en t en u e
d e f êt e : b r ai es îl e v e l o u r s, g u ê t r es b l a n c h es,
c o u r t e v est e é c a r l a t e , b ér et b r n n . I l s p o r t ai en t
t o u s, so u s l e b r a s, u n i u si l , c an o n b a i ssé , c i d e
t em p s en t em p s, i l s t i r ai en t d es c o u p s d e f eu en
si g n e d ’ a l l é g r e sse . E t c es d é t o n at i o n s c o u r ai en t
d _éch o c>n éc h o ii t r a v e r s l es m o n t s, al l ai en t au l o i n
t r o u b l e r l e si l en c e d es h au t es c i m es et a n n o n c e r à
t o u t c e q u i h an t e l es so l i t u d es et q u e l ’ esp r i t
h u m ai n n e p eu t c o n c e v o i r , q u e l a f am i l l e d e
r e n l u c q , su z er ai n e en c es c o n t r é es, n ’ét ai t p o i n t
é t e i n t e ...
« R i e n d e su sp ec t n e n o u s en t o u r ai t et c e p en -
�MORT
OU
V IV A N T ?...
95
i l an l l es m o n t a g n a r d s, m es c o m p a g n o n s, m ar
c h ai en t l ’ œ i l i n q u i e t ...
« M . l e c u r é n o u s a c c u e i l l i t au seu i l d e l ’ é g l i se .
L a c é r ém o n i e f u t i m p o sa n t e et d ’ a m p l e s d i st r i
b u t i o n s d ’ a r g e n t , d e b o n b o n s f u r en t f a i t e s à l a
so r t i e. D an s l e m êm e o r d r e n o u s r e v î n m es au
c h ât eau . L e c i el ét ai t p u r . L e so l e i l é t i n c el a i t et
sem b l ai t se m e r su r l a n ei g e l ’é c l at d e g em m es
P r éc i eu ses. N u l b r o u i l l a r d n e c a c h a i t l a m o n t ag n e,
11 at t én u ai t l a n et t et é d e s d e n t e l u r e s, d es b r èc h e s
p r o f o n d es, d es l i g n e s a i g u ës d e s p i c s.
« — B ea u t em p s, h e u r e u x p r é sa g e ! c r i a t o u t
« c o u p u n e v o i x a i g r e . U n e v i e i l l e f em m e av ai t
s« r g i b r u sq u e m en t à m es c ô t é s su r l e b o r d d u
c h em i n .
Q u e m e v o u l ai t c et t e so r c i è r e ? C ’ ét a i t l a m èr e
‘•l’ u n c e r t a i n M i c h e l i n q u e M . l e c u r é n ’ a p as en
est i m e. So u h ai t ai t - e l l e , p a r c et t e r é f l e x i o n , m e
p r en d r e, p a r su r p r i se et m ’a m e n e r à t o u r n e r l a t êt e?
— C h a c u n sai t q u e t o u t e f em m e q u i p o r t e u n n o n
veau - n é au b ap t ê m e o u r e v i e n t a v e c l u i d e l ’ég l i se ,
e * q u i s’ en v a t o u r n an t l a t êt e, j a sa n t , d i st r a i t e , at t i r e
l a m al c h an c e s u r l ’ en f an t . — C e t t e m èr e M i c h e l i n , la
M ich e lin e, ét ai t c a p a b l e d e se r e p a î t r e d e c es i d ées* . Je n e t o m b ai p as d a n s l e p i èg e et n e r é p o n d i s
p o i n t . M . l e c u r é ser a i t m éc o n t en t s’ il m e v o y ai t
a U ac h er l a m o i n d r e i m p o r t a n c e il c es c h o ses.
D ep u i s q u el q u e t em p s, j e p r e n d s ai n si l a c r ai n t e
de tout.
11
K
#*
« C ’ en est t r o p !
« D e p u i s q u e j e v ei l l e a u p r ès d u b er c eau d u p et i t
co m t e, j ’ ai eu so u v en t l ’ i m p r essi o n f o r t p r é c i se q u ’ i l
Se p assai t au c h â t ea u d es c h o se s q u i n e se p eu v en t
e x p l i q u e r ... J ’ai r e v u , à m a g r a n d e ép o u v a n t e,
R an i m er l es y e u x d(li p e r so n n a g e d e l a t a p i sse r i e ;
f a i en t en d u d e r r i è r e c et t e t a p i sse r i e d es g l i sse
m en t s, j ’ ai p er çu d es v o i x ét o u t l 'ées q u i sem b l a i en t
So r t i r d e s m u r ai I l es. .- .Je su i s en t r ée d an s l a c h a m b r e
lj e M m e l a c o m t esse a v e c l a q u a si - c e r t i t u d e q u ’ el l e
ét ai t av ec q u el q u ’ u n et j e l ’ai t r o u v ée se u l e , so u
�g6
MORT
OU
V IV A N T ? .. .
r i an t en c o r e d es y e u x , d es l è v r e s, à d e s p en sées
a u x q u el l es o n n e m ’ i n i t i ai t p ..s. J ’ ai eu l a n et t e p e r
c ep t i o n d e b r u i t s q u i n ’ét ai en t c a u sés n i p u r l es v e r s,
n i p a r l es r a t s... Je m e su i s so u v en t si g n é e p o u r
c o n j u r e r ce q u e j e sen t ai s d ’ ét r an g e et , ¡’ o se l e
d i r e , d e su r n a t u r e l au t o u r d e m o i ... A u j o u r
d ’ h u i , je l e r ép èt e, c ’ en est t r o p ! . . . R i e n n e m e
f er a a c c e p t e r d e v e i l l e r d a v a n t ag e d a n s c et t e
c h a m b r e ...
t
« D e p u i s q u el q u e t em p s, i l m ’ av ai t ét é i n st am
m en t d em an d é d e n e p l u s p a sse r l a n u i t d e b o u t ,
m ai s ét en d u e su r l e g r a n d l i t à b a l d a q u i n . J ’ ai
l o n g t em p s r é si st é , p u i s en f i n c é d é , en r ai so n d e
m o n e x t r ê m e f at i g u e.
« H i e r , m es p r éc au t i o n s p r i se s p o u r l a n u i t , l e
feu c h a r g é , l a l am p e a l l u m é e, j e m ’ ét e n d i s c o m m e
d ’ h ab i t u d e et m a v e i l l é e c o m m e n ç a ...
« L e s p r e m i è r es m i n u t es m ’ en p ar ai ssen t t o u
j o u r s i n t o l ér ab l es et il c o n si d é r e r t o u t es c e l l e s q u i
v o n t su i v r e , j e m e d em an d e c h a ) u e f o i s si l a n u i t
p r en d r a j am ai s f i n . D u h au t d u b ef f r o i d e s c o u p s
l en t s, so l e n n e l s, .l u g u b r e s t o m b en t d an s l e n o i r
— c e n e so n t p a s d e s h eu r es au so n j o v e n x q u i
p assen t su r l es t o i t s d e B i o n . — A u d e h o r s l ’ o n
n e p er ç o i t q u e l e b r u i t d u t o r r e n t q u i r o u l e i m p é
t u eu x , au q u el s’ aj o u t en t d es h eu r t s so u r d s d o n t l a
c au se r est e i g n o r ée : a f f ai ssem en t s d e t e r r a i n s,
c h u t esd e n ei g e, q u ar t i er s d e r o c r o u l an t à l ’ a b l m e ...
t r av ai l d e l a n at u r e d o n t l e r ésu l t at se p r o d u i t il
so n j o u r , à so n m o m en t , san s q u e l’ h o m m e y '
p u i sse r i e n ...
« H i er , m ’ ét ai s- j e e n d o r m i e ? U n b r u i t l é g e r ,
p l u s ef f l eu r em en t q u e b r u i t , m e d o n n a l e sen
t i m en t i m m éd i at et t r ès n et d ’ u n e m y st é r i e u se
p r ésen c e.
« J ’ o u v r i s l es y e u x : u n h o m m e ét ai t , en ef f et ,
d an s l à c h a m b r e . Il s’ av an c e v e r s l e b e r c e a u , se
p en c h e, so u l èv e l’ en f an t et l eX b ai se ... M o n c œ u r
s a r r êt e. Je v e u x c r i e r , m a v o i x s’ ét ei n t au f o n d
d e m a g o r g e . L a m ai a a t r o c e q u i t e r r asse cl an s l e
c a u c h em a r s ’ab at su r m o i , m e p a r a l y se .„ C e l u i q u i
est l à est l e c o m t e d e F e n l u c q o u so n o m b r e ! . . .
M êm es t r ai t s, p eu t êt r e p l u s p û l es, m êm e t a i l l e ,
�M ORT
OU
V IV A N T ?.
97
p eu t - êt r e p l u s m i n c e, m êm e a l l u r e , p e u t - ê t r e m o i n s
f i è r e ...
« G r a n d s d i e u x , j e m e sen s m o u r i r !
_ « A i - j e f ai t en t en d r e u n g é m i sse m e n t ? L ' a p p a
r i t i o n b r u sq u e m en t se t o u r n e d e m o n c ô t é. L ' ê t r e ,
d o n t n u l b r u i t n 'a c c o m p a g n e n i l es m o u v em en t s, n i
l a m a r c h e , s’ e m p a r e d e l ’ en f an t su r l eq u el j ’ ai l e
d e v o i r d e v e i l l e r et l ’e m p o r t e ...
« Q u e se p a ssa - t - i l en su i t e ? J ’ai l ’ i m p r e ssi o n d e
m ’êt r e él an c ée h o r s d u l i t , d ’ a v o i r p o u ssé u n c r i ,
d ’a v o i r m i s t o u t e m a v o l o n t é à c o u r i r a p r è s l e
r a v i sse u r ... H é l a s, m es f o r c e s m e t r a h i r e n t . Je
t o m b ai l o u r d em en t à t er r e av ec l e sen t i m en t q u e
la v i e m ’ab an d o n n ai !.
« L o r sq u e j e r e p r i s m es sen s, j ’ ét ai s c ep en d an t
t o u c h ée d an s l e g r a n d l i t .
« R i e n n ’a v ai t
c h a n g é d an s l ’ a sp ec t d e l a
c h a m b r e, l a v e i l l e u se et l e f eu n ’ éc l a i r a i e n t n i p l u s
n i m o i n s. L a c h èv r e r u m i n a i t t o u j o u r s. Seu l em e n t
M m e M e n r v i l l e se t en ai t p en c h ée v e r s m o i ,, l e
v i sag e em p r ei n t d ’ u n e a n x i é t é q u i d i sp a r u t q u an d
je p a r u s l a r e c o n n a î t r e . ,
« — C ’ est v o u s, m a b o n n e m ad am e M e u r v i l l e ,
l ’e n f a n t ... o ù est l ’ e n f a n t ?... b a l b u t i a i - j e .
« — I l est l à, r ép o n d i t M m e M e u r v i l l e , q u i m e
m o n t r a l e b er c ea u .
« Je m e so u l e v ai p é n i b l e m en t et r e g a r d a i ...
L e p et i t c o m t e d o r m a i t a b r i t é p a r l es r i d e a u x .
« — M a d a m e M e u r v i l l e , o n m e l ’ a en l e v é c et t e
n u i t ...
« — V o u s d é l i r e z , m a d e m o i sel l e M i n et t e !
« — Je r é p èt e , o n m e l ’ a p r i s . ..
« — R e v e n e z à v o u s. Q u i l ’ a u r a i t e n l e v é ?
« — O h ! c ’ est a f f r e u x à d i r e et v o u s n e m e
c r o i r ez p a s . . . . c ’ e st ... u n ... r ev en a n t , u n e o m b r e ,
l*n f a n t ô m e ...
« — A l l o n s d o n c ! ...
« — J ’ ai v u c et t e n u i t , c o m m e j e v o u s v o i s, l e
c o m t e...
« — M a d e m o i se l l e M i n et t e, v o u s m e f ai t es p ei n e.
« — E n v é r i t é , j e v o u s l e d i s, l e c o m t e m ’ est
a p p a r u ... i l s ’est p en c h é v e r s l e b e r c e a u ... il a
en l ev é l ’ e n f a n t ...
120- I V .
�m ort
93
ou
v i v a n t ?...
u _ _ T r o p d e f a t i g u e ... m an q u e d e so m m e i l ...
i m a g i n a t i o n s, m a p a u v r e d e m o i se l l e !
M m e M e u r v i l l e a v ai t u n ac c en t d e p i t i é d o n t
j e m e sen t i s t r ès f âc h é e. Je l u i r é p o n d i s av ec u n e
c e r t a i n e v i v a c i t é ... E l l e c h a n g ea au ssi t ô t d e t o n ,
p r i t l 'a i r é p o u v a n t é , l e v a l es y e u x au c i el et
g ém i t :
,, — Si d e p a r e i l l e s c h o ses s’ é b r u i t e n t , n o u s
so m m es p e r d u s !
« — Je su i s en c o r e à d em i m o r t e d e f r a y e u r .
« — M o r t e ? J ’ ai b i en c r u t o u t à l 'h e u r e q u e
v o u s l ’ ét i ez t o u t à f a i t ... j ’a i eu b eau c o u p d e p ei n e
à v o u s a r r a c h e r à c el t e so r t e d ’ ét at l é t h a r g i q u e ...
en f i n , j ’ y ai r é u ssi ...
« M m e M e u r v i l l e eu t u n so u p i r d e so u l ag em en t .
„ _ N ’ é t a i s- j e p as t o m b ée à t e r r e ? f i s- j e, l a
m ém o i r e m e r ev en an t n eu à p eu .
« M m e M e u r v i l l e b al b u t i a, c o m m e si el l e n e savn it q u e r ép o n d r e :
« — Je n e sai s p a s... Je n ’ ai r i en v u ...
« - - A u f ai t , q u i m ’ a u r ai t r e c o u c h ée ? p o u r
su i v i s- j e.
« M m e M e u r v i l l e se m i t à r i r e et m ’ a ssu r a
q u ’ el l e n ’ a u r ai t c e r t e s p as eu assez d e f o r c e p o u r
m e so u l e v e r .
« — A p r è s f o u i , c o m m en t v o u s êt es- v o u s d o u t ée
q u e j ’ a v ai s b eso i n d e v o u s ? C o m m e n t êt e s- v o u s
p r ès d e m o i ?
« C e t i e q u est i o n l ’ e m b a r r a ssa . E l l e b é g a y a :
—
Je . . . j e n e d o r m a i s p a s... j e v e n a i s v o u s
t en i r c o m p a g n i e ... q u a n d ...
11 — L e c o m t e n ’ ét ai t p l u s l à ?
" — L e c o m t e n ’ a j am ai s ét é l à, m a c h è r e d e
m o i sel l e !
" — C e p e n d a n t je p u i s j u r e r q u e je l ’ ai v u i ci m êm e, p r è s d u b e r c e a u ...
« — N e r ép ét ez p as c et t e c h o se f o l l e ...
« — M ad a m e M e u r v i l l e , i l m e v i en t u n e i d é e ...
p eu t - êt r e est - c e p a r c e q u ’ o n n ’ a p as f ai t c é l é b r e r
d e m esses p o u r l e m o r t q u ’ i l s’ a g i t e ai n si d an s sa
tom be ?
« A
c es m o t s, m o n i n t e r l o c u t r i c e eu t d e n o n -
�M ORT
OU
V IV A N T ?.
99
V eau c e g e st e q u i l u i est f a m i l i e r , el l e l e v a l es b r as
au c i el et m a r m o t t a :
« — C e q u ’ il f au t e n t e n d r e ... C e q u ’ il f au t a c c e p
t er ! O h ! q u el s t e m p s... q u el s t em p s !
« — Q u ’ est - c e q u e M . l e c u r é v a d i r e q u an d j e
l u i r a c o n t e r a i ...
« M m e M e u r v i l l e m ’ i n t e r r o m p i t et d em an d a
s’ il ét ai t n é c e ssa i r e d e l u i p a r l e r d e m es v i si o n s?
« — I l m e ser a i t i m p o ssi b l e d e m e t a i r e ; ., d e
l u i c a c h e r m es i m p r e ssi o n s... m o n ép o u v a n t e . I l
m e q u est i o n n er a. Q u e r é p o n d r a i - j e ?
« T o u t en p a r l a n t , j e m ’ é t a i s l e v é e , sa i si e d ’ u n
m al ai se c o m m e o n en r essen t a p r è s u n e g r a v e
m al ad i e.
« — C o m m en t l u i e x p l i q u e r a i - j e q u e j e n e p u i s
c o n t i n u e r m es v e i l l é e s ? c a r , m a l g r é t o u t e m a
b o n n e v o l o n t é , i l m e se r a i t i m p o ssi b l e d e r e st e r
u n e n u i t d e p l u s, se u l e , d a n s c et t e c h a m b r e !
« E t , r ev en an t su r l es f ai t s d e l a n u i t , j e san g l o
t ai n er v eu sem e n t .
« — A h ! q u an d j ’ ai v u q u ’ o n m e p r e n a i t cet
e n f a n t ... q u an d j ’ ai v u su r t o u t q u i l ’ e n l e v a i t ... q u an d
j ’ai sen t i su r m o i c e l t e so r t e d e m ai n d e f e r , c el t e
t e r r e u r si g r a n d e , q u i m ’ en l ev ai t l a p o ssi b i l i t é d e
r i en e m p ê c h e r ... c o m m e j ’ai so u f f e r t ! j e n ’ y r é si s
t er ai s p a s d e u x f o i s! J ’ en m o u r r a i s si c e l a se r e
p r o d u i sa i t ! C ’ est p o u r q u o i j e n e p u i s r e v e n i r . .. il
f au t m ’ e x c u se r a u p r è s d e M m e l a c o m t e sse ... d i t es
c e q u e v o u s v o u d r e z ... t r ai t ez - m o i d e p e u r e u se ,
d e f o l l e , d ’ i l l u m i n é e ... j e n e p u i s r e v e n i r . ..
« — A p a i se z - v o u s,M m e l a c o m t esse c o m p r e n
d r a . .. j e l u i f er ai c o m p r e n d r e ... v o u l e z - v o u s p r en
d r e u n c o r d i a l ? v o u s av ez l ’ a i r b i en so u f f r a n t ...
« — j e . . . j e v o u d r a i s r e t o u r n e r au p r e sb y
t è r e ...
« _ l | f ai t en c o r e n o i r , v o u s n e p o u v ez p a r t i r
av an t l e j o u r . . . D ’ i c i - l à r e m e t t e z - v o u s, so i g n ez v o u s, si n o n v o u s n ’ a r r i v e r i e z p as c h ez v o u s .. .
« J ’ y ar r i v ai p o u r t an t ,
j a m b e st r e m b l a i e n t c o m m
c o u r se . M . l e c u r é n ’ ét ai t
m e sa u v a d ’ a v o i r il l u i
m ai s à g r a n d ’ p e i n e ; m es
e si j ’ a v a i sf a i t u n e l o n g u e
p as au p r e sb y t è r e , c e q u i
d o n n er d es ex p l i c at i o n ^
fc
�1GO
mo r t
o u
v iv a n t
?...
q u ’ il eû t san s cl o u t e a c c u e i l l i e s, l u i a u ssi , p a r d es
h au ssem e n t s d ’ ép au l es. I l m e f al l ai t c ep en d an t a n
n o n c e r à m o n f r è r e m a r é so l u t i o n d e n e p l u s p a s
se r d e n u i t s au c h ât eau et t r o u v e r u n e r ai so n p l au
si b l e à m a r é so l u t i o n . L a p ei n e m ’ en f u t év i t ée.
« D e l u i - m èm e, M . l e c u r é m ’ av er t i t q u e M m e l a
c o m t esse se r e c o n n ai ssa i t assez b i en p o r t an t e p o u r
p r e n d r e so i n d e so n f i l s. I l a j o u t a , et , à c e q u ’ i l m e
sem b l a , av ec u n e c e r t a i n e sév é r i t é :
« — V o u s v o i l à d o n c , m a so eu r , l i b ér é e d e v o s
v e i l l e s. T o u t e f o i s, aj o u t a- t - i l , M m e l a c o m t esse
ser a i t d é si r e u se q u e v o u s v i n ssi ez t r ès so u v en t
au c h ât eau p o u r l ’ a i d e r d an s sa c o r r esp o n d a n c e , ses
l e c t u r e s... t ou t es c h o ses d o n t l a p a u v r e M m e M e u r v i l l e d ev i en t i n c ap a b l e p a r l a f au t e d e sa m au v ai se
san t é.
« — Je f er ai c e q u i se r a n éc essai r e, m u r m u
r ai - je.
« Si M . l e c u r é n ’ i g n o r a i t r i en d es t e r r e u r s d e
m a n u i t , i l eu t l a c h a r i t é d e n e p o i n t m e f ai r e d e
r e p r o c h e s. Je m ’ a b st i n s, d u r e st e , d e t o u t e al l u si o n
à c e t r i st e s u j e t ...
•
*
« A p r è s t an t d ’ ém o t i o n s, j ’ai d û g a r d e r l a c h a m
b r e. C e n ’est q u ’ h i e r , t r o i s sem ai n es a p r è s c es
év én em en t s, q u e j e su i s r e t o u r n é e au c h â t ea u .
« M m e M eu r v i l l e m ’accu ei l l i t p ar ces m o t s :
« — C o m m e j e r e d o u t a i s q u e v o u s n e p u i ssi ez p l u s
j am ai s su r m o n t er v o t r e d e r n i è r e m éc h an t e i m p r e s
si o n !
« Je r é p o n d i s q u e c ’ ét ai t so u v en t , h él as, c e q u i
ad v en ai t l o r sq u 'o n av ai t ét é m i s en c o n t ac t a v e c l e
su r n a t u r e l ... E n f i n , g r â c e à D i eu , j ’ a v a i s p u d o m i
n er l ’ éb r an l em en t n e r v e u x q u e m ’ a v ai t c a u sé m a
fr ay eu r .
« M m e M e u r v i l l e se p e n c h a v e r s m o i , u n so u
r i r e assez ét r an g e a u x l è v r e s. A v a i t - e l l e q u el q u e
c h o se d e t r ès c o n f i d en t i el à m e d i r e ? Je l e c r u s,
m ai s el l e r e p r i t b r u sq u em en t sa p h y si o n o m i e
ac c o u t u m ée et se m i t à m ’ e n t r et en i r d e sa san t é .
�MORT
OU
V IV A N T ? .. .
IO I
T o u t e f o i s, u n p eu d e g ê n e se p r o d u i si t en t r e n o u s.
Je m e se n t a i s en n u y ée , M m e M e u r v i l l e sem b l a i t
e m b a r r a ssé e . Je l u i d em an d ai s’ i l m e se r a i t p o ssi
b l e d e v o i r M m e l a c o m t esse. M m e M e u r v i l l e m e
r é p o n d i t q u ’ el l e n e sav ai t si el l e p o u r r a i t m e r e c e
voir.
« — E l l e est t el l em en t b o u l e v er sée ! aj o u t a - t - e l l e.
« — Se p asse- t - i l q u el q u e c h o se d e n o u v e a u ?
« — E l l e a r eç u d e m a u v a i se s n o u v el l es.
« — F a u d r a i t - i l p e r d r e t o u t e sp o i r d e r e t r o u
v er M . le c o m t e?
« P o u r l a sec o n d e f o i s, M m e M e u r v i l l e eu t c e r
t ai n em en t l a t en t at i o n d e m e f ai r e d es c o n f i d en c e s.
D e n o u v ea u , el l e se r e p r i t et d é c l a r a :
« — I l n ’est p o i n t q u est i o n d u c o m t e, m ai s d u
m ar q u i s d e C h àl o n .
« — L e p èr e d e M m e l a c o m t esse se r a i t - i l p l u s
m al ?
« — A u c o n t r a i r e , i l est r e m i s, t o u t à f ai t r e m i s,
e t . . . i l a r r i v e ! . . . L e s f o u i l l e s, l es r e c h e r c h e s v o n t
c o m m e n c e r ...
« M m e M e u r v i l l e an n o n ç ai t c el a d ’ u n t o n c o n s
t er n é c o m m e l a p l u s t er r i b l e d es c a t a st r o p h e s.
a — Je n e v o i s r i en d ’ i n q u i ét an t en p a r ei l l e
a f f a i r e , l es f o u i l l es n ’ a j o u t e r o n t r i en , h é l a s! au m al
h e u r ... et o n f i n i r a p e u t - ê t r e p a r d é c o u v r i r ...
« — Q u i ? . . . Q u o i ... Q u e v o u l ez - v o u s q u e l ’ o n
d é c o u v r e ?.. . M . d e R o c h e m o n t r e v i en t a u ssi ...
M . l e c u r é n e v o u s a r i en d i t d e c el a ?
« Je n e p u s m ’e m p ê c h e r d e r é p o n d r e a v e c u n
p eu d ’ a i g r e u r q u e M . l e c u r é n e m e d i sa i t j a m a i s
r i en .
« — V o u s i g n o r ez d o n c q u ’ o n a p a r t o u t , d e
n o u v eau , p u b l i é , à g r a n d r e n f o r t d e t a m b o u r , l a
p r o m e sse d e l a p r i m e ? Q u ’ o n l ’a f ai t i m p r i m e r
d an s t o u s l es j o u r n a u x , • m êm e c e u x d e P a r i s ?
M ai n t en a n t , i l f au t r e d o u b l e r d e p r u d e n c e et D i eu
sa i t ... O h ! m a p a u v r e m a d e m o i sel l e M i n et t e ,
c o m m e t o u t i c i - b as est p e i n e s, est t r a c a s...
« — C e p e n d a n t , d i s- j e, M m e l a c o m t esse d o i t
êt r e h e u r e u se d e r e v o i r so n p è r e au b o u t d e si
l o n g t em p s !
�,0,
M ORT
OU
V IV A N T ? . . .
„ _ _ A i m e l a c o m t esse se r a i t p l u s h eu r eu se d e
r e c e v o i r l e m a r q u i s d e C h a l o n s i . . . si l a r a i so n q u i
r a m è n e ét a i t a u t r e ... A p r è s t o u t , ,e p u i s b i en v o u s
l a d i r e , — f i t - el l e d an s u n él an d e c o n f i a n c e. —
M l e m a r q u i s v i en t p o u r d é c i d e r M m e l a c o m t esse
à c o n s i d é r e r l e c o m t e d e b e n l u c q c o m m e m o r t ,'à
e n t r e p r e n d r e d e s d é m a r c h e s; a u p r è s d u g o u v e r n e
m en t p o u r f ai r e d é c l a r e r o l U c i el l em en l so n v eu v ag e
et en a r r i v e r à c ec i : é p o u se r , d ev i n ez q u i ? M . d e
Ro ch em o n t !
( ( __¡i fa u t q u e c e p a u v r e h o m m e i g n o r e t o u t d u
p r o f o n d ch a gr i n d e sa f i l l e ... i l f au t a u ssi q u ’ il n 'ai t
p as assi st é à l a sc èn e q u i eu t h eu d ev an t n o u s,
p o u r a v o i r d e sem b l a b l e s i d é e s ! . . . f i s- j e. C ’est
ab so l u m en t i n se n sé ... p l u s q u ’ i n sen sé, c o u p a b l e ...
C o m m e n t p eu t - o n d e m a n d e r à u n e l en u n e q u ’ el l e '
o u b l i e si v i t e sa l ég i t i m e d o u l e u r ? Q u e c e s g en s
d u m o n d e so n t l é g e r s ! Q u e l e u r c œ u r est sec et
f u t i l e ! A h ! v o u s n ’ en av ez p o i n t f i n i av ec l es
d i f f i c u l t é s ! . ..
(( __ C 'e st p o u r q u o i M m e d e b e n l u c q s’ e l f r a y e ...
E l l e e s t s i f at i g u ée, si l asse d e l u t t e r ... C ’ est p o u r q u o i :
a u ssi el l e n e p eu t v o u s r e c e v o i r a u j o u r d ’h u i . M ai s
r ev en ez , m a b o n n e d e m o i se l l e , r ev en ez d e g r â c e ,
n e n o u s ab an d o n n ez p a s...
« M . l e m a r q u i s d e C h a l o n a r r i v a en g r a n d éq u i
p ag e : c o u r r i e r t r ès c h a m a r r é , p o st i l l o n s, l a q u a i s,
b er l i n e à q u at r e c h e v a u x ... e t c ., et c .
« A l a p o t er n e d u ch ât eai v , i l d u t p a r l em e n t e!
l o n g u em en t av ec Jo h a n n è s q u i r e f u s a i t ,a v e c f u r e u t ,
d e l a i sse r p é n é t r e r c e b r i l l a n t c o r t è g e d a n s 1 en
c ei n t e.
f al l u t u n o r d r e é c r i t d e M m e l a c o m t esse
p o u r q u ’ i l s’ y r é si g n â t . 1— E n c o r e c e t o r d r e d u t - i l
êt r e p o r t é p a r m o n f r è r e — et c e n e f u t q u ’ a p r è s
u n l o n g c o n c i l i a b u l e q u e l e b r a v e « c y c l o p e » —ai n si q u e l e n o m m e M m e M e u r v i l l e — d é v e r r o u i l l a
ses p o r t es.
11
« M . l e m a r q u i s ac c u ei l l i t l es so u h a i t s d e b i en
v e n u e q u e l u i p r o d i g u a sa f i l l e en t r è s m a u v ai se s
�M ORT
OU
V IV A N T
?...
10 3
d i sp o si t i o n s et d e l a p l u s t e r r i b l e h u m e u r . Je t i en s
c es d é t ai l s d e M m e M e u r v i l l e q u i a j o u t a m ô m e a v e c
u n c u r i e u x p et i t r i r e :
« — M . t e m a r q u i s h ab i t e l a c h a m b r e q u e v o u s
o c c u p i e z ...
« — G r a n d D i eu ! m ’ é c r i a i - j e , p o u r v u cju ’ i l n e
v o i e p as ce q u e j ’ ai v u .. .
« M m e M eu r v i l l e, co n t i n u an t il r i r e, m ar m o t t a
d e s c h o ses q u e j ’ en t en d i s m a l , t an t c e s a f f r e u x
so u v e n i r s m ’ a b so r b a i e n t . [ 1 m e se m b l e c e p e n d a n t
q u ’ el l e d é c l a r a : « C e se r a i t b i en et b o n , si c el a
p o u v ai t l ’a m e n e r à s'e n a l l e r et à n e j a m a i s r e v e
n i r . .. »
« — E t M . d e R o c h e m o n t ? d em an d ai - j e a p r è s
u n g r a n d ef f o r t p o u r d o m p t e r c e r e t o u r d ’ ém o
tion .
« — I l se r a i ci d an s q u el q u es j o u r s .. . F i g u r e z v o u s q u e n o u s n o u s i m a g i n o n s t o u s q u e l es se r v i
t eu r s d e M . l e m a r q u i s so n t d e l a p o l i c e ... M . d e
R o c h e m o n t n ’ a u r a t r o u v é q u e c e m o y en d ’ i n t r o
d u i r e l ’ en n em i d an s l a p l ac e.
« — L ’ en n em i d an s l a p l ac e ? Q u e v o u l ez - v o u s
d i r e ? . . . Q u e r i sq u ez - v o u s ?
« M m e M e u r v i l l e se m o r d i t l es l è v r e s c o m m e
u n e p e r so n n e q u i s’ a p e r ç o i t a v o i r t r o p p a r l é ; r a p
p el ée b r u sq u e m en t à el l e- m êm e , el l e r é p o n d i t :
« — C ’ est v r a i , o n p eu t se l e d e m a n d e r ...
« E t en c o r e u n e f o i s, el l e c o u p a c o u r t à t o u t es
q u e st i o n s, s’a b so r b a d an s l e so u c i q u e l u i c a u sai t sa
san t é et n e m e p a r l a p l u s q u e d e c h o ses i n d i f f é
r en t es.
V III
S u it e d e s c a h ie r s d e M a d e m o is e lle M in ette .
« D e n o u v eau l es m é c h an t e s g en s o n t r e p a r u à
B i o n et a u t o u r d e B i o n .
« L e so i r , o n l es d e v i n e o c c u p é s à g u e t t e r d an s
l ’ o m b r e . I l s se d i ssi m u l e n t d e r r i è r e l es p o r t e s,
�10 4
M ORT
OU
V IV A N T ? . . .
à su r p r e n d r e d es c o n v e r sa t i o n s, d es
se c r e t s. L a M i c h e l i n e , a p p u y é e su r so n b ât o n ,
c o u r t d e t o u s c ô t é s, b o i t an t , t r é b u c h a n t , t el l e u n e
m é c h an t e f ée.
« — O ù a l l e z - v o u s si v i t e ! l u i a i - j e d e m a n d é ,
v o s r h u m at i sm es h ab i t u el s n e v o u s p èsen t g u è r e
au j o u r d ’ h u i ?
« — Je c h e r c h e M . l e c o m l e ... M . l e c o m t e,
m o r t o u v i v a n t ... u n e f em m e est au ssi f i n e q u ’ u n
h o m m e ... p l u s, m ê m e ! C i n q u an t e m i l l e l i v r e s so n t
b o n n es à t o u c h er !
« J ’ ai r e g a r d é a v ec p i t i é c e d é b r i s h u m ai n , c et t e
v i e i l l e t o r d u e , d é j et é e, q u i n e sem b l e p o i n t a v o i r
p o u r d o u z e h eu r es d e v i e.
ch erch en t
« — Q u e f er i ez - v o u s d ’ u n e t el l e so m m e , p a u v r e
f em m e ?
« Se s y e u x o n t b r i l l é d e c o n v o i t i se . L a v o i x r a u
q u e, a r d e n t e , el l e a r ép o n d u :
« — C e q u e j ’ en f e r a i s? Je m e v ê t i r a i s, m o i q u i
n ’ ai j am ai s p u c o u v r i r m es o s d ’ u n p eu d e c h au d e
l a i n e ... C e q u e j ’ en f er a i s ? J ’ a c h è t e r a i s u n e m ai so n ,
m o i q u i ai t o u j o u r s ét é so u s l e t o i t d es a u t r e s... Je
m e f er a i s d u feu au l i eu d e c l aq u er d es d e n t s, l o r s
q u e l a n ei g e t o m b e et q u e l a b i se so u f f l e , au c o i n
d ’ u n f o y e r m o r t ... Je m e n o u r r i r a i s, n i o i q u i n ’ ai
p as t o u j o u r s eu à m a n g e r m êm e l e p ai n n o i r , l e
p ai n d u r d e l à m i sè r e ... Je m e d o n n e r ai s t o u t ce
d o n t j ’ ai eu l a f ai m , l a so i f d e p u i s q u e j e su i s au
m o n d e ... j e m e r a ssa si e r a i s ! . . .
« —
V o t r e f i l s n e v o u s a i d e d o n c p as ?
« — C h a c u n p o u r so i : t el l e est l a r è g l e d a l i s l é
r o y au m e d es c r è v e - l a - f a i m ... M i c h e l i n n ’ a p as l e
t em p s d e p en ser à m o i .
« C et t e v i e i l l e av ai t d es y e u x si e f f r ay a n t s p o u r
e x p r i m e r ses d é si r s, q u e j e n e p u s m ’ e m p ê c h e r d e
r é p ét e r c et t e c o n v e r sat i o n à m o n f r è r e .
« M . l e cu r é m e r ép o n d i t :
« — I l s sav en t c e q u ’ i l s f o n t , c e u x q u i u sen t ,
p o u r c o m b a t t r e , d e c et t e a r m e t e r r i b l e , l es a p p ét i t s
d éc h aî n és d u p e u p l e !
�M ORT
OU
V IV A N T ?.
,0 5
« M m e l a c o m t esse s’ o c c u p e b e a u c o u p d e so n
f i l s. L ’ a r r i v é e d u m a r q u i s d e C h à l o n n ’a r i e n c h a n g é
à ses h a b i t u d e s. D u r an t l es h e u r e s d e l ’ a p r è sd i n ée, el l e c o n t i n u e , ai d ée d e M m e M e u r v i l f e , l a
r é p a r a t i o n d es t a p i sse r i e s. T r è s c a l m e s, t o u t es
d e u x s’ a b so r b e n t , c o m p t en t d es p o i n t s, p i q u en t
l ’ai g u i l l e.
« L e m a r q u i s d e C h â l o n s’ en n u i e. I l p a r a i t
d é c o n c e r t é , c o m m e s ’i l s ’ ét ai t at t en d u à t o u t e au t r e
c h o se ...
« — T e l l e est d o n c v o t r e v i e , So l a n g e ? C et t e
v i e à l a q u e l l e v o u s t en ez à t el p o i n t q u e v o u s n ’ en
v o u l i ez c h a n g e r à a u c u n p r i x , r é p è t e - t - i l ...
« — Je v o u s r é p o n d s q u ’ i l a u r a b i en v i t e assez
d e n o s m o n t a g n e s, l u i si m o n d ai n , si P a r i si e n ,
m ’ a f f i r m e M m e M e u r v i l l e . M a i s q u ’ y g a g n e r o n sn o u s ? I l r e st e r a M . d e R o c h e m o n t .
« A p r è s t o u t el l e se t r o m p e p eu t - êt r e en c r o y a n t
l e r e t o u r d e c e v i l a i n h o m m e si p r o c h e .. . D i eu
v o u d r a p eu t - êt r e n o u s é p a r g n e r l e d é p l a i si r d e sa
p r é se n c e ...
« M . d e R o c h e m o n t est r e v e n u . D e t o u s cô t és
l es r e c h e r c h e s o n t r e p r i s. L e m a r q u i s d e C h à l o n
se p a ssi o n n e p o u r c e s f o u i l l e s.
« — Si l ’ o n n e r e t r o u v e r i e n , n o u s p a r t i r o n s
en se m b l e . Je m ’o p p o se à c e q u e v o u s r est i ez p l u s
l o n g t em p s en c et t e so l i t u d e , So l a n g e .
« — M o n p èr e, r i en n e p o u r r a m ’ él o i g n er d e
B i o n . D u ssé - i e a t t en d r e G u i l l a u m e j u sq u ’ à m o n
d e r n i e r j o u r , j e r e st e r a i i c i .
« V o i l à l e t h èm e h ab i t u el d e s c o n v e r sa t i o n s d u
p è r e et d e l a f i l l e . N i l ’ u n n i l ’ au t r e n e c è d e n t , n o
so n t p r è s d e c é d e r .
« P a u v r e M m e l a c o m t e sse , q u e d e d é so l a t i o n ,
en ses y e u x , l o r sq u ’ el l e d o i t l u t t er a i n si .. . »
�io 6
M ORT
OU
V IV A N T ? ..
T o u t , p o u r l e m o n d e, est su j et à r a i l l e r i e s m al
v e i l l a n t es, à c u r i o si t é s i n d i sc r è t e s. L e c o n f l i t q u i
d i v i sa l e m ar q u i s d e C h â l o n et sa f i l l e n e f u t p as
san s « o u l ev er d e p a ssi o n n é s c o m m e n t a i r e s et san s
t o u r m en t er c e u x q u i c o n se r v ai en t u n f i d èl e a t t a
ch em en t à l a c o m t esse.
U n e l et t r e d e M m e d e C o r é l y n o u s l e p r o u v e :
p ar i s, l e...
« M a c h èr e So l a n g e ,
« Je su i s p l ei n e d ’ ef f r o i d e v a n t l a r é si st a n c e q u e
v o u s o p p o sez a u x d é si r s et à l a v o l o n t é d e v o t r e
p è r e , d ev an t l es c o n sé q u e n c e s q u e p eu t a v o i r c et t e
a l t i t u d e ... C o m m e n t ... E t e s- v o u s v r a i m e n t d é c i d ée
à v o u s c o n f i n er à B i o n j u sq u ’ à v o t r e d e r n i e r so u f
f l e ? Je u n e , c h a r m a n t e , d é l i c i e u se t el l e q u e v o u s
êt es en u n m o t , v o u s v o u s c o n d am n er i ez à c et en se
v el i ssem en t v o l o n t a i r e ?
« Si v o u s sav i ez c e q u e v o t r e d é c i si o n d é f r a y e
d e c o n v e r sa t i o n s, so u l è v e — j ’ o se l e d i r e — d e
p o l ém i q u es, m êm e à l a c o u r !
« V o u s r e v o i l à l ’o b j et d e l ’ at t en t i o n d e t o u s.
D an s l es sa l o n s, l ’ o n se d e m a n d e l eq u el d e v o t r e
p è r e o u d e v o u s c é d e r a . L ’ o n ét ab l i t d e s p a r i s, o n
v o u s m et t o u s d e u x a u x e n c h è r e s — ai n si q u e l ’o n
l ai t p o u r l es c h e v a u x d e c o u r se s, c e .q u i est t r ès
a n g l a i s...
« M . d e 'R o c h e m o n t en t r et i en t , à p l a i si r , c e l t e
ag i t a t i o n . O n d i r ai t q u ’ i l c h e r c h e à e x p l o i t e r au
p r o f i t d e ses se c r e t s d e sse i n s, q u i , à m o n a v i s, n e
so n t p l u s a u j o u r d ’ h u i d ’ a m o u r , m ai s d e v e n g ea n c e .
1
« A h ! m a. b i en - a i m é e So l a n g e , si j a m a i s c et
h o m m e p eu t v o u s f ai r e e x p i e r l ’ h u m i l i a t i o n q u e
v o t r e d éc i si o n l u i a i n f l i g ée , av ec q u e l l e j o i e d i a
b o l i q u e i l l e f er a !
« So l a n g e , j e t r em b l e p o u r v o u s.. .
« V o t r e t o u j o u r s l i d èl e,
« F r a n ço i s e . »
�M O RT
OU
V I V A N T ?..
10 7
«
* *
I c i r ep r en n en t l es n o t es d e M l l e M i n et t e :
« M . l e c u r é d ev i en t m a i g r e c o m m e u n c o u c o u
— j ’ en d em an d e b i en p ar d o n à so n c a r a c t è r e
sa c r é . — U n e l i èv r e l e d é v o r e . Il n e t i en t p l u s en
p l a c e . I l a ssi st e à t o u t es l es f o u i l l e s. M . d e R o c h e m o n t , d o n t l e m a r q u i s d e C h â l o n i m p o se l a p r é
sen c e à A i m e l a c o m t esse, l e c o n si d è r e av ec
m é f i a n c e . P l u s q u ’ av ec m é f i a n c e , a v e c an i m o
si t é.
« A h ! si l ’ o n n ’ a v ai t p as ab o l i l a q u est i o n et ses
t o r t u r e s, c o m m e j e c r a i n d r a i s p o u r m o n f r è r e l a
f u r e u r q u e r essen t cet h o m m e à n e p o i n t r é u ssi r en
ses t é n é b r e u x p r o j e t s ! . ..
*
* *
« V o i c i c e q u i m ’ est a r r i v é h i e r :
« M . l e c u r é d i t sa m esse d e g r a n d m a l i n . J ’y
a ssi st e n at u r el l em en t t o u s l es j o u r s.
« M . d e R o c h e m o n t , q u e j e n e sa v a i s p a s si
m a t i n a l , en t r a d an s l ’é g l i se . E n t e n d r e l a sai n t e
m esse ét ai t , c e r t e s, b i en so n d r o i t . Je n e sai s p o u r
q u o i j e n ’ eu s au c u n e f o i d an s l ’ él an d e p i ét é q u i l e
p o u ssai t en a p p a r e n c e . C et h o m m e, q u i s’ o b st i n e à
p o u r su i v r e u n e f em m e p a r l aq u e l l e i l a ét é c h assé
et d o n t il n e p eu t i g n o r e r l e m é p r i s, cet h o m m e,
q u i s’ i m p o se c h ez el l e et s ’a p p u i e su r l a c o m p l i c i t é
c r é d u l e d ’ u n v i e i l l a r d ab u sé, cet h o m m e m ’ i n sp i r e
u n so u v e r a i n m é p r i s, et j e n e p u i s'e r o i r e à l a si n c é
r i t é d e sa r e l i g i o n ... D i eu m e p a r d o n n e r a c e j u g e
m en t t é m é r a i r e , d o n t j e m ’ a c c u se r a i c er t a i n em e n t
au t r i b u n al d e l a p én i t en c e. E n at t en d a n t , si t ô t l a
m esse d i t e, j e c r u s d e v o i r a v e r t i r M . l e c u r é d e
c et t e p r é se n c e q u e j e p e r si st a i s à c r o i r e i n so l i t e.
« L en f an t d e c h œ u r so r t a i t d e l a sa c r i st i e , o ù il
m e sem b l ai t en c o r e en t e n d r e l ’ o f f i c i an t a l l e r ,
v e n i r ... J ’ en t r a i . L a sa c r i st i e ét ai t v i d e . ..
« Q u an d d o n c m o n f r è r e s’ ét a i t - i l r e t i r é ?
« M e v o i l à f o r t su r p r i se . M . l e c u r é a - t - i l t r a
v e r sé l ’ é g l i se san s q u e j e m ’en so i s a p e r ç u e ? C e
�io8
M O RT
OU
V I V A N T ?...
se r a i t b i en é t r a n g e ! N o t r e san c t u ai r e est d e si
p et i t es p r o p o r t i o n s!
« Je so r s à m o n t o u r d e l a sa c r i st i e et m e t r o u v e
n ez à n ez av ec M . d e R o c h e m o n t q u ’ o n eû t v r a i
m en t d i t eu e m b u sc a d e . 11 m ’ i n t e r r o g e , l es y e u x
ét i n c el an t s :
« — M . l e c u r e est - i l l à ?
« J ’ ai l a p r é sen c e d ’e sp r i t d e r é p o n d r e à t o u t
h asar d :
« — M o n f r è r e est r e p a r t i .
« — Par o ù ?
« J ’ a f i i r m c , t r ès c al m e :
« — P a r l e p o r t a i l . L ’é g l i se n ’a p as d ’a u t r e
i ssu e.
« — C roy ez-v ou s?
« J ’ai b eau êt r e p at i en t e et m ’a p p l i q u e r c h aq u e
j o u r à d é v e l o p p e r en m o i l a sai n t e v e r t u d ’h u m i
l i t é, il m 'est f o r t p én i b l e d e v o i r q u e m a p a r o l e est
m i se en d o u t e. A u ssi , san s r é p o n d r e m o t , j e t o i se
l ’ i n so l en t d ’ u n r e g a r d m é p r i sa n t — q u e n ’ a i - j e en
c e m o m en t l a f i èr e a l l u r e d e M m e l a c o m t e sse ! —
et , san s r é p o n d r e , p ai si b l e en a p p a r e n c e , m ai s
t er r i b l em en t t o u r m en t ée d ev an t l a r e sp o n sa b i l i t é
q u e je p r en d s, j ’ a t t i r e à m o i l a p o r t e d e l a sa c r i st i e ,
je l a f er m e et j ’en g l i sse l a c l e f d an s m a p o c h e .
A p r è s q u o i , t ô l e h au t e, j e q u i t t e l ’ ég l i se su i v i e d e
M . d e R o c h e m o n t , l eq u el o b se r v e t o u s m es g e s
t e s...
« R e v en u e au p r e sb y t è r e , j e m e g o u r m a n d a i
f o r t d ’a v o i r p r i s u n e t el l e i n i t i a t i v e . A v a i s- j e
en f er m é m o n p a u v r e c u r é et a t t en d a i t - i l , p r i so n
n i er , q u e j ’ ai l l e l e d é l i v r e r ?
« P u s d u l o u t . A u b o u t d e p eu d e t em p s, i l en t r a
t r an q u i l l em en t .
« Je n e p u s m ’ em p êc h e r d e l u i r e p r o c h e r d ’ a v o i r
q u i t t é l ’ég l i se en l ai ssan t o u v er t e l a p o r t e d e l a
sac r i st i e . 11 éc o u t a san s m o t d i r e m es r e p r o c h e s et
se c o n t en t a d e d é c l a r e r :
. « .— C e l t e p o r t e , v o u s l ’ av ez r e f e r m é e , r é p a r a n t
ai n si m o n o u b l i ; t o u t v a b i en , n ’ en p a r l o n s p l u s.
« M ai s j e n e p u s m ’ a b st e n i r d ’ a j o u t e r :
«
M . d e R o c h e m o n t n ’a p a s sem b l é t r a i t e r
l a q u est i o n av ec l a m êm e l ég è r e t é q u e v o u s...
�M O RT
« —
OU
V I V A N T ?...
M . d e Ro ch em o n t ?
« — I l c h e r c h a i t à sa v o i r c e q u e v o u s ét i ez
d ev en u et il m ’ a d em an d é s’ il n ’ y a v a i t p as d e u x
e n t r ées à l ’ é g l i se ...
« — I l ét ai t d an s so n r ô l e ; u n p o l i c i e r d o i t se
m et t r e en p ei n e d u m o i n d r e d é t a i l ...
« M o n f r è r e se f r o t t a l es m a i n s, d e l ’ a i r d ’ u n
é c o l i e r q u i v i en t d e j o u e r u n b o n t o u r à so n m aît r e
et ii m e d é c l a r a g a î m e n t q u ’ i l a v ai t g r a n d ’ f a i m ...
« M m e M e u r v i l l e m ’ a y a n t p r i ée d e p a sse r l a
j o u r n é e a v e c el l e au c h â t e a u , j ’ ai su r p r i s c et
'
’
'
en t r e M . d e R o c h e m o n t et l e
« — Sa v e z - v o u s p o u r q u o i , m o n c h e r m a r q u i s,
l ’o n n e r e t r o u v e G u i l l a u m e n u l l e p a r t ?
« — Je l ’ i g n o r e , h é l a s!
« — P a r c e q u ’ i l est v i v a n t et q u ’ i l se c a c h e ...
« — V o t r e i m agi n at i o n v o u s em p o r t e, m o n
c h e r a m i .. . A m o i n s q u e m o n g e n d r e n ’ ai t p assé
en E s p a g n e .. . m a i s a l o r s So l a n g e l ’ a u r a i t r e j o i n t ...
« — I l n ’ est p as en E sp a g n e , j 'e n ai l a c e r t i
t u d e ... i l n ’est p as m o r t , j ’en ai l a c o n v i c t i o n ... et
c ’ est i c i m êm e q u ’ i l a t r o u v é a s i l e . . . L e t o u t est d e
l e d é c o u v r i r .. .
n o u s a u r i o n s l e m o t d e c et t e
é n i g m e en f ai san t sa u t e r c e n i d d 'a i g l e .
« D ’ u n g e st e m en aç an t , M . d e R o c h e m o n t d é si
g n ai t l e v i e u x c h ât eau d es F e n l u c q .
« — Y p e n se z - v o u s, m o n am i ! P a s d ’a b u s d e
p o u v o i r ... n e so r t o n s p as d e l a l é g a l i t é ...
« — A h ! si o n l e p o u v a i t ... si o n l ’ o sa i t ...
« M . d e R o c h e m o n t , en d e s o c c a si o n s se m
b l a b l e s, a l ’ a i r t el l em en t m éc h an t q u ’ i l f ai t so n g e r
a u x d é m o n s d e l ’ e n f e r ...
« I l f au t c r o i r e c ep en d an t q u e ses m a c h i n a t i o n s
n ’ o n t p as ab o u t i et q u ’ i l a r e n o n c é à ses e x t r a o r d i
n a i r es i d ées, c a r i l est r e p a r t i p o u r P a r i s , a c c o m
p ag n é d e so n i n sé p a r a b l e m a r q u i s. L a p a u v r e
c o m t esse et M m e M e u r v i l l e v o n t p o u v o i r u n p eu
r e sp i r e r . »
�M O RT
OU
V IV A N T ?...
IX
S u ite d es c a h ie r s d e M a d e m o is e lle M in e tte .
,
L e t em p s s’ éc o u l e .
M o r t o u v i v a n t , l e c o m t e d e F e n l u c q r e st e ,
i n t r o u v ab l e.
L e s f o u i l l es so n t a b an d o n n ées, m ai s l e p a y s n ’ est
p as d é b a r r a ssé d es esp i o n s q u ’o n y r et i en t av ec l a
p r o m esse d e l a p r i m e.
« L a p l u s en r a g é e est en c o r e l a v i ei l l e M i c h e
l i n e, r e p r en d M l l e M i n et t e.
« — Ç a m a r c h e , m ’ a d é c l a r é l ’ a u t r e m at i n c et t e
so r c i è r e .
« — Q u ’ est - c e q u i m a r c h e ?
« — L ’ af f ai r e d u c o m t e ... o n v a l e r e t r o u v e r ...
o n est su r sa t r a c e ... o n est sû r m ai n t en an t q u ’ il
est v i v a n t ... et v i v an t p l u s q u e m o i ... c a r m o i , d e
m a p eau l ’ o n n e d o n n er ai t p as si x l i a r d s t an d i s q u e
l ’ o n p r o m et c i n q u an t e m i l l e l i v r e s d e l a si e n n e ! I l
n ’ y a p l u s q u ’ à d é c o u v r i r sa c a c h e t t e ...
« — P o u r q u o i M . l e c o m t e se c a c h e r a i t - i l ,
M i c h el i n e?
« Sec o u é e d ’ u n r i r e d i a b o l i q u e , el l e c h u c h o t a à
m o n o r ei l l e :
« — P a r c e q u ’ i l est c o n d am n é à m o r t !
« — V o u s d ev en ez f o l l e, p a u v r e f em m e. L ’ a m o u r
d e l ’a r g e n t v o u s t o u r n e l a l ô t e.
« — Si j e su i s f o l l e o n p eu t d i r e q u e v o u s êt es
a v e u g l e , m ad em o i sel l e M i n e t t e ! Je su i s b i en r e n
sei g n ée, al l ez , et p a r d es g e n s q u i sav en t à q u o i
s’ en t e n i r ... A v a n t p eu t o u t se r a d é c o u v e r t , j ’ y
t r a v ai l l e av ec m o n g a r ç o n ... o n est f i n au c h â t e a u ;
m ai s n o u s, n o u s so m m es d e l a m o n t a g n e ... j e su i s
v i e i l l e ... j e sa i s b i en d es se c r e t s...
« E p o u v a n t é e d e l ’ a c c en t h a i n e u x av ec l eq u el
el l e at t i r m ai t ses m éc h an t s d i r e s, j ’ a l l ai su r - l e c h a m p a v e r t i r m o n c u r é d e c e q u e j e v e n a i s d ’ en
t en d r e.
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
« I l p a r u t à p ei n e m 'é c o u t e r .
« — L a i sse z p a r l e r c et t e f em m e. S ’i l f al l ai t
c o u d r e l e b ec à t o u t es l es v i e i l l e s q u i j a c a s se n t ! .. .
M . d e R o c h e m o n t se p l aî t à f ai r e r é p a n d r e d es
n o u v e l l e s sa u g r e n u e s p o u r su r e x c i t e r l e z èl e d e
c e u x q u ’ i l em p l o i e.
« C e n ’ est p as d ’a u j o u r d ’ h u i , en t o u t c a s, q u e
l ’ en n em i d e M m e l a c o m t esse t en t e d e f ai r e c o u r i r
d e t el s b r u i t s, c a r j e m e so u v i en s d es p r o p o s su r
p r i s l o r sq u ’ i l se t r o u v a i t à B i o n av ec l e m a r q u i s d e
C h â l o n . .. m ai s c e s b r u i t s m e sem b l en t si n g u l i è r e
m en t a g g r a v é s. .. et l e r o m an d e l a c o m t esse t o u r n e
au d r a m e !
« L e c o m t e d e F e n l u c q se r a i t v i v a n t ?. . . I l se
t i en d r ai t i n v i si b l e p a r c e q u ’ i l est c o n d am n é à
m o r t ?. ..
« M m e d e F e n l u c q ser a i t d o n c i c i p o u r l ’ a i d e r à
se c a c h e r en ce v i e u x c h â t ea u c o m m e u n e h ér o ï n e
d e W a l t e r Sc o i t ?
« M o n f r è r e d i t q u e l es r o m a n s so n t t o u j o u r s
u n e l e c t u r e d a n g e r e u se , p a r c e q u ’ el l e i n f l u e f o r t e
m en t su r l ’ i m a g i n a t i o n d es l e c t e u r s et su r t o u t d es
l e c t r i c e s. Ja m a i s p l u s b el e x e m p l e n e v i n t à l ’a p p u i
d ’ u n e d é m o n st r a t i o n : M m e d e F e n l u c q v i t u n
r o m an à l a W a l t e r Sc o t t et M . l e c u r é , en m e
c a c h a n t ce q u i se p a sse , m e d éf en d d ’ o u v r i r l e
l i v r e .. . v o i l à !
#•
«#
« P a r l o n s e n c o r e d e M i c h e l i n e . Je l ’ai r en c o n
t r ée c e m at i n . L a v i e i l l e m é g èr e m ’ i n t e r p el l a
ai n si :
« — M a d e m o i se l l e M i n et t e, l à . . . l à . . . r e g a r d e z
d ev an t v o u s... c et t e l ég è r e f u m é e ... au p i ed d e l a
t ou r du Pr in ce N o ir ?
« U n e v a p e u r s’ él e v a i t , en e f f e t ,d u p o i n t i n d i q u é.
« —
C ’ est l à q u ’ il est .
« — Q ui d o n c?
« — L e c o m t e ... V o i l à d es j o u r s et d es j o u r s
q u e j e su r v e i l l e . Je v o u s d i s c e l a à v o u s, p a r c e q u e
�I 12
M O RT
OU
V I V A N T ?...
m o n f i l s m ’ a b at t u e et q u e c ’ est u n g r a n d c r i m e
p o u r u n f i l s d e b at t r e sa m è r e ... U n c r i m e si g r a n d
q u e j e v e u x q u ’ il en so i t p u n i d ès c e l t e v i e . Je su i s
m a l ad e et n 'ai p l u s l a p en sée d e f ai r e b o m b an c e,
m ai s p é n i t en c e ... L a b o m b an c e, m o n est o m ac n e l a
su p p o r t er ai t p a s; l a p én i t en c e, m o n àm e en a
b e so i n ... C et t e f u m ée, j e n e l a m o n t r e r a i q u ’ à v o u s
et à M . l e c u r é , et en c o r e à u n e c o n d i t i o n : q u e
v o u s p r i e r ez p o u r m o i af i n q u e D i eu m e l asse
m i sé r i c o r d e . J ’ ai t r o u v é a u ssi l é so u t er r a i n q u i v a
d e l a t o u r au c h â t e a u . Si j e l ’ a v ai s i n d i q u é à q u i
v o u s sav ez , q u e se r a i t - i l a r r i v é ? C e l u i q u i se t e r r e
eû t ét é p r i s . .. J ’ eu sse t o u c h é c i n q u an t e m i l l e
f r a n c s ! . . . L a f o r t u n e m e v i en t t r o p t a r d , j e su i s
q u asi m o u r an t e, q u el q u e m at i n l ’ o n m e t r o u v e r a
d éf u n t e au b o r d d u c h e m i n ... j e n e v e u x p as q u e
M i c h e l i n p r o f i t e d e c et t e p r i m e, i l est t r o p m au v ai s
f i l s. .. Je v e u x êt r e a l l i é e av ec v o u s et M . l e c u r é ,
m ad em o i sel l e M i n et t e , p o u r q u e l e Se i g n e u r m e
r e ç o i v e en so n p a r a d i s...
« J ’ em m en ai c et t e f em m e au p r e sb y t è r e . M o n
f r è r e n ’ a'v ai t - i l p o i n t c o n f i an c e en sa c o n v e r si o n ?
I l m e r ec o m m an d a :
« — P r en e z g a r d e , M i n et t e, c e n ’ est p eu t - êt r e
q u ’ u n p i èg e d e p l u s...
« C o m m e su i t e a u x p r o p o s d e c et t e v i ei l l e m en
d i an t e, j ’ ai d em an d é à m o n f r è r e s’ i l sav ai t ce
q u ’est l e so u t e r r a i n d o n t el l e p a r l e.
« I l m ’ a r ép o n d u d ’ u n a i r d ét ac h é
« —
M i c h el i n e a v o u l u v o u s i n t r i g u er .
« — C ep e n d a n t c et t e f u m é e ...
» — Q u el q u e feu d e p â t r e ...
« — V o u s c r o y e z d o n c q u e c e q u 'e l l e d i t e st ...
« I l m ’ i n t e r r o m p i t v i v em en t :
“ — L a M i c h el i n e est , j e l e c r a i n s, u n e c r éa t u r e
d a n g e r e u se ... n e ser ai t - c e q u e p a r c e q u ’ el l e ex c i t e
l a c u r i o si t é d es g en s et p r o v o q u e l e u r s i n d i sc r é
t i o n s.
« — E st - c e à m o i q u e v o u s a d r e sse z c e r ep r o - .
c h e, m o n f r è r e ? r ép o n d i s- j e, l es l a r m e s a u x y e u x .
I l est b i en sév è r e, en c e c a s .. . U n j o u r v i e n d r a o ù
v o u s m e j u g er ez m i e u x ...
�M O RT
OU
V I V A N T ?..
«13
« C e j o u r est v e n u ...
« Q u el l e a f f a i r e , q u e l l e é p o u v a n t a b l e a f f ai r e ! . . .
C et t e f o i s m o n f r è r e n ’ a p u m e t en i r à l ’ é c a r t , il
a b i en f al l u a v o i r r e c o u r s à m o i ...
« M a in te n a n t j e s a i s ! . . .
» Je f er m e ce c a h i e r et m e d é f en d s d ’y é c r i r e
d av an t ag e.
« Je n 'en ai p l u s l e d r o i t . »
�M O RT
OU
V IV A N T ?...
T R O IS IÈ M E
F-A-ETIE
R é f l e x i o n s d ’ u n m o r t.
M o r t , j e su i s m o r t .
D ep u i s d e t r è s l o n g s m o i s, r i e n d e c e q u i o c c u p e
l es h u m ai n s n e p eu t m ’ at t ei n d r e. D é so r m a i s, je
n e v o i s p l u s q u e l es d esso u s d e l a v i e , l ’ e n v e r s d es
c h o ses. D e t o u t c e q u i e x i st e , d ’ i n a c c e ssi b l e s m u
r a i l l e s m e sé p a r e n t . L e c o m t e d e F e n l u c q est
m o r t . 11 a d i sp a r u d an s u n p r é c i p i c e . U n se r v i c e
so l en n el f u t j a d i s c é l éb r é à P a r i s p o u r l e r e p o s d e
so n âm e.
R e q u ic s c a t in p a c c .
N o n ! l a p a i x n ’ est p as av ec m o i !
D u f o n d d e m o n t o m b eau j e so u f f r e c e q u e p eu t
so u f f r i r u n em m u r é v i v a n t . L ’ o m b r e , l ’ o b sc u r i t é ,
l a c r ai n t e et , p a r i n st an t s, l e d é se sp o i r , h an t en t
l es l i e u x o ù j e l a n g u i s. L e d é si r d e r e v o i r l e so l ei l
et d e r e t r o u v e r l a l i b er t é m e r o n g e ... E t c ep en
d an t , j e d o i s d e m e u r e r ai n si c a c h é à t o u s, j u sq u ’à
c e q u e i a l u m i èr e se f a sse ,'j u sq u ’ il c e q u e l a v é r i t é
é c l a t e ...
U n e fi n i g n o m i n i eu se m ’ at t en d si m a r e t r ai t e
est d é c o u v e r t e ... C e u x q u i m ’ en t o u r en t s'ef f o r c en t
av^ec u n d év o u em en t i n l assab l e d e m ’ a r r a c h e r à ce
p ér i l m o r t e l ... d o u b l em en t m o r t e l , p u i sq u e m o n
h o n n eu r est m en ac é c o m m e m a v i e ...
�M O RT
OU
V IV A N T ?...
115
M e s a m i s a r r i v e r o n t - i l s à m e sa u v e r ? L e s au
t r es, c e u x q u i se so n t i n st i t u és m es b o u r r e a u x , ser o n t - i l sl e s p l u s f o r t s? L a s d e so u f f r i r , i r ai - j e en u n e
c r i se d e d é se sp o i r t en d r e m o i - m êm e m es p o i g n e t s
v e r s les^ f e r s? J ’ en su b i s, p a r i n st a n t s, l a t en t a
t i o n ... T an t d ’ i m p r e ssi o n s, d ’ a n g o i sse s m e t o r t u
r en t ! T an t d ’ i n c er t i t u d es m e d é c h i r e n t ! R e p a r a î
t r e, c r i e r à t o u s : « Je su i s v i v a n t ! Je d em an d e
d es j u g es ! » .. . n e se r a i t - c e p o i n t l a v r a i e sa g e sse ,
l a seu l e f aç o n d e so r t i r d u t o m b ea u , d e l a v e r m o n
n o m , m a m é m o i r e d e l a t ac h e i n f am an t e q u ’ y i m
p r i m è r e n t l es h o r r i b l e s so u p ç o n s su sc i t é s p a r u n
en n em i o d i e u x ? E t p u i s, So l a n g e , j e si g n e r a i s ai n si
v o t r e l ev ée d ’ éc r o u et v o u s v e r r i ez l a f i n d e v o t r e
e m p r i so n n e m e n t . So u p ç o n n e z - v o u s c e q u e j e so u l f r e à v o i r v o t r e j e u n e sse , v o t r e b eau t é en sev el i es
d an s c e v i e u x c h â t ea u sé v è r e o ù j e p a ssa i m o n en
f a n c e , q u e j e q u i t t ai p o u r f ai r e m a v i e , a l l e r v e r s
l e so l e i l , l a c o u r , l es h o n n e u r s, l a g l o i r e .. . M o n
r a n g , c el u i d es m i en s, m e d o n n ai t l e d r o i t d ’ a sp i r e r
a u x si t u at i o n s l es p l u s h au t es et v o i l à o ù j e su i s
tom bé !
S ic tr a n s it g l o r i a m u n d i ...
O u i , ai n si p assen t l es g l o i r e s d u m o n d e !
V o u s so u v e n e z - v o u s, So l a n g e , d e c e q u i f u t l e
p o i n t d e d é p a r t d e t o u s n o s m a l h e u r s? C e t i n t er
m i n ab l e p r o c è s q u e l a C h a m b r e d es P a i r s m i t si
l o n g t em p s à j u g e r — n e u f m o i s — q u ’ en h a r d i p a r
ces l en t eu r s l e p ar t i r év o l u t i o n n ai r e ch er ch a à
t r a n sf o r m e r l e b an c d es a c c u sé s en t r i b u n e et l e
p r o c è s en l u t t e p o l i t i q u e.
V o u s so u v en ez - v o u s q u e su r d e u x m i l l e i n d i v i
d u s a r r ê t é s, l ’ o n n ’ en m i t en a c c u sa t i o n q u e cen t
so i x a n t e - q u a t r e . S ’ il y a v ai t p ar m i c e s i d éo l o g u es
d e c e s n o v a t e u r sq u i ,so u s c o u l e u r d e v o u l o i r l e p r o
g r è s, s’ ép r en n en t d e s i d ées l es m o i n s r a i so n n a b l e s,
i l ét ai t d ’ au t r es a v e n t u r i e r s v u l g a i r e s, g e n s d e t o u
t es p r o v e n a n c e s, b r a i l l a r d s, h â b l e u r s, h o m m es d e
sa n g et d e v i c e q u i n e d em an d ai en t q u ’ à p r o v o r
�U t5
M O RT
OU
V I V A N T ?..
q u er l e d é so r d r e , l ’a n ar c h i e , p o u r e n su i t e y p ê
c h e r en eau t r o u b l e.
V o u s so u v e n e z - v o u s d es p o l ém i q u e s p a ssi o n
n ées q u e c e p r o c ès so u l e v a , d u t o n d ’ a r r o g a n c e et
d e d ét i q u e p r i r e n t l es j o u r n a u x a d v e r sa i r e s d u
p o u v o i r , d e c es c ar i c at u r .es d e D a u m i e r r e p r é se n
t an t d es j u g es c o m m e au t an t d e v i e i l l a r d s éd en t és,
i n f i r m es, i m b éc i l es, h i d e u x , so u m et t an t a v e c d e
f ér o c es r i c an em en t s l es a c c u sé s a u x p l u s af f r eu ses
t o r t u r e s ?. .. E t en f i n d e c e s l i t h o g r a p h i e s q u i f u
r en t r ép an d u es à p r o f u si o n et r e p r ése n t ai e n t l e
p o r t r ai t d es p r é v en u s q u e p a r c o n t r a st e a v e c l eu r s
j u g e s o n m o n t r ai t b ea u x , j e u n e s, a u r é o l é s d e l a
g l o i r e d u m ar t y r e ?
U n e b i o g r a p h i e h ab i l em en t f ai t e a c c o m p a g n a i t
ces p o r t r a i t s.
P ar m i l es a c c u sé s se t r o u v ai t u n b an d i t c él èb r e
n o m m é Je a n Y a c i n t h e — ce n o m ! a v e c q u el l e
ém o t i o n j e l ’ é c r i s ! — Je a n Y a c i n t h ç a v ai t t r em p é
d an s l e c o m p l o t d es P r o u v a i r e s, c o n t r i b u é à f o
m en t er t o u s l es t r o u b l e s q u i é c l at è r en t en ce t em p s
îi P a r i s, en p r o v i n c e ; i l ét ai t r ec o n n u p o u r a v o i r
t i r é l e c o u p d e f eu d o n t l e r o i L o u i s- P h i l i p p e f ai l l i t
êt r e v i c t i m e en t r a v er sa n t l e P o n t - R o y a l ; il av ai t
p ar t i c i p é à l ’at t en t at d e l a m ac h i n e i n f e r n a l e ... D u
san g m ar q u e c h ac u n e d e ses a p p a r i t i o n s d an s
l ’ a n n é e d u d é so r d r e , c a r , l o r sq u ’ i l n ’ est p as d e
m au v ai s c o u p à f a i r e , d e c r i m e s à c o m m e t t r e , i l se
c ac h e, il éc h a p p e et d em eu r e i m p u n i ...
* *
V o u s so u v en ez - v o u s, So l a n g e , q u e, d esc en d u e
d e v o t r e c a l è c h e , v o u s f ai si ez q u el q u es p as av ec
m o i a u x C h a m p s- E l y sé e s, l o r sq u e n o u s r e n c o n
t r âm es l e g é n ér a l d e C h a d e l e i n e so u s l es o r d r e s
d u q u el j ’a v ai s ser v i en A l g é r i e , l o r sq u e j e f u s r e m i s
d e m a b l e ssu r e ?
D eb o u t , p r é o c c u p é , i l r e g a r d a i t u n e
ach et ée à l ’i n st an t à u n c r i e u r d e j o u r n a u x .
i m ag e
L e g én ér al eu t u n r ec u l en m ’ a p e r c e v a n t et p l u
si eu r s l o i s ses y e u x se p o r t è r en t , a v e c u n e a n g o i sse
�M O RT
OU
VIV A N T
117
g r a n d i ssa n t e , d e m o n v i sa g e à l a l i t h o g r a p h i e q u ’ il
t en ai t et d e l a l i t h o g r a p h i e à m o n v i sa g e ...
— F e n l u c q , m e d i t - i l e x - a b r u p i o , o u b l i a n t d an s
so n ém o i d e v o u s sa l u e r , So l a n g e , F e n l u c q , q u ’est ce q u e c e l a v eu t d i r e ?. . .
I l m e t en d i t l ’ i m ag e et ce l u t seu l em en t
q u ’ i l v o u s p r é sen t a ses h o m m a g es.
Je p r i s l a g r a v u r e . C ’ ét ai t l e p o r t r a i t
h o m m e à t o u r n u r e m i l i t a i r e , q u i p o r t a i t c es
en e x e r g u e : « V o i c i l es t r ai t s d u b an d i t
Y aci n t h e. »
L e g é n é r a l s’ é c r i a :
al o r s
d ’ un
m ots
Je a n
— M o n c h e r , r eg ar d ez d o n c , c ’ est v o u s, v o u s
t ou t cr ac h é.
A h ! So l a n g e , v o u s au ssi j et ât es l es y e u x su r l e
p o r t r a i t . E t , j u sq u 'à ce' q u e l a v é r i t é so i t f ai t e, je
c o n se r v e r a i l e so u v e n i r d e l ’ ex c l a m a t i o n ét o u f f ée,
d o u l o u r e u se , q u e v o u s eû t es a l o r s.
— L i se z , m e d i t l e g é n é r a l , c ’est u n e i n v en t i o n
d i ab o l i q u e !
E t j e l u s l a b io g r a p h ie d e J ea n Y a c in th e . O n r a p
p el ai t d ’a b o r d ses ét at s d e se r v i c e d an s l ’ a n n é e d u
d é s o r d r e .. . l a r e c o n n ai ssa n c e q u e l u i av ai t v o u ée
l e p a r t i r é v o l u t i o n n a i r e ... l es ét r a n g e s c o m p l i c i t é s
q u i l ’ a v ai en t j u sq u ’ i c i f ai t é c h a p p e r à t o u t e a r r e s
t a t i o n ... L ’ o n r a p p e l a i t q u ’ i l a v ai t ét é j u g é , et c o n
d am n é à m o r t ... et q u e, p o u r t a n t , il ét ai t t o u j o u r s
l i b r e . .. L ’ o n r a i l l a i t l a p o l i c e , et l ’o n se d em an d ai t
si l e c r i m i n e l , b i en l o i n d e se c a c h e r , n ’ él a l a i t p as
au c o n t r a i r e au g r a n d j o u r u n e sc a n d a l eu se i m p u
n i t é ... l es l i g n es - v en i m eu ses se t er m i n ai en t p ar
u n e p h r a se én i g m at i q u e assez sem b l a b l e à c el l ec i : « C h e r c h e z Y a c i n t h e , v o u s l ’a v e z so u s l es
y e u x .. . »
Je m e sen t i s b l ê m i r .
— M o n en f an t , m e d i t l e g é n é r a l , ét an t d o n n é
l ’ét at d es e sp r i t s, c ec i p eu t d e v e n i r g r a v e . . . v o u s
c o n n a i ssez - v o u s d es en n em i s ?
A u l i eu d e r é p o n d r e , j e v o u s m o n t r a i , So l a n g e .
V o t r e p et i t e m ai n s’ ét ai t c r am p o n n é e à m o n b r a s,
v o s p a u p i è r e s b at t a i e n t , v o s y e u x s’ a f f o l a i e n t , v o t r e
v i sag e ét ai t p l u s b l a n c q u e l a n e i g e . Je n ’ eu s
�I 18
M O RT
OU
V I V A N T ?..
q u ’ u n e p en sée, v o u s f ai r e r e m o n t e r en v o i t u r e :
J’ av ai s p eu r d e v o u s v o i r d éf ai l l i r .
V o u s a r t i c u l ât e s f ai b l em en t :
— R e c o n d u i se z - m o i r u e Sa i n t - D o m i n i q u e .
J ’ o f f r i s au g é n ér a l d e m o n t er av ec n o u s. 11
r e f u sa , a l l ég u an t q u ’ il p r é f é r a i t m a r c h e r , m ai s i l
aj o u t a q u ’ il m e r e j o i n d r a i t b i en t ô t , q u ’ i l a v a i t h ât e
d e m e r ev o i r .
*
##
Q u el q u es i n st an t s p l u s t ar d n o u s n o u s r e t r o u
v i o n s.
— Je r é p èt e , c o m m en ç a- t - i l , v o u s c o n n ai ssez v o u s d es en n em i s ?
— H é l a s...
— P l u si e u r s?
— U n seu l ; m ai s d a n g e r e u x et t e r r i b l e ...
— So n n o m ?
— Ro ch e m on t.
— P o u r q u o i v o u s en v e u t - i l ?
— A h ! p o u r q u o i ...
E t je r ac o n t ai l ’ h i st o i r e d e n o t r e m a r i a g e , d u
d é l i c i e u x « p et i t b al » à l a c o u r o ù n o u s n o u s r en c o n t r â m e se t o ù v o u s m 'a p p a r û t e s,So l a n g e , c o m m e
l e b o n h e u r su p r êm e, c el u i san s l a p o ssessi o n
d u q u el l a v i e n e v au t p as d ’ é l r e v é c u e. Je l u i d i s
c o m m en t je v o u s f u s p r ésen t é, c o m m en t j ’ eu s l ’ i n
si g n e f él i c i t é d e v o u s p l a i r e . Je l u i a v o u a i c o m b i en
m a p r ésen c e av ai t f ai t t o r t , a u p r è s d e v o u s, au
v i c o m t e d e R o c h e m o n t , c o m m en t en f i n d es am i s
s’ ét an t en t r em i s, ai n si q u e t o u j o u r s en c es c i r c o n s
t an c es, m a d em an d e a v ai t ét é a c c e p t é e ... H é l a s!
n i a p a u v r e en f an t , q u e n ’ e u s- j e a l o r s l e p r e sse n
t i m en t d e c e q u e j ’ a l l a i s a t t i r e r su r v o u s !
— V o u s c r o y ez R o c h e m o n t c a p a b l e d e v o u s
p o u r su i v r e d e sa h a i n e ?
— Je l e c r o i s.
— ; E st - i l l ’ h o m m e d es c o m b a t s l o y a u x , ou
c el u i d es m en ées t i n é b r e u se s?
Je n e l e c o n n ai s p o i n t assez p o u r en j u g e r
av ec c e r t i t u d e ... m ai s j e l e c r a i n s...
— I l ai m ai t M l l e d e C h a l o n ?
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
— C e l a n e f ai t p o i n t d o u t e.
— Q u ’ a u r i ez - v o u s f ai t si v o u s avi ez, ét é à sa
p l ac e ?
Je se r r a i l es p o i n g s, l es d e n t s, et n e su s t r o p
q u el l e r é p o n se al l ai t m ’ a r r a c h e r l a p en sée d ’ a v o i r
su b i l e so r t d e M . d e R o c h e m o n t , c ’ e st - à - d i r e d e
v o u s a v o i r à j a m a i s p e r d u e, So l a n g e .
L e g é n é r a l m ’év i t a d e l a p r o n o n c e r .
*
— B i e n ! i n u t i l e d e r i e n a j o u t e r ... si R o c h e m o n t
p en se c o m m e v o u s, et si c e n ’ est p as u n h o m m e
d ’ h o n n e u r , i l f au t s’ a t t en d r e à t o u t . A g i sso n s r a p i
d e m e n t ...
11 ét ai t d é j à t r o p t ar d .
L e so i r m ô m e u n a r t i c l e p a r a i ssa i t d an s u n e
p et i t e f eu i l l e su b v en t i o n n ée p a r l a p o l i c e — d u
m o i n s l e b r u i t en c o u r a i t — p o u r r é p an d r e d es
b r u i t s t en d an c i eu x et j o u e r , l e c a s éc h é an t , l e r ô l e
d ’ a g en t p r o v o c a t e u r .
O n r e p a r l a i t d u p o r t r a i t d e Je a n Y a c i n t h e , 011
r i ai t d e l a r e sse m b l a n c e d u b r i g a n d i n t r o u v ab l e
av ec l e g e n d r e d ’ u n g r a n d se i g n e u r , « h o m m e d e
c o u r , d e t u r f et d ’ o p é r a ». C ’ ét ai t c l a i r e m en t d ési
g n e r l e m a r q u i s d e C h à l o n , v o t r e p è r e , So l a n g e .
P u i s t o u j o u r s su r l e m êm e t o n o n en a r r i v a i t à se
d e m a n d e r si l e g e n d r e d e c e g r a n d se i g n e u r ét ai t
b i en l e c o m t e G . . . d e F . . . d e B . . . , o f f i c i e r d e
z o u a v es, l eq u el a v a i t ét é p r i so n n i e r d u r an t l e si èg e
d ’ A l g e r , p u i s b l essé et d é c o r é à l a p r i se d e M éd éa,
011 b i en Je a n Y a c i n t h e q u i , l u i a u ssi , ét ai t so l d at et
se r v a i t en A f r i q u e à l a m êm e é p o q u e ... L ’ a u t o r i t é
m i l i t ai r e en p o u v ai t ai sém en t f ai r e l a p r e u v e.
E n c o n sé q u e n c e , Je a n Y a c i n t h e ét ai t - i l r est é
Je a n Y a c i n t h e .. . o u , j o u an t d ’ u n e r e sse m b l a n c e
q u ’ il n ’ i g n o r a i t p a s, s’ ét ai t - i l a t t ac h é a u x p as d e
l ’ o f f i c i e r ? L ’ o f f i c i e r ét ai t - i l m o r t en c a p t i v i t é ?
Y a c i n t h e s’ ét ai t - i l e m p a r é d es p a p i e r s, d es h ab i t s
d u d éf u n t et a v a i t - i l l ai t p eau n eu v e en se l ai san t
p a sse r p o u r l u i ? O 11 a v ai t so i n d e r a p p e l e r , à l ’a p
p u i d e c e l t e t h èse, q u e l es A r a b e s n e f ai sai en t
p o i n t d e p r i so n n i e r s, et q u e t o u s l es o f f i c i e r s et
so l d at s t o m b és d e p u i s d e u x an s en t r e l eu r s
m ai n s a v ai e n t ét é p assés au fil d e l ’ép ée. L e v r ai
F e n l u c q m o r t , ét ai t - c e so u s u n d é g u i se m e n t , g r â c e
�120
M O RT
OU
V I V A N T ?..
à u n su b t e r f u g e m a c a b r e, q u ’ ai d é d ’ u n e b o n n e
éd u c at i o n à l aq u el l e c e u x q u i l e c o n n a i ssai e n t
r en d en t h o m m a g e, d e d o n s p e r so n n e l s q u i n e so n t
p as n i ab l es et d ’ u n e f ac i l i t é d ’ a ssi m i l a t i o n q u i f ai t
d e l u i , en t o u t es c i r c o n st a n c e s, u n p a r f a i t c o m é
d i en q u e l ’ a v e n t u r i e r av ai t o sé p r é t e n d r e à l a m ai n
d ’ u n e d es p l u s r i c h e s h é r i t i è r e s, d ’ u n e d es b eau t és
l es p l u s en v u e et l es p l u s a c c o m p l i e s d e n o t r e
ép o q u e et q u ’ il ét ai t p a r v en u à l ’é p o u se r ?
L ’ a v en i r c er t ai n em en t , l a p o l i c e p e u t - ê t r e ...
n o u s l e d i r o n t , co n c l u ai t l’ au t eu r d e l ’ ar t i c l e.
—
C ’ est u n e i n f am i e ! m ’ éc r i a i - j e a p r è s c et t e l ec
t u r e, et j e c o u r u s c h ez l e g é n ér a l d e C h a d e l e i n e
p o u r l u i d e m a n d e r c o n sei l et l u i f a i r e p ar t ag e»
m o n i n d i gn at i o n .
1
M e t r o m p a i - j e ? 11 m e sem b l a q u e, d é j à , m o n
an c i en c h ei m e r e g a r d a i t a v e c f r o i d e u r . C a l o m
n i ez , c al o m n i ez , i l ’ en r e st e r a t o u j o u r s q u el q u e
c h o s e ! . . . M êm e en l u i , a u x c ô t és d e q u i j ’ a v ai s
c o m b at t u , l e p o i so n f ai sai t so n œ u v r e . L e d o u t e
av ai t p én ét r é j u sq u ’ à l a c o n sc i en c e d u g é n é r a l ...
j ’ ét ai s p er d u !
*
##
L e l en d em ai n
an o n y m e :
me
p ar v i n t
c et
a v er t i ssem en t
« E t a n t d o n n és les b ru its q u i c ir c u le n t , un a m i
v o u s c o n s e ille d e q u it t e r a u p lu s v ite la c a p ita le . »
Je f r o i ssa i l e
au c u n c o m p t e.
b i l l et
av ec
r age
et
n ’en
lin s
L e so i r i l y av ai t c o n c er t a u x T u i l e r i e s...
O h!
l ai ssez - m o i
m ’ a t t a r d e r su r c e s so u v e
n i r s, l es d e r n i e r s d e c e q u i f u t p o u r m o i l a v i e
d u m o n d e. D e l a r e t r ai t e so m b r e o ù j ’ é c r i s i l s
m ’ a p p ar ai ssen t d an s u n e sp l e n d e u r d ’ a p o t h é o se .
— C e u x q u i p eu v en t v i v r e d ’ u n e v i e n o r m a l e,
c e u x q u i p eu v en t à l e u r g r é a l l e r , v e n i r , m a r c h e r
t êt e h au t e, sû r s d ’ eu x - m ê m e s, c o n f i a n t s d an s l eu r
;o r c e , n e c r ai g n an t r i en , l i b r e s en f i n , n e p o u r r o n t
j am ai s assez r e n d r e g r â c e au C r é a t e u r !
J ét ai s ai n si i l y a p eu d e t em p s et c ’ét ai t p o u r
�M O RT
OU
V I V A N T ?...
12 1
m o i c h o se si n a t u r e l l e q u e j e n e so n g e a i s m êm e
p a s à en r e m e r c i e r l e c i el . D i eu v o u l u t - i l m e p u n i r ?
Sa m ai n s’ est l o u r d em en t a p p esa n t i e su r m o i .
R e v e n o n s à v o u s, m a So l a n g e . V o u s p o r t i ez ,
c e so i r - l à , p o u r a l l e r à l a c o u r u n e e x q u i se t o i
l e t t e ... V o t r e r o b e ét ai t d e v e l o u r s b l an c et d e
g a z e b l a n c h e, r e l e v é e d e d en t el l es d ’ o r et d ’ a r g en t
o ù s’ em m êl a i en t , au c o r sa g e , d es p e r l e s et d es
d i am a n t s. D es g u i r l a n d e s d e p e r c e - n ei g e se j o u ai en t
d an s l es p l i s d e l a g az e et , d e c et t e sy m p h o n i e d e
b l a n c , v o s é p au l es et v o s b r a s j a i l l i ssa i e n t p l u s
b l a n c s en c o r e q u e t o u t es c e s b l a n c h e u r s, a v ec ,
a u x l u m i è r e s, d es r e f l et s n a c r é s c o m m e l ’ o r i en t
d e v o s p e r l e s.
V o u s ét i ez b el l e à r a v i r , et j e m a r c h a i s p l ei n d e
f i e r t é , d ’o r g u e i l , d an s v o t r e si l l a g e .
L e c o n c er t a v ai t l i eu d an s l a sal l e d e s M a r é
c h a u x . S u r u n e est r a d e ét ai en t p l a c é s l es m u si
c i en s et u n e p a r t i e d es c h œ u r s d u T h é â t r e I t al i e n .
F a c e à l ’ o r c h e st r e l es d a m e s i n v i t é es ét ai en t a ssi se s
su r t r o i s r a n g s d e b an q u et t es d ev an t l esq u el l es l a
r ei n e et l es p r i n c e sse s o c c u p ai e n t d e s f au t eu i l s.
L e r o i en t r a d an s l a sa l l e à n e u f h eu r es a v e c l es
p r i n c e s.
P o u r q u o i , l o r sq u e l e b r i l l a n t c o r t è g e p assa p r è s
d e m o i , m e sem b l a- t - i l q u e S a M a j e st é m e j et ai t
u n r e g a r d sc r u t a t e u r et q u e l es p r i n c e s m e f i x ai en t
a v ec c u r i o si t é ?
L e s t r i st es so u p ç o n s d o n t o n m e p o u r su i v a i t
ét ai en t - i l s p a r v en u s j u sq u ’ à e u x ? . . . J ’ en f u s o u t r é
d ’ i n d i g n at i o n et d e c o l è r e .
, R u b i n i c h an t ai t l ’a i r d e l a M o t ó av ec sa m aes
t r i a a c c o u t u m é e, M m e P e r si a n i ét ai t a d m i r ab l e
d an s l e g r a n d a i r d e L u c i a d e L a m m e r m o o r .
J ’a d o r e l a m u si q u e ... E t c ep en d an t j e n e p a r v e n a i s
p l u s à l ’ en t e n d r e , à l a c o m p r e n d r e . I l m e sem b l ai t
q u e l ’ at t en t i o n d e t o u s se c o n c en t r a i t su r m o i .
P ar t o u t , je r en co n t r ai s d es r eg ar d s q u e j ’ i m agi n ai s
p l ei n s d ’ a r r i è r e - p e n sé e s. P l u s l a so i r é e s’ av an ç ai t ,
p l u s j e m e sen t a i s seu l d an s c e c e r c l e é l é g a n t ...
A q u el q u es p as d e m o i ét ai t u n p e r so n n a g e d o n t
h i e r en c o r e , j e n e r e d o u t ai s p as l a p r é se n c e , l e
m i n i st r e d e l a p o l i c e . J ’ a i m a i s sa c o n v e r sat i o n
�122
M O RT
OU
V I V A N T ?..
v a r i é e , so n esp r i t si p l ei n d ’ o b se r v a t i o n . P o u r q u o i ,
a l o r s q u e j ’ a v ai s eu m ai n t es f o i s l ’ o c c a si o n d e l e
r e n c o n t r e r , sem b l a- t - i l m ’ é v i t e r , et p o u r q u o i n e
p u s- j e p a r v e n i r à r e n c o n t r e r so n r e g a r d , q u e j e
sen t ai s p o u r t an t san s c esse f i x é su r m o i et q u i se
d ét o u r n ai t d ès q u e m es y e u x se p o r t ai en t d e so n
c ô t é ? I m p r e ssi o n s f au sses et f o l l e s, v o u l ai t d i r e
m a r a i so n ... m ai s u n m al ai se m ’ en v a h i ssa i t .
L a so i r ée p r i t f i n . A v e c q u el t r o u b l e j ’ al l ai
sa l u e r L e u r s M a j e st é s. Je n ’ ét ai s p l u s m o i - m êm e
et il m e sem b l ai t q u e t o u s s’ en a p e r c e v a i e n t . Je n e
m e r et r o u v ai q u ’ en v o u s r e t r o u v a n t , So l a n g e !
Yt
««
L e l en d em ai n u n n o u v eau b i l l et m e f u t r em i s :
« F u y e z . . . d e g r a n d s d a n g e r s v o u s m e n a c e n t,
f u y e z ! . . . V o u s a u r i e z to r t d e m é c o n n a ît r e les
c o n s e ils d ’ u n a m i. »
E t en c o r e j e n ’ en t i n s p as c o m p t e.
C e q u i m e m en aç ai t m e sem b l a i t à t el p o i n t i m
p o ssi b l e . M o i , l e c o m t e d e F e n l u c q d e B i o n , c o n
f o n d u av ec u n b a n d i t ?...
V o u s sav ez c o m m en t f i n i r en t c e s h e u r e s d ’ an
g o i sse . V o u s l û t es c e b i l l e t , q u i n o u s fi t q u i t t er l es
I t al i en s av an t l a fi n d e l ’ o p é r a , d e c et t e G a z z a
L a d r a , d o n t l es t h èm es h a r m o n i e u x m ’ o b sêd en t
a u j o u r d 'h u i , t r i st e s, d é c h i r a n t s c o m m e l e D ie s ir œ
d e t o u t c e q u i f u t p o u r m o i l a l u m i èr e, l e b o n h e u r ,
l a ch al eu r , la v i e !
11 c o n t en ai t c es m o t s: « U n e c h a is e d e p o s t e v o u s
a tte n d à la p o r t e d u th é â tr e . P a r l e z sa n s ta r d e r ,
si / i o n a v a n t d e u x h e u r e s v o u s s e r e z a r r ê t é . »
Si j e d é f a i l l a i s ît c e l t e l e c t u r e , v o t r e v i sa g e n ’ eu t
p as u n f r ém i sse m en t .
— G u i l l a u m e , p a r t o n s, i l l e f a u t !
Je m u r m u r a i :
— So l a n g e , v o u s m e su i v r i e z ?
.
O ù v o u s i r e z , j ’ i r a i . . . n e su i s- j e p as v o t r e
ép o u se d ev an t D i eu ?
E t c o m m e s’ i l se f û t ag i d ’ u n d é p a r t o r d i n a i r e ,
v o u s i c v ê t i t e s v o t r e m an t eau d u so i r . L à - b a s, l 'o r *
�M O RT
OU
V IV A N T f ...
c h e st r e j o u ai t , l es a c t e u r s c h a n t a i e n t ... L e s sp ec t a
t e u r s a ssi s f ai sai en t f ac e à l a sc è n e . T o u t ét ai t si
p ar ei l à t o u j o u r s, si c a l m e , et , p o u r n o u s, u n t el
d r a m e se j o u ai t !
T ê t e h au t e, v o u s q u i t t ât es l a l o g e . .. D ev an t m o i ,
l en t em en t , p r e sq u e n o n c h al am m en t , v o u s d esc en
d i ez l ’ e sc a l i e r ...
A t t e l é s d e q u at r e f o r t s c h e v a u x , u n e c h a i se d e
p o st e n o u s at t en d ai t en ef f et .
N o u s a r r i v â m e s à l ’ h ô t el , ch ez n o u s; m ai s o n n e
v o u s a c c o r d a m êm e p a s l e t em p s d e c h a n g e r d e
v êt em en t s et ce f u t en r o b e d e b al q u e v o u s p a r t î t es
p o u r l ’a f f r e u x v o y a g e ! Q u el l e c r i se d e d é se sp o i r
m e sai si t au m o m en t d e m o n t e r en v o i t u r e ! D e
n o u v eau j e v o u s su p p l i a i d e m ’ a b a n d o n n e r à m a
t r i st e d est i n ée, d e n e p o i n t m e su i v r e . A m a p r i è r e
a r d e n t e, v o u s r é p o n d î t e s:
—
G u i l l a u m e , j e v o u s a d o r e , et o ù v o u s i r ez ,
j ’ i r ai ! . . .
Ja m a i s, c e r t a i n e m e n t , v o t r e ac c en t n ’ av ai t ét é
p l u s p a ssi o n n é , et c e p e n d a n t ... P o u r q u o i , ah !
p o u r q u o i e u s- j e t o u t à c o u p l ’ h o r r i b l e sen sat i o n d e
v o i r p a sse r au f o n d d e v o s p r u n e l l e s l e d o u t e,
l e d o u t e a f f r e u x q u e j e c r o y a i s l i r e d an s l es y e u x
d e t o u s?
C o m m e n t , à l ’ i n st an t m êm e o ù v o u s m e d o n n i ez
u n e p r e u v e su p r êm e d ’ a m o u r , c e t t e p en sée m e
f r a p p a - t - e l l e c o m m e u n c o u p d e p o i g n a r d ? Q u ’ ét ai t i l a r r i v é ? V o u s n ’ av i ez eu c ep en d an t n i u n r e c u l ,
n i u n g est e d e r é p u l si o n ...
L e p l u s t e r r i b l e d e m o n su p p l i c e c o m m e n ç a i t ;
j e v e n a i s d ’a v o i r l a r é v él at i o n q u e v o u s a u ssi , p a r
i n st a n t s, c r o y i e z v o i r en m o i p r ès d e v o u s, à v o s
c ô t é s, l e b r i g a n d Je a n Y a c i n t h e .
*
* tf
O h ! m a So l a n g e , c o m m en t , a p r è s a v o i r t r ac é
ce d e r n i e r m o t , t r o u v e r l e c o u r a g e d e p o u r su i v r e
c e r a p p e l d e so u v e n i r s ? Q u e d e f o i s a i - j e p r i s l a
p l u m e et l ’a i - j e r e j e t é e , éc r a sé d e d o u l e u r ? V o u s
p o u v ie z v o i r en m o i J ea n Y a c in th e ! . . .
C o m m e n t a i - j e r é si st é à t an t d e so u f f r a n c e s?
�124
M O RT
OU
V I V A N T ?.
V o t r e a d m i r a b l e d év o u em en t , v o t r e i n al t ér ab l e
t en d r esse o n t su a p a i se r m es t o r t u r es et m ’ a i d e r à
p o r t er m a l o u r d e c r o i x .
A i n si j ’ ai p u r e t r o u v e r u n p eu d ’ e sp o i r et d e
c o n f i an c e, c r o i r e q u e c e q u i ét ai t h i e r p o u r r a i t êt r e
en c o r e, q u e, l’ af f r eu se c o n f u si o n d o n t j ’ ét ai s v i c
t i m e u n j o u r r e c o n n u e, n o u s r e p r e n d r i o n s n o t r e
p l ac e d an s l e m o n d e, l a so c i ét é, au p l ei n j o u r , au
p l ei n so l e i l ... A l o r s l e s m u r s q u i m ’en se r r a i en t
m ’ o n t p ar u s’ é c a r t e r , j ’ ai o sé q u i t t e r l e c o i n so m b r e ,
l e c ac h o t so u t e r r a i n , o ù m e t i en t l a t e r r e u r d ’ u n e
a r r est a t i o n , d ’ u n e c o n d am n at i o n san s m e r c i , c a r
en f u y an t , en m e c a c h a n t c o m m e u n c r i m i n e l , en
r e f u s a n t le co m b a t, n ’ ai - j e p as d o n n é g a i n d e c au se
à m es en n em i s, et n e l e u r a i - j e p a s f o u r n i , en
a p p a r e n c e , l a p r eu v e d ’ u n e c u l p a b i l i t é q u ’ i l s
a u r ai e n t ét é b i en en p ei n e d e ,d é m o n t r e r , si j e l es
en a v ai s m i s au d éfi !
A h ! q u el d é se sp o i r l e j o u r où je m e r e n d i s c o m p t e
d e m a f o l i e, j e j o u r o ù j e v i s c l a i r , o ù j e r ai so n n ai
sai n em en t et o ù l es c o n sé q u e n c e s i r r é p a r a b l e s d e
m o n c o u p ■ d e t êt e m ’ a p p a r u r e n t ! C e j o u r - l à ,
So l a n g e , san s v o u s j ’ ét ai s p e r d u ... p er d u p o u r
l ’ é t e r n i t é ... V o u s seu l e m ’ i n sp i r â t es l e c o u r a g e
d ’ at t en d r e l ’ h eu r e d e l a j u st i c e d e D i eu !
P a r v o u s je m e su i s sen t i r e p r i s d ’ u n g r a n d d é si r
d e v i v r e p o u r v o i r l u i r e , en f i n , l ’ i n st an t r é d e m p
t eu r d e l a l i b ér a t i o n , si l en t e ù v e n i r .. . L e c œ u r
b at t an t , je r e m o n t ai s v er s l e j o u r d es c av es a u x
so u p i r a u x é t r o i t s, j ’ a l l a i s v e r s l es c o m b l es a u x
l u c ar n es en so l ei l l ée s, j ’ o sai s r e sp i r e r l ’ a i r p u r ,
r e g a r d e r l a m o n t a g n e ... l es ch èr es; m o n t ag n es
c o m p l i c e s d e n i a d i sp a r i t i o n ... J ’ o sai s au ssi m e
r a p p r o c h e r d e v o u s, So l a n g e .. .
Je v o u s r e t r o u v a i s d o u c e , so u r i an t e , p l ei n e d e
l o i et d e c o u r a g e et c e p e n d a n t ... q u an d l e c œ u r est
à v i f , q u ’ il est p r o m p t à s o u f f r i r ! . . . C o m b i en d e
l o i s v o u s a i - j e b r u sq u e m en t q u i t t ée , r e ssa i si p a r
m es t o u r m en t s ! . . . C o m b i e n d e f o i s m e su i s- j e d e
n o u v eau en f o u i d an s l ’ o b s c u r i t é , " a u . f o n d d e c es
p assag es q u e t o u s i g n o r e n t , p l eu r a n t , sa n g l o t a n t ,
p a r c e q u e j ’ av ai s c r u r e v o i r d an s v o s y e u x l e d o u t e,
ce d o u t e ...
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OU
V I V A N T ?.
125
O h ! q u i p eu t d i r e l e m y st èr e d es c œ u r s et d es
v i sa g e s, l a p en sée q u i se c ac h e d e r r i è r e l e f r o n t et
ce q u i t er n i t t o u t à c o u p l ’ éc l at d ’ u n r e g a r d , en
c h a n g e l ’ e x p r e ssi o n et f ai t d ’ u n e c r é a t u r e a d o r é e
en t r e t o u t es u n êt r e d ev en u b r u sq u em en t ét r an g er
et f u y a n t ...
Q u e st i o n n e r su r l es r a i so n s d e c et t e m é t am o r
p h o se ? A q u o i b o n ? L e s r é p o n se s sat i sf o n t si m al
l e c œ u r ! Si l es l è v r e s d éd ai g n en t d e m en t i r ,
c o m m e el l es sav en t n e r i en d i r e ! I l n e s’ est r i en
p assé et c e p en d an t u n e b r i su r e sé p a r e so u d ai n d eu x
êt r e s q u i s’ ai m en t et q u i so u i l l e n t ... I c i - b as, q u o i
q u ’ on f a sse , q u o i q u ’ i l f asse, l ’ h o m m e est seu l ,
b i en se u l .. .
So l a n g e , So l a n g e , j e v o u s l e j u r e , j e n e su i s p as
Je a n Y a c i n t l i e , j e su i s G u i l l a u m e d e F e n l u c q d e
B i o n , q u ’ u n h o m m e p o u r su i t d e sa h ai n e, q u ’ u n
h o m m e a v o u é à d es su p p l i c e s m i l l e f o i s p i r es q u e
l a m o r t ...
So l a n g e , c et h o m m e, il v o u s a p e r d u e p a r m o i ...
Je m e sen s f r é m i r à c et t e i d é e ... C e q u e je so u f f r e
a p p r o c h e - t - i l d e c e q u ’ i l e n d u r e ? M e s t o u r m en t s
si c r u e l s, so n t - i l s c o m p a r a b l e s a u x si e n s: v o u s l u i
av ez ét é en l e v ée, S o l a n g e ! . . .
*
4f 4f
A i n si , a p r è s d es r e t o u r s d e j o i e et d e c o n f i an c e,
r e t o m b a i s- j e en d e s a b i m es d e d é so l a t i o n . D es
j o u r s d u r a n t j e d é v o r a i s m a p ei n e san s a v o i r l a
f o r c e d e r e m o n t e r v er s l a l u m i èr e.
J- o h an n ès d e sc e n d a i t
d an s m a
r e t r a i t e , et
m ’ a p p o r t a i t d es r e p a s a u x q u e l s j e n e t o u c h ai s p as.
V o u s au ssi v en i ez , So l a n g e , et j e f ei g n a i s so u v en t
d ’êt r e a b se n t , j e m e c a c h a i s d an s l e d é d a l e d es
c o u l o i r s q u i s’ e n t r e c r o i se n t so u sB i o n , v o u s m ’ a p p e
l i ez d o u c e m e n t , t e n d r e m e n t , et j e m e d é f en d a i s d e
v o u s r é p o n d r e ... A l o r s v o u s r e p a r t i e z , j ’ en t en d ai s
l e b r u i t d e v o s p a s s’ é l o i g n e r et m o u r i r ... m a
m i sè r e se f ai sai t p l u s g r a n d e , p l u s c o m p l è t e ...
P o u r q u o i v o u s f u i r a i n si , v o u s, l ’ e x q u i se , l a
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OU
V I V A N T ?...
p a t i en t e , l a m i sé r i c o r d i e u se ? P o u r q u o i ? P a r c e
q u e j ’ a v a i s p eu r , o u i , p e u r en c o r e et t o u j o u r s d e
c et t e p en sée q u i f ai t p a sse r d an s v o s y e u x l ’ o m b r e
m a u d i t e ... J ’ en ét ai s à t el p o i n t t o r t u r é q u e j e n e
p o u v ai s, p a r m o m en t s, v o u s r e v o i r .. .
A l i ! so u h a i t er n e d o n n er à u n êt r e q u e d u
b o n h eu r , so u h a i t e r m o u r i r p l u t ô t q u e d e l u i c a u ser
l a m o i n d r e p ei n e, l u i f ai r e si t o t al em en t d o n d e sa
v i e q u ’ en d e h o r s d e c et êt r e p l u s r i e n n ’ e x i st e et
n ’ a r r i v e r à f a i r e q u e so n m a l h e u r ! . . .
A q u o i b o n c e s r e d i t e s? Q u e p u i s- j e e x p r i m e r
d e m o n a f f l i c t i o n q u e v o u s n e sac h i ez ?
E l c o m m en t c ep en d an t n ’ en p o i n t p a r l e r q u an d
seu l e el l e m ’a b so r b e , el l e m e p r en d t o u t e n t i e r ?. ..
III
R é f l e x i o n s d ’ u n m o r t ( su i t e) .
D ep u i s n o i r e a r r i v é e à B i o n , a p r è s c e v o y a g e
i n sen sé q u i h an t e m a m ém o i r e c o m m e u n a f f r e u x
c a u c h em a r , au c u n e t en t at i v e n ’ av ai t ét é o u v e r t e
m e n t f ai t e p a r n o i r e en n em i p o u r m ’ a r r a c h e r à ce
l i eu d ’a si l e .
R o c h e m o n t , c ep en d an t , n ’ a v a i l p as d é sar m é et
l ’éc h o d e ses r o d o m o n t ad es a r r i v a i t j u sq u ’ à n o u s.
Je l ’ a p p r i s, en ap p r en a n t a v e c q u el l e f i er t é v o u s
r ép o n d i ez à ses p r o v o c a t i o n s.
Je n ’ét ai s e n c o r e ' ' q u ’ / m v iv a n t q u i se ca c h e
l o r sq u e j e c o m m i s l ’ i m p r u d e n c e i n si g n e q u i fi t d e
m o i ce q u e j e su i s d ev en u : tin m o r t.
V o u s en so u v e n e z - v o u s? J ’ en t r ai u n j o u r c h ez
v o u s. V o u s v en i ez d ’ é c r i r e à M m e d e C o r é l y u n e
l et t r e q u e v o u s m e t en d ît es en d i san t : « L i se z ,
G u i l l a u m e . » C et t e l et t r e c o m m en ç ai t ai n si :
« L a i s s e z M . d e R o c h e m o n t m e j e t e r d es d éf i s,
l o u t e s f en êt r es o u v e r t e s, j ’ a t t en d s ses m a u v ai s
so u h a i t s. Q u ’ il f asse ce q u ’ il v o u d r a : m o n b o n h eu r
est h o r s d e t o u t e a t t e i n t e ... »
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OU
V I V A N T ?...
12 7
V o u s sav ez , So l a n g e , a v e c q u el l e a r d e u r j e v o u s
d em an d ai d e m e c o n f i e r c el t e m i ssi v e et q u el fu t
m o n d é si r : l a r e m et t r e m o i - m êm e à q u i el l e ét ai t
d e st i n ée . 11 m e sem b l ai t q u e m e f a i r e p o r t eu r
d e v o t r e p en sée et en en t en d r e t o m b er l 'e x p r e s
si o n d e s l è v r e s d e v o i r e a m i e , se r a i t en q u el q u e
so r t e p o u r m o i u n c o m m en c em en t d e r é h a b i
l i t at i o n .
Q u e f i s- j e p o u r m et t r e à ex éc u t i o n c e d essei n
e x t r a v a g a n t ? V o t r e l et t r e su r m o n c œ u r , à c h e v a l ,
en v o i t u r e , u san t d e t o u s l es m o y en s, j ’ a r r i v a i
p r e sq u e j u sq u ’ à P a r i s.
H é l a s, à m o n i n su , j ’ét ai s su r v e i l l é , p o u r su i v i ,
t r a q u é ... Si o n m e l ai ssa i t a v a n c e r , d e r r i è r e m o i
l ’ o n b a r r a i t l a r o u t e. M o n si g n a l em e n t ét ai t en v o y é
p a r t o u t . L a séc u r i t é d o n t j e j o u i ssa i s ét ai t f ei n l e.
L a p o l i c e m e g u e t t a i t , j e d e v a i s êt r e p r i s.
J ’ a r r i v a i ai n si u n so i r d an s u n b o u r g o ù l a d i l i
g e n c e r e l a y a i t . Je d e m a n d a i à so u p e r à l a m ai so n
d e p o st e. C ’ ét ai t u n g r a n d b ât i m en t q u i a v ai t
c o n se r v é l ’ a p p a r e n c e d e s « h o st e l l e r i es » d ’ au
t r e f o i s, sa l l e s d a l l é e s i m m en ses,
a u x p o u t r es
et p o u t r el l es n o i r c i e s, a u x m u r s t r ès b l a n c s, a u x
t ab l es n o m b r eu ses, à l a c h em i n ée à g r a n d f o y e r
d e v a n t l eq u el t o u r n ai t u n an c i en et t r ès c u r i e u x
sy st è m e d e r ô t i sso i r e m u e p a r u n c h i en t r o t t an t
d an s u n e r o u e . D e s v o l a i l l e s d e d i f f ér en t es so r t es,
d e p u i s l e c h é t i f p i g eo n j u sq u ’ à l 'o i e c r e v a n t d e
g r a i sse , en p assan t p a r t o u t e l a c a t é g o r i e d es p o u
l a r d e s et d es c a n a r d s, s ’y d o r ai en t et l e u r j u s
t o m b ai t en g r é si l l a n t d a n s d es l è c h e f r i t e s. U n e
m a r i t o r n e p an su e, d o d u e, l e f r o n t e m p e r l é d e
su e u r , a r r o sa i t l es r ô t i s, en c o u r ag ea i t l e c h i en q u i ,
t i r an t l a l an g u e , a c c é l é r a i t so n t r o t t i n em en t .
L a sa l l e ét ai t m o i n s éc l a i r é e p a r l es q u i n q u et s
q u e p a r l es l u e u r s d u f o y e r . P o u r q u o i , d i st r ai t
p a r l e sp e c t a c l e d es f l am m es d a n san t e s, o u b l i a i - j e
t o u t e p r u d e n c e et m e l a i ssa i - j e a l l e r , ay a n t g r a n d ’f ai m , à m e f a i r e se r v i r u n d e c e s r ô t i s, à. m ’ at t ab l e r en u n c o i n d e c et t e sal l e et à m ’ y e n g o u r d i r ,
p r i s d e b i e n - ê t r e ?...
Q u an d l e sen t i m en t d e m a si t u at i o n se r e p r é
sen t a à m o n e sp r i t , il ét ai t t r o p t ar d : d es h o m m es
�I28
mo r t
o u
v iv a n t
?..
av ai en t p r i s p l ac e n o n l o i n d e m o i et m ’ o b se r
v a i en t .
Je m e l ev a i , t r ès c a l m e m a l g r é t o u t . Je r é g l ai m a
d é p en se et q u i t t ai l ’ a u b e r g e p eu o u p o i n t so u
c i e u x d ’ êt r e su i v i . D e h o r s, u n q u i d am v en ai t en
sen s i n v e r se. N o u s n o u s h e u r t â m e s p r e sq u e
l o r sq u e j e t r a v e r sa i l a c o u r d e l ’ a u b e r g e . Je l e
r ec o n n u s au ssi t ô t : c ’ ét ai t l e v i c o m t e d e R o c h e m on t.
— A h ! A h ! M o n si e u r , en f i n l ’ o n se r e n c o n t r e ! . . .
r i c an a- t - i l d ’ u n t o n a g r e ssi f en se r a p p r o c h a n t d e
m oi.
— E n ef f et , m o n si eu r , j e v o u s c h e r c h a i s.
— V o u s m e c h e r c h i e z ?...
— Je sai s l e c ab i n et n o i r d e v o s a t t r i b u t i o n s et
j e t en ai s à v o u s so u m et t r e , av an t q u ’ el l e v o u s
p ar v i n t au t r em e n t , l a c o p i e d ’ u n e l et t r e q u e c e
j o u r m êm e j’ ai p u e x p é d i e r à sa d e st i n a t a i r e ...
Je l u i t en d i s u n p a p i e r su r l eq u el ét ai t r e t r ac é
v o t r e m essag e à M m e d e C o r é l y . I l l e p r i t , l e p a r
c o u r u t , l e f r o i ssa , l e d é c h i r a , m ’ en j et a l es m o r
c e a u x à l a f ac e, t an d i s q u e, l es y e u x en f eu , l a
v o i x ét r an g l ée d e r a g e , i l c r i ai t :
— A m o i ! . . ar r êt ez cet h o m m e, c ’ est l u i q u e
n o u s c h er ch o n s ! ...
P o u r ai d e r à m a p r i se , i l o sa m et t r e l a m ai n su r
m o i . M ai s j ’ eu s v i t e f ai t d e m e l i b é r e r d e so n
ét r ei n t e et d e l ’ e n v o y e r r o u l e r d ’ u n c o u p v i o l en t ,
en p l ei n f u m i er , au m i l i eu d e l a c o u r d e l ’ a u b e r g e
o ù s’ en c h ev êt r ai en t d es v o i t u r e s...
J ’ ét ai s d e n o u v eau l i b r e ...
V o u s sav ez l e r e st e , So l a n g e , m a f u i t e ép er d u e
d an s i a n u i t , a l o r s q u e d e t o u s c ô t és so n n ai en t d es
t o c si n s et r o u l ai en t d es t am b o u r s c o m m e l o r sq u ’ u n
f o r ç a t s’ év a d e . P a r t o u t
r ech er c h é, la r o u t e à
c h aq u e i n st an t c o u p é e , en t o u r é d ’ en n e m i s, j e m i s
p l u si eu r s sem ai n es à r e g a g n e r n o s m o n t a g n es.
L o r sq u e en f i n j e l es a t t ei g n i s, m e c r o y a n t sau v é ,
h eu r eu x d e r e t r o u v e r m o n p a y s, m es sen t i e r s d e
c h èv r e, m es c i m es, j e n e p u s r é si st e r , c o m m e au
t em p s d e m a l i b er t é , d ’ a n n o n c er m a p r é sen c e à
so n d e c o r ...
C e f u t Jo h a n n è s q u i
r é p o n d i t , Jo h a n n è s so r t i
�M O RT
OU
V I V A N T ?...
12 9
d ’ u n t r o u , q u i m ’a p p r i t q u e l 'en n em i m ’ at t en d ai t
au g î t e . L e c h ât eau ét ai t c e r n é, l es p a ssa g e s d e
m o n t ag n e o c c u p é s; a v a n c e r ét ai t a l l e r à u n e p er t e
c e r t a i n e . T o u t e f o i s, i l m e d é c l a r a q u e si m o n
i n t en t i o n ét ai t d e l u t t er a v ec c e u x q u 'i l a p p el a i t
« l es g e n s d u r o i », il av ai t r éu n i u n e t r o u p e d e
m o n t a g n a r d s p r êt s à v e r se r p o u r m o i j u sq u ’ à l a
d e r n i è r e g o u t t e d e l e u r san g .
U n c o u p d e si f f l et r a sse m b l a c es m o n t a g n a r d s.
I l s m ’ en t o u r è r en t et , en u n si m p l e et b eau l an g ag e,
i l s r e n o u v e l è r e n t l ’ o f f r e q u e v en ai t d e m e f ai r e
Jo h a n n è s. P o u r q u o i c o n se n t i r à d e p a r e i l s sa c r i
f i c e s? A q u o i c el a eû t - i l s e r v i ? P e r d u , n ’ é t a i s- j e
p as p e r d u , b i en p e r d u ?.. .
C est a l o r s q u e, p âl e, h al et an t e, v o u s n o u s av ez
r e j o i n t s, So l a n g e , et q u ’ e n t r e ' v o u s et c e u x q u i
m ’a c c o m p ag n ai e n t f u t a r r ê t é l e p l an d e m a v i e
act u el l e.
V o u s r e f u sât e s d ’ éc o u t e r m es p r o t e st a t i o n s...
S u r v o t r e o r d r e , j e f u s en t r aî n é , p r é c i p i t é v e r s u n
p a ssa g e é t r o i t , so r t e d 'e n t r ée d e g r o t t e , où j e d i s
p a r u s t an d i s q u e l es m o n t a g n a r d s p o u ssai en t l a
g r a n d e c l a m e u r d es c a t a st r o p h e s, c e « M a l h e u r !
i l est m o r t ! » q u e l ’ o n n e p eu t en t e n d r e san s
f r ém i r .
I l s c r i a i e n t : « I l est m o r t ! » t an d i s q u ’ en t r aî n é
p a r Jo h a n n è s d an s u n c o u l o i r b o u e u x , g l i ssa n t ,
o b sc u r , j e m e s e n t a is d i sp a r a î t r e et q u e l a l u m i èr e
d u j o u r s ’ e ll a ç a i t à m es y e u x . J ’ét ai s m o r t , l es
éc h o s d e l a m o n t ag n e l e r ép ét ai en t à t o u s, j ’ ét ai s
m o r t , m o r t . E t l es r o c h e r s h u m i d es et f r o i d s q u i
m ’ en se r r a i en t m e d o n n ai en t v r a i m e n t l ’ i m p r essi o n
d ’ en a v o i r f i n i av ec l e so l e i l , l a l u m i è r e , d ’ êt r e à
<ou t j a m a i s e n se v e l i .
C o m b i e n d e t em p s d u r a c e g l i sse m e n t , c et t e
d e sc e n t e a u x e n f e r s! Je n ’ en ai n u l l e i d é e ; j ’ ét a i s
ép u i sé p a r l a l u t t e so u t en u e c o n t r e c el u i q u i m 'en
t r a î n ai t . L o r sq u e Jo h a n n è s s'a r r ê t a en f i n , d i san t :
« N o u s y v o i c i » , u n b r u i t d e v o i x n o u s p ar v i n t
i n d i st i n c t , c o n f u s.
—
O n p ar l e t r o p e n c o r e p o u r v o t r e sé c u r i t é ,
m o n si e u r l e c o m t e, il f au t a t t en d r e.
E l il eu t u n g est e à l a f o i s si i m p é r i e u x et si
1 2 0 -V
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M O RT
OU
V IV A N T ?...
su p p l i a n t q u e j e su i v i s so n o r d r e et r é p r i m a i l es
p a r o l e s q u i se p r e ssa i e n t à m es l è v r e s.
N o u s n ’ at t en d î m es p as l o n g t e m p s, c a r j e f u s
p r i s so u d a i n d ’ u n c o u p d e f o l i e.
— L a i sse - m o i p a sse r , Jo h a n n è s! o r d o n n a i - j e
t ou t à co u p .
— Q u e p r ét en d ez - v o u s
f a i r e , m o n si eu r
le
c o m t e?
— M e r e n d r e à c es h o m m e s... Je n ’ ai r i en f ai t
d e c e d o n t o n m ’ a c c u se ... Je n e su i s p as c o u p a b l e ...
i l est i n d i g n e d e m e c a c h e r a i n si ... L a i sse - m o i
p a sse r ! . . .
— V o u s n e p asser ez p as.
— L a i sse - m o i p a sse r , j e su i s l e m a î t r e .
— J ’ ai l ’ o r d r e d e M m e l a c o m t esse, v o u s n e
p asser ez p a s.
— J ’ en t en d s so r t i r d ’ i c i ! . . .
— C e l a v i e n d r a ... p at i en c e.
— Je v e u x so r t i r d ’ i c i !
I l n e m e r ép o n d i t p l u s.
— J ’en so r t i r a i m al g r é t o i ...
— l i h b i e n ! so r t ez , m o n si eu r l e c o m t e.
A u ssi t ô t , r u g i ssa n t , j ’ ét en d i s l es b r as et p a r t o u t
m e h eu r t ai a u x p a r o i s, a u x a sp é r i t é s d u r o c .
Jo h a n n è s n e m e r é p o n d a i t p l u s.
Je m e m i s a l o r s à j et er d e g r a n d s c r i s, d es
a p p e l s, d es c l a m e u r s; m ai s u n e m ai n s’ ab at t i t su r
m oi, m e p rit
l a g o r g e , t an d i s q u ’ u n e v o i x d i sa i t :
;
— P a r d o n n e z - m o i , m ai s i l l e f a u t ... i l l e f a u t ...
C e f u t a l o r s en c e c a v eau ét r o i t et d an s l ’ o b sc u
r i t é p r o f o n d e u n e i n t r a d u i si b l e l u t t e. Jo h a n n è s,
p o u r m e f ai r e t a i r e , m ’ é c r a sa i t , m ’ ét o u f f ai t , m e
t e r r a ssa i t . Je l u t t ai s p o u r m e l i b é r e r d e so n ét r ei n t e
et m e h e u r t a i s d o u l o u r eu sem e n t
t o u t es l es sai l l i e s
a l o r s q u ’ o n eû t d i t q u e l u i v o y ai t d an s l ’o m b r e .
Q u e se p a ssa - t - i l e n su i t e ? Je d u s p e r d r e t o u t e
c o n n a i ssan c e. Sa n s m e so u v e n i r c o m m en t j ’ v ét ai s
a r r i v é , j e m e r e t r o u v a i s d a n s v o t r e c h a m b r e , So
l a n g e , c o u c h é d an s l e g r a n d l i t au x p en t es d e t ap i s
se r i e s o ù j e su i s n é, o ù n ai ssen t t o u s l es F e n l u c q
d e B i o h . V o u s v o u s t en i ez p en c h ée su r m o i ,
a n x i e u se , et p r ès d e v o u s ét ai t n o t r e c h e r c u r é ...
�M O RT
O U 'V I V A N T ?..
' 3«
O h ! c et t e c h a m b r e , c e l i t , c e c a l m e, a p r è s c e
q u e j e v en ai s d e v i v r e .. . R ê v a i s- j e ?
Je r e f e r m a i l es y e u x , c r a i g n a n t l ’ é v e i l .. . m ai s
q u an d j e l es r o u v r i s, l e d é c o r n ’a v ai t p as c h a n g é,
v o u s ét i ez l à . . . j e n e r ê v a i s p a s.. . j e n ’ a v a i s p as
r ê v é ...
L e s v o l et s d es f en êt r es ét ai en t c l o s, l e s p a n n ea u x
i n v i si b l e s q u i t en ai en t l i eu d e p o r t e s n e s’ o u v r a i e n t q u ’ à c e u x q u i en p o sséd ai en t l es se c r e t s.
J ’ ét ai s à l ’ a b r i , b i en à l ’a b r i .
Je v e n a i s d e so u f f r i r d ’ u n t el éb r an l em en t n er
v e u x et j ’ en so u f f r a i s t el l em en t en c o r e q u e j e m e
m i s à p l e u r e r . V o u s m êl ât es v o s l a r m e s a u x
m i en n es, n o u s n o u s se r r i o n s l ’ u n c o n t r e l ’au t r e
c o m m e d e u x n a u f r a g é s, t an d i s q u e l e p a u v r e c u r é
n o u s e x h o r t a i t au c al m e et à l a p a t i e n c e ... Q u ’ il
a l l a i t n o u s en f a l l o i r d a n s l a v o i e si en d e h o r s d e
t o u t es l es v o i e s o r d i n a i r e s q u e su i v en t l es h u m ai n s,
et o ù il n o u s f au d r ai t d é so r m a i s m a r c h e r ! ...«
*
»*
C ’est a l o r s q u e s’ a r r ê t a l e p l an d e c et t e v i e
é t r a n g e , c a c h é e , q u e j ’a c c e p t a i s p a r c e q u e j e l a
p o u v ai s m en er à v o s c ô t és, p ar c e q u e v o u s v en i ez
d e c o n se n t i r à l a p a r t a g e r a v ec m o i ...
E t il f al l u t l ’o r g a n i se r , c e l t e v i e .
E l l e ét ai t si l o i n d es l o i s g é n é r a l e s q u e p o u r y
a r r i v e r n o u s a l l i o n s c o m m e à t ât o n s d an s u n
m o n d e i n c o n n u , c el u i d e s f o u r m i s p a r e x e m p l e ,
q u i o n t l ’ h ab i t u d e d es g a l e r i e s so u t e r r a i n e s.
11 f al l u t , en p r e m i e r l i eu , d é b l a y e r u n c o u l o i r
c r e u sé en p l ei n r o c et p assan t so u s l e l i t m êm e d u
G a v e , l eq u el r e l i a i t B i o n à u n e r u i n e i m p o san t e
d i t e t o u r d u P r i n c e N o i r . C e fu t l o n g , m al gr é
l ’ a i d e d e n o t r e b o n am i l ’ a b b é D u c o s. A i n si m o n
e m p i r e s’ au g m en t ai t d ’ u n a b r i p r é c i e u x , c l o s d ’ u n e
en c ei n t e d e m u r a i l l e s d e q u i n z e à v i n g t m èt r es d e
h au t , n ’ a y a n t , c o m m e b ea u c o u p d e c o n st r u c t i o n s
an c i e n n e s, au c u n e o u v e r t u r e su r l e d e h o r s. P o u r
p é n ét r e r d an s l a t o u r , f o r c e ét ai t d ’ en c o n n a î t r e l es
m o y en s d ’ a c c è s o u b i en d ’ en t en t er l ’ e sc a l a d e , ce
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M O RT
OU
V IV A N T ?...
q u e d es p i e r r e s b r an l an t es en éq u i l i b r e su r l e f ai t e
et d é g r i n g o l a n t au m o i n d r e c h o c a u h ü en t r en d u e
d i ff i ci l e.
C et t e t o u r d u P r i n c e N o i r ét an t él ev ée su r u n e
ém i n en c e, so r t e d e d en t d e r o c a u x p a r o i s v i v e s et
c o u v e r t e s d ’ u n e m o u sse sè c h e et d r u e d éd a i g n é e
d es t r o u p e a u x , j ’ ét a i s su r d e n ’ y êt r e p o i n t
d éco u v er t .
L ’ éc ar t em e n t d es m u r s d e l ’ en c ei n t e f o r m ai t au
p i ed d e l a t o u r u n e so r t e d e p r é au . C ’ est l à q u ’ en
l i b e r t é , l o r sq u e n u l d a n g e r n e m e n aç ai t , j e p o u
v a i s p r e n d r e l ’ a i r et l e so l e i l . C e p r é a u , j e l e t r an s
f o r m a i en j a r d i n et j ’ y c u l t i v ai d e s f l e u r s, d ’ h u m
b l es f l e u r s d e m o n t ag n e d o n t j ’ a i m a i s l ai r e d es
b o u q u et s q u i a l l a i en t o r n e r v o t r e t ab l e, So l a n g e ,
a u x h eu r es o ù i l m ’ ét ai t d éf en d u d e v o u s v o i r . C a r
si j e n ’ ét ai s p l u s d e c e m o n d e, v o u s, v o u s en f ai si ez
p a r t i e . V o t r e e x i st e n c e d e v i v an t e a v a i t ses o b l i
g a t i o n s...
Q u el l e t en si o n d ’ e sp r i t , q u el ef f o r t d e v o l o n t é,
q u el l e p e r p ét u e l l e o b se r v a t i o n d e so i - m êm e n o u s
i m p o sai t u n e p a r ei l l e v i e ! . . . U n i n st an t d ’ o u b l i ,
u n e p a r o l e é t o u r d i e , et t o u t p o u v ai t êt r e c o m
p r o m i s, n o u s ét i o n s à t el p o i n t en v i r o n n é s d e
d a n g e r s... R i e n n e t r a n sp i r a au d e h o r s d e c e q u i se
p assai t à B i o n et d an s ses d é p en d an c es.
Q u e d e b o n s m o m en t s n o u s a v o n s p a ssé s av ec
l ’ am i si sû r , l ’am i f i d èl e, l ’ ab b é D u c o s, a ssi s d an s
m o n p r é au , à l ’a b r i d es g r a n d s m u r s, d a n s l a
sp l e n d e u r d e s j o u r s d ’ é t é ! N o u s su i v i o n s, a u d essu s d e n o s t èt es, l a f u i t e d es n u a g e s... T o u t
n o u s ét ai t p r é t e x t e à c o n v e r sa t i o n s i n t e r m i n a b l e s,
u n so u v e n i r , u n e l et t r e d e v o t r e am i e F r a n ç o i se ,
u n e b év u e d e l a b o n n e et n aïv e M e u r v i l l e , u n e
t e r r e u r d e l 'e x c e l l e n t e M l l e M i n e t t e ; n o i ÿ o si o n s
m êm e d e s p r o j e t s d ' a v e n i r ! . . . E t m a t êt e ét ai t
m i se à p r i x ! . . . E n v é r i t é l ’e sp o i r est l en t à m o u r i r
d an s l e c œ u r d es h o m m es ! . . .
J ’ a u r a i s ai n si à r a p p e l e r b i en d es m en u s f ai t s,
d es so u v e n i r s j o l i s. I l s so n t d e b i en m i n c e i m p o r
t an ce et c e p en d an t , su r l e f o n d so m b r e d e t an t
d ’ év én em en t s d o u l o u r e u x , i l s b r i l l e n t , t el l es d es
p a r c e l l e s d ’o r q u e l e h a sa r d d ’ u u e c o n v u l si o n
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OU
V I V A N T ?..
«3 3
t er r e st r e e n c h â sse au l i an e d u r o c et a u x q u e l l e s, à
m o n p a ssa g e d a n s l es c o u l o i r s so u t e r r a i n s, m a l an
t er n e m et u n e l u m i è r e .
N e so m m e s- n o u s p o i n t a r r i v é s so u v en t à p e r d r e
m êm e l a c o n sc i en c e d e c e q u i n o u s a v ai t am en és à
B i o n , d e c e q u i n o u s y r et en ai t et n o u s y r e t i en
d r a i t p e u t - ê t r e p r i so n n i e r s n o t r e v i e d u r a n t , t an t
su r n o u s l ’ h e u r e p assai t d ’ u n e a i l e l é g è r e ?. . .
»
#*
L ’ h o m m e n ’a p as ét é c r é é p o u r l es l a r m e s, m ai s
p o u r l e b o n h e u r ; q u el s q u e so i en t l es m a t é r i a u x
d o n t il d i sp o se , i l en u se p o u r l u i é l e v e r u n t em p l e,
d e s a u t e l s. L e d é c o r en est p a r f o i s h u m b l e, q u ’ i m
p o r t e , si l es y e u x d e Pâm e l e f o n t r a y o n n e r
d ' é t o i l e s ?. . . L e b o n h e u r n ’ est p as a u t o u r d e s o i ;
m ai s en s o i . . . H e u r e u x c el u i q u i p o r t e l a j o i e en
so n c œ u r c o m m e u n e a r c h e sai n t e, h e u r e u x c el u i
q u i sai t l ’ y c o n se r v e r à l ’ a b r i d es p u i ssan c es m au
v a i se s et j a l o u se s, t o u j o u r s p r ê t e s à n i e r so n e x i s
t en c e.
*
am
Ja m a i s j e n ’ a u r a i s p u é c h a p p e r à l ’ a c h ar n em en t
d e m es p e r sé c u t e u r s si j e n ’ a v ai s eu c o m m e r e f u g e
à B i o n d ’O ssau 1111 v i e u x c h ât eau t r u q u é p a r m es
a n c êt r es et o r g a n i sé d e ( el l e so r t e q u e l ’ ab b é D u c o s
et m o i c o n c e v i o n s u n e é t r a n g e i d ée d e ce q u e
p o u v ai en t êt r e l es m œ u r s au m o y en â g e , et l es p r é
c a u t i o n s q u ’ il f al l ai t p r e n d r e a l o r s p o u r sa u v e
g a r d e r so n e x i st e n c e .
E n o u t r e d e l ’ ét r o i t p a ssa g e d an s l eq u el , p a r u n e
f en t e d u r o c , Jo h a n n è s m ’ av ai t p r é c i p i t é l o r s d e
m a t r a g i q u e a r r i v é e , p a ssa g e q u i m en ai t a u x so u sso l s d u c h â t e a u , et d e c e l u i q u i c o n d u i sa i t à l a t o u r
d u P r i n c e N o i r , i l en e x i st a i t u n t r o i si è m e q u i
a b o u t i ssa i t à l a c r y p t e o ù , c ô t e à c ô t e d a n s l eu r s
c e r c u e i l s d e p i e r r e , d o r m en t d e s g é n é r a t i o n s d e
F e n l u c q so u s l e m aî t r e au t el d e l ’é g l i se .
Je m e r e n d a i s l e m at i n d a n s c e t t e c r y p t e p o u r
�134
M O RT
OU
V I V A N T ?...
en t en d r e l a m esse q u i se d i sai t au - d essu s d e m o i et
r e c e v o i r d es m ai n s d e M . l e c u r é l a sai n t e c o m m u
n i o n . So u s l ’ a r m o i r e a u x o r n em en t s ét ai t u n e sc a
l i e r d e p i e r r e d o n t u n si m p l e t i r o i r m asq u ai t l es
m a r c h e s. A p r è s l a m esse,
l es f i d èl es p a r t i s,
M . l e c u r é o u v r a i t l ’ a r m o i r e , p r e ssa i t l e se c r e t q u i
f ai sai t m o u v o i r l e t i r o i r , l e s d e g r é s a p p a r a i ssa i e n t ,
il l es d esc en d ai t et m e v en ai t v i si t e r . L a f en t e d ’ u n e
m e u r t r i èr e é c l ai r ai t c e c a v e a u , m o n t r ai t l es c e r
c u e i l s a l i g n és et j e m 'i m a g i n a i s r ev en u au t em p s o ù ,
p e r séc u t é s, l es p r e m i e r s c h r ét i en s se r é f u g i a i e n t
a u x c a t a c o m b e s. Q u e n ’ a v a i s- j e l eu r f e r v e u r , l eu r
so u m i ssi o n , l e u r o b é i ssa n c e !
” m c ô t é q u ’ i l m ’ ét ai t d o n c
U n j o u r , M . l e c u r é , c r o y a n t l ’ é g l i se v i d e,
d e sc e n d i t ai n si v e r s m o i ; m a i s, q u an d il r em o n t a,
q u el q u 'u n , M l l e M i n et t e, je l ’ ai su d e p u i s, av ai t
f er m é à c l é l a sa c r i st i e . Je n ’ ét ai s p l u s seu l p r i
so n n i er et m ’ en a m u sa i s f o r t . M o n c h e r c u r é n e
r i ai t p as d e l ’ a v e n t u r e ... So r t i r d u so u t er r a i n al l ai t
êt r e d i f f i c i l e p o u r l u i , c a r d es p o l i c i e r s g u et t ai en t
d e t o u s c ô t és. M . d e R o c h e m o n t , l u i - m êm e, n e
q u i t t ai t p as l es a b o r d s d e l ’ é g l i se ... P a r b o n h e u r ,
l’ ab b é D u c o s p ar v i n t ti p a sse r d u so u t er r a i n d an s
l e c h ât eau et d u cl u \ t eau d an s l e v i l l a g e san s q u e
p er so n n e l ’ eû t a p e r ç u .
M ai s r e p r e n o n s n o s e x p l i c a t i o n s t o p o g r a p h i
q u es. E n p l u s d e c e s c o u l o i r s so u t e r r a i n s, v r a i s
c h em i n em en t s d e t au p e, il e x i st e d an s l ’é p a i sse u r
d es m u r s d u c h ât eau u n c h em i n d e r o n d e c o u r a n t
t o u t a u t o u r d e B i o n à m i - h a u t e u r d e s d i f f ér e n t es
sal l es. D es « j o u r s » y so n t r é se r v é s p er m et t an t
d ’ é p i e r , p a r d es t r o u s m én ag és d an s l es m o t i f s d e
t a p i sse r i e s, c e q u i se p asse d an s l es p i è c e s c o n t i g u ës. E r r e r d an s ce c h em i n d e r o n d e m ’ i so l ai t
m o i n s d e v o u s, So l a n g e ; m ai s q u ’i l ét ai t i m p r u
d en t d ’êt r e ai n si m êl é il v o t r e v i e san s y p o u v o i r
p a r t i c i p e r o u v er t em en t !
V o u s so u v en ez - v o u s d u j o u r o ù M . d e R o c h e m o n t v i n t a n n o n c er q u ’ u n e p r i m e al l ai t êt r e a c c o r
d ée à c el u i q u i m e r e t r o u v e r a i t m o r t o u v i v a n t ?
Q u el l e r a g e m e p r i t à c o n si d é r e r l a j o i e f ér o c e q u ’ il
�M O RT
OU
V I V A N T ?..
>35
m et t ai t â v o u s t o r t u r e r ! L a c o n t r a i n t e q u i m ’ét ai t
i m p o sé e
d é p a ssa i t
l es
f o r ces
h u m a i n e s, je
m ’ él a n ç a i h o r s d e m o n p o st e d ’ é c o u t e , d é c i d é à
sa u t e r à l a g o r g e d u m i sé r a b l e , à en f i n i r a v e c l u i .
L ’a u r a i s- j e t en u q u e D i eu sai t
c e q u i ser ai t
ar r i v é ! ...
L e t em p s p a ssé à g a g n e r l ’ i ssu e q u i m ’ eû t p e r m i s
d e l e r e j o i n d r e l u i l ai ssa l e l o i si r d e s’ é l o i g n e r et c e
fu t v o u s, So l a n g e , q u e j e r e n c o n t r a i , v o u s, v en u e
à m o n a v a n c e , i n q u i èt e, h al et an t e, p r e sse n t an t c e
q u i se p r é p a r a i t ... v o u s m e su p p l i â t e s d e n e p as
c o m p r o m e t t r e d an s u n a c c è s d e d ém en c e l a séc u
r i t é si p é n i b l e m en t o b t e n u e ... A v e c q u el l e b r u t a
l i t é j e v o u s r é p o n d i s, j e v o u s r e p o u ssa i ... V o u s m e
l ’ av ez p a r d o n n é ; m ai s m o i c e sse r a i - j e d e m e l e
r e p r o c h e r ?.. .
* #
V o u s so u v en ez - v o u s e n c o r e d e m es c o l è r e s
l o r sq u e , t o u j o u r s i n v i si b l e , j ’ assi st a i s à c es en t r e
t i en s d u r a n t l e sq u e l s v o t r e p èr e c h e r c h a i t à v o u s
p e r su a d e r q u e j e n ’ e x i st a i s p l u s, q u e v o u s d ev i ez
r e n o n c er à m o i et r e f a i r e v o t r e v i e ? E t à c es
au t r es en t r et i en s q u e l e m ar q u i s a v ai t a v ec R o c h e m o n t et o ù c e l u i - c i ét al ai t sa f o u r b e r i e , sa h ai n e ,
ses se c r e t s e sp o i r s et m o n t r a i t , san s f a r d , l es
o d i e u x c ô t é s d e so n âm e m i sé r a b l e ? F u t - i l j a m a i s
su p p l i c e ég al au m i e n ?
E n v ai n m e c o n j u r i e z - v o u s d e n e p a s m e l ’ i m
p o se r , en v ai n l ’ ab b é D u c o s m ’ o r d o n n a i t - i l d e
f u i r l es o c c a si o n s d ’en t en d r e c es o d i e u x p r o p o s...
Je n e p o u v ai s p l u s q u ’ êt r e l à, d e r r i è r e c e l t e t ap i s
se r i e , à é p i e r , à g u e t t er , l es p o i n g s n o u és, l es
d en t s se r r é e s, l es t em p es b at t an t es et san s p o u v o i r
r i en q u e c h e r c h e r à m e m a î t r i se r , m e t a i r e, ou
m ’ a n é a n t i r , p u i sq u e j ’ ét ai s m o r t et q u e, p o u r p r é
p a r e r u n a v e n i r m e i l l e u r p e u t - ê t r e, j e d e v a i s
e n c o r e , p en d an t l o n g t em p s, p a sse r p o u r m o r t .
A h ! So l a n g e , si v o t r e c a l m e , v o t r e d i g n i t é ,
v o t r e c o u r a g e u se et su p er b e at t i t u d e n e m ’ a v ai en t
se r v i d ’e x e m p l e et c o u r b é m a l g r é m o i so u s u n e l o i
d e p r u d e n c e et d e r e t en u e, à q u el l es e x t r é m i t é s en
se r a i s- j e a r r i v é ?
�, 36
M O RT
OU
V I V A N T ?.
A p r è s d e t el l es c r i se s, q u i m e l ai ssa i en t b r i sé ,
c o r p s et â m e, c o m m e i l m ’ ét ai t n éc essai r e d e v o u s
r e t r o u v e r l e so i r , t o u t es p o r t e s c l o se s, a l o r s q u e
B i o n d o r m ai t et q u e n o t r e v i e i l l e d e m e u r e , f er m ée
à t r i p l e v e r r o u , m e p r o t é g e a i t c o n t r e l es s u r p r i se s;
c o m m e j ’ a v ai s b eso i n d ’o u b l i e r p r è s d e v o u s l es
a l a r m e s d u j o u r , af i n d e n e p o i n t t r o p r e d o u t e r l es
t r i st e sse s d u l en d em ai n et l es e f f o r t s q u i n o u s
r e st a i e n t à f a i r e .. .
N o u s n ’e x i st i o n s p a r l e f ai t q u e l a n u i t . M al
p assé n 'est , d i t - o n , q u e so n g e . N o u s p r o l o n g i o n s
c es v e i i l ées en d o u c es c a u se r i e s. Je c r o i s q u e v o t r e
v œ u et c e l u i d e l ’ ab b é D u c o s a u r a i t ét é d e m e
d é c i d e r à r e st e r d eb o u t p en d an t c e s h e u r e s o ù je
v o u s a v a i s à m o i , san s o b st a c l e , et à d o r m i r l e
r est e d u t em p s en m es d i v e r s l i e u x d 'a si l e : en b as,
au f o n d d 'u n e g r o t t e o ù l ’o n n 'a u r a i t su m e d é c o u
v r i r , en h au t d an s u n e c h a m b r et t e d o n t l 'en t r ée
sec r èt e ét ai t l e c h em i n d e r o n d e et l 'u n i q u e o u v e r
t u r e, u n e c h a t i è r e su r u n t o i t . I l y av ai t b i en en c o r e
l e c a v e au d es F e n l u c q , o ù n u l c er t ai n em en t n e
ser ai t v en u m e c h e r c h e r ... m ai s c et t e r e t r ai t e n 'eû t
ét é a c c e p t a b l e q u e d an s l es c a s d é se sp é r é s.
M a p a u v r e So l a n g e , o ù a v ez - v o u s p r i s l a f o r c e
d ’ u n d év o u em en t si p r o f o n d , d 'u n a m o u r si g r a n d
et si i n a l t é r a b l e, a l o r s q u e p l an ai t et q u e p l an e
en c o r e su r m o i u n e a c c u sat i o n e f f r o y a b l e , a l o r s
q u e m o n en n em i s’ ef f o r c e d ’ a c c r é d i t e r d an s l e
m o n d e, l e m o n d e l é g e r , l e m o n d e m éc h an t ,
t o u j o u r s p r êt à a c c u e i l l i r l es f ab l es m a l v ei l l an t e s,
c e b r u i t i n f âm e : i n d i g n em en t t r o m p ée p a r u n e
r e sse m b l a n c e , l a f d l e d u m a r q u i s d e C h â l o n est
d e v en u e l a p r o i e d u p l u s e x é c r a b l e sc é l é r a t d e c e s
t e m p s...
V o u s- m ê m e , êt es- v o u s t o u j o u r s c o n v a i n c u e ,
So l a n g e , d e m a v é r a c i t é ? N e l ’ a i - j e p as r e v u e p as
san t en v o s y e u x p u r s, l ’ i n e x p r i m a b l e e x p r e ssi o n
d e d o u l e u r , d e d é t r e sse , l a l u eu r t r o u b l e q u 'y m et
l e d o u t e , l e d o u t e h o r r i b l e ?.. .
A l o r s, m a l g r é v o s ef f o r t s, j 'i m a g i n e ù j am ai s
d éser t et d é v a st é l e t em p l e d e m o n b o n h e u r et
j ’ a p p e l l e l a m o r t , l a v r a i e , c el l e q u i ser a i t v r ai m en t
p o u r m oi : la L i b ér at r i c e !...
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
»3 7
K«*
Je m ’ é g a r e .. .
N o n , j e v e u x v i v r e , v i v r e j u sq u ’ au t r i o m p h e , j u s
q u ’ à c e q u e l a l u m i èr e so i t f ai t e, j u sq u ’ à c e q u e so i t
en f i n r e c o n n u e l ’ e r r e u r d o n t j e su i s v i c t i m e ...
Ja m a i s j e n e p a y er a i t r o p c h e r l a j o i e i m m en se
d ’ a p p a r a l t r e d e n o u v eau , y e u x c l a i r s, t êt e h a u t e , à
l a f ac e d u m o n d e et d e c o n f o n d r e c el u i q u i sa i t ,
san s d o u t e p o ssi b l e , q u e j e su i s b i en l e c o m t e
G u i l l a u m e d e F e n l u c q et q u i v eu t m ’ a r r a c h e r m o n
n o m , m o n b o n h e u r ... m o n a m o u r ... j e v e u x v i v r e
p o u r v o u s, So l a n g e , p a r c e q u e m o n t r i o m p h e se r a
l a p l u s b el l e d e s r é c o m p e n se s d e t an t d ’ an n ées d e
su p r ê m e s sa c r i f i c e s, j e v e u x v i v r e p o u r c el u i q u i
v i en t d e n a î t r e , p o u r m o n f i l s, n o t r e f i l s ! . . .
P o u r q u o i n ’ a i - j e p as p l u s t ô t p a r l é d e c et t e j o i e
si g r a n d e , d e c e t év én em en t q u i m e r e m p l i t
d ’o r g u ei l ?
D a b o r d , p a r c e q u e l a v en u e au m o n d e d e Je a n I r én é e f ai l l i t v o u s c o û t e r l a v i e et q u e j e p assai p a r
d es t r a n se s q u i m e r en d i r en t à m o i t i é f o u ...
E n su i t e , p a r c e q u e , r a ssu r é d e c e c ô t é, d ’ au t r es
t o u r m en t s m ’ a ssa i l l i r e n t . D an s l e d é l i r e d e l a f i èv r e ,
v o u s r e f u si ez d e v o i r v o t r e en f an t et ai n si m e f u t
d é c o u v e r t c e q u e v o u s m et t i ez , d ’ h ab i t u d e , t an t d e
so i n s à m e c a c h e r : c o m b i en l es m a c h i n a t i o n s
i n f er n a l es d e n o s en n em i s p o u v ai en t , a u x h eu r es
d e f a i b l e sse , a v o i r p r i se su r v o t r e e sp r i t ...
O u i , So l a n g e , c e f i l s q u e v o u s a d o r ez a u j o u r d ’h u i ,
v o u s l ’av ez r e p o u ssé a v ec d es y e u x d ’ é p o u v a n t e ...
A q u o i b o n r e v e n i r et n o u s a t t a r d e r à- c et t e st at i o n
si d o u l o u r eu se d u c a l v a i r e q u e n o u s av o n s eu à
g r a v i r ? . . . A b o r d o n s p l u t ô t d es i m p r e ssi o n s m o i n s
d r a m a t i q u e s, q u e n o u s a j o u t e r o n s au c o m p t e d es
m é f a i t s d u f am e u x c h em i n d e r o n d e ...
P a u v r e M l l e M i n e t t e ! .. . C a r , c et t e f o i s, c ’ est d e
l a b o n n e M l l e M i n et t e q u ’ i l se r a q u e st i o n ...
�* 38
M ORT
OU
V I V A N T ?..
IV
R é f l e x i o n s d’ un m o r t ( su i t e) .
Je n e p u i s m e r a p p e l e r , san s r i r e , l ’ef f r o i
q u ’é p r o u v a l a p a u v r e M l l e M i n et t e ù l ’ o c c a si o n d es
n u i t s d e v ei l l e p assées au c h ev et d e n o t r e t o u t p et i t .
J ’ ét ai s si l i er d ’ a v o i r u n f i l s q u e m o n p l u s g r a n d
b o n h eu r ét ai t d e l e r e g a r d e r d o r m i r . D ’ a i l l e u r s u n e
i n q u i ét u d e t r ès v i v e m e p r en ai t si t ô t q u e j e l e p e r
d a i s d e v u e.
I n v i si b l e , j e l e c r o y a i s d u m o i n s, d e r r i è r e l a
t a p i sse r i e , j e d e m e u r a i s so u v en t d e s h eu r es a ssi s
d an s l a p l u s r i g o u r e u se i m m o b i l i t é, su r u n t ab o u r et
d e b o i s, l es y e u x f i x é s su r l e b er c ea u .
U n e n u i t , j e f u s a r r a c h é à m a c o n t e m p l at i o n p a r
l ’ ét r an g e at t i t u d e d e M l l e M i n et t e. E l l e ét ai t d e b o u t ,
a d o ssée à u n m eu b l e, f i x an t l a t a p i sse r i e d ’ u n
r e g a r d ef f ar é ; el l e f ai sai t d e g r a n d s si g n e s d e c r o i x ,
b r a n d i ssa i t so u r o sa i r e , et m u r m u r a i t d e s e x o r
c i sm es d ’ u n e v o i x ét ei n t e. E l l e av ai t v u so u d a i n au
p e r so n n a g e d e l a t a p i sser i e , au c h a sse u r d e san
g l i e r , d es y e u x q u i s ’an i m ai en t , d es y e u x q u i r e g a r
d ai en t et el l e n e sav ai t q u e c r o i r e , q u e p e n se r ...
q u e cr ai n d r e!
P a u v r e M l l e M i n et t e , q u e d ’ e x c u se s j e l u i f i s p l u s
t a r d , q u an d ¡1 m e f u t p o ssi b l e d e m ’e x p l i q u e r av ec
e l l e ! ...
C e n e fu t p as l a t i n d e ses é p r e u v e s.
#*
U n so i r , So l a n g e , v o u s en so u v e n e z - v o u s? v o u s
ét i ez f i é v r e u sè , i n q u i èt e, v o u s m an i f est i ez l e d é si r
d ’ a v o i r v o t r e l i l s p r è s d e v o u s... P o u r l a p r e m i è r e
f o i s j e v o u s l ’ en t en d ai s r é c l a m e r , l u i , d o n t l a v u e
j u sq u ’ i c i a v ai t sem b l é v o u s f ai r e h o r r e u r . Q u el
r a i so n n e m e n t a u r a i t p u e m p ê c h e r q u e j ’ ai l l e c h e r
c h e r l e p a u v r e p et i t , p u i sq u e j ’ a v a i s, seu l , l a d o u c e
t û ch e d e r e st e r p r ès d e v o u s, c et t e n u i t - l à?
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
>39
T o u t e f o i s, av an t d ’ e n t r e r d an s sa c h a m b r e , je
f u s, p a r u n r est an t d e p r u d en c e , em p r u n t e r l es
y e u x d u c h a sse u r d e l a t a p i sse r i e , af i n d e v o i r ce
q u e f ai sa i t M l l e M i n e t t e ... Q u an d j e l ’ ap er ç u s
ét e n d u e, i m m o b i l e , su r l e l i t , j e l a c r u s en d o r m i e ,
et r i en n e p u t m e r e t en i r . Je m ’ av an ç ai san s b r u i t
et so r t i s d e m êm e a p r è s m ’ êt r e e m p ar é d e l ’ en f an t .
M a i s l a p a u v r e f i l l e n e d o r m ai t p a s, el l e m ’ a v ai t p r i s
p o u r u n r e v en a n t , u n e am e en p e i n e, q u i n ’ av ai t
eu p o u r a p a i se r se s t o u r m en t s n i m esses n i p r i è r e s...
F o l l e d e t e r r e u r , el l e a v ai t en v ai n t en t é d e c o u r i r
ap r ès m o i , d ’ap p el er , d e m ’ ar r ac h er m o n d o u x
f ar d eau : l a t e r r e u r l a p a r a l y sa et el l e t o m b a
év a n o u i e .
M m e M e u r v i l l e eu t b i en d u m al à l a f ai r e r e v e n i r
il el l e, l o r sq u e j e l ’eu s r el ev ée et d ép o sée su r sa
c o u c h e , a p r è s v o u s a v o i r p o r t é , c h èr e So l a n g e ,
n o t r e f i l s a d o r é . Q u e d e b o u l e v er sem en t s cet t e
n n i t - l à! Q u e d ’ém o t i o n s p én i b l es o u j o y e u se s!
C ’ est su r l e c u r é q u e r e t o m b a l a r e sp o n sa b i l i t é
d e l ’ év én em en t .
— Q u e n ’ a v ez - v o u s a v er t i v o t r e sœ u r ? l u i d em an d a i - j e l e l en d em ai n d ’ u n t o n d e r e p r o c h e .
— P a s e n c o r e ... p as e n c o r e ... U n e f em m e sai t
t o u j o u r s t r o p t ô t u n se c r e t ...
I n f o r t u n é e M l l e M i n et t e , c o m b i en j e f u s m al h eu
r e u x d u r a n t l a l o n g u e i n d i sp o si t i o n q u i r ésu l t a
p o u r el l e d e m o n i m p r u d en c e ! Q u e d e r e m o r d s
je c o n s e r v e r a i ét e r n el l em en t d u m al q u e j ’ a i f ai t ai n si
¡i t o u s c e u x q u i m ’ o n t a p p r o c h é , il t o u s c e u x q u i
m ’ o n t t ém o i g n é u n i n i m a g i n ab l e d é v o u e m e n t ...
M a l g r é m es i n st a n c es, n o t r e b o n c u r é l ai ssa
e n c o r e sa sœ u r d an s l ’ i g n o r a n c e .
L a r e v a n c h e d e M l l e M i n et t e d ev ai t êt r e éc l a
t a n t e ...
*
•* *
A r r i v o n s à c et i n st an t q u i au r ai t p u êt r e si c r i
t i q u e, o ù n o t r e p et i t e se c o n d e , M l l e M a r g u e r i t e
d e F e n l u c q d e B i o n , fi t so n en t r ée d an s l a v i e.
P r é se n t e r au m o n d e c et t e j eu n e p e r so n n e ét a i t ,
d a n s l a c i r c o n st a n c e , f o r t d i f f i c i l e !
�mo r t
o u
v iv a n t
?..
C ’est p o u r q u o i u n so i r q u e l es t o i t s ét ai en t c o u
v er t s d e n ei g e, q u e l a b i se so u f f l a i t , M . l e c u r é
r ev i n t au p r e sb y t è r e p o r t e u r d ’ u n m essag e d o n t i l
ét a i i e m b a r r a ssé à l ’ e x t r ê m e . I l av ai t à d e m a n d e r à
sa sœ u r , d e l a p ar t d ’ u n r ev en an t , si el l e c o n se n t i
r ai t d e n o u v eau à v e i l l e r au c h â t e a u , p r è s d u b er
c eau d ’ u n n o u v ea u - n é, d an s l a f am eu se c h a m b r e
a u x t a p i sse r i e s... P o u r l a d é c i d e r , u n p eu c o n f u s
d ’ a v o i r t an t t a r d é , i l aj o u t a l es e x p l i c a t i o n s n éc es
sa i r e s...
M l l e M i n et t e l a n ç a , c o m m e b i en l ’ o n p en se,,
t o u t es l es i n t e r j e c t i o n s q u i se p eu v en t t r o u v e r d an s
l e d i c t i o n n a i r e , je c r o i s m êm e, m ai n t en an t q u e je
l a c o n n a i s, q u ’ el l e d u t en i n v e n t e r d e t o u t es n o u
v el l es ! . . .
E t t o u t , en d e u x m o t s, f u t r é g l é . M l l e M i n et t e
au r ai t p u c o m m e n c e r p a r d e s r e p r o c h e s, d es
« p o u r q u o i c e c i . .. p o u r q u o i c e l a . .. c o m m en t n e
p as m ’a v o i r a v e r t i e .. . n ’ a v o i r p as eu d é j à p l u s d e
c o n f i a n c e et d e p i t i é ... » E l l e s’ en ab st i n t et m o n t r a
ai n si sa g r a n d e u r d ’ âm e. E l l e j et a u n e m an t e su r
ses é p a u l e s, et se d é c l a r a si m p l e m en t h eu r eu se d e
se r en d r e u t i l e.
B i o n d o r m a i t so u s ses t o i t s b l a n c s. V i e u x et
j e u n e s, au c o i n d u f o y e r , l e n ez d an s l es c e n d r e s,
l ’ esp r i t e n g o u r d i , r e g a r d a i e n t p eu au d e h o r s. Si n o n
i l s eu ssen t c h e r c h é à sa v o i r p o u r q u o i , à l a b r u m e,
M l l e M i n et t e b a r r i c a d a i t l e p r e sb y t è r e et , à l a su i t e
d e so n f r è r e , s ’ en f o n ç a i t d an s l es sen t i e r s p l ei n s
de n u it .
E t l o r sq u e M l l e M i n et t e a r r i v a à B i o n , c ’ est l e
r e v en a n t l u i - m êm e q u i l u i fi t a c c u e i l , l e f an t ô m e
q u i l ’ i n t r o d u i si t d an s l a c h a m b r e o ù el l e av ai t f ai l l i
m o u r i r d e f r a y e u r ...
C e t t e p r e m i è r e v e i l l é e, v o u s en so u v en ez - v o u s,
c h èr e m a d e m o i sel l e ? n o u s l a p assâm es en t êt e à
t êt e. Je v o u s e x p l i q u a i l ’é p o u v a n t ab l e e r r e u r d o n t
j ’ ét ai s v i c t i m e , je v o u s av o u ai l e p eu d ’e sp o i r q u i
m e r e st a i t en l ’ a v e n i r . V o u s m 'e x h o r t i e z au c o u
r a g e , v o u s m e r é c o n f o r t i ez d e v o t r e c o n f i a n c e ...
« D i eu n e p e r m e t t r a p as l a v i c t o i r e d u m al , m e
d i t e s- v o u s d e c et t e v o i x c l a i r e q u i v o u s c o n se r v e
t an t d e j e u n e sse . D i eu v o u s m o n t r e r a l e m o y en d e
�M O RT
OU
V I V A N T ?...
14 1
c o n f o n d r e l e p e r v e r s, d e p u n i r l e p r é v a r i c a t e u r ...
P r e n e z c o u r a g e , m o n si e u r l e c o m t e ... v o u s n ’en
t r e v o y e z p as en c o r e l a d é l i v r a n c e , m ai s l a d é l i
v r a n c e v i e n d r a . So u v e n e z - v o u s q u 'i l n ’ est p a s u n
c h ev eu su r n o t r e t êt e d o n t l e Se i g n e u r 11e sa c h e l e
c o m p t e . N e v o u s e x p o sez p a s à c e q u ’ i l p u i sse v o u s
d i r e u n j o u r : « H o m m e d e p eu d e f o i , p o u r q u o i
as- t u d o u t é ? » C o n se r v e z l ’e sp é r a n c e , e n v e r s et
c o n t r e t o u s... i l n ’ est p as d ’a r m e p l u s sû r e , d ’ a r m e
p l u s f o r t e q u e l 'e sp é r a n c e ... »
Et
c e s p a r o l es d ’ u n e si m p l e c r o y a n t e m e
d o n n è r en t u n e f o r c e d ’âm e q u e j e n ’ a v ai s j a m a i s
c o n n u e.
K
* X
M l l e M i n et t e et m o i d e v î n m e s d e g r a n d s a m i s.
A u c o n t ac t d e sa f o i p r o f o n d e , l a f o i q u i m ’ ab an
d o n n ai t p a r f o i s m e r e v e n a i t ; q u an d j e n 'a v a i s p l u s
d ’ e sp é r a n c e , l ’ a d m i r a b l e c o n f i a n c e en D i eu d e
M l l e M i n et t e m e l a r e n d a i t . M e s r é v o l t e s,' m es
i m p at i en c es l u i f ai sa i en t h o c h e r l a t êt e.
—
M o n D i eu ! a v ai t - e l l e en c es c a s- l à c o u t u m e
d e m e d i r e , p o u r q u o i n o u s t o u r m en t er d e d e m a i n ?
Sa v o n s- n o u s seu l em en t si n o u s e x i st e r o n s? V i v o n s
a u j o u r d ’ h u i . .. d e m a n d o n s l a g r â c e d e p a sse r sai n
t em en t l e t em p s q u i sé p a r e l e m at i n d u so i r . R e n o u
v e l o n s l ’ a c t e d ’ A b a n d o n , r é p ét o n s- en san s n o u s
l a sse r l a d i v i n e f o r m u l e : « M o n D i eu , q u e v o t r e
v o l o n t é so i t f a i t e ... » V o u s sav ez b i en q u e l a v o l o n t é
d e D i eu est t o u j o u r s b o n n e, m êm e l o r sq u e ses
v o i e s n o u s r est en t o b sc u r e s...
M l l e M i n et t e n ’ est p l u s j e u n e ; el l e n ’ a j a m a i s d û
n i su êt r e j o l i e ; m ai s el l e p o ssèd e c et t e b eau t é d ’ u n o
âm e d é l i c i e u se , d ’ u n e âm e d o n t t o u s l es m o u v e
m en t s so n t p o u r c e u x q u i l ’ en t o u r en t u n e j o i e , u n e
c o n so l a t i o n .
U n e seu l e c h o se l a t o u r m e n t a i t : a v ec l ’ a p p ât p e r
si st an t d e l a p r i m e o f f er t e à c el u i q u i m e d é c o u v r i
r a i t , m o r t o u v i v an t , l a c u r i o si t é d ’ u n e V i ei l l e m en
d i an t e , l a M i c h e l i n e , d o n t l ’ œ i l m a u v ai s ét ai t san s
c e sse f i x é su r n o u s.
A h ! So l a n g e , t an d i s q u e r é f u g i é s
d an s l e
�14 2
M ORT
OU
V IV A N T ?.
p et i t j a r d i n b l o t t i au p i ed d e l a t o u r d u P r i n c e N o i r
n o u s c h e r c h i o n s en sem b l e d es m o t i f s d ’ e sp é r a n c e ,
c o m m e n o u s l a sen t i o n s g r o n d e r a u t o u r d e n o u s,
c et t e h ai n e d e m o n a n c i e n r i v a l ! I l n o u s sem b l ai t
q u ’ el l e b at t ai t n o s m u r a i l l e s, c o m m e l e I l o t sap e l a
b ase d e g r a n i t d u p h ar e q u ’ i l f i n i r a p a r r e n v e r se r ...
E l l e p r en ai t t o u t es l es f o r m e s, d éj o u ée d ’ u n c ô t é,
el l e r e n ai ssa i t d ’ u n a u t r e . P a r c e q u e l e b r u i t s'ét ai t
r ép an d u q u e j 'é t a i s v i v a n t et q u e j e m e c a c h a i s, o n
r e l â c h ai t d es p r i so n n i e r s af i n d e m e p l u s sû r em en t
d é c o u v r i r , en l e u r p r o m et t an t u n e l i b ér a t i o n t o t al e
et u n e r em i se c o m p l è t e d e l eu r p ei n e s’ i l s m e c a p
t u r ai en t . D e t o u s c ô t és d es c o n sc i e n c e s ét ai en t
ac h et ées, d ’ o d i e u x m a r c h é s se c o n c l u a i en t , c ’ ét ai t
à c r o i r e q u ’ il n ’ y a v a i t p l u s d e j u st i c e au m o n d e,
ou q u e l a j u st i c e se p r êt ai t a u x p l u s v i l s c a l c u l s,
a u x p l u s b asses c o m p l i c i t é s.
— A h ! si j am ai s j e t i en s cet h o m m e ! r é p ét a i s- j e
p a r f o i s... et v r ai m en t u n e so i f d e sa n g m e d essé
c h ai t l es l è v r e s.
— B a h ! m e r ép o n d ai t M l l e M i n et t e c o m m e s'i l
se f û t ag i d e l a c h o se l a p l u s si m p l e d u m o n d e, c e
j o u r - l à v o u s f er ez c o m m e N o t r e - Se i g n e u r fi t
ses
b o u r r e a u x : v o u s p a r d o n n e r e z ! ...
M a i s, c e d e g r é d e p e r f e c t i o n , q u e j 'é t a i s, q u e j e
su i s en c o r e l o i n d e l ’ a t t e i n d r e ! ...
Y
S o u v e n ir s d ’ u n m o r t ( su i t e) .
L e t em p s p a sse , il a p assé.
D u r an t d es m o i s, j e n ’ ai r i en aj o u t é à c es l i g n e s.
Je l es r e p r e n d s a u j o u r d ’ h u i . P o u r q u o i ? L e sa i s- j e ?
P e u t - ê t r e p a r c e q u e j e n e sai s p l u s à q u i c r i e r m a
d é se sp é r a n c e , m a l a ssi t u d e , l ’ h o r r i b l e d ég o û t q u e
j’ ai d e l a v i e à l aq u e l l e j e su i s c o n d am n é.
M es c h ev e u x c o m m en c en t ù b l a n c h i r . A u x
t em p es
de
m a c h èr e
So l a n g e
a p p ar ai ssen t
q u el q u es f i l s d 'a r g e n t . P o u r el l e au ssi l es p l u s
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
143
b el l es h e u r e s d e sa j eu n esse s’ en v o n t ; el l e l es
a u r a p a ssé es en e x i l , en p r i so n .
M es en f an t s g r a n d i sse n t et u n e d o u l e u r s’ aj o u t e
à t o u t es m es au t r es d o u l e u r s : p o u r e u x , j e n e
p u i s e x i st e r , j e n ’ e x i st e p as. C o m m en t l eu r e x p l i
q u e r l a v é r i t é , f ai r e a d m e t t r e p a r l eu r s j eu n es c e r
v e au x q u e c el u i q u i n ’a p o i n t f ai t l e m al est o b l i g é
d e se c a c h e r en d es r e t r ai t es so m b r e s p o u r é v i t e r ,
p e u t - ê t r e , l e b o u r r e a u ...
D e j o u r en j o u r , d e sem ai n e en sem ai n e , l es
d i f f i c u l t és d e n o t r e v i e a u g m en t en t , l es p r o b l èm e s
l es p l u s a r d u s se p o sen t . L e c e r c l e d e n o t r e e x i s
t en c e d ev i en t t r o p r e st r ei n t p o u r n o s b e so i n s. T ô t
o u t a r d , l e c o n t en u a u r a- t - i l r ai so n d u c o n t e n an t ?
A v o u l o i r n i e sa u v e r , a u r i o n s- n o u s r ê v é l ’ i m
p o ssi b l e ?
Je f a i b l i s. L e s p a r o l e s d e r é c o n f o r t q u e m e p r o
d i g u e M l l e M i n et t e d em eu r en t d é so r m a i s san s
éc h o en m o i . M o n b on c u r é n e m e t r o u v e p l u s q u e
r a r em en t à g e n o u x su r l es m a r c h e s d e p i e r r e ,
a p r è s l a m e sse ... D a n s m es so u t e r r a i n s, j ’ er r e en
d é se sp é r é ...
O u b l i e u x d es p r o d i g e s d e d év o u em en t a c c o m p l i s
p o u r m o i , j e t o m b e en c et ét at q u i t r a n sf o r m e
l ’ êt r e l e p l u s ai m an t en é g o ï st e , en h o m m e p r êt
;ï a c c e p t e r t o u t d es a u t r e s san s p l u s r i e n d o n n er
d e l u i - m ê m e ...
P e u t - ê t r e m o n m a u v ai s ét at d e san t é est - i l p o u r
q u el q u e c h o se d an s c et ét at m o r al o ù l ’ i r r i t a t i o n
su c c è d e ;ï l a d é p r e ssi o n , l a c o l è r e ex a l t é e
l a m cl a n c o l i e t a c i t u r n e , san s q u e j a m a i s m o n e sp r i t se
r e p o se d an s u n é q u i l i b r e sa l u t a i r e . C o m m e n t m e
p o r t er ai s- j e b i e n ? J ’ ai b eau a l l e r et v e n i r , m o n t er ,
d e sc e n d r e , p a r c o u r i r m o n d o m ai n e av ec l a h at e
f i é v r e u se et m o r o se d e l ’ éc u r eu i l q u i , san s se l a sse r ,
t o u r n e et r e t o u r n e d an s sa c a g e , je l a n g u i s, j e
m ’ a l o u r d i s, je m eu r s f au t e d e m o u v em en t , d ’ e x e r
c i c e . M o i , l e h ar d i c h a sse u r q u i g r a v i ssa i t san s
p ei n e l es p i c s l es p l u s a b r u p t s, m o i l ’ i n t r é p i d e
c a v a l i e r , h ab i l e à d o m p t e r l es c h e v a u x l es p l u s
r e b e l l e s, j e d o i s m e c o n t e n t er d e c i n q c en t s m èt r es
d e c a v e s et d e c o u l o i r s o b sc u r s, d e t r o i s cen t v i n g t sep t m a r c h es, j e l es ai c o m p t é e s, et d ’ u n e l an g u e
�'4 4
M O RT
OU
V I V A N T ?..
d e j a r d i n q u i n ’ a p as d i x t o i ses c a r r é e s ! O h ! m o n
t e r à c h e v a l ... c o u r i r d e v a n t m o i b r i d e a b a t t u e,
san s m e so u c i e r d es o b st a c l e s... b o i r e , a sp i r e r à
l o n g s t r ai t s l ’ a i r q u i f o u et t e l e v i sa g e ... n e p l u s
l 'ai r e q u ’ u n av ec l e n o b l e an i m al q u i c o m p r en d
v o t r e v o u l o i r au m o i n d r e m o u v em en t d e l a m ai n ,
à l a p l u s l ég è r e p r e ssi o n d es g e n o u x ... A h ! j e m ’ é
c r i e r a i s v o l o n t i e r s c o m m e 1i n f o r t u n é R i c h a r d 111
d ’ A n g l e t e r r e : « U n ^ - c h ev al ! u n c h e v a l !
m on
r o y au m e p o u r u n c h ev al ! » M l l e M i n et t e , q u an d
je m ’ e x a l t e a i n si , m e p r o d i g u e ses
c o n so l a
t i o n s... sa m i sé r i c o r d e l u i d o n n e d e su r p r e n a n t e s
i n t u i t i o n s... el l e l u i i n sp i r e d e s q u est i o n s q u i ,
j > eu à p eu , a r r a c h e n t m a p en sée a u x é p r e u v e s
a c t u e l l e s... el l e m e f o r c e , p a r e x e m p l e , à l u i p a r l e r
d e m a p a ssi o n p o u r l e c h e v a l , et j ’ en a r r i v e à l u i
d o n n e r d es d é t ai l s su r l ’ ar t d u c a v a l i e r et l e d r e s“ sag ë d e* àa m o n t u r e, d é t ai l s q u ’ el l e n e p eu t c e r t es
p as c o m p r e n d r e , el l e d o n t t o u t es l es h a r d i e sse s
d ’ éc u y èr e se b o r n en t à a v o i r c h em i n é q u el q u ef o i s
su r u n e v i e i l l e m u l e p a c i f i q u e, p o u r g a g n e r l e
v i l l ag e v o i si n .
D es sem ai n es o n t en c o r e p a ssé ...
P é r i o d e m o r n e, d i f f i c i l e ; i n c essan t e s i n q u i ét u
d es ; t o u r m en t s p r o f o n d s ; l en t su p p l i c e a u p r è s
d u q u el c el u i d e l a g o u t t e d ’ eau , i n v en t é p a r l es
C h i n o i s, n ’est r i en .
Je su i s à b o u t ...
■ « A y e z p at i en c e, m e r é p èt e - t - o n c h a q u e j o u r .
C o u r b e z - v o u s so u s l a m ai n d e D i e t i ... A t t e n d e z ...
t o u t v i en t à p o i n t . » Je c r o i s m êm e q u e v o u s,
So l a n g e , si c a l m e, si r é si g n é e , si c r o y a n t e , v o u s
ét i ez b i en p r è s d e n ’a v o i r p l u s l e c o u r a g e d ’ en
t en d r e c e s m o t s, l o r sq u e n o u s a r r i v a c et t e l et t r e
d e v o t r e a m i e, M m e d e C o r é l y .
E t a i t - c e l a c o l o m b e d e l ’ a r c h e ap p o r t a n t l e
r am eau d 'o l i v i e r ?
�M O RT
OU
V I V A N T ?...
« M a c h èr e So l a n g e ,
Par i s, l e...
« L e t em p s p o u r su i t so n œ u v r e , m et en h au t ce
q u i ét ai t en b a s, et v i ç e - v e r sa . N o u s v en o n s d ’ a v o i r
u n c h a n g em en t d e m i n i st èr e et i l m e r e v i e n t , p ar
u n d e m es f i d èl es « h ab i t u és », q u e M . d e R o c h e m o n t , h i e r t o u t - p u i ssan t , v e r r a so u s p eu so n ét o i l e
p â l i r . L e .m i n i st r e ac t u el l u i au r ai t r e t i r é c e r t a i n s
p o u v o i r s d o n t il ab u sai t et ser a i t p r êt à l u i en
r e t i r e r b i en d 'a u t r e s. E n t r e e u x , i l se p r o d u i t u n e
f êl u r e d o n t c e u x q u i p o u r r a i e n t a v o i r b eso i n d e
l e u r d é sa c c o r d d e v r a i en t p r o f i t er .
« C e l a d i t , r ev en o n s à v o u s, m a t o u t e b el l e.
« V o t r e f i l s g r a n d i t . D an s q u el q u es an n ées, il
se r a d i f f i c i l e d e l e t en i r en l a r é c l u si o n et l e d eu i l
o ù v o u s v o u s en f er m ez . C e q u e c o m p r en d v o t r e
âm e d ’ a f f l i g é e r é v o l t e r a l a si en n e. E n t r e l es j eu n es
et c e u x q u i l es p r é c é d è r e n t , l es d i v e r g e n c e s d ’ i d ées,
d e p l u s en p l u s, s’ a c c u se n t ... P o u r cet en f an t ,
n ’ al l ez - v o u s p as so r t i r d e v o t r e r e t r ai t e et f ai r e l a
l u m i èr e su r c e m y st èr e o ù v o u s v o u s en v e l o p p e z ?
« So l a n g e , d u f o n d d e m o n « t o n n eau » , je n e
su i s' p as san s en t e n d r e b i en d es c h o se s. D ep u i s
l o n g t em p s u n b r u i t s’ a c c r é d i t e , d o n t v o t r e p è r e,
d an s so n e x t r a o r d i n a i r e am i t i é p o u r l e v i c o m t e d e
R o c h e m o n t , est Je seu l à n e p as v o u l o i r a c c e p t e r
l a p o ssi b i l i t é ... S i c e q u ’ o n d it es t v r a i , q u e n e
l e c r i e z - v o u s à l a f ac e d u m o n d e ? N 'a v e z - v o u s
p o i n t assez so u f i e r t ?
a L e t em p s n ’ est p l u s d e l a p a ssi v i t é, d e l ’ a c c e p
t at i o n , d e l a c r a i n t e . R e l e v e z l a t êt e.
« S ’ il est vr ai * q u e c h a c u n a d an s sa v i e u n e
h eu r e, l ’ h eu r e f at i d i q u e, q u i n e so n n e q u ’ u n e f o i s
et q u ’ il f au t en t en d r e si l ’ o n n e v eu t n as m an q u er
sa d e st i n ée : l a v ô t r e v i en t , t r ès c h è r e , t en d ez
l ’ o r e i l l e . T en ez - v o u s p r ê t e ! .. .
« Si n o u s av i o n s q u el q u es an n ées d e p l u s, je
v o u b é c r i r a i s : p r en ez l e c h em i n d e f e r . D es r a i l s
c o m m en c en t à se p o se r p ar t o u t et c es « l o c o m o
t eu r s » , q u i p er m et t en t d e f r a n c h i r en u n e h eu r e
q u ar an t e k i l o m èt r es, so n t u n e b i en b el l e i n v en t i o n .
E n at t en d an t q u e c es j o l i s r u b an s d e 1e r c o u r en t
�146
M ORT
O tl
V IV A N T ? . .
X
d e P a r i s j u sq u ’ à v o s P y r é n é e s et m e p er m et t en t
d ’al l er
v o u s e m b r a sse r , p r en ez
la d i l i g en c e,
p r en ez l a m a l l e - p o st e , m ai s v en ez , et , si v o u s n e
sav ez o ù d e sc e n d r e , so u v en ez - v o u s q u e m o n p et i t
ap p ar t em e n t est , p o u r v o u s, t o u t o u at é d ’ a f f ec t i o n .
L ’ ab se n c e, l ’ él o i g n em en t n ’ o n t p u a f f a i b l i r l e si n
c è r e at t ac h em en t d e c el l e q u e j e n o m m e i ci
« F r a n ç o i se . »
* U
—
P a r t e z , So l a n g e , m ’ é c r i a i - j e q u an d n o u s
eû m es a c h e v é c et t e l e c t u r e , p ar l ez et , s’ i l se p eu t ,
sau v e z - n o u s !
V o u s' h ési t i ez , c e v o y a g e v o u s f ai sa i t p e u r .
Q u ’ al l ai t - i l se p a sse r en v o t r e a b se n c e ? V o u s av i ez
l ’ i m p r essi o n d o n t j e m e sen t ai s d u r est e ac c a b l é,
q u e v o u s n o u s l ai ssi ez d é sa r m é s, a b a n d o n n é s...
E t c h aq u e j o u r , so u s l e m o i n d r e p r é t e x t e , v o u s
r et ar d i ez v o t r e d é p a r t ... Je a n - I r é n é e en t o m b an t
s’ ét ai t f ai t m al au g e n o u ... M a r g u e r i t e t o u ssa i t ...
v o u s ét i ez en p ei n e d e m o i , p a r c e q u e M l l e M i
n et t e o u M e u r v i l l e av ai en t d é c r é t é q u e j ’ ét ai s
ja u n e ...
« L ’ h e u r e ... l ’ h eu r e f a v o r a b l e , n e l a l ai ssez p o i n t
p a sse r , » i n si st ai t M m e d e C o r é l y , p a r c h a q u e
c o u r r i er .
U n év én em en t q u e r i en 11e f ai sai t p r é v o i r m i l
(in à c es h ési t at i o n s : l a c o n g est i o n q u i su b i t em en t
t e r r a ssa l e m a r q u i s d e C h â l o n .
V o t r e p èr e ét ai t à l a m o r t ... T o u t e a f f ai r e c es
san t e v o u s p a r t î t e s...
Q u an d v o u s n e f û t es p l u s l à, au v i d e i m m en se
l ai ssé p a r v o t r e a b se n c e , au f r o i d q u i m e g l a ç a i t ,
à l ’ o m b r e q u i sem b l ai t t e r n i r l e j o u r l e p l u s p u r et
f ai r e san s r a y o n s l e so l e i l l e p l u s b r i l l a n t , c o m b i en
je c o m p r i s à q u el p o i n t j e v o u s a i m a i s, So l a n g e , et
l e b o n h e u r q u ’ en d ép i t d es ép r eu v es a v ai t c o n t en u
n o t r e v i e c a c h ée !
E t j e t o m b ai s à g e n o u x , j e sa n g l o t a i s, j e n e t r o u
v ai s p l u s d e m o t s p o u r r e m e r c i e r l e c i el d e v o u s
a v o i r d o n n ée à m o i , l e c c eu r d é b o r d a n t d ’ ac t i o n s
d e g r â c e s .. .
�M O RT
OU
V I V A N T ?..
147
##
E n at t en d an t l es c o n v o i s r a p i d e s an n o n c és p a r
M m e d e C o r é l y , n o u s so u f f r î m e s d e r é el l e s t r an ses
c au sées p a r l a l en t e u r q u e l es n o u v el l es m i r en t à
n o u s p ar v en i r .
L e m a r q u i s d e C h â l o n m o u r u t d e u x j o u r s ap r ès
v o t r e a r r i v é e . I l eu t a v an t d e su c c o m b e r u n i n st an t
d e l u c i d i t é et p u t v o u s d e m a n d e r p a r d o n d e s’ êt r e
a sso c i é à v o s p e r sé c u t e u r s.
V o u s éc r i v i e z à n o t r e c h e r c u r é , p u i sq u e j e
c o n t i n u a i s à ê t r e m o r t ! et c e s l et t r e s ét ai en t si
c o u r t e s, si b r è v e s, q u e n o t r e âm e so u l ev ée d ’ en
t h o u si asm e, d ’esp é r a n c e à l e u r a r r i v é e , r et o m b ai t
l o u r d em en t , a i l e s b r i sée s, a p r è s c h a c u n e d e c es
l ec t u r es.
P o u r q u o i c e si l en c e, c et t e f r o i d e u r , p r e sq u e
c et t e i n d i f f é r e n c e ? n o u s d e m a n d i o n s- n o u s.
N o u s n e f û m es p a s l o n g t em p s san s en a v o i r
l ’ e x p l i c a t i o n . P l u s q u e j a m a i s p esai t su r B i o n
l ’ at t en t i o n d e m es p e r sé c u t e u r s. C o m m e s’ i l eû t
sen t i so n r ô l e p r è s d e f i n i r et t o u t p o u v o i r l u i é c h a p
p e r , M . d e R o c h e m o n t p r é p a r a i t l e c o u p su p r êm e,
a p r è s l eq u el , si j ’ ét ai s t r i o m p h a n t , l u i n ’ av ai t q u ’ à
m o u r i r ...
*
«*
Je p r é f è r e l a i sse r M e u r v i l l e n a r r e r c e q u i a r r i v a .
Je c r o i s q u ’ el l e a r éu n i t o u t c e q u i l u i r est ai t d e
f o r c e s p o u r en t r a n sc r i r e l es d é t a i l s. C e t t e l et t r e
est c o l l at i o n n é e d an s l es a r c h i v e s d e l a f a m i l l e .
E l l e p e r p ét u e r a l e so u v e n i r d ’ év én em en t s q u i
f u r en t , p o u r n o u s, l a f i n d es g r a n d e s so u f f r a n c es,
l a p o r t e o u v er t e su r l ’ i n f i n i , l e r et o u r à l a v i e ...
�14 8
M O RT
OU
V IV A N T ?...
V II
M adam e A n n e
M e u r v ille à M a d a m e la c o m te s s e
d e F e n lu c q .
B i o n , l e...
M a d a m e l a c o m t esse,
P o u r 11’ êt r e p as c en t f o i s m o r t e d e sai si sse m en t
d u r an t l es t r i st es an n e'es q u e n o u s v en o n s d e v i v r e
et su r t o u t p o u r a v o i r r ési st é à c e q u i est t o m b é su r
n o u s d ep u i s v o t r e d ép ar t , je cr o i s q u e v o u s p o u r
r ez d é so r m a i s c o n si d é r e r v o t r e v i e i l l e M e u r v i l l e
co m m e i m m o r t el l e.
L e b o n D i eu , v r a i m e n t , n e v e u t p a s d e m o i .
M a i s d ’ a b o r d , i l f au t q u e v o u s so y ez r a ssu r é e .
L e s en f an t s so n t sai n s et sa u f s, M . l e c o m t e a u ssi .
M a d a m e , i l y a d e c el a q u ar an t e- h u i t h e u r e s,
j ’ a v ai s ét é p r o m e n e r Je a n - I r é n é e et M a r g u e r i t e
d an s l e c h em i n q u i m èn e à l a p o t er n e, ai n si q u e
v o u s m ’ y av i ez a u t o r i sé e . N e sac h a n t q u e f ai r e p o u r
d i st r a i r e c e s p et i t s q u i v o u s r é c l a m e n t , j ’ a v a i s
i m a g i n é d ’a l l e r d e m a n d e r à Jo h a n n è s d e n o u s
d o n n er à g o û t er .
C h a q u e f o i s q u ’ u n f ai t d e c e g e n r e se p r o d u i t ,
Jo h a n n è s, av ec l a f i er t é et l e p l a i si r q u e v o u s sa v e z ,
d i sp o se p o u r n o u s su r l ’ u n i q u e t ab l e d e so n l o g i s
d u l ai t d e c h è v r e , d u f r o m a g e et d u p ai n n o i r ; il
v en ai t d ’a c h e v e r ses p r é p a r a t i f s, l o r sq u ’ u n c o u p d e
m ar t eau n o u s sem b l a é b r a n l e r l a p o t er n e.
J ’ ai u n su r sa u t . L e s en f an t s e f l r a y é s se se r r e n t
co n t r e m o i.
— O h ! o h ! q u ’ est c e v i si t e u r q u i m ’ a r r i v e ? . . .
Jo h a n n è s v a v o i r au g u i c h e t .
— O u v r ez , au n o m d u r o i ! . . .
N o t r e p o r t i e r r i p o st e :
— I l est l o i n l e r o i , et m a p o r t e n e s’ o u v r i r a qued ev an t l u i .
U n sec o n d h eu r t r éso n n e t an d i s q u ’ u n e v o i x d e
p l u s en p l u s a u t o r i t a i r e c r i e :
— O u v r ez , au n o m d u r o i !
�M O RT
OU
V I V A N T ?...
14 9
Jo h a n n è s r ev i en t m e d i r e :
— E m m e n ez l es e n f a n t s, q u el q u e c h o se d e g r a v e
se p r é p a r e ...
J ’ em m èn e l e s p e t i t s. M a r g u e r i t e se t r aî n e eu
p l e u r a n t . Je l a p r e n d s so u s m o n b r a s c o m m e u n
p et i t sac d e f ar i n e .
M a i s, d e r r i è r e m o i , se r e f u sa n t à s’ é l o i g n e r et
p r é t en d an t v o i r q u i s’ an n o n c e à si g r a n d b r u i t ,
r e st e Je a n - I r é n é e .
— P a r t e z d o n c v i t e , em m en ez l es e n f a n t s...
q u ’ e st - c e q u e v o u s a t t en d e z ? q u e t o u t sa u t e ? je
c r o i s a p e r c e v o i r u n e m èc h e so u s l a p o r t e ...
U n e m è c h e ? u n b ar i l l e t d e p o u d r e ? u n e e x p l o
si o n ? . . . E t Je a n - I r é n é e q u i s’ en t êt e à 11e p a s su i v r e
et q u e j e n ’ a u r a i s p as l a f o r c e d e p o r t e r ? E t m o n
e sso u f f l e m e n t ... m es j am b es q u i f l a g e o l l e n t ... et
en c o r e Jo h a n n è s q u i r ép èt e :
— V i t e . . . v i t e , sau v ez l es e n f a n t s! ...
Je n e su i s p as à d i x p as q u e l es g o n d s g r i n c en t ,
l es b a r r e s d e f e r t o m b en t , l es p o r t es c èd en t et
q u ’ u n e t r o u p e d ’ h o m m es a r m é s a f ai t i r r u p t i o n
d a n s l ’ en c ei n t e d e B i o n .
Jo h a n n è s m et en b r an l e l a c l o c h e q u e l ’ o n so n n e
u n i q u em en t d an s l es g r a n d e s c a l a m i t é s.
L e s a r r i v a n t s m e j o i g n e n t . Je r e c o n n ai s M . d e
R o c h e m o n t q u ’ a c c o m p a g n e n t d es i n d i v i d u s à m i n e
p a t i b u l a i r e . Jo h a n n è s so n n e t o u j o u r s.
— A q u i so n t c e s e n f a n t s? d em an d e l e v i c o m t e.
Q u e d o i s- j e r é p o n d r e ? V a i s- j e i r r i t e r l e c i el p a r
u n m e n so n g e ? D ’a i l l e u r s, j e su i s t r o p t r o u b l ée p o u r
c h e r c h e r m es m o t s, i n v e n t er q u el q u e c h o se . Je
c r i e f i èr em en t l a v é r i t é.
— C e so n t l es en f an t s d e M m e l a c o m t esse d e
F en l u c q !
M . d e R o c h em o n t a u n r ecu l . A h ! l ’h o r r i b l e
e x p r e ssi o n q u ’a p r i se^ so n v i sa g e !
— M a i s a l o r s . . . b a l b u t i a - t - i l , m ai s a l o r s . ..
11 se j et t e en av an t et c r i e à ses h o m m es :
— N o u s t o u c h o n s au b u t ! . . .
T o u s m ’ o n t d é p a ssé e , i l s r ev i en n en t su r l eu r s p as.
— C e s p et i t s so n t t r o p l o u r d s p o u r c et t e f em m e,
em p ar ez - v o u s- e n ! c o m m an d e M . d e R o c h e m o n t
d ’ u n t on i m p ér i eu x .
�M O RT
I SO
OU
V I V A N T ?..
S ’ e m p a r e r d e m es p e t i t s? L ’ i n t en t i o n q u e je
c r o i s d e v i n e r est b i en a u t r e q u e l e d é si r d e n i e
p r ê t e r se c o u r s...
Je r e f u se l ’a i d e o f f er t e et , t en an t f er m e M a r g u e
r i t e et Je a u - I r é n é e , q u i a p er d u d e sa b el l e a ssu
r a n c e , je c r i e :
— N e l es t o u c h ez p a s... n ’ ay ez p as c e m a l h e u r
o u si n o n ...
L a c l o c h e a ét é en t en d u e et d u r e n f o r t m e v i en t .
N o s m o n t a g n a r d s a c c o u r e n t . Su r m a p r i è r e , i l s
c h a r g en t l es p et i t s su r l eu r s ép au l es.' M . l e c u r é ,
M l l e M i n et t e a p p a r a i sse n t ; d ’ au t r es g en s d u p ay s
s’ a p er ç o i v en t d é g r i n g o l a n t l es p e n t es.
M . l e c u r é est p âl e c o m m e l a m o r t .
—
Je
—
m en t
L e s en f a n t s! a- t - i l t o u t d e su i t e d em an d é.
l es l u i m o n t r e.
A h ! f ai t - i l c o m m e d é l i v r é d 'u n g r a n d t o u r
et il m ar m o t t e en t r e ses d en t s :
— J ’ ai p eu r q u ’ o n n e l es em m èn e en o t ag e.
Je c o n f esse a v o i r eu l a m êm e i d ée.
M . l e c u r é d em an d e â M . d e R o c h e m o n t p o u r
q u o i i l v i en t au c h ât eau en t o u r é d ’ u n e p a r ei l l e
t r o u p e et d an s q u el b u t ? C o m m e n t s’ est - i l p er m i s
d e f o r c e r u n e p o r t e q u ’ o n ét ai t b i en en d r o i t d e
t en i r c l o se ...
— O n n 'a p as l e d r o i t d e r e f u se r l ’en t r ée à c eu x
q u i se p r ésen t en t au n o m d u t 'o i , r ép o n d M . d e
R o c h e m o n t d ’ u n e r o i x q u ’ i l v eu t f ai r e à l a f o i s
m ép r i san t e et p l ei n e d e m en ac es.
M ai s M . l e c u r é n e se l ai sse p as d ém o n t er .
— A u n o m d u r o i ? Je c r a i n s q u ’ o n n e l u i f asse
d i r e b i en d e s c h o ses au r o i . .. d es c h o ses d o n t
p eu t - êt r e il n e se d o u t e g u è r e . .. P o u r q u el m o t i f l e
r o i en v e r r a i t - i l d es g en s q u i n e p o r t en t p o i n t sa
l i v r ée?
M . d e R o c h e m o n t a b o n d i so u s l ’ i n j u r e d e c e
m ol.
— D es p er q u i si t i o n s so n t o r d o n n é es, c ’ est à m o i
q u ’ est éc h u e ¡’ o b l i g a t i o n d e l es d i r i g e r et cet t e
b eso g n e p én i b l e est t r o p d él i c at e p o u r q u e l es g e n
d a r m e s o u so l d at s p u i ssen t s ’en a c q u i t t e r , c r i e- t - i l
av ec f u r eu r .
�M O RT
OU
V I V A N T ?...
lu
— I l y f au t d o u e d es p o l i c i e r s... v o l o n t a i r e s,
c o n t i n u e M . l e c u r é av ec c a l m e. V o u s av ez u n
o r d r e é c r i t , j e p e n se ? c a r en l i n , a v an t d e v o u s
l a i sse r a c c o m p l i r d c s p e r q u i si t i o n s, v o u s p er m et t ez
q u e j e m ’a ssu r e d e q u i l es o r d o n n e !
— Je su i s en r è g l e , j ’ai d e p l u s d es i n st r u c t i o n s
se c r è t e s...
— R i e n d e v e r b a l n e su f f i r a , j e v o u s en a v e r t i s!
— C ’est d o n c v o u s, m o n si eu r l e c u r é , q u i c o m
m an d ez i c i ?
— M m e l a c o m t e sse , ab sen t e c o m m e v o u s
d ev ez l e sa v o i r , v eu t b i en m ’a c c o r d e r l ’ ex t r ê m e
p r e u v e d e c o n f i an c e d e m ’a u t o r i se r à e x e r c e r c h ez
el l e t o u t e a u t o r i t é !
— E t l e c o m t e, q u e f ai t e s- v o u s d u c o m t e ?
— R i e n e n c o r e ... m ai s p eu t - êt r e c e l a p o u r r a- t - i l
ch an g er .
— Q u e sa v e z - v o u s? y a- t - i l d u n o u v e a u ? q u es
l i o n n e M . d e R o c h e m o n t c o m m e s’ i l p er d ai t t o u t
c o n t r ô l e su r l u i - m êm e.
— Je n e sai s q u e c e q u e l e m o n d e sai t .
— E h b i en ! q u e sai t l e m o n d e ?
— C e q u ’ i l v o u s a p l u , m o n si e u r , d e r ép an d r e
p ar t o u t : q u e l e c o m t e est v i v an t .
— V o u s l ’a v o u e z ?
— Je n ’ a v o u e r i e n , j e r ép èt e ce q u i se d i t .
— O u i , m o n si eu r l ’ a b b é, i l est v i v a n t ... i l est à
B i o n o ù i l se c a c h e et j e n e r e c o n n ai s à p er so n n e
l e d r o i t d e l e r em p l ac er .
— B i e n , b i e n , v o u s f er ez c e q u ’ i l v o u s p l ai r a*
d e s so m m a t i o n s, d es p e r q u i si t i o n s, e t c ., p o u r v u
q u e v o t r e m an d ai so i t en r è g l e . P a r q u i est - i l si g n é,
p a r l e n o u v eau m i n i st r e d e l a p o l i c e ? E t c es
h o m m e s... q u i s o n t - i l s?. .. U so n t m i n e d e sa c r i p a n l s
v en u s p o u r v o u s a i d e r à a c c o m p l i r u n e v en g ean c e
p e r so n n e l l e ...
M . d e R o c h e m o n t t o u sse et n e r ép o n d r i e n .
N o u s d é b o u c h i o n s su r l a t e r r a sse : u n e v i n g t ai n e
d e m o n t a g n a r d s a r m és d e f u si l s, d e p i q u es o u d e
b at o n s n o u s y at t en d a i e n t .
L a f er m et é d ’ at t i t u d e q u 'a v a i t eu e j u sq u e- l à n o t r e
p e r sé c u t e u r p ar u t l l é c h i r .
�«5 2
M O RT
OU
V I V A N T ?..
— P o u r q u o i c es g e n s so n t - i l s i c i , m o n si eu r
l’ ab b é?
— P o u r n o u s a i d e r , au b e so i n , à u se r d e n o t r e
d r o i t d e l ég i t i m e d é f en se.
— Je v i en s i ci p o u r a c c o m p l i r m o n d e v o i r et
f ai r e r e sp e c t e r l a l o i .. .
— D e p u i s l e t em p s q u e d es h o m m es p r ét en d en t
a u n o m a u r o i f a i r e r e sp e c t e r l a l o i d an s n o s m o n
t a g n es, n o u s so m m e s f i x é s !
— E st - c e v o u s, u n p r ê t r e , q u i t en ez u n t el
u t o r i t é r é v o l t e q u an d el l e p r e n d p o u r
b ase l ’ i n j u st i c e .
— V o i l à u n m o t d o n t v o u s au r ez à r é p o n d r e ,
m o n si eu r l ’ a b b é .
— P u i ssi e z - v o u s, m o n si e u r , n ’ a v o i r p a s, v o u s,
à r é p o n d r e d e c h o se s p l u s g r a v e s. .. J ’ at t en d s t o u
j o u r s l a p r eu v e q u e v o u s p a r l ez au n o m d u r o i . ..
N o u s ét i o n s d ev an t l a p o r t e d ’ en t r ée, M . l e c u r é
n o u s f i l p a sse r d ev an t l u i en t o u t e h â t e , M l l e M i
n et t e, l es en f an t s et m o i , p u i s il se m i t d ev an t
l ’o u v e r t u r e , d é c i d é à n e p l u s l a i sse r p é n é t r e r
p e r so n n e .
M . d e R o c h e m o n t c o m p r i t so n i n t en t i o n .
— M o n si e u r l ’ a b b é , éc a r t e z - v o u s. L i v r e z - m o i
p a ssa g e , fi t -i l d e p l u s en p l u s m en aç an t .
— M m e l a c o m t esse d e F e n l u c q m ’ a c o m m i s à
l a g a r d e d e sa m a i so n , v o u s n ’ y en t r er ez p a s.
— M êm e p a r l a f o r c e ?
— Su r t o u t p a r l a f o r c e !
— M e ssi e u r s, à m o i , l e s p e r q u i si t i o n s v o n t
co m m en c er .
— M o n t a g n a r d s, M . d e R o c h e m o n t n e d o i t p as
êt r e a d m i s à l ’ i n t é r i e u r d u c h â t e a u .. .
M a i s, av an t q u e n o s d é f e n se u r s ai en t p u ac c o u
r i r , p a r u n e a g r e ssi o n d e s p l u s b r u t a l e s, M . d e
R o c h e m o n t r e n v e r sa i t à d em i
l e c u r é et se
p r é c i p i t a i t d a n s l a m ai so n , su i v i d e ses a c o l y t e s.
L e s m o n t a g n a r d s b o n d i ssen t d e r r i è r e e u x .
M . d e R o c h e m o n t c o u r t en a v an t , l e p i st o l et au
p o i n g , p ar ei l à 1111 b an d i t p l u s q u ’à u n r e p r é se n
t an t d e s l o i s. L e s a u t r es v o n t d e r r i è r e l u i en
t r o m b e.
�M O RT
OU
V I V A N T ?.
'5 3
T o u s en t r en t , a i n si , d an s l a sal l e o ù M . d e
R o c h e m o n t a d é j à ét é r eç u p a r M m e d e F e n l u c q .
D ev an t l u i , d e r r i è r e l u i , il n e v o i t q u e d es m o n
t a g n ar d s r é so l u s à e m p ê c h e r ses r e c h e r c h e s et il
gr o n d e :
— L e p r e m i e r q u i s’ o p p o se r a à c e q u e j e v i en s
l ai r e i ci , je le tu e !
C et t e m en ac e n ’ i n t i m i d e p er so n n e et n e ser t
q u ’ à l a i r e p a r a î t r e l e c an o n d ’ au t r es a r m e s. M . d e
R o c h em o n t se se n t - i l p e r d u ? I l f ai t u n p a s et , l a
t êt e r ej et ée en a r r i è r e , l e l i r as t en d u en u n g e st e d e
d éf i , il l an c e à p l ei n e v o i x :
__ G u i l l a u m e d e F e n l u c q , si t u n ’ es p a s u n
l â c h e , d é f e n d s- m o i !
I m m éd i at em en t et san s q u ’o n ai t p u sa v o i r c o m
m en t , t an t c el a a ét é r a p i d e , M . l e c o m t e a p p a r a i t .
O n d i r ai t q u ’ il
s ’est d é t ac h é d e l a t a p i sser i e
c o m m e s’ i l en eû t ét é u n d e s p e r so n n a g e s. I l est
f i e r , t r ès p âl e et j a m a i s l ’ e x p r e ssi o n d e so n v i sag e
n ’a ét é p l u s n o b l e, p l u s c a l m e et p l u s r éso l u e.
— V o u s m ’ ap p el ez , m o n si eu r , m e v o i l à ! l ai t - i l
en s’ av an ç an t v e r s M . d e R o c h e m o n t .
C e l u i - c i a p er d u l a t èt e. Sa n s u n m o t , il b r aq u e
so n p i st o l et v e r s l a p o i t r i n e d u c o m t e. M a i s d ’ u n
g est e p r o m p t c e d e r n i e r a d ét o u r n é l ’a r m e . L e
c o u p p a r t , f ai t v o l e r u n m i r o i r en é c l a t s.
— M i sé r a b l e t r a î t r e ! . ..
L e c o m t e a sai si M . d e R o c h e m o n t à l a g o r g e .
C ’ est l e si g n a l d ’ u n e m êl ée i n d e sc r i p t i b l e . L e s
p i st o l et s p a r t en t t o u t seu l s. L e s h o m m es so n t à
t er r e et s é t r an g l e n t . D es f em m es, a t t i r ée s p a r l e
b r u i t , se sau v e n t en h u r l a n t . L e s en f a n t s, h eu
r e u se m en t , o n t
ét é en f er m és en l i eu sû r p ar
M l l e ;M i n e t t e .
E n v ai n M . l e c u r é su r v i e n t , s’ i n t e r p o se. L a
c o l èr e d e s m o n t a g n a r d s est t el l e o u ’ o n n e p eu t l a
r e f r é n e r . L a v o i x d u c o m t e d e F e n l u c q , seu l e,
l ’ a p a i se .
— D ésar m ez c e s h o m m es, n e l e u r f ai t es p a s d e
m al , o r d o n n e - t - i l , n o u s l es g a r d e r o n s p r i so n n i e r s...
L e c o m t e t i en t M . d e R o c h e m o n t r e n v e r sé à
t er r e, so u s so n g e n o u , et l e f o u i l l e.
— T e s p a p i e r s?. .. S ’ i l s n e so n t p as en r èg l e,
�154
M O RT
OU
V I V A N T ?..
m a l h e u r à t o i ! Je b r a v e t o u s l es r i sq u e s q u e t a
h ai n e a su sc i t é s... C ’est m o i , m o i , t u m ’ en t en d s,
m o i , G u i l l a u m e d e F e n l u c q , q u i d em an d e d es
j u g e s... et c ’ est p eu t - êt r e t o i q u i d e v r a s r é p o n d r e
d ev an t eu x d e t es m en ées t o r t u e u se s. U n e x p r è s
v a p a r t i r à l ’ i n st an t p o u r P a r i s, em p o r t an t l es
p a p i e r s q u e j e t r o u v e su r t o i . .. J ’ at t en d r ai so n
r e t o u r p o u r st a t u e r su r t o n so r t et c el u i d e t es
h o m m e s... E t , s’ i l m ’ est p r o u v é q u ’ i l n ’ y a p l u s d e
j u st i c e au m o n d e, j e m e f er ai j u st i c e m o i - m ê m e ...
Ju sq u e - l à , f i n i t - i l a v e c u n r e t o u r d e v i o l en c e, t a
p e r so n n e m e se r a sa c r é e ; m ai s l u v as c o n n a î t r e à
t o n t o u r l e f r o i d et l ’ o m b r e d e s i n - p a c e ... — E t
c o m m e M . d e R o c h e m o n t t en t ai t d e l u i r é p o n d r e :
— N e m e p r o v o q u e p a s.. . p r e n d s g a r d e , n e m e
p o u sse p as à b o u t ... J ’ ai t r o p so u f f e r t , j e n e
r é p o n d s p l u s d e m o i ...
I l a v ai t d e n o u v eau sa i si M . d e R o c h e m o n t av ec
u n e r e c r u d e sc e n c e d e r a g e , M . l e c u r é ap p el a d eu x
m o n t a g n a r d s et l e l u i a r r a c h a d es m a i n s... M o n si e u r
d e R o c h e m o n t et ses a c o l y t e s f u r en t em p r i so n n és
d an s l es so u t e r r a i n s d u c h ât eau .
V o i l à , m ad am e l a c o m t esse, c e q u ’ il a f al l u q u e
j e v o i e, c e q u ’ i l a f al l u q u e j e v i v e .. .
Je n ’ ai p l u s l a f o r c e d e m e j e t e r a u x p i e d s d u
T o u t - P u i ssa n t , d e l e su p p l i e r d ’a v o i r p i t i é d e n o u s
et d e p er m et t r e en f i n , en sa m i sé r i c o r d e i n f i n i e, q u e
d e t an t d e m al i l so r t e u n p eu d o b i e n ...
V o t r e t o u j o u r s d é v o u ée ,
A
nne
M
eu r v il l b.
�M O RT
OU
V I V A N T ?..
155
ÉPIL O G U E
O n a l a su r p r i se d e d é c o u v r i r l ’ é p i l o g u e d e ce
d r am e a p r è s b i en d es p a g e s o ù il n ’est p l u s q u es
t i o n d e ce q u i se p a sse au 'c h ât eau , à l a f i n d ’ u n d es
p et i t s c a h i e r s d e M l l e M i n et t e .
M l l e M i n er ft e c o m m en c e p a r d é c l a r e r :
« Je l i en s ù d i r e i ci c o m b i e n m o n f r èr e et m o i
so m m es g l o r i e u x d e p o u v o i r r e n d r e h o m m ag e à l a
f i d él i t é d e n o s m o n t a g n a r d s. 11 en ét ai t p eu q u e
M . l e c u r é n ’ eû t j u g é s d i g n e s d e p a r t a g e r l e sec r et
d e l ’ e x i st e n c e d u c o m t e. E t , n o n seu l em en t p as
u n , m a l g r é l a p r i m e o f f e r t e, n e so n g ea à t r a h i r
c el u i q u i se c a c h a i t , m ai s t o u s i l s ai d èr en t à l e
sa u v e r .
« E n c et t e h i st o i r e , o ù il est p r o u v é à q u el p o i n t
l ’ a m o u r c o n t r a r i é el l ’am b i t i o n d éç u e p eu v en t ,
so u s l ’ e m p i r e d es p a ssi o n s, se t r a n sf o r m e r en
h ai n e i m p l a c a b l e , l a h au t e c o n c ep t i o n q u e c es
si m p l e s o n t eu d e l ’ h o n n e u r est u n r é c o n f o r t el u n e
c o n so l at i o n .
« V o i c i c o m m en t l e u r a b n ég at i o n f u i r é c o m p e n
sée, l eu r s v œ u x c o m b l és et l e u r m aît r e sau v é .
« A p r è s l a t er r i b l e j o u r n ée q u e je n e p u i s m ’ em
p ê c h e r d ’ a p p e l e r « l e si èg e d e B i o n », u n e x p r è s
d ev ai t .p a r t i r à f r a n c é t r i e r p o u r P a r i s af i n d ’ y
p o r t e r l e d ét ai l d e s év én em en t s q u i av ai en t en t r aîn é
l a c a p t u r e d e M . d e R o c h e m o n t et d e ses c o m
p a g n o n s...
« P o u r p l u s d e sû r et é , M . l e c u r é p r é f é r a ac c o m
p l i r l u i - m êm e c e v o y a g e .
« I I se f i l r e m p l a c e r à l a c u r e p a r u n d e ses
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M O RT
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V I V A N T ?..
g éan t d e j o u r et d e n u i t , q u ’ il p a r v i n t a u p r è s d e l a
c o m t esse.
« E l l e l e r eç u t à l ’ h ô t el d e G h à I o n . L a m o r t d u
m a r q u i s l a l a i ssa i t d an s u n e si t u at i o n d e f o r t u n e
d e s p l u s en v i ab l es.
« G r a n d e f u t l ’ém o t i o n d e l a j eu n e f em m e q u an d
el l e v i t m o n f r è r e . T o u t d e su i t e, il d i t c e q u i
l 'a m e n ai t et M m e d e F e n l u c q s ’en m o n t r a d ’ a b o r d
ép o u v a n t é e . E n t r a v e r l ’ ex é c u t i o n d ’ u n o r d r e d u
r o i , n ’ ét a i t - c e p as b i en g r a v e ? Q u 'a l l a i t —il a d v e n i r ,
s’ i l ét ai t p r o u v é q u e l ’ o r d r e t r o u v é su r M . d e
R o c h e m o n t ét ai t b i en a u t h e n t i q u e ? E n o u t r e , l a
p en sée q u e l à - b a s, so u s l e m êm e t o i t , l e p e r sé
c u t é et so n p l u s p er f i d e en n em i ét ai en t r é u n i s,
l a j et ai t d an s d e s t r a n se s.
« — I l f au t a g i r san s t a r d e r , c o n se i l l a m o n
f r è r e . A u p i s a l l e r , il r e st e r a à v o t r e m ar i l a r e s
so u r c e d e p a sse r en E sp a g n e .. . »
« A g i r san s t a r d e r ?.. . M a i s c o m m e n t ?,..
« M m e d e F e n l u c q eu t a l o r s u n e su b l i m e i n sp i
r at i o n : el l e d é c i d a d a l l e r se j e t e r a u x p i e d s d e l a
r ei n e et d e l u i l i v r e r ses t r i st es se c r e t s.
« O n c o n n aît l a b o n t é d e l a r ei n e M a r i e - A m é l i e ...
E p o u se et m èr e a d m i r a b l e , o n d ev i n e a v e c q u el s
sen t i m en t s el l e d u t éc o u t e r u n e t el l e c o n f i d en c e et
p r e n d r e en p i t i é l a f em m e si d i g n e et si c o u r a g e u se
q u i l a l u i f a i sa i t ... Q u an d M m e d e F e n l u c q q u i t t a
l es T u i l e r i e s, el l e em p o r t ai t l a p r o m e sse , t o m b ée
d es l èv r es r o y a l e s, q u e l e so u v e r a i n ser a i t p r év en u
au ssi t ô t d e c e q u i s ’ét ai t p a ssé à B i o n .
« D e so n c ô t é , m o n f r è r e n e r e st a i t p a s i n ac t i f .
L e s p a p i e r s t r o u v és su r l e p e r sé c u t e u r d u c o m t e
f u r en t so u m i s san s d él ai au m i n i st r e d e l a p o l i c e,
l e q u e l , a p r è s u n b r e f e x a m e n , s’ é c r i a : « V o i c i c e
q u i n e se p eu t t o l é r e r ! » et , su r - l e - c h a m p , u n e
en q u êt e f u t o r d o n n é e. I l en r ésu l t a d ’ a b o r d q u e l e
m an d at d e p e r q u i si t i o n ét ai t en t ac h é d ’ i l l é g a l i t é ,
c a r s’ il p o r t ai t l e sc eau d u m i n i st è r e, il n ’ ét ai t
si g n é q u e d e M . d e R o c h e m o n t ; e n su i t e , q u e l es
h o m m es d o n t i l s’ ét ai t fai t a c c o m p a g n e r à B i o n ,
l o i n d 'a p p a r t e n i r à l a p o l i c e , ét ai en t d e c e s êt r es
q u ’el l e t i en t au
c o n t r a i r e en
ét r o i t e su r v e i l
l an c e.
�M O RT
OU
V IV A N T ?...
15 7
« L ’en q u êt e s’ ét en d ai t et , l es j o u r n a u x l u i d o n
n an t u n e v é r i t a b l e p u b l i c i t é , o n fît à L y o n u n e
ex t r ao r d i n ai r e d éc o u v er t e.
« U n h ô t e l i e r r é v él a q u ’ il a v ai t l o g é, p en d an t
p l u si e u r s a n n é es, u n i n d i v i d u q u i av ai t t o u t e l’ a p p a
r e n c e d ’ u n p a i si b l e r e n t i e r et q u i , b i en q u ’ il v éc û t
m o d est em en t , sem b l a i t j o u i r d ’ u n e g r a n d e a i sa n c e .
O n su p p o sai t m êm e q u ’ i l p o sséd ai t b eau c o u p
d ’ a r g en t .
« Se sen t an t m a l a d e , c et h o m m e a v ai t l ai t
a p p e l e r so n l o g e u r :
« — M o n a m i , l u i d i t - i l , v o u s t r o u v er ez d an s
c e se c r é t a i r e q u el q u es p i èc es d e m o n n ai e av ec
l esq u el l es v o u s f er ez d es a u m ô n e s, v o u s y t r o u v e
r ez au ssi d es p a p i e r s q u e v o u s en v e r r e z au r o i :
c ’ est l ’ h i st o i r e d e m a v i e .. . I l f au t , v o u s m ’ en t en
d ez , q u e l e r o i lu i-m ê m e en p r en n e c o n n a i ssa n c e ...
« C e t h o m m e v i en t d e m o u r i r , aj o u t ai t l’ h ô t el i er .
I l l i sai t u n j o u r n al o ù l ’o n p a r l ai t d e l a m y st é
r i e u se a f f ai r e q u i s’ est p assée à B i o n - e n - O ssa u ,
l o r sq u 'i l est t o m b é f o u d r o y é .
« A i n si q u ’ il m e l ’ a r e c o m m a n d é , j ’ a i d o n n é a u x
p a u v r es l’ a r g e n t t r o u v é c h ez l u i et j ’ ai t r an sm i s
l ’ h i st o i r e d e sa v i e au r o i . . . »
« O 11 j u g e d e l ’ i n t ér êt q u ’ e x c i t èr e n t c e s p a p i er s
l o r sq u e l e d ép o u i l l em en t en f u t e n t r e p r i s. C ’ ét ai t
l ’ av eu c o m p l e t d es c r i m e s l es p l u s a f t r e u x . C el u i
q u i l es av ai t c o m m i s s’ en r e c o n n ai ssa i t c o u p a b l e ,
en d em an d ai t p ar d o n à l a so c i é t é ... I l av ai t si g n é :
J e a n Y a c in th e .
« A i n si f u t r é v él ée au m o n d e l ’ i n t r i g u e a u x m ai l l es
se r r é e s o ù l ’ an c i en p r ét en d an t d e M l l e d e C h â l o n
a v a i t p r i s, c o m m e d an s u n f i l et , l e c o m t e G u i l
l au m e d e B i o n q u i l u i a v ai t ét é p r é f é r é. I n t r i g u e
a f l r e u se , p l an a u d a c i e u x d o n t l e su c c è s p a ssa g e r
ét ai t d û à l a h a r d i e sse d e so n a u t e u r . P e r so n n e
n ’ a u r a i t o sé c r o i r e q u ’ il a g i ssai t san s a u t r e b ase
q u e l ’ i g n o r a n c e o ù c h a c u n se t r o u v ai t d u si g n a l e
m en t e x a c t d e Je a n Y a c i n t h e , q u i ét ai t t o u j o u r s
a p p a r u so u s d e s a sp e c t s d i f f ér e n t s. P er so n n e n ’ au
r ai t o sé p en ser q u e , su r d es p r é m i c e s au ssi f r a g i l e s,
M . d e H o c h em o n t t en t er ai t d ’ éd i f i er so n œ u v r e
�15 8
M O RT
OU
V I V A N T ?..
d e st r u c t i v e . P e r so n n e n e so n g e a d o n c à m et t r e en
d o u t e ses a f f i r m a t i o n s.
« M . d e R o c h e m o n t a v ai t f ai t p a sse r a u x g a z et i er s l ’ i m ag e d u c o m t e d e F e n l u c q a v e c cet t e
m en t i o n : « T e l s so n t l es t r ai t s d e Je a n Y a c i n t h e . »
N u l n e c o n t r ô l a l e f ai t , l a f ab l e s’ a c c r é d i t a , l ’éd i
f i ce m e n so n g er s’ é c h a f au d a et l es év én em en t s s’ en
c h aî n èr en t au d e l à m êm e d e t o u t es l es p r é v i si o n s
d u c al o m n i at eu r .
« A u j o u r d ’ h u i o ù t o u t se d é c o u v r a i t , l ’ o n a p p r e
n ai t e n c o r e q u e l e so u p i r a n t éc o n d u i t d e M l l e d e
C h â l o n n ’a v ai t j am ai s i g n o r é l a r e t r ai t e d e Je a n
Y a c i n t h e et q u ’ i l a v ai t a c h et é so n si l en c e p a r l e
v er sem en t
d e so m m e s i m p o r t a n t e s, et p a r l a
m en ac e d ’ u n e ex é c u t i o n i m m éd i at e.
« H e u r e u x d ’ a v o i r l a v i e sa u v e , d e n e p l u s sen t i r
p e se r su r sa t êt e l a t e r r i b l e sen t e n c e, Y a c i n t h e ,
t ap i d an s so n r e f u g e , v i v a i t t r a n q u i l l e en a p p a
r e n c e ; m a i s c o m b i en en l ’ h i st o i r e d e sa v i e se
r e t r o u v ai e n t l es t o r t u r es c a u sée s p a r l e r e m o r d s et
l e so u v e n i r d u m al c o m m i s!
K
* #
« C e s d é t ai l s f u r en t l en t s î» p a r v e n i r
Bion .
N o u s at t en d î m es d e s n o u v el l es n u i t et j o u r . B t ,
c o m m e el l es ap p o r t a i en t l a p r eu v e d e l a c u l p a b i
l i t é, t o u j o u r s p l u s g r a n d e , d e M . d e R o c h e m o n t ,
l ’ e x a sp é r a t i o n d u c o m t e d e F e n l u c q n e c o n n ai s
sai t p l u s d e b o r n es. J ’ a v a i s p e u r d e c e q u i p o u v ai t
a r r i v e r . L e c o m t e a u r a i t - i l l a f o r c e d e r e st e r m aît r e
d e l u i , d e r e f r é n e r l e f u r i e u x ap p ét i t d e r e p r é
sa i l l e s d o n t j e l e sen t ai s p o ssé d é ?
« M m e M e u r v i l l e et m o i , n o u s p a ssi o n s n o t r e
t em p s en p r i è r es et n o u s f ai si o n s san s c e sse r é p é t e r
a u x en f an t s : « M o n D i eu , f ai t es q u e n o t r e p èr e
p ar d o n n e à c el u i q u i l u i a f ai t d u m al . »
#
Mt
« C e s h eu r es d ’ a n x i é t é p r i r en t f i n .
« U n jo u r ar r i v a
u n e l et t r e b i en h eu r e u se
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V I V A N T ?...
15 9
an n o n ç ai t l e r e t o u r d e m o n f r è r e et d e M m e l a
c o m t e sse . L a l u m i è r e ét a i t f ai t e , p l ei n e, en t i èr e , et
G u i l l a u m e d e F e n l u c q v r a i m e n t r e c o n n u , san s
d o u t e p o ssi b l e , p o u r l e v a i l l a n t o f f i c i e r d ’ A f r i q u e
q u i , b l e ssé , p r i so n n i e r , d é c o r é su r l e c h a m p d e
b a t a i l l e , s’ ét ai t c o u v e r t d e g l o i r e à l a p r i se d e
M é d é a ...
<c N o t r e j o i e n e c o n n u t p l u s d e b o r n e s. C e p e n
d an t el l e p o u v ai t êt r e p l u s g r a n d e e n c o r e , l e c o m t e
n o u s l e p r o u v a .. .
« L a l et t r e d i sai t en c o r e c ec i : d es san c t i o n s
v o n t êt r e p r o n o n c é es c o n t r e M . d e R o c h e m o n t
et l 'o r d r e est d o n n é d e l ’ a r r ê t e r p o u r l e m et t r e
en a c c u sa t i o n .
« L e c o m t e n o u s fi t a p p e l e r , t o u s, et l o r sq u e
n o u s f û m es r é u n i s a u t o u r d e l u i , l e v i sa g e r a y o n
n an t d ’ u n e b eau t é p r e sq u e su r h u m a i n e, il c o m
m a n d a à d e u x r o b u st e s m o n t a g n a r d s d ’a l l e r c h e r
c h e r so n en n em i d an s l a c e l l u l e o ù i l av ai t ét é,
j u sq u e - l à , ét r o i t em en t g a r d é . Q u an d l e t r a î t r e se
v i t au m i l i eu d e l a g r a n d e sa l l e , en t o u r é d ’ h o m m es
a u x r e g a r d s m en aç an t s, so n v i sa g e d ev i n t p l u s p âl e
q u ’ u n l i n g e. M . l e c o m t e n e l e l a i ssa p as l o n g t em p s
d an s l ’ at t en t e.
« — R o c h e m o n t , l i sez c e c i , f i t - i l en l u i t en d an t
l a t el t r e .
« M . d e R o c h e m o n t l u t , san s m o t d i r e .
« — R o c h e m o n t , j e sai s q u e p o u r v o u s l e p i r e
d e s c h â t i m en t s est d e m e v o i r h e u r e u x . C e l a m e
s u f f i t ! , L e s p o r t e s d e B i o n so n t o u v er t e s d ev an t
v o u s, il h e se r a p as d i t q u e j ’ au r ai ai d é à v o t r e
a r r e st a t i o n . P a sse z , m o n si e u r , v o u s êt es l i b r e ...
C e u x - q u i v o u s o n t su i v i ch ez m o i l e so n t a u ssi .
P a r t e z , é l o i g n e z - v o u s et q u e l a v i e v o u s so i t c l é
m en t e! Je n e p o u r r a i p e u t - ê t r e o u b l i e r l e m al q u e
v o u s m ’ av ez f ai t , m ai s en t o u t c a s et d e t o u t c œ u r
je v o u s p ar d o n n e. »
« N o u s p l eu r i o n s t o u s d e v a n t
c e g e st e
g é n é
r eu x .
« E t d ev an t n o u s, t o u j o u r s m u et , M . d e R o c h e
m o n t p a ssa , l es b r as c r o i sé s, l a t êt e b a sse . N o u s l e
v î m e s, san s r i en c h a n g e r à so n at t i t u d e, d e sc e n d r e
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V I V A N T ?.
l en t em en t l ’ e sc a l i e r , g a g n e r l a t e r r a sse , so r t i r d e
B i o n et se p e r d r e d an s l a c a m p a g n e ...
« — Je l ’ a v ai s t o u j o u r s d i t , m o n si eu r l e c o m t e,
q u e v o u s p a r d o n n e r i ez ! . . .
« I l m e r e g a r d a av ec d es y e u x d ’ e x t a se .
« — L e b o n h e u r est c h o se si b e l l e ! m u r m u r a t - i l , l e b o n h e u r d i sp o se à êt r e b o n !
« N o u s n ’ a v i o n s p l u s q u ’ à at t en d r e l e r e t o u r d e
M m e l a c o m t esse et d e m o n p a u v r e c h e r c u r é .
« L e d r am e ét ai t f i n i . »
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Mort ou vivant ?...
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Martial, Hélène
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1925?]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 120
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_120_C92611_1110349
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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A b o n n e m e n t : un an, 1 2
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pages
M a g a z i n e m e n s u e l p o u r fille tte s e t g a r ç o n s , l e n* : 1 f r a n c . F r a n c o , 1 ir. 1
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fr a n c s .
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P R A D E IX : 9 9 .
A lic e P U J O : 2 .
du
ru e.
secret.
—
B a ro n n e O RCZY : 8 4 .
A lf re d d u
su r
B e lle -m ir e .
G ertru d e.
—
S e n tier
d ’a m o u r .
In tru se.
R o u te.
L e
P ig u o n
fo rt.
flo t.
tra v ers
C h em in
C la u d e
85.
16.
131
p lu s
d 'a u jo u r d 'h u i,
L ’E x ilé e
R aou l M A L TRA V E RS : 9 2 .
L ’A u t r e
—
le
(S u ite ).
d ‘A n t o i n e t t e .
le
M a r la g e s
124.
c
R ê v
C o n tr e
—
g en êts.
L ’A m o u r
L e
P ie rre L E R O H U : 1 0 4.
N IS S O N :
a u x
C o lle c tio n
R o ch e-a u x -A lg u es.
BR U Y ÈR E : 105.
G eorges de LYS :
la
v o lu m e s
c o m p le t d e
la
1
fr. 5 0
au
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c h o ix ,
c o lle c tio n
fr a n c o :
1 fr. 7 5 .
fr a n c o :
8 fra n cs.
est e n v o y é f r a n c c o n t r e
0
fr . 2 5 .
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M A R IE
T H IÉ R Y
L’Ombre
du Passe
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1,
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( X I V 0)
M odo ”
��L Ombre du Passé
i
U n e s œ u r t o u r iè r e p a r u t à la p o r t e d e la s a lle
(l’é t u d e . A p e t it s p a s fe u t r é s , é t o u ffa n t d a n s sa
m a in le cliq u e t is d e so n g r a n d ch a p e le t d e
c u ivr e , e lle s ’a p p r o ch a d e la ch a ir e o ù s ié ge a it la
s u r ve illa n t e et m u r m u r a q u e lq u e s m o t s q u e la
r e lig ie u s e r é p é t a à v o ix h a u t e :
— M a r g u e r it e d e T r é v o u x ... n o t r e M è r e s u
p é r ie u r e vo u s d e m a n d e .
T o u t e s le s t è t e s se le vè r e n t e t u n fo u r ir e
co n t e n u co u r u t à l ’e xcla m a t io n p e u r e u s e d ’u n e
gr a n d e je u n e 'fille :
— M o n D ie u ... Q u ’es t -ce q u e j ’ai fa it ?
L,a r e lig ie u s e s o u r it , in d u lg e n t e .
— Vo ilà le cr i d ’u n e b o n n e co n s cie n ce ! m a is
il n ’e s t p a s d it q u e n o t r e M è r e ve u ille vo u s
r é p r im a n d e r .
M a r g u e r it e q u it t a sa p la c e e t d is cr è t e m e n t
s ’é t ir a , e lle n ’é t a it p o in t fâ ch é e d e ce t t e o cca
sio n d e r e m u e r u n p e u . E lle s o r t it à la s u it e d e
la t o u r iè r e e t d e m a n d a ga ie m e n t :
— Vo u s n e cr o ye z p a s, d it e s , s œ u r H o r t e n s e ,
q u e n o t r e M è r e va m e gr o n d e r ?
— Si vo u s le m é r it e z, m a d e m o is e lle ?
�6
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— O n m é r it e t o u jo u r s d ’ê t r e gr o n d é e p o u r
q u e lq u e ch o s e , sœ u r H o r t e n s e , m ê m e à d ix - n e u f
a n s ...
— O u i, vo u s vo ilà gr a n d e je u n e fille ... vo u s
a ve z d é jà d o u b lé la cla s s e s u p é r ie u r e ... vo u s
n o u s q u it t e r e z b ie n t ô t ...
— Vo u s q u it t e r , m a s œ u r ? E t p o u r m ’en
a lle r o ù ? J e s u is s e u le a u m o n d e , c ’es t le co u
ve n t q u i es t t o u t e m a fa m ille . S o n g e z d o n c,
j ’a va is q u a t r e a n s lo r s q u ’on m ’a a m e n é e ici, à
la m o r t d e m a m a n , s u r ve n u e t r è s v it e a p r è s
c e lle d e m on p è r e . J ’é t a is si p e t it e a lo r s ... je
n ’a i p a s c o m p r is ... J e d ois a vo ir u n t u t e u r , m a is
il n e p en se à m oi q u e p o u r p a ye r le p r ix d e m a
p e n s io n ... A i- je e n co r e d es p a r e n t s ? il e s t p r o
b a b le q u e n o n . Q u a n d vo u s a ve z é t é ch a ss é e s
d e F r a n ce e t q u e vo u s êt e s ve n u e s en B e lg iq u e ,
le s M è r e s m ’o n t e m m e n é e a ve c e lle s . M ê m e à
P a r is , je n ’a u r a is ja m a is fr a n ch i les g r ille s d u
ja r d in s i, p e n d a n t le s va ca n ce s , E d it h B a r in e n e
m ’a va it e m m e n é e ch e z e lle ... Q u a n d je se r a i
m a je u r e , s œ u r H o r t e n s e , je r é cla m e r a i m on
a r ge n t et m e fe r a i r e ligie u s e .
— R e ligie u s e ! vo u s la p lu s d is s ip é e d e t o u
t e s les é lè ve s !
— I l fa u t d es s a in t e s ga ie s a u P a r a d is , m a
sœ u r , p o u r va r ie r !
— Vo u s d it e s d e s fo lie s ... m a is n o u s vo ici
a r r ivé e s .
D ’u n d o ig t lé g e r la t o u r iè r e h e u r t a u n e p o r t e ,
p u is , s ’e ffa ça n t , fit e n t r e r la je u n e fille .
A u fo n d d u p e t it p a r lo ir d o n t u n h a u t p o r
t r a it d u P a p e t e n a it t o u t u n p a n n e a u , M è r e
Sa in t - J e a n -Ba p t is t e é t a it a s s is e d e va n t u n e
t a b le - b u r e a u . E lle s o u r it à l ’é lè ve q u i, r e s p e c
t u e u s e m e n t , fa is a it la r é vé r e n ce e t l ’a p p e la d u
g e s t e p r è s d ’e lle .
�L ’ OMBRE
d u
pa s s é
7
— As s e ye z- vo u s là , m a b o n n e p e t it e e n fa n t !
J ’a i à vo u s a p p r e n d r e d es ch o s e s t r è s g r a ve s !
M è r e Sa in t -J e a n p a r a is s a it é m u e ; ses t r a it s
fin s, d ’o r d in a ir e im p a s s ib le s , se vo ila ie n t d ’u n e
o m b r e . E lle co n t e m p la it a n xie u s e m e n t M a r g u e
r it e , co m m e si e lle e û t ch e r ch é , s u r ce je u n e
vis a g e , à lir e le m o t r e d o u t a b le d u d e s t in .
E lle v it d e s y e u x fo r t b e a u x , so m b r e s e t b r il
la n t s , in co n s cie m m e n t t e n d r e s , d e s y e u x q u i,
fr a n ch e m e n t , la is s a ie n t lir e en e u x ; u n e b o u ch e
fr a îch e , u n p e u gr a n d e , a u x co n t o u r s n e t t e m e n t
t r a cé s . E lle r e m a r q u a a ve c p la is ir la fe r m e t é d u
m e n t o n , la la r g e u r d u fr o n t so u s l ’e n vo lé e d es
c h e v e u x b r u n s . I l y a va it d e l ’é n e r g ie d a n s ce t t e
t ê t e d ’e n fa n t : M a r g u e r it e , a u b e s o in , s a u r a it
ê t r e co u r a ge u s e .
Ce p e n d a n t , e lle se d é m o n t a it u n p e u so u s
l ’e xa m e n p r o lo n gé d e la r e lig ie u s e . M è r e Sa in t J e a n - Ba p t is t e s ’en a p e r çu t e t s o u r it d e n o u ve a u .
— M a ch è r e p e t it e , n e vo u s e ffr a ye z p a s d e
ce q u e je va is vo u s d ir e e t s u r t o u t n e m ’en
ve u ille z p a s d e vo u s a vo ir ce lé si lo n gt e m p s
la vé r it é . L o r s q u e vo u s fû t e s co n fié e à n o t r e
m a is o n , vo ilà q u in ze a n s d e ce la , je n ’é t a is
p o in t s u p é r ie u r e . C ’e s t à n o t r e b o n n e M è r e
S a in t - E u s t a ch e , m o r t e d e p u is , q u ’a va it é t é d it
t o u t ce q u ’il im p o r t a it d e s a vo ir s u r vo u s , s u r
le s vô t r e s . Ce s e cr e t m ’a é t é t r a n s m is et c ’est à
m o i, s u p é r ie u r e a u jo u r d ’h u i, d e vo u s l ’a p p r e n
d r e . I l n ’a r ie n d ’a fflig e a n t , r a s s u r e z-vo u s .
T o u t a u co n t r a ir e , il fa u t vo u s en r é jo u ir ...
Vo u s vo u s cr o yie z a b a n d o n n é e , m on e n fa n t ,
vo u s n e l ’ê t e s p a s. Vo u s a ve z en F r a n c e u n e
fa m ille ... la fa m ille d e vo t r e p è r e . Vo t r e g r a n d ’m èr e, la m a r q u is e d e T r é v o u x ...
— U n e g r a n d ’m è r e ... J ’a i u n e g r a n d ’m èr e,
et ja m a is e lle n ’a ch e r ch é à m e r e vo ir ! à m e
�8
L ’OM BRE
DU
PASSÉ
v oir , p lu t ô t , ca r je n e m e s o u vie n s p a s d e l ’a vo ir
r e n co n t r é e n u lle p a r t ... P o u r q u o i... o h ! p o u r
q u o i m ’a -t - e lle r e je t é e a in s i !
— D e s m o t ifs t r è s g r a ve s , q u ’il n e m ’a p p a r
t ie n t p a s d e vo u s d ivu lg u e r , lu i o n t d ict é sa
co n d u it e . M m e d e T r é v o u x n ’es t p a s s e u le ,
vo t r e gr a n d -p è r e v it a u s si.
— M a M è r e , m a M è r e , c ’es t a ffr e u x !...
Q u o i? n i l ’u n n i l ’a u t r e ... I ls m e h a ïs s e n t d o n c?
— P o u r q u o i vo u s h a ïr a ie n t - ils ? M a is ce n ’est
p a s t o u t , M a r g u e r it e . Au p r è s d ’e u x v it u n e
je u n e fille , d e d e u x a n s p lu s je u n e q u e v o u s ...
vo t r e s œ u r ...
— U n e s œ u r ... u n e s œ u r ...
M a r g u e r it e ca ch a s o n v is a g e d a n s se s m a in s
e t fo n d it e n la r m e s.
L a r e lig ie u s e , u n m o m e n t , la la is s a p le u r e r .
E lle r e ga r d a it a ve c p it ié ce t t e e n fa n t q u i
p e u t -ê t r e e n co r e e t p lu s a m è r e m e n t d e vr a it
p le u r e r . E lle s e p e n ch a ve r s la je u n e fille ,
é ca r t a d o u ce m e n t ses m a in s.
— M a r gu e r it e , é co u t e z- m o i : Vo t r e fa m ille a
cr u b ie n fa ir e en vo u s t e n a n t à l ’é ca r t . M o i, q u i
co n n a is s e s r a is o n s, je vo u s ju r e q u ’e lle es t
e x cu s a b le d ’a vo ir a gi a in s i. M a is p o u r le b ie n
d e t o u s , n e ch e r ch e z p a s à co m p r e n d r e e n co r e ;
p lu s t a r d , sa n s d o u t e , on vo u s e xp liq u e r a t o u t .
Vo s p a r e n t s vo u s r é cla m e n t . U n e d e n o s s œ u r s
d o it , d è s d e m a in , vo u s co n d u ir e à e u x .
M a r g u e r it e e u t u n cr i d e d é t r e s se .
— O h ! M è r e , M è r e ... je n e v e u x p a s ... je n e
v e u x p a s ! G a r d e z-m o i ici, p r è s d e vo u s , t o u
jo u r s ... La is s e z-m o i d e ve n ir t o u t à fa it vo t r e
fille . J e n e v e u x p o in t co n n a ît r e ce s ge n s , co n
n a ît r e le m o n d e ... J e v e u x m e fa ir e r e ligie u s e .
— Vo u s ê t e s u n e p e t it e e n fa n t e x a lt é e ; on
n ’e n t r e p a s a in s i £.u co u ve n t p a r u n é la n ir r a i
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
9
so n n é . Vo u s d e ve z o b é ir à vo t r e fa m ille ,* m a
ch è r e M a r g u e r it e , e t p lu s le s a cr ifice vo u s p a
r a ît d u r , p lu s vo u s d e ve z l ’a cco m p lir d e b on
cœ u r . Q u e lle m e ille u r e p r e u ve p o u r r ie z- vo u s
d o n n e r d e vo t r e d é s ir d e s e r vir le Bo n D ie u ?
Vo u s r e co n n a ît r e z p e u t -ê t r e q u e l ’e x is t e n ce fa
m ilia le es t b ie n vo t r e vo ie , e t vo u s m ’a p p r o u
ve r e z d ’a vo ir r e cu lé vo t r e a d m iss io n p a r m i
n o u s.
M a r g u e r it e n e p le u r a it p lu s . L e s m a in s jo in
t e s s u r se s g e n o u x , le s y e u x fixe s , e lle s ’e ffo r
ca it d ’é vo q u e r le s vis a ge s d e ce s ge n s q u i, s o u
d a in e m e n t , la r é cla m a ie n t co m m e d es le u r s .
II
U n ve n t fu r ie u x s e co u a it le s a r b r e s , s o u le va it
les a r d o is e s d es t o it s , h u r la it la m e n t a b le m e n t
d a n s le s lo n gs co r r id o r s d u ch â t e a u d e M u r d o s .
U n e p lu ie t o r r e n t ie lle fr a p p a it a u x vit r e s d u s a
lo n et si so m b r e é t a it le cie l q u e l ’o b s cu r it é se
fa is a it là p r e s q u e co m p lè t e .
P r è s d e la ch e m in é e a u la r g e m a n t e a u d e b o is
s cu lp t é , la m a r q u is e d e T r é v o u x se t e n a it t o u t e
r a id e en son fa u t e u il à h a u t d o s sie r s u r le s a p
p u is d u q u e l s ’a llo n ge a ie n t ses m a in s , t r è s b la n
ch e s e t flu e t t e s . U n e fa n ch o n d e M a lin e s v o i
la it se s c h e v e u x d ’a r g e n t , r e le vé s en d ia d è m e .
E lle é t a it vê t u e d e ve lo u r s n o ir , sa n s a u t r e s
b ijo u x q u ’u n e c r o ix e n b r illa n t s fe r m a n t so n
co l.
E n fa ce d e la vie ille d a m e , im m o b ile e t r a id e
a u s s i, le m a r q u is , d a n s u n fa u t e u il s e m b la b le ,
a va it la m ê m e p o se . D u r a n t t a n t d 'a n n é e s vé -
�io
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
e u c 3 l ’u n p r è s d e l ’a u t r e , M . e t M m e d e T r é
vo u x , in co n s cie m m e n t , s ’é t a ie n t m o d e lé s l ’u n
s u r l ’a u t r e . L e u r s ge s t e s , à p r é s e n t , le u r s a t t i
t u d e s se r e flé t a ie n t . T o u s d e u x , d e t a ille é le vé e ,
d e m e u r a ie n t d r o it s a ve c u n p a r e il r e d r e s se m e n t
d e la t ê t e . L e u r s y e u x , b r u n s ch e z e lle , p lu s
cla ir s ch e z lu i, a va ie n t u n r e ga r d a u t o r it a ir e ,
a lla n t p a r fo is ju s q u ’à la d u r e t é e t q u e n e co r r i
g e a it g u è r e u n m é la n co liq u e e t fr o id so u r ir e .
L a t e m p ê t e a u d e h o r s p o u va it m u g ir : n i le
m a r q u is , n i la m a r q u is e n ’y p r e n a ie n t g a r d e .
I ls é co u t a ie n t l ’a u t r e t e m p ê t e q u i s ’a g it a it d a n s
le u r s v ie u x cœ u r s , s e co u a n t , r a n im a n t t a n t d e
so u ve n ir s a m e r s, t a n t d e fa n t ô m e s d o u lo u r e u x .
M a is r ie n s u r les im p é n é t r a b le s vis a g e s n e t r a
h is s a it le u r s p e n sé e s. L e u r s lè vr e s clo s e s a va ie n t
t o u jo u r s le m ê m e p li d ’a m e r t u m e , e t le u r s y e u x
b a is s é s s e fu ya ie n t .
A u fo n d d ’e m b r a s u r e s p r o fo n d e s , d e u x fe n ê
t r e s en vis -à - vis é cla ir a ie n t le s a lo n . L ’u n e o u
vr a it s u r u n e t e r r a ss e p la n t é e d e m a r r o n n ie r s ,
l ’a u t r e r e ga r d a it l ’a n t iq u e co u r d ’h o n n e u r , e n
ca d r é e d e t r o is cô t é s p a r le ch â t e a u e t le s t o u
r e lle s a va n ça n t e s . P lu s lo in , s ’é t e n d a it l ’a ve n u e ,
t r è s lo n gu e , e n t r e u n e d o u b le r a n gé e d e
p la t a n e s .
N o ve m b r e fin is sa n t a ja u n i t o u t e s le s fe u ille s
et le s d e r n iè r e s , a u s o u ffle d u ve n t fu r ie u x , a u
jo u r d ’h u i s o n t a r r a ch é e s .
A t r a ve r s l ’in ce s s a n t e n a p p e d ’e a u q u e l ’o u
r a ga n d é ch a în é r e p o u s se , é p a is s it , r o u le en t o u r
b illo n s , on n ’a p e r ço it q u e d e s b r a n ch a ge s n u s ,
t o r d u s , e m m ê lé s, é ch e ve lé s , co n vu ls ive m e n t
a git é s co m m e en d e s ge s t e s d e d é t r e s se .
D e s r id e a u x d e d a m a s ja u n e e n ca d r e n t le s
fe n ê t r e s , fa is a n t d es va s t e s e m b r a s u r e s d e u x r e
t r a it s . E n l ’u n d ’e u x , F a u s t in e d e T r é v o u x se
�l
’o
m b r e
d u
p a s s é
t ie n t im m o b ile e t m u e t t e , a u t a n t q u e le s o n t le s
vie illa r d s . E lle a p p u ie so n fr o n t à la vit r e et
r e ga r d e a u lo in , là -b a s , l ’a ve n u e d é s o lé e ... E n
e lle a u s s i s ’a git e n t d e s p e n s é e s ; so n e s p r it é p e r
d u m e n t ch e r ch e à t r o u ve r le m o t d ’u n e é n ig m e
q u i, d e p u is p e u , lu i fu t p r o p o s é e . E lle n ’ose
p lu s in t e r r o g e r . A scs p r e m iè r e s q u e s t io n s on a
im p o s é s ile n ce : « Co n t e n t e z- vo u s d e ce q u e l ’on
vo u s a d it e t n e d e m a n d e z r ie n ... », lu i a -t -on
r ép on d u .
Ce q u ’on lu i a d it ?
C ’es t u n e p h r a s e b ie n co u r t e , s u ffis a n t à b o u
le ve r s e r sa vie , à la p lo n ge r d a n s u n m o n d e
d ’in ce r t it u d e s , d ’a n x ié t é s ... d ’e s p o ir s a u s s i.
L e m a r q u is e t la m a r q u is e o n t fa it co m p a
r a ît r e la je u n e fille d e va n t e u x . S a g r a n d ’m èr e
a d é t o u r n é le s y e u x e t ga r d é le s ile n ce , t a n d is
q u e le r e ga r d s cr u t a t e u r d e son g r a n d ’p è r e p e
s a it s u r F a u s t in e , ch a r g é d ’u n r e p r o ch e q u ’e lle
a co n s cie n ce d e n ’a vo ir p o in t m é r it é . C ’est lu i
q u i a p r o n o n cé le s m o t s in a t t e n d u s , si s u r p r e
n a n t s q u e F a u s t in e , n e co m p r e n a n t p o in t , a d û
fa ir e r é p é t e r .
— M a ch è r e e n fa n t , a d it le m a r q u is , p o u r
d es r a is o n s q u ’il es t in u t ile d e vo u s fa ir e co n
n a ît r e , n o u s vo u s a vo n s ju s q u ’ici ca ch é u n fa it
q u i d o it vo u s ê t r e r é vé lé . Vo u s a ve z u n e s œ u r .
E lle a g r a n d i lo in d e vo u s , a u co u ve n t , e t va
n o u s ê t r e r a m e n é e d a n s q u e lq u e s jo u r s , p o u r
viv r e d é s o r m a is ici a u p r è s d e vo u s .
Ap r è s le p r e m ie r é m o i, a ya n t e n fin co m p r is ,
F a u s t in e s ’e s t in fo r m é e d e l ’â ge d e c e t t e sœ u r .
L e m a r q u is , a p r è s u n e b r è ve h é s it a t io n , a r é
pon d u :
— D ix - n e u f a n s !
E t sa n s le ve r le s y e u x , la m a r q u is e a r é p é t é
d ’u n a cce n t é t r a n ge :
�12
L’ OMBRE
d u
pa s s é
— D ix - n e u f a n s ...
— Co m m e n t se n o m m e -t -e lle ? a d e m a n d é
F a u s t in e .
Ap r è s la m êm e h é s it a t io n , le m a r q u is a d it :
— M a r g u e r it e .
E t e n co r e , d ’u n a cce n t in d é fin is s a b le , la m a r
q u is e a r é p é t é :
— M a r g u e r it e ... •
E t c ’es t t o u t ce q u ’on a d a ign é r é vé le r à F a u s
t in e . E lle est t r o p a cco u t u m é e à l ’o b é is s a n ce
p a s s ive p o u r se r é vo lt e r co n t r e c e t t e vo lo n t é d e
lu i la is s e r ign o r e r ce q u ’e lle vo u d r a it t a n t s a
vo ir .
Ce gr a n d -p è r e , ce t t e g r a n d ’m è r e q u i l ’o n t
é le vé e p r è s d ’e u x , n e lu i o n t ja m a is t é m o ign é
l ’a ffe ct io n a t t e n d r ie q u ’é p r o u ve n t d ’o r d in a ir e
le s a ïe u ls . Ce p e n d a n t F a u s t in e n e m a n q u e d ’a u
cu n so in n é ce s s a ir e . So n é d u ca t io n a é t é a u s s i
co m p lè t e q u ’o n a p u la lu i p r o cu r e r en ce t e n
d r o it s a u va ge , é lo ign é d e t o u t e v ille . C ’es t le
cu r é d e M u r d o s q u e le m a r q u is a ch a r g é d ’a p
p r e n d r e à F a u s t in e t o u t ce q u ’u n e je u n e fille
d o it s a vo ir p o u r ê t r e n o n p o in t s a va n t e , m a is
in s t r u it e .
P e u t - ê t r e le p r o gr a m m e d ’é t u d e s d u b o n a b b é
M u r ie l n ’es t -il p a s t r è s m o d e r n e ; m a is lu i seu l
s 'e n est in q u ié t é e t il a cr u d e vo ir co n s e ille r
u n e in s t it u t r ic e à d e m e u r e , p o s s é d a n t d û m e n t
t o u s le s b r e ve t s q u ’u n e fe m m e p e u t a cq u é r ir .
M a is le m a r q u is n ’a n o in t co n s e n t i à in t r o
d u ir e ch e z lu i u n e é t r a n gè r e . D e p u is , d es a n n é e s
o n t p a ss é e t M . le cu r é d e M u r d o s a r e fu s é t o u s
le s ch a n g e m e n t s d e r é s id e n ce , si a va n t a g e u x
q u ’ils fu s s e n t , p o u r n e p o in t a b a n d o n n e r son
é lè ve , la ch è r e p e t it e â m e ca n d id e q u i n e s ’ou vr e fr a n ch e m e n t q u e p o u r lu i e t s ’é t io le r a it san
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
d o u t e , d é s e s p é r é m e n t s o lit a ir e , si le vie il a m i
q u ’e lle vé n è r e ve n a it à s ’é lo ig n e r .
— M o n s ie u r le cu r é , d it s o u ve n t F a u s t in e ,
je n e s u is g a ie q u ’a ve c vo u s ...
E t c ’es t vr a i. Ce t t e je u n e s s e e m p r is o n n é e n e
t r o u ve u n p e u d ’é ch o q u e p r è s d u vie illa r d in
d u lg e n t , d o n t le cœ u r e t l ’e s p r it o n t ga r d é t o u t e
le u r fr a îc h e u r e t s a ve n t si b ie n la co m p r e n d r e .
F a u s t in e , d e va n t le p a r t i- p r is d e m u t is m e d e .
ses gr a n d s - p a r e n t s , s ’es t d it : « J ’in t e r r o ge r a i
M . le cu r é . » M a is l ’a b b é M u r ie l a h o ch é la
tète.
— M a p e t it e -e n fa n t , s i je s a va is ce q u e vo s
p a r e n t s d é s ir e n t vo u s t a ir e , p e n s e z- vo u s q u e
je fe r a is m o n d e vo ir en vo u s le r é vé la n t ?
— M o n s ie u r le cu r é , a r é p o n d u la je u n e fille ,
vo u s le s a ve z !
— E h b ie n ! o u i, m o n e n fa n t ! vo u s vo ye z, je
n e ch e r ch e p a s il vo u s t r o m p e r . M a is je vo u s
d e m a n d e , F a u s t in e , d e n e ja m a is , vo u s m ’e n
t e n d e z b ie n , ja m a is m ’in t e r r o g e r ... Vou s m e
fe r ie z d e la p e in e .
Vo ic i u n e s e m a in e q u e l ’e x is t e n c e d e sa sœ u r
a é t é r é vé lé e à F a u s t in e et p e r so n n e d e p u is n ’a
p lu s p r o n o n cé d e va n t e lle le n o m d e M a r g u e r it e .
Ce m a t in s e u le m e n t u n e d é p ê ch e a é t é a p p o r
t é e , a u r e çu d e la q u e lle le m a r q u is a d it à la
je u n e fille :
— Vo t r e s œ u r a r r ive a u jo u r d ’h u i, e lle ser a
ici d a n s l ’a p r è s -m id i !
L e la n d a u es t p a r t i, a lla n t à la g a r e ch e r ch e r
la vo ya g e u s e . F a u s t in e n ’a p o in t osé d e m a n d e r
la p e r m is s io n d ’a lle r a u - d e va n t d e sa s œ u r . A
l ’e n fa n t , ja d is e x ilé e , q u i r e vie n t e n fin a u lo g is
p a t e r n e l, n u l n e p r é p a r e u n a ccu e il d e fêt e.
L e s m in u t e s s ’é co u le n t . U n e p e n d u le en la q u e
d e Ch in e , im p it o ya b le m e n t , à ch a q u e d em i-
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
h e u r e é co u lé e , ca r illo n n e u n a ir vie illo t . U n
b a r o n d e M u r d o s , a ïe u l d u m a r q u is , a ja d is
vo ya g é a u p a ys d e s m a go t s , e t s u r le s co n s o le s
d e m a r b r e e t d e b o is d o r é , d ’a n t iq u e s b ib e lo t s
d e là -b a s p ie u s e m e n t s e s o n t co n s e r vé s . U n
gr a n d co ffr e t r o u g e à fe r r u r e co m p liq u é e a t o u
jo u r s in t r ig u é F a u s t in e ; t o u t e p e t it e , e lle
e s s a ya it d e l ’o u v r ir ... J a m a is la c le f n e q u it t e
la m a r q u is e . F a u s t in e l ’a ya n t a p p r is , sa cu r io
sit é s ’en es t a ccr u e e t a u jo u r d ’h u i sa p e n sé e
r a p p r o ch e d u co ffr e t m ys t é r ie u x l ’e x is t e n c e d e
M a r g u e r it e .
P e u t - ê t r e , s o u s se s d r a go n s p e in t s e t ce s
fle u r s fa n t a s t iq u e s , le m o t d e l ’é n ig m e e s t -il
r e n fe r m é ...
T r è s lo in e n co r e s u r la r o u t e in vis ib le , r é
so n n e n t e n fin le p a s d e s c h e v a u x . F a u s t in e e s t
s e u le à le s e n t e n d r e . M m e d e T r é v o u x , co m m e
le ca r illo n a n n o n ce la d e m ie d e q u a t r e h e u r e s ,
co n s t a t e d e sa v o ix t r a n q u ille :
— E lle d e vr a it ê t r e ici. Y a u r a it - il u n a c c i
d e n t ? A v e c c e t t e t e m p ê t e , le s c h e v a u x o n t p u
s ’e ffr a y e r .,
D u fo n d d e s a fe n ê t r e , F a u s t in e d it :
— L a vo it u r e es t d a n s l ’a ve n u e ...
N i la m a r q u is e n i le m a r q u is n e r é p o n d e n t .
I ls n e se lè ve n t p o in t , n e fo n t p a s u n m o u ve
m e n t . P o u r t a n t la je u n e fille es t ce r t a in e q u ’ils
l ’o n t e n t e n d u e . I l lu i s e m b le q u e l ’a ir se fa it
p lu s lo u r d ... L ’a n go is s e a m b ia n t e d a n s la q u e lle ,
d e p u is le m a t in , e lle a co n s cie n ce d e vivr e , a u g
m e n t e . E lle vo u d r a it s e s a u ve r , p le u r e r , n e p a s
vo ir c e lle q u i a r r ive e t q u ’il lu i s e m b le ce p e n
d a n t a im e r d é jà . E lle l ’esp ér a it t o u t à l ’h e u r e ,
m a in t e n a n t e lle la r e d o u t e .
F a u s t in e r e ga r d e le la n d a u p é n é t r e r d a n s la
co u r d ’h o n n e u r , t o u r n e r , s ’a r r ê t e r d e va n t l ’e n
�L ’OMBRE
d u
pa s s é
t r é e q u e p r é cè d e u n p e r r o n d e q u e lq u e s m a r
ch e s . U n d o m e s t iq u e a cco u r t , p o r t a n t u n p a r a
p lu ie ... F a u s t in e p e u t vo ir d e s ce n d r e d e la
vo it u r e d ’a b o r d u n e r e lig ie u s e e n ca p u ch o n n é e
d a n s u n e m a n t e n o ir e , p u is elle, e n fin . E t d ès
ce t in s t a n t , F a u s t in e , b o u le ve r s é e , n ’a p lu s n i
fr a ye u r n i m é fia n ce ; s o n cœ u r r e co n n a ît l ’a r
r iva n t e e t l ’a d o p t e . S a n s p lu s r é flé ch ir , d ’u n
g r a n d é la n e lle t r a ve r s e le s a lo n , cr ia n t a u x
vie illa r d s figé s e n le u r a t t it u d e h a u t a in e :
— E lle es t là !
E t M a r g u e r it e , q u i vie n t d e p é n é t r e r d a n s le
ve s t ib u le , s e n t d e u x b r a s à so n c o u ... D e s b a i
se r s p le u ve n t s u r s o n v is a g e e t u n e v o ix q u i
t r e m b le u n p e u , e x p liq u e :
— C ’es t m o i! V o u s ... t u n e m e r e co n n a is
p a s, n a t u r e lle m e n t ... C ’es t m o i, F a u s t in e ... o h !
q u e je s u is co n t e n t e d e v o u s ... d e t e r e t r o u ve r ...
L e d o m e s t iq u e , im p a s s ib le , é ca r t e le s d e u x
b a t t a n t s d e la p o r t e d u s a lo n e t s ’e ffa ce .
E n t r a în é e p a r F a u s t in e , M a r g u e r it e s ’a va n ce
clan s le s a lo n . D is cr è t e m e n t , la s œ u r t o u r iè r e
vo u d r a it s ’a t t a r d e r d a n s le ve s t ib u le ; m a is le
g e s t e d ’in vit a t io n d u d o m e s t iq u e la d é cid e . E lle
e n t r e , e lle a u s s i, e t r e s t e s u r le s e u il, s u r p r is e
e f g la c é e à la vu e d e s d e u x vis a g e s r ig id e s
t o u r n é s ve r s la n o u ve lle ve n u e , s a n s u n s o u r ir e ,
sa n s u n m o t d e b o n a ccu e il.
I n s t in ct ive m e n t , M a r g u e r it e s e r r e la m a in d e
F a u s t in e : a u m o in s , e lle n ’e s t p a s is o lé e ... u n e
a llié e es t là , d é jà .
L e s y e u x d u m a r q u is co m m e c e u x d e la m a r
q u is e vo n t d e F a u s t in e à M a r g u e r it e .
— Co m m e e lle lu i r e s s e m b le ! d it la g r a n d ’m ère.
— D é s e s p é r é m e n t ! m u r m u r e le m a r q u is .
�i6
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
S a t is fa it d e ce p r é t e x t e à d e m e u r e r là , le d o
m e s t iq u e a llu m e le s la m p e s .
— L e s ca n d é la b r e s a u s s i, o r d o n n e le m a r q u is .
L e s b o u gie s , u n e à u n e , s e co iffe n t d ’u n e
fla m m e , et m a in t e n a n t , d a n s le g r a n d s a lo n ,
c ’es t u n é cla ir a ge d e fête."
M a r gu e r it e , in t im id é e , n e s a ch a n t q u e lle p a
r o le p r o n o n ce r , r e s t e d e b o u t à q u e lq u e s p a s d e
la ch e m in é e , t e n a n t t o u jo u r s la m a in d e sa
s œ u r ; e lle a t t e n d u n m o t , u n ge s t e , q u i lu i d ic
t e r o n t so n a t t it u d e .
L a t o u r iè r e n e co m p r e n d r ie n à c e t a ccu e il ;
e lle s ’en a fflig e e t , s e d é cid a n t à b r u s q u e r les
ch o s e s , s ’a va n ce à so n t o u r .
— M a d a m e , vo ici M lle M a r g u e r it e . N o t r e
M è r e s u p é r ie u r e m ’a c h a r g é e d e vo u s d ir e
q u ’e lle s ’en sé p a r e a ve c p e in e . Ch e z n o u s, t o u t
le m o n d e l ’a im a it ... C ’é t a it l ’e n fa n t d e la m a i
son .
« L ’e n fa n t d e la m a is o n ». L a r e lig ie u s e a
p r o n o n cé ce s m o t s sa n s in t e n t io n d e r e p r o ch e ;
m a is ils o n t fr a p p é la m a r q u is e . E lle s e lè ve
e n fin , va ve r s la je u n e fille e t , s o le n n e lle m e n t ,
la b a is e a u fr o n t .
— S o ye z la b ie n ve n u e , ici, M a r g u e r it e . E n
s o u ve n ir d e vo t r e p è r e , n o t r e fils u n iq u e et b ien a im é , vo u s êt e s ici ch e z vo u s .
— M e r ci, m a ... g r a n d ’m è r e .
— A h ! d it la m a r q u is e , R e n a u d ... vo u s
l ’a ve z e n t e n d u e ... sa v o ix !
— O u i, d it le m a r q u is , sa v o ix a u s si.
S a n s co m p r e n d r e , s a is is s a n t l ’o cca sio n d e
va n t e r la je u n e fille , la r e lig ie u s e s ’em p r e ss a .
— U n e v o ix b ie n h a r m o n ie u s e , n ’e s t -ce p a s ?
M lle M a r g u e r it e ch a n t e si b ie n ! A la ch a p e lle
e lle fa is a it les s o li.
— M o n D ie u ! m u r m u r a la m a r q u is e .
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
'7
L e m a r q u is , à son t o u r , s ’es t a p p r o ch é d e
M a r g u e r it e ; lu i a u s si la b a is e a u fr o n t d ’u n
cé r é m o n ie u x b a is e r . P u is il r e cu le e t co n t e m p le
e n co r e le s d e u x je u n e s vis a g e s r a p p r o ch é s .
—
E h b ie n ! r e p r e n d la b o n n e s œ u r , o b s t in é e
à m e t t r e d u lia n t , ce s d e m o is e lle s n e p o u r r o n t
p a s n ie r le u r p a r e n t é ; e lle s se r e s s e m b le n t , à
cr o ir e q u ’e lle s s o n t ju m e lle s ! Vo y e z d o n c ... et
m ê m e t a ille a u s s i ! I l es t im p o s s ib le d e r e co n
n a ît r e q u i est l ’a în é e .
L e s je u n e s fille s s e s o u r ie n t , co n t e n t e s d e
ce t t e r e s s e m b la n ce , s ’en a im a n t d é jà m ie u x. N i
e lle s n i la r e lig ie u s e n e vo ie n t le r e ga r d d é so lé
q u ’é ch a n g e n t M . e t M m e d e T r é v o u x .
M a is vo ilà q u i es t fin i. L e gr a n d - p è r e n i la
g r a n d ’m è r e n e la is s e r o n t p lu s t r a n s p a r a ît r e
l ’é m o t io n q u i le s b o u le ve r s e e t le s p a r a lys e à
ce s p r e m ie r s in s t a n t s .
Co u r t o is e m e n t , ils in vit e n t le s vo ya g e u s e s à
ve n ir se r e s t a u r e r . L a r e lig ie u s e a vo u lu a cco m
p a gn e r ju s q u ’a u b o u t l ’é lè ve q u i lu i a é t é co n
fiée e t m a in t e n a n t il n ’y a p lu s d e t r a in ju s
q u ’a u le n d e m a in ; e lle d e vr a p a ss e r la n u it à
M u rd os.
III
M u r d o s , a u x co n fin s d u Bé a r n e t d e la G a s
co gn e , est a ccr o ch é a u fla n c d ’u n co t e a u p eu
é le vé . L e v illa g e , c ’es t u n e q u in za in e d e m a i
son s s e r r é e s a u t o u r d ’u n e é g lis e q u i m e n a ce d e
t o m b e r en r u in e s , u n e m a ir ie o ù s ’a b r it e l ’é co le
m ix t e e t le p r e s b yt è r e .
I l n ’e s t p a s g r a n d , le p r e s b yt è r e , e t il s e m b le ,
�l
8
L ’O M B R E
d u
p a ssé
a u t a n t q u e l ’é glis e , d o n t le cim e t iè r e le sé p a r e ,
d e vo ir s ’é cr o u le r ch a q u e jo u r . M a is il y a t a n t
e t t a n t d ’a n n é e s q u e ses m u r s , co m m e c e u x d u
clo ch e r , o n t l ’a ir d e t e n ir p a r m ir a cle , q u ’on
s ’es t h a b it u é à le s vo ir a in s i. P e r s o n n e n e s o n ge
à s ’en in q u ié t e r , M . le cu r é m o in s q u e t o u t
a u t r e . D ’a ille u r s , u n lie r r e v ig o u r e u x , c h a r it a
b le m e n t s ’e s t a ccr o ch é à l ’é g lis e , vo ila n t le s
cr e va s s e s , e n t o u r a n t le clo ch e r d ’u n é p a is r é
s e a u d e t ige s q u i m o n t e , m o n t e t o u jo u r s p lu s
h au t.
E t l ’a b b é M u r ie l b é n it la b o n n e p la n t e q u i
ca ch e a in s i le d é n u e m e n t d e la m a is o n d e D ie u .
Q u a n t à s a m a is o n à lu i, l ’h ive r s e u l la la is se
vo ir d a n s sa p a u vr e t é . D è s le p r in t e m p s , e t ju s
q u ’a u x ge lé e s , g ly c in e s e t r o s ie r s , clé m a t it e s ,
c h è vr e fe u ille s s ’a ct ive n t à l ’e n gu ir la n d e r .
M . le cu r é d e M u r d o s a im e t e n d r e m e n t le s
fle u r s ; o u i, t e n d r e m e n t ; n on p a s d e l ’é go ïs t e
fa ço n q u ’on a gé n é r a le m e n t d e le s a im e r p o u r
s o i-m ê m e , p o u r le p la is ir q u ’e lle s d o n n e n t a u x
y e u x e t la d o u ce u r d e le u r p a r fu m : l ’a b b é M u
r ie l, im it a n t en ce la le d o u x F r a n ço is d ’As s is e ,
le u r a cco r d e u n e â m e , t o u t a u m o in s u n e s p r it ,
r e fle t s d e l ’E s p r it q u i le s cr é a , e t vo lo n t ie r s ,
s ’il n ’e û t é t é t r o p s im p le p o u r ce la , il a u r a it
co m p o s é en l ’h o n n e u r d e s p la n t e s , s e s a m ie s ,
u n ch a n t q u i le s e û t cé lé b r é e s .
« O m e s ch è r e s fille s le s r o s e s, » s e se r a it -il
é cr ié . Ca r il le s ch é r it p a t e r n e lle m e n t , o r g u e il
le u s e m e n t , se s r o s e s ! E t , lo r s q u e d ’u n s é ca t e u r
t r e m b la n t , il co u p e la t ig e d e s p lu s b e lle s p o u r
en p a r e r l ’a u t e l, il p o u r r a it b ie n m u r m u r e r :
« M on D ie u , je vo u s l ’o ffr e , » sa n s cr a in d r e
d ’o ffr ir t r o p p e u . Ca r c ’est p o u r lu i u n p e t it ,
un
t o u t p e t it r e n o u ve lle m e n t d u s a cr ifice
d ’Ab r a h a m , e t la v o ix cé le s t e q u i s a u va I s a a c
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
n e se fa it p a s e n t e n d r e p o u r a r r ê t e r le s a cr ifi
ca t e u r .
P a r fo is , ce p e n d a n t , la m a in d e l ’a n g e se t e n
d a it , p r o t é ge a n t le s in n o ce n t e s , e t s a u va it le s
r o s e s d e l ’a b b é M u r ie l : il a r r iva it à F a u s t in e
d e T r é v o u x d e r e m p la ce r l ’e n vo yé d u Cie l eu
so n ge s t e m is é r ico r d ie u x. S o u ve n t , le s a m e d i,
on la v o y a it a r r ive r a u p r e s b yt è r e , le s b r a s ch a r
gé s d e fle u r s :
—
M o n s ie u r le cu r é , vo ici p o u r l ’a u t e l, n e
p ille z p a s vo t r e ja r d in .
Si b ie n q u e l ’a b b é M u r ie l, t o u t en se r e p r o
ch a n t sa p e t it e lâ ch e t é , n e co u p a it scs fleu r s
q u e le p lu s t a r d p o s s ib le , a fin d e d o n n e r à
l ’a n g e , c ’e s t -à -d ir e à F a u s t in e , t o u t le t e m p s
d ’a r r ive r e t d e lu i p e r m e t t r e d ’é p a r gn e r « se s
ch è r e s fille s ».
A u jo u r d ’h u i, b ie n q u ’on s o it a u s a m e d i,
M . le cu r é n ’a t t e n d p a s son é lè ve . I l n ’y a p lu s
d e fle u r s a u ja r d in ; la t e m p ê t e d e la ve ille a
a ch e vé d ’é m ie t t e r , d ’e n fo n ce r d a n s la b o u e les
d e r n ie r s ch r ys a n t h è m e s q u e le s s o ir s d e ge lé e
a va ie n t é p a r gn é s .
I / o u r a g a n , p e n d a n t la n u it , s ’es t a p a is é , m a is
d a n s la m a t in é e q u e lq u e s a ve r s e s e n co r e on t
r a yé le cie l. M a in t e n a n t , c ’es t fin i : le so le il
a p p a r a ît , u n so le il p â le e t q u i s e m b le fr ile u x ,
co m m e si lu i- m ê m e a ya n t r e çu t o u t e l ’ea u t o m
b é e en a va it é t é u n p eu é t e in t . M . le cu r é , sa
s o u t a n e r e t r o u s s é e , le s p ie d s d a n s d e s o lid e s
sa b o t s , va d e-ci d e -là , à t r a ve r s le s t o m b e s , q u i
s e m b le n t en é t é p r o lo n ge r son ja r d in . P a r t e r r e
m é la n co liq u e o ù se p la ît l ’a b b é M u r ie l. I l a im e
s c s m o r t s : n e s o n t - ils p a s s e s e n fa n t s a u t a n t
q u e le s o u a ille s viva n t e s ?
Co m b ie n d e c e u x q u i r e p o s e n t là o n t r e çu d e
s cs m a in s le via t iq u e p o u r le g r a n d vo y a g e !
�20
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
L ’a b b é M u r ie l s a it p a r cœ u r le s n o m s é cr it s en
le t t r e s b la n ch e s s u r le b o is n o ir d es c r o ix , e n t r e
d e lo u r d e s la r m e s q u i r e s s e m b le n t à d e s e s ca r
g o t s ... Ce t t e r e s s e m b la n ce , M . le cu r é n e l ’a u
r a it p a s t r o u vé e , ce r t e s . D e p u is q u e F a u s t in e ,
ir r é vé r e n cie u s e m e n t , la lu i a s ig n a lé e , e lle le
g ê n e , le d is t r a it d a n s se s p r iè r e s q u ’en p a ss a n t
il sè m e s u r le s m o r t s .
A u jo u r d ’h u i, b ie n d e s c r o ix o n t s o u ffe r t ; le
ve n t le s a in clin é e s , il e n a m ê m e b r is é d e u x .
L ’a b b é M u r ie l, p ie u s e m e n t , s ’e ffo r ce d e r é p a r e r
le d o m m a g e ... T a n t b ie n n u e m a l il y es t p a r
ve n u ; il se r e p o s e e t lè ve le s y e u x s u r M u r d o s .
L e ch â t e a u e s t p e r ch é a u so m m e t d ’u n co
t e a u , d o n t l ’a ve n u e lo n gt e m p s s u it le fa ît e en
lig n e d r o it e , a va n t d e r e jo in d r e la r o u t e q u i,
e lle , t o u t d e s u it e , r e d e s ce n d . Co m m e il est
s o m b r e e t lo u r d , le ch â t e a u , a u jo u r d ’h u i, a ve c
s e s m u r a ille s d o n t le m o r t ie r r e s t e p lu s n o ir ,
im p r é g n é d ’h u m id it é !
M . le cu r é s o u p ir e . I l n ’e s t p a s sa n s in q u ié
t u d e à la p en sée d e ce t t e je u n e fille é le vé e au
lo in , q u i d é so r m a is se r a la co m p a gn e d e t o u s
le s in s t a n t s d e sa ch è r e p e t it e F a u s t in e . D e s r e
lig ie u s e s o n t ve illé à l ’é e lo s io n d e ce t t e â m e,
d ir ig é ce je u n e e s p r it , ce la d e vr a it r a s s u r e r
l ’a b b é M u r ie l. M a is il s a it q u e ce r t a in e s n a
t u r e s , r e b e lle s à t o u t e b o n n e in flu e n ce , ga r d e n t
en e lle s d es ge r m e s m a u va is q u e le p r e m ie r
h a s a r d fa it é clo r e .
M . le cu r é n ’a p o in t osé m o n t e r a u ch â t e a u :
ce n ’e s t p a s son jou r . 11 s ’y r en d e n co r e d e u x
fo is p a r s e m a in e p o u r d ir ige r le s le ct u r e s s t u
d ie u s e s d e F a u s t in e . I l im p o r t e d e lu i a p p r e n
d r e à n e p o in t a b so r b e r é t o u r d im e n t la p â t u r e
in t e lle ct u e lle , m a is à en e x t r a ir e t o u t e l ’esse n ce
vivifia n t e .
�L ’O M BR E
DU
PASSÉ
21
O n p a r le clan s le p e t it ch e m in q u i lo n ge le
cim e t iè r e e t m è n e à la g r ille d e b o is p e in t , fe r
m a n t le ja r d in e t d u p r e s b yt è r e . M . le cu r é cr o it
r e co n n a ît r e la v o ix , ce lle d e F a u s t in e . M a is
n o n ... vo ici m a in t e n a n t q u e F a u s t in e r é p o n d .
E lle d it :
— T u ve r r a s , M a r g u e r it e , co m m e il est b o n ...
t u l ’a im e r a s a u s si !
Ce s m o t s -là o u i, ce r t a in e m e n t , s ’a p p liq u e n t
à lu i, d e vr a ie n t e n ch a n t e r l ’a b b é M u r ie l ; m a is
d n e s ’a r r ê t e p o in t à le u r s e n s e t r e s t e fr a p p é
d ’e n t e n d r e co m b ie n le s d e u x v o ix s o n t s e m b la
b le s . Q u e lle s in g u liè r e ch o s e !
T a n d is q u e g r in c e la g r ille s u r se s go n d s
fo u illé s , M . le cu r é , b ie n vit e , la is s e r e t o m b e r
sa s o u t a n e e t , fr a n ch is s a n t la b r è ch e q u e lu im ê m e à. fa it e d a n s la h a ie d u cim e t iè r e , se t r o u ve
clan s so n ja r d in , t o u t ju s t e p o u r y vo ir p é n é t r e r
F a u s t in e e t M a r g u e r it e .
— M o n s ie u r le cu r é , je vo u s a m è n e m a sœ u r .
— M o n e n fa n t ... m e s ch è r e s e n fa n t s , je s u is
h e u r e u x.
I l s ’in t e r r o m p it p o u r s ’é cr ie r : ^
— M o n D ie u ! co m m e vo u s vo u s r e s s e m b le z...
c ’es t in cr o ya b le !
—• N ’es t -ce p a s ? d it F a u s t in e , t o u t le m o n d e
e n e s t fr a p p é . M a is ce n ’es t p a s in cr o ya b le :
e n t r e s œ u r s ce t t e r e s s e m b la n ce e s t fr é q u e n t e .
— E vid e m m e n t , é vid e m m e n t !
— M o n s ie u r le cu r é , d it M a r g u e r it e , j ’a r r i
va is ici t o u t à fa it m a lh e u r e u s e d ’a vo ir q u it t é
m on ch e r co u ve n t e t u n p e u en d é fia n ce , je
l ’a vo u e , d e c e t t e fa m ille à q u i, a p r è s t a n t d ’a n
n é e s d ’o u b li, il p r e n a it fa n t a is ie d e s e s o u ve n ir
d e m o i... L ’a ccu e il d e m a p e t it e s œ u r m ’a co n
s o lé e . G r â c e à e lle je n e m e se n s p a s co m p lè t e
m e n t u n e é t r a n g è r e ... u n e in t r u s e à M u r d o s ..
�22
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
m a is g r â ce à e lle s e u le m e n t . Co m m e m es
gr a n d s - p a r e n t s s o n t sé vè r e s et fr o id s ! I ls so n t
a in si m ê m e p o u r F a u s t in e q u i n e le s a ja m a is
q u it t é s ... Sa n s vo u s , m o n s ie u r le cu r é , co m m e n t
a u r a it - e lle s u p p o r t é ce t t e e xis t e n ce ! E lle m ’a
d it co m b ie n vo u s êt e s b o n , in d u lg e n t ... E lle es t
t o u t à fa it vo t r e é lè ve , vo t r e fille s p ir it u e lle .
— E lle e x a g è r e m on r ô le . M a is e n fin , o u i,
c ’es t vr a i, je l ’a i vu e g r a n d ir , j ’a i e u la jo ie d e
la g u id e r ...
— E t je vie n s , m o n s ie u r le cu r é , j ’a i t e n u à
ve n ir d è s a u jo u r d ’h u i, vo u s d e m a n d e r d ’ê t r e
m on g u id e à m oi a u s s i, d e m e fa ir e u n e p e t it e
p la ce a u p r è s d e F a u s t in e . Vo u s a u r e z d e u x
é lè ve s ...
L e Cœ u r d e l ’a b b é M u r ie l s ’é p a n o u is s a it !
N o n , a u cu n d a n ge r n e vie n d r a it d e c e t t e e n fa n t
a u x y e u x s in cè r e s : co m m e F a u s t in e , e lle a va it
u n e â m e d e d r o it u r e et d e fr a n ch is e .
— L e cie l s o it b é n i ! d it - il, e t il a jo u t a p e n s i
ve m e n t : Se s d e ss e in s s o n t in p é n é t r a b le s .
J e a n n e t o n , la go u ve r n a n t e , s ’a va n ça it à son
t o u r . D e la fe%n ê t r e d e sa cu is in e , e lle a va it vu
le s a r r iva n t e s e t sa cu r io s it é l ’e n t r a în a it . L a
n o u ve lle q u ’o n a va it a u ch â t e a u « u n e a u t r e
d e m o is e lle » d on t ja m a is ju s q u ’ici p e r s o n n e
n ’a va it e n t e n d u p a r le r s ’é t a it r é p a n d u e d a n s le
villa g e p a r le s b a va r d a ge s d e l ’o ffice , e t J e a n
n e t o n , q u i va in e m e n t a t e n t é d ’o b t e n ir d e son
m a ît r e q u e lq u e s é cla ir cis s e m e n t s s u r ce t t e in
c r o ya b le a ve n t u r e , est t o u t e fr é m is s a n t e d e vo ir
la « s e co n d e d e m o is e lle d e T r é v o u x ». C ’est la
g o u ve r n a n t e q u i fa m iliè r e m e n t s ’e m p r e ss e à o f
fr ir « q u e lq u e ch o s e ... u n r a fr a îch is s e m e n t ...
n o n , il fa it fr o id ... a lo r s u n p e t it ve r r e d ’a n is e t t e , u n e liq u e u r d e je u n e s d e m o is e lle s , e t u n
b is cu it ? »
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
23
Afin d e 11e p o in t d é s o b lige r la b o n n e fe m m e ,
F a u s t in e e t M a r g u e r it e a cce p t e n t le b is c u it , a c
ce p t e n t l ’a n is e t t e e t , d a n s le p a u vr e p a r lo ir a u x
m u r s b la n ch is à la c h a u x , o n s ’in s t a lle a u t o u r
d e la t a b le en fa u x a ca jo u , l ’o r g u e il d e J ea n n et o n , t o u t le lu x e d u p r e s b yt è r e a ve c le b u ffe t d e
m êm e b o is . S u r la ch e m in é e se d r e s s e u n e
g r a n d e s t a t u e d e N .- D . d e L o u r d e s ; u n b e a u
ch r is t d ’ivo ir e , s o u ve n ir d e la p r e m iè r e co m
m u n io n d e F a u s t in e , e s t a ccr o ch é e n t r e le s d e u x
é t r o it e s fe n ê t r e s .
L ’a b b é M u r ie l in t e r r o g e M a r g u e r it e s u r sa
v ie d e p e n s io n n a ir e ; e lle r é p o n d g a ie m e n t , m ise
e n co n fia n ce p a r la b ie n ve illa n c e d u v ie u x
p rêtre.
— M o n s ie u r le cu r é , d it la je u n e fille , je cr o is
le co u ve n t m o in s a u s t è r e , b e a u co u p m o in s , q u e
la m a is o n d e m e s gr a n d s - p a r e n t s !
— C ’est b ie n p o s s ib le . Ce p e n d a n t n e vo u s
la is s e z p a s e ffr a ye r ' p a r l ’a s p e ct u n p e u s é vè r e
d e M . le m a r q u is et d e M m e la m a r q u is e . L e u r
cœ u r est t r è s b o n , je vo u s l ’a ss u r e , et n o s p a u
vr e s en o n t ch a q u e jo u r la p r e u ve ; m a is ils o n t
e u u n g r a n d ... u n im m e n s e ch a g r in q u i le s a
fa it s e r e p lie r s u r e u x - m ê m e s ...
— O u i, la m o r t d e n o t r e p è r e , d it F a u s t in e ,
e t ce p e n d a n t 011 11’en p a r le ja m a is . P a s u n p o r
t r a it d e lu i ch e z n o u s ... e x c e p t é u n e p e in t u r e
d u s a lo n q u i le r e p r é s e n t e t o u t e n fa n t . I l es t
t r è s b lo n d , a ve c d es y e u x c la ir s ... le s y e u x d e
gr a n d - p è r e . N i M a r g u e r it e n i m oi n e lu i r e s
s e m b lo n s .
— N o n ! n i l ’u n e n i l ’a u t r e , m a lh e u r e u s e
m e n t ! m u r m u r a le p r ê t r e .
— Pou rqu oi
m a lh e u r e u s e m e n t ? d e m a n d e
M a r g u e r it e .
�24
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— Ce la se r a it u n e co n s o la t io n p o u r vo s
gr a n d s - p a r e n t s .
— M o n s ie u r le cu r é , r e o r e n d la je u n e fille ,
e s t -ce q u e vo u s a ve z co n n u n o t r e m è r e ?
— Non !
— M o i, je n e sa is r ie n d ’e lle , je n ’ai n i u n e
lig n e d e sa m a in n i u n p o r t r a it , e t ce n ’e s t p a s
é t o n n a n t : j ’é t a is si p e t it e q u a n d on m ’a m is e
a u co u ve n t ! M a is je t r o u ve e xt r a o r d in a ir e q u ’à
M u r d o s n o n p lu s il n ’y a it p a s u n s o u ve n ir ,
u n e p h o t o gr a p h ie .
— M m e d e T r é v o u x es t m o r t e t r è s vit e a p r è s
s o n m a r ia g e ...
— P a s a u s s i vit e , m o n s ie u r le cu r é , j ’a va is
q u a t r e a n s.
— O u i, é vid e m m e n t . J e v e u x d ir e ... E n fin ,
d e p u is so n m a r ia ge , vo t r e p è r e vo ya g e a it , e t sa
fe m m e n ’a fa it a u cu n s é jo u r à M u r d o s ... M a is ,
m a ch è r e e n fa n t , la is s e z-m o i vo u s d o n n e r u n
c o n s e il... T o u t ce q u i r a p p e lle la m o r t d e ce fils
u n iq u e e s t e xt r ê m e m e n t d o u lo u r e u x à vo s
gr a n d s - p a r e n t s : n e le u r en p a r le z p a s, n e les
q u e s t io n n e z ja m a is !
— O u i... O h ! je d e vin e b ie n q u ’il y a a u t r e
ch o s e , u n m ys t è r e ... u n d r a m e ...
F a u s t in e
l ’ign o r e a u s si ; m a is e lle s e r é s ig n e à son ig n o
r a n ce , t a n d is q u e m o i...
— Vo u s n e vo u le z p a s, co m m e vo t r e s œ u r ,
a vo ir co n fia n ce , s u ivr e m on co n s e il, n e p o in t
in t e r r o g e r ? Vo u s n e g a g n e r e z r ie n , je vo u s a s
s u r e ...
_ J ’en s u is co n va in cu e . Au s s i n ’a i- je p a s
l ’in t e n t io n d ’in t e r r o ge r . M a is je fin ir a i b ie n p a r
s a vo ir q u a n d m ê m e . J e ch e r c h e r a i... je r é flé
c h ir a i...
E lle r e p r it a ve c u n p e t it r ir e .
— I n t e r r o g e r n o s gr a n d s - p a r e n t s , si l ’in t i
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
25
m it é n ’a u gm e n t e p a s, ce s e r a it d ifficile . J e n ’ai
ét é a d m is e a u p r è s d ’e u x , ce m a t in , q u ’u n e h e u r e
a va n t le d é je u n e r . L a s œ u r q u i in ’a a m e n é e e s t
r e p a r t ie à l ’a u b e , e lle a d û s ’é lo ig n e r sa n s r e
vo ir ses h ô t e s . Ap r è s le r e p a s, g r a n d ’m è r e in ’a
d it : « F a u s t in e vo u s fe r a le s h o n n e u r s d e M u r d os. Vo u s ê t e s e n t iè r e m e n t lib r e . » M a s œ u r et
m oi n o u s a vo n s b a va r d é e n r a n ge a n t d a n s m a
ch a m b r e le s q u e lq u e s liv r e s e t e ffe t s q u e j ’a i a p
p o r t é s d u co u ve n t , e t p u is n o u s so m m e s ve n u e s
vo u s vo ir , m o n s ie u r le cu r é , e t vis it e r l ’é glis e .
—
C ’est ce la , d it l ’a b b é M u r ie l, h e u r e u x
d ’u n e d ive r s io n , ve n e z vis it e r n o t r e p a u vr e
é glis e .
Bie n p a u vr e , en e ffe t , b ie n d é n u é e , en sa d é
cr é p it u d e , sa n s a u t r e a n t iq u e b e a u t é q u ’u n
a u t e l en b o is d o r é d u t r e iziè m e s iè cle . U n a f
fr e u x b a d ige o n im it a n t le m a r b r e s ’é ca ille a u x
m u r s . U n ch e m in d e c r o ix m o d e r n e , o ffe r t p a r
la m a r q u is e , b ie n q u e t r è s s im p le , p a r a ît là t r o p
lu x u e u x , en d é s a cco r d a ve c le r e st e .
L e p r ê t r e e t F a u s t in e d e m e u r è r e n t a g e n o u il
lé s d e va n t l ’a u t e l, t a n d is q u e M a r g u e r it e , a p r è s
lin e co u r t e p r iè r e , a lla it vo ir d e p r è s u n vie u x
» Sain t-Pier re e n lu m in é , d o r é , in vr a is e m b la b le ,
fa is a n t fa ce à la ch a ir e a s s e z cu r ie u s e m e n t
s cu lp t é e .
M a r g u e r it e , le va n t la t ê t e p o u r r e ga r d e r la
vo û t e , u n e vo û t e à p e in e cin t r é e en p la n ch e s
p e in t e s fig u r a n t d e s b r iq u e s , a p e r çu t d a n s
l ’é t r o it e t r ib u n e u n h a r m o n iu m . C ’é t a it u n in s
t r u m e n t p le in d e m é r it e s , d ’u n e co n s t it u t io n
a ss e z vig o u r e u s e p o u r a vo ir s u p p o r t é s a n s u n
co m p le t d é t r a q u e m e n t le s « r é p a r a t io n s » q u e
lu i fa is a it s u b ir l ’in s t it u t e u r , le q u e l s e p iq u a it
d ’ê t r e a p t e à t o u t .
N a g u è r e , « M ’s ie u le R é g e n t , » t o u s je u x
�26
L ’ OMBRE
d u
pa s s é
t ir é s , a cco m p a gn a it le s ch a n t r e s ; m a is le s lo is
n o u ve lle s d e n o t r e go u ve r n e m e n t d e L ib e r t é
lu i in t e r d is e n t d é s o r m a is « d ’a jo u t e r p a r son
t a le n t à l ’é cla t d es cé r é m o n ie s », t e r m e s d a n s
le s q u e ls il a im a it s ’e n t e n d r e r e m e r cie r d e son
co n co u r s a u p r ô n e d e s jo u r s d e fê t e . U n p r ê t r e
d e s e n vir o n s , in v it é a u x s o le n n it é s , s e ch a r g e
m a in t e n a n t d ’a r r a ch e r a u m a lh e u r e u x in s t r u
m e n t le p e u d e s o u ffle q u i lu i r e st e .
S o u d a in , d is t r a it d e sa p r iè r e , M . le cu r é s u r
s a u t a ... u n a cco r d h a r m o n ie u x s ’e n vo la it d e la
t r ib u n e ... F a u s t in e d it t o u t b a s, r a vie :
— M a r g u e r it e jo u e ... q u e l b o n h e u r !
Q u e lq u e s a cco r d s s e u le m e n t , p u is u n ch a n t
s ’é le v a ... D e s n o t e s p u r e s , d ’u n e é m o t io n r e
c u e illie ...
F a u s t in e a va it jo in t le s m a in s , se s y e u x se
r e m p lis s a ie n t d e la r m e s .
L ’a b b é M u r ie l a u s si é t a it é m u , p lu s q u ’é m u ,
b o u le ve r s é ! I l s ’é t a it le vé e t r e ga r d a it là - h a u t ,
se d é t a ch a n t s u r u n e fe n ê t r e , la je u n e t ê t e d e
la ch a n t e u s e . U n e p a ss io n a r d e n t e la t r a n s fig u
r a it , la fa is a it p lu s fe m m e . E lle ch a n t a it a ve c
u n a r t t r è s s im p le , m e t t a n t t o u t e sou â m e d a n s
s a v o ix , u n s u p e r b e so p r a n o .
L o r s q u ’e lle se t u t , F a u s t in e s ’é la n ça ve r s e lle ,
l ’e n t r a în a h o r s d e l ’é g lis e e t , t o u t en la r m e s ,
l ’e m b r a s s a .
— O h ! ch é r ie , ch é r ie , q u e c ’es t b e a u ! T u
ch a n t e r a s e n co r e , d is ! , . . M . le cu r é p e r m e t t r a .
T u ch a n t e r a s t o u s le s d im a n ch e s a u x o ffice s et
q u e lq u e fo is , d a n s la s e m a in e , n o u s vie n d r o n s
ici et t u ch a n t e r a s p o u r m o i... Ch e z n o u s , il n ’y
a p o in t d e p ia n o .
_ P o in t d e p ia n o ! T u n e fa is p a s d e m u
s iq u e ?
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
27
F a u s t in e s e co u a la t ê t e .
— Q u i d o n c m ’a u r a it a p p r is , d it - e lle a ve c r e
g r e t . J ’en a i p a r fo is e xp r im é le d é s ir , m a is
g r a n d ’m è r e m ’a d it a vo ir , a in s i q u e gr a n d - p è r e ,
h o r r e u r d e la m u s iq u e ... M o n s ie u r le cu r é ,
n ’e s t -ce p a s q u e M a r g u e r it e a u n e a d m ir a b le
v o ix ?
— Ad m ir a b le ... o u i, m on e n fa n t .
— Ce se r a si b e a u q u ’e lle ch a n t e à l ’é g lis e !
— A h ! o u i, ce s e r a it t r è s b e a u , ce la a t t ir e
r a it b ie n d u m o n d e ... L ’E v a n g ile , il es t vr a i,
b lâ m e le s J u ifs q u i vin r e n t à B é t h a n ie , n o n
p o u r J é s u s s e u l, m a is p o u r vo ir L a z a r e ... N ’im
p o r t e ! a cco u r u s p o u r e n t e n d r e la m u s iq u e , m es
p a r o is s ie n s e n t e n d r a ie n t a u s s i la p a r o le d e
D ie u ... O u i, o u i, je se r a is h e u r e u x ... M a is
M m e la m a r q u is e e t M . le m a r q u is co n s e n t ir o n t ils ?
— P o u r q u o i p a s ? d it M a r g u e r it e . —• D e m a n d e z-le vo u s - m ê m e , m o n s ie u r le
cu r é , s u p p lia F a u s t in e .
— O u i, je vo u s p r o m e t s ... j ’en p a r le r a i... je
ve r r a i.
L ’a b b é M u r ie l p a r a is s a it p e u co n va in cu d e
r e m p o r t e r la vict o ir e , e t h o ch a it la t ê t e p e n s i
ve m e n t . Lo n gt e m p s , ce so ir -là , t a n d is q u e les
je u n e s fille s r e p r e n a ie n t le ch e m in d u ch â t e a u ,
il er r a d a n s le s a llé e s d e so n ja r d in , si a b so r b é
d a n s ses p e n sé e s q u ’il fa llu t le s gr o n d e r ie s d e
J e a n n e t o n , a cco u r u e in d ign é e , p o u r le fa ir e
s ’a p e r ce vo ir d e l ’h u m id it é fr o id e d e la so ir é e .
« U n t e m p s à p r e n d r e m a l, » t a n d is q u e va in e
m e n t , d a n s le p a r lo ir b ie n clo s , sa la m p e l ’a t
t e n d a it a ve c u n b o n fe u .
— Vo ic i, vo ici, J e a n n e t o n , n e vo u s ir r it e z
P a s ... je vie n s ... L e s d e s s e in s d e la P r o vid e n ce
�28
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
s o n t vr a im e n t in s o n d a b le s ... e t la vie es t p a r fo is
b ie n co m p liq u é e , a ch e va - t - il, la is s a n t à J ea n n et o n le soin d e d e vin e r le s e n s d e ce s p a r o le s ,
sa n s co r r é la t io n a p p a r e n t e .
IV
A u ch â t e a u d e M u r d o s , la b ib lio t h è q u e s e r
v a it à F a u s t in e d e s a lle d ’é t u d e . C ’é t a it u n e
p iè ce r o n d e s it u é e a u se co n d é t a ge d e l ’u n e d es
t o u r e lle s . L e s m u r a ille s d is p a r a is s a ie n t e n t iè r e
m e n t d e r r iè r e le s é t a gè r e s ga r n ie s d e livr e s q u e
r ie n n e d é fe n d a it d es cu r io s it é s d a n ge r e u s e s .
P u is a n t a u h a sa r d d e son ca p r ice , F a u s t in e a u
r a it p u , in co n s cie m m e n t , y t r o u ve r le p o is o n ,
a u ssi b ie n q u e la n o u r r it u r e fo r t ifia n t e q u e d e
m a n d a it son je u n e e s p r it . M a is l ’a b b é M u r ie l
n ’é p r o u va it a u cu n e cr a in t e , s a ch a n t q u e son
é lè ve , co n fia n t e e t d o cile , n ’o u vr a it q u e le s
liv r e s d é s ign é s p a r lu i.
S u r u n e p e t it e t a b le , à cô t é d e la fe n ê t r e ,
F a u s t in e a va it son a t t ir a il d ’é co liè r e . T o u t a u
p r è s , e lle d is p o s a it u n fa u t e u il p o u r l ’a b b é
M u r ie l, et , lo r s q u e la p la ce d e ce lu i-ci é t a it vid e ,
F a u s t in e é vo q u a it l ’im a ge r e s p e ct é e d e son v ie u x
p r o fe s s e u r . I l lu i se m b la it p r é s e n t e t q u ’il a lla it ,
d e vin a n t sa p e n sé e e r r a n t e , d o u ce m e n t la g r o n
d er . « F a u s t in e , F a u s t in e ... lis e z, é c r ive z ou
r é f lé ch is s e z ... m a is n e r ê va s s e z p a s ... Vo u s r ê
va s s e z, F a u s t in e , e t ce la a m o llit le cœ u r , d o n n e
d u v a g u e à l ’e s p r it . P r é c is e z t o u jo u r s vo s p e n
s é es, m o n e n fa n t ... »
M a in t e n a n t F a u s t in e n ’a u r a p lu s à se d é fe n
d r e co n t r e ce s s o n ge r ie s in d é cis e s , d a n ge r d e la
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
29
s o lit u d e : u n e co m p a gn e se r a p r è s d ’e lle , q u i
d é jà lu i e s t ch è r e . M a r g u e r it e a t r a n s p o r t é d a n s
la b ib lio t h è q u e se s ca h ie r s e t se s livr e s ; en fa ce
d e sa s œ u r , à la p e t it e t a b le e lle s ’es t in s t a llé e .
E lle s s o n t là t o u t e s d e u x ce m a t in , a t t e n d a n t
l ’a b b é M u r ie l.
— Q u e d e livr e s ! d it M a r g u e r it e ; t u as la
p e r m is s io n d e le s lir e t o u s ?
— O h ! n o n , M . le cu r é le s ch o is it .
— T u n ’a s ja m a is é t é t e n t é e d e ch o is ir t oim êm e?
— O h ! M a r g u e r it e !
— N e so is p a s ch o q u é e d e m a q u e s t io n : je
t ’a p p r o u ve e t je s u ivr a i t on e xe m p le . M a is je n e
p u is m ’e m p ê ch e r d ’ê t r e a n x ie u s e d e t o u t ce
q u ’on ca ch e a u x je u n e s fille s.
« J e n e s a is p o u r q u o i, la v ie m e fa it p e u r
co m m e si j e d e va is y a va n ce r t o u jo u r s en m e
h e u r t a n t le fr o n t à d es ch o s e s o b s c u r e s ... E t je
cr o is q u e t o u s le s h o m m e s vo n t a in si à t â t o n s .
— I l y a le Bo n D ie u q u i é cla ir e , d it F a u s t in e .
— O u i, c ’es t la lu m iè r e ve r s la q u e lle n o u s
a llo n s ... E lle b r ille d e lo in e t s e r t d e g u id e ...
m a is l ’on m a r ch e t o u t d e m ê m e d a n s d u n o ir ,
co m m e l ’o n s u it u n lo n g co r r id o r o b s cu r , a ve c,
t o u t à fa it a u b o u t , u n e p o r t e o u ve r t e ...
M a r g u e r it e s ’in t e r o m p it e t é cla t a d e r ir e .
— N o u s p a r lo n s b ie n gr a ve m e n t , F a u s t in e !
Au co u ve n t , je n ’a u r a is ja m a is p e n sé à ce la ;
on m ’a ccu s a it d ’a vo ir u n e s p r it lé g e r . M a is ici,
q u o i q u ’on en a it , il fa u t ê t r e s é r ie u x . M u r d o s
est t r is t e à m o u r ir !
— T r is t e ... J e n e sa is p a s, je l ’a im e ... M ê m e
q u a n d je n e m e s e n t a is p a s h e u r e u s e , je l ’a i
m a is .. . E t à p r é s e n t q u e t u es là ...
�3«
L ’ OMBRE
d u
pa s s é
E lle s o u r it t e n d r e m e n t à sa s œ u r , p u is , se
p e n ch a n t ve r s la fe n ê t r e , e lle a jo u t a :
— Vo is co m m e c ’es t b e a u !
— D e s p la in e s ve r t e s e n co r e , n u a n cé e s d ’o r ...
d e s r u is s e a u x q u i r e m u e n t d es r e fle t s d e s o le il ;
là -b a s , d es c o t e a u x b o isé s e t p lu s lo in , t r è s lo in ,
le s m o n t a g n e s ... Ovii, c ’es t b e a u , m a c h é r ie !...
M a is M u r d o s lu i-m ê m e , M u r d o s a ve c ses g r a n
d es s a lle s o b s cu r e s , so n e s ca lie r o ù l ’on n ’ose
p a s é le ve r la v o ix d e p e u r d ’é ve ille r d e s s o n o
r it é s e ffr a ya n t e s , M u r d o s , a ve c la p r é s e n ce d e
ce s d e u x o m b r e s r ig id e s q u i s o n t n o s gr a n d s p a r e n t s ...
— M a r g u e r it e !...
— J e t ’a ssu r e q u e je n e le u r ga r d e p a s r a n
cu n e d e m ’a vo ir si lo n gt e m p s d é la is s é e : je
n ’é t a is p a s m a lh e u r e u s e d a n s m o n ch e r c o u
v e n t ... M a is je n e p u is le s a im e r ... s p o n t a n é
m e n t . L e m a r q u is e t la m a r q u is e d e T r é v o u x
m e s o n t e t m e r e s t e r o n t t o u jo u r s é t r a n ge r s . J e
n ’y p e u x r ie n . D ’a ille u r s , a vo u o n s -le , ils n e
fo n t r ie n p o u r e ffa ce r c e t t e im p r e s s io n . U n
b a is e r g la c ia l m a t in e t so ir , u n e q u e s t io n p o lie
r e la t ive à m a s a n t é ; p e n d a n t le r e p a s q u e lq u e s
e n co u r a ge m e n t s à fa ir e p r e u ve d ’u n m e ille u r
a p p é t it ... c ’est à p e u p r è s à ce la q u e se b o r n e n t
n o s r a p p o r t s d e fa m ille . E t t o i-m ê m e , q u i n e le s
a s ja m a is q u it t é s , si t u ca u s e s a ve c e u x , c ’est
s u r u n t o n d e d é fé r e n ce cr a in t ive d o n t t u n e t e
r e n d s p a s co m p t e s a n s d o u t e .
— N o n , je n ’ai n u lle m e n t p e u r d ’e u x . I ls n e
m ’o n t ja m a is gr o n d é e in ju s t e m e n t . M a is je p a r le
le m o in s p o s s ib le , p a r ce q u ’ils n ’a im e n t p a s le s
p a r o le s in u t ile s ...
— C ’est a ffr e u x !
— Q u o i?
— D e s o n ge r q u e t u a s p a ssé d ix- s e p t a n n é e s
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
31
d a n s ce t o m b e a u , d ix- s e p t a n n é e s sa n s p a r o le s
in u t ile s !..
— O h ! d it F a u s t in e en r ia n t , le s p r e m ie r s
t e m p s ça n e m ’a p a s b e a u co u p g ê n é e d e n e
p o in t p a r le r . J ’a va is d e u x a n s q u a n d j ’a i é t é
a m e n é e ici, en m ê m e t e m p s q u ’o n t e m e t t a it a u
co u ve n t . E n s u it e , j ’ai ca u s é a ve c m e s b o n n e s ,
a ve c m es p o u p é e s , s u r t o u t m e s p o u p é e s ! E t
p u is , M . le cu r é a co m m e n cé se s le ço n s .
— D e s le ço n s p o u r r é cr é a t io n s e t , le r e s t e d u
t e m p s, u n e vie q u i a la g a ît é d ’u n p e n s u m ...
F a u s t in e , n o u s n o u s r e s s e m b lo n s a u p h ys iq u e
s e u le m e n t . M o r a le m e n t , n o u s so m m e s l ’e a u et
le fe u : t u es, t o i, l ’e a u d u la c lim p id e e t ca lm e
q u i, e n clo s e en se s b o r d s , r e flè t e s a n s r é vo lt e s
le m ê m e c ie l... e t d a n s t o n c ie l n e p a s s e n t n i
n u a ge s im p r é vu s n i o r a ge s .
— L e n u a ge im p r é vu q u i a p p o r t e d u b o n ln u r , c ’es t t o i, M a r g u e r it e ... e t l ’o r a g e , j ’en
a u r a is p e u r .
— P a s m o i : j e l ’a im e ... A h ! é c o u t e —
q u e lq u ’u n m o n t e l ’e s ca lie r . E s t - c e M . le cu r é ?
C ’é t a it lu i q u i ve n a it le n t e m e n t , d ’u n p a s
a lo u r d i. Q u a n d il e n t r a , b ie n q u ’il s o u r ît a u x
d e u x je u n e s fille s a cco u r u e s à sa r e n co n t r e ,
e lle s r e m a r q u è r e n t so n vis a g e b o u le ve r s é .
— O h ! m o n s ie u r le cu r é , s ’é cr ia F a u s t in e ,
q u ’a ve z-vo u s ?
— M a is r ie n , r ie n . J ’ai m a r ch é u n p e u vit e .
J e s u is e n r e t a r d , m ’é t a n t a r r ê t é u n in s t a n t en
b a s, a u p r è s d e M m e la m a r q u is e . J ’a va is à
lu i d e m a n d e r l ’a u t o r is a t io n d e fa ir e ch a n t e r
M lle M a r g u e r it e à l ’é glis e .
— E s t - ce q u ’e lle a r e fu s é ? d e m a n d a M a r g u e
r it e d ’u n t o n d e r é vo lt e .
— E lle p e r m e t , r é p o n d it l ’a b b é M u r ie l.
M a is son a cce n t n ’a va it r ie n d e t r io m p h a n t ;
�32
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
il é t a it a ffa is s é , p â le , e t t o u t e sa p e r s o n n e s e m
b la it b r is é e co m m e a p r è s u n e lu t t e p é n ib le . I l se
la is s a t o m b e r d a n s s o n fa u t e u il e t , d e n o u ve a u ,
s ’e ffo r ça n t d e s o u r ir e , il d it :
— J e s u is , m a lg r é t o u t , b ie n co n t e n t .
— M a lg r é q u o i? m o n s ie u r le cu r é , in t e r r o
g e a M a r g u e r it e .
— R ie n . C ’es t u n e lo cu t io n — d ’a ille u r s fa u
t iv e en l ’o ccu r r e n ce — e t sa n s s ig n ific a t io n ...
M a r g u e r it e h o ch a la t ê t e .
— N o n , m o n s ie u r le cu r é , c ’e s t u n e r é t i
c e n c e ... Vo u le z- vo u s m e la is s e r d ir e ce q u ’e lle
s ig n ifie ? ... Vo u s a ve z d û b a t a ille r fe r m e p o u r
o b t e n ir g a in d e ca u s e ...
— Vo u s vo u s t r o m p e z, m on e n fa n t , j e n ’ai
p a s e u à b a t a ille r , co m m e vo u s le d it e s ... T o u t
d ’a b o r d , e n e ffe t , M m e la m a r q u is e se m o n t r a it
p e u d is p o s é e à n o u s a cco r d e r la p e r m is s io n d e'
m a n d é e . M a is , p o u r la d é cid e r , je n ’a i e u q u ’u n
m o t à d ir e : je lu i ai d é m o n t r é q u ’en vo u s p r i
va n t d e c u lt iv e r u n t a le n t q u e vo u s a im e z, e lle
se m o n t r e r a it in ju s t e .
— Ain s i, m a g r a n d ’m èr e r e d o u t e a u jo u r d ’h u i
d ’ê t r e in ju s t e e n ve r s m oi !
— Vo u s en d o u t e z, p a r ce q u e sa fa ço n d ’a gir
vo u s s e m b le in e x p lic a b le . M a is je p u is vo u s
l ’a ffir m e r , M a r g u e r it e , vo s p a r e n t s o n t t o u jo u r s
ch e r ch é la ju s t ic e e t , s ’ils se s o n t t r o m p é s , ce
fu t d e b o n n e fo i. I ls o n t b e a u co u p s o u ffe r t ,
ja m a is p e u t -ê t r e a u t a n t q u ’à p r é s e n t . Si vo u s
m e vo ye z é m u , c ’es t q u e j e vie n s d ’ê t r e t é m o in
d e ce t t e so u ffr a n ce .
— M o n s ie u r le cu r é , d it F a u s t in o , a ve z-vo u s
r e m a r q u é q u e m on gr a n d - p è r e es t r e ve n u d e
c e t t e si co u r t e a b s e n ce p lu s t r is t e , p lu s co m
p a s s é ? D e p u is son r e t o u r , g r a n d ’m è r e a u ssi a
l ’a ir p lu s s é vè r e .
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
33
— P e u t - c t r c ...
— J a m a is, p o u r s u ivit la je u n e fille s ’a d r e s
s a n t à M a r g u e r it e , ja m a is je n e le s a va is vu s
q u it t e r M u r d o s . T r è s p e u d e t e m p s a va n t t o n
a r r ivé e , gr a n d - p è r e a r e çu u n e le t t r e — j ’é t a is
là ... il l ’a o u ve r t e d e va n t m o i... e t , t o u t d e
s u it e , m ’a d it d e m e r e t ir e r ; il p a r a is s a it b o u
le ve r s é . — L e so ir m ê m e il p a r t a it p o u r u n d é
p la ce m e n t d e q u e lq u e s jo u r s . 11 n ’a p a s d it o ù
il e s t a llé e t n ’a ja m a is fa it d e va n t m oi a llu s io n
à ce vo ya g e . M a is , le so ir d e son r e t o u r , g r a n d ’m è r e n ’a p o in t p a r u a u d în e r , e t le le n d e m a in
j ’ai b ie n vu q u ’e lle a va it p le u r é .
— E t q u e lq u e s jo u r s p lu s t a r d on m ’a r a p
p e lé e ... C e vo y a g e , F a u s t in e , a d é cid é d e m a
ve n u e iç i... M o n s ie u r le cu r é , e s t - ce vr a i? d it esle -n o u s ?
— J e vo u s ai p r iées d e n e p a s m ’in t er r oger .
La isson s ces ch oses, m es en fa n ts.
To u t e t r a ce d ’ém otion s ’éta it effa cée du
yisa ge d e l ’ab b é M u r iel et, m a lgr é la d ou ceu r
in d u lgen t e de son r ega r d et d e son sou r ir e,
M a r gu er it e et F a u st in e com p r ir en t q u e r ien n e
p ou r r a it éb r a n ler sa r ésolu tion d e silen ce.
V
L e s jo u r s , le s s e m a in e s s ’é co u le n t à M u r d o s ,
se m b la b le s e n t r e e u x , m o n o t o n e s e t g r is . M a l
g r é la t e n d r e s s e gr a n d is s a n t e d e F a u s t in e , M a r
g u e r it e co n s e r ve u n e im p r e s sio n d ’e x il.
L ’a t t it u d e d e M . et d e M m e d e T r é v o u x n e
se m o d ifia it p o in t . P a r fo is , lo r s q u ’e lle s ’a d r e s
sa it à F a u s t in e , le s o u r ir e d e la m a r q u is e s ’a-
133-11
�34
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
d o u cis s a it : co m m e n t , p o u r ce t t e e n fa n t gr a n d ie
a u p r è s d ’e lle , M m e d e T r é v o u x n ’a u r a it - e lle p a s
u n e s e cr è t e p r é fé r e n ce ! M a is ce t t e p r é fé r e n ce ,
r ien n e la t r a h it d a va n t a g e . La m a r q u is e , d è s
l ’a r r ivé e d e M a r g u e r it e , a e x ig é q u e le s d e u x
s œ u r s fu s s e n t vê t u e s d e la m êm e fa ço n ; d es
é t o ffe s o n t é t é d e m a n d é e s , u n e co u t u r iè r e e s t
ve n u e e t t r è s v it e l ’é lè ve d e M è r e Sa in t -J e a n Ba p t is t e a p u q u it t e r s a r o b e d e p e n s io n n a ir e .
L e s je u n e s fille s s o n t a d m ise s e n s e m b le a u
p r è s d e le u r s gr a n d s - p a r e n t s . O n n e t é m o ign e à
F a u s t in e a u cu n in t é r ê t p a r t icu lie r . M ê m e , d u
r a n t le s r e p a s e t la s o ir é e d ’a ille u r s t r è s a b r é gé e
q u i s o n t le s s e u ls in s t a n t s d e r é u n io n , M a r g u e
r it e é lè ve la v o ix p lu s s o u ve n t q u e F a u s t in e . I l
n ’es t p a s d a n s s a n a t u r e d e s ’e ffa ce r ; sa n s
q u ’e lle le ve u ille , sa p e r s o n n a lit é s ’a ffir m e . E lle
o se q u e s t io n n e r le m a r q u is — p lu s vo lo n t ie r s
q u e sa fe m m e il se p r ê t e à r é p o n d r e — n o n s u r
so n p è r e — e lle a é t é p r é ve n u e p a r l ’a b b é M u
r ie l q u e ce s u je t é v e illa it d e t r o p viv e s d o u le u r s
— m a is s u r le s p o r t r a it s d e fa m ille q u i r e m p lis
s e n t le ch â t e a u . L e m a r q u is r e la t e , d e sa v o ix
g la c é e q u i p o u r ce la s ’a n im e u n p e u , le s h a u t s
fa it s d es a n cê t r e s . I l y a là d es co m t e s s e s d e
M u r d o s , d o n t le s T r é v o u x d e s ce n d e n t p a r le s
fe m m e s . C ’es t t o u t e l ’h is t o ir e g lo r ie u s e d ’u n e
t r è s a n cie n n e lig n é e q u ’a p p r e n d a in si l ’o r p h e
lin e . M a is , t a n d is q u ’u n e fla m m e s ’a llu m e a u x
y e u x d e F a u s t in e à ce s r é cit s , M a r g u e r it e r e s t e
in d iffé r e n t e : e lle a ét é t r o p t a r d a d o p t é e p a r
ce t t e o r g u e ille u s e fa m ille . E lle , p lu s o r gu e ille u s e
p e u t -ê t r e , n e l ’a d o p t e p a s e n co r e e t le s g lo ir e s
d e se s a ïe u x n e l ’é m e u ve n t g u è r e . Ce p e n d a n t ,
u n jo u r e lle s ’é g a y e d e va n t u n p o r t r a it d ’a ïe u le
p o u d r é e d o n t le s y e u x n o ir s se m b le n t la r e co n
n a ît r e et lu i s o u r ir e .
/
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
35
M a r g u e r it e r é p o n d a u so u r ir e d e la p e t it e
m a r q u is e e t s ’é cr ie , a m u s é e :
— F a u s t in e . r e g a r d e ... n e t r o u ve s - t u p a s q u e
je lu i r e s s e m b le ... ou p lu t ô t q u e n o u s lu i r es
se m b lo n s ?
Ce n e fu t p a s F a u s t in e q u i a cco u r u t , m a is la
m a r q u ise . S a m a in fin e, t o u jo u r s u n p e u t r e m
b la n t e , se p o sa s u r le fr o n t d e M a r g u e r it e , l ’og lig e a n t à le ve r la t ê t e . L e r e ga r d d e la vie ille
d a m e a n xie u s e m e n t in t e r r o g e a it le s t r a it s d e la
je u n e fille , p u is le s co m p a r a it à c e u x d u p o r
t r a it . L e m a r q u is r e ga r d a it a u s si. L e p r e m ie r il
se la s sa d e l ’e xa m e n .
— D e s y e u x n o ir s co m m e le s s ie n s, d it - il,
c ’es t t o u t . F a u s t in e a le s m êm e s y e u x .
L a m a r q u is e r e t ir a sa m a in e t se d é t o u r n a , d e
n o u ve a u d é s in t é r e s s é e , co m m e a b s e n t e . E lle r e
p r it sa p la ce d e va n t le fo ye r e t ce s o ir -là le m a r
q u is r e fu s a d e p a r le r d a va n t a ge .
E t d es m ois o n t p a ss é d e p u is l ’a r r ivé e d e M a r
gu e r it e à M u r d o s .
D é jà le h â t if p r in t e m p s d u Bé a r n g la ce d ’u n
ve r t d é lica t le s c o t e a u x lo in t a in s , go n fle les
b o u r ge o n s .r o s e s d es ch a r m ille s . Le s lila s se p r é
p a r e n t , il y a d e s vio le t t e s a u p ie d d es h a ie s et ,
s u r le cie l p lu s t r a n s p a r e n t , le so m m e t d es p e u
p lie r s s ’e s t o m p e ; on le s d ir a it e n ve lo p p é s d ’u n e
ga ze lé gè r e . E n q u e lq u e s jo u r s , t r è s b r u s q u e
m e n t , co m m e c ’est a ss e z l ’u s a ge d u p r in t e m p s
d e là -b a s, l ’é clo s io n se fer a d e t o u s ce s fe u illa
ges, e t le s g r a p p e s m a u ve s d e s g lyc in e s , les
h la s p â le s ou vio la cé s e t c e u x , p lu s d é lica t s ,
d ’u n b la n c d e n e ige , fle u r ir o n t le s ja r d in s d e
M u r d o s . Le lo n g d es p la t e s -b a n d e s , le s ir is
b le u s t o r d r o n t le u r s t ig e s ca p r icie u s e s , le u r s
fleu r s u n e à u n e s ’é p a n o u ir o n t , p u is , en s e fié-
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
t r is s a n t , p le u r e r o n t d e s la r m e s vio le t t e s ép a isses
co m m e d es g o u t t e s d ’e n cr e .
F a u s t in e s a it l ’o r d o n n a n ce d e la gr a n d e fê t e
d o n t , ch a q u e fo is q u ’e lle r e vie n t , son cœ u r s ’a t
t r is t e e t se r é jo u it . M a is il lu i s e m b le ce t t e a n
n é e q u ’e lle é ch a p p e r a à la m é la n co lie é t r a n ge
d o n t se d o u b le t o u jo u r s la jo ie d u p r in t e m p s .
L a p r é s e n ce d e M a r g u e r it e l ’en s a u ve r a ; t o u t e s
d e u x n e s a is ir o n t q u e la g a ie t é d es ch o s e s . A sa
gr a n d e s œ u r , ign o r a n t e d e ce t t e fé e r ie d u r e
n o u ve a u , F a u s t in e , à l ’a va n ce , en fa it le s h o n
n e u r s . E t ce m a t in , t a n d is q u îe lle s d e s ce n d e n t
à l ’é g lis e en s u iva n t u n ch e m in à t r a ve r s
ch a m p s , t o u t e s d e u x s ’é m e r ve ille n t d e s p r o gr è s
a cco m p lis p a r le s ve r d u r e s e t le s p la n t e s p e n
d a n t la n u it s e u le m e n t . L ’a ir , à ce t t e h e u r e m a
t in a le , es t v if e n co r e , m a is sa n s a ig r e u r e t s a t u r é
d u p a r fu m d es je u n e s sè ve s .
— I l fa it b o n viv r e a u jo u r d ’h u i, d it M a r
gu e r it e .
E lle n ’a p lu s l ’im p r e s s io n d ’ê t r e p r is o n n iè r e ;
u n e s e n s a t io n d e lib e r t é , d ’a llé ge m e n t , la s o u
lè ve . E t , r e d e ve n a n t e n fa n t , e lle p r e n d la m a in
d e sa sœ u r , l ’e n t r a în e en co u r a n t à p e r d r e h a
le in e . Bo n d is s a n t s u r le s e n t ie r t r è s en p e n t e ,
e lle s s ’é p a n o u is s e n t d a n s ce t é la n d e je u n e s s e
q u i le s fa it s e co u e r la p e s a n t e in flu e n ce d e
M u rd os.
F a u s t in e , la p r e m iè r e e s s o u fflé e , a r r ê t e M a r
g u e r it e . E lle s se r e ga r d e n t ; le s vo ici t o u t e s
r oses, a ve c d e s y e u x b r illa n t s , m a is q u e lq u e
p eu d é co iffé e s .
— Ba h ! d it M a r gu e r it e , M . le cu r é n ’y ve r r a
r ie n e t , p e n d a n t la se m a in e , n o u s so m m es, m a l
h e u r e u s e m e n t , s e u le s a ve c lu i d a n s l ’é g lis e .
L e ch e m in q u ’e lle s o n t p r is d é b o u ch e d e r r iè r e
�l
’o
m b r e
d u
p a s s é
37
l ’é g lis e ; e lle s y p é n è t r e n t n a r u n e p e t it e p o r t e
d e cô t é . L e s cie r ge s d é jà s o n t a llu m é s .
—
E co u t e , d it M a r g u e r it e , ce m a t in , p o u r le
b o n D ie u , p o u r M . le cu r é e t p o u r t o i, je va is
ch a n t e r .
J a m a is la v o ix d e la je u n e fille n ’a va it é t é
p lu s é m o u va n t e . I n co n s cie m m e n t e l l e e xp r im a it
e t la jo ie d e v iv r e r e s s e n t ie t o u t à l ’h e u r e et
a u s si — e t s u r t o u t — ce t t e co n fu s e n o s t a lgie d e
b o n h e u r q u ’e lle é p r o u ve si s o u ve n t sa n s la p r é
cis e r . A D ie u e lle e xp r im a it ce s ch o s e s . Ce
n ’é t a it p a s s e u le m e n t d a n s le s p a r o le s p r o n o n
cée s q u e r é s id a it sa p r iè r e , m a is b ie n p lu t ô t
d a n s l ’a cce n t . L e vis a g e e n fo u i d a n s se s m a in s ,
F a u s t in e p le u r a it .
Lo r s q u e , la m esse fin ie , M a r g u e r it e d e s ce n d it
d e la t r ib u n e , e lle e u t u n lé g e r r e cu l d e s u r
p r ise . A u p ie d d e l ’e s ca lie r se t e n a it u n in co n n u
q u i, t r è s é vid e m m e n t , a t t e n d a it q u ’e lle p a r û t .
Co m m e e lle se d é cid a it à p a ss e r d e va n t lu i, il
s ’in clin a ; e lle r é p o n d it p a r u n lé ge r s ign e d e
t è t e e t s o r t it so u s le p o r ch e o ù d é jà F a u s t in e
se t r o u va it .— O h ! ch é r ie , q u e t u a s b ie n c h a n t é !...
M . d e G e r fe u p a r a is s a it en e x t a s e ... J e l ’a i vu
P a r h a s a r d e n m e r e t o u r n a n t ... J ’ign o r a is q u ’il
fû t ici.
— Q u i e s t -ce M . d e G e r fe u ? T u n e m ’en as
ja m a is p a r lé .
— C h u t ! le v o ic i... vo ici t on a d m ir a t e u r .
« L ’a d m ir a t e u r », en e ffe t , s o r t a it à son t o u r
d e l ’é glis e . Il vin t d r o it a u x je u n e s fille s. F a u s
t in e lu i t e n d it la m a in , ils s ’a b o r d a ie n t a m ica
le m e n t co m m e d ’a n cie n n e s co n n a is s a n ce s .
— Vo u le z- vo u s m e p r é s e n t e r , m a d e m o is e lle ?
— C ’est vr a i, vo u s n e co n n a is s e z p a s m a
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
s œ u r ... M . G ilb e r t d e G e r fe u ... M lle M a r g u e
r it e d e T r é v o u x ...
— J e s a va is p a r M . le cu r é , q u e j ’a i eu le
p la is ir d e vo ir h ie r , l ’a r r ivé e à M u r d o s d e
M lle d e T r é v o u x .. . M a d e m o is e lle , vo u le z- vo u s
m e p e r m e t t r e d e vo u s e x p r im e r m a r e co n n a is
s a n ce p o u r le gr a n d p la is ir q u e j ’ai eu à vo u s
e n t e n d r e ... Vo u s p o s s é d e z u n e v o ix a d m ir a b le !
M a r g u e r it e s o u r ia it . S a n s r é p o n d r e , e lle e x a
m in a it M . d e G e r fe u . I l n e lu i p la is a it q u ’à
d e m i, b ie n q u ’il fû t in co n t e s t a b le m e n t d is t in
g u é et d e figu r e a gr é a b le . L a ca r e s s e r ie u s e d e
ses y e u x la g ê n a it , co m m e la g ê n a it le p li m o
q u e u r d es lè vr e s r a sées. E t p u is e lle lu i en vo u
la it d ’ê t r e t r è s gr a n d ; p o u r le vo ir , e lle d e va it
u n p e u le ve r la t ê t e , t a n d is q u e ses r e ga r d s à
lu i t o m b a ie n t d e ’.'au t.
U s a va ie n t q u it t é le p o r ch e , m a is ils n e s ’é lo i
g n a ie n t p a s, a t t e n d a n t t o u s t r o is l ’a b b é M u r ie l.
Ce lu i- ci, le d e vin a n t , a b r é ge a so n a ct io n d e
g r â ce et r e jo ign it le s je u n e s ge n s .
— A h ! d it -il ga ie m e n t , F a u s t in e a d é jà fa it
le s p r é s e n t a t io n s d ’u s a g e ... m a is ce q u ’e lle n e
vo u s a sa n s d o u t e p a s d it , M a r g u e r it e , c ’es t q u e
ce gr a n d g a r ço n - là a é t é a u ssi m on é lè ve . J ’ai
d û , p e n d a n t p lu s ie u r s a n n é e s, e m p o is o n n e r p o u r
lu i la jo ie d es va ca n ce s p a r d es le ço n s . N ’e st -ce
p a s, m on ch e r G ilb e r t ?
— O u i, d it le je u n e h o m m e en r ia n t . J e vo u s
en ai d ’a b o r d vo u lu , m a in t e n a n t la r a n cu n e a
d é cid é m e n t fa it p la ce à la r e co n n a is s a n ce ...
Q u e l a ffr e u x ca n cr e vo u s a ve z eu à co r r ig e r ,
m o n s ie u r le c u r é ! E t vo t r e é lè ve , j ’en ai p e u r ,
est r e t o u r n é à son p é ch é d e p a r e ss e .
— J ’esp èr e q u e n on ! N e l ’é co u t e z p a s, d it
l ’a b b é M u r ie l, se t o u r n a n t ve r s le s je u n e s fille s,
�l
’o
m b r e
d u
p a s s é
i l n ’a p o in t d ’o ccu p a t io n fix e , m a is n e r est e
ja m a is o is if, t o u jo u r s é p r is d ’a r t ... G ilb e r t , vo u s
m e l ’a ve z d it h ie r .
— C ’es t vr a i. I m p u is s a n t à cr é e r m o i-m êm e ,
je go û t e in fin im e n t le gé n ie , le t a le n t d es a u t r e s .
C ’est a in s i q u e t o u t à l ’h e u r e j ’ai p u a p p r é cie r
t o u t à fa it le ch a n t d e M lle d e T r é v o u x . Sa ve zvo u s , m o n s ie u r le cu r é , q u e vo u s p o ss é d e z d a n s
vo t r e é glis e , p o u r l ’é d ifica t io n d e vo s o u a ille s ,
— q u i p r o b a b le m e n t n e se d o u t e n t p a s d e le u r
ch a n ce , — u n e v o ix co m m e t o u t m a ît r e d e ch a
p e lle s e r a it h e u r e u x d ’en t r o u ve r à sa d is p o s i
t io n ? Vo u s ch a n t e z n a t u r e lle m e n t d e la m u
s iq u e p r o fa n e , m a d e m o is e lle ? J e vo u d r a is vo u s
e n t e n d r e d a n s le r ô le d e Sa la m m b ô , m on o p é r a
d e p r é d ile ct io n ... ca r vo t r e v o ix es t u n e v o ix
d ’o p é r a .
— M o n D ie u ! s ’é cr ia l ’a b b é M u r ie l, q u ’a lle zvo u s im a gin e r l à ! . . . N o n , n o n , M a r g u e r it e n e
ch a n t e p a s ce g e n r e d e m u s iq u e ... e t , si vo u s
a lle z vis it e r M m e la M a r q u is e , n e lu i ... e n fin ,
n e r é p é t e z r ie n d e p a r e il.
— M o n s ie u r , d it M a r g u e r it e , cr o ye z q u e ce
n ’est p o in t p a r a u s t é r it é q u e je m e b o r n e a u x
ch a n t s r e lig ie u x ... L a m u s iq u e p r o fa n e , q u i
m ’é t a it p e r m is e a u co u ve n t , m ’est in t e r d it e d e
p u is q u e je l ’ai q u it t é , t o u t b o n n e m e n t p a r ce
q u e m a g r a n d ’m èr e en a l ’h o r r e u r . M ê m e il n ’y
a . p a s d e p ia n o à M u r d o s , e t je n e p u is ch a n t e r
<m’à l ’é glis e , g r â c e à M . le cu r é q u i ve u t b ien
m e d o n n e r la lib r e d is p o s it io n d e l ’h a r m o n iu m .
— U n a ffr e u x in s t r u m e n t , p a r p a r e n t h è s e !
J e m e d e m a n d e co m m e n t vo u s a r r ive z à en t ir e r
q u e lq u e ch o se .
— O u i, so u p ir a l ’a b b é M u r ie l, il n e va u t
p r e s q u e p lu s r ie n ; m a is n o u s n e p o u vo n s s o n ge r
à le r e m p la ce r .
�40
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— P o u r q u o i? I l y a lo n gt e m p s q u e je p e n se
à d o n n e r q u e lq u e ch o s e à vo t r e é g lis e , m o n s ie u r
le c u r é ... D è s m on r e t o u r à P a r is je vo u s ch e r
ch e r a i u n b o n in s t r u m e n t .
— O h ! m on ch e r e n fa n t .
M a r g u e r it e , é t o u r d im e n t , s ’é cr ia :
— Co m m e je vo u s r e m e r cie !
E lle r o u g it , se m o r d it le s lè vr e s , p u is , r é s o lu
m e n t , co n t in u a :
— O u i, je vo u s r e m e r cie , m o n s ie u r , p e r s o n
n e lle m e n t , eu m a q u a lit é d ’o r ga n is t e .
— J e vo u s en p r ie , d it G ilb e r t , n e m e r e m e r
cie z p a s, vo u s m ’e n lè ve r ie z t o u t m é r it e à fa ir e
va lo ir p o u r le cie l.
L e vis a ge d e l ’a b b é s ’é t a it r e m b r u n i. E t a it - ce
b ie n p o u r l ’a m o u r d e D ie u q u ’a lla it ê t r e fa it
c e d on à l ’é g lis e ... H é la s ! n e t r o u va it - o n p a s
p r e s q u e t o u jo u r s , en cr e u s a n t le s m o b ile s d es
p lu s n o b le s a ct io n s , d e s in flu e n ce s , d e s m o t ifs
q u i, sa n s ê t r e p o s it ive m e n t co u p a b le s , en t e r n is
se n t u n p eu la b e lle p u r e t é ? R ie n d ’h u m a in
n ’es t p a r fa it : c ’es t à D ie u , d a n s sa m is é r ico r d e ,
à s é p a r e r le b on gr a in d e l ’ivr a ie .
S o n g e a n t a in s i, l ’a b b é M u r ie l s u iva it son
é lè ve d e n a gu è r e - q u i e n t r a în a it se s é lè ve s d ’a u
jo u r d ’h u i. M . d e G c r fe u d is a it a u x je u n e s fille s :
— Ve n e z vo ir m on a m i F ir m ia n ... Vo u s
n ’a ve z ja m a is e n t e n d u p a r le r d e H e n r y F ir
m ia n ? C ’es t à ca u s e d e lu i q u e je s u is ici en ce
m o m e n t ; m a m èr e et m oi n e ve n o n s a u P ic q u e
p e n d a n t l ’é t é .
— A u P ic ? q u e s t io n n a M a r gu e r it e . Vo u s h a
b it e z ce ch â t e a u si p it t o r e s q u e , p e r ch é s u r u n e
co llin e , b ie n p lu s h a u t q u e M u r d o s ? F a u s t in e
m e l ’a m o n t r é , on le vo it d e ch e z n o u s .
— O u i, ce t r è s p e t it n id d ’a ig le es t n ô t r e , et
m a m è r e e t m oi l ’a im o n s b ie n . M a is je n ’a u r a is
�L ’O M IÎR E
DU
PASSÉ
41
p a s e u l ’id ce (J’y ve n ir en ce t t e sa iso n sa n s
H e n r y. I l est n e u r a s t h é n iq u e , a in s i q u e le ve u t
la m o d e a u jo u r d ’h u i. I l a t r o p t r a va illé , t r o p
ve illé , t r o p g o û t é à ce t t e vie fié vr e u s e q u i n o u s
b r û le . L e s m é d e cin s lu i r e co m m a n d a ie n t la s o li
t u d e , la ca m p a gn e , le r e p o s ... I l s ’est t r o u vé q u e
ce s t r o is ch o s e s à lu i o r d o n n é e s m e t e n t a ie n t
fo r t . J e l ’ai e n t r a în é a u P ic . N o u s so m m es là
sa n s a u t r e d o m e s t iq u e q u e le ch a u ffe u r q u i fa it
o ffice d e va le t d e ch a m b r e . L a fe m m e d u m é
t a ye r n o u s s e r t u n e cu is in e r u s t iq u e , e x ce lle n t e
à la r é fe ct io n d ’e s t o m a cs fa t ig u é s d e t r o p d e
s u ccu le n ce s . M a is H e n r y 11c s a it p a s v iv r e sa n s
t r a va ille r , il fa it d es é t u d e s d e p le in a ir , d es
p o ch a d e s q u i le r e p o s e n t m ie u x, p r é t e n d -il,
q u ’u n e co m p lè t e o is ive t é . J e l ’a i a m e n é h ie r ici,
vo u la n t vis it e r l ’a b b é M u r ie l. Il s ’es t ch a r m é
d ’u n co in d e ch e m in so u s b o is e t , ce m a t in , à
la p r e m iè r e h e u r e , il a fa llu q u e l ’a u t o n o u s r a
m èn e à M u r d o s . J e l ’ai r e ga r d é p e in d r e u n in s
t a n t , p u is je s u is ve n u à l ’é glis e , m o in s p a r d é
vo t io n , je le co n fe s s e h u m b le m e n t , q u ’a t t ir é
p a r u n é cla t d e vo t r e v o ix a r r ivé jn s q u ’à m o i...
je n ’ai p u r é s is t e r , n ’a ya n t p a s, co m m e U lys s e ,
m is d e la cir e d a n s m e s o r e ille s .
— E s t - ce q u e vo u s n o u s e m m e n e z p r è s d e
vo t r e a m i? d e m a n d a F a u s t in e s ’a r r ê t a n t b r itsq u e m e n t . J e 11e v e u x p a s, c ’e s t in d is cr e t e t lu i
se r a it fâ ch é .
— I l ser a ch a r m é ... M o n s ie u r le cu r é , v e n e z !
Allo n s a d m ir e r l ’é b a u ch e d e F ir m ia n . I l a u r a
p la is ir à 'v o u s r e vo ir , il m e p a r la it d e vo u s h ie r
a ve c t a n t d e s ym p a t h ie et d e r e s p e ct !
—• Ce t t e s ym p a t h ie est r é cip r o q u e . Vo t r e a m i,
m on ch e r G ilb e r t , m ’a p a r u a im a b le et d ’e s p r it
d is t in g u é ... Vo lo n t ie r s j ’a d m ir e r a i son t a le n t .
J e cr o is r| ue vo u s p o u ve z ve n ir a u s si, F a u s t in e .
�42
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— C e r t a in e m e n t ! d é cla r a M a r g u e r it e r a vie .
Ce s r e n co n t r e s r o m p a ie n t u n p e u la m o n o t o n e ]
s é vé r it é d e sa vie , lu i d o n n a ie n t l ’im p r e s sio n
d e r e p r e n d r e co n t a ct a ve c le m o n d e d es viva n t s .
C ’é t a it en t o u t e s in cé r it é q u ’e lle a ffir m a it à
M è r e Sa in t - J e a n -Ba p t is t e so n d é s ir d e r e s t e r a u
co u ve n t co m m e r e lig ie u s e . E lle n e se cr o ya it
p a s le g o û t d u m o n d e . M a is le m o n d e , d u
m o in s, n e lu i é t a it p a s u n e ffr o i ; e lle en a va it
a p p r o ch é d u r a n t le s va ca n ce s p a ss é e s a u x p o r
t es d e D ie p p e , d a n s la fa m ille d e son a m ie , u n e
fa m ille n o m b r e u s e e t ga ie , ch e z la q u e lle le s r é
ce p t io n s se s u ccé d a ie n t . C ’est p o u r q u o i e lle , la
p e t it e p e n s io n n a ir e é ch a p p é e d ’h ie r à so n co u
ve n t , n ’é p r o u va it n i g ê n e n i t im id it é , a lo r s q u e
F a u s t in e s ’e ffa r a it u n p eu à la p e n s é e d e se t r o u
ve r en fa ce d ’u n vis a g e in co n n u .
T o u t p r è s , a u p r e m ie r d é t o u r d u ch e m in , ils
vir e n t H e n r y F ir m ia n d e va n t son ch e va le t .
I l s ’é t a it in s t a llé à l ’e n t r é e d ’u n t a illis o ù s ’efifo n ça ie n t , l ’u n s u iva n t le b o r d d e l ’a u t r e , u n
é t r o it -sen tier , u n é t r o it r u is s e a u . A t r a ve r s le s
b r a n ch e s à p e in e e m b u é e s d e ve r t , d e m a u ve e t
d e r ose p a r le s b o u r ge o n s p r ê t s à s ’o u vr ir , le
cie l a p p a r a is s a it d ’u n b le u fr a gile n u a n cé d e
g r is . Co m m e u n cr ib le , la b r o u s s a ille d e s b r a n
ch e s la is s a it co u le r la lu m iè r e s u r l ’h e r b e d u
ch e m in , s u r le s t r o n cs d e s je u n e s a r b r e s , su r
l ’e a u t r a n s p a r e n t e et le n t e d u r u is s e a u ; e lle
a viva it le s t o n s, a ccr o ch a it d es r e fle t s e t d e s
m ir o it e m e n t s .
E n la r g e s t o u ch e s , le p e in t r e se h â t a it d e fixe r
le s fu g it ifs e ffe t s d u s o le il. M . d e G e r fe u cr ia
d ’u n e v o ix r ie u s e :
—
Ce la se ca t a lo gu e r a M a t in ée d e p r in t em p s
au p a y s p a scon .
H e n r y F ir m ia n r é p o n d it sa n s se r e t o u r n e r :
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
43
— C ’est le d ia b le à sa isir .
P u is , le b r u it d es p a s t o u t p r o ch e s lu i d o n n a n t
l ’é ve il, il r e g a r d a ... e t so n vis a ge se d u r cit .
Ce r t e s , il n ’a va it r ie n d e d é s a gr é a b le , l ’a sp e ct
d e s d e u x cu r ie u s e s q u ’a m e n a it G ilb e r t , m a is
e lle s p o u va ie n t ê t r e jo lie s , s o u r ia n t e s , d ’a llu r e
é lé ga n t e en le u r s t r è s s im p le s r o b e s d ’u n b le u
so m b r e, d u m ê m e b le u q u e le s gr a n d s c h a p e a u x,
le p e in t r e , a u p r e m ie r co u p d ’œ il, le u r a c
co r d e d ’ê t r e ch a r m a n t e s , e lle s n ’en s o n t p a s
m oin s p o u r lu i d es in t r u s e s . Q u o i ! si lo in d e
t o u t , s e r a -t -il p o u r s u ivi, h a r ce lé p a r d e b e lle s
m a d a m e s o is ive s co m m e ce lle s q u i, à P a r is ,
e n va h is s e n t p a r fo is , b ien m a lg r é lu i, son a t e
lie r ? P o u r q u o i G ilb e r t 11e lu i a -t -il p a s a vo u é
q u ’il p o ss è d e d e s r e la t io n s d a n s ce p a ys , il n e
l ’a u r a it p o in t a cco m p a gn é . I l ve u t la p a ix , la
p a ix a b so lu e .
I<e r e ga r d d on t il a ccu e ille M . d e G e r fe u t r a
h it si b ie n le m é co n t e n t e m e n t d u p e in t r e q u e
( d lb e r t n e p e u t s ’e m p ê ch e r d e r ir e . E n fa n t t e r
r ib le , a n r è s le s p r é s e n t a t io n s , il fa it le s h o n n e u r s
d e la m a u va is e h u m e u r d e son a m i :
— M e s d e m o is e lle s , n e vo u s la is s e z p a s é m o u
vo ir n a r l ’h o s t ilit é d e l ’a r t is t e q u e vo u s ave/ ,
d e va n t vo u s . F ir m ia n , e xt r ê m e m e n t s o cia b le d e
Sil n a t u r e , t r a ve r s e en ce m om en t u n e cr is e d e
s a u va ge r ie . A u lie u d ’a p p r é cie r , co m m e il co n
vie n d r a it , l ’h o n n e u r q u e vo u s lu i fa it e s e n v e
n a n t a d m ir e r son n a is s a n t ch e f- d ’œ u vr e , il lu t t e
— a in si q u e vo u s n e p ou vez, q u e t r o p vo u s en
r e n d r e co m p t e — co n t r e le d é s ir d e m ’é t r a n gle r
P a r ce q u e je vo u s ai r é vé lé sa p r é s e n ce .
H e n r y F a r m ia n h a u s sa le s é p a u le s e t , s ’a
d r essa n t à l ’a b b é M u r ie l, s ’e x c u s a :
— N ’é co u t e z p a s ce fo u , m o n s ie u r le cu r é ,
je s u is t r è s fla t t é , je vo u s a ss u r e , d e la p e in e
�44
L ’O M B R E
DU
PÂSSÉ
q u e vo u s a ve z p r is e d e ve n ir ju s q u ’ici. Vo u s n e
p o u ve z d is t in gu e r g r a n d ’ch o se , c ’es t e n co r e in
fo r m e ... D ’a ille u r s , je m ’e n a p e r ço is , ce la n e
d o n n e p a s ce q u e je cr o ya is , a u ssi n e p o u sse r a ije p a s l ’é t u d e ... je m ’en t ie n d r a i à u n e p o ch a d e .
— T r a d u is e z, m e s d e m o is e lle s , r e p r it G ilb e r t
im p it o ya b le : P u is q u e je n e p u is a vo ir ici la
p a ix q u e je d é sir e , je n e vie n d r a i p lu s à M u r d os. J ’ir a i p r e n d r e m es m o d è le s e u d es s it e s
in a cce s s ib le s , à l ’a b r i d e t o u t e in va s io n d e
c u r ie u x .
F a u s t in e , in q u iè t e , r e ga r d e le p e in t r e . N e va t -il p a s se fâ ch e r d e ce s r a ille r ie s ? E lle lu i
t r o u ve l ’a ir s é vè r e , l ’a ir t r is t e a u s s i... E lle co m
p a r e à la cla ir e figu r e d e G ilb e r t le b r u n vis a g e
d ’H e n r y. Se s t r a it s s o n t a cce n t u é s , il a d e s y e u x
co u le u r d e n o is e t t e , p é n é t r a n t s , e t en ce t in s- '
t a n t , u n p e u d u r s ; la m o u s t a ch e ch â t a in , t r è s
co u r t e , d é co u vr e le p li d é s e n ch a n t é d e la b o u
ch e ; q u e lq u e s ch e ve u x b la n cs s t r ie n t le s t e m
p es. U n e p h r a s e d e M a r gu e r it e fa it d ive r s io n :
— M o n s ie u r F ir m ia n , d it -e lle , je n ’a va is p a s
p r is ga r d e à vo t r e n om en l ’e n t e n d a n t p r o n o n ce r
t o u t à l ’h e u r e , m a is je vo u s r e co n n a is m a in t e
n a n t , b ie n q u e je vo u s a ie a p e r çu à p e in e ...
Vo u s a ve z ét é a m e n é , u n jo u r d e g a r d en -p a r t y ,
ch e z M m e Ba r in e .
— M m e B a r in e ... à D ie p p e ... o h ! ve u ille z
m ’e xcu s e r , m a d e m o is e lle , j e ... je n e m e s o u
vie n s p a s d ’a vo ir e u l ’h o n n e u r d e vo u s ct r e
p r é se n t é .
— N o n , r é p o n d it ga ie m e n t M a r g u e r it e , j ’é
t a is u n e p e t it e p e n s io n n a ir e a u ssi s a u v a g e ... je
ve u x d ir e b e a u co u p p lu s s a u va g e q u e vo u s n e
s a u r ie z l ’ê t r e a u jo u r d ’h u i, q u o i q u ’en d ise M . d e
G e r fe u . I l y a p lu s ie u r s a n n é e s d e ce t t e r e n
co n t r e . D e p u is , E d it h Ba r in e a q u it t é le c o u
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
45
ve n t e t j ’a i ce s sé d ’a lle r ch e z e lle a u x va ca n ce s .
/ — Alo r s , d it le p e in t r e en s o u r ia n t , je s u is
e xcu s a b le . Vo u s d e vie z n ’ê t r e q u ’u n e p e t it e
fille .
L a g la c e é t a it r o m p u e . L e v is 3£ e d u p e in t r e
p e r d a it son e xp r e s s io n r e vê ch e . I l s o u r ia it p r e s
q u e , e t ce s o u r ir e le r e je u n is s a it .
S u r la p r iè r e d e M a r g u e r it e il s e r e m it à p e in
d r e. L ’a b b é M u r ie l e t le s d e u x soeu r s s u iva ie n t
a ve c in t é r ê t les p r o g r è s d e l ’é b a u ch e .
U n p e u p lu s t a r d , t a n d is q u ’e lle s r e m o n t a ie n t
ve r s M u r d o s , F a u s t in e a p p r it à M a r g u e r it e ce
q u ’e lle s a va it d es G e r fe u .
Ch a q u e a n n é e , M m e d e G e r fe u e t son fils v e
n a ie n t p a ss e r le s m o is d ’é t é a u P ic . P e n d a n t
le u r s é jo u r , ils fa is a ie n t à M u r d o s u n e vis it e d e
b o n vo is in a g e q u e , t r è s co r r e ct e m e n t , 011 le u r
r e n d a it , p u is on s ’en t e n a it là .
M m e d e G e r fe u , e n co r e je u n e , n e d e va it p a s
t r o u ve r g r a n d a gr é m e n t à la s o cié t é d u m a r q u is
e t d e la m a r q u is e , co n s t a m m e n t figé s d a n s le u r
t r is t e s se . E u x- m ê m e s n ’a p p r é cia ie n t q u e leUr
s o lit u d e . P o u r c e t t e vis it e à. r e n d r e o u ettim en a it F a u s t in e e t e lle p a r la it a ve c a d m ir a t io n d e
ce P ic si é lé g a n t , si lu xu e u s e m e n t m o d e r n e .
—
C ’es t a n cie n co m m e co n s t r u ct io n , p lu s a n
cie n m ê m e q u e M u r d o s , m a is c ’é t a it r e s t é lo n g
t em p s a b a n d o n n é . T o u t é t a it si a b îm é q u ’il a
fa llu r e fa ir e b ien d e s ch o s e s . M m e d e G e r fe u
e n a p r o fit é povir co r r ig e r ce q u ’e lle n o m m e
« l ’in co n fo r t a n t iq u e ». I ls o n t b e a u co u p d ’a r
ge n t . Ce s o n t e u x q u i, le s p r e m ie r s , a m e n è r e n t
d a n s n o t r e co in s a u va g e u n e a u t o m o b ile , e t
p r e s q u e ch a q u e a n n ée ils en ch a n g e n t , s u iva n t
le s p e r fe ct io n n e m e n t s . A u jo u r d ’h u i, ils e n o n t
d e u x: u n e t o r p é d o p o u r M . d e G e r fe u — t u
l ’a s vu e ce m a t in r a n gé e n o n lo in d e l ’in s t a lla
�46
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
t io n d e M . F ir m ia n — e t u n e lim o u s in e p o u r
M m e d e G e r fe u , q u i a l ’h o r r e u r d e l ’a u t o o u
ve r t e . G ilb e r t in ’a e xp liq u é ce la t o u t à l ’h e u r e ,
t a n d is q u e t u ca u s a is a ve c so n a m i.
— Co m m e ift se fa it - il q u e t u 11e m ’a ie s p o in t
p a r lé d e ce s vo is in s ?
— M a is je t ’en a i p a r lé ... J e t ’ai m o n t r é le
P ic ... J e cr o ya is t e le s a vo ir n o m m é s.
— Ce la n ’a a u cu n e im p o r t a n ce ... E s t - ce q u e
le je u n e h o m m e t e p la ît ?
— M . d e G e r fe u ? ... M a is o u i... je le t r o u ve
b ie n . E t t o i?
— M o i... je n e sa is p a s ... j ’a im e m ie u x le
p e in t r e .
— I l a l ’a ir m é ch a n t ...
— N o n ... t r is t e ...
Lo r s q u e le r e p a s d e m id i r é u n it le s gr a n d s p a r e n t s et le s je u n e s fille s , ce fu t M a r g u e r it e
q u i se ch a r ge a d e r a co n t e r l ’e m p lo i d e le u r m a
t in é e . E lle n ’o m it q u ’u n d é t a il : l'a d m ir a t io n
d e G ilb e r t d e G e r fe u p o u r sa v o ix . E lle n e
p d r la it ja m a is d e son ch a n t .
A u n om d e G e r fe u , le m a r q u is et sa fe m m e
é ch a n gè r e n t 1111 b r e f co u p d ’œ il, p u is le u r s y e u x
il t o u s d e u x se p o r t è r e n t su r F a u s t in e . M a r g u e
r it e le r e m a r q u a et a u s s it ô t , en son e s p r it , u n
r o m a n s ’é b a u ch a , d o n t sa s œ u r se r a it l ’h é r o ïn e .
VI
L ’a ve r s e r u is s e la it ; u n e d e ce s p lu ie s d e p r in
t e m p s si t e n a ce s , q u i s e m b le n t p lu s n a vr a n t e s
p a r ce q u ’e lle s gâ t e n t la jo ie d u r e n o u ve a u et ,
p o u r u n t e m p s , r e n d e n t a u x ch o s e s le u r m o r n e
a s p e ct d ’h ive r .
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
47
E t e n d u s u r u n d iva n d e c u ir , a u p r e m ie r
é t a ge d e la v ie ille t o u r d u P ic a r r a n g é e e n fu
m o ir , G ilb e r t d e G e r fe u s o m n o la it . Ce t t e p lu ie ,
q u i, d e p u is q u a t r e jo u r s , n e ce s s a it p o in t , le h a
r a s sa it .
P lu s p h ilo s o p h e q u e so n a m i, H e n r y F ir m ia n
s u p p o r t a it m ie u x ce s jo u r s d e r é clu s io n fo r cé e .
I l p r é t e n d a it t r o u ve r a u b r u it d e l ’e a u fo u e t t a n t
le s vit r e s , a u g a zo u illis d e s g o u t t iè r e s , a u g r in
ce m e n t d e s vie ille s p ir o u e t t e s , u n ch a r m e e n
go u r d is s a n t q u i ca lm a it ses n e r fs . I l p a s s a it , lu i
t o u jo u r s si a c t if, d e lo n gu e s h e u r e s d ’o is ive t é ,
fu m a n t , é ch a n ge a n t a ve c G ilb e r t d es p r o p o s
va gu e s . O u b ie n , p r e n a n t u n a lb u m , il cr a yo n
n a it d e ch ic ce q u ’il a p p e la it d e s b o n s h o m m e s .
A u jo u r d ’h u i, en fa ce d e G ilb e r t , H e n r y d e s
sin e, clig n a n t d e s v e u x , u n e c ig a r e t t e a u x
lè vr e s .
— Q u e fa is -t u ? d e m a n d e s o u d a in G e r fe u ...
J e t e r e ga r d e d e p u is u n m o m e n t , t u a s l ’a ir d e
t ’a m u s e r . D e q u i fa is -t u la ca r ica t u r e ?
—■ D e p e r s o n n e . S i m on d ess in e s t u n e c a r i
ca t u r e , l ’e ffe t se r a d é s a s t r e u x, p u is q u e in vo lo n
t a ir e. M on in t e n t io n est d e fa ir e u n p o r t r a it ...
lu ie es q u is se r e s s e m b la n t e .
—- D e m é m o ir e ?
— D e m é m o ir e .
— P e u t -o n r e ga r d e r ?
—- T o u t à l ’h e u r e .
— E t s a v o ir ? ...
—• L e n om d u m o d è le ? M lle d e T r é v o u x .
— L a q u e lle ?
—• M lle M a r g u e r it e .
— L ’a în é e ...
— C ’es t l ’a în é e ? E lle a l ’a ir a u ssi je u n e q u e
sa sœ u r .
�48
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— F a u s t in e n ’a p a s d ix - h u it a n s, m a is en
p a r a ît d a va n t a g e , je t r o u ve .
— O u i... p e u t -ê t r e . E lle s se r e s s e m b le n t é t o n
n a m m e n t . E lle s s o n t F r a n ça is e s ?
— M a is ou i.
— D e p èr e et de m ère?
— O h ! je n ’en sa is r ie n . J e n ’ai ja m a is co n n u
q u e le s gr a n d s -p a r e n t s . J ’é t a is u n ga m in q u a n d
le co m t e d e T r é v o u x s ’est m a r ié , e t il est m o r t
t r è s vit e a p r è s. Ce s je u n e s fille s so n t jo lie s .
— T r è s jo lie s . O u p lu t ô t ... n o n , e lle s n e son t
p a s b e lle s r é gu liè r e m e n t , m a is e lle s o n t u n
gr a n d ch a r m e . P u is , u n e fe m m e es t t o u jo u r s
jo lie a ve c d es v e u x co m m e ç a ...
— O u i, n ’e st -ce p a s, d e b e a u x y e u x .
— I ls so n t t r è s p a r e ils ch e z le s d e u x s œ u r s ,
r e p r it le p e in t r e , co m m e fo r m e e t co m m e co u
le u r , m a is n on t o u t à fa it co m m e e xp r e s s io n .
I l y a p lu s d e vie d a n s le s y e u x d e l ’a în é e , p lu s
d e d o u ce u r p e u t -ê t r e d a n s c e u x d e la ca d e t t e .
— A la b o n n e h e u r e ! d it en r ia n t G ilb e r t .
T u n ’a s p a s, l ’a u t r e jo u r , p a r u le s / e g a r d e r ,
m a is je vo is q u e t u le s a s s o u r n o is e m e n t é t u
d ié e s.
— C ’est m on m é t ie r d e sa is ir le s ch o s e s ...
— Q u ’e st -ce q u e ce s ge n s , à D ie p p e , ch e z
q u i t u a s r e n co n t r é M lle d e T r é v o u x ?
— D e s a m is d ’a m is i\ m oi. J e m ’y t r o u va is
ce jo u r -là p a r h a sa r d et le s ai d e p u is p e r d u s d e
vu e . M a is la p e t it e s œ u r n ’y é t a it p a s, je cr o is .
E lle r e s t a it a u c o u ve n t ? ...
— E lle n ’y est ja m a is a llé e . C ’est u n r om a n .
— U n r o m a n ? ...
— J u s q u ’à ce t t e a n n é e , t o u t le m on d e , d a n s
le p a ys , é t a it p e r s u a d é q u e le s T r é v o u x n ’a
va ie n t q u ’u n e p e t it e -fille . L ’e x is t e n ce d e l ’aî-
�l
'o
m b r e
d u
49
p a s s é
n é e, d o n t ja m a is o n n ’e n t e n d a it p a r le r e t q u ’on
é le va it , p a r a ît -il, en p e n s io n , n ’a ét é r é vé lé e q u e
lo r s d e son a r r ivé e à M u r d o s , il y a q u e lq u e s
m ois.
— Q u e lle
q u o i? ...
é t r a n ge
h is t o ir e !...
e lle
c a c h e ...
— A h ! v o ilà ... î ’ai q u e s t io n n é l ’a b b é . I l m ’a
r é p o n d u q u e F a u s t in e , t r è s d é lica t e , n ’a u r a it
p a s s u p p o r t é la v ie d u p e n s io n n a t .
— P o u r q u o i a -t -on t e n u s e cr è t e l ’e xis t e n ce
d e la s e co n d e fille ?
— L e s T r é v o u x o n t p e u t -ê t r e vo u lu , en a g is
sa n t a in s i, é vit e r le s r é fle xio n s d es ge n s s u r la
d iffé r e n ce é t a b lie e n t r e le s d e u x e n fa n t s .
— H e u ! le s g e n s ... q u e lle s g e n s ? N e m ’a st u p a s d it q u ’ils n e vo ie n t p e r s o n n e ?
— I l v a t o u t d e m êm e q u e lq u e s vo is in s ,
d e u x ou t r o is fa m ille s d a n s u n r a yo n d e vin g t
k ilo m è t r e s . M a is le s T r é v o u x o n t , é vid e m m e n t ,
le d é sir d e r e s t e r ch e z e u x et d e n ’y ê t r e p o in t
t r o u b lé s p a r d ’im p o r t u n e s vis it e s . J e cr o is q u e
m a m èr e e s t s e u le à a vo ir co n t in u é d es r e la t io n s
— si l ’o n p e u t a n p e le r r e la t io n s u n e vis it e a n
n u e lle d e p a r t et d ’a u t r e .
— T u n ’as p a s l ’in t e n t io n d ’a lle r à M u r d o s
P e n d a n t n o t r e s é jo u r ic i, je s u p p o s e ?
— G r a n d s d ie u x ! je n ’y s o n ge p a s.
— A la b o n n e h e u r e !
G ilb e r t s o u r ia it . Se s v e u x r a ille u r s ch e r
ch a ie n t à d e vin e r l ’e x a c t e p e n s é e d u p e in t r e .
M a is ce lu i- ci a va it r e p r is son d ess in e t p a is i
b le m e n t cr a yo n n a it .
— H e n r y?
— P résen t.
— À vo u e - le d o n c fr a n ch e m e n t : m a lg r é t e s
a ir s b o u d e u r s d e l ’a u t r e jo u r , t u t ’e s la is s é
�e,0
L E C Œ U R C H E M IN E
ch a r m e r p a r le s b e a u x y e u x d e M lle s d e T r é
vo u x e t t u b r û le s d u d é sir d e le s r e vo ir .
— I l n ’y a p a s là u n m o t d e vr a i. Ce p e n d a n t ,
si ce la t e fa it b ie n p la is ir d e le s u p p o s e r , je n e
t e co n t r e d ir a i p a s, d ’a u t a n t q u e j ’a i e u , m o i,
l ’im p r e s sio n q u e l ’in co r r ig ib le f lir t e r q u e t u es
s ’a r r a n ge r a it p o u r d o n n e r à ce t t e r e n co n t r e d e s
le n d e m a in s . O r , je m e fe r a is u n s c r u p u le d e
g ê n e r t es p r o je t s .
G ilb e r t s a u t a s u r ses p ie d s en r ia n t .
— Alo r s , je co m m a n d e l ’a u t o ?
L e p e in t r e se r é cr ia :
—• A h ! ce ci d e vie n t
fo lie d a n ge r e u s e .
L ’a u t o , a ve c ce t e m p s !...
— N o u s fe r m e r o n s la ca p o t e .
— Ça va d é r a p e r d a n s le s cô t e s .
— J ’ai d es a n t id é r a p a n t s . Allo n s , d é cid e -t o i.
J e m e sen s d e ve n ir ch a m p ign o n d a n s ce t t e im
m o b ilit é , a u m ilie u d ’u n p a ys a ge n o yé .
— N o u s se r o n s a u s si n o yé s q u e le p a ys a g e ...
Q u e lle ch o s e é t r a n ge ! N o u s so m m es ve n u s ici
t o u s d e u x p o u r fu ir n o s s e m b la b le s , p o u r d é li
cie u s e m e n t n o u s r e p o se r d u m o n d e e t d e s m o n
d a in s , p o u r ê t r e ce r t a in s d e n e vo ir , p e n d a n t
q u e lq u e t e m p s, p e r s o n n e , a b s o lu m e n t p e r
s o n n e ... et , p a r ce q u e n o u s a vo n s r e n co n t r é ,
« a u co in d ’u n b o is », d e u x jo lie s fille s p a s d u
t o u t f a g ot , m a lgr é le u r vie q u a si é r é m it iq u e ,
n ou s vo ilà o ccu p é s d ’e lle s e t p r ê t s à b r a ve r le s
é lé m e n t s p o u r n o u s én r a p p r o ch e r ... t e ls le s
p r in ce s Ch a r m a n t d u t e m p s d es fé e s vo la n t ve r s
la t o u r o ù le u r b e lle e s t p r is o n n iè r e .
— L e s p r in ce s C h a r m a n t ... r é p o n d it G ilb e r t ,
q u i s a it ... N o u s a p p a r a ît r o n s p e u t - ê t r e s o u s ce t
a n g le a u x jo lie s p e t it e s s o lit a ir e s ...
— S i je le p e n s a is , d it gr a ve m e n t le p e in t r e ,
1
�l
’o
m b r e
d u
p a s s é
je n ’ir a is p a s. J e n e vo u d r a is en a u cu n e fa ço n
t r o u b le r le u r s é r é n it é p a r d e va in s r ê ve s . Ce se
r a it u n e m a u va is e a ct io n .
— Ba h ! fit lé gè r e m e n t G ilb e r t , ça le s o ccu p e
r a it . E lle s d o ive n t s ’e n n u ye r à p é r ir !... Vo yo n s ,
c ’est d é c id é ... p r é p a r o n s -n o u s .
J e d em a n d e
la vo it u r e .
— Co m m e t u vo u d r a s .
Q u e lq u e s in s t a n t s p lu s t a r d , l ’a u t o , ca p o t e
et r id e a u x b a iss é s, r o u la it d a n s la ca m p a gn e
gr is e d e p lu ie .
— N o u s so m m es e n r a gé s , g r o g n a it H e n r y
F ir m ia n , co n t e m p la n t , à t r a ve r s le s fe u ille s d e
m ica , le s h o r izo n s d éso lés.
E a r o u t e é t a it la r g e , u n e b a n d e h e r b e u s e s u i
va it les fossés. M a lg r é la p lu ie , le lo n g d e ce s
b a n q u e t t e s d u b é t a il p a ca ge a it , ga r d é p a r d es
ga m in s q u ’a b r it a it t a n t b ie n q u e m a l u n 's a c
m is en ca p u ch o n , et d es b o n n e s fe m m e s , s e r r a n t
co n t r e e lle s le d ev a n t a u d e la in e r u d e e t co u r
b a n t le d o s so u s l ’é n o r m e d ôm e ve r t ou b leu
d ’u n p a r a p lu ie m o n u m e n t a l. G a m in s e t vie ille s
r e ga r d a ie n t p a s s e r ce t t e « vo it u r e sa n s ch e
va u x » o ù d es h e u r e u x d e la t e r r e , a ya n t t o u t
lo is ir d e r e s t e r ch e z e u x , s ’e n a lla ie n t , p ou r le
H a isir , d a n s le m a u va is t e m p s .
— O u i, o u i, le u r cr ia it H e n r y F ir m ia n , d e vi
n a n t le u r p e n s é e , o u i, b o n n e s g e n s , n o u s so m
m es fo u s à lie r .., à lie r .
G ilb e r t r ia it .
G r a vir la cô t e q u i m è n e a u ch â t e a u d e M u r d os n e fu t p a s u n e p e t it e a ffa ir e ; e lle é t a it —
en a lt e r n a n t — d é s e s p é r é m e n t p ie r r e u s e e t
b o u e u se .
— A s ign a le r a u T o u r in g - C lu b ! r a illa it G il
b e r t . J ’y la is s e r a i m e s p n e u s ... A h ! e n fin ...
o u f! n o u s y v o i là !... T ie n s , r e ga r d e ce t t e a ve
�52
L ’OM BRE
DU
PASSÉ
n u e , c ’est u n t u n n e l g r is ... m a is p a r le b ea u
t e m p s , lo r s q u e le s a r b r e s s o n t b ie n ve r t s , c ’est
u n e vo û t e d ’o m b r e fr a îch e , d é licie u s e . H t là -b a s,
t o u t a u b o u t , s u r le fo n d d u c ie l, la m a s se d u
ch â t e a u a vr a im e n t g r a n d a ir ... A u jo u r d ’h u i,
p a r e xe m p le , je t ’a cco r d e q u e c ’es t n a v r a n t !...
L e ve n t , à son h a b it u d e , m e n a it u n fu r ie u x
va ca r m e d a n s le s gr a n d s co u lo ir s m a l clo s ;
l ’e a u s ’é co u la it b r u ya m m e n t d es g a r g o u ille s , e t ,
p a r m i ce s b r u it s , n i la m a r q u is e , n i le m a r q u is ,
o ccu p é s e lle à u n e b r o d e r ie , lu i à u n e le ct u r e ,
n i le s je u n e s fille s , q u i, r é fu g ié e s d a n s le u r b i
b lio t h è q u e , t r a va illa ie n t en b a va r d a n t , n ’e n t e n
d ir e n t a p p r o ch e r l ’a u t o . E lle se r a n ge a d e va n t
le p e r r o n sa n s q u e p e r s o n n e p a r û t , e t le c h a u f
fe u r , m a u gr é a n t , d u t d e sce n d r e e t so n n e r .
Le va le t d e ch a m b r e a cco u r u , s a n s h é s it e r
in t r o d u is it le s je u n e s ge n s . Si d é s ir e u x d e s o li
t u d e q u e fu s s e n t M . e t M m e d e T r é v o u x , d a n s
le u r gr a n d so u ci d e co u r t o is ie u n p e u s u r a n n é e ,
ils se s e r a ie n t fa it s cr u p u le d e r e fu s e r le u r p o r t e
a u x r a r e s vis it e u r s q u i ve n a ie n t y fr a p p e r .
E n vo ya n t e n t r e r M . d e G e r fe u , le m a r q u is
s e le va sa n s m a n ife s t e r d e s u r p r is e e t s ’a va n ça ,
la m a in t e n d u e . M in e d e T r é v o u x e u t u n ge s t e
n e r ve u x d e s m a in s , u n e lé gè r e co n t r a ct io n d e
vis a g e ... Ce fu t t r è s b r e f. D é jà , r e p r e n a n t son
ca lm e , e lle t r o u va it u n m ot a ccu e illa n t , r e m e r
cia it G ilb e r t d ’a vo ir a m e n é so n a m i. E t , t a n d is
q u e le p e in t r e lu i b a is a it la m a in , la m a r q u is e
lu i p a r la d e son t a le n t d o n t l ’é ch o lu i é t a it p a r
ve n u .
— M es p e t it e s -fille s , m o n s ie u r , o n t e u le
p la is ir d ’a d m ir e r ...
— Oh ! m a d a m e , u n e é b a u ch e in fo r m e ...
— M . d e G e r fe u le s a e n t r e t e n u e s d e vo s s u c
c è s ... Co m m e n t va vo t r e m è r e , G ilb e r t ?
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
E lle l ’a va it co n n u si p e t it q u e , m a lgr é la r a
r et é d e le u r s r e vo ir s , e lle g a r d a it l ’h a b it u d e d e
l ’a p p e lla t io n fa m iliè r e .
G ilb e r t d it q u ’ils é t a it s e u ls a u P ic p o u r q u e l
q u e s jo u r s , p e u t -ê t r e q u e lq u e s s e m a in e s , e t q u ’il
n e se r a it ce r t e s p a s r e p a r t i sa n s a vo ir a p p o r t é
a u x ch â t e la in s d e M u r d o s scs h o m m a ge s e t l ’a f
fe c t u e u x s o u ve n ir d o n t sa m è r e l ’a va it ch a r gé .
I l n e m e n t a it p a s . M m e d e G e r fe u l ’a va it
b ie n r é e lle m e n t e n ga gé à fa ir e u n e a p p a r it io n
ch e z le u r s vo is in s , e t G ilb e r t s ’a m u s a it à la
p en sée q u e s a m è r e , p e u t -ê t r e , é vo q u a it sa n s
d é p la is ir , d a n s u n a ve n ir e n co r e é lo ig n é , F a u s t in e co m m e sa b r u , la cr o ya n t e n co r e fille u n i
q u e e t la fo r t u n e d es T r é v o u x n ’é t a n t p o in t à
d é d a ig n e r ... M a in t e n a n t , e lle s s e r a ie n t d e u x à
se p a r t a ge r ce t t e fo r t u n e : t o u t ch a n g e r a it .
— Vo u s a ve z b r a vé , p o u r ve n ir , u n t e m p s
a ffr e u x, d it le m a r q u is ; le ve n t est g la c ia l. Vo u s
p r e n d r e z b ie n u n e b o is s o n r é c o n fo r t a n t e ... D u
p u n ch , vo u le z- vo u s ? A m o in s q u e , s u iva n t la
m od e m o d e r n e , vo u s n e p r é fé r ie z d u t h é ...
D it e s -le e n t o u t e s im p licit é .
I ls a cce p t è r e n t le p u n ch e t , co m m e le d o m e s
t iq u e ve n u a u x o r d r e s a lla it r e p a r t ir , la. m a r
q u ise e n fin p r o n o n ça le s m o t s q u ’a t t e n d a ie n t
ses h ô t e s :
— P r ie z ce s d e m o is e lle s d e ve n ir .
D e s u it e e lle s a cco u r u r e n t , n ’a ya n t p r is q u e
le t e m p s d e d é n o u e r le u r s t a b lie r s . E lle s a r r i
va ie n t , s o u r ia n t e s , jo ye u s e s d e ce t t e vis it e ; le u r
je u n e s s e s ’é p a n o u is s a it à vo ir d ’a u t r e s je u
n esses.
T o u s q u a t r e , en s e r e t r o u va n t , s e m b la ie n t
d ’a n cie n s a m is e t , t r è s vit e , le u r s v o ix s ’é g a y è
r e n t . U n p eu d e la m o r n e s é vé r it é d u vie u x
sa lo n s ’a t t é n u a ; d a n s so n ca d r e , la p e t it e t n a r -
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
q u is e d u t e m p s d e L o u is X V p a r a is s a it p lu s
fr a n ch e m e n t so u r ir e .
L a vis it e se p r o lo n ge a it . M . d e T r é v o u x se
m o n t r a it ca u s e u r a im a b le . Bie n q u ’il vé cû t à
l ’é ca r t d e t o u t m o u ve m e n t , il n e se d é s in t é r e s
sa it p a s d e la m a r ch e d es ch o s e s . L e s p r o gr è s
d e la s cie n ce le p a s s io n n a ie n t ; ce p e n d a n t , il
co n s e r va it u n p e u d e d é fia n ce e n ve r s se s a p p li
ca t io n s p r a t iq u e s . C ’est a in si q u e , t r è s in t é r e s s é
p a r le s p e r fe ct io n n e m e n t s sa n s ce s se a p p o r t é s
à l ’a u t o m o b ilis m e , il a vo u a it q u ’il n e co n fie r a it
p a s vo lo n t ie r s ses jo u r s à ce s m a ch in e s si s o u
ve n t m e u r t r iè r e s .
G ilb e r t ch e r ch a à le r a s s u r e r . A v e c u n e b o n n e
vo it u r e e t u n b o n ch a u ffe u r , on n e r is q u a it p a s
b e a u co u p p lu s q u e d a n s le s « d ilig e n ce s » d u
s iè cle d er n ier .
— P a s b ea u cou p p lu s , r ip o s t a le m a r q u is ,
m a is tin p eu . Ce p e u -là s u ffir a it à m e fa ir e p r é
fé r e r la d ilige n ce . J e s u is t r o p v ie u x p o u r co n
n a ît r e la fiè vr e d e la vit e s s e ; m a is je co m p r e n d s
q u e ch e z la je u n e gé n é r a t io n ce t t e fiè vr e soit
im p é r ie u s e .
L a m a r q u is e en s o n n a n t p o u r le s la m p e s
d on n a le s ign a l d u d é p a r t . L a p lu ie co n t in u a it .
L e ch a u ffe u r , im p a t ie n t , a va it a llu m é les
p h a r e s ; il g r o gn a it co n t r e la m a u va is e d e sce n t e .
— A lle z b ie n le n t e m e n t ! cr ia M . d e T r é v o u x
q u i s ’é t a it a va n cé s u r le se u il.
Il
r e ga r d a l ’a u t o s ’e n fo n ce r d a n s l ’a ve n u e ,
p u is r e vin t a u sa lon .
L a co n t r a in t e , q u i, d ’o r d in a ir e , p e s a it su r le s
h ô t e s d e M u r d o s , n e s ’é t a it p o in t e n co r e r e fo r
m ée.
M a r gu e r it e e t F a u s t in e r ia ie n t a u s o u ve n ir
d ’u n e a n e cd o t e co n t é e p a r le p e in t r e ; la m a r
q u ise elle -m ê m e s e m b la it é g a yé e .
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
55
— Ces jeu n es gen s, d it le m ar q u is, son t p a r
fa item en t élevés et d e r ap p or ts tr ès a gr éa b les.
L ’on ca lom n ie, je cr ois, les gén ér a t ion s n o u
velles ; on t r ou ve en cor e de la b on n e éd u ca t ion
et , m a lgr é les sp or t s, d e la cu lt u r e d ’esp r it.
— E co u t e z ! d it sou d ain F a u s t in e tou te p â le ...
Avez-vo u s en t e n d u ?...
— Q u o i? d e m a n d a M a r g u e r it e
b la n t e .
— U n c r i... o h ! ce c r i !...
d é jà
trem
To u s écou t èr en t , m ais 011 n ’en ten d a it q u e le
b r u it d u ve n t et d e la p lu ie.
— F a u s t in e a r êvé, d it la m ar q u ise.
L e m a r q u is a d m e t t a it q u ’u n h o m m e ivr e , là b a s, slir la r o u t e , a va it p u je t e r ce cr i, b ie n q u e
lu i-m ê m e n ’a it r ie n d is t in gu é .
— P r ob a b lem en t , d it la jeu n e fille.
M a is son ém otion n e s ’a p a isa it p as.
— C ’ét a it si d éch ir a n t , exp liq u a -t -elle, si
p lein d ’e ffr o i... com m en t n ’a vez-vou s r ien en
ten d u !...
— N ’y p e n s e p lu s , d it M a r g u e r it e . G r a n d ’m èr e, p o u vo n s -n o u s r e st e r p r è s d e vo u s ?
— R e s t e z... vo u s p o u ve z t o u jo u r s r e s t e r , n e
le s a ve z- vo u s p a s, M a r gu e r it e ? M a is vo t r e
gr a n d -p è r e et m oi a vo n s co n s cie n ce q u e la s o
cié t é d e p e r s o n n e s â gé e s e t t r is t e s n e s a u r a it
ê t r e b ie n a gr é a b le à d es je u n e s fille s.
— O h ! g r a n d ’m è r e ! p r o t e s t a M a r gu e r it e .
E lle se s e n t a it le cœ u r lé g e r e t e lle a u r a it
vo u lu ê t r e b o n n e p o u r t o u s , p o u r t o u s a im a n t e .
E lle s ’a p p r o ch a d e M m e d e T r é v o u x e t , p o u r /
la p r e m iè r e fo is , o sa n t u n e ca r e s s e s p o n t a n é e ,
e lle l ’em b r a s sa .
— P a u vr e e n fa n t ! m u r m u r a la vie ille d a m e,
p a u vr e s e n fa n t s ! e t e lle r e n d it le b a is e r .
L a ca u s e r ie r e p r it ; M a r g u e r it e p a r la it d e sou
�56
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
a m ie E d it h B a r in e , ch e z q u i e lle a va it r e n co n
t r é le o e in t r e . L ’a t m o s p h è r e vr a im e n t é t a it
ch a n gé e .
U n p a s p r ess é r é so n n a d a n s le ve s t ib u le . L e
va le t d e ch a m b r e p a r u t e t co m m e n ça d ’u n e
v o ix a git é e :
— M o n s ie u r le m a r q u is ...
P u is il s ’a r r ê t a , son r e ga r d a lla n t d e la m a r
q u is e a u x je u n e s fille s.
— Si M o n s ie u r le m a r q u is vo u la it b ie n ve n ir
u n in s t a n t ...
M a is l ’a cce n t , le vis a g e b o u le ve r s é d u d o m e s
t iq u e , a va ie n t d o n n é l ’é ve il à M m e d e T r é v o u x .
R e d r e ss é e , e lle o r d o n n a :
—• P a r le z. Q u ’y a -t - il? Q u i d e m a n d e M . le
m a r q u is ?
— M a d a m e la m a r q u is e , c ’est M . le cu r é q u i
e n vo ie d e m a n d e r ... q u i e n vo ie p r é ve n ir ... I l y
a .u n a ccid e n t . E n a r r iva n t à m o it ié d e la cô t e ,
l ’a u t o a fa it u n e e m b a r d é e e t p u is p a n a ch e d a n s
u n ch a m p en co n t r e -b a s ... O n a p o r t é ch e z le
cu r é u n d e ce s m e ss ie u r s a ss e z g r iè ve m e n t
b le s s é ...
— L e cr i ! g é m it F a u s t in e , le cr i ! A h ! j ’a va is
b ie n e n t e n d u !
E t , s a n glo t a n t , e lle se je t a a u co u d e sa s œ u r .
M a r gu e r it e la r ep o u ssa .
— Il n e fa u t p a s p le u r e r , il fa u t a g ir ...
G r a n d ’m èr e, d e s ce n d o n s vit e !
— N o u s a llo n s d e s ce n d r e en e ffe t , vo t r e
g r a n d - o è r e e t m oi. La u r e n t , ve n e z a u s si e t p r e
n e z la "h a r m a c ie ... D it e s à J u s t in e d e m ’a p
p o r t e r u n m a n t e a u . E lle a u ssi m ’a cco m p a gn e r a .
— E t n o u s ? d it M a r gu e r it e .
— Vo t r e n la e e n ’e s t p a s là -b a s. N o u s s u ffi
r o n s ju s q u ’à l ’a r r ivé e d u m é d e cin . I n u t ile d ’in
s is t e r , M a r gu e r it e .
�l
’o
mb r e
d u
pa s sé
57
— J e s a is p a n s e r le s b le s s u r e s ... O n n o u s
a p p r e n a it a u co u ve n t .
— C ’est b ie n . Si vo t r e a id e est n é ce s s a ir e , je
vo u s e n ve r r a i ch e r ch e r . Ve n e z, m on a m i,
h â t o n s -n o u s . P o u r l ’in s t a n t , M a r g u e r it e , s o i
g n e z vo t r e s œ u r , q u i a d é jà u n e cr is e n e r ve u se .
Q u e fe r ie z-vo u s , F a u s t in e , si vo u s vo yie z le s
b le s s é s ... M a t e z d o n c vo s n e r fs.
E t , d a n s le gr a n d sa lo n o ù , t o u t à l ’h e u r e ,
p o u r la p r e m iè r e fo is d e n u is t a n t d ’a n n é e s,
a va ie n t r é so n n é d es r ir e s , le s je u n e s fille s se
t r o u vè r e n t se u le s , b lê m e s d ’é p o u va n t e , t r e m
b la n t d e t o u s le u r s m em b r es.
Fa u st in e, s e u le , p le u r a it . M a r g u e r it e , le s
v e u x fixes, les d e n t s se r r é e s , é vo q u a it l ’h o r r ib le
ch ose.
U n p eu p lu s t a r d , le va le t d e ch a m b r e r e p a
r u t . I l ve n a it , d e la o a r t d e la m a r q u is e , r a s
su r er les je u n e s fille s. E lle -m ê m e et M . d e
lr é v o u x r e m o n t e r a ie n t d a n s u n m o m e n t . L ’a c
cid e n t , en so m m e , a u r a it d e m o in d r e s co n s é
q u e n ce s q u ’a u p r e m ie r m om en t on n e l ’a va it
cr a in t . P r o je t é d a n s u n e h a ie , le ch a u ffe u r eu
s e r a it q u it t e p o u r d e s co n t u s io n s . M . d e G e r feu , d on t le lo n g é va n o u is s e m e n t p a r a is s a it
in q u ié t a n t , n e s o u ffr a it q u e d e la co m m o t io n
r e çu e ; u n e p ie r r e l ’a va it b le ss é à la t ê t e , m a is
t r ès lé gè r e m e n t . R e ve n u à lu i, sa co u p u r e b a n
d ée, il s ’é t a it le vé , a ffir m a n t n e r e s s e n t ir a u cu n e
d o u le u r .
L é p lu s a t t e in t s e r a it le p e in t r e . L e m é d e cin ,
a r r ivé t o u t à l ’h e u r e , — M . le cu r é , d è s le
P r em ier in s t a n t , a va it e n vo yé u n h o m m e à ch e
val le ch e r ch e r , — r e le va it u n e fr a ct u r e d e la
ja m b e . L a u r e n t a jo u t a it à ce s d é t a ils son a vis
P er s o n n e l : « Ce s M e s s ie u r s a va ie n t eu d e la
�5»
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
ch a n ce d ’en ê t r e q u it t e s à si b o n m a r ch é :
l ’a u t o é t a it en m ie t t e s . »
— I l fa u t a b s o lu m e n t q u e ce s d e m o ise lle s
d în e n t , p o u r s u ivit le va le t d e ch a m b r e . M m e la
m a r q u is e l ’a b ie n r e co m m a n d é . J e va is s e r v ir ...
M . le m a r q u is e t M m e la m a r q u is e p r e n d r o n t
q u e lq u e ch o s e e n r e n t r a n t , m a is ils n e ve u le n t
p a s q u e ce s d e m o is e lle s a t t e n d e n t .
— L a u r e n t , s u p n lie M a r g u e r it e , d it e s -n o u s la
vé r it é : p e r s o n n e n ’e s t ... p lu s gr a ve m e n t b le s s é ?
— M a d e m o is e lle , c ’e s t l ’e x a c t e v é r it é ... P e r
so n n e n ’es t m o r t , p e r so n n e n ’en m o u r r a . U n e
p e t it e co u p u r e , u n e ja m b e ca s s é e ... ce n ’e s t r ien
d u t o u t ^ o u r u n b e l a ccid e n t co m m e ce lu i-là !
— U n b e l a c c id e n t ! r é p è t e M a r gu e r it e .
H t, la r é a ct io n n e r ve u s e s ’o p é r a n t , e lle é cla t a
d e r ir e.
— M o n D ie u , q u e j ’ai e u p e u r , m on p a u vr e
e n fa n t ! Vo yo n s ce fr o n t .
— Ce fr o n t , m a ch è r e m a m a n , est g u é r i. R e
g a r d e z...
« D e u x p e t it s m o r ce a u x d e s p a r a d r a p o n t su ffi
à r é p a r e r le d o m m a ge . L e d o ct e u r a ffir m e q u e
la cica t r ice d is p a r a ît r a p r e s q u e co m p lè t e m e n t .
— Q u e j ’ai eu p e u r ! r é p è t e M m e d e G e r fe u .
E lle ve n a it d ’a r r ive r a u P ic , p r é cé d é e d e
q u e lq u e s h e u r e s p a r u n e d é p ê ch e . A u r é cit d e
l ’a ccid e n t , m a lg r é la le t t r e t r è s r a s s u r a n t e d e
G ilb e r t , e lle s ’é t a it a ffo lé e , p e r s u a d é e q u ’on lu i
ca ch a it la vé r it é .
— Vo u s a u r ie z p u n e p a s vo u s d é r a n ge r , m a
m è r e , je vo u s a s s u r e . J e s u is ce p e n d a n t h e u r e u x
q u e vo u s s o ye z ve n u e , à ca u s e d e m on p a u vr e
F ir m ia n , à q u i vo t r e p r é s e n ce fe r a d u b ie n .
— Co m m e n t n ’est -il p a s ic i... P o u r q u o i l ’a vo ir
la is sé à M u r d o s ?
�l
’o
mb r e
d u
pa s sé
59
— P a r ce q u e le t r a n s p o r t a u r a it ét é n on
se u le m e n t co m p liq u é , m a is d a n g e r e u x , la fr a c
t u r e é t a n t a ss e z g r a ve . I l est d ’a ille u r s a d m i
r a b le m e n t -soign é a u p r e s b yt è r e . L ’a b b é M u r ie l
se m u lt ip lie ; sa (gou ver n a n te, J e a n n e t o n , s ’est
p r ise p o u r le b le ss é d ’u n e p a ss io n ja lo u s e e t
n e p e r m e t à p e r s o n n e a u t r e q u ’e lle d e le ve ille r .
E n o u t r e , le m é d e cin va p lu s fa cile m e n t à
M u r d o s q u ’il n e vie n d r a it a u P ic ... Vo u s vo ye z,
*1 y a va it b ie n d e s r a is o n s p o u r la is s e r H e n r y
à la cu r e . Au s s it ô t q u ’il ser a t r a n s p o r t a b le ,
n ou s le r a m è n e r o n s ici. M a in t e n a n t q u e vo u s
êt es, je n e cr a in d r a i p a s p o u r lu i le m a n q u e
d e s o in s ... Q u e lle t r is t e s s e d ’ê t r e se u l a u m o n d e !
Vo ye z la d iffé r e n ce : p o u r u n b o b o in s ign ifia n t ,
'vou s vo ici a cco u r u e p r è s d e m o i. H e n r y n ’a
P er so n n e q u i s ’in q u iè t e d e lu i.
— P a u vr e g a r ç o n ! O u i, c ’est t r is t e ... M a is
jl a d e b o n s a m is , t oi le p r e m ie r . L u i q u i ve n a it
'ci p o u r se r e p o se r , se d é t e n d r e ... M a is , d is-m o i,
q u e lle s in gu liè r e id é e d e g r im p e r à M u r d o s 1111
jo u r d e p lu ie !...
— J u s t e m e n t . C ’é t a it u n jo u r d e p lu ie ... N o u s
n e sa vio n s q u e fa ir e d e n o u s-m ê m e s.
‘— O u i, il fa lla it vr a im e n t ê t r e d é s œ u vr é ,
ca r . p o u r d es je u n e s g e n s , la s o cié t é d u m a r q u is
et d e la m a r q u is e n ’a r ie n d e d ive r t is s a n t , et ce
, 11 es t p a s c e t t e n e t it e F a u s t in e , t im id e , e ffa cé e ...
J e la t r o u ve ch a r m a n t e , n o t e b ie n ! m a is e n fin !
■
— Vo u s s a ve z q u ’e lle s s o n t d e u x ?
— Q u i?
■
— F a u s t in e a u n e sœ u r .
•— Q u e r a co n t e s -t u là ?
— U n e s œ u r a în é e , é le vé e a u co u ve n t , q u i
se n o m m e M a r g u e r it e e t r e s s e m b le à sa ca d e t t e
co m m e u n e g o u t t e d ’ea u à u n e g o u t t e d ’e a u .
— V o v o n s ... t u r ê ve s ... J a m a is on n ’a p r o
�6o
L ’OMBRE
d u
pa s s é
n o n cé son n o m , ja m a is p e r s o n n e n ’a m en t ion n é
s o n e x is t e n c e ...
— O n l ’é le va it a lo r s s o lit a ir e e t ca ch é e ...
E lle e x is t a it ce p e n d a n t .
— U n e s œ u r d e F a u s t in e ... u n e a u t r e p et it e fille d e s T r é v o u x ... u n e a u t r e fille d e le u r fils !...
— O u i, o u i, o u i, d it G ilb e r t en r ia n t . Vo u s
la ve r r e z p r o b a b le m e n t t o u t à l ’h e u r e : n e m ’a
ve z- vo u s p a s d it q u e vo u s d é s ir ie z, a p r è s a vo ir
p r is u n m om en t d e r e p o s, vo u s r e n d r e à M u r d os? M o i, j ’y va is t o u s le s jo u r s e t , ch a q u e fo is,
j ’y r e n co n t r e la m a r q u is e ou le m a r q u is e t les.
d e u x je u n e s fille s. T o u t ce m o n d e e n va h it le
p a r lo ir d u b o n cu r é o ù l ’on a d r es sé le lit d e
F ir m ia n . L ’a b b é M u r ie l en es t r é d u it à p r e n d r e
s e s r e p a s à la cu is in e . N o u s a vo n s fa illi p ér ir
p o u r le p la is ir d e le u r fa ir e u n e vis it e : les
T r é v o u x n e p e u ve n t l ’o u b lie r e t se cr o ie n t t e n u s
d ’a d o u cir d e le u r m ie u x le m a lh e u r d ’H e n r y.
I ls s ’y e m p lo ie n t ch a cu n à sa m a n iè r e : le m a r
q u is lu i r a co n t e d es a n e cd o t e s , la m a r q u is e lu i
a p p o r t e d es fr ia n d is e s . O n p e r m e t à ce s d e m o i
s e lle s d e d e s ce n d r e a u p r e s b yt è r e — M a r gu e r it e
s o u r it à F ir m ia n e t F a u s t in e le r e ga r d e . O r .
le s o u r ir e d e M lle M a r g u e r it e et le s r e ga r d s c a n
d id e m e n t p e n s ifs d e M lle F a u s t in e s o n t u n
b a u m e à n e p a s d é d a ign e r .
— T ie n s , t ie n s , t ie n s !... fit M m e d e G e r fe u . ,
C ’é t a it u n e a im a b le p e r s o n n e , t r è s je u n e
e n co r e d ’a llu r e e t d ’e s p r it , co m m e s a ve n t le
r e st e r t a n t d e fe m m e s a u jo u r d ’h u i. I l y a va it
b ie n , d a n s ses c h e v e u x b lo n d s , q u e lq u e s fils
p lu s c la ir s ... m a is en si p e t it n o m b r e q u ’ils
s e m b la ie n t n ’ê t r e là q u e p a r u n r a ffin e m e n t d e
co q u e t t e r ie , a fin d e m o n t r e r à t o u s le d é d a in
d e M m e d e G e r fe u p o u r le s t e in t u i^ s . E lle a va it
les y e u x cla ir s e t ch a r m a n t s d e son fils, m a is
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
61
p lu s d e d o u ce u r d a n s le r e ga r d . N ’e û t é t é la
lé gè r e m e u r t r is s u r e d es p a u p iè r e s e t u n p e u
d ’e m p â t e m e n t d a n s la t a ille , la m èr e d e G ilb e r t
n ’a u r a it e u r ie n à r e p r o ch e r a u x a n n é e s q u i, s i
d is cr è t e m e n t , l ’e ffle u r a ie n t .
— T ie n s , t ie n s , t ie n s !... r é p è t e M m e d e G e r feu .
G ilb e r t se m e t à r ir e .
— A h ! m a ch è r e m a m a n r o m a n e s q u e , co m m e
je vo u s r e t r o u ve ! Vo u s n ’avez- ja m a is p u vo ir
u n e je u n e fille q u e lq u e p e u fo r t u n é e e t jo lie
sa n s p e n s e r q u e vo t r e fils lu i fe r a it g r a n d h o n
n eu r en la r e m a r q u a n t . A u jo u r d ’h u i, vo t r e s o l
licit u d e en erlobe H e n r y F ir m ia n . P a r ce q u e le
m a lh e u r e u x, a ya n t la p a t t e ca ss é e , n e p e u t fu ir
la q u o t id ie n n e vis it e d e d e u x je u n e s p r o vin
cia le s en ve in e d e jo u e r à la s œ u r d e ch a r it é ,
t o u t d e s u it e vo u s' en co n clu e z d es ch o s e s ...
éton n an tes.
— Q u ’v a u r a it -il d ’é t o n n a n t à ce q u e t o n a m i
fa sse la co n q u ê t e d ’u n e d e ce s p e t it e s ? ... So n
n om n ’e s t p a s t r è s a r is t o cr a t iq u e , m a is d e n o s
jo u r s l ’a r is t o cr a t ie d u t a le n t est a u t a n t a p p r ê
t é e , e t t u n e p e u x n ie r q u e ce lle - là F ir m ia n
Ia p ossèd e . D e son cô t é , s ’a llie r a u x T r é v o u x
P eu t p a r a ît r e a s s e z t e n t a n t !... T u d is q u e le s
fille t t e s s o n t jo lie s ?
— Vo u s co n n a is s e z F a u s t in e ... J ’ai s o u ve n t
P en sé q u e vo u s a vie z — oh ! va g u e m e n t ! —
so n gé p o u r vo t r e fils à u n e a llia n ce a ve c le m a r
q u isa t d e T r é v o u x .
— N e r is p a s. C ’est vr a i ! F a u s t in e a n n o n ça it
d e vo ir ê t r e ch a r m a n t e ; e t u n e je u n e fille s é vè
r e m e n t é le vé e loin d u m on d e , lo in d e t o u t le
vila in je u d e co q u e t t e r ie s , d e fu t ilit é s q u i co n
t a m in e n t a u jo u r d ’h u i le s p lu s in n o ce n t e s , u n e
�02
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
p e t it e ca n d e u r
m ir a cu le u s e m e n t
co n s e r vé e
com m e u n e r e liq u e d es t em p s d is p a r u s , m e se m
b la it t r è s d é s ir a b le , u n e ch a n ce im p r é vu e p o u r
u n je u n e h o m m e d e r e n co n t r e r su r son ch e m in
ce t t e â m e n e u ve ! E t p u is , p o u r t o u t d ir e , la j
fo r t u n e d es T r é v o u x va u d r a la p e in e d ’êt r e
r e cu e illie ; elle en a u rait va lu la p e in e , d u !
m o in s, si F a u s t in e s e u le a va it d û en h é r it e r ...
M a is , fr a n ch e m e n t , l ’a r r ivé e s u b it e d ’u n e se- i
co u d e fille d o n t p e r so n n e n e co n n a is s a it l ’e xis - !
t en ce m e d é r o u t e u n p e u ; sa n s p a r le r d u p a r
t a ge d e l ’a r ge n t , il y a là je n e sa is q u o i d e
m ys t é r ie u x q u i m e d é p la ît ... m ’in q u iè t e . O n a
d û a vo ir u n e r a ison p o u r ca ch e r si lo n gt e m p s
ce t t e e n fa n t ... E h ? ... q u ’en p e n s e s - t u ? ... q u e
s o u p r o n n e s -t u ? ...
— R ie n , gr a n d s d ie u x ! I l n ’y a r ie n à s o u p
ço n n e r . M lle M a r gu e r it e est t o u t a u ssi ch a r
m a n t e q u e sa ca d e t t e ; d e p lu s , e lle ch a n t e
co m m e u n e p r im a d o u a ... u n e v r a ie v o ix , vo u s
save/ ., q u i m é r it e r a it d ’ê t r e s é r ie u s e m e n t c u l
t ivé e .
.
— O u i. E co u t e , 111011 p e t it , n e t e m o n t e p a s
la t ê t e , je t ’en n r ie , a t t e n d s !... J e t ’a s s u r e , ce t t e
je u n e fille , q u i s u r g it u n b e a u jo u r co m m e 1111
d ia b le d ’u n e b o ît e à s u r p r is e , 11e m e d it r ien
(pii va ille .
— M a ch è r e , c h è r e m a m a n , vo u s m ’a m u s ez
b ien a ve c vo s cr a in t e s ... Ave z- vo u s d o n c o u b lié
q u e l p eu in fla m m a b le p e r s o n n a ge es t vo t r e fils?
So ye z t r a n q u ille . Se u le m e n t , la is se z-n .o i vo u s
fa ir e r e m a r q u e r q u e vo u s s o u h a it e z à F ir m ia n
ce q u e vo u s r e d o u t e z p o u r m oi.
— N a t u r e lle m e n t ! Ce 11’est p a s la m êm e
ch ose.
— N o n ? L ’é go ïs m e , l ’e x clu s ivis m e ce s se n t
d ’ê t r e d es d é fa u t s e t d e vie n n e n t t o u ch a n t s
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DU
PASSÉ
63
co m m e d e s ve r t u s q u a n d ce s o n t le s ch è r e s
n ’a m a n s co m m e vo u s q u i le s p r a t iq u e n t e t le s
a ffir m e n t a ve c t a n t d e ca lm e .
— Q u e t u es m é ch a n t ! r é p o n d it sa n s s é vé r it é
M m e d e G e r fe u . A u lie u d e m e t a q u in e r , d o n n e
d on c d e s o r d r e s p o u r q u ’on n o u s m è n e là -b a s.
Q u e l g e n r e d e .vé h ic u le p r e n d s -t u , à p r é s e n t ?
•— Q u e l g e n r e ? ... m a is n a t u r e lle m e n t u n e
a u t o ... J ’e n ai lo u é u n e p a r d é p ê ch e d ès le le n
d em a in d e l ’a ccid e n t . Co m m e n t vo u d r ie z-vo u s
a lle r à M u r d o s t o u s le s jo u r s sa n s a u t o ?
— M o n D ie u ! je va is m o u r ir d e p e u r .
— Vo u s a u r ie z t o r t . C ’est u n clo u , e t vo u s
tte s e r e z g u è r e co n fo r t a b le m e n t , h a b it u é e q u e
vo u s ê t e s à vo t r e lim o u s in e . M a is vo u s n e
d e vr e z a vo ir a u cu n e cr a in t e : p a s d ’a u t r e cô t e
q u e c e lle d u P ic , t r è s d o u ce , sa n s t o u r n a n t s
b r u sq u e s . L e p r e s b yt è r e est d a n s la p la in e , vo u s
sa ve z b ie n ... E t p u is l ’a ccid e n t a e u ce la d e b on
q u ’il a r e n d u E r n e s t e n co r e p lu s p r u d e n t . P a u
vr e d ia b le ! I l a r e fu s é d e p r e n d r e u n co n gé e t
co n d u it , la figu r e t o u t é co r ch é e d e s o n in t r u
sio n d a n s la h a ie . S i ç ’a va it é t é u n m u r ...
— A h ! t a is -t o i ! fit M m e d e G e r fe u fr is s o n
n a n t e , e t d is q u ’o n p r é p a r e ...
VII
E n t e n d a n t la v o ix d u m a r q u is e t d e s e s p e t i
t e s -fille s , M m e d e T r é v o u x , vive m e n t , r e m it
clan s le co ffr e t d e la q u e ce q u ’e lle t e n a it à la
m a in ; m a is e lle n ’e u t p a s le t e m p s d e le r e fe r
m er . L e m a r q u is p a r u t . I l é t a it s e u l. I l co m p r it
le r e ga r d in t e r r o g a t e u r d e sa fe m m e e t d it :
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L ’O M B R E
DU%PASSÉ
_ L e s e n fa n t s so n t r e m o n t é e s ch e z e lle s . J e
n e p e n se p a s q u ’e lle s r e d e s ce n d e n t a va n t le
d în e r . E lle s ve u le n t t r a va ille r .
— Bie n .
L a m a r q u ise r o u vr it le co ffr e t .
— Ve n e z vo ir , R a o u l.
I l a t t ir a u n e ch a is e , s ’a ssit a u p r è s d ’e lle d e
va n t la co n s o le s u p p o r t a n t le co ffr e a u x fle u r s
é cla t a n t e s .
M m e d e T r é v o u x t e n a it d e u x p h o t o gr a p h ie s .
L ’u n e r e p r é s e n t a it u n o fficie r d e d r a go n s , l ’a u
t r e u n e je u n e fem m e en t o ile t t e d e b a l. L u i
a va it l ’a ir t r è s fier e t jo y e u x ; ses y e u x — le s
y g u x cla ir s d u m a r q u is — s e m b la ie n t à la fo is
r ir e à la vie e t la d éfier ; sa lo n gu e e t fin e
m o u s t a ch e p a r a is s a it d e n u a n ce p lu s cla ir e q u e
les ch e ve u x co u p é s d r o it s . C ’é t a it u n b e a u v i
s a ge e t u n vis a ge h e u r e u x.
E n le co n t e m p la n t , le r e ga r d d e M m e d e T r é
v o u x s e vo ila it d e la r m e s . L ’e xp r e s s io n d e ses
t r a it s ch a n ge a it lo r s q u ’e lle r e ga r d a it l'a u t r e
p o r t r a it , ce lu i d e la je u n e fe m m e a u x é p a u le s
n u es.
E lle é t a it jo lie , ce p e n d a n t , a ve c ses la r ge s
b a n d e a u x n o ir s, scs so m b r es y e u x , p r o fo n d s ,
ca r e ss a n t s , p a ssion n és s u r t o u t . Co m m e ils o n t
d û ê t r e é lo q u e n t s , ces y e u x , a u x h e u r e s d e jo ie !
M a is , p o u r la je u n e fem m e co m m e p o u r l ’o f
ficie r , la jo ie fu t b r è ve . L a m o r t le s a p r is t o u s
d e u x.
L u i, d ’a b o r d , es t p a r t i... e t e lle , a r d e n t e a u
d ésesp o ir co m m e e lle le fu t a u b o n h e u r , n ’a p a s
su viv r e s a n s lu i.
L e m a r q u is , lo n gu e m e n t , co m p a r a le s d e u x
figu r e s , p u is le s r e n d it à M m e d e T r é v o u x .
— R ie n , m u n n u r a - t - il, il n ’y a r ie n ...
\ .
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DU
PASSÉ
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— C ’es t à e lle , à e lle s e u le q u e t o u t e s d e u x
r e ss e m b le n t .
— O u i...
— E t p o u r t a n t ... E co u t e z, R a o u l, ce t t e fe m
m e a m e n t i... E lle a m en t i !
— O u i, m a is q u a n d ? ... Au t r e fo is , co m m e e lle
l ’a p r é t e n d u , o u m a in t e n a n t ?
— O h ! s a vo ir ... s a v o ir !...
— N o u s n e sa u r o n s ja m a is — il fa u t s ’y r é s i
gn e r .
— S ’y r é s ign e r ! J e cr o ya is y p a r ve n ir , m a is
t o u t se l i g u e p o u r r e n d r e p lu s n é ce s s a ir e d e
co n s t a t e r la vé r it é ...
•— P lu s n é ce s s a ir e ?
*— N ’a ve z- vo u s r ie n r e m a r q u é ? N e vo ye zvo u s p a s le d a n ge r d u r a p p r o ch e m e n t q u o t id ie n
d es e n fa n t s , d e G ilb e r t et d e ce p e in t r e ? ... Ce s
vis it e s é m o u va n t e s p o u r d e je u n e s cœ u r s , à
u n b le ss é q u i, d e si p r è s , a vu la m o r t ... t o u t
le r o m a n e s q u e q u i se m ê le à le u r r e vo ir e t cr é e
e n t r e e u x u n lie n ? ...
— I l est d ifficile , so u s p e in e d e p a r a ît r e r id i
cu le m e n t r ig id e s , d e d é fe n d r e à M a r g u e r it e et
à F a u s t in e d e n o u s a cco m p a gn e r a u p r e s b yt è r e .
— J e le s a is. M a is co m m e ce la n o u s a e n t r a î
n é s ! D e p u is l ’a r r ivé e d e M m e d e G e r fe u , les
vis it e s s o n t d e ve n u e s d e vé r it a b le s sé a n ce s .
C ’est M m e d e G e r fe u q u i p a r a ît r e ce vo ir , q u i
in s is t e et r e t ie n t . So n a m a b ilit é , sa g r â ce m o n
d a in e o n t co n q u is le s e n fa n t s . M a r g u e r it e e t
F a u s t in e , p a r e lle , o n t co n s cie n ce d ’u n e vie t e l
le m e n t d iffé r e n t e d e ce lle q u ’e lle s o n t ici ! E lle s
so n t ca p t ivé e s . Ce t t e d a m e p r e n d s u r e lle s 1111
a s ce n d a n t in co n t e s t a b le .
— M m e d e G e r fe u est d u m e ille u r m on d e
e t ...
— J e 11e le n ie p a s. Si le s ch o s e s é t a ie n t en 13 3 -111
�66
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PASSÉ
co r e t e lle s q u e ... l ’a n p a ss é , je m e r é jo u ir a is d e |
cir co n s t a n ce s d o n t p o u r r a it d é p e n d r e l ’a ve n ir
d e F a u s t in e . G ilb e r t est le s e u l je u n e h o m m e 1
q u e n o u s co n n a is s io n s , n o u s l ’a vo n s vu e n fa n t i
e t s a vo n s d a n s q u e lle s id é es il a é t é é le vé . L u i
d o n n e r n o t r e p e t it e -fille n e se r a it p a s la d o n n e r
à u n é t r a n ge r .
— E h b ie n !
— E h b ie n ... vo u s o u b lie z M a r g u e r it e .
— Ave z- vo u s r e m a r q u é si c ’est à e lle s p é cia
le m e n t q u e s ’a d r e s se n t le s h o m m a ge s - d e G i l
b ert?
— L e s h o m m a ge s ... r é p é t a la m a r q u is e a ve c
u n p â le s o u r ir e .
N o u s r e t a r d o n s , R a o u l...
Co m m e ce in o t -là n e in t m a l le s fa ço n s q u ’o n t
a u jo u r d ’h u i le s h o m m e s p o u r p la ir e à u n e
fem m e ! N ’a ve z-vo u s p a s ét é ch o q u é d e ce t t e
ca m a r a d e r ie é t a b lie si vit e e n t r e ce s je u n e s ge n s
e t ... n o s fille s?
— Ch o q u é ... n on . I l y a t a n t d e s im p licit é
e n t r e e u x q u ’il s e r a it d ifficile d e fo r m u le r u n
r e p r o ch e .
— T r è s d iffic ile ... Au s s i n ’a i-je r ie n t é m o i
gn é d e m es im p r e s sio n s . D ’a ille u r s , ce c h a n g e
m e n t d e t o n , d ’a llu r e s e t , p a r co n s é q u e n t , d e
p en sée s, d o it ê t r e à l ’é t a t d ’a m b ia n ce e t ju s q u e
d a n s l ’a ir q u e l ’on r e s p ir e ic i, en ce M u r d o s
ce p e n d a n t si é lo ign é d e t o u t . Ca r vo ye z co m m e
F a u s t in e , ce p e n d a n t é le vé e e n t r e n o u s e t n e
s a ch a n t r ie n d e s u s a ge s n o u ve lle m e n t a d
m is, s ’est t r o u vé e t o u t n a t u r e lle m e n t a u d ia
p a son .
— C ’e s t vr a i. M a is vo u s n ’a ve z p a s r é p o n d u
à m a q u est ion , Cr o ye z- vo u s q u e G ilb e r t d e G e r feu a it u n e a d m ir a t io n p a r t icu liè r e p o u r F a u s
t in e ?
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
61
— J e n e s a is p a s ... je n e sa is p a s ... m a is ce la
p o u r r a it ê t r e ... a lo r s q u e fe r io n s -n o u s ?
— E t q u e fe r io n s - n o u s s i, a u co n t r a ir e , ses
p r é fé r e n ce s a lla ie n t à M a r g u e r it e ?
■
— R a o u l... j ’a i p e u r ... o u i, j ’ai p e u r . E n t r e
ce s e n fa n t s e t n o u s e s t u n e b a r r iè r e q u ’elle s
ign o r e n t e t n e p o u r r o n t p a s t o u jo u r s ig n o r e r ...
U n e b a r r iè r e q u i a r r ê t e n o t r e t e n d r e s s e , la r e
p o u s s e ... in ju s t e m e n t p o u r l ’u n e d ’e lle s ...
— P o u r q u o i fa u d r a it - il le u r a p p r e n d r e la
vé r it é ?
-— P o u r q u o i... vo u s m e d e m a n d e z p o u r q u o i?
L e jo u r où M m e d e G e r fe u , p a r e xe m p le , n o u s
d e m a n d e r a d ’u n ir so n fils à n o t r e fa m ille , cr o ir ie z- vo u s a g ir lo ya le m e n t en lu i la is s a n t ign o r e r
ce q u i e s t ?
— Vo u s a ve z r a ison .
— E t ce t t e r é vé la t io n , n e p e n s e z-vo u s p a s
q u ’e lle s u ffir a it à é lo ig n e r G ilb e r t , s i é p r is
so it -il?
— P eu t-êtr “.
— A h ! vo ilà p o u r q u o i j ’a i p e u r ... J ’a i p e u r
d e la s o u ffr a n ce p o s s ib le , p r o b a b le , p o u r u n e
e n fa n t ... in n o ce n t e , q u oi q u ’il en so it .
— Q u e fa ir e ?
— L e s a is - je ? ... Si n o u s a vio n s su p r é s e r ve r
les m a lh e u r e u s e s e n fa n t s d e t o u t e d é ce p t io n en
.les g a r d a n t co n t r e t o u t e e s p é r a n ce ! Si elle s
a va ie n t p u , s a n s t r o p s o u ffr ir , v iv r e ici, loin
d u m o n d e ... le n t e m e n t , ilo u cem en t s ’y flé t r ir ,
y vie illir en r e clu s e s ...
— A h ! c ’e û t é t é cr u e l !
— M o in s cr u e l, si a u cu n m ir a ge d e b o n h e u r
n e le s a va it a p p r o ch é e s ... m a is m a in t e n a n t !
m a in t e n a n t , u n é lé m e n t n o u ve a u s ’e s t m ê lé à
le u r v ie ... m a in t e n a n t le u r je u n e s s e co n n a ît le
ch a r m e d e la je u n e s s e ; n o s c h e v e u x b la n cs
.
�6S
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
le u r p a r a ît r o n t p lu s t r is t e s , le u r h o r izo n , u n ;
in s t a n t é la r gi, s ’il se r e fe r m e su r e lle s , le s é t o u f
fe r a d a va n t a ge .
— E n si p e u d e jo u r s t a n t d e m a l a cco m p li !
— Vo u s ign o r e z ce q u e s o n t le s r ê ve s d e
je u n e s fille s : sa n s cesse ils b a t t e n t d e s a ile s ,
ch e r ch a n t o ù se p o se r . L o r s q u ’ils p e u ve n t a lle r
d e-ci d e-là , a u gr é d es ca p r ice s , ce n ’es t p a s
t r è s gr a ve n i t r è s d a n ge r e u x, a u t a n t en e m p o r t e
le v e n t ... m a is ici ! N e vo ye z- vo u s p a s l ’e x p r e s
sio n n o u ve lle d e ce s je u n e s vis a g e s ? L e u r s y e u x
s ’illu m in e n t en p a r la n t d e le u r s n o u ve a u x a m is.
•Q u e lle h â t e à d e sce n d r e à la cu r e ch a q u e jo u r !
E t q u a n d e lle s r e m o n t e n t , q u e cr o ye z- vo u s
q u ’e lle s fa ss e n t , sin on r e vivr e , en se le r a p p e la n t
ju s q u ’a u x m o in d r e s d é t a ils , le t e m p s p a ss é
là-t oa s?...
— M . F ir m ia n va m ie u x. D a n s u n e se m a in e
ou d e u x on l ’em m èn er a a u P ic e t , d e là , sa
co n va le s ce n ce a ch e vé e , ils r e p a r t ir o n t t o u s p o u r
P a r is .
— U n e se m a in e ou d e u x e n co r e ... q u e c ’est
lo n g !
—• J e n ’a va is p a s s o n gé à c e q u e vo u s p r é
vo ye z si ju s t e m e n t , sa n s q u o i je n ’a u r a is p a s
d on n é a u jo u r d ’h u i m êm e m o n co n s e n t e m e n t à
ce r t a in s p r o je t s ...
— Q u e l p r o je t s , m on D ie u ?
— O h ! ils o n t eu d ès a u jo u r d ’h u i u n co m
m e n ce m e n t d ’e xé cu t io n . T o u t é t a it p r é p a r é
lo r sq u e le s e n fa n t s e t m oi so m m es a r r ivé s au
p r e s b yt è r e . O n vo u s e s p é r a it . E n vo t r e a b se n ce ,
je n ’a i p a s vo u lu r e fu s e r . D ’a ille u r s , p o u r q u o i
l ’a u r a is -je fa it ? Ce la p a r a ît si s im p le ...
— M a is q u o i, e n fin ?
— G ilb e r t a va it a p p o r t é à son a m i le n é ce s
sa ir e et u n e in s t a lla t io n s a va n t e lu i p e r m e t t a n t
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
d e p e in d r e sa n s q u it t e r so n lit . M . F ir m ia n a
d em a n d é l ’a u t o r is a t io n d e fa ir e s u r u n e m êm e
t oile le p o r t r a it d e s d e u x s œ u r s . L ’es q u is se est
ch a r m a n t e ; le s t ê t e s r ar > n roch ées a ffir m e n t
m ie u x e n co r e le u r r e s s e m b la n ce . M . F ir m ia n
se p r op ose d e vo u s o ffr ir ce t t e t o ile en r e m e r
ciem en t , je p e n s e , d e vo t r e s o llic it u d e ... Vo u s
n e d it e s r ie n , ce la vo u s d é p la ît , j ’en s u is sû r .
Co m m en t r e fu s e r ?
■
—• O u i, co m m e n t r e fu s e r . A la g r â c e d e
D ieu ! M a is n o s é p r e u ve s n e s o n t p o in t fin ie s ...
E t lo r s q u e le g r a n d r e p o s n o u s se r a d o n n é ,
d ’a u t r e s d e m e u r e r o n t p o u r s o u ffr ir e t , p eu t êt r e, n o u s m a u d ir e ...
— N o u s m a u d ir e ! n ’a vo n s -n o u s p a s a cco m p li
n ot r e d e vo ir , t o u t n o t r e d e vo ir ?
— J e n e s a is p a s ... je n e s a is p lu s .
— Q u ’a u r io n s -n o u s p u p o u r p r é ve n ir ce q u i
est ?
■
— J e n e s a is p a s ... r é p é t a le n t e m e n t la m a r
q u ise. I l m e s e m b le p a r fo is q u ’il a u r a it fa llu
ne p o in t é co u t e r ce t t e fe m m e ... la is s e r ... ce q u i
ét ai t .
— E t si ce la co n s t it u a it u n e in ju s t ice ?
— T o u t va la it m ie u x q u e le d o u t e . »
•— L e d o u t e a u r a it e x is t é t o u jo u r s , sin on
Pou r le s a u t r e s , d u m o in s p o u r n o u s . E t n o u s
a Urion s co n n u , a p r è s t a n t d ’a u t r e s d o u le u r s , le
rem or d s.
-— N o u s e u s s io n s é t é s e u ls à s o u ffr ir .
M . d e T r é v o u x e u t u n g r a n d g e s t e la s .
— A h ! fit -il a m è r e m e n t , d e q u e l p o id s su r
n ou s a u r a p e s é la vie !
— N o u s a vo n s eu n o s h e u r e s d ’e s p o ir , n o s
J ours h e u r e u x ... T ô t o u t a r d , ch a cu n d o it p a ye r
s°n t r ib u t a u m a lh e u r . P o u r n o u s , c ’est a u fo n d
de la co u p e q u ’é t a it co n d e n s é e l ’a m e r t u m e .
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
_ A u fo n d d e la c o u p e ? ... Bie n d es a n n é e s !
o n t p a ssé d e p u is q u e n ou s co n n a is so n s la d o u
le u r .
_ O u i. L e fa r d e a u é t a it lo u r d q u i d è s lo r s |
p e s a it su r n o s é p a u le s ; m a is n o u s a vio n s acce p t é n o t r e c r o ix , n o u s la p o r t io n s, r é s ign é s .
M a in t e n a n t ce t t e cr o ix es t a lo u r d ie , le s b le s- j
s u r e s se r o u vr e n t ...
— M a p a u vr e a m ie !
L e u r s m a in s t r e m b la n t e s s ’é t r e ign ir e n t .
— N o u s a vo n s co n n u , d it la m a r q u ise , u n 1
b o n h e u r q u e t o u s n ’o n t p a s : ce lu i d e d e u x S
cœ u r s u n is d a n s la p e in e co m m e d a n s la jo ie ;
n o u s n o u s so m m es a p p u yé s l ’u n s u r l ’a u t r e
fid è le m e n t . D e ce la , m on a m i, n o u s a vo n s à j
r e m e r cie r D ie u e t je le fa is ch a q u e jo u r ... je i
l ’a i t o u jo u r s fa it , m êm e a u x h e u r e s le s p lu s !
d u r es.
E t , d e va n t le co ffr e t o u ve r t a u fo n d d u q u e l, |
p a r m i d e s ‘le t t r e s n o u é e s en p a q u e t , gis a ie n t d e I
n o u ve a u le s d e u x p h o t o gr a p h ie s , M . et M m e d e
T r é v o u x d e m e u r è r e n t en s ile n ce , s o n ge a n t .
VIII
J a m a is t a n t d e g a ie t é n ’a va it a n im é le p e t it
p a r lo ir d e l ’a b b é M u r ie l. S u r u n e ch a is e lo n gu e
e n vo yé e p a r la m a r q u ise , H e n r y F ir m ia n , p o u r
la p r e m iè r e fo is, a va it ét é t r a n s p o r t é . C ’é t a it
u n e é t a p e ve r s la gu é r is o n et le p e in t r e en r e s
s e n t a it u n e jo ie q u i le r e n d a it e x u b é r a n t . F in i
le d é go û t d e t o u t ... fin ie la la n g u e u r é n e r vé e ...
G ilb e r t a ffir m e so n in t e n t io n d ’e n vo ye r u n
r a p p o r t à l ’Aca d é m ie d e m é d e cin e , s ig n a la n t
�l
’o
mb r e
d u
pa s s é
71
l ’e ffica cit é a b s o lu e d ’u n g r a ve a ccid e n t d ’a u t o n io b ile p o u r g u é r ir d e la n e u r a s t h é n ie .
— A u jo u r d ’h u i, d is a it le p e in t r e , q u e je s u is
d e b o u t — o u p r e s q u e — je va is sé r ie u s e m e n t
t r a va ille r ... I l fa u t q u e j ’a va n ce vo t r e p o r t r a it ,
m esd e m o is e lle s .
M a lg r é ce s b e lle s a s s u r a n ce s , il n e p e ign a it
gu è r e .
E n ce m o m e n t , c ’es t M a r g u e r it e q u i t ie n t la
Pose. As s is e d a n s le jo u r vo u lu , e lle s e p r ê t e
d o cile m e n t à l ’e xa m e n d u p e in t r e .
Ce p e n d a n t , vo ya n t la n o n ch a la n ce d e ses
co u p s d e p in ce a u , e lle p r o t e s t a ga ie m e n t .
— M o n s ie u r F ir m ia n , vo u s 11e t r a va ille z p a s
du tou t.
■
— Vo u s c r o v e z ? ... M a is si ! E t u d ie r son m o
d èle, c ’est e n co r e t r a va ille r . Q u e lle in s u ffis a n t e
lu m iè r e vie n t d e ce t t e fe n ê t r e ! J e r ê ve d e vo u s
P e in d r e d e h o r s , q u a n d je se r a i g u é r i ; vo t r e
t e in t es t a s s e z p u r p o u r r é s is t e r a u cr u e l é c la i
r a ge d u p le in a ir . J e fe r a i d e vo u s u n e s a in t e
Cé cile q u e n o u s a ccr o ch e r o n s d a n s l ’é g lis e d e
M u r d os.
M a r e u e r it e n e r é p o n d it r ie n .
F a u s t in e e t G ilb e r t , a ssis l ’u n p r è s d e l ’a u t r e
a u fo n d d u p a r lo ir , r ia ie n t e t se t a q u in a ie n t ;
le u r ca m a r a d e r ie s ’a ffir m a it d e jo u r en jo u r sa n s
Hue M m e d e G e r fe u p a r û t s ’en in q u ié t e r .
E lle é t a it g a g n é e a u ch a r m e d e la je u n e fille ,
Un ch a r m e fa it d e n a t u r e l, d e d o u ce u r , d e b o n t é ,
,( u n e b r u id é a le , » se d is a it la m è r e d e G ilb e r t .
D e p u is u n e se m a in e , d es d o u le u r s r e t e n a n t
au lo gis M m e d e T r é v o u x , le m a r q u is , ch a q u e
a p r è s-m id i, a cco m p a gn e le s je u n e s fille s . I l a
P u co n s t a t e r le b ie n -fo n d é d es in q u ié t u d e s d e
la m a r q u is e . O u i, c e t t e in t im it é es t d a n ge r e u s e
P ou r la p a ix d e ce s je u n e s cœ u r s ; m a is co m
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
m e n t r e m é d ie r a u m a l, q u e lle s r a is o n s d on n er
p o u r b a t t r e en r e t r a it e ? O n n e p o u va it , le s \
ch o se s é t a n t a in s i en g-aqées, q u e la is s e r la s it u a - 1
t io n se d é n o u e r d ’e lle -m ê m e p a r le d é p a r t d es !
G e r fe u e m m e n a n t a ve c e u x M . F ir m ia n .
Ce jo u r -là , M . le cu r é a la is sé à J e a n n e t o n le j
so in d e ve ille r a u b ie n -ê t r e d e se s h ô t e s ; d ès 1
l ’a u b e il est p a r t i, a p p e lé a u ch e f-lie u d e ca n t o n
p a r so n d o ye n .
T o u t à l ’h e u r e , co m m e le s je u n e s fille s p os a ie n t e n se m b le , M m e d e G e r fe u a p r é t e n d u
é t o u ffe r d a n s ce p a r lo ir e t , d ’a u t o r it é , s ’e m p a
r a n t d u b r a s d u m a r q u is , l ’a e n t r a în é d a n s le
ja r d in e t fa it a ss e o ir s u r u n b a n c d e b o is v e r
m o u lu a d o ssé a u m u r . D e là o n a d e va n t soi la
p e r s p e ct ive sa n s m a je s t é d e la t r e ille o ù s e fo r
m e n t à p e in e le s gr a p p e s d e ch a s s e la s ; il y a
d e b e a u x ca r r é s d e ch o u x, d es p la t e s -b a n d e s d e
s a la d e s e t u n e b r o u s s a ille d e p e t it s p o is
« h â t ifs » q u i fa it l ’o r g u e il d e J e a n n e t o n :
<( E lle en a u r a , d es p e t it s p o is , a va n t p e r so n n e
a u villa g e . S i s e u le m e n t ils p o u va ie n t se m û r ir
a ssez vit e p o u r q u ’e lle p u is s e e n s e r vir u n p la t
à « M o n s ie u r le p e in t r e ! » c ’es t ça q u i lu i r é
ve ille r a it l ’a p p ê t it . »
T o u t en ca u s a n t , M m e d e G e r fe u r e ga r d e
ce fo u illis d e p o is e n t o r t illé s a u x r a m e s d e b o is
s e c. E lle s ’es t t o u r n é e d e ce cô t é , a fin d ’o u b lie r
le vo is in a g e d e fr a n ch e, le cim e t iè r e , d o n t la
gr a n d e c r o ix d e b o is e t le s ifs je t t e n t le u r
o m b r e d a n s le ja r d in d e l ’a b b é M u r ie l ; ces
t o m b e s t o u t e s p r o c h e s ... b r r ! E t co m m e e lle
vie n t in vo lo n t a ir e m e n t d ’y je t e r u n co u p d ’œ il,
e lle s e d é t o u r n e b ie n vit e e t a ffir m e à M . d e
T r é vo u x :
— I l fa it vr a im e n t b o n viv r e !
L e m a r q u is n e se cr o it p a s e u d r o it d e p r o
�L'O M B R E
d u
pa s sé
73
t e st e r : si la vie p o u r lu i n e s ’es t g u è r e m o n t r é e
clé m e n t e , il se p e u t q u ’e lle l ’a it é t é d a va n t a ge
p o u r c e t t e a im a b le fe m m e q u ’é p o u va n t e l ’id é e
d e la m or t .
— O u i, il fa it b o n vivr e , r e p r e n d M n ie d e
G e r fe u . J ’ai e u d es h e u r e s d ’é p r e u ve , co m m e
ch a cu n d o it en a vo ir ... la m o r t d e m on p a u vr e
m a r i, p a r e x e m p le ... m a is p o u r l ’a m o u r d e G i l
b er t je m e s u is r a t t a ch é e à l ’e xis t e n ce e t l ’e x is
t e n ce m ’en a r é co m p e n s é e en se fa is a n t d o u ce .
M on fils n e m ’a d o n n é q u e d u b o n h e u r ; c ’e s t
u n g a r ço n ch a r m a n t , t o u jo u r s si p le in d ’é ga r d s
p o u r m o i, si co n fia n t , si t e n d r e ... A h ! ce lu i- là
r e n d r a sa fe m m e h eu r e u se .
-7J ’en s u is p e r s u a d é , r é p o n d it le m a r q u is .
I l é co u t a it m a l M m e d e G e r fe u , l ’o r e ille t e n
d u e a u x v o ix r ie u s e s q u i s ’é ch a p p a ie n t d u p a r
lo ir . Co m m e ils é t a ie n t ga is , t o u s q u a t r e , e t
in s o u cia n t s !
— D u r e s t e , r e p r it M m e d e G e r fe u , G ilb e r t
n ’é p o u se r a ja m a is q u ’u n e je u n e fille q u ’il
p o u r r a t e n d r e m e n t a im e r . L e s m a r ia ge s d e r a i
son a r r a n gé s , o ù le s co n t r a t s s e u ls s ’a cco r d e n t ,
lu i fo n t h o r r e u r , e t je t r o u ve q u ’il a r a is o n .
Ce p e n d a n t , é t a n t fils u n iq u e , il...
A ce m o m e n t , F a u s t in e e t G ilb e r t vin r e n t le s
r e jo in d r e .
— Vo ilà ! d it F a u s t in e . M a r g u e r it e p ose
e n co r e , m oi j ’a i co n gé .
— P r o fit e z- e n , d it vive m e n t M m e d e G e r fe u ,
p o u r vo u s p r o m e n e r . M a r ch e z u n p e u s o u s la
t r e ille ... m on fils vo u s a cco m p a gn e r a .
— O b é is s o n s ! d it G ilb e r t .
I ls s ’é lo ign è r e n t à p e t it s p a s n o n ch a la n t s ,
ca u s a n t d e t o u t e t d e r ie n .
G ilb e r t s o n ge a it :
« Co m m e e lle est jo lie ... e t fr a îc h e ... e t je u n e !
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
Ce ch a r m e d e je u n e s s e , le s je u n e s fille s m o n d a i
n e s le p e r d e n t si vit e ; b e a u co u p d ’e n t r e e lle s
n e le co n n a is s e n t ja m a is ... E lle s p a s s e n t d es
r o b e s co u r t e s a u x io Be s d e b a l, d e vie n n e n t d u
jo u r a u le n d e m a in d es p o u p é e s co q u e t t e s et
p r é t e n t ie u s e s , sû r e s d e ie u r b e a u t é . Ce lle - ci
ign o r e co m b ie n e lle es t d é licie u s e . Q u e lle jo ie
ce se r a it d e le lu i a p p r e n d r e ! M a is vo ilà . C ’est
t o u t d e m êm e u n p eu e ffr a ya n t , le m a r ia ge ,
é t a n t d o n n é — p o u r q u i n ’a d m et p a s le d ivo r ce
sa lo n g u e u r ... t o u t e la v i e ! ce la va u t d ’y
s o n ge r . »
E t F a u s t in e se d is a it :
« L e s p r in ce s Ch a r m a n t d es co n t es d e fées
lu i r ess e m b le n t , je p çn s e . Co m m e il e s t a im a b le
et co n d e s ce n d a n t p o u r m o i, q u i n e s u is e n co r e
q u ’u n e p e t it e fille . Q u a n d il se r a p a r t i, je n e
p o u r r a i p lu s m e p r o m e n e r s'ous la t r e ille d e
M . le cu r é sa n s m e so u ve n ir d ’a u jo u r d ’h u i —
et ce ser a si t r is t e , s i t r is t e d ’ / r e ve n ir s e u le ,
q u e je n e« sa u r a i m ’e m p ê ch e r d e p le u r e r ... »
M m e d e G e r fe u , t o u jo u r s le d os t o u r n é au
cim e t iè r e , co n t in u a it l ’é lo ge d e son t ils , e t le
m a r q u is se d is a it :
« Q u e fa ir e ? ... L e s vo ilà . F a u s t in e e t G ilb e r t ,
q u i, à m i- vo ix, é ch a n ge n t p e u t -ê t r e d ’im p r u
d e n t e s co n fid e n ce s. D a n s le p a r lo ir , M a r g u e r it e
e t M . F ir m ia n en s o n t 13 a u s si s a n s d o u t e ... E t
M m e d e G e r fe u , q u i m e r e t ie n t ici, e s t d e co n
n ive n c e ... Ve r s q u e t s d é s a s t r e s a llo n s - n o u s !...
— Vo u s n e r é p o n d e z n a s, m a d e m o is e lle M a r
gu e r it e . in s is t a it le p e in t r e , a p r è s u n lo n g
sile n ce ; il vo u s d é p la ir a it d e p o s e r s a in t e Cé c ile
q u a n d je se r a i gu é r i?
M a r gu e r it e d it , la v o ix so u r d e :
— Q u a n d vo u s se r e z g u é r i, vo u s p a r t ir e z e t ...
et ce ser a fin i.
�L ’ OMBRE
d u
pa s sé
75
H e n r y F ir m ia n , é m u , ch e r ch a le r e ga r d q u i
fu ya it le sien .
Co n n u e e lle s so n t in h a b ile s , le s t r è s je u n e s ,
à fe in d r e q u a n d le u r cœ u r se p r e n d ... H e n r y
se r e s s o u vin t d e s p a r o le s é ch a n gé e s a ve c G ilb e r t
a va n t le u r d é p a r t p o u r M u r d o s .
<j D e s p r in ce s Ch a r m a n t ! a va it d it G ilb e r t ,
q u i s a it ? ... n o u s a p p a r a ît r o n s p e u t -ê t r e sou s
cet a n g le à ce s p e t it e s r e clu s e s . » E t lu i a r é
p o n d u , s in cè r e : « Si je le p e n s a is , je n ’ir a is
Pas. J e n e vo u d r a is , e n a u cu n e fa ço n , t r o u b le r
le u r s é r é n it é p a r d e va in s r ê ve s . Ce s e r a it u n e
m a u va is e a ct io n . »
E t vo ici q u e le d est in a p r o n o n cé . U n e fo r ce
p lu s ( p u is s a n t e q u e le u r vo lo n t é a r a p p r o ch é
H e n r y e t G ilb e r t d es p e t it e s P r in ce s s e s d e lé
ge n d e s , ju s q u e - là s o lit a ir e s d a n s le u r s som b r es
t o u r s !... M a in t e n a n t le m a l e s t fa it . Av a n t
q u ’e lle se le s o it a vo u é à e lle -m ê m e , le s gr a n d s
ye u x a r d e n t s d e M a r g u e r it e o n t t r a h i son se cr e t .
Ce t t e t e n d r e s s e n a ïve q u i se la is se d e vin e r ,
H e n r y d o it fe in d r e d e n ’en r ie n vo ir . I l n e cr o it
P as, lu i, co m m e M m e d e G e r fe u , q u ’u n a r t is t e ,
e n co r e lo in d ’ê t r e illu s t r e , u n p a u vr e « sa n s
fa m ille » d o n t le s a ïe u le s p o r t a ie n t la co iffe
b la n ch e d es p a ys a n n e s b r e t o n n e s , p u is s e p r é
t e n d r e à la m a in d e M lle d e T r é v o u x .
Q u e d e fo is , p e n d a n t ce s d e r n ie r s jo u r s ,
H e n r y s ’es t r é p é t é l ’a r r ê t q u i le co n d a m n e ! E t
ee n ’e s t p o in t à M a r g u e r it e q u e va t o u t e sa
P it ié. E lle s o u ffr ir a p e u t -ê t r e , m a is u n cœ u r d e
je u n e fille a is é m e n t s e co n s o le . N ’est -il p a s
s e m b la b le à ce s r o s ie r s r e m o n t a n t s q u i r e fle u
r is se n t a p r è s l ’e ffe u ille m e n t d e le u r p r e m iè r e
flo r a iso n ? L a sé p a r a t io n vie n d r a t r è s vit e p o u r
e u x ... le r ê ve n ’a u r a p a s e u le t em p s d e je t e r
d e p r o fo n d e s r a cin e s .
�7 f>
L ’O M B R E
d u
pa s sé
L a p it ié d e F ir m ia n r e t o m b e s u r lu i-m ê m c,
p a r ce q u e , p o u r lu i, le r ê ve e û t ét é m e r ve ille u x !
I l en a é vo q u é t o u t e s le s d o u ce u r s ... A v o ir p o u r ;
co m p a gn e d e r o u t e ce t t e â m e jo ye u s e m e n t a r
d e n t e q u i, si b ie n , le co m p r e n d r a it , q u i l ’a id e
r a it , le r e lè ve r a it a u x h e u r e s d ’a b a t t e m e n t e t ^
d e d é go û t ja lo n n a n t t o u t e vie d ’a r t is t e ... A h ! j
la d é licie u s e co m p a gn e a u x jo u r s h e u r e u x, la
p r é cie u s e a m ie a u x h e u r e s s o m b r e s !... O u i,
F ir m ia n s a it t o u t ce q u ’il p e r d , la p e r d a n t ,
t a n d is q u ’e lle , a u h a sa r d u n p e u , vo it en lu i
l ’id é a l q u e t o u t e s a t t e n d e n t .
Aya n t co m p r is , b r a ve m e n t H e n r y d o it fu ir .
I l s ’y d é cid e e t , r e fo u la n t son d é s ir d ’a ve u —
ce se r a it si b o n , si co n s o la n t , d e lu i m o n t r e r s a
p e in e ! — il s ’e ffo r ce d e p a r le r ga ie m e n t .
—
Vo u s a ve z r a is o n , m a d e m o is e lle . D è s q u e
je le p o u r r a i, il v a m e fa llo ir r e t o u r n e r î\ P a r is ,
e t si je co m m e n ça is ce t a b le a u , je n ’a u r a is
p e u t -ê t r e p a s le lo is ir d e le t e r m in e r .
M a r gu e r it e se t a it . E lle cr o it , d e m e u r a n t im
m o b ile , le r e ga r d lo in t a in , ga r d e r u n vis a ge
im p a s sib le . M a is e lle e s t im p u is s a n t e à d is s i
m u le r a u x y e u x a t t e n t ifs d u p e in t r e le fr é m is
se m e n t d es lè vr e s q u i t â ch e n t d e so u r ir e .
E n t r e e u x t om b e d u s ile n ce .
M . d e T r é v o u x se r é s o u t , m a lg r é le s e ffo r t s
d e M m e d e G e r fe u p o u r le r e t e n ir , à r a p p e le r
F a u s t in e . I l s o u h a it e vo ir o ù e n e s t le d o u b le
p o r t r a it . R ie n , a ffir m e le m a r q u is , n e l ’in t é r e s s e
d a va n t a ge q u e d e r e ga r d e r t r a va ille r le p e in t r e .
D e n o u ve a u , le p e t it p a r lo ir es t e n va h i. D e
n o u ve a u la g a ie t é d e F a u s t in e e t d e G ilb e r t le
r e m p lit d ’é cla t s d e r ir e .
Co m m e e lle a ch a n gé , ce t t e p e t it e F a u s t in e ,
si g r a ve , si p e n s ive ! Q u e lle t r a n s fo r m a t io n !
T a n d is q u e la co n s cie n ce d ’a im e r é t r e in t le
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
77
cœ u r d e M a r g u e r it e co m m e u n m a lh e u r , e lle
s ’é p a n o u it à l ’a p p r o ch e d e l ’a m o u r .
E t vo ici q u ’i l vie n t ! G ilb e r t le lu i a fa it
en t en d r e, e t ce t t e t im id e , ce t t e r é s ign é e , se
r ed r esse, se se n t t r io m p h a n t e !
« Vo u s a ve z d o n c o u b lié , a d it G ilb e r t à
Mm e d e G e r fe u , q u e l p e u in fla m m a b le p e r so n
n a ge est vo t r e fils? » E t p o u r t a n t ce s ce p t iq u e
a su b i le ch a r m e e t , se s e n t a n t g a g n é , n ’a
°P p osé a u cu n e r é s is t a n ce a u s e n t im e n t im p r é vu .
Mm e d e G e r fe u , d u r e s t e , e s t co m p lice d e sa
d éfa it e. L e s r é p o n se s d e l ’a b b é M u r ie l, h a b i
lem en t q u e s t io n n é , l ’o n t r a s su r é e q u a n t à la
d im in u t io n d e la d o t , en lu i m o n t r a n t la fo r t u n e
des T r é v o u x co m m e b e a u co u p p lu s co n s id é r a b le
Q u 'elle n e se l ’é t a it im a gin é .
Ain s i la m o it ié s e u le s u ffis a it à fa ir e d e F a u s tin e u n p a r t i e n via b le . C ’est d o n c e n co u r a gé ,
a p p r o u vé p a r sa m èr e q u e le je u n e h o m m e s ’e s t
la issé co n q u é r ir .
A p e in e r e n t r é s , G ilb e r t e n t r a în a sa m èr e.
— Ve n e z , m a m a n , j ’ai à vo u s p a r le r .
— Ah !
— J e s u is d é cid é . Vo u s p o u r r e z fa ir e vo t r e
d em a n d e d ès d e m a in , si ce la vo u s p la ît . U n e
seu le ch o se m e t r o u b le .
— C ’e s t ?
— L ’â ge d e F a u s t in e : e lle n ’a p a s d ix - h u it
an s...
— T u t e p la in s — c ’es t le ca s d e le r é p é t e r
q u e la m a r ié e est t r o p b e lle . D ix - h u it a n s !
M a is c ’es t « le b e l Age », co m m e d it la ch a n s o n .
Au t r e fo is , le s je u n e s fille s se m a r ia ie n t b e a u
cou p p lu s t ô t q u ’a u jo u r d ’h u i, e t ce la va la it
b ien m ie u x. L e u r m a r i p o u va it , à sa g u is e , le s
fa ço n n e r , le u r in cu lq u e r se s id é e s , se s s e n t i
m en t s. T a u d is q u e lo r s q u ’on é p o u s e u n e fem m e
�7»
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
on n ’est p a s d u t o u t ce r t a in d ’é vit e r le s
h e u r t s ... P o u r q u o i r is -t u ?
_ P a r ce q u e je m e s o u vie n s d e vo s p a r o le s i
q u a n d vo u s r ê vie z d e m e m a r ie r à ce t t e t r è s
jo lie e t t r è s r ich e p e r so n n e r e n co n t r é e à N ice
il y a d e u x a n s ... vo u s r a p p e le z-vo u s ? E lle
a va it u n a n d e p lu s q u e m oi.
— M a is n e le s p a r a is s a it p a s. U n e fem m e n ’a
q u e l ’â ge q u ’e lle p a r a ît a vo ir .
— Vo u s m ’a ve z d it ce la , e t a u s si q u ’il é t a it
fâ ch e u x q u ’u n h o m m e ch o is ît p o u r sa co m p a
g n e u n e p e t it e fille ign o r a n t t o u t d u m o n d e et
d e la vie ; q u e l ’on n e p e u t d e vin e r ce q u ’e lle
ser a e t q u e d e lo n gt e m p s , en t o u t ca s, e lle r e s
t e r a in ca p a b le d ’ê t r e l ’a m ie é cla ir é e , l ’a s s o cié e ...
— T u m ’a ga ce s ! Vr a im e n t , je t ’ai d it t o u t
ce la ? C ’es t p o s s ib le ... m on D ie u ... le s d e u x
t h è se s se p e u ve n t s o u t e n ir . I l n ’y a r ie n d e p a r
fa it en ce m o n d e ; m a is en ch a q u e ch o se on
p e u t t r o u ve r d u b o n . T u vo is , je n e r e n ie p o in t
ce q u e j ’a i p u d ir e a lo r s. M a is il n e s ’a git p lu s
d e ce t t e je u n e fille , d o n t t u n ’a s p a s vo u lu ,
d ’a ille u r s ; ce q u i p r o u ve q u e m e s r a ison s n e
t e s e m b la ie n t p a s ju s t e s ; il s ’a g it d e F a u s t in e .
E h b ie n , o u i, e lle est t r è s je u n e ; m a is e lle a
ét é s é vè r e m e n t é le vé e . E ’a b b é M u r ie l sc p la ît
à va n t e r la m a t u r it é d e so n e s p r it , d e so n ju g e
m e n t , la d r o it u r e d e so n cœ u r , la ...
G ilb e r t in t e r r o m p it sa m èr e en r ia n t .
— M a ch è r e m a m a n , n e vo u s in q u ié t e z p a s ...
n e p r e n e z p a s la p e in e d e p r ê ch e r u n co n ve r t i.
J e vo u s l ’ai d it , je s u is d é cid é . Vo u s fe r e z vo t r e
d e m a n d e q u a n d il vo u s p la ir a ... P e n s e z- vo u s
q u ’e lle se r a a gr é é e ?
— T u en d o u t e s ? M a is ils se r o n t t r o p h e u r e u x
d e l ’a c c u e illir ... E h b ie n ! je vo u d r a is vo ir
q u ’on h é s it â t ! T u n ’a s q u ’u n jo li n o m , sa n s
fa ite,
�L ’O M B R E
EtU
PASSÉ
79
t it r e , m a is F a u s t in c n o n p lu s , j ’im a g in e ... n o u s
n e so m m es p a s en E s p a g n e . E t ve u x - t u m e d ir e
si le s ge n d r e s co m m e t o i, m o in s b ie n m êm e
qu e t o i, a fflu e r o n t s u r le co t e a u p e r d u d e M u r d os? O ù ir o n t - ils d é n ich e r d es m a r is p o u r le u r s
fliles — ils o n t vo lo n t a ir e m e n t r o m p u a ve c
t o u t e s le u r s r e la t io n s — à m o in s d e m e t t r e u n e
a n n o n ce d a n s le s jo u r n a u x o u d e s ’a d r e s se r
a u x a ge n ce s ?
— C ’est b ie n , m e vo ici co n va in cu . J e s u is
p ou r M lle d e T r é v o u x le h ér os in e s p é r é , vo u s
m ’en vo ye z r a vi. I l m e r e st e s e u le m e n t à l ’e n
t e n d r e a ffir m e r p a r sa jo lie b o u ch e .
— J ’ir a i d e m a in . Ah ! q u e je s u is é m u e ! M on
fils ! u n e a u t r e v a m e p r e n d r e t a t e n d r e s s e ...
tu n e se r a s p lu s t o u t à m o i... m a is le r ô le d es
m èr es est d e s ’e ffa ce r e t t on b o n h e u r se u l m ’im
p o r t e . J e 11e se r a i p a s ja lo u s e , v a ... e t j ’a im e
c'éjà F a u s t in e .
— M oi a u s s i, je l ’a im e b ie n , a vo u a ga îm e n t
G ilb e r t , sa n s ç a ...
IX
M a r g u e r it e et F a u s t in e d e s ce n d a ie n t a u p r e s
b yt è r e a cco m p a gn é e s d u m a r q u is , lo r s q u ’e lle s
r e n co n t r è r e n t il m i-ch e m in M m e d e G e r fe u
Ce jo u r d e p r in t e m p s é t a it b r illa n t e t ch a u d
co m m e u n jo u r d ’é t é . So u s l ’o m b r e lle r o u ge
d on t le r e fle t d é lica t e m e n t fa r d a it son vis a g e ,
M m e d e G e r fe u p a r a is s a it é t o n n a m m e n t je u n e .
E lle s o u r ia it d es lè vr e s et d es y e u x a ve c u n p e u
d e m ys t è r e , u n a ir d e co n n ive n ce q u i a la r m a
^ 1. d e T r é v o u x et fit b a t t r e le cœ u r d e F a u s t in e .
— B o n jo u r ! fit -e lle ga ie m e n t , e t a u r e v o ir !
�80
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
J e vo u s r e t r o u ve r a i 1n t t à l ’h e u r e ... P o u r l ’in s
t a n t , je m o n t e à M u r d o s fa ir e u n e p e t it e vis it e
à ce t t e ch è r e m a r q u ise .
— M a fe m m e , d it le m a r q u is, .est a ssez s o u f
fr a n t e a u jo u r d ’h u i.
Il vo u la it a jo u t e r : « N ’a lle z p a s là - h a u t ,
e lle n e vo u s r e ce vr a p a s. » M a is sa co u r t o is ie
d o m in a son d é s ir d ’é vit e r à M m e d e T r é v o u x
u n e e xp lica t io n d o u lo u r e u s e , et il fin it :
— J ’esp èr e ce p e n d a n t q u ’e lle p o u r r a n e se
p o in t p r ive r d u gr a n d p la is ir d e vo u s r e ce vo ir .
— J ’y com p te bien ! Ce ser ait p ou r m oi en
1
j
t ou t tem ps u n e d écep t io n ... Au jo u r d ’h u i, cette
d écep tion ser ait p lu s gr a ve.
F,lie s o u r ia it t o u jo u r s , e t t o n s o u r ir e d o n n a it
a u m o t « g r a ve » t o u t e sa s ign ifica t io n . F a u s t in e n e d ou t a p lu s — e t u n e gr a n d e jo ie illu m in a
son vis a ge p e n s if.
L e m a r q u is, lu i a u s si, co m p r e n a it ...
— M o n s ie u r d e T r é v o u x , d it r é so lu m e n t
M m e d e G e r fe u , s a ve z- vo u s ce q u e vo u s d e vr ie z
fa ir e ? ... La is s e r ce s je u n e s fille s p o u r s u ivr e
s e u le s le u r ch e m in e t vo u s , ga la m m e n t , r e ve n ir
s u r vo s p a s e t m ’a cco m p a gn e r . O h ! je sa is ce
q u e vo u s a lle z m e d ir e — d u m o in s ce q u e vo u s
p e n se z. I l vo u s p a r a ît ch o q u a n t q u e ccs p e t it e s
a ille n t se u le s à le u r ch a r it a b le vis it e — ca r c ’est
ch a r it a b le d e vis it e r u n b le s s é ... M a is vr a im e r t ,
cr o ye z-vo u s q u e l ’a b b é M u r ie l n e soit p a s u n
ch a p e r o n s u ffis a n t ? ... Il est là a u jo u r d ’h u i : je
l ’a i la is s é p r ès d e M . F ir m ia n ... J ’o u b lia is d e
vo u s d ir e q u e m on fils n ’es t p a s v e n u ... n on .
J e s u is s e u le . I l m e r e jo in d r a p lu s t a r d , b e a u
co u p p lu s t a r d . J e lu i ai e n vo yé l ’a u t o ; il vie n
d r a m e ch e r ch e r .
L ’e xp r e s s io n ga ie m e n t m ys t é r ie u s e d e son
r e ga r d a u gm e n t a .
I
I
;
|
�L ’OMBRE
d u
pa s s é
Si
— C ’est b ie n , d it le m a r q u is r é s o lu , je vo u s
a cco m p a gn e en e ffe t , m a d a m e , t r è s h e u r e u x,
cr o ye z-le .
E t ils m o n t è r e n t e n s e m b le . T o u s d e u x a lla ie n t
à p a s le n t s ; lu i, e n co r e t r è s d r o it , se r e d r e s s a n t
d ’a ille u r s , co m m e il l ’e û t fa it p o u r m a r ch e r au
co m b a t .
E lle , gr a cie u s e , d is s im u la n t a ve c co q u e t t e r ie
le lé g e r e s s o u ffle m e n t q u e lu i a m e n a it ce t t e
m o n t é e en p le in s o le il s u r u n ch e m in ca illo u
t e u x.
M u e t t e s , p e r d u e s en le u r s p e n s é e s , M a r g u e
r it e e t F a u s t in e p o u r s u iva ie n t le u r r o u t e . A l ’e n
t r é e d u cim e t iè r e , e lle s s ’a r r ê t è r e n t .
— M a r g u e r it e , d it F a u s t in e , ve u x - t u q u e
n ou s e n t r io n s d ’a b o r d à l ’é glis e , fa ir e u n e
p r ièr e p o u r ...
— P o u r q u e gr a n d - p è r e e t g r a n d ’m è r e co n
s e n t e n t ... O u i !... J ’ai co m p r is co m m e t o i... O h '
je s u is h e u r e u s e , m a c h é r ie !... J ’a va is bier,
d e vin é , v a !. . . J e s u is co n t e n t e ... c o n t e n t e !...
E t . » com m e t o u t à l ’h e u r e , les y e u x d e F a u s
t in e et ce u x d e M a r g u e r it e s ’illu m in è r e n t .
Ce n ’est p a s s e u le m e n t p o u r sa s œ u r q u e se
r é jo u it la je u n e fille : si G ilb e r t d e vie n t le
fia n cé d e P 'a u st in e , l ’a m i d e G ilb e r t n e s ’é lo i
gn e r a p a s ... o u , s ’il d o it p a r t ir , il r e vie n d r a .
11 fa u d r a b ien q u ’il r e v ie n n e !...
A g e n o u illé e d e va n t l ’a u t e l, p r è s d e F a u s t in e
n u i p r ie d e t o u t e son â m e , M a r g u e r it e s e vo it
d a n s u n e a p o t h é o s e d e lu m iè r e s e t d e fle u r s
b la n ch e s , q u ê t a n t a u m a r ia ge d e sa s œ u r , a p
p u yé e — n ’es t -ce p a s t o u t s im p le — a u b r a s d u
P lu s in t im e a m i d u m a r ié ... A h ! q u e la vie e s t
b e lle ... e t d o u ce !
Am u s é e , e lle é vo q u e ce t t e M a r g u e r it e é p lo r é c
Qui, d a n s le p a r lo ir d e la M è r e s u p é r ie u r e , d é
�82
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
sa vo lo n t é d ’e n t r e r a u co u ve n t . Co m m e
e lle a e u r a is o n d e s o u r ir e , m èr e Sa in t -J e a n Ba p t is t e , e t d e lu i co n s e ille r d ’é p r o u ve r s a vo
c a t io n !... M a in t e n a n t , e n p e n s a n t a u clo ît r e ,
M a r gu e r it e s e se n t fr is s o n n e r e t , d a n s u n é la n
d e fe r ve u r , e lle r e m e r cie le D ie u d e m is é r ico r d e
q u i p e r m e t a u x p a u vr e s h u m a in s d e ch e r ch e r
le Cie l p a r u n e r o u t e m o in s a r d u e q u e ce lle d es
co m p le t s r e n o n ce m e n t s .
M is a u co u r a n t t o u s d e u x d e s p r o je t s d e
M . d e G e r fe u , l ’a b b é M u r ie l e t le p e in t r e a c
cu e illir e n t le s je u n e s fille s en s ’e ffo r ça n t d e
p a r a ît r e e xe m p t s d e t o u t e p r é o ccu p a t io n . E n
r é a lit é , ils r é u s s is s a ie n t m a l à t e n ir le u r r ô le
d ’in d iffé r e n ce . H e n r y F ir m ia n , d e m êm e (pie
M a r gu e r it e , s o n ge a it a u r a p p r o ch e m e n t fo r cé
q u ’a m è n e r a it e n t r e e u x le m a r ia ge d e G ilb e r t
et d e F a u s t in e ; e t , m a lg r é le s b e a u x r a is o n
n e m e n t s p a r le s q u e ls il ch e r ch a it à l ’é t o u ffe r ,
l ’e s p é r a n ce cr o is s a it . L e « q u i s a it ? » im p r é cis
et p r o m e t t e u r q u ’o p p o s e le cœ u r à la fr o id e
sa ge ss e , s ’o b s t in a it à ch a n t e r en lu i.
F a u s t in e , n e r ve u s e , r e fu s a d e p o se r . Ap r è s
u n e h e u r e q u i lu i p a r u t u n s iè cle , e lle s u p p lia :
— R e m o n t o n s , M a r g u e r it e , n o u s r e vie n d r o n s
d e m a in , A u jo u r d ’h u i j ’a im e m ie u x r e n t r e r , je
t ’a s s u r e ...
Sa vo ix a n go is s é e s u r p r it sa sœ u r .
— Q u ’a s -t u ? d em a n d a M a r g u e r it e lo r s q u ’e lle s
se t r o u vè r e n t s u r le ch e m in d e M u r d o s . T u
se m b lé s in q u iè t e , t r o u b lé e ... Q u e cr a in s - t u ?
— J e n e sa is p a s. J ’ai p e u r .
— G r a n d -p è r e e t g r a n d ’m è r e t é m o ign e n t d e
la s ym p a t h ie à M . d e G e r fe u : q u e lle s r a is o n s
a u r a ie n t -ils d e r e fu s e r ? ...
— S ’ils n e ve u le n t p a s n o u s m a r ie r ...
— O h ! p a r e xe m p le !
c la r a it
�L ’ OMBRE
d u
pa s s é
83
— S ’ils m e t r o u ve n t t r o p je u n e ...
— Ce la , c ’es t p o s s ib le . Alo r s vo u s en s e r ie z
q u it t e s p o u r a t t e n d r e u n p e u , G ilb e r t e t t o i.
E t ce se r a d é lic ie u x ... d e lo n gu e s fia n ça ille s ...
co m m e d a n s le s r o m a n s .
— J e n ’a i g u è r e lu d e r o m a n s , s o u p ir a F a u s t in e ; m a is , d a n s le s livr e s , il n ’es t p a s d ifficile
d e t o u t a r r a n ge r p o u r le m ie u x. J e p e n se q u ’en
r é a lit é le s ch o se s n e s o n t p a s t o u jo u r s a u s si
a isées.
E lle s a va ie n t p r is p a r le ch e m in le p lu s
co u r t e t m o n t a ie n t vit e , s o u le vé e s t o u t e s d e u x
p a r le u r h â t e d e s a vo ir .
E lle s r e jo ign ir e n t l ’a ve n u e d es ch ê n e s a u m o
m e n t o ù , s u r le p e r r o n , a p p a r a is s a it M m e d e
G e r fe u , q u e r e co n d u is a it le m a r q u is . A la d is
t a n ce o ù e lle s s e t r o u va ie n t d ’e u x , le s je u n e s
fille s n e d is t in gu a ie n t p a s le u r s vis a ge s , m a is
p o u va ie n t vo ir le u r a t t it u d e . M m e d e G e r fe u ,
en p a r la n t , a g it a it so n o m b r e lle d ’u n g e s t e n e r
v e u x ; le m a r q u is l ’é co u t a it , le fr o n t b a s, le s
é p a u le s vo û t é e s , lu i q u i, d ’o r d in a ir e , si v a il
la m m e n t s a va it se r e d r e s se r .
I l d e s ce n d it a ve c sa vis it e u s e ; e lle l ’a r r ê t a ,
lu i t e n d it la m a in , e t le s je u n e s fille s co m p r ir e n t
q u ’e lle le p r ia it d e n e p a s a lle r p lu s lo in . L e
m a r q u is , sa n s in s is t e r , r e n t r a . Co m m e il r e m o n
t a it lo u r d e m e n t le s q u e lq u e s m a r ch e s d u p e r
r on ! M m e d e G e r fe u , sa n s s o n ge r à o u vr ir son
o m b r e lle , t r a ve r s a vit e la co u r in o n d é e d e s o le il
et s ’e n ga ge a d a n s l ’a ve n u e .
L a m a in d a n s la m a in , le cœ u r en d é t r e s se ,
le s je u n e s fille s la r e ga r d a ie n t ve n ir . M a ch i
n a le m e n t , e lle s a va n ça ie n t , a ya n t t o u t e s d e u x
m a in t e n a n t le p r e s s e n t im e n t d ’a lle r ve r s le in a lh e yr .
E n le s a p e r ce va n t , M m e d e G e r fe u e u t u n e
�84
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
e xcla m a t io n é t o u ffé e , u n e co u r t e h é s it a t io n ,
p u is se h â t a r é s o lu m e n t ve r s e lle . D e va n t les
y e u x s u p p lia n t s d e F a u s t in e , e lle se t r o u b la et ,
o u vr a n t les b r a s à ce t t e e n fa n t d on t e lle a va it
s o u h a it é fa ir e sa fille , e lle l ’e m b r a ssa en p le u
ran t.
— M a p a u vr e m ign o n n e ! m a p a u vr e p e t it e !
et t o u t b a s e lle a ch e va : il a u r a t a n t d e ch a gr in .
P u is , l ’e m b r a s s a n t e n co r e , e lle s ’en a lla t r è s
vit e .
M a r gu e r it e e t F a u s t in e , u n co u r t m o m e n t ,
d e m e u r è r e n t im m o b ile s , m u e t t e s ,
p é t r ifié e s ,
d e va n t le d é sa st r e t r o p é vid e n t d e le u r s r ê ve s .
F a u s t in e e n fin m u r m u r a :
— A h ! m on D ie u ... m on D ie u ...
E lle n e p le u r a it p a s. L e s y e u x fixe s , e lle se
r e m it à m a r ch e r d ’u n p a s d e so m n a m b u le . M a r
g u e r it e la - s u iv a it a ve c d es m o t s d e co lè r e .
— I ls n ’o n t p a s v o u lu ... ils t ’o n t r e fu s é e à
M m e d e G e r fe u !... P o u r q u o i? ... P o u r q u o i? ...
P o u r q u o i t e ve u le n t -i/ s m a lh e u r e u s e ... c ’est
d on c vr a i q u ’ils n e n o u s a im e n t p a s !...
— A h ! d it F a u s t in e , q u ’im p o r t e la r a is o n d e
le u r r e fu s ... I ls o n t d it « n o n », vo ilà .
— V o ilà ... v o ilà ! E t t u t e r é s ig n e s ... t u a c
c e p t e s ... M o i je n e v e u x p a s q u ’on t e r e n d e
m a lh e u r e u s e ... J e t e d é fe n d r a i.
— L a is s e ... la is s e ... A q u oi b o n lu t t e r ; ils
n e cè d e n t ja m a is.
— A q u o i b o n lu t t e r ? A h ! je lu t t e r a i p o u r
t oi, m o i... q u a n d je n e d e vr a is a r r ive r q u ’à
s a vo ir ... O u i, on va e n co r e se r e t r a n ch e r d e r
r iè r e d es r a is o n s m ys t é r ie u s e s , n o u s ca ch e r la
vé r it é co m m e on n o u s l ’a ca ch é e lo r s q u e je s u is
ve n u e . O n n e n o u s d ir a p a s p lu s p o u r q u o i t u
n e d ois p a s é p o u se r G ilb e r t d e G e r fe u q u ’on
n ’a co n s e n t i à n o u s a p p r e n d r e p o u r q u o i, ju s-
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
85
(lU’à c e t t e a n n é e , on a va it ca ch é à t o u s m on
e xis t e n ce , m e la is s a n t cr o ir e , à m o i, q u e j ’é t a is
seu le a u m o n d e ... Ce t t e fo is , je n e m ’in clin e r a i
P lu s ... j e m e r é vo lt e r a i p o u r l ’a m o u r d e t o i,
F a u s t in e ... P o u r l ’a m o u r d e t o i je sa u r a i! O h !
n e cr a in s r ie n ! J e m ’a r r a n ge r a i p o u r sa v oir ,
q u oi q u ’on m ’o p p o s e !
■
— J e t ’e n p r ie , je t ’en p r ie ... t u m e fa is
P e u r ...
E lle s é t a ie n t a r r ivé e s d a n s le h a ll. F a u s t in c ,
cr a in t ive m e n t , g a g n a l ’e s ca lie r ; il lu i t a r d a it
d ’ê t r e .ch ez e lle , s e u le ... t o u t e s e u le ... P o u r t a n t ,
Vo ya n t M a r g u e r it e se d ir ige r ve r s le s a lo n , e lle
s u p p lia :
— Vie n s , vie n s a ve c m o i... q u e va s -t u d e m a n
d e r ... q u e va s -t u d ir e ... M a r g u e r it e !
— N e cr a in s , r ie n , r é p o n d it ce lle - ci d ’u n e
Voix a p a is é e , je t e r e jo in d r a i b ie n t ô t .
E t , r é s o lu m e n t , e lle e n t r a d a n s le s a lo n .
E lle s ’a r r ê t a s u r le s e u il, in t e r d it e .
E a m a r q u is e d e T r é v o u x , a ss is e d e va n t la
co n s o le s u r la q u e lle le co ffr e t d e C h in e é t a it
o u ve r t , s a n glo t a it , le vis a g e d a n s se s m a in s ,
d e b o u t p r è s d ’e lle , co u r b é , vie illi, le m a r q u is ,
il vo ix b a ss e , lu i p a r la it .
T o u t e la co lè r e d e M a r g u e r it e t o m b a . E lle
n e r e s s e n t it p lu s q u ’u n e gr a n d e p it ié d é s o lé e ...
P itié p o u r ce s vie illa r d s d o u lo u r e u x, p it ié p o u r
F a u s t in e d o n t on b r is a it l ’a ve n ir , p it ié p o u r
e lle -m êm e q u i s e n t a it p eser s u r se s é p a u le s le
Rran d m a lh e u r m ys t é r ie u x d o n t e lle a va it d é jà
Sen t i la m e n a ce d e p u is so n a r r ivé e à M u r d o s .
— G r a n d ’m èr e ! d it M a r g u e r it e , g r a n d ’m èr e !
M m e d e T r é v o u x r e le va son vis a g e en la r m e s
et . d e va n t la d é t r e s s e d e ce s y e u x la s q u i la
■ 'egardaient s a n s la vo ir , M a r g u e r it e s ’é p o u
va n t a .
�86
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— Q u ’y a -t -il, g r a n d ’m èr e ! O h ! ce t t e fo is
je vo u s en p r ie , d it e s , d it e s ce q u ’il y a !
L a m a r q u is e se r e s s a is it . E lle e s s u ya ses |
y e u x , r e fe r m a h â t ive m e n t le co ffr e t , d o n t la '
cle f, u n e t o u t e p e t it e c le f d ’o r , d e m e u r a it , t en - !
t a t r ice , à la s e r r u r e .
*
— Q u ’y a -t -il? r é p é t a la je u n e fille .
L e m a r q u is d e m a n d a :
— O ù d o n c es t vo t r e sœ u r ?
— D a n s sa ch a m b r e . E lle p le u r e ... E lle
p le u r e p a r ce q u e vo u s a ve z r e fu s é p o u r e lle
G ilb e r t d e G e r fe u q u ’e lle a im e. Sa m èr e a u ssi
p le u r a it en s ’en a lla n t . N o u s l ’a vo n s r e n co n
t r é e . P o u r q u o i a ve z-vo u s r e fu s é ?
L e d ésir d e lu t t e r lu i r e ve n a it ; en s o n ge a n t
a u ch a gr in d e F a u s t in e .
L a m a r q u is e se t a is a it t o u jo u r s ; le m a r q u is
r é p o n d it fe r m e m e n t :
— Vo u s vo u s t r o m p e z, m on e n fa n t , n o u s
n ’a vo n s p a s r e p o u s s é la d e m a n d e d e M m e d e
G e r fe u .
— A h ? p o u r q u o i d o n c p le u r a it -e lle si le m a
r ia g e d o it se fa ir e ?
— Ce m a r ia ge n e se fe r a p a s.
— M a is vo u s d it e s q u e vo u s n e r e fu s e z p a s ...
M m e d e G e r fe u n ’e s t -e lle p o in t ve n u e ici p o u r
c e la ? ... M on D ie u !... Q u ’e s t -ce q u e s ig n ifia ie n t
se s p a r o le s , a lo r s ? ... E lle a d it à F a u s t in e :
« G ilb e r t a u r a t a n t d e ch a gr in ! »
M . et M m e d e T r é v o u x é ch a n gè r e n t u n r e
ga r d d éso lé.
— E lle a p a r lé ! m u r m u r a p la in t ive m e n t la
m a r q u ise .
— N o u s n ’a vo n s p o in t e u à r e fu s e r , r e p r it
le m a r q u is.
E t , a p r è s u n co u r t s ile n ce , co m m e à r e gr e t ,
il a ch e va :
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
8?
— M m e d e G e r fe u n e m a in t ie n t p a s sa d e
m an d e.
M a r gu e r it e d ’a b o r d n e co m p r it p a s. E lle se
r é p é t a it , s a n s y t r o u ve r tin se n s , ce t t e p a r o le
é t r a n ge : « M m e d e G e r fe u n e m a in t ie n t p a s
sa d e m a n d e ... » E lle s u p p lia :
■
— E x p liq u e z- m o i, je vo u s en c o n ju r e ... V o u
le z-vo u s d ir e q u e c ’es t M m e d e G e r fe u q u i n e
veu t p lu s ? ...
— Ce t t e fe m m e est co u p a b le , d it vio le m m e n t
la m a r q u is e ; e lle n ’a va it p a s le d r o it d ’a gir
com m e e lle l ’a fa it ... d e la is s e r e n t e n d r e à
F a u s t in e q u e ls é t a ie n t s e s p r o je t s a va n t d e n o u s
a vo ir vu s .
■
— Ain s i c ’est b ie n ce la ? M m e d e G e r fe u n e
so u h a it e p lu s fa ir e é p o u s e r F a u s t in e p a r son
fils ? ... I l v a u n e r a is o n ... g r a n d ’m è r e , n o u s
d e vo n s la c o n n a ît r e ... I l fa u t q u e n o u s s a ch io n s
Cr q u i p èse s u r n o u s ... I l le fa u t !. ..
M m e d e T r é v o u x , p e u à p e u , r e t r o u va it sa
g la cia le im p a s s ib ilit é . E lle p o sa s u r l ’a u d a e ie u se so n r e ga r d q u e n e vo ila ie n t p lu s le s la r
m es e t r é p o n d it n e t t e m e n t :
— N o u s n ’a vo n s r ie n à vo u s a p p r e n d r e .
S i la vo lo n t é d e s a vo ir à t o u t p r ix a va it p u
fa ib lir ch e z la je u n e fille d e va n t le d é s e s p o ir
(le sa g r a n d ’m è r e , en la r e t r o u va n t fr o id e e t
h a u t a in e , e lle r e t r o u va it a u s si son co u r a g e e t
sa r é vo lt e . P o u r e lle -m ê m e , M a r g u e r it e p e u t êt r e s e s e r a it in clin é e ; m a is il s ’a git d e F a u s t 'n e , d e la p e t it e s œ u r q u ’e lle se n t t r è s fr a g ile ,
fa cile m e n t b r is é e p a r le ch a gr in , in ca p a b le de
d é fe n d r e c e q u ’e lîe cr o it ê t r e le b o n h e u r .
P o u r l ’a m o u r d e F a u s t in e , M a r g u e r it e aeCep t e la lu t t e .
R e s p e ct u e u s e m e n t , e lle in s is t e . E lle s u p p lie
en cor e, r é p è t e , fr é m is s a n t e :
�8S
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— I l va u t m ie u x q u e n o u s sa ch io n s t o u t , q u e
n o u s n ’a yo n s p lu s ce t t e a n go is se d e n o u s s e n
t ir m e n a cé e s p a r q u e lq u e ch o se q u e n o u s n e
p o u vo n s co m p r e n d r e . D it e s - m o i la vér '.fé.
g r a n d ’m è r e ... O h ! d it e s -la m o i... p a r p it ié !
— Q u e vo u s im p o r t e , r é p o n d t r is t e m e n t la
m a r q u ise . Co n n a ît r e le m o t if d u r e cu l do i
M m e d e G e r fe u vo u s d on n er a -t -il le m o ye n d e
r ie n ch a n ge r ?
— P e u t -ê t r e .
E lle p a r le a u h a sa r d , ch e r ch a n t u n a r gu m e n t .
D a n s le r e ga r d d e la m a r q u ise p a sse u n e lu e m
d ’es p o ir a u s s it ô t é t e in t e .
— I m p o s s ib le , m u r m u r e -t -e lle , im p o s sib le !
S i b r è ve q u ’a it é t é ce t t e lu e u r , M a r gu e r it e
l ’a s a isie e t , sa n s s a vo ir co m m e n t ce la se p o u r
r a it , e lle a ffir m e :
— J e t r o u ve r a i le m o ye n ... je le t r o u ve r a '...
d it es-m o i ce q u ’il y a , q u e l m ys t è r e n o u s e n ve
lo p p e t o u t e s le s d e u x !
M a is n on ! n i M . d e T r é v o u x n i la g r a n d ’m èr e n e p a r le r o n t . L e u r s y e u x se s o n t r e n co n
t r é s p o u r co n ve n ir d e ce a ils n ce .
E t m a in t e n a n t , s ’a ffo la n t d e son im p u is s a n ce ,
M a r g u e r it e , m o in s d o u ce m e n t , in s ist e e n co r e .
E lle n e p r ie p lu s , e lle r e ve n d iq u e d e s d r o it s ,
e lle s ’ir r it e , r e p r o ch e .
D ’a b or d le s vie illa r d s , s u r p r is d e ce t t e a t t i
t u d e , l ’é co u t e n t sa n s u n m o t . A le u r m u t is m e
o b s t in é M a r gu e r it e se h e u r t e , s e b r is e co m m e
à u n e in fr a n ch is s a b le b a r r iè r e . M a is s u r u n
m o t t r o p v if, s u r u n cr i d e co lè r e , le m a r q u h
se r e d r e s se ; sa m a in , lo u r d e m e n t , se p o s e s u t
l ’é p a u le d e la je u n e fille .
—
Vo u s n e n o u s p a r le r e z p a s p lu s lo n gt e m p s
s u r ce t o n , s o r t e z, im m é d ia t e m e n t . M a n gu e-
�l
’o
mb r e
d u
pa s s é
89
r it e, r e m o n t e z ch e z vo u s . Vo u s m ’e n t e n d e z?
J ’o r d o n n e .
E t m a t é e , m a is n on s o u m is e , M a r gu e r it e
o b é it , é t o u ffa n t se s s a n glo t s .
X
T o u t d o r t — o u s e m b le d o r m ir — d a n s le
gr a n d ch â t e a u p le in d e s ile n ce .
N i F a u s t in e n i M a r g u e r it e n ’o n t vo u lu p a
r a ît r e a u d în e r . F a u s t in e , à fo r ce d e p le u r e r ,
s ’est a s s o u p ie ; M a r g u e r it e , a ssise à so n ch e ve t ,
r e ga r d e le p a u vr e vis a g e m a r b r é p a r les la r m e s ,
le s lè vr e s p â lie s q u e , m ê m e d a n s le s o m m e il,
go n fle n t d e s s o u p ir s .
Ce p e n d a n t , lo r s q u e , a p r è s la s cè n e in u t ile et
si d o u lo u r e u s e e n t r e e lle et se s gr a n d s - p a r e n t s ,
M a r g u e r it e a r e jo in t sa s œ u r , e lle a ch e r ch é à
l ’a p a is e r ; e lle a vo u lu , p le u r a n t e lle -m ê m e ,
sé ch e r le s la r m e s d e F a u s t in e en la b e r ça n t d e
va g u e s esp oir s.
T o u t n ’é t a it p a s p e r d u : G ilb e r t n e se la is s e
r a it p o in t d é t o u r n e r si a is é m e n t d e ses p r o je t s ...
D ’a ille u r s , le b o n a b b é M u r ie l le u r vie n d r a it en
a id e ...
—
P e r s o n n e n e p e u t n o u s ve n ir en a id e ! I l
y a s u r n o u s q u elq u e ch o s e, M a r g u e r it e , u n e
ch o s e q u ’o n r e fu s e d e n o u s a p p r e n d r e ... q u e
g r a n d ’m èr e ce p e n d a n t a d it e à M m e d e G e r fe u ,
et c ’est ce la q u i l ’a fa it r e c u le r ... q u e lq u e ch o se
d ’h o r r ib le , d e d é s h o n o r a n t p e u t -ê t r e ? A h ! si
se u le m e n t n o u s p o u vio n s s a v o ir !...
E t ce t t e p h r a s e , t o u jo u r s la m êm e, h a n t e le
ce r ve a u d e M a r g u e r it e d u r a n t sa t r is t e ve illé e .
�9«
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
« A h ! si s e u le m e n t n o u s p o u vio n s s a vo ir ...
s a v o ir ... »
L e t e m p s p a sse. L a n u it , la p r o fo n d e n u it ,
e n ve lo p p e M u r d o s . U n e h o r lo ge a u t im b r e
g r a ve m a r t è le ch a q u e h e u r e le n t e m e n t , e t d a n s
la va s t e m a ison le son a d es r é s o n a n ce s p r o
lo n gé e s , co m m e en a u r a it u n e clo ch e d ’é glis e .
D e s so n n er ies p lu s gr ê le s , d u h a u t en b a s d u
ch â t e a u , y r é p o n d e n t ; d a n s la ch a m b r e m ê m e
d e F a u s t in e , u n e p e n d u le vie illo t t e à son t o u r
t in t e . L e s d o u ze co u p s d e m in u it , a in s i r é p é t é s
d e p iè ce e n p iè ce , fo n t u n lo n g ca r illo n u n p eu
s in is t r e .
L a la m p e , r e s t é e a llu m é e , p a r in s t a n t g r é s ille .
M a r g u e r it e a fr o id e t se n t se s m em b r es se r a i
d ir . E lle se lè ve : à q u o i b o n r e st e r là ? F a u s t in e
d o r t . D o r m ir , c ’es t o u b lie r . D o u ce m e n t , la
je u n e fille e m p o r t e la la m p e p o u r g a g n e r sa
ch a m b r e , q u i n e co m m u n iq u e p a s a ve c ce lle d e
sa s œ u r . I l fa u t p a ss e r p a r le co r r id o r . A v e c
d e m in u t ie u s e s p r é ca u t io n s , p o u r n e p o in t t r o u
b le r la d or m e u se , M a r g u e r it e se glis s e h o r s d e
la p iè ce et r e fe r m e la p o r t e .
L ’a b a t - jo u r p r o je t t e cr fiin e n t la lu m iè r e s u r
le sol e t , p r è s d u m u r , vo ici q u e ce t t e lu m iè r e
a llu m e u n e é t in ce lle . M a ch in a le m e n t , le s y e u x
d e la je u n e fille se p o s e n t s u r ce p o in t b r illa n t .
E lle a u n a r r ê t b r u s q u e , son cœ u r se m e t à
b a t t r e a ve c vio le n ce .
U n m om en t — u n lo n g m o m e n t — M a r g u e
r it e r est e im m o b ile , h yp n o t is é e p a r ce t t e p e t it e
ch o s e lu is a n t e , o ù la cla r t é d e sa la m p e co n
t in u e à se r e flé t e r .
E lle n e r é flé ch it p a s , n e co m b a t n i n ’a c
ce p t e le s p e n sé e s q u i lu i vie n n e n t ; e lle les
éco u t e s im p le m e n t p a ss e r en e lle co m m e u n t or
r e n t q u i é t o u r d it , s u b m e r ge sa co n s cie n ce
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
91
l'e m p o r t e ... P o u r t a n t , co m m e e lle va se b a iss e r ,
en u n s u r s a u t e lle r e cu le .
— N o n ... ce s e r a it m a l, t r è s m a l !
M a is d e la ch a m b r e d e F a u s t in e lu i p a r vie n t
u n b r u it d e s a n glo t s — la p o r t e sa n s d o u t e a
fa it u n p e u d e b r u it et , a r r a ch é e à so n p r é ca ir e
so m m e il, l ’e n fa n t d é çu e p le u r e d e n o u ve a u so n
a m o u r b r isé .
Br u s q u e m e n t , a lo r s , M a r g u e r it e e s t r é s o lu e .
L e s lè vr e s se r r é e s , le s y e u x d u r cis , e lle r a
m a sse la p e t it e c le f d ’or q u ’e lle a b ie n r e co n
n u e ... la c le f q u i t a n t ô t b r illa it à la s e r r u r e d u
co ffr e t !... E t ce n ’es t p lu s ve r s sa ch a m b r e q u e
se d ir ig e la je u n e fille . E lle s u it le co r r id o r ,
t r e m b la n t à ch a q u e p a s, s ’a r r ê t a n t a u m o in d r e
cr a q u e m e n t d u v ie u x p la n ch e r . L a ch a m b r e d e
la m a r q u is e est à l ’a u t r e e x t r é m it é — h e u r e u
s e m e n t — e lle n ’a p o in t à en a p p r o ch e r .
O h ! n ’e s t -ce p a s la P r o vid e n c e q u i a p e r m is
q u e M m e d e T r é v o u x , ce s o ir , la is s e t o m b e r
ce t t e c le f d o n t ja m a is e lle n e se s é p a r e ? O u i, la
P r o vid e n ce ! M a r gu e r it e , d e p u is q u ’e lle a e n
t e n d u p le u r e r sa s œ u r , n e ve u t p lu s a d m e t t r e
q u ’e lle va m a l a gir .
Ce m o t d u s e cr e t q u ’on p r é t e n d le u r ca ch e r ,
q u i p è s e s u r e lle s , es t là - b a s , d a n s le co ffr e t d e
Ch in e ; la je u n e fille en est ce r t a in e . E h b ie n ,
P ou r d é fe n d r e sa s œ u r , p o u r se d é fe n d r e elle m êm e, M a r g u e r it e s ’a r r o ge le d r o it d e le co n
n a ît r e .
Co m m e la d is t a n ce est lo n gu e , q u i la sé p a r e
d u g r a n d s a lo n ! Vo ic i l ’e s ca lie r d e p ie r r e , si
va s t e , si s o n o r e ... L e lé g e r fr o t t e m e n t d e son
P ied s u r ch a q u e m a r ch e la r e m p lit d ’e ffr o i. E lle
co n n a ît l ’a ffr e u x ém o i d u cr im in e l a lla n t ve r s
son fo r fa it — ca r e lle a b e a u se d ir e q u ’e lle
ch e r ch e le b ie n d e F a u s t in e , q u e la d o u le u r d e
�92
L ’ O M B P .F .
DU
PASSE
sa s œ u r l ’a b s o u t , M a r g u e r it e n e p e u t é t o u ffe r
la v o ix q u i s ’o b s t in e à lu i r é p é t e r q u ’e lle va
m a l fa ir e .
I ,a la m p e , a u p a s s a ge , m o n t r e d a n s le v e s t i
b u le le s a r m u r e s d r e s sé e s, fa it lu ir e la d o r u r e
d ’u n ca d r e ... Q u e d ir a ie n t -ils , le s gr a n d s s e i
gn e u r s d ’a n t a n , le s T r é v o u x e t les M u r d o s d es
s’è cle s d is p a r u s , r é u n is là ? S ’ils p o u va ie n t s ’a
n im e r , q u e d ir a ie n t -ils d e ce t a ct e in q u a lifia b le
q u e M a r gu e r it e , a ve u g lé e , s ’a p p r ê t e à co m m e t
t r e : la vio la t io n d ’u n s e c r e t ? ...
Co m m e le sa lon p a r a ît va s t e d a n s la d em icla r t é q u e p r o je t t e la la m n e ... L e s a n g le s r e s
t e n t o b s c u r s ... M a is le co ffr e t d e la q u e m ir o it e
et lu it , co m m e p o u r a t t ir e r le r e ga r d d e la
je u n e fille , la fa ir e se h â t e r .
Afin d e p o ser la lu m iè r e s u r la co n s o le , e lle
ve u t r e p o u s se r u n p e u le co ffr e . E lle co m p r e n d
a lo r s le c h o ix q u e la m a r q u is e en a fa it p o u r
y se r r er ce q u i lu i es t si p r é c ie u x : ce co ffr e t ,
p a r so n se u l p o id s , r é s is t e à la m a in d e M a r
g u e r it e ...
La fe u ille d e la q u e q u i le r e co u vr e d o it ca ch e r
u n é p a is r e vê t e m e n t d e fe r . I l se r a it d ifficile
d ’e m p o r t er ce b ib e lo t , d ’a p p a r e n ce fr a g ile , im
p o s s ib le d e le b r is e r .
L a se r r u r e a -t -e lle u n s e c r e t ? ... C e t t e p e n s é e
a u gm e n t e la fiè vr e d e la je u n e fille . Sa m a in
se cr is p e s u r la c le f... U n t o u r ... d e u x t o u r s ...
le co u ve r cle se s o u lè ve ...
M a r gu e r it e va s a v o ir !
Vo ic i d ’a b o r d le s d e u x p o r t r a it s q u e , si s o u
ve n t , vie n t co n t e m p le r la m a r q u is e , lo r s q u e n u l
n e p e u t l ’é p ie r . M a r g u e r it e n ’a p a s b e s o in d e
le s r e ga r d e r lo n gt e m p s p o u r co m p r e n d r e .
Ce t o fficie r , q u i r e ss e m b le a u m a r q u is , c ’es t
1 î co m t e d e T r é v o u x , son p è r e ! E t ce t t e fe m m e
�L’ OMBRE
d u
pa s s é
98
au r e ga r d a r d e n t , co r n en t n e la r e co n n a ît r a it elle p a s à s a r e s s e m b la n ce a ve c F a u s t in e , a ve c
e lle -m êm e !
— M a m a n ... M a m a n !
O n n ’a ja m a is co n s e n t i à m o n t r e r a u x o r p h e
lin es u n p o r t r a it d e le u r m è r e ; on d is a it n ’en
P osséd er a u cu n .
— M a m a n ... p a u vr e m a m a n ! r é p è t e la je u n e
fille, q u e vo u s é t ie z b e lle ! P lu s jo lie ce n t fois
q u e vo s fille s ... q u i vo u s r e s s e m b le n t , ce p e n
d a n t ! P o u r q u o i vo u s a -t -o n c a c h é e ... p o u r q u o i
r e fu se -t -o n d e n o u s r ie n d ir e s u r v o u s ... r ie n ,
Pas m ê m e vo t r e n om ! M a m a n , e s t -ce d e vo u s ,
d it e s ... oh ! d it e s , q u e vie n t l ’o m b r e q u i n o u s
é t o u ffe ?
D e s le t t r e s ... d es le t t r e s n o u é e s d ’u n r u b a n ...
Ah ! M a r g u e r it e a ét é t r o p lo in p o u r r e c u le r ...
D ’a ille u r s , ce t t e é cr it u r e p â lie d o it ê t r e l ’é c r i
t u r e d e so n p è r e o u d e sa m è r e . L e u r s e cr e t
u ’a p p a r t ie n t - il p a s à le u r e n fa n t ?
Avid e m e n t , M a r gu e r it e lit ... lit e n co r e ...
L e s le t t r e s , t o u t e s les le t t r e s , e lle le s co n n a ît
A p r é s e n t , et son vis a g e a p r is la r ig id it é b lê m e
d ’u n vis a g e d e s t a t u e . E lle a t o u t lu e t cr o it
a vo ir b u le ca lice ju s q u ’à la lie .
Ce p e n d a n t , u n p o in t r e st e o b s cu r : p o u r q u o i
l ’a -t -on r a p p e lé e à M u r d o s ?
So ign e u s e m e n t , e lle r e fa it le s p a q u e t s , r e n o u e
les r u b a n s . U n e e n ve lo p p e e n co r e ... L ’a d r e s se
est d ’u n e é cr it u r e m a la d r o it e , t r a cé e a ve c u n e
e n cr e ja u n â t r e s u r d u p a p ie r v u lg a ir e :
A
M o n s ieu r le m a r q u is d e T r é v o u x ,
au ch â t ea u d e M u r d o s.
Ce t t e le t t r e es t r é ce n t e , le t im b r e l ’a t t e s t e , et
elle n e vie n t p a s d e s p a u vr e s m o r t s ... M a r g u e
�94
L 'O M B R E
D [J
PASSÉ
r it e n ’ose en r e t ir e r le fe u ille t q u a d r illé q u e
la is se vo ir l ’e n ve lo p p e d é ch ir é e .
E t p o u r t a n t , p o u r t a n t ...
M a r gu e r it e se s o u vie n t s o u d a in d e ce q u e lu i
a d it F a u s t in e : l ’a r r ivé e d ’u n e le t t r e a u r e çu
d e la q u e lle le m a r q u is s ’é t a it a b s e n t é . D è s son
r e t o u r , e lle -m êm e é t a it a p p e lé e à M u r d o s ...
E t sa n s vo u lo ir r é flé ch ir d a va n t a g e , é t o u f
fa n t ses r em or d s, la je u n e fille o u vr e la le t t r e .
X I
F a u s t in e , a in si q u ’il a r r ive p r e s q u e t o u jo u r s
a p r è s u n e m a u va is e n u it , s ’e n d o r m it a u m a t in
d ’u n p r o fo n d so m m e il. J u s t in e , en lu i a p p o r
t a n t son d é je u n e r , l ’é ve illa .
L a vie ille b o n n e d é vo u é e q u i a va it é le vé
F a u s t in e n ’é t a it p lu s a u p r è s d ’e lle d e p u is lo n g
t em p s.
Ch o se é t r a n ge , la m a r q u ise n ’a co n s e r vé
a u cu n v ie u x s e r vit e u r ; c e u x q u i a u jo u r d ’h u i
son t à so n s e r vice n e p o u va ie n t p a r le r d u je u n e
m a ît r e d é fu n t , n u l d’e n t r e e u x n e l ’a ya n t
co n n u .
L a fe m m e d e ch a m b r e , co r r e ct e e t in d iffé
r e n t e co m m e t o u t le r e s t e d u p e r s o n n e l, n e s ’in
t é r e ss e a u x é vé n e m e n t s d e la vie d e se s m a ît r e s
q u e p a r cu r io s it é .
—
I l y a d u g r a b u g e , a va it a n n o n cé L a u r e n t
à l ’o ffice la ve ille a u so ir ; ce s d e m o is e lle s n ’on t
p o in t p a r u a u d în e r .
Au s s it ô t J u s t in e d ’a cco u r ir p o u r o ffr ir scs
s e r vice s a u x je u n e s fille s, m a is e lle fu t r e m e r
cié e , a ve c d é fe n se d e r e p a r a ît r e .
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
95
E lle a r r iva it d o n c ce m a t in , t r è s cu r ie u s e , et
sa cu r io s it é ve n a it d e s ’a ccr o ît r e d ’u n e ch o s e
q u ’e lle s e h â t e d ’a p p r e n d r e à F a u s t in e .
— M a d e m o is e lle s a it q u e M lle M a r g u e r it e
n e s ’est p a s c o u c h é e ? ... So n lit n ’e s t p a s d é
fa it ...
F a u s t in e , e n co r e e n s o m m e illé e , s ’é ve illa co m
p lè t e m e n t — e lle se s o u vin t . A h ! l'a ffr e u s e
s o ir é e !... e t la t r is t e jo u r n é e q u i co m m e n ça it ...
M a is t o u t e s le s jo u r n é e s d é s o r m a is s e r a ie n t t r is
t es p o u r F a u s t in e .
— E s t - ce q u e M a d e m o is e lle n ’a p a s vu
M lle M a r g u e r it e ? r e p r it J u s t in e .
— E lle d o it ê t r e so r t ie .
— A v a n t d é je u n e r ? ... E t p u is , ça n e se r a it
p a s u n e r a is on p o u r q u e so n lit s o it co m m e il
é t a it h ie r .
Le cœ u r se r r é d u p r e s s e n t im e n t d ’Un m a lh e u r
lilu s gr a n d , la je u n e fille se le va , s ’e n ve lo p p a
d a n s u n p e ig n o ir e t co u r u t ch e z sa s œ u r .
J u s t in e d is a it vr a i : le lit n ’a va it p o in t ét é
fr o is sé . F a u s t in e p a ss a d a n s le ca b in e t d e t o i
le t t e . U n p la ca r d e n t r ’o u ve r t la is s a it vo ir se “
r a yo n s en d é s o r d r e , co m m e si d e s m a in s im p a
t ie n t es a va ie n t b o u le ve r s é le s vê t e m e n t s q -*’il
co n t e n a it ...
F a u s t in e r e vin t d a n s la ch a m b r e . Alo r s , su r
le b u r e a u en fa ce d ’e lle , u n e e n ve lo p p e b ien
en é vid e n ce a t t ir a son r e ga r d :
Po u r Fa u s t in e.
L a je u n e fille , p r ê t e à d é fa illir , se la is sa t o m
b er s u r u n s iè ge ; d e ses d o ig t s si t r e m b la n t s
q u ’e lle p a r ve n a it m a l à les d ir ige r , e lle d é ch ir a
l ’e n ve lo p p e q u e b o s s e la it u n o b je t d u r , e t la
�L ’O M BPE
DU
PASSÉ
c le f d u co ffr e t d e la q u e s ’é ch a p p a d e la le t t r e
o u ve r t e .
« M a p e t it e sœ u r ch é r ie , é cr iva it M a r gu e r it e ,
n e t e t o u r m e n t e p a s, n e t ’a fflige p a s n on p lu s d e
m on a b se n ce. I l fa u t q u e je p a r t e . Si j ’a t t e n d a is
t o n r é ve il, je n ’a u r a is p e u t -ê t r e p lu s a ss e z d e
c o u r a g e ... M a ch é r ie , je t e la is se le so in , b ie n
p é n ib le , je le sa is, d e p r é ve n ir g r a n d ’m èr e d e
m on d é p a r t . E lle co m p r e n d r a p o u r q u o i je
m ’é lo ign e lo r sq u e t u lu i r e m e t t r a s ce t t e cle f.
J e l ’ai t r o u vé e h ie r so ir p r è s d e t a ch a m b r e :
n ’est -ce p a s la P r o vid e n ce q u i a p e r m is c e la ? ...
D is à g r a n d ’m èr e d e m e p a r d o n n e r d ’en a vo ir
'ju gé a in s i... M a ch è r e , ch è r e p e t it e s œ u r ! J e
sa is ce q u ’on a vo u lu n o u s ca c h e r ... ce q u ’on
a va it r a ison d e n o u s ca ch e r !... T u l ’a p p r e n d r a s
u n jo u r , t oi a u s si, p a r m o i, q u a n d je r e vie n d r a i.
Ca r il se p e u t q u e je r e vie n n e , si l ’on ve u t b ie n
en cor e m ’a ccu e illir à M u r d o s .
« N e ch e r ch e p o in t à m e r é p o n d r e , je t ’en
co n ju r e ! T u n e cr o ir a s p a s, F a u s t in e , q u e je
vo u s q u it t e p o u r u n m o t if m a u va is ? J e n .’cn
va is p a r ce q u ’il le fa u t , il le fa u t a b s o lu m e n t .
T’ai u n d e vo ir à r e m p lir et je le r e m p lir a i, co û t e
q u e co û t e .
« Ad ie u . Au r e vo ir , F a u s t in e . P e u t - ê t r e va isje à la co n q u ê t e d e t on b o n h e u r ... La is se -m o i
t ’em b r a sse r co m m e je t ’a im e ... si t e n d r e m e n t ! »
A d em i é t e n d u e s u r u n e ch a is e lo n g u e , vê t u e
d ’u n p e ign o ir so m b r e , s cs b e a u x ch e ve u x
b la n cs e n cor e en d é so r d r e , M m e d e T r é v o u x
p a r a iss a it vie illie et p lu s s o u ffr a n t e . E lle t e n a it
s u r ses ge n o u x u n liv r e d e p r iè r e s ; sa m a in si
p â le , a u x d o igt s a m e n u isé s , r e p o sa it s u r le
vo lu m e o u ve r t . E lle n e lis a it p a s , e lle n e m éd i-
�L ’OMBRE
d u
pa s sé
97
t a it p a s n on p lu s . Sa n s q u ’e lle le vo u lû t , son
e s p r it r e t o m b a it a u x p r é o ccu p a t io n s t e r r e s t r e s
et le p li a m e r d e se s lè vr e s s ’a cce n t u a it .
—• G r a n d ’m è r e ... c ’e s t m o i...
J a m a is la je u n e fille , p a s p lu s q u e sa sœ u r ,
n e p é n é t r a it ch e z la m a r q u is e sa n s y a vo ir ét é
co n vié e ; a u jo u r d ’h u i, l ’in fr a ct io n à la r è gle
q u e se p e r m e t t a it F a u s t in e n e p a r u t
M m e de
T r é v o u x q u e t r o p e x p lic a b le . Co m m e s a sœ u r ,
e lle ve n a it d e m a n d e r q u ’on lu i a p p r ît co n t r e
q u e l o b s t a cle se b r is a it son b o n h e u r .
E n co r e lu t t e r ... e n co r e fa ir e s o u ffr ir ! M m e d e
T r é v o u x se s e n t a it la sse in fin im e n t ...
M a is F a u s t in e , sa n s p r o n o n ce r u n e p a r o le ,
lu i t e n d it la le t t r e d e M a r g u e r it e a ve c la c le f
d ’or .
E t la vie ille d a m e , en lis a n t , d e vin t si b lê m e ,
: i t r e m b la n t e , q u e F a u s t in e , d a n s u n gr a n d éla n
d e p it ié , d a n s u n im m e n se b esoin a u ssi d ’êt r e
co n s o lé e , se je t a d a n s ses -bras en gé m is s a n t :
— O h ! g r a n d ’m è r e , g r a n d ’m è r e ... j ’a i p e u r ...
q u e se p a s s e -t -il?
E t p o u r la p r e m iè r e fo is , la m a r q u is e , d a n s
u n e é t r e in t e vr a im e n t m a t e r n e lle , s e r r a l ’e n fa n t
s u r son cœ u r ...
P u is e lle l ’é ca r t a e t , le s m a in s p o sée s su r
l ’é p a u le d e F a u s t in e q u i g lis s a it à g e n o u x , lo n
gu e m e n t e lle la co n s id é r a .
— G r a n d ’m è r e , s u p p lia it F a u s t in e , g r a n d ’m è r e , d it e s -m o i...
— J e t ’en p r ie , t a is -t o i, t a is-t o i ! n e d e m a n d e
r ie n . T a s œ u r a vo u lu s a vo ir e t ... t u vo is ...
M a is , m on D ie u , q u e lle n a t u r e a d o n c ce t t e
e n fa n t ! So n d é p a r t 11e d o n n e -t -il p a s le m o t d e
l ’é n ig m e ? N ’â ffir m c- t - il p£ts q u e c e t t e fe m m e
a m e n t i?
1 3 3 -IV
�,j S
l
’o
mb r e
d u
pa s sé
_ C e t t e fe m m e , r é p è t e a n xie u s e m e n t la je u n e
fille , d e q u i p a r le z-vo u s ? Q u i d o n c a m e n t i?
_ P a r t ir a in s i, p o u r s u iva it M m e d e T r é
v o u x ... d ’o ù lu i vie n d r a it u n t e l e s p r it d e r é
vo lt e , u n e t e lle a u d a ce ...
— G r a n d ’m èr e, je n e co m p r e n d s p a s ...
— V a , d it la m a r q u is e , va , m a p e t it e fille !...
La is s e - m o i... la is s e - m o i... I l fa u t q u e je p a r le
à ton p r a n d -n èr e . P a u vr e a m i ! R ie n n e lu i est
é p a r gn é .
E lle p a r a is s a it é cr a sé e d e d o u le u r . F a u s t in e ,
o u b lia n t son p r o p r e ch a gr in , r e s s e n t it u n gr a n d
r em or d s d ’a vo ir é t é la ca u s e , m êm e in vo lo n
t a ir e , d e ce t t e so u ffr a n ce . E lle s ’é lo ign a , r e t e
n a n t ses la r m e s.
Co m m e e lle a lla it q u it t e r la ch a m b r e , M m e d e
T r é v o u x la r a p p e la .
— M o n e n fa n t , il fa u t p en ser à d é fe n d r e t a
m a lh e u r e u s e sœ u r co n t r e d es su p p o s it io n s m a l
ve illa n t e s . P o u r t o u t le m o n d e , n o u s p a r a ît r o n s ,
t o n gr a n d -p è r e et m oi, a vo ir é t é a vis é s d e ce
d é p a r t et l ’a vo ir a u t o r is é . T a s œ u r a p u a lle r
d ir e ct e m e n t à son co u ve n t ; n o u s a d m e t t r o n s
ce t t e p o s s ib ilit é co m m e u n e ce r t it u d e . R e s t e
l ’é t r a n ge t é d e ce d é p a r t a va n t le jo u r e t le fa it
d ’a vo ir é t é s e u le et à p ie d ju s q u ’à la g a r e ...
— A la ga r e , g r a n d ’m èr e, on s a u r a it p e u t ê t r e p o u r q u e l e n d r o it elle a p r is son b ille t ?
— J e cr o is le s a vo ir ... m a is s ’e s t -e lle d on c
e n fu ie s a n s a r ge n t ?
— E lle en a va it u n p e u — ce lu i q u e vo u s lu i
d o n n ie z ch a q u e m o is ... P o u r q u o i l ’a u r a it - clle
d é p e n sé , e t co m m e n t ?
— Ce n ’est g u è r e ... O h ! p a u vr e , p a u vr e e n
fa n t !... V a m a in t e n a n t , la is s e - m o i!...
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
99
Le- p r in t e m p s , ce p r in t e m p s d e P a r is q u i n e
r e ss e m b le à n u l a u t r e , a ve c son ch a r m e t r o u
b la n t e t d o u ce m e n t fié vr e u x , co m m e n ce à r é
p a n d r e sa g a ie t é . I l y a a u lo n g d e s t r o t t o ir s
d es vo it u r e s ch a r gé e s d e g ir o flé e s e t d e vio
le t t e s , q u e p o u s s e n t d e vie ille s fe m m e s en fa n ch o n , d e gr o s s e s co m m è r e s r é jo u ie s o u d e p â le s
ga r ço n s , d o u ce r e u x o u a r r o ga n t s s u iva n t la
clie n t è le . L e s o u vr iè r e s s ’a r r ê t e n t p r è s d es
fle u r s ; le u r je u n e s s e , p r is o n n iè r e d es d u r s
la b e u r s d e la ville , s o u r it e t s ’é p a n o u it d e va n t
ce s vio le t t e s q u i é vo q u e n t la b e a u t é lib r e d es
so u s-b o is où il fe r a it b on e r r e r , o u b lia n t l ’a t e
lie r é t o u ffa n t , le s r u e s p o u s s ié r e u s e s .
L e s p lu s fo r t u n é e s a ch è t e n t p o u r q u e lq u e s
so u s le p e t it b o u q u e t q u i, t o u t le jo u r , s e fa n e r a
à le u r co r s a ge , a u gm e n t a n t le u r n o s t a lgiq u e d é
s ir d e p le in a ir e t d e jo ie . L e s p lu s p a u vr e s
ca r e s s e n t d es y e u x le s co r o lle s p a r fu m é e s , le
ve lo u r s d o u x d es gir o flé e s e t p a s s e n t , r a le n t is
s a n t le u r m a r ch e , p r o lo n ge a n t le u r r e gr e t .
L ô cie l est à p e in e b le u , co m m e p o u d r é d e
ce n d r e d e p e r le s ... M a r g u e r it e d e T r é v o u x , en
m a r ch a n t , lè v e s o u ve n t les y e u x ve r s ce t a zu r
vo ilé e t s o n ge a u cie l p lu s v if e t si p r o fo n d q u i
d o it r a yo n n e r m a in t e n a n t a u - d e ss u s d e M u r d o s .
Q u ’il s e m b le s é vè r e , le v ie u x ch â t e a u , p a r le s
m a t in s cla ir s co m m e ce lu i-ci ! M a r g u e r it e se
r a p p e lle ce jo u r o ù si ga ie m e n t , se t e n a n t p a r
la m a in , sa s œ u r e t e lle d e s ce n d a ie n t ve r s
l ’é g lis e .
.
�100
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
R ie n , a u cu n p r e s s e n t im e n t n e le s a ve r t is s a it
q u e ce ch e m in si s o u ve n t p a r co u r u le s m e n a it
ce t t e fo is ve r s le D e s t in . G ilb e r t d e G e r fe u ,
H e n r y F ir m ia n ... q u e ce la p a r a ît lo in , ir r é e l !...
L ’a b b é M u r ie l, le p r e s b yt è r e si ca lm e ... le t a illis
ve r d is s a n t o ù p e ign a it H e n r y ... T o u t ce la p o u r
t a n t , c ’é t a it h ie r ...
M a r gu e r it e a p u é cr ir e à F a u s t in e : « J ’a i u n
d e vo ir à r e m p lir ; » m a in t e n a n t e lle se d e m a n d e
si ce d e vo ir vr a im e n t e x is t e , si e lle n ’est p a s
co u p a b le d ’a vo ir e n fr e in t la vo lo n t é d es sie n s e t
d ’oser , e lle si je u n e , co m p lè t e m e n t ign o r a n t e
d e la vie , b r a ve r a in si c e t t e vie q u i lu i a p p a r a ît
fé r o ce m e n t h o s t ile . Q u e g a g n e r a - t - e lle ... ve r s
q u oi a -t -e lle co u r u ?
E t là -b a s, là -b a s , q u e p en se-t -o n d e sa r é b e l
lio n , d e sa fu it e , d e la vio la t io n d u s e cr e t si
lo n gt e m p s d é fe n d u ? P le u r e - t - e lle e n co r e , la p e
t it e sœ u r q u ’e lle vo u d r a it t a n t h e u r e u s e , o u ,
r e t r o u ve -t -e lle u n p e u d e co n fia n ce e n r e lis a n t
ces m ot s d e M a r g u e r it e : « P e u t - ê t r e va is - je à la
co n q u ê t e d e t o n b o n h e u r ? »
L e b o n h e u r , e lle s n e p e u ve n t l ’a p p r o ch e r
t o u t e s le s d e u x : l ’u n e en y p r é t e n d a n t u s u r p e
la p la ce d e l ’a u t r e ... L a q u e lle a le d r o it d e viv r e
et d ’esp ér er ?
H ie r la je u n e fille est a r r ivé e à la n u it . La s s e ,
b r is é e p a r ce lo n g vo ya g e d u r a n t le q u e l e lle n ’a
p r is a u cu n e n o u r r it u r e , e lle a d e m a n d é u n e
ch a m b r e à l ’h ô t e l m ê m e d e la ga r e , a r é p o n d u
m a ch in a le m e n t a u x q u e s t io n s q u ’on lu i p o sa it ,
d o n n é son n om . Q u e lu i im p o r t e q u ’on la r e
t r o u ve : e lle n e cr a in t p a s m a in t e n a n t d ’êt r e
d é t o u r n é e d u b u t q u ’e lle s ’es t p r o p o s é ; m a lg r é
t o u t e lle ir a ve r s la lu m iè r e .
Ave c la fa m ille d e son a m ie E d it h B a r in e ,
M a r gu e r it e , p e n d a n t t o u t u n é t é , a vo ya g é .
�l
’o
mb r e
d u
pa s s é
101
Ce la lu i d o n n e u n e ce r t a in e a s s u r a n ce n é ce s
s a ir e p o u r s ’o r ga n is e r , s e fa ir e s e r vir . E lle
co m m a n d e u n r e p a s d a n s sa ch a m b r e e t , r é
s o lu m e n t , p a r ce q u ’e lle a u r a b e s o in d e ses fo r
ce s , s e co n t r a in t à m a n ge r . S a ch a m b r e es t t o u t
en h a u t , t o u t en h a u t d e l ’h ô t e l, u n r é s e a u co m
p liq u é d e co u lo ir s y co n d u it . M a r g u e r it e a
vo u lu n e p o in t p a ye r ch e r , il lu i r e s t e si p e u d e
so n p e t it t r é s o r ! L,e p r ix d u ch e m in d e fe r en
a a b so r b é u n e b o n n e .p a r t ie . E t a p r è s ... a p r è s?
se d e m a n d e -t -e lle a n g o is s é e ... Ce p e n d a n t e lle
s e r a s s u r e . I l lu i r e s t e r a la r e s s o u r ce d e ve n d r e
le s q u e lq u e s b ijo u x q u ’e lle a va it s u r e lle en
fu ya n t , sa m o n t r e , ca d e a u d e la m a r q u is e a u
jo u r d e l ’a n , e t u n e b a gu e e n b r illa n t s q u ’e lle
n ’a ja m a is q u it t é e d e p u is q u ’à son d é p a r t d u
co u ve n t , m è r e Sa in t - J e a n - Ba p t is t e la lu i a r e
m ise co m m e a ya n t a p p a r t e n u à sa m è r e . C ’es t
t o u t ce q u i lu i vie n t d ’e lle ; on a va it d é p o sé ce
b ijo u e n t r e le s m a in s d e la s u p é r ie u r e q u a n d 011
lu i a m e n a la p e t it e e n fa n t in co n s cie n t e .
M a r g u e r it e co m p r e n d ' a u jo u r d ’h u i p o u r q u o i
ce t t e b a g u e n ’a p a s é t é r e m is e à F a u s t in o : q u i
l ’a va it d o n n é e à la m o r t e ? d e q u i r é e lle m e n t
e s t -e lle l ’h é r it a g e ?
Ce m a t in e lle a é t é r é ve illé e d e b o n n e h e u r e
p a r le s b r u it s d e l ’h ô t e l, le s s iffle m e n t s d es
t r a in s . R a p id e m e n t e lle s ’e s t h a b illé e . E lle est
vê t u e d ’u n e r o b e t r è s s im p le , c e t t e r o b e b le u e
q u ’e lle p o r t a it le jo u r o ù H e n r y F ir m ia n , m é
co n t e n t d ’ê t r e t r o u b lé d a n s sa p a ix , la r e ga r d a it
ve n ir ve r s lu i a ve c F a u s t in e . O h ! le ch e r p e t it
s e n t ie r d e là - b a s , lo n ge a n t le s t a illis a lo r s à
p e in e en b o u r ge o n s !
E lle a d e m a n d é son ch e m in , vo u la n t le fa ir e
à p ie d , m a lg r é sa lo n gu e u r , d a n s son e ffr o i
d ’a u gm e n t e r se s d é p e n se s . E lle n ’ose e m p lo ye r
�102
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
le s m o ye n s d e t r a n s p o r t r a p id e s co m p liq u é s ,
m a is p e u co û t e u x , q u ’on lu i in d iq u e o b lige a m
m e n t : le m é t r o , le s t r a m w a ys , le s a u t o b u s,
m a sses e ffr a ya n t e s .
E lle va , m a r ch a n t vit e , t r è s vit e , co m m e le s
p e t it e s o u vr iè r e s q u ’e lle cr o is e , a u s si je u n e s ,
p lu s je u n e s q u ’e lle s p o u r la p lu p a r t . Q u a n d e lle
cr a in t d e s ’ê t r e t r o m p é e , e lle in t e r r o ge en cor e.
O n lu i r é p o n d a ve c d es s o u r ir e s , c ’es t la se cou r a b le fr a t e r n it é d e la fo u le .
« Co m m e c ’est lo in , m on D ie u ! »
U n e fo is d e p lu s , e lle se cr o it é ga r é e . E lle se
t r o u ve r u e L a fa y e t t e , d a n s l ’é t o u r d is s a n t m o u
ve m e n t d es vo it u r e s e t d es p ié t o n s . A u n e g a
m in e en ch e ve u x q u i p o r t e a u b r a s u n e lo n gu e
b o ît e co u ve r t e d e t o ile cir é e , M a r gu e r it e e n co r e
d e m a n d e sa r o u t e . L a p e t it e a lo r s s ’é cr ie :
— Co m m e ça se t r o u ve ! c ’est m on q u a r t ie r ,
vo u le z- vo u s q u e je vo u s m e t t e su r le ch e m in ?
— O u i... m er ci !
— J ’p e u x m ê m e m a r ch e r a ve c vo u s , si ça n e
vo u s fâ ch e p a s. C ’es t p a s co r t o u t p r è s, n i si
lo in n on p lu s . Vo u s s a ve z, à P a r is , q u a n d on
co n n a ît b ie n , on a r r ive t o u t d e s u it e .
E t le s vo ilà , a lla n t cô t e à cô t e . L a p e t it e a ve c
so n ca r t o n h e u r t a n t d e-ci, d e -là , se fa u file à
t r a ve r s la fo u le d é jà co m p a ct e à ce t t e h e u r e où
se r e m p lis s e n t a t e lie r s e t b u r e a u x ; M a r gu e r it e ,
a s s o u r d ie , é t o u r d ie , s u it d e son m ie u x.
— Vo u s n ’êt es p a s d e P a r is ? d e m a n d e la fil
le t t e q u i l ’a t o u t d e s u it e d e vin é .
— Non .
— I l y a lo n gt e m p s q u e vo u s y êt e s ?
— J e s u is a r r ivé e h ie r soir .
— O h ! b e n , vr a i, a lo r s ...
I l y a d e t o u t d a n s ce t t e p h r a s e , d a n s l ’a c
ce n t d o n t e lle es t p r o n o n cé e : d e la p it ié , u n
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
103
p e u d e d é d a in a u s s i, o h ! t r è s p e u : u n a im a b le
d é d a in , in d u lg e n t e t p r o t e ct e u r .
— C ’es t g u è r e é t o n n a n t si vo u s n e s a ve z p a s
o ù q u ’y fa u t p a ss e r . M o i, s ’p a s, t o u s le s m a t in i
q u e l ’b o n D ie u fa it , je le s u is , ce c h ’m in -là . J e
va is b o u le va r d d es Ca p u cin e s r a p p o r t e r l ’o u
vr a g e d e m a m a n e t p is l ’m ie n a u s s i. O n t r a va ille
en ch a m b r e d a n s la lin g e r ie ... M a m a n es t m a
la d e , e lle p e u t p lu s g u è r e m a r ch e r . E lle ve u t
p a s q u e j ’a ille à l ’a t e lie r , e lle a im e m ie u x m e
g a r d e r a ve c e lle . Alo r s , co m m e ç a ...
L a p e t it e p a r le ga ie m e n t , le n e z en l ’a ir , sa
b o u ch e g o u r m a n d e r é p o n d a n t p a r u n so u r ir e
a u x so u r ir e s q u i, a u p a s s a ge , lu i s e m b le n t d ir e:.
« Vo u s êt e s g e n t ille . »
M a r g u e r it e r e ga r d e sa co m p a gn e e t l ’a d m ir e ,
l ’e n vie u n p e u . U n e m è r e m a la d e , c ’e s t vr a i,
m a is q u ’il d o it lu i ê t r e d o u x d e s o ign e r , u n
co n s t a n t la b e u r q u i d o n n e la jo ie d e se s u ffir e ...
— E s t - ce q u e c ’es t d iffic ile d e g a g n e r sa vie ?
A ce t t e q u e s t io n n a ïve l ’o u vr iè r e a u n r ir e
fr a n c. P u is , d e ve n a n t g r a ve :
— C ’es t p a s t o u jo u r s r o s e ... Ça n e va u t p a s
d es r e n t e s ; m a is co m m e t o u t le m o n d e p e u t p a s
en a vo ir , d e s r e n t e s ...
E t , s o u d a in é m u e , e lle d e m a n d a :
— E s t - ce q u e vo u s ch e r ch e z d u t r a va il, m a
d e m o is e lle ?
— N o n , r é p o n d M a r g u e r it e , m a is p e u t -ê t r e
u n jo u r ... b ie n t ô t , m e fa u d r a -t - il en ch e r ch e r .
— A h !...
L a p e t it e se t a it u n m o m e n t e t so u p ir e .
— L a vie , vo ye z- vo u s , co n clu t -e lle , c ’est
q u e lq u e fo is r u d e m e n t co m p liq u é .
L ’o u vr iè r e , d u co in d e l ’œ il, l ’o b s e r ve . Ce t t e
jo lie fille b ie n h a b illé e , a ve c son vis a g e u n p e u
fier , lu i p a r a ît in ca r n e r l ’u n e d e s b e lle s d a m e s
�10 4
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
d e ce s fe u ille t o n s q u ’e lle d é vo r e a ve c l ’in t é r ê t
r o b u s t e d u le ct e u r p o p u la ir e , q u ’a u cu n e in vr a i
se m b la n ce , a u cu n e b a lo u r d is e n e p e u t d é co u
r a ge r . E t d a n s ce t t e t ê t e à l ’é ve n t , fa r cie d ’a
ve n t u r e s m e r ve ille u s e s , se b â t it u n r om a n d o n t
M a r g u e r it e d e vie n t l ’h é r o ïn e . S a vo ir p o u r q u o i
e lle s ’e n vie n t à P a r is , ce t t e d e m o is e lle à l ’a ir
s ; s a g e ? ... T o u t à co u p u n e id é e lu i a r r ive :
— E s t - ce q u e vo u s ê t e s p e in t r e ?
— O h ! n on .
— P a s s c u lp t e u r n o n p lu s ? J e vo u s d e m a n d e
ça p a r ce q u e s u r la b u t t e et d a n s la r u e o ù vo u s
a lle z, ju s t e m e n t y a p le in d e s a t e lie r s d ’a r t is t e s .
— A h ! . . . je n e s a va is p a s.
— A lo r s c ’e s t p a s ch e z u n p e in t r e q u e vo u s
a lle z?
— Non .
— E h b en ! m a d e m o is e lle , vo ilà , fa u t q u e je
t o u r n e ic i, m o i. Vo u s co n t in u e z t o u t d r o it ... L a
t r o is iè m e r u e s u r vo t r e g a u ch e , u n e r u e en e s
ca lie r , c ’e s t 'là .
— M e r ci, m a d e m o is e lle , vo u s a ve z é t é t r è s
co m p la is a n t e .
— O h ! b e n , p o u r le m a l q u e ça m ’a d o n n é ...
E t p u is fa u t s ’a id e r en ce m on d e d e m isè r e . A
r e vo ir , m a d e m o is e lle ... A u p la is ir !
E t , p r e s t e , e lle s ’é lo ig n a , b a la n ça n t son gr a n d
ca r t o n .
L a r u e q u e s u it M a r g u e r it e m o n t e en p e n t e
d é jà r a p id e ; m a is e lle es t la r g e , cla ir e , b o r d é e
d e b â t is se s n e u ve s . L e b le u d u cie l s ’a ffir m e e t
la m a s se b la n ch e , le d ôm e én o r m e d e la b a s ili
q u e d u Sa cr é - Cœ u r , là - h a u t , co u r o n n e le t n o n t .
I / a ir es t v if, p lu s lé g e r e t p lu s p u r q u ’a u cœ u r
d e la v ille e t , e n co r e , M a r g u e r it e r e vo it le s ch e
m in s d e M u r d o s .
C e n ’est p lu s l ’a ffa ir e m e n t d e s r u e s e n co m
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DU
PASSÉ
io 5
b r é e s : le s vo it u r e s s o n t r a r e s s u r ce t t e p e n t e
t r è s r a p id e e t , co m m e en p r o vin ce , le s p ié t o n s
p e u ve n t s u ivr e la ch a u s s é e o ù jo u e n t le s e n
fa n t s .
U n e vo it u r e t t e ch a r g é e d e fle u r s d e s ce n d , r e
t e n u e p a r u n h o m m e q u i se ca m b r e , le s b r e
t e lle s d e c u ir a u x é p a u le s , je t a n t s o n a p p e l
d ’u n e v o ix q u i s ’e s s o u ffle : « Vo y e z la vio le t t e ...
la b e lle v io le t t e ...__)> D e s fe m m e s en p e ig n o ir s
d o u t e u x , t r a în a n t le u r s p a n t o u fle s , vo n t a u x
p r o vis io n s , u n file t a u b r a s. D e s p e in t r e s b a r
b u s , co iffé s d ’u n b é r e t o u d ’u n va s t e fe u t r e , en
p a n t a lo n e t ve s t e d e ve lo u r s e t q u i s e m b le n t là
ch e z e u x , vo n t la p ip e a u x d e n t s .
M a r g u e r it e s ’a r r ê t e . Vo ic i la r u e d é s ign é e . Ce
n ’est q u ’u n e s ca lie r d e p ie r r e co u p é d ’é t r o it s
p a lie r s . I l m o n t e r é gu liè r e m e n t ; e n t r e le s m a i
son s d u so m m e t , u n ca r r é d e c ie l s e d é co u p e .
M a r g u e r it e ce s se d ’é vo q u e r M u r d o s . E lle n e
s o n ge p lu s q u ’à c e t t e fe m m e q u i s a it e t q u i,
a ya n t m e n t i d é jà , m e n t ir a p e u t - ê t r e e n co r e . Su r
le p o in t d e t o u ch e r a u b u t , la je u n e fille m e su r e
m ie u x la g r a vit é d e ce q u ’e lle a o sé e n t r e p r e n
d r e . Co m m e n t a -t -e lle e u l ’a u d a ce d e ce t t e d é
cis io n ...
Il
n ’es t p lu s t em p s d e r é flé ch ir . M a r g u e r it e
g r a vit le s m a r ch e s le n t e m e n t , le s g e n o u x b r isé s .
Ah ! co m m e e lle a p e u r , m a in t e n a n t ! Co m m e
e lle se se n t is o lé e , p e r d u e d a n s ce P a r is o ù n u l
n e la co n n a ît , e x c e p t é ce t t e fe m m e q y ’e lle r e
d o u t e . N e s ’e s t -e lle p a s m o n t r é e a u t r e fo is l ’e n
n e m ie d e M a r g u e r it e ? N ’a -t - e lle p a s ch e r ch é à
lu i n u ir e co m m e e lle ve u t , à p r é s e n t , n u ir e à
F a u s t in e ? L a r u e , q u i, d ’en b a s, s e m b la it si
co u r t e , es t lo n g u e e t r u d e .
M a r g u e r it e en a t t e in t le fa ît e sa n s a vo ir
t r o u vé ce q u ’e lle ch e r ch e . A p r é s e n t , la r u e
�106
l
’o
mb r e
d u
pa s s é
ce s s e d e m o n t e r , e lle s u it le fla n c d e la B u t t e ,
b o r d é e n o n p lu s d e m a is o n s n e u ve s , m a is d e
co n s t r u ct io n s d é la b r é e s , d e ja r d in e t s e n co m b r é s
d e d é b r is , d ’a t e lie r s a u x vit r e s p o u s sié r e u s e s,
d e r r iè r e le s q u e lle s t o m b e n t d e fla sq u es r id e a u x
d e lu s t r in e d é t e in t e : d e r n ie r s ve s t ige s d u p it
t o r e s q u e M o n t m a r t r e d e n a gu è r e .
U n e fille en c h e v e u x d é vis a ge M a r gu e r it e
a ve c in s o le n ce a va n t d ’e n t r e r d a n s u n a t e lie r .
U n e m é gè r e q u i vid e à sa p o r t e u n p a n ie r d e
d é t r it u s l ’in t e r p e lle .
— E h ! la p e t it e d a m e, vo u s a ve z l ’a ir d ’a vo ir
p e r d u vo t r e ch e m in .
— N o n , d it M a r g u e r it e , c ’est b ie n la r u e , je
cr o is .
— Q u i c ’e s t - y q u e vo u s ch e r ch e z, p o u r vo ir ?
— M a d a m e R é m y.
— M ’a m e R é m y ... c ’e s t -y p o u r d es m é n a ge s ?
A p e u t p u s t r a va ille r , v ’s a ve z. V ’ià s ix m ois
q u ’ça fa it la p la n ch e su s son li t . . . E t fa u t vo ir
co m m e c ’es t s o ig n é ... la m isè r e cr a s s e ... M o i,
j ’u i d is t o u jo u r s : « M ’a m e R é m y, fa u t e n t r e r
à l ’h o sp ice , q u a n d ça n e s ’r a it q u e p o u r m o u r ir
en d es d r a p s p r o p r e s . » Va s - y vo ir ! A se fâ ch e
t o u t r o u g e q u a n d j ’u is d is ça . M a is ...
L e vis a g e d e la vie ille d e vin t s o u r ia n t , ses
m a n iè r e s se fir e n t o b sé q u ie u s e s.
— J ’vo is c ’q u e c ’est , M a d a m e es t u n e d a m e
d e ch a r it é . L a m èr e R é m y s ’es t b en sû r a d r e s
sé e à q u e lq u e œ u vr e ? ... Be n , m a ch è r e p e t it e
d a m e , vo u s a u r e z d e l ’o u vr a ge p a r ici, si vo u s
vo u le z s e co u r ir t o u s ce u s se s q u ’en o n t b e s o in ...
E t y en a q u ’a u r a ie n t p a s, co m m e la R é m y, le
t o u p e t d e d e m a n d e r e t q u i so n t b en p u s à p la in
d r e . T ’n e z, sa n s a lle r p u s lo in , cr o ye z- vo u s
q u ’m oi, a ve c m on h o m m e a ve u g le , q u ’y fa u t
q u e j ’I’e n t r e t ie n n ç d e t o u t ... A h ! y en a d es
�l ’o m b r e
d u
pa s s é
jo u r s m a lh e u r e u x d a n s la vie d u p a u vr e m on d e !
S i d es fo is , co m m e ça , M a d a m e a va it l ’o cca sio n
d e s ’in t é r e s s e r ...
— O u i, r é p o n d it d is t r a it e m e n t la je u n e fille ,
ce r t a in e m e n t ! Vo u le z- vo u s a vo ir la b o n t é d e
m ’in d iq u e r la m a ison d e M m e R é m y?
— Vo ye z- vo u s l ’a t e lie r q u ’a u n m o r ce a u d e
s t a t u e q u i d é p a ss e d e r r iè r e la vit r e ? b e n , c ’est
la p o r t e a p r è s.
— M e r ci.
— Bie n à v o t ’ s e r vice , m a b o n n e d a m e ... m oi
je lo g e ici a ve c m on p a u vr e in fir m e . Si ça p e u t
vo u s co n ve n ir t o u t à l ’h e u r e d ’e n t r e r ch e z n o u s,
vo u s ve r r e z q u ’y a p a s q u ’la R é m y à a vo ir d e la
m isè r e .
M a r g u e r it e , s a n s a t t e n d r e la fin d u d is co u r s
p le u r a r d , a r e p r is sa m a r ch e . E lle se h â t e m a in
t e n a n t . E lle va , les y e u x s u r le « m o r ce a u d e
s t a t u e » q u e la is s e vo ir la ve r r iè r e d ’u n a t e lie r .
C ’es t u n p r o fil t r è s p u r , d e s é p a u le s a u x lign e s
h a r m o n ie u s e s . L a fr o id e im a ge s o u r ia n t e a l ’a ir ,
a ve c se s y e u x d e m a r b r e d e m i- clo s , d e r e ga r d e r
ve n ir M a r g u e r it e e t d e la r a ille r .
Q u p l r ê ve d e g lo ir e , q u e lle p a ss io n d e b e a u t é
o n t g u id é la m a in d e l ’a r t is t e , t a n d is q u ’il
s c u lp t a it ce t t e fig u r e ? Co m m e il se s e n t a it lo in ,
sa n s d o u t e , d e ce q u i l ’e n t o u r a it ... Co m m e il
d e va it b ie n o u b lie r le s s o r d id e s la id e u r s d u v o i
s in a g e ... I l n e v o ya it r ie n ... r ie n q u e son œ u
vr e e t , p a r -d e s s u s le s t o it s d e s m a s u r e s , le gr a n d
cie l, le b e a u cie l b le u is s a n t le s vit r a g e s , o u le s
e m p o u r p r a n t ve r s le so ir en d e r u t ila n t e s a p o
t h éos es .
Ch a q u e fo is q u e M a r g u e r it e r e ve r r a la s t a t u e
glo r ie u s e é m e r ge a n t d e r r iè r e le s vit r e s t e r n ie s ,
e lle e n vie r a l ’a r t is t e ca p a b le d e cr é e r u n e œ u vr e
b e lle en ce ca d r e m is é r a b le ; e lle a p p r e n d r a à en
�io8
l ’o m b r e
du
pa s s é
d é m ê le r le s ym b o le : q u e lle s q u e s o ie n t le s co n
d it io n s d e l ’e x is t e n c e , l ’a m b ia n ce o ù l ’on se
m e u t , il es t t o u jo u r s lo is ib le d e r e ga r d e r p lu s
h a u t q u e le s la id e u r s e n vir o n n a n t e s et , d a n s la
p le in e lu m iè r e ve n u e d ’en h a u t , d e ch e r ch e r la
b e a u t é , d e la cr é e r en so i. Be a u t é d e l ’e s p r it ...
b e a u t é d e l ’â m e ... b e a u t é d e la vie n o b le m e n t
co m p r is e ... b e a u t é d u t r a va il.
« L a p o r t e a p r è s , a d it la vo is in e . O h ! vr a i
m e n t , e s t -ce l à ... fa u t -il p é n é t r e r d a n s ce t a u
d is ? »
D e s m u r s lé p r e u x o ù il m a n q u e d es p ie r r e s
la is s a n t d es vid e s ; a u r ez-d e -ch a u ss é e , u n e
p o r t e ve r m o u lu e q u e co n s o lid e n t à p eu p r è s d es
p la n ch e s d e b o is b la n c a r r a ch ées à d e vie ille s
ca iss e s et clo u é e s en t r a ve r s . U n e fe n ê t r e o ù le s
vit r e s s o n t r e m p la cé e s p a r d es p a p ie r s h u ilé s a u
t r a ve r s d e sq u e ls u n t r o u q u i s ’é t o ile la is s e p a s
se r le b o u t t o r d u d ’u n t u ya u d e p o ê le . Au - d e s
su s , u n e lu ca r n e e t p u is , t o u t d e s u it e , le t o it
é ve n t r é .
D e p u is co m b ien d ’a n n é e s a ch è ve -t -e lle d e se
d é t r u ir e , ce t t e m isé r a b le ca h u t e ? L a p io ch e d e s
d é m o liss e u r s l ’a t t e in d r a b ie n t ô t ; l ’e ffo r t n e se r a
p a s gr a n d p o u r a m e n er l ’é cr o u le m e n t fin a l.
A v e c u n e r é p u gn a n ce é p e u r é e , M a r gu e r it e
fr a p p e à la p o r t e clo s e .
— E n t r e z ! cr ie u n e v o ix e n r o u ée.
Q u e lle o b s cu r it é d a n s la p iè ce e t q u e lle o d e u r
n a u s é a b o n d e ! M a r gu e r it e , h é s it a n t e , su ffo q u é e ,
r e st e s u r le se u il.
— Q u i e s t -ce ? d e m a n d e la m êm e v o ix .
L a je u n e fd le d is t in gu e e n fin a u fo n d d e la
ch a m b r e u n lit d e fer d on t u n e ch a is e sa n s d o s
s ie r r e m p la ce u n d es p ie d s a b s e n t . S u r ce
gr a b a t , u n e fem m e est co u ch é e , q u i, p é n ib le
�l ’c m b r e
du
PASSÉ
109
m e n t , s ’e ffo r ce d e se s o u le ve r , p u is r e t o m b e
a ve c u n gr o gn e m e n t .
— M a d a m e R é m y ... E s t - ce vo u s ?
D e n o u ve a u la m a la d e es sa ie d e s e r e d r e s se r .
Ce t t e fo is , e lle a m is t a n t d e fo r ce n e r ve u s e
q u ’e lle y p a r vie n t e t M a r g u e r it e vo it u n vis a g e
t o r t u r é , é p o u va n t a b le a in si q u ’u n m a s q u e ja
p o n a is ; d e s y e u x lu is a n t s a u fo n d d ’o r b it e s
é n o r m e s , d es lè vr e s co n vu ls é e s , t ir é e s s u r d e s
d e n t s n o ir cie s , e t d es c h e v e u x b la n cs , ja u n e s
p lu t ô t , t o m b a n t en lo n gu e s m è ch e s cla ir s e m é e s
s u r le fr o n t p a r ch e m in é , le co u d é ch a r n é , ju s
q u ’a u x é p a u le s n u e s s a illa n t d e la ch e m is e en
lo q u e s e t si m a igr e s , si n o ir e s q u ’on e û t d it u n e
m o r t e s u r gis s a n t d e son t o m b e a u .
M a r g u e r it e n ’ose a va n ce r , e lle co n t e m p le
a ve c d es y e u x h o r r ifié s ce t t e m o m ie co n vu ls é e .
Q u o i ! c ’est ce t ê t r e d e m isè r e et d ’a b je ct io n
q u i a p u , d ’u n m o t , a p p o r t e r le m a lh e u r à M u r d os, r e d o u b le r la p e in e ja m a is co n s o lé e d e la
m a r q u is e et d u m a r q u is , b r o ye r le cœ u r d e
F a u s t in e e t e lle -m ê m e la je t e r d a n s le d o u t e t o r
tu ran t?
— J e vo u s d e m a n d e si vo u s ê t e s b ien
M m e R é m y, J o s é p h in e R é m y?
A u lie u d e r é p o n d r e , la fe m m e se p e n ch e en
a va n t , s e s m a in s d e s q u e le t t e se cr is p e n t a u
b o r d d u lit , u n t r e m b le m e n t la s e co u e t o u t e .
U n m o m e n t , e lle r e st e a in s i, t r a giq u e m e n t
h id e u s e , p u is e lle p a r le e n fin e t s o n a cce n t
s u p p lie .
— Vo u s ve n e z d e là - b a s ... vo u s ê t e s sa fille ,
je vo u s r e co n n a is ... l ’u n e d e ses fille s. Vo t r e
v o ix es t t o u t e p a r e ille à sa v o ix !... J ’a i cr u l ’e n
t e n d r e et vo u s lu i r e s s e m b le z... oh ! co m m e vo u s
lu i r e s s e m b le z!...
— J e s u is M a r g u e r it e d e T r é v o u x .
�I IO
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— M a r g u e r it e !
S e s m a in s o n t u n ge s t e en a va n t , p u is r e t o m
b e n t . J o sé p h in e se la is s e glis s e r s u r le p a q u e t
d e h a r d e s q u i lu i s e r t d ’o r e ille r , m a is e lle a t o u
jo u r s so n a ffr e u x vis a g e t o u r n é ve r s la je u n e
fille d é fa illa n t e .
— M a r g u e r it e ... vo u s d it e s q u e vo u s êt e s
M a r g u e r it e ... ce n ’e s t p a s vr a i. Si vo u s é t ie z
M a r gu e r it e , p o u r q u o i s e r ie z-vo u s ve n u e ? Vo u s
ê t e s F a u s t in e . A h ! a h ! F a u s t in e ! c ’est à ca u se
d e m a le t t r e q u e vo u s vo ilà ic i... E s t - ce q u e ...
e s t -ce q u ’on vo u s a ch a ss é e ?
Su r m o n t a n t sa r é p u gn a n ce , la je u n e fille
s ’a p p r o ch e d e la m is é r a b le .
— O u i, c ’e s t à ca u s e d e vo t r e le t t r e a u m a r
q u is d e T r é v o u x q u e je s u is ici. J e l ’a i lu e e t j ’ai
vo u lu s a vo ir la vé r it é . O n n e m ’a p a s ch a ss é e et
vo u s vo u s t r o m p e z, je s u is M a r gu e r it e .
— La q u e lle ? d em a n d a la fem m e a ve c u n a f
fr e u x r ir e , ce lle d ’a va n t m a le t t r e o u ce lle
d ’a p r è s?
— R ie n n ’est ch a n gé là -b a s, J o sép h in e, sin on ,
s in o n q u ’a p r è s vo t r e le t t r e on m ’a fa it ve n ir ...
— V r a i. .. c ’es t vr a i? J u r e z-le .
— J e vo u s le ju r e .
— A h !...
— J e v e u x s a vo ir la vé r it é Q u a n d a ve z-vo u s
"m e n t i... a u t r e fo is ? m a in t e n a n t ?
— A h ! a h ! a h ! r ica n a la vie ille . O n m e l ’a
d é jà fa it e ce t t e q u e s t io n - là , o u i, q u a n d M . le
m a r q u is est ve n u ; ca r a u r e çu d e m a le t t r e
il es t ve n u , j ’y co m p t a is b ie n . I l m ’a o ffe r t d e
l ’a r ge n t p o u r p a r le r , j ’ai p r is l ’a r ge n t . I l n ’y en
a p lu s ... ça n e d u r e r ie n , l ’a r g e n t , ça co u le ...
I l a u r a it d on n é gr o s , m o n s ie u r le m a r q u is , p o u r
s a vo ir q u a n d j ’a va is d it v r a i... m a is il n ’y a p a ë
m o ye n d e fo r ce r le s g e n s , n i d e vo ir a u ju s t e ce
�L ’O M B R E
DU
PA SSÉ
q u ’ils p e n s e n t ... n o n , n o n ... O n p e u t ê t r e u n
m a r q u is e t r ic h e e t a vo ir u n b e a u ch â t e a u a ve c
cles t o u r s , on n e p e u t r ie n , r ie n co n t r e m o i, u n e
vie ille m is é r a b le . Q u a n d il est ve n u , le m a r
q u is , je n ’é t a is p a s m a la d e , j ’a lla is en jo u r n é e s ,
je g a g n a is m a vie ; m a in t e n a n t je n e s u is p lu s
q u ’u n e lo q u e , u n co r p s à m o it ié m o r t ... T o u t d e
m ê m e je se r a i p lu s fo r t e q u e lu i... p lu s fo r t e . E t
\ o u s n o n p lu s vo u s n e p o u ve z r ie n co n t r e m oi.
— M a is je n e p r é t e n d s r ie n t e n t e r co n t r e
v o u s ... je n e vo u s v e u x a u cu n m a l, c ’es t vo u s
q u i n o u s fa it e s d u m a l... à t o u s ...
— O n en a fa it à m a J u lia .
— J u lia ../ m a m è r e , n ’e s t -ce p a s?
— O u i... m a J u lia , m on e n fa n t ! J e lu i ai
d o n n é m on la it . J e l ’a im a is co m m e la ch a ir d e
m a ch a ir . Q u a n d sa p e t it e est n é e , je n ’a i p a s
vo u lu q u ’e lle s u ce le la it d ’u n e a u t r e fe m m e ...
J e l ’ai n o u r r ie a u b ib e r o n , la ve illa n t , la s o i
g n a n t co m m e j ’a va is s o ign é sa m è r e ... la p a u
v r e ! e lle p le u r a it ... L a m o r t lu i a va it p r is ce lu i
q u ’c lle a im a it a va n t m êm e q u e le u r e n fa n t
vie n n e a u m o n d e , et le ch a gr in d e la m èr e a va it
fa it m a l à l ’e n fa n t . Q u ’clle é t a it ch é t ive , m a
jo lie p e t it e ! J u lia s ’en d é t o u r n a it , t o u t e à sa
p e in e , e t c ’es t m oi q u i ai ét é sa m è r e , sa vr a ie
m è r e ...
E lle se t u t et fe r m a le s y e u x . M a r g u e r it e
n ’o s a it la p r e ss e r d e co n t in u e r . E lle r e ga r d a it
ce t ê t r e e ffr a ya n t et s o n ge a it a ve c h o r r e u r q u e
m o in s d e vin g t a n s p lu s t ô t ce s b r a s d e s q u e
le t t e l ’a va ie n t b e r cé e , q u e ce t t e b o u ch e h id e u s e
l ’a va it e m b r a s sé e , e lle ... e lle , o u F a u s t in c !...
L a fe m m e r o u vr it le s y e u x .
— J ’ai s o if! d o n n e z-m o i à b o ir e ... là , ce t t e
t a s s e ... ça vo u s d é g o û t e ? ... c ’es t d e l ’e a u -d c-vie .
I l m ’en fa u t , je n e p e u x p lu s m ’en p a sser .
�112
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
E lle s a is it la t a s se q u e lu i t e n d a it la je u n e
f i l e e t b u t a vid e m e n t ... U n e fla m m e s ’a llu m a
s u r so n m a s q u e d e m o r t e , ses y e u x b r illè r e n t
d a va n t a ge .
_ V o ilà ! m e r ci... c ’es t b o n ... ça d on n e d es
fo r ce s.
_ Q u i d o n c vo u s s o ign e ?
_
s o ig n e r ... r ica n a la fem m e. Si vo u s
a p p e le z s o ign e r m e d on n er à m a n ge r m a t in et
s o ir , e t se so u cie r d e m oi le r est e d u t e m p s
co m m e u n p o isso n d ’u n e p o m m e , c ’est M iq u e t t e
q u i m e s o ign e .
— M iq u e t t e ?
L a vie ille , é g a yé e p a r l ’a lco o l, h a u s sa le s
é p a u le s e t d it , go gu e n a r d e :
_ Vo u s n e s a ve z p a s? ça n e fa it r ie n , c ’e s t
p a s u n e co n n a is s a n ce p o u r vo u s , M iq u e t t e ...
E lle p ose ch e z le s p e in t r e s d u q u a r t ie r . Ça n ’a
n i fe u , n i lie u , n i fa m ille . J e la lo ge là - h a u t
p o u r p a s ch e r . E lle m e d o n n e d e q u o i n e p a s
cr e ve r t r o p vit e e t p u is , co m m e je vo u s d is a is ,
e lle m e s o ig n e ... p a s a u s si b ie n q u ’u n e s œ u r d e
ch a r it é , p o u r s û r ... Ch a cu n son m é t ie r , n ’estce p a s?
,
_ P e r s o n n e n e vo u s vis it e ?
_ Q u o i... p e r so n n e ? fa u d r a it p a s d ir e ... J ’ai
r e çu u n m a r q u is , vo u s s a v e z... c ’est d u m on d e
ch ic ; lie u ... ça m ’a d o n n é so if d e b o ir e ... vo ye z
d o n c 'vn ir , sa n s vo u s co m m a n d e r ... la b o u t e ille
est d e r r iè r e le p o ê le ... j ’ai vu q u a n d la M iq u e t t e
l ’a ca ch é e .
_ Ce la vo u s fe r a it d u m a l... S i vo u s a ve z
s o if, je va is vo u s d o n n e r a u t r e ch o se.
—
V> u o i?... e t p u is c ’est p a s a u t r e ch o s e q u e
je v e u x , c ’est l ’e a u -d e - vie ... d o n n e z-m ’en ,
d it e s ... Vo u s n e vo u le z p a s? je n e d ir a i p lu s
r ie n , b o n s o ir !
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
I1 3
L e cœ u r se r r é , s o u le vé #d e d é go û t , M a r g u e r it e
a lla p r e n d r e d e r r iè r e le p o ê le é t e in t , e n cr o û t é
d e g r a is s e e t d e cr a sse , u n lit r e a u x t r o is q u a r t s
p le in d ’a lco o l. A v e c la h o n t e , le r e m o r d s m êm e
d u m a r ch é q u ’e lle a cce p t a it , M a r g u e r it e p o sa
s e s co n d it io n s :
— J e vo u s ve r s e r a i u n e a u t r e t a s se d ’ea u -d evie si vo u s m e p r o m e t t e z la vé r it é .
— L a vé r it é , la v é r it é ... o u i, o u i, vo u s la
s a u r e z. D o n n e z v it e ... j ’a i s o if.
E lle b u t p lu s glo u t o n n e m e n t e n co r e q u e la
p r e m iè r e fo is .
— I l n ’y en a p lu s ? d e m a n d a - t -e lle , r e n d a n t
à M a r gu e r it o la t a s se vid e .
— N o n , a ffir m a la je u n e fille , c ’e s t fin i.
— F i n i ... fin i... fin i, r o n ch o n n a la vie ille .
— P a r le z m a in t e n a n t , la vé r it é .
— Co m m e n t s a u r e z-vo u s q u e c ’es t b ie n la
vé r it é ? N ’im p o r t e q u e lle s p a r o le s je d ir a i, vo u s
p o u r r e z p e n s e r q u e ce s o n t d es m e n s o n ge s ,
p u is q u e j ’ai d é jà m e n t i.
M a r g u e r it e jo ig n it les m a in s :
— P a r p it ié ! p o u r q u o i n o u s fa it e s - vo u s d u
m a l? vo u s vo u le z ve n g e r , d it e s -vo u s , m a m è r e ...
m a is q u e lu i a -t -on fa it , d it e s -le ? O n l ’a r e
p o u s s é e ... c ’e s t ce la ?
L a vie ille se t a is a it , r o u la n t sa t ê t e d ’u n m o u
ve m e n t o b s t in é , d e d r o it e à g a u ch e .
— J ’ai lu d es le t t r e s d e m o n ... d e M . d e T r é
vo u x a u m a r q u is , r e p r it M a r g u e r it e ... E lle s
s u p p lia ie n t q u ’on vo u lû t b ie n a ccu e illir m a
m è r e , l ’a cce p t e r p o u r b e lle -fille . L e m a r q u is a
r e fu s é , je l ’a i co m p r is ... M a m èr e é t a it I t a
lie n n e ... e lle ch a n t a it a u t h é â t r e . J ’ai co m p r is
ce la a u ssi e t q u ’e lle a va it é p o u sé u n d e ses c a
m a r a d e s q u i ch a n t a it a ve c e lle ... E t p u is , d e ve
n u e ve u v e , e lle a co n n u m on p è r e ... je ve u x
�,, ^
l ’o m b r e
d u
pa s s é
d ir e M . d e T r é v o u x . E n l ’é p o u s a n t , il a vo u lu
a d o p t e r l ’e n fa n t d u c h a n t e u r ... et , q u a n d il est
m o r t , le s d e u x p e t it e s o r p h e lin e s p o r t a ie n t le
m êm e n o m . P u is m a m è r e est m or t e a u s si. L e
m a r q u is d e T r é v o u x a r é cla m é la fille d e son
fils ... L ’a u t r e , l ’a în é e , a ét é co n d u it e a u c o u
ve n t ; vo ilà ce q u e j ’a i a p p r is . E t t o u t e m a vie ,
sa n s d o u t e , j ’a u r a is ign o r é q u e j ’a va is u n e sœ u r
si le m a r q u is n ’a va it r e çu vo t r e le t t r e . Vo u s lu i
d is ie z q u e, ch a r gé e d e co n d u ir e a u co u ve n t
M a r gu e r it e , la s a n s -fa m ille , e t d ’a m e n er à ses
p a r e n t s ce lle q u i vr a im e n t p o r t a it le u r n o m ,
vo u s le s a ve z t r o m p é s . L ’e n fa n t co n d u it e a u
co u ve n t s e r a it la se co n d e fille , la d e sce n d a n t e
d es T r é v o u x , e t l ’a u t r e , é le vé e p a r e u x , se r a it
l ’é t r a n gè r e . O h ! m on D ie u , m ou D ie u , q u a n d
a ve z-vo u s m e n t i?
E lle a t t e n d it , h a le t a n t e , u n e r ép o n se . M a is la
fe m m e ga r d a it son sile n ce o b s t in é . S a t êt e n e
r e m u a it p lu s su r l ’o r e ille r so r d id e.
M a r g u e r it e se p e n ch a ve r s e lle e t v it q u ’e lle
d o n n a it lo u r d e m e n t , ivr e . Alo r s e lle e u t p e u r ,
p e u r d e ce co r p s im m o b ile , d e ce t t e m a ison s i
le n cie u s e . E lle s o r t it .
L ’a ir v if, le cie l lu m in e u x la r a n im è r e n t . I l
lu i s e m b la it é ch a p p e r à u n a ffr e u x ca u ch e m a r ;
e lle n ’y é ch a p p a it q u ’à d e m i. L e s m a su r es,
r â t e lie r , le lo gis cr o u la n t d e J o sé p h in e R é m y,
t o u t le d é co r d u d r a m e q u i se jo u a it e n t r e elle
e t la vie ille fe m m e a vilie l ’e n t o u r a it e n co r e , lu i
en a ffir m a n t la r é a lit é .
Q u e fa ir e ... q u e t e n t e r ? Ce t t e m is é r a b le va t -e lle m o u r ir o b s t in é m e n t m u e t t e ? F a lla it - il a d
m e t t r e , co m m e d is a n t la vé r it é , sa le t t r e ? P o u r
q u o i si t a r d se d é m e n t ir ? Q u e l a é t é son b u t ? Si
ce la es t la vé r it é , F a u s t in e d e vie n t l ’in t r u s e .
Q u i é t a it s o n p è r e ? U n b r a ve h o m m e h o n o r a
�l ’o m b r e
du
pa s s é
1 '5
b le en son m é t ie r ? U n b o h è m e , e n fa n t d e la
b a lle ? o u so n o r ig in e e s t - e lle p lu s b a ss e e n co r e ?
A h ! l ’é n igm e t o r t u r a n t e !
E t si c ’es t d a n s s a le t t r e q u e la vie ille a
m e n t i, si F a u s t in e es t b ie n d u s a n g d e s T r é
v o u x , a lo r s ce se r a fin i. M a r g u e r it e n e r e t o u r
n e r a p lu s là - b a s ... ja m a is . E lle 11e ve u t p a s
d ’u n e p la ce u s u r p é e . E t e lle d é sir e q u e ce la
s o it . I l lu i s e m b le q u ’e lle so u ffr ir a m o in s q u e
F a u s t in e : son r ê ve d e jo ie à e lle à l ’a va n ce est
b r is é . C e lu i ve r s q u i son cœ u r a lla it , H e n r y
F ir m ia n , n ’a p o u r e lle q u e d e l ’in d iffé r e n ce .
M a r g u e r it e a t r a ve r s é le ch e m in . E lle s ’a r
r ê t e , a p p u yé è à la clô t u r e d e la t t e s q u i e n t o u r e
u n t e r r a in va g u e e n co m b r é d e p lâ t r a s . L e m a
g iq u e p r in t e m p s s ’e ffo r ce va in e m e n t d e m a s q u e r
la la id e u r d es ch o s e s : le p lâ t r e a b la n ch i l ’h er b e
g r ê le , b r û la n t le s p â q u e r e t t e s , s a lis s a n t les b o u
t o n s d ’or ; se u le s vict o r ie u s e s , d es o r t ie s se
d r e s se n t t r io m p h a le m e n t p a r m i le s d é m o lit io n s ,
e n t r e le s m o r ce a u x d e clo is o n s o ù d e m e u r e n t
a t t a ch é s d es la m b e a u x d e t e n t u r e s . M a is le r e
ga r d d e M a r g u e r it e va p lu s lo in . I l e r r e s u r la
v ille im m e n se q u i s ’é t a le là - b a s ; co m b ie n d e
so u ffr a n ce s a b r it e n t ce s m a is o n s in n o m b r a b le s ;
co m b ie n d ’iso lé s, d e d é se s p é r é s e r r e n t p a r m i
l ’in e x t r ic a b le r é se a u d es vo ie s ?
L e s o le il d o r e le s t o it u r e s , a llu m e d ’a u t r e s
s o le ils m e r ve ille u x a u x vit r e s d es m a n sa r d e s
co m m e a u x so m m e t s d es d ôm es o r g u e ille u x :
C ’est le m êm e- é cla t , la m ê m e r u t ila n t e s p le n
d e u r . E t t o u t ce la n ’est q u e m ir a ge .
D e p u is le h a u t d ê l ’e s ca lie r , il .n ’y a p lu s n i
p a vé s , n i t r o t t o ir s . La r u e m o n t a n t e es t d e ve
n u e ch e m in d e t e r r e b o u e u s e . L e s p a s s ’y fe u
t r e n t e t M a r g u e r it e n ’e n t e n d p a s q u e q u e lq u ’u n
�I l6
l ’o m b r e
d u
pa s s é
vie n t à e lle . P o u r t a n t on m a r ch e lo u r d e m e n t ,
d ’u n e a llu r e si la s s e ...
U n e m a in se p o se su r l ’é p a u le d e la je u n e
fille .
E lle se r e t o u r n e a ve c u n le ge r cr i.
_ G r a n d -p è r e !
L e m a r q u is d e T r é v o u x , sa n s p a r le r , r e ga r d e
la fu g it iv e . N u lle co lè r e d a n s ses y e u x . S e u le
m e n t u n e t r is t e s s e si p o ign a n t e q u e M a r g u e r it e
fo n d en la r m e s . E lle p le u r e d e p it ié e t d e r e
m or d s a u t a n t q u e d e sa p r o p r e d ét r esse.
— M a r gu e r it e , p a u vr e e n fa n t !... N o n , n e
p a r le z p a s, je co m p r e n d s e t je vo u s p la in s ...
-.’¿ ¿iis vo u s a u r ie z d û co m p r e n d r e , vo u s a u s si, la
p e i n e d e vo t r e g r a n d ’n iè r e e t la m ie n n e e t n e
p o in t l ’a u gm e n t e r .
— P ard on !
— J e s a va is vo u s t r o u ve r ici, ou d u m o in s
q u e ce t t e m a lh e u r e u s e vo u s a u r a it vu e et p o u r
r a it m e r e n s e ign e r s u r v o u s ... Sa le t t r e n e vo u s
s u ffit p a s !
— G r a n d -p è r e , é co u t e z... o h ! gr a n d - p è r e , je
vo u s n o m m e a in s i e t ce p e n d a n t je s u is sû r e q u e
F a u s t in e est vo t r e p e t it e -fille , q u e je s u is , m oi,
l ’é t r a n gè r e . Si je n ’a va is p a s t r o u vé d a n s le c o f
fr e t la le t t r e d e ce t t e fe m m e , si j ’a va is a p p r is
se u le m e n t q u e l ’u n e d e n o u s u s u r p e la p la ce d e
l ’a u t r e , e t q u e c ’est m oi, je n ’a u r a is p a s d o u t é ,
p a s ch e r ch é la p r e u ve d u co n t r a ir e e t vo u s a u
r a is d e m a n d é d e m e la is s e r p a r t ir ... M a vu e d oit
vo u s ê t r e si p é n ib le ! J e m e se r a is r é fu gié e d a n s
m o n co u ve n t e t le b o n h e u r d e F a u s t in e m ’e û t
co n s o lé e . M a is je n e p u is a cce p t e r la p en sée q u e
c ’est e lle , m a p a u vr e p e t it e sœ u r , l ’é t r a n gè r e
ch e z vo u s , s u p p o r t e r q u e M m e d e G e r fe u la
cr o ie d ’u n e n a is s a n ce t r o p h u m b le p o u r p r é t e n
d r e é p o u s e r G ilb e r t . E lle l ’a im e ... e lle s o u f
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
fr ir a ... I l n e fa u t p a s p e r m e t t r e ce la . I l fa u t
q u e J o s é p h in e R é m y a vo u e q u e sa le t t r e n ’est
q u e m e n s o n ge .
— P o u r q u o i? ce q u ’e lle d it es t vr a is e m b la b le .
T o u t e sa p r é fé r e n ce a lla it à l ’e n fa n t é le vé e p a r
e lle . L a s e co n d e n é e a va it e u u n e n o u r r ice q u i,
ja lo u s e , n e p e r m e t t a it p a s à J o s é p h in e d e s ’en
o ccu p e r . E t p u is e lle n ’a im a it p o in t m on fils, ou
n e s a it p o u r q u o i. P e u t - ê t r e lu i a u ssi se m o n
t r a it - il h o s t ile à la n o u r r ice d e sa fe m m e , t é
m o in d u p r e m ie r b o n h e u r d e ce t t e J u lia q u ’il
a d o r a it . Vo u s ê t e s e n t r é e ch e z J o sé p h in e , M a r
g u e r it e ?
— O u i, e lle es t m a la d e e t , p o u r l ’in s t a n t ,
ivr e , je cr o is .
— Q u e lle m is é r a b le ! M o i q u i s u is ve n u d éjà
e t la co n n a is , vo u s d e vin e z a ve c q u e lle in q u ié
t u d e j ’ai s u p p o s é q u e vo u s é t ie z p r è s d e ce t t e
c r é a t u r e ; je m e s u is h â t é , m a is vo u s n ’êt e s p a s
a r r ivé e ici t o u t d r o it , o ù d o n c ê t e s -vo u s d e s
ce n d u e ?
— A T e r m in u s ...
— v S e u le , u n e e n fa n t co m m e vo u s ! n ’a ve zvo u s p a s s o n g é ...
— J e n ’ai s o n gé à r ie n q u ’à o b t e n ir u n d é
m e n t i q u i p o u r r a it r e n d r e le b o n h e u r à F a u s t in e . M a is q u e vo u s êt e s b on !
I l y a va it d e la s u r p r is e d a n s l ’a cce n t d e la
je u n e fille . M . d e T r é v o u x co m p r it sa p e n sé e
e t s o u r it t r is t e m e n t .
— O u i... je vo u s p a r a is a u t r e ... J ’ai p u vo u s
s e m b le r b ie n s é vè r e , b ie n in d iffé r e n t , je m ’en
r e n d s co m p t e . Vo u s d e ve z n e p lu s m ’en vo u
lo ir , n e p lu s vo u s é t o n n e r à p r é s e n t ! D é jà , b ien
q u ’a im a n t en F a u s t in c la fille d e n o t r e fils,
n ou s n e p o u vio n s t o u t à fa it lu i p a r d o n n e r d e
t a n t n o u s r a p p e le r sa m è r e . J e n e v e u x p a s d e-
�118
L ’ OMBRE
d u
pa s s é
va u t vo u s o ffe n s e r sa m é m o ir e , D ie u m ’en
Ka r d e ! m a is j ’a va is p o u r m o n fils u n iq u e d ’a u
t r es p r o je t s , d ’a u t r e s a m b it io n s . P o u r d e ve n ir
le m a r i d e c e t t e I t a lie n n e ve n u e en F r a n ce a ve c
la t r o u p e q u i l ’e m p lo ya it , m on fils a d o n n é sa
d é m is s io n . I l a cce p t a d e n e p lu s n o u s r e vo ir ...
e t , en e ffe t , n o u s n e l ’a vo n s ja m a is r e vu d e p u is
u n e s cè n e h o r r ib le m e n t p é n ib le , a u co u r s d e la
q u e lle il n o u s co n fir m a sa vo lo n t é d ’é p o u s e r
vo t r e m è r e , co û t e q u e co û t e . I l n o u s é cr ivit e n
co r e d es le t t r e s t o u r à t o u r s u p p lia n t e s o u r é
vo lt é e s , vo u s le s a ve z lu e s . P u is , r e n o n ça n t à
n o u s a t t e n d r ir , il n e d o n n a p lu s s ign e d e vie .
N o u s é t io n s ve n u s à M u r d o s ca ch e r n o t r e d é
s o la t io n , ce fu t là q u e n o u s p a r vin t la n o u ve lle
d e la m o r t d e n o t r e fils. P e u d e t em p s a p r è s ,
n o u s a p p r îm e s a u s si le d é cè s d e sa fe m m e . O n
n o u s a vis a it q u ’e lle la is s a it d ewe e n fa n t s , t o u t e s
d e u x p o r t a n t lé ga le m e n t le n om d e T r é v o u x .
N o u s s a vio n s q u e P p in s p e t it e s e u le é t a it d e
n o t r e s a n g, m a is n o u s n e vo u s co n n a is sio n s n i
l ’u n e n i l ’a u t r é . O n r é cla m a it d es in s t r u ct io n s ;
n o u s d e m a n d â m e s q u e F a u s t in e n o u s fû t a m e
n é e e t q u e l ’a în é e , q u i n e n o u s é t a it r ie n , fû t
co n d u it e en u n co u ve n t . E lle é t a it b ien je u n e e t
n e fu t a d m is e q u e p a r e xce p t io n . N o u s a cce p
t io n s d e s u b ve n ir à so n é d u ca t io n , en m é m o ir e
d e m on fils q u i a va it d é sir é la t r a it e r co m m e sa
p r o p r e fille . M a is n o u s r e fu s â m e s d e la r e ce vo ir ,
n o u s n e vo u lio n s p a s q u ’e lle co n n û t l ’e xis t e n ce
d e sa sœ u r n i la n ô t r e . E lle e û t é t é d o t é e p a r
n o u s, co n ve n a b le m e n t m a r ié e s a n s q u e n o u s
n o u s 's o yo n s fa it co n n a ît r e . Vo u s s a ve z le r est e !
U n jo u r , la n o u r r ice d e vo t r e m è r e m ’é c r ivit
q u ’a fin d ’a s s u r e r l ’a ve n ir d e sa p r é fé r é e , e lle
n o u s l ’a va it a m e n é e co m m e é t a n t F a u s t in e , t a n d is
q u e la vr a ie F a u s t in e , so u s le n om d e M a r g u e
�L ’O M B R E
DU
TASSÉ
119
r it e , é t a it co n d u it e a u c : - ve n t . Vo u s é t ie z a lo r s
d e t o u t e s p e t it e s fille s . I l y a d es e n fa n t s t r è s
p r é co ce s : F a u s t in e , o u d u m oin s ce lle q u i p o r
t a it ce n om , t r è s in t e llig e n t e , n o u s p a r u t t e lle .
E t a it - c e ce la vr a im e n t ou b ie n , t r è s n o r m a le
m e n t , o ffr a it -e lle le d é ve lo p p e m e n t d e son â ge
r é e l? Ap r è s t a n t d ’a n n é e s, je n e s a u r a is le d ir e ,
m a is a lo r s n o u s n ’a vio n s a u cu n e r a is o n d e
d ou ter.
— O h ! p o u r q u o i... p o u r q u o i d o u t e z- vo u s à
p r ésen t ?
— O u i, p o u r q u o i? C ’e s t t r è s c r u e l! Q u e lle
q u e so it la vé r it é e lle ser a d é s o la n t e . M a is n i
l ’u n e n i l ’a u t r è n e p o u ve z p lu s r e d e ve n ir é t r a n
gè r e s , e t t o u jo u r s a u ssi u n e a r r iè r e -p e n s é e t o r
t u r a n t e se d r esse r a e n t r e n o u s e t l ’u n e o u l ’a u
t r e d e vo u s , t o u r à t o u r .
— C ’es t é p o u va n t a b le !
I ls se t u r e n t . Ad o s s é s m a in t e n a n t à la b a r
r iè r e d e b o is , ils r e ga r d a ie n t la m a s u r e où se
m o u r a it p e u t -ê t r e la m is é r a b le d e q u i le u r ve n a it
t a n t d e m a l.
— Allo n s p r è s d ’e lle , d it M a r gu e r it e , e lle est
sa n s d o u t e r é ve illé e .
— N e r e n t r e z p a s d a n s ce t a u d is , m o n e n
fa n t , la is se z-m o i t e n t e r s e u l...
— N o n , je ve u x e s s a ye r a ve c vo u s d ’o b t e n ir
u n m ot . H é la s ! e lle m e d is a it t o u t à l ’h e u r e :
« Q u e lle s q u e s o ie n t m e s p a r o le s , vo u s d o u
t e r e z. »
M a r g u e r it e a p p u ya it sa m a in s u r la p o r t e d is
jo in t e , e lle r e cu la , p lu s p â le .
— O h ! gr a n d -p è r e , é c o u t e z...
U n e v o ix s ’é le va it d a n s la m a is o n , u n e h o r
r ib le v o ix d is co r d a n t e , é t r a n glé e , a ve c d es
é cla t s d e r ir e p lu s e ffr a ya n t s q u e d es gé m is s e
m e n t s . I ls p r ê t è r e n t l ’o r e ille .
�120
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
_ A h ! a h ! cr ia it la vie ille , j ’a i b ie n t r a va illé ,
o u i, o u i, b ie n t r a v a illé ... L a p a u vr e s s e s ’est
ve n g é e d es m a u va is r ich e s . E u x , là -b a s , n e
m ’o n t r ie n fa it , m a is je le s h a is t o u t d e m êm e,
co m m e j e h a is le u r s p a r e ils ... O u i! a h ! on
t r o u ve ju s t e q u e le s m a lh e u r e u x t r a în e n t la
m isè r e q u a n d d ’a u t r e s s o n t r e p u s ! Q u e le s u n s
a ie n t t o u t , le s a u t r e s r ie n ... E h ! eh ! J o sé p h in e ,
t u sa is t e ve n g e r , o u i, vr a im e n t , e t t u as ve n gé
J u lia a u s si, J u lia q u ’ils n ’o n t p a s vo u lu co n
n a ît r e , p a r o r g u e il... E t t u a s o b t e n u , en p a ie
m e n t d e t o u t ce la , d e l ’o r ... u n p eu d ’o r ... m a is
la vé r it é , ils l ’ign o r e r o n t t o u jo u r s ! E t m a in
t e n a n t , ils o n t u n ve r d a n s le cœ u r , ce s m a u
va is ! T o u jo u r s , t o u jo u r s ils ch e r ch e r o n t la q u e lle
d es d e u x es t le u r e n fa n t , q u e lle est ce lle q u i
vo le s a p la c e ... e t ils le s p r e n d r o n t en h o r r e u r
t o u t e s le s d e u x ... o u i, t o u t e s le s d e u x ... Q u a n d
m ê m e , l ’e n fa n t ch é r ie d e m a J u lia n e ser a p a s
r e je t é e co m m e u n e m e n d ia n t e , e lle a u r a sa p a r t
d u fe s t in ... a h ! a h !
U n d e r n ie r é cla t d e r ir e s t r id a p lu s vio le n t ,
p u is s o u d a in se b r isa en u n cr i lu g u b r e .
M . d e T r é v o u x et M a r gu e r it e , en h â t e , p o u s
s è r e n t la p o r t e . J o sé p h in e R é m y, r et om b ée su r
so n lit , le s y e u x r é vu ls é s , la b o u ch e t o r d u e ,
s e m b la it r â le r .
— Ce t t e fe m m e se m e u r t .
— O h ! gr a n d -p è r e , c ’est a ffr e u x ! I l n e fa u t
p a s q u ’e lle m e u r e a in si sa n s s e co u r s ... sa n s u n
p rêtre.
— Vo u d r a -t - e lle le r e ce vo ir ? L a m isé r a b le
p a r a ît b ien e n fo n cé e d a n s sa d é gr a d a t io n .
— Q u i s a it ? p e r m e t t e z-m o i d e m ’in fo r m e r ,
je r a m è n e r a i le p r ê t r e . N o u s n e p o u vo n s la la is
ser s e u le ... je p r é fè r e n e p a s r e s t e r ici. J ’a i p eu r .
— S o it , a lle z.
�L ’ OMBRE
d u
pa s s é
I2 l
M a r g u e r it e , en co u r a n t , r e d e s ce n d it le s m a r
ch e s d e p ie r r e . A v e c u n im m e n se b ie n -ê t r e , e lle
se r e t r o u va d a n s la gr a n d e vo ie a ér é e, p r o p r e ,
o ù la v ie r e p r e n a it so n a s p e ct n o r m a l. I l lu i
s e m b la it s o r t ir d ’u n e n fe r . E lle s e h â t a ve r s
l ’é g lis e , d o n t e lle s ’é t a it fa it in d iq u e r le ch e m i . , r e m o n t a n t d ’a u t r e s m a r ch e s , e s s o u fflé e ,
co u r a n t p r esq u e.
U n e d e m i-h e u r e p lu s t a r d , e lle o u vr a it d e
n o u ve a u la p o r t e m is é r a b le d e J o sé p h in e R é m y,
r a m e n a n t u n p r ê t r e à q u i, en ch e m in , e lle a
d it ce q u ’e lle sa it d e la m o u r a n t e e t co n fié q u e l
s e cr e t la m a lh e u r e u s e ve u t e m p o r t e r d a n s la
m ort.
X III
L e t a u d is d e J o s é p h in e es t t r a n s fo r m é . L e
ch â s s is d e la fe n ê t r e a r e t r o u vé s cs vit r e s , le
p o ê le es t n e t t o yé , le sol b a la yé , le g r a b a t r e m
p la cé p a r u n lit b ie n en o r d r e .
S u r u n e t a b le r e co u ve r t e d ’u n lin g e b la n c,
d es fio le s d e m é d ica m e n t s , u n b o l d e co n s o m m é ,
u n e b o u t e ille d e B o r d e a u x. I l y a m ê m e d e va n t
la fe n ê t r e u n p o t d e gé r a n iu m r o u ge , e t c ’est
ve r s l ’é cla t é g a ya n t d e ce s fle u r s q u e le r e ga r d
u n p eu a t o n e d e J o sé p h in e se t o u r n e le p lu s
s o u ve n t . E lle a u ssi est t r a n s fo r m é e . So n vis a ge
est t o u jo u r s p a r ch e m in é , t e r r e u x e t d ’u n e e f
fr a ya n t e m a igr e u r , m a is il a p e r d u son e x p r e s
sion h a ga r d e ; il es t p r o p r e , e n ca d r é d e b a n
d e a u x s o ign e u s e m e n t p e ign é s .
U n e fe m m e s im p le m e n t vê t u e , co iffé e d ’u n
b o n n e t d e t u lle n o ir , a ch è ve q u e lq u e s r a n ge
�122
l
’o
mb r e
d u
pa s s é
m e n t s . E lle a u n e a im a b le figu r e , e n co r e je u n e ,
b ie n q u e d e s fils b la n cs se m ê le n t à se s c h e v e u x
p r e s q u e e n t iè r e m e n t ca ch é s p a r le b o n n e t . U n
gr a n d t a b lie r b le u l ’e n ve lo p p e ; ses m a in s , a u x
d o ig t s m e n u s , a u x ge s t e s a d r o it s e t p r o m p t s,
ga r d e n t le s s t igm a t e s q u ’y la is se le t r a va il. P a r
le u r fo r m e , ce so n t là d e s m a in s d e d a m e, m a is
r o u gie s , d u r cie s co m m e d e s m a in s d ’o u vr iè r e .
— M a d a m e ... M a d a m e J e a n n e ...
— M on e n fa n t ?
M m e J e a n n e s ’est r a p p r o ch é e d u lit ; e lle
r e p la ce l ’o r e ille r , t e n d les co u ve r t u r e s . J o sé
p h in e R é m y la co n s id è r e a ve c p e r sis t a n ce .
— E s t - ce q u e vo u s d é s ir e z q u e lq u e ch o se ?
— P o u r q u o i m ’a p p e le z-vo u s m on e n fa n t ? de*
m a n d e la m a la d e a ve c b r u s q u e r ie ; je s u is b ie n
p lu s vie ille q u e vo u s !
— C ’est vr a i... m a is vo u s êt es m a la d e , et
j ’a d o p t e t o u jo u r s u n p e u le s m a la d e s q u e je
s o ign e , c ’es t u n e h a b it u d e . Ce la vo u s fâ ch et -il?
— N o n ! r ie n n e m e fâ ch e d e v o u s ... Vo u s
ê t e s b o n n e ! E n a ve z-vo u s p a ssé d es n u it s !...
O u i, vo u s êt e s b o n n e ... je vo u s a im e b ie n !
— Vo ilà , d it ga ie m e n t M m e J ea n n e, u n e p a
r o le q u i m e p a ie d e t o u t e s m es p e in e s !
— Ba h ! je p en se q u e l ’a m it ié d ’u n e vie ille
m is é r a b le co m m e m oi ça n e d oit p a s vo u s fa ir e
g r a n d ’ch o se.
— Vo u s vo u s t r o m p e z, e lle m ’est p r écieu se .
— J e n e va u x r ie n ...
— Vo u s le d it e s . M a is je n e ve u x p a s le
s a vo ir ! O n m ’a a p p e lé e p r è s d e vo u s q u i s o u f
fr ie z, q u i s o u ffr ie z d ’a u t a n t p lu s q u e vo u s 11e
vo u lie z p a s p e r m e t t r e a u b o n D ie u d e vo u s
co n s o le r . J e n ’a va is p a s le d r o it d e vo u s ju g e r !
Vo u s é t ie z se u le m e n t a ve u g lé e . J ’a i b e a u co u p
�l
’o
mb r e
d u
pa s sé
123
p r ié p o u r vo u s en vo u s s o ig n a n t ... J e m e s u is
a t t a ch é e à vo u s , o u i, m êm e lo r s q u e vo u s é t ie z
r é vo lt é e co n t r e n o t r e b o n M a ît r e à t o u t e s d e u x,
n o t r e M a ît r e à t o u s ... J e vo u s a im a is p o u r
l ’a m o u r d e L u i.
« E t p u is , u n b e a u ’jo u r , vo u s a ve z cessé d e
m a l p a r le r a u p r ê t r e q u i vo u s vis it e ; vo u s
l ’a ve z é co u t é , vo u s l ’a ve z' co m p r is , e t m a in t e
n a n t n o u s a vo n s u n lie n : vo u s p r ie z a ve c m o i...
co m m e m oi.
— Co m m e v o u s ! O h ! n o n !...... M a d a m e
J e a n n e , vo u le z- vo u s a vo ir co n fia n ce en m oi?
D it e s la vé r it é : vo u s é t ie z r e ligie u s e , n ’e s t -ce
p a s? et 011 vo u s a ch a s s é e ...
— O u i, on a fe r m é n o t r e co u ve n t .
— O h ! m on D ie u ! fa u t - il!... Q u ’e st -ce q u e
vo u s y fa is ie z, d a n s vo t r e c o u ve n t ? P r ie r le
Bo n D ie u t o u t le t e m p s ?
— T o u t le t e m p s, o u i, en ce s e n s q u e n o u s
o ffr io n s .d è s le m a t in t o u t e s n o s œ u vr e s d e la
jo u r n é e ; a lo r s e lle s d e ve n a ie n t a u t a n t d e p r iè
r es. M a is n o u s n ’a vio n s p a s le lo is ir d e lo n gu e s
o r a is o n s , é t a n t t r è s o ccu p é e s . N o u s a vio n s u n e
cr è ch e , u n o u vr o ir p o u r le s gr a n d e s fille s, et
co m m e n o u s n ’é t io n s p a s r ich e s d u t o u t , il
fa lla it t r a va ille r p o u r s u ffir e a u x b e s o in s d e
t o u s n os e n fa n t s . I l y a va it p a r m i n o u s d ’h a
b ile s b r o d e u s e s ; m oi je m ’o ccu p a is d e s p e t io t s ...
Vo ilà !
— H é la s ! o ù so n t -e lle s m a in t e n a n t ?
— Q u i?
— Le s a u tr es sœ u r s?
— E lle s se s o n t r e t ir é e s ch a cu n e d e le u r cô t é,
le s b r o d e u s e s co n t in u e n t d e t r a va ille r ... q u a n d
e lle s t r o u ve n t d e l ’o u vr a ge .
— E t q u a n d e lle s n ’en t r o u ve n t p a s?
— L e Bo n D ie u y p o u r vo it . E t , s ’il L u i p la ît
�,2 4
l ’o m b r e
du
p a ssé
d e n o u s la is s e r clan s la m is è r e ... q u ’im p o r t e ;
n o u s n o u s so m m e s d o n n é e s à L u i, il es t ju s t e
q u ’il fa s s e d e n o u s ce q u ’il L u i p la ît .
— E t vo u s ?
_ M o i... o h ! m o i, je s o ign e d e s m a la d e s ...
e t je vo is t a n t d e so u ffr a n ce s q u e je m e d is
q u e ce s e r a it d e l ’in ju s t ice d e se p la in d r e , q u a n d
D ie u n o u s fa it la gr â ce d ’ê t r e sa in e et fo r t e .
— O h ! fo r t e ... vo u s n ’a ve z p a s l ’a ir si s o lid e
q u e ça .
— P a r e xe m p le !
— Vo u s a ve z d e s jo u e s b ie n p â le s ... M a d a m e
J e a n n e , e s t -ce q u e vo u s m e p e r m e t t e z d e vo u s
a p p e le r « m a s œ u r »?
— Ce r t a in e m e n t ... q u a n d n o u s som m es s e u
le s .
— Ça m e fe r a co m m e si, p o u r d e vr a i, vo u s
l ’é t ie z, m a sœ u r . J e n e m e se n t ir a i p a s t o u t e
s e u le a u m o n d e .
— M a is vo u s n ’ê t e s p a s a b a n d o n n é e ...
— Ab a n d o n n é e ... oh ! n on , p u is q u e vo u s êtea
là ... E t 011 m e fa it d u b ie n , on m ’e n t o u r e d e
d o u ce u r s ... R e g a r d e z co m m e c ’est d e ve n u jo li
i c i ! . . . T o u t d e m êm e, d e p u is q u e c ’es t si jo li,
la M iq u e t t e n e s ’y p la ît p a s. E lle a d é m é n a gé ...
à la clo ch e d e b o is.
— P a u vr e p e t it e ! so u p ir a sœ u r J ea n n e, je
cr o is q u ’e lle a eu p e u r d e m oi.
— D e vo u s et d e M . l ’a b b é . E lle n ’est p a s
p lu s d é vo t e q u e je n e l ’é t a is . O h ! je n e la
r e gr e t t e p a s ... J ’a im e m ie u x vo u s . M a is c ’é t a it
p o u r d ir e ...
« O u i, p o u r s u ivit la m a la d e , c ’es t p r o p r e e t
jo li m a in t e n a n t ; M . le m a r q u is , la p a u vr e
M lle M a r g u e r it e m ’o n t p a r d o n n é ; m a is s ’ils
s o n t b o n s p o u r m o i, si on n e m e r e p r o ch e r ie n ,
je n e p e u x p a s o u b lie r , m o i, le m a l q u e j ’ai
�l
’o
mb r e
d u
pa s s é
125
fa it . Alo r s , ça m ’e m p ê ch e d ’ê t r e co n s o lé e q u a n d
je vo is M lle M a r g u e r it e ...
— E lle est d o u ce e t ch a r m a n t e , ce p e n d a n t .
— O h ! o u i... p a u vr e p e t it e d e m o is e lle ! P e n
s e z- vo u s ce q u e j ’a i fa i t ! . .. vo u s n e le s a ve z
p a s ... Vo u s n ’é t ie z p a s là q u a n d j ’ai r é p é t é à
M . le m a r q u is e t à M lle M a r g u e r it e ce q u e
j ’a va is d it en co n fe s s io n ... E c o u t e z...
— N o n , n on ! n e d it e s r ie n ! Ca lm e z-vo u s .
V o ilà q u e vo u s êt e s t o u t e fié vr e u s e .
— J e vo u s e n p r ie , la is s e z-m o i vo u s r a co n t e r ,
ça m e fe r a d u b ie n ... J e p o u r r a i e n s u it e p e n se r
t o u t h a u t d e va n t vo u s . Ça vo u s e n n u ie d e m ’e n
ten d re?
— O h ! n o n . S i vo u s d e ve z t r o u ve r u n p eu
d e p a ix , u n p e u d e co n s o la t io n à m e co n fie r
ce q u i vo u s a fflig e , p a r le z. J e vo u s é co u t e a ve c
t o u t m on cœ u r ...
So n d é vo u e m e n t à J u lia , sa t e n d r e s s e p o u r
l ’e n fa n t n é e d a n s le s la r m e s , le m a r ia ge d e l ’a c
t r ice a ve c M . d e T r é v o u x , le u r m o r t à t ou s
d e u x , le so r t d iffé r e n t d e s o r p h e lin e s , J o s é p h in e
R é m y le d it lo n gu e m e n t .
— E t vo ilà q u ’u n jo u r , co n t in u a -t - e lle en
s ’a n im a n t , u n jo u r q u e j ’é t a is p lu s m isérable^
q u e je d é t e s t a is t o u t le m o n d e , l ’id é e m ’est
ve n u e d e fa ir e d u m a l a u x g e n s à q u i je 11’a va is
ja m a is p a r d o n n é d ’a vo ir r e p o ift s é J u lia ... P e u t ê t r e , s ’ils l ’a va ie n t a ccu e illie , a u r a it - e lle a b a n
d o n n é le t h é â t r e ... E t e lle 11e s e r a it p a s m o r t e ,
p u is q u e c ’e s t 1111 m a u va is fr o id p r is en q u it t a n t
la s cè n e , u n s o ir , q u i l ’a fa it m o u r ir . J e le u r
en vo u la is a u s s i d ’a vo ir m is m a p e t it e M a r
g u e r it e a u co u ve n t et d e la t e n ir t o u jo u r s lo in
d ’e u x : e lle n ’a lla it ja m a is à M u r d o s . Q u a n d
so n co u ve n t é t a it à P a r is , j ’a u r a is vo u lu la
vo ir ; m a is 011 11e m e le p e r m e t t a it p a s. Sa n s
�I2 Ô
L ’ OMBRE
d u
pa s s é
d o u t e M . le m a r q u is le d é fe n d a it ... E n fin , j ’en
a va is d e la r a n cu n e ... ça m e cr e va it s u r le cœ u r
co m m e u n e p o ch e d e fie l. Alo r s j ’ai eu l ’id é e
d ’é cr ir e a u m a r q u is q u e je l ’a va is t r o m p é , q u e
la p e t it e r e cu e illie ch e z lu i c ’é t a it la p r e m iè r e
fille d e M a d a m e , e t q u e sa p e t it e -fille , à lu i,
c ’é t a it ce lle q u ’il n e vo u la it p a s vo ir , q u i viv a it
a u co u ve n t , co m m e en p r iso n . E t il est ve n u
ici, M . le m a r q u is , m e s u p p lie r d e n e p a s m e n
t ir . I l m ’a p a yé e p o u r ê t r e s in cè r e , et j ’ai t o u
jo u r s m e n t i... Ça m e fa is a it p la is ir d e lu i vo le r
son a r ge n t . A h ! je vo u s d is, je vo u s d is , je n e
va u x r ie n ... J e s u is u n e m is é r a b le !... N o n , n e
m ’in t e r r o m p e z p a s ... la is se z-m o i fin ir ... M . le
m a r q u is es t r e p a r t i, il a fa it r e ve n ir M a r gu e r it e
d u co u ve n t ; m a is il n e c r o ya it p a s t o u t à fa it
à ce q u e je lu i a va is é cr it . C ’é t a it ça q u e je
vo u la is : e m p o is o n n e r sa vie e t ce lle d e la
vie ille d a m e. T a n t q u e le s p e t it e s n ’o n t r ien
su , ça a d u r é ; m a is M a r gu e r it e , u n jo u r , a
t r o u vé d es le t t r e s d e M . d e T r é v o u x à ses
p a r e n t s q u a n d il vo u la it é p o u s e r J u lia , e lle a
t r o u vé a u ssi m a le t t r e . Alo r s e lle s ’est a ffo lé e ,
la p a u vr e , e lle est ve n u e ici m e s u p p lie r ,
co m m e M . le m a r q u is , d e d ir e la vé r it é ...
J ’ai co m p r is a lo r s q u e t o u t ce q u e j ’a va is
fa it c ’é t a it p ou r , le p la is ir d e r e n d r e m a lh e u
r e u x d es r ich e® q u a n d m oi j ’é t a is p a u vr e à
m o u r ir d e fa im . J e l ’a i co m p r is p a r ce q u e ,
en la r e vo ya n t , ce t t e p e t it e q u e j ’a va is t a n t
d o r lo t é e , j ’a u r a is d û a vo ir p it ié , d ’a u t a n t p lu s
q u ’e lle r e ss e m b le à sa m è r e , q u ’e lle a sa v o ix ...
à cr o ir e q u e m a p a u vr e J u lia r e ve n a it là p o u r
m e p r ie r ... E h b ie n , j ’ai r ie n r essen t i d u t o u t ,
r ien q u e p lu s d e s a t is fa ct io n à ê t r e m a u va is e !
J e cr o is q u e je n ’a va is p lu s d e c œ u r ... F a u t
d ir e a u ssi q u e j ’é t a is m a la d e , a b a n d o n n é e ,
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
m is é r a b le co m m e u n ch ie n p e r d u ... e t h a r
gn e u s e a u t a n t ... E t p u is — a h ! j ’a i h o u t e —
co m m e je 11e m a n ge a is gu è r e , je m e n o u r r iss a is
d ’e a u -d e - vie ... U n e fo lle , q u e j ’é t a is d e ve n u e ...
J ’ai e u u n e cr is e , u n e e s p è ce d ’a t t a q u e , le jo u r
q u e M a r g u e r it e e s t ve n u e . Vo u s é t ie z là , je
cr o is , q u a n d j ’a i r e t r o u vé m es e s p r it s , d e u x
jo u r s p lu s t a r d ; M . le m a r q u is é t a it a cco u r u .
J e le s a i vu s t o u s d e u x p r è s d e m o i, ça m ’a fa it
m ’e n t ê t e r e n co r e p lu s ... D ’a ille u r s , j ’é t a is si
fa ib le ! J e n e r e t r o u va is u n p e u d e fo r ce q u e
p o u r e n vo ye r p r o m e n e r ce p a u vr e M . l ’a b b é,
q u ’on a va it a p p e lé p r è s d e m oi e t q u i r e ve n a it ,
r e ve n a it sa n s se la s s e r . I l a b ie n fa it ! J ’ai fin i
p a r l ’é co u t e r , p a r co m p r e n d r e ... et m e r e p e n
t ir . J ’a i fa it ce q u e je p o u va is p o u r r é p a r e r :
co n fe s s é à M . le m a r q u is e t à M a r g u e r it e la
vr a ie vé r it é . M a is ça n ’a p a s r é p a r é g r a n d ’ch o se . Sa n s m a m a u d it e le t t r e , M a r gu e r it e
n ’a u r a it co n n u n i sa s œ u r , n i la fa m ille d e sa
sœ u r , e t n ’a u r a it n a s e u d e r e gr e t s ; t a n d is
q u ’a p r è s a vo ir é t é là -b a s co m m e fille d e la m a i
so n , e lle n ’a p a s vo u lu y r e t o u r n e r , s a ch a n t
q u ’e lle n e le u r é t a it r ie n ... A h ! j ’a i b ie n r e
co n n u le ca r a ct è r e d e sa m è r e ; m a lg r é ce q u ’a
p u d ir e M . le m a r q u is , e lle s ’es t e n t ê t é e . « P lu s
t a r d , q u ’e lle r é p o n d a it , p lu s t a r d , q u a n d F a u s t in e ser a m a r ié e . » P o u r la co n t e n t e r , il a fa llu
(lu e M . le m a r q u is la la is s e g a g n e r sa vie . Son
co u ve n t lu i a t r o u vé u n e p la ce d e d e m o ise lle
d e co m p a gn ie , t o u t ju s t e ch e z la g r a n d ’m èn ï
d e sa ca m a r a d e o ù e lle p a ss a it ses jo u r s d e
co n gé , M m e B a r in e . L a vie ille d a m e d em e u r e
à P a r is , t o u t e s e u le . Ca lu i fa it p la is ir d e p r e n
d r e a ve c e lle ce t t e je u n e s s e q u ’e lle a co n n u e
d a n s le t e m p s. M a r g u e r it e n ’est p a s m a lh e u
r e u se , o u p e u t -ê t r e q u ’e lle m e le d it p o u r
�128
l
’o
mb r e
d u
pa s s é
r a ’ô t e r m es r e m o r d s . C ’es t e lle q u i m ’a r a co n t é
ça . E lle vie n t m e vo ir s o u ve n t , co m m e vo u s
s a ve z. M . le m a r q u is es t r e t o u r n é à M u r d o s ,
a p r è s a vo ir p a yé p o u r t o u t a r r a n ge r ici e t vo u s
m e t t r e p r è s d e m o i. I l ve u t r e n d r e le b ie n p o u r
le m a l ; m a is , m o i, je n e v e u x p a s o u b lie r . L e
t e m p s m e d u r e p o u r m o u r ir ... o u i, le t e m p s m e
d u r e ... J ’a i d e s r e m o r d s , d e s r e m o r d s q u i m e
b r û le n t !
L a m is é r a b le s ’a g it a it , le s jo u e s en fe u .
Sœ u r J e a n n e , p e n ch é e s u r e lle , d o u ce m e n t
lu i d is a it d e s m o t s d e p a r d o u , d e s m o t s d ’e s
p é r a n ce .
X IV
— Rep os !
— P a s d e r e fu s !
M iq u e t t e d e sce n d d e la t a b le d es m o d è le s e t
vie n t se ca m p e r d e r r iè r e le p e in t r e . E lle p e n ch e
la t ê t e , p in ce le s lè vr e s , clign e d es y e u x , t o u t e
u n e m im iq u e q u i, à so n se n s , d o it lu i d o n n e r
l ’a ir co n n a is s e u r .
— C ’est jo lim e n t b ie n , t o u t d e m êm e !
— Ah ! .
L a m im iq u e a va it é ch a p p é à l ’a r t is t e , le ju g e
m e n t le la is s a it fr o id .
— J e se r a i, q u e vo u s d it e s ?
— E u r yd ic e é co u t a n t la vo ix d ’O r p h é e q u i
l ’a p e r d u e .
— A h ! b o n , j*o u b lie t o u jo u r s .
— Ça n ’a a u cu n e im p o r t a n ce .
— S i... p o u r « l ’e s p r it d e la p ose ».
— P ff ! E h b ien ! m on e n fa n ï, p o u r « l ’e s p r it
d e la p ose », fâ ch e d ’a vo ir l ’a ir d ’é co u ïe r u n
o r gu e d e Ba r b a r ie .
�L ’O M B R E
DU
PA SSÉ
129
— Q u o i?
— J e s u is s û r q u e t u as l ’â m e t e n d r e ju s q u ’à
é p r o u ve r u n e gr o s s e e n vie d e p le u r e r q u a n d t u
e n t e n d s jo u e r l ’u n d e n o s d e r n ie r s o r gu e s d e
Ba r b a r ie , ca r ce t t e r e liq u e d es jo u r s h e u r e u x
s ’en v a ... s ’en v a ... on la p o u r ch a s s e ... e t le
p liou ocr r a p h e la t u e .
— Vo u s a ve z l ’a ir d e vo u s m o q u e r ! C ’est
vr a i, q u a n d j ’e n t e n d s d e la m u s iq u e , ça m e
r en d t o u t e b ê t e .
— E t q u a n d t u n ’en e n t e n d s p a s?
— Q u o i?
— R ie n , m a p e t it e . N e t ’é m e u s p a s ... et
r e p r e n d s la p a u se. T u e s a r r ivé e t a r d ... vo ilà
ce q u e c ’est q u e d e lo g e r s u r la b u t t e sa cr é e .
— O ù vo u le z- vo u s q u e je lo g e ? C ’es t le q u a r
t ie r d es a r tisses.
— E h b ien ! e t ici, à P a s s y, il y a d es a r tisses.
. — M o in s. E t p u is le s lo ye r s so n t t r o p ch e r s.
M a is j ’a i d é m é n a gé .
— Ah bah !
— V ° u i , p a r ce q u e ca d e ve n a it gê n a n t ; la
vie ille R é m y r e ce va it t r o p d u b e a u m on d e .
— Ah !
— Vo u i, u n m a r q u is !
— Non !
— Co m m e je vo u s le d is. U n gr a n d m a ig r e ...
l ’a ir d ’u n p o r t r a it .
— Ain s i q u e t o u t m a r q u is s a ch a n t son r ô le .
— F a u t d o n c q u e t o u s le s m a r q u is a ye n t l ’a ir
d e p o r t r a it s ?
— M iq u e t t e , t a fa ço n d e s a is ir a u p ie d d e la
le t t r e la m o in d r e d e m e s p a r o le s d e vie n t fa t i
g a n t e . Ve u x - t u r e p r e n d r e la p o se ?
— Vo ilà ! Ch e z la m è r e R é m y y a u n e d a m e
en n o ir q u ’on d ir a it u n e r e lig ie u s e d é gu isé e ,
e t p u is a u s s i y vie n t u n e jo lie , jo lie d em oise lle,
1 8 3 -V
�130
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
la p e t it e -fille d u m a r q u is, j ’ai co m p r is ... u n e
d e m o is e lle M a r g u e r it e ... B o n ! q u ’e s t -ce q u e
vo u s a v e z ... vo u s je t e z t o u t p a r t e r r e !
— T u d is ?
— Vo u le z- vo u s q u e j e vo u s a id e à le s r a m a s
se r , vo s p in c e a u x, m ’s ie u F ir m ia n ?
— O u i... n o n , n o n , r e st e t r a n q u ille ! ou p lu
t ô t ... t ie n s , la is s e ... je lè v e la s é a n ce , je n e fa is
r ie n d e b o n a u jo u r d ’h u i. V a ! je t e p a ier a i
q u a n d m ê m e la p o s e ... J e s u is fa t ig u é , va -t -en !
— M a is , q u ’e s t -ce q u ’il y a ? Vo u s n ’ê t e s p a s
m a la d e ? J a m a is je n e vo u s a i v u co m m e ç a ...
— E co u t e , fa is-m o i le p la is ir d e file r , h ein !
J e t e d is q u e j e s u is fa t ig u é ...
E lle o b é it , é p o u va n t é e . L e p e in t r e ja m a is n e
la b o u s cu la it ; il é t a it b o n p o u r e lle , t o u jo u r s
in d u lg e n t , e t a u jo u r d ’h u i il la malmène, la
ch a s s e p r e sq u e , a ve c u n e v o ix s i fâchée... Q u ’at -e lle fa it ... q u ’a -t -e lle d it ?
— A lo r s ... à d e m a in , m ’s ie u ?
— A d e m a in , o u i, c ’es t ce la , r é p o n d d is t r a i
t e m e n t H e n r y F ir m ia fi.
11 a r ep o u s sé son ch e va le t , je t é sa p a le t t e ...
C ’es t à P a s s y, t o u t p r è s d u b o is, u n a t e lie r
d ’u n lu x e t r è s s o b r e , u n vr a i a t e lie r fa it p o u r
la co m m o d it é , le ch a r m e d u t r a va il, e t n o n u n
d e ce s h a lls e n co m b r é s d e b ib e lo t s , o ù le s b e lle s
m a d a m e s so n t a d m ise s à ve n ir p a r a d e r e t où
1° « ch e r m a ît r e », t r o p s o u ve n t o is if, le u r ser t
d u t h é e x q u is en d es t a s se s q u i s o n t d e s
jo y a u x ; o ù le u r s o n t o ffe r t e s d e m e r ve ille u s e s
ciga r e t t e s fa it e s d ’u n t a b a c b lo n d a r a ch n é e n ,
in t r o u va b le a ille u r s , e t q u ’e lle s d é gu s t e n t , a s
sises su r d e s d iva n s d e so ie d ’O r ie n t , d ’u n a r t
b e a u co u p p lu s r é e l q u e la p e in t u r e d u « ch e r
m a ît r e ».
H e n r y F ir m ia n t r a va ille . Il a t r a va illé d ’a
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
b or d p a r go û t , p a r a m b it io n . D e p u is p e u , il
t r a va ille p o u r o u b lie r , p o u r gu é r ir .
A h ! la fin d u r o m a n !
E n le vo ya n t b r isé , d é t r u it , il a co m p r is co m
b ie n , a lo r s m ê m e q u ’il en a ffir m a it l ’im p o s s i
b ilit é , il s ’é t a it a t t a ch é à so n r ê ve .
Y a -t -il vr a im e n t si p eu d e t e m p s d ’é co u lé
d e p u is ce s o ir o ù M m e d e G e r fe u r e d e sce n d it
au p r e s b yt è r e d e M u r d o s a ve c u n vis a g e d é so lé ,
a p p o r t a n t la d o u le u r a u lie u d e la jo ie q u e , sû r e
d e la vict o ir e , e lle é t a it .a llé e q u é r ir ? J a m a is,
ja m a is H e n r y n ’o u b lie r a ce t t e h e u r e !
I l r e vo it M m e d e G e r fe u e n t r a n t , p â le e t d é
fa it e , d a n s le p e t it p a r lo ir , se la is s a n t t o m b e r
su r u n e ch a is e a ve c u n e e xcla m a t io n d e p it ié
q u e l ’a b b é M u r ie l fu t se u l à co m p r e n d r e .
— A h ! le s p a u vr e s ge n s !
P u is , s ’a d r e s sa n t a u p r ê t r e , e lle lu i r e p r o ch a it
son sile n ce .
— Vo u s s a vie z t o u t , m o n s ie u r le cu r é , et
vo u s m ’a ve z la is s é fa ir e ...
— J e n ’a va is p a s le d r o it d e p a r le r .
— C ’est ju s t e ! E h b ie n ! G ilb e r t , il n e p e u t
ê t r e q u e s t io n p o u r t oi d ’é p o u ser F a u s t in e . Ce t t e
e n fa n t ...
M a is l ’a b b é M u r ie l s ’in t e r p o s a it .
— M a d a m e , ce se cr e t n ’est p a s le vô t r e ...
— Vo u s a ve z r a is o n , d it M m e d e G e r fe u .
E lle d e vin a it la p e n sé e d u p r ê t r e . Ce r t e s , e lle
d ir a q u e l o b s t a cle r en d im p o s sib le u n e s o lu t io n
h ie r si d é sir é e , m a is à G ilb e r t seu l. G ilb e r t la
co m p r e n d e t , t r è s p â le , il l ’e n t r a în e .
— Ve n e z, m a m è r e , r e n t r o n s , vo u s m e r a co n
t e r e z...
H e n r y F ir m ia n n ’a p a s le d r o it d e q u e s t io n
n e r , et p o u r t a n t q u e l d é s ir a n go is s a n t d e s a vo ir
le t o r t u r e !
�132
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
L e le n d e m a in , a va n t q u ’a it é t é co lp o r t é e p a r
les d o m e s t iq u e s la n o u ve lle d u d é p a r t d e M a r
gu e r it e , l ’a u t o m o b ile d u P ic é t a it ve n u e ch e r
ch e r F ir m ia n . L e s G e r fe u , r e p a r t a n t p o u r P a r is ,
p e n sa ie n t b ie n q u e le p e in t r e , d e q u e lq u e im
p r u d e n ce q u e fû t p o u r lu i ce vo ya g e , n e vo u
d r a it p a s r e st e r se u l à M u r d o s . E t il é t a it p a r t i.
A P a r is se u le m e n t , e t p a r G ilb e r t , il a p p r it la
fu it e d e M a r gu e r it e . M m e d e G e r fe u e n r e ce
va it la n o u ve lle d a n s u n e le t t r e d e son fe r m ie r ,
e n t r e u n r a p p o r t s u r la va ch e r ie e t u n e d em a n d e
d ’e n gr a is :
« I l y a d u n o u ve a u a u p a ys , é cr iva it cet
h o m m e ; u n e d e s d e m o ise lle s d e T r é v o u x s ’es t
s a u vé e d e ch e z e lle . Q u o iq u ’on d ise q u e M . le
m a r q u is et M m e la m a r q u ise le vo u la ie n t b ie n ,
le s d o m e s t iq u e s s a ve n t q u e la d em oise lle est
p a r t ie a va n t le jo u r , s a n s r ie n d ir e , e t q u e
M lle F a u s t in e en a b ie n d e la p ein e. »
G ilb e r t s ’es t e n ga gé à n e p a s t r a h ir , m êm e
p o u r son a m i, le se cr e t liv r é à M m e d e G e r fe u
p a r le m a r q u is ; m a is ce d é p a r t d e M a r gu e r it e ,
p u b liq u e m e n t co n n u là -b a s , p o u r q u o i le lu i
ca ch e r ? P a s p lu s q u e F ir m ia n , d u r est e, il n ’en
s o u p ço n n a it la r a ison . I l n e d e va it p a s la co n
n a ît r e . M a r gu e r it e s ’es t t r o m p é e en cr o ya n t
a s s u r e r le b o n h e u r d e F a u s t in e , e t M m e d e
G e r fe u , n ’a ya n t p u su p p o r t e r la p e n sé e q u e
son fils s o u ffr ir a it d e se s r e gr e t s , à t o u t p r ix a
vo u lu le d is t r a ir e ; p r é t e x t a n t p o u r l ’e n t r a în e r
son p r o p r e b e s o in d e d is t r a ct io n , e lle a d é cid é
son fils à u n e lo in t a in e e t lo n gu e cr o is iè r e . I ls
so n t p a r t is , n e s a ch a n t r ie n d e p lu s , n e vo u la n t
r ie n s a vo ir s u r le s é vé n e m e n t s d e M u r d o s .
Av a n t d e q u it t e r P a r is o ù , cé d a n t a u d ésir
d e la je u n e fille , il a d û la is s e r M a r gu e r it e , le
m a r q u is s ’est p r é se n t é ch e z le s G e r fe u ; 011 n ’a
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
*33
p u q u e lu i a p p r e n d r e le h â t if vo ya g e , sa n s in d i
q u e r d ’a d r esse. « M a d a m e » d e va it e n vo ye r u n
a vis p o u r so n co u r r ie r q u i, ju s q u ’a lo r s, a t t e n
d r a . M . d e T r é v o u x n ’a p a s vo u lu é cr ir e . E t
là -b a s, d a n s le v ie u x ch â t e a u q u i lu i se m b le à
p r é s e n t p lu s d é s o lé , F a u s t in e ga r d e a u cœ u r
d e u x p e in e s : l ’é lo ign e m e n t d e G ilb e r t , l ’éloign e m e n t d e M a r gu e r it e . D u m o in s, e lle n e se
h e u r t e p lu s à l ’é n igm e d e sa vie : la m a r q u ise
a vo u lu q u e la je u n e fille e n fin s a ch e la vé r it é .
A h ! le s la r m e s d e F a u s t in e en a p p r e n a n t q u e
ce t t e s œ u r a în é e n e se r a d éso r m a is q u ’u n e
é t r a n gè r e à M u r d o s !... Co m m e e lle vo u d r a it la
r a p p e le r , la co n va in cr e q u e s a p la ce es t là , p r ès
d ’e lle !
P o u r H e n r y F ir m ia n , q u i n e s a it r ie n d e ces
ch o ses, q u e lle é n igm e a é t é , est e n co r e la fu it e
d e M a r gu e r it e ! I l lu i p a r a ît é vid e n t q u ’il y
a co r r é la t io n e n t r e ce d é p a r t e t le se cr e t r é vé lé
p a r les T r é v o u x à M m e d e C.er feu . M a is q u el
es t ce se cr e t , gr a n d s d ie u x !...
L e p e in t r e ign o r e la ve n u e à P a r is d u m a r
q u is d e T r é v o u x , e t s u r d e u x m o t s r a p p o r t é s
p a r ce t t e M iq u e t t e , b a va r d e sa n s ce r ve lle , le
vo ici h o r s d e lu i.
U n m a r q u is ... u n e je u n e fille d u n o m d e M a r
gu e r it e , c ’en est a ss e z p o u r le b o u le ve r s e r .
M a in t e n a n t , se u l d a n s l ’a t e lie r , F ir m ia n se
r e ss a is it .
—
J e s u is fo u ... fo u ! I l y a d ’a u t r e s m a r q u is,
d ’a u t r e s M a r gu e r it e s . J e d e vie n s r o m a n esq u e,
m oi, c ’est in s e n s é !
Ce p e n d a n t , il 11e p e u t ch a ss e r la h a n t ise .
Si c ’é t a it e lle ? ... Alo r s , a ve c q u e lle m a la d r esse
il vie n t d ’a gir ! A u lie u d e b o n d ir e t , b r u s q u e
m en t e xa s p é r é , d e r e n vo ye r son m o d è le , il fa l
la it l ’in t e r r o ge r s u r ce t t e m è r e R é m y q u i r e ço it
�>34
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
m a in t e n a n t « t r o p d e b e a u m o n d e » p o u r la
t r a n q u illit é d e ce t t e fle u r d e b a s s e b o h è m e
q u ’es t M iq u e t t e .
M a is ce t t e R é m y, F ir m ia n s a it o ù la t r o u ve r .
I l d o it a vo ir l ’a d r es se d e so n m o d è le ... o u i,
il l ’a sû r e m e n t . A h ! . . . ce ca r n e t d ’a d r e s s e s ...
le vo ici. « M iq u e t t e , ch e z M m e R é m y, » e t F i r
m ia n , le s y e u x fix é s s u r l ’a d r e s se , s e d em a n d e
ce q u ’il a d vie n d r a s ’il se t r o m p e ... Si ce t t e
« jo lie d e m o ise lle » n ’e s t p a s ce lle q u ’il vo u d r a it
t a n t r e vo ir .
XV
« M a b ie n ch è r e p e t it e e n fa n t ,
« J e n e sa u r a is vo u s b lâ m e r d e vo u lo ir g a gn e r
vo t r e vie . J e m e s u is e m p lo yé e d e t o u t cœ u r
à vo u s en p r o cu r e r le s m o ye n s e t j ’a i é t é b ien
h e u r e u s e d ’y r é u s s ir : r e m e r cie z D ie u q u i a t o u t
co n d u it !
« T o u t co n d u it ! o u i, sa n s d o u t e ! Ce p e n d a n t ,
je n e cr o is p a s q u e vo u s a ye z a b so lu m e n t a gi
selon sa vo lo n t é , m a p e t it e M a r gu e r it e , en vo u s
e n fu ya n t co m m e vo u s l ’a ve z fa it d e M u r d os.
Si je vo u s a p p r o u ve d e vo u lo ir vo u s su ffir e ,
s a ch a n t m a in t e n a n t q u e vo u s ê t e s u n e o r p h e lin e
sa n s fo r t u n e ; si, je co m p r e n d s a u s si le d é sir q u i
vo u s p o u s s a it à ch e r ch e r la vé r it é , je n e p u is
q u e b lâ m e r vo t r e co u p d e t ê t e . I l es t vr a i q u e
vo t r e gr a n d e je u n e s s e m ê m e , t o u t en r en d a n t
ce co u p d e t ê t e p lu s d a n ge r e u x, lu i se r t a u ssi
d ’e xcu s e . Vo u s n ’a ve z p a s co m p r is la g r a vit é
d ’u n t el a ct e . J e vo u s l ’ai d é jà r e n r o ch é , b ien
�L ’O M B R E D U
PA SSÉ
•35
d o u ce m e n t , en r é p o n se à vo t r e co n fe s s io n e n
t iè r e e t t r è s fr a n ch e , j ’en s u is s û r e . Vo u s m e
d it e s : « Q u ’a u r a is -je p u fa ir e ? » D ’a b o r d , n e
p o in t vo u s p e r m e t t r e d ’o u vr ir c e co ffr e t ! C ’é t a it
p eu d ig n e d e vo u s , M a r gu e r it e , d e vio le r u n
se cr e t q u e l ’on r e fu s a it d e vo u s livr e r ! M a is je
p a sse co n d a m n a t io n là -d e ss u s : vo u s é t ie z a ffo
lé e ... vo u s vo u lie z t r o u ve r le m o ye n d e co n s o le r
vo t r e p e t it e s œ u r . »
I
P o u r la s e co n d e fo is , M a r g u e r it e lis a it ïa
le t t r e d e m è r e Sa in t - J e a n -Ba p t is t e . E lle s ’a r
r êt a , p e n s ive . O u i, d é cid é m e n t , la r e lig ie u s e a
r a ison . C e t t e fu it e d e M u r d o s é t a it m a u va is e
en so i.
E lle r e p lia la le t t r e . U n e fe m m e d e ch a m b r e
ve n a it l ’a ve r t ir q u e « M a d a m e », p r ê t e à so r t ir ,
d e m a n d a it « M a d e m o is e lle ».
M m e Ba r in e a t t e n d a it sa co m p a gn e s a n s im
p a t ie n ce ; e lle r é p o n d it a ffe ct u e u s e m e n t a u x
e xcu s e s d e la je u n e fille d e s ’ê t r e fa it a t t e n d r e .
—
M a is ft on , m a is n o n , m a d e m o is e lle , n e
vo u s t o u r m e n t e z p a s ! L,a vo it u r e vie n t à p e in e
d ’a r r ive r ... D o n n e z-m o i vo t r e b r a s p o u r d e s ce n
d r e . Vo u s vo ye z co m m e j e d e vie n s b r a n la n t e ?
J ’a va is b esoin , vr a im e n t , d ’u n g e n t il b â t o n d e
vie ille s s e , e t je n e p u is s o n ge r à a cca p a r e r m a
p e t it e -fille , vo t r e a m ie E d it h , à m o n u n iq u e
p r o fit .
E lle s o u r ia it , l ’a im a b le vie ille , s ’e ffo r ça n t
d ’é g a ye r sa co m p a gn e .
E lle n e s a it r ie n d u d r a m e q u i s ’est jo u é à
M u r d o s ; M a r gu e r it e es t r e s t é e p o u r e lle l ’o r
p h e lin e q u ’E d it h a m e n a it d u co u ve n t a u t em p s
d es va ca n ce s , a lo r s q u e la g r a n d ’m è r e ve n a it
à D ie p p e ch e z ses e n fa n t s .
E lle s a it q u e la je u n e fille a p a ss é q u e lq u e s
�136
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
m ois à M u r d o s , q u ’e lle p o ss è d e u n e d em i-sœ u r
d o n t la fa m ille n ’e s t p a s sa fa m ille ; m a is e lle
p e n se q u e M a r gu e r it e n ’a ja m a is ign o r é ce la
e t , si e lle s ’é t o n n e q u ’o n a it si lo n gt e m p s sé p a r é
le s d e u x s œ u r s , e lle se ga r d e b ie n d ’e n t r e t e n ir
M a r gu e r it e d e sa s u r p r is e . E lle a t r o p d ’e x p é
r ie n ce p o u r 11e p o in t su p p o s e r q u ’il y a là q u e l
q u e ch o se q u i n e r e ga r d e p a s le s é t r a n ge r s .
Se u le m e n t sa p it ié s ’a u gm e n t e p o u r la p a u vr e
e n fa n t sa n s fo ye r , e lle vo u d r a it la vo ir h e u
r eu se.
M a r g u e r it e lu i a d it :
— A M o n t m a r t r e , h a b it e u n e vie ille fem m e
t r è s m is é r a b le , c ’es t e lle q u i m ’a so ign é e lo r s
q u e j ’é t a is t o u t e p e t it e . M . d e T r é v o u x (elle
11e d it p lu s g r a n d -p èr e) l ’a r e t r o u vé e e t s e co u
r u e . I l m ’a d o n n é d e l ’a r g e n t p o u r e lle . Vo u
d r e z-vo u s p e r m e t t r e q u e j ’a ille q u e lq u e fo is la
vo ir ? E lle e s t t r è s m a la d e e t n e p e u t viv r e b ien
lo n gt e m p s .
— Vo u s ir e z ce r t a in e m e n t , a r é p o n d u l ’e x
ce lle n t e fe m m e . S i ce la n e vo u s d é p la ît p a s, je
vo u s y a cco m p a gn e r a i vo lo n t ie r s .
M a is M a r g u e r it e a p a r lé d e la r u e im p r a t i
ca b le a u x vo it u r e s , e t M m e Ba r in e a r e n o n cé
à sa vis it e ch a r it a b le . Ce p e n d a n t , e lle cr o it
d e vo ir à l ’e n fa n t si je u n e q u i lu i e s t co n fié e u n e
a ffe ct u e u s e p r o t e ct io n e t , d e u x fo is d é jà , ju s
q u ’a u p ie d d e s m a r ch e s d e p ie r r e , e lle a co n d u it
M a r gu e r it e , a t t e n d a n t p a t ie m m e n t d a n s sa vo i
t u r e le r e t o u r d e la je u n e fille . Ce lle -ci n e co m
p r e n d p a s, n ’a ya n t a u cu n p o in t d e co m p a r a is o n ,
co m b ie n r a r e e s t la ch a n ce p o u r u n e d e m oise lle
d e co m p a gn ie d ’ê t r e a in s i t r a it é e e t ch o yé e .
Au jo u r d ’h u i, p e n s a n t lu i fa ir e p la is ir ; 1a
vie ille d a m e p r op ose :
— N o u s ir o n s à M o n t m a r t r e , ù la Ba s iliq u e ;
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
137
m a is d ’a b o r d , si vo u s vo u le z, n o u s fe r o n s a r r ê
t e r d e va n t l ’im p a s se en é ch e lle où p e r ch e vo t r e
p r o t é gé e . Vo u s p r e n d r e z d e ses n o u ve lle s e t lu i
a p p o r t e r e z u n in s t a n t la jo ie d e vo t r e je u n e s s e ...
L a jo ie d e vo t r e je u n e s s e , r é p è t e M m e Ba r in e ,
vo u s n e se m b le z p a s l ’é p r o u ve r vo u s -m ê m e ...
J ’a im e r a is vo u s vo ir p lu s ga ie , 111011 e n fa n t ...
— J e l ’é t a is ... a u co u ve n t on m e r e p r o ch a it
m êm e d e l ’ê t r e u n p e u t r o p . Ce la p a ss e , la
ga ie t é .
— M a is n o n , il n e fa u t p a s q u e ce la p a sse.
J e lis d a n s vo s y e u x ce q u e vo u s p e n se z : « M m e
Ba r in e en p a r le t r è s à so n a is e , e lle a e u b ien
s û r u n e vie t o u t u n ie , fa cile t o u jo u r s ... lie n
q u e d e s b o n h e u r s ... M o i a u s s i, q u a n d je ser a i
t r è s h e u r e u s e , je r e d e vie n d r a i g a ie . » N ’est -ce
p a s ce q u e vo u s p e n se z?
— A p e u p r è s, a vo u a fr a n ch e m e n t M a r g u e
r it e , a ve c u n e va r ia n t e , ce p e n d a n t .
— L a q u e lle ?
— J e n e d is p a s « q u a n d je se r a i t r è s h e u
r e u s e » , p a r ce q u e je n e cr o is p a s q u e je le
se r a i ja m a is ... O h ! m a d a m e ! ce n ’est p a s q u e
je m e t r o u ve à p la in d r e p r è s d e vo u s , s i b o n n e ...
— M a is o u i, m a is o u i, je co m p r e n d s. E h
b ie n , il e s t a u s s i d a n ge r e u x d e n e r ie n esp ér er
d e la v ie q u e d ’en t r o p esp ér er ; m a is e n a t t e n
d a n t le Bo n h e u r — a ve c u n gr a n d B — t o u jo u r s
b ien r e la t if, a lle z ! il e s t sa ge d e s a vo ir go û t e r
t o u s le s p e t it s b o n h e u r s ch a q u e jo u r r e n co n t r é s
s u r s a r o u t e e t t r o p s o u ve n t d é d a ign é s . I l n e
fa u t p a s r e ss e m b le r à u n vo ya g e u r q u i, a lt é r é
ce p e n d a n t , r e fu s e r a it d e b o ir e a u x r u is s e a u x,
' n e le s vo va n t m ê m e p a s, h yp n o t is é p a r l ’a t
t e n t e , la r e ch e r ch e d e la gr a n d e s o u r ce m e r
ve ille u s e m e n t lim p id e e t b e lle o ù à lo n gs t r a it s
il p o u r r a s e d é sa lt é r e r . M a ch è r e , il se p eu
�>3 «
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
fo r t b ie n q u e , fin a le m e n t , ce t im p r u d e n t p e r
s o n n a ge a b o u t is s e à u n a r id e d é se r t o ù l ’a u r a
e n t r a în é le m ir a g e ... N o u s a vo n s , m o n e n fa n t ,
u n co r p s, u n cœ u r e t u n e â m e. E h b ie n ! il est
a ss e z r a r e q u e t o u t s o it e n se m b le p le in e m e n t
s a t is fa it . S i n o t r e co r p s n e s o u ffr e p a s, si n o t r e
e s p r it lu c id e n o u s p e r m e t d ’a p p r é cie r les ch oses
b e lle s e t h a u t e s ; si n o t r e cœ u r n ’es t p o in t t o r
t u r é p a r u n a n go is s a n t iso le m e n t ; si n o t r e âm e
s u r t o u t s ’é lè ve sa n s t r o u b le ve r s D ie u ... a lor s,
cr o ye z-m o i, o n p e u t se d ir e h e u r e u x ... t r è s h e u
r e u x ! m êm e a lo r s q u ’il y a u r a it d e s o m b r es au
t a b le a u , t a n t q u e la co n fia n ce en D ie u d em eu r e
e n t iè r e , il n e fa u t p a s s ’a t t r is t e r . M a ch è r e
p e t it e , il y a d e gr a n d s m a lh e u r s , d es d e u ils
q u i vo u s la is s e n t le cœ u r d é ch ir é ... Vo s d e u ils
à vo u s so n t si a n cie n s , vo u s é t ie z si p e t it e q u e
vo u s n ’a ve z p u en s o u ffr ir ... J e m ’e xp liq u e
m a l, 011 s o u ffr e t o u t e sa v ie d e n e p lu s a vo ir
ses p a r e n t s ; m a is e n fin c ’est u n e p r iva t io n la
t e n t e , si je p u is d ir e , e t q u i n e s u ffit p a s à'
e xp liq u e r l ’o m b r e q u e je vo is a u fon d d e vos
ye u x .
—
P a r d o n n e z-m o i, d it M a r gu e r it e , su is-je
t r è s m o r o se ? J e t â ch e r a i d e m ’é ga ye r .
M m e Ba r in e s o u p ir a . E lle e û t e sp ér é m ie u x
«lue ce t t e p h r a s e u n p eu sè ch e . Il lu i se m b la it
m é r it e r p lu s d e co n fia n ce , p lu s d ’o u ve r t u r e d e
cœ u r . « Ce la vie n d r a , se d it la vie ille d a m e.
Ce t t e p a u vr e p e t it e a sû r e m e n t u n ch a gr in
q u ’e lle t ie n t à ca c h e r ... e lle fin ir a p a r m e le
co n fie r lo r s q u ’e lle
co m p r e n d r a l ’a ffe ct u e u se
s ym p a t h ie q u ’e lle m ’in s p ir e ... N e b r u sq u o n s
r ie n . »
E lle ch e r ch a u n s u je t ca p a b le d ’in t é r e ss e r la
je u n e fille e t , le s r ô le s é t a n t r e n ve r s é s , ce fu t
�l
’o
mb r e
d u
pa s sé
e lle q u i s ’e ffo r ça d e d is t r a ir e sa t r o p gr a ve d e
m o is e lle d e co m p a gn ie .
M a r g u e r it e se s e n t a it co n fu s e d e si m a l r é
p o n d r e à t a n t d ’in d u lge n t e b o n t é ; m a is ch a q u e
fo is q u ’e lle r e t o u r n a it a u p r è s d e J o sép h in e
R é m y, e lle c r o ya it r e vivr e le s h e u r e s les p lu s
d o u lo u r e u s e s d e sa vie .
Ce p e n d a n t n e s ’é t a it - e lle p o in t e n ga gé e à n e
p a s d é la iss e r la m o u r a n t e ?
— Vo ic i la r u e .
—
N e vo u s p r e ss e z p a s,
r eco m m a n d a
M m e Ba r in e . J e p u is a t t e n d r e . E t si vo t r e p r o
t é gé e m a n q u a it d e q u e lq u e ch o se , vo u s m e le
d ir ie z.
— M e r ci, m a d a m e , M . d e T r é v o u x m ’e n vo ie
p o u r e lle ... et e lle n ’a p lu s b e s o in d e g r a n d ’ch o se .
L e t e m p s e s t cr u e lle m e n t lo u r d en ce t a p r èsm id i d ’ét é o r a g e u x . I l fa is a it b o n d a n s la V i c
t o r ia fila n t vit e . M a in t e n a n t q u ’il lu i fa u t
m a r ch e r , M a r g u e r it e se se n t o p p r essée. M in ce ,
é lé ga n t e d a n s son t a ille u r d e gr o s s e t o ile b ise ,
co iffé e d ’u n gr a n d ch a p e a u d e p a ille b is e a u ssi,
e lle n ’a p a s d u t o u t l ’a sp e ct e ffa cé d ’u n e d e m o i
s e lle d e co m p a gn ie ; e t e lle p a r a ît si je u n e , m a l
g r é la m é la n co lie d e ses y e u x ! L a P r o vid e n ce
s ’es t m o n t r é e vr a im e n t m a t e r n e lle en m e t t a n t
s u r la r o u t e d e ce t t e e n fa n t q u i, p lu s q u e b ien
d ’a u t r e s , a b e s o in d ’ê t r e p r o t é gé e , l ’e xce lle n t e
M m e Ba r in e .
— Bie n le b o n jo u r , m a p e t it e d e m o ise lle !
C ’est la fe m m e d e l ’a ve u g le . E lle s a it m a in
t e n a n t q u e M a r g u e r it e n ’est p o in t u n e d a m e
d e ch a r it é , m a is n e s ’em p r esse p a s m o in s d e p u is
q u ’e lle es t p a r ve n u e à e xt o r q u e r u n e a u m ô n e
q u ’à ch a cu n d e ses p a s s a ge s , p o u r a vo ir la
p a ix , M a r gu e r it e r e n o u ve lle .
�140
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— M a d e m o is e lle n e ve u t p a s m e fa ir e l ’h o n
n e u r d ’e n t r e r ch e z n o u s?
— M e r ci, j e s u is p r essée. M a is vo ici p o u r
a ch e t e r q u e lq u e d o u ce u r à "vo t r e in fir m e .
— Q u e le b on D ie u vo u s le r e n d e ! D e s d o u
ce u r s ... p a u vr e s m a lh e u r e u x q u ’on est, c ’est
d u p a in q u ’on va s ’a ch e t e r , m a b o n n e d e m o i
s e lle , d u p a in ... Allo n s , a u p la is ir ! J ’cr o is q u ’y
a d u m on d e ch e z la R é m y, y m ’a se m b lé q u e
je vo ya is t o u t à l ’h e u r e e n t r e r q u é q u ’u n .
M a r gu e r it e n e p r ê t e a u cu n e a t t e n t io n à ce
r e n s e ign e m e n t . D ’a ille u r s , q u e lu i im p o r t e ...
t r è s s o u ve n t e lle a r e n co n t r é ch e z la vie ille
R é m y u n e vo is in e ve n a n t u n in s t a n t p a r cu r io
s it é o u p a r b o n t é d ’â m e.
L a fe n ê t r e es t o u ve r t e . L e gé r a n iu m r o u ge
p o sé s u r le r e b o r d a l ’a ir t o u t h e u r e u x d e t e n
d r e a u s o le il scs fleu r s é cla t a n t e s .
U n b r u it d e v o ix a ss o u r d ie s p a r vie n t à M a r
gu e r it e , e lle fr a p p e à la p o r t e .
— E n t r e z, r é p o n d sœ u r J ea n n e. C ’est vo u s ,
m a d e m o is e lle ... ju s t e m e n t ...
E lle a ch è ve sa p h r a s e p a r u n ge s t e q u i d é s i
gn e , d e b o u t a u p ie d d u lit , le vis it e u r s ign a lé
p a r la fe m m e d e l ’a ve u gle .
— O h ! m on D ie u !
M a r g u e r it e s ’est a r r ê t é e ... e lle vo u d r a it r e cu
le r ... fu ir ... H e n r y F ir m ia n , t r è s p â le , va ve r s
e lle .
— M a d e m o is e lle d e T r é v o u x ! Q u e je s u is
h eu reu x !
I l t â ch e d e ca ch e r son t r o u b le so u s u n e b a
n a le fo r m u le d e p o lit e s se . E lle le r e ga r d e , sa n s
t r o u ve r u n e p a r o le . L e p e in t r e s ’a p p u ie s u r u n e
ca n n e , et la je u n e fille r e vo it si n e t t e m e n t le
p a r lo ir d u p r e s b yt è r e , le b lessé é t e n d u ...
�l ’o m b r e
du
pa s s é
141
— E s t - ce q u e vo u s b o it e z e n co r e ? d em an clet -e lle e n fin , la v o ix t r e m b la n t e .
— N o n ... se u le m e n t u n p e u d e fa ib le s s e ...
I ls vo u d r a ie n t se d ir e d es ch o ses sim p les,
p a r a ît r e e xe m p t s d e gê n e , m a is le u r s y e u x d u
m o in s s o n t sin cèr es.
Sœ u r J ea n n e vo it le u r em b a r r a s. Ce t t e r e n
co n t r e l ’ém eu t e t lu i d é p la ît a u s si. Ce je u n e
h o m m e s ’es t p r é s e n t é sa n s fa u x - fu ya n t , d e m a n
d a n t : « E s t - ce q u e M lle d e T r é v o u x d o it ve n ir
a u jo u r d ’h u i? » Ca r le p e in t r e n ’a r ie n t r o u vé
d e p lu s d ip lo m a t iq u e . Ap r è s le d é p a r t d e M iq u e t t e , il es t ve n u ici t o u t d r o it , se r é p é t a n t :
« I l fa u t q u e je sa ch e . J e la d e m a n d e r a i. Si ce
n ’es t p a s elle , on m e d ir a q u ’on 11c la co n n a ît
p a s. »
M a is sœ u r J ea n n e a r é p o n d u : « M lle d e T r é
v o u x ? P e u t - ê t r e ... e lle n e s ’est p a s a n n o n cé e . »
Ain s i c ’est b ie n M a r g u e r it e ... M a r gu e r it e m i
r a cu le u s e m e n t r e t r o u vé e .
I l a ca u sé d e so n m ie u x a ve c la r e ligie u s e ,
a ve c J o sé p h in e s u r t o u t , e s s a ya n t d e la fa ir e
p a r le r s u r la je u n e fille .
Ah ! si M a r gu e r it e p o u va it ve n ir ! Si e lle n e
p a r a ît p a s a u jo u r d ’h u i, il r e vie n d r a d em a in ,
t o u s le s jo u r s , ju s q u ’à ce q u ’il l ’a it e n fin r e
jo in t e .
Q u a n d e lle a fr a p p é , il n ’a p a s e u u n d o u t e :
clic é t a it là !
— M o n s ie u r n o u s r a co n t a it son a ccid e n t , d it
M m e J ea n n e.
— O u i... q u e d ’é vé n e m e n t s d e p u is ! so u p ir a
M a r gu e r it e .
H e n r y r ép o n d et son a cce n t s u p p lie .
— J e le s ign o r e . J e n ’ai r ie n su q u e la r u p
t u r e d e ... ce r t a in s p r o je t s e t vo t r e d é p a r t . J e
�L ’OMBRE
d u
pa s sé
n ’a va is p a s le d r o it d e q u e s t io n n e r e t j ’a i é t é ...
si t o u r m e n t é , si a n x ie u x ... E s t - ce q u e vo u s n e
/ ou d r e z p a s ... m e t r a it e r en a m i... m e d ir e ...
— Vo u s d ir e ... vo u s d ir e ... J e va is vo u s d ir e,
n oi !
C ’est la r a u q u e vo ix d e la m a la d e . E lle s ’est
s o u le vé e s u r so n co u d e e t se s y e u x fié vr e u x
vo n t d u p e in t r e à M a r gu e r it e .
— J e va is -vou s d ir e , m oi, p a r ce q u e je ...
co m p r en d s...
— T a is e z- vo u s ! s u p p lie M a r gu e r it e .
M a is r ien n e p o u r r a co n t r a in d r e J o sé p h in e a u
s ile n ce . Lo r s q u e ses n e r fs , a p r è s d e lo n gu e s
p r o s t r a t io n s , r e p r e n n e n t le d essu s, e lle r e d e
vie n t p o u r u n m om en t l ’in d o m p t a b le vie ille q u e
l ’a lco o l fa is a it d é lir e r .
— O h ! sœ u r J ea n n e, s u p p lie la je u n e fille ,
q u ’e lle se t a is e !
— J e vo u s d is q u ’il va u t m ie u x q u e je p a r le .
F a it - il b on n e p a s sa v oir q u a n d on ve u t sa
v o ir ?... Vo u s a ve z d o n c o u b lié ce q u e c ’e s t q u e
d ’a vo ir p e u r d e ce q u ’o n n e s a it p a s ? ... T o u t
va u t m ie u x q u e ç a ! . . . Ap p r o ch e z- vo u s , m o n
s ie u r , j e va is vo u s l ’a p p r e n d r e , ce q u i s ’est
p assé !
— S i vo u s l ’e x ig e z , d it F ir m ia n à M a r g u e
r it e , j e va is m e r e t ir e r .
— E h b ien !... E h b ien ! n on , r e st e z, é co u t e z.
E lle a r a is o n , il va u t m ie u x q u e vo u s s a ch ie z...
M on d é p a r t a d û t e lle m e n t vo u s s u r p r e n d r e ...
m a is je p r é fè r e vo u s in s t r u ir e m oi-m êm e . O h !
je p u is p a r le r d e va n t s œ u r J ea n n e, e lle co n n a ît
t o u t m on r om a n .
E n q u e lq u e s m ot s, e lle m it le p e in t r e a u cou ~ ant ; e lle lu i d it co m m e n t d é so r m a is e lle ét a it
■ ésolue à g a g n e r s a yie . E lle t â ch a it d e so u r ir e ,
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
t a n d is q u e d es la r m e s n o ya ie n t se s y e u x ... E t
e lle cr u t q u e F ir m ia n p e r d a it l ’e s p r it lo r s q u ’il
r é p o n d it à se s d o u lo u r e u se s co n fid e n ce s p a r u n e
e xcla m a t io n d e jo ie t r io m p h a n t e :
— M o n D ie u ! q u e je s u is h e u r e u x !
I l p r it la m a in d e la je u n e fille , la b a is a et,
s a lu a n t s œ u r J ea n n e, b r u s q u e m e n t il s ’en a lla .
X VI
T e n a n t en co r e la ca r t e q u ’on vie n t d e lu i
r e m e t t r e , M m e Ba r in e , en gr a n d e h â t e , se r en d
a u p r è s d e son vis it e u r . S a m a r ch e e s t t o u jo u r s
u n p eu p é n ib le , m a is e lle p a r a ît , en ce m o m e n t ,
o u b lie r le s d o u le u r s q u i a lo u r d is s e n t scs m e m
b r es. E lle a p r e sq u e r e t r o u vé son a llu r e in
ga m b e d ’a u t r e fo is , t a n t e lle es t h e u r e u s e d e
ce t t e vis it e .
— M o n s ie u r H e n r y F ir m ia n ?
L e p e in t r e , p lu s co m p lè t e m e n t , s e p r é se n t e .
Il e u t ja d is l ’h o n n e u r d ’ê t r e r e çu à D ie p p e ch e z
M m e Ba r in e .
L a vie ille d a m e s o u r it m a licie u s e m e n t . E n
e ffe t , e lle se s o u vie n t p a r fa it e m e n t , q u o iq u e ce
n e so it p a s d ’h ie r ...
E lle in t e r r o ge le p e in t r e s u r ses t r a va u x , su r
se s p r o je t s , a ve c u n a m ica l in t é r ê t q u i le s u r
p ren d .
.11 lu i r é p o n d d e son m ie u x, é t o n n é q u e
M m e Ba r in e n e s ’in for m e p a s d u b u t d e ce t t e
, vis it e u n p e u in t e m p e s t ive . N o n , e lle n e le
q u e s t io n n e p a s là -d e s s u s e t se m b le t r o u ve r t o u t
n a t u r e l d e le vo ir s u r g ir ch e z e lle ; se u le m e n t ,
d e p lu s en p lu s , s ’a cce n t u e le s o u r ir e d e b on t é
�1+4
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
u n p eu n a r q u o is e d e la vie ille d a m e. E lle s o n ge :
« L e p a u vr e g a r ç o n ... il e s t t im id e a b s u r d e
m e n t ! Va - t - il r e st e r ici ju s q u ’à d e m a in sa n s
t r o u ve r le jo in t p o u r m e d ir e ... ce q u ’é vid e m
m e n t il a l ’in t e n t io n d e m e d ir e ? ... »
H e n r y a h o n t e d e sa lâ ch e t é , il se d é cid e :
— M a d a m e ! j ’a i e u h ie r le p la is ir d e r e t r o u
ve r M lle d e T r é v o u x a u ch e ve t d ’u n e p a u vr e
fem m e. J e l ’a va is r e n co n t r é e à M u r d o s il y
a q u e lq u e s m ois, e t ...
— J e sa is, m o n sie u r , M a r gu e r it e m e l ’a d it ...
e t j ’a i à vo u s r e m e r cie r .
— M o i, m a d a m e ?
— O u i, m o n sie u r . D e p u is q u e l ’a m ie d e m a
p e t it e -fd le es t a ve c m oi, j ’e s s a ye va in e m e n t d e
lu i t é m o ign e r l ’in t é r ê t , la s ym p a t h ie si vit e
m u é e en a ffe ct io n q u ’e lle m ’in sp ir e. C ’es t u n e
â m e q u e la s o u ffr a n ce a r e n d u e o m b r a ge u s e .
O n e û t d it q u ’e lle vo u la it m e d em eu r er é t r a n
gè r e , a lo r s q u e m oi j ’a u r a is d é sir é la t r a it e r en
a m ie ... en e n fa n t t r è s a im é e ... L o r s q u ’e lle m ’a
r e jo in t e h ie r a p r è s vo t r e r e n co n t r e , e lle é t a it
b o u le ve r s é e , m a is je m e s u is b ie n ga r d é e d e
l ’in t e r r o ge r . J e la vo ya is t e n d u e , a p p liq u é e à
n e p a s la is s e r p a r a ît r e son ém o t io n . T a n t d e
s o u ve n ir s , n ’cs t -ce p a s, s ’é t a ie n t r é ve illé s en
vo u s r e vo ya n t ! D o n c, je n ’a i r ie n d em a n d é.
J ’a i t â ch é s e u le m e n t d e lu i fa ir e s e n t ir q u e m on
v ie u x cœ u r , a u b e s o in , s a u r a it co m p r e n d r e son
je u n e cœ u r , p e u t -ê t r e le co n s o le r ... Q u a n d n o u s
n o u s s o m m e s r e t r o u vé e s s e u le s ici, je lu i ai
o u ve r t le s b r a s. E lle s ’y est je t é e , p le u r a n t d e
t o u t e s ses la r m e s e t se r r é e co n t r e m oi, b e r cé e
p a r m o i, co m m e je b e r ce r a is, câ lin e r a is m a p e
t it e E d it h si j ’a va is le ch a gr in d e la vo ir m a l
h e u r e u se , M a r gu e r it e a 1 la is s é cr o u le r le m u r
d e g la ce q u ’e lle m a in t e n a it ju s q u ’ici e n t r e n ou s.
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
145
E lle m ’a a p p r is t o u t ce q u e j ’ign o r a is d u d r a m e
lo in t a in q u i s e d r esse d u p a ss é p o u r a ssom b r ir
ce t t e je u n e vie et q u ’e lle vo u s a co n t é , p a r a ît -il.
E lle m ’a m êm e r é p é t é vo t r e e xt r a o r d in a ir e e x
cla m a t io n , q u ’e lle n ’a p a s d u t o u t co m p r is e et
q u i l ’in q u iè t e co m m e u n e é n igm e . A son t r is t e
r é cit , lu i vo ya n t le s y e u x gr o s d e la r m e s , vo u s
a ve z r é p o n d u : « A h ! m on D ie u , q u e je s u is
h e u r e u x ! » E s t - ce vr a i ?
— C ’es t vr a i, je l ’a i d it ... C ’est vr a i q u e
j ’é t a is h e u r e u x ...
— E h b ie n ! m o n sie u r , vo u le z- vo u s m ’e x p li
q u e r à m oi ce q u e , a u s u r p lu s , je m ’im a gin e
u n p e u co m p r e n d r e ?
— O u i, m a d a m e , vo u s co m p r e n e z... je le
vo is ... Vo u s êt e s b o n n e ... e xq u is e m e n t b o n n e !...
Vo u s a ve z t o u t d e vin é , je le d é m ê le d a n s vo s
p a r o le s ... vo t r e s o u r ir e m e l ’a ffir m e ... C ’est
b ien s im p le ... P e n d a n t le s q u e lq u e s sem a in es
où q u o t id ie n n e m e n t je vo ya is M lle M a r gu e r it e ,
je m e s u is la is s é a lle r à l ’a im er co m m e u n fo u .
— La is s é a lle r ... vo u s lu t t ie z d o n c?
— D e t o u t e s m es fo r ce s ! E t je n ’a u r a is ja
m a is s a n s d o u t e t r a h i m es se n t im e n t s sa n s le
co m p le t b o u le ve r s e m e n t s u r ve n u . J e n e su is
q u ’u n p a u vr e a r t is t e so r t i d u p e u p le ; m es
a ïe u le s p o r t a ie n t d e s b o n n e t s d e p a ys a n n e s ...
— Ce n ’est p o in t u n d ésh o n n e u r .
— N o n ! m a is u n e r a ison s u ffis a n t e p o u r n e
p a s é le ve r m es r e ga r d s ju s q u ’à la p e t it e -fille
d u m a r q u is d e T r é v o u x . J o ign e z à ce la q u e
M a r gu e r it e d e va it ê t r e r ich e e t q u e je n ’a i,
m oi, p o u r t o u t e fo r t u n e q u e m on t r a va il. Vo u s
yo ye z l ’im p o s s ib ilit é ... e t j ’é t a is t r è s m a lh e u
r e u x !... T a n d is q u e j ’a p p r en d s q u e M a r gu e r it e
n ’est p a s d ’u n s a n g p lu s n o b le q u e le m ie n ,
q u ’e lle n ’a n i fa m ille , n i fo r t u n e ... R ie n 11e
�146
L ’O M B R Ë
DU
PASSÉ
m ’em p ê ch e p lu s d e ch e r ch e r à la co n q u é r ir .
C ’es t p o u r q u o i m o u e xcla m a t io n t r io m p h a n t e ,
q u i l ’a p e in é e p e u t - ê t r e ... p o u r q u o i je su is
r e t o u r n é ce m a t in ch e z la fe m m e R é m y p o u r
o b t e n ir d ’e lle vo t r e a d r e s se . L a ga r d e —• u n e
r e lig ie u s e , je l ’a i co m p r is — vo u la it m e la r e fu
ser ; m a is J o sé p h in e R é m y, q u i m e p a r a ît n ’en
fa ir e q u ’à sa t ê t e , m e l ’a liv r é e ... E t m e vo ici,
m a d a m e ... J e s u is ve n u , d é cid é à m e co n fie r à
vo u s , q u e p o u r t a n t je n e co n n a is s a is p a s ...
— M a is , m on ch e r m o n s ie u r , il 11e s u ffit p a s,
p o u r q u ’e lle d e vie n n e vô t r e , q u e M a r gu e r it e
n ’a it n i fa m ille , n i a r g e n t . C ’est u n e a r d e n t e
p e t it e p e r s o n n e , q u i n e co n s u lt e r a q u e son
cœ u r .
— M a d a m e , j e vo u s s u p p lie d e 11e p o in t m e
m a l ju g e r , d e n e p a s m ’a ccu s e r d e fa t u it é si je
vo u s co n fie ce q u i r e n d a it p lu s p é n ib le à M u r d os m a co m é d ie d ’in d iffé r e n ce ... c ’es t q u e , n a ï
ve m e n t s in cè r e , M lle M a r gu e r it e , sa n s le s o u p
ço n n e r , m e la is s a it lir e en e lle , e t je vo ya is
b ie n q u e le m ê m e s e n t im e n t n o u s a t t ir a it l ’u n
ve r s l ’a u t r e .
— J e vo u la is vo u s a m e n er à m e le d ir e.
E t , co m m e il la r e ga r d e é t o n n é , la vie ille
dam e r ép ète :
— O u i, je vo u la is vo u s le fa ir e d ir e . S ’é ca r
t e r d ’u n e je u n e fille t r o p n o b le e t t r o p r ich e
p r o u ve d é jà d e la d é lica t e s s e d e cœ u r . S ’en
é ca r t e r , lu i ca ch e r ce q u ’on é p r o u ve a lo r s q u e
l ’on sa it q u ’e lle est à l ’a va n ce co n q u is e e t q u e
ce se r a it u n e a llié e p u iss a n t e p o u r o b t e n ir le
co n s e n t e m e n t d e s a fa m ille à u n m a r ia ge d is
p r o p o r t io n n é , c ’est vr a im e n t t r è s b e a u ... O u i,
o u i, vo u s êt e s in d ign é q u e je vo u s fé licit e ,
t a n t la ch o s e vo u s p a r a ît s im p le ... M on ch er
m o n sie u r , ce la p r o u ve q u e vo u s 11’ê t e s p a s d e
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
'4 7
vo t r e t e m p s , e t je n e p u is p a s a ssez vo u s en
fé licit e r . M a in t e n a n t , vo u s a lle z m e p a r d o n n e r
si je n e vo u s la is s e p a s d è s a u jo u r d ’h u i vo ir
M a r gu e r it e . M . d e T r é v o u x es t so n t u t e u r , elle
p o r t e son n om . C ’es t d e lu i q u ’il vo u s fa u t
l ’o b t e n ir . M a is vo u le z- vo u s m ’a cce p t e r p o u r
in t e r m é d ia ir e ? Vo u le z- vo u s q u e j ’é cr ive à M u r d os e t q u e je d is e ... t o u t le m a l q u e je p en se
d e vo u s ?
— J e n e p u is q u e vo u s r é p é t e r : co m m e vo u s
êt es b o n n e !
— C ’est d o n c co n ve n u , j ’é cr is l ’in s t a n t . D è s
q u e j ’a u r a i la r é p o n se , je vo u s fe r a i s ign e . Ca r
e lle se r a fa vo r a b le , ce t t e r ép o n se , n ’en d o u t e z
p a s ! e t ja m a is fia n ça ille s n e s e r o n t b é n ie s d e
m e ille u r cœ u r q u e je n e b é n ir a i le s vô t r e s ...
A lle z , m a in t e n a n t , je vo u s r e n vo ie ... S i vo u s
n e vo u le z p a s q u e je m a n q u e le co u r r ie r .
— Vo u s lu i d ir e z q u e je s u is ve n u , q u e ...
— N a t u r e lle m e n t , je le lu i d ir a i. I l fa u t b ien ,
a va n t d e t r a n s m e t t r e vo t r e d e m a n d e à M . d e
T r é v o u x , q u e je s a ch e si vr a im e n t M a r gu e r it e
e s t d u m êm e a vis q u e vo u s .
— Vo u s s o u r ie z, m a d a m e ... A h ! le d é licie u x
s o u r ir e q u e vo u s a ve z ! p e r m e t t e z-m o i d e vo u s
le d ir e ...
— O u i, p a r ce q u e vo u s co m p r e n e z q u ’il s ig n i
fie : je sa is q u ’e lle vo u s a im e et v e u x vo u s
t a q u in e r !
— M e r ci ! m u r m u r a le p e in t r e en b a isa n t ,
a ve c u n e fe r ve u r r e co n n a is s a n t e , la m a in q u ’on
lu i t e n d a it .
E t il s ’en a lla , le cœ u r r e m p li d ’a llé gr e sse .
�148
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
X VII
« C h e r M o n s ie u r ,
« La is s e z-m o i p lu t ô t é cr ir e m on ch e r e n fa n t ...
L a r é p o n se d e M u r d o s n o u s e s t a r r ivé e t e lle q u e
n o u s l ’esp é r io n s . M . e t M m e d e T r é v o u x , q u i
o n t su vo u s a p p r é cie r d u r a n t vo t r e s é jo u r là b a s, se d é cla r e n t h e u r e u x d e vo u s co n fie r le
b o n h e u r d ’u n e e n fa n t q u ’ils n e s a u r a ie n t co n
sid é r e r co m m e u n e é t r a n gè r e e t q u ’ils o n t a p p r is
à a im e r .
« F a u s t in e t ie n t à c e q u e vo u s s a ch ie z q u ’e lle
s e r a o n n e p e u t p lu s s a t is fa it e d e vo u s a vo ir
p o u r b e a u -fr è r e . E lle l ’é cr it à sa s œ u r . Q u a n t
a u x s e n t im e n t s d e M a r gu e r it e , vo u s le s a ve z
d e vin é s : e lle vo u s a im e d e t o u t e la fo u gu e , u n
p eu e xce s s ive p e u t -ê t r e , d u s a n g it a lie n q u i
co u le d a n s ses ve in e s . Sa t r is t e s se p e r sis t a n t e
q u i m ’in q u ié t a it n e ve n a it p a s se u le m e n t , e lle
en co n vie n t a u jo u r d ’h u i, d u d r a m e d e M u r d o s
(ca r vr a im e n t ce fu t u n d r a m e ). E lle ga r d a it
le r e gr e t d e ce r t a in a r t is t e d é d a ign e u x d o n t e lle
n e s o u p ço n n a it p a s le m o in s d u m on d e le s s e n
t im e n t s.
« Ap r è s ce la , vo u s cr o ye z s a n s d o u t e q u e je
n ’ai p lu s q u ’à vo u s d ir e : « Ve n e z, on vo u s
a t t e n d ? » E h b ie n , p n s d u t o u t ! O n vo u s a t t en d
s a n s d o u t e , 011 d é s ir e vo t r e ve n u e . P o u r t a n t je
su is ch a r g é e d e vo u s é cr ir e : n e ve n e z p a s
e n co r e !
« J e 11e v e u x p a s, m ’a d it M a r gu e r it e , êt r e
h e u r e u s e a va n t m a p e t it e sœ u r . M . d e G e r fcu
s ’en e s t é lo ig n é p a r ce q u ’il a p u la cr o ir e d ’u n e
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
149
n a iss a n ce in fé r ie u r e à la sie n n e . I l fa u t q u ’il
s a ch e q u e F a u s t in e e s t b ie n la p e t it e -fille d u
m a r q u is e t d e la m a r q u is e d e T r é v o u x , e t
q u ’il lu i r e vie n n e . L e s fia n ça ille s d e F a u s
t in e d é cid e r o n t d es m ie n n e s. M . F ir m ia n d o it
s a vo ir où r e jo in d r e M m e d e G e r fe u e t s o n fils ;
q u ’il le u r é cr ive ou a ille ve r s e u x ; e n s u it e je
m et t r a i m a m a in d a n s la sie n n e .
'« M on ch e r e n fa n t , vo u s n ’a u r ie z p a s co m
b a t t u ce r o m a n e s q u e u lt im a t u m a ve c p lu s d ’a r
d eu r q u e je n ’en ai m is à le co m b a t t r e ; m a is
le se u l a r gu m e n t q u i a u r a it p u va in cr e M a r
gu e r it e , ce lu i q u i m e ve n a it a u b o r d d es lè vr e s
et m e fa is a it si co n va in cu e , il m ’é t a it in t e r d it
d e m ’en s e r vir . P o u va is - je d ir e à ce t t e p e t it e :
« F a u s t in e est b ie n u n e T r é v o u x , so it , m a is il
se p e u t q u e le se u l fa it d ’a vo ir eu p o u r m èr e
u n e fe m m e d e t h é â t r e s u ffis e à e m p ê ch e r
M m e d e G e r fe u d e lu i d on n er son fils. » J u lia
est a u ssi la m èr e d e M a r gu e r it e , co m m e n t lu i
en p a r le r s u r ce t o n -là ? Il n o u s r e st e à s o u h a it e r
q u e M . d e G e r fe u — je n e le co n n a is p a s, m a is
je n e s a is p o u r q u o i je le s o u p ço n n e d ’a vo ir le
se n s p r a t iq u e t r è s d é ve lo p p é — q u e M . d e G e r
fe u , d is -je , en fa ve u r d e la t r è s gr o s s e fo r t u n e
d es T r é v o u x , p a r d o n n e à sa d é fu n t e b elle-m èr e
d e n ’a vo ir p o ss é d é a u cu n q u a r t ie r d e n o b lesse
et p o r t é en fa it d e co u r o n n e q u e d es co u r o n n es
d e fle u r s. Ca r la p e n sé e d u ch a gr in d e F a u s t in e
s e r a it ca p a b le d e p o u sse r M a r gu e r it e à q u e lq u e
a b su r d e s a cr ifice , in u t ile à t o u t le m o n d e ... P o
s it ive m e n t , ce t t e e n fa n t es t t r o p im p u ls ive et
t cop e n t ê t é e en m ê m e t em p s ! J e ser a i co n t e n t e
d e vo u s en p a sser b ie n t ô t t o u t e la r e s p o n s a b i
lit é . T â c h e z d ’a cco m p lir r a p id e m e n t l ’é p r e u ve
q u e , t e lle s le s p r in ce s se s d e s co n t e s , M a r g u e
r it e im p o s e à son ch e va lie r ! »
�>5°
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
E n a ch e va n t la le ct u r e d e ce t t e le t t r e d e
M m e Ba r in e , H e n r y F ir m ia n e u t u n m o u ve
m e n t d e r a ge , n on p o in t co n t r e M a r gu e r it e :
il a p p r é cia it a u co n t r a ir e ce jo li ge s t e d ’é ca r t e r
d ’e lle le b o n h e u r t a n t q u e sa sœ u r a u ssi n e
l ’a u r a p a s a t t e in t . M a is co n t r e la s o llicit u d e
m a t e r n e lle d e M m e d e G e r fe u , si a t t e n t ive à
d is t r a ir e G ilb e r t d e se s r e gr e t s .
E t la cr a in t e lu i ve n a it q u e p o u r p a r a ch e ve r
sa gu é r is o n , G ilb e r t n e fû t en t r a in d e co n clu r e
q u e lq u e s o m p t u e u s e u n io n é t r a n gè r e . U n e p r in - #
cesse h in d o u e o u la fille d ’u n m illia r d a ir e , les
d em o ise lle s d e la « cin q u iè m e a ve n u e » é t a n t ,
d e p a r le d r o it d e l ’o r , a d m ises d a n s le s p lu s
n o b les fa m ille s sa n s l ’o m b r e d ’u n p a r ch e m in .
D a n s u n p a ys o ù il n ’y a p a s d ’a n cê t r e s, il se r a it
in ju s t e d ’en r é cla m e r .
H e n r y F ir m ia n n ’a va it a u cu n e n o u ve lle d e s
vo ya ge u r s . Ch e z e u x , il a p p r it q u e le u r p lu s
r é ce n t e a d r e s se é t a it a u J a p on ; ils le p a r co u
r a ie n t en ce m om en t .
F ir m ia n fu t u n p eu r a s su r é : le s N ip p o n n e s ,
si le u r o r ig in e est su ffis a m m e n t m illé n a ir e ,
n ’o n t vr a im e n t p a s 1111 p h ys iq u e d ’e xp o r t a t io n .
I l fa u t ê t r e N ip p o n p o u r a cce p t e r sa n s effr oi
l ’id é e d e vo ir sa vie d u r a n t le u r s y e u x b r id é s
et le u r p e t it so u r ir e d e m ou sm é s. Ce so n t d es
fem m es d ’é t a gè r e s , co n clu t le p e in t r e é g a yé .
I l 11e lu i r e s t a it q u ’u n e r e s s o u r ce : é cr ir e u n
vo lu m in e u x p la id o ye r , p le in d ’é lo q u e n ce , e t se
co n fia n t a u « fa ir e s u ivr e » fe r t ile en r e t a r d s
et d é ce p t io n s , a t t e n d r e .
M a is il a t t e n d it va in e m e n t . N u lle r é p o n se n e
ve n a it d es p a ys é t r a n ge r s o ù G ilb e r t p r o m è
n e r a it p e u t -ê t r e en co r e lo n gt e m p s sa m é la n co
lie ... et le s se m a in e s p a ss a ie n t .
M m e B a r in e e t M a r gu e r it e o n t q u it t é P a r is
�L ’O M BRE
DU
PASSÉ
>5i
p o u r D ie p p e . M a r gu e r it e , m a lgr é le s in s t a n ce s
d e sa vie ille a m ie, a r e fu s é d e vo ir H e n r y F ir m ia n a va n t so n d é p a r t .
— N o n , je vo u s en p r ie ! S ’il m ’a im e , q u ’il
so it p a t ie n t ! J e ve u x q u e n o t r e p r e m ie r r e vo ir
soit p o u r cé lé b r e r n os fia n ça ille s ... et je n e p e u x
p a s m e fia n ce r a va n t F a u s t in e !
Co m m e l ’ét é b r û la n t lu i r e n d a it o d ie u x le
s é jo u r d e P a r is , H e n r y F ir in ia n , u n b ea u m a
t in , se d é cid e . I l a la n o s t a lgie d e ce p a u vr e
vie u x M u r d o s s a u va ge , d e ce p r e s b yt è r e d é la b r é
o ù il a va it a im é — e t s o u ffe r t . I l d em a n d er a it
à l ’a b b é M u r ie l d e le r e ce vo ir p o u r q u e lq u e s
jou r s-; il m o n t e r a it a u ch â t e a u , p a r le r a it d e
M a r gu e r it e a ve c F a u s t in e ... ce s e r a it u n p eu
d e t r is t e b o n h e u r .
I l a r r iva à M u r d o s sa n s s ’ê t r c a n n o n cé , d a n s
u n e gu im b a r d e ca h o t a n t e p r ise à la g a r e ; d e u x
ch e va u x é t iq u e s la t r a în a ie n t . L e u r s gr e lo t s ,
e xa gé r é m e n t m u lt ip lié s , fo r m a ie n t a ve c le s c la
q u e m e n t s d es r a yo n s t r o p se cs, le gr in ce m e n t
d es e s s ie u x, le s b r u it s d e fe r r a ille d e l ’a n t iq u e
« ca lè ch e » u n va ca r m e a ss o u r d is ssa n t .
—• M o n s ie u r le c u r é ... c ’es t m o i... b o n jo u r !
L ’a b b é M u r ie l, m o n t é s u r u n e é ch e lle , la so u
t a n e h a u t r e t r o u ssé e , r e le va it la g ly c in e d on t
u n e gr o s s e b r a n ch e a va it q u it t é le m u r .
— G r a n d D ieu ! m o n sie u r F ir m ia n ! vo u s
ic i...
Le s t e m e n t , l ’a b b é d é gr in g o la it les éch elo n s ,
ve n a it a u -d e va n t d u je u n e h o m m e.
— M o n s ie u r le cu r é , vo u s vo ye z? L à , d a n s
la vo it u r e , j ’a i m a v a lis e ... p o u ve z-vo u s m e
d o n n e r l ’h o s p it a lit é p o u r q u e lq u e s jo u r s ?
— I c i... a u p r e b yt è r e ? m a is d e gr a n d cœ u r ,
ch e r m on sieu r F ir m ia n .
— Ce la vo u s d é r a n ge ?
�152
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— E n a u cu n e fa ço n ! Co m m e n t s u p p o s e r ...
— La is s e z-m o i vo u s d ir e q u e vo u s se m b le z
su ffo q u é .
— C ’es t q u e ... j e p e n s a is ... vo u s n ’êt e s p a s
b r o u illé a ve c G ilb e r t ?
— Br o u illé ! P o u r q u o i le su p p o s e z-vo u s ?
— P a r ce q u e vo u s ve n e z ch e z m oi a u lie u
d ’a lle r a u P ic .
— J e n e p u is m ’in s t a lle r a u P ic en l ’a b se n ce
d e s G e r fe u ...
— M a is , m on ch e r m o n s ie u r , ils s o n t là d e
p u is h u it jo u r s , M m e d e G e r fe u e t so n fils.
— L à . . . ic i... a u P ic ... e u x ?
— M o n D ie u , q u ’a ve z-vo u s ? E s t - ce q u e vo u s
l ’ign o r ie z? I ls so n t a r r ivé s d ir e ct e m e n t sa n s
s ’a r r ê t e r à P a r is , a p r è s le u r gr a n d vo ya g e , q u e
d ’a ille u r s ils o n t a b r é gé , M m e d e G e r fe u se
t r o u va n t fa t ig u é e ... O ù a lle z-vo u s ?
— M o n s ie u r le cu r é , e xcu s e z- m o i... vo u s n e
p o u ve z p a s co m p r e n d r e ... j e vo u s e x p liq u e r a i...
p a r d o n . A b ie n t ô t ! A u P ic ... je va is a u P ic à
l ’in s t a n t ... Co ch e r , a u ch â t e a u d u P ic , vo u s
s a ve z?
R e t o u r n é s u r so n s iè ge ve r s ce clie n t e x t r a
o r d in a ir e , le co ch e r n e s e m b la it p a s e n t e n d r e .
— A u P ic ! a p p u ya l ’a b b é , vo u s co n n a is se z,
co ch e r , c ’e s t s u r la r o u t e d e ...
— J e s a is, p a r b le u ! o u i, je sa is, m a is cr o ye zvo u s q u e m e s c h e va u x s o n t à m é ca n iq u e p ou r
fo u r n ir d e s co u r s e s co m m e ç a ? ... V a à g a u c h e ...
a r r ê t e à d r o it e , p u is , sa n s se u le m e n t s o u ffle r ,
r e p a r s à g a u c h e ... y n ’a r r ive r o n t p a s, m e s ch e
va u x.
- J e va is vo u s fa ir e r a fr a îch ir , d é cla r a d ’u n
t ou co n cilia n t l ’a b b é M u r ie l — il s a va it q u e lle
vig u e u r n o u ve lle d o n n e à u n a t t e la ge u n ve r r e
d e b o n vin b u p a r le co ch e r . C ’es t u n effet
�L ’ OMBRE
d u
pa s s é
153
co n n u d e t o u s c e u x q u i o n t vo ya g é a u p a ys d e
Bé a r n .
— J ea n n et on ! u n e b o u t e ille d e b la n c ... du
vie u x , vo u s s a ve z...
L a go u ve r n a n t e a cco u r u t e t , d a n s son ém oi
en r e t r o u va n t « s o n m a la d e », fa illit la is s e r
ch o ir le p la t e a u a ve c ve r r e s et b o u t e ille .
— J ésu s ! n o t r e m o n s ie u r le p e in t r e ... E t
co m m e n t c ’e s t q u e vo u s a lle z d o n c? I l fa u t t r in
qu er.
— T r in q u o n s ! co n cé d a F ir m ia n r é s ign é .
— A la v ô t r e ! d it le co ch e r d u h a u t d e son
siè ge .
L ’a b b é ch o q u a d é lica t e m e n t so n ve r r e à celu i
d u p e in t r e .
— A vo t r e b o n n e s a n t é , m o n sie u r !
— E h ! b é, m oi q u i n e b o is g u è r e , je ve u x
t r in q u e r a u ssi !
— J e cr o is b ie n , m a b r a ve J e a n n e t o n !
— A vo t r e sa n t é , J e a n n e t o n ! '
— M e r ci, m o n s ie u r Kir m ia n . H e in ! c ’e s t -y
b en p o s s ib le q u ’o n vo u s vo ie p a r ch e z n o u s ...
Vo u s n e r e p a r t e z p a s?
— N o n , n o n ... j ’a r r ive .
— I l va a u P ic , e xp liq u a l ’a b b é M u r ie l.
— A h !... b ie n .
— Y so m m es-n o u s, co ch e r ? J e d o u b le le p r ix
d e la co u r s e .
— A h ! fa lla it le d ir e t o u t d e s u it e ... h u e , la
Rou sse !
— A u r e vo ir , m o n s ie u r le cu r é • a u r e vo ir ,
J ea n n et on !
« A u P ic ... a u P ic d e p u is h u it jo u r s ! »
F ir m ia n r e ss e n t a it d e s t e n t a t io n s h o m icid e s
en p e n sa n t à son a m i G ilb e r t .
« I l m é r it e r a it q u e je l ’é t r a n g le ! Q u o i, p a s
m êm e u n m o t d e r é p o n se ! »
�154
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
E x c it é p a r le vin b la n c, a m a d o u é p a r la p r o
m esse d ’u n b e a u g a in , le co ch e r s ’é t a n t a ssis
d e t r a ve r s s u r s o n s iè ge , p o u r ch a r m e r la lo n
g u e u r d e la r o u t e , fa is a it d e s fr a is d ’é lo q u e n ce
a u xq u e ls F ir m ia n r é p o n d a it m a l.
E n fin ... le P ic !
A h ! q u e ce t t e cô t e es t lo n g u e ! B o n ... la
R o u ss e a b u t é ... ja m a is on n ’a r r ive r a . M a is s i !
vo ilà E r n e s t , le ch a u ffe u r ... il a b a n d o n n e l ’a u t o
q u ’il é t a it en t r a in d ’a s t iq u e r p o u r a cco u r ir
r e ce vo ir le p e in t r e .
— Co m m e M o n s ie u r e t M a d a m e vo n t êt r e
co n t e n t s ! I ls n ’a t t e n d a ie n t p a s M o n s ie u r ... c ’est
u n e s u r p r is e .
— U n e su r p r is e , o u i ; vo u le z-vo u s m ’a n n o n
ce r ?
— O u i, M o n sie u r . O n e s t en ca m p vo la n t
ici. N o u s r e p a r t o n s d a n s q u e lq u e s jo u r s ... M a
d a m e a d û ve n ir p o u r le s t er r es. N o u s a llo n s
fin ir l ’é t é d a n s la m o n t a g n e ... M o n s ie u r r est e
d a n s le h a ll? Si M o n s ie u r ve u t e n t r e r a u s a
lo n ? ... M o n s ie u r vo it , c ’es t t o u t e n ve lo p p é , 011
n e s ’in s t a lle p a s. J e va is d o n n e r p lu s d e jo u r ...
— N o n ... c ’es t b ie n , m e r ci.
— A h ! vo ici M o n s ie u r ... M o n s ie u r a sa n s
d o u t e a p e r çu M o n s ie u r d e sa fe n ê t r e ... il d e s
ce n d .
— M on v ie u x F ir m ia n ! q u e lle b o n n e p en sée !
D e p u is si lo n g t e m p s ... A h ! c ’es t g e n t il, ç a !
Co m m e n t a s-t u s u ? ... E r n e s t , p r é ve n e z M a
d a m e.
— G ilb e r t , t u e s ici d e p u is h u it jo u r s sa n s
m e d o n n e r s ign e d e vie !
— J ’a lla is t ’é cr ir e ... P a r o le ! j ’a lla is t ’é cr ir e .
— E h b ie n ?
— E h b ie n ! q u oi ?
— Q u ’en d it t a m èr e?
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
155
— D e q u o i?
— M a is m a le t t r e ...
— Q u e lle le t t r e ?
— T u n ’a s p a s r e çu m a le t t r e ?
— N o n ... e lle d o it co u r ir a p r è s n o u s e t n ou s
r e jo in d r a p e u t -ê t r e u n jo u r o u l ’a u t r e . N o u s
a vo n s ch a n gé d ’it in é r a ir e b r u s q u e m e n t , m a
m èr e se s e n t a n t fa t ig u é e ... M a is e lle co n t e n a it
d o n c d es ch o se s b ie n gr a ve s , ce t t e le t t r e ... T u
a s l ’a ir b o u le ve r s é .
— P a s r e çu e ! Alo r s , je t e p a r d o n n e.
— M a is e xp liq u e -t o i.
— N o n ... a t t e n d s , a t t e n d s t a m è r e ... j e te
d ir a i d e va n t e lle ... r ép o n d s-m o i se u le m e n t . T u
n ’a s p a s r e vu F a u s t in e ?
L e vis a g e d e G ilb e r t s ’a ssom b r it .
— N e p a r lo n s p a s d ’e lle , ve u x - t u ? E t r e si
p r ès, si p r è s ... e t 11e p o in t la r e vo ir m e ca u se
u n e p e in e a ffr e u s e ... H é ! b ie n , o u i, je s u is
lâ c h e e t n e p u is se co u e r ce s o u ve n ir . R ie n n ’y
a fa it ! J e l ’ai p r o m e n é p a r t o u t , ca ch a n t la vé r it é
à m a m èr e q u i m e cr o it t o u t -A fa it gu é r i, sa n s
q u oi les in t é r ê t s d e la p r o p r ié t é n ’a u r a ie n t p o in t
su ffi à la fa ir e co n s e n t ir à r e ve n ir ici, m êm e
p o u r p e u d e jo u r s . E n ca ch e t t e , je s u is a llé ch e z
l ’a b b é M u r ie l p o u r p a r le r d e F a u s t in e . I l ét a it
a b s e n t ... je n ’ai vu q u e J ca n n et on ; p eu t -ê t r e
ce la va u t -il m ie u x ... O h ! t u co m p r e n d s ... je n e
ch e r ch e r a i ja m a is à im p o s e r à m a m èr e p o u r
b e lle - fille ... m a is , a u fa it , t u n e sa is r ie n ?
— J e t e d e m a n d e p a r d o n , je s a is t o u t et c ’est
toi q u i n e sa is r ie n ... m a is vo ici t a m è r e ...
N e r v e u x , h o r s d e lu i, H e n r y a r r ê t a le s p h r a
ses d ’a ccu e il.
— M a d a m e , d e gr â ce , é co u t e z-m o i sa n s m ’in
t e r r o m p r e ... J ’a va is é cr it à G ilb e r t u n e le t t r e
�156
L ’O M B R E
DU
PA SSÉ
q u i s ’est p e r d u e . E t j ’a t t e n d a is sa r ép on se
co m m e u n a r r ê t d e vie 011 d e m or t .
—
U n a r r ê t d e vie o u d e m o r t ! P a r le z, F ir m ia n , vo u s m ’é p o u va n t e z.
E t a r d e m m e n t , é lo q u e m m e n t , le p e in t r e
p a r la .
XVIII
— M a d a m e , u n e d é p ê ch e ...
I l fa is a it u n ve n t e ffr o ya b le . D e p u is la ve ille
a u s o ir , la m e r é t a it s o u le vé e . D e s va gu e s co u
le u r d e ce n d r e e t d ’e n cr e a r r iva ie n t s u r la
p la ge a ve c u n e t e lle vio le n ce , d r essé es si h a u t
q u e le u r é cu m e ja illis s a it ju s q u e d a n s le ja r
d in e t d e la villa Ba r in e . As s is e p r è s d e M m e Ba r in e , M a r gu e r it e lis a it à h a u t e vo ix .
M a lg r é la t e m p ê t e , E d it h , e n t r a în a n t la
b a n d e d e je u n e s s e in vit é e , es t a llé e a u ca sin o .
Bien q u e M m e Ba r in e lu i en d o n n e t o u t e la t i
t u d e , M a r gu e r it e , le p lu s s o u ve n t , r e fu s e d e
se jo in d r e a u gr o u p e jo y e u x ; e lle p r é fè r e d e
m e u r e r a u p r è s d e sa vie ille a m ie , sa co n fid e n t e
il p r é se n t e t si m a t e r n e lle m e n t co n s o la n t e !
M m e Ba r in e p r it a ve c u n p e u d ’effr o i la d é
p ê ch e a p p o r t é e p a r la fem m e d e ch a m h r e . E lle
é t a it d ’u n t em p s où l ’on a va it m o in s q u ’a u jo u r
d ’h u i la fu r e u r d es co m m u n ica t io n s r a p id es,
d ’u n t em p s o ù l ’on n ’e n vo ya it p a s p o u r d e lé
ge r s m o t ifs d e s t é lé gr a m m e s . I l fa lla it q u e ce
fû t g r a ve , a lo r s 011 s ’é m o u va it .
— M a r gu e r it e ?
— M a d a m e ? ... vo u s s o u r ie z... c ’est d e lu i...
— Q u e ce lu i es t é lo q u e n t 1 O u i. J e n e l ’ai
»
�L ’O M B R E
DU
PASSÉ
p a s lu e e n co r e . J ’ai vu la s ign a t u r e e t le s p r e
m ie r s m o t s ; vo u le z- vo u s lir e vo u s-m ê m e ?
— J ’ai p eu r .
— J e n e cr o is p a s q u e vo u s d e vie z cr a in d r e :
vo ye z q u e lle lo n gu e u r ? E lle a d û co û t e r ch e r ,
ce t t e d é p ê ch e . M . F ir m ia n n ’a u r a it p a s m is t a n t
d e h â t e à e n vo ye r u n e m a u va is e n o u ve lle , d e
m a n d a n t à ê t r e si d é ve lo p p é e !
— Alo r s , d o n n e z, m a d a m e . A h ! . . .
— Vo yo n s , v o yo n s ... à h a u t e v o ix ... m oi
a u ssi je su is cu r ie u s e .
« Bie n h e u r e u x — T o u t a r r a n gé — S u is à
M u r d o s a ve c G ilb e r t e t M m e d e G e r fe u —
N ’a va ie n t p a s r e çu m a le t t r e — L e u r ai t ou t
r a co n t é — G ilb e r t n e s e r é s ign a it p a s — A é t é
a u ssi h e u r e u x q u e m oi — M m e d e G e r fe u , u n
p eu h é s it a n t e , s ’est la is s é co n va in cr e — Q u a n d
r e ce vr e z ce ci, G ilb e r t a u r a vu F a u s t in e —
M m e d e G e r fe u d é jà vu le m a r q u is — T o u t co n
ve n u — J e p r e n d s t r a in p o u r D ie p p e . R e s p e c
t u e u x h o m m a ge s .
«
F
ir m ia n
. »
M m e Ba r in e o u vr a it le s b r a s ; M a r gu e r it e s ’y
je t a ; e lle p le u r a it et r ia it e t em b r a s sa it la vie ille
d a m e. A ce m o m e n t , p a r u n p h é n o m è n e a ssez
fr é q u e n t , u n e b r u s q u e a cca lm ie s e fit d a n s la
t e m p ê t e , le ve n t a va it t o u r n é . L e gr o n d e m e n t
d es va g u e s p e r s is t a it e n co r e , m a is d é jà fa ib lis
sa n t ; à l ’h o r izo n le vo ile g r is d u cie l s ’é ca r t a ,
la is s a n t vo ir u n e é ch a p p é e d ’a zu r .
M m e Ba r in e le m o n t r a à la je u n e fille .
— V o y e z, m on e n fa n t , q u e lle s ym b o liq u e
co ïn cid e n ce ... P o u r vo u s a u ssi la t e m p ê t e m a u
va is e est fin ie ... Vo t r e p a u vr e p e t it e b a r q u e si
ca h o t é e e n t r e a u p o r t ... vo t r e cie l d e vie n t b le u ...
�>58
L ’O M B R E
DU
PASSÉ
— O u i... e t j ’en vie n s à b é n ir D ie u d ’a vo ir
co n n u la d u r e t é d e l ’o u r a g;a n ... d ’a vo ir t r e m
b lé ... d ’a vo ir s o u ffe r t ... L e p o r t m e p a r a ît r a
m e ille u r , e t p lu s d o u ce e t p lu s p r é cie u s e la b e lle
cla r t é d e n o t r e b e a u c ie l...
E lle s o u r it , r o u g it u n p eu e t d it , t o u t e sa
jo lie g a ie t é r e ve n u e :
— M è r e Sa in t -J ca n -Ba p t is t e d is a it vr a i : je
n ’a va is p a s d u t o u t , d u t o u t la vo ca t io n r e li
gie u s e !
F IN
�L e p r o c h a i n r o m a n ( n ° iZ ^ i)
d a n s la Co l le c t i o n
®
p a r a ît r e
“ S T E L L A
”
Le Mariage de Rose Duprey
p a r
G. D ’A R V O R
i
L a n u it é t a it ve n u e , l e v e n t s o u ffla it a ve c
fo r ce su r la r ive s a u v a g e q u i b o r d e le s fa la is e s ,
fo r m a n t l ’e x t r é m it é d e l a p o in t e d e P e n m a r c’h ; le s va g u e s s e p r é c ip it a ie n t a v e c u n
é la n p r o d ig ie u x s u r ce s g r è v e s m e r ve ille u s e s
d e b e a u t é g r a n d io s e e t t e r r ib le , l ’o cé a n é t a it e n
p r o ie à u n e d e ce s fo lle s co lè r e s q u i r e m p lis
se n t le s a b îm e s d e d é b r is s a n s n o m .
S u r le s flo t s e n fu r ie , u n n a v ir e s e d é b a t
t a it d a n s la p a s s e d a n g e r e u s e q u e r e s s e r r e n t
le s fa m e u x é t a u x d e P e n m a r c’h , s o r t e d e
ch a în e d e r o ch e r s d o n t l a d e n t r e d o u t a b le
b r o ie le s n a vir e s q u e l a t e m p ê t e p o u s s e à la
côt e.
Ce b â t im e n t , q u i lu t t e co n t r e u n s u p r ê m e
p é r il, a cr u s a n s d o u t e é v it e r u n n a u fr a g e e n
q u it t a n t la h a u t e m er , m a is la r a fa le e s t si
vio le n t e q u 'il n e p e u t p lu s g o u v e r n e r ; u n e
�L E
M A R IA G E
D E
R O SE
D U PR E Y
fo r ce in vin cib le le p o u s s e ve r s ces m o n s t r e s
d e g r a n it q u e le s va g u e s ca r e ss e n t a ve c d ’e f
fr o y a b le s m u gis s e m e n t s . P e u t - ê t r e a u s s i le
b r ick e n d é t r e s s e ch e r ch e -t -il u n p o in t d e d é
b a r q u e m e n t s u r u n e cô t e d éser t e, ca r n o u s
so m m es e n 18 0 8 , en p le in b lo c u s co n t in e n t a l,
e t le s co n t r e b a n d ie r s , m a lg r é la s u r ve illa n ce
d e la d o u a n e , ve n a ie n t fr é q u e m m e n t a t t e r r ir
s u r le s p la g e s is o lé e s d u F in is t è r e , o ù la co n
n ive n ce d e s h a b it a n t s le u r fa c ilit a it le d é b a r
q u e m e n t e t la ve n t e d e le u r s m a r ch a n d is e s .
C ’ét a it , en e ffe t , u n d e ce s b â t im e n t s d e co m
m er ce, ve n a n t d ’An g le t e r r e , q u i se t r o u va it a u x
p r is e s a ve c la t e m p ê t e , r e d o u t a n t é g a le m e n t d e
d e ve n ir la p r o ie d e s flo t s o u d e t o m b e r a u x
m a in s d e s a ge n t s d e s u r ve illa n ce .
D u r iva g e , le n a vir e e n p e r d it io n a v a it é t é
a p er çu , n o n d u p o s t e d e d o u a n e d e K é r it y ,
m a is d e s v illa g e s le s p lu s p r è s d e la côt e.
L e s h a b it a n t s d e ces e n d r o it s s a u va g e s
a va ie n t co n s e r vé les m œ u r s b a r b a r e s e t la n a
t u r e fa r o u ch e q u i r e n d a ie n t si r e d o u t a b le s a u x
m a r in s l ’a p p r o ch e d e ces cô t e s h a b it é e s p a r
le s t r o p fa m e u x p ille u r s d e m er . L a c iv ilis a
t io n a va it p e u p é n é t r é p a r m i ce s p o p u la t io n s
vo u é e s à la m is è r e ; e t la r e lig io n , q u i s e u le
p e u t a d o u cir le s p e n ch a n t s m a u va is d e s h o m
m es, n ’e x e r ça it p lu s a u cu n e m p ir e su r le s âm es.
D e p u is v in g t a n s, le c u lt e é t a it d é t r u it e t l ’e x is
t e n ce d e D ie u p r e s q u e ign o r é e d e ce s g e n s —
q u i n ’a va ie n t p lu s d ’h u m a in q u e le n om .
( A s u iv r e .)
�OUVRA ; es
V
<>
n a v e t t e ,
,-u s s a g e ,
y
î:
::
<>
::
::
::
M O D È L E S
C haq u e
A lb u m ,
lin g e r ie
d 'e n fa n ts ,
a m e u b le m e n t,
6
tr a v a u x
F ra n co
d e s
::
d a m e s
G R A N D E U R
fra n c s;
d e p lu s ie u rs
b la n c h is s a g e ,
e x p o s itio n
d e
N° 1
d e da mes
p a g e s g r a n d f o r m a t , le c o n t e n u
d i ffé r e n ts
::
::
î:
::
D ’E X É C U T I O N
6 ir. 5 0 ;
p o ste,
E tra n g er,
7 ir. 5 0 .
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 2
A LPHA BETS ET
M ON O GRA M M ES GRANDEUR
D 'E X É C U T I O N
11 c o n t i e n t , d a n s s e s 1 0 8 p a g e s g r a n d f o r m a t , l e p l u s g r a n d c h o i x
d e m o d è le s d e C h i f f r e s p o u r D r a p s , T a i e s , S e r v i e t t e s ,
.
"•
::
::
N a p p e s , M o u c h o ir s , e t c .
::
::
::
C haq u e
A lb u m ,
6
fra n c s;
F ra n co
6 fr. 5 0 ;
p o ste.
E tra n g er,
t
7 fr. 5 0 .
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 3
C e t a lb u m c o n tie n t, d a n s se s 1 0 8 p a g e s g r a n d
fo rm a t,
le p lu s g r a n d c h o i x d e m o d è l e s e n b r o d e r i e a n g la is e ^ b r o d e r i e
a u p lu m e tis . b ro d e rie a u p a s s é , b ro d e rie R ic h e lie u , b ro d e rie
::
::
d a p p lic a tio n s u r tu lle , d e n te lle s e n file t, e tc .
::
::
C h aq u e
A lb u m ,
6
fra n c s;
F ra n co
6 fr. 5 0 ;
p o ste,
E tra n g er,
7 fr. 5 0 .
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 4
C
c o n t i e n t le s F A B L E S
>
>
S
I
D U
BON
L A
F O N T A IN E
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g e r i e c h a r m a n t e c r é é e p a r n o t r e g r a n d f a b u l is te e s t le s u j e t d e s
c o m p o s i tio n s le s p lu s in t é r e s s a n te s p o u r la t a b l e , 1 a m e u b l e m e n t ,
a in s i q u e p o u r le s p e t i t s o u v r a g e s q u i f o n t l a g i â c e d u f o y e r .
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fran cs;
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4 fr. 2 5 ;
p o ste,
E tra n g er,
4 fr. 5 0 .
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 5
Le
8 0
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pages
d e l ’A l b u m
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c o n te n a n t
: 7
fra n c s;
B rod é.
2 8 0
m o d è le s
l 'r a n c o
p o ste,
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7 fr. 5 0 ;
g e n re s.
E tra n g er,
8 fr. 5 0 .
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 6
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3 7 X 5 7
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7 fr. 5 0 ;
E tra n g er,
2.
8 fr. 5 0 ,
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 7
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M O D E R N E : L in g e d e c o r p s , d e ta b le , d e m a is o n .
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1 0 0 p a g e s g r a n d fo rm a t. C o n te n a n t p lu s d e 2 3 0 m o d è le s v a rie s
p o u r B é b é s , F ille tte s , J e u n e s F ille s , G a rç o n n e ts , D a m e * e t M e s t » » ,,
G r a n d c h o ix d e d e n te lle s p o u r lin g e rie e t a m e u b le m e n t.
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7 fr. 5 0 ;
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L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N° 8
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7 fr. 5 0 ;
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8 fr. 5 0 .
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D i r e c t e u r d u “ P e t i t E c h o d e l a M o d e ” , 1, r u e G a z a n , P A R I S ( X I V * ) .
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E ST l e J O U R N AL P R É F É R É d e l a F E M M E
2 4 pages ( dont 16 grand form at et 4 en couleurs) par num éro <0 fr. 30»
D e u x r om a n s p a r a is sa n t en m êm e tem p s.
A r t ic le s J e m od e. C h r o n iq u e s v a r iées. Co n t e s
e t n o u v elles . M o n o lo g u e s , p o és ies . Ca u s e r ie s et
r ecet t es p r a t iq u e s . Co u r r ie r s tr ès bien o r g a n isés.
F r a n c o , s ix m o i » : 8 f r a n c s ; u n a n : 1 5 f r a n c s ; E t r a n g e r 2 2 f rim e s
A d r e s s e r c o m m a n d e s et m a n d a t s - p o s t e à M . l e D i r e c t e u r
d u P e t i t E c h o d e l a M o d e , 1 , r u e G a z a n , P a r is f , 1 4 ").
I m p . d e M o n t s o u r is , 7, r u e L c m a ig n a n , P a r is ( X I V*) . — R . C . S c in o $ ¿8 79
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
L'ombre du passé
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1925]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
158 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 133
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_133_C92619_1110425
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/10/44798/BCU_Bastaire_Stella_138_C92624_1110442.pdf
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Text
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Le » P u b lic a t io n » d e la S o c ié t é A n o n y m e d u “ P e t it E c h o d e la M o d e ”
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par ai t tous les m ercredis
32 pages, iG grand format (dont 4 en couleurs) par numéro (0 ir. 30)
D eu x
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A r t ic les
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p a r a issa n t
m o d e.
en
m êm e
C h r o n iq u es
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v a r iées.
C o n t es
n o u v e l l e s . M o n o l o g u e s , p o é s i e s . C a u s e r i e s et
r ec et t es p r a t i q u e s . C o u r r i e r s t r ès b i en o r g a n i sés.
A B O N N E M E N T S
F r a n c e , s ix m o i » : 8 f r a n c s ; u n a n : 1 5
L a
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fr a n c s ; E tr a n g e r : 2 8
fr a n c s .
^
M o d e Fr a n ça ise
P a r a it c h a q u e
s e m a in e . P r ix : 0 f r . 5 0 ; f r a n c o : 0 f r . 6 0 .
A b o n n e m e n t : u n n n , 2 4 fr a n c s ; E t r a n g e r , 3 5
X
fr a n c ».
L I S E T T E , Journal des Petites Filles
H e b d o m a d a ir e .
Le
16
pages
num éro
dont
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4
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c o u le u r s .
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A b o n n e m e n t : u n a n , 1 2 fr a n c s ; E t r a n g e r : 1 8
fr a n c s .
G U I G N O L , Cinéma des Enfants
M a g a z in e
m e n s u e l p o u r f il le t t e s e t « a r ç o n « , le
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1 8 fr a n c s .
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J o u r n a l d ’O u v r a g e » d e D a m e » p a r a is s a n t le
Le
Abonne m e nt : un
1 fr . 1 5 .
fr a n c . F r a n c o ,
A b o n n e m e n t : u n a n , 1 2 fr a n c s ; E t r a n g e r
an
num éro
: 0
(2 4 n u m é r o s ).
l or e t
le 1 5 d e c h a q u e m o i».
fr . 5 0
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fr . ; E t r a n g e r :
18
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LA MODE SIMPLE
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fr a n c s ; E t r a n g e r : 5
A d r e s s e r c o m m a n d e s e t m a n d a ta - p o s te
du
Petit Echo de la Mode,
fr a n c s .
à M . le D i r e c t e u r
1, r u e G a z a n , P a r is
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( X IV )
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« L ’o r g u c it d e l a v ie e n iv r e a is é m e n t l a je u n e s s e .
C h a q u e g é n é r a t io n , à s o n t o u r , e s t a u h a u t d e
l ’a r b r e , v o it t o u t lo p a y s a u - d e s s o u s e t n ’a q u e le
c i e l a u - d e s s u s d ’e ll e . E l l e s e c r o it l a p r e m iè r e , e t
e lle l ’e s t à s o n h e u r e , p o u r u n m o m e n t . »
Sàin t e-Bbu v e.
L ’aut o r al en t i t , r ou l a au bord du t r ot t oi r , s’ar
r êt a d evan t l e 34 b i s du bou l evar d H au ssi n an n .
U n e jeu n e fem m e en descen di t .
L a p or t i èr e se r efer m a san s br u i t . L e ch au ffeu r
v i r a, s ’él oi gn a, r em on t an t ver s l ’Et o i l e, ver s le
cou ch an t em pou r pr é d ’où p ar t ai en t des fai sceau x
de r ayon s d or an t l es n u ages, l e t oi t des m aison s,
l a cim e des ar b r es, s ’accrochant de ci , de l à, t r an s
for m an t en sol ei l s des vi t r ages.
L es p au p i èr es m i -closes, un sou r i r e de douceur
au x l èvr es, l a jeu n e fem m e r egar d a le gr an d
« cou pé-l i m ou si n e » se per dr e dan s le va-et -vi en t
de l a r ue. Pu i s, l es y eu x er r an t s, el l e dem eura
qu el qu es secon des debout , accept an t l e m uet hom
m age que l es p assan t s 11e m ar ch an d ai en t p oi n t à
sa t r ès r éel l e beau t é, et en fi n , avec un j o l i gest e
sou pl e r el evan t sa l on gu e robe cl ai r e, el l e t r aver sa
l e t r ot t oi r d ’un e al l u r e gr aci eu se et d i sp ar u t sous
le porche du 34 b i s . L à, de n ou veau , el l e s ’ar r êt a
pou r dem an d er au con ci er ge, d ’un e v o i x chan t an t e
et douce, d ’un accen t de p r i èr e en fan t i n et m i
gn ar d :
— D es l et t r es, m on sieu r M ar t i n ?
M . M ar t i n se r em u a len t em en t dans sa l oge su
per be au x l ar ges ver r i èr es ; i l s ’avan ça ver s son
bu r eau , exam i n a l e cou r r i er , y ch oi si t ce qui r eve
n ai t à sa l ocat ai r e, et le l u i t en d i t en l ai ssan t
t om ber de ses l èvr es h au t ai n es et d éd ai gn eu ses u n ,
« V o i l à, m adam e l a b ar on n e! » des m oi n s encou
r agean t s.
L a j eu n e fem m e, du r est e, 11e sem b l ai t p as de
m an der d avan t age. El l e p r i t ses l et t r es, l es fit gl i s
�4
A
GRAN DE
V IT E S S E
ser clans ses d oi gt s, t el u n j eu de car t es, et en
exam i n a l es ad r esses.
« Bar on n e T h éou l l e... Bar on n e Bob T h éou l l e...
M m e l a bar on n e T h éou l l e, née L e Ch al i er ... Ba
ronn e Yvon n e T h éou l l e... »
A vec un p et i t fr on cem en t de nez et de sou r ci l s,
el l e ch er ch ai t à d écou vr i r qui l u i écr i vai t . L a chose
n e du t pas l a sat i sfai r e. El l e eu t un sou p i r . D ’un
p et i t gest e l assé, el l e r em er cia M . M ar t i n et s’éloi
gn a, m ai s avec m oin s d ’assu r an ce q u ’el l e n ’en avai t
m is t out à l ’heur e à t r aver ser le t r ot t oi r .
El l e gagn a le fond de l ’i m m eu ble, et , p ou r cel a,
d u t su i vr e l ’ét r oi t p assage d ’un e cour où des co
ch er s l avai en t , à gr an d e eau , des voi t u r es. Et ,
en cor e, el l e sou p i r a... Ch aqu e j o u r cet t e cou r , ces
coch er s, ces voi t u r es, san s cesse l avées, l u i em p oi
son n ai en t l a vi e !
U n e por t e o u vr ai t su r u n cou l oi r , él égan t t ou
j o u r s, m ai s som br e. A gau ch e se t r o u vai t un esca
l i er et au ssi un ascen seu r . L a jeu n e fem m e pr it
l ’ascen seu r , l e m an œu vr a et se l ai ssa em port er san s
secou sse.
U n ét age... d eu x ét ages... t r oi s ét ages... qu at r e
ét ages...
A u f u r et à m esu r e que l ’ascen seu r m on t ai t , le
vi sage de l a jeu n e fem m e s’at t r i st ai t . L or sq u e l ’as
cen seu r affl eu r a le p al i er du ci n qu ièm e ét age, r i en
n e r est ai t de l ’exp r essi o n h eu r eu se et douce avec
l aq u el l e ses y eu x avai en t su i vi le bel au t o qui
s’él oi gn ai t dan s l e va-et -vi en t du bou l evar d .
« M on D i eu , que c’est h au t ! »
Et , avec de j o l i s fr oufr ou t em en t s de soi e et de
d en t el l es, l a jeu n e fem m e sor t i t de l ’ascen seu r p r es
que au ssi h al et an t e que si el l e eû t gr av i en cou
r an t l es m ar ch es de t ou s ces ét ages.
Su r le p al i er peu pr ofon d, t en du d ’ép ai s t ap i s,
s’o u vr ai t une doubl e port e de bois som bre, où l ’an
n eau d ’un t i m b r e él ect r i qu e r el u i sai t .
L a jeu n e fem m e son n a. Ri en ne r ép on d i t . Fr ap
pan t du p i ed , i m p at i en t e, el l e son n a de n ou veau .
Cet t e foi s, dan s l ’ap p ar t em en t , il y eu t un br u i t
de pas. Q u el q u ’un se m i t en d evoir d ’o u vr i r p r é
cau t i on n eu sem en t l a por t e. L a j eu n e fem m e act i va
le m ou vem en t , en gr on d an t d ’un e v o i x pr uden t e :
— O u vr ez donc ■vite, Jo sep h , c ’est m o i !
L a p or t e céda au ssi t ôt . U n jeu n e d om est iq u e, «\
m in e en som m ei l lée, s’effaça.
— Jo sep h , il fau d r ai t r épon dr e p l u s vi t e au coup
de son n et t e, c ’est t r ès en n u yeu x d ’at t en d r e!
L e dom est i que b ai ssa l es y eu x en si gn e de con
t r i t i on et ne r ép l i q u a r i en .
�A G R A N D E V IT E S S E
5
— M ar i an n e est -el l e l à?
— O ui , m ad am e l a bar on n e, M ar i an n e t r avai l l e
dan s l a ch am bre de m ad am e l a baron n e.
— D an s m a ch am b r e!... ah ! p ar ex em p l e!... Je
l e l u i ai cepen dan t bien défen du !
A u ssi t ô t , pou r m i eu x pr en d r e san s dou t e l a cou
pabl e en fl agr an t d él i t de désobéi ssan ce, l a jeu n e
fem m e ou vr i t vi vem en t un e port e. A ce b r u i t , M a
r i an n e — une sou br et t e à m in e h ar d i e et fu t ée —
q u i , t r ès pen ch ée à l a fen êt r e, cau sai t avec u n des
d om est i ques de l ’ét age i n fér i eu r , se r assi t br u squ e
m en t en d écl ar an t d ’une v o i x d e reproch e :
— Je n ’at t en d ai s pas m ad am e l a baron n e si t ô t !
Et , r ep r en an t bien vi t e son t r av ai l , el l e s’en se
vel i t à dem i sou s l es flot s m ou sseu x du j u p o n de
d en t ell es q u ’el l e avai t l a t âch e d ’ar r an ger .
— M ar i an n e, •'com bien de foi s fau t -i l vou s d i r e
que j e vou s défen ds de t r av ai l l er i ci ?
— M adam e l a baron ne sai t bien q u ’ai l l eu r s je
n ’y voi s p as!... Cet appar t em en t est si som b r e!
L a jeu n e fem m e eut un n ou veau sou p i r : M a
r i an n e n ’avai t - el l e p as r ai so n ?
— O u i , cet ap p ar t em en t est si som br e ! r épét a-t el l e.
L a r épon se de l a sou br et t e à m i n e fu t ée l ’ at t ei
gn ai t en plei n cœ u r !... Com m e l a cou r à t r aver ser ,
— cet t e cou r où san s cesse ces coch er s l avai en t des
voi t u r es — cet ap p ar t em en t som br e ét ai t un des
m al h eu r s de sa vi e !
A cel a M ar i an n e d u t ‘d e ne p oi n t êt r e gr ond ée
d avan t age, de. v o i r sa m aît r esse si m pl em en t exam i
n er l e ju p on , et , par ce que pas un poi n t n ’y avai t
ét é fai t , de s ’en t en d r e vagu em en t m en acer de r e
t ou r n er dan s sa p r ovi n ce.
— M a m èr e m ’a t ou jou r s d i t qu e j e ne p ou r r ai s
ri en t i r er de vo u s... Pr en ez gar d e!
Com m e l e p et i t .val et à m i n e en som m ei l lée, M a
r i an n e b ai ssa l es y eu x et ne r ép l i q u a r i en . A u bout
d ’un m om ent , el l e t en t a d ’un e v o i x t i m i d e des
offr es de ser vi ce.
— M adam e l a bar on n e vou l ai t -el l e q u ’on l ’ai d ât
à en l ever sa robe ?
M ai s « m ad am e l a bar on n e » l a co n géd i a; el le
en l èver a sa robe seu l e, p r éfér an t qu e M ar i an n e
t r avai l l e à ce m al h eu r eu x ju p on .
L or squ e l a por t e se fu t r efer m ée su r l a sou
br et t e, la jeu n e fem m e gém i t :
« M on D i eu , que nous som m es m al ser vi s ! »
Et , de p l u s en p l u s l assée, de p l u s en p l u s m é
con t en t e, el l e se l ai ssa t om ber su r l e bord de son
l i t , p ou r , déci d ém en t , exam i n er l es l et t r es.
�6
A
GRAN DE
V IT E S S E
A l a p r em i èr e, ce fu t un e excl am at i on dou lou
r eu se : « Bou !... oli ! voi l à qui est d éso l an t !... »
L e fou r r eu r av ai t en voyé sa fact u r e, beaucoup p l u s
for t e que j am ai s l a p au vr e p et i t e fem m e ne se le
ser ai t i m agi n é ! A l a seconde, au t r e excl am at i on
égal em en t d ou lou r eu se... Com m e l e fou r r eu r , le
gr an d t ai l l eu r an gl ai s avai t eu l ’idée d ’en voyer sa
not e, un e not e d ép assan t au ssi t out es l es p r évi
si on s. A l a t r oi si èm e, avec u n r ed r essem en t du
bu st e et de l ’i r r i t at i o n dans l a v o i x , el l e d i t :
« Cel a est p ar t r op f o r t !... » Con cevai t -on ? D es
gen s « t r ès cli ic » ven ai en t de don n er un e r éunion
u l t r a-sel ect : un e au d i t i on de poèt es m on dain s.
A p r ès avo i r n égl i gé d ’i n vi t er l a baron ne T h éou l l e,
i l s l a qu êt ai en t !.'.. A l a qu at r i èm e, el l e se d i t :
« Si n gu l i èr e écr i t u r e, q u ’est -ce donc que cel a?... »
Pu i s el l e se m i t à r i r e, et r ai l l a : « T i en s, c’est
m am an ! Cet t e p au vr e m am an est si occupée "qu ’el le
n e peut m et t r e ses ad r esses el l e-m êm e!... »
T,a l et t r e com m en çait ai n si :
« Bébé va bien . Bébé gr an d i t . Bébé devi en t
gr an d gar çon . 1, ’ai r du Ch al i er l u i f ai t gagn er
k i l os su r k i l o s et cen t im èt r es su r cen t i m èt r es. Sa
bonne-m am an en est bien f îèr e!... L or sq u e p apa
et m am an vi en d r on t , i l s ver r on t quel bel hom m e
l eu r Jacq u es va êt r e!... C ’est in con t est able, bébé
se port e bien m i eu x au Cl i al i er q u ’i l 11e se p or t er ai t
à Par i s... »
L a jeu n e fem m e r êva un peu et r ép ét a :
« O ui , c’est i n con t est ab le ! »
Et , l es y eu x er r an t s p ar l a ch am br e, el l e cr u t
vo i r son 0 gosse » r ou l an t sou s l es m eu bl es, s ’ac
cr och an t de-ci de-l à, à l a gar n i t u r e de t abl e à
coit fer, p ar exem p l e, au r i squ e de r en ver ser su r
su r lu i fer s à f r i ser , à on d u ler , fou r n eau , gr an d s
flacon s, p et i t s flacon s, gl ace-p sych é, fl am b eau x, et
j u sq u ’à ce bouquet que, so i gn eu x et gal an t , le
p apa d éposai t pour la m am an ,'ch aq u e m at i n , au
m i l i eu de ces ob jet s, su r cet t e t abl e. El l e cr u t le
voi r , p âl i ssan t dan s cet ap p ar t em en t san s beau
coup d ’ai r ni de l u m i èr e ; el l e cr u t le voi r l i vr é à
t ous l es d an ger s du deh or s : t r am w ays, au t om o
b i l es, au t obu s, fiacres em p or t és!... El l e l e v i t s ’ap
pr och an t de cet t e fen êt r e, à l aq u el l e s’ét ai t pen
chée M ar i an n e, et se pen ch an t au ssi pou r r egar d er
avec qu i cau sai t sa bonne ; el l e l e v i t , confié à ces
gen s qu i l a ser vai en t , au t an t d i r e aban don n é, ou i ,
com plèt em ent aban don n é, l e p au vr e p et i o t !... E t
el l e ne se d i t pas que ces ch oses p ou r r ai en t êt r e
au t r em en t q u ’el l e 11e se l es i m agi n ai t , que beau
coup de bébés s ’él evai en t à Par i s san s p ér i r sous
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GRAN DE
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",
l es t r am w ays, au t om obi l es, om n i bu s, fiacr es em
p or t és, sou s l es fer s à fr i ser , à on d u ler , l es flacon s,
p et i t s fl acon s, gl ace-p sych é, fl am b eau x d égr i n go
l an t d ’un e t abl e à coi i îer , san s t om ber p ar l es fen ê
t r es ; el l e se r épét a si m pl em en t , avec, de n ou veau ,
force sou p i r s :
« C ’est i n con t est ab l e, él ever des en fan t s à Par i s
est i m p ossi b l e ! »
Et , d evan t cet t e i m p ossi b i l i t é, son cœu r se
ser r a.
L a bonne-m am an con t i n u ai t à f ai r e l ’él oge de
son p et i t -fi l s :
« Jacq u es est ét on n an t , i l com pren d t ou t , sai si t
t o u t !... Ses y eu x p ét i l l en t de m al i ce et son p et i t
jar gon s ’an n on ce p l ei n d ’à-pr opos. Bébé v a êt re
— au d ir e de sa n ou r r i ce — u n fr an c l u r on ! »
M ai s, apr ès ce p assage, l e t on de l a l et t r e de
bonn e-m am an ch an geai t . Est -ce q u ’on n ’ou b l i ai t
pas u n peu t r op l ’exi st en ce de cet en f an t ?... Est -ce
q u ’on son geai t à son aven i r , à l a n écessi t é de lu i
p r ép ar er sa p l ace au so l ei l ?... Est - ce q u ’on r éfl é
ch i ssai t p ar foi s su r ceci : q u ’avo i r u n en fan t crée
de gr an d s d ev o i r s?... Est - ce q u e...
Bon ne-m am an r et ou r n e l a qu est i on sou s t out es
ses faces, f ai t un peu le pr ocès de t ou s : du p apa,
peut -êt r e bien i n sou ci an t ; de l a m am an , à coup
sû r si en fan t gât ée... Q uand von t -i l s t ous d eu x
pr en dr e l a vi e au sér i eu x ?... Ce qu i p ou vai t s ’ex
cu ser p ar i i n e l u n e de m i el p r ol on gée pen d an t
t r oi s an n ées n e m en ace-t -il p as de d even i r gr ave
au j o u r d ’h u i ?... El l e con cl ut en pr êch an t l ’ écono
m i e, b l âm an t cer t ai n es d épen ses, l ’au t o, p ar exem
p l e... cet au t o...
« Bl âm er l ’au t o ! »
L a jeu n e fem m e n ’en p u t l i r e p l u s l on g. Fr o i s
san t l a l et t r e de sa m èr e, el l e se r el eva, m ar m ot
t an t , t out à f ai t fâch ée :
« M am an , l a p au vr e m am an d evi en t bien ser
m on n eu se! El l e n ’a j am ai s j o u i de r i en , jam ai s
com pr is m êm e q u ’on p u i sse ai m er à j o u i r de quel
que ch ose... Bo b y a r ai son quan d ¿1 d i t : « V i vr e
« com m e t a m èr e, Yvo n n e, c ’est gasp i l l er un bien
« p r éci eu x, c’est i m m ol er su r 011 ne sai t quel in u« t i l e aut el l e t r ou peau de scs j o u r s!... Pâl i r su r
« des l i vr es de com pt es, des r el evés d ’ou vr i er s,
« su r vei l l er des cu l t u r es q u i , au d er n i er m om en t ,
« p f f f f t !... ça n ’exi st e p l u s! S ’ép u i ser en des oceu« p at i on s sem bl ab les al or s que l e t em ps est si
« d ou x quan d 011 en t i r e un p ar t i savan t ... Pau vr e
« fem m e! el l e 11e sai t ce q u ’el le fai t , ce q u ’el le
« per d, ce q u ’el l e p ou r r ai t avoi r h r egr et t er . En fi n ,
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« peut -êt r e est -ce m i eu x ai n si ... » O ui, m am an n ’a
j am ai s ri en com pr i s à l a vi e, n ’en a j am ai s r ien
conn u ; c ’est pou r qu oi el l e n ’accept e p as qu e l es
au t r es l a veu i l l en t com pr en dr e et co n n aît r e!... Cet
au t o l a r évol t e m oi n s à cau se de l a dépen se que
p ar ce q u e... ce n ’ét ai t p as de son t em ps ! El l e ne
sai t donc p as, l a p au vr e m am an , que Par i s san s
aut o, pou r un jeu n e m én age él égan t , est au j o u r
d ’h u i i n h ab i t ab l e, à t el p oi n t que j ’ai m er ai s beau
coup m i eu x al l er t out de su i t e m ’en t er r er au Clial i er qu e de v i v r e à Par i s san s au t o... E t Boby
pen se com m e m oi !... D u r est e, p u i sq u e m on m ar i
est de m on av i s, j e ne voi s vr ai m en t p as ce que
m am an au r ai t à d i r e... »
Pou r t an t , ce n ’ét ai t p as san s u n peu de r em or ds
que l a jeu n e fem m e for m u l ai t ai n « l a fin de sa
pen sée. Pau vr e m am an ! si el l e gr on d ai t p ar foi s,
el l e ét ai t au ssi bien b o n n e!... M ai s pou r qu oi
n ’avai t - el l e p as » m ar ch é » avec son t em ps, au
l i eu de r est er l oi n ... l o i n ... en ar r i èr e?... C ’est
pou rqu oi el l e se gen d ar m ai t si faci l em en t su r ce
que f ai sai t ou ne f ai sai t p as l e jeu n e m én age!...
O r, fr an ch em en t , ép r ou ver de l a béat i t u d e à al l er
en au t o, à se l ai sser vi v r e en l u n e de m i el , à ou
b l i er un peu t out d an s un d ési r de vi e faci l e, de
vi e à d eu x, de vi e am u san t e, ét ai t -ce donc si m é
ch an t ?
Eh bien , q u ’est -ce q u ’el l e d i r ai t , l a p au vr e m a
m an , si , com m e l es Z, l es X , l es Y , on n ’avai t
qu i t t é l ’au t el que pour en t r er en l u n e r ou sse, on
n e sor t ai t de l a l un e r ou sse que p ou r , l es y eu x en
feu , l a r age au x l èvr es, al l er au d i vor ce?
Et , com m e el l e n ’av ai t ri en vu d 'i n t er m éd i ai r e
en t r e bébé m ou r an t à Par i s des p i r es accid en t s ou
bien él evé loin d ’el l e, l a jeu n e fem m e ne v i t ri en
non p l u s en t r e con si d ér er l a vi e com m e un l on g
j eu , un e l on gu e fêt e, ou ... l e d i vo r ce!
T ou t en r ai son n an t ai n si , el l e s’ét ai t d ésh ab i l l ée
et avai t en fi l é une sou pl e robe d ’i n t ér i eu r en fla
n el le bl an ch e. Pu i s, d écid ém en t , ces r écl am at i on s
des fou r n i sseu r s, l a l et t r e de la p au vr e m am an , ce
p et i t Jacq u es que l ’on ne p ou vai t v o i r gr an d i r , ces
d om est i ques ser van t si m al , cet ap p ar t em en t som
bre 011 el l e se sen t ai t fr oi d , al or s q u ’au deh or s il
f ai sai t si d ou x, si t i èd e, le j o u r t ern e qui t om bai t
des fen êt r es h au t voi l ées p ar cr ai n t e de l ’i n d i scr é
t i on des vo i si n s, cet t e cour, ces coch er s, ce l avage
de voi t u r es, « t ou t ça... t out ça » l u i don n an t un
« spleen à m ou r i r », l a jeu n e fem m e se j et a su r son
l i t , n er veu se... n er veu se... n er veu se...
I i ob y n ’ét ai t pas r en t r é.; m ai s, quan d Bo b y r en
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t r er ai t , i l au r ai t for t à fai r e p ou r r em et t r e en bon
poi n t l e m or al de sa p au vr e p et i t e fem m e !
O h ! Bob y, l e ch er Bob y, qui ne savai t j am ai s
gr on d er , l u i !... M ai s à qu el l e h eure ser ai t -i l l à?...
Com bien de t em ps r est er ai t -el l e seu l e, à br oyer du
n oi r , car r éel l em en t el l e b r o yai t du n oi r !
« Oh ! l es hom m es qui ne d evi n en t r i en ! »
E t d éjà el l e en vo u l ai t à l ’absen t de ne pas sen
t i r , à qu el qu e chose — à qu oi , el l e ne le savai t !
m ai s ce n ’est pas pour r i en q u ’on a i n ven t é l a t é
l égr ap h i e san s fil ! — de ne p as sen t i r l e m al ai se
m oral dont sou ffr ai t 'Sou Yvo n n e, et de ne poi n t
h ât er son r et o u i . Car i l ét ai t de t out e évi d en ce que
cet hom m e san s cœu r ne r ep ar aît r ai t au l o gi s q u ’à
l ’h eur e or d i n ai r e, et p as un e m i n u t e avan t . I l
s ’ét er n i ser ai t p ai si b l em en t à sa ban qu e, l a banque
où il s ’occu p ai t — en cor e un gr i ef de l a p au vr e
m am an , cet t e « occupat ion » qu i ne d even ai t j a
m ai s un t r avai l effect i f.
Bo b y, en effet , ne r en t r a q u ’à sou h eur e or d i
n ai r e.
U n b r u i t de cl é d an s l a ser r u r e, qu at r e p as au ssi
l ou r d s que p r éci p i t és de Jo sep h ver s l a port e
— qu an d i l r econ n aît l e p as de « m on si eu r l e b a
ron », Jo sep h s’em p r esse t ou jou r s ! — q u el q u ’ un
est d an s l ’an t i ch am b r e, q u el q u ’un qui dem ande
d ’une dr ôl e de pet i t e v o i x b l agu eu se, son ore, an
n on çan t de l a bel l e h u m eu r :
— M adam e l a bar on n e... r en t r ée?
— O ui , m on si eu r le baron .
— D an s sa ch am b r e?
— O ui , m on si eu r le baron .
M on si eu r l e baron ne s ’y t rom pe j am ai s. Ch ez
el l e, « M adam e » est t ou jou r s dan s sa ch am br e. Et
i l ne peut en êt r e au t r em en t . S ’h ab i l l er , se d ésh a
b i l l er , se r h ab i l l er , se r ed ésh ab i l l er , recom m en cer
un e t r oi si èm e, un e qu at r i èm e, p ar foi s m êm e une
ci n qu i èm e, un e si xi èm e t oi let t e, ex i ge beaucoup
de pei n e, beaucoup de t em ps.
Bo b y en t r e dan s l a ch am bre de sa fem m e.
Yvo n n e avai t fer m é l es y eu x , el l e l es en t r ’ou vr e,
et son vi sage s’écl ai r e : el l e aper çoi t Bo b y dan s
l a gl ace.
Boby n ’est ni gr an d , n i^ beau, ni bien f ai t , et ce
p en d an t ... el l e l ’ad or e! I l en gr ai sser a, c ’est sû r ! I l
a m êm e d éj à, pour son âge — v i n gt - si x an s! — un
em bon poin t qu i lu i fai t le cou un peu t r op cou r t ,
l e vi sage un peu t r op ron d. M ai s dans ce vi sage
r on d, com plèt em en t et soi gn eu sem en t r asé, au x
t r ai t s s’em p ât an t , r oses et bl an cs com m e ceu x d ’un
beau poupon d ’A n gl et er r e, s’ou vr en t des yeu x
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bl eu s à fl eu r de t êt e, t en d r es, n aïf s... — et D i eu
sai t !... — et su r des den t s éb l ou i ssan t es s’épa
n ou i t u n sou r i r e si fr an c, si l ar ge, si gai , que Bob y
p l aît , ch ar m e, at t i r e, et q u ’on a pu d i r e de l u i
« q u ’i l ét ai t m i eu x et p i r e que j o l i gar çon ».
L e propos l u i a p l u , et t ou jou r s i l s ’en sou vi en t ,
cel a se sen t à sa m agn i fi qu e assu r an ce.
Bo b y a en cor e beaucoup de ch eveu x, — des che
v eu x p l at s et l on gs et cosm ét iqu és à l a m ode n ou
v el l e, — pou r t an t d éjà, à qu el qu es in d ices fâch eu x
se d evin e que Bob y d evi en d r a ch au ve. Boby est
ext r êm em en t soi gn é, ext r êm em en t él égan t , ext r ê
m em en t sou ci eu x de sa m i se. Ri en n ’a le p ou voir
de l e r en dr e au ssi so u ci eu x... 11 m et à ch oi si r ses
ch au sset t es, ses m ou ch oi r s, ses cr avat es, l ’ém ot ion ,
l ’at t en t ion , l a r ech er ch e que d ’au t r es m et t en t à
col lect i on n er des m éd ai l l es, — ch acun son goû t ,
n ’est -ce p as ? — I l possède un ch o i x de « com pl et s »
q u ’i l en dosse su i van t l a cou leu r du ci el , et jam ai s
un t em ps gr i s bl eu , gr i s de fer , n oi r de su i e, ne le
t r ou ve « d ésassor t i ». I l a des vêt em en t s à n ’en
p l u s fi n i r , d an s au cu n e ci r con st an ce de sa vi e i l
n ’est p r i s de cou rt . T en u e dé ch asse, de pêch e,
d ’aér ost at i on , d ’au t om obil e, de v i l l e d ’eau x, de
bai n s de m er , de cér ém on ie, t ou t ce qui est u t i l e,
p ar fai t em en t i n u t i l e, t out ce que l ’on m et , t ou t ce
que l ’on 11e por t e jam ai s, Boby le possèd e et l e fai t
t ou jou r s su i vr e eu vo yage... « car 011 ne sai t ce qui
p eu t ar r i ver ».
A u ssi , quan d i l se d épl ace, fau t - i l au t an t de m al
l es p ou r l u i que pour sa fem m e, et su r « l ’excéd en t
de b agages » l e jeu n e m én age n ’a p as à se d i sp u
t er : il se l e p ar t age équ it abl em en t !
M ai s son t r i om ph e est le «p yjam a ». 11 en pos
sède de t out es l es cou leu r s. Et l o r sq u ’i l est r evêt u ,
chez l u i , le m at i n , d ’un e en vel op pe de soi e vér t n i l ,
rose h or t en si a, ou l i l as d ’av r i l , et q u ’il se sou vi en t
d ’avo i r , avec gr an d su ccès, j ou é l es cl ow n s d an s un
ci r qu e d ’am at eu r , Boby d evi en t i m p ayab l e!
M ar i an n e en aban don n e son fou rn eau et l ai sse
b r û l er l e p r em i er d éj eu n er ; Joseph se t ord et perd
complètement l a not ion des d evoi r s que l u i im pose
son ser v i ce; Yvo n n e en fai t p r ovi si on de gaît é pour
t out le j o u r : n ’i m por t e où el l e i r a, su b i t em en t ses
v eu x s’écl ai r er on t et el l e ser a r ep r i se de fou r i r e à
l a pen sée des excen t r i ci t és de Bob y.
D éj à m ai n t en an t , ri en q u ’à l a façon con st er n ée
dont il r egar d e Yvo n n e ét en du e su r son l i t , celle-ci
sen t se d i ssi p er t out e espèce de n oi r et de m a
l ai se.
— M al ad e, Yvo n n e?
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O h ! cet t e v o i x , si com iquem en t al ar m ée!... Po u r
t an t l a jeu n e fem m e n ’a p oin t en vi e de r i r e, et i l
l u i d ép l aît en cet i n st an t de n e p as êt r e p r i se au
sér i eu x. El l e d r am at i se son accen t et répon d :
— M al ad e, n o n ; m ai s en n u yée... en n u yée... en
n u yée !
— Q u ’est -ce q u ’i l y a?
— J ’ai eu l a m au vai se idée de r en t r er de bonne
heur e.
I l l ève l es y eu x et au ssi l es br as ver s l e ci el .
— Cet ap p ar t em en t si som br e m ’a... at t r i st ée à
un p oin t !
I l r ep r en d son ch apeau et p ar aît vou l oi r sor t i r de
l a ch am br e.
— Gr an d s d i eu x, où al l ez- vou s?
— D e ce p as don n er con gé à m on p r op r i ét ai r e !
— V ou s m ’avez d i t que pou r cel ui nui se pr épar e
à en t r er dan s l es fpiances h ab i t er bou l evar d H au ssm an n ét ai t absolu m en t n écessai r e !
— En ef f et !... I m m eu bl e sp l en d i d e, aut o à l a
p or t e... ça p aye de m i n e!... On n ’a p as besoin de
savo i r à quel ét age, en quel corps de b ât i m en t nous
som m es, 11’est -ce p as?... Su ffît que M . M ar t i n le
sach e... 34 b i s , bou l evar d H au ssm an n ... f ai t bien
su r des car t es vi si t es, et p u i sq u e nous ne som m es
j am ai s ch ez n ou s... T r ès com m ode cet t e h abi t u d e
de r ecevoi r ses am i s ai l l eu r s!... U ne t r o u v ai l l e!
N ’i m por t e, j e ne v eu x l a m or t de per son n e, m on
aven i r n ’ex i ge l a m or t de p er son n e... j e vaîs de
ce p as...
— M ai s... Bo b y, vou s êt es f o u !... D u r est e, il
n ’y a pas que ça.
— A l i !... quoi en cor e?
— Q uand j e su i s r en t r ée, M ar i an n e cau sai t p ar
la fen êt r e, Josep h dor m ai t .
Bob y fit de n ou veau t r oi s pas ver s l a port e.
— Pou r l ’am our du ci el , où al l ez-vou s?
I l r ep r i t du m êm e t ou :
— D e ce p as don n er con gé à m es dom est iques.
— Y pen sez-vou s ! p ou r en t r ou ver de p l u s m au
v ai s peu t -êt r e, sû r em en t m êm e!... D u r est e, ce
n ’est pas t out .
— A l l o n s bon, quoi en cor e?
— I ,e fou r r eu r a en voyé sa n ot e... et qu el l e
n o t e!... Pel i sse, m an t eau d ’au t om obi l e, m a j a
qu et t e d ’ast r ak an , 111011 fam eu x bolér o de br ei t scln van z bl an c.
— Q uel le r ai son ce b r ave hom m e aurait ^ i l eue
de nous fai r e de t el s cad eau x ?
— Pu i s l e t ai l l eu r ... c ’est fou ce que nous lu i
d evon s, fou !
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— M ai s voyon s, Yvo n n e, t u vou d r ai s donc q u ’il
à l ’œi l ? On l es p ayer a, ces not es.
— N ou s avon s d éj à t an t p r i s d ’avan ce... Pxiis,
n am an a écr i t ...
— Bébé n ’est p as m al ad e?... (pour cet t e ques:i on , l a v o i x du jeu n e p ap a s ’ét r an gl a) .
— N on , Jacq u es v a à m er vei l l e. M am an a écri t
pour pr êch er l ’écon om ie... r epr och er cer t ai n es dé
pen ses, l ’au t o p ar exem p l e, Bob y, l ’au t o...
— El l e veu t donc qu e t u t ’en ai l l es à p i ed ?...
V ois-t u t es t oi let t es si t u al l ai s à p i ed ... ou bien en
m ét r o... ou m i eu x en om n i b u s... en au t o b u s!...
V oi l à qu i ser ai t u n e écon om i e!... El l e n ’y en t en d
t i en , m a bell e-m am an , r i en , r i en de r i en , j ’ai le r e
gr et de l e con st at er .
— Oh ! d u r est e, m am an a t ou jou r s ét é ai n si
pour t ou t ce q u ’el l e n ’a pas ét é h abi t u ée à vo i r
dans sa jeu n esse. El l e n ’a j am ai s eu d ’au t o, el l e ne
com prend p as qu e...
— J ’em m èn er ai l ’au t o au Ch al i er , et el l e t r ou
ver a cel a si com m ode q u ’el l e ne nous b l âm er a p l u s,
parce q u ’elle-m êm e fi n i r a p ar avo i r son ch au ffeu r ,
<a vo i t u r e... D ’ai l l eu r s, j e l u i fer ai com pr en dr e
lu e, si el l e veu t gar d er Jacq u es avec el l e, i l fau t
| u’el l e adopt e ce m oyen de locom ot ion . Je veu x
fai r e de m on fi l s un hom m e m odern e, et pou r obte■îir u n hom m e m odern e, i l fau t l e sou m et t r e de
bonne h eur e à ces i n fl u en ces com bin ées : l a t r épi lat i on et l a vap eu r de p ét r o l e; en p l u s, l u i donn er
à d évor er ... de l ’esp ace!... J ’ai m es idées l à-d essu s,
■t su r le ch ap i t r e de m es idées j e sai s m e m on t r er
I rréduct ible !... M a jeu n e bell e-m am an fera b eau
coup m i eu x de ne p as se r i sq u er à t r an sfor m er
m ou au t o en bat eau !... Et avec ça, m on en fan t ,
i vez-vou s en cor e au t r e ch o se?...
I l s ’ét ai t assi s su r le bord du l i t et avai t p r i s l a
v o i x en cou r agean t e et douce d ’un pr êt r e au eonfessi on n al .
— Je su i s désolée, Bo b y, de 11e j am ai s vou s voi r
îér i eu x !
— Est -ce t ou t , vr ai m en t ?
El l e fon di t en l ar m es.
I l eu t de gr an d s gest es de d ésesp oi r , en l eva sa
r ed i n got e et son gi l et com m e « s’i l d éch i r ai t scs
vêt em en t s ».
Pu i s i l cr i a :
— Est -ce que nous dîn on s chez n ou s?
L e fai t se p r ésen t ai t si peu fr équem m en t q u e l e
jeune m én age 11’avai t m êm e p l u s de cu i si n i èr e.
— M ai s j e ne sai s p as... j e ttfai p as p r év u ... i l
au d r ai t ap p el er M ar i an n e.
io u s v êt i t ...
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V IT E S S E
13
— E t l a p r i er de nous em p oi son n er ! Gr an d
m er ci !... Fai so n s m i e u x : com m e h i er , com m e
avan t - h i er , com m e t ou j ou r s, dîn on s d eh o r s!... L e
Bo i s ser a d él i ci eu x, ce so i r ; j ’ai p r esqu e pr om is
au x de Bay , au x des A u l n ai s, de l es y al l er r et r ou
v er ... E t t u p l eu r es, t u au r as l es y eu x j o u ges, l es
t r ai t s m eu r t r i s, t u t ’en l ai d i s com m e à p l ai si r , al or s
que j ’ai m e t e vo i r l a p l u s jo l i e !... O u i , al l on s dîn er
au x ét oi l es, sou s l a m agn i fi q u e voû t e des d eu x ,
pen d an t que l es t si gan es fer on t pleu r er vi ol on s et
vi ol on cel l es... Jo sep h !... Jo sep h !
— M on si eu r l e baron ?
— Télép h on ez pour l ’au t o, v i t e!
— A h ! si m am an sav ai t que nous ne r est on s j a
m ai s ch ez nous !
— N ou s l a con ver t i r on s à ce gen r e de vi e, com m e
à l ’au t o... A l l o n s, v i t e!... M ar i an n e, l a robe de M a
dam e, l a bl an ch e p er l ée... l e gr an d m an t eau .
U ne h eu r e ap r ès, le cou pé-l i m ou si n e s ’ar r êt ai t de
n ou veau d evan t l e 34 b i s . Et , p ou r le r epr en d r e,
M adam e m ar ch a len t em en t , p ar ce que, p l u s accu
sés, p l u s v i f s, l es h om m ages des p assan t s al l ai en t
à sa t r ès gr an d e él égan ce, à sa su p r êm e d i st i n ct i on ,
à sa jeu n esse, à sa beau t é. D er r i èr e el l e, en h abi t ,
l e p ar d essu s débout onn é m on t r an t le gi l et b l an c, le
p l ast r on im peccable, su i vai t M on si eu r , su p p or t an t
san s f ai b l i r l e r ôl e d an ger eu x de m ar i d ’une t rès
j o l i e fem m e.
D an s l a gr an d e voi t u r e, t ou s d eu x m on t ai en t et
doucem en t se l ai ssai en t em por t er ver s le Bo i s, ver s
l ’ou est , où , su r l a m asse som bre des ar b r es et des
cot eau x, l à-bas, l e ciel ver d i ssai t en t r e des ar ch i
pels de n uées cou leu r de cor ail et gr i s rose.
L ’ai r ét ai t r afr aîch i p ar l es p l u i es ar t i fi ci el l es des
t u y au x d ’ar r o sage, sat u r é de p ar fu m s l ou r d s, g r i
san t s, cap i t eu x, ven u s oti 11e sai t d ’où. L ’au t o su i
vai t ou d ép assai t d ’au t r es voi t u r es em p or t an t d ’au
t r es cou p l es, qu i t ous s ’en al l ai en t de ce m êm e
côt é, par és com m e pou r un e fêt e.
Bo b y d i t t out à cou p :
— L e m ei l l eu r ch ez soi est en core cel u i où va
t ou t l e m onde.
E t el l e, h eu r eu se de n ou veau , l u i ser r an t fu r t i ve
m en t l a m ai n , r ép on d i t , r av i e, le t u t oyan t , — ce
q u ’cl l e se d éfen d ai t p ar cr ai n t e d ’ un ou bl i devan t
d u m on de :
— Je cr oi s que t u as bi en r ai son !
t
�14
A GRAN DE
V IT E S S E
II
M m e L e Ch al i er r even ai t de l a pr ocessi on , t en an t
son p et i t -i i l s p ar l a m ai n .
C ’ét ai t un e gr an d e fem m e m il i ce et d i st i n gu ée,
au vi sage de dou ceur , au x gr an d s y eu x t r i st es,
dont le r egar d ne s’écl ai r ai t que lor sciu’i l se fi xai t
su r le p et i t gar çon , t r ot t i n an t pr ès d ’el l e. L u i , t ou t
gr os, t ou t îose, coiffé d ’ un can ot i er t r ès gr an d , r es
sem b l ai t én or m ém ent à son p apa. I l ét ai t vêt u d ’un
cost um e en ser ge bl an ch e, don t l e p an t al on , ar
r êt é au x gen o u x, d écou vr ai t des m ol let s br u n s,
égr at i gn és, écor ch és, sor t an t de ch au sset t es q u i re
t om baien t , san s au cu n sou ci de l ’est h ét i qu e, su r
des bot t i n es j au n es à bout s car r és.
Bébé m ar ch ai t l es p i ed s eu d ed an s, ce qui m e
n açai t p ar foi s de le fai r e t om ber . Sa gr an d ’m èr e l u i
en f ai sai t sou ven t l ’o b ser vat i o n ; m ai s, pour l ’i n s
t an t , el l e n ’y p ar ai ssai t pas son ger et s’avan çai t ,
l ’ai r absen t , sou ci eu x, pen d an t qu e bébé, fi er de
ne poi n t êt r e au j o u r d ’h ui accom pagn é p ar sa n ou r
r i ce, fi er au ssi de sa bell e cu l ot t e b l an ch e, — l a
p r em i èr e! — f ai sai t d an ser le p et i t p an i er pom
ponné de m ou sseli n e et de r u b an s cpt’il p or t ai t en
sau t oi r , — p an i er t ou t à l ’h eur e p l ei n de fleu r s que
bébé av ai t jet ées d evan t l e Sai n t - Sacr em en t , — et
r acon t ai t q u ’i l vou d r ai t « vi t e êt r e gr an d p ou r êt re
en fan t de ch œu r ».
Bon ne-m am an r ép on d ai t p ar m on osyl l ab es, bébé
con t i n u ai t à b avar d er , ai n si t ous d eu x r even aien t
ver s l e Ch al i er .
M m e L e Ch al i er , bien ciue gr an d ’m èr e, ét ai t , non
pas un e de ces aïeu l es à bonn et de vi ei l l e et à p a
p i l l ot es com m e i l s’en vo yai t d an s l ’au t r efoi s,
m ai s une t out e jeu n e bonn e-m am an, dont on pou
v ai t d i r e « q u ’el l e sem b l ai t l a sœu r aîn ée de sa
fi l l e ». M êm e m i se, si m p l e, h ar m on i eu se, seyan t e,
m êm e coi ffu r e, m êm e ar r an gem en t de ch eveu x
bl on d s, l éger s, b ou ffan t s, 11e d i ffér an t de ceu x de
sa fi ll e Yvo n n e q u ’en ce q u ’ i l s sem b l ai en t poudrés
par l ’ap p ar i t i on de qu el qu es ch eveu x d ’ar gen t ,
al or s que ceu x de l a jeu n e fem m e se cu i vr ai en t de
t ei n t u r e.
V eu ve ap r ès q u at r e an s de m ar i age, M m e L e
Cl i al i er , à l a m or t de son m ar i , hom m e d u r , fér oce,
au t or i t ai r e, s ’ét ai t t r ou vée au x p r i ses avec un e si
t u at i on des p l u s d i ffi ci l es. M . L e Ch al i er , p osses
seu r d ’un e bel l e for t u n e, av ai t , en u n j o u r de
d égoû t du m onde et de l a v i l l e, déci dé de v i v r e au x
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•5
ch am ps, en d ém on t r an t à ses con t em por ain s ce
q u ’on p o u vai t en t en dre p ar u n e « p r op r i ét é m o
d èl e ».
Pou r m en er à bien cet t e dém on st r at ion , i l com
m en ça p ar ach et er à cou ps d ’ar gen t cen t ci n qu an t e
h ect ar es d ’u n seu l t en an t dan s u n p ays ap p au vr i
p ar l e p h yl l o x ér a. A u m i l i eu de cet en cl os, i l
p l an t a l e Ch al i er , gr an d e m ai son car r ée, l ai d e,
san s .st yl e, à l ’ext ér i eu r de l aq u el l e i l ne sacr i fi a
r ien al or s q u ’i l l a vou l u t au con t r ai r e, à l ’in t é
r i eu r , d ’u n t r ès gr an d « con fort ». A u t o u r de cet t e
h ab i t at i on , h abi l em en t d i ssi m u l ée p ar des bou
quet s d ’ar b r es, i l él eva de vast es d épen dan ces. Cel a
f ai t , i l son gea à u t i l i ser au p oi n t de vu e i n d u st r i el
l es r essou r ces q u ’offr ai en t ses cen t ci n qu an t e hec
t ar es, sach an t bien qu e l ’agr i cu l t u r e, si on n ’y
ajou t e de l ’i n d u st r i e, ne p aye p as ses f r ai s. U n
cou r s d ’eau t r aver sai t sa p r op r i ét é, i l l e can al i sa,
l e t r an sfor m a en ch u t e p u i ssan t e su r l aq u el l e i l fit
con st r u i r e un e u si n e en vu e de fou r n i r de l ’él ect r i
ci t é au bourg- de V îel l en ave, don t d ép en d ai t l e Ch a
l i er , et à M on t -en -D i ves, p et i t e sou s-p r éfect u r e
dan s l es t er r es et dan s l es sab l es, à un e vi n gt ai n e
de k i l om èt r es de l à. I ,a ch u t e d ’eau , en ou t r e, ac
t i on n ai t un m ou li n , un e sci er i e, u n e m ach i n e à
b at t r e l e gr ai n , u n e b eu r r er i e, b ar at t es, écrém euses, m al ax eu r s... A cel a, i l j o i gn i t l ’él evage dit p u r
san g, des por cel et s de gr an d es r aces. I l p l an t a des
ch am ps de m û r i er s et fit un e i n st al l at i on des p lu s
coû t eu ses pou r él ever des ver s à soi e ; i l cr eu sa des
ét an gs afin d ’accl i m at er l es fam eu ses t r u i t es bl eu es
des l acs d ’A m ér i qu e.
T h éor i q u em en t p ar l an t , l a con cept ion ét ai t gé
n i al e. Fai t su r p ap i er , d ’ap r ès des don nées
m oyen n es, l e cal cu l des r even u s offr ai t un t ot al
i m posan t . M . L e Ch al i er n ’eu t à su b i r au cu n e dé
cept i on : i l m ou r u t avan t l a m i se en t r ai n de son
ceu vre, l ai ssan t l a p l u s gr an d e p ar t i e de ses cap i
t au x i m m ob i l i sée d an s l ’affai r e.
Pou r sa veu ve et sa fi l l e, l a si t u at i on ét ai t cr i
t i qu e. V en d r e, r éal i ser , M m e L e Ch al i er en eu t
t out de su i t e la pen sée. L es gen s qu i en sem bl able
occasion ne ch er ch en t « q u ’à pr ofi t er de l a foli e
des au t r es » su r gi r en t au ssi t ôt et fi r en t force pr o
p osi t i on s. M ai s el l es ét ai en t à t el p oi n t d ér i soi r es
que l a jeu n e fem m e l es. r ep ou ssa. Et , bi en q u ’el le
sem b l ât ,'av ec Sa n at u r e r êveu se, fi ne, sen t i m en
t al e, m al pr épar ée à l ’effor t , au d éploiem en t d ’én er
gi e, peu fai t e pou r en dosser de t el l es r esp on sab i
l i t és, el l e se déci d a à m et t r e elle-m êm e en m ou ve
m en t , à don n er de la vi e à l ’œu vr e qu e M . L e
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Ch al i er l ai ssai t i n ach evée, et el l e le t en t a par ce
que l ’aven i r de sa t i lle Yvon n e en dépen dai t .
L es débu t s fu r en t d i ffi ci l es. Beau cou p, à V i el l en ave, s ’ét ai en t secr èt em en t r éjou i s de r ep r en d r e à
l eu r pr ofi t quel qu es-u n es des idées de M . L e Ch a
l i er et su r t ou t de s’en r i ch i r de ses d ép ou i ll es.
L a déci sion de M m e L e Ch al i er d éçu t ; per son n e
ne l a p r i t au sér i eu x et ce fu t en sou r i an t que l ’on
at t en d i t « l a fin de ce cap r i ce de fem m e ». I l 11e
p assa p as. O n r ésol u t al or s d ’am en er , p ar le dé
goû t et l e d écou r agem en t , M m e L e Ch al i er l à où.
el l e se r efu sai t à ar r i ver , à l a l i qu i d at i on de son
dom ain e. A u t o u r d ’el l e se t r am a u n vér i t ab l e com
plot . Par de sou r d es m en ées, on p ar vi n t à fom en
t er une gr ève p ar m i l es ou vr i er s él ect r i ci en s, esp é
r an t ai n si que l es h ab i t an t s de V i el l en ave ou ceu x
de M on t -en -D ives, p r i vés d u r an t gu el qu e t em ps de
l u m i èr e, p er d r ai en t pat i en ce et d éch ir er ai en t l eu r s
con t r at s ; or , l es con t r at s d éch i r és, c’ét ai t l a m or t
de l ’usi n e.
L ’ u si n e ne m ou r u t p as, l es ou vr i er s él ect r i ci en s
r en t r èr en t dan s l ’or dr e.
L o r sq u ’i l s eu r en t r ep r i s l e t r av ai l , ce fu r en t l es
ou vr i et s de t er r e q u i , au m om en t de l a m oi sson ,
jet èr en t l eu r s ou t i l s, l ai ssan t l es bl és, l es avoi n es,
coupés dan s l es ch am ps. M ai s, com m e l es él ect r i
cien s, l es ou vr i er s de t er r e r ep r i r en t bien t ôt l e t r a
v ai l et ri en ne fu t per du .
I l avai t su ffi à M m e L e Ch al i er , pou r obt en i r ce
double r ésu l t at , de p ar aît r e au m i l i eu des r évol t és
et de ch er ch er , avec sa v o i x de dou ceu r et ses y eu x
de bon t é, à l eu r fai r e en t en dr e r ai son .
Ces m ach i n at i on s n ’ayan t pas r éu ssi , 011 essaya
au t r e chose. Br u squ em en t ^ t ous l es débouch és se
fer m èr en t d evan t l es p r od u i t s de l a beu r r er i e du
Ch al i er . L e b r u i t ven ai t de se r ép an d r e que le
beu r r e ét ai t fal si fi é, l es vach es at t ei n t es de m al a
d ies con t agi eu ses. Q uelques an al yses, l e r ap por t
d ’une com m ission vét ér i n ai r e, m i r en t à n éan t de
p ar ei l s d ir es. En cor e un e foi s, cel a, com m e le r est e,
s’ap l an i t .
A l or s la l u t t e se fi t p l u s l âch e, p l u s sou r n oi se.
D es an i m au x m agn i fi q u es fu r en t t r ou vés est r o
pi és à l a vei l l e d ’ un concours agr i col e. On em p oi
sonn a l es ét an gs que com m en çaien t à p eu p l er les
t r u i t es b l eu es. U n d i m an ch e, en fin , on pr ofi t a du
m om en t où M m e L e Ch al i er en t en d ai t l a m esse à
V i el l en ave pour déboît er l es roues de sa voi t u r e
dét elée d an s une au ber ge. L e coch er s’en aper çu t ,
heu r eu sem en t , et pu t p r éven i r t out acciden t .
Cet act e ét ai t san s dout e le f ai t d ’un fou , d ’un
�A
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én er gu m èn e. N ’i m por t e, cet t e fois M m e L e Ch al i er
s’ém u t . L l l e ne se sen t ai t p l u s en sû r et é et el l e
avai t p eu r pour sa i i l l e. M ai s l ’excès m êm e de ce
d er n i er procédé am en a un r evi r em en t . Cer t ai n s, en
al l an t t r op l oi n , ont ai n si , de t ou t t em pe, fai t r ecu
l er l es au t r es.
A l o r s, i l se p assa ce f ai t ext r aor d i n ai r e, n u l ne
vou l u t r i sq u er d ’êt re com pt é p ar m i l es gen s ayan t
t r em pé dan s des m ach in at i on s au ssi épou van t ab l es.
T ou s cl am èr en t l eu r i n d i gn at i on , l eu r d évouem en t ,
l eu r d ési r d ’êt r e u t i l es à M m e L e Ch al i er et à sa
fi l l e. T ou s t i n r en t à h on n eu r d ’affi r m er l eu r s sen t i
m en t s de bon vo i si n age, à en exagér er l ’ex p r es
si on . A p r ès avo i r ét é seu le con t r e t ou s, M m e L e
Ch al i er se t r ou va n 'av o i r q u ’à ch oi si r p ar m i l es
ch am pi on s qu i sou h ai t ai en t r om pr e des l an ces.p ou r
el le.
M ai s cet t e n ou vel l e at t i t u d e l a t r ou va peut -êt re
p l u s m éfian t e que l es h ost i l i t és. San s r ep ou sser
’ com plèt em en t ces ou ver t u r es de p ai x et de bonne
en t en t e, el l e l es accu ei l l i t fr oi d em en t , de t r ès l oin ,
de t r ès haut .
De p ar ei l s début s de r el at i on s 11e p u r en t s’ou
b l i er et , si de p ar t et d ’au t r e on eu t p ar l a su i t e le
sou ci de sau ver l es ap p ar en ces, — en s’at t ar d an t à
cau ser am icalem en t , le di m an ch e, à la sor t i e des
offi ces, sou s l e porche de l ’égl i se, dan s la ru e,
qu an d on se r en con t r ai t , ou bien en se f ai san t des
vi si t es d eu x foi s l ’an , et c..., et c..., — en r éal i t é
M m e L e Ch al i er r est a for t su r l e q u i - vi ve avec ses
voi si n s, t an d i s q u ’eu x-m êm es d em eu r aien t h u m i
l i és de s ’êt r e associ és, de qu el qu e façon , à des agi s
sem en t s qui au r ai en t pu t ou r n er au t r agi q u e et
en vou l ai en t à l a jeu n e veu ve des t or t s q u ’i l s
avai en t eu s en ver s el l e, et su r t ou t de sen t i r que
ces t or t s el l e ne p ou vai t l es ou bl i er .
Par m i ses vo i si n s, M m e'L e Ch al i er com p t ai t lesPor t a. L e pèr e, an cien m ar ch an d de boi s en r ichi
p r esqu e su b i t em en t à la su i t e d ’une fou r n i t u r e de
t r aver ses à des ch em in s de fer esp agn ol s, gr os
hom m e ap op l ect i qu e et d éb r ai l l é, b u van t sec, j u
r an t p l u s sec en cor e, et s'es fi l s, d eu x for t s gai l
l ar d s, vu l gai r es et de m au vai s t on , 11e se sou ci an t
que d ’au t om obi l i sm e, de coupe, de r ecor d, de v i
t esse, et c..., et c...
L eu r pèr e d i sai t d ’eu x :
« M es fi ls son t i gn or an t s com m e des ân es!... »
I l aj o u t ai t h u m bl em en t :
« Je n ’en savai s pas beaucoup p l u s q u ’eu x l or s
que j ’ai fai t m a f o r t u n e!... »
11 con cl u ai t en fi t or gu ei l l eu sem en t :
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GRAN DE
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« J ’ai t ou t de m êm e ét é avi sé d ’en gagn er assez
p ou r t r o i s, m es fi l s ser on t t rès r i ch es ! »
M m e L e Ch al i er p r éfer ai t m al gr é t out l es f i l s à
l eu r pèr e : ceu x- l à d u m oin s ne l u i avai en t r i en
f ai t , t au d i s q u ’on accu sai t M . Por t a d ’avo i r donné
de l ’ar gen t au x él ect r i ci en s p ou r se m et t r e en
gr ève. L ’an ci en m ar ch an d de boi s con voi t ai t
l ’u si n e.
Pu i s i l y av ai t l es Bo i ssan ... Eu i , j u ge de p ai x
d ém i ssi on n ai r e, som n ol en t , d i st r ai t , b r ave hom m e
d ét est an t l es d i scu ssi on s, l es l u t t es, l es q u er el l es,
t ou t ce qu i f ai t cr i er , r ager , s ’i n j u r i er , m al ser vi
p ar l a vi e en ce que, si son car act èr e ét ai t de t ous
p oi n t s cel u i d ’u n con ci l i at eu r , l e car act èr e de
M m e Bo i ssan ét ai t t er r i b l em en t com b at t i t , n er
v eu x , exagér é, et d ’au t an t p l u s que l a p au vr e
d am e av ai t d es n u i t s san s som m eiL et des d i ges
t i on s d i ffi ci l es. O r, de ces i n som n i es et de cet t e
d i ffi cu l t é de d i gér er , el l e r en d ai t l ’u n i ver s en t i er
r esp on sab l e.
M m e Boi ssan n ’av ai t don c p oi n t t r op de ses
j ou r s et d e ses n u i t s p ou r t em pêt er ap r ès cel u i- ci ,
cel u i -l à, pou r t i r er des dédu ct i on s en r ayan t es de
r i en s, pou r se fai r e des m on st r es de t ou t . San s
cesse q u el q u ’un, p ar qu el qu e ch ose, l u i m an qu ai t ,
m ar ch ai t — au fi gu r é — su r son pi ed ou su r ses
plat es-ban d es et m ér i t ai t ai n si ses fu r i eu ses m al é
d i ct i on s.
L a « bonne » su r t ou t , sa m al h eu r eu se « bonne s
d on t el l e ch an geai t sou ven t , t r ès sou ven t , « ces
fi l l es- l à ét an t t ou t es p l u s sot t es l es un es que l es
au t r es!... » Si ce n ’ét ai t p as u n êt r e h u m ai n ,
c ’ét ai t u n ob jet ... Ses cl és, p ar exem p l e, ses m au
d i t es cl és, t ou jou r s p er d u es!... ou bi en u n an i
m al ... l e chien de son m ar i , le ch at de sa fi ll e ou
cel u i de l a voi si n e, t ou t l u i ét ai t b o n !... I .es évé
n em en t s de l a vi e con t r i b u ai en t au ssi à son agi t a
t ion : l a p ol i t i q u e... l es qu est ion s Rel i gi eu ses... un
d i scou r s a l a Ch am br e... E t M m e Bo i ssan fu l m i
n ai t , voci fér ai t , h or s d ’el l e.
Br ef, on ne p ou vai t m i eu x d éfi n i r l a p au vr e
d am e q u ’en d i san t : « El l e est t ou j ou r s en feu et
en flam m es ».
M . Boi ssan , don t t out e l a joi e eû t ét é de pl an t er
des sal ad es, — de gr osses l ai t u es br u n es ou bl on
de*^ — cle l es vo i r cr oît r e, gr o ssi r , gr an d i r , dan s
son p et i t j ar d i n , de l es ar r oser d ’eau bi en cl ai r e
et bi en fr aîch e p ar l es b eau x soi r s d ’ét é et de l es
cu ei l l i r , l e m om en t ven u , p ou r l es m an ger t en d r es
à l ’h u i l e et au vi n ai gr e, M . Boi ssan v o y ai t cet t e
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V IT E S S E
19
paci fi qu e occu pat ion em poi son n ée p ar l es p er pé
t u el s or ages de sa t er r i b l e m oit i é.
T en t ai t - i l d ’ap ai ser : « A m él i e !... A m él i e !... »
q u ’A m él i e n ’en écl at ai t que p l u s f o r t !
« Cr oi s-t u que j e v ai s, com m e t oi , m e l ai sser
t on dre l a l ai n e su r l e d o s?... T u es t r op bon ...
t r op bon p ou r t on si ècl e!... »
M . Bo i ssan , qu i av ai t l a cer t i t u d e de n ’êt r e v i c
t im e de l a p ar t de son si ècl e d ’au cun e i n ju st i ce,
sou ffr ai t beaucoup de n ’en p ou voi r per su ad er sa
fem m e.
M m e Boi ssan av ai t t r em pé dan s l e com plot d es
t i n é à d ép ou i l l er M m e L e Ch al i er p l u s que son
m ar i ; m ai s cel u i -ci av ai t ... l ai ssé f ai r e!
L e m én age Bo i ssan con voi t ai t l a b eu r r er i e. L u i ,
par ce que cel a eû t au gm en t é ses r even u s, — ce
q u i n ’est j am ai s d ésagr éab l e ! — el l e, t ou t si m
p l em en t p ar ce q u ’i l en t r ai t dan s sa con cept i on
des d evoi r s de t ou t hom m e en ver s son sem bl ab le
de l u i en l ever de for ce ce q u ’i l ne veu t p as don n er
de bon gr é.
M . et M m e Bo i ssan posséd ai en t u n e fi l l e, A n t oi
n et t e. En t r e l es t en t at i ves d ’ap ai sem en t de son
pèr e et l es fou gu eu ses i n d i gn at i on s de sa m èr e, l a
p au vr e fi l l e, ne sach an t qu i en t en d r e, à p r ès de
q u ar an t e an s, ob l i gée d ’et r e t an t ôt de l ’av i s de
1 u n , t an t ôt de l ’av i s de l ’au t r e, ne s’ét ai t j am ai s
f ai t d ’idée su r r i en .
Si el l e au ssi av ai t t en u à cet t e b eu r r er i e, c ’est
que, ch aqu e foi s q u ’el l e eu en t en d ai t parler^ el l e
r êvai t de douces vach es à l on gs ci l s, de j at t es
cr ém eu ses, de r u i sseau x de l ai t , de b eu r r e fr ai s,
de foin p ar fu m é, de jeu n e p oi t r i n ai r e gu ér i e à
l ’od eu r de l ’ét ab l e, de M ar i e-A n t oi n et t e, r ei n e de
Fr an ce, j ou an t l a fer m ièr e à T r i an on , et el l e
s ’ém ot ion n ai t , el l e sou p i r ai t , ay an t l ’âm e for t e
m en t et i n u t i l em en t sen t i m en t al e.
En t r e M m e L e Ch al i er et A n t oi n et t e Boi ssan ,
il au r ai t pu se cr éer un e i n t i m i t é q u i , pou r l ’un e
com m e p ou r l ’au t r e, eû t ét é d ’un e gr an d e r es
so u r ce; m ai s M m e Bo i ssan , d ’un sou ffl e de scs co
l èr es, eu t vi t e f ai t de r om pr e ce l ien f r agi l e.
M m e L e Ch al i er av ai t en cor e d ’au t r es voi si n s :
l es Jo n q u i l l e. L u i , cap i t ai n e de gen d ar m er i e en r e
t r ai t e, m ou st ach e en b r osse, vi sage r on d , œi l
d ’aci er , ch eveu x r as, v o i x r u d e; el l e, j ou an t dan s
l a vi e l e r ôl e « du r oseau pen ch é p ar l e ven t »,
ayan t au t r efoi s h ab i t é Par i s « q u ’el l e ad o r ai t ! >
Pay an t q u i t t é p ou r f ai r e un m ar i age de îai so n avec
l a p r ovi n ce et M . Jo n q u i l l e, et r êvan t san s cesse
de r even i r à ses pr em i èr es am ou r s : l a cap i t al e !
�20
A GRAN DE
V IT E S S E
Ceu x- l à avai en t con voi t é l e l i ar as de p u r san g.
L u i , p ar ce q u ’i l p r ét en d ai t « s ’y con n aît r e en che
v au x p l u s que M m e L e Ch al i er , et voi l à ! » El l e,
p ar ec que, d 'él ever des p u r san g pou r des con
cou r s h i p p i q u es, des offi ci er s de ch asseu r s, de d r a
gon s, de cu i r assi er s, eû t ren d u p l u s i caval er i e »
l e bau d r i er j au n e q u ’avai t por t é M . Jo n q u i l l e, b au
d r i er au qu el M m e Jo n q u i l l e, t out en r econ n ai ssan t
q u ’i l ét ai t l a sau vegar d e des i n st i t u t i on s et de l a
sociét é, n ’avai t j am ai s t r ou vé beaucoup de p r es
t i ge.
L es Fo r t a, l es Boi ssan , l es Jo n q u i l l e, se v i si
t ai en t . E t l eu r gr an d su j et de con ver sat i on ét ai t
M m e L e Ch al i er . L o r sq u ’i l s p ar l ai en t d ’el l e, i l s
cl i gn ai en t de l ’œi l , se pou ssai en t du cou d e; i l s
l ’avai en t surn om m ée « l a t ou r d ’i voi r e ».
« C ’est b l an c, c ’est p u r , p ol i , d ou x, fier , d i st i n
gu é, ce n ’est p as l a m at i èr e don t est p ét r i M . Tout t e-m onde, cel a a de l ’écl at , de l a r ési st an ce!... »
d i sai t M m e Boi ssan , qui p eu t -êt r e ét ai t m ar r ai n e
de ce surn om .
En r éal i t é, l es fem m es jal ou sai en t for t M m e L e
Ch al i er d ’avo i r , à qu ar an t e-d eu x an s, con ser vé l e
ch ar m e et l a sédu ct i on d ’un e jeu n e fem m e. N e
sach an t n i l es un es ni l es au t r es « s’h ab i l l er »,
el l es r ai l l ai en t sa m i se si sobr e, si si m p l e ; el l es
r i ai en t en t r e el l es de ce q u ’el l e avai t d i t , de ce
q u ’el l e av ai t f ai t , , de ce q u ’el l e n ’avai t p as fai t ,
p as d i t ... A u j o u r d ’h u i on j asai t de l a façon dont
el l e t en ai t son om br ell e t el j o u r , à t el l e h eu r e...
« V ou s en sou vi en t - i l ? » ou bien du gest e dont
el l e avai t , en en t r an t di m an ch e à l ’égl i se, t r em pé
l e bou t de ses d oi gt s d an s l e l jén i t i er ... « N ’avezvou s pas r em ar q u é?... » Eû t -on ban n i le su j et
« M m e Tæ Ch al i er » des con ver sat i on s, ces p au
vr es d am es, san s n u l dou t e, n ’au r ai en t p l u s t r ou vé
r i en à d i r e, car , ne l i san t j am ai s, ne t r avai l l an t ,
11e s’occu pan t p as, n ’ayan t au cu n e r essou r ce en
el les-m êm es, el les m en ai en t l 'exi st en ce ét r oi t e,
m esqu i n e, fai t e de pot i n s, de can can s, de r acon t ar s,
de cer t ai n es p et i t es gen s dan s le fin fond de l eu r
p r ovi n ce. I -es h om m es, eu x , com m en t aien t , avec
des r i can em en t s esp r i t for t , l es r ai son s qui fai
sai en t p r éfér er à cet t e veu ve... « jeu n e » l a vi e
q u ’el l c m en ai t au Ch al i er , vi e t er n e, sér i eu se, sé
vèr e, vi e de r et r ai t e, vi e de t r avai l , à t ou t ... m êm e
au m ar i age !
N u l 11’i gn or ai t que M m e L e Ch al i er au r ai t pu se
r em ar i er et t r ès bien m êm e, et vr ai sem b l ab l em en t
beaucoup p l u s sel on ses goû t s que l a pr em i èr e
f oi s, — le pèr e et l a m èr e de M m e L e Ch al i er
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V IT E S S E
21
ét an t de cet t e époque où l ’aven i r des jeu n es fi l l es
se d éci d ai t san s t en i r gr an d com pt e de ce q u ’el les
en p ou vai en t d i r e ou p en ser . Si el l es r egi m b ai en t ,
l e cas ét ai t p r évu et l es p ar en t s ar m és d ’ar gu
m en t s i r r éfu t ab l es.
« 1/’am ou r ? q u ’est -ee que l ’am o u r ?... U n m o t !...
U n si m p l e m ot !... U n e ch ose cr eu se don t p ar l en t
à sat i ét é l es r om an ci er s dan s l eu r s r om an s... il
fau t bi en d i r e qu el qu e ch ose ! T u t r ou ves t on
fian cé t rop l ai d , m a p au vr e en f an t ? Est - ce q u ’un
hom m e est j am ai s l ai d quan d i l a l ’ai r i n t el l i
g en t !... Pet i t ?... U n e t ai l l e m éd iocr e n ’excl u t pas
l es gr an d es q u al i t és!... Pl u s t r ès j eu n e?... A l i !
q u el l e sér i eu se gar an t i e pou r l e b o n h eu r !... M al
h ab i l l é?... Com m e si l ’h ab i t fai sai t le m oi n e! I l t e
d ép l aît ?... T u t ’y f er as, l e t em ps est u n gr an d
m aît r e, l ’h abi t u de ar r an ge bi en des ch oses. Pu i s,
que val en t ces ob ject i on s, du m om en t qu e l es al
l i an ces, l a p osi t i on , l a for t u n e, et c., et c. »
A u j o u r d ’h u i , l es jeu n es en on t r ap p el é. « On
m ar i e » m oin s ses en fan t s « q u ’i l s ne se m ar i en t ».
D e t ous t em ps i l y eu t de bons et de m au vai s
m én ages, et vr ai sem b l abl em en t de t ous t em ps i l y
eti au r a... Q ui avai t t o r t ? qui a r ai so n ? Pr obl èm e.
M m e L e Cl i al i er au r ai t donc pu épou ser u n au
t r e de ses voi si n s : l e cap i t ai n e de Gar d avon .
M ai s, l or squ e cel ui -ci l a dem an d a, i l al l ai t p ar
t i r en m i ssi on p ou r le Jap o n . I l ad or ai t l a jeu n e
veu ve d ep u i s de l on gs j ou r s en si l en ce, et son
secr et l u i av ai t b r û l é l es l èvr es al or s q u ’i l n ’ét ai t
ven u pr ès d ’el l e, au m om en t du d ép ar t , que pou r
u n si m p l e ad i eu .
Son d evoi r l ’ap p el ai t au l oi n , l e d evo i r de l a
jeu n e fem m e l a r et en ai t au Cl i al i er , à défen dr e l es
i n t ér êt s de sa fi l l e. T ou t l es sép ar ai t . Et n i l ’un ni
l ’au t r e ne p ou vai en t f ai l l i r au x ob l i gat i on s de l eu r
vi e. T r i st em en t , l a v o i x l en t e, com m e on p ar l e des
choses qui ne son t p l u s, i l s en ét ai en t con ven u s
et , san s un m ot d ’esp oi r , san s un e p r om esse en ga
gean t l ’aven i r , — p u i sq u ’i l s ne s ’ap p ar t en ai en t
poi n t , — i l s se sép ar èr en t ... E t de cel a i l y a avai t
t r ès l on gt em p s, d i x an s !
D ep u i s, j am ai s i l s n e s'ét ai en t m êm e écr it . U n
j ou r pou r t an t el l e r eçu t un m or ceau de fi ne soi e su r
l aqu el l e ét ai t un e l on gu e i n scr i p t i on en car act èr es
ch i n oi s.
M m e L e Ch al i er t r o u va l ’en voi o r i gi n al , m ai s
r est a san s cu r i osi t é d evan t l ’i n scr i p t i on . I l fal l u t
l a d ou bl e coïn ci den ce d ’un e com m issi on ar ch éol o
gi q u e t r aver san t M on t -en -D i ves et l a vi si t e au Ch a
l i er d ’un de scs m em br es, v i eu x sav an t à l u n et t es
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A GRAN DE
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con n ai ssan t l e ch i n oi s, l ’ar abe et , en gén ér al ,
t out es l es l an gu es qu i ne se p ar l en t gu èr e, pour
que M m e L e Ch al i er ap p r i t ce qui ét ai t i n scr i t su r
l e m or ceau de soie jap on ai se.
« C ’est un poèm e t i r é du « K o k i u sh u », r ecu ei l
de douze cen t s pi èces de ver s r assem blées en 905 »,
ex p l i q u a l e v i eu x savan t , et i l en don na l a t r ad u c
t i on :
s u r
l
’a
m o u r
D a n s m o n c œ u r , l ’a m o u r co u le i m p ét u eu sem en t
c o m m e a u p i e d d 'u n e m o n t a g n e u n t o r r e n t r a p i d e
c a c h é s o u s b o i s . — C h a q u e s o i r , en r e g a r d a n t l es
n u a g es, j e p en se à u n e p er so n n e q u i v i t so u s d ’a u
t r es d e u x . L a g r a i n e d u p i n c r o ît s u r u n r o c h e r ;
l 'a m o u r n ’ e s t d o n c p a s d i f f i c i l e à s a t i s f a i r e . — A f
f a i b l i p a r l ’a m o u r , m o n c o r p s d e v i e n t u n e o m b r e,
m a i s u n e o m b r e q u i n e su i t p er so n n e. — L e s m a n
c h es d e m o n v êt em en t so n t t o u t h u m i d es d e l a r
m e s ; m a i s, si l ’o n m ’ i n t er r o g e là -d essu s, j e r ép o n
d r a i q u ’ el l es le so n t d es p l u i es d u p r i n t em p s . —
Sa n s l ’ esp ér a n c e, j e
m o u r r a i s a u j o u r d ’ h u i m ô m e.
U n e p r o m esse d e m e r ev o i r ser a m a v i e . — M o n
c o r p s es t é l o i g n é d e t o i ; m a i s m o n c œ u r t e s u i t
t o u j o u r s d a n s l ' o m b r e . — Je n e s u i s p a s u n h a b i
t a n t d u c i el ; p o u r q u o i m e t r a i t er co m m e s i j e
n ’ é t a i s p a s d e c e m o n d e ? — Je c r o y a i s q u e l ’ h e r b e
d 'o u b l i c r o i s s a i t d 'u n e g r a i n e , m a i s c ’ est d u c œ u r
i n c o n s t a n t d e l ’ h o m m e ( 1) .
L or sq u e l e savan t eu t fin i sa l ect u r e, il com
m en t a l a l i t t ér at u r e jap on ai se, il d i t le ch ar m e de
ces « est a » — pi èces de ver s, — i l en ci t a de
m ém oi r e q u ’i l avai t ch oisies d an s l a « K o j i k i »,
au t r e r ecu ei l , cel u i - l à, p u bl i é en l ’an 1200...
M ai s com m e M m e L e Ch al i er l ’écout ai t m al !
A t t en d ai t -i l un e r épon se à son en voi , l ’am i l oi n
t ai n qui dan s t out e l a su i t e des t em ps al l ai t cu ei l
l i r ces p h r ases d ’am our et l es offr ai t si si n gu l i èr e
m en t en h o m m age?... D i r ai t - el l e com m en t , apr ès
avo i r vécu pr ès de d eu x an n ées r ou l an t et dér ou
l an t , i n d i ffér en t e, ce m orceau de soi e, son gean t à
en fai r e un st or e, une d r ap er i e de p ar aven t , peut êt r e des cou ssi n s, il l u i ét ai t d even u t ou t à coup
cl ar t é, l u m i èr e?... Rép oîi d r ai t -e1l e au sen s si d ou x
de ce m yst ér i eu x l an gage?... N on , el l e n 'écr i r ai t
p oi n t , el l e n ’écr i r ai t r i en . Pas p l u s au j o u r d ’h ui
q u ’au t r efoi s, el l e 11e s’ap p ar t en ai t ; el l e avai t t ou
j ou r s à d éfen dr e l es in t ér êt s de sa fi l l e, cel l e que
( 1)
La Littérature et le Th/Stre japonais, V .
du Bl ed .
�A GRAN DE
V IT E S S E
*3
Pi er r e de Gar d avon avai t l ai ssée t out e fi l l et t e, et
qui bi en t ôt , au p r em i er j ou r , se m ar i er a...
L e poèm e jap on ai s dem eu r a san s r ép o n se; m ai s
l e cœu r t ou t en t i er de cel l e q u i l ’av ai t en fi n com
p r i s y fit écho.
A p r ès cet t e v i si t e dti v i eu x savan t , p l u s fr é
quem m en t , et bien q u ’el l e s ’en d éfen d ît com pi e
d ’un e ch ose fol l e, l a pen sée de l a p au vr e fem m e
s’en al l a ver s l ’absen t .
D ep u i s, en effet , et p l u s t ôt q u ’el l e 11e l ’au r ai t
cr u , peut -êt r e q u ’el l e ne l ’eû t vou l u , M m e L e Ch al i er avai t m ar i é sa fi l l e. M ai n t en an t el l e v i v ai t
seu l e, bi en seu l e, au Ch al i er .
Et ai t - ce cet t e sol i t u d e qui l u i p esai t ? T r aver sai t el l e un e de ces h eu r es où le cœu r se f ai t exi gean t ,
veu t ce q u ’i l n ’a j am ai s eu , dém ont r e t out à coup
l ’i n an i t é de cer t ai n s effor t s, l ’i n u t i l i t é des sacr i fi ces
accept és, s’i r r i t e de l ’in d i ffér en ce avec l aq u el l e i l s
ont ét é i m p osés, f ai t l e com pt e des an n ées d i sp a
r u es, du t em ps qu i r est e à v i v r e al or s que l a v i e ne
se r ecom m en ce p as ? Sou ven t ven ai t à M m e L e
Ch al i er du d écour agem en t , et com m e un e fat i gu e
à l a pen sée de d evoi r con t i n u er ce q u ’el l e avai t fai t
ju sq u e-l à. O ui , el l e se sen t ai t l asse. O ù ét ai t sa
bel l e vai l l an ce? Q uel que ch ose en el l e sem b l ai t
br i sé. El l e eû t ai m é êt r e m oi n s i sol ée, m oi n s r es
pon sabl e, p l u s p r ot égée, m i eu x défen du e. El l e
av ai t beaucoup l u t t é, el l e eû t ai m é que q u el q u ’un
l u t t ât p ou r el l e. En vai n s’effor çai t -el l e de r ep ou s
ser ces fan t ôm es de t r i st esse. Son p et i t Jacq u es l es
m et t ai t en fu i t e p ar foi s ; m ai s Jacq u es n ’y su ffi sai t
pas t ou jou r s.
L e cap i t ai n e de Gar d avon p osséd ai t , non loin
du Ch al i er , un e vi ei l l e d em eu r e'ap p el ée « L a T ou r
de N et t e ». C ’ét ai t , su r l e som m et d ’un e col li n e
p i er r eu se, u n e t r ès li an t e t ou r à si gn au x d at an t du
m oyen âge, au p ied de l aq u el l e, t an t bi en que m al
et p l u t ôt m al que b i en , 011 avai t gr ou p é des con s
t r u ct i on s, m ai son de m aît r e pet it e et b asse, m ai son
de fer m e p l u s p et i t e en cor e et p l u s b asse, gr an
ges, et c.
Pi er r e de Gar d avon ai m ai t sa si n gu l i èr e dem eu r e
et i l l u i f al l u t des r ai son s bien gr av es p ou r l a
d éser t er pen d an t d i x an s!...
D i x an s d u r an t l esqu el s il avai t ét é au loin r é
col t er de l a gl oi r e : il ét ai t col onel au j o u r d ’h u i ,
— un des p l u s jeu n es col on el s de l ’ar m ée, — et
offi ci er de l a L égi on d ’honn eu r. L es j ou r n au x
avai en t bien an n on cé récem m en t q u e, vi ct i m e d ’un
des pr océdés ob scu r s, l âch es et bas qui écœuren t
les p l u s b r aves, i l ven ai t de don n er sa d ém i ssi on ,
�24
A GRAN DE
V IT E S S E
m ai s à ce b r u i t M m e L e Ch al i er ne cr oyai t p as, car
el l e sai t à quel poi n t i l ai m e sa car r i èr e, p u i sq u ’un
j o u r i l l u i a sacr i fi é... son am ou r !
Et br u squ em en t , cet hom m e q u ’el l e a r efu sé
p ar ce q u ’el le n ’ét ai t pas l i b r e, cet hom m e q u ’el l e
cr oi t au l oi n , el l e vi en t de le r evoi r , l à, t ou t à
l ’h eur e.
Com m e la pr ocessi on sor t ai t de l a t r ès vi ei l l e
égl i se de V i el l en ave, com m e le sou ffl e ch aud de l a
b r i se d ’ét é f ai sai t fr i sson n er l es m ar r on n i er s de l a
p lace, com m e, son p an i er plei n de r oses effeu i l l ées,
l e p et i t Jacq u es t r ot t i n ai t pr ès de sa gr an d ’m èr e,
an x i eu x du proch ain r ep osoi r où on l e m et t r a t out
p r ès de l ’au t el « pou r jet er l es roses au bon D ieu »,
M m e L e Ch al ier a reconnu t ou t à coup l e colonel ;
i l p or t ai t un des b r an car d s du d ai s.
El l e ne p en sai t poi n t à l u i , el l e al l ai t , l ’esp r i t
t r an q u i l l e, t out e à son p et i t Jacq u es, et voi ci q u ’à
l ’ém ot i on qui l a pr en d , à ses y eu x qui se m ou i l
l en t , au t r ouble que l u i cau se ce r evoi r , el l e d evi n e,
el l e com p r en d ... O h ! com bien el le l ’ai m e, cet
hom m e r est é si l on gt em ps au loin !
El l e le su i t des y eu x . I l est beau , gr an d , d r oi t ,
fier. I l port e h au t l a t êt e, il a à pei n e v i ei l l i . Eu
ces d i x an s, ses ch eveu x ont un peu b l an ch i ; m ai s
sa m ou st ach e est rest ée blonde.
L a pr ocession su i t le t r acé or d i n ai r e, p asse le
l o n g d ’un e r u el l e ét r oi t e, où des d r aps bl an cs ét en
du s cach en t le r ez-de-ch aussée des m ai son s. El l e
s ’él oi gn e, sort de l a v i l l e, s’en v a ver s l a cam pa
gn e.
I ,’égl i se de V i el l en ave est su r un e h au t eu r ; la
r ou t e ser pen t e au som m et du cot eau ; l e coup d ’œi l
est ad m i r abl e. A per t e de vu e s’ét en den t des m oi s
son s qui on dulen t sou s l e ven t d ’ét é, des bl és au
ver t profon d, des avoi n es au r eflet d ’ar gen t , des
sei gl es don t l es épi s se dor en t . L à-b as est l e Ch a
l i er et son im m en se enclos coupé de b ar r i èr es b l an
ch es, ses ét an gs qui reflèt en t du sol ei l , ses fu t ai es
où se cach en t à dem i des t oi t s d ’un r ou ge ar d en t .
L à- b as, l a p r opr i ét é des Fo r t a ; t out p r ès, cel l e des
Bo i ssan ; p l u s l oi n , l e « M on Rep os » des Jo n
q u i l l e, et , p lu s loi n en cor e, se dét ach an t su r le bl eu
ar d en t du ci el , « L a T o u r de N et t e », t out e rose,
de ce r ose d ou x des br i qu es cu it es et r ecu i t es p ar
l e sol ei l . Et M m e L e Ch al i er s’ét on ne de l a place
que ce poin t u n i qu e l u i p ar aît t ou t à cou p t en i r
d an s l ’ét en due de ce p aysage.
D an s l es ch an t s, l ’en cen s, l a l u m i èr e, l ’écl at des
o r s, l es b l an ch eu r s des vo i l es, l es cl aqu em en t s des
b an n i èr es, l es vol èt em en t s des or i fl am m es de t ou
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V IT E S S E
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t es cou leu r s que por t en t l es en fan t s, l a pr ocessi on
con t i n u e sa m ar ch e.
L es h ai es son t en gu i r l an d ées de ch èvr efeu i l l e,
l es t i l l eu l s bl an cs de fleu r s ; l es m ar t i n et s, l es h i
r on d el l es, r ayen t l ’espace de_ l eu r s gr an d s cou ps
d ’ai l es, l es ar b r es son t im m ob i l es, l a cam p agn e est
san s t r avai l l eu r s : c ’est d i m an ch e, j o u r de repos,
j o u r de f êt e! A u pi ed d ’une cr oi x est un r ep osoi r :
gu i r l an d es de b u i s, cr o i x de fl eu r s, ar cs de ver
d u r e; au m i l i eu , f ai t de m ou sse et d ’œi l l et s, l ’au t el
su r l equ el poi n t e et t r em ble l a flam m e des ci er ges.
L a pr ocessi on s ’ar r êt e. L e p r êt r e s ’avan ce ver s
l ’au t el , l es en fan t s j et t en t des fl eu r s, l es en cen soir s
s’él èven t . L es assi st an t s se son t agen ou i l l és, p r os
t ern és. I æs ch an t r es se t ai sen t . U n e clochet t e t i n t e
et su r l es t êt es courbées l ’ost en soi r ét i n cel l e.
L a cloch et t e a t i n t é en cor e. L es assi st an t s se r e
l èven t .
L e p et i t Jacq u es n ’a pu , cet t e foi s, app r och er de
l ’au t el : le sol ei l ét ai t t r op ar d en t , M m e L e Cl i al i er
a gar d é l e bébé à l ’om br e de son om br ell e. Et le
p et i t gar çon p l eu r e « p ar ce que ses fl eu r s n ’ont
pas ét é pr ès du bon D i eu », i l l e r epr och e à sa
gr an d ’m ère.
L e cor t ège r ep ar t , r evi en t su r l u i -m êm e, ver s l e
b ou r g, ver s l ’égl i se. ï,e jbetit Jacq u es fr ap p e du
pi ed, s’i m p at i en t e, con t in u e, l ’accen t p l eu r ar d , ses
r eproch es à sa gr an d ’m èr e :
— Bon n e-m am an !... bon n e-m am an !...
Il
m an ge l a fin de sa p h r ase, p ar ce que l e d ai s
r evi en t , v a p asser .
M m e L e Cl i al i er n ’a p as p ar u en t en d r e; al or s
l ’en fan t recom m ence, pleu r n i ch e p l u s h au t :
— Bon ne-m am an !... bon n e-m am an !...
A cet t e ap p el l at i on si douce, pr on on cée d ’un e
v o i x colèr e d ’en fan t cap r i ci eu x, q u el q u ’un , t i n 'd es
p or t eu r s du d ai s, a r el evé l a t êt e et posé son r egar d
vagu e, absorbé, su r le p et i t gar çon , p u i s su r l a
gr an d ’m èr e... M ai s au ssi t ôt , — quel ch an ge
m en t ! — le r egar d d ev i en f fi xe, su r p r i s, affol é p r es
q u e... 11 sem bl e d i r e :
« Gr an d ’m èr e!... Com m en t ! d éj à, d éj à? »
L e cor t ège p asse, a p assé, m aj est u eu x, i m p osan t ,
sol en n el.
M m e L e Cl i al i er p r i e; m ai s sa pen sée s’él oi gn e
de sa p r i èr e, v a ver s scs en fan t s, l à-b as, ver s le
p assé, ver s ce que ser a l ’aven i r . El l e ser r e la m ain
de son p et i t -fi l s ; el l e se b ai sse ver s l u i ; el l e vo u
d r ait l e p r en d r e, l ’em p or t er d an s ses b r as, l e ser r er
con t r e el l e ; el l e vou d r ai t su r t ou t q u ’il soi t t out
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A G R A N D E V IT E S S E
p ou r el l e. I l l n i p ar aît sou d ai n q u ’el l e peu t avoi r
en ver s l u i des t or t s t r ès gr an d s.
M ai s ses y eu x se fi xen t en core su r l a fi èr e
si l h ou et t e de cel u i qui fu t si l on gt em p s ab sen t , et
q u i est si sou d ai n em en t r even u . Et , com m e la p r o
cessi on est ren t r ée d an s l a vi ei l l e égl i se, M m e Le
Cl i al i er r egagn e sa p lace, sou l ève le p et i t Jacqu es
et l e m et debout su r son p r i e-D i eu , d evan t el l e ;
p u i s el l e s’ agen ou i l l e et , l es l èvr es su r l es boucl es
bl on des de l ’en fan t , l e r egar d perd u ver s l a nef
som br e où l ’au t el r esp l en d i t , el l e m u r m u r e :
—
M on p au vr e ch er p et i t , est -ce que cel a m ’eût
em pêch ée de t ’ai m er ?
III
— Com m en t l e m ar i age d ’Yvon n e s’est f ai t , m on
v o i si n ?... D e l a façon l a p l u s su r p r en an t e du
m on d e...
D an s l e p et i t sal on où M m e L e Cl i al i er se t i en t
t ou j ou r s, on vi en t d ’i n t r od u i r e l e colon el de Gar d avon . I l a m is p r ès de qui n ze j ou r s à ven i r l u i
p r ésen t er ses h om m ages.
Et M m e L e Ch al i er com m en çai t à p en ser « q u ’ il
avai t san s dout e dû r ep ar t i r , que l a T ou r de N et t e
al l ai t en cor e se r efer m er d i x an s et q u ’en d i x au
t r es an n ées on ser ai t t ou t à f ai t v i eu x p ou r se
r evoi r , — ce q u i ser ai t p eu t -êt r e m i eu x ... — l or s
q u ’il l u i est ap p ar u .
El l e l e t r ou va p l u s ch an gé q u ’à l a processi on ,
p l u s v i ei l l i , p ar ai ssan t accabl é de ch agr i n s, de dé
boi r es.
— Q u ’est -ce qui vou s r am èn e ap r ès u n e si l on
gu e absen ce, m on voi si n ?
A t ou t e quest i on l e r egar d an t , il coupe coust.
— Oh 1de grAce, ne p ar l on s pas de m oi. M a car
r i èr e est peu i n t ér essan t e!... O ui , j ’ai don né m a
d ém i ssi on ... ou i , j e l ’ai d on n ée... M ai s t ou t est
t r i st e... Par l on s plu t ôt de vo u s...
El l e sou r i t , par ce q u ’el l e r et r ou ve l ’i n t on at i on
douce, profon de, dont il a t ou jou r s pron on cé, en
s’ad r essan t à el l e, ce m ot « vou s ». El l e répon d :
— O h ! su r m oi, i l y a si peu de ch ose à r acon
t er !
S ’il n e veu t r i en d ir e de l u i , i l sem bl e q u ’el l e ai t
un égal sou ci de ne poi n t p ar l er d ’el le.
— A l o r s, cau son s d ’Yvon n e, de vot r e T ot ot t e si
j o l i e que j ’ai l ai ssée p et i t e fi l l e, qu e vou s avez
m ar i ée si j eu n e!... Q uell e dr ôl e d ’idée vou s est
ven ue l à ! ... C ’est u n procédé san s coqu et t er ie qu i
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V IT E S S E
27
vou s a f ai t e gr an d ’m èr e bi en t ôt , si t ô t ... à u n fige
où d ’au t r es son ger ai en t à... à m i eu x...
E l l e l ève l es y eu x su r l u i , ces ad or abl es y eu x
ch an gean t s don t i l n ’a poi n t ou bl i é l e r egar d , el l e
h au sse coquet t em en t l es épau les.
— Son ger à m i eu x ?... M ai s i l n ’y a r i en de
m i eu x que d ’êt r e gr an d ’m èr e ! ...
Pu i s, com m e r i en q u ’à l e r egar d er el l e a p eu r de
ce q u ’i l p ou r r ai t r épon dr e* el l e ajou t e :
— M on bon p et i t Jacq u es dort m ai n t en an t , m ai s
dès q u ’i l ser a évei l l é j e ser ai t out e fièr e de vou s le
p r ésen t er et de vou s con vain cr e que j e d i s vr ai .
— V ou s devez h or r i blem en t l e gât er ?
— Ch u t ! n e d i t es p as cel a, on m e l ’en l èver ai t
peut -êt r e.
M ai s el l e con vi n t de l a chose m al gr é t out .
— O ui , el le l e gât e et com m en t en ser ai t - i l au t r e
m ent ? El l e 11’a que l u i et l u i , j u sq u ’à p r ésen t , n ’a
gu èr e eu q u ’el l e... E t voi l à q u ’il fau t à M m e L e
Ch al i er un effor t pour n e pas aj ou t er , avec quel qu e
am er t u m e, « q u ’i l s son t t ous d eu x i sol és d an s l a
vi e, q u ’ou pen se peu à eu x , q u ’on ne s’en sou cie
gu èr e ».
El l e se l ève, épeu rée de ce ciu’el l e a ét é t en t ée de
d i r e, de cet t e pen sée qu i ne s est jam ai s ai n si p r é
ci sée en el l e, de cet aveu qui p ou r r ai t p ar aît r e un e
t el l e con dam n at i on de ses en fan t s !
Sou s l e p r ét ext e de don n er l ’or dr e d ’am en er Jac
ques quan d i l s’évei l l er a et de fai r e ap p or t er des
r afr aîch i ssem en t s pou r « son p au vr e vo i si n , qu i a
eu l e cou r age de ven i r de l a T ou r de N et t e, par
cet t e ch al eu r », el l e so r t ,'au m om en t où l u i , r épon
d an t à ces d er n i er s m ot s, m u r m u r e, p oi n t assez bas
cepen dan t pour q u ’el l e ne l ’en t ende :
— Je ser ai s ven u de beau coup p l u s l oi n si vou s
l ’avi ez vou l u ...
L o r sq u ’el l e r en t r e au sal on , el l e a r ep r i s son
san g-fr oi d . L e col onel r egar d e un e p h ot ogr ap h i e,
su r l a ch em in ée : un fïr ou pe f ai t p ar l u i avan t son
d ép ar t , r ep r ésen t an t M m e L e Ch al i er et Yvon n e,
m ai s Yvon n e — cel le que t out e pet i t e 011 ap p el ai t
T ot ot t e — en ju p es cou r t es, avec une n at t e dan s le
dos. E t i l est su r p r i s à l a pen sée que T ot ot t e est
m ar i ée, cjue l e t em ps a p assé, et que M m e L e Ch a
l i er est dem eurée si p ar ei l l e à el le-m êm e, avec un
ch ar m e p l u s gr an d peut -êt re, m oi n s de déci sion
d an s l a v o i x , dan s l a d ém ar ch e, p l u s de dou ceu r
et com m e quel qu e ch ose de m eu r t r i dans l e r egar d .
El l e 11’a r i en p er d u de sa j ol i e t ai l l e, à pei n e a-t -elle
un peu en gr ai ssé. El l e por t e, com m e l o r sq u 'i l la
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A GRAN DE
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v i t pour l a d er n i èr e foi s, u n e robe en l i n on d ’un
m au ve d ou x, t ou t e gar n i e de d en t ell es.
I l ne veu t p oi n t p ar l er de l u i , el l e n e veu t pas
p ar l er d ’el l e. U n peu de con t r ai n t e pèse.
L u i , r épèt e :
— Racon t ez-m oi donc com m en t vou s avez m ar i é
m a p et i t e am ie T ot ot t e?
El l e sou r i t et répond p r esqu e t r i st em en t :
— J ’ai m er ai s m i eu x n e p as vou s l e d i r e!
— T i en s, pou r qu oi ?
— Par ce que vou s al l ez m e t r ai t er de fol l e.
— Je ne vou s com pr en ds p l u s.
— Ce m ar i age s’est f ai t de l a façon l a p l u s su r
pr en an t e, et vou s al l ez êt r e ét on n é, j e vou s en aver
t i s, que m oi qui m e fl at t e d ’êt r e un e per son n e de
san g-fr oi d , ai m an t p eser ses act es...
— T r op !
El l e ne veu t p as n ot er l ’i n t er r u p t i on et con t i
n ue :
— M oi q u i m e fl at t e de con si d ér er l a v i e sér i eu
sem en t et l e m ar i age com m e... com m e l a décision
l a p l u s gr ave à p r en d r e...
— V ou s exagér ez !
El l e p ou r su i t san s p ar aît r e avo i r en t en du :
— J ’ai p u con sen t ir , accept er , d i r e ou i , ai n si que
j e l ’ai f ai t !
— V ot r e fi l l e ser ai t - el l e m al h eu r eu se? fai t - i l v i
vem en t .
— T ot o t t e? E l l e est l a p l u s h eu r eu se des fem
m es, t r op h eu r eu se...
— A l o r s?
— J ’ai m er ai s l a v o i r com pr en dr e au t r em en t le
bon h eu r ... son bon h eu r ...
M m e L e Ch al ier vou d r ai t exp l i q u er sa pen sée,
el l e ne l ’o se; el l e a p eu r , au j o u r d ’h u i , de ces con fi
dences qui l u i vi en n en t au x l èvr es et l u i son t
com m e ar r ach ées, t an t i l l u i sem bl e si m p l e et bon,
d evan t ce vi ei l am i r et r ou vé ap r ès d i x an s d ’ab
sen ce, de p en ser t ou t h aut .
— I l y a t an t de façon s d e com pr en dr e l e bon
h eu r !... fi n i t -ell e avec un sou pi r .
Pu i s, t r ès vi t e, com m e si el l e ne vo u l ai t p as don
n er au col onel l e t em ps d ’ap p r ofon d i r ses p ar ol es,
el l e r acon t e :
— i l fau t à m on r éci t , p ou r que vou s l e com pr e
n iez b i en , un p et i t pr éam bu l e. Fi gu r ez-vou s, m on
vo i si n , que T ot ot t e, en se fai san t gr an d e, s’en n u ya'
si for t au Ch al i er q u ’on eû t d i t q u ’el l e fi n i ssai t p ar
l e con si d ér er com m e un e pr i son .
L e col onel i n t er r om p i t vi vem en t .
— A un cer t ai n ft gc, l a r ègl e est au j o u r d ’h u i que
�A GRAN DE
V IT E S S E
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l es jeu n es fi l l es d oi ven t s’en n u yer cliez el l es, d an s
l eu r fam i l l e, à l a cam p agn e su r t ou t ... à l a cam p a
g n e , q u el l e h o r r eu r !... V ou s avez t r ai t é, j e l e
pen se, cet en n u i p ar le m ép r i s ?
— N on , j e m ’en accuse. J ’eu s l a fai b l esse ide
ch er ch er à en d i st r ai r e T ot ot t e et de con sen t i r à l a
m en er au x bai n s de m er . J ’accept ai d ’al l er p asser
quin ze j o u r s chez m a cou si n e Ch abl on .
— I m p r u d en t e !
— V ou s ne pou vi ez m i eu x d ir e ; m ai s que vou
l ez-vou s ! j ’esp ér ai s en cet t e d i ver si on p ou r m a T o
t ot t e. M a cou si n e, vou s ne l ’ign or ez p as, a Une fil l e,
Ger t r u d e, de t r oi s an s p l u s âgée que l a m i en n e.
N ou s n ’ét ion s p as d epu is l on gt em ps au bord de la
m er , q ù ’Yvon n e s ’ét ai t p r i se pour Ger t y d ’une
fol l e ad m i r at i on . Je cr oyai s m a p au vr e en fan t san s
h i st o i r e; voi l à q u ’el le f ai t à sa n ou vel l e am i e l es
p l u s ét on n an t es confiden ces su r el le-m êm e, l a vi e
q u ’el l e m èn e au Cl i al i cr , et c... .Si bien que m a cou
si n e Ch abl on , aver t i e p ar sa fi l l e, se cr oi t en d evoi r
de m e con sei l l er , de m e r ep r en d r e, et que j ’en t en d s
des propos com m e eeu x-ci :
« — Q uand vas-t u t e décid er à 11e p as en t er r er
t a fill e t out e vi van t e ? C ’est d u r , c ’est cr u el !
« — M ai s Yvon n e n ’est pas en t er r ée vi van t e, que
j e sach e ?
« — Tot ot t e n ’est p as de cet av i s, t u sai s?
« — Tot ot t e est u n e en fan t .
« — Er r eu r !... T ot ot t e sai t ce q u ’el l e veu t et el l e
a r ai son d e l e vou l oi r . On a t or t d ’i m p oser ses
goû t s à ses en fan t s, c ’est de l ’égoïsm e. Je l ’ai r e
con n u, et c’est ce q u i m ’a fai t ch an ger de syst èm e
avec Ger t y, et j e m ’en t r ou ve à m er vei l l e. A van t
de t ’occuper de t es fer m es, i l au r ai t fal l u t ’at t ach er
à com pr en dr e t a f i l l e... T u 11e l a com pren d s p as;
dem ande à Ger t y si t u l a com p r en d s?... T u ser as
ét on née de d écou vr i r com bien t u l a com pr en ds
peu ! »
— Pou r t ou t avou er , j ’ét ai s i n d i gn ée!... Bi en que
fai san t l a p ar t de l ’exagér at i o n de m a cou si n e, j e
sou ffr ai s de pen ser que T ot ot t e avai t pu m et t r e
ai n si en t r e el l e et m oi ces m al ad r oi t es per son n es.
— Je pen se que vou s l ’en avez ver t em en t r ép r i
m an dée ?
— J ’ai fai l l i l e f ai r e, m on vo i si n , p u i s m e su i s
r avi sée. C ’efit ét é donn er un e gr an d e im por t an ce à
l a ch ose, al i m en t er p eu t -êt r e l es con fi den ces de T o
t ot t e de n ou veau x gr i efs. Je m e «i n t en t ai d ’un
r ed oubl em en t de t en d r esse... M ai s j e l e p r i s de t r ès
h au t , p ar exem p l e, avec m a cou si n e, l u i affir m an t
que, t out en m ’occu pan t de m es fer m es, j e cr oyai s
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A GRAN DE
V IT E S S E
n ’avo i r j am ai s, à au cu n e m in u t e de m a v i e, m an
qué à m on d evoi r de m am an , m a fi l l e ay an t ét é
m a seu l e, m on u n i q u e p r éoccu p at i on ...
a M a cou si n e m e r i t au nez :
« — Ce n ’est p as un e n at u r e com m e l a t i en n e
q u i p eu t cad r er avec l a n at u r e de t a f i l l e!...
« — V r ai m en t ?... Je n e sai s p as p ou r q u oi !
« — T u l e voi s b i en , t u en es en cor e à t e l e de
m an d er !... »
— E t vou s n ’êt es p as p ar t i e su r l ’h eu r e? s ’écr i a
br u squ em en t l e col on el .
— J ’en eu s l a t en t at i on , et p ou r t an t j e ne l ’ai pas
f ai t ... T ot ot t e s’am u sai t , el l e en ét ai t t out e t r an s
for m ée... A l a seu l e pen sée du d ép ar t , ses y eu x
s'em b u ai en t de l ar m es, se t er n i ssai en t de dét r esse.
N on seu l em en t j e ne su i s p a i p ar t i e, m ai s su r sa
p r i èr e j ’ai pr ol on gé m on séjou r .
— A l i ! l es m am an s!... En fû t es-vou s récom pen
sée ?
— Peu . Je r am en ai i ci u n e T ot ot t e t ou t e ch an
gée. D ’en fan t el l e ét ai t deven u e jeu n e fi l l e, c ’est
v r ai ; m ai s sa cou si n e av ai t p r i s su r el l e un énorm e
ascen d an t . T ot ot t e ne vo y ai t p l u s que p ar l es y eu x
de Ger t y , ne p ar l ai t p l u s que de Ger t y ; el l e ci t ai t
ses m ot s, i m i t ai t son l an gage, sa coi ffu r e, ses m a
n i èr es et j u sq u ’à sa façon t r an ch an t e de don n er des
av i s. El l e n ’ét ai t p l u s l a b r ave pet i t e T ot ot t e que
vou s avez con n ue, m ai s u n e d ou bl u r e de m a n ièce
G er t y ... J ’ét ai s désolée I
— I l f al l ai t r éagi r , au besoin sév i r !
— Q ue vou s voi l à sévèr e, m on voi si n ! Sév i r , j e
n ’y p en sai pas ; r éagi r , j e m ’y essayai t out le j ou r
et san s beaucoup de su ccès !... D ep u i s que Tot ot t e
av ai t fr équ en t é sa cou si n e, el l e m e t en ai t for t en
su sp i ci o n ; j e n ’ét ai s p l u s « m am an », m ai s « la f a
m i l l e », et vou s ne pou vez com pr en dr e l ’écar t
én or m e que ce ch an gem en t de t er m e av ai t m i s en
t r e n o u s!... A h ! vi v r e u n i qu em en t p ou r son en
fan t , n ’avo i r et ne v o i r q u ’el l e au m on de, et la
sen t i r « éch ap per » ai n si ét ai t pou r m oi com plèt e
m en t i m p r évu et d ou l ou r eu x... En fi n , p asso n s!...
T ou t efoi s j e n ’en l ai ssai ri en d evi n er et m a pat ien ce
ét ai t p ar m om en t s sou m i se à un e r u d e ép r eu ve.
T ot ot t e m e gr o n d ai t , m e r ep r en ai t , com m e si l es
r ôl es ét ai en t i n t er ver t i s, com m e si T ot ot t e d even ai t
l a m am an et m oi l a p et i t e fi l l e. Si j e so r t ai s p ou r
d i r i ger qu el qu e ch ose, cel a su r l e cou p de m i d i , et
r en t r ai s ay an t bi en ch au d, u n e pet i t e v o i x d ’ir on ie
r ai l l ai t :
« — V ou s êt es vr ai m en t bien bonne de vou s
�A GRAN DE
V IT E S S E
31
donn er t an t de m al , p ou r ce à quoi cel a vou s ser t ! 9
« Je r ép on d ai s, i n d i gn ée :
« — M ai s, p et i t e, si j e ne m e d on n ai s p as ce que
t u ap p el l es « ce m al », r ien ne m ar ch er ai t i ci . »
« El l e r i p ost ai t :
« — M a t an t e Ch abl on d i t q u ’i l vau d r ai t m i eu x
t ou t ven d r e, r éal i ser , p l acer l es cap i t au x, l es fai r e
fr u ct i fi er , vou s gagn er i ez gr o s... »
— Je ne sau r ai s vou s ex p r i m er , m on ch er voi si n ,
l ’effet que ces p ar ol es, sor t an t des l èvr es de m a Tot ot t e, m e cau sai en t ! — « O ui , vou s gagn er i ez gr os
et vou s d or m i r i ez san s cr ai n t e des gr èves, des gr ê
l es, des m éven t es, des cat ast r op h es, qu i nous em pê
ch en t à t out i n st an t de nous don n er du bon t em ps,
d ’al l er au x eau x , à l a m er , d ’h ab i t er Par i s. »
« Je m ’effor cai s, d an s ces m om en t s-l à, d e p r ou
ver à T ot ot t e que l a v i e ne p eu t avo i r com m e
u n i qu e ob ject i f le p l ai si r . El l e secou ai t l a t êt e d ’un
p et i t ai r en t en d u et i n cr éd u l e, el l e m e r ép on d ai t :
« Je sai s... j e sai s... » d ’une v o i x où j e r et r ou vai s
des in t on at i on s de m a n ièce Ger t y.
« H ab i t er Par i s ét ai t , du r est e, son idée f i x e;
avo i r un ap par t em en t d an s u n jo l i q u ar t i er , al l er
d an s l e m on de, au t h éât r e, « com m e G er t y ...
com m e sa t an t e Ch ab l on ... », el l e n e v o y ai t ri en
au del à.
— V ou s n ’y avez p as céd é?... C ’est ext r ao r d i
n ai r e !
— Rai l l ez, m on voi si n !... N on , j e n ’ai p as cédé.
J ’ai su , pou r un si com pl et ch an gem en t d ’ex i s
t en ce, r ési st er ... r ési st er au x su p p l i cat i on s de m a
fi l l et t e, r ési st er à ses l ar m es. L e Ch al i er est en
p l ei n r ap p or t , t ou t m ar ch e à m er vei l l e, j e n ’ai pas
vou l u sacr i fi er à un e fan t ai si e ce que j ’avai s cr u
d evo i r con ser ver à t out p r i x .
— O u i , à t out p r i x !... a r ép ét é l e col on el com m e
u n fai b l e éelio.
— Et cepen d an t , m on vo i si n , j ’ai cr u qu e j 'a l
l ai s êt r e ob l i gée de le fai r e. T ot ot t e y m et t ai t un e
•-obst i nat ion t el l e, que n ot r e vi e eu ét ai t t out e ch an
gée. Fi n al em en t , m a fi l l et t e est t om bée m al ad e
d ’en n u i , de l an gu eu r , d ’une de ces fi èvr es n er veu
ses qu i fon t d i r e p ar l es m éd eci n s : « Ch an gez-m oi
cet t e gr an d e fi l l e d ’ai r , de gen r e de v i e, de m i
l i eu ... » Je t r ou vai l ’or donn an ce bien gr o sse p ou r
ce que j e savai s êt r e un cap r i ce, au ’avec u n peu de
bonn e vol on t é, d ’effor t , et , j ’ose le d i r e, d e... p i t i é
pou r m oi , Tot ot t e au r ai t si bien pu fai r e p asser l
« M ai s le cap r i ce 11e p assa p oi n t , m a cou si n e
Ch abl on l ’aggr av a de son i n t er ven t i o n ; j ’eu s avec
m a p au vr e par en t e des d i scu ssi on s for t p én i bl es.
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A G R A N D E V IT E S S E
Je vou s assu r e avo i r t r aver sé al ors des h eu r es d u
r an t l esq u el l es j e ne savai s p l u s où ét ai t m on de
voi r .
« En t r e t em p s, m a n ièce Ger t y se m ar i a. El l e
épou sai t l e l i eu t en an t d ’ Eb ar t . J ’accu ei l l i s cet t e
n ou vel l e avec un e gr an d e j oi e : j ’esp ér ai s en ce m a
r i age com m e en un e ch ose qui occu per ai t m a n ièce
et m a cou si n e Ch abl on et l es fer ai t s’i n t ér esser
m oi n s à T ot ot t e, à m oi , au Ch al i er , et c... V ai n es
p o i r !... T ot ot t e f u t dem oi sell e d ’h onn eu r. M a n ièce
p ar t i t en vo yage de noce, et , ch aqu e m at i n , des car
t es p ost al es, gr i ffon n ées au cr ayon , vi n r en t ach e
ver de t ou r n er l a t êt e d ’Yvon n e en l ’en t r et en an t de
l a v i e n ou vel l e, du gr an d bon h eu r de sa cou sin e, du
ch ar m e des h eur es q u ’el l e v i v ai t ... T ot ot t e ne rê
v ai t p l u s que d ’i m i t er Ger t y, se m ar i er à son t our ,
s ’en al l er , p ar t i r ... El l e en p ar l ai t san s cesse, f ai
sai t m i l l e p r oj et s. Je n ’en t en d ai s p l u s que ces
m ot s : a Q uand j e ser ai m ar i ée... qu an d m on m ar i
« m e d i r a.... qu an d j ’au r ai des en fan t s... dan s m on
« m én age... m on ap p ar t em en t ... avec m on au t o ...,
et c... » Je l ai ssai s d i r e, cel a occu pai t m a fi ll et t e et
n ’ét ai t p as m éch an t . U n j ou r , j e fi s des p r ojet s
au ssi : « Pu i sq u e t u d ési r es t an t t e m ar i er , Tot ot t e,
« nous al l o n s ch er ch er q u el q u ’un , qu i m ’aid er a à
« gér er l e Ch al i er . »
« M ai s j ’eu s d evan t m oi , au ssi t ôt , u n e T ot ot t e
t r an sfor m ée en vr ai p et i t coq, et i l m e fu t r é
pondu :
« — D ’abor d, m am an , j e ch oi sir ai m on m ar i
m oi -m êm e; vou s com pr en ez, nous avo n s, vou s et
m oi, des goû t s si d i f f ér en t s!... Pu i s, j e n e v eu x , à
aucun p r w , d ’un hom m e qu i vou s ai d er ai t à gér er
le Ch al i er ...
« — Rt pourquoi ?
« — Par ce que j e v eu x , avec l u i au m oi n s, r éa
l i ser m on r êve...
« — L eq u el ... T ot ot t e, j e t ’en con n ai s beaucoup.
a — Je veu x v i v r e à Par i s.
« — Et m e q u i t t er ?
« — M ai s, m am an , est -ce que ce n ’est p as dan s
nos d est in ées ? »
— Sacr i fi ez-vou s pour vos en fan t s !..< r ai l l a du
r em en t le colon el .
— M on vo i si n , 11e soyez pas m éch an t pour T o
t ot t e ou ... j e ne d i r ai p l u s r i en !
M ai s cet t e m en ace ne par u t gu èr e i m p r essi on n er
Pi er r e de Gar d avon . I m m obi le, si l en ci eu x, le sou r
ci l d u r , l es y eu x r i vés au p l an ch er , i l son geai t .
— T ou t cel a, voyez-vou s, est un e quest i on de
d i sci p l i n e, fi n i t -i l p ar d ir e, on ne d evr ai t j am ai s
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céd er à ses en fan t s !... Q uand on com m en ce, on
n e sai t p l u s où l ’on v a...
— N e pas céd er , m on v o i si n ? m ai s on ne peut
p l u s que céder !
— A l l o n s donc !
— J ’en ai eu l a p r eu ve.
— Bah ! au t r efoi s on n ’y m et t ai t p as t an t de f a
çon s : ce que l e p èr e, l e ch ef de fam i l l e or d on n ai t ,
on s ’y sou m et t ai t ... et on n ’en ét ai t p as p l u s m al
h eu r eu x p ou r cel a !
— A u t r efoi s, m on vo i si n , pou r des p eccad i l l es,
on m et t ai t ses en fan t s au p ai n et à Peau ; pou r des
choses m oi n d r es, on l es p r i vai t de d esser t . A u j o u r
d ’h u i , on ne p ou r r ai t p l u s le f ai r e.
— Et pou r qu oi , s ’i l vou s p l aît ?
— Par ce q u e, l e p l u s sou ven t , on se t r ou ve en
face de p au vr es p et i t s êt r es qu i ser ai en t t r op con
t en t s de l ’occasion q u ’on l eu r fou r n i r ai t de 11e pas
m an ger . L es en fan t s son t san s ap p ét i t de nos j o u r s,
dégoû t és d ’avan ce de ce q u ’on m et su r l eu r as
si et t e, m êm e du d esser t !
« Et , au p ojn t de vu e m or al , c’est l a m êm e
chose. On d i r ai t q u ’i l s gr an d i ssen t , écœurés de v i
vr e, l as de t out , m êm e de l eu r s j eu x . E t l ’on s’effr aye de ce m an qu e de v i t al i t é, de l eu r s y eu x de
n ost al gi e, qui sem bl en t t ou j ou r s con si d ér er des
au -del à m yst ér i eu x !... On a p eu r et on l es g.ît e ; on
11e sai t q u ’i m agi n er pour l es r et en i r i ci -b as, pou r
l eu r don n er l e goû t d ’y r est er ; l ’on t r em bl e à la
m oi n dr e m al ad i e, p ar ce q u ’on sai t q u 'i l s n ’on t ni
le d ési r n i l a force de l u i r ési st er et q u ’i l s s ’en
i r ai en t , san s un e de ces r évol t es qu i p ar foi s écar
t en t l a m or t .
« Et vou s ven ez nous p ar l er de sév i r , de p u n i r !
Sach ez don c, m on p au vr e vo i si n , que l es par en t s
11’on t p l u s l ’am bi t i on « d ’él ever » l eu r s en fan t s,
m ai s de l es « con ser ver » v ai l l e que v ai l l e, gr i n
ch eu x, gr ogn on s, cap r i ci eu x, égoïst es, v o l o n t ai r es;
t ou t l eu r est i n d i ffér en t p ou r vu q u ’i l s l es con ser
ven t !
— Jo l i e gén ér at ion que l ’on p r ép ar e l à !
— Q ue vo u l ez- vo u s!... on la p r ép ar e.
— V ot r e p et i t -fi l s est -i l ai n si ?
— Pas j u sq u ’à p r ésen t , j ’y v ei l l e!... M ai s s’il
v i v ai t à Par i s, san s ai r , san s l u m i èr e, l i v r é au x
d om est i qu es...
— Eh bien ! et sa m am an ?
— Yvon n e n e pr ét en d p as êt r e de ces fem m es
« qui ne s’occu pen t et ne p ar l en t qu e de l eu r s en
fan t s ». D ’ai l l eu r s, t ou t à f ai t n ou vel l e école, el l e
est p l u t ôt fem m e que m am an , et t r ès m on dain e.
138-11
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A GRAN DE
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— Et l u i ?
— M ou gen d r e...
— Ce m ot est d r ôl e dans vot r e bouch e !
El l e sou r i t et r epr en d :
— M on gen d r e?... I l l a gât e, se gât e, ce son t
d eu x en fan t s q u i jou en t à l ’am our com m e d ’ au t r es
fer ai en t des t as de sab l e. I l l eu r fau t un e vi e
d ou ce... d ou ce... t out e de p ar esse et de l an gu eu r ,
m e vi e san s u n p l i de feu i l l e d e r ose, san s un e con
t r ar i ét é. O n se d em an d e, à l es voi r si t t ou t au x
j oi es de l ’exi st en ce », ce q u ’i l s fer on t d evan t scs
l u t t es, ses com bat s, ses ép r eu ves, ses b r u t al es r éa
l i t és !
— A u r i ez-vou s p eu r p ou r eu x , com m e p ou r l es
t out p et i t s ?
— J ’au r ai s p eu r pou r m es p au vr es gr an d s... bien
d av an t age!... ( El l e av ai t p ar l é t out à cou p t r ès bas,
com m e sou s l ’em p i r e d ’une i n t en se pr éoccu pat i on ).
C ’est p ou r qu oi , m on vo i si n , j e cr oi s vou s avoi r
d i t : J ’ai m er ai s vo i r Tot ot t e com pr en dr e au t r em en t
son b o n h eu r !... O ui , j ’ai m er ai s l a vo i r t en i r à ce
bon h eu r p ar des l i en s capables de r ési st er à l ’h ab i
t ude, au t em p s, à la vi ei l l esse !
— M a ch èr e voi si n e, en d i x an s, ser i ez-vou s de
ven u e p essi m i st e ?
E l l e su r sau t a. Peu t -êt r e en cor e s’ét ai t -el l e ou
b l i ée j u sq u ’à p en ser t ou t h au t .
— I l y a, dan s ces exi st en ces faci l es, t an t de
t en t at i on s, de sol l i ci t at i on s, d ’écu ei l s !...
I l r ed evi n t gr ave :
— I l en ser a ai n si t an t que vou s n ’adopt erez,
com m e syst èm e d ’éd u cat i on , que cel u i don t vou s
m e p ar l i ez t ou t à l ’h eu r e...
— Et le m oyen q u ’il en soi t au t r em en t ?
— I l ex i st e. I l fau d r ai t ne poi n t t r an si ger su r le
ch ap i t r e de ses cr oyan ces d ’abord : s’i n cl i n er de
van t ce q u ’el l es im posen t et s’écar t er de ce q u ’el les
défen den t . I l fau d r ai t m et t r e h au t , t r ès l i an t , le
poi n t d ’h on n eu r , et m ar ch er dan s l a vi e en le r e
gar d an t san s cesse. I l fau d r ai t en t ou r er l e m ar i age
de d i gn i t é et non lu i don n er des al l u r es d ’am'uset t e. I l fau d r ai t , ou i , m a ^ l i èr e voi si n e, se sou ven i r
q u e l ’am our , dan s un m én age, est com m e la m â
t u r e p ou r un n avi r e : si le n avi r e est bien gr éé,
t out m ar ch e, m êm e en t em ps de t em p êt e... M ai s
n ou s p h i l osop h er i on s j u sq u ’à dem ain que nous ne
ch an ger i on s rien à r i en ... Reven on s-et i donc à no
t r e p oi n t de d ép ar t : r acon t ez-m oi com m en t s ’est
f ai t le m ar i age « ’Yvon n e.
— A h ! m on voi si n , vou s vou lez m a con fession
t ou t en t i èr e?... Pou r m e p u n i r de m e m on t rer si
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V IT E S S E
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sévèr e pour l es j eu n es, j e v ai s vou s avou er j u sq u ’à
qu el d egr é de fai b l esse p eu t ar r i v er l i n e p au vr e
m am an .
« 11y av ai t qu el qu es m oi s que m a n ièce Ch abl on
ét ai t m ar i ée, qu an d sou m ar i , bi en q u ’offi ci er de
Ch asseur s, est en voyé avec sou escad r on en d ét a
chem en t à M on t -en -D i ves, où i l n ’y a que de l ’i n
fan t er i e.
« V oi l à m a T ot ot t e fol l e de jo i e ! Tot ot t e ne p ar l e
p l u s de qu i t t er l e Cl i al i er , T ot ot t e est t r an sfor m ée.
A v r ai d i r e, j e m e sen t ai s m oi n s h eu r eu se.
« A p ei n e ar r i vée à M on t -en -D i ves, ce que j e
cr ai gn ai s su r vi en t : Ger t y p r en d Yvo n n e en p i t i é
et l ’i n vi t e à ven i r p asser quel qu e t em ps chez el le.
« T u ver r as, j ’ai un n id d él i ci eu x, bi en qu e nous
« ne soyon s que des o i seau x de p assag e!... » D an s
ce n i d , j e t r ou vai vr ai m en t que m a T ot ot t e n ’avai t
qu e fai r e. Je r efu se donc cet t e i n vi t at i on de m a
n ièce et m e m on t r e t r ès fer m e d an s m on r efu s. O n
su p p l i e, m u r m u r e, se fâch e, gr o gn e, gr on d e, boude.
Je l ai sse d i r e et f ai r e. Je p er si st e. Tot ot t e p l eu r e,
san gl ot e. M a n ièce s’i n d i gn e. J ’essai e de p r om es
ses vagu es : « N ou s ver r on s cel a p l u s t ar d ... » On
r i p ost e : « l ’as p l u s t ar d , t ou t de su i t e. Q ui est
« sû r du l en d em ai n ?... un t i en s vau t m i eu x que
« d eu x t u l ’au r as. » D e gu er r e l asse, j ’ai cédé.
— T o u j ou r s don c?
— E t ce n ’est qu e l e com m en cem ent . V ou s al lez
voi r p ar l a su i t e, m on voi si n !
— Je vou s ai con n ue p l u s i n éb r an l ab l e... plu s
i m p r en ab l e...
El l e p r éfèr e ne poin t p ar aît r e en t en d r e. V i t e,
vi t e, el l e p ou r su i t :
— O u i , j ’ai cédé m au ssad em en t , à con t r e-cœu r,
avec ch agr i n m ai s j ’ai céd é... Ou ne m ’en dem an
d ai t pas d avan t age!
« T r o i s sem ai n es ap r ès, j e n ’avai s pas en cor e pu
décid er Tot ot t e à r éi n t égr er le d om i ci l e m at er n el .
Un m at i n , com m e j e r even ai s de l a m esse, m ’ar r i
ven t t r oi s au t os em p l i s d ’un e soci ét é des p l u s nom
br eu ses : m a n ièce, son m ar i , des am i s de m a
n i èce, des cam ar ad es de son m ar i , l a p l u p ar t
ét ai en t p ou r m oi des i n con n u s... Cet t e b r i l l an t e
escort e m e r am en ai t m a fi ll e. L es au t os ét ai en t
cou ver t s de fl eu r s, d ’at t r i b u t s de cot i l l on et ... de
pou ssi èr e.
« L o r sq u ’on m ’ap er çoi t , ce son t des l i ou r r as, des
excl am at i on s, des cou ps de t r om pe. L es au t os s ’ar
r êt en t . T ou t l e m onde descen d. L ’on m ’exp l i q u e
q u ’on est p ar t i à l a poi n t e du j o u r , au cl ai r de l u n e,
pour vo yager à l a fr aîch eu r , — nous ét ion s eu j u i l
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A GRAN DE
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l et , — ap r ès u n b al m agn i fi q u e « où l ’on s ’est
am u sé... am u sé!... » don n é p ar m a n i èce... M es
vi si t eu r s m e sem b l an t for t exci t és, j e n e du s pas
l eu r p ar aît r e « au poi n t ».
« T ot ot t e m e sau t e au cou , m ’em b r asse à m ’ét ouffer en m u r m u r an t d ’un e v o i x si n gu l i èr e : « Oh f
« m am an ... O l i ! ch èr e p et i t e m am an !... » M a n ièce
f ai t de m êm e en m u r m u r an t d ’un e v o i x si n gu
l i èr e : « O h ! m a t an t e... m a ch èr e pet i t e t an t e!..’ »
Pu i s, t r ès r ap i d em en t , m an gean t à dem i l es n om s,
en fem m e qui a de cel a une t r ès gr an d e h abi t u d e,
el l e f ai t d éfi l er d evan t el l e, p ou r m e l es p r éen t er ,
ses am i es, l es cam ar ad es de son m ar i ... « M m e de
« V at i ... m m m ... Bar on n e Si m é.... m m m ... l e l i eu « t en an t de l a l i r e... m m m ... l e cap i t ai n e de
« Fl eu r ... » j ’en p asse!
« Je n ’en t en d ai s au cu n n om , ça ne f ai t r i en ! On
s ’i n cl i n ai t . T ou s sou r i ai en t , p r en ai en t un ai r d r ôl e,
for t gên é. Je sal u ai s à m on t ou r ... j e sal u ai s... m ai s
avec de m oin s en m oi n s d ’em p r essem en t ... San s
le vou l oi r , su r l ’en t r ai n de m es v i si t eu r s, par m on
at t i t u d e, j e j et ai s force seau x d ’eau froide.
« Je croyaivs le d éfi l é fini : p as d u t ou t , i l r est ai t
un d er n i er vi si t eu r . Rou ge, gau ch e, il s'ét ai t t en u
j u sq u e- l à obst i n ém en t d er r i èr e l es au t r es, m e r e
gar d an t avec de bons gr os yeu x à fleu r de t êt e où
se l i sai t , avec beaucoup d ’an xi ét é, d ’ém oi , un i m
m en se d ési r d ’ « êt r e ai l l eu r s... à m i l l e l i eu es! »
« Pou r m e l e n om m er , cel u i -l à, m a n ièce pr en d
u n ai r t r ès g r av e; j e cr ois l ’en t en dr e m âch on n er
en t r e ses d en t s en m an i èr e d ’aver t i ssem en t : « M es
« en fan t s, ça ne m ar ch er a pas t out seu l !... » Pu i s
l i an t el l e p ou r su i t , per d an t t ou t efoi s un peu de sa
bel l e assu r an ce : « M ai n t en an t , m a t an t e, l ai ssez« m oi vou s p r ésen t er le baron T h éou l l e... le baron
« T h éou l l e... l e baron T h éou l l e... un jeu n e hom m e
« ch ar m an t ... q u i , si vou s y con sen t ez, ser a le
a m ar i d ’Yvo n n e... son fi an ce! »
« l ,a foud re ser ai t t om bée à n ies p i ed s q u ’eu
vér i t é j e n ’eu sse p as épr ou vé un p l u s gr an d sai si s
sem en t .
« — L e... m ar i d ’Yvo n n e... son fi an cé... Q u ’est -ce
que cet t e p l ai san t er i e?
a — M am an ... j e v ai s vou s ex p l i q u er ... m a ch ère
p et i t e m am an ...
« — M a t an t e... m a ch ère p et i t e t an t e, m ai s c ’est
t ou t si m p l e... si si m p l e... »
« Je b al b u t i e :
« — M on si eu r , vou s m e voyez su r p r i se... t r ès
su r p r i se... excusez-m oi !... si su r p r i se... »
« L e jeu n e hom m e br ed ou i l l e qu el qu e ch ose qui
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37
p eu t bi en êt r e « com pr en ds cel a... r i eu d ’ét on n an t ,
« l e ser ai t à m oi n s... » et à ch acun de ses l am
b eau x de p h r ase i l s’ i n cl i n e pr ofon dém en t , se casse
en d eu x, l es m ai n s au cr eu x de l ’est om ac, m e m on
t r an t t an t ôt son vi sage ah u r i , r on d , d r ôl e, r asé à l a
m ode an gl ai se, t an t ôt des ch eveu x l o n gs, b r i l l an t s,
eosm ét i qu és, sép ar és p ar un e r ai e, une_ ad m i r ab l e
r ai e, cou r an t du fr on t a l a n u qu e, dont n i l es h eu r t s
de l ’au t o ni l es secou sses br u squ es de ces sal u t s
r épét és n ’on t d ét r u i t l a bel l e r égu l ar i t é.
« Je r ép èt e, ay an t qu el qu e peu p er d u l a t êt e :
« — M on si eu r ... excu sez-m oi ... m ai s vr ai m en t ...
m ai s v r ai m en t ... »
« I l con t i n u e à m e sal u er , à se con fon d r e :
« — M ad am e... m ai s c ’est m oi q u i ... on m ’avai t
d i t q u e... per su ad é q u e... »
« M es au t r es v i si t eu r s avai en t , eu x , p r i s l e p ar t i
de se d i st r ai r e de ce qui se p assai t . L es hom m es
s’ab sor baien t dan s l es au t os. A ccr ou p i s à t er r e, l es
u n s bou l on n ai en t , d esser r ai en t , r eb ou l on n ai en t j u s
q u ’à l ’i n t ér i eu r des m ach i n es; l es au t r es, p en ch és,
m e t ou r n an t l e dos, d on n ai en t des av i s. I .es fem
m es r egar d ai en t en l ’ai r , ch an t on n ai en t d i st r ai t e
m en t , ad m i r ai en t l es ar b r es et com m en çai en t à se
m on t r er , avec l ’évi d en t e i n t en t i on d e « m ar ch er
j u sq u e- l à », l es p r ofon d eu r s du p ar c.
« M a fi l l e, m a n ièce, m ’en t r aîn en t ver s l a m ai
son . J ’en t en d s vagu em en t q u el q u ’un d i r e :
« — Jam ai s j e ne m e su i s sen t i au ssi r i d i cu l e. »
« Ecl at an t du m êm e r i r e,- m a n ièce et m a fi l l e se
r et ou r n en t et r ai l l en t :
« — Pau vr e B o b v !... Pau vr e B o b v ! »
« Je dem and e, d ésap p r ou van t for t cet écl at de
r i r e, cet t e apost r oph e p l ei n e de fam i l i ar i t é :
« — Pu i appel ez-vou s l i ob v ?
« — M ai s... l e fi an cé de T ot ot t e.
* — O l í!... l e fi an cé!
« •— Si vou s ne r at i fi ez p as m ou ch o i x, m am an ,
j ’en m o u r r ai !
« — N e t ’em ball e p as, T ot ot t e... T a m èr e est su r
p r i se, t u com p r en d s!... M et s-t oi à sa p l ace. N ou s
al l on s l ’écl ai r er , l u i fair e de l a l u m i èr e; n e nous
m enace p as de t a m or t avan t qu e n ous ayon s d i s
cu t é ce qui nous am èn e... »
« T ou t es d eu x m e p ou ssen t , m ’en t r aîn en t dan s
ce p et i t sal on .
« M es p r em i èr es p ar ol es son t u n e p r ot est at i on
des p l u s v i v es, des p l u s r ai d es.
« Yvo n n e fond en l ar m es, r épèt e :
« — Je t e l ’ai d i t , Ger t y , m am an n e vou d r a p as
et j ’en m o u r r ai !... j ’eu m o u r r ai !... »
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A GRAN DE
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« Ger t y l ève l es y eu x et l es br as ver s l e ciel et
s ’écr ie :
« — M on D i eu ! que cet t e p et i t e est sen t i m en
t al e!... »
« Pu i s, r et ou r n ée ver s m oi , m a n ièce en t am e
u n e ch aude p l ai d oi r i e :
« — M a ch èr e t an t e, ne nous con dam nez pas
san s en t en dr e T ot ot t e et m oi ! El l e, p ou r s ’êt r e
for t em en t ép r i se de Bo b y... du baron T h éou l l e,
c ’est -à-d i r e; m oi, pou r avo i r p r i s cet t e affai r e à
cœu r , p ar ce que j e n ’y voi s qu e du b i en ... ou i , du
b i en !... Bob y est un gar çon t r ès com m e il fau t ,
t ou t à f ai t « du m onde », et du m ei l l eu r !... Sa m ère
ét ai t l a belle M m e T h éou l l e, vou s savez cer t ai n e
m en t qui j e v eu x d i r e?
«— J ’ ign or e.
« — Ça 11e fai t r i en ... Je vou s ex p l i q u er ai ... Son
pèr e, — q u ’i l a p er d u com m e au ssi sa m èr e, du
r est e, — ét ai t le sp or t sm an bien conn u ; i l est i m
p ossi b l e que vou s n ’en ayez pas en t en du p ar l er ...
l 'am i d u pr i n ce de Gal l es... vo y o n s!
« — Je ne sai s qui t u v eu x d i r e.
« — Par d on , m a t an t e, m ’est -i l d écl ar é avec un
p et i t r i r e su p r êm em en t d éd ai gn eu x, j ’ou b l i ai s que
vou s vi vez p ar con vi ct i on , loi n de t ou t , au fond de
vot r e p r o v i n ce!... El i bien , Bob y s ’est p r i s d ’une
p assi on vi ol en t e pou r T o t o t t e!... »
« J ’i n t er rom ps :
« — V ou s au r i ez pu m e p r éven i r ? »
« Ger t y su r sau t e.
« — V ou s p r éven i r de qu oi , m a t an t e?... Devi ne-t -011 quan d ces flam m es-l à s ’al l u m en t ?... Le
n ot er , 11’est -cc pas sou ven t l es ét ei n d r e?... Si dès le
début j ’avai s m on t r é à Bo b y où il al l ai t , qu i sai t
si j e 11c l ’au r ai s pas ar r êt é en ch em i n ?... I .es hom
m es de nos j ou r s, m a t an t e, on t t er r i bl em en t peur
du m ar i age, et , pour l es p r en d r e, i l fau t m oi n s de
for m es pr ot ocol air es que de t r éb u ch et ...
< — Ger t y !
« — Je d i s vr ai , m a t an t e!... Si , au l ieu de vi vr e
dan s l a r et r ai t e, vou s vou s ét i ez m êl ée au monde,
vou s con vi en d r i ez qu e j ’ai r ai so n ... D u r est e, pr o
t ocol e ou t r ébu ch et , t r ébu ch et ou pr ot ocol e, q u ’est ce que cel a peut fai r e, du m om ent que l es jeu n es
gen s se con vi en n en t ! »
« J ’eu s un gest e de p r ot est at i on d evan t lequ el
el l e se r ed r essa, t r ès d i gn e :
« — D u r est e, vou s Otes j u ge en d er n i er r essor t
et n ul ne d i scu t e vot r e d r oi t de vet o. L i b r e vou s
êt es de r ep ou sser Boby, de fai r e le d ésesp oir de
vot r e fi l l e... ou i , l i b r e, l i b r e! »
�A
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39
« A l a can t on ade, l a t êt e en fou i e d an s l es cou s
si n s d ’ un can ap é, T ot ot t e r ép ét a :
« — J ’en m o u r r ai ... j ’en m ou r r ai . »
« M a uièce p o u r su i vai t p l u s bas :
« — V ou s 1en t en dez !... A v ec sa n at u r e sen si b l e,
ai m an t e, i m p r essi on n ab l e, n er veu se, exal t ée, apr ès
su r t ou t s’êt r e at t ach ée à Bo b y com m e el l e l u i est
at t ach ée... el l e d i t v r ai : el l e eu m ou r r a, c ’est sû r ...
c ’est sû r !... »
« Je n e m e l ai ssai gu èr e i n t i m i d er p ar cet t e p r o
p h ét i e et r ép l i q u ai :
« — J ’y m et t r ai bon ordre.
» — Bon o r d r e?... V ou s m e f ai t es r i r e, m a t an t e.
Q u ’ap p el ez-vou s « y m et t r e bon or d r e »? V ou s
fer ez ven i r vot r e m édecin q u i , p ou r cal m er vot r e
fi l l e, com m en cer a p ar l a bou r r er de brom u r e.
Q uan d i l au r a bien d ét r u i t son or gan i sm e avec ses
h or r i bl es rem èd es, i l or don n er a l es v o y ag es!...
Q uand vou s au r ez t r aîn é d ’al t i t u d e en al t i t u d e
vot r e fi l l e, d even u e, t el u n cor p s san s âm e, un e
de ces cr éat u r es p âl es, fr êl es, q u ’on d evi n e possé
dée p ar l ’idée f i xe, un second m éd ecin l a d écl ar er a
at t ei n t e de n eu r ast h én i e et vou s con sei l l er a d ’es
say er pou r el l e du m ar i age!... El l e n e ser a p r es
que p l u s j o l i e, l e ch agr i n l u i au r a en l evé sa f r aî
ch eu r , où t r ou ver ez-vou s ce m ar i qui ser a prescuie
une f o r m u l e?... V ou s vou s p r éci p i t er ez ch ez t ou t es
vos am i es, 011 se m et t r a en q u êt e, en cou r ses, en
cam p agn e!... On vou s m en t i r a, on vo u s t r om per a,
vou s ser ez l a d er n i èr e à sav o i r ce q u ’est , ce que
vau t l e fi an cé de vot r e f i l l e!... D i eu sai t de quel
p i s-al l er vo u s vou s con t en t er ez!... E t ce ser a, sou s
le sol ei l , un m au vai s m én n ge de p l u s!... M ai s j e
n ’ai pas de con sei l s à vou s don n er , vou s au r ez fai t
ce que vou s cr oyez d evoi r f ai r e... j e m ’en l av e les
m ai n s !
« — T u n e p eu x savo i r , Ger t r u d e, à qu el p oi n t
ce que t u m e d i s l à m e d ép l aît !
« — Je l e cr oi s, m a t an t e, j ’en su i s i n t i m em en t
persila<lée !... C ’est con t r e le v i ei l or dr e ét ab l i que
j e m ar ch e. V ou s êt es dan s l a p l ace et 1a d éfen
de/ ,!... D éfen d ez- l a; m ai s m oi , j ’ai j u r é de l ’em por
t er d ’assau t , al or s. »
« I ,e san g m e m on t ai t à l a t êt e. J ’av ai s un e
fol le en vi e de sai si r m on ou t r ecu i d an t e n i èce, de la
j et er d eh or s, el l e, ses am i es, sou m ar i , et l es cam a
r ad es de son m ar i , et de l eu r i n t i m er l ’or dre de 11e
j am ai s r even i r , en t en d ez-vou s bien !... j am ai s!...
M ai s en core n ou s p ar vi n t du can ap é, de p l u s en
p l u s ét ou ffé, d e p l u s en p l u s d ésesp ér é, ce gém i s
sem en t :
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« — A h ! ou i , j ’en m o u r r ai ... j ’en m ou r r ai ... »
« Ger t y au ssi t ôt se l eva. A vec i m p at i en ce, el le'
s ’avan ça ver s T ot ot t e, et , l a p r en an t avec au t or it é
p ar le b r as, el l e d i t :
« — N e p l eu r e donc pas ai n si , gr an d e en f an t !...
T u t ’en l ai d i s à p l ai si r ! Com m en t oser as-t u r ep a
r aît r e, t ou t à l ’h eu r e?
« N ’i m por t e ce que j ’au r ai s d i t n ’au r ai t eu su r
m a fi l l e u n effet au ssi m er vei l l eu x que cet av i s de
sa cou si n e. Com m e p ar en ch an t em en t , l es san gl ot s
de T ot ot t e s ’ap ai sèr en t , ses l ar m es se séch èr en t .
Ger t y al or s se r assi t et r ep r i t avec beau coup de
cal m e :
« — V oyo n s, m a pet i t e t an t e, n e n ou s fâch on s
p as. Q u ’est -ce qu i vou s i r r i t e en ceci ?
« — T u m ’avou er as vr ai m en t q u ’i l y a de quoi
êt r e su r p r i se, bou l ever sée, i n d i gn ée...
« — Je vou s l ’accorde.
« — Q ue t u t ’ar r oges des d r oi t s... des pou
vo i r s...
® — M ai s j e ne m ’ar r oge r i en du t ou t , m a
t an t e !... Et ce n ’est n u l l em en t m a fau t e si Tot ot t e
pr en d l es ch oses si vi vem en t !... C ’est p l u t ôt l a vô
t r e... et ab solu m en t l a vôt r e...
« — M on D i eu !...
« — V ou s l ’avez t r op t en u e à l ’écar t de t out et
de t ous !... A l o r s, au p r em i er hom m e ciui l u i a fai t
un br i n de cou r , el l e est p ar t i e à t out e b r i d e... al l ez
l a r at t r ap er !... D u r est e, c’est com m e ça q u ’el l e a
cli ar t n é T l i éou l l e !... Cet t e fou gu e, cet t e jeu n esse,
cet t e fr aîch eu r , cet i n at t en d u , a t ou r n é l a t êt e de
ce v i eu x fl i r t pour poupées de Par i s... U n m at in
il m ’a d i t : « El l e est ad or abl e, ex q u i se! » Je l u i
ai r ép on d u : t Ep ou sez-l a. — E h !... c h !... ce ne
ser ai t pas d éjà si b êt e! » Et v o i l à!... E t vou s t r ou
vez cel a p as bi en , m a t an t e?... C ’est -à-d i re que
beau coup s’en con t en t er ai en t , vou s sav ez !... D u
r est e, quan d vou s m ’au r ez l ai ssé vou s con t er ce
p et i t r om an dan s ses m oi n d r es d ét ai l s, l a con cl u
si on , cc ser a vou s qu i l ’y m et t r ez t out e seu l e... Et
il l e fau t , l e t em ps p r esse, n ou s ne p ou von s nous
ét er n i ser i ci , l ai sser nos am i s er r er i n d éfi n i
m en t d an s le p ar c, et il nous fau t avoi r p i t i é
de ce p au vr e Bo b y, que j ’ap er çois 1à-b as au m il i eu
de l ’al l ée, se t en an t t an t ôt su r un p i ed t an t ôt su r
l ’au t r e, s ’ar r ach an t l e nez, ou l ’or ei l l e, à force de
p er p l exi t és...
« — Q u ’at t en d s-t u donc de m oi ?
« — Oh ! j e vai s vou s l e d i r e ; m ai s d ’ab or d ... T o
t ot t e p ou r r ai t al l er d an s sa ch am br e, ch an ger de
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r obe, se pom pon n er , nous l ’ap p el l er i on s t ou t à
l ’h eu r e... »
« A v an t que j ’ai e don n é m on assen t i m en t à
cet t e p r op osi t i on , m a fi l l e s’él o i gn ai t , Ger t y l ’ac
com pagn a j u sq u ’à l a por t e. L à, Yvo n n e b al b u t i a
quel qu e ch ose que j e n ’en t en d is p as. A quoi Ger t y
r épon d i t avec un e su per be assu r an ce :
« — V a... V a... p u i sq u e j e t e l e p r om et s!
0 — Q u ’est -ce que t u l u i p r om et s, Ger t r u d e ?
« — D e vou s décid er , m a t an t e.
« — T u p ou r r ai s t e t r om per .
« — Oh ! n on ... j e ue m e t r om pe p as. »
—
Q u el q u ’un p assa d evan t l a fen êt r e, c ’ét ai t
m on n eveu , l e l i eu t en an t .
« Ger t y cou r u t à l u i :
« — Em m en ez-les, M au r i ce, em m en ez-l es t ou s...
ou i , T h éou l l e au ssi , su r t ou t T h éo u l l e... appor t ezm oi seu l em en t ... ou i , c ’est ça... l a p l u s vi b r an t e,
s ’il vou s p l aît ... que j e p u i sse m i eu x vou s p r éve
n i r , M au r i ce; vou s en t en dez b i en , l a p l u s "vi br an t e !
vou s l a déposer ez l à... »
« Je n e dem an d ai p oi n t d ’exp l i cat i o n . Ger t y r e
vi n t p r ès de m oi.
« —• Com m e j e vou s l e d i sai s t ou t à l ’h eu r e, m a
t an t e, Bo b y est p ou r Yvon n e u n p ar t i i n esp ér é.
« — Q u ’est -ce q u ’i l f ai t ?
« — Ri en . I l s’am u se.
« — Je 11e v eu x p as...
« — 11 s’am u se p ar ce q u ’i l est seu l , q u ’i l n ’a p er
son n e à ai m er et q u ’i l fau t bien se d i st r ai r e; m ai s
l e j ou r où il ser a m ar i é... D ’ai l l eu r s, i l a l es p l u s
gr an d es ap t i t u d es pour l es f i n an ces!...
« — En fi n t u m ’avou er as qu e j e ne p u i s donner
m a fi l l e à u n gar çon don t j e 11e sai s r i en ?
« — M ai s m oi, j e sai s, m a t an t e!... Et j e su i s
au t r em en t d i ffi ci l e que vou s su r l a qu est i on ét i
q u et t e!... Ce n ’est p as m oi qu i p er m et t r ai s à m a
t ille d ’êt r e accost ée en p l ei n con cou rs h i p p i q u e,
com m e l ’au t r e j ou r à M on t -en -D i ves, p ar d eu x
gr os gar çon s en cycl i st es, cu lot t e cou r t e, m ol let s
én or m es, j er sey col l an t , t en u e i m p o ssi b l e!... qui
p er m et t r ai s ■à ces gar çon s de l ’ap p el er p ar son
nom : « Yvoôo n n e... Yvofi on n e... », com m e s ’i l s
avai en t de ce nom p l ei n l a bou ch e, avec de l a b ou i l
l i e, et cel a d evan t d eu x m i l l e p er so n n es!...
« — Oh ! d eu x m i l l e per son n es à M ont -en -D ives !...
0 — M et t on s d eu x cen t s p ou r êt r e p l u s d an s le
v i ai , j e ne r ecu le p as d evan t l es con cessi on s, m o i !
j ’ai f ai t com pr en d r e à Tot ot t e que, quan d on se r es
pect e, 011 ne r eçoi t p as l e sal u t de gen s ayan t un
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A GRAN DE
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p h ysi q u e p ar ei l . El l e m ’a r ép on d u : « M am an n ’y
« t r ou ve r i en à r ep r en d r e, ce son t nos voi si n s
« For t a. » T ou t cel a, m a t an t e, p ou r vou s p r ou ver
que j e su i s en cor e p l u s d i ffi ci l e que vou s et que si
j e d i s : « L e baron T h éou l l e est b i e n », c ’est q u ’i l
est r éel l em en t bien ! O r, i l s ét ai en t en r agés, ces
m i sér ab l es Fo r t a, de s’at t ach er à n ou s... « Yvoôon n e,
« q u i est cel u i - ci ?... Yvoôon n e, qui est cel l e- l à?... »
I i f al l ai t l eu r n om m er t out le m om ie. I l s aj ou t ai en t
des r éfl exi on s avec l eu r affr eu x accen t gascon qu i
sem bl e fr ot t é d ’ai l ... J ’en r o u gi ssai s!
t — Ger t r u d e, pou r en
r even i r au baron
T h éou l l e...
« — Eh b i en , i l est al l i é à... au x ... vou s ne con
n ai ssez p as ? »
« El l e m e ci t ai t des n om s que j e n ’ avai s j am ai s
en t en du pr on on cer , et l or squ e j e le l u i d i sai s, el l e
m e r ép on d ai t d ’ un p et i t ton su ffi san t : « M ai s m a
m an con n aît , M au r i ce et m oi con n ai sson s... t ou t le
m on de con n aît ... on ne con n aît que ç a!... »
« Je vou l u s p r en d r e not e de ces n om s su r un
car n et p ou r , p ar l a su i t e, m ’i n fo r m er ... al l er au x
r en sei gn em en t s... A ces m ot s el l e se r écr i e.
« N ’ai - je donc au cu n e con fian ce en el l e? L e
m oi n dr e d i r e d ’un ét r an ger m ’i m pr essi on n er a-t -i l
p l u s qu e ce q u ’el l e peu t m e d écl ar er ?... Je n e sai s
donc p as com m en t se fon t l es m ar i ages au j o u r
d ’h u i ?... E t ce que val en t l es r en sei gn em en t s?...
C ’est à cr oi r e que t out es l es fam i l l es se son t vou é
l a h ai n e l a p l u s od ieuse, l o r sq u ’on ent end l a façon
don t el l es t r ai t en t ces su j et s. T an t ôt el l es r i en t
sou s cape eïi p ou ssan t à l a r ou e de t el s m ar i ages
qui sem bl en t « én or m es », t an t ôt el l es s’ach ar n en t
à en em pêch er d ’au t r es dont l ’éq u i l i b r e p ar aît p ar
f ai t . Bo b y ét an t con voi t é p ar t ou t es l es m èr es de
f am i l l e, il est cer t ai n que l es r en sei gn em en t s don
n és su r l u i ser on t d ét est abl es, p ar ce q u ’on vou d r a
à t ou t p r i x l ’en l ever à Yvo n n e. A h ! m a p au vr e
p et i t e t an t e, vou s 11e savez donc pas ce qu e c ’est
qu e l a v i e?... D an s quel m aq u i s nous n ou s d i r i
geon s d an s l e m on d e... et t out ce que cach e de t r aî
t r i se, de m en son ges, ce que j ’oser ai ap p el er « l es
b r ou ssai l l es de l a con ver sat i on ! »
« Et Ger t v con t i n u a, d i san t que per son n e p l u s
q u ’el l e ne p ou vai t s’i n t ér esser à Yvo n n e, « p u i s
q u e... p ar en t e! », ne p ou vai t d ési r er p ou r el l e un
« jo l i m ar i age, p u i sq u e al l i ée!... » En fi n , qu e du
m om en t q u ’el l e sou h ai t ai t q u ’Yvot i n e épousAt
K ob v, c ’ét ai t l a gar an t i e l a m ei l l eu r e... « O ui , la
m ei l l eu r e I ... », at t en d u qu e « p ar p r i n ci p e » el l e
av ai t l ’h o r r eu r ... l 'h o r r eu r ! de ces p ar en t s p au
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vr es, de ces cou si n s m i n abl es et p én i b l es p ou r l es
qu el s i l y a t ou jou r s un e l ar m e à ver ser , à se dé
fen d r e d ’un secou r s, de ces al l i és m al vêt u s q u ’on
ne peut r en i er , q u ’i l fau t » so r t i r » au x en t er r e
m en t s, t r aîn er en queue des cor t èges de m ar i age,
v r ai s bou l et s des fam i l l es !
« Ger t y t ou r n ai t , r et ou r n ai t l a qu est i on en t out
sen s... le baron T l i éou l l e av ai t l à u n avocat de t ou t
pr em i er or dr e !
« M ai s, m oi, j e ne r ép on d ai s p l u s. L a vo l u b i l i t é
de m a n ièce m ’ét ou r d i ssai t . Pu i s, à l ’i r r i t at i o n , à
l ’ét on n em en t du p r em i er m om en t , av ai t succédé
un at roce ser r em en t de cœu r ...
« Com m en t ! ce r êve, d ep u i s si l on gt em p s ca
r essé, ce bu t ver s l equ el j e m ar ch ai s, ne v i v an t que
pour l ’at t ei n d r e, cet évén em en t que j e cr o y ai s d evoi r
se p r od u i r e un j o u r dan s l es h ym n es et l es can t i
qu es, i n h y v t n i s e t c a n t i c i s , l e m ar i age de m a fi l l e,
s ’ét ai t déci dé san s m o i ?... Yvon n e av ai t d i sp osé
d ’el le-m êm e, con t i n u an t à m e m et t r e à l ’écar t de
sa vi e, avec cet ét r an ge m an qu e de con fian ce dont
t ou t à cou p, san s r ai son , j ’av ai s ét é l ’o b jet ...
— beaucoup de m èr es ont peut -êt r e à sou ffr i r de
cet i n com pr éh en sib l e ét at de ch oses ! — E l l e m e
t r ai t ai t pr esqu e en ad ver sai r e, j ’ét ai s l ’ob st acl e qui
al l ai t en t r aver ses p r ojet s, l a sép ar er p eu t -êt r e de
ce q u ’el l e s ’i m agi n ai t êt r e le b on h eu r !
« A h ! com m e j e m e sen t i s en vou l oi r à cet
ét r an ger , à cet hom m e d on t j e ne sav ai s r i en , si
non que, p ar l à, d an s un e al l ée, en at t en d an t l a fin
de cet en t r et i en , i l se t en ai t t an t ôt su r un p i ed ,
t an t ôt su r l ’au t r e, en s’ar r ach an t le n ez ou l ’or eil l e
à lor ce de p er p l ex i t és!... » Et d evan t m oi, sa com
p l i ce, nia n i èce, r om p ai t for ce l an ces pour m e
con vai n cr e q u ’à l u i , à l u i seu l ! j e p ou vai s fai r e, en
t out e gar an t i e, le p r éci eu x dépôt de l ’aven i r de m a
f i l l e! El l e l e d i sai t , l e r ép ét ai t , el l e en accu m u l ai t
l es p r eu ves, p ar l an t ... p ar l an t j u sq u 'à m ’ét ou r d i r .
« — En p l u s, Bob y, chan ce i n ap p r éci ab l e! n ’a
ni son p èr e, n i sa m èr e!... Si cela le f ai t , m a t an t e,
« san s espér an ce », Yvon n e n ’au r a du m oi n s à se
h eu r t er à aucun b eau - p ar en t !... A h ! n ’avo i r n i
beau -pèr e, ni belle-m èr e, m ai s c ’est l e p ar ad i s icib as!... T an d i s que m oi ... figu r ez-vou s que j ’ai ét é
qui n ze j ou r s avan t de m e déci d er pou r M au r i ce,
t an t j ’avai s p eu r de sa col lect i on d ’an cêt r es !...
C ’est com p l et ... r i en n ’y m an q u e! »
« Je fi n i s p ar b al b u t i er :
« — Com m ent cel a s’cst -i l f ai t ?... Com m en t Tot ot t e a-t -elle ren con t r é ce... ce... m o n si eu r ?...
« — C ’est v r ai ... j ’en su i s encore à vou s le d i r e;
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A G R A N D E V IT E S S E
m ai s, au p ar avan t ... j ’aperçoi s t out e n ot r e « p ar t y »
q u i r evi en t . J ’avai s d i t à M au r i ce de n e p ar aît r e
qu e l or squ e j ’au r ai s cor n é avec la t r om pe d 'au t o
q u ’i l a posée l à, su r l a fen êt r e, c ’est l a n ôt r e, l a
p l u s v i b r an t e!... Per son n e n ’a d éj eu n é... i l d oi t y
av o i r p ar i ci des au b er ges... j e v ai s l eu r d i r e d ’al l er
s ’y n o u r r i r ... I l s d oi ven t m ou r i r de fai m , l es m al
h eu r eu x !... E t j e ne su p p ose p as, m a t an t e, que
p ou r l ’i n st an t , dan s vot r e ét at d ’esp r i t , vou s soyez
en t r ai n de n ou s fai r e b an q u et er ...
« — N on , j e t ’avou e q u e...
« — Ça ne fai t r i en , d
« G er t y d i sp ar u t , p u i s r evi n t :
« — L a, c ’est f ai t !... Je l eu r ai d i t q u ’il y avai t
du t i r age, qu e vou s vou s m on t r iez t r ès du r e à l a
d ét en t e... T h éou l l e a f ai t m i n e de se pen dr e à un
ar b r e ap r ès nous av o i r d écl ar é d ’un e v o i x l u gu
br e : « V ou s vou s p ar t ager ez m a cor de, m es en« f an t s, cel a vou s por t er a b on h eu r ! » I l est si
d r ô l e!... En voi l à un avec l equ el un e fem m e ne
s ’en n u i er a p as! L es au t r es, t r ès con fu s, vou l ai en t
r ep ar t i r ... A h ! q u el l e m at i n ée!... Si j ’avai s su !...
M ai s vr ai m en t , m a t an t e, j e vou s cr o yai s m oi n s
« v i eu x j eu i !...
« — A u fai t , de g r âce!... » m u r m u r ai - je.
« Je m e sen t ai s p er d r e t ou t e m a for ce, t ou t m on
cou r age, sou s l a m ai n de fer q u i , de p l u s eu p l u s,
m ’ét r ei gn ai t l e cœu r .
« — A h ! oui ! l a p r em i èr e r en con t r e de Bo b y et
de T o t o t t e... C ’est à m ou r i r de r i r e! I l y avai t un
* gi m k h an a * ch ez Ch ar l ot t e de W i m er eu x, — l a
fem m e de n ot r e cap i t ai n e... un e r ou sse t r ès j o l i e...
l a seu l e fem m e qui sach e s ’h ab i l l er au r égi m en t !...
— et le p r ogr am m e de ce gi m k l i an a com p r en ai t ,
en t r e au t r e» ch oses, un e cou r se de bêt es. T ot ot t e
et m oi avi o n s ch oi si de fai r e cou r i r des p et i t s co
ch on s... de j o l i s p et i t s coch ons r o ses!... A u d er n i er
m om en t , j ’y r en on ce, par ce que m am an m ’en voi e
de Par i s u n paofi b l an c, et que j e t r ou ve p l u s ch ic
de fai r e cou r i r un paon bl an c.
« M ai s T ot ot t e t i en t à son i dée : el l e veu t son
p et i t coch on. « N ou s l ’h abi l l er on s de soi e !» d it -ell e.
N ous al l on s don c, un m at i n , au m ar ch é, pou r ach e
t er l a « bêt e » de Tot ot t e.
« D an s des p r éau x de boi s, jon ch és de p ai l l e f r aî
ch e, des fam i l l es en t i èr es de ces i n d i vi d u s gr o u i l
len t : l a m èr e, gr an d e, sal e, effl an qu ée, m ai gr e, de
peau m ol le et fl asqu e, l es p et i t s dod us, fer m es,
fr ai s et r o ses! T ot ot t e est l on gu e d an s son ch oi x.
A t ous l es m ar ch an d s, el l e pose cet t e qu est i on :
« — Cr oyez-vou s q u ’il p ou r r a bien co u r i r ?
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« — C o u r i r ?... dam e, d em o i sel l e! ces bêt es-l à, ça
ne s’en v a j am ai s bïeu dr oit !
« — 11 m ’en f au t u n e q u i ai l l e b i en d r o i t ... q u i
fi l e...
« — Com m e u n ch eval d e cou r se ?
« — Par fai t em en t . »
o Ce m ar ch an d -l à, en r u sé com pèr e, fi n i t p ar con
vai n cr e T ot ot t e « q u ’i l en a u n , t ou t à f ai t com m e
el le v eu t !... »
« L a vo i l à décid ée.
Gr as, nez r et r ou ssé, or ei l l es d r oi t es, queu e en
p ar i ai t t i r eb ou eb on ... el l e l e p o ssèd e!... U n e t ach e
ron de et n oi r e, su r u n œi l , l e f ai t au ssi t ôt n om m er
« M onocle ».
« E t n ou s v o i l à au x p r i ses avcc n ot r e acq u i si
t i on ... j e d i s bien « au x p r i ses ».
o D ’abor d, cel a n ’al l a pas t r op m al ... Tot ot t e
p ou ssai t , avec des gest es de i W at t eau », du bout
de son om br el l e, M on ocl e, don t el l e t en ai t , p ar un e
fine cor d elet t e, la pat t e de d er r i èr e.
« I l ét ai t vi si b l e qu e, p en san t au gym k h an a, T o
t ot t e d on n ai t à M onocl e u n e p r em i èr e l eçon de
m ai n t i en .
« L e p et i t coch on , sat i sfai t d ’êt r e sor t i d u p r éau ,
de vo i r de p r ès cet t e p lace du m ar ch é qu i avai t
d éjà dû so l l i ci t er sa cu r i osi t é, al l ai t dou cem en t , à
p et i t s p as, avec des gr ogn em en t s p ai si b l es.
« M ai s sou dai n t ou t se gât e, l es gr ogn em en t s se
p r éci p i t en t ; à qu el qu e ap p el san s dou t e de l a vi ei l l e
m am an .efflan qu ée et sal e, l à-bas d an s l e p r éau ,
M onocle s ’él an ce en avan t , se sen t t en u , r evi en t en
ar r i èr e, r ep ar t , r evi en t en cor e, gal ope.
« T ot ot t e, son om br el l e b at t an t Pai r , av ai t per du
t ou t e sa bel l e con t en an ce d an s ce3 él an s d ésor
don nés !
« V o i l à M on ocle l a jam b e r ai d e, p en d u e à l a
cor d e; i l h u r l e, on le d épen d, il r epr en d l e gal op ,
sau t e i ci , bon dit l à, fonce p l u s l oi n , s ’en t or t i l l e à
t ou t ce q u ’i l t r ou ve : des h om m es, des fem m es, des
l égu m es, des bols et cr i st au x , l ’ét al age d ’un m ar
chand de gât eau x , à d 'h on n êt es can ar d s at t en d an t
l ’ach et eur d an s des p an i er s...
« D e p l u s eu p l u s éper du e, T ot ot t e, t en an t t ou
j ou r s la corde, cou r t ap r ès M on ocl e; m oi , non
m oi n s éper d u e, j e cou r s ap r ès T o t o t t e!... M on ocle
h u r l ai t : » O r ou i ... Gr o u i i i i ... Gr o u i i i i ... » T ot ot t e
s’excl am ai t , s’ excu sai t : « H é l à ! ... p ar d o n !... H é
l à ! ... vi l ai n e b êt e!... » M oi , j ’ap p el ai s d ésesp ér é
m en t : « T o t o t t e!... T o t o t t e!... »
« Su r n ot re p assage, on cr i ai t au ssi , on p r ot es
t ai t . C ’ét ai t un d ésor d r e... un t ap age!
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« D es b ou r geoi s, scan d al i sés, d i sai en t : « Ces pe
t i t es fem m es de nos offi ci er s m an quen t bien de te
n u e!... » D ’au t r es en pr ofi t ai en t pou r d écl am er :
« L a v o i l à, n ot r e ar m ée!!! » Si j e n ’avai s cr ai n t
de p r ovoq u er qu el qu e scan d al e, ce qu e j e vou s les
au r ai s t r ai t és d ’i m b éci l es!
« Fo r t h eu r eu sem en t , p ar un e i n sp i r at i on gén i al e,
l 'o t ot t e m et fi n à ce qui au r ai t pu d even i r u n e sot t e
aven t u r e. D ’au t or i t é, el l e f ai t d i sp ar aît r e M onocle
au fon d d ’un sac et ch ar ger ce sac, t ou t gi go t an t ,
su r l ’ép au l e d ’un c o m m is s io n n a ir e , avec or dr e de
l ’ap p or t er j u sq u ’à la V ic t o r ia , q u i a t t e n d p ar là.
« L e cocher Eu gèn e m an qu e de t om ber du h au t de
son si ège, l o r sq u ’il com pr en d que d an s ce sac est
un an i m al de cet t e sor t e et au e l ed i t an i m al v a
fou l er l a p r éci eu se m oquet t e de sou t ap i s de voi
t ure.
« A u ssi t ô t l e sac d i sp osé d an s l a V ict or ia, T ot ot t e
et m oi nous m on t on s pr est em en t .
« L a voi t u r e p ar t .
« M ai s ce m on st r e de M on ocle ne p ou vai t pas
m i eu x p r en dr e son p ar t i de cet t e pr om en ad e que
du r est e. I l h u r l ai t , et du fond de son sac avai t des
r éact i on s si vi ol en t es q u ’à t out i n st an t il m en açai t
de d égr i n gol er de l a voi t u r e et d ’al l er se b r i ser l es
os su r l es p avés.
« Je cr i ai à Tot ot t e, qu i m ai n t en ai t l e sac d ’un
côt é : « T i en s b i en , T o t o t t e!... » à quoi el l e répon
d ai t t r ès al ar m ée : « T i en s bien au ssi ... »
«T o u t cel a fai sai t un br ou h ah a et ju st em en t nous
avi on s « l ’ rit ice n oir », qu i s ’em b al l e au m oi n dr e
b r u i t !... N ou s qu i t t on s l a p lace du m ar ch é à une
fol le al l u r e. D an s l a r u e, h eu r eu sem en t , « Pr i n ce
n oi r » se cal m e; m ai s M on ocl e, l u i , ne se calm e
pas.
Sou d ai n T ot ot t e cr i e, désespérée ;
« — Eu gèn eI ... Eu gèn e!... ar r êt ez!... I l t om b e!...
Ça y est ! »
« Eu gèn e ar r êt e br u squ em en t « Pr i n ce n oir » qui
se cabr e.
« Ça n ’y ét ai t p as ! avec un effor t des p l u s én er gi
qu es, T ot ot t e avai t ar r ach é M onocle à un e m or t
cer t ai n e
« T ot ot t e gém i ssai t :
« — Q uel l abeu r ! »
« A t r aver s t ou t , j e r i ai s au x l ar m es.
« L a voi t u r e r ep ar t ai t , nous em por t an t t out es
d eu x pen ch ées su r ce sac où M on ocl e 6’agi t ai t
com m e un ver cou pé, l or squ e q u el q u ’un sau t e su r
le m ar ch e-pi ed de l a V ict ori a. Je r egar d e, c ’est
lîob y T h éou l l e...
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« — D ’où t om bez-vou s?
« — D u c i el !... t ou jou r s du ci el !
« — D ep u i s qu an d êt es-vou s i ci ?
« — D ep u i s... à l ’i n st an t !
« — Q u ’est -ce q u i vou s am èn e?
« — M ai s le gym k l i an a W i m er eu x... et su r t ou t
ce qu e j e savai s y t r ou ver de d él i ci eu x... de ch ar
m an t ... d ’at t i r an t ... de séd u i san t ... de cap t i van t ...
de gr i san t ...
« — A u l i eu de p ou r su i vr e t ous ces q u al i fi cat i fs,
vous fer i ez bien m i eu x de nous ai d er ...
« — A quoi?
« — A m aît r i ser cet t e affr eu se b êt e!... »
a J ’en v eu x fer m e t ou t à cou p à M on ocle, p ar ce
que j e m ’i m agi n e, décoiffée p ar cet t e l u t t e h om ér i
que, r ou ge, le vi sage l u i san t , q u ’il m ’est d ésagr éa
bl e de r en con t r er ai n si q u el q u ’un de Par i s... et
su r t ou t T h éou l l e, qu i r em ar qu e t out et m ’en t aq u i
n er a p ar la su i t e.
« L u i ne p ar aît , dan s m a t en u e, r i eu n ot er
d an or m al. I l dem and e :
*
Cet t e affr eu se bêt e, où est -el l e?
* — D an s ce sac.
* ~ U n ch i en en r agé, p eu t - êt r e? »
« D e sa m i n ce can n e, le voi l à pr êt à cogn er .
« — M o n si eu r !... M o n si eu r !... de grAce, ne t uez
pas M onocl e !
« — M on ocl e?
« — M on p et i t cochon p ou r l a gy m k h an a...
* — U n p et i t coch on ?... C ’est un de ces ado
rables^ por t e-vei n e que vou s avez-là !... M ai s ça n i e
con n aît .„ c’est m on af f ai r e!,.. J ’ail or e ces bêt es1ù !... J ’ai un vr ai t al en t pou r les d r esser ... Q ui
ne se sou vi en t du soi r où j e p r ésen t ai « M . de Por
cel et » au ci r q u e!... A t t en d ez... m on ai d e ser a des
p l u s effi caces... »
« Et l e vo i l à q u i , san s au t r e façon , se gl i sse au
fon d de l a V i ct o r i a, s’i n st al l e à 110s p i ed s, assi s p ar
t er r e, s ’em par e du sac de M on ocle, com m ence à l e
dén ou er , à n ot r e gr an d effr oi , sou s p r ét ext e q u ’on
n ’ét ou ffe p as u n e p au vr e pet i t e b êt e com m e ça !
« L a t êt e de M onocle ém er ge du sac de t oi l e
b i se... si d r ôl e... si d i ô l e...
« — O n d i r ai t d ’un j o l i bébé en ch em i se de
n u i t !... » décl ar e T h éou l l e.
« — I l au r ai t u n nez bi en l o n g!
— D es or ei l l es hict i ext r aor d i n ai r es ! »
* A ces r em ar qu es d ésob l i gean t es, M on ocle sem
bl e p r ot est er t r i st em en t ; « Gr o u i ... Gr o u i i i ...
G r o u i i i ... »
« M ai s i l ne son ge p l u s à b ou ger , T h éou l l e le
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t i en t en t r e ses jam b es, l u i donn ant des nom s d ’oi
seau x, fai san t m i l l e fol i es.
« D an s cet équ i p age, j e r en t r e chez m oi.
« Q uel ques i n st an t s avan t , T ot ot e i gn or ai t j u s
q u ’à l ’exi st en ce de T h éou l l e ; m ai n t en an t i l s
ét ai en t si bons am i s que j e cr oi s bi en q u ’el l e se
m i t à l ’ai m er dès ce m om en t ... »
« V oi l à, m on voi si n , qu el l e fu t l a pr em i èr e r en
cont re de m a n ièce avec cel u i q u ’el l e d evai t épou
ser !
Pi er r e de O ar d avon sou r i ai t , l ’ai r b i en vei l l an t et
bon, i l m u r m u r a doucem ent avec un l éger sou p i r :
— Com m e t out cel a est j eu n e!
— Ce qui va su i vr e l ’est bien p l u s en co r e!...
A p r ès cet t e pr em i èr e r en con t r e, l 'o t o t t e et le pr o
fesseu r de M onocle se vi r en t t ous l es j o u r s, c ’ét ai t
n écessit é p ar l ’édu cat i on de l a « bêt e », — i l f al
l ai t fai r e de M onocle un fin cou r eu r et i l s’y r efu
sai t ! — p u i s, p ar sa vêt u r e, le p et i t cochon ne
p ou vai t se p r ésen t er au gym k h an a avec seu lem en t
l a peau rose dont l a n at u r e l 'av ai t favor i sé.
« O r, h ab i l l er M onocl e fu t , au d i r e de m a n i èce,
« t out à fai t h i l ar an t ». On ne l u i fit p as un cos
t um e de cer cl eu x com m e cel u i q u ’avai t eu M . de
l ’orcelet , — l ’h ab i l l é de soi e, p r ésen t é p ar Boby
dans un e r éu ni on de ci r q u e d ’am at eu r s, — on
t r ou va M onocle t r op r u st i q u e ; on p r éi ér a p ou r l u i
le t r ad i t i on n el cost um e de m ar i é de v i l l age : p an
t alon l ar ge, vest e cou r t e avec bout on n i èr e énor m e
de fleur d ’or an ger , gi l et ex t r av agan t , fau x- col d i xli u i t cen t -t r en t esque, sou t en u p ar l 'en r ou l em en t
d ’une gr osse cr avat e, ch apeau en cu i r b ou i l l i , avec
flots de r u b an s...
« L ’ar r i vée de M onocle au gym k h an a W im er eu x
fut ext r avagan t e. Jam ai s on n ’avai t vu f i eu de si
fol lem en t cocasse que ce p et i t cochon d an s ce cos
t um e de m ar i é de v i l l age fleur i d ’or an ger !_
« M ai s le p au vr e M onocle avai t - i l con sci en ce du
r i d i cu le et (le l ’ext r aor d i n ai r e de sa si t u at i o n ? 11
p ar ai ssai t n ’avo i r q u ’un e idée : se dér ober à t ou s
l es r egar d s... f u i r ... f u i r ...
« Tot ot t ç ét ai t r avi ssan t e, d ’un e m i se t r ès m o
der ne, sou l i er s de daim bl an c, ju p e de « t oil e à v a
che », cor sage de li n on brodé, pan am a coquet t e
m en t cabossé, ab r i t an t l e fr on t , d écou vr an t l a
nuque m ou sseuse et blon de, j et an t un e om bre
seyan t e su r l es y eu x ... — vous avez d evi n é, m ou
voi si n , que j e r épèt e de n ou veau , m ot p ou r m ot ,
l es d i r es de m a n i èce!... — T h éou l l e ne l a q u i t t ai t
pas : ne fal l ai t - i l pas l ’ai d er , l ’assi st er , M pcpcle
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ét an t u n p et i t p er son n age don t l es écar t s ét ai en t
for t d i ffi ci l es à go u ver n er ?
« L a cour se est gagn ée p ar M on ocle, l e paon bl an c
de Ger t y , égal em en t favor i , ay an t p r i s le p ar t i de
s ’en vol er dan s l es ar br es en en t r aîn an t qu el qu es
p i n t ad es à q u i , com m e à l u i , ce sp or t d ép l ai sai t .
« Pen d an t q u ’ap r ès l a cou r se on se l am en t ai t su r
ces défect i on s et d i scu t ai t le p l u s ou m oin s de
chan ce q u ’au r ai en t eu l es an i m au x vai n q u eu r s, si
ces bêt es de m ar qu e ne s’ét ai en t dérobées, l ’on en
t en d t out à coup des ap p el s an goi ssés :
« — M on ocl e!... M on ocl e!... où est M on ocl e!... »
« Pr ofi t an t d ’un m om en t d ’i n at t en t i on , le p et i t
coch on, t ou jou r s vêt u d e son cost um e de m ar i é de
v i l l age, a d i sp ar u ...
a — O ù ... p ar où ... Q ui l ’a v u ?., un an i m al , au ssi
él égam m en t vêt u , ne p asse p as i n ap er çu ! »
« M ai s, au con t act des hom m es, M onocl e a san s
dout e ap p r i s l a r ou bl ar d i se. On l e ch er ch e. On
l ’ap p el l e. Où se cach e- t - i l ?... 11 n ’est n u l l e p ar t ...
Ça ne se p asser a p as ai n si , on le r et r ou ver a.
« M ai s, bon gr é m al gr é, i l fau t r em et t r e cet t e
p ou r su i t e.
« M ai n t en an t , on a à r en t r er pour l e t h é. Pu i s
t ous d în en t deh or s, nul ne peu t ou b l i er l ’h eu r e...
m ai s, p ou r le l en d em ai n , ce coquin de M on ocl e n ’a
q u ’à bien se t en i r , on l u i fer a p ayer t ou t à l a f o i s!
« L e len d em ai n , en au t o, à ch eval , à b i cycl et t e,
au gr é de ch acun et su i van t l es p r éfér en ces, on par t
en quêt e du d i sp ar u . Cel a donne p r ét ext e à un
pi qu e-n i qu e, à un d éjeu n er su r l ’herbe, à t out ce
que vou s vou d r ez...
« M onocle r est e i n t r ou vab l e.
« L e j ou r f u i t , le sol eil d écr oît , va-t -on se décider
à aban don n er à son sor t le p r éci eu x an i m al ?
« On rem on t e en voi t u r e, on s’ébr an l e, on r epar t .
« Sou d ai n T h éou l l e, e*5i p assan t p r ès d ’une m a
su r e, cr oi t ap er cevoi r su r l a p l u s haut e br anche
d ’ un fi gu i er un m i gn on ch apeau dont le cu i r bou i l li
r eflèt e des r ayon s, don t l es r u ban s flot t en t au ven t .
« L e ch apeau de M onocle !
« A u t os, ch evau x, b i cycl et t es, t ous s’ar rêt en t .
T h éou l l e descen d, fr ap p e à l a por t e de l a m asu r e.
a Len t em en t , l ’œi l m éfi an t , un e v i ei l l e v i n t ou
vr i r .
« — Où avez-vou s t r ou vé cel a? »
« T h éou l l e m on t r e le ch apeau .
« L a vi ei l l e pr en d Pai r idi ot et fei n t de ne pas
com pr en dr e.
« — Ça... c ’est , m on si eu r , pour em pêch er l es £•
�50
A GRAN DE
V IT E S S E
Pl i es, — el l e prononce h i gt i es, — d ’êt r e pi qu ées
p ar des gou r m an d s de p asser eau x !
„ __M ai s où l ’avez-vous t r ou vé, cet épou van
t ai l ? au m ar ch é?... »
« L a vi ei l l e se dérid e un peu.
« — I l n ’ y en a pas au m arché,
a — Racont ez-m oi com m ent i l est ar r i vé là-h au t
et j e vou s donnerai ça ! »
« T h éou ll e m ont re un louis.
« L a bonne fem m e r éfl éch it ; m ai s, pr ès de l a m a
su r e, dans un cou r t i l cou ver t de vi ei l l e p ai l l e, qu el
qu e chose, un an i m al , s’agi t e, piét i n e de l a fou gèr e
sèche et fai t « gr ou i ... gr o u i i i ... »
« El l e se décide.
« — A u ssi bien , m on si eu r , l e bon D ieu défend de
ret en ir le bien d ’au t r u i ... je vai s t out vous d i r e...
ce p et i t chapeau ne m ’app ar t i en t pas et je ne sai s
d ’où i l m e vi en t ... m êm e que j ’ai eu bien peu r en
l e t r ou van t . »
« Et , dans un jar gon m i- fr an çai s, m i -pat oi s, que
Tot ot t e seu le peut t r ad u i r e, l a vi ei l l e racon t e que,
l a vei l l e au soi r , com m e el l e r en t r ai t du ch am p,
chez el l e, à la br u n e, el le ent end un t er r i bl e b r u i t
dans son jar d i n , dans l e car r é de ses poi s !... U n
b r u i t à fai r e peu r , t r em bler , f r ém i r !... Tout es les
ram es son t secouées, cassées, com m e s’il y avai t
dessous — D ieu m e p ar d on n e! — l e d i ab l e!
« Son p r em ier m ouvem en t est d ’al l er ch er ch er les
voi si n s. M ai s, avan t q u ’el le ne s’y soi t décidée, du
car r é de poi s sor t une bêt e abom i n abl e... un m on s
t re com m e on n ’en a j am ai s vu ... ses jam bes sont
r ayées, son corps n oir , sa t êt e n oir e avec d essu s
com m e une crêt e qui s ’agi t e... T.a bêt e vi en t ver s
el le en poussan t des gém i ssem en t s de dam n é. La
vi ei l l e se sau ve en cr i an t . L a bêt e l a p ou r su i t . L a
vi ei l l e veu t en t r er d an s.sa m ai son , la bêt e y en t r e
avec el le. L a vi ei l l e en r essor t au ssi t ôt , l a bêt e y
rest e enferm ée. A l or s l a vi ei l l e donne un t ou r de
cl é, et vi t e, vi t e, d éfai l l an t e, les jam bes m ol l es, el le
s’en va appel er les voi si n s, l eu r dem and er secours ;
pour un peu el le i r ai t au p r esbyt èr e chercher M . le
Curé et de l ’eau bén i t e...
« — C ’est horr ible !... V ou s n ’avez j am ai s ri en vu
de p ar ei l ! Ça court par t er r e, ça sau t e, ça se r en
ver se, ça se fr appe à t ou t ! On d i r ai t d ’un hom m e
pour l a vêt u r e... d ’un cochon pour l a v o i x . C ’est
à en m ou r ir de p ei n e! »
« ï,es voi si n s s’effar en t de cet t e d escr ipt ion . A
t out h asar d, les hom m es s’arm ent de four ch es, de
bât ons, les fem m es n ’appr och en t q u ’en se si gn an t .
Pr ès de l a m asure, on écout e... r i en !
�A GRAN DE
V IT E S S E
51
« U ne des voi si n es décl ar e que l a vi ei l l e a peut êt r e bien r êvé. Ce d i r e rend du cou r age au x au t r es,
m ai s à l ’i n t ér i eu r de l a m asu r e s’él ève un « gr o u i ...
gr o u i i i ... » I n qu i et et q u est i on n eu r q u i f ai t r en aî
t r e l es al ar m es.
« — On d i r ai t que c ’est un porc, en p ar l an t p ar
r esp ect », d i t q u el q u ’un t r ès bas.
« M ai s l a vi ei l l e recom m ence sa d escr i p t i on ...
jam bes r ayées... cor ps n oi r ... t êt e n oi r e...
« O11 se t ai t . On écout e en cor e... ou i , c ’est bi en l a
v o i x d ’u n ... m ai s 011 obser ve qu e l e M al i n sai t p r en
dre t out es l es v o i x p ou r épou van t er et t r om per le
m onde !
« U 11 des vol et s de l a m asu r e est m al cl os. Pr é
cau t i on n eu sem en t , un e m ai n l e pou sse et pr ojet t e
à l ’i n t ér i eu r l a l u m i èr e d ’un e l an t er n e.
« M ai s t an t d ’au dace est i n u t i l e. Per son n e n ’ose
r egar d er . O11 se t our n e ver s l a vi ei l l e.
« — Si vou s r egar d i ez, vou s, p u i sq u e vou s avez
d éj à vu ? »
« L a vi ei l l e s’avan ce, r i squ e u n œi l , p u i s les
d eu x...
« — Ciel !
« — Q u ’y a- t -i l ? Que voyez- vou s? »
» T ou s fr ém i ssen t .
« — Ci el !
0 — Q ue voyez-vou s d on c?
« — Regar d ez vou s-m êm e... »
« A con t re-cœu r 011 s ’y décide.
« Bi en p l an t é su r ses q u at r e m em br es, l ’or eil l e
au gu et , le nez fu r et eu r , un p et i t cochon ap p ar aît ...
A force de se r ou l er , de s’accrocher , de se fr ot t er ,
M onocl e est ar r i vé à se d ép ou i l l er de sa vêt u r e !
« V oi si n s et vi ei l l e r est en t debout t out e l a n ui t .
I l s com m en t en t éper du m en t ce qui ar r i ve. A la
cam p agn e, 011 s ’effr aye faci l em en t de ce q u ’on ne
com pren d p as.
« O r, au t ou r du p et i t coch on, son t sem és, d i sp er
sés, des vêt em en t s, un ch ap eau ... D es vêt em en t s,
un ch n pcau , p ou r un coch on, cel a p ar aît vr ai m en t
d i ab ol i q u e!
« A u ssi l a vi ei l l e exp l i q u e q u ’el le a v i t e b r û l é ces
vêt em en t s... par ce que chacu n sai t com bien l es m a
l i gn es in fl uen ces se m et t en t sou ven t dan s l es ét of
fes... Q uant au ch ap eau , el l e l ’a p l an t é, à l ’ai r ,
su r l e h au t du « l n gi t i er » où t out l e j o u r , en
s ’agi t an t , l es r u ban s on t , du bec des o i seau x, p r é
ser vé l es h i gu es !
« L a vi ei l l e pr ol on ge, al l on ge à p l ai si r son r éci t ,
y ajou t e sa p r op r e h i st oi r e. El l e se p l ai n t de la
du r et é des t em ps, de l a m i sèr e... El l e a com pr i s
�52
A G R A N D E V IT E S S E
que l e p et i t coch on, — l e « bit ou », com m e el l e
l ’ap p el l e dans sou p at oi s, — ap p ar t i en t à des gen s
r ich es qui vi en n en t le récl am er, al or s q u ’el l e aim e
r ai t bien le gar d er .
a M onocle est donc r et r ou vé ; m ai s au ssi t ôt l a
p l u p ar t de ceu x qu i le ch er ch ai en t s’aper çoiven t
com bien l e d ési r de l e r evoi r ét ai t pou r eu x d ’u n 1
m i n ce i n t érêt . L es p ou r p ar l er s avec l a bonne
fem m e sem bl en t l on gs ; 011 b âi l l e, on s ’en n u i e, et
t ou s s’ép ar p i l l en t ... — Car , ai n si q u ’en pr esqu e
t ou t es « p ar t y » de ce gen r e, ch acu n , à t r aver s
t ou t , p ou r su it p l u s ou m oi n s son f l i r t , sa ch i m èr e,
et l e p l ai si r de t ous 11’est qu e pour m i eu x cou vr i r
cel u i que l ’un et ... l ’au t r e goû t en t en l eu r p ar t i cu
l ier .
« T ot ot t e et Bo b y son t d ep u i s l on gt em p s seu l s
avec l îi bonne fem m e.
0 A u fai t , p au vr e v i ei l l e, pou r qu oi , p u i sq u ’el l e
p ar aît l e sou h ai t er , 11e l u i l ai sser ai t -011 pas M ono
cl e?.... l i l l e pr om et de le bien soi gn er , de 11e le
l ai sser m an qu er de ri en , de l u i don n er un e vi e
h eu r eu se qu i fi n i r a... m on D i eu ! com m e t out es l es
vi es de ces p au vr es pet i t es bêt es-l à... il fau t bien
m ou r i r de quel qu e chose, et p u i squ e cet t e m ort -là
est dans la t r ad i t i o n !... Pau vr e bonne fem m e! M o
n ocle l u i fer a, com m e el l e le d i t , l ’an pr och ai n ,
« un peu de p r ovi si on » ; el l e m an ger a
sa fai m ,
ce q u i , d i t -ell e, 11e l u i ar r i va p as t ous l es an s!
« — Si nous i m m ol ion s M onocle su r l ’au t el de l a
ch ar i t é?... » pr oposa T h éou ll c.
« A quoi Tot ot t e, qu i , d epu i s peu , est t ou jou r s
1 de son av i s, répond :
« — Com m e vou s vou d r ez!
« — D em and ez donc à l a bonne fem m e si el l e y
yeu t bien con sen t i r ... »
« Tot ot t e, t ou jou r s docil e, se h ât e de l e fai r e.
« A cet t e pr oposi t i on , l a vi ei l l e j o i n t l es m ai n s,
cr oit voi r le ci el s’o l i vr i r , 1111 ciel où l ar d on s, j am
bon s, bou d i n s, sau ci sses, fer on t force r ep as!
« — A h ! si vou s vou l i ez b i en ... si vou s ét i ez bons
pour me r en dr e un au ssi gr an d ser vi ce, m on si eu r
et m adam e... »
« M on si eu r et m ad am e ?... t i en s, c ’est un e idée !...
l i oby et Tot ot t e ont t r essai l l i , se son t r egar d és, i l s
se sou r i en t ... Cel a, c’est un e i d ée!
« — V ou s êt es jeu n es t ou s d eu x, vou s avez l a
vi e l on gu e, vou s par ai ssez bien vou s ai m er ... ça
vou s por t era bon h eu r ! »
« On p ar aît donc bien s’ai m er ? 011 ne sai t donc
pas cacher son jeu , m êm e
un e vi ei l l e bonn e
t em m e?... Et , du r est e, pourquoi l e cach er ait -
�A
GRANDE
V IT E S S E
53
0 11?... M on si eu r et m ad am e... m ai s ce ser ai t t r ès
am u san t ...
« Boby et T ot ot t e con t i n u en t à se r egar d er , à se
sou r i r e, et r egar d s et sou r i r es si gn i fi en t t an t de
ch oses... t an t de ch oses... que Bob y s’ap pr och e,
t r ès ém u , et pren d la m ai n de Tot ot t e.
« — Ça vou s r r ai t -il ?... d i t es?... d i t es? »
a I I est p r essan t ; m ai s Tot ot t e est coquet t e. El l e
r épon d, l es y eu x m i -clos, f ei gn an t de n ’avoi r pas
com pr is :
« — D e q u o i ?... de don n er M onocle à l a v i ei l l e?
« — N on , n on , j e vou s dem an de m i eu x que ça...
m i eu x que ç a! »
El l e se fai t un peu p r i er , et répon d en fi n douce
m en t , avec des y eu x de l u m i èr e :
« — D e t ou t m on cœu r ! »
« A l o r s, fou de j oi e, i l fou i l l e dan s ses poch es et
en ver se le cont enu d an s l es m ai n s de l a vi ei l l e...
« — O ui, ou i , gar d ez M onocle et ça... et ça... et
Ça... p ou r que cel a nous por t e bon h eu r ... ou i , nous
nous ai m on s beaucoup, n ou s nous ai m on s fol l e
m en t ; n ’est -ce p as, T ot ot t e?
« Et Tot ot t e, qui ne sai t p l u s t r ès bien ce q u ’el le
di t , r épèt e t out bas :
« — O u i , fol l em en t ...
« M a n i èce, l o r sq u ’el l e m e r acon t a ces choses,
p ou r su i vi t ai n si :
« — Fi gu r ez-vou s que l or squ e, i n qu i èt e de l es
voi r si l on gt em ps s ’absor ber dan s l eu r con ver sat i on
avec la bonne fem m e, et com m e l ’heure du dépar t
avai t d epu is l on gt em p s son n é, j e r evi n s, j e l es
t r ou vai se t en an t p ar l a m ai n , l u i t out pâl e d ’émo
t i on , el l e j ol i e com m e j e ne l ’avai s en cor e j am ai s
v u e!... T ot ot t e am ou r eu se, c ’ét ai t t out e une r évé
lat i on !
« L a bonne fem m e l es p ou r su i vai t en d i san t :
« — A h ! que de bén éd i ct i on s, m on si eu r et m a
dam e, que de b én éd i ct i on s!... L es bén éd i ct i on s des
vi eu x por t en t bon h eu r , et au si l eu r s p r i èr es... je
p r i er ai le bon D i eu p ou r q u ’i l fasse t r ès gr an d ,
t r ès l on g, vot r e bon h eu r I »
« Je sai si s T ot ot t e p ar le br as :
« — Q u ’est -ce q u 'el l e d i t , cet t e vi ei l l e so t t e? *
« El l e r épon d i t en m e sau t an t au cou :
« — L a v ér i t é!...
« — T h éou l l e ? fis-je avec r eproch e.
« — O h ! y a p as... y a p as... M on sieu r et m a
d am e... ça y est !... »
« I l sem b l ai t hors de l u i .
« — M es en fan t s, m ai s i l rest e à d éci d er ... l a m a
m an I
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A
GRAN DE
V IT E S S E
« — A l l o n s- y v i t e... v i t e... »
« — V ou s ét iez l oi n , m a t an t e, j ’avai s m on fa
m eu x b al pour l e so i r ... M ai s, l e b al fi n i , l e der n i er
l am p i on ét ei n t ... ie t em ps de ch an ger de t oil et t e
et ... nous voi l à ! A u r ez-vou s le cœu r de nous r efu
ser ?... d ’agi r en t r ou b l e- fêt e?... de jet er d u n oir
su r t ou t le bl eu que nous vou s ap p o r t o n s?.... de
fai r e l e d ésespoir de d eu x v i es? car i l s s’ai m en t ...
i l s s’ai m en t ! »
« M on vo i si n , j e ne l ’ai p l u s osé ! L e r om an ét ai t
t out écr i t . I l ne r est ai t à don n er que l e bon à t i r er ,
j e l ’ai m i s au bas de l a p age...
« Et voi l à pourquoi T ot ot t e s’est m ar iée si jeu n e,
pourquoi j e su i s gr an d ’m èr e... voi l à pourqu oi je
t rem ble que su r des bases f r agi l es m a p au vr e en
fan t n ’ai t éch afau dé au ssi q u ’un f r agi l e bon h eur ...
IV
D an s l e décor conn u du « .t ea-room » à l a m ode,
par m i l es cor b ei ll es d ’h or t en si as r oses, d ’h or t en si as
b l eu s, d an s l ’at m osph ère al ou r d i e d ’une odeur de
p ât i sser i es et de van i l l e, t r oi s jeu n es fem m es ex
t rêm em en t él égan t es goû t ai en t , cr oqu aien t des gâ
t eau x du bout des den t s, bu van t l eu r t hé du bout
des l èvr es avec des ai r s de ch at t e gou r m an d e qui
n ’a p as fai m .
C ’est l ’ét é. L es t zi gan es ont d éser t é le « t earoom » pour des p l ages l oi n t ai n es. D an s l a r u e,
des om n i b u s, des fi acr es, p assen t ch ar gés de m al
l es. T ou t p ar l e de d ép ar t .
— Que fai t es-vou s de vot r e ét é, Ger t y ?
— Je com m encerai par en p asser l e p l u s possi bl e
à Par i s, bien q u ’i l n ’y ai t per son n e, que l es t h éâ
t res soi en t fer m és et l a ch al eu r excessi ve, pour
savou r er , pen dan t (¡ne m on m ari est au cam p, l a
joi e de m e sen t it in con nue à t ou s, d ’al l er i n aper çu e
dans l a r u e, ce qui n ’a cer t es pas l i eu dan s l a pet i t e
vi l l e où M au r i ce est en gar n i son . O u i , j e su i s l asse
à p l eu r er , d ’ent en dr e p asser au l am i n oi r m es m oi n
dres gest es, d ’êt re ét udi ée d epu i s l a poi n t e de 111011
sou li er j u sq u ’à l a fleur de m on ch ap eau , de sen t i r
des y eu x m ’ép i er d er r i èr e l es vol et s m i -clos, quan d
je sor s, de ser vi r de jou r n al de m ode à un t as de
t em m es gr ot esques su r l esqu el l es j ’ap er cevr ai de
m ai n , déform ée, r i d i cu l e, l a « d er n i èr e cr éat i on «
que j ’au r ai lan cée au j o u r d ’h u i ; d ’en t en dr e su r m on
p assage ch uch ot er : « C ’est M m e d ’Eb ar t ... l a
femme du l i eu t en an t d 'Eb ar t ... voyo n s... vou s sa
vez bi en ... el le p or t ai t , Van d er n ier , un e robe sat ran , bordee de pavot s n oi r s... c'ét ai t d ’un m au vai s
�A
GRANDE
V IT E S S E
55
go û t !... » A h ! ces t rous affr eu x où , p ou r l ’aven i r
de nos m ar i s, n ou s en sevel i sson s h ér oïqu em en t no
t re j eu n esse... ah ! l a p r ovi n ce!
— M oi , m a el ière, j e ne dét est e p as d ’êt r e ai n si
l e p oi n t de m i r e de t out es l es cu r i osi t és !... Et
vol on t i er s, à V ..., — où j e su i s m ai n t en an t , p u i s
que j ’ai eu l a d ou leu r de vou s q u i t t er , t r ès cli èr e !—
vol on t i er s, d i s-je, « pou r épat er le bou r geoi s », je
ser ai s p ou ssée à com m et t r e des o r i gi n al i t és, h i s
t oi r e de don n er de quoi cau ser à de p au vr es être?
qu i , p en d an t q u ’ i l s cau sen t , ne s’en n u i en t p as... i
fau t savo i r êt r e ch ar i t ab l e!... Cel a ne m e d i t pa
ver s q u el l e t er r e p r om ise, Ger t y , vou s d i r i gez vos
pas d u r au t l a sai son ch aude ?
— Pou r t out avou er , j e u ’en sai s r i en , cel a dé
pen dr a de M au r ice.
— M oi, j ’au r ai s des flot t es de p r o j et s; m ai s, cet
ét é, j e su i s à p l àt , san s l e sou ... et j e pen se en êt r e
r éd u i t e à m e r ep l i er en bon or dr e ch ez m es beau xpar en t s en l eu r ch ât eau de W i m er eu x, bicoqu e de
i am i l l e an t i qu e et sei gn eu r i al e don t l a seu l e pen sée
m e donn e fr oi d dan s l e d os...
— Sen sat i on qu i ne peut êt r e ab solu m en t d ésa
gr éab l e en cet t e sai so n !... Et t oi , T ot ot t e, que fai st u d e t on ét é?... Je n ’ai p as en cor e eu l e
t em ps de m ’en in for m er ... T o t o t t e!... Est - el l e d i s
t r ai t e!... T o t o t t e!... Où es- t u ? dan s qu el n u age,
pour ne p l u s m ’en t en d r e?... Gageon s qu e t u pen
sai s encore à Bo b y?
— Com m en t ! cel a t i en t t ou jou r s au ssi f o r t ?...
r ai l l a M m e de W i m er eu x.
— Pl u s que j am ai s, fi gu r ez-vou s, m a ch èr e! A h !
M on ocl e, la bc-te de Tot ot t e, a ét é un fam eu x et
bien vér i t ab l e por t e-vei n e !... V ou s sou ven ez-vou s,
le gy m k h an a... M on t -en -D i ves... d éjà q u at r e m i s...
p l u s p eu t -êt r e... com m e le t em ps p asse!... Et dir e
q u e, san s m oi , l a t an t e L e Ch al i er l ai ssai t passer
'l o t ot t e à côt é de Bo b y... donc à côt é du b on h eu r !
L a j eu n e fem m e qu e l ’on su r n om m ai t Tot ot t e
sou r i t des v eu x , des l èvr es, à ces sou ven i r s, avou a
q u ’el l e avai t eu , en effet , un e d i st in ct i on ; pou r t an t
cel a lie l 'av ai t p as em pêch ée d ’en t en dr e l a qu est i on
de sa cou si n e. El l e ne savai t p as bien ce q u ’el le
fer ai t , c ’ét ai t Boby qui d éci d ai t de ces ch o ses!
L es au t r es se r écr i èr en t ... Bo b y !... t ou jou r s
B o b y !... El l e gât ai t le m ét i er ...
El l e, sou r i an t t ou jou r s, un e l u eu r h eu r eu se dans
l e r egar d , décl ar a que, r ai son n ab l em en t , 011 d evr ai t
al l er au Ch al ip r p asser d eu x m ois et fai r e des éco
n om ies avec « l a m am an et le gosse », ce d er n ier
vocable ét an t m on t é du t r ot t oi r dan s l es sal on s de
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p u i s l es d eu x ou t r oi s der n i èr es sai son s ! — m ai s
v r ai ... v r ai ... quan d on avai t un e au t o, c’ét ai t pour
voi r du p ay s, et on ai m er ai t voi r du p ay s, fai r e un
gr an d , t r ès gr an d voyage.
El l e con clu t :
— Bob y at t end l a fi n du m oi s pou r se décid er .
M m e de W i m er eu x su r sau t a :
— L a fin du m oi s !... ah ! j e sai s ce que cel a veut
d i r e! s’écr i a-t -el l e; m oi au ssi , j ’at t en d s l a fin du
m oi s... m ai s nous ser on s vol ées vou s et m oi , m oiz-et -vous, com m e l e ch an t e j e ne sai s p l u s quel r e
fr ai n bêt e ; l a l i qu i d at i on v a êt r e d ép l or ab l e, l es
m ar ch és ne se r el èven t p as...
El l e p r i t un p et i t car n et dan s sa poche, fi t u n r a
pi de cal cu l et sou p i r a :
— Oh 1m oi, j e m ’y at t en d s, nous ser on s vo l ées!
Ger t y dem and a au ssi t ôt , br u squ em en t sévèr e :
•— T ot ot t e, est -ce que t on m ar i j ou e?
— A l a Bo u r se?... p ar foi s, qu el qu e p eu ... c’est
dans son m ét i er ...
— I l ne fau d r ai t p as!... A h ! bi en , il ne nous
m an qu ai t p l u s que ç a!... M ai s il ne fau t pas ab so
l um en t q u ’il j o u e!... S ’il jou e, i l 11e m e r est e p lu s
q u ’à dem an der le dépl acem en t de M au r i ce pour les
col on ies, q u ’à m et t r e p l u si eu r s m er s en t r e m a t an t e
et m oi ... Et depu i s quan d a-t -il ét é d écou ver t , je
te p r i e, que jou er à l a Bou r se ét ai t dan s son m é
t i er ?
— A h ! j e ne sai s p as, fit T ot ot t e en t apot an t l a
t abl e du bout de son éven t ai l , il fai t ce q u ’ il veu t ...
i l ne m e d i t p as... Je ne m ’occupe de r i en ...
— M ai s c’est u n t or t de se d ési n t ér esser ai n si des
choses !... Eh bi en , m a ch ère, m oi , j e m ’occupe de
t out chez m oi : de M au r i ce, de ce q u ’il fai t , d it et
pen se, de ce q u ’il com pt e fai r e, d i r e, est en t r ai n
de p en ser !... Je m ’occupe de ses t en u es, de scs ch e
v au x , de ses hom m es, de son aven i r su r t ou t , cel a
m ’est un sou ci co n st an t !... A i n si ce qui le r egar d e
m e r egar d e, nous r egar d e, est sévèr em en t con t rôlé,
rien n 'est l i vr é au h asar d , nous nous en t r ou von s à
m er v ei l l e!... Chez nous t out va dr oit com m e l a flè
che !
— A h ! m a cl i èr c, que cel a m ’en n u i er ai t ! r ép l i
qua d ’une v o i x l asse M m e de W i m er eu x ; pour 111a
p ar t , j ’ai bien assez de m ’in t ér esser à m a propr e
per son ne san s al l er encore m e t our m en t er de cel le
de m on m ar i !... I ,e cap i t ai n e fai t de m êm e de son
cô t é!... Ce qu ’ on a l a p ai x ai n si !... On est à bonne
d i st an ce... 1 air ci r cu l e.., ai n si s’at t én u e ce que l ’on
ne doi t pas voi r , en t en dr e, ce qui i r r i t er ai t , fâch e
r ai t , ser ai t un su jet de q u er el l e... D ep u i s que nous
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avon s ad opt é cet t e t act i qu e, nous ne nous d i sp u
t ons j am ai s, q u ’à W i m er eu x, lor squ e j e su i s chez
m es b eau x- p ar en t s... A l o r s, p ar exem p l e, e’est
l ’abom i n at i on de l a d éso l at i o n !... M a bel le-m èr e
m ont e l e cap i t ai n e con t r e m oi ... El l e pr ét en d que
je ne com pr en ds pas l a vi e, le m ar i age, m es de
voi r s, l ’écon om i e; que j e l ai sse t ou t al l er à l a dé
r i ve : m on m én age, le bonh eur de son fi l s, not re
av o i r ; el l e p r op h ét i se q u ’en qu el qu es an n ées de ce
syst èm e, i l ne nous^ r est er a r i en ... m ai s r i en , que
le fu m i er du bonhom m e Jo b ... et p at at i p at at a... Je
l ai sse d ir e !... A un cer t ai n âge — j e t i en s l e r en sei
gn em en t d ’un sp éci al i st e r em ar qu abl e — pou r se
bien p or t er , i l fau t gr ogn er , c ’est u n d ér i v at i f !;..
M a belle-m èr e gr ogn e don c, et j e l a l ai sse fai r e
— p u i sq u e au ssi bien c’est u n m al n écessai r e!... —
t rop en n em ie de l a b at ai l l e, d u r est e, pour avoi r
m êm e le d ési r de l u i t en i r t êt e!... t rop am our eu se
de cal m e, de r ep os...
— M es beau x-par en t s m e l ai ssen t p l u s t r an q u i l l e
que ç a!... affi r m a Ger t y. D ès l e début , d u r an t m es
fi an çai l l es, j ’avai s pr éven u M au r i ce q u ’i l fal l ai t
q u ’i l en fû t ai n si ... Je l es y ai t ou s d r essés!
Ea jeu n e fem m e que l es au t r es ap p el ai en t Tot ot t e r egar d a sa m on t r e.
— y ù ’est -ce que t u at t en d s?
— Bo b y... i l d evai t ven i r m e pr en dre i ci ...
— 11 est en r et ar d ?
— Oh ! o u i ...
— Et t u p l eu r es?
— Pas en cor e... m ai s cel a v a ven i r .
— Je ne v eu x pas voi r ces l ar m es ! s’écr i a Ch ar
l ot t e de W i m er eu x, cel a m e don n er ait t r op le r e
gr et de n ’avo i r p l u s d ep u i s uu t em ps in fi n i à en
ver ser de t out es p ar ei l l es... D u r est e, m oi au ssi , je
su i s en r et ar d ... m a cou t u r i èr e m ’at t en d ...
D evi n an t le goû t er fi n i , u u gar çon s ’appr och a
n ussit ôt . I l y eu t , pou r ce r ègl em en t , un e l u t t e
cou r t oise en t r e l es jeu n es fem m es, des cl i q u et i s de
br el oqu es, des t i n t em en t s de l ou i s dan s de p et i t es
bour ses en t i ssu d ’or.
Pu i s, de l a m êm e al l u r e de l assi t u d e, l a t ai l l e
p ar ei l l em en t cam brée sel on l ’est bét i qu e n ou vel l e,
avec, dan s l es j u p es, u n sem bl ab le en r ou lem en t
d ’ét offe m ol le, de ces t i ssu s ar ach n éen s, — qui sont
l e déséqu i l i br e des bu d get s de fam i l l e, l a for t u n e
des cou t u r i er s et des b l an ch i sseu r s de fi n ! — l es
ch eveu x t ei n t és de ce blond ar den t ad opt é p ar l ’él é
gan ce, l a m êm e m oue au x l èvr es aggr avée p ar une
p ar ei l l e ap p l i cat i on de car m i n , l e m êm e t r ai t som
bre al l on gean t la pau pi èr e et don n an t au r egar d
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une expr essi on n aïve al l an t pr esqu e j u sq u ’à « l ’ai r
bébêt e », t out es t r oi s sor t i r en t du a t ea-room ».
— M adam e a sa vo i t u r e?
T ot ot t e ét ai t seu le à l ’avoi r .
A u m om ent où el le al l ai t offr i r un e p lace à ses
am ies dans le gr an d cou pé-l i m ou si n e, — p u i squ e
cet affr eu x Boby m an qu ai t au r en dez-vous, — u n
fiacr e s’ar r êt a, Boby s’cn él an ça.
Bi en q u ’i l sû t par fai t em en t avec qui i l d evai t r e
t r ou ver sa fem m e, il p ar u t su r p r i s en vo yan t O er t y
et M m e de 'W im er en x et d i t au ssi t ôt ses r egr et s
d ’êt re ar r i vé si t ar d , m u r m u r an t de gal an t s : « Si
j ’avai s su ... si j ’avai s pu m e d ou t er ... c’est m a
chan ce or d i n ai r e... » Ce qui ar r ach a cet t e p r ot est a
t ion à Ger t y :
— V ou s r em ar qu er ez, m on cou si n , que vot r e ga
l an t er i e pour nous est fai t e de for t peu d ’am abi l i t é
pour vot r e fem m e 1
A quoi Yvon n e m ar m ot t a, l a v o i x t r an q u i l l e et
douce : « O h ! c’est si r eçu !... » t an d i s que Boby
ajou t ai t quel qu es m ot s en m an ière de p l ai san t er i e.
M ais il 11e p l ai san t ai t p as gai em en t , fr an ch e
m en t . I l ét ai t r ou ge, con gest ion n é, com m e si son
énorm e fau x-col bl an c s’ét ai t ch an gé en car can , et
le pan am a de d i x 'l ou i s, qui avec l es b eau x j ou r s
avai t succédé au chapeau haut -de-for m e, j et ai t son
om bre su r des yeu x q u ’un vagu e affol em en t r en
dai t com plèt em ent r onds.
Tot ot t e al l ai t de n ou veau offr i r un e p l ace à sa
cousi ne et à l a fem m e de l ’an ci en cap i t ai n e du m ar i
de sa cou si n e, — l a bel l e Ch ar l ot t e de W i m er eu x,
dont 011 d i sai t q u ’el l e ét ai t l a seu le fem m e qui sût
s ’h ab i l l er au r égi m en t ! — un si gn e de Boby l a r e
t i n t ; bien p l u s, l a fit p r éci p i t er scs ad i eu x et d i s
par aît r e dans l ’au t o ou il l a r ej o i gn i t ap r ès avoi r
r apid em en t j et é u n e ad r esse.
— U ucls égoïst es I— s’écr i a M m e de W i m er eu x,
à l a bonne heur e ! parlc/ .-m oi de cel a... en voi l à
qu i on t vi t e f ai t de l âch er l es au t r es qu an d i l s se
r et r ou ven t !...
— Co son t d eu x en f an t s!... décl ar a Ger t y , d eu x
ci l l an t s dont j e su i s fr an ch em en t en pein e. Je
cr oyai s que Tot ot t e d evi en d r ai t sér i eu se; pas du
t out , el l e est de p l u s en p l u s fol le de l u i , et t out ce
2 ’évan gi l ë" * °Ut ce tl u " d i t .,, l u i sem bl e par ol es
. • , ollT1
! q u ’est -ce qui p eu t l a ch ar m er
ai n si t . . . I l est l ai d , gr o s, i l d evi en d r a t out ça p l i u
en cor e...
T 1
,~ 1
,"e ' e vo't Pas du m êm e œi l que vou s et
c est l i es h eu r eu x, car i l ser ai t t ar d p ou r r em édi er
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à l a ch o se!... D u r est e, ce n ’est pas le p h ysi q u e de
ce p au vr e Bo b y qu i m e t our m en t e, c’est son m o
r al ... j ’ai p eu r q u ’i l n ’ai t un t em pér am en t de
« g o g o » , q u ’i l ue se l ai sse r o u l er !... A h ! l es p au
vr es p et i t s, i l s au r ai en t cer t ai n em en t besoin que j e
m et t e un peu m ou nez d an s l eu r s affai r es et de
l ’or dre dan s l eu r s t i r o i r s... A p r ès t ou t , pou r quoi
m ’en t ou r m en t er ai s- j e?... Cel a ne m e r egar d e p as...
V oi l à un e voi t u r e, ven ez-vou s, Ch ar l ot t e?
— A h !... que l a v i e d evi en t d i ffi ci l e pour t ous !...
d écl ar a M m e de W i m er eu x en m on t an t dan s l ’u r
bain e à l aq u el l e M m e d ’Eb ar t ven ai t de fai r e si gu e.
— M ai s non , j e vou s assu r e, i l n ’y a q u ’à b al an
cer ses d ési r s et ses r even u s... voi l à t o u t !
— Bal an cer ses d ési r s et ses r even u s !... M ai s, m a
ch ér i e, vou s en par l ez ^ " vot r e ai se... M es dési r s
son t i n n om br ab l es, et j e n e v eu x fai r e le sacr ifi ce
d ’au cu n !... Q uan t à m es r even u s... ah ! ah ! à la
m or t de m es b eau x-p ar en t s, peut -êt r e cel a i r a-t -il
m i eu x, l or squ e j ’au r ai bazar d é W i m er eu x... m ai s
pour l e m om en t ...
— Com m ent ! vou s ne t enez pas à vot r e vi ei l l e
d em eu r e?... A ce ch ât eau que l es W i m er eu x p os
sèden t d epu i s H en r i I V ?
— M a ch èr e, H en r i I V n ’ét ai t p as de m ou t em ps
et , vou s savez, ce qu i n ’est p as de m on t em p s...
l ’our m oi, l e com m en cem ent du m onde dat e de m a
n ai ssan ce...
Cepen d an t , ver s l e b ou l evar d H au ssm au n s ’en
al l ai t le gr an d cou pé-l i m ou si n e.
— M ai s c ’est af l r eu x, Bob y, q u ’est -ce que nous
al lon s p ou voi r f ai r e?... gém i ssai t Tot ot t e com pl è
t em en t bou l ever sée.
— J ’au r ai s au ssi bien pu gagn er v i n gt m i l l e
fr an cs que l es p er d r e!... I l n ’y a donc pas de r epr o
che à m ’ad r esser !... r ép on d i t -i l , com m e si des l ar
m es l ’ét r an gl ai en t .
— O h ! Bó b y... si nous avi on s gagn é, c ’eû t étéagr éab l e !... Q ue de ch oses n ou s au r i on s fai t es cet
ét é!... D ’abord n ot re fam eu x vo yage à V i en n e, en
au t o... Q u ’al lon s-n ou s d ir e pou r exp l i q u er ce qui
nous y f ai t r en on cer ?... N ou s en avon s p ar l é, t an t
p ar l é à t out l e m onde !
Il ne r épon d i t d ’abord que p ar un gest e accab l é;
p u i s, ap r ès une p au se, il ajou t a :
— D an s t out es l es exi st en ces, il y a des l yu i t s et
des bas. N ou s som m es en bas !
— E t p ou r se r el ever , que f ai r e?
— Je ne sai s pas.
L or squ e l ’au t om obil e st opp a bou l evar d I l au ss"l at i n , l e p et i t m én age T h éou l l e en descen di t avec
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des ai r s t r agi q u es. Pou r t an t , en p assan t d evan t la
l oge, Yvon n e r et r ou va sa bell e assu r an ce et sa v o i x
des j ou r s h eu r eu x p ou r dem and er :
— Pas de l et t r es, m on sieu r M ar t i n ?
— N on , m adam e l a baron ne.
L a jeu n e fem m e, à cet t e r épon se, eu t u n gest e
de désappoi n t em en t .
—* T u at t en d ai s donc quel qu e chose ? qu est i on n a
Bo b y su r l e t on de q u el qu ’u n q u i , l u i , n ’at t end
p l u s ri en .
— O ui.
— Oh ! quoi donc ? fit -il avec un e su b i t e r ep r i se
d ’espéran ce.
— Ce j e ne sai s quoi q u ’on espèr e, al or s q u ’on
est t ou r m en t é... quel qu e ch ose qui fer ai t que, d ’un
i n st an t à l ’au t r e, ce qui est ne ser ai t p l u s, ce qui
pèse, affl i ge, t or d le cœu r , ser ai t d i ssi p é... une
façon de m i r acl e !
— O h ! un m i r acl e!... r épét a-t -i l scep t i qu e, d ésa
busé.
I l s t r aver sèr en t l a cou r . Yvon n e m ar m ot t a r a
geusem en t :
— En t i n , il y a des gen s qui son t bi en h eu r eu x
de n ’avoi r com m e u n i qu e sou ci que de fai r e l aver
l eu r s voi t u r es.
I l s p r i r en t place dan s l ’ascen seu r . El l e sou p i r a :
— Q ue c ’est h au t !... N ou s qu i esp ér i on s t an t
descendre au x ét ages i n fér i eu r s... nous n ’en p r e
nons gu èr e le ch em i n !
— En effet , nous n ’en pren on s gu èr e l e ch em i n ...
r edi t -il avec u n t el t r ém olo de t r i st esse d an s la
vo i x, que t ous l es n er fs de l a jeu n e fem m e en v i
brèrent et q u ’el l e f ai l l i t se m et t r e à p leu r er .
Com m e com pen sat i on à t an t d ’ i n for t u n e, Josep h
se m on t r a fort em p r essé à o u vr i r la por t e et M a
r i an n e p ar u t égal em en t p r i se du sou ci de ne poi nt
p ar aît r e en d éfau t . L a robe de M ad am e ét ai t pr é
p ar ée... l es h abi t s de M on sieu r Pét ai en t égal e
m en t ... « pui squ e M on si eu r et M adam e d în ai en t
d eh or s! »
A h ! l a bien h eu r eu se h abi t u d e que ce d în er au
dehors des m aît r es 1 com m e il ét ai t à sou h ai t er que
la m ode l a fît d u r er !... Cel a si m p l i fi ai t t el lem en t le
ser vi ce, lu i sai t q u ’à p ar t i r de h u i t h eu r es... p l u s
de m aît r es, l ’on s’ap p ar t en ai t !... L es soi r ées ét an t
san s con t r ôl e, .on p ou vai t l es em p l oyer à sa gu i se
et p ar lois pr ofi t er des b i l l et s de faveu r que m ’si cu r
Gu st ave, le val et de ch am br e du p r em i er , — cou sin
pai sa tcft im e du beau-frère de l a sœu r d ’un e 011\ i c u k c , — d i st r i b u ai t t an t ôt au x u n s, t an t ôt au x
au t r es, dans t out le cor ps de bât i m en t . Pou r êt re
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fr an c, M ar i an n e d evai t à son ai r fu t é, à sa m i n e
fr aîch e, d ’en pr ofit er p l u s fr équ em m en t qu e l es
au t r es !... D am e, el l e en r i ai t , el l e en d i sai t , m i n au
d an t : a C ’est l a p r eu ve du bon go û t de m ’si eu r
Gu st ave... » On j asai t de_ cet t e pr éfér en ce al h ch ée
d u val et , de l a cr éd u l i t é sot t e de. cet t e p et i t e fi l l e
de p r o vi n ce; on b l âm ai t l ’in d i ffér en ce de ces m aî
t r es q u i , pou r ne pas l es p ayer ch er , p r en n en t des
jeu n esses au x çl i ai n p s, l es em m èn en t à Par i s, et ,
« v a com m e j e t e pou sse », n e s ’en occu pen t p l u s
que pour l eu r donn er des or d r es, l es r epr en d r e su r
le ser vi ce, et les aban don n en t au m au vai s ai r qu i
sou ffl e d an s l es offices, l es escal i er s de ser vi ce, l es
si xi èm es, et c..., et c...
O r , ce j ou r m êm e, l e val et du p r em i er avai t en
core un e foi s pr ou vé son bon go û t en fai san t r em et
t r e à M l l e M ar i an n e, avec sa car t e et ses h om m a
ges, — ai n si q u ’il l ’avai t v u f ai r e en p ar ei l l e
occasion à son m aît r e, l equ el ét ai t u n gal an t
hom m e, — un e l ar ge en vel op pe con t en an t des b i l
l et s pou r l ’A m b i gu ... U n peu p l u s t ar d , ren con
t r an t cet t e jeu n e per son n e à m i n e fu t ée dan s l ’esca
l i er , i l av ai t ajou t é à ses gr aci eu set és cet t e recom m an d i t i o u :
— Em p or t ez au m oin s u n e dem i-douzain e de
m ou ch oir s, m ad em oi sell e M ar i an n e, vou s n ’en au
rez pas t r op pour essu yer t out es l es l ar m es que
cet t e at fai r e-l à v a ar r ach er à vos j o l i s y e u x !... »
U n dr am e pour lequ el i l f al l ai t un e t el l e q u an
t i t é de m ou ch oi r s, vou s j u gez si l 'i n t ér êt en ét ai t
p assi o n n an t !... Ce l ou fd au d de Jo sep h et l a cu i si
n i èr e du t r oi sièm e ét ai en t au ssi de l a pet i t e fêt e,
et l e sp ect acle com m en çait à h u i t h eur es p r éci ses...
vou s en t en dez bi en , p r éci ses!
— L a t oi l et t e de M adam e est t out e p r êt e... M a
dam e veu t -el l e que j e l ’ai d e à s’h ab i l l er ?
— Ran gez m a robe, M ar i an n e, j e ne sor t i r ai pas
ce soi r .
A h ! p ou r l e cou p ... ah ! p ar ex em p l e!... M a
r i an n e est p r êt e à cr i er à l ’i n j u st i ce!... El l e ch an ge
de cou l eu r , scs y eu x fl am boi en t , i l l u i fau t m or dr e
scs l èvr es j u sq u ’au san g-p ou r t ai r e l es p r ot est at i on s
qu i vou d r ai en t s’en éch apper à t out p r i x ... M ai s
el l e pen se à M on si eu r et el l e se cal m e. Si M adam e
est cap r i ci eu se, donne 1111 or dr e et au ssi t ôt son ge
à fai r e l ’opposé, — h i st oi r e de con t r ar i er l es
gen s! — M on si eu r l ’ob l i ge le p ïu s sou ven t à s ’en
t en i r à l a ch ose d it e et non pas « à gi r ou et t er à
t ous l es ven t s », et ce qui est décidé r est e décidé.
Ah ! M on si eu r ! t | iiclle p er l e d ’h om m e! lie r egar d an t
n i à sa m ou n aie, n i au ser vi ce m al f ai t , n i à
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r i en !... Ce ser ai t un p l ai si r , — si cela p ou vai t êt re
j am ai s u n p l ai si r de ser v i r ! — d ’êt r e à ses or
d r es!... T an d i s que M adam e a t r op con ser vé de cet
esp r i t à t ou t r egar d er , à t out em pecli er , de M adam e
sa m ère !... A h ! ce q u 'i l en fau t de l a pat i en ce avec
cet t e M m e L e Ch al i er ! ce q u ’el l e est « gu er r e à l a
p ou ssi èr e, gu er r e au x per t es de t em p s, au x m i n u
t es per dues », com m e si cel a se p ou vai t en cor e de
nos j o u r s!... H eu r eu sem en t que la-bas, à l a Bour se
du T r avai l , m ’si eu r Gu st ave d i t q u ’on s’occupe à
cham bard er t ou t cel a et que v a cer t ai n em en t ven i r
le t em ps où, quan d ou au r a r eçu des b i l l et s de fa
veu r pour PA m b i gu , r i en n ’em pêch er a d ’en pr ofi
t er, vou s en t en dez b i en , r i en n ’em pêch er a d ’en
p r o fi t er !... n i D i eu , n i m aît r es...
M ai s q u oi ... V oi l à que M on si eu r a Pai r p l u s acca
bl é encore que M ad am e!... Q u ’i l n ’oppose aucun e
r ési st an ce au cap r i ce q u ’a M adam e de ne p as sor
t i r ! C ’est l a fin de t out al or s, et M ar i an n e a bi en
peur de ce qui va san s doilt è ar r i ver ...
M on sieu r et M adam e sont d an s l eu r ch am br e,
dans quel qu es i n st an t s l ’un ou l ’au t r e va r ep ar aî
t r e, ordonner de m et t r e d an s un peu d ’eau, su r le
gaz, un e t abl et t e de bou i l l on , d ’al l er ch er ch er u n
poulet fr oi d , du jam bon ou de l a gal an t i n e, un gâ
t eau pour r em p lacer u n p l at ou d eu x... et ça y
ser a, on en au r a pour t out e sa soir ée à se cu ir e su r
le fourn eau d ’abor d, à se m or fon dr e d ’en n ui en
su i t e, au l i eu de s’en al l er com m e l es r i ch ar d s se
balader au t h éât r e !
— A quoi cela ser t -il d ’avoi r p r i s l a Bast i l l e, si
011 n ’a pas sa l i b er t é!... m ar m ot t e M ar i an n e, fu
r ieu se.
Joseph est m oin s ér u d i t et p l u s p h i l osoph e :
— Ça se r et r ou ver a une au t r e foi s !...
— Et si cet t e au t r e fois est en .t out p ar ei l l e à
cet t e foi s-ci ?
Cet ar gu m en t l ai sse Josep h san s r épli qu e. Pou r
t an t , p u i sq u ’on n ’a p oi n t d ’or d r e, i l rest e en core
de l ’esp oi r ...
L a port e de l a ch am br e où s'agi t e ce que ser a
pour Josep h et M ar i an n e cet t e soi r ée se r ou vr e
en fin. M on si eur ap p el l e :
— Josep h !
— M onsieur !
M ar i an n e est prêt e à d éfai l l i r .
F ™10 es*" en Sore en b as, i l fau d r ai t al l er d i r e
au ch au l leu r q u ’il r evi en n e dan s d eu x h eu r es,
équi pé pour un l on g voyage.
— M on si eu r s’en v a?... et al ors M ad am e?... sc
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per m et de dem an d er 'M ar i an n e, l a v o i x ét r an gl ée
de bonheur.
— M adam e au ssi ... appor t ez ses vêt em en t s
d ’au t o... le com p l et ... le gr an d m an t eau ... l e ch a
peau ,.. ven ez ch erch er l a t oi l et t e p r ép ar ée, i l fau t
ne p l u s pen ser à t out cel a ce soi r , i l n ’y fau t pl u s
p en ser !...
M on si eu r a p ou ssé un énor m e et l u gu b r e so u p i r ;
puis i l est r en t r é dan s sa ch am br e. Et , avan t d ’ex é
cu t er l ’ordre don n é, M ar i an n e se p r éci p i t e ver s
l ’escal i er de ser vi ce, r ejoi n t Josep h , l e pr en d p ar
le b r as, l e secou e com m e u n pr u n i er .
— Q u ’est -ce que t u vas d i r e?
— M ais ce dont 011 m ’a ch ar gé!
— I m béci l e, j ’en ét ai s sû r e!... Et de cet t e affair e
nous m an qui on s t ou t le p l u s beau : l e com m ence
m en t ! V a d i r e à ce ch au ffeu r de m al h eu r d ’al l er
vi t e, vi t e, pou r p r ép ar er son au t o, et q u ’i l r e
vi en n e, il l e fau t , c’est ob l i gé, dans un e h eu r e, t u
en t en d s, dan s un e h eur e I
— Et s’i l gr ogn e ?
— 11 fau t q u ’il gr ogn e.
— E t si cela r et om be su r m oi ?
— Je n i ’en ch ar ge!
— Ce Par i s vou s fai t , m adem oisell e M ar i an n e,
bien r u sée!... d i t Josep h en ch er ch an t à i m i t er l e
beau l an gage de M . Gu st ave.
— 11 t e con ser ve au m oi n s, b i en ... b i en ...
— Je d evi n e... p as besoin de fi n i r ... m er ci 1
U ne heur e p l u s t ar d , M ar ian n e en t r ai t , bou l e
ver sée, dan s l a ch am br e où sa m aît r esse, avec des
gest es d ol en t s, d i st r ai t s, ach evai t de s ’h ab i l l er .
— M adam e, Pau t o est l à !... L e ch au ffeu r a m al
com pr i s, i l est r even u ap r ès un e h eu r e, i l s’est
donné l a fi èvr e pour êt re pr êt ; m ai n t en an t , i l
am eut e t ou t l e m on de par ce que M on si eu r et M a
dam e 11e d escen den t pas t ou t de su i t e... t ou t de
su i t e...
— Oh ! Bob v, i l fau d r ai t s’assu r er en quel ét at
d ’esp r i t est cet h om m e... V r ai m en t , fai r e t an t et
t an t de l i eu es avec lu i t r an sfor m é en fu r i e 1... J ’ai
m er ais m i eu x pr en dr e l e t r ai n ...
— Bel l e gar an t i e!... Q ui t 'assu r er a de l ’ét at
d ’esp r i t de ce c h a u ffe u T - là , du m écan i ci en ?... D ’ai l
l eu r s, encore une foi s, M ar i an n e exagèr e. L e ch au f
feu r ne d i t j am ai s r i en , c ’est ju st em en t ce q u ’il y
a d ’agr éab l e en cet hom m e : 11’i m por t e ce qu 'on l u i
fai t t air e, i l 11e d i t r i en .
— A h ! m on si eu r ... M on si eu r peut al l er s ’assu
r er ; si M on si eu r s’ét ai t d ou t é... t ou t à l ’heur e,
quand Josep h est d escen d u ...
�64. ^ .. ,
.
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—T ü t T r est e, nous som m es p r êt s, Bo b y, p u i sq u e
vou s vou s obst in ez à ne p as vou l oi r vou s en al l er
p ar le t r ai n ...
— M on au t o est u n cap i t al qui ne m e r appor t e
aucun in t ér êt , bien au co n t r ai r e!... Ce soi r , il peut
m e fai r e r éal i ser une sér i eu se écon om ie... com m e
qu i d i r ai t vo yager à l ’œ i l !... J ’en p r ofi t e!
— Si cet hom m e nous br oie, nous b r i se, nous
p r éci p i t e cont re des ar b r es, des m u r s de m ai son ...
nous lan ce dans des p r éci p i ces...
— N ou s m ourr ons cœur con t r e cœu r et ce ser a
fini !
— Oh ! Bob y, si vou s savi ez ce que ce gen r e de
p l ai san t er i e, en cet i n st an t , m ’est pén i bl e !
— Pl ai san t er ?... Q ui a di t que j e p l ai san t ai s?...
Je su i s, au con t r ai r e, d ’h u m eu r à d i r e à l a vi e :
« Fi n i nous d eu x ! » avec un r éch aud de charbon .
— Je m e p er m et t r ai s de r ap p el er à M on si eu r et
à M adam e qu e... oh ! si M on si eu r av ai t en t en d u ,
i l p ar t ager ai t l a cr ai n t e q u ’a M adam e et ...
— O ui , M ar ian n e a r ai son , d ép êch on s... dépê
ch on s...
— M ais il n ’y a l ien à cr ai n d r e !
. . .
— V oi l à bien l es hom m es ! i l n ’y a j am ai s r i en
à cr ai n d r e; p u i s, l or squ e l e m al h eu r est ar r i v é...
El l e n ’au r ai t pas vou lu de ce r ap p el d ou l ou r eu x
à l a r éal i t é, i l s’im posa de l ui -m em e. D ep u i s un
i n st an t Bob y r et r ou vai t in sen si b l em en t sa belle
h u m eur , i l r ed evi n t t r i st e et h u m bl e et sa v o i x
r ep r i t un t r ém ol o t r agi q u e pou r d i r e :
— A i - j e bien t out ce q u ’il m e f au t ... m a p i pe
t eu f-t eu f, mon cou p-de-poi n g am ér i cai n , 011 11e sai t
ce qui peut ar r i ver , m a can n e à épée, m on r evol
ver ... m es l un et t es à quat re ver r es... ou i , j 'ai t ou t ...
A propos, l es dr aps de peau de daim son t -i l s dans
l a voi t u r e?
— L es dr aps de peau de d ai m !... N ou s n | al 1ons
donc pas d ’un t r ai t ?... Je cr oyai s q u ’il ét ai t con
ven u que nous d evi on s r ou ler t out e l a n u i t ...
— Et les p an n es?... I l fau t t out p r évoi r , c ’est
pourquoi : l es d r ap s de peau de dai m !
— O h ! le fai t est q u ’avec l ’h u m eu r de cet
h om m e... M on sieu r a r ai son d e... M adam e au ssi a
r ai son de vou loir se dépêch er.
O ui , descen dons... descen don s...
A u r as du t r ot t oir l ’aut o at t en d ai t . D es pn eus de
r ech an ge posés su r son som m et avai en t de fau x
ai r s de cour onn es m or t u ai r es. N u l at t r ou pem en t
11’ét ai t su r le boulevar d et j am ai s, d an s sa l on gu e
l évi t e gr i se, sous sa casqu et t e à j u gu l ai r e ver n i e,
ch auffeur 11’avai t eu ph ysi on om i e p l u s cal m e, plu s
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r assi se, p l u s som n ol en t e, que cel u i qu i al l ai t pi lo
t er l e m én age T h éou l l e d u r an t des l i eu es et des
l i eu es, au t r aver s du p ays de Fr an ce.
— N ou s al l on s chez m a belle-t n ère, au x en vi r on s
de M on t -en -D i ves, vou s con n ai ssez?
— O ui , m on si eu r .
— N ou s ne pou von s nous ar r êt er , i l fau t êt re
là-bas au p et i t j o u r ... n ous r ou ler on s t out e l a n u i t !
— D ieu, m on si eu r .
Jam ai s v o i x n ’avai t r évél é p l u s gr an d e bonne
volon t é.
— A u p ar avan t , ar r êt ez-m oi u n i n st an t à m a
ban qu e... — et Bob y, r et ou r n é ver s Yvon n e, ex
p li qu a : — il fau t b i en ... pou r dem ai n m at i n ... 011
ser ai t su r p r i s... 0 1111e sau r ai t êt r e t r op pr u d en t .
L a jeu n e fem m e d éjà m on t ée en au t o fi t de l a
t êt e : « O u i ... o u i ... ou i ... »
— Pu i s vou s m ’ar r êt er ez au t él égr ap h e, n ’i m
por t e où ... un bu r eau qu el con qu e... — et de nou
veau r et our n é ver s sa fem m e : — Yvo n n e, i l fau t
bien, n ’est -ce p as, p r éven i r t a m èr e...
El l e i n t er r om pi t vi vem en t :
— D e n ot re ar r i vée seu lem en t . Pou r l e r est e...
ser a bien assez t ôt q u an d ...
— O ui, assez t ôt ...
— I l fau d r ai t l u i dir e que nous ser on s au Ch al i er
Vers d eu x h eu r es; al or s, s ’il y a du r et ar d ...
— N at u r el l em en t ... D ém ar r on s!
— Bi en , m on sieur .
. — Tot ot t e, cet hom m e 11’est p as i r r i t é et 11e l ’a
jam ai s ét é!... M ar i an n e est u n e far ceu se... el le
avai t t out si m pl em en t en vi e, ce soi r , de nous su p
p r i m er ... N ou s l a gên i on s, el l e vou l ai t avoi r sa
l iber t é de bonne h eu r e!
— Oh ! Bob y, pourqu oi j u ger l es gen s avec cet t e
sévér i t é, l eu r su p p oser un e t el l e sci en ce de l ’ast uce
et du vi ce?
— Yvon n e, m ou en fan t , vou s m e sem bl ez fort
Rt ogn on et j ’en su i s effr ayé, ét an t donn é not re
l on g t êt e-à-t êt e.
— Je sou ffre.
— Tu sou ffr es?
•7- O ui , de t out ce qui v a em poison n er not re r e
voi r avec m am an et Jacq u ot .
— Que v eu x- t u ? c ’est ai n si !
— Je sou ffre à t el poi n t que j e b én i r ai s l a pann e
l u i m ’em pêch er ai t d ar r i ver .
— I l fau d r ait ar r i ver t out de m êm e un j o u r ou
1 au t r e, p u i squ e l e f ai t r est er ai t le m êm e... les
v i n gt m i l l e fr an cs.
— Oh ! si nous p ou vi on s l es t r ou ver en ch em in !
138-m
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— I l s 11e ser ai en t p as à n ou s, i l nous fau d r ai t
l es r en d r e.
— M ai s si en ch em in q u el q u ’u n n ou s l es p r ê
t ai t ... nous les d on n ai t ?
— O h ! vei n e, al o r s!... A gr an d e vi t esse j e r e
vi en s à Par i s... N ou s r églon s t ou t ... n ou s ne de
von s p lu s ri en , nous par t on s pour V i en n e.
— E t au r et ou r , bien t r an q u i l l i sés, nous al l on s ]
voi r Jacqu ot et m am an ... ai n si m am an ne sau r ai t
r i en ... j e m ’épou van t e à l a pen sée q u ’i l fau d r a l u i
d i r e...
— O h ! m oi au ssi , va, m a p au vr e T ot ot t e, c ’est
m êm e en t out ça l a seu le chose qui m e ch agr i n e !... I
v i n gt m i l l e fr an cs, c ’est com m e l e p et i t ven t du |
nord : « Ça va, ça vi en t , ça fait du b i en !... » A l lez
fai r e adm et t r e cel a par m a t out e ch ar m an t e bellem èr e !
— M am an , avec ses id ées d ’au t r efo i s... ne veu t
p as com pren dr e que l es con dit ion s de l a vi e ont j
ch an gé...
— On l ’y con ver t i r a... ce ser a com m e pou r ;
l ’au t o... A not re r et ou r de V i en n e, j ’en fai s l ’essai !
— O h ! à n ot re r et ou r de V i en n e!... nous n ’eu
som m es p as l à... h él as!
— Eh ! qui sai t !
M ai n t en an t , h or s de Par i s, ver s l ’hori zon rose
l ’au t o f i l ai t ... fi l ai t ... f i l ai t ...
— M on bon voi si n , j e vou s ai dem andé de ven i r
pour p ar t ager l a joi e de Jacq u ot et l a m i en n e.
I
D éjà l e p et i t gar çon , q u i s ’ét ai t él an cé ver s l e colon el, exp l i q u ai t :
— Fi gu r ez-vou s, m on am i de N et t e, m am an et
p apa i l s vi en n en t ... A l or s, 011 m ’a m i s... t en ez,
voyez, m a bell e cu lot t e, p ou r que j e p ar ai sse j
gr an d ... gr an d ...
L e gam i n se h au ssai t su r ses poi n t es.
— Gr an d com m e m oi, fi t l e col onel.
— Pas gr an d com m e vo u s, m on am i de N et t e, |
m ai s gr an d ... gr an d com m e vot r e can n e !..._
M m e L e Ch al i er et l e colonel r i r en t . Pi er r e de
O ardavon en l eva le p et i t gar çon de t er r e et l ’çm br assa. Pu i s, l e reposan t d ’apl om b su r scs p et it es
jam bes, i l se r ep r i t à d i r e, avec u n sou p i r , dan s
une br u squ e at t ei n t e de m él an col i e :
— Com m e l e t em ps p asse!... j ’ai l ai ssé T ot ot t e
en fan t et ... v o i l à!...
— O u i ... et vo i l à... r épon di t avec un l éger sou
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p i r M m e L e Ch al i er en car essan t du r egar d son
pet i t -fi l s.
A p r ès un e court e p au se, l e colonel dem and a :
— Q uand donc avez-vou s r eçu cet t e gr an d e n ou
vel l e ?
— M ai s ce m at i n , p ar un e dépêche. M ou p et i t
m én age m ’ar r i ve en au t om obil e et doi t êt r e i ci soid i san t ver s d eu x h eu r es. C ’est -à-d i re que, sach an t
com bien j e su i s pr om pt e à m ’al ar m er , Tot ot t e
aura, ex i gé, pou r que j e ne m ’i n qu i èt e p as d ’un
Peu dé" r et ar d , q u ’on d i se d eu x h eur es !... Jacqu ot
et m oi avon s vi t e d evi u é cel a, au ssi at t end on s-n ou s
not re p et i t p ap a et n ot r e ch ère pet it e m am an p lu s
t ôt , pour déjeu n er . N ’est -ce p as, Jacq u o t ?
— O u i , pour d éjeu n er , m ou am i de N et t e'...
A u ssi ven ez voi r com m e nous avon s f ai t belle la
t able.
— L ai sse donc n ot re p au vr e voi si n t r an qu i l l e,
Jacqu ot , i l ver r a l a t abl e t out à l ’h eu r e...
_— N on , il fau t q u ’i l l a voie m ai n t en an t pour
di re s’i l m an qu e qu el qu e chose.
Le p et i t garçon t en ai t à ses id ées. Su spen d u à
•a m ai n de l ’offi ci er , il m et t ai t t out es ses for ces à
l ’at t i r er ver s l a sal l e à m an ger , i n si st an t :
— I l fau t q u ’il vi en n e... i l fau t q u ’il vi en n e...
D ’h abi t u d e, « son am i de N et t e », jou an t , p l ai
san t an t avec l u i , ue se f ai sai t gu èr e p r i er pou r se
pli er à t ou t es ses f an t ai si es; m ai s, au j o u r d ’h u i ,
d i st r ai t , ab sen t , i l sem b l ai t n ’at t ach er au x di r es
de l ’en fan t q u ’ une at t en t i on m éd iocr e.
M m e L e Ch al i er ven ai t de l ’accu ei l l i r avec un
v isage si r ayon n an t , el l e l u i avai t an n on cé l ’ar r i
vée de « son p et i t m én age » d ’un e v o i x si v i
br an t e, que t out e cet t e j oi e fr ap p ai t le colonel eu
plein c(cu r , com m e s ’il y vo yai t l a m i se à n éan t de
ses p l u s douces, de ses p l u s ch èr es esp ér an ces. El l e
Par ai ssai t , en cet i n st an t , si h eu r eu se, q u ’il sem
bl ai t i m p ossi bl e de son ger à l u i proposer une au
t re vi e, d ’au t r es m an i èr es de voi r , de sen t i r , que
t el l es q u i , si ab solu m en t , l ’ab sor baien t . N ’y aitl'ait -il donc j am ai s p lace en son cœu r , en son
esp r i t , que pour ceu x qui ar r i v ai en t ? N ’y au r ai t -i l
donc, pou r el l e, q u ’eu x, t ou jou r s eu x ?...
Et m al gr é t out , cédan t à l ’en fan t , i l s avai en t
p assé dan s l a sal l e à m an ger .
L à, d evan t l a t abl e m i se, la t abl e fl eu r i e, l a t able
coquet t e avec son gr an d su r t ou t de cr i st al où'.
Parm i les r oses, se m i r ai en t des gr ou p es de Sèvr es,
d evan t ce décor de fêt e, Pi er r e de Gar d avon sen t ai t
encore s’au gm en t er l a t r i st esse des im p r ession s
qui l ’assai l l ai en t Cer t es, à cet t e t abl e, son couver t
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ét ai t m i s et occu pai t l a place q u ’on r éser ve à l ’am i
d évoué, au voi si n , à cel ui q u ’on associ e à ses p ei
n es, à ses joi es. M ai s ne r èvai t -i l p as m i eu x,
n ’avai t - i l pas r êvé m i eu x d u r an t t an t de jou r s,
t an t de n u i t s, si lon gt em ps ? T r op l on gt em p s, car
i l l ’a l ai ssée, el l e, le r aj er de sa v i e!... O ui, au t r e
foi s, si el l e l ’a r epou ssé, pour qu oi s’est -i l él oi gn é
san s i n si st an ce, san s dét en dre le gr an d am our qui
l u i t en ai t t out e l ’âm e?... Pou r qu oi n ’a-t -i l pas j
l u t t é, com bat t u , au l ieu de bat t r e si v i t e en r e
t r ai t e? 11 ét ai t br ave cep en d an t ...
Et , t an d is que M m e Le Cl i al i cr , él égan t e, sou- j
pi e, d an s une de ces r obes de t ei n t es douces qui
seyai en t si bien à cet t e d él i cat e et fi ne b eau t é, al - I
l ai t , ven ai t , au t ou r de l a t abl e, cor r i gean t un
défaut de sym ét r i e, r el evan t une r ose don t l es pé
t ales pleu r ai en t des gou t t es d ’eau su r l a n appe, le
colon el , l es m ai n s au d ossi er d ’un e ch ai se, t an t ôt
con t em plai t l a si jeu n e bonn e-m am an de Jacqu ot ,
t ant ôt b ai ssai t l es y eu x ...
El l e su r p r i t t out à coup le r egar d de l ’ofl i ci er
fi xé su r el le.
Et au ssi t ôt , l a p âl eu r de son t ei n t s’an im an t
d ’une t ouche de rose, el l e pr oposa de p asser dans
le j ar d i n . N ’y ser ai t -on pas m i eu x pour gu et t er de
p l u s l oi n l a ven u e de ceu x q u ’on at t en d ai t ? Pi er r e
de Gar d a von l a su i vi t .
D an s le jar d i n , i l s er r èr en t . Com m e sou ven t , se
r et r ou vai en t en t r e eu x ces m ai n t es ch oses q u ’i l s
n ’osai en t di r e. El l e en sou ffr i t t ou t à cou p, ai n si
que d ‘un désaccor d, et se sen t i t sévèr e pou r ce
p au vr e voi si n qui se per m et t ait d ’avo i r une pen sée
différ en t e de l a si en n e, un e pen sée ét r an gèr e à
cet t e au t o qui con t i n u ai t à ne pas ar r i ver .
Jacqu ot , l u i , sem bl an t p r i s de fi èvr e, ne savai t
---- 1 ---• ■
•
pl u s quel m ou vai s t our i n ven t er pour t r om per son
i.
___ __
i.
.................
i m p at i en ce; i l m _____
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s il »’herbe
m
ou i ll ée, se
r ou lai t su r le sab l e; p ar d eu x foi s, il f ai l l i t tom n V ’ i, e ' a p r em i èr e, d an s un b assi n . M m e Le
J-n al i er le r ep r en ai t d ’une v o i x où p er çai t , d ’ insan t en i n st an t , une i n qu i ét u d e p l u s gr an d e.
M uli son n ai t à t ous l es cl och er s.
a
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de fêt e, l es d eu x pl aces qui r est ai en t vicies et su r
l esqu ell es les y eu x de M m e L e Cl i al i er se fi xai en t
de p l u s eu p l u s t r ou blés.
— I l ar r i ve t an t d ’accid en t s, m on p au vr e v o i
sin !...
L e colonel s’efîor çai t de l a r assu r er .
— Part -011 t ou jou r s quan d 011 l e d i t ! L ’aut o
n ’ayan t p as d ’h or air e, com m e un exp r ess, r i en n ’y
force. V ot r e p et i t m én age d oi t êt r e de ceu x qui
aim ent m u ser en r ou t e.
•— Evi d em m en t ... 0I1 ! évi d em m en t ...
— Pu i s, en au t o, l ’on doi t êt r e sou ven t p r i s par
'es sédu ct i on s de l a r ou t e, t en t é de su i vr e, pour
ad m ir er l a beaut é d ’un si t e, le ch em in le plu s
lo»g...
- 7 Eu x l e fer on t d ’au t an t pl u s faci l em en t q u e...
c| u’i l s son t p ar fai t em en t cap abl es d ’avo i r oubl ié
^ ue nous l es at t en d on s, vou s savez, m on voi si n !...
*ls sont si h eu r eu x en sem bl e q u ’i l s se su ffi sen t !
Ces m ot s fu r en t jet és avec un peu d ’am er t u m e.
En cor e une foi s, et m al gr é el l e, M m e L e Ch al ier
l ai ssai t d evi n er com bien , j o u r à j ou r , avai en t dû
’ a b l esser des r i en s au xq u el s l e jeu n e m én age,
dans sou égoïsm e i n sou ci an t , n ’at t ach ai t n u l l e i m
port ance.
Pi er r e de Gar d avon eu t l a sen sat i on q u ’en t r e
elle et l u i , pou r un i n st an t , i l ex i st ai t m oi n s d ’obs
t acl es. M ai s 1111 gest e, on 11e sai t quoi , r em i t les
ehoses au p oi n t , l a fit se r et r ou ver , u n i qu em en t ,
elle, m am an i n qu i èt e et t en dr e, et le r ejet a, l u i , en
son rôl e d ’am i , de voi si n , et au ssi d ’ét r an ger .
L e repas fi n i , ou av ai t ser vi le café sou s la v é
randa. D eh or s, c ’ét ai t un sol eil écl at an t , un ciel
d’un bleu su p er b e, un e bell e br i se d ’ét é sat u r ée du
Parfum d ’un jasm i n t out proche et de cel u i des
[ oses, don t , à p r ofu si on , s’or n ai t l a façad e du ChaJ’ er. D e là s’ap er cevai t , à gau ch e, le p ar c; à dr oi t e,
'a cam pagn e, l a rout e à per t e de vu e ; m ai s rien
" ’y r évél ai t encore la m ar ch é p r essée d ’un e aut o
mobile.
Par ce que son p ap a et sa m am an n ’ar r i vai en t
Pas et q u ’il vou l ai t les voi r , Jaequ ot s’en p r en ai t à
l °H t , à t ou s, t r ép i gn ai t , p ou ssai t des cr i s, fai sai t
scènes su r scèn es, ét ai t secoué de gr os san gl ot s,
gr an d ’m ère se m au d i ssai t .
(— A i - je ét é assez, fol le de l u i avo i r d i t ... de
" ’avoi r pas pen sé (pie cel a fi n i r ai t ai n si !
Sa v o i x son n ai t de n ou veau sévèr e pou r l es ab
st i n s.
l o r sq u ’il fut à bout de force et de l ar m es, le
- Pet i t gar çon s ’en dor m it . M m e l<e Ch al i er , le sou
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l evan t al or s avec pr écau t i on , à dem i r ou l é dans
l es p l i s de sa robe, se d i sposa à l ’em por t er .
D ’un r egar d d ’ar den t e ad m i r at i on , le colon el su i
v ai t ch acun de ses gest es ; il l es t r ou vai t em p r ei n t s |
de t an t de gr âce et de jeu n esse qu e, ch er ch an t à
cacher ses vér i t ab l es sen t i m en t s sou s un e al l u r e \
de bad i n age, i l le d écl ar a eu sou r i an t . El l e sou l eva
ses sou r ci ls et h aussa l es ép au l es, d i san t , ai n si
q u ’el l e eû t p ar l é à un m al ade, à uti dém en t , à
q u el q u ’un ayan t besoin d ’i n fi n i m en t d ’i n d u l gen ce :
— M on p au vr e am i ! m on p au vr e am i I
Et , de n ou veau d i st r ai t e, t ou t au bébé q u ’el l e
ser r ai t dans ses b r as, t out à ceu x qu i n ’ar r i vai en t ;
p as, el le sor t i t p ar l a port e que l e colon el ven ai t j
d ’o u vr i r pour el l e.
El l e fu t len t e à r even i r .
Jacq u ot s’ét ai t -i l év ei l l é? D an s l ’én er vem eu t où
l a j et ai t l ’at t en t e de ses en fan t s, cr ai gn ai t -el l e de
se r et r ou ver pr ès de cet am i de t ou jou r s, d evan t '
lequel s’éch ap pai t l a t r i st e confiden ce de pen sées
q u 'el l e osait à pein e se p r éci ser à el le-m êm e?
U l u i fal l u t pou r t an t r ep ar aît r e d an s l a vér an d a. |
Le colonel s’él an ça au ssi t ôt ver s el le.
— J ’al l ai s vou s appel er .
— Q u ’y a-t -i l ?
—• Ven ez voi r .
I l l u i m on t r a, su r l a r ou t e bl an ch e, un épai s
n uage de poussi èr e.
— M ais l es v o i l à... s’écr i a M m e L e Ch al i er , bat - |
t an t des m ai n s.
— C ’est sûr em en t un e au t o.
— Sû r em en t .
—■ Oh ! m on D i eu , qu el l e d él i v r an ce!... L ’ in qu i é
t ude que j ’ép r ou vai s ét ai t h or r i b l e...
— N ’y pen sez p l u s, p u i squ e l es v o i l à!
— A u t an t t out efois q u ’il est p er m i s de le su p
poser.
— Je vai s donc r evoi r m a pet i t e am ie T ot ot t e!
lit avec ém ot ion le col on el .
— l i t au ssi m on affr eu x gen d r e, ou i , cet affr eu x
H ob y!... Cr oyez-vou s, p ou r su i vi t - el l e avec un e
exal t at i on h eu r eu se, j e p u i s à p ei n e l u i par don n er
de m ’avo i r en l evé m a f i l l e!.. A h ! si c ’ét ai t à r e
in ire !
M ai s, m a bonne am i e, vou s le r efer iez !
— Je ne sai s pas.
— Vot re accen t dém ent l a sévér i t é de vos p a
rol es !
1
'
fai t , cr oyez-vous q u ’i l s ai en t d éjeu n é? I l
ser ai t pr udent que j ’y son ge.
El l e s éch appa pour al l er donner un ordre.
j
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Quand el l e r evi n t , l ’au t o en t r ai t à t out e vi t esse
dans le par c.
M ai n t en an t , pen ch és, cou r bés, l a t êt e en avan t ,
deux êt r es se d i st i n gu ai en t , sal i s, p ou ssi ér eu x,
couver t s de cu i r , coi ffés de casquet t es.
— Je cr oyai s l ’au t o de vot r e gen d r e fer m ée?
~~ O ui , c ’est possi bl e.
•— Com m ent vot r e bel l e T ot ot t e a-t -elle pu con
sen t ir à un p ar ei l d égu i sem en t ?
T o t o t t e?... N on . On d i r ai t que ce n ’est pas
J'ot ott e. D an s m on ém ot ion , j e ne sai s p l u s r econ
naît re ni m on gen d r e, ni m a fi l l e, ni l eu r au t o...
''l ai s n on , m on p au vr e vo i si n , ce n ’est pas el l e, ce
■l’est p as l u i !... O h ! q u ’est -i l ar r i v é?
L ’aut om obil e avai t st oppé. E t d eu x jeu n es gen s,
se d éb ar r assan t pr est em en t de l eu r s vêt em en t s de
route, cou r ai en t à M m e L e Ch al i er .
— N ou s ven on s vou s ap p or t er des n ou vell es
'’ ’Yvo n n e... d ’Yvo n n e...
— T.es Po r t a!... O h ! m ou D i eu , un accid en t ?
— M ai s non , m adam e, une pan n e, r ien q u ’une
Panne...
—- Où son t - i l s? V i en n en t - i l s? A r r i v en t - i l s?
— I l s ven ai en t ; m ai s, ap r ès nous avo i r reneont rés, i l s se son t déci dés à p r en d r e le t r ai n p ou r Pa
ri s et à fou r r er , pour ar r i ver cet t e foi s p l u s sû r e
ment, l ’au t o au x b agages !
— M ai s al or s quan d l es r ever r ai -je ?
_— N ou s ne pou von s vou s le ( l i r e... I l s von t
[ aire du gr an d t ou r i sm e, t out ce q u ’il y a de plu s
u la m ode. I l s s ’at t ar d er on t d ’abord à voi r d i sp u t er
*a fam eu se course Par i s- V i en n e, p u i s... qui peut
'l i r e où l es en t r aîn er a l eu r f an t ai si e?... Savez-vou s,
m adam e L e Ch al i er , q u ’i l s sem bl en t p l u s t ou r t e
r eau x que j am ai s, l es en f an t s!... Sat an é l îo b y , i l
» ’y a que l u i p ou r avo i r de ces ch an ces, apr ès si
l on gt em ps...
L es d eu x gar çon s p ar l ai en t en m êm e t em ps, s'es
cl affai en t .
— O h ! si vous savi ez com m en t ... com m en t nous
les avon s t r o u v és!... C ’ét ai t à sc t o r d r e!... I l s u ’ ;u
ét aient pas p l u s con fu s pour ça...
— Us ne vou s ont ri en don né pour m oi, pas un
" l o t ?... d i sai t M m e L e Ch al i er dont l a décepü csi
r en dait l a vo i x t r em blan t e.
— Si , un e dépêch e (pie n ou s d evi on s m et t re au
prem ier bu r eau de post e r encont ré. M ai s nous
avons t r ou vé d ’un m ei l l eu r sp or t de l an cer un défi
au t él égr ap h e et de vou s la rem et t r e nous-m êm es...
voilà !
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M m e L e Cb al i er sai si t avi d em en t l e p ap i er q u ’on j
l u i t en d ai t .
« O bl igés r even i r à Par i s, affai r e u r gen t e m ’ap
p ell e à V i en n e.
« T
h k o u l l e
.
»
El l e avai t l u l i au t . L es Fo r t a se r écr i èr en t :
—
M al i n de Bob y »... L a con n aît -i l assez dan s les 1
co i n s!... A ffai r e l ’ap p el l e à V i en n e... ah !... ah !.; . r
C ’est pas au pr ès de not re pat er n el q u ’on p ou r r ai t ,
jou er ce jeu d ’ap l o m b !... I l va à V i en n e pour
s ’am u ser , t out si m pl em en t , vot r e gen d r e, m adam e j
L e C l i al i er !... O h ! s ’i l n ’ét ai t pas au ssi bon gar - ,
Çon, com m e on l u i j et t er ai t à l a face q u ’il n ’est ,
q u ’un al t r eu x con t eur de cr aqu es !... A l a bonne j
h eu r e! en voi l à un qui com pren d l a vi e et ne sc
foulera j am ai s l a r at e p ou r el l e!... D u r est e,
Yvon n e a bien em boît é l e p as. L ’a-t -il assez con
ver t i e à t out ce q u ’i l v eu t !... C ’est r év o l t an t !...
N ou s le l u i avon s r epr och é à vot r e fi l l e, m adam e
L e Ch al i er , el l e nous a r épon du que « nous n ’y
en t en dr ion s jam ai s ri en !... » A h ! ce q u ’el l e est
t ou jou r s am u san t e et d r ôl e! ce q u ’i l s son t am u
san t s et dr ôles t ous d eu x !... On ne s ’en l asser ai t
pas !
— Je con t i nu e à ne pas com pr en dr e com m ent
m es p au vr es en fan t s ont si vi t e ch an gé d'avis?, ni
com m ent , ni où, vou s l es avez r en con t r és? r épét a
M m e L e Ch al i er , vér i t ab l em en t con st er n ée.
— N ou s al lon s t out vou s dir e ou, du m oi n s...
présenté t o u t !... fi r en t l es jeu n es For t a en éch an
gean t un r egar d d ’en t en t e.
M m e L e Ch al i er ét ai t t r op ém ue pour pr en dr e
Sar d e à cet t e r est r i ct i on . D ’ai l l eu r s, com m e l es
For t a con t i n u ai en t à p ar l er t ous d eu x à l a foi s,
•avec des v o i x qu i se h au ssai en t , p ar ce que t ou
jou rs cel le de l ’u n vou l ai t dom in er cel l e de l ’au t r e,
le colonel eu t p i t i é de M m e L e Ch al i er et i l en
t r aîn a l ’aîn é des fr èr es dan s l e j ar d i n .
Pen d an t que t ous d eu x s ’él oi gn ai en t coude_ à
coude, épau le con t r e ép au l e, que l eu r con ver sat i on
sem bl ai t pr en dre une al l u r e de con fi den ce, q u ’i l s
m ar ch aien t t èt e basse, avec ces gest es r est an t i n a
ch evés ou br u squ em en t p l ei n s d ’al ar m e don t s ’ac
com pagn en t l es d ir es gr aves, le cad et r acon t ai t :
—
Cet t e r en con t r e d ’Yvon n e a ét é, m ad am e, ce
qu i l y a de p lu s i m p r évu ... N ou s r even i on s de
i an s, cet t e n u it , à t out e al l u r e l or sq u e... b ou m !
un pneu cr ève. N ou s voi l à cou r an t un e t ert i bl e em bardée, p u i s ar r êt és en p ays p l at , 1111 de
�A
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ces p ays de Fr an ce où ne se voi en t , de-ci, de-là,
que des m ou l i n s à ven t .
Pour don n er p l u s de force à son exp l i cat i on , l e
jeun e Fo r t a cr u t d evoi r i m i t er du br as le t our n oi e
m ent des ai l es du m ou li n .
—
D evan t nous ét ai en t l es r ayon s de nos ph ar es,
deri èr e nous du n oi r , su r nous des ét oi l es, par t ou t
du si l en ce.. N ou s déci don s d ’at t en d r e l e j ou r .
« A l a pr em i èr e l u eu r , au p r em i er ch an t du coq,
nous aper cevon s à cou r t e di st an ce u n e m ai son .
L ’at t ei n d r e ne ser a p as ai sé. M ai s à quoi ser vi r ai t
d ’êt r e d éb r ou i l l ar d s, d ’avo i r du bi ceps, d ’êt re rom
pus à t ous l es sp or t s at h l ét i q u es? nous n ou s at t e
lons à n ot re m ach i n e, n ou s l a p ou sson s, l a t i r on s
jusqu’à l a m ai son ... V ei n e! c’et ai t un e au ber ge.
Une au ber ge dans l a cou r de l aq u el l e i l y avai t
m êm e un e au t o. T o u t l e m onde dor m ai t . A n ot re
ar r ivée,, un ch ien aboi e. L ’h ôt el i er se l ève. M on
frère com m ande à d éj eu n er ; pui s nous t r avai l l o n s
à r ép ar er le pneu.
« N ou s ét ion s ai n si occu pés, quan d l e ch auffeu r
de l ’au t r e au t o vi en t nous offr i r son aid e. N ous
voi l à bi en t ôt avec cet hom m e en for t bons t er m es.
I l d i t ven i r de Par i s, se p l ai n t d ’êt r e ar r êt é par
une pan n e des p l u s sér i eu ses. A u l i eu donc d ’êt re
ar r i vé à d est i n at i on , com m e on l e d evai t , au pet it
jou r, on n e sai t quan d on r ep ar t i r a.
« T ou t en cau san t , le pneu se r ép ar e. M ai n t en an t
nous d i scu t on s l a val eu r des m ach i n es, fai son s des
com par aison s, racon t on s des aven t u r es où l a p u i s
sance de nos m ot eur s s’est p ar t i cu l i èr em en t d i st i n
gu ée, et en fin , su r l es q u al i t és de nos m arques
Ri val es; nous ét an t m is d ’accor d, not re déjeu n er
ét an t p r êt , nous i n vi t on s le b r ave ch au ffeu r à le
Par t ager . I l accept e san s p l u s de façon et l a con''cr sat i on se p ou r su i t , cor d iale.
« T ou t efoi s, su r ce q u ’i l al l ai t fai r e et l es gen s
qu’il t r i m b al l ai t en sa m ach in e, — un coupé-lim ousi u e... j e ne vous d i s q u ’ça! — cet hom m e sem bl ai t
s’exp r i m er avec un e cer t ai n e r éser ve.
« Cel a p i qu e l a cu r i osi t é de m on fr èr e et au ssi la
m ien ne. Ce b r ave ch au ffeu r prêt e-t -il sa r oue de
dir ect ion à un en l èvem en t ? Cet t e pan n e va-t -el l e
fair e d ér aper l es p r ojet s ch ar m an t s d ’une p ai r e
d ’am ou r eu x, favor i ser l es p ou r su i t es de proches en
cou r r ou x ?
« A vec feu, nous nous i n for m on s, parce q u ’al or s,
evivu l ' a m o r ! nous offr i r ion s de pr en dr e la su i t e
de l ’aven t u r e... soi xan t e à l ’h eu r e, m or bl eu , ou je
ne i n ’y con n ais pas !
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« Le ch auffeur douche t an t d ’effervescen ce : il
m ène un jeu n e m éu age.
« — En voyage de n oce? »
« I l l ai sse en cor e n ot re i m agi n at i on s ’exal t er ,
p u i s r épond :
« — En vo yage, t ou t si m pl em en t .
« — A l or s pou r qu oi t an t de m yst èr e? »
« I l sou r i t :
« — D evoi r pr ofessi on n el.
« — A h ! j o l i m en t !... Par l on s-en !... Ce son t t ous
vos p ar ei l s qui fou r n i ssen t de r ep or t ages t ou t ce
q u 'i l y a de p l u s sen sat i on n els l es j o u r n au x ?... »
« D e p l u s en p l u s i n t r i gu és, m on fr èr e et m oi
flair ons uue ét onn ant e aven t u r e. M ai s le ch au ffeu r
se jou e de n ot re cu r i osi t é. E t ce n ’est q u ’ap r ès
avoi r d égu st é un b r eu vage qui n ’a du m ok a que
le nom et l ’avo i r f ai t su i vr e d ’u n « gl o r i a » et de
p l u si eu r s « ri n cet t es », que n ou s appr en on s que
¡’au t o ap p ar t i en t à un m on si eu r de Par i s, le baron
T h éou l l e, et q u ’on s’est m i s en r ou t e pou r ven i r
vous voi r ...
« L à-d essu s m on fr èr e sau t e, m oi j e bondi s.
« — T h éo u l l e!...
Con n ai sso n s!... Con n ai sson s
t r ès b i en ... am i s d ’en fan ce.
« — O ù son t -il s ?
« — l ’ar là !... fai t le ch au ffeu r , en m on t r an t la
vast e ét endue des ch am ps.
« — Com m ent I d éj à en prom en ade ?
« — Par m i le t h ym et l a r osée?
« — M adam e a r efu sé de p asser l a n u i t dan s
l ’au ber ge.
« — A l or s i l s ont couch é deh ors ?
* — Je cr oi s que oui .
« — 11 l au t que j e voi e cel a!
« — Et m oi au ssi !... »
« L e ch au l leu r sem ble for t al ar m é. I n u t i l e de
vous di re que nous n ’en t en ons p as com pt e.
« — Vous n ’avez pas l ’idée p r éci se où se t r ouve
leur cam pem en t ?
" — On m ’a f ai t por t er des fou r r u r es, des cou
ver t u r es, l es cou ssin s de l ’au t o, au pi ed d ’une des
m eules de p ai l l e que vou s vovez l à- b as... m ai s je
uc p u i s d ’i ci d i st i n gu er l aq u el l e.
*
Que uc le d i si ez-vou s ! »
“ J- c ch au l leu r répond p ar un e m i m i qu e qui
sem ble si gn i fi er : « J ’ai l u t t é t an t que j ’ai p u ...
vogu e l a gal èr e!... »
« En ce p ays, m adam e, ai n si que dan s l e nôt re
9e ui om eut , ou f ai t l a m oisson . Seu l em en t ,
él oi gn em en t des ferm es ob l i ge à l ai sser au m ili eu
des ch am ps les ger bes en gran des m eu les.
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75
« N ou s voi l à don c, m on frèr e et m oi, cou r an t à
t r aver s l a cam p agn e, ch er ch an t à savo i r l aqu el le
de ces m eu les ser t de ch am br e à coucher au m én agé
Th éou ll e et t ou r n an t , avec m i l l e pr écau t i on s, au
t our des b eau x ch ât eau x de p ai l l e pou r l e décou• vr ir .
« T ou t à cou p, au pei d de l ’un d ’eu x, — cel u i -là
quel que peu d ém an t el é pou r un e i n st al l at i on p lu s
con fort able, — nous d écou vr on s... vos t ou r t er eau x,
m adam e L e Ch al i er !
« A u fond d ’une ni ch e for m ée p ar quel qu es ger
bes en l evées, su r l es cou ssi n s de l ’aut o et des d r aps
cn peau de ch am oi s, s ’i l vou s p l aît , i l s dorm ent
dans l eu r fou r r u r e, i l s dorm ent à'p o i n g s fer m és,
n ullem en t gên és p ar l es p r em i er s r ayon s du sol eil
qui se gl i ssen t j u sq u ’à eu x !...
« L u i , est t out bonn em en t h i d eu x'!... I l r on fle, il
souffl e, sa casqu et t e su r le liez, l a bouch e de t r a
ver s. 151l e, p ar con t r e, est t out e poési e, j ol i e com m e
•tu cœu r , à croqu er !... Ses l on gs ci l s om br agen t
son v i sage, au ssi f r ai s que l ’aube de ce m at i n
d ’ét é!... El l e dor t , l es l èvr es en t r ’ou ver t es su r des
dent s ad m i r ab l es... et l u i , i n sou ci an t d ’un si ex
quis t ab l eau , con t in u e à r on fler com m e u n son
neur, l ’an i m al !...
« V ou s com pr en ez, m adam e, q u ’i l en fau t m oi n s
que nous n ’en avon's sou s l es y eu x , pou r donn er
des idées de car n age à d eu x cél i b at ai r es!...
« — L es l ai sson s-n ou s d o r m i r ?... » dem ande
»non fr èr e.
« Je su i s féroce :
« — D or m i r deh or s, voi l à des m œu r s du Far W est . A gi sso n s donc connue dans le Far - W est !... *
. « Et nous vo i l à d an san t , gest i cu l an t , d evan t le
nid des t ou r t er eau x, p ou ssan t des cr i s de sau v a
ges !
« T h éou l l e se r el ève, effar é :
« — H ei n !... h ei n !... qui v a l à? »
« I l a des y eu x que l a t er r eu r ar r on d i t de p lu s
°n plu s en boul es de lot o, des ch eveu x r et om bant
c«> l on gu es m èch es en col lées de pom m ade, au t ou r
d ’un vi sage peu fai t pour , san s dom m age, êt r e
Considéré au x pr em i er s r ayon s du m at i n , n i ci i sû r ,
H oby vi en t de r êver q u ’il d or m ai t chez l u i , bouleyard H au ssm an n , et ri en ne peu t ar r i ver à l u i
•ai re com pr en dr e com m en t le plei n j o u r le dén iche
a>nsi en p l ei n s ch am p s!...
*
Q uant à vot r e fi ll e, m ad am e, — 011 d i r a que l es
An i m es m an quen t de san g- f r o i d !... — à nos cr i s
el le ou vr e l es y eu x , se sou l ève, nous r egar d e, pu i s
t r an qu i l l em en t se rccouclie en m arm ot t an t avec, à
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not re égar d , un e i n ci vi l i t é qu i v a bien vou s l a fai re
r econ n aît r e :
a — O h ! ces i m bécil es de Fo r t n !... Ça ne
m ’ét on ne p as d ’eu x !... »
« L à d essu s, san s p l u s de force, t an t nous r i on s,
m on I rère et m oi, nous nous l ai sson s ch oi r à t er r e.
« Yvon n e r épèt e, t ou t en som m ei l lée :
« — Les i m b éci l es!.... Q uels i m b éci l es!... Et dir e
me cela a t ou jou r s ét é com m e ç a! »
« Bob y, l u i , de p l u s en p l u s ah u r i , de p l u s en
p lu s ne com pren an t r ien à ce q u i l u i ar r i ve, est
sor t i , non san s pei n e, de son t r ou de p ai l l e, et va
et vi en t , t i t u b an t , com m e i v r e :
« — N on, j ’ai passé bien des n u i t s... bien des
n u i t s... enfin bien des n u i t s... j am ai s un e qui m ’ai t
m is dan s un ét at p ar ei l !... Je su i s r ou é, r om p u ...
rom pu ! »
« N ou s l e b l agu on s, m on fr èr e et m oi, D ieu
i ai t !... Yon n e t an t ôt en t r ’ou vr e 1111 œi l , t an t ôt le
r eferm e, et 11e nous cach e p as q u ’au l ieu de nous
voir assi s, l à, à t er r e, en face d ’el l e, el l e nous ai m e
rai t m i eu x à m i l l e li eu es.
« Bob y gém i t :
« — Q uand 011 fai t de l ’au t om obi l i sm e, il faul r ai t , 11’est -ce p as, s ’at t en d r e à t ou t et cou ch er où
l'on peut !...
« — O h !... n ’est -ce pas ce que n ou s avon s
f ai t ?... Q u’est -ce q u ’ il vou s f au t ?... ronchonne
iine v o i x dans l es pr ofon d eu r s de l a p ai l l e.
« —- On nous offr ai t des l i t s d an s cet t e au b er ge ;
nais T ot ot t e... l a p r i n cesse T ot ot t e...
« — D es l i t s où avai en t couché des p aysan s, des
li ar r et i er s, le p r em i er ven u , n ’im por t e q u i ...
merci !
« — O ui , à cel a Tot ot t e, m a fem m e, a t r ouvé
pr éfér able l a cou ch et t e du ch em in eau !...
« — Il n ’y avai t au m oin s pas de b ét es!...
« — Oh ! par lon s-en ! con t i n u e Boby en se seouant frén ét i qu em en t , j ’ai des ar ai gn ées, des sca
rabées, des sau t er el l es plein m on fau x- col , des
ou r m is plein m es jam bes ! •
i “i ^ u fond de l a p ai l l e, l a v o i x gr on d e san s
*
C ’est de l a b l agu e, n ’en croyez, r i en !... Pu i s
au m oin s ici cela sen t ai t lion la m en t h e et l ’œi l l et
e le reseda sau vage, t an d i s qu e, pouah ! dan s cet t e
11
) ei ge,
1 ai r ét ai t sat u r é d ’ une odeur de v tu abac, de
.im n r
/ l * . . . . . . _ _ _ _■%_ » „ v u. i v. u m i e u u e u r u e
m e u r , d e t e r r e , d e c u is in e , ir r e s p i r a b l e !
« — Possi ble, m a cl i èr e... En t ous cas, c o m m e
r ésu l t at ce n 'est poit it l i eu r eu x !... L à ! ... l à!. .. l à !. . .
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nom d ’une p i p e, su i s- je m al en p oi n t , su i s- je assez
niai en p o i n t !... » gém i t T h éou l l e san s cesser .
« A l o r s, com m e m on fr èr e et m oi con t in uion s
à nous t or dr e de r i r e, à l ’assai l l i r de p l ai san t er i es,
de q u ol i bet s, Yvon n e fin it p ar se fâch er t out r ou ge
et nous i n ju r i er de l a bell e façon , sacr i fi an t ai n si ,
san s p i t i é, l es égar d s du s à n ot r e vi ei l l e am i t i é, au
cu lt e q u ’el l e a voué à son m ar i .
« Pou r t an t cel ui -ci sem b l ai t peu à peu r et r ou ver ,
avec la fer m et é de ses jam b es, un sen s t r ès p r at i
que de l a vi e.
« 11 s ’écri a sou d ai n :
« ^ - A u fai t , T ot ot t e, m a Tot ot t e ch ér i e, si c’ét ai t
l a Pr ovi d en ce qui m et t ai t ces b r aves gar çon s su r
not re r o u t e?... O ui , si c ’ét ai t el l e, com pr en an t t out
ce q u ’il y a de p i t oyab l e à p r i ver d eu x p au vr es
pet i t s i n n ocen t s com m e nous de ce q u ’i l s ai m en t ,
qui nous l es f ai sai t r en co n t r er ?... A h ! qui sai t !
peut -êt r e al lon s-n ou s p ou voi r r egagn er Par i s, et ...
et ... — il a un gest e qui em br asse l ’horizon —
fair e n ot re gr an d v o y ag e!... »
« D u fond d e l a p ai l l e p ar t un cr i de d ésappr o
bat ion :
« — Bob y, non, p as cel a... p as cel a! »
« M ai s T h éou l l e n ’en t i en t com pt e et , nous p r e
n an t chacun p ar 1111 b r as, i l n ou s en t r aîn e. U11
qu,art d ’h eur e ap r ès nous r even i on s t ous t r oi s.
« Bo b y ét ai t fou de- joi e :
« — T o t o t t e!... T o t o t t e!... ça y est , m on cœu r ,
iiion l ou p , m on p et i t chou d 'am ou r , ça y est ! »
« N ous t ou ssi on s de t out es nos for ccs. m on
frère et m oi, pou r r ap p el er à cet exp an si f not re
in opport u n e p r ésen ce; m ai s l u i , t om bé à gen ou x
pr ès de Tot ot t e, t ou jou r s couchée, con t i n u ai t sa
Plu i e de m ot s de t en d r esse, san s p l u s sc sou ci er de
nous qu e si nous n ’exi st i on s pas.
» A vr ai d i r e, ces t en dr es épi t h èt es sem bl ai en t
l>cu i m p r essi on n er Yvon n e.
« El l e y cou pa cou r t en d em an d an t , cet t e fois
el le au ssi gém i ssan t e :
» — A l or s, nous n ’al l on s p l u s j u sq u ’à la p au
vre m am an ?
« — A u r et ou r ... au r et ou r ... »
« — Et m on Jacq u o t ?
« — A u r et ou r ... au r et ou r ... »
« A l or s vot r e fi l l e, m ad am e, n ’a p l u s eu q u ’un
Keste l as, un m ou vem en t de b r as com m e l or s
q u ’on lâch e les r am es, q u ’on l ai sse sa bar qu e su i 'r e le fil de l ’eau à l ’aven t u r e. I’u i s el l e a pou ssé
1111 gr an d sou pi r , s’est aPcot ée m i eu x su r son siu-
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gu l i er or ei l l er et , san s p l u s de sou ci de n ou s, el l e
a r ei erm é l es y eu x ...
L e jeu n e hom m e se t u t .
—■ C ’est t ou t ? dem and a M m e L e Ch al i er avec
su r p r i se.
— C ’est t out .
L a p au vr e fem m e avai t écout é ce r éci t com m e
en r êve. Com m e en r êve el l e y son gea en cor e u n
m om en t ; p u i s, t out à cou p, el l e s ’av i sa q u ’i l con
t en ai t des poi n t s ob scu r s, que bien des r ai son s en
d em eu r ai en t i n exp l i q u ées.
— M ai s par don ! fi t -el le, vou s ne m e dit es r ien
de ce qui l es a br u squ em en t por t és à p r en d r e cet t e
décisi on , à r even i r su r l eu r s p as?
I l sou r i t et , avec un e affect at ion de bon garçon n i sm e, r épon d i t :
— M ai s n ot re r en con t r e, cel a al l ai t de so i !...
— V ot r e r en co n t r e?... j e ne com pren ds p as!...
— Par ce q u ’i l s t r ou vai en t ai n si à vou s fai r e sa
voi r qu e... que l eu r aut o ne m ar ch ai t p l u s.
El l e r éfléch it un i n st an t , p u i s répét a ;
— Je com pr en ds de m oi n s en m oi n s.
L e jeu n e Fo r t a t o r t i l l ai t sa casqu et t e, m or d i l l ai t
sa l èvr e i n fér i eu r e, r egar d ai t M m e L e Ch al i er avec
l ’ai r d ’un gam i n qui fai t un m au vai s cou p. Et sou
dain el le eut un dout e qui l u i cr i sp a le vi sage et l a
fit se l ever , r ep r i se d ’ une i n qu i ét u d e fol l e :
— V ou s m e cach ez quel qu e ch ose, c ’est i m pos
si bl e !
I l s’en défen di t m ol lem en t . El l e i n si st a avec
force :
— Par p i t i é, dit es-m oi l a vér i t é !
I l affi r m a q u ’i l n ’y avai t ri en à d ir e.
— V ou s m e le j u r ez ?...
— Fau t - i l donc de si gr an d s m ot s pou r r i en ?
Et , com m e le colonel en t r ai t , su i vi de son fr èr e,
le jeu n e hom m e les fit j u ges du peu de confiance
que M m e L e Ch al i er avai t en l u i . Et M m e L e Cli al i er n ’osa i n si st er , bien que* l ’at t i t u d e con t r ai n t e et
le r i r e forcé q u ’avai t l e col onel ne fu ssen t p as pour
l u i don ner confiance.
M m e Le Ch al i er d evi n ai t j u st e : à ce r éci t i l y
au r ai t eu bien il ajou t er . Et , si le jeu n e For t a ne
fai sai t pas, c ’ét ai t par ce q u ’ai n si il en avai t ét é
décide avec son fr èr e... j u sq u ’à n ou vel o r d r e!... Ce
pen dan t , il fau t bien l ’avou er , i l ép r ou vai t l e r egr et
de n en pas d i r e p l u s l on g. F,n l u i , com m e en t ous
les voi si n s du Ch al i er , — le col onel de Gar d avon
excep t e,
fer m en t ai t ce v i eu x l evai n de j al ou si e
e d en vi e don t M m e Le Ch al i er avai t eu déjà t an t
à sou ffr i r . 1uisque aussi- bien , — Pob y le déplo-
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l'ai t assez — i l fau d r ai t li n j o u r ou l ’au t r e q u ’el l e
ap p r ît ce q u ’on l u i cach ai t , l e j eu u e hom m e au r ai t
ai m é que cet t e r évél at i on fû t fai t e d evan t l u i , p ar
l u i . I l ét ai t cu r i eu x de v o i r com m en t l a m ère
d ’Yvon n e, si fiér ot e, si sou ci eu se de n ’occuper per
sonne d ’elle-m êm e, n i des si en s, v i v an t si bien à
l ’écar t d an s sa t ou r , sa t ou r d ’i voi r e, su p p or t er ai t
l e clioc de ce q u ’il se p l ai sai t à ap p el er « l ’i m m o
r al i t é de l a p et i t e h i st oi r e ».
Et , sou r i an t d r ôl em en t , i l son geai t à p ar t l u i
que, l à, v r ai ! p ar l e t em ps q u i cou r t , l e r ôl e de
« par en t s » n ’ét ai t p l u s d r ô l e; m ai s q u ’au fond l u i
p ou vai t s’en l aver l es m ai n s, car i l ét ai t fer m e
m en t r ésol u — p u i sq u ’on n ’av ai t p l u s des fi ls ou
des fil l es que pour se vo i r jou er l es p ir es t ours —
à r est er cél i b at ai r e! D ’ai l l eu r s, i l avai t t ou jou r s
r êvé d ’un e fem m e j o l i e, él égan t e com m e T ot ot t e...
et , d am e! Tot ot t e, m êm e Tot ot t e, à bi en r éfléch i r ,
ne l u i p ar ai ssai t p l u s 1111 placem en t de t out repos.
Exem p l e : ce q u ’i l f al l ai t t ai r e à M m e L e Ch al i er
en cet i n st an t !
Cer t es, p au vr e T ot ot t e, el l e n ’ét ai t cou pabl e que
d ’avoi r un m ar i noceur et d ép en sier , d ’ad or er sou
affr eu x l i ob y et de le l ai sser t r i p ot er san s con t r ôl e
d an s l eu r avoi r . M ais n ’ ét ai t -ce p as t r op , d éjà t r op,
i n fi n i m en t t r op ... pou r l a p ai x des f am i l l es?
E t , pen dan t que le j eu u e Fo r t a r ai son n ai t ai n si ,
M m e L e Ch al i er , t out eu cau san t avec l e colon el ,
t out en com m en t an t avec l u i l ’i n vr ai sem b l ab l e
aven t u r e qui l a p r i v ai t de ses en fan t s, se r em et t ai t ,
se r ési gn ai t .
— Ç>u’y f ai r e? q u ’y p u i s- je?
M ai s au fond de ses y eu x qu el l e t r i st esse!
L es jeu n es Fo r t a avai en t p r i s con gé. L e colonel
r est a d avan t age. I l sem b l ai t t i m i d e, absor bé, t r ou
bl é com m e l o r sq u ’on a qu el qu e chose à d ir e et
q u ’on ne l ’ose.
A lu i au ssi dès l e début le r éci t des jeu n es gen s
avai t par u obscu r . C ’çst pou r qu oi , y d evi n an t un e
uienace, un d an ger , il ne sav ai t qu oi , don t p ou vai t
êt r e vi ct i m e l a ch ère gr an d ’m ère du p et i t Jaequ ot ,
il avai t de t out e sa vol on t é t i r é l es ch oses au cl ai r .
M ai n t en an t il savai t ; m ai s cel a lui i m p osai t le
devoi r de fai i e, à cel l e q u ’il eû t vou lu p r éser ver de
t out e sou ffr an ce, un e com m u n icat i on des p lu s p én i
bles. Et i l t r ou vai t sa m al h eu r eu se voi si n e d éjà si
at t ei n t e, si ébran lée p ar le ch agr i n de ne p as voi r
ses en fan t s, q u ’il d i ffér ai t l e p l u s q u ’i l p ou vai t ce
q u ’il avai t à dir e.
l ’ou r t an t , le soi r appr och an t et la vi si t e du col o
nel u e p ou van t se p r ol on ger , l ’offici er v i n t s’as
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seoi r su r u n p ou f au p r ès de M in e L e Ch al i er , et
com m ença :
—
M a ch ère, bien chère voi si n e, — i l m et t ai t en
ces m ot s u n e ch al eu r d ’accen t qu e j am ai s en core i l
ne s’ét ai t per m ise, — j ’ai à vou s p ar l er , i l m e fau t
vou s d i r e... vou s d i r e san s p l u s t ar d er ...
M ais el l e, se m épr en an t à l ’ém ot ion de son voi
si n , à l ’h ési t at i on de son l an gage, cr u t q u ’un e fois
en cor e i l al l ai t l ’en t r et en i r de son am ou r , des proîi- f c
r i
—
---
,:1
-
*
.... j ---- •> lâiuigna cl ici pen sée q u ’i i t u u i si ssi u t ,
pour cel a, le j o u r où p l u s que j am ai s ses en fan t s
l u i p r ou vai en t com bien el l e com p t ait peu d an s l eu r
vi e. Escom pt ait -il don c, p ou r le su ccès de ses vu es,
quel qu e d éfai l l an ce de sou cœu r , de son am our
m at er n el ?
Br u squ em en t el l e i n t er r om p i t :
— N on , m on vo i si n , n e m e di t es r i en ... j e vou s
en p r i e!...
Pu i s, l a v o i x sou r d e, avec un peu d ’égar em en t
dans l es y eu x , el l e p ou r su i vi t :
— N e com pren ez-vou s p as qu e de sen t i r com bien
pour eu x j e su i s peu de ch ose m e b r i se le cœu r ?...
n u m et hors d ’ét at de vou s en t en d r e?... Pas m ai n
t en an t ... p l u s t ar d ... ou m i eu x, j am ai s... j am ai s !
l ît , en une m i n u t e d ’aban d on , el l e fi n i t , avec 1111
r i r e saccadé, n er veu x :
— M ai s, voyon s, m on vo i si n , ces b on h eu r s-là ne
son t p l u s fai t s pou r n o u s... j am ai s !
il ét ai t deven u ext r êm em en t pill e. I l o u vr i t l a
bouche pour pr ot est er , pour dir e à quel poin t el l e
se t r om pait , pour se d i scu l p er du m an qu e de d él i
cat esse dant el le l ’accu sai t ; i l 11’en eu t p as l e cou
r age. I l se l eva, l u i p r i t l a m ai n et l a b ai sa, en
m urmurant :
— O ui, vou s avez r ai son , p l u s t ar d ... et p l û t au
ciel que ce 11e fû t jam ai s !
fît i l se sau va, l e cœu r b r i sé au ssi , p ar ce q u ’il
en t r evoyai t dan s l ’aven i r de l a p au vr e fem m e, au
l ieu de t out le bonheur q u ’i l eû t vou l u y m et t r e, de
bien am èr es sou ffr an ces!...
Ut, en dépi t des sou cis de ce j o u r , ce fu t pour
M ine L e Ch al i er une t ourm en t an t e obsessi on que
t es dern iers m ot s du colon el , ces m ot s si en op p o
si t i on avec ce q u ’el le av ai t t ou jou r s cr u d evi n er de
ses d ési r s et de ses p en sées...
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VI
— A vez-vou s en t en du d i r e, n i a chère, que le
gen d r e de M m e L e p h al i er ai t m an gé t ren t e m i l l e
fr an cs ?...
— M ai s, m a t r ès ch ère, c’est v i eu x d ’au m oi n s
d eu x m o i s!... D u r est e, il en m an ger a bien d ’au
t r es, al l ez, ce m on si eu r -l à !... J ’ai t ou jou r s pr o
p h ét i sé— et j e m e flat t e d ’êt r e p h ysi on om i st e! —
q u ’ il a u n ru d e est o m ac!...
— Q uand don c avez-vou s ap p r i s cel a?... M oi ,
fi gu r ez-vou s, j e ne sai s j am ai s r i en !
— M on m ar i l e cont a au vôt r e l ’au t r e m at i n
cepen d an t , l or sq u ’i l s se r en con t r èr en t
à la
ch asse... C ’est m êm e, soi t d i t san s r epr och e, t out
ce que M . Boi ssan fit ce m at i n -l à, que de r acon t er
un e h i st oi r e à M . Jo n q u i l l e ! Pou r t out vou s
avou er , j ’ai m e m i eu x quan d M . Boi ssan m e r ap
por t e du gi b i er ; j ’ai m e, en gén ér al , q u ’on fasse ce
q u ’on fai t , j e ne t r ou ve r i en d ’agaçan t com m e
q u el q u ’un qui 11e fai t pas ce q u ’ il f ai t !...
— V r ai , vot r e m ar i l ’a d i t au m i en ?... O h ! c’est
i n su p p or t abl e, M . Jo n q u i l l e ne m e r épèt e jam ai s
ri en !... Pou r t an t m e fai r e vi v r e à l a cam p agn e est
d éjà si d u r !... Q uand j ’y au r ai s un e m i n u t e de
d i st r act i o n ...
— Eh b i en , cet t e m i n u t e de d i st r act i on , c’est
m oi qui vai s vou s l a don n er, m a p au vr e m ad a
m e!... Cet t e h i st oi r e, c’est m oi qui vai s vou s la
con t er. Er r o n s 1111 peu sou s ces ar br es et par l on s
bas seu lem en t . Je ser ai s désolée q u ’011 en t en d ît ...
q u ’011 p û t cr oi re que j e m ’occupe du p r och ai n , que
j ’en m éd i s... al or s que D ieu sai t si , au fon d, cela
m ’est in d i ffér en t !...
C ’ét ai t un di m an ch e d ’oct obre. L es cloches de
V i el l en ave son n ai en t à t out e volée l a sor t i e de la
gr ai u l ’m esse. L e sol ei l i n on d ai t de r ayon s d éjà
p âl i s p ar l ’au t om n e l a p l ace qui s’ét end devan t
l ’égl i se. T ou jou r s déser t e d an s l a sem ai n e, cet t e
p lace s’en com br ai t de m onde le di m an ch e.
C ’est l à q u ’avan t et ap r ès l a m esse, avan t et
apr ès l es vêp r es, l ’on se r en con t r ai t , l ’on cau sai t ,
l ’on s’at t ar d ai t . A l or s s ’écl i ai i geai en t l es n ou
vel l es, s ’i n ven t ai en t l es can can s, p r en ai en t corps
l es sou pçon s, se b ât i ssai en t l es h i st oi r es, s ’ébau
ch ai en t m êm e des m arch és. A p r ès quoi , ch acun
ayan t fai t t r av ai l l er sa l an gu e, sel on ses goû t s, ses
facu l t és, sou i m agi n at i o n , t ous se d i sp er sai en t .
L es u n s, p ar p et i t s gr ou p es, r even ai en t l en t em en t
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chez, e u x ; l es au t r es en t r ai en t au cabar et , p ou r sa
cr i fi er l es qu el qu es h eu r es qui r est ai en t en cor e du
j o u r du Soi gn eu r au vi n et au x q u i l l es.
L e ciel ét ai t d ’un bl eu pr ofon d. U n peu de ven t ,
ce ven t si n gu l i er et t i èd e de l ’au t om n e, en l evai t
d an s l es ai r s, t r ès h au t , quel qu es feu i l l es ar r a
ch ées à des ar br es t ou t proches.
M m e Jo n q u i l l e et M m e H oissan fai sai en t l es
cen t p as t out en cau san t . L a pr em i èr e d i sai t :
.
M on m ar i gr on d er a de ne p as m e vo i r r eve
n i r , j e lu i r ép on d r ai... q u ’ i l n ’ av ai t q u ’à vou s d ir e
ce q u ’ il sav ai t : il m ’en eû t évi t é l a p ei n e et vou s
n eu ssi ez p as ét é en r et ar d !... Ce ser a t r ès bien
m êm e de lu i t en i r t êt e, i l est i n d i sp en sab l e d ’ ap
pr en dre au x hom m es à m ar q u er l e p as... A h !
gr an d s d i eu x ! où en ser ai s-je avec M . Boi ssan si ,
d epu i s l on gt em p s d éj à, j e... M ai s ce n ’ est pas
p eu r t r ah i r m es secr et s de m én age que j e su i s
i ci ... A u r est e, ces affai r es des I .e Ch al i er , il est
n écessai r e qu e t ous nous l es su i vi o n s... 11 se pour
r ai t q u ’i l y eû t des cou ps de Bou r se à t en t er ... t i en
dr i ez-vous t ou jou r s au h ar as?
—
A h ! m a chère, ce ser ai t l e sal u t pou r m o i !...
M . Jo n q u i l l e n ’est poi n t assez occupé, al or s il
gr ogn e... i l gr o gn e!... Et qui gr ogn e-t -i l ?... L a
seu le per son n e q u ’ i l sai t b i en ne d evoi r jam ai s le
q u i t t er ... sa f em m e!... L es d om est i qu es, il ne l ’ose
p l u s!... D ep u i s qu e, p ar sa vi ol en ce, il s’est du
r an t une an n ée vu , d i x fois de su i t e, jet er l e t a
b l i er de d i x cu i si n i èr es d i ffér en t es à l a fi gu r e, il
ent oure n ot re pr éposée au fou r n eau d ’un gr an d
r espect . Q uant à son val et , un gr an d m al ad r oi t qui
casse t ou t et b oi t ... au t an t q u ’un t on n eau ! il ne
j u r e que p ar l u i . M ai s, l ’en d u r an ce n ’ét an t pas
dans l a n at u r e de ce p au vr e M . Jo n q u i l l e, com m e
il ne d evi en t m agn an i m e q u ’à force d ’effor t s, tftt
ou t ard il se pr odu i t en l u i un e t er r i b l e d ét en t e et
c est m oi qui p aye, ou i , c ’est m oi q u i p ay e!...
L es hom m es son t t ous com m e ça !... in t err om pi t l est em en t M m e H oissan, que ces d ét ai l s
en n u yai en t . M ai s r even on s à nos m ou t on s, car le
t em ps p asse... Seu l em en t , si vou s le vou lez bien ,
asseyon s-n ou s su r ce vi eu x ban c m ou ssu , ce va-et vi en t m e r om pt l es m em br es. V ou s h ési t ez? Reuout eri cz-vous ce fam eu x rh um e de sept an s, 1e, • c s at t r apc en p r en an t con t act avec l a froi de
p i er r e ?
de vot r e t en dr e sol l i ci t u d e, t r ès ch èr e,
]e 11e cr ai n s r i en .
i . d „ Eh b i c" ’ figu r ez-vous q u ’une n u i t l es fi l s
* , r even an t de Par i s, d écou vr en t , cou chés en
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p l ei n ch am p, d evi n ez gu i ?... l e baron et l a ba
r on n e T h éou l l e. I l s u sai en t pou r l eu r dépl acem en t
d 'u n e au t om obi l e de vi n gt m i l l e ir an cs, m ai s i l s
avai en t r efu sé de cou ch er dan s un e ch am br e
d ’au b er ge. L es fi l s For t a, — qu i son t m oi n s bêt es
q u ’i l s n ’en p r en n en t p ar foi s l ’ai r , — on t t ou jou rs
pen sé que, si ce cou ple él égan t en avai t déci dé
ai n si , c ’est q u ’ il n ’av ai t p as l e sou pou r sol d er l a
dépen se de cet t e ch am b r e!... I l y a dan s le m onde
de ces m én ages ul t r a-m od er n es, qui vi ven t t out eu
façad e, avec des deh ors de cen t m i l l e l i vr es de
ren t es, et n ’ont p as d eu x sou s p ou r ach et er un e
boît e d ’al lu m et t es.
— O ui, j ’ai conn u un e jeu n e fem m e ai n si , à
Par i s. El l e com m an dai t scs r obes chez l es m ei l
l eu r s fai seu r s, et s’en ven ai t t ou jou r s fi n i r de s ’h a
b i l l er chez m oi, par ce q u ’el l e n ’av ai t pas chez el le
u n e ép i n gl e, et san s dou t e le m oyen de s’en p r o
cu r er .
— V o yo n s, m a ch èr e, i l n e fau t r i en exagér er :
pou r un sou on a ci n qu an t e ép i n gl es!...
— Com m e 011 a, t r ès ch èr e, pou r u n sou ci n
qu an t e al l u m et t es!...
— V ou s 11e vou lez p as, l à-d essu s, m e l ai sser le
d er n i er m ot ? A vot r e ai se, bien qu e... cepen d an t ...
cet t e affai r e d ’ép i n gl es m e p ar ai sse... En f i n !... Je
vou s d i sai s donc que l es fi ls Por t a r en con t r en t l es
T h éou l l e d on n an t à l a bell e ét oi l e... V ou s ju gez
de l ’ét on n em en t des u n s et des au t r es. I l s’en su i t
des exp l i cat i o n s, m i eu x qu e ça, des con fi den ces,
et l es fi ls For t a d écou vr en t « q u ’u n e m au vai se fin
de m oi s ay an t t apé de t r en t e m i l l e fr an cs cet
in for t u n é baron , cel u i- ci vi en t l es dem an d er à sa
bell e-m am an , et q u ’il est m êm e bien em bêt é
d ’avo i r à le fai r e ». Je m e ser s des t er m es em
p l oyés p ar ce m on si eu r pour vou s m on t r er à quel
p oi n t j e su i s i n form ée, car , si n on l ’ar go t ... cet t e
défor m at i on de n ot re bell e l an gu e fr an çai se m e
p ar aît affr eu se, j e d i s p l u s: an -t i -p a-t r i -o-t i -q u e!...
M ai s ram enez-m oi au fai t , j e vou s en p r i e, si non
j e m e p er d s en des d i gr essi on s qu i n ’en fi n i ssen t
p as!... L es Fo r t a écout en t donc l es con fi den ces de
ce p au vr e baron , ne sach an t t r op q u ’en pen ser .
Sou d ai n vi en t à l ’aîn é un e i dée m ach i avél i q u e, —
j e vou s ai d i t t out à l ’h eur e q u ’i l ét ai t m oi n s bêt e
q u ’il n ’en p r en ai t p ar foi s l ’ai r ! — I l se sou vi en t de
1 u si n e d ’él ect r i ci t é, du d ési r q u ’a son pèr e de se
l ’ap p r op r i er , de l ’en t êt em en t que m et n ot r e belle
voi si n e du Ch al i er à l a con ser ver . I l pen se que
pr êt er t r en t e m i l l e fr an cs à ce bar on T h éou l l e va
l or cer la m ai n à la dam e. I l se d i t : « L e pat er n el
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ne m e d ésavou er a p as!... » Et il pren d su r l u i de
pr om et t r e cet t e som m e — com m en t d on c, u n e b a
gat el l e!... — au bar on ... h ist oi r e de l u i évi t er l a
cor vée de dém ar ch es en n u yeu ses!...
« V ou s ju gez des t r an spor t s de M . T h éou l l e, de
ses effu si on s... « En t r e n ou s, m ou ch er Fo r t a,
« c’est désor m ais à l a vi e com m e à l a m or t ! »
Su i ven t des pr om esses m agn i fi q u es et l ’én u m ér a
t i on de t out ce q u ’en éch an ge d ’u n ser vi ce t el l e
m en t si gn al é l ’on pou r r a pren dr e en gar an t i e...
t er r es, u si n es, l ai t er i e, h ar as, val eu r s... t ou t ce
q u ’on possèd e, et m êm e ce q u ’on ne possèd e p as,
m ai s qui ser a d an s l ’aven i r , 1111 aven i r t out pr o
ch e!... p osi t i on d an s l es fi n an ces... sp écu l at i on s
h eu r eu ses... cap i t au x s ’ajou t an t au x cap i t au x...
r êves... m i r ages..., et c., et c., et c... 11 sai t à m er
vei l l e ce q u ’ il fau t d i r e pour en gl u er l a con fian ce,
M . T h éou ll e !... L es fi ls For t a ont l eu r idée, si n on
à ces bell es par ol es i l s se ser ai en t l ai ssés cer t ai n e
m en t et im pr udem m en t p r en d r e!... Si vou s vou lez
m on avi s, m a chère, des hom m es com m e ce baron
vou s ont des t em pér am en t s de cour d ’assi ses!...
— V ou s êt es sév èr e!...
— M ai s j u st e!... V ou s ver r ez... Tou t ét an t donc
con ven u avec l ’aîn é des For t a — et su r t ou t
ch u t !... ch u t !... de n ’en r i en d i r e, que l e ver se
m ent fai t , et le p lu s t ard p ossi bl e, à l a bellem am an !... — l e baron T h éou l l e r efi l e ver s Par i s
par le pr em i er r ap i d e, em m en an t sa fem m e, l ’au t o,
le ch auffeur , au ssi vi t e que si le d i ab l e ét ai t à ses
t r ou sses. Q uant au x Fo r t a, eu x au ssi , à t out e v i
t esse, vi en n en t con fi er l ’h i st oi r e à l eu r p ap a.
« Cel i l i-ci , loin de d ésavou er son aîn é, l ’em
br asse et s’écr ie : « Je com m ence à r et r ou ver en
« t oi le san g de t on p èr e! » l i t au ssi t ôt , d ’un m ot
au ^ -'légraphc, :l Par i s, à l ’ordre du baron
li éou lle, l es t r en t e m i l l e fr an cs son t ver sés.
'■ Lor sq u e l ’affai r e est fai t e et bien fai t e, l e p ap a
i
sc
: " M ai n t en an t , al lon s en p r éven i r la
« belle m adam e, l à-bas. » i l r evêt ses h ab i l s du
dim an ch e, et , se fr ot t an t l es m ai n s, p en san t à
usi n e, a cel le à qui el le ap p ar t i en t en cor e, m u r
m ur an t : « Cel t e fois, j e l es t i en s t out es l es d eu x,
»; u si n e et l ’au t r e!... » I l se d i r i ge ver s L e Cli aler ne son ai r le p l u s pat er n e et le p l u s bén évole.
« l .e bonhom m e s ’at t en d ai t , au m oin s, à des r e
m er ci em en t s... vou s au r i ez pu su p p oser , com m e
1, qu il l es m ér i t ai t : car , en fi n , l e gest e du
1 apa Por t a sau vai t M . le baron T h éon l i e d ’une
cn .?°,u r sc< ~ au t an t vau t d i r e d ’un e
on caPJt al c pour un hom m e de son m on de,
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fai san t p ar t i e du T ou t -Par i s, d ’un gr an d cer cl e,
pour u n t el fer ven t de t ou s l es ch i cs, de t ous les
spor t s ! — Pap a Far t a com pt ai t san s son hôt e.
« I n t r od u i t dan s l e p et i t sal on du Ch al i er , —
cet t e sor t e de bon bon n i ère, parée de fl eu r s com m e
un e ch ap el l e, où l a dam e ai m e à r ecevoi r ses v i si
t eu r s, il com m ence à exp l i q u er :
« — Par un h asar d don t j e su i s h eu r eu x, M a
dam e, ¡1 m ’est ar r i vé de p ou voi r ob l i ger quel qu e
peu vot r e gen d r e... d ’avoi r eu l ’occasi on d e... »
« D ’une v o i x de m i el , p ap a For t a d éb i t e son
p et i t ch ap elet , et fi n i t p ar d i r e que, pour se dé
d om m ager du ser vi ce r en du, il d em an d e... oh !
m on D i eu , p r esqu e r i en ... peu de ch o se!... I l offre
si m p l em en t ,
t out
si m pl em en t ,
d e...
pr en dr e
l ’u si n e!
« L 'u si n e !...
« Ou 11e le l ai sse p as ach ever ... — V ou s savez si
la dam e a d éj à l ’ai r t h éât r al ?... L o r sq u ’el l e en t r e
à l ’égl i se, el l e n ’y p eu t r en t r er com m e vou s et
m oi, n o n ! I l fau t q u ’el l e s ’ar r an ge p ou r qu e t out
l e in on de l a r egar d e. L o r sq u ’el l e su i t l a pr oces
si on , m êm e ch an so n ! Si bien que l ’on fi n i r ai t p ar
n o i r e que l a cér ém on ie n ’a l i eu que pou r el l e, que
1œi l de D ieu est u n i qu em en t fi xé su r el l e, q u ’el le
seu l e p eu t esp ér er en un e p ar t de p ar ad i s!... Ce
que cela m ’a sou ven t donné su r l es n er fs, m a t r ès
chère !... N ’avez-vou s donc j am ai s rem ar qu é com
bi en , en t out e occasion , l ’at t i t u d e de cet t e bell e
m ad am e s’él oi gn e de l a si m p l i ci t é?
— V ou s p r éci sez l à, cer t ai n em en t , des im p r es
si on s que j e m ’exp l i q u ai s m al !
— Je r ep r en d s : vou s savez donc si l a dam e a
l ’ai r t h éât r al ... A u r éci t de p apa Fo r t a, son at t i
t ude est t el l e que, su r -l e-ch am p, el l e r ap p el l e au
bonh om m e — il l ’a pr ét en d u d ep u i s! — l ’h ér oïn e
du q u at r i èm e act e d un dr am e a gi an d sp ect acle
q u ’ il avai t vu j ou er à l ’ A i n b i gu ... El l e se l ève, se
cr am pon n e à 1111 m eu ble pour s’em pêch er de t om
ber, car el l e se sen t d éfai l l i r , el l e por t e son m ou
ch oi r à ses l èvr es afi n d ’y r ép r i m er san s dout e
qu el qu es cr i s de d o u l eu r !... El l e a bl êm i, ses y eu x
sont fi xes, el le dem eu r e m u et t e un i n st an t . M ai s...
ah ! m es aïeu x, quan d enfin el l e p ar l e... c’est al or s
que le bonh om m e en t en d un e sér én ad e!...
« D e quel dr oit s’ét ai t -i l i n t er posé en t r e el l e et
ses en f an t s? D e quel dr oi t , san s l ’aver t i r , a-t -il
en voyé cet ar gen t à son gen d r e?... Q ue son t ces
cach ot t er ies, ces m en ées so u r d es?... Est - ce que la
1 u er r e d ’au t r efoi s va r ecom m en cer ?... N ’a-t -il pas
eu ¡li sez, vr ai m en t , de pr en d r e si l on gt em p s, vis-
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à- vi s du Ch al i er et de ses h ab i t an t s, ce r ôl e dé
l oyal et four be don t l e sou ven i r l u i d evr ai t p eser
com m e u n e h o n t e?...
« I l veu t l ’u si n e?... I l 11e l ’au r a p as!... Gr âce à
D i eu , l e Ch al i er peut se défen dr e en cor e, et i l se
d éfen d r a!... Et , si M . Por t a com pt e sp écu l er su r l e
r et ou r de fai bl esses com m e cel le que vi en t d ’avoi r
l e m ar i d ’Yvon n e, p ou r t r i om ph er d an s u n aven i r
p l u s ou m oi n s pr och ain , i l se t r o m p e!... A vec
l ’ai d e de D i eu , on peu t espér er que l a r ud e leçon
q u ’ il vi en t d ’avo i r v a ram en er l e p au vr e gar çon au
sen t i m en t de ce q u ’il se d oi t à l u i-m êm e, au sen t i
m en t de ses r esp on sab i l i t és en ver s l es si en s!.:.
O ui, on peut espér er q u ’i l ser a p r éser vé de t out e
n ouvell e d éfai l l an ce p ar l e r egr et , l e r em or d s de
cel le à l aq u el l e il vi en t si m al h eu r eu sem en t de
su ccom b er !... Ces t r en t e m i l l e fr an cs von t êt re
r en d u s... et l ’u si n e ne sor t i r a p as du Chal i er , et c. »
« L e vi eu x Por t a, r acon t an t l a ch ose, p r ét en d i t
n ’avoi r jam ai s ét é au ssi m or t i fi é de sa vi e que ce
j o u r - l à!... I l s’at t en d ai t à des r em er ci em en t s, des
ph r ases eu gu i r l an d es, et il se vo i t ap p l i q u er un e
m aît r esse vol ée de bois v er t !... A l or s, com m e de
voi r ses com bin aison s m i ses à n éan t , ses p l an s
déjou és, ses pr ojet s à vau - l ’eau, l ’en r ageai t encore
bien p l u s que t out ce q u ’on p o u vai t l u i d i r e, l a
m out arde l u i m ont e su b i t em en t au nez, il l u i re
vi en t q u ’il est hom m e du p eu p l e, et c’est com m e
t el q u ’ i l r épli qu e au x p ar ol es offen sées de la
d am e!...
« Ce que j ’au r ai s vou l u assi st er à cet t e scèn e!...
V ou s l ’ent en dez d ’i ci , le b r ave h om m e!... I l du t
êt r e p l u s gr ossi er , p l u s gest i cu l an t , q u ’un por t eu r
«l’eau au v er gn at !... En y p en san t , j e m ’en t i en s
l es côt es... al i !... al i !... V ou s fi gu r ez-vou s ces ges
t es m en açan t s, ces i n ju r es, ces bou gr i de bou gr i ,
ces fouch t r a de fouclit ra, m on t an t à l ’assau t de l a
fli-re t our d ’i v o i r e?... Ce d u t ('t ro éiiint«*. t na bonne
« M adame,
retrouvera!...
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« C ’est al or s que j e vou s at t en d s et p ou r cel a
que j e ue vou s d i s p as ad i eu , m ai s au r ev o i r !...
« T h éop l i i m e F o r t a . »
« Q ue m e d i t es-vou s, ch èr e am i e, de ce pou l et
qui n ’a r i en du gr an d si ècl e?
— Q u el l e h i st o i r e!... M ai s q u el l e h i st o i r e!...
— C l i u t !... l evon s-n ou s vi t e, ch an geon s de su
j et , n ’ayon s p as l ’ai r de com p l ot er ...
— Q u ’est -ce q u ’ il y a?
— V ou s êt es born ée, m a ch èr e!... ou vou s 11e
voyez pas ven i r ver s n ou s, ou plu t ôt s’ap p r êt an t
h p asser p r ès de n ou s, le colon el de Gar d avon , le
ch eval i er , l ’am i , le con fid en t , j e n ’ose p as d i r e le
sou p i r an t ...
— M a ch ère m ad am e Bo i ssau , vou s avez de ces
m ot s à l ’ em por t e-pi èce !... Je cr o yai s ce m on si eu r
absen t d ep u i s l on gt em p s...
— D ep u i s p l u s de si x sem ai n es... à V i ch y pour
.soigner son foie d ét ér ioré p ar l es séjou r s en p ays
l oi n t ai n s... M ai s r even u h ier au soi r , et de cel a je
su i s sû r e, p ar le t r ai n de si x h eu r es!
— V ou s ue l ai ssez r i en éch ap per , t r ès chère !
— Je m ’en su i s t ou jou r s bi en t r ou vée!
— Fu t - i l au cou r an t de l ’aven t u r e?
— Oh ! m a ch èr e, n égoci at eu r , m éd iat eu r , t r ai t
d ’ un ion , m an d at ai r e... il 11e p er d i t p as si b el l e oc
casion de se r en d r e u t i l e, com m en t d on c! in -disl 'cu - sa- b l c!... Ce qui a m i s et m et en cor e, j e cr oi s,
le gen d r e, l ’él égan t T h éou l l c. en un t el ét at de
t er f s, q u ’ i l n ’ap p el l e p l u s l e p er son n age (jue « le
ch eval i er du décl i n »... san s au cu n e r évér en ce
pour l a j eu n esse en core d em eu r an t e de sa belleinère !
— M ai s com m en t savez-vou s t ou t cela ?
— A h ! j ’en sai s bi en d ’au t r es... al l ez! p ar des
dom est i ques r en vo yés... u n e p et i t e fem m e de
ch am br e qui est deven u e l à- b as... en fi n , n ’ i n si s
t ons p as!... un jeu n e val et d even u au ssi .:. M ai s
ch u t !... opér ons l a r ep r i se de l a pr em i èr e posi t i on
et gar d on s le si l en ce... l ai sson s p asser le d i t ch e
val i er !...
M ai gr i , l 'ai r accabl é, sou ffr an t , l e col onel sal u a
d ’un coup de ch apeau d i st r ai t , et con t i n u a sa
rout e.
— 11 ne se ser ai t p as ar r êt é avec n ou s, si ffl a
M m e Boi ssau d ’un accen t ven i m eu x, il ne se se
r ai t pas ar r êt é avec n ou s le t em ps seu l em en t de
p fen d r e de nos n ou vel l l os !... C ’eû t ét é p o l i ; m ai s
q u ’est un d evoi r de p o l i t esse pour ce m on si eu r
au p r ès de cc q u ’ il va f ai r e!
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— V ou s savez, m êm e, cc q u ’ il va fai r e ?
— Cer t ai n em en t !... M . de Gar d avon v a d éjeu n er
au Ch al i er , i l m arch e m êm e t r ès vi t e p ar ce q u ’ il
est en r et ar d !... Eu r et ar d, apr ès un e absen ce de
si x sem ai n es... h ei n ! qu el le f au t e!... I l y a à m ad r i gal i ser d eu x _heur es l à-d essu s, à couper p en
d an t u n t em ps i n fin i un cheveu en qu at r e en sa
l on gu eu r !
— En fi n von t -i l s s’ép ou ser ?
—• I l s aim er on t pr obabl em en t m i eu x fr on der
l ’opin ion p u b l i q u e!
— C ’est le gen d r e qui fer ai t un e t êt e, s’il en
ét ai t au t r em en t !
— Oh ! m a chère, u n e t êt e p as p l u s vi l ai n e que
cel le q u ’i l a... Ce vi sage r asé, ces ch eveu x p l at s,
cet ai r de p al efr en i er du roi d ’A n gl et er r e, ce n ’est
p as m on t yp e ! J ’au r ai s à ch oi si r que j e l u i p r éfér e
r ai s son ... pr obable beau -pèr e!
— Que vou s êt es am u san t e!... M ai s q u ’est -ce
que ce t oc ?
— L a d em ie de m i d i .
— O h ! gr an d s d i eu x ! l ai ssez-m oi m e sau v er !...
Je vai s r et r ou ver M . Jo n q u i l l e d an s un ét at , avec
ses t i r ai l l em en t s d ’est om ac... O r, l o r sq u ’ il a ses
t i r ai l l em en t s ‘d ’est om ac...
— C ’est p i s que lor squ e l a p at r i e est en d an ger ,
n ’est -ce p as?... A h ! l es h om m es! ...
— E t dir e que de l eu r côt é i l s s’écr i en t au ssi ,
r ageu r s, i n d i gn és : « A h ! l es fem m es 1... » com m e
s’ i l s pou vai en t se p asser de n ou s, ou i , com m e s’ i l s
pou vai en t s’en p asser !... con cl ut M m e Boi ssan
pr en an t des m i n es coquet t es et m on t r an t ,, dan s un
sou ri r e, de vi l ai n es d en t s, en t r e des l èvr es p âl es
que des r i d es sem b l ai en t en t ou r er de gu i l l em et s.
M m e Jo n q u i l l e eu t cet t e r éfl exi on :
« I l s ont t out de m êm e de l a bont é d ’avo i r cet t e
pen sée, ces p au vr es h om m es, qu an d l a fem m e est
•p c°m m e M m e Bo i ssan !... »
t an d i s que M m e Boi ssan , de son côt é, se d i sai t :
vr ai m en t de l a bont é, qu an d l a fem m e est
n u l le com m e cet t e pet i t e Jo n q u i l l e! »
L à-d essu s, les d eu x dam es eflu sion n èr en t et se
• par èr en t avec force p r ot est at i on s d ’am i t i é.
<n-aiC'îClulant Tyer s le Ch al i er l e colonel »’avan çai t à
S
Pas- I* avai t p r i s pour ab r éger la rout e des
•
sou s k oi s, des sen t i er s au t r aver s des
so«s-boi s ét ai en t jon ch és de feu i l l es et
i i m n . - - > e s r egai n s ét ai en t d epu i s l on gt em ps
11 viU rii, ?
(^c l a fin des beau x j ou r s, de
n au vat se, de cet t e m or t l en t e de l a n a
�A
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t u r e qu i al l ai t ven i r avec l ’h i ver , l e fr oi d , l e gel
i m p i t oyab l e.
L e colon el se p r i t à fr i sson n er . I l l u i sem bl ai t
q u ’en l u i au ssi s’an n on çai en t des d eu i l s in fi n i m en t
gr an d s de choses i n fi n i m en t dou ces...
11 n ’v av ai t pas l on gt em ps q u ’à de p ar ei l l es pen
sées il" se r ed r essai t gai l l ar d em en t et , l es y eu x
fi xés su r l ’h or izon , i l opposai t ces m ot s: « Pl u s
t ar d ... p l u s t ar d ... » M ai n t en an t i l 11e Posai t , d e
p u i s q u ’i l avai t ap p r i s, h él as! com bien cet t e con
fiance en l a vi e est p ar foi s t ém ér ai r e.
L a t êt e basse, fr ap p an t du bout de sa can n e l es
h er bes, i l al l ai t d evan t l u i , d i st r ai t , t r ès l as, t r ès
t r i st e.
« L ’hom m e, l e sou r i r e au x l èvr es, at t en d t ou
jou r s et r épèt e san s c esse: « D em ai n !... D e
m ai n !... » Pau vr e f o u ! son geai t - i i , et l a vi e s’en
va, l a vi e s’éch appe san s q u ’ il en ai t con sci en ce...
l ’au t om n e r em place peu à peu l es sp l en d eu r s de
Pét é... et à l a m agi e des m ot s d ’esp ér an ce succède
la t r i st esse des syl l ab es qui son n en t com m e des
gl as, l es « j am ai s .. j am ai s p l u s!... »
Pou r t an t , en en t r an t dan s le p ar c du Ch al i er , l es
ar br es, d ’essen ces r ar es et d iffér en t es, se décou
p ai en t su r le bleu cru du ciel en un e m asse d ’or s,
de p ou r p r es, eu un m él an ge si sp l en d i d e de t ei n t es
écl at an t es, que l e col onel s’ar r êt a éblou i, fasci n é,
charm é.
« C ’est l a r evan ch e de l ’au t o m n e!... » son geat -i l , br u squ em en t ar r ach é à l u i-m êm e.
Et ce fu t Pâm e apai sée p ar l ’i m p r essi on si con
sol an t e qui n aît , p ou r cel ui qui sai t l es vo i r et les
ad m i r er , des m er vei l l eu x spect acles de l a n at u r e,
q u ’i l fr ap p a, du bout du d oi gt , à l a por t e-fen êt r e
du sal on où il sav ai t r et r ou ver sa voi si n e.
Ce fu t el l e, en effet , qui lu i ou vr i t .
— Com m ent ! d éjà du feu et l a por t e ferm ée ?
— Je su i s gl acée, m on p au vr e voi si n !
Su r el l e au ssi sem b l ai en t peser l es t r i st esses de
l 'au t om n e. Pi er r e de Gar d avon l a t r ou va ch an gée.
Son vi sage avai t m oin s de fr aîch eu r , son t ei n t
ét ai t plom bé, ses y eu x m eu r t r i s, sa bouch e avai t
ce sou r i r e con t r ai n t , forcé, que l ’on sen t t ou t près
des lar m es.
I l s ’ét on n a de l a t r ou ver seu le.
— Et vot r e p et i t Jacq u es?
El l e r épon d i t , sou r i an t t ou jou r s :
•— On m e l ’a r ep r i s.
— C ’est m al !...
— M ai s 11011, m on voi si n , c ’est dan s l ’o r d r e!...
�c jo
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M on p au vr e bébé d evai t êt r e él evé pr ès de Son
pap a et de sa m am an !
11 r ép ét a, m al gr é t ou t , sévèr e :
—■ N ’i m por t e, j e t r ou ve que c ’est m al !... V ou s
l e ren dra-t -on ?
— Je l ’espèr e, fi t -el le, l a v o i x l oi n t ai n e... si j e
su i s sage !
I l eut un gest e pr esqu e vi ol en t et d i t :
— V ou s voyez bien !
U n val et an n on çan t « M adam e est ser vi e »
coupa court à ce d i alogu e.
D u r an t le d éjeu n er , ce fut l e col onel qui p ar l a.
Ce q u ’i l avai t à dir e p ou vai t êt r e san s in con vé
n ien t écout é d an s le va-et -vi en t du ser vi ce : c’é
t ai en t des d ét ail s su r son séjou r à V i cl i y , des n ou
vel l es de d i ver s m em br es de sa fam i l l e au xq u el s
s’i n t ér essai t M ine L e Ch al i cr .
Le r epas fin i, i l s s’at t ar d èr en t dans l a vér an d a;
p u i s l e ch ar m e du prem i er feu l es r am en a dans le
salon t i ède, qu 'em bau m ai en t des vi ol et t es l i âl i ves
et d’ ad m i r abl es roses d ’ar r ièr e-saison . El l e s’assi t
au coin de l a ch em in ée et l u i en face d ’el l e, su r ce
pet i t si ège bas qui le m et t ai t presqu e à ses pieds.
El l e se t ai sai t . L e colon el se m i t à t i son n er .
— Bah ! d it -i l en fin , j e ne sai s pourqu oi j ’ai l a
désolan t e im pressi on de vou s r et r ou ver m al h eu
reuse !
El l e t r essai l l i t .
— V ou s ne vou s t r om pez peut -êt r e p as, m on
am i !... V ou s sou ven ez-vou s de ce j ou r où nous at
t endions cet t e au t o ?... El l e n ’ar r i va p oi n t ... m ai s
que de t r i st esse m ’est ven ue à sa p l ace!
— Je p er si st e à dir e que j e t r ou ve t r ès d u r q u ’on
vous ai t en l evé vot r e p et i t Jacq u es !
— N on, j e vou s assu r e, m on voi si n , l a ch ose est
t out e n at u r el l e... il n ’y a de d u r , de t r ès d u r , que
l a façon dont cela a ét é f ai t ...
— M ais enfin, T ot ot t e... com m en ça-t -il d ’un ton
de repr oche.
El l e l ’i n t err om pi t vivem ent . :
— Oh ! ne l ’accusez p as, el l e n ’y est p as pour
gr an d 'ch ose... c ’est m on gen d r e... ce n ’est que
m on gen d r e... et en cor e n ’a-t -il m an qu é que d ’ un
peu de l égèr et é de m ai n , i l n ’en a poin t , cel a ne se
donne p as!... Pu i s, vous savez, j ’ai un dét est abl e
esp r i t qui s’affl i ge de t out . J'ai sou ven t d épl or é de
ne voi r ni son père ni sa m ère s ’occu per de 111011
p au vr e p et i t Jacq u es,.. I l s s’y déci d en t et ... je m ’en
désole !... O r, m on voi si n , se désoler n ’est pas t r op
n ’a pas idée de l a place q u ’un bam bi n o
de cet âge t i en t dans une v i e!... 11 est p ar t i et m e
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voi l à avec des l o i si r s qui n ’eu fi n i ssen t p as!... I l
m e sem bl e que r i en de m oi n ’est r est é, san s l u i ,
au Ch al i er ! Je ne pen se q u ’à l u i , j ’ou bl i e t o u t !...
I l m e sem bl e su r t ou t — et vou s al lez r i r e — avo i r
per du en Jacq u o t un e gr an d e p r ot ect i on ... D ep u i s
q u ’i l n ’est p l u s l à, non seu lem en t t out m e p ar aît
fr oi d , vi d e, m ai s au ssi h ost i l e!
— H o st i l e?... l e m ot est bien f o r t !... H eu r eu se
m en t qu e, pou r com bat t r e des idées au ssi ... n oir es,
vou s avez vos m u l t i p l es occu p at i on s, m a p au vr e
voi si n e !
— Oh ! m es occu pat i on s, que son t -el les au jou r
d ’h u i ?... D es effor t s i n u t i l es p eu t - êt r e!... Je ne sai s
p l u s p ou r qu i j e t r avai l l e, n i dan s qu el b u t !...
J ’avai s r êvé de con ser ver ce dom ai n e, qui est un
peu m on œu vr e et don t j e su i s t r ès fi èr e, pou r m on
p et i t Jacq u es!... E t ce r êve j e l e car essai s, par ce
que j ’est i m e q u ’un hom m e qui se sen t « l ’en fan t »
d ’un p ay s, et qui t i en t à ce p ays p ar de sol id es at
t ach es, s ’en v a m oi n s dan s l a vi e à l a façon des
bât ons fl o t t an t s; p ar ce que j ’est im e que cel u i qu i a
le bon h eu r de posséd er un e t er r e où i l a p assé son
en fan ce et où on t v i ei l l i l es si en s — cet t e t er r e ne
ser ai t - el l e pas bien gr an d e! — est t r ès sol i dem en t
défen du con t r e un e in fi n i t é de d an ger s par t ou t ce
q u ’évoque de sou ven i r s t r ad i t i on n el s le dom ain e
f am i l i al ; p ar ce que j ’est i m e en fi n que r i en ne vau t
pour l es t r ès jeu n es l es en sei gn em en t s du passé
et que pour que ces en sei gn em en t s ai en t t out e l eu r
force il fau t r et r ou ver l e cadr e qu i ai d e à l es r e
con st i t u er ...
« O ui , j ’avai s r êvé que m on Jacq u es, t en an t au
Ch al i er p ar des l i en s sol i d es et fer m es, ser ai t
« Q u el qu ’un » en ces con t r ées, un hom m e u t i l e,
dévoué à ses sem b l ab l es, u n hom m e r ep r ésen t an t
de b el l es et n obles idées !... J ’avai s r êvé que nous
agr an d i r i on s le dom ai n e, au gm en t er i on s l ’u si n e, fe
r ion s m i eu x, beaucoup m i eu x, beaucoup p l u s gr an d
q u ’il n ’av ai t ét é f ai t en cor e... Pou r cel a, p at i em
m en t , sou à sou , j ’am assai s un p et i t t r ésor , et ch a
que foi s que m on bas de l ai n e s ’al ou r d i ssai t j ’en
ét ai s h eu r eu se, j ’en ép r ou vai s des bon h eur s d ’avar e,
c’ét ai t l ’aven i r de m ou pet i t -fi l s que j e p r ép a
r ai s!... M on bas de l ai n e est vi d e au j o u r d ’h u i !... Il
l ’a fal l u , il le fau d r a en cor e! Et q u ’est cel a au près
du d an ger de voi r l es m i en s s’accor der avec ceu x
qui d epu is si l on gt em ps ch er ch en t à se p ar t ager
le C l i al i er ?... L es m ien s son t f ai b l es, gât és p ar la
vi e ; l es au t r es son t for t s, p r êt s à p r ofi t er de t out
san s scr u p u l e!... L a l u t t e sou r de dont j ’ai t an t
sou ffert , j e l a sen s recom m encer au t ou r de m oi ...
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L e v i eu x Por t a ine gu et t e I ... I l sai t que m es r es
sources 11e p eu ven t s ’al i gn er en face des si en n es et
su r t ou t — ai n si q u ’i l m e l ’a écr i t — « q u ’avec un
gen d r e com m e l e m ien i l m e r et r o u ver a!... »
« Et cert ai n em en t la chose ser a, à u n m om ent
ou à un au t r e!... Yvon n e n ’aim e pas l e Cl i al i er .
El l e d i t de la vi e q u ’on peut y m en er , le r ép ét an t ,
pour êt r e j u st e, ap r ès son m ar i : « V oyon s, m a« m an , vou s ne vou dri ez pas m e v o i r en t er r ée
« dans ce caveau d e'f am i l l e !... » L ’aven i r que j e
r êve pour m on p et i t Jacq u es, sou r i an t e, dédai
gn eu se, el l e s ’en m oque : « Pau v ’ go sse! s’ il savai t
« la vi e que vou s vou lez pour l u i , m am an , i l en
« m ou r r ai t de ch agr i n !... » Ce que vou s appel ez,
m on voi si n , m es « m u l t i p l es occu pat i on s », el le
l es déh n i t « les m u l t i p l es agi t at i on s de m am an ...
« el l e a besoin de s’al i t er , c’est sa m an i e...» Q uant
à mon gen d r e, il n ’adm et pas que l ’on possède un
pouce de t er r e, cel a 11e l u i r ep r ésen t e q u ’u n « ca« p i t al qui dor t »... I l ajou t e, du r est e, « que des
« val eu r s placées eu 3 p . 100, en 4 p . 100, c ’est bon
« pour l es i m b éci l es!... L es m al i n s ne veu l en t p lu s
« que le 50 p. 100, le 100 p. 100, que l ’on décroche
« dan s les affai r es l o r sq u ’on a du f l ai r ... du n ez...
« de l ’or ei l l e, du t act .,, que l ’on sai t se ret our« 11er !... »
« Et , t rès t r an qu i l l em en t , i l con cl ut : « Q ue vou« dr iez-vous que nous fassi on s du p et i t t r ai n -t r ai n
« de ren t es avec lequ el 011 pop ot ai t au t r ef o i s?...
« N ous avon s un ap p ét i t qu i en dem ande davan « t age!... A u ban qu et de l a vi e, nous appor t on s
« un e belle fou r ch et t e!... »
« Jo u er , jou i r , s’am u ser , fai r e l a f êt e!... t el l e est
l a façon de com pr en dr e l a vi e q u ’on t m es p au vr es
en f an t s!... Est -ce q u ’en bonne con sci en ce, m ou
voi si n , avec les r essou r ces dont i l s d i sp osen t , i l s
d evr ai en t avoi r l e gen r e d ’exi st en ce q u ’i l s o n t ?...
Exi st en ce que j e r ép r ou ve, du r est e, à p l u s d ’un
poi n t de vu e, car l a noce, le cabar et , le r est au r an t ,
le m au vai s t h éât r e, le « boui -bou i », y t i en n en t
au t an t de place que dans l a vi e de l i ob y l o r sq u ’il
ét ai t gar çon !... Et i l s ne se si n gu l ar i sen t p as, les
m al h eu r eu x, en agi ssan t ai n si , i l s fon t ... com m e
l es au t r es!... O h ! m on voi si n , le m ar i age com pr is
(v:
s,o rt e d evien t une si n gu l i èr e i n st i t u t i o n !...
Et , si l ’expér i en ce n ’en ét ai t pas si p er son n ell e et
si dou lour eu se, il ser ai t cu r i eu x d ’ét u d i er l a défor
m at ion que, d ’une gén ér at i on à l ’au t r e, su b i t
1 idée q u ’on se fait de la d ist i n ct i on , du ch i c, de
1 él égan ce, de ce que l a m ode, — avec u n gr an d
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M , — de ce que l e m onde, — avec u n M p l u s gr an d
en cor e! — per m et t en t ou n ’ad m et t en t p as...
M m e L e Ch al i er s ’ét ai t t n e.
L e col onel l ’écou t ai t , i m m obi l e, r egar d an t le feu
qui dou cem en t b r i l l ai t . A u bout d ’un t em ps, el l e
r ep r i t :
—
Ces ch oses, j e n ’au r ai s dû l es con fier q u ’à
vou s, m on p au vr e am i , à vot r e am i t i é sû r e, si bien
fai t e pou r m e com p r en d r e... H él as! j ’eus l e t or t
d ’en écr i r e à m a f i l l e... A h ! D i eu sai t , cepen dant ,
si j ’av ai s pesé m es m o t s!... Je cr oyai s p ar ven i r
j u sq u ’au cœu r de Tot ot t e, m e fai r e écout er, am e
n er m a p au vr e en fan t à r éfl éch i r ...
« M a l et t r e dem eu r a d ’abor d for t l on gt em ps
san s répon se. L or sq u e cetti
el l e m ’ét ai t fai t e p ar m on
gu eu r et décon cer t an t qu i est t ou jou r s un ét on ne
m en t pour m oi :
« M a t out e jeu n e et t out e b el l e bell e-m am an ,
m ’ét ai t -i l d i t , si j e n ’ét ai s le gen d r e u l t r a-r espect u eu x que vou s savez, j e com m en cer ais p ar vous
ch er ch er qu er el l e ! Ça va vou s pr en dr e sou ven t
de n ou s bêch er com m e vou s l e fai t es, vot r e fill e
et m oi , dan s t ou t es l es ci r co n st an ces?... A l l ezvou s donc san s cesse j et er su r le ci el que nous
« n ou s effor çon s de m ai n t en i r t ou jou r s bl eu l ’oin« bre de vot r e af f r eu x p essi m i sm e?... L es idées
« n oi r es, c’est un e m al ad i e conn ue de n os j ou r s et
« q u ’on t r ai t e d ’au t an t p l u s q u ’el l e est ab solu m en t
« co n t agi eu se!... A i n si T ot ot t e a p ou r vi n gt -q u a« t r e h eu r es à ron ch on n er l or squ e vou s j et ez, à son
« ad r esse, cet affr eu x m i cr obe, p ar l a post e. I l vou s
« fau t donc soi gn er cel a pour el l e, pou r vou s et
c au ssi pour m o i ; ou i , m ad am e, p ou r m oi, si vou s
a vou lez que j e con t in u e à d écou vr i r en vot r e fill e
« l a p l u s ad or abl e des f em m es!...
« Ce p essi m i sm e, en cor e vou s le p ar d on n er ai s-je
« s ’il ét ai t r ai son n é, si vou s con n ai ssi ez à fond l es
• su j et s que vou s cal om n iez. M ai s, sau f le respect
« qu e j e vou s dois, vou s Otes l à-d essu s, m a trt-s
« r l iér e bell e-m am an , au ssi i gn or an t e que l 'en fan t
<• qu i vi en t de n aît r e!...
« Cou veu on s-en t ous l es d eu x... V oyon s, ent r e
« n ou s, q u ’en t en dez-vous à cet t e au t o j u gée p ar
■ vou s si i n u t i l e?... Que savez-vou s des joi es que
« donn e l a vi t esse, du bon h eur ép r ou vé à fen dre
« l ’ai r , de l a gr i ser i e que l 'o n r essen t à v o i r du
<• n ou veau , t ou jou r s du n o u veau ?... Q ue savez« vou s su r t ou t — et ceci est p l u s gr ave — de « ce
« m an qu e de sér i eu x » que vou s nous accusez,
« vot r e fi l l e et m oi , d ’appor t er en n ot r e v i e?...
«
«
«
«
«
«
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«
«
«
«
«
C ’est -à-d ir e que vou s pleu r er iez ch aque h eu r e et
l a su i van t e, de vou s i n t ér esser à de l a l ai t er i e,
du beu r r e, des b l és, des avoi n es, à un p ot ager ,
à des q u est ion s de cu l t u r e,_ à des qu est i on s de
cl och er , s’i l vou s ét ai t donné de savoi r ce q u ’est
k l ’exi st en ce quan d on l a pren d par le bon bout ,
« si vou s vou s dout iez un i n st an t de qu el les dou« ceurs peu t êt r e fai t un m an que de sér i eu x !
« A p r ès t ou t , vou s n ’êt es poi n t oct ogén ai r e,
« peut -êt r e su i s- je bien i m pr uden t de vou s donner
« de sem bl ables con sei l s et de r i sq u er de boule« ver ser vos idées drapées de sai n t e m ou ssel i n e!...»
— V ot r e gen d r e m e p ar aît à g i f l er !... i n t er r om
p i t le colonel avec em por t em en t .
— San s dout e êt es-vou s, com m e m oi , deven u
t r op sévèr e!
I l ne r épon dit que p ar un m ar m ot t em en t déce
lan t un e p er si st an ce d ’i n d i gn at i on . El l e p ou r su i
vi t :
— J ’ap p r i s al or s com m ent m a let t r e ét ai t rest ée
si l on gt em ps san s répon se ; com m e su i t e à ce si n
gu l i er début , m ou gen d r e m e l e con fi ai t . A p r ès
« t out e une su i t e de gr osses ém ot ion s », — l ’af
fai r e des t r en t e m i l l e fr an cs san s dout e, — afi n de
se rem et t r e de cet t e t r ès chaude al er t e, m on pet i t
m én age, pour dét en dre ses n er fs, r epr en d r e sa
bell e h u m eu r , sa bonne h ar m on i e, son p ar fai t équ i
l i b r e, s’ét ai t im posé « a r est cu r e », un e cu re de
repos, de sol i t u d e. Pou r cel a, il ét ai t al l é ch er ch er
un r efu ge en T yr o l , non pas dan s un e h u t t e de clievr i er , com m e p ou r r ai t l e fai r e su p p oser un e si
gr an d e soi f de cal m e, m ai s dans u n de ces m agn i
fiques hôt els p l an t és, com m e p ar m i r acl e, au m i
l i eu des n eiges ét er n el les.
« Cet hôt el con t en ai t au m oin s t r oi s m i l l e p er
son n es. Tou s des in con n u s, c ’ét ai t d él i ci eu x !
— ajou t ai t m ou gen d r e — et i l p ou r su i vai t :
« — L à est l a seu le, l ’un i qu e m an i èr e de s’ar r a« cher à soi-m êm e, de f ai r e un e ab st r act i on absolu« m en t com plèt e de sa p er son n al i t é¡ d ’en ar r i ver à
« ne p l u s savoi r m êm e à quel le n at i on l ’on appar n t i en t ; t ou t au t ou r de soi , vér i t ab l e t our de Babel ,
« se font en t en d r e des l an gu es d i f f ér en t es!... Bal s,
« con cert s, t en n i s, t oboggan , cou r ses, excu r si on s,
« on goût e à t out , on j ou i t de t out et d ’au t au t
« m i eu x q u ’on a com m e sociét é l a p l u s exq u i se,
« cel le que l ’on pr éfér er a bi en t ôt à n ’im por t e quel
« en t ou r age, une sociét é fait e d ’am i s d ’un j ou r , de
« ces gen s au xq u el s on ne dem an de r i en que d ’êt r e
« aim abl es, de ces gen s dont on n ’a à cr ai n d r e ni
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« r ap p el s at t r i st an t s, n i propos m al ad r oi t s ayan t
« t r ai t à t el ou t el évén em en t don t on p r éfèr e l ai s« ser le sou ven i r en sev el i !... U s ne saven t ri en de
« vou s, on ne sai t r i en d ’eu x ; au j ou r d ’h u i , i l s son t
« l à, d em ai n , i l s n ’y son t p l u s; i l s p assen t , i l s se« r on t passés dan s vot r e vi e, l ai ssan t , com m e un
« l éger si l l age, le sou ven i r d ’une fine si l h ou et t e,
« d ’y eu x r avi ssan t s, d ’un j o l i sou r i r e, de l èvr es en
« fleu r s : c’est le p aysage à pein e en t r evu en aut o« m obi l e, et dont on com plèt e l ’asp ect d ’i m agi n a« t i o n !...
« A i n si se crée l ’ou bl i com pl et de l a « r est
« cu r e », un ou bl i pr ofon d, que des t zi gan es ber« cen t , san s cesse, d 'h ar m on ies vol u p t u eu sem en t
« douces. A i n si l ’on ar r i ve à ce « non -êt re » bieni fai san t et n écessai r e en ce t em ps de « st r u ggl e
« for l i i e ». Et l ’on y ar r i ve d 'au t an t p l u s sùre« m en t que r i en de ce qui l a con st i t u e, l ’h or r ib le
« l u t t e, ne peut vou s at t ei n d r e...
« A v an t de p ar t i r , on a eu soi n de l ou er un e boît e
« au bu r eau de post e de son q u ar t i er et à ch aqu e
« d i st r i b u t i on ... p i i !... pal’ !... p al !., s’en von t au
« fond de l a boît e en n u i s... fact u r es... et p is
« t ou t ... et p i s t ou t ... — com m e d i t Pol ai r e — ce
« qu i p eu t t r ou b l er ...
« A u r et our , 011 a bien à o u v r i r sa boît e une
« m éch an t e « dou lour eu se »... c ’est un m au vai s
« m om en t ... m ai s un seu l m om en t , une p lu i e
0. d ’or age vi ol en t e, m ai s cou r t e, qui u ’a r i en du
« p ou voi r exasp ér an t des en n u i s t om ban t en pet i« t es aver ses q u ot i d i en n es... »
« V ou s com pren ez, m on vo i si n , q u ’à cet t e r é
vél at i on j e b o n d i s!... Com m en t ! l es m al h eu r eu x
n ’avai en t l ai ssé l eu r ad r esse à p er so n n e?.., Us
n ’avai en t m êm e pas fai t un e excep t i on pour m oi ,
pour m es l et t r es?... Et si Jacq u ot av ai t ét é m a
l ad e?... U m e sem b l ai t que cet t e m an i èr e d ’agi r
con st i t u ai t 1111 t el ou bli de t ous l es d evoi r s, q u ’éerivan t t r op vi t e, com m e j e le fai s d ’h abi t u d e,
— t r i st e et m au vai se h abi t u d e ! — j e du s le l ai sser
l i r e en t r e les l i gn es...
« L a r épon se m e vi n t cet t e foi s p ar r et ou r du
cou r r i er ...
« V ou s avez r ai son , m a m èr e, Jacq u ot au r ai t pu
« êt re m al ad e... — i l 11e l ’a pas ét é; m ai s c ’est eti« core u n e m an i èr e de v o i r t ou t en n o i r ... une
« m an i fest at i on de vot r e af fr eu x p essi m i sm e!...
« — pou r vou s m et t r e à l ’ab r i d e ces fi lch eu x re« t ou r s, j e r epr en d s m on f i l s!... L 'A n gl ai se clioi« si c pour l ’él ever i r a le ch er ch er et ser a au
« Ch al i cr en m êm e t em ps que m a l et t r e.
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« N ou s som m es déci dém en t à D eau vi l l e pou r l a
lin de l ’ét é. Jacq u ot v a se bien am u ser à l ai r e
des ch ât eau x dan s l e sable. N ou s occupon s un e
t r ès j ol i e v i l l a; s’i l vou s p l aît d ’y ven i r , m a t r ès
chère bell e-m am an , j e m ’efforcer ai de com bat t re
k en vou s ces t en dan ces à l ’exagér at i on qu i corn« pli q u en t bien l es r el at i on s de f am i l l e!...
« O11 se p l ai n t p ar t ou t d ’un gr an d rel âch em en t
a des dit es r el at i on s, on en cherche l a r ai son , — j e
« ne su i s p as gr an d cl er c en p sych ol ogi e et cepen« dant j e v ai s f o u s l a d i r e : on ne gr on d e p l u s ses
« en fan t s quan d i l s son t p et i t s et ... on 11e cesse
« de l es gr on d er quaud i l s son t gr an d s ! I æ inonde
r. t our n e en sen s co n t r ai r e!... »
«
«
«
«
« En cor e u n e foi s, m on voi si n , j ’au r ai s dû 11e
ri en r épon dr e, ne r i en ajou t er , m ai s pren dr e l e
t r ai n et , san s at t end re l ’A n gl ai se, con du ir e inoimêt ne m on Jacq u ot à ses par en t s. J ’au r ai s ai n si
pr ofi t é de l ’i n vi t at i on de m on p et i t m én age pour
me r appr och er de l u i , d i ssi p er t out m al en t en d u ,
t out e m ési n t el l i gen ce, m e fai r e écout er et t en t er de
le r am en er à m oi et à m es id ées... O ui , j e l ’au r ai s
d û !...
« Cepen d an t , j e ne l ’ai p as fai t , et cel a p ar l â
ch et é!... U ne sor t e d ’effroi de savo i r m es en fan t s
eu un en dr oi t si m ondain a p ar al ysé m a vol on t é.
J ’ai eu p eu r , oui , p eu r !... Je m e "sen t ai s si d i ffé
r en t e d ’eu x et j e l es sen t ai s si loi n de m oi, si l oi n ,
si l oi n ... en un m i l i eu r ogn e, poseu r , froid em en t
i m p i t oyab l e, prêt à t ou r n er t out en r i sée, à t r ai t er
de vai n e fol ie, d ’idées su r an n ées, v i eu x j eu ( d ’u n
au t r e t em ps, un e m an ièr e de vo i r q u i n ’ét ai t pas
absolu m en t la si en n e. En p l u s, T ot ot t e m ’écr i
vai t : « M am an , m ai s com m e vou s deven ez ét r an ge,
« j e 11e vou s com pr en ds pl u s !... » ou bi en : « M ai s,
« chère m am an , i l fau t vou s soi gn er , vou s n ’êt es
« p l u s, m ai s p l u s du t ou t com m e t out l e m on de !...»
J ’ai fin i p ar l e cr oi r e, m on p au vr e vo i si n , p ar dou
t er de m a l u ci d i t é d ’esp r i t , des con cept i on s de 111011
cer veau . D es idées p ar ei l l es m ’on t jet ée d an s un e
vér i t ab l e cr i se de sau vager i e et j e 11’ai q u ’un d ési r :
m e t er r er dans m a r et r ai t e !...
« L ’A n gl ai se vi n t ch er ch er Jacq u ot . C ’ét ai t l e
t yp e conn u, le t r iom ph e du gen r e : excessi ve l ai
deu r , gr an d es den t s, t ei n t de br i qu e, t ach es de
r ou sseu r , ch eveu x de flam m es. Jacq u ot ét ai t dan s
un e t ell e joi e à l ’i dée de r et r ou ver ses p ar en t s, que
l u i qui ne s’ap p r i voi se pas faci l em en t , l u i que bou
l ever se u n n ou veau vi sage, i l su i v i t cet t e ét r an
gèr e et m ont a avec el l e en w agon , ou b l i an t m êm e
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sa bonn e-m am an, q u i , pr êt e à p l eu r er , l ’ avai t ac
com pagn é à l a gar e...
« L es j ou r s qu i su i vi r en t m e l u r en t af f r eu x !...
U ne car t e post ale m ’ap p r i t l a bonne ar r i vée de
m on p et i t hom m e. J ’y r épon di s en l ai ssan t t r op
d evi n er m on ch agr i n ...
« On a cr u à u n r epr och e et d ep u i s on m e
bou d e... on m e bou d e... on ne m ’écr i t p as...
« Et , de m on côt é, j e n ’écr i s gu èr e... l a cr ai n t e
de voi r t om ber m a let t r e d an s un e boît e louée
d an s u u bu r eau de post e et y r est er u n m oi s d u
r an t , peut -êt r e d avan t age, avec t out ce qu i se
p eu t dén om m er « em bêt em ent », p ar al y se m a
m ai n et r en d m on cœu r m u et !...
« V o i l à où j ’en su i s, m on p au vr e voi si n : m on
Jacq u ot est p ar t i ... m a Tot ot t e m e b ou d e... m on
geu d r e m e m an qu e de r esp ect ... l e v i eu x For t a
m e gu et t e... l e Cl i al i er m ’éch ap p e... El i ou i , il
m ’éch appe, ah ! j e l e sai s bi en , al l ez ! j e su i s à l a
m er ci d ’un e <t m au vai se fi n de m oi s », car m on
gen d r e jou e à l a Bour se ! U n e l et t r e d ’ Eb ar t m ’en
fai t l a t er r i b l e r évél at i on . M a n ièce en d i sai t :
« C ’ est m êm e, m a t an t e, l ’u n i qu e occu pat i on de
« cet affr eu x Boby et l a seu le q u ’ i l pr ét en d e avoi r
« j am ai s!... J ’ai d éjà f ai l l i m e b r ou i l l er avec l u i ,
« car j e ne m an qu e p as, ch aqu e foi s que j e le
« voi s, (Te l u i r epr och er ver t em en t sa co n d u i t e!...
« I l vou s m et t r a t ous su r l a p ai l l e, m a t an t e, si
« vou s n ’y av i sez !... »
« M on voi si n , vou s j u gez du t on de m a r é
pon se. Je ne p u s m ’em pêcl ier de d ép l or er que le
m ar i age de m a T ot ot t e ai t ét é f ai t t el l em en t vi t e,
t ell em en t à l a l égèr e!...
« M ai s, de ce r epr och e, m a n ièce n ’a vou l u r i en
accept er : « Pour m a p ar t , j e d écl i n e à ce su j et
« t out e r esp on sab i l i t é, m a t an t e, j e m e l ave l es
« m ai n s de ce qui peut ar r i v er !... V ou s j o u i ssi ez
« de t out es vos facu l t és, n ’est -ce p as, de t out e
« vot r e i n t el l i gen ce, r i en ne p ar al y sai t vot r e vo« l on t é, lor squ e j e vou s ai p r ésen t é l e baron
« T l i éou l l e !... Q u ’cst -ce donc qu i vou s a em pêch ée
« de m on t r er de l ’én er gi e, de r ep ou sser sa de« m an d e, de d i r e un e bonne foi s : « N on , ce ser a
« non ! » C ’eû t ét é m i eu x cepen d an t que de vou s
« en pr en dr e au j o u r d ’h ui à t out l e m on de. — à
« m oi, p ar exem p l e, à m oi qui n ’y p eu x r i en ! ■—
« de vot r e f ai b l esse!... O ui , vou s n ’avi ez q u ’à re« fu ser t r ès n et !... »
« M on p au vr e vo i si n , c ’est l e m ot de l a fin , et
ce m ot m e n av r e!... O ui , c’est m a fai b l esse qui est
cau se de t ou t ... M ai s p ou vai s-je n e p as êt r e fai -
138-IV
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b l e?... O u i, t out cel a est m on œu vr e... Et , si un
de ces m at i n s m on gen d r e nous m et su r l a p ai l l e,
m a fi ll e, m on Jacq u ot et m oi, ce ser a en cor e et
t ou jou r s m a fau t e !...
« Cet t e v i l l a, à D eau vi l l e, l a vi e q u ’i l s y m èn en t ,
q u ’est -ce que cel a repr ésen t e, si n on u n gai n ?...
M ou gen d r e a p er d u ; nous p ayon s t r en t e m i l l e
f r an cs!... 11 gagn e : il s’am u se!... V o i l à sa v i e!...
O ù al lon s-n ou s ?... Que ser a le m oi s qui v a su i
vr e, et d ’avit res... et t an t d ’au t r es?... Je m e sen s
écr asée p ar un t el far d eau de l u t t es, de r i squ es,
de p ér i l !... 11 m e sem bl e m ar ch er su r un sol m i n é,
vi v r e su r un v o l can !... à vou s qui savez m e com
p r en d r e... ah ! m on voi si n , laissez-m oi d i r e t out e
l a vér i t é... j e su i s b i en ... b i en ... bien m al h eu
r eu se!...
El l e cacha son vi sage dans ses m ai n s et fon di t
en lar m es.
Il
l ’avai t t ou jou r s conn ue for t e, cou r ageu se, j a
m ai s en aucu n e cir con st an ce i l ne l ’av ai t vu e p l eu
r er et sou ven t , à p ar t l u i , il en av ai t fai t l a r e
m ar qu e avec une ad m i rat i on pour ce q u ’il ju geai t
êt r e un e gr an d e vi r i l i t é de car act èr e.
Em u j u sq u ’à l ’âm e, i l l a r egar d a. Com m e i l fal
l ai t q u ’el le sou ffr ît pour s ’ab an d on n er à p ar ei l l e
fai b l esse !
— Pau vr e at n i e... p au vr e am i e!... d i t -i l en fi n
t r ès doucem ent .
El l e 11e répon di t pas.
ISieiitôt il ajou t a :
— A h ! que j e vou d r ai s donc pour vou s un e vie
au t r e !...
Et au ssi t ôt el l e se sou l eva, et , t ou r n an t son
beau vi sage r avagé, su b i t em en t vi ei l l i par le ch a
gr i n , el le l an ça avec em port em en t :
— U n e vi e au t r e?... Ah ! m on am i , q u ’ i l est des
heur es où j ’en r êve... des h eu r es où j e m e d e
m ande pourquoi je l a r ep ou sse... des m om en t s oit
m e vi en t la sen sat i on de cou r i r à vou s, de vous
su p p l i er de m ’ar r ach er d ’ici , de m ’em m en er au
l oi n .., t r ès l oi n ...
i l gl i ssa de ce p et i t si ège bas q u ’i l occu pai t
t ou jou r s au coi n de l a chem in ée, et pr esqu e à ge
n ou x m ur m u r a, bou l ever sé par ce cr i de fr an
ch i se :
Ah ! pou r q u oi ... pou rqu oi n ’y con sen t ir i ezvou s pas ?
El l e eut un gest e de d ésespoir .
,
Ee p u i s- j e?.,. V oyon s, le p u i s- j e?... Pl u s le
d an ger qui l es m enace est gr an d , p l u s j e m e dois
a eu x, p l u s j ’ai de r esp on sabi l i t és.
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— N ou s ser i on s d eu x à l es d éfen d r e,..
— T ai sez-vou s !... N e m e t en t ez p as... r éfléch i s
sez... pen sez com m e m oi ... j e ne p u i s p as... m ai s
j e ne p u i s p as !
Il
s ’ét ai t r ed r essé, et l e cœu r ét r ei n t p ar un e
m ai n de fer , l a v o i x assou r d i e de sou ffr an ce, l u i
au ssi se d i sai t :
« A l i ! l es t r i st es m ot s qui son n en t com m e des
gl as... ah ! l es p au vr es douces ch oses q u ’on ne peut
at t ei n d r e... El i n on , el l e ne p eu t p as... el l e 11e
p eut p as... »
VII
« M on ch er voi si n ,
« Com bi en j ’ai de rem or d s de m es t r i st es con
f i d en ces!... O u bli ez-l es, m on am i , et , p ou r le
m i eu x fai r e, ven ez vi t e vou s con vai n cr e qu e ce
que j e vou s ai d i t est le f ai t d ’un esp r i t p or t é à
l ’exagér at i o n p ar l a sol i t u d e. V en ez, j ’ai h ât e de
vou s en t en d r e en con ven i r avec m oi et m e con
d am n er !... M ou p et i t m én age m ’ar r i ve à l ’i n s
t an t , m e r am en an t Jaeq u ot ...
« Ri en de p l u s i m p r évu , de p l u s d él i ci eu x
q u ’un e p ar ei l l e su r p r i se!... Je n ’en p u i s cr oi re
m es y eu x , m es o r ei l l es!... J ’en su i s « bêt e » de
j oi e !...
« V en ez. V ot r e cou ver t ser a m is ce soi r . J ’ai m e
t an t , m on bon voi si n , vou s avo i r p r ès de m oi
quan d l e Ch al i er est en fêt e... »
11
p l eu vai t . I ,e ven t d ’ou est , l e t r i st e « ven t de
p l u i e » ch an t ai t sous l es por t es, si f fl ai t au x fe
n êt r es, ch ar r i ai t des n u ages lou r d s et em p or t ai t
l es feu i l l es en ses t ou r b i l l on s. A u t r aver s de l ’ar
m at u r e des br an ch es à dem i dén u dées, l es l oi n
t ai n s ap p ar ai ssai en t r o u x, dor és, r ou gi s p ar les
gel ées sou s 1111 ciel bas cou leu r de plom b.
D an s la sal l e p r i n ci p al e de sa v i ei l l e dem eure,
— u n e gr an d e pièce voû t ée, au x m u r s bl an cs, qui
t en ai t le rez-de-ch au ssée de la t ou r de N et t e, —
l e col onel de Gar d avon , l es p i ed s en fou i s dans
u n e peau de l ou p , ét ai t assi s d evan t un e de ces
i m m en ses ch em in ées de j ad i s, d on t l ’au ven t au
r ai t pu ab r i t er un e fam i l le en t i èr e et l e l ar ge
foyer con t en i r un bû ch er de ces b el l es sou ch es
cor n u es, t or d u es, au t r aver s d esq u el l es, si cu r i eu
sem en t , l es flam m es se jou en t . A u coin de ce feu ,
t out con t r e l es l an d i er s, d eu x ch i en s de ch asse
d or m ai en t , sou p i r an t d ’ai se.
I .c colon el avai t su r scs gen o u x un l i vr e q u 'i l
�ÎO O
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ue l i sai t p as et à l a m ai n ce b i l l et de M m e L e
Cl i al i er , don t l e con t en u l e p l o n geai t d an s l ’ in
qui ét ude.
a Q u ’est -ce q u ’i l s t r am en t encore con t r e l e re
pos de m a p au vr e am i e?... » se d i sai t - i l l es y eu x
fi xés su r l e foyer .
L e t oc l en t et gr ave de l ’h or l oge, qu i m ar t el ai t
son t i c-t ac d an s un e gai n e de bois en form e de
sar coph age eu un an gl e de l a p i èce, l ’ar r ach a à
sa r êver i e. 11 su r sau t a, se r el eva et m ar ch a ver s
l ’une des h au t es et ét r oi t es fen êt r es qu i ou vr ai en t
su r l ’hori zon .
L a vu e qu i, de l à, s’ét en d ai t au l oi n , sp len d i d e
avec le beau t em ps et le sol ei l , ét ai t , p ar ce j ou r
p l u vi eu x, d ’une t r i st esse n avr an t e. L e soi r ven ai t
et , su r le ci el , p assai en t en vol des cor b eau x, des
cor n ei l l es, cr i an t l eu r fai m .
c A l i ! si ce n ’ét ai t pas pou r el l e!... » m u r m u r a
l e col onel eu son gean t à cel l e qu i l ’ap p el ai t et
s’affect er ai t san s n u l d ou t e de n e p oi n t l e voi r
ven i r .
H t, quoi q u ’ il en eû t , un peu fr i sson n an t , i l jet a
au t ou r de l u i un r egar d de r egr et .
D an s l a pén om br e, r ou gi s p ar l ’écl at d u foyer ,
cou ver t s de m obi l es p oi n t s l u m i n eu x au x reflet s
ch an gean t s des flam m es, ét ai en t des m eu bles de
l aqu e d ’ébèn e, t r avai l l és,
ajou r és,
i n cr u st és
d ’i vo i r e ou de n acr e, d ’ad m i r ab l es p ot i ch es de
t out es t ai l l es et de t out es for m es, des br û l e-p ar
fum s d ’un fan t ast i q u e d essin posés l es u n s de
van t 1111 énorm e Bou d d a assi s su r u n e fleu r de
l ot u s, l es au t r es d evan t un Si v a au gest e h i ér a
t i qu e, à la t i ar e ét i n celan t e. Su r un e vast e t abl e
de m ar br e ver t à pi ed t or s, des al bu m s t r aîn ai en t
par m i des objet s ét r an ges et d i sp ar at es don t un
él éph an t de jad e i n cr u st é de p i er r es b r i l l an t es.
D i ssém i n és de ci de l à, des b an an i er s, des p h én i x,
des p al m i er s, s’él evai en t de t on n eau x de bronze
su r lesqu els, y eu x fu l gu r an t s, den t s m en açan t es,
des d i eu x j ap on ai s se t or d ai en t en con t or si on s
h i deuses. A u x m ur s, ét ai en t des p an op li es d ’ar m es
ch i n oi ses au m i li eu d esqu el l es d ’affr eu x m asqu es
de gu er r e se balan çai en t . E t au -d essu s de l ’au ven t
de l a ch em in ée, sur m on t an t l ’écusson des Gar davon , un r ât el i er su p p or t ai t des fu si l s de ch asse.
M al gr é l ’aspect si n gu l i er , b i zar r e, de cet t e sal l e
et des objet s q u ’el l e con t en ait , l ’at m osph èr e, sa
t u r ée d ’un e fine et p én ét r an t e odeur de t abac
blon d, en ét ai t calm e et p ai si bl e.
A u deh or s l e ven t fai sai t r age.
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GRAN DE
V IT E S S E
IO I
L e col onel r ép ét a :
« A l i ! oui , si ce u ’ét ai t p as p ou r el l e!... j am ai s,
j e cr oi s, j e li e m ’y d éci d er ai s!... »
M ai s... c’ét ai t p ou r el l e!... Et , p ou r el l e, pou r
sa voi si n e aim ée, il eû t b r avé p l u s q u ’u n peu de
p l u i e, un peu de v en t !... San s im t re h ési t at i on
i l p assa d an s l a p i èce à côt é. N e l u i fal l ai t - i l pas
s’ h ab i l l er avan t de p ar aît r e d evan t cet t e T ot ot t e
q u ’il n ’avai t poi n t vu e d epu i s d i x an n ées, et pr o
céder m êm e à sa t oi l et t e avec un e at t en t i on t out e
p ar t i cu l i èr e pou r 11e p oi n t p ar aît r e à l a jeu n e
fem m e t r op v i ei l l i , t r op d éfai t , t r op r av agé p ar un
si l on g séjou r d an s l es p ays l o i n t ai n s?... Ch acu n
a sa coq u et t er i e!...
Q uel ques i n st an t s p l u s t ar d , u n e de ces p et i t es
voi t u r es am ér i cai n es à gr an d es r ou es, à l éger ca
p ot age, ap p el ées a p i l l b o x », — boît e à p i l u l es,
— t r aîn ée par un r ap i d e ch eval t ar b ai s, em por t ai t
l e colonel ver s ce Cl i al i er que l ’offi ci er sav ai t t r ou
ver en fêt e.
E t en effet , du p l u s loi n q u ’ il aper çu t l a gr an d e
m ai son , cet ai r de fêt e se t r ah i ssai t p ar l ’écl at
de t ou t es les fen êt r es, p ar l es becs él ect r i qu es don t
le p ar c ét ai t i l l u m i n é.
— O h ! m on voi si n , que vou s êt es b o n !... L e
t em ps est si m au vai s, j e n ’osai s vou s at t en d r e!...
Si Pi er r e de Gar d avon av ai t eu quel qu e d i ffi
cu lt é à q u i t t er son coin du feu , queu iu e en n u i à
t r aver ser sous l a p lu i e et le ven t la d i st an ce qu i
sép ar ai t le Cl i al i er de sa dem eu re, com bien l ’ac
cueil de sa voi si n e, ses y eu x b r i l l an t s de bonh eur,
l a douceu r de son sou r i r e, l ’affect u eu x accen t de
sa v o i x , ét ai en t fai t s pour le déd om m ager !
— Bon jou r , 111011 am i de N et t e, bon jou r , bon
j o u r !... cr i ai t Jacq u ot .
— V en ez vi t e vou s ch au ffer , m on voi si n , ne
vou s at t ar d ez pas dan s cet t e an t i ch am br e où il
fai t h u m i d e et f r o i d !... p ou r su i vai t M m e L e Ch al i er .
M ai s bon gr é m al gr é, il fal l ai t s’at t ar d er , par ce
que Jacq u ot ét ai t si con t en t de r et r ou ver son
« am i de N et t e » q u ’il 11e f i n i ssai t p as ses em br as
sades.
— A h ! m ai s, c’est q u ’i l fau d r ai t al l er voi r 111a
j ol i e m am an , 111011 am i de N et t e!... m a m am an si
j o l i e!... s’écr i a-t -i l en fin .
Et , avec au t an t de r ap i d i t é q u ’i l av ai t m is
d ’obst in at ion à le r et en i r , Jacq u ot se déci d a à en
t r aîn er l e col onel au sal on .
— T i en s! m am an 11’y est p as!... fit -il d ésap
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eu y en t r an t , ce ser a pour t out à l ’h eur e
de l a r ev o i r !... _
E t i l ajou t a l ’ai r en t en du, l es y eu x au ciel :
_ Oli ! p ap a d i t q u ’il l u i en fau t un t em ps pour
se bi ch on n er ... un t em ps ¡... T i en s, vo i l à au m oin s
p ap a...
— M on gen d r e ! p r ésen t a M m e L e Cl i al i er .
E t l e col onel v i t s’avan cer un hom m e jeu n e,
don t à prem i ère vu e l ’exp r essi on de p h ysi on om i e
m oqueuse, équ i voqu e, l u i d épl u t . E t t ou t de su i t e
le fron t plu t ôt bas, l es y eu x à fl eu r de t êt e, l e r e
gar d l our d au fond du qu el on l i sai t m al , le vi sage
r asé, au m en t on ron d, ép ai s, du baron T h éou ll e,
l u i i n sp i r èr en t cet t e r éfl exi on :
« Com m en t ! voi l à le p er son n age qui si bien fit
p ar t i r l a t êt e de m a pet i t e am ie T ot o t t e! »
L es d eu x hom m es s’ ét ai en t abor dés. Boby m â
ch on n ait avec un sal u t p l on gean t , — l equ el , h é
l as! p r ou vai t au colonel q u ’un hom m e jeu n e ne
le p ou vai t p l u s, au p r em i er abor d, t r ai t er en ca
m arade :
— En ch an t é, m on col on el ... cr oyez bien q u e...
cer t ai n em en t ...
L e col onel, l u i , ser r ai t san s r i en d i r e l a m ai n
que le jeu n e hom m e t en d ai t ... D éci d ém en t ce
Boby, gen d r e de M m e L e Cl i al i er , ép ou x adoré
de Tot ot t e, ce Bob y, avec son m asqu e de cabot in •
vi veu r , ne l u i p ar ai ssai t p as, non , m i l l e fois non,
d i gn e de son so r t !...
M m e L e Cl i al i er ét ai t sor t i e du sal on pou r v ei l
l er à un d ét ai l de m én age. Jacq u ot l ’avai t su i vi e.
11
y eut un i n st an t de si l en ce en t re l es d eu x
•h om m es, com m e un e gên e, peut -êt re p l u s, une
sourde h ost i l i t é.
M ai s t out s’effaça : Tot ot t e en t r ai t , T ot ot t e t r ès
belle, Tot ot t e en gr an d e t oi let t e : robe bl an ch e en
t i ssu sou pl e, l éger , t r an sp ar en t , i n cr u st é de den
t el l es, Tot ot t e les épau les à dem i-n ues avec au t ou r
du cou un super be col l i er de p er l es, agr afé de sa
ph i r s et d i am an t s, Tot ot t e ad m i r abl em en t coiffée,
ondulée, avec dan s le bouffan t de ses ch eveu x des
d i am an t s... en core des d i am an t s!...
D ans le p et i t sal on fleuri de r oses et de vio
let t es q u ’éel ai r ai en t des am pou les él ect r i qu es h a
bi lem en t d i ssi m u l ées dan s l es rosaces et m ou lu r es
des cor n iches, l a jeu n e fem m e, r ayon n an t e ap p a
r i t i on de gr âce, de ch arm e, d ’él égan ce, s’avan ça
ver s l e colonel.
M ai s l u i la r egar d ai t ven i r , sem bl an t cl oué su r
place. 11 l u i fal l u t un effor t t r ès gr an d pour bal
bu t i er en répon se au j o y eu x : « Bon jou r , m on cher
p o in té
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v o i si n ! 1» <!e l a jeu n e fem m e, ces m ot s : « M a
chère p et i t e am i e, il y a l on gt em p s que j e d ési
r ai s vou s r ev o i r !... » et u n effor t p l u s gr an d en
core pou r p r en d r e dan s l es si en n es l es m ai n s q u i
l u i ét ai en t t en dues et les por t er à ses l èvr es.
Ret r o u ver T ot ot t e l u i cau sai t un e i n t en se et
pr ofon de ém ot ion . El l e ne r essem b l ai t p as à sa
m èr e, et p ou r t an t l es t r ai t s jeu n es de l a fi ll e r ap
p el ai en t a t el p oi n t au colon el M m e L e Ch al i er
au t r efoi s, M m e Le Ch al i er t el l e q u ’el l e ét ai t l o r s
q u ’il p ar t i t , d i x an s p l u s t ôt , M m e L e Ch al i er
t el l e q u ’ i l en avai t gar d é l ’i m age en sa m ém oir e
d u r an t des m oi s et des m oi s d ’absen ce, q u ’au
fond du cœu r de l ’offi ci er s’évei l l ai en t cu i san t es,
d ou lou r eu ses, des i m p r ession s fai t es de t ou t ce
q u ’il n ’osai t p l u s d i r e, pr esqu e p l u s p en ser , de
l ’am er r egr et de ce qu i au r ai t pu êt r e et 11’avai t
p as ét é, d e t out ce qu ’ au r ai t si fol lem en t ex i gé
ce gr an d am our q u ’il ch er ch ai t si vai n em en t , si
d ésespér ém en t , à t r an sfor m er en am i t i é.
M m e L e Ch al i er r evi n t au sal on . E t ce ne fu t
q u ’en r evoyan t l a quiét ude de son sou r i r e, en r e
t r ou van t ce 0 j e ne sai s quoi » de t r ès con fi an t
et de t r ès t en dr e q u ’el l e s ’effor çai t de m et t r e pour
l u i p ar t i cu l i èr em en t ce soi r d an s l es i n fl exi on s de
sa v o i x , d an s l a douceu r de son r egar d , que l e
col on el s’ ap ai sa et se r ep r i t .
M ai s ces m an i èr es de sen t i r si d i ver ses l e bou
l ever sai en t et l e r en d ai en t d i ffér en t de l ui -m êm e.
I l cau sai t p eu , r ép on d ai t d ’un e v o i x b r ève, et
cel a su r p r en ai t .
M ai n t en an t , au p r ès de l a ch em in ée, pen ch ées
l 'u n e ver s l ’au t r e, l a m ère et l a fi l l e cau sai en t , et
Pi er r e de Gar d avon 11e p ou vai t d ét ou r n er ses
y eu x du gr ou p e ch ar m an t form é p ar l es d eu x
fem m es. I l se d i sai t , en r egar d an t l a fi l l e si dé
l i ci eu sem en t jol i e, avec des sou r ci l s don t un coup
de cr ayon savan t p er fect i on n ai t le d essi n , avec
son t ein t q u ’un n u age de poudr e r en d ai t p l u s dé
l i cat , avec ses l èvr es avi vées d ’un e t ouch e de car
m in et ses ch eveu x que l ’eau oxygén ée fai sai t
d ’un blond au x reflet s de l u m i èr e:
« Sa m ère ét ai t p l u s bell e en cor e... A h ! pour
quoi, pou r qu oi n ’ai - j e p as su êt r e h eu r eu x !...
J ’au r ai s dû 11e pas m aît r i ser 111a p assi o n ... j ’au
r ai s dû la d i r e, la r ed i r e, j u sq u ’au m om en t où je
m e ser ai s f ai t éco u t er !... »
M ai s, s ’il r ep or t ai t son r egar d su r le vi sage
ayan t t out le charm e d ’un de ces exq u i s p ast el s
au x t ei n t es p âl es de M m e L e Ch al i er , s ’ il r et r ou
vai t ses y eu x com m e m eu r t r i s p ar des l ar m es se-
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cr êt es, ses l èvr es dont un p l i de l assi t u d e at t r i s
t ai t l e sou r i r e, sa r évol t e t om bait et ses r egr et s
s’ i m m at ér i al i sai en t .
« Je l ’eu sse aim ée avec em por t em en t , san s
dou t e, avec égoïsm e... au r ai s-je su êt re ce qu e de
l ’ai m er en si len ce, de l oi n , a su fai r e de m o i ?...
U n am i qui ne v i t que pour el l e et p ar el l e... un
am i com bi en sû r !... com bien d évo u é!... »
E t Tot ot t e, pr ès de sa m èr e, sem bl ai t l e r en dr e
p l u s noble, p l u s gr an d , ce rôl e d ’am i , bien p l u s,
sem bl ai t l e r en dre seu l p ossi bl e et fai sai t que l a
pen sée de l ’au t r e r ôl e, d ’un t out au t r e rôle, su r
p r en ai t , ét on n ai t , p ei n ai t com m e une sor t e de flé
t r i ssu r e.
A vec un affr eu x ser rem en t de cœu r , l e co
l on el en eu t l e sen t i m en t . A l i ! com bien t out , et
de p l u s en p l u s, d even ai t l ’ i m possi ble, l ’ i r r éal i
sab l e!... I ,a vi e n ’a-t -elle donc de douceu r q u ’au
p r i n t em p s?... N e don n ai t -ell e dr oit au bonheur
que d an s l a j eu n esse?;.. Et al or s, p l u s t ar d , p lu s
t ar d ... quan d t an t de r êves son t m ort s et que son t
m ort s au ssi l a foi, l ’espoi r en t an t de choses, que
l a r éal i t é ap p ar aît âp r e, du r e, d an ger eu se, t ell e
un e côt e h ér i ssée de b r i san t s; ou i , p l u s t ard ,
al or s q u ’on au r ai t eu t an t besoin d ’ap p u i , de sou
t i en , de r éconfort , que r est ai t -i l ?
M ai s un e v o i x , cet t e v o i x qui avai t su si sou
ven t bercer sa sou ffr an ce d ’ai m er et l ’ad oucir de
m él an col i e, qui avai t su l ’am en er à se r ési gn er
et l ’am èn er ai t peut -êt r e à p l u s : à r en on cer un
jou r , l ’ar r ach a en core un e foi s à lui-m êm e :
— M on voi si n , com m en t t r ou vez-vou s m a T o
t o t t e?... J ’ai m er ai s vou s l ’en t en dr e d i r e... A u l ieu
de cel a, san s r ep r och e... vou s êt es m u et !...
I l su t cepen dant r ép l i q u er gal am m en t :
— Si j e su i s m uet , c’est ... d ’ad m i r at i on , m a
voi si n e.
— V r ai , vou s t rouvez q u ’el l e a t en u ce q u ’el le
pr om et t ai t ?
— El l e l ’a d ép assé... el l e est al lée bien au delà.
V ot r e fi ll e, m a voi si n e, est éb l ou i ssan t e!
Et Tot ot t e écout ai t , d i st r ai t e, am u sée, en
fem m e — ô com bien ! — h abi t u ée au x hom m a
ges, et , t an t ôt el l e r egar d ai t ses m ai n s, où des
bagu es sci n t i l l ai en t , t an t ôt el l e r egar d ai t l îob y et
lu i sou r i ai t , par ce que, t out en jou an t su r le t ap i s
avec Jaequ ot , il ch an t on n ai t d an s un m ur m u r e :
— Tot ot t e, ô d i vi n i t é, on t e j et t e des fl eu r s, on
t e t r esse des gu i r l an d es!... Tot ot t e, m on loup,
1 ot ot t e, mon am our , et t u ne r ou gi s p as ?
U n val et an n on ça l e dîn er .
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Pou r se r en d r e à l a sal l e à m an ger , M m e L e
Cli al i er d i t au col onel :
— A l l o n s, 111011 am i , offrez donc vot r e br as à
vot r e p l u s vi ei l l e vo i si n e... L e p r i vi l ège de l ’âge,
el l e l e r écl am e ce soi r !
Il
s’em p r essa, t an d i s q u ’el l e m u r m u r ai t , el l e
au ssi t r oublée peut -êt r e p ar de vagu es ch oses :
— M on bon cher voi si n , j e su i s si h eu r eu se que
vou s soyez avec nous ce so i r ... si h eu r eu se!
D er r i èr e eu x Boby, gr ot esqu e, i m i t an t en ch ar ge
l e gest e du colon el , offr ai t égal em en t son br as à
Tot ot t e et s’excu sai t :
— Ce 11’est que m oi ... en cor e m oi ... t ou jou r s
m oi ... h él as! que m oi ...
El l e r i ai t de bon cœu r , m on t r ai t des den t s
éb l ou i ssan t es, et , coquet t em en t , r ép on d ai t :
— Je p ou r r ai s m ’eu p l ai n d r e et j e 11e m ’en
p l ai n s pas !
— L ’h on n eu r m ’en r evi en t .
— Q uel l e fat u i t é !
Et , t out en p l ai san t an t , l e jeu n e m én age, p ou s
san t du gen ou , pou ssan t du bout du pi ed Jaeq u ot
q u i cab r i ol ai t , s’ach em i n a ver s l a sal l e à m an ger .
M ai s, com m e on y en t r ai t , Bob y, d ési gn an t d ’un
cl i n d ’œi l sa belle-m ère et l e colon el, m ar m ot t a :
— Com m e n ou s... h ei n ! cel a fer ai t u n j ol i
cou ple !
El l e h au ssa l es ép au l es, l e t r ai t a d ’en fan t t er
r i b l e et se pen ch a pour d ét ach er l a t r aîn e de sa
robe que quel qu e chose r et en ai t au plan ch er .
Bob y i n si st a :
— San s b l agu e, l e colo et t a m èr e p ou r r ai en t
p ar fai t em en t se m ar i er !
Jaeq u ot , à cet t e r em ar qu e, l eva l e liez et ses
y eu x s’agr an d i r en t .
— D an s ce cas, j e 111e dem and e si ee ser ai t à
m oi que r evi en d r ai t la gl oi r e de con duir e m a t rès
jeu n e et t out e ch ar m an t e bell e-m am an à l ’au t el !
En cor e un e fois T ot ot t e h au ssa les ép au les. Sa
robe ét ai t dét ach ée, ri en ne r et ar d ai t p l u s l a jeu n e
fem m e, son m ar i et Jaequ ot .
On se m i t à t abl e. L e cou ver t ét ai t fleu r i de
ch r ysan t h èm es. Pen d an t 1111 l on g m om ent , il 11e
fu t quest ion que de ces fleu r s. Boby p r ét en d ai t 11e
poi n t l es ai m er par ce q u ’i l con si d ér ai t un e fleur
san s p ar fu m com m e un corps san s âm e. M m e Le
Ch al i er d i t d u ’au con t r ai r e el le l eu r t r ou vai t un e
âm e for t i n t ér essan t e... un e âm e de m él an co l i e!...
Boby i n si st a :
•— Pu i s ce son t des fl eu r s qu i vou s font fr oi d
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d an s l e dos, eu évoqu an t t ou jou r s des idées de
d eu i l , d ’en t err em en t , de ci m et i èr e!
_ Ce son t des fleurs qui fleu r i ssen t quan d l es
au t r es son t m or t es! fi t avec u n l éger sou p i r
M m e L e Cl i al i er .
L e colonel r épon d it :
— El l es n ’en on t que p l u s de p r i x .
T ot ot t e d écl ar a, el le, san s p h r ases, « q u ’el le
ad or ai t l es ch r ysan t h èm es et que p l u s i l s s’échevel ai en t , p l u s el le l es ad or ai t ! »
A quoi Boby p r ot est a au ssi t ôt de t out es ses
for ces, décl ar an t à T ot ot t e q u ’el l e con t ai t l à l e
con t r air e de ce q u ’el l e pen sai t .
— L e con t rai r e de ce que j e p en se?... V o i l à qui
est for t , p ar exem p l e !
Bob y s ’exp l i q u a :
— T ot ot t e n ’ adore p as l es ch r ysan t h èm es, les
ch r ysan t h èm es l a l ai ssen t , ah ! com bien i n d iffé
r en t e!... Si el l e d i t l es ai m er , c’est si m pl em en t
par ce q u ’on f ai t de ces fl eu r s des exp o si
t ion s ; et des exp osi t i on s pour qu oi ? Pou r m on
t r er l a déform at ion ét r an ge que peu t su b i r
un e fl eu r ? L ’ idée dét r aquée que l ’on p eu t se
fai re de l ’est h ét i qu e d ’ une fleu r ? L a l i gn e d ésor
donnée q u ’ i l est dem and é à un e fl eu r m oder ne de
r epr ésen t er pour p l ai r e?... Pas du t o u t !... Tot ot t e
aim e les ch r ysan t h èm es p ar ce qu e l eu r exp osi t i on
p r ou ve la défor m at i on ét r an ge que l a t oi let t e
d ’au t om n e doit fai r e su b i r à 1a fem m e, l ’idée dé
t raquée que l ’on se f ai t du ch apeau qui l a coi f
fera, l a l i gn e désordon née que d evr a p r en d r e une
fem m e m oderne pour p l ai r e... êt r e d er n i er cr i ,
d er n i er bat eau ... d er n i er d i r i geab l e!
— Bien t i r é par l es ch eveu x... sou ven t en t en du,
Bo b y !... r ai l l a l a jeu n e fem m e.
L e col on el , l u i , p ar l a des ch r ysan t h èm es de
Ch i n e. Il d i t q u ’ on ne p eu t se dou t er eu Fr an ce
de l a sp l en d eu r q u ’at t ei gn en t ces fl eu r s, d an s l e
p ays où on les ad m i r e assez pour l es m et t r e dan s
l es ar m es i m p ér i al es, et il p ar l a du p i t t or esqu e
de l eu r s ap p el l at i on s : « L e d i x- m i l l e foi s sau
poudré d ’or ... l a br u m e de la m on t agn e... l e n u age
au t om n al... » 11 r acon t a que ch aqu e pi ed n ’av ai t
q u ’une seu le t i ge, ch aqu e t i ge q u ’un e seu l e fleur,
n iais que cet t e fleu r d even ai t én or m e et t an t ôt
(»lirait l ’aspect d ’un gr os ar t i ch au t r ose, t an t ôt
d 1111 chou fr isé couleur de bron/ .e, ou bien d ’un
m agn i fi qu e sol ei l du jau n e l e p l u s éb l ou i ssan t !
M ai s, com m e i l n ’ét ai t pas du t out dan s l ’h a
bi t ude de Boby de savoi r écout er l es au t r es, pen
d ant que le colonel p ar l ai t i l s ’ét ai t r em i s à t aqu i -
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11er sa fem m e, et cel le-ci , à m i - vo i x, av ai t r é
pon du :
— Com m en t ! vou s l es avez d éj à r ev u s?... E t
où d on c?...
— M ai s au gar age, l à-bas, à l ’u si n e... E t , au s
si t ôt q u ’ i l s 111’on t ap er çu , i l s se son t m is à se
t or dr e de r i r e, en d i san t : « M on si eu r est si
f ar ce!... M on si eu r est si d r ô l e!... » Et , com m e
p r éci sém en t j ’ét ai s for t sér i eu x, l es u si n i er s n ’y
ont r i en com pri s !
— Q ui donc avez-vou s vu ? dem an d a M m e L e
Ch al i er .
— N ot r e an ci en n e fem m e de ch am br e M ar i et t e...
n ot re an cien v al et ...
— O ui , fi gu r ez-vou s, m on vo i si n , q u ’i l s ont
r en voyé l eu r s dom est i qu es !
— Par d on , nous avon s en core Bel l a, l ’A n gl ai se
de Jacq u ot !
— Et ce q u ’i l y a de p l u s for t , c’ est q u ’i l s ne
veu l en t p l u s avo i r d ’ap p ar t em en t ...
— N ou s avon s don n é con gé.
— V ou s qu it t ez Par i s?... q u est i on n a l e col onel.
— Q u i t t er Par i s !... A l i ! gr an d s d i eu x ! nous
n ’y son geon s p as !
— I l s pr ét en d en t , m on vo i si n , y v i v r e à l ’h ôt el !
— El i bien , ou i , à Pl i ô t el !... Q uoi de m oi n s
ét on n an t ? D an s d eu x ou t r oi s an s, m ai s nous y
ser on s t ous à Pl i ô t el ! Ou ne vou d r a p l u s que de
l ’h ôt el, m a m èr e!... D u gr an d m ach i n con for t abl e
où dan s un e at m osph èr e at t i éd i e, d él i ci eu se, l ’on
est ser vi au d oi gt et à l ’œi l ... eau ch au d e... eau
fr oi de à vol on t é... ascen seu r ... él ect r i ci t é... cu i si n e
ex q u i se... r epas à l ’h eu r e... t out pou r p l ai r e, san s
don n er au cun sou ci ... et t an t p ar j o u r ... t an t p ar
j o u r ... l a seu l e façon d ’éq u i l i b r er son b u d get !...
le r êve, si m pl em en t le r êve !
— O h ! l e r êv e!... M on cher Bob y, cr oyez-m oi,
r i en 11e vau t encore le chez soi !
— L e « chez soi », m a m èr e, en voi l à 1111 p au vr e
vi eu x m o t !... En voyez-l e bien vi t e l à (l ’où il
vi en t et r en voyez- l ’y dan s sa d i l i gen ce!... M ai s le
« chez soi », ou nous eu a d égo û t és!... D u r an t
n ot r e en fan ce, d u r an t n ot re j eu n esse, nos m èr es,
nos gr an d ’111ères, nos t an t es, nos gr ai u l ’t an t es,
nos cou sin es à l a m ode de Br et agn e et au t r es, et
l es am ies d ’¡cel l es, nous on t ép ou van t és, t er r i
fiés, l or sq u ’el l es se r éu n i ssai en t l es j ou r s de vi si t e
ou bien en t out e au t r e occasi on , de l eu r s i n ép u i
sab l es gém i ssem en t s, de l eu r s fan t ast i q u es confi
den ces su r l es sou ci s de m én age : le p r i x du
b eu r r e, l a vi an d e qui au gm en t e, le su cr e qui
�io
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m on t e, l a p ât e d ’I t al i e qui l ’ i m i t e, l e p ai n qu i se
m ai n t i en t ; l es en n u i s cau sés par l es dom est i qu es :
l es débor dem en t s de Cat h er i n e, l a d an se du p a
n i er de Ph i l i p p i n e, l a dam e bou t ei ll e q u ’aim e
L au r en t , l ’avoi n e que n e m an gen t p as l es ch e
v au x de Ch ar l es, m ai s qu i se m an ge t out de
m êm e, et c., et c... O ui, d u r an t ces m ém orabl es en
t r et i en s, nous n ’avon s cessé d 'en t en d r e décl am er
su r t ous l es t on s, m aj eu r s, m i n eu r s, que nos
« dom est iques ét ai en t nos p i r es en n em i s », q u ’il
f al l ai t se gar er de ses gen s com m e de l a p est e!...
Q uel est cel ui de nous qui ne se sou vi en t de ces
r acon t ar s d ’office qui on t per d u M adam e un e t ell e,
« un e fem m e exq u i se, m a ch ère ! » de l a let t r e
an on ym e exp éd i ée p ar u n e « bonne » r en voyée,
qui a en t r aîn é l e d i vor ce des U n t el , un « m én age
m odèle, fi gu r ez-vou s b i en !... », des r en sei gn e
m en t s dépl or ables don n és p ar un e vi ei l l e h or r eu r
de cu i si n i èr e su r le car act èr e de cet t e pau vr e M a
dem oisell e j e ne sai s p l u s quoi, t un an ge, m a
t out e bon n e, u n an ge du bon D i eu !... » et l ’a t ou
j ou r s em pêch ée de t r ou ver un m ar i ?... N ou s avon s
coupé l e m al dan s sa r aci n e, p r i s un p ar t i r ad i cal
et d i t : « L e m én age, n ’en fau t p l u s!... » Et ai n si
p l u s de dom est ique, d ’ap p ar t em en t , de con
ci er ge, — fi gu r ez-vou s bi en , de co n ci er ge!!... —
de p r op r i ét ai r e, — ou i , de p r o p r i ét ai r e!!... —
L i b r es com m e l ’ai r , nous éch appon s à t ou t ... à
t ou t ... à t o u t !... D em an d ez à T ot ot t e si cel a ne l u i
va pas m i eu x que d’ avo i r à com m ander son d în er ,
a fai r e ses com pt es de m ar ch é, à gr on d er M ar i et t e
parce q u ’el le n ’a pas t r avai l l é, l ’au t r e par ce q u ’il
nous fai t vi vr e d an s l a p ou ssi èr e...
— A l i ! le fai t est !... fit Tot ot t e.
— A l or s à quoi donc, Yvon n e, vas-t u donc em
p l oyer ton t em ps ?
— O h ! j e n ’en su i s gu èr e em b ar r assée!
— M ai s, m a m èr e, d i t es-l e-vou s bi en , Tot ot t e
“ ’a pas un e m i n u t e!... Pr i m o, vot r e fi ll e, à m oi n s
d ’un e d i ver si on sp or t i ve, m at ch de t en n i s... go l f...
course en au t o, n ’aim e voi r l ever l ’au r or e qu e su r
le coup de d i x h eu r es!... A l or s il y a sa t oi l et t e...
A u t r efoi s, c’ét ai t si m p l e, 011 11e se l avai t p as, t an
di s q u ’au j ou r d ’h u i ... m a fem m e... t out es l es fem
m es él égan t es...
l ai sez- vou s, t t obv, vou s al l ez t om ber dan s l e
m au vai s goû t ...
„ ~ . F.üuit donné l ’exq u i se d él i cat esse du su j et ,
m a t out e bel l e, la chose m e ser ai t i m p o ssi b l e!...
Il
esq u i ssa de l a t êt e et des br as un vagu e sal u t
de cour, p u is r ep r i t :
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109
— Oli ! si j e vou l ai s, m a m èr e, vou s d écr i r e l a
j ou r n ée de T ot ot t e, vou s n ’en r evi en d r i ez p as,
vou s 11’en pour r i ez r even i r , t an t el l e est r em p l i e
d 'o ccu p at i o n s!... Eu vou lez-vou s l ’én u m ér at i on ?...
N on , n ’est -ce p as?... C ’est d éj à su , c ’est « ce
q u ’el les fon t t out es », un agr éab l e m él an ge de t earoom et de sl i o p i n g qui vou s f ai t ad m i r abl em en t
r ou l er l es écus des f am i l l es !... Ces p et i t es fem
m es son t r u i n eu ses, m ai s ce q u ’el l es saven t êt r e
exq u i ses avec l eu r am our de l a dépen se, des col i
fi ch et s, de t ou t ce qu i est l u x e, beau , ch er , avec
l eu r d él i ci eu se o i si v et é!...
— M on cher am i , vou s ne pouvez savo i r à qu el
p oi n t vou s en t en dre p ar l er ai n si m e fai t de la
p ei n e!... I l m e sem bl e que vou s d im in u ez m a T o
t ot t e, que vou s l a fai t es descen dr e à des ét ages
i n fér i eu r s...
— E t p u i s ap r ès ?
— Oh ! Bob y, j e vou s en p r i e, de gr âce, n e d i s
cu t on s pas pl u s l on gt em p s !
I ,e col onel n ’ai m ai t p as l es p ar ad oxes, il l es con
si d ér ai t com m e un gr an d d an ger pour l e ju gem en t .
A u x d i scou r s de Bob y, il n ’av ai t r i en r épon du .
M m e L e Ch al i cr ép r ou vai t l e d ési r de 11’en pas
en t en d r e d avan t age; el l e ne sav ai t , du r est e, où
s ’ar r êt ai t ce que Jîoby p en sai t r éel l em en t et ce
q u ’ il d i sai t p ar b l agu e, p ar for fan t er i e. T ot ot t e,
el l e, n ’ét ai t pas t r ès b av ar d e; d i st r ai t e, l ’esp r i t
ai l l eu r s, el l e ai m ai t se l ai sser vi vr e, se sen t i r ad
m i r ée... san s p lu s.
Il s’ét ab l i t don c sou dai n en t e l es con vi ves un
si l en ce l ou r d , un de ces si len ces bi zar r es sou s l ’i n
fluence d esqu el s ch an gen t m êm e l es p h ysi on o
m i es, com m e si chacu n br u squ em en t d escen d ai t
en l ui -m êm e et y r et ou vai t un m al cach é, un e
p l ai e secr èt e, ou bl i ée un m om en t .
Ce fu t l ’i n st an t qu e ch oi si t Jacq u ot , p et i t con
v i ve ju sq u e-l à r est é d ’un e sagesse exem p l ai r e,
pour p or t er à l ’or dre du j ou r u n e quest ion qui le
t ou r m en t ai t d epu i s le com m en cem ent du d în er .
— Gr an d ’m èr e, cl am a-t -i l , quan d vou s al l ez
don c vou s m ar i er avec le colo ?
L a foud re t om ban t au m i l i eu de l a t abl e n ’au r ai t
p as p r od u i t un p l u s sai si ssan t effet .
« F f f f f !... » si fl a Bob y qui r ep r i t au ssi t ôt sa
t êt e de clow n et se m it à r egar d er en l ’ai r com m e
s’ il ch er ch ai t à m ai n t en i r su r le bout de son nez
qu el qu e chose cjui s’ob st i n ai t à n ’y p as vou l oi r dej n eu r er en éq u i l i b r e.
— C ’est p ap a qui l ’a d i t !
— l ’ f f f f !... refi t le p ap a, et avec ça, m on p et i t ?
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_ y<es gosses n e d evr ai en t jam ai s êt re m i s à
t abl e \ . .. cr i a T ot ot t e éperdue.
M ai s, à l a qu est i on du p et i t hom m e, ce fu t l a
b el l e v o i x gr ave du colon el qui r épon d i t :
_ I ,e colo ne se m ar i er a p as avec bonne-m a
m an , p ar ce que bonne-m am an d i t q u ’on est t rès
bi en com m e ça e,t... q u ’ i l fau t t ou jou r s l u i o b éi r !...
L a v o i x s’ét ai t efforcée de se fai r e en fan t i n e et
p ai si b l e, peut -êt r e cepen dan t ver s l a fi n de l a ré
pon se t r em b l ai t -el l e !
M m e L e Ch al i er l eva l es y eu x , et son r egar d
ch ar gé de pei n e, son r egar d si p l ei n de pen sées,
al l a ch er ch er cel u i de l ’offi ci er ... Oh ! cju’il d evai t
l eu r êt r e sen si b l e et p oi gn an t de voi r j et er au
h asar d de l a con ver sat i on , d evan t l es d om est iques
al l an t et ven an t pour le ser vi ce, d evan t ces v a
l et s don t on d evi n ai t l ’i r r ési st i b l e en vi e de r i r e,
l e p l u s ch er secret de l eu r cœu r !
Bébé p ou r su i vai t :
— I l fau d r ai t p l u s vou s en al l er al or s, m on am i
de N et t e, j ’i r ai s t ous l es m at i n s vou s em br asser
d an s vot r e l i t com m e...
— M on D i eu !... i n t er r om pi t t u m u l t u eu sem en t
Tot ot t e, son n ez... appel ez Bel l a, q u ’el l e ai l l e cou
cher cet en fan t ... o h !... l es en f an t s!
El l e avai t bru squ em en t sai si son fi ls p ar l e br as,
l ’avai t fai t descen dr e de sa ch ai se. L e bébé cr i ai t ,
p l eu r ai t , p r ot est ai t :
— M on dîn er , m am an , j e n e veu x p as...
— L a is s e z - le ,
a l l e z !. . .
im p lo r a
le
c o lo n e l.
— V ou s n ’aVez p as assez de ces sot t i ses ?
—• Pau vr e p et i ot , d i t es donc de cel les q u ’i l r é
pèt e !
_ L e m ot ét ai t du r . T ot ot t e r ou gi t , se m or d i t l es
l èvr es. L a leçon l u i d ép l ai sai t . Ce fu t à son t our
d ’al l er cher cher le r egar d de Bob y pour dem an d er
ai d e, assi st au ce, pour l u i ad r esser un m uet re
proche.
M ai s Boby ne vo y ai t r i en , n ’en t en d ai t p l u s ri en ;
avec des ai r s de com plèt e in n ocen ce, avec une
avi d i t é gl ou t on n e, il m an geai t son dessert .
Jaequ ot d i sp ar u t . L on gt em p s on en t en d i t ses
cr i s, ses t r épi gn em en t s. M m e Le Ch al i er ét ai t au
su p p l i ce. Tot ot t e boudait . Boby m an geai t t ou
j o u r s...
" I 'c voi l à, l e voi l à donc, cel u i qui si bien su t
ar r ach er à m a p au vr e am ie son con sen t em en t et
sa f i l l e!... »
L e colon el, cont re ce f ai t , fai t acqu is s’ il en
fu t , de p l u s en p l u s s’exasp ér ai t .
On sor t i t de t abl e. I ,e col onel fu m ait peu , Boby
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excep t i on n el l em en t . T ou s d eu x m ir en t u n égal
en t r ai n à l e d écl ar er . San s dout e ne se sou ci ai en t i l s ni l ’un ni l ’au t r e d ’un t êt e-à-t êt e. I l s l ie q u i t
t èr en t pas le sal on et ,
r------ '■— ,
qu at r e gen s du m onde
sou ci des « deh or s », u n e gr an d e gên e p esa.
— M a p et i t e ch at t e, ce que c’est r asan t i ci , ce
que cel a se t i r e!... Si t u nous jou ai s un ai r g ai ?...
m ur m u r a dan s un b âi l l em en t Bob y à l ’or ei l l e de
sa fem m e. Si t u n ’y m et s du t i en , le Cl i al i er , l a
vi e de fam i l l e, et p i s t ou t ... et p i s t ou t ... j e n ’y
p ou r r ai p l u s t en i r apr ès vi n gt -q u at r e h eu r es !
T ot ot t e ét ai t déci d ém en t de m éch an t e h u m eu r :
il fal l u t l a p r i er , l a su p p l i er . En f i n , de m au vai s
gr é, el l e s’avan ça ver s le pi an o. El l e av ai t en m u
si qu e, com m e beau coup de jeu n es fem m es, ce t a
l en t sp éci al qui con si st e à jou er avec « ch ic » l es
val ses t zi gan es au r yt h m e ét r an ge, à l a cap r i
ci eu se m esu r e, et à ch an t er avec p l u s de dict ion
que de v o i x l es ch an son s « r osses » du m om en t .
M ai s, pou r exécu t er le t out « bien d an s l a
for m e », il fau t un esp r i t l éger , de l a gaît é, ce
gen r e d ’hu m ou r m oU sseu x com m e du ch am pagn e,
il fau t un m i l i eu ad équ at à ce gen r e d ’h ar m on i e;
i l fau t , quoi en cor e? « l ’am bi an ce »... et D i eu
sai t !... avec cet t e p au vr e m am an assi se, l à-bas,
d an s son gr an d fau t eu i l favor i , et ce p au vr e Gar d avon , r ai d e, debout , d evan t l e fo yer , et sa t êt e
de car êm e-pr en an t et ses y eu x fi xes qu i sem b l ai en t
r egar d er au -d essu s des ch o ses!... Et Bob y qui
s ’ob st i n ai t à n e ri en savoi r , à ne r i en com pr en dre,
qui i n si st ai t , l e m al h eu r eu x : « I l fau t ch an t er ...
il fau t ch an t er ... » A h ! il est des m om en t s bien
d i ffi ci l es d an s l a v i e!... Tot ot t e, l a p au vr e pet i t e
fem m e, se fl at t ai t d ’en t r aver ser u n !...
T ou t l u i est don c bon pour fai r e d i ver si on . A
p ei n e a-t -ell e ou ver t le p i an o et p l aq u é quel qu es
accor ds, q u ’el l e se r écr i e :
— Com m en t ! m a p au vr e m am an , vou s possédez
encore l ’i n for t u n é ch audron su r l equ el j e fis t an t
d ’ i n u t i l es gam m es ?... C ’ est h or r i bl e !... Ça
gr i n ce !...
M ai s M m e I .e Cl i al i er n ’a pas l ’ai r d ’en t en dr e
et il fau t à t ou t p r i x que T ot ot t e d i r i ge ver s el lem êm e l ’at t en t i on de sa m èr e, q u ’el l e ar r i ve à la
d ét ou r n er de ces r éfl exi on s qu i l u i fon t le fr on t
si lour d !
L a jeu n e fem m e p ou r su i t ’don c avec u n e ch a
l eu r d ’accen t , un e force C|ue 11e sem bl e p as com
por t er l ’ im por t an ce du su j et :
— Les p i an os ne son t pas assez ch er s au jou r -
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d ’h u i p ou r que vou s gar d i ez cel u i -ci, qu i n ’est
p l u s que du v i n ai gr e, dans un e boît e de p al i ssan
d r e!... L or sq u e j e ser ai à Par i s, j e vou s en ver r ai ,
m am an , l a m arq u e à l a m ode, u n G av eau !... Su r
ce m ach i n -ci j e ne p u i s n i ch an t er , n i jou er , n ’en
d ép l ai se à Boby !
M ai s l e jeu n e hom m e, l u i au ssi , se d ési n t ér esse
de l a quest ion .
U n dom est i que vi en t de l u i r em et t r e u n e dé
pêche. E t Bo b y l a l i t , sem bl an t h yp n o t i sé par
son con t enu.
Bi en t ôt pou r t an t il fr oi sse l e p ap i er et l e jet t e
dan s l e foyer où i l d evi en t l a p r oi e des flam m es,
et Boby, u n e ét r an ge exp r essi on de r age et de
d ét r esse au x y eu x , l e r egar d e br û l er .
Tot ot t e ét ai t p r ès de son m ar i .
— M au vai ses n ou vell es ?... fi t -el le, un fr ém i s
sem en t dan s l a vo i x .
— Baud oi s m e m an de à Par i s.
— Pou r q u oi ?
— Je n e sai s p as.
A son r egar d fu yan t , à sa l èvr e q u ’u n t i c n er -'
veu x p l i sse et d ép l i sse, le colon el, qui s’y con n aît
en hom m es, j u ge que l e m ar i d ’Yvon n e m en t et
que son m en son ge est m êm e de t er r i b l e sor t e !
Et i l l u i vi en t , — et ses p oi n gs s’en nouent
m al gr é l u i , — l a t en t at i on de l u i jet er ce soupçon
îi l a face et d ’y ajou t er , en m ot s de colère, u n peu
des pén i bl es i m pr ession s qui Pon t sai si au cœur
et à l a gor ge d u r an t cet t e soi r ée. Jam ai s un e si
vjol en t e im pu l si on n ’a m i s l e col on el , pou r t an t
bien h abit u é à se dom in er , ai n si h ors de l ui m êm e. A u m épr i s de t out e r ègl e, de t out e bi en
séan ce, va-t -i l y céd er ?
M ai s c’est Boby m ai n t en an t qui ch an t e au
p i an o ; Boby qu i , d ’un e v o i x de go r ge, ch an t e un e
de ces ch an sons qui sen t en t le t r ot t oi r et l a r ue :
L a d e r n ie r ’ f o is q u e je l ’a i v u ,
I l a v a it l ’t o r s c à m o i t i é n u
E t le c o u p r ia d a n s la lu n e t t e ,
A la R o q u e t t e !. . .
Et Tot ot t e, de n ou veau san s sou ci , h eu reu se,
Tot ot t e de n ou veau p l ei n e de joi e et d ’en t r ai n ,
quêt e des appr obat i on s, des ap p l au d i ssem en t s
pour l e ch an t eu r.
Est -ce assez cel a?... Est -ce assez cel a?... A
M on t m ar t r e, vou s savez, on ne d i t p as m i eu x !...
Est - i l am u san t , ce Bo b y... Par t ou t où nous al l on s,
011 le fai t ch an t er !... Ch ar l ot t e de W i m er eu x...
vou s savez, m am an , j e vous ai bien sou ven t p ar l é
d. el l e... pr ét en d q u e lor squ e Bob y ch an t e, cel a
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V IT E S S E
n 3
gr at t e su r les n er fs, com m e de l ’al cool d an s l a
g o r ge!... C ’est t r op for t , d i t -ell e, c’est t r op d u r ...
ça f ai t m al !... E t el l e écout e t ou t de m êm e...
L e colonel
en d u r er d avan t age. I l
pr en d un subit
„
sa voi si n e et n ’est n u l l e
m en t su r p r i s de sen t i r l a m ai n qui ser r e l a si en n e
b r û l an t e, fiévr eu se, et de voi r des l ar m es d an s l es
y eu x qui se p osen t su r l es si en s.
L e colonel ad r esse u n r ap i d e bon soi r à T ot çt t e ;
m ai s i l se gar d e d ’in t er r om pr e le ch an t eu r , l equel
br am e en cor e l e si n i st r e r efr ai n :
A l a R o q u 5 . . . c . . . c . . . t t c !. . .
E t dan s l e n oi r , l a p l u i e, l e ven t , i l r epr en d le
ch em in de l a t ou r de N et t e.
L a p et i t e voi t u r e r ou le l e l o n g des h ai es som
br es, p asse d evan t des ar b r es t en d an t ver s le ciel
l eu r s l on gu es br an ch es com m e de gr an d s br as
m ou van t s.
« M a p au vr e am i e!... m a p au vr e am i e!... »
son ge l e colon el avec un e p i t i é pr ofon de, et il
ajou t e avec p l u s de p i t i é en cor e : « Pau vr e
belle T o t o t t e!... p au vr e beau p ap i l l on b r i l l an t
qu i s’est p r i s au fact i ce de l a vi e, au f au x am our,
au x fau sses ap p ar en ces!... qui s ’y b r û l er a les
ai l es!... Pau vr e p ap i l l on sp l en d i d e qu i n ’au r a
peut -êt r e p as assez de t out e sa jeu n esse, de t out e
sa beau t é, de t ou t ce qu i l a r en d si vr ai m en t ado
r able, pou r p ay er sa foi au m i r age... car l a r éal i t é
est prêt e à l a r epr en d r e. L a r éal i t é si cr u ell em en t
du re et m al fai san t e à ceu x q u i Pon t un e foi s dé
d ai gn ée!... »
V III
L e l en d em ai n , au p et i t jou r , l a cl oche d ’al ar m e
de l a t our de N et t e t i n t a fai b l em en t d eu x coups
t rès r ap i d es. Ce q u ’en t en d an t , le col onel se l eva
i m m éd i at em en t et ce fut l u i q u i , pen ch é à un e
fen êt re du p r em i er ét age, s’en q u i t de ce q u i ar r i
vait .
— Q ui est l à ?...
D ’en bas, un e fem m e en capu ch on n ée de dr ap
som br e r el ève l a t êt e et d i t , la v o i x t r em blan t e :
— C ’est m oi, m on p au vr e voi si n .
— V ou s !
M m e L e C h al i er ?... A cet t e h eu r e?... Q u ’ar r i
vai t - i l ?
Le colonel court ou vr i r . A u deh ors il t om be un e
br u i n e froid e. L e capuchon de l a p au vr e fem m e
en est com m e em per lé.
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— En t r ez, m a voi si n e, en t r ez d o n c!... Q ue vou s
êt es p âl e!... V os d en t s cl aq u en t ... V os m ai n s son t
gl acées... N on , en t r ez, ne par l ez p as, j e ne v eu x
r i en en t en dr e avan t qu e vou s ne soyez r éch au f
fée... M on D i eu !... V ou s ne vous êt es donc pas
cou ch ée... vou s voi l à m i se com m e h i er so i r ?...
Q uel l e fol i e de sor t i r ai n si avec ce fr oi d , à cet t e
h eur e, n ’ayan t su r vou s que cet t e m an t e qu i est
t r an sper cée !
Tou t en p ar l an t , l e col onel en t r aîn e sa voi si n e
dans l a gr an d e sal l e où i l se t i en t d ’h ab i t u d e; il
jet t e u n paquet de bour rées dan s le fover , l ’al lu m e
et at t i r e ver s l a bell e flam m e qu i s’él ève au ssi t ôt
cr épi t an t e un fau t eu i l où i l force M m e L e Ch al i er
à s’asseoi r .
El l e s’en est défen due d ’abord , m u r m u r an t
d ’un e v o i x h al et an t e d ’an goi sse :
— Je n ’ai pas le t em ps, j e ne p u i s p as...
Pu i s dan s l e gr an d fau t eu i l el le s’est l ai ssée
t om ber à bout de force, à dem i d éfai l l an t e, san
gl ot an t n er veu sem en t :
— A h ! qu el le n u i t !... qu el le n u i t !... si vous
sav i ez !... J ’ai cr u ne jam ai s ar r i ver au j o u r !... Je
vi en s vou s dem an d er de l ’ai d e, du secou r s... Je
ne sai s p l u s que f ai r e... sou t en ez-m oi. „ aidezm oi ... j ’en perds l a t êt e...
I l ar t i cu l a du r em en t , un e flam m e de colère au x
y eu x :
— V ot r e gen d r e?...
— Et qui donc ser ai t -ce si n on l u i ... l u i ...
I<es san gl ot s l u i cou pen t l a vo i x ; el l e en fou i t
son vi sage dan s ses m ai n s, i n capable d ’eu dir e
p lu s lon g.
— M a voi si n e, cal m ez-vou s, ap aisez-vou s, su p
p li e le colonel debout d evan t le foyer et douce
m ent pen ch é ver s el l e; vou lez-vous m e p er m et
t r e... j ’ai l à de l ’ét h er ... des cal m an t s... voulezv o u s?... Pau vr e fem m e!... et vous avez, san s
dout e, t an t besoin de vos forces., de vot re én er
g i e!... fi ni t -il avec un lou rd sou p i r , en j et an t un
r egar d à l a fois d ’ i m p u i ssan ce et de d ésespoi r
ver s l a cr oi sée, d ’où t om be un jou r i n cer t ai n et
t er n e qui ajou t e à l ’aspect bi zar r e de l a gr an d e
pièce.
M ai s el l e r epr en d :
— O h ! quel le n u i t !... V ou s n ’ét i ez pas chez
vou s que le dr am e com m en çai t ... M on gen d r e...
ou i ... cet t e dépêch e... une m au vai se n ou vel l e... je
le p r essen t ai s... j e l ’av ai s d evi n é... Bau d oi s, l e d i
rect eur de l a banque de m ou gen d r e... de l a ban
que ou m ou gen d r e s’occupe, vi en t de perd r e cou-
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V IT E S S E
JI5
si d ér abl em en t ; n e m e dem andez pas dan s quoi ,
j e 11e sai s p l u s!... d i t -el l e, eu p assan t l a m ain
avec égar em en t su r son fr on t . M on gen d r e perd
au ssi . Co m b i en ?... i l p ar l e d ’un e som m e con sid é
r ab l e... j e ne sai s p l u s, j e ne sai s p l u s... pou r
su i t -el l e avec le m êm e gest e... M ai s ce 11’est pas
t out ; i l y a l à-dessous des choses qu i m ’ont ét é
m al exp l i q u ées... car cjest pou ssé à bout que le
m al h eu r eu x a avou é... il y au r ai t de sa p ar t un e
in d él i cat esse com m i se... pou r ne p as d i r e u n mot
p l u s cr u el , m on p au vr e v o i si n !... N ’est -ce p as af
f r eu x, af f r eu x ?... Je 11e d evai s pas le savoi r , ce
n ’est que par ce que j ’ai r efu sé de m ’en gager en
core, de don n er en cor e ar p en t et si gn at u r e, que
cet h or r i b l e aveu m ’a ét é j et é à l a face...
— Par b l eu !... c ’ét ai t en cor e u n m oyen de vou s
d éci d er !
— Je l ’ai cr u ... M ai s, h él as! non , l e f ai t ex i st e...
A h ! j e ne l ’ai com pr is que t r op t ar d ... t r op t ar d ...
— T r op t ar d ? voyon s, i l n e s’est pas t u é ?
M m e L e Ch al i er eu t u n gest e d ’épou van t e.
— N on , m ai s i l v a l e f ai r e... i l veu t le f ai r e...
O h ! m on D i eu !... m on D i eu !...
— Oh ! avec des hom m es de son esp èce... En fi n ,
où est -i l ?
— Par t i .
— Pou r où ?
— Soi -d i san t pou r Par i s, en au t om obi l e, cet t e
nuit .
— M ai s, vo yon s...
— Com m e j e vou s l e d i s...
— Ce d ép ar t ét ai t p r ém éd i t é?... L e ch au ffeu r
p r éven u ?
— Pr obabl em en t ... t out avai t dû êt r e p r évu , ar
r an gé, à m on i n su ... à l ’i n su de T ot ot t e, car t out
s ’est t r ou vé p r êt ... l ù ... com m e à m i r acl e!... O h !
cet t e scèn e ! ce d ép ar t !
M m e Le Ch al i er recom m en ce à san gl ot er ; el l e
se r ai d i t et con t i n u e avec un vi ol en t effor t , h a
ch an t ses m ot s, h ach an t ses ph r ases :
— V ou s nous avi ez l ai ssés t ous t r oi s d an s l e
sal on ... m on gen d r e ch an t ai t ... T ot ot t e nous
q u i t t a et j ’al l ai s l a su i vr e, car l ’h or r i b l e v o i x de
ce m al h eu r eu x m e d on n ai t su r l es n er fs, l or sq u ’ il
r ab at t i t vi ol em m en t l e cou ver cl e du p i an o et m e
dit :
« — M a m èr e, j ’ai à vou s dem an der un gr os
sacr i fi ce, qu i ser a, cel a j e vou s l e j u r e, le der
n i er ... »
« Je 11e répon ds r ien . U n fr oi d m e vi en t au
�A GRAN DE
V IT E S S E
cœur. Je m ’i m m obi l i se et , ne sai s p ou r qu oi n i
com m ent , m e m et s à r ir e.
« I l se r appr och e de m oi et m e d i t d ’u n e v o i x
basse qu i d éj à s’i r r i t e de ce r i r e :
« — Cet t e fois il m e fau t p l u s de cen t m i l l e
fr an cs... d em ai n ... t out de su i t e! »
<t V ou s j u gez de m a r ép on se; j e l u i dem an de
s ’il d evi en t f o u ?... 11 r ép li qu e au ssi t ôt q u ’ i l n ’est
pas fou, m ai s q u ’il va l e d even i r si ... et p l u s im
pér i eu sem en t i l r éi t èr e sa dem an de.
« Cet t e fois j ’y oppose un r efus du r, sec, h au
t ai n , cont re l equ el i l se cabre. Se m aît r i san t pou r
t an t , il i n si st e :
« — I l m e les fau t pour t out r égl er ... l a leçon
est dure, j e m ’en sou vi en d r ai ... cr oyez-l e...
« — Ser m en t s d ’i vr ogn e 1
« — O ui, pour t ou t r égl er su r l ’h eu r e... M ai s
com prenez d on c... si Bau d oi s a perd u , il va sau
t er ... s’il sau t e, D ieu sai t ce qu i ar r i ver a... j e ne
m e souci e pas que m on nom so i t .., soi t m êl é à...
à une affai r e... »
« Je r est e i n éb r an l ab l e et d écl ar e qu e s’i l ne se
sou ciai t pas que sou nom fû t m êl é à un e affai r e,
il ne fal l ai t pas l ’y r i squ er , et j ’ajou t e q u ’avan t
de p ayer l es foli es de m on gen d r e, j 'ai pen sé à
l ’aven i r d e m on p et it -fi l s et que pour; r i en au
m onde j e n ’y fai l l i r ai .
« A ces m ot s, le m al h eu r eu x répond p ar un r ir e
st r i d en t dont j ’ai encore l e cyn i qu e écl at dan s l es
or eil l es :
« — Ah ! si vou s n e m ’ai d ez p as à p ayer , il ser a
jol i l ’aven i r de vot r e p et i t - fi l s!
« — Que vou lez-vous d i r e?
« — I l au r a de l ’ar gen t , peu t -êt r e, le go sse;
m ai s son n om ...
« — Son nom ?...
* — Ri sq u e de p asser en cor r ect i on n el l e!
« — Q u ’avez-vous d i t ? »
« I l r épèt e :
« — En cor r ect i on n el le !... »
« M ai s, com m e t out à l ’h eu r e, l a m en ace m e
t r ouve in cr éd u le... j e m e r efu se à cr oi r e... p ar de
l ’in t i m i dat i on on espèr e m e décid er à t ous les
sacr i fi ces... On ne m e décid er a p as!...
* Je m e tromj>e, i l ne m ’est di t que l a v ér i t é!...
On ne m e m eu t p as et , pour le m i eu x pr ou ver ,
le m al h eu r eu x donne des exp l i cat i on s, en t asse des
p r eu ves, prononce cont re lui-m êm e u n t er r i b l e r é
q u i si t o i r e; il s’accu se... il s’accu se... N e fau t -il pas
m e con vai n cr e à t out p r i x ?
« i'.t peu à peu en m oi se fai t l a l u m i èr e, j e n ’eu-
�A GRAN DE
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ir
t en d s p l u s, j e n e com pren ds pl u s q u ’un m ot , ui
seu l !... Et ce m ot m ’affol e, tne st u péfi e, j e l e voi:écr i t par t ou t : « en cor r ect i on n el le ». A l or s c’esl
vr ai ?...
« Je m e p r éci p i t e ver s l e m al h eu r eu x.
« — V ou s en êt es ar r i vé l à?... »
. « M on d ésespoi r éclat e en d ou l ou r eu x et san
gl an t s r ep r och es...
« Je du s êt r e bi en d u r e, j e ne m e posséd ai s
plus !
« L u i m e t i en t t êt e. I l ne p r i e p l u s, i l exi ge,
i i ordonn e. Sa v o i x m on t e, d evi en t r au qu e, ét r an
gl ée. Q ue d i t - i l ? J ’ai l a vagu e idée q u ’il m ’i n j u
r i e... Oh ! que p eu ven t m e fai r e ses i n ju r es, au
p r ès de ce qui est , de ce qui va êt r e!... En corr ec
t i on n el l e, l e m ar i de m a fi ll e, de m a T ot ot t e, de
m on Yvon n e, le pèr e de m on Jacq u es!
« U n e colère aveu gl e m e sai si t et répond à sa
colèr e, à ses i n ju r es m es i n ju r es fon t écho, à ses
repr och es l es m i en s s ’op p osen t ... I l est i v r e de
r age, il pr en d des bi b elot s, l es jet t e, l es b r i se...
« Je l u i i n t i m e l ’or dre de d i sp ar aît r e de ma
pr ésen ce et sou h ai t e lie j am ai s le r evoi r !
« I l m e l an ce com m e un défi :
« — C ’est vot r e d er n i er m o t ?
« — L e d er n i er .
« — C ’est bi en . V ou s vou s en sou vi en d r ez! »
« 11 v a v er s l a por t e. Com m e i l en t ou r n e le
bout on , T ot ot t e ap p ar aît , t el l e que vou s l ’avez
vu e, en t oil et t e du soi r , des d i am an t s au cou et
d an s l es ch eveu x.
« El l e dem and e, t r ès p âl e :
« — M ai s q u ’est -cc que vou s avez à vou s d i s
p u t er ai n si ? C ’est af f r eu x !...
« — T a m ère m e r efu se de l ’ar gen t ... »
« El l e d i t , t r ès l asse :
« — O h ! ces m i sér ab l es q u est i on s de so u s!
« — T a m èr e m e ch asse...
« — Oh ! cel a, m am an ... »
« Ce que j e l i s dan s ses y eu x et l ’at t i t u d e de
m a fi ll e m e pousse à lue ju st i fi er .
« — Je l u i r efu se de l ’ar gen t p ar ce q u ’ il nous
r u i n e. Je l e ch asse p ar ce q u ’il m e b r ave et m ’i n
su l t e... O h ! ce gar çon est l e d ésesp oi r de m a v i e!
« — Et , gr âce à vou s, i l en ser a bi en t ôt l a
h o n t e!... M ai s avan t ... avan t , j e sai s ce qui m e
r est e à f ai r e... ri post e-t -i l.
« —: Q u o i ?... que vas-t u f ai r e?
« — I l y a un m oyen d ’éch ap per à l ’i n i am i e et
d ’ob l i ger l es si en s à ce q u ’i l s ou t r efu sé. V ou s ne
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vou lez r i en r égl er de m on v i van t , M adam e, vou s
r égl er ez m oi ... m o r t !...
« A ce m ot , Tot ot t e a un su r sau t , u n r ecu l,
u n e p l ai n t e.
« Je cr i e i n d i gn ée :
« — I l a t out es l es l âch et és!... »
« I l m e m on t r e le p oi n g. Tot ot t e s’él an ce ver s
l u i . I l veu t so r t i r ; el le l e r et i en t , se cram pon n e
à ses vêt em en t s.
« — O ui, m oi m or t , vou s payer ez ! »
« Je cherche à l u i i m poser silen ce.
« T ot ot t e se t r aîn e à ses gen ou x.
« 11 repou sse br u t alem en t sa fem m e et c’est
pou r cou r i r un e fois en core ver s m oi et m e l an cer
en n ou veau défi :
« — Payez ou ... j e m e t u e!
« — V ou s n ’êt es q u ’un m i sér ab l e! »
« Je l u i m ont re l a port e.
« A l or s ver s el l e i l se p r éci p i t e. Tot ot t e l ’a
su i vi . L a por t e cl aque. I l s son t sor t i s...
« Je pr en ds m a t êt e à d eu x m ai n s... T ou t t our n e
au t our de m oi, le sol se dérobe.
« M ai s q u o i ! ce n ’est pas f i n i !... J ’en t en d s au
deh ors un b r u i t t r ép i d an t , — l ’au t o m o b i l e!... —
p u i s des cr i s d éch i r an t s :
« — L ai ssez-m oi ... ar r êt ez-l e... Bo b y... Bo b y !...»
« Je sor s du sal on . Je cou r s à l a por t e d ’en t r ée.
« L ’au t o s’él oi gn e à t out e vi t esse. A n t oi n e, m on
vi eu x val et de cham br e, r et i en t T ot ot t e com m e il
peut en d i san t :
« — M adam e a fai l l i se j et er d essou s... »
« M ai s Tot ot t e a raison d ’A n t oi n e et s’est
él an cée dan s le n oir , sous l a p l u i e.
« El l e appel le :
« — Bo b y... Bo b y... ar r êt e-t oi ... at t en d s-m oi ...
Bo b y... Bo b y... »
« El l e court apr ès l ’au t o qui fu i t , apr ès l ’au t o
dont la l u eu r fau ch e le n oi r des al l ées, se fai t de
plu s en p l u s l oi n t ain e, d i sp ar aît ... Et m oi, j e
cours apr ès m a fi l l e, gu i d ée seu lem en t p ar ses
cri s.
« M ai s voi l à q u ’el l e s’est t ue. L e par c est n oi r.
Où est Yvon n e ?
« J ’app el l e, ri en ne r épond. J ’ap p el l e p l u s for t ,
r ien encore. Je r evi en s au Ch al i er en cou r an t .
A n t oi n e a d éjà r assem b lé l es dom est iq u es, il s
sn il r,11™ t oç lan t er n es et nous voi l à ch er ch an t m a
nüe. Est - el l e p ar t i e.av ec l ’au t om obil e ar rêt ée en*
l ‘ y 't - el l e évan ou i e en quel qu e coin du p ar c?...
« N ous courons de t ous côt és... Et il pleu t , il
pleu t . I ,c sol est dét r em pé. L es l an t er n es, que les
�A GRAN DE
V IT E S S E
1 ‘9
d om est i ques balan cen t à bout de b r as, écl ai r en t
m al , voi l ées q u ’el l es son t de brum e.
« Ce n ’est q u ’ap r ès p l u s d ’un e dem i-li eur e de
rech er ch es que j e fi n i s p ar d écou vr ir m a p au vr e
en fan t : el l e av ai t r ou lé san s con n ai ssan ce dan s l e
sau t -de-loup qu i fer m e le p ar c...
« N ou s l ’avon s r el evée... d an s quel ét at , m on
D i eu !... m ou i ll ée, gl acée, blêm e, l es y eu x clos,
sem bl an t m o r t e!... Ses ch eveu x d éfai t s, em m êl és
de feu i l l es, se col l en t à ses t em pes, sa robe est
déch i r ée, boueuse, p er d u e...
« N ou s l ’avon s r ap p or t ée... O l i ! cet t e m ar ch e
sou s boi s, avec l es sou r d s m u r m u r es du ven t
d an s l es br an ch es, avec ce b r u i t d ’eau t om ban t
su r l es feu i l l es...
« N ous l ’avon s cou ch ée... m ai s, r ien ne pou van t
l a r éch au ffer , l a fai r e r even i r à el l e, affr eu sem en t
i n qu i èt e, j ’ai en t out e h ât e en voyé ch erch er l e
doct eur. E t lu i -m êm e a fi n i p ar p ar t ager m on i n
qu i ét u de, car l on gt em p s ses effor t s son t r est és
i n u t i l es d evan t l a p er si st an ce de cet évan ou i sse
m ent .
« En fi n p l u s t ar d , t r ès t ar d , p r esqu e ce m at i n ,
el l e a ou ver t l es y eu x ... M ai s al o r s... al o r s... o h !
m on voi si n ! com bien est p én i bl e ce qui m e rest e
à vou s d i r e!... l ’ou r un i n st an t j ’ai t ou t ou bl i é,
hor m is q u ’el l e r even ai t à l a v i e... Je m e su i s pen
chée su r el le ! M ai s au ssi t ôt , le sen t i m en t du dr am e
affr eu x où nous nous d ébat t on s l u i r even an t , ses
y eu x ont flam bé, el l e s ’est dét ou r n ée, m ’a r ep ou s
sée d ’un gest e vi ol en t et , avec des m ot s que j e
lui pard on n e, el l e m ’a p r i ée de sor t i r de l a ch am
br e... Pu i s el l e est t om bée d an s un e effr oyabl e
cr i se de n er fs et n ’en est sor t i e que pou r r écl am er
son m ar i , pour ap p el er san s ar r êt : « Bo b y...
Bo b y... B o b y !... »
« — El l e est at t ei n t e d ’un t er r i b l e ébran lem en t
n er veu x... en p l u s, je cr ai n s un sér i eu x r efr oi d i s
sem en t , m ’ a d i t le doct eu r. Pu i s il a p ou r su i vi en
h ési t an t : V ou lez-vou s m e p er m et t r e un con sei l ,
m adam e ? pr en ez un e gar d e. Je vai s j u st em en t à
M on t -en -D i ves au j o u r d ’h u i , j e p ou r r ai s vou s r am e
n er un e sœu r d om i n i cai n e... N e vou s m on t r ez p as
t r op ... t r op ... p u i sq u e... »
« L e cœur d éch ir é, com pr en an t , h él as! j ’ai ré
pon du :
« — J ’y v ei l l er ai , doct eur .
« — D ’ai l l eu r s, la pot ion q u ’el l e vi en t de p r en
dre est cal m an t e, el l e va d or m i r ... dem eu r er abat
t u e...
«
Q u ’y a-t -il encore à fai r e ?
�120
K GRAN DE
V IT E S S E
« _ N e pour rai t -on fai r e r even i r p r ès d ’el l e ce
l u i q u ’el l e dem ande ai n si ?... »
« D e l a ch am br e voi si n e nous p ar vi n t en core
cet ap pel : « Bo b y... Bo b y... B o b y !... »
« — I l r evi en d r a, doct eur !
« — Pu i s, du cal m e... ou du m oi n s l u i en don
n er l ’i l l u si on ! »
« Je m e su i s in cli n ée. A l o r s, m e sen t an t i n u
t i l e... p i s que cel a, d an ger eu se pour m a p au vr e
en fan t , j ’ai su p p l i é l e doct eur de ne p oi n t q u i t t er
l e Ch al i er avan t m on r et ou r et j e su i s p ar t i e en
cou ran t , ver s vo u s... I l m e fal l ai t vou s Voir, vous
d i r e ce qui ar r i ve... Per son n e que m oi ne p ou vai t
êt r e ch ar gé de ce t r i st e m essage... L a voi t u r e
d ’un l ai t i er m ’a déposée à vot r e por t e et j ’ai bén i
cet t e r en con t r e, car l e t em ps p r esse... l e t em ps
p r esse...
« M on voi si n , m ai n t en an t que vou s savez t out ,
p ar p i t i é pou r m oi, pour el l e, par t ez su r l ’h eu r e...
A l l ez à Par i s où san s dout e d oi t êt re ar r i vé mon
m al h eu r eu x gen d r e... Ch er ch ez-l e... dem an dez-le
à sa ban q u e... à sou cer cl e... chez l u i ... ses m eu
bl es son t encore boul evar d H au ssm an n ... M a n ièce
d ’ Eb ar t est à Par i s, descen du e d an s un hôt el
cal m e, rue de l a T r ém oi l l e... al l ez l u i dir e où ...
où nous en som m es 1 N o n !... pas de r ep r och es!...
Je n ’en ferai p l u s!... Je con sen s à t ou t ... Je p aye
r ai ... T ou t ce que j ’ai j e le d on n e... A p r ès?... le
ci el y p o u r vo i r a!... Je n ’au r ai p l u s a r efu ser ,
p u i squ e j e n ’au r ai r i en à d éfen d r e... O ui, j e con
sen s à t ou t ... à t ou t ... vou s en t en dez b i en !... Le
Ch al i er dès m ai n t en an t est à ven d r e... Jacq u o t ?
A l i ! q u ’est -ce que Jacq u ot au j ou r d ’h u i ? C ’est 111011
gen d re q u ’i l 111e fau t , m on gen d r e... Et i l fau t m e
l e r am en er v i v an t ... en t en dez-vous, v i v an t !
— Je ne cr oi s pas à ses m en aces, vou s sav ez !...
gr on d a l e colon el.
— N ’i m p o r t e!... q u ’i m p o r t e!... N on ! vou s fi gu
rez-vous ce... ce cad avr e en t r e m a fi ll e et m oi ?
M m e L e Ch al ier s’est br u squ em en t dr essée en
d i san t ces m ot s, ses y eu x s’égar en t .
El l e san gl ot e :
— Et cepen dant j ’avai s cru bien f ai r e... j e
cr oyai s bien fai r e...
Encor e une fois el le fai t 1111 effor t pour se r e
pren dr e.
— M ais l ’heur e n ’est pas à ces r et ou r s su r soim em e... D ai l l eu r s je vou s r et ar d e, 111011 p au vr e
c t em ps p r esse... Pu i s, l à-bas, au Ch al i er , i l fau t que j e r evi en n e... bien qu e m a vu e...
que m es so i n s... m a pr ésen ce... ah ! ri en 11e m ’est
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V IT E S S E
ép ar gn é!... A d i eu , m on p au vr e voi si n , j e n ’ai p lu s
d ’esp oi r , p l u s de foi q u ’en vo u s... ad i eu !...
Et , sou s l a br u i n e de p l u s en p l u s ép ai sse, el le
se m et à m ar ch er , pr esqu e à cou r i r , courbée, sem
bl an t un e vi ei l l e sous son capuchon r ab at t u .
E t le colon el t r i st em en t , t an t q u ’i l l ’aper çoi t ,
l a su i t des y eu x , m u r m u r an t :
« Et m oi qui avai s t an t r êvé de l a voi r h eu
r eu se!... »
IX
D eu x h eures p l u s t ar d , l e colon el ét ai t d éjà loi n
du Cl i al i er . Et , d an s le w agon q u i l ’em por t ait ,
i l s’ef f r ayai t de sa t âch é. N on , m i l l e foi s n on , il
ne cr oyai t pas T h éou l l e capable de m et t r e sa m e
n ace à exécu t i on , et cep en d an t ...
« M a p au vr e am i e!... » r ép ét ai t -i l , en pen san t
à M m e L e Cl i al i er , avec u n e p i t i é et un e dou leur
pr ofon des.
Et i l se f i gu r ai t l ’exi st en ce at r oce que d evi en
d r ai t cel le de cet t e p au vr e fem m e, de cet t ç m ère
r ep ou ssée, m au d i t e p ar sa fi l l e, de cet t e m ère ne
p ou van t m êl er ses l ar m es à cel les de son en fan t
p ar ce q u ’en un dr am e h or r i ble l u i ser ai t éch u le
p l u s cr u el des r ô l es!...
Cep en d an t ét ai t -ell e cou p ab l e?.,. Q ui l ’ét ai t ?..r
Si n on cel u i q u i , p ar i n con sci en ce, av ai t cr éé cet t
si t u at i on dont l a seu le pen sée sem b l ai t u n cau
ch em ar ...
L e colonel h och ai t t r i st em en t l a t êt e, se d i sai t
que le m al h eu r eu x ét ai t m oi n s coupable que vi c
t im e de son époque, de son gen r e d ’édu cat i on , de
cet t e m at ér i al i t é qu i dans un e sociét é don t 011
b an n i t t out e foi, t out es cr oyan ces en l ’ idéal seu l
capable d ’ép u r er l es âm es, pr en d si t ôt , gât e, perd
l a vi e des j eu n es...
Et q u ’est -ce qu i peut ser v i r de fr ei n su r la
pen t e d an ger eu se, de con t r c-poi ds au x en t r aîn e
m en t s ? D ep u i s l on gt em ps d éjà, — en com bien de
foyer s, de ces foyer s d ’une con cept i on t out e m o
dern e, ai n si q u ’i l en exi st e dan s ls. m i l i eu m on
dain où a ét é él evé T h éou l l e, — l e jeu n e hom m e
sou r n oi s, n ar q u oi s, r ecu ei ll e au t ou r de l u i des.*dét ai l s, des r i en s, p r ou van t , m asq u à sou s d es-ap p ar en ces, le p l u s com plet ou bli des d evoi r s. Cu r i eu x,
fu r et eu r , il a p ou r su i vi son enciuête, f ai t de si n
gu l i èr es d écou ver t es, sai si d ’et r an ges secr et s...
E t i l en a sou r i , t an d i s que l u i ven ai t cet t e pen sée :
« T i en s... t i en s... t i en s... et pour qu oi pas m oi
au ssi ?... »
�122
A G R A N D E V IT E S S E
L e gest e a-t -i l su i vi l ’i n t en t i on , si u n j ou r un
cam ar ad e t our m en t é de t an t d ’au dace r i sq u e t i m i
dem en t l a quest i on cou t u m ièr e : « Q u’ est -ce q u ’on
d i r a chez t oi ? » i l s’at t i r e cet t e t r i om ph an t e r é
pon se de l ’au t r e qui se sen t bien et vér i t ab l e
m en t ar m é j u sq u ’au x den t s : « T e fr ap p e pas,
m ou v i eu x, je l es t i en s ! »
« Je l es t i en s ! » Q ue de fam i l l es m eu r en t , de
cet t e abom in abl e r épon se !
L a for m u l e em poi son n ée p ou r r i t l e cor ps t out
en t i er , en fai t une en t i t é dont l es p ar t i es ne se
t i en n en t que par des act es de n ot ai r e ; u n ét at
an ar ch i qu e où le pr i n ci p e d ’au t or i t é est m éconn u,
foulé au x p i ed s; où ceu x qu i d evr ai en t com m an
d er se t ai sen t , cou rben t l a t êt e ; où ceu x qui de
vr ai en t obéi r s ’y r efu sen t , des p ar ol es cyn i q u es
au x l èvr es ; t in cham p d éser t et désert é par t ous
ceu x qu i l ’au r ai en t dû t r avai l l er en sem ble parce
q u ’ i l s n ’y p eu ven t p l u s dem eu r er l ’un pr ès de
l ’au t r e ; un foyer p er m an en t de ces qu er el l es qui
en t r aîn en t les ir r ép ar abl es et i r r ém éd i abl es r u p
t u res ; une r ai son soci ale au cap i t al d i sp u t é, que
l es un s sou h ai t er ai en t m et t r e en vi ager pour vi vr e
l eu r vi e court e et bonne, que l es au t r es at t en d en t ,
gu et t en t , escom pt en t , p ar ce q u ’ il est pour eu x
les « espér an ces », espér an ces qui ne se r éal i ser on t
que su r une t om be ou ver t e... en r even an t du cim e
t i èr e...
l i t c’est pour quoi , un e m an i èr e d ’êt r e au ssi i r
r at i on n ell e 11e p ou van t al l er d ’ un côt é com m e de
l ’au t r e san s m al ai se, t r ou ble, r évol t e, r em or d s, —r
ou ne t ue pas sa con scien ce au ssi faci l em en t que
ses pr i n ci p es !... — on se h eu r t e à t an t de cyn i sm e,
à t an t de « j e m ’en fi ch ism e ! »
I l fau t n i er « le bien », p u i sq u ’on ne peu t plu s
le fair e ; il fau t se gau sser * des ver t u s pour p r i x
M on t yon », p u i sq u ’on 11e l es a p l u s; il fau t r i r e
de t out , peut -êt re pou r 11’en p as p l eu r er !...
Et la vi e p asse... M ais com m en t s’ét on n er si le
ciel p ar aît lour d, t r i st e, si n i st r e à t an t d ’êt r es?...
L es vi es plei n es de sen t i m en t s i n avou és, de des
sous i n avou ab les, côt oien t san s cesse des d r am es,
des bords d ’ab îm es. Su r com bien de v i sages ne l a
■'t-on pas, cet t e cr ai n t e de l a cat ast r op h e qu i fai t
abor der l ’heur e qui vi en t avec le t r em blem en t
qu on au r ai t à r em u er un e m ach in e i n fer n al e dont
le m oin dre h eu r t d ét er m i n er a l ’exp l osi on ?... Com
m en t , après cel a, « ai m er l a vi e », n ’en p as ép r ou
ver cet t e l assi t u d e, ce d égoû t qui por t e un soi r ,
u n so i r .san s ét oil es, à... en f i n i r !...
« M ai s il n ’en est pas l à... » se d i sai t le colo
�A GRAN DE
V IT E S S E
123
nel en p en san t à T l i éou l l e. E t i l r evo yai t l a t êt e
de clow n r i eu r , de vi veu r él égan t , du m ar i de
T ot ot t e.
Pou r se r assu r er , i l aj ou t ai t : « D ’abord il adore
sa fem m e, peut -êt re m oi n s pour ses qu al i t és que
par ce q u ’el l e est t rès jeu n e et t r ès b el l e... en fi n il
l ’ad o r e!... p u i s en voi l à un qu i « aim e l a v i e!... »
Et p r esqu e au ssi t ôt , sen t an t s’évan ou i r ce r et ou r
de con fi an ce, il sou p i r ai t : « M ai s l a vi e q u ’ il
ai m e, c ’est l a vi e quan d on s ’am u se, l a vi e quand
011 jet t e à p l ei n es m ai n s l ’ar gen t p ar l es fen êt r es,
l ’ar gen t que l ’on a et au ssi sou ven t ... cel u i que
l ’on 11’a p as, l a vi e au x du r s év ei l s... et al o r s?...
M a p au vr e am i e, m a p au vr e vo i si n e... A h ! ciue
d on n er ai s-je pour avo i r fr an ch i cet t e ép ou van t abl e
cr i se... pou r savo i r l a p ai x r even u e au Cl i al i er , si
el l e y r evi en t , si el l e y p eu t j am ai s r ev en i r !... »
L or sq u e, ver s qu at r e h eu r es, le colonel descen
d i t au qu ai d ’O r say, ses n er fs ét ai en t t en du s à se
b r i ser , un ban d eau de fer ét r ei gn ai t son fr on t . Il
av ai t l ai ssé « l a t ou r de N et t e » p ar l a p l u i e, l ’h u
m i d i t é, il t r ou vai t Par i s n oyé d an s un br ou i l lard
gl acé, sou s un ciel l i vi d e q u ’011 eû t d i t t ouch an t
les t oi t s. Par t ou t gaz, él ect r i ci t é, r éver b èr es, l am
p ad ai r es ét ai en t al l u m és. L es bou t i qu es flam
boyai en t au l on g des r ues et ces l u m i èr es au x
r ayon s p er d u s dan s l a bru m e r ap p el ai en t ces fl am
m es r ou geât r es et t er n es des l an t er n es voilefes de
crêpe.
C ’ét ai t u n de ces jou r s où l ’on épr ou ve en f r i s
son n an t l ’i m pr essi on accabl an t e que l a m ort
p l an e; où su r l es t r ot t oi r s, t r aver san t l a ch au s
sée, r asan t l es m u r s, ne von t que t h éor i es de gen s
vêt u s de som br e, com m e si l ’h u m an i t é t ou t en
t ièr e ét ai t vêt u e de deu i l.
Pi er r e de Gar d avon p r i t un e voi t u r e et donn a
au coch er l ’ad r esse de l ’h ôt el où il sa "ai t r en con
t r er l a cou si n e d ’Yvon n e, M m e d ’Eb ar t .
— M adam e est sor t ie.
— Q uand r en t r er a-t -cl l e ?
— San s dout e pour s’h ab i l l er , M adam e dîn e en
vi l l e.
— Pr i ez M adam e de m ’at t en d r e, ou plu t ôt rcm ct t cz-l ui cel a.
I l gr i ffon n a su r sa car t e : « At t endez-m oi
ver s sep t h eu r es, j ’ai absol um en t besoin de vou s
p ar l er , c’est t r ès gr ave. »
Pu i s, l ai ssan t à l ’hôt el sa v al i se et de m en us
b agages, il se fit con d u i r e à l a ban qu e où « s'oc
cu pait » T h éou l l e et d em an da M . Bau d ois.
— M on si eu r Bau d oi s est sor t i.
�1.24
A GRAN DE
V IT E S S E
__L e baron Th éou ll e n ’est pas i ci , p ar h asar d ?
— I l est pour quelqu es jou r s à l a cam pagn e.
— V ou s êt es sû r q u ’i l ne vi en d r a pas au jou r
d ’hui ?
— T r ès sûr .
M al gr é l ’ ir r i t at i on et l e découragem en t que l u i
cau saien t ces répon ses décevan t es, le colonel fut
r assu r é par l ’aspect de l a banque. Ri en n ’y p ar ai s
sai t an or m al. I ,es em ployés ét aien t penchés su r
l es l i vr es der r ièr e les gu i ch et s, l e cai ssi er r em u ai t
de l ’ar gen t , à sa cai sse.
— A u r iez-vou s l ’obli gean ce de t éléph on er , si l e
baron Th éou ll e ven ai t ? d em an d a-t -il , et i l l ai ssa
l ’ad r esse de M me L b ar t .
— Cela ser a fai t , m on sieur.
L e colonel se r en d it en su i t e bou levar d H au ssm anu ; m ai s l e con cierge, avec un im m en se dé
dain , d éclar a que « m on si eu r le baron ne d evai t
r even i r que pour d ém én ager , ju squ e-l à i l h ab i t ai t
à l ’h ôt el ... on ne savai t où ».
Il al l a encore r éclam er i n u t i lem en t Bob y à son
cer cl e; p u i s il r evi n t boulevar d H au ssm an n , de
m an der l ’ad resse du gar age de l ’aut om obil e du
baron T h éou ll e. L e con cierge l a l u i j et a du bout
des den t s. L e colonel y courut .
Cet t e der n ière i n spi r at i on ét ai t -ell e l a b o n n e?...
A u gar age, il ap p r i t que l e cou pé-li m ou sin e du
baron Th éou ll e ven ai t de r en t r er . L e colonel
poussa un profon d sou pi r ; m ai s quan d il vou lut
savoi r si M . l e baron ét ai t ar r i vé avec l ’au t o, si
le ch auffeur l ’avai t l ai ssé en ch em in et dans ce
cas à quel en dr oit , il ne put y p ar ven i r . Pou r r é
pondre à ces quest i on s il au r ai t fall u voi r l e ch au f
feur lui -m êm e et 011 ne savai t où ét ai t cet hom m e,
ni quand il r evi en d r ai t au gar age.
D an s ces al lées et ven ues l e t em ps p assai t . L e
quar t de sep t heures son n ai t quan d le colonel re
vin t rue de la Tr ém oi ll e.
M adam e d ’ Eb ar t at t end M on sieu r , lu i fut -il
di t pr esqu e avec reproch e p ar un val et , lecpiel
sem blait avoi r pour un iqu e m ission de le gu et t er ;
M adam e at t end M on sieu r dan s un des p et i t s sa
lons.
En effet O er t y at t en d ai t le colonel avec l ’ im pat ienee i r r it ée de q u el qu ’un qui, se fl at t an t de pr ou
ver en t out es les cir con st an ces de’ l a vi e un par
lait sen t i m en t de l ’exact i t u d e, se t r ou ve m i s on
r et ar d par l a faute des au t r es.
Et cela se t r ad u i sai t par un e m ar ch e agi t ée, les
m ai n s derr ière le dos, au t r aver s du p cl i t salon ,
par des r egar d s courr oucés jet és à l a pen d u le, par
�A GRAN DE
V IT E S S E
125
d es « j e l u i donn e encore ci n q m i n u t es... ci n q m i
n u t es, pas un e de p lu s !... »
A l a si xi èm e m i n u t e d ’un de ces m en açan t s
ap ar t és, l e colonel p ar u t . El l e l u i l an ça au ssi t ôt :
— Oli ! col onel, j e cr oyai s que vou s n ’ar r i ver i ez
j am ai s, et l e t em ps m e p ar ai ssai t d ’au t an t p lu s
l o n g que j e su i s at t en d ue.
I .e colonel s’excu sa de d evoi r l a r et en i r d avan
t age ; m ai s ce q u ’il av ai t à di r e ét ai t si gr av e, si
excep t i on n el l em en t gr av e...
El l e eu t un d er n i er r egar d à l a p en d u l e et m ur
m u r a décour agée :
— Oli ! m on D i eu , j e vai s l es m an q u er !
L e col onel n ’eu t i n t com pt e.
M m e d ’ Eb ar t , bien q u ’el le fû t eu un e t r ès élé
gan t e t oi let t e du soi r que d i ssi m u l ai t à dem i un
am p l e vêt em en t d ’ un bl eu d ou x, i n cr u st é de den
t el l es, brodé, rebrodé, d ’or, d ’ar gen t , ou r lé de
zi b el i n e, bi en q u ’el l e fû t coiffée d ’un im m ense
gai n sb or ou gl i n oi r et fort em plu m é, av ai t l ’al l u r e
« gar çon » et déci dée que p r en n en t cer t ai n es jeu
n es fem m es au j o u r d ’h u i . 11 y a l ’école « t r i s
f e m m e . . . v r a i e f e m m e . . . u l t r a f é m i n i n » et l ’école
« g a r ç o n . . . g e n r e h o m m e . . . » Ger t y d ’Eb ar t ap
p ar t en ai t à cet t e d er n i èr e. El l e ét ai t de cel l es qui
d éd ai gn en t l es far d s, l es r ou er i es, l es t ei n t u r es,
l es m odes m i gn ar d es, l es fan fr el u ch es, de celles
qu i p ar l en t de l eu r ch ap el i er , de l eu r ch em isi er ,
et qu i t r aver sen t l a vi e en cost um e t ai l l eu r . El l e
av ai t d es y eu x n oi r s, des ch eveu x n oi r s, de bell es
d en t s, un jo l i et corr ect oval e, un t ei u t m at , l ’ai r
déci dé, h au t ai n , i n t el l i gen t . Ri en q u ’à l a voi r , et
r i en q u ’à l ’en t en d r e u ser du pron om « j e... j e... »,
des possessi fs « m on ... m i en ... m i en n e.... », 011
sen t ai t à quel poi n t el l e av ai t con scien ce d ’ellem êm e, de sa su p ér i or i t é, de sa val eu r m or ale, de
l a r ect i t u d e de sou ju gem en t ; on d evi n ai t com bien
h au t el l e m et t ai t sa p er son n al i t é et t out e l ’impoi>
t an ce q u ’el l e l u i acco r d ai t !...
El l e n ’avai t p as vu l e col onel d ep u i s l on gt em ps
et le t r ou vai t ch an gé. Et cel a l e l u i fai sai t con si
d ér er de ce p et i t ai r con descen d an t et à l a fois
ap i t oyé que pr en n en t l es jeu n es vi s-à-vi s de ceu x
q u ’ i l s voien t s ’en gager su r cet t e pen t e fat al e,
t om ber dan s cet t e er r eu r , d an s cet t e sor t e de dé
gr ad at i on : v i ei l l i r !...
L e col on el , t r ès ém u, l es t r ai t s con t r act és par
l ’obsédan t e pen sée du ch agr i n de sa m al h eu r eu se
voi si n e, des ém ot ion s par el l e t r aver sées et de t out
ce qui l u i r est ai t peut -êt r e encore à sou ffr i r , r a
�12Ó
A GRAN DE
V IT E S S E
con t ai t t r ès vi t e l es t r i st es r ai son s qui l ’am en ai en t
à Par i s.
Pl u s son r éci t avan çai t , m oi n s su r l e vi sage
de M m e d ’Eb ar t se p ei gn ai t l ’exp r essi o n q u ’on
se ser ai t cr u en d r oi t d ’y vo i r ap p ar aît r e. M i eu x,
l es y eu x de l a jeu n e fem m e d even ai en t de
p l u s en p l u s r ai l l eu r s, sa bouch e de p l u s en p lu s
m oqueuse, et t ou jou r s al l ai t s’affi r m an t cet ai r
de con descend ance et de p i t i é qui n ’ét ai t p l u s i n s
pi r é m ai n t en an t p ar le p h ysi q u e, m ai s, chose p lu s
gr ave, par l e m or al du col on el ... ou i , son m o r al !...
Com m en t ! l e p au vr e hom m e avai t cr u ... p ou vai t
cr oi r e...
I l r acon t ai t l a v i si t e de sa voi si n e, i l p ei gn ai t
son d ésesp oi r ... M m e d ’ Eb ar t j u gea soudai n
q u ’el l e en avai t assez en t en du ; ét an t don n é su r
t out que l ’ai gu i l l e de l a pen d u l e m ar ch ai t san s
ar r êt et que t ou jou r s d avan t age se r et ar d ai t ce
q u ’el l e, Ger t y d ’ Eb ar t , avai t à f ai r e!...
El l e cou pa cou r t au r éci t du col onel p ar ce
si ffl em en t d i ffi ci le à p r éci ser d on t l ’i r on i e répond
à t out . — Boby au ssi en u sai t .
— Pf f f f f ... m on p au vr e m on si eu r , com m e vou s
le con n ai ssez m al !... Com m e vou s l u i fai t es de
l ’hon n eu r en le pr en an t t el l em en t au sér i eu x !...
M ais i l n ’a p as son gé un i n st an t à m et t r e sa m e
nace à exécu t i on , ce p au vr e Bo b y... pas un i n s
t an t !... Q u’il ai t per du l a fort e som m e, c ’est pos
si b l e, j e sai s q u ’ il s’en gageai t for t em en t avec Bau doi s. M ai s Bau d oi s n ’est p as prêt à sau t er , c’cst
m oi qui vou s en r épon ds. Je l e sai s. On m e l ’a
d i t . Sa fem m e, un e de m es am i es d ’en fan ce, n ’a
pas de secr et pou r m oi. D on c, si T h éou l l e est fort
à d écou ver t ... il n ’y a r i en de per d u , p u i squ e m a
t an t e su r t ou t ...
— M ai s... l a cor r ect i on n el l e?...
— T an t que T h éou ll e jou er a, j e vou s le d i s en
confidence, ce ser a à r ecom m en cer. L es ch em in s
que su i ven t l es m an i eu r s d ’ar gen t , l es sp écu l a
t eur s, son t ét r an gem en t d an ger eu x... J ’ai vu des
gen s qu i , pour fai r e m on t r e de cap i t au x q u ’ i l s
n avai en t pas, al l ai en t j u sq u ’à l ou er des t i t r es
pour bern er dam e Ju st i ce...
I l s l ou ai en t et ... on l eu r l o u ai t ?
Quand der r ièr e eu x est l ’avo i r d ’un e fam i l l e,
u n avo i r i n sai si ssab l e, m ai s q u ’on ar r i ve bi en vi t e
j! sai si r quan d cer t ai n s m ot s son t p r on on cés...
l h éo u l l e, j u sq u ’à pr ésen t su ffi sam m en t vei n ar d ,
jou e cepen dant ce qui ne l u i ap p ar t i en t p as, pu isqu il a com pr om is t out ce q u ’il p osséd ai t , p l u s
�A GRAN DE
V IT E S S E
127
l ’avoi r de sa fem m e, q u ’i l v i t au jou r l e jou r de
d épl or able façon ...
— Com m en t t r ou ve-t -il des gen s q u i , d an s ces
con d i t i on s, se ch ar gen t de ses or dr es ?
— I l n ’y a que Bau d oi s, p ar ce q u ’i l sai t à un
sou pr ès ce que vau t l e Cl i al i er , i l sai t que le cas
éch éan t m a t an t e, p l u t ôt que de se l ai sser , écl a
bou sser de bou e... p ay er a!... .Si Théou’l l e a beau
coup p er d u et q u ’on veu i l l e que Bau d oi s ét ouffe
l ’affai r e, cet t e fois i l va fal l oi r s’exécu t er ...
— C ’est l a r u i n e, l ’an éan t i ssem en t !
— D eu x m ot s que vou s t r ou vez de nos jou r s
écr i t s su r bien des p o r t es!... T ou s l es jeu n es
m én ages, dan s u n cer t ai n m i l i eu , fon t l a « fêt e ».
C'est bien por t é. Eu p l u s, 0 M adam e » ne va que
ch ez l es gr an d s fai seu r s, « M on si eu r », pour l u i ,
f ai t de m êm e. N i l ’u n n i l ’au t r e ne p eu ven t ac
cept er l a m oi n dr e ap p ar en ce de m éd i ocr it é, la
m oi n dr e idée d ’économ ie. Su r u n t el ét at de
ch oses, l es r en t es ser vi es p ar l es fam i l l es t om ben t
à peu p r ès com m e u n e gou t t e d ’eau su r un e p ell e
r o u ge!... A l or s, q u o i ?... O n u se d ’exp éd i en t .
« M on si eu r », se cr oyan t t r ès m al i n , t aq u i n e les
val eu r s com m e T h éou l l e, cherche des « t u y au x »
pou r « fai r e des affai r es ». E t « M adam e » r est e
i n d i ffér en t e com m e T ot ot t e, en son gean t que « qui
veu t l a fi n veu t l es m oyen s »... V i en t l a cat as
t r oph e, l a fi n de m oi s m au vai se, et l a fam i l l e
p aye. C ’est un m au vai s m om ent à p asser : scèn es,
i n ju r es, m en aces, r i en 11’y m an q u e! Pu i s l e cal m e
se r ét ab l i t et , com m e en t r e t em ps le jeu n e m én age
11’est p as d even u m i l l i on n ai r e et q u ’il con t i n u e <\
vou l oi r vi vr e com m e s’i l Pét ai t , t out se recom
m en ce...
— M on D i eu ! com m en t em pêcher l a ven t e du
Ch al i er , l a m i se à l a r u e de m a p au vr e am i e?...
Où t r ou ver l e r em èd e?...
— I l n ’y en a li as ! d écl ar a avec u n calm e et une
assu r an ce sp l en d i d es M m e d ’ Eb ar t en s’assu r an t ,
d ’un r egar d j et é d an s l a gl ace, de l a p ar fai t e él é
gan ce de son gai n sb or ou gn em plu m é. Ce qui s’ar
r an ger a ce m ois-ci , col on el , se d ér an ger a l ’au t r e,
c’est f at al ! Il y a l on gt em ps que j ’ai p r éven u ma
t an t e, qu e j e l u i ai d i t : 0 Pr en ez gar d e, i l jou e...
il vous r u i n er a... » El l e n ’a r i en em pêch é...
— I ,c p ou vai t -el l e ?
— Si vou s vou lez t out e l a vér i t é, el l e n ’a jam ai s
su pr en dre son gen d r e; c’cst de sa f au t e!... El l e
l ’a t ou jou r s r egar d é avec l ’ét on n em en t que les
t er r i en s m et t en t à con si d ér er un e p i er r e de l u n e!...
El l e 11e l e con n aît pas et n ’a jam ai s p r i s l a pei n e
�128
A GRAN DE
V IT E S S E
de ch erch er à l e co n n aît r e!... Exem p l e : il se p eu t
que cet t e dépêch e, cau se de t out le m al , ai t affol é
T h éo u l l e; m ai s ce qu i est encore p l u s cer t ai n ,
c’est que le cher gar çon au r a t en t é de s’en ser vi r
p ou r ... affol er l es au t r es!... E t m a t an t e, n ’ayan t
j am ai s vou l u cher cher à com pren dr e sou gen d r e,
n ’y au r a vu que du f eu !... S’ i l avai t gagn é, c’eû t
ét é de l ’en cen s ; i l a per du , j'e cr oi s en t en dre l e
V c e v i c t i s de m a t an t e, ét an t
donn é su r t ou t sa
n er vosi t é, son i m agi n at i on , cet t e t en dan ce à l ’ex a
gér at i on q u ’on t t out es l es fem m es de cet t e époque,
de cet âge... n ’avez-vou s p as r em ar q u é?... — Je
n ’en excep t e pas m êm e m am an , ai n si !... pas m êm e
m am an !... — A h ! cet t e gén ér at i on , p ou r su i vi t
M m e d ’Eb ar t avec un e exp r essi o n d ’ext r êm e l as
si t u d e, cet t e gén ér at ion bercée p ar l es l an gu i d es
poésies de L am ar t i n e, décl am ées, ch an t ées :
O la c , t ’c n s o u v ic n t - il !. . .
él evée p ar des m èr es qui ont p l eu r é su r l es m al
heurs de Pau l et l a m or t de V i r gi n i e, qui on t
pleu r é en l i san t l a C a s e d e l ’ o n c l e T o m , qu i ont
p r i s pou r m odèle l es h ér oïn es sen t i m en t al es de
Balzac, « l e l y s dan s l a val l ée... » l e l y s dans la
v al l ée!... qui on t , san s m éfi an ce, don né l es ro
m an s de Feu i l l et en p ât u r e à l eu r s fi l l es, l esqu el l es
l es ont ap p r i s par cœu r ; qui l es ont l ai ssées s’i n s
p i r er de Ch er bu l i ez... — A vez-vou s l u l e C o m t e
K o s t i a î . . . i l y a de quoi fai r e d an ser l es m ar i on
n et t es de son cœur et de sa cer vel l e su r t ous l es
t oi t s, pour le rest e de sa v i e!... — Je d i sai s donc
de Ch er b u l i ez... et de t an t d ’au t r es que j ’ou bl i e :
« Cr oyez-vou s, en bonne con sci en ce, que l es pr é
d i cat eu r s de cet t e époque au r ai en t t on né et t onné
com m e i l s l ’ont fai t cont re l es r om an s, s ’i l s n ’a
vai en t reconnu le d an ger de cet t e l i t t ér at u r e ex al
t ée su r l ’esp r i t de l eu r s con t em por ain es ?... Q ui
l es a éco u t és?... Per son n e. On a lu quan d m êm e;
on a lu avec rem or d s, m ai s 011 a l u , et ... voi l à le
r ésu l t at : l a gén ér at i on de m a t an t e t r an spor t e
dans l a vi e l a t ot al i t é de ces i n vr ai sem b l an ces,
fai t du rom an com m e nous fai son s de l ’aut om obil e
et 11’accept e rien de san g- fr oi d ... »
Bi en q u ’i l n ’eû t gu èr e l ’esp r i t à l a r ai l l er i e, le
colonel ne pu t s’em pêcher de r épondre :
—- Que l i sez-vou s donc, au j o u r d ’h u i , m adam e ?
/ « f i .ont
' a jeu n e fem m e se cr eu sa d ’un p l i
réfléchi et ses yeu x flam bèr en t :
N o u s?... exp l i q u a-t -el l e d ’un ai r i n sp i r é,
nous l ison s peu, l a vi e 11e nous en l ai sse gu èr e le
t em ps, el le n ou s dé%’o r e!... C ’est à cr oi r e, vou s
�A GRAN DE
V IT E S S E
129
savez, q u ’el l e ne p asse p l u s à p as l en t s ai n si
q u ’au t r efo i s!... Q uel le est cel le de nous qui a des
l o i si r s?... Je n ’en con n ai s poin t . M ai s, quan d nous
l i son s, nous l i son s des œu vr es for t es, du
N i et zsch e, nous nous passi on n on s pou r ses doc
t r i n es bi zar r es, pour ses t h éor ies su r l a vol on t é.
C h o s e s h u m a i n e s e t p l u s q u ’ h u m a i n e s exci t e au
p l u s h au t p oi n t not re cu r i osi t é, et nous en d i scu
t on s avec nos « fl i r t s », qu i se r efu sen t t ou s à .se
p r êt er à ce q u ’or donn e N iet zsch e : « se su r p as
ser ». N ou s l i son s du T ol st oï, q u i offr e à n ot re es
p r i t un cu r i eu x su j et d ’ét u d e et de com par aison
avec n ot re gr an d J.- J. Rou sseau , ses t h éor ies su r
l e r et ou r à l a si m p l i ci t é, l ’am ou r de l a n at u r e,
l ’an t i p at h i e de l a ci v i l i sat i o n ; de l ’ I bsen , dont l a
com p l exi t é des ch efs-d ’œu vr e, l ’ou t r an ce des t hè
ses su r l es d r oi t s su p ér i eu r s de l ’i n d i vi d u , nous
l ai ssen t r êveu ses ; du M axi m e Go r k i , le r om an
d e de l a m isèr e en Ru ssi e; du Ru d yar d K i p l i n g ...
d u ...
— Com m e au t eu r s fr an çai s, vou s n ’accept ez
donc ri en ?
— Penh ! r ép l i q u a M m e d ’ K bar t avec un e pet i t e
m oue de déd ai n , nous accept on s ceu x qu i osen t
ces m agn i fi q u es r econ st i t u t i on s de l ’an t i q u i t é, ces
d escr i p t i on s em pou r prées de l a vi e païen n e, qui
fon t r et r ou ver Rom e, Car t i l age, Byzan ce... B y
z an ce!!... l eur ci vi l i sat i o n u l t r a-r affi n ée... l eu r s...
Je n ’en fi n i r ai s pas ! I ,es au t r es, ceu x qu i fon t des
p et i t s r om ans au p at ch ou l i , ces p et i t s r om an s p ar
l an t d ’am our , en cor e d ’am our , — m ot au ssi dé
m odé que l e 110m et le p ar fum de ce... p ar f u m ! —
nous l es d éd ai gn on s, i l s nous écœu r en t !... D e l à,
l a cr i se de l a l i b r ai r i e; 11e cherchez p as p l u s l o i n !
E t ce que nous avon s r ai son de l es d éd ai gn er si ,
com m e r ésu l t at : voyez m a t an t e!...
— Pour quoi san s cesse m et t r e en cau se cet t e
p au vr e fem m e?,.. I l y a au ssi vot r e cou si n e...
— Tot ot t e est ch ar m an t e, m ai s c’est u n e pet i t e
fi ll e q u ’ il fau t du r est e voi r san s sa m èr e... sin on
el l e au ssi se t r ouble, se pr en d à l ’ i n flu en ce m él an col i co-n er veu se de m a p au vr e t an t e!... A u t r efoi s
l es vap eu r s, l es n er fs, l es pâm oi son s, ét ai en t à
l ’ordre du j o u r !... U ne st at i st i q u e a p r ou vé que
jam ai s l es fem m es ne se son t au t an t t r ou vées m al
que sous l e second Em p i r e!... A u j o u r d ’h u i , c’est
passé. On en est à l a pon dér at i on , l a dût-011 à...
un en t r aîn em en t r ai son n é ver s l a p l u s com plèt e
i n d i ffér en ce!... A i n si , au l i eu de s’exal t er d evan t
des m au x que l ’on 11e peut sou l ager , 011 s ’en él oi1 3 8 -V
�i3o
A GRAN DE
V IT E S S E
gn e, ou l es ou b l i e, et n ’est -ce p as sage, p u i sq u e...
ou n ’y p eu t r i en ?... Ch ar i t é bien or d on n ée... Ou
s’effor ce de ne p l u s s’em b al l er , de t out cal cu l er .
O n sai t que l ’éq u i l i b r e, si n on l e bon h eu r , d an s l a
vi e, n ’est q u ’à ce p r i x . On v a donc d evan t soi,
san s cr i s, san s l ar m es, san s scèn es. L e m ot d ’or
d r e est : « Pas d ’affai r es, du cal m e, du cal m e!... »
Gr an d s d i eu x ! q u ’est -ce q u e nous d evi en d r i on s
avec l es d i ffi cu l t és san s nom br e de nos exi st en ces,
si , com m e m a t an t e, nous fai si on s de t ou t du r o
m an ... du d r am e... et du p ir e en cor e?... N on , vou s
savez, l ’ idée que vous avez t ous p u j u ger T h éou ll e
cap abl e d e... — el l e fit le gest e de v i ser sa t em pe
— est à se t or d r e!
— A l o r s, si j ’en cr oi s vos p r i n cip es, s’écr i a le
colon el avec un e sou d ai n e r évol t e, le m i eu x est
que j e r ep r en n e l e p r em i er t r ai n , qu e j ’aban don n e
T h éou l l e à sa dest i n ée, que j ’ai l l e aver t i r M m e Le
Ch al i er q u ’el l e est u n p eu fol l e, sa fi l l e en t r ai n
de l e d even i r ...
M m e d ’ Eb ar t coupa cour t avec u n e bonh om ie 1
coquet t e :
— Je ne veu x r i en de p ar ei l !... M ai s vou s au ssi ,
m on p au vr e colon el , sem bl ez t r ès fr ap p é. Voulezvou s un con seil ?
— O h ! cer t ai n em en t ... car , vr ai m en t ...
— Si t ou t efoi s vou s avez des vêt em en t s de soir ,
en fi l ez vot r e h ab i t et offr ez-m oi vot r e b r as. Je su i s
de p assage ici et d evai s d în er avec l es W i m er cu x...
— vou s savez bien , m on am ie Ch ar l ot t e, l a bell e
Ch ar l o t t e?... — d an s un m ach i n où l ’on s ’am u se,
à M on t m ar t r e, à « L a Sou pe au x ch ou x ».
L e col on el r ep ou ssa vi ol em m en t l a p r op osit i on .
— V ou s n ’êt es pas gal an t , p as g en t i l !... V ou s
m ’avez m i se en r et ar d , l es W i m er cu x on t dû q u i t
t er l eu r h ôt el san s m oi et j e 11e p u i s m ’en al l er
seu l e là-bas, p ou r t an t ?... N ou s d evi on s fai r e 1111
d în er ext r aor d i n ai r e, m an ger avec d es cou ver t s
d ’ét ai n , d an s des assi et t es de t er r e, des p l at s que
seu l s m an gen t l es p aysan s... V ou s m e p r i vez d ’un
gr an d p l ai si r ...
El l e r éfléch i t un i n st an t , p u i s r ep r i t :
— Je vou s aver t i s que « L a Sou pe au x ch ou x »
est en ce m om en t le seu l coi n où l ’on dîn e. C ’est
un e vogu e, une fr én ésie. On r efu se des d în eu r s
t ou s les so i r s... Si T h éou l l e est d an s l a cap i t al e,
c est sû r q u ’il ir a d în er l à. N on , voyez-vou s cela,
s'i nous l ’y r en con t r i on s, l e m i sér ab l e!... Si cela
11 est p as, afi n de vou s récom pen ser de m ’avoi r
ser vi de caval i er ce soi r , j e m ’en gage dem ai n à
vou s ai d er à le r et r ou ver , ce l i o b y , m al h eu r des
�A G R A N D E V IT E S S E
»3 »
f am i l l es!... N ou s i r on s l e réclam er au x objet s p er
d u s, à l a fou r r i èr e... où vou s vou d r ez!.;. Et ,
cr oyez-en m a vi ei l l e exp ér i en ce, si nous l e r et r ou
von s, nous l e r et r ou ver on s sai n et sau f. U n gar
çon p ar ei l , voyez-vou s, colon el , c’est com m e l es
ch at s : ça ret om be t ou jou r s su r ses p at t es. V ou s
r efu sez en cor e de m ’accom p agn er ? V ou s refusez
t o u j o u r s?... .Sur vot r e esp r i t l a dr am at iq u e façon
de voi r de m a t an t e p r en d r ai t -ell e donc au ssi
com m e un vacci n ? I l fau t bien que vou s d în i ez,
cep en d an t ? I ci ... vou s êt es sû r q u ’on n e vou s ser
vi r a pas T h éou l l e su r un p l at d ’ar gen t ... L à- b as...
qu i sai t ?...
— V ou s cr oyez que T h éou l l e au r ai t l e cœu r ...
apr ès ce q u ’i l a f ai t ... apr ès ce d ép ar t ... l ai ssan t
sa fem m e...
— Cer t ai n em en t ... h i st oi r e de se d i st r ai r e, d ’ou
bl i er , de se donn er un e bonne soi r ée avan t ...
avan t ... si t an t est q u e... — el l e r efît ce m êm e
gest e vi san t sa t em pe avec l e m êm e p et i t écl at de
r i r e j o y eu x , — m ai s soyez t r an q u i l l e!... A l l o n s,
ven ez-vou s?... Si n on , j e p ar s seu le. Et , apr ès
t ou t ...
Et , su r l es con séquen ces possi bl es de l a ch ose,
el l e eu t u n gest e gam i n de m agn i fi qu e i n sou
cian ce.
Q uel ques i n st an t s p l u s t ard cepen dan t , l e colo
nel m on t ai t avec l a jeu n e fem m e dan s un fiacr e
et sem bl ai t fu r i eu x par ce que l e coch er, à nui il
ven ai t de d i r e : « A M on t m ar t r e... A l a Sou pe
au x ch o u x... », cl aq u ai t des l èvr es et cl i gn ai t de
l ’œi l ...
— Si j e n ’y r et r ou ve p as T h éou ll e, jam ai s j e ne
vou s par d on n er ai ce que vou s m e fai t es f ai r e!...
— I l se peut p ar fai t em en t que vou s gar d i ez ce
gr i ef con t r e m oi vot r e vi e d u r an t , vou s savez,
colonel !
— Pourquoi ?
— Ri en ne pr ou ve que nous r en con t r ion s
T h éou l l e. Il dor t peut -êt r e son d er n i er som m ei l ,
l a t êt e t r ouée, au coin d ’un bois, un de ces bois
q u ’il a dû t r aver ser en au t om obi l e... M ai s — et l a
v o i x de M m e d ’ Eb ar t se fit câl i n e, pr esqu e t en dr e
— vou s ne pou viez m ’aban don n er , n ’est -ee p as,
pu i squ e vou s m ’avi ez fai t m an qu er m on rendezvous avec l es W it n er cu x. O ui, vou s, un vi ei l am i
de l a fam i l l e, vou s ne pou viez m e l ai sser al l er
seu l e, vo yo n s? V ou s ne vou s ser i ez cer t ain em en t
j am ai s pard on n é, une fois r even u dan s vot r e t our
de N et t e, un t el m an que de gal an t er i e... J ’ai vou l u
vou s ép ar gn er ce rem or ds, ah ! ah ! al i !...
�132
A GRAN DE
V IT E S S E
Et , d an s l e fond du fiacre, l a jeu n e fem m e se
r en coi gn a avec t ou jou r s son j o l i r i r e où p er çai t
cet t e fois u n peu de t r i om ph e et i n fin i m en t de
m al i ce.
X
: U n p lafon d au x pou t r es sai l l an t es et n oir ci es
com m e p ar des q u an t i t és de ces jou r s m au vai s,
de ces jou r s de ven t où l a ch em in ée san s t i r age
l ai sse flot t er dan s l es m aison s de p aysan s l a fum ée
au r as des sol i ves ; t out au t ou r de l a pi èce, à m ih au t eu r , un e ét roit e gal er i e de bois ou vr agé su r
l aq u el l e des por t es s’ou vr en t et des gen s son t ac
coudés ; des l an t er n es su spen d u es à des pot ences
de boi s, l esqu el l es p ar t agen t l ’ i m m en se corps de
l o gi s en t r oi s pièces q u ’en com bren t ser r ées, nom
br eu ses et à cet t e h eur e t out es occupées, des t abl es
don t le cou ver t gr o ssi er : l i n ge r ude à l i t eau x
bl eu s ou r p u ges, assi et t es de faïen ce à fleur s,
fou r ch et t es et cu i l l er s d ’ét ai n , pot de gr ès à fa
cet t es h i st or i ées, con t r ast e avec l ’él égan ce des
d în eu r s, hom m es en h abi t , fem m es en t oi l et t e du
soi r , gr an d s ch ap eau x, per les et di am an t s.
T el l e est l a sal l e com m une du fam eu x r est au r an t
de « L a Sou pe au x Ch ou x », don t l a renom m ée
com m en ce à êt re m on d i al e, et là-h au t , ou vr an t Sur
l a gal er i e, son t l es sal on s p ar t i cu l i er s dont on
s’ar r ach e ch aqu e soi r la l ocat ion .
A « L a Sou pe au x ch ou x », on est censé ne m an
ger que des p l at s de p aysan s et ne boir e que des
boi sson s r u st i q u es : ci d r e, bi èr e, ou du vi n si n ou
veau q u ’ il ne pput su p p or t er l a bou t ei ll e et q u ’on
va l e t i r er d evan t t ous, ce ou i am u se for t , au ro
bi n et des gr osses fu t ai l l es al i gn ées d an s le cel lier
voû t é dont l a port e, m assi ve com m e cel l e d ’une
cat h éd r al e, dem eu re ou ver t e.
A u fond de l a sal l e s ’él ève un e est r ad e sem
b l an t fai t e de br an ch es de feu i l l age. De soi- d i san t
m én ét r i er s de v i l l age y r âcl en t avec en t r ai n des
bour r ées, des r i god on s, des gi gu es, des sabot i è
res, des bolér os, des fan d an gos, ([lie de r avi ssan t es
p et i t es fem m es dan sen t à p as de vel ou r s su r une
ét r oi t e scèn e, avec un sou ci plu s gr an d de l a fan
t ai si e que de l a cou leur l ocale.
T ou t efoi s ces d an ses, exh i b i t i on ban ale de m usich al l s, at t i r en t m oin s l es r egar d s, cap t i ven t m oi n s
l ’at t en t ion que ce que l ’on voi t de l ’au t r e côt é
de l a pièce. L à est l a n ou veau t é, l ’i ù éd i t , le
jam ai s vu ...
A l or s q u ’on p én èt r e à « L a Sou pe au x ch ou x »
�A GRAN DE
V IT E S S E
133
p ar d eu x en t r ées : l ’un e à d r oi t e, l ’au t r e à gau
che, que d ’un côt é se t r ou ven t l ’est r ad e, l es vi ol o
n eu x, l es p et i t es d an seu ses, au fon d, en face, sé
par ée des d în eu r s p ar dc$ p an n eau x gl i ssan t s,
t ou jou r s ou ver t s, est une cu i si n e im m en se, gr o u i l
l an t e des m i t r on n et s i r r ép r och abl em en t bl an cs et
coquet s q u i assu r en t l e ser vi ce.
D an s cet t e cu i si n e, chacun est l i b r e d ’al l er , de
ven i r , de séjou r n er ; ch acu n est l i b r e de sou l ever
l e cou ver cl e des p ot s, m ar m i t es, b assi n es, sau
ci èr es, j am b on n i èr es, ch ap on n i èr es, p oi sson n i èr es,
en cu i vr e ét i n cel an t m i j ot an t su r l es fou r n eau x ;
de h u m er l eu r con t en u, de com poser ai n si de
façon u l t r a-gou r m an d e son m en u : sou pe, r el evé
de p ot age, en t r ées, et de le p ar ach ever p ar l e
ch oi x des r ôt i s : q u ar t i er de ven ai son , cochons de
l ai t , pièces de gi b i er , oi es au x m ar r on s, p ou l ar d es
au l ar d , t ou r n an t à de m u l t i p l es br och es q u ’un
syst èm e d ’h or l oger i e p r i m i t i f et com pl iqu é, r eéd i t é
du t em ps des « l i ost el l er i es », m et en m ou vem en t
d evan t un feu de b r ai se et de bois, au -dessus
d ’in n om brables l èch efr i t es où l e j u s t om be en gr é
si l l an t .
On d i r ai t un e cu i si n e de ces con t es d ’au t r efoi s,
de ces con t es d ’un au t r e âge où l ’on ne sem bl ai t
avo i r cu r e qu e de « bom ban ces, b eu ver i es et esbau d i ssem en t s ».
T ou t en p ar cou r an t « L a Sou pe au x ch ou x » à
l a r ech er ch e des W i m eu r eu x, le col on el eu t cet t e
pen sée :
« II est ét r an ge que, d an s ce si ècl e d ’est om acs
d él ab r és, où ch acun est au r égi m e de p ar son m é
deci n , un t el d épl oi em en t de vi ct u ai l l es p u i sse
avo i r de l ’at t r ai t l »
M m e d ’ Eb ar t en exp l i q u a l est em en t l a r ai son :
— L ’at t r ai t q u ’a t ou jou r s l e fr u i t défen du !
U 11 peu p l u s t ar d , — i l s ch er ch ai en t en core l es
W l m er eu x, — le colonel ajou t a :
— L es p aysan s ser ai en t bien su r p r i s de l ’or d i
n ai r e q u ’on l eu r p r êt e...
A quoi M m e d ’ Eb ar t r ép l i q u a, d an s u n sou r i r e
qui m on t r ai t ses den t s ad m i r abl es :
— I l al i ! 011 l es p l ai n t , com m e s ’i l s n ’avai en t p as
l es j ou r s de foi r e, les j ou r s de n o ce!...
— Pu i s, s’ i l s 11’ont pas de p ai n , i l s m an gen t de
l a br i och e, n ’est -ce p as?
Cet t e r éfl exi on du colon el r est a, du r est e, i n en
t en d u e de la jeu n e fem m e. Q u el q u ’u n , su r l eu r
p assage, ven ai t de b al b u t i er d ’un e vo i x d ’effroi- :
— O h ! zu t ... m ou fu t u r b eau -pèr e... ou i , j e di s
�134
A G R A N D E V IT E S S E
b i en , l e fu t u r m ar i de m a b el l e-m èr e... fai t es pas
at t en t i on , j e p asse sous l a t ab l e!
j ,e col on el et M m e d ’ Eb ar t s’i m m obi l i sèr en t ,
ch er ch an t des y eu x ceh ii qu i ven ai t de p ar l er .
D evan t eu x, assi s à un e t abl e où u n cou ver t
non défai t sem b l ai t at t en d r e u n con vi ve, ét ai en t
u n e jeu n e fem m e t rès bel l e, t r ès bl on de, excessi
vem en t él égan t e, un hom m e un peu ch au ve, de
m i l i t ai r e al l u r e, et un t r oi si èm e p er son n age, cel ui
qui an n on çai t q u ’ il al l ai t p asser sou s l a t abl e.
A v an t d ’en ar r i ver à cet t e ext r ém i t é t ou t efoi s,
écr asé su r sa ch ai se, r ou l an t des y eu x effar és, il
b al b u t i ai t :
— D u d i able si j e m ’at t en d ai s à r en con t r er i ci
cet t e façon de st at u e du com m an deur , et avec une
bel l e m ad am e en cor e... non , m a p ar ol e, c’est m a
cou si n e Ger t y !
D e son côt é, M ine d ’ Eb ar t d i sai t en t re ses
d en t s :
— A h ! ah ! q u ’est -ce que j e d i sai s, col on el !
— Pen ser que là-bas on se d ésol e... on m eu r t
de ch agr i n !... gr on d a Pi er r e de Gar d avon , p ar qui
l a rem ar que du m ar i d ’Yvon n e avai t ét é en t en due.
D éj à, une fl am m e dan s l e r egar d , i l s’avan çai t ver s l e jeu n e hom m e, quan d Ger t y, d ’un h a
b i l e m ou vem en t t ou r n an t , l e ram en a ver s M m e de
W i m er eu x, ap r ès l u i avo i r j et é d an s un sou ffl e :
— N e d i t es r i en , de gr âce, col on el , j e m ’en
ch ar ge.
E t au ssi t ôt el l e p r ésen t a :
— Ch ar l ot t e, m a ch ère am i e, l e col onel de Gar d avon , dont vou s m ’avez bien sou ven t en t en du
p ar l er ... M m e de W i m er eu x... l e cap i t ai n e de
W i m er eu x... — p u i s, j ou an t l a su r p r i se : — t i en s,
m on cou si n , n ou s avi on s j u st t m en t besoi n de
vo u s...
L es p r ésen t at i on s, sal u t s, p oi gn ées de m ai n s,
occu pèr en t un i n st an t ; p u i s 011 se r em i t à t abl e,
se ser r an t pour fai r e p l ace au col onel.
L à-b as, su r l ’est r ad e, de p et i t s ch ar bon n i er s à
gr an d s ch ap eau x, de p et i t es ch ar bon n i èr es, d an
sai en t avec frén ésie un e bour r ée au ver gn at e. L ’ai r
ét ai t gai , en l evan t . Q uel ques d în eu r s en f r ap
p ai en t l a m esur e du m an ch e de l eu r cou t eau.
A u t ou r des t abl es l es m i t r on n et s, p or t an t l i an t ,
su r l eu r s m ai n s r el evées, l es p l at s et l es assi et t es,
t ou r b i l l on n ai en t , appel és de t out es p ar t s. L a sal l e
ét ai t p l ei n e d u br u i t des con ver sat i on s, du br u i t
du ser vi ce, et l à-bas, t ou jou r s cl aq u an t des sabot s,
les pet i t es fem m es dan sai en t .
�A
GRAN DE
V IT E S S E
135
— Com m en t ar r i vez- vou s si t ar d , G er t y ? fi t
avec r epr och e M m e de W i m er eu x.
— T r o p l on g à vou s con t er ... J ’ai t r ou vé
l e colon el à m on h ôt el , al or s j e l ’ai em m en é d în er
i ci ... I l n e vo u l ai t p as, o h ! n on , j am ai s!... Pu i s
i l a vo u l u ... voi l à !
Si en d écou vr an t Bo b y, com m e el l e l ’avai t
p r évu , d an s ce l i eu de p l ai si r , Ger t y av ai t ét é for t
in qu i èt e des su i t es pr em i èr es de cet t e r en con t r e,
ét an t don n ée l ’i n d i gn at i on que l e colon el de Gar d avon en d evai t su b i r , m ai n t en an t el l e se t r an q u i l
l i sai t .
U n coup d ’œi l avai t aver t i Ch ar l ot t e que q u el
que ch ose r i sq u ai t de se p r od u i r e qu i se d evai t
em pêch er et t out e l ’ad r esse m on d ain e d e l a b el l e
jeu n e fem m e se d ép l oyai t . Si bien que l e colon el
n e su t j am ai s com m en t , al or s q u ’ il ép r ou vai t l ’en
vi e féroce d ’ét r an gl er Bob y, il s ’ét ai t t r ou vé d în er
en face de ce d ét est ab l e p er son n age san s avo i r
u n e secon de l a p er m i ssi on de le r egar d er , u n e se
conde l a p o ssi b i l i t é de l u i ad r esser l a p ar ol e, u n e
secon de l e l o i si r m êm e de s ’occu per de l a m i ssi on
don t i l ét ai t ch ar gé.
E t , p en d an t que Ch ar l ot t e d ép en sai t ai n si san s
com pt er t ou t son ar t pou r cap t i ver , bien m i eu x,
pou r cap t u r er l ’êt r e d an ger eu x, — en quoi ? Cela,
p ar exem p l e, el l e ne l e sav ai t , l e r egar d de son
am i e n ’ay an t pu l e l u i d i r e, — q u ’el l e d evi n ai t
en l e colon el, Ger t y s’ét ai t assi se p ai si b l em en t à
côt é de Bob y et l u i l an çai t à br û l e-p ou r p oi n t :
— V ou s al l ez b i en , vou s !
— Com m en t cel a?...
— V ou s épou van t ez vot r e fam i l l e, vou s jou ez
du r evo l ver , vou s par t ez l à-d essu s, l ai ssan t vot r e
m al h eu r eu se fem m e d an s l ’affol em en t , et ... vou s
ven ez vou s am u ser ici !
— Q ui vou s a d i t ?... Tyui ?... fit Bob y, d ési gn an t
l e colon el d ’un cl i n d ’œi l i r r i t é.
— N ou s nous l an çon s su r vot r e p i st e, vou s
ch er ch on s com m e u n e p er l e r ar e, vou s r écl am on s
au x quatre? coi n s de Par i s... p ar t ou t , bui sson
ci eu x. A l or s 111c vi en t u n e i n sp i r at i o n . Je d i s au
col on el : « N ou s l e t r ou ver on s d an s un boui -bou i
où l ’on s ’am u se. » 11 gar d e su r vou s des i l l u si o n s
que j e 11’ai p l u s et m e répon d : « I l n ’au r ai t pas
ce t r i st e co u r age!... » Je m ’écr ie : « A h ! vou s 11e
le con n ai ssez p as !... » J ’ i n si st e. Je l ’en t r aîn e.
N ou s par t on s et ... vou s v o i l à!... M on p au vr e Bob y,
j e vou s cr oyai s m oi n s « r osse » qu e ça !
— Oh ! 11e m e j u gez p as su r l es ap p ar en ces, m a
cou sin e, j e ne su i s p oi n t ven u i ci pou r m ’am u
�136
a g r a n d e vite s s e
ser !... J ’en p r en d s à t ém oin M m e de W i m er eu x
qu i , l o r sq u ’el l e m ’a r en con t r é er r an t dan s cet t e
coh ue, m e sen t an t p l u s seu l q u ’en p l ei n déser t ,
m ’a d i t : « T i en s, T h éou l l e, que fai t es-vou s i ci
avec cet t e t êt e d ’en t er rem en t ?... El l e l ’a d i t ... p a
r ol e, el l e l ’a d i t ...
— Je vou s cr oi s.
V ou s m e bl agu ez.
— N on , j e ch erche à vou s com pren dr e.
— V ou s n ’y avez jam ai s vou l u ar r i ver .
— Et ai t - ce n écessair e ?
— Q ui sai t ! vou s m ’eu ssi ez peut -êt r e donn é
d ’excel l en t s con sei l s !
— D es con sei l s ?... I I est t ou jou r s t em p s... V ou s
n e l es su i vr ez p as...
— Q ui sai t ?
— I l m e fau t d ’abord con n aît re l a si t u at i on : que
s’est -i l p assé pou r q u e... voyou s, vou s avez dit
cela en l ’ai r ?... Et si cela est , vou s êt es r ud em en t
cou p abl e...
— O ui, cou pabl e c ’est p ossi b l e, j e l ’avou e, j e
su i s cou p ab l e; m ai s q u ’est -ce ciue vou s vou lez, j ’ai
p r i s p eu r ... Pu i s on m ’a t r ai t é com m e un v al et ...
m on t r é l a p or t e... jet é l ’ordre de so r t i r ... O ui, j ’ai
vou l u m e... su r l e m om en t ... m ai s p as ap r ès, non ,
bi en sû r !... Je ser ai s m êm e r even u si ... m ai s je
vou s l ’ai d i t , on m ’avai t jet é deh or s, ch assé...
A l or s j e n ’ai p l u s vou l u m e... n on ! m ai s t r ès sé
r i eu sem en t j ’ai pen sé au d i vor ce!
— C ’est bien l a pei n e de t an t fai r e ét al age de
vot r e am our pour 1 ot ot t e !
— N e prot est ez p as, m a cou sin e, m on in t en t i on
n ’a r i en du car act èr e affr eu x que vou s l u i su ppo
sez... j ’ai pen sé à d i vor cer , m ai s non p as avec
m a fem m e, avec m a Belle-m èr e !
— E l i ! n ’all ez-vou s p as avo i r besoin d ’el le
d ’abord p ou r vou s t i r er des p at t es de Bau d oi s ?
car , si j e su i s bien i n for m ée, vou s voi l à encore
for t em en t pi n cé, m on p et i t T h éou l l e !
— H él as!... à qui le d i t es- v o u s!... O ui , j ’ai be
soin de m a bell e-m èr e, cel a m e t our m en t e assez ;
m ai s un e fois t out fi n i ...
— A h ! b on ... al or s ne j am ai s l a r ev o i r !
Ger t y, soit s son gr an d ch apeau , l e r egar d ai t ,
t rès m oqueuse. I l p r ot est a doucem en t :
— D an s un i n st an t si gr av e vou s vou s payez
m a t êt e!...
— A vou ez que vou s l e m ér i t ez !
I l son gea vagu em en t à se fâch er , p u i s y r enonça
et r ep r i t :
�A GRAN DE
V IT E S S E
13 7
— O ui, t out en fi l an t , — car ce que l ’au t o fi l ai t
d an s l a n u i t , c’ét ai t fou d r oyan t ! — j e m e d i sai s :
m ai n t en an t j e ne vai s p l u s à Par i s pou r m e... non.
J ’y vai s p ou r pr ép ar er m on com plet d i vor ce avec
m a b el l e-m èr e...
— A vez-vou s r éu ssi ?
— J ’en su i s l à... il y a for t à fai r e avan t ... l a
chose pr ésen t e des d i ffi cu l t és.
— Peut -on savo i r ?
— I l fau t al or s r em on t er p l u s h au t . En ar r i van t ,
j ’ai cou ru t ou t dr oit chez Bau d oi s. I l m ’a reçu
p ar ces m ot s : « Fam eu x bou i l l on , T h éo u l l e!... »
J ’ai répon du : « Eh ou i , j e sai s, vot r e d ép êch e... »
A l or s il a dem and é : « Eh bi en , al o r s... q u oi ? »
j ’ai r épon du : « Eh bien al o r s... v o i l à! » Et nous
n ous som m es l on gu em en t r egar d és.
Bo b y p r i t Pai r si p i t eu x que Ger t y ne p u t s’em
pêch er d ’en r i r e.
— O h ! m a cou si n e... vou s r i ez ?...
— V ou s sem bl ez t ou jou r s jou er l a com édie.
— A h ! p l û t au ciel !... A l o r s, pou r con t i n u er ,
Bau d oi s m ’a d i t : « Reven ez dem ain avec l a si gn a
t ure de vot r e bell e-m èr e et nous ar r an ger on s
cel a... » L a- si gn at u r e de m a b el l e- m èr e!... Ju st e
m en t ce q u ’el l e ne m e don n era j am ai s!... J ’ai
fai l l i cr i er à Bau d oi s : «'D em an d ez-m oi l ’i m pos
si b l e,, m ai s... p as.ç a!... » Pu i s j ’ai, pen sé que j ’al
l ai s en cor e em br ou i l l er l es ch oses et j ’ai pr éféré
m e t ai r e. L u i , san s t en i r com pt e de m on si len ce,
a p ou r su i vi sèch em en t , com m e p ar l en t t ou s ces
gen s d ’ar gen t : « U n e foi s ceci r égl é, 111011 cher
am i , désolé, m ai s fini avec m oi. » J ’ai r épon du :
« A l or s m a p osi t i o n ... m a posi t i on fu t u r e? —
Connue le rest e. V oyon s, n ’avez-vou s p as pr ou vé
su ffi sam m en t ... » I l h ési t ai t , j ’ai i n si st é : « Pr ou vé
q u o i ?... — Q ue vou s n ’êt es p as u n hom m e sé
r i eu x ? »
« Bon , vou s ri ez au ssi , Ger t y, et al l ez san s dout e
d i r e que Bau d oi s a r ai so n ?... Eh b i en , c’est p os
si b l e, m a cou si n e, p as m oin s que cel a m ’a f ai t de
l a p ei n e!... Je p en sai s m oü r i r un j o u r d an s la
p eau d ’un gr os, gr as, ven t r i p ot en t hom m e de
fi n an ce... Bau d oi s fai t de m es r êves des bu l l es de
savon !... O ui , j ’en ai eu de l a p ei n e; j ’ai t an t p r o
m is à Tot ot t e des m i l l i on s, que d i s- je, l e m i l
l i ar d !... J ’ai r épon du à Bau d oi s : « Ce que vou s
fai t es l à, c’est com m e si vou s m e j et i ez à la r u e!...
— A l l o n s don c, vou s 11e gagn i ez r i en chez m o i !...
— J ’y au r ai s pu gagn er ... — V ou s ne fai si ez q u ’y
p er d r e!... — D ’abord j e j u r e que j ’ai j u r é de lie
p lu s j o u er ... — Su r quel au t el ?... — A m a
�A GRAN DE
V IT E S S E
fem m e!... — Su r cel u i de l ’am our al or s, chacu n
l e sai t ! — J ’en su i s fier . — V ou s pou vez l ’êt r e...
bien qu e M m e Th éou U e, t ou t de gr âce, de ch arm e,
d ’ él égan ce, ne vou s l ai sse p as gr an d m ér i t e... —
Ou en a t ou jou r s. — M ai s nous n ’ en som m es p as
à d i scu t er l e p l u s ou l e m oi n s, vou s ju r ez de ne
p l u s jou er , m oi j e cr ai n s l es r ech u t es, cesson s ces
p asse-t em p s d an ger eu x, j e r i sq u e t r op. V o i l à éga
l em en t ces p au vr es X ... q u i t om ben t ... » J ’ai cr ié :
« Com m en t ! l es X ... au ssi ? — O ui , l es X ... » Et
d an s m on m al h eu r , p ou r t out vou s avou er , m a
cou si n e, cet t e -chute des X ... m ’a ét é d ’un e gr an d e
con sol at i on ...
— Ex cel l en t cœ u r !... r ai l l a Ger t y.
— D e bonne f#i, m a cou sin e, j ’en au r ai s p leu r é
qu e cel a n ’au r ai t r i en ch an gé!... A l o r s j ’ai de
m an dé à Bau d oi s : « Et q u ’ est -ce q u ’i l s fon t , ces
p au vr es X ... ? — L a fam i l l e p aye en cor e, m ai s el le
en a assez, cet t e foi s el l e l es em bar qu e. — El l e les,
em bar qu e, et p ou r o ù ?... — I l y a d eu x d est i n a
t i on s, l e M ozam bi que 25° l at i t u d e su d , le Can ad a
50° l at i t u d e n or d ... 011 en est l à ! » Bau d oi s n ’avai t
p as fin i de p ar l er que le ci el m e p ar u t s ’en t r ’ouv r i r !... su r l ’h or izon n oi r que cet t e de'rnière per t e
d ’ar gen t a f ai t à 111a p au vr e vi e 111’est ap p ar u l u
m i n eu x l e bu t que j ’avai s à p ou r su i vr e : m on d i
vor ce avec 111a b el l e-m èr e!... L e M ozam biq u e... le
Can ad a... bien sû r , M m e L e Cl i al i er 11e vi en d r ai t
p as m e t r ou b l er l à !... Je m ’écr i ai au ssi t ôt : 0 M on
cl i er Bau d oi s, donn ez-m oi l ’ad r esse des X ..., je
p ar s avec eu x !... » Bau d oi s s escl affa : « Par t i r ,
vou s, avec l es X ...? — O ui , m on si eu r . — A l l er
fai r e l e r én ch m an , l e t r ap p eu r , le p i o n n i er ?... —
O ui , m on sieu r . — A l l er à l a rech erch e des t r ésor s
de l a r ei n e de Sab a?... — O ui, m on si eu r . —.
T h éou l l e, j e vou s en d éf i e!... — U u p ar i , voulezv o u s?... Q ui t t e ou d o u b l e?... — M er ci ... m er ci ,
l es t em ps son t t r op d u r s pour que j e m e p aye de
ces m o t s- l à!... — Je p ar t i r ai . — C ’est b i en , c ’est
b i en , m ’a-t -il d i t en h au ssan t l es ép au l es, vou s
au ssi 11e t r ou vez p l u s r i en à fai r e en Fr an c e?... —
Oh ça... r i en ! — V ot r e bell e-m èr e a des t er r es
sp l en d i d es... A h ! si vou s m on t r iez un peu d ’én er
gi e, si vou s r el evi ez cet t e si t u at i on com prom ise
p ar vot r e im p r u d en ce, j e cr oi s que j e vou s aid e
r ai s en core !... » M ai s cet t e p r op osi t i on , vou s vou s
fi gu r ez, m a cou si n e, si j e l ’ai r ep ou ssée...
— Bau d oi s vou s a pr oposé cel a et vou s l ’avez
r ep ou ssé ?
— C ’ét ai t in accep t abl e, voyon s, G er t y ?... Cel a
al l ai t à l ’cn con t r e cle t ous l es p r ojet s que j e ven ai s
�A GRAN DE
V IT E S S E
139
de car esser !... M e voyez-vou s v i v an t l oi n de Pa
r i s, at l Ch al i er , p assan t m on t em ps, t ou t m on
t em ps, pour « r el ever l a si t u at i on », à t en i r l es
m an ch eron s d ’un e ch ar r u e sou s l es y eu x de m a
belle-m èr e ?
— T ou t ce que vou s m e d i t es l à est p u ér i l , m on
p au vr e gar çon ; du m om en t que Bau d o i s... i l f al
l ai t accept er !
— J ’ai r efu sé, r efu sé n et et d éfi n i t i vem en t . J’ai
r efu sé en d i san t : « D an s n ot r e m èr e-pat r ie, p l u s
ri en à f ai r e... t er r es ép u i sées... m al ad i es cr ypt ogam i q u es... l a t er r e qu i m eu r t ... soi xan t i èm e éd i
t i o n !... » A l or s i l a r ai l l é : « Bi en , b i en , m on am i ,
s’ il fau t un ch am p p l u s vast e à vos con cept i on s,
à vot r e vai l l an ce, al l ez !... » M ai s il m e fi t ee.tte
d écl ar at i on d ’un e t el l e v o i x qu e, m a cou si n e, j e
cr oi s que si j e ne l u i av ai s p as dû t an t d ’ar gen t ,
j e... j e l ’eu sse gi f l é!
— Ce n ’ét ai t pas le m om en t .
— C ’est ce que j e m e d i s. Rest ai t à m û r i r m on
i d ée; à t out bien p eser , M ozam bi qu e... Can ad a...
— A l o r s vou s vîn t es i ci , l e l i eu p ar excel l en ce
pr opi ce au x m éd i t at i on s...
— N e m e fal l ai t - i l p as d în er en qu el qu e en
dr oi t ?
— V ou s ch oi sît es don c l e p l u s gai ... l e p l u s...
— Ger t y, vou s êt es san s p i t i é!
— Et que d éci d ât es-vou s?... M ozam bi qu e... Ca
n ad a... l e N or d ... l e Su d ?
I l l i ssa len t em en t du bout de ses d oi gt s ses
ch eveu x p l at s, l on gs, n oi r s, t r ès l u i san t s, q u ’un e
r ai e ad m i r abl e p ar t ageai t du fr on t à l a nuque.
— Ger t y, vou s al l ez r ai l l er en cor e... j e n ’ai r i en
ch oi si ... j ’en su i s l à!
— Et T ot ot t e, que d evi en t -el l e en ce p r o j et ?
— Oh ! T ot ot t e... — et de n ou veau i l p assa l e
bout de ses d oi gt s su r ses ch eveu x, — ah ! vo i l à !
pour T ot ot t e au ssi ... j ’en su i s l à!
— E t vot r e fi ls ?
— Jacq u es?... — i l r est a un i n st an t p en si f, —
il est cl ai r que j e ne p u i s l ’em m en er , n ’est -ce p as?
Je le l ai sser ai peut -êt r e à... à m a belle-m èr e.
— M a p au vr e t an t e! vou s ver r ez q u ’el l e ser a
en cor e bonne à quel qu e chose.
Il r i p ost a avec en n u i :
— T ou t cel a con st i t u e u n e si t u at i on t el l em en t
i n ext r i cab l e, m e fai t un e p au vr e vi e t el l em en t dé
t raqu ée, q u e... qu e... ou i , vr ai m en t .
I l eu t un e m i m i qu e vagu e qu i l a fit s ’écr i er :
— Com m ent ! vou s y pen sez en cor e ?
— N on , pas pour l e p r ésen t , ni m êm e pou r l ’a
�140
A
GRAN DE
V IT E S S E
v en i r ; j e r egr et t e seu lem en t que ce n e soi t pas
d éjà dan s l e passé !
_ Oh ! b i en ... fit Ger t y se r assu r an t . E t m ai n t e
n an t , m on p et i t T l i éou l ïe, vou lez-vou s u n de ces
con sei l s que vou s p ar ai ssi ez t out à l ’h eure r egr et
t er gal am m en t de ne p as m e vo i r vou s p r od i gu er ?
En sor t an t d ’i ci , r epr en ez vot r e aut o et al l ez r e
t r ou ver vot r e fem m e.
Bob y eu t un su r sau t .
— M o i ?... r ep ar t i r cet t e n u i t ?... m ai s j e ne
p eu x p as, m a bonne am i e, j e ne p eu x p as... m i l l e
choses à r égl er , son gez d on c... exi st en ce à r e
fai r e... r ecom m en cem en t ... b r an l e-b as... D ’ai l l eu r s
l ’au t o, d an s m a si t u at i on n ou vel l e... ah !... p au vr e
au t o !
— En u ser u n e foi s en core ne ch an ger a r i en à
r i en , m on cou si n , et vot r e r et ou r là-bas est u r
gen t ... — el l e d ési gn a d ’un cl i n d ’œi l le col on el ,
il est ven u vou s ch er ch er , vou s savez?
— L u i ... m on fu t u r beau -pèr e?
- — N e p l ai san t ez p as!... V ot r e d ép ar t a f ai t u n
m al affr eu x à T ot ot t e... I l p ar aît q u ’el l e vou s a
p ou r su i vi dan s l e p ar c; m ai s l ’au t o fi l ai t et vou s
n ’en t en d iez ri en .
i ... El l e a couru ai n si j u sq u ’au sau t de loup
qui fer m e l e Ch al ier , et l à t out au fond, ap r ès un e
heur e de r ech er ch es, on l ’a t r ou vée évan ou i e,
m ou i l l ée, t r an si e, gl acée... br ef, dan s un t el ét at
q u ’ i l a f al l u en t out e h ât e al l er ch er ch er l e doc
t eu r , et que l ui-m êm e s’est m on t r é si peu r assu r é
su r l es su i t es de cet t e aven t u r e que m a t an t e a fai t
p ar t i r le colon el p ar l e pr em i er t r ai n pou r Par i s,
afi n de vou s su p p l i er de r even i r ...
Bob y cou pai t le r éci t de sa cou sin e d ’i n t er jec
t i on s : « N o n !... B ah !... C ’est v r ai ? M ai s al o r s?...»
11 r ou l ai t des y eu x effar és, p âl i ssai t , r ou gi ssai t ,
se con gest i on n ai t .
11 fi n i t p ar d i r e :
— Pour qu oi ne m ’a-t -i l p as p r éven u t ou t de
su i t e ?
— M on ch er am i, c’est m oi qui l ’en ai em pê
ch é... M er ci !... M et t ez-vous à sa p l ace... I l a l ai ssé
vot r e fem m e d él i r an t de d ésesp oir , ch assan t sa
m èr e d ’au p r ès d ’el le par ce q u ’el l e est cau se de
vot r e d ép ar t ; i l a vu cet t e p au vr e m èr e se m au
di r e de vous avo i r r efu sé l ’ar gen t que vou s dem an
diez, se m au d i r e d ’êt r e peut -êt r e ai n si l a cause
de vot r e effr oyabl e r ésol ut i on ; il a vu l es r u i n es
l ai ssées là-bas p ar vot r e d ép ar t ap r ès vos in con
cevabl es m en aces ; il a fai t , le p au vr e hom m e, car
il aim e t r ès si n cèr em en t t ous l es vôt r es, un vo yage
�A GRAN DE
V IT E S S E
141
affr eu x, cr ai gn an t , — n e vou s con n ai ssan t pas
com m e m o i ! — d ’ar r i ver t r op t ar d ; il a couru p ar
t out pou r vou s r et r ou ver san s y p ar v en i r ; enfin
i l m ’est ar r i vé t el l em en t n er veu x, b ou l ever sé, m a
l ad e d ’in qu i ét u d e, que, vr ai , il m ’en a fai t de l a
p ei n e!... Je t en t e de l ’en t r aîn er i ci , i l r efu se.
J ’ i n si st e, l u i d i san t que nous al lon s vou s y r en
con t r er ... I l m ’assu r e que l a ch ose est i m p ossi bl e,
ser ai t m o n st r u eu se!... N ou s ar r i vo n s et ... vou s
v o i l à!... O ui , vou s voi l à, bi en cal m e, f ai
san t l a cou r à M m e de W i m er eu x, m a bell e
am i e!...
V ou s vo i l à, b r i l l an t , l u i san t , r asé
de f r ai s, pom m adé, ast i q u é à m ir acl e ; vou s
voi l à t i r é à q u at r e ép i n gl es, n ’ayan t m êm e
pas ou bl i é d ’or n er , chez l a fl eu r i st e à l a m ode,
vot r e bou t on n i èr e de cet ar eh i-dou ble oeillet pou r
p r é!... V oyon s, réfléch i ssez, p ou vai s-je l ai sser le
col onel pr en dr e con t act avec vou s, l à, t out de
su i t e?... 11 n ’est p as d ’un t em péram en t à t r ai t er
t out 1 à l a coule » com m e voi i s, m on p et i t
T h éou l l e ; il a en cor e dan s les vei n es de ce v i eu x
san g fr an çai s qui sai t l es bell es et bon n es in d i
gn at i on s qui fouet t en t l a t or peu r des i d ées, qui
l es r égén èr en t , l es bel l es et D on n es i n d i gn at i on s
qui son n en t h au t , for t et du r , m ai s dan s l esqu el l es
l a vér i t é cl air on n e vi b r an t e, m on t r an t l e d r oi t ch e
m in et y r em et t an t ceu x qu i , t ou jou r s com m e
vou s, 11’ont ch er ch é q u ’à s’en écar t er!..-. V ou li ezvou s que j e don n e à M m e de W i m er eu x, à cet t e
sal l e en t i èr e, le sp ect acl e de vou s vo i r secoué
com m e u n p r u n i er au t em ps des p r u n es?
— O11 11e m e secoue p as ai n si ...
— D e m i eu x « 1 m i eu x, vou s au r i ez don c secoué
au ssi !... N ou s voyez-vou s en ce p ét r i n ?... Et de
m ai n , l es pet it es gazet t es, fr i an d es de scan d ale,
au r ai en t r acon t é cet t e col l i si on , ci t é 110s i n i t i al es,
les vôt r es, cel les de vot r e fem m e, du m én age W i
m er eu x, du colon el , p r ojet é su r ces l et t r es, pou r
l eu r don n er p l u s de t r an sp ar en ce, l a l u m i èr e de
qu el qu e p i qu an t e i n d i scr ét i on ... V oyez-vou s le
m on de en t i er au cou r an t de vot r e pert e d ’ar gen t ,
de vot r e m en ace de su i ci d e, du d ésesp oi r de vot re
fem m e... V oyez-vou s un r epor t er se p r éci p i t an t
au Ch al i er , p h ot ogr ap h i an t le par e, le sau t de
l ou p , à seu l e fin d ’en fai r e, pour l a p l u s gr an d e
joi e des l ect eu r s d ’un jou r n al i l l u st r é, le cad r e,
d ’un d essi n sen sat i on n el , r ep r ésen t an t u n e belle
jeu n e fem m e en t oi l et t e de bal, cou chée, sem bl an t
m or t e, d an s u n e eau ver t e que t ach en t des feu i l l es
t o u i l l ées!... C ’est pour qu oi j ’ai p r i s su r m oi de
vou s aver t i r , au l i eu d ’en l ai sser le soin au col o
�I +2
A GRAN DE
V IT E S S E
n el ... J’ajou t e que j e su i s au t or isée à vou s d i r e
que vot r e belle-m èr e p aye t out es vos fol i es, q u ’el le
don n er a t out ce q u ’ i l fau t pour sau ver vot r e nom
de l a cor r ect i on n el le, — p u i squ e, gr an d im pr u
den t , non seu lem en t vou s t r i pot ez à l a Bou r se,
m ai s vou s n ’y t r i pot ez pas pr opr em en t , — q u ’el l e
ne dem and e en éch an ge que de vou s vo i r r even i r
p r ès de T ot ot t e, et cela au p l u s t ô t ... au p l u s
v i t e!... El l e par don n e t o u t ; m ai s r even ez, p ar
t ez... V oyon s, t out cel a est -i l si d i f f i ci l e? êt es-vous
vr ai m en t si m al h eu r eu x ?
Boby r épon d i t p ar un lou r d sou pi r . M m e d ’ Eb ar t
p o u r su i vi t :
— Ecou t ez, m on bon am i , M m e L e Ch al i er peut
avo i r ses d éfau t s, m ai s vou s pou vez vou s van t er
q u ’el l e a t ou jou r s ét é r ud em en t ch ic avec v o u s!...
Car , m on p et i t T h éou l l e, si j ’avai s ét é à sa place
l e j ou r où, apr ès m on fam eu x bal à M on t -en -D i ves,
nous som m es ar r i vés san s nous êt r e couch és, —
un peu gr i s peut -êt r e, — dem an d er pour vou s la
m ai n de Tot ot t e à m a t an t e qu i 11e vou s con n ais
sai t p as... A h ! m es aïeu x, de quel fu r i eu x coup
de b al ai j e nous eu sse t ous d i sp er sés !
Bo b y sou pi r a de n ou veau lour dem en t , t r i st e
m en t :
— O h ! que nous ét ion s jeu n es et gai s al o r s!...
Et ce p au vr e M on ocl e, q u ’est -ce q u ’il ser a d eve
n u ?... D es b ou d i n s? D es sau ci sses?
— A h !... je com pr ends q u ’un e t el l e préoccupa
t i on vou s h an t e en ce m om en t !
— T ou jou r s m éch an t e, m a cou sin e ?
— Pas au t an t que vou s le m ér i t er i ez!... O h ! si
vou s 111’ap p ar t en i ez, ce que j e vou s m èn er ais à l a
b agu et t e, m on bon cou si n , par des p et i t s ch em in s
que vou s 11e con n aissez p as! ce que, il coup de
caveçon s, de ch am br i èr e, j e vou s fer ai s t r ot t er à la
p l at e l on ge, com m e u n m au vai s p ou l ai n ... pour
vou s ap pr en d r e !
Ces d i r es s’éch an geai en t à m i -voi x en t re d eu x
bouch ées* en t r e d eu x gor gées, com m e s’i l se fût
agi , non pas d ’un dr am e de fam i l l e, m ai s d ’une
si m pl e et gal an t e fl i r t at i on . Et , bien que Ger t y,
sel on sa propr e exp r essi on , en r ageât con t r e son
cou sin , d an s ce l ieu p u bl i c, dan s ce m i l i eu de r af
fin és, d ’él égan t s, où l es propos 11e sem b l ai en t d e
voi r êt r e q u ’un e not e ajou t ée à u n e r u m eu r de
j oi e, u n e not e lan cée le sou r i r e au x l èvr es, u n peu
de fol i e au x y eu x , com m e en bonne for t u n e,
M m e d ’ Eb ar t se m on t r ai t t el l e que l es au t r es.
L e colon el , l evan t l es y eu x ver s el l e et la
vo yan t s’ exp r i m er avec en jou em en t et calm e san s
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V IT E S S E
>4 3
q u ’u n t r ai t de son vi sage r évél ât u n e i n d i gn at i on ,
san s q u ’un e am er t u m e t er n ît l a gr âce de son sou
r i r e, vo yan t T l i éou l l e cal m e au ssi , eu t l ’ i m p r es
sion q u ’ il sor t ai t d ’un m au vai s r êve et que peut êt r e l es choses ét ai en t m oi n s pou ssées au n oi r
q u ’ il ne se l ’ét ai t i m agi n é...
E t ce l u i fu t un e gr an d e douceur de p en ser à
ce p au vr e « l à-bas » q u ’il avai t l ai ssé si en d é
t r esse, de se d i r e q u ’il al l ai t p ou voi r y ram en er
T l i éou l l e. Si , t out à l 'h eu r e, il su ffoqu ai t d ’ i n d i
gn at i on de .r en con t r er l e m ar i d ’Yvo n n e, en un
t el m om en t , dan s un t el l i eu , m ai n t en an t t out
s’at t én u ai t , se fon d ai t d an s cet t e seu l e et u n i qu e
pen sée : « L ’ i m p or t an t ét ai t de le r et r ou ver et ...
]e l ’ai r et r o u vé!... » Et cel a l u i fai sai t bat t r e le
cœur et j et er au t ou r de l u i de l on gs et d i st r ai t s
r egan l s ; m ai s ce q u ’il vo y ai t n ’ét ai t p as l es ga
l er i es du h au t en com br ées de eer cl eu x, de fem m es
éb l ou i ssan t es, l es i n n om br ab les t abl es où se p r es
sai en t des hom m es don t le m on ocle, l e l i n ge, le
ch apeau , accr och aien t pr esqu e au t an t de reflet s de
l u m i èr e que l es d i am an t s des fem m es, l ’est r ad e
où m ai n t en an t , à gr an d r en for t de cast agn et t es,
de t am bou r s de basqu e et de p i r ou et t es, des Carm en s, des D ol orès, des Con cl i i t as, d an sai en t le
f an d an go; c ’ét ai t l a gr an d e pièce d e l a t our de
N et t e, l à- b as... l a gr an d e p i èce au x m u r s bl an cs
q u ’écl ai r ai en t l a l u eu r i n cer t ai n e d ’un m at i n gr i s
et l es reflet s d an san t s d ’un! gr an d f eu ; c’ét ai t un e
fem m e en capu ch on n ée de som br e, un e p au vr e
fem m e b al b u t i an t , le r egar d fou : « Ce que j e rê
vai s pour Jacq u o t ?... A h ! q u ’est -ce donc au jou r
d ’h u i !... C ’ast m on gen d r e q u ’i l m e f au t !... V ou s
fi gu r ez-vou s ce cad avr e en t r e m a fi ll e et m oi ?... »
I l y av ai t d éjà un i n st an t ciue M m e de W im er ei i x fai sai t à son am i e M m e u ’ Eb ar t force si gn es
pou r l ’av er t i r q u ’un e m ai n m i se p l u s l on gu e su r
l es in t en t i on s du colonel l u i d even ai t i m p ossi b l e,
l or squ e l es ci n q con vi ves se l evèr en t , r ep r i r en t
can n es, ch ap eau x, p ar d essu s, et se m i r en t à évo
l u er len t em en t au m i l i eu des t ab l es, à la su i t e de
M m e de W i m er eu x qu i s’en al l ai t , l e coude r el evé,
d évi sagean t l on gu em en t l es gen s au t r aver s de
son face-à:m ain d ’écai l l e bl onde.
Ce fut al or s que br u squ em en t , m ai s san s colère,
l e colon el , p assan t son br as soufe cel u i de Bob y,
dem an d a d ’un e v o i x fer m e et douce :
— Eh b i en , quan d p ar t on s-n ou s?
Ce gest e de l ’offi ci er n ’ét ai t r i en , et cepen dan t
il éam val ai t à un e p r i se de p ossessi on . Bob y se
r ecu l a u n peu et ûu on n a :
�144
A GRAN DE
v it e s s e
— Par t i r ... m ai s j e ne p eu x p as... dan s m a si
t u at i on des d ém ar ch es s’i m p osen t ...
— D es d ém ar ch es ? El l es ser on t fai t es en t em ps
et l i eu . V ot r e belle-m ère se ch ar ge...
— D e t ou t ... ou i , j e sai s bien .
— E t vot r e p au vr e p et i t e fem m e est bi en m a
l ad e...
— C ’est donc v r ai ?...
I l s s’en t r et i n r en t u n i n st an t à v o i x b asse; Boby,
en écout an t le colon el, avai t un e t êt e de condam né
à m or t .
Pi er r e de Gar d avon p r i t au ssi t ôt t out es l es i n i
t i at i ves.
• - N ou s vou s qu i t t on s, an n on ça-t -i l.
Ger t y d i t :
— V ou s r ep ar t ez?
— O ui , p ou r là-bas.
— A h ! j ’ai m e m i eu x cel a!... fi t -el le d ’un accen t
de d él i vr an ce.
Ce fu t un r ap id e éch an ge de poign ées de m ai n s.
En h ât e, l e colonel et son com pagn on sor t i r en t du
r est au r an t à l a m ode et se t r ou vèr en t dan s l a rue.
L e b r ou i l l ar d , l e fr oi d , l es t r ot t oi r s et l es ch au s
sées h u m i d es où d an sai t bl afar d e l a l u eu r des
r éver b èr es, l es m ai son s au x façades cl oses su r l es
qu el l es au ssi cet t e l u eu r se jou ai t , l ’ im pr essi on
de dr am e, de m al h eu r , de m yst èr e, que donn e avec
u n fr i sson l ’asp ect des rues à cer t ai n s soi r s, aj ou
t èr en t t out à coup quel qu e chose de r éel , de poi
gn an t , d ’h or r i ble, à l a m i ssi on don t avai t ét é
ch ar ge le colon el.
Bo b y en fu t sou d ai n sai si et t er r i fié.
- 7V ou s m e...' vou s m e ju r ez q u e... que j e l a
r et r ou ver ai ?...
L e colon el él u d a l a qu est ion .
— L ’ i m por t an t est de p ar t i r au p l u s vi t e. Cou
r on s au gar age. L e t em ps p r esse...
— L e doct eu r cr ai gn ai t al or s des com pl i ca
t i on s ?
— En effet .
— O h ! m on D i eu !... O h ! m a p au vr e T o t o t t e!...
j e su i s bien cou p abl e... ah ! si j ’av ai s su ... j ’avai s
pu m e d ou t er ... m ai s, com m e j e le d i sai s à m a
cou si n e G er t y ... j e lie savai s p l u s ce que j e fai
sai s, on m ’avai t t r ai t é com m e un v al et ... m i s à
l a p or t e...
San s r épon d re, le colonel h éla un e voi t u r e. I l y
m on t a, Bo b y l e su i v i t et , s’affal an t p r ès de l u i su r
les cou ssi n s, l e m ari de Tot ot t e p ou r su i vai t :
— O ui, 011 m ’avai t ch assé; al o r s... al or s...
�A
GRAN DE
V IT E S S E
145
I ,e col onel ne l u i r épon d ait poi n t . Boby l e re
gar d a à l a d ér obée; il v i t son pr ofil h au t ai n , én er
gi q u e, se d ét ach er su r le cadre form é p ar l a gl ace
de l a p or t i èr e et i l l u i vi n t , avec un e h u m i l i at i on
pou r l u i -m êm e, le sen t i m en t de l a p ar fai t e su p é
r i or i t é de cet hom m e.
T ou t d ’un él an il m u r m u r a :
— Com m e vou s devez m e m al j u g er !
L e colon el r épon d i t , l a v o i x gl acée :
— N on , j e vou s p l ai n s...
Beau coup p l u s t ar d , l or squ e t ous l es d ét ai l s de
ce br u squ e d épar t fu r en t ach evés, lor squ e l ’aut o
fi la en p l ei n e n u i t d an s l a cam p agn e déser t e et si
len ci eu se, le col onel ex l i q u a sa r épon se et com
plét a sa pen sée ;
— O ui , j e vou s p l ai n s, com m e au r égim en t j e
p l ai gn ai s m es m au vai s sol d at s, ceu x pour qui
ch aqu e d ét ai l de ser vi ce ét ai t une cor vée, ceu x
qui voyai en t en l a d i sci p l i n e le jou g, en l ’officier
l ’en n em i. Je v eu x p ar l er des t r aîn ar d s, des fai
n éan t s, des em bu squ és, des t i r e-au -flan c, dont
l ’u n i qu e bu t est de t out esq u i ver ...
« T r i st es hom m es qui m ar ch en t à l ’act ion
com m e à l a cat ast r op h e, sol d at s de l a cr osse en
l ’ai r et du sac, au fossé, sol d at s de p an i qu e, sol
d at s de d ér o u t es!... I l n ’y a r i en à fai r e avec eu x,
l ’i n st i n ct l es dom in e. O r, l ’i n st i n ct est de ne pas
se bat t r e, de ne p as obéi r, d ’éch apper à t out e
r ègl e, à t out e con t r ai n t e, à t out effor t , à t out
j o u g...
« l i t pour beaucoup il en est de m êm e dan s l a
v i e : esq u i ver , escam ot er d evoi r s, d i ffi cu l t és,
ch ar ges, ob l i gat i on s, n ’avo i r q u ’un bu t : se sat i s
fai r e, q u ’une r ai son d ’exi st er : la jou i ssan ce, q u ’un
am our : soi , soi-m êm e, et qu an t au r est e... p ffff...
t el est l ’ i d éal !...
« Je vou s voi s de ceu x- l à, m on p au vr e T h éou ll e,
p as m au vai s, p as m éch an t , p oi n t m alh on n êt e
hom m e, et cepen dan t agi ssan t com m e t el !... Pou r
q u o i ?... Q u ’est -ce qui a fai t ai n si vot r e âm e san s
for ce, san s n ob l esse? D ’où vi en t l ’i n flu en ce dépr i
m an t e qu i vou s t i r e en bas et vou s en l ève m êm e
le sen s de r econ n aît r e ce qu i d oi t êt r e et ce qui lie
d evr ai t j am ai s s’accept er ?...
« Et r an ge gén ér at i on , pour lacjuel le i l a fal l u
cr éer un m ot afi n de d éfi n i r ce q u i p l u s ju st em en t
q u ’un ét at d ’âm e se peut ap p el er un ét at de n erfs
— en Fr an ce 011 sau ve l a face avec des m ot s, des
m ot s qu i t r om pen t et l eu r r en t , des m ot s qui vêt i s
sen t l a vér i t é, que nul 11e veu t pl u s voi r t out e
n u e... — « A m o r al ... vou s êt es am or al ... u n êt re
�A GRAN DE
V IT E S S E
am or al . » C ’est -à-d i r e qui n ’a p l u s n et t em en t
con sci en ce du bien et du m al !...
« V ou s n ’êt es p as fou, et cepen d an t vou s êt es
j u sq u ’à u n cer t ai n p oi n t i r r esp o n sab l e!..! A u r i ezvou s com pris- l a l âch et é q u ’ i l y av ai t à agi r ai n si
que vou s l ’avez f ai t vi s-à-vi s de vot r e p au vr e p e
t i t e fem m e et de vot r e bell e-m èr e, qu e vou s n ’y
au r i ez p as con sen t i, n ’est -ce p as?... m ai s vou s ne
l ’avez p as co m p r i s!... A u r i ez-vou s sen t i t out ce
q u ’il p ou vai t y avo i r de v i l , de bas, à agi r en m a
t i èr e d ’ar gen t de t el l e sor t e que vou s r i squ ez de
p asser en cor r ect i on n el le, vou s ne vou s ser i ez pas
p l i é à de sem bl ab les com pr om i ssi on s ?... m ai s vou s
ne l ’avez p as sen t i !... E t vou s n ’êt es pas seu l
ai n si . U s son t l égi on , ceu x qui s’en von t com m e
si l eu r âm e ét ai t en l ét h ar gi e, com m e si l a d él i
cat esse de l eu r s sen t i m en t s ét ai t an est h ési ée!...
C ’est pou r qu oi t an t de sai n t es ch oses cr ou len t par
br i b es et p ar m or ceau x, un peu p l u s t ous les
jou r s : l es Croyances, l a p at r i e, l a fam i l l e... N ous
vi von s en de t r i st es t em ps !..._ Q uell e est l a se
cou sse au i am èn er a l ’évei l , qui fera voi r cl ai r et
v r ai , q u i fer a se r et r ou ver et agi r m i eu x et au t r e
m en t ?...
L e col onel avai t ai n si l on gu em en t pen sé t out
h au t . Ren ver sé au fond de l ’au t o, Bob y écout ait '1
i l ? d or m ai t -i l ?
A ces d er n i er s m ot s i l su r sau t a :
—
A gi r m i eu x et au t r em en t ?... N ou s voi l à du
m êm e avi s. O h ! cer t es, j ’en ai l e m oyen . Et , p u i s
que j ’en t r ou ve l ’occasi on , j e veu x en cau ser avec
vou s, m on colon el , car j e vou s sai s un hom m e de
bon con sei l ...
L a v o i x du m ar i d ’Yvo n n e sem b l ai t pou r l ’i n s
t an t d égagée de ces in t on at i on s en « fau sset »
qui r ap p el ai en t t ou jou r s et p ar t r op, en n ’im por t e
qu el le occasi on de la vi e, q u ’u n so i r Boby avai t
ét é clow n dan s u n cir qu e d ’am at eu r ; el l e y gagn ai t
en force, en si n cér i t é.
L e col onel eu t un esp o i r ; m ai s quan d i l en t en
d i t qu el s ét ai en t l es p r ojet s de U oby... « le Ca
n ad a... le M ozam bi qu e... le N or d ... l e Su d ...
q u ’ i m p or t ai t ! p u i sq u ’on y al l ai t pou r fai r e for
t u n e... avec l a vol on t é de fai r e for t u n e... d ’am as
ser des m i l l i on s pour en su i t e r even i r en Fr an ce
r epr en d r e sa bonne p et i t e v i e!... » qu an d i l en t en
d i t Boby s’en i vr er d éj à de l a pen sée de ce r et ou r ,
en d i r e : o Q uel le n oce, m es am i s!... » cet esp oi r
s ’évan ou i t et ce fut le cœur br i sé q u ’il son gea :
« Je r am èn e vi v an t le m ar i d ’ Yvon n e, c’ est bien
�A GRAN DE
V IT E S S E
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quel qu e ch o se!... m ai s ce 11’est p as t o u t ... et m a
p au vr e am i e n ’a p as fin i de so u f f r i r !... »
A u p et i t j ou r , l ’au t o en t r ai t d an s l e p ar c du
Çl i al i er . Cet t e foi s, l e vo yage s’ét ai t f ai t san s
accr oc n i p an n e, et l e col onel en r em er ci ai t l e ci el .
Cet t e m i n u t e de l ’ar r i vée, d an s l es con dit ion s
où el l e se p r ésen t ai t , ét ai t i m p r essi on n an t e. L e
col on el et Bob y en sen t ai en t p eser d epu i s l on g
t em ps l ’an goi sse su r eu x et i l s ne se p ar l ai en t
p l u s.
L a voi t u r e s’ar r êt a. L e col onel fu t l e p r em i er à
descen dr e. Bob y l e su i v i t , bl êm e, san s v o i x .
L e b r u i t de l ’au t o avai t ét é en t en du. A n t oi n e,
l e v i eu x val et , ou vr i t au ssi t ôt l a por t e. D er r i èr e
l u i ét ai t M m e L e Cl i al i er t en an t h au t un e lam pe,
ses y eu x ch er ch an t à pén ét r er l es dem i-t énèbr es
d u deh or s.
— M on gen d r e ? ar t i cu l a-t -ell e avec effor t .
— L e voi l à.
— Tot ot t e ? dem an d ai t de son côt é T l i éou l l e la
v o i x ét r an gl ée.
— V en ez vi t e.
D éj à M m e L e Cl i al i er s’él oi gn ai t , t en an t t ou
j ou r s h au t l a l am pe dans sa m ai n qu i t r em bl ai t .
T l i éou l l e s’él oi gn a avec el le.
Eu t an t de h ât e, en de si i n t en ses préoccupa
t i on s, le colonel avai t - i l eu un m er ci , u n r egar d ?
Cer t es, d an s l e d ésar r oi de l ’h eu r e, i l n ’espér ai t
p as beau coup. Pou r t an t , bi en gl acée, bi en l our de
à son cœur l u i p ar u t êt r e cet t e m i n u t e q u i l u i
ven ai t ap r ès t an t de pei n e.
— M m e T l i éou l l e ne va donc pas m i eu x ? du t -i l
dem an d er au val et .
— M adam e a eu un e t r ès m au vai se j o u r n ée;
m ai s, m ai n t en an t que m on si eu r est r even u , t out
va al l er b i en !... r ép on d it cel u i -ci avec jo i e et con
fian ce.
L e v i eu x val et t en ai t l a por t e en t r ’ou ver t e, su r
p r i s qüe l e col onel d em eu r ât .ai n si h ési t an t su r le
seu i l a un e h eure où il 11’avai t au cu n e r ai son d ’en
t rer. Q u ’at t en d ai t l ’o f f i ci er ?... Q ue q u el q u ’un r e
d escen d ît ?... Gr an d s d i eu x ! il ét ai t à pen ser
q u ’011 av ai t for t à fai r e l à-h au t . A y an t l on gt em ps
vei l l é, peut -êt r e A n t oi n e d ési r ai t -i l , l u i au ssi , 1111
peu de som m eil ; il sou h ai t a un r ap i d e bon soir au
col onel çt de sa pr opr e au t or i t é r efer m a l a por t e.
L e col onel r efu sa l ’aut o pour r et ou r n er chez l u i .
I l s’en fu t à p i ed , p ar l es .ch em i n s q u ’écl ai r ai t à
pei n e un e aube t r i st e.
Pi er r e de Gar d avon ét ai t br i sé de f at i gu e et,
bien p l u s en cor e, de sou ffr an ce m or ale. Et c’est
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A
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V IT E S S E
p our qu oi , si l a m ar ch e ét ai t i n u t i l e à son cor ps,
el l e ét ai t n écessai r e à sou âm e, afi n de rem et t r e
en équ i l i br e t ou t es l es p au vr es choses q u i sou f
f r ai en t en l u i et se r évol t ai en t .
Et en s’en al l an t , l à-bas, ver s son l o gi s sol i
t ai r e, ver s l a vi ei l l e t our m oyen âgeu se qu i avai t
besoin de sol ei l pou r p ar aît r e r ose à l ’h ori zon , i l
son geai t :
« I l y a ceu x q u i p osséd an t t ous l es bouh eur s
l es fou l en t au x p i ed s, l es r epou ssen t m êm e et
ver s q u i t ou jou r s ces bon h eurs r evi en d r on t ! I l y
a ceu x qui l eu r vi e en t i èr e l es d ési r er on t , l es ap
p ell er on t , et d esqu el s t ou jou r s ces bonh eurs se
ron t dét ou rn és ! I l y a ceu x q u i se voi en t ou vr i r
l a por t e avec l es joi es accu ei l l an t l ’en fan t pr od i
gu e, et ceu x su r qui cet t e por t e san s cesse se r e
fer m e, l es l ai ssan t seu l s, er r an t dan s l es t r i st es
ch em in s des vi es san s so l ei l !... I l y a ceu x qui
son t ai m és, ad orés, et n ’en on t cu r e, et ceu x qui
ai m en t , ad oren t san s esp o i r !... 11 y a ceu x qui
ont t out , ceu x qui n ’on t r i en , ceu x qui fon t beau
coup p leu r er et ceu x qui m ou r r ai en t d ’un e l ar m e
ver sée p ar l eu r fau t e ! cevix qui 11e sou ffr en t de
r i en , ceu x qui sou ffr en t de t out et su r l esqu els
le sor t pèse cr uel !... »
XI
*
A p r ès ce v o yage, Pi er r e de Gar d avon , r ep r i s
d ’un e de ces cr i ses qu i , Pét é d ’avan t , avai en t né
cessi t é un e cur e à Vic^ iy, du t gar d er l a cham br e.
D e cou r t s b u l l et i n s vi n r en t le r assu r er su r la
san t é de sa p et i t e am ie T ot ot t e. L a jeu n e fem m e
se r em et t ai t à vu e d ’œi l et M m e L e Ch al i er en
p ou vai t écr i r e : « Je su i s ven u , j ’ai vu , j ’ai vai n cu ,
peut d écl ar er gl or i eu sem en t m on gen d r e. Pu i sset -il se sou ven i r du m i r acl e h eu r eu x opér é su r l ’ét at
de Tot ot t e p ar sa seu l e pr ésen ce, et 11c p oi n t abu
ser du pr ofon d am our de m a p au vr e en fan t pour
lui !... »
Q uel ques jou r s p l u s t ar d , l e col onel ét ai t assi s
en l a gr an d e sal l e de l a t our . L es sem el les au x
b r ai ses, le m en t on d an s l a m ai n , le r egar d perdu
parm i les flam m es du foyer , il son geai t .
I l son geai t à sa vi e sol i t ai r e, à sa car r i èr e b r i
sée, à l ’i n u t i l i t é q u ’avai t ét é et que ser ai t une
exi st en ce q u ’il avai t r êvé de dévou er à sa p at r i e,
à son p ays, r êvé de fair e b r i l l an t e et bell e. L ’âge
où l es choses 11e se r ecom m encent gu èr e est l ’heure
de ces t r i st es an al yses ; l 'h eu r e ou l ’on sen t avec
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un fr i sson l e d écl i n qui s’ avan ce et au ssi , plu s i m
p i t oyab l em en t , passes; su r soi l e sou ffl e gl acé, le
t er r i b l e ven t de gelée qu i , t ou t au l o n g de l a vi e,
a t u é si t ôt nés l es su per bes esp oi r s, l es bell es con
fi an ces, l es su b li m es él an s. O ui , on a t an t vou lu ,
t an t cr u , t an t esp ér é! que r est e- t - i l ? L a sol i t u d e
en face de l ’i n él u ct abl e ar r êt don t on ne sai t n i
le jou r , n i l ’h eu r e...
U n e voi t u r e fit cr i er l e sable des al l ées. Presqu e
au ssi t ôt , M m e L e Cl i al i er fu t in t r od u it e d an s l a
gr an d e pièce. El l e av ai t beau coup et subit em en t
.vi ei l l i . Son vi sage ét ai t san s fr aîch eu r et des ri des
bi en app ar en t es l e si l l on n ai en t . D an s l ’au réol e de
ses ch eveu x s’accu sai en t p l u s de reflet s d ’ar gen t .
Pi er r e de Gar d avon se l eva. Sa voi si n e ven ai t à
l u i l es y eu x b r i l l an t s de fi èvr e.
— M on am i ... m on am i ... fi t -el le d ’un e v o i x de
p l ai n t e ; et il sem bl ai t que ces si m p l es m ot s con
t i n ssen t un ap p el d ésespér é.
El l e t en d ai t ses m ai n s t r em bl an t es à l ’officier .
I l l es p r i t , l es r et i n t dan s l es si en n es, p u i s il les
l ai ssa r et om ber dou cem en t ap r ès l es avo i r b ai
sées.
— M on p au vr e am i !...
— T ot ot t e est p l u s m al ad e ?
— N on , gr âce à D i eu !... Te vi en s j u sq u ’à vous
par ce que j ’ai besoin de cal m e, de cou r age... de
for ce...
— Q u ’y a- t - i l ?
Oh ! vou s le savi ez et n e m ’en avez rien
d i t ...
— Q u ’est -ce en cor e ?
— M on gen d r e veu t s ’ex p at r i er ...
— C ’est donc sér i eu x ?
— Com m e p eu t l ’êt r e un de ses p r ojet s. U ne
foi s accom pl i , i l en r econ n aît r a l e d an ger ; m ai s
j u sq u ’al o r s... Et j e ne p u i s r i en em pêcher, r i en
en r ay er !... Et vou s voyez m a p au vr e Tot ot t e, si
fr êl e, si ei l fan t gât ée, lan cée d an s t out es ces aven
t u r es à l a su i t e de son m al h eu r eu x m ar i , si peu
l ’hom m e de cet t e d éci si on , si in capab le de l a m e
ner à bien !
— Q ui vou s a p r éven u e?
— Pas eu x à coup sû r , n i m êm e vou s...
— Je n ’y cr oyai s p as...
— T o u t se p r ép ar ai t d an s l ’om bre, al or s que
m oi, con fi an t e, l es vo yan t r i r e et s’am u ser , j ’es
p ér ai s qu e le j o u r ven ai t où l a vi e au Cl i al i er al l ai t
l eu r p ar aît r e su p p o r t ab l e!... San s cet t e let t r e de
m a n ièce d ’Eb ar t , j e n ’au r ai s done ri en su q u ’au
d er n i er m om en t ... Ecou t ez ce que m e d i t Ger t y :
�A GRAN DE
V IT E S S E
« M a t an t e, e’est f o u !... N e con sen t ez p as à ce
qu i se p r ép ar e, avec le car act èr e de Bo b y su r
t ou t ... »
—
El l e m e r acon t e l a chose que vou s savez
au ssi bien q u e'm o i , et m e donn e ceci com m e sa
p r i n ci p al e r aison de l a r ésol u t i on de m on gen d r e :
« Si Bob y veu t p ar t i r , c’est p ar sn obi sm e, par ce
que d ’au t r es p ar t en t , d ’au t r es l e fon t . Ce ser ai t
de p au vr es d i ables d ’ém i gr an t s q u ’i l n ’y p r en
d r ai t p oi n t gar d e; m ai s ce son t l es de X ... qui
par t en t , l es X ... O r, l es X ... son t u n jeu n e m é
n age « dan s l e t r ai n », n ’évol u an t sous l e ciel pa
r i si en d epu i s quel qu es an n ées que sou s l es ap p a
ren ces du l u xe le p l u s ébou r i ffan t , et cel a obt enu
de façon t ém ér ai r e : p ar des coups de Bou r se où
ch aqu e foi s l e t out est jou é pour l e t out . I l s sont
r est es sou ven t su r le carr eau a ce syst èm e — je di s
« i l s » p ar ce que l a fem m e ét ai t p l u s en r agée que
le m ar i ! — et l a fam i l l e a t out sau vé, d ’au t an t
p l u s que, com m e pour Bob y, i l s’agi ssai t pr esqu e
t ou jou r s de p i s q u ’un e per t e d ’ar gen t ... l es m al an
d r i n s ne s’en von t pas t ous en gu en i l l es !...
« M ai s m ai n t en an t l a fam i l l e en a assez, el le l es
em barque. E t ce cou ple « ch i c », qui s ’en v a au
l oi n , fasci n e Bo b y et i l l e l u i fau t i m i t er . D ’au
t an t p l u s q u ’au t em ps de l eu r sp l en d eu r l es X ...
on t dû pr opabl em en t t r ai t er T h eou l l e en « qu an
t i t é n égl i geab l e... » O bien h eu r eu se i n for t u n e qui
v a en fi n l es r ap p r och er ! ô bi en h eu r eu se i n t i m i t é
q u ’on sen t pr êt e à s’ét ab l i r !... Ce d ép ar t pour
< au loin » de Bob y seu l p ou r r ai t p ar aît r e un
ex i l , et n ’êt r e poi n t gl o r i eu x, voi l à q u ’ il em pr un t e
des r ayon s à ceci q u ’on en peut d i r e : « L es X ...
« et l es T l i éou l l e von t en joyeu se p ar t i e carrée
« fai r e l a n iqu e à l a m au vai se for t u n e I ... » Par t i r
avec l es X ... — son gez, l es X ... ne fr ayai en t
q u ’avec des A l t esses! — vau t donc d ’aban don n er
sa m èr e, son en fan t , son p ays, d ’em p l oyer à ce
d épar t des r essou r ces qui p ou r r ai en t êt r e p r é
ci eu ses pou r com m en cer h . . . se r ef ai r e!... M ai s la
m ode est la m ode, le ch i c est le ch i c, l eu r s ar r êt s
son t i r r éd u ct i b l es et il est t r ès ch i e..., t r ès ch i c...
de p ar t i r avec l es X ... !
« E t pour s’en al l er où, l es m al h eu r eu x ? D eu x
d est i n at i on s ét ai en t à pr en dr e, 011 a ch oi si l a p l u s
m au vai se, le M ozam bique, cl i m at m al sai n ... On ne
peut vr ai m en t sou h ai t er m i eu x pour se d éb ar r as
ser des g en s!... L es p au vr es X ... n ’ont p l u s ni
pèr es ni m èr es, m ai s des on cl es, des cou si n s, des
al l i és, qu e des sacr i fi ces d ’ar gen t con sen t is à
con t r e-cœur ont ren du s i m p i t o yab l es!... E t il y a
�A G R A N D E V IT E S S E
d an s l ’affai r e au ssi de p au vr es en fan t s qu e, n e
p ou van t l es em m en er , l es X ... d evr on t l ai sser à
l a ch ar ge des u n s, des au t r es, ce qui n e fait_ sou
r i r e per son n e. Pau vr es p et i ot s, q u el s début s
d ’exi st en ce, c’est à en p l eu r er ! Bau d oi s, qu i a ce
d ép ar t su r l e cœur , — au fon d, su r t ou t quan d i l
n ’a p as à y p er d r e, i l n ’est p oi n t m éch an t , cet
h om m e! — m ’a con fi r m é h i er , m a chère t an t e, si
cel a p eu t em pêch er vot r e gen d r e de s ’exp at r i er ,
son i n t en t i on de l ’ai d er , s’ il veu t con sen t i r à ad
m i n i st r er avec vou s le Ch al i er . I l m ’a m êm e l ai ssé
en t en d r e q u ’i l vou s sou m et t r ai t u n e com bin aison
qu i , si el l e r éu ssi t , vou s r em et t r ai t pr om pt em en t
à flot en au gm en t an t de n ot able façon l a val eu r
de vot r e m agn i fi q u e d om ai n e... Je ne m e su i s pas
t ou jou r s exp r i m ée ai n si su r l e com pt e du Cli al i er ; m ai s on r evi en t de t ou t , m êm e d e ses
er r eu r s!...
« M am an , com m e m oi , vou s exh or t e à vou s
opposer à ce q u i se p r ép ar e. Je sai s que de t r ès
i m p or t an t es com m andes ont ét é fai t es, p ar vot r e
p et i t m én age, d an s des m ai son s sp éci al es d ’ar t i
cl es pou r exp l or at i on ; j e sai s que t out cel a va
vou s êt re en voyé, si ce n ’est d éjà f ai t ; j e sai s
q u ’on a don n é au x X ... « sa p ar ol e » de p ar t i r
avec eu x et que cel a con st i t u e u n « en gagem en t
form el ».
o M ai s j e sai s au ssi que vou s êt es l à, m a t an t e.
O r, beaucoup de choses d épen den t de vou s, don t
l ’ar gen t de ce v o y ag e; r efu sez-le, r efu sez-le san s
p i t i é, ou i , san s p i t i é r efu sez-l e... Pas de fai bl esse
cet t e foi s, vou s ne nous eu avez que t r op m on t r é
l or sq u e... qu an d ap r ès m on b al , — m on fam eu x
bal a M on t -en -D i ves !... — nous vîn m es, oui , vou s
en sou ven ez-vou s?... D e qu el les fol i es on p eu t êt re
cap able !...
« Je r econ n ai s à cet t e h eu r e qu e vou s au r i ez dû
n ous r ecevoi r à... coups de b al ai !... Tot ot t e au
r ai t p l eu r é... l a bel l e af f ai r e!... El l e au r ai t gr o
gn é... eh bi en , ap r ès?... E t du m oi n s vou s n ’au
r i ez p as eu com m e gen d r e ce d i ab l e de T h éou l l e!
V ou s voi l à donc bien et dûm en t aver t i e, m a t an t e,
j e n ’au r ai au cun reproch e à m ’ad r esser si , p ar la
Su i t e, d ’ au t r es m al h eu r s ar r i ven t ... Si j ’ai ai d é
Tot ot t e à ép ou ser T h éou l l e, rendez-m oi cet t e j u s
t ice qu e d ep u i s j ’ai cherché à... le r ép ar er ...
« Cr oyez-m oi t ou jou r s, m a ch èr e t an t e, vot r e
n ièce affect ion n ée.
« G
k u t v
. »
Bien sou ven t l a v o i x de M m e L e Ch al i er avai t
�•5 2
A
GRAN DE
V IT E S S E
som br é d u r an t cet t e l ect u r e, et ce n ’ét ai t q u ’apr ès
m ai n t es p au ses qu e, de p l u s en p l u s h alet an t e,
el l e avai t pu l ’ach ever .
L e col onel se m i t à p en ser t out h au t :
« S ’exp at r i er n ’est r i en qu an d on a un cert ai n
car act èr e ; m ai s T h éou l l e est par excel l en ce le
m on dain jou i sseu r improjpre à l ’effor t , l ’êt re à qui
i l fau t l a vi e faci l e, ou at ee, d u vet ée; cela se t r ah i t
dan s son p h ysi q u e, dan s son al l u r e m ol le, sou re
gar d i n d éci s... »
D e son côt é, M m e L e Ch al i er p ou r su i vai t :
—
A p r ès cet t e l et t r e, m on am i , j e m ’ob li geai
cepen dan t à dom in er l ’él an qu i m e p ou ssai t à al l er
ver s m es en fan t s, à m et t r e ce dépar t en d i scu s
sion t ou t de su i t e. A ffol ée ai n si que j e l ’ét ai s, je
cr ai gn ai s de d ép asser l e but , il m e fal l ai t à t out
p r i x m e r epr en d r e, m e cal m er ... L e pou vai sj e?.'.. A l ’ idée que l e m al h eu r eu x se p r ép ar ai t à
m ’en l ever un e seconde foi s m a fi ll e, et pour l ’en
t r aîn er ver s quel les aven t u r es, gr an d s d i eu x ! t out
en m oi se r évol t ai t , et d ’au t an t p l u s que j e m e
sen t ai s vai n cu e d ’avan ce. « Je m ’opposer ai et l ’on
ne m ’écout er a p as, m e d i sai s- i e, i l s ser on t en core
t ou jou r s l es p l u s for t s... Je céderai , il m e fau d r a
céder , et j e ne le dois, ni ne l e p u i s... M a Tot ot t e
n e peu t al l er ver s d ’au ssi t er r i b l es h asar d s, c’est
un e quest i on de vi e ou de m or t pour el l e ! »
« L or sq u e je m e cr u s enfin capable de di scu t er
avec san g-fr oi d et cal m e, j ’al l ai s fr ap p er à l ’ap
p ar t em en t de m es en fan t s.
« I l s n ’y ét ai en t pas.
« Je l es ch er ch ai deh or s, l es dem and ai de t ous
côt és, per son n e ne l es avai t v u s... — Peut -êt re
avai t -on ordr e de m e l e d i r e!...
« Je fi n i s p ar l es d écou vr i r dan s l a vi ei l l e or an
ger i e, ou vr an t en gr an d m yst èr e des cai sses ar r i
vées au Ch al i er à m on i n su et d i sp osan t dan s le
gr an d local vi d e t out un ap p ar ei l de cam pem en t .
a I I y avai t l à des t en t es d éjà dr essées d an s l es
qu el les ét ai en t des l i t s avec l eu r m ou st i qu ai r e, et
des si èges l éger s qui sem bl ai en t des j o u j o u x. D ’in
n om br abl es accessoi r es ét ai en t d i ssém i n és un peu
p ar t ou t : vêt em en t s, coi ffur es de t out es sor t es,
can ot s p l i an t s, un e for ge, un ét abl i de m en u i se
r i e, des fu si l s de t ous cal i b r es, des cou t eau x, des
p oi gn ar d s, un r evol ver , des casse-t êt es, u n e p h ar
m aci e, des p i les de con ser ves, des four n eaux-m n r m it es, des val i ses-b u ffet s, des m al les-p op ot t es, que
sai s- j e... que sai s- j e!...
« Q uand j ’en t r ai dan s la vi ei l l e or an ger i e, m es
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en fan t s r i ai en t au x écl at s; j e.l eu r fis l ’effet de l a
t êt e de M éduse.
« San s vest e, san s gi l et , le corps p r i s d an s un
de ces pan t alon s de form e si n gu l i èr e, dont le h au t
sem ble un sac et r em ont e j u sq u ’au x ai ssel l es,
m ain t en u p ar l ’en t r ecr oi sem en t com pli qu é de br e
t el l es voyan t es, m on gen d r e, en chem ise de soie,
le cou p r i s d an s un fau x-col im m en se, l es ch eveu x
p ar t agés, pom m ad és, ast i q u és com m e pour se
r en dr e à l ’O péra, m on gen d r e, d i s-je, d éb al l ait sa
bat t er i e de cu i si n e, p et i t es choses l égèr es, en al u
m i n i u m , don t i l j o n gl ai t dr ôl em en t avan t de les
m et t r e en p lace. Et T ot ot t e sou s un e t en t e, ét en
due su r un des l i t s en un e pose n on ch alan t e et
l asse, con si d ér ai t d ’u n œil t en dr e l es exp l oi t s vo
l on t ai r em en t gr ot esqu es de sou ép ou x et r i ai t ...
r i ai t ... r i ai t ...
« I l s jou ai en t . I l s jou ai en t com m e l es en fan t s
j ou en t ... I l s jou ai en t au vo yage d ’exp l or at i on ,
com m e d ’au t r es au r ai en t jou é à l a dîn et t e. I l s ne
voyai en t pour l ’ i n st an t , de ce q u ’i l s al l ai en t en
t r epr en d r e, r i en au d el à de ce d éb al l age d ’objet s
dr ôlet s et am u san t s.
« A m on ap p ar i t i on , l e r i r e de T ot ot t e s’éva
n ou i t . Q uant a m on gen d r e, t ou jou r s à gen ou x de
van t sa cai sse, j e crois bi en q u ’il y fou r r a son
bu st e t out en t i er en m u r m u r an t :
« — O h ! l à... l à... l à... l à... qu el l e t u i l e! »
« M ai s cel a ét ai t ch ose secon d ai r e et j e ne m ’y
ar r êt ai pas.
« D u rest e, m on cœu r b at t ai t à t el p oi n t et
m on ém ot ion ét ai t si vi ve q u ’i l m e fal l u t un t em ps
avan t de p ou voi r ar t i cu l er un seu l m ot .
« En fi n j e l es i n t er r ogeai doucem en t . San s un e
r épr i m an d e, j e l eu r d i s m on ch agr i n de l es voi r
pr en d r e des d éci si on s au ssi gr aves eu se cachan t
de m oi ...
« N u l l e r épon se ne m e vi n t . Bo b y t ou ssai t au
fond de sa cai sse. Tot ot t e avai t p r i s l ’ai r boudeur
et but é de l a p et i t e fi l l e vol on t ai r e q u ’on m et en
p én it en ce.
« A h ! m ou voi si n , com bien vi t e j e m ’aper çu s
que con sei l s, su p p l i cat i on s, p r i èr es, t out ét ai t
vai n et dem eu r er ai t san s écho.
« I l s p ar t ai en t , l i s vou l ai en t p ar t i r . Et ce que
j e pou r r ai s d i r e, fai r e, ne ch an ger ai t r i en à cela :
i l s p ar t i r ai en t .
« Je t en t ai de l es r ai son n er avec calm e, douceur.
O n n e se d on n ai t m êm e pas l a p ei n e de d i scu t er ,
de m e r épon dr e. Je m e h eu r t ai a des vi sages m u
r és, d u r ci s, i n d i ffér en t s. M on p et i t m én age, s’at -
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'
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t en d an t à ce qu i ar r i v ai t , av ai t con ven u d ’avan ce
de l ’at t i t u d e à p r en d r e; i l l ai ssai t p asser l ’or age
p r évu ... san s p l u s!...
« Q ue f ai r e? Com m en t p ar ven i r j u sq u ’à ces
cœu r s qu i se fer m ai en t p ou r m oi, l es con t r ai n d r e
à avo i r p i t i é, ou i , un peu de p i t i é, car j e sou f
f r ai s à cr i er , à eu m ou r i r ?
« N on , r i en ... r i en ne l es t ou ch ai t !
« A l o r s j e m ’exasp ér ai et , dan s u n e r évol t e de
t out m on êt r e, j ’él evai l a v o f x. Cet t e foi s m on
gen d r e se r et r ou va pour l ’él ever au ssi !... M ai s si
j e p ar l ai s avec t out e m ou âm e, l u i r ép on d ai t avec
cet t e r ai l l er i e cou pan t e, offen san t e, d er r i èr e l a
qu el le on ne sen t q u ’un i m p i t oyab l e égoïst n e, un
égoïsm e que r i en n ’ar r êt e, qu i fou l er ai t on n e sai t
quoi su r son ch em in pou r ar r i ver au but con voit é.
« Par l an t d eu x l an gages de si d iffér en t es sor t es,
n ou s ar r i vâm es t r ès vi t e à ne p as nous com pren
dre. Si j e d evi n s d u r e, m on gen d r e d evi n t gr os
si er ; i l m e fal l u t l e p r i er d ’ap p or t er qu el qu e m e
su r e à ses par ol es.
« C ’est al or s que T ot ot t e ach eva de t ou t en ve
n i m er eu q u i t t an t son l i t , sa t en t e, sa pose non
ch al an t e, pou r s’él an cer , t el l e un e fu r i e, en t r e son
m ar i et m oi.
o — Est - ce que j e n ’avai s p as eu assez de nos
ém ot ion s r écen t es, m e fu t -i l dem and é avec une
cr u au t é qu e j e p ar d on n e, est -ce que le rôl e que j ’y
avai s j ou é ne m ’avai t p as p ar u su ffi sam m en t
o d i eu x, m e f al l ai t - i l l ’aggr aver en cor e?
« — T ot ot t e, est -ce t oi qu i p ar l es? » fi s-je le
cr eu r br i sé.
« Ce fu t m on gen d r e qui r épon d i t :
« — Pour quoi ven ez-vou s n ous ch er ch er que
r el l e? On t r ou ve ce que l ’on sèm e!... On a ce (pie
l ’on m ér i t e!,.. »
« Ce tpie j e m ér i t ai s!... C ’en ét ai t t r op . Je r ap
p el ai à ce m on si eu r , et fort h au t cet t e fois, le m al
q u ’ il m ’avai t fai t , cel u i qu i , p ar sa fau t e, al l ai t
p eser su r ch acun de m es j o u r s... Et , p u i sq u e nous
en ét ion s à nous t out dir e san s m én agem en t , je
m ’opposai n et t em en t au d ép ar t de m a fi ll e.
« U n écl at de r i r e de Tot ot t e, jet é com m e un
défi , com m e un e br avad e, seu l m e répon dit .
« Ce qui fi t que p l u s h au t en core j e d écl ar ai
que, si m a vol on t é n ’ét ai t pas r espect ée, j e m e re
fu sai s à de n ou veau x sacr i fices et q u ’il n ’y avai t
p as à com pt er su r m oi pour f aci l i t er ce dépar t .
» T ot ot t e p âl i t , r ecu la. Pou r el l e, le coup avai t
p o r t é; m ai s n on qpour m on gen d r e...
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>5 5
« I l s’ ét ai t r em is à d éb al l er sa p et i t e bat t er i e de
cu i si n e, i l se r el eva d ’un sau t .
« — N ’est -ce que cel a, M ad am e? fi t -i l m e n ar
gu an t , l es br as cr oi sés. Gar d ez vot r e ar gen t , gar
dez-le, j e n ’en ai n ul b eso i n ! A h ! ah ! ah ! pour
ob vi er à l a r ap aci t é des f am i l l es, i l y a des
m o y en s!... J ’en ai t ât é d éjà, j ’en t ât er ai encore,
vo i l à t o u t !... A t ou t es l es por t es, à Par i s, nous
t r ou von s des agen ces qui faci l i t en t ce que nous
al lon s f ai r e!... Je m ’ad r esser ai à l ’un e d ’el l es!...
Et , su r n os pr em ier s t r afi cs l à-bas, el l e se p ayer a
en i voi r e, en am br e gr i s, en gom m e, en p eau x de
t i gr e, l es pr em i èr es an n ées de n os cu lt u r es de
m i l l et et de r i z y passer on t , n ot re r et ou r ser a re
t ar d é d ’au t an t , car , au l i eu de t r avai l l er pou r nous,
nous t r avai l l er on s pou r l es au t r es!... D em ai n j ’i r ai
à Par i s m ’ar r an ger avec un e agen ce; m ai s r i en ...
r i en ... ne nous em pêch er a de p ar t i r . »
« Je ch an geai d ’at t i t u d e et , fon dan t en l ar m es,
j e p r i ai , su p p l i ai :
« — M ai s voyon s, m on am i , r éfl éch i ssez!... A vec
des effort s m oi n d r es, j e vou s j u r e que, si vous
vou lez m ’ai d er i ci , m e secon der , à nous d eu x,
nous r el èver on s l a si t u at i on ... V ou s voyez, Baudoi s l u i -m êm e, u u hom m e de bon con sei l , vou s y
en cou r age...
« — Pf f f f f f ... m er ci ! L es m an ch er on s de l a
ch ar r u e, t out e l a j ou r n ée « pou r r el ever l a si t u a
t ion »... Se voi r r egar d é de t r aver s pour des r ien s
qui p ou r r on t fai r e cr oi r e, un i n st an t , q u ’on a perdu
de vu e ce bu t , — l e bu t ! — « r el ever sa si t u a
t ion »... vo i r com pt er ses ci gar es, est i m er le plu s
ou m oi n s de n écessi t é d ’un p ar d essu s, d ’un e dou
zai n e de ch au sset t es, d ’un com plet , d ’un e p ai r e
de b ot t i n es... fum er l e capor al de l a vi e, al or s
q u ’on a ét é h abi t u é à beaucoup p l u s fi n ... j ’en ai
sou pé !...
« — M ai s, m on am i , cel a est p u ér i l !... Son gez
à ce que n ou s p ou r r i on s fai r e à d eu x, dan s les
dou ceu r s de l a vi e de fam i l l e...
« — A l i ! l es douceu rs de l a vi e de fam i l l e...
par l on s-en !...•
n — Je ne p ou r r ai l e fai r e seu l e... d an s l ’ isol e
m en t ...
« — L ’ i so l em en t ?... Eh b i en ... et l e col on el ?...»
Pi er r e de Gar d avon su r sau t a et b l êm it de colère.
M m e L e Ch al i er , t r i st em en t , p ou r su i vai t :
—
Si , dan s l e r éci t de m a n avr an t e di scussion
avec m es en fan t s, j ’ai ét é, m on 'voi si n , j u sq u ’à
vous r ép ét er ce m ot , c’est q u ’il a pr ovoqué en moi
une cr i se qui a ét é t er r i b l e, m ai s sal u t ai r e... I l
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m ’a f ai t d ’abor d t an t de m al , l an cé ai n si , avec
t an t d ’ i r r esp ect , com m e un e cyn i q u e i n ju r e, que
j ’ai q u i t t é l e Ch al i er pou r ven i r à vou s, m et t r e m a
m ai n d an s vot r e m ai n pour t o u j o u r s!...
o
N on , m on am i , ne m e par l ez p as... avan t que
j e n e vou s ai e fai t m a con fession co m p l èt e!...
« J ’ét ai s p ar t i e à p i ed , l ai ssan t au Cl i al i er l ’or
dr e de m e r ejoi n d r e avec m a voi t u r e... O h ! m on
voi si n , c’est en m ar ch an t seu l e et désespér ée que
l a vér i t é m ’est ap p ar u e!... N ot r e am our est t rop
gr an d pour qu e sa con sécrat i on p u i sse êt r e en t a
chée de l ’ap p ar en ce d ’u n e basse ven gean ce, pour
que m es en fan t s, le j u gean t ai n si , en gar d en t l a
pen sée, pou r qiie Jacq u es p u i sse peut -êt r e l ’avoi r
un jou r !...
« A i n si , m on am i , l a t en t at i on a f u i à jam ai s,
car l ’obst acl e qui nous sépar e au j o u r d ’h ui ser a l a
cr ai n t e de fai r e n aît r e cet t e pen sée, et cet t e pen
sée ch aqu e jou r p ou r r ai t n aît r e!... Et n ot re am our ,
j ’ai m e à l e r ép ét er , est t rop gr an d pour que nous
vou li on s ce qu i p ou r r ai t l ’am o i n d r i r !...
« M ai s ne ser ez-vous p as t ou jou r s pr ès de m oi,
com m e j e Ser ai pr ès de vou s ? N e vi von s-n ou s pas
côt e à côt e dan s cet t e com m u n aut é de p en sées, de
sen t i m en t s, que r i en n e p eu t r em placer qu an d
un e foi s el l e s’ét ab l i t en t re d eu x êt r es ? N e serezvou s p as l à pr êt à m e t en dr e l a m ai n , car m a dé
m ar ch e est d even u e ch an celan t e et l ’ im age qui m e
vi en t de l a vi e m e f ai t cr oi re que j e n ’y vois plu s
c l ai r !... E t d ’êt r e ai n si , au -d essus des ch oses, u n i s
p ar 1111 l i en t r ès d ou x, r esp l en d i ssan t de cet t e
cl ar t é p u r e q u i t ou t d r oi t vi en t de l ’âm e, ue nous
ser a-t -i l pas « le m ei l l eu r ? »
« A h ! j ’ai t an t besoin d ’y cr oi r e, j ’ai t an t be
soi n de vou s, j ’ai t an t besoin de so u t i en ! L a vie
se f ai t si d u r e et m es d evoi r s son t si l o u r d s!...
A l ’h eur e où j e cr oyai s au r epos, il m e fau t re
com m en cer ... recom m encer pour ceu x qu i m e q u i t
t en t avec des p ar ol es m éch an t es, des p ar ol es de
m ép r i s com m e j am ai s j e n ’au r ai s cr u en en t en d r e!
Ou m ’avai t d i t que l ’ai i ar cl i i e s’ét ai t assi se à
beaucoup de foyer s, q u ’el l e en avai t t out ch assé :
l e r esp ect , l ’am our, l ’en t en t e... Je n ’y cr oyai s
p as... H él as! j e le voi s au j ou r d ’h u i . D ’où nous
est ven u t an t de m al ? N ous n ’avon s p as à l e ch er
cher, évi t on s seu lem en t d ’avo i r t o r t !... M ai s un
jou r vi en d r a qui ch an ger a la face des ch oses, et
p eu t -êt r e ceu x qui m e qu i t t en t h eu r eu x de m e
q u i t t er m e r evi en d r on t -i l s h eu r eu x de m e r eve
n i r ... A l or s, m on voi si n , ah ! com m e m on cœur
débor der a de r econ n ai ssan ce, si , gr âce à vou s, i l s
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m e r et r ou ven t vai l l an t e, l eu r ayan t con ser vé
com m e un n id ce p au vr e Ch al i er pour lequ el j ’ai
t an t l u t t é, pour lequ el j e veu x l u t t er en cor e!...
C ’est pour quoi j e v eu x obt en i r de Baudois pour
m oi ce q u ’ i l accor d ai t à m on gen d r e : du t em ps,
des éch éan ces... afi n de con ser ver debout la pau
vr e m ai son q u ’un ven t de foli e a lézardée !... M on
aven i r ser a lou r d , jal on n é de dat es pén ib l es ; m ais,
si j e p u i s m e t r aîn er de l ’un e à l ’au t r e com m e au x
st at i on s d ’un r ud e cal vai r e, et que, le som m et at
t ei n t , j e voi e d er r i èr e m oi l a r ou t e l i b r e... quel le
f i er t é!... O ui, m ou aven i r ser a lou r d, car à V i ei l l en ave m es en n em is vei l l en t et pas p l u s t ar d q u ’hi er
l e v i eu x Por t a a d i t : « El l e vou d r ai t me vendre
l ’u sin e, d i t es-l u i que p u i sq u ’el l e m e l a r efu sa
qu an d j e l a d ési r ai s, à m on t our j e n e l a pren dr ai
que lor squ e t out le bazar se ven d r a au x enchè
r es!... U n bien gr evé t ôt ou t ard y ar r i ve... j ’at
t en d r ai !... » L es Jo n q u i l l e ont r épét é le propos en
ch an gean t le m ot « u si n e » pour cel u i de « haras »,
l es l îoi ssan en l e r em p l açan t p ar ces au t r es « l a
l ai t er i e ».
« M ai s à t r aver s t out j ’ai un e i m m en se joi e, 011
m e l ai sse Jàcq u ot , j e vai s l ’él ever a’u Ch al i er !...
Et pour cela en cor e, m on voi si n , com m e il faut
que j e vou s ai e!... Pou r m on t out p et i t je caresse
de gr an d es am bi t i on s que vou s seul pouvez m ’ai
d er à r éal i ser ; j e v eu x, ce qui n ’eû t ét on né per
son n e au t r efoi s, ce qui fer a sou r i r e au j ou r d ’h u i,
j e veu x en fai r e ce que j e ne voi s p l u s gu èr e au
t our de m oi, j ’en veu x fai r e a un hom m e ».
a Pou r t out es ces t âch es sacr ées j ’ai besoin de
vou s, 111011 am i , de vous t o u j o u r s!... Seu l e, j e t om
ber ai s écr asée au bord de l a r ou t e, avec vou s
j ’i r ai ... r ép on d ez-m oi !... »
<r M ai s Pi er r e de Gar d avon fu t l en t à répondre.
« A u deh ors, le b r ou i l l ar d ép ai s et l our d depuis
le m at in s ’al l égeai t , m on t r an t .1111 coin de ci el , de
p ou r p r e, de sol ei l ; au fond de l a val l ée les d ét ai l s
des choses se p er d ai en t dan s l a brum e.
« I l le fau t donc en cor e, apr ès t an t d ’au t r es,
ce su pr êm e r en on cem en t !... » m u r m u r a-t -il , et sa
pen sée r evi n t t r i st em en t ver s sa car r i èr e br isée,
son i n u t i l e vi e.
I n qu i èt e de ce si len ce, M m e L e Ch al i er m u r
m ur a :
/
—
O h ! 111011 vo i si n , r épon dez-m oi... il m e faut
vot r e ai d e pou r ceu x qui s’en von t , pour Jacq u es,
pour m oi ... je 11e p u i s r i en san s vou s... Ser ez-vou s
là ?
Pi er r e de Gar d avou
uu ek m cs p as flans la
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gr an d e sal l e. Sa voi si n e le su i vai t d ’un r egar d
an x i eu x. O n sen t ai t q u ’en t re ces d eu x êt res se
j o u ai t un e p ar t i e supr êm e.
En f i n i l vi n t ver s el l e, un e l u eu r au vi sage, un e
l u eu r au x y eu x , l a l u eu r des su b li m es sacr ifi ces.
I l d i t t r ès bas, m ai s l a v o i x vai l l an t e :
— Je vou s com pr en ds, m on am i e, et j e vous
r em er ci e!... O ui, m oi au ssi j e m et s m on am our
p ou r vou s au -dessus des ch o ses!...
Et , l u i p r en an t doucem en t l a m ai n , il r épét a
ce fr agm en t du poèm e j ap on ai s que si l on gt em ps
el l e n ’avai t poin t su l i r e su r l e m or ceau de soie
bl an ch e :
— L a g r a i n e d i i p i n c r o ît s u r u n r o c h er , l ’a m o u r
n ’ e s t d o n c p a s d i f f i c i l e à s a t i s f a i r e ! . . . En t r ep r en ez
t out es vos douces t âch es, m a voi si n e, j e ne su i s
pas de ceu x qui d éser t en t u n post e d ’h on n eu r ... j e
ser ai l à !...
A r t ig u elo u v e, ju in
FI N
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p r o ch a in
d an s
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rom an
(n°
C o llect io n
“
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p a r a ît r e
E L L A
”
:
L e Se c r e t d e l a f o r êt
par
JEAN DE KERLECQ
i
L a m ai son d es B o r d er eau x .
C ’est une ét ran ge h i st oir e que cel le de la m aison
d es Bo r d er eau x, d ’aut ant plu s ét ran ge que nul ne la
con n aît ; ce qu i perm et au x im agin at i on s fer t i l es de
t out su p p oser , m êm e le pi r e — sur t out le pir e.
Pou r t out d i r e, l’asp ect de cet t e m ai son aban
don n ée est assez si n gu l i er . Repr ésen t ez-vou s une
vi eil le b ât i sse car r ée, au x m ur s l ézar d és et ver d i s par
le t em ps, d es vol et s d i sl o q u és, un per r on gluant de
m ou sse, une vér an da r ou il l ée, au x vi t r es ab sen t es,
et , en vah i ssan t le t out , une végét at ion sau vage,
p u i ssan t e, en ch evêt r ée, qu i s’en lace et s’ét reint ,
gri m pe j u sq u ’au t oit de t u i l es q u ’a rongé l èven t âpre
des h i ver s.
L es an ci en s du p ays se r appel len t pou r t an t qu ’elle
fut au t r efoi s vivant e, et que des r i r es jeu n es s’ép ar
pi ll aien t sou s l es al l ées du par c.
A u jou r d ’ hui, le par c sem bl e m ort .
L es cyp r ès, l es m él èzes, l es sap i n s n oir s, lui
donn en t une ph ysi on om i e p r esq u e lu gu br e, et l es
r ar es ch au m ièr es du ham eau s’ en écar t en t , com m e si
el l es en avaien t peur .
J ’ai dem and é son secr et à la m aison d es Bor d er eau x,
et la m aison n’a rien dit au x or eil l es de m on âm e.
L e m ur d ’en cei n t e a su b i , lui au ssi , l’in jure des
an n ées; d es cr evasses l ’ém aill en t , de-ci de-là, et l ’on
p ou r r ai t se dem an d er s’ il ne fut p as, jad i s, p ar des
nom m es em bu squ és, p er cé de m eu r t r i èr es.
I l n’en est ri en . L e m ur m eurt de vi ei l l esse, voil à
tout .
Je l ’ai fr an ch i un soi r . Je me su i s prom en é dan s les
al l ées d éser t es. J’ai rêvé plu s d ’une heure su r un vieux
�LE
SECRET
DE LA
FO RÊT
ban c de p i er r e, et j’ai bât i là l’arm at ure d’un rom an,
qu e je jugeai al or s d’une p r éci eu se or i gi n ali t é ; m ais
qu an d , plu s t ar d, j ’ai connu l ’h i st oi r e ét onn ant e du
ch ât elai n des Bor d er eau x, j’ai com pr i s que m on
rom an ne val ait rien et qu e, cet t e fois en cor e, la réalit é
d ép assai t de beau cou p l ’art con ven t i on n el des plu
m it i fs.
Ce n 'est donc poin t un rom an qu ’ il me faut écr i r e,
m ai s la r el at ion fidèl e d’un dr am e t r ès poi gnant .
D ram e à la fois t en dre et far ou ch e, t er r i bl e et pas
sionn ém en t at t achant , don t je m ’effor cer ai , le p lu s
si m pl em en t du m onde, de r et r acer l es ph ases essen
t i ell es.
A u ssi en n uyeu x que p u i sse par aît r e l ’expédi en t
au l ect eu r , im pat ien t de con n aît r e le m yst èr e de la
m ai son vi d e, il me faut pourt ant r em on t er assez loi n
dan s le passé pour y r ech er ch er l es élém en t s d’un
i n d i spen sab l e pr ol ogue, san s lequ el la sui t e de cet t e
avent ur e ext r aor d i n ai r e sem bl er ai t i n exp l i cab l e.
I l y a de cel a qu el qu e vingt an s, la m ai son des
Bor d er eau x ét ait habi t ée p ar un or igin al qu ’on
appel ait gén ér al em en t dan s le p ays, je n’ai jam ai s
su pou r qu oi,« oncle A u b er t i n ».
M . A u ber t i n n’avait à cet t e époqu e gu èr e plu s de
soi xan t e an s. C’ét ait un vi ei l lar d ai m abl e, in dulgen t ,
adorant la jeu n esse et la vi e, t oujours prêt à ri r e. Le
com m er ce l’avait en r i ch i . Il n’en t irait ni hont e ni
van it é. Il avait su « fair e ses affair es », d i sai t -il avec
bon h om i e, honnêt em en t , et se flat t ait d ’êt re rest é
l ’am i de ses an ci en s cl i en t s.
M . Pascal A u b er t i n ne s’ét ait jam ai s m ar ié, non
q u ’il eut d éd aign é de p r en d r e fem m e, — au con t r ai r e,
car ri en ne lui sem bl ai t plu s d ési r ab l e que les joies
sai n es de la fam i l le, — m ai s, hom m e de devoir , il avait
con sacr é sa vie à l’éducat ion d’un neveu — un vrai
celui-là — q u ’un dram e de fam il le avait fait or p h eli n .
O r, oncle A u ber t i n avait pen sé qu e, s’il eût fait
sou ch e lui-m êm e, peut -êt re se ser ai t -il sen t i m oin s
d’ en t h ou si asm e pour la t ache q u ’ il s’ét ait d él i bé
rém ent t r acée.
Il n’avait rien négligé pour fair e du dit neveu,
Roger Cazar el, un hom m e dans t out e l ’accept i on du
t er m e.
A vai t -i l r éu ssi ?
C ’est ce que san s dout e l ’aven i r nous ap p r en d r a.
Roger Cazarel ne fai sai t pou rt an t , aux Bor d er eau x,
que de cou r t es et r ar es ap p ar i t i on s; seu le, la saison
de la ch asse l’y ram enait pour un t em ps plu s long.
( A su i v r e.)
�! L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N‘ 1
d o n n e , s u r 1 0 8 p a g e s g r a n d f o r m a t , le c o n t e n u
a lb u m s
:
L a y et t e,
r ep a ssa g e,
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«
•:
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::
d 'e n f a n t s ,
A lb u m ,
6
d e
Fran co
d es
::
d a m es
G R A N D E U R
fr a n c s ;
d e
p lu s ie u r s
b la n ch issa g e,
ex p o sit io n
t r a va u x
M O D E L E S
C h a q u e
lin g er ie
a m eu b lem en t ,
d iffér en t s
::
::
;•
D ’E X É C U T I O N
6 fr . 7 5 ;
p o st e,
E t r a n g er ,
7 fr . 7 5 .
„ L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES S' 2
£
A L P H A B E T S E T M O N O G R A M M E S G R A N D E U R D ' E X É C U T IO N
11 c o n t i e n t , d a n s s e s 1 0 8 p a g e s g r a r . d f o r m a t , le p l u s g r a n d
de
m o d è le s d e
::
C h iffr es
::
C h a q u e
N a p p es,
A lb u m ,
L ’A L B U M
Cet
6
fr a n c s ;
DES
a lb u m
p lu s g r a n d
au
p lu n w t is ,
::
::
M o u ch o ir s,
dans
ses
au
sur
fr a n c s ;
DE
1 0 8
en
passé,
t u lle ,
pa g e s
::
7 fr . 7 5 .
DA M E S
N° 3
fo r m a t,
a n g la i s e ,
b r o d e r ie
R ic h e lie u ,
b r o d e r ie
en
p o st e, 6
Fran co
::
E t r a n g er ,
g ra n d
b r o d e r ie
b r o d e r ie
d e n t e lle s
c h o ix
Ser v iet t es,
::
et c.
6 fr . 7 5 ;
p o st e,
c h o ix d e m o d è L s
b r o d _ r ie
6
T a ies,
OU V RAG ES
d 'a p p lic a t io n
A lb u m ,
D r a p s,
Fran co
c o n t ie n t ,
le
C h a q u e
p o u r
f ile t ,
fr . 7 5 ;
e tc .
::
::
7 fr . 7 5 .
E t r a n g er ,
! L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N* 4
c o n t ie n t le s F A B L E S D U
BON
L A F O N T A IN E
E n c a r r e s g r a n d e u r d ’c x c c u t i o n , e n b r o d e r i e a n g la i s e . L a
g e r ie
c o m p o s i t i o n s le s p l u s
a in s i q u e
P r ix
d e
m éna
c h a r m a n t e c r é é e p a r n o t r e g r a n d f a b u l i s t e e s t le s u je t d e s
pour
l'A lb u m
in t é r e s s a n t e s p o u r l a t a b l e , l ' a m e u b l e m e n t ,
le s p e t i t s
: 4
ouvrages
fr a n c s ; F r a n c o
qui
fo n t
p o st e, 5
la
grâco
fr a n c s ;
du
fo y e r .
5 fr . 5 0 .
E t r a n g er ,
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N' 5
Le Filet Br o d é.
8 0
P r ix
d o
page s
l ’A l b u m
c o n te n a n t
: 7
fr a n c s ;
2 8 0
m o d è le s
d e
to u s
p o st e, 7 fr . 7 5
Fran co
ge nre s.
; E t r a n g e r , 8 fr . 7 5 .
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N’ 6
L E T R O U S S E A U M O D E R N E : Lin g e d e c o r p *, d e t a b le , d e m a is o n .
5 6
P r ix
d e
d o u b le s
l ’A l b u m
L ’A L B U M
: 7
page s.
fr a n c s ;
DES
3 7 X 5 7
p o s t e,
et
1 /2 .
7 fr . 7 5
; E t r a n g er ,
DE
DA M E S
OU V RAG ES
L e T r i co t
100 page s gra nd
F o rm a t
Fran co
8 fr . 7 5 .
N°
7
l e Cr o ch e t .
f o r m a t . C o n t e n a n t p lu s
de
230
m o d è le s v a r ié s
p o u r B é b é s , F ille t t e s , J e u n e s F ille s , G a r ç o n n e t s , D a m e s e t M e s
s ie u r s . G r a n d c h o i x
L 'A lb u m
n*
7
L ’A L B U M
: 7
DES
9
de
fr a n c s ;
d e n t e lle s p o u r lin g e r ie e t a m e u b le m e n t .
fr a n co
7
p o st e,
OU V RAG ES
Am eu b lem en t et
O
C e t a lb u m ,
d :
100
d a m e u b le m e n t ,
::
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v en t e
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::
::
partout:
paw es g r a n d
176
::
m o d è 'e s
grande ur
7 fr a n c s ;
C O L L E C T IO N
fr a n co
fr . 7 5 ;
p o s t e.
b r o d e r ie s ,
p o s t e,
c o m p lè t e
d e
8
7
::
N° 8
A lb u m s
E t r a n g er ,
1 9 m o d è le s
dont
::
fr . 7 5 ;
A d r e s s e r t o u t e s le s c o m m a n d e s a v e c m a n d a t - p o s t e
à M . le
D A M E S
f o r m a t , c o n t ie n t
de
n a t u r e lle
fr a n c s ;
fr . 7 5 .
Br o d er ie.
fr a n c o
5 3
D E
E t r a n g er , 8
6 3
::
120
::
::
E t r a n g er ,
: 4 2
en
::
S fr . 7 5 .
fr a n c s ;
fr a n c s .
( p a s Je
m a n d a t -c a r t e)
D i r e c t e u r d u " P e t i t E c h o d e la M o d e " , 1 , r u e G a z a n , P A R I S ( X I V * ) .
V
V
^
Ÿ
^
X
�C o lle c tio n S T E LLA
H* 138. *
Les
R o m a n s
* 1" Décembre 1925
de
La Collection “ ST E L L A ”
p a r a i s s e n t r é g u l i è r e m e n t t o u s le s q u i n z e j o u r s .
La Collection “ ST E L L A ”
c o n s t it u e
donc
p u b lic a t io n
P o u r
la
r e c e v o ir
c lie -
une
v é r it a b le
p é r io d iq u e
vo us , sans
vous
déranger,
A BO N N EZ -V O U S
T RO IS
F r an c e. . .
10
M O IS
f r an cs.
SIX
—
M O IS
F r an c e. . .
18
f r an cs.
F r an ce. ..
3 o f r an c s.
U N
A N
( 6 r o m an s) :
E t r a n g e r ..
12 f r .
5o .
( 12 r o m an s) :
—
E t r a n g e r ..
a S f r an cs.
( 2 4 r o m an s) :
—
E t r a n g e r ..
4 ° f r an cs.
cfo
A d r essez v o s d em an d es, acco m p agn ées d un m an d at - p o s/ r
( 111 ch èq u e p o st al , n i m an d at - car t e) ,
li
M o n si eu r le D i r ec t eu r <lu
P et it
E c h o îl e l t i M o d e ,
1, r u e G a z a n , P ar i s ( 1 ^ ' ) •
Legérant : Jean
L U U A IIO .
— It n p .d c
M o D t » o u r i3 ,7 ,r .
Lem aignan, Pa r i * - l l ' .—
B.C.
S « ln e 5 5 8 7 0 .
�
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
A grande vitesse
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1925]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
158 p.
18 cm
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Description
An account of the resource
Collection Stella ; 138
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_138_C92624_1110442
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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7bb63f951e03ff43555d762e58339c79
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IDEE Je S
è a n T h ié
P R IX
le la M o . l c ”
I , R u e Ga za n
P A R IS ( X IV * )
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Publications périodiques de la Société Anonyme du “ Petit Écho de la Mode "
1, rue Cazan, PARIS
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Le P ETIT ÉCH O D E LA M OD E
p a r a it t o u s le s m e r c r e d is .
32 pages, 16 grand format (dont 4 en couleurs) par numéro
D e u x g r a n d s r o m a n s p a r a is s a n t e n m ê m e t e m p s . A r t ic le s d e m o d e .
: : C h r o n iq u e s v a r ié e s . C o n t e s e t n o u v e lle s . M o n o lo g u e s , p o é s ie s . : :
C a u s e r ie s e t r e c e t t e s p r a t iq u e s . C o u r r ie r s t r è s b ie n o r g a n is é s .
LA M OD E F R AN ÇAIS E
p a r a it t o u s
le s s a m e d is .
?
C ’e s t le m a g a z i n e d e l*é lé g a n c e j é m i n i n e c l d e l'i n t é r i e u r m o d e r n e .
1 6
page s , d o n t 4
e n c o u le u r s , s u r p a p ie r d e lu x e .
U n r o m a n , d e s n o u v e lle s , d e s c h r o n iq u e s , d e s r e c e t t e s .
LISETTE,
J o u r n a l d e s P et it es F ille s
H e b d o m a d a ir e . 1 6 p a g e s d o n t 4 e n c o u le u r s .
P IER R OT,
J ou r n a l d es Ga r çon s
H e b d o m a d a ir e . 1 6 p a g e s d o n t 4 e n c o u le u r s .
GU IGN OL,
M a g a z in e
Cin ém a d es E n fa n t s
|
m e n s u e l p o u r f i ll e t t e s e t g a r ç o n s .
MON O U VR AGE
J o u r n a l ¿ ’O u v r a g e s d o D a m e s p a r a is s a n t le I e * e t le 1 5 d e c h a q u e m o is .
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LA M O D E S IM P LE
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Cet
a lb u m , q u i
Y
Vf
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d o n n e p o u r d n m e i , m e s s i e u r s e t e n f a n t s , d e s m o d è le s s im p le s ,
p r a t iq u e s e t f a c ile s à e x é c u t e r . C ’e s t le m o in s c h e r e t le p l u s c o m p l e t
::
::
::
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d e s a lb u m s d e p a t r o n s .
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p a r a ît
q u a t r e f o is
par
a n . c h a q u e f o is s u r 3 2 p a g e s .
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T H I .E R Y
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S u zie
de
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C o lle c t io n
É d it io n s
du
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“ P e t it É c h o
de
1 , R u e G a z a n , P a r i*
la
( X IV )
Mode ’
3S
��L’IDEEDESXJZ1E
A u s o m m e t d ’u n e d es r u d e s m o n t ée s d e la
r o u t e d e Ba r è ge s à P a r is s ’é lè ve u n e m a iso n
ca r r é e t o u t e b la n ch e , d o n t le t o it , en fo r m e d ’ét eign o ir , s’or n e d e h a u t e s gir o u e t t e s r o u i Liées.
C ’e s t le b u r e a u d e p o st e d e Sa vign o n -e u -Bé a r n .
R e la i p r in cip a l a u t e m p s lo in t a in d es d ili
ge n ce s , d es ch a is e s d e p o st e, d es b e r lin e s , la m a i
son b la n ch e a u t o it p o in t u e u t ses h e u r e s d e
sp le n d eu r . Ses, va s t e s ch a m b r es, s a gr a n d e s a lle
d a llé e d e m a r b r e , s a cu is in e d o n t la ch em in é e
m o n u m en t a le s ’en t o u r e d es p o id s e t d es cor d es
d ’u n e én or m e r ôtissoir e,, l ’a t t e s t e n t en cor e; m a is
c ’e s t u n e vie ille h is t o ir e , a u s s i vie ille q u e la d é
n o m in a t io n p o m p eu s e co n s er vée à ce t t e r o u t e au
b or d d e la q u e lle le r e la i e s t b â t i, à cet t e r o u t e q u i
s 'e n fu it e n t r e s a d o u b le r a n gé e d e p e u p lie r s sa n s
q u e r ie n , ou p r esq u e r ie n , en vie n n e r o m p r e le
m or n e e t t r is t e a s p e ct : « G r a n d e r o u t e r o ya le d e
Ba r è ge s à P a r is . »
E t t a n d is q u e là -b a s , d a n s la p la in e , se cr o is e n t
v in g t , t r e n t e fo is le jo u r les e x p r e s s e t les r a
p id e s , s u r le cot ea u l ’h er b e p o u sse e n t r e les p a vé s
d e la r o u t e r o ya le , e t siur la fa ça d e écr o û t ée d u
vieu x, r e la i le s lé za r d e s se cr e u s e n t ve r d ie s d e
m o u ss es e t d e gr a m in é e s .
E n b a s, c ’e s t le m o u ve m e n t , la vie . E n h a u t ,
ia s o lit u d e , le s ile n ce , ce sile n ce q u i en t o u r e les
�4
L ’I D É E D E S U Z I E
ch o se s q u i o n t é t é , p r en d a u cœ u r d a n s les cim e
t iè r e s , p è se e t ca u se com m e u n va g u e effr oi ''a n s
le s r u in e s .
Ap r è s a vo ir ét é u n ce n t r e b r illa n t d a n s u n e
co n t r é e p e r d u e , le r e la i, t o u t en co n s e r va n t son
a ir fier , a p r is l ’a p p a r en ce a b a n d o n n ée d es d e
m eu r es q u i n e s o n t à p er so n n e.
Vo le t s clo s , t o u t b la n c so u s les s o le ils d ’é t é, t o u t
g r is p a r les jo u r s n o ir s d ’h ive r , il a u r a it ét é vo u é à
la r u in e , s i l ’a d m in is t r a t io n d es P o st e s n ’y a va it
in s t a llé — a in s i q u e l ’in d iq u e en le t t r e s b la n ch e s
s u r fon d n o ir u n e vé r it a b le in s cr ip t io n d e cim e
t iè r e — u n b u r e a u , le p lu s h u m b le , le p lu s p e r d u ,
le p lu s m od est e d e t o u t le d ép a r t em e n t .
L à , d a n s u n e ch a m b r e d o n t les ca s ie r s , le s p u
p it r e s d e b ois p o u s s ié r e u x s e d é t a ch e n t s u r u n
p a p ie r g r is à r a m u r e s ve r d â t r e s , M 110 La n d e lle , la
r eceve u se, a r r ivé e à S a vig n o n à l ’â ge d e vin g t h u it a n s, ve n a it d ’a t t e in d r e s a cin q u a n t a in e .
E n jo u r n ée s t o u jo u r s p a r e ille s , sa vie a v a it fu i.
S e s ch e ve u x d ’u n b lo n d p â le é t a ie n t d e ve n u s d ’u n
g r is lo u r d com m e s ’ils eu s s e n t ga r d é , u n p e u p lu s
ch a q u e jo u r , le t e r n e r eflet q u ’a va ie n t les fin s d ’ap r ès-m id i clan s le t r is t e b u r e a u . E t d a n s ce m êm e
g r is s e m b la ie n t s ’ê t r e fo n d u es les t e in t e s d é lica t e s
d ’u n vis a g e a u x t r a it s r é gu lie r s , s ’êt r e é t e in t le
r e ga r d d e gr a n d s y e u x ja d is fier s e t a r d en t s.
E n ve lo p p é e , en r o u lé e , com m e b a ig n é e d a n s ce
g r is , co u le u r d e l ’e n n u i, d u d é s e n ch a n t e m e n t ,
M 110 La n d e lle é t a it d even u e vie ille .
Au d é b u t , à son a r r ivé e à S a vig n o n , co u r a ge u s e
m e n t e lle s ’é t a it m ise à la b eso gn e . Le s y e u x d o n t
e lle r e ga r d a it le gr a n d ch em in q u i p a r là -b a s s ’e n
fu y a it s i lo in ... « d e Ba r è ge s à P a r is », é t a ie n t
b r illa n t s e t e m p lis d e ce t t e fla m m e a n xie u s e
q u ’a llu m e l ’a t t e n t e .
Q u e lq u é ch o se ch a n t a it d a n s le cœ u r d e la
je u n e r ece ve u s e :
« An n e , m a s œ u r An n e , n e vo is -t u r ie n
ve n ir ? »
R ie n n ’é t a it ve n u ...
E t , u n e à u n e , com m e d e jo lis o is e a u x a u plu»
m a ge m ir o it a n t , le s illu s io n s , les esp ér an cess ’é t a ie n t en vo lé e s. M 110 La n d e lle , a u jo u r d ’h u i
sèch e , r id é e, é vo lu a n t d a n s so n b u r e a u com m e
u n e o m b r e, n ’é t a it p lu s q u e l ’e m p lo yé e m o d èle
�L ’I D C E D E S U Z I E
5
a u x ge s t e s see s, à la v o ix b la n ch e , a u m a sq u e
d e g la ce , q u i fa it son s e r vice a ve c u n e p o n ct u a
lit é , u n e r é gu la r it é a u t o m a t iq u e s .
A cin q h eu r es l ’ét é , à s ix h eu r es en h ive r , e lle
p r é p a r a it le p r em ier d é p a r t d es fa ct e u r s . C ’é t a it ,
d a n s le b u r e a u , d u b r u it , d u m o u ve m e n t , u n va e t -vie n t q u i t r o u b la it la gr a n d e m a is o n s ile n
cieu se. L e s fa ct e u r s p a r t is , le s ile n ce r e p r e n a it .
U n p e u p lu s t a r d u n e fem m e d e m é n a ge , J ea n n et o n , — su r n o m m é e p a r t o u s m èr e G r o gn o n , —
vie ille , so u r d e e t b o ssu e, a r r iva it .
O u fa is a it la t o ile t t e d u b u r e a u . I l y a va it les
so in s à d on n er à u n e h u p p e à a ig r e t t e r o u ge d o n t
le cr i s t r id e n t a lt e r n a it a ve c u n d o u x g a zo u illis ,
à d e u x fu ch s ia s , t r o is b é go n ia s e t u n e gr o s s e
p la n t e gr a s s e q u i, a ve c la h u p p e , é t a ie n t le s in
s é p a r a b le s co m p a gn o n s d e M 110 L a n d e lle .
Ap r è s ce la , a ya n t u n m o m en t d e lo is ir , la r ece
ve u s e co u r a it à l ’é g lis e — vie ille é g lis e o ù l ’o n
n e d is a it p lu s q u e r a r e m e n t la m esse. L ’é g lis e
p a r o is s ia le s ’é le va n t en b a s , t o u t e n e u ve , a u
m ilie u d u b o u r g d e S a vign o n .
So u s le jo u r t e r n e q u e t a m is a ie n t d es ve r r iè r e s
en p a r t ie s b r is é e s , M 110 L a n d e lle se p r o s t e r n a it
d e va n t 1111 a u t e l en b o is d éd o r é q u e s u r m o n t a it
u n s a in t M ich e l, en co r e g lo r ie u x , b ie n q u e m u t ilé ,
b r a n d is s a n t s a la n ce s u r u n êt r e d e for m e h y p o
t h é t iq u e se t o r d a n t so u s so n p ied .
M 110 L a n d e lle , le s m a in s jo in t e s , le v a it a r d em
m e n t le s y e u x ve r s l ’Ar e h a n ge e t d e m a n d a it la
for ce d ’o ffr ir à D ie u , s a n s u n m u r m u r e , le s é vé
n e m e n t s p e t it s , t e r n es e t fa d e s q u i s e r a ie n t le s
a ct io n s d e s a jo u r n ée .
U n cim e t iè r e e n t o u r a it l ’é g lis e . E n le t r a ve r s a n t
p o u r r e ve n ir ch ez e lle , M Uo L a n d e lle v o y a it d es
o is e a u x s ’e n vo le r d es lie r r e s , se ca ch e r d a n s les
fu s e a u x d es ifs , s a u t ille r s u r d es t o m b es n o ir cie s ,
m oir ées d e m o u ss e, où d es co u r o n n es à d e m i® 6fa it e s se m a ie n t le u r s p e r le s o u le u r s im m o r t e lle s .
P r e n a n t en p it ié ces p a u vr e s m o r t s , q u ’on e u t
d it o u b lié s s u r le h a u t d u co t e a u , e lle s ’a t t a r d a it
p a r fo is d a n s le cim e t iè r e à r é p a r e r d ’u n e m a in
t im id e q u e lq u e d éso r d r e.
P u is , r eve n u e a u b u r e a u , e lle r e p r e n a it la t â ch e
jo u r n a liè r e .
M id i s o n n a it l ’h eu r e d u r e p a s fr u g a l.
�6
L ’I D E E D E S U Z I E
L ’a p r ès-m id i co m m e n ça it , le s o ir ve n a it s u ivi
d ’u n e lo n gu e ve illé e , — le d e r n ie r co u r r ie r la iss é
à S a vign o n p a r le t r a in p a r ve n a n t a u b u r ea u
ve r s m in u it .
M u® L a n d e lle e n t e n d a it ve n ir d e t r è s lo in la
vo it u r e q u i l ’a p p o r t a it . A l ’a d ju d ica t a ir e d e ce
s e r vice l ’Ad m in is t r a t io n d o n n a n t le m o in s p o s
sib le , 3a vo it u r e , d em a n d a n t u n e r é p a r a t io n
s a n s cesse a jo u r n é e , g r in ç a it d e t o u t e s ses
fe r r a ille s , t a n d is q u e la m u le q u i la t r a în a it é t a it
le n t e à m o n t er fa u t e d ’u n e n o u r r it u r e s u ffisa n t e.
To u t e fo is , le p è r e C a llo t , l ’a d ju d ica t a ir e , s a p ip e
à la b ou ch e, a va it u n e figu r e r é jo u ie e t r u b ico n d e
so u s le b on n et d e fo u r r u r e q u i le co iffa it ét é
com m e h ive r . Qu e lu i im p o r t a it p u is q u e , la vo i
t u r e fe r r a illa n t , la m u le a g it a n t ses s o n n a ille s ,
le p r é cie u x s a c d e e u ir a r r iva it a u b u r ea u .
— Vo ilà l ’a ffa ir e !... b ie n le b o n s o ir , M a d em o i
s e lle ! d is a it le p è r e C a llo t en d ép DSau t le sa c.
« P a s d ’o r d r e , p a s d ’o b s e r va t io n s , r ie n à
d ir e ? ... » a jo u t a it -il in é vit a b le m e n t .
L a r eceve u se r é p o n d a it s u iv a n t le ca s .
L e p è r e C a llo t fa is a it le s a lu t m ilit a ir e , a jo u
t a it :
— E xcu s e z, je va s a lo r s m e co u ch e r !...
E t . d a n s la n u it so m b r e, d a n s la n u it b a ign e e
d e lu n e , so u s u n cie l r e s p le n d is s a n t d ’é t o ile s ou
lo u r d d e n u a ge s , il r e m o n t a it d a n s s a vo it u r e et
la n ça it le t o u jo u r s p a r e il :
« H u e d a ! Biclie t t e ! »
L a m u le r e p a r t a it , la vo it u r e r eco m m en ça it à
g r in ce r , M n° L a n d e lle p o u s s a it u n so u p ir .
Ce d é p a r t d u vie u x fa ct e u r é t a it la jo u r n é e fin ie,
la fin d e la co n t r a in t e , le s h eu r es d e r ep o s, d ’o u
b li, d e lib e r t é ... ju s q u ’a u le n d e m a in !...
M Ils L a n d e lle a va it ce p e n d a n t d es vo is in s .
D a n s u n a n cien clo ît r e a p p e lé « L e M o u st ier s »,
à Q u e lq u e s p a s d u b u r e a u d e p o st e , d a n s ce q u i,
ja d is , a va it d û ê t r e le lo ge m e n t d u p r ie u r , h a b i
t a it u n o fficier d é m is s io n n a ir e , le m a jo r d e Cr it o n .
G r a n d , m a igr e , le s ch e ve u x b la n cs co u p é s à
l ’o r d o n n a n ce, la m o u s t a ch e b r u n e e n e o ir i»%
m a jo r a va it u n e p h ys io n o m ie é n e r giq u e e t m fi. "
u n vr a i t y p e d e s o ld a t — q u ’a s s o m b r is s a it , q u e
fa is 3.it sa n s â ge u n e e xp r e s s io n d e p r ofon d e trisfcéssë. I l a va it la vo ix d o u ce, la s s e , lin r ega r d
�L ’I D f î E D E S U Z I E
b le u , gr a ve , d ése n ch a n t é q u ’il d u r cis s a it com m e
p o u r m ie u x s ’is o le r d u m on d e.
Un gr a n d s lo u g h i, à la d ém a r ch e m o lle , a u
p o il r o u x , éb o u r iffé, le s u iv a it , m a r ch a n t s u r ses
t a lo n s d ’u n a ir m or n e.
Be a u co u p s ’é t o n n a ie n t d e ce q u e le m a jo r d e
Cr it o n e û t q u it t é l ’a r m ée p o u r ve n ir se r é fu gie r
d a n s ce v ie u x clo ît r e — p r o p r ié t é d e fa m ille si
lo n gt e m p s d é la is s é e q u ’o u l ’e û t d it e a b a n d o n n ée.
D ’a u cu n s la is s a ie n t en t e n d r e q u e le m a jo r a va it
e n vo yé sa d é m is s io n à la s u it e d ’u n m a r ia ge
m a n q u é ; d ’a u t r e s , q u e s e u l l ’a m o u r d e la s o lit u d e
lu i fa is a it p r é fé r e r sa r e t r a it e d u M o u s t ie r s à la
vie a ct ive .
Ch a q u e jo u r , à la m êm e h e u r e , M . d e Cr it o n
s u ivi d e son ch ie n , ve n a it a u b u r e a u d e p o st e
ch er ch e r son co u r r ier .
P eu t -êt r e a u r a it - il é t é e n t r a în é à l ’é ch a n g e d e
q u elq u e s m o t s a ve c la r eceve u se, s a n s le s lo u g h i
q u i, se d r e s s a n t à cô t é d e so n m a ît r e , m o n t r a it
a u gu ich e t son n ez p o in t u .
Au s s it ô t , la h u p p e , a p e r ce va n t le ch ie n , p o u s
s a it d es cr is p e r ça n t s , d é p lo ya it son a ig r e t t e , b a t
t a it d es a iles.
— A b a s, M o r la ck f o r d o n n a it le m a jo r .
M a is la h u p p e co n t in u a it ses c r is , in t e r r o m p a it
la p h r a s e com m en cée, r e n d a it t r è s p r o m p t e la
fer m et u r e d u gu ich e t .
— Vila in o is e a u ! gr o n d a it le m a jo r e n s 'é lo i
gn a n t .
— P a u vr e p e t it e ! m u r m u r a it M "° L a n d clle en
r e ga r d a n t a ve c coft im isér a t io n la h u p p e o u v r ir et
r efer m er son a igr e t t e s a n s p a r ve n ir à ca lm e r
l'ir r it a t io n o ù l ’a va it jet é e la vu e d e ce m a u d it
ch ien .
D e p u is d es a n n ées, « p a r ce q u e l ’o is e a u ... » et
a p a r ce q u e le ch ie n ... », le s r e la t io n s en r e s t a ie n t
là en t r e le m a jo r e t la r eceve u se.
E lle s a u r a ie n t p u êt r e t o u t e s d iffér en t es e n t r e
le b u r e a u d e p o st e et la p e t it e m a iso n r ose en t o u r ée
d e g lyc in e s e t d e ja s m in q u i, e lle , p im p a n t e et
r e s t a u r é e , se ca ch a it , p r ès d e là , d a n s u n b o u q u e t
d ’a r b r es.
M a is l ’h a b it u d e d e v iv r e s e u le , r e p lié e s u r ellem ê m e , a va it d é ve lo p p é en M u® L a n d e lle u n e
cr a in t e d e p a r le r , d e m a l d ir e , d e t r o p d ir e , q u i
�8
L ’I D E E
D E S U Z IE
la p o u s s a it à e s p a ce r le p lu s p o s s ib le le s vis it e s
q u ’e lle a u r a it p u fa ir e.
D e p u is d e u x a n s , la m a is o n r ose é t a it lou ée
p a r u n e ve u ve , je u n e en co r e , M mo d e Vo lie u x .
Ve n u e d u N o r d d a n s le M id i, M mo d e Vo lie u x
a va it a cco m p li ce vo ya g e b ea u co u p p o u r la s a n t é
d e sa fille ca d e t t e , S u zie , a ffa ib lie p a r le lo n g e t
d o u lo u r e u x t r a it e m e n t q u e n é ce s s it a it u n e d é via
t io n d e la h a n ch e, e t b ea u co u p a u s s i p o u r ca ch er
à t o u s d es r e ve r s d e fo r t u n e q u i la la is s a ie n t
p a u vr e a p r ès u n e vie o p u le n t e .
L a d o u ce u r d u clim a t , l ’a ir d e la ca m p a gn e
co n ve n a ie n t à m e r ve ille à S u zie q u i p r e n a it d e
jo u r en jo u r u n e a p p a r e n ce m o in s fr ê le ; m a is
com m e e lle r e s t a it en co r e e t r e s t e r a it t o u jo u r s
b o it e u s e , M mo d e Vo lie u x vo ya it m o in s les b on n es
co u le u r s q u e l ’in fir m it é p e r s is t a n t e d e son en fa n t .
E t ce la a jo u t a it u n e d o u le u r à b ien d ’a u t r e s
d o u le u r s d o n t u n e d es p lu s cu is a n t e s ve n a it d es
.p la in t e s im p it o ya b le m e n t r en o u ve lé es d e s a fille
a în ée , D ia n e , q u e ce t t e v ie d e r e clu s e d a n s u n
h a m e a u p e r d u r é vo lt a it .
P â le , m a igr e , le s y e u x fié v r e u x , le vis a g e
t e r r e u x , r a va g é , d e ce u x q u ’écr a se u n e ch a r ge
m or a le t r o p lo u r d e , M mo d e Vo lie u x n ’a va it p lu s
co n t r e le s so u cis q u i l ’a cca b la ie n t la fo r ce m êm e
d 'u n e p la in t e .
T r o p fa ib le e t t r o p m a l p o r t a n t e p o u r a lle r
elle-m êm e a u b u r e a u d e p o st e r en d r e à M n<> La n d e lle d es vis it e s d e b on vo is in a g e , e lle y e n vo ya it
sa fille a în ée.
D ia n e a r r iva it a u g u ich e t , b a is s a it ve r s l ’o u ve r
t u r e s a t ê t e fièr e, d is a it , la v o ix h a u t a in e e t b r è ve :
— C ’e s t m o i, M a d e m o is e lle !
E t , d e va n t la je u n e fille , m ie u x q u e le g u ich e t , la '
p o r t e s ’o u vr a it ; ce t t e fo is , la h u p p e n e cr ia it p a s ,
m a is la r e ce ve u s e n e t r o u v a it p a s g r a n d ’ch o se à
d ir e. A u co n t a ct d e ces v in g t a n s t r io m p h a n t s ,
ga cin q u a n t a in e lu i s e m b la it b ien lo u r d e .
D ia n e é t a it b lo n d e , e lle a va it d es y e u x n o ir s ,
Çie b e a u x y e u x a r d e n t s e t fier s, q u i, e u x a u s s i,
r e ga r d a ie n t s u r la r o u t e lo n g u e ... d es y e u x q u i
a t t e n d a ie n t , q u i ch e r ch a ie n t ...
D ia n e n ’a va it p a s , co m m e s a m èr e, la p u d eu i
d e son in fo r t u n e ; e lle n ’en co m p r e n a it q u e la
sou ffr a n ce. E t e lle en p a r la it , se p la ig n a it , d is a n t
�L ’I D É E D E S U Z I E
9
sa h a in e d u p r é s e n t , ses es p é r a n ce s d ’a ve n ir ,
fr a p p a n t d u p ie d , r e le va n t la t ê t e e t fin is s a n t p a r
d es « Ce la ser a , p a r ce q u e je le v e u x ! » q u i
fa is a ie n t fr é m ir la r eceve u se, ca r e lle s a va it , e lle ,
com b ien s o n t va in e s les r é vo lt e s , co m b ien e lle s
a u gm e n t e n t la so u ffr a n ce, e t p a r q u e lle t r is t e
e xp é r ie n ce on en a r r ive à co m p r en d r e la vé r it é
d u p r é ce p t e : « R e n o n cez à vo s d é s ir s e t vo u s
a u r e z le r ep os. »
E t , p e n d a n t q u e la je u n e fille a lla it , ve n a it d a n s
le b u r e a u , p eu so u cie u s e d e l ’effet q u e so n a g it a
t io n p o u va it p r o d u ir e , la r eceve u se fe r m a it les
y e u x eu s o n ge a n t q u e r en o n cer à u n d é s ir c ’é t a it
le fa ir e m o u r ir en soi e t m o u r ir u n p e u a ve c lu i...
q u e p o u r co n s e n t ir à ce t t e m o r t il fa u t u n gr a n d
co u r a ge , n on p a s le co u r a ge d ’u n jo u r , m a is u n
co u r a ge d e ch a q u e jo u r ...
E t lo r s q u e D ia n e , a ya n t t o u t d it d e son é g o ïs t e
t r is t e s s e , s ’e n a lla it sa n s m êm e p e u t -ê t r e u n
r e ga r d p o u r ce lle à q u i e lle en a v a it fa it la co n fi
d en ce ; lo r s q u ’e lle s ’é lo ig n a it , gr a n d e , m in ce , ses
ch e ve u x a u ve n t lu i fa is a n t u n e a u r é o le, M lle L a n d elle la r e ga r d a it lo n gu e m e n t d e ses gr a n d s y e u x
d o u lo u r e u x.
J a m a is la je u n e fille n e s a u r a co m b ie n e lle
é t a it p la in t e e t co m p r is e ...
S o u ve n t a u s s i, a va n t d ’a t t e in d r e la p e t it e m a is o n
r ose, D ia n e d e Vo lie u x r e n co n t r a it le m a jo r ve n a n t
à la p o s t e ch e r ch e r so n co u r r ie r .
— Bo n jo u r , m a jo r !...
A lu i, com m e à t o u t a u t r e , e lle e û t p a r e ille
m en t d it q u ’e lle é t a it m a lh e u r e u s e ; m a is s ’il
s ’a r r ê t a it p r ès d e S u zie d o n t la s a n t é d é lica t e
l ’a p it o ya it ; s ’il a va it p o u r l ’e n fa n t fr êle d e ces
p a r o les q u i s e m b le n t ve n ir t o u t d r p it d e l ’â m e ;
si p o u r e lle il n e vo ila it p lu s son r e ga r d b le u et
a lla it ju s q u ’à s o u r ir e , p o u r D ia n e il n ’a va it q u ’u n
b o n jo u r fr o id , e t s ’é lo ig n a it ...
D ia n e r e n t r a it ch ez elle sa n s h â t e.
D a n s u n e p iè ce q u ’a s s o m b r is s a it d u d eh o r s u n
r id e a u d ’a r b r e s ve r t s , e lle r e t r o u va it s a m èr e et
sa sœ u r.
S u zie , le s jo u e s r o sées, u n p e u d e fiè vr e a u x
y e u x , ch e r ch a it à d is t r a ir e s a m èr e, e t M mo de
V o lie u x , u n p â le so u r ir e a u x lè vr e s , l ’é co u t a it ,
a t t e n d r ie , r e co n n a is s a n t e ... A h ! s ’il n ’y a va it q u e
�10
L ’I D É E D E S U Z I E
] 'e n fa n t co u r a ge u s e , s i fo r t e , s i en d u r a n t e» la vie
s e r a it s u p p o r t a b le e t m êm e la m is è r e ... n ia is
D ia n e ... a ve c D ia n e , ja m a is la r é s ig n a t io n n e
vie n d r a it , ja m a is 1
E t d é jà , r ie n q u ’a u p a s d e l ’a în é e en t en d u
d a n s l ’a llé e , r ie n q u ’a u b r u it d e la p o r t e q u i
s 'o u vr a it , la m èr e fr is s o n n a it , s o n so u r ir e s ’e iïa ça it .
Il é t a it là , il a r r iva it , il e n t r a it , le ch e r t yr a n !...
D ia n e se la is s a it t o m b er d a n s u n fa u t e u il e t
a u s s it ô t co m m e n ça it , la v o ix n a vr é e :
« M on D ie u !... q u e lle v ie !... q u e l t r o u , ce
S a v ig n o n !... T o u t y e s t r u in e s : l ’é g lis e , le clo ît r e ,
le r e la i! C e t t e p a u vr e La n d e lle , le m a jo r , son
ch ien m ê m e , o n t t o u jo u r s l ’a ir d e v is it e r d es
t o m b es ... e t d ir e q u e r ie n n e vie n d r a n ou s a r r a ch er
d ’ic i, q u e ce ser a t o u jo u r s a in s i... M a m a n ! c ’e s t
à en m o u r ir ... à en m o u r ir !... »
U n s ile n ce a ccu e illa it ces p a r o les. L a m èr e n i la
p e t it e s œ u r n ’a va ie n t r ie n à r ép o n d r e. T o u t ce
q u ’e lle s a va ie n t p u d ir e p o u r a p a is e r D ia n e ,
D ia n e l ’a va it e n t e n d u ...
E t la gr a n d e fille in s is t a it s a n s p it ié , sa n s
m e r ci, se r e fu s a n t à vo ir , m a lg r é les s ign e s déses-*
p é r é s d e S u zie , q u e les m a in s d e s a m èr e r et o m
b a ie n t in e r t es s u r l ’a n gle m a igr e d es ge n o u x q u i
s e m b la it p e r cer la r o b e ; q u e s a p o it r in e h a le t a it ,
q u e se s y e u x se fe r m a ie n t e t q u e c ’é t a it e lle
vr a im e n t , la p a u vr e fem m e, q u i en m o u r r a it !...
II
Ce jo u r -là , u n t r is t e jo u r d e n o ve m b r e, M 110 L a n
d e lle e u t u n e gr a n d e jo ie .
U n d e s co u r r ie r s lu i a ya n t a p p o r t é la n o u ve lle
q u ’e n r écom p en se « d e ses b ou s e t lo y a u x s e r
vice s », l ’Ad m in is t r a t io n é le v a it so n t r a it e m e n t ,
la p a u vr e fille se d e m a n d a it com m en t e lle p o u r r a it
fa ir e p a r t a ge r sa jo ie e t la r ép a n d r e u n p eu a u t o u ;
d ’e lle.
E lle s o n ge a it à a u gm e n t e r les g a g e s 3 e la m èr e
G r o gn o n , à d on n er a u v ie u x C a llo t d it d r a p n eu f
p o u r r e m p la ce r son co s t u m e a ct u e l s i r a p iécé.
E lle a id e r a it a u s s i le fa ct e u r P a u l : t a n t d ’en
fa n t s , u n s i b r a ve h om m e, u n e s i m a u va is e
t o u r n ée !...
H e u r e u s e d e l p e n s e r q u ’e lle p o u r r a it p e u t -êt r e
�L ’I D Ï î E
D F , v S U Z IE
ÏX
ce p e u d e b ie n , M lle L a n d e lle e n t e n d a it m o in s le
lu gu b r e ve n t d e n o ve m b r e s iffle r a u t r a ve r s d es
p o r t es e t d es fen ê t r e s , la p lu ie fo u e t t e r le s vit r e s
et la b û ch e d a n s le fo ye r ch a n t e r s a ch a n so n
t r is t e d e b ois m a l sec.
D a n s la ca ge , la h u p p e , p lu m e s h é r is s é e s , d o r
m a it en b o u le; d u h a u t d ’u n e é t a g è r e , la p la n t e
gr a s s e d é r o u la it ses t ig e s m o lle s com m e d es t e n
t a cu le s a u r ep o s ; à la lu e u r d e la la m p e , le s
fe u ille s d e b é go n ia s a va ie n t d es r e fle t s d e m é t a l
e t les fleu r s d es fu ch s ia s d es r e t r o u s s is p im p a n t s :
r ose s u r b la n c, r ose s u r a m a r a n t e ...
U n cou p fr a p p é à la p o r t e d u b u r e a u fit s u r
s a u t e r M lle La n d e lle .
A ce t t e h eu r e — d ix h e u r e s — la p o s t e é t a it
d e p u is lo n gt e m p s fer m ée. Q u i d on c fr a p p a it ?
D es m is é r e u x, d es g e n s d e m a u va is e m in e
p a s s a ie n t s o u ve n t s u r la r o u t e.
— N o u s n e m en d io n s p a s , d is a ie n t -ils , le s y e u x
ch a r gé s d e h a in e , n o u s ch er ch o n s d u t r a v a il.
Ce p e n d a n t , d ’u n e m a in a vid e , ils p r e n a ie n t
l ’a u m ô n e offe r t e et m e n a ça n t s , p r ê t s à cr a ch e r
l ’in ju r e , ils s ’é lo ig n a ie n t ... écu m e, d é b r is , o r d u r e,
a lla n t ou 11e s a it o ù , ve n a n t 011 11e s a it d ’o ù ,
M "° L a n d e lle a va it p e u r d e ce s ge n s .
S i c ’é t a it l ’u n d ’e u x ? ...
M a is le s co u p s d e vin r e n t p lu s p r ess és. Ou
a p p e la it .
M Uo L a n d e lle s e le v a , e n t r ’o u vr it le g u ich e t ,
é co u t a ...
U n e v o ix t o u jo u r s im p é r ie u s e , b ie n q u ’a n go issé e ,
cr ia it :
— C ’e s t m o i... C ’e s t m o i, M a d e m o is e lle !...
— V o u s !... m a d e m o is e lle D ia n e !... à cet t e
h e u r e ? ...
M llc L a n d e lle d é t a ch a la b a r r e d e fe r , o u v r it la
p o r t e e t v it D ia n e , p â le , l e s . y e u x h a ga r d s , les
ch e ve u x co llé s a u x t e m p e s , a cco u r u e s a n s ch a p e a u ,
sa n s p a r a p lu ie , so u s l ’a ver se.
— M a m èr e m ’e n vo ie vo u s ch e r ch e r , e lle e s t si
m a la d e ... O h ! M a d e m o ise lle , ve n e z v it e ... c ’est
h o r r ib le ... j e cr o is q u ’e lle va m o u r ir ...
— A h ! m on D ie u !...
E t , sa n s u n e h é s it a t io n , n e p r e n a n t q u e le t e m p s
(îe r efer m er d er r ièr e e lle la p o r t e d u b u r e a u ,
M 11“ La n d e lle s u iv it D ia n e.
�12
_
L ’I D É E D E S U Z I E
L a je u n e fille e x p liq u a it d ’u n e v o ix h a le t a n t e :
« M a m a n é t a it d a n s le p e t it sa lo n a ve c n o u s ...
t o u t à co u p e lle s ’e s t r en ver sée , a p o r t é la m a iu à
son cœ u r e t , d a n s u n e p la in t e d é ch ir a n t e , a cr ié :
« — A h 1 je s a va is q u e cela vie n d r a it a in s i...
m es p a u vr e s e n fa n t s , c ’e s t fin i !...
« N o u s la d é s h a b illo n s . Aid é e d e la fem m e d u
ja r d in ie r , je la p o r t e s u r so n lit ... e lle n e p e s a it
r ie n , r ie n , ce t t e p a u vr e m a m a n ... r ie n !...
t Co u ch é e , e lle su ffo q u e, m a is r écla m e u n cr a yo n ,
u n e fe u ille d e p a p ie r : e lle v e u t é cr ir e ... v it e ...
vit e ...
« S u zie d on n e à m a m a n le p a p ie r , le cr a yo n
e t m e d it :
« — Va ch e r ch e r d u s e co u r s ... le m a jo r ...
M 110 L a n d e lle ...
« M a m a n e n t e n d vo t r e n om , r é p è t e :
« — O u i, M Uo L a n d e lle ... M Uo L a n d e lle ...
« J e p a r s.
« L e m a jo r é t a it ch ez lu i. Q u a n d il a s u ce q u i
m ’a m e n a it , il a co u r u ve r s la m a is o n , t a n d is q u e
je ve n a is ju s q u ’à vo u s ...
« Q u e va - t - il se p a s s e r , m on D ie u ? ... P a u vr e
m a m a n ... p a u vr e m a m a n ... »
L e s d e u x fem m es a t t e ig n a ie n t la m a is o n r ose.
L a p o r t e en é t a it o u ve r t e .
D a n s u n e d em i-o b scu r it é , la fem m e d u ja r d i
n ie r e t m èr e G r o gn o n , vo is in e d e M mo d e Vo lie u x ,
a lla ie n t e t ve n a ie n t a ve c effa r em en t .
— M a d a m e ? ... Co m m e n t va - t - e lle ? ... b a lb u t ia
D ia n e .
— E lle v ie n t d e m o u r ir !...
— M on D ie u !...
L e m a jo r s ’a va n ça , gr o n d a n t :
— D it -o n a in s i ces ch o s e s ... c ’e s t c r u e l!...
E t il e x p liq u a à M Uo L a n d e lle :
— U n e r u p t u r e d ’a n é vr is m e ... c ’é t a it d é jà fiu i
q u a n d je s u is a r r ivé .
D ia n e s ’é la n ça it ve r s la ch a m b r e d e s a m èr e ;
M 11“ L a n d e lle y e n t r a a p r ès e lle .
. C ’é t a it le d éso r d r e d es h eu r es d ’a ffo lem en t :
d es vê t e m e n t s à t e r r e , d es m e u b les r ep o u ssés,
u n e vio le n t e o d e u r d ’é t h e r , e t , s u r le lit a u x r i
d e a u x m a l t ir é s , M mo d e Vo lie u x , r e n ve r s é e en
m ne p o se d e sou ffr a n ce e t d ’e ffr o i, n ’a va it r ien
d u câ lin e d e la m or t .
�L ’I t ) f î E D E S U Z 1 E
13
U n e la m p e sa n s a b a t -jo u r é cla ir a it cr û m e n t
ce t t e scèn e.
T o u s se t a is a ie n t , fr a p p é s d e st u p e u r .
E a fem m e d u ja r d in ie r s ’a r r ê t a a u p ie d d u lit
e t s e m it à p o u s s e r d es gé m is s e m e n t s b r u ya n t s ,
co m m e d es gé m is s e m e n t s d e p le u r e u s e .
— O h ! R o s a lie , je vo u s en p r ie ... n e cr ie z p a s
a in s i ! im p lo r a u n e p a u vr e p e t it e v o ix b r isé e.
R o s a lie s e r ed r e ssa , in d ign é e :
— N ’y a -t -il p a s d e q u o i p le u r e r ? ... M a d a m e
e s t m o r t e s a n s u n p r ê t r e , s a n s u n e p r iè r e , sa n s
q u ’u n e clo ch e d is e son a go n ie .
M è r e G r o gn o n a jo u t a :
— P er s o n n e n e p e n se s e u le m e n t à l ’h a b ille r ...
— C ’e s t v r a i!... ce t t e fem m e a r a is o n ! r é p o n d it
p lu s r é s o lu m e n t la p e t it e vo ix .
E t , s e s o u le va n t p é n ib le m e n t , s u cco m b a n t d ’ém o
t io n , S u zie se t r a în a , co u r b ée, a cca b lée , p lu s b o i
t e u s e en cor e.
— Ce t t e fem m e a r a is o n ! r ép é t a -t -e lle .
E t , p a r u n vio le n t effo r t d e vo lo n t é r ed even u e
m a ît r e s s e d ’elle-m êm e , la p e t it e in fir m e d it d o u
ce m e n t à sa s œ u r :
— Va , D ia n e , t u n e p o u r r a is p a s ... V a l M a d e
m o is e lle , e m m e n e z-la !...
A q u o i M n° E a n d e lle r é p o n d it :
— M . d e Cr it o u em m è n er a M 110 D ia n e , je va is
vo u s a id e r , m on e n fa n t !...
Sa n s u n m o t , sa n s u n e p r o t e s t a t io n , D ia n e se
la is s a em m en er .
M n° E a n d e lle e t S u zie s ’a p p r o ch è r e n t d u lit .
M mo d e Vo lie u x t e n a it en co r e d a n s u n e d e se s
m a in s u n cr a yo n , d e l ’a u t r e e lle fr o is s a it u n e
fe u ille d e p a p ie r .
S u zie p r it le cr a yo n , e t M n° L a n d e lle , sa n s
m êm e s o n ge r à r e ga r d e r le p a p ie r , le g lis s a d a n s
la p o ch e d e son t a b lie r .
M è r e G r o gn o n é t a it r e p a r t ie . R o s a lie co n t in u a it
se s gé m is s e m e n t s .
— O h ! R o s a lie !... im p lo r a d e n o u ve a u Su zie .
A q u o i la p a ys a n n e r é p liq u a , vio le n t e :
— S i je n e p le u r e p a s , q u ’est -ce q u i p o u r r a d ir e
q u ’i l a ét é ve r s é u n e la r m e p o u r M a d a m e !...
S u ziç n ’e u t q u ’u n p â le s o u r ir e , e t , r e ga r d a n t s a
m èr e a ve c a d o r a t io n , e lle p r o n o n ça d ’u n e v o ix
-loin t a in e, t r e m b la n t e :
�14
L ’I D É E D E S U Z I E
— P a u vr e m a m a n .,, p a u vr e m a m a n ...
P eu à p e u , la ch a m b r e se p a r a it , l ’o r d r e y r e
ve n a it , e t , s u r le lit r e fa it , a u x d r a p s b ien t e n d u s,
M me d e Vo lie u x , les m a in s jo in t e s , u n ch r ist
r e p o s a n t s u r sa p o it r in e , s e m b la it p lu s a p a isée..
La fla m m e d ou ce d e d e u x cie r ge s a va it r e m p la cé
la lu m ièr e cr u e d e la la m p e, l ’o d eu r d 'é t h e r s ’é va
p o r a it ...
M . le cu r é d e S a vig n o n , m o n t é en h â t e , r é ci
t a it le s p r iè r e s d es m o r t s.
— D ia n e p e u t r e ve n ir !... d it Su zie .
E t à g e n o u x, la t ê t e a p p u yé e a u b or d d u lit ,
e lle a u s s i se m it à p r ier .
D ia n e r e vin t . N ’o sa n t a va n ce r , e lle r e s t a it cr a m
p on n ée à la p o r t e , r e ga r d a n t s a m èr e m o r t e a ve c
d es y e u x d ila t é s d 'h o r r e u r .
«— M a d em o ise lle , je vo u s en s u p p lie , d it a lo r s
Su zie , fa it es co u ch er D ia n e ... la ch a m b r e à cô t é ...
il fa u t q u e D ia n e se r e p o s e ... e lle a u r a t a n t à
so u ffr ir !...
— E t vo u s , p a u vr e p e t it e ? ... fit M “° L a n d e lle .
— O h ! m o i... je v e ille r a i!...
E t e lle a jo u t a , a ve c le m êm e r e ga r d d ’a d or a t ion
je t é s u r Sa m èr e e t l e m êm e p â le so u r ir e :
— Il fa u t b ien q u e je la r e ga r d e t o u t le t e m p s
q u ’e lle m e r est e en co r e , p o u r n e p a s m o u r ir d e
n e p lu s la vo ir a p r ès.
— J e ve ille r a i a ve c vo u s ! d it le m a jo r en la n
ça n t à Dian e- u n Regard d e s é vé r it é .
-— M er ci ! r é p o n d it Su zie .
«
D ia n e , en cor e u n e fo is , s ’é lo ign a .
M 11® L a n d e lle s u iv it la je u n e fille d a n s la
ch a m b r e à côt é. E lle l ’a id a à se d é vê t ir , s ’e f
fr a ya n t d e son m u t is m e , d e s e s y e u x fixe s , d e
son vis a ge co n vu ls é ; u sa is, t o u t à co u p , D ia n e , se
je t a n t su r e lle , la s a is it n e r ve u s e m e n t , e t , fo n d a n t
en la r m es, s ’écr ia :
E t m a in t e n a n t ... m a in t e n a n t ... q u ’a llo n s-n o u s
d e ve n ir ? ...
Ce scm ei, en ù n p an eil m o m en t , s e r r a le coeur
d e M “* L a n d e lle .
Alo r s q u e S u zie n e p e n s a it q u ’à s a m èr e, u ia n e
« e p e n s a it q u ’.à elle-an êm e.
L a d o u le u r d e S u zie s ’ép a w d a it a u d eh o r s e n ne
q u ’e lle p o u va it en cor e d e d évo u em e n t ; «celle <dc
�■I
L 1 D B E D E S ÜZT E
D ia n e 11e s o u le va it d a n s le cœ u r d e la je u n e fille
q u e d es p en sées d ’é go ïs m e ...
M Uc L a n d e lle s o u p ir a :
« Q u e lle s n a t u r e s d iffé r e n t e s '!... l ’t iu e t o u t
cœ u r ... l ’a u t r e ... a h ! l ’a u t r e ... »
M a is , s e b lâ m a n t d ’o s e r jn g e r q u e lq u ’u n , elle
a u s s i r é p é t a ce q u e ve n a it d e d ir e D ia n e :
« Q u e vo n t -e lle s d e v e n ir ? ... »
Q u e lq u e s in s t a n t s p lu s t a r d , e lle s e le r é p é t a it
e n co r e en r e ga gn a n t à gr a n d s p a s le b u r e a u d e
p o s t e où le p è r e C a llo t , ju r a n t , s a cr a n t , a t t e n d a it
s o u s son p a r a p lu ie d é g o u t t a n t d ’ea u .
— A li ! M a d em o ise lle , fa u d r a it p a s q u e ce s o it
t o u s les so ir s com m e ce s o ir ,., il y a u n e h e u r e et
u n q u a r t q u e je vou s a t t e n d s , a ve c vo t r e p e r
m issio n .
— M o n b o n C a llo t , je s u is d é s o lé e ... j ’é t a is ch ez
M mo d e V o lic u x ... e lle vie n t d e m o u r ir , e x p liq u a
la r e ce ve u s e .
— O h ! je p e n s a is b ie n q u e c ’é t a it p a s p o u r d es
b ê t is e s q u e M a d em o ise lle , q u i e s t sen s é m e n t s i
r a is o n n a b le , m e fa is a it a t t en d r e . M a is M 1*“ d e V cy
lie u x , dams s o u p a r a d is , n e g u é r ir a p aß m es r h u
m a t is m e s s ’il m ’en a r r ive p o u r a vo ir a t t e n d u ,,.
Biclie t t e a u s s i s ’e s t fa it d u m a u va is s a n g ... E n fin ,
vo ilà l ’a ffa ir e !... Y a -t - il r ie u à >ue cp m m wu iq u er ? ... N o n ! Alo r s , b ie n le b o n s o ir , Mad eiwoir
s e lle , j e va s m e cou ch er ..,, h n e d u t ... '
E t il sem b la à M 110 L a n d e llç q u e ja m a is , e u
s ’é lo ign a n t , la vo it u r e d u p èr e C a jlo t n ’a vn it
gr in cé , n i les s o n n a ille s d e la m u le t in t é s i la
m e n t a b le m e n t ; le b u r e a u a u s s i lu i sesmibla vid e ,
n o ir , e t , s o u d a in , e lle se s e n t it g r e lo t t e r d e fr o id
e t d e p eu r .
E lle r a llu m a le fe u . L e ve n t s o u ffla it en r a fa le s .
L a p lu ie g r é s illa it s u r le s vit r e s . L a h u p p e , é v e il
lée, fr o t t a it son h ec co n t r e u n d es fils d e fe r d e la
ca ge a ve c u n b r u it r â p e u x é n e r va n t .
« O h ! je n e m e co u ch e r a i p a s t ... » fit M "° Lam d elle.
E lle é p r o u va it d a n s la s o lit u d e le co n t r e-co u p
d es ém o t ion s d e ce t t e so ir ée . L a p e n sé e lu i vin t
d e r e t o u r n e r à la p e t it e m a is o n r ose; la ve illé e
p r ès d e S u zie e t d u m a jo r , là -b a s , se/ a it m oin s
e ffr a ya n t e .
�L ’I D E E D E S U Z I E
L a cr a in t e d e n ’ê t r e p a s r e ve n u e p o u r le d é p a r t
d es fa ct e u r s la r e t in t .
M a is so n ém o t io n n e r ve u s e a u gm e n t a it s a n s
cesse. E lle se s u r p r e n a it à r é p é t e r d e g r a ve s se n
t e n ce s q u i lu i gla ça ie n t le cœ u r .
« L ’iio m m e e s t a u jo u r d ’h u i, d em a in il a u r a
d is p a r u ... »
« D a n s t o u t e s vo s a ct io n s , d a n s t o u t e s vo s
p e n sé es, vo u s d e vr ie z êt r e t e l q u e vo u s vo u d r ie z
l ’ê t r e s ’il vo u s fa lla it m o u r ir a u jo u r d ’h u i... »
» S i a u jo u r d ’h u i vo u s n ’ê t es p a s p r ê t , co m m en t
le s er ez-vo u s d e m a in ? ... »
« ... e t s a ve z-vo u s si vo u s a u r e z u n le n
d em a in ?... »
« I n s e n s é ! ce t e m p s d o n t t u a b u se s cr e u se t a
fosse, e t d em a in ce ser a l ’é t e r n it é !... »
L ’é t e r n it é ? ...
P lu s fr é m is s a n t e en co r e, M 110 L a n d e lle se d e
m a n d a , s i la m o r t ve n a it la p r en d r e en t r a ît r e ,
ce q u ’e lle a u r a it fa it d e b o n , d e b ien , d a n s la
v ie ? ... A q u o i e lle a va it e m p lo yé les h eu r es d e
son e xis t e n ce , e t co m m en t e lle o s e r a it p a r a ît r e
d e va n t D ie u a ve c u n a u s s i m in ce b a g a g e ...
P u is , d e n o u ve a u , e lle p e n s a à se s p e t it e s vo i
s in e s , e t en co r e r é p é t a :
« Q u e vo n t -e lle s d e v e n ir ? ... s
So u d a in , com m e s i d u cie l lu i ve n a it la r ép o n se,
M 110 L a n d e lle , g lis s a n t la m a in d a n s la p o ch e d e
s o n t a b lie r , r e t r o u va le p a p ie r q u ’a va it fr o issé
la m a in d e M mo d e Vo lie u x .
Q u e lq u e s m o t s y é t a ie n t t r a cé s d ’u n e écr it u r e
h é s it a n t e .
M u° L a n d e lle cr u t y vo ir son n om . Ce la fit q u e,
b ien q u ’a ve c d e gr a n d s s cr u p u le s , e lle se d écid a
à lir e .
M 1“' d e V o lie u x a v a it é cr it :
« J e s u p p lie M "0 L a n d e lle d e p r en d r e en p it ié
m es fille s ; e lle s so n t t r ès p a u vr e s ... e lle s n ’o n t
p a s co n s cien ce d e le u r m isèr e ! L e s vo ilà s e u le s a u
m on d e, e lle s n ’a va ie n t q u e m o i... je m eu r s..,
p it ié ... »
S u r ce d e r n ie r m o t , la m o r t a va it a r r ê t é la m a in
d e la m èr e.
« P it ié ! r ép é t a M "° L a n d e lle , p it ié ? ... q u e
p u is - je ? ... J e s u is vie ille , je co n n a is p eu la vie ,
e lle m ’e ffr a ye , je s u is in e xp é r im e n t é e , ig n o r a n t e ,
�I/ ID E E
D E S U Z IE
17
in ca p a b le d e d ir ig e r d es je u n e s fille s , s i in ca
p a b le ... »
M a is a lo r s , com m e s i M mo d e Vo lie u x e û t ét é
p r é se n t e p o u r r é fu t e r ces o b je ct io n s , p o u r d ir e
à M 110 E a n d e lle q u ’e lle a va it d e vin é ce q u e sa
fr o id e u r ca ch a it d e ch a u d e t e n d r e s s e , ce q u e son
cœ u r r e n fe r m a it d e t r é s o r s , n e d e m a n d a n t q u ’à
se r ép a n d r e, com m e s i m êm e e lle e û t en fr a p p a n t
à ce cœ u r com m en cé à l ’e n t r ’o u vr ir , M "° L a n d e lle
s e n t it , à l ’id ée d e p o u vo ir s e r e n d r e u t ile à q u e l
q u ’u n , son cœ u r b a t t r e à gr a n d s cou p s.
« A h ! le s p a u vr e s p e t it e s , le s p a u vr e s p e t it e s ...
o u i, je le s a im e r a is ... j ’a u r a is s o in d ’e lle s ... si
e lle s vo u la ie n t ... »
M a is la p en sée M vin t q u e , d u jo u r a u le n d e
m a in , on n e p o u va it cesse r d ’ê t r e u n e é t r a n gè r e
p o u r ce u x q u ’on a d o p t a it , q u ’il fa lla it a lle r ve r s
e u x , le s a p p e le r à s o i, s ’e n fa ir e a im er , en fa ir e
la co n q u ê t e !... E t ses cr a in t e s lu i r e vin r e n t ...
Co n q u é r ir le cœ u r d e S u zie s e r a it p e u t -êt r e
fa cile ; m a is ce lu i d e D ia n e ? ...
P o u r t a n t , a ve c d e la p a t ie n ce e t d e la vo lo n t é ,
ce la n e p o u va it - il se t e n t e r ? ...
M "° L a n d e lle e n t r e vit a lo r s d a n s s es gr a n d e s
lig n e s , d a n s ses p e t it s d é t a ils , co m m e u n e e x is
t e n ce n o u ve lle . E lle s ’e x a lt a en y s o n g e a n t ... e llé
s ’e n r é jo u it ... p u is en cor e s ’en t o u r m e n t a ...
D a n s ce t t e lu t t e , la n u it fin it . D e s v o ix à la
p o r t e d u b u r e a u fir e n t s u r s a u t e r la r e ce ve u s e .
« L e s fa ct e u r s , d é jà !...» m u r m u r a -t -elle .
E lle p a s s a sa m a in s u r son fr o n t , a lla o u vr ir .
L e s fa ct e u r s en t r èr en t .
I ls t r o u vè r e n t M "° L a n d e lle d is t r a it e , a git é e .
M èr e G r o gn o n a r r iva ; m a is , s e u le e lle fit le
b u r e a u , s e u le e lle s ’o ccu p a d e la h u p p e , e t les
p la n t e s d em e u r èr en t sa n s ea u .
M "° L a n d e lle é t a it d é jà a u x p ie d s d e s a in t M i
ch e l à d em a n d er le seco u r s d e D ie u p o u r r éso u d r e
le p r o b lèm e q u i se p o s a it à e lle .
Q u a n d e lle s o r t it d e l ’é g lis e , s u r le ciel t e in t é
d ’u n e lu e u r d ’a u r o r e , le s P yr é n é e s d é co u p a ie n t
le u r s so m m e t s d e n e ige . Q u e lq u e s é t o ile s s cin
t illa ie n t en co r e , d e ce s cin t ille m e n t m e r ve ille u x
q u ’e lle s n ’o n t q u e le m a t in . D e la p la in e m o n
t a ie n t d es b r u it s va g u e s . S u r les ch a m p s , les*
p r és, les b o is , d es va p e u r s t r a în a ie n t .
�L ’I D E E
D E S ü Z IE
MJlc L a n d e lle s ’a r r ê t a , p r o fo n d ém e n t a t t e n d r ie
d e t o u t e s ce s ch o s e s , cr o ya n t le s vo ir p o u r la
p r e m iè r e fciis....
A l ’é g lis e d e S a v ig n o n , eu b a s d a n s le v illa g e ,
l ’a n g é lu s s o n n a s u iv i d u g la s . L a clo ch e a n n o n
ç a it q u e , p e n d a n t la n u it , a lo r s q u e t o u s r ep o
s a ie n t , la m o r t é t a it ve n u e e n le ve r u n e m èr e à
se s fille s ...
D a n s l ’a ir d u m a t in , le t o c le n t e t t r is t e s e m b la it
r é p é t e r le d e r n ie r m o t t r a cé p a r la m o u r a n t e :
« P it ié ... »
M Uo La n d eU e r e ga r d a a u t o u r d ’e lle , e t le cœ u r
en fla m m é d e ch a r it é , le s y e u x m o u illé s d e la r m es,
e lle d it en fin , p r e s q u e h a u t com m e s i e lle le
p r o m e t t a it à q u e lq u ’u n :
—
P a u vr e s e n fa n t s !... Ce r t e s o u i, o n a u r a p o u r
e lle s d e la p it ié !...
•I I I
I l n e s u ffit p a s d ’a vo ir la vo lo n t é d ’u n sa cr ifice ,
il fa u t q u e ce t t e vo lo n t é s o it lo n gu e . I l fa u t q u ’e lle
a ille en s ’a ffe r m is s a n t , q u ’e lle r é s is t e a u x h a b i
t u d e s q u i lu t t e n t co n t r e t o u t ch a n ge m e n t . I l fa u t
q u ’e lle a it r a is o n d ’u n e fo u le d e d ivin it é s e x i
ge a n t e s q u i se r é vo lt e n t d e vo ir cesse r le cu lt e
q u ’on le u r r e n d a it .
U n gr a n d s a cr ifice e s t fa it d ’u n e in fin it é d e p e
t it s . Av a n t d e g o û t e r l ’a p a ise m e n t fier e t jo y e u x
d ’u n gr a n d r en o n cem en t , o n a , q u o i q u ’on en
d is e , à s u b ir l ’in q u ié t u d e q u e ca u s e n t t o u s les
p e t it s .
Ce n e fu t p a s .san s lu t t e , s m s r é vo lt e m êm e,
q u e M n° L a n d e lle a cce p t a , d a n s sa vie é t r o it e e t
m u r ée, l ’in t r u s io n p o s s ib le d e n o u ve lle s r e s p o n
s a b ilit é s , d e n o u ve a u x d e vo ir s . M a is , en r é s is t a n t
à la t e n t a t io n d e s ’en a ffr a n cliir , en lu t t a u t con t r e
le s v o ix é go ïs t e s q u i l ’v p o u s s a ie n t , en d is cu t a n t
le p o u r e t le -con tre, M 11“ L a n d e lle s ’a ffer m it d a n s
sa r é s o lu t io n e t s e n t it en e lle d es for ces r a iso n n ées
et va illa n t e s q u i vo u la ie n t ce q u ’elle s vo u la ie n t
e t le vo u la ie n t sa n s e xa lt a t io n .
E n p r o ie a u x m êm es lu t t e s gé n é r e u s e s , a u
M o u s t ie r s , d a n s u n e s a lle ca r r é e fo r m a n t la p r in
cip a le p iè ce d u p r ie u r é , le m a jo r a lla it e t ve n a it
eu fu m a n t a in s i q u ’il en a va it l ’h a b it u d e .
�L ’I D E E D E 6 U Z I E
19
St ir le s m u r s d e p ie r r e b la n ch e d e l a s a lle se
d r e s s a ie n t d e cu r ie u s e s b ib lio t h è q u e s -en b ois
n oir ci, fo u illé , s cu lp t é , -eu la m a n iè r e d es c o n fe s
s io n n a u x o u d es s t a lle s d u x u i ° s iè cle .
»
Ces b ib lio t h è q u e s é t a ie n t p la cé es e n t r e d e g r a
cile s colo n n et t es q u i s o u t e n a ie n t la vo û t e io r in é e
d e q u a t r e t r ia n g le s s e r e jo ig n a n t eu u n m o t if
lo u r d e t m a s s if o ù s ’e n t r e la ça ie n t d es ê t r e s in
fo r m e s , é t r a n ge r , q u e l ’o n r e t r o u va it g r im p a n t
le lo n g d es oolon u es.
D u m ilie u d e la vo û t e , t o m b a it u n lu s t r e e n
cu ivr e d o n t la la m p e , u n q u in q u e t d e fo r m e
b iza r r e , é cla ir a it ces d é t a ils .
U n feu cJ air fla m b a it d a n s u n e ch e m in é e
im m en se q u e d o m in a ie n t , r a y a n t u n écu s s o n à
d em i effa cé, d es fu s ils co u ch és s u r u n r â t e lie r .
S u r u n e p e a u d ’oiurs b la n c je t é e d e va n t le iovt fr ,
M Or lack d o r m a it , son m u s e a u fin a llo n g é s u r s e s
p attes.
D 'a u t r e s p e a u x t r a în a ie n t d e ci d e là d e va n t d e
la r ge s fa u t e u ils a u x for m es r a id e s , a u x cu ir s a r
t is t iq u e m e n t o u vr é s . P u is c ’é t a ie u t d es p a n o p lie s
d ’a r m es r a r e s , d es m is s e ls a u x m e r ve ille u s e s e n lu
m in u r es s u p p o r t é s p a r d es p u p it r e s s cu lp t é s
com m e le s b ib lio t h è q u e s , d es in s t r u m e n t s d e p r é
cis io n d e s t in é s à d es ét u d e s a s t r o n o m iq u e s et
m é t é o r o lo giq iie s , d e b on n es t o ile s .p osées s u r d es
ch e va le t s , d e s a q u a r e lle s , d es p h o t o g r a p h ie s ...
Les h a b it a n t s d e S a v ig n o n n ’a va ie n t p o in t t o it
lo r sq u e , ju g e a n t s u r les a p p a r e n ce s , ils s u p p o
s a ie n t le m a jo r u n p e u so r cie r . Ce ca b in e t d e
t r a va il é t a it ce lu i d ’u n e n ch a n t e u r . E t le m a jo r ,
a lla n t et ve n a n t d a n s s a va r e u s e d e d r a p som b r e,
le vis a g e je u n e so u s .les ch e ve u x b la n cs , d r u s ,
cou p és à l ’o r d on n a n ce, s e m b la it m o in s d a n s so n
ca d r e q u e s ’il e û t ét é d r a p é d ’é ca r la t e , co iffé d ’u n
ch a p ea u p o in t u , q u ’il e û t p o r t é d e lo n g s ch e ve u x
et u n e b a r b e d e n e ige .
A cô t é d u ca b in e t d e t r a v a il d u m a jo r é t a it sa
ch a m b r e, si s im p le qu ’ou e û t d it u n e ce llu le . Ce t t e
ch a m b r e d o n n a it s u r u n e s a lle ù m a n g e r s e m b la n t
u n r éfect oir e a ve c s a t a b le d e m a r b r e e t so n gr a n d
ch r is t d ’ivo ir e d o n t le b o is d e la cr o ix se d é t a
ch a it n o ir s u r le m u r b la n c.
La s a lle à m a n g e r o u vr a it s u r u n e cu is in e où
s ’a g it a it « Yo », le cu is in ie r d u m a jo r , u n an u a -
�20
L ' I D E E D E S U Z IE
m it e a u x ch e ve u x t r e s s é s , a u t e in t d e ja u n is s e ,
à l ’a ir m o r t e lle m e n t t r is t e .
P a r u n co u lo ir , la cu is in e co n d u is a it a u clo ît r e
d o n t la co lo n n a d e, a ve c son e n gu ir la n d e m e n t d e
lie r r e , d e clé m a t it e , d ’é g la n t ie r s , fo r m a it u n d écor
féer iq u e.
Ce s ch o se s, le m a jo r le s a im a it p a r ce q u ’il é t a it
ve n u ve r s e lle s , le cœ u r m e u r t r i, e t q u ’en viva n t
a u m ilie u d ’e lle s il s ’é t a it a p a isé.
P o u r t a n t , ce s o ir , i l n e r e t r o u va it p lu s e n lu i
ce t a p a is e m e n t . L e cœ u r é t r e in t d e p it ié , il r e
vo ya it le r e ga r d n a vr é d e la p e t it e b o it eu se . L a
d é so la t io n d e la fille t t e a u p r è s d e sa m èr e m or t e
le h a n t a it . I l a u r a it d é s ir é p o u vo ir co n s o ler l ’e n
fa n t , a vo ir le d r o it d ’êt r e p o u r e lle u n so u t ie n ,
.une p r o t e ct io n .
L a co m p a r a n t à u n p e t it o ise a u t o m b é d u n id ,
il e û t vo u lu la r a m a sse r , la r e cu e illir , lu i fa ir e
u n e vie d e d o u ce u r , d e b ien -êt r e.
P o u r r a it -il ja m a is se r é s ign e r à n ’ê t r e p o u r la
fille t t e q u e l ’é t r a n g e r q u ’on cr o ise s u r le ch em in
d e la vie , le p a s s a n t q u i s ’é lo ign e e t d o n t r ie n
n e r e s t e , p a s m êm e u n s o u v e n ir ? ...
P o u r la p r em ièr e fo is d e p u is son a r r ivé e a u
M o u s t ie r s , le m a jo r t r o u va it en lu i p lu s e t m ie u x
q u e l ’a m er d é go û t q u i l ’a va it p o u ssé à ce t e x il,
e t ce s e n t im e n t fa it d e p it ié a t t e n d r ie , le m a jo r
l ’a ccu e illa it a ve c jo ie , a ve c r e co n n a is sa n ce .
I l o s a it m a in t e n a n t r e ga r d e r d e va n t lu i d a n s
l ’a ve n ir , il cr o ya it y vo ir u n e gr a n d e t â ch e : d u
b ie n à fa ir e . P u is q u e S u zie é t a it in fir m e, s a n s
a p p u i, s a n s p r o t e ct io n , n ’a va it - il p a s le d r o it ,
b ie n p lu s , le d e vo ir d e la p r o t é ge r ?
M a is , en cor e u n e fo is , t o u t n ’e s t p a s d a n s la
vo lo n t é d ’a cco m p lir u n a ct e, il fa u t en t r o u ve r le
m o yen e t , ce m o yen , l ’a ju s t e r a u x cir co n st a n ces.
P o u r le m a jo r , su ffisa m m en t r ich e e t vie u x
ga r ço n , le p r o b lèm e é t a it p lu s d ifficile à r éso u d r e
q u e p o u r M ,lc L a n d e lle .
M . d e Cr it o n n e d o r m it p o in t ce t t e n u it -là .
L ’a u b e le t r o u va fu m a n t , m a r ch a n t en cor e d a n s
le gr a n d ca b in e t d e t r a va il.
Q u e lq u e s h eu r es p lu s t a r d , le co u r r ie r du' m a t in
lu i fo u r n is s a it in o p in é m e n t la s o lu t io n d ésir ée.
A u m om en t d e la m o r t d e M mo d e Vo lie u x , le
t a a jo r s ’é t a it o ccu p é d e 't o u s le s p é n ib le s d é t a ils
�ai
L ’I D E E D E S U Z I E
d e ces H eures d o u lo u r eu se s. E n lu i d is a n t sa
r e co n n a is s a n ce , S u zie , a t t ir é e ve r s lu i p a r u n e in
vin cib le con fia n ce, l ’a v a it a u s s i p r ié d e se m et t r e
en r a p p o r t s a ve c u n n o t a ir e d e P a r is , le n o t a ir e
d e s a m èr e, p o u r d é cid e r a u m ie u x d e l ’a ve n ir
de s a s œ u r e t d u sien .
L a r ép o n se d u n o t a ir e , a r r iva n t n e t t e , s è ch e
com m e u n a r r ê t , m o n t r a a u m a jo r la r o u t e à
su ivr e.
M mo d e Vo lie u x v iv a it d ’u n e r e n t e v ia g è r e q u i
s ’é t e ign a it a ve c e lle . Des je u n e s fille s n ’a va ie n t
d on c r ie n à p r é t e n d r e d a n s le p r é s e n t , r ie n à
e s p é r e r d a n s l ’a ve n ir .
L e s va g u e s co n d o lé a n ces q u i e n t o u r a ie n t ces
r e n s e ign e m e n t s é t a ie n t t o u t ce q u e l ’h o m m e d ’a f
fa ir es p o u va it p o u r ses jeu n es clie n t e s .
« J e n ’a u r a is ja m a is cr u la vé r it é a u s s i
cr u e lle », se d it le m a jo r .
E t il e u t l ’im p r e s s io n a cca b la n t e q u e s u r la
t e r r e , p o u r t a n t gr a n d e , ce r t a in s êt r es s e m b le n t n e
p o u vo ir t r o u ve r n i p la ce , n i s o le il, n i b o n h eu r .
P u is q u ’elle s n ’a va ie n t r ie n , le s jeu n es fille s n e
p o u r r a ie n t co n s e r ve r le u r u n iq u e s e r va n t e , R o s a
lie , la fem m e d u ja r d in ie r ; e lle s n e p o u r r a ie n t
co n t in u e r à o ccu p e r la p e t it e m a is o n r o s e ... Ce
p e n d a n t , il le u r fa lla it u n t o it , il le u r fa lla it m a n
ge r , v iv r e !... Qu e fa ir e ? ...
E t com m en t le u r a n n o n cer la t e r r ib le n o u ve lle ?
R ien q u ’à ce t t e p e n sé e, le m a jo r cr o ya it r e vo ir
d a n s le s y e u x d e S u zie ce t t e la s s it u d e d e v iv r e
q u i d on n e a u x r e ga r d s d es t r è s je u n e s ce q u e lq u e
ch o se d e t r o p b r illa n t , d e t r o p p u r , q u i in q u iè t e
oom tn e u n m ys t é r ie u x d a n ge r . 11 cr o ya it e n t en d r e
d a n s la vo ix d e la p e t it e in fir m e cet effo r t q u i lu i
fa is a it d ir e ce q u ’e lle d e va it d ir e , m a is d ’u u
a ccen t d e p lu s e n p lu s lo in t a in , d e p lu s e n p lu s
b r is é ...
« E lle en m o u r r a », se d is a it - il, e t p lu s i l y
so n ge a it m o in s il p o u va it se fa ir e à l ’id ée d ’a vo u e r
à S u zie s a d ét r e ss e p r ofon d e,.
I l s ’é cr ia t o u t à co u p :
—
J e n e v e u x p a s le fa ir e .;. j ’ë S p r e n d s le
â r o it !...
E t Yo e n t e n d it a u s s it ô t ce q u ’i l c r o y a it u e p lu s
e n t e n d r e ja m a is : la v o ix d u m a jo r se fa ir e cla ir e ,
vib r a n t e , com m e u n jo u r o ù , t o u t je u n e , fr ém is!
�22
L ’I D E E D E S U Z I E
s a u t d e b r a vo u r e , il a va it cr ié à u n e p o ign é e d e
s o ld a t s q u i l ’a cco m p a gn a ie n t :
— E n fa n t s ! e n le vo n s c e la ... viv e m e n t !
1« C e la » é t a it u n e r ed o u t e d e r r iè r e la q u e lle ,
e ffr a ya n t s , h id e u x , gr im a ça n t s so u s le u r s ch a
p e a u x se m b la n t a u t a n t d ’a b a t -jo u r b la n cs , é t a ie n t
la p is u n m illie r d e s o ld a t s a n n a m it e s.
D e va n t la r a p id e a gr e s s io n d e ce t t e p o ign é e d e
F r a n ça is , le s h om m es ja u n e s se b o u s cu la n t , se
cu lb u t a n t , a va ie n t p r o m p t e m e n t b a t t u en r e t r a it e .
L ’u n d ’e u x , k le s s é , n e p o u va n t fu ir , s ’é t a it p r o s
t e r n é d e va n t l ’o fficie r , d em a n d a n t gr â ce a ve c,
d a n s le s y e u x , u n e t e r r e u r q u i s ’e x p liq u e ,
p u is q u ’e n An n a t a t o u t p r is o n n ie r d e gu e r r e m e u r t
d a n s le s p lu s a ffr e u x s u p p lice s .
L ’o fficier a v a it n on s e u le m e n t é p a r gn é l ’a n n a
m it e , m a is , le p r e n a n t s o u s s a p r o t e ct io n , i l a va it
fa it s o ig n e r s a b le s s u r e . Yo é t a it ce t a n n a m it e .
E p e r d u d e r e co n n a is s a n ce , i l a va it s u iv i le m a jo r
en F r a n ce .
E t s i, p a r fo is , le r e ga r d v i f d e ses p e t it s y e u x
o b liq u e s « e ve r n is s a it d u r e g r e t d e ce t t e p a t r ie
lo in t a in e , d e ce m o n d e ja n n e ét o n n a n t e t m ys t é
r ie u x , ce r e gr e t n e p a r ve n a it ja m a is ju s q u ’à son
m a ît r e .
Bon cu is in ie r , d o m e s t iq u e a d m ir a b le , v iv a n t d e
r ien e t n e p a r la n t ja m a is , il p a s s a it e t r e p a s s a it
a u t o u r d u m a jo r , à p a s g lis s a n t s co m m e u n e
ga r d e a u p r è s d ’u n m a la d e.
E t l e m a jo r a im a it en Yo ce t t e p o s s ib ilit é d e
s ile n ce q u i n e t r o u b la it d ’a u cu n h e u r t , d ’a u cu n
d é t a il m a t é r ie l, d ’a u cu n e p a r o le in u t ile ses
I cn gn e s r ê ve r ie s d o u lo u r eu se s.
Ce m a t in - là , Yo e n t e n d it d on c ce q u ’il cr o ya it
n e p lu s e n t e n d r e ja m a is : le m a jo r cla m e r d 'u n e
vo ix d u r e , vib r a n t e :
— Yo !... m a va lis e ... v iv e m e n t !
Q u ’a r r iva iM I '? ... Q u ’a va it l ’o fficie r ? ...
E t a it - œ u n n o u ve a u co m b a t , u n e n o u ve lle r e
d ou te à e n le ve r ? ...
D a n s la va lis e o u ve r t e , le m a jo r p lia it d e s vê t e
m en t s a p r ès le s a vo ir e xa m in é s , e s s a yé s , p a r la n t
h a u t t o u t s e u l, d is a n t d e s m o t s q u e Yo n e ch e r
ch a it p a s à com p r en d r e.
« J e n e p u is a r r ive r vêt u ' d e n ’im p o r t e q u o i,
Sem b ler u n a ve n t u r ie r ... il fa u t q u ’on a it con -
�i/ ID E E
D E S U Z IE
23
.-¡anee, qiu’on m ’é co u t e , q u ’o n m ’a p p r o u ve , q u ’on
ve u ille ce q u e je. v e u x !. . , »
P u is , la va lis e à p e u p r ès p le in e , il la r e p o u s
s a it , e t , les t r a it s cr e u s é s , r e ga r d a n t d e va n t lu i,
im m o b ile , il m u r m u r a it :
« C ’e s t t r o p , p o u r q u o i y a lle r ... C ’e s t t r o p !... »
P o u r t a n t , q u e lq u e s in s t a n t s a p r è s , il d e s ce n d a it
au p a s d e ch a r ge ve r s la ga r e .
A h ! e lle é t a it p lu s d u r e à e n le ve r a u jo u r d 'h u i
la r ed ou te,, p lu s d u r e q u ’en Am ia m !...
11 s ’é t a it ju r é d e n e p lu s r e ve n ir à P a r is , p a r ce
q u ’il y a v a it s o u ffe r t , il y r e v e n a it !... 11 s ’é t a it
ju r é d e n e p lu s ja m a is r en d r e s e r vice à ses s em
b la b le s , e t ve r s e u x le p o r t a it s o u d a in son cœ u r
d éb o r d a n t d e c h a r it é !... 11 s ’é t a it ju r é d e fa ir e
ce cœ u r v id e d e t e n d r e s s e , d ’a ile ct io n , d e le
r en d r e se m b la b le à u n e fe u ille m o r t e q u i, s i e lle
n e jo u it p lu s d u ve n t d ’ét é, n e so u ffr e p lu s au
m oin s d es â p r e t é s d u ve n t d ’h ive r ... e t son cœ u r
s ’y r e fu s a it , se r é vo lt a it , vo u la it viv r e , e t v iv r e
d ’u n s e n t im e n t la r g e , s im p le , h a u t , fa it d e t o u t es
les fa ib le s s e s , d e t p u t es le s d é lica t e s s e s , d e t o u s
le s d ésin t é r e ss e m e n t s, d e t o u s le s o u b lis d e s o i,
d e t o u s le s d é t a ch e m e n t s !... S o n cœ u r vo u la it
a im e r com m e s a ve n t a im e r le s p è r e s, b ie n m ie u x ,
com m e a im e n t le s gr a n d s -p è r e s ...
Ah ! p o u r le m a jo r a u s s i, la m o r t d e M mo d e Volic u x é t a it u n r e c o m m e n c e m e n t !...
IV
D ès son r e t o u r , le m a jo r , la is s a n t .M o r la ck au
M o u s t ie r s , se d ir ig e a ve r s le b u r e a u d e p o st e.
11 a lla it s u r la r o u t e d ’u n p a s n e r ve u x , in é g a l,
a ve c, d a n s le s b r a s , ces ge s t e s va g u e s , à p e in e
éb a u ch é s, q u i a cco n ijxigiie n t s o u ve n t u n e gr a n d e
in t e n s it é d e p en sée.
Le t e m p s é t a it b ea u . L e cie l s t r ié d e n u a ge s
b la n cs , lé ge r s , je t é s d e ci d e là co m m e d es
éch a r p es. L e s P yr é n é e s , d ’u n b leu d ’a r d o ise ,
m o n t r a ie n t d a n s le u r s r e p lis d e lo n gu e s co u lées
d e n eige .
'— Iîeau t e m p s , M o n sie u r , d it u n p a ys a n en
cr o is a n t Je m a jo r .
—
Beau t e m p s ... t r è s b ea u t e m p s ! r é p o n d it
M. d e Cr it o n d is t r a it e m e n t .
�2à
L ’I D E E D E S U Z I E
— S i la p lu ie vie n t , ce s e r a l ’h iv e r !... vo u s
ve r r ez !... a jo u t a le p a ys a n .
L ’h ive r !...
C e m o t fit t r e s s a illir le m a jo r .
L ’h ive r ... la sa is o n m é ch a n t e e t d u r e p o u r ce u x
q u i n ’o n t n i t o it , n i p a in !...
L ’h iv e r !... A h ! t a n t d e ch o se s é t a ie n t à r é g le r
a va n t l ’h ive r .
Ve r s le b u r e a u d e p o st e , le m a jo r h â t a le p a s.
M n° L a n d e lle t r ia it s es le t t r e s e t , t o u t en les
t r ia n t , e lle é t a it d is t r a it e p a r la p e n sé e d e ce
q u i p o u va it ê t r e a r r ivé à M . d e Cr it o n .
D e p u is h u it a n s, il ve n a it ch a q u e jo u r ch er ch e r
son co u r r ier . I l 11e p a r a is s a it p lu s .
C a llo t p r é t e n d a it q u e M . d e C r it o u a v a it p r is
le t r a in d e P a r is il y a va it q u e lq u e s jo u r s .
C a llo t r ê va it é vid e m m e n t .
« Ap r è s h u it a n s , l ’id ée s e r a it ve n u e à m on v o i
s in d e q u it t e r S a v ig n o n ? ... » se d is a it la r ece
ve u s e .
O n fr a p p a a u gu ich e t .
M 110 L a n d e lle l ’e n t r ’o u v r it , s e b a is s a , r e ga r d a .
— T ie n s ! c ’e s t vo u s , M o n s ie u r ? fit -e lle a ve c
u n é la n d e s u r p r is e q u e , co n fu s e , e lle r efr é n a
a u s s it ô t .
— C ’e s t m oi, je ... je vie n s ... M ad em oiselle...
— P o u r vo t r e co u r r ie r , M o n s ie u r ? ... se h â t a
d ’a jo u t e r M Uo L a n d e lle a ve c le r e ga r d d ’in q u ié t u d e
d o n t e lle s u r ve illa it t o u t e s le s fo is l ’a p p a r it io n
d e M o r la ck a u gu ich e t .
— P o u r m on co u r r ie r ... m a is a u s s i p o u r ...
p o u r ...
L a h u p p e s a u t illa it . E lle s ’a r r ê t a , d r e s s a son
a igr e t t e , e u t u n cr i M o r la ck n ’y é t a it p a s , e lle
se t u t .
M 110 La n d e lle t e n d a it a u m a jo r u n jo u r n a l,
q u e lq u e s p r o s p e ct u s ; il le s p r it , m a is a jo u t a :
— J e vie n s a u s s i p o u r ... p o u r ca u s e r a ve c
vo u s ...
M . d e Cr it o n s e m b la it gê n é ; s a v o ix s e fa is a it
so u r d e, co n fu se ; il a va it ce r t a in e m e n t m a ig r i e n
cor e ; p e u t -êt r e, p o u r t a n t , p a r a is s a it - il p lu s je u n e .
D ’o ù ce la ve n a it - il?
D e s a co iffu r e ch a n g é e ? D e se s c h e v e u x se m
b la n t m o in s en r é vo lt e ? D e sa m o u s t a ch e m o in s
h é r is s é e ? D e sa m ise p lu s s o ign é e ?
�L ’I D É E D E S U Z 1 E
25
E lle n e s a va it à q u o i a t t r ib u e r ce ch a n ge m en t ,
M 110 L a n d e lle , e t , com m e p o u r en ch e r ch e r la
ca u se , e lle ve n a it d e se s u r p r e n d r e r e ga r d a n t son
vo is in a ve c u n e a t t e n t io n vr a im e n t p a r t r o p cu
r ie u s e , e lle s ’en t r o u b la com m e d ’u n m a n q u e
d ’é d u ca t io n e t ce la fit q u e ga u ch e m e n t e lle o u vr it
la p o r t e d u b u r e a u , q u e m a la d r o it e m e n t e lle o ffr it
a u m a jo r u n s iè g e , et q u ’en t o u t e lle p a r u t s i em
b a r r a ssé e, si gê n é e q u e le m a jo r , d é co u r a gé , se d it :
« J ’a i eu t o r t d e co m p t e r s u r ce t t e p a u vr e vie ille
fem n ie-là !... »
Ce p e n d a n t , il co m m en ça :
— J e ... J ’a i ét é a b se n t q u e lq u e s jo u r s ...
— O u i, je s a va is ... on m ’a va it d it ... fit a vec
p r é cip it a t io n M n° L a n d e lle .
L e m a jo r co n t in u a :
— D u r a n t m on vo ya g e , j ’a i... j ’ai fa it d es
ch oses q u e je d é s ir e n e d ir e q u ’à vo u s seu le.
— A m oi s e u le ?
— D e s ch oses t r ès g r a ve s co n cer n a n t n os jeu n es
vo is in e s ...
— A h ! co n ce r n a n t n o s je u n e s ...
E t M n° L a n d e lle fin it d ’u n t o n d o u lo u r e u x :
— L e s p a u vr e s e n fa n t s !...
— O h ! o u i, le s p a u vr e s e n fa n t s ! r é p é t a le m a jo r
a ve c ém o t ion . C ’e s t p o u r q u o i...
M a is a u s s it ô t , s ’in t e r r o m p a n t , il r e ga r d a in q u ie t
a u t o u r d e lu i :
— M a d em o ise lle , ce q u e j ’a i à vo u s d ir e n e
d o it ê t r e en t en d u q u e d e vo u s .
P u is , se r a s s u r a n t , il r e p r it :
— N o s p a u vr e s p e t it e s vo is in e s s o n t en cor e
b ien p lu s à p la in d r e q u e vo u s n e le cr o ye z, et
p u is q u e vo u s m ’a s s u r e z q u e p e r so n n e n e p e u t
m ’e n t e n d r e ... je va is vo u s d ir e le u r t r is t e e t n a
vr a n t e h is t o ir e ... vo u s fa ir e p a r t d e m es p r o je t s ...
e t m ’en t e n d r e a ve c vo u s ...
E t le m a jo r r a co n t a p a r q u e lle lo n gu e s u it e
d ’évé n e m e n t s d é s a s t r e u x M mo d e Vo lie u x et ses
fille s en é t a ie n t a r r ivé e s à ce d e gr é d e m isèr e.
M . d e Vo lie u x , h om m e .de t u r f, co u r eu r d e p r e
m iè r e s , gr a n d ch e r ch e u r d e n o u ve a u t é s e t d ’a ve n
t u r e s , d é ca vé , r u in é , à la cô t e, a va it é t é se t u e r
en p r o vin ce d a n s u n e ch a m b r e d ’a u b e r ge , en
t e n u e d e so ir ée , co r r e ct , ir r é p r o ch a b le , u n œ ille t
b la n c à la b o u t o n n iè r e .
�26
L ’I D E E D E S U Z IIÎ
D e cet œ ille t , d u co n t r a st e e n t r e le d én u em en t
d e ce t t e ch a m b r e e t l ’é lé ga n ce d e ce t t e t en u e
d e « ce r e le u x », le s jo u r n a u x s ’em p a r èr en t . Ain s i
le fa it q u i a u r a it d û êt r e ca ch é , p o u r n e ja m a is
p e ser e n s o u ve n ir s a lis s a n t s u r le n om d es Vo
lie u x , fu t con n u d e t o u s.
E n ca b o t in d e la h a u t e vie M . d e Vo lie u x a va it
a im é vivr e , en ca b o t in il m o u r a it .
« D a n s l ’é t e r n e lle n u it , il e s t e n t r é en h o m m e
d u m on d e ! » p r o n o n ça co m m e é lo g e fu n è b r e u n
d e se s co m p a gn o n s d e p la is ir .
Ce m o t , p o u r t a n t b ie n b a n a l, fit fo r t u n e ; i l se
t r o u va d es ge n s q u i eu r e u t le t r is t e co u r a ge d ’en
r ir e !...
S i on e u t d e l ’in d u lg e n ce p o u r la lâ ch e t é d u
p èr e, con t r e ce u x q u ’il la is s a it d e r r iè r e lu i, sa
m a lh e u r e u s e fem m e d o n t i l v iv a it é lo ig n é d e p u is
d es a n n ées , e t ses d e u x fille s , o n s ’a ch a r n a .
Ce fu t la r u in e , la m e u t e d es cr é a n cie r s a u x
a b o is , la fu it e à la r ech er ch e d e l ’o u b li, le p a s s é
s a li, le p r é s e n t h o r r ib le , l ’a ve n ir d ésesp ér é.
— M lno d e V o lie u x e n e s t m o r t e, co n t in u a le
m a jo r , p la is e à D ie u q u ’il n ’y a it p o in t d ’a u t r e s
m a lh e u r s à d é p lo r e r ... C ’e s t p o u r q u o i, M a d em o i
s e lle , j ’ose ve n ir ve r s vo u s ... e t vo u s p r o p o ser
ce ci...
P a r la n t p lu s b a s , in clin é , à p e in e a s s is s u r le
b or d d e sa ch a is e , le m a jo r co n t in u a ce q u ’il a v a it
à d ir e , les m a in s jo in t e s , d ’u n a cce n t d e p r ièr e.
E t , com m e il p a r la it , u n e e xp r e s s io n g r a ve ,
s o le n n e lle , r e m p la ça it p eu à p eu s u r le vis a g e
d e M n° La u d e lle l ’e xp r e s s io n d ’h o r r e u r q u ’y a va it
la is s é e le som b r e r é cit .
E lle é co u t a it s a n s r ép o n d r e, les y e u x le vé s ve r s
le cie l, les lè vr e s t r e m b la n t e s.
L e m a jo r d is a it :
— J e s u is lib r e , m a ît r e d e m o i-m êm e, d e m a
fo r t u n e ... je n e fa is t o r t à p e r s o n n e ... J e vo u s
s u p p lie d e m ’a id e r , d e r en d r e a in s i p o s s ib le ce
q u i, s a n s vo u s , n e le s e r a it p a s !
M a is la r eceve u se s ’e ffr a ya it d e la r e s p o n s a b ilit é
à p r e n d r e , s ’é p o u va n t a it d ’o ser ce q u e lu i p r o
p o s a it le m a jo r . U n e a n x ié t é p r ofon d e se p e ig n a it
s u r son vis a ge .
« Q u e fa ir e ? ... m on D ie u ! q u e fa ir e ? ... » m u r
m u r a it -e lle . E lle h é s it a lo n gt e m p s .
�L ’I D É E D E S U Z 1 E
27
E t , d e va n t ces h é s it a t io n s , le m a jo r s ’ir r it a t o u t
à co u p , ju s q u ’à d ir e :
— E n som m e, M a d e m o is e lle , je n e vo is p a s d e
q u el d r o it vo u s r e p o u s s e r ie z m a p r o p o s it io n ? ...
A ce s m o t s , M Uo L a n d e lle se r e d r e s s a , t r è s fièr e.
R e t ir a n t u n p o r t e fe u ille d e sa p o clie , e lle y p r it
u n p a p ie r q u ’e lle d é p lia a ve c r e s p e ct e t t e n d it
a u m a jo r en d is a n t :
— D u d r o it q u e m e co n fè r e ceci.
L e m a jo r p r it le p a p ie r e t lu t :
« J e s u p p lie M 1'0 L a n d e lle d e p r e n d r e e n p it ié
« m es fille s : e lle s s o n t t r ès p a u vr e s ... e lle s n ’o n t
« p a s co n s cien ce d e le u r m is è r e ! L e s vo ilà se u le s
« a u m on d e, e lle s n ’a va ie n t q u e m o i... je m e u r s ...
« p it ié ... »
— Q u ’est ceci? m u r m u r a-t-il.
— L a d e r n iè r e p e n sé e d e M mo d e V o lie u x ... ce
q u e j ’a i t r o u vé d a n s sa m a in a p r ès s a m o r t ...
M . d e Cr i t on s ’in clin a t r è s b a s :
— M a d e m o ise lle , j ’ig n o r a is ... M a in t e n a n t , je s u is
h e u r e u x d e s a vo ir ; c ’e s t a ve c p lu s d e co n fia n ce
q u e je m ’a d r esse à vo u s , co m m e je m ’a d r e s s e r a is
à la m èr e e lle -m ê m e ... d ’a b o r d , p e r m e t t ez-m o i d e
vo u s d em a n d er ce q u e vo u s co m p t e z fa ir e ...
— M “ d e Vo lie u x m ’a co n fié ses fille s , j ’a t t e n d s
d e p o u vo ir le u r êt r e u t ile ... E lle s vo n t d e vo ir
q u it t e r le u r m a is o n ; j ’a i l ’in t e n t io n d e ie u r o ffr ir
d e v iv r e a ve c m oi !
— L e b u r e a u d e p o s t e e s t p e t it .
»
— J ’a i p a r lé a u m a ir e d e S a v ig n o n d e m on
d é s ir d ’a vo ir u n e ch a m b r e d e p lu s...; «une d e ces
va s t e s s a lle s ...
— ü u ’a -t -il r é p o n d u ? ...
— Q u ’il la m e t t a it à m a d is p o s it io n ; m a is q u e
je d e va is la fa ir e a m é n a ge r à m e s fr a is .
— Ce la va co û t e r ch cr !
— Q u ’im p o r t e , M o n sie u r , j ’y a r r ive r a i.
— I l fa u d r a la m e u b le r ...
— J ’y a i d éjà p e n sé , M o n sie u r , M mo d e Vo lie u x
a q u e lq u e s m e u b le s , je m e p r o cu r e r a i c e u x q u i
m a n q u er on t .
— I l fa u d r a ch a u ffe r ce t t e p iè ce , q u i, b ie n q u ’a u
m id i, d o it êt r e g la c ia le ... M 110 S u zie e s t s i d é li
ca t e !...
— J ’v p o u r vo ir a i !...
— E t p o u r la n o u r r it u r e ? ... p a r d o n n ez-m o i et
�28
L ’I D E E D E S U Z I E
d é t a il, vo ilà q u i va g r e ve r t e r r ib le m e n t vo t r e
b u d ge t ...
— M on b u d ge t ... Vo u s o u b lie z, M o n s ie u r , q u e
m on t r a it e m e n t e s t a u gm e n t é d e ... d e u x cen t s
fr a n cs !... co n t in u a M 110 L a n d e lle a ve c u n e ir o n ie
jo ye u s e .
— M "8 D ia n e e s t d ifficile ... e lle a é t é s i gâ t é e ,
s i a d u lé e !...
U n e in q u ié t u d e p a s s a d a n s le r e ga r d d e la vie ille
fille , e lle n e r é p o n d it q u e p a r ce ci, d ’u n e v o ix
m o in s a s s u r é e ce p e n d a n t :
— S u zie e s t s i g e n t ille !...
L e m a jo r la r e ga r d a a ve c s u r p r is e , a ve c a d m i
r a t io n , e t , s u b it e m e n t , il s ’é cr ia eu se le va n t :
— E t vo u s n e vo u d r ie z p a s m e p e r m e t t r e d e
p r en d r e p a r t à la b on n e e t b e lle a ct io n q u e vo u s
a lle z fa ir e ? ... m e la is s e r vo u s y a id e r ? ... L a m èr e
a cr ié en m o u r a n t : « P it ié !... P it ié !... » Ce cr i,
vo u s vo u le z ê t r e s e u le à l ’a vo ir e n t e n d u ? ... E t si
ju s q u ’à m oi a u s s i il e s t p a r ve n u , vo u s vo u d r ie z
m e d éfe n d r e d ’y r é p o n d r e ? ...
I l co n t in u a a ve c fe u , a r p e n t a n t le b u r e a u à
gr a n d s p a s :
— Vo u s n e s a ve z d on c p a s q u e vo t r e r e fu s t u e
en m o i la jo ie d e v iv r e q u i n ie r e ve n a it d e p u is
q u e je p o u va is m e cr o ir e u t ile à q u e lq u ’u n !...
Vo u s n ’a ve z d on c p a s co n s cien ce q u e vo u s m ’en
le ve z le s o le il q u e ce t e s p o ir r e m e t t a it d a n s m a
v ie ? ... Q u e vo u s m e r e je t e z d a n s la n u it ? ... Vo u s
n e s a ve z p a s t o u t le m a l q u e vo u s m e fa it e s ,
M a d em o ise lle , n i à q u e l p o in t vo u s p o u ve z êt r e
cr u e lle !...
M "° L a n d e lle s e d e m a n d a it , d e p lu s en p lu s
h é s it a n t e :
« Ai- je le d r o it d e r e fu s e r , en a i-je le d r o it ? ... •
Q u e lq u ’u n fr a p p e a u gu ich e t .
L e m a jo r s ’im m o b ilis a e t se t u t .
U n e v o ix b r è ve et im p é r a t ive cr ia •.
— C ’e s t m o i, M a d e m o is e lle !...
M lle L a n d e lle m u r m u r a , p r esq u e a ve c effr o i :
— C ’e s t e lle ... D ia n e ...
T r o u b lé e , com m e s i e lle e û t é t é p r is e en fa u t e ,
e lle s e d ir ig e a ve r s le g u ich e t .
M a is le m a jo r , se p r é cip it a n t ve r s e lle , l ’a r r êta .
— N ’o u vr e z p a s a va n t d e m ’a vo ir p r o m is..,
a va n t q u e t o u t n e s o it co n ven u e n t 'p n o u s !...
�L ’I D É E D E S Ü Z I E
— M a d em o ise lle , c ’e s t m o i, o u vr e z-m o i d o n c!.,
fa is a it d u d eh o r s la v o ix d e ve n u e p lu s im p é r a t ive .
— J e vo u s e n co n ju r e ! co n s en t ez a u p a r a va n t à
ce q u e je vo u s d e m a n d e !... s u p p lia it le m a jo r .
M Uo L a n d e lle fer m a le s y e u x , s e r e cu e illit
q u e lq u e s secon d es ; p u is , p o s a n t s u r le m a jo r
son r e ga r d cla ir , e lle d it :
— M o n s ie u r , je n e m e cr o is p a s le d r o it d ’em
p ê ch er le b ien q ü e vo u s vo u le z fa ir e ... je vo u s y
a id e r a i !...
E t e lle t e n d it a u m a jo r s a m a in , u n e m a in b ien
ja u n e e t b ie n r id é e, m a is à l ’é t r e in t e lo ya le et
for t e.
L e m a jo r la p r it e t m u r m u r a e n la b a is a n t :
— M er ci !...
A ce t in s t a n t , la p o r t e d u b u r e a u s ’o u v r it e n
co u p d e ve n t e t q u e lq u ’u n d it :
— Vo u s n e r ép o n d ez p a s, j ’e n t r e !...
D ia n e p a r u t s u r le s e u il, p lu s gr a n d e , p lu s
b la n ch e , p lu s b e lle en cor e d a n s s e s vê t e m e n t s d e
d eu il.
Vo ya n t M . d e Cr it o n p e n ch é s u r la m a in d e
M lic La n d e lle , Son vis a g e s ’é cla ir a d ’u n so u r ir e .
— P a r d on !... fit-elle d ’u n e vo ix légèr em en t r a il
leu se.
N i M . d e Cr it o n , n i M n° L a n d e lle n e r ép o n
d ir e n t ; m a is t o u s d e u x s e r e ga r d è r e n t a ve c la
m êm e p e n sé e :
« E n e lle s e r a la d ifficu lt é !... »
Ce r ega r d le s fit m ie u x s e co m p r en d r e.
— N o u s som m es d ’a cco r d ? ... m u r m u r a le m a jo r .
— O u i, M o n sie u r ! r é p o n d it a ve c p lu s d e r é s o
lu t io n M"« L a n d e lle .
I l se m b la à M Mo L a n d e lle q u e le m a jo r m u r m u
r a it ces d e u x m o t s :
— B r a ve c œ u r !...
E t le m a jo r a u s s i c n it le s en t e n d r e p r o n o n cer
p a r la r eceve u se.
E t t o u s d e u x se q u it t è r e n t , t a n d is q u e D ia n e
d e Vo lie u x , le s y e u x m i-clo s, co n t in u a it à les
r e ga r d e r a ve c u n so u r ir e in d é fin is s a b le ...
— M a ch è r e , d it -e lle lo r s q u ’e lle r e vin t à la m a i
so n r ose o ù s e u le m a in t e n a n t , e t s i p â le , S u zie l ’a t
t e n d a it d d n s le p e t it sa lo n , D ie u s a it si j ’a i e n vie
d ’êt r e g a ie ... E h ! b ie n , en a r r iva n t à la p o s t e a u
jo u r d ’h u i, il m ’e s t ve n u u n e fo lle e n vie d e r ir e ...
�.30
L ’I D É E
D E S U 3 IE
S u zie , s a n s r é p o n d r e , m it so n vis a g e clan s ses
m a in s p o ttr e n ca ch e r la so u ffr a n ce.
— ... J ’a i fr a p p é , o n n e naei r é p o n d a it p a s , j ’a i
o u ve r t b r u sq u er a ien t la p o r t e e t d e v in e c e q u e j ’a i
v u ? . . . M . d e C r it o n b a is a n t la m a in d e M 110 I.a n d e lle l... Ces; d e u x a im a b le s r u in e s s o n ge r a ie n t e lle s à s ’é t a y e r ? ...
E t , b ien q u e c e n e fû t n i le lie n , n i l ’h eu r e,
D ia n e eu t. u n in s t a n t d ’o u b li, e t s o u r ir e fr a is e t
je u n e r é s o n n a q u e lq u e s seco n d es d a n s le p e t it
sa lo n s i vid e , s i a f f r e u s e m e n t vid e , d e p u is q u e
it ’y é t a it plias l a p a u v r e m a m a n ...
V
— M a ch èr e, ce à q u oi, n o u s n o u s som m es
d é cid ées e s t a b su r d e:!...
Vo ilà ce ,q u e S u zie e n t e n d a it p o u r l a cin q u a n
t iè m e fo is d e p u is h u it jo u r s .
E lle y a v a it d ’a b o r d r é p o n d u e n ch e r ch a n t à
r a is o n n e r sa s œ u r , à la co n va in cr e . M a in t e n a n t ,
r é s ign é e , e lle la la is s a it d ir e .
Com m e i l le u r é t a it im p o s s ib le d e g a r d e r la
ch a r ge d e la p e t it e m a is o n r o s e , e lle s a va ie n t
a cce p t é l ’h o s p it a lit é o ffe r t e p a r M l,° L a n d e lle a u
b u r e a u d e p o s t e , d a n s u n e gr a n d e, ch a m b r e d o n t
on ve n a it d e lu i, a cco r d er la d is p o s it io n .
E t m a in t e n a n t q u e la . ch o se é t a it fa it e , D ia n e
n e ce s s a it d e g é t m r :
— C e à q u o i n o u s n o u s som m es r é s o lu e s e s t
a b s u r d e ... a b s n r d e !... L ’o n m ’a~ p riso en t r a ît r e !...
q u a n d j ’a i a cce p t é je cr o ya is q u e n o u s n ’a vion s,
p lu s r ie n ... alor s;... M a is d e p u is q u e j ’a i a p p r is
q u ’u n e p a r t d e la p e n sio n d e m a m a n n o u s e s t
co n s er vée , d e p u is q u e je s a is q u ’en p lu s M 11* L a n
d e lle a e n t r e le s m a in s d e u x b ille t s d e m ille fr a n cs
p o u r fa ir e fa ce à n o s p lu s p r e s s a n t s b e s o in s ... Ce.
q u e j ’a i e n vie d e file r , t n a ch è r e !...
— D e file r ? ... p o u r a lle r o ù ? ... q u e s t io n n a it
Su/ .ie é p o u va n t é e .
— Q u ’im p o r t e ... p o u r vu q u e je sor t e, d ’ici...
q n e je q u it t e ce p a y s ... q u e j ’a i e n h o r r e u r ... eu
h o r r e u r ...
E t D ia n e , fr a p p a n t d u p ie d , a cco m p a gn a it ce?
d é cla r a t io n s d e lar m es, r a ge u s e s .
�L ' I D E E D E S U Z IE
3-1
— M o i, j e n e "vou d r ais p a s m ’é lo ig n e r d e la
t o m b e d e la p a u vr e m a m a n !... r é p o n d a it in v a
r ia b le m e n t S u zie .
D a n s la gr a n d e p iè ce a t t e n a n t a u b u r e a u d e
p o st e , le cr é p u s cu le d 'u n so ir d e n o ve m b r e je t a it
à flot sa lu e u r d or ée lo r sq u e S u zie y é t a it en t r ée
p o u r la p r em ièr e fo is , a u b r a s d e M Uo La u d e lle .
T o u t y é t a it jo li, fr a is , é lé g a n t !... L e s fln u r s
é t a ie n t t e n d u s d ’u n e cr et o n n e fle u r ie d e r o s e s
a s s o r t ie a u x r id e a u x d e s -fen êtr es, d es lit s , e t à
la t e in t e cla ir e d es b o iser ies.
U n t a p is co u vr a it le ca r r e la ge . U n p o ê le d e
fa ïe n ce r é p a n d a it s a ch a le u r d o u ce. C ’é t a it r é
ch a u ffa n t e t d e b on a ccu e il !...
— Av e c le s m e u b le s a im é s d e la p a u vr e m a m a n ,
ce ser a t o u t à fa it ch ez n o u s l . . . s ’é t a it é cr ié e la
p e t it e b o it eu se eu se je t a n t a u cou d e M Ue L a n
d elle.
E t , e n a t t e n d a n t l ’a r r ivé e d u p è r e C a llo t ch a r gé
d e le s t r a n s p o r t e r , t o u t e s d e u x se d em a n d a ien t
où l ’on p la ce r a it ces p a u vr e s m e u b les q u i r en fer
m a ie n t t a n t d e s o u ve n ir s .
— I c i, la b ib lio t h è q u e d es livr e s q u e m a m a n
p r é fé r a it , d é cid a it S u zie ; ici, so n b u r e a u ... là ,
s a t a b le à o u vr a g e ... là , son fa u t e u il, s a ch a ise
lo n gu e ... ic i, le p a r a ve n t b r o d é p a r e lle , fa is a n t
d e m o n li t e t d e ce p e t it co in , p o u r m o i, com m e
u n e ch a m b r e à p a r t d e ce lle d e D ia n e ... A h !. ..
j e ' s u i s b ie n co n t en t e, M a d e m o is e lle !...
E t S u zie n ’a va it cessé d e r e ga r d e r a u t o u r d ’e lle
a ve c r e co n n a is sa n ce p a r ce q u e, n o n s eu le m en t ou
l'a c cu e illa it , e lle et le s s o u ve n ir s q u i é t a ie n t t o u t e
sa vie , m a is en cor e p a r ce q u e d e ch a q u e o b je t , d e
ch a q u e d é t a il, d e 't o u s les co in s d e ce t t e gr a n d e
p iè ce s e m b la it se d é g a g e r q u e lq u e ch ose d e m ys
t é r ie u x , d ’in e x p lica b le , q u i lu i d o n n a it l ’im p r es
s io n , d ou ce e n t r e t o u t e s , d ’y a vo ir ét é a t t en d u e.
Ce s o ir -là , d a n s la gr a n d e ch a m b r e q u e l ’o m b r e
e n va h is s a it , D ia n e t o u jo u r s g é m is s a it :
— SVI’en a lle r , m ’en a lle r ... n ’im p o r t e o ù ... lo iu
d ’ici !...
Su zie , en l ’é co u t a n t , jo ig n a it 'le s m a in s . Scs
y e u x se fer m a ie n t . U n ve r t ig e la p r e n a it e t a u s s i
u n e gr a n d e la s s it u d e d e r ép o n d r e. D ’a ille u r s ,
q u ’eflt -e lle r é p o n d u ? ...
t ille n ’a va it p lu s q u e ce t t e p e n s é e :
�3.2
L ’I D E E D E S U Z I E
« M a m a n !... M a m a n !... p o u r q u o i m ’a ve z-vo u s
a b a n d o n n é e ? ... »
Q u e lq u e s in s t a n t s p lu s t a r d , M " 8 L a n d e lle fr a p
p a it à la ch a m b r e d es je u n e s fille s .
— E n t r e z !... fit la v o ix fr ê le d e Su zie .
L a r e ce ve u s e o u vr it . E t , s ’a r r ê t a n t s u r le s e u il,
d em an d a :
— S u is - je in d is cr è t e ? ...
D ia n e ve n a it d e d ir e à sa s œ u r :
— M es p r o je t s p o u r r o n t se r ep r en d r e ; e n a t t e n
d a n t , t ir o n s d e la s it u a t io n le m e ille u r p a r t i
p o s s ib le !...
E lle se r e t o u r n a ve r s la r ece ve u s e e t , le vis a g e
e t la vo ix b r u s q u e m e n t ch a n gé s , a ssu r a :
— I n d is cr è t e ? o h , p a s d u t o u t , M a d em o ise lle ,
e n t r e z d o n c!...
E t s ’e xcu s a n t d e l ’o b s cu r it é p r o fo n d e d a n s la
q u e lle les s u r p r e n a it M ll° La n d e lle , a llu m a n t a u s
s it ô t sa n s n u lle p en sée d ’écon om ie d e u x b o u gie s
e t u n e la m p e, o ffr a n t à la r ece ve u se u n s iè ge a ve c
u n e gr â ce t o u t e m o n d a in e, D ia n e d em a n d a la
p e r m issio n d e co n t in u e r d es r a n ge m e n t s .
1 P e n d a n t q u ’e lle s ’y o ccu p a it , la r e ce ve u s e ,
e ffr a yé e d e la t r is t e s s e d e S u zie , s ’é t a it a p p r o ch ée
d e la p e t it e b o it e u s e e t ch e r ch a it à v o ix b a ss e à
la d is t r a ir e .
D ia n e l ’in t e r r o m p it p o u r d ir e :
— J e cr ois vr a im e n t q u e n ou s n e ser on s p a s
t r o p m a l ic i...
P u is e lle a jo u t a , d u t o n im p o r t a n t et sec d o n t
011 co n clu t u n m a r ch é :
— U n e seu le cb o se m e m éco n t en t e, M a d em o i
s e lle , c ’e s t q u e vo u s vo u s r e fu s ie z à m e d ir e ce
q u e n o u s a llo n s vo u s d e vo ir p o u r vo t r e e x c e l
le n t e h o s p it a lit é ...
D ia n e a p p u ya a ve c u n e in t e n t io n gr a cie u s e s u r
ces d er n ie r s m ot s.
vSuzie e u t u n m o u ve m e n t d ’en n u i. E t a it -e e s e u
le m e n t ce t t e p h r a s e d u r e , b le s s a n t e , q u e D ia n e
t r o u va it p o u r r em er cie r M n° L a n d e lle d e t o u t es
le s ch oses b on n es, d o u ces, co n s o la n t es q u ’e lle
s a va it m e t t r e d a n s so n a cc u e il? ... D ia n e n e le s
se n t a it -e lle d on c p a s com m e e lle ? ... N ’en ép r o u
va it - e lle a u cu n e ém o t io n p o u r n ’y o p p o se r q u ’u n e
sèch e q u e s t io n d ’a r g e n t ? ...
�L ’I D E E D E S U Z I E
ivlh0 L a n d e lle r é p o n d it , gê n é e :
— J e vo u s a i d é jà d it , M a d em o ise lle , q u e cet t e
ch a m b r e n e m e s e r va it à r ie n .
— Alo r s , l ’a m é n a ge m e n t in t é r ie u r ? ... p o u r s u i
v it D ia n e , ce t t e cr e t o n n e ... le t a p is s ie r ...
— M a d em o ise lle , co n t in u a M Uo L a n d e lle , cr o ye z
6ie n q u e j ’a i ét é h e u r e u s e ... q u e j ’a i ch e r ch é à
fa ir e p o u r le m ie u x ... e t q u e s i j ’a i r é u s s i...
D ia n e p e r s is t a , in ve n t o r ia n t :
U n t a p is com m e ce lu i- là ... ce p o ê le co û t e n t
ch e r ... t r è s c h e r !... J e n e vo u d r a is p a s q u e vo u s
vo u s fu s s ie z m ise en d ép en se...
L a r eceve u se p a r u t t r è s t r o u b lé e e t s a v o ix se
fit p lu s t im id e :
— M a d em o ise lle , cr o ye z b ien q u e s i je l ’a i fa it ,
»c’e s t ... c ’e s t ... q u e je cr o ya is p o u vo ir le fa ir e ...
— D ’a cco r d !... m a is je d ésir e s a vo ir q u e lle e s t
la p a r t q u e vo u s d e ve z m ’a t t r ib u e r en t o u t ce la ...
— Au cu n e , M a d em o ise lle , je ... je ...
_— P r é t e n d r ie z-vo u s n o u s fa ir e a cce p t e r u n e
s it u a t io n sem b la b le ? ...
— M a d em o ise lle , s o ye z a s s u r é e q u e ...
— J e n e le s u p p o r t e r a i p a s ! fit D ia n e , t r è s h a u
t a in e , e t je p r éfè r e , d a n s l ’in t é r ê t d e n o s r e la t io n s
fu t u r e s , p u is q u e n ou s som m es a p p e lé e s à v iv r e
so u s le m êm e t o it , s a vo ir à q u o i m ’en t e n ir d ès
ee s o ir e t n e p lu s a vo ir à r e ve n ir s u r u n s u je t
a u s s i e n n u ye u x p o u r vo u s q u e p o u r m o i. D ’a il
le u r s , M a d e m o ise lle , il e s t in d is p e n s a b le q u e je
sa ch e b ien ce q u e je vo u s d o is p o u r p o u vo ir é t a
b lir m on b u d ge t ...
— Vo t r e ... vo t r e b u d g e t ? ... b é ga ya M "° L a n d e lle .
— O u i, m on b u d ge t , co n t in u a D ia n e s u r u n t o n
d e con fid en ce, p a r ce q u e je vo u s a vo u e r a i q u e,
p u is q u e n ot r e p o s it io n n ’e s t p o in t a u s s i à d é
p lo r e r q u ’e lle le p a r a is s a it , m on in t e n t io n e s t
d ’em p lo ye r ce q u e vo u s n ’e x ig e r e z p a s ...
— O h ! je n ’e x ig e r ie n ... p r o t e s t a h u m b le m e n t
M "° L a n d e lle .,
— Ce n ’e s t p a s a cce p t a b le ... b r is o n s là ... je
r ép èt e d on c q u e ce q u e vo u s n ’e x ig e r e z p a s je
l ’em p lo ier a i à vo ya ge r .
— A ... à vo ya g e r ! r é p é t a M "° L a n d e lle q u e
ce t t e s o lu t io n im p r é vu e s em b la b o u le ve r s e r .
— Ce s e r a it s i fa t ig a n t p o u r m o i!... m u r m u r a
S u zie .
fs u - t l
�34
I/ ID S E
D E S U Z IE
D ia n e , d é d a ign a n t d e r ép o n d r e à s a s œ u r , con
t in u a d é lib é r é m e n t :
— S i m a s œ u r s ’e fïr a ve d e s o r t ir d ’ic i, je vo u s
la co n fie r a i, M a d e m o is e lle , e t ...
— T u s a is , D ia n e , in t e r r o m p it S u zje d ’u n e v o ix
q u i s e b r is a it , q u e là où t u ir a s je d o is aller.-..
M a m a n m e l ’a fa it p r o m et t r e b ien s o u ve n t .
— M a is , com m e m o i je n ’a i p a s p r o m is d e
t ’er a m en er e t q u ’en r é a lit é jfe n e s a u r a is q u e fa ir e
d e t o i... l ’in cid e n t e s t c lo s !...
M 110 E a n d e lle p r it in s t in ct ive m e n t la m a in d e
S u zie e t la se r r a .
I l y e u t u n m o m e n t d e p é n ib le sile n ce .
D ia n e , é p r o u va n t d e l ’h u m e u r d e la r em a r q u e
d e s a s œ u r , r e p r it s è ch e m e n t :
— E n fin , M a d em o ise lle , j ’esp èr e q u e vo u s p r e n
d r ez b on n e n ot e d e m on d ésir .
— Ce r t a in e m e n t ... ce r t a in e m e n t ... m a is p a s ce
s o ir , M a d e m o is e lle , p er m et t ez-m o i d e m e r en d r e
co m p t e ... d e p r e n d r e co n s e il... d e ... d e ...
— P a r fa it e m e n t !... in t e r r o m p it D ia n e , e t , t o u r
n a n t le d o s , e lle r e p r it s e s r a n ge m e n t s : l ’é t a la g e
d ’u n n éce s s a ir e d e t o ile t t e — d e r n ie r ve s t ig e
d ’o p u le n ce — s u r u n e t a b le p r ép a r ée à cet e iïet .
P r e s q u e a u s s it ô t , J ea n n et o n , — m è r e G r o gn o n ,
— é le vé e d e la q u a lit é d e fem m e d e m é n a ge à
ce lle d e b on n e à t o u t fa ir e , a n n o n ça , gr o n d e u s e :
— M a d e m o is e lle !... M a d e m o is e lle !... la so u p e,
d o n c!...
,
D ia n e s e r e d r e s s a , t o is a la v ie ille fem m e e t , la
fix a n t d e ses y e u x m i-clo s e t m o q u e u r s, d é cla r a :
— N o n ! M èr e G r o gn o n ... u n d e ce s t y p e s !...
— T y p e ? ... t y p e ? .. . r é p é t a r a g e u s e m e n t la
vie ille , q u é q u e c ’e s t ça , M a d em o ise lle ?
D ia n e , p o u r t o u t e r ép o n se , la r e ga r d a a ve c u n
h a u s s e m e n t d e s o u r cils t e lle m e n t d é d a ig n e u x q u e
m èr e G r o gn o n a jo u t a a ve c u n e d éfé r en ce h a r
gn e u s e :
— Vo u s , a h ! R o s a lie le d it b ie n , vo u s Êtes
u n e vr a ie d a m e , il fa u t vo u s s e r vir en g r a n d p r in
cip e e t n e ja m a is , p o u r t a n t q u e la la n gu e d é
m a n ge , vo u s r é p o n d r e !...
D ia n e e u t u n é cla t d e r ir e , e t ce t t e r em a r q u e d e
la vie ille fem m e lu i r e n d it sa b e lle h u m eu r .
P o u r le p r e m ie r r e p a s d e se s p r o t é gé e s a u
Nb u r e a u d e la p o st e , M 110 L a n d e lle a v a it , a in s i q u e
�1 , ’I D R E D E S U Z I E
le d é cla r a D ia n e a v e c u n e a im a b le in d u lge n ce ,
« t r o p b ie n fa it les- ch o ses ».
11 y aivait u n p â t é d e liè vr e d o n t M 110 La u d e lle
e xp liq u a m a l la p r o ve n a n ce , e t m êm e d es r oses
ju r la t a b le « q u ’à v r a i d ir e , M , d e Cr it o n a va it
a p p o r t ées le jo u r m êm e en ve n a n t ch e r ch e r so n
co u r r ie r », a vo u a -t -e lle , en s e t r o u b la n t fo r t .
—
A h ! c ’e s t M . d e C r it o n ... r é p é t a a u s s it ô t
D ia n e .
E lle e u t u n p e t it r ir e r a ille u r q u i, a cce n t u a n t u n
co u p d œ il la n cé à S u zie , s ig n ifia it : « Q u ’est -ce
q u e j ’a va is d e v in é ? ... ces d e u x a im a b le s r u in e s ..,
le b a is e -m a in ... d es r o s e s ... h e u m !... lie u m !... »
D ’u n r a p id e m o u ve m e n t d ’é p a u le s , S u zie b lâ m a
sa s œ u r . M "° L a u d e lle s a is is s a n t ce m a n è ge 11e se
l ’e x p liq u a p a s e t s e n t it la g ê n e d o n t e lle s o u ffr a it
en p r ése n ce d e D ia n e a u gm e n t e r a u p o in t d e n e
p lu s t r o u ve r u n m o t à d ir e.
D ia n e , t o u t e à son r ô le d ’in vit é e , s u ffis a it d u
r est e a u x d em a n d es com m e a u x r ép o n ses.
E lle 11’é t a it p a s d é p o u r vu e d e ce t e s p r it m o n
d a in , lé g e r , q u i vo le d ’u n s u je t à l ’a u t r e , n ’a p p r o
fo n d it r ie n , ju g e t o u t d ’u n m o t p a r fo is cr u e l,
d ’u n t r a it p a r fo is cin g la n t .
M lle L a n d e lle s ’effa r a it d e la t r o u ve r s i lo in
d ’e lle , s i d isp o sée à r e s t e r ... l ’é t r a n g è r e .
#
« J ’a i t r o p p r é s u m é d e m es fo r ce s ! » s e d it - e lle
q u a n d e lle se r e t r o u va s e u le , a t t e n d a n t C a llo t e t
le co u r r ie r d e m in u it .
E t l ’a ve n ir lu i p a r u t t o u t à co u p e m p li d e
ch o se s n o u ve lle s , u n p e u e ffr a ya n t e s , a u t r a ve r s
d e s q u e lle s e lle n e v it p lu s d e p la ce p o u r s a vie
p r o p r e , p o u r ce q u ’e lle fa is a it d ’h a b it u d e , p o u r
son t r a va il m êm e.
E lle s ’é p o u va n t a p lu s en co r e lo r s q u ’e lle s ’a p er
ç u t q u e, d a n s l ’ém o t io n ca u sé e p a r l ’a r r ivé e d es
je u n e s fille s , e lle a va it o u b lié u n t r a v a il im p o r t a n t ..
P e r d a n t m êm e co m p lèt em en t la t ê t e à l ’id ée d e
se t r o u ve r en fa u t e , e lle c r a ign it d ’a vo ir co m m is
f l ’a u t r e s o u b lis , e t , fié vr e u se m e n t , co n s u lt a d es
r e gis t r e s , fo u illa d es ca s ie r s , r em u a d es p a p ie r s ,
b o u leve r s a d es t ir o ir s .
T o u t é t a it en or d r e ; ce p e n d a n t , e lle 11e se r a s s u
r a it p a s.
« J ’a i om is ce la a u jo u r d ’h u i, d em a in ce ser a
a u t r e ch ose. »
�3&
L ’I D E E D E S U Z I E
E t , s u b it e m e n t t r è s fa ib le a p r è s a vo ir é t é t r è s
fo r t e , M Uo La n d e l le se m it à s a n g lo t e r . M èr e
G r o gn o n s ’en a p e r çu t , ce q u i lu i in s p ir a ce t t e
r é fle xio n fa it e à m i- vo ix :
« C e t t e p a u vr e M a d em o ise lle , q u el co m b a t e lle
s ’e s t a llé c h e r ch e r !... la p e t it e t o u t e fa ib le et
m a la d e , p a s s e ... m a is la gr a n d e ... la g r a n d e ...
R o s a lie le d is a it b ie n ... J é s u s ! »
VI
Ce m a t in -là , p lu s v it e q u e d ’h a b it u d e , M 1,(î La n d e llé se p r é cip it a ve r s l ’é g lis e a p r ès le d é p a r t d es
fa ct e u r s .
I l fa is a it en cor e n u it , e t , d a n s la n ef, n u lle la m p e
d e s a n ct u a ir e n e p iq u a it d ’u n p o in t lu m in e u x
l ’o b scu r it é .
M lle L a n d e lle p r it d a n s s a p o ch e u n b o u t d e
c ie r g e e t l ’a llu m a .
I l y e u t co n t r e la vo û t e le vo lè t e m e n t , les
co u p s d ’a ile s m a la d r o it s d ’u n o ise a u d e n u it
é ve illé p a r ce t t e lu m iè r e . M "° L a n d e lle n e s ’en
e ffr a ya p o in t e t , so n cie r g e p o sé s u r la t a b le d e
co m m u n io n , e lle s e p r o s t e r n a , le fr o n t lo u r d
d ’in q u ié t u d e s .
L a fla m m e v a c illa it , é cla ir a it m a l l ’a u t e l, se
r e flé t a it d a n s le s o r s r est é s b r illa n t s , s ’é t e ign a it
d a n s les a u t r e s. Ain s i s a in t M ich el s e m b la it
b r a n d ir u n e la n ce d e lu m iè r e s u r u n fa n t a s t iq u e
d ém on n o ir , s a cu ir a s s e é t in ce la it , e t , s u r son
vis a g e , d e b iza r r e s je u x d e cla r t é s e t d ’o m b r es
a cce n t u a ie n t en for ce e t en p u is s a n ce l ’e xp r e s s io n
d e ses t r a it s .
M lle L a n d e lle p r ia lo n gt e m p s . L e cie r ge s ’ét eig n it . U n p e u d e jo u r t e in t a les v it r a u x à d em i
' b r isé s.
E lle se r e le va e t , a p r ès u n le n t e t so le n n e l
s ig n e d e c r o ix , s o r t it .
E lle t r a ve r s a it à p a s p r essés le cim e t ièr e lo r sq u e
q u e lq u ’u n l ’a p p e la .
A la lu e u r gr is e d e ce t t e a u b e d e n o ve m b r e,
e lle a p e r çu t M . d e Cr it o n .
— E h b ie n ? ... fit -il d ’u n e v o ix d ’a n go is s e .
Il
n ’e u t p a s b eso in d e m ie u x e x p liq u e r sa p en sée,
M " ' L a n d e lle la co m p r it .
�L ’I D E E D E v S U Z IE
37
•— E h b ie n , M o n s ie u r , j ’é t a is h o r r ib le m e n t in
q u iè t e h ie r a u s o ir ; je vie n s d e d em a n d e r à
D ie u la gr â ce d e l ’ê t r e m o in s '.... fit - e lle a vec
a git a t io n .
— Q u e s ’e s t -il p a s s é ? ...
— R ie n e t t o u t ... a h ! q u e lle s o ir é e !....
M 1Ie La n d e lle s e m b la it en s u b ir e n co r e l ’im pres«
s io n p é n ib le .
— Co n t ez-m o i ce la , fit le m a jo r .
L a v o ix t r e m b la n t e d ’é m o t io n , M Uo L a n d e lle lu i
p e ig n it le m a la is e , la d é t r e s s e o ù l ’a v a it je t é e
l ’a t t it u d e d e D ia n e . E lle lu i co n fia co m b ie n la
je u n e fille l ’a va it b le ssée en in s is t a n t s u r ce t t e
q u est io n d e lo ye r e t d e p e n sio n . E lle s ’a ccu s a d e
ce t o u b li co m m is d a n s le s e r vice d e la p o st e,
s ’en é p o u va n t a p o u r l ’a ve n ir e t t e r m in a en
r a p p o r t a n t a u m a jo r le p a r t i im p r é vu q u e D ia n e
co m p t a it t ir e r d es évé n e m e n t s .
D u r a n t t o u t e la p r em ièr e p a r t ie d u r é cit , la
p h ys io n o m ie d u m a jo r a'^ ait p a r u a lle r en s ’é cla i'
r an t.
. * O r g u e il, s o t t is e , va n it é d ’u n cô t é , s u s ce p t i
b ilit é d e l ’a u t r e , vie ille s h a b it u d e s à p e r d r e ...
n o u ve lle s h a b it u d e s à p r e n d r e I... ce la s ’a r r a n
g e r a !... » s o n ge a it -il.
M a is les d er n ie r s m o t s d e M lle L a n d e lle m ir e n t
u n p li d u r à son fr o n t e t u n s in g u lie r so u r ir e à
s e s lè vr e s .
Ah ! M n° D ia n e ... M n° D ia n e ... fit - il, la v o ix
seco u é e d ’u n r ir e n e r ve u x.
P u is il s ’a p a is a e t p a r u t r éfléch ir .
Ap r è s u n e p a u s e , il r e p r it t r is t e m e n t :
— E lle a r a is o n , a p r è s t o u t !... N o u s n ’a vo n s
p a s s o n gé à ce d é s ir , lé g it im e p o u r t a n t !... N o u s
a vo n s cr u q u e, com m e vo u s e t com m e m o i, e lle n e "
s o n ge r a it q u ’a u r e p o s ... n o u s a vo n s o u b lié q u ’elle a
v in g t a n s , d ’a u t r e s go û t s , d ’« t it r es a s p ir a t io n s , et
s i p e u d e c œ u r !... fin it -il en s o u p ir a n t .
— A h !. .. M o n sie u r , q u e fa u t - il d on c fa ir e ? gé m it
M Uo L a n d e lle .
— N e *la is s e r a u b el o ise a u q u e ju s t e ce q u ’il
lu i fa u t d ’a ile s p o u r vo le r ! fit le m a jo r a ve c u n
é cla ir d e d éfi d a n s ses y e u x b le u s.
— Co m m en t ce la ?
— E n a cce p t a n t , M a d em o ise lle , q u e lq u e c-liose
q u i vo u s ser a p é n ib le ...
�3S
i/ ID E E
D E S U Z IE
— O l i ! m on D ie u , M o n s ie u r , q u o i e n c o r e ? ...
— Q u ’e lle p a ye ce q u ’e lle cr o it vo u s d e vo ir .
M 110. L a n d e lle s e r e d r e s s a e t t r è s n o b le m e n t ,
t r è s n e t t e m e n t , p r o n o n ça :
— J a m a is je n ’y co n s e n t ir a i.
— Alo r s , q u ’a r r ive r a -t -il ? ...
— J e l ’ign o r e e t s u is h e u r e u s e d e l ’ign o r e r , ca r
je n e s a is o ù n o u s n o u s la is s o n s e n t r a în e r ...
L e m a jo r e u t u n ge s t e im p a t ie n t , p e u e n a cco r d
a ve c s a p o lit e s s e o r d in a ir e .
— Vo u s p r é fé r e z la is s e r à MUo D ia n e le s m o ye n s
d e t r a în e r s a m a lh e u r e u s e s œ u r a p r è s e lle d ’a ve n
t u r e e n a ve n t u r e , r é p o n d it - il... vo u s p r é fé r e z...
E t , s e p e n ch a n t ve r s la r e ce ve u s e , i l co n t in u a ,
la v o ix s o u r d e , p r e s q u e h a in e u s e :
— Vo u s ign o r e z d o n c co m b ie n ces fem m e s t r o p
b e lle s , a u x t r a it s t r o p r é g u lie r s , p e u ve n t êt r e
d a n ge r e u s e s , ce q u ’il p e u t y a vo ir d ’im p it o ya b le
m e n t é g o ïs t e d a n s le u r s g r a n d s y e u x d o n t
l ’e xp r e s s io n d ’in n o cen ce d éco n ce r t e , d ’im p it o ya
b le m e n t cr u e l d a n s le u r so u r ir e m ys t é r ie u x com m e
ce lu i d e la J o co n d e ... A h ! M a d e m o is e lle , o n vo it
b ien q u e vo u s n ’en a ve z p a s so u ffer t .
T o u t e à s a p fo p r e in q u ié t u d e , M “° L a n d e lle n e
r e m a r q u a p o in t la vé h é m e n t e e t d r a m a t iq u e
fe r m e q u e p r e n a it ce lle d u m a jo r .
— P o u r t a n t , M o n s ie u r ... fit -e lle , la r m o ya n t e .
L e m a jo r co n t in u a a ve c la m êm e vio le n ce :
— Vo u s p r é fé r e z co m p r o m et t r e ce q u e n o u s
a vo n s fa it p o u r la p a u vr e S u zie , r en d r e in u t ile s
t o u s n os effo r t s , le s r e t o u r n e r co n t r e e lle , en fa ir e
u u p iè g e , u n t r a q u e n a r d , p is en co r e ... ce la n e se
p e u t p a s !...
Alo r s , ce fu t a u s s i d e la p a r t d e M lu> L a n d e lle
u n e r é vo lt e :
— Q u a n d on a ccep t e u n fa u x p o in t d e d é p a r t ,
vo ilà o ù l ’on en a r r ive ... je vo u s le d is a is , M o n
s ie u r ... je vo u s a i p r é ve n u ... je p e n s a is b ie n ...
— Vo u s p a r le z d e fa u x p o in t d e d é p a r t ; q u e l a u
r a it é t é le vô t r e , M a d em o ise lle , q u el a u r a it -il é t é ?
— J e n e l ’a va is p a s co m p r is cla ir e m e n t , c ’e s t
p o u r q u o i, lo r s q u e vo u s Êtes ve n u m e t r o u ve r ...
j ’a t t e n d a is ! J ’é t a is s û r e d e vo u lo ir , n ia is in ce r t a in e
d e la fa çon d o n t s ’e m p lo ie r a it m a b on n e vo lo n t é .m a in t e n a n t , le m ie u x se r a it d e. n e r ie n ca ch e r , d e
t o u t a vou er ....
�îv ’I D Ü E D E S U Z I E
36
L e m a jo r e u t u n ge s t e d ése sp é r é :
— T o u t a vo u e r ? ... Q u e lle fo lie !...
P u is , s ’a d o u cis s a n t , r e t r o u va n t s a p o lit e s s e ,
co m p r en a n t q u 'il m a n q u a it d e p r u d en ce , i l d e
m anda :
— M a d e m o ise lle , vo yo n s , r a is o n n o n s ... fa is o n s
e n sem b le q u e lq u e s p a s d a n s la p e t it cim e t iè r e .
J e s u is co n va in cu q u ’a p r ès u n m o m en t d e ca u s e r ie
n o u s a r r ive r o n s à e n vis a g e r a ve c p lu s d e ca lm e
u n e s it u a t io n q u i n e d em a n d e q u ’u n p e u d e
s a n g-fr o id d e va n t l ’im p r é vu ...
U s se m ir e n t à er r e r , à p a s le n t s , a u t o u r d es
t o m b es a b a n d o n n ées. D es fils d 'a r a ign é e s e n ve lo p
p a ie n t le s ifs d ’u n r ésea u d e d e n t e lle s . D e s r o u gesg o r ge s vo le t a ie n t , fr ô la n t d es co u r o n n es d o n t se
d é t a ch a ie n t d es go u t t e s d ’ea u lo u r d e s com m e d es
la r m e s ...
— J e cr a in s q u e n o u s n 'a yo n s o u t r e p a s sé n os
d r o it s !... gé m is s a it M 1*® La n d e lle .
— L e s d r o it s d e la ch a r it é s o n t sa n s lim it e s .
D ie u n ’a p a s fix é le p o in t o ù d o it s ’a r r ê t e r l ’a m o u r
q u ’il co m m a n d e d 'a vo ir .p o u r le p r o ch a in I...
r é p liq u a it le m a jo r a ve c feu .
— S o n ge z, M o n sie u r , a u le g s s a cr é fa it à m oi
p a r M ® ¿ e Vo lie u x !...
— J e n e l ’o u b lie p a s , M a d em o ise lle .
— A la s it u a t io n q u e m e cr é e r a it vis - à - vis d es
je u n e s fille s ce r ô le d e ... lo g e u s e .
— M a d em o ise lle , je r e gr e t t e q u e vo u s fa s s ie z
u n e q u e s t io n p e r so n n elle d 'u n e ch o se ...
— U n e q u e s t io n p e r so n n elle, M o n s ie u r ? ... ce
m o t m e b le s s e ... in t e r r o m p it la r eceve u se.
— J e m e s u is m a l e x p liq u é ...
E t le m ajor se r em it à p laid er la cau se q u ’il
a va it fa it e sien n e.
L e cie l é t a it g r is , le s lo in t a in s n o yé s d e g r is ,
la p la in e fo n d u e d a n s d u g r is . Le s p e u p lie r s d e
'a r o u t e je t a ie n t a u ve n t le u r s d er n iè r es fe u ille s .
L a s s e d e d is cu t e r , M Uo La n d e lle é co u t a it M . d e
Cr it o n s a n s p lu s r ép o n d r e ; m a is , à p a r t e lle , elH
r é p é t a it : « lo ge u s e ... q u e s t io n p e r s o n n e lle ... »
E t il lu i s e m b la it q u e ce q u i e n n o b lis s a it la
lâ ch e q u ’elle s ’é t a it d on n ée, é cla ir a it le s d e vo ir s
q u 'e lle a va it a ccep t és, r e n d a it lé gè r e s a vie n o u
ve lle , s 'e n a lla it d a n s ces m o t s com m e > .s p a u vr e s
p e t it e s fe u ille s d a n s le ve n t ...
�40
L ’I D Ë E D E S U Z IE
VI I
— E h b ie n ? ... d em a n d a q u e lq u e s jo u r s p lu s t a r d
M . d e Cr it o n en ve n a n t ch er ch e r son co u r r ier .
M Uo L a n d e lle co m p r e n a it m a in t e n a n t s a n s p lu s
d ’e x p lic a t io n s l ’a n x ié t é d e ce t t e b r è ve q u e s t io n
t o u jo u r s la m êm e.
E lle r é p o n d it a ve c u n s o u p ir :
— D a n s t o u t e d é cis io n n o u ve lle , a va n t d e go û t e r
la p a ix , il y a cin q u a n t e lie u e s d e m a u va is
ch e m in ... la ch èr e S u zie m ’a id e à le s fr a n ch ir ...
L e vis a g e d u m a jo r s ’écla ir a .
P o u r t a n t , in q u ie t , i l d e m a n d a :
— E t ... e t l ’a u t r e ? ...
— E ’a u t r e ... a h ! l ’a u t r e ... M Uo D ia n e é cr it b ea u
co u p ... h e u r e u s e m e n t !
D ia n e p a s s a it en e ffe t d e lo n gu e s h e u r e s à
co u vr ir d e s a b e lle é cr it u r e a n g la is e les fe u ille t s
d ’u n livr e à s e r r u r e a u s s i g r a n d , a u s s i im p o s a n t
q u ’u n m issel.
Ce livr e , p r im it ive m e n t d e s t in é à r en fe r m e r d a n s
son m a r o q u in b la n c ga u fr é d ’a r ge n t u n e ou p lu
s ie u r s d es p e n sé es d e ch a cu n d e ce u x q u e D ia n e
r e n co n t r a it s u r la r o u t e d e la vie , a va it fa illi à s a
d e s t in a t io n . S u r la p r em ièr e d e ses p a g e s , D ia n e
a va it é cr it a ve c co n vict io n , s a n s s e d o u t e r d e ce
à q u o i l ’e n ga ge a it ce t it r e p o m p e u x :
« Au t o u r d e m a d em eu r e in t é r ie u r e . »
E t ch a q u e jo u r , so n livr e o u ve r t , s a p lu m e à la
m a in , e lle e n t r a it d a n s ce t t e d em e u r e, l ’a r r a n ge a it
à s a fa ço n , la p a r a it a ve c u n a r t in fin i ; m a is
p o u r n ’y r e ce vo ir , p o u r n ’y co n t e m p le r , p o u r n ’y
a d or er q u ’u n ê t r e , q u ’u n e id o le : e lle , D ia n e !...
D e S u zie , d e M rae d e Vo lie u x , d e s a m o r t , d es
évén em en t s q u i a va ie n t d écid é d e l ’a r r ivé e à
S a vign o n , il n ’é t a it q u e s t io n q u e p o u r m ém o ir e,
en t e n u e s b r e fs, en p h r a s e s d ’a ge n d a s q u e s u i
va ie n t d es lig n e s d e p o in t s.
« L e s s o u ve n ir s d é ch ir a n t s s ’im p o s e n t d 'e u x m êm e s, é c r iv a it D ia n e . I ls e n t a ille n t le cœ u r
com m e le co u t e a u m a r q u e s u r la t a ille d e b o is
b la n c d u b o u la n ge r .
« M a is les a u t r e s ... le s a u t r e s ... le s lé g e r s , les
r a vis s a n t s , les ch a r m e u r s , ce u x q u i n e so n t q u e
r êve s, q u e m ir a ge s ... o ù v o n t - ils ? ...
�L ’I D E E D E S U Z lx ,
4i
'« J ’en v e u x e m p lir m a d em eu r e p o u r le s r e t r o u
ve r e t m e r é fu gie r a u m ilie u d ’e u x a u x h e u r e s
o ù ils n e r e vie n d r o n t p lu s .
a E n g u ir la n d o n s ... e n g u ir la n d o n s !...
« L a vie , en d eh o r s d es jo u r s q u i n a is s e n t n o ir s ,
e s t u n e ea u cla ir e q u ’il fa u t t e in t e r à s a fa ço n .
« P lu s 011 se le u r r e , p lu s ou se t r o m p e , p lu s 011
. s t s a ge . L a gr a n d e q u e s t io n ici-b a s e s t d e s ’em
p ê ch e r d e m o u r ir d ’e n n u i...
« J e fer m e d on c le s y e u x s u r ce q u i m ’en t o u r e.
J e t e n t e d ’o u b lie r S u zie , m a s œ u r , se s t h é o r ie s et
se s id ées s i t o t a le m e n t co n t r a ir e s a u x m ie n n e s ,
la t im id e L a n d e lle , s a h u p p e en ca g e e t ses
fu ch s ia s en p o t s , le sé vè r e Cr it o n , so n s lo u g h i à
t o u r n u r e d e ch a ca l, son cu is in ie r ja u n e , le b u r ea u
d e p o st e , s a p o u ssiè r e , se s p a p e r a s s e s , la v a g u e
o d eu r d e ch ien m o u illé q u ’y la is s e n t le s fa ct e u r s ...
e t je m e t r a n s p o r t e e n a r r iè r e , d e lo n gu e s a n n ées
en a r r iè r e !
« E t p o u r le u r con sex-ver le u r fr a îch e u r , p o u r
fa ir e la p a r t d e l ’u s u r e , d u t e m p s q u i a t t é n u e ,
q u i é t e in t , for ço n s le s co u le u r s , e x a g é r o n s les
n u a n ces...
« Vo yez-vo u s?...
« — J e vo is ! com m e d is e n t les so m n a m b u les.
* E t le m ir a cle e s t fa it !...
* L e t e m p s e s t a ffr e u x. L ’h ive r d u r . L e cie l
t o u jo u r s n oir . L e s jo u r s su ccè d e n t a u x jo u r s
m on ot on es e t t r is t e s ... H ie r , i l e s t t o m b é q u e lq u e s
flocon s d e n e ige ...
« Q u ’im p or t e!...
« J e s u is u n e d e ces gr a n d e s d a m es d e ja d is
q u i, e n t r e d e u x é t a p e s lo n gu e s , p o s è r e n t ic i u n
in s t a n t ...
« A h ! la b e lle vo ya g e u s e , je la r e t r o u ve en m o i,
je sen s u n p e u d e son â m e se m ê le r à la m ien n e ,
Je co m p r en d s ce q u i la p o u s s e à co u r ir le m o n d e, je
sa is son in q u ié t u d e , le p o u r q u o i d e la q u ê t e q u ’e lle
m èn e...
« E lle ve u t u n id éa l in s a is is s a b le , u n e fa n t a is ie
m a l d éfin ie, u n ca p r ice p eu t -êt r e ; m a is q u i —
fa n t a is ie , ca p r ice o u id é a l — s e r a p o u r e lle :
le b o n h e u r !
« E t m e vo ilà jo u a n t a u x p r op os in t e r r o m p u s ,
a u x q u e s t io n s , a u x p e t it s je u x g
�42
/
i / I D E E D E S U Z Ii *
« — L e b o n h e u r , M a d a m e , n ’e s t p o in t d e ce
in on d e.
« E lle p r o t e s t e , r a ille u s e .
« J ’in s is t e .
« — Alo r s , M a d a m e, q u e s e r a -t -il p o u r vo u s ?
« E lle s o u r it s a n s r ép o n d r e à l ’im a g e d u b o n
h e u r q u ’e lle em p o r t e en e lle .
« — L ’e s p é r e z-vo u s , M a d a m e , t r o u ve r d a n s ce
r e la i p e r d u ? ...
« — L e b o n h e u r s e p e u t t r o u ve r p a r t o u t »
a ffir m e-t -elle.
« E t e lle s o u r it p lu s m ys t é r ie u s e m e n t , la b e lle
M a d a m e , en t e n d a n t ve r s la fla m m e so n p ie d p e
t it m o u lé d a n s d u s a t in , ou b ie n s e s m a in s d e
r e in e ...
« S e s y e u x b r ille n t , e t , t o u t a u fo n d , j ’y vo is la
jo ie d ’u n e esp ér a n ce.
« A h ! le s p r e m ie r s flocon s d e n e ig e p e u ve n t
t o m b er !...
« J e n e le s ve r r a i p lu s d ’a u jo u r d ’h u i...
*
:fs
« H ie r , c ’e s t à C a llo t , à l ’o b s cu r C a llo t , q u ’est
r e ve n u l ’h o n n e u r d e m ’a vo ir d o n n é u n e vis io n
d e ce p a s s é q u e j ’a d or e, d o n t je m e d é le ct e , d on t
je m ’e n ivr e ...
« 11 e s t a r r ivé a u gr a n d t r o t d e s a m u le h a r
n a ch ée d e gr e lo t s . Au s s it ô t , à ce b r u it d e gr e lo t s ,
d e vo it u r e , à ces co u p s d e fo u e t , ce va -e t -vie n t ,
j ’ai fer m é le s y e u x e t r e vu le r e la i s e m b la b le à
ce q u ’il é t a it a u t e m p s d e sa sp le n d e u r .
« D a n s les gr a n d e s é cu r ie s , d es p o s t ie r s à
q u eu es n o u ée s, à cr in iè r e s n a t t é e s d e r u b a n . D a n s
le s r em ises, d es b e r lin e s a u x a n t iq u e s fo r m es,
d es d ilige n ce s a u x co u le u r s vive s . P o u d r é s so u s
le u r ch a p ea u d e cu ir b o u illi, d es p o s t illo n s à cad en e t t e s , à gr a n d e s b o t t e s , d es p o s t illo n s d ’op ér a
co m iq u e , p im p a n t s e t fier s d a n s le u r t e n u e co
q u e t t e : cu lo t t e ja u n e,- ve s t e à p a r e m e n t s , g ile t
é ca r la t e .
« A u x cu is in é s , d es b é a r n a ise s a cco r t es.
« D a n s les gr a n d e s s a lle s , a u co in d es va s t e s
ch e m in é e s , je r e t r o u ve le s b e lle s d a m es fr ile u s e s .
a E t , d eb o u t p r è s d ’e lle s , p e n ch és eu ces p o ses
d ’u n rom an tism e^ inVInrnhIe. flp fier s fcflvflliers c m -
�L ’I D E E D E S U Z I E
43
va t é s d e h a u t , vê t u s d e p a r d e s s u s à t r ip le s co lle t s
o u d e r o u liè r e s d e co u le u r so m b r e.
« A h ! l ’h e u r e u s e ép o q u e o ù le b o n h e u r n e p o u
va n t vo ya g e r s i v it e s ’a t t a r d a it , s e r e n co n t r a it
a n p e u p a r t o u t !... Q u e ce t a r r ê t e n p le in e ca m
p a gn e m e se m b le ch a r m a n t ... e t m e s h ér o s
s a t is fa it s d u v o y a g e !...
« C a llo t e s t r e p a r t i, i l a em p o r t é m o n r ê v e !...
« L e r o u le m e n t d e la vo it u r e , le t in t e m e n t d es
gr e lo t s q u i s ’é lo ign e n t , m ’o n t r e p r é s e n t é le d é
p a r t d e s b e r lin e s , d e s p o s t illo n s , d e s b e a u x
vo ya g e u r s ...
« E t je m e r e t r o u ve p lu s s e u le en co r e . J e les
r e gr e t t e , je le s p le u r e , je m e for ge? d e s ch im è r e s
p o u r n e p o in t m o u r ir d ’e n n u i e n u n p a y s q u e
je d é t e s t e , en t r e d es g e n s g la cé s , fig é s , q u i n e
co m p r en n e n t r ie n , n e p a r le n t q u e d e ch o s e s q u i
vid en t , q u i p lis s e n t e t fo n t ja u n ir à fo r ce • d ’in ocu le r d e la t r is t e s s e ...
« D e ce q u i fa it la jo ie d e S u z ie , m o i je m e u r s ...
*
■* *
« E e s jo u r s s o n t p lu s lo n g s , l ’h ive r t o u ch e à
s a fin , les co u ch e r s d e s o le il s o n t a d o r a b le s , les
soir ée s t iè d e s é t m es r ê ve s t o u jo u r s s i p a r e ils
q u ’ils com m en cen t à m ’e n n u ye r .
« J e h a is Ca llo t p o u r e m p o r t e r ch a q u e s o ir m a
b e r lin e e t m es h ér os !...
« J e s u is la s s e d e r e s t e r s e u le , a lo r s q u ’e u x t o u
jo u r s s ’en vo n t , m e q u it t e n t , m ’o n t q u it t é e ...
« J e h a is Cr it o u q u e je su r n o m m e « le fr è r e p r ê
ch e u r » p a r ce q u ’il a s a n s cesse a u x lè vr e s d es
p h r a s e s d e m o r a le, d es p r o ve r b e s , d es se n t e n ce s
a u s s i fr o id s , a u s s i t r is t e s , a u ssi « g la s » q u e le
« F r è r e , il fa u t m o u r ir », d es C h a r t r e u x .
« P o u r q u o i e s t - il a in s i q u a n d il m e vo it , e t
p r esq u e g a i lo r s q u ’il e s t a ve c S u zie ?
« P o u r q u o i L a n d e lle e s t -e lle g e n t ille p o u r Su r
zie e t gê n é e , cér ém on ieu se a ve c m o i? ... P o u r q u o i
t o u t ce q u i e s t a ve c S u zie sem b le-t -il êt r e co n t r e
-iioi ? P o u r q u o i lu i d on n e-t -o n r a is o n , à M oi t o u lotir s t o r t ? ...
« P o u r q u o i s e m et -on e n t r e n o u s ? ...
« A q u i a i-je d o n n é le d r o it d e m e j u g e r ? ..,
« J e s u is s e u le ... s e u le ... d ép lo r a b le m e n t s e u le !...
�44
L ’I D É E D E S U Z I E
« E t je p le u r e m a yie q u i s ’en va , m a je u
n e sse , m a b e a u t é in u t ile ...
« M a b e a u t é !...
« Ar r ê t o n s -n o u s à ces m o t s ; il e s t s a ge d e p u i
s e r le s co n s o la t io n s d ’o ù q u ’e lle s vie n n e n t ...
« J e v e u x fa ir e m on p o r t r a it , le m e t t r e d a n s
u n co in d e m a d em eu r e e t l ’y ga r d e r p o u r m o i.
« J e le r e t r o u ve r a i, co n s o la n t e t n a vr a n t t o u t
à la fo is , le jo u r o ù le s r id e s vie n d r o n t ...
« J e s u is jo lie , m ie u x q u e jo lie , je s u is b e lle ,
g r a n d e , d is t in gu é e . M a t a ille e s t m in ce , fin e,
s o u p le , m on t e in t e s t fr a is , b la n c... d u la it !. .. M es
y e u x ... a h ! m es y e u x , je le s a im e !... I ls s o n t
n o ir s , b r illa n t s , lu m in e u x !... D e lo n gs cils le s o m
b r e n t . M e s ch e ve u x s o n t b r u n s d o r és, lé g e r s ...
« M a is à q u o i bon t o u t c e la ? ... Q u i le v o it ? . ..
« M è r e G r o gn o n s e u le p a r fo is s ’écr ie :
« — -J ésu s! vo u s ê t es b e lle com m e la M a d o n e !...
« L a M a d o n e ? ... e n n ich e , a lo r s !... S u r u n a u t e l,
e n t r e d es cie r ge s , d es fleu r s d e p a p ie r s !
« Q u e lle d e s t in é e !...
« J e m e s a u ve lo r s q u e m èr e G r o gn o n m ’a d
m ir e !...
*
* *
ta S u zie jo u e a u b é s igu e a ve c le m a jo r .
« I ls jo u e n t d e l ’a r ge n t , « p o u r le s p a u vr e s , s ’il
vo u s p la ît » !... Q u e lle é d ifica t io n p o u r la p a
r o is s e !...
« T r o is fo is p a r sem a in e , le m a jo r , e n ve n a n t
ch e r ch e r so n co u r r ie r , n e s ’a r r ê t e p lu s a u g u ich e t ,
il fr a n ch it la p o r t e . Ce s jo u r s -là , il a s o in d e n e
p a s a m en er son « cb a ca l » p o u r m é n a ge r le s n e r fs
d e la h u p p e . T o u t e s t p r é vu !...
« — B o n jo u r !... fa it - il ga îm e u t .
« S ’il n e m e vo it p a s , il Sem b le ch e z lu i, il
s ’in s t a lle .
« M ’a p e r ço it - il? ... il p r e n d d es a ir s a la m b iq u é s , il t o u r n e d es p h r a s e s . J e le gê n e , c ’e s t
vis ib le !
« S o u ve n t je le r e ga r d e a ve c u n e fo lle e n vie
d e r a ille r , le p lu s s o u ve n t je m ’é lo ig n e ...
« S u zie e t lu i m ’a ga ce n t a ve c le u r je u , le u r fa
çon d ’a b a t t r e le u r s ca r t e s , le u r s t r io m p h a n t s d e u x
c e n t c in q u a n t e , le u r s jo y e u x c e n t d ’a s , le u r s in
s ip id e s q u a r a n t e ...
�45'
L ’I D Ê E D E v S U Zih ,
« P eu t-on p a s s e r s a vie a in s i e t p a r a ît r a y t r o u
ve r son b o n h e u r !...
« M o i, je com p r en d s le s ca r t e s , m a is a u t r e
m e n t ... c h u t ! p a r lo n s-en t o u t b a s ...
« J e p r e n d s le gr a n d je u e t le d ép lo ie.
« J e s a is ces ch o se s d e p u is q u ’u n jo u r , d a n s
u n e r o u lo t t e , à la fo ir e d e N e u illy , u n e fo r a in e ...
« M a is q u e vo ilà u n m é ch a n t s o u v e n ir !... Ce t t e
fem m e a n n o n ça : u n e m o r t , h é la s !... d e s m a l
h e u r s ... la m is è r e ... T o u t s ’e s t ju s t ifié ...
® P u is q u e les ca r t e s o n t d it vr a i u n e fo is , e lle s
p e u ve n t d ir e vr a i en co r e, e t s i e lle s a n n o n cèr en t
d es t r is t e s s e s , e lle s p e u ve n t a n n o n cer d e s jo ie s .
« M lI° L a n d e lle m ’a s u r p r is e ét en d u e à t e r r e
p r ès d u p o êle, m es ca r t es d e va n t m o i s u r le t a p is .
« C ’é t a it u n jo u r b én i où les ca r t e s m ’a n n o n
ça ie n t d es ch o se s d ’u n e d o u ce u r d e m ie l : u n e
n o u ve lle , u n h é r it a ge , u n m a r ia ge , u n ch a n g e
m en t d e d em eu r e, b ea u co u p d ’a r g e n t ...
« Ce t t e p a u vr e L a n d e lle e n t r e ’.
« J ’a i u n a ga ce m e n t à l ’en t en d r e . J e m e d is :
« E lle a s û r e m e n t le m a u va is œ il ; m a in t e n a n t ,
t o u t es m es ca r t e s vo n t ê t r e m a u va is e s !... »
« J e fa is d e la m a in le g e s t e q u i co n ju r e le
m a u va is s o r t . E n v a in !... L a ca r t e q u i s u it est
u n p iq u e ... p le u r s , ch a g r in s , t r is t e s s e ...
« J ’en é t a is s û r e !
'
« L a n d e lle m e co n s id è r e d e h a u t. E lle sem b le
p r is e d e l ’e n vie d e m e d ir e :
« Vo u s a ve z t o r t , m a d e m o ise lle D ia n e , d e vo u s
o ccu p er a in s i... »
« S i e lle p a r le , je s u is p r ê t e à lu i r ép o n d r e
q u e, m a p e n sio n p a yé e , e lle n ’a p a s le d r o it d e
s ’o ccu p er d ’a u t r e ch o s e ... B a h ! à q u o i b o n ? ...
Su zie en p le u r e r a it , ce s e r a it u n e scèn e !...
« J e p r éfè r e la n ce r à L a n d e lle u n e d e ces én o r
m it és q u i la fo n t fu ir :
“ — L e s ca r t e s , M a d em o ise lle , s o n t m es gr a n d e s
co n fid e n t e s, m ou s e u l s o u t ie n a u x h e u r e s d ’é p r e u
ve s !...
« — P a u vr e e n fa n t !... fa it-elle d ’u n
p it ié.
ton
de
« — E lle s se u le s m ’a id e n t à v iv r e ou à m o u r ir
s u iva n t q u ’e lle s m e d on n e n t e s p o ir ou d é ce p t io n ...
« L a n d e lle a le vé le s b r a s a u cie l e t s ’e s t
s a u vé e !...
�L ’I D Ê E D E S Ü Z I E
'« J ’a î v it e b a la yé s u r le s e u il d e 111a d em eu r e,
la t r a ce la is s é e p a r se s ch a u s s u r e s . M a is le ch a r m e
é t a it r om p u . M es ca r t es n ’o n t p lu s é t é q u e d es
p iq u e s ou d e m a u d it s ca r r e a u x .
*
❖ *
« L e s ca r t e s m e m e n t e n t , co m m e tes r êve s. C e
q u ’e lle s d is e n t , e lle s le co n t r e d is e n t ... je n e sa is
q u e cr o ir e , q u ’e s p é r e r ... je m ’e n n u ie à m o u r ir ...
« A ... m o u r ir !... »
VIII
« M a p a u vr e m a m a n , com m e il fa u t q u e je d is e
à q u e lq u ’u n ce q u i m e go n fle le cœ u r , ce q u e je
n e p u is d ir e à p e r so n n e ; com m e je n e p u is écr ir e
u n jo u r n a l q u e q u e lq u e jo u r on d é co u vr ir a it , je
vo u s é cr is , a s s is e s u r m o n lit , d er r iè r e vo t r e p a
r a ve n t b r och é q u i m e fa it , d a n s la ch a m b r e d e
D ia n e , com m e u n e p e t it e ch a m b r e.
« M a m a n , je s u is s i t r is t e , s i t r is t e !...
« D ia n e n e m ’a im e p lu s !...
« J 'e n a i t a n t d e p e in e q u e s i ce n ’é t a it la p r o
m esse q u e je vo u s a i fa it e d e n e ja m a is la q u it t e r ,
je vo u s d em a n d e r a is d e m e r a p p e le r à v o u s !...
« M a m a n , D ia n e n e m ’a im e p lu s !...
« J ’a i lo n gt e m p s h é s it é à le cr o ir e ; m a in t e n a n t ,
je le sen s b ie n .
« N i le s b o n t és, ce p e n d a n t b ie n gr a n d e s , d e
M d e Cr it o n , n i ce lle s d e M 110 L a n d e lle n e
p e u ve n t m e co n s o le r d e vo ir D ia n e n e p lu s
m ’a im e r ...
« L ’a u t r e s o ir , D ia n e m ’a ' s u r p r is e en la r m es.
« — Q u ’a s - t u ? m 'a -t -e lle d it .
« S a vo ix é t a it p lu s d o u ce q tie d ’h a b it u d e ;
j ’a i s e n t i m ou cœ u r se go n fle r d ’u n p e u d ’e sp o if
e t j ’a i cr ié :
« — D ia n e ... D ia n e , je t ’en s u p p lie ... a im em o i... a im e -m o i... n e m ’a b a n d o n n e p a s !...
« E lle a r é p liq u é , r a ille u s e :
« — T ’a im e r ? ... Q u ’est -ce q u e je fa is d o n c? ...
T ’a b a n d o n n e r ? E s t -ce « ju e j ’y s o n g e ? ...
« — T u i n ’ftiin es, o u i... t u e s là ... m a is si p e u ...
&i p e u ...
e — S i p e u ? ... je n e co m p r en d s p a s !...
�iV ID E E D E S U Z IE
47
« — T u n e co m p r en d s p a s ? ... je v a is t ’e x
p liq u e r ...
« E lle m ’a in t er r o m p u e vive m e n t .
« — Q u e va s -t u m e d ir e ? ... d es r e p r o ch e s ? ...
« — N o n , D ia n e , é co u t e-m o i...
« — D es r ep r o ch es q u e t ’o n t so u fflés d es ge n s
q u i t e m o n t e n t co n t r e m o i? ... la iss e-m o i en p a ix ,
t a is -t o i !...
« — D ia n e , je t ’e n p r ie ... éco u t e -m o i... je m e
p la in s d e ... d e ...
« E t j ’a i ch e r ch é à le lu i d ir e ; m a is , a u x p r e
m ie r s m o t s , e lle s ’e s t fâ ch é e , e lle m ’a t r a it é e d e
« p e t it e fille d é r a is o n n a b le ch ez la q u e lle on s ’a t t a
c h a it à d é ve lo p p e r u n e s e n t im e n t a lit é b ê t e ... *,
e lle m ’a fa it t a ir e , e lle n e m ’a p a s co m p r is e ...
« Alo r s , m a m a n , c ’e s t à vo u s q u e je v a is d ir e
ce q u e j ’a u r a is d it à D ia n e.
« D ia n e e s t p r ès d e m oi e t je s u is p r è s d ’e lle ;
» la is , en t r e e lle e t m oi, q u e lq u e ch ose e x is t e q u i
n ou s s ép a r e b ie n r é e lle m e n t sa n s ce p e n d a n t n ou s
sép a r er .
« I m a gin e z-vo u s , m a m a n , u n e gr a n d e vit r e , u n e
gla ce t r a n s p a r e n t e e t d u r e a u t r a ve r s d e la q u e lle
je la vo is s e m o u vo ir , a g ir co m m e j ’a p e r ce vr a is ,
a u t r a ve r s d u ca r r e a u d ’u n e fe n ê t r e , u n e p er so n n e
é t r a n gè r e .
« Co n t r e ce t t e g la ce , je m e b r ise t o u t e n t iè r e ,
et a ve c m oi se b r is e n t a u s s i ces m ille r ie n s in e x
p r im a b le s e t d o u x q u i vie n n e n t d u cœ u r e t q u i
a id e n t t a n t à vivr e .
« M a m a n , il fa u t q u e vo u s m ’a id ie z à r o m p r e
ce t t e g la c e !...
« S o u ve n t , je vo is D ia n e e n n u yé e , la s s e , d é go û
t é e ... je vo u d r a is a lo r s m e r a p p r o ch e r d ’e lle , la
r a iso n n er , lu i d ir e d ’a vo ir co n fia n ce e n m o i ; on
sou ffr e m o in s à d e u x d ’u n e gr a n d e p ein e.
« S ’i l m ’a r r ive d e lu i s a u t e r a u co u , d e l ’em
b r a sser , je la sen s a u s s it ô t se r a id ir .
« — D ia n e , q u ’est -ce q u e t u a s ? ...
« C ’est, t o u t m on cœ u r , m a m a n , cr o ye z-le , q u i
cr ie ve r s e lle . '
« — Ce q u e j ’a i? ... r ie n ... N e t ’o ccu p e d o n c p a s
d e m oi, n e m ’e n n u ie p a s,, je d é t e s t e ê t r e e n n u yé e !...
« E lle se d é ga ge . E lle m e r ep o u sse. E U '' s ’éîo ig t t e ..* .
*,
®
•r a Au s s i, m a m a n , ce s o ir , com m e: t a n t d ’a u tr e»
�48
L ' I D E E D E S U Z IE
s o ir s , là , d er r iè r e le p a r a ve n t , s i p r ès d e m oi et
ce p e n d a n t s i lo in , D ia n e va , vie n t , s ’a cco u d e à la
fe n ê t r e , e u s o r t , p u is y r e vie n t ...
« L a n u it e s t d ou ce, p a r s e m é e d ’é t o ile s , D ia n e
e s t n e r ve u s e , in q u iè t e , je cr o is m êm e q u ’e lle
p le u r e ...
« E lle p le u r e , e t je n e p u is r ie n p o u r la co n s o ler .
« L ’h ive r e s t fin i, c ’e s t le p r in t e m p s , le s jo u r s
lo n g s , b e a u x, e n s o le illé s , le s jo u r s co m m e ce u x
o ù le s ch a n t s d es o is e a u x , les fleu r s q u i p o u s
s a ie n t , le b on a ir q u i p a s s a it vo u s fa is a ie n t d ir e :
« S u zie , d e a r e s t , 011 v it m ie u x a u jo u r d ’h u i !. . . »
Ap r è s u n lo n g h ive r so m b r e , ces jo u r s n ou s s o n t
v e n u s !... E t j ’en jo u is p a r ce q u ’ils m e p a r le n t
d e vo u s , s a n s t r is t e s s e , p a r ce q u e je vo u s sen s
a u t o u r d e m oi d a n s t o u t ce q u e vo u s a im ie z, d a n s
le s o is e a u x q u i ch a n t e n t , d a n s le s fleu r s q u i
p o u s s e n t , d a n s le b on ve n t q u i p a s s e !... P a r ce q u e
je vo u s r e t r o u ve a u s s i d a n s t o u t ce q u i in ’a r r ive
d e b o n , d ’h e u r e u x, d a n s t o u t ce q u i m ’a id e à
viv r e , à m e co n s o le r d e n e p lu s vo u s a vo ir p r ès
d e m o i.
« O u i, m a m a n , je vo u s r e t r o u ve d a n s les
r e ga r d s a ffe ct u e u x q u ’o n t p o u r m oi M 1'0 La n d e lle
e t M . d e Cr it o n , d a n s le u r s p a r o le s , e t s u r t o u t
d a n s l ’o r gu e ille u s e s a t is fa ct io n q u ’ils s e m b le n t
é p r o u ve r t o u s d e u x ch a q u e fo is q u ’ils vo ie n t en
m oi u n p r o gr è s d e p lu s ...
« C a r je va is m ie u x , m a m a n ; je m e r ed r e sse,
je m a r ch e , je m e sen s p lu s fo r t e. S i vo u s p o u ve z
m e vo ir , vo u s d e ve z en. êt r e h e u r e u s e !...
« E t ce la , M . d e Cr it o n m e le r ép è t e s a n s cesse ,
s û r a in s i d e m e fa ir e p r en d r e s o in d e m o i, d e m e
p o u s s e r à a va le r d es r em èd es, d e m ’a m en e r à
a cco m p lir d es m ir a cle s ...
« E h ! m on D ie u , m a m a n , en p e n s a n t à vo u s ,
a ve c lu i, je cr o is q u e j ’en fe r a is , d es m ir a cle s , il
e s t s i b on , si p a r fa it e m e n t b on !...
« C ’é t a it le p lu s je u n e m a jo r d e l ’a r m ée e t
u n si b on officier . Il a eu 1111 gr a n d ch a g r in , sa
d é m issio n a s u ivi u n co u p d e t ê t e. Q u i e st -ce q u i a
p u a vo ir le co u r a ge d e lu i fa ir e t a n t d e p e in e ?
Q u a n d j ’y p e n se , ce la m e ser r e le c œ u r !...
« C ’e s t le ch a g r in d e son c h a g r in , e t p eu t -êt r e
p lu s en cor e ce lu i d e so n ir r é p a r a b le co u p d e t ê t e ,
q u i l ’o n t v ie illi.
�L ’I D E E D E S U Z I E
49
« Ce p e n d a n t , à le b ien r e ga r d e r , ses y e u x o n t
u n r e ga r d je u n e , so n r ir e n ’e s t p a s ce lu i d ’u n
vie illa r d , e t l ’on d ir a it ses ch e ve u x p lu t ô t p o u d r és
q u e b la n cs . D e fa it , il n ’a q u e q u a r a n t e -d e u x a n s ...
« I l n e ve u t p a s q u ’on lu i d is e ces ch o se s. I l
y a d es ge n s q u i a im e n t à se r a je u n ir ; lu i ve u t
êt r e vu vie u x , t r è s vie u x .
« — Ch a cu n a ses m a n ies ! d écla r e-t -il*
« E t i l a jp u t e :
te — J ’e n a i b ie n d ’a u t r e s !...
« — Q u e lle s s o n t - e lle s ? ...
« L ’a u t r e jo u r , il p le u va it à t o r r e n t s , il s ’e s t
a t t a r d é a u b u r e a u e t j ’ai p a ssé t o u t ce t e m p s à
le t a q u in e r , p o u r t â ch e r d e le s d e vin e r , « ses
m a n ies ».
« Il se p r ê t a it à ce t t e m a n ièr e d e co n fe ssio n ,
m a is D ia n e e s t en t r ée e t je n ’a i p lu s r ie n su .
« A h ! m a m a n , s i en t r e D ia n e et m oi il y a
u n e g la ce , e n t r e M . d e Cr it o n e t D ia n e ce t t e
gla ce se d o u b le d ’u n r id ea u .
« M a is, en vo u s p a r la n t d u m a jo r , j ’o u b lie q u e
j ’a i en cor e à vo u s p a r le r d e D ia n e.
“ D e p u is q u e vo u s n ’êt es p lu s là , en D ia n e
s ’a ffir m e le d é s ir q u i vo u s t o u r m e n t a it s i fo r t :
e lle ve u t q u it t e r S a vign o n ...
« N o u s som m es s i b ien ic i, n o u s p o u r r io n s y
êt r e s i h e u r e u s e s , p o u r q u o i D ia n e n e p e u t -e lle se
r éso u d r e à e s s a ye r d e ce b o n h eu r ?
« L ’h ive r s 'e s t p a ssé , a t t r is t é p o u r m oi p a r la *
cr a in t e d e ce d é p a r t . M a in t e n a n t , ch a q u e jo u r ,
cet t e cr a in t e g r a n d it ; D ia n e p a r le d e q u it t e r
S a vign o n com m e d ’u n e ch o se t r è s p r o ch a in e ...
« — O ù ir o n s - n o u s ? ...
« — J ’a i m on id é e !... r ép o n d -elle.
« E t je m ’e ffr a ye q u a n d je r e ga r d e D ia n e , p a r ce
q u e, ce t t e id é e r e d o u t a b le , je la d e vin e , là , d er r iè r e
son fr o n t , y cr e u s a n t ce p li d u s o u r cil q u i vo u s
fa is a it d ir e : « I l y a u n e om b r e d a n s la v ie d e
D ia n e . »
« O h ! o u i, m a m a n , il y a u n e o m b r e q u i s ’ét en d
ju s q u ’à m oi e t m e ca ch e le s o le il, le b on e t ch er
s o le il q u e M " 0 L a n d e lle e t le m a jo r s 'e ffo r ce n t d e
fa ir e r a yo n n e r s u r m o i...
« M a m a n , com m e je vo u s a i d em a n d é d e m ’a id er
à b r is e r la gla ce q u i m e sép a r e d e D ia n e , je vo u s
d em a n d e d e d is s ip e r fcette om b r e.
�5°
a , ’ID E E
D E S U Z IE
« E t p o u r ce la , je vo u s en p r ie , e n le ve z à D ia n e
l ’id ée d e ce d é p a r t !...
« S i, ce p e n d a n t , vo u s y vo ye z le b o n h eu r d e
D ia n e ... A h ! s i s u r t o u t D ia n e p e u t , e n le fa is a n t ,
m e r e ve n ir , n ’éco u t ez p a s m a p r iè r e , fa vo r ise2
ce vo ya g e ... D on n ez-m o i s e u le m e n t le co u r a ge
d ’a cco m p lir m on d e vo ir , t o u t m on d e vo ir , q u o i
q u ’il p u is s e m ’e u c o û t e r !...
« D ia n e vie n t d e se cou ch er .
« Q u a n d e lle d o r m ir a , j ’ir a i ju s q u ’à la fen êt r e,
q u ’e lle a o u b lié d e fer m er , e t je d é t r u ir a i m a
le t t r e en m ’im a g in a n t vo u s l ’e n vo ye r ... d e la s e u le
p a u vr e p e t it e fa ço n b ie n e n fa n t in e q u e j ’a i d é
co u ve r t e p o u r m e r a p p r o ch er d e v o u s !...
« M a m a n , j ’a im e D ia n e , fa it es-m o i a im e r d e
D ia n e ; m a m a n , j ’a im e S a vig n o n , fa it e s -lu i a im er
S a v ig n o u !...;
« M a m a n , p u is q u e vo u s n e m ’a ve z p a s fa it
m o u r ir d e vo t r e m o r t , b é n is s e z ce u x q u i m ’o n t
a id é e à r e t r o u ve r le co u r a ge d e v iv r e : M 110 La n d e lle , s i b on n e ; le p a u vr e m a jo r , q u ’o n a r en d u
s i m a lh e u r e u x !...
« Ad ie u , m a m a n , a d ie u !... »
E t S u zie se lè ve a ve c e t lo r t , — b ien d es m o u
ve m e n t s lu i s o n t p é n ib le s en co r e , — p r en d sa
le t t r e é cr it e s u r d es fe u ille s lé gè r e s e t t r a n s p a
r e n t e s, e t s ’a p p r o ch a n t d e la fe n ê t r e , s a b o u gie
à la m a in , e lle les a llu m e u n e à u n e.
F la m b a n t , n o ir cie s , s t r ié e s d e p o in t s r o u ge s , les
fe u ille s s ’e n vo le n t s o u le vé e s , p o r t é es d e ci d e là
p a r le ve n t d u s o ir ...
E t S u zie le s r e ga r d e fu ir , so u r ia n t e .
P u is , a p a is é e , e lle r e vie n t ve r s son lit , et ,
s ’é t en d a n t ga u ch e m e n t , e lle jo in t les m a in s , m u r
m u r e u n e p r iè r e e t n e t a r d e p a s à s ’en d o r m ir .
I X
— L e cie l e s t si b le u , D ia n e s i e n n u yé e et la
r ou t e si b e lle , q u e j ’a i t o u jo u r s p e u r q u e D ia n e
n e la p r en n e e t n e la s u iv e t o u t d r o it d e va n t e lle .
— J u s q u ’à P a r is ? ... r a illa d o u cem en t le m a jo r ;
r a ssu r ez-vo u s, m a d em o iselle S u zie , je n e vo is r ie n
d a n s les go û t s d e vo t r e s œ u r q u i p u isse légit im er
u n e se m b la b le in qu iétu de.'
�V I D E E D E S U Z IE
5i
•— Ce p e n d a n t , je vo u s a s s u r e q u ’à l ’e n t en d r e
p a r in s t a n t s ...
— On n e fa it h e u r e u s e m e n t p a s t o u t ce q u e l ’on
d it ... et je n e cr o is p a s q u ’u n v o ya g e a in s i fa it
à la m a n ièr e d u J u if- E r r a n t ser a son id é a l!...
S u zie h o ch a la t ê t e e t p o u r s u ivit à v o ix b a sse :
— P u is , s i vo u s s a vie z, M o n sie u r , co m m e D ia n e
e s t d u r e p o u r M lie L a n d e lle 1... A h ! u n jo u r ou
l ’a u t r e , e lle se la s s e r a d e n o u s a vo ir e t il n o u s
fa u d r a p a r t ir ... t o u t q u it t e r !...
— N ’a ye z n u lle cr a in t e .
— D ia n e e s t s i q u e r e lle u s e , e lle a d e s m o t s si
b le s s a n t s ... e lle a t o u r m e n t é M “° L a n d e lle p o u r
a ccep t er ce t t e p e n sio n
M n° L a n d e lle y co n sen t
a ve c u n e p e in e p r o fo n d e ... D ia n e e n e s t fu r ie u s e .
— J e s a is ... je s a is , n e vo u s t o u r m e n t e z p a s !...
— I l fa u d r a it ê t r e s a n s cœ u r i>our n e p a s s 'e n
t o u r m en t er , p o u r éco u t e r sa n s fr é m ir le s a llu s io n s
d e D ia n e , se6 r é fle xio n s in ju s t e s ...
— La is s e z- la d ir e !...
— Ava n t - h ie r , e lle a fa it p r e sq u e u n e s cè n e ...
La is s e z- la fa ir e !...
E t , e n s o r t a n t d e t a b le , co m m e j ’a id a is
M 11« L a n d e lle à t r ie r le co u r r ie r , la p a u v r e fem m e
s e s t m is e à p le u r e r p a r ce q u e je lu i d e m a n d a is
d e m e p a r d o n n er le m a l q u e lu i fa it D ia n e .
E lle p le u r a it s a n s d o u t e d e vo t r e p ein e.
M llc L a n d e lle e s t b ien a u -d e ssu s d e s ... d es im p a
t ien ces q u e p e u t a vo ir vo t r e soeu r ...
_— A h ! M o n s ie u r , s i ce n ’é t a ie n t q u e d es im p a
t ien ces !... C e s o n t d es im p e r t in e n ce s q u i d u r e n t
d u m a t in ju s q u ’a u soir .
— Q u ’e s t c e la ? ...
■
— P r e s q u e d es ¡gr ossièr et és...
— M 110 L a n d e lle a u n e â m e t r è s h a u t e q u i n e se
d ét o u r n e p a s d e ce q u ’e lle ve u t p o u r d es vé t ille s .
M 11“ L a n d e lle s ’e s t t r a cé e u n e lig n e d e co n d u it e :
ce q u e p o u r r a d ir e ou fa ir e vo t r e s œ u r n e la lu i
fe r a m o d ifier en r ie n ... a u co n t r a ir e .
— A u c o n t r a ir e ? ...
— P lu s vo t r e s œ u r p a r a ît r a d é r a is o n n a b le , p lu f
M 110 L a n d e lle s e n t ir a com b ien vo u s a u r e z b esoin
d ’a p p u i, e t p lu s e lle s ’effo r cer a d ’êt r e cet a p p u i.
— Vo u s p e n se r ie z ce r t a in e m e n t a in s i, M o n sie u r ,
lit S u zie p r o fo n d ém e n t ém u e , m a is la p a u vr e
M “° La n d e lle , q u ’est -ce q u i l ’y o b lig e ? ...
�5*
L ’I D É E D E S U Z I E
L e m a jo r in t e r r o m p it , t a q u in :
— E t q u ’est -ce q u i m ’y o b lig e r a it ? ...
— Vo u s ? ... o h ! v o u s !... co m m en ça -t -elle.
P u is e lle se t r o u b la e t fin it p a r b a lb u t ie r :
— J e n e p u is ja m a is m e .figu r er q u e vo u s n ’êt es
r ien p o u r n o u s ...
— Co m m en t , m a d e m o iselle S u zie ? u n vie il a m i
t r ès d évo u é n ’e s t d ou e r ien p o u r v o u s ? ...
—' O u i. .. s i... je m ’e x p liq u e m a l! b a lb u t ia -t -e lle .
E t le m a jo r r e ve n d iq u a ga îm e n t ce t it r e d e
vie il a m i e n é n u m é r a n t d r ô le m en t le s d r o it s et
le s p r ivilè g e s .
Sé p a r é s d e la gr a n d e r o u t e p a r u n e h a ie d ’a u
b ép in e, le m a jo r e t S u zie ca u s a ie n t , a s s is à
l ’om b r e d es ch ê n e s q u i e n t o u r a ie n t le r e la i d u
cô t é d e l ’o u e st .
L e t e m p s é t a it cla ir . L a vu e s e p e r d a it d a n s d es
lo in t a in s em b r u m é s. L e s P yr é n é e s fe r m a ie n t l ’h o r i
zon d ’u n e lig n e va p o r e u s e , p r esq u e t r a n s p a r e n t e .
Ce n ’é t a ie n t q u e b r u it s lé g e r s : b o u r d o n n e
m en t s d ’in s e ct e s s u r l ’a u b é p in e , fr é m is s e m e n t s d e
fe u ille s d a n s le s ch ê n e s , sifflem en t s d e m er les ;
en b a s , à S a vig n o n , le h e u r t d ’u n m a r t e a u s u r
u n e e n clu m e , u n ch a n t d e p â t r e , u n a b oi d e ch ie n ,
t r o is co u p s son n é s le n t e m e n t p a r u n e h o r lo ge ...
E t ces b r u it s n a is s a ie n t , m o u r a ie n t , t r o u b la n t à
p e in e le s ile n ce , s e m b la n t en a u gm e n t e r la q u ié
t u d e e t la p a ix ...
P o u r co u p e r co u r t a u x a n xié t é s d e S u zie ,
M . d e Cr it o n r a co n t a it u n e m é s a ve n t u r e a r r ivé e
à « Yo », u n m é fa it co m m is p a r M or la clc ; m a is ,
s i d ’h a b it u d e la p e t it e in fir m e r ia it d e ces ch o se s,
a u jo u r d ’h u i r ien n e p a r ve n a it à ch a s s e r d e ses
y e u x ce t t e im p r e s s io n d ése n ch a n t é e q u e le m a jo r
n ’y vo ya it ja m a is sa n s in q u ié t u d e .
— O n p o u r r a it ê t r e s i h e u r e u x, ce p e n d a n t , s i
h e u r e u x !... m u r m u r a -t -e lle t o u t à co u p d ’u n e
vo ix la s s e ; il fa it s i b e a u , l ’a ir e s t s i b o n , le
s o le il d on n e t a n t d e fo r ce !...
— P o u r q u o i n e s e r ie z-vo u s p a s h e u r e u s e ?
q u ’est -ce q u i vo u s em p êch e d e l ’ê t r e ? ...
Le s y e u x d e la fille t t e s ’e m p lir e n t d e la r m e s ...
A h ! t a n t , t a n t d e ch o se s l ’e m p ê ch e n t d ’êt r e h e u
r eu se, d es ch o se s q u i, p e u à p e u , se r é vé la n t à
e lle , s ’a jo u t e n t à d ’a u t r e s q u ’e lle n e p e u t d ir e ,
m êm e a ” m a jo r ... s u r t o u t à lu i, p e u t - ê t r e !...
�1 / I D Ï i E D E S U Z IE
53
E lle n e r ép o n d p a s. 11 la gr o n d e :
— Vo u s d it e s q u ’il fa it b ea u , q u e le s o le il est
b on , q u e l ’a ir d on n e t a n t d e fo r ce : p o u r q u o i
n e jo u is s e z-vo u s p a s d e ces d o u ce u r s ... L e b o n h eu r
co n s is t e s u r t o u t d a n s le b on a ccu e il fa it à ce q u i
vie n t ve r s n o u s à ch a q u e h eu r e, à ch a q u e m in u t e
d e n o t r e e x is t e n ce ... Le s évén em en t s s e t r a n s
fo r m en t s u iva n t q u ’on le u r fa it ljou ou m a u va is
vi,sage. P r en d r e l ’om b r e q u e je t t e en n o u s la p e n
sée d ’u n ch a gr in p o u r ce ch a g r in lu i-m ê m e est
m a lfa is a n t , a ffa ib lis s a n t ...
S u zie , les y e u x a u lo in , n e s em b le p a s e n
t en d r e.
a— Vo u s n e m ’écou t ez p a s , je s u is fâ ch é , t r è s
fâ ch é !... fa it le m a jo r d ’u n e v o ix gr o n d eu se .
«Suzie p r o t e s t e m o llem en t .
Q u ’a va it - e lle a u jo u r d ’h u i p o u r n e jo u ir n i d u
b ea u t e m p s , n i d u b ea u cie l, n i d u p r in t e m p s ,
n i d e ce q u i é t a it le m e ille u r d e s a vie : d e la
p r ésen ce d u m a jo r ? ...
E lle se le d e m a n d a it , n e t r o u va it r ien à r é
p on d r e. D ia n e s u r vin t et la t ir a d e p ein e.
E lle s ’a va n ça it ve r s e u x , r a yo n n a n t e d e je u n esse ,
d e, fr a îch e u r . Vê t u e d e n o ir , e lle r o u la it co q u e t
t e m e n t d u b o u t d es d o igt s le m a n ch e d ’u n e om
b r e lle m a u ve o u ve r t e s u r son é p a u le .
— Vo u s flir t e z? ... d it - e lle , m o q u eu se.
L e m a jo r r é p o n d it s è ch e m e n t :
1 N o u s p h ilo s o p h o n s .
A h ! p a r d o n ... c ’e s t vr a i !... r é p liq u a -t -elle
a s s e z m éch a m m en t , a ve c S u zie ou n e p e u t q u e
p h ilo s o p h e r .
E t , ch a n t o n n a n t , s a n s vo ir le s la r m e s q u e sa
r é fle xio n a va it fa it m o n t er a u x y e u x d e s a s œ u r ,
e lle s ’a va n ça ve r s la h a ie e t r e ga r d a s u r la r ou t e.
R ie n n ’y ve n a it q u ’u n p e u d e ve n t ca r e s s a n t
l ’h er b e d es fo s s é s , in clin a n t d u m êm e cô t é les
p e u p lie r s d on t la lo n gu e t h é o r ie se p e r d a it là -b a s,
t r ès lo in ; r ie n n ’y p a s s a it q u e d e t e m p s en
t e m p s u n e co lo n n e d e p o u ssiè r e , t o u r b illo n lé ge r
s ’e n le va n t , vir e vo lt a n t p o u r s ’e n fu ir a u m o in d r e
sou ffle, la is s a n t d e son p a s s a ge u n fin p a r fu m d e
va n ille .
— T ie n s ! fit D ia n e , on en t en d u n e vo it u r e ... d es
gr e lo t s ...
S u zie r e ga r d a it t o u jo u r s l ’h o r izo n a ve c, d a n s
�L ’I D É E D E S U Z 1 K
ses y e u x d ’a m b r e cla ir , la m cm e e xp r e s s io n
so u ffr e t e u se ; le m a jo r m o r d illa it s a m o u s t a ch e ,
t o u r m e n t é d e r e t r o u ve r d a n s le r e ga r d d e S u zie
;e t le e xp r e s s io n .
N i l ’u n n i l ’a u t r e n e r é p o n d ir e n t .
D ia n e p o u r s u ivit :
— Ce n e s o n t p o in t le s s o n n a ille s d e C a llo t , n i
le r o u le m e n t d e s a gu im b a r d e ... Q u ’e st -ce q u e
j ’a p e r ço is a u h a u t d e la c ô t e ? ... Ve n e z d o n c vo ir ...
E s t -ce q u e le b on v ie u x t e m p s r e s s u s cit e ? ...
E s t -ce q u e le r e la i v a r ep r en d r e v ie ? ... D e u x ch e
v a u x a t t e lé s e u p o s t e ... d es gr is -p o m m e lé s a vec
d es q u eu es d e r en a r d a u fr o n t a il... u n p o s t illo n !
Ve n e z d o n c vo ir ... m e d ir e s i je n e r ê ve p a s , si
je n e d e vie n s p a s fo lle !
L a n o u ve lle é t a it su r p r e n a n t e .
N i le m a jo r n i S u zie n ’a cco u r u r e n t p o u r t a n t .
P e n ch é e s u r la h a ie q u ’e lle d o m in a it d e sa t a ille
m in ce, D ia n e r e ga r d a it a vid e m e n t .
U n e vo it u r e ve n a it , u n e Vict o r ia à t r a in ja u n e .
E t , d a n s la Victoria, é t a ie n t u n e n o u r r ice , u n e
b on n e a n g la is e , t r o is b éb és, u n e je u n e fem m e.
L a Vict o r ia s ’a r r ê t a d e va n t le b u r e a u d e p o st e.
L a je u n e fem m e d e s ce n d it e t o r d o n n a :
— F a it e s m a r ch e r le s b éb és p e n d a n t q u e
j ’e n t r e ici.
E t D ia n e v it d escen d r e , p u is d é file r d e va n t e lle
u n e n o u r r ice vê t u e d e g r is d o n t l ’a m p le p è le r in e
et la co u r o n n e en r u b a n n ée a cce n t u a ie n t l ’a ir p o m
p e u x a ve c le q u e l e lle p o r t a it , e n se b a la n ça n t d e
d r o it e e t d e g a u c h e d ’u n p a s r é g u lie r , m a je s t u e u x ,
u n s u p er b e p ou p on co u ve r t d e b r o d er ies e t d e
d e n t e lle s ; p u is u n e b on n e a n g la is e , a u x ch e ve u x
a r d e n t s , a u t e in t b r o u illé d e t a ch e s d e so n , d o n t
la r ob e d e p iq u é b la n c fo r t e m e n t e m p esé e a va it
p r is eu vo it u r e d es p lis d is g r a cie u x . L ’a n g la is e
d o n n a it la m a in à u n p e t it ga r ço n d e t r o is a n s
vê t u d ’u n co s t u m e m a r in a u p a n t a lo n la r g e e t
lo n g.
U n a u t r e g a m in , vê t u d e m êm e , co u r a it eu
a va n t
La Vict o r ia s u iv a it a ve c d e s r e fle t s d e s o le il d a n s
ses ve r n is , d a n s son n ic k e l, d es é t in ce lle m e n t s
d a n s les h a r n a is d es c h e v a u x , d a n s les b o u t o n s
ilor és d e la co u r t e ve s t e d u b ea u p o s t illo n . E n
sem b le d e lu x e , vis io n d ’é lé ga n ce , q u i, a p r è s a vo ir
�L ’I D É E D E S U Z I E
55
a r r a ch é d es p h r a s e s e n t h o u s ia s t e s à D ia n e , la la is
s a it m u e t t e d ’a d m ir a t io n .
Lo r s q u e le p lu s gr a n d d es p e t it s ga r ço n s p a s s a
d e va n t e lle , l ’a n gla is e le r a p p e la e t d it , g r o n
d eu se :
— C ’e s t t o u t à fa it im p o li d e n e p a s t ir e r vo t r e
ch a p e a u d e va n t la jo lie y o u n g la d y , W i lly ? . . .
W illy ob éit .
D ia n e lu i r e n d it son s a lu t e n s ’é cr ia n t :
— Vie n s d on c vo ir , S u zie , ces a m o u r s d ’e n fa n t s !
S u zie a d o r a it le s e n fa n t s ; ce t t e fo is , e lle vin t
a u s s i se p e n ch er s u r la h a ie .
W illy vo ya n t a p p a r a ît r e u n e seco n d e y o u n g
la d y e n le va u n e secon d e fo is so n gr a n d ch a p e a u .
P u is , a p e r ce va n t u n e t r o is iè m e p e r so n n e, u n m o n
s ie u r à l ’a ir s é vè r e , — b ie n q u ’il n ’a im â t p o in t
le s m e s s ie u r s à l ’a ir sé vè r e , — il l ’e n le va en co r e.
E t , t o u t à co u p , e n t r a în é p a r l ’e x e m p le , l ’a u t r e
p e t it ga r ço n vo u lu t a u s s i s a lu e r le s « y o u n g la
d ies » e t « le m o n sieu r à l ’a ir sévèr e ». S ’a r r a ch a n t
d es m a in s d e l ’a n g la is e , il a cco u r u t , e n le va son
ch a p e a u e t l ’a g it a p a r t r o is fo is , s i d r ô le m e n t q u e
t o u s s e m ir e n t à r ir e , m êm e le m a jo r , m êm e la
gr o s s e n o u n o u , m êm e le co ch er q u i a r r ê t a ses
c h e va u x p o u r m ie u x vo ir .
J a lo u x d u s u ccè s d e son fr èr e, l ’a în é d es p e t it s
ga r ço n s s e ca m p a a u s s it ô t d e va n t la h a ie e t com m eu ça d ’u n a ir im p o r t a n t :
— I l s ’a p p e lle B o b y ; j ’ai s ix a n s ; ,lu i en a
t r o is ; il e s t p e t it ; m oi. je s u is gr a n d , je « ft t p p e lle
W illy ..,
M a is l ’a u t r e p e t it ga r ço n vo u lu t p a r le r a u s s i :
— I l y a a u s s i M ik y , il e s t a ve c n o u n o u , il
n e s a it p a s m a r ch er .
L ’a în é r e p r it :
— B e lla , e ’e s t n o t r e a n g la is e ; e lle e s t t o u jo u r s
a ve c n ou s. P a p a s ’a p p e lle G e o r g e s ... le co ch er
Alb e r t , le s ch e va u x Co s a q u e e t T a r t a r e .
— E t vo t r e m am an .? fit S u zie , t r ès a m u sée.
— M a m a n s 'a p p e lle J e a n n e ou b a r o n n e ... M a is ,
q u a n d il n ’y a p er so n n e q u e YVilly e t Bo b y q u i
jb u e n t s u r le t a p is , p a p a l ’a p p e lle N i n o n !
E ffr a yé e p a r l ’a llu r e d e co n fid en ce q u e p r e n a it
la co n ve r s a t io n , l ’a n gla is e se p r é cip it a ve r s les
p e t it s ga r ço n s .
Ttell* m a d a m e la b a r o n n e s e r a t r è s fâ ch é e ;
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L ’I D É E D E S U Z I E
e lle r eco m m a n d e d e 11e p a s la is s e r p a r le r le s en
fa n t s a ve c d es p e r so n n es q u ’on n e co n n a ît p a s,
gr o n d a la n o u r r ice en s 'é lo ig n a n t a ve c u n b a la n
ce m e n t d e ju p e e t d e p è le r in e d e p lu s en p lu s
m a je s t u e u x.
D u m êm e a ir d é s a p p r o b a t e u r , le co ch er fît
r e p a r t ir ses c h e va u x e t l ’a n g la is e , ép er d u e, e s s a ya
d ’e n t r a în e r les en fa n t s .
A ce m o m e n t , la je u n e fem m e s o r t it d u b u r e a u
d e p oste.
As s e z gr a n d e , n n p e u r o n d e, a ve c, so u s u n t o u t
p e t it ch a p e a u , d es ch e ve u x d ’u n b lo n d fa u ve ;
t r è s jo lie , t r è s fr a îch e d a n s u n e r ob e d e lin o n
ve r t , e lle d a r d a a u t o u r d ’e lle d es r e ga r d s q u ’u n
s a va n t co u p d e cr a yo n fa is a it ét o n n és e t ca n d id e s.
« T ie n s !... » fit le m a jo r , ch e r ch a n t à se d is s i
m u le r p a r u n b r u s q u e r e cu l.
M a is la je u n e fem m e l ’a v a it a p er çu .
S a n s h é s it a t io n , e lle s ’a va n ça en m o n o lo gu a n t •.
« C ’e s t H e n r i d e Cr it o n ... c ’e s t lu i ou je r ê ve ...
J e n e r ê ve p a s, c ’e s t lu i!... »
— B o n jo u r ! fit -e lle d ’u n a ir d é g a g é ; vo u s n e
m e r eco n n a is sez p a s ? ...
L e m a jo r s a lu a e t , sa n s e m p r e ssem en t , p a r u n e
b r èch e d e la h a ie d e scen d it s u r la r o u t e.
— P a r fa it e m e n t , b a r o n n e, je vo u s r e co n n a is !
fit -il.
E t il a jo u t a d ’u n e v o ix g la cé e , en a p p u ya n t
s u r le s p in ots :
— Co m m en t n ë vo u s r e co n n a ît r a is -je p a s ?
E lle r o u g it u n p e u , s o u r it d r ô le m en t , p u is t e n d it
le b ou t d e ses d o igt s . L e m a jo r le s p r it , les effle u r a
d e ses lèvr es .
:— N on ! vo u s s a ve z, Cr it o n , si je m ’a t t e n d a is
à vo u s r e t r o u ve r d a n s cet t e t h é b a ïd e !...
P o u r t o u t e r ép o n se , le m a jo r s ’in clin a a ve c
r a id eu r .
— F ix é ic i? ... co n t in u a -t -elle.
— O u i, M a d a m e.
— M oi a u s s i, r e p r it -e lle d ’u n t o n d é g a g é , e t p o u i
t o u t l ’é t é ... vo is in s a lo r s ? ... vie n d r e z m e v o ir ? ...
l,e m a jo r s ’in clin a d e n o u ve a u e t m u r m u r a ,
sa n s a cce p t e r n i r e fu s e r :
— Tr o p a im a b le !...
— G e o r ge s , d é go û t é d u N o r d , d u co lza e t d e la
b et t e r a ve , a vo u lu e s s a ye r d u M id i... B e l- Air , p *è s
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57
d e S a vig n o n , é t a it à ve n d r e ... i l a a ch e t é ... s a n s
le vo ir ... i l e n a fa it t o u t d e s u it e « L e L e r s »
p ou r p lu s d e ge n r e ... i l t ie n t e xt r ê m e m e n t a u
ge n r e , G e o r g e s !... M o i, M id i o u N o r d , ce la m ’e s t
é ga l. E n Bé a r n , les b éb és vo n t à m e r ve ille , l ’a ir
e s t e xce lle n t . A P a r is je s u is m o n d a in e , ic i je
vis en r e clu s e ... ce la m e ch a n g e !...
J e t a n t u n n o u ve a u co u p d ’çeil s u r la h a ie , la
je u n e fem m e, m o n t r a n t D ia n e e t S u zie q u i d is cr è
t e m e n t s ’é lo ign a ie n t , d em a n d a :
— Ce s jo lie s p e r s o n n e s ... p a r en t es à v o u s ? ...
— N o n , b a r on n e, d es vo is in e s ... M 1'08 d e Vo lie u x ...
— V o lie u x ? ... a t t e n d e z... le p è r e r u in é ... s ’e s t
t u é ? ... j ’y s u is !... éch o u é es ic i? ... Co m m e vo u s ,
m a jo r ? ... D it e s d o n c, ce t t e côt e a u r a it -e lle la s p é
cia lit é d es é p a ve s ? ...
M a is u n r e ga r d d u m a jo r e n le va s o u d a in à la
je u n e fem m e l ’e n vie d e p o u r s u ivr e le je u .
E lle t o u s s a p o u r d is s im u le r u n va g u e em b a r r a s
et p r op osa , p lu s r ose so u s le n u a ge d e p o u d r e
q u i co u vr a it son vis a g e :
~~ Ce s je u n e s fille s s o n t r a vis s a n t e s ... d is t in
gu é e s ... s u r t o u t la gr a n d e ... l ’a u t r e , t r o p p â le ...
les y e u x t r o p cla ir s ... le s c h e v e u x t r o p b lo n d s. J e
veu x^ le s co n n a ît r e ... je m o n t e ju s q u ’à e lle s p a r
la b r èch e d e vo t r e h a ie ... l à ! p a s s e z d e va n t m o i...
D ia n e , le cœ u r b a t t a n t , v it la je u n e fem m e
p a sser en s ’in clin a n t d e va n t S u zie e t s ’a va n ce r
ve r s e lle . E lle e n t e n d it le m a jo r d ir e a ve c u n e
r é p u gn a n ce vis ib le :
— M 110* D ia n e e t Su za n n e d e V o lie u x ... M mo la
b a r on n e d e L e r s !...
E t il lu i se m b la q u e , t o u t à co u p , l ’a s p e ct d es
ch oses ch a n ge a it , q u e le s o is e a u x ch a n t a ie n t
m ie u x, q u e le cie l é t a it p lu s b r illa n t , l ’a ir m e il
le u r à r esp ir er .
— M a d em o ise lle , vo t r e n om n e m ’e s t p a s in
co n n u ... e n ch a n t ée d e fa ir e vo t r e co n n a is s a n ce !...
Ce s p a r o les d e la je u n e fem m e lu i p a r u r e n t
in fin im e n t d ou ces e t M mo d e L e r s a ya n t a jo u t é :
— M a d em o ise lle , j ’h a b it e à d e u x p a s d ’ic i...
j ’esp èr e q u e n o u s n ou s ve r r o u s s o u ve n t ...
L a je u n e fille r ép o n d it a ve c u n gr a n d é la n , en
je t a n t à S u zie , a u m a jo r u n r e ga r d d e t r io m p h e
q u e r ie n n e s e m b la it ju s t ifie r :
�Ï / ID S E
D E S U Z IE
— M a d a m e , ce s e r a p o u r m o i u n gr a n d plai»
s ir !...
Q u a n d , u n in s t a n t p lu s t a r d , la Vict o r ia s ’é lo i
g n a e m p o r t a n t le b éb é, la n o u n o u , l ’a n g la is e et
la je u n e fem m e , W illy e t B o b y e n vo ya n t d es
b a is e r s , D ia n e le u r r é p o n d it d ’u n g r a n d ge s t e
e m p r e ssé, jo y e u x , com m e s i e lle le u r je t a it u n
p e u d ’elle-m êm e , u n p e u d e so n â m e ...
E t t a n d is q u e , p en ch ée s u r la h a ie , e lle r e g a r
d a it d is p a r a ît r e la vo it u r e , S u zie , t o u t e s u r p r is e ,
d e m a n d a it a u m a jo r :
— Vo u s co n n a is s e z d on c M raa d e L cr s ? ...
— O u i! fit -il, la v o ix b r è ve.
— E lle sem b le b o n n e, gr a cie u s e , g e n t ille ? ...
I l r é p o n d it d u r e m e n t :
— P e u h !... u n e p o u p é e !...
X
« M a m a n , la r ép o n se t a n t d ésir ée à m es le t t r e s ,
l ’a i-je e n fin ? ,..
« M a m a n , j ’a im e à m e figu r e r q u e les p a p illo n s
n o ir s q u e j ’e n vo ie ve r s vo u s d a n s le cie l, d a n s la
n u it , vo u s p a r vie n n e n t ; q u e , vo u s p r o m en a n t eu
q u e lq u e ja r d in s p le n d id e , vo u s le s t r o u vçz p o sés
s u r d es fle u r s m e r ve ille u s e s , com m e s e u le s p e u
ve n t êt r e d es fleu r s d e p a r a d is ...
« A h ! M a m a n , j ’im a gin e a lo r s la jo ie d e
vo s ch e r s y e u x , le b o n h eu r q u i é cla ir e vo t r e s o u
r ir e , j ’e n t e u d s vo t r e ch è r e vo ix d ir e co m m e a u t r e
fois lo r sq u e r ien n e n o u s s é p a r a it ;
« -r» N e m e d em a n d e q u e d es ch o se s r a is o n
n a b le s , m a S u zie , q u e je n ’a ie Je ch a g r in d e t e
r ien r e fu s e r !..,
« M a m a n , m 'a cco r d e z-vo u s d on c d e n e p a s
q u it t e r S a v jg n o n ? ,,. E t d ’y r est e r s a n s fa ir e d e
la p e in e à D ia n e ? ...
« D ia n e m ’a d it hier a u s o ir :
« — j e s u is d écid ée à p a sse r l ’é t é a u s s i ga îin e n t
q u e p o s s ib le d a n s ce t t e s o lit u d e .
* — Alo r s , a i-je fa it ,
b ie n t r e m b la n t e , m a m a n ,
je vo u s a s s u r e , — t u r en o n ces à t e s id é fs d e
vo ya g e ?...
— El» b ie n ! o u i... p u is q u e je t r o u ve ici le
m o yen d e m ’a m u ser .
« M ’a m u s e r ... s ’a m u s e r ... » M a m a n , l ’é t r a n ge
�L ’I D E E I ) E S U Z I E
59
Verbe, e t q u e lle s ign ifica t io n e x t r a o r d in a ir e D ia n e
lu i d o n n e !... « S ’a m u s e r .» J e s a u r a i d o n c co m
m en t e lle co m p r en d ce la , e lle q u i n e s ’a m u se d e
r ie n ; e lle q u i n e ve u t go û t e r à r ie n d e ce q u i
n ou s r é jo u it , q u i r ep o u s s e t o u t ce q u i n o u s d o n n e
d es jo ie s ? ...
« A in s i, m a m a n , n ’est -ce p a s s ’a m u s e r q t ie d e
s 'a s s e o ir sortis les gr a n d s ch ên es en t r a v a illa n t ,
eu lis a n t , en o ccu p a n t s a v ie e t s a p e n s é e ? ...
D ia n e p r éfè r e , e lle , r e ga r d e r s u r la h a ie la r o u t e
d ése r t e com m e s i e lle a t t e n d a it q u e lq u ’u n q u i
ja m a is en cor e n ’e s t ve n u ...
« Ce p e n d a n t , en t r a va illa n t , en lis a n t so u s les
ch ên es, il m e Sem b le ép r o u ver ce s e n t im e n t d e
vie r e m p lie q u i r en d h e u r e u x e t p a is ib le , t a n d is
q u ’e lle n ’a m a sse q u e d e l ’in q u ié t u d e , d u vid e a u
cœ u r en r e ga r d a n t ce t t e gr a n d e r o u t e q u i v a Si
lo in e t n e p e u t ce p e n d a n t co n d u ir e n u lle p a r t ...
« — Q u 'e s p è r e s -t u d o n c, D ia n e ? .., a i-je r is q u é .
« — E ’éVén en ien t q u i m ’e m p ê ch e fa d e d e ve n ir
co m p lèt em en t id io t e ou e n r a g é e !... m ’a -t -elle r é
p on d u a ve c colèr e.
« M a m a n , l ’é vén em en t e s t a r r ivé .
« M rao d e L e r s , s es b éb és, s a n o u n o u , son a n
gla is e , s o n t m o n t és a u b u r e a u d a n s u n e b e lle
Victor ia .
« E t t o u t e s t ch a n gé : n o u s n e p a r t o n s p lt ls . E t
D ia iie n e t e g a ld e p lu s la r m t te q u e le s o u r ir e a u x
lè vr e s .
« D a n s l ’e xis t e n ce d e D ia n e e s t t in in t é r ê t n o u
ve a u q u i la p a ssio n n e.
« E lle q u i n 'a im a it p a s le s b éb és, q u i n ’a ja m a is
p u n o u s a id e r à t r a va ille r p o u r le s e n fa n t s d es
fa ct eu r s ou le s p e t it s p a u vr e s d u v illa g e , n e r ê ve
p lu s q u e d e W illy , B o b y, M ik y.
« Alo r s q u ’e lle n ’a m êm e ja m a is p e n sé à d on n er
u n cr oû t on à la p a u vr e b on n e m u le d e C a llo t ,
D ia n e e m p lit se s p o ch es d e s u cr e p o u f Co sa q t ie
et Ta rta r e.
« L ’a n g la is e H ella e s t d e ve n u e p r esq u e tttie a lflie .
« N o u n o u , t o u t en livr a n t m a je s t u e u s e m e n t au
ve n t les p lis d e sa p è le r in e , lu i a cco r d e u n s o u r ir e .
« M a is ce q u i m e p a r a ît , à m o i, u n e fa s cin a t io n
ca u sé e p a r sou é lé ga n ce , c ’e s t P en go t t em eilt de
D ia n e p o u r M m0 d e L e r s ... « la p e t it e b a r o n n e ...
J ea n n e... N in o n ... *
�6o
L ’I D E E D E S U Z I E
« M n,e d e Le r s vie n t p r e sq u e t o u s le s jo a r s a u
b u r ea u en vie t o r ia , ou b ien en t o n n e a u , co n d u i
s a n t elle-m êm e u n g r o s p o n e y is a b e lle a p p e lé
« M o n s ie u r d e Be r ge r a c ».
« D e p u is le m a t in , D ia n e a p a s s é so n tem p s,
t o u t son t e m p s , à a t t en d r e l ’a r r ivé e d e la vo it u r e .
« E lle a r r ive . D ia n e se p r é cip it e .
« — B o n jo u r ! ve n e z m e d é s e n n u ye r , cr ie la n
gu is s a m m e n t M me d e Ler s .
« L e s e n fa n t s d escen d en t , vo n t à p ie d s u r la
r o n t e, jo u e n t a ve c m o i. D ia n e p a r t e n vo it u r e
a ve c M me d e Le r s .
« Q u e se d is e n t - e lle s ? Q u e r a co n t e D ia n e ? E lle
d o it se p la in d r e , g é m ir , p a r ce q u e, d e p lu s en
p lu s , M mo d e Le r s sem b le la p r en d r e en p it ié e t
r e ga r d e r M 110 La n d e lle , la p a u vr e ch èr e M 110 La n d e lle , d ’u n œ il s é vè r e !
« E t , ch a q u e jo u r , je vo is — d e la p a r t d e
D ia n e s u r t o u t , ca r , m a lg r é ses v is it e s fr é q u e n t e s ,
M me d e Le r s sem b le t o u t e p r éo ccu p é e d ’elle-m êm e ,
de ses b éb és, d e s a vo it u r e , d e ce q u i lu i a p p a r
t ie n t , e t n e p o u vo ir d ér o b er u n e p a r ce lle d e l ’in
t é r ê t q u ’e lle p o r t e à ces ch o ses p o u r la d o n n er a u x
a u t r e s — ch a q u e jo u r je vo is d on c d es p o ign é e s
d e m a in s p lu s lo n gu e s , j ’en t en d s d es a d ie u x p lu s
p r o lo n gé s , d es p r om esses p lu s a r d en t e s d e se r e
vo ir le len d em a in .
« M m8 d e L e r s p a r t ie , D ia n e d é cla r e , e n t h o u
sia s m é e :
« — J ea n n e d e L e r s e s t r a vis s a n t e . C ’e s t , com m e
m o i, u n e o is ive , u n e e n n u yé e . N o u s so m m es d on c
d écid ées à n o u s s o u t e n ir l ’u n e l ’a u t r e , à n ou s a i
d er , à n e p a s n ou s la is s e r é cr a s e r p a r le p o id s '
d e l ’e xis t e n ce à la ca m p a gn e .
o Ce s m o t s « n o u s s o u t e n ir l ’u n e l ’a u t r e ... n ou s
. a id e r ... » m ’o n t fa it le cœ u r lo u r d ...
<t J ’a i t a n t d é s ir é ê t r e ce t a p p u i, ce s o u t ien
p o u r D ia n e !
« Ce m a t in , e lle a m êm e a jo u t é , e n s ’é v e illa n t
p lu s ga ie q u e vo u s n ’é t ie z h a b it u é e à la vo ir ,
m a p a u vr e m a m a n :
« — Ah ! q u e d e se s e n t ir co m p r ise, com m e m e
com p r en d e t m ’a p p r é cie J ea n n e d e Le r s , fa it d on c
a im e r la v ie !...
« — Co m m e t e co m p r en d e t t ’a p p r é cie M m" d e
Le r s , D ia n e ? a i-je co m m en cé s u r u n t o n d e r e
�L ’I D É E D E S U Z I E
61
p r o ch e, m a is je m e s u is a r r ê t é e ... A q u o i b on
'lir e à D ia n e q u ’en p a r la n t a in si e lle m e fa it d e
la p e in e , p u is q u ’e lle n e le co m p r en d p a s ? ...
« E t p e n d a n t q u e je r e s t a is so n ge u s e e t a t t r is t é e ,
elle se le va , s ’h a b illa a ve c e n t r a in e t m e d é cla r a
d é lib é r é m en t :
« — J e va is d é je u n e r a u L e r s !...
« — T u es in v it é e ? ...
« — J e le s u is t o u jo u r s ! r é p o n d it -e lle a vec
a p lom b .
« D ’a ille u r s , a jo u t a -t -e lle , il y a t r o is jo u r s q u e
J ea n n e n ’e s t ve n u e , t r o is jo u r s q u e je n e l ’a i vu e ;
le s e n fa n t s s o n t p e u t -êt r e m a la d e s ... E U ç e s t p eu têt r e s o u ffr a n t e ... J e va is a lle r s a vo ir ce q u i se
p a s s e ...
* — T u va s à p ie d ? ...
« — C a llo t m ’em m èn e en d escen d a n t ch er ch e r
le co u r r ie r d e m id i, c ’e s t co n ve n u a ve c lu i...
« — A h !. ..
« — D ’a ille u r s , i l fa u t b ien q u e je r en d e à
J ea n n e ses vis it e s , q u e je co n n a is se so n m a r i,
« Geo r ges », d o n t e lle m e p a r le t o u jo u r s ... q u e je
v °ie son h a b it a t io n ... q u e je p r ofit e d e sa ch èr e p r ésen ce ; j ’a i d é jà p e r d u t r o is jo u r s !...
« E t liie n t ô t , fr a îch e , jo lie d a n s u n co st u m e
d ’ét a m in e n o ir e , — fa it p a r u n e co u t u r iè r e q u e
M 110 La u d e lle a , je n e s a is p a r q u el m ir a cle , d é
cid ée à q u it t e r la v ille p o u r ve n ir t r a v a ille r p o u r
n ou s a u b u r e a u , — les ch e ve u x lé g e r s , on d és et ,
Ie le cr o is b ien , a ve c a u s s i, au b or d d es y e u x ,
ce co u p d e cr a yo n q u i d o n n e a u x r e ga r d s d e
M m° d e Le r s ce t t e e xp r e s s io n d ’e n fa n t in e in n o
cen ce, D ia n e s ’est a s s is e à côt é d u v ie u x C a llo t ,
fla t t é d e l ’a ve n t u r e q u ’il en a va it m is son
b on n et d e fo u r r u r e t o u t d e t r a ve r s .
« S u r la p o r t e d u b u r e a u , m èr e G r o gn o n , q u i
a d or e D ia n e m a lgr é ses d é d a in s , fa is a it à Ca llo t
m ille r eco m m a n d a t io n s :
« — jsje va s p a s d e s t o u r n e r d a n s la cô t e ou
en q u e lq u e fo ss é la jo lie d e m o ise lle !... S i t u la
ca ss es, t u n ’en t r o u ve r a s p a s à r a m en er u n e
p a r e ille !...
« C a llo t a c lig n é d e l ’œ il, r ép o n d u je n e sa is
q u o i, fo u e t t é sa m u le e t em m en é D ia n e.
« E t , b ie n q u ’il n e l ’em m en â t p a s t r ès lo in , il
n i’a se m b lé q u e ce t t e s é p a r a t io n d e q u elq u e s
�62
L ’I D E E D E S U Z f E
h eu r es é t a it m ie Sép a r a t io n r éelle/ -, e t je m e s u is
s e n t i le cœ u r t r ès g r o s !
« A h ! m a n ía n , j ’a va is p lu s q u e ja m a is l ’impres-*
sio n d ’êt r e s i p e u d a n s s a vie ; je la s e n t a is si
d ét a ch ée d e m o i!... J ’a i m ê m e s o u h a it é fo lle m e n t
d e r et o m b er m a la d e p a r ce q u e d e m e vo ir so u ffr ir
p o u va it m e fa ir e la r e t r o u ve r .
« P u is , d ’u n vio le n t effor t/ e n d e m a n d a n t a u
bon D ie u d e m ’en d o n n er le co u r a ge , j ’a i b a la yé
t o u t e s ces p e n sé es e t m e s u is r e p r o ch é d e le s
a vo ir et ies,
« — D ia n e s ’a m u s e , je d o is m ’en r é jo u ir , ca r ce
n ’e s t p a s Sou ven t q u ’e lle s ’a m u se, m e s u is-je
d it .
« E t vr a i, — ju g e z, m a m a n , com m e je va is d ’u n
e xt r ê m e à l ’a u t r e , — e n effe t , je m ’en s u is r é
jo u ie ... p r e sq u e t r o p .
« M "e L a n d e lle é t a it g â ie co m m e je n e l ’ai
ja m a is vu e ga ie . N o u s a vo n s d éje u n é en t ê t e-à -t êt e .
« L e m a jo r q u i e s t r e p r is d e t o n t e s a s a u va ge r ie
d e p u is q u e M mo d e L e r s m o n t e s i s o u ve n t a u b u
r e a u , le m a jo r , q u ’o n n e vo it p r e s q u e p lu s , e s t
a r r ivé .
i
« N o u s n ou s som m es a s s is so u s le s ch ên es, tou 9
t r o is , n o u s a vo n s lu , t r a v a illé e t r i... Ah ! la b on n e
jo u r n é e !...
« Q u e lq u e ch ose d e d o u x , d e ca lm e é t a it d a n s
l ’a ir q u i d é t e n d a it com m e a p r ès u n e lo n gu e
co n t r a in t e !...
« I l e s t Si a t t r is t a n t d e 9 en t ir D ia n e e n n u yé e ,
h o s t ile à t o u t , lo in d e n ou s d e r r iè r e s a gr a n d e
vit r e !
« M a m a n , il fa u t q u e je vo u s con fie ur te ch o se
à la q u e lle j ’ai pei}sé : Vo u s d e vr ie z d em a n d e r a u
bon D ie u d e fa ir e fa ir e à D ia n e u n m a r ia ge q u i
l ’e n lè ve r a it d e S a vign o n e t lu i d a m n er ait b ea u co u p
d ’ù r ge n t , b ea u co u p d e lu x e ... s o n r ê v e !...
« E t m oi, je r e s t e r a is ic i, d a n s m oii ch e r b u
r ea u , sou s le s gr a n d s ch ên es, en t r e les d e u x êt r es
q u e j ’a im e le p lu s a u m o n d e, “ *■ a p t è s vo u s ,
m a m a n , a p r ès D ia n e ,
e n t r e M ,le L a n d e lle et le
b on , s i b on M . d e Cr it o n .
« Ah ! si D ia n e p o u va it êt r e a lo r s a u s s i h eu r eu s e
q u e m o i, a h ! m a m a n , q u e vo s d e u x fille s se r a ie n t
d on c h e u r e u s e s !... *
�L ’I D E E D E S U Z I E
6J
XI
« M a p r em ièr e vis it e a» I .e r s .
« J ’eu ve u x , p a r u n e d e s cr ip t io n m in u t ie u s e ,
fixe r le s o u ve n ir d a n s m a ch è r e « d em eu r e »,
com m e u n p a s fa it h or s d e m a p r iso n , com m e
u n e m a r ch e ve r s le s o le il, le b le u , la v ie !...
« M a in t e n a n t , ch a q u e jo u r , p o u r m o i, n a ît r a in
t é r e s s a n t , m e d on n er a le d ésir d e co n n a ît r e « la
.su ite » d e ce q u e j ’a u r a i ia it la ve ille , l ’im p a
t ie n ce d e ce q u i a d vie n d r a le len d em a in .
« Au cu n e d es h e u r e s d e m a vie n e ser a se m
b la b le à ce lle q u i l ’a u r a p r écéd é e ; t o u t s e r a n o u
ve a u , in a t t e n d u . J e d o r m a is !... je m ’é ve ille ... et
p o u r t a n t ...
« M a is n ’a n t icip o n s p a s.
« U n t e m p s su p er b e. U n v o ya g e r a v is s a n t —
m êm e d a n s la vo it u r e d e Ca llo t .
« N o u s d escen d o n s la côt e. J e n 'a v a is ja m a is
r em a r q u é com b ien la vu e e s t a d m ir a b le . T o u t
s ’e m b e llit q u a n d on e s t jo ye u x d e v iv r e !...
« J ’a u r a is a im é , p a r e xe m p le , éco u t er le s gr e lo t s
d e la m u le , b e r ce r d e le u r b r u it g a i m o n im p a
t ie n ce d e ce t in co n n u ve r s leq u el j ’a lla is ... Ca llo t ,
le b r a ve h om m e , m e r a co n t a it ses ca m p a g n e s !...
« E n t o u t a u t r e m o m e n t , je l ’a u r a is p r ié d e se
tf>ire ; m a is il m e d e vie n t p r é cie u x , in d is p e n s a b le .
C ’est m on p o s t illo n , m on coch er . C ’e s t « l ’h om m e
q u i so r t a ve c M a d e m o is e lle ».
8 A p a r t ir d e ce jo u r , C a llo t m e t r o u ve r a p lein e
d ’in d u lge n ce , les p o ch e s b o u r r ées d e t a b a c e t d e
p ièces b la n ch e s .
« S ’en d o u t e - t - il? ...
« Ar r ivé e à S a vign o n , je r em a r q u e d ’u n e vo ix
‘■-itnide e t t r is t e :
« — C a llo t , m on b on C a llo t , est -ce d o n c ic i, a u
t o u r n a n t d e la ga r e , q u e vo u s m e d e s ce n d e z? ...
« — Q u e n on !... A m o in s q u e ce n e s o it vo t r e
d ésir , M a d e m o is e lle ? B e l- Air e s t à d e u x k ilo
m èt r es ; en p r e s s a n t B ich e t t e , je se r a i r eve n u
a va n t le t r a in .
« — S i ce la vo u s ca u s e d es e n n u is , C a llo t ? ...
« — D e s e n n u is ? ... on s ’a r r a n ge r a ...
a E n ch a n t é e , m e vo ilà d e n o u ve a u ca r r é e d a n s
�64
L ’I D E E D E S U Z I E
v ia vo it u r e , et com m e p r em ièr e r éco m p en se d e sa
b on n e vo lo n t é, je g lis s e d a n s la m a in d e C a llo t
« u n e b elle r o u ç d e d er r iè r e », a in s i, q u ’en t h o u s ia s m é , il q u a lifie m o n écu .
« — E n m e p a r la n t co m m e ça , n o u s n o u s en t e n
d r on s, M a d em o ise lle .
« E t , fou e t t e co ch er , la m u le p a r t co m m e u n e
fo lle... A h ! l ’a r ge n t , q u e l m o t e u r t o u t - p u is s a n t !...
« M a is j ’a i a u s s it ô t p r ié C a llo t d e m ’é vit e r la
fin d u r é cit d e se s ca m p a g n e s ... U n écu e t la
lib e r t é d e, m ’e n n u ye r , c ’e û t é t é vr a im e n t p o u r lu i
t r o p d e b o n h eu r à la fo is.
« L e b on h om m e s ’e s t t u . B ich e t t e , h e u r e u s e
m e n t , n ’a p a s r a le n t i so n a llu r e ...
« L a jo lie r o u t e q u e ce lle q u e n o u s s u iv io n s !...
« Q u i n ’a r em a r q u é ce t t e ch o se q u i sem b le fo lle :
q u ’on r e t r o u ve u n p e u d es ge n s q u e l ’on va vo ir
s u r u n e r ou t e q u ’ils o n t l ’h a b it u d e d e s u iv r e ,
com m e s ’ils la is s a ie n t d ’e u x , à le u r p a s s a ge ,
q u e lq u e ch ose d e p a r t icu lie r , d e s u b t il? ...
« C ’e s t u n e d e ces m ille im p r e s s io n s a u sen s
in e xp lica b le q u i a m u s e n t e t ch a r m e n t ; u n e d e
ces im p r e s s io n s fa it e s d e r ê ve , d e fa n t a is ie , d e
fa n t a s m a go r ie , ce q u e j ’a p p e lle r a is , t a n t c ’e s t
fu ya n t e t en m êm e t e m p s ca p t iva n t , u n e im p r e s
s io n - f é e !
a A in s i a m u sée, gr is é e , ch a r m ée , d é jà je r e t r o u
va is u n p e u d e J ea n n e d e L e r s s u r la r o u t e ...
« — Vo ici B e l- Air , m e d it C a llo t , fa u t - il
e n t r e r ? ...
« U n e co n cie r ge a ve n a n t e , d ’u n e co r r ect io n
gr a ve , a cco u r a it .
« R ie n n e m ’in t im id e . Ce t t e co n cie r ge m ’in t i
m id a .
« — Ce r t e s n o n , n ’e n t r e z p a s ! fis-je à Ca llo t .
« E t je d escen d is à la g r ille .
« C a llo t m e cr ia q u ’il r e vie n d r a it m e p r en d r e
et m e r e m o n t e r a it , si je vo u la is , a u b u r e a u a ve c
le co u r r ie r d u so ir . J e lu i r ép o n d is p a r u n s ig n e
va g u e ... Il n 'y a q u ’u n in s t a n t j ’a va is p o u r lu i
et sa m u le q u e lq u e in d u lge n ce , m a in t e n a n t je
r o u gis s a is d e m on co ch er , d e m on é q u ip a ge , e t ,
n e s a is t r o p p o u r q u o i, m e d em a n d a is si je n ’a va is
p a s eu t o r t d e ve n ir .
« — M a d a m e e s t ch ez e lle , n ’e st -ce p a s ? d is - je
à la co n cie r ge q u i e n t r ’o u v r a it la g r ille .
�L ’I D E E D E S U Z I E
65
« — M a d a m e la b a r on n e es t , en effet , ch ez e lle ,
co r r ige a -t -e lle , m a d a m e la b a r o n n e d o it êt r e s u r le
p o in t d e d éjeu n er .
« — J e le sa is ! fis-je en a va n ça n t d e d e u x p a s.
« — M a d em o ise lle e s t a t t e n d u e ? p o u r s u ivit la
co n cie r ge d ’u n t on q u i m e d é p lu t .
« J e la n ça i d u h a u t d e m a t ê t e .
« — Ce r t a in e m e n t !...
« Com m e à r e gr e t , la p o r t e s ’o u vr it . Q u a n d jo
p a s s a i d e va n t la co n cie r ge , e lle s ’in clin a , m a is
m a r m o t t a a ssez d is t in ct e m e n t :
« — C ’e s t s in g u lie r , m a d a m e la b a r o n n e m e
fa it t o u jo u r s p r é ve n ir !...
« J e co n t in u a i à a va n ce r , s a n s p lu s p r e n d r e ga r d e
à cet t e fem m e. D e va n t m oi s ’a llo n g e a it u n e a llé e
m o n t a n t e en t r e d e u x r a n gé e s d ’a r b r e s ve r t s . L ’a llé e
t o u r n a . J e d éb ou ch a i s u r u n e t e r r a s s e a u m o m en t
o ù so n n a it , é cla t a n t e , la clo ch e d u d éjeu n er .
« J e 11e sa is p o u r q u o i, com m e la co n cie r ge , ce t t e
clo ch e m ’ém u t . I l m e sem b la q u ’e lle a u s s i 111e
cr ia it sa s u r p r is e d e m e vo ir ve n ir p a r t a g e r ce
d éjeu n er où m on co u ve r t n ’é t a it p a s m is e t m a
p la ce r éser vée.
« N ’o s a n t p lu s a va n ce r , je m e ca ch a i d er r iè r e
u n a r b r e , m e m o r d a n t le s lè vr e s , p e n s a n t a vec
fu r e u r a u r e la i, à Su zie* à M Ilü L a n d e lle ... A h ! si
e lle s a va ie n t su m e r en d r e la v ie a gr é a b le , m e
r e t e n ir , m e d is t r a ir e , est -ce q u e j ’a u r a is s o n gé à
co u r ir ce t t e a ve n t u r e , à ve n ir s a n s ê t r e in vit é e
ch ez d es é t r a n ge r s !
« M a is il n 'e s t p a s d a n s m on ca r a ct è r e d e fu ir
d e va n t le s con séq u en ces d ’u n e s o t t is e !... J ’a i t o u
jo u r s r em a r q u é q u e d e n e p a s s ’a vo u e r q u ’on l ’a
co m m ise em p êch e s o u ve n t les a u t r e s d e s ’en
a p er cevo ir .
« D e u x p a r t is m e r e s t a ie n t : r e ve n ir en a r r ièr e ,
p a s s e r sou s les r e ga r d s m o q u eu r s d e la co n cie r ge ,
ou va in cr e m a t im id it é e t ... vo g u e la g a lè r e !...
« J e m ’a r r êt e à ce d e r n ie r p a r t i, e t p o u r m e
d on n er d u cœ u r — r ie n n ’e s t r éco n fo r t a n t pou*
m oi com m e d e m ’a ssu r e r q u e je s u is t o u jo u r s
jo lie — je t ir e 1111 p e t it m ir o ir d e m a p o ch e , j ’y
je t t e 1111 co u p d ’œ il : le n o ir n ie va à m e r ve ille
m on p e t it ch a p ea u — e n vo yé d e P a r is il v a h u it
jo u r s p a r la m o d ist e d e J ea n n e d e L e r s ' — e s t
t r è s s e ya n t , m on o m b r e lle m a u ve a ” d es r e fle t s
i58-xn
�66
L ' ID E F , D E S U Z IE
e x q u is p o u r le t e in t , ce cou p d ’œ il n ie r a n im e ,
m e p o r t e en a va n t ,,,
« J e t r a ve r s e u n e t e r r a ss e, q u e d es co lé u s g a r
n is s e n t s u r les b or d s. J ’a va n ce ve r s le L e r s d o n t
le s t yle m od er n e n ie p a r a ît b ie n lo u r d . D e s m a s s ifs
d e gé r a n iu m s , d 'h é lio t r o p e s , d e b é go n ia s , vo ile n t
les sou s-sol. J ’a r r ive .,, je so n n e ,..
« Un d o m es t iq u e , en t e n u e â u *Bja t in j vie n t ve r s
m oi. I l e s t a u s s i co r r ect , fr o id , e t a u s s i s u r p r is
q u e la co n cier ge ,
« — M a d a m e la b a r o n n e?
« — M a d a m e la b a r o n n e e s t s u r le p o in t d e se ;
m et t r e à t a b le , m a d a m e la ba ro nne a d u m on d e.
« M a d a m e a d u m o n d e ? ,,,
a Vo ilà q u i m e d ér o u t e . J e s u is d e p lu s en p lu s
r e p r is e d u d é s ir d e ni ’é lo ig n e r , Ce va let m e r e - 1
ga r d e . J e n e s a is q u 'a jo u t e r .
« — S i m a d a m e ve n t m e d a m ie r son n om , je
p o u r r a i... je ve r r a i...
« — M Uo d e Vo lie u x !
« •=- D e V o lie u x ? ,.. Si M a d em o ise lle ve u t se
d o n n e r la p e in e d ’e n t r e r ,., d ’a t t en d r e .
« At t e n d r e ? ... L a ch o se e s t d u r e !.,. U n e p en sée
l'a d o u cit . A m on n om , J ea n n e ac co ur ra . D é jà , je
cr o is la vo ir ve n ir , s o u r ia n t la n gu is s a m m e n t
com m e lo r s q u ’e lle vie n t a u b u r ea u .
« L e d o m e s t iq u e r e p a r a ît seu l.
« S ’il est vr a i q u ’u n e t ê t e d e va le t e s t 1111 r eflet
d e la p h ys io n o m ie d e ses m a ît r e s , je u e s u is p a s
la b ie n ve n u e ...
k P o u r t a n t , il m e d it ;
« — Si M a d em o ise lle ve u t m e s u iv r e ? ...
« J e t r a ve r s e u n gr a n d sa lo n , u n b illa r d , p u is
u n p e t it sa lo n d o n t le s p o r t es o u vr e n t s u r u n e
vé r a n d a .
#
D a n s la vé r a n d a fu m e n t d es h o m m es ét en d u s
s u r d es ca n a p és d 'o s ie r s , fa n fr e lu ch e s d e r u b a n s
e t d e co u ssin s, h ’u n e s t eu t r a in d e d ir e :
«
N o u s a llo n s d o u e co n n a ît r e vo t r e p e t it e
s a u va ge d es co t e a u x, J e a n n e !...
» J ’a p p a r a is .
« Il se m or d les lè vr e s a ve c l ’a ir p e n a u d de
q u e lq u 'u n q u i a p e u r d ’a vo ir ét é en t en d u .
« IJn q u a t r iè m e e s t a s s is p lu s | o jn , p r ès d 'u n e
je u n e fem m e. G r o s , co u r t , m is a ve c é lé ga n ce , ¡1 a
d es yeq .\ d ’u n b leu d e p o r ce la in e à fleu r d e t ê t e ,
*
JL
�I/ ID Ë E
D E S U Z IE
67
u n vis a g e r on d , co lo r é ; il n e s e m b le p lu s je u n e ,
b ien q u ’a ve c u n e s a va n t e e t vis ib le r ech er ch e , ses
cils , ses s o u r cils , se s m o u s t a ch e s , se s ch e ve u x,
s o ie n t d ’u n b ea u ch â t a in cla ir .
o J e m e d ir ig e ve r s la je u n e fem m e. L e s h om m es
se lè ve n t , e lle m e la is s e a r r ive r ju s q u ’à elle.
« — B o n jo u r !..,
« — Bo n jo u r !
« E t , sa n s m ’e m b r a sse r , J ea n n e d e L e r s m e
t e n d u n e m a in m o lle q u ’e lle la is s e r e t o m b e r a p r ès
u n e t r è s lé gè r e p r ess io n . N o n , je n e s u is p a s la
b ie n ve n u e !... J ’a i eu t o r t d e v e n ir !...
« J e n e p u is s a u ve r m a p o s it io n q u e p a r d e l ’a u
d a ce ...
« — M a ch èr e, t r o is jo u r s sa n s vo u s v o ir ... je
p e n sa is q u e vo u s é t ie z m a la d e ... q u e le s e n fa n t s
p e u t -ê t r e ...
« — T o u s t r è s b ien . .Sim p lem en t ces m ess ie u r s
ici d e p u is q u e lq u e s jo ü r s ... d es ca m a r a d es d e
G e o r ge s ... b a r on d e L e r s ... J a cq u es e t J o se p h Sa la m a n d e, d es a m is d ’e n fa n ce ... le co m t e d e G o r n ,
u n a m i d e t o u jo u r s ... M n° d e V o lie u x l. ..
« L e s h om m es s ’in clin e n t . J ea n n e, com m e é p u i
sée p a r l ’effo r t d e ce s p r é s e n t a t io n s , r et o m b e s u r
son fa u t e u il en d em a n d a n t d ’u n t o n la s :
«
Vo u s d é je u n e z, ch è r e ? ...
« J ’a i u n e fu r ie u s e e n vie d e d ir e q u e je m ’en
va is . J e n ’ose ce co u p d e t êt e.
*
— Ce r t a in e m e n t , n e m ’a ve z-vo u s p a s in vit é e ,
U11e fo is p o u r t o u t e s ?
« J e r em a r q u e u n lé g e r h a u s s e m e n t d a n s les
so u r cils d e J ea n n e e t a u s s i q u ’ils s o n t o u t r a ge u s e
m en t p e in t s ! Ce la m e r é jo u it ... le s m ien s p e u ve n t
au m o in s se p a s s e r d e p e in t u r e !...
« — E n le ve z vo t r e ch a p e a u ... L e ga r d e r n e se
fa it p lu s , a jo u t e-t -elle d ’u n e vo ix r a ille u s e .
« J e r ép o n d s a vec b on n e h u m e u r :
« — J e va is l ’e n le ve r !...
« E t , p r ès d ’u n e gla ce , je l'e n lè v e !...
« J ea n n e m ’a s u ivie . E lle t a p o t e d u b o u t d e ses
d o igt s u n e p e t it e m a r ch e r a ge u s e s u r le m a r b r e
d 'u n e con sole. J e m e com p a r e à e lle c i n ie vo is s i
r o se, si fr a îch e , a ve c d es y e u x s i b r illa n t s e t d es
ch e ve u x si so u p le s, s i d or és, q u ’e lle m ’a p p a r a ît
d ’u n t e in t p r esq u e b la fa r d a vec ses y e u x p e in t s
e t se s c h e ve u x fa u ve s ...
�68
L ’I D E E D E SUZ,ijt>
« , D es vo ix q u i m e s e m b le n t fa ir e u n effo r t
Î is cr e t p o u r m e p a r ve n ir a p p u ie n t ce t t e im p r e s s io n
d e r é fle xio n s lo u a n ge u s e s :
« — R a vis s a n t e !...
« — I d é a le m e n t jo lie !...
« L e b a r on d e L e r s , « G e o r ge s », e t le s d e u x
Sa la m a n d e , « les a m is d ’en fa n ce », p a r le n t d e m oi.
« — Q u e lle je u n e s s e t r io m p h a n t e !... a jo u t e
p a t h é t iq u e m e n t le co m t e d e G o r n , « l ’a m i d e t o u
jo u r s », le m o n s ie u r gr o s , r o n d e t ch â t a in cla ir ,
q u i, m a in t e n a n t , offr e so n b r a s à J ea n n e p o u r la
co n d u ir e à t a b le .
« L e b a r on d e L e r s s ’a va n ce ve r s m o i, le cou d e
a r r o n d i.
« N o u s s u ivo n s J ea n n e e t le co m t e.
« L e s « a m is d ’en fa n ce » .vien n en t d e r r iè r e e t se
livr e n t , d u r a n t le t r a je t , à u n e g e s t icu la t io n q u i
m e sem b le d ’u n g o û t d o u t e u x.
« D a n s la s a lle à m a n ge r , Be lla e t le s e n fa n t s
d é je u n e n t à u n e p e t it e t a b le . I ls m e r e ga r d e n t
a h u r is :
« — B e lla , je s a va is p a s q u e la d e m o is e lle d e
la p o st e , e lle ve n a it i c i!. . . d it W illy .
« — M oi a u s s i je s a va is p a s, B e lla ... e t p o u r
d é je u n e r en cor e !... r ép è t e Bo b y.
« L a ge s t icu la t io n d es a m is d ’en fa n ce d e vie n t
d e la fr én é sie. C ’e s t u n e sér ie d e cla q u e s , d e
t a p e s d o n t p er so n n e n e p a r a ît s u r p r is ; le co m t e
d e G o r n , « l ’a m i d e t o u jo u r s », seu l en p a r a ît
écœ u r é .
« — D e la t en u e ! co m m a n d e J ea n n e d ’u n a ir
p in cé.
« — A h ! p a r d o n !... fo n t les d e u x fr èr e s a vec
e n sem b le, e t , b r u sq u em e n t co r r e ct s , ils s ’a s s e o ie n t ,
les y e u x b a is s é s , a ve c d es g e s t e s d e p o lich in e lle .
« S u r p r is e d e le u r figu r e r a sée e t b lê m e, d es p lis
q u i m e t t e n t le u r b o u ch e com m e e n t r e d e u x
gu ille m e t s , m es y e u x vo n t d e l ’u n h l ’a u t r e .
« G e o r ge s » m ’e x p liq u e d ’u n t o n d e b o n im e n t :
« — M a d em o ise lle , vo u s n e vo u s d o u t e z cer t a i
n e m e n t p a s q u e vo u s d é je u n e z a ve c le s fr èr es
J a ck-a n d -J o ... les célèb r e s clo w n s d e m on célèb r e
cir q u e d e l ’a ve n u e Vic t o r - H u g o !... Ap r è s d é je u n e r ,
n o u s r é p é t e r o n s ... s i vo u s vo u le z b ien n o u s fa ir e
l ’h o n n e u r d e ... e t c., e t c., e t c ..., n o u s vo u s d o n n e
r on s u n é ch a n t illo n d e n o t r e sa vo ir -fa ir e !v.t
�x / ID E E D E S U Z lE
69
« — C ’e s t ça ! le s clo w n s ... le s clo w n s ... n ou s
ir o n s , n o u s a u s s i, p a p a ? ... cr ie W illy , m a lgr é
les effo r t s d e B e lla p o u r le fa ir e t a ir e .
« — L e s clo w n s ... le s clo w n s ... m oi a u s s i!...
cla m e Bo b y.
« J a ck-a n d -J o » s a lu e n t si d r ô le m en t q u ’ils d é
r id e n t J ea n n e.
« — I ls so n t à m o u r ir d e r ir e ... ils m e d o n n en t
la co m é d ie !... fa it -e lle .
« L e co m t e la r ep r en d d ’u n t o n d e r ep r o ch e :
« — Co m m e n t ... vo u s ... M a d a m e... u tfç fem m e ...
s i... s i s u p é r ie u r e ...
« H p a r le b a s , en zé za ya n t . G e o r ge s l ’in t e r
rom p t p restem en t :
« — J e t r a va ille à en r ô le r d e Go r n com m e r é g is
s eu r , il s e r a it su p er b e d a n s ce r ô le ... il r e fu s e !...
* L a co n ve r s a t io n p r en d u n t o u r a n im é. On
p a r le d u « m é t ie r » en t er m es t e ch n iq u e s , d a n s
lo E n g a g e s p é cia l d e r ig u e u r s u r la « s c iu r e » .
° n r a p p e lle d es s o u ve n ir s : le gr a n d « M a ch in »
‘lu i cla q u a it d e la ch a m b r iè r e m ie u x q u e F r a n c°n i ; ]e p et it « Ch o se » q u i, vê t u d ’u n e ju p e d e
ga ze , d ’u n co r s e le t co u ve r t d e p a ille t t e s , s a u t a it
d a n s les ce r ce a u x a u s s i b ien q u e M a r iq u e t t a e lle fn ê m c ! ...
. « M a is , à ces s o u ve n ir s , « G e o r ge s » p r en d u n
a »' m é p r is a n t e t d écla r e a ve c en t h o u s ia s m e :
* — R ie n 11e va u d r a m on clo u ... p o u r la r é o u
ve r t u r e à la r e n t r é e ... r ie n !
. « J u s q u ’à la fin d u d é je u n e r , i l n ’e s t p lu s q u e s
t ion q u e d u « clo u ». On en p a r le en t e r m es m ys
t é r ie u x, a ve c u n e m im iq u e s in gu liè r e e t d r ô le .
* L e com t e r em a r q u e en m o n t r a n t « G e o r ge s »
e t J a ck-a n d -J o d ’u n ge s t e d é s a p p r o b a t e u r :
, * — E t d ir e q u e c ’e s t le s a n g le m e ille u r d e
l'r a n e e , le s a n g q u i seu l d o n n e r a it d e la v ie !...
* G e o r ge s » l ’en t en d e t r ip o s t e , la v o ix v i
bran te :
« — L a is s e z fa ir e !... le jo u r où l ’on a eu en fin
le b o n h eu r d e n e p lu s m a r q u er le p a s, ce 11’esJ
p o in t p a r ce q u ’on a su s ’a m u ser e t r ir e q u ’on :
fa illi à son d e vo ir !... N ’est -ce p a s, le s co p a in s ? ...
1
J e r e ga r d e « G e o r ge s », s u r p r is e d u t o u d e
ee la n ga ge . L u i a u s s i a le vis a g e , les lè vr e s r a
sés ; ses t r a it s so n t fin s, d é lica t s , a r is t o cr a t iq u e s ,
ils r a p p e lle n t ce u x d es b e a u x s e ign e u r s à t a lo n s
�L ’I D É E D E S Ü Z ï E
r o u ge s q u i iiia r ch à ie iit a u co m b a t com m e ils
a lla ie n t à la co u r , en ja b o t e t m a n ch e t t e s d e d e n
t e lle . L a r em a r q u e d u côffite e t la r ép o n se d e
G e o r ge s s o u lè ve n t ü ü ë Vfâ ie te m p ê te .
« — T u y r e vie n s ? ... T u es en r e t a r d !... P e r
son n e, m on vie ü x , n ’en ve u t p lu s r ien s a v o ir !...
U n b a n !... U n b a n !... t o u t d e m im e p o u r le
b r a ve p o ilu q u i n ’a r ië ü o u b lié !...
« On b a t d es m a in s . L e s e n fa n ts h u r le n t . Bo b y
h or s d e lu i n 'im a gin é r ien d e m ie u x q u e d e fa ir e
a p p a r a ît r e son p ie d Siir lé b o r d d e la t a b le .
« — H o r r id !... s h o e k in g !... p e t it e b o t t ih e !...
p e t it e b o t t in e !... cla m e lîé llâ , in d ign é e .
« Bo b y s ’o b s t in e à t e n ir son p ië d e ti l'a ir . ja c k an d -J o s o n t p r is — « G e o r ge s » me l ’e x p liq u e —
d e le u r célèb r e r ir e co n t a g ie u x , p r o vid e n ce d es
ca m a r a d es en r e t a r d , d es eü t r éêS t a r d ive s , d es
s u je t s q u i n e s o n t p o in t p r ê t s ...
« N o u s a u s s i r io n s . L è s b éb és co n t in u e n t à h u r
le r d e joie.
« Le d é je ü n e r s 'â ch è vë d a ïis ces t r a n sp o r t a .
N o u s n ou s r e t r o u vo n s d a n s la vé r a n d a .
« S u r la d em a n d e in a t t e n d u e d e J eaiiUe, « je
fa is la je u n e fille d e la m a is o n » e t ser s lë ca fé.
E s t -ce u n e é p r e u ve q u ’e lle ve u t m e fa ir e s u b ir ? ...
E lle m e r e ga r d e a lle r et Ven ir fixe m e n t , cu r ie u
s e m e n t , e t , p e u à p e u , e lle r e d e vie n t gr a cie u s e ,
e t , s ’a p p r o ch a n t d e m o i, m e d it :
« — Vo u s ê t es d écid é m e n t g e n t ille à e t o q t iè r !...
« J e n e r e gr e t t e p lu s d ’êt r e ve n u e ...
« G e o r ge s » e t « J à ck -a n d -J o » vo n t p r é p a r e r
la r é p é t it io n . J ëa n n ë e t m o i r est o n s a ve c le
com t e.
« — S a ve z- vo u s , m on ch e r co m t e, s ’écr ie t o u t
& co u p J ea n n e d e L e r s , q u i j ’a i r en co n t r é s u r les
c o t e a u x... ic i... à S a v ig n o n ? ... H e n r i d e Cr it o n .
« — H e n r i d e Ç r it o n ? ... r ép è t e le co m t e, est -il
con solé ?
« — 11 a le s ch e ve t t x t o u t b la n cs ! fa it J ea n n e
a vec u n p e t it r ir e.
« J e q u est io n n e • :
« — Co n so lé d e q u o i? ...
« — C ’e s t t o u t e u n e h is t o ir e ... je vo t is co n t er a i
ce la q u e lq u e jo u r si vo u s ê t es s a g e !... r ép o n d
J ea n n e en é ch a n ge a n t a ve c le co m t e u n r e ga r d
d ’en t en t e.
�I/ ID Ï îE
D E S U Z IE
7i
« — J e s e r a is c u r ie u x d e r e vo ir C r it o n ! d écla r e
l ’a m i d e t o u jo u r s .
« — N o u s m on t er on s ju s q u ’à lu i d a n s l ’a u t o
d e G e o r ge s ...
« — Cr it o n 11e se so u cie r a g u è r e d e m a vis it e .
■ — N o u s le ve r r o n s b ien .
« I l y a u n s ile n ce . J ’e x p liq u e p o u r d ir e q u e lq u e
ch o se :
« — M . d e Cr it o n h a b it e u n e a n cien n e
a b b a ye .
« L e com t e r e ga r d e J ea n n e en s o u r ia n t :
« — Au r a it - il p r on on cé d es v œ u x ? . .. Vo ilà q u i
s e r a it co m p le t , b a r o n n e !...
, « J e p o u r s u is :
a — U n e a b b a ye t r è s cu r ie u s e ... i l y a u n
clo ît r e e t i l p a r a ît q u ’a u c la ir d e lu n e ...
K — U d o it y a vo ir d es r e ve n a n t s !... r a ille lo
com te.
“ E t , s ’in clin a n t ve r s J ea n n e, i l a jo u t e g a
la m m e n t :
* — I l y en a u r a it à m o in s , b a r o n n e !...
« T o u s d e u x r ie n t , ca u s e n t à vo ix b a sse. M e
s e n t a n t d e t r o p , j ’er r e d a n s la vé r a n d a , p u is
d a n s le p e t it sa lo n à côt é.
« D e s p h o t o gr a p h ie s s o n t s u r d es t a b le s . L ’u n e
a r r êt e m on r e ga r d .
« C ’e s t u n b ea u ga r ço n d ’u n e t r e n t a in e d ’a n n ées,
a u x y e u x c la ir s , a u vis a g e r a sé à l ’a m ér ica in e.
Son r e ga r d , com m e ce lu i d e ce r t a in p o r t r a it , 1n e
r eg a T d e, m e s u i t , ses lè vr e s s o u r ie n t , se m b le n t
In<-‘ sou r ir e.
« J ea n n e m e ch er ch e.
« — Q u i e s t ce je u n e h o m m e ? ... d is-je .
0 — O livie r ... m on fr è r e ... je n e vo u s a i ja m a is
P a r lé d e lu i? ...
« — J a m a is.
« — I l e s t s i b ie n , s i b ea u , s i n o b le, fa it -e lle
s u b it e m e n t sé r ie u s e , c'e s t u n êt r e à p a r t , h or s
lign e , q u i n ’e s t p lu s d e so n t e m p s , m a is p lu t ô t de
l ’ép o q u e où l ’on p o u va it en cor e êt r e u n h ér o s...
E n ce m o m en t , il vo ya g e ... il t r a ve r s e le T h ib e t .
« Ah ! m a ch è r e , p o u r s u it J ea n n e en m e r e
ga r d a n t fixe m e n t , je vo u d r a is t a n t le m a r ie r ...
q u ’il a it un a m o u r d e p e t it e fem m e com m e vo u s,
p a r e xe m p le , p o u r l e r e t e n ir , l ’a t t a ch e r à son
fo ye r e t le d é go û t e r d e co u r ir le m o n d e., O livie r
�72
V ID E E
DE
n ’e s t p lu s com m e le s Sa la m a n d e e t G e o r g e s , u n
clo w n a m a t e u r .
« W illy e t B o b y fo n t u n e e n t r é e b r u ya n t e et
n ou s in t er r o m p en t .
« J ea n n e d em a n d e a u x e n fa n t s :
« — N ’est -ce p a s q u e l ’o n cle N o ll e s t g e n t i l ?.*
« — O h ! o u i, il n o u s d o n n e d es s i b e a u x jo u
jo u x ; n o u s p r io n s le b o n D ie u p o u r q u ’il r e
vie n n e ! d é cla r e W illy .
« — P o u r q u ’il r e vie n n e n o u s e n d o n n e r e n
cor e !... a ch è ve B o b y d ’u n t o n p é n é t r é .
« — Ba r o n n e , on so n n e , o n a p p e lle ... O n e s t
p r ê t ! a n n on ce le co m t e.
« E t a ve c lu i e t le s e n fa n t s q u i b o n d isse n t ,
t o m b e n t , se p o u s s e n t , c u lb u t e n t , s e r e lè ve n t , n ou s
a llo n s d u cô t é d es écu r ie s .
« U n vr a i cir q u e , u n e p is t e r o n d e co u ve r t e d e
s ciu r e d e b o is. S é p a r a n t la p is t e d e b a n cs p la cé s
en g r a d in s , d e s b a n q u e t t e s r e co u ve r t e s d e ve lo u r s
r o u ge .
« D e s h om m es d ’é cu r ie vo n t e t vie n n e n t .
« — R e m a r q u e z q u e ce la s e n t m êm e le « cr o t t in »
com m e d a n s t o u t cir q u e q u i se r esp e ct e ! e x p liq u e
J ea n n e.
« E t e lle a jo u t e a ve c co m p o n ct io n :
« — G e o r ge s t ie n t t a n t à b ie n fa ir e les ch o se s et
à ga r d e r en t o u t la co u le u r lo c a le !...
« L e co m t e g é m it je n e s a is q u e l b lâ m e.
« N o u s n e l ’e n t en d o n s p a s , J a ck -a u d -J o e n t r en t ,
p lu s e u x-m ê m e s d a n s le u r co s t u m e d e clo w n q u e
d a n s l ’o r d in a ir e d e la v ie , ils d é b u t e n t p a r u n e
s é r ie d e s a u t s p é r ille u x , s e t o r d e n t , jo n gle n t ,
c h a n t e n t com m e d es m in s t r e ls , jo u e n t d u b a n jo ,
d a n s a n t la b a m b o u la , m o n t e n t à ch e va l, s a u t e n t
d e s o b s t a cle s , cr è ve n t d es ce r ce a u x.
« — S i ça n e fa it p a s p it ié ! d es m e s s ie u r s de
la h a u t e s e d é s a m b ic u le r com m e d es p a illa s s cu x
d e f o u é r e !.. . d it n o u n o u p o r t a n t s u r ses ge n o u x
M ik y d o n t la gr o s s e figu r e jo u fflu e e s t t o u t e d r ô le
so u s le s b or d s ca b o ssés d ’u n ch a p ea u d e p iq u é
b la n c n ou é so u s le m en t o n .
« — D it e s -m o i, b a r o n n e, d em a n d e le co m t e a ve c
fin e sse, n e le u r a-t-on ja m a is o ffe r t d ’e n ga ge m e n t
d a n s u n vé r it a b le cir q u e ?
: — Ce r t a in e m e n t ... p o u r l ’Am é r iq u e l.<_
« — Q u e lle d e s t in é e !..,
�73
L ’I D É E D E S U Z lJ t i
« — N e r a ille z p a s ! Ce la les o ccu p e, p e n d a n t
q u ’ils fo n t ce la ...
« — E h b ie n ? ...
« — E h b ien ! c ’e s t com m e p o u r le s e n fa n t s ,
ils ,n e fo n t p a s d ’a u t r e b ê t is e !...
« Il m e vie n t ce t t e p e n sé e g r a ve :
« J ’a im e r a is m ie u x t r a ve r s e r le T h ib e t ! »
« J e n ’ose la d ir e ; m a is e lle n e m e q u it t e
p lu s !...
« Q u elq u es m in u t e s d ’e n t r ’a ct e.
« P u is J o, q u i a en filé le fr o c d u r é gis s e u r q u e
r e fu s e le com t e, a n n on ce :
« — M ’s icu r s c't d a m e s, n ou s a llo n s vo u s p r é
sen t e r en lib e r t é la p lu s b elle co n q u êt e d e ¡ ’a n i
m a l... l ’h o m m e !... Vo u s m o n t r er son sa vo ir -fa ir e
et ce q u ’u n a n im a l q u i s a it s ’y p r en d r e p e u t en
o b t en ir !...
« — L e clo u , m u r m u r e r é vé r e n cieu se m e n t
J eanne.
« —
W illy.
Le
c lo u !...
r ép èten t à
l ’e n vi
lio b y
et
" G e o r ge s » en t r e.
* P a r d ’a d r o it e s e t r a p id e s m ét a m o r p h o ses, il
n ou s m o n t r e le p a ys a n e s cla ve d e sa va ch e et
p le u r a n t sa m o r t p lu s q u ’il n ’a p le u r é la m o r t d e
s a fem m e ; le p ê ch e u r à la lig n e t a q u in é p a r le
S°U]on , le jo c k e y s u p p o r t a n t la « su ée » so u s
a co u ve r t u r e p o u r n e p o in t s u r ch a r ge r son ch e va l,
a d o u a ir ièr e so u m is e à son ca r lin , le p e r r o q u e t
yn u i, la ch a t t e t o u t e-p u iss a n t e.
* L e clo u , é vid e m m e n t « t r ès fo r t », s e d éve°P p e en m ét a m o r p h o ses in é p u is a b le s , m a is son
e®Prit s a t ir iq u e m ’éch a p p e ; je p en se a u T h ib e t
m e r ép è t e ce q u e m ’a d it J ea n n e.
~~ J e vo u d r a is q u ’il se m a r ie, q u ’il a it u n
111011r d e p e t it e fem m e, com m e v o u s !...
‘ J ’y p en se en r e ga gn a n t le co t ea u d a n s la vo i
tu r e d e Ca llo t .
tèr , ^ CS l)aro' es m e p a r a is s e n t p le in e s d e m ys
et *
111>en t o u r m en t e. M on cœ u r b a t sa n s r a iso n ,
s an s r a iso n je m e sen s t o u t e jo ye u s e ...
cit” ,
R u elle im p r essio n n o u ve lle et d éliq u 'U Se’" '
m *e n d or s b er cée p a r e lle !..; Vo ilà
fé e !
cn co r e e t m ie u x en cor e u n e im p r essio n -
�74
L ’I D E E D E S U Z I E
\
XII
P a r u n jo u r d ’ét é ch a u d e t cla ir , d e va n t
l ’a b b a ye , d a n s u n e n a p p e d ’a r d e n t s o le il, « Yo »,
vê t u d ’u n co m p le t fa it d e s e r v ie t t e s - é p o n g e s , u n
ch a p e a u a n n a m it e en for m e d ’a b a t -jo u r ca ch a n t
so n ch ign o n d e n a t t e s n o ir e s, p ile d es h er b es
d a n s u n m o r t ier . P r ès d e lu i, r e ch e r ch a n t l ’o m b r e,
M o r la ck e s t co u ch é , le s y e u x à d em i clo s.
T o u t , so u s le gr a n d s o le il, sem b le d o r m ir d a n s
la ca m p a gn e . P a s u n sou ffle n 'a g it e le s a r b r es.
L e s o is e a u x n ’o n t p a s u n e ch a n so n .
P a r le ch em in q u i co n d u it d e la gr a n d e r ou te
à l ’afeb aye, m o n t e so u d a in u n b r u it é t r a n ge .
U n a p p e l d e t r o m p e s u it , p u is u n a u t r e . Yo
r e lè ve la t ê t e.
M o r la ck d r e sse l ’o r e ille .
L e b r u it s ’a p p r o ch e , gr a n d it .
Yo se lè ve , a b a n d o n n e so n m o r t ie r e t se s h er b es.
M o r la ck a b oie.
L ’a u t o d u b a r on d e L e r s , u n e b e lle e t co n fo r
t a b le lim o u s in e , fa it son en t r é e danrf la co u r d e
l ’a b b a ye .
L a b a r on n e e n t o ile t t e d ’é t é , le co m t e d e Go r n
en co m p le t d e co u t il b la n c, d escen d en t e t , p e n
d a n t q u e « G e o r ge s » in s p ect e sa vo it u r e , ils d e
m a n d e n t à « Yo » s i M . d e Cr it o n e s t ch e z lu i.
M a is « Yo » e s t fr a p p é d e s t u p e u r ...
D e va n t ce t t e vo it u r e com m e il n ’en a en co r e
ja m a is vu e , ce t t e vo it u r e ve n u e ju s q u e - là sa n s
c h e v a u x , sa n s b œ u fs , sa n s rien q u i sem b le d e vo ir
la p o u sser en a va n t , il d em eu r e ép er d u .
L e co m t e e t la b a r o n n e se r ega r d e n t .
— S in g u lie r s e r v it e u r !... fa it -e lle , r ieu se.
— Q u a n d je vo u s a ve r t is s a is q u e t o u t eu h ii
s e r a it o r ig in a l !... Vo u s vo ye z- vo u s s e r vie p a r
ce t t e façon d e s é ch o ir à s e r vie t t e s ? ...
L a b a r on n e r it , m o n t r a n t se s d e n t s q u ’e lle a
fo r t b e lle s , e t r ép è t e :
— M. d e Cr it o n est -il ch ez lu i? .. .
L ’a n n a m it e n e p a r a ît p a s co m p r en d r e ; a u b o u t
d ’u n t e m p s , il fin it p o u r t a n t p a r ja r go n n e r :
— Moi p a s s a vo ir !...
— Vo ye z... s ’il vo u s p la ît ? ...
�i/ ip r m
d e
s u z ie
75
E a b p r on n ç e t le co m t e lu i t e n d en t d es ca r t es,
I l le s p r en d e t , p eu s o u cie u x d e la is s e r d a n s
le p le in s o le il ce s vis it e u r s d e son m a ît r e , il en t r a
en co u p d e ve n t d a n s l ’a b b a ye , M o r la ck tr o| tu
effa r é s u r ses t a lo n s .
Ap r è s so n d é je u n e r , H e n r i d e Cr it o n s ’é t a it
r e t ir é d a n s s a ch a m b r e . JJ n e lis a it p a s, lie dprm a it p a s ; il s o n ge a it e n a t t e n d a n t l ’h eu r e d u
co u r r ie r q u i r a m è n e r a it l ’in s t a n t , d e p lu s en p lu s
d é s ir é , d e s a vis it e p r e s q u e q u o t id ie n n e a u b u r ea u
d e p o st e.
« Yo » e n t r e e t t e n d le s ca r t es .
Ee m a jo r le s pr e nd , le s lit- U n é tr a ng e gffurire
lu i v ie n t a u x lèvr e s , u n p li d u r se m a r que à s on
fr o n t :
— E e co m t e .t! J e a n n e ... son m a r i, jn u r m u r et i l . „ u n e in t e r vie w ? ou b ien u n e é p r e u ve ?
e n le vo n s - le u r à ja m a is la t e n t a t io n d e r ecom
m e n ce r !...
— F a is e n t r e r d a n s m on b u r e a u !.., or d on n et -il à « Yo ».
E t d r o it , fier , e ffila n t d u b o u t d u d o ig t sa
m o u s t a ch e , a ve c, d a n s les y e u x , ce r ega r d m é t a l
liq u e e t fr oid q u i le r en d im p é n é t r a b le , le m a jo r
vie n t r e t r o u ve r , d a n s so n ca b in e t d e t r a v a il, ces
h ôt es in a t t e n d u s .
S a n s le m oin d r e em b a r r a s, la m o in d r e s u r p r is e ,
a ve c l ’a is a n ce d ’u n p a r fa it h om m e d u m on d e, le
m a jo r s ’a va n ce .
— I .a m o n t a gn e n ’a r r iva it p a s ju s q u ’il n ou s,
n ou s so m m e s a llé s à la m o n t a g n e !... fa it la bar on n e, co q u e t t e .
I l s ’in clin e e t d it :
— E xcu s e z-m o i, je n e sor s ja m a is !
E U e r o u g it u n p eu p o u r n o m m er :
•— M oii m a r i... le b ar on d e I ,e r s ...
Cr it o n se t o u r n e ve r s « G e o r ge s » e t t o u ch e la
n a in q u i lu i e s t t en d u e.
— E n ch a n t é ...
E a b a r on n e co n t in u e :
— E e co m t e d e G o r n ... u n e vie ille co n n a is
s a n ce ... n ’est -ce p a s ? ...
— E n e ffe t !... r ép o n d Cr it o n d o n t r ien n e
t r o u b le la t r a n q u illit é ,
O n s ’a s s e o it .
Au p r è s d a l ’a r d en t e ch a îe u r irln
i l fa it
dehors,
�L ’I D E E D E S U Z I E
p r e s q u e t r o p fr a is , p r esq u e t r o p so m b r e d a n s le
gr a n d ca b in e t d e t r a v a il a u x m u r s d e p ie r r e . E t
t a n d is q u e l ’o n ca u s e d e clio ses e t d ’a u t r e s , a u
p lu s p r ofon d d es cœ u r s s ’é v e ille n t d es s o u ve n ir s ,
s e r e t r o u ve n t d es b o u t s d e r ô le s jo u é s e n q u e lq u e
a m èr e co m éd ie...
Com m e d ’u n e h is t o ir e t r è s v ie ille e t q u i lu i
p a r a ît t o u t à co u p in cr o ya b le , Cr it o n se s o u vie n t
q u ’il e s t p a r t i p o u r l ’An n a m , fia n cé à u n e jeu n e
fille , cr o ya n t en e lle , l ’a im a n t d e t o u t e la for ce
d e son â m e ...
E lle é t a it r ich e , il l ’é t a it lu i-m ê m e ; m a is il
vo u la it u n gr a d e d e p lu s , la c r o ix p e u t -ê t r e , p o u r
m ie u x m é r it e r ce lle à q u i il a v a it fa it d on d e sa
vie .
L o r s q u ’il é t a it r e ve n u — l ’h is t o ir e n ’e s t p a s
n e u ve !... — la je u n e fille , s a n s m êm e a vo ir r en d u
la p a r o le d on n ée e t l ’a n n ea u d es fia n ça ille s , é t a it
m a r ié e à u n a u t r e ...
E lle é t a it m a r ié e , e t lu i, là -b a s , l ’ign o r a n t , la
ch e r ch a it d a n s t o u t ce q u e se s r e ga r d s d éco u
vr a ie n t d e fr a is , d e jo li, d e b e a u ...
E lle é t a it m a r ié e , e t l ’a b se n ce p o é t is a it en cor e
le s s o u ve n ir s , le s n im b a it d e lu m iè r e e t r e n d a it
la p en sée d u r e t o u r p le in e d e fé licit é s .
Ce t t e fia n cée, q u i é t a it - e lle ? ...
Ce lle q u i é t a it là d e va n t lu i ? .. . Ce t t e fem m e
a u x y e u x s a va n t s , à la t o ile t t e é lé g a n t e , a u x
c h e ve u x co u r t s d or és d e h en n é s o u s le p e t it ch a
p e a u , le « b ib i » à la m o d e ...
N o n !... n o n ... ce n ’é t a it p o in t ce lle d o n t il
a va it em p o r t é le s o u ve n ir en son cœ u r ... ce lle
p o u r q u i il a va it vo u lu m o is s o n n e r d e la g lo ir e ...
Il n e la r e co n n a is s a it p lu s !
E t la v o ix d u m a jo r , fr o id e e t g la cé e , le d is a it
si b ien q u e , p e n d a n t q u ’on v is it a it le clo ît r e , le
co m t e, p e n ch é ve r s la b a r o n n e, r a illa it :
— Ba r o n n e ... d es r e ve n a n t s ? ... il n ’y en a p lu s
d a n s ces r u in e s ... il n ’y en a p lu s !...
A q u oi e lle r é p o n d a it , d é p it é e :
— S o ye z d on c s a t is fa it com m e t o u s ce u x q u i
o n t p r o p h é t is é e t q u i vo ie n t q u e le u r s p r o p h é t ie s
s ’a cco m p lis s e n t !...
E t lu i in s is t a it :
— J e vo u s l ’a va is d it , b ar on n iei; o n o u b lie r a !...
�ï/ ID Ï Î E
D E S U Z1 E
n
j ’a i eu' r a is o n d e vo u s d ét o u r n er ü e ce s o t
m a r ia ge ... o n s ’e s t co n s o lé !...
—
Vo u s cr o ye z? p o u r t a n t , ces ch e ve u x b la n cs ? ...
—- M a la d ie d u cu ir ch e ve lu , n e vo u s fa it e s p a s
d ’illu s io n , b a r on n e, o n a o u b lié .
S u b it e m e n t , la je u n e fem m e s e m o r d it les lè vr e s ,
se s e n t a n t offen sée p a r ce q u e d es r e gr e t s d o n t elle
n ’a u r a it eu q u e fa ir e n ’e x is t a ie n t p lu s .
E t , d e ce t t e d é fa it e q u i c in g la it son cœ u r d e
m o n d a in e, le co m t e r a illa it , s e r é jo u is s a it ... c ’en
é t a it t r o p !...
Cr it o n r e co n d u is it s es vis it e u r s . I ls r em o n t èr en t
en a u t o. L a b elle vo it u r e r e p a r t it ... A h ! s i la
p e t it e b a r o n n e a va it p e in e à ca ch e r son d é p it ,
com m e le m a jo r , lu i, s e s e n t a it h e u r e u x !../
L ’ép r e u ve a va it é t é d é cis ive . R ie n n e r e s t a it d u
p a ssé .
E t , a lo r s q u e s o u ve n t H e n r i d e Cr it o n ~ vn it p a r
co u r u le clo ît r e a ve c t a n t d e d é s illu s io n , t a n t d e
ch a gr in q u ’il lu i s e m b la it n e vo ir a ccr o ch é a u x
a n gle s d es p ila s t r e s , a u x é p in e s d es r o s ie r s q u e d es
la m b e a u x d e s a vie ; a lo r s q u ’il n e vo ya it d a n s les
t ig e s d es vign e s - vie r ge s , d es ch è vr e fe u ille s , d es
clé m a t it e s q u e le s lie n s q u i e n ch a în a ie n t s a p en sée
à la d o u le u r , ce s o ir , t o u t lu i p a r u t ch a n gé .
I l d é co u vr it d a n s les s cu lp t u r e s m e r ve ille u s e :-,
d es im a ge s d ’esp ér a n ce. S u r les r o s ie r s , il n e v it
q u e r oses t o u t es fleu r ies. L ’é t o ile d es clé m a t it e s
lu i s em b la ce lle t o u t e b la n ch e , t o u t e p u r e q u i
m a in t e n a n t r a yo n n a it r u r s a vie . E t , s o u d a in , il
se s e n t it a u cœ u r u n e jo ie im m en se, com m e s i
u n g r a n d , t r è s gr a n d b o n h eu r lu i ye n a it , é t a it
t o u t p r och e.
Il s ’a p e r çu t so u d a in a vo ir o u b lié l ’h e u r e d u
co u r r ie r , l ’h eu r e d e sa vis it e p r esq u e q u o t id ie n n e
e t , com m e s i q u e lq u ’u n l ’a t t e n d a it e t q u ’il e û t
u n e gr a n d e n o u ve lle à d ir e , il p r it so n ch a p ea u
c t se d ir ig e a , m a r ch a n t t r è s v it e , ve r s le b u r e a u
'le p o s t e ...
S u zie le v it ve n ir .
E lle é t a it a s s is e so u s le s ch ên es. 'E t t o u t à
cou p , com m e il a p p r o ch a it , les y e u x d e la je u n e
fille p r ir e n t u n e e xp r e s s io n d ésesp ér ée.
L e m a jo r a r r iva it l ’à m e lé gè r e com m e s i clic
a va it eu d es a ile s . M a is , lo r s q u ’il .vit S u zie e s
ïr is t o ce s a ile s t o m b èr en t ,
�78
L ’I D E E D E S U Z lf c
— Q u ’a ve z-vo u s , e n fa n t ? ,., fit -il a ve c a n go is s e ,
vo u s s o u ffr e z? ...
N e s a clia u t q u e r é p o u d r e , e lle d it à t o u t h a sa r d :
— O u i... je s o u ffr e ? .,,
— D ’o ù s o u ffr e z- vo u s ? .,.
E lle s e m it à p le u r e r .
L e m a jo r lu i p r it îa m a in . E lle l'a v a it b r û la n t e
e t fié vr e u se .
— Ch è r e e u fa n t , co n s e illa - t - il, i l n e fa u d r a it
p a s r e s t e r a s s is e à la fr a îch e u r , v q u 1ç *- v p u s
r en trer ?
v
— i l fa it s i b on d e h o r s , s i n o ir d a n s le b u r e a u !...
m u r m u r a -t -elle .
— S i n o ir da n s le b u r e a u ? .,, répéta- t- il, s ur p r is .
—» O u i, s i n o ir ... 6i fr o id !•••
— - t ’e s t la p r e m iè r e fo is q u e je vo u s l ’en t en d s
d ir e.
E lle p le u r a d a va n t a ge .
— Q u ’a ve z-vo u s , S u zie ? ,,.
— J ’a i.., a h ! j ’a i,..
E t n e p o u va n t d ir e vr a im e n t ce q u ’e lle a va it ,
la fille t t e s a n g lo t a :
— J ’a i que je r e gr e t t e m a p a u vr e m a m a n .,.
L e m a jo r e u t a lo r s un e in s p ir a t io n q u i lu i fit
b a t t r e le cœ u r d ’u n e ém o t io n gé n é r e u s e :
— L e b u r e a u e s t n o ir ... le b u r e a u e s t fr o id .
Aim e r ie z-vo u s r e ve n ir à la p e t it e m a is o n r o se où
t o u t vo u s r a p p e lle r a it vo t r e p a u vr e m a m a n ? ,,.
— N o n ! j ’a im e m ie u x ce q u e j ’a i... m a is je n e
s a is p lu s ce q u e j ’a im e ... J e u ’a i p lu s la fo r ce ...
la for ce d e v iv r e ...
— D e v iv r e ? ... r ép é t a -t -il, é p o u va n t é . Allo n s ,
p r o p o sa -t -il a p r è s u n s ile n ce a ve c u n e g a ît é fe in t e ,
p r en ez m on b r a s , a cco m p a gn e z-m o i là -b a s , nu
b or d d u co t e a u , n o u s a llo n s r e ga r d e r le s é t o ile s
s ’a llu m e r s u r la p la in e , le cie l e s t cla ir , J u p it e r
d o it ê t r e s p le n d id e ... gr o s com m e u n e p o m m e.,,
ve n e z!.,.
M a is e lle s ’e ffr a ya d ’a lle r a in s i, com m e si son ve n t , r e ga r d e r les é t o ile s s ’a llu m e r s u r la p la in e .
Il fa u t a vo ir le cœ u r p a is ib le p o u r g o û t e r les
t r a n q u ille s b o n h eu r s.
— P r e n e z m on b r a s , il le fa u t ! r é p é t a -t -il, et si
vo u s n e vo u le z p a s d es é t o ile s , il fa u t r e n t r e r !,,,
— O u i, r e n t r o n s ! m u r m wr a -t -elle,
E lle p r it son b r a s , m a is sa n s M a r ch e r . E lle
�I/ T D Ê E D E S U Z IE
79
r o u gis s a it t o u t à co u p d e so u in fir m it é . E lle n e
vo u la it p lu s q u ’il la v ît .
E lle le p r ia d e vo ir s i, co n t r e u n d es ch ên es,
e lle u ’a va it p a s o u b lié s o n o m b r e lle . T a n d is
q u ’il la ch e r ch a it , p e n s a n t q u e le m a jo r n e la
r e ga r d a it p a s , vit e ... vit e , e lle r e n t r a a u b u r e a u d e
p o st e , h a le t a n t e d e cet effo r t .
H e n r i d e Cr it o n r e vin t , d is a n t q u ’il n ’a va it p a s
t r o u vé l ’o m b r elle. I l a jo u t a m êm e q u e, s i e lle
é t a it p e r d u e , i l en s a v a it u n e a u t r e t r è s jo lie q u i
n e d e m a n d a it p a s m ie u x q u e d e s ’en ve n ir fin ir
l ’ét é à S a vign o n .
S u zie r efu sa .
N o n !... n o n !... e lle n e v o u la it p a s d e ce t t e
om b r e lle , e lle n e vo u la it p a s d e g â t e r ie s n o u ve lle s ,
ca r o m b r e lle e t gâ t e r ie s lu i e u s s e n t r a p p elé lin e
eh o9e p o u r la q u e lle su b it e m e n t e lle s e d é t e s t a it ...
c ’e s t q u ’a u m a jo r , s i b on p o u r e lle , e lle ve n a it d e
m en t ir .
H e n r i d e Cr it o n q u it t a t r is t e m e n t le b u r e a u d e
p o st e e t r e p r it , t r è s p r é o ccu p é , le ch em in d u
M o u st ier s.
‘‘
« Q u ’a va it d on c S u zie ... q u ’a v a it - e lle ? ... »
A ce t t e q u e s t io n , S u zie , m a in t e n a n t eo u ch éer
r ép o n d a it :
« Ce q u e j'a i, m a p a u vr e m a m a n , a vo u s seu le
je p u is le d ir e !...
« D ia n e e t m oi é t io n s a u jo u r d ’h u i s o u s les
a r b r es.
« M mo d e I > r s e s t a r r ivé e a,u b u r e a u d e p o st e,
e lle ve n a it d u M o u s t ie r s , ses y e u x é t a ie n t b r il
la n t s , se s jo u e s a va ie n t u n e jo in t e d e fla m m e,
e lle s e m b la it e n co lèfe.
« —- Bo n jo u r , je vie n s d e ch ez vo t r e s a u v a g e !...
a -t -elle cr ié.
« — E h b ie n ? a r ép o n d u D ia n e , e s t -il co n s o lé ? ...
« — Ah ! vo u s vo u s s o u ve n e z... r é p liq u a M “ ® d e
I .e r s , u n e fla m m e p lu s v iv e a u x jo u es.
« — O u i... e t a u s s i q u e vo u s m ’a ve z p r o m is
u n e h is t o ir e .
« — U n e so t t e h is t o ir e !...
« E t e lle la n ça t o u t d ’u n e h a le in e : ,
« — Ve n e z... je va is vo u s le d ir e ... J a m a is vo u s
n e m e t r o u ve r e z p lu s é lo q u en t e p o u r vo u s éd ifier
s u r la fa çon q u ’o n t le s h om m es d e t r a it e r le p a s s é ...
ic M mo d e E e r s e n t r a în e D ia n e . E lle lu i p a r le
�8o
T / ID É E D E S U Z 1 E
a ve c vo lu b ilit é , e lle s r ie n t t o - s d e u x à g o r g e
d ép loyée.
« E t j ’e n t eiu ls :
« — N o n ! vr a im e n t ... ce n ’é t a it p a s la p e in e !
« — As s u r é m e n t .
« — Alo r s , p o u r q u o i cet é t a la g e ? ...
« — P o u r em p o iso n n e r m on b o n h e u r !...
« E lle s s ’é lo ign e n t e t je n ’e n t en d s p lu s r ien .
« S u r la r o u t e, M . d e L e r s t a p o t e q u e lq u e ch ose
d a n s s a vo it u r e , e t ca u se a ve c le co m t e d e G o r n .
J e l ’écou t e d is t r a it e m e n t .
« M rao d e L e r s e t D ia n e r e vie n n e n t .
o M mo d e L e r s e s t ca lm ée . D ia n e t r è s a n im ée.
c — A u r e vo ir ) ... se cr ie n t -e lle s .
« L ’a u t o r ep a r t . D ia n e se p r é cip it e ve r s m oi.
« — S a is - t u ... siajs-tu ! c ’e s t t o u t ce q u ’il y a d e
p lu s d r ô le !... s a is -t u q u i le m a jo r a a im é a ssez
p o u r s a cr ifie r s a ca r r iè r e , t o u t e s a vie , a u ch a g r in
d e l ’a vo ir p e r d u e ? ... J ea n n e d e L e r s !...
« U n fr o id m e s a is it ; j ’a i a u x o r e ille s com m e
u n b r u it d ’e a u , u n b r u it d e c lo ch e s !...
« J ’en t en d s D ia n e m e r a co n t e r u n e h is t o ir e d e
fia n ça ille s . E lle la d it d ’u n t o n lé g e r e t ch a q u e
d é t a il m e d é ch ir e le c œ u r !... L e fia n cé é t a it u n
m ilit a ir e , u n o fficie r d e gr a n d n om , d e b el a ve n ir .
Il d e va it êt r e a b s e n t d e u x a n s !... E t , d u r a n t son
a b se n ce, u n a u t r e p a r t i se p r é s e n t e , p lu s r ich e , p lu s
b ea u , u n h om m e o is if, é lé g a n t , t r è s je u n e ... L a
fia n cée s ’a p e r ço it q u e ce n ’e s t p lu s l ’a b se n t q u ’elle
a im e , m a is le d e r n ie r ve n u ... E lle o u b lie l ’a u t r e ...
« U n jo u r , il r e vie n t ... E lle é t a it m a r ié e !
‘ « E t D ia n e r a con t e t o u jo u r s :
« — Alo r s , a u lie u d e p r en d r e so n p a r t i d e la
ch o se , en h om m e d u m on d e q u i ca ch e ce q u ’il
é p r o u ve , il a é t é t r o u b la n t , e x a s p é r a n t !... I l a
t o u t q u it t é , ch e r ch a n t a in s i « à em p o iso n n e r le
b o n h e u r d e J e a n n e ! » E t t o u t ce la p o u r , a u jo u r
d ’h u i, n e p a s m êm e m o n t r er , ce q u i s e r a it in u t ile ,
m a is fla t t e u r , la p o lit e s s e d ’u n r e g r e t !...
« D ia n e s ’e s t t u e . D ia n e s ’e s t é lo ign é e .
« J e s u is r est é e fr o id e, t r is t e , n e p o u va n t com
p r en d r e ce q u i se m o u r a it en m o i... ce q u i s ’en
a lla it p a r là -b a s, lo in ... lo in ... A h ! M a m a n , p e u t êt r e é t a it -ce m a vie ... t o u t e m a v ie !...
« C ’e s t d on c M mo d e' L e r s q u i a fa it s o u ffr ir
M . d e Cr it o n !
r
�L ’I D É E D E S U Z I b
81
« C ’e s t d on c e lle q u ’il a t a n t a im é e !...
« Q u a n d il e s t ve n u , ce so ir , il a va it a u x y e u x
u n e gr a n d e jo ie !... ce lle d ’a vo ir r e vu M mo d e L e r s
sa n s d o u t e ...
« J e l ’a i con fié à D ia n e.
« E lle m ’a r ép o n d u d ’u n t o n s ce p t iq u è :
« — Q u e lle jo ie ve u x-t u q u ’il en a it ? .. . A m oin s
q u ’à for ce d e s ’a igr ir seu l d a n s so n m o n a st èr e, il
n ’a it fin i p a r , d écid ém en t , se r é jo u ir d e n e p a s
l ’a vo ir é p o u s é e ? ...
« M a m a n , ce n ’e s t p a s d ’a vo ir p e r d u M mo d é
Le r s q u e le m a jo r é t a it jo y e u x , — D ia n e se t r o m p e ,
— c ’é t a it d e l ’a vo ir r e vu e ...
« E t m o i, m a m a n ... a h ! m o i, j e s u is t r o p
m a lh e u r e u se !... »
XIII
— Ave z- vo u s r e vu Cr it o n ces jo u r s - ci? d em a n d a
a ve c in q u ié t u d e le com t e d e G o r n .
— O u i... je p e n s e ... com m e t o u jo u r s , r é p o n d it
D ia n e d u b o u t d es lè vr e s .
— Co m m en t , est -ce là t o u t e l ’im p o r t a n ce q u e
vo u s a t t a ch e z à ses v is it e s ? ...
— O h ! o u i, a b so lu m e n t .
— T ie n s ! je cr o ya is q u e, com m e il s ’o ccu p a it
b ea u co u p de t o u t ce q ü i vo u s r e ga r d e ...
D ia n e in t e r r o m p it im p a t ie m m e n t :
— Co m m en t , d e t o u t ce q u i n ou s r e ga r d e ? d e
q u oi p e u t -il s ’o ccu p e r ? ... N o t r e h om m e d ’a ffa ir es
p a ye à M "° L a n d e lle u n e p e n sio n q u i a u gm e n t e
les m a igr e s r e ve n u s d e ce t t e p a u vr e fille ... M . d e
Cr it o n n ’a r ien à vo ir là -d ed a n s...
— J e cr o ya is q u ’il ch e r ch a it ...
— Q u ’il ch e r ch a it ? ...
— E xcu s e z la b r u t a lit é d e l ’a t t a q u e ... q u ’i l
ch e r ch a it à vo u s é p o u s e r ? ...
— ,11 m e d ét e st e .
11 a ce m a u va is g o û t ?
— Il m e d ét e st e e t je le lu i r en d s. D ’a ille u r s ,
je n ’ép ou ser a i ja m a is q u e lq u ’u n q u e je t r o u ve
a u s s i... in s ig n ifia n t !...
<— I n s ig n ifia n t ? ... vo ilà u n s in g u lie r a d je ct if!...
Q u el sen s p r écis lu i d o n n e z-vo u s ? ...
— J ’a p p e lle a in si t o u s ce u x q u i m ’e n n u ie n t , q u i
n e m e d isen t r ie n ...
— U n e xe m p le p o u r a p p u ye r la r è g le ? ...
�Sa
L ’I D Ë E D E S T J Z m
— N e m e d is e n t r ie n : M 11® L a iu le lle , in èr e
G r o gn o n ...
— S u ffit !.., S u ffit !... Co m m e n t , vo u s r a n ge z
Cr it o n d a n s ce t t e ca t é go r ie d e p a u vr e s ê t r e s !...
— E t vo u s co m p r en ez q u e ce lu i q u e j ’é p o u s e r a i...
— Q u e ce lu i q u e vo u s é p o u s e r e z? ...
J e n e le ju g e r a i p a s a in s i.
L e co m t e d e G o r n e t D ia n e ca u s a ie n t s u r la
ter r asse d u Ler s.
L e co m t e a p p r o ch a so n fa u t e u il d e ja r d in d e
ce lu i d e D ia n e e t p o u r s u ivit s u r u n t o u d e co n fi
d en ce :
— Vo u s êt e s -vo u s ja m a is fa it u n id é a l... p u is q u ’il
e s t d e r è g le q u e t o u t e s le s je u n e s fille s e n o n t
u n ?...
D ia n e , s e p r ê t a n t vo lo n t ie r s à ce t t e in t e r vie w ,
r é p o n d it en r ia n t :
— M a is ... n a t u r e lle m e n t .
O n t o u ch a it a u x d e r n ie r s jo u r s d e sep t em b r e.
L e t e m p s é t a it s i b ea u q u e l ’o n s e s e r a it cr u en
ét é . Ap r è s p lu s ie u r s a b s e n ce s , le co m t e é t a it d e
n o u ve a u r eve n u a u Le r s .
« N o t r e vie il a m i en t ie n t p o t t r vo u s , sa n s
d o u t e , m a b e lle . J e n e m ’e x p liq u e q u ’a in s i ce
b r u s q u e r e t o u r ch e z n o u s , # a v a it d é cla r é le m a t in
m êm e J ea n n e d e L e r s à D ia n e .
E t , b ie n q u e le co m t e fû t g r 09 e t co u r t , q u ’il
lu t t â t d é s e s p é r é m e n t co n t r e « le s r a va g e s d u
t e m p s » p a r s a m is e , p a r le s m ille m o ye n s q u e
la co q u e t t e r ie m a s cu lin e , a u s s i b ien q u e la fé m i
n in e , s a it in ve n t e r , D ia n e é t a it in t é r e s s é e p a r
ce t t e p e n sé e q u ’il « en t e n a it p o u r e lle ».
Ce n ’é t a it r ien e t p o u r t a n t c ’é t a it q u e lq u ’u n ,
D ia n e s ’en a m u s a it .
Le co m t e p o u r s u ivit , a cce n t u a n t so n t o n d e con
fid en ce :
— U n id é a l, b ie n q u e fa it d e r ê ve , p e u t se r e n
co n t r e r d a n s la r é a lit é ... vo u le z-vo u s q u e je ch er ch e
d a n s le s lig n e s d e vo t r e m a in si vo u s le r en co n
t r e r e z? ...
— Vo lo n t ie r s ...
D ia n e t e n d it sa m a in a ve c u n é cla t d e t ir é .
D a n s ie gr a n d s a lo n , M ',]° d e Le r s a lla it et ve
n a it , la s s e , e n n u yé e .
E lle s ’a va n ça ve r s u n e d es p o r t o s-fen êt r es d o n
n a n t s u r la t e r r a s s e e t , b â illa n t , e lV g é m it :
�L ’ID E E D E v S UZIE
83
— M on D ie u , q u ’esU cç q u e vo u s p o u ve z d ir e
p o u r a vo ir le co u r a ge d e r ir e ... m o i, je m ’a s
som m e !...
N o u s d iso n s d es ch o se s fo r t in t é r e s s a n t e s ,
d é cla r a Je co m t e.
J ea n n e île L e r s s ’a va n ça .
— P eu t -on s a vo ir ? .,.
L e co m t e ve n a it d e p r en d r e la m a in d e D ia n e ,
i l en o b s e r va it le s lig n e s , t a n d is q u e la je u n e
fille fix a it s u r lu i d es r e ga r d s m o q u eu r s,
— J e r e ga r d e ,,. J ’é t u d ie , b a r o n n e , la m a in d e
M 110 d e Vo lie u x .
M » " d e Le r s r a illa :
— M on ch e r co m t e ... h a ! h a ! h a !... vo u s a ve z
t o u t à fa it l ’a ir d ’u n o r a cle .., vo u s p r en ez u n p e t it
\ a s p e ct F r a y a q u i vo u s sied à r a vir , N e cr o ye z
cep e n d a n t p a s u n m o t d e ce q u ’il vo u s d ir a , jn a
ch èr e D ia n e ! .
— Ba r o n n e ! vo u s ê t e s in ju s t e I .,.
, — J e d é cla r e q u e vo u s n ’y en t en d ez r ie n !...
s in o n , n e m ’a u r iez-vo u s p a s p r é d it , l ’u n e d es cen t
fo is q u e vo u s a ve z lu d a n s m a m a in , la vie q u e
je m è n e !,.. U n e vie e n n u ye u s e à p r en d r e t o u t
en h o r r e u r ... le L e r s ... le cir q u e d e G e o r g e s .,, ce s
r id icu le s Sa la m a n d e ,.. e t t o u t ...' e t t o u t !... A h !
il y a d es m om en t s où je g r ille d ’a lle r r e t r o u ve r
N o ll, ses b êt es S a u v a g e s , p o u r t r a ve r s e r d es d a n
ge r s , p o u r s o u ffr ir d e la p e u r , d u fr o id , d e la
fa im , p o u r d o r m ir s u r la d u r e a ve c le cie l e t les
é t o ile s s u r m a t ê t e ... p o u r ch a n ge r e n fin !,,,
— Ch è r e e t ch a r m a n t e M a d a m e, vo u s êt es t o u t
à fa it d r a m a t iq u e e t in t é r e s s a n t e d a n s vo s n o u
ve lle s id ées ; m a is s i vo u s vo u lie z m e p e r m e t t r e ...
m ’a u t o r is e r ...
— A q u oi ? ...
— A vo u s p r ie r d ’êt r e u n in s t a n t s ile n cie u s e
p o u r q u e je p u is s e vo ir d a n s la m a in d e M a d e
m o is e lle , ca r si vo u s m e p a r le z t o u t le t e m p s ...
J e vo u s gê n e ! r ip o s t a a igr e m e n t J ea n n e.
- • N o n ... m a is ...
F a it e s com m e s i je n ’ét a is p a s là .
E t , se la is s a n t t o m b er s u r u n r o ck in g.e h a ir ,
e]le s ’é t e n d it en p o u ssa n t u n s o u p ir e t en fer m a n t
le s y e u x .
M WÜ d ç Lers se m b la n t d écid ée a u s ile n ce , le
c o m t c w r - ^ n ç n , « ’a n im a n t p a r d e g r é s :
�fi4
L ' ID E E
V&
» D Z IE
— M a d e m o is e lle , je vo is p o u r vo u s n u a ve n ir
m a g n ifiq u e !... u n a ve n ir d ’o p u le n ce !... J e vo is
p o u r vo u s d e l ’a r g e n t ... b ea u co u p d ’a r g e n t ... vo u s
a r r iva n t p a r u n m a r ia g e s p le n d id e q u i vo u s fe r a
v iv r e t o u t à fa it s elo n vo s g o û t s ... vo u s a u r ez
h ô t e l, a u t o , co llie r d e p e r le s , d ia m a n t s , lo g e à
l ’O p é r a , lo g e a u F r a n ça is , lo g e s p a r t o u t o ù il vo u s
p la ir a d ’a lle r ...
L a b a r o n n e s e r e le va s u b it e m e n t :
— L o g e s d a n s t o u s le s t h é â t r e s ? ... vo u s lis e z
c e la d a n s la m a in ? ... m o n t r e z ce t t e lig n e ? ...
îp o n t r ez-la -m o i ? ... cr ia -t -elle.
— Ba r o n n e ! je vo u s e n p r ie , n e m ’in t e r r o m
p e z p a s !...
— A h ! p a r d o n !... j ’o u b lia is ... je n e cr o ya is p a s
ê t r e d e ve n u e s i... s i...
— S i d é licie u s e m e n t t a q u in e !... t o u t vo u s e s t
p e r m is ... m a is en ce t in s t a n t ...
— T o u t m ’e s t d éfe n d u !
M mo d e L e r s s e r e n ve r s a d e n o u ve a u s u r le
r o ck in g - ch a ir e t ie fe m ia le s y e u x .
L e co m t e r e p r it :
— J e vo u s .vois t r è s g â t é e , t r è s a d m ir é e , t r è s
a d u lé e ...
— Ce q u i n e ve u t p a s d ir e q u e vo u s ser ez
a im é e ... in t e r r o m p it en co r e M mo d e L e r s .
— Ba r o n n e !...
— L à ! ... n e vo u s fâ ch e z p a s ... je m e r c t a is t ...
— J e vo u s vo is , M a d e m o is e lle ... r ecom m en ça
le co m t e ...
M a is , ce t t e fo is , ce fu t D ia n e q t ii l ’in t e r r o m p it
d e s a vo ix r a ille u s e e t t r a în a n t e 1111 p eu .
— Vo u s 111e vo ye z, M o n sie u r , c’e s t à m e r ve ille ...
m a is m on id é a l, le vo ye z- vo u s ? ...
— J e le vo is ... je le vo is !
— E s t - il e n t r é d a n s m a v ie ? ...
— I l y e s t e n t r é ... n ia is je n e s a is s i vo u s en
a ve z co n s cie n ce ...
)
L a b a r o n n e la n ça à D ia n e u n r e ga r d d ’in t e l
lige n ce .
D ia n e p e n s a à « N o ll, à l ’o n e le N o ll », e t d e v in t
cr a m o is ie p o u r r ép o n d r e :
— Ce r t a in e m e n t , j ’en a i co n s cie n ce ... m a is lu i...
lu i... le co m p r e n d -il? ...
— A h ! s ’il le co m p r e n d !... r é p o n d it s e n t im e n
t a le m e n t le co m t e , je p u is a ffir m e r q u ’i l vo u s a
�L'IDÉE DK SUZIE
85
t o u jo u r s a t t e n d u e , q u ’u n e im a ge q u i t o u jo u r s a
été la vô t r e l ’a h a n t é , p o u r s u ivi...
~ N o n ! m a p a r o le ... où va -t -il ch e r ch e r ses
h is t o ir e s !... in t e r r o m p it p o u r la t r o is iè m e fo is
M mo d e Le r s .
— B a r o n n e !... v r a i!... je vo u s a s s u r e !... cr ia
le co m t e, p r esq u e ir r it é .
— C h u t !... je m e r e - r e -t a is !...
— Co m m e n t s a u r a i-je à m on t o u r le r eco n
n a ît r e ? ,.. p o u r s u ivit D ia n e .
L e co m t e p r it u n a ir in s p ir é :
— L e m on d e vo u s a p p a r a ît r a d ’a b or d com m e
u n e fo u le . Vo u s u ’y ve r r ez q u ’u n e m a sse som b r e,
r ien d e p r é cis . P eu à p e u , a u m ilie u d e t o u s , vo u s
d is t in gu e r e z q u e lq u ’u n va gu e m e n t , p u is d ’u n e fa
çon p lu s p r écise. Bie n t ô t , ce t ê t r e s e d é t a ch e r a
d es a u t r e s . I l d e vie n d r a l ’a ct e u r p r in cip a l q u i
s ’a va n ce ve r s la r a m p e , q u i s e m et en p le in e lu
m ièr e. Vo u s vo u s d ir e z : « L e vo ilà ! • Ce ser a
t o i!... lu i... l ’h e u r e u x é lu !...
— C ’e s t lu i, je l ’a i r e co n n u ... u ... 11!... ça se
ch a n t e ! L s t - ce a ssez cla r in e t t e ... m ir lit o n s ... o p liiclé ïd e ... fê t e d e b a n lie u e ... lila s ... p r in t e m p s ...
l'oses e t b a la n ço ir e s ... Co m t e , vo u s m e t r a n sp o r
t e z!... la n ça J ea n n e en im it a n t la v o ix n a s illa r d e
d es Sa la m a n d e d a n s l ’e xe r cice d e le u r s fo n ct io n s
d e clo w n s.
— B a r o n n e !... im p lo r a le com t e.
— J e vo u s en p r ie ... la iss e z-n o u s co n t in u e r !
s u p p lia D ia n e , d is s im u la n t m a l d e l ’im p a t ien ce .
— Si c ’e s t a u s s i s é r ie u x ... je vo u s q u it t e ... fit
Mm” d e Le r s .
E lle s ’é lo ign a .
— E n fin !... s o u p ir a le com te.
7 - N o u s a llo n s p e u t -êt r e p o u vo ir êt r e t r a n q u ille s !... fit D ia n e .
E t e lle a jo u t a , s é vè r e :
— Com m e les g e n s in o ccu p é s p e u ve n t d çve n ir
e n nuy e u x !...
— C h u t ! r é p liq u a le co m t e, n e m éd ison s p a s d e
n o t r e t o u t e ch a r m a n t e h ô t esse ... Q u e d ision sn o u s ? ...
— Q u e j e vo ya is m on id éa l se d é t a ch e r d e lr.
fo u le !..
Le com t e, a ya n t r e t r o u vé ses s o u ve n ir s , p r it
b ,en sa r e s p ir a t io n e t , com m e s ’il a vn it d es ch o ses
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L 'I D É E D E B U ZI E
t r è s d ifficile s à d ir a - U vo in so u r d e e t r a p id e , i l
co n tin u a :
— M a is je vo is a u s s i d es in flu e n ces a g ir co n t r e
vo t r e d e st in é e , la r e t a r d e r , l ’em p êch er .
— A h ! p a r e xe m p le ... d ’où v ie n n e n ^ e lîe s ? .,,
— D e vo t r e e n t o u r a ge ! fit h a in e u s e m e n t le
com te en s o n ge a n t a vec ja lo u s ie a u m a jo r .
— J e m ’en s u is t o u jo u r s d o u t é e !,., la n ça -t -elle.
— O n t r o u b le r a , o n d é t o u r n e r a le s ch a n ce s h e u
r eu ses q u i p è s e n t s u r vo t r e d e s t in é e en vo u s
e m p êch a n t d e fa ir e le v o ya g e ... in d is p e n s a b le ...
q u i d écid er a d e vo t r e a ve n ir .,, ca r i l e s t é vid e n t
q u e s i vo s p en sées vo n t à la r e ch e r ch e d e vo t r e
id é a l, vo t r e id é a l a u r a p e in e à vo u s d é co u vr ir en
ces lie u x d é s e r t s !... Il fa u t a id e r la d e s t in é e !...
— A h ! je vo u d r a is q u e l'o n e s s a yâ t d ’em p êch er
q u oi q u e ce fû t !.. . 6 t D ia n e d 'u n e v o ix m en a ça n t e
en je t a n t a u lo in u n r e ga r d d e d éfi.
— I l n e fa u t p a s vo u s m ép r en d r e. M a d e m o is e lle ,
s u r le s e n t im e n t d e ce u x q u i vo u s e n t o u r e n t ,
p o u r s u ivit le com t e d u m êm e t o n h a in e u x; a u fon d
d e t ou t e a ct io n sc ca ch e p lu s d ’é go ïs m e q u e d e d é
vo u em en t ... Cr it o n , en vo u s g a r d a n t p r è s d e lu i,
t ie n t évid em m en t à e m b e llir s a v ie d ’u n vo is in a g e
q u ’il a p p r écie d ’a u t a n t p lu s q u ’il sem b le m o in s
l'a vo u e v... MUe La n d e lle a s o u ci, sa n s n u l d o u t e , d e
la p en sio n q u i, vo u s le d it e s , l ’a id e à v iv r e !,.,
— O h ! s o yez sa n s in q u ié t u d e , je vo is c la ir d a n s
le u r jeu ; ils t r o u ve r o n t à q u i p a r le r ; j ’a i u n e
vo lo n t é d e fe r ... e t à m o in s q u ’on n e la b r is e ...
- - Ce son t ces vo lo n t é s -là q u e l ’on b r is e le p lu s
fa cile m e n t ... I l y a u r a it u n m o ye n d e t o u t co n
ju r e r , u n e e xp é r ie n ce à t e n t e r p o u r d é jo u e r les
p o u vo ir s , les in flu e n ces co n t r a ir e s , p o u r a id e r
vo t r e vo lo n t é à p r é va lo ir ...
— U n m o ye n ? ... d it e s -le , e t q u e l q u ’il s o it .,.
L e com te se d it :
« Ave c les fem m es, il fa u t t o u jo u r s a g ir p a r
p e r s u a s io n ... »
E t , sou r in n t d e son m a ch ia vé lis m e , il co n t in u a :
— S ’a p p u ya n t s u r d e p r o fo n d es e t sér ie u s e s
ét u d e s, on p r ét en d , e t n o n s a n s r a is o n , q u e cer
t a in e s p ie r r e s , s ’a cco r d a n t a ve c le s ig n e zo d ia ca l
sou s l ’in flu en ce d u q u e l n o u s som m es n és, a r r ive n t
à fa cilit e r l ’a ve n ir d e ch a cu n d e n o u s, à fa vo r is e r
la ch a n ce h eu r eu s e !
)
�L ’I D É E D E v S U Z IE
— J e l ’ign o r a is !... fit D ia n e , in t ér essé e.
— Ain s i, M a d e m o ise lle , je cr o is q u e la ge m m a
fju ’il vo u s fa u d r a it e s t l ’a igu e -m a r in e , q u i p r o cu r e
l ’a ffect ion d e q u ico n q u e en é p r o u ve le co n t a ct .
— L ’a igu e - m a r in e ... o ù vo u le z-vo u s q u e je d é
co u vr e u n e a igu e - m a r in e ? ...
— J e m 'e n ch a r ge , s i vo u s le p e r m e t t e z, r ip o s t a
a u ssitôt .le co m t e, je ch e r ch e r a i ce t t e p ie r r e et
vo u s l ’e n ve r r a i... vo u s n ’a u r e z p lu s q u ’à la r e
ga r d e r , à vo u s s o u ve n ir d e ce q u e je vo u s a i d it ,
e t , fin it -il en la n ça n t à t r a ve r s l ’esp a ce u n d éfi a u
m a jo r ... à t e n ir b o n !...
— O h ! q u a n t à ce la ... n ’a ye z c r a in t e !...
E t D ia n e n ’e u t b eso in , p o u r m ie u x s e r ép é t er
ces d e r n ie r s m o t s , p o u r le u r d o n n e r p lu s d e for ce,
p o u r se p r o m e t t r e m ie u x e t p lu s p r o fo n d ém e n t
« q u ’e lle t ie n d r a it b on », q u ’à r e ga r d e r d a n s le
gr a n d s a lo n la p h o t o gr a p h ie d é jà b ien s o u ve n t
co n t em p lée d e « N o ll, d e l ’o n cle N o ll ».
XIV
— M a d e m o is e lle D ia n e , il y a u n e le t t r e et
u n p a q u e t p o u r vo u s , a n n o n ça M "° L a n d e lle a u
m om en t où D ia n e t r a ve r s a it , e n n u yé e e t m a u s
sa d e, le b u r ea u d e p o st e.
— Q u e n e le d is ie z- vo u s ? ... r é p liq u a s èch e m en t
D ia n e.
— I ls vie n n e n t d ’a r r iv e r !... r e p r it M ll° La n d e lle
com m e s i e lle s e fû t e xcu s é e .
E t , t im id e m e n t , e lle t e n d it le p a q u e t e t la le t t r e
à D ia n e.
L a je u n e fille s ’en s a is it com m e d ’u n e p r o ie e t ,
le vis a g e é p a n o u i, e lle em p o r t a k> t o u t d a n s s a
ch a m b r e.
« Sa n 9 d o u t e q u e lq u e s o u ve n ir d e M nw d e
L e r s !... » s u p p o s a St izie q u i, a s s is e d e va n t u n e
t a b le , s ’o ccu p a it à t im b r e r le co u r r ie r q u e C a llo t
em p o r t e r a it le soir .
D e p u is q u e lq u e t e m p s , la je u n e fille m o n t r a it
u n gr a n d d é s ir d e t r a v a il ; e lle s e m b la it ch er ch e r
à s ’a b so r b er d a n s d es o ccu p a t io n s in ce s s a n t e s ,
e t , à t o u s m om en t s, e lle r é p é t a it à M 11« La n d eH e :
— J e vo u s en p r ie , m et t ez-m oi b ien a u co u r a n t ,
p r op osez-m oi com m e a id e à l ’in s p e ct e u r p o u r q u e
�gg
oc»
■
l
s e r a
’I D É K D ii S U Z iü
d a n s q u e lq u e s a n t iées, lo r s q u e D ia n e
n ia r ié e , d em a n d er u n p o st e , y v .v r e d ign e-
1UCn tMon n ” nCfa»<r i c n e d em a n d e p a s m ie u x que
rif'~7aire ce q u e vo u s m e d em a n d ez, a va it r ep on d u
S u * L a n d e lle ... m a is je vo u s d e s ir e r a is u n a u t r e
aV! ? U n a ve n ir ... a u t r e ? ... a va it r ép é t é S u zie a vec
,111 o e t it r ir e m a r t e lé com m e u n s a n g lo t , q u el
a ve n ir a u t r e ... vo u le z-vo u s q u e j ’a ie ? ...
Ce t t e r ép o n se é t a it s i t r is t e m e n t élo q u en t e q u e
M "° L a n d e lle n ’a va it o s é r ie n a jo u t er . D ’a ille u r s ,
n u ’a u r a it -e lle
d it ? ... Q u e m em e le t o u t m od este
ve n ir d e r ece ve u s e d a n s u n b u r ea u p e r d u , l ’e n
fa n t n e p o u va it l ’esp ér er . L ’Ad m in is t r a t io n e x ig e
r a it u n ce r t ifica t d e m éd e cin . Ce cer t ifica t d e va it
a s s u r e r u n e s a n t é s u ffisa n t e. L ’e n fa n t fr ê le , si
m ie à cer t a in s jo u r s e t en cor e b o it eu se , n e p o u r
r a it d on c l ’o b t e n ir . M a is l ’on n ’en é t a it p a s à
d em a n d e r u n p o st e p o u r S u zie , e t d ’ici là ...
S u zie n ’a va it p a s cessé d e t im b r e r ses le t t r e s .
E lle r é p é t a :
q u j ) ce d o it êt r e u n s o u ve n ir d e M mc d e
L e v s l.”
.
.
_ Vo ilà p e u t -êt r e q u i v a co n so ler u n p eu vo t r e
s œ u r d u d é p a r t d e so n a m ie ... vo ilà q u i va lu i
fa ir e p r en d r e la vie a ve c u n p e u p lu s d e p a
t ie n c e !... r ép o n d it M u° L a n d e lle
_ J a m a is D ia n e n e p r e n d r a la vie e n p a t ien ce !...
d é cla r a t r is t e m e n t Su zie .
_ p t ce p e n d a n t ... p a u vr e e n fa n t ! m u r m u r a
M»° La n d e lle a vec u n lé g e r so u p ir .
— O u i, ce p e n d a n t ... r é p é t a la fille t t e f>n h o clia n t
la t ê t e .
T o u t e s d e u x se twu ri ec nu t.
L ’a ir d u b u r e a u d e v in t o p p r essa n t com m e s ’il
se fû t ch a r gé d e ch o ses lo u r d e s ... d e ces ch oses
q u e l ’o n a im e r a it d ir e sa n s l ’o ser .
C ’é t a it d e n o u ve a u l ’a u t o m n e, le ciel g r is p lu
vie u x , b a s , d a n s le q u e l vo la ie n t , p e s a m m e n t ’ch a r
gées d e p lu ie , d es fe u ille s m or t es. C ’é t a ie n t les
p r em ièr es soir ées fr a îch e s , les p r em ier s fe u x le
r et o u r d e ce s im p r e s s io n s d ’h ive r s i d o u ces â.
r e t r o u ve r et à la fo is si t r is t e s ...
D ia n e e n t r a , t r io m p h a n t e :
— R e g a r d e z!... fit-elle.
�l/ ID E E
D E S U Z lfc ,
Sg
E lle p o r t a it ait secon d d o ig t d e la m a in d r o it e
u n e b a gu e d o n t le clia t o n é t a it fo r m é d ’u n e
p ie r r e b la n ch e a u x r e fle t s b le u t é s d ’u n e lim p id it é
e xt r ê m e , e n ch â s s é e d a n s u n e m o n t u r e a n cien n e
d ’u n t r a v a il m e r ve ille u x .
M "° L a n d e lle r e ga r d a e t d it , a ve c la r é s e r ve
p r u d e n t e q u ’e lle a p p o r t a it d a n s s e s r a p p o r t s a ve c
D ia n e :
— C ’e s t u n b ie n jo li b ijo u !
D ia n e se d é t o u r n a , d é d a ign e u s e e t im p a t ie n t e .
Sn / .ie d em a n d a :
— Q u i t 'e n vo ie c e la ? M mo d e L e r s ? ... c ’e s t b ien
a im a b le !...
E t , se le v a n t p o u r m ie u x vo ir , e lle q u e s t io n n a ,
s u r p r is e :
— T ie n s ! p o u r q u o i e s t -e lle s i g r o s s e .... p o u r q u o i
la p o r t e s-t u a u secon d d o ig t ? ...
— P o u r q u o i... p o u r q u o i... p o u r q u o i? ... ou d ir a it
q u e t u n ’a s ja m a is r ie n v u !. .. gr o n d a D ia n e en
t e n a n t s a m a in t r è s h a u t p o u r e m p ê ch e r s a s œ u r
d e t o u ch e r à la b a gu e .
— C ’e s t vr a i, je n ’a i ja m a is v u p o r t e r u n e b a gu e
a u secon d d o igt !...
— Il y a t a n t d e ch o s e s q u e t u ig n o r e s , m a
p a u vr e !...
P r e s q u e a u s s it ô t , le m a jo r fr a p p a a u g u ich e t .
11 ve n a it ch e r ch e r son co u r r ie r s a n s M o r la ck ,
ce q u i a n n o n ça it p r e s q u e t o u jo u r s u n e in t e n t io n
d e vis it e .
L ’id ée d e le ga r d e r là u n in s t a n t , a s s is a u coin
d u feu , q u a n d , a u d eh o r s, il fa is a it s i g r is et s i
t r is t e , r e n d it Su/ .ie s u b it e m e n t jo ye u s e .
— Ve n e z d on c vo ir , m a jo r , ce q u e l ’on en vo ie
à D ia n e , fit -elle p o u r l ’e n co u r a ge r à en t r e r , vo ye z
q u e lle jo lie p ie r r e ... q u e ls jo lis r e fle t s !...
L e m a jo r e n t r a e t p r u d e m m e n t , ]u j a u s s i, com m e
l ’a va it f a i t M 11* La n d e lle , r e g a r d a la b a gu e . M a is ,
a u s s i t ô t , o u b lia n t t o u t e r é s e r ve , il s ’é cr ia a vec
l ’en t h o u s ia s m e d ’u n co lle ct io n n e u r , d ’u n a m a t e u r
d e b ib elo t s d ’a r t :
— M a d e m o is e lle !... ce t t e b a gu e e s t u n e m er
ve ille , c ’e s t u n e a igu e -m a r in e d ’u n e va le u r r a r e
q u i s ’a u gm e n t e en cor e d e la fa ço n d o n t e lle e s t
m o n t ée ...
E t , in stin ctivem en t/ , t e n d a n t la m a in p o u r
p r en d r e la b air u e, il. a jo u t a :
�go
L ’I D É E D E S U Z I E
_ j e s e r a i c u r ie u x d e vo ir co m m en t e s t t a illé e
la p ie r r e p o u r o b t e n ir ce t t e lim p id it é ? le s jo a illie r s
d ’a u t r e fo is a va ie n t le u r s s e cr e t s , q u elq u e s-u n s o n t
é t é d é co u ve r t s ... vo u le z-vo u s m e p e r m e t t r e f . . .
D ia n e r e le va la t ê t e e t r e ga r d a le m a jo r a vec
u n d éfi d a n s le s y e u x .
— N o n ! fit -elle.
L e m a jo r r e t ir a s a m a in e t d it , s u r p r is :
— P o u r q u o i ce r e fu s ? ...
y
— M a b a gu e e s t u n t a lis m a n !...
— Vo u s cr o ye z q u e je lu i e n lè ve r a is ses p o u
v o ir s ? ...
— P e u t - ê t r e !...
— O u q u e je lu i en d o n n e r a is d ’a u t r e s q u e ce u x
q u e vo u s vo u s p la is e z à lu i a t t r ib u e r ? ..,
— P eu t-être!
\
L e m a jo r se m it à so u r ir e .
— P a s d e m é ch a n t s , j ’e s p è r e ? ...
D ia n e le r e ga r d a b ie n en fa ce.
— Q u i p e u t le d ir e ? ... r ép o n d it -elle, in s o len t e.
I l co n t in u a a ve c b on n e h u m e u r :
— Vo ilà ce q u e c ’e s t q u e d e p a s s e r p o u r u n
s o r cie r !...
E t , s a n s p lu s s ’o ccu p er d e D ia n e , le m a jo r
s ’a p p r o ch a n t d e la p la ce q u e S u zie a va it r ep r isé
p r ès d e s a t a b le , lu i d em a n d a s i e lle a va it p en sé
à son
co u rrie r.
Q u ’a ur a it- il do ue fa llu p o u r q u ’e lle n ’y pe n s ât
pas !
E lle le lu i t e n d it , m a is s a n s le ve r les y e u x T e
r efu s d e D ia n e ve n a it d e le s e m p lir d e
que
le m oin d r e m o u ve m e n t d es p a u p iè r e s a u r a it fa it
t o m b er en p lu ie .
L e m a jo r p r it ses le t t r e s , e t , ven u sa n s M o r la ck
p a r ce q u ’il vo u la it p a sse r u n m om en t d a n s' le
b u r e a u , il s ’é lo ign a len t em e n t , à r e gr e t
E t , lu i p a r t i l ’a ir d u b u r ea u r e d e vin t lo u r d ,
p lu s lo u r d , e t d a n s le jo u r q u i fin is s a it , S u zie
en t im b r a n t ses le t t r e s , les t a m p o n n a it a u s s i a vec
son m o u ch o ir s é ch a n t a in s i les gr o s s e s la r m es
q u elle n e p o u va it p lu s ca ch er .
M"*> La n d e lle v it q u ’e lle p le u r a it e t so n ge a q u e
d e p u is q u e lq u e t e m p s , le s la r m es d e la p e t it e
d e ve n a ie n t b ien fr é q u e n t e s !... l.a t e n t a t io n lu i
vin t d e la p r en d r e d a n s ses b r a s, d e la q u e s
t io n n e r , d e p r o vo q u e r ces con fid en ces q u i, si elles
larmes
�Ï/ ID IÎE D E S U ZIE
gr
a u g m e n t e n t ttn I n s t a n t le s l a r m e s , d é g o n f le n t le
c œ u r . M a i s e ll e -m ê m e a v a i t Si s o u v e n t p le u r é
d a n s l a s o l i t u d e q u ’e l l e i g n o r a i t l a d o u c e u r d ’ê tr e
p l a i n t e e t c e l l e q u e l ’o n é p r o u v e à Co n s o le r.
S u zie , ce s o i t - l à , s e S e n ti t p l u s t r i s t e e t p lu s
s e u le e n co r e ...
D ia n e é t a it r e ve n u e t r io m p h a n t e d a n s s a
ch a m b r e.
—
Com m e le co m t e a b ien d e v in é ! m u r m u r a it e lle . ' Cr it o n co m m en ça it d é jà à m a lê f ic ic r m a
b a g u e ... m a is il ve r r a à q u i il à a ffa ir e !
E t , e n vo ya n t a u t r a ve r s d e l'e s p a ce u n e p en sée
d e g r a t it u d e a u co m t e, e lle r e lu t sa le t t r e p o u r
s ’a s s u r e r q u 'e lle n ’o u b lia it a u cu n e d es r eco m m a n
d a t io n s d e M. d e Go r n e t p a r ce q u e le t o n r e s
p e ct u e u x d o n t ces r eeo m m a n d a t iô ü s é t a ie n t fa it e s
la fla t t a it .
L a le t t r e d is a it :
« O u vr e z a ve c p r é ca u t io n , M a d e m o is e lle , l ’é cr in
q u e vo ici ; il co n t ie n t la fa m eu se p ie r r e. N e la
la is s e z vo ir p a r p e r so n n e a va n t d e l ’a vo ir vu a
vo u s-m êm e. Q u e n u l n ’a it s u r e lle le p o u vo ir d ’u n
m a u va is r e ga r d q u e d é t o u r n e r a s e u l le r a yo n n e
m en t d u vô t r e ...
« I l fa u d r a la r e ga r d e r s o u ve n t e n r é p é t a n t : « J e
v e u x e t je n ’o u b lie !... »
« Vo u s la p o r t e r e z a u secon d d o igt d e la m a in
d r o it e. J e cr o is co n s e r ve r a ssez le s o u ve n ir d e
ce t t e ch a r m a n t e m a in p o u r a vo ir p r is la b a gu e à
s a m esu r e, la d im in u e r ou l ’a g r a n d ir s e r a it u n
m a lh e u r I...
I
« Ce t t e b a gu e n e d o it p o in t ê t r e t o u ch é e p a r d es
p e r so n n es é t r a n gè r e s , s u r t o u t s i ces p er so n n es
p e u ve n t ê t r e con s id é r é es com m e h o s t ile s à d es
p r o je t s ch er s.
« Ce t t e p ie r r e e s t l 'a igu e -m a r in e , la p ie r r e « q u i
p r o cu r e l ’a ffect ion d e q u ico n q u e en ép r o u ve le
cô n t a ct ... », c ’e s t la ge m m e q u i vo u s e s t fa vo r a b le .
« P u is s e -t -e lle , M a d e m o i s e ll e , l ’ê tr e a u t a n t q u e le
d é s i r e v o t r e tr è s r e s p e c t u e u x e t d é v o u é S e r v i t e u r .
« Co m t e d e G o r n . »
Ce t t e le t t r e lu e e t r e lu e , D ia n e co n s id é r a d ’u n
œ il d is t r a it les a r m o ir ie s su p er b es et la cou r o n n e
q u i l ’o r n a ie n t et fu t p r is e d ’e n t h o u sia sm e .
E lle e u t la vis io n é t in ce la n t e d e l ’a ve n ir q u i
�L ’I D É E D E S U Z I E
lu i a va it Oté p r o m is , d e l ’a ve n ir r a d ie u x d o n t e lle
p o r t a it les lign e s d a n s s a m a in . 11 lu i sem b la q u e
m a in t en a n t q u ’e lle p o s s é d a it la p ie r r e m e r ve il
le u s e , r ie n n e la s é p a r a it p lu s d e ce t a v e n ir
q u ’e n t r e e lle e t lu i n e se d r e s s a it p lu s a u cu n
o b st a cle . E t fr é m is s a n t e , jo ye u s e , se s e n t a n t à
l ’é t r o it d a n s s a ch a m b r e , e lle en o u v r it les fe
n êt r es. I l lu i fa lla it l ’e s p a ce ... l ’e s p a ce ... l ’in fin i!...
p o u r co n t e n ir ses r ê ve s , ses r êve s im m e n s e s !...
D ’u n e écr it u r e su p er b e, e lle se m it à é cr ir e s u r
le b ea u « m is s e l » b la n c :
« L e L e r s e s t vid e , la m a iso n fer m ée, le s m a ssifs
s a n s fleu r s.'
« I ls so n t p a r t is , t o u s, a vec les h ir o n d e lles . Bie n
t ô t , m oi a u s s i, je m ’en ir a i, q u an d m on r o i, m on
s e ign e u r , m on b ea u vo ya g e u r a n n on cer a s a ve n u e ...
** « O n vo u d r a , ic i, m e r e t e n ir ...
« J e t e r e ga r d e r a i, a igu e-m a r in e, e t t u m ’a id er a s
à t r io m p h e r d e c e u x .q u i s ’a t t a ch e n t à p er d r e m a
vie , e t t u m e co n d u ir a s ve r s celu i d o n t j ’a i m is
l ’im a ge en m a d em eu r e, s u r u n p ié d est a l où r ien
n ’é t a it p osé, s u r u n p ié d est a l q u i a t t e n d a it 1’¡m air e
d e l ’é lu q u e, p eu à p eu , j ’a i d is t in ct e m e n t a p er çu
d a n s la fo u le ...
« E t lu i, m e vo it - il, m ’a t t e n d -il?
« D a n s ces p a ys d e l ’In d e où je le sa is sen t-il
com m e p a r u n a im a n t , sa p en sée a t t ir é e ’p a r u n e
a u t r e p en sée ve r s la p a t r ie lo in t a in e ? »
P lu s t a r d en cor e, a p r ès le r ep a s d u so ir D ia n e
f iPTYr it
so n
liv r p
T ?f
1»
Ka
« u i u i * « 4 Ü 1M ; » « r e gr e t t a d e n e p o u vo ir faire
p a r t a ge r à p er son n e u n e p a r eille « in ton eifA
d ét r ess e •
�Π/ ID B E
D E S U Z IE
93.
'« M a m a n ! D ia n e a fa it a u jo u r d ’h u i t a n t d e p ein e
à M . d e Cr it o n en lu i r e fu s a n t ce t t e b a gu e , ce
îe fu s é t a it d ’u n e t e lle in s o le n ce e t je m e s e n s e t
s o ir s i fo r t e n vo u lo ir à D ia n e , q u e je cr o is n e
p lu s l ’a im e r !...
« M a m a n ! q u a n d M . d e Cr it o n e s t p a r t i, j ’a i
fa illi co u r ir a p r ès lu i p o u r lu i d ir e q u e s i D ia n e
é t a it in ju s t e e t d u r e , m o i, je l ’a im a is t a n t ... t a n t ...
q u e ... m a m a n , — je vo u s l ’a vo u e ! — il e s t , à
m on r é ve il, m a p r em ièr e p e n sé e a ve c vo t r e s o u
ve n ir , e t je m ’en d o r s en vo u s vo ya n t t o u s d e u x ...
« J ’a i p le u r é , m a m a n , t o u t e la s o ir ée , p a r ce q u e
je m e figu r a is M . d e Cr it o n r e ve n u t r è s t r is t e a u
v ie u x M o u s t ie r s s o m b r e ... A h ! m a m a n , q u e j ’a im e
r a is d o n c y v iv r e p r è s d e lu i !. . . r é p a n d a n t a u t o u r
d e lu i u n p e u d e g a ît é ! j ’e n s a u r a is r e t r o u ve r
d a n s m on cœ u r q u i s e r a it a lo r s s i p le in d e jo ie !...
« Lo r s q u e le ve n t sou ffle t r è s fo r t e t q u e le
v ie u x r e la i en fr é m it co m m e s ’il a va it p e u r d e
céd er t o u t à co u p à la p o u ssée d e la t e m p ê t e ,
p o u r ê t r e m o in s e ffr a yé e , j ’o se m e figu r e r q u e je
s u is a u M o u s t ie r s , a s s is e , o u p lu t ô t p elo t o n n é e a u
co in d e l ’im m en se ch em in é e, a ve c M o r la ck à m es
p ie d s, s u r la p e a u d ’o u r s ...
« A h ! viv r e a in s i t o u jo u r s ... t o u jo u r s , m a m a n ,
s e r a it le p a r a d is !... le r ê v e !...
« U n r ê ve q u i n e s e r a ja m a is , h é la s !... E t j ’en
p le u r e t o u t e s m es la r m e s ... »
XV
C ’é t a it la p r em ièr e n e ige .
E lle a r r iva it a p r ès u n e lo n gu e s é r ie d e jo u r n é e s
b r u m e u se s ; e lle t o m b a it d e p u is le m a t in .
—
C ’e s t d e la n e ige p a s m é ch a n t e , d é cla r a it
m èr e G r o gn o n , c ’e s t d e la n e ige p o u r r ir e .
E n effet , le s flocon s, le n t e m e n t , vo la ie n t , p la
n a ie n t , s ’a ccr o ch a ie n t d e ci d e là , d o n n a ie n t a u x
t o it s d es a ir s d e cr è ch e s , a u x s a p in s de. a p p a
r en ces' d ’a r b r e s d e N o ë l co u ve r t s d e b la n ch e s
s u r p r is e s .
Co m m e a u t r a ve r s d ’u n e g a ze , o n a p e r ce va it la
v ie ille é g lis e d o n t le s lie r r e s cr o u la ie n t so u s le
p o id s d ’u n e é cla t a n t e e t lo u r d e flo r a iso n . Au lo in
a p p a r a is s a it le M o u s t ie r s d o n t le s v ie u x m u r s,
�94
L ’ID É E D E S U Z IE
d e ve n u s a ve c te t e m p s co u le u r d e b r u m e, p r e
n a ie n t Un a s p e ct féo d a l s u r le cie l gr is .
E t s a n s a u t r e t r a ce q u e le s t r èfles m ys t é r ie u x
q u ’y la is s a ie n t d ès p e t it e s p a t t e s d ’o is e a u x, la
r o u t e « r o ya le d e Ba r è ge s à P a r is » fu y a it b la n ch e
en t r e le s p e u p lie r s d ê fe u illé s .
D e p u is le m a t in , ce t t e n e ige q u i fa is a it d e t o ü t
u n e b la n ch e u r fa s cin a it Su zie , l ’é b lo u is s a it , lu i
m e t t a it a u cœ u r u n e a llé gr e s s e in e xp liq u é e .
D ia n e , a u co n t r a ir e , é t a it d e m éch a n t e h u m eu r .
O n a b e a u ch e r ch e r à v iv r e d e l ’a t t e n t e d ’ü n r ê ve ,
s i ce r ê vé e s t le n t à ve n ir , il e s t d es h e u r e s où
l ’on v i t a ve c la cr a in t e q u ’il h e s o it m ir a ge , m en
s o n ge ...
D ia n e é t a it d a n s u n e d e ces lieü r es-là .
— S i t u t ’e n n u ie s , aid e-n ot is !... co n s e illa S u zie .
— Vo u s a id e r à q u o i? ... a u t é lé g r a p h e ? ... à
d o n n e r à d es p a ys a n s id io t s d es e xp lica t io n s q u ’ils
n e co m p r en n e n t p a s.?... J ’a i d ’a u t r e s d é s ir s !...
— D ’a u t r e s d é s ir s ? ... r ép é t a e n éch o M u° La n d eller
Le s flocon s t o m b à t en c d e m o in s en m o in s « m é
ch a m m e n t ». U n e lu e ü r r ose r é p a n d a it s u r la n e ige
d es r eflet s d ’o p a le. Su zie se d em a n d a t o u t à cou p
s i M . d e Cr it o li a lla it vertir .
Il s e m b la it à ln fille t t e q u ’il s e r a it en cor e
« m e ille u r « q u e d 'h a b it u d e d e le vo ir ce jo u r -là
o ù , d a n s le s ch em in s , t o u t es t r a ces é t a ie n t effa
cées, où r ie n n e s e m b la it êt r e d em e u r é ... r ien q u i
p û t r a p p e le r u n ch a gr in , u n m a u va is so u ve n ir
M a is vie n d r a it - il? ... S u zie a va it l ’o r e ille t en d u e
E lle p â lit , p u is r o u g it t o u t à cou p
I l ve n a it . Il é t a it là . E lle r e co n n a is s a it son p a s ,
la fa ço d d on t il m o n t a it le s d eUx m a r ch es q u i
p r écéd a ien t la p o r t e d u b u r e a u , d o n t il o u vr a it
ce t t e p o r t e, d o n t il fr a p p a it a u g u ich e t .
U n e gr a n d e ém o t ion la s a is it , u n gr a n d d ésir
d é v o u e r a u m a jo r u n e t en t a t io n q u i d e p u is le
m a t in la t o u r m e n t e ... l ’o ser a -t -elle?
M"* L a u d e lle a u ssi a en t en d u ve n ir son vo is in .
P o u r t a n t , — m é t icu le u s e p a r p r in cip e , — a va n t d e
lu i o u vr ir la p o r t e, e lle e n t r ’o u vr e le gu ich e t
— C ’est vo u s, M o n sieu r , a ve c u n t e m p s p a r eil !...
L e m a jo r r é p o n d it jo ye u s e m e n t :
— Mais, Mad em oiselle, il fa it un tem ps m a gn i
fiq u e... j ’adore la n e ige !...
�L ’ID K E D E S U Z IE
95
— O li!... m oi a u s s i!... fit Su zie .
— Ah ! p a s m oi !...
E t M n° L a n d e lle , g r e lo t t a n t e , s ’e n ve lo p p a d a n s
l ’é p a is ch â le d e la in e q u i lu i c o u vr a it le s é p a u le s .
L e m a jo r r e p r it :
— J e 11e s a is s i ce la vie n t d e ce q u e le s ch o se s
n e m ’a p p a r a is s e n t p a s s o u s le u r a s p e ct o r d in a ir e ;
je n e m e sen s ja m a is p lu s g a i q u e lo r s q u e t o u t
es t b la n c !... A in s i, d e p u is ce m a t in , je s u is com m e
u n co llé gie n ... p o u r u n p e u , je fe r a is d es b o n s
h om m es d e n e ig e ... M o r la ck r e t r o u ve u n a sp e ct
d e son p a ys , il e s t e n t h o u s ia s m é !... Yo a en d o ssé
d e u x o u t r o is vê t e m e n t s p iq u é s , o u a t é s , il a d o u
b lé , t r ip lé d e gr o s s e u r ...
l ’u is , b r u s q u e m e n t r e t o u r n é ve r s S u zie , le m a jo r
p o u r s u ivit :
— Ah ! s i vo u s s a vie z co m b ie n le M o u s t ie r s est
jo li a ve c ce m a n t e a u b la n c!...
— J e n e cesse d e m e le figu r e r a in s i!... r ép o n d it e lle .
— I l fa u t le vo ir p o u r le c r o ir e !... a ffir m a le
m a jo r .
P u is , t o u t à co u p , il p r o p o sa :
— Ve n e z-vo u s vo ir le M o u s t ie r s so u s la n e ig e ? ...
—- O h ! o u i, fit S u zie a ve c u n é la n .
Ce t t e offr e r é a lis a it ce g r a n d d é s ir q u ’elle; n ’o s a it
a vo u e r .
M Il° L a n d e lle cr u t q u e le m a jo r p e r d a it la t ê t e .
— Vo u s n e p e n s e z p a s s é r ie u s e m e n t , M o n sie u r ,
fit -elle gr o n d e u s e , a ve c u n t e m p s p a r e il, à fa ir e
s o r t ir S u z ie ? ... ce s e r a it d e la fo lie !...
— O h ! M a d em o ise lle , le M o u s t ie r s so u s la
n e ige ... j ’a im e r a is t a n t !... im p lo r a la fille t t e .
— M a d e m o is e lle , p o u r s u ivit le m a jo r en s ’a d r e s
s a n t à M lle L a n d e lle , j ’a i p e n s é à t o u t , e t s i vo u s
vo u le z vo ir l ’é q u ip a ge q u e j ’a i im a g in é ? ...
— U n é q u ip a g e ? ... r é p é t è r e n t à la fo is M lle L a n
d e lle e t S u zie .
— M ,lB .Su zie a u r a l ’a ir d ’u n e p r in ce s s e d e co n t e
d e fé e s ... la p r in ces se d es n e ige s !...
— La p r in ce s s e d es n e ige s !... O h ! q u e c ’e s t jo li !
S u zie é t a it d é jà à la p o r t e d u b u r e a u , b a t t a n t
tics m a in s , p o u s s a n t d es e xcla m a t io n s d e s u r p r is e .
-M11" La n d e lle l ’y r e jo ign it .
D e b o u t , d a n s la n e ige , « Yo « a t t e n d a it , g r a ve
so u s son ch a p e a u en a b a t -jo u r , vê t u d ’u n a m p le
�g6
â,'JDÈE DE SUZiE
p a n t a lo n bleu ; e t d ’u n e t u n iq u e d e s o ie n o ir e
o u a t é e , p iq u é e , s u r la p o it r in e e t le d o s d e la q u e lle
s ’é t a l a i e n t d e fa n t a s t iq u e s ch im èr e s.
C ’é t a it u n e t u n iq u e d e m a n d a r in q u e le m a jo r ,
d a n s u n e h e u r e o ù i l n e t e n a it à r ie n , lu i a va it
a b a n d o n n ée.
« Yo » la r e vê t a it le s jo u r s d e gr a n d e s fêt es II
p a r a ît q u ’a u M o u s t ie r s c ’é t a it fê t e a u jo u r d ’h u i!...
« Yo » s o u le va it d e ses d e u x m a in s le s b r a n ca r d s
d ’u n p o u ss-p o u ss, d o n t le s r o u es b le u e t o r , a u x
ja n t e s r o u ge s , a u m o ye u se m b la n t le m u fle e n
co u r r o u x d ’u n e b ê t e m a u va is e , s ’en fo u ça ie n t d a n s
la r o u t e b la n ch e .
S u r le p o u ss-p ou ss, é t a it u n lé g e r ca p o t a ge q u e
co u vr a it u n e ét offe cla ir e a u x r eflet s d ’a r c-en -ciel.
E t , s u r le co u s s in d e vie ille s o ie ch in o is e d e
l ’u n iq u e s iè g e , q u e lq u ’u n q u i, s a n s d o u t e , s a v a it
p e n s e r à t o u t , a v a it je t é u n e fo u r r u r e ...
— Vo ilà l ’é q u ip a g e !... f i t le m a jo r . "
E t il n ’a jo u t a p a s q u e , s ’il a va it r é s is t é à l ’e n
fa n t illa g e d ’é le ve r d es b on sh om m es d e n e ige i l
n ’a va it p a s r é s is t é à ce lu i d ’o r ga n is e r , p o u r ’ s a
p e t it e vo is in e , e n r ia n t t o u t s e u l d e son id ée ce
m e r ve ille u x m o yen d e t r a n s p o r t a u q u e l il t r a
v a i l l a i t d e p u is le m a t in .
- Vo u s vo ye z b ie n , ch èr e M a d em o ise lle , q u e ie
p u is s o r t ir !... b é g a ya S u zie , a u co m b le d e l ’ém o
t io n , en je t a n t en h â t e s u r ses é p a u le s u n e m a n t e
d e d r a p n o ir d o n t e lle r a b a t t it le ca p u ch o n
-
Vo tre
s œ u r, S u z ie ?...
il c o n v i e n d r a i t peut-
ê t r e d e la p r é ve n ir ...
1
- O h ! M a d em o ise lle , e lle e s t d e si m é ch a n t e
h u m e u r ! S i e lle d o it e s s a ye r d e m e «rater m a
jo ie , il va u d r a m ie u x q u e ce so it a u r e t o u r '
e lle
y r é u s s ir a m o in s !... fin it S u zie d ’u n e v o ix s in
gu liè r e .
Vo u s p o u r r ez r a s s u r e r M"° D ia n e ; vo u s
vo ye z, M a d em o ise lle , q u e m a p e t it e vo is in e n e
co u r t a u cu n r is q u e d e p r en d r e fr o u l, e t d ’a ille u r s
j ’em m èn e m èr e G r o gn o n . Allo n s , p r in ce s s e , m o n
t e z- vo u s ? ...
’
— V o ilà !...
E t S u zie t r è s jo ye u s e , s ’é t u d ia n t à n e p o in t
b oit er , t e n d it d e u x d o ig t s a u m a jo r , s o u le va sa
r o b e , m on t a s ’in s t a lla d a n s le p o u ss-p o u ss e t
d is p a r u t a d e m i so u s la b e lle fo u r r u r e.
�V ID É E
D E S U Z IE
97
E t M o r la ck , s a u t a n t , ga m b a d a n t , o u vr a n t le
co r t è g e , a Yo » p o u s s a n t le p o u s s -p o u s s , m èr e ('.r o
gn o n s u iva n t s a n s t r o p g é m ir , le v o ya g e e n ch a n t é
d e la p r in ce s s e d es n e ige s co m m e n ça ...
Ce fu t d ’a b or d u n e m a r ch e le lo n g d e s h a ies
d o n t M o r la ck , e n fo u r r a g e a n t , fa is a it e n vo le r d es
o is e a u x e t t o m b er d es p o u d r ées d e n e ige .
U n e h a lt e à l ’o r ée d ’u n b o is d e ch â t a ig n ie r s ,
p o u r a d m ir e r l ’é t r a n g e effe t d es b r a n ch e s t o u r
m e n t é e s , d es v ie u x a r b r e s s u r le cie l q u i, p e u à
p e u , r e d e ve n a it c la ir , r e d e ve n a it b le u .
P o s é s u r u n p iq u e t , u n r o u ge - go r ge ch a n t a it
s a ch a n so n d ’h ive r s i jo ye u s e . E n ch a n t a n t , il re
g a r d a it la p e t it e in fir m e d e so n œ il n o ir t o u t r o u d ,
¡3i c u r ie u x q u ’o n e u t d it q u ’il ch a n t a it p o u r e lle ...
E n co r e u n a r r ê t a u b o u t d ’u n ch e m in p o u r
r e ga r d e r la p la in e d o n t la b la n ch e u r r e flé t a it s u b i
t e m e n t d u s o le il.
E t a u M o u s t ie r s , le co r t è ge a r r iva .
L a co u r en a va it é t é b a la yé e , u n b e a u t a p is
é t a it ét en d u .
— U n t a p is d e h o r s ? ... s ’é cr ia m èr e G r o gn o n
q u e ce lu x e é b a h is s a it .
L e m a jo r r é p o n d it à m i- vo ix e n r e ga r d a n t
S u zie :
— R ie n n ’e s t t r o p b ea u p o u r vo u s , p r in c e s s e !...
P r e n e z m on b r a s , a llo n s v is it e r le c lo ît r e !...
11 r ia it s a n s r a iso n . S u zie s e m it à r ir e a u s s i.
L e clo ît r e é t a it g lo r ie u x d e lu m iè r e e t s i b la n c,
d ’u n b la n c s i p u r , q u ’il fa is a it s o n ge r a u x r ob es
d e s a n ge s .
S u zie r e ga r d a it , r e cu e illie , m u e t t e d ’a d m ir a t io n .
— Vo u s n e d it e s r ie n , p r in ce s s e : â q u o i d o n c
p e n s e z- vo u s ? ... d em a n d a le m a jo r t o u t à co u p .
— A r ie n ... e ffe t d e la n e ig e , sa n s d o u t e ...
— L a n e ige d on n e d es é t o u r d is s e m e n t s , fît -il
a u s s it ô t , vo u s sen t e z-vo u s é b lo u ie ? ...
— E b lo u ie ? ... o h ! co m p lè t e m e n t !...
I l se m é p r it a u sen s d e ces p a r o le s e t d it d é jà
in q u ie t :
— I l fa lla it l ’a vo u e r p lu s t ô t , e n fa n t !... q u it t o n s
v it e le clo ît r e , r e ve n o n s p r è s d u fe u !...
— R e n t r e r ? ... o h ! n o n ... c ’e s t t r o p b e a u !...
— C ’e s t p o s s ib le , m a is ce q u i n e le s e r a it p a s
c’e s t q u e vo u s vo u s e n r h u m ie z... q u e vo u s s o yie z
m a la d e ... vo u s a ve z vu le clo ît r e so u s la n e ig e .«
158-IV
y
�gS
L ’I D Ê E d e
S U ZIE
je s u is h e u r e u x d ’a vo ir d e vin é q u e ce la p o u va it
vo u s fa ir e p la is ir ...
— R e s t o n s e n co r e !...
— O h ! p a3 d u t o u t ... p a s d u t o u t ...
E t a ve c ce t t e s o llicit u d e u n p e u t yr a n n iq u e q u e
l'o n ’p r o d igu e a u x ê t r e s t r è s a im é s , ü e n t r a în a
S u zie .
,
, .
D a n s le ca b in e t d e t r a v a il, le fe u é t a it a llu m é ,
u n fe u én o r m e, fa it d e t r o n cs n o u e u x.
_ U n v r a i fe u d e p a ys a n !... d it le m a jo r .
_ C ’e s t b o n , c ’e s t ch a u d , c ’e s t a ccu e illa n t , m u r
m u r a S u zie .
D e v a n t le fe u , s u r u n e p e t it e t a b le , le t h é é t a it
p r é p a r é , la b o u illo t t e ch a n t a it .
« Yo », g r a v e , s ile n c ie u x , s a n s b r u it , à p a s g lis
s a n t s , c ir c u la it com m e u n e om b r e.
S o n é t r a n g e ch a p e a u n e ca ch a it p lu s le ch ign o n
n o ir . S u zie a d m ir a la fo r m e d e ce ch ign o n , en lo u a
la co r r e ct io n a ve c u n jo li r ir e .
E lle s ’é t a it a s s is e p r è s d e la gr a n d e ch e m in é e ,
d a n s ce co in o ù s i s o u ve n t l ’a v a it co n d u it e so n
im a g in a t io n .
L e m a jo r la s e r va it , a v a it p o u r e lle m ille s o in s ,
m iile a t t e n t io n s e t se d is a it , eu la vo ya n t , t o u t e
s o u r ia n t e , d a n s ce gr a n d fa u t e u il o ù s a p e n sé e
a u s s i la lu i m o n t r a it s a n s cesse , co m b ien cc ser a it
b on e t d o u x d e ga r d e r là , p r è s d e lu i, d ’a im e r ,
d e p r o t é ge r ce lle q u e t o u jo u r s i l a p p e la it d a n s
son cœ u r « le p e t it o is e a u t o m b é d u n id ».
E t ce la m e t t a it a u t o u r d ’e u x com m e u n e a t m o s
p h è r e d e r ê ve . I ls s ’y co m p la is a ie n t : S u zie t o u t e
a u b o n h e u r p r é s e n t , lu i t o u t a la p r éo ccu p a t io n
d ’a r r ive r u n jo u r à p r o lo n ge r ce t t e m in u t e h e u
r eu se, à la fixe r à ja m a is !...
M èr e G r o gn o n en t r a .
— M a d e m o is e lle S u zie , il s e fa it t a r d !...
S u zie s u r s a u t a .
— D é jà ? fit -e lle com m e q u e lq u ’u n q u i s ’é ve ille .
Allo n s ! fit -elle, r é s ign é e , eu je t a n t a u t o u r d ’e lle
u n lo n g r e ga r d d ’a d ie u , r e n t r o n s !...
E t , a ve c u n so u p ir , e lle r em o u t a d a n s le p o u ssp o u ss. M o r la ck s a u t a , ga m b a d a , fo u r r a ge a com m e
à l ’a lle r .
Ce fu t le m êm e t o u r n a n t , le m êm e ch e m in , la
m êm e vu e d e p la in e , la m êm e ch â t a ig n e r a ie , le
m êm e cie l, le s m êm es h a ie s ...
�L ’I D E E D E v S U Z IE
99
M a is le r o u ge - go r ge n e ch a n t a it p lu s s u r le
p iq u e t e t i l s e m b la it q u e le m a jo r e û t le fr o n t
lo u r d e t la v o ix gr a ve .
L a n e ige fo n d a it , le cie l se ch a r g e a it d e b r u m e s
lou r d es.
M è r e G r o gn o n s ’e n a lla it , cla q u a n t s e s s a b o t s .
L a p r in ce s s e r e vin t t r is t e d e so n vo ya g e .
L a r é a lit é la r e p r e n a it , le b e l e n ch a n t e m e n t
s ’é t a it e n vo lé ...
X VI
— A h ! M o n s ie u r ... M o n s ie u r ... q u e je s u is a is e
d e vo u s v o ir ! j ’a i vr a im e n t t a n t d e ch o se s à vo u s
d ir e !
C ’é t a it le m a t in . M Us L a n d e lle s o r t a it d e l ’é g lis e ,
le vis a g e b o u le ve r s é , le s y e u x r o u g is co m m e s i
e lle a va it p le u r é .
L e m a jo r s ’a r r ê t a . I ls m a r ch è r e n t , t o u t en ca u
s a n t , d a n s le cim e t iè r e a b a n d o n n é.
— A h ! M o n s ie u r , je s u is a is e d e vo u s v o ir ...
— Q u ’y a - t - il? ...
— 11 y a , M o n s ie u r , q u e M Uo D ia n e m ’a d em a n d é
h ie r a u s o ir le s d e u x m ille fr a n cs q u e j ’a i en
r éser ve .
— T ie n s ... p o u r q u o i? ...
— P o u r a lle r à P a r is , M o n s ie u r , o ù e lle d it êt r e
a t t e n d u e ... p o u r a lle r r e t r o u ve r M mo d e L e r s ...
— Ah !... e t q u ’a ve z-vo u s r é p o n d u , M a d em o i
s e lle ? ...
—* L a v é r it é !... q u e ce t a r g e n t m ’a y a n t ét é
con fié p o u r le ca s o ù vSuzie s e r a it m a la d e , je n e
le d o n n e r a is p a s !...
— Q u ’a d it M "° D ia n e ? ... fit le m a jo r s o u r ia n t
n n p e u com m e s ’il p r é v o ya it la r é p o n s e à sa
q u e s t io n ...
— A h ! M o n s ie u r ...
E t M u* L a n d e lle s e d é t o u r n a p o u r ca ch e r l ’e xcè s
d e s» n ém o t ion .
— Ce q u e je p e n s a is b ie n q u ’e lle d ir a it q u e lq u e
jo u r : 11 p a r a ît q u e je r e t ie n s S u zie e t e lle ici p a r
ca lcu l, p a r ce q u e la p e n sio n q u 'e lle m e s e r t m ’a id e
à vivr e !...
— E t ce d ir e , M a d em o ise lle , n e vo u s a p as
com b lé e d e jo ie ? ... n e vo u s a p a s fa it r e ga r d e r
en vo u e ? ... 11e vo u s a p a s fa it co m p a r e r ...
— N e m ’a r ie n fa it co m p a r e r , n e m ’a r ie
�100
L ’I D Ê E d e
S U ZIE
m on t r é, M o n s ie u r !... J ’a i t r o u vé ce la fo r t in s u lw
J ’en a i p le u r é t o u t e la n u it e t ce m a t in ...
L e m a jo r in t e r r o m p it a ve c u n p e u d ’im p a t ie n ce :
— E t S u zie , q u e d is a it -e lle ? ...
_ E lle é co u t a it , t r è s p â le ... n e s e m b la n t r ie n
com p r en d r e... S a s œ u r , e u la v o ya n t a in s i, lu i a
cr ié : « So u t ie n s-m o i d o n c!... ce t a r g e n t q u o n m e
r efu se, c ’e s t p o u r t o i q u ’o n le ga r d e .
« _ Q u e l a r g e n t ? ...
« — Ce s d e u x m ille fr a n cs ! E x ig e q u ’on m e le s
d o n n e... t u n ’e s p a s m a la d e ... j ’a i b eso in d e ce t
a r g e n t ... i l m e le fa u t !...
« — I l t e le fa u t , p o u r q u o i? ...
« _ p o u r a lle r à P a r is !...
« — P o u r ... p o u r ... t u v e u x ... à P a r is ? ... Q u ’y
ve u x- t u fa ir e ? ...
« _ T â ch e r d ’y ê t r e h e u r e u s e !...
„ _ H e u r e u s e ? ... a r ép é t é S u zie e n p â lis s a n t
p lu s en co r e , s i t u a lla is à P a r is , t u p o u r r a is ê t r e ...
h e u r e u s e ? ...
* — O u i!
« — Co m m e n t ? ...
« _ Q u e t ’im p o r t e , p u is q u e je t e d is q u e je le
s e r a is !...
« S u zie s ’e s t a lo r s le vé e , e lle e s t ve n u e ve r s m oi
e t m ’a d it a ve c u n e s u b it e e x a lt a t io n e t d es y e u x
d e fiè vr e :
« — j e vo u s e n p r ie , M a d e m o is e lle , ces d e u x
m ille fr a n cs , d on n e z-le s à D ia n e !... J e n ’e n a i n u l
b e s o in ... d on n ez-les à D ia n e q u ’e lle s o it h eu r eu s e.
E t e lle a a jo u t é t r è s b a s :
_ O n e s t s i m a lh e u r e u x d e n e p o in t l ’ê t r e ...
h e u r e u x !...
« — E t s i vo u s êt es m a la d e , e n fa n t ? ... a i-je d it .
« — N e ser ez-vo u s p a s là , M a d e m o is e lle ? ...
e t ... e t ...
« E lle s ’e s t a r r ê t é e ... je cr o is b ien q u e vo t r e
110m , M o n s ie u r , é t a it s u r ses lè vr e s .
— E t ce t t e con fia n ce, ce t a b a n d o n , ce t t e façon
d e vo u s p r o u ve r q u ’e lle s a it q u e vo u s êt es là n e
vo u s a p a s co n s o lé e ... fo r t ifié e ? ... cr ia le m a jo r ,
t r è s ém u .
— N e m ’a con so lée d e r ie n , le s o u ve n ir d e s
in ju r e s d e M "° D ia n e s e u l m e b r û la it com m e d u
fe u ...
— A lo r s ?..,
�L ’I D É E D E S U Z I E
101
— Alo r s , M o n s ie u r , je m e d em a n d e ce q u e v a
d e ve n ir la vie s i je p e r s is t e à r e fu s e r , s i e lle
p e r s is t e à d em a n d er , s i S u zie à so n t o u r p e r s is t e ...
a h ! m ou D ie u !...
— I l n e fa u d r a it ce p e n d a n t p a s cé d e r ...
— Ce s e r a d ifficile .
— Ce p e n d a n t ...
— D ’a ille u r s , M o n sie u r , M Uo D ia n e vo u s a t t a q u e
a u s s i b ien q u ’e lle m ’a t t a q u e .
— O h ' c e la !... fit le m a jo r a ve c le m êm e s o u
r ir e .
— E t s a ve z-vo u s d e q u o i e lle vo u s a c c u s e ? ...
L e m a jo r h a u s s a le s é p a u le s .
— E lle vo u s a ccu s e d 'é g o i s m e l. . .
■
— A h !. .. d ’é g o ïs m e ? ... r é p é t a -t -il.
M Uo L a n d e lle le v i t p â lir . S e s t r a it s s e co n
t r a ct è r e n t .
— E g o ïs m e ... é go ïs m e ... d it - il s o u r d e m e n t :
e lle a p e u t -ê t r e r a is o n ...
P u is i l b a is s a la t ê t e e t d em e u r a silen cie u x.;
S u r p r is e q u ’il n e p r o t e s t â t p o in t , M Ue L a n d e lle
a t t e n d a it , n er veu se .
— M o n sie u r , q u e d o is-je fa ir e ? ...
— Co n s e n t ir , M a d e m o is e lle , d o n n e r ce s d e u x
m ille fr a n cs !...
C o n s e n t ir ? ... S u zie vo u d r a s u ivr e s a s œ u r !...,
F a u d r a -t -il se s é p a r e r d e S u z ie ? ... vo ir l ’e n fa n t
fr ê le s ’é lo ig n e r ? M Uo L a n d e lle n ’en p e u t a d m e t t r e
la p o s s ib ilit é .
E n q u e lq u e s m o t s vib r a n t s d e c h a g r in , e lle le
d it a u m a jo r , lu i r e p r o ch a n t s a fa ib le s s e , son
m a n q u e d ’é n e r gie , ce t t e e n fa n t u e p e u t n i n e
d o it s u ivr e sa s œ u r !...
— H é la s ! q u el d r o it a vo n s-n o u s d e la r e t e n ir ? ...
r ép o n d le m a jo r , la v o ix ét o u ffée. M a d e m o is e lle ,
la is s e z-le s p a r t ir !
— J ’a u r a i P a ir d e céd er à ... à l ’in t im id a t io n !...
— Q u ’est -ce q u e ce la p e u t vo u s fa ir e ? ...
— J ’a u r a i P a ir ... d e d é s ir e r ce d é p a r t ... d e les
y p o u s s e r t o u t es d e u x ...
L e m a jo r le va se s b r a s e t le s la is s a r e t o m b e !
a ve c d éco u r a ge m e n t .
— Q u ’im p o r t e ...
— D e ... d e ...
— Q u ’im p o r t e ... t o u t s e r a it q u a lifié d ’égo ïs m e ,»
la is s e z-le s p a r t ir !...
�102
L ’I D Ê E D E S U Z I E
M "° L a n d e lle , su ffo q u a n t d ’cm o t io n , p r o t e s t a it
en cor e q u e d é jà le m a jo r s ’é lo ig n a it , r e t o u r n a n t j
à gr a n d s p a s ve r s le M o u st ier s.
E go ïs m e , o u l ’a va it t a x é d ’é go ïs m e !... I l e n
é t a it t r o u b lé ju s q u ’à l ’â m e. E t a it -ce d on c êt r e
é g o ïs t e q u e d e ch e r ch e r à fa ir e p lu s d o u ce la
vie d ’u n e p a u vr e p e t it e in fir m e ? ... D e ch er ch e r à
lu i a s s u r e r le n é ce ssa ir e : u n t o it , d u p a in ? ...
E t a it -ce p a r ce q u ’il y t r o u v a it s a jo ie q u e ce la
p o u va it ê t r e co n d a m n a b le !...
I l r e s t a s e u l, a ccou d é s u r sa t a b le en lu t t e a vec
lu i-m ê m e, ju s q u ’à l ’h eu r e d u co u r r ier .
Alo r s se p r é cis a la p e n s é e d u d é p a r t , p eu t -êt r e
p r o ch a in , d e sa p e t it e vo is in e , d e ce d é p a r t q u ’il
n e p o u va it em p êch er .
Q u ’a lla it - e lle d e ve n ir s i lo in , là -b a s , p a u vr e
p e t it e ? ... Q u i la p r o t é ge r a it , q u i ve ille r a it s u r
elle com m e le fa is a it M 110 L a u d e lle ?... E t le m a jo r
cr u t vo ir S u zie a b a n d o n n ée d a n s u n e ch a m b r e
sa n s a ir e t sa n s lu m iè r e , m a n q u a n t d e t o u t , p r i
vé e d e t o u t ... livr é e à u n é go ïs m e b ien p lu s fér oce
q u e le s ie n !...
Bo u le ve r s é , i l r e p a r t it ve r s le b u r e a u , a u h a
s a r d , à l ’a ve n t u r e , n e sa ch a n t q u e fa ir e n i à
q u oi se d é cid e r ; m a is p r ê t à t o u t p o u r em p êch er
Su zie d e p a r t ir ...
D ès la p o r t e , le s é cla t s d ’u n e v o ix vio le n t e a u x
q u e ls r é p o n d a it u n m u r m u r e co n fu s lu i p a r
vin r e n t .
F
U n e scèn e d e D ia n e , s a n s d ou t e !...
I l fr a p p a , t r è s ém u .
M lk La n d e lle o u vr it .
D ia n e , le vis a g e en feu , g e s t ic u la it en fa ce de
S u zie q u i, t e t e b a sse, t im b r a it se s le t t r e s
— A h ! m a jo r , vo u s a r r ive z à p r o p o s, cr ia
D ia n e !... Vo u s q u i a ve z d e l ’in flu e n ce s û r m a
s œ u r n e p o u r r ie z-vo u s m e r en d r e u n gr a n d scr vic e ? ...
a * , a»« *
— L ’em p êch er d e fa ir e u n e fo lie ?
— C ’e s t in u t ile !... r ép é t a Su zie .
— L a fo lie d e m ’a cco m p a gn e r à P a r is o u f(
d o is a lle r p o u r d es ch o ses im p o r t a n t es d o n t d é
p e n d m on a ve n ir . Q u e fa u t -il q u e je fa sse d e cet t e
en fa n t , là - b a s ? ... Qu el so u ci p e r p ét u e l I...
] ,e r s,
�L ’I D E E
D E S U Z IE
103
on n e m e d e m a n d a it p a s d e l ’a m e n e r ; à P a r is,
ce ser a la m êm e c h o s e !... J e n e r e s t e r a i g u è r e a u
lo g is ; j ’ir a i, j e vie n d r a i, je s o r t ir a i le s o ir , le
jo u r ... J e n e s a is en co r e où je d e s ce n d r a i... S i j e
s u is s e u le , J ea n n e m e lo g e r a ; m a s œ u r é t a n t
a ve c m o i, ce ser a d iffé r e n t !... D é cid e z-la à r e s t e r
ici !
U n é cla ir d e jo ie p a s s a d a n s le r e ga r d d u m a jo r .
N e p o u r r a it -o n , en effe t , la is s e r p a r t ir D ia n e , la
la is s e r a lle r lo in , b ien lo in , g a r d e r S u zie à S a vign o n e t r e vivr e a ve c la fille t t e ce s h e u r e s d e
b o n h eu r s i ca lm e , si p a r fa it q n e l ’o n n e go û t e
q u e lo r s q u e D ia n e n ’e s t p a s là ? ...
11
se s u r p r it , a p p u ya n t la p r o p o s it io n d e D ia n e ;
m a is S u zie l ’in t e r r o m p it e n le r e g a r d a n t d r o it
d a n s le s y e u x .
— C ’e s t vo u s , vo u s , m a jo r , d it - e lle , q u i ch e r
ch ez à m e fa ir e m a n q u e r à la p r o m es se fa it e à
m a m a n ... a u x d e vo ir s q u e ce t t e p r o m e s s e m 'im
p o s e ? ... J ’a i p r o m is , q u o i q u ’il a r r ive , d e n e p a s
q u it t e r D ia n e ... n e ch e r ch e z p a s à m ’en d é t o u r
n e r ... je n e ve n x p a s a vo ir , d e vo u s , ce m é ch a n t
s o u ve n ir ...
— J e vo u s d em a n d e si c’e s t r a is o n n a b le ! cla m a
l ’a în ée.
— J e l ’a i p r o m is à m a m a n ...
— J ’a u r a is é t é si t r a n q u ille , je t ’a u r a is s u e ici
b ien s o ign é e , n e m a n q u a n t d e r ie n ...
— J ’a i p r o m is ...
— S u zie , je vo u s e n p r ie , r e s t e z!... in s is t a le
m a jo r d ’u n a ccen t d e p r iè r e .
S u zie le r e ga r d a lo n gu e m e n t , p u is , d e la m êm e
vo ix d o u ce, lo in t a in e q u ’e lle a v a it e u e a p r è s la
m o r t d e M m° d e Vo lie u x d u r a n t ce t t e lo n gu e n u it
où t o u s d e u x a va ie n t v e illé e n s e m b le , elle
r é p o n d it :
— I n u t ile , m a jo r , j ’a i p r o m is à m a m a n ... et
m a m a n p a s s e ... a v a n t t o u t !
X VI I
S u r le cie l d ’u n g r is t e r n e ch a r g é d e p lu ie , le
t r a in fu ya it , m a sse n o ir e q u e d o m in a it u n p an n eh e d e fu m ée.
S u r le q u a i d e la g a r e , le m a jo r le r e ga r d a it
fu ir , d im in u e r , d is p a r a ît r e ...
�L ’I D Ê E d e
I0 4
s u z ie
<5n7ip é t a it p a r t ie !
...
i T m a j o r r e ga r d a lo n gu e m e n t , t r is t e m e n t , u n t
d e fn iè r e fo is ce lo in t a in ve r s le q u e l il lu i sem i i ;t n u e s ’en a lla ie n t t a n t d e ch o s e s ...
P „i s i l d é t a ch a son r e ga r d d e ce t h o r izo n vid e ,
n «’a r r a ch a lu i-m e m e d u q u a i d e ce t t e ga r e et ,
u r b é com m e b r u s q u e m e n t v ie illi, il r em on t a
ve r s S a vig n o n , a t t e ig n it le b u r e a u d e p o s t e , fr a p p a
n i e u iclio t .
M>>° L a n d e lle , le s y e u x go n fle s e t r o u ge s , vin t
lu i o u vr ir .
_ E lle e s t p a r t ie ? .,, la r m o ya it -e lle .
__ E lle s s o n t p a r t ie s !... co r r ige a -t -il.
_ E lle n ’a va it r ie n o u b lié ? ...
— J e n e cr o is p a s.
_
S o n p la i d .. . s a c o u ve r tu r e .. . v o u s a v e z p r is
d e s « d a m e s s e u le s » ? P o u r vu q u ’e lle n ’a it p a s
fr o id ... u n e s a is o n s i cr u e lle , s i m a u va is e p o u r les
v o ya g e s ... P a u vr e p e t it e , je la r e vo is t o u jo u r s
là !...
D ’u n e m a in d éso lé e, M "° L a n d e lle m o n t r a la
ch a is e vid e , le m a jo r cr u t y r e vo ir a u s s i la co u
r a ge u s e e u fa n t t im b r a n t ses le t t r e s ; son cœ u r
s ’a m o llit , e t ce q u i fa is a it p le u r e r la vie ille d em o i
s e lle fu t b ien p r è s d e le fa ir e p le u r e r à son t o u r ...
_ P o u rvu
d e r ie n !...
q u e s a s œ u r n e l a la is s e m a n q u e r
_ N o u s y ve ille r o n s !... gr o n d a -t -il.
_ D e s i lo in , c ’e s t t i e n d ifficile ...
_ E t p u is e lle r e vie n d r a !... d it en fin le m a jo r ,
la v o ix s u b it e m e n t jo ye u s e com m e s i ce t t e p en sée
n ’é t a it p a s en co r e p a r ve n u e ju s q u ’à lu i...
— M a is q u a n d ? ...
_ T â ch o n s q u e ce s o it le p lu s t û t p o s s ib le !...
— E t d ’ici là ...
— O u i... d ’ic i là ...
_ E lle m e m a n q u e à t o u s m o m e n t s ... e lle m e
m a n q u a it d é jà ces jo u r s -e i ; cep e n d a n t , e lle é t a it
en cor e l à !. .. U n e s ép a r a t io n com m en ce m oin s
q u a n d e lle e s t a cco m p lie q u e lo r s q u ’on se d écid e
à l ’a cco m p lir !... I l s e m b le q u e l ’e s p r it , le s id ées
s ’en vo n t p a r a va n ce ...
L e m a jo r a cq u ie s ça , p e n s if.
M "° L a n d e lle , se le va n t p o u r d on n er d e la lu
m ièr e, r a p p e la in vo lo n t a ir e m e n t a u m a jo r q u ’il
ét &jt l ’h eu r e d e r e ga gn e r le M o u st ier s.
�L ’I D É E D E S U Z I E
L a r e ce ve u s e l ’a cco m p a gn a ju s q u ’à la p o r t e d u
b u r e a u , d e s ce n d it m êm e a ve c lu i s u r la r o u t e. L à ,
e lle r e ga r d a le cie l, e lle r e ga r d a a u t o u r d ’e lle ,
u n p e u d e fr o id la s a is it , e lle d it t o u t e g r e lo t
tan te :
— Q u ’e lle e s t d é jà lo in ... q u ’e lle e s t d é jà lo in !...
— Bie n lo in !... r é p é t a le m a jo r .
U s s e q u it t è r e n t , e t t o u s d e u x , ce s o ir -là , s ’ef
fr a yè r e n t d e s e r e t r o u ve r s i t r is t e s e t s i s e u ls :
t o u t le u r m a n q u a it à la fo is ... D a n s le u r vie q u e
n ’e m b e lü s s a it p lu s la je u n e s s e , q u e lq u e ch o se d e
je u n e , ' d e jo y e u x , d e fr a is co m m e u n r e s t e d e
p r in t e m p s ve n a it d e m o u r ir .
X VI I I
E n effe t , e lle é t a it d é jà lo in , la p a u vr e p e t it e
S u zie !...
L e t r a in a va n ça it ve r s B o r d e a u x. E n s iffla n t
b r u ya m m e n t , en ca h o t a n t s u r le s p la q u e s t o u r
n a n t e s , il e n t r a it e n g a r e , il s ’a r r ê t a it .
— Ah ! fit D ia n e a ve c u n s o u p ir s a t is fa it .
D e s ce n d s - t u ? ... S i t u p r é fè r e s r e s t e r e n w a g o n , t u
le p e u x , il va ju s q u ’à P a r is .
— Q u e fa is - t u , t o i? ...
— J e d escen d s. J e va is d în e r . Cr o is -t u q u e je
m e co n t e n t e r a is d es p r o vis io n s e m p o r t ées d a n s
n o t r e s a c ? ... D ’a ille u r s , je d é t e s t e ce s fa ço n s
b o u r ge o is e s ... ce s fa ço n s d ’é p ie ie r ... a llo n s , d écid et o i...
— J e p r éfè r e r e s t e r !... fit d o u ce m e n t S u zie .
L e s p r o vis io n s d u s a c é t a ie n t en cor e u n p e u , p o u r
e lle , d es s o in s , d es gâ t e r ie s d o n t e lle é t a it l ’o b je t
à S a vign o n .
— J e le p e n s a is ! r a illa D ia n e .
E t , s a u t a n t d u w a go n , b ien p r is e d a n s so if
c o m p le t d e d r a p n o ir so b r e e t co r r e ct , u n e t o q u e
d ’a s t r a k a n en fo n cé e s u r ses ch e ve u x d ’o r , e lle se
d ir ig e a ca lm e , d r o it e , fiè r e , ve r s le b u ffe t o ù ,
s a n s a r r o ga n ce com m e s a n s t im id it é , e lle s ’a s s it
à la t a b le d ’h ô t e e t se m it à d în e r p a is ib le m e n t ,
s a n s p a r a ît r e r e m a r q u e r le s r e ga r d s a d m ir a t ifs
q u i se p o s a ie n t s u r e lle .
D é jà , r ien q u e ce d în e r , ces r e ga r d s , l ’a t m o sp h èr e
s p é cia le d e ce r e s t a u r a n t lu i é t a ie n t u n e jo u is
sa n ce.
�L ’I D E E D E S U Z I E
E lle r e ga r d a it la s a lle h a u t e , la t a b le im m en se,
les ge n s p r e s s é s q u i s ’y co u d o ya ie n t , si é t r a n ge r s ,
■À in d iffé r e n t s les u n s a u x a u t r e s. E lle im a g in a it
d es r o m a n s , e lle se fo r ge a it d es h is t o ir e s ; e t les
«îarin es d ila t é e s , le s y e u x b r illa n t s , les lè vr e s en
fleu r , e lle se s e n t a it fr é m is s a n t e , é le ct r is é e , vivr e
en fin !...
L o r s q u ’e lle r em o n t a e n w a go n , e lle r e t r o u va
S u zie à la m êm e p la ce , le s a c a u x p r o vis io n s
t o u jo u r s s u r ses ge n o u x.
Ava it - e lle d în é ? ...
D ia n e n e s o n ge a p a s à le d em a n d er t a n t e lle
é t a it e xcit é e p a r ce q u ’a u b u ffe t 011 l ’a va it a p p elée
« M a d a m e », p a r ce q u ’e lle a va it r en co n t r é u n je u n e
cou p le é lé g a n t , p a r t a n t en vo ya g e e t p a r ce q u e —
ceci, e lle se ga r d a d e le d ir e — p u is q u e N o ll a r r i
v a it ... p u is q u e e lle a lla it ve r s lu i... b ie n t ô t , évilem m en t , e lle a u s s i vo ya g e r a it u n jo u r a in s i a vec
j n ch a r m a n t co m p a gn o n d e r ou t e !
Le t r a in r e p a r t it , é b r a n la d e n o u ve a u les p la q u e s
t ou r n a n t es.
Se u le s d a n s le u r w a go n , D ia n e et S u zie a va ie n t
-ép r is le u r p la ce : D ia n e , a s s is e en a va n t , r ega r d a n t
le va n t e lle ce q u i ve n a it , ce ve r s q u o i e lle a lla it
c q u i d e va it lu i a p p o r t e r le b o n h eu r ; S u zie , a s s is e
* r eb o u r s, r e ga r d a n t ce q u i fu ya it , ce q u i sem b lait
e p a r t ir ve r s ce là -b a s o ù e lle a v a it la iss é t o u t ce
lu ’e lle a im a it !...
•
M a in t e n a n t , le t r a in p a s s a it le lo n g d e r u es le
'011g d e m a is o n s é cla ir é e s d e p e t it e s lu m iè r e s ’ Il
.r a ve r s a it d es p o u t s je t é s s u r d es r iviè r e s 11 se
a u ça it d a n s d es p la in e s . I l s ’é lo ig n a it ... s ’é lo ig n a it
:ou jo u r s ...
D ia n e s ’in s t a lla p o u r la n u it . Av e c u n s a va n t
« r a n ge m e n t d e s a cs , d e p la id s , d ’o r e ille r s elle
o r ga n is a u n e co u ch e t t e . P u is , sa t o q u e d ’a s t r a k a n
posée d a n s le file t , le ca p u ch o n d e sa m a n t e
r a b a t t u s u r sa t ê t e , e lle d it d a n s u n s o u p ir •
- A h ! je s u is t r ès b ien !... n e va s -t u p a s d o r m ir ,
S u zie ? ...
1
— l ’a s en co r e ...
•— Bo n s o ir , a lo r s !...
E t e lle fer m a les y e u x .
D r o it e , im m o b ile , le sa c t o u jo u r s s u . j e s ge n o u x
->uzie co n t in u a à r e ga r d e r a u d eh o r s ; m a is , b ien
lu e le r id e a u t ir é s u r la la m p e n e la is s â t filt r e r
�L 'I D É E D E S U Z I E
10 7
q u ’u n e lu m iè r e a d o u cie e t d is cr è t e , S u zie s ’a p e r çu t
t o u t à co u p q u e la g la ce d u w a go n n e r e flé t a it
p lu s q u ’u n a u t r e w a go n ...
E t s o n cœ u r s e s e r r a d e n e p lu s v o ir ce q u i
5’e u a lla it e n a r r iè r e .
A h ! la cr u e lle ch o se q u e ce v o y a g e !...
O n n ’a u r a it p a s vo u lu p a r t ir e t l ’o n é t a it p a r t i !...
On s ’y é t a it r e fu s é , on a v a it s e n t i son çœ u r se
d é ch ir e r , o n a va it fr é m i d e la cr a in t e d e n e ja m a is
r e ve n ir , e t l ’on é t a it p a r t i !...
D ia n e d o n n a it , s o u r ia n t à d e b e a u x r ê ve s sa n s
d ou t e.
E t S u zie , le s y e u x fix e s , s e n t a it en e lle g r a n d ir
u n e é p o u va n t e .
« Ah ! s i s e u le m e n t on s a v a it q u a n d o n p o u r r a
se r e vo ir ... r e ve n ir !... »
M a is , s o u d a in , e lle r e p o u s s a le s a c, e lle se le va ,
co lla a vid e m e n t so n vis a g e à la vit r e e t r e ga r d a
au d eh o r s...
Au t r a ve r s d ’u n e é cla ir cie d e b r u m e , u n e é t o ile
■ scintillait.
L a fille t t e jo ig n it les m a in s e t , les y e n x r ed e
ve n u s t e n d r e s , co n fia n t s , e lle m u r m u r a e n r e g a r
d a n t l ’ét o ile :
—
M a m a n ! je n e v e u x p e n s e r q u ’à vo u s ! Ce
q u e je fa is e s t p o u r vo u s o b é ir ... M a m a n , je v e u x
êt r e h eu r eu s e, p u is q u e p a r t o u t o ù je va is je p u is
p en ser à vo u s , e m p o r t e r a ve c m oi vo t r e s o u ve n ir ,
a h ! m a p a u vr e m a m a n ... com m e je vo u s a im e !...
E t , r et o m b ée s u r le co u ssin , la t ê t e a p p u yé e s u r
le s a c, l ’e n fa n t é cla t a en s a n g lo t s .
Bie n t ô t , le m o u ve m e n t d u w a go n la b er ça ,
d e vin t com m e la ch a n s o n t o u jo u r s p a r e ille q u ’a u
r a it m a r t e lé e u n e vo ix r u d e, e t , p r è s d e D ia n e
s o u r ia n t à ses r ê ve s , S u zie p eu à p e u p a r vin t à
s ’a p a is e r , à s ’a s s ct ip ir en in vo q u a n t le citer
s o u ve n ir d e ce u x q u ’e lle ve n a it d e q u it t e r ...
XIX
E t ce fu t le jo u r , n n jo u r t e r n e , m a u s s a d e , s e
le va n t J et it eu ieu t d er r iè r e u n r id e a u d e b r u m es
b la fa r d e s .
Au r a s d e t e r r e , ce s b r u m es t r a în a ie n t , s e
m ê la ie n t à la fu m ée d u t r a in iA r c p ie s s co n t in u a it
�io S
l
’i d é e l i e S U Z i E
à {uir com m e d a n s u n t u n n e l d e b r o u illa r d q u i
a u r a it la is s é a p e r ce vo ir p a r in s t a n t s d es p a ys a g e s
d ’e s q u is s e in ce r t a in e .
_ N o u s a r r ivo n s ! cr ia s u b it e m e n t D ia n e , la v o ix
t r io m p h a n t e ; S u zie , b â t e -t o i n o u s a r r ivo n s !.
_ N o u s a r r ivo n s ? ... r é p é t a Sir cie, en go u r d ie
p a r le so m m e il q u i, e n d é p it d e t o u t , l ’a va it
t e r r a s s é e ve r s le m a t in , n o u s a r r ivo n s ... ou d o n c?
E lle se s o u vin t a u s s it ô t . T r è s p â le d é jà , e lle
P â lit p lu s en co r e s o u s l ’é t r a n g ^ im p r e s s io n d ’iso
le m e n t , d e fr a ye u r q u i la r ep r en a it .
P r è s d ’e lle , D ia n e s ’a r r a n ge a it , m e t t a it o r d r e a
sa t o ile t t e , com m e u n b e l o is e a u lis s e s es p lu m e s.
Q u a n d e lle fu t p r ê t e , e lle q u e s t io n n a :
— S u is - je b ie n , S u z ie ? ...
_ T r è s b ie n !... r é p o n d it d is t r a it e m e n t l ’en fa n t .
_ P u is -je r e n co n t r e r ... n ’im p o r t e q u i? ...
D ia n e a v a it a u cœ u r u n e fo lle e s p é r a n ce ... q u i
s a it ? ... p e u t -ê t r e là ... à l ’a r r ivé e ... à la d escen t e
d u w a g o n ... u n e s u r p r is e d e J ea n n e...
— T u a t t e n d s q u e lq u ’u n ? ...
_ Sa it -o n ja m a is ! d é cla r a D ia n e .
P u is e lle a jo u t a a ve c u n jo li so u r ir e en t en d u e t
io q u e t :
_ O n d o it t o u jo u r s s e d ir e q u e l ’o n a t t en d
q u e lq u ’u n !...
E t d ’u n ge s t e s e c, e lle r é t a b lit la b on n e t e n u e
d e s a ja q u e t t e , r e m it e u p la ce la co u r r o ie d e son
s a c, p r it d es ga n t s n e u fs , le s m it .
E lle en b o u t o n n a it le d e r n ie r b o u t o n q u a n d elle
s ’a vis a d e la m a u va is e m in e d e sa s œ u r , d e son
a t t it u d e a b a n d o n n ée, d é co u r a gé e ...
— Q u ’a t t e n d s -t u ? ... n o u s a r r ivo n s , a r r a n ge -t o i
d o n c!... t u a s l ’a ir d ’u n e lo q u e , je t é e a in s i s u r
ce t t e b a n q u e t t e ...
— J e n e s a is p a s m ’ar r an ger -... a id e - m o i!...
— Aid e - m o i... a id e -m o i... va -t -il fa llo ir q u e je
t e s e r ve d e fem m e d e ch a m b r e ? ...
E t , d ’u n e m a in r u d e , m a is e xp e r t e , D ia n e r e m it
en p la ce le co lle t d e s a s œ u r , r ed r e ssa so n ch a p e a u
en cor e ga r n i d e cr ê p e, p u is , com m e e lle vo ya it à
S u zie l ’a ir ch a g r in , e lle p o u r s u ivit d u r e m e n t :
— E t q u it t e ce s a ir s d e v ic t im e !... N ’o u b lie p a s
q u e c ’e s t t o i q u i a s vo u lu ve n ir , t o i s e u le ... t u
m ’e n t e n d s ... C a r je n e p u is a ssez t e r é p é t e r com
b ie n je m e s e r a is p a ssé e d e t o i!...
�L ’I D É E D E S U Z IE
io g
— O h ! D ia n e ...
E t ce fu t l ’a r r ivé e ...
L a d escen t e p r ess ée, effa r ée d es vo ya g e u r s ; le
q u a i e n va h i d es ge n s a lla n t , ve n a n t e n t o u s sen s ;
le co u d o iem e n t fié v r e u x , la p o u s s é e d ése sp é r ée
ve r s les s a lle s d ’a t t e n t e ; la lu t t e p o u r le s b a g a g e s ,
com m e s i a u d é b o t t é , là , t o u t d e s u it e , à t o u s
é t a ie n t ve n u s la m êm e in q u ié t u d e , la m êm e p e u r
fo lle d e n e p lu s t r o u ve r s a p la ce ... d ’a r r ive r t r o p
t a r d ...
S u zie u ’e u t q u ’u n e im p r e s s io n co n fu s e d e ces
ch oses.
P o u ssé e , secou ée, h a r c e lé e p a r D ia n e , e lle cr u t
co m p r en d r e q u e s a s œ u r é t a it e n r a g e . E lle l ’e n
t e n d it r ép é t er :
— A h ! c ’e s t t r o p fo r t ... p e r s o n n e ... p e r so n n e à
la g a r e !...
D ia n e a t t e n d a it d o n c q u e lq u ’u n ? ...
E lle la v it , le s y e u x fla m b a n t s , r e lis a n t u n e
le t t r e . J e t a n t m a ch in a le m e n t le s y e u x s u r ce t t e
le t t r e , S u zie p u t lir e ces m o t s q u i la co m m en
ça ie n t :
« N o ll a r r ive , m a b e lle !... »
A y a n t d em a n d é à s a s œ u r p o u r q u o i e lle s r es
t a ie n t d e b o u t s u r u n t r o t t o ir a u m ilie u d e t o u s
ce s in co n n u s , S u zie s ’a t t ir a ce t t e r é p o n se q u i
l ’h u m ilia :
— P er d s-t u la t ê t e ? ... n o u s a t t e n d o n s les
b a g a g e s ...
D ia n e gr o n d a it , m éco n t e n t e :
— As s o m m a n t !... q u e c ’e s t lo n g ... o n n ’en fin it
p a s ...
E n fin , e lle cr ia :
•— Le s v o ilà !...
E t s u r u n o m n ib u s , le s m a lle s , à gr a n d s h e u r t s ,
fu r e n t ch a r gé e s .
D ia n e d o n n a u n e a d r e s s e d o n t S u zie n e r e t in t
q u e ce m ot : P a s s y.
A u t r o t r é gu lie r d ’u n gr a n d p o s t ie r à la fo r t e
e n co lu r e , l ’o m n ib u s p a r t it , ca h o t a n t s u r le s p a vé s ,
d é r a p a n t s u r le s r a ils d es t r a m w a ys , a va n ça n t
a vec u n é t o u r d is s a n t b r u it d e vit r e s seco u ées.
D ia n e , elle-m êm e , n e p a r la it p a s ; e lle é t a it
d éçu e d e ... n ’a vo ir t r o u vé p er so n n e à la g a r e !...
L a vo it u r e , a p r è s a vo ir t r a ve r s é u u p o n t ,
d é b o u ch a s u r u n e im m en se p la ce .
�II O
L ’I D E E D E S U Z I E
_ L a p la ce d e la C o n co r d e !... cr ia D ia n e , a li!
ie cr o ya is n e ja m a is la r e v o ir !...
E t e lle jo ig n it les m a in s e n u n ge s t e p ie u x d e
jo ie e t d e r eco n n a is sa n ce .
L a b r u m e s e le va it . L e c ie l s e m a r b r a it d e
r eflet s d ’a m b r e e t d e co r a il.
A D ia n e , la v ie p a r u t d e n o u ve a u n a u t e
1 a vo it u r e s ’e n ga g e a d a n s le s Ch a m p s - E lys é e s .
D es fia cr es y cir cu la ie n t e t a u s s i d es c h e v a u x d e
p r ix p r om en és e n t e n u e d u m a t in , ca m a il e t co u
ve r t u r e .
S u - ie q u i n ’a v a it e n co r e r ie n d it , a p e r çu t a u
t r a ve r s d es b r a n ch e s s a n s fe u ille s d es m a r r o n n ie r s ,
le s ‘■ 'lobes la it e u x d ’u n ca fé ch a n t a n t a u t o u r
d u q u e l, t o u t e n fa n t , e lle a v a it cir cu lé d a n s la
vo it u r e a u x ch è vr e s .
............
Ce la lu i fit d ir e d ’u n e p a u vr e p e t it e v o ix fe lé e :
_ O li! D ia n e ... co m m e n t p e u x - t u êt r e h eu r eu s e
d e r e vo ir ce q u e n o u s a vo n s q u it t é a p r è s t a n t d e
m a lh e u r s !...
A q u o i D ia n e r é p o n d it le s t e m e n t :
_ O li! m a ch è r e , s i l ’on e m p lit s a v ie d e ces
im p r e s s io n s m a lh e u r e u s e s , o n n e fa it ja m a is r ie n ...
P u is e lle a jo u t a :
_ H fa u t a ve c la v ie r e fa ir e d e la v ie , co m m e
u n e a r a ign é e r é p a r e le s d é ch ir u r e s d e s a t o ile ...
s in o n ...
E t , ch a n ge a n t b r u s q u e m e n t d ’id é e , e lle p o u r
s u iv it :
—
T ie n s !... l ’Ar c-d e -Tr io m p h c t e in t é d e so le il
com m e d ’u n r e fle t d e fla m m e d e B e n g a le !... l ’a ve
n u e d u B o is ... q u e je s u is c o n t e n t e !... l ’a ve n u e
Vict o r - H u g o ... n ô u s p a sso n s d on c d e va n t ch e z
J e a n n e ? ... O u i! vo ilà so n h ô t e l!... à d e u x p a s d e
l ’E t o ile ... t u vo is ce t o it d e ve r r e ? ce d o it êt r e
le cir q u e d e G e o r ge s ...
E t , p en ch ée à la p o r t iè r e , D ia n e , gr is é e d ’ém o
t io n , s a lu a n t d ’u n g e s t e in co n s cie n t l ’h ô t e l, clo s
en co r e , d o n t u n co n cie r ge à ch e ve u x g r is , e n c a
lo t t e d e ve lo u r s , a s t iq u a it les cu ivr e s d e la p o r t e ,
r a p p e la à S u zie u n jo u r , u n ce r t a in jo u r d e p r in
t e m p s ... d e gr a n d s ch ên es d ’u n ve r t je u n e , u n e
h a ie fleu r ie d e b la n c... a h ! le ch e r jo u r s i b le u ...
la ch èr e h a ie ... le s ch er s gr a n d s ch ê n e s ... a h ! p o u r
q u oi ces é t r a n ge r s é t a ie n t -ils ve n u s là -b a s , d a n s
le ch e r p a ys , si ]«_•.» •
t ein V 'U it u u . ! ...
�L ' ID lv E
D E S U Z IE
ii
L ’o m n ib u s s ’é lo ig n a en co r e , r o u la , ca h o t a , e i
en fin s ’a r r ê t a d e va n t u n e m a is o n d e b e lle a p p a , r en ee. D ia n e d e s ce n d it , s u iv ie p a r S u zie .
— M lle D a r ge n t ? d e m a n d a D ia n e a u co n cie r ge .
D u fon d d e s a lo ge , le co n cie r ge — u n h o m m e
en t r e d e u x â ge s , ' g r a n d , la id , d ’a s p e ct r é b a r b a t ii
— r é p o n d it :
— M ,le D a r g e n t e s t e n v o y a g e !
— Co m m e n t ? ... en v o y a g e ? ... je d o is lo g e r ch ez
e lle !...
Le co n cie r ge fit , d e lo in , u n s ig n e v a g u e ... i l
n e s a va it p a s !...
— A h ! c ’e s t t r o p fo r t !... cr ia D ia n e e n p â lis
sa n t d e co lè r e , c 'e s t p a r t r o p s e m o q u e r d es
ge n s !... O u m ’é cr it q u e M Uo D a r g e n t m ’a t t e n d ,
q u ’e lle m e lo ge r a , m ’a cco m p a gn e r a , m e p ilo t e r a ,
q u e je n ’a i q u ’à ve n ir , q u e j ’ir a i p a r t o u t a ve c
e lle ... J ’a r r ive e t l ’o n m e r ép o n d q u ’e lle e s t eu
vo ya g e !...
S u zie , d eb o u t d e r r iè r e D ia n e , é co u t a it é p e r d u e ,
t r a n s ie , gr e lo t t a n t e , n e s e r e n d a n t p lu s co in p t e
de r ien .
— F a u t - il d escen d r e le s b a g a g e s ? ... d e m a n d a
le co ch er d e l ’o m n ib u s .
— J e n 'e n s a is r ie n ... je 11e co m p r e n d s p lu s !
r é p o n d it D ia n e q u i co m m e n ça it à s ’é t n o u vo ir .
— F a u d r a it p o u r t a n t s a vo ir , s e d é c id e r !... in
s is t a le co ch e r , im p a t ie n t .
— Q u e p en se s-t u d e ce la , S u z ie ? ...
L a fille t t e n e r é p o n d it r ie n .
D ia n e s ’em p o r t a :
— C ’e s t le co m m en ce m en t d e s e n n u is !... s i t u
n ’é t a is p a s ve n u e , j'a u r a is d em a n d é à d es ce n d r e
a ven u e Vict o r - H u g o ... j ’y s e r a is à ce t t e h e u r e b ie n
a ccu e illie , b ien « o ig r é e ... t a n d is q u e t o i ve n a n t ...
a h ! q u el d é p lo r a b le e n t ê t e m e n t ... q u e lle gê n e ...
q u e lle g u ig n e ...
—- M on D ie u , je l ’a va is p r o m is à m a m a n !...
m u r m u r a in d is t in ct e m e n t la fille t t e .
— O u i, sa n s t o i je s e r a is a ve n u e Vict o r - H u g o !..,.
L e co n cie r ge e n t e n d it .
— Ave n u e Vict o r - H u g o ? ...
Ce t t e a d r esse lu i fu t u n e lu m iè r e . I l a p p e la s i
em m e, u n e p e t it e fem m e b r u n e, a ce o r t e e t g r a
cie u s e , q u i a u s s it ô t d écla r a :
— C e s o n t d es d e m o ise lle s q u i d o ive n t o ccu p e!
�112
L ’I D É E D E S U Z I E
q u e lq u e s jo u r s le lo ge m e n t d e M Uo D a r g e n t .
fem m e d e ch a r ge d e M me la b a r o n n e d e Le r s e s t
ve n u e h ie r p o u r le d ir e .., S i ces d em o ise lle s
v e u le n t m e s u iv r e ? ... m o n m a r i s ’o ccu p e r a d es
b a g a g e s ... d e l ’o m n ib u s ...
— E n fin ! fit D ia n e .
E t t o u t e s t r o is t r a ve r s è r e n t u n e co u r q u ’e n t o u
r a ie n t d es co r p s d e b â t im e n t h a u t s d e s i x é t a ge s .
E lle s lo n gè r e n t u n co u lo ir , m o n t è r e n t u n e sca
lie r . A u p r e m ie r , d e u x p o r t e s d o n n a ie n t s u r u n
é t r o it p a lie r . L a co n cie r ge o u v r it l ’u n e d ’e lle s .
— Vo ilà , M a d e m o is e lle !
D ia n e e n t r a , t ê t e h a u t e , l ’a ir a r r o ga n t , d a n s
u n e é t r o it e a n t ich a m b r e q u ’e n co m b r a it u n coffr e
à b o is. D e l ’a n t ich a m b r e o u p é n é t r a it d a n s u n e
s a lle à m a n ge r q u i elle-m êm e co m m u n iq u a it a ve c
d e u x t r è s p e t it e s ch a m b r es.
L a co n cie r ge fit m in e d e s e r e t ir e r , D ia n e l i
r e t in t .
« C ’e s t i c i? ... e t vo ilà co m m en t n o u s som m es
a t t e n d u e s ? ... p a s d e fe u ! p a s d e d é je u n e r '
un
a p p a r t e m e n t p o u s s ié r e u x , s e n t a n t l ’om b r e le r en
fe r m é !... P er s o n n e p o u r fa ir e n o t r e s e r v ic e '
I I 11" D a r g e n t se s e r t d o n c e lle - m ê m e ? ... co n clu t ’
e lle d ’u n a ir d e gr a n d e d a m e q u i n e s a u r a it a d
m e t t r e u n e t e lle p o s s ib ilit é .
— M "° D a r ge n t fa it ve n ir u n e fem m e d e m é
n a g e , d é cla r a la co n cie r ge q u e le s gr a n d s a ir s
d e D ia n e im p r e s s io n n a ie n t , en d é p it d es d ir e s d e
la fem m e d e ch a r ge d e M mo la b a r on n e.
« Ce t t e fem m e a va it d é cla r é la ve ille •
« - L 'a p p a r t e m e n t ser a ce q u ’il fa u d r a !... je
va is m e t t r e d es d r a p s a u x lit s ! Ce s d em o ise lle s
q u i vie n n e n t n ’o n t p a s le sou - les d o m es t iq u e s
d u Le r s l ’o n t d it ! - ce ser a t o u jo u r s a s s e z b ien
p o u r d es p er so n n es p a u v r e s !... I l „ c fa u t
g â t e r le m é t ie r !...
C la u t P a s
— O ù e s t cet t e fem m e d e m é n a g e ? ... q u e s t io n n a
D ia n e a ve c I r r it a t io n .
— Ch e z e lle , M a d em o ise lle , ou en jo u r n ée
— E n vo ye z- la ch e r ch e r !...
— M a d em o ise lle n ’y p en se p a s !... A ce t t e h eu r e
n o u s n e la t r o u ver io n s p a s ; il fa u d r a it lu i p a r le r
à 1 a va n ce ; d 'a ille u r s , p o u r la p r é ve n ir , on a u r a it
b esoin <1 u n co m m issio n n a ir e , e t , p o u r p r é ve n ir le
co m m issio n n a ir e , il fa u d r a -* m on m a r i
e t m on
�L ’I D É E D E S U Z 1 E
113
m a r i e s t vr a im e n t b ien p r is , b ie n o ccu p é ... p e u t ît r e d e m a in vie n d r a -t -e lle , a lo r s ...
— O u i, e t d 'ic i là n o u s a u r o n s le t e m p s d e
m o u r ir d e fr o id , d e fa im !... cr ia D ia n e d ’u n t o n
d r a m a t iq u e e t r a ge u r .
L a co n cie r ge e u t u n g e s t e va g u e . L e s ch o ses
d o n t se p la ig n a it D ia n e n ’é t a ie n t p lu s d e s a co m
p é t en ce.
— E xc u s e z... on p o u r r a it m e d e m a n d e r à la
lo g e ...
E lle r efer m a la p o r t e e t d is p a r u t .
— E s t -ce q u e J ea n n e se m o q u e d e m o i ! cr ia a u s
s it ô t D ia n e , p r is e d ’u n e in d icib le fu r e u r ; éco u t e,
S u zic, je va is t e lir e s a le t t r e , t u m e d ir a s s i e lle
p o u va it la is s e r p r é vo ir ce t a ccu e il.
E lle p a s s a a ve c s o in ces p r em ier s m o t s :
« N o ll a r r ive , m a b e lle , n o u s a llo n s n o u s a m u
ser ; e t com m e vo u s m e l ’a ve z fa it p r o m e t t r e , je
vo u s e u p r é v ie n s !...
E lle lu t :
« Vo u s m e d em a n d e z o ù vo u s p o u r r ie z vo u s
lo g e r ? ... P a s ch ez n o u s , t o u jo u r s ... o n e s t s i p e t i
t e m e n t d a n s ce t a ffr e u x P a r is ... p a s la p la ce d e
r e m u e r ... n i ce lle d e lo g e r ses a m is ...
D ia n e s ’in t e r r o m p it p o u r r e m a r q u e r ir o n iq u e
m en t :
— Se t r o u ve r * p e t it e m e n t » d a n s u n h ô t e l
com m e ce lu i- là ... ose r d ir e q u ’o n n ’a p a s la p la ce
d e s e r e m u e r !... O h ! le m o n d e e s t b ien é g o ïs t e !...
E lle r e p r it :
« M a is il y a le lo ge m e n t d e m o n a n cie n n e in s
t it u t r ice —- où. je 11e s u is ja m a is a llé e , d u r e st e ,
m a is q u e m a fem m e d e ch a r ge , la r e s p e ct a b le
D u ca s , a ssu r e ê t r e b ie n — q u i p e u t êt r e m is à
vo t r e d is p o s it io n . S i c ’e s t m esq u in e t t r is t e , ch è r e ,
t a n t m ie u x ! n ou s vo u s ve r r o n s p lu s s o u ve n t a ve
n u e Vict o r - H u go . Vo u s n e ve n e z p a s d a n s la ca
p it a le p o u r vivr e d a n s la r e t r a it e , e t p o u r vu q u e
vo u s 11e p a s s ie z p a s la n u it à la b e lle é t o ile ...
c Ave r t is s e z-m o i d e vo t r e a r r ivé e . D a r g e n t
p o u r r a vo u s s e r vir d e m en t o r . E lle a b on n e a p p a
r en ce. S u r t o u t n e m a n q u e z p a s d e ve n ir m ’e m
b r a sser vit e e t cr o ye z-m o i vo t r e a ffect io n n ée .
a J ea n n e d e L e k s .
�314
L ’I D E E D E S U Z I E
E t v o ilà co m m en t e lle n o u s r e ç o it ? ... M a i,
~
, ■
d is q u e lq u e ch o s e ... Tu e s là
r em u e-t o i
- — A it e .t f) i, E n lè v e t o n ch a p ea u ,
i e m e u r s d e fa im je g è le , je s u is d ’u n c
h u m e u r à m a s s a cr e r q u e lq u ’u n o u q u e lq u e ch ose
t u m e r e ga r d e s , e ffa r é e ...
V / i e s e le va , e n le va so n ch a p e a u , se s o u vin t
q u e
d a n s le s a c é t a ie n t le s p r o vis io n s - t o u t e s 1 e m p o r t é e s d e S a vign o n .
E lle o u v r it le s a c e t le s d ép o sa s u r la t a b le ...
_
H e in ! c ’e s t a m u s a n t , c ’e s t r a g o û t a n t d e
’a vo ; r q u e ce s ch o s e s in n o m m a b les e n ve lo p p ées
d a n s d e s p a p ie r s g r a is s e u x !..
i Z Z X
_ C ’e s t d u ve a u fr o id ! m u r m u r a S u zie , e t le
p a p ie r é t a it t o u t b la n c, M ll° La n d e lle ...
1 _ _Yh ! t a is -t o i, n e m e p o u r s u is p a s ju s q u ’ici
d e c e n om d é t e s t é !— T â ch e p lu t ô t d e m ’a llu m e r
u n p e u d e fe u !...
\ l ’id ée d e s e r en d r e u t ile , S u zie r et r o u va _ .i
p eu d e fo r ce . E lle se s o u vin t d u colïr n a. b ois
e n t r e vu à l ’a r r ivé e ; e lle ch er ch a , d é co u vr it e t
p u t r é u s s ir ...
Bie n t ô t , D ia n e a ya n t ch a u d , n ’a ya n t p lu s fa im ,
s e n t it son a r d e u r r en a ît r e. 11 lu i vin t u n e gr a n d e
im p a t ie n ce d e com m en cer la vie h eu r eu s e p o u r
la q u e lle e lle a va it fa it ce vo ya g e , d ’a lle r ve r s
ce t t e d est in ée d o n t l ’a igu e -m a r in e b r illa n t à son
d o ig t lu i r a p p e la it le s m a gn ifiq u e s e t m e r ve il
le u s e s p r om esses.
Q u e lq u e s in s t a n t s p lu s t a r d , p im p a n t e , co q u et t e,
p le in e d ’e n t r a in , e lle a n n o n ça it à S u zie :
_ J e va is a ve n u e Vict o r -H u go .
E t a jo u t a it :
_ T o i, so is g e n t ille , e n t r et ien s le feu , e n lè ve ces
h o u s s e s , ép ou sse t t e ce s m eu b les. S i t u a s b eso in
d e q u e lq u e ch o se , d em a n d e-le à la co n cie r ge q u i
p a r a ît u n e b r a ve fe m m e !... F a is d e t on m ie u x
e n a t t e n d a n t m on r e t o u r ... e t s i t u t ’en n u ie s ,
sou vie n s -t o i... c ’e s t t o i q u i l ’a s v o u lu !...
o u zie d em a n d a , ép o u va n t é e :
— T u s o r s ... s e u le ? ...
— A h ! ça , cr ois-t u q u e je va is n e p a s sor tiv
p a r ce q u e ce t t e M ,le D a r g e n t e s t a b s e n t e ? ... l ’a ve
n u e Vict o r - H u go e s t à d e u x p a s ... je va is d ’a il
le u r s r e t r o u ve r J ea n n e...
P u is , p o s a n t s u r le fr o n t d e sa s œ u r u n va g u e
�L ’I D E E D E S U Z I E
b a ise r , D ia n e , h e u r e u s e , s a t is fa it e , r a vie , d is
paru t.
S u zie e n t e n d it la p o r t e d e l ’a p p a r t e m e n t s ’ou v r ir e t se r efer m er . E lle e n t e n d it D ia n e d escen d r e
l ’e s ca lie r , s 'é lo ig n e r d a n s le co u lo ir ... d ’u n p a s
fer m e, s û r ... p u is p lu s r ie n ...
I m m o b ile , e lle r e s t a o ù D ia n e l ’a va it la is s é e ,
a s s is e s u r u n e ch a is e , le fr o n t a p p u yé a u coin
d ’u n m eu b le. E lle é co u t a s a n s le s co m p r en d r e
le s b r u it s q u i n a is s a ie n t e t m o u r a ie n t d a n s ce t t e
m a ison d o n t e lle n e co n n a is s a it r ie n : la co n ve r
s a t io n d e d e u x fem m e s, la ch a n s o n d ’u n s e r in ,
le r o u le m e n t d ’u n e m a ch in e à co u d r e , le s a cco r d s
lo in t a in s d ’u n p ia n o , u n va - e t -vie n t d a n s l ’e s
ca lie r ...
L a n u it t o m b a , le p e t it a p p a r t e m e n t s ’e m p lit d e
n o ir . S u zie n e s o n ge a à r ie n a llu m e r .
P lu s t a r d en cor e, le t im b r e d e la p o r t e r éson n a .
L a fille t t e t r e s s a illit , m a is r e s t a r a id ie , co u r b a
t u r ée s u r s a ch a is e , le fr o n t m e u r t r i a u b o is d u
m eu b le.
L e t im b r e r éso n n a p lu s b r e f. Q u e lq u ’u n fr a p p a
à la p o r t e .
S u zie co m p r it q u ’e lle d e v a it o u v r ir . E lle y a lla
t â t o n n a n t , p o u va n t à p e in e s e r e t r o u ve r d a n s
l ’a p p a r t e m e n t o b scu r .
S u r le m u r d e l ’e s ca lie r é cla ir é d ’e n b a s p a r
u n e va g u e lu m iè r e , u n e o m b r e s e d é t a ch a it .
— M n° d e V o lie u x ? .. . d em a n d a u n e v o ix r e s
p e ct u e u se .
— C ’e s t m oi ! m u r m u r a Su zie .
T o u t l ’é t o n n a it , m êm e so n n om p r o n o n cé p a r
ce t é t r a n ge r .
— M mo la b a r on n e d e L e r s fa it d ir e à m a d em o i
s e lle d e Vo lie u x d e n e p a s s 'in q u ié t e r ; M Me d e Vo
lie u x , la s œ u r d o M a d em o ise lle , d în e r a a ve c
M mo la b a r o n n e e t M mo la b a r o n n e fer a a ccom
p a gn e r M Uo d e Vo lie u x q u a n d il s e r a l ’h eu r e.
— M er ci ! fit S u zie .
L ’om b r e s ’a g it a s u r le m u r , s a lu a , d escen d it .
S u zie r efer m a la p o r t e. M a is a u s s it ô t , se r e
t r o u va n t d a n s le n o ir , e lle s e la is s a t o m b er su t
le cofïr e à b ois, ép eu r ée, -sa n glo t a n t :
— Ah ! m on D ie u , m on D ie u , m êm e e n p e n s a n t
à m a p a u vr e m a m a n , je n ’a i p lu s d e coura< *e...
�V ID B E
D E S U Z IE
X X
L e le n d e m a in , D ia n e , en s ’é ve illa n t , r e s t a î r
d éeise.
Q u ’é t a ie n t ces ch oses q u i l ’e n t o u r a ie n t , ces p h o
t o gr a p h ie s d é t e in t e s , ja u n ie s , d ’a s p e ct vu lg a ir e ,
ces b o u q u e t s d e fleu r s fa n é es, ces h o t t es fa it e s
a ve c d es co q u illa ge s e t a ccr o ch ées à d r o it e , à
ga u ch e d ’u n ch r is t d ’ivo ir e q u ’o m b r a ge a it u n e
b r a n ch e d e b u is , e t ce m o b ilie r d ’a ca jo u d ’a sp e ct
t er n e e t p a u v r e ? ...
« Le s a ccess o ir e s d u t a u d is d a n s le q u e l n ou s a
lo gées ce t t e in co n séq u en t e J e a n n e !...» fin it -e lle
p a r gé m ir .
M a is , t o u t a u s s it ô t , ce so u ci d e vin t d ’o r d r e se
co n d a ir e . Ap r è s s ’êt r e so u le vé e p o u r r ega r d e r
a u t o u r d ’e lle , e lle se la is s a r et om b er s u r son lit
en s o n ge a n t a ve c u n e la s s it u d e h eu r eu s e à t o u t ce
q u ’e lle a u r a it à fa ir e ce jo u r -là ... u n e d iza in e d e
v is it e s a ve c J ea n n e d e Le r s ; a lle r ch ez le co u t u
r ie r p o u r u n co st u m e t a ille u r ; a ille u r s p o u r d es
t o ile t t e s d e vis it e s , d e so ir ées, d e b a l ; r u e d e la
P a ix p o u r d es ch a p e a u x, e t c..., e t c...
D a n s la p iè ce co n t igu ë à sa ch a m b r e, q u e lq u ’u n
r em u a it .
— S u z ie !... d em a n d a D ia n e.
— Vo ilà ...
■
— As - t u d é je u n é ? ...
— O u i.
— J e d o n n er a is b ien q u e lq u e ch ose p o u r en fa ir e
au tan t.
— C ’e s t p r ê t !
E t la fille t t e a p p a r u t p o r t a n t u n e t a sse d e ch o
co la t .
— A h ! vo ilà q u i e s t g e n t il! fit D in n c a ve c u n
é la n d e s a t is fa ct io n q u ’e lle co r r ige a a u s s it ô t en
r a illa n t :
« Com m en t a s-t u fa it p o u r a vo ir à t o i t o u t e
s e u le ce t t e id é e - là ?...
Su zie s o u r it d ’u n ét r a n ge p e t it so u r ir e et r é
p o n d it scs gr a n d s y e u x s u b it em e n t illu m in é s
u u n e n am n ie t r ès d ou ce.
— J e n ’ai p lu s vo u lu m ér it er le r ep r och e dt
n e t ’êt r e u t ile à r ien !
r ep r o cü c de
— Q u a n d t ’est ve n u ce d é s ir d e d e ve n ir m eilJ eure r
�L ’U J E E D E S U Z I E
117
Ce t t e n u it ... ce m a t in ...
— T u m ’e u lè ve s u n g r a n d s o u ci... fit D ia n e ,
vr a im e n t sin cè r e.
P eu a p r è s , D ia n e r e p r it :
— L a fem m e d e m é n a ge e s t -elle a r r iv é e ? ...
— S i t u ve u x , n o u s p o u r r io n s n o u s en p a sse r ,
je n ’a i r ien à fa ir e ...
— O h ! le fa it e s t !...
— J e m ’o ccu p e r a i. L a co n cie r ge m ’a p r o p o sé d e
p r é p a r e r n os r e p a s a ve c le s s ie n s ... j ’a i a cce p t é ,
t o u t en m e r é s e r va n t d e t ’en p a r le r ...
— C ’e s t p a r fa it !...
D ia n e d é gu s t a son ch o co la t , é p r o u va n t u n vé r i
t a b le s e n t im e n t d e d é livr a n ce à se s e n t ir lib é r é e
d e ces so u cis m a t é r ie ls , e t d e m a n d a l ’h eu r e.
— D ix h eu r es ! r é p o n d it Su zie .
— G r a n d s d ie u x , je va is êt r e en r e t a r d ... a ve c
t o u t ce q u e j ’a i à fa ir e ... d é s o la n t ... e ffa r a n t ...
M a lgr é t o u t , e lle qg fit d o n n er le g r a n d liv r e d e
m a r o q u in b la n c.
As s is e s u r son lit , e lle y é c r iv it :
« E n fin je v is !...
« N o ll va ve n ir ! J e ser a i d ign e d e p a r a ît r e
d e va n t lu i ; il fa lla it a u p a p illo n q u e lq u e s jo u r s
p o u r r om p r e s a ch r ys a lid e ; la m é t a m o r p h o se ser a
co m p lèt e.
« M a is p o in t d e p h r a s e s ; n o t r e t e m p s , n o t r e vie
n e n o u s a p p a r t ie n t p lu s com m e à S a v ig n o n ...
« R é ca p it u lo n s le ch a p it r e d e m es fo lie s p o u r
p a r a ît r e d e va n t m on b ea u p r in ce : r ob e t a ille u r
e x t r a s im p le p o u r le s co u r s es d u m a t in , la p r o m e
n a d e au b o is , le s d é je u n e r s a ve n u e Vie t o r - H u g o ;
r e d in go t e d e d r a p p o u r m a s q u e r m es v ie ille s
r ob es ; r ob e d e vis it e s , c h a p e a u x ... T o u s m e
v o n t !... E t a it - e lle a m u s a n t e ce t t e M 110 S y lv ie
q u a n d e lle d is a it : « D é lic ie u x , u n e clie n t e p a
r e ille ... T r è s in t é r e s s a n t e ... t o u t lu i v a ! . . . » A h !
q u e c ’e s t a gr é a b le d ’êt r e jo lie e t jo lie com m e je
s a is l ’ê t r e !...
« P u is t o ile t t e s d u s o ir : l ’u n e b la n ch e , u n
r ê v e !... l ’a u t r e s a t in m a u ve p â le et d e n t e lle s
d ’a r g e n t ...
« J ea n n e, s u r m a d em a n d e , m ’a co n d u it e ch ez
ses fo u r n is s e u r s ; m a is j ’a i vu t o u t à co u p n a ît r e
d a n s ses y e u x , à l ’im p o r t a n ce d e m es co m m a n d es,
ce sou p çon : « P a ye r a - t - e lle ? ... »
�L ’I D E E D E S U Z I E
« Alo r s , j ’a i t ir é tn on p o r t e fe u ille e t fr o isse
n é glige m m e n t d es b ille t s d e b a n q u e.
^
Vo u s a ve z t o r t d e p r o m en er a in s i v o j
ca p it a u x , a -t -elle o b s e r vé d ’u n e v o ix in d iffé r e n t e ,
m a is r a ssu r ée .
« E t j ’a i vu le sou p ço n s ’é va n o u ir ...
« A h ! N o ll... N o ll... ch e r N o ll, j ’a im e à vo u s
im a gin e r p la n a n t s u r d ’a u t r e s s o m m e t s !... »
D ia n e r efer m e so n livr e , r e ga r d e lo n gt e m p s sa
b a gu e e t s e lè ve , s ’h a b ille . B a n s la p iè ce à côté,
S u zie b a la ye , n e t t o ie , m e t le co u ve r t a ve c u n e
vé r it a b le a r d eu r .
L a co n cie r ge e n vo ie le d éjeu n er .
D ia n e m a n ge e u h â t e , e t , s it ô t a p r ès, m e t son
ch a p ea u e t d écla r e :
» — J e r ep a r s.
— D é jà ? ... fit S u zie a ve c, d a n s le r e ga r d e t la
vo ix, u n e a n xié t é .
D ia n e , fr o n ça n t le s o u r cil, s ’a p p r ê t a it à r ép o n d r e
d u r e m en t com m e e lle en a va it l ’h a b it u d e . U n e
p e n sé e d e p r u d en ce la r e t in t C e t a p p a r t em en t
é t a it t r is t e com m e u n e p r is o n , S u zie su p p o r t e r a it e lle va illa m m e n t ce t t e r é clu s io n ? ... E lle s e m b la it
ce m a t in en d isp o sit io n d e co u r a ge ; n e s e r a it -il
p a s s a ge d ’en p r o fit e r p o u r ch e r ch e r à fa ir e d ’e lle
u n e a llié e p lu t ô t q u ’u n e en n e m ie... u n e s a cr if ié e ?..
— E co u t e , d é cla r a D ia n e , a p r è s t o u t , t u a s m ü
s œ u r e t p a r fa it e m e n t en â g e d e co m p r en d r e l ’im
p o r t a n ce d e ce q u e je va is te d ir e ... Ap p r e n d s
d on c q u e J ea n n e d e Le r s v e u t m e m a r ie r !... M a is
p o u r ce la , il m e fa u t , p a r son e n t r e m is e , a vo ir d es
r e la t io n s , co n n a ît r e d es ge n s , r e s s u s cit e r d ’a n cie n s
a m is ... Il fa u t q u e j ’a ille a ve c e lle a u t h é â t r e
d a n s le m on d e, à d es b a ls , a u x co u r s es • il "fau t
en fin q u e l ’on m e vo ie a ve c e lle « p a r t o u t où l ’o n
v a !» e t , com m e J ea n n e e s t t r ès ]a n ( / -e, tu vo is
où ce la m e n t r a în e !... P o u r a l l e r et ve n ir a in s i,
il m e n n t d es cou d ées fr a n ch es, t o u t m on t e m p s
b ea u co u p d e lib e r t é . J e n e d o is êt r e a r r êt é e n i
Rênée p a r r ie n ... Ce ser a u n t e m p s d ’é p r e u ve s
d u r a n t leq u el je te p n e d ’êt r e p a t ie n t e , en d u r a n t e ,
j e sp er e q u e t u en a u r a s la for ce p o u r m ’ a id e r à
a ssu r er m on b o n h e u r !...
E lle n ’a va it p o in t fin i q u e S u zie s ’é la n ça it ve r s
e lle , le s b r a s t e n d u s.
— Ah ! q u e je t e r em er cie d e m e p a r le r a in s i...
�L ’ID E E D E S U Z IE
119
M a is D ia n e se d ér o b a à l ’é t r e in t e e t p o u r s u ivit
s u r u n t ou d e con fid en ce :
— D ’a ille u r s , p o u r t o u t t e d ir e , le s a cr ifice q u e
je t e d em a n d e p e u t 11e p a s êtr^ lo n g ... m ou fu tu r
-est t o u t ch o is i...
— T u le co n n a is ? ...
■
— C ’est -à -d ir e ... o u i, en som m e, je le co n n a is !...
— E t ... e t ... t u l ’a im e s ? ...
.— Ah ! ce r t e s ...
— E t ... e t ... t u p e u x l ’é p o u s e r ? ... fit la fille t t e
d ’u n e v o ix q u e l ’e xa lt a t io u fa is a it t r em b le r .
— O u i... je s u is ve n u e ic i p o u r ce la ... c ’e s t à
cela q u e je t e d em a n d e d e m ’a id e r .
— A h ! D ia n e ... D ia n e ... je t ’y a id e r a i d e ... d e
t o u t e m ou â m e !...
R a s s u r é e , D ia n e e m b r a s s a lé gè r e m e n t le fr o n t
d e s a s œ u r , d é cla r a n t :
— M a is a ssez ca u s é ... m e t t o n s-n o u s v it e à la
b eso gn e !...
E lle a lla it s o r t ir , S u zie la r e t in t .
— J e ... je ... p o u r r a i le vo ir , D ia n e ? ...
— 11 e s t en cor e a b se n t ; m a is i l v a b ie n t ô t
r e ve n ir ...
— E t s ’il r e vie n t , co m b ie n ... co m b ie n d e t em p s
ce la d u r e r a -t -il d e ... d e ... d ’ê t r e ic i? ...
— P o u r q u o i m e d em a n d es-t u c e la ? ...
— P o u r ... p o u r s a vo ir q u a n d ... q u a n d n o u s
r e vie n d r o n s ... là - b a s ? ...
— A S a v ig n o n ? ... d a n s ce d o u x p a y s ?
D ia n e fa illit d é cla r e r q u ’e lle e s p é r a it b ie n n ’y
ja m a is r e ve n ir ; e lle s e r a vis a .
— Ce ser a l ’a ffa ir e d e q u e lq u e s sem a in es.
— Co m b ie n ? t r o is ... q u a t r e ? ...
— T r o is ...
— E t q u a n d p e u t - i l a r r ive r ?...
— A u jo u r d ’h u i... d e m a in ...
— A h ! m on D ie u ... a lo r s, ce n e ser a p a s t r ès
lo n g !... m u r m u r a la fille t t e d é fa illa n t e d ’ém o t ion .
D ia n e ve n a it d e r é u s s ir à d o r er p o u r S u zie les
b a r r e a u x d e s a ca g e , à a vive r t o u t e s le s a r d eu r s
gé n é r e u s e s d e ce cœ u r d ’e n fa n t ...
A se d ir e q u ’e lle p o u va it a id e r a u b o n h eu r d e
D ia n e , S u zie o u b lia it t o u t , m êm e ses p r o p r e s
so u ffr a n ces, ca r d e p u is p eu e lle s a v a it ... — 0 I1!
o u i, e lle le s a v a it ! — d e q u el in e s t im a b le p n v
p e u t êt r e le b o n h e u r !...
�120
L ’I D É E D E S U Z I E
XXI
« Ch è r e M a d em o ise lle , ch èr e M a d e m o is e lle ... »
S u zie , a s s is e p r è s (le la t a b le d e la s a lle à
m a n ger , a p p u ya , d éco u r a gée , s a t ê t e s u r s a m a in
n e s a ch a n t p lu s q u ’é cr ir e à M Uo La n d e lle , n e s a
ch a n t p lu s q u e m e t t r e s u r ce t t e p a g e é t a lé e , là ,
t o u t e b la n ch e , d e va n t e lle ...
C ’é t a it m a in t e n a n t t o u jo u r s a in s i ch a q u e fo is
q u ’e lle d e va it é cr ir e là -b a s.
Co m m en t p o u va it -e lle r ép o n d r e à ce t t e q u est io n
d e la v ie ille d e m o is e lle : « E n fa n t , q u a n d r eve n e zv o u s ? ... » sa n s t r a h ir D ia n e , sa n s d ir e q u e , p o u r
r e p a r t ir là -b a s , il fa lla it d ’a b o r d q u e q u e lq u ’u n
a r r ivâ t . O r , ce q u e lq u ’u n fa is a it u n m e r ve ille u x
vo ya g e e t n u l n e s a v a it la d a t e d e so n r e t o u r ...
Alo r s ...
P o u r t a n t , l ’a t t e n t e se p r o lo n ge a n t d e sem a in e
en sem a in e , S u zie d it u n so ir à D ia n e :
— Il n ’e s t d on c p a s p r essé d e t e r e v o ir ? ...
D ia n e , s a ign é e a u v if, a vo u a :
— I l le s e r a it d a va n t a ge s ’il..* s ’i l m e co n
n a is s a it !...
— Il n e t e co n n a ît p a s ? ...
— N o n ... a p r ès t o u t !...
— E t t u l ’a im e s ? ...
— Ah ! ce r t e s ...
— E t il t ’a im e ? ...
— I l m ’a im er a .
— I l n e t ’a im e p a s en co r e ... e t s ’il' n e t ’a in ie
ja ...
D ia n e in t e r r o m p it a ve c u n e su p e r b e a ssu r a n ce •
— Vo yo n s , r ega r d e -m o i, s u is -je d e ce lle s q u e
l ’on p e u t n e p a s a im e r !
S u zie co n s t a t a u n e fo is d e p lu s q u e D ia n e é t a it
b elle e t se d it , a vec u n lé g e r so u p ir , co m b ien
e lle s d e va ie n t ê t r e h eu r eu s es, ce lle s q u i t r a v e r
sa ie n t la vie s û r es a in s i d e t o u t es le u r s vict o ir e s
t a n d is q u e le s p a u vr e s fille s b o it eu se s e t fr ê le s ...
com m e e lle ...
_ Ah ! ces ch oses, S u zie p o u va it -e lle les é cr ir e à
S a vign o n ? ...
Vi"' Î.an4e11c rlp’vfvVit. cr.core :
E n fa n t , vo u s r..- il;t e s t ie n d e ce q it e vo u s
fa it e s ? ... »
�VID ÉE d e
s u z ie
121
P o u va it - e lle r ép o n d r e q u ’e lle é t a it t o u jo u r s
s e u le , q u ’il le fa lla it e t q u ’e lle s ’y r é s ig n a it p ou i
le b o n h eu r e t l ’a ve n ir d e D ia n e , p o u r ce s in gu lie r
lon h eu r , ce s in g u lie r a ve n ir d o n t l ’a ct eu r p r in
cip a l é t a it t o u jo u r s a b s e n t , in co n n u m ê m e ? ...
P o u va it - e lle d ir e q u ’en s ix s em a in e s e lle n ’é t a it
s o r t ie q u e le d im a n ch e p o u r e n t en d r e la m esse
d a n s u n e p e t it e ch a p e lle t o u t e p r o ch e — le
b o n h eu r , l ’a ve n ir d e l ’a în é e e x ig e a n t d es o ffices
e n t e n d u s d a n s u n e gr a n d e e t é lé ga n t e p a r o is s e ? ...
P o u va it - e lle a vo u e r q u ’à ce r t a in s jo u r s e lle
s ’e n n u ya it à t e l p o in t q u ’e lle é p r o u va it d e la
s a t is fa ct io n à fa ir e n ’im p o r t e q u o i, m êm e la ve r
d e la va is s e lle ? ...
• P o u va it - e lle d ir e q u e , d e p u is p e u , D ia n e é t a it
s i à co u r t d ’a r ge n t q u e, p r é t e xt a n t u n m a n q u e
d ’a p p é t it , S u zie n e fa is a it p lu s a p p o r t e r p o u r e lle
les r e p a s q u e D ia n e p r e n a it en v ille ? ...
M Ue L a n d e lle d e m a n d a it en co r e :
« E n fa n t , d it es-m o i ce q u e vo u s p e n se z d e
P a r is ? ... »
P o u va it - e lle d ir e q u ’a u x s o u ve n ir s a ffr e u x d ’un
a u t r e fo is d e r u in e s e t d e la r m e s n e s ’é t a it jo in t e
q u e l ’im p r e ssio n p é n ib le é p r o u vé e en t r a ve r s a n t
les Ch a m p s - E lys é e s le m a t in d e l ’a r r ivé e ? ...
E t com m en t r ép o n d r e a u s s i à ce t a p p e l p r e s s a n t
d e M "° L a n d e lle :
« V it e , S u zie , vit e , r e ve n e z!...
« L e p r in t e m p s v ie n t ! J ’a i vu la p r e m iè r e h i
r o n d e lle ! Bie n t ô t le ch ên e ve r d ir a a ssez p o u r q u e
le cou cou s ’y ca ch e e t ch a n t e ...
« M . d e Cr it o n p r é t e n d a vo ir e n t en d u le p r em ier
r o s s ign o l !...
« Le s s o ir ée s s o n t t iè d e s . L a ch a u ve -s o u r is a
r e p r is d a n s le n o ir se s ch a s s e s s ile n cie u s e s , les
gr e n o u ille s co m m en ce n t le u r s b a lla d e s d a n s les
r u is s e a u x ...
« F ille t t e , a lle z-vo u s d o n c m a n q u e r la gr a n d e
fêt e q u e le p r in t e m p s d o n n e à ch a cu n d e ses
r e t o u r s ? ... >>
S u zie n ’a va it p lu s r ien à d ir e à s a vie ille a m ie ...
E t , d e va n t la fille t t e , la fe u ille r e s t a it b la n ch e ,
et le s e r a it r e s t é p e u t -êt r e à ja m a is s i b r u s q u e
m e n t D ia n e n ’é t a it e n t r é e , d is a n t :
—
T u écr is là - b a s ? ... ch a r ge -t o i d ’u n e co m m is
sion . M"® L a n d e lle m ’a d it en u n jo u r d ’o r gu e il
�122
L ’I D E E D E S U Z 1E
q n ’e lle m e t t a it en r é s e r ve la p en sio n q u e je lu i
d o n n a is ... s i ja m a is j ’e n a va is b e s o in ... (lem an Oela lu i...
— La lu i d e m a n d e r ? ... e t ... le s d e u x m ille
fr a n cs ? ...
— A h ça ! T ’im a gin e s - t u q u e m es t o ile t t e s n e
c o û t e n t r ie n ? ... q u e n o u s n e d ép en so n s r ie n ? ...
_ N o n ... m a is ... vr a im e n t ...
— D ’a ille u r s , je ser a i seu le à r en d r e cet a r ge n t
u n jo u r , n ’est -ce p a s ? ... d o n c, je s u is s e u le ju g e
d e ces ch o se s e t n e t ’a u t o r is e p a s ...
M a is , t r ès vit e , D ia n e se r a d o u cit e t p o u r s u ivit :
— J e t e r a p p e lle d u r e s t e le b u t q u e je p o u r s u is ,
ce q u e je t ’a i d em a n d é, ce à q u o i t u t ’e s e n ga gé e ...
t u va s é cr ir e ...
— Ce la m ’h u m ilie t a n t !...
— A h ! cet a m o u r -p r o p r e !... cet é g o ïs m e ! Tu
m et s en b a la n ce m on b o n h e u r , m on a ve n ir e t ...
e t l ’e n n u i q u e p e u t t e co û t e r ce t t e d em a n d e ?
C ’e s t là ce q u e t u a p p e lle s « m ’a id e r d e t o u t e ton
â m e ? ...» J e s a u r a i p o u r l ’a ve n ir ce q u e va le n t
t e s gr a n d s m o t s !... D ’a ille u r s , m a ch è r e , s i t u
t ie n s à ce q u e n o u s r eve n io n s là-b u s, il n ou s fa u t
d e l ’a r ge n t , à m o in s q u e t u n e ve u ille s q u e n o u s
p r e n io n s la r o u t e t o u t d r o it d e va n t n o u s e t q u e,
q u e lq u e b e a u s o ir , a p r ès a vo ir b ea u co u p m a r ch é ’,
n o u s n o u s r e t r o u vio n s d e va n t le b u r e a u d e p o s t e ’
com m e d e u x h ér oïn es d e l ’Am b ig u !...
— L a r o u t e d e Ba r è ge s à P a r is !... b a lb u t ia
Su zie .
O u e lle é vo ca t io n 1...
E t , s o u d a in , la p a u vr e t t e cr o it la r e vo ir cet t e
r o u t e, filer d r o it en t r e les p e u p lie r s t o u t ’b r u is
s a n t s d u fr is so n d e le u r s fe u ille s n o u ve lle s
ah 1
o u i, e lle la r e vo it , la r o u t e se p e r d a n t a u lo in
d a n s u n p o u d r o ie m en t d ’or e t d e s o le il...
E t e lle m u r m u r e com m e en r êve :
« Si seu le m e n t on s a va it où la r e t r o u v e r '...
P u is e lle a jo u t e a ve c e x a lt a t io n :
— Alo r s ... a lo r s , si j ’é cr iva is là -b a s ... s i cet
a r ge n t a r r iva it ... ce s e r a it l ’a r g e n t d u v o ya g e ?...
N o u s r e p a r t ir io n s b ie n t ô t ? ...
— N a t u r e lle m e n t ! r ép o n d D ia n e .
E t e lle a jo u t e :
— P e n d a n t q u e je m e r ep o se n u ¡e s t a n t d é
p êch e-t oi, j ’a t t en d s t a le t t r e !...
�L ’ID É E D E S O Z IE
123
L ’e n fa n t s e p r en d à ces m o t s q u i n e so n t m êm e
p a s u n e p r o m es se, e ile s ’en g r is e . T a n d is q u e
D ia n e b â ille , s ’é t ir e e t fin a lem en t s ’en d or t d a n s
u n fa n t e u ii, S u zie t r o u ve ce q u ’il fa u t m et t r e su r
ce t t e p a g e b la n ch e , v it e ... vit e , s a p lu m e co u r t ,
vo le ...
... Lo r s q u e la le t t r e a r r iva à S a v ig u o n , e lle fu t
h ic p a r M "° La n d e lle e t a u s s i p a r le m a jo r , ve n u
m o in s p o u r ch e r ch e r so n co u r r ie r q u e p o u r a vo ir
< es n o u ve lle s .
I ls en ca u s è r e n t e t d is cu t è r e n t . L e m a jo r p r o
p o s a it u n e r ép o n se q u e la r e ce ve u s e r e p o u s s a it .
A y a n t en fin g a in d e ca u s e , M . d e Cr it o n co u r u t
a u M cm stier s, en r e vin t , p r it u n e e n ve lo p p e , y
g lis s a q u e lq u e ch o se e t la s ce lla d e cin q ca ch et s.
E t , m a lg r é se s p r o t e s t a t io n s , M I,e L a n d e lle d u t
é cr ir e a u -d e ssu s d e l ’a d r es se : « Va le u r : d e u x
m ille fr a n cs !... »
XXII
—
D e u x m ille fr a n c s ? ... L a n d e lle e s t fo lle !...
e lle a co m p lèt em en t o u b lié m ’a vo ir r e m is l ’a r ge n t
q u ’e lle t e n a it en r é s e r ve p o u r le ca s o ù S n zie ...
ou b ien n o t r e s it u a t io n n ’e s t p a s ce q u ’e lle a b ien
vo u lu m e d ir e ... c ’e s t u n ch a p it r e à r e vo ir , à
cr e u s e r ... en a t t e n d a n t , a m u s o n s - n o u s !...
D e b o u t p r ès d u m o n t o ir d u m a n è ge , à l ’e n t r ée
d e l ’a ve n u e d u Bo is , u n é cu ye r t e n a n t eu m a in
p r ès d ’e lle u n t r è s b ea u ch e va l g r is , D ia n e a t t e n
d a it , p o u r se jo in d r e à e u x , la b a r o n n e d e Ler s et
son gr o u p e h a b it u e l : le co m t e d e G o r n , le s d e u x
So la m a u d e e t q u e lq u e s je u n e s fem m es la n cées.
Ils a r r iva ie n t . Vit e en s e lle , b ien p r ise d a n s son
a m a zon e d ’u n e co u p e im p e cca b le e t d 'u n e co r r ec
t io n a ch e vé e , e lle s ’a va n ça ve r s e u x d u p a s lo n g
et s û r d e son g r is p o m m elé.
E t le gr o u p e , gr o s s i d e D ia n e , s ’é lo ig n a an
p a s , ca u s a n t , ca q u e t a n t , co q u e t t a n t , é ch a n ge a n t
nu p a s s a ge a ve c d 'a u t r e s ca va lie r s u n s a lu t , u n
co u p d e ch a p e a u ; ou b ien d es b o n jo u r s la n cé s
d'" b o u t d es d o igt s , d u b o u t d es lè vr e s .
IyO t e m p s é t a it s p le n d id e . L ’a ve n u e t r è s a n im ée.
D e co q u e t s b u g g ie s f i l a i e n t à l ’a l l u r e r a p i d e d e
e o b s t r o t t a n t h a u t , le f r o n t a i l f l e u r i d e v i o l e t t e s
*u d e b lu e t s . D es V i c t o r i a s à ca p o t e D ir e c t o ir e —
�124
L ’ID É E D E S U Z IE
t a n t la for m e r a p p e la it le s ch a p e a u x d e ce t e m p s
— d e s ce n d a ie n t , e n le vé e s p a r d e gr a n d s a n g la is
d ’a llu r e s a n s gr â ce m a is ca lm e , r a iso u n ée , com m e
l'e x i g e le « ca n t » e n h o n n e u r o u t r e-M a n ch e.
C ’é t a ie n t d es « p ill- b o x » à r o u es d e b o is d e fer ,
e xt r ê m e m e n t a m é r ica in s ; d es p e t it e s ch a r r e t t e s
t r o p h a u t e s d ’a s p e ct , t r è s clin q u a n t e t t r è s p a m
p a s ) d es t o n n e a u x a t t e lé s d e p o n e ys s a ge s _
c o i n d e n u r s e r y p o u p o n n a n t e t b ib e r o n n a n t _
d es p lia é t o n s t r è s com m e il fa u t , d ’é le ve u r s gr o s
p r o p r ié t a ir e s fo n cie r s ; d e s « m a il coa ch » t r è s
g e n t r y, t r è s h igh - life , t r è s « il y a vin gt -cin q
a n s !... » e t d e s a u t o s ... d es a u t o s ... d es a u t o s d e
t o u s ge n r e s , d e t o u t e s fo r m es, d e t o u t es m a r q u e s ,
d e t o u t e s fo r ce s, d e p u is la m illia r d a ir e R o lls r o ye é
( livr e s e t d o lla r s ) ju s q u ’à la vo it u r e t t e s i p i
t o ya b le d u « fr a n c » n é ce s s it e u x, la vo it u r e t t e p r o
vid e n ce d u m éd e cin d e ca m p a gn e e t d u co m m is
vo ya g e u r !...
E t t o u t ce la é vo lu a it , a lla it , ve n a it , se cr o is a it
so u s u n ciel d ’u n a zu r , t e lle m e n t d o u x q u ’on
l ’e û t d it vo ilé « d ’illu s io n », e t d a n s u n e p o u ssièr e
im p a lp a b le q u e co m b a t t a it la p lu ie d es t u y a u x
d ’a r r o sa ge .
O n a t t e ig n a it la p o r t e d u Bo is. J ea n n e d e L e r s
r a le n t it le p a s d e so n ch e va l, a p p e la D ia n e e t lu i
m o n t r a u n h ô t e l, t r è s b ea u , q u e le co m t e d e Gor n
d é s ir a it a ch e t er .
— Com m en t le t r o u ve z-vo u s ?...■
D ia n e r ép o n d it en je t a n t 1111 r e ga r d d e cô t é s u r
le com te :
— Q u i? ... lu i o u l ’im m e u b le ? ...
— L ’im m e u b le ... l ’im m eu b le.
D ia n e fit la m ou e :
— L ’im m e u b le ? ... P a s m a l!...
— P a s m a l? ... M a ch èr e, il e s t e xt r ê m e m e n t
« p r o vin ce » d e n e p a r a ît r e ja m a is ét o n n é d e
r ie n !... Un h ôt el com m e ce lu i-là va u t d es m il
it o n s ! d é cla r a la b a r o n n e u n p eu im p a t ie n t e
D ia n e r é p o n d it , p r is e d ’u n e m é la n co lie s o u
d a in e :
l ’h a b it e r ?St*CC ^
fa ît ’ SÎ le b on I ,cu r n e p e u t
— P o u r q u o i n e p o u r r a it -il p a s l ’h a b it e r ? ...
D ia n e je t a le m êm e r e ga r d d u côt é d u co m t e ..
— C ’est im p o s s ib le ' m u r m u r a -t -elle.
�L ’ID E E D E S U Z IE
125
— P e u h !... fit la b a r on n e.
L a p r om en a d e co n t in u a .
Bie n q u ’u n p e u esso u fflé p a r u n « ca n t e r » Iê
lo n g d es a ca cia s , le co m t e, ir r é p r o ch a b le m e n t
vê t u , t e in t e t r a sé d e fr a is , u n œ ille t r o u ge à la
b o u t o n n iè r e , ch e r ch a it à se r a p p r o ch e r d e D ia n e .
L ’in s t a n t é t a it p r o p ice , on s u iv a it en gr o u p e
t o u jo u r s , m a is m o in s ser r é, p lu s a u g r é d es fa n
t a is ie s e t d es s ym p a t h ie s , les a d m ir a b le s 0 a llé e s
p o u r ca va lie r s a q u e le p r in t e m p s t e in t a it d e ve r t
t e n d r e , d e ve r t a r d e n t e t fle u r is s a it d e cyt is e s .
D a n s la p r o fo n d eu r d es b r a n ch e s , le s m er les
s iffla ie n t le u r s ch a n s o n s m o q u eu se s, s i à p r o p o s
q u ’on le s e û t d it p a yé s p o u r êt r e là .
M a is , p a r ce q u e la je u n e fille s e d o u t a it d e
ce q u e vo u la it le co m t e, e lle se d ér o b a it à t o u t
t êt e-à -t êt e.
E lle se s o u ve n a it t r o p d es p a r o les d e J ea n n e
d e L e r s à S a vign o n :
« L e com t e en t ie n t p o u r vo u s , m a b e lle !... »
E t d e ce q u i l ’a va it a m u sée ce jo u r -là , e lle
a va it p e u r a u jo u r d ’h u i, p a r ce q u ’e lle se s e n t a it
fa ib le d e va n t le lu x e , d e va n t la r ich e s s e , e t q u ’e lle
en r e d o u t a it la fa s cin a t io n .
Ce gr a n d t r o u b le d u r a it d e p u is la ve ille .
C ’é t a it à u n d în e r ch ez J ea n n e d e L e r s . L e
co m t e a va it q u e s t io n n é D ia n e .
Q u e co m p t a it -e lle d é cid e r ? ... R e ve n ir d a n s ce
m ilie u s i p e u fa it p o u r e lle ? ... Alla it - e lle fa ir e
m e n t ir l ’a igu e - m a r in e e t les lig n e s d e sa m a in ? ...
p a s s e r à cô t é d e sa d e s t in é e ? ... N e la vo ya it - e lle
p a s se d e s s in e r ? ... 11e d is t in g u a it - e lle r ie n n i p e r
so n n e d a n s l ’e n t o u r a ge d e la b a r o n n e ? ... e t cep e n
d a n t ... e t ce p e n d a n t ...
M a is s i le com t e p o u r s u iva it son d é s ir , d e ve n u
a u jo u r d ’h u i u n e id ée fix e , D ia n e , en é co u t a n t le
co m t e, s o n ge a it , e lle , à son r ê ve , son b ea u r ê ve ...
et lu i s o u r ia it ...
A h ! cer t es o u i, d a n s l ’e n t o u r a ge d e la b a r o n n e,
e lle vo ya it se d e s s in e r son a ve n ir , sa d e s t in é e ...
E t le co m t e, se m é p r e n a n t s u r la r a is o n d e ce
s o u r ir e , a va it d ’u n m o t r é vé lé à D ia n e ses in t en
t io n s.
Co m m e n t ? ... lu i ? .. . lu i? .. . le co m t e d e G o r n
p e n s a it à l ’é p o u s e r ? ... e lle ? ... e lle ? ... D ia n e !
L a je u n e fille s ’a ffo la it d e ce t t e d éco u ver t e..*
�126
L ’I D É E D E S U i ü E
E t c ’é t a it p o u r q u o i e lle s ’é lo ig n a it d u co m t e
p e n d a n t ce t t e p r o m en a d e m a t in a le ; p o u r q u o i, p a r
un im m en se d é s ir d ’ê t r e p r o t é gé e , d éfe n d u e co n t r e
elle-m êm e p e u t -ê t r e , e lle s ’a t t a ch a it à J ea n n e, e lle
m a r ch a it à s e s cô t és.
L a je u n e fem m e d e vin a it - e lle ce m a n è ge ?
S ’a m u s a it -e lle d e l ’in q u ié t u d e d e D ia n e e t d e
l'im p a t ie n ce d u co m t e, a ve c ces y e u x in n o cen t s,
ce so u r ir e in co n s cie n t d es ge n s d u m on d e q u i, n e
vo u la n t p a s êt r e co m p r is , s e ca ch e n t d e p a r a ît r e
co m p r en d r e le s a u t r e s ?
Com m e on d é b o u ch a it p r ès d e L o n g clia m p s ,
J ea n n e s ’é cr ia , m é n a ge a n t b ien so n e ffe t :
— Vo u s a i-je d it la n o u ve lle ? ... u n e d ép êch e
r eçu e ce m a t in ... N o ll a r r ive ... il e s t en F r a n ce ...
— A h ! i l a r r ive ? r é p é t a le co m t e, d u t o n q u ’il
e u t p r is p o u r d ir e : « U n e t u ile vie n t d e to m b er
su r m a t ê t e !... »
D ia n e n e d it r ie n .
E lle s ’é t a it ju r é d ’o r n er son cœ u r d e fest o n s,
d ’a s t r a ga le s , d ’y é le ve r d es a r cs d e t r io m p h e p o u r
le r e t o u r d u b ea u vo ya g e u r .
— N oll a r r ive ...
E t , b r u s q u e m e n t , t o u t a ch a n gé , le r ê ve s ’é va
n o u it - il? ... la r é a lit é r ep r en d -e lle se s d r o it s ? ...
E p e r d u e , la je u n e fille se d em a n d e s i ce lu i q u i
r e vie n t ser a vr a im e « * « ce lu i q u ’e lle a t t en d » ou
r e s t e r a l ’é t r a n ge r d o n t e lle n e s a it r ie n , l ’é t r a n ge r
q u ’e lle p e u t cr o is e r s u r so n ch e m in s a n s le r e
c o n n a ît r e ? ...
L e r e t o u r s e fit p lu s r a p id e , m a is ce fu t en va in
q u e le com te ch e r ch a à se r a p p r o ch er d e D ia n e
e t t e n t a d ’o b t e n ir u n m o t , u n s o u r ir e , u n r ega r d
aie la je u n e fille .
R e ve n u e a u m o n t o ir d e va n t le m a n è ge , e lle
d escen d it d e ch e va l e t , s e u le com m e t o u jo u r s —
p u is q u e for cém en t e lle a lla it s e u le a in s i d a n s lo
T i c , — e lle p r it u n fia cr e e t se fit r a m en er ch ez
elle.
Le gr o u p e co n t in u a q u e lq u e s p a s en co r e.
P u is on s e q u it t a .
Les Sa la t n a n d e , le s p e t it e s jeu n es fem m es « à la
p a g e » t o u r n è r e n t a ve n u e H o ch e . L e co m t e e t
M “ * d e I<ers r e vin r e n t a ve n u e Vict o r - llu g o .
— Ba r on n e, M ,u d e Vo lie u x e s t b ien co q u e t t e !...
d é cla r a le com t e a n a n d ils sc* r e t r o u vè r e n t se u ls .
�L ’l D Ê E ' * b E S U Z Ï E
127
— M on clie r co m t e , q u e lle e s t la fem m e q u i 11e
i ’e s t p a s ? ...
— J e va is d e ce p a s ch ez m o n n o t a ir e d on n er
l ’o r d r e d ’a ch e t e r l ’h ô t e l!...
— Ach e t e z !
— J e v e u x y d o n n e r u n e fê t e ... é t o n n a n t e !
— D o n n e z-la !... P a r ce t e m p s d e m a r a s m e ,
n ’e s t p a s m oi q u i m ’en p la in d r a i!...
— J ’in vit e r a i M Uo d e V o lie u x !...
— N a t u r e lle m e n t ! E lle a cce p t e r a , e lle s e r a e n
ch a n t é e !...
— J ’in vit e r a i a u s s i s a s œ u r .
— H e u ! ce la la ch a r m e r a m o in s ... D ia n e e t le s
s e n t im e n t s d e fa m ille , p a s en b on s t e r m e s ! D ’a il
le u r s , u n p e u cen d r iU on la p e t it e s œ u r , t r ès d iffé
r en t e d e D ia n e .
— P a s m o n d a in e, a lo r s ? ...
— N ’a p a s id ée d e ce q u e ce la p e u t ê t r e !...
— N i c o q u e t t e ? ... r é p é t a le co m t e a ve c u n
so u p ir .
— L e s a it en co r e m o in s ...
«— Vo t r e fr è r e ser a -t -il ic i? ...
— N o u s le fer on s a r r ive r ... t o u t e xp r è s !...
L e co m t e fit u n e gr im a ce .
— C ’e s t ... c ’e s t ... ce s e r a t r è s a im a b le !... Vie n
d r a -t -il a v a n t ? ...
— P e u t - ê t r e !... M a is il ser a s i o ccu p é q u ’il
n ’a u r a le t e m p s d e vo ir ... p e r s o n n e !...
A h ! c ’e s t ça ... t r è s b ie n !... A u r e vo ir , ch è r e
b a r o n n e, vo u s ê t es e x q u is e !...
— Au r e vo ir ... m er ci t o u jo u r s d u co m p lim e n t !
Ave n u e Vict o r - H u g o , la p e t it e b a r o n n e e n t r a
d a n s la co u r d e l ’h ô t e l. D*u n m o u vem en t s o u p le ,
e lle se la is s a g lis s e r d e ch e va l et m o n t a le gr a n d
e s ca lie r d o n t t o u s les p a lie r s d e h a u t e s g la ce s lu i
r e n vo yè r e n t son im a ge .
E lle a va it d es y e u x t r ès d o u x e t s o u r ia it en
s o n ge a n t :
« D ia n e a m is d a n s sa t ê t e d e d e ve n ir m a
b e lle - s œ u r ... le co m t e d a n s la sie n n e d ’é p o u se r
D ia n e ... D ia n e 11e r e ga r d e p a s le co m t e p a r ce
q u ’e lle p e n se à N o ll... le co m t e e s t fu r ie u x de
r e vo ir N o ll p a r ce q u ’il p e n se à D ia n e ... s ’ils sa
va ie n t t o u s le s d e u x ce q u e N o ll a d a n s le cœ u r !
E t , p é n é t r a n t d a n s la n u r s e r y, e lle s ’é cr ia ,
ga m in e , jo ye u s e :
�Ï 2S
L ’I D E E D E S U Z 1 E
_ Bo n jo u r , le s e n fa n t s !... N ’e st -ce p a s q u e 1*
jo u jo u le p lu s a m u s a n t , c ’e s t ... le s p o lich in e lle s ? ...
C e fu t Bo b y q u i r é p o n d it :
_ O u i, m a m a n , le s p o lich in e lle s , c e u x q u ’o n t
d es gr a n d e s fice lle s !...
XXTT1
Ce io u r -là , D ia n e , r e n t r a n t d e b o n n e h e u r e ,
t r o u va s a s œ u r a ccou d ée à l ’u n e d es fen êt r es d u
t r is t e e n t r e s o l d e M lle D a r ge n t .
_ Q u ’est -ce q u e t u fa is a ce t t e fe n e t r e ? ...
_ J e r e ga r d e le cie l.
— D e là ? ...
D ia n e se p e n ch a et v it , en efle t , en t r e le s q u a t r e
b â t im e n t s fer m a n t la co u r , u n ca r r é d ’u n b le u
p r o fo n d s u r le q u e l co u r a ie n t d e p e t it e s n u é e s
q u ’u n r a yo n d u co u ch a n t t e in t a it d e r o se.
M a is a va n t d e vo ir le cie l, q u e d e ch oses o n
a p e r c e va it !... D e s p la n t e s m iè vr e s , d es ca ge s à
o is e a u x, d es lo q u e s p e n d u e s à d es fe n ê t r e s ; e t
q u e l a ir 011 r e s p ir a it ! L o u r d d ’o d eu r s d e cu is in e ,
d e p o u ssièr e, d e r en fe r m é ...
_ B r r r !... fer m e vit e ce la ! je m o u r r a is s i,
com m e t o i. j ’é t a is o b ligé e d e r e ga r d e r lo n gt e m p s
ce s p e ct a cle ...
S u zie p o u s s a u n so u p ir . E lle a u ssi en m o u r a it ..,
T o u t e sa for ce, t o u t e sa vie , s ’en a lla ie n t là -h a u t
p a r ce ca r r é d e cie l. E lle s s u iva ie n t ces n u a ge s
q u i e u x s a va ie n t p a r où r e p a r t ir p o u r r e g a g n e r
le s p la in e s im m en ses, p o u r p la n e r s u r le ve r t d es
p r és, d es fr om en t s, d es a vo in e s , s u r le ve r t d es
t a illis , d es b o is, d es fo r et s , p o u r se m ir e r s u r le s
e a u x p r ofon d es e t ca lm es d es r iviè r e s e t se r e
p o ser , s e con soler a in s i d e ce q u ’ils a va ie n t a p er çu
a u fon d d es cou r s som b r es d e la v ille Lu m iè r e .
S u zie fer m a la fen êtr e.
D ia n e s e m b la it e n p r o ie à u n e a git a t io n e xt r êm e .
E lle ve n a it d ’e n le ve r son ch a p ea u , d e le je t e r sa n s
s o in . E lle a llu m a it u n e la m p e , le g a z, d es b o u
gie s . S u r la t a b le d e la s a lle à m a n ge r , e lle
é t e n d a it u n e n a p p e , y d is p o s a it u n m ir o ir , d es
p e ign e s , d es b r osses, d es b o ît e s à poudre-. E lle
s 'a s s u r a it d e l ’é cla ir a g e , le d im in u a it , le r en fo r
ç a it e t m o n o lo gu a it , ca r S u zie n e s e m b la it p o in t
d isp osée à lu i d on n er la r é p liq u e ...
�L ’I D É E D E S U Z I E
129
'« D o n d el m e fa it co iffe r ... t e lle m e n t p r is ! d es
p o n t s d ’o r p o u r o b t e n ir u n d e se s ga r ço n s !...
C ’e s t ce so ir l ’h eu r e d é cis ive ... le b a l d u co m t e ...
la p e n d a iso n d e la cr é m a illè r e d e so n m a gn ifiq u e
h ô t e l d e l ’a ve n u e d u B o is ... J ea n n e d e L e r s d o it
¡me p r ése n t er son fr è r e ... e n fin ... e n fin , n o u s t o u
ch o n s a u b u t !... L e co m t e a n om m é s a fê t e « la
fê t e d u p r in t e m p s » ... ce s e r a m a gn ifiq u e ... u n e
fé e r ie ... i l y a d es ge n s q u i o n t eu d es id é e s ... d es
vr a ie s t r o u v a ille s !...
U n co u p d e t im b r e in t e r r o m p it D ia n e .
— Vit e , S u zie , v a o u v r ir !... Ce s e r a D o n d e l...
i l e s t t e lle m e n t b on e t a im a b le d ’a vo ir co n s e n t i...
d ’a vo ir vo u lu ... p lu s d e q u a t r e cen t s t ê t e s à fa ir e ...
com m en cé à s i x h eu r es ce m a t in ...
S u zie a lla o u vr ir .
U n je u n e h om m e b lo n d , é lé g a n t , p o m m a d é, p a r
fu m é , s ’a va n ça , p o r t a n t so u s so n b r a s u n p o r t e
fe u ille d e cu ir q u i p o u va it êt r e p r is p o u r ce lu i
¿ ’u n m in is t r e .
M a is , à p e in e e n t r é , le je u n e h o m m e r e cu la :
'« J e p e n se m ’êt r e t r o m p é ... M 110 d e Vo lie u x ? ..,
— C ’e s t ici.
— Co m m e n t , i c i? ... r é p é t a -t -il a ve c u n e m o u e
ides p lu s s ig n ifica t ive s .
R e co n n a is s a n t D ia n e , il s ’a va n ça , m a is r e s t a la
in in e h a u t a in e , d é d a ign e u s e , u n e r a ille r ie d a n s les
ye u x.
D ia n e s u iv a it ce m a n è ge , le co m p r it , se m o r d it
le s lè vr e s e t se cr u t en d e vo ir d ’e x p liq u e r :
— N o u s 11e som m es à P a r is q u ’en p a s s a n t !.,,
h a b it o n s le M id i d ’h a b it u d e !... D e vio n s d escen d r e
ch e z m on a m ie , la b a r o n n e d e L e r s ; m a is so n
h ô t e l... a ve n u e Vie t o r - H u g o ... e n va h i p a r d es a m is ,
d es p a r e n t s ve n u s d e p r o vin ce ... N o u s a vo n s d û
n o u s co n t e n t e r d u lo ge m e n t d e l ’in s t it u t r ice ...;
so m m e s d é p lo r a b le m e n t m a l... a ffr e u sem en t à
l ’é t r o it ...
— E vid e m m e n t !... E vid e m m e n t !... m u r m u r a le
je u n e h om m e a ve c co m m isér a t io n .
E t , s a n s e m p r e ssem en t , il o u v r it s u r la t a b le
d e la s a lle à m a n ge r le p o r t e fe u ille d e m in is t r e .
D e s fer s, d es cr a yo n s , d es p o t s , d es b o ît es m ys
t é r ie u s e s a p p a r u r e n t .
,
— O ù M a d e m o is e lle d é sir e -t -e lle se fa ir e co if
fe r ? ... d e m a n d a -t -il, la v o ix d éso lée.
158-V
�130
1,’ÎDEK Dlî SUZIE
— M a is ici !...
_ Ici>
r é p é t a -t -il a ve c u u lé g e r h a u s s e m e n t
d e s o u r ciïs , n o u s ser o n s b ie n m a l !...
_
N o u s n e p o u vo n s p o u r t a n t a lle r a ille u r s ,
p o u r s u ivit D ia n e t r è s a la r m é e , le s ch a m b r e s s o n t
s i p e t it e s , t e n d u e s d e p a p ie r s q u i n e s ’é cla ir e n t
Pa^ l Te n e com p r en d s p a s , a lo r s , é t a n t d o n n ée
ce t t e . ce t t e in s t a lla t io n , co m m en t M a d em o ise lle
n e s ’e s t p a s fa it coiffer à la m a is o n ... fit le je u n e
h om m e d ’u n t o n d e r e p r o ch e s é r ie u x.
_ M a is p a r ce q u e c ’é t a it a t r o ce m en t co m p liq u é ,
a t r o ce m en t e n n u y e u x ... n o u s y a vo n s b ie n r é flé
ch i, M . D o n d el e t m o i... ça n ’a lla it p a s ... p a s d u
t o u t ...
_ M . D o n d e l n e se d o u t a it p a s , lie p o u va it p a s
s e d o u t e r ... i l n ’a u r a it ja m a is c m , i l n ’a u r a it ja
m a is p u cr o ir e ... q u e ce la fû t ...
D e va n t u n m o u ve m e n t d ’im p a t ie n ce d e D ia n e,
le je u n e h om m e e u t u n e t o u x d is cr è t e , s e r a vis a
e t d it :
_ E n fin , n o u s fer o n s d e n o t r e m ie u x , m a is
M a d em o ise lle n o u s e xcu s e r a ... t e lle m e n t h a b it u é
a u x ca b in e t s d e t o ile t t e d e ces d a m e s ... à ce u x
d e la m a is o n ...
E t , l ’a t t it u d e offen sée, d é go û t é e , il s e m it à la
b e s o gn e .
S u zie le r e ga r d a it m a n œ u vr e r le p e ign e , l a
b r osse, é t a le r le s ch e ve u x , le s fa ir e m o r d r e à
co u p s secs, r é p é t é s , p a r le s fe r s à o n d u le r , les
p r en d r e , ie s r e p r e n d r e , e t n e le s a b a n d o n n er q u e
lo r s q u ’ils r e t o m b a ie n t a n n e lé s, t o r d u s , com m ie les
t r a ce s q u e , les jo u r s d e s o le il, le s s e r p e n t s la is s e n t
d a n s la p o u s s iè r e d es r o u t e s .
I æ s ch e ve u x d e D ia n e é t a ie n t lo n g s , s o ye u x,
s p le n d id e s ; p o u r t a n t le b ea u co iffe u r le s m a n ia it
co m m e u n e ch ose s a n s va le u r , p r e s q u e a ve c d é
d a in .
— M a d em o ise lle d e vr a it fa ir e co u p e r t o n t ç a !...
To u t e s ces d a m es l'o n t fa it e t n ’o n t q u 'u n r e g r e t ...
n e p a s l'a vo ir fa it p lu s t ô t !..,
— J ’y p e n s e ...
— M a d em o ise lle d e v r a it ... M . D o n d el le co n s e il
le r a it ... t o u t e s ces d a m e s ...
— T u co u p e r a is t e s ch e vq u x, D ia n e ? ...
— J ’y p e n s e ... o u i. .i’v p e n s e .-
�L ’I D É E
D E S U Z IE
— O h ! D ia n e ... M a m a n eu a u r a it eu u n tel
ch a g r in ...
— S u zie ... ép a r gn e-m o i t e s r é fle x io n s !... E lle s
n 'e m p ê ch e r o n t r ie n ... s i ce la m e p la ît , ce la s e r a !
— D u r e st e , p o u r ce s o ir , p o u r s u iv it le co iffeu r
d e ve n a n t co n cilia n t , ce s ch e ve u x d o n t i l y a
q u e lq u e s an n ées- on e u t va n t é s a n s se la s s e r la
lo n gu e u r , la s o u p le s s e , la t e in t e m e r ve ille u s e , ce
b r u n -d o r é si r a r e , si r e ch e r ch é ... — m a is la m od e
e s t r e in e e t s e s ju ge m e n t s s o n t s a n s a p p e l !... — J e
d is d o n c q u e, p o u r ce s o ir , ces c h e v e u x a d m ir a b le s
vo n t m ’a id e r à fa ir e u n e co iffu r e d e s t y le q u i
s u s cit e r a d es a d m ir a t io n s , des- ja lo u s ie s , m ê m e ...
ca r u n e b e lle ch e ve lu r e e s t t o u jo u r s u n e b e lle
p a r u r e q u e b ien p eu d e fem m es p o s s è d e n t ... C ’e s t
p e u t -êt r e p o u r co n s o ler , ve n g e r ce s d é s h é r it é e s
q u e ... la m od e e s t s i im p it o ya b le ...
T o u t en p a r la n t , le je u n e h o m m e s o u le va it les
ch e ve u x , le s r e le va it , le s fix a it d ’n n co u p d e m a in
r a p id e a ve c u n e lo n gu e é p in g le s u r la q u e lle fr é
m is s a it q u e lq u e ch ose d e lé g e r , d ’a é r ie n ...
U n in s e c t e ? ... U n e fle u r ? ...
S u zie »’’a p p r o ch a , cu r ie u s e . C ’é t a ie n t d es lib el
I u le s !...
T r è s b le u e s, t r è s ve r t e s , ou b r o n zée s, le s jo lie s
p e t it e s b ê t e s m ê la ie n t le u r s r e fle t s m é t a lliq u e s
a u x c h e ve u x d ’o r d e D ia n e .
« D e s lib e llu le s -!... »
E t S u zie cr u t en r e vo ir d ’a u t r e s , m a is b ien loin
là -b a s , a u b or d d ès r u is s e a u x , p o sée» s u r d es
jo n cs , d e s le n t is q u e s , d e s h er b es lo n gu e s ... E lle
cr u t les r e vo ir , vo le t a n t , t a n d is q u e le so le il s ’ét e i
g n a it d a n s tin co u ch a n t d ’o r e t q u e l ’a ir s o u ffla it ,
p a r fu m é d e m iel et d e s è ve ...
« A h ! la fêt e d u p r in t e m p s !... m u r m u r a la
p a u vr e t t e , fa g r a n d e fê t e !;.. »
E t les m a in s jo in t e s , l ’e s p r it au lo in , e lle écou t a
les d é t a ils m e r ve ille u x q u e, b a va r d p a r t r a d it io n ,
le co iffeu r d o n n a it .
— Il d o it y a vo ir p lu s ie u r s e n t r é e s , ce lle d e la
fée d es e a u x ... M “ * la b a r o n n e d e Lers-...
— J e le s m s ! in t e r r o m p it D ia n e , je s u is d u
cortège-...
— A h ! d tt co r t è g e ... a lo r s , d u « gr o u p e » d e
la b a r o n n e;., a li!...
^ s s e r im p r e s s io n n é , il co n t in u a :
�I32
L ’I D É E D E S ü Z I E
—
E lle a p p a r a ît r a a cco m p a gn é e d ’u n o r ch est r t
d e gr e n o u ille s jo u a n t d es cym b a le s e t d u tain t a m ° i l s ’y jo in d r a u n co r t è ge d e fn g a n e s a u x
a ile s d e ga ze e t d e sca r a b é es d ’ea u . U n d e ces
m e s s ie u r s a t e n u à se m e t t r e en m o u s t iq u e ...
_ J e le s a is ... je le co n n a is !
D ia n e n o m m a u n h om m e d u m on d e t r è s e n vu e .
L e co iffe u r co n t in u a , d e p lu s e n p lu s im p r es
sio n n é :
, , , , , , , ,
_ L e s a u t r e s e n t r é e s s o n t a d o r a b le s !... M mo la
m a r q u is e d e V***, so n m a r i e t « son gr o u p e »,
u n gr o u p e t r è s n o m b r e u x, a r r ive n t en « ve r ge r
fle u r i » !... T o u s ces m e s s ie u r s s o n t co st u m é s eu
a r b r e s, e n fle u r s ; ces d a m e s e n m o u ch es, a b e ille s ,
gu ê p e s , p a p illo n s ... C e la a é t é t r è s lo n g à o r ga
n is e r , a d o n n é lie u à b e a u co u p d e d is cu s s io n s !...
Ce s m e s s ie u r s n e vo u la ie n t p a s d e ce r ô le fleu r i,
ils p r é fé r a ie n t l ’a u t r e , ces d a m es n ’o n t ja m a is
vo u lu !... E lle s o n t p r é t e n d u q u e c’é t a it b ea u co u p
p lu s « m o u ve m e n t fé m in is t e » , h a ! h a !... M m° la
m a r q u is e d e V*** — M . D o n d e l le d it t o u jo u r s —
a t e lle m e n t d ’e s p r it !...
, l f y a a u s s i « le r e t o u r d es o is e a u x m igr a
t e u r s » d o n t s e r a M . O livie r d e S e n e u ge , le fr èr e
d e M m0 la b a r on n e d e L e r s ...
_ N o ll, S u z ie !... cr ia D ia n e , u n e e xcit a t io n
d a n s la vo ix .
_ M . d e Se n e u ge s e r a e n « b is e t r o u co u la n t ».
L e gr o u p e s e r a com p o sé d e q u a n t it é d ’h ir o n d e lles ,
d e p a lo m b es, d e r a m ie r s , d e cigo g n e s , d e b éca s
s in e s , d e ca n a r d s s a u va ge s , d ’in co m p a r a b les sa r
ce lle s !... L e vico m t e d ’E *** e t M mo la vico m t e sse
e t le u r s a m is s o n t e n « ja r d in d e p a ys a n » ... U n e
t r o u v a ille !... E n t r e d es ca r r é s d e b u is , u n e so r t ie
d e p e t it s o ign o n s : ja cyn t h e s , t u lip e s , n a r ciss es,
jo n q u ille s , cycla m e n s , m u gu e t s , cr o cu s, m é la n gé s
d e p r im e vè r e s , d ’a n é m o n e s, d e gir o flé e s , d e vio
le t t e s , J e co u co u s ... Le b a r on d e Le r s e t ses a m is ,
ce s m e s s ie u r s d u cir q u e , a r r ive n t en « je u n e s éle
va g e s », o iso n s, p o u s s in s , p in t a d e a u x, d in d o n
n e a u x, p e t it s ca n a r d s , o is e a u x s a n s p lu m e s , d u
ja u n e a u b ec. U n e en t r ée m é la n co liq u e p o u r la
q u e lle l ’h ô t el s e r a p lo n gé d a n s u n e d em i-o b scu r it é
d es p lu s fa vo r a b le s à la p o ésie ser a l ’en t r ée d e i la
n u it d e m a i, e ffe t d e lu n e », l ’o r ch e s t r e jo u e r a et»
s o u r d in e la r o m a n ce d e l ’E t o ile ... Ce s d a m e s s e r o n t
�L ’I D É E D E S U Z I E
133
en « fleu r s p â le s Ba ign ée s d e r o sée », ces m e s s ie u r s
e n r a yo n s , e n r o s s ign o ls , e n ch a u ve s -s o u r is , en
ye r s lu is a n t s ; d es p o èt e s ch a n t e r o n t d es b a lla d e s ,
d es villa n e lle s , d é cla m e r o n t d es o d e s ...
— Ce s e r a a sso m m a n t , t o u t le m on d e le d it !
— L ’in s p ir a t io n d e ce t t e e n t r é e e s t d u e à
la d y F ***, u n e e s t h è t e ... ce s e r a t r è s é t u d ié !...
L ’h ô t e l e s t t r a n s fo r m é e n « fo r êt ve r d is s a n t e »,
d a n s d es la cs e t d es e n t r e la cs d e r u b a n s , d es
Am o u r s jo u e n t à t r a ve r s le s fe u illa g e s ...
« L e m a ît r e d e cé a n s , le co m t e d e G o r n , e s t en
* r a d ie u x s o le il ».
— G r a n d s d ie u x !...
— 11 a u n e cu ir a s s e q u i s ’é t e in t o u d e vie n t à
vo lo n t é é b lo u is s a n t e !...
— E n « r a d ie u x s o le il », d it e s - v o u s ? ... Vo t r e d es
cr ip t io n s e r a it p lu t ô t d ’u n p h a r e d ’a u t o m o b ile ! Il
a cr u fa ir e d e l ’in é d it e t t o m b e d a n s ce d é jà vu ,
ce t t e b a n a lit é ... p a u vr e co m t e !...
T o u jo u r s ca u s a n t , le je u n e h om m e t e r m in a it la
coiffu r e.
Se s cr a yo n s en m a in , i l « fa is a it le v is a g e » d e
D ia n e , fo n ça it le s s o u r cils , a llo n g e a it le s y e u x ,
a v iv a it l ’é cla t d es p o m m e t t e s , d es lè vr e s ...
L e ch ef-d ’œ u vr e é t a it a cco m p li !
D ia n e s e le va , d é cla r a q u e « c ’é t a it p a r fa it , r e
m a r q u a b le ».
Le co iffe u r r e m it le s fe r s , le s cr a yo n s d a n s le
p o r t e fe u ille . D ia n e lu i t e n d it u n p e t it p a p ie r c h if
fon n é.
I l p r o t e s t a , le p r it q u a n d m êm e . E t , d is cr è t e
m e n t , s a co n ve r s a t io n a ve c D ia n e lu i a ya n t r a p
p e lé q u e M Uo d e Vo lie u x é t a it « d u m o n d e », H
s a lu a t r è s b a s e t s o r t it à r e cu lo n s .
L o r s q u ’il fu t p a r t i, D ia n e e u t u n é la n :
— R a p p e lle - le , S u zie ... r a p p e lle - le ... je va is lu i
d e m a n d e r d e m e fa ir e ve n ir u n e vo it u r e .
S u zie n ’a va it p a s d e m o u ve m e n t s t r ès r a p id e s ;
lo r s q u ’e lle a r r iva s u r le h a u t d e l ’e s ca lie r , le
co iffeu r é t a it p a r t i.
— Alo r s , p o u r s u ivit D ia n e , d es ce n d s , v a ch ez
la co n cie r ge , d em a n d e q u ’on m e fa s s e ve n ir u n
fia cr e ... M on co st u m e a d ft ê t r e p o r t é a ve n u e
Vict o r - H u g o ... je l ’y m e t t r a i...
S u zie d e s ce n d it , p u is r e vin t , t r è s ess o u filée.
- O n e s t a llé ch e r ch e r t o n fia cr e ! d it -elle.
�>34
!,’iî/£K Diî M.ZIE
_ M e r ci! fit D ia n e s a n s la r e ga r d e r . E t e lle
m it d a n s u n p e t it sa c le s ch o s e s q u i lu i é t a ie n t
n é ce s s a ir e s .
_ D ia n e , q u a n d p a r t o n s -n o u s ... q u a n d p a r t o n sn o u s ? ..' J ’a i p e u r d e t o m b er m a la d e !... d é cla r a
s o u d a in S u zie a ve c effr oi.
D ia n e se r e t o u r n a e n r ia n t :
_ S i t u n ’e n a s q u e la p e u r !...
M a is , t r o u va n t s a s œ u r r é e lle m e n t fa t igu é e e t
t r è s p â le , e lle a jo u t a a ve c m o in s d ’a s s u r a n ce :
- 1 J e t ’e n p r ie , n e t r o u b le p a s m a fêt e, je s a is
n u e t u t ’e n n u ie s à m o u r ir ... m a is , ce s o ir , o n m e
p r é s e n t e N o ll... ce la v a m a r ch e r , je t e d em a n d e
en cor e t r o is s e m a in e s ...
_ T r o is s e m a in e s ? ... o h ! m o n D ie u , p a s s i
lo n gt e m p s , D ia n e , je n e p u is p lu s !...
_ Il n >y a p a s à d ir e : « J e n e p u is p lu s ! » d e
ce t o n d o le n t e t p le u r n ich e u r , i l le fa u t ...
_ O h ! m on D ie u ... m o n D ie u ... fit S u zie a vec
u n e t e lle e xp r e s s io n d e so u ffr a n ce q u e s a s œ u r
p o u r s u ivit fé b r ile m e n t :;
.
_ Q u e ve u x - t u q u e je d e vie n n e s i t u vie n s à
m e m a n q u e r ? ...
S u zie , le s y e u x fix é s s u r u n n œ u d d u p a r q u e t ,
n e r é p o n d it r ien .
— D ’a ille u r s , co n t in u a D ia n e , je n ’a i p lu s d ’a r
ge n t , il fa u t q u e j ’a ille d em a n d e r à n o t r e h om m e
d ’a ffa ir es u n e a va n ce s u r n o t r e p e n sio n . D u r est e ,
je d o is y a lle r d e t o u t e s fa ço n s ... il fa u t q u e je m e
r en d e co m p t e d e s a r r a n ge m e n t s q u i o n t é t é fa it s ,
n o u s vivo n s d a n s u n e in d iffé r e n ce co u p a b le ... M ou
co s t u m e d e lib e llu le e s t r u in e u x ... E n fin , je n e
ve u x p a s , n o n ! je n e ve u x p a s m ’a t t r is t e r ce s o ir
d e ces ch o s e s ... p o u r r é u s s ir i l m e fa u t t o u s m es
m o ye n s , co n t in u a -t -elle en se r e ga r d a n t d a n s la
gla ce .
E lle s ’y v i t jo lie . E lle 6 e n t it s a b e a u t é r e h a u s
s é e , m ise en va le u r p a r le s co u p s d e cr a yo n s
s a va n t s d u coiffeu r .
— Allo n s , b on c o u r a g e ! cr ia -t -e lle a ve c u n e
ga i t é s u b it e en s ’a d r e s s a n t a u t a n t à la b r illa n t e
im a g e q u e lu i r e n vo ya it la g la c e q u ’à la p a u vr e
S u zie a s s is e d a n s u n fa u t e u il, je s e n s q u e je va is
a u s u ccè s !...
— lio n c o u r a g e !... va a u s u c c è s !... b é g a ya Su r .ie
q u i n e s a va it p lu s ce q u ’e lle d is a it .
�L ’I D E E D E S I J Z I E
535
D ia n e p a r t it .
L ’e n fa n t é t e ig n it a lo r s le ga z, le s b o u g ie s , la
la m p e , o u v r it la fe n ê t r e , e t , p o u s s a n t u n e ch a is e
co n t r e la b a lu s t r a d e , e lle s ’a s s it , le s m a in s cr a m
p o n n ées à la b a r r e d ’a p p u i, la t ê t e p o sée s u r ses
d e u x m a in s.
Au - d e s s u s d e la co u r , le c ie l é t a it d ’u n n o ir d e
go u ffr e ; q u e lq u e s é t o ile s en é cla ir a ie n t la p r o
fo n d eu r .
L ’a ir é t a it d e p lu s en p lu s s a t u r é d ’od eu r s
lo u r d e s. D e r r iè r e les r id e a u x d e fe n ê t r e s r efer
m ées s ’a g it a ie n t d es o m b r e s. P a r d ’a u t r e s fen êt r es
r est é es o u ve r t e s s ’é ch a p p a ie n t d es v o ix . U11 o u
vr ie r , s u r le t o it , ch a n t a it u n e r o m a n ce s e n t im e n
t a le d o n t le r e fr a in : c C ’e s t le p r in t e m p s !... C ’e s t
le p r in t e m p s !... » é t a it la n cé à t u e -t ê t e , com m e
d e s t in é a u x é t o ile s .
T o u jo u r s a p p u yé e co n t r e la fe n ê t r e , S u zie s a n
g lo t a it d é se sp é r ém e n t :
« A h ! s i je p o u va is la r e t r o u ve r , l a r o u t e
lo n gu e , si lo n gu e , a lla n t t o u t d r o it d a n s la p la in e
im m e n s e ... A h ! m on D ie u , m o n D ie u , a i-je d on c
fa it d u m a l là -b a s p o u r q u e vo u s n e vo u lie z p a s
m ’y la is s e r r e ve n ir ? ...
XXIV
11 é t a it t r o is h eu r es d u m a t in e t la fê t e d u
co m t e d e G o r n b a t t a it so n p le in . L ’e n t r a in a u g
m e n t a it d e secon d e e n seco n d e. L ’o r ch e s t r e se
fa is a it p lu s vib r a n t , p lu s e n t r a în a n t . L a fr o id e u r
co m p a ssé e d e l ’a r r ivé e se d is s ip a it . I ,e s d a n ses
s 'a n im a ie n t . E t , d e - ci d e là , d is s é m in é s d a n s les
s a lle s , le h a ll, le s p e t it s s a lo n s , d es co u p le s ca u
s a ie n t a ve c u n a b a n d o n jo ye u x .
D a n s l ’em b r a s u r e d ’u n e fe n ê t r e , d e u x h om m es
ca u s a ie n t :
— L â ch e à t o i, ch e r , d it l ’u n d ’e u x , vê t u de
p e ln ch e ja u n e , ca s q u é d ’u n e t ê t e d e p o u s s in , à
l ’a u t r e , u n je u n e h om m e en h a b it r o u ge , lâ clie à
to i d ’a vp ir e n le vé t on co s t u m e !...
— J ’a va is t r o p ch a u d ... p u is , j ’é t a is h o r r i
b le m en t gê n é ... d é p a ys é là -d e d a n s ... D is d o n c,
G e o r ge s , q u ’est -ce q u ’u n e d e m o is e lle d e Vo li...
d e Vo lie u x .
- D e Vo lie u x ... c h u t !... n ’en d is p a s d u m a l,
�536
L ’I D É E d e
s u z ie
r é p o n d it G e o r ge s en r o u la n t a u t o u r d e lu i d es
y e u x q u i s ’e fîa r a ie n t ... c ’e s t la d ivin it é — u n e
lib e llu le d e gr a n d p r ix — q u i n o u s va u t la fêt e
d e ce s o ir ... C ’e s t u n e vo is in e d e ca m p a gn e d ’u n e
r a r e b e a u t é q u e J ea n n e a d é co u ve r t e d a n s u n b u
r e a u d e p o s t e ce t ét é . N o u s a vo n s cr u d ’a b or d
q u e , d a n s le d it b u r e a u , e lle fa is a it u n s t a g e ...
'Ah ! b ien o u i !... N o u s a vo n s vit e co m p r is q u e ce
s t a g e n e ca d r a it p a s a ve c se s a s p ir a t io n s !...
— E lle a d es a s p ir a t io n s ? ..,
_ D e h a u t e v ie !...
_ A v e c le s m o ye n s d e le s co n t e n t e r ? ...
_ p a s Un lia r d ; m a is G o r n en e s t fo u et n e
d e m a n d e r a it p a s m ie u x q u e d e s a t is fa ir e les d it es
a s p ir a t io n s à la s e u le co n d it io n d e l ’é p o u se r , m a is
la d e m o is e lle a fix é se s p en sées a ille u r s ... a lo r s ...
‘ _ j e le co m p r e n d s ... s i j ’é t a is fem m e, ce p ou ss a h ... b r r r !...
_ C ’e s t p r o b a b le m e n t ce q u e d it ce t t e je u n e
lib e llu le , « b r r r !... » E t i l en e s t p o u r ses fr a is ,
q u i, s i n o u s a d d it io n n io n s ...
' _ o h ! n o n , p a s d ’a d d it io n !... J ea n n e m ’a p r é
s e n t é à ce t t e je u n e fille d ’u n e fa ço n e xt r a o r d i
n a ir e ... Go r n l ’a va it à so n b r a s ... J ea n n e r ia it ...
le com t e e s t d e ve n u é ca r la t e , la je u n e fille a p er d u
Con t en a n ce, e lle d o it êt r e t r è s t im id e ...
_ N o n , m a is ce la l ’é m o t io n n a it d e t e vo ir ...
_ D e p u is , je l ’a i r e vu e p lu s ie u r s fo is ; e lle m e
r e ga r d e d ’u n e fa ço n s in g u liè r e , com m e s i e lle m ’en
vo u la it ... com m e s i e lle a t t e n d a it q u e lq u e ch ose
d e m o i...
— P a r b le u !
— E x p liq u e - t o i? ...
— J ea n n e n e t ’a r ien d it ? ... n e t ’a p a s p r é
v e n u ? ...
_ Q u ’a va it - e lle à m e d ir e ? ... d e q u o i p o u va it e lle m e p r é ve n ir ? ...
_ E lle n e t ’a p a s d it q u el é t a it le r iv a l h e u r e u x,
a u t a n t q u ’ign o r a n t e t in n o ce n t d e so n so r t , d e ce
¡p au vr e co m t e ? ...
— N on !
— E h b ie n , m on ch e r , je va is t e t u e r en t e le
r é vé la n t ... ce r iv a l, c ’e s t ... t o i!...
_ M oi !... G e o r ge s ... je t ’a s s u r e ... ces p la is a n
féeries p e r p é t u e lle s ...
•— P la is a n t e r ie s p e r p é t u e lle s ? ... C ’e s t la vé r it é ..
�L ’I D É E
D E S U Z1 E
137
la p u r e , la vr a ie vé r it é ! a h ! ça , p o u r q u i m e
p r en d s-t u ?...
— Q u ’est -ce q u e t u ve u x d ir e ? ... J e m e fâ c h e !..,
— N e m o n t r e p a s le s d e n t s , t u le s a s fo r t b e lle s ,
m a is e lle s m e fo n t p e u r ... je t e r é p è t e q u e ce t t e
je u n e fille e s t ici à P a r is , d a n s l ’a t t e n t e d e t o n
r e t o u r , a ve c s a s œ u r , u n e p a u vr e p e t it e cr é a t u r e
p â le e t fr ê le q u ’e lle n e la is s e ja m a is a p e r ce vo ir —
d a n s l ’a t t e n t e d e t on r e t o u r ; o u i, t u a s b ie n e n
t e n d u , p o u r ... t ’é p o u s e r !...
— M ’é p o u s e r ? ...
— D u r e s t e , m on a m i, vo ilà J ea n n e, e lle t e
d o n n e r a d es e xp lica t io n s .
— M on ch er b ea u -fr èr e d e vie n t co m p lè t e m e n t
g â t e u x !... gr o n d a N o ll e n r e g a r d a n t Ge o r ge s
s ’é lo ign e r .
G e o r ge s , d e son cô t é , r e jo ig n a it la b a r o n n e e t
lu i d is a it :
— J ea n n e, vo t r e fr è r e e s t d e ve n u t o u t à fa it
« ca n n ib a le » ... a lle z d o n c ca u s e r a ve c lu i p o u r
l'a ffa ir e d e ce t t e je u n e p er so n n e.
— Q u e lle je u n e p e r s o n n e ? ...
— M "° d e Vo lie u x .
— D ia n e ? ... o h ! p a r e x e m p le , s i e lle m e ca u se
le m o in d r e e n n u i, ce q u e j e la lâ c h e !.. .
— Vo u s ê t es a u co u r a n t d e l ’h is t o ir e ... m o i, je
n e s a is r ie n ... E n t r e fr èr e e t s œ u r on se m a n ge
m o in s ... t e n e z!... le v o ilà ... q u e lle t e r r e u r il m e
ca u s e ! m on cœ u r d e p o u s s in en t r e s s a u t e com m e
à là vu e d ’u n o is e a u d e p r o ie ... p io u ! p io u !
b o n jo u r !...
— J ea n n e, q u ’est -ce q u e ce r om a n q u e m e conte:
G e o r ge s ?...
— O h ! N o ll, p a s d e d r a m e, je s u is ve n u e ici
p o u r m ’a m u s e r ... p u is , c ’e s t t r o p lo n g à d ir e ...
— N ’im p o r t e , il fa u t q u e je le s a ch e ...
— T o u t d e s u it e ? ...
— T o u t d e s u it e .
— Q u el t yr a n !... E n fin , je t ’a im e q u a n d m êm e !...
Vie n s a lo r s , em m è n e-m o i... p r é t e n d s -t u ca u s e r
d a n s ce t t e fo u le ... em m èn e-m oi d a n s 1111 p e t it
s a lo n ... G e o r ge s e s t u n b a va r d e t ce q u e j ’a i ài
t e d ir e e s t ... id io t !
Ar r iv é s d a n s le p e t it s a lo n , J ea n n e s ’a s s it e t
com m en ça , r ie u s e , d ’u n t o n lé g e r :
— A la ca m p a gn e , o u se r am ollit:. Ce t ét é , aUj
�138
L ’I D É E D E S U Z I E
[,er s — la n o u ve lle p r o p r ié t é d e G e o r g e s ... t r è s
jo lie , t u ve r r a s , u n cie l... u n e vu e ... u n clim a t ...
u n a ir d ’n ti p u r !... — n o u s n e fa is io n s q u e cela ,
n ou s r a m o llir ...
U n jo u r , en a lla n t à la p o s t e , je r en co n t r e u n e
je u n e fille , D ia n e d e Vo lie u x .
E lle s ’e n n u ya it ... je m ’e n n u ya is , n o u s n ou s
e n n u yio n s ; n ou s co n ju gu o n s ce ve r b e en sem b le.
C ’é t a it p o s it ive m e n t m o in s t r is t e en s ’y m e t t a n t
à p lu s ie u r s !... E lle s ’a ccr o ch e à m oi com m e le
n a u fr a g é à l ’é p a ve , co m m e l ’é p o n ge a u r o ch e r ...
co m m e ...
_ j ’en s u is p e r s u a d é , co n t in u e .
— L e s Sa la m a n d e , le v ie u x d e G o r n , l ’a u t o d e
G e o r ge s a r r ive n t . J e m ’e n n u ie m o in s e t n e p en se
p lu s à ce t t e je u n e p er so n n e. M a is e lle , s ’e n n u ya n t
t o u jo u r s , m ’a r r ive u n m a t in à d é je u n e r ... sa n s
êt r e in vit é e 1
« J e n ’a im e p a s b e a u co u p d a n s m a v ie les
a p p a r it io n s q u e je n e s u ggè r e - p a s ...
< J e fa is à ce t t e a ve n t u r e u s e je u n e p er son n e
ce q u ’on e s t co n ven u d ’a p p e le r « u n e t ê t e ». E lle
la vo it s a n s p a r a ît r e la vo ir . J e s u is s u r le p o in t
d ’in s is t e r , d e G o r n s a u ve la s it u a t io n . I l vie n t
d ’ê t r e fr a p p é d u c o u p d e f o u d r e ; il e s t éb lo u i p a r
ce q u ’il n e cesse d ’a p p e le r « le s v in g t a n s t r io m
p h a n t s d e m a je u n e a m ie ».
« E t a u s s it ô t , com m e il co n t in u e à l ’êt r e p a r
la s u it e , i l p r e n d d es a ir s p â m é s, il ca u s e « a n a
lys e d e s e n t im e n t s », r o u le d es y e u x b la n cs , se
r é vè le d is e u r d e b on n e a ve n t u r e , p a r le d e
< ge m m es », d e « t a lis m a n », d ’ « in flu e n ce », d e
» s ign e », d e * m a lé fice s », e t p a r a ît si h e u r e u x, si
r a je u n i, s i » s o r t i d e l ’éco le », q u e je m ’a m u se à
le t a q u in e r en le r e n d a n t a ffr e u sem en t ja lo u x do
t o i!... J e lu i la is s e cr o ir e q u e je p en se à D ia n e
p o u r t o i... je com m et s m êm e la m a la d r e sse d e
tr op en t r e r d a n s m on je u , e t je le la is s e cr o ir e à
D ia n e. P eu t -êt r e y cr o ya is - je m o i-m êm e... i l n ’é t a it
q u est io n p o u r t o i d e r ie n en cor e e t je t e d is ... la
ca m p a gn e ...
— Co n t in u e ...
— L fr s 'ju e t u a s d û ve n ir , e lle m ’a va it fa i'
p r om et t r e d e l ’en p r é ve n ir , j e l ’a i fa i t !...
— T u l'a s fa it ? ... m a is p o u r q u o i? ...
�L ’I D É E
D E S U Z1 E
13 9
— P a r p it ié , p a r ce q u e je p e n s a is q u ’e lle s ’en
n u ya it , p a r ce q u e d e G o r n m e le d e m a n d a it ...
p u is je n e p o u va is p a s p r é vo ir ... e lle m ’e s t a r r ivé e ,
11e m ’a p lu s q u it t é e , d é p e n s a n t u n a r g e n t fo u ,
m ’a cco m p a gn a n t p a r t o u t , r a p p o r t a n t t o u t à t o i...
vo ya n t à t o u t u n e n co u r a ge m e n t à d es p r o je t s ...
q u e je n e s a va is p lu s co m m en t co n t r e ca r r e r ... e t
t o u jo u r s d e G o r n ...
L a b e lle p h ys io n o m ie é n e r giq u e e t d o u ce d u
je u n e h om m e s ’é t a it d u r cie . S e s lè vr e s s ’a g it a ie n t
com m e si e lle s e u s s e n t p r o n o n cé p o u r lu i s e u l d es
p a r o les q u e la b a r on n e d e Le r s n e p o u va it co m
p r en d r e.
— Vo ilà ... r ie n d e p lu s ! fin it la je u n e fe m m e ;
je t ’a i p r é s e n t é ce s o ir , t u a s vn le r e st e . L e co m t e
a p r is , en t e vo ya n t , u n a ir d e t ig r e ... C ’e s t p o u r
D ia n e q u ’il d o n n e ce t t e fê t e , p o u r D ia n e q u ’il s ’e s t
tn is en « r a d ie u x s o le il », p o u r m ie u x l ’é b lo u ir
q u ’il ch a r r ie s u r lu i ce t t e p ile é le ct r iq u e q u i, s u r
u n e s im p le p r e s s io n , le fa it r e s p le n d ir com m e
m ille b o u gie s ... e t t u v ie n s ... t u a p p a r a is ... e t p o u r
lu i on n ’a p a s u n r e g a r d ...
— J ea n n e, p o u r q u o i n ’a s-t u p a s d it ... n ’a s -t u p a s
p r éven u cet t e je u n e fille d e ... d e ...
— P a r ce q u e t u m ’a ccu ses t o u jo u r s d e b a va r d e r
s u r t e s a ffa ir e s . P u is je n e s a va is p a s si t u n e
t r o u ve r a is p a s D ia n e a ssez r a vis s a n t e , b ie n q u ’e lle
n ’a it p a s d ’a r ge n t , p o u r l ’é p o u s e r m a lg r é t o u t !...
— P u is q u e d é jà j ’é t a is e n g a g é !...
— E s t -ce q u e je s a va is s i t u n e ch a n ge r a is p a s
d ’a vis ?...
— Ah ! c ’e s t v r a i... ch a n ge r d ’a v is e s t u n e ch o se
q u e t u ... p r a t iq u e s !... r a illa - t - il.
— F a is p a s le m é ch a n t , N o ll î... r e p r it - e lle a ve c
n n e e xp r e s s io n d é licie u s e m e n t ca n d id e d a n s ses
y e u x cla ir s , t u s a is b ie n q u e je n ’a i p a s u n coeu r
à a im e r u n a b s e n t !... P o u r que. je n ’o u b lie p a s ,
il fa u t q u e je vo ie e t q u ’on s o it là !... P o u r q u e
je m e s o u vie n n e , s ’il e s t d es ch o se s q u e l ’on m ’a
d it e s , il fa u t q t î’011 m e le s r ed ise e n co r e ... G e o r ge s
le s d is a it , H e n r i d e Cr it o :i n e le s d is a it p lu s !.. .
D ’a ille u r s , co n t in u a -t -e lle d ’u n a ir s a g e , a ve c Cr i*
t on ça n ’a u r a it p a s m a r ch é ... r ie n q u ’à « l ’e ffe t »
q u e lu i a p r o d u it m o n m a r ia ge , je m e s u is d it :
« M a p a u vr e fille , t u l ’as écliîip p é b e lle !... * ?T"*i
c h ct , ce t h om m e n ’est b on q u 'à jo n e r ies d .a
�540
L ’I D E E D E S U Z I E
le s la r m e s a m èr e s, le s scèn es p o ig n a n t e s ... t a n d is
q u e m o i...
— T a n d is q u e t o i, l ’o p é r e t t e ... la n o u ve a u t é ...
— O h ! q u e t u es m é ch a n t d e m e d ir e ce la su r
ce t o n m é p r is a n t !... e t ce p e n d a n t , je t ’a s s u r e , je
s e n s le s ch o s e s , t u m e cr o ir a s s i t u v e u x , j ’a va is
à m e ve n g e r d u co m t e e t je n ’a u r a is p a s é t é fâ
ch ée q u e t u lu i e n lè ve s D ia n e ...
— D u co m t e ? ... q u e t ’a va it - il fa it ? ...
— J e lu i en vo u la is d ’a vo ir fa it s o u ffr ir q u e l
q u ’u n q u i m ’a v a it a im é e !... d écla r a -t -e lle a ve c
s e n t im e n t .
— Vo ilà q u i s ’a p p e lle in t e r ve r t ir ét r a n ge m e n t
le s r ô le s , m a p e t it e s œ u r !...
— P u is ... e t s u r t o u t d ’a vo ir v u ... d ’a vo ir r i...
d e s ’êt r e m o q u é d e m o i, d e m ’a vo ir r a illé e ... e n
vo ya n t co m b ie n , m a lg r é u n p u b lic a ffich a ge d e
r e gr e t s d é s e s p é r é s , ce q u e lq u ’u n é t a it a r r ivé à ...
à s e co n s o le r , b ien p lu s , à ... m ’o u b lie r !...
— D ir e q u e c ’e s t p o u r d e p a r e ils m o b ile s q u e
t a n t d e p e t it s a ct e s fér o ces se co m m et t en t ! gr o n d a
N o ll.
E t , p r is d ’u n e in d ig n a t io n gé n é r e u s e q u i n e
ca d r a it n i a ve c le lie u , n i a ve c ce t t e a t m o sp h èr e
gr is a n t e d e fin d e b a l, il s e le va .
— O ù va s - t u ? ... m u r m u r a cr a in t ive m e n t la
b a r o n n e.
— F a ir e ce q u i a u r a it d û ê t r e fa it !...
E t , s a n s s ’e x p liq u e r d a va n t a g e , il d is p a r u t .
— Q u ’est -ce q u i a u r a it d û êt r e fa it ? ... q u ’est -ce
q u ’i l v a fa ir e ? ... c ’e s t a ffo la n t !...
L a p e t it e b a r on n e se m it en q u ê t e d e so n m a r i
q u ’e lle r e t r o u va a ssez vit e .
— G e o r ge s , p a r t o n s ... fu y o n s !... O h ! D ia n e d e
Vo lie u x , je n e ve u x p lu s la v o ir !... N o ll e s t fu
r ie u x , je n e s a is à q u e lle e x p lica t io n il a u r a r e
co u r s ... G e o r ge s , ou co m m en ce à s ’en a lle r ,
sa u vo n s-n o u s !...
E t t o u s d e u x , e lle r e le va n t l ’im m en se t r a în e d e
ga ze d e son co s t u m e d e « r ein e d es e a u x », lu i
s ’é p o n ge a n t le fr o n t , la t ê t e d e p o u s s in ja u n e sou s
le b r a s , ils s o r t ir e n t d es s a lo n s d e b a l, ils d e s
ce n d ir e n t d a r e d a r e le va s t e e s ca lie r .
Un va le t d e p ie d cr ia d a n s l ’a ve n u e q u e p i
q u a it d e lu m iè r e s u n e lo n gu e file d e vo it u r e s :
— L a vo it u r e d e M ™ la b a r o n n e d e Le r s !
�L ’I D É E
D E S U Z IE
14 Ï
E t t o u s d e u x , a ve c h â t e , e lle d a n s sa so r t ie d e
b al d e p e lu ch e a r g e n t d o u b lée d e r en a r d b le u ,
lu i d a n s s a p e lis s e d e zib e lin e , ils s ’en fo u r n è r e n t
d a n s l ’a u t o.
R o u la n t en p r e m iè r e vit e s s e , ils se s e n t ir e n t
p lu s ca lm es, p r é fé r a n t a b r é ge r u n p la is ir à l ’en n u i
' d ’êt r e m êlés d e p r ès ou d e lo in à ce t t e ch o se ép o u
va n t a b le , a t r o ce , in a d m is s ib le , q u e, r e s t é u n p eu
s a u va ge d e sou s é jo u r ch ez le s « p eu civilis é s »,
N o ll a lla it sa n s d o u t e co m m et t r e : u n e a ffa ir e !...
O u i, com m e d e gr a n d s e n fa n t s p e u r e u x, ils
fu ya ie n t . M a is ils r ia ie n t m a in t e n a n t d e le u r fu it e ,
s a n s se q u e r e lle r , s a n s s ’a ccu s e r , s a n s r e je t e r la
ca u s e d e ce t effr oi n i s u r l ’u n n i s u r l ’a u t r e , t r o p
a vis é s p o u r t r o u b le r d ’u n si m in ce in cid e n t le u r
p a is ib le b o n h e u r , le u r b on n e ca m a r a d e r ie h a b i
t u e lle .
... Ce p e n d a n t , p lu s q u e ja m a is d e p u is le co m
m en ce m en t d e la fê t e , D ia n e é p r o u va it ce m êm e
s e n t im e n t d ’is o le m e n t , ce s u b it b esoin d e p r o t e c
t io n q u i la p o u s s a it à m a r ch er p r è s d e la p e t it e
b a r o n n e p e n d a n t la p r o m en a d e m a t in a le a u Bo is.
E t , p lu s l ’h eu r e s ’a va n ça it , p lu s à ce t t e im p r e s
s io n se jo ig n a it u n s u b it d é go û t d e l ’e n d r o it où
e lle se t r o u va it , u n e p e u r ir r a is o n n é e d e ces
in co n n u s q u i la d é vis a g e a ie n t , s e m b la n t lu i rép é t e r t o u s a u p a s s a ge ce t t e p h r a s e d e J ea n n e d e
Ler s :
« L e com t e en t ie n t p o u r vo u s , m a b e lle ! »
Ce n ’é t a it d on c p lu s 1111 secr et p o u r p er so n n e.
D ia n e se s e n t a it d im in u é e p a r la p e n sé e q u ’on la
cr o ya it ca p a b le d e co n s e n t ir à ce m a r ia ge s i d is
p r o p o r t io n n é com m e â ge , com m e fo r t u n e , e t d ’y
êt r e p o u ssée p a r ce t t e fo r ce p u is s a n t e , ce t a t t r a it
ir r é s is t ib le : la fo r ce , l ’a t t r a it d e l ’o r !...
D ’a ille u r s , en a r r iva n t , d u r a n t le s p r em ièr es
m in u t e s d e ce t t e fêt e s p le n d id e , d a n s ces s a lo n s
e m p lis d e l ’o d eu r é n e r va n t e d e vio le t t e s , d es m i
m o s a s , d es r o se s, o ù l ’o r ch e st r e s e m b la it je t e r
le r ir e , sou ffler la fo lie , n ’a va it - e lle p a s eu u n
in s t a n t la t e n t a t io n d e p r o n o n ce r le m o t m a giq u e
si co u r t , — t r o is le t t r e s ! — s i s im p le à d ir e , q u i
a u r a it su ffi p o u r fa ir e sie n s t o u t ce lu x e e t t o u t e s
ces r ic h e s s e s ? ... Ce n ’a va it é t é p o u r t a n t q u e le
ve r t ig e d ’u n e m in u t e . N o ll é t a it ve n u , s i p a r e il
l\ sa p h o t o gr a p h ie , si p a r e il a u N o ll d e ses r ê ve s
�142
L ’I D E E
D E S U Z IE
q u ’e lle a va it cr u d é fa illir . J ea n n e d e L e r s le lu i
p r é s e n t a it , i l 6 ’in clin a it ; n ia is , a u s s it ô t r e le vé ,
a p r è s l ’é clia n ge d e q u e lq u e s m o t s à p e in e , .il
s ’é lo ig n a it fr o id e m e n t , e t D ia n e cr o ya it r e t r o u ve r
d a n s ses y e u x le r e ga r d é q u ivo q u e q u ’e lle vo ya it
à t o u s : e lle cr o ya it d e vin e r s u r s e s lè vr e s la
m êm e p h r a s e :
« H e n t ie n t p o u r v o u s î... »
Co m m e n t , m êm e lu i? ....
J ea n n e n e lu i a va it d o n c r ie n d it ... r ie n la is s é
d e vin e r ? ...
E t D ia n e , é p e r d u e , ce r t a in e p o u r t a n t d e n ’a vo ir
p a s r ê vé , r e p a s s a it u n à u n le s é vé n e m e n t s s u r
le s q u e ls s ’é ch a fa u d a it l ’éd ifice fr a g ile d e ses p r o
je t s d ’a ve n ir ; le s p a r o le s d e J e a n n e , ses en co u
r a ge m e n t s , ses s o u s -e n t en d u s ; le s vis it e s a u Le r s ;
la le t t r e p a r la q u e lle , a p p e la n t D ia n e à P a r is , elle
a n n o n ça it l ’a r r ivé e d e N o ll— t o u t , m êm e cet t e
p r é se n t a t io n q u ’e lle a v a it r em ise d e jo u r en jo u r ,
la r en d a n t m ys t é r ie u s e ... N o n !... D ia n e n e r ê va it
p a s, e lle n e r ê va it p a s ...
J ea n n e a va it - e lle d on c vo u lu s e jo u e r d ’e lle ? ...
P o u r q u o i? ... D a n s q u el b u t ? ... Q u e lu i a va it -e lle
d on c fa it p o u r q u ’e lle lu i vo u lû t d u m a l?.... A
o u i le d e m a n d e r ? ... Q u i lu i r é p o n d r a it ? ...
L o n gt e m p s , D ia n e s ’en in q u ié t a . D e b o u t , a p
p u yé e à u n m o n t a n t d e p o r t e , n e r e t r o u va n t p lu s
J ea n n e d e L e r s , n e r e t r o u va n t p lu s d a n s cet t e
fo u le jo ye u s e n u l d e ce u x q u ’e lle co n n a is s a it , e lle
se s e n t it d om in ée p a r u n e im p r e ssio n in d é fin is
s a b le — u n e so r t e d e « ca fa r d » com m e a u r a ie n t
d it les Sa la m a n t le — q u i s ’a u gm e n t a it d ’iu s t a n t
en in s t a n t .
Ce fu t a lo r s q u 'e lle a p e r çu t N o ll e r r a n t seu l
d a n s le va - e t -vie u t d es d a n s e u r s , se m b la n t ch er
ch e r q u e lq u ’u n ... e lle , p e u t -êt r e ?...
E lle a u r a it vo u lu p o u vo ir lu i d ir e q u ’e lle n ’é p o u
s e r a it ja m a is le co m t e, q u ’e lle n ’a va it p o in t n n e
rime vile , in t é r e s s é e , a ilo lé e d e b ie n -ê t r e ...
I l ve n a it d e s ’a r r ê t e r p r ès d ’u n e je u n e fille
en t r ée a ve c lu i d a n s le gr o u p e d es « o is e a u x
m igr a t e u r s » — u u e fin e e t co q u e t t e h ir o n d e lle an
co st u m e t o u t b la n c, a u x lo n gu e s oiJ es n o ir e s, e t ,
s u r s es ch e ve u x s o m b r e s, e n ca d r a n t u n vis a g e
d is t in gu é e t p â le , u n t o u t p o t it cosq u e ¡noir.
m « - e iv lia , s e m b la n t d«sr.iar.3'»r r a s io n * ch o se.
�L ’I D E E D E S U Z I E
143
L a je u n e fille lu i r é p o n d it e n s o u r ia n t e t se
leva , ch e r ch a n t D ia n e d es y e u x .
D ia n e le s v i t ve n ir t o u s d e u x .
Q u e lu i vo u la ie n t - ils ? ...
N o ll s ’in clin a ve r s e lle , e t , co m m e d a n s u n r êve ,
e lle l'e n t e n d it q u i d is a it :
— P er m e t t e z-m o i, M a d e m o is e lle , d e vo u s p r é
s e n t e r m a fia n cé e !...
S a fia n cé e !...
I l la n o m m a ... A h ! q u 'im p o r t a it le n o m !...
P o u r q u o i J ea n n e, a lo r s , a va it - e lle d it ... la is s é
cr o ir e ...
D ia n e s e n t it s e r e n ve r s e r t o u t ce q u ’e lle a va it
ch er ch é à é ch a fa u d e r d e b o n h e u r . E n u n e m in u t e
d e lu cid it é d o u lo u r e u s e , e lle v i t s ’e n ch a în e r d es
é vé n e m e n t s q u i, t o u s , co m m e a u t a n t d ’a r m es
m e u r t r iè r e s , s e r e t o u r n a ie n t ve r s e lle .
E lle s e r e t r o u va a u ve s t ia ir e .
D a n s la s a lle d e b a l, l ’o r ch e s t r e jo u a it , a ve c u n
e n t r a in e n d ia b lé , le fo x - t r o t à la m o d e, m u s iq u e
t a p a ge u s e ca d r a n t b ien a ve c la g a ît é fa ct ice d e ce
m on d e d e fê t e , d ’a r g e n t , d e n o b le sse en t o c t it r é e
d ’h ie r , m ilie u s in g u lie r d e m o r a le fa cile où s o u ve n t
t o u t 11’e s t q u ’a p p a r e n ce , fa ça d e e t r e s p o n s a b ilit é
a t t én u ée .
D ia n e le ju g e a t o u t à co u p e ffr a ya n t d e cr u a u t é .
S o u ffr a n t com m e e lle n ’a va it ja m a is s o u ffe r t ,
D ia n e a lla m a ch in a le m e n t d e va n t e lle , vo u la n t
s 'é lo ign e r , fu ir ,,,
— M mo la b a r on n e d e L e r s ? ... d em a n d a -t -elle,
d é fa illa n t e .
— Il y a lo n gt e m p s q u ’e lle e s t p a r t ie !,., lu i
r ép o n d it -on .
— S a n s m ’a t t e n d r e ,., fit -e lle d ése sp é r ém e n t .
E t ce fu t d er r iè r e e lle u n e v o ix q u i r é p o n d it :
—- U n e lâ ch e t é d e p lu s !
P o u r s i b a s q u e ce fû t d it , D ia n e se r e t o u r n a ,
N oll é t a it d e va n t e lle .
— P u is q u e r a a s œ u r e s t p a r t ie , vo u le z-vo u s m e
p e r m e t t r e <le m ’o ccu p e r d e vo t r e vo it u r e , M a d e
m o is e lle ? ... d it - il, t r è s r e s p e ct u e u x, t r è s g r a ve .
D ia n e a o q u ie sça d ’u n s ig n e d e t ê t e .
Au m êm e m o m e n t , le co m t e a p p a r u t , esso u fflé,
a ya n t q u it t é son a r m u r e b r illa n t e e t r e vê t u u n
s im p le lia b it n oir .
— M a d e m o is e lle !... je vo u s ch e r ch e ,., je vo u s
�144
L ’I D É E D E S U Z I E
a i t a n t ch e r ch é e ... êt e s -vo u s co n t en t e d e ... d é .«
vo u s ê t es-vo u s a m u s é e ? ...
— J e s u is t r is t e à m o u r ir ! d é cla r a D ia n e , la s s e
d e fe in d r e .
— A h ! j ’e s p é r a is m ie u x ! fit le co m t e, la v o ix
d éso lé e. I r e z-vo u s a u jo u r d ’h u i ch ez M m0 d e L e r s ? ...
ce s o ir ? ... je vo u s en p r ie !... s u p p lia - t - il, je vo u
d r a is la ch a r ge r d ’u n e m is s io n a u p r è s d e vo u s ...
p u is q u e je n ’a i p a s l ’h o n n e u r d ’a vo ir é t é p r ése n t é
à M a d e m o is e lle vo t r e s œ u r ...
— J e n ’ir a i p a s ch ez M “ e d e L e r s !
— E t c e la ? ... p a r ce q u e ...
— P a r ce q u e ... je p a r s ce s o ir ... je q u it t e P a
r is !... r é p o n d it -e lle , la v o ix gla cé e .
— Vo u s p a r t e z? ... p o u r S a v ig n o n p eu t -êt r e.
Q u e lle b r u s q u e d é t e r m in a t io n !... d é jà ? ... c ’est
im p o s s ib le !... m a lg r é l ’a igu e -m a r in e , m a lg r é les
lig n e s d e vo t r e m a in ... m a lg r é les p r o m esses d ’u n
s i b el a ve n ir ... a h ! c ’e s t à d o u t e r d e t o u t !...
— M a s œ u r e s t t r è s fa t ig u é e ... je p a r s !...
— Alo r s , p e r m e t t ez-m o i d e vo u s d em a n d e r t o u t
d e s u it e ... d ’im p lo r e r d e vo u s u n m o t , s i co u r t ,
t r o is le t t r e s ! s i s im p le à d ir e ... r ie n q u ’u n m o t ...
d e gr â ce ...
N o ll r e vin t :
— M a d e m o is e lle , je vie n s d e r e t r o u ve r m a vo i
t u r e , e lle va vo u s r eco n d u ir e. M a s œ u r e s t fo lle
d e vo u s la is s e r s e u le a in s i.
Ap e r ce va n t le co m t e , le je u n e h o m m e a u s s it ô t
r e cu la :
— Ah ! p a r d o ii...
M a is D ia n e , s a n s m êm e u n a d ie u , s e p r é cip it a
ve r s la so r t ie .
O h ! p a r t ir ... p a r t ir ... a lle r b ien lo in ... b ien
lo in ... t â ch e r d e n e p lu s p e n s e r ...
L e cie l é t a it r o s e d u jo u r n a is s a n t . D e s b a
la ye u r s co m m en ça ien t la t o ile t t e d es r u es. D es
ch a r io t s e m p o r t a ie n t d es o r d u r e s.
D ia n e se je t a en vo it u r e . N o ll r efer m a la p o r
t iè r e , d o n n a l ’a d r es se. L a vo it u r e r o u la ...
E t lo r sq u e D ia n e n e v i t p lu s s u r le t r o t t o ir le
vis a g e é n e r giq u e et d o u x d u je u n e h o m m e , e lle ,
q u i n e p le u r a it ja m a is , p le u r a d e s la r m e s a m è r e s ...
�L ’I D É E
D E S U Z IE
145
XXV
E t ce m a t in - là , S u zie , s ’é v e illa n t a u p e t it jo u r ,
v it , p en ch ée s u r e lle , u n e t ê t e a u x c h e v e u x fo u s
em m ê lé s d ’a ile s t r a n s p a r e n t e s .
— So is h e u r e u s e , n o u s p a r t o n s ce s o ir !...
— P a r t ir e n co r e ... p o u r o ù ? ... fit la fille t t e a v e c
u n s u b it effr oi.
— P o u r S a vign o n .
— A h !. ..
Av e c u n gr a n d s o u p ir , r e fe r m a n t le s y e u x ,
S u zie se r e t o u r n a , vo u la n t p r o lo n ge r le r ê ve , r e
cu le r l ’é ve il q u i, s a n s d o u t e , ch a n g e r a it e n d é ce p
t io n ce t t e p r om esse d é licie u s e .
— D o r s , v a ! fit D ia n e en s e r e d r e s s a n t .
E t e lle a jo u t a en r ica n a n t :
— Il 11’y a en co r e q u e ce la d e v r a i...
N e r ve u s e m e n t , e lle d é fit s a co iffu r e , a r r a ch a
son co r s a ge , d é ch ir a s a ju p e d e g a ze , e t , à d em i
d é vê t u e , p le u r a n t d e r a g e , e lle s e d e m a n d a s i
e lle n ’ir a it p a s , t ê t e h a u t e , la p a r o le b r è ve , d e
m a n d er à J ea n n e la r a is o n d e ce q u i l ’a v a it fa it
a gir .
M a is q u e r é p o n d r a it la b a r o n n e ? ... E lle a ccu e il
le r a it ce t a s s a u t sa n s co lèr e, d ’u n r e ga r d in n o ce n t ,
s u r p r is , d ’u n p e t it r ir e p e r lé e t cla ir , d e m o t s
lé ge r s e t fr o id s q u i en r e p o u s s e r a ie n t ch a q u e é c la t
com m e d ’u n e ch iq u e n a u d e .
E lle se m o n t r e r a it ir r e s p o n s a b le e t vo lo n t a i
r em en t ir r e s p o n s a b le d u m a l a r r ivé , la p e t it e
b a r on n e !...
Il y a t a n t d e fa ço n s d e m a l a g ir e n ve r s le s
a n t r es : la fa çon lo u r d e , gr o s s iè r e , b r u t a le ; ce lle
t r a ît r e , s o u r n o is e , q u î fr a p p e p a r d e r r iè r e , se
ca ch e, lo u vo ie ; m a is il y a a u s s i la fa ço n g a ie ,
d is cr è t e , co u r t o is e , le t r a it s i lé g e r q u ’i l n e s e m b le
p a s p o r t e r , l ’a llu s io n d é g u is é e , la p h r a s e s i e n
jo u é e , le p r op os s i r ie u r q u ’ils n e s e m b le n t p o in t
à cr a in d r e ...
D es d e u x p r em ièr es m a n iè r e s , o n p e u t en co r e
se d éfe n d r e, m a is d e la d e r n iè r e ? ... I l fa u t ê t r e
s û r d e s o i, m a ît r e d e se s n e r fs p o u r le t e n t e r ,
ca r , à ce t a r s e n a l d ’a r m es in n o ce n t e s, s ’a jo u t e u n e
fo r ce d e p lu s , t o u jo u r s p r ê t e à s u r g ir e t co m b ien
�T4Ô
L ’I D É E D E S U Z I E
p lu s m e u r t r iè r e , p lu s d a n ge r e u s e à b r a ve r que
t o u t e s le s a u t r e s : le r id ic u le !...
D ia n e s ’en ir a it d o n c, b le ssée , e m p o r t a n t t o u t es
ses b le s s u r e s . M a is u n e fo is à S a vig n o n , d e n o u
ve a u t e r r é e d a n s ce co in p e r d u ... A h ! q u e fer a it e lle d e s es d é s ir s , d e se s a s p ir a t io n s , d e ce t t e so if
d e p la is ir , d e lu x e , d e d é p en se, d e P a r is go û t é ,
e n t r e vu , é ve illé s e n e lle ? ... O ù t r o u ve r la for ce
d e co m m a n d er à ce s p u is s a n ce s d o n t le d esp o t ism e
a u gm e n t e r a it ch a q u e jo u r , lu i fa is a n t l ’h e u r e p lu s
lo n gu e , la v ie p lu s d u r e .
L ’a ve n ir se r e fe r m a it d e va n t e lle .
O ù s e r a it la lib é r a t io n , la fin p a is ib le d ’u n tel
s u p p lice ? ...
N e p o u va n t t r o u ve r u n in s t a n t d e so m m e il,
e lle s e s o u vin t q u e, n ’a ya n t p lu s q u ’u n p a r t i à
p r en d r e , p a r t ir le s o ir m êm e , e lle a v a it à vo ir
le u r n o t a ir e p o u r o b t e n ir d e lu i, n o n s eu le m en t
u n e a va n ce d e le u r p e n sio n , m a is q u e lq u e s e x p li
ca t io n s , q u e lq u e s é cla ir cis s e m e n t s .
D ia n e i> osséd ait-elle p lu s q u ’e lle - n e c r o y a it ? ...
L e m a jo r e t M Uo La u d e lle — p o u r é v it e r p e u t -êt r e
d es d ép en ses ju gé e s p a r e u x in u t ile s — a va ie n t - ils
d is s im u lé u n e p a r t ie d e la v é r it é ? ...
I l a lla it êt r e d ix h e u r e s . S u zie d o r m a it t o u
jo u r s . D ia n e se le va , s ’h a b illa e t s o r t it .
L ’a ir fr a is d e la r u e la r a n im a .
U n fia cr e p a s s a it ; e lle l ’a r r ê t a d ’u n s ig n e et
je t a u n e a d r es se. M a is , co m m e le fia cr e s ’e n ga
g e a it d a n s le s Ch a m p s - E lys é e s , e lle cr ia , la vo ix
dure :
— P a s p a r là !...
E lle se s e n t a it , ce m a t in , p o u r ce t t e a ve n u e
é lé ga n t e , p o u r t o u t ce q u i p o u va it lu i r a p p e le r
sa b r illa n t e e xis t e n ce d e q u e lq u e s jo u r s e t la fêt e
sp le n d id e d e la ve ille , u n e â m e d e co m m u n is t e !...
S u zie , e n fin r é ve illé e , n e co m p r it r ien à l ’a b
sen ce d e s a s œ u r .
Ava it - e lle r ê vé ? D ia n e a va it - e lle r é e lle m e n t d it ':
« N o u s p a r t o n s ce s o ir ? ... ».
L a fille t t e m o u r a it d ’in q u ié t u d e .
A t o u t h a s a r d , d o m in a n t s a fa ib le s s e e t s a fa
t ig u e t r ès gr a n d e s , e lle co m m en ça le s p r é p a r a t ifs
d u d é p a r t ; e lle o u vr it le s m a lle s , p lia , r a n ge a .
C ’é t a it u n com m en ce m en t d e jo ie l S i l ’on p a r
t a it , ce s e r a it f a i t ; s i l ’on r e s t a it ... A h ! S u zie
�L ' ID É E
D E S U XT E
a u r a it b ien a ssez d e lo is ir s a lo r s p o u r t o u t r e
m e t t r e en p la ce ...
Be a u co u p d e ch o se s é t a ie n t d é jà p r ê t e s à r e ve n ir
à S a vig n o n lo r s q u e la p o r t e s ’o u v r it e t D ia n e
e n t r a a ve c fr a ca s , le s y e u x é t in ce la n t s , le v is a g e
c o n vu ls é , s e m b la n t la p r o ie d ’u n e .¿m otion e x
t r a o r d in a ir e .
D è s q u e S u zie l ’a p e r çu t a in s i, e lle s 'im m o b ilis a ,
cr a ign a n t n ii m a lh e u r .
D ia n e h a le t a it , m a r m o t t a it d es m o t s sa n s s u it e ;
en fin , b r u s q u e m e n t a r r ê t é e d e va n t S u zie , e lle
gr o n d a , la v o i x s o u r d e , é t r a n g lé e , fr é m is s a n t e ,
le s y e u x fo u s :
— M . d e Cr it o n e s t u n d r ô le !... u n d r ô le !...
Sa is -t u ce q u ’il a fa it ? .. . ce q u ’i l a o s é r e co m m a n
d er d e n e p a s n o u s d ir e ? ... I l p a ye d e so n a r g e n t
l a p e n s io n d o n t n o u s v iv o n s ... d e s o n a r g e n t !...
« L e n o t a ir e a va it ju r é d e t o u t ca ch e r ; il l ’a va it
ju r é à M . d e Cr it o n — m a is o n d ir a it q u e t o u t
s e lig u e p o u r n o u s a cca b le r d ’h u m ilia t io n s , n o u s
m e t t r e p lu s b a s q u e t e r r e ! — a u x p r e m ie r s m o t s
d e l ’e x p lica t io n q u e je lu i d e m a n d a is , i l a s o u r i
e t ju g é m ie u x d e me p a s t e n ir s o n s e r m e n t !
« 11 m ’a r a co n t é ... t o u t !... P u is , v o ya n t d e
q u e lle fa ço n j ’a cce p t a is ce t t e r é vé la t io n , î l a eu
p e u r , i l s ’e s t r a vis é , e x c u s é , il a m en t i !... E t se s
m en so n ge s é t a ie n t p lu s in s u lt a n t s q u e la vé r it é
m ê m e . Ali ! ce t h om m e !... je l ’a u r a is cr a va ch é 1...
Affo lé e , t om b ée d a n s u n fa u t e u il, t o r d a n t ses
m a in s , D ia n e co n t in u a :
— N o u s n ’a vo n s r ie n ... r ie n ! P a s u n s o u , p a s n n
ce n t im e ... n o u s so m m es p a u v r e s , p lu s p a u vr e s
q u e le s p lu s p a u vr e s ... o b ligé e s d e t r a v a ille r si
n ou s vo u lo n s m a n g e r , co m p r e n d s -t u ... m a is le co m
p r e n d s - t u ? ... h u r la -t -e lle . E t ce t t e ch o s e q u i m ’a
ét é d it e a p u êt r e d it e à d 'a u t r e s ... E t c ’e s t p o u T
cela q u e J e a n n e d e L e r s s’e s t m o n t r ée s i lâ c h e ...
si lâ c h e ...
E t D ia n e , p a s s a n t d ’u n g e s t e é g a r é s a m a in su r
son fr o n t , a p p r it à S u zïe les fia n ça ille s d e ce lu i
q u ’e lle a va it cr u é p o u s e r e t l a fé lo n ie d e J e a n n e ...
A h ! e lle se l ’e x p liq u a it m a in t e n a n t ...
T o u t é t a it g â t é , co m p r o m is , p e r d u p a r le m a jo r ,
p a r ses s o u r d e s m a n œ u vr e s !... O n a va it é vid e m
m e n t a p p r is o n e c r t t e p en sîcm r lon t e lle s v ir a ie n t ,
ç ’it a il lu i... lu i... q u i la r .iv .i,!!,..
�748
L ’I D É E
D E S U Z IE
E xa s p é r é e , en r a g e , D ia n e co n t in u a :
— L ’a r g e n t e n vo yé p a r L a n d e lle é t a it d e l ’ar
g e n t e n vo yé p a r lu i-!,.. Ce lu i q u e je r e je t t e là et
q u e j ’a i ét é o b ligé e d 'a cce p t e r p o u r fu ir lo in , lo in ...
b ie n lo in ... e s t d e l ’a r g e n t ... à lu i !. . . Av a n c é p a r
le n o t a ir e s u r d es va le u r s m is e s e n d ép ô t — en
n o t r e n om — p o u r g a r a n t ir n o t r e p e n s io n !... C ’est
u n m is é r a b le !...
M a is , à ce d e r n ie r m o t , S u zie , q u i ju s q u e -là
s e m b la it fr a p p é e d e s t u p e u r , s e r e d r e s s a :
— U n m is é r a b le ? ... a s-t u o sé d ir e , u n m is é
r a b le ? ... fit -e lle , fr é m is s a n t e , d ’u n h o m m e si g é
n é r e u x , s i s im p le m e n t , s i a d m ir a b le m e n t gé n é
r e u x !...
— Q u i lu i d e m a n d a it d e l ’ê t r e ? ...
— S a fa ço n d e co m p r en d r e la ch a r it é ...
— A h ! s i t u a va is vu co m m en t a u s s i le n o t a ir e
la co m p r e n a it , ce t t e c h a r it é !...
E t , t a n d is q u e D ia n e je t a it feu e t fla m m e , en
t a s s a it in ju r e s s u r in ju r e s , g r ie fs s u r g r ie fs , se
t o r d a it s u r son fa u t e u il, e t , eu p r o ie à u n e vé r i
t a b le cr is e d e d ém e n ce, n e vo u la n t p lu s r e s t e r à
P a r is n i r e ve n ir à S a v ig n o n , p r o p o s a it à t r a ve r s
d es cr is e t d es m o t s s a n s s u it e d ’a lle r se je t e r à
la S e in e , d e s ’a s p h y x ie r a ve c d u ch a r b o n , d ’en
fin ir ... vSuzie s ’é t a it a ge n o u illé e e t je t a it ve r s le
c ie l, ve r s s a m èr e, u n a p p e l ép er d u . P u is , co u r a
g e u s e m e n t , e lle s e r e le va it , e t , s ’a p p r o ch a n t d e
D ia n e , s ’e flo r ça it d e r a m en er u n p eu d e ca lm e
d a n s son e s p r it . V in g t fo is r ep o u ssée a ve c d es
m o t s in ju s t e s , cr u e ls , v in g t fo is e lle r e ve n a it à la
ch a r ge , m u r m u r a n t d a n s so n cœ u r p o u r n e p a s
d é fa illir :
'
« M on D ie u ... m on D ie u , je co m p r en d s m a in
t e n a n t p o u r q u o i m a p a u vr e m a m a n m e r eco m
m a n d a it d e 11e p a s q u it t e r D ia n e . E lle v o u la it q u e
je fu s s e là q u a n d e lle t r a ve r s e r a it ce t t e h e u r e ...
M on D ie u , fa it e s q u e j ’a id e la p a u vr e D ia n e , q u e
je lu i s o is u n s o u t ie n , in s p ir e z-m o i d es m o t s d e
co n s o la t io n p o u r e lfe ... m o n D ie u ... m ou D ie u ... »
S ’u s a n t p a r s a vio le n ce m êm e, la cr is e d e D ia n e
s ’a p a is a .
L a t ê t e p r is e d a n s le s b r a s d e S u zie , le s p a r o les
t e n d r e s, sin cè r es d e l ’e n fa n t p é n é t r a n t co m m e u n
b a u m e ju s q u ’à son cœ u r , la je u n e fille fo n d it en
la r m e s .
�L ’I D E E D U S U Z I E
149
M a is ce n e fu t q u e p lu s t a r d , b ie n p lu s t a r d ,
q u e S u zie o s a t im id e m e n t d em a n d e r :
— D ia n e , ve u x - t u q u e n o u s p a r t io n s ? ...
— Là - b a s , q u e d e v e n ir ? ...
— I ci, q u e fa ir e ? ... il fa u t r e n d r e ce t a p p a r t e
m e n t e t o ù a lle r ? ... e t co m m en t v iv r e ? ... T u n e
vo u d r a is p a s q u e c e u x q u i t ’o n t vu e s i é lé g a n t e
t e vo ie n t p r ivé e d e t o u t , m a l m is e , ch e r ch a n t à
t e s u ffir e ? ...
— N o n !... n o n !... cr ia D ia n e en se vo ila n t la
fa ce d e se s d e u x m a in s .
— Alo r s , i l fa u t q u e n o u s p a r t io n s !
— Co m m e n t r e ga r d e r a i-je e n fa ce c e u x q u i
m ’o n t s i m o r t e lle m e n t o ffe n s é e ? ...
— O ffe n s é e ! r é p é t a S u zie , o ffe n s é e !...
E t son vis a g e s ’é cla ir a d ’u n b ea u s o u r ir e :
— P a u vr e s ch e r s b o n s a m is , m u r m u r a -t -e lle ,
p a u vr e s ch e r s b on s a m is !...
E t s o u d a in , le s y e u x illu m in é s d e jo ie e t d e
co n fia n ce , e lle p r o p o sa :
— D ia n e , ve u x - t u t e fier à m o i, m e la is s e r
fa ir e ? ...
— A q u o i ce la m e s e r vir a - t - il? ...
— P a r t o n s ... p a r t o n s b ie n vit e , je t e p r o m et s
là -b a s la p a ix ... le ca lm e .
— C o m m e n t ? ..!
— J e t e le d ir a i !...
— Q u a n d ? ... C o m m e n t ? ...
— C ’e s t m on s e cr e t !
— F e r a s -t u q u e je p u is s e m a r ch e r t ê t e le vé e ,
s a n s p a r a ît r e m a n ge r le p a in d es a u t r e s ? ... s a n s
êt r e à la ch a r ge d ’tin h o m m e q u e je m é p r ise ,
d ’u n e v ie ille fille q u e je d é t e s t e ? ...
— O u i, r é p o n d it S u zie .
— F e r a s -t u q u e r ie n n e fr o is s e m on o r g u e il, et
q u e le p o u r q u o i d e ce t a r g e n t q u i n o u s a ét é
ve r s é s o it e x p liq u é ? ...
— O u i ! fit en cor e Su zie .
— E t t u m ’a s s u r e s u n e vie d ig n e , s a n s fr o isse
m en t d ’a u cu n e s o r t e ? ...
— J e t e l ’a s s u r e .
— Alo r s , fa is ce q u e t u vo u d r a s , d é cla r a D ia n e ,
p a r t o n s , a llo n s n o u s e n t e r r e r là - b a s ... n o u s y en
t e r r e r ... fa is le n é ce s s a ir e ... je s u is b r is é e !...
Co m m e si e lle n ’e û t a t t en d u q u e ce t t e a u f '
�L ' ID É E
DE
S U Z IE
r is a t io n , S u zie , p r e s q u e s a n s b o it e r , co n t in u a 1er
p r é p a r a t ifs d u d é p a r t .
D ia n e la v it , s a n s r em o r d s d e ce co n t r a s t e , em
b a lle r ses b e lle s r o b e s, se s ch a p e a u x co û t e u x, p u is
fa ir e le t o u t p e t it p a q u e t d e ses vê t e m e n t s , vê t e
m en t s d e gr a n d d e u il q u e r ie n -en core n ’a v a it
é cla ir cis ...
E lle la v i t à la gar-e s ’o ccu p e r d e s "b illets, d es
b a g a g e s , e t ve ille r à t o u t co m m e s i, b r u sq u em e n t ,
i l é t a it ve n u à la p a u vr e t t e d es fo r ces t o m b ée s d u
c ie l...
... E t le t r a in p a r t , i l e s t p a r t i...
C ’e s t la n u it ...
S u zie vo it d e n o u ve a u d é file r d es om b r es n o ir es
d a n s d es p la in e s im m e n s e s . E lle vo it le cie l cr i
b lé d ’é t o ile s ; e lle s e n t s u r so n vis a g e la ca r esse
fr a îch e d u ve n t q u i p a s s e s u r la ca m p a gn e , et ,
a u x s t a t io n s , e lle é co u t e la ch a n so n d es r o s s ign o ls .
D ia n e d o r t ; m a is S u zie ve ille . To u r m e n t é e d es
p r o m es ses q u e, p o u r l a ca lm e r , .elle a fa it e s à
D ia n e , n e s a ch a n t co m m en t e lle le s t ie n d r a ... e lle
ch e r ch e ... e lle ch e r ch e ...
C e n ’e s t q u ’a u m a t in -qu’u n e id é e lu i vie n t , m a is
s i cr u e lle , e x ig e a n t t a n t d e s a cr ifice s , t a n t d ’o u b li
d e s o i e t d ’im m o la t io n , q u e la p a u vr e t t e , u n e
s u e u r d ’a n go is s e a u fr o n t , n ’o se -s'y a r r ê t e r ...
L e t e m p s s ’é co u le ... le t r a in m a r ch e.
Les P yr é n é e s , a u x p ics é t in ce la n t s d e n e ig e e t
d e s o le il, a p p a r a is s e n t s e d é co u p a n t s u r u n ciel
d ’u n b ea u b le u d e t u r q u o is e ... L e t r a in a p p r o ch e
d e S a v ig n o n ...
D ia n e , r e st é e m u e t t e ju s q u ’a lo r s ,
m et à
g é m ir :
— A h ! m on D ie u , n o u s a p p r o ch o n s.!« .
P u is e lle se r e m e t à p le u r e r e t s a n glo t e :
— vSuzie, sou vie n s-t o i d e ee q u e t u m ’a s p r o
m is !...
L ’e n fa n t t r e s s a ille , e t le n t e m e n t , fa ib le m e n t ,
a ve c, d a n s la v o ix , l ’a cce n t b r isé d o n t o n p r o
n on ce les gr a n d s r en o n cem en t s, e lle r ép o n d :
— D ia a e , sois sa n s cr a in t e , je m e s o u vie n s !
se
�L ’I D É E D E S U Z I E
151
X X VI
L e t e m p s é t a it s u p er b e e t d o u x . P a r la fen êt r e
d u gr a n d ca b in e t d e t r a v a il e n t r a it d u s o le il a ve c
la fr a îch e s e n t e u r d es lila s , d e s p r e m iè r e s r o ses
e t d e la vig n e fle u r ie . M . d e Cr it o n , a s s is , la t ê t e
d a n s se s m a in s , p r è s d e s a t a b le d e t r a v a il, en
t e n d it u n e p o r t e s ’o u vr ir e t q u e lq u ’u n e n t r e r .
— Bo n jo u r , m a jo r !... fit p r è s d e lu i u n e p e t it e
vo ix s i d o u ce, s i h e u r e u s e .
M . d e Cr it o n fu t le n t à r ép o n d r e, le n t à r e le ve r
la t ê t e : C e t t e v o ix é t a it s i p a r e ille à ce lle q u i,
l ’in s t a n t d ’a va n t , p a r la it à so n cœ u r , q u ’i l n e
s a v a it s i e lle p r o lo n ge a it u n e illu s io n , u n r ê ve ,
ou b ien é t a it u n e r é a lit é im p o s s ib le à ce t t e h eu r e.
— Bo n jo u r , m a jo r ... vo u s d o r m ez !... r é p é t a la
m êm e p e t it e v o ix .
Ce t t e fo is , il se r e d r e s s a d ’u n b o n d :
— Vo u s ... S u z ie !... v o u s !...
E t , ve r s l ’e n fa n t , i l s ’éla n ça le s m a in s t e n d u e s ,
p r is d ’u n e ém o t io n s i p r o fo n d e q u ’il n e t r o u v a it
p lu s u n e p a r o le .
Il
a va it m a ig r i, e t s e s c h e v e u x é t a ie n t t r ès
b la n cs.
« Q u ’il a d û ê t r e t r is t e s o u ve n t ... » s o n ge a la
fille t t e .
L u i a u s s i la t r o u v a it ch a n gé e . E lle é t a it p â le ;
m ou D ie u , q u ’e lle é t a it p â le e t q u e se s m a in s
«.'■taient t r a n s p a r e n t e s I
— E n fa n t , a ve z-vo u s é t é m a la d e ?
— N o n ! je n ’a i p a s é t é m a la d e ... je n ’a i p a s ét é
m a la d e !... b a lb u t ia -t -e lle .
E t a u s s it ô t , je t a n t a u t o u r d ’e lle , d a n s le g r a n d
ca b in e t d e t r a v a il, u n r e ga r d d e d é t r ess e, ép r o u
va n t un r e gr e t ... a h ! q u el r e g r e t ! d e n e p o u vo ir
jo u ir p lu s lo n gt e m p s , d e n e p o u vo ir p r o lo n ge r la
jo ie d e ce r e vo ir , e lle co m m en ça :
— M a jo r , j ’a i u n e id ée t r è s g r a v e , t r ès sé r ie u se
e t q u i m e co û t e à d ir e ... M a jo r , je s u is ve n u e à
p ie d , s e u le , d e p u is le b u r e a u , p o u r ce la ... N o u s
som m es a r r ivé e s à m id i à S a v ig n o n ; je s u is t r è s
fa t ig u é e ... t r è s fa t igu é e , — e lle fe r m a it le s y e u x , —
je s a is com b ien vo u s a ve z é t é b o n , t r o p b on , t r o p
g é n é r e u x, je s a is t o u t ce q u e n o u s vo u s d e vo n s ,
D ia n e e t m o i, le n o t a ir e a t o u t d it ...
�l 5'4
E ’I D Ë E D E S U Z I E
Le m a jo r eu t u n g e s t e d e d é s e s p o ir e t d e colèr e.
S u zie p o u r s u ivit , s u p p lia n t e :
— N e m ’in t e r r o m p e z p a s ... la iss ez-m o i vo u s
p a r le r ... D ia n e so u ffr e d e ce q u e lu i a r é vé lé le n o
t a ir e ... M o i, je n ’en so u ffr e p a s , je n ’e n s u is q u e
p r o fo n d ém e n t t o u ch é e ... t o u ch é e a u -d elà d e t o u t ce
q u e vo u s p o u ve z im a g in e r e t r e co n n a is s a n t e ...
« N o n ! d e gr â ce , p a s u n m o t , la iss ez-m o i fin ir ...
« Alo r s , p o u r q u e D ia n e n ’e n sou ffr e p lu s , e t
q u ’e lle p u is s e a cce p t e r le p a s s é , le p r é s e n t , l ’a ve
n ir s u r t o u t , m a jo r , l ’a ve n ir ... — e lle n e s a it p a s
t r a v a ille r ... p o u r m o i, ce s e r a le b o n h e u r — a lo r s ...
a lo r s ... D ia n e e s t s i sû r e d e t o u t e s se s vict o ir e s ...
m a jo r , je vie n s vo u s d em a n d e r , ce la a r r a n ge r a it
t o u t , m a jo r , vo u le z-vo u s l ’é p o u s e r ? ...
E t com m e s i, p o u r e n t en d r e la r ép o n se à ce t t e
p r o p o s it io n , il e û t fa llu à S u zie d es b r a s a m is
p o u r l ’em p êch er d e t o m b er , e lle r e cu la , h a le t a n t e ,
e t se b lo t t it d a n s le gr a n d fa u t e u il, d a n s le ch er
gr a n d fa u t e u il... o ù u n jo u r d e n e ig e ... e lle s ’é t a it
a s s is e ... m on D ie u ... q u e c ’é t a it lo in ...
— E p o u s e r vo t r e s œ u r ? ... e t c ’e s t vo u s ... vo u s ,
S u zie ... q u e j ’e n t e n d s ... vo u s q u i ve n e z...
E t S u zie , fe r m a n t le s y e u x p o u r n e p a s vo ir le
ge s t e effa r é d u m a jo r , son r e ga r d d ’a r d e n t r e
p r o ch e, n e r ie n vo ir d e lu i q u i l ’e û t é b r a n lé e,
p o u r s u it :
— O h ! m a jo r , e lle e s t b ien g e n t ille , D ia n e ; m a is
si s e n s ib le ... e lle sou ffr e t a n t !... L a vie lu i a p p o r t e
t a n t d e d éce p t io n s , e lle n e s a it p a s , com m e m o i,
se co n t e n t e r d e ce q u i a r r ive;... M a is vo u s ve r r e z,
si e lle e s t h eu r e u s e , co m m e e lle ch a n ge r a !... S i
vo u s n e l ’a im e z p a s en co r e , vo u s a p p r en d r e z à
l ’a im e r ! M a jo r , n e m ’in t er r o m p ez p a s !... E lle est
si jo lie , s i b e lle , vo u s y a r r ive r e z!...
« J e s a is b ien q u ’on n ’a im e p a s q u i l ’on ve u t ,
p o u r s u ivit l ’e n fa n t en a p p u ya n t s a m a in co n t r e
sa p o it r in e ; je s a is b ien q u e d ’a im e r q u e lq u ’u n
vie n t on n e s a it co m m e n t ... Q u ’on t r o u ve , u n
jo u r , son cœ u r t o u t illu m in é , t o u t p le in d e jo ie ,
d e s o u ve n ir s , et q u e ce t t e jo ie , ces s o u ve n ir s , u n
s e u l. . . u n s e u l e s t ve n u le s y d é p o s e r ... E s t -ce
p o u r ce la q u ’on l ’a im e , ce lu i q u i e s t ve n u ... q u ’on
l ’a im e ? ...
E lle p a r la it d ’u n e v o ix d e r ê ve ; m a is , a u s s it ô t ,
e lle se r e p r it :
�L ’I D E E D E S U Z I E
*53
« M a jo r , je s a is ces ch o ses ; m a is je s a is a u ssi
q u e vo u s ê t e s g é n é r e u x, b o n , p a r fa it ... C ’e s t p o u r
q u o i, je vo u s le d em a n d e, é p o u se z D ia n e , r en
d e z-la h e u r e u s e , e s s a ye z d e l ’a im e r ... vo u s ve r r e z...
vo u s ve r r e z... on a r r ive à t o u t ce q u e l ’on v e u t ...
M a is lu i a r p e n t a it le gr a n d ca b in e t d e t r a v a il
e t , b a lb u t ia n t t o u jo u r s , s e m b la it r ép o n d r e a u x
q u e s t io n s d e S u zie p a r d ’a u t r e s q u est io n s.
P o u r q u o i n e p a s lu i d ir e ? ... p o u r q u o i se t a ir e ...
lu i ca ch e r p lu s lo n g t e m p s ? ...
P lu s en cor e, S u zie in s is t a it :
« P o u r le b o n h e u r d e D ia n e , m a jo r ! E lle n e
p o u r r a ja m a is t r a va ille r , e lle n ’e s t p a s fo r t e ...
t a n d is q u e m o i, je s u is fo r t e , t r è s fo r t e ...
E lle r é p é t a it ce la a ve c u n p a u vr e p e t it r ir e
fo r cé ; m a is e lle s e n t a it u n fr o id la s a is ir , d es
p e t it e s ch o se s p a s s e r d e va n t se s y e u x t o u t es n o ir es
com m e d es m o u ch e s , n o n , t o u t e s b la n ch e s com m e
d es flocon s ; il lu i s e m b la it q u ’a u t o u r d ’e lle , les
m u r s , le s m e u b le s , le s b ib lio t h è q u e s , se p e n
ch a ie n t , se r e le va ie n t , q u e le gr a n d fa u t e u il n e
la s o u t e n a it p lu s b ie n ... A h ! il fa lla it e n fin ir
vit e ... vit e ... est -ce q u e t o u t e s a fo r ce s ’en a lla it ? ...
— M a jo r , r é p o n d e z-m o i... r ép o n d ez-m o i ! cr ia t -e lle a ve c, d a n s la v o ix , p r e s q u e d u d ése sp o ir .
L e m a jo r s ’é t a it a r r ê t é ; il r e g a r d a it fixe m e n t
l ’e n fa n t .
S o u d a in , il m u r m u r a :
« Ce s e r a it b ien le fa it d e ce t t e p e t it e â m e
co u r a g e u s e ... »
U n e b r u s q u e lu m iè r e ve n a it d e se fa ir e en lu i...
L e vis a g e r a d ie u x, il se p e n ch a ve r s S u zie , e t ,
t r e m b la n t d ’ém o t io n , d é cla r a :
— Av a n t d e vo u s r ép o n d r e, j ’a i b eso in d e lir e
d a n s ces gr a n d s ye u x - là !...
D o u ce m e n t , il s o u le va ve r s lu i le p â le vis a g e .
E t S u zie , ép er d u e, la s s e d e fe in d r e , 11’a ya n t
p lu s n i for ce n i co u r a ge , r efer m a les y e u x b ien
vit e p o u r q u ’il n e lis e p a s en e lle ... m a is t r o p
t a r i...
E t , à ce q u ’il a va it lu , vo ilà q u ’il r é p o n d a it
m a in t e n a n t , à g e n o u x s u r la p e a u d ’o u r s b la n c,
d e va n t la fille t t e .
— S u zie , je n e p u is é p o u se r D ia n e p a r ce q u e
c ’e s t vo u s ... vo u s q u e j ’a im e !...
— A h ! m on D ie u ... m on D ie u .,, m o i... m o i...
�154
W I D E E D E S U Z IE
L ’e n fa n t d é fa illa it .
— D ia n e e s t si b e lle ... je s u is s i fa ib le ... s i r ai
p o r t a n t e ... b a lb u t ia it -e lle .
M a is le m a jo r r é p é t a it , d e p lu s e u p lu s jo y e u x :
— C ’e s t vo u s , vo u s q u e j ’a im e ... vo u s s e u le h ..
Vo u s , q u e je s o n ge à ga r d e r là , p r è s d e m o i...
vo u s , à q u i je r ê ve d e co n s a cr e r m a vie ; vo u s , q u e
je v e u x g u é r ir à for ce d e d é vo u e m e n t ; vo u s , d on t
je v e u x ê t r e l ’a m i, le s o u t ie n d e t o u t es le s h eu r es ;
vo u s , m on p a u vr e p e t it o is e a u s i co u r a g e u x ...
vo u s , q u i êt es m on b o n h eu r , m a lu m iè r e !...
Il
co n t in u a it . So n gr a n d s e cr e t s ’é ch a p p a it d e
ses lè vr e s en p a r o le s a r d e n t e s , e t S u zie é co u t a it ,
ép er d u e, h a le t a n t e .
E t lo r s q u ’il d em a n d a en fin :
— E n fa n t , vo u le z-vo u s p a r t a g e r m a v ie som b r e
e t s o lit a ir e , vo u le z-vo u s y a p p o r t e r d e la g a ît é ,
d e la jo ie , d u b o n h e u r ? ...
E lle se r a id it e t r é p o n d it :
— M a jo r , il fa u d r a it le d ir e à D ia n e , il fa u t q u e
D ia n e y co n s en t e, m a m a n l ’a u r a it vo u lu a in s i!...
P u is e lle r e t o m b a s u r le g r a n d fa u t e u il, a cca
b lé e :
— A h ! q u ’e lle v a ê t r e fâ ch é e , D ia n e !... q u ’e lle
va m e g r o n d e r !... E t co m m en t a lle r le lu i d e
m a n d e r ? ... Co m m e n t r e ve n ir là - b a s ... je s u is si
la s s e ... s i la s s e ...
— N ’e st -ce q u e c e la ? ...
Br u s q u e m e n t r e le vé , le m a jo r co m m a n d a :
— Yo !... Yo !... le p o u ss-p o u ss !... p a s d e m a n
d a r in ... t r o p p r e s s é ... p a s d e g r a n d e t e n u e ... v i
ve m en t !...
E t , r eve n u ve r s S u zie , i l c r ia :
— P r in ce s s e !... m on b r a s !...
E lle lu i d it a ve c r e p r o ch e :
— P o u ve z-vo u s r ir e ? ...
L u i, la n ça com m e u n e cla ir o n n é e :
— L ’o cca sio n e s t b o n n e ... je s u is fou d e jo ie !
E lle lu i je t a u n r e ga r d o ù e lle m e t t a it t o u t e
son Am e...
E t , d e n o u ve a u a s s is e d a n s le p o u s s -p o u s s , la
p e t it e p r in ce s s e d es n e ige s s ’en fu t a u t r a ve r s la
ca m p a gn e , M or la clc, « fou d e jo ie » a u s s i, fo u r r a
g e a n t d a n s les h a ie s ...
A h ! q u e l ’a ir s e n t a it b o n le m ie l, le s fle u r s ,
les fe u ille s n o u ve lle s ! Q u e le cie l é t a it cla ir , la
�L ’I D É E
D E S U Z IE
155
p la in e r ia n t e , e t q u e là -b a s , s u r le s e u il d u b;ive a u , M lie L a n d e lle p a r a is s a it r a yo n n e r !
Av a it - e lle d on c d e v in é ? ...
M a is D ia n e ... o ù é t a it D ia n e ? ...
— P r in ce s s e ... vo t r e m a in ? ...
L a p r in ce s s e t e n d it sa m a in e t d e s ce n d it a p
p u yé e a u b r a s d u m a jo r . Ah ! q u ’e lle a v a it p eu r
d e D ia n e , com m e D ia n e a lla it se fâ ch e r !...
E t , ju s t e m e n t , e lle e n t r a it d a n s le b u r e a u . S u zie
fr is s o n n a it . H o s t ile , h a u t a in e , e lle t o is a it le m a jo r .
M a is le m a jo r b r u s q u a it le s ch o s e s , d is a it ce
q u ’il a va it lu d a n s le s y e u x d e »Suzie, le r é p é t a it
en cor e e t co n clu a it :
— E n co n s éq u e n ce, M a d e m o is e lle , je vo u s d e
m a n d e la m a in d e vo t r e p e t it e s œ u r !...
E t D ia n e r é p o n d a it s e u le m e n t , é n e r vé e e t ja
lo u se :
— Ah ! c ’e s t p o u r ce la , S u zie , q u e t u m e p r o
m e t t a is ... q u e t u é t a is s i p r e s s é e ... c ’é t a it là t o n
id ée ? ...
— N o n , D ia n e , m on id é e é t a it d e ... d e d em a n d er
a u m a jo r d e t ’é p o u s e r ...
— D e m ’é p o u s e r , m o i? ... h a ! h a !... il e û t p eu t êt r e fa llu p r en d r e m on a vis .
E t , la t ê t e h a u t e , le s y e u x d u r s , e lle d em a n d a :
— Cr o ye z-vo u s , M o n sie u r , q u e la p e n s é e d ’ép o u
ser m a s œ u r vo u s d o n n â t le d r o it d e n ou s fa ir e
1 a u m ô n e, d e vo u s e n t e n d r e a ve c M Uo L a n d e lle
p o u r n o u s m e n t ir , d e p r en d r e t o u s d e u x a u p r ès
d e n o u s ce r ô le d e p r o t e ct e u r s a u q u e l vo u s n ’a vie z
a u cu n t it r e ? ...
— Au cu n t it r e ! in t e r r o m p it M Ua L a n d e lle s u b i
t e m e n t t r è s fièr e, a u cu n t it r e ...
E t fé b r ile m e n t , o u vr a n t u n t ir o ir , en r e t ir a n t
u n p a p ie r fr o is s é , e lle le t e n d it à D ia n e e n a jo u
tan t :
— E t ce ci, M a d em o ise lle , n ’e st -ce r ie n ... r ie n
p o u r v o u s ? ...
— Q u ’e s t -ce ? com m en ça d é d a ign e u s e m e n t la
je u n e fille.
M a is e lle s ’a r r ê t a e t lu t , en p â lis s a n t :
« J e s u p p lie M llu L a n d e lle d e p r e n d r e en p it ié
m es fille s ; e lle s so n t t r ès p a n vr e s ... e lle s n ’o n t p a s
co n s cien ce d e le u r m isèr e !... L e s vo ilà s e u le s a u
m o n d e, e lle s 11’a va ie n t q u e m o i... je m e u r s ...
p it ié !... p it ié !... »
�L ’ID É E D E S Ü Z IE
D ia n e m u r m u r a :
— M a is M . d e C r it o n ? ...
— M . d e Cr it o n a vo u lu p a r t a g e r m a t â ch e ,
m ’y a id e r , s e p la ça n t a u -d e ssu s d es p r é ju g é s ... il
a vo u lu p a r ch a r it é ...
— L a c h a r it é ! in t e r r o m p it D ia n e , d e n o u ve a u
r ed r e s s é e et , in s o le n t e , la ch a r it é ... vo ilà ju s t e m e n t
où e s t l ’o ffe n s e ... la ch a r it é , je n e s u is p a s d e
ce lle s q u i l ’a cce p t e n t ...
— M on D ie u !... m o n D ie u !... m u r m u r a Su zie .
L e m a jo r la r a s s u r a d ’u n s o u r ir e , e t , s ’a va n ça n t
ve r s D ia n e , à son t o u r il p a r la :
— M a d e m o is e lle , vo u s a ve z r a is o n , vo u s n ’êt es
p a s d e ce lle s a u xq u e lle s o n p e u t fa ir e l ’a u m ô n e ...
e t cr o ye z b ie n q u e je n ’y a i ja m a is s o n g é !...
M I,e L a n d e lle a d e m o i u n e o p in io n q u e je n e
m é r it e p a s , en d é cla r a n t q u e , s e u l, u n p e u d ’h u m a
n it é a d ict é m a con d u it e...;
« J ’a im a is d é jà vo t r e s œ u r , n o n p a s com m e
a u jo u r d ’h u i p e u t -ê t r e , m a is d é jà t e n d r em en t ,
p r o fo n d é m e n t , d ’u n e a ffect io n q u i m e d o n n a it le
d é s ir d e m e d é vo u e r p o u r e lle , le d é s ir a u s s i d e
la co n s e r ve r p r ès d e m o i...
« A in s i, vo u s vo ye z, q u a n d vo u s m ’a ccu siez
d ’é go ïs m e , vo u s a vie z r a is o n ! Vo u s n ’êt es d o n c
p o u r r ie n d a n s ce q u e j ’a i cr u d e vo ir fa ir e ...
J ’a i a g i p o u r S u zie , p o u r m o i p lu t ô t ... e t m a in
t e n a n t cfue S u zie m ’a p a r d o n n é, q u ’e lle co n s en t
à m ’a ffir m er le d r o it d e ve ille r s u r e lle , d e la
p r o t é ge r , d e la fa ir e h e u r e u s e , vo u le z-vo u s y co n
s e n t ir com m e e lle ? ...
— Y c o n s e n t ir ? ... e t q u e m ’im p o r t e ? ... e lle e s t
lib r e d ’a g ir à s a g u is e !... Q u a n t à ce q u e vo u s
a ve z... a va n cé p o u r m o i, M o n s ie u r , je p o u r r a i
b ie n t ô t vo u s en t e n ir co m p t e ... S i t u a va is t o n
s e cr e t , S u zie , j ’a va is le m ien a u s s i... j ’ép o u se le
co m t e d e G o r n !...
— L e co m t e ... e t N o ll... N o ll... t u n e l ’a im a is
d o n c p a s ? ...
M a is D ia n e , r ia n t p lu s fo r t , n e vo u la n t r ien
céd er q u ’à son in d o m p t a b le o r g u e il, d é cla r a :
— N o ll? ... h a ! h a !... c ’é t a it p o u r m ie u x t e
ca ch e r l ’a u t r e ...
— L ’a u t r e ? .., le c o m t e ? ... O h ! D ia n e ...
— Ch a cu n p r en d so n b o n h e u r où il p e n se le
t r o u ve r , n ’est -ce p a s ? ...
�L ’I D É E
D E S U Z IE
>57
E t t a n d is q u e D ia n e e n v o ya it a ve n u e Vict o r
H u g o u n t é lé gr a m m e , e t q u ’en ce t é lé gr a m m e
e lle m e t t a it le m o t d e t r o is le t t r e s , s i co u r t , s i
s im p le , q u ’e lle a va it h é s it é ju s q u ’a lo r s à p r o n o n
cer , Su zie , t o u t b a s, a p p u yé e co n t r e M “° La n d elle.
le d is a it a u m a jo r ...
E t t a n d is q u ’à S u zie il a lla it d o n n er le b o n h eu r ,
le s e u l, le vr a i, n é d e l ’e s t im e , d e la t e n d r esse
m u t u e lle q u i, ch a q u e jo u r , a u gm e n t e e t fo r t ifie ;
à l ’a u t r e il a lla it a p p o r t e r ce t t e vie m o n d a in e, t o u t e
en d écor s q u i, la r ep r é s e n t a t io n fin ie , la r a m p e
é t e in t e , com m e a u t h é â t r e , n e la is s e q u e le vid e
et le n o ir .
*
*
*
E t ce s o ir -là , lo r s q u e C a llo t r e vin t ch e r ch e r le
co u r r ie r , il t r o u va M Uo La n d e lle t r è s e x cit é e . E lle
fa is a it a ve c m èr e G r o gn o n , d e ve n u e lo q u a ce et
g a ie , d e gr a n d s p r o je t s p o u r q u a n d S u zie s e r a it
à t o u t ja m a is le u r vo is in e .
E t m èr e G r o gn o n , q u i v o y a it t r è s lo in le s
ch o se s, s o u p ir a d ’a t t e n d r is s e m e n t à la p e n sé e q u e
— d a n s q u e lq u e s a n n ées , ca r , en s a q u a lit é d e
s o r cie r , M . d e Cr it o n p o u va it t o u s le s m ir a c le s !...
— il y a u r a it p e u t -êt r e a u M o u s t ie r s u n p e t it ,
b lo n d com m e s a m èr e, q u i vie n d r a it m e t t r e t o u t
en l ’a ir d a n s le b u r e a u , ca s s e r la p la n t e gr a s s e ,
a r r a ch e r les fleu r s d es fu ch s ia s , d é p la ce r le s fe u ille s
d es b é go n ia s , t a q u in e r l ’o ise a u .
E t la h u p p e , com m e s i e lle e û t co m p r is ce q u i
m e n a ça it s a p a ix à ve n ir , s e m it à c r ie r ... cr ie r .
P eu t -ê t r e , a p r è s t o u t , cr ia it - e lle d e jo ie ? ...
M llc L a n d e lle n ’a u r a it p a s cr a in t d e l ’a ffir m e r .
* IN
�jL? p r o c h a i n
ila ns
la
rom an
(n n iS p )
C o lle ct io n
a p a r a ît r e
“ S I E L L A
Fidèle à son rêve
par
M A R Y
F L O R A N
J OUR »AL DE THHCLE D RVA RA Y
P a r is , i"" a oflt mm.
C ’e s t d em a in q u e J e q u it t e le co u ve n t . Bien
t a r d ? J ’a i v in g t a n s , m a is j ’y a i, à p la is ir , p r o
lo n gé m on s é jo u r p o u r a t t e n d r e m a s œ u r , L yd ie ,
ce t t e ch èr e e n fa n t g â t é e q u i t i’a u r a it su y d em e u
r er sa n s m o i. M es p a r e n t s m ’o n t vu e vo lo n t ie r s
co n s a cr e r à ce t t e t â ch e fr a t e r n e lle u n e a n n ée d e
p lu s , q u i m ’a p e r m is d e p a r fa ir e m es ét u d e s ,
d e p e r fe ct io n n e r m es p e t it s t a le n t s d ’a gr é m e n t .
M a in t e n a n t , m e vo ilà p r ê t e , p r ê t e p o u r la vie en
la q u e lle je va is e n t r er r é s o lu m e n t , a ve c jo ie , a ve c
esp o ir . E t , p o u r t a n t , q u e m e r é s e r ve -t -e lle , la
v ie ? ... Qu e va is - je t r o u ve r a u d elà d e ces
g r ille s i ... U n b on p èr e, u n e t e n d r e m èr e, u n e
s it u a t io n b r illa n t e a u p o in t d e vu e m a t é r ie l, très
h on or a b le a u p o in t d e vu e m or a l e t m êm e m o n
d a in . N o u s a p p a r t e n o n s à l ’in d u s t r ie ; m a is , d e
p u is q u in ze a n s q u e m on p èr e est ve n u se fixer
�F I D È L E A SO N R E V E
à L yo n , il a su s ’y fa ir e u n e p la ce p r é p o n d é r a n t e ,
a u ssi b ie n s u r le m a r c h é , co m m e on d it en t e r m e s
co m m e r cia u x, q u e d a n s la so cié t é . N o u s a vo n s d e
b e lle s r e la t io n s , d ’e xce lle n t e s a m it ié s , e t u n e in t i
m it é d e fa m ille b ien d o u ce a ve c m on o n cle e t m a
t a n t e P e s q u a ir e ; ca r m a m a n a t o u jo u r s a im é
p a r t icu liè r e m e n t m a t a n t e , q u i e s t son a în é e e t
son u n iq u e s œ u r . Ce lle -ci n e lu i t é m o ign e p a s
m o in s d ’a ffect ion e t n o u s t r a it e vr a im e n t com m e
si n o u s é t io n s ses fille s à e lle , q u i n ’en a p o in t ,
e t d o n t P h ilip p e e s t le seu l en fa n t .
M a is la fo r t u n e , la co n s id é r a t io n s o cia le e t m o n
d a in e , le s r e la t io n s , le s a m it ié s , le s lie n s d e
>arenté, t o u t ce la r ésu m e-t -il le b o n h e u r ? J e n e
e cr o is p a s. Il y a a u t r e ch o se, q u e lq u e ch o se d e
p lu s , il y a l ’a ffect io n r écip r o q u e , il y a l ’a m o u r !
J e n e r o u gis p a s d ’é cr ir e ce m o t , ca r il m e r e p r é
s en t e u n s e n t im e n t s i n o b le e t s i p u r q u ’il n e
p e u t q u e g r a n d ir ce lu i ou ce lle q u i le r esse n t .
Aim e r ! se ch o is ir u n co m p a gn o n d e vie , s ’il vo u s
p a ie d e r e t o u r , lu i d on n er so n cœ u r , lu i vo u e r
t o u t e son e xis t e n ce , l ’ép o u ser , s ’a p p u ye r s u r sa
fo r t e e t v ir ile t e n d r e s s e , co n fo n d r e, a ve c le s s ie n s ,
ses p e n sé es e t se s s e n t im e n t s , v iv r e d e sa vie , e t
q u ’il vive d e la vô t r e , êt r e u n , b ien q u ’é t a n t d e u x ,
e t t r a ve r s e r a in s i l ’e xis t e n ce , so u s l ’œ il d e D ie u ,
é t r o it e m e n t e t in d is s o lu b le m e n t u n is , d a n s la
b on n e ou la m a u va is e fo r t u n e , n ’est -ce p a s le
b o n h e u r ? ...
C ’e s t ce lu i q u e je r ê ve , q u e j ’a p p e lle d e t o u s
m es v œ u x . E t si l ’on vie n t m e d ir e q u e c ’e s t là
l ’id éa l im p o s s ib le à a t t e in d r e , je p o u r r a i r ép o n d r e
q u e j ’en a i vu l ’e xe m p le à n o t r e r oyer , d a n s le
m é n a ge s i u n i, s i h e u r e u x d e m on p è r e et d e m a
m èr e, e t q u e ce n ’e s t p o in t u n e a m b it io n ir r é a li
s a b le q u e d e d em a n d e r a u Cie l le m êm e s o r t q u e
ses p ar en ts.
P o u r t a n t , ce t t e a m b it io n , la r é a lis e r a i-je ?...
L a s u it e d e ce ca h ie r le d ir a , ca r ce s e r a le livr e
cfe m a vie , o ù , jo u r p a r jo u r , p o u r n e le s o u b lie r
ja m a is , ie v e u x n o t er t o u s le s in cid e n t s d e m a
d e s t in é e , e t la p a ge é cr it e ce s o ir , le d e r n ie r q u e
je p a s s e d a n s l ’h o s p it a liè r e m a is o n q u i, d e p u is
d ix a n s , a b r it e m a je u n e s s e , ce t t e p a g e est u n e
s o r t e d e p r é fa ce a u r é cit d o n t , a u t e u r in co n s cie n t ,
j ’ign o r e à ce t t e h e u r e e t le s d é ve lo p p e m e n t s , et
le s cir co n s t a n ce s , et le d én o u em e n t , m a is q u e m e
d ict e r o n t , q u o t id ie n n e m e n t , l ’im p r é vu d e l ’e x is
t e n ce et la r é a lis a t io n vé cu e d e m a d e st in é e .
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{A s u i v r e .)
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�L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES X' 1
d o n n e , s u r 1 0 8 p a g e s g r a n d f o r m a t , le c o n t e n u d e p l u s i e u r s
a lb u m s : L a y e t t e , lin g e r ie
d ’e n f a n t s , b l a n c h i s s a g e ,
r e p a s s a g e , a m e u b le m e n t , e x p o s it io n
::
::
::
::
::
tra v a u x d e d a m es
M O D È L E S
G R A N D E U R
d es
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d iffé r e n t s
::
::
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::
D 'E X É C U T IO N
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N‘ 2
A L P H A B E T S E T M O N O G R A M M E S G R A N D E U R D ’E XÉ C U T IO N
11 c o n t ie n t , d a n s s e s 1 0 8 p a g e s g r a n d f o r m a t , le p lu s g r a n d c h o ix
de
m o d è le s d e
::
::
C h if f r e s p o u r D r a p s , T a ie s , S e r v ie t t e s ,
N a p p e s , M o u c h o ir s , e t c .
::
::
::
L’A L B U M DE S O U V RA G E S DE D A M E S N° 3
C e t a l b u m c o n t ie n t , d a n s s e s 1 0 8 p a g e s g r a n d f o r m a t ,
le p l u s g r a n d c h o ix d e m o d è le s e n b r o d e r ie a n g la is e , b r o d e r ie
a u p l u m e t is . b r o d e r ie a u p a s s é , b r o d e r ie R i c h e l i e u , b r o d e r ie
::
::
d ' a p p l i c a t i o n s u r t u lle , d e n t e lle s e n f ile t , e t c .
::
::
L’ALBUM DES OUVRAGES DE DAMES N‘ 4
c o n t ie n t le s F A B L E S D U B O N
L A F O N T A IN E
E n c a r r é s g r a n d e u r d ’e x é c u t io n , e n b r o d e r ie a n g la is e . L a m é n a
g e r ie c h a r m a n t e c r é é e p a r n o t r e g r a n d f a b u lis t e e s t le s u je t d e s
c o m p o s it io n s le s p l u s in t é r e s s a n t e s p o u r la t a b le , l ’a m e u b le m e n t ,
a in s i q u e p o u r le s p e t it s o u v r a g e s q u i f o n t l a g r â c e d u f o y e r .
L’ALBUM DES OUVBAGES DE DAMES N‘ S
L e F i le t B ro d é .
8 0
pages
c o n te n a n t
2 8 0
m o d è le s
de
to u s
genres.
L’ ALBUM DES OUVBAGES DE DAMES N'6
L E T R O U S S E A U M O D E R N E : L in g e d e c o r p s , d e t a b le , d e m a is o n .
5 6
d o u b le s
pages. F o rm at
3 7 X 5 7
1 /2 .
L’ALB U M DE S O U V RA G E S D E D A M E S N° 7
L e T r i c o t e t le
C ro c h e t .
1 0 0 p a g e s g r a n d f o r m a t . C o n t e n a n t p l u s d e 2 3 0 m o d è le s v a r ié s
p o u r B é b é s , F il le t t e s , J e u n e s F il le s , G a r ç o n n e t s , D a m e s e t M e s
s ie u r s . G r a n d c h o ix d e d e n t e lle s
p o u r li n g e r ie e t a m e u b le m e n t .
L’AL B U M DE S O U V RA G E S D E D A M E S N° 8
A m e uble m e n t et
B ro d e r i e .
C e t a lb u m , d e
1 0 0 p a g e s g r a r . d f o r m a t , c o n t ie n t 1 9 m o d è le s
d ' a m e u b le m e n t ,
1 7 6 m o d è le s
de
b r o d e r ie s , d o n t
120 e n
::
::
: : ::
::
g r a n d e u r n a t u r e l le
::
::
::
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É d it io n s d u “ P e t it É c h o d e la M o d e ” , 1 , r u e G a z a n , P A R IS ( X IV e) .
�Collection STELLA
N" 1 5 8. *
★ i ,r oct obr e I 92G
1
1
Les
Rom an s
de
La Collection " S T E L L A ”
p a r a is s e n t r é g u liè r e m e n t t o u s les q u in ze jo u r s .
La Collection “ S T E L L A ”
co n s t it u e d o n c u n e v é r it a b le
p u b lic a t io n p é r io d iq u e .
P o u r la r e c e v o ir c k e z vo u s , san s vo u s d é r a n ge r ,
AB O N N E Z-VO U S
T R O IS
F r a n c e . ..
M O IS
10 fr a n cs .
SIX
M O IS
..
18 fr a n c s .
F r a n ce. ..
3 o fr a n cs .
F r a n ce .
U N
—
AN
( 6 rom ans) :
E t r a n g e r ..
12 fr . 6 0 .
( 1 2 rom an s) :
—
E t r a n g e r ..
a 3 fr a n c s .
( 24 rom an s)
—
E t r a n g e r ..
4 0 fr a n cs .
Ad r e s s e z v o s d e m a n d e s , a cco m p a gn é e s d ’u n m a n d a t -p o s t e
( n i c liè q u e p o s t a l, n i m a n d a t - c a r t e ) ,
à M o n s i e u r le D ir e c t e u r d u P e t i t E c h o d * la M o t i * ,
1 , r u e G a z a n , P a r is ( 1 4 e) .
! . . P“ MDt : J e a n L t J O A n o . — lm p . d o M O D t l o u r l i, 7 , r . L e m s lg m o , P ir is - iiV — R C
S «in B 5 3 8 7 9 .
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
L'idée de Suzie
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1926]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
157 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 158
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_158_C92635_1110482
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/10/44817/BCU_Bastaire_Stella_183_C92648_1110520.pdf
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Text
�•î» P ub lic a tio ns pér iodique s de la Société Anonyme du “ P e tit Écho de la Mode " X
$
1. r u e C a ia n , P ARIS (
X
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Le P E T IT É CH O D E L A M O D E
p a r a î t t o u s le s m e r c r e d i s .
32 pages, 16 grand format (dont 4 en coule urs) par numéro
<>
Deux grands rom ans p araissan t en même tem ps. A rticles de mode.
:: Chroniques variées. Contes e t nouvelles. Monologues, poésies. ::
C auseries e t recettes p ratiques. C o u rriers trè s bien organisés.
LA M OD E FR AN ÇAIS E
p a r a i t t o u s le s s a m e d i s .
C ' e s t l e m a g a z i n e d e l ’é l é g a n c e J é m i n i n e e t d e l ' i n t é r i e u r m o d e r n e .
1 6
pages, d o n t 4
e n c o u le u r s , s u r p a p i e r d e lu x e .
U n r om a n , d e s n o u ve lle s , d e s ch r o n iq u e s , d e s r e ce ît e s .
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LIS ETTE,
1 6
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pages dont
P IER R O T,
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en
c o u le u rs .
J ou rn al d es Gar çon s
*
pages dont 4
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c o u le u rs .
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G U IG N O L,
M a g a z in e
|
4
p a r a î t t o u s le s m e r c r e d i s .
A.
f
J ou r n al d es Petites Filles
p a r a i t t o u s le* m e r c r e d i s .
Cin ém a d es En fan ts
m ensuel
MON
pour
fillc tlc s
cl
garço n s.
OU VRAGE
Journal ¿ ’Ouvrages de Dames paraissant le l*'1' et le 15 de chaque mois.
LA
MODE
S IM P LE
C e t a lb u m , q u i p a ra it q u a tre fois p a r an. ch a q u ? fois sur 36 p an e s,
d o n n e p o u r d a m e s , m e s s i e u r s et c n f a n t 'i , d es m odèles sim ples,
p ra tiq u e s el faciles à e x é c u te r. C est le m oins c h e r et le p lu s c o m p let
:: :: :: :: :: d e s alb u m s d e p atro n s. :: ::
:: :: ::
x
�LI ST E P A R N O M S D ’AU T E U R S
DES P R IN CIP AU X VO LU M E S
P AR U S D AN S L A CO LLE CT I O N
S
T
E
L
L
A
’
P«nl ACKER : 174. L e s D e u x C a h i e r s .
Mathilde ALANIC 4. L e s E s p é r a n c e s . — 28. L e D e o o l r d u 4 1 t . —
56. M o r t e l l e . — 76. T a n t e B a b i o l e .
Henri ARDEL : 41. D e u x A m o u r s .
M. de« ARNEAUX : 82. L e M a r i a g e d e G r a t i e n n e .
Jean d ’ARVHRS : 156* M a d e l i n e .
G. d ’ARVOR : 134. L e M a r i a g e d e R o s e D u p t e y .
Lucy AUGE : 112. L ' H e u r e d u b o n h e u r . — 154. L a M a i s o n d a n s l e b o i s .
Salva du BÉAL : 18. T r o p p e t i t e . — 160. A u t o u r d ’ Y o e t t e .’
Lya BERGER: 157. C ’e s t V A m o u r q u i g a g n e /
BRADA: 91. L a B r a n c h e d e r o m a r i n .
Jean de la BRÈTE : 3. R ê ü e r e t v l o r e . — 25. I l l u s i o n m a s c u l i n e . —
34. U n R é o e l l .
André BRUYÈRE : 161. L e P r i n c e d * O m b r e .
179. L e C h â t e a u d e s
te m p ê te s .
Clara-I.ouiie BURNHAM : 125. P o r t e à p o r t e .
Rose-Nonchette CAREY : 171. A m o u r e t F i e r t é .
Mme E. CARO : 103. I d y l l e n u p t i a l e .
A.-E. CASTLE : 93. C c e u r d e p r i n c e s s e .
Comtesse de CASTEI.LANA-ACQUAVIVA : 90. L e
CHANirOL : 67. N o i l l e . — 113. A n c e i i s e . M lle
S e c r e t d e M a r o u s s ia .
180.
Le
C r im e
de
B o u illa u d .
Comtesse CLO : 137. L e C œ u r c h e m i n e .
Jeanne de COULOMB : 60. L ' A l g u e d 'o r . — 170. L a M a i s o n s u r l e r o c .
Edmond COZ : 70. L e V o i l e d é c h i r é .
Jean DEMAI S : 1. L ' H ê r o t q u e A m o u r .
A. DUBARRY : 132. L a M i s s i o n d e M a r i e - A n g e .
Victor FF.Ll : 127. L e J a r d i n d u s i l e n c e .
Je a n F ID : 116. L ' E n n e m i e . — 152. L e C c e u r d e L u d l c l n e .
Zénaïde FLElJRIOl' : I I I . M a r g a . ■* 136. P e t i t e B e l l e . — 177. C e
p a u ti r « V i e u x .
M ary FLORAN : 9. R i c h e o u A i m é e ? — 32. L t q u e l l ' a i m a i t ? —
54. R o m a n e s q u e . — 63. C a r m e n c H a . — 83. M e u r t r i e p a r l a c i e l
— 100. D e r n i e r A t o u t . — 121. F e m m e d e l e t t r e s . — 142. B o n h e u r
m é c o n n u . — 159. F i d è l e à s o n r é c e . — 173. O r g u e i l o a l n c u .
E. FRANCIS : 175. L a R o s e b l e u e .
Jacques des GACHONS : 148. C o m m e u n e t e r r e s a n s e a u .
Pierre GOURDON : 140. A c c u s é e /
J a c q r îs GR ANDCHAM P : 4 7 . P a r d o n n e r . — 5 8 . L e C o e u r n ' o u b l i e p a s .
— 110. L e s T r ô n e s s 'é c r o u l e n t . — 166. R u s s e e t F r a n ç a i r e . —
176. M a l d o n n e .
M. de HARCGF.T : 37. D e r n i e r s R a m e a u x .
L. do KERANY*. 16. L e S e n t i e r d u b o n h e u r . — 131. P i g n o n s u r
Jean de KERLFCQ : 139. L e S e c r e t d e l a f o r ê t .
M. LA BRUYERE : 165. L e R a c h a t d u B o n h e u r .
René LA BRUYERE : 105. L ' A m o u r l e p l u s f o r t .
Mme LESCOT : 95. M a r i a g e s d ' a u j o u r d ’h u i .
George* de LYS : 124. L ' E x i l é e d ’a m o n r . — 141. L e L o g i s . — 16Z
R a iso n s d u C œ u r.
( S u ite
a u
rue.
Les
v e r s o .)
�Principaux volumes paru* dant la Collection
(S u ite ).
William MAGNAY : 168. L e C o u p d e f o u d r e .
Philippe MAQUET : 147 . L e B o n h e u r d u - J o u r .
Hélène M ATHERS: 17. A t r a v e r s l e $ t t l g l e t .
Raonl MALTRAVERS i 135. C h i m è r e e t V é r i t é .
Eve PAUL-MARGUER1TTE : 172. L a P r i s o n b l a n c h e .
Prosper MERIMEE : 169. C o l o m b a .
Jean de MONTHÉAS : 143. U n H é r i t a g e .
Lionel de MOVET : 164. L e C o l l i e r d e t u r q u o i s e s .
B. NEULUÈS: 128. L a V o l e d e V a m o u r .
Claude NISSON : 52. L e s D e u x A m o u r s < T A g n h . — 8 3 . V A u t r e
R o u t e . — 129. L e C a d e l .
Lady A. NOËL: 184. U n L â c h e .
Francisque PARN : 151. E n S i l e n c e .
F r . M. PF.ARD : 153. S a n s l e s a v o i r . — 178. / / i r r é s o l u e »
P ierre PERRAULT : 8. C o m m e u n e é p a v e .
Alfred du PRADEIX : 99. L a F o r ê t <fa r g e n t .
Alice PUJO : 2. P o u r l u i I ( A d a p té d e l'an g lais.)
Jean SAINT-ROMAIN: 115. L ' E m b a r d é e .
I » b e lle SANDY : 49. M a r y l a .
P ierre de SAXEL: 123. G e o r g e s e t M o l .
Yvonne SCHliLTZ : 6 9 . L e M a r i d e V i v i a n e .
Norbert SEVESTRE : I I . C y r a n e t t e .
Emmanuel SOY i 181. L ' A m o u r e n d e u i l .
Rooé STAR : 5. L a C o n q u ê t e d ' u n c œ u r . — 8 7 . L ' A m o u r a t t e n d . , .
Guy de TERAMOND : 119. L ' A v e n t u r e d e J a c q u e l i n e .
J. THIERY et H. MARTIAL : 183. U n e H e u r e s o n n e r a .
Jean THIERY : 88. S o u s l e u r s p a s . — 108. T o u t à m o l t ~ ~ 138. A
g r a n d e v i t e s s e . — 158. L ' I d é e d e S u z l e .
M arie THIERY : 57. R i v e e t R é a l i t é . — 133. L ' O m b r e d u p a s s é .
Léon de TINSEAU : 117. L e F i n a l e d e l a s y m p h o n i e .
T. TRILBY : 21. R ê v e d ’a m o u r . — 29. P r i n t e m p s p e r d u . — 36. L a
P e t i o t e . • * - 42. O d e t t e d e L y m a l l l e . — 50. L e M a u v a i s A m o u r . “
6 1 . L ' I n u t i l e S a c r i f i c e . — 80. L a T r a n s f u g e . — 9 7 . A r i e t t e , j e u n e
f i l l e m o d e r n e . — 122 . L e D r o i t d ’a i m e r . — 144. L a R o u e d u M o u l i n .
— 163. L e R e t o u r .
André« VERTIOL : 118. L e H i b o u d e s r u i n e s . — 150. M a d e m o i s e l l e
P r in te m p s .
Camille de VERZINE : 167. L e s Y e u x c l a i r s .
Jean VEZERE : 155. N o u v e a u x P a u v r e s .
M. de WAILLY : 149. C œ u r d ’o r .
A .-M .et C-N . W1LLIAMS0N : 182. L e C h e v a l i e r
d e la
R o s e b la n c h e .
E X IG E R P A R T O U T la " C o lle c tio n S T E L L A ” .
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e t qui n e sont p our la p lu p a rt q u e des contrefaçons n e vous donnant
p as les m êm es «aranties.
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p a r l a S o c i é t é d u * P * tit E c h o d o l a M o d e ” .
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IL
P A R A IT
DEUX
VOLUM ES
PAR
M O IS . =
Le volumes : 1 fr . 5 0 ; fr anco i 1 f r . 7 5 .
C in q volume s nu choix , fr anco : 8 fr a n c s .
L e c a t a lo g u e c o m p le t d e la c o lle c tio n e s t e n v o y é f t a n c o
c o n tre 0
fr . 2 5
�CSQSqS
J . » „ T H I É K . Y « H d li „o
M AR T I AL
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o l l e c t io n
S T E L la
É d it io n s d u “ P e t it É c h o d e i» M o d e ”
1, Ru e G a z a », P a r ia ( XIV ")
��un e k e u r e s o n n e r a
r
— T u n e p e u x t ’im a g in e r , m a p e t it e fille ,
co m b ie n je d é s a p p r o u ve c e t t e fa ço n d e s ’a s s e o ir ,
d e cr o is e r s e s ja m b e s , d e le s m o n t r e r p lu s h a u t
q u e le s g e n o u x d e ... d e ... T ie n s , c ’e s t a ffr e u x !
L a g r a n d ’m è r e se d é t o u r n e , s o u p ir e et
r e g a r d e a u lo in .
P o in t d e r é p o n s e . E lle s o u p ir e d e n o u ve a u et
p o u r s u it :
— E n co r e , s i c ’é t a it p o u r d é co u vr ir d e jo lis
p ie d s b ie n ch a u s s é s , gr a cie u s e m e n t ch a u s s é s ...
m a is n o n ... A v e c ce s t a lo n s h a u t s q u i r e n vo ie n t
le co u -d e -p ie d en a va n t , vo s c h e v ille s p a r a is s e n t
é n o r m e s , e n g o r g é e s , d o u lo u r e u s e s , vo s t a lo n s
e t le b o u t d e vo s d o ig t s s e m b le n t s o u d é s le s u n s
a u x a u t r e s ... Vo s p ie d s n e s o n t p a s d e s b a t e a u x ,
m a is d es s o r t e s d e ch o s e s in fo r m e s , q u i r a p
p e lle n t le s m o ign o n s d es C h in o is e s ... q u i fo n t
p e n s e r à d e s fer s à g la c e r ... à d es t a r t e s b ie n
ron d es !
— O h ! g r a n d ’m è r e , r e t ir e z « t a r t e s » , s o u
p ir e u n e v o ix d o n t la d o u ce u r s ’e x a g è r e .
— J e n e r e t ir e r ie n , je r é p è t e , m ê m e . Av.e c
ce s fa ço n s co u r t e s e t la r g e s , ce s n œ u d s lo u r d s ,
ce s t a lo n s d r o it s e t m a s s ifs , t o u t e s le s fe m m e 3
o n t ... o n t ... d e s e x t r é m it é s d e c u is in iè r e !
— O h ! g r a n d ’m è r e , p a s « cu is in iè r e » ...
fa it e s - m o i g r â ce d e « cu is in iè r e » ...
�6
U N E H E U R E S ON N ERA
— J e m a in t ie n s « c u is in iè r e » co m m e j ’a i
m a in t e n u « t a r t e s » et ie s u is e n co r e a u - d e s s o u s
d e la vé r it é .
A c e t t e n o u ve lle a t t a q u e , la m ê m e p e t it e
v o ix , p e u t - ê t r e u n p e u p lu s a g a cé e , p e u t - ê t r e
u n p eu p lu s r a ille u s e , r é p o n d :
— Q u e vo u le z- vo u s , b o n n e - m a m a n , c ’est la
m od e.
— L a m o d e ... la m o d e !. .. T e s c o n t e m p o
r a in e s e t t o i cr o ye z a vo ir t o u t d it en o b je ct a n t :
« C ’est la m o d e ! . . . » E h ! b ie n , la m od e est
a ffr e u s e .
— G r a n d ’m è r e ..., il y a eu d e s m o d e s
a ffr e u s e s d e t o u t t e m p s !
— J a m a is a u t a n t q u ’à p r é s e n t .
— G r a n d ’m è r e .... r a p p e le z vo s s o u ve n ir s .
P e n s e ? a u x cr in o lin e s . Vo u s en a ve z p o r t é ,
d e s cr in o lin e s , a vo u e z- le !
— J e ... j ’en ai p o r t é
— N ’é t a it - ce p a s b ie n la id , p lu s la id q u e ce
q u i se p e u t in ve n t e r a u jo u r d ’h u i? N e vo u s
a -t -on p a s c r it iq u é e ? ... E t , ce p e n d a n t , vo u s
v o u s im a g in ie z n e p o u vo ir p la ir e q u ’e n t o u r é e
d e vo s c e r ce a u x . A v o u e z ... a v o u e z...
— L e s c r in o lin e s ... o u p lu t ô t la c r in o lin e ...
o u i, e n fin , c ’é t a it ... C ’é t a it ...
— J e vo u s p r en d d e co u r t , g r a n d ’m è r e .
P a u v r e ch è r e c r in o lin e d o n t vo u s v o u s fît e s
b ie n b e lle , vo u s n e s a ve z p lu s q u e d ir e p o u r la
r é h a b ilit e r . R e ga r d o n s - la u n p eu d a n s n o s
v ie ille s g r a v u r e s d e m o d e s , é t u d io n s sa lig n e d e
c lo c h e à m e lo n s ... d e g a zo m è t r e ...
— G a z o m è t r e !.. . O ù s ’a r r ê t e r a l ’im p e r t i
n e n ce d e ce s p e t it e s fille s !
— T a r t e va la it b ie n g a zo m è t r e ... D é fe n d e z
b o n n e - m a m a n , l ’e s t h é t iq u e d u ga zo m è t r e !
— C e s e r a it d é n u é d ’in t é r ê t .
— Vo u s ê t e s b a t t u e ! B a t t u e à n e p lu s o s e r
co n s id é r e r c e q u e fu t la c r in o lin e . L a m o d e ,
vo ye z- v o u s , c ’est q u e lq u e ch o s e d e t e r r ib le e t
d ’in u t ile , q u ’il fa u t , ce p e n d a n t , p lu s ou m o in s
a d o p t e r p o u r ê t r e d e « so n é p o q u e » e t n e p o in t
fr is e r le r id icu le . Co m m e c ’est c u r ie u x , t o u t d e
�U N E H E U RE SON N ERA
7
m cm c, ce s g r a n d e s v a g u e s d ’in flu e n ce s q u i
g a g n e n t d e p r o ch e en p r o ch e , se p r o p a g e n t e t
a r r ive n t à fa ir e le t o u r d e la t e r r e , q u i r a cco u r
cis s e n t le s ja q u e t t e s ou le s a llo n g e n t , e n fle n t les
ju p e s ou le s r e s s e r r e n t 1 N o u s ve n o n s d e p a sse r
p a r l ’é t u i. N o u s lu i r e s t o n s fid è le s p o u r n o s
t r o t t e u r s , n o s ju p e s d e s p o r t ... m a is , d é jà , d e s
é b a u ch e s d e p a n ie r s u o u s o n t r a m e n é le s v o
la n t s .,. e t le s ju p e s é va s é e s n e s o n t p a s lo in .:
N o u s r e ve r r o n s la cr in o lin e , vo t r e ch è r e c r in o
lin e , g r a n d ’m è r e , e t vo u s n ’a u r e z p a s a s s e z
d ’a n a t h è m e s à lu i je t e r !
— C ’est p o s s ib le . M a is ... m a is ...
— G r a n d ’m è r e , je vo u s d e vin e p r ê t e à b r û le r
c e q u e vo u s a ve z a d o r é ... V o u s fig u r e z- vo u s
vo t r e p e t it e - fille a ya n t , a u t o u r d ’e lle , q u e lq u e
ch o s e d ’a u s s i k o lo s s a l q u e le p lu s gr a n d a b a t jo u r d e vo t r e p lu s gr a n d e t o r ch è r e , b a la n ça n t ,
d e d r o it e à g a u c h e , d e g a u ch e à d r o it e , c e t t e
im m e n s it é à t r a ve r s vo s v ie u x m e u b le s e t vo s
b ib e lo t s p r é c ie u x ? ... M o n D ie u , q u e ce la d o it
ê t r e g ê n a n t d e t e n ir t a n t d e p la ce 1... V o y e z
co n n n e j ’en o ccu p e p e u d a n s c e t t e b e r b è r e ...
Si j ’é t a is m a r ié e , m o n n o b le é p o u x p o u r r a it
s ’a s s e o ir à m es c ô t é s ... ce q u e vo u s e t g r a n d p a p a n ’a u r ie z ja m a is p u fa ir e !
L a g r a n d ’m è r e s ’e ffo r ce d e r é p o n d r e à ce s
p la is a n t e r icfs a ve c b e a u co u p d e d ig n it é .
— I l y a d ’a u t r e s s iè g e s d a n s le s a lo n , m a
c h è r e p e t it e Z o zo , a r t icu le - t - e lle s é v è r e m e n t , e t
j e n e vo is p a s p o u r q u o i il s e s e r a it t r o u v é q u e ,
p r é cis é m e n t , t on g r a n d - p è r e et m oi e u s s io n s
é t é o b lig é s d e ch o is ir le m ê m e fa u t e u il p o u r ...
p o u r ...
M n is la p h r a s e s ’in t e r r o m p t ... q u e lq u e ch o s e
d ’u n p e u fa u x , d ’u n p eu fê lé , s o n n e d a n s la
v o i x d e la v ie ille d a m e ... S e r e p e n t - e lle , t o u t à
c o u p , d e r e n ie r q u e lq u e s s o u v e n ir s d e l ’a u t r e fe is c h a r m a n t q u ’a é t é sa je u n e s s e ?
L a p e t it e - fille n e s ’y t r o m p e g u è r e . R ia n t ,
b a t t a n t d e s m a in s , e lle s ’e n vie n t t o m b e r a u x
p ie d s d e la v ie ille d a m e .
— G r a n d ’m è r e , je vo u s t ie n s e n p le in e
�8
U N E H E U RE SON N E RA
d é r o u t e ! Vo u s n e ch e r ch e z p lu s q u ’à m ’in t i
m id e r p a r d e b e lle s p h r a s e s p o m p e u s e s et d e
b e a u x a r gu m e n t s so n o r es. M a lh e u r e u s e m e n t ,
l ’e xp r e s s io n a t t e n d r ie q u ’on t p r is e s u b it e m e n t
vo s y e u x vo u s a t r a h ie . Vo u s a u s s i, vo u s a ve z
d é t e s t é le s a t t it u d e s s o le n n e lle s !
C ’est vr a i. Co m m e ils s e m b le n t se s o u ve n ir ,
le s y e u x d e la g r a n d ’m èr e ! Co m m e ils d is e n t
q u ’il est b on d ’a vo ir é t é je u n e ... n e se r a it -ce
q u e p o u r n ’a vo ir ja m a is à l ’o u b lie r , p lu s t a r d !
A u x t a q u in e r ie s ga m in e s d e sa p e t it e - fille ,
l ’a ïe u le n e p a r vie n t à o p p o s e r a u cu n e d é fe n s e
s é r ie u s e .
Zo zo b a t d e s m a in s et cr ie :
— J e s u is gr a n d e et gé n é r e u s e ! F a is o n s la
p a ix s a n s p lu s t a r d e r . J ’a i p it ié d e vo u s ,'
g r a n d ’m è r e , et vo u s la iss e t o u s les h o n n e u r s d e
la g u e r r e ... t o u s !
— Zo zo , n e fa is p a s l ’e n fa n t t e r r ib le .
— N e g r o n d e z p a s ... E m b r a ss e z-m o i p lu t ô t ...
L à ! L à ! . . . E n c o r e ! vo u s s en t e z b o n ... u n
e x q u is p e t it vie u x p a r fu m , q u i d o it ê t r e , b ien
s û r , ce lu i q u e p r éfé r a it gr a n d - p è r e ; ce lu i- là ,
s e u l, q u ’il p e r m e t t a it . C ’é t a it si m a l p o r t é a u
t r e fo is , le s p a r fu m s ! N e les la iss a it -o n p a s a u x
p e r s o n n e s « q u i vo u la ie n t se fa ir e r e m a r q u e r »,
ou b ien à ce lle s d o n t on p o u va it a vo ir à cr a in d r e
q u e lq u e in fir m it é ?
— Q u e lle e n fa n t ... m a is q u e lle e n fa n t !
— N e r e co m m e n ce z n a s, g r a n d ’m èr e, c o n t i
n u e z p lu t ô t à m ’e m b r a s s e r ... Vo t r e vis a g e est
lis s e et d o u x ... G r a n d ’m è r e , vo u s a ve z ét é p lu s
q u e jo lie ! E t com m e b on -p a p a " vo u s a d m ir a it !
N o n , n e n iez p a s; ce la vo u s fe r a it d e la p e in e
et n e m e co n va in cr a it p a s. J e s a is ... je s a is
q u ’il vo u s a im a it ... b e a u co u p . A h ! c ’é t a it le
b on t e m p s, s o u p ir e -t - e lle a ve c m é la n co lie , en
r e t o m b a n t a ssise su r ses t a lo n s .
- Co m m e n t le b on t e m p s?
— O u i, le t em p s d es m a r ia ge s d ’a m o u r ! O n
s ’a im a it ... E t p a r ce q u ’on s ’a im a it , on cr o ya it
p o sséd e r le m o n d e. A u jo u r d ’h u i, ça n e su ffit
p lu s .
�U N E H E U RE SON N ERA
— C e p e n d a n t ...
— Ç'u a n d vo u s vo u s ê t e s m a r ié e , vo u s n ’é t ie z
p a s r ich e , n ’e st -ce p a s?
— E n a u cu n e fa ço n .
— E t , m a lg r é c e la , vo u s n ’a ve z p a s é t é
e ffr a yé e d e vo u s m e t t r e en m é n a g e . E t , ce p e n
d a n t , vo u s ê t e s a r r ivé s , n on s e u le m e n t à a m a s
s e r u n e b e lle fo r t u n e , m a is à n o u s la co n s e r ve r .
Co m m e n t a ve z- vo u s fa it ?
— Ce la a é t é t o u t s im p le , m u r m u r e la v ie ille
d a m e , q u i jo in t le s m a in s , et d o n t le r e ga r d va
c h e r ch e r u n a u t r e r e g a r d , ce lu i d ’u n gr a n d
p o r t r a it , q u i s e m b le a vo ir le s y e u x fix é s s u r
e lle .
Co m m e n t on fa it , a p r è s d e s d é b u t s m o d e s t e s ,
p o u r a m é lio r e r u n p eu son s o r t , p o u r s ’é le ve r
jo u r a p r è s jo u r , p o u r p r é p a r e r la vie d es s ie n s ,
t r a ce r la r o u t e q u ’i!s d e vr o n t s u ivr e , et ce la
en s ’a im a n t d e t o u t e son â m e , p o u r s ’a p p u ye r
l ’u n s u r l ’a u t r e , cœ u r à cœ u r , sa n s ja m a is se
q u it t e r , u n is d a n s le m ê m e effo r t , le m êm e
s e n t im e n t d u d e vo ir , m a r ch a n t d e fr o n t ve r s le
m ê m e b u t ? ... C ’e s t l ’h is t o ir e d e t o u t e sa vie q u e
sa p e t it e - fille lu i d e m a n d e . I l y a d e s p e n sé es
q u ’u n m o t r é s u m é , et d ’a u t r e s q u i s e r a ie n t
lo n gu e s à e x p r im e r , lo n g u e s in fin im e n t . C e lle s
q u ’a é vo q u é e s la q u e s t io n d e la je u n e fille est
d e s d e r n iè r e s . P o u r en s u ivr e le co u r s , il fa u
d r a it s ’é g a r e r en u n vr a i d é d a le d e r ê ve r ie s ,
d e r e s s o u ve n ir s e x q u is ., d e p o ign a n t e s t r is
t e s s e s a u s s i, ca r le ch e r gr a n d - p è r e , le co m p a
g n o n , l ’a m i fid è le , n ’est p lu s.
I ,a je u n e s s e est r a r e m e n t p o r t é e à n e p o in t
p r o fit e r d ’u n s ile n ce . G r a n d ’m è r e se t a it , Zo zo
r e p r e n d l ’e xp o s é d e ses o b s e r va t io n s .
— Au t r e fo is , q u a n d o n p a r t a it d e p e u , on
a r r iva it à b e a u co u p , a p r è s b ien d es a n n é e s et d e
îa p e in e , n ’e s t -ce p a s ? A u jo u r d ’h u i il fa u t
n r r ive r vit e , ou p o s s é d e r b e a u co u p dès^ le d é
p a r t . O n a d e si gr a n d s b e s o in s !... J ’ai u n e
a m ie , q u i s ’est m a r ié e , il y a cin q a n s, a ve c u n
¡parçon ch a r m a n t . C e p e t it co u p le s e r a r ich e
n n jo u r ; m a is il fa u t , p o u r ce la , q u e la m o r t
�ÏO
U N E H E U RE SON N ERA
fa s s e d e s co u p e s s o m b r e s d a n s la fa m ille , a b a t t e
d e u x gr a n d s - p è r e s , u n e t a n t e , p lu s ie u r s o n cle s ,
e t , p e u t - ê t r e , u n e m a r r a in e .
— N e p a r le p a s a in s i, m ê m e en r ia n t ! T u n e
p e u x s a vo ir co m b ie n c e la n g a g e m e p e in e ...
— E vid e m m e n t , ce t t e fa ço n d e s ’e x p r im e r
est v ila in e ... s a n s c œ u r ... E lle e s t p o u r t a n t a d
m is e , g r a n d ’m è r e ; c ’e s t ce q u ’on a p p e lle « t a
b le r s u r le s e s p é r a n ce s ». N o n , n o n , n e p r o t e s
t e z p a s ; vo u s p r ê ch e z u n e co n ve r t ie . Co m m e
vo u s , je t r o u ve ce la o d ie u x . E t a n t d o n n é , p o u r
t a n t , q u ’ici- b a s la m a u va is e h e r b e cr o ît a u s s i
b ie n q u e la b o n n e , r e p r e n o n s l ’h is t o ir e d e m o n
a m ie ... E lle e s t m a r ié e d e p u is cin q a n s . D es
q u a t r e p r e m iè r e s a n n é e s , r ie n à d ir e . L u i, é t a it
a u fr o n t ... à l ’a r r iè r e - fr o n t , d u m o in s. E lle
e s t r e s t é e d a n s sa fa m ille e t ils n e se s o n t v u s
q u e p e n d a n t d e s p e r m is s io n s , a s s e z fr é q u e n t e s ,
j e l ’a vo u e . D e u x e n fa n t s s o n t ve n u s , c e q u i n e
le s a p a s b e a u co u p a m u s é s , m a is , e n fin , o n n e
p o u va it p a s le s n o ye r co m m e d e s p e t it s ch a t s ,
ce s m io ch e s !
Z o zo je t t e u n r e g a r d d e cô t é à s a g r a n d ’m è r e
p o u r vo ir « l ’e ffe t p r o d u it ». L a v ie ille d a m e se
co n t e n t e d e s o u p ir e r p r o fo n d é m e n t . L a je u n e
fille r e p r e n d :
— D è s l ’a r m is t ice , le m a r i a o b t e n u d e se
fa ir e m e t t r e en co n g é , en a t t e n d a n t la d é m o b i
lis a t io n d é fin it ive . L e s b e a u x - p a r e n t s o n t a lo r s
r a p p e lé à le u r g e n d r e q u ’il le u r a v a it p r o m is ,
p o u r o b t e n ir le u r co n s e n t e m e n t , d e p r e n d r e
u n e ca r r iè r e . I l n ’a p a s n ié sa p r o m e s s e e t s ’e s t
m is « à c h e r ch e r q u e lq u e ch o s e » ... q u i e s t b ie n
d ifficile à t r o u ve r ! Il a u r a it p u e n t r e r d a n s u n e
a d m in is t r a t io n , co m m e n ce r p a r le s g r a d e s in fé
r ie u r s , p u is m o n t e r , d ’é ch e lo n en é ch e lo n ,
s ’é le ve r p a r son zè le et son m é r it e , co m m e le
fit g r a n d - p è r e ... N o n . I l n ’a p a s vo u lu d e ce t t e
m a r c h e e n a va n t le n t e e t s û r e . « M e r ci », lu i
a i- je e n t e n d u d ir e , a e s t -ce q u ’on fa it d u s p o r t
e t d u p le in a ir q u a n d on est v a lé t u d in a ir e ? I l
fa u t jo u ir d e, la vie d ’a b o r d A p r è s ... le d é
lu g e ! » S o u t e n u p a r ce s p r in cip e s , le m a r i d e
�UNE HEU RE
SON N ERA
m o u a m ie , c h e r ch e « la b o n n e a ffa ir e » et n e
fa it r ie n ... q u e d e l ’a u t o . A v e c sa fe m m e , i! a
d é jà p a r co u r u l ’E u r o p e — le s r é g io n s d ’E u
r o p e où l ’on p e u t a lle r . P a s la R u s s ie , b ie n s û r .
T o u s d e u x n e r ê ve n t q u e d e r a n d o n n é e s
im m e n s e s . I ls r o u le n t I ... I ls o n t u n m a g n ifiq u e
Ch a u ffe u r lu x e m b o u r g e o is , — u n e n u r s e a n
g la is e , — u n e n o u r r ice b a s q u a is e , — u n m a ît r e
d ’h ô t e l p a r is ie n , — u n e fe m m e d e ch a m b r e d e
n ’im p o r t e o ù e t u n e c u is in iè r e d e p r o v in c e ,
p a r c e q u ’on y m a n ge m ie u x q u ’à P a r i s ! . . .
H e in I B o n n e - m a m a n , q u e d it e s - vo u s d e c e la ,
p o u r d e s je u n e s g e n s q u i n e s o n t ja m a is ch e z
eu x?
La g r a n d ’m è r e lè v e le s y e u x a u c ie l n n e fo is
d e p lu s .
L a je u n e fille p o u r s u it :
— L e s p a r e n t s s o n t fo r t a la r m é s ; ils p r o p h é
t is e n t la r u in e , la r u in e q u i vie n t , la r u in e q u i
fest là . .. I l fa u d r a it é vid e m m e n t , p o u r su ffir e à
t in tel t r a in d e v ie , d e s r é a lis a t io n s ; » o r , p e r
s o n n e n ’a e n vie d e m o u r ir d a n s la fa m ille ...
Q u e d e fo is a i-je e n t e n d u m o n a m ie d é cla r e r :
« N o u s n o u s d o n n e r o n s ce la p lu s t a r d ». Ce
« p lu s t a r d » s ig n ifie : q u a n d le s d e u x g r a n d s p è r e s , le s o n cle s , la t a n t e , la m a r r a in e ... .
— T a is - t o i, Z o zo , t a is - t o i! c r ie la vie ille
d a m e . L e m a r i d e t on a m ie e s t u n in c o n s c ie n t ...
o u u n co q u in .
— P a s u n co q u in , je vo u s a s s u r e I g r a n d ’n iè r e , vo u s n e t r o u ve z p a s q u e , lo r s q u e le s
ch o s e s a r r ive n t à c e d e g r é , e lle s p r e n n e n t ce
q u e p a p a d it ê t r e « d e la g a ie t é d e cr o q u e m o r t ? » C a r ils s o n t g é n é r a le m e n t t r è s g a is , p a
r a ît - il, le s c r o q u e - m o r t ? ... N ’a ye z p a s l ’a ir si
t r is t e , je vo u s en p r ie ! J ’a im e m ie u x r ir e q u e
p le u r e r s u r d e s ch o s e s q u i s o n t a s s e z v ila in e s et
q u i, p o u r t a n t , s e vo ie n t p r e s q u e p a r t o u t , a u
jo u r d 'h u i.
— Q u e lle n a vr a n t e e x p é r ie n c e d e la vie t 'a t -o n d o n n é e ! g é m it la g r a n d ’t n èr e. O ù a s-t u
r a m a s s é t o u t e s ce s id é e s -là ?
— Q u a n d on v it d a n s le m o n d e , o n v o it ,
�12
U N E H E U RE SON N ERA
o n e n t e n d b ie 'j d es ch o s e s , l ’on s e r e n d co m p t é
d e b e a u co u p d ’a u t r e s ...
— E t l ’on se t r o m p e d a n s se s o b s e r va t io n s ...
— P a s t o u jo u r s « ., c ’e s t p o u r q u o i j ’en r e vie n s
à d ir e q u e vo t r e t e m p s é t a it le b o n t e m p s.
L a g r a n d ’m èr e s o u p ir e . L a je u n e fille a jo u t e ,
p lu s b a s :
— D ’a ille u r s , n e m e su ffit -il p a s d ’o u v r ir les
y e u x s u r ce q u i s e p a sse à la m a is o n ?
— C h u t ! C h u t ! E n fa n t , n e ju g e o n s p a s.
—
E n tre
n o u s,
g r a n d ’m è r e ...
Person n e
n ’é co u t e . N o u s n e fa is o n s p a s g r a n d m a l en
ch e r ch a n t à co m p r e n d r e ...
L a vie ille d a m e vo ila so n vis a g e d e ses d e u x
m a in s e t m u r m u r a , d e la m êm e v o ix a la r m é e :
— T a is - t o i... T a is - t o i!
— G r a n d ’m èr e, s u is - je d o n c c o u p a b le en
a vo u a n t , à vo u s s e u le , q u e je s u is lo in d ’ig n o
r e r , q u ’à P a r is , le lu x e e s t c o û t e u x ? Q u e ch e z
n o u s l ’on n e s e p r ive d e r ie n , e t q u e lé s fin s d e
m o is s o n t a u t a n t d e ca p s d ifficile s à d o u b le r ?
A v a n t la gu e r r e — j ’é t a is b ie n je u n e t t e p o u r
t a n t , e t je n ’a va is p a s l ’e x p é r ie n ce q u ’il m ’a
fa llu a cq u é r ir p e n d a n t ce s t e r r ib le s a n n é e s — je
s a va is q u e le s a ffa ir e s d e p a p a lu i d o n n a ie n t
p lu s - d e s o u cis q u e d e r e ve n u s , q u e le s fo u r
n is s e u r s , s o u ve n t , d e va ie n t r e m p o r t e r le u r s fa c
t u r e s i m p a y é e s . . . e t q u e ce s fa ct u r e s s e r a ie n t
r e s t é e s im p a yé e s , s a n s vo u s , b o n n e -m a m a n ,
s a n s les b e lle s e n ve lo p p e s à ca ch e t s d e cir e q u e
j ’a d m ir a is t a n t , q u a n d j ’é t a is p e t it e , e t d o n t
l ’a r r ivé e fa is a it d is p a r a ît r e le s n u a g e s a m o n ce
lé s s u r le fr o n t d e m es p a r e n t s ... D e p u is la
g u e r r e ... L ’e x is t e n c e s ’e s t p a s d e ve n u e p lu s fa
c ile , n ’e s t -ce p a s ? J ’e n t e n d s t o u t le m o n d e se
la m e n t e r s u r la « vie ch è r e » ... C ’e s t u n r e fr a in
q u i t o u r n e à la s c ie ... Ce p e n d a n t , lo r s q u e p a p a
m ’a e n vo yé e à vo u s , il m ’a d it : « T u assum er as
à t a g r a n d ’m èr e q u e t o u t va b ie n ... n ’ou b liei
l'a s . E lle ser a co n t e n t e . » Acce p t o n s -e n l ’a u
g u r e . Vo.ilà m a co m m is s io n fa it e , co n clu t la
je u n e fille , a ve c u n r ir e la s e t d é s a b u s é , q u i
co n t r a s t a it a ve c so n a ir d ’e x t r ê m e je u n e s s e .
�U N E H E U RE SON N ERA
n
E ll e r e p r it , a p r è s u n c o u r t s ile n ce ; « Ap r è s
t o u t , le s a ffa ir e s d e p a p a se s o n t a m é lio r é e s ...
d e p u is q u ’il s ’en o ccu p a m o in s ! P e n d a n t q u ’il
é t a it a u x a r m é e s , son s o u s - d ir e ct e u r , ce M . Ber c h o u x , q u e je n ’a im e g u è r e , s ’e s t m o n t r é , p a
r a ît - il, e x c e lle n t a d m in is t r a t e u r . Il a p r is d es
in it ia t iv e s h e u r e u s e s , a jo in t a u co u r a n t d es
o p é r a t io n s h a b it u e lle s , u n e e n t r e p r is e d e r a v i
t a ille m e n t d e la S u is s e , p a r C e t t e , e n ... en je
n e s a is q u o i, p e u t - ê t r e en co t o n , p e u t -ê t r e en
s u c r e ... je n e s u is p a s fix é e . .. m a is , il p a r a ît
q u e ce la é t a it d ’u n t r è s b o n r a p p o r t . P a p a lu i
a la is s é , en fa it , la d ir e ct io n d e la m a is o n ...
M a r ie - R o s e se t u t d e n o u ve a u , p u is r e p r it ,
a u b o u t d ’u n in s t a n t :
— Ap r è s t o u t , c ’e s t p e u t - ê t r e u n h o n n ê t e
h om m e !
E n c o r e u n e fo is la g r a n d ’m è r e r é p é t a :
— C h u t !.. C h u t !... n e ju g e o n s p a s ...
U n e a n g o is s e é t r a n g la it sa v o ix .
— A h ! D ie u m ’en g a r d e ! P o u r t a n t , s i j ’a i
d e s cr a in t e s , à q u i d o n c le s co n fie r ? D ’a ille u r s ,
s i vo u s vo u le z m on o p in io n s in cè r e , je cr o is
q u e p a p a s e fa it d e s illu s io n s s u r le s b r illa n t e s
a ffa ir e s m e n é e s p a r M . B e r c h o u x ... e t q u ’il
s ’e n fa it , d ’a u t a n t p lu s vo lo n t ie r s , q u e ce la l ’a r
r a n g e d e n ’a vo ir p a s g r a n d ’ch o s e à fa ir e e t d e
d o n n e r à n o t r e vie , u n e a p p a r e n ce d e p lu s en
p lu s b r illa n t e . S i vo n s .s a v ie z à q u e l p o in t je m e
s e n s h u m ilié e p a r ce q u e c h e r ch e n t à ca ch e r le s
d e h o r s d e n o t r e e x is t e n c e ! A q u i fo n t - ils i llu
s io n ? A p e r s o n n e . L e s g e n s s e la is s e n t p e u
é b lo u ir , e t ch a cu n s a it jo lim e n t é v it e r d e r e c e
v o ir d e la p o u d r e a u x y e u x .
— Z o zo , Zo zo , t u n e p e u x s a vo ir co m b ie n
m e p e in e c e t t e t e n d a n c e à t e m o n t r e r m é co n
t e n t e d e Va vie .
— M é co n t e n t e d e la v ie ? . . . A h ! g r a n d ’m è r e ,
je m e s u is m a l e x p liq u é e . J e r e m e r cie le C ie l,
a u c o n t r a ir e , d e c e q u e c e r t a in s fa it s m e p e r
m e t t e n t ce r t a in e « e x p é r ie n c e s , le s q u e lle s m e d é
m o n t r e n t ce r t a in e s ch o s e s q u i m e fo n t ju g e r
c e r t a in e s g e n s ...
�U N E H E U RE SON N ERA
Zo zo a u n é cla t d e r ir e q u i m a sq u e , p e u t ê t r e , u n p eu d ’é m o t io n , p u is e lle p o u r s u it :
— P a r e x e m p le , je s u is h e u r e u s e d e s a vo ir
q u ’u n e je u n e fille , sa n s d o t t a n g ib le , n e t r o u ve
g u è r e d ’é p o u s e u r s , ce q u i n e l ’e m p ê ch e p a s ,
si e lle a d u ch a r m e , d e l ’in t e llig e n ce , si e lle
d a n s e b ie n , si e lle p o ssèd e q u e lq u e p eu l ’a r t d e
p la ir e , d ’a vo ir ce q u e vo u s a u r ie z a p p e lé , d e
vo t r e t e m p s , n o m b r e d ’a d m ir a t e u r s et ce q u e
n o u s n o m m o n s a u jo u r d ’h u i, à la m o d e a n g la is e ,
d ’e x c e l l e n t s c a m a r a d e s . A in s i, se t r a n s fo r m e n t
c e u x q u i a u r a ie n t p u ê t r e d es m a r is , et q u i,
p o u r u n e ca u s e ou u n e a u t r e , n e l ’o n t p u d e
v e n ir ... Alo r s , d e m êm e q u ’il fa u t d es p a r t n e r s
p o u r le s s p o r t s , ils s ’o iïr e n t à en s e r vir p o u r
le je u d ifficile d e la v ie ...
L a g r a n d ’m èr e t en d d e n o u ve a u se s m a in s
ve r s le p o r t r a it , co m m e si e lle fa is a it ju g e ce lu i
d o n t l'im a g e s o u r it si d o u ce m e n t , là - h a u t , d a n s
le ca d r e d o r é.
Zo zo n o t e l ’e xp r e s s io n d u r e g a r d e t co n t in u e ,
p lu s ga ie m e n t :
— N e vo u s d é s o le z p a s , ce s m a n iè r e s d ’a g ir
o n t d u b o n , q u a n d ce n e s e r a it q u e d ’e m p ê ch e r
l ’im a gin a t io n d e p a r t ir , d e t r o t t e r ... U n e fo is
c o n va in c u e q u e le s ch o s e s se p a s s e n t t o u jo u r s
a in s i, on é v it e le s in u t ile s r ê ve s co u le u r d e
r o s e , le s va in s c h â t e a u x en E s p a g n e , les m i
r a g e s , t o u t c e q u i p e u t fa ir e cr o ir e a u P r i n c e
C h a r m a n t . L a ca m a r a d e r ie n e d e m a n d e q u ’à
r e n d r e a gr é a b le l ’h e u r e q u i p a sse . E t p u is , c h a
cu n s ’en va à se s p e t it e s a ffa ir e s , sa n s d é s illu
s io n s , s a n s la r m e s , s a n s d é s e s p o ir ; — c ’e s t t o u t .
— C ’est t o u t ? r é p è t e la vie ille d a m e in cr é
d u le , e s t -ce vr a im e n t t o u t ?
— M a is o u i, g r a n d ’m è r e ... e t , t a n t p is p o u r
c clu i ou ce lle q u i se m é p r e n d ...
— T u a vo u e s q u e ce la p eu t a r r ive r ?
— T o u t p e u t a r r iv e r ...
— E t ... e t ... t u a s eu d e c e s ca m a r a d e s ?
— M a is ..., co m m e les a u t r e s !
— E t ... e t ... p a s un n ’a ch e r ch é à s e t r a n s
fo r m e r en m a r i?
�U N E H E U RE S ON N ERA
rs
— S ’ils y o n t p e n s é , la s it u a t io n d e p a p a le s
e m p ê ch é s d ’a lle r ju s q u ’a u b o u t d e le u r id é e .
— L a s it u a t io n d e t o n p è r e ?
S a vo ix s ’é t r a n g le u n p e u .
— V o u s d e vin e z b ie n q u ’il s e r a it im p o s s ib le
S p a p a d e r e t ir e r d e s a ffa ir e s le ca p it a l d ’t m e
d o t r a is o n n a b le . Si je m e m a r ie , il n e m ’o ffr ir a
q u ’u n e r e n t e , e t , p a r le t e m p s q u i co u r t , u n e
r e n t e ... O n n ’e s t p a s a ssez s û r d u le n d e m a in .
— Alo r s ?
— E h ! b ie n , co m m e ce t t e r e n t e p o u r r a it
m a n q u e r , e t q u e l ’on m e cr o it d es g o û t s d e
lu x e e t d e d é p e n s e s , on s ’e ffr a ye e t l ’on
d e m a n d e à r é flé ch ir .
— E t p u is ?
— E t p u is , g r a n d ’m è r e , ®n r é flé ch it , t o u
jo u r s d e la m êm e fa ço n , t r è s p r u d e n t e .
— C e s c a lc u ls so n t b ie n vila in s e t n e p r o u
ve n t g u è r e en fa ve u r d e c e u x q u i le s fo u t .
— J ’en d ir a is a u t a n t si je n e s a va is p a s la vie
d ifficile ... e t ch è r e . C e n ’e s t p a s t o u t q u e d e
s ’é p o u s e r , il fa u t jo in d r e le s d e u x b o u t s . P a p a ,
lo r s q u ’il a eu co n s cie n ce q u e , p o u r le s d e
m a n d e s en m a r ia ge , les ch o s e s t o u r n a ie n t a in s i,
s ’e s t ge n d a r m é . M a p a u vr e m a m a n a ve r s é
d ’a b o n d a n t e s la r m es; ils se s o n t q u e r e llé s ... ils
s e q u e r e lle n t ch a q u e fo is q u e q u e lq u e ch o s e les
h e u r t e à d e t r is t e s r é a lit é s . Ch a cu n a r e je t é s u r
l ’a u t r e le s r e s p o n s a b ilit é s . « N o u s d é p e n s o n s
t r o p , n o u s d e vr io n s e n r a y e r ... n o u s n ’a vo n s p a s
a s s e z s o n gé à n o t r e fille . » I l a é t é q u est io n d e
ve n d r e l ’h ô t e l, d e r é d u ir e le p e r s o n n e l, d e se
d é fa ir e d e l ’a u t o ... G r â c e à D ie u , la r é fle x io n
es t ve n u e . I ,a t e m p ê t e s ’e s t a p a is é e , e t , le cie l
r e d e ve n u s e r e in , la vie a r e p r is son co u r s . O n
a p e r d u la m ém o ir e d es m a u va is m o m en t s.
— E t t o i, a s -t u p r a t iq u é le m êm e o u b li?
— P o u r q u o i m e d e m a n d e r ce la ?
— Au cu n ' d e ce s é t r a n g e s p r é t e n d a n t s n e t ’a
la is s é u n r e g r e t ? T u a s co n t in u é A les vo ir ■
'
— I l le fa lla it b ie n .
— T u a s eu le co u r a g e d e ... d e les r e ga r d e r
en fa ce , s a n s le u r cr ie r ton m é p r is ?
a
�t
6
u n e
h e u r e
s o n n e r a
— O h ! g r a n d ’m è r e , on n e cr ie p lu s son m é
p r is q u e d a n s le s r om an s, p o p u la ir e s ... E t p u is ,
p a u vr e s ga r ço n s , je les co m p r e n d s si b ien ! —
Ce lu i ou ce u x q u i a u r a ie n t s o u h a it é m ’ép o u s e r ,
p o u va ie n t - ils co u r ir le r is q u e d e m e vo ir v iv r e
d e p r iva t io n s ?
— E x c e lle n t s cœ u r s !
L a je u n e fille s o u r it ; d és ir e u s e d e d é t o u r n e r
l ’e n t r e t ie n , e lle s ’écrie- :
— D u r e s t e , la is s o n s , si vo u s vo u le z, ce t
e n n u ye u x s u je t . P a r lo n s p lu t ô t d e çe d o n t je n e
jo u is ja m a is q u ’ici, à vo s cô t é s , d e ce t t e b o n n e ,
d e ce t t e d o u ce , d e ce t t e d é licie u s e p a ix si r é co n
fo r t a n t e q u e vo u s s a ve z m e t t r e a u t o u r d e vo u s .
O n ose r e s p ir e r à vo s cô t é s , g r a n d ’m è r e , on se
s e n t en s é cu r it é ... T a n d is q u e là -b a s , à P a r is ,
j ’ai si s o u ve n t p e u r ...
— P eu r d e qu oi ?
— D e t o u t , d e r ie n ... d e q u i vie n t , d e q u i
s o n n e , d e p a p a q u i t a p e le s p o r t e s , d e m a m a n
q u i a p p e lle ... J e n e sa is q u o i d ’o p p r e s s a n t
flo t t e d a n s l ’a ir ; il se m b le q u ’u n d a n g e r m en a ce
ou q u ’u n e lu t t e se p r é p a r e ... Ce s a n n é e s d e
g u e r r e , si a ffr e u s e s , m ’o n t p a r u m o in s a n g o is
s a n t e s ... N o u s s a vio n s , a lo r s , ce q u i n o u s fa i
s a it p e u r ... P a p a si e x p o s é , d a n s le s t r a n ch é e s ,
o u à l ’a s s a u t , t o u jo u r s en t ê t e d e ses h o m m e s ...
la F r a n ce e n va h ie , en p ér il m o r t e l... et p u is,
l ’a va n ce d e s e n n e m is , le s G o t h a s , la B e r t h a ...
le d é p a r t d a n s ce t t e ga r e o ù il n ’y a va it p a s d e
lu m iè r e ... t o u s le s g e n s a ffo lé s ... M a is , e n fin ,
n o u s s a vio n s d e q u o i n o t r e p e u r é t a it fa it e ...
A u jo u r d ’h u i, c ’e s t u n e m e n a ce s o u r d e , in co n
n u e ... u n e m a in q u i, à ch a q u e in s t a n t , vie n t m e
se r r e r le c œ u r ... e n fin , je co m m e n ce à m ’h a b i
t u e r , à ê t r e r a is o n n a b le ... I l m e se m b le q u e je
s u is p lu s fo r t e , q u e je m e b r o n ze ...
La g r a n d ’m èr e s o u p ir e . L e s p a r o le s d e la
je u n e fille fo n t é ch o à d es in q u ié t u d e s q u e ,
d e p u is ' lo n gt e m p s e lle r e n fe r m e , a u p lu s p r o
fo n d d 'e lle -m ê m e . E lle n ’a p a s le co u r a g e d e
d e m a n d e r à l ’e n fa n t d e p r é cis e r s cs cr a in t e s , d e
d ir e ce q u ’e lle r e d o u t e ... ce q u ’e lle s o u p ço n n e .
�U N E H E U RE SON N E RA
17
Zo zo e s t d e n o u ve a u à ses p ie d s, ser r ée co n t r e
la vie ille d a m e.
— L e vr a i d u vr a i, c ’e s t q u e je s u is h e u
r e u s e à cô t é d e vo u s , m u r m u r e -t -e lle ; je v o u
d r a is n e ja m a is vo u s q u it t e r . A la m a is o n , je
fin is p a r êt r e t r ès s e u le d e p u is q u ’on m ’a s é
p a r ée d e M "° V e la y . P a u vr e ch è r e g r a n d e a m ie ,
si vo u s s a vie z com m e je la r e gr e t t e !
L a g r a n d ’m èr e se d it , q u ’en e ffe t , sa p e t it e fille n e p e u t q u e se t r o u ve r b ien s e u le d e p u is
q u e la fem m e d ’é lit e q u i l ’a é le vé e e s t p a r t ie e t
q u ’e lle n ’a p lu s a u p r è s d ’e lle — il est d u r
d ’a vo ir à en co n ve n ir — q u e son p è r e et sa
m è r e . E lle s o n ge à la vie m en ée p a r ce s d e r
n ie r s ... E xis t e n c e t o n t e en d é co r , en s u p e r b e
fa ça d e , e xis t e n ce q u i im p o s e la n écessit é d e se
m o n t r e r , d e s ’e x h ib e r , d e n ’êt r e ja m a is ch e z
s o i, l ’o b liga t io n d e p a ye r d e m in e e t d ’a u d a ce ,
a in si q u e t o u t h om m e en vu e y est co n t r a in t ,
d e n os jo u r s , s ’il ve u t co n s e r ve r s a p la ce a u
s o le il. E t , co m m e on a b eso in d e t o u s ses
m o ye n s , p o u r jo u e r ce s p r e m ie r s g r a n d s r ô les,
n ’e st -ce p a s en p a r a lys e r q u e lq u e s -u n s , q u e d e
m e n e r a ve c soi u n e fille en û ge d ’ê t r e m a r ié e ?
P u is q u e l ’on est p a r ve n u à l ’â ge d e gr a n d -p è r e ,
on a l ’â ge a u ssi, d e co m m e n ce r à d é g r in g o le r la
p e n t e ... Q u i d o n c a im e à a id e r l ’h o m m e d o n t
l ’a ve n ir e s t lim it é ? Q u i d o n c le cr o it ca p a b le
d ’a cco m p lir en co r e d e gr a n d e s ch o s e s ? Q u i a u
r a it en lu i co n fia n ce ? L a ch a n ce est a u jo u e u r
q u i, d a n s la r é a lit é co m m e a u je u , b lu ffe le
m ie u x e t le p lu s lo n gt e m p s .
Z o zo p a r le t o u jo u r s .
— L a b o n n e m a d e m o iselle Ve la y et m oi
é t io n s e xt r ê m e m e n t p o t -a u -fe u . N o t r e p lu s
gr a n d
b o n h e u r co n s is t a it — q u a n d
n ou s
n ’a vio n s r ien à fa ir e p o u r l ’a m b u la n ce
à
n o u s r e t ir e r d a n s la £ alle d ’ct u d e s , â é t e in d r e
l ’é le ct r icit é p o u r a llu m e r u n e la m p e so u s u n
s im p le a b a t - jo u r , et à n o u s a b so r b er d a n s la
le ct u r e . N o u s é t io n s h eu r eu s es, a lo r s ! J e m e
s e n t a is à l ’a b r i, p r è s d ’e lle co m m e p r è s d e
vo u s . M a is on m ’a e n le vé m a gr a n d e a m ie !
I
�i8
U N E H E IT R H S O N N E R A
— P o jr q u o i ?
— U n m a t in , a p r è s u n e cr is e p a r e ille à ce lle
d o n t je vo u s ai p a r lé , on ch e r ch a ce q u ’il é t a it
p o ssiM e d e fa ir e p o u r r e s t r e in d r e le t r a in d e
m a is o n . P a p a d it : « Vo ilà b ea u t e m p s q u e Zo zo
a fin i son é d u ca t io n M a in t e n a n t q u e je s u is d e
r e t o u r , q u e n o u s r e p r e n o n s u n e vie n o r m a le ,
q u ’il n 'e s t p lu s q u e s t io n d e t o u t e s ce s œ u vr e s
où il lu i fa lla it u n ch a p e r o n , m a in t e n a n t
q u e n o t r e fille p e u t e t d o it so r t ir a ve c
vo u s e t m o i, n e p o u r r io n s -n o u s s u p p r im e r
M '" V e la y ? ... » L a ch o se fu t a u s s it ô t e x é c u t é e .
M a p a u vr e M a d e m o is e lle d u t p a r t ir ... A h !
q u e son d é p a r t m e sem b la d o u lo u r e u x !...
Ce p e n d a n t , com m e p a p a d is a it : « C ’e s t a u t a n t
d e g a g n é ... et p a r ce s t em p s d ifficile s , il n ’est
p a s d e p e t it e s é co n o m ie s. » Co m m e m a m a n
a jo u t a it : « E n fin , n o u s vo ici lib é r é s d e ce
t ie r s q u i n o u s o b s e r va it et n o u s b lâ m a it p e u t ê t r e ... » j ’e u s l ’o r gu e il d e n e r ien la is s e r vo ir
d e ce q u e je r e sse n t a is. M a is, je n e s u is p a s
e n co r e co n s o lée d e m ou ch a g r in . M 11* V e la y
p a r t ie , il n e m ’est r est é q u ’u n e jo ie , lu i é c r ir e ...
I l y a ta n t d e ch o s e s p o u r t a n t q u e l ’on n e p e u t
d ir e d a n s u n e le t t r e ...
C ’est l ’h eu r e d u cr é p u s cu le .
Au - d e s s u s
d es
fu t a ie s
de
S a in t - H é r a ye
s ’ét e n d u n cie l p â le q u e s t r ie n t d es n u a g e s
r oses. Du ve n t p a sse, ve n t m o u , s u b t il, c h a r g é
d e p a r fu m s . D e s ch a u ve s - s o u r is t o u r b illo n n e n t ,
p e t it s ch iffo n s n o ir s, t e ls q u ’en s e co u e r a it u n e
m a in n e r ve u s e . L ’a ir e s t ca lm e , l ’a t m o s p h è r e
p a is ib le . D a n s les m a s s ifs en co n t r e b a s d e
la fe n ê t r e , les b e lle s -d e -n u it s ’o u vr e n t a u x
é t o ile s
L a gr a n d 'm è r e co n s id è r e sa p e t it e - fille . Zo/ .o
est d e t a ille m o ye n n e , m in ce et jo lie , d e ce t t e
b e a u t é fr a g ile , d é lica t e , q u i in q u iè t e — on n e
sa it p o u r q u o i. E lle a le t e in t b la n c, t r a n s p a r e n t ,
d u b is cu it d e S è vr e s , a ve c q u e lq u e s t o u ch e s
d ’u n r ose lé g e r , a u x jo u es, les gr a n d s y e u x
b le u s , q u 'a g r a n d it un ce r n e so m b r e , s o n t u n
p eu fié vr e u x, u n p eu la s , sa b o u ch e fr a îch e a
�U N E H E U RE SON N ERA
- tq
u n s o u r ir e d é s a b u s é , et ses t r a it s r é gu lie r s so n t
e m p r e in t s d e m é la n co lie .
L a vie ille d a m e s o u p ir e .
T a n t d e ch o s e s q u i so n t fa it e s d e la d is p a
r it io n d e t a n t d ’a u t r e s q u i é cla ir a ie n t son p a ssé ,
lu i fo n t cr a in d r e p o u r l ’e n fa n t la r e d o u t a b le
a ve n t u r e q u e la vie lu i p a r a ît d e v e n u e ... Ah 1
co m b ie n e lle s ’a la r m e d e ce s in n o va t io n s co u
r a m m en t a cce p t é e s , d e ce s h a b it u d e s n o u ve lle s
ve n u e s d ’u n p eu p a r t o u t et q u e la m o d e, le
s n o b is m e , le b esoin d e n ’êt r e p lu s so i-m ê m e ,
a id e n t si fa cile m e n t à s ’im p la n t e r ch e z n o u s ...
R ie n n ’e n r a ye le u r co u r s e . E lle s o n t d ’a b o r d
é t é le p a r t a ge cFu n p et it n o m b r e , d ’u n e ca s t e
h e u r e u s e ; e lle s s ’é t e n d e n t , e lle s g a g n e n t et t r a
va ille n t t o u s les je u n e s c e r v e a u x , so u s le s ye u x
d e s m èr es im p u is s a n t e s . L a lib e r t é e s t ch o s e
g r is a n t e . La je u n e fille m o d er n e ve u t t o u t e s
le s lib e r t é s . I l lu i en fa u t a u t a n t q u ’e lle a
b eso in d ’a ir , d ’e s p a ce , e t , d ’a ille u r s , l ’e x is t e n c e
q u ’e lle m èn e a u r a it vit e fa it d e m e t t r e s u r lé
fla n c t o u s le s ch a p e r o n s , a ve c se s je u x d e fo r ce
e t d e p lein a ir . Il lu i fa u t co n s e r ve r , d é ve lo p
p e r l ’in d é p e n d a n ce , d o n t e lle a fa t a le m e n t p r i 9
l ’h a b it u d e p e n d a n t la g r a n d e g u e r r e , a lo r s q u e ,
p o u r ê t r e u t ile , p o u r s e r vir son p a ys et les v ic
t im e s d e la t o u r m e n t e , e lle d e va it a g it p a r ellem êm e e t fa ir e p r e u ve d ’u n e in d é p e n d a n ce , d o n t
e lle s ’e s t , a u r e s t e , m o n t r é e d ig n e . E t les li
b e r t é s q u ’e lle r é cla m e so n t n é ce s s a ir e s à q u i
ve u t d é ve lo p p e r son lib r e a r b it r e , sa c la ir
vo ya n ce , son ju ge m e n t — il ses r is q u e s et p é
r ils . Ain s i, la je u n e fille m o d er n e e n t r e vo it ,
co m p r e n d , d is cu t e n o m b r e d e ch o s e s q u i, ja d is ,
s e r a ie n t d e m e u r é e s , p o u r e lle , le t t r e m o r t e. E lle
e s t a ve r t ie , et d o it l ’ê t r e . E n d é co u le r a t -il u n
b ie n ? u n m a l? E n ser a -t -e lle p lu s h e u r e u s e ?
L ’e x p é r ie n ce d a t e d ’h ie r , on n ’fcn p eu t en co r e
a u gu r e r g r a n d ’e h o s e .
« Il fa u t vivr e a ve c son t e m p s », se co n t e n t e
r o n t d e co n clu r e ce u x q u i n ’a im en t p a s à r e ga r
d er t r o p lo in ... L e cœ u r s e r r é , la g r a n d ’n iè r e d e
Zo zo a s s is t e à ce t a vè n e m e n t d es m œ u r s n on -
�U N E H E U RE SON N ERA
E lle n ’h é s it e p a s , e l l e , à les co n d a m n e r
a t t e n d r e le s p ir e s ca t a s t r o p h e s L a
t h é o r ie s u r la ca m a r a d e r ie , d o n t sa p e t it e - fille
s ’e s t fa it e l ’é ch o , s u r t o u t l a n a vr e et la p r é o c
cu pe.
E lle la t r o u v e , à iu s t e t it r e , si fa u s s e
ë t si d a n g e r e u s e !
E n u n la n ga g e m u e t ~
h a b it u d e p r ise d u
r a n t d e lo n g u e s h e u r e s d e s o lit u d e — la v ie ille
d a m e co n fie s e s t r a n s e s a u gr a n d p o r t r a it .
N u l n e se t r o u ve r a d o n c — co m m e s ’e s t
t r o u v é s u r sa r o u t e l ’ê t r e a d o r é , t o u jo u r s
p le u r é , q u e la d o u ce im a ge r e p r é s e n t e — n u l n e
s e t r o u ve r a s u r la r o u t e d e M a r ie - R o s e p o u r
lu i d ir e , n o n ce s t é r ile e t é q u ivo q u e : « S o yo n s
ca m a r a d e s , p u is q u e n o u s n e p o u vo n s a s p ir e r à
m ie u x », m a is c e t « Aim o n s - n o u s ! » q u i fu t l a
b a s e d e t o u t e p a r fa it e u n io n , d e p u is le co m m e n
c e m e n t d u m o n d e ? P e r s o n n e n e vie n d r a d o n c
lu i d ir e : « S o yo n s fo r t s et c o u r a g e u x , a p p u yé s
l ’u n à l ’a u t r e , n o u s r ia n t d e s d ifficu lt é s d e la
v e lle s .
et
à
en
v ie ! »
—
Ah
! t o u t c e la e s t b ie n t r is t e ! s 'é c r ie la
v ie ille d a m e , r é p o n d a n t à se s p r o p r e s p e n s é e s .
Z o zo s u r s a u t e .
C e t t e e x c la m a t io n l ’a r r a ch e à s e s r ê ve s . E lle
é c la t e d e r ir e e t d e m a n d e :
— G r a n d ’m è r e , à q u i e n a ve z- vo u s ? E s t - ce
e n c o r e a u x t a r t e s r o n d e s e t a u x p ie d s d e c u i
s in iè r e ?
— J e m ’in d ig n e co n t r e c e u x q u i u s e n t d e
m o t s q u i t r o m p e n t e t le u r r e n t , a in si q u e le u r
r e n t e t t r o m p e n t le s p ip e a u x d e l ’o is e le u r . J e
m ’in d ig n e co n t r e c e u x q u i n ’o n t p lu s n i b r a
v o u r e , n i cœ u r ; co n t r e c e u x q u e t o u t é p o u
va n t e : le t r a v a il, le s r e s p o n s a b ilit é s , la fa m ille ;
c o n t r e c e u x q u i n e p r é t e n d e n t t ir e r d e l ’e x i s
t e n ce q u e d e la jo ie , d u b ie n - ê t r e , d e l ’o is iv e t é ,
d u p la is ir ...
— M a b o n n e - m a m a n , s ’é cr ie Z o zo q u i fa it le
g e s t e d e s e b o u ch e r le s o r e ille s , q u e vo ilà d e
g r a n d s m o t s e ffr a ya n t s . P a r gr flce , n e le s r é p é
t e z p lu s , i l s o n t eu a s s e z d e c o u r a g e , a s s e z d e
d é vo u e m e n t, a ssez d e cœ u r , p en d a n t p r ès d e
�U N E H E U RE SON N ERA
ai
cin q a n s, p o u r q u ’on so it u n p eu in d u lg e n t à
le u r s p e t it e s d é fa illa n ce s d ’a u jo u r d ’h u i ! Il e s t
vr a i, a jo u t e - t - e lle p lu s b a s , a p r è s u n co u r t s i
le n ce , q u e ce n ’é t a ie n t p a s le s m ê m e s !... B a h !
n e p e n s o n s p lu s à t o u t ce la !
E t e lle se je t t e d e n o u ve a u d a n s le s b r a s d e
la vie ille d a m e.
L a g r a n d ’m èr e e n p r o fit e p o u r a r r a ch e r d e
m e n u e s p r o m e s s e s d e sa p e t it e - fille .
— J e t ’en p r ie , n e cr o is e p lu s t e s ja m b e s .
— J e t â ch e r a i.
— F a is -t o i d e s r o b e s p lu s lo n gu e s .
— C ’e s t p r o m is .
— N e t e la is s e p a s p r e n d r e à t o u t ce q u e r a
co n t e n t t e s d a n s e u r s .
— T o u t ce q u e vo u s vo u d r e z !
— C ’e s t t r o p e t p a s a s s e z. C e la m e c h a g r in e
t a n t d e p e n s e r q u ’o n o s e se m o q u e r d e t o i !
— M a is , g r a n d ’m è r e , a lo r s , on se m o q u e r a it
d e n o u s t o u t e s ...
— C ’e s t p e u t - ê t r e ce q u i a r r ive , e t l ’u n iq u e
r a is o n d e ce s fa ço n s ca v a liè r e s , d e ce m a n q u e
d e co u r t o is ie , d e ce t t e lib e r t é d ’a llu r e , d e la n
g a g e , d e ce s o u ci d e d é cla r e r , à t o u t ve n a n t ,
q u e l ’o n e s t p eu p a r t is a n s d u m a r ia g e e t q u ’il
n e fa u t co m p t e r s u r s o i, e n a u cu n ca s , p o u r
fa ir e u n « é p o u s e u r »,
II
L e ch â t e a u d e S a in t - H é r a y e e s t
m o d e r n e . S o u p a r c, s cs p e lo u s e s ,
s e s g ir o u e t t e s , s e s b a lco n s d o r é s ,
fo r t u n e d e s cs h a b it a n t s .
M . L a m o t h e S a in t - H é r a y e le fit
u n e b â t is s e
s e s m a s s ifs ,
a t t e s t e n t la
é d ifie r a p r è s
�TÎNT? H E U R E S O N N E R A
a vo ir r é a lis é u n e fo r t b e lle fo r t u n e . P a r t i d ’u tt
m in ce em p lo i d a n s les F in a n ce s , il é t a it a r r iv é ,
p a i son s e u l m é r it e , a u x p lu s h a u t e s s it u a t io n s *
L a m o r t le s u r p r it , s é n a t e u r , p r é s id e n t d e p lu
s ie u r s co n s e ils d ’a d m in is t r a t io n , g r a n d - c r o ix d e
la Lé gio n d ’h o n n e u r e t m illio n n a ir e .
M . L a m o t h e S a in t - H é r a ye m o u r a it t r o p t ô t .
I l la is s a it u n e ve u ve d a n s u n e d o u le u r si p r o
fo n d e q u ’e lle a lla it ê t r e lo n g t e m p s in ca p a b le
d<* d é fe n d r e ses in t é r ê t s et ce u x d ’u n fils s u r
n o m m é-« le b ea u G e o ffr o y », e n fa n t g â t é , in g é
n u m e n t é g o ïs t e , p a s m é ch a n t , m a is p o u va n t le
d e v e n ir , s ’il se v o ya it ref-user la r é a lis a t io n
d ’u n ca p r ice Ava n t lu i, ses p a r e n t s a va ie n t eu
t r o is e n fa n t s m o r t s en b a s â ge . L e u r p e r t e la is
s a it la m èr e é p o u va n t é e , fo lle d 'in q u ié t u d e a u
m o in d r e b o b o , au m o in d r e m a la is e d u p e t it
G e o ffr o y . A ê t r e a in s i fr a p p é e , e lle a va it p e r d u
t o u t e q u ié t u d e , t o u t e co n fia n ce en l ’a v e n ir , e lle
n e p a r ve n a it p a s à se p e r s u a d e r q u e ce lu i- ci
é ch a p p e r a it a u so r t d e s a u t r e s , q u ’e lle p a r v ie n
d r a it à l ’é le ve r , à en fa ir e u n h o m m e . J u s q u ’à
o n ze ou d o u ze a n s, il a va it ét é a ssez d é lica t ; il
lu i a va it fa llu d es r é g im e s , d e s t r a it e m e n t s p a r
t icu lie r s . T o n t e la m a iso n « t o u r n a it » a u t o u r
d e lu i. O n n *y fa is a it r ien q u i n ’e û t sa s a n t é ,
son b o n h e u r , son a gr é m e n t p o u r b u t . Au cu n e '
c o n t r a in t e , a u cu n e fa t ig u e ... Q u a n d a r r iva
l ’a d o le s ce n ce , il é t a it p a r fa it e m e n t r o b u s t e e t
s a in , et ign o r a n t co m m e p a s u n . I l e û t é t é in
s u p p o r t a i ’c s ’il n ’a va it e u , n a t u r e lle m e n t , u n
ca r a ct è r e a im a b le et b ie n v e illa n t . P o u r v u q u ’on
n e lu i d e m a n d â t a u cu n e ffo r t , m o r a l o u in t e l
le ct u e l il se m o n t r a it ch a r m a n t ! Il a va it l ’a r t
d e d e m a n d e r ce q u ’il v o u la it o b t e n ir , a ve c u n e
c â lin e r ie si e n jô le u s e , q u ’il p a r a is s a it a ffe c
t u e u x et t en d r e.
D ir e que sa m èr e l ’a im a it n e su ffit p a s. E lle
en é t a it fo lle , et n e s ’a p e r ce va it p a s q u ’e lle
¿ le va it son fils d ’u n e fa ço n d é p lo r a b le . E lle ,
si d r o it e et q u i p o s s é d a it a n p lu s h a u t d e g r é
ce t t e a d m ir a b le ch o s e q u i se n o m m e la c o v s c i e n c e , fa isa it d e G e o ffr o y u n ê t r e a m o r a l, in -
�U N E H E U RE SON N ERA
c a p a b le d ’ê t r e co n d u it p a r a u t r e ch o s e q u e p a r
s e s in s t in ct s .
P a r b o n h e u r , c e u x - c i n ’é t a ie n t p a s t r o p m a u
v a is . L ’h o n n ê t e h o m m e e t l ’h o n n ê t e fe m m e
q u ’é t a ie n t s e s p a r e n t s n ’a u r a ie n t p u p r o d u ir e
u n ch e n a p a n — e t ils lu i d o n n a ie n t , e n s o m m e ,
la m e ille u r e d e s le ço n s , c e lle d e l ’e x e m p le .
E lle n e s u ffis a it p a s p o u r lu i in cu lq u e r le g o û t
d e l ’e ffo r t , n i l ’a m o u r d e la s im p licit é . G e o f
fr o y , je u n e h o m m e , é t a it fo r t o r g u e ille u x d e
s a jo lie fig u r e , d e sa s t a t u r e d ’a t h lè t e — d e
s e s s u ccè s . Co m m e il é t a it m a lin — p lu s m a lin
q u e vr a im e n t in t e llig e n t — il a va it u n p eu lu ,
ju s t e a s s e z p o u r m a s q u e r s a p r o fo n d e ig n o
r a n c e , s o u s u n lé g e r ve r n is d e co n n a is s a n ce s
« à l ’u s a g e d e s s a lo n s ». C e la , e t d u g o û t n a
t u r e l, q u i p a s s a it p o u r u n g o û t d ’a r t is t e , u n e
fa ço n g a ie d e r a co n t e r e t d e d ir e , q u i é t a it « d e
la b la g u e » p lu s q u e d u vé r it a b le è s p r it , le
fa is a ie n t a p p r é cie r d e s m ilie u x o ù le s é r ie u x
p a s s e p o u r e n n u ye u x e t , o ù u n h o m m e e s t
t r o u v é d é l i c i e u x , d u m o m e n t q u ’il est a m u s a n t .
M . L a m o t h e S a in t - H é r a y e a va it t o u jo u r s d é
p lo r é l ’é d u ca t io n , o u p lu t ô t l ’a b s e n ce d ’é d u ca
t io n , r e çu e p a r son fils. M a is , d e va n t le s s u p p li
ca t io n s d e sa fe m m e , h a n t é e p a r l ’id é e « q u ’e lle
p e r d r a it ce lu i- ci co m m e le s a u t r e s », s ’il é t a it
fa t ig u é , co n t r a r ié , t r a it é s é vè r e m e n t , il l ’a va it
la is s é e d ir ig e r l ’e n fa n t à sa g u is e , t a n t q u e sa
s a n t é a va it p a r u r é cla m e r d e s m é n a g e m e n t s .
P lu s t a r d , il n ’é t a it p lu s t e m p s . A u x p r e m ie r s
e s s a is d ’u n e d ir e ct io n p lu s fe r m e , la m è r e e t
le fils m o n t r è r e n t u n e s u r p r is e si d é s o lé e q u e
le p è r e n ’ o s a p a s in s is t e r . F a ir e m a ch in e en
a r r iè r e , c ’e û t é t é , p r e s q u e , se co n d u ir e en t yr a n
— a u m o in s se fa ir e co n s id é r e r co m m e t e l.
U le r is q u a à d ive r s e s r e p r is e s , m a is , t o u jo u r s
se s t e n t a t iv e s r a is o n n a b le s fu r e n t co n t r e b a la n
cé e s p a r u n n o u ve l e x c è s d e g â t e r ie s m a t e r
n e lle s . G e o ffr o y d e ve n a it h o m m e , et u n fossé
s e m b la it s e cr e u s e r , d e jo u r en jo u r , e n t r e son
p è r e e t lu i.
E s p é r a n t , p a r le besoin , d évelop ffb r en lu i
�2A
U N E H E U RE S ON N E RA
le d é s ir d u t r a va il, M . La m o t h e S a in t - H é r a ye
l ’a va it ten u d e fo r t co u r t so u s le r a p p o r t d e
l ’a r g e n t . Il n 'a va it r éu ssi q u ’à p r o vo q u e r l ’in d i
gn a t io n d u je u n e h om m e q u ’on e n t e n d a it g é
m ir : « J e n e sa is ofi p a sse l ’a r ge n t d e p a p a ...
il d oit en a vo ir b e a u co u p , ce p e n d a n t ... E t il
lia r d e a ve c m o i... q u e c ’en est h u m ilia n t 1 »
L a m or t se ch a r ge a d e r é p o n d r e . G e o ffr o y
se t r o u va , d u jo u r au le n d e m a in , à la t ê t e
d ’u n e fo r t u n e m a gn ifiq u e . Se s é t o n n e m e n t s
ch a n gè r e n t a lo r s d e t h è m e .
— Co m m e n t p a p a a -t -il fa it p o u r a m a s s e r
t ou t ça ? Il viva it co m m e t o u t le m o n d e , n e se
p r iva it d e r ie n ; il ét a it b ie n m is, b ie n lo g é ,
b ien s e r v i... M a m a n a d e b e a u x b ijo u x , d es
d e n t e lle s r e m a r q u a b le s , u n e co u t u r iè r e ch è r e ,
b ien q u 'e lle n ’ait a u cu n t a len t ! M o i-m ê m e , si
je m e d o n n a is u n m al é p o u va n t a b le , je n e sa u r ai« p a s g a g n e r cin q u a n t e ce n t im e s ... I l v a
d e ce s m ys t è r e s .
M a is, ce m ys t è r e , G e o ffr o y n e ch e r ch a p a s à
l ’a p p r o fo n d ir ... Il se d o u t a it q u ’u n e vu e c la ir e
d es ch o se s n 'e û t p o in t t o u r n é à sa g lo ir e .
M. I .a m o t h e S a in t - H é r a ye a va it e x ig é q u e
son fils p r ép a r â t . l ’in s t it u t Ag r o n o m iq u e a fin
d e se fa ir e p lu s t a r d « u n e s it u a t io n ».
— La is s o n s cela à d e p lu s b e s o g n e u x , s ’é cr ia
d ’a b o r d le je u n e h o m m e, q u a n d son p è r e e u t
d is p a r u . P o u r q u o i e n co m b r e r la p la ce ?
U n e fois e n co r e , sa fa ib le m èr e cé d a , a p r è s
a vo ir t im id e m e n t t e n t é d e co n va in cr e son fils
d e la s a ge s s e d es co n s e ils p a t e r n e ls , d o n t e lle
co m m e n ça it à se r e p e n t ir d e n ’a vo ir p o in t é t é ,
p lu s tftt, l ’é ch o fid è le . U n e d es d e r n iè r e s p a r o le s
d e son m ari a va it ét é : « Vo u s r e gr e t t e r e z a m è
r em en t p lu s t a r d , m a ch è r e a m ie , d ’a vo ir h a
b it u é vo t r e fils à n ’a vo ir d ’a u t r e g u id e q u e sa
fa n t a is ie ... M a is il n e ser a p lu s t e m p s , et t o u t e
vo t r e t e n d r e s s e n e l ’e m p ê ch e r a p a s d ’e x p ie r
r u d e m e n t les s o t t is e s ovl il ser a fa t a le m e n t e n
t r a în é ... P a sse le Cie l q u e vo u s n ’a ye z p a s, vo u s m ê m e , à p a ye r d e fa ço n t r è s lo u r d e la fa u t e d e
l ’a vo ir t r o p a im é I »
�IJN 7 Î P IT U JRïï S O N N IÎ R A
2.S
M a lg r é les in fle xio n s a ffe ct u e u s e s d e la vo ix
d u m o u r a n t , sa fem m e a va it co m p r is sa p en sée.
C ’é t a it « m a l a im é » q u ’e û t d it M . La m o t h e
S a in t - H é r a ye , s ’il n ’a va it vo u lu é p a r gn e r u n e
b le s s u r e d o u lo u r e u s e à la co m p a gn e d e t o u t e sa
vie , â l ’h eu r e d es s u p r ê m e s d é ch ir e m e n t s .
D é s o r m a is , u n p eu d e r e m o r d s gâ t a la jo ie
q u e M me S a in t - H é r a ye é p r o u va it , ch a q u e fo is
q u ’il lu i ét a it d o n n é d e « fa ir e p la is ir » â son
fils t r o p a d or é.
Il s a va it si b ie n , ce p e n d a n t , l ’e n jô le r et la
s é d u ir e ! Il fa is a it m in e d e fa ir e d e s co n ce s s io n s
à la r a is o n ... e t , p eu à p eu , il l ’a m e n a it à r e
n o n ce r a u x id é e s q u ’e lle e s s a ya it d e lu i fa ir e
p a r t a ge r . P a r e xe m p le , il se m b la se r a llie r s a
ge m e n t a u p r o je t d e se fa ir e r e ce vo ir à l ’I n s t i
t u t Ag r o n o m iq u e ... m a is , u n p eu p lu s t a r d ...
au r e t o u r d e son s e r vice m ilit a ir e , a p r è s q u e l
q u e s m o is d ’u n e p r é p a r a t io n m t e n s iye .. p lu s
t ô t , c ’é t a it s ’e xp o s e r à u n é ch e c ce r t a in
La
m èr e n ’in s is t a p a s. L e s e r vice m ilit a ir e se
p a ssa t a n t b ien q u e m a l. M a is G e o ffr o y t r o u va
q u ’il d u r a it b ie n lo n gt e m p s et b é n it u n e b r o n
ch it e o.p p or t u n e q u i, s a n s le r e n d r e t r ès
m a la d e , fo u r n it à sa m èr e u n su ffis a n t p r é
t e x t e p o u r r e m u e r cie l e t t e r r e et o b t e n ir
q u ’il fû t m is en s u r s is , a va n t la fin d e se s t r o is
a n s.
rît l ’in s t it u t Ag r o n o m iq u e ? C ’e û t ét é le m o
m en t d ’y s o n ge r , à p r é s e n t q u e G e o ffr o y é t a it
r e n d u à la vie c iv ile . M a is , il se p r é t e n d it si
fa t ig u é , si d é p r im é p a r la b r o n ch it e — d o n t il
e û t é t é b ien d ifficile , au b o u t d e s ix m o is , d e
r e t r o u ve r la m o in d r e t r a ce — q u e sa m èr e
s ’a ffo la d e n o u ve a u à l ’id ée d e lu i vo ir a ffr o n t e r
le s t e r r ib le s , les é p u is a n t s co n co u r s .
E t la « fê t e » r e m p la ça le s s cie n ce s . G e o f
fr oy d é co u vr it d e t o u s cô t é s d es a m is , d es ca
m a r a d es d e p la is ir . I l en e û t t a n t , q u e , d e son
p r op r e a ve u , il n e s a va it p lu s où les m e t t r e ,
d a n s son p e t it a p p a r t e m e n t d e ga r ço n
V o ix d e m ie l, m a in s t e n d u e s , b r a s o u ve r t s ,
s o u r ir e s , b o u ch e s en cœ u r , p a t t e s d e ve lo u r s ,
�26
U N E H E U RE S ON N ERA
p r é ve n a n ce s , r é vé r e n ce s , G e o ffr o y n e r e n co n
t r a it q u e ce la s u r so n p a s s a ge .
« O h é ! o h é ! .. . e t en q u a t r iè m e v i t e s s e !»
il v é c u t a in si ju s q u ’à t r e n t e a n s , d a n s u n m a
g n ifiq u e o p t im is m e e t d e n o n m o in s m a g n i
fiq u e s illu s io n s . Ce la lu i co û t a c h e r ... si ch e r ,
q u ’u n m a t in , u n e liq u id a t io n s ’im p o s a : la li
q u id a t io n d e sa vie d e g a r ç o n ...
S u r la co lo n n e d u d o i t — l ’a r g e n t fo lle m e n t
e t s t u p id e m e n t d is s ip é
— s ’é t a la ie n t d es
ch iffr e s co n s id é r a b le s . I ls d é p a s s a ie n t d e b e a u
co u p c e u x q u i, s u r la co lo n n e d e l ’ a v o i r , r e p r é
s e n t a ie n t l ’a r g e n t le n t e m e n t é p a r g n é p a r le
p è r e . G e o ffr o y co u r a it à la r u in e .
« L a r u in e », cr ia - t - il q u a n d o n c h e r ch a à
lu i o u vr ir le s y e u x , « q u ’e s t - ce q u e c ’e s t q u e
ç a ? » S o n n o t a ir e vo u lu t lu i e x p liq u e r le s in
c o n vé n ie n t s d e « l ’im p é cu n io s it é », m a is G e o f
fr o y fit cla q u e r s e s p o u ce s , p ir o u e t t a e t d é cla r a ,
r ie u r e t m o q u e u r : « A lle z p la n t e r ça a u ja r d in ,
d a n s le ca r r é d es p o is : vo t r e é p o u va n t a il e s t b o n
p o u r fa ir e p e u r a u x m o in e a u x, n on à m o i. »
M a lgr é t o u t , co m m e le b a t e a u fa is a it ea u d e
t o u t e s p a r t s , et q u ’en p e u d e t e m p s la n oyad e:
m e n a ça it d ’ê t r e co m p lè t e , le p r o d ig u e se d it
q n e l ’h e u r e s o n n a it d e s r é s o lu t io n s s é r ie u s e s .
I l d é cid a d e se m a r ie r , ce q u i e s t u n e fa ço n
d e je t e r l ’a n cr e d a n s u n h ñ vr e s û r — o u q u e
l ’on cr o it s û r .
S e m a r ie r ? D é cis io n fa cile à p r e n d r e . R e s t a it
à s a vo ir s i, m a lg r é u n p a ssé o r a g e u x , il se
t r o u va it u n e b o n n e â m e p o u r t e n t e r l ’a ve n t u r e
c o n ju g a le a ve c le b e a u G e o ffr o y.
—
Si t e l e s t m o n d é s ir , a ffir m a it -il a ve c
a p lo m b , a va n t t r o is m o is , j ’a u r a i co n vo lé en
ju s t e s n o ce s . Q u ’y a -t -il à m e r e p r o ch e r ? J 'a i
eu q u e lq u e s u ccè s . J ’ai m e n é la vie il g r a n d e s
g u id e s ... F a it -o n d e s o m e le t t e s s a n s ca s s e r d e s
o e u fs ? .,. J e n e r e g r e t t e r ie n .
I l n e r e g r e t t a it r ie n d e la m a gn ifiq u e fo r t u n e
d is s ip é e ... E t on l ’a va it e n t e n d u se va n t e r d e
n ’ê t r e p o in t ca p a b le « d e g a g n e r cin q u a n t e c e n
t im e s ! »
�U N E H E U R E S ON N ERA
27
U n e fo is d é cid é à o r ie n t e r « s é r ie u s e m e n t »
sa vie , G e o ffr o y se la n ça , a ve c u n e g r a n d e a r
d e u r , d a n s la vo ie n o u ve lle , q u i d e va it le m e n e r
a u m a r ia ge . I l se m o n t r a t o u t à co u p , fo r t d é
s ir e u x d e se r a n g e r , d e d e ve n ir r a is o n n a b le .
Sa c a m p a g n e m a t r im o n ia le fu t d e co u r t e d u
r é e . Il a va it co n s e r vé d e s es h a b it u d e s co n q u é
r a n t e s a ve c le r a yo n n e m e n t d u r e ga r d q u i
d o n n e a u m o n o cle u n é cla t p a r t icu lie r , le ge s t e
s u p e r b e , m a g n ifiq u e , q u i p o r t e u n e fe m m e à
cr o ir e q u e l ’h o m m e , in clin é d e va n t e lle , e s t
p r ê t à t o m b e r à s cs p ie d s , e t à m o u r ir p o u r ses
b e a u x y e u x . I l p o s s é d a it l ’a r t d e p la ir e , a u
s u p r ê m e d e g r é . I l a va it p lu , il p la is a it , il p la i
r a it ... il le s a v a it ... L a s é d u ct io n q u ’il e x e r
ça it eû t é t é s a n s e ffe t s u r d e s fe m m e s vr a im e n t
d is t in g u é e s d e cœ u r e t d ’e s p r it . I l é t a it b e a u
c o u p t r o p m a lin p o u r s ’a r r ê t e r à ce lle s - là . I l
r e p a r u t t r è s vit e ch e z le n o t a ir e et lu i co n fia
« q u ’il ve n a it d e d é co u v r ir la p ie a u n id !...
q u e se s y e u x s ’o u vr a ie n t à la lu m iè r e , q u ’il
a va it r e n co n t r é e n fin , e n fin , le g r a n d a m o u r
q u e ch a n t e n t le s p o è t e s ... Q u ’il a im a it , o u i,
co m m e on a im e à v in g t a n s ... co m m e 011 a im e
p o u r la p r e m iè r e fo is ... >>
C e s a ir s d e g u it a r e n e d ir e n t r ie n q u i v a ille
à son co n fid e n t . Q u ’a lla it e n co r e in v e n t e r so n
t e r r ib le c lie n t ? G e o ffr o y n ’in v e n t a it r ie n . Il
a va it d é co u ve r t u n e v e u v e , je u n e , jo lie , d o u ce ,
g r a c ie u s e ... u n p eu s o t t e , fo lle d e s n o b is m e ,
g r is é e p a r l ’é lé g a n ce d u b ea u « G e o ffr o y » a u
t a n t q u e p a r sa s it u a t io n m o n d a in e . E lle a p p a r
t e n a it à ce m o n d e co s m o p o lit e q u i n ’a im e à
v iv r e q u ’à P a r is e t a jo u t e à so n é c la t le lu x e
d e se s fê t e s , d e se s m illio n s , d e s e s d ia m a n t s .
L a b a r o n n e G e n è v r a d e M a lt a - Viv a é t a it r ic h is
s im e .
G e o ffr o y r e n co n t r a it , e n co r e u n e fo is , la fo r
t u n e s u r son ch e m in . I l s u t la s a is ir .
A u co u r s d e sa vie d e g a r ço n , il a va it cé d é
à la m a n ie , t o u jo u r s r é p a n d u e , d e c h a n g e r so n
n o m e t d e le p a r fu m e r d ’a r is t o cr a t ie . I l l ’a va it
« ca s s é en m o r ce a u x » — p o u r u s e r d ’u n e e x
�28
U N E H E U R E S ON N E RA'
p r e s s io n à la m o d e — e t r a ju s t é , a r g e n t co m p
t a n t , a ve c d e u x p a r t icu le s .
C ’é t a it d é jà s u p e r b e : le m a lin ga r ço n a va it ’
fa it m ie u x . P o u r s ’a n o b lir d a va n t a g e , il fit
p r é cé d e r ce n om d ’u n t it r e d e co m t e e t se p a r a
d ’u n e co u r o n n e , é ga le m e n t o b t e n u s à d e b e a u x
d e n ie r s . R e s t a it à t r o u ve r l ’é cu d e ce t t e n o
b le s s e n o u ve lle ... M a is , il y a t a n t d e g e n s
m o r t s , t a n t d e fa m ille s é t e in t e s , d o n t on p e u t ,
s a n s c r a in t e , s ’a t t r ib u e r les a r m o ir ie s r e m o n t a n t
a u x cr o is a d e s ... c ’e s t l ’a ffa ir e d ’u n g é n é a lo g is t e
e t d e q u e lq u e s b ille t s b le u s . G e o ffr o y n ’e u t q u e
l ’e m b a r r a s d u c h o ix ; s u r le co n s e il d ’u n e
« h a u t e co m p é t e n ce », il a d o p t a : D ’a z u r a u
c h e f d ’a r g e n t c h a r g é d 'u n
’à u n e
/
co t ice
d ’o r
lio n iss a n t d e g u e u le s
b r och a n t
sur
le
tou t.
Ce s ch o s e s r é g lé e s , il se t r o u va u n p e u gê n é
d e sa fr a îch e n o b le s s e .
S a m èr e s ’en in d ig n a . Co m m e n t I II o s a it
t r a ve s t ir u n n o m , le n om d e son p è r e , q u ’il
a u r a it d û ê t r e si fier d e p o r t e r ?
G e o ffr o y se co n t e n t a d e b r a n le r t r is t e m e n t la
t ê t e en é ca r t a n t ce s r e p r o ch e s .
E t , co m m e il d é t e s t a it « le s h is t o ir e s », le s
s cè n e s , les la r m e s , e t en gé n é r a l t o u t ce q u i
c h a g r in e , il im a g in a ce s t r a t a g è m e : lo r s q u ’il
a lla it vo ir s a m è r e , il la is s a it sa co u r o n n e , se s
p a r t icu le s , le l i o n i s s a n l , la c o t i c e d ' o r , l e
c h a m p d ’a z u r , l e c h e f d ’ a r g e n t à P a r is , e t r e
d e ve n a it L a m o t h e S a in t - H é r a y e t o u t co u r t ,
co m m e p a r le p a ssé. M a is , ce t t e d e m i-m e s u r e le
c o n t r is t a it et lu i fa is a it sa n s ce s s e ch e r ch e r le
m o yen d ’en u se r a u t r e m e n t .
il s a is it d o n c l ’o cca s io n d e son m a r ia ge p o u r a r
b o r e r cr â n e m e n t son n om m o d ifié , son n o u ve a u
t it r e , e t ce fu r e n t le co m t e e t la co m t e s s e G e o f f r o y
d e L a M o t h e d e S a i n t - H é r a y e , d o n t le m a ir e e u t
à e n r e gis t r e r e t le cu r é à b é n ir l ’u n io n . Le s
le t t r e s d e fa ir e -p a r t p r é s e n t è r e n t , ce p e n d a n t , e n
co r e d es d ifficu lt é s . S u r la t r a n s fo r m a t io n d u
n o m , s u r le t it r e — l ’é cu r e m o n t â t -il a u t e m p s
d es cr o is a d e s , — M rae L a m o t h e S a in t - H é r a y e
co n t in u a it à se m o n t r er ir r é d u ct ib le .
�U N E H E U RE SON N ERA
2<5
A lo r s G e o ffr o y, d o n t l ’es p r it é t a it in v e n t if,
tet q u i, d ’a ille u r s , e û t fa it b e a u co u p d e co n ce s
s io n s p o u r o b t e n ir la p a ix , im a gin a d e co m
m a n d e r d e s b ille t s d e d e u x s o r t e s : le s u n s , sa n s
t it r e n i p a r t icu le s , d e s t in é s à sa m è r e , à l ’e n
t o u r a g e d e sa m èr e; le s a u t r e s , r o n fla n t s d e
t o u t e s le s p iè ce s d e son b e a u b la so n b a t
t a n t n e u f, p o u r se s a m is , le s a m is d e sa
fe m m e , e t c ., e t c.
L e n o u ve a u co u p le s ’in s t a lla a u x e n vir o n s
d e l ’E t o ile , d a n s u n h ô t e l d é lic ie u x e t , sa n s
p lu s , p r it s a p la ce d a n s le « T o u t P a r is », t h e
happy
fetv .
L ’a r g e n t a p p e lle l ’a r g e n t , et G e o ffr o y p u t ,
e n r is q u a n t d is cr è t e m e n t le s c a p it a u x d e sa
fe m m e , r é p a r e r le s b r è ch e s fa it e s à sa p r o p r e
fo r t u n e .
U n e p a r fa it e co n fo r m it é d e g o û t s u n is s a it
le co m t e e t la co m t e s s e . J a m a is co u p le n e p a r u t
p r o lo n g e r d a va n t a g e la p lu s d o u ce d e s lu n e s
d e m ie l.
L a co m t e s s e d e L a M o t h e d e S a in t - H é r a ye
é t a it r a vis s a n t e ; p o in t t r o p g r a n d e , sa s o u p le s s e
e t sa g r â ce fa is a ie n t va lo ir se s p r o p o r t io n s h a r
m o n ie u s e s . O n va n t a it , à l ’e n vi, son ch a r m e
e x o t iq u e e t n o n ch a la n t , se s y e u x d e fe u , son
t e in t d e p e r le , q u ’illu m in a it u n lé g e r r e fle t
r o s e ... t r è s n a t u r e l. I l n e s e p a s s a it p o in t d e se
m a in e o ù q u e lq u e çcvu e . m o n d a in e n e cé lé b r â t
sa b e a u t é , ses t o ile t t e s et ses b ijo u x .
U fa lla it a vo ir r e çu ch e z so i le co m t e et
la co m t e s s e d e L a M o t h e d e S a in t - H é r a ye
p o u r q u ’il fû t d it d ’u n e fê t e « q u ’e lle ét a it
r é u s s ie ».
,
L e co m t e e t la co m t e s s e d e L a M o t h e d e
S a in t - H é r a y e d e ve n a ie n t d e s cé lé b r it é s .
D is cr è t e m e n t , t r o is fo is g r o s co m m e l ’o n g le
n a g u è r e s u r le s p a n n e a u x d es vo it u r e s , a u jo u r
d ’h u i s u r c e u x d e s a u t o s , le l i o n i s s a n t d e
g u e u le s ,
d ’a r g e n t ,
la c o l i c e
d ’or ,
le f o n d
d ’a z u r ,
le
ch ef
s ’a p e r ce va ie n t p a r t o u t o ù l ’on d e va it
ê t r e vu .
. . . Q u i s e s o u ve n a it d u s é n a t e u r , p r é s id e n t
�tJK F
H P U RE SON N E RA
d e p lu s ie u r s id r n in iit r a t io n s , d e l’h o m m e d r o it
e i in t è gr e q u ’a va it é t é M . L a m o t h e S a in t - H é r a ye , d - d e v a n i p e t it e m p lo yé d es F in a n ce s ?
T o u t s ’e ft a ça it d e va n t la n o b le s s e en t o c et la
r ich e s s e en fa ça d e d e son fils.
M a is , p lu s G e o ffr o y a va n ça it , s ’é le v a it d a n s
ce s ch e m in s fle u r is , p lu s sa p e r s o n n a lit é d e
ve n a it é b lo u is s a n t e , p in s sa m èr e s e m b la it se
r é fu g ie r , sc t er r er d a n s le ca lm e et la r e t r a it e ,
Ah 1 com m e e lle a va it r ê vé d ’a u t r e s d e s t in éet p on t son fils, et d ’a n t r e s fin s p o u r ce t t e
fo r t u n e q u ’e lle a va it vu e le n t e m e n t , jo u r à
jo u r , a u gm e n t e r , s ’a cc r o ît r e ! E t a it -ce d o n c à
ce r é su lt a t q u 'a b o u t is s a it PefTort h u m a in ? L e s
p a u vr e s m o r t i d o ive n t s o u ffr ir s ’ils vo ie n t ce
n u e d e vie n t , si s o u ve n t , ce q u ’ils on t cr é é , ce
p o u r q u oi ils on t co n s e n t i à t a n t d e s a cr ifice s ,
d o n n é t a n t d ’e u x- m ô m e s et d e leu r vie fr a g ile
et c o u r t e ' Ce t t e d é ce p t io n , ce t t e r é vé la t io n d e
la vé r it é q u e t a n t d e ch o s e s , ici-b a s , le s o n t
e m p ê ch é e s d e vo ir , s e r a ie n t -e lle s u n e d e s
fo r m e s d u P u r g a t o ir e ? N e co n t ie n d r a ie n t - e lle s
p a s le ge r m e d e t o u s les t o u r m e n t s , d e t o u t e s
le s s o u ffr a n ce s ?
A la d é ce p t io n d e la m è r e , s ’a jo u t a it u n
s o u r d r em o r d s, ch a q u e jou r p lu s p r o fo n d , p lu s
fo r t , et q u i lu i r o n ge a it l ’â m e co m m e u n e p la ie
in t é r ie u r e r o n ge et d é t r u it , p eu S p e u , l ’o r g a
n is m e
Ce t t e d e s t in é e d e G e o ffr o y , si p e u co n fo r m e
a u x r ê ve s m a t e r n e ls — si d iffé r e n t e d e ce
q u ’a va it s o u h a it é , vo u lu , l’h o m m e d e b ien
d o n t , par sa fa ib le s s e a ve u g le , e lle a va it co m
b a t t u , t r a h i la vo lo n t é , d o n t e lle a va it in co n
s cie m m e n t s a p é , d é t r u it l ’in flu e n ce — ce t t e
d e s t in é e , d on t le m oin s q u ’on p o u va it d ir e
c ’est q u ’e lle ét a it vid e , in u t ile e t sa n s b u t ,
q u i d o n c en a va it ét é le p r e m ie r a r t is a n , sin o n
e lle - m ê m e ? I 1 fa lla it b ien se l ’a vo u e r t o u t b a s ,
m o r a le m e n t , in t e lle ct u e lle m e n t , m a lg r é son
ch a r m e , son e s p r it , .son « b on g a r ço n is m e »,
G e o ffr o y n ’é t a it q u ’u n r a t é , et ce la , p a r la t r è s
gr a n d e fa u t e d e sa m èr e. Il n e 3u ffit p o in t
�U N E H E U RE S ON N ERA
si
d 'a v o ir u n e â m e t r è s ch r é t ie n n e , d ’a vo ir u n e
fo i in é b r a n la b le , d e p r a t iq u e r s cr u p u le u s e m e n t
s a r e lig io n , d ’é vit e r le p é ch é a ve c t o u t le so in
d ’u n e co n s cie n ce t im o r é e ; il n e fa u t r ie n
n é g lig e r d e so n d e vo ir , e t la foi n ’est co m p lè t e
q u e lo r s q u ’e lle e s t a ct ive . P a r s e s gâ t e r ie s e x
ce s s ive s , p a r son r e fu s d e d ir ig e r son fils ou d e
le la is s e r d ir ig e r p a r so n m a r i, M m” L a m o t h e
S a in t - H é r a ye a va it m a n q u é à son d e vo ir , e t ,
a u jo u r d ’h u i, q u ’e lle vo y a it n e t t e m e n t le s co n
s é q u e n ce s d e s a fa u t e , e lle s ’en r e p e n t a it d o u
lo u r e u s e m e n t .
E lle a va it r e p r is u n p eu d ’e s p o ir e n a p p r e
n a n t la n a is s a n ce d e s a p e t it e - fille , M a r ie - R o s e ,
« Zo zo ». D a n s le t o u r b illo n d es vis it e s , d e s
r é ce p t io n s , d e s a llé e s e t ve n u e s , d e s d é p la ce
m e n t s d e t o u t e s s o r t e s , la co m t e s s e G in è vr a
a va it eu le t e m p s d e m e t t r e a u m o n d e u n e p e
t it e fille !
L a g r a n d ’m èr e, q u i s ’in q u ié t a it , p o u r l ’e n
fa n t , d e la v ie a h u r is s a n t e d e sa m è r e , n e fu t
r a s s u r é e q u ’en la vo ya n t b ie n co n s t it u é e , q u o i
q u ’e lle fû t t o u t e m ign o n n e e t d é lica t e . E lle en
r e m e r cia le Cie l co m m e d ’u n g r a n d m ir a cle .
T r a n q u illis é e s u r ce p o in t , s e s p r é o ccu p a t io n s
d e vin r e n t a u t r e s . C e t t e e n fa n t , co m m e n t se r a it e lle é le vé e ?
L a co m t e s s e , p r is e d ’u n e cr is e d ’a m o u r m a
t e r n e l, a lla it - e lle n o u r r ir s a fille ? S a vie d e
fo r ce n é e m o n d a in e l ’a p p e la it s a n s ce s s e h or s d e
ch e z d i e ; le b é b é s e r a it -il co n d a m n é à p é r ir
d ’in a n it io n ? R ie n d e ce q u e p e u t e n fa n t e r le
ce r ve a u c t t r is t é d ’u n e vie ille fem m e n e se r é a
lis a . L a co m t es se G in è vr a n ’é t a it p o in t u n e
a d e p t e d e J ea n -J a eq u es.
N o u r r ir e l l e - m ê m e ? A h ! gr a n d s d ie u x !
E lle ve n a it d é jà d ’a vo ir , d u r a n t d es m ois,
la t e r r e u r d e p e r d r e à ja m a is la g r â ce d e sa
t a ille ... fa lla it - il se p r êt er à co u r ir d e s r is q u e s
p lu s gr a n d s e n co r e ?
M a r ie - R o s e fu t d on c con fiée à u n e op u len te
Bo u r gu ign o n n e qui in it ia l ’en fa n t a u x b ea u t és
d e P a r is , e n la p r om en an t d a n s les sq u a r es. Ce
�U NE H E U RE SON N ERA
r é gim e est p r o b a b le m e n t e x c e lle n t p o u r ce r
t a in s t e m p é r a m e n t s , ca r M a r ie -R o s e d e vin t , eri
d ix - h u it m ois, le p lu s b ea u d es b éb és.
La B o u r g u ign o n n e r e t o u r n a a lo r s d a n s ses
fo ye r s , et p a ssa la m a in à u n e n u r s e a n g la is e ,
q u i se m it co n s cie n cie u s e m e n t à a p p â t e r le pou«
p on a ve c d es fa r in e s s p é cia le s . A ce r égim e *
b ien en ch a ir , r o n d e co m m e u n e ''o u le , M a r ie R o s e a t t e ig n it s cs q u a t r e a n s.
A ce m o m en t , s a n s q u ’on s û t p o u r q u o i —
p e u t - ê t r e p a r ce q u ’e lle s o r t a it d e ch e? u n e a r
ch id u ch e s s e , _ u n e Alle m a n d e fu t ch a r gé e d é
co m m e n ce r son é d u ca t io n , ce q u i a jo u t a à la
d ifficu lt é q u ’é p r o u va it d é jà la p a u vr e t o u t e p e
t it e , d e ch o is ir , lo r s q u ’e lle vo u la it d ir e u n m o t ,
e n t r e les d iffé r e n t s id io m e s e n t e n d u s d e p u is sa
ve n u e au m on d e.
• L 'Alle m a n d e r est a p r ès d ’e lle t r o is a n s
M a r ie -R o s e a r r iva it à l*â ge d e r a is o n ; il fu t
ju gé q u e le t e m p s é t a it ve n u d e lu i ch o is ir u n e
vé r it a b le in s t it u t r ice . O n t r o u va , p o u r e lle , u n e
F r a n ça is e d ’e x c e lle n t e fa m ille , u n e fem m e q u i
n ’ét a it p lu s je u n e et se m b la it n e l ’a vo ir ja m a is
ét é .F ile s e n o m m a it M "' Ve la v .
D o u ce, b o n n e , ch a r m a n t e cr é a t u r e , q u i n e
co n n a is s a it d ’a u t r e s jo ies q u e ce lle s d u d e vo ir
a cco m p li a ve c a m o u r , a ve c fe r ve u r , e lle a va it
r e t t e é lé va t io n d e p e n sé es p a r q u i l ’e ffo r t e t lé
b u t , q u e ls q u ’ils s o ie n t , m êm e b ien t e r r e -à t e r r e b ien h u m b le s , se t r o u ve n t e n n o b lis .
M1' Ve la y d e va it se t r o u ve r s o u ve n t en co m
p lè t e o p p o s it io n d e m a n iè r e d e vo ir et d e s e n
tir a ve c les o is ifs é lé g a n t s q u i lu i co n fia ie n t
l ’é d u ca t io n d e le u r e n fa n t — et q u i n ’a va ie n t
p o in t s o n gé à s ’in fo r m e r d e ses id é e s , d e s es
p r in cip e s F ile a va it é le vé « les p e t it e s L a T o u r
d u Clo s » Ce la le u r su ffis a it . Au c u n e r é fé r e n ce
n e va la it le p r e s t ige d ’un a u ssi gr a n d n o m .
Par b o n h e u r , M "' Ve la y é t a it , en t o u s p o in t s ,
d ign e d ’u n e co n fia n ce a u ssi a ve u g le . E t 011 lu t
p a r d o n n a — p a r ce q u ’e lle a va it é le vé les fille s
d ’u n d es d e r n ie r s « g r a n d s ch e va u x d e L o r
r a in e », — d e d o n n e r à M a r ie - R o s e u n e é d u
�UNE H E U RE SON N ERA
33
ca t io n a ssez co n t r a ir e à c e lle q u ’e u s s e n t s o u h a i
t é e , p o u r e lle , son p è r e et sa m èr e, t o u t à fa it
co n fo r m e , a u co n t r a ir e , a u x vœ u x d e sa g r a n d ’m è r e — ce lle q u i n ’a r b o r a it n i p a r t icu le s , n i
b la s o n , ni co u r o n n e d e co m t e
M “0 V e la y n e s o n ge a p a s à fa ir e ' d e ce t t e
fille t t e , d é jà d é lica t e e t p e n s ive , d e ce t t e â m e
t e n d r e q u ’on lu i d o n n a it à fo r m er , u n e p o u p é e
d e ch iffo n s , n.i u n m a n n e q u in d e r n ie r cr i, d e s
t in é e p lu s t a r d à n e viv r e q u e p o u r e x h ib e r
le s d e r n iè r e s m o d es su r les p la ge s en v o g u e ,
a u x p e s a ge s , a u x ve r n is s a ge s .
E lle en e û t é t é for t e m p ê ch é e . Fille ig n o r a it
tou t ce q u i s e m b la it ê t r e la r a iso n d ’e x is t e r d e s
d e La M o t h e d e S a in t - H é r a ye . C ’é t a it p o u r
e lle u n co n t in e n t fe r m é , d o n t e lle n ’a va it p a s
la cu r io s it é d e t e n t e r l ’e x p lo r a t io n . Q u e l ’on
s ’a m u sâ t a in si d e jo u r , d e n u it , t o u jo u r s à o u
t r a n ce , q u e l ’on p û t a vo ir le p la isir co m m e
u n iq u e o b je c t if et fa ir e d e sa vie d es t r a v a u x
fo r cé s r ce la d é p a s s a it sa co m p r é h e n s io n . H a
b it u é e à co n s id é r e r le t e m p s co m m e u n e ch o s e
p r é cie u s e , d o n t il n o u s fa u d r a r e n d r e co m p t e ,
m in u t e p a r m in u t e , e lle n e p o u va it a d m e t t r e
q u ’on le ga s p illâ t E lle a va it v u , t r o p s o u v e n t ,
d e s ê t r e s ch e r s d o m in é s , é cr a s é s par le s é vé n e
m e n t s , p o u r a cce p t e r q u e l ’on t r a it â t à la lé
g è r e la g r a ve a ffa ir e q u ’est la vie . M a is , si
M "‘ Ve la y s a va it t]uel d u r p r o b lèm e d e v ie n t
p a r fo is l ’e x is t e n ce et n e p o u va it s ’' m p ê ch e r d e
cr a in d r e l ’a ve n ir , c e t t e cr a in t e , ch e z e lle , é t a it
t e m p é r é e p a r u n e foi in é b r a n la b le , un< co n
fian ce a b s o lu e en Ce lu i q u i s a i t et p e t i t tou t
M a r ie -R o s e fu t d o n c é le vé e à b o n n e é co le .
L a fille t t e gr a n d it en é t r o it e co m m u n io n d 'id é e s
et d e s e n t im e n t s a ve c son in s t it u t r ice ,
^ va t it
son
a p p artem en t,
sa
fem me- d e
c h a m b r e , p r e n a n t le p lu s s o u ve n t s cs r e p a s à
P ar i e lle viva it c h e z ses p a r e n t s , m a is n o n
a v e r e u x . Ils n e la is s a ie n t a u c u n d e ses d é s ir s
in s a t is fa it ; e lle jo u is s a it d ’u n b ien ê t r e , d 'u n
lu x e t r ès s u p é r ie u r s à ses b e s o in s c1 à ses go fit s .
Sa m èr e p r e n a it gr a n d s o u ci d e la m a n ièr e 'o n t
184-11
�34
U N E H E U RE SON N ERA
e lle é t a it h a b illé e e t co iffé e , d e sa g r â ce et d e
so n ch a r m e e x t é r ie u r ; so n p è r e n e r e ve n a it ja
m a is s a n s fle u r s , sa n s b o n b o n s , s a n s p r é s e n t
p o u r « Z o zo », co m m e il d is a it s o u ve n t . Vo ilà
c e q u i a m u s e r a it M a r ie - R o s e ... q u i ser a it jo li
p o u r M a r ie - R o s e ... I l fa u d r a it d o n n e r ce la À
M a r ie - R o s e ... » C ’e s t d e ce t t e fa ço n q u ’ils
s ’o ccu p a ie n t d e le u r fille . C e n ’é t a it p r o
b a b le m e n t p a s ce lle q u e l ’e n fa n t e û t p r é fé r é e .
P lu s M a r ie -R o s e g r a n d is s a it , e t m o in s le s g â
t e r ie s d e ses p a r e n t s p a r ve n a ie n t à co m b le r les
a s p ir a t io n s , le s b e s o in s d e so n cœ u r . E lle s e
s a v a it a im é e p a r e u x , a u t a n t q u ’ils é t a ie n t c a
p a b le s d ’a im e r — e lle a u r a it s o u h a it é q u e le u r
a ffe ct io n s e m o n t r â t p lu s s é r ie u s e et p lu s p r o
fo n d e . A lle z d o n c d e m a n d e r d e la p r o fo n d e u r
à d e s ê t r e s t o u t en s u r fa ce !
P a r b o n h e u r , l ’a m it ié d e M "° V e la y , a m it ié
h a u t e , in t e llig e n t e — e t si m a t e r n e lle m e n t
t e n d r e ! — e m p ê ch a l ’e n fa n t , la fille t t e , la
je u n e fille , d e t r o p s o u ffr ir p a r la lé g è r e t é , l ’in
s u ffis a n ce s e n t im e n t a le d e ses p a r e n t s . A v o ir
p r è s d e soi u n ê t r e q u i vo u s co m p r e n d p le i
n e m e n t , q u i é ve ille en vo u s « le m e ille u r », p a r
t a g e vo s g o û t s , vo s id é e s , n e vo u s in s p ir e q u e
d e b o n n e s , d e s a in e s p e n s é e s , c ’e s t b e a u co u p ,
c ’e s t p lu s q u ’il n ’en fa u t p o u r se s e n t ir h e u
reu se.
T a n t q u e M a r ie - R o s e e u t M 11' V e la y a u p r è s
d ’e lle il n e m a n q u a r ie n à so n b o n h e u r . U n e
s e u le ch o s e l ’e û t in q u ié t é e : la p e n s é e q u ’il fa u
d r a it u n jo u r se s é p a r e r d e sa ch è r e G r a n d e
A m ie — il y a va it lo n g t e m p s q u ’e lle a va il a b a n
d o n n é le cla s s iq u e e t co r r e ct « M a d e m o is e lle »
— m a is c e t e m p s -là é t a it b ie n lo in ! D ’a b o r d ,
l ’é d u ca t io n d e M a r ie - R o s e n e s e r a it p a s t e r m i
n é e d e lo n g t e m p s . E n s u it e , le co m t e e t la c o m
t e s s e n ’a va ie n t ja m a is p r o t e s t é q u a n d leu r fille
d é c la r a it : « M H* V e la y r e s t e r a t o u jo u r s a u p r è s
d e m o i ! » E t le u r s ile n ce p o u va it Être in t e r
p r é t é à b on d r o it co m m e u n a cq u ie s ce m e n t .
L e s r u d e s a n n é e s d e la g u e r r e a va ie n t e n co r e
r e s s e r r é le s lie n s d ’a ffe ct io n co n fia n t e q u i n u is -
�U N E H E U RE S ON N ERA
33
s a ie n t M a r ie - R o s e ‘e t son in s t it u t r ice . E n 19 14 ,
la je u n e fille a va it d ix - s e p t a n s : l ’â ge «les
gr a n d s é la n s , d es b e a u x d é vo u e m e n t s en t h o n J
sia s t e s . M “° V e la y e n co u r a ge a , d e t o u t e s sea
fo r ce s , l ’a r d e u r gé n é r e u s e q u i p o r t a M a r ie - R o s e
à o u b lie r s es s o u cis , à s ’o u b lie r e lle -m ê m e p o u r
n e s o n ge r q u ’à la F r a n ce , ñ t ou s ce u x q u i s o u f
fr a ie n t , q u i m o u r a ie n t p o u r e lle .
D è s la fin d ’a o û t , d è s q u e la m o b ilis a t io n
a ch e vé e e u t p e r m is d ’a ccu e illir le s e n g a g e m e n t s
vo lo n t a ir e s , le b ea u G e o ffr o y a va it d e m a n d é à
p a r t ir , b ien q u ’il e û t p a ssé la cin q u a n t a in e . Sa
n o n ch a la n ce s ’é t a it t o u jo u r s o p p o sé e à ce q u ’il
vo u lû t ê t r e o fficier d e r é s e r ve . Ce fu t d o n c
co m m e s im p le s o ld a t q u ’il en d o ssa l ’u n ife r m e .
I l le p o r t a a ve c u n e cr â n e r ie , u n e e n d u r a n ce ,
u n « a lla n t » m e r ve ille u x , si b ie n q u e i q i .s le
v it s e r g e n t , et i q i O, o fficie r . L é g e r , v a n it e u x ,
s e n s u e l, le « b ea u G e o ffr o y » a va it p o u r t a n t en
lu i d es ve r t u s d e b r a vo u r e , d ’a m o u r d e la p a t r ie
q u i, à l ’h e u r e où l ’on e s t en p é r il, se r é ve ille n t
a s s e z p o u r q u ’on o u b lie lé g è r e t é , s e n s u a lit é ,
s e n t im e n t s va n it e u x . L e co m t e d e S a iu t - H é r a y e fu t a d m ir a b le d e d é vo u e m e n t e t d ’h é
r o ïs m e . Sa fe m m e , a ffo lé e à l ’id ée d e s d a n
ge r s q u ’il c o u r a it , in ca p a b le d e r é a g ir co n t r e
s e s é p o u va n t e s , p a s s a it sa vie à s a n g lo t e r e t
à g é m ir — à m o in s q u e , p r is e d e p e u r à l ’id é e
d e p e r d r e sa b e a u t é à fo r ce d e ve r se r d e s la r m e s ,
e lle e s s a yâ t d e se d is t r a ir e p a r la le ct u r e (le r o
m a n s p o licie r s , le s p a p o t a ge s va in s et vid e s ,
a ve c d e ch a r m a n t e s p e r r u ch e s et d e s é d u is a n t s
em b u sq u és
E n co u r a g é e p a r sa g r a n d e a m ie , M a r ie - R o s e
c h e r ch a à « s ’é t o u r d ir » p a r d e m e ille u r s
m o ye n s . T r o p jeu n e p o u r q u ’il lu i fû t p e r m is
d e s o ign e r les b le ssé s , e lle é t a it « -m b a u cliée »,
co m m e e lle d is a it d r ô le m e n t , d a n s le s e r vic e
d e s t é r ilis a t io n d ’u n h ô p it a l m ilit a ir e E lle
a va it a s s e z d e r a iso 1 p o u r se r e n d r e co m p t e
q u 'o n p e u t , d a n s les p flis m o d es t es e m p lo is ,
r e n d r e les p lu s s ign a lé e s e r v u - e s e t , t 'itit q u e
d u r a la g u e r r e , e lle r e s t a — a in s i q u e sa ch è r e
�36
U N E H E U RE SON N ERA
M 118 V e la y — fid è le à so n p o s t e . T o u t a u p l u s
c o n s e n t it - e lle , d u r a n t le s d e u x d e r n iè r e s a n n é e s
— e t , p a r ce q u e s o n p è r e , p r é ve n u p a r le m é
d e cin d e la fa m ille , d e l ’e x t r ê m e fa t ig u e , d e
l'a n é m ie p r o fo n d e d o n t s o u ffr a it M a r ie - R o s e ,
— à p a sSer le s é t é s à S a in t - P ie r r e - e n - M e r , p e
t it e v ille n a g u è r e fr é q u e n t é e p a r le s p lu s é lé
g a n t s b a ig n e u r s e t q u i s e t r o u v a it à q u e lq u e s
k ilo m è t r e s d e S a in t - H é r a y e . L e s g r a n d s h ô t e ls ,
o ù t a n t d e c o u p le s a va ie n t t o u r b illo n n é , o ù t a n t
d ’o r ch e s t r e s cé lè b r e s s ’é t a ie n t fa it e n t e n d r e ,
h o s p it a lis a ie n t , e u x a u s s i, d e s b le s s é s , e t M a r ie R o s e p o u va it c o n t in u e r là s a t â ch e b ie n fa i
s a n t e , t o u t en b é n é ficia n t d u t .r a n d a ir s a lu b r e ,
e t , p lu s e n co r e , d u v o is in a g e , c h e r à so n c œ u r ,
d e s a b ie n - a im é e g r a n d ’m è r e . L a v ie ille d a m e e t ¡VI'1' V e la y é t a ie n t en c o m
p lè t e s ym p a t h ie , s ’e n t e n d a ie n t d e fa ço n p a r
fa it e , q u a n d e lle s p a r la ie n t d e l ’a ve n ir d e le u r
ciiè r e M a r ie - R o s e .
L a g u e r r e fin ie , G e o ffr o y r e n t r a a u lo g is ...
e t la b e lle fla m b é e d e c o u r a g e q u i l ’a v a it t r a n s
fo r m é , s ’é t e ig n it . I l r e d e v in t l ’h om m -. éléga n t :
e t c liic , q u i n e s o n g e q u ’à s ’a m u s e r , à s é d u ir e ,
à p a r a ît r e ...
L a vie t o u r b illo n n a n t e r e co m m e n ça , a v e c Ie3
s o u cis , s o ig n e u s e m e n t d is s im u lé s , d ’u n b u d g e t
m a l é q u ilib r é , t o u jo u r s en d é fic it , b ie n q u e les
r e ve n u s d e s S a in t - H é r a y e fu s s e n t p r o d ig ie u s e
m e n t a cc r u s . M a is , si l ’on t o u ch a it le t r ip le ,
on d é p e n s a it d ix fo is p h is q u 'a u t r e fo is ... e t
c ’e s t a in si q u ’on '• p r o u va it , p a r fo is , la n é ce s
s it é d e s e r e s t r e in d r e ... s u r le s c h a p it r e s q u e
le M o n d e n e p o u va it co n t r ô le r .
M 11* V e la y é t a it lo in d e co n s id é r e r sa m is
sio n co m m e t e r m in é e , lo r s q u ’u n m a t in — M a
r ie - R o s e a t t e ig n a it sa v in g t - d e u x iè m e a n n é e ' —
p a r ce q u e le co m t e d é c la r a it .¡’im p o s a n t la n é
ce s s it é d e fa ir e d e s é co n o m ie s , et q u e la c o m
t e s s e s e s e n t a it , d e p u is lo n g t e m p s , fa t ig u é e
d ’a vo ir c h e z e lle u n e é t r a n g è r e , on d é cr é t a s u f
fis a n t e l ’é d u ca t io n d e la je u n e fille c l c e l k q u i
eu a va it a s s u m é ia t a ch e lu t r e m e r cié e — a ve c
�UNE
H E U RE SON N ERA
37
d e gr a n d s t é m o ig n a g e s d e g r a t it u d e e t d 'e s
t im e , m a is s a n s q u ’il y e û t à e s p é r e r m êm e u n
s u r s is . C ’é t a it d u r .
L a p a u vr e fille la is s a vo ir co m b ie n e lle a lla it
s o u ffr ir d ’ê t r e si b r u s q u e m e n t é lo ig n é e d e son
é lè ve . M a is , é t a it - ce là u n e co n s id é r a t io n à la
q u e lle 011 p o u va it s ’a r r ê t e r ? Vr a im e n t , s ’il fa l
la it s ’e m b a r r a s s e r d e t o u t e s ce s q u e s t io n s sce o n d a ir e s , o ù e u a r r ive r a it - o n , g r a n d s d ie u x !
O n a b e s o in d ’u n e in s t it u t r ice , 011 la p r e n d , —
011 n ’en a p lu s b e s o in , on la r e n vo ie ; — c ’cst
t o u t s im p le .
L e cœ u r eu d e u il, M "e V e la y d u t d e s ce n d r e
cet « e s ca lie r d e l ’é t r a n ge r » q u ’il lu i fa u d r a it
r e m o n t e r a ille u r s , ve r s d ’a u t r e s d é ce p t io n s ,
d ’au t r ès b r is e m e n t s .
D a n s l’a p p a r t e m e n t q u ’e lle a va it p a r t a g é
a ve c la B o u r g u ign o n n e , la n u r s e , l ’Alle m a n d e
e t , en d e r n ie r lie u , M
V e la y , M a r ie - R o s e se
r e t r o u va s e u le . D e t o u t t e m p s , e lle y a va it é t é
h e u r e u s e , m a is m a in t e n a n t !... T o u t lu i m a n
q u a it : l ’a m ie , la co n fid e n t e , le co n s e ille r ,
l ’a p p u i, l ’a id e — u n e a id e in ce s s a n t e — la s o
c ié t é , la d is t r a ct io n e t : le b ie n - ê t r e d e d o u ce s
h a b it u d e s — s u r t o u t , le g u id e , la -co n scien ce v i
va n t e , ce lle q u i a va it é v e illé , d é ve lo p p é so n
â m e. L a p e n s é e d j M a r ie - R o s e ch e r ch a it s a n s
ce s s e l ’e x ilé e . L e s p "r cn t s en co n çu r e n t 1111 m é
co n t e n t e m e n t ja lo u x , e t fu r e n t p r è s d ’a ccu s e r
c e lle q u i n ’é t a it p lu s là d ’a vo ir e m p o r t é le cœ u r
d e le u r fille . Ah ! l ’in t r o d u ct io n d e ce s é t r a n
g è r e s d a n s le s fa m ille s , q u e lle im p r u d e n ce !
I .t a u s s it ô t , p o u r co m b a t t r e l ’a b s u r d e t e n
d a n ce d e Zo zo à s ’a t t r is t e r d u d é p a r t d e ce lle
q u i l ’a va it é le vé e , le co m t e e t la co m t e s s e d e
S a in t - H é r a ye e n t r e p r ir e n t d e la d is t r a ir e .
O n lu i co m m a n d a d es t o ile t t e s , e t e lle e u t
b ie n t ô t le s ja m b e s r o m p u e s p a r les e s s a ya g e s .
E lle a cco m p a g n a s a m è r e d a n s s cs vis it e s , à
s e s t h é s , à ses b a ls . M a r ie - R o s e e n t r a a in s i
en r e la t io n s a ve c 1 n e fo u le d ’in co n n u s .
P e u à p e u , la je u n e fille se la is s a é t o u r d ir e t ,
p r e n a n t g o û t à sa n o u ve lle e x is t e n c e , s ’h a b illa .
�3*
T JN R H E U R E S O N N E R A
b a b illa , p a p o t a . flir t a , d a n s a ,., s p n in ie les
au tres
C e fu t ve r s c e t t e é p o q u e q u e d e s a m is s ’o c c u
p è r e n t d e la m a r ie r . O n e n t a m a le s p o u r p a r le r s ,
le s a llé e s e t ve n u e s , le s e n t r e vu e s d ’u s a g e .
M a r ie - R o s e é t a it si jo lie , a ve c s es y e u x p r o
fo n d s et m é la n co liq u e s , s e s c h e v e u x b r u n s à'
r e fle t s d ’o r , son vis a g e r é g u lie r à l ’e x p r e s s io n
s é r ie u s e , p r e s q u e g r a v e ; e ïle Ct a it si d iffé r e n t e
d e t o u t e s , a ve c sa g r â c e si s im p le d e vr a ie
« je u n e (î lie », q u e l ’o n p o u / a it cr o ir e q u ’e lle
s e r a it a im é e p o u r e lle - m ê m e .
H é la s , d e n o s jo u r s , le d é s in t é r e s s e m e n t n ’e s t
p a s u n a r t ic le co u r a n t . L e s s o u p ir a n t s n e
c h e r ch e n t p a s t o u jo u r s à s a t is fa ir e le u r c œ u r ,
in fin im e n t p r a t iq u e s , ce r t a fn s p r é t e n d e n t c o n
c ilie r les a s p ir a t io n s d e ce cœ u r a ve c la « b o n n e
a ffa ir e ,» . U s s ’eu e x c u s e n t e t d is e n t q u e ja m a is ,
m o in s q u ’e n n o s t e m p s , il n e fu t p o s s ib le d e
v iv r e d ’ea u fr a îch e e t d ’a m o u r ...
T o u t a lla b ie n p o u r M a r ie - R o s e t a n t q u e l ’on
s ’en t in t a u x a p p a r e n ce s ; m a is , q u a n d il fu t
a vé r é q u e le lu x e , la r ich e s s e d e s S a in t - H é r a y e ,
é t a ie n t , a va n t t o u t , b lu ff e t fa ça d e , t o u s le s p r o
je t s é b a u ch é s s ’a ffa is s è r e n t co m m e la t o ile d u
b a llo n q u i se d é g o n fle .
Si la je u n e H lle, a ya n t d e vin é ce q u i s e t r a
m a it , o sa e n t r e vo ir l ’a ve n ir , cr o ir e a u b o n h e u r
et d on n er essor
d e d o u ce s e s p é r a n ce s , e lle en
fu t p o u r sa p e in e .
Q u a n t a u co m t e e t h la co m t e s s e d e L a M ot lie
d e S a in t - H é r a ye , ils s u b ir e n t tin ch o c h u m i
lia n t , lo r s q u ’il le u r fu t d e m a n d é q u e lle d o t ils
c o n s t it u a ie n t à le u r fille . U n e l o t i I ls a va ie n t
p o u r Zo zo t o u t .jr é vu , h o r m is ce la .
I ls p r o m ir e n t u n e r e n t e .. i n c r e n t e s u p e r b e !
L a p r o p o s it io n fit a s s o m b r ir le s v is a p is : on
p r é fé r a it u n c a p it a l. A v e c a ssez d ’in c iv ilit é
on le u r lit o o t n p r e iid t t q u e c ’é t a it à p r e n d r a ou
à la is s e r . D a n s l ’im p o s s ib ilit é oit ils é t a ie n t , d e
fa ir e m ie u x , le co m t e et la .?otn ten se, a ve c d i
g n it é , n e cé d è r e n t p o in t . O u rc’e u la U t l ’a v e n
t u r e se r e p r o d u is it à p lu s ie u r s r e p r is e s .
�U N E H E U RE S ON N ERA
Ce fu t a in s i q u e le b e a u G e o ffr o y p r it co n s
cie n c e q u ’il a va it p e u t - ê t r e e u t o r t d e m a n g e r
u n e s e co n d e fo r t u n e .
A la s u it e d e ce s é vé n e m e n t s , le c la ir m i
r o ir n e r e flé t a n t q u e jo ie s e t fr iv o lit é s , m ir o ir
q u e s e m b la it ê t r e la vie d e ce co u p le é lé g a n t , d e
vin t t e l q u e s ’il e û t é t é cr e vé p a r u n o b u s . L a
s u r fa c e e n Fut r id é e e t le s im a g e s q u i s ’y r é flé
ch is s a ie n t se m o n t r è r e n t b r o u illé e s , s e co u é e s , en
gr a n d d ésor d r e.
Ce fu r e n t a lo r s d e s r e t o u r s s u r le s d é cis io n s
p r is e s : le q u e l d es d e u x é p o u x a v a it eu c e t t e
in a lh e u r e u s e in it ia t iv e d e r e n v o ye r la p a u v r a
V e la y ? Ce p e n d a n t , M a r ie - R o s e , t o u t en co n
t in u a n t à r e g r e t t e r sa v ie ille c o m p a g n e , s e m it
à s o u ffr ir d e l ’a b a n d o n d e c e u x en q u i e lle a va it
c r u vo ir le b o n h e u r . E lle s o u ffr it d ’a u t r e s d é
c e p t io n s ...
U n m a t in , e lle s u p p lia q u ’o n la la is s â t d a n s
sa r e t r a it e . D é s œ u vr é e — e lle q u i a va it l ’h a b i
t u d e d ’u n e v ie si a c t iv e — p r ivé e d e vr a ie s d is
t r a ct io n s , e lle t o m b a m a la d e ...
Se s p a r e n t s s ’a ffo lè r e n t .
I ls n ’a u r a ie n t e u , p e u t - ê t r e , q u ’à q u e s t io n n e r
la p a u v r e t t e p o u r l ’a m e n e r à o u v r ir so n c œ u r ,
p o u r co n n a ît r e le s e cr e t d e so n m a l. I ls n ’y s o n
g è r e n t p a s.
I ls c o n s u lt è r e n t u n d e s p r e m ie r s m é d e cin s
d e P a r is . C e fu t l ’o r d o n n a n ce p r é v u e : d e s
vo ya g e s , d e la d is t r a ct io n , u n ch a n g e m e n t
d ’a ir ... U n lo n g s é jo u r a u b o r d d e la m e r ...
p a s d e s o u c is , p as d e t r a ca s ... du ca lm e !
S a in t - H é r a y e é t a it b â t i s u r u n e é m in e n ce , à
p r o x im it é d u d é lic ie u x S a in t - P ie r r e - c n - M e r ...
L e c h a n g e m e n t d ’a ir é t a it fa cile .
Zo zo s ’e n a lla d o n c co n s o le r s o u c œ u r ,e n d o
lo r i a u p r è s d a sa g r a n d ’n iè r cv
�ni
Ch è r e g r a n d e a m ie ,
J e s u is à S a in t - H é ia y e , p r è s d e m a b o n n e m a m a n e t j ’e s p è r e y r e s t e r lo n g t e m p s , ca r je m ’y
t r o u v e b ien Vo u s s e u le tn e m a n q u e z, e t d e p lu s
en p lu s . P o u r q u o i fa u t - il q u e le s cœ u r s q u i se co m
p r e n n e n t s o ie n t p r é cis é m e n t t o u jo u r s ce u x q u i
s o n t s é p a r é s ? Ce s e r a it , p o u r m o i, le b o n h e u r d e
n e ja m a is vo u s q u it t e r
Q u a n d je p e n s e à la d o u ce vie q u e n o u s a u r io n s
s i vo u s é t ie z ici ! N o u s r e t r o u ve r io n s , en b e a u co u p
m ie u x , les b o n n e s h e u r e s p a s s é e s il y a d é jà t a n t
d e m o is , e n t r e vo u s e t g r a n d ’n ièr e.' J ’é cr is « b o n n e s
h e u r e s ». Q u e d ’a n g o is s e s , p o u r t a n t , a lo r s , q u e d e
t r is t e s s p e ct a cle s , à l ’h ô p it a l où n o u s é t io n s , b ie n
p lu s q u ’a S a in t - H é r a ye ! C ’e s t é g a l, c ’é t a it le b on
t e m p s ! J ’a im e à m ’im a g in e r co m m e n t p a s s e r a ie n t
n os jo u r n é e s , si je vo u s a va is e n co r e a u p r è s d e
m o i. N o u s n o u s lè ve r io n s d e bon m a t in e t n o u s
p a r t ir io n s à la d é co u ve r t e , co m m e « q u a n d j'é t a is
p e t it e •. N o u s n ou s en ir io n s p a r le s d é lic ie u x
ch e m in s d ’où l ’on d é co u vr e t o u t à co u p l ’O cé a n .
N o u s d e s ce n d r io n s p a r le s la ce t s r a p id e s d es fa
la is e s ve r s la g r è v e et n ou s n ou s r e p o s e r io n s p r is
d e la m e r , à r e s p ir e r le bon ve n t d u la r g e , à é co u
t e r le b r u it d u flot . Vo u s r é cit e r ie z d e b e a u x ve r s ,
vo u s d é ve lo p p e r ie z q u e lq u ’u n e d e vo s b e lle s id é e s
g é n é r e u s e s ...
Q u i m e p a r le a u jo u r d ’h u i ço m m e vo u s s a vie z
s i b ien le fa ir e , ch è r e gr a n d e a m ie ? Q u i se d o n n e
la p e in e d e p e n s e r d e va n t m o i ? N o u s ca u s o n s
a ve c b o n n e -m a m a n s a n s a lle r ja m a is l)ieh lo in ;
e lle se d é d a le fa t ig u é e à la p r e m iè r e é t a p e . et
je m e d e m a n d e p a r fo is si son m u t is m e ne ca ch e
p a s d e lo u r d s s o u cis , d e g r a v e s in q u ié t u d e s ,
q u ’e lle n ’a u r a it p lu s , s i e lle p a r la it , la fo r ce d e
�U N E H E U RE S ON N ERA
4r
d is s im u le r ... J e co m p r e n d s s i b ie n , ch a q u e jeil»
d a va n t a g e , la fo r ce d u s ile n ce ! I l m e s e m b le ,
d e p lu s eu p lu s , le h a vr e d e m is é r ico r d e , le r e p o s,
le r e fu g e ... A l'â g e d e b o n n e -m a m a n , d ’a ille u r s ,
e n n e s ’in t é r e s s e p lu s à g r a n d ’e h o se , q u ’à ses
6 o u vcn ir s ... e t à c e u x q u ’on a im e . D e ce u x - ci,
g r a n d ’m è r e n ’a p a s t o u jo u r s le co u r a ge d e p a i 1er.
D e m êm e q u e t n o i, e lle p le u r e e t r e g r e t t e .
M a is , si e lle r e g r e t t e ce lu i q u i n ’e s t p lu s , m o n
p a u vr e gr a n d - p a p a , si a im é , d e q u o i t n es r e gr e t s
n m oi s o n t - ils fa it s ? J e n e v e u x , "je n e p e u x p a s ,
m ê m e a ve c vo u s , fo r m u le r m e s in q u ié t u d e s — m es
s o u cis d e t o u t e t d e r ie n s o n t p e t it s , m e s q u in s , —
im m e n s e s ! J e s o u ffr e d e la vie e t d e ce je n e s a is
q u o i d e p r é ca ir e , d e fr a g ile , d ’in co n s é q u e n t , d ’in s
t a b le q u e je d e vin e en e lle ; je s o u ffr e d e ce q u e
j ’a i e t b ie n p lu s e n co r e d e ce q u e je n ’a i p a s .
J e s u is m a la d e im a g in a ir e !
S i vo u s é t ie z p r è s a e m o i, vo u s s o u ille r ie z s u r
t o u t e s ce s b r u m e s e t le b e a u t e m p s r e v ie n d r a it ...
M a is vo u s ê t e s lo in , t r è s lo in e t , co m m e p o u r vo u s
é lo ig n e r p lu s e n co r e , vo u s ve n e z d e p r e n d r e
d ’a u t r e s é lè ve s ! Vo u s d ir e z à ce la q u e vo u s n e
p o u ve z v iv r e s a n s t r a va ille r .
A h ! q u e je la d é t e s t e , ce t t e r é p o n s e , q u ’e lle m e
fa it m a l !
S i ja m a is je s u is m a ît r e s s e d e m o i-m ê m e e t d es
é vé n e m e n t s , j ’ir a i b ien v ile vo u s ch e r ch e r , vo u s
a r r a ch e r à ce u x q u i vo u s a cca p a r e n t a u jo u r d ’h u i.
J e vo u s p r e n d r a i le b r a s , je vo u s e n t r a în e r a i p o u r
ce v o ya g e d e la vie q u i m e s e r a d é lic ie u x , s i vo u s
le fa it e s à m e s c ô t é s !
Ht
»
*
Ch èr e gr a n d e am ie,
Vo u s r ie z d e ce q u e vo u s a p p e le z m o n r e v e ^ e t
vo u s e n p a r le z a ve c autan » d ’ir r é vé r e n ce qu e"'d i TîTcr é d u lit é . Vo u s m e r a p p e le z, a s s e z ir o n iq u e m e n t ,
q u e vo u s n ’ê t e s p a s b o n n e m a r ch e u s e , q u e vo u s
n ’ê t e s p lu s je u n e e t q u e vo u s n e vo u s s e n t e z p o in t
a p t e à n ie s u iv r e lo n g t e m p s . Vo u s m e s o u h a it e z
* p o u r le gr a n d e t ch a r m a n t t r a je t q u e vo u s m e
d<’;i!-pz le p lu s lo n g (>ossi>>lc ». u n co m p a gn o n p lu s
a llè g r e . Vo u s ê t e s e n ch a n t é e d ’a vo ir t r o u vé c e la !
D ’a b or d , ce r em p la ça n t , le t r o u ver a i-je ja m a is ?
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UN E H E U RE SON N ERA
L e s h o m m e s n e s o n t gu è r e d is p o s é s , d e n os jo u r s ,
à e n t o n n e r le g a i r e fr a in d e la v ie ille ch a n s o n :
Cin q s o u s, cin q sou»
P ou r m on ter n otre m én a ge,
Cin q s o u s, cin q s o u s...
F e m m e , co m m e n t F er on s-n ou s?..
E t , s ’il se t r o u v e — t o u jo u r s co m m e d a n s la
ch a n s o n — e n co r e d e s fe m m e s p r ê t e s à r é p o n d r e
N o u s a ch è t e r o n s u n pot
Qu i s e r vir a d e s o u p iè r e ,
F.t d a n s la m im e c u illè r e
T o u s le s d e u x n o u s m a n d es
L u i , ce l u i n é b u le u x q u e je lie c o n n a ît r a i ja m a is ,
s a n s d o u t e , r e c u le r a it d e va n t u n t e l d é t a ch e m e n t
d e s b ie n s d e la t e r r e e t se r ir a it d e la p r é d ile c t io n
d ’u u e p e t it e fille im p r u d e n t e p o u r « u n e c h a u
m iè r e e t u n c œ u r » !
A p a r le r fr a n c, ce p o t q u i s e r v ir a it d e s o u p iè r e ,
p o u r u n r e p a s d ig n e d e P ie r r o t e t d e Co lo n ib in e ,
r e p a s s e r vi d a n s u n e m a n s a r d e , à la c la r t é d ’u n
r a yo n d e lu n e ... t o u t e c e t t e b o h è m e p o é t iq u e s e r a it
fo r t d e m ou g o fit , à m o i.
V o u s le s a ve z, c e lu i a ve c q u i j ’a u r a is a im é p a r
t a g e r ce t t e d în e t t e , n e s e fû t p a s co n t e n t é d e s i
p e u ... Vo u s s a ve z a u s s i co m m e n t ce la m e fu t
c r u e lle m e n t d é m o n t r é , e t co m b ie n m on coeu r e u t
la b ê t is e d e s o u ffr ir d e la d é m o n s t r a t io n ...
P a u v r e c œ u r , il é t a it si co n fia n t a v a n t ce t t e
e x p é r ie n c e ! J e l ’a va is e m p o r t é à m o n p r e m ie r b a l
d ’a p r è s - g u e r r e ... C ’é t a it 1111 b a g a g e b ie n in u t ile I
J e d a n s a is — j ’a lla is a u b u ffe t — je r e d a n s a is . —
fi t , p a r ce q u ’on m e p a r la it d o u ce m e n t , q u e s e s
d o u ce s p a r o le s m e ve n a ie n t d ’u n a m i d ’e n fa n ce ,
d ’u n a m i d e t o u jo u r s , u n p e u p e r d u d e vu e p e n
d a n t la t o u r m e n t e , m a is a u q u e l je n ’a v a is ja m a is
ce s s é d e s o n g e r , ca p a u vr e c œ u r , q u i n ’a va it ja
m a is e n co r e r ie n e n t e n d u d e p a r e il, se la is s a
p r e n d r e ... T o u t é t a it co m p lice : l ’h e u r e , P a in *
b ia n ce , la m u s iq u e , le s s o u ve n ir s ...
C e la r e co m m e n ça p lu s ie u r s s o ir s , b e a u co u p d e
s o ir s ... Alla is - je ve r s le b o n h e u r ? H é la s ! n o n !
M . C h a r le s l ’ilg a r d —- p r o n o n ce z P ilg u e u r d , h
l ’a n g la is e — é t a it b ie n a n im é p o u r m oi d e s m e il
le u r s s e n t im e n t s , m a is — vo u s s a v e z le r e s t e . Il
fu t d e c e u x d o n t le s p a r e n t s d e m a n d è r e n t à r é
flé ch ir e t .., r é flé ch is s e n t e n co r e . S i vo u s r e fu s e z
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80 11c d e fa ir e a ve c m o i ce v® ya ge d e la v ie , je le
ie r a i s e u le , s e u le , m ’e n t e n d e z- vo u s ?
P e u t - ê t r e , a p r è s t o u t , e s t - ce d e ce la q u e je m e
« e u s s i t r is t e ...
*
* •»
Cliè r e gr a n d e am ie,
H o n u e -m a m a n fa it t o u t a u m o n d e p o u r m e d is
t r a ir e . J e vo u s a i d it , n ’e s t - ce p a s , q u ’e lle a v a it ,
d e p u is q u e lq u e t e m p s d é jà , r e n o n cé ù sa vo it u r e ,
q u e s e s c h e v a u x a va ie n t é t é ve n d u s — a ve c, je
le c r a in s , b e a u co u p d e c h o s e s ! L a b e lle a r g e n t e r ie ,
d o n t la ch è r e fe m m e é p r o u v a it , n a g u è r e , u n p e u
d e g lo r io le , la s e u le g lo r io le q u e je lu i a ie ja m a is
v u m a n ife s t e r , l ’a r g e n t e r ie n e s o r t p lu s ja m a is
d e s e s co fïr e s , m ê m e p o u r le s g r a n d s n e t t o ya g e s
d e ch a q u e m o is , e t j 'a i le s o u p ço n , s in o n la c e r
t it u d e q u e ce s co ffr e s s o n t v id e s ... H é la s ! t a n t d e
m a n d a t s , t a n t d e ch è q u e s o n t p r is , d e p u is q u e lq u e s
a n n é e s , le ch e m in d e P a r is ... llr e f, b o n n e - m a m a n
n ’a y a n t p lu s sa vo it u r e e t c h e r ch a n t à tn ê t r e
a g r é a b le , a lo u é u n e vo it u r e a u m o is , 1111 c o n fo r
t a b le la n d a u , t r a în é p a r d e u x c h e v a u x q u i n ’o n t
p e u t d e r ie n , e t s o n t m e n é s p a r u n co ch e r p a r é d u
n o m r o n lla n t d e B é lis a ir e .
T o u s le s jo u r s n o u s s o r t o n s . N o u s a llo n s , le
p lu s s o u ve n t , ve r s le p o in t o ù t o u t c o n ve r g e en
ce p a y s , S a in t - P ie r r e - e n - M e r . N o t r e S a in t - P ie r r e .
L e s v illa s s o n t t o u t e s lo u é e s L a s a is o n s ’a n n o n ce
b r illa n t e . L e s h a b it a n t s s ’e n r é jo u is s e n t . M oi q u i
n 'a i r ien à ve n d r e , r ie n à lo n e r , je r e g r e t t e la m é
la n c o lie — la d i g n i t é , a i- je e n v ie d e d ir e — d e s
r u é s o ù il n e p a s s a it p e r s o n n e , s in o n q u e lq u e s
b le s s é s , a p p u y é s au b r a s d e le u r s in fir m iè r e s , d es
r u e s b o r d é e s d e d e m e u r e s m u e t t e s , d e r r iè r e le u r s
vo le t s clo s , d e s r u es oïl n o u s a llio n s t r è s vit e ,
p a r ce q u e n o u s é t io n s p r e s s é e s d ’a lle r r e p r e n d r e
n o t r e t a ch e u t ile , n o t r e la b e u r c h o is i. A h ! co m m e
à la p la g e e n v a h ie p a r c e it e (o u ïe g r o u illa n t e ,
p ia illa n t e , p a p illo t a n t e q u i p a r le t o u t e s les la n
g u e s , s a u f le fr a n ç a is , je p r é fé r a is la p la g e d é
s e r t e , a ve c s e s h a u t e s va g u e s , d o n t l ’é cu m e n e
s e r va it p a s a u x é b a t s d e t a n t d ’é t r a n g e r s '
Co m m e l'a n g o is s e , la s é vé r it é d e s ch o s e s , en
ce t e m p s là , é t a ie n t p lu s r ic h e s d e vie r é e lle , e t
co m m e je n ie s e n t a is m e ille u r e —- e n ce t e m p s - là ,
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U N E H E U RE S ON N ERA
t o u jo u r s ! A u jo u r d 'h u i, je m e fa is l ’e ffe t d ’u n e
p a u vr e fe u ille s è clie q u e le ve n t je t t e d e ci, d e
la , s a n s q u ’il eu r é s u lt e r ie n d e b on n i p o u r e lle ,
n i p o u r p e r s o n n e ... e t , c ’e s t t o u t ju s t e , s i je
n ’é p r o u ve p a s u n e gr a n d e h o n t e d e p a s s e r d a n s le s
r u e s , — q u e j ’a i h a n t é e s , d r a p é e d a n s m a ca p e e t
m on vo ile , — ju c h é e e n h a u t d e m e s t a lo n s - p e r c h o ir s , e x h ib a n t m e s r o b e s é lé g a n t e s e t m e s m o l
le t s , co m m e s i je n e p e n s a is à r ie n q u ’a u g o lf, a u
fo x- t r o t t , a u ja zz- b a n d ...
11 a v a it é t é q u e s t io n p o u r p a p a e t m a m a n d e
ve n ir p a s s e r là s a is o n à S a in t - P ie r r e . Ap r è s u u
é ch a n g e d e le t t r e s a ve c g r a n d ’m è r e , ils o n t m o
d ifié le u r s p r o je t s .
Vo u s n ’ig n o r e z p a s , ch è r e g r a n d e a r a ie , q u ’e n t r e
g r a n d ’m è r e , p a p a e t m a m a n r ie n n e co n co r d e ,
n i u n e id é e n i u n e m a n iè r e d e vo ir . I ls n e s ’e n
t e n d e n t m ê m e p a s s u r la fa ço n d e s ig n e r le u r
n o m . E u ce m o m e n t , ce s d iv e r g e n c e s d ’o p in io n s
s e m b le n t s ’a cce n t u e r d a va n t a g e .
T o u jo u r s e s t - il q u e p a p a et m a m a n vo n t à D in a r d e t q u e fie u n e s e m b le a ffe ct e r le u r lib e r t é
d ’e s p r it , i ls o n t e u , ce s jo u r s - ci, p lu s ie u r s d în e r s
s o m p t u e u x en l ’h o n n e u r d ’u n m a h a r a ja li —
m o in s q u e ce n e )s o it u n é m ir — e t ils o n t p r is p a r t
a u x fê t e s s p le n d id e s d o n n é e s p o u r ce p e r s o n n a g e .
O n a va n t é , d a n s le s jo u r n a u x , la b e a u t é , la
g r â c e e t le s t o ile t t e s d e la co m t e s s e d e I,a M o t h e
d e S a in t - H é r a ye . A c e t t e le c t u r e , g r a n d ’m è r e a
p in c é les lè vr e s e t d é cla r é q u e , « d e so n t e m p s , le s
jo u r n a lis t e s n e s 'o c c u p a ie n t p a s a u t a n t d e s
fe m m e s d u m o n d e e t q u e c ’é t a it m ie u x ».
M a i, j ’a i t r o u vé d a n s ce s co u p s d ’e n ce n s o ir u n e
p e n s é e a p a is a n t e . Si le s a ffa ir e s d e p a p a n e m a r
c h a ie n t p a s , le s jo u r n a u x d ir a ie n t - ils t a n t d e b ie n
d e la g r â c e e t d e la b e a u t é d e m a m a n ? I ls n ’e n
a u r a ie n t p a s l ’o cca s io n ! P o u r s 'a m u s e r , il ïa u t
a vo ir le c œ u r lé g e r e t l ’e s p r it lib r e ... j ’e n s a is
q u e lq u e c h o s e ...
J ’a u r a is p u a lle r à D in a r d . j ’a iiu e ce n t foi»
m ie u x r e s t e r ic i. O n e s t si t r a n q u ille s a n s b a ls ,
s a n s fê t e s , s a n s lu x e . M a lgr é ce q u e je v q u s a i
d it p lu s h a u t , s u r n os co u r s e s à S a in t - P ie r r e , n ie s
r o b e s , m e s t a lo n s , e t c ., n o u s m e n o n s , en s o m m e ,
u n e vie d es p lu s ca lm e s , ce lle q u i c o n vie n t à m on
c a ïu r m a l co n s o lé d e ce q u 'o n t a m e n é la fo r ce
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:1es ch o s e s , la c r u a u t é d e s é v é n e m e n t s ... e t la fa i
b le s s e d e C h a r le s P ilg a r d .
J e la is c e p e n d a n t b e lle co n t e n a n ce . Bo n n e - m a
m a n s ’y t r o m p e , M. P ilg a r d s ' y t r o m p e r a it ... Q u e
n e p u is - je m ’y t r o m p e r m o i- m ê m e !
11 t u ’e s t ce p e n d a n t im p o s s ib le d e m e d é s in t é r e s s e r c o m p lè t e m e n t d e m on a m i d ’e n fa n ce q u i
a fa illi d e ve n ir m o n fia n cé . J e n e l ’a vo u e r a i q u ’à
v o u s . 11 é t a it si d r ô le a ve c s a b o n n e fig u r e r a s é e I
Il a v a it u n e fa ço n si co m iq u e d e d ir e s é r ie u s e m e n t
d e s c h o s e s ... p a s s é r ie u s e s ! P u is s e s y e u x , b ien
q u ’u n p e u r o n d s , a v a ie n t u n s i g e n t il r e g a i d l
C ’é t a it l ’in c a r n a t io n d u bon ca r a ct è r e et d e la b e lle
h u m e u r ... a vo u e z q u e ce s o n t d e g r a n d e s q u a lit é s I
J 'a i t o u jo u r s e u la c e r t it u d e q u e j ’a u r a is é t é
h e u r e u s e a ve c ce g a r ç o n - là , e t je n e p u is t n 'e m
p ê ch e r d e r é p é t e r cla n s le fo n d , le t r é fo n d s d e m o im ê m e : « P a u vr e Ch o u fi ! » C r o ye z- vo u s q u e je
n e p u is m e r a p p e le r co m m e n t ce s u r n o m lu i a é t é
d o n n é ? — P a u v r e C lio u fï! P e u t - ê t r e q u e , si s e s
p a r e n t s n ’a v a ie n t p a s d e m a n d é h r é flé ch ir , lu i n ’y
a u r a it p a s s o n g é ...
E t a lo r s ? ... Il a v a it l ’a it s in c è r e q u a n d il m e
d is a it ... A u fa it , q u e m e d is a it - il? Q u e m ’a -t - il
ja m a is d i t ? . . . U ie n , m a is s e s y e u x p a r a is s a ie n t
si b ie n c h a n g e r le s e n s d e s b a n a lit é s co u r a n t e s ,
en t a ir e u n e s o r t e d e m y s t é r ie u x la n g a g e l ’
J e l ’a i cn t e u d u a ccu s e r d e * n ’ê t r e p a s t r è s
s é r ie u x ». M a is on p e u t ê t r e g a i e t s é r ie u x à la
fo is , n ’e s t - ce p a s ? E t je s a is , p a r e x e m p le , q u 'il
a r e m p li t r ^ s s é r ie u s e m e n t les fo n ct io n s q u i lu i
o n t é t é co n fié e s , q u a n d il a é t é r e co n n u q u e son
é t a t d e s a n t é n e lu i p e r m e t t a it p a s d ’ a lle r a u
fr o n t — ce d o n t il a d û b ie n s o u llr ir , e n t r e p a
ren th èses !
Q u ’e s t - il d e ve n u , d e p u is s ix m o is ? E s t - il m a l
h e u r e u x d e n e p lu s , m e v o ir ? Se t o u r m e n t e - t - il
d e ce q u ’e s t d e ve n u e ce lle q u ’il s ’a m u s a it à
n o m m e r M "" Zo zo - M a r ie - R o s e ? — I l n e p o u va it
p lu s m 'a p p e le r Zo zo t o u t c o u r t , n ’e s t - ce p a s ?
J e m e so u vien s : u n s o it , u n d e ce s s o ir s , le
p r em ier où il m 'a p p ela a in s i... m a is p o u r q u oi
glis s e r s u r la p en t e d a n ger e u se d es s o u ve n ir s ?
Ce u x q u e m ’a la is s é s Ch ou fi n e p eu ven t ni ne
d oiven t a vo ir p lu s d e co n s is t a n ce q u e les m cu d s
à gr e lo t s , r u b a n s, a igr e t t e s b r illa n t e s , t a m b o m m .;
t a p p o r t és d es co t illo n s , a ccr o ch és de ci. d e l.\ ,
t e r n is , sa n s q u 'o n y p r en n e g a t d e , et q u i fin is s e n t
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U N E H E U RE SON N ERA
co m m e ton » ce q u i e st in u t ile , d a n s la p o u s s iè r e !...
Ce p e n d a n t , s ’il a va it s é r ie u s e m e n t vo u lu ce
q u ’il p a r a is s a it vo u lo ir , ce p a u vr e g a r ç o n , cr o ye zvo u s q u e s cs p a r e n t s n e l ’e u s s e n t p o in t é co u t é ?
»
* *
Ch è r e g r a n d e a m ie .
Ma p a u vr e b o n n e -m a m a n a cr u h ie r q u e l ’a n é
m ie in e m o n t a it a u ce r ve a u ; je l ’a i in q u ié t é e , in
d ig n é e , fr o is s é e ... E lle n 'a p a s d o r m i d e la n u it
e t ce m a t in so n fr o n t e s t ch a r g é d e n u a g e s ...
Vo ici ce q u i e st a r r ivé .
H ie r , co m m e d ’h a b it u d e , A l ’h e u r « d it e , le la u
d a n , les g r a n d s c h e v a u x , IJ élisa ir e, s ’a r r ê t e n t a u
p e r r o n . M a b on n e -t n a n ia n et m o i, n o u s a p p r ê t io n s
p o u r n o t r e p r o m e n a d e q u o t id ie n n e , m a is n o u s n e
s a v io n s g u è r e où a lle r .
B é lis a ir e , p r e n a n t n ot r e in d é cis io n e n p it ié , d é
c la r a q u e t o u t le p a ys é t a it s e n s d e s s u s d e s s o u s ;
d e s a via t e u r s co u r a ie n t la fa m e u s e co u p e C a la is S a in t - P ie r r e ; a va n t le s o ir , on ve r r a it d u n o u ve a u
s u r la g r a n d e p la ge .
E n t o u t ca s , a jo u t a - t - il, la v ille r e g o r g e d e
m o u d e , il eu vie n t d e t o u t e s p a r t s , les r o u t e s s o n t
co u ve r t e s d 'a u t o s , d e vo it u r e s ... C ’e s t m a g n ifiq u e !
Le b r a ve h o m m e n o u s e n g a g e a d o n c à a lle r vo ir
le s p e ct a cle e t , p o u r n o u s m ie u x t e n t e r , il a s s u r a
q u e s e s c h e va u x n ’a va ie n t p e u r d e r ie n . A u fo n d ,
il eft t é t é d é s o lé , p o u r sa p a r t , d e m a n q u e r la fêt e .
G r a n d 'm è r e h é s it a it ... Ce p e n d a n t , co m m e e lle t i'a
ja m a is vu d ’a é r o p la n e - je n 'a u r a is ja m a is cr u
ce la p o s s ib le ! — e lle co n s e n t it ñ va in cr e sa r é p u
g n a n ce p o u r la p o u s s iè r e et les e n co m b r e m e n t s .
N o u s voilù d o n c en r o u t e . L e t e m p s e s t r a d ie u x .
N o u s d e s ce n d o n s ve r s S a in t - P ie r r e p a r l ’exq u in n
r o u t e , fle u r ie d e g e n ê t s e t d e b r u yè r e s , q u e vo u s
c o n n a is s e z.
G r a n d 'm è r e e s t s ile n cie u s e .
Bie n a cco t é e d a n s le fon d d u la n d a u , je m e t s
en p r a t iq u e l'o r d o n n a n ce d u m é d e cin et n ie la is s e
viv r e . N o u s n o u s a r r ê t o n s u n in s t a n t à c e lt e n o i x ,
d it e d e s Q u a t r e m a t e l o t s , q u i d o m in e les fa la is e s ,
la c ù l e , l ’h o r izo n im m e n s e , la tu er .
L ’océa n e st d e s a p h ir , d ’é m e r a u d e . Le s flots
r e flè t e n t d u cie l et d u > oleil. A n lo in , a p p a r a ît la
fu m é e d 'u n ca i;¿o . P lu s p iè a , co u r e n t le s voile»
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b la n ch e s d e s b a r q u e s d e p ê e lie . D a n s la b r u m e, à
g a u c h e , la cô t e d ’E s p a g n e se p e r d . A droite-, le
p h a r e s e d r e s s e b la n c , d r o it co m m e u n i
N o u s r e s t o n s e n co n t e m p la t io n d e va n t Vi-t cu d u e
s p le n d id e .
L e cie l e s t p u r , l'o cé a n n ’a p a s d e r id é s l ’at-,
r n o ip h è r e e s t s a n s u n s o u ffle .
B é lis a ir e , t o u r n é à d e m i ve r s n o u s , an n on ce q u e
n o u s ve r r o n s a u t a n t d ’a via t e u r s q u e de p a
lo m b e s ...
.M a in t en a n t c ’e s t la r o u t e d ’E s p a g n e c o u ve r t e
d ’a u t o s , d e vo it u r e s , d e p ié t o n s , p u is Sa in t - P icr ic- ,
m a is u n S a in t - P ie r r e d o n t vo u s n e p o u ve z vou s
fa ir e u n e id é e . D e s r u e s , d e s fe n ê t r e s , d e s ja r d in s ,
d e la p la g e , m o n t e u n e r u m e u r d è jo ie q u 'a c com
p a g n e u n e m u s iq u e en fê le . Il y a d e s o r ch e s t r e *
a n d a lo u s , it a lie n s , n è g r e s , a u x t e r r a s s e s d e s ca fés,
d a n s le s r e s t a u r a n t s , d e s ch a n t e u r s a u coin d e s
r u e s . O n n ’e n t e n d q u e g u it a r e s , a cco i !s d e
h a r p e s , vio lo n s , m a n d o lin e s , b a n jo s , t a n g o - ïo r 'la n cs , va ls e s h é s it a t io n ...
J e m e s e n s p r ê t e à p le u r e r ...
T o u t ce q u e j ’a i d e t r is t e d a n s le cœ u r e t l ’e s
p r it m ’a s s a ille , m ’o p p r e s s e , m ’é t o u ffe .
A h ! s i le s p a r e n t s d e Ch o u ff n ’a va ie n t p a s
d e m a n d é à r é flé ch ir , lu i... a u r a it - il co n s o i’ti
à ..
M on D ie u , q u e lle o b s e s s io n !...
B é lis a ir e n o u s a r r ê t e s u r la g r a n d e p la g e e t ,
m o n t r a n t d u b o u t d e s o n fo u e t u n p o in t , d a n s l ’e s
p a c e , a n n o n ce q u e « c ’e s t p a r là q u e le s a cr o s
¡vie n d r o n t ... »
D is t r a it e s , in d iffé r e n t e s , n o u s r e ga r d o n s le p o in t
in d iq u é .
' n a t t e n d a n t le s a via t e u r s , q u e d e v e n ir 0
Vo u s e u s s ie z é t é là , ch è r e g r a n d e a m ie , q u ’a b a n
d o n n a n t le s t e m e n t le la n d a u , vo u s e t m o i a u r io n s
t o u t d e s u it e t r o u vé à e m p lo ye r n o t r e t e m p s . M a l»
g r a n d ’m è r e n ’a im e p a s la m a r ch e e t u n r ie n la fa
t ig u e .
Kl le m e p r o p o se t o u t à co u p d e n o u s « r é fu g ie r »
^ l ’é g l i s e .
D ie u s a it s i j ’a im e la jo lie p e t it e é ç lis e d e S a in t P ie r r e , s a n e f s o m b r e , s e s c ie r g e s in n o m b r a b le s *
s e s e x- vo t o . M a is la m e r s i b le u e , l ’h o r izo n s i
va s t e , le cie l si r a yo n n a n t , e t s u r t o u t , s u r t o u t , la
j c i e a m b ia n t e , m e d is p o s e n t m a l à la d é vo t io n .
C ’e s t a ve c u n e â m e q u i s ’é va p o r e , s i j ’ose d ir e ,
�48
U N E H E U RE SON N E RA
q u e j ’e n t r e à l ’é glis e . G r a n d ’t n è r e se p r o s t e r n e ,
le v is a g e d a n s ses m a in s . D e va n t n o u s e st l ’a u t e l,
d e r r iè r e n o u s la p o r t e q u i o u vr e s u r !e m o n d e ...
P a r e lle , le s b r u it s d u d e h o r s a r r iv e n t , le g r o n
d e m e n t s o u r d e t fo r t d e la m a r é e , le s v o ix , le s
é cln t s a e r ir e , et e n co r e et t o u jo u r s le s é clio s d e
e t ' t e m u s iq u e câ lin e jo u é e d e t o u s cô t és.
j e n e p u is fo r m u le r u n e p r iè r e ! L e p o u r r a is - je ,
fi il:- ce s e r a it p o u r d e m a n d e r , p r e s q u e m a lg r é
m o i, ce s jo iç s q u i s e m b le n t ch a n t e r en ch œ u r a u
d e là d u ca r r é lu m in e u x d e la p o r t e ...
Il e st d é p lo r a b le , ch è r e gr a n d e a m ie , q u e l ’o n
m ’a it s é p a r é e d e vo u s . J ’a va is e n co r e »i gr a n d
b e s o in q u ’u n ? m a in ex]> er te m e co u lâ t d u p lom b
d a n s la c e r v e lle !., q u ’u n cœ u r t e n d r e ve r s â t d u
b a u m e s u r les m e u r t r is s u r e s d e m on c œ u r !
I .o r sq u a gr a n d 'm è r e e u t fin i sa m é d it a t io n , ce
fu t p o u r m e p r o p o se r d ’a lle r ch e z le p â t is s ie r .
- J e va is t ’e m m e n e r ch e z M ich e lin ... t u s a is ,
M ic h e lin ? J e cr o is n ’y ê t r e p a s r e t o u r n é e d e p u is
q u e t u é t a is t o u t e p e t it e .
J e iis , a va n t d e s o r t ir , u n gr a n d a ct e d e c o n t r i
t io n . J ’é t a is h o n t e u s e d ’a vo ir fa it p r e u ve d ’u n e
t e lle fr iv o lit é d e p en s é e s s o u s ce t t e vo û t e s o m b r e ,
d e va n t ce s cie r g e s , ce s e x- vo t o .
N o u s vo ilà d e h o r s , a u b e a u gr a n d s o le il. M a
b o iu e -m a m a n , e lle -m ê m e , en r e s s e n t d u b ie n -ê t r e .
Il fa is a it fr o id d a n s l ’é g lis e , Zozo.
E t je r é p o n d s , p r is e d ’u u fr is s o n :
O li! o u i, b ie u fr o id .
N o u s p a r t o n s à la r e ch e r ch e d u p â t is s ie r .
G r a n d ’m è r e e st s u r p r is » d e n e p a s r e t r o u ve r la
d e va n t u r e a u x b o ca u x d e d r a g é e s , d e p a s t ille s , d e
ja d is , a ve c le s a s s ie t t e s d e g â t e a u x , d e fr u it s con t it s , q u ’u n e m o u s s e lin e r a s e a b r it a it d e s m o u ch e s .
- G r a n d ’m è r e , M ich e lin , n ’e st -ce p a s ic i?
— N o n , m on e n fa n t
— G r a n d ’m è r e , ce p e n d a n t lis e z : M i- ch e - lin ...
— C ’est p o u r t a n t vr a i!...
A / tern oon
L ea ..
G r a n d ’m e r e a u n p e t it Ir o n ce n ien t d e s o u r cils ,
— A h ! je n ’a im e p a s ce s e n d r o it s - là ...
N o u s e n t r o n s q u a n d m êm e.
C ’e s t ki m o d e r n e et. b a n a le s a lle c la ir e , m ir o i
t a n t e d e g la c e s , a ve c d e p e t it e s t a b le s e n co m
b r a n t e s , p r e s q u e t o u t e s o ccu p é e s p a r d e s h o m m e s
e n co s t u m e d e s p o r t , d e s le m m e s en t e n u e d ’a u t o .
O n d ir a it ce s ge n s p r e s q u e v e x é s d e vo ir e n t r e r
d e n o u ve a u x a r r iva n t s ,
�U N E H E U RE SON N ERA
49
Le s u n s, a u a ïo ye n d e lo n g s c h a lu m e a u x, s u ce n t
d ’e xt r a o r d in a ir e s m ix t u r e s , p h is va r ié e s d e co u
le u r s q u ’u n e d e va n t u r e d e p h a r m a cie n « v ie u x
e t vlc » d ’a u t r e s p r e n n e n t d es p la ce s , d ’a u t r e s d a
t h é O n n e ( lir a it p a s ic i q u e le r é g im e d e s r es
t r ic t io n s s é v it ... Ap r è s t o u t , il e s t p e u t - ê t r e a b o li 1
Ce la ch a n ge si s o u ve n t !
A u co m p t o ir t r ô n e u u g r o s h om m e ù m in e o b sé
q u ie u s e . Il vie n t a u - d e va n t d ë gr a n d 'm è r e e t t o u t
a u s s it ô t s 'é c r ie :
— M a d a m e L a M o t h e S a in t - H é r a ye ... v r a i
m e n t . . Il y a b ien lo n g t e m p s , M a d a m e , q u e je
n ’a i eu la fa ve u r d e vo t r e v is it e ! P a s d e p u is n o t ie
r é o u ve r t u r e , je cr ois b ien !
— M o n sie u r M ich e lin , co m m e t o u t e s t ch a n ge
ch e z vo u s !
L a vo ix d e g r a n d ’m èü e a d e gr o n d e u s e s in
fle xio n s .
— O b ’ m on D ie u , o u i, M a d a m e , a u p o in t q u e ,
p a r m o m e n t s , je n e t ii’y r e co n n a is p lu s m oi-itiCm e.
M a is , vo ilà , il fa u t se m e t t r e a u g o flt d u jo u r ,
t a ir e co m m e le s a u t r e s , m a r ch e r a vcc son t e m p s ,
' t r e d e son s iè cle ... C ’e s t le d e vo ir d u co m m e r ce
d e p a r t icip e r à la r e n a is s a n ce n a t io n a le !
s cia ! 11 n e se d o u t e p a s,
d é cla r a t io n , p a r m i t o u t e s
vc» un^ u^ nes, ce s c o k t a ils , ce s fr ia n
d is e s , ce s fu t ilit é s , ce s in u t ilit é s , a d e co m iq u e .
Co m m e je r ir a is , si j ’a va is le r ir e a u s s i fa cile
q u ’a u t r e fo is et si je n e t e n a is à co n s e r ve r u n s é
r ie u x p le in d e d ig n it é , au m ilie u d e t o u s ce s ge n s
a t t a b lé s , d o n t j ’a p e r ço is le s m in e s r a ille u s e s , le s
s o u r ir e s m o q u e u r s .
—
Q u e p eu t -o n vo u s o ffr ir , M e s d a m e s ? fa it
M . M ich e lin a ve c a u t a n t d e g r â c e q u e s ’il n o u s
p r ia it à go û t e r
G r a n d ’m èr e et m oi n o u s a s s e yo n s à l ’é ca r t , e t
je p u is r ega i (1er p lu s à m ou a ise les p r em ier s o c c u
p a n t s de la p â t isser ie. C e r t a in s m ’a m u s e n t .
D ’a u tr es m ’in t r igu en t .
Il e st p a r m i ce s in co n n u s u n e t r è s jo lie p e t it e
m a d a m e a u x c h e ve u x n o ir s , a u x y e u x d e ja is , q u i
m ’in t é r e s s e t o u t p a r t ic u liè r e m e n t . E lle e s t co iffé e
d ’u n b o n ich o n d r file t , s u r le s o m m e t d u q u e l s o n t
ca m p é e s d e vé r it a b le s a ile s d e m o u lin . E lle go At e
a vcc un gr a n d ga r ço n m a igr e , au vis a "« t a n n é ,
b r u n i, o s s e u x , r a sé à l ’a m é r ica in e .
S i ce s d e u x - là c o n s t it u e n t u n m é n a ge , mil!©
�U N E H KU RE S ON N ERA
r ie n s rae p o r t e n t à cr o ir e q u e ee m é n a ge n ’e st p a s
u n i. L u i, a u n a ir d is t r a it , a b s e n t , a ir p eu fla t t e u r
p o u r sa co m p a gn e . E lle , n e s e m b le fa ir e a u cu n e
a t t e n t io n à lu i...
Un e p la ce d e m e u r e vid e à le u r t a b le ; p la ce s a n s
d o u t e r é s e r vé e à q u e lq u e a m i. S e r a it - ce p a r ce q u e
ce lu i- ci t a r d e à ve n ir q u e la je u n e fe m m e fr a p p e
d u b ou t d es d o ig t s ü u é p e t it e m a r ch e im p a t ie n t e
s u r le n a p p e r o n d u t h é ?
Q u e lq u e s . g o û t e u r s » s o r t e n t . D ’a u t r e s t o n t
le u r e n t r é e . L e va -e t - vie n t d é r o b e à m e s y e u x le
co u p le é lé ga n t .
Le ca lm c se r é t a b lit . La p e t it e d a m e m o n t r e u n
v is a g e r a yo n n a n t , la p la ce r e s t é e vid e à s a t a b le
e st o ccu p é e ...
J e n e vo is q u e le d os d u n o u ve l a r r iv é , u n la r g e
d o s , cla n s u n e la r g e ve s t e à r a yu r e s r o u ge s e t
b le u e s Le col m ou e n s e r r e u n cou u n p e u fo r t ,
1111 p eu b r iq u e , q u e s u r m o n t e n t d es c h e v e u x p la t s ,
lo n g s , co llé s , t r è s b lo n d s. J e n e p e u x p lu s d é t a ch e r
m e s r e g a r d s d e ce d o s p é k in é q u i m e r a p p e lle ..,
k d os d e Ch ou flf !
La p e t it e d a m e p a r a ît s ’a m u s e r d e p lu s e n p lu « .:
E lle n ’a d ’y e u x q u e p o u r le d e r n ie r ve n u e t , si p e u
lo q u a ce t o u t à l'h e u r e , e lle p a r le , p a r le , p a r le .
Le gr a n d ga r ço n r a s é e st a llé fu m e r sa c ig a r e t t e
s u r le t r o t t o ir .
— Ve u x- t u a u t r e ch o s e , p e t it e ? d e m a n d e g r a u d 'm ère.
— ivh ! n on , m e r ci.
Il n e n o u s r e s t e q u 'à p a r t ir .
G r a n d 'm è r e se d ir ig e ' ve r s le co m p t o ir , p a y e e t
s ’é lo ig n e . M ich e lin la p o u r s u it d e s e s o ffr e s d e
s e r vic e s . P o u r g a g n e r la s o r t ie , il fa u t p a s s e r p r è s
d u d os co n fo r t a b le à la ve s t e r a yé e . P lu s je m e
r a p p r o ch e d e ce d o s , p lu s il m e s e m b le r e co n n a ît r e
so n p r o p r ié t a ir e .
U u e r e m a r q u e d e la p e t it e m a d a m e a u x y e u x d e
ja is in c it e le g r o s b lo n d à t o u r n e r là t ê t e .
Il ni a p e r ço it , b o n d it , e t s 'é la n c e ve r s m o i, le s
d e u x m a in s t e n d u e s :
())i I o h ! m a d e m o is e lle Zo zo - M a r iè - R o s e !...
Vo u s r e t r o u ve r ic i... e s t - ce p o s s ib le I ... E s t - c e b i e f '
vo u s ?
( îr a n d ’t n è r e s u r s a u t e ... s ’im m o b ilis e e t m u r m m .
s u ffo q u é e .
¿ o zo - M a i ie - R o s e ? Q u ’e s t - ce q u e c e la ve u t
ii i c t
�UNE H E U RE SON N ERA
51
j e n e s o n ge p o in t à lu i d o n n e r d ’e x p lic a t io n .
R é p o n d a n t à l ’é la n q u i a p or t é le gr o s b lo n d ve r s
m oi p a r un é la n p a r e il, je b r e d o u ille :
— E h ! o u i, c ’e s t m o i, m o n s ie u r Ç b o u ffi
M a r é p o n se e s t a ccu e illie p a r le p lu s jo ye u x
d e s é cla t s d e r ir e et ce t t e q u e s t io n :
— Vo u s n 'a ve z d o n c r ie n o u b lié ?
J ’a p e r ço is co m m e en r êve les y e u x d e ja is q u i
fla m b o ie n t s o u s le b o n ich o n d r flle t ... les t r a it s d e
g r a n d ’m è r e q u i se d é co m p o s e n t s o u s s a ca p o t e à
fle u r s .
L e la n d a u n o u s a t t e n d . J e m e s e n s e n t r a în é e
ve r s lu i. J a m a is ce r t a in e m e n t gr a n d 't n è r e n e
m 'e m m e n a p lu s v it e ...
Ch o u ff n o u s a s u ivie s .
— l ’r é s e n t cz-in o i d o n c l la it - i! en m e d é s ig n a n t
g r a u d ’m è r e .
— G r a n d ’m è r e , p e n n e t t e z- m o i... c ’e s t u n d e m e s
a m is d ’e n la n ce , u n d e m es d a n s e u r s .
Clio u ff e x é c u t e sa gr a n d e co u r b e t t e e n p lo n ge o n
e t s o u ffle :
— Mon n o m ... d it e s m on n o m !
So u n om I Vo u s co m p r e n e z p o u r q u o i, ch è r e
g r a n d e a m ie , je n e m e r is q u e p lu s à le p r o n o n ce r .
G r a n d 'm è r e s a lu e d e son a ir le p lu s d ign e .
^
t .iio u lf s ’in c lin e e n co r e ... e n co r e ... Q u e d e rév<>
r e n é e s, m on D ie u !
La p o r t iè r e se r e fe r m e . B é ü s a ir e fo u e t t e s e s ch e
v a u x , m a is p r e s q u e a u s s it ô t , in t e r ve n t io n p r o vi
d e n t ie lle , s u r vie n t u n e m b a r r a s d e vo it u r e s ...
G r a n d ’m è r e s ’e flr a ve , se p e n ch e , c r a ig n a n t t o u s
les d a n g e r s et p r o d igu e à B é ü s a ir e , q u i u ’é co u t e
r ie n , a vis et r e co m m a n d a t io n s .
M o i, cé d a n t à u n e ir r é s is t ib le t e n t a t io n , je m e
retou rn e.
C h o u fï e st d e b o u t s u r le s e u il d e M ich e lin . Le s
m a in s a u x p o ch es p r o fo n d e s d e s a ve s t e à r a yu r e s ,
il r e ga r d e p e n s ive m e n t d u cô t é où s ’en e s t a llé e
n o t r e vo it u r e ... Cb o u ff tue fa it - il l ’a u m fln e d ’ittt
r e gr e t ?... La p e t it e d a m e a u x y e u x d e ja is vie n t
le r e jo in d r e .
Le s c h e va u x r e p a r t e n t . La vis io n s ’e ffa ce .
L a .g r a n d e p la g e s u r la q u e lle d o ive n t a t t e r r ir le s
a p p a r e ils e st n o ir e d e p r o m e n e u r s q u i t o u r b il
lo n n e n t a u t o u r d e s t e n t e s , o m b r e lle s et c a b in e s
m u lt ic o lo r e s ... A h ! fu ir ce b r u it , ce s g e n s h e u
r e u x , ce b r o u h a h a , ce s m u s iq u e s !..
G r a n d ’m è r e p r o p o s e , le vis a g e s é vè r e ;
�52
UN E H E U RE SON N ERA
— .Si n o u s r e n t r io n s ï
A v e c q u e lle jo ie je lu i r é p o n d s : « J ’en s e r a is s i
co n t e n t e I »
A u s s it ô t o r d r e e st d o n n é à B é lis a ir e d e n o u s r a
m e n e r à S a yr t - H é r a ye .
I) s e r e t o u r n e , t o u t d é çu .
— E t la c o u r s e ? E t le s a é r o p la n e s i
— N o u s les* ve r r o n s u n e a u t r e lo is .
B é lis a n e h o ch e la t ê t e , g r o m m e lle q u e lq u e Ch a se
g u i r e s s e m b le à u n b liîin e à l'a d r e s s e d e s g e n s
d o n t l ’a v is c h a n g e s a n s q u ’on s a c h e p o u r q u o i...
e t o b é it .
N o u s vo ilà d e n o u ve a u s u r le s ch e m in s d e r a m ia g n e , où n o u s r e t r o u vo n s le ca lm e , le s ile n c e ,
a p a ix .
A m e s cô t é s , g r a n d m è r e d e m e u r e m u e t t e , p e r
d u e en ses r é fle x io n s . T o u t à co u p , e lle se r e d r e s s e
e t so n b u s t e m e s e m b le s 'é le v e r , g r a n d ir ... J e d e
vin e q u ’u n e e x p lic a t io n e st p r o ch e e t je m e fa is
t o u t e p e t it e . Du h a u t d e so n in d ig n a t io n , g r a n d ’m è r e la is s e t o m b e) ce t t e q u e s t io n
— Q u i e s t - ce , M . C h o u ff?
H e u r e u s e d e r e t a r d e r l'e x p lic a t io n , je ir e h â t e
d e r é t a b lir :
— Ch o u 11 e s t u n s u r n o m .
— D e m ie u x e n m ie u x ! Q u i e s t ce m o n s ie u r
q u e t u a p p e lle s p a r s o n s u r n o m , e t q u i t e r é p o n d
p a r i Zo zo - M a r ie - R o s e ? «
— C ’e st u n d e m e s a m is d ’e n fa n c e ... e t u n d e
m es d an seu rs.
— Vo u s vo u s co n n a is s e z b e a u co u p ?
- - O u i... c 'e s t - à - d ir e ... e n lin n o u s u o u s co n
n a is s o n s d e p u is lo n g t e m p s .
— T u d is ce la d r ô le m e n t I Ce m o n sie u r s e c la s
s e r a it - il p a r m i ce u x o u i d é s ir a ie n t t ’é p o u s e r et
q u i o n t d e m a n d é ii r é flé c h ir ?
C e t t e q u e s t io n e st c r u e lle . D u Ir oid m e m o n t e
a u e ie u r . C e p e n d a n t ie m 'e ffo r ce à la g a ît é el ¡e
ié p o n d s :
— Il fa u t b ien l'a v o u e r ...
G r a n d ’u iè r e p a r a ît se r e d r e s s e r d e p lu s en plu.--.
— E t .. . t u a s p u lu i p a r d o n n e r ?
J e n ’o s e r é p o n d r e .
*
— Au t o r is e r p a r e ille fa m ilia r it é ?
f
Mt'm e m u t ism e.
t 'a
P e r d r e à ce p o in t le s o u ve n ir d e P o lle n *« q u i
té la it e ?
h U ! s i je p o u v a is r e n t r e r s o u s t e r r e 1
�UNLi H E U R E SON N E R A
51
G r a n d ’m è r e e s t s in cè r e m e n t h o r r ifié e !
— D a n s q u e l s iè cle vivo n s - n o u s , g r a n d s d ie u x !
Q u e lle s o r t e d e d é co m p o s it io n
m o r a le n o u s
g a g n e ? . .. C e t h o m m e t ’a d é d a ig n é e p a r ce q u e t a
d o t n e lu i s e m b la it p a s s u ffis a n t e , e t t o i... Q u e l
m a n q u e d e c œ u r e t q u e lle a b s e n ce d e d ig n it é !
J ’a i u n s u r s a u t e t n e p u is m ’e m p ê ch e r d e l ’in
terrom p re.
— G r a n d ’m è r e , s o n g e z d o n c... c e ... ce t a m i e t
m o i, n o u s n ’a vo n s p a s t r a it é n o u s -m ê m e s ce s
q u e s t io n s - là ... S e s p a r e n t s o n t in t e r r o g é ... o n s ’e s t
e n t r e m is ... t o u t ce la s i h a b ile m e n t , si d is cr è t e
m e n t q u e ...
— Q u e c ’e s t d e ve n u , je le p a r ie , le s e cr e t d e
P o lic h in e lle ... Vo ilà co m m e n t le s je u n e s fille s s o n t
co m p r o m is e s e t t r o u v e n t d ifficile m e n t à s e m a r ie r ,
p lu s t a r d ! J e t e p la in s , m a p a u vr e e n fa n t , d ’ê t r e
t o m b é e s u r u n in d iv id u s i p e u d é lic a t ... e t d e
p r e n d r e s i lé g è r e m e n t c e t t e a ffa ir e 1
— N o u s s o m m e s ce n s é s n e r ie n s a vo ir , lu i e t
m oi.
'
Il a u r a it m ie u x va lu fa ir e s e n t ir q u e t u
n ’ig n o r a is r ie n .
Tr ès é n e r vé e , a s s e z h u m ilié e , a u fo n d , d ’ê t r e
co n s id é r é e p a r m a ch è r e b o n u e - m a m a n co m m e u n e
je u n e fille p e u s é r ie u s e e t d é p o u r vu e d e d ig n it é ,
je m e m e t s à p le u r e r .
G r a n d ’m è r e n e s e m b le p a s s ’e n a p e r ce vo ir t o u t
d ’a b o r d ; e lle h o ch e la t ê t e , m u r m u r e d e s m o t s
s a n s s u it e ; s a m a in s e c r is p e e t t r e m b le . T o u t e n
e lle t r a h it u n t r o u b le e xt r e m e .
N o u s a llo n s t r is t e m e n t ve r s l ’O r ie n t a u x t e in t e s
c r é p u s c u la ir e s , e t ch a q u e t o u r d e r ou e n o u s é lo ig n e
d e la m e r e u fu s io n , d u s o le il r e s p le n d is s a n t .
Alle r , ve r s l ’o m b r e , la is s e r d e r r iè r e soi le s lu
m iè r e s , la jo ie , la v ie ... ce la m e s e m b le l ’im a g e d e
m a d e s t in é e .
J e n e p u is p lu s co ïft c u ir l ’a ffr e u x , l ’in e x p li
ca b le c h a g r in q u i m ’o p p r e s s e .
Q u e lq u e s m e s u r e s d ’u n a ir e n t e n d u d a n s la r u e
n i ’o b s è d e n t , d é s o la n t e s , ir o n iq u e s , m e c h a n t a n t je
» c .a is q u o i d e d é s e s p é r é , d ’u n p e u fo u ...
le s a n g lo t e .
< 'l a n d ’m è r e co n t in u e à gr o m m e le r dtea ch o s e s
q u e je s o u h a it e r a is n e p a s e n t e n d r e .
—
P o u r q u o i l ’e x p é r ie n c e d e s v ie u x n e s e r t - e lle
ja m a is a u x je u n e s ? E lle p o u r r a it c e p e n d a n t ô t e r
b ien d e s é p in e s d e le u r c h e m in ... M a is n o n , n u l
�54
U NE H E U RE SON N ERA
n 'e t i ve u t t e n ir co m p t e . E t l ’on jo u e a ve c le fe u ,
co m m e s i ce n ’é t a it p a s u n d a n g e r . O n ca u s e , ort
r it . on n ie l'é v id e n c e , on se t r o m p e , 011 se m e n t .,.
M a is p eu t -o n m e n t ir à son c œ u r ? Q u e fa ir e s ’il
s e st la is s é p r e n d r e e t p r e n d r e p o u r t o u t e la
vie f
l ’o iir t o u t e la v ie ... S e r a it - ce a in s i q u e j ’a im e
Clio u H ?
M a is , à ce t t e q u e s t io n , j e c r o is l ’e n t e n d r e , lu i,
c r ie r d e ce t t e vo ix m o q u e u s e e t d r ô le q u i 11e
s e m b le ja m a is p r e n d r e r ie n a u s é r ie u x :
—
Aim e r q u e lq u ’u n s a n s e s p o ir e t p o u r t o u t e
la v ie ? E s t - ce p o s s ib le ?
E t , ce p e n d a n t , s i g r a n d ’m è r e a v a it d i t v r a i?
Ch è r e g r a n d e a m ie ,
J e p r o t e s t e co n t r e vo t r e le t t r e : e lle n e vo u s
r e s s e m b le pibs. P o u r l ’a vo ir é c r it e , il fa u t q u e
vo u s n a ye z p lu s vo t r e ca r a ct è r e d ’a iit r ct o is . l) c vie n d r ie z- vo u s ir r it a b le a u p r è s d e ce s a ffr e u s e s
p e t it e s iiI les d o n t vo u s a ve z p r is la g a r d e ? J e le s
d é t e s t e ... Q u e lle é p r e u ve p o u r m o i d e p e n s e r
q u ’e lle s o n t p r is m a p la ce à vo s c ô t é s ! M a is p a s
dan .- vo t r e c œ u r , j ’e s p è r e . P lu s je v ie illis , p lu s
je m ’a p e r ço is q u e t o u t va d e t r a ve r s . O u i, t o u t ,
s a n s e xc e p t io n
Q u e st -ce q u e c e t t e c h a r g e à fo n d co n t r e ce t in
fo r t u n é C h a r le s P ilg a r d t . . . E t q u e p e u t vo u s t n ir c
q u ’il t ie n n e à ce q u e le d d e s o u n om s o it fo r t e
m en t a cce n t u é , co m m e s i a u cu fle le t t r e n e p o u va it
ft r e o u b lié e . I .a fa m ille P ilg a r d s 'h o n o r e — it
t o r t ou h la is o n , ce la n e n o u s r e g a r d e p a s — d e
r é m o n t e r a u x P la n t a jjcft e t s . Vo ilà q u i, c e r t a in e
m e n t vo u s in s p ir e r a u n e g r a n d e c o n s id é r a t io n 11
y a d e u x b r a n ch e s P i l l a r d , u n e a n g la is e , u n e
fr a n ç a is e . L ’a n g la is e — lu b r a n ch e a în é e
co m p t e
d e s d ip lo m a t e s , d e g r a n d s d ig n it a ir e s , u n lo r d .
L a b r a în h e fr a n ç a is e - la .c a d e t t e — n 'e s t c o m
p o sé e q u e d 'o is it s ... La b r a n ch e a n g la is e l ’e m
p o r t e d o n c e n m é r it e s u r l ’a n t ie , et il n 'y a r ie n
d é t o n n a n t s i ce t t e d e r n iè r e lie n t à t o u t et q u i
l ’eu t 'n p i'H i'i -:/ ,n illin n c e At io it e a ve c la b r illa n t e
a în é e
Von « vo ve ? q u ’il n é t a it [m in i n é ce s s a ir e
d e n io n t e i s u i vo s g r a n d s c h e v a u x , d e p a r Ici
!
i
:
:
’
�UNE H E U RE S ON N ERA
d ‘ « in t e r n a t io n a lis m e d e s a lo n s », d e r e m u e ) ui
t a s d 'id é e s , a u fon d t r è s r é vo lu t io n n a ir e s
- et
fin a le m e n t , p o u r ce t t e p u é r ilit é , d ’a ccu s e r Ch o iiii
d e r o u g ir d e s a p a t r ie .
Vo u s s a v e z q u e je n e p la is a n t e p a s p lu s q u i
vo u s s u r ce s clio s e s - là .
Vo ilà p o u r la p r e m iè r e p a r t ie d e vo t r e le t t r e .
Q u e d ir e d e la s e co n d e ?
Vo u s co n s id é r e z c e t t e « r é a p p a r it io n » d e Ch o u il
d a n s m a vie co m m e « le p lu s g r a n d d e s m a l lie u r s », é t a n t d o n n é « la lé g è r e t é d u ca r a ct è r e le
ee g a r ç o n , la v e r s a t ilit é d e s e s s e n t im e n t s , son
Peu d e s u it e d a n s le s id é e s », e t c.
S o ye z p a is ib le . C e t t e « r é a p p a r it io n » é t a it in f
vit a b le . N o s fa m ille s o n t é t é t r o p lié e s e t n ou s
a vo n s t r o p d e r e la t io n s co m m u n e s p o u r q u e n ou s
n e s o yo n s p a s e x p o s é s à n o u s r e vo ir , s o u ve n t p eu t ê t r e ..“ M ie u x a u r a it v a lu s a n s d o u t e n o u s r e t r o u
ve r p lu s t a r d ... N o t r e e n t r e vu e d e l ’a u t r e jo u r n e
s er a d ’a u cu n e im p o r t a n ce e t n ’a u r a a u cu n e s u it e .
G r a n d ’m è r e s ’e s t e n fu ie d e ch e z M ich e lin , co m m e
si a u lie u d e Ch o u ff e lle a v a it v u le d ia b le ... fille
u e l ’a p o in t in v it é , b ie n e n t e n d u , à ve n ir à S a in t H é r a y e , e t il n ’a a u cu n e r a is o n d e s ’y p r é s e n t e r .
P o u r t a n t , a v a n t d ’e n fin ir a ve c le p a u vr e M . P ilg a r d , — q u i e s t lo in d e s e d o u t e r q u ’il s o u lè ve
e n t r e vo u s e t m o i d e s p o lé m iq u e s p a s s io n n é e s ,
je s e r a is c u r ie u s e d e s a v o ir s ’il s é jo u r n e à S a in t P ie r r e p o u r l ’é t é , o u b ie n s 'i l n e s ’y t r o u v e q u ’en
p a s s a n t , e t q u i e s t la p e t it e d a m e a u x ye u x d e
ja is ,.. J ’a im e r a is co n n a ît r e a u s s i l ’e ffe t q u e lu i a
p r o d u it m a « r e vo ya n c e ». J ’a im e r a is s a v o ir . .
b e a u co u p d e ch o s e s q u e je n e s a u r a i ja m a is ...
H é lisa ir e a u n e e n t o r s e . N o u s n e s o r t o n s p lu s .
J e s u is e n d is c u s s io n a ve c vo u s e t n e p e n s e p a s
co m m e g r a n d ’m è r e .
J e t r a ve r s e d e m a u va is m o m e n t s .
Cliè r e g r a n d e a m ie ,
Vo s le t t r e s in q u iè t e s m e d o n n e n t d e s r e m o r d s
et- n ie fo n t , e u m ê m e t e m p s , u n p la is ir e x t r ê m e
E lle s m e p r o u ve n t q u e vo u s m 'a im e z e t ico n t t
q u e ce s a ffr e u s e s p e t it e s fille s n e m ’o n t p a s > ju t
�5(,
UNE H E U RE S ON N ERA
à m it r e m p la cé e . E t j'a i t a n t , t a n t b e so in d e m e
s e n t ir vo t r e p r é fé r é e !
l.a r a iso n d e m on s ile n ce ?
Si je vou s la d is , voi»s a lle z m e t a ir e d e la m o
r a le . 11 s e r a it p lu s s a g e d e vo u s la is s e r ign o r e r c e
q u e j ’e n d u r e . M a is u ’e st -r e p a s u n e d o u ce u r d e
p a i lr i d e ses c h a g r in s ? N ’e s t - ce p a s lo r s q u e
je s u is t r is t e , m a lh e u r e u s e , d é çu e , q u e j ’a i le
p in s b esoin d e s e n t ir vo t r e cœ u r p r è s d e m on
e ccu r ...
Ch è r e gr a n d e a n n e , je s a is , à ce t t e h e u r e , ce
q u ’est pour Ch a r les P ilg a r d la d a m e a u x y e u x d e
ja is : c ’e st . c ’e st sa fia n cé e ...
Sa fia t icée !...
J ‘a va is cr u m ’ê t r e e n t iè r e m e n t d é t a ch é e d e l ’id ée
d e ce m a r ia ge , p u is q u e ta r é a lis a t io n en s e m b la it ;
im p o s s ib le j'a v a i s fa it d e s é r ie u x e flo r t s p o u r i
s u p jjo r t e r a ve c co u r a ge ce t t e d é ce p t io n . J e m e ]
fla t t a is d ’y êt r e p a r ve n u e . E t vo ilà , q u e d e s a vo ir
le p r o ch a in m a r ia ge d e Clio iit l a ve c M u* N in a l i e r - 4
ch e b e r t , la t ille d u gr a n d in d u s t r ie l, r e m e t t o u t en j
q u e s t io n J e m ’a p e r ço is q u ’u n fol e s p o ir s u r v iv a it , i
en d é p it d e t o u t , au fon d d e m o i-m ê m e , e t q u e p a s .
u n jo u i je n ’ai ce ssé d ’a t t e n d r e ce q u e lq u e ch o s e J
d ’im p o s s ib le , q u i r en d s u in t e m e n t r é a lis a b le ce
q u e l ’on ere>yait r ê ve r e n va in .
M a is, le ve n o n s à la t é a lit é : C h a r le s P ilg a r d
é p o u s e M11’ H e r ch e b e r t .
Vo ici co m m e n t j ’a i a p p r is ce t é vé n e m e n t .
H élisa ir e g u é r i, g r a n d ’m è ie tu e p r o p o sa d e n o u
ve a u d ’a lle r p r e n d r e le t lié ch e z M ich e lin . E lle
e s p é r a it m e d is t r a ir e , ca r j ’é t a is for t t r is t e d e p u is
ce ja>ur o ù , p a r t ie s peint vo ir d es a é r o p la n e s , n o u s j
a vo n s r e n co n t r é ... q u i vo u s s a ve z...
S a vo it Ch o u ff si p r è s, si loin d e m o i, m e ca u s a it ;
ch a q u e jo u i u n e p e in e p lu s gr a n d e . M a lgr é t o u t , ;
j ’e s p é r a is sa vis it e . J e t r e s s a illa is q u a n d u n e a u t o i
p a s s a it s u r la r o u t e , ou q u e r e t e n t is s a it la clo ch e j
d e la g r ille d e n t r é e . G r a u d ’m é r e s e m b la it n e p as
s ’en a p cr ce vo n E lle e io y a it , sa li# d o u t e , q u 'à n e i
p a s m e j>arlei d e m a p e in e , | e s e r a is p lu s vit e
co n s o lé e , r a s s é ié n é e , t a u d is q u e le co n t r a ir e sc
p r o d u is a it ..
Ht p u is , je cr o ya is s e n t it e n e lle , n ialyti'- t o u t e son a t le it io n , u n ce r t a in m é p r is p ou r
m on • m a n q u e de d ign it é » ... M a p a u vr e b on n em a m a n s ni e u s* p at lo is je le s a is , r l’a vo ii été
, h o p fa ib le i p ou i son tils
e lle s ’im a gin e q u ’il
l a u i s e m o iilie t p lu s s é vè ie vis à - vis d e s a p et it « -
�UNE H E U RE SON N ERA
57
fille . M a is , c ’e s t si d u r , q u a n d o u a le cœ u r m e u r t r i
d e n e p lu s t r o u ve r t o u t e la t e n d r e in d u lg e n c e d o n t
on a H ia b it u d é ! J e m e s e n t a is s i s e u le , s i- d é s e s p é
r é m e n t s e u le !...
• J e r e p r e n d s m on r é cit . — N o u s p a r t o n s p ou r
Sa in t - P ie r r e . — Ch e z M ich e lin co m m e t o u jo u r s , il
y a fo u le.
P o u r é vit e r le s é m o t io n s q u e p r o vo q u e n t les r e n
co n t r e s in a t t e n d u e s , — e n t r e n o u s , g r a n d ’m è r e a
e u u n e d r ô le d ’id é e d e m e r a m e n e r l à 1 - je
t n ’é t a is a s s is e fa ce a u m u r . A d ir e v r a i, je p o u va is
q u o iq u e p eu a p e r ce vo ir le s a lla n t s et ve n a n t s d a n s
u n e g la c e ... m a is à la d é r o b é e ... D e ce t t e fa ço n ,
s ’il se p a s s a it n ’im p o r t e q u o i d e r r iè r e m o i, je
p o u va is n ’en r ien vo ir à la r ig u e u r .
S i je t o u r n a is le d o s , g r a n d ’m è r e fa is a it fa ce à
l ’a s s is t a n ce . E t je l ’e n t e n d s s o u d a in r e m a r q u e r :
—
Le s m o d e s so n t in vr a is e m b la b le s ! Vo ici u n e
p e r so n n e q u i a t r o u vé jo li d e m e t t r e d e s a ile s
d e m o u lin s u r son ch a p e a u ...
D e s a ile s d e m o u lin ?
J e je t t e à la d é r o b é e u n r e ga r d a u m ir o ir et
r e co n n a is la p e t it e d a m e a u x y e u x d e ja is . Ch ou IT
va -t -i! a p p a r a ît r e ?
La p e t it e d a m e e s t e n co r e a cco m p a gn é e d u
Çr a n d ga r ço n a u vis a g e g la b ie . Il s e m b le , p lu s q u e
ja m a is , d is t r a it , d is t a n t d ’e lle e t d e ce q u i se p a s s e .
11 e s t , d ’a ille u r s , for t b ie n , ce jet m e h o m m e . Il
a cco m p lir a it d a n s la vie q u e lq u e ch o s e d e p o in t
b a n a l, q u e lq u e ch o s e q u e d ’a u t r e s n e s a u r a ie n t
e n t r e p r e n d r e , q u e ce la n e m ’é t o n n e r a it p a s .. Il
"je s e m b le a p e r ce vo ir u n G! r o u ge A sa b o u t o n "iè r e , m a is si m in ce , si d is c r e t ... E t je s u is u n p e u
"lyo p c.
La p e t it e d a m e a r e t e n u a u jo u r d ’h u i u n e t a b le
gr a n d e . L a co m p a g n ie q u ’e lle a t t e n d s e r a sifu s
d ou t e n o m b r e u s e .
La p r e m iè r e p e r so n n e à sc p r é s e n t e r e st u n e
fem m e q t u n ’est p lu s t r è s je u n e , m a is q u i s ’e ffo r ce
p a r a ît r e t r e n t e a n s an p lu s . E lle a le vcr lie
h a u t , le g e s t e p r o t e ct e u r . On s e n t q u e p a r t o u t o ù
t lle p a s s e c lic e n t e n d t e n ir sa p la ce e t a ffir m e r so n
'm jKir t a n cc.
J e la con n a is, cet t e d a m e... h é la s ! o u i, | e la
'w in a is !... E lle m ’a r a vi un jou r b ea u cou p rte
ch oses, fon t m on b on h eu r , p eu t -êt r e... C ’e st
M"’" P ilga r d I...
Ciiu u T iu è r e la co n s id è r e p e n s ive m e n t .
�5?
UNE H E U RE SON N ERA
— C ’e s t d r ô le , m u r m u r e - t - e lle , >. il m e s e m b le
a vo ir d é jà r e n co n t r é ce t t e p e r s o n n e . »
N u lle r é p o n s e d e m a p a r t .
G r a n d ’m è r e co n t in u e son e xa m e n .
— J e s u is ce r t a in e d a vo ir eu d e s r e la t io n s
a ve c c e t t e d a m e ... sa fa çon d ’ê t r e n e m ’e s t p o in t
é t r a n g è r e ... Co m m e c ’e s t t r is t e d e p e r d r e la m é
m o ir e !... J e cr o is p o u r t a n t q u e je l ’a i r e n co n t r é e
d a n s d e s r é u n io n s d ’œ u v r e s ...
G r a n d ‘m èr e a p p e lle d ’u n s ig n e le p a t r o n d e !a
p fit is s e r ie et l ’in t e r r o g e :
— M o n s ie u r M ich e lin , q u i d o n c vie n t d e s ’a s
s e o ir là ? O u i, o u i, a ve c la d a m e a u p e t it b o n n e t
s u r m o n t é d ’a ile s d e m o u lin ...
M. M ich e lin m e t ses d o ig t s en co r n e t , e t m u r
m u r e à l'o r e ille d e g i a n d ’m è r e •
— Co m m e n t , m a d a m e S a in t - H é r a y e , vo u s n e
co n n a is s e z p a s ? C 'e s t M mc P ilg a r d ?
G r a n d 'm è r e m e je t t e u n r e g a r d fo u d r o ya n t .
M . M ich e lin p o u r s u it , la m a in s u r son cœ u r
et n r o u la n t d es y e u x b la n cs :
— E t la jo lie p e r so n n e q u i e s t a ve c e lle , e st la
fia n cé e d e son fils , M "" N in a H e r ch e b e r t , la fille
d u gr a n d in d u s t r ie l... C 'e s t p o u r M . P ilg a r d u n
m a r ia g e m a - gn i- fi- q u e ... m a - gn i- fi- q u e !
La fi a n cr e d e C lio u fï?
J e m e fo r ce à r e ga r d e r d a n s la g la c e c e lle q u e
l ’o n m e d é s ig n e a in s i. A lo r s , q u ’a r r ive - t - il ? ... L a
g la c e p a r a ît n e r e flé t e r t o u t à co u p q u e d e s ch o s e s
q u i t o u r n e n t , q u i c h a v ir e n t , e lle - m ê m e s e m b le se
d é t a ch e r d e la m u r a ille , t o m b e r en a v a n t ... J e
t e n d s les m a in s p o u r é v it e r le ch o c. M a v o ix
s ’é t r a n g le ... M a ch a is e v a c ille . J e m e s e n s s a is ie
p a t d u fr o id , d u n o ir e t t o u t d is p a r a ît .
Q u a n d je r e vie n s à m oi j ’a p e r ço is u n b o ca l
ja u n e , u n b o ca l r o u g e ... J e fixe s a n s r ie n co m
p r e n d r e ce s g lo b e s lu m in e u x ...
D e s in co n n u s m ’e n t o u r e n t ... e t p a s s e u le m e n t
de'- in co n n u s .
La gr a n d e d a m e im p é r ie u s e e t im p o s a n t e m e
co n s id è r e a u t r a ve r s d e son fa ce -à -m a in .
Le je u n e h o m m e a u v is a g e r a s é , a g e n o u illé p r è s
d e m o i, m e t a p e d a n s les m a in s , co m m e le fe r a it
u n vie il a m i.
0> r an d ‘m è r e m o n t r e u n vlsa gt ? d e co n s t e r n a t io n .
Un m o n s ie u r q u i t ie n t à la m a in u n fla co n d e
je n e s a is q u o i s ’é cr ie , d ’u n a ir s a t is fa it :
— C ’e s t fin i... Lille o u vr e les ye u x .
�U N E H E U RE S ON N ERA
•50
T o u s ce s g e n s m ’a p p a r a is s e n t g r a n d s , é n o r m e s ,
d ’a u t a n t p lu s é n o r m e s q u e je s u is é t e n d u e s u r le
p la n c h e r d ’u n e b o u t iq u e ..
H o n t e u s e d 'ê t r e le p o in t d e m ir e d e s i n o m b r e u x
r e g a r d s , je ch e r ch e à m e r e le ve r . L e g r a n d je u n e
h o m m e m e vie n t e n a id e .
A p e in e d e b o u t , je n ’a i q u ’u n e p e n s é e , é ch a p p e r
à t o u t e s le s c u r io s it é s ... L a d a m e im p o r t a n t e
p roteste :
— F o lie q u e d e p a r t ir en ce t é t a t d e fa ib le s s e .
G r a n d ’m èr e, d ’u n e vo ix t r em b la n t e, d em a n d e :
— D o ct e u r , vo ye z- vo u s q u e lq u e in co n vé n ie n t à
ce q u e j ’e m m è n e m a p e t it e - fille ?
— Au cu n , M a d am e.
— P a r t o n s , a lo r s .
Au s s i vit e q u e le p e r m e t t e n t m e s ja m b e s q u i se
d é r o b e n t , je s o r s d e la p h a r m a cie . T o u jo u r s p i
t o y a b le , le gr a n d je u n e h o m m e m e s o u t ie n t ,
m ’a id e à m o n t e r e n v o it u r e , e t je t o m b e s u r les
co u s s in s , la t ê t e s i p e r d u e q u e je n e s o n g e n i à
r e m e r cie r , n i m ê m e a s a lu e r ce lu i q u i, c h a r it a b le
m e n t , m e s e c o u r u t ... Co m m e en r ê ve , j ’a i cr u a jie r c e vo ir d e b o u t s u r le t r o t t o ir , Ch o u ff, r o u g e , à
cr o ir e q u e so n v is a g e e s t p a s s é a u m in iu m ; il m e
r e g a r d e en é ch a n g e a n t a ve c M lle H e r ch e b e r t d e s
p a r o le s d is t r a it e s .
N ou s p arton s.
C ’e s t a lo r s q u e g r a n d ’m è r e m e r a co n t e q u ’a u
p r o fo n d é m oi d e t o u t le t ea -r o o m j ’a i r o u lé é v a
n o u ie s o u s la t a b le o ù n o u s p r e n io n s le t h é , q u e
j ’a i é t é r e le vé e d e ce t t e s it u a t io n c r it iq u e e t p o r t é e
ch e z le p h a r m a cie n p a r le p a u vr e ga r ç o n a u q u e l
je n ’a i s u d ir e m e r ci, e t c.
Q u e d it e s - vo u s , ch è r e g r a n d e a m ie , d ’u n e t e lle
a ve n t u r e ?
D e p u is ce jo u r , la clo ch e d e la g r ille d ’e n t ié e
a r e t e n t i fr é q u e m m e n t .
O n e s t ve n u , d e S a in t - P ie r r e , p r e n d r e d e m e s
n o u ve lle s . E t q u i e s t ve n u ... J e vo u s le d o n n e e n
m ille à d e vin e r ... M 1" ' P ilg a r d I
Com « ie si elle ign o r a it t o u t d es d ém a r ch es t e n
t ées a u p r ès de m es p a r en t s, e lle d em a n d a à v i
s it e r s cet t e bon n e m a d a m e Sa in t -H é r a ye », sou s
p r é t e xt e de s ’in for m er d e m a sa n t é.
—
Vot r e p e t it e-fille, vo u s a u r a d it , sa n s d ou t e,
q u e je su is un e vie ille , u n e fid èle a m ie de sa
in ère..
U n e iid e l* a m ie ! Ce lle q u i n 'a p a s e u co n fia n ce
�6o
U N E H E U RE SON N ERA
en m e s p a r e n t s , q u i a vo u lu s a vo ir le cliiiïr e p r é cis
d e m a d o t e t d e « m e s e s p é r a n ce s », a va n t d e m e
d e m a n d e r o fficie lle m e n t p o u r b r u !
E t q u e r é p o n d it à ce la Mmo L a M o t lie S a in t H é r a ye ?
Vo u s vo u s le d e m a n d e z ce r t a in e m e n t e t vo u s
ê t e s co n va in cu e , q u ’é t a n t d o n n é e s le s d é cla r a t io n s
d e g r a n d 'm è r e , s u r le i p r o cé d é in ju r ie u x » d e s p a
r e n t s d e C lio u lï, s a r é p o n s e d u t ê t r e u n p eu fr o id e .
D é t r o m p e z-vo u s
Bo n n e -m a m a n a fe in t d e t o u t ig n o r e r . E lle e s t
a llé e m ôm e p lu s lo in q u e je n e l ’e u s se d é s ir é . E lle
a a u t o r is é M ,"<’ P ilg a r d à lu i p r é s e n t e r son ( ils ...
le fia n cé d e M "e H e r c lie b é lt ... Ch ou iT... m on a n
cie n p r é t e n d a n t !
—
Vic t o ir e ! a i-je é t é t e n t é e d e m ’é cr ie r . » Vo u s
vo ye z b ie n , g r a n d ’m è r e , q u e vo u s a g is s e z co m m e
t n oi, e t n ’a cca b le z p e r so n n e d e vo t r e m é p r is ... L a
b o n n e é d u ca t io n , le s co n ve n a n ce s n o u s p la q u e n t
a u vis a g e u n m a s q u e q u ’il fa u t , à t o u t p r ix , co n
s e r ve r ... »
M a is j ’a i e u t r o p p e u r d ’e n t e n d r e m a b on n em am an m e rép on d r e, du tac au ta c :
Vic t o ir e ! m o n e n fa n t ... L e s vie ille s ge n s
n ’o n t p a s t o u jo u r s t o r t d e p r é t e n d r e q u e ce
m o t « ca m a r a d e r ie » e st u n e fa u s s e e s t a m p ille ...
To m b e -t -o n in a n im é e p a r ce q u ’u n c a m a r a d e s e
m a r ie ... A h ! le s je u n e s , le s a u d a c ie u x , le s t é m é
r a ir e s , q u i p r é t e n d e n t r e fa ir e le m o n d e , le c œ u r ,
le s s e n t im e n t s , e t t r a it e n t d e t u r lu t a iu e s ce q u i a
t o u jo u r s e x is t é I...
Ch è r e g r a n d e a m ie , p o u r co n clu r e , je d é cla r e
q u e la vie e s t u n e ch o s e b ie n co m p liq u é e .
�UNE H E U RE SON N ERA
-Si
IV
I l é t a it p r è s d e r a id i q u a n d la co m t e s s e G e o f
fr o y d e L a M o t h e d e S a in t - H é r a y e so r t it d u
fa m e u x I n s t it u t d e B e a u t é d u d o ct e u r W liit e s t o n e.
E lle y a lla it q u o t id ie n n e m e n t , p r e s q u e en c a
ch e t t e , s u iv r e u n t r a it e m e n t q u i lu i d o n n a it
l ’e s p o ir d e b r a ve r ce q u ’a n cie n n e m e n t — a va n t
la cr é a t io n d e ce t é t a b lis s e m e n t et d e q u e lq u e s
a u t r e s d e m ôm e s o r t e — on a p p e la it « l ’ir r é p a
r a b le o u t r a g e d e s a n s »,
D e p u is d e s m o is , la co m t e s s e d e L a M o t lie d e
Sa in t -r H é r a ye , é p r o u va it t o u t ce q u e p e u t
é p r o u ve r d e t r is t e s s e u n e r e in e d e la m o d e , à la
v e ille d e son a b d ica t io n . N o n q u e c e t t e a b d ica
tion lu i eftt é t é d é jà s ig n ifié e , m a is p a r ce q u ’e lle
la s e n t a it ve n ir à d e s r ie n s , d e s im p r e s s io n s ,
d e s n u a n ce s in d é fin is s a b le s q u i é t a ie n t a u t a n t
d ’a ve r t is s e m e n t s . A c h a q u e s ym p t fim e n o u ve a u
— p li c r e u s a n t son s illo n a u co in d e s lè vr e s .
P o in t s d e co u p e r o s e r o u g is s a n t le s a ile s d u n e z
d é lica t , lé g e r « fr ip a g e » d e s p a u p iè r e s , ir r it é e s
e t co m m e a m in cie s .— e lle p e r d a it d e p lu s on
P lu s c o u r a g e .
S e s a m is la t r o u va ie n t m o in s a lla n t e , m o in s
s o u r ia n t e , en u n m o t , ils la d is a ie n t « c h a n
gé e », e t d ia g n o s t iq u a ie n t q u ’e lle f a i s a i t d e la
n e u r a s t h é n i e . I ls lu i co n s e illa ie n t d e se t r a it e r
s é r ie u s e m e n t a va n t d e la is s e r p r e n d r e p ie d à
C('t t e d é s a g r é a b le m a la d ie . M a is la n e u r a s t h é n ie
— p o u r les in o ccu p é e s , s u r t o u t — a d es ca u s e s
P r o fo n d e s , m u lt ip le s , t r o p d é lica t e s p o u r cé d e r
à d e vu lg a ir e s r e m è d e s : il fa lla it p lu s e t m ie u x .
�»
t
U N E H E U RE SON N ERA
C 'e s t a lo r s u e , se fia n t a u x r é cla m e s in s é r é e s
■par un jo iîr n a l m o n d a in , la co m t e s s e a va it ét é
it r o u ve r le d ir e ct e u r d e l ’in s t it u t , m a r ch a n d
d ’esp oir d o u b lé d 'u n h a b ile t h é r a p e u t e . Ap r è s
y êt r e a llé e , e lle y é t a it r e ve n u e , ca r e lle fu t
¡b ie n t ô t in ca p a b le d e se p a sser d es p a r o le s e n
co u r a ge a n t e s . r é co n fo r t a n t e s d u s p é cia lis t e , d e
s cs p r o m es ses m e r ve ille u s e s et d e l ’in t é r ê t p a s
sio n n é q u ’il t é m o ign a it à ce lle s d e ses clie n t e s
(q u i lu i r a co n t a ie n t le u r s s o u cis et r a p p o r t a ie n t
'à son e n t r e p r is e a u t a n t q u ’u n e fe r m e e n
B e a u ce . Ce t h om m e n ’é t a it n i in g r a t , n i
s o t ...
O u i, la co m t es se d e L a M o t h e d e Sa in t - H é *
r a ye s en t a it t r em b le r e n t r e ses m a in s le s ce p t r e
d e la m od e.
| Du t r ô n e où l ’a va ie n t si lo n g t e m p s t e n u e
d e fe r ve n t s a d m ir a t e u r s , il a lla it fa llo ir d e s
ce n d r e . D ’a u t r e s ve n a ie n t , h é la s ! p lu s je u n e s ,
p lu s fr a îch e s , m o in s a p p r ê t é e s . Œ il b r illa n t ,
'd e n t s é cla t a n t e s , e lle s s ’a va n ça ie n t a u gr a n d
jo u r , a u p lein s o le il, et d e m a n d a ie n t à le u r
tou r la c o u r o n n e ... La co m t es se vo ya it a lle r
à e lle s le s co u r t is a n s q u i l’a va ie n t a d u lé e ; e t
d ’a u t r e s , p lu s je u n e s , t r ès je u n e s , n e lu i t é m o i
gn a ie n t p lu s q u e l ’in d iffé r e n ce r e s p e ct u e u s e
vo lo n t ie r s p r o d igu é e a u x d a m e s m û r e s .
A in s i, co m m e p ar u n e fo r ce ir r é s is t ib le , e lle
se s e n t a it p o u ssée ve r s l'e ffa ce m e n t et l ’o u b li.
11 lu i é t a it p r o u vé « q u ’on n e p e u t ê t r e et
a vo ir é t é ». E t ce la lu i s e m b la it for t t r is t e .
L a co m t e s s e lie o ffr o y d e La M o t h e d e Sa in t H é r a y e a t t e ig n a it ce d a n g e r e u x t o u r n a n t a p r ès
le q u e l, an d ir e d u p r in ce d e L ig n e , « la femnw-’
d o it ch a n ge r d e s e x e , se t r a n s fo r m e r en h o m m e
a im a b le ».
I l fa u t , d r lo n g u e d a t e , p r é p a r e r so n e s p r it
u n e t e lle m é t a m o r p h o s e , t r e m p e r , a r m er soit
ca r a ct è r e et co n s id é r e r sa n s fa ib le s s e les p orW
m é la n co liq u e ? ort la vie n o u s m èn e fa t a le m e n t .
• I l fa u t fa ir e la p a r t d e ce q u i m ér it e d 'êt r e'
p le u r é , et d e ce q u i n e va u t r<as u n <i>ret, afin
q u 'à l'h e u r e d i s r e n o n ce m e n t s , il u e s o it paS
�U N E ME U RE S ON N E RA
ve r s é u n e la r m e in u t ile , il fa u t s u r t o u t , d a n s
le ca h n e e t la r é fle xio n , s ’e ffo r ce r d ’a cq u é r ir
ce t t e s a ge s s e q u i m et u n si d o u x r a yo n n e m e n t
a u vis a g e d e c e u x q u i s a ve n t ce q u ’ils n e
d o ive n t , n i n e p e u ve n t p lu s a t t e n d r e e t se r é
s ig n e n t co u r a ge u s e m e n t à vie illir . v
M a is , d u co u r a g e , la p a u vr e fem m e n ’en a
ja m a is p o sséd é . D e m a n d e r u n tel e ffo r t à son
p e t it ce r ve a u d ’o ise a u d es t r o p iq u e s , e û t é t é
p e in e p e r d u e . L a co m t es se n e s ’e s t ja m a is e m
b a r r a s s é e q u e d e va n it é s e t d e ch iffo n s , e lle
n ’a ja m a is eu q u ’u n o b je c t if, ce lu i d e p la ir e . L e
t e m p s q u e d u r a sa lo n g u e je u n e s s e s ’e s t é m ie t t é
en p r é o ccu p a t io n s p u é r ile s . T o u t lu i m a n q u e r a
d ’a n co u p : sa b e a u t é n ’est p lu s q u ’a r t ifice , le s
c h iffo n s la t r a h is s e n t ; — la m o d e d e r n iè r e
s ’a d a p t e m a l à ses fo r m e s , q u e l ’e m b o n p o in t
e m p â t e et a m o llit . I ,e soin q u ’e lle m et à p la ir e
d e vie n t u n e g r â ce s u r a n n é e , à la q u e lle n u l ne
p r ê t e r a b ie n t ô t p lu s a t t e n t io n — q u e p o u r s ’en
m o q u e r p e u t -ê t r e .
L a co m t e s s e n ’a ja m a is a im é le s ' a r t s , n ’a
ja m a is lu q u e le r o m a n d o n t « t o u t le m o n d e
p a r le », et s u r le q u e l il e s t d e b on ton d 'a v o ir
u n e o p in io n co u r a n t e , q u ’on e x p r im e en q u e l
q u e s p h r a s e s t o u t e s fa it e s . 11 e û t m êm e é t é
p lu s s a ge , p o u r e lle , d e s ’a b s t e n ir d e r é p é t e r
ce s p h r a s e s -là p lu s o u m o in s à p r o p o s.
Q u ’e s t -ce q u i, d é s o r m a is , r e m p lir a ses h e u r e s
e t co n s o le r a d e l ’in é vit a b le sa t o u t e p e t it e â m .'
c h a g r in e ? Av a n t d ’a im e r le s a u t r e s e lle s ’est
t a n t a im é e , q u ’e n t r e e lle e t le s a u t r e s n ’e x is t e
a u cu n e co m m u n a u t é d e p e n sé es .. D é s o la n t e fin
d e r è g n e !...
F.i p u is , si son G e o ffr o y , si b ea u e t t o u jo u r s
je u n e , a lla it la t r o u ve r t r o p fa n é e ? ... S ’il ve n a it
à lu i p r é fé r e r u n e d e ce s p e t it e s s o t t e s , sq u e le t t iq u e s à fo r ce d e m a ig r e u r , q u i o n t t o u jo u r s
l ’a ir d ’a vo ir e n vie d e r ir e a u n e z d e la « t o u
jo u r s s é d u is a n t e co m t e s s e d e L a M o t h e d e
S a in t - H é r a ye », — si l ’é p o u x a d o r é a lla it t r o u
ve r ses ch a în e s lo u r d e s .. G in è v r a n ’eft t p a s
s u r vé cu à u n e p a r e ille d é ce p t io n , h u n a u s s i
�t4
U N E ME U RE S ON N E RA
d o n lo t ir e u *
t m o e ...
é cr o u W m en t
de
tou te
son
e x i&
E lle s o r t a it d o n c d e l ’i n s t it u t d e b e a u t é fin
p r o fe s s e u r W h it e s t o n e . E lle t r a v e r s a le t r o t t o ir
a u r a s d u q u e l a t t e n d a it la lim o u s in e a u x a r m e s
fa m e u s e s , a u l i o n
à la c o t i c e d ' o r .
L,ec m e m b r e s a s s o u p lis p a r d e s m a s s a g e s e t
d e s e xe r cice - : d e « g y m n a s t iq u e r a t io n n e lle » ,
la e o m t e s s t m o n t a si le s t e m e n ! e n v o it u r e q u 'à !
p e in e so n p e t it s o u lie r a u t a lo n h a u t p e r c h é
p o s a - t - il s u r le m a r ch e p ie d
» A la R a n q u e », o r d o n n a - t - e lle d a n s le c o r
n e t a c c o u s t iq u e . R e c o m m a n d a t io n in u t ile , c a r ,
d e p u is q u ’il é t a it a u s e r v ic e d es L a ‘M o t lie d e
S a in t - H é r a ye , B a d o is , le c h a u ffe u r , sa va it b ie n
q u e , si M m* la co m t e s s e s o r t a it d a n s la m a t in é e ,
e lle n e m a n q u a it ia m a is d e p a s s e r p r e n d r e M le
c o m t e à son b u r e a u p o u r l ’e n u n e n e r d é je u n e r .
N a g u è r e , p o u r se d o n n e r l ’illu s io n p iq u a n t e
d 'u n e p a r t ie fin e , le co m t e s ’e n s e r a it a llé
p r e n d r e c e d é je u n e r a u r e s t a u r a n t , u n p e u lo in ,
n ’im p o r t e 01V et ils e n s e r a ie n t r e v e n u s , e lle
a m u s é e , c h a r m é e d e l'im p r o m p t u , lu i r a v i, e n
c h a n t é d e lu i- m ê m e , t o u jo u r s g a la n t , a im a b le ,
s é d u is a n t , s é d u c t e u r ...
A u j o u r d ’h u i, a u r e t o u r d e s s o r t ie s d u m a t in ,
lu t , c o m m e e lle , a s p ir e n t a u la is s e r - a lle r , a u
b ie n - ê t r e q u e d o n n e n t le s v ê t e m e n t s d ’in t é r ie u r
e l le c a lm e d u h o m e ...
A p r è s le co u r t a r r ê t à la b a n q u e d e G e o f f r o y ,
le c o r n e t a c c o u s t iq u e t r a n s m it d o n c à H a d o is
le s e u l o r d r e q u ’il e û t à e n t e n d r e d é s o r m a is :
« Ren tre/ ' »
Au p ie d d u p e r r o n d e P h flt e l q u ’u n e g r i lle à
d o u b le e n t r é e is o la it d e c e t t e "h a u s s é e n ii p a s s e
t o u t le m o n d e , — l ’a u t o s t o p p a L< r o m U e n
s a u t a p r e s t e m e n t , d é s ir e u x , a ve r c e s fa ç o n s
d ’h o m m e à s u c c è s q u i, ja d is , a va ie n t c o n q u is
G in è v r o et q u i la c h a r m a ie n t e n c o r e , d 'ê t r e
p r ê t à a id e r ’a r o m t e s s e
d e s c e n d r e , — m a is
e lle fu t A t e r r e a n s s ilfit q u e lu i
C o m m e vm i» »Mes je u n e , m a c h è r e I m u r n u r a - t - il g a la m m e n t .
�U NE ME U RE SON N ERA
Ce co m p lim e n t a gr é a si fo r t à G in è v r a q u ’e lle
d e v in t t o u t e r o se s o u s le vo ile à r a m a ge s q u ’e lle
n e m a n q u a it ja m a is d e m e t t r e , s u r t o u t p o u r
ce s s o r t ie s .
D a n s l ’a n t ich a m b r e le co u r r ie r a t t e n d a it . L e
co m t e p r it le s e n ve lo p p e s e t le s r e g a r d a u n e
ù u n e.
— Il n ’y a r ie n d ’in t é r e s s a n t ... r ie n p o u r
m o i ? fit la co m t e s s e d e sa v o ix le n t e e t t o u jo u r s
fa t ig u é e .
G e o ffr o y co n s id é r a it u n e a d r es se. I l e u t u n e
h é s it a t io n , p u is r é p o n d it en fin :
— C e m a t in , ch è r e a m ie , il s e m b le q u e l ’u n i
v e r s vo u s a b a n d o n n e .
G in c v r a p a ssa d a n s sa ch a m b r e . Il r e s t a it
a u m o in s d e u x b o n s q u a r t s d ’h e u r e a va n t l ’in s
t a n t d u d é je u n e r . E lle u t ilis a le p r e m ie r à q u it
t e r le t a ille u r so m b r e q u ’e lle p o r t a it , p o u r r e
vê t ir u n e r o b e d ’in t é r ie u r d ’u n m a u ve e x q u is
e t à r e le ve r d ’u n co u p d e m a in s a va n t , la
m o u s s e u n p e u a r t ificie lle d e se s c h e v e u x d ’o r
p â le . P u is e lle se d is p o s a à p a s s e r le s e co n d
q u a r t d ’h e u r e « à p la t » s u r sa ch a is e lo n g u e , le
m a r ch a n d d ’e s p o ir n e ce s s a n t d e lu i r é p é t e r
q u ’il n ’a s s u r a it le s u ccè s d u t r a it e m e n t q u e s ’y
on l ’y a id a it en s ’a cco r d a n t d u r e p o s , b e a u
co u p d e r e p o s , e n co r e d u r e p o s ...
E t e n d u e , la co m t e s s e s a is it u n e g la c e à m a in
e t e x a m in a m in u t ie u s e m e n t son vis a g e , a fin d e
s ’a s s u r e r si le t r a it e m e n t e n d u r é le m a t in é t a it
fe r t ile en r é s u lt a t s h e u r e u x .
E lle a va it là , p r è s d e la b o u ch e , à d r o it e ,
à g a u c h e , d e u x p e t it s t r a it s en co u p s d e g r iffe
q u i la p r é o ccu p a ie n t . Vo ilà le r é s u lt a t d e s s o u
c is ca u s é s p a r la gu e r r e ! d es in q u ié t u d e s d o n t
o n n ’a r r iva it p a s à é lo ig n e r l ’o b s e s s io n , q u a n d
on a va it p o u r m a r i u n h é r o s , u n p r e u x , u n p a
la d in ... U n s o u r ir e p a ssa s u r se s lè vr e s t r o p
r o u ge s . Ch e r G e o ffr o y ! q u ’il é t a it b e a u so u s
l ’u n ifo r m e ... A h ! s ’il é t a it t o m b é a u ch a m p
d ’h o n n e u r , ja m a is , ja m a is il n ' y a u r a it eu d e
co n s o la t io n p o u r G in é v r a . E lle se fû t .. . o u i,
«•‘Hc se fû t e n s e ve lie d a n s u n clo ît r e . M a is
18 3 - 111
�6ô
U N E H E U RE SON N ERA
c ’é t a ie n t là d e ce s ch o s e s a u x q u e lle s il n e fa l
la it p a s s o n ge r , q u a n d o n n e v o u la it p o in t r o u
g ir se s y e u x , a lt é r e r so n t e in t p a r le s la r m e s ..
Co m m e n t s ’é t o n n e r s i, a p r è s d e si r u d e s , d e si
lo n g u e s a n g o is s e s , G in è v r a se t r o u v a it p a r fo is
s in g u liè r e m e n t la s s e , si le p o id s d e s a n n é e s s e
fa is a it lo u r d e m e n t s e n t ir s u r so n co r p s d é lic a t ?
E t e lle a v a it eu b ie n d ’a u t r e s s o u cis à s u p p o r
t e r , q u e s e s t o u r m e n t s d ’é p o u s e , a u co u r s d e
ce s cr u e lle s a n n é e s ! Q u ’a lla ie n t d e v e n ir , en s o u
a b s e n ce , le s a ffa ir e s d e G e o ffr o y , ce s a ffa ir e s
q u i, d é jà , en 19 14 , n e b a t t a ie n t q u e d ’u n e
a ile ? C e t t e C h e l s e s e a , d o n t G e o ffr o y a v a it é t é
si fie r , si h e u r e u x d ’ê t r e n o m m é d ir e ct e u r , —
s u r t o u t lo r s q u 'il a v a it co n s t a t é q u e se s fo n c
t io n s , p r in cip a le m e n t h o n o r ifiq u e s , p r e n d r a ie n t
p e u d e son t e m p s e t lu i la is s e r a ie n t a m p le m e n t
le lo is ir d e « s ’a m u s e r » . — C e t t e C h e l s e s e a
a va it , d ès le d é b u t , e n g lo u t i p r e s q u ’a u t o t a l le s
d e r n ie r s ve s t ig e s d e la fo r t u n e d e G in è v r a . S a n s
l ’a id e s e co u r a b le d e sa m è r e , le co m t e d e L a
M o t lie d e S a in t - H é r a y e se s e r a it t r o u vé d a n s
l ’o b lig a t io n d e ve n d r e — et à q u e l t a u x * —
t o u t ce q u i lu i r e s t a it d e se s p a r t s d e fo n d a t e u r .
A d ie u , a lo r s , le p o s t e q u i lu i va la it d e t r è s
jo lis a p p o in t e m e n t s , q u i lu i p e r m e t t a it d e m e
n e r « u n ce r t a in t r a in d e vie ». C e p o s t e , d ’a i l
le u r s , é t a it d e jo u r e n jo u r p lu s co m p r o m is
p a r la s it u a t io n p e u b r illa n t e d e la b a n q u e . Le
p u b lic n e s ’en d o u t a it p a s e n co r e , h e u r e u s e
m e n t ! -r- m a is le p o r t e fe u ille d e la C h e l s e s e a
é t a it , c h a q u e jo u r , p lu s e n co m b r é d e n o n va le u r s , t o u t a u m o in s d e v a le u r s p r o b lé m a
t iq u e s .
Il s e m b la it q u e la g u e r r e d û t a ch e ve r d e
r u in e r l ’e n t r e p r is e . A u co n t r a ir e , s o u s l'i m p u l
sion in t e llig e n t e e t v ig o u r e u s e d ’u n s o u s d ir e ct e u r d o n t le s m é r it e s a va ie n t é t é , ju s q u ’ic i,
ig n o r é s , la C h e l s e s e a co n n u t d e s jo u r s m e ille u r s
et p a r u t s ’o r ie n t e r ve r s le s u ccè s .
Ce s o u s - d ir e ct e u r , M . U e r e h o u x, a v a it e u
l ’id é e e x c e lle n t e —• e t t o u t e s im p le , m a is il
fa lla it y s o n g e r — d e jo in d r e a u x o p é r a t io n s
�U N E - HE U RE SON N E RA
67
b a n ca ir e s d e s o p é r a t io n s c o m m e r cia le s . A r a v i
t a ille r la S u is s e en d e n r é e s a lim e n t a ir e s — e t
a u t r e s — la C h e l s e s e a a v a it e n ca is s é d e g r o s
b é n é fice s , a iç s i q u e se s m a n d a t a ir e s , le s n é g o
c ia n t s , d o n t le n o m s e u l a v a it o fficie lle m e n t
p a r u d a n s le s c o n t r a t s , le s le t t r e s d e c o m m is
s io n , le s p e r m is d e c ir c u la t io n e t d e s o r t ie d e
d e n r é e s va r ié e s cé d é e s à n o s v o is in s d ’ï l e l v é t i e .
A u r e t o u r d e G e o ffr o y , M . B e r c lio u x a v a it
fa it m in e d e s ’e ffa ce r , d e r e p r e n d r e le r a n g
m o d e s t e o ù il s e t e n a it a v a n t la g u e r r e , m a is le
d ir e ct e u r s ’é t a it t r o p b ie n t r o u v é d e la g e s t io n
d e so n s u p p lé a n t p o u r n e p a s lu i la is s e r , eu
fa it , s in o n e n t it r e , la h a u t e m a in s u r le s d e s
t in é e s d e la b a n q u e . A u jo u r d ’h u i q u e la p a ix
é t a it fa it e e t le b lo cu s le v é , le r a v it a ille m e n t
d e la S u is s e n ’o ffr a it p lu s , d is a it - il, le s m ê m e s
a v a n t a g e s ... m a is il y a v a it e n co r e d ’in t é r e s
s a n t s p r o fit s à r é a lis e r e n F r a n c e , m ê m e ... et
c ’e s t a in s i q u e le co m t e d e L a M o t h e d e S a in t H é r a y e , é t a it , s a n s q u e p e r s o n n e s ’en d o u t â t —
su va n it é g a r a n t is s a it sa d is cr é t io n — il la t ê t e
d ’u n e va s t e e n t r e p r is e d ’é p ice r ie , a u x m u lt ip le s
r o u a g e s , a u x n o m b r e u x in t e r m é d ia ir e s , e t d o n t
'e s b é n é fice s lu i a s s u r a ie n t d e s r e v e n u s d ig n e s
d ’u n n o u ve a u r ic h e .
S e u le m e n t , lo r s q u ’il a v a it é m is l ’id é e d e r e- '
h fe r d e la C h e l s e s e a u n e p a r t ie d e s e s c a p it a u x
p o u r r e m b o u r s e r s a m è r e , p o u r d o t e r M a r ie R o s e — M . B e r c h o u x a v a it le v é s u r lu i s o n r e
ga r d a ig u e t fr o id e t a v a it p r o n o n cé le n t e m e n t
ce s p a r o le s : « J e n e v o u s l e c o n s e ille p a s .
s e r a it u n e t r a h is o n . Q u e v o u le z- vo u s q u e
P e n s e n t le s a ct io n n a ir e s q u i vo ie n t u n d ir e ct e u r
?n a n q u er d e co n fia n ce d a n s l ’e n t r e p r is e d o n t
^ a la m is s io n d ’a s s u r e r le s u ccè s ? V e r s e z à
M a d a m e vo t r e m è r e , à v o t r e g e n d r e q u a n d
-M '* d e S a Î H t - I lé r a ye s e r a m a r ié e , le r e ve n u d e s
Ca p it a u x d o n t v o u s le u r a t t r ib u e z la p r o p r ié t é :
3' s a u r a ie n t p e in e à t r o u v e r u n p la ce m e n t a u s s i
a va n t a ge u x.
—
M a is , ftt G e o ffr o y , v it e c o n v a in c u , je p u is
0u m o in s o p é r e r u n vir e m e n t , fa ir e m e t t r e ce s
�68
U N E H E U RE S ON N ERA
va le u r s a u n om d e m a m èr e et a u n om d e m a
fille ?
.
. . .
M . B e r ch o u x s o u r it . Ce la n e lu i a r r iva it p as
s o u ve n t .
*
— N o n , vo u s n e le p o u ve z p a s, R e lis e z l'a c t e
c o n s t it u t if d e la S o cié t é . S t a t u t a ir e m e n t , le d i
r e ct e u r d o it r est er p e r s o n n e lle m e n t , p o ssesseu r
d ’u n e ce r t a in e cju a n t it é d e t it r e s , q u a n t it é q u e
vo u s n ’a ve z p o in t d ép a ss ée. S in o n , ses fo n c
t io n s s o n t a t t r ib u é e s à u n a u t r e , q u i a cce p t e
ce t t e cla u s e , c o m í n e v o u s l ’a v e z a c c e p t é e .
— J e n e co m p r e n d s p a s, m u r m u r a G e o ffr o y
a b a s o u r d i.
— C ’e s t p o u r t a n t b ien fa cile à co m p r e n d r e ,
co n t in u a M . B e r ch o u x d ’u n t o n a m er . L e s u c
cè s d ’u n e m a is o n d e b a n q u e t ie n t , s u r t o u t , il
l ’h o n o r a b ilit é ... à l ’é cla t d u n om d e ce u x q u i
s o n t à le u r t è t e , et c ’est p o u r q u o i la C h e l s e s e a
a p r is , M o n s ie u r , t o u t e s le s p r é ca u t io n s v o u
lu e s p o u r q u e vo u s r e s t ie z son d ir e ct e u r ... e t
p o u r q u e d es é lé m e n t s n o u ve a u x n e p u is s e n t
ê t r e in t r o d u it s d a n s ses co n s e ils d ’a ct io n n a ir e s , i
G e o ffr o y a va it eu en ce t in s t a n t la t r ès n e t t e
— e t t r ès d é s a gr é a b le — im p r essio n q u ’il
n ’é t a it p a s t o u t à fa it lib r e d e fa ir e ce q u ’il
vo u la it , et q u e son p r é cie u x s o u s -d ir e ct e u r s a u
r a it , le ca s é ch é a n t , lu i im p o s er sa vo lo n t é . I
M a is il n ’é t a it p a s h o m m e à se p r é o ccu p e r lo n g
t e m p s — s u r t o u t lo r s q u ’il a va it l'a g r é a b le p e r s
p e ct ive d e t o u ch e r , sa n s d o u t e ju s q u ’à 1a fin
d e sa vie , d e m a gn ifiq u e s r e ve n u s . I l y a va it
b ie n ce t t e q u e s t io n d e la d o t d e M a r ie - R o s c ...
B a h ! o u t r o u ve r a it b ien u n p r é t e n d a n t q u i se
c o n t e n t e r a it d ’u n e r e n t e ... Il su ffir a it d e gr o s s ir
u n p e u le ch iffr e d e ce lle - ci.
T r o p t e n d r e m a r i p o u r fa ir e p a r t à sa fem m e
d e se s p r é o ccu p a t io n s , G e o ffr o y n e lu i p a r i»
p o in t d e so n e n t r e t ie n a ve c M . B e r c h o u x .. . !
m a is , il fu t b ien fo r cé d e lu i d ir e q u ’il s e r a it
im p o s s ib le d e ve r s e r , d ’u n co u p , la d o t d a
M a r ie - R o s e ... e t il é t a it d es jo u r s où ce t t e peu'*
s é e p r é o ccu p a it fo r t G in è v r a ... L e s p é cia lis t e
a va it b e a u je u à d ir e , t o u t en m a s s a n t , é le ct r i-
�U N E H E U RE SON N ERA
s a n t , t r it u r a n t la p e r so n n e p h ys iq u e d e la jo lie
co m t e s s e , q u ’il n e lu i fa lla it a u m o r a l n i in q u ié
t u d e s , n i t r is t e s s e , n i m é ch a n t e h u m e u r , n i
im p a t ie n ce s ... d u ca lm e , d u ca lm e e t , s ’il se
p o u va it , d e l ’in d iffé r e n ce , m ie u x e n co r e , d e
l'a p a t h ie ... A h ! co m m e ce D r W h it e s t o n e c o n
n a is s a it m a l le s d ifficu lt é s d e la vie !
L e s e co n d q u a r t d ’h e u r e n ’é t a it p o in t é co u lé
q u e G e o ffr o y s ’a n n o n ça it d is cr è t e m e n t c h e z sa
fe m m e . J a m a is il n ’a va it m a n q u é à ce t t e h a b i
t u d e c o u r t o is e , e t G iu è v r a lu i s a va it u n g r é in
fin i d e sa d é lica t e s s e , s u r t o u t d e p u is q u e sa
b e a u t é r é cla m a it d e s s o in s q u i, d e jo u r en jo u r ,
e x ig e a ie n t p lu s d e m ys t è r e .
F r a is , p im p a n t , b ie n m is , u n p eu c h a u v e , —
d e ce t t e c a lv it ie é lé g a n t e q u i a jo u t e on n e s a it
q u o i a u x a p p a r e n ce s d ’h o n o r a b ilit é , — G e o f
fr o y p r it la m a in q u ’o n lu i t e n d a it , la b a is a e t
la r e t in t , p o u r d ir e , a ve c u n a cce n t q u ’il s ’effo r ç a it d e r e n d r e d é g a g é :
— J ’a i d e s n o u ve lle s d e la m a m a n . I l e m
p lo ya it t o u jo u r s ce t t e a p p e lla t io n fa m iliè r e m e n t
a ffe ct u e u s e p o u r p a r le r d e sa m è r e .
U n fr é m is s e m e n t d e s o u r cils p lis s a le fr o n t
d e la co m t e s s e .
— Q u e vo u s d it - e lle ?
G e o ffr o y d e vin a q u ’il a u r a it , e n co r e u n e fo is ,
à u se r d e ce s fo r m u le s d ip lo m a t iq u e s q u i v o i
le n t ce q u e la vé r it é p e u t a vo ir d e t r o p d u r .
— H e u ! p a s g r a n d ’ch o s e .
— Z o zo ?
— Z o zo va b ie n ... c ’e s t - à - d ir e , co r r ig e a - t - il
p r e s q u e a u s s it ô t , q u a n d je d is q u ’e lle va b ie n ...
E lle a e u , l ’a u t r e jo u r , u n e p e t it e fa ib le s s e .
— Co m m e n t ? Q u e s ’e s t -il p a s s é ?
— E lle s ’e s t s u b it e m e n t é va n o u ie .
M "’c d e S a in t - H é r a y e se r e d r e s s a , t o u t e eu
a la r m e s .
— E v a n o u ie ... Z o zo ?
— O u i, o n é t a it à S a in t - P ie r r e ... o n g o ft t a it
ch e z M ic h e lin ... Z o zo s e m b la it en p a r fa it e
s a u t é . T o u t à co u p la p e t it e e s t t o m b é e in a
n im é e .
�70
U N E H E U RE S ON N ERA
_ M a is c ’est in q u ié t a n t ... e x t r ê m e m e n t in
q u ié t a n t !... Vo t r e m èr e n e d o n n e p a s d ’a u t r e s
e x p lic a t io n s !1
— A u c u n e ... o u p lu t ô t , si ! E lle r a co n t e q u ’il
y a v a it là b e a u co u p d e m o n d e ... M m' P ilg a r d ,
M "‘ H e r ch e b e r t . O n p a r la it ju s t e m e n t d e ce t t e
d e m o is e lle q u a n d l ’é vé n e m e n t s ’e s t p r o d u it ...
— Qu el rap p ort?
— O n a n n o n ça it so n m a r ia ge p r o b a b le a ve c
C h a r le s P ilg a r d .
L a m è r e r e t o m b a s u r sa ch a is e - lo n g u e en
m u r m u r a n t d ’u n t o n d é s e s p é r é u n e fo u le d e
ch o s e s d é r a is o n n a b le s . L e p è r e é c o u t a it , im
p a s s ib le , r é s ig n é co m m e d e v a n t u n m a l p r é v u ,
le s m a in s a u x p o ch e s d e so n p a n t a lo n , — u n
im p e cca b le p a n t a lo n d o n t le p li t o m b a it a ve c
d e s r ig u e u r s d e zin c s u r le s g u ê t r e s g r is
c la ir .
. L o r q u e G in è v r a e u t su ffis a m m e n t g é m i, le
co m t e r e p r it :
—
M a m a n p e n s e a u s s i q u e la n o u v e lle d e
ce m a r ia ge n ’e s t p a s é t r a n g è r e à l ’é v a n o u is s e
m e n t d e Z o z o ...
L e s e x c la m a t io n s d o u lo u r e u s e s , le s p r o p o s u n
p e u fo u s d e la co m t e s s e r e co m m e n cè r e n t . As s e z
v iv e m e n t — c a r , s o u s l ’e ffo r t d e ce r t a in e s p e n
s é e s , il d e v e n a it m o in s m a ît r e d e lu i — le co m t e
d é cla r a :
—
M a m èr e m e gr o n d e , d u r este n on sa n s
ju s t e s s e , d ’a vo ir la is s é Z o zo s ’a t t a ch e r à c e g a r
ço n s u ffis a m m e n t p o u r ... p o u r ... e n fin p o u r d é
t e r m in e r d e p a r e ils in c id e n t s ... E lle m e c o n ju r e
d e c o n s t it u e r à m a fille u n e d o t q u i la m e t t r a
d é s o r m a is à l ’a b r i d e s s u r p r is e s d u cœ u r e t d e s
d é ce p t io n s q u i s ’e ft s u ive n t q u a n d l ’a r g e n t n e
v ie n t p a s t o u t fa cilit e r . E lle m e r a p p e lle q u e
l ’a ve n ir d e m o n e n fa n t d o it ê t r e m o n u n iq u e
p r é o ccu p a t io n , e t c ., e t c.
—
E n r é s u m é , u n e fo is d e p lu s , vo t r e m è r e
vo u s t r a it e en p e t it g a r ço n , in t e r r o m p it la c o m
t e s s e a ve c p lu s d e v iv a c it é q u ’o n n ’e n a u r a it
. a t t e n d u d e sa n o n ch a la n ce . P lu t ô t q u e d e vo u s
fa ir e d e la m o r a le , e lle a r r a n g e r a it b ie n m ie u x
�UNE
HEU RE
SONNERA
71
le s ch o s e s en d o t a n t e lle - m ê m e sa p e t it e - fille !
M a is , a u fo n d , vo t r e m è r e n e m ’a im e p a s et
s e s o u cie fo r t p e u d u b o n h e u r d e m on
e n fa n t ... e t c ., e t c.
L e co m t e p ü a le d o s s o u s l ’o r a g e . Q u a n d il
p u t en p r é vo ir la f n , il d it , t o u t s im p le m e n t ,
co m m e s ’il n e fa is a it q u e co n t in u e r la c o n v e r
s a t io n :
— V o u s s a ve z b ie n q u e ¡a m a m a n a d is p o s é
d e t o u t so n d is p o n ib le en m a fa v e u r , a u m o
m e n t o ù le s a ffa ir e s d e la C h e l s e s e a n ’é t a ie n t
p a s a u s s i s a t is fa is a n t e s q u ’a u jo u r d ’h u i . . . M a
m è r e n ’a p lu s p o u r v iv r e q u e sa p e n s io n , d e s
r e n t e s v ia g è r e s ... S a in t - H é r a y e , lu i- m ê m e , est
v e n d u , m a is le s a cq u é r e u r s n 'e n p r e n d r o n t p o s
s e s s io n q u e ... e n fin , t a n t q u e la m a m a n v iv r a ,
e lle c o n t in u e r a à h a b it e r sa v ie ille m a is o n .
— So n c h â t e a u , p r o t e s t a G in è v r a .
— So n c h â t e a u , r é p é t a d o cile m e n t G e o ffr o y .
E l il co n t in u a : V o u s 11’ê t e s p a s ju s t e p o u r
m a m è r e ! Si e lle p o u v a it , a u p r ix d e n o u v e a u x
s a cr ifice s , a s s u r e r l ’a ve n ir d e sa p e t it e - fille et
n o t r e t r a n q u illit é ...
G in è v r a t a m p o n n a it s e s y e u x o ù s o u r d a icn t
q u e lq u e s la r m e s .
— P o u r c o n c lu r e , e n fin , a jo u t a le co m t e en
b r û la n t s e s v a is s e a u x , je m e d e m a n d e s ’il n *v
a u r a it p a s m o ye n d e r a m e n e r C h a r le s P ilg a r d
A Z o zo , p u is q u e Z o zo l'a im e a s s e z p o u r ...
— Vo u s s o n g e r ie z à r e n o u e r a v e c le s P ilg a r d ? ... C ’e s t im p o s s ib le !
— P e u h ! si je le v o u la is b ie n ... fit -il a ve c
s u ffis a n ce .
— Co m m e n t fe r ie z- vo u s ?
C y n iq u e , il r é p o n d it :
— J ’y m e t t r a is le p r ix !
E lle h o ch a d é s e s p é r é m e n t la t ê t e .
— V o u s m ’a ve z d it c e n t fo is q u e vo u s n e
P o u vie z d is t r a ir e d e vo s a ffa ir e s u n e d o t c o n
ve n a b le . L e s H e r ch e b e r t s o n t si r ic h e s ...
Il r is p o s t a :
— U n d u e l n e m ’a ja m a is é p o u v a n t é ...
J ’a im e la lu t t e ... L a C h e l s e s e a n ’a ja m a is é t é
�y,
U N E H E U RE SON N ERA
p lu s p u is s a n t e q u ’a u jo u r d ’h u i. C e q u i n o u s
é t a it in t e r d it h ie r s e r a , d e m a in , r é a lis a b le . L e s
I T cr ch e b cr t s o n t d e s in d u s t r ie ls à la m e r ci d e
n o s « t r u s t s ». D e m a in , n o u s p o u vo n s le u r fa ir e
u n t o r t co n s id é r a b le , e t , s ’il n o u s p la ît d e le s
r u in e r !...
G e o ffr o y p r o n o n ça it ce s m e n a ce s fé r o c e s
d ’u n t o n ca lm e , en fr a p p a n t le t a p is d u b o u t
d e s e s im p e cca b le s c h a u s s u r e s , co m m e s ’il lu i
é t a it a u s s i fa c ile d e m e t t r e s es p r o je t s à e x é
c u t io n q u e d ’é cr a s e r s o u s s e s s e m e lle s la m o
q u e t t e d e h a u t e la in e .
— Co m m e n t v o u s y p r e n d r ie z- v o u s ?
11 t a p a g a ie m e n t s e s d e u x m a in s , r e g a r d a la
co m t e s s e a ve c u n e p it ié t e n d r e , e t s ’é cr ia :
— A h ! la p a u v r e c h é r ie q u i co m p r e n d à
p e in e le b , a , b a , e t q u i v o u d r a it q u ’o n lu i p a r
lâ t le ja r g o n d e s a ffa ir e s !
G in è v r a n e s e fr o is s a p o in t . A u c o n t r a ir e ,
l ’a cce n t p r o t e ct e u r e t d é licie u s e m e n t b a d in
d o n t fu r e n t d i t s . ce s m o t s l ’a p a is a . A v e c u n
lo n g s o u p ir e t e n co r e q u e lq u e s s a n g lo t s , e lle
fe r m a le s y e u x e t s ’a b a n d o n n a a u x é v é n e m e n t s ,
a v e c la co n fia n ce d ’u n e n fa n t q u i s ’e n d o r t . L e
c o m t e r e p r it :
— C e p e t it P ilg a r d vo u s p la ir a it co m m e
g e n d r e , G in è v r a ?
E lle s o r t it d e la t o r p e u r q u i c o m m e n ça it à
l ’e n va h ir :
— J e n e v e u x q u e le b o n h e u r d e m a fille .
— T r è s c h è r e , n o u s s o m m e s d u m è in e a v is !
M o i a u s s i, je s o u h a it e le b o n h e u r d e la p e t it e
e t , p u is q u ’e lle n e v o it ce b o n h e u r q u ’en P i l
g a r d , vo u s l ’a u r e z, n o u s l ’a u r o n s , e lle l ’a u r a
ce P ilg a r d . F ie z- vo u s - e n à m o i.
M e r v e ille u x d e je u n e s s e , d e lé g è r e t é d ’e s p r it ,
d ’in co n s cie n ce , il p ir o u e t t a s u r s e s t a lo n s .
— Q u e le C ie l vo u s e n t e n d e ! m u r m u r a la
co m t e s s e d u fo n d d e s e s co u s s in s .
— M a is o u i, m a is o u i, il m ’e n t e n d r a , il
m ’e x a u c e r a ...
I l s ’é t a it m is à a r p e n t e r la c h a m b r e , e t b r u s -
�UNE H E U RE SON N ERA
73
q u e m e n t il s ’a r r ê t a d e n o u v e a u d e v a n t la ch a is e lo n g u e .
— J ’o u b lia is le p lu s im p o r t a n t .
— O h ! q u o i e n co r e , r é p o n d it s a fe m m e a ve c
h u m eu r.
— E t a n t d o n n é l' é t a t d e s a n t é d e M a r ie R o s e — é t a t d e s a n t é q u i, c e p e n d a n t , m e
s e m b le e x c e lle n t , c e t t e p e t it e a n ic r o c h e m is e à
p a r t — la m a m a n s o u h a it e q u e n o u s p r é fé r io n s
S a in t - P ie r r e à D in a r d .
— J e fe r a i t o u t c e q u ’il fa u d r a ... c e s e r a u n
g r a n d s a c r ific e ... m a is m a fille a v a n t t o u t !
A lo r s G e o ffr o y se m it à e x p liq u e r s e s in
t e n t io n s a u c a s o ù D in a r d s e r a it s a cr ifié .
— J e lo u e r a is à S a in t - P ie r r e u n e v illa m a
g n ifiq u e ; n o u s y t r a n s p o r t e r io n s t o u t le p e r s o n
n e l, n o u s y d o n n e r io n s d e s fê t e s s p le n d id e s ...
J ’e n t r e p r e n d r a is le s P ilg a r d . . . J ’e n lè v e r a is le
fils a u x H e r c h e b e r t ... J ’é b lo u ir a is le s p r e m ie r s ,
je r u in e r ’a is le s s e co n d s . J ’a i d e g r a n d e s id é e s .
L a m a m a n s e r a c o n t e n t e ... vo u s - m ê m e s e r e z r a
v ie d e la v i e q u i v o u s s e r a fa it e ... E t m o i,
v r a im e n t , d e v o u s vod r c o n t e n t e , G in ê v r a , je
n ie s e n t ir a i p lu s h e u r e u x q u ’en c e m o m e n t ...
C ’e s t n a v r a n t d e p le u r e r c o m m e v o u s le fa it e s ...
fo lie d e vo u s m e t t r e en u n t e l é t a t !
D é s o lé d u c h a g r in d e s a fe m m e , G e o ffr o y s e
P e n ch a p o u r lu i b a is e r la m a in .
U n d o m e s t iq u e é co u r t a le g e s t e en a n n o n
ça n t :
— M a d a m e la co m t e s s e e s t s e r vie !
. 7 - B o n , je m e s e n s u n e fa im d e l« u p ! A llo n s
d é je u n e r ... V e n e z , m a c h è r e , fa it e s a u m o in s
b e lle c o n t e n a n ce d e v a n t n o s g e n s !. . .
Bo n g r é , m a l g r é , G e o ffr o y e n t r a în a sa
fe m m e d a n s la s a lle à m a n g e r . E lle y a r r iva
b o u le ve r s é e e n co r e . L a le t t r e d e la « m a m a n »,
t a p e n s é e d e s es g r o n d e r ie s ... c e t t e q u e s t io n d e
d o t p o u r M a r ie - R o s e ... le s o u v e n ir r a v iv é d e
ta r e c u la d e d e s P ilg a r d , r e c u la d e q u i lu i é t a it
t o u jo u r s r e s t é e d ’u n p o id s t r è s lo u r d s u r le
^ u r . . . l ’in vr a is e m b la b le p r o je t q u ’a v a it le
c o m t e d e r e n o u e r ce m a r ia g e ... c e q u ’il co m p -
�74
U N E H E U RE S ON N ERA
t a it e n t r e p r e n d r e ... le g a n t q u ’il vo u la it je t e r
a u x H e r c h e b e r t ... la lu t t e q u i s ’en s u iv r a it ...
la b r u s q u e e t si n o u ve lle o r ie n t a t io n d e ses
p r o je t s d ’é t é ... l ’in s t a lla t io n
à S a in t - P ie r r e
a lo r s q u e t o u t é t a it d é cid é p o u r D in a r d ... T a n t
d e cir co n s t a n ce s q u i, s a n s d o u t e , d e m a n d e r a ie n t
u n ce r t a in d é p lo ie m e n t d ’é n e r g ie et d ’a c t iv it é ,
lu i s e m b la ie n t a u t a n t d e m o n t a g n e s à e s c a la
d e r . E lle en é t a it é p u is é e d ’a va n ce .
A h ! s ’e n fe r m e r d a n s u n e ch a m b r e s o m b r e ,
b ie n a u ca lm e , b ie n a u fr a is , co m m e le c o n
s e illa it le s p é c ia lis t e d e l ’in s t it u t d e B e a u t é ...
la is s e r p a s s e r la v i e ! . . . Q u e l p a r a d is , h é la s !
in a cce s s ib le !...
L a co m t e s s e m a n ge a d u b o u t d e s lè v r e s .
P u is , a u s o r t ir d e la t a b le , e lle d é co m m a n d a
p a r le t é lé p h o n e ce q u ’e lle a v a it p r o je t é d e
fa ir e a va n t le s o ir . Au s p é c ia lis t e , m a r ch a n d
d ’e s p o ir , e lle vo u la it , a u m o in s , p o u r le s u ccè s
d u t r a it e m e n t , a cco r d e r le s a cr ifice d e ce t t e
jo u r n é e ; ce s e r a it a u t a n t d e p r is s u r l ’e n n e m i.
Q u e s e r a ie n t , gr a n d s d ie u x , le s jo u r s q u i
a lla ie n t s u iv r e , a ve c le s d ifficu lt é s q u ’il é t a it
q u e s t io n d ’y a m o n ce le r !
L o r s q u ’il e u t , co m m e t o u jo u r s , p r is s e u l so n
c a fé et fu m é u n c ig a r e , le co m t e a lla - r e jo in d r e
sa fe m m e e t la t r o u va d e n o u ve a u é t e n d u e su r
sa c h a is e - lo n g u e , d a n s u n e p iè ce o b s cu r e .
_ V o u s n e s o r t e z p a s , G in è v r a ? I l s e m b le
fa ir e d e h o r s le p lu s b e a u t e m p s d u m o n d e ...
C ’e s t p it ié d e n ’en p o in t p r o fit e r .
E lle r é p o n d it d ’u n ton n e r v e u x :
— O h ! n o n , je n e s o r s p a s ... je n e v e u x
p a s s o r t ir ... J e vo u d r a is n e p lu s ja m a is s o r t ir .
— A vo t r e a is e , ch è r e a m ie . M a is il e s t t r is t e
d e vo u s vo ir t o m b e r a in s i d a n s t o u t e s le s e x a
gé r a t io n s .
D e s s a n g lo t s s e u ls lu i r é p o n d ir e n t . G e o ffr o y
le v a le s b r a s a u cie l et s o u p ir a :
— A h ! le s fe m m e s , le s fe m m e s !... E t s u r
t o u t ce lle s q u i se r e fu s e n t à co m p r e n d r e q u 'ic i-
|
�U N E H E U RE SON N ERA
b a s t o u t n e m a r ch e p a s su r d e s r o u le t t e s ... Au
m o in d r e p li d e fe u ille d e r o s e vo ilà !
E t . s a n s p lu s in s is t e r , il a lla c h a n g e r d e v ê
t e m e n t , p u is , p im p a n t , é lé g a n t , r e lu is a n t , se
fa is a n t r e m a r q u e r d e s p a s s a n t s p a r sa b e lle
a llu r e e t s a m is e im p e cc a b le , il s o r t it .
Il se r e n d a it q u o t id ie n n e m e n t , à c e t t e h e u r e ,
a u x b u r e a u x d e la C h e l s e s e a , o ù il s e p la is a it
à jo u e r le r ô le g lo r ie u x d u d ir e ct e u r im p o r t a n t ,
d é c o r a t if... p a r fa it e m e n t ig n o r a n t d e ce q u i s e
fa it d a n s la m a is o n q u ’il c o u v r e d e so n h o n o
r a b ilit é e t d e sa s it u a t io n m o n d a in e .
G e o ffr o y e s p é r a it t o u t d e la C l t e l s e s e a . T o u t :
la co n t in u a t io n d e son lu x e , l ’h ô t e l, l ’a u t o , le
m a g n ifiq u e t r a in d e m a is o n , la v ie b r illa n t e ...
le c a lm e , la p a ix q u i en p o u va ie n t d é c e u le r ,
ca r d e c e s ch o s e s d é p e n d a it la t r a n q u illit é
d ’â m e d e la c o m t e s s e , so n é g a lit é d ’h u m e u r .
A la C h e l s e s e a il a lla it e n c o r e d e m a n d e r le
c o u p d e fo r t u n e q u i p e r n a e t t r a it d ’a ch e t e r le
b o n h e u r d e M a r ie - R o s e , le r e vir e m e n t d es
P ilg a r d , e t c . .
P o u r l ’in s t a n t , la C h e l s e s e a v o g u a it à p le in e s
v o ile s s u r la h o u le u s e m er d e s va le u r s . Se s
a ct io n s m o n t a ie n t , m o n t a ie n t . O u é t a it à la
p é r io d e d ’ivr e s s e d a n s le g r a n d im m e u b le q u e
la s o cié t é o ccu p a it r u e A u b e r , e t d e v a n t le q u e l
s t a t io n n a ie n t , à t o u t e h e u r e , le s lim o u s in e s
lu x u e u s e s d e s g r o s b o n n e t s d u co n s e il d ’a d m i
n is t r a t io n ,
_ « P o u r vu q u e ce la d u r e ... » , d is a ie n t le s p e s
s im is t e s .
T o u t é t a it là !
« V iv o n s a u jo u r le jo u r », s o n g e a it le co m t e
®n p é n é t r a n t s o u s le p o r ch e , — a u - d e s s u s d u
q u e l, p a r d ’é n o r m e s le t t r e s d ’o r s u r u n b a lco n
n o ir , la b a n q u e r é v é la it a u m o n d e so n e x is
t e n c e ., F r a n ch is s o n s a u jo u r d ’h u i e t a t t e n d o n s
d e m a in ... »
i E t , sp fr o t t a n t le s m a in s , il s e s o u v in t d e
s ’ê t r e t o u jo u r s b ie n t r o u v é d e se fier à la ch a n ce
*'t a n h a s a r d .
�U N E H E U RE S ON N ERA
76
V
Ch è r e g r a n d e a iu ie ,
I l se p a s s e d e s ch o s e s m ir o b o la n t e s ! t ’a p a e t
m a m a n o n t a b a n d o n n é l ’id ée d ’a lle r à D in a r d e t
vie n n e n t à S a i;it - P ie r r e .
I ls o n t lo u é ... A t l a n t i d e , c e t t e v i lla s it u é e s u r
le h a u t d e s fa la is e s , ce t t e s o r t e d e p a la is q u e n o u s
a vo n s s o u ve n t a d m ir é , vo u s e t m o i, lo r s q u e n o u s
p a s s io n s d e va n t s e s g r ille s .
G r a n d ’m è r e , q u i n e p a r a ît p lu s ja m a is co n t e n t e
d e r ie n , b lâ m e ce c h o ix , m a is p a p a n ’e n a p o in t
vo u lu d é m o r d r e ...
—
S a in t - P ie r r e a ve c A t l a n t i d e , s in o n D in a r d I
a - t - il cr ié d ’u n t o n d e d é fi. M a p a u vr e b o n n e m a m a n n ’a p lu s r ie n d it . E lle t ie n t s a n s d o u t e
b e a u co u p a u s é jo u r d e m e s p a r e n t s à S a in t - P ie r r e .
P o u r co n clu r e ce t t e lo ca t io n e t o r g a n is e r ce s é
jo u r , p a p a e s t ve n u p a s s e r q u a r a n t e - h u it h e u r e s
ici.
Q u e l é t o n n a n t m a g icie n e t co m m e il s a it évo* .
q u e r le s p e r s p e ct ive s d ’u n e vie la r g e , fa c ile , a u x
h e u r e s fo r t u n é e s ! O n d ir a it , à 1 é co u t e r , q u ’il
p o ss è d e la b a g u e t t e m a g iq u e d u g é n ie clés M i l l e e t
une
N u its !
a S o u h a it e , d é s ir e , e t t u a u r a s »,
s e m b le - t - il r é p é t e r s a n s ce s s e . I l a s u t li d e q u e l
q u e s h e u r e s p o u r r é vo lu t io n n e r m e s id é e s . J ’é t a is
à fo n d d e ca le je v o y a is t o u t e n n o ir ... il n ’e s t
p lu s q u e s t io n d e ce « va g u e à l ’â m e ».
—
J e t e v e u x co n t e n t e , m o n Zo zo , e t je fe r a i
t o u t ce q u ’il fa u d r a p o u r a t t e in d r e ce b u t , m ’a d é
cla r é p a p a . J ’a i lo u é A t l a n t i d e p a r ce q u e j ’y v e u x
d o n n e r d e s fê t e s , a fin q u e t u t ’a m u s e s , q u e t u
jo u is s e s d e la vie . J e v e u x d e la jo ie d a n s t e s
y e u x , je v e u x t o n b o n h e u r ...
A ce d e r n ie r m o t , j ’a i h o ch é la t ê t e : J e cr o is
d e m o in s e n m o in s a u b o n h e u r !
P a p a a in s is t é .
�U N E H E U RE SON N ERA
77
— T u es à l ’â ge o ù l ’o n fa it s a v ie ... s ’il n 'e s t
p o u r t o i q u ’u n s e u l m o ye u d e r é a lis e r t e s r Oves,
n o u s n e la is s e r o n s p a s é ch a p p e r ce m o ye n ... Aie
co n fia n ce !
Là - d e s s u s j ’a i fo u d u en la r m e s .
— L à ... là ... h e in ? je m ’en d o u t a is , ç a n e va
p a s ? N o u s a llo n s a r r a n ge r t o u t ce la . M a is p le u r e r
n e s e r t à r ie n . O n a l ’a ir , en p le u r a n t , d e d o u t e r
d e la d e s t in é e . E t , p o u r r é u s s ir , il u e fa u t ja m a is
d o u t e r d e r ie n ... s u r t o u t d e s o i-m ê m e . P a r le r d e
ce q u e l ’on s o u h a it e co m m e d 'u n e ch o s e q u i tte
p e u t m a n q u e r d ’a r r ive r , c ’e s t e n im p o s e r la c e r t i
t u d e a u x a u t r e s , e t fa ir e d 'e u x a u t a n t d ’a v e u g le s
in s t r u m e n t s d 'in c o n s c ie n t s a llié s q u i a id e n t a u
s u ccè s .
I l m e d e m a n d a t o u t à co u p :
— T u t ie n s d o n c b ie n à ce p e t it P ilg a r d ?
M es la r m e s r e d o u b lè r e n t .
— Co m m e n t , c ’e s t s i s é r ie u x ? M a is a lo r s , m a
p e t it e fille , t u e s a b s u r d e I Co m m e n t t ’e s - t u t o
q u é e à ce p o in t d e ce ga r ço n ? 11 y a v a it a u t o u r
d e t oi b ien d ’a u t r e s p a r t is p lu s e n v ia b le s et te
vo ilà fé r u e d e ce g r o s b lo n d à fa ce r o se , a u x y e u x
r o n d s co m m e d e s b o u le s d e lo t o ? O n a b ien r a is o n
d e d ir e q u e Cu p id o n r e n d a ve u g le .
J e p r o t e s t e u n p e u fâ ch é e :
— J e n e s a is p o u r q u o i vo u s vo u s m o q u e z a in s i
<lc C h a r le s P ilg a r d I Ce n ’e s t p a s d ’h ie r q u e vo u s
je co n n a is s e z. Vo u s l ’a ve z m ê m e b e a u co u p a t t ir é
à la m a is o n ...
—• 11 é t a it n a t u r e l q u e le fils d ’a m is a u s s i a n
cie n s q u e les P ilg a r d fû t t r a it é ch e z n o u s co n n u e
s ’il e û t é t é d e la t a m ille 1 — 11 é t a it n a t u r e l a u s s i q u e je m ’a t t a ch e à ce t
a m i d ’e n fa n ce , s i g a i, s i b on v iv a n t , s i a im a b le ...
C ’e s t p a r son ca r a ct è r e e x q u is e t so n e n t r a in q u e
Ch a r les P ilg a r d m e p la is a it s u r t o u t ...
— T u p a r le s a u p a s s é ; u e t e p la ir a it - il p lu s ?
J e r é p o n d s , la vo ix u n p eu t r e m b la n t e :
— Vo u s s a ve z b ien q u e s cs p a r e n t s n e n ie
t r o u v e n t p a s a s s e z r ich e p o u r lu i. D ’a ille u r s , il
•s <-‘ m a r ie I
—- lïs l- c c o fficie l ?
~~ To u t le m on d e en p a r le.
— J e t e r é p è t e : e st -ce o fficie l ?
�U N E H E U RE S ON N ERA
7g
_
H e r ch e b e r t e s t ... b ien jo liç .
_ E s t -ce u n e r a ison ?
— E lle e s t s i r ich e !
_ Vo ilà q u i co m p t e m o in s e n co r e . E c o u t e , je
n ’a i j a m a i s b e a u co u p s o u h a it é ce m a r ia g e ; je n ’y
v o y a is p a s d e gr a n d e s ch a n ce s d e b o n h e u r , e t je
n e m ’im a g in a is p a s q u e t u y t in s s e s s i t o r t ... J e
n e l ’a i d o n c ja m a is v o u l u co m m e il fa u t vo u lo ir
le s ch o s e s p o u r q u ’e lle s r é u s s is s e n t . M a is je n e
p u is s u p p o r t e r d e t e vo ir m a lh e u r e u s e e t je va is
é t u d ie r la q u e s t io n à fo n d ... L à ! J e t e vo is d é jà
s o u r ir e ... A h ! p e t it e , co m m e la vie t e s e r a r u d e
s i t u u e s a is p a s m ie u x r é s is t e r à s e s d iffic u lt é s !...
A llo n s , c o u r a g e ! J ’a r r ive à S a in t - P ie r r e e t ... t u
v e r r a s !... M a is , 6è ch e - m o i ça , fit - il, e n m e je t a n t
a u v is a g e le m o u ch o ir p a r fu m é q u ’il p o r t a it , s a
va m m e n t p lié , d a n s la p o ch e d e so n ve s t o n , lit.
p u is , é co u t e m e s p r o je t s .
E t il m e r e p a r la d e l ’in s t a lla t io n à A t l a n t i d e ,
d e la s a lle d e fê t e s q u e la .gr a n d e v i lla c o n t ie n t ,
d e s r é ce p t io n s QU’il ve u t y d o n n e r . 11 m e d it
s ’ê t r e e n t e n d u d é jà a ve c le p r o p r ié t a ir e p o u r fa ir e
d r esser u n e estr a d e, u n t h é â t r e , p oser d es d é
c o r s , e t c. •
— O u jo u e r a la co m é d ie . J e fer a i ve n ir le m e t
t e u r e n s cè n e d e la Co m é d ie . P a r is ie n n e . T u
jo u e r a s , C h a r le s P ilg a r d jo u e r a ... C e s e r a b ie n
le d ia b le , p u is q u e t u t ie n s t a n t à lu i, si le s ch o s e s
u e s ’a r r a n g e n t p a s a ve c ce ga r ço n - là .
U n s o u ve n ir m e t r a ve r s a le c œ u r e n co u p d e
la n ce .
— E t M ll° H e r c h e b e r t ?
— E h b ie n l n o u s l ’in v it e io n s , M 11* H e r c h e b e r t ,
• o in m e le s a u t r e s , co m m e b e a u co u p d ’a u t r e s ...
P o u r q u o i n e l ’in vit e r io n s - n o u s p a s ? ... E lle n e
n o u 6 a r ie n fa ft , c e t t e p e t it e , e t la s a lle e s t g r a n d e ,
t r è s g r a n d e , t r è s g r a n d e ; il fa u d r a b e a u co u p d e
m o n d e p o u r la r e m p lir 1... A llo n s , va - t - e n co n t e r
t o u t ce la à t a g r a n d ’m è r e e t t â c h e q u ’e lle s o it
co n t e n t e d e m o i, ce q u i n e lu i a r r iv e p a s s o u ve n t ,
la p a u vr e fe m m e I...
M a is , ch è r e g r a n d e a m ie , b o n n e -m a m a n s ’é p o u
v a n t a d e ce q u e je lu i r a co n t a i d e s p r o je t s d e p a p a .
—
P o u r q u o i t o u t c e la ? ... n e va u d r a it - il p a s
m ie n x p r o cé d e r a ve c m e s u r e ? L e b u t p o u r r a it , je
c r o is , ê t r e a t t e in t p a r d ’a u t r e s m o ye n s . E t je
l ’e n t e n d is q u i m u r m u r a it : « C e b u t , a u r e s t e ,
fa u t - il t a n t s o u h a it e r d e l ’a t t e in d r e ? Q u e J o u t ce la
�U N E H E U RE SON N ERA
m e s e m b ie d é r a is o n n a b le , ir r é flé c h i, d é p o u r vu d e
b a s e s s o lid e s ! » S a v o ix s ’é t a it p e u à p e u é le vé e :
« T o u p è r e , s i b o n , e t q u i s o u h a it e , a v a n t t o u t , te
vo ir h e u r e u s e , ch e r ch e - t - il t o u b o n h e u r d a n s la
b o n n e d ir e c t io n ? 11 a cco r d e t r o p d e p r ix a u x a p p a
r e n ce s , d e m ê m e q u ' il vo it t o u jo u r s t r o p g r a n d !
Vo ilà o ù j ’e n s u is , ch è r e g r a n d e a m ie ...
J e c h e r ch e à m e t t r e u n p e u d ’o r d r e d a n s le d é
s o r d r e q u ’o n t 3e m é e n m o i le s p r o m e s s e s m ir i
fiq u e s d e p a p a , la s a g e s s e g r o n d e u s e d e g r a n d *m ère.
Ch è r e g r a n d e a m ie ,
P a p a e s t r e p a r t i, e m p o r t a n t a ve c lu i le s é b lo u is
s a n t s m ir a g e s !... M a b o u u e - m a m a n e t m o i s o m m e s
r e t o m b é e s d a n s le n oir .
J a m a is je n e l ’a i vu e p lu s t r is t e , e t j ’ai l 'i m
p r e s s io n q u e , s i e lle n e s ’é t a it fa it u n e lo i d e ju
g e r le m o in s p o s s ib le m e s p a r e n t s d e v a n t m o l,
e lle m e d ir a it vo lo n t ie r s ce q u i lu i é cr a s e le c œ u r .
— E vid e m m e n t la C h e ' t s c s e a d o it ê t r e u n e a f
fa ir e s p le n d id e p o u r q u e p a p a p u is s e s e li v r e r à d e
t e lle s d é p e n s e s , lu i a i- je d it h ie r s o ir .
G r a n d ’m è r e a r e g a r d é le ch e r g r a n d p o r t r a it ,
a in s i q u e c h a q u e fo is q u ’e lle a b e s o in d e r é co n
fo r t , d e co n s o la t io n s , e t e lle a m u r m u r é :
— Q u e le cie l t 'e n t e n d e !
♦
* *
•
Ch è r e g r a n d e a m ie , vo ilà d e u x jo u r s q u e m a
le t t r e e s t in t e r r o m p u e . J e c r o y a is n e p o u vo ir ju m a is t r o u v e r le t e m p s d e la r e p r e n d r e ; ce p e n d a n t
ee q u e j ’a i à vo u s d ir e e s t in t é r e s s a n t a u t a n t
q u 'im p r é v u .
J ’a i r e vu Ch o u ft , i c i , à S a in t - H é r a y e !
Mm» p i i g a r t ] a vo u lu p r é s e n t e r à * la m è r e d e
Ses v ie u x a m is » s o u fils , ce fa m e u x fils q u ’il
' » ’a u r a it fa llu s i m a l t r a it e r s i j ’a v a is s u iv i le s
co n s e ils , n a g u è r e d o n n é s , p a r m a b o n n e - m a m a n .
E t , e n co r e u n e fo is , n i e lle n i m o i n ’a vo n s eu la
P e n sé e « d e le s o u file t cr d e n o t r e m é p r is » ...
J ’é t a is d a n s m a c h a m b ie lor sq u e je l'a p e r çu s q u i
s o n n a it à la gr ille .
�g0
U N E H E U R E S ON N ERA
Q u e lle é m o t io n I
Alla it - o n le r e ce vo ir t J e 11e s a va is t r o p ce q u e
1C p r é fé r a is , t a n t é t a it gr a n d m on é m o i...
Ch o n fl é t a it a co m p a gn é d u gr a n d je u n e h o m m e
q u i, s i g e n t im e n t , lo r s d e m on é va n o u is s e m e n t ,
m ’a’ r e le vé e , t r a n s p o r t é e ch e z le p h a r m a cie n , e t
m ’a a id é e à r e m o n t e r en vo it u r e ...
A u jo u r d ’h u i je s a is son n om . Ch o u fl n ou s l ’a
n om m é a in s i : « M on ca m a r a d e H e r ch e b e r t . »
H e r e h e b e r t ... le fr èr e d e M "* H e r ch e b e r t ?
Co m m e j ’en a i vo u lu à Ch a r le s P ilg a r d d e so n
p eu d e d é lica t e s s e !
Sa n s d o u t e le co m p r it - il, ca r il m 'e x p liq u a t r è s
vit e e t t r è s co n fid e n t ie lle m e n t q u e M . H e r ch e b e r t
r é c la m a it , d e p u is d es jo u r s e t d e s jo u r s , la fa ve u r
d e l ’a co m p a gn e r ju s q u ’à S a in t - H é r a ye . 11 d é s ir a it
ve n ir p r e n d r e d e m e s n o u ve lle s e t n ’o s a it p a s se
p r é s e n t e r s e u l. Ch o u ff a jo u t a m ê m e , a ve c u n
m a n q u e d e t a ct q u i m e fit s o t t e m e n t r o u g ir :
—
J e cr o is , m a d e m o is e lle Zo zo -M a r ie -R o s e , q u e
vo u s l ’a ve z r e m e r cié d e vo n s a vo ir e m p o r t é e e n
s e s b r a s ... en lu i d o n n a n t d a n s l ’œ il.
Vo ilà u n e b ie n so t t e p la is a n t e r ie !
Ve n d a n t n o t r e b r e f co llo q u e , M . H e r ch e b e r t a
r a co n t é à b o n n e -m a m a n q u ’il r e ve n a it d u M a r o c
o ù il v ie n t d ’a vo ir la fièvr e t yp h o ïd e . 11 e s t à
S a in t - P ie r r e , en co n gé d e co n va le s ce n ce ; a u s s it ô t
r e m is , il r e p a r t ir a . 11 s o u h a it e , d ’a ille u r s , r e p a r t ir ,
e t je cr o is fo r t q u e ce q u i lu i fa it p a r m o m e n t s le s
y e u x si d is t r a it s , c ’e s t la n o s t a lg ie d e s a vie là b a s.
J e s a is q u e M. H e r ch e b e r t e s t u n a via t e u r r e
m a r q u a b le , u n d e n os p lu s cé lè b r e s « a s ». 11 m o n
t a it à l ’a r m is t ice u n a p p a r e il d e b o m b a r d e m e n t
d e s t in é à s u r vo le r Be r lin . D e p u is , il a r e n d u à
la F r a n ce d ’im m e n s e s s e r vice s p a r s e s o b s e r va
t io n s r é p é t é e s q u i o n t p e r m is d ’é t a b lir la ca r t e
d é t a illé e d e s r é gio n s m a r o ca in e s o ù n os co lo n n e s
11’o n t p u en cor e p é n é t r e r . I l fu t u n d es m e ille u r s
co lla b o r a t e u r s d u m a lh e u r e u x L a p e r r in e ... 11 n e
s o n ge q u ’à p o u r s u ivr e s a t â ch e , à co m p lé t e r s e s t r a
v a u x ... A q u e l p r ix ?
I m a gin e z- vo u s l ’h o r r ib le m o r t r é s e r vé e à c e u x
q u ’u n e p a n n e d e m o t eu r p r é cip it e , s o it a u m ilie u
d e t r ib u s d is s id e n t e s , p r e sq u e s a u va g e s , s o it d a n s
le s r é gio n s d é s e r t iq u e s où r é gn e n t la fa im e t la
s o if! M a is M . H e r ch e b e r t a d é cla r é à g r a n d ’m èr e
q u i s ’e x c la m a it s u r le s d a n ge r s co u r u s : • S ’il n ’y
�UNI'
ü liU KLi S O N N ü R A
Si
a va it p a s (le r is q u e s , n o t r e ca r r iè r e tie s é r a il p a s
in t é r e s s a n t e . »
J e vo u s d e vin é " e n t h o u s ia s m é e , ch è r e g r a n d e
a m ie . Vo ilà d e s ca r a ct è r e s la it s p o u r vo u s p la ir e ,
d es e n t r e p r is e s q u i vo u s p a s s io n n e n t . Q u e n ê t e s vo u s ic i, a fin d e p o u vo ir ca u s e r a ve c M . H e r ch e b e r t ? J ’e s p è r e q u e n o u s a u r o n s d ’a u t r e s o cca s io n s
d e le r e n co n t r e r . Sa co n ve r s a t io n fa it u n e a gr é a b le
d ive r s io n à t o u t e s le s p u é r ilit é s q u i s o n t , p o u r
a in s i d ir e , m a s e u le n o u r r it u r e in t e lle c t u e lle , d e
p u is q u e vo u s n ’ê t e s p lu s là .
11 y a b o n n e -m a m a n , m e r a p p e lle r e z- vo u s . Bon n e m a m a n , d o n t les p r o p o s , ce r t e s , n e s o n t n i fu t ile s ,
n i va in s ...
M a is , g r a n d ’m è r e n ’e s t p a s d e
ce s iè cle , e t 11e ve u t , à a u cu n p r ix , se m e t t r e a u
co u r a n t d e ce q u i s ’y p a s s e ... C ’e s t u u e p a r fa it e e t
d é licie u s e m o r a lis t e ... N e cr o ye z- vo u s p a s q u e la
m e ille u r e fa çon d e fa ir e d e la m o r a le , c 'e s t d e
p a r le r ... q u e lq u e fo is ... d ’a u t r e ch o s e , e t d ’e n t r e
t e n ir le s n é o p h yt e s d e t o u t ce. q u i p e u t s é d u ir e e t
é le ve r le u r e s p r it ? C ’é t a it vo t r e m é t h o d e , e t qu a n d l
je fa is m on e xa m e n d e co n s cie n ce , q u a n d je vo is
à q u e l p o in t je s u is d e ve n u e é g o ïs t e , p a r e s s e u s e ,
va n it e u s e ... e t m ê m e e n vie u s e ... d e p u is q u e vo u s
m ’a ve z q u it t é e , je n ie d is q u e vo t r e m é t h o d e é t a it
b o im e , p a r ce q u e vo u s a vie z p u t ir e r q u e lq u e
ch o s e d ’u n t e r r a in a u s s i fâ c h e u x ...
J ’a i vo u lu fé lic it e r M . H e r clie b e r t . 11 u i’a r é
p o n d u a ve c u n si gr a n d n a t u r e l q u e le s m o t s q u e
j ’e m p lo ya is m ’e n t s e m b lé , à la fo is , g r a n d ilo
q u e n t s e t in s u ffis a n t s . J e m e s u is t r o u vé e si m a
la d r o it e , s i p u é r ile ...
C ’e s t g r a n d , le d e vo ir a u s s i s im p le m e n t co m
p r is e t n ob le e t é m o u va n t . J ’e n vie ce t h o m m e q u i
u s u ch o is ir u n p a r e il id é a l.
. D u r e s t e , la v ie e n t iè r e d e M. H e r clie b e r t e s t
in t é r e s s a n t e .
N o u s m a r ch io n s d a n s les a llé e s a ve c Ch o u fi.
Co m m e s ’il a v a it eu p e u r d ’ê t r e in t e r r o g é s u r lu im Orne, il n ie c a r ia it a ve c vo lu b ilit é d e s o u ca m a
r a d e..
J ’a p p r is a in s i q u e M. H e r clie b e r t , il y a q u e lq u e s
a n n é e s , é t a it s u r le p o in t d ’é p o u s e r u n e je u n e
'• llç d é licie u s e , lo r s q u ’e lle m o u r u t d ’u n r e fr o id is
s e m e n t , p r e s q u e à la ve ille d u m a r ia ge .
M. 1-I er ch eb er t en é p r o u va u n e t e lle d o u le u r , q u e ,
b d è le à ce s o u ve n ir , il a t o u jo u r s r e fu s é d e p u is
se m a r ie r .
�32
U N E H E U RE SON N ERA
Ch o u .fi, a r r iv é à ce p o in t d u r é c it , n e m a n q u a
p a s d e co m m e t t r e u n e d e s e s h a b it u e lle s m a
la d r e s s e s .
—
Q u i s a it , m a d e m o is e lle Zo zo - M a r ie - R o s e , s i
ce n ’e s t p a s vo u s q u i le fe r e z ch a n g e r d ’a v is , m e
d it - il.
S o n in d é lic a t e s s e m ’in d ig n a e t j ’e n s u is e n
co r e r é vo lt é e
Co m m e n t , il y a p eu d e t e m p s e n co r e , Ch o u ff
d e m a n d a it à m ’é p o u s e r ; le s n é g o c ia t io n s d ’u s a g e
s o n t à p e in e r o m p u e s , le d e r n ie r m o t n ’a p e u t ’ ê t r e p a s é t é d it : e t il ose fa ir e u n e p la is a n t e r ie
a u s s i d é p la cé e I Vr a im e n t , à vo u lo ir ê t r e d r ô le à
t o u t p r ix , il fin it p a r ê t r e e n u u y e u x , a g a ç a n t à
l ’e x t r ê m e .
J e le r e g a r d a i d ’u n a ir s é vè r e , e t ... q u e cr o ye zvo u s q u ’il m e s o it a r r iv é ?
P o u r la p r e m iè r e fo is — p o u r q u o i, a u s s i, p a p a
m ’a -t -il fa it r e m a r q u e r ce s ch o s e s ? — je t r o u v a i
Ch o u ff p r e s q u e g r o t e s q u e , a ve c s e s y e u x r o n d s
co m m e d e s b o u le s d e lo t o e t s a fa ce r o s e ...
E n s o m m e , c e t t e vis it e d e Ch o u ff n e m ’a p a s ,
à b e a u co u p p r è s , a p p o r t é la jo ie q u e j ’en
a t t e n d a is !
O n a p o sé h ie r le d e r n ie r clo u à l ’in s t a lla t io n
à 'A ü a n t id e .
M es p a r e n t s a r r iv e n t .
J e n e p o u r r a i p lu s d é s o r m a is vo u s é cr ir e d e
lo n g u e s le t t r e s . C e p e n d a n t , co m m e je 11e v e u x , À
a u cu n p r ix , vo u s la is s e r s a n s n o u ve lle s , t o u t e s
m e s m in u t e s d e lib e r t é vo u s s e r o n t co n s a cr é e s . —
E x c u s e z d ’a va n ce le s p h r a s e s h a ch é e s , le s t y le
t é lé g r a p h iq u e , les id é e s q.ut n ’a u r o n t n i'q u e u e n i
t ê t e , e t n e co n s id é r e z q u e m on d é s ir c o n s t a n t
d ’ê t r e a ve c vo u s , p r è s d e vo u s p a r la p e n s é e a ve c
t o u t m o n co eu r , t o u t e m o n a ffe ct io n ...
Ch è r e gr a n d e
a m ie ,
D ir e q u e j ’a i r e lu s é d a llJ r à D in a r d p a r ce q u e
je vo u la is fu ir le m o n d e !
I ,e m o n d e , A t l a n t i d e en r e g o r g e . E t , ce p e n d a n t ,
il n 'y a p a s u n e s e m a in e q u e s cs h ô t e s s o n t a i r i
vé s . A u x b a in s d e t u e r , le s r e la t io n s s ’é t a b lis s e n t
�UNE H E U RE SON N ERA
vit e . P a p a e t m a m a n é t a n t d e s p e r s o n n a lit é s m o n
d a in e s « t r è s en vu e », o n le s r e c h e r c h e , o n e s t
fla t t é d e le s co n n a ît r e .
E t le s « a d o r a t e u r s » ! Q u e lle p la ie ! J 'e n s a if
q u e lq u e ch o s e , h é la s ! la fille d ’u n h o m m e q u i s i
p o s e e n M é cè n e , v o it p a p illo n n e r a u t o u r d ’e lle a u
t a n t e t p lu s d e ce s b e a u x fla t t e u r s a u t o n fa d eq u ’c lle n ’e n p e u t s o u h a it e r .
— D e n o s jo u r s , ce la e n g a g e s i p e u à s e m o n t r e r
a t t e n t if a u p r è s d ’u n e je u n e f i lle ! s o u p ir e m a
b on n e-m a m a n .
J e s a is a u s s i, p a r e x p é r ie n c e , q u e ce la e n g a g e
t r è s p e u ...
C e t t e r é fle x io n m e r a m è n e à vo u s p a r le r d e
C h o u lf. J e le vo is s a n s ce s s e ; m a is , en t o u t e o c c a
s io n , il m ’e n t r e t ie n t s u r t o u t d e M . H e r c lie b e r t . Il
y m e t u n e- t e lle in s is t a n c e , q u ’im p a t ie n t c e , je lu i
a i d e m a n d é l ’a u t r e jo u r :
— N e s a u r ie z- v o u s p a r le r d ’a u t r e ch o s e ?
— J.e c r o y a is ce s u je t d e c e u x q u i, e n t r e t o u s ,
p o u va ie n t vo u s in t é r e s s e r ... la fia n cé e m o r t e , le
lia n cé in c o n s o la b le ... le M a r o c, la t y p h o ïd e , l ’a v ia
t io n ... la P a t r ie , la R e va n c h e , la Vic t o ir e , l ’H é
r o ïs m e ... t o u s le s g r a n d s m o t s q u i g r is e n t le s
fe m m e s ...
J ’a i b o n d i, co m m e b ie n vo u s p e n s e z !
— D e g r a n d s m o t s ... Vo u s vo u le z d ir e : d e
g r a n d e s c h o s e s ... d e s ch o s e s q u e , vo u s - m ê m e , a ve z
a im é e s , vé n é r é e s , p o u r le s q u e lle s vo u s é t ie * p r ê t
à t o u t s a c r ifie r , m ê m e vo t r e v ie ... ca r vo u s a ve z
“t é b ie n m a la d e , a s s e z m a la d e p o u r ê t r e fo r cé
d 'a b a n d o n n e r ie fr o n t ...
H e u r e u s e m e n t ! s ’e s t - il é c r ié ... e t j ’a i p e n s é
d ’a b o r d q u ’il .s’a g is s a it 1<\ d ’u n e d e s cs é t e r n e lle s
c"t o d ie u s e s p la is a n t e r ie s ... P a r m a lh e u r , C h o u fl
c o n t in u é , d ’u n a ir u n p e u g ê n é , je d o is le r e
co n n a ît r e :
—- V o y o n s , m a d e m o is e lle Z o zo - M a r ie - R o s e , vo u s
n e m ’a ve z p a s r e g a r d é ! E s t - c e q u e j ’a i u n e t ê t e
a m e fa ir e ca s s e r la fig u r e ?
. — A h ! n ’a i- je p u m * r e t e n ir d e c r ie r : c ’e s t
'g n o b le !
M a is Ch o u fl n ’a p a s p a r u d é m o n t é .
— E n vo ilà d e s m o t s , e t u n t o n ! Co m m e vo t r e
ca r a ct è r e c h a n g e ! J e m ’en s u is a p e r ç u , d é jà , m a
d e m o is e lle Z o zo - M a r ie - R o s e ...
. J ’é t a is r e d e ve n u e m a ît r e s s e d e m o i; ce p e n d a n t
je l ’in t e r r o m p is v iv e m e n t :
�g4
U N E H E U RE SON N ERA
_ N e m ’a p p e le z r a s a i,ls ii c c la u ’e s l Plu s (,£:
m o u â g e , n os a m is s ’é t o n n e n t d e ce s u r n o m q u i
lâ ch e g r a u d ’m è r e ...
—
J e n ’y r e vie n d r a i p lu s l a -t -il r é p o n d u a ve c
so n a ir le p lu s co n t r it et la p lu s b o u ffo n n e e x p r e s
s io n . 11 n e s e d o u t a it a s s u r é m e n t p a s d e l ’e ffe t
q u e m ’a v a it p r o d u it la m a lh e u r e u s e p h r a s e ' :
« E s t - ce q u e j a i u n e t ê t e à m e fa ir e ca s se r la
figu r e ? »
Au t r e fo is , j ’a u r a is r i d e s e s p it r e r ie s ; a u
jo u r d ’h u i...
M a is Ch o u ff e s t in c o r r ig ib le ! L e m ê m e jo u t , il
ju g e a in t é r e s s a n t d e r e p r e n d r e l ’e n t r e t ie n .
— O u i, m a d e m o is e lle d e S a in t - H é r a ye , — p u is
q u e vo u s n e vo u le z p lu s d e Zo zo -M a r ie -R o s e , —
vo t r e ca r a ct è r e c lia n g e ... vo s y e u x s o n t s a n s d o u
c e u r ... vo u s n e s a ve z p lu s r ir e .
J e m 'é c r ia i :
— I l y a d e s ch o s e s d on t je n e s a u r a is r ir e e t
d o n t je n e s u p p o r t e p a s q u 'o n r ie d e va n t m o i...
Il a r e p r is , a ve c u n s é r ie u x in u s it é :
— Co m m e vo u s ê t e s e lia u g é e I
E t d e p u is , co m m e p o u r m e n a r g u e r , il fa it p lu s
q u e ja m a is u n e co u r é p e r d u e à M u" H e r ch e b e r t .
En s u is - je vr a im e n t d é s o lé e ?
Q u a n d je p e n s e q u e vo ici q u e lq u e t e m p s j e
m e s u is é va n o u ie p a r ce q u e ...
J e ne com p r en d s | :lu s...
VI
Ch èr e gr a n d e am ie,
l’apa donne un gr a n d b al la sem a in e p r och a in e.
Ce la eû t p eu t-êtr e am u sé la m on d ain e q u e je su is
d even u e, m a is m on p la is ir est g â t é ! I’a p a n d e
m an d é à Ch ou ff d e con d u ir e le co t illo n a vec m o l.
En face d e l'a t t it u d e q u 'a p r ise Ch o u ff \ 'is-à-vi»
de M11* H er ch eb er t et u es b r u it s ou e cet t e a t t i-
�U N E H E U RE SON N ERA
83
' t u d e a f a i t n a î t r e , é t a n t d o n n é le d é s i r d e « r é
fle x i o n s » q u ’a o p p o s é M mo l ' i l g a r d à m o n e n t r é e
d a u s s a fa m i ll e e t l ’h y p o c r i t e i g n o r a n c e q u ’e lle
m o n t r e a u j o u r d ’h u i , — o u d i r a i t q u ’e lle n ’a j a m a i s
r ie n s u d e c e q u i s ’e s t p a s s é a lo r s , — d e q u o i a i- je
l ’a ir ?
J ’a i v o u lu p a r le r à m o n p è r e , i l a c o u p é c o u r t
à m e s p r o t e s t a t io n s .
—
T a , t a , t a , v o y e z - v o u s c e s p e t it e s t ille s
q u i p r é t e n d e n t e n îe m o n t r e r a u x g r a n d e s p e r
s o n n e s ? . . . L a i s s e z à v o s p a r e n t s , M a d e m o is e lle ,
le s o in d e fa ir e ^ ° t r e b o n h e u r !
U n p è r e d ’il y a c e n t a n s n ’e û t p a s m i e u x d i t !
— C r o y e z - v o u s , b ie n s i n c è r e m e n t , d e v o u s à m o i,
q u e m o n p è r e s i c h a r m a n t , m a i s s i . . . e n fin q u e
m o u p è r e p r e n n e l e vr a ,i, le b o n m o y e n d ’a s s u r e r
m o n b o n h e u r ? A p r è s t o u t , j e n e s a i s p a s t r o p m o im ê m e c e q u e j e s o u h a i t e , n i d a n s q u e l s e n s il
fa u d r a i t t r a v a i l l e r p o u r m e r e n d r e v r a i m e n t h e u
r e u s e .. . j e n e s e n s e n m o i q u ’i n c e r t i t u d e , e n n u i ,
m é c o n t e n t e m e n t d e m o i e t d e s a u t r e s ... A h ! q u e
n 'ê t e s - v o u s l à p o u r « r e m e t t r e d ’a p lo m b • m a c o n s
c ie n c e ... e t , p e u t - ê t r e , m o n c œ u r !
t B r e f, j e c o n d u ir a i d o n c c e c o t i ll o n a v e c C h o u lf,
<?L b ie n q u e c e s o it p e u fla t t e u r , c e la n e p a r a ît
p a s l ’a m u s e r p lu s q u e m o i...
#
* *
C h è r e g r a n d e a m ie ,
lîs t - c e c h a r i t a b le à v o u s d e m e c i t e r m e s le t t r e s
d ’il y a q u e lq u e s s e m a i n e s ? J ’a i c r u , d ’a b o r d , q u e
v o u s p r e n ie z à t r ich e d e m e c o n v a in c r e q u e m o n
c ce t ir e s t u n e g i r o u e t t e q u i t o u r n e à t o u s le s v e n t s ,
e t j ’e n a i é p r o u v é u n e g r a n d e c o n fu s io n — e t u n e
p r a n d c p e in e . I l m ’e s t s i d u r d e m é r it e r d ’ê t r e
j ' i g é e s é v è r e m e n t p a r v o u a , — i l m ’e s t s i d u r q u e
v o u s m e j u g i e z e n c o r e p lu s s é v è r e m e n t q u e je n e
lc m é r i t e ! I îs t - o n u n ; g i r o u e t t e p a r c e q u ’o n r e
c o n n a ît s ’ê t r e t r o m p é e , e t e s t - c e u n c r im e d ’a v o i r
• m a l p la c é s o n c œ u r », c o m m e d i t g r a n d ’m è r e , —
‘‘ .a v o ir é t é t r o p t ô t e t m a l à p r o p o s r o m a n e s q u e t
il1 j ’a i la is s é c e t t e v i e i lle a m i t i é d e je u n e s s e « ve r fiÇl d a n s le s e n t i m e n t », c ’e s t q u e le s e n t i m e n t
s c s t p r é s e n t é à m o i à u n e li e u i e o ù v o t r e d é p a r t
la i s s a i t c r u e lle m e n t d é s e m p a r é e ...
J ’a i é t é in t e r r o m p u e p a r l ’a r r i v é e d ' u n e n o u v e lle
�86
U N E H E U RE SONNERA
le t t r e d e v o u s , b ie n m e ille u r e q u e le s a u t r e s .,..
V o u s v® u s r e n d e z, c o m p t e , je c r o i s , q u e je n ’a i
p a s é t é l é g è r e , q u e je n e s u i s p a s i n c o n s t a n t e .. .
P a r e x e m p le , v o u s n e m e ca c h e z p a s q u e j'a v a is
ét é u n p e u s o t t e d e m ’e m b a lle r p o u r c e g a r ç o n
q u e v o u s d i t e s « n ’a v o ir r ie n p o u r lu i ». I l a , p o u r
l u i , d ’a v o i r é t é l e p r e m ie r à m e fa i r e e n t e n d r e le s
m o t s q u i c h a r m e n t , b e r c e n t ... e t fl a t t e n t , c a r v o u s
m e fa i t e s a p e r c e v o ir c e c i — q u i m ’h u m i l i e t r è s
f o r t ! — c 'e s t s u r t o u t p a r s o t t e , p a r p u é r i l e v a n i t é ,
q u e je m ’é t a i s la is s é e e n j ô l e r !
S a v e z - v o u s q u e ce s e r a i t à n e p lu s j a m a i s o s e r
m e la is s e r a lle r à v o u s fa ir e d e * c o n fi d e n c e s ? ...
J ' e u s e r a i s la p r e m iè r e p u n i e , e t j ’a im e m i e u x
fé d e i e n co r e a u p la is ir d e vo u s r a co n t e r m a v ie .
M . P le r c h e h e r t m 'a [ a it c o n n a ît r e s a s œ u r , E l l e
e s t d é li c i e u s e , b ie n t r o p g e n t i l l e p o u r c e g r o s
C h o u fl. E t , p o u r t a n t , e lle s e m b le lu i c o n v e n ir
m ie u x a t ie m o i, a v e c s o n e n t r a i n , s a g a i e t é , s a
m is e é lé g a n t e , s o n e s p r i t d r ô le t e t e n l ’a i r . . .
co m m e so n n e z !...
M o i, m a lg r é m e s é c la t s d e r i r e e t le s a i r s é m a n
c ip é s q u e j ’a v a i s p r i s , e n t r e v o t r e d é p a r t e t m o n
a r r i v é e c h e z g r a n d ’m è r e , j e m e s e n s s i s é r i e u s e ,
s i g T a v e , si v i e i l l e a u fo n d ,.. C e s a n n é e s d e g u e r r e
o n t c o m p t é d o u b le ...
N o t r e r e n c o n t r e e u t lie u à l ’a b r i d ’u n g r a n d
p a r a s o l r o u g e , s u r la p la g e q u i s e m b le p r o lo n g e r
j u s q u ' à la m e r l a t e r r a s s e d ’ A t l a n t i d e .
Ch o u fT n o u s r e j o i g n i t . 11 a ffe c t a i t , c e j o u r - là , v i s à - v i s d e m o i, d e s fa ç o n s c a v a li è r e s , q u i m e p o u s
s è r e n t t o u t à c o u p à r é p o n d r e à je 11e s a i s q u e l
r a p p e l d e s o u v e n i r s , q u e n o u s a v o n s p a s s é b ie n
d e s a n n é e s é lo i g n é s l ’u n d e l ' a u t r e , e t q u e l a c a
m a r a d e r ie d e n o t r e e n fa n c e a s t t r o p lo in p o u r
q u e n o u s e n c o n s e r v io n s le t o n .
11 s ’é c r ia — e t , p o u r Ê t r e j u s t e , je d o is d ir e
q u ’il m it u n c e r t a i n é la n d a n s s a p r o t e s t a t i o n —
« C a m a r a d e r i e ? » I .e m o t « a m i t i é » 11e s e r a i V i l
p a s p lu s j u s t e ? « E t i l a jo u t a , t o u t a u s s i t ô t , d e ce
t o n d e g a la n t e r i e e x c e s s i v e e t a r t i fi c i e lle q u i m ’e s t
in s u p p o r t a b le : « C r o y e z - v o u s q u e j ’a ie c e s s é d e
p e n s e r à v o u s , u n e s e c o n d e , p e n d a n t l e 9 m o is
c r u e ls p a s s é s h o r s d e v o t r e p r é s e n c e ? V o u s a v e z
c o n t i n u e lle m e n t h a n t é m a m é m o ir e , c o m m e m e s
s o n ig e s I » _ Et, t o u t ç n d é b it a n t c e s fa d e u r s , i l r e
g a r d a i t N i n a I ïe r c lit e b e r t c o m m e s ’il a v a i t p r i s à
t ilc h e d e la t a q u i n e r p a r la m ê m e o c c a s io n .
�UNE
H E U R E DON N E RA
8?
— P e u t - ê t r e n ’e u p o u v e z - v o u s d i r e a u t a n t ? a - t - iï
r e p r is .
— E u e i le t .
I l s ’e s t é c r ié a lo r s , e t j e c r u s d e v i n e r m i lle s o u s en ten d u s d a n s sa rép on se :
— O h ! o l i ! q u e v o i là b ie n le s fe m m e s t . . .
L ' a t t i t u d e d e c e g a r ç o n d e v i e n t i n t o lé r a b le .
M Uc H e r c h e b e r t d o it s a v o i r q u ’e n t r e C h o u H e t
m o i i l y a e u « q u e lq u e c h o s e ». E l l e é c o u t a it ce
c b a m a i l l a g e s a n s p la i s i r .
U n d e c e s m a t i u s , s i j a m a i s , e lle e t m o i, e n
a r r i v o n s a u x c o n fid e n c e s , j e m e p r o m e t s d e i\ tl
c e r t i fi e r q u e d e c e « q u e lq u e c h o s e » il n e r e s t e
p lu s r i e n .. .
O u i , c h è r e g r a n d e a in ie , c ' e s t m o i q u i a i t r a c é
c e q u i p r é c è d e ! E t j ’a i f a i l l i d é c h i r e r m a le t t r e
a p r è s l ’a v o i r t r a c é . . . J ’a i d o u t é d e m a s i n c é r i t é i
j e s u i s , u n e fo is d e p lu s , e n t r é e e u c o n flit a v e c in a
c o n s c i e n c e . . . L i s e z - m o i, je v o u s e n s u p p l i e , a v e c
t o u t e v o t r e i n d u lg e n c e , t o u t e v o t r e p e r s p i c a c i t é .
A i d e z - m o i , c e t t e fo is e n c o r e , à b ie n v o ii e n t n o iu iê m e , à d is c e r n e r o ù je d o is t e n d r e . L i s e z - m o i
a v e c i n d u l g e n c e . . . m a is , c e p e n d a n t , s a n s v o u s fa ir e
t r o p d ’i llu s i o n s s u r m o u c a r a c t è r e .. . A i - j e d ’a u t r e s
q u a l i t é s q u e c e lle d e m e la i s s e r a lle r à l 'i n fl u e n c e
d e c e u x q u e j ’a i m e ? L i v r é e à m o i- m ê m e , s u i s je
c a p a b le d e r ie n d e s é r i e u x , d e d u r a b le ? Q u a n d
j ’e n t e n d s m o n c lu ir m a n t e t s y m p a t h i q u e p a p a d i r e ,
d ’u n t o u p l a i s a n t : « N o u s a u t r e s , v o u s s a v e z ,
n o u s n ’a v o n s p a s l ’ft in e c o r n é lie n n e », je n e p u i s
m 'e m p ê c h e r d e p e n s e r q u e « n o u s a u t r e s » c ’c s t
s a n s d o u t e - m o i , a u s s i . . . D it e s - m o i p o u r q u o i , b ie n
q u e j e s o is d e p l u s e n p lu s p e r s u a d é e q u e Ch o t ilT
e s t i n c a p a b le d ’ê t r e l ’a m i , le g u i d e , q u e je v e u x
t r o u v e r d a n s c e lu i q u e j ’é p o u s e r a i , d it e s - m o i p o u r
q u o i j ’é p r o u v e p a r m o m e n t s d u d é p i t , d e la c o
lè r e , à v o i r q u e je lu i s u i s d e v e n u e , m a lg r é t o u t e s
Scs b e lle s p a r o le s , t o t a le m e n t i n d i ffé r e n t e ? V a
n i t é ? e n f a n t i l l a g e ? o u , c o m m e v o u s m e l ’é c t i v i e z l ’a u t r e j o u r , é t o n n e m e n t , d é s i llu s i o n d e v o ir
g u e l q u ’it n , q u i m ’é t a i t c h e r , s i d iffé r e n t >}c ce q u e
je m é t a is im a g in é ?
M . H e r ch e b e r t m e d it s o u ve n t :
— Q u e v o u s ê t e s j e u n e , m a d e m o is e lle M a r ie R o s e ! V o u s m e r a p p e le z c e s b o n s h o m m e s p a s p lu s
• a u t q u ’u n e b o t t e , q u i , d ’u n e m a in , t i e n n e n t u n e
t a r t i n e d e c o n fit u r e e t , d e l ’a u t r e , s ’e s s a y e n t à
fiu n e r .
�UNE HEURE
S ON N ERA
— C ’e s t d a n s v o t r e p a y s lo in t a in q u e l ’on a p
p r e n d à e x p r i m e r a in s i s e s p en sées par d e s
im a g e s ?
— O n a p p r e n d b ie n d e s c h o s e s d a n s m e s p a y s
lo i n t a i n s . . .
H i e r , a p r è s r é fle x i o n s d e ce g e n r e , i l a c e n c l u :
— Il fa u t q u e le s p e t i t s o i s e a u x s o r t e n t d u
n id e t e s s a y e n t t o u t s e u ls le u r s a i l e s . . M a is , p o u r
c e lu i q u i r e g a r d e e t o b s e r v e , q u e lle t r i s t e s s e
q u a n d , a u lie u d e s ’e n v o le r d ’u n b el e s s o r , ils
r e t o m b e n t lo u r d e m c u t à t e r r e .. P o u r e u x , t o u c h e r
le s o l e s t u n t e l d a n g e r 1... P r e n d r e co n t a ct a vec
la v ie e s t u n d a u g e r p a r e i l. C h a q u e êt r e a s a d e s
t i n é e . . . A h I com m e on a i m e r a i t gu id e r p a r la
m a in , p ou r les m i e u x g a r e r d e la fa t a lit é , ce u x
q u e l ’on a i m e l . . .
M . H e r c h e b a r t s e p l a î t à d e s co n ver sa t io n s im a
g é e s e t s y m b o l i q u e s ., . . C e la ch a n ge d e la b a n a lit é
d e s a u t r e s . ..
M a m a n a fa i t v e n i r p ou r m oi u n e t o ile t t e e x
q u i s e q u e j ’in a u gu r er a i le so ir d u fa m e u x b a l...
G r a n d ’m è r e a e xa m in é m a r ob e e t p o u ssé les
h a u t s c r is . J ’a i d û l u i r e p a r le r d es cr in o lin e s ...
P o u r q u o i n ’a n n o n c e - t - o n p a s le m a r i a g e de
C h o u li e t d e M lle H e r c li e b e r t ? O n s a u r a i t à q u o i
B’e n t e n i r . A u li e u d e c e la , o u d i r a i t q u e l ’h ér itier ,
d e s P i lg a r d p e n s e d e n o u v e a u r éellem en t à m o i ! . . .
A h ! c o m m e n t a r r i v e r à c o n n a î t r e j a m a i s la fin
d e s i n t e n t io n s d ’a u t r u i ! . . . A u fo n d , c e la m ’e s t s i
éga l !
.N o u s s o m m e s u n g r o u p e d ’u n e t r e n t a i n e d e
• je u n e s *. T e n n i s , g o l f , p a r t i e s d ’a u t o , c o n c e r t s ,
c a s i n o . .. J e n ’a i p lu s l e t e m p s d e r e s p i r e r . I l m ’a
fa llu q u i t t e r b o n n e - m a m a n e t S a i n t - H é r a y e . J ' o c
c u p e d a n s A t l a n t i d e u n e c h a m b r e d ’i m p é r a t r i c e .
C ’e s t b e a u , t r o p b e a u I ...
L a is s o n s - n o u s v i v r e a u j o u r le j o u r , c o m m e d i t
papa.
�U NE H E U RE SON N ERA
*
* #
85
C h è r e g r a n d e a m ie ,
S i v o t r e c œ u r a v a i t lo n g t e m p s s u b i l ’e m p r i s e
d ’s n s e n t i m e n t , e t q u e c e s e n t i m e n t s e d i s s i p â t ,
q u ’é p r o u v e r i e z - v o u s ?
M o i, d e s e n t i r q u e C h o u ff m ’e s t c h a q u e j o u r
p lu s i n d i ffé r e n t , j ’é p r o u v e c o m m e u n s e n t i m e n t
d e li b é r a t i o n . J e c r a i n s m ê m ë d e n e p a s d i s s i m u l e r
• s u ffis a m m e n t c e t t e i m p r e s s i o n , c a r M . I i e r c h e b e r t m ’a d i t h i e r :
— P o u r q u o i ê t e s - v o u s s i d u r e p o u r C h a r le s
P ilg a r d ?
N e s a c h a n t q u e l l e e x p l i c a t i o n d o n n e r j ’a i r é
pon d u :
— C ’e s t u n s e c r e t .
— V r a im e n t ?
— T o u t c e q u ’i l y a d e p l u s s e c r e t .
— L u i m e d ir a , 9 a n s d o u t e , c e q u e je n e p u is
s a v o ir -p a r v o u s .
. — V o u s n e s a u r e z r ie n d u t o u t , c a r i l n ’y a
r ie n à s a v o i r . . . m a i s l e s h o m m e s a d o r e n t b a v a r
d e r ... in v e n t e r ... m e n t ir !
~ P a s t o u s . ..
— Iv’e x c e p t io n co n fir m e la r è g le .
, 11 a s o u r i e t r é p l i q u é s u r u n t o n d e « g r a n d p ère > :
— J ’a i m e r a i s s a v o i r o ù e t c o m m e n t u n e j e u n e
J ille a p u p r e n d r e u n e a u s s i m a u v a i s e o p i n i o n d e s
h om m es ?
J e d u s a v o u e r l ’i m p o s s i b i l i t é d ’e x p l i q u e r la
'- lio s e . J e 11’e n fis q u e p lu s i m p é n é t r a b le m o n r e fl1 d e p a r le r . M . H e r c h e b c r t n e s ’y m é p r i t p a s e t
, ,u ' p la i s a n t a a v e c i n d u l g e n c e :
— 11 n ’e s t r ie n d e t o i q u e l ’i n e x p é r i e n c e p o u r
Vo u lo ir p a r a î t r e a ve r t ie .
H e s t t a q u in , m a is c h a r m a n t .
P o r s q u ’a s s i s s u r la p l a g e n o u s p a r lo n s d u M a
r o c , d e l ’a v i a t i o n , d e t o u t e e q u i r e m p l i t s a v i e ,
11 m e s e m b le ê t r e t r a n s p o r t é e d a n s u n m o n d e s u
p é r ie u r à c e lu i o ù j e v i s . J ’a im e s a v o i x p r o
fo n d e , le r e g a r d q u ’o n t s e s y e u x c la i r s l o r s q u ’il
l a ' t , à c e u x q u i l ’e n t o u r e n t , l ’h o n n e u r d e c a u s e r
8 vç c e u x , d e l e u r m o n t r e r l ’o r i g i n a l i t é d e s o n e s !a p r o fo n d e u r d e « o n â m e . C o m m e i l vo u ^
p la ir a it , c h è r e g r a n d e a m ie !
D e p u i s q u e lq u e s j o u r s , le s o u v e n i r d e c e t t e fia n -
�ço
UNU l i E U R H S O N N E R A
cé e m o r t e s ’im p o s e à m o i. J 'a im e r a is q u ’il m e
p a r lâ t d ’e lle , d e s r e g r e t s q u ’e lle lu i a la is s é s ...
C e t t e id é e n e lu i vie n t p a s . Q u e s u is - je p o u r lu i l
U n e I n co n n u e ...
j e va is je t e r à la p o st e ce s fe u ille t s , q u e je
n ’a i p a s le lo is ir d e r e vo ir ... J e n ’a i le t e m p s d e
r ie n , p a s m ê m e d e r e ga r d e r e u m o i. Q u e s ’y p a s s e t - il? C ’e s t u n t o h u - b o liu ...
Ch ère
gr a n d e
j
a m ie ,
C e q u e t u t ce b a l . .. u n e m e r v e i l l e ! M a is p o u r
C li o u fl e t m o i c e c o t i ll o n .. . t o u r n a e n p e r p é t u e lle
d is c u s s io n .
11 v o u la i t m ’im p o s e r s e s v o lo n t é s , j ’e n t e n d a i s
r e s t e x lib r e . I l p r e n a i t , a v e c m o i, d e s a ir s d ’a u t o
r i t é , je p r é t e n d a is g a r d e r m o n i n d é p e n d a n c e e t
m e m o n t r e r a im a b le p o u r le s h &t e s d e m e s p a r e n t s
d e la t a ço n cju i m e c o n v e n a i t . M Ue H e r t h c b c i t ,
q u e j ’a v a i s m is e à d e s s e in p r è s d e m o i, a p u v o i r
q u e n o u s n e n o u s e n t e n d io n s g u è r e .
|
N ’im p o r t e , t o u t a b ien m a r ch é .
Q u e ll e fo u g u e , q u e l e n t r a i u l L ’o r c h e s t r c é t a i t
m e r v e i l l e u x i n fa t i g a b le ; le ja z z - b a n d , in fe r n a l \
s o u h a i t . . . l. e s d a n s e s d u r è r e n t j u s q u ’a u jo u r .
D e la s a lle d e b a l n o u s e û m e s l ’in o u b li a b le s p e c
t a c l e d e v o ir s u r la m e r c o u r ir le s p r e m iè r e s lu e u r s
d e l ’a u b e , e t le s flo t s s ’e n p é n é t r e r , c o m m e s ’ils
e n t r a i e n t e n fu s io n .
RI. H e r c h e b e r t , s e u l e t p e n s it , é t a i t a c c o u d é s u r
la t e r r a s s e . J e n e p u s r é s is t e r à la t e n t a t i o n d e l ' y
r e jo in d r e .
L o r s q u ' i l m ’a p e r ç u t , i l s ’é la n ç a v e r s m o i.
—
dans
tou t
Je
Q u e lle im p r u d e n ce , d e h o r s à ce t t e h e u t c ,
ce t t e r ob e lé g è r e 1 R e n t r e z, r e n t r e z v i t e ! . . .
d e su ite^ s 'é c r ia t - il a ve c a u t o r it é .
p rotestai :
— J e n e c r a in s r ie n . J e n e p r e n d s j a m a i s fr o id .
— R e n t i c z im m é d ia t e m e n t , s i n o n ...
— S in o n ?
— J e vo u s fa is r en t r er d e for ce, je vo u s s a is is ,
je vou s em p or t e... com m e je l ’ai fa it n a gu èr e, ch ez
M ich elin .
— J e v o u s d é fie d ’o s e r r e c o m m e n c e r .
— A u n e folie p e u t r ép on d r e u n e a u t r e fo lie ...
J e le s en t is p r êt à exé cu t e r sa m en ace. Uelle
j
I
1
�SONNERA
U N I* H E U R E
a ffa ir e s i , d a n s le s v a lo n s p le in s d e m o n d e , j ' é t a i s
r éa p p a r u e p ortée p ar un de m es d a n seu r s !
j e r e n t r a i p r é c ip it a m m e n t . I l m e s u iv it e t m e
d i t d ’u n e v o i x s o u r d e :
— U n e fo i s , d é j à , p o u r u n e im p r u d e n c e s e m
b la b le , j ' a i v u d i s p a r a î t r e q u e l q u ’u n q u i m ’é t a i t
c h e r ...
S a n s d o u t e t a i s a i t - i l a ll u s i o n à sa fia n c é e ?
A l l a i t - i l m e c o n fie r le t r i s t e s e c r e t d e s a v i e ?
U n li o ( * d ‘i n v i t é s n o u s s é p a r a .
A p r è s le b a l, p a p a m e d i t :
— T ’e s - t u b ie n a m u s é e ?
11
n ' e u t p e u t - ê t r e p a s la r é p o n s e q u ’i l s o u h a li o i t . . . J ’é t a i s b r is é e , é n e r v é e . J ’a v a i s le c œ u r
l o u r d . .. J e d é s i r a i s . . . J e n e s a i s q u o i 1 J ’a v a i s le s
m a in s b r û la n t e s e t la t ê t e p le in e d e m u s iq u e
t o u r b i llo n n a n t e . J e m e s e n t a i s l ’e s p r i t p e r d u e t
h o r s d ’é t a t d e r ie n fa i r e d e s e n s é , m ê m e d e v o u s
é c r i r e .. .
G r a n d ’m è r e d u t m ’a t t e n d r e t o u t le j o u r e t je n e
m e r e n d is p a s p r è s d ’e lle .
*
* *
\ 'o s l e t t r e s 111c fo n t d u b ie n e t d u m a l à la lo is .
J e s u i s d é jà s i t o u r m e n t é e , s i i n c e r t a i n e ; j ’é p r o u v e
" n t e l m a la i s e à s c r u t e r m e s s e n t i m e n t s , à c o n s
t a t e r n ie s fa i b l e s s e s . E t v o u s u le d i t e s : « A t o u t
p r ix , il fa u t v o ir c la ir e n vo u s - m ê m e . »
J e n ’a im e g u è r e m e s e n t ir t e l l e
......r
__ 1 - __ . _ •__
■ honte d e m o i. J e m e la i s s e g r i s e r
F o u r m ’é t o u r d i r p e u t - ê t r e , e t je n e s a i s p lu s s i je
v a is d r o i t o u d e t r a v e r s . . .
C e s jo u r s - c i j e n e v o is p a s b e a u c o u p g r a u d ’111è r e ; s a t r i s t e s s e s ’a c c o r d e r a i t m a l a v e c m a d i s
p o s it io n d ’e s j i r i t . . .
*
*
*
P a p a , c e m a t i n , m ' a l a i t a p p e le r .
, — D is d o n c, p e t it e , e s t -ce q u e t u t ie n s t o u jo u r s
11 C h a r l e s P i l g a r d ? E n t r e M ,n* P i l g a r d e t n o u s , il y
m ir a it e t i m a le n t e n d u , e lle l ’a la i s s é e n t r e v o i r à
t a g r a n d ’t n è r e .. . le p r o j e t p o u r r a i t s e r e p r e n d r e ...
—
F a u t - i l q u e la C h e l s e s c a m a r c h e b ie n p o u r
° m e n e r c e r e v i r e m e n t 1 m ’é c r i a i - je .
l*e p r o j) o s p o u v a i t b le s s e r p a p a , i l le r e n d it
r a yo n n a n t .
�?2
U N E H E U RE SON N ERA
— U n e ffe t , ç a v a . . . ç a v a , e t M m' P i lg a r d P a
c o m p r is , r é p liq u a - t - il d ’u n t o n d e .t r io m p h e .
— P a p a , fis - je é c œ u r é e , c e s P i l g a r d , t e n e z ...
t e n e z .. . j e le s d é t e s t e , n e m e p a r le z p lu s d ’e u x 1
P a p a r c c u la , le s y e u x a g r a n d is p a r l ’é t o n n e m e n t ...
— T u le s d é t e s t e s ? e t d e p u is q u a n d i
C ’é t a i t t r o p m ’e n d e m a n d e r . P a p a , d ’a i lle u r s , n e
p r it p a s m a r é p o n s e a u s é r ie u x .
Q u e lle s e r a l a fin d e t o u t c e la ? Q u e l g â c h i s !
E n a t t e n d a n t , N i n a H e r c h e b e r t , q u i , p r o b a b le
m e n t , n e s e d o u t e d e r ie n , e s t c h e z u n e d e s e s
t a n t e s à P a r is .
Q u a n t à s o n fr è r e j ’a p p r e n d s , à l ’i n s t a n t , q u ’il
e s t a llé b r u s q u e m e n t la r e jo in d r e .
P r é p a r e r a it - il u n n o u v e a u d é p a r t p o u r le M a r o c ?
J e m ’a p p r ê t a i s , h ie r , à v o u s g r iffo n n e r j e n e s a is
q u o i lo r s q u e s o n n a l'h e u r e d u b a in o u p lu t ô t d e
la b a ig n a d e . Q u e ls é b a t s ! O n d i r a it u n t r o u p e a u d e
c a n a r d s q u i c o u r e n t e n b a t t a n t d e s a i l e s . .. A u j o u r
d ’h u i, j ’a i o u b lié c e q u e j ’a v a i s à v o u s d i r e . . .
J ’o u b l i e ' t o u t .
E n s o r t a n t d u b a in , n o u s s o m m e s a llé s p r e n d r e
d ’a s s a u t le s t a b le s d e M ic h e lin .
A h ! q u ’il e s t lo in le t e m p s o ù , t im id e m e n t a s s is e
à l ’é c a r t , j ’o s a is à p e in e le v e r le s y e u x s u r le *
a lla n t s e t v e n a n t s I ... A u j o u r d ’h u i , t o u t e s t c h a n g é ,
e t je m e m o q u e d ’a p e r c e v o ir d e s d o s c o n fo r t a b le »
h a b i l lé s d e v a r e u s e s r o u g e s e t b le u e s .
M a is c e lu i à q u i a p p a r t ie n t ce d o s e t c e t t e v a
r e u s e s e m o q u e - t - il d e m o i ?
J e n ’a i p a s e n c o r e p u r é s o u d r e la q u e s t io n . P e u
m ’im p o r t e a p r è s t o u t ... J ’a i d e m o in s e n m o in s
d e s y m p a t h i e — j ’a i fa i l l i é c r ir e d ’e s t im e — p o u r
M . C h a r le s P i lg a r d .
C h è r e g r a n d e a m ie ,
Les é vé n em en ts se co r se n t.
M '"° P ilg a r d v a v o ir r é g u li è r e m e n t g r a u d ’m è r *
p o u r c a u s e r a v e c e lle — d e v in e z d e q u o i ? — d e
l ’a v e n ir d e la C U e l s c s e a l
— V o u s d e v r ie z c o n s e ille r à v o t r e fils d e v e n d r e
�U N E H E U RE SON N ERA
e t d e d é m is s io n n e r , lu i a - t - e lle d i t h ie r , D e s a m is
t r è s s û r s e t t r è s b ie n r e n s e ig n e s m e p r e s s e n t d e
r é a li s e r , s a n s t a r d e r , c e q u e j e p o s s è d e d e c e s v a
le u r s . E l l e s o n t a t t e i n t le u r t a u x m a x im u m e t
n e p e u v e n t m o n t e r d a v a n t a g e s a n s p é r il !
B o n n e - m a m a n p a r t a g e c e t t e m a n iè r e d e v o ir .
I l y a lo n g t e m p s q u ’e lle d é s ir e v o ir p a p a , s i c o n
fia n t , s i d r o it , s i l o y a l , h o r s d e ce q u ’e lle a p p e lle
« c e g u ê p i e r ». M a is o u e s t t e lle m e n t h a b it u é à
l ’e n t e n d r e j u g e r t o u t e s c h o s e s a v e c p e s s im is m e ,
q u ’o n fin it p a r l ’é c o u t e r t r è s p e u , m a p a u v r e
b o n n e - m a m a n ... E l l e a p o u r t a n t t r o p d e t a is o n s
d ’ê t r e s c e p t iq u e q u a n t a u x c a p a c it é s fin a n c iè r e s d e
s o n fils !
L à , là ! j e v o u s e n t e n d s d ’ic i , m o u t r è s c h e r
e t t o u jo u r s r e g r e t t é M e n t o r : « C e n ’e s t p a s a u x
e n fa n t s d e j u g e r le u r s p a i e u t s ! » V o u s a v e z c e n t
m i lle e t m i lle fo is r a i s o n ... A u s s i , je n e j u g e p a s ,
j e c o n s t a t e s e u le m e n t q u e g i a m l ’m è r e a d û p a y e r
s o u v e n t le s e x p é r i e n c e s d e s e s e n fa n t s , t r o p n o
v i c e s e n c e s q u e s t io n s a r d u e s , e t q u ’e l l e t r e m b le
d ’a u t a n t p lu s a l ’id é e d e v o ir r e c o m m e n c e r c e s e x
p é r ie n c e s q u ’i l lu i s e r a i t q u a s im e n t im p o s s ib le
a u j o u r d ’h u i d ’e n e ffa c e r le s e ffe t s , s i c e s e ffe t s
é t a i e n t fâ c h e u x . J ’e s p è r e q u e n o n ! L e b u d g e t
d ' A t l a n t i d e e t d e s e s h a b i t a n t s s e m b le s o lid e m e n t
é t a b li . I l e s t a m p le , e n t o u s c a s !
A u fo n d , s i b o n n e - m a m a n d é s ir e s i fo r t v o ir
p a p a a b a n d o n n e r s a b a n q u e , c ’e s t q u ’e l l e l ’y
t r o u v e t r è s m a l e n t o u r é ... M a is c ’e s t là u n s u j e t
d o u lo u r e u x ,
que
n ou s
n ’a b o r d o n s
gu èr e
en
s e m b le .. . N o u s c a u s o n s r a r e m e n t , d ’a i lle u r s , e u
t o u t e c o n fia n c e ... J e s e n s q u ’e lle d é s a p p r o u v e u i.i
v i e t r o p a g i t é e , t r o p v a i n e . . . je s e n s q u ’e lle a
r a is o n d e m e d é s a p p r o u v e r ... e t je n e v e u x p a s
m ’a r r ê t e r p a r c e q u e , s i j e m ’a r r ê t a i s , j ’a u r a is le
t e m p s d e r é flé c h i r .. . e t d e p e n s e r !
L a q u e s t i o n C h e l s e s e a fa i t d o n c g é n é r a le m e n t
le d é b u t d e s e n t r e t ie n s d e g r a n d m è r e e t d e
M “ * P i l g a r d , m a is q u e lle e n e s t la s u i t e ? ' D e q u o i
c a u s e n t , q u e c o m p lo t e n t e n t ê t e - à - t ê t e , à m i - v o i x ,
p e n c h é e s l ’u n e v e r s l ’a u t r e , s u r le m ê m e c a n a p é ,
c e s d e u x fe m m e s , s i p e u fa it e s e n a p p a r e n c e —
e t a u fo n d , j ’e n s u i s s û r e ! — p o u r s e c o m p r e n d r e t
. J e n e !e d e v in e q u e t r o p ! e t v o ic i la p r e u v e q u e
je n e m e t r o m p e p a s.
H ie r , p a p a e t m o i, q u a n d n o u s s o m m e s a r r i v é s
e n a u t o , à S a in t - H é r a y e , t o u t d e s u it e , d e v a n t
�q,
U N li 1 IU U R E b U N N H R A
'm è r e , il m ’a r e p a r lé d e C h o u ll e t d e la p o s
s ib ilit é d e r e n o u e r ce m a r ia g e .
Ü T an d m è r e a p p r o u v a s o n p r o je t e t d é c la r a q u e
t o u t v a u d r a i t m ie u x q u e c e q u i é t a it ... — s a n s
d u t e , p e n s a it - e lle e n c o r e à c e t é v a n o u i s s e m e n t ,
a ce f a t a l , c e s t u p i d e É v a n o u is s e m e n t .
M a c h è r e b o n n e - m a m a n a 1 fin ie t r o p d r o i t e , t r o p
s i m p le , p o u r c o n c e v o ir u n s e u l i n s t a n t q u ’u n e
■ tun e fi lle — Sa p e t it e - fille , s u r t o u t ! — s e t r o u v e
m a l e t s e d o n n e e n s p e c t a c le p o u r q u e lq u u u
q u ’e lle n ’a im e p a s d ’u n t r è s p r o fo n d a m o u r ... E t
e lle a d m e t t r a i t e n c o r e m o in s , q u ’u n t e l a m o u r
p u is s e , ci) q u e lq u e s s e m a in e s , s ' e ffa c e r , s e d i s
s o u d r e , u ’è t r e p lu s b ie n t ô t , q u ’u n s o u v e n i r p é n i b le
e t q u i d i s p a r a î t r a à s o n t o u r .. . N o n , e lle n e p o w r r a it s ’im a g i n e r p a r e ille c h o s e — e t j e n ’o e e lu i o u v i i r le s y e u x , p a r c e q u e j ’a i p e u r d e d é c h o i r à s e s
y e u x . M a g r a n d ’m è r e e s t d ’u n t e m p s o ù l ’o n é t a i t
l i é s s é v è r e p o u r le s e r r e u r s s e n t i m e n t a le s e t o ù
l ’o n c r o y a i t fa ir e s o n d e v o ir e n y p e r s i s t a n t , m ê m e
q u a n d o u s e r e n d a it c o m p t e q u e l ’o n « ’é t a i t
t r o m p é . . . J e s u i s b ie n s û r e q u e C h o u fl n e c o r r e s
p o n d p a s d u t o u t à l ’id é a l q u ’e lle s e f a i t d ’u n p e
t i t - g e n d r e , e t q u ’e lle m e p l a i n t d e m ’« Ê t r e t o q u é e »
d e l u i . . . E l le n e s e c o n s o la it p a s , p o u r t a n t , d e s a
v o ir q u e j ’e n s u i s t d é t o q u é e » — e t j ’h é s i t e à le
lu i a p p r e n d r e . A h ! p o u r q u o i n ie s u i s - j e a p p li q u é e
) lu i p e in d r e « m e s s e n t im e n t s » s o u s d e s c o u le u r s
s i v i v e s ? P o u r q u o i a i- je e x a g é r é d e v a n t e lle — e t
d e v a n t m o i- m ê m e •— c e q u e j ’a p p e la i s « m o n t o in a n » e t q u i é t a it u n e h i s t o ir e b ie n o r d i n a i r e ,
b ie n p la t e , p a s e x a l t a n t e p o u r u n s o u ?
T o u jo u r s la v a n i t é , le b e s o in d e m e d o n n e r d e
l'i m p o r t a n c e !
J ’e u r e v ie n s à l ’e n t r e t i e n d ' h i e r .
—
T u m 'a s d i t l ’a u t r e jo u r d é t e s t e r le s P i l g a r d ,
m e d é c la r a p a p a , m a is o n s a i t c e q u e d e t e l s p r o
p o s v e u le n t d i r e . . . C h o u fl fa i s a i t u u d o i g t d e c o u r
à M '10 H e r c h e b e r t , t u a s é t é ja lo u s e e t t u a s d i t :
le s r a is in s s o n t t r o p v e r t s ... A h ! m o n L a F o n t a i n e ,
q u e l m a lin ! E t c o m m e il c o n n a i s s a i t le c œ u r
. h u m a i n !... le c œ u r d e s ie n u n e s , e n p a r t i c u l i e r . . .
P o u r q u o i, n ’a i- je p a s d é m e n t i p a p a ? P o u r q u o i
I a i- je é c o u t é s a n s r é p o n d r e ?
N ' e û t - i l p a s é t é p lu s s a g e d e l ’é c la i r e r e t d ’é d a ï r cr g r a n d 'm è r e s u r le r e v ir e m e n t q u i s ’e s t f a i t e n
; n o i ? L ’iie n r e é t a i t fa v o r a b le . M a is , c o m m e n t e x
p liq u e r q u e C h o u fl, a p r è s a v o i r é t é le p r e m ie r
a n d
�U N E H E U RE S ON N ERA
d a n s m o n c œ u r , r i s q u a i t i o r t d ’y p a s s e r e n d e r
n i e r ? . . . I l e s t d e s a v e u x p r e s q u e i m p o s s i b le s . . .
M o i, l a r a i s o n n a b le , l a s é r ie u s e , m o i, q u ’o n j u g e
i n c a p a b le d e lé g è r e t é e t d e v a r i a t i o n s , m o i, d o n t
o n d i t à la m a is o n — p a r d o n n e z - m o i d e t o u t v o u s
• lir e ! — a v e c u n e l é g è r e ir o n i e : « C ’e s t t o u t le
P o r t r a i t m o r a l d e M 110 V e l a y », c o m m e n t m ’a v o u e r
lé g è r e e t v a r i a b le a u j o u r d ’h u i , c o m m e j ’a v a i s é t é
d é r a is o n n a b le e t p e u s é r ie u s e d a n s m o n p r e m ie r
c h o ix !
A h ! m a c h è r e g r a n d e a m ie , j e n e s u i s , je le
v o is b ie n , q u ’u n e p a u v r e p e t it e fi lle i g n o r a n t e e t
d é s e m p a r é e d e v a n t la v ie . V o u s a ve z c r u , co m m e
le s a u t r e s , q u e c e s a n n é e s t e r r i b le s e t l a fa ç o n
d o n t j ’a v a i s v é c u , d u r a n t l e u r c o u r s , m ’a v a ie n t
m û r i e . .. A u fo n d , j ’e n s u i s r e s t é e a u x s e i z e a n s
(!Ue j ’a v a i s à la d é c la r a t i o n d e g u e r r e , e t , l ’a n
g o is s e p a s s é e , m o n g u i d e p a r t i , j ’a i r e t r o u v é t o u t e :;
le s é t o u r d e r i e s , t o u t e s le s in c o n s é q u e n c e s d e la
p r e m iè r e je u n e s s e .
D o n c , q u a n d p a p a m 'a in t e r r o g é e , p r i s e d e l a s s i
t u d e , d ’in d iffé r e n c e , j ’a i je t é c e s m o t s c o m m e u n
v a - t o u t : « Ç a m ' e s t é g a l ! » e t je m ’e n fu s s e u le
d a n s le p a r c .
A p r è s le s s e c o u s s e s d e s d e r n ie r s j o u r s , la t r a n
q u i l l i t é q u ’o n t r o u v a i t s o u s le s g r a n d s a r b r e s u ic
p é n é t r a it .
C e la f u t , t o u t e fo i s , d e c o u r t e d u r é e . B ie n t ô t ,
d a n s le s a lo n ( p ie j e v e n a i s d e q u i t t e r , le d ia p a s o n
d e s v o i x m o n t a : U n e d is c u s s io n s é r i e u s e s e m b la it
• s 'é le ve r e n t r e g r a n d ’m è r e e t p a p a .
J a m a is je n ’a v a i s e n t e n d u m a b o n n e - in a m a u
s e x p r im e r a v e c u n e t e lle a u t o r it é .
—
J ’e x i g e , p o u r l ’h o n n e u r d e n o t r e fa m i ll e , q u e
tu a b a n d o n n e s c e t t e s o c ié t é , q u e t u t e r e t ir e s ,
t 'C o fl r o y ! d i s a i t - e lle .
A b a n d o n n e r la C h c l s c s c a ' f m e r e t i r e r ? J a " î a i s ! S ’il y a v a i t d u d a n g e r , j e s c i a i s , c o m m e le
1 M 'ila in e d u n a v i r e , le d e r n ie r à b o r d ! M a is il n ’y
* p a s d e d a n g e r ! T o u t v a b ie n , v o u s m ’e n t e n d e z ?
1 o n t v a m ie u x q u e ja m a is I
J e m ’é t a i s a v a n c é e p o u r s a v o i r s ’il é t a i t e n ' o r e q u e s t i o n d e m o i e t d e c e q u e g r a n d 'm è r e
d o m in e m o n a v e n i r . L o r s q u e j e fu s c o n v a i n c u e
Mu ’o u p a r l a i t d ’a u t r e c h o s e , u n p e u h o n t e u s e d e
•n o n i n d i s c r é t i o n , j e r e p r i s m a p r o m e n a d e .
. Il e s t d e s i n s t a n t s o ù l ’Ain e e s t c o m m e e n v e
l o p p e d ’o u a t e . R i e n n e l ’a t t e i n t . E l l e e s t in c a -
�ç6
U N E H E U R E S ON N E RA
p a b le d e r ie n c o m p r e n d r e , d e r ie n s e n t ir . J e v i
v a i s n n d e c c s in s t a n t s .
N o u s r e p a r t îm e s , p a p a e t m o i, p o u r S a in t P ie r r e .
U n lo t i;; t ê t e - à - t ê t e n o u s e û t p e u t - ê t r e a m e n é s
¿1 t ir e r a u c la i r l a q u e s t io n P i l g a r d e t , d u m ê m e
c o u p , à d é fin ir p e u t - ê t r e , a u s s i, ce q u e je s o u h a i
t a i s ; m a is , e n a u t o , le s t r a j e t s s o n t v i t e fr a n c h is .
E n t r e S a in t - H é r a y e e t S a in t - P ie r r e , p a p a e u t
ju s t e le t e m p s d e m u r m u r e r e n t r e s e s d e n t s :
—
A fo r ce d e v i v r e à l ’é c a r t , t a p a u v r e g r a n d
m è r e e n a r r iv e à s e fa ir e d e s m o n s t r e s d e t o u t .
E l l e n ’e n t e n d r ie n a u x a ffa ir e s , e t i l fa u t q u a n d
m ê m e q u ’e lle c h e r c h e à e n r e m o n t r e r à u n v i e u x
r o u t ie r t e l q u e m o i !
L ’a u t o s ’a r r ê t a , n o u s é t io n s a r r iv é s .
P a p a a lla d a n s s o n b u r e a u p o u r s ’o c c u p e r d e s o n
c o u r r ie r .
J ’a lla i r e t r o u v e r la b a n d e q u i s e p r é la s s a i t ,
é t e n d u e d a n s le s a b le s o u s d e s p a r a s o ls m u lt i c o
lo r e s , le ja z z- b a n d d u C a s in o jo u a i t d a n s le ja r d i n
d ’u n e v i l l a v o is in e . L e s v a g u e s d é fe r la ie n t a v e c
u n b r u it b e r c e u r ; n o u s n o u s m îm e s à c h a n t e r e n
c h a u r le r e fr a in d ’u n e c h a n s o n u è g r e q u e r i p é t a i t
s a n s r é p it l ’o r e h e s t r e d is c o r d a n t .
1, ’o c é a n é t a i t t o u t en o r , le c i s l t o u t e n le u .
P n e b o n n e b r is e s o u ffla it , r a m e n a n t v e r s le p o r t
le s b a r q u e s a u x v o ile s b la n c h e s .
O u ’i l fa i s a i t b o n v i v r e p o u r d e s g e n s h e u r e u x
e t s a n s s o u c i ! T o u s r e s s e n t a ie n t c e t t e im p r e s s io n
e t l ’e x p r i m a i e n t à le u r m a n iè r e .
M o i, j ' é t a i s t r is t e à m o u r ir .
S o u d a in , u n d e s je u n e s g e n s d e la b a n d e , q u ’o n
a s u r n o m m é z é r o f r a n c , z é i o c e n t m e p a r c e q u ’i l
s ’a p p e lle P a le s s o u , M ic h e l d e P a le s s o u — ce d é
t a i l , p o u r v o u s d o n n e r u n s p é c im e n d e n o t r e e s
p r it — a n n o n ça :
L e s lle r e h e b e r t s o n t r e v e n u s ... J ’a i r e n c o n t r é
N in a .
C h o u ll d e v in t c r a m o is i.
— V o ilà p o u r C lio u ff, é r ia q u e l q u ’u n .
Vo ilà p o u r v o u s , c o n t in u a i- je e n le r e g a r d a n t
V . i n ie n t .
( J u 'e n s a v e z - v o u s ? m e je t a - t - il.
l-’n p e t it E s p a g n o l, P e d r o l l é b a n e z , r e p r i t à s o u
t*>ur :
- - M o i, j ’a i vu S e r g e .
C e fu t m o i q u i r o u g is .
�U N E H E U RE S ON N ERA
Ç7
C h o u fl m e d i t e n t r e h a u t e t b a s :
— F a u t - i l v o u s r e la n c e r la b a l l e .. . v o ilà p o u r
vou s ?
— P eu t-êtr e.
11 s e m o r d it le s lè v r e s e t r ic a n a .
— J e v o u la i s v o u s l ’e n t e n d r e d ir e .
U n e je u n e fille , E lia n e d e M o n t a b a l s ’é c r ia :
— E h ! r e g a r d e z - le s ... E s t - c e q u ’i l s v o n t se
b a ttre ?
P a le s s o u d é c la r a d ’u n e v o i x d e g r a n d - p è r e :
— P a s d e d a n g e r ... J e m ’y c o n n a is : i l s s ’e n
t e n d e n t t r o p b ie n .
D r e s s é e c o m m e u n p e t it co q s u r s e s e r g o t s , je
m ’é c r ia i :
— M ’e n t e n d r e a v e c l u i ? . . . O h ! p a s d u t o u t .
C h o u fl r ip o s t a :
— C r o y e z - v o u s ? . .. V o ilà q u i e s t à é t u d ie r .
— C 'e s t t o u t e n t e n d u .
— C ’e s t b ie n , m a r m o t t a C h o u fl, je n e m e le
i e r a i p a s d ir e d e u x fo is .
E t i l s ’é lo i g n a .
J e le r e g a r d a i . . . e t l ’im p r e s s io n q u e j e l ’a v a i s
¡fâ ch é , p e u t - ê t r e p o u r t o u j o u r s , n e m e c a u s a a u
c u n e p e in e .
L a b a n d e c h a n t a i t e n c o r e je n e s a i s q u e l a ir
fa d e e t in e p t e .
D e la m é la n c o lie t o m b a it . 11 n ’y a v a i t p lu s d e
s o le i l. U n p e u d e b r u m e m o n t a it d e s flo t s . E l i a n e
d e M o n t a b a l s o u p ir a :
— A t o u t p r e n d r e , c ’e s t b ê t e l a v ie .
Q u e l q u ’u n r é p o n d it :
— N o n , c ’e s t m é c h a n t .
E t v o ilà o ù j ’e n s u i s !
Q u e d e c h o s e s o is e u s e s d a n s c e s i n t e r m i n a b le s
i a g e s ! E t q u ’i l v o u s fa u t d e p a t ie n c e p o u r le s
i r e ! V o u le z - v o u s le v r a i d u v r a i ? J e d o n n e r a is
t o u t c e q u e j e fa is p o u r u n q u a r t d ’h e u r e p a s s é
a v e c v o u s s u r u n c o in d e fa la is e , p a r m i le s
b r u y è r e s , p a r m i le s r o c h e r s ... J a m a is j e n e v o u s
a i a u t a n t a im é e q u e d e p u is q u e .je n e v o u s a ï
Î
p lu s ...
E n r e li s a n t ce q u e j e v o u s a i é c r it a u j o u r d 'h u i ,
j ’a i r e m a r q u é , m a lg r é m o i — a v e c q u e lle a m e r
t u m e ! — q u ’i l e s t b ie n r a r e m e n t q u e s t io n d e
m a m a n d a n s m e s le t t r e s . V o u s l ’a v e z n o t é , j 'e n
s u i s s û r e , p u is q u e v o u s m ’a v e z é c r it , v o u s , p o u r
v o u s é t o n n e r q u e je n e l ’a ie p a s p r i s e c o m m e c o n
fid e n t e , q u e j e n e lu i a ie p a s e x p o s é , t o u t s im p le îü i- iv .
�g8
UNE H E U RE SONNERA
le c o n t lit in t é r ie u r o ù je m e d é b a t s . « U n e
î n ’a v e z - v o u s d i t , s a i t m i e u x q u e p e r s o n n e
l i r e d a n s le c œ u r d e s a fille .
V o y o n s , c h è r e g r a n d e a im e , v o u s a v e z v é c u
t r o t ) 'lo n g t e m p s , p a r m i n o u s , p o u r n e p a s s a v o i r
(,t ie m a d é li c i e u s e e t r a v i s s a n t e p e t it e m è r e e s t
u n iq u e m e n t a b s o r b é e p a r s o u a m o u r p o u r s o n
i n a n , q u e le s o u c i d e lu i p l a i r e .. . d e lu i p la i r e
a s s e z p o u r q u ’i l n ’a i t j a m a i s l ’id é e d e r e g a r d e r
l e s a u t r e s fe m m e s , a b s o r b e t o u t s o n t e m p s , t o u t e
s a v o lo n t é . . . C e r t e s , e lle a p o u r m o i u n e im m e n s e
t e n d r e s s e . .. M a is e lle n e p e n s e p a s q u e c e t t e t e n d i e s s e p o u r r a i t s e m a n ife s t e r a u t r e m e n t q u e p a r ,
d e s g â t e r ie s ... E lle n e co m p r e n d p a s , p a r ce q u e
l ’id é e n e lu i e s t j a m a i s v e n u e d e c h e r c h e r à m e
c o m p r e n d r e ... E n d e h o r s d e p a p a , r ie n a u fo n d '
n ’e x i s t e p o u r e lle . T e n e z , u ii jo u r q u e j e lu i p a r
l a i s d e C h o u fl — a u t e m .p s o ù j ’a v a i s e n c o r e d e s
i l l u s i o n s s u r lu i , — la s e u le c h o s e q u ’e lle a i t
t r o u v é à m e d ir e , ç ’a é t é : « Q u e lle d r ô le d ’id é e
d e t ’a t t a c h e r à ce p e t i t P i l g a r d . . : i l e s t s i g r o s ,
i l a la t ê t e si d r ô le m e n t f a i t e . . . C e n ’e s t p a s d u
t o u t , d u t o u t , m on t y p e !... A h ! s i t u a v a is v u
t o n p è r e , à l ’é p o q u e o ù j e l ’a i c o n n u ! » E t e l l e
a a jo u t é , d ’u n t o n d e fe r v e u r v r a i m e n t t o u c h a n t :
« T o n p è r e e s t si b e a u ! »
„„t
*
* *
Ch ère
•
gr a n d e
a m ie ,
M mo P i lg a r d m u l t i p l i e s e s v i s i t e s à g r a n d ’m è r e .
P a p a e t g r a n d ’m è r e d i s c u t e n t a v e c d e p lu s e n
p lu s d ’â p r e t é à p r o p o s d e la C h e l s c s c a .
J e s u is t o u j o u r s ir r é s o lu e , m é c o n t e n t e e t d i s
p e s é e p a r fo is à fa ir e la p ir e s o t t i s e : c e lle d ’é p o u
s e r C h o u fï , p a r o r g u e i l , p a r s t u p i d e v a n i t é , p a r c e
q u e l ’o n m e r é p è t e s a n s c e s s e , q u e le s e u l o b s
t a c l e à c e m a r i a g e , e s t l ’o b s t i n a t i o n d e p a p a à
11e p a s v o u lo i r a b a n d o n n e r c e t t e a ffa i r e , a v a n t
q u e d ’e x c e lle n t e e lle s o it d e v e n u e d é s a s t r e u s e ...
P r ie z , p r ie z b ie n , m a c h è r e a m ie e t m o n b o n
g u i d e , p o u r q u e le d é s i r d e d é j o u e r l ’a m b it io n c u
p u le d e M me P i l g a r d , d e p r e n d r e u n e r e v a n c h e
é c la t a n t e s u r la lâ c h e t é d e s o n fils , s u r le s m é
c h a n t s p r o p o s d ’u n e p o ig n é e d e s n o b s e t d ’i n u
t i le s , n e m e p o u s s e p a s à c o m m e t t r e c e t t e la id e
a c t io n : é p o u s e r q u e l q u ’u n q u e j e n ’a im e p a s , q u e
�U NE H E U RE SON N ERA
qq
j e n e s u i s p a s c e r t a i n e d ’a v o i r a i m é , e t q u e j e n e
s u i s m ê m e p lu s s û r e d ' e s t i m e r . , .
V II
V o u s a v e z r a i s o n , je n ’a u r a is p a s d û é c r ir e c e
q u e j e v o u s a i d i t , l ’a u t r e j o u r , d e m a m a n . V o u s
a u r ie z p u vo u s im a g in e r q u e je n e m e c r o y a is p a s
a im é e — e t je n e d o u t e p a s d e s a p r o fo n d e t e n
d r e s s e p o u r m o i. C o m m e v o u s le s u g g é r e z , i l f a u t
q u e je m e m o n t r e p lu s c o n fia n t e , q u e j e t e n t e
d ’e n t r e r a v e c e l l e e n p l u s c o m p lè t e i n t i m i t é .
M a is , e n s o m m e , j e n e la v o is g u è r e , f i l l e s e
m ê l e p e u à n o t r e v i e . E l l e a d é c id é d e p r o fit e r d e
s o n s é j o u r à S a i n t - P i e r r e p o u r fa ir e u n e c u r e d e
r e p o s , c u r e o r d o n n é e d e p u i s lo n g t e m p s p a r le
s p é c i a l i s t e q u i la s o i g n e , e t q u ’e l l e n ’a v a i t o b s e r
v é e j u s q u ’ic i q u e d ' u n e la ç o n d é c o u s u e .
J e n e c r o y a i s p a s q u ’e lfe e û t j a m a is le c o u r a g e ,
d e s ’a s t r e i n d r e à r e s t e r c o u c h é e t o u t le j o u r
d a n s u n e c h a m b r e c lo s e , p o u r n e p a s t r o p r e s
p i r e r l ’a i r d e la m e r q u i é n e r v e , e t , s u r t o u t , q u i
li â le .
E lle d o i t s ’e n n u y e r à p é r i r , c a r e l l e s u p p o r t e
m a l m ê m e q u e n o u s l ’e n t r e t e n i o n s d e c e q u i s e
p a s s e , le s p é c i a l i s t e a y a n t o r d o n n é le c a lm e , u n
c a lm e a b s o lu .
V iv r e d a n s u n e v illa s p le n d id e , e n t o u r é e d e t o u s
le s lu x e s ; a v o ir la p o s s ib ilit é d e p a s s e r u n é t é
c h a r m a n t , s u r u n e p l a g e à l a m o d e , e t n ’e n p o i n t
p r o fi t e r , q u e l d o m m a g e I
J e s u i s p e r s u a d é e q u ’e l l e s o u ffr e d e c e t t e r é c l u
s i o n . . . m a i s , v o ic i à p e u p r è s h u i t j o u r s , p a p a l u i
a d i t a p r è s l ’a v o i r r e g a r d é e q u e lq u e s i n s t a n t s :
« E s t - c e q u e v o u s a v e z t o u t à f a i t a b a n d o n n é le
t r a i t e m e n t d u p r o fe s s e u r W h i t e s t o n e , m a c h è r e
a m i e ? i l u ie s e m b le q u e v p u s a v e z , c e m a t i n , le
v i s a g e u n p e u f a t i g u é . » L u i s o r t i , in a m a n a c o u r u __
à la g la c e e t a p o u s s é u n c r i e n a p e r c e v a n t u t > ^ ’
�IOO
UNE H E U RE SON N ERA
r id e , a s s e z p r o fo n d e , q u i , t o u t d ’u n c o u p , a v a i t
c r e u s é s o n s i llo n là o ù j u s q u ’à p r é s e n t i l n ’y
a v a i t e u q u ’u n e fo s s e t t e !
L e j o u r m ô m e , e lle d e m a n d a it a u p r o fe s s e u r
W i t e s t o n e u n e lo n g u e c o n s u lt a t io n é c r it e e t , e n
l ' a t t e n d a n t , e l l e s e m e t t a i t à s u i v r e le fa m e u x
< R e s t - c u r e ».
** *
C e m a t i n , e n r e n t r a n t d u b a in , je r e n c o n t r e
s u r l a t e r r a s s e d ' A t l a n t i d e , p a p a q u i c a u s a it a v e c
u n d r ô le d e p e t i t b o n h o m m e , u n p e u r e p le t , p lu s
t r è s je u n e , p r o d ig u e , e n m a r c h a n t , d e g r â c e s e t d e
p o i n t e s d i g u e s d ’u n m a ît r e à d a n s e r .
— V o ilà n ia fi l l e ! s ’é c r ie p a p a .
— C ’e s t b ie n , c ’e s t t r è s b ie n ... c e s e r a t r è s
b ie n . .. M a d e m o is e lle a u n p h y s i q u e q u i lu i p e r
m e t d ’a b o r d e r t o u s le s r ô le s .
J e m ’i n c li n a i , a s s e z i n t r ig u é e .
L e d r ô le d e p e t i t p e r s o n n a g e s ’e n a l l a i t à r e
c u lo n s .
— Q u i e s t - c e ? d e m a n d a i- je ù p a p a .
I l m e r é p o n d it d ’u n a ir d e t r io m p h e :
— L e m e t t e u r e n s cè n e d e s F a n t a is ie s - L u t é c i e n n e s . .. N o u s a llo n s j o u e r la c o m é d ie .
— Co m m e n t , ch e r p a p a , vo u s n e tr o u ve z p a s
q u e n o u s m e n o n s u n e v ie a s s e z d is s ip é e , c o m m e
c e la ?
J e v e u x q u e t u t ’a m u s e s ... J e v e u x q u e t u
t ’a m u s e s ...
Il
r e j o i g n i t le p e t it m o n s ie u r r e p le t , e t j ’e n
t e n d is q u ’il lu i d i s a i t :
— J e v a is , d è s ce s o ir , e n g a g e r m e s a r t i s t e s ,
m o n t e r u n e t r o u p e . D e m a in , je l a r é u n ir a i. S o y e z
ic i d e b o n n e h eu r e.
A h ! m a b o n n e a m ie , c o m m e c ’e s t e n n u y e u x à
l a lo n g u e d e s ’a m u s e r t o u j o u r s ... e t , p o u r t a n t , le
p l a i s i r a c e la d e b o n q u ’il é t o u r d i t e t q u ' i l e m
p ê c h e d e p e n s e r . .. A q u o i ? j e n ’e u s a i s t r o p r i e n l
Q u e lle e n t r e p r is e !
R é s o u d r e la q u e s t io n t u r q u e o u le p r o b lè m e i r
la n d a i s n ’e s t r ie n , a u p r è s d e s d iffic u lt é s a u x q u e l l e s
p a p a s e h e u r t e c h a q u e jo u r !
R e c r u t e r d e s a r t i s t e s - a m a le u r s , e u c o m p o s e r u » 1
t r o u p e h o m o gè n e ? Il a v a it co m p t é sa n s so n h ôt'
P r im o : a u d é b u t , p e r s o n n e n e v o u l a i t jo iu
A p p i e u d r e u n r ô le , s e d o n n e r d e la p e i n e ... Al>
�UNE H E U RE S ON N ERA
g r a n d s d i e u x ! O n t ie p o u v a i t p a s . .. o u n ’a v a i t p a s
le t e m p s . .. o n a l l a i t p a r t i r ...
J ’a v a i s é t é , d ’a i lle u r s , l a p r e m iè r e à m e d é i o b e r ,
s a n s s o u c i d e d o n n e r le p lu s p i t o y a b le e x e m p le .
C e p e n d a n t , à fo r c e d e p r ê c h e r , p a p a o b t i n t d e
v a g u e s a d h é s i o n s . . . « S i , t o u t e fo is , la p iè c e n ’é t a i t
p o in t t r o p d i ffi c i le . .. s i e lle n ’é t a i t p a s e n v e r s ...
s ’i l n ’y a v a i t p a s t r o p à d ir fe ...
C ’é t a i t u n e p r e m iè r e v i c t o i r e . .. M a is q u ’a lla i t - o u
jo u e r ?
P a p a fit d e s p r o p o s it io n s :
— L ,a b ic h e ?
T o i l e g é n é r a l.
— V i e u x j e u . . . d é m o d é ... v u l g a i r e . . . t r o p r a p la p la .
— M u sset ?
N o u v e a u t o ile .
— D e m a n d e à ê t r e t r o p b ie n d i t . . . im p o s s ib le
à a p p r e n d r e a u x b a in s d e m e r ... t r o p à fa i r e . . . O n
n e s a u r a it p e n s e r à t o u t .
— U n e p iè c e p a t r i o t i q u e ?
— D e v a n t u n a u d it o ir e e n g r a n d e p a r t i e c o s m o
p o l i t e ? c e s e r a i t b ie n d é l i c a t .. . S i , e n c o r e , n o u s
p o u v i o n s b o r n e r n o s i n v i t a t i o n s a u x a l l i é s . .. M a is
i l y a ic i p a s m a l d e n e u t r e s ... p lu s o u m o in s s y m
p a t h i q u e s à l ’E n t e n t e . .. e t q u e d e s r e la t i o n s d ' a ft a ir e s n e p e r m e t t e n t p a s d ’é li m i n e r . ..
— Un m ys t è r e ? U n e ch a n so n d e g e s t e ?
— T r o p d i ffi c i le s . . . e x i g e n t u n e fi g u r a t i o n t r o p
im p o r t a n t e .
— U n e p a n t o m im e ?
— V o i là u n a r t q u e le c i n é m a a t u é l
— Une op érette?
■— V o u s v o u le z fa ir e p l e u v o i r ? V o y o n s , v o u s
t r o u v e r e z b ie n q u e lq u e c h o s e d a n s le r é p e r t o ir e
m odern e.
— S o u v e n t s c a b r e u x ...
— A u g r a n d G u i g n o l , o u jo u e d e s m a c h in e s
en u n a c t e ...
— P o u r fa i r e p e u r a u x p e t i t s e n fa n t s ?
P a p a fi n i t p a r d i r e :
— J e v a i s fa ir e v e n i r d e s a r t i s t e s p r o fe s s io n n e ls .
— C e s e r a c o m m e p a r t o u t , a lo r s .
— I lie n b a n a l !
P a p a r e n o n ç a à r ie n p r o p o s e r e t s e c o n t e n t a d e
d é c la r e r a u x r é c a lc i t r a n t s :
— D e m a in , m o n t h é â t r e s e r a é d ifié . M . le m e t
t e u r e n s c è n e v o u d r a b ie n a s s i s t e r à s o n m o n t a g e
�102
U N E H E U RE SON N ERA
a v e c m o i. J e b o r n e là m o n r ô le , à v o u s le r e s t e 1
j e s o u s c r i s d ' a v a n c e à c e q u e v o u s a u r e z d é c id é .
A l i ! co m m e o n a t o r t d e p r é t e n d r e r é g le r le s je u x
d e la j e u n e s s e ! E l l e e n t e n d y s u ffir e e t r e j e t t e
t o u t c e q u ’o n p a r a î t v o u lo i r l u i im p o s e r .
J a m a is je n ’a v a is e n t e n d u m o n ch e r p a p a la ir e
u n si lo n g d is c o u r s , s u r d e s q u e s t io n s d ’é d u c a t io n
o u d e p s y c h o lo g ie ] 11 fa lla it q u ’il fû t vr a im e n t
b ie n in d ig n é d e s ’ê t r e d o n n é t a n t d e p e in e p o u r
u n s i p iè t r e r é s u lt a t .
A p r è s ce t t e d é c la r a t io n , l ’o n s o r t it e n fo u le , e t ,
s u r la p la g e , à l ’a b r i d e s p a r a s o ls , le s p r o p o s it io n s
le s p lu s s a u g r e n u e s r e p a r u r e n t .
P u is o n se d e m a n d a q u i é t a it ca p a b le d e jo u e r .
A p r è s q u e t o u s se fu r e n t r é cu s é s , p e u à p e u ,
p e r s o n n e , n e s e r e fu s a it p lu s ; m a is ch a c u n d is a it
n e vo u lo ir a cce p t e r q u e le s b o n s r ô le s , le s p r e m ie r s
r ô le s , c e u x q u i va la ie n t la p e in e q u ’o n s e d o n n â t
le m a l d e le s a p p r e n d r e , c e u x q u i p o u r r a ie n t ê t r e
d e v é r it a b le s « c r é a t io n s ». F o in d e s p e t it s r ô le s ,
d es p an n es !
E n s u i t e , c h a c u n a ffic h a s e s p r é fé r e n c e s :
J e j o u e r a i s b ie n s i c e lu i - c i , e t s u r t o u t c e lle - là ,
m e d o n n a ie n t la r é p li q u e .
— O h ! s i v o u s fa i t e s j o u e r m a d e m o is e lle u n e
t e l l e , n e c o m p t e z p a s s u r m o i ...
— N i s u r m o i s i c ’e s t m a d a m e u n e t e lle q u i fa i t
la m è r e n o b le . E l l e m e m é d u s e , c e t t e fe m m e , e l l e
m e r e n d a p h o n e . ..
E t c ., e t c ., e t c.
* *
11
s ’e s t p a s s é p o u x n o s c o m é d ie s c e c i d e t r è s
s in g u lie r . A h ! s i je p o u v a is , c h è r e g r a n d e a m ie ,
a v o i r p a r c o u r r i e r v o t r e a v i s s u r c e q u e je v a i s
vo u s r a co n te r .
Q u e lq u 'u n
m ’a y a n t d i t q u e M . H e r c h e b e r t
jo u a i t c o m m e u n v é r i t a b l e a r t i s t e , j e m ’é c r i a i
a u s s it ô t :
— P o u r q u o i n e p a s lu i o f l r i r u n r ô l e ?
O n m e r é p o n d , d ’u n t o u a m b i g u , v o ir e m y s
t é r ie u x :
— J e n e p e n s e p a s q u ’il a c c e p t e ... Q u a n t à p r é
s e n t , d u m o in s .
— P o u r q u o i?
— N e s a v e z - v o u s p a s q u ’il y a e u , c e s j o u r s - d ,
t o u t e s s o r t e s d ’é v é n e m e n t s fâ c h e u x à l a B o u r s e ?.
— C o m m e n t l ’a u r a i s - j e s u ?
�UNE H E U RE SON N ERA
— E t q u e les jo u r n a u x n ’o n t p a s t o u t r é v é lé ?
— I ,e s H e r c h e b e r t a u r a ie n t - ils p e r d u d e ! 'a r
g e n t ? m 'é c r ia i- je , a ve c u u p e u d 'in q u ié t u d e .
Q u e lq u ’u n m e r é p o n d , d ’u n t o n r a ille u r :
—■ Le s H e r ch e b e r t a u r a ie n t s u b i d e gr o s s e s
p e r t e s s ’ils n 'a v a ie n t s u se t ir e r d 'a ffa ir e a ve c u ü e
h a b ile t é a d m ir a b le .
J e c o n t in u a i m e s q u e s t io n s :
— Vo u s d it e s q u ’ils a u r a ie n t p u s u b it d e
gr o sse s p er tes ?
— J e le d is .
Vo ilà q u i co ïn c id e é t r a n g e m e n t a ve c le s vis it e s
d e M “ “ P ilg a r d à m a b o n n e - m a m a n . Q u e ls t r a fic s
p o u r s u iv a it la m è r e d e C h o u fl? . .. Q u e lle s c o m b i
n a is o n s ? ... T o u t s e d é co u vr e . J e t r o is y vo ir c la ir
e t n e p u is r e t e n ir ce t t e e x c la m a t io n :
— C e s e r a it o d ie u x ... o d ie u x !
A q u o i m o n cr i s e m b la it - il r é p o n d r e ? O n m e
r e g a r d e . J ’e n t e n d s d e s t o u x s ig n ific a t iv e s , et je
v o is d e s g e n s s ’é lo ig n e r , s e p o u s s e r d u co u d e
e t ch u ch o t er .
L e u r a t t i t u d e m e s e m b le b ie n é t r a n g e , b ie n
i n q u i é t a n t e m ê m e , c h è r e g r a n d e a m ie . Q u ’e s t c e
q u e t o u t c e la v e u t d i r e ? L e s r é p o n s e s q u i s o n t
f a i t e s à m e s q u e s t i o n s m e s e m b le n t à d o u b le o u
t r i p l e e n t e n t e . J e n e s a i s p o u r q u o i , m a i s j e c^ o is
y s e n t i r u n e s o r t e d e r é p r o b a t io n r a i lle u s e . P o u r
q u o i t o u s c e s g e n s , a s s o iffé s d e p l a i s i r e t q u i s c
m o n t r e n t à u n t e l p o i n t a v i d e s d ’a s s i s t e r a u x fê t e s
d ’ A t l a n t i d e e t d e p r o fi t e r d e l ' h o s p i t a l i t é fa s t u e u s e
q u e le u r o ffr e m o u p è r e , p o u r q u o i c e s g e n s m ’o n t i l s s e m b lé t o u t à c o u p p r e n d r e fig u r e 3 e t r a î t r e s ?
C ' e s t le s e u l m o t q u i s c p r é s e n t e s o u s m a p lu m e ,
e t j e s a i s q u e c ' e s t u n b ie n g r o s m o t — m a i s j ' a i
l 'i m p r e s s i o n d ' ê t r e s o u p ç o n n é e , a c c u s é e d ' a s s e z v i
la in e s c h o s e s . J e m e s e n s m e n a cé e d 'e n n u is g r a v e s
e t j ' a i l ’i n t u i t i o n q u e « la b a n d e s e c o n s o le r a i t
a i s é m e n t d e m e v o i r d a n s la p e i n e ... « M i e u x v a u t
fa i r e e n v i e q u e p i t i é », d it - o n . J e n e s a i s s ’i l n e
m ’e s t p a s p lu s p é n ib le d ’ê t r e s i fo r t j a lo u s é e , a u
j o u r d ' h u i q u e « le P a c t o le b a i g n e n o t r e p a r c »
s e lo n l' e x p r e s s i o n d e p a p a , q u e je u ’a i s o u ffe r t
d ' ê t r e d é l a i s s é e , q u a n d la fo r t u n e lu i é t a i t i n fi
d è le .
A fo r c e d ' y r é flé c h i r , j e c r o i s a v o i r c o m p r i s ce
q u e s o u r i r e s p e r fid e s e t i n s i n u a t i o n s s u b t i l e s
v e u l e n t d ir e .
L e b r u i t q u e C h o u fl a b a n d o n n e N i n a H e r c h e b e r t
�I0 4
U N E H E U RE SON N ERA
m e r e v e n u a d û s e r é p a n d r e , e t i l v a d e s o i,
e n c e c a s , q u e M . H c r e lie b e r t r e fu s e r a d e jo u e r ,
n o n e n r a is o n d e s p e r t e s d e s o u p è r e , m a is p a r c e
q u e la p o s s i b i li t é d e c e s p e r t e s s u ffit p o u r é l o i g n e r
( lio u ff d e N i n a , e t le r a p p r o c h e r d e m o i, r e n d u e
r e - o n s a b le d e c e t t e n o u v e lle e t m é p r is a b le r e
ç u ’ id e .
v h !, m a is , ]c p ie r é v o lt e , à la t in ! L a p r e m iè r e
l l; ;s q u e je r e n c o n t r e r a i M. H e r c h e b e r t , je c o m p t e
l a v e r t i r q u ’à a u c u n p r ix je n e c o n s e n t ir a i à é p o u
s e r u n m o n s ie u r q u i r è g le le s b a t t e m e n t s d e s o u
c œ u r s u r le s flu c t u a t io n s d e la B o u r s e . J e li.i d u a i
q u e M me l ’i l g a i d a d e m a n d é à r é flé c h ir , a u t r e fo i s ,
¡¡v a u t q u e la C h t l s e s e a n e in e la s s e u u e e x i s t e n c e
d e fille d e m i lli a r d a i r e . A u j o u r d ’h u i , c ’e s t l a P i in
c e s s e D o lla i q u i c o m m a n d e e t q u i v a le p r e n d r e
d e h a u t a v e c c e u x q u i l ’o n t d é d a ig n é e : d o n n a n t ,
d o n n a n t ! J ’a i le c i c u r s o u le v é — e t s i g r o s .
O u i , M . I le r c h e b e r t s a u r a t o u t .. . m a lg r é la d i f
fi c u lt é d ’a b o r d e r , a v e c lu i , u n t e l s u j e t d e c o n v e r s a
t io n . C ’e s t e n c e s m o m e n t s - là q u e je m e s e n s b ie n
s e u l e , c h è r e g r a n d e a m ie , e t q u e je t r o u v e h a ï s
s a b l e l e m o n d e et t o u t ce q u e s e s v a n i t é s , s e s a m
b i t i o n s , s o n b e s o in d ’é b lo u ir o p p o s e n t à l ’i n t i m i t é
c o n fia n t e q u i d e v r a i t r é g n e r e n t r e p a r e n t s e t
c n i n n t s .. .
j ’ i u r a is b ie n b e s o in d e c o n s e ils p r u d e n t s e t
t a g r s , a v a n t d e m ’a v e n t u r e r s u r u n t e r r a in s i
d a n g e r e u x ...
S u is - je s û r e , a p r è s t o u t , q u e C lio u fi u e v e u t
p l u s d e M 11* H e r c lr e b e i t ? E n le s o u p ç o n n a n t , e n
l ’a c c u s a n t d e c a lc u ls in t é r e s s é s , je m a n q u e p e u t ê t r e d e j u s t i c e , je r i s q u e , p e u t - ê t r e , d e m e v o i r
t r a i t é e e n c a lo m n i a t r i c e ...
t joui
•
* *
M a m a n e s t t o u j o u r s i n v i s i b l e , e t n o u s d în o n s ,
p a p a e t m o i, e n t ê t e - à - t ê t e . J e c r o is n e l ’a v o i r
ja m a is vu e n co r e a u s s i n e r v e u x .
I ,a C h e l s e s e o fa it - e lle d e s s i e n n e s d e n o u v e a u ? . . .
P a n a m a n g e à p e in e .
O n n o u s s e r t d e s r e p a s d o n t le m e n u r e c h e r c h é
e t c o û t e u x fe r a it g é m i r g r a n d 'm è r e e t , q u a n d je
s o n g e à t o u s c e u x q u i s o n t o b lig é s d e s e r e s
t r e in d r e , je c o m p r e n d s s a d é s a p p r o b a t i o n et je
s e n s m o n a p p é t i t flé c h ir .
�UNE H E U RE SONNERA
105
A p r è s le d î n e r , p a p a s e r e t ir e d a n s s o u c a b i n e t
d e t r a v a i l . I l e x p é d i e s a c o r r e s p o n d a n c e , p u is
m 'a c c o m p a g n e a u C a s in o . N 'e s t - c e p a s p lu t ô t m o i
q u i l ’y a c c o m p a g n e t
H ie r a u s o i r , p e n d a n t q u e je t u h a b i l l a i s , j ’e n
t e n d i s la s o n n e r ie d u t é lé p h o n e . P a p a r e p a r u t ,
r a y o n n a n t , r a je u n i, t r i s b e a u , v r a im e n t , d a n s s a
t e n u e d u s o ir .
— C ’e s t fin i, 111e d i t - i l e n s e fr o t t a n t le s m a in s .
— Q u ’e s t - ce q u i e s t fi n i ?
— H e , lié I p e t i t e , u n e a le r t e a s s e z c h a u d e .
M a is r a s s u r e - t o i, t o u t d a n g e r e s t é c a r t é . C o m m e
t u e s g e n t i l l e c e s o i t , m a Z,o zo ... T a r o b e e s t r a v i s
s a n t e , t o n c h a p e a u t e c o ille à m e r v e i l l e . . . T o u t v a
b ie n , a llo n s n o u s a m u s e r .
Q u a n d je le v o is si g a i , s i je u n e , je c o m p r e n d s
le c h a r m e q u il e x e r c e , m ê m e s u r le s é t r a n g e r s
e t j e n 'a i j> as le c o u r a g e d e l ’a t t r i s t e r e n lu i d i
s a n t c o m b ie n n o t r e e x i s t e n c e a c t u e lle t n e p è s e ...
» Soyo n s ju s t e s ! d e m e s e n t i r « à m o n a v a n t a g e >
m e r e n d a it m o in s p é n ib le ce q u e j ’a p p e lle s o u v e n t
i n p e t t o • la c o r v é e d u c a s in o ». E n r o u t e , l ’i d é e
m e v iir t d e lu i d ir e :
— M . H e r c h e b e t t , d it - o n , jo u e la c o m é d ie a
m e r v e i l l e ; n e p o u r r a it - o n lu i p r o p o s e r u n r ô le ?
— P r o p o s e r u n r ô le A H e r c lie b e r t ? V o ilà u n e
id é e o r i g i n a l e .
— V o u s c r o y e z q u ' i l n ’a c c e p t e r a it p a s i
—
C e s e r a i t a s s e z d r ô le ...
I . ’a u t o s ’a r r ê t a i t , la p o r t iè r e s ’o u v r a i t . N o u s
¡d e s ce n d îm e s .
J ’a p e r ç u s u n e p a r t ie d e n o t r e b a n d e g r o u p é e
n u t o u r d e s H e r c h e b e r t . J ’a lla i à e u x , m a is n u l
11’e u t p o u r m o i u n g e s t e d ’a c c u e i l, u n e p a r o le
d e b ie n v e n u e . N in a m e s a lu a s è c h e m e n t , M . I l e r c li e b c r t , a v e c c é r é m o n ie .
S i c e t t e a t t i t u d e n o u v e lle e s t la c o n s é q u e n c e
d e s p r o c é d é s d e C h o u fi , m e d i s - j e , il fa u t p r o u v e r
q u e j e 11e le d i s p u t e r a i à p e r s o n n e .
E t , s u r - le - c h a m p , h e u t e u s e d e s a i s i t l ’o c c a s io n
d ’a t lir n ie r m e s i n t e n t i o n s , c o m m e C h o u fl « ’a v a n
ç a i t p o u r m e s a lu e r , je fis s e m b la n t d e n e p o in t
le v o ir .
S i je m 'a t t e n d a i s à c e q u e m o n g e s t e fû t r e
m a r q u é e t c a u s â t d e l ’é t o n n e m e n t , j e m e t r o m
p a i s . N u l n ’y p r i t g a r d e e t C h o u f l , c o m m e s ’i l
n ’a v a i t r ie n v u , f e i g n i t l ’i n d iffé r e n c e .
M o n i m p e r t i n e n c e n ’e u t q u ’u n r é s u l t a t , c e lu i
Chi lo sa?...
�U N E H E U RE SONNERA
r t e r e n d r e m o u is o le m e n t p l u s c o m p le t . T o u s , le
renard v a g u e , e r r a n t , s ’e n t r e t e n a i e n t d e c h o s e s
a u x q u e l l e s j ’é t a i s é t r a n g è r e e t s e m b la i e n t n e p lu s
lu e c o m p t e r p o u r r ie n .
J e n ’a v a i s g vt è r e l ’b a b i t u d e d e s e m b la b le s l a
ç o n s , e t je fu s s i m o r t ifié e q u e m e s y e u x s ' e m
p li r e n t d e la r m e s .
,
J e c o u r u s à m o u p è r e p o u r le p r i e r d e m e r a
m e n e r à A t l a n t i d e . M a d e m a n d e s u r p r it p a p a ,
m a i s , q u a n d je l ’e u s a s s u r é q u ’e lle n ’é t a i t p a s c a u
s é e p a r u n e in d is p o s it io n s u b it e , il m e p r ia d e
r e n o n c e r à m o n c a p r i c e , p a r c e q u ’il a v a i t à v o ir
q u e l q u ’u n a v a n t d e r e n t r e r .
]e d u s p r e n d r e u n a ir c o n s t e r n é , c a r i l ch e r c h a
a u s s it ô t
q u e lle
d iv e r s io n
p o u r r a it
m ’a id e r
à
p r e n d r e p a t ie n c e . M . H e r c h e b e r t v in t à p a s s e r
à c e m o m e n t . P a p a e n p r o fit a p o u r m e d i r e :
—
A
p r o p o s , a s - t u p a r lé à H e r c h e b e r t d e n o t r e
c o m é d i e ? . . . L e v o i l à . . . P r o fit e d e l ’o c c a s io n .
L e fr è r e d e N i n a é t a i t t o u t p r è s d e n o u s . P a p a
l ’i n t e r p e l l e :
— D i t e s d o n c , m o u c h e r , m a fille a u n e r e q u ê t e
à v o u s a d r e s s e r , d i t - i l.
S e r g e H e r c h e b e r t e u t u n e s e c o n d e d ’h é s i t a t i o n .
P u i s i l m e r e g a r d a e t d i t s i m p le m e n t :
— J e s u i s a v o s o r d r e s , M a d e m o is e lle .
D é j à p a p a s ’é l o i g n a i t . S e r g e le s u i v i t d ’u n r e
g a r d p e n s if.
_ Q u e v o u le z - v o u s d e m o i ? m e d e m a n d a *
t - i l.
~
r
O n n o u s o b s e r v a i t . .. J e t u s p r i s e d ’u n e g ê n e s u
b it e .
— J e v o u s e x p l i q u e r a i c e l a t o u t à l ’h e u r e .. .
S o r t o n s d e c e t t e co h u e , n o u s p o u r r o n s m ie u x
ca u se r .
— J e n e d e m a n d e p a s m ie u x , v e n e z!
C li è r e g r a n d e a m ie , j ' e u s A c e t i n s t a n t u n e i m
p r e s s io n s i n g u l i è r e . I l m e s e m b la q u e , s i M . H e r
c h e b e r t m ' a v a i t d i t : * V e n e z a u b o u t d u m o n d e »,
j e l ’a u r a i s s u i v i t E t d i r e . q u ’il y a s i p e u d e
t e m p s . .. V o u s m e t r o u v e r e z b i e n i n c o n s t a n t e , j ’e n
a i p e u r ! C e q u e j ’é p r o u v e e n c e m o m e n t r e s s e m b le
s i p e u , c e p e n d a n t , ù c e q u e j ’é p r o u v a i s • d u t e m p s
■ de C lio u ff » ...
S u r u n c o in d e t e r r a s s e , d o n t l e s v a g u e s d e l a
t n a r é c m o n t a n t e f r a p p a i e n t , t o u t a u fo n d , la b a s e
d e r o c s i n v i s i b l e s , d a n s le n o ir p r o fo n d q u i n o u s
e n t o u r a it , n o u s n o u s a cco u d â m e s .
�U N E H E U RE SON N ERA
A u t o u r d e n o u s a lla ie n t e t ve n a ie n t d e r a r e s
p r o m e n e u r s . L e s a cco r d s d e l'o r c h e s t r e a r r iv a ie n t
a s s o u r d is .
M . H e r c b e b e r t a v a it a llu m é u n e c ig a r e t t e ,
co m m e s ’il e û t o u b lié m a p r é s e n ce . J e n e d is a is
r ie n . L e cie l é t a it p iq u é d ’é t o ile s e t n o u s le s r e
g a r d io n s .
M . H e r ch e b e r t , t o u jo u r s d is t r a it , m ’in d iq u a d i
ve r s e s c o n s t e lla t io n s ; il m e m o n t r a l ’é t o ile p o
la ir e ...
P u is , t o u t à co u p , co m m e s i le s m o t s q u ’i l a v a it
p r o n o n cé s ju s q u e - là n e c o m p t a ie n t p a s , il m e p r it
la m a in e t d e m a n d a d o u ce m e n t :
— Q u e vo u lie z- vo u s d e m o i ?
E t , s a n s m e la is s e r le t e m p s d e r é p o n d r e , il
p o u r s u iv it : « J e s u is p e in é , lo r s q u e je p e n s e à
v o u s , p o u r b e a u co u p d e r a is o n s e t b e a u co u p d e
c h o s e s ... J e v o u d r a is p o u vo ir vo u s le s d ir e , m a is à
q u o i b o n ? n o s d e s t in é e s s o n t s i d iffé r e n t e s ... s i
c o n t r a ir e s I L a m ie n n e r e s t e r a t o u jo u r s é t r a n g è r e à
la vô t r e . Q u o i q u ’il a r r iv e , je n e p o u r r a i ja m a is
t r o u v e r l ’o cca s io n d e ... d e , p a r e x e m p le d e vo u s
fa ir e p la is ir ...
J e l'in t e r r o m p is t im id e m e n t . M a p r o p o s it io n
c o r r e s p o n d a it s i p e u à s e s p a r o le s 1
— v o u s p o u ve z m e fa ir e g r a n d p la is ir en a c
c e p t a n t d e jo u e r la co m é d ie ch e z n o u s .
— C h e z v o u s ? . .. L a c o m é d ie ? ... M o i? ... e n ce
m o m e n t ... P u is il s e r e p r it e t c o n t in u a d ’u n t o n
p lu s ca lm e :
— L a co m é d ie ! g r a n d s d ie u x , q u i vo u s a m is
c e la e n t ê t e ?
— J e s a is q u e vo u s a v e z u n vr a i t a le n t ...
— Q u e lle r é p u t a t io n s u r fa it e I
— P a s d e fa u s s e m o d e s t ie ...
11
m e r e g a r d a it d ’u n a ir s u r p lis , co m m e s i m a
d e m a n d e lu i e û t p a r u e x t r a o r d in a ir e . Il a v a it
d é jà ce r e g a r d - là q u a n d m o n p è t e l ’a v a it a p p e lé .
P u is , t o u t à c o u p , il s e co u a le s é p a u le s , s e m b la
p r e n d r e u n p a r t i e t r é p o n d it d ’u n t o n lé g e r :
— C e la vo u s a m u s e r a it b e a u co u p s i je jo u a is ?
— U e a u co u p .
S a v o ix s e fit , t o u t à co u p , p lu s s é r ie u s e — p r e s
q u e m ord an te :
— E t M . P ilg a r d .. .?
J e l ’in t e r r o m p is v iv e m e n t .
— J e n ’é p o u s e p a s M . P ilg a r d , il n ’a d o n c r ie n
à vo ir à ce q u i s e fa it à l a m a is o n .
�io8
U N E H E U RE SON N ERA
11
r é p o n d it , e u s o u r i a n t u u p e u .c o m m e s ’il
d ’u n e c h o s e t o u t e n a t u r e lle :
—- V o u s n e l ’é p o u s e z p a s , n o n ... ja le s a is .
J ’e u s c o n s c ie n c e d ’a v o i r p a r lé t r o p v i t e . T o u t e
fo is je n e p u s m 'e m p ê c h e r d e c o n t i n u e r s u r le
m êm e tou :
_ S ’i l a d ’a u t r e s p r o je t s , c e n ’e s t p a s d e p u is
s ’a g i s s a i t
lo n gt e m p s ?
— M a is s i , v o y o n s . . .
ép ou se m a sœ u r ?
— C ’e s t d é c i d é ?
11e s a v e z - v o u s
■
pas
q u ’i l
— M a is o u i.
— J e ... je l'ig n o r a is ... lis -je d ’u n e vo ix u u pe.u
t r e m b la n t e .
— Vo y o u s ... vo u s n e p a r le z p a s s é r ie u s e m e n t ?
I / in d ig n a t io n n ie s u ffo q u a it .
C o m m e n t ! d e p u is u n e q u in za in e M me P i lg a i d
ve n a it s a n s ce s s e vo ir b o n n e -m a m a n , e lle p o u r
s u iv a it vis ib le m e n t p a p a d e s e s p r é ve n a n c e s ... O n
m e p a r la it co n t in u e lle m e n t d e C lio u lf, oi> d is
c u t a it le s a va n t a g e s d ’u u e u n io n a ve c lu i, il se
m o n t r a it e m p r e s s é ... e t t a q u in , ce q u i e s t u n e fa
çon d e m o n t r e r s o n e m p r e s s e m e n t . E t lie n n ’a va it
fa it p r e s s e n t ir à M 11* H e r clie b e r t ce q u i s e p a s s a it ?
M on in s t in c t n e m ’a v a it p a s t r o m p é e en m e m e t
t a n t e n d é fia n ce co n t r e la d u p lic it é d e C lio u lf! li t
j ’a v a is eu r a is o n d e le cr o ir e u n iq u e m e n t g u id é
p a r d e b a s s e s r a is o n s d 'in t é r ê t ... M a is o n a b ie n
r a is o n d e d ir e q u ’o n e s t t o u jo u r s p u n i p a r o ù
l ’o n a p é ch é . P a r u n v ila in s e n t im e n t d e va n it é
fé m in in e , p a r r a n cu n e d ’a vo ir é t é u u e p r e m iè r e
fo is d é la is s é e , je n ’a i p a s s ig n ifié n e t t e m e n t à
M . P ilg a r d , d è s q u e je n ie s u is a p e r çu e d e m o u
e r r e u r , q u ’il n ’é t a it r ie n p o u r m oi e t q u e je n e
vo u la is , à a u cu n p r ix , r e p r e n d r e le p iè t r e r o m a n
é b a u ch é e n t r e n o u s ... je n e l'a i p a s d é t r o m p é n i
m e s p a r e n t s , n i « le s a u t r e s », c e t t e fo u le d ’in d ilïé r e u t s p a r le s q u e ls le m o in d r e d e n os g e s t e s ,
d e n os s e n t im e n t s e s t é p ié , co m m e n t é , co n
d a m n é ... D e s o r t e , q u ’a u j o u i d ’h u i, il m e fa u t s u b ir
u n e h u m ilia t io n n o u ve lle . S i le s a ffa ir e s d e la
C h cls e s e a
n e s e m o n t r e n t p o in t s a t is fa is a n t e s ,
c ’e s t Clio u lf q u i, u n e fo is d e p lu s , fer a m a ch in e
eu a r r iè r e , e t m o i je p a s s e r a i p o u r u n e co q u e t t e
q u i a t e n t é , p a r u n e in d iffé r e n ce fe in t e , d e r e s
s a is ir u n p r é t e n d a n t ... e n le vo la n t à u n e a u t ie !
l
o u t cela m ’a p p a r u t n e t t e m e n t , in s t a n t a n é m e n t
et j eii ép r ou va i u u e vive p ein e — à la p en sée,
�UNE H E U RE SON N ERA
10Q
s u r t o u t , q u e le fr è r e d e N in a p o u va it m e cr o ir e
ca p a b le d ’u n s i v ila in r ô le !
Il e u t , je cr o is , le p r e s s e n t im e n t q u e je s o u t ir a is
e t , p a r p it ié , p o u r d is s ip e r l'h o r r ib le g ê n e q u i
s ’i t a it g lis s é e e n t r e n o u s , il en r e v in t a u p r e m ie r
s u je t d e n o t r e e n t r e t ie n .
Alo r s , vo u s a u r ie z d é s ir é m e vo ir jo u e r la
c o m é d ie ? J e n e s u is p a s a m u s a n t , vo u s s a v e z , n i
g a la n t , n i a im a b le , n i r ie n d e ce q u i p la ît à
p r e s q u e t o u t e s le s fe m m e s ... J e n e s u is q u ’u n
s o ld a t , u n h o m m e g r a v e q u i, m is e n co n t a ct a ve c
u n e e x is t e n c e t o u t e m o n d a in e , co m m e ce lle q u e
l ’on
m è n e ic i, e s t co m p lè t e m e n t d é s o r ie n t é .
J ’a im e b ien m a s œ u r , m a is je n e ca u s e ja m a is
a ve c e lle , p a r c e q u ’il n e lu i p la ît q u e d e p a r le r
d e c h iffo n s ... M a is, p e u t -ê t r e , n ’ê t e s - vo u s p a s t o u t
à la it p a r e ille a u x a u t r e s . J e n e vo u s a i ja m a is
e n t e n d u e t r a it e r c e s h a u t e s q u e s t io n s d e t o ile t t e , e t
vo u s n ’ê t e s p a s m é d is a n t e ... E s t - ce , p a r h a s a r d ,
q u e vo u s vo u s d é s in t é r e s s e r ie z d u p r o ch a in e t d e
s e s r id ic u le s ?
- T o u t à fa it ... e t , q u a n t a u x « ch iffo n s », je
vo u s a vo u e q u e , s a n s m 'e u d é s in t é r e s s e r , je n ’a i
p a s le m o in d r e d é s ir d e le u r co n s a cr e r t o u t e s
m es p en sées !
Q u ’a im e z- vo u s , en s o m m e ? Q u e ls s o n t vo s
g o û t s fa vo r is , vo s o ccu p a t io n s p r é fé r é e s ? Vo u s
n e m e ju g e z p a s in d is c r e t , j ’e s p è r e ?
Ml ch e r ch a it vis ib le m e n t à m e d is t r a ir e , à n ie
d é t o u r n e r d e m on s o u ci, q u i n ’a v a it p u lu i
é ch a p p e r .
- C e (ju e j ’a im e ?
J ’h é s it a i d ’a b o r d ; p u is , p r e s q u e m a lg r é m o i,
je cé d a i à la t e n t a t io n d e m e fa ir e m ie u x con ¡u a ît r e, et ce fu t e u p e n s a n t à vo u s q u e je p a r la i.
Ch è r e g r a n d e a m ie , c ’e s t vo u s q u i a ve z m is e n
m o i, c ’e s t vo u s q u i a ve z d é ve lo p p é d e s g o û t s q u e
j ’a u r a is , s a n s d o u t e , t o u jo u r s ign o r é s s a n s vo t r e
b ie n fa is a n t e in flu e n ce . Si je n e r e s s e m b le p a s ,
P e u t - ê t r e , à t o u t e s les p o u p é e s à la m o d e , c ’e s t
à vo u s , t o u jo u r s à vo u s , q u e je le d o is ...
J e p a r la i d o n c d e m o i, p u is d e v o u s , e t je m e
d is a is q u e , s i n o u s é t io n s r é u n is , vo u s , M . H cr *
c h e b e r t 'c t m o i, u n is p a r le s m ê m e s p e n s é e s , le s
m ê m e s m a n iè r e s d e ’’o ir ... j ’a u r a is é t é b ien h e u
reu se !
I l m ’in t e r r o m p it p o u r s ’é cr ie r a ve c e n t h o u
s ia s m e ;
�U N E H E U RE SON N ERA
_ J ’e n é t a is s û r l vo u s ê t e s t e lle q u e je s a v a is
q u e vo u s é t ie z... m a lg r é le s a p p a r e n ce s , m a lg r é
c e t a ir d ’in s o u cia n ce e t d e b r a va d e q u e vo u s c h e r
c h e z p a r fo is à vo u s d o n n e r ... A h ! q u e l d o m m a g e
d e ia ir e v iv r e u n Êtr e t e l q u e v o u s , t o u t d e s in c é
r it é , d a n s ce m ilie u fr e la t é ... d o n t je n e p u is d ir e
t o u t le m a l q u e je p e n s e , p u is q u e c ’e s t , a u s s i, le
m ilie u d e s m ie n s ... M o i, je s u is s o u ve n t a b s e n t ,
e t p u is , je s u is p lu s v ie u x q u e vo u s , p lu s c a p a b le
d e m e d é fe n d r e ... M a is d e s Ê t r es in ca p a b le s d e
r é s is t e r a u c o u r a n t , d e s Ê tr es p a r e ils à vo u s , à m a
p e t it e s œ u r , s i fa c ile s à t r o m p e r , à fa ir e s o u fïr ir ...
A h ! c ’e s t v r a im e n t p it ié ! E t p u is , co m m e s ’i l
e û t vo u lu e lla c e r ce q u e s e s p a r o le s a va ie n t d e
t r o p s é vè r e , co m m e s ’il e û t vo u lu d is s ip e r l ’é m o
t io n q u e j ’é p r o u va is e t q u i d e v a it se p e in d r e s u r
m o n v is a g e , il r e p r it d ’u n t o n p lu s ca lm e :
— J ’a im e vo t r e ch è r e m a d e m o is e lle V e la y p a r
ce q u e vo u s m e d it e s d 'e lle , e t p o u r ce q u ’e lle
a s u fa ir e d e vo u s .
J e fis u n m o u ve m e n t . M . H e r ch e b e r t c r u t q u e
je v o u la is m ’é lo ig u e r e t m e r e t in t .
— Ca u s o n s e n co r e . Vo t r e v o ix e s t p o u r m o i
co m m e u n e m u s iq u e e t vo s id é e s m e ch a r m e n t ;
j ’a im e r a is vo u s e n t e n d r e p a r le r in d é fin im e n t .
J ’e s s a y a i d e m e m e t t r e à r ir e — je m e s e n t a is
a p a is é e e t jo ye u s e !
— M a co m é d ie , d is - je , u n e fo is d e p lu s , n o u s
o u b lio n s m a co m é d ie ...
— J e vo u s p r ie , v r a im e n t , n e m e d o n n e z p a s
le r e g r e t d ’a vo ir à vo u s r e fu s e r ... J ’a im e r a is t a n t
vo u s fa ir e p la is ir .. J e vo u d r a is fa ir e b e a u co u p
p o u r vo u s ê t r e a g r é a b le , m a is q u e p u is - je ? ... N o n ,
n o n , c o n t in u a - t - il co m m e s ’il e û t p e n s é t o u t h a u t ,
« c ’e s t l ’ir r é m é d ia b le !... E co u t e z- m o i b ie n ce p e n
d a n t , ch è r e m a d e m o is e lle M a r ie - R o s e , fit -il e n m e
r e g a r d a n t d ’u n a ir t r è s a ffe c t u e u x , m a is o ù s e li
s a it u n e p r o fo n d e m é la n c o lie , s o u ve n e z- vo u s q u e
vo u s a ve z e n m o i u n a m i d é vo u é — a b s o lu m e n t
d é vo u é , s o u lig n a - t - il. Q u o i q u ' i l a r r i v e , m a d e m o i
s e lle M a r ie - R o s e ... m Cm e ... s i le s cir co n s t a n ce s m e
fo r ce n t à m ’é lo ig u e r d e vo t r e d e m e u r e , n e d o u t e z
ja m a is d e m o u a m it ié ... Si les h e u r e s d ’é p r e u ve s
vie n n e n t p o u r vo u s , s o u ve n e z- vo u s q u e vo u s p o u
v e z , e n t o u t e s é c u r it é , t a ir e a p p e l à m on a m i t i é !...
'J ’a cco u r r a i a u m o in d r e s ig n e , a jo u t a - t - il, d ’u n t o n
p r o fo n d , m ê m e s i ce s ig n e m e jo in t a u b o u t d u
m o n d e !»
�UN E H E U RE S ON N ERA
111
J ’e s s a y a i d e p r e n d r e u n t o n d e " l a i s a n t e r i e :
— P o u r a c c o u r ir p lu s v i t e , v o u s m o n t e r e z v o t r e
a v i o n e t v o u s b a t t r e z t o u s le s r e c o r d s . V o i l à q u i
n ’e s t p a s b a n a l.
— N o n , p a s b a n a l d u t o u t ... • p o n d it - il d u
m ê m e ton .
A p a s le n t s , n o u s q u i t t â m e s la t e r r a s s e e t n o u a
r e v î n m e s v e r s le c a s in o .
« S o u ve n e z- vo u s q u e vo u s a ve z en m o i u n a m i
d é v o u é . . . » J e m e r é p è t e s a n s c e s s e c e s p a r o le s d e
p u i s c e s o ir - là .
J a m a is C h o u ff n ’a s u t r o u v e r d e s m o t s q u i
m ’a ie u t la i s s é d a n s l ’e s p r i t u n e t e l l e i m p r e s s i o u
d e d o u ce u r e t d e s é c u r it é .
v i rr
C e n e s o n t p lu s d e s le t t r e s q u e je vo u s é c r is ,
ch è r e g r a n d e a m ie . C ’e s t u n vr a i jo u r n a l.
La fa m e u s e r e p r é s e n t a t io n a e u lie u .
S o u s a vo n s jo u é u n e co m é d ie in é d it e , s ’il vo u s
p la î t , fr u it d e s ve ille s d ’u n h o m m e en m a l d e
t h é â t r e , q u i la d e s t in a it à u n e s cè u e d u b o u le
v a r d ... o ù ja m a is .e lle n e fu t a cce p t é e , d u r e s t e , e u
d é p it d e t o u t e s s o r t e s d e d é m a r ch e s .
A lo r s , co m m e l'a u t e u r m a lc h a n c e u x s o u h a it a it ,
a v a n t t o u t , p o u r so n o e u vr e , le fe u d e la r a m p e il
a r e t o u ch é la p iè ce p o u r l ’a d a p t e r à « l ’u s a g e d e s
s a lo n s et d e s je u n e s fille s . » Ce q u 'il e s t r e st é d u
c h e f- d ’œ u vr e a p r è s ce s c o r r e c t io n s ? U n t u t e u r , s a
p u p ille , u n e t a n t e , u n je u n e h o m m e p a u vr e , u n
je u n e h o m m e r ic h e , le vicp p u u i, la ve r t u r é co m
p e n s é e e t , co m m e co n clu s io n , u n .n a r ia g e .
O11 se d o n n a b e a u co u p d e p e iu e p o u r m e t t r e la
ch o s e a u p o in t e t 011 s u b it t o u t e s le s a n icr o ch e s
d ’u s a g e ; j ’e u s le cô t é d e la t ? t e b r û lé p a r le 1e r
t r o p ch a u d d u c o iiïe u r ... L e t u t e u r d u t c h e r c h e r
s o u s t o u s le s m e u b le s la m o it ié d e sa m o u s t a i lie
p o s t ic h e , p e t it p a q u e t d e p o ils g r is o n n a n t s q u e
�i :2
U N E H E U RE SON N E RA
le ch a t a va it e m p o r t é , cr o ya n t s a is ir u n e s o u r is ...
Au d e r n ie r m o m e n t le je u n e h o m m e r ich e , q u i,
n a t u r e lle m e n t , a va it le vila in r ô le , p r é t e n d it le
t r o q u e r co n t r e c e lu i d u je u n e h o m m e p a u vr e , le
q u e l é t a it p o u r vu d e t o u t e s les ve r t u s . Il y e u t
é ch a n g e d e m o t s a ig r e s , d e r e ga r d s s a m a m é n it é ,
d e s o u r ir e s en co in , d e p h r a s e s à p e in e p o lie s ,
t o u t e la m im iq u e d es ge n s q u i fo n t b o n n e co n t e
n a n ce , a lo r s q u e d a n s le fon d d e le u r â m e ils n e
d e m a n d e n t q u ’à s ’e n t r e -d é vo r e r .
E t c ... E t c ... E t c...
J ’é t a is la ch a r m a n t e p u p ille . J e cr o is n ’a vo ir
jo .ié n i m ie u x n i p lu s m al q u e le s a u t r e s .. D u
ve s t e , p e u m ’im p o r t a it . C e u x q u i — d a n s la co
m é d ie — co n vo it a ie n t e t m a p er son n e e t m a (lot
r e m ’in t é r e s s a ie n t p o in t . O r , p o u r q u ’u n e co m é
d ie d e s a lo n , a ve c le t r a in q u ’e lle e x ig e — r é p é
t it io n s , co s t u m e s , r ô le s à a p p r e n d r e , d ict io n à p e r
fe ct io n n e r — s o it a m u s a n t e , p o u r q u ’e n u n m ot
le s a ct e u r s b r û le n t le s p la n ch e s , il e st n é ce s s a ir e
q u ’ils é p r o u ve n t le s u n s p o u r le s a u t r e s n on p a s
d e l ’e m b a lle m e n t — ce s e r a it t r o p d e m a n d e r —
m a is q u e lq u e in t é r ê t .
M. H e r ch e b e r t a va it p e r s is t é d a n s so n r e lu s
d e jo u e r . Ch o u ff l ’im it a . D u r e s t e , 011 11e r e vit n i
l ’u n n i l ’a u t r e . S a n s p r e n d r e co n gé , a s s e z in c ivilc m e n t , p r e sq u e s e cr è t e m e n t , ils é t a ie n t p a r t is e n
s e m b le d ’a u cu n s d ir e n t « p o u r fa ir e d u t o u r is m e »,
c i d ’a u t r e s « p o u r a lle r à l ’a r is ... »
M a vie , p r ivé e d e ce s d e u x é lé m e n t s , m e p a r u t
p e r d r e d e son in t é r ê t , d ’a u t a n t q u ’il m e s e m b la it
co n s t a t e r , ch e z ce r t a in e s g e n s , ce t t e s o r t e d e fr o i
d e u r d é fia n t e à la q u e lle je in ’é t a is h e u r t é e p o u r
la p r e m iè r e fo is le so ir où M. H e r ch e b e r t m 'a v a it
t a it ses p r o t e s t a t io n s d ’a m it ié .
A h ! co m m e j ’a u r a is vo lo n t ie r s , m oi a u s s i, t o u t
a b a n d o n n é p o u r r e ga gn e r S a in t - I I é r a ye , m a ch è r e
b o n n e -m a m a n , le ca lm e , les fr a is o m b r a ge s , s i
p a p a 11’e û t p o in t d o n n é ce t t e fêt e p ou r m e • d is t ia ir e e t m 'a m u s e r ! » Ce la n e m ’a m u s e p a s d u
t o u t , je vo u s a s s u r e , d e \ ivr e d a n s le t o b u - b o lm ,
1> lu x e in s e n s é , d e vo ir je t e r a u x q u a t r e ve n t s
l ’a r g e n t à p le in e s m a in s , com m e si m on p è t e vo u la it d é m o n t r e r a u p u b lic q u e la C h e l s c s e a lu i p e r
m et d e fa ir e r o ya le m e n t les ch o s e s ... co m m e s ’il
vo u la it a c h e t a la s ym p a t h ie d e s p a r a s it e s q u i o n t
l ’a ir d e lu i fa ir e u n e gr â ce e u ve n a n t m a n g e r , d a n
s e r , se d ive r t ir ch ez lu i I
�U N E H E U RE SON N E RA
S a ve z- vo u s les p r o p o s q u ’il m ’a été J on n é d ’en t e n d r e l ’a u t r e s o it , é ch a n g é s în t r e r.n c r it iq u e
a m a t e u r d o n t on lie s a it t io p la n a t io n a lit é , et u n e
vie ille d a m e q u i d a n s e le fo x- t r o t t — à m e r v e ille ,
d ’a ille u r s a ve c le s é r ie u x d ’u n e [ a r q u e en r u p
t u r e d ’A c h é r o n ? T o u s d e u x , p ou r le r é co m p e n s e r
s a n s d ou t e d e sa b on n e g r â c e , t in r e n t ce t t e co n
ve r s a t io n — a lo r s q u ’ils lit m e
va ie u t p a s s i
p r è s d ’e u x :
T r è s r é u s s ie , ce t t e p e t it e t êt e. . si l ’a s s is
t a n ce é t a it u n p eu m o in s m ê lé e ...
— Q u e vo u le z- vo u s ? C ’e s t in é v it a b le <q u a n d la
m a ît r e s s e d e m a iso n n e p a r a ît ja m a is ... o u
p r e s q u e . E lle s ’e st m o n t r é e a u lé b u t d e la s o ir é e
e t , d e p u is , e lle n ’a p lu s r e p a r u .
— O n la d it s o u ffr a n t e ...
— O u i... c ’e s t l ’e x c u s e a d o p t é e p o u i e xp liq u e r
s o u a t t it u d e ... E n r é a lit é , M rat d e la M o t h e d e
S a in t e - H é r a ye n e ve u t p a s ê t r e t r o p co m p r o m is e
le jo u r o ù le s ca n d a le é cla t e r a ...
- — L e s ca n d a le ? Q u e l ^ ca n d a ’e ?
— N e fa it e s p a s l ’im io e e n t ... Vo u s en s a v e z
a u s s i lo n g q u e m oi là - d e s s u s .
Le cr it iq u e s ’eSt r e d r essé a ve c d ig n it é :
Ch è r e M a d a m e , s i je p e n s a is ciu ’on p û t a r t i
cu le r q u e lq u e ch o s e co n t r e l ’h o n o r a b ilit é d< n ot r e
h ô t e , je n e s e r a is p a s ici.
— Allo n s , a llo n s , n e p r e n e z p a s vo s g r a n d s
a ir s ... I ls n e m ’im p r e s s io n n e n t p a s d u t o u t . Vo u s
y s e r ie z co m m e m o i, p a i cu r io s it é , e t p o u i vo u s
d is t r a ir e d e ce t é t e r n e l c a s in o ... A u x b a in s d e
m e r , on a le d r o it d ’ê t r e m o in s d ifficile q u ’à P a r is
s u r le c h o ix d e ses r e la t io n s .
Vo ilà , m a b o n n e a m ie , ce q u ’il m ’a fa llu e n
t e n d r e ... Il m e s e m b le q u e je g lis s e d a u s u n e e a u
n o ir e , q u e j ’é t o u ffe , q u e je m e n oie Vo u s m e
d it e s q u e le m on d e n ’e s t p a s t o u jo u r s s i la id ,
s i v il... P o u r q u o i, a lo r s , s u is - je s i m a l e n t o u r é e ?
A l i 1 je s u is t r o p p u n ie d e m ’ê t r e la is s é e é t o u r d ir
e t g r is e r p e n d a n t u n t e m p s , b ie n co u r t en s o m m e I
S i j ’a i p é ch é p a r va n it é , i ’e n s u is c r u e lle m e n t
ch â t ié e !
P lu s p a p a t â ch e d 'a llu m e r , p a t sou a t t it u d e e t
6a m a n iè r e d ’ê t r e , l ’é t a t flo r is s a n t d e s e s a ffa ir e s ,
p lu s il m e s e m b le lir e d a n s le s y e u x d e ch a cu n
ce t t e m é fia n ce q u i b o u le ve r s e " r a n d 'm è r e ...
�IY 4
UNE
H E U RE S ON N ERA
s e n t im e n t d e p e u r d o n t je vo u s ai d é jà p a r lé n e
fa i t q u e cr o ît r e en m o i... J ’a u r a is b e s o in d ’ê li e
e n t o u r é e d e vr a is a m is ... M a is vou e n 'ê t e s p a s 'à ,
e t M . H e r ch e b e r t e st p a r t i.
*
* *
A t r a ve r s t o u t , m a p a u vr e m a m a n e s t b ie n s o u f
fr a n t e , s o u ffr a n t e d e fa ço n à n o u s in s p ir e r d e
g r a v e s in q u ié t u d e s . E t si vo u s s a vie z la ca u s e le
s o n m a l, e t ce r t a in s d e s e s e ffe t s , vo u s é p r o u ve
r ie z p o u r e lle u n e b ien g r a n d e p it ié !
| e c r o is vo u s a vo ir Téjà d it q u ’à P a r is e ü e
s ’é t a it fa it ' t r a it e r p a r le p r o fe s s e u r
'h it e s t o n e ,
d u fa m e u x I n s t it u t d e P e a u t é . O u i, je vo u s ! ni
d it , je vo u s a i p a r lé d e la cu r e d e r ep os q u e , » u r
le s o b ju r g a t io n s d u p r o fe s s e u r , e lle s ’e s t d é cid é e
à fa ir e d u r a n t son s é jo u r ici.
M a lh e u r e u s e m e n t , e lle n e S’e s t p a s c o n t e u K e
d e se r e p o s e r , d e v iv r e d a n s l ’is o le m e n t e t l'o b s
c u r it é . C e la e û t é t é s im p le m e n t e n n u ye u x p o u r
e lle , a s s e z t r is t e p o u r p a p a e t p o u r m o i, e t n o n
s a n s in c o n vé n ie n t s a u p o in t d e vu e d e 1' « o p im . n
p u b liq u e », a in s i q u e :n es p r é cé d e n t e s le t t r e s vo u s
l ’o n t p r o u vé . M a is , a u m o in s , ce la n ’e û t p a s eu J e
r é p e r cu s s io n fâ ch e u s e su r sa s a n t é ! T a n d is q u ’e lle
a vo u lu p r o fit e r d e sa r é clu s io n p o u r a p p liq u e r
d iv e r s t r a it e m e n t s « e m b e llis s a n t s » q u ’e lle a v a it
co m m e n cé à s u iv r e à l ’in s t it u t . J e vo u s d e m a n d e
u n p e u , s i, q u a n d on e st jo lie co m m e l ’e s t m a m a n
o n a b e so in d e t a n t lu t t e r . o u r co n s e r ve i la
m o in d r e p a r ce lle d e son c h a r m e ! L e t e r r ib le , c ’e s t
q u ’e lle a a p p liq u é à la fo is , e t je le c r a in s , s a n s
b e a u co u p d e d is ce r n e m e n t ni d e p r u d e n ce , d iv e r s
t r a it e m e n t s fo r t vio le n t s q u i P o n t t o t a le m e n t é p u i
s é e . E lle a ch e r ch é s im u lt a n é m e n t à se fa ir e m a i
g r i r , à r e n d r e à s e s c h e ve u x la b e lle t e in t e d o r é e
| u i, h é la s I s ’a t t é n u e d e p u is q u e lq u e s m o is , — à
a ir e d is p a r a ît r e , p a r l'a p p lic a t io n d e p r o d u it s
m y s t é r ie u x , ju s q u ’à l'a p p a r e n c e d ’u n e r id e . S 'e s t e lle t r o m p é e d a n s le s p r o p o r t io n s ? A- t - e lle vo u lu
a lle r t r o p vit e , en e m p lo ya n t d es d o s e s t r o p fo r t e s ?
J e n e s a is , m a is je s a is q u 'e lle a u n e m in e a ffr e u s e ,
tl u e s Ç'si b e a u x c h e v e u x s o n t p r e s q u e t o u s t o m b é s
«*> q u ’e lle s o u ffr e d e s y e u x à c r ie r . E lle a m a ig r i,
co m m e e lle le vo u la it , ” ia is . ’ ’u n e fa ço n e x c e s
s ive : ses b e lle s é p a u le s b la n ch e s r.ont à p r é s e n t
sou t es ja u n e s , e t la p e a u n ’e n s e m b le p lu s viv a n t e .
?
�UNE H E U RE SON N ERA
115
C e la éta it* d é jà v is ib le , le fa m e u x s o ir d e la co
m é d ie , m a is d e p u is ! E lle s e p la iu t d ’é t o u ffe m e n t s ,
d e m a u x d e r e in s , d e p a lp it a t io n s ; s e s r id e s s o n t
b ie n p lu s n o m b r e u s e s , b ie n p lu s c r e u s e s q u e n a
g u è r e . E lle n ’e s t p lu s q u e l ’o m b r e d ’e lle - m ê m e , e t
il n e r e s t e q u e p eu d e ch o s e , h é la s ! d e s a b e a u t é !
N o u s s o m m e s co n s t e r n é s . E lle s ’a ffo le . E lle a t é
lé g r a p h ié a u P r o fe s s e u r W h it e s t o n e , q u i e s t a r r iv é
d ’u r g c n c e à S a in t - P ie r r e , p o u r la vo ir ; il e s t r e
ve n u d e u x fo is , t r o is fo is . I l s ’e s t in s t a llé à l ’h ô t e l
a fin d e r e s t e r p r è s d e s a « b e lle c lie n t e » t a n t q u e
s e s s o in s s e r o n t u t ile s . I l e s s a y e d e r é p a r e r le m a l
p a r d e s m a s s a g e s , d e s s c a r ific a t io n s ... C e p r in c e
d e la s cie n ce n e v o y a g e q u ’en s le e p in g , n e d e s
ce n d q u e d a n s le s g r a n d s p a la ce s , e t c h a q u e in s
t a n t a e s e s jo u r s s e p a ye a u p o id s d e l ’o r . S ’i l
g u é r it n o t r e c h é r ie , a u c u n t r a it e m e n t n e s e r a t r o p
c o û t e u x ... M a is i l n e s ’o ccu p e q u e d e lu i r e fa ir e
u u t e in t , d e r e n d r e à s e s t r a it s le u r p u r e t é , à s a
t a i lle s o n é lé g a n c e ... e t je s u is s û r e q u ’e lle e s t
p io fo n d é m e n t a t t e in t e e t q u ’il fa u d r a it s ’o c c u p e r ,
d ’a b o r d , d e va in c r e s a fa ib le s s e , d e c a lm e r s e s
d o u le u r s , d e r e n d r e r é g u lie r s le s b a t t e m e n t s d e
s o n coeu r . Le« s o in s d e b e a u t é vie n d r a ie n t a p r è s
le s a u t r e s ... M a is e lle n e ve u t cr o ir e a u c u n m é
d e cin q u e W h it e s t o n e ... e t W h it e s t o n e m e fa it ,
d e p lu s e n p lu s , l ’e ffe t d ’u n c h a r la t a n .
C e q u e je c r a ig n a is s e r é a lis e : l ’é t a t d e m a m a n
a e m p ir é . L e m é d e cin q u e p a p a a a m e n é d e fo r ce
à s o n c h e v e t e s p è r e la s a u v e r — m a is il n ’o s e r é
p o n d r e q u ’il n e r e s t e r a p a s d e t r a c e s d u « t r a it e
m e n t d e s a u v a g e s » — c 'e s t s o n e x p r e s s io n —
q u ’011 lu i a fa it s u b ir , e t s a v u e r e s t e r a t r è s c e r t a i
n e m e n t a t t e in t e ...
J ’a i b ie n d u c h a g r in , m a c h è r e g r a n d e a m ie , e t
t o u s le s s o u c is p e r s o n n e ls q u i m ’a c c a b la ie n t , v o ic i
q u e lq u e s s e m a in e s , m e s e m b le n t a u jo u r d ’h u i b ie n
p e u d e ch o s e I
P a p a v o u la it in t e n t e r u n p r o cè s a u s p é c ia lis t e ...
V o u s ju g e z d u b r u it q u i e n s e r a it r é s u lt é ! M a
p a u v r e m a m a n l ’a s u p p lié d e fa ir e le s ile n c e su t;
ce t t e h o n ib le a v e n t u r e ...
�n6
U N E H E U RE S ON N ERA
I l e st d e s m o m e n t s o ù ¡a vie p a r a ît o d ie u s e . A
la e r a n d e d o u le u r d e vo ir m a m a n s o u fïn r , e t d e
la s a v o ir e n co r e en gr a n d d a n g e r , s 'a jo u t e u n e
a g g r a v a t io n d e n o s t e r r e u r s à gr a n d - m è r e e t à
in<O u e lq u e ch o s e , d o n t je n e s a u r a is d é fin ir la n a
t u r e q u e lq u e ch o s e q u i vie n t , q u e je s e n s ve n ir ,
m ’o p p r e s s e , m ’é p o u va n t e — e t q u a n d je vo is m a
p a u vr e b o n n e -m a m a n — q u i e s t p r è s d e n o u s d e
p u is q u e m a m a n e s t si m a la d e — son r e ga r d
a n x ie u x m e p r o u v e , q u ’e lle a u s s i, s ’é p o u va n t e ,
q u 'e lle a u s s i e s t a n go is s é e .
E t n ou s s o m m e s d 'a u t a n t p lu s à p la in d r e q u e
n o u s n e p o u vo n s p a s n o u s co m m u n iq u e r n os in
q u ié t u d e s .
'
Co m m e le fon d d e t o u t e s ch o s e s ici-b a s e s t l'is o
le m e n t !
O n e st s e u le d e va n t les r é s o lu t io n s à p r e n d r e ,
s eu t v d e va n t le u r s co n s é q u e n ce s , s e u le à s o u t ïr ir
— si p e u co m p r e n n e n t I — s e u le à p a r le r — s i
p e u vo u s e n t e n d e n t I — s e u le à v iv r e — s i p e u
p r e n n e n t s o u ci d e ce q u i p e u t vo u s a r r iv e r ! O u
e s t ve ille d e va n t la m o r t ...
Vo ilà ee q u e j ’a r r ive à é cr ir e a p r è s t a n t d ’h e u r e s
ïo lle s .. Q u i d o n c a d it : « L e p la is ir n e la is s e
q u ’u n go fit d e ce n d r e ...
** *
C h è u g r a n d e a m ie , p a p a e s t e n t r é ce m a t in
d a n s m a ch a m b r e , le jo u r à p e in e le v é . 11 é t a it
p â le co m m e la m o r t :
..................
' l ’in s t a n t . J e le co n lie t a
P u is m e p r e n a n t d a n s s cs b r a s , il a a jo u t e :
— O u i, je p a r s ... L e s é vé n e m e n t s le s p lu s
g r a v e s n ie r a p p e lle n t là - b a s ... D e s ce n d s à l ’é g lis e ,
va p r ie r p o u r t o u p a u vr e p a p a , a fin q u e le b o n
D ie u , q u 'il a si lo n g t e m p s o u b lié , le p r e n n e e u
p it ié .
— Q u ’a r r ive - t - il V
— Le t e r r a in e s t m in é ... J e n ’o s e r ie n p r é vo ir .
T u le s a u r a s t o u jo u r s a ss e z t ô t , e e u u i a r r iv e r a .
Nful n e t ’é p a r g n e r a la v é r it é ... A u ciiê n e t o m b é ,
o u s vie n n e n t fa ir e d u b o is ... Q u o i q u e t u en e n d e s , q u o i q u 'il a r r iv e , n ’o u b lie ja m a is q u e ton
p èr e e s t u n h o n n ê t e h o m m e !
�UN E H E U RE S ON N ERA
J e m e c r a m p o n n a is à lu i , é p o u v a n t é e ; j e
la is s a v o ir , s a v o ir e n co r e .
117
vo u
I l s ’a r r a ch a à m on ét r ein t e.
—
L a is s e - m o i... 11 fa u t q u e je s o is là -b a s , il
fa u t q u e l ’on m e t r o u v e s u r la b r è ch e , q u e l ’on
n e n ie t r a it e p a s co m m e les d é s e r t e u r s .
P a p a m ’e in b r a s'sa u n e d e r n iè r e fo is e t d is
p aru t.
J ’e n t e n d is le r o n fle m e n t d e l ’a u t o e t , g la c é e ,
a n é a n t ie , je r e s t a i im m o b ile , les y e u x fixe s . M a is
b ie n t ô t , je m e s o u vin s d e la r e co m m a n d a t io n d e
p a p a et m e r e n d is à l ’é g lis e . L a m e sse s o n n a it . 11
n 'y a v a it d a n s la n e f q u e d e u x r e lig ie u s e s ga r d e s m a la d e s e t q u e lq u e s fe m m e s vê t u e s d e n oir p r o s
t e r n é e s , co m m e t e r r a s s é e s s o u s le p o id s d ’im t n e u se s p e in e s . J a m a is les e x - v o t o 11e m ’é t a ie n t
a p p a r u s ce q u ’ils s o n t : n on s e u le m e n t u n a ct e
d e r e co n n a is s a n ce , m a is la p r e u ve q u e t o u jo u r s ,
s u r l ’h u m a n it é , p èse la m is è r e e t g r o n d e la t o u r
m en te.
M oi a u s s i, je m e p r o s t e r n a i.
Ah ! ce t t e fo is , a u cu n e d e m e s p e n s é e s 11e s ’en
a lla it p a r là - b a s , d a n s la r u e , ve r s le m o n d e ...
E lle s s e co n ce n t r a ie n t t o u t e s a u p ie d d e c e t a u t e l
p o u r s ’é le ve r , m o n t e r en cr i d ’a p p e l, en cr i d e
d é s e s p o ir ve r s C e lu i q u i p e u t t o u jo u r s co n s o le r ...
e t a b s o u d r e . M a is il fa u t b i e n p r ie r p o u r q u e la
p r iè r e s o it fé co n d e .
L e p r ê t r e c o n t in u a it s a m e ss e a ve c o n c t io n ,
a ve c s é r é n it é ... J e m ’e flo r ça is d e m ’u n ir à lu i. Il
y a v a it s i lo n g t e m p s q u e je m ’é t a is la is s é e g a g n e r
p a r l ’in d iffé r e n ce I Ce r e t o u r ve r s D ie u m e c a u s a it
p lu t ô t u u e s o r t e d ’e ffr o i q u ’il n e m ’é t a it 1111 îé co n fo r t . J ’a va is l ’im p r e s s io n q u e la p r iè r e dt. l ’o f
ficia n t p a s s a it p r è s d e m oi s a n s m ’a t t e in d r e , e t
q u e , lo r s q u ’il d is a it : « La p a ix s o it a ve c vo u s ! »
je r e s t a is à l ’é c a r t , d a n s ce s r é gio n s q u e j ’a va is
îu o i-t n ê m e c h o is ie s p a r m a t ié d e u r , m on o r g u e il,
U1011 é go ïs m e .
J e m e m is à p le u r e r s u r 111011 p a u vr e p è r e q u i
r o u la it ve r s on 11e s a v a it q u e lle d e s t in é e , s u r
d a m a n si a t t e in t e , s u r m a b o n n e - m a m a n , s u r
in o i, s u r M . lle r c h e b e r t d o n t la vie e s t si lo in d e '
la m ie n n e .
L t je d e m e u r a i là , é cr a s é e , 11e v o y a n t r ie n d a n s
le p a s s é , r ien d a n s le p r é s e n t , r ie n d a n s l ’a ve n ir ,
s u r q u o i fo u d e r u n e p e n s é e d ’e s p é r a n ce o u d e
c o n s o la t io n ...
�U N E H E U R IÏ S O N N E R A
*» *
A u s o r t ir d e la m e s s e , j ’a p p r is , p a r u n c r ie u r d e
jo u r n a u x , l'e ffo n d r e m e n t q u i m e n a ce la C h e U
s e s c a l . . . T o u t n 'e s t p a s e n co r e p e r d u , e t c e p e n d a n t
le s p é c ia lis t e d e m a m a n , le p r o fe s s e u r W h it e s t o n e ,
e s t a r r iv é ce m a t in d e P a r is p o r t e u r d ’u n e fa c t u r e
c o n s id é r a b le , d o n t il a e x i g é le r è g le m e n t im
m é d ia t .
C ’e s t p a r lu i q u e m a m a n a e u la r é vé la t io n d e t e
q u i se p a s s e , e t vo u s n e p o u ve z vo u s im a g in e r
a ve c q u e l c yn is m e il e x p o s a le s fa it s !
P a p a n o u s a la is s é e s s a n s a r g e n t , e t m a m a n s e
r e fu s a it à ce q u e j ’e n d e m a n d e à g r a n d ’m è r e , q u i
n 'e n a p e u t - ê t r e p a s b e a u co u p n o n p lu s ... C o m
m e n t t a ir e ? P o u r d é b a r r a s s e r m a p a u vr e ch è r e
m a m a n d e ce t in d iv id u , je p r o p o s a i d e lu i d o n n e r
u n b ijo u e u p a ie m e n t . M a m a n y co n s e n t it . I l p r it
ce q u ’i! v o u lu t ...
A h ! co m m e a u x h e u r e s d o u lo u r e u s e s t o u t p r e n d
la c ile m e n t d e s a p p a r e n ce s d e d r a m e . Læ vo ye zvo u s , ce p r o fe s s e u r d e b e a u t é , r é cla m a n t s o n d û
à u n e p a u vr e fe m m e , s a vic t im e , q u i, co n fia n t e ,
s ’e s t p r ê t é e à s e s d a n g e r e u s e s e x p é r ie n c e s et le u r
a t o u t s a c r ifié ?
** *
T o u t n o u s a c c a b le ...
]_ a C h e l s t s e a a d is p a r u . M on p èr e e s t a r r ê t é ...
J e n ’a i p a s le c o u r a g e d e vo u s e n é cr ir e d a v a n
t a g e . P r ie z, p r ie z p o u r n o u s !
IX
L a cr is e fin a n ciè r e q u i e n t r a în a ^ é c r o u le
m e n t d e la C h e l s e s e a fu t c o u r t e et r a p id e . E lle
a a c it a u n e lo r t e c u r io s it é e t u u e in d ig n a t io n
�UNE H E U RE SON N ERA
n o n m o in s fo r t e . D a n s les a n n é e s q u i a va ie n t
s u ivi la g u e r r e , t r o p d e fo r t u n e s s ca n d a le u s e s ,
o p p o s é e s à t r o p d e r u in e s , à t r o p d e g ê n e s ,
a va ie n t u s é la lo n g a n im it é d e la n a t io n . O u
é t a it à b o u t d e p a t ie n ce , on n e v o u la it p lu s
s o u ffr ir , on n e vo u la it p lu s m e n e r u n e e x is t e n c e
m é d io cr e , n i s ’im p o s e r d e s p r iv a t io n s p é n ib le s ,
t a n d is q u ’« a ig r e fin s e t in e r e a n t is » é d ifia ie n t
s u r le s r u in e s , d e s fo r t u n e s p r in ciè r e s . U t , d e
t o u t e s p a r t s , u n co n ce r t d ’im p r é ca t io n s s ’é le
v a it co n t r e c e u x q u i n ’h é s it a ie n t p a s , p o u r le u r
s a t is fa ct io n p e r s o n n e lle , à c o m p lé t e r l ’œ u vr e
d é v a s t a t r ic e d e s B o ch e s . L e s r é cr im in a t io n s , les
o b ju r g a t io n s a u x p o u vo ir s p u b lics a fin d 'o b t e
n ir q u e la r é p r e s s io n ffit p lu s s é vè r e , le c h â t i
m e n t p lu s r u d e , p r e n a ie n t l ’a llu r e d ’u n e r é vo lt e
d e co n s cie n ce . L e s ca m p a g n e s d e p r e s s e , d e
s a lo n s , d ’a t e lie r s , m e n é e s co n t r e les p r o fi
t e u r s et le s s p é c u la t e u r s p r e n a ie n t a llu r e s d e
c r o is a d e . L e s jo u r n a u x n ’é t a ie n t p o in t le s p lu s
m o d é r é s ... L ’a ffa ir e d e la C l i e l s e s e a , p e n d a n t
p r è s d ’u n e s e m a in e , o ccu p a a u m o in s t r o is c o
lo n n e s d e s jo u r n a u x . C h a c u n l ’e x p o s a it , d a n s
la fo r m e fa it e p o u r p la ir e , à s o n p u b lic. Vo ic i
co m m e n t u n jo u r n a l m o n d a in , co n n u p o u r le
t on lé g e r e t b a d in q u ’il e m p lo ie , m ê m e d a n s
le s p lu s s é r ie u s e s c ir c o n s t a n c e s , a fin d e n e p a s
e n n u y e r s e s le ct e u r s , e n r é s u m e le s p r e m ie r s
in c id e n t s :
« Il é t a it u n e fo is u n e p e t it e s o cié t é t r è s
m o d e r n e e t , co m m e t e lle , b lu iïa r d e , im p e r t i
n e n t e e t n e d o u t a n t d e r ie n . E lle se nom » .a it la
C lie ls e s e a .
a E lle a va it eu , d it - o n , d e s co m m e n ce m e n t s
d iffic ile s ... M a is la F o r t u n e e s t c a p r ic ie u s e e t ,
a p r è s a vô ir d é d a ig n é tin t e m p s la s o c ié t é , e lle
se m it A lu i p r o d ig u e r se s p lu s r a d ie u x s o u
r ir e s ... C ’est u n m a u va is ve n t q u e ce lu i q u i n e
s o u ffle p o u r p e r s o n n e ... L ’o u r a g a n d e la g u e r r e
s o u ffla , fo u r la C l i e l s e s e a , en b r is e b ie n fa i
sa n te.
« U n m a t in , e lle e m m é n a ge a a u x e n vir o n s
d e l ’O p é r a , d a n s u n im m e u b le q u e b ie n t ô t , d u
�120
U N E H E U RE S ON N ERA
h a u t e n b a s . e lle r e m p lit d e s o n im p o r t a n c e e t
d ’r n t r è s n o m b r e u x p e r s o n n e l : la r b in s à b o u
t o n s <1’o r , s u is s e c h a m a r r é , h u is s ie r s à c h a î n e .
E t b ie n q u e c e t t e t r a n s fo r m a t io n h e u r e u s e
fû t d u e , p o u r la g r a n d e p a r t , a u x id é e s fé
c o n d e s e t v r a im e n t o r ig in a le s d u s o u s - d ir e c t e u r
_ q U)i p a r u n e x t r a o r d i n a i r e h a s a r d , n ’e s t p a s
fr a n ça is _
n u l n e s ’en m o n t r a
p lu s s a t is fa it
q u e le d é c o r a t if e t t r è s a im a b le d i r e c t e u r ,
h o m m e c h a r m a n t , fa c ile à m a n ie r , ca r r a g é
n e lu i a a p p o r t é n i s a g e s s e n i e x p é r i e n c e ;
h o m m e r a p p e la n t , à s ’y m é p r e n d r e , le « v i e u x
m a r ch eu r » d e n otr e am i La ve d a n . »
S u iv a ie n t
q u e lq u e s
p la is a n t e r ie s
t r è s s p i
r i t u e lle s , m a i s q u i a t t e ig n ir e n t l e o m t e d e L a
M o t lie d e S a i n t - H é r a y e a u p l u s v if d e s o n
a m o u r -p r o p r e ,
s u r le s t r a n s fo r m a t io n s s u c c e s
s iv e s d e s o n n o m , l ’a p p a r it io n s u b it e d e s o n
t i t r e , d e s c s a r m e s , le « c h a m p d ’a zu r » , le s
« c o t ic e s d ’o r » ... u n r a p p e l d e s s u c c è s m o n
d a in s d u « b e a u G e o ffr o y » e t d e s a « d é lic ie u s e
fe m m e » , u n e a llu s io n — c o m b ie n d i s c r è t e ! —
a u x fa s t e s d e le u r s r é c e p t io n s ... p u is l ’a r t ic lé
c o n t in u a it :
« L a p e t it e s o c ié t é a v a it d o n c p ig n o n s u r
r u e s u p e r b e a p p a r e n c e , m a is o n m o n t é e , d i r e c
t e u r in c o m p a r a b le , s o u s - d ir e c t e u r s u b t il e t , t o u t
le jo u r , le s a u t o s d e s p u is s a n t s d u m o m e n t
r o n fla ie n t à s a p o r t e . E lle a u r a it p u v i v r e h e u
r e u s e s i, h é la s I — q u i p lu s a , ve u t e n c o r e , —
e lle n ’a v a it s o u h a it é l ’im p o s s ib le , l ’in a c c e s s ib le ,
la
lu n e 1
a iv r e d e je u n e s s e , p o u r m esu r er sa fo r ce
_ | )ou r d ’a u t r e s ca u s e s , p e u t -i!t r e , d o n t on co m m o r .t e à p a r le r à m o t s co u ve r t s — e lle s ’a vis a ,
un
ea u m a t in , d e je t e r le ga n t à ce r t a in s
r , ,;'•!* in d u s t r ie ls d e l ’E s t d on t
p o s it io n s
«,.• • in e x p u g n a b le s .
u I ou t d ’a b o r d , e n s o m m e illé s et ca lm e s , le s
t ou t p u is s a n t s m a n u fa ct u r ie r s d a ig n è r e n t S
j . <•,( s ’a p e r ce vo ir d e ce s p r o vo ca t io n s , et P a u u n ' < h e l s e s c a en eû t ét é p o u r s cs t e n t a
t iv e 1 t i , t o u t à c o u p — p iq u é p a r q u e lle
�UNE HEURE SONNERA
(21
m o u ch e ? — l’u n d 'e u s n e fû t so r t i d e sa m é
p r is a n t e in d iffé r e n ce .
Cet a n im a i est t o r t m é ch a n t .
Q u a n d on ''a t t a q u e ,
s c d é fe n o
s e m b la - t -il d ir e . U n e r ip o s t e fo u d r o ya n t e fu t
o p p o s é e p ar lu i à l ’a t t a q u e b r u s q u é e . Ce fu t
la lu t t e d u p ot de t e r r e co n t r e le p o t d e fe r .
A p r è s q u e lq u e s co u p s d e b o u r s e , la C h e l s e s e a
fu t b r is é e ...
« M a is co m m e , ce p e n d a n t , l'a r g e n t a va it
a fliu é ver s e lle et q u ’à l ’h e u r e d e la liq u id a t io n
on n ’en r e t r o u va it p lu s t r a ce d a n s les ca is s e s
e t co ffr e s - fo r t s d e la s o cié t é , on d e m a n d e le s
c o m p t e s au d ir e ct e u r . Ce lu i- ci n e p a r a is s a n t
p o ii;t co m p r e n d r e d e q u o i il s ’a g is s a it , d u t en
p r is o n m éd it e r su r le d a n ge r d e lo u er d es v illa s
s p le n d id e s , d ’y d o n n er d es fê t e s p r in ciè r e s ,
d 'a v o ir h ô t el à P a r is e t a u t o s p a r t o u t ... a ve c
l ’a r g e n t d e s a u t r e s ...
« La leço n e s t r u d e . P e u t - ê t r e e û t e lle é t é
ju g é e s u ffis a n t e ... O n c h u ch o t e p o u r t a n t , d a n s
c e r t a in s m ilie u x b ie n in fo r m é s , q u e la ve n
g e a n c e d u gr a n d u s in ie r d o n t on o sa t r o u b le r
la q u ié t u d e n e s ’est p a s a r r ê t é e là , et q u e
l'a t t e n t io n d u P a r q u e t a é t é a t t ir é e , ar lu i, s u r
ce r t a in s u à cô t é » d e la C h e l s e s e a d o n t le s
s u it e s ^ p ou r r a ien t ê t r e p lu s g r a ve s e n co r e p o u r
l ’im p r u d e n t d ir e ct e u r , q u i a co u ve r t d e son p a
v illo n ... a r m o r ié ... d e s • 'a r ch a n d is e s e x t r ê m e
m e n t fr e la t é e s . »
U n jo u r n a l d u s o ir , t r è s lu d a n s les m ilie u x
g r a ve s , p r é cis a it les fa it s en t e r m es p lu s s é
vè r e s :
« L a C h e l s e s e a est u n e d e ce s a ffa ir e s d o n t
o n d ir a , co m m e d e b ien d ’a u t r e s , q u ’e lle fu t
la p lu s gr a n d e e s co b a r d e r ie d u s iè cle . E lle n ’e s t
p a s q u e c e la . G r â c e a u x r e n s e ign e m e n t s r lh m is
p a i M . I L , u n d e ce s m a n u fa ct u r ie r s la b o r ie u x
e t p r o b e s , d o n t l ’é n e r g ie a su p r é s e r ve r a u x
h e u r e s t r a g iq u e s le p a t r im o in e d e la F r a n c e . 1«
C h e l s e s e a jo ig n a it A d e fr u ct u e u s e s a ffa ir e s d e
b a n q u e — fr u ct u e u s e s p o u i e lle — u u <ou»«
�U N E H E U RE S ON N ERA
n ie r ce cla n d e s t in d e d e n r é e s a lim e n t a ir e s q u i
p o u r r a it la fa ir e im p liq u e r a u jo u r d ’h u i d ’a cc a
p a r e m e n t e t d e h a u s s e illic it e — s a n s p a r le r
d ’u n p a ssé t r è s p r o ch e o ù sa c u lp a b ilit é s e r a it
p lu s g r a v e e n c o r e ...
« L e so i-d is a n t co m t e d e L a M o t h e d e S a in t H é r a y e a é t é a r r ê t é a u m o m e n t o ù , ve n a n t
d e S a in t - P ie r r e - e n - M e r , il d e s ce n d a it d e sa
50 H . P .
« Il n e fit , d u r e s t e , a u cu n e r é s is t a n ce e t
n ’o p p o s a q u e d e va g u e s p r o t e s t a t io n s d ’in n o
ce n ce à c e q u ’on lu i r e p r o ch a it . I l p r é t e n d
n ’a vo ir é t é t e n u a u co u r a n t d e r ie n p e n d a n t
q u ’il é t a it a u fr o n t , où sa co n d u it e — il e s t
ju s t e d e le r e co n n a ît r e , — s ’e s t m o n t r é e d ig n e
d e t o u t é lo g e . G u id é e p a r son s o u s -d ir a e t e u r ,
la b a n q u e s ’é t a it in t é r e s s é e en s o u s -m a in à u n e
e n t r e p r is e d ’a lim e n t a t io n d e s p lu s p r o s p è r e s .
I l s ’a g is s a it , a lo r s , d u r a v it a ille m e n t d e la
S u is s e . Ac t u e lle m e n t , c ’e s t la F r a n ce q u ’o n r a
v it a ille — o u , p lu t ô t , q u ’o n n e r a v it a ille p a s ; _
o n a d é co u ve r t d a n s le s d é p ô t s , d e s s t o ck s d e
s u c r e e t d e p é t r o le d o n t la n o n - p r é s e n ce s u r le
m a r ch é n ’a p a s p eu c o n t r ib u é à fa ir e m o n t e r
le s p r i x . . . E s t - ce t o u t ce q u e l ’e n q u ê t e a r é
v é lé a u m a g is t r a t in s t r u c t e u r ? E lle lu i a p e r
m is , e n t o u t c a s , d ’é t a b lir q u e , d e p u is d e s
a n n é e s , le s o i- d is a n t co m t e d e L a M o t h e d e
S a in t - H é r a y e 'a m a n g é d e u x fo r t u n e s : la s ie n n e
d ’a b o r d , q u i é t a it im p o r t a n t e , — e t c e lle d e sa
fe m m e , la co m t e s s e O in è v r a - V iv a , p lu s c o n
s id é r a b le e n co r e . C ’est a u m o m e n t o ù il s e n
t a it d e n o u ve a u ve n ir la r u in e q u ’il a v a it
a cce p t é d e d ir ig e r la C h e l s e s e a . L a s o cié t é n e
lu i m a r ch a n d a rii le s b e a u x a p p o in t e m e n t s , n i
le s gr o s s e s a va n ce s . P a r sa s it u a t io n m o n d a in e
e t se s r e la t io n s , M . d e L a M o t h e d e S a in t - H é r a y e in s p ir a it co n fia n ce a u x n a ïfs c lie n t s d e la
C h e ls e s e a .
« So n p a s s if s e r a it c o n s id é r a b le ...
« U est n é ce s s a ir e q u e la J u s t ice s e m o n t r e
s é v è r e p o u r ce s a ve n t u r ie r s d e h a u t vo l — a u
« eu s p r o p r e co m m e a u s e n s fig u r é . — I l fa u t
�UNE H E U RE SON N ERA
12 .Î
m e t t r e u n t e r m e à le u r s a u d a c ie u x a g is s e m e n t s ,
q u i n e fu r e n t ja m a is p lu s fr é q u e n t s q u e d e n o s
jo u r s , o ù t o u s ve u le n t la vie fa cile , la r ich e s s e ;
o ù le fa m e u x d r o i t a u b o n h e u r t o u r n e le s t ê t e s
et a n n ih ile le s co n s cie n ce s .
u — J e s u is u n h o n n ê t e h o m m e » , n e ce s s e
d e r é p é t e r l ’a n cie n d ir e ct e u r d e la C h e l s e s e a .
« I ls d is e n t t o u s ce la .
u La ju s t ic e a p p r é cie r a le s fa it s q u e n o u s
c o n n a is s o n s ... et c e u x q u e n o u s s o u p ç o n n o n s ...
I n u t ile d e d ir e q u e le s o u s - d ir e ct e u r , M . Ber c h o u x , est en fu it e . »
L a le c t u r e d e s jo u r n a u x , q u e M a r ie - R o s e d é
vo r a it ch a q u e jo u r a v e c u n e a v id it é , u n e h â t e
fé b r ile , lu i d é c h ir a it le c œ u r . T o u s le s s o ir s ,
e lle s e ju r a it d e n e p lu s en o u v r ir u n s e u l, d e
r e p o u s s e r le u r s r e n s e ig n e m e n t s t e n d a n c ie u x ,
le u r s a llu s io n s , le u r s in s in u a t io n s e m p o is o n
n é e s . T o u s le s m a t in s , e lle s e h â t a it d e le s o u
vr ir , d e ch e r ch e r , a u lo n g d e s co lo n n e s , les
m a n c h e t t e s o d ie u s e s , q u i lu i b r û la ie n t les
y e u x : L e s c a n d a l e d e la C h e l s e s e a , — A i g r e
f i n s e t a c c a p a r e u r s , — F.n m a r g e d e la t r a h i
s o n ...
H é la s ! I l n e lu i fa lla it p a s b e a u co u p
ch e r ch e r p o u r t r o u v e r le s in ju r e s , le s in s u lt e s
je t é e s s u r le n om d e so n p è r e , co m m e si o u lu i
e û t la n cé d e la b o u e a u v is a g e ! C e t t e a ffa ir e
« co lo s s a le » p a s s io n n a it l ’o p in io n . O n lu i d é
c o u v r a it s a n s ce s s e — o u o n c r o y a it lu i d é c o u
vr ir — d e s r a m ifica t io n s n o u ve lle s . O n p r o n o n
ç a it t o u s le s jo u r s , à s o n p r o p o s , d e s n o m s n o u
v e a u x . C h a q u e m ilie u , c îia q u e p a r t i, c r o y a it y
t r o u v e r l ’o cca s io n d e s a lir u n p e u le s p a r t is a d
v e r s e s ... e t c ’é t a it , p o u r la p r e s s e , l ’o cca s io n d e
b â t ir d e s e n s a t io n n e ls r é c it s , q u e le p u b lic s u i
v a it , a ve c a u t a n t d ’in t é r ê t p a s s io n n é , q u ’u n r o
m a n - c in é m a ...
« Ah ! si c e u x q u i, p o u r a s s u r e r le t ir a g e
d e le u r s jo u r n a u x , n e r e c u le n t p a s d e v a n t l ’a m
p lific a t io n d e s fa it s , la m is e a u jo u r d e s d é t a ils
le s p lu s s e cr e t s , s a va ie n t co m b ie n ils s o n t
c r u e ls ! » s e d is a it la p a u v r e M ™ L a m o t h e
S a in t - I lé r a y e , la g r a n d ’m è r e , a p r è s le s le c t u r e s ,
�124
UNE H E U RE S ON N ERA
q u ’e lle a u s s i, vo u la it fa ir e . O n o u b lie q u e ce s
ca t a s t r o p h e s a t t e ig n e n t , n o n s e u le m e n t , ce lu i
q u i le s a d é ch a în é e s , n ia is les a u t r e s , t o u s le s
a u t r e s , u n e fe m m e , d e s e n fa n t s , u n e fa m ille ,
q u ’a cca b le la r é p r o b a t io n p u b liq u e . I n n o ce n t s
q u i p le u r e n t , s o u ffr e n t , a g o n is e n t d e la s o u
d a in e flé t r is s u r e ... n e p e u t -o n la is s e r la J u s
t ic e p o u r s u ivr e so n o eu vr e en s ile n ce ? N e d o it o n p a s, d e va n t d e p a r e ils d é s a s t r e s , se d é co u
v r ir , a in s i q u ’on le fe r a it a u p a s s a ge d ’u u
m ort?
X
P e u à p e u , d e t o u t e s les e x a g é r a t io n s , d e
t o u t e s les r é t ic e n ce s ... s u g g e s t iv e s d es jo u r
n a u x , d e t o u s le s « o u d it », les r a g o t s , le s
co n t e s d es « p e r s o n n e s b ien in fo r m é e s » l ’h is
t o ir e d e la C h e l s e s e a se d é g a g e a . U n b ea u jo u r ,
u n o r g a n e « o fficie u x » en p u b lia u n r é s u m é
u n p eu b r u t a l, m a is à p e u p r è s e x a c t oit n ’a p p a
r a is s a ie n t p a s , ce p e n d a n t , le n o m n i m êm e la
p e r s o n n e d e q u e lq u e « p u is s a n t d u jo u r »,
d o n t la t o lé r a n ce — d ’a u cu n s d ir a ie n t la co m
p lic it é — a va it ce p e n d a n t é t é in d is p e n s a b le à la
r é u s s it e d e s a ffa ir e s ... à c ô t é ... e n t r e p r is e s p a r
la b a n q u e ,
G e o ffr o y a va it co m m is u n e g r a n d e fo lie et i
s ’a t t a q u a n t , fin a n ciè r e m e n t p a r la n t , à M . H e r ch e b e r t e t à se s a m is . I l fa lla it u n e p r o d ig ie u s e
n a ïve t é , e t u n e p r o d ig ie u s e ig n o r a n ce d e la
p u is s a n ce é co n o m iq u e d é t e n u e p a r le g r o u p e
p o u r a vo ir s u p p o s é u n in s t a n t q u e ce t t e p u is
s a n ce p o u va it ê t r e é b r a n lé e .
G e o ffr o y s ’é t a it im a g in é , a ve c la lé g è r e t é
q u il m e t t a it en t o u t e s ch o s e s e t s a t e n d a n ce
�U N E H E U RE SON N ERA
125
r o m a n e s q u e à p r en d r e ses d é s ir s p o u r la r é a
lit é , q u e « la s t a t u e a va it d es p ie d s d ’a r g ile ».
I l a im a it fo r t ce t t e co m p a r a is o n , à la q u e lle il
t r o u va it u n e a llu r e p h ilo s o p h iq u e « d ign e d u
x v m e s iè cle ». L a s t a t u e a v a it d es p ied s d ’a i
r a in , et a u cu n co u p d e b o u r s e n ’a va it pu
l ’é b r a n le r .
T o u t se fû t b o r n é à u n essa i m a lh e u r e u x —e t p e u t - ê t r e u n p eu r id icu le — si M . H e r ch e b e r t n ’a va it é t é r e n s e ign é p a r u n e in d is cr é t io n
m o n d a in e , s u r les r a iso n s q u i a va ie n t e n ga gé
le co m t e d e L a M o t h e d e S a in t - H é r a ye à [tou s
s e r co n t r e lu i son o ffe n s ive p u é r ile e t in t e m
p e s t ive . E n l ’a t t a q u a n t , lu i et s e s p a r t e n a ir e s ,
c ’é t a it le b o n h e u r d e N in a q u 'o n vis a it . On
v o u la it la r u in e r , fa ir e r o m p r e son m a r ia g e ...
M . H e r ch e b e r t se r ia it d e t o u t es le s a t t a q u e s :
il n ’a d m e t t a it p a s q u ’on t e n t â t d e t o u ch e r à
« sa p e t it e fille ». A u lieu d e h a u s s e r d é d a i
g n e u s e m e n t les ép a u le« , il r é s o lu t d e r en d r e
b le s s u r e p o u r b le s s u r e et d e fa ir e à la C h e l s e s e a
t o u t le m a l q u e le d ir e ct e u r d e la b a n q u e a va iï
t e n t é d e fa ir e à ses p r o p r e s e n t r e p r is e s . Il
n ’é t a it p o in t d ifficile d e t r o u ve r les p o in t s v u l
n é r a b le s d e l ’a ffa ir e q u i, t o u t e en fa ça d e et en
b lu ff, en a va it b e a u co u p ! P lu s e n co r e q u ’on
n e le p e n s a it . C e u x q u e le p u is s a n t H e r ch e b e r t
a v a it ch a r g é s d ’e n q u ê t e r d is cr è t e m e n t s u r les
a g is s e m e n t s d e la C h e l s e s e a n e t a r d è r e n t p a s ;Ü
d é co u vr ir q u ’u n e gr a n d e « s o cié t é a lim e n
t a ir e », co m m a n d it é e e t d ir ig é e en so u s-m a in
p a r la b a n q u e , é t a it p lu s q u e s u s p e ct e d ’a cc a
p a r e m e n t , d e s t o ck a g e et d e h a u sse illicit e su r
d e s p r o d u it s d e p r e m iè r e n é ce s s it é . L a ju s t ico
fu t a ve r t ie , e t - H e r c h e b e r t n ’e u t d e ce s s e ju s
q u ’à ce q u e p e r q u is it io n s e t p o u r s u it e s cu s s e n ï
é t é o r d o n n é e s . S a n s le s a t t e n d r e , M . Be r ch o u «
a va it p a s s é la fr o n t iè r e . G e o ffr o y , a u co n t r a ir e ,
é t a it p a r t i p o u r P a r is , s ’é t a it p r é s e n t é lu i*
m êm e a u ca b in e t d u ju g e d ’in s t r u c t io n ... Il s ’y
p r é s e n t a p lu s ie u r s fo is co m m e p r é ve n u lib r e j
U11 jo u r vin t o ù il d u t le q u it t e r so u s b o n n e
e s co r t e , e t à d e s t in a t io n d e la S a n t é . L ’e x a m e n
�b .\ r . H ¡>.i; Uil S O N N KR A
d e s p a p ie r s s a is it -ni s iè ge d e la C l i e l s e s e a e t .
c h e z so u s o u s -d ir e ct e u r a va it r é v é lé ce ci : p e n
d a n t la g u e r r e , sa « filia le co m m e r cia le » , a in s i
- i u ' o n la n o m m a it , a v a it o u ve r t e m e n t t r a v a illé
t a v it a ille r la S u is s e . O u v e r t e m e n t ... il n ’y,
a v a it r ien à d i i e . . . M a is , en p r e n a n t m ille p r é < a u t io n s afin d e n ’ê t r e p o in t d é co u v e r t e il s e m
b la it à p e u p r è s cei-'a in q u e le « r a v it a ille
m en t » s ’é t e n d a it p is q u ’à ¡’A lle m a g n e ... C o m
m e r ce a ve c l ’e n n e m i. C ’é t a it d é jà b ie n g r a v e . . .
L e s a m is d e M- H e r ch e b e r t a ffir m a ie n t q u ’il
y iv a it p lu s e n co r e et q u e d e s é m is s a ir e s d e la
C h d s e s e a a va ie n t p r o fit é d e vo ya g e s e n S u is s e ,
n é ce s s it é s par le u i t r a fic a vo u é , p o u r fa ir e t e
n u à ¡’Alle m a g n e ce r t a in s r e n s e ign e m e n t s fo r t
u t ile s ... p ou r e lle . L e « c o m m e r ce in t e r d it » s e
t r a n s fo r m a it en « in t e llig e n ce s » , C e la d e v e n a it
t o u t à fa it vila in .
Q u a n d '".co t iio y a p p r it q u e lle s a cc u s a t io n s
p e s a ie n t -ui iu i, il e u t u n s u r s a u t d ’in d ig n a
t io n e t d e d o u le u r A v e c la m a la d r e s s e , la g a u
c h e r ie d ’u n a ve u g le a u q u e l on r e n d b r u s q u e
m en t la vu e , il p r o t e s t a d e s o n in n o ce n ce , s a n s
s a vo ir co m m e n t la p r o u v e i. [1 se r e t r a n ch a u n i
q u e m e n t d e r r iè r e d e s d é n é g a t io n s , d e s a ffir m a
t io n s « q u ’il n ’a va it ric-ti su », q u e « t o u t s ’é t a it
fa it en d e h o r s d e lu i », e t , p e n d a n t q u ’il é t a it
a u fr o n t , q u ’il a va it eu co n fia n ce en so n s o u s ciir e ct e u r et lu i a v a it la is s é c a r t e b la n c h e ... E n
va in lu i cr ia it - o n q u e c ’é t a it im p o s s ib le q u ’u n
d ir e ct e u r r e s p o n s a b l e n ’a cce p t e p a s d ’ê t r e a in s i
t e n u à l ’é ca r t d e r é s o lu t io n s a u ssi im p o r t â m e s
p o u r l'a ffa ir e q u ’il s ’e s t e n g a g é à c o n d u ir e ,
q u ’a u s u r p lu s , sa s ig n a t u r e fig u r a it a u b a s d e s
c o n t r a t s , d e s o r d r e s le s p lu s c o m p r o m e t t a n t s .
E t il n e t r o u v a it à r é p o n d r e q u e c e t t e p h r a s e
é t o n n a n t e : « J e fa is a is co m m e t o u t le m o n d e ..«
je s ig n a is s a n s lir e ce q u ’o n m e d o n n a it à s i
g n e r ... i ’a va is c o n fia n c e » . A lo r s , p o u r q u o i
n ’a ve z- v o u s p a s r e m is u n e p r o cu r a t io n à vo t r e
so u s -d ir e ct e u r q u a n d vo u s ê t e s p a r t i a u x a r
m é e s ? P o u r q u o i n e lu i a ve z- v o u s p a s d é lé g u é
vo s p o u vo ir s — P a r ce q u ’il n e m e l ’a v a it p a s
�UN E H E U R E SO N N E R A
127
d e m a n d é ! » C ’é t a it vr a i. B e r ch o u x a va it p r é
fé r é la is s e r r e p o s e r s u r la t ê t e d u « p a t r o n » la
p lu s g r a n d e p a r t d e r e s p o n s a b ilit é p o s s ib le ...
M a is il é t a it s t u p é fia n t q u e le co m t e d e
S a in t - H é r a y e s e fû t la is s é fa ir e si b é n é vo
le m e n t ! Vr a im e n t , M o n s ie u r , lu i d it u n jo u r
le ju g e d ’in s t r u c t io n , j ’a i p e in e à cr o ir e à la
r é a lit é d ’u n e ... in e x p é r ie n ce a u s s i p r o d ig ie u s e !
E t j ’ai p e in e à cr o ir e q u e vo t r e co n s e il d ’a d
m in is t r a t io n a it a cce p t é , s a n s p r o t e s t a t io n , q u e
vo t r e e m p lo i fû t t e n u d e fa ço n si in s u ffis a n t e ,
a u ca s o ù vo u s a u r ie z é t é a u s s i m a l r e n s e ign é
s u r le s a g is s e m e n t s d e vo t r e m a is o n ! » G e o ffr o y
se r e d r e s s a , e t , d ’u n co u p s e c, fit t o m b e r le
m o n o cle q u i l ’e m p ê ch a it d e vo ir en fa ce le
.vis a ge d e son in t e r lo cu t e u r .
« M o n co n s e il d ’a d m in is t r a t io n é t a it co m p o s é
d e g e n s d u m o n d e . Il n ’e s t p o in t d 'u s a g e , p a r m i
n o u s , d e t e n ir en s u s p icio n c e u x q u i a p p a r
t ie n n e n t a u m ê m e m ilie u , q u i o n t la m ê m e é d u
c a t io n , le s m êm e s h a b it u d e s ... » L e m a g is t r a t
n ’a va it p u r e t e n ir 1111 m o u ve m e n t d ’im p a t ie n ce :
« U n e m a is o n d e b a n q u e n ’e s t p a s u n s a lo n ...
u n e é p ice r ie e n g r o s , p a s d a v a n t a g e ... et il
n ’e s t p a s p lu s p e r m is a u x g e n s d u m o n d e
q u ’a u x a u t r e s , d e p a t r o n n e r c e u x q u i a ffa m e n t
la F r a n ce , e t ca u s e n t d e t r o p p r è s a ve c s e s
e n n e m is ». L e co m t e d e L a M o t h e d e S a in t H é r a y e vo u lu t s e r é cr ie r d e n o u ve a u . « C ’en e s t
a s s e z p o u r a u jo u r d ’h u i. N o u s r e p r e n d r o n s ce t
e n t r e t ie n u n a u t r e jo u r », r e p r it s è ch e m e n t son
in t e r r o g a t e u r . E t G e o ffr o y r e p r it t r is t e m e n t le
ch e m in d e la p r is o n .
»
..........................................................
L ’in s t r u c t io n d e l ’a ffa ir e d e la C h e l s e s e a fu t
t r è s lo u g u e . I l é t a it a u s s i d ifficile d e n e p a s
s ’y h e u r t e r à ce r t a in s p e r s o n n a g e s d o n t il é t a it
p r é fé r a b le d e p a s s e r le r ô le s o u s s ile n ce , q u e
d ’y d é c o u v r ir t o u s les co u p a b le s d o n t on p o u
v a it s a n s cr a in t e je t e r 1e n om en p â t u r e a u p u
b lic . T o u s s ’a cco r d a ie n t à fa ir e d e G e o ffr o y
l ’a u t e u r r e s p o n s a b le , le b o u c é m is s a ir e d e c e t t e
�128
UNE H EURE SON N ERA
vila in e a ve n t u r e . E t son in co n s cie n ce in o u ïe
é t a it b ien fa it e p o u r d o n n e r t o u t e lice n ce à ces
a ccu s a t io n s .
'M o n clie n t m e d é se sp è r e , d is a it un jo u r so n
a vo ca t à son co n fr è r e ; il s e m b le p r e n d r e p la i
s ir à p r o u ver sa cu lp a b ilit é , ca r il n ’est p a s
p o s s ib le q u ’il soit a u ssi b êt e q u ’il le p r é t e n d .
J e n ’a r r ive p a s à le co n va in cr e q u ’il a a d o p t é
un s ys t è m e in fin im e n t d a n g e r e u x ! »
U n s ys t è m e ? P a u vr e G e o ffr o y ! Il n ’é t a it p a s
ca p a b le d ’a d o p t e r un s ys t è m e , et il n e l ’a u r a it
p a s vo u lu . « E x c e p t é q u a n d il s ’a g it d e fe m m e ,
a va it - il co u t u m e d e d ir e , u n S a in t - H é r a ye n é
m en t p a s ! » E t , p o u r t a n t , il é t a it loin d ’ê t r e
« a u ssi b ê t e » q u ’il le p a r a is s a it . Il a va it m êm e
un ce r t a in e s p r it n a t u r e l, e t , p a r fo is , u n e
fa ço n a ssez fin e d ’a p p r é cie r les ch o s e s . S e u le
m e n t , il é t a it e n t iè r e m e n t d é p o u r vu d e b o n
s e n s , in ca p a b le d e se fix e r , d e « fa ir e u n e ch o s e
e n n u ye u s e », e t t e lle m e n t h yp n o t is é p a r le d é s ir
d ’ê t r e c h ic, t e lle m e n t a s s u je t t i à t o u s le s e s
c la v a g e s d e la va n it é q u ’il a va it , à p eu p r è s ,
p e r d u la n ot io n d e la vr a ie d r o it u r e et d u vr a i
b ie n . G a g n e r b e a u co u p d ’a r ge n t et s ’a m u s e r ...
fa ir e p la is ir à c e u x q u ’o n a im e ... ê t r e a im a b le
p o u r à p eu p r ès t o u t le m o n d e, son id é a l n e
s ’é le va it p a s a u d e là ..., et ce la l ’é t o n n a it b e a u
co u p <iu’on p û t lu i r e p r o ch e r d e n ’a vo ir p a s
é t é a la h a u t e u r ^ de sa t a c h e ... L,es a u t r e s a cc u
s a t io n s « ça n ’é t a it p a s s é r ie u x e t c ’é t a it
l ’a ffa ir e d e M* X . . . d e d é m o n t r e r le u r in a n it é ».•
P e u à p e u , s o u s le r é gim e d é p r im a n t d e la
p r is o n , d a n s ce t t e s o lit u d e q u ’a u cu n e vis it e
a m ica le n e ve n a it r o m p r e , G e o ffr o y p e r d a it
sa b e lle a s s u r a n ce , sa co n fia n ce en l ’a ve n ir ,
l ’o p t im is m e in d o le n t et b éa t q u i lu i fa is a it
n a gu è r e r ép o n d r e a u x p lu s a n xie u s e s in t e r r o
g a t io n s : « T o u t s ’a r r a n g e ! »
Le s n o u ve lle s q u ’il r e ce va it d e S a in t - H é r a ye
n ’é t a ien t p o in t p o u r le r é co n fo r t e r . Acca b lé e s
p a r l ’in e x o r a b le r a p id it é d es é vé n e m e n t s , G in è vr a et sa fille s ’é t a ie n t r é fu g ié e s so u s le vie u #
t o it fa m ilia l, a u p r è s d e l ’a d m ir a b le fe m m e qui»
�U N E H E U RE SON N ERA
a u c o n t r a ir e , a v a it r e t r o u v é t o u t e son é n e r g ie
d a n s l ’é p r e u ve . D ie u s a it s ’il lu i en fa lla it d é
p lo y e r , e n t r e sa b r u , d e p lu s e n p lu s m a la d e ,
a n é a n t ie p a r la d o u le u r m o r a le e t p lu s e n co r e
p a r la d o u le u r p h ys iq u e , e t sa p e t it e - fille d o n t
t o u t le p o u vo ir d e r é a ct io n é t a it a b s o r b é p a r
le s s o in s m in u t ie u x ^ ¡ue r é c la m a it l ’é t a t s a n s
ce s s e a g g r a v é d e sa m ò r e . D e v a n t e lle , M a r ie R o s e p a r ve n a it à ca ch e r se s a n g o is s e s , e t l ’in
d ig n a t io n q u e lu i ca u s a ie n t le s lâ c h e s a b a n d o n s
d e ce r t a in s p r é t e n d u s a m is ... M a is , lo r s q u ’e lle
n ’é t a it p lu s en p r é s e n ce d e G in è v r a , lo r s q u ’e lle
p o u v a it d é p o s e r so n m a s q u e d e fiè r e a s s u r a n ce ,
d e co n fia n ce d é d a ig n e u s e , e lle n ’é t a it p lu s
q u ’u n e p e t it e ch o s e in e r t e , u n e é p a v e in ca p a b le
d e s o u t e n ir t o u t c e q u i, d a n s u n e cr is e a u s s i
r u d e , r e n d t a n g ib le la d é ch é a n ce e t s o u lig n e
l ’h o r r e u r d ’u n e s it u a t io n : im p u d e n ce s d e s v a
le t s , in ju r e s d e s c r é a n cie r s , s o r t ie d e t e r r e d e
c e s ê t r e s q u i v iv e n t d e d é p o u ille s , s in is t r e
m e u t e q u i d o n n e d e la v o ix e t m è n e la q u ê t e
a u t o u r d e s in fo r t u n é s e t le u r d o n n e l ’im p r e s
s io n d e n e p a s s a vo ir o ù fu ir p o u r é c h a p p e r a u
m a lh e u r .
Co m m e n t M a r ie - R o s e a u r a it - e lle s u p p o r t é d e
p a r e ille s h e u r e s s a n s sa g r a n d ’m è r e ? S o r t ie d e
la s o r t e d e lé t h a r g ie o ù l ’a v a it s i lo n g t e m p s t e
n u e so n d e u il — e t le s m o r t e lle s in q u ié t u d e s
d o n t e lle n e p a r la it p a s — g a lv a n is é e p a r la ce r
t it u d e q u ’e lle p o u v a it e n co r e ê t r e u t ile , la v ie ille
d a m e s e r e t r o u va it fo r t e t v a illa n t e . L e fr o n t
h a u t , u n ca lm e s o u r ir e a u x lè v r e s , e lle t e n a it
t ê t e h l ’o r a ge .
« D ie u n ’a b a n d o n n e p a s sa c r é a t u r e », r é p é
t a it - e lle .
E t e lle b a t a illa it , s a n s r e lâ c h e co m m e s a n s
)eu r . A e lle , t o u jo u r s s u r la b r è ch e , a r r iva ie n t
a m a u va is e n o u ve lle , le s r é cla m a t io n s , le s o u p
ço n q u i s o u ffle t t e , l ’in ju r e ...
E le v a n t so n â m e ve r s D ie u , e lle a cce p t a it
t o u t . R é fu t a n t , s ’il y a v a it lie u , le s a s s e r t io n s
fa u s s e s , e lle r a n im a it la co n fia n ce e t d o n n a it
a u x p e r s é cu t e u r s l ’im p r e s s io n q u e , s u r v iv .iu t
183-v
Î
�i 3o
U N E H E U R E SO N N E R A
a u c a t a c ly s m e , d e s ch o s e s e x is t a ie n t en e lle e t
p a r e lle , q u i m é r it a ie n t d e s m é n a g e m e n t s
P eu t-être
le s t r o is fe m m e s d u r e n t - e lle s à
c e t t e fiè r e e t d ig n e a t t it u d e , d e n ’ê t r e p a s la p i
d é e s p a r « c e u x d u p a y s » , c o m m e le fa is a it
d a n s le s jo u r n a u x la h o r d e q u i r é c la m a it c h a q u e
jo u r u n « c h â t im e n t e x e m p la ir e » p o u r G e o f
fr o y L a d o u le u r ca lm e q u ’on s e n t a it , c e p e n
d a n t , si p r o fo n d e , e x c it a it , m a lg r é t o u t , d e la
co m m is é r a t io n , d u r e s p e ct .
C ’e s t d e la p a u v r e b o n n e - m a m a n s e u le q u e
ve n a ie n t le s p a r o le s d e r é co n fo r t , le s p a r o le s
d ’e s p é r a n ce , q u i r a p p e lle n t la r é p o n s e d e N o t r e S e ie n e u r a u cr i d e d é t r e s s e d e s e s cr é a t u r e s e n
p é r il • « S e ig n e u r , s a u ve z- n o u s 1 N o u s p é r is
s o n s . » , g é m is s a ie n t le s a p ô t r e s d a n s la p e
t it e b a r q u e b a t t u e p a r le s flo t s. E t il le u r fu t
r é p o n d u : « O h o m m e s d e p e u d e fo i, p o u r q u o i
c r a ig n e z - v o u s ? ... J>
C e fu t e n co r e b o n n e - m a m a n , q u i, e n c e s t e r
r ib le s jo u r s , m o n t r a à M a r ie - R o s e c e q u i e s t
la v é r it a b le p ié t é , n o n p a s c e lle q u i, a u x h e u r e s
d o u c e s d e la v ie , s ’é p u is e en d é m o n s t r a t io n s
e x t é r ie u r e s , m a is c e lle q u i s ’h u m ilie , s e c o u r b e
e t a cc e p t e l ’é p r e u v e co m m e u n e p r o m e s s e d e s
r é co m p e n s e s in fin ie s .
« Q u ’e s t - ce q u e la v ie ? u n p a s s a ge . P o u r q u o i
n o u s r é vo lt e r d e c e q u e n o u s a vo n s à s o u ffr ir
I ci- b a s p u is q u e n o u s p o u v o n s e n a ch e t e r d u
b o n h e u r p o u r l ’é t e r n it é ?
A in s i M “ ' L a m o t h c S a in t - H é r a y e t e n t a it
d ’e n t r a în e r se s e n fa n t s a ve c e lle d a n s s a
m a r ch e à l ’é t o ile ... .Ses e n fa n t s ... D ’a b o r d le
p r is o n n ie r , s e u l, d é la is s é , b r is é , q u e ve n a ie n t
s o u t e n ir , r a n im e r le s le t t r e s , b r è ve s , m a is d ’u n
t o n s i h a u t , si p u r , d ’u n e t e n d r e s s e s i v a illa n t e
d e la m è r e , t r o p fa ib le n a g u è r e e t q u i e û t
d o n n é a u jo u r d ’h u i t o u t so n s a n g p o u r r a c h e t e r ,
e ffa c e r le s c o n s é q u e n ce s d e s e s fa ib le s s e s ,.#
P u is G in è v r a , la b r u q u i n ’é t a it p a s , s a n s d o u t e ,
c e lle q u ’e û t c h o is ie M "1’ L a m o t h e S a in t - I I é r a y e , m a is d o n t e lle a v a it a u jo u r d ’h u i u n e
p it ié ' s i p r o fo n d e , d e la vo ir s o u ffr ir d a n s s a
�U N E H E U R E SON N E R A
c h a ir et d a n s s o n c œ u r ... E n fin , M a r ie -R o s ^ ,
v ic t im e in n o ce n t e , d o n t t o u t e s le s e s p é r a n ce s
n ’é t a ie n t p lu s q u e fu m é e , d o n t l ’a ve n ir s ’a n n o u ç a it si d o u lo u r e u x , si s o m b r e ... Q u e fa ir e
p o u r c e s t r o is ê t r e s m a lh e u r e u x ? Q u e fa ir e
p o u r l ’h o n n e u r d u n o m , p e u r la m é m o ir e d e c e
lu i a u p o r t r a it d u q u e l la v ie ille d a m e s e m b la it
t o u jo u r s a lle r d e m a n d e r co n s e il?
U n m a t in , d e t r è s b o n n e h e u r e , la v a illa n t e
b o n n e -m a m a n fit a p p e le r sa p e t it e - fille d a n s sa
c h a m b r e . M a r ie - R o s e la t r o u v a en t r a in d e
d é p o u ille r so n co u r r ie r ; so n vis a g e d é fa it , se s
y e u x c r e u x , la liv id it é d e s o n t e in t , d o n n è r e n t
t o u t d e s u it e à la je u n e fille l ’id é e q u ’e lle n e
s ’é t a it p a s co u ch é e . M a r ie - R o s e lu i en e x p r im a
la cr a in t e .
" E u e ffe t , a vo u a - t - e lle , j ’a i v e illé ... I l m e
fa lla it la n u it , le s ile n ce p o u r r e lir e ce s d o s
s ie r s , e x a m in e r la s it u a t io n , p r e n d r e d e s r é s o
lu t io n s co n t r e le s q u e lle s t o u t m o n ê t r e s e r é v o l
t a it . C ’e s t fa it , m a is j e n e p u is r ie n s a n s t o i,
c a r j ’e n g a g e , je s a cr ifie t o u t t o n a ve n ir . »
M a r ie - R o s e r é p o n d it p a r u n g e s t e d ’in s o u
c ia n c e . L ’a ve n ir ? A h ! il y a v a it si lo n g t e m p s
q u ’e lle n ' y co m p t a it p lu s !
L a g r a n d ’m è r e p o u r s u iv it :
« T u vie n d r a s a ve c m o i c h e z le n o t a ir e , e t
n o u s p a ie r o n s t o u t ce q u e n o u s p o u r r o n s d e c e
q u i e s t d û p a r t o n p è r e . C e ser a b ie n p e u , h éJ as ! T u s a is q u e , d e p u is t r è s lo n g t e m p s , m a fo r
t u n e e s t fo r t r é d u it e ... P o u r n o u s ce s e t a la
p a u v r e t é , la n é ce s s it é d u t r a v a il. L a c h a r g e m e
s e r a lo u r d e p e u d e t e m p s ... P e n s e à m o n â g e . ..
M a is p o u r t o i, p a u v r e p e t it e , q u i co m m e n ce t a
y ic ... »
L ’é m o t io n lu i c o u p a la p a r o le . Ce n e fu t
q u ’a p r è s u n e p a u s e q u ’e lle p u t c o n t in u e r :
« T u a u r a s d e g r a n d s d e v o ir s , d e lo u r d e s
t û c h e s ... T a m è r e i\ co n s o le r , t o n m a lh e u r e u x
p è r e à s o u t e n ir ... E n fin , je n e d e m a n d e à D ie u
q u ’u n e g r â c e , c e lle d e p r o lo n g e r m e s jo u r s
.lissez p o u r t ’a id e r q u e lq u e t e m p s e n co r e d a n s
/ Je t r is t e ch e m in q u e je v o is o u v e r t d e va n t t o i..»
�132
U N E H E U RE SON N ERA
E n f a n t ! J ’a i t o u t ' f a i t p o u r q u e t a d e s t in é e s o it
a u t r e ... D ie u n e l ’a p o in t p e r m is . A c c e p t o n s
ce q u i est U n e h eu r e son n er a , p eu t-êtr e, o ù
l ’h o r izo n , q u i a p p a r a ît s i s o m b r e , s ’é c la ir e r a
p o u r t o i o ù d e t a n t d e c h a g n n s n a ît r a la c o n
s o la t io n s u p r ê m e ... E n a t t e n d a n t , fa is o n s n o t r e
d e v o ir . P a r t o i, p a r m o i, le s a cr ifice d o it ê t r e
con som m é !
E t t o u t fu t c o n s o m m e en e ffe t !
S a in t - H é r a y e , la c h è r e m a is o n é le v é e a v e c
t a n t d ’a m o u r p a r le g r a n d - p è r e d e M a r ie - R o s e ,
fu t r e m is e d e s u it e à se s a cq u é r e u r s m o y e n
n a n t u n s u p p lé m e n t d e p r ix . E t le s q u e lq u e s
c a p i t a u x , d o n t sa g r a n d ’m è r e a v a it c o n s e r v é la
jo u is s a n c e fu r e n t a b a n d o n n é s a u x c r é a n c ie r s
d e ia C h e l s e s e a . U n e g o u t t e d ’e a u d a n s u n
o c é a n , m a is le d e v o ir é t a it l à . . .
_ _ V o t r e s a c r ific e e s t m u t ile , M a d a m e , p r o
t e s t a it le n o t a ir e , é m u d u d é s in t é r e s s e m e n t si
t o t a l q u e m o n t r a it s a c lie n t e .
M m,) L a m o t h e S a in t - H é r a y e n é c o u t a it r ie n .
— E t a p r è s , co m m e n t v iv r e z - v o u s ?
— L e c ie l y p o u r v o ir a .
_ V o u s n ’ê t e s p a s s e u le a u m o n d e ...
_ M a p e t it e - fille a u r a co m m e m o i t o u s le s
c o u r a g e s , h o n n is c e lu i d e v o ir s e p o s e r s u r
e lle u n r e g a r d d e m é p r is ... n ’cs t - ce p a s , M a r ie Rose?
.
,
L a je u n e fiH e a cq u ie s ç a d a n s u n s u r s a u t
d e d ig n it é , d e c o n fia n c e ... A u fo n d , e lle
é t a it la s s e , b r is é e , s a n s fo r ce m ê m e p o u r
* l î l l e v it le s m e u b le s d e S a in t - H é r a y e se d is
p e r s e r a u K h a s a r d s d ’u n e v e n t e à Îa c r ié e ...
E ll e v i t , p iè c e à p iè c e , m o r ce a u x p a r m o r
c e a u x , s e d é t r u ir e , s e d é s a g r é g e r le s m ille
c h o s e s q u i s ’e n c h e v ê t r e n t , s e c o m p l è t e n t ,
c o m m e le s p e t it s b o is d ’u n je u d e p a t ie n c e , e t
fo r m e n t l ’im a g e d e la v ie fa m ilia le ...
M“
L a m o t h e S a in t - H é r a y e lo u a u n e p e
t it e m a is o n b a s q u e s u r le s b o r d s d e la B id a s s o a , e t e lle y fit t r a n s p o r t e r q u e lq u e s o b je t s d é
d a ig n é s p a r le s a c h e t e u r s ... L a n o u v e lle v ie d e s
�U N E H E U RE SON N ERA
133
t r o is fe m m e s , vie m é d io cr e , v ie d ’is o le m e n t ,
v ie d e p r iva t io n s , co m m e n ça .
D e p ir e s d o u le u r s a t t e n d a ie n t la g r a n d ’m èr e
e t la p e t it e - fille . L ’é t a t d e G in è v r a s ’a g g r a v a it .
E ll e 11e p o u va it p lu s q u it t e r s a ch a m b r e , à
p e in e g a g n e r s a c h a is e - lo n g u e , s o u t e n u e p a r
M a r ie - R o s e q u i, p a r fo is , d e v a it a p p e le r sa
g r a n d ’m è r e à l ’a id e , t a n t la m a la d e a v a it b e
s o in d ’ê t r e e n t r a în é e , p o r t é e ...
O n d e v in a it la p a u v r e fe m m e à b o u t d e
fo r ce s , a t t e in t e a u p lu s p r o fo n d d e l ’ê t r e , m i
n é e p a r u n e d e ce s le n t e s d é s a g r é g a t io n s , d o n t
la m é d e cin e n é p e u t p a s t o u jo u r s e x p liq u e r le s
c a u s e s , e t q u i p r o cè d e n t à la fo is d ’u n e d is s o
lu t io n d e s t is s u s et d ’u n e d é n u t r it io n d e l ’o r
g a n is m e . E lle n ’é t a it p a s en d a n g e r im m é d ia t ,
o n s e n t a it q u e , d u jo u r a u le n d e m a in , t o u t
e s p o ir p o u va it ê t r e p e r d u ... L a q u it t e r , d a n s
c e s co n d it io n s ? M a r ie - R o s e n ’y s o n g e a it p a s ,
e t , ce p e n d a n t , son cœ u r co m m e s a p e n s é e ,
é t a ie n t s a n s ce s s e a u p r è s d u p r is o n n ie r , d o n t
e lle d e v in a it l'a ffr e u s e d é t r e s s e , a u q u e l e lle a u
r a it vo u lu d ir e — m ie u x q u e p a r le t t r e — t o u t e
s o n im m e n s e p it ié , t o u t e sa p r o fo n d e t e n
d resse.
L ’é c r it u r e t r a d u it d e fa ço n si in co m p lè t e e t
si fr o id e le s é la n s le s p lu s c h a le u r e u x ! M a r ie R o s e s a va it q u ’e lle d is a it t r è s m a l, la p lu m e
à la m a in , ce q u ’e lle a u r a it t r è s b ie n su d ir e ,
d e v iv e v o ix , la m a in d a n s la m a in d e so n p è r e .
E lle s a v a it a u ssi q u e ce lu i- ci s o u ffr a it d ’a u t a n t
p lu s d e so n a b s e n ce q u ’il la c r o y a it e n t iè r e m e n t
v o lo n t a ir e ... P o u r n e p a s a jo u t e r u n s u r cr o ît
a u fa r d e a u é cr a s a n t d e G e o ffr o y , o n lu i t a is a it
l ’é t a t , s a n s ce s s e p lu s a la r m a n t , d e la fe m m e
q u ’il a va it a d o r é e . S a n s d o u t e , e lle lu i é c r i
v a it r a r e m e n t e t d e b ie n co u r t s b ille t s , m a is
il la s a va it fo r t in d o le n t e , t o u jo u r s p r ê t e à
r e m e t t r e sa c o r r e s p o n d a n ce . L e s q u e lq u e s m o t s
r e ç u s d e G in è v r a e x p r im a ie n t u n e p a s s io n si
g r a n d e , u n c h a g r in s i v io le n t d e la s é p a r a t io n ,
u n e co n fia n ce à u n t e l p o in t a b s o lu e d a n s
l ’is s u e d ’u n e p r o cé d u r e « p r o vo q u é e p a r d e s
�i3 4
U N E H E U RE SON N ERA
e n v ie u x m é c h a n t s e t lâ c h e s » q u ’à le s lir e , le
co m t e île L a M o t h e d e S a in t - H é r a y e s e s e n t a it
t o u t r é co n fo r t é .
I l t r o u v a it , p a r c o n t r e , s a fille s in g u liè r e
m e n t r é s e r v é e ... in d iffé r e n t e , a lla it - il ju s q u ’à
p e n s e r ... E t il n ’e s s a y a it p a s d e lu i c a c h e r ce
q u ’il p e n s a it . « J e s a is b ie n , é c r iv a it - il u n jo u r ,
q u ’u n p a r lo ir d e p r is o n n ’e s t p a s le c a d r e q u i
c o n v ie n t à u n e ch a r m a n t e , u n e é lé g a n t e je u n e
fille ... C e n ’e s t p o in t , m a c h é r ie , c e lu i q u e je
vo u d r a is t ’o ffr ir . P o u r t a n t , s i t u s a va is co m m e
t a p r é s e n ce m e s e r a it d o u c e , à 1 h e u r e o ù il m e
fa u t r a s s e m b le r t o u t e s m e s fo r ce s p o u r s o u t e
n ir l ’a s s a u t q u i, d a n s p e u d e s e m a in e s , v a m ê t r e
li v r é !... »
L e jo u r o ù M a r ie - R o s e r e ç u t c e t t e le t t r e , u n e
lé g è r e a m é lio r a t io n s e m b la it s ’ê t r e p r o d u it e
d a n s l ’é t a t d e s a m è r e . D e p u is la v e ille , s a n s
c h 1o r a l e t s a n s m o r p h in e , e lle a v a it p u r e p o s e r
q u e lq u e s h e u r e s , d o u ce m e n t .
T a n d is q u ’e lle a c h e v a it d e lir e l ’a p p e l d é s o lé
d e so n p è r e , le v is a g e d e la je u n e fille s e cr is p a
d a n s u n e e x p r e s s io n s i d o u lo u r e u s e q u e s a
g r a n d ’m è r e c r u t à u n n o u ve a u m a lh e u r . E lle
fu t q u e lq u e s in s t a n t s in c a p a b le d e p r e n d r e la
p a r o le ; p u is , q u a n d e lle e u t m a ît r is é s o n é m o i :
« Q u ’y a - t - il? » d e m a n d a - t - e lle d ’u n e v o ix à
p e in e t r e m b la n t e . S a n s r é p o n d r e , M a r ie - R o s e
lu i t e n d it le s fe u ille t s . A p r è s le s a v o ir lu s , la
v ie ille d a m e d it à sa p e t it e - fille :
il T a m è r e e s t m ie u x en c e m o m e n t ... e lle
s e m b le e n t r e r d a n s u n e p é r io d e m e ille u r e ... j e
p u is s u ffir e à la s o ig n e r , a u b e s o in a v e c l ’a id e
d e s œ u r Vé r o n iq u e , q u i m ’a p lu s ie u r s fo is
o ffe r t d e v e n ir , si n o u s n e p o u vio n s t o u t e s d e u x
s u ffir e à n o t r e t â c h e ... M a r ie - R o s e , il fa u t p a r
t ir p o u r P a r is , t e r e n d r e à l ’a p p e l d e t o n p è r e ...
T u lu i fe r a s d u b i e n . . . » E lle a cc e n t u a c e m o t ,
e t a jo u t a : '< T u lu i d ir a s , e n fa n t , a v e c t o u t e
la d é lica t e s s e q u e p e u t t ’in s p ir e r t o n a m o u r
fiiîia l... e t t a p it ié ... q u e t a m è r e a b e s o in d e
n o u s ... m a is q u e , t o i r e ve n u e ic i, j ’ir a i à m o n
t o u r a u p r è s J e lu i... J e v e u x ê t r e à s e s cô t é s ,
�JN E H E U RE SON N ERA
135
à l ’h e u r e o ù in a p r é s e n ce lu i s e r a , je cr o is , p lu s
n é c e s s a ir e , à l ’h e u r e d e . . . d e c e p r o c è s »,
a jo u t a - t - e lle d ’u n t o u p lu s b a s , d ’u n t o n « q u i
s e m b la it a vo ir h o n t e » , co m m e d e v a it , p lu s
t a r d , le d ir e M a r ie - R o s e à M 110 V e la y .
D o n c , la je u n e fille p a r t it s e u le p o u r ce
t r is t e , c e lu g u b r e v o y a g e . D u t r a je t , e lle n e
c o n s e r v a a u cu n s o u v e n ir , s in o n q u 'i l a v a it é t é
in t e r m in a b le e t q u e sa p e in e , d o n t e lle n ’é t a it
p lu s d is t r a it e p a r d e s o c c u p a t io n s fo r cé e s , u n
la b e u r in c e s s a n t , m ille p e t it e s p e in e s a cc e s
s o ir e s , d e v in t in t o lé r a b le p e n d a n t le s h e u r e s
d ’o is iv e t é .
Q u e lle é m o t io n d e r e v o ir s o n p è r e , e t d e le
r e v o ir si c h a n g é 1S i v i e u x , s i la s , s i in s o u c ie u x
d e l ’é lé g a n c e ! T o u jo u r s c o r r e c t d a n s s a t e n u e ,
m a is vê t u d e vê t e m e n t s t r o p la r g e s e t d é jà d é
m o d é s . E t ce r e g a r d , d o n t la v iv a c it é h a r d ie
n ’é t a it g u è r e t e m p é r é e , ja d is , q u e p a r u n e s o r t e
d e c â lin e r ie q u i fa is a it cr o ir e à t o u t e s le s
fe m m e s a u x q u e lle s il a d r e s s a it le p lu s b a n a l
co m p lim e n t , q u e le b e a u G e o ffr o y é t a it é p e r d u
m e n t a m o u r e u x d ’e lle s 1A u j o u r d ’h u i, ce r e g a r d
é t e in t , p r e s q u e t e r n e , n ’a v a it p lu § d ’é c la t , p lu s
d ’é c la ir s ... D a n s le s m e ille u r s m o m e n t s , à p e in e
le r e fle t d ’u n e fla m m e in t é r ie u r e , e t c a c h é e .
A l ’e n t r é e d e M a r ie - R o s e , le p è r e r e t r o u va
ce p e n d a n t u n p e u d e s a v iv a c it é a n cie n n e . 11
c o u r u t à sa fille , la s e r r a d a n s s e s b r a s e t l ’e n
le v a d e t e r r e , d a n s u n g e s t e q u i lu i é t a it fa m i
lie r d e p u is q u ’e lle é t a it t o u t e p e t it e . P u is , il
la r e p o s a d e v a n t lu i e t lu i m e t t a n t d o u ce m e n t
le s m a in s s u r le s é p a u le s : « T u m ’a im e s t o u
jo u r s , M a r ie - R o s e ? » d e m a n d a - t - il. E lle n e lu i
r é p o n d it q u ’en s e r e je t a n t à so n co u .
« V o is - t u », r e p r it - il, « il n e fa u t p a s t r o p
m ’en v o u lo ir ... si j ’a i é t é c o u p a b le , — e t je
n e le s u is p a s co m m e m es a d ve r s a ir e s v o u
d r a ie n t le fa ir e cr o ir e , j ’a i p é clié s e u le m e n t p a r
lé g è r e t é , n é g lig e n c e , p a r e s s e , e x c è s d e c o n
fia n ce ; — c ’e s t q u e j ’a i c h e r ch é , a v a n t t o u t , ft
vo u s fa ir e , à t a m è r e e t à t o i, u n e vie in im i
t a b le ... O n n ’a t t e in t p a s u n p a r e il r é s u lt a t s a n s
�I,V6
U N E H E U RE SON N ERA
c o u r ir d e g r o s r is q u e s ... je le s a i co u r u s . J ’a i
jo u é , j ’a i p e r d u ... » I l s e t u t e t b a is s a la t ê t e
d ’u n a ir p e n s if. A u b o u t d ’u n m o m e n t , il r e
p r it : « A v a is - je le d r o it d e m ’e x p o s e r à d e p a
r e ils r is q u e s ? J e n ’a va is ja m a is r é flé c h i, a va n t
ce s t e m p s d e r n ie r s , à ce cô t é d e la q u e s t io n ...
J e n e s o n g e a is q u ’à m o i, q u ’à v o u s , s u r t o u t
p a r ce q u e vo u s é t ie z m i e n n e s . . . I l y n d e s
ch o s e s a u x q u e lle s je n e v o u la is p a s p e n s e r ,
p a r ce q u e je le s t r o u v a is e n n u y e u s e s ... le d e
v o ir , la r e s p o n s a b ilit é ... le so n s e u l d e c e s m o t s
m e fa is a it b â ille r ... E t p o u r t a n t ! » I l s e t u t d e
n o u ve a u , e t le r e fle t d e so n â m e n o u v e lle illu
m in a u n in s t a n t so n r e g a r d ... 11 c o n t in u a
q u e lq u e t e m p s s u r c e t o n , s a n s h é s it e r à m o n
t r e r à M a r ie - R o s e le g r a n d t r a v a il q u i é t a it en
t r a in d e s e fa ir e d a n s s a co n s cie n ce r é v e illé e ...
C ’é t a it u n e s o r t e d e co n fe s s io n , o ù l ’a ve u t e
n a it a u t a n t d e p la ce q u e le s b o n n e s r é s o lu t io n s ,
e t l ’e xp r e s s io n d ’u n r e p e n t ir s in cè r e . P e u t - ê t r e ,
c e r t a in s e u s s e n t - ils p e n s é q u e , d e p è r e à fille ,
u n co n fe s s io n d e ce g e n r e é t a it q u e lq u e p e u
d é p la c é e ... m a is , p e u t - ê t r e , G e o ffr o y n ’a va it - il
ja m a is eu le s e n t im e n t t r è s ju s t e d e c e q u e
d o ive n t ê t r e le s r a p p o r t s d e s p a r e n t s e t d e s e n
fa n t s . I l a u r a it v o u lu ê t r e , n a g u è r e , le c a m a
r a d e d e M a r ie - R o s e . Q u o i d ’é t o n n a n t à c e q u ’il
la t r a it â t e n vr a ie , en g r a n d e a m ie , à l ’h e u r e
o ù il a v a it t a n t b e s o in d e s û r e e t p r o fo n d e
a m it ié ?
I l lu i d it u n jo u r : « M a fa u t e a é t é d e v o u
lo ir t o u ch e r b e a u co u p t r o p d ’a r g e n t , s a n s a v o ir
t r a v a illé à le g a g n e r ... A lo r s , j ’ai la is s é a g ir le s
a u t r e s , c e t in fâ m e s B e r c h o u x , p a r e x e m p le , s a n s
c h e r ch e r à s a vo ir s ’ils a g is s a ie n t b ie n , p a r ce
q u e je m e t r o u v a is s u ffis a m m e n t s a t is fa it , d u
m o m e n t q u ’on m e v e r s a it d e g r o s d ivid e n d e s .
M a co n fia n ce é t a it fa it e d e lâ ch e t é d e v a n t
l ’e ffo r t ... je n e p u is m ’a b s o u d r e e n c e c i. M a
g r a n d e m a la d r e s s e , ç ’a é t é d e m ’a t t a q u e r à H e r c h e b e r t ... » M a r ie - R o s e le v a la t ê t e d ’u n a ir
s u r p r is : « C o m m e n t , t u n e s a va is p a s ? T u n e
lis d o n c p a s le s jo u r n a u x ?
�U N E H E U RE SON N ERA
137
— S i, m a is il y a d e s ch o s e s q u e je n ’a v a is
p a s t r è s b ie n co m p r is e s ; d ’a u t r e s , q u e je n ’a v a is
p a s c r u e s ... P o u r q u o i vo u s s e r ie z- v o u s a t t a q u é
à M . H e r ch eb er t?
— P o u r q u o i? V o y o n s , Z o z o ... I l h é s it a u n
in s t a n t a v a n t d e c o n t in u e r . J e v o u la is q u e t u
fu s s e s p lu s r ic h e q u e N in a H e r c h e b e r t , a fin
d e fa ir e ce s s e r le s h é s it a t io n s d e s p a r e n t s d e
t o n c h e r C h o u ff... J e n ’a i ja m a is s u p p o r t é t e
v o ir t r is t e , M a r ie - R o s e ,
L a je u n e fille s e s e n t it p r ê t e à c h a n c e le r .
E ll e d u t fa ir e u n e ffo r t c o n s id é r a b le s u r e lle m ê m e p o u r c a c h e r à so n p è r e l ’é m o t io n q u i ia
b o u le ve r s a it . P o u r e lle ! C ’é t a it p o u r e lle , p o u r
le r o m a n fr e la t é q u e s a p r o p r e s t u p id it é - a v a it
fa it cr o ir e r éel a u x s ie n s , c ’é t a it p o u r lu i co n
s e r ve r l ’in e x is t a n t a m o u r d e C h o u ff q u e so n
p è r e s ’é t a it la n c é d a n s c e t t e a v e n t u r e ... E t
c ’é t a it p o u r c e l a q u e S e r g e H e r c h e b e r t é t a it
à ja m a is s é p a r é d ’e lle , q u ’il l ’a v a it q u it t é e en
lu i d is a n t : « S i le s c ir co n s t a n ce s m ’é lo ig n e n t
d e vo t r e d e m e u r e ... » Co m m e n t a u r a it - il p u r e
p a r a ît r e c h e z la fe m m e , la m è r e d u c o m t e d e
S a in t - H c r a y e , c e lu i d o n t le p è r e a v a it fa it r e
fe r m e r s u r l ’in fo r t u n é G e o ffr o y le s p o r t e s d e
c e t t e c r u e lle p r is o n ?
« J e c r o y a is a vo ir u n a m i... d é s o r m a is , n o u s
11e p o u r r o n s ê t r e q u e d e s é t r a n g e r s , le s e n fa n t s
d e p a r e n t s e n n e m is ». P e n s é e d é c h ir a n t e ... m a is
M a r i- R o s e 11e d e v a it p a s s e la is s e r a lle r a u
d é s e s p o ir . E lle n e d e v a it p a s p e n s e r à e lle . E t
e lle q u it t a s o u p è r e s a n s q u ’il s e fû t d o u t é d e
la t e m p ê t e d é c h a în é e e n s o n â m e .
E lle co n s e r va le m ê m e c a lm e a p p a r e n t , la
m ê m e fo r ce m o r a le p e n d a n t le s e n t r e vu e s q u i
s u iv ir e n t c e lle c i. C e s e n t r e vu e s n e fu r e n t p o in t
n o m b r e u s e s : M a r ie - R o s e é t a it t r o p n é ce s s a ir e
à sa m è r e p o u r r e s t e r é lo ig n é e d ’e lle b e a u
c o u p p lu s d ’u n e s e m a in e . E lle é t a it d é ch ir é e
e n t r e d e u x d e vo ir s : sa p r é s e n ce , ic i co m m e là ,
é t a it d o u ce , s e c o u r a b le ... L à , co m m e ic i, e lle
a p p o r t a it d e la d o u ce u r , d u b ie n , d e la p a ix ,
s in o n d e la jo ie ... D e s e s lo n g u e s c a u s e r ie s a v e c
�138
U N E H E U R E SO N N E R A
e lle , G e o ffr o y s o r t a it r a n im é , fo r t ifié ... Oft
é t a it le t e m p s o ù il p la is a n t a it g a ie m e n t
« M 11’ R a is o n » s u r le g o û t q u ’e lle a v a it d e s
c o n v e r s a t io n s s é r ie u s e s , u n p e u a u s t è r e s p o u r
s o n â g e , g o û t q u ’e lle a v a it p r is , s a n s d o u t e , d e
M " ' V e la y ? A u j o u r d ’h u i, le s co n ve r s a t io n »
g r a v e s n ’ « e ffr a ya ie n t » p lu s G e o ffr o y . I l le s
e û t , p lu t ô t , r e ch e r ch é e s .
U n jo u r q u e s a fi lle .lu i d e m a n d a it s ’il lis a it ,
e t s ’il a v a it d e s liv r e s in t é r e s s a n t s : « O u i, r é
p o n d it - il a ve c u n p e t it s o u r ir e , e t t u s e r a is b ie n
s u r p r is e si t u s a va is q u e ls liv r e s je lis . F ig u r e t o i q u e le s r o m a n s m ’e n n u ie n t a u t a n t q u ’ils
m ’a m u s a ie n t n a g u è r e ... je lis d e s m é m o ir e s ,
d e s liv r e s d ’h is t o ir e ... o ù l ’h is t o ir e e s t co n t é e
e t n o n p a s p r o fe s s é e ... T ie n s , je lis le s M é
m o i r e s d ' O i d r e - T o m b e e t p u is . .. t u n e va s p a s
r ir e d e m o i! d e s V i e s d e s a i n t s , c e lle d e S a i n t
F r a n ç o i s d ' A s s i s e , q u i a v a it u n e co n ce p t io n d e
l ’e x is t e n c e a u t r e m e n t p lu s v r a ie q u e la n ô t r e ...
e t le s C o n f e s s i o n s d e S a i n t A u g u s t i n . . . C ’e s t le
vie il a u m ô n ie r d ’ici q u i m e p r ê t e t o u t c e la .
N o u s n o u s e n t e n d o n s t r è s b ie n ... I l v ie n t c a u
s e r s o u v e n t a v e c m o i... m a is ca u s e r s im p le
m e n t , t u s a is , s a n s e n t r e p r e n d r e d e m e c o n
v e r t ir ... P o u r t a n t , à so n a v is , j ’a i g r a n d b e s o in
d 'ê t r e c o n v e r t i... I l a r a is o n , a jo u t a - t - il b r u s
q u e m e n t e t d ’u n t on g r a v e .
C ’é t a it la d e r n iè r e v is it e d e M a r ie - R o s e , q u i
d e v a it r e p a r t ir le s o ir m ê m e . E lle e m p o r t a d e
ce t u lt im e e n t r e t ie n u n e im p r e s s io n s in g u liè
r e m e n t r é co n fo r t a n t e . A v a n t d e q u it t e r so n
p è r e , e lle lu i d it : « J e v e u x vo u s d ir e , p a p a ,
q u ’il n e fa u t , en a u cu n e fa ço n , vo u s p r é o ccu p e r
d e la fa ço n d ’a g ir d e C h a r le s P ilg a r d ... n i d e
m e s s e n t im e n t s . 11 y a t r è s lo n g t e m p s , b ie n p lu s
lo n g t e m p s q u e vo u s n e p o u ve z le p e n s e r , q u e
j ’a i vu c la ir en m oi : il n ’y a ja m a is r ie n eu d e
s é r ie u x , d e s in cè r e d a n s c e t t e a ffa ir e , e t il n e
p e u t m e ve n ir n i jo ie n i p e in e d ’u n g a r ço n q u i
n e co r r e s p o n d en r ie n à m on id é a l ». a jo u t a t - e lle en e s s a ya n t d e r ir e .
S o n p è r e se la is s a - t - il p r e n d r e à c e t t e a p p a -
�Ü N E H E U RE SON N ERA
139
fen t e g a ie t é ? I l la t in t u n in s t a n t p a r le s
é p a u le s , p lo n g e a so n r e g a r d d a n s le s ie n ... p u is ,
e a n s q u e s t io n n e r , s a n s m o t d ir e , il la s e r r a c o n t r e
e a p o it r in e ... A lo r s , le p è r e e t l ’e n fa n t s e s é
p a r è r e n t ..«
Xl
E e v o y a g e d e r e t o u r fu t a u s s i a n go issa n t :
p o u r la je u n e fille q u e l ’a v a it é t é le v o y a g e
d ’a lle r ... E n q u e l é t a t a lla it - e lle t r o u v e r s a
yn èr e. « P a s t r è s b ie n , r é p o n d it la c h è r e b o n n e t t m m a n a u x q u e s t io n s d e la p e t it e - fille ... J ’a i
t u h ie r la t e n t a t io n d e t ’e n v o y e r u n t é lé
g r a m m e , m a is j ’a i r e ç u la le t t r e q u i a n n o n ç a it
t o n a r r iv é e ... P a r le - m o i d e t o n p è r e » , a jo u t a l- e lle b ie n v i t e e n e n t r a în a n t M a r ie - R o s e d o n t
« lie a v a it p r is le b r a s . E t , p e n d a n t le c o u r t
t r a je t q u i s é p a r a it la g a r e d e la p e t it e m a is o n ,
la je u n e fille s e h â t a d e d ir e à s a g r a n d ’m è r e
t o u t c e q u i, p e n d a n t c e s q u e lq u e s jo u r s , a v a it
>nls u n p e u d e b a u m e s u r s e s p la ie s .
P u is , e lle r e p r it s a t â c h e d e g a r d e - m a la d e e t
t ’e ffo r ça d e v iv r e u n e v ie in fé r ie u r e a s s e z p r o
fo n d e p o u r n e p o in t t r o p s o u ffr ir d e la r é a lit é ,
a a d u m o in s , p o u r t ir e r d e s e s s o u ffr a n ce s t o u t
U
b ie n , t o u t e la co n s o la t io n qu,’e lle s co in | » r t a ie n t .
*
V
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
•
.
;
>
H
L e s h e u r e u x n e s o n t p a s s e u ls à n ’a v o ir p o in t
'd’h is t o ir e ; il y a a u s s i le s m a lh e u r e u x , c e u x
q u i d o u t e n t d e le u r d e s t in é e , q u i n ’a t t e n d e n t
r ie n d e d e m a in , q u i é t o u ffe n t s o u s le p o id s
é c r a s a n t d e s e x ig e n c e s m a t é r ie lle s , c e u x q u ’a b (tor b e l ’e ffo r t p e r p é t u e lle m e n t r e n o u ve lé , d e s e
�140
UNH H E U R E SO N N E R A
p r o c u r e r l ’a b s o lu n é c e s s a ir e ... Q u e d ir e d e
c e u x - là ? P o u r q u o i c o û t e r le s p h a s e s d ’u n e lu t t e
in c e s s a n t e , n a v r a n t e en s a m o n o t o n ie ?
D a n s la p e t it e m a is o n b a s q u e , a u b o n s o le il
d u M id i, d a n s l ’a ir t iè d e d e c e s co n t r é e s o ù
ja m a is le fr o id n e s ’a t t a r d e , a u m ilie u d ’u n
e n s e m b le d e d é t a ils p o é t iq u e s e t jo lis : h o r izo n
s p le n d id e , b r u it s b e r ce u r s d e la r iv iè r e , c r is
j o y e u x d e s b a t e lie r s , le m a lh e u r r e s t e lo u r d , le
m a lh e u r r e s t e é c r a s a n t ... G in è v r a e s t c h a q u e
jo u r p lu s t e r r a s s é e p a r la p e in e a u t a n t q u e p a r
la m a la d ie . R ie n n e lu i e s t p lu s , p lu s n e lu i
e s t r ie n ... T o u t e s t à c r a in d r e ... Co m m e u n e
p la n t e d é lic a t e t r a n s p o r t é e en m a u v a is t e r r a in e t
c h a n g é e d ’a t m o s p h è r e , e lle n e p e u t s e fa ir e à la
v ie q u i e s t s ie n n e a u jo u r d ’h u i.
P o u r la s a u ve r , il fa u d r a it lu î r e n d r e la vie
in s o u cia n t e e t la r g e , e t s u r t o u t , s u r t o u t c e
m a r i a d o r é d o n t e lle n e p e u t s u p p o r t e r l ’a b
s e n c e e t q u ’e lle s e d é s e s p è r e d e s a v o ir c a lo m
n ié , en b u t t e à d ’in fâ m e s a t t a q u e s . Q u e s e r a it ce si e lle s a va it t o u t ! O n a p u lu i c a c h e r ju s
q u ’ici l ’e m p r is o n n e m e n t d e G e o ffr o y , m a is a u
p r ix d e q u e ls e ffo r t s h é r o ïq u e s , d e q u e ls p ie u x
m e n s o n ge s ! Q u e d e c o u r a g e il fa u t à la g r a n d ’
m è r e e t à la p e t it e - fille !
A u m ilie u d e t o u t e s ce s d o u le u r s , d e t o u t e s
ce s a n g o is s e s , u n e d o u ce u r : le r e t o u r d e
M lle V e la y . A la n o u v e lle d e l ’a r r e s t a t io n d e
G e o ffr o y , la fid è le a m ie é t a it a cc o u r u e , a b a n
d o n n a n t u n e s it u a t io n a v a n t a g e u s e , s a n s se
s o u v e n ir q u ’e lle a va it é t é t r a it é e p a r G in è v r a
e t s o n m a r i d ’u n e fa ço n t r è s d u r e — e t p r e s q u e
in ju r ie u s e . L a p e n s é e d e sa b ie n - a im é e M a r ie R o s e , d é s e s p é r é e , é cr a s é e s o u s u n e t â c h e t r o p
lo u r d e , l ’id é e d e la s it u a t io n t e r r ib le o ù la je u n e
fille s e d é b a t t a it , a v a ie n t e m p ê ch é t o u t e p r é o c
cu p a t io n p e r s o n n e lle , t o u t r e s s e n t im e n t , t o u t e
ju s t e d é fia n ce d e n a ît r e e n l ’e s p r it d e la « c h è r e
g r a n d e a m ie » . E lle s ’é t a it s e n t ie r a p p e lé e e n
F r a n c e co m m e p a r u n e v o ix im p é r ie u s e . « I l
fa u t q u e je p a r t e ! » Ce la a v a it é t é son s e u l
s e n t im e n t . E t , s a n s r ie n e n t e n d r e d e s p la in t e s
�U N E H E U R E SO N N E R A
e t d e s r e p r o c h e s d e s e s n o u v e lle s é lè v e s , d e le u r
fa m ille , e lle é t a it p a r t ie .
Q u e l s o u la g e m e n t d a n s la p e t it e m a is o n b a s b a s q n e , q u a n d o n la v i t a r r iv e r , t o u jo u r s c a lm e ,
m a ît r e s s e d ’e llé - m cm e , g a r d a n t , a u x h e u r e s le s
p lu s g r a v e s , u n s a n g - fr o id lu c id e q u i fa is a it
d ' e lle la p lu s s û r e c o n s e illè r e e t la p lu s p a r
fa it e g a r d e - m a la d e .
E lle n ’a v a it q u ’u n s o u ci : c o m m e n t G in è v r a
l ’a c c u e ille r a it - e lle ? N e s e r a it - e lle p a s r e p r is e ,
e n la v o y a n t , d e l ’in ju s t e e t s t u p id e ja lo u s ie
q u i a v a it a m e n é , n a g u è r e , s o n e x i l ? M a is G in è
v r a n ’a v a it p lu s d e s e n t im e n t s p u é r ils e t m e s
q u in s ... I l s e m b la it q u ’à l ’a p p r o c h e d e la vie
é t e r n e lle , so n â m e s ’é p u r â t , t a n d is q u e son
c œ u r s ’é la r g is s a it ... E lle é p r o u v a , a u c o n t r a ir e ,
u n e im p r e s s io n s in g u liè r e m e n t d o u ce à s a vo ir
q u e M ’lc V e la y é t a it là , e t n e d e m a n d a it q u ’à
l ’e n t o u r e r d e s c s s o in s . « Q u ’e lle e n t r e , q u ’e lle
e n t r e vit e ! » d it - e lle . Q u a n d M n* V e la y fu t
p r o c h e d e so n lit , G in è v r a lu i s a is it la m a in et
e lle , la fiè r e , l ’o r g u e ille u s e , c e lle q u i n e s ’a p e r
c e v a it ja m a is , n a g u è r e , q u ’e lle a v a it p u s e
t r o m p e r , e lle lu i d it s im p le m e n t : « M e r ci d ’ê t r e
v e n u e ... e t d ’a v o ir o u b lié . » C e fu t t o u t .
M*1* V e la y r e m p la ça d a n s s e s v e ille s e t s e s
g a r d e s la v ie ille M m” L a m o t h e S a in t - H é r a y e
q u i co m m e n ça it à ê t r e é p u is é e . G in è v r a la r e
m e r cia it d e s c s s o in s a v e c u n e s im p lic it é q u ’o n
n ’a u r a it p a s a t t e n d u e d e c e t t e fe m m e , c h a r
m a n t e , m a is u n p e u m a n ié r é e , jo u a n t v o lo n
t ie r s à l ’e n fa n t g â t é e . Il e s t vr a i q u e , d e p lu s
e n p lu s fa ib le , e lle p o u v a it d e m o in s en m o in s
t e n ir d e lo n g s d is co u r s . Q u a n d e lle a va it p r o
n o n cé d e u x o u t r o is p h r a s e s b r è v e s , e lle é t a it
é p u is é e . C e fu t à g r a n d ’p e in e q u ’e lle p a r v in t
à d ir e , u n jo u r q u ’e lle é t a it s e u le a v e c M "" V e
la y : « M a r ie - R o s e ... s i ja m a is e lle r e s t a it
s e u le ... vo u s n e l ’a b a n d o n n e r ie z p a s ... » E t
e lle c o n t in u a , h a le t a n t e : « C ’e s t à vo u s q u e
je la c o n fie , q u e je la d o n n e ... »
C e t é t a t s i g r a v e , si p é n ib le , p o u v a it s e p r o
lo n g e r lo n g t e m p s , d is a it le m é d e cin . U n e d e m i-
�U N E H E U R E SON N E R A
g u é r is o n n ’é t a it p a s m ê m e im p o s s ib le , à la co n
d it io n q u ’a u cu n e é m o t io n n o u v e lle n e v în t b o u
le ve r s e r le m a lh e u r e u x ê t r e u s é , r a v a g é à l ’e x
t r ê m e ... L a m è r e d e G e o ffr o y p e n s a d o n c
q u ’e lle p o u va it , s a n s s cr u p u le s , t e n ir la p r o
m e s s e q u ’e lle a v a it fa it e à so n fils , q u ’il lu i
é t a it p e r m is d e s e r e n d r e a u p r è s d e lu i, att
m o m e n t d u s u p r ê m e a s s a u t . L a p r é s e n ce d e
M "e V e la y fa c ilit a s in g u liè r e m e n t c e t t e a b
s e n ce .
«
« *
— M a m a n !... C e fu t le s e u l m o t , le seu l cr i
d e G e o ffr o y, en a p e r c e va n t la ch è r e cr é a t u r e , si
co u r b é e , si t a s s é e , q u i, en le v o y a n t e n t r e r ,
fa is a it e ffo r t p o u r s e r e d r e s s e r , p o u r lu i d o n
n e r l ’illu s io n q u e l l e é t a it e n co r e fo r t e e t r o
b u ste.
— M a m a n ! P e n d a n t s a p r e m iè r e v is it e , il n e
p u t g u è r e d ir e a u t r e ch o s e , e n c o u v r a n t le s
v ie ille s m a in s r id é e s d e b a is e r s e t d e la r m e s .
I l la r e v it d e u x fo is e n co r e a v a n t l ’é p r e u v e .
E lle é t a it t r o p u s é e , t r o p la s s e ; e lle s e n t a it
t r o p la n é ce s s it é d e m é n a g e r , p o u r s e s e n fa n t s ,
c e q u i lu i r e s t a it d e fo r ce s , p o u r s ’é p u is e r e n
lo n g s d is c o u r s ... A q u o i b o n , d ’a ille u r s ? E lle
n ’a va it p a s b e s o in d e r e d ir e à so n fils so n
im m e n s e t e n d r e s s e — e lle n ’a v a it p a s b e s o in
d e lu i a ffir m e r s a fo i a b s o lu e e n s o n h o n n e u r .
E lle s e co n t e n t a d e lu i e x p o s e r d e u x o u t r o is
r é fle x io n s q u ’e lle a va it fa it e s en p a r co u r a n t le
v o lu m in e u x d o s s ie r q u e l ’a vo c a t d e G e o ffr o y,
lu i a v a it co m m u n iq u é , r é fle x io n s t o u t im p r é
g n é e s d e c la ir e t d e lu c id e b o n s e n s e t d o n t
l ’e x a m e n p o u va it ê t r e u t ile à la ca u s e d e s o n
fils . P u is , e lle ch e r ch a s u r t o u t à le r é co n fo r t e r ,
à lu i d o n n e r c o n fia n c e ... E lle lu i p a r la u n p e u ,
t r è s p e u , d e s q u e s t io n s g r a v e s q u i s o n t la b a s e
d e n o t r e v i e ... C h e r ch e r à le c o n v e r t ir ? A q u o i
b o n ! E lle s e n t a it b ie n q u e la co n ve r s io n é t a it
r éa lisé e..
�U N E H E U R E SON N E R A
C e p e n d a n t , la v e ille d u p r o cè s , e lle lu t d e
m a n d a , d ’u n t o n d ’a r d e n t e p r iè r e : « N ’a s-t u
p a s s o n g é , G e o ffr o y , à e n t e n d r e la m e s s e , d e*
m a in m a t in ? C e la . .. ce la t e p o r t e r a b o n h e u r 1»
E t l ’é n e r g iq u e v ie ille d a m e e u t p r e s q u e u n
s a n g lo t d a n s la v o ix . So n fils b a is a t r è s d o u c e
m e n t le b o u t d e s e s d o ig t s . « C ’e s t m ê m e e n
t e n d u , m a m a n ... j ’y a va is - p e n s é ... e t m ê m e ...
T e n e z , m a m a n , d o n n e z-m o i v o t r e b é n é d ict io n ,
c o m m e v o u s l ’a v e z fa it la v e ille d e m a p r e m iè r e
c o m m u n io n ... j ’a i v u l ’a u m ô n ie r ce m a t in ...
j e fe r a i m ie u x , d e m a in , q u ’e n t e n d r e s im p le m e n t
la m e s s e ... »
O n r e t r o u ve r a , d a n s le s jo u r n a u x d e ce
t e m p s - là — si p r o ch e d e n o u s , m a is t a n t d ’é v é
n e m e n t s , t a n t d e r u in e s , t a n t d e s ca n d a le s n o u
v e a u x l 'é lo ig n e n t d e n o t r e m é m o ir e ! — t o u s
le s d é t a ils d u p r o cè s d e la C h e l s e s e a e t d e son
d ir e c t e u r . I l t in t cin q a u d ie n c e s , c a r il fa llu t *
fa ir e d é file r u n g r a n d n o m b r e d e t é m o in s à la
b a r r e , c a r il fa llu t e n t e n d r e b e a u co u p d ’e x
p e r t s ... G e n s d e m é t ie r e t p u b lic é t a ie n t co m t n c
é cr a s é s s o u s l ’a b o n d a n ce , l ’im p o r t a n ce d e s
c h iffr e s ... C e r t a in s p a r la ie n t d e m illio n s a ve c la
m ê m e in d iffé r e n c e d é d a ig n e u s e q u e s ’il s e fû t
a g i d e b ille t s d e c e n t s o u s ... d ’a u t r e s — c e u x
q u e le k r a c h d e la b a n q u e a v a it r u in é s o u s im
p le m e n t a t t e in t s d a n s le u r fo r t u n e — c h a r
g è r e n t G e o ffr o y a v e c u n e h a in e p a s s io n n é e ...
I ,'a c c u s a t io n n ’a va it p a s r e t e n u le c h e f d ’in t e l
lig e n c e s a ve c l ’e n n e m i co n t r e G e o ffr o y , d u
m o in s , d o n t l ’a ffa ir e a v a it é t é h e u r e u s e m e n t
d is jo in t e d e c e lle d e B e r e h o u x en fu it e . M a t s
le p r o c u r e u r d e la R é p u b liq u e n e s e p r iva
p o in t , d a n s so u r é q u is it o ir e , d e fa ir e u n e a llu
s io n ... d is c r è t e ... a u x s o u p ço n s , si g r a v e s , q u i
a v a ie n t p u p e s e r s u r le m a lh e u r e u x d ir e c t e u r .
« C o n s id é r e z- vo u s co m m e t r è s h e u r e u x , S a in t H é r a y e , d e vo u s t r o u v e r s u r c e s b a n cs e t n o n
s u r c e u x d u Co n s e il d e g u e r r e .. . c e lu i- ci n ’a u
r a it p e u t - ê t r e p a s a cce p t é l ’h y p o t h è s e d ’u n e
�U N E H E U R E S ON N ERA
d o c ilit é , à ce p o in t a v e u g le , q u ’e lle v o u s a fa it
e n d o s s e r , a p p r o u ve r d e s a g is s e m e n t s — d o n t
v o u s a v e z p r o fit é p é cu n ia ir e m e n t e t q u i o n t e n
t r a în é la r u in e d ’u n e m u lt it u d e d e b r a ve s g e n s ...
s a n s m ê m e vo u s s o u v e n ir d e s co n s é q u e n ce s
in fin im e n t p lu s g r a v e s , p lu s d o u lo u r e u s e s , q u ’o n t
e u e s d ’a u t r e s a g is s e m e n t s ... m a is il e s t co n ve n u
q u e c e s a gis s e m e n t s - là s o n t in e x is t a n t s e n ce q u i
vo u s co n ce r n e ! »
L ’a vo c a t d e G e o ffr o y a v a it e u la p a r t ie b e lle
p o u r p r o t e s t e r co n t r e ce s a llu s io n s à d e s fa it s ,
a u n t e l p o in t im a g in a ir e s q u e l ’in s t r u ct io n n e
le s a va it p a s r e t e n u s . I l a v a it , a v e c p lu s d e
d ifficu lt é , s o u t e n u , d é m o n t r é l ’in co n s cie n ce d e
s o n clie n t e t , p o u r a ffich e r c e t t e in co n s cie n ce ,
i l n ’h é s it a p a s à le m o n t r e r si c r é d u le , s i p e u
s é r ie u x , s i lé g e r q u e p lu s d ’u n , d a n s la s a lle ,
p e n s a en l ’é co u t a n t : « C ’é t a it u n p a r fa it im b é
c ile q u e c e t r o p b r illa n t d ir e ct e u r ! »
G e o ffr o y e u t l ’im p r e s s io n d e c e q u e c h a c u n
p e n s a it . I l e û t v o u lu p r o t e s t e r , s e d é fe n d r e ...
m a is co m m e n t ? E n s ’a vo u a n t c o u p a b le d e
fn u t e s q u ’il n ’a v a it p a s e u l ’in t e n t io n d e co m
m e t t r e ? ... E n s o m m e , c ’é t a it vr a i I q u e lq u ’u n
d e r é e lle m e n t in t e llig e n t n ’e û t ja m a is a gi a in s i..*
« t le p a u v r e ê t r e s e n t it c r a q u e r d e t o u t e s p a r t s
le s p r é t e n t io n s à l ’e s p r it , à l ’in s t in c t d e s a f
fa ir e s , à la c u lt u r e « vr a im e n t m o d e r n e » d o n t
il s ’é t a it s e n t i s i fier .
I l é t a it e ffo n d r é , n ’o s a it p a s r e g a r d e r d u
c ô t é d e la s a lle o ù il s a v a it q u e s a m è r e d e v a it
ê t r e ... L e s d e r n iè r e s p a r o le s d e so n d é fe n s e u r
le r a n im è r e n t u n p e u . A p r é s e n t , c ’é t a it la
c o n d u it e d e G e o ffr o y p e n d a n t la g u e r r e q u ’é v o
q u a it l ’a vo ca t . I l d is a it s im p le m e n t l ’a t t it u d e
m a g n ifiq u e d e c e t h o m m e , a u s s i in s o u cia n t
a u s s i t é m é r a ir e d e va n t le s r a fa le s d ’o b u s q u ’il
l'é t a i t , h é la s ! d e va n t le s b o r d e r e a u x a u b a s
d e s q u e ls il fa lla it a p p o s e r sa s ig n a t u r e . I l le
m o n t r a it « m a r c h a n t t o u t d r o it en t ê t e d e sa
s e c t io n , t r è s o ccu p é e n a p p a r e n ce d e l ’é lé g a n c e
d e s a t e n u e — co m m e le s ca d e t s d e S a in t - C y r ,
il a lla it a u fe u en g a n t s b la n cs — e t , v e illa n t
�U N E H E U R E SON N E RA
s u r s e s h o m m e s a ve c la p r é v o y a n c e d ’u n v é r i
t a b le c h e f ». L ’a vo c a t t e r m in a p a r la le c t u r e
d ’u n e le t t r e , a d r e s s é e à G e o ffr o y p a r u n a n cie n
p o ilu q u i s ’e x c u s a it d e n e p o u vo ir a s s is t e r a u
p r o cè s , p o u r ca u s e d e m a la d ie : « J e n ’a i ja m a is
é t é t r è s fo r t s u r le s d is co u r s », d is a it - il, « m a is
il n ’en fa u d r a it p a s b ie n lo n g p o u r r a co n t e r
co m m e q u o i, q u a n d n o u s é t io n s a u b o is L e
P r ê t r e e t q u ’u n e m it r a ille u s e n o u s c r a c h a it
s a n s a r r ê t d e s s u s , vo u s ê t e s r e s t é à m e r a m a s
s e r et à m ’e m p o r t e r s u r vo s é p a u le s , a lo r s q u e
p lu s d ’u n s e s e r a it d é b in é à vo t r e p la ce . M ê m e
q u e je m e s o u vie n s q u e v o u s a v ie z vo s g a n t s
t o u t p le in s d e s a n g e t q u ’a lo r s ça v o u s fa is a it
ju r e r ... » L ’é lé g a n c e à c e p o in t e t d a n s u n t e l
c a s , ce la r e s s e m b la it s in g u liè r e m e n t à l ’h é
r o ïs m e ... G e o ffr o y a v a it ca c h é so n v is a g e d a n s
s e s m a in s . S a m è r e , là - b a s , le s y e u x c lo s , le s
lè v r e s e r r é e s , p r ia it ...
T o u t le m o n d e c r o y a it , a u P a la is e t d a n s la
Ivr esse, q u e le ju g e m e n t s e r a it « r e m is à h u i
t a in e » L a r e lig io n d u t r ib u n a l é t a it , s a n s
d o u t e , t r è s s u ffis a m m e n t é cla ir é e , c a r la d e r
n iè r e p la id o ir ie n ’é t a it p a s a ch e vé e d e p u is u n e
h e u r e q u e l ’a r r ê t é t a it r e n d u : cin q a n s d e p r i
s o n , le s d é p e n s e t d e c o n s id é r a b le s d o m m a g e s e t
in t é r ê t s , s a n s p a r le r d ’u n e t r è s fo r t e a m e n d e ...
L e s « a t t e n d u s é t a ie n t p lu s m é p r is a n t s , p lu s
ir o n iq u e s q u e r ig o u r e u s e m e n t s é v è r e s ... D e
q u e lle fa ço n c r u e lle le u r s m o t s p r é cis , c in
g la n t s , t o m b a ie n t , ce p e n d a n t , s u r le m a lh e u
r e u x . . . s u r c e lle q u i a v a it ce s s é d e p r ie r , p o u r
m ie u x e n t e n d r e !
C ’e s t a lo r s q u e s e p r o d u is it u n « in c id e n t t r a
g iq u e » — p o u r p a r le r co m m e le s jo u r n a u x d u
s o ir — « in c id e n t » q u i, p o u r t r o is m a lh e u
r e u s e s fe m m e s , fu t la p lu s e ffr o ya b le , la p lu s
d o u lo u r e u s e ca t a s t r o p h e . L e p r é s id e n t ve n a it
à p e in e d e e o m m e n ce t la p h r a s e fa t id iq u e p a r
la q u e lle il in d iq u a it a u co n d a m n é le s d é la is
d ’a p p e l q u i lu i é t a ie n t im p a r t is , q u e G e o ffr o y
�t4f>
UN E H EURE SON N E RA
•se d r e s s a p â le , le s y e u x fix e s , h a g a r d s ... S u b i
t e m e n t , u n e p o u s s é e d e s a n g lu i in ce n d ia le v i
s a ge , il le v a le s b r a s d a n s u n e ffo r t d é s e s p é r é ,
co m m e p o u r a id e r s a r e s p ir a t io n h a le t a n t e ...
[1 r e t o m b a , t e r r a s s é p a r u n e c o n g e s t io n c é r é
b r a le q u i e u t la c h a r it é d e l ’e m p o r t e r a u b o u t
J e q u e lq u e s h e u r e s s a n s q u ’il e û t r e p r is co n a a is s a n et ;...
L a d o u le u r d e s m è r e s e s t ch o s e s a cr é e , o n
n ’y d o it p o in t t o u ch e r . A q u o i b on p e in d r e
ce lle d e M'°” L a m o t h e S a in t - H é r a y e ? T o u t ,
en e lle , é t a it e ffo n d r é , a n é a n t i. E lle n ’é t a it
p lu s q u ’u n e im m e n s e s o u ffr a n ce . Il s e r a it in
s u ffis a n t d e d ir e q u ’e lle a v a it v ie illi : e lle
é t a it ia vie ille s s e m ê m e , la d é cr é p it u d e e t la
t u in e . S e s p a u p iè r e s n ’a v a ie n t p lu s d e c ils , s e s
lè v r e s , q u 'o n e û t d it a m in cie s , s e c o lla ie n t s u r
s e s d e m s . E lle a va it l ’a ir d ’u n fa n t ô m e . U n e
id é e s e u le , ou p lu t ô t u n s e n t im e n t la r a t t a c h a it
ïl la v ie , l ’e m p ê c h a it d e s e la is s e r g lis s e r ve r s
la Hn, q u 'e lle s e n t a it p r o ch e e t à la q u e lle t o u t
son ê t r e a s p ir a it : M a r ie - R o s e , M a r ie - R o s e q u i
a va it e n co r e e t p lu s q u e ja m a is b e s o in d ’e lle .
M a r ie - R o s e n ’a va it p t i ve n ir a u p r è s d e sa
g r a n d ’m è r e . L ’é t a t d e la co m t e s s e G in è v r a
é t a it t o u jo u r s t r ès g r a v e : e lle a v a it b e s o in d e
8 a fille , q u e son p è r e n e r é c la m e r a it p lu s .. .
I .a v ie ille M m" L a m o t h e S a in t - H é r a y e a v a it
d é c id é d e r a m e n e r a u p a y s la d é p o u ille m o r
t e lle d e son fils . P o u r a llé g e r s a t â ch e , p o u r
n o p a s la la is s e r s e u le d a n s c e s a ffr e u x m o
m e n t s , M 11" V e la y , s u r le s s u p p lica t io n s d e so n
é lè v e , s ’é t a it d é cid é e à r e jo in d r e la v ie ille
d a m e . C e fu t la « g r a n d e a m ie » q u i, q u e lq u e s
h e u r e s a p r è s son a r r iv é e à P a r is , r e çu t ce t é lé
gr a m m e d ésesp ér é :
M a m a n 11’cs t p lu s. Affr e u x ch a gr in . P r éven ez
b on n e-m a in a ti. Ai la t êt e p er d u e.
P a u vr e p e t it e M a r ie - R o s e ...
L e s t r is t e s d é m a r ch e s é t a ie n t a ch e vé e s ;
le s
�U N E HETJ RK SON N E R A
d e u x fe m m e s p o u va ie n t p a r t ir , r e ve n ir a u p r è s
d e c e lle d o n t l ’is o le m e n t , le d é s a r r o i, l ’im m e n s e
p e in e le u r p a r a is s a ie n t à c e t t e h e u r e p ir e s q u e
t o u t a u t r e . L e je u n e s s e n e s e m b le p a s fa it e
p o u r s o u ffr ir le s t o r t u r e s q u ’in flig e la v ie ..
C o m m e e lle s la d e v in a ie n t p e r d u e e t fr a p p é e
d e s t u p e u r , le u r p e t it e M a r ie - R o s e ... E lle sa
v a it sa m è r e co n d a m n é e d e p u is lo n g t e m p s . O n
's a i t ce s ch o s e s , m a is o n n e p e u t le s c r o ir e ... E t ,
e n s o m m e , le s m a u x d o n t s o u ffr a it G in è v r a
s e m b la ie n t s ’ê t r e u n p e u a t t é n u é s a u co u r s
d e s d e r n iè r e s s e m a in e s . M a is le d ia g n o s t ic d u
m é d e cin n ’a va it p o in t va r ié : « A u c u n e é m o
t io n ... n u lle s e co u s s e .., » Co m m e n t é v it e r s e
co u s s e s e t é m o t io n s , en p a r e ille s cir co n s t a n ce s ?
M a r ie - R o s e , sa g r a n d ’m è r e et M 11* V e la v s ’y
a p p liq u a ie n t a v e c t a n t d e d é vo u e m e n t q u ’e lle s
y é t a ie n t , ju s q u ’ic i, i> a r ven u es. G in è v r a n ’é t a it
p lu s e n é t a t d e lir e e lle - m ê m e le t t r e s e t jo u r
n a u x : s e s t r o is in fir m iè r e s n e s e fa is a ie n t p a s
fa u t e d e s a u t e r le s p a s s a g e s t r o p r é vé la t e u r s , d e
le u r s u b s t it u e r , à l ’o c ca s io n , d e s im p r o vis a t io n s
a p a is a n t e s .
M a is q u a n d la je u n e fille d e m e u r a s e u le a u
p r è s d e sa m è r e , il lu i fu t p lu s d ifficile d e jo u e r
c e t t e p ie u s e co m é d ie . I m p o s s ib le d e la is s e r la
co m t e s s e is o lé e , m ê m e u n e s e co n d e : e lle é t a it
t o u jo u r s s o u s le c o u p d e s yn co p e s a u x q u e lle s
i l fa lla it p o r t e r r e m è d e s u r - le - ch a m p . L a s œ u t
V é r o n iq u e v e n a it , d e t e m p s e n t e m p s , a fin q u e
M a r ie - R o s e p û t p r e n d r e u n p e u d e c e s o m
m e il — s i n é ce s s a ir e à la je u n e s s e . L a b o n n e
r e lig ie u s e é t a it d is cr è t e , a c t iv e , p le in e d e
b o n n e s in t e n t io n s ... m a is le jo u r o ù a r r iva la
t e r r ib le d é p ê ch e , e lle fu t si p r o fo n d é m e n t b o u
le v e r s é e d u c r i d é s e s p é r é p o u s s é p a r M a r ie R o s e , d e la d é co m p o s it io n d e s e s t r a it s , d u
g e s t e c o n v u ls if q u i t o r d it s e s m a in s in s t in c t i
ve m e n t jo in t e s q u ’e lle fu t in c a p a b le d e c a c h e r
'& la m a la d e le ch o c q u ’e lle v e n a it d e r e c e v o ir ...
L e s y e u x p le in s d e la r m e s , la v o ix e n t r e co u
p é e , e lle e s s a ya en va in d e r é p o n d r e t\ l ’in t e r
r o g a t io n fié vr e u s e d e la co m t e s s e d e S a in t - H é -
�43
•
U N E H E U R E SO N N E R A
a ye : « J e n ’a i r ie n , M a d a m e ... I l n ’y a
ie n ... » G in è v r a , m a lg r é s o n e x t r ê m e fa ib le s s e ,
e r ç u t le t on c o n t r a in t , d e v in a le m e n s o n g e ;
lie p a r v in t à c r ie r « M a r ie - R o s e » d ’u n t o n s i
> lain tif, si la m e n t a b le , q u e l ’e n fa n t l ’e n t e n d it
t a c c o u r u t , s a n s a t t e n d r e d ’a v o ir r e t r o u v é u n
e u d e c a im e ... E t G in è v r a c o m p r it , e n la
o y a n t , q u ’u n g r a n d m a lh e u r é t a it t o m b é s u r
lie s ... I m p o s s ib le d e r é s is t e r à s e s s u p p lic a io n s ... e lle a r r a c h a , a v e c u n e é n e r g ie d o n t p e r »on ne n e l ’a u r a it c r u e c a p a b le d é s o r m a is , la vé it é à s a fille , à la r e lig ie u s e , a ffo lé e s , d é s e m
p a r ées. E t , q u a n d f o u t lu i e u t é t é d it , e lle e u t
tu e c r is e si e ffr a ya n t e q u ’on n e p o u v a it co n ce o ir c o m m e n t so n ê t r e fr ê le , u s é , r é s is t a it a u x
-p a s m e s q u i le c o n v u ls a ie n t . L e d o c t e u r é t a it
c c o u r u ; il e s s a ya d e la c a lm e r , d e l ’e n d o r ■nir, p a t d e s r é v u ls ifs , d e s p iq û r e s ... I l s e s e n .a it im p u is s a n t . C e n ’é t a it p lu s s e u le m e n t le
:o r p s q u i s o u ffr a it , c ’é t a it l ’â m e q u i s e d é b a t
t a it e t v o u la it é c h a p p e r à la t o r t u r a n t e p e n
sée : « G e o ffr o y , m o n G e o ffr o y m ’a q u it t é e
p o u r t o u jo u r s ! » C e t t e fe m m e fu t ile , s i é p r is e
le v a n it é s , d e lu x e , d e jo ie s s u p e r fic ie lle s , c e t t e
e m m e é g o ïs t e u n p e u e t e n a p p a r e n c e u n iq u e
m en t é p r is e d ’e lle - m ê m e , n e p o u v a it s u p p o r t e r
a p e n s é e d e v iv r e s a n s c e lu i q u i l ’a v a it a d o r é e .
SU e c r ia , e lle s e t o r d it s a n s a r r ê t , s a n s r é p it ,
r e n d a n t p lu s ie u r s h e u r e s . P u is , s u b it e m e n t e t
o m m e p a r m ir a c le , so n a g it a t io n t o m b a . E lle
e s s a d e s ’in s u r g e r , d e h u r le r q u e c ’é t a it im
p o s s ib le , q u ’e lle n e v o u la it p a s q u e ce la fû t .
3e s t r a it s s e d é t e n d ir e n t . E lle n ’e u t p lu s q u ’u n e
ict it e v o ix d e d o u c e u r . E lle ca r e s s a d o u ce m e n t
!e s e s d o ig t s a m a ig r is le s d o ig t s d e M a r ie - R o s e
t d it : « J e n e s o u ffr e p lu s ... je s u is co n :e n t e . » L e c u r é e u t ju s t e le t e m p s d ’a r r iv e r
p o u r l ’e n t e n d r e d ir e : « M o n ch e r G e o ffr o y ...
;e v a is le r e t r o u v e r ... p r è s d u b o n D ie u ... » E t
jllc p a s s a , d a n s u n s o u ffle lé g e r ...
O u s ’im a g in e d a n s q u e l é t a t M m* L a m o t h e
�U N E H E U RE SON N ERA
149
S a in t - H é r a y e e t M "* V e la y r e t r o u v è r e n t la
je u n e fille ! A p r é s e n t , il 11’é t a it p lu s n é ce s s a ir e
d e p r e n d r e c o n s t a m m e n t s u r e lle p o u r é p a r g n e r
s a m è r e , e lle p o u va it s e la is s e r a lle r s a n s lu t t e
à s o n c h a g r in , s ’y e n fo n ce r , s ’y e n lis e r , d ’u n e
fa ç o n s i co m p lè t e , s i p r o fo n d e , si a b s o lu e q u e
le s d e u x fe m m e s fu r e n t é p o u va n t é e s , à le u r
r e t o u r , d e l ’é t a t d e p r o s t r a t io n o ù e lle s la
v ir e n t p lo n g é e . « L a is s o n s - la p le u r e r », d it la
g r a n d ’m è r e ... a p r è s u n e t e lle t e n s io n n e r v e u s e ,
u n p e u d e d é t e n t e lu i fe r a d u b ie n ».
— J e n e c r o is p a s , r é p o n d it s im p le m e n t
M 11* V e la y . E t , d è s le le n d e m a in , e lle p r it h
p a r t s o n é lè ve b ie n - a im é e . « M o n e n fa n t », lu i
d it - e lle , a il f a u t r é a g ir . V o t r e t â c h e n ’e s t p a s
fin ie , ju s q u ’a u jo u r o ù la v ie s ’a ch è ve . P o u r
vo t r e p a u vr e b o n n e - m a m a n , d o n t la d o u le u r d é
p a s s e e n co r e la vô t r e , e t q u i s ’e ffo r ce d e la
s u r m o n t e r , a fin d e r e s t e r a v e c vo u s q u e lq u e
t e m p s ; p o u r m o i, q u i c r a in s d e vo u s vo ir
t o m b e r à vo t r e t o u r m a la d e , e t q u i a i t a n t d e
c h a g r in d e vo t r e p e in e ; p o u r t o u s c e u x a u x
q u e ls vo u s p o u r r ie z fa ir e d u b ie n ...
— A h ! in t e r r o m p it t r is t e m e n t M a r ie - R o s e
Q u e l b ie n vo u le z- vo u s q u e je fa s s e ? J e n 'a i
n i a m is , n i in flu e n c e , n i a r g e n t ...
— O n p e u t t o u jo u r s , r é p o n d it b r iè v e m e n t
M " ' V e la y . E t e lle p a r la d ’a u t r e ch o s e . E lle
s a v a it b ie n , e lle , q u ’o n p e u t t o u j o u r s ê t r e u t ile ,
a id e r le s a u t r e s à p o r t e r le u r p r o p r e fa r d e a u .
D e p u is son a r r ivé e , r é ce n t e e n co r e , e lle a va it
« r é c o lt é » q u e lq u e s p r o t é g é e s m is é r a b le s . E lle
a id a it l ’u n e à fa ir e so n m é n a g e , l ’a u t r e à s o i
g n e r so n n o u ve a u - n é . E lle fa is a it la le c t u r e A
u n e v ie ille a v e u g le , a p p r e n a it le ca t é c h is m e e t
la le c t u r e A q u e lq u e s e n fa n t s ... Au b o u t d e t r o is
s e m a in e s , v o y a n t so n é lè v e m o in s d é p r im é e , u n
p e u p lu s fo r t e , e lle lu i a n n o n ça q u ’il lu i fa l
la it s ’a b s e n t e r q u e lq u e t e m p s , a lle r à P a r is o ù
l ’a p p e la it le r è g le m e n t d ’a ffa ir e s im p o r t a n t e s ...
« P e n d a n t m on a b s e n ce , vo u d r ie z- v o u s vo u s
o c c u p e r d e m es c lie n t s » ? lu i d it - e lle d ’u n t o n
m i- p la is a n t m i- s é r ie u x .
�o
U N E H E U R E SO N N E R A
C e d e v a it ê t r e le s a lu t d e M a r ie - R o s e .
Ch è r e g r a n d e a m ie , m a lg r é le * r e m p la ce m e n t s
q u e vo u s m ’a ve z d e m a n d é d e fa ir e a u p r è s d e vo s
p r o t é g é e s , le s h e u r e s s o n t p o u r m o i b ie n le n t e s e t
b ie n lo u r d e s . J ’a i t r o p d e lo is ir s e t je m ’e n d ésole.
L e s lo is ir s q u i p e r m e t t e n t ce q u e ja m a is le t r a va il
n ’e û t t o lé r é , le s a n a ly s e s , le s q u e s t io n s in q u ié
t a n t e s , n e s o n t p a s u n b ie n p o u r c e u x d o n t 1 â m e
e s t en p e in e . E t ee n ’e s t p lu s s e u le m e n t la p er t e
d e m e s ch e r s p a r e n t s q u i m e fa it s o u ffr ir a u jo u r
d ’h u i. M a in t e n a n t , je m ’o ccu p e d e m o i et j e . .. j*
s u is p lu s m a lh e u r e u s e q u ’a va n t . L e s r et o u r s s u r
s o i- m ê m e s o n t s i m a ls a in s ! I ls la is s e n t u n t e l go û t
d e ce n d r e !
* **
C e s jo u r s - c i, g r a n d ’m a m a n e t m o i p a r lio n s d it
.a s s é . I ,a h a n t is e n o u s en r e vie n t à l ’u n e e t à
'a u t r e , b ien q u e g r a n d ’m è r e r e p o u s s e p a r fo is ce r
t a in s d e ce s s o u ve n ir s d ’u n m o t c in g la n t . M a is,
é vo q u e r le s h e u r e s d e m a je u n e s s e — e lle m e
s e m b le s i lo in a u jo u r d ’h u i ! — ce la m e fa it m a l e t
p la is ir à la fo is ...
H ie r , n o u s é t io n s a s s is e s t o u t e s d e u x a u b o r d
d u fle u ve . J e m e la is s a is a lle r à é vo q u e r n o t r e
v ie d ’a u t r e fo is , e t c e t t e é vo c a t io n m e t o r d a it 1 4
eceu r .
C ’é t a it P a r is , m e s p r e m ie r s b a ls , m es p r em ier *
s u ccè s , m e s p r e m ie r s e s p o ir s , m e s fo lle s a t t en t e s,
m e s p r e m iè r e s d é co n ve n u e s
a u s s i... So u d a in ,
g r a n d ’m a m a n m ’a n n o n ça :
—
E t m a in t e n a n t , C h a r le s P ilg a r d é p o u s e d é ci
d é m e n t M 1'« I le r c h e b e r t ...
L a ch o s e a lla it d e s o i, é t a it d e p u is lo n g t e m p s
p r é vu e .
N u lle é m o t io n n e c o n t r a c t a m o n v is a g e e t r i e s
en m o i n e fu t t r e m b lé. L e s o le il d e m e u r a b r illa n t ,
l ’e a u p a ille t é e d e lu m iè r e , l ’a ir a u s s i d o u x e t m o n
firn e a u s s i ca lm e .
E n t iè r e m e n t r a s s u r é e p a r m o n a t t it u d e , g r a n d 'm è r e co m m e n t a l ’é vé n e m e n t e t e n t a m a le c h a
p it r e d e s r e g r e t s . E lle n ’a p lu s ce t t e fo r ce , q u i
vo u s s u r p r e n a it a u t r e fo is , d e n e ja m a is r ie n d ir e
f
�U N E H E U R E SO N N E R A
9 e c e u x - c i, d e n e ja m a is r e g a r d e r en
T51
a r r iè r e ...
—
A h ! s i m o n p a u vr e fils m ’a v a it é co u t é e
lo r s q u e , s u r le s co n s e ils d e M ““ P ilg a r d , je le
p o u s s a is à r é a lis e r s e s va le u r s d e la C h e l s e s e a I
P o u r q u o i a v o ir v o u lu , m a lg r é t o u t , t e fa ir e é p o u
s e r ce p e t it P i lg a r d ? T u u e p o u va is l ’a im e r s é
r ie u s e m e n t ! E t q u e lle im p r u d e n ce d e la n ce r u n
d é fi à M . H e r c h e b e r t , à s e s a m is s i p u is s a n t s , s i
in é b r a n la b le s t L a p r e m iè r e a t t a q u e a v a it p r é c i
s é m e n t é t é la n c é e le jo u r o ù , à t o u t p r i x , t u v o u
la is d e m a n d e r à M . H e r c lie b e r t d e jo u e r la co
m é d ie ch e z t o n p è r e ... T ’en s o u v ie n s - t u ?
A h ! s i je m e s o u v e n a is !
A v e c u n e é t r a n g e n e t t e t é je r e v is le ca d r e où
m ’a v a ie n t é t é d it s ce s m o t s : « Vo t r e v o ix e s t
co m m e u n e m u s iq u e e t vo s id é e s m e c h a r m e n t ...
J ’a im e r a is c c o u t e r la p r e m iè r e e t e n t e n d r e é m e t t r e
le s s e co u d e s in d é fin im e n t . » E t e n co r e c e u x - c i :
* J ’a im e r a is à fa ir e b e a u co u p p o u r vo u s ê t r e
a g r é a b le , m a is t a n t d e ch o s e s n o u s s é p a r e n t ! J e
n e p u is q u e r e g a r d e r la v ie e t le s é vé n e m e n t s
p a s s e r ... » E t e n co r e : « E co u t e z- m o i b ie n , ch è r e
m a d e m o is e lle M a r ie -R o .se : q u o i q u ’i l a r r iv e ,
e t m ê m e s i j e d o is m ’é lo ig n e r , vo u s ave/ , en
m o i u n a m i d é vo u é , e t s i, a u x h e u r e s d ’é p r e u ve ,
vo u s vo u s s o u ve n e z d e lu i e t l ’a p p e le z, il a r r i
ve r a .
J ’e u s u n r ir e a m e r ...
Q u e r e s t a it - il d e s p r o m e s s e s d e M . H e r c h e b e r t ?
D e p u is d e lo n g s m o is n o u s n o u s d é b a t t o n s d a n s
la p lu s a ffr e u s e s it u a t io n , j ’a i é t é fr a p p é e d e co u p s
c r u e ls , q u i m ’o n t la is s é e o r p h e lin e , e t ja m a is il
lie 111’e s t ve n u d e lu i le m o in d r e s ig n e d ’in t é r ê t ...
Q u ’a t t e n d - il? Q u ’u n a p p e l lu i s o it T a it ?
N o n , M . H e r ch e b e r t n ’a t t e n d r ie n ...
J e n e s u is , à s e s y e u x , co m m e a u x y e u x d e
t a n t d ’a u t r e s q u ’u n e p a u vr e fille s a n s a r g e n t d o n t
le p è r e a é t é e n p r is o n , a é t é co n d a m n é n p r ès
a v o ir e u à s e d é fe n d r e d e s p ir e s a c c u s a t io n s —
d o n t il a ce p e n d a n t t r io m p h é . U n e p a u vr e fille
q u e la d u r e t é d e cir c o n s t a n c e s a c a t a lo g u é e p a r m i
t e lle s q u e l ’o n 11’é p o u s e p a s ...
R ie n n e s u b s is t e d u p a s s é .
J ’a lla is p le u r e r a u c im e t iè r e s u r t a n t d e d é
s a s t r e s , t a u t d e ch o s e s fin ie s ...
L e s o le il, d ’u n r a y o u p ille , p e r ç a it le s n u a ge » .
Q u e lq u e s g o u t t e s d e p lu ie t o p ib a ie n t la r g e s e t
le n t e s . J 'e u s l ’id é e fo lle q u e , d e là - lia n t , m a in a n
�U N E H E U R E SON N E R A
m e v o y a i t , m e p r e n a it en p it ié e t , d o u ce m e n t ,
p le u r a it a ve c m o i... s u r m o i...
P a u v r e ch è r e , d o u ce , e t s i m a lh e u r e u s e m a
m a n !..,
Ch è r e g r a n d e a m ie ,
I l y a b ie n lo n g t e m p s q u e v o u s ê t e s lo in d e
n o u s , e t je n ’a i p a s e n co r e p u p r e n d r e m o n p a r t i d e
vo t r e n o u v e lle a b s e n ce 1 H é la s ! je co m p r e n d s t r o p
q u e la r a is o n a d ic t é vo t r e r é s o lu t io n , q u e v o u s
a ve z é t é s a g e d ’a c c e p t e r , p o u r q u e lq u e s m o is s e u
le m e n t , vo u s m e l ’a ve z ju r é ! — c e t t e n o u v e lle s i
t u a t io n . M a is i ’a i s o if d e vo t r e p r é s e n ce .
Ce p e n d a n t , le t e m p s p a s s e , e t , q u ’on le v e u ille
o u n o n , p a r lu i l ’o r d r e s e r é t a b lit .
Co m m e s o u s l ’e ffo r t d ’in flu e n ce s in s a is is s a b le s ,
l ’e x is t e n c e se t r a n s fo r m e .
O n n ’a t t e n d a it p lu s r ie n , 011 s e r e p r e n d à a t
t e n d r e . O n n ’e s p é r a it p lu s , o n o s e le v e r le s y e u x
v e r s l ’a v e n ir e t lu i d e m a n d e r s o n s e cr e t .
P e u à p e u , jo u r h jo u r , n o t r e lo g is d e h a s a r d
n o u s p a r a ît p lu s a c c e p t a b le , e t l ’h a b it u d e , c e t t e
m e r v e ille u s e , m a is le n t e m a g ic ie n n e , le t r a n s fo r m e
e n m a is o n d u r e p o s .
Ap r è s n o s g r a n d s d e u ils , n o s é cr o u le m e n t s e t
t a n t d e la r m e s , d o u ce m e n t la p a i x , u n e p a ix fa it e
d ’é p n is e m e n t e t d e m é la n c o lie , s e m b le co m m e
u n e ce n d r e fin e , t o m b e r s u r n o u s ...
L a p a i x . . . n ’é t a it - ce p o in t p r é m a t u r é d e cr o ir e
à la p o s s ib ilit é d ’u n t e l b ie n fa it ?
P o u r la s e co n d e fo is , d e p u is q u e n o u s s o m m e s
v e n u e s c h e r c h e r u n r e fu g e , en ce co in d e t e r r e ,
à q u e lq u e s lie u e s d e n o u s , S a in t - P ie r r e s e r e
p e u p le .
D a n s le s b r u m e s d u s o ir , co m m e u n im m e n s e
h a lo , s ’a p e r ç o it le r e fle t d e s e s lu m iè r e s .
P ou r q u oi d es p en sées, d es s o u ve n ir s , d es r e
gr e t s , vie n n e n t -ils 111e h a r celer , m ’ob séd er , m e d é
soler , m ’en t r er a u cœ u r com m e m ille ép in es. P ou r
qu oi fa u t -il q u e je r ecom m en ce à s o u ffr ir p a r e u x !
�TJ NË H E U R E SON N E RA
N o t r e p e t it e m a is o n b a s q u e e st é le vé e s u r u n e
é t r o it e t e r r a s s e , u n p e u e n r e t r a it d e la g r a n d
r o u t e . A u n o r d , c e t t e r o u t e file ve r s S a in t - P ie r r e ,
la F r a n c e , P a r is , t o u t ce q u i e s t p e r d u p o u r m o i...
A u s u d , ve r s la m o n t a g n e , l ’E s p a g n e , l'in c o n n u ...
N o u s n o u 9 a s s e yo n s s o u ve n t , g r a n d ’m è r e e t m o i,
s u r c e t t e t e r r a s s e , e t , s u iv a n t q u e n o u s s o m m e s
t r is t e s o u g a ie s , in q u iè t e s o u c a lm e s , n o s p e n s e e s
v o n t d a n s u n s e n s , d a n s u n a u t r e ; co n fia n t e s ,
p le in e s d ’e s p é r a n ce e n co r e ve r s le n o r d , d é s o lé e s ,
n ’a t t e n d a n t p lu s r ie u , v e r s le s u d .
G r a n d ’m è r e , t o u jo u r s co u r a g e u s e , m e d it :
— N e d é s e s p é r o n s p a s ... U n e h e u r e s o n n e r a , e n
fa n t , o ù t o u t s e r a c h a n g é ...
J e r é p o n d s , e n m ’e ffo r ça n t d e s o u r ir e :
— E vid e m m e n t , g r a n d ’m è r e , c e t t e h e u r e s o n
n e r a ...
M a is à vo u s s e u le , ch è r e g r a n d e a m ie , je co n fie
q u ’e lle e s t b ie n le n t e à son n er ,.
AU
C a h in - ca h a , la v ie ille M™* L a m o t h e S a in t H c r a y e r e ve n a it d e la m e s s e .
C h a q u e m a t in , e lle a lla it a in s i, d a n s l ’é g lis e
<le ee p a u v r e v illa g e , p r ie r p o u r s e s m o r t s . E n
s o r t a n t , e lle s ’a t t a r d a it a u c im e t iè r e , p r è s d e
l ’h u m b le t e r t r e q u i r e c o u v r a it le s r e s t e s d e c e u x
fjtti a va ie n t é t é si é lé g a n t s , s i fê t é s , si c h o y é s ,
si a d u lé s ; l ’h u n fb le t e r t r e , q u e la d u r e t é d es
t e m p s n ’a v a it p o in t p e r m is e n co r e d e r e c o u v r ir
d ’u n e d a lle .
' « C e m a t in - là , co m m e e lle q u it t a it l ’é g lis e ,
« b o n n e - m a m a n » a p e r ç u t M a r ie - R o s e q u i, p e n
c h é e , p a r a ît la t o m b e d e sa m è r e d e g e n ê t s
fle u r is e t d e b r u yè r e s .
L a v ie ille d a m e s ’a r r ê t a et c o n s id é r a la je u n e
�154
U N E H E U R E SO N N E R A
fille . H â t iv e m e n t , M a r ie - R o s e p o u r s u iv a it sa
t â c h e . Q u a n d e lle l ’e u t a ch e v é e , d a n s u n g e s t e
d ’a b a n d o n d é s o lé , e lle e n fo u it s o n v is a g e d a n s
s e s m a in s , t o u t e s e co u é e d e s a n g lo t s .
« A h ! m o n D ie u , » g é m it la g r a n d ’m è r e ,
« p a r p it ié , a cco r d e z- n o u s u n p e u d e c e c o u
r a g e q u i t e n d si fo r t d a n s l ’a d ve r s it é . »
L e b r u it d e p a s q u i s ’a va n ç a ie n t le n t e m e n t ,
p e s a m m e n t , ¡V t r a v e r s le s t o m b e s , fit r e le v e r la
t ê t e d e la je u n e fille .
— P e t it e , p e t it e , v o ilà a u c ie te t r o u v e e n
c o r e en la r m e s .
— C e n ’e s t r ie n , g r a n d ’m è r e , ce n ’e s t r ie n .
D é jà , M a r ie - R o s e s ’e ffo r ç a it d e s o u t ir e . M a is
la b o n n e - m a m a n r e s t a it co m m e é cr a s é e d u c h a
g r in d e s a p e t it e - fille . S a d é m a r ch e s ’é t a it fa it e
s i lo u r d e , q u ’e lle e u t g r a n d ’p e in e à r e v e n ir a u
lo g is .
E lle a lla it , le c œ u r p e s a n t , s e t r a în a n t à
g r a n d ’p e in e , le s y e u x fix é s s u r l ’h o r izo n , e t d e
son c œ u r s ’é c h a p p a it c e lle s u p p lica t io n a r
d en te :
« M o n D ie u , m e s fo r ce s d é c lin e n t ... J e n ie
s e n s a lle r ve r s la fin ... A u r a i- je d o n c l'u lt im e
d o u le u r d e la is s u s a n s a p p u i m a p e t it e - fille ?
o
M 11* V e la y n e l ’a b a n d o n n e r a p a s . M a is ,
p a u v r e , clie - m ê m e , fo r cé e d e t r a v a ille r s a n s r e
lâ c h e , q u e p o u r r a - t - e lle p o u r m o n e n fa n t ? »
Il
y d a n s la p r iè r e , u n e fo r ce m ys t é r ie u s e q u i
l ’e m p o r t e ju s q u ’a u x p ie d s m ê m e d e D ie u . E n
fu t - il a in s i d e l ’é la n d e c œ u r d e la v ie ille d a m e ,
d e la p la in t e é ch a p p é e d e son â m e d é s o lé e ? L e
T o u t - P u is s a n t p r it - il e u p it ié l ’a n g o is s e d o
c e t t e m a lh e u r e u s e a ïe u le , d e c e lle q u i, d e p u is
si lo n g t e m p s , c o u r b é e s o u s le p o id s d e lo u r d s
c h a g r in s , n ’y a v a it ja m a is o p p o s é q u e ce s
m o t s : « D o n n e z-m o i la fo r ce d e s o u ffr ir a v e c
r é s ig n a t io n et en s ile n ce , p u is q u e t e lle e s t v o t r e
vo lo n t é ! »
A q u e lq u e s jo u r s d e là , le fa ct e u r r e m it a u x
h a b it a n t s d e la m a is o n b a s q u e u n e c a r t e p o s
t a le q u i r e p r é s e n t a it u n p a y s a g e d ’A fr iq u e : d e s
c o llin e s p e lé e s , d u s a b le , q u e lq u e s t e n t e s , u n
�U N E H E U R E SO N N E R A
155
c o llin e s p e lé e s , d n s a b le , q u e lq u e s t e n t e s , u n
c h e v a l a r a b e , u n p a lm ie r . E lle é t a it a d r e s s é e
« à M "° M a r ie - R o s e d e L a M o t h e d e S a in t - H é r a v e » e t p o r t a it c e s s e u ls m o t s :
S o u ve n e z- vo u s q u e d a n s le m o n d e vo u s a ve z u n
a m i.
H e r c h e b e r T.
N i la je u n e fille , n i la v ie ille d a m e n e p u r e n t
t o u t d ’a b o r d p a r le r . L a p r e m iè r e , p a r ce q u e
c e s im p le ca r t o n ve n u d e s p a y s lo in t a in s la
b o u le ve r s a it , e t q u ’e lle e û t vo lo n t ie r s fo n d u e n
la r m e s — le b o n h e u r p r e n d si s o u v e n t la fo r m e
d e la d o u le u r ! — la s e co n d e p a r ce q u ’il lu i
s e m b la it q u e le s p o r t e s d u C ie l v e n a ie n t d e
s ’e n t r ’o u v r ir , e t q u e , d e s o n c œ u r , m o n t a it u n
h ym n e d e r e c o n n a is a n ce ...
A u b o u t d ’u n lo n g m o m e n t , la v ie ille d a m e
d it , p e n s ive m e n t
: « P o u r q u o i a v o ir t a n t
t a r d é ...? E t p o u r q u o i c e t t e fo r m e u n p e u é n ig
m a t iq u e ? »
T a n d is q u e Z o z o s e d e m a n d a :
« S e r a it - ce q u ’il m ’a im e ? »
E t t o u t e s d e u x d e lir e , d e r e lir e , d e t o u r n e r ,
d e r e t o u r n e r le p e t it ca r t o n r e p r é s e n t a n t le p a y
s a g e a fr ic a in , co m m e s ’il c o n t e n a it v r a im e n t
p o u r e lle s la s o lu t io n d ’u n e é n ig m e ...
X III
Ch è r e g r a n d e a m ie ,
Q u e l r ô v e !... s i b e a u q u e j ’a i t o u jo u r s p e u r d u
r é v e il !
J e cr o is p o u vo ir vo u s a n n o n ce r le r e t o u r d ’u n p e u
de bon h eu r I
�156
U N E H E U R E SO N N E R A
A p r è s t a n t d ’h e u r e s t r is t e s , t a n t d ’h e u r e s t r o u
b lé e s , t a n t d ’h e u r e s s o m b r e s , o ù t o u t s e m b la it à
ja m a is fin i, la foi e n d e m a in e t l ’e s p é r a n c e ! Q u e l
a c c u e il n o s c œ u r s fo n t à ce r a y o n d 'e s p o ir I
V o u s s o u ve n e z- vo u s , ch è r e g r a n d e a m ie , d u jo u r
o ù je vo u s a i é c r it : « J ’a i r e vu C h o u fï... » vo u s
fa is a n t p a r t , a u s s it ô t , d e la d é ce p t io n q u i a cco m
p a g n a it ce r e v o ir im a g in é , s i lo n g t e m p s , co t n m e
le p lu s g r a n d d e s b o n h e u r s ?
A u j o u r d ’h u i j ’é c r is : « J ’a i r e vu S e r g e H e r çh e b e r t ... » e t le s e n t im e n t q u e j ’é p r o u vé ,, e s t s i difTér e n t q u e m o n c œ u r b o n d it d e j o i e ! .. .
J ’a i r e vit S e r g e H e r c lie b e r t ! T1 m ’e s t a p p a r u u n
m a t in , co m m e j e s o r t a is d e l ’é g lis e o ù g r a n d ’m è r e , fa t ig u é e n ’a v a it p u v e n ir ... I l é t a it a cco u r u ,
d e b ie n lo in , p o u r m e r e d ir e « q u e j ’a v a is u n
a m i ».
C ’e s t a u fin fo n d d e l ’A fr iq u e , o ù il s e t r o u v a it
d a n s u n p o s t e p e r d u q u i s e r a u n r e la i d e n os
li g n e s a é r ie n n e s , q u ’il a a p p r is , p a r d e s jo u r n a u x ,
v i e u x d e p lu s ie u r s m o is , q u e ls m a lh e u r s n o u s
a va ie n t fr a p p é e s .
H é la s ! j ’a i d e v in é , ch è r e g r a n d e a m ie , q u ’il e u
a v a it é t é p lu s d é s o lé q u e s u r p r is ... I! a v a it t o u
jo u r s r e d o u t é u n e is s u e fa t a le à la lu t t e e n g a g é e
e n t r e m o n p è r e e t le s ie n , e t c ’e s t , p o u r n e p a s a s
s is t e r , d é s a r m é , d é s o lé , a u x c r u e lle s p é r ip é t ie s d e
ce t r is t e co m b a t q u ’i l a v a it d e m a n d é a r e p a r t ir . Il
u ’a v a it p a s p r é v u , p o u r t a n t , u n é c r o u le m e n t a u s s i
t o t a l d e m a v ie . 11 m ’a d it a v o ir p a s s é q u e lq u e s
h e u r e s e n p r o ie à u n v é r it a b le é g a r e m e n t . M on
p è r e ... e t le s ie n ! U n e le t ' r e d e M . H e r c h e b e r t ,
q u i a v a it co u r u lo n g t e m p s la b r o u s s e a v a n t d e
p a r v e n ir il son fils , lu i a p p o r t a e n fin q u e lq u e s
é c la ir c is s e m e n t s , s in o n l ’a p a is e m e n t . M H et -ch eb e r t y r é s u m a it t o u t le d r a m e e t y m a n ife s t a it u if
g r a n d c h a g r in , — p r e s q u e u n r e m o r d s , m ’a d it
S e r g e , — d e l ’a v o ir p r o vo q u é p a r sa v in d ic a t iv e
t é n a c it é ... * S i j ’a va is s u t o u t ce q u e j ’a i a p p r is
d e p u is , s u r le v é r it a b le a u t e u r d e s fa u t e s r e p r o
ch é e s a u x d ir ig e a n t s d e la C h e l s e s e a », é c r iv a it - il
à s o n fils , « ja m a is je n ’e u s s e p o u s s é a u x p o u r
s u it e s in t e n t é e s co n t r e ce m a lh e u r e u x . »
A l i ! ch è r e g r a n d e a m ie , q u ’il e s t d iffic ile , p a r
fo is , d e p a r d o n n e r !... M a is co m m e n t r é s is t e r a u x
s u p p lic a t io n s d e S e r g e lo r s q u ’il m ’a d it d ’u n t o n s i
t r is t e — e t s i t im id e ! — « Si vo u s v o y ie z m on
p è r e , m a d e m o is e lle M a r ie - Ko s e , vo u s n e p o u r r ie z
�U N E H E U R E SO N N E R A
157
v o u s d é fe n d r e d ’a v o ir p it ié d e lu i. L e c h a g r in , le ...
r e m o r d s d ’a v o ir j u g é t r o p v it e , d e s ’c t r e la is s é
e m p o r t e r p a r la r a n e u iie le r o n g e n t . E t p u is , m a
s œ u r n ’e s t p a s h e u r e u s e , e t d e c e la , u o u p lu s , m o n
p è r e n e s e co n s o le p a s . I l r é p è t e s a n s c e s s e : « J ’a i
m é r it é m o u c h â t im e n t ... m a is p o u r q u o i m o n e n
fa n t e s t - e lle fr a p p é e ? » I l e s t a t t e in t d a n s s o n o r
g u e i l, d a n s s a c o n s c ie n c e , d a n s s o n a m o u r p a
t e r n e l; il e s t a t t e in t a u s s i d a n s s a fo r c e , ca r u n e
p e t it e a t t a q u e lu i a la is s é le s ja m b e s p a r a ly s é e s ...
S i je p o u va is lu i d ir e , q u a u d j e le r e v e r r a i, q u e
vo u s lu i a ve z p a r d o n n é , ce s e r a it p o u r lu i u n
g r a n d a d o u c is s e m e n t ...
Q u ’a u r ie z- v o u s r é p o n d u , ch è r e g r a n d e a m ie ?
J ’é t a is b ie n t r o u b lé e , b ie n d é c h ir é e e n t r e d e s s e n
t im e n t s c o n t r a ir e s ! A lo r s , j ’a i e u u n e e s p è ce d ’in s
p ir a t io n , — n o s m o r t s s o n t s o u v e n t p r è s d e n o u s
e t n o u s p a r le n t , je le c r o is fe r m e m e n t , — j ’a i e n
t r a în é S e r g e s u r la t o m b e d e m e s p a r e n t s , i ’ni
p r ié a v e c t a n t , t a n t d e fe r v e u r , e t il m ’a s e m b lé q u e
d e l ’a u - d e là m e v e n a ie n t d e s p e n s é e s d ’a p a is e m e n t
e t d e clé m e n ce . C e r t e s , e u x , o n t p a r d o n n é , d a n s
l ’im m e n s e p a ix o ù ils s o n t , o ù ils n o u s a t t e n d e n t ...
M . H e r c h e b e r t lu t m a r é p o n s e d a n s m e s y e u x .
I ,a p o ig n é e d e m a in q u i s u i v it n o u s p a r u t g r a v e
co m m e u n a cco r d .
J e n e s a is p lu s t r è s b ie n ce q u i s ’e s t p a s s é e n
s u it e . N o u s s o m m e s r e n t r é s à la m a is o n , le n t e
m e n t , S e r g e m e r a c o n t a n t à q u e l p o in t il s ’é t a it
t r o u v é p a r t a g é e n t r e le d é s ir d e ve n ir le p lu s
v i t e p o s s ib le m ’o ffr ir l ’a id e ...
a m ic a le q u ’il
m ’a v a it p r o m is e , e t la t e r r e u r d e s e v o ir r e p o u s s é .
* Vo u s a v ie z p r e s q u e le d r o it d e m e t r a it e r en
e n n e m i I » D a n s le d é s a r r o i o ù il se t r o u v a it ,
in c a p a b le d ’e x p r im e r p a r le t t r e t o u t e s s e s p e n s é e s ,
d e fo r m u le r t o u t e s s c s p r iè r e s , il a v a it ch o is i ce
m o ye n t e n u e * n ia is u n p e u » — c ’e s t lu i q u i
p a r le — d e m ’e n v o y e r c e t t e s im p le c a r t e , e t , d è s
q u ’il a v a it p u o b t e n ir s o n r a p p e l e n F ia n c e , il
é t a it a c c o u r u , b ie n a n x i e u x . ..
O h ! ch è r e g r a n d e a m ie , q u a n d n o u s n o u s
s o m m e s r e t r o u v é s d e v a n t g r a n d ’m è r e , q u e l jo li
s a lu t il lu i fit , p r o fo n d co n n u e u n a g e n o u ille m e n t ,
e t q u i s e m b la it lu i d e m a n d e r s a b é n é d ic t io u .
O u i, j ’a t t e n d s la fin d e m e s p e in e s , je l ’a t t e n d s
s im p le m e n t , s a n s im p a t ie n c e , co m m e u n e ch o s e
t o u t e n a t u r e lle , q u i a v a it é t é t o u jo u r s p r é vu e e t
n e p o u v a it m a n q u e r d ’a r r iv e r .
�158
- U N E H E U R E SO N N E R A
« U n e h e u r e s o n n e r a , » m ’a ffir m a it n ia b on n e*
m a m a n , u n e h eu r e so n n er a « o ù , d e t a n t d e ch a
g r in s , n a ît r a la co n s o la t io n s u p r ê m e , o ù l ’a v e n ir
s ’é cla ir e r a p o u r t o i ! »
J e n ’y c r o ya is g u è r e ...
C e t t e h e u r e v ie n t , je l ’a t t e n d s , p a is ib le e t ca lm e ,
d a n s n o t r e p e t it e m a is o n b a s q u e ... E t je v o u s a t
t e n d s a u s s i, ch è r e a m ie d e t o u jo u r s , ch è r e co n fi
d e n t e d e m e s p e in e s , p o u r la v iv r e a ve c vo u s I *
�L e p r o c h a i n r o m a n ( n° 18 4 ) à p a r a î t r e
d a n s la co lle ct i o n " S T E L L A "
U N LACH E
pat-
L a à y A.
N O Ë L
Tr a d u it par A . C H E V A L I E R ,
I
D a lb r a it h n ’é t a it q u ’u n d é b r is d e s im m e n s e s
flo t n a in cs q u i a v a ie n t ja d is a p p a r t e n u a u x a n
c ê t r e s d e D o u g la s . C e fu t le u r p r e m iè r e p o s s e s s io n
e t la d e r n iè r e . L e r e s t e le u r é c h a p p a , p iè ce à
iè e e , d a n s le s lu t t e s si lo n g u e s e t s i vio le n t e s d e
'h is t o ir e d ’E co s s e Br a n ch e ca d e t t e d e la g r a n d e
m a is o n d e D o u g la s , i ls a v a ie n t t o u jo u r s m a n ife s t é
u n e t e n d a n ce m a lh e u r e u s e à s ’a t t a c h e r a u x p a r t is
v a in c u s . Au s iè c le d e r n ie r , i ls s ’é t a ie n t m o n t r é s
a r d e n t s ja c o b it e s , e t , a p r è s le s o u lè v e m e n t d e
* 745> le u r s p r o p r ié t é s fu r e n t t o u t e s co n fis q u é e s . I l
n e le u r r e s t a q u e D a lb r a it h , ja d is a c q u is p a r m a
r ia g e a v e c u n e h é r it iè r e d e s H ig lila n d s . F o r t e r e s s e
d a n s leu r » jo u r s d ’o r g u e ille u x p o u vo ir fé o d a l,
« im p ie lo g e d e clia s s e p e n d a n t le u r é p o q u e d e
p r o s p é r it é , D a lb r a it h é t a it d e ve n u l ’u n iq u e n s ile
d e la v ie ille fa m ille ._ I<e ch â t e a u , d u r e s t e , r a co n
t a it s a p r o p r e h is t o ir e a u x y e u x cju i a v a ie u t la
p a t ie n c e o u la p e r s p ic a c it é d e s a v o ir la lir e d a n s
le s t r a ce s la is s é e s p a r le s fige s . L ’u n iq u e t o u r
c a r r é e e t le s d é b r is c r o u la n t s d e m u r cr é n e lé t e
n a ie n t e n co r e d e b o u t , d a n s le u r r u d e s s e p r e m iè r e ,
t o u t p r è s d e s fe n ê t r e s é t r o it e s e t d e s t o u r e lle s en
f
�UN L A C H E
p o ivr iè r e d u v ie u x p a v i'lo u d e e lia s s e ; e n fin , u n
B a il, u n e g a le r ie , q u e lq u e s ch a m b r e s , a va ie n t é t é
a jo u t é s q u a n d le s D o u g la s é t a ie n t r e ve n u s s ’y
fix e r .
T o u t ce la p o r t a it m a in t e n a n t l ’u n ifo r m e e m
p r e in t e d e s s iè c le s e t d e s o r a g e s , e t l ’é d ifice s ’é t a it
r e vê t u d e ce ch a r m e p é n é t r a n t q u i s ’a t t a c h e à
u n e d e m e u r e d é ch u e cle s a s p le n d e u r p a s s é e . I l
n ’y a v a it ja m a is e u d e p a r c a u t o u r d e la m a is o n .
L ’h e r b e ve n a it ju s q u ’a u p ie d d e s m u r a ille s , e t
d e s s a u le s m a l t a illé s p e n ch a ie n t le u r s t è t e s s u r
le s r a r e s fla q u e s d ’e a u q u i r e s t a ie n t d e l ’a n cie n
fo ss é .
L e c h â t e a u é t a it c o n s t r u it a u fo n d d u va llo n ,
e t la co llin e s ’é le v a it b r u s q u e m e n t co m m e u n e
m u r a ille e n t r e lu i e t le la c . C e n ’c t a it q u e d e s e s
p lu s h a u t e s fe n ê t r e s q u ’o n a p e r c e va it , d é lic ie u s e
vis io n , la n a p p e d ’e a u o n d u la n t e n t r e le s r o ch e s
e s ca r p é e s c o u ve r t e s d e b r u yè r e s e t d e g e n ê t s e t
l ’h o r izo n d e h a u t e s co llin e s .
Q u o iq u ’il n ’y e û t p a s d ’é lé g a n t p a r t e r r e a u p r è s
d u ch â t e a u , le « ja r d in d e M ila d y » s ’é t e n d a it à
l ’O u e s t s u r le p e n c h a n t d e la co llin e . O n y a r r i
v a i t p a r u n e p e t it e g o r g e a b r u p t e q u i fe n d a it la
r iv e p o u r la is s e r 6 ’é co u lcr d a n s le la c 1111 t o r r e n t
a u x e a u x s o m b r e s . A p r è s l ’a vo ir t r a ve r s é o n s e
t r o u v a it s o u d a in e n p le in e lu m iè r e , ca r u n e s u
p e r s t it io n v o u la it , d a n s le p a y s , q u e , s ’il y a v a it
u t i s e u l r a yo n d e s o le il a u c ie l, il b r illâ t i n fa illi
b le m e n t s u r le s h a ie s d ’ifs e t le s r o s ie r s d u ja r d in
d e M ila d y.
C e t t e g r a c ie u s e id é e v e n a it s a n s d o u t e d e ce
q u e , p e n d a n t u ti é t é d ’u n e s p le n d e u r s in g u liè r e ,
ce ja r d in a v a it é t é p la n t é p a r d e u x ê t r e s je u n e s
e t h e u r e u x , lo r s q u e , t r e n t e a n s a u p a r a v a n t , R o *
n a ld D o u g la s , b a r o n D o u g la s d e D a lb r a it h , a v a it
a m e n é e n E co s s e s a je u n e fe m m e a n g la is e , M a r
g u e r it e S cr o p e .
T o u s d e u x t r a v a illa ie n t à ce ja r d in d è s l ’a u r o r e ,
s o u ve n t ju s q u ’a u s o ir ; e t , lo n g t e m p s a p r è s , le»
o u v r ie r s s e s o u vin r e n t d e la g a ie t é q u ’ils a v a ie n t
a p p o r t é e à c e t t e b e s o g n e . L o r d D o u g la s s ’y d o n
n a it d e t o u t c œ u r , d is a n t q u e s a fe m m e d e v a it
s o u ffr ir d e n ’a vo ir p a s a u t o u r d ’e lle l ’o r d r e p a r fa it
et. la co r r e ct e in s t a lla t io n d ’u n e d e m e u r e a n g la is e .
M a is il n ’en é t a it r ie n : a u fo n d , e lle t e n a it m oin #
q u e lu i a u n o u ve a u ja r d in .
(A
s u iv r e.)
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A LB U M S de B R O D E R IE
et d O U VR AGES de D AM ES
M o d è l e s e n g r a n d e u r d 'e x é c u t i o n
a
l b u m
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A L B U M
N u 2 .
A m e u b le m e n t ,
L a y ette,
t
B la n c h is s a g e ,
E x p lica tio n s d e s différents T ra v a u x
d e D a m e s. 1 0 0 pages. F o rm a t 3 7 X 2 7 V î.
R ep a ssa g e.
A lp h a b e t s
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ta ie s , s e r v ie tte s , n a p p e s , m o u c h o ir s , etc .
dra p s,
10 8 p ag es.
F o rm a t 4 4 X 3 0 ',2 .
A L B U M
N" 3 .
B r o d e r ie
R ic h e lie u
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A L B U M
N u 4 .
a n g la is e .
A L B U M
N° S .
m o d e r n e s .)
L e
p lu m
é t is ,
p a ssé,
s u r t u lle , d e n t e lle
etc. 1 0 8 p ag es. F o rm a t 4 4 X 3 0 'à .
f ile t ,
L es
a n g la is e ,
e t a p p lic a t io n
F a b le s
d e
L a
F o n t a in e
en
b ro d e r ie
3 6 pages. F o rm a t 3 7 X 2 7 • / » .
F ile t
brod é.
300
( F ile ts
m o d èles.
76
a n c ie n s ,
p ag es.
file ts
F o rm a t
44X 30 S .
A L B U M
N ” 6 .
L e
de
T rou ssea u
ta b le ,
de
m o d e r n e : L in g e
m a is o n .
56
de co rp s,
d o u b le s-p a g c s. F o rm a t
3 7 X 5 7 ', .
A L B U M
N" 7.
L e
T r ic o t
et
le
Cro ch et.
1 0 0 pages.
2 3 0 m o d èles variés p o u r B é b é s F ille tte s, Je u n e s
F illes, G a rç o n n e ts, D a m e s cl M e ssie u rs. U e n l e l l e s
p o u r lin g e r ie c l a m e u b le m e n t.
A L B U M
N "8 .
A L B U M
N '' 9 .
A m e u b le m e n t
et
b r o d e r ie .
d ’a m e u b le m e n t, 1 7 6 m o d è l e s
1 0 0 pages. F o rm a t 3 7 X 2 7 ‘/a.
A lb u m
lit u r g iq u e .
c h a s u b l e ». n a p p e s
d 'a u te l,
42
19 m o d elés
d e b ro d e rie s.
m o d èles
p a le s ,
e tc .
F o rm a i 3 7 X 2 8 V
d 'û u A ej,
3 6 pages.
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/vignettes/BCU_Bastaire_Stella.jpg
Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
Une heure sonnera...
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Martial, Hélène
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1927]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
158 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 183
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_183_C92648_1110520
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/10/44817/BCU_Bastaire_Stella_183_C92648_1110520.jpg
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| Le P E T IT É C H O de la M O D E
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m e r c r e d is .
32 pages, 16 grand format (dont 4 en couleurs) par numéro
D eux g ra n d s ro m a n s p a ra is sa n t en m êm e
te m p s . A rtic le s d e m o d e.
:: C h r o n iq u e s v a r ié e s . C o n te * e t n o u v e lle s . M o n o lo g u e s , p o é s ie s .
C a u s e rie s
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P IE RROT , Journal des Garçons
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G U IG N O L , Cinéma de la Jeunesse
M a g a z in e b im e n s ue l p o u r f ille tt e s e t garçons .
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A m o u r.
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136.
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B e lle . —
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Éditiona du “ Pe tit Écho d«< la Mode ”
1, Rue Gazati, Pari« ( X IV )
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e s t u n e g o u t t e d e lu m i è r e : la c o n s o
la t io n n o u s v ie n t d e la d é c o u v r ir e t d e
n e p lu s v o i r le s c h o s e s q u ’a u t r a v e r s
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s u r la b r è c h e p r o fo n d e o ù s e c r o is e n t e t s ’e n t r e
cr o is e n t le s r a ils d e la g a r e S a in t - L a z a r e . N u it
e t jo u r , jo u r e t n u it , c ’é t a it u n v a - e t - v ie n t , n u
b r u it d e t r a in s , d e s si file t s, d e s h a lè t e m e n t s , d e s
a p p e ls d e s ir è n e s . Co m m e n t M Ue Cr a m e n a va it e lle c h o is i, e n t r e t o u s , u n lo g is si b r u y a n t ? L a
r a is o n e n é t a it s im p le . A s o n a r r iv é e à P a r is ,
u n e d e s e s t a n t e s h a b it a it n o n lo in d e là , G e
n e v iè v e C r a m e n a v a it d o n c t r o u v é n a t u r e l d e
s e lo g e r p r è s d e s a p a r e n t e . E t , co m m e il fa lla it
c o n c ilie r le p r i x d u lo g e m e n t e t le s p lu s q u e
m o d e s t e s r e s s o u r ce s d o n t M "° Cr a m e n d is p o s a it ,
e lle a v a it ch o is i c e t e n t r e s o l p a r c e q u e , b r a y a n t
t o u jo u r s , e n fu m é s o u v e n t , il t r o u v a it p e u d e
lo c a t a ir e s e t s e lo u a it à b a s p r ix .
M a lg r é t o u s c e s d é s a g r é m e n t s , M "* Cr a m e n
p r é fé r a it e n c o r e s o u p e t it c h e z e lle à c e q u ’e lle
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a u r a it p u a v o ir cla n s 1111 a u t r e co r p s d e b â t im e n t
d u m ê m e im m e u b le , c e lu i- là p r e n a n t jo u r s u r
u n e é t r o it e c o u r . A u m o in s , p a r fo is , M lle C r â
n ie n a v a it d u s o le il, d e la lu m iè r e ; e lle p o u v a it
vo ir d u c ie l, d e s é t o ile s e t , s u r le s t o it s , g lis s e r
la p le in e lu n e ; e lle p o u v a it e n co r e v o ir a u lo in ,
e n t r e d e u x m a is o n s , d ’a u t r e s m a is o n s , p a r u n
t r o n ç o n d e r u e , l ’o u v e r t u r e d ’u n e a u t r e r u e ;
e lle a p e r c e v a it m ê m e u n a r b r e !...
P u is , à c e r t a in s jo u r s , il s e m b la it q u ’en b a s
u n p e u d e s ile n c e s e fît . L e s c h o s e s h a b it u e lle s
q u i s ’y p a s s a ie n t se fa is a ie n t o u b lie r ; l ’o d e u r d e
c h a r b o n , d ’h u ile c h a u d e e t d e v a p e u r q u i, le
p lu s s o u v e n t , e n m o n t a it , n ’in co m m o d a it p lu s ,
e t c e s jo u r s é t a ie n t d e s jo u r s d e d é lic e s !
T a n d is q u e , s u r c e t t e c o u r o ù d o n n a it la p e
t it e c u is in e , la q u e lle , a ve c u n e ch a m b r e , u n e
s a lle à m a n g e r m in u s c u le s e t u n é t r o it c o u lo ir
fo r m a it io u t l ’a p p a r t e m e n t d e M 11“ Cr â n ie n , ja
m a is c e t t e t r ê v e n ’e x is t a it , ja m a is c e t in s t a n t
d ’o u b li d e s c h o s e s e x t é r ie u r e s n e s e t r a d u is a it .
C ’é t a it la p e r p é t u e lle e t t o u jo u r s r e n o u ve lé e
rnis^ - e n c o n t a c t a v e c le s n é ce s s it é s d e la v ie b e
s o g n e u s e ; c ’é t a it , d a n s u n e o d e u r d e g r a illo n ,
d e c u is in e , u n in ce s s a n t b r u it d e va is s e lle , d e
m e u b le s h e u r t é s ; c ’é t a it le c la p o t is d ’e a u d ’u n
r o b in e t a u fo n d d e la co u r , o ù d e s m é n a g è r e s
a ffa ir é e s la v a ie n t d u lin g e ; c ’é t a ie n t d e s c o n v e r s a
t io n s in ce s s a n t e s , s o it q u ’e lle s fu s s e n t fa it e s
d ’u n é t a g e à l ’a u t r e e n t r e d e u x v o is in e s q u ’u n
p e u d e s y m p a t h ie r a p p r o c h a it , s o it q u ’e lle s
e u s s e n t lie u a u fo n d d e s p e t it s lo g is e n t r e
m e m b r e s d ’u n e m ê m e fa m ille ; c ’é t a it le n a s ille
m e n t ou le s g r a n d s é c la t s d ’o r c h e s t r e d ’u n p h o
n o g r a p h e a u r e z- d e - ch a u s s é e , le s a c c o r d s d ’u n
p ia n o a u t r o is iè m e , le s n o t e s p e r lé e s d ’u n e flfit c
s o u s le t o it , le r o n fle m e n t d e s m a c h in e s à c o u d r e
un p eu p a rtou t.
�EN I.UTTR
7
E t t o u t ce la e n q u e l jo u r fa u x , e n q u e l jo u r
t r is t e ! R ie n q u ’à l ’a s p e c t d e s fe n ê t r e s o u v r a n t
d a n s le s q u a t r e g r a n d s b â t im e n t s à s i x é t a g e s
q u i fe r m a ie n t la c o u r , o n a u r a it p u d e vin e r la
m e n t a lit é d e c e u x q u i y h a b it a ie n t . I l y a v a it
d e r r iè r e d e s v it r e s t e r n ie s , a u b o is p o u s s ié r e u x ,
d e s r id e a u x s a le s ; d e r r iè r e d e s v it r e s b r illa n t e s ,
s o ig n e u s e m e n t la v é e s , d e s b r is e - b is e d e d e n t e lle ;
p r e s q u e p a r t o u t d e s c a g e s o ù s a u t illa ie n t d e s
o is e a u x ; p r e s q u e p a r t o u t , p o s é e s u r le r e b o r d
d ’u n e fe n ê t r e , u n e p la n t e g r ê le ; p r e s q u e p a r
t o u t , s u r u n e co r d e le t t e , d u lin g e t e n d u : c o r
s a g e d e fe m m e , b r a s s iè r e d ’e n fa n t e t d e s b a s ,
ce s p a u v r e s b a s r a p ié c é s , c e s b a s d e m is è r e ... A
c e r t a in s jo u r s d ’in v r a is e m b la b lo s c h o s e s a p p a
r a is s a ie n t : t a p is fa it s d ’u n ch file d e l ’I n d e , p o r
t iè r e d e v ie ille s o ie , fo u r r u r e q u ’011 d e v in a it
a v o ir é t é p r é c ie u s e , ju s q u ’à d e s o is e a u x e m
p a illé s q u e le s m it e s vo r a c e s p e u à p e u d é p lu
m a ie n t , ju s q u ’à d e s t ê t e s d e c e r fs , d e s a n g lie r s ,
s o u v e n ir s d e g r a n d e s ch a s s e s .
S i, p a r fo is , M 1
10Cr a m e n s ’im p a t ie n t a it d e v o ir
file r le s t r a in s e t s o u ffle r le s lo c o m o t ive s , e lle
n ’a v a it q u ’à s ’a c c o u d e r à la fe n ê t r e d e sa
c u is in e p o u r r e p r e n d r e g o û t à l'a u t r e fa
ça d e .
Q u i h a b it a it c e g r a n d im m e u b le ? L e c o n
c ie r g e lu i- m ê m e n ’é t a it p a s s û r d e le b ie n sa
v o ir : « I l y a t a n t d e fa ç o n s d e t r o m p e r le
m on d e. »
L ’im m e u b le é t a it g é n é r a le m e n t lo u é à d e p e
t it e s g e n s . L e p è r e J é r ô m e , le lo c a t a ir e d u r e zd e - c h a u s s é e , é t a it c o n d u c t e u r d ’o m n ib u s ; s o n
vo is in , le p r o p r ié t a ir e d u p h o n o g r a p h e , fa is a it
p a r t ie — il s ’e n d é fe n d a it , m a is 011 le s a v a it
q u a n d m ê m e ! — d e la p o lic e ; au p r e m ie r h a
b it a it u n vva t t m a n d e la C o m p a g n ie d e s t r a m
w a y s é le c t r iq u e s ; p lu s h a u t , d e s e m p lo y é s d ’u u
�s
E N LUT T E
g r a n d m a g a s in t o u t p r o c h e e t d ’a u t r e s ... e t
d ’a u t r e s ... e n c o r e ...
M a is , p a r m i t a n t d e lo c a t a ir e s — e t c e la s e
c h u c h o t a it — , il y a v a it a u s s i d e s g e n s d u m o n d e ,
d e s g e n s d é c h u s , d e s g e n s « t o m b é s d a n s le
m a lh e u r ». E t c e u x - là n ’a v a ie n t n i p ia n o , n i
flû t e , n i p h o n o g r a p h e ; c e u x - là p a r la ie n t à v o ix
lia s s e , m a r c h a ie n t à p a s d e v e lo u r s , a ve c u n v i
s ib le s o u ci d e n e s e fa ir e r e m a r q u e r e n r ie n .
C e u x - là s e m b la ie n t s ’ê t r e t e r r é s d a n s le g r a u d
im m e u b le e t u s e r d e s c s p r o m is c u it é s co m m e on
u s e d e la fo u le p o u r d é r o u t e r , d é p is t e r , s e
p e r d r e ... C e u x - là a v a ie n t s a n s d o u t e é t é a m e n é s
à r o m p r e b r u s q u e m e n t a v e c u n a u t r e fo is b ie n
d iffé r e n t d ’a u jo u r d ’h u i, p a r q u e lq u ’u n e d e ce s
la m e s d e fo n d q u i b o u le v e r s e n t le s vie s h u
m a in e s , e t ils n e v o u la ie n t p a s q u ’o n p û t c o n s
t a t e r , r a ille r p e u t - ê t r e , le u r c h u t e p r o fo n d e , l ’in
fo r t u n e d e le u r s it u a t io n a c t u e lle .
A in s i d e va ie n t ê t r e le s g e n s q u i, d e p u is le
p r e m ie r d u m o is , a v a ie n t lo u é u n p e t it a p p a r
t e m e n t a u r e z- d e - ch a u s s é e . D e t o u s le s b â t i
m e n t s d e la c o u r , le s r e g a r d s s ’a r r ê t a ie n t c u r ie u
s e m e n t s u r le s fe n ê t r e s t o u jo u r s clo s e s , vo ilé e s
d e r id e a u x t o m b a n t r ig id e s e t d r o it s . O n n e s a
v a it r ie n d e ce s n o u v e a u x ve n u s , s m o n q u ’ils
é t a ie n t en g r a n d d e u il e t q u e la fa m ille s e co m
p o s a it d u p è r e , u n h o m m e e n t r e d e u x û ge s ,
c o u r b é , v o û t é , a u x c h e v e u x g r is o n n a n t s ; d e sa
fille , u n e e n fa n t p â le a u x y e u x m e u r t r is ; d e s o n
fils , u n g a r ç o n r e m u a n t , g e s t ic u la n t , g r a s , g r o s ,
, jo u fflu , à l ’é t r o it d a n s s e s vê t e m e n t s , e t d ’u n e
v ie ille d a m e q u i d e va it ê t r e la m è r e d u M o n
s ie u r , la g r a n d ’m è r e d e s e n fa n t s .
D ’o ù
v e n a ie n t - ils ?
Co m m e n t
s ’é t a ie n t - ils
é c h o u é s d a n s le r e z- d e - ch a u s s é e s o m b r e , s a n s a ir
n i lu m iè r e ?
M is e a u c o u r a n t d e le u r a r r iv é e p a r la fe m m e
�E N LUT T E
9
d e m é n a g e , R o s a , q u i ve n a it d e u x h e u r e s p a r
jo u r , M "u C r a r a e n , e lle - m ê m e , b ie n q u e p e u
c u r ie u s e d ’h a b it u d e d ’é co u t e r le s r a c o n t a r s d e
la b o n n e fe m m e , s ’en in q u ié t a it . C e p e n d a n t il
d e v a it y a v o ir d ’a u t r e s in fo r t u n e s c a c h é e s d a n s
le va s t e im m e u b le a u x m u lt ip le s a p p a r t e m e n t s
et e lle n e s ’en é t a it p o in t o c c u p é e , n ’a v a n t d u
r e s t e p a s à le fa ir e , c h a c u n y v iv a n t ja lo u s e
m e n t p o u r s o i, d a n s s o n c o in , sa p o r t e r e fe r
m é e . P o u r q u o i so n in t é r ê t a lla it - il ve r s c e u x - là ?
C ’e s t q u ’e lle se le s fig u r a it v ic t im e s , co m m e
e lle - m ê m e , d ’u n e d e ce s c a t a s t r o p h e s q u i
b r is e n t le s lie n s l'a t t a ch a n t la v e ille a u le n d e
m a in , q u i fo n t q u ’u n e v ie q u i s e m b la it b ie n
g r é é e , t e l u n b e a u n a v ir e , d e v ie n t ubn< m e n t
s a n s m â t u r e , s a n s g o u v e r n a il, u n e é p a v e d o n t
le flo t se jo u e a v a n t d e la r e je t e r s u r la c ô t e ...
M "' C r â n ie n , n o n p lu s , n ’a v a it p a s t o u jo u r s
h a b it é c e q u ' e lle a p p e la it sa « g r a n d e ca s e r n e »
e t il a va it é t é u n t e m p s o ù e lle a t t e n d a it d e la
vie m ie u x q u e c e lt e e x is t e n c e s o lit a ir e . E lle é t a it
h e u r e u s e a lo r s , e lle é t a it je u n e , jo lie ; e lle a va it
u n e fa m ille
so n p è r e , d e s t a n t e s , d e s g r a n d s p a r e n t s . P u is la m o r t a v a it fa u c h é , s a n s p it ié ,
d e - c i, d e - là , cr é é d e s v id e s p a r m i le s c h e r s a i
m é s . L ’a is a n ce , la v ie o u a t é e d o u ce , l ’e s p o ir
en l ’a v e n ir
t o u t a v a it d is p a r u a v e c e u x .
M " ‘ Cr a m e n s ’é t a it t r o u vé e s a n s t o r t u n e et s e u le
a u m o n d e . C ’e s t a lo r s q u ’e lle v in t à P a r is , e s
p é r a n t e n l ’a p p u i d e sa v ie ille p a r e n t e ; ce t
a p p u i, la m o r t a u s s i le lu i a v a it r e t ir é .
D e t a n t d e d e u ils , M Uo Cr a m e n g a r d a it s u r
e lle l ’e m p r e in t e : u n e t r is t e s s e in q u iè t e t e m p é
r a it le fe u , la fiè vr e d e scs g r a n d s v e u x n o ir s ,
a r d e n t s ; d e s p lis d ’u n e m é la n c o lie p r o fo n d e
a v a ie n t d é t e n d u l'a r c d e se s lè v r e s e t sa v o ix
r e s t a it co m m e a ja m a is \’oi)(ic d 'a n g o is s e .
P o u r t a n t il lu i a v a it fa llu r e fa ir e sou e.\ is-
�10
EN
LUT T E
t e u c e . — M "° Cr â n ie n n ’é t a it p a s d e c e lle s q u i
p e u v e n t s e n o u r r ir d e le u r s c h a g r in s . — E lle
c h e r c h a à d o n n e r d e s le ç o n s , à a p p r e n d r e a u x
a u t r e s c e q u ’e lle s a v a it .
L e s d é b u t s d e ce r e co m m e n ce m e n t fu r e n t d if
fic ile s ; p u is , p e u à p e u , c e s d iffic u lt é s s ’a p la n ir e n t . U n e le ço n e n a m e n a it u n e a u t r e e t , c e la ,
d a n s u n m ilie u co m m e il fa u t , é lé g a n t , q u i,
e n t r e t o u s , p o u v a it p la ir e à M 11' Cr â n ie n . B ie n
t ô t , t o u t e s s e s h e u r e s , t o u t e s s c s jo u r n é e s fu r e n t
p r is e s . D is t in g u é e , ch a r m a n t e , e lle s a v a it s e fa ir e
a im e r d e s e s é lè v e s e t e u é t a it a d o r é e .
A fo r c e d ’e ffo r t s , d e t r a v a il, e lle r e t r o u va it
d o n c, n o n s e u le m e n t l ’a is a n ce m a t é r ie lle , m a is
e n co r e le s a c c u e ils a ffa b le s , le s p r é ve n a n ce s ;
l ’a m é n it é d e s p a r o le s e n t e n d u e s a t t é n u a it le s e n
t im e n t si c r u e l d e s o n is o le m e n t , d e sa v ie m a n q u é e . L ’a n n é e p r é c é d e n t e , M 1
10 Cr â n ie n a lla it
d e u x m o is a u b o r d d e la m e r d a n s la fa m ille d u
p e in t r e K a r l U w a ld , p u is q u in ze jo u r s à B e a u g é
c h e z M a r d e le t t e , le s g r a n d s c o n s t r u c t e u r s d ’a u
t o m o b ile s . M "10 C h a u v o is lu i d e m a n d a it p a r fo is
d ’a c c o m p a g n e r sa fille à l ’O p é r a , a u B o is . S o u
v e n t , ic i o u là , on la r é c la m a it à q u e lq u ’u n e d e
ce s d a t e s , à c e r t a in e s d e c e s fê t e s o ù il e s t si
d u r d e s e s e n t ir s a n s p a r e n t s , s a n s a m is .
S u r t a n t d e d e u ils , d ’e s p o ir s é c r o u lé s , la
p a u v r e d é s h é r it é e t r o u v a it d o n c à r é é d ifie r s i
n o n d u .b o n h e u r , d u m o in s u n p e u d e p a ix , d e
s é c u r it é , q u a n d , a u co m m e n ce m e n t d e l ’h ive r
p r é c é d e n t , e lle a v a it é t é v ic t im e d ’u n é p o u v a n
t a b le a c c id e n t .
Co m m e e lle t r a v e r s a it la ch a u s s é e d e va n t la
g a r e , à d e u x p a s d e c h e z e lle , u n e v o it u r e , d o n t
le s c h e v a u x e m p o r t é s a lla ie n t à u n e fo lle a llu r e ,
la r e n v e r s a it , la r o u la it , la b le s s a n t g r iè v e m e n t .
I . ’é t a t d e la p a u v r e fille é t a it si g r a v e q u ’on d é
s e s p é r a it d e s a v ie e n la t r a n s p o r t a n t à l ’h ô
�EN
LU T T E
ii
p it a l. A p r è s s ix s e m a in e s d ’a t r o c e s s o u ffr a n ce s ,
on a v a it p u la d ir e s a u vé e , m a is e lle a lla it r e s
t e r in fir m e . E t si le fa u t e u r d e l ’a c c id e n t , co n
d a m n é à lu i p a y e r u n e p e n s io n , a s s u r a it u n p e u
p lu s q u e so n lo y e r , u n p e u p lu s q u e le p a in
q u o t id ie n , r ie n n e r e n d r a it ja m a is à la p a u v r e
fille c e q u ’e lle a v a it p e r d u .
E lle n e p o u v a it p lu s a u jo u r d ’h u i q u e se t r a î
n e r d ’u n m e u b le à l ’a u t r e , d a n s s o n p e t it 'a p p a r
t e m e n t , c h e r c h a n t p a r t o u t u n p o in t d ’a p p u i.
E t e n co r e , p o u r r a it - e lle le fa ir e t o u jo u r s ?
Q u e lq u e m a t in , a u lie u d e g u é r ir , s o n m a l
n ’a u g m e n t e r a it - il p a s ? S a vie n ’é t a it p lu s
q u ’u n e lo n g u e a n g o is s e . I l y a v a it d e s m o m e n t s
o ù la m a lh e u r e u s e s e p r e n a it la t ê t e à d e u x
m a in s , c r o y a n t d e ve n ir fo lle . E t e lle é t a it si
s e u le q u ’e lle e n ve n a it à a t t e n d r e , à b é n ir le s
h e u r e s o ù R o s a , la fe m m e d e m é n a g e , m o n t a it
t r a v a ille r p o u r e lle .
D ie u s a it c e p e n d a n t s i, e n t r e e lle , fin e , d é li
c a t e , a r is t o c r a t iq u e , e t la g r o s s e m a r it o r n e g a r
d a n t d e t o u s le s m é n a g e s p a u v r e s q u ’e lle fa i
s a it u n e o d e u r d e p e u p le e t d ’e a u d e v a is s e lle ,
il y a v a it p e u d e p o in t s d e c o n t a c t ! . .. M a is
c ’é t a it q u e lq u ’u n f\ q u i r é p o n d r e , q u e lq u ’u n A
q u i c o n t e r u n | »eu d e sa m is è r e , d e b o n s g r o s
y e u x q u i s ’e m p lis s a ie n t d e la r m e s à c e r é cit e t
u n e b o n n e g r o s s e v o i x q u i d is a it :
—
Q u ’e s t - ce q u e vo u s v o u le z, ça s ’a r r a n g e r a ,
le t o u t e s t d ’a vo ir p a t ie n c e , m a b o n n e d e m o i
s e lle , a u s s i vr a i q u ’il y a u n b o n D ie u a u c ie l !...
A h ! j ’e n a i v u t a n t d e c e s ch o s e s q u i s e m b la ie n t
a u t a n t n e p o u v o ir ja m a is s ’a r r a n g e r q u e v o t r e
p a u v r e s a n t é e t q u i s o n t ve n u e s à s ’a r r a n g e r
t o u t d e m ô m e !...
P a r fo is a u s s i u n d e s m é d e cin s q u i a v a ie n t s o i
g n é M IU Cr a m e n à l ’h ô p it a l é t a it t e n u d e la
v e n ir r e v o ir . M a is à q u o i b o n c e s v is it e s ? I l
�12
E N LUT T E
e n t r a it d is t r a it e m e n t , g lis s a it v it e s u r le s d é t a ils
q u e la m a lh e u r e u s e d o n n a it d e s o n m a l e t ...:
p a r la it d ’a u t r e ch o s e .
E lle , le c œ u r n a v r é , s a v a it q u ’il r e m p lis s a it ,
e n v e n a n t , u n e fo r m a lit é fa is a n t p a r t ie d e la
c o n d a m n a t io n d o n t le s t r ib u n a u x a v a ie n t fr a p p é
le p r o p r ié t a ir e d e la v o it u r e , m a is q u e c e t t e v i
s it e , le m é d e cin la ju g e a it in u t ile e t q u e , p o u r
u n r ie n , il l ’a u r a it d it . Q u a n d il p a r t a it , si u n e
p la in t e é c h a p p a it à la p a u v r e fille , s i e lle p a r
la it d e s e s n u it s lo n g u e s , d e s o n d é c o u r a g e
m e n t , d e s o u in fin ie t r is t e s s e , il r é p o n d a it h â t i
ve m e n t p a r d e s :
— C 'e s t b o n ... c ’e s t b o n ; p r e n e z la p o t io n a u
b r o m u r e ... vo s c a c h e t s d e v a lé r ia n a t e ...
E lle r é p o n d a it :
— J ’e n é p r o u v e u n p e u d e ca lm e s u r le m o
m e n t ; m a is a p r è s ...
— R e p r e n e z - e n ... u n p e u ... s a n s t r o p fo r ce r
la d o s e ...
— J e m e b la s e r a i s u r ce r e m è d e , il n e m e
fe r a p lu s r ie n ...
— A h ! n ’a y e z c r a in t e , n o u s t r o u ve r o n s a u t r e
c h o s e ...
E t ce s m o t s , q u i ce p e n d a n t c la ir o n n a ie n t t r è s
h a u t la v a s t e é t e n d u e d e la 6c ie n ce t r io m
p h a n t e , t o m b a ie n t c r u e ls , fr o id s , s u r le c œ u r d e
la m a lh e u r e u s e . L e m é d e cin s ’é lo ig n a it , a lla it
r e jo in d r e s a p e n s é e q u i, p a s u n in s t a n t , a v e c lu i,
n ’é t a it e n t r é e d a n s c e t t e ch a m b r e . I l é t a it je u n e
e t d e c e t t e é co le o ù s ' i l e s t a p p r is q u e la c h a ir
d ’h ô p it a l d e m a n d e d ’h a b ile s o p é r a t io n s , d e s
s o in s in o u ïs , d e s r e m è d e s , o n fe in t d ’ig n o r e r
q u ’e n ce s c o r p s d o u lo u r e u x il e s t u n e â m e , u n e
p a u v r e â m e a s s o iffé e d ’e s p é r a n ce s , d e p it ié ...
T o u t d e s u it e a p r è s sa s o r t ie d e l ’h ô p it a l e t
s o n r e t o u r c h e z e lle , M "° Cr â n ie n a v a it c e p e n
d a n t é t é , d u r a n t q u e lq u e t e m p s , fo r t e n t o u r é e .
�EN
LUT T E
S a clia t n b r e s e m b la it t r o p p e t it e p o u r c o n t e n ir
le s s y m p a t h ie s q u i se p r e s s a ie n t a u t o u r d e sa
ch a is e lo n g u e . T o u t e s s e s a n cie n n e s é lè v e s
a c c o u r a ie n t l ’u n e a p r è s l ’a u t r e a v e c le u r m è r e ,
le u r g o u v e r n a n t e . O n lu i e n v o y a it d e s fle u r s ,
d e s liv r e s , d e s b o n b o n s , e n co r e d e s fle u r s , d e s
liv r e s , d e s b o n b o n s .
O n ve n a it , o n é t a it r e v e n u ...
P u is , il se fit co m m e u n e s é le c t io n , G e n e
v iè v e p u t s e d ir e « q u e c e lle s q u i é t a ie n t e n co r e
là t e n a ie n t vr a im e n t à e l l e ! . . . » L e s a u t r e s n e
fa is a ie n t p lu s p r e n d r e d e s n o u ve lle s e t la is s e r
d e s c a r t e s q u e p a r le u r v a le t d e p ie d . B ie n
t ô t le s c a r t e s e lle s - m ê m e s m a n q u è r e n t . P a r m i
le s q u e lq u e s fid è le s il y e u t d ’a u t r e s d é fe c t io n s ,
c l M "0 Cr â n ie n en v in t p e u à p e u à co n s id é r e r
u n e v is it e ou b ie n u n t é m o ig n a g e d ’in t é r ê t , q u e l
q u ’il fû t , co m m e u n e ch o s e p r é cie u s e e t r a r e ,
s u r la q u e lle e lle n e c o m p t a it p lu s ... la v ie , le
m o n d e o n t d e t e lle s e x ig e n c e s !...
C e r t e s , Al"“ Cr â n ie n n e b lâ m a it p e r s o n n e ,
m ie u x q u ’u n e a u t r e , p lu s q u ’u n e a u t r e p e u t ê t r e , p a r c e q u ’e lle en a v a it b e a u c o u p s o u ffe r t ,
e lle la c o m p r e n a it , l ’im p it o y a b le lo g iq u e d e s
c h o s e s !... M a is , d e p lu s en p lu s , sa v ie lu i d e
v e n a it lo u r d e , d e p lu s en p lu s le s m u r s d e so n
a p p a r t e m e n t lu i s e m b la ie n t c e u x d ’u n e p r is o n .
E t lo r s q u e , s e s d e u x h e u r e s fin ie s , R o s a s ’en
a lla it , à la p e n s é e d e r e s t e r s e u le ju s q u ’a u le n
d e m a in M 11" Cr â n ie n é t a it p r is e d e v e r t ig e e t
s ’e flr a y a it d e ce s lo n g u e s h e u r e s q u i le n t e m e n t
a lla ie n t p a s s e r a u b r u it r é g u lie r , m o n o t o n e , v i
b r a n t s u r son c œ u r , d a n s sa t ê t e , s u r s e s n e r fs ,
s u r son p a u vr e ê t r e t o u t e n t ie r , d u t ic t a c d e la
p e n d u le .
— M o n D ie u , si je n e v o u s a v a is p a s !...
M a is t r o p p e u d e t e m p s s ’é t a it é co u lé d e p u is
le c o u p q u i la fr a p p a it , t r o p d e b r is e m e n t s , t r o p
�14
EN
LUT T E
d e r é v o lt e s , t r o p d e r e g r e t s la t o r t u r a ie n t p o u r
q u ’c lle p û t s e p é n é t r e r d e la d o u c e u r , d e la c o n
s o la t io n c o n t e n u e s e n ce s m o t s q u ’e lle r é p é t a it
b ie n s o u v e n t c e p e n d a n t , p o u r q u ’e lle p û t é p r o u
v e r u n e jo ie à s e s e n t ir s o u ffr ir e t à o ffr ir s a
s o u ffr a n c e .
E t , le n t e m e n t , e lle a lla it , s e t r a în a n t d e sa
c h a m b r e à la s a lle à m a n g e r , d e la s a lle à m a n
g e r à sa c h a m b r e , t a n d is q u e , d ’u n cô t é , fila ie n t
d e s t r a in s , t a n d is q u e d e l ’a u t r e , s u r la c o u r ,
c ’é t a it u n e r u m e u r d e r u c h e ...
E t d ir e q u ’il e n s e r a it p e u t - ê t r e a in s i ju s q u ’à
la m o r t !...
E t , p lu s e n co r e q u e la s o u ffr a n c e , la m o r t
é p o u v a n t a it M 1
10 C r a m e n . E l le n ’a v a it p o in t e n
co r e a s s e z r e t r o u v é d e fo i e t d e c o n fia n c e p o u r
r e s s e n t ir u n e p e n s é e a u t r e q u ’u n g r a n d e ffr o i
d u ca lm e p r o fo n d , d e la g r a n d e p a ix d e s c im e
t iè r e s ...
L ’a u t o m o b ile d e K a r l U w a ld s ’a r r ê t a a u n ° 20
d e la r u e d e l ’E u r o p e .
N a d in e U w a ld eii d e s ce n d it , m in c e , g r a n d e ,
fiè r e . E lle s u iv it u n lo n g c o r r id o r , u n e c o u r , u n
a u t r e c o r r id o r , p r it u n e s c a lie r , s ’a r r ê t a à l ’e n t r e
s o l. E11 fa ce d ’e lle o u v r a ie n t t r o is p o r t e s , à
l ’u n e , s a n s h é s it e r , e lle fr a p p a .
— E n t r e z !...
— B o n jo u r ! C ’e s t - m o i, c h è r e M a d e m o i
s e lle !...
— N a d in e ! E n fa n t .. . O h ! q u e l b o n h e u r d e
v o u s vo ir !...
D e t o u t e s le s é lè v e s d e M “" C r a m e n , ce lle - là
a v a it t o u jo u r s é t é la p r é fé r é e .
L ’in s t it u t r ic e a im a it en la je u n e fille so n â m e
d r o it e , sa fr a n c h e je u n e s s e , la c la ir e t r a n s p a
r e n c e d e s o n r e g a r d c o n fia n t e t t e n d r e e t j u s
q u ’à sa v o ix b ie n t im b r é e , c h a u d e , p r e n a n t e .
M "° Cr a m e n a v a it s o u v e n t p e n s é d e N a d in e :
�E N LUT T E
15
« D e s y e u x co m m e s e s y e u x e t u n e v o i x
co m m e sa v o i x n e s a u r o n t ja m a is m e n t i r ! . .. »
E t e lle e n r e s s e n t a it c e t t e jo ie in t im e q u i n a ît
d e la c e r t it u d e d e d é c o u v r ir e n fin le b ie n , le
b e a u , l ’a b s e n ce d e t o u t e o m b r e , d e t o u t m a l
d a n s u n ê t r e ; la p e n s é e q u e le m a u v a is n e
t r io m p h e p o in t p a r t o u t e t q u ’il s e t r o u v e e n
c o r e d e v r a ie s fe m m e s , d e v r a ie s je u n e s fille s
g a r d ie n n e s d e ce s t r é s o r s s a n s le s q u e ls la fa
m ille — d e n o s jo u r s a s s a illie d e si r u d e s
a tt a q u e s ! — n e p e u t êtr e gr a n d e , h o n o r ée , r es
p e ct é e .
J o lie a u p h y s iq u e , N a d in e l ’é t a it a u s s i a u
m o r a l.
E lle d o n n a it p a r - d e s s u s t o u t l ’im p r e s s io n d e
t r a ve r s e r la v ie e u p a r fa it é q u ilib r e — im p r e s
s io n d o u ce e t c o n t a g ie u s e q u i m e t t a it a u t o u r
d ’e lle q u e lq u e ch o s e d e I r è s p a r t ic u liè r e m e n t
a p a is a n t e t ch a r m a n t .
— E n fa n t , q u e v o u s a v e z b ie n fa it d e v e n ir !
m u r m u r a M "0 C r a m e n , d a n s u n s o u p ir d e d é li
vr a n ce .
— J e s e r a is v e n u e p lu s s o u ve n t ; m a is ... s i...:
s i...
L a je u n e fille a v a it b r u s q u e m e n t r o u g i. Se s
y e u x b r illa ie n t ... b r illa ie n t ... S a b o u c h e r e t e n a it
à g r a n d ’p e in e u n m a lic ie u x e t b ie n s ig n ific a t if
p e t it s o u r ir e .
D éj;\ é g a y é e , q u o i q u ’e lle e n e û t , M “° Cr a m e n
rép éta :
— M a is ... s i . . . s i ! . . . Q u ’e s t - ce q u e p e u t b ie n
v o u lo ir d ir e ce t a s s e m b la g e d e p e t it s m o t s ? ...
L a je u n e fille e u t u n e b r u s q u e r e p r is e d e g r a
v it é .
— J e v o u s c o n t e r a i c e la t o u t î\ l ’h e u r e ... p a s
e n c o r e ... q u a n d il y a u r a u n m o m e n t q u e je
v o u s a u r a i v u e , c h è r e M a d e m o is e lle . P a r lo n s
d ’a b o r d d e v o u s , u n iq u e m e n t d e v o u s ...
�It>
EN
LUT T E
— O h ! d e m o i? ... r é p o n d it M lle Cr a m e n r e d e
v e n u e t o u t à c o u p t r is t e e t la s s e .
— Co m m e n t a lle z- v o u s , v o y o n s ? ...
L ’a c c e n t d e la je u n e fille s o n n a it r é c o n fo r t a n t .
A s s is e s u r u n s iè g e b a s , N a d in e a v a it p r is
d a n s le s s ie n n e s la m a in a m a ig r ie e t p â le d e
M "° Cr a m e n e t , d o u c e m e n t , e lle la s e r r a it , t a n
d is q u e s e s b e a u x y e u x d a r d a ie n t s u r la m a
la d e , é t e n d u e s u r la c h a is e lo n g u e , d e s r e g a r d s
q u i s e m b la ie n t r é p a n d r e d e la v ie , d u b o n h e u r .
M "° Cr a m e n r é p o n d it a v e c c e t t e cr is p a t io n
d u v is a g e , c e t t e t o r s io n le n t e d e t o u t le co r p s
q u i r é v è le n t u n g r a n d m a la is e , a ve c la v o ix t r è s
b a s s e , s a n s in fle x io n , d e s ê t r e s s o u ffr a n t s q u i
o n t t o u jo u r s p e u r d e p r o vo q u e r u n r e t o u r d es
la r m e s q u ’ils ve r s e n t s u r e u x - m ê in e s :
— A v e c ce t e m p s c h a u d , lo u r d , j ’a v a is u n e
m a u v a is e j o u r n é e ! . .. u n e d e c e s jo u r n é e s o ù il
m e s e m b le m a n q u e r d ’a ir , d ’e s p a c e , é t o u ffe r ...
N a d in e je t a u n r e g a r d a t t r is t é a u t o u r d e la
c h a m b r e , s u r le lit q u ’e n t o u r a ie n t d e s r id e a u x
b la n c s , s u r la fe n ê t r e o ù t o m b a ie n t d ’a u t r e s r i
d e a u x b la n c s r e le v é s p a r d e s e m b r a s s e s , s u r le s
m u r s t e n d u s d ’u n p a p ie r à fo n d g r is o ù c o u
r a ie n t d e s lis e r o n s r o s e s ; m a ig le t e m p s a v a it
fa n é le s lis e r o n s , le s lis e r o n s é t a ie n t d e ve n u s
g r is , e t p o u r le s r e vo ir r o s e s il fa lla it s o u le ve r
d e s ca d r e s .
L e lit , l ’a r m o ir e , u n b u r e a u é t a ie n t d ’u n e
fo r m e v ie illo t t e , s u r a n n é e , d e ce c h â t a ig n ie r
b r u n q u ’on n e r e t r o u v e p lu s q u e d a n s le s a m e u
b le m e n t s d e p r o v in c e .
U n fa u t e u il, u n e e lia is e , la ch a is e lo n g u e , l ’e s
ca b e a u s u r le q u e l N a d in e v e n a it d e s ’a s s e o ir ,
u n e b ib lio t h è q u e t o u r n a n t e e n co m b r a ie n t la
p iè c e ; il y r e s t a it fo r t p e u d e p la c e .
— - N ’a v e z - v o u s p a s t r o p d e m e u b le s ? ... p e n s a
t o u t h a u t N a d in e .
�E N LOT T E
17
— T r o p d e m e u b le s !... N e fa u t - il p a s q u ’ils
s e t o u c h e n t ? J e n e p u is p lu s le u r p e r m e t t r e q u e
d e m e la is s e r la p la c e d e p a s s e r ... e n t r e e u x , e n
m ’a p p u y a n t à e u x . . . en m e s o u t e n a n t s u r e u x . . .
A ce s m o t s , q u i r a p p e la ie n t la si g r a n d e in
fo r t u n e d e s o n in s t it u t r ic e , la je u n e fille eo n r b n
la t ê t e .
— A h ! si je p o u va is v o u s e m m e n e r a v e c m o i,
là - b a s , co m m e l ’a n p a s s é ... si j ’é t a is s e u le a ve c
m o n p è r e ..., m u r m u r a - t - e lle .
C ’é t a it p o u r e lle u n e p e in e c o n s t a n t e q u e ce
s e co n d m a r ia g e d e K a r l U w a t d a v e c u n e fe m m e
q u i n ’é t a it p a s d e b e a u c o u p p lu s â g é e q u e sa
b e lle - fille .
— O h ! o u i, si n o u s é t io n s co n n u e a u t r e fo is ...
M "' Cr â n ie n je t a s u r e lle - m ê m e u n r e g a r d d e
p it ié d é d a ig n e u s e e t c r ia , la v o i x r a u q u e t a n t
e lle d e v e n a it d u r e :
— M ê m e a lo r s p o u r r a it - o n y s o n g e r ? ...
— P o u r t a n t , s o u s la v é r a n d a ... le s o ir ... vo u s
en s o u v e n e z - v o u s ? ...
N a d in e é v o q u a it q u e lq u e s s o u ve n ir s q u e
M u<> Cr a m e n r e p o u s s a it d ’u n g e s t e d e d é t r e s s e .—
U n r e g r e t c u is a n t , e n t r e t a n t d ’a u t r e s r e g r e t s ,
ce lu i d e n e p o u v o ir s u iv r e N a d in e , co m m e l ’é t é
d ’a v a n t , a u b o r d d e la m e r .
I l y e u t u n s ile n c e , d e s s e c o n d e s t r è s p é
n ib le s q u e la p e n d u le s e m b la it b a t t r e lo u r
d em en t.
N a d in e a v a it p â li, c e t t e m is e e n c o n t a c t a ve c
le m a lh e u r é t e ig n a it s u r s e s t r a it s d e r a d ie u s e s
lu m iè r e s . M 11“ C r a m e n , s o u d a in c o n s c ie n t e d u
c h a n g e m e n t d e la je u n e fille , fu t p r is e d ’u n
g r a n d r e m o r d s e t c ’e s t e n ce r e m o r d s q u ’e lle
p u is a la fo r ce d e co m m a n d e r à s a p a u v r e v o ix ,
q u e l ’on s e n t a it t o u jo u r s si p r è s d e s la r m e s , d e
s e fa ir e p lu s q u ’e n jo u é e , p r e s q u e jo y e u s e , p o u r
d ir e :
�i8
E N LUT T E
— N e p a r lo n s p lu s d e m o i, m a is d e v o u s , e n
fa n t , d e v o u s ! . . . Y a - t - il m a in t e n a n t a s s e z lo n g
t e m p s q u e vo u s ê t e s ic i p o u r m e co n t e r c e q u e
vo u s m e p r o m e t t ie z t o u t à l ’h e u r e ? ...
T o u t e o m b r e , t o u t e t r is t e s s e , t o u t e g r a v it é
d is p a r u r e n t d u v is a g e d e la je u n e fille . S e s y e u x
r e p r ir e n t le u r é c la t , s cs lè v r e s le m a lic ie u x s o u
r ir e e t , a v e c u n e s u b it e e x p a n s io n , e lle e m b r a s s a
d ’u n g r a n d é la n la m a in d e M “° C r a m e n . E t la
p a u v r e in s t it u t r ic e , r é c h a u ffé e , a m u s é e d e la
g e n t ille s s e d u g e s t e , s e m it à r ir e .
— A h ! vo u s v o u le z q u e je c o n t e ... q u e je
d is e ... si s e u le m e n t je s a v a is p a r o ù c o m
m e n ce r !...
— Co m m e n ce z p a r la fin , e n fa n t ! . . . J e d e
v in e ...
— P a r la fin ? ...
— V o u s v o u s m a r ie z ? ...
— O h !... p a s e n c o r e ...
— Vo u s ê t e s en t r a in ? ...
— O h ! p e u t - ê t r e m ê m e p a s ...
— M a is a lo r s ? ...
— J e le v o u d r a is ... je le s o u h a it e r a is ... m a is
D ie u s e u l s a it ...
— N e p a r le z p a s à d e m i- m o t ... p r é c is e z.
— P r é c is e r ? ... C h è r e M a d e m o is e lle , je n e l ’a i
p e u t - ê t r e p a s e n co r e fa it p o u r m o i- m ê m e !...
C ’e s t t o u t à fa it d a n g e r e u x ce q u e v o u s m e d e
m a n d e z l à ! . . . Q u a n d je s o r t ir a i d ’ici, m e s r ê v e s
a u r o n t p r is c o r p s , n e s e r o n t p lu s d u . . . , — t o u
jo u r s r ia n t , e lle s o u illa s u r q u e lq u e c h o s e d ’in
vis ib le q u e s e s y e u x d e b o n h e u r s e m b la ie n t
p o u r s u iv r e 011 n e s a v a it ju s q u ’o ù — c e s e r a
p r e s q u e u n e r é a lit é , e t u n e r é a lit é q u i p o u r r a it
d e v e n ir d o u lo u r e u s e c a r .. . q u i s a it ... o u i, q u i
t a it s ’i l p e n s e à m o i co m m e je p e n s e à L u i ! . . .
— 11 ?... L u i ?. . . Q u i e s t I I ?... Q u i e s t Lu i?...— V o u s le c o n n a is s e z. D e v in e z ? ... Q u e s t io n
�E N LUT T E
n e z- m o i. I m a g in o n s q u e n o u s jo u o n s a u x p e
t it s j e u x .
M Uo Cr â n ie n s c p e n ch a e t p a r la p lu s b a s . L a
v is it e d e l ’é lè v e p r é fé r é e 1a t r a n s fig u r a it , lu i fa i
s a it o u b lie r s o n m a l, s c s in fir m it é s , la p r is o n
q u ’é t a it s a ch a m b r e ; e lle n ’e n t e n d a it p lu s la
p e n d u le , le s t r a in s , la r u m e u r d e la g r a n d e
r u c h e ; e lle r e s p ir a it m ie u x , m o in s o p p r e s s é e ,
p lu s à l ’a is e ... O h ! co m m e l ’e n fa n t a im é e é t a it
b o n n e d ’ê t r e ve n u e r a c o n t e r s o n b o n h e u r n a is
s a n t , s e s r ê v e s ...
E l le q u e s t io n n a :
— I l est gr a n d ?
— V o u s d e v in e z d o n c q u i c e la e s t ?
— I l e s t b r u n ? ...
— O h ! v o u s s a v e z !... s in o n v o u s n e t o m b e
r ie z p a s si j u s t e ! . . .
N a d in e b a t t it d e s m a in s .
— D e s y e u x n o ir s , p e r ç a n t s , h a r d is ? ...
— O u i . . . o u i...
■ '
— A h ! c e t t e fo is , j ’a i d e vin é .
— N e n o m m e z p a s , a lo r s ! . . . n e n o m m e z
p a s ! . . . c r ia N a d in e t o n t e r o u g is s a n t e .
— J e v a is v o u s le d ir e t r è s b a s , t r è s b a s ...
— A l ’o r e ille , a lo r s ?
E t t a n d is q u e N a d in e se p e n c h a it , u n fr a is
p a r fu m d e fle u r s é m a n a n t d ’e lle , M u* Cr â n ie n
m u r m u r a it :
— - C ’est J o h n Ma r de li- t t c !...
— J o h n ... J o h n ...
D é jà N a d in e s e r e le v a it , t o u t e ffr a y é e d ’a vo ir
e n t e n d u p r o n o n c e r ce n o m .
— M a in t e n a n t q u e j ’a i d e vin é , c h è r e p e t it e ,
r a c o n t e z - m o i...
R a co n t e r ?
R a co n t e r
q u o i? ...
N a d in e
a,
s o m m e t o u t e , p e u d e ch o s e à d ir e e t c e la r e s
s e m b le fo r t à c e s a ir s q u i c h a n t e n t d a n s la m é
m o ir e e t q u ’il est p r e s q u e im p o s s ib le d e r ct r ou «
�20
E N LUT T E
ve r a u t r e m e n t . C e s o n t d e s r ie n s im p r é c is e t
c h a r m a n t s : r e n co n t r e d a n s u n e m a is o n a m ie ,
m o t e n t e n d u h ie r , r é p é t é a u jo u r d ’h u i, p h r a s e
q u i a p o r t é ju s q u ’a u c œ u r , r e g a r d , p o ig n é e d e
m a in , t a q u in e r ie ... d e s r ie n s !. .. d e s r ie n s !. ..
.— D e s r ie n s , vo u s d i s - j e ! .. .
L é g e r b a llo t d ’u n je u n e c œ u r q u i p a r t en
v o y a g e , q u i s ’a p p r ê t e à n a v ig u e r d a n s d u r o s e ,
d u b le u , b ie n lo in d e t o u t , b ie n lo in d e t o u s ,
ve r s d e s p a ys d e r ê ve q u ’il s ’im a g in e ê t r e Seu l
à d é c o u v r ir , q u ’il c r o ir a ê t r e s e u l à c o n
n a ît r e .
M "° Cr a m e n en p o u r r a it a u s s i p a r le r d e ce s
¡p ays m e r v e ille u x , e t d ir e q u e , si le m ir a g e en
e s t é b lo u is s a n t , la b o r ie u x , d ifficile e n e s t
l ’a b o r d , q u ’a u m o m e n t d ’a t t e r r ir p a r fo is d e s
la m e s v o u s e m p o r t e n t a u lo in , si lo in q u e ja
m a is o n n ’a t t e r r it ... M a is p o u r q u o i s o u ffle r s u r
la b e lle fla m m e h e u r e u s e q u i illu m in e le v i
s a g e d e N a d in e ? Ce s e r a it d e la c r u a u t é !...
— V o t r e p è r e , c h è r e p e t it e , q u e d it - il d e t o u t
c e la ?
^ — M o n p è r e ? ... le v o it - il? ... J e n ’en s a is r ie n .
E v id e m m e n t il s ’en d o u t e ... I l n e ve u t d u r e s t e
q u e m on b o n h eu r .
— E t vo t r e je u n e b e lle - m è r e ?
L e s o u r cil d e N a d in e se fr o n ce lé g è r e m e n t .
— S u z a n n e ? ... E lle a d e v in é , e lle en r it e t ,
fa is a n t a llu s io n à l ’in d u s t r ie d e M . M a r d e le t t e :
ii L ’a u t o d e p a p a e s t u n v i e u x m o d è le , t u n o u s
t n a u r a s u n d a n s le s p r ix d o u x , n ’e s t - ce p a s ? ... »
m u d it - e lle .
— E t c ’es t t o u t ?
N a d in e a ffir m e a v e c u n p e u d e h a u t e u r , en
d é t o u r n a n t le s y e u x :
— N ’e s t - ce p a s s u ffis a n t ?
— E t l u i . . . lu i? ...
N a d in e r e t r o u ve t o u t e la b e lle lu m iè r e d e s o n
�EN
LUT T E
¡21
r e g a r d e t s ’é c r ie , c e q u i, p o u r e lle , r é s u m e
tout :
— L u i ? . . . I l e s t c h a r m a n t !...
— M a i s .. . v o u s a im e - t - il? ... L e c r o y e z - v o u s
a s s e z... a s s e z ... — M 1
10Cr a m e n n e s a it co m m e n t
e x p liq u e r p a r d e s m o t s l ’in q u ié t u d e q u i n a ît
clan s sa p e n s é e — a s s e z é p r is , d is - je , p o u r
s e fa ir e le c o m p a g n o n d e t o u t e v o t r e v i e ? . . a
O n flir t e , o n r it , o n s ’a m u s e , c e la d u r e u n e
s o ir é e ...
N a d in e r é p o n d t r è s b a s :
— O h ! je cr o is b ie n q u ’il m ’a im e !...
— V o u s c r o y e z , e n fa n t ? ... E s t - c e s u ffis a n t ? ...
N a d in e s e co u e la t ê t e .
—• J e n e m e t r o m p e p a s ! . . . P u is ...
—■P u is ? ... F in is s e z d o n c, a lle z ju s q u ’a u b o u t
d e vo t r e p e n s é e .
— M o i a u s s i, je l ’a im e .
— A h ! n o u s y v o ilà .
— J e n e cr o is a u b o n h e u r q u ’a v e c lu i . . . q u a
P a r l u i . . . je lu i a i d o n n é t o u t e m a v i e L . .
— A h ! m o n D ie u !...
E t M n° Cr a m e n fr é m it d e c e t a ve u .
E l le c r o it v o ir ce d o n p r é c ie u x e t fr a g ile a u x
m a in s d ’u n g r a n d g a r ç o n c a p r ic ie u x e t fa n t a s q u e q u i, a p r è s a vo ir é t é a ffr e u s e m e n t g â t é
P a r sa m è r e , l ’e s t e n co r e a u jo u r d ’h u i p a r la v ie .
J ° h n M a r d e le t t e ? — L e s s o u v e n ir s d e M n” C r â
n ie n n e la t r o m p e n t p a s — c ’e s t le c a v a lie r sé
d u is a n t , c h a r m e u r , d é d a ig n e u x , h a u t a in , q u i
n a im e p a s la d a n s e e t s a it à m e r v e ille , d u r a n t
Un e s o ir é e , e n t ir e r a v a n t a g e . « P e n d a n t q u e le s
a u t r e s s ’é r e in t e n t à d a n s e r , m oi je fa is m ie u x ,
p r é t e n d - il a v e c u n e ir o n ie p r o fo n d e , je p r e n d s
le m e ille u r ... » E t « le m e ille u r » p o u r lu i e s t
d ’a g ir à sa fa n t a is ie , a u g r é d e so n c a p r ic e , d 'a d
m ir e r , d e c a u s e r a v e c q u i lu i p la ît ... M a is il e s t
a v a r e d ’h o m m a g e s e t p a r t ia l a u p o in t d ’e n p a
�22
E N LUT T E
r a ît r e m a l é le v é . Au s s i a -t - o n t o u t d e s u it e fa it
d e ja s e r , d e c r it iq u e r , d e ja lo u s e r c e lle s a u x
q u e lle s s ’a d r e s s e n t s e s a t t e n t io n s ; m a is J o h n n ’e n
a cu r e , e t s ’il l ’a p p r e n d , il e n d it : « V o ilà q u i
m ’e s t é g a l !... P o u r p la ir e à la g a le r ie , i l fa u
d r a it q u e je m e d é p la is e ? M o i j ’é e r è m e la
v i e ! . . . » — E c r é m e r la v ie , e n p r e n d r e le m e il
le u r , s e co n d é en ce s d e u x c o n c e p t io n s d ’u n si
fr a n c é g o ïs m e p a r u n e m a g n ifiq u e fo r t u n e ,
n ’a g ir q u e s e lo n s o n b o n p la is ir , u s e r d e t o u t
co m m e d ’u n jo u e t q u ’on p r e n d , r e p r e n d e t r e
je t t e p o u r d u n e u f, d u t r è s n e u f, d u n o u ve a u ,
e n co r e d u n o u v e a u ... P a u v r e , p a u v r e N a d m e !. . .
E n t r e t o u s n ’a - t - e lle p a s ch o is i u n d e c e u x q u i
fo n t d e s d o n s le s p lu s p r é c ie u x d e la v ie
d ’in n o m b r a b le s d é b r is ? ...
— P a u v r e , p a u vr e N a d in e !. . .
Iva je u n e fille a r é p o n d u :
— J e s u is h e u r e u s e .
L e s c r a in t e s d e l ’in s t it u t r ic e n e fo n t q u e s ’en
a u gm en ter :
— Vo u s le v o y e z s o u ve n t ?
— J e v a is le v o ir !...
— O ù d o n c ? ...
— A u b o r d d e la m e r .
— I ls vo n t à B e r - s u r - M e r a ve c vo u s ? ...— M ‘"r M a r d e le t t e a lo u é les Go éla n d s ... lê
c h a le t q u i s ’a v a n c e s u r la p o in t e h a u t e d e ce s
r o ch e r s o ù se b r is e n t le s g r a n d e s v a g u e s ...
— U s n e vo n t d o n c p a s à B e a u g é ? ...
D e c e la , M " ' C r a m cn s e m b le m o n t r e r u n e s u
b it e im p a t ie n c e .
N a d in e r é p o n d en r ia n t :
— U s ir o n t ... A p r è s !
— E t v o u s ? ...
M""' M a r d e le t t e m ’a in v it é e . J e d o is c h a s
s e r ... I l y a ju s t e m e n t u n e ju m e n t ir la n d a is e ...
�E N LUT T E
53
u n e m e r v e ille ... J ’a i fa it fa ir e u n c o s t u m e d e
ch e va l q u i v a ... q u i v a ...
N a d in e d o n n e la d e s c r ip t io n p r é c is e d e la
fo r m e d e la ju p e , — u n e fo r m e n o u v e lle — d e
l ’h a b it à b a s q u e s lo n g u e s , d u d r a p d o n t le t o u t
e s t fa it , u n d r a p s e c, u n p e u r u d e ... M IIe C r â
n ie n é c o u t e m a l !... « D e u x m o is a u b o r d d e la
u ie r ... u n s é jo u r à B e a u g é ... N a d in e va s ’a t t a
ch e r d é s e s p é r é m e n t à ce g a r ç o n , e t p u is ? ... B a h !
la v ie n ’e s t p a s t o u jo u r s m a u v a is e e t N a d in e
e s t d e c e lle s q u i p e u ve n t t o u t e s le s c o n q u ê t e s
a ve c s a b e a u t é , s a d is t in c t io n , sa g r â c e e t , ce
q u i n e s e d o n n e p a s , so n c h a r m e , c e ch a r m e
e x q u is fa it d e b o n t é , d e s im p lic it é . »
E t v o ilà M "° Cr â n ie n s e p r e n a n t à e x a m in e r la
je u n e fille co m m e s i e lle la v o y a it p o u r la p r e
m iè r e fo is , à é t u d ie r s o n p h y s iq u e — p u is q u e ,
h é la s ! e n ce s ch o s e s , la b e a u t é m o r a le co m p t e
p o u r si p e u b ie n s o u v e n t ! — E lle s e p r e n d <\
la co m p a r e r a u x fe m m e s le s p lu s d ig n e s d ’ê lr e
a d m ir é e s e t e lle la t r o u v e m ie u x q u e t o u t e s ,
b e a u c o u p m ie u x q u e t o u t e s , à ce n t co u d é e s a u d e s s u s d e t o u t e s . « C e t t e e n fa n t e s t d é lic ie u s e ,
e x q u i s e ! . . . » s o n g e - t - e lle . E t s o n c œ u r s e g o n fle
d ’a t t e n d r is s e m e n t , d ’é m o t io n . P u is t o u t e s s cs
cr a in t e s lu i r e v ie n n e n t : « M a is lu i . . . lu i . . . la
ve r r a - t - il t e lle q u ’e lle e s t ? ... S a u r a - t - il a p p r é c ie r
ce q u ’e lle v a u t ? . . . A h ! le s h o m m e s s i . . . s i . . . »
E lle n e t r o u v e p a s l ’a d je c t if q u ’e lle vo u d r a it
e m p lo y e r , c e u x q u i lu i vie n n e n t s o n t t r o p v io
le n t s o u t r o p b é n in s , s a n s m e s u r e , e t e lle fin it
sa p e n s é e p a r ce c r i o ù é c la t e t o u t c e q u i, d e si
c o n t r a d ic t o ir e , v ie n t d e t r a v e r s e r s o n e s p r it :
—
S ’il n e vo u s a im a it p a s , ce g a r ç o n s e r a it
u n m o n s t r e !...
A q u o i N a d in e r é p o n d , le r e g a r d d o u x , la
v o ix c a lm e , a v e c u n j o li h o c h e m e n t d e t â t e
am u sé :
�24
E N LUT T É
— E t il n ’e s t p a s u n m o n s t r e , c r o y e z - le
b ie n !... p a s d u t o u t u n m o n s t r e , a b s o lu m e n t p a s
u n m o n s t r e ...
M " ' Cr a m e n s ’é v e n t e v iv e m e n t . L ’é v e n t a il
( ju ’e lle a g it e s o u lè v e s u r so n fr o n t d e s m è ch e s
d e c h e v e u x g r is .
— V o u s m ’é c r ir e z, N a d in e , n ’e s t - ce p a s ?
— O u i, M a d e m o is e lle ... c e r t a in e m e n t !...
— E t v o u s m e d ir e z ...
— J e v o u s p a r le r a i d e ... l u i ! . . . Vo u s n ’a ve z
p a s l ’a ir d e l ’a im e r .
— J ’a i p e u r ...
— P e u r ? ...
— J e c r a in s q u ’il n e vo u s r e n d e ... p a s h e u
r e u s e !...
— O h ! c e la ...
N a d in e se lè v e , fa it c la q u e r s e s d o ig t s d ’u n
b e a u g e s t e d ’in s o u cia n ce . L e s y e u x m i- clo s , e lle
s e m b le r e g a r d e r a u lo in , r ê v e r u n p e u , p u is ,
a v e c u n e e x c la m a t io n , e lle r e p r e n d p ie d d a n s la
vie .
— M o n D ie u , j ’o u b lie q u e je d é t ie n s l ’a u t o . .
Q u e va d ir e S u z a n n e , m a t o u t e je u n e b e lle m è r e ? ... E lle n e m e le la is s a it p r e n d r e q u ’à
r e g r e t ...
— E s t - e lle g e n t ille p o u r v o u s ? ...
N a d in e s e p e n c h e p o u r e m b r a s s e r M “c C r â
n ie n e t r é p o n d s e u le m e n t :
■
— M o n o è r e l ’a d o r e .
Q u e c o n t ie n n e n t ce s m o t s ? ... l i t co m m e n t la
p a u v r e in s t it u t r ic e le s a - t - e lle c o m p r is ? I ls lu i
a r r a c h e n t c e cr i d e r e g r e t :
— A h ! N a d in e ... N a d in e ... q u e n e s u is - je ;
^ o in m e a u t r e fo is !...
N a d in e a d é jà la m a in s u r le b o u t o n d e la
p o r t e , e lle r e vie n t s ’a g e n o u ille r p r è s d e M Uo C r a
m e n ; e lle r e p r e n d sa m a in , jo u e a v e c , m u r r iu r e :
�E N I, U T T E
— J e vo u s é cr ir a i e t d e lo in co m m e d e p r è s ,
vo u s p o u ve z t a n t p o u r m o i ! . . .
M a is c ’e s t a v e c u n e r é v o lt e d e t o u t l ’ê t r e q u e
M " Cr â n ie n r é p o n d :
— O li ! q u e p u is - je ? ...
— V o u s v e r r e z ... v o u s v e r r e z ... s a it - o n ja
m a i s !. . . I l vie n d r a p e u t - ê t r e u n jo u r o ù v o u s
m e d ir e z : « V o u s a v ie z r a is o n , N a d in e , j ’a i p u
fa ir e b e a u c o u p p o u r vo t r e b o n h e u r !... »
— O h ! b e a u c o u p ... O h ! c o m m e n t ? ...
— Q u i s a it ? ...
— A h ! ê t r e e n co r e u t ile à q u e lq u ’u n , ê t r e e n
co r e b o n n e à q u e lq u e ch o s e ic i- b a s ! m u r m u r e
h i p a u vr e fille .
— C e s o n t d e s s o u h a it s q u e D ie u e n t e n d 1
V o u s s e r e z e x a u c é e ... A d ie u , M a d e m o is e lle .
— A d ie u , m a b ie n c h è r e e n fa n t ! . . . E t b o n
c o u r a g e !...
— I l n o u s e n fa u d r a p e u t - ê t r e a u t a n t à l ’u n e
q u ’à l ’a u t r e ...
— J ’e s p è r e q u e n o n p o u r v o u s 1.*.
— Q u i s a it ? ... N e l ’a ve z - v o u s p a s a p p e lé
m o n s t r e ? ...
E t c ’e s t d a n s u n é cla t d e r ir e q u e N a d in e s ’en
v a , la is s a n t d e r r iè r e e lle o n n e s a it q u e lle e s p é
r a n ce im p r é c is e , d o u ce , co m m e c e t e x q u is p a r
fu m q u i e s t le s ie n , p a r fu m d e je u n e s s e , p a r fu m
d e fle u r .
E t lo n g t e m p s , s u r sa ch a is e lo n g u e , l ’e s p r it
a b s e n t , M 11’ Cr â n ie n d e m e u r e é t e n d u e , a b s o r b é e ,
d é t o u r n é e d ’e lle - m ê m e .
S a p e n s é e fa it u n v o y a g e , s ’e n va ve r s c e t t e
v illa d e s Goéla n d s p la n t é e s u r le r o ch e r , a u p ie d
d u q u e l s e b r is e n t le s g r a n d e s la m e s ; e lle la r e
vo it , lu x u e u s e e t o p u le n t e , a ve c s e s g ir o u e t t e s
d ’o r , s e s t o it s à m in a r e t s , s e s m u r s g r is a u x
r e v ê t e m e n t s d e fa ïe n c e ve r t t r è s p a le s u r le s
q u e ls s ’e n t r e - cr o is e n t d e s o is e a u x b la n c s en p le in
�E N LU T T E
vo l; e lle la r e v o it a v e c sa t e r r a s s e à b a lu s t r e s , s e s
s t o r e s <1e s o ie , se s p e r s ie n n e s a jo u r é e s , e t t o u t e s
s e s fe n ê t r e s o u v r a n t s u r l ’h o r izo n in fin i... P u is
sa p e n s é e r e vie n t a u c h a le t U w a ld , d o n t l ’a r c h i
t e c t u r e e s t s im p le , e n p le in co n t r a s t e a ve c la
s p le n d e u r d e l ’a u t r e v illa , m u r s d ’u n r o u g e d e
b r iq u e , t o it à g r a n d a u v e n t a u m ilie u d u q u e l
t r a n c h e , r e flé t a n t d e l ’o r , d e s r a yo n s , d u c ie l,
la b a ie d e l ’a t e lie r o ù le p e in t r e U w a ld p e in t s e s
fa m e u s e s « m a r in e s ».
D a n s ce d o u b le d é co r , M '1
0 Cr â n ie n v it 1111
p e t it r o m a n ; h e u r , m a lh e u r ? U n p e u d e s d e u x ,
l ’h is t o ir e d u m o n d e !...
— C ’e s t v r a i, je l ’a i a p p e lé m o n s t r e I
E lle s o u r it à c e s o u ve n ir .
L a s o ir é e d e ce jo u r lu i e s t d o u ce . L e t ic
t a c d e la p e n d u le p a s s e in a p e r ç u . O n d ir a it q u ’il
m a r t è le m o in s d u r e m e n t u n e h e u r e m o in s
lo n g u e ...
II
L ’im p r e s s io n la is s é e p a r la vis it e d e N a d in e
p e r s is t a q u e lq u e s jo u r s , flo t t a n t a u t o u r d e
M1
10 Cr a m e n a in s i q u e l ’a v a it .fa it 1111 in s t a n t ce
p a r fu m d e fle u r si p a r t ic u lie r à la je u n e fille .
P u is , t o u t s ’e ffa ça d e va n t la n e r v o s it é , la s o u f
fr a n ce et la t r is t e s s e r e ve n u e s .
V e r s la v illa d e s Goéla n d s o u le c h a le t U w a ld ,
l ’e s p r it n e lit p lu s d e v o y a g e s . R e s t é c a p t if d a n s
c e t t e ch a m b r e , il s e h e u r t a a u p la fo n d b a s , a u
r a p p r o ch e m e n t d e s m u r s , s ’ir r it a d e s b r u it s p e r
ç u s , le s n o t a u n à u n p o u r fin ir p a r le s c o n
fo n d r e t o u s d a n s ce t ic t a c d e la p e n d u le , c e t
im p it o ya b le t ic t a c r a p p e la n t q u e r ie n n ’e n t r a v e
le c o u r s d u t e m p s , la m a r c h e e n a v a n t d e la vie ,
�E N LU T T E
27
q u 'e lle v a . . . q u ’e lle v a . . . q u ’e lle v a v e r s le s fin s
t r a c é e s , q u e le s h e u r e s s o ie n t d e s h e u r e s p e r
d u e s , ou d e s h e u r e s h e u r e u s e s ...
— D o ct e u r , je d e vie n s co m m e u n e d e ce s
p la q u e s s e n s ib le s , a u x q u e lle s le m o in d r e h e u r t
a r r a ch e d e s vib r a t io n s .
— Q u e s t io n d e n e r fs ... P r e n e z d u b r o m u r e ...
d u b r o m u r e ...
M "° C r a m e n s o u r it d e l'o r d o n n a n c e e t l ’é co u t e
a v e c u n d é co u r a g e m e n t p r o fo n d . E lle s a it q u e
c e s v ib r a t io n s d e d o u le u r vo n t p lu s lo in q u e so n
co r p s , ju s q u ’à s o n â m e , e t q u e le b r o m u r e , r e
m è d e h u m a in , e s t b ie n in e ffic a c e !...
C ’e s t p lu s e t m ie u x q u ’il lu i fa u d r a it , u n e d e
c e s p a r o le s q u i s e m b le n t t o m b e r d u c ie l e t r e
fa ir e d e la v ie . . . M a is n u l n ’e s t p r è s d ’e lle p o u r
la p r o n o n ce r e t lo r s q u ’e lle la c h e r c h e d a n s le s
liv r e s , le s liv r e s lu i d e m a n d e n t t r o p d e s a c r i
fice s e t , à ce s s a cr ifice s , r ie n 11e p e u t la fa ir e se
r é s ig n e r e n c o r e ...
— A u lie u d e v o u s p la in d r e co m m e c e la , vo u s
fe r ie z m ie u x d e p e n s e r à c e u x q u i, d e p a r le
m o n d e , s o n t p e u t - ê t r e p lu s m a lh e u r e u x q u e
v o u s ! . . . d é c la r e u n jo u r R o s a .
— P lu s m a lh e u r e u x q u e m o i? ...
M 11" Cr a m e n a r é p é t é c e la le n t e m e n t , e u s e
c o u a n t la t ê t e . — C e t t e p o s s ib ilit é la t r o u ve
in c r é d u le .
R o s a c o n t in u e , s u r le t o n r u d e d o n t e lle a
la n cé so n a p o s t r o p h e :
— S a n s a lle r b ie n lo in , v o u s a ve z ce s g e n s
q u i o n t lo u é a u r e z- d e - ch a u s s é e , t e n e z, p a r
e x e m p le . S i v o u s v o y ie z c e la , o n n e s a it v r a i
m e n t co m m e n t le d i r e ! . . . L e m o n s ie u r a l ’a ir
fu r ie u x à fo r c e d e p a r a ît r e e n t o u r m e n t s , il s e
p r o m è n e t o u t le t e m p s d a n s ce s c h a m b r e s d o n t
il a t o u t d e s u it e fa it le t o u r . L e t o u r fin i, il le
r e co m m e n ce . I l m a r c h e s a n s p a r a ît r e y p en *
�28
E N LU T T E
s e r , le s y e u x fix é s a u p la n c h e r , le s m a in s d a n s
le p lu s p r o fo n d d e s e s p o ch e s o u n o u é e s d e r
r iè r e le d o s ... C ’e s t à s e b o u ch e r le s y e u x p o u r
n e p lu s le v o ir t o u r n e r co m m e ç a ! . . . E n c o r e
m o i, j e n e s u is là q u ’u n e h e u r e ; m a is si
j ’y é t a is p o u r t o u t e la jo u r n é e , il n ’y a r ie n q u i
m e r e t ie n d r a it , M a d e m o is e lle , je le p r e n d r a is
p a r le s b r a s , p a r le s é p a u le s , e t l ’a s s e o ir a is d e
fo r ce d a n s u n fa u t e u il... L à ! r e s t e z t r a n
q u ille !... L a v ie ille d a m e , e lle , n e d it r ie n . P e n
c h é e s u r s o n t r ic o t , e lle fa it m a r ch e r s e s a i
g u ille s e t je n e s a is t r o p q u e l t r a va il e lle p e u t
fa ir e , le jo u r n ’e s t ja m a is le vé e n b a s , c ’est
co m m e d a n s le s c a v e s !. . . E n t r e so n p è r e q u i
r e m u e t o u t le t e m p s e t sa g r a n d ’m è r e q u i t r i
co t e , la p e t it e d e m o is e lle d e vie n t p â le co m m e
u n e la it u e . E lle a d a n s la fig u r e co m m e u n a ir
d e n e t e n ir à r ie n , q u i fa it p e u r à so n â ge ; e lle
d o it ê t r e d a n s s e s d ix - s e p t a n s ! . . . I l n ’y a q u e
le g a r ço n à q u i t o u t s e m b le é g a l. O h ! c e lu i- là
v o u s a u n e m a n iè r e d e se t e n ir , d e p a r le r , d e
c o u r ir , q u i s e m b le a im e r le s b ê t is e s ... Il e n fe
r a it q u e lq u ’u n e , u n d e ce s m a t in s , a u lie u d e
s ’e n a lle r , a v e c s e s liv r e s s o u s le b r a s , t o u t
d r o it à son é c o le , q u e c e la n e m ’é t o n n e r a i!
p a s ! . . . I l e s t le s e u l à p a r le r , le s e u l à r ir e ; le s
a u t r e s n e d is e n t r ie n , n e p a r le n t p a s , n e r ie n t
ja m a is ...
T e n e z,
M a d e m o is e lle ,
—
p o u r s u iv a it
la
fe m m e d e m é n a g e en é p o u s s e t a n t , r a n g e a n t ,
fr o t t a n t , — on d ir a it q u e ce s g e n s o n t à s u p p o r
t e r p lu s q u e d u m a lh e u r , d e la h o n t e . I l y a
q u e lq u e c h o s e q u i p è s e lo u r d d a n s le u r s o r t ! . . .
S in o n p o u r q u o i, q u a n d ils s o r t e n t , se ca ch e n t i ls ? . . . Q u a n d ils r e n t r e n t , se c a c h e n t - ils ? ... O n
d ir a it m ê m e q u ’à m o i, ils n e vo u d r a ie n t p a s
m o n t r e r la c o u le u r d e le u r fi g u r e ! .. . I ls m e r e
g a r d e n t e n se d é t o u r n a n t ... E t ça d o it ê t r e t o u t
�E N LUT T E
20
«i fa it s a n s a r g e n t ; à p a r t le p a in , ça n ’a ch è t e
r ie n . J e s u is s û r e q u ’il n ’y a q u e le g r o s g a lo
p in q u i s ’en m e t à sa fa n t a is ie cla n s l ’e s t o m a c ...
la p e t it e a l ’a ir n e n ’a vo ir ja m a is fa im ... E lle
fa it d e la p e in e , la p a u v r e t t e , e t a u lie u d e vo u s
t o u r n e r t a n t le s s a n g s , v o u s d e vr ie z vo u s en
o ccu p e r .
— M ’e n o c c u p e r ? ... C o m m e n t ? ...
— E s t - c e q u e je le s a i s ! . . . D e s p a u vr e s
co m m e m o i n ’ir a ie n t p a s p a r q u a t r e ch e m in s ,
t o u t d r o it ils d e s ce n d r a ie n t fr a p p e r à la p o r t e
d e s n o u v e a u x lo ca t a ir e s a ve c u n e b o n n e et
fr a n ch e fig u r e :
« S i 011 e s t m a lh e u r e u x , d ir a it - o n , o u s a it
c e q u e c ’es t q u e le m a lh e u r ; e s t - e e q u ’o n n e
p o u r r a it p a s s ’a id e r u n p e u ? ... » S i la p o r t e se
r e fe r m a it s u r la p r o p o s it io n , eh b ie n , o n n 'e n
m o u r r a it p a s , 011 n ’e n s e r a it m ê m e p a s h u m i
lie , 011 p e n s e r a it : « Y a d e s p e in e s q u i n e
v e u le n t p a s d e la c o n s o la t io n d e s a u t r e s ... ce lle ci e n e s t ! . . . » e t 011 s ’en ir a it co m m e on e s t
v e n u . M a is si la p o r t e s ’o u v r a it , si d e l ’a id e ,
d e la co n s o la t io n 011 v o u la it , ce s e r a it - il p a s p i
t ié p o u r le p r e m ie r c a s d ’a v o ir r is q u é d e m a n
q u e r le s e c o n d ? ... M a is d a n s vo t r e cla s s e , M a
d e m o is e lle , d a n s v o t r e cla s s e q u i es t a u s s i ce lle
d e ce s g e n s , <011 fa it p o u r s ’a id e r m ille m a n iè r e s .
D ’u n c ô t é , 011 n e sa’it p a s o ffr ir , d e l ’a u t r e , p a s
a c c e p t e r ... 11 y a d e l ’o r g u e il, à d r o it e , à
g a u c h o : l ’o r g u e il d ’o b lig e r , l ’o r g u e il d ’ê t r e
o b lig é !... P e n s e z à c e la , M a d e m o is e lle , à ce q u e
vo u s p o u r r ie z fa ir e p o u r ce s m a lh e u r e u x , vo u s
vo u s a id e r ie z à s u p p o r t e r vo t r e m a l si vo u s a i
d ie z le s a u t r e s à e n d u r e r le le u r .. L a vr a ie m i
s è r e e s t u n e r u d e é co le e t l ’o n y r a m a s s e b ie n
d e s id é e s co m m e c e lle q u e je v o u s é n o n ce là . . .
Q u a n d R o s a e u t t o u r n é , v ir é , q u ’e lle e u t a id é
M “° Cr â n ie n à se le v e r , à r n e t t r o s a lo b e d«
�30
EN
L U ' IT E
ch a m b r e , e lle la la is s a s u r sa c h a is e lo n g u e , la
b ib lio t h è q u e t o u r n a n t e à p o r t é e d e m a in , e t lo i
d it en s ’en a lla n t :
— A ce s o ir d o n c, p u is q u e m a in t e n a n t il vo u s
fa u t d e u x fo is le jo u r le p la is ir d e m e v o ir . J e
n e p e n s e p a s q u e c e la vo u s s e r ve à g r a n d ’ch o s e ;
e n fin , p u is q u e là e s t vo t r e id é e !
D e p u is p e u , e n e ffe t , M "° Cr a m e n s o u ffr a it
t e lle m e n t d e la s o lit u d e q u e p o u r v o ir u n ê t r e
h u m a in , cjne p o u r c a u s e r a v e c u n ê t r e h u m a in ,
e lle fa is a it r e ve n ir la fe m m e d e m é n a g e u n e
h e u r e a va n t la n u it .
E lle d ev a it la r e t r o u ve r p lu s t ô t ce jo u r - là .
L a c o n c ie r g e é t a n t a b s e n t e , R o s a a v a it la
g a r d e d e la lo g e . V e r s q u a t r e h e u r e s , e lle r e
parut :
— I l y a u n e v is it e p o u r v o u s !
— Q u i e s t - ce ?
— U n e d am e gr a n d e, gr a sse, r o u ge , à ch e
v e u x b la n c s , q u i a d e s a ir s d e g e n d a r m e ...
A ce p o r t r a it , M “° Cr a m e n se s o u le va e t , t r è s
é m u e , d it :
— C ’est M m' M a r d e le t t e ... M mr M a r d e le t t e .
O h ! je vo u s e n p r ie , R o s a , fa it e s - la m o n t e r b ie n
v it e . . .
— Bie n v it e . . . b ie n v it e ... o n a d e s va le t s d e
c h a m b r e , a lo r s ...
E t la fe m m e d e m é n a g e , b r a v e c r é a t u r e a u
fo n d , m a is s o u ve n t m é co n t e n t e , p a r t it e n b o u
g o n n a n t ...
U n in s t a n t a p r è s , p a r la p o r t e d u p e t it lo g is
r e s t é e e n t r ’o u v c r t c , M "* Cr a m e n e n t e n d it u n p a s
d a n s l ’e s c a lie r , u n e r e s p ir a t io n q u i s ’e s s o u ffla it ,
u n b r u it d e s o ie .
L e g r a n d b r u n q u ’é t a it J o h n , les Go éla n d s ,
le s co n fid e n ce s d e N a d in e t r a ve r s è r e n t en é c la ir
sa p e n s é e . E lle s a v a it q u ’u n d e s p r in c ip e s d e
M "" M a r d e le t t e é t a it d e n e ja m a is fa ir e e n su
�E N LUT T E
3i
t v ie d e d é m a r ch e in u t ile ; p o u va it - o n d è s lo r s
i a t t r ib u e r le d é r a n g e m e n t d e la d a m e à l'u n iq u e
d é s ir d e v e n ir p r e n d r e d e s n o u v e lle s d e l ’in fir m e
! e t d e la vo ir ?
i
« Q u ’e s t - ce q u ’e lle m e v e u t ? . . . » s e d e m a n d a
M "° Cr a t n e n a v e c u n e a n x ié t é q u i la fit r é p o n d r e
d e l ’a ir c o n fu s , g ê n é d e q u e lq u ’u n p r is e n fa u t e ,
■ a u b o n jo u r a im a b le , b ie n q u ’e x t r ê m e m e n t p r o
t e c t e u r , d e s a v is it e u s e .
M a is M mo M a r d e le t t e n e p a r a is s a it v o u lo ir
vr a im e n t q u e s ’in fo r m e r d e la s a n t é d e l'a n
cie n n e in s t it u t r ic e d e s a fille C a t h e r in e , m a r ié e
l ’a n d e r n ie r . E l le é c o u t a it , a n a ly s a it ce q u e lu i
d is a it M "° C r a m e u a v e c u n e a t t e n t io n o b li
g e a n t e , d o n t o n p o u v a it lu i s a v o ir g r é , é t a n t
d o n n é sa t e n d a n c e à s ’o c c u p e r , e n t o u t e t p o u r
t o u t , fo r t p e u d e s a u t r e s .
L o r s q u ’e lle e u t , à c e q u ’il s e m b la it , é p u is é à
fo n d ce s u je t , M "'° M a r d e le t t e s ’é cr ia s o u s le
b r u s q u e r a p p e l d ’u n s o u v e n ir :
— A p r o p o s , p e n d a n t q u e j ’y p e n s e , j ’a i fa it
d a n s v o t r e c o u lo ir s o m b r e u n e d r ô le d e r e n
c o n t r e . D e v in e z q u i je v ie n s d ’a p e r c e v o ir , a lo r s
q u e je la c r o y a is à m ille lie u e s ?
— J e n e d e v in e p a s ...
— L a v ie ille M "‘° T a r d e t d e V a lh o m m e ...
v o y o n s , vo u s s a v e z b i e n ? ... E lle s e c a c h e , fig u
r e z- vo u s , la p a u v r e fe m m e , e lle a p r e s q u e é t o u ffé
u n cr i e n m ’a p e r c e v a n t ... V o u s s e n t e z q u e je
n ’a i e u g a r d e d e la r e c o n n a ît r e ...
M 11“ Cr â n ie n
s ’é t a it
red ressée.
D e ve n u e
b la n c h e co m m e u n lin g e , e lle b é g a y a :
— T a r d e t . . . T a r d e t . . . la v ie ille M m* T a r d e t . . .
L é o n T a r d e t ...
— • N o n , p a s c e d e r n ie r ; m a is sa m è r e . V o u s
s a v e z q u ’il a v a it é p o u s é c e lt e p e t it e S a r a n c o lin ,
u n e p o u p é e , u n e c r é a t u r e c h a r m a n t e , m a is in
s ig n ifia n t e ... U n e d e c e s fe m m e s q u e lc o n q u e s —
�32
EN
LUT T E
o h ! co m b ie n ! — d o n t M . M a r d e le t t e d it q u ’ofl
e n t r o u ve d a n s la vie t r e ize à la d o u za in e p o u f
fa ir e le m a lh e u r d e s h o m m e s . E lle n ’a v a it p o u !
e lle q u e d e s e s p é r a n ce s q u i se s o n t r é a lis é e s , drî
r e s t e . I l y a e u u n m o m e n t o ù le s T a r d e t de
Va lh o m m e o n t é t é d a n s u n e p o s it io n s p le n d id e .
T ie n s , q u ’e s t - ce q u e vo u s a v e z ? ... L e s T a r d e t
d e Va lh o m m e s o n t - ils d e vo s p a r e n t s ? Q u ’y a -t -il
d a n s m a r e n co n t r e a v e c c e t t e p a u v r e vie ille
M " ' T a r d e t p o u r vo u s p lo n g e r d a n s u n e é m o
t io n si e x t r a o r d in a ir e ?
— C e n e s o n t p a s d e m e s p a r e n t s !... M a is
j ’a v a is co n n u le s T a r d e t , L é o n T a r d e t e t sa
m è r e d a n s l ’a n c ie n t e m p s e t ... e t ...
— Vo u s le s a v e z c o n n u s , p a r a ît - il, a u t em p s
o ù ils n ’é t a ie n t p a s d e V a lh o m m e ... I ls le so n t
d e ve n u s p o u r co u r ir a p r è s le b e a u m a r ia g e .
O n n e s a it p a s d e q u o i c e s g e n s a u r a ie n t ét é
c a p a b le s p o u r u n b e a u m a r ia g e , ils a u r a ie n t t u é
p è r e e t m è r e , a s s a s s in é q u e lq u ’u n ...
— As s a s s in é q u e lq u ’u n ... r é p é t a en é ch o
M " ' Cr â n ie n .
— C ’é t a it d u r e s t e à c e m o m e n t - là u n fo r t
g e n t il g a r ç o n , ce L é o n T a r d e t , m a is p a s fa it
p o u r la v ie q u ’il a e u e . N a t u r e a p a t h iq u e et
c a lm e , il lu i e û t fa llu le ch e m in t r a c é , la vo ie
d r o it e ; a u lie u d e c e la , il s ’e s t t r o u vé la n cé en
p le in d a n s le fo u r r é d e s a ffa ir e s ; il n ’a p a s su
s ’y d é b r o u ille r ... e t , d e va n t le s t r ib u n a u x , ou
s ’e s t c h a r g é d e lu i p r o u v e r q u e , lo r s q u ’o n n e
p o s s è d e p a s le s a p t it u d e s n é ce s s a ir e s à ce r t a in s
g e n r e s d e s p é c u la t io n , la fin e s s e , la s o u p le s s e ,]
le t a c t ... j ’e n p a s s e !... il va u t m ie u x t a ir e ...,
u u t r e ch o s e .
— D e va n t le s t r ib u n a u x ? ...
— Co m m e n t , vo u s n ’a v e z p a s s u ? ... A h !
D ie u ! m o n p a u v r e m a r i a é t é a s s e z e n n u y é p a r
t o u t ce la ! Co m m e n t , c e t t e a ffa ir e T a r d e t n ’a p a s
�E N LUT T E
33
é t é s u iv ie p a r v o u s ? ... E lle a r e m p li le s jo u r
n a u x , o n en a fa it a s s e z d e t a p a g e .
— J e d e v a is ê t r e à l ’h ô p it a l...
M me M a r d e le t t e s e liv r a à u n r a p id e c a lc u l e t
r é p o n d it , co m m e à la c h o s e la p lu s s im p le d u
m on de :
— P r o b a b le m e n t , v o u s é t ie z à l ’h ô p it a l, ca r
s in o n ... E n fin d e co m p t e , il s ’e n e s t s u iv i u n e'
liq u id a t io n d é s a s t r e u s e , u n p r o c è s o ù l ’o n a
c h e r c h é à é cla b o u s s e r c e u x q u i r e s t a ie n t d e
b o u t e t d o n t , g r â c e à D ie u , o n n e p o u v a it s u s
p e ct e r le s a g is s e m e n t s ... L é o n T a r d e t e s t p a s s é
e u c o r r e c t io n n e lle , a é t é à d e u x d o ig t s d e la
co u r d ’a s s is e s , e t ce n ’e s t q u e g r â c e à d e p u is
s a n t e s in flu e n c e s q u ’i l a é t é a c q u i t t é ! . . . T a r é ,
fin i, il a p lo n g é a u s s it ô t , e n t r a în a n t le s s ie n s .
O n le s c r o y a it p a r t is p o u r l ’é t r a n g e r , u n h a s a r d
m e fa it d é c o u v r ir le u r r e t r a it e , ca r je p e n s e b ie n
q u e la v ie ille M “ T a r d e t n ’e s t p a s s e u le , il d o it
ê t r e a v e c s a m è r e ? ... O h ! co m m e s a fe m m e , la
p a u vr e p e t it e p o u p é e , e s t m o r t e à t e m p s ! E lle
n ’a p u v o ir ce d é s a s t r e , e lle en a u r a it t a n t
s o u ffe r t !...
— E lle . . . e lle e s t m o r t e ? ... b é g a y a d e n o u
ve a u M "° C r a m e n ...
— V o u s l ’ig n o r ie z ? ... I l y a d e c e la d ix - h u it
m o is !
— J ’a i p e r d u c e t t e fa m ille d e v u e d e p u is
lo n g t e m p s !. . ’.
— Ç a s e v o it . E t q u ’e s t d e ve n u e la p e t it e
J e a n n e - M a r ie ? ... V o u s la c o n n a is s ie z ? ... N o n ? ...
E lle p r o m e t t a it d e d e ve n ir g e n t ille , c e t t e e n fa n t
in . E t le g r o s H e c t o r ? ... L e p lu s r a v is s a n t b a m
b in o d e M a d o n e lo r s q u ’il a v a it q u a t r e a n s ? ...
E n v o ilà u n a ve n ir p o u r c e s e n fa n t s !. . . O h ! le s
p a r e n t s s o n t p a r fo is b ie n c o u p a b le s !
M mo M a r d e le t t e se r e d r e s s a , c a m b r a son
b u s t e — m a lg r é l ’o p p o s it io n q u e s e m b la it vo u -
310-11
�34
EN
LU T T E
lo ir a p p o r t e r à ce m o u ve m e n t la s o îe t e n d u e
d e s o n c o r s a g e — . R ie n q n ’à la v o ir , o n d e
v in a it q u e si c e r e p r o c h e p o u v a it s ’a d r e s s e r à
q u e lq u e s p a r e n t s , ce n ’é t a it p a s d u m o in s à
e lle ... à so n m a r i, M . M a r d e le t t e ...
E t e lle s e m it à d é fin ir le m o n d e d e s a ffa ir e s ,
« u n t e r r a in fo r t g lis s a n t o ù il fa u t u n e fiè r e
a d r e s s e , u n p ie d s û r e t u n e e x c e lle n t e t ê t e p o u r
s e t e n ir d ’a p lo m b e t a lle r s a n s v e r t ig e ; u n m i
lie u s p é cia l o ù la fin n e ju s t ifie q u e t r o p s o u
v e n t le m o ye n , ce q u i fa it ja s e r , s o u r ir e e t n e
trom p e p erson n e. »
P e n d a n t q u ’e lle fa is a it a in s i à M 1
16 Cr â n ie n
u n c o u r s d ’h is t o ir e co n t e m p o r a in e , c e lle - c i r e
m o n t a it b ie n lo in d a n s le p a s s é , r e t r o u v a it d e s
s o u v e n ir s q u i, à e u x s e u ls , é t a ie n t a u s s i u n e p o i
g n a n t e p a g e d e v ie , u n e p a g e é d it é e , r é é d it é e e t
s a n s ce s s e r e co m m e n cé e d e p u is q u e le m o n d e e s t
m on d e.
C ’é t a it à la c a m p a g n e , d e u x h a b it a t io n s , d e u x
fa m ille s , d e s vo is in s . L e s e n fa n t s jo u a n t t o u t
p e t it s , p u is p lu s g r a n d s ,, p u is s ’a im a n t q u a n d
s o n n a l ’h e u r e ... L e g a r ç o n s ’a p p e la it L é o n T a r d e t , la je u n e fille G e n e v iè v e C r â n ie n ...
Y e u t - il p r o m e s s e e n t r e ' e u x , p a r o le s é c h a n
g é e s e n t r e le s p a r e n t s d e la je u n e fille e t îa
m è r e d u je u n e h o m m e ? L e s p r e m ie r s le p r é t e n
d ir e n t , la s e co n d e im p it o ya b le m e n t le n ia . S ’il
e x is t a it q u e lq u e c h o s e , co m m e u n s e n t im e n t
e n t r e so n fils e t G e n e v iè v e , ce n ’é t a it q u e « je u x
d ’e n fa n t s ».
' .
J e u x d ’e n fa n t s !. . . A l i ! q u ’il fu t cr u e l p o u r
G e n e v iè v e e t p o u r c e u x q u i l ’a im a ie n t ce m o t
a p r è s le q u e l t o u t s ’é t a it r o m p u e n t r e le s d e u x
je u n e s g e n s , e n t r e le s d e u x fa m ille s ... A h !
c e r t e s , M 11" Cr â n ie n a v a it b ie n s o u ffe r t d a n s sa
v ie , m a is co m b ie n p lu s q u e d e t o u t le r e s t e d u
d é c h ir e m e n t d e c e t t e r u p t u r e I .,. I l y a v a it lo n g
�EN
LUT T E
35
t e m p s d e c e la ; c e p e n d a n t la b le s s u r e q u ’e lle en
p o r t e a u c œ u r s a ig n e e n c o r e ...
E t lu i s ’é t a it m a r ié p lu s t a r d , p a s b ie n lo n g
t e m p s a p r è s , e t c e n t v o i x s ’é t a ie n t t r o u vé e s p o u r
a n n o n ce r l ’é v é n e m e n t à G e n e v iè v e , p o u r lu i v a n
t e r le s s p le n d e u r s d e la c o r b e ille , la r ic h e s s e d u
t r o u s s e a u , p o u r c é lé b r e r le s e n t im e n t d e s fia n
cé s l ’u n p o u r l ’a u t r e , « ils s ’a d o r e n t !... » p o u r
p a r le r d e s d é lic e s d e ce v o y a g e d e n o ce s
q u ’a lla ie n t fa ir e le s n o u v e a u x é p o u x e n a u t o
m o b ile ... A p r è s q u o i ce s e r a it la s p le n d id e in s
t a lla t io n à P a r is , d a n s l ’h ô t e l m ê m e d u p è r e d e
la je u n e fille ...
E t p o u r d ir e c e s c h o s e s — a v e c q u e lle a m e r
t u m e G e n e v iè v e s ’e n s o u v e n a it ! — c e u x q u i
p a r la ie n t a v a ie n t p o u r la p a u v r e a b a n d o n n é e
d e s r e g a r d s fr o id s , s é vè r e s , co m m e s ’ils e u s s e n t
vo u lu lu i la is s e r e n t e n d r e q u ’il é t a it p r é s o m p
t u e u x , c o u p a b le à e lle d ’a v o ir c h e r c h é à e n
r a y e r u n e c a r r iè r e a u s s i b r illa n t e , q u e v r a im e n t
si « je u x d ’e n fa n t s » il y a v a it e u , c ’é t a ie n t d e s
j e u x im p r u d e n t s , p u is q u e ... « v o y e z d o n c o ù
c e la p o u v a it e n t r a în e r le je u n e T a r d e t !... » T a n
d is q u e lu i m a r c h a it d a n s le s s e n t ie r s le s p lu s
fle u r is d e la v ie , G e n e v iè v e n e s e m b la it a v o ir en
p a r t a g e q u e le s r o u t e s le s p lu s a r id e s . E lle p e r
d a it s e s p a r e n t s , s a fo r t u n e , sa s it u a t io n .
R u in é e , s e u le , e lle s e r a n g e a it b ie n t ô t p a r m i
c e lle s q u i o n t le d u r e t p e r p é t u e l s o u c i d u p a in
A g a g n e r , d u t o it à co n s e r ve r ; p o u r q u i t o u t e s t
d iffic u lt é , la b e u r , lu t t e ; q u i s e m b le n t n ’a vo ir
p o in t d r o it a u b o n h e u r ic i- b a s . T o u t lu i é t a it
e n le v é , m ê m e le s fo r ce s , m ê m e la s a n t é ...
E t v o ilà q u e , p a r u n c a p r ic e d u h a s a r d , l ’a m i
d 'e n fa n c e , l ’a m i t a n t a im é d e ja d is , e n s u iv a n t
s e s s e n t ie r s fle u r is , e t e lle , a b a n d o n n é e s e u le s u r
la lo n g u e r o u t e p é n ib le , a v a ie n t a t t e in t le m ê m e
b u t d é s o lé , g is a ie n t , t r is t e s é p a ve s , d a n s c e t t e
�36
E N LUT T E
g la n d e c a s e r n e ? ... M m° M a r d e le t t e n e s ’é t a it e lle p u in t t r o m p é e ? ...
— V r a im e n t , M a d a m e , ê t e s - vo u s s û r e , b ie n
s û r e ? ...
M a lg r é ce q u e r é v è le d ’a n g o is s e la v o i x d e
M 1" C r a m e n , la d a m e n ’e n t e n d p a s la q u e s t io n
o u n e s e s o u cie p o in t d ’y r é p o n d r e . E lle p a r le ,
e t ce q u ’e lle d it d e s a v o i x g r a v e ' e t p o m p e u s e
a v iv e s e s p o m m e t t e s d ’u n r o u g e a r d e n t e t m e t
e n s e s y e u x u n e fla m m e d ’ir r it a t io n .
— C h è r e M a d e m o is e lle , v o u s q u i co n n a is s e z
la p e t it e U w a ld , N a d in e ...
N a d in e ? M mo M a r d e le t t e p a r le d o n c d e N a
d in e , e t q u ’e n a - t - e lle p u d ir e , t a n d is q u e
M Un C r a m e n , a b s o r b é e d a n s s e s é v o c a t io n s d u
p a s s é , n e l ’e n t e n d a it p a s ? ...
— V o u s q u i c o n n a is s e z N a d in e e t lu i p o r t e z
in t é r ê t , v o u s d e v r ie z lu i la is s e r e n t e n d r e q u e ,
fr a n c h e m e n t , p o u r u n e je u n e fille d a n s sa s i
t u a t io n , d e t e lle s a p p a r e n ce s d e lu x e s o n t m a l
vu e s . V o u s m ’o b je c t e r e z q u ’e lle fa it b e a u c o u p
d e ch o s e s e lle - m ê m e , d ’a cco r d ! C e p e n d a n t l ’id é e
s e u le d e le s fa ir e in d iq u e u n e t e n d a n ce a u g a s
p illa g e , à la d é p e n s e ... S o m m e t o u t e , so n p è r e
e s t r e m a r ié , il y a u r a d ’a u t r e s e n fa n t s ; K a r l
U w a ld a d u t a le n t , il ve n d s e s « m a r in e s »
co m m e il v e u t . C ’e s t p a r fa it p o u r a u jo u r d ’h u i;
m a is p o u r d e m a in ? C e la a s s u r e b r illa m m e n t
le p r é s e n t , m a is l ’a v e n ir ? ... K a r l U w a ld s e r a t - il é t e r n e l? Q u ’il vie n n e il m a n q u e r , q u e r e s t e t - il? . . . Q u e lq u e s t o ile s o u b lié e s , e t ce c lia lc t ,
p a u v r e p e t it e m a is o n d e ca r t o n . L e r e s t e n ’e s t
q u e s u r fa c e , a u fo n d p a s u n e é c o n o m ie ... C e
q u e g a g n e U w a ld , il le m a n ge e t le fa it m a n g e r
a u t o u r d e lu i a v e c u n e im p r é v o ya n c e s a n s p a
r e ille . A li ! si M . M a r d e le t t e e t m o i a vio n s a g i
d e m ê m e , je p la in d r a is m e s p a u vr e s e n fa n t s ...
E n fin , p a s p lu s q u e d ’a u t r e s r e p r o ch e s , ils n ’a u -
�EN
LUT T E
37
r o n t à n o u s fa ir e c e lu i d e le s a v o ir u n in s t a n t
o u b lié s !...
M mo M a r d e le t t e s ’in t e r r o m p t e t p a r a ît c h e r
c h e r , p e u t - ê t r e p o u r le s m ie u x p e s e r , le s m o t s
d e ce q u ’e lle a e n co r e à d ir e :
—
P o u r t a n t il n e s ’e n s u it p a s d e c e q u e N a
d in e n ’a p a s d ’a r g e n t — e lle d o it p o s s é d e r t o u t
a u p lu s u n e c in q u a n t a in e d e m ille fr a n c s d u .
c h e f d e sa m è r e ... j e s u is b ie n in fo r m é e ... o n
n e n ie c a c h e r ie n !— il n e s ’e n s u it p a s , d is - je ,
d e ce q u e N a d in e n ’a p a s d ’a r g e n t q u ’o n
lu i fe r m e s a p o r t e ! .. . F e m m e d u m o n d e , m u
s ic ie n n e , d is t in g u é e , é lé g a n t e , e lle p la ît , e lle
o r n e u n s a lo n , e lle a id e à r e n d r e u n in t é r ie u r
c h a r m a n t . E lle e s t d e c e lle s q u i s a v e n t r é p a n d r e
a u t o u r d ’e lle s ce q u e lq u e ch o s e d e m y s t é r ie u x
q u i r e t ie n t e t .c a p t iv e ... C ’e s t p o u r c e la v r a i
m e n t q u e je s u is e n c h a n t é e d e la v o ir c h e z m o i.
M a fille , m o n g e n d r e , m o n fils m ê m e , m o n
J o h n , t o u s la r é c la m e n t ... S a n s e lle , l ’a ir d e
v ie n t lo u r d , C a t h e r in e b â ille , d é c la r e la v ie im
p o s s ib le ; m o n fils t o u r n e , r e t o u r n e , p r e n d u n
liv r e , l ’o u v r e , le r e je t t e , s ’é t ir e , fin a le m e n t
m o n t e en a u t o m o b ile e t file a u d ia b le Va u ve r t !... S a n s N a d in e , c h è r e M a d e m o is e lle , je fi
n ir a is p a r a vo ir lo u é les Goéla n d s p o u r m ’y
t r o u ve r , n o n p o in t a ve c m e s e n fa n t s , m a is
s e u le ! .. . T o u t e fo is , si je m e r e n d s s u ffis a m m e n t
c o m p t e d e la s it u a t io n q u i m ’e s t fa it e , c e n ’e s i
p a s u n e r a is o n p o u r q u e je c o n s e n t e à a lle r p lu s
lo in !... M e s e n fa n t s s o n t g â t é s , h o r r ib le m e n t
g â t é s , a ffr e u s e m e n t g â t é s , je p a r a is e n p a s s e r
p a r t o u t ce q u ’ils v e u le n t ; m a is h a lt o - là ... je
s a is c o u p e r c o u r t à le u r s c a p r ic e s ... — M mo M a r
d e le t t e ca m b r e s a t a ille , e t sa m a in e t s o n b r a s
o n t , à ce s m o t s , u n g e s t e q u i t r a n c h e n e t co m m e
u n c o u p a n t d e R u illo t in e . — J e s u is d o n c ve n u e
p o u r v o u s p r ie r d e fa ir e Co m p r e n d r e , n ’e s t - ce
�32
EN
LUT T E
p a s , m a m a n iè r e d e v o ir , m e s in t e n t io n s ... a fin
q u e n u l n ’e n ig n o r e ... J ’a i c r u d e vo ir v o u s p r é
v e n ir ... p a r ce q u e je p e n s e b ie n q u ’a v e c vo t r e
t a c t p a r fa it , vo t r e s e n t im e n t d e s n u a n c e s , vo u s
vo u s a r r a n g e r e z p o u r é v it e r ... e m p ê ch e r , n ’estce p a s , q u ’il y a it e r r e u r !. . .
M “" Cr â n ie n m u r m u r e d ’u n e v o i x d e r ê ve ,
d a n s u n s o u p ir p r o fo n d :
— A h ! l ’h is t o ir e d e G e n e v iè v e ... la p a u vr e
G e n e v iè v e ...
A q u o i M mo M a r d e le t t e r ip o s t e , im p a t ie n t e :
— Q u i d o n c n o m m e z- vo u s là ? N ’a v e z - v o u s
p a s c o m p r is q u e je p a r le d e N a d in e U w a ld ? .,.
— J e l ’a i c o m p r is ... t r o p b ie n c o m p r is ...
M mc M a r d e le t t e m e t s u r le c o m p t e d e la m a la
d ie c e q u ’e lle c r o it d é c o u v r ir d ’in c o h é r e n t d a n s
le s r é p o n s e s d e l ’in s t it u t r ic e e t p o u r s u it :
— J ’e s p è r e d o n c p o u v o ir co m p t e r s u r v o u s ,
m a c h è r e M a d e m o is e lle , p o u r ... c e t t e m is e a u
p o i n t ! . . . U n s e r v ic e e n v a u t u n a u t r e e t , si ja
m a is v o u s a v e z b e s o in ...
M 11” C r â n ie n , d ’u n m o u v e m e n t r a p id e , r e
p o u s s e t o u t e o ffr e , ce q u i fa it s o u r ir e ir o n iq u e
m e n t M " ” M a r d e le t t e :
— O u i, 011 d it c e la , 011 se cr o it fo r t , r a ille la
d a m e , e t e lle r e p r e n d : P o u r en r e v e n ir à N a
d in e U w a ld , il fa u t q u e c e t t e je u n e p e r s o n n e
s a c h e q u e M . M a r d e le t t e , m o i, 11e liv r o n s j a
m a is r ie n d e n o s v ie s à l ’a v e n t u r e , à la fa n t a is ie ,
e t q u ’à p lu s fo r t e r a is o n n o u s fe r o n s d e m ê m e
q u a n d il s ’a g ir a d e ... la d e s t in é e d e n o s e n fa n t s .
M o n fils 11e se m a r ie r a p a s , n o u s le m a r ie r o n s ,
— co m m e n o u s a vo n s m a r ié n o t r e fille C a t h e
r in e , la q u e lle n e d e v r a it r ie n a v o ir à d é s i
r e r ic i- b a s , n ’é t a it s o n ca r a c t è r e c h a g r i n ! . . .
U n e u n io n p r é p a r é e d e lo n g u e m a in , d e s a p p o r t s
é g a u x , le m o in d r e d é t a il p e s é , s o u p e s é , r e p e s é ,
t e lle e s t la s e u le co m b in a is o n à la q u e lle n o u s
�EN
LUT T E
39
s o m m e s p r ê t s à co n s e n t ir p o u r l ’a ve n ir d e
J o h n , q u ’o n le s a c h e ! . .. M o n fils le s a i t a u s s i
e t a g ir a e n co n s é q u e n c e , q u e lq u e s u p p o s it io n
q u ’o n s e p la is e à fo r g e r !... M o n fils n ’a , d u
r e s t e , a u c u n d é s ir d e s e m e t t r e m a l a v e c n o u s ...
I î n ’ig n o r e p a s q u e so n in t é r ê t lu i in t e r d it d e ‘le
fa ir e ! a jo u t e M "1
0 M a r d e le t t e d ’u n a ir vr a im e n t
m e n a ça n t .
P u is t o u t d e s u it e c h a n g e a n t d e m a n iè r e , e lle
r e p r e n d , la v o i x in s in u a n t e :
— J ’a im e m ie u x n e p a s t r a it e r o u ve r t e m e n t
ce s q u e s t io n s a v e c m o n fils . J ’a im e m ie u x a v e c
lu i b ia is e r ... A h ! s a v o ir b ia is e r d a n s la v ie e s t
u n e fo r c e ! — s o u p ir e - t - e lle , o u b lia n t p e u t - ê t r e
q u ’e lle p a r le à q u e lq u ’u n , — je s u is a u t o r i
t a ir e , J o h n e s t c a s s a n t . J e s a is d ’a v a n c e q u e
n o u s n e c é d e r o n s s u r r ie n ... a lo r s il v a u d r a it
m ie u x q u e N a d in e s û t ... a p p r ît ... a g ît d ’e lle m ê m e ...
M a is v o ilà c e t t e p é r o r a is o n s u b it e m e n t in
t e r r o m p u e p a r u n e q u e s t io n , v é r it a b le cr i d e
jo ie q u e r ie n n e fa is a it p r é v o ir , la n c é e p a r
M “° C r a m e n :
— A lo r s , M a d a m e , v o u s p o u r r ie z d o n c a vo ir
à céd er ?
M m' M a r d e le t t e se m o r d le s lè v r e s . E n t r a i
t a n t le s u je t q u i lu i t ie n t t a n t à c œ u r , a - t - e lle
la is s é t r a n s p a r a ît r e p lu s q u ’e lle n ’a u r a it v o u lu
d e s e s p e n s é e s ? ... S e s s o u r c ils s e fr o n c e n t , s e s
y e u x p r e n n e n t u n e e x p r e s s io n m é c h a n t e e t , fe i
g n a n t d e n ’a v o ir p a s e n t e n d u la d e m a n d e d e
M "° Cr a m e n p o u r n ’a v o ir p e u t - ê t r e p a s à y r é
p o n d r e , e lle r e p r e n d d e p lu s h a u t le s u je t q u i la
tou rm en te.
— O u i, J o h n n ’a u r a a u c u n d é s ir d e s e m e t t r e
m a l a v e c n o u s , il s a it q u e so n in t é r ê t n e s e r a it
p a s d e le fa ir e ... E n t r e u n e c h a u m iè r e e t u n p a
la is , il e s t d e c e u x q u i n ’h é s it e r o n t ja m a is ... L e
�40
E N LU T T E
p a la is , so n p è r e le lu i d o n n e , j e le lu i d o n n e ,
il n ’a q u e la p e in e d ’y e n t r e r !. . . M o n fils , h e u
r e u x m o r t e l ! a u r a g o û t é à t o u t d a n s la v ie ,
e x c e p t é a u t r a v a il : c ’e s t u n m a g n ifiq u e o i s i f . .<
Ap p r é c ie - t - il son s o r t ? I l t r o u v e la c h o s e si n a
t u r e lle ...
— P o u r t a n t le t r a v a il e s t u n e lib é r a t io n ..., d é
c la r e M ,lc Cr â n ie n .
M m" M a r d e le t t e b o n d it .
— L ib é r a t io n ? ... A h ! v o ilà u n d e ce s m o t s
q u e je d é t e s t e !...
— L e t r a va il p e r m e t l ’in d é p e n d a n c e .
— Q u e p a r le z- v o u s d ’in d é p e n d a n c e ? ... S e r ie zv o u s d e ve n u e r é v o lu t io n n a ir e !... E t il p o u s s e
fo r t lo in , ju s q u ’a u c u lt e , le r e s p e c t d e s e s p a
r e n t s ! . . . C ’e s t m o n d e r n ie r m o t ! . . . la n c e - t - e lle
ex a br u p t o.
M1
10Cr â n ie n n ’o p p o s e à l ’a g it a t io n t r è s v is ib le
d e so n in t e r lo c u t r ic e q u ’u n é n ig m a t iq u e s o u
r ir e .
E lle s o n g e :
« P o u r s e d é fe n d r e a in s i, il fa u t s e s e n
t ir a t t a q u é ... L e r ê v e d e N a d in e s e r a it - il p lu s
p r è s q u e je n e le c r o is d e s e c h a n g e r e n r é a
lit é ? »
D e so n cô t é , M “ * M a r d e le t t e se d it , fo r t
a ga cé e :
« Cr a m e n é t a it fin e , in t e llig e n t e . A u jo u r
d ’h u i, j e v o is q u ’o n n ’e n p e u t p lu s t ir e r p a r t i.
O n la s e n t p lu t ô t p o r t é e c o n t r e , q u e p o u r c e q u i
d o it ê t r e ... E lle e s t a i g r ie ! . . . S o n ju g e m e n t e s t
fa u s s é p a r la m a la d ie ... J e n e s a is vr a im e n t p a s
p o u r q u o i il e n e s t si s o u ve n t a in s i d e s g e n s
m a lh e u r e u x !... »
E t , p r e s q u e im p a t ie m m e n t , le g e s t e n e r v e u x ,
la v o ix b r è v e , e lle se lè ve e t p r e n d c o n g é d e l ’in s
t it u t r ic e . P o u r t a n t , s o u s u n p r é t e x t e , s o u s u n
a u t r e , e lle la r d e à s ’é lo ig n e r . E lle , d o n t ch a q u e
�E N LUT T E
41
'd é m a r ch e e s t fa it e e n v u e d ’u n b u t a r r ê t é , d é
fin i, ce r t a in , e lle va d o n c r e p a r t ir a u jo u r d ’h u i
le s id é e s e n d é r o u t e , a v e c le s e n t im e n t d e n e
t r o p s a v o ir c e q u ’e lle a d it , c e q u ’e lle o b t ie n
d r a , c e q u i s u iv r a c e t t e c o n v e r s a t io n ? ... C a r
« C r a m e n » , s u r la q u e lle M m
8 M a r d e le t t e c r o y a it
p o u v o ir c o m p t e r , u e fa it a u c u n e p r o m e s s e , n e
s e m b le p o in t v o u lo ir e n fa ir e , n e p a r a ît p a s c o n
s e n t ir à e n t r e r d a n s la c o m b in a is o n p a r la p o r t e
q u i lu i e s t in d iq u é e ... Q u e s ig n ifie n t le r e g a r d
d is t r a it , a b s e n t q u ’e lle a d a n s le s y e u x e t c e s o u
r ir e é n e r v a n t , c e s o u r ir e ? ...
« B a h ! j ’a i e u t o r t d e fa ir e fo n d s u r c e t t e
p a u v r e fille , d e n e p o in t m ’a p e r c e vo ir q u ’e lle ...
q u ’e lle d é m é n a g e !... » s e d it M ,u" M a r d e le t t e e n
lo u c h a n t m a c h in a le m e n t s o n p r o p r e fr o n t .
E t , r é c o n fo r t é e p a r c e t t e co n s t a t a t io n q u i la
co n s o le d e s ’ê t r e s e n t ie e lle - m ê m e , e n c e t t e c ir
co n s t a n c e , a u - d e s s o u s d e la t â c h e e n t r e p r is e ,
e lle o u v r e la p o r t e d e s o r t ie , s e r e t o u r n e p o u r
u n d e r n ie r a d ie u e t s ’é lo ig n e .
—
A h ! p a u v r e ... p a u v r e N a d in e ! . . . m u r m u r e
M "* Cr a m e n .
E t , r e n v e r s é e s u r la ch a is e lo n g u e , e lle d e
m e u r e le s y e u x clo s .
D o r t - e lle ? ... N o n , e lle s o n g e ... E lle p e n s e à
N a d in e e t s e d it q u e c e q u e N a d in e fa it p o u r
e m b e llir le c h a le t , e lle a r r ive r a p e u t - ê t r e u n
jo u r à le fa ir e p o u r la v ie d e J o h n ... e t q u ’y
a u r a - t - il à r e p r e n d r e ? ... D è s lo r s , p o u r q u o i r é
p é t e r à la je u n e fille le s d ir e s d e M “ 0 M a r d e
le t t e , l ’a v e r t ir d e s in t e n t io n s m a u v a is e s d e la
m è r e d e J o h n i\ s o n é g a r d ? P o u r q u o i lu i e n
le v e r s a b e lle co n fia n c e e t c e t t e fo i e n la v ie q u i
fa it s o n p lu s g r a n d c h a r m e ? ...
L o r s q u e N a d in e n ’e s t p a s a u x Goé la n d s , on
fu it la m a is o n s o m p t u e u s e ; y d e m e u r e - t - e lle
q u ’on y r e s t e , d a n s s o n o m b r e , h e u r e u x , ca lm e ,
�42
E N LUT T E
n e d e m a n d a n t r ie n d e p lu s q u e s a p r ê s e n cë .
P o u r q u o i n e c o m p r e n d r a it - il p a s u n jo u r , ce
« m a g n ifiq u e o is if », la s , d é g o û t é d e t o u t , p a r
fo is m ê m e s i m o r o s e q u ’il n e s a it p lu s q u ’in v e n
t e r p o u r fu ir s a p r o p r e h u m t eu r , q u e ce q u ’il
g o û t e p r è s d e N a d in e , c ’e s t t o u t s im p le m e n t le
b o n h e u r ? ... O u i, le b o n h e u r , c e t t e c h o s e r a r e
e t p r é c ie u s e q u ’il n e s a it p o in t d é fin ir p a r ce
q u ’il n e la c o n n a ît p a s ; c e t t e c h o s e q u e l ’a r
g e n t q u i lu i a t o u t d o n n é n ’a p a s s u lu i fa ir e
p r e s s e n t ir . E t s i, p o u r s a is ir la r é a lit é si d o u ce ,
il e s t o b lig é d e r e n o n c e r a u p a la is q u ’o n lu i a
p r é p a r é , n e va u d r a - t - il p a s m ie u x , p o u r lu i, en
v o ir à ja m a is se r e fe r m e r la p o r t e q u e d ’y v iv r e
le c œ u r fr o id , v id e d ’a m o u r , d a n s la s o lit u d e
g la c é e d e l ’â m e s a n s a t t a c h e ? ...
A h ! co m m e n t m a r ch a n d e - t - o n à t e l p o in t icib a s le s s e u le s jo ie s v é r it a b le s ? ... B ie n p e u e n
s a v e n t d o n c le p r i x ? . . . Q u ’y a - t - il q u i v a ille la
fie r t é s e r e in e d e fa ir e sa v ie , la v ie d e s s ie n s ,
e t d e n ’e n d e vo ir la d o u c e u r , le b ie n - ê t r e q u ’à
s o n la b e u r , s e s s e u ls e ffo r t s ?
M a is J o h n s e r a - t - il d e c e u x q u i, a r r a c h a n t d e
le u r s y e u x l ’é p a is b a n d e a u q u ’y t ie n n e n t le s
fa u s s e s jo u is s a n c e s , s a ve n t d é c o u v r ir le c h e m in
d e la v é r it é ; s e r a - t - il p e u r e u x d e la p e in e , d e»
é p r e u v e s m ê m e s q u ’il fa u t p a r fo is t r a ve r s e r
a v a n t d e l ’a t t e in d r e ? ...
P e u r e u x ? . . . E h ! m o n D ie u , d ’a u t r e s q u e lu i
le fu r e n t ...
L e s t r a it s d e G e n e v iè v e se c o n t r a c t e n t . Se s
m a in s s e n o u e n t .
E lle o u b lie N a d in e p o u r n e p lu s p e n s e r
q u ’a u r o m a n t r is t e d e sa p r o p r e v ie , à ce s p a g e s
d o n t le t e m p s n ’a p u s u ffir e à a t t é n u e r le s o u
v e n ir . A h ! q u e c e r é v e il d e l ’a u t r e fo is e s t d o n c
c r u e l !...
S i R o s a m o n t a it , c lic s ’c fïr a y e r a it d e vo ir
�EN
LU T T E
43
« M a d e m o is e lle », le v is a g e
liv id e c r e u s é
d ’o m b r e s n o ir e s . M a is R o s a n e m o n t e r a p a s .
E lle r e m p la ce , c e s o ir e n co r e , la c o n c ie r g e à
la lo g e .
G e n e v iè v e e s t s e u le , b ie n s e u le , lib r e d e p le u
r e r , lib r e d e g é m ir , lib r e d e r e v iv r e s e s p e in e s
a n cie n n e s .
L e s o ir t o m b e .
D a n s la p e t it e c h a m b r e , d e s r e fle t s r o u g e s ,
ve r t s , ja u n e s , m o n t e n t d ’e n b a s , d e la g a r e ,
c o u r e n t a u p la fo n d , s ’y fix e n t u n in s t a n t , d is
p a r a is s e n t ...
•
E t v o ilà q u e , b r u s q u e m e n t , G e n e v iè v e o u v r e
le s y e u x , s e s o u lè v e . L e la it q u ’e lle d o it b o ir e
— so n re| >as d u s o ir — e s t a u fr a is d a n s la c u i
s in e . V e r s la p e t it e p iè c e e lle s e t r a în e ; m a is
e s t - ce b ie n le la it q u ’e lle va a in s i t o u t à c o u p ’ y
c h e r c h e r ? ...
A v e c u n e fo r ce e t u n e é n e r g ie n o u v e lle s , e lle
c o m m a n d e à sa fa ib le s s e , e lle c o m p r im e le cr i
q u e lu i a r r a ch e c h a c u n d e s e s m o u ve m e n t s . L a
v o ilà p r è s d e la fe n ê t r e . E lle t o m b e s u r u n e
c h a is e e t r e s t e le s b r a s cr is p é s s u r l ’e m b r a s u r e ,
le m e n t o n a p p u y é s u r s e s b r a s . R ie n n e la r e
b u t e c e s o ir : n i l ’o d e u r d e fo u r n a is e q u i s o r t
d e t o u t e s le s c u is in e s e t r e n d ir r e s p ir a b le l ’a t
m o s p h è r e d e la c o u r , n i le s h e u r t s d e v a is s e lle ,
n i le s c o n v e r s a t io n s , n i le n a s ille m e n t e t la « fr i
t u r e » d u p h o n o g r a p h e , n i le p ia n o s u r le q u e l
o n t a p e à c o n t r e t e m p s u n a ir c o n n u q u ’u n e
v o ix , p lu s h a u t , r e p ê c h e a ve c s e n t im e n t , t a n d is
q u e la flû t e s ’e s s a ye à y a jo u t e r d e s v a r ia t io n s
s a va n t e s ...
G e n e v iè v e r e g a r d e le r e / .- d e -ch a u s s é e , le s fe
n ê t r e s a u x v it r e s c lo s e s d e r r iè r e le s q u e lle s
t o m b e n t , à p lis r a id e s , le s r id e a u x .
L e s t e m p e s b a t t a n t e s , e lle se d it :
— C ’e s t l à ! . . .
�44
EN
LUT T E
P u is e lle a jo u t e :
— I ls n ’o n t p a s d e lu m iè r e ...
E n e ffe t , r ie n , p a s la m o in d r e lu e u r , le
m o in d r e r a y o n n e t r a n s p a r a ît ...
/ E lle r é p è t e :
— C ’e s t l à ? .. .
L ’é t r e in t e q u i la p r e n d a u c œ u r lu i fa it le
ve r le s y e u x , c h e r c h e r le c ie l. E l le n ’e n v o it
q u ’u n m o r ce a u , s i p e t it , m a is u n e é t o ile y b r ille ,
G e n e v iè v e fix e l ’é t o ile , p u is s e s r e g a r d s r e
v ie n n e n t a u x fe n ê t r e s clo s e s .
— S ’il e s t m a lh e u r e u x , R o s a a r a is o n , n e
p o u r r a is - je l ’a id e r ? ...
E l le c r o it r e v o ir la v ie ille d a m e à m in e h a u
t a in e — la m ê m e q u i, d a n s l ’a m b it io n q u ’e lle
n o u r r is s a it p o u r l ’a v e n ir d e s o n fils , b r is a u n
a u t r e a v e n ir , e n fit d e s r u in e s e t t r a it a le s p r o
m e s s e s , le s e n g a g e m e n t s q u i a u r a ie n t d û r e s t e r à
ja m a is s a c r é s d e « j e u x d ’e n fa n t s » . E lle s o n g e :
« C o m m e M'"° M a r d e le t t e , e lle a u s s i é t a it im
p it o y a b le !... I l fa u d r a m e r e t r o u ve r e n fa c e
d ’e lle ... L e p o u r r a i- je ja m a is ? ... »
III
M a is si s c s lè v r e s d is a ie n t « ja m a is » , so n
c œ u r fu t p r ê t à d ir e t o u t a u t r e c h o s e . Q u e lq u e s
jo u r s se p a s s è r e n t e t M 11“ Cr â n ie n c o m p r it la
g o u t t e d e lu m iè r e e n fe r m é e e n ce s m o t s : « S i
l ’o n n ’y p r e n d g a r d e , 011 e s t p o r t é à c o n d a m
n e r le s m a lh e u r e u x . »
E t , d è s ce m o m e n t , 11c v o y a n t p lu s c e u x q u i
l'a v a ie n t fa it s o u ffr ir q u ’a u t r a v e r s d e c e t t e v é
r it é g r a n d e , u n e d é t e n t e s ’- op ér a e n l ’â m e d e la
p a u v r e fille , e t G e n e v iè v e é p r o u v a la jo ie
�E N LUT T E
45
im m e n s e d e q u e lq u ’u n q u i, a p r è s a v o ir p e r d u
sa r o u t e , e r r é lo n g t e m p s , r e t r o u v e so n ch e m in .
S a v ie a lla it s a n s b u t , a u g r é d e s m a u v a is e s
h e u r e s , s a n s n u l in t é r ê t , r ie n q u i la r a t t a c h â t
ici- b a s ; sa p e n s é e s e h e u r t a it in ce s s a m m e n t à u n
a ve n ir m u r é , a u d e là d u q u e l la m o r t a p p a r a is
s a it s e u le lib é r a t r ic e .
T o u t c h a n g e a it .
A l ’id é e d e p o u v o ir p e u t - ê t r e u n p e u d e b ie n
a u x m a lh e u r e u x d u r e z- d e - ch a u s s é e , e lle va o u
b lie r q u ’e lle a s o u ffe r t p a r e u x , e t s i e lle s ’e n
s o u vie n t , c ’e s t p o u r s e n t ir s o n â m e s ’é le v e r a u d e s s u s d e s c o m m u n e s fa ib le s s e s , d a n s u n d é s ir
a r d e n t d ’a p a is e m e n t , d ’a id e , d e s o u t ie n .
« Co m m e n t p o u r r a is - je a r r ive r à le u r ê t r e
u t ile ? » s e d e m a n d e - t - e lle . E t à c e la e lle r é
p o n d : « O n a r r iv e à s ’c n t r ’a id e r s o u ve n t p a r d e
s i p e t it e s c h o s e s ... »
P o u r t a n t G e n e v iè v e , d ’u n c a r a c t è r e t o u jo u r s
p e u r e u x d e la d é cis io n à p r e n d r e , r e c u le r a it
e n co r e d e va n t l ’e x é c u t io n d e c e q u ’e lle e s t c e
p e n d a n t r é s o lu e à fa ir e . P e u t - ê t r e m ê m e la d if
fé r e r a it - e lle in t e r m in a b le m e n t s i, m é p r is a n t e d e
ce q u ’e n p e u t p e n s e r o u d ir e R o s a , la fe m m e d e
m é n a g e , e lle n e s ’é t a it e n t r e t e n u e s o u v e n t
a v e c e lle d e s m y s t é r ie u x lo c a t a ir e s d u r e z- d e ch a u s s é e .
U n jo u r , à s a q u e s t io n q u o t id ie n n e : « C o m
m e n t va - t - o n e n b a s ? » R o s a r é p o n d it : ■
—
E h b ie n , M a d e m o is e lle , 011 n ’ir a it p a s t r o p
m a l e t ce s e r a it t o u jo u r s la m ê m e c h o s e , le m o n
s ie u r m a r ch e , la v ie ille d a m e t r ic o t e , la je u n e
fille p â lit ... il n ’y a q u e le m é c h a n t g a lo p in
q u i 11e se fa it p a s d e b ile . .. E t c e p e n d a n t , c e la
s e n t t e lle m e n t le m a lh e u r là d e d a n s q u e , s i le
b o n D ie u n ’y p r e n d g a r d e , il a r r iv e r a it u n e c a
t a s t r o p h e q u e lq u e jo u r q u e c e la n e m ’é t o n n e r a it p a s ...
�46
EN
LUT T E
— A h ! m o n D ie u ... q u e m e d it e s - v o u s ? ...
R o s a n ’a p o in t fin i sa p h r a s e qu e- d é jà
G e n e v iè v e s ’e s t s a is ie d ’u n b lo c - n o t e s , q u ’e lle
e s t p r ê t e à é c r ir e . M a is s a m a in s ’a r r ê t e ...
E c r ir e à q u i? C o m m e n t ? A lu i ? E n q u e ls
t e r m e s ? ...
— M o n c h e r a m i...
C ’e s t im p o s s ib le , e lle d é c h ir e la fe u ille .
— C h e r M o n s ie u r ...
O h ! c e la m o in s e n c o r e ... P e u t - o n t r a it e r q u e l
q u ’u n q u e l ’o n a a im é co m m e u n é t r a n g e r ?
L e t o u t n ’e s t p a s d e vo u lo ir a id e r le s g e n s , il
fa u t e n t r o u ve r le m o ye u .
— J ’a i fin i, M a d e m o is e lle , a u r e vo ir p o u r ce
m a t in !
— A t t e n d e z , R o s a , a t t e n d e z u n in s t a n t , j ’a u
r a is u n e co m m is s io n à vo u s d o n n e r ...
— D e p u is le t e m p s q u e vo u s n e b o u g ie z p a s ,
q u e je n e s a v a is s e u le m e n t p a s si v o u s d o r m ie z,
v o u s n e p o u v ie z p a s la p r é p a r e r , c e t t e c o m m is
s io n ? ... M o n t e m p s e s t p a s s é , on m ’e s p è r e là h a u t , la d a m e d u p ia n o ...
— A t t e n d e z ...
— J ’a i p r o m is d ’ê t r e à l ’h e u r e ...
— J e v o u s d é d o m m a g e r a i d u t e m p s p e r d u ...
— O u i, 011 d it t o u jo u r s ça , e t a p r è s ...
— P a r p it ié , R o s a , p a r p it ié ...
E t la m a in d e M 11" C r â n ie n c o u r t m a in t e n a n t ,
fié v r e u s e , t r a ce s u r le p a p ie r d e s m o t s , d e s
le t t r e s à p e in e lis ib le s t a n t e lle se h â t e .
S a n s p lu s d e r é fle x io n , à l ’a v e n t u r e ,
p o r t e co m m e n t , G e n e v iè v e é c r it :
n ’im
J ’a p p r e n d s q u e vo u s e t les vô t r e s ê t e s là , p r ès
d e m oi. J e s u is con d a m n ée à l ’im m o b ilit é p a r u n
a ccid e n t a ffr e u x .., N e vie n d r e z-vo u s p a s n ie vo ir ?
G e n e viè ve C k a mk n ,
�EN LUT T E
47
C e m o t , G e n e v iè v e s u p p lie R o s a d e le r e
m ettre.
— A lo r s il y a u r a u n e r é p o n s e ? ... A lo r s il m e
fa u d r a r e v e n ir ? ...
— S i v o u s le p o u v e z ...
. — S i je le p e u x . . . si je le p e u x . . .
G r o g n a n t , g r o n d a n t , g r o m m e la n t , la fe m m e
d e m é n a g e s ’é lo ig n e e t , fr is s o n n a n t a u m o in d r e
p a s , a u m o in d r e b r u it , G e n e v iè v e d e m e u r e
l'o r e ille a u g u e t , a n x ie u s e ...
A son a p p e l, q u e r é p o n d r a - t - o n ? C e t t e r é • p o n s e , q u e s e r a - t - e lle ? E n c h a r g e r a - t - o n R o s a ,
o u b ie n ... o u b ie n ...
L ’a im e - t - e lle d o n c e n co r e , ce L é o n , c e t
h o m m e q u i, u n jo u r , o u b lia s e s p r o m e s s e s ? U n e
fe m m e n ’e ffa c e p o in t d e sa m é m o ir e l ’im a g e d e
l ’h o m m e q u i, le p r e m ie r , à so n o r e ille , m u r m u r a
c e m o t : « A im e r ». I ls n e s ’é v a n o u is s e n t p o in t ,
le s p r e m ie r s b e a u x r ê ve s q u i m o n t r a ie n t le
bon h eu r.
G e n e v iè v e n e p e u t o u b lie r .
V e r s q u a t r e h e u r e s , q u e lq u ’u n s ’a r r ê t e d e
va n t la p o r t e d e M n° Cr a m e n .
O n fr a p p e .
—
E n t r e z !... r é p o n d i\ ce t o c u n e p a u v r e v o ix
q u i t r e m b le .
I ,a p e r s o n n e q u i p é n è t r e d a n s la c h a m b r e e s t
lo in d ’ê t r e c e lle q u e G e n e v iè v e a t t e n d .
P e t it e , lu t t a n t c o n t r e u n e m b o n p o in t m a lg r é
t o u t e n v a h is s a n t , co n t r e la ve n u e d ’u n â g e m a l
g r é t o u t se d e v in a n t , fo r t é lé g a n t e , le s c h e v e u x
d u b e a u b lo n d
r e fle t s d ’o r q u e fo u r n it le c o if
fe u r , le t e in t fr a is , e lle p e r s o n n ifie la m o d e r n e
h é r o ïn e , la fe m m e q u i p o u r r a it ê t r e g r a n d ’m è r e
e t q u i, p a r ce q u ’e lle a é t é m is e à la s c è n e p a r d ix
a u t e u r s d r a m a t iq u e s e t a u t a n t d e r o m a n cie r s ,
s ’im a g in e e n co r e p o u v o ir t o u t a t t e n d r e d e la vie
e t , d a n s c e t t e a t t e n t e , s e ... r e fu s e il v ie illir !...
�48
EN
LU T T E
— M me C h a u v o is !. . . m u r m u r e M lle C r a m e n ,
a v e c u n d é s a p p o in t e m e n t v is ib le .
— M o i- m ê m e , m a c h è r e b o n n e d e m o is e lle ,
m o i- m ê m e ! A h ! il y a si lo n g t e m p s q u e j e v o u
la is ve n ir !... — p o u r s u it - e lle e n p r e n a n t la m a in
d e l ’in s t it u t r ic e et e n la s e r r a n t a v e c c e t t e a m a
b ilit é q u i g la c e à fo r c e d ’ê t r e b a n a le — o u i, il
y a lo n g t e m p s q u e ... m a is le s t r a c a s d e la vie
d e P a r is . . . t a n t d ’o c c u p a t io n s ... o n 11e s a it co m
m e n t le s jo u r n é e s p a s s e n t , c 'e s t a ffr e u x !... L e
s o ir , q u a n d je r e n t r e c h e z m o i, je s u is b r is é e ,
r o m p u e ... r o m p u e ...
M m* C h a u v o is e s t , p a r e x c e lle n c e , la fe m m e
q u i p a r le a ve c u n e d é lic ie u s e é t o u r d e r ie e t se
fa it a in s i la r é p u t a t io n « d ’o s e r t o u t d ir e », l ’u n
d e s e s ch a r m e s .
E lle s ’e s t a s s is e e t s ’é v e n t e a ve c so n m o u
c h o ir , m in a u d a n t , le s y e u x a la n g u is d ’u n t r a it
n o ir , a y a n t , p a r h a b it u d e , ce r e g a r d s p é c ia l d e s
fe m m e s q u i, p a r t o u t o ù e lle s p a s s e n t , d é s ir e n t
n e p o in t r e s t e r in a p e r çu e s .
E t d e c e lle - là a u s s i M "° C r a m e n s e d it :
— Q u e m e v e u t - e lle ? ...
P a s p lu s q u e M""' M a r d e le t lc , M mo C h a u v o is
n ’a d û s e d é r a n g e r p o u r r ie n !...
L a n o u v e lle v e n u e e s t le n t e , c e p e n d a n t , à
la is s e r e n t r e v o ir le b u t d e s a vis it e . A in s i q u e
M m* M a r d e le t t e , e lle q u e s t io n n e M u° Cr a m e n
s u r so n é t a t , s ’a p it o ie , q u e s t io n n e e n co r e , d o n n e
d e s co n s e ils ; m a is sa v o ix s e fa it d e p lu s e n p lu s
d is t r a it e ... E n fin , in t e r r o m p a n t s o u d a in l ’in s
t it u t r ic e a u m ilie u d ’u n e p h r a s e , a u r is q u e d e
lu i la is s e r co m p r e n d r e c o m b ie n le d é t a il d e s a n t é
q u ’e lle d o n n e lu i e s t in d iffé r e n t , M n" C h a u v o is
c o m m e n ce , p e n c h é e ve r s e lle , d ’u n t o n d e c o n fi
d e n ce :
— M a c h è r e d e m o is e lle , je s u is ve n u e vo u s
d e m a n d e r u n s e r v ic e , q u e lq u e c h o s e q u i n e v o u s
�EN
LUT T E
43
c o û t e r a g u è r e e t d o n t p e u t d é p e n d r e l ’a v e n ir d a
m a fille : c ’e s t v o u s d ir e , n ’e s t - ce p a s , t o u t la
p r ix q u e j ’y a t t a c h e ... e t c o m b ie n , s i v o u s a v e z
u n d é s ir q u e je p u is s e r é a lis e r , v o u s p o u r r e z
c o m p t e r s u r m o i...
G e n e v iè v e Cr â n ie n a le g e s t e d o n t e lle
r e p o u s s a le s o ffr e s d e M mc M a r d e le t t e ; m a is elles
l ’a a v e c m o in s d e d é c is io n e t le la is s e m ê m e
in a c h e v é ...
E lle a cr u e n t e n d r e u n p a s . I l v e n a it d ’e n
b a s ...
E t a it - c e c e t t e fo is ce q u ’e lle a t t e n d a it ?
L e p a s s e p e r d it d a n s l ’e s c a lie r ...
M “ 0 C h a u v o is p o u r s u iv a it :
— O u i, si v o u s n e vo u s r e fu s e z p a s à m ’a i
d e r , n ’im p o r t e ce q u e vo u s d é s ir e r e z ... M a i 9
a r r ivo n s a u fa it ... je p a r s d e m a in e t n ’a i q u ’u n
in s t a n t ... Q u e lle v ie , q u e lle e x is t e n c e , c o m m e n t
y p u is - je r é s is t e r !... E t m o n m é d e cin m e m e
n a ce d ’u n e c u r e d e r e p o s !... V o u s c o n n a is s e *
M ϡ M a r d e le t t e ? ...
— O u i, je . ..
— V o u s ê t e s m ê m e s a n s d o u t e a v e c e lle s u r
ce p ie d s p é cia l d ’in t im it é d e s p e r s o n n e s q u i . ..
d e s p e r s o n n e s d a n s ... d e s p e r s o n n e s e n fin ... —
M '“° C h a u v o is a lla it a jo u t e r : « d e s p e r s o n n e s
d a n s vo t r e s it u a t io n »; b ie n q u e la c h o s e lu i p a
r û t t o u t e n a t u r e lle , e lle c o r r ig e a , s o u c ie u s e d e
m é n a g e r « la s u s c e p t ib ilit é d e c e t t e p a u v r e d e
m o is e lle » : — s u r le p ie d d ’in t im it é d e g e n s q u i
s e vo ie n t q u o t id ie n n e m e n t ...
G e n e v iè v e Cr a m e n p r o t e s t a :
— J ’a lla is c h e z M mc M a r d e le t t e d e u x h e u r e s
c h a q u e jo u r , m a is ...
— O h ! n e v o u s e n d é fe n d e z p a s , v o u s a v e z
p é n é t r é fo r t a va n t d a n s la vie d e c e t t e fn — J e vo u s a s s u r e , M a d a m e , q u e ...
�— L a p r e u v e c ’e s t q u e M U1° M a r d e le t t e e s t
v e n u e v o u s v o ir !...
— J e n e v o is e n c e la a u c u n e p r e u ve ...'
— C ’e s t q u ’e lle a p r é t e n d u d a n s u n s a lo n , u n
Sa lo n o ù j ’é t a is , « q u e le s in s t it u t r ic e s , le s d em o is e lle s d e c o m p a g n ie , co m m e le s c o n fe s s e u r s ,
d o iv e n t e n t e n d r e t o u t e t n e r ie n r é p é t e r ... », le
s e c r e t p r o fe s s io n n e l !...
— C ’e s t p e u t - ê t r e , a u x y e u x d e b ie n d e s g e n s ,
la Se u le c h o s e q u i le s d iffé r e n c ie d e s d o m e s
t iq u e s ! . . . m a r m o t t a S i 11” Cr â n ie n d ’u n e v o ix
d o u c e , m a is a v e c u n p e t it r ic a n e m e n t q u i d is a it
b ie n d e s a m e r t u m e s , b ie n d e s r a n cœ u r s .
M "!0 C h a u v o is n ’y p r it g a r d e , e lle n e p e n s a it
q u ’à c e q u i l ’a m e n a it .
— J ’e n ai d o n c c o n c lu q u e v o u s ê t e s c e r t a in e
m e n t p lu s à m ê m e q u e q u ic o n q u e d e m e t t r e s u r
le t a p is c e r t a in e s q u e s t io n s ... E n d e u x m o t s ,
v o ic i ce q u i a r r iv e : m a fille Yv o n n e d é s ir e
é p o u s e r J o h n M a r d e le t t e .
— A h ! m o n D ie u !...
— D ’o ù v o u s v ie n t c e t e ffr o i? ... S i m a fille
n ’e s t p a s a b s o lu m e n t r a v is s a n t e , c ’e s t u n fo r t
b e a u p a r t i : t r o is m illio n s , m a c h è r e d e m o is e lle ,
e n b e l a r g e n t liq u id e , en b e lle s v a le u r s e x c e l
le n t e s , e n b o n s e t c la ir s p la c e m e n t s , d e s p la c e
m e n t s d e p è r e d e fa m ille ... V o u s p o u v e z le d ir e ,
c e la p e u t ê t r e p r is e n c o n s id é r a t io n e t le s e r a p a r
M "'° M a r d e le t t e ... je la c o n n a is ...
— M a is , M a d a m e ...
— V o t r e v o ix e s t t r o u b lé e ... J e c o m p r e n d s
l ’é m o t io n q u e v o u s c a u s e c e t t e c o n fid e n c e ... O n
n e d é v e lo p p e p a s le c œ u r , l ’in t e llig e n c e d ’u n e
e n fa n t s a n s s ’a t t a c h e r à e lle . I l e s t é v id e n t q u e
la p e n s é e d e p o u vo ir a id e r à so n b o n h e u r , d e
t e n ir c e b o n h e u r d a n s vo s m a in s , n e p e u t vo u s
la is s e r in d iffé r e n t e . A u t r e fo is , la je u n e fille e t
le s p a r e n t s d e la je u n e fille n ’a v a ie n t p o in t à
j
'
l
:
;
�EN
LUT T E
5i
fa ir e ce s p r e m ie r s p a s , le je u n e h o m m e e t lea
p a r e n t s d u je u n e h o m m e v e n a ie n t v e r s e u x , fa i
s a ie n t t o u t e s le s a v a n c e s ... D e n o s jo u r s , t o u t
e s t r e n v e r s é . I l fa u t q u e la je u n e fille e t le s
p a r e n t s d e la je u n e fille « s u g g è r e n t le s c h o s e s ,
la is s e n t e n t e n d r e qu e l'id ée n e leu r d ép la ir ait
pas » , s in o n , c ’e s t co m m e a u b a l, la je u n e fille
r is q u e d e r e s t e r s u r sa c h a is e ... E n ce t e m p s d e
fé m in is m e , o ù l ’o n d o n n e a u x fe m m e s u n r ô le
a c t if, il n ’e s t p o in t é t o n n a n t q u e le s h o m m e s ,
le s q u e ls p o s s è d e n t p a r e x c e lle n c e l ’e s p r it d e s
c o n t r a ir e s , a ie n t p r is l ’a u t r e , le r ô le p a s s if...
C ’est g ê n a n t , 011 n ’y e s t p a s fa it , e t lo r s q u ’o n y
s e r a fa it , o n d é c o u v r ir a a u t r e c h o s e ... A h 1 la
v i e ! . . . q u e lle c h in o is e r ie !... M a is , p o u r e n r e
v e n ir à ce q u i m ’o c c u p e , c ’e s t t o u t ce q u e je
vie n s d e vo u s e x p r im e r q u ’il fa u t la is s e r e n
t e n d r e , q u ’il fa u t r é s u m e r e n u n e p h r a s e la p i
d a ir e à M ""' M a r d e le t t e , p o u r lu i s u g g é r e r l ’id é e
q u e ... e n fin vo u s m e c o m p r e n e z ... P e r s o n n e
n ’est m ie u x e n s it u a t io n q u e v o u s , je l ’a i d éjà '
d it , p o u r m e n e r à b ie n ce ch e r p r o je t ...
— M a is , M a d a m e ...
— N e p r o t e s t e z p a s ! .. . J e vo u s cr o is a d m ir a
b le m e n t d o u é e p o u r ce g e n r e d e n é g o c ia t io n s .
— M a d a m e , je 11e p u is m ’e n c h a r g e r .
— A llo n s d o n c !...
M “1* C h a u v o is s e m b la se r e d r e s s e r , g r a n d ir ,
t a n d is q u e s e s y e u x , q u e le s t r a it s s a v a n t s o m
b r a n t s e s p a u p iè r e s r e n d a ie n t fu lg u r a n t s , la n
ç a ie n t d e s é c la ir s ,
— V o u d r ie z - v o u s d ir e q u e v o u s v o u s r e fu s e z
à .. . ce s e r a it in c o n c e v a b le !...
— A m o n e x t r ê m e r e g r e t , M a d a m e , je r e
fu s e ...
— P o u r q u o i? ... E n c o r e u n e fo is , p o u r q u o i? ...
— J ’a i d e g r a v e s r a is o n s . V o u s s e r ie z a im a b le
e t b o n n e d e 11e p a s in s is t e r ...
�52
EN
LUT T E
— N e p a s in s is t e r ? ... V o u s n e m e c o n n a is s e z
p a s , m a c h è r e d e m o is e lle !... C ’e s t - à - d ir e q u e je
n e s o r t ir a i p a s d ’ici s a n s c o n n a ît r e le fin m o t d e
c c q u i e n t r a ve m e s p r o je t s . A u r ie z - v o u s r e ç u
d e s c o n fid e n c e s ? ...
— J e. n e p u is n i n e d o is p a r le r .
— E n fin , v o u s a v o u e z q u ’il y a q u e lq u e c h o s e ,
v o u s e n c o n v e n e z !... A h ! j ’y s u i s ! . . . V o u s
a v ie z , en m ê m e t e m p s q u e m a fille , d ’a u t r e s
é lè v e s e t , p a r m i c e lle s - c i, N a d in e U w a ld !... E lle
v o u s a u r a co n fié u n p e t it r o m a n co m m e e n in v e n t e n t le s je u n e s fille s d e sa s o r t e , e t c ’e s t p o u r
n e p a s la t r a h ir q u e v o u s vo u s r e fu s e z à ... C o m
m e n t n ’a i- je p a s t o u t d e s u it e d e vin é , c ’é t a it e n
fa n t i n ! . . . E h b ie n , s a c h e z, M a d e m o is e lle , q u e
N a d in e U w a ld n e p è s e p a s u n fé t u d e p a ille
d a n s la b a la n c e d e n ie s p r o je t s ! .. . D ’a ille u r s ,
p o u r le je u n e M a r d e le t t e , é t a n t d o n n é la s it u a t io n p é c u n ia ir e d e ce t t e p e r s o n n e , N a d in e n e
p e u t ê t r e q u ’u n « flir t » ... O r , s a v e z- vo u s ce
q u ’e s t u n » flir t »? Q u e lq u e ch o s e d ’a s s e z s e m b la b le à la r o s e t t e e u p a p ie r d ’a r g e n t , a u flot
d e r u b a n s , à ce s p e t it s m a c h in s à g r e lo t s q u e
l'h o m m e é p in g le e t g a r d e , s ’en fa is a n t g lo ir e
m ê m e , a u r e ve r s d e so n h a b it d u r a n t u n c o t il
lo n , p u is e n lè v e a u r e t o u r p o u r le s o u b lie r , le s
je t e r co m m e d e s o b je t s s a n s v a le u r q u ’ils s o n t
h o r s d u fe u d e s lu s t r e s .
M "° C r a m e n se s o u le va e t , la v o ix fr é m is s a n t e ,
d it :
— Vo s r a is o n n e m e n t s s o n t im p it o ya b le s , M a d a m e , e t j ’e s p è r e m ie u x d e la v ie p o u r m a
p a u v r e N a d in e .
— V o u s e s p é r e z m ie u x ? ... Q u ’e s t - ce q u i p e u t
v o u s fa ir e e s p é r e r ? ... M'"° M a r d e le t t e s a it p lu s
q u e t o u t a u t r e co m p t e r : e n t r e m a fille e t se s
t r o is m illio n s e t c e t t e fille d e p e in t r e , e lle se r a
s a n s h é s it a t io n !...
|
j
j
■
;
■
.
l
�EN LUTTE
53
— J ’e s p è r e q u e le je u n e M a r d e lc t t e , a s s e z
r ic h e p o u r s e m a r ie r à sa g u is e , » ’¿ c o û t e r a , e n
t o u t e o c c a s io n , q u e s o n c œ u r ...
— V o u d r ie z - v o u s d ir e q u e so n c œ u r le p o r t e r a
ve r s N a d in e ? ... V o u d r ie z - v o u s d ir e q u e j ’a r r iv e
r a is t r o p t a r d p o u r m a fille ? ...
— D ie u m e g a r d e d e p r é v o ir r ie n d e s e m
b la b le ... /
— C ’e s t q u ’il m e fa u d r a it a vis e r a lo r s ,
a g ir . ..
M mc C h a u v o is s ’a t t a r d e s u r ce d e r n ie r m o t ,
e lle le r é p è t e d ’u n a ir a b s o r b é , p u is , s u r s a u t a n t ,
d é jà d e b o u t , c a m b r é e d a n s sa p e t it e t a ille , s e m
b la n t é cr a s e r M Uo Cr â n ie n d u m é p r is d e son
r ega r d :
— M a is a u fa it , a lo r s je n ’a i p lu s b e s o in d e
p e r s o n n e , m o n e n t r é e e n m a t iè r e e s t fa c ile ...
J e n ’a i q u ’à p r é v e n ir M m° M a r d e lc t t e , lu i d ir e :
« Co m m e m è r e d e fa m ille s o u c ie u s e q u ’il lu i
s o it r e n d u , le c a s é c h é a n t , le s e r vice q u e je t ie n s
à v o u s r e n d r e a u jo u r d ’h u i, je v o u s a v e r t is , M a
d a m e , q u e ... t e lle c h o s e se p a s s e !... »
« S i e lle m e d e m a n d e d e q u i je t ie n s l ’in fo r
m a t io n , je v o u s n o m m e r a i, m a c h è r e d e m o is e lle ,
e t le t o u r s e r a j o u é ! . . . »
— V o u s n e fe r e z p a s c e la , M a d a m e .
— E t p o u r q u o i, s ’il v o u s p la ît ? ...
— P a r c e q u e m e p r ê t e r d e s m o t s q u e je n ’a i
p a s d it s s e r a it a b o m in a b le !...
— J e v o u s p a r d o n n e ce q u a lific a t if e n r a is o n
d e v o s ... d e vo s in fir m it é s q u i... a lt è r e n t t o u
jo u r s p lu s o u m o in s le j u g e m e n t ! .. . S e u le m e n t ,
il m e v ie n t u n e id é e fo r t a m u s a n t e : n o u s a llo n s
m o d ifie r n o s p r o je t s d ’é t é , a lle r à B e r - s u r - M e r
v e t . . . n o u s v e r r o n s b ie n ... A d ie u , M a d e m o is e lle .
— M a d a m e , je v o u s c o n ju r e d e ...
— A h ! v o t r e t o n s ’a d o u c i t ! .. . N ’im p o r t e ,
je n ’o u b lie r a i p a s q u e , p o u v a n t p o u r m o u
t
�54
EN LUTTE
Yv o n n e u n e d é m a r c h e q u i a s s u r a it s o n b o n
h e u r , v o u s r e fu s â t e s d e la fa ir e ... Vo t r e p e u
d ’a t t a c h e m e n t à m a fille , v o t r e p r é fé r e n c e m a r
q u é e p o u r u n e a u t r e d e vo s é lè ve s m e t t e n t , e n t r e
n o u s , d e s b a r r iè r e s !... J e s o u h a it e , m a ch è r e
d e m o is e lle , q u e v o u s n ’a y e z p a s à le re»
g r e t t e r ...
— M a d a m e , p a r g r â c e , vo u s vo u s m é p r e n e z ...
— J e n e m e m é p r e n d s p o in t . E t v o u s l ’a u r e z
v o u lu ...
M n|« C h a u v o is s o r t it , d ig n e e t fiè r e .
R e n ve r s é e s u r le s co u s s in s d e sa ch a is e
lo n g u e , le s la r m e s a u x y e u x , G e n e v iè v e C r â
n ie n , r e s t é e s e u le , m u r m u r a :
— O h ! la m é c h a n t e fe m m e ...
P u is sa co lè r e t o m b a . M é c h a n t e , M '"° C h a u
vo is l ’é t a it - c lle vr a im e n t ? N e v o u la it - e lle p a s
s im p le m e n t « a r r iv e r » — d a n s t o u t e la s in g u
liè r e e t vo r a c e a c c e p t io n q u ’a p r is e ce ve r b e d e
p u is p e u ! — à a vo ir p o u r g e n d r e , à d o n n e r p o u r
é p o u x ù sa fille J o h n M a r d e le t t e ? Q u ’im p o r
t a it le m o ye n , p o u r v u q u ’e lle a t t e ig n ît à se s
fin s !
— M D1” C h a u v o is e s t e n t r a in , a in s i q u ’on le
d it co m m u n é m e n t , d ’a m e n e r l ’e a u
so n m o u
lin !... p e n s a t r is t e m e n t M "° C r a m e u . E n c o r e
u n e fo is se r e co m m e n ce r a la lu t t e d u p o t d e
t e r r e co n t r e le p o t d e fe r ... A u x t r o is m illio n s
d e la p e t it e C h a u v o is , le c œ u r d e N a d in e se b r is e r a . A m o in s q u e c e lu i q u ’e lle a im e s o it a s s e z
fo r t p o u r a ffir m e r q u ’il t ie n t à e lle p lu s et m ie u x
q u ’à u n e r o s e t t e e n p a p ie r d ’a r g e n t , à 1111 flo t
d e r u b a n s , A ce s m a c h in s à g r e lo t s q u e l ’o n
g a r d e a u r e ve r s d e so n h a b it le t e m p s d ’u n co
t illo n ? ..,
M 11* Cr â n ie n vo it e n t o u t c e la p lu s q u e l ’in t é
r ê t , p lu s (p ic le d é vo u e m e n t q u ’e lle p o r t e à N a
d in e : c ’est l ’h is t o ir e d e s o n p r o p r e c œ u r q u i se
¡.
i
?
,
�EN LUTTE
55
r e c o m m e n c e ... M a is e lle a fo i e n N a d in e , c e
q u ’e lle n e s u t ja m a is a vo ir e n e lle - m ê m e .
— G e n t ille , c h a r m a n t e , e lle s a u r a p r e n d r e e t
g a r d e r c e lu i q u ’e lle a im e ... t a n d is q u e m o i...
h é la s !...
P o u r t a n t , c e t t e fo is , e lle n e p le u r e p a s s u r
le s b r is e m e n t s d e s a p r o p r e v ie , e lle p e n s e a v e c
o b s t in a t io n à N a d in e ; e lle c h e r c h e à s ’a b s o r b e r
e n t iè r e m e n t , à fa ir e s ie n n e s le s p r é o c c u p a t io n s
d e la je u n e fille ...
E t , p o u r m ie u x y r é u s s ir , e lle é t e n d le b r a s ,
p r e n d u n c o ffr e t e t l ’o u vr e .
11 c o n t ie n t d e s c a r t e s p o s t a le s , d e s p h o t o g r a
p h ie s d ’a m a t e u r s , d e s p e t it s d e s s in s à la p lu m e
a m u s a n t s e t d r ô le s , d e s fle u r s s é ch é e s , d e
lo n g u e s le t t r e s e n p a p ie r p e lu r e e t ju s q u ’à d e s
c o u p u r e s d e jo u r n a u x .
C ’e s t t o u t e l ’h is t o ir e d e N a d in e , là - b a s , a u
b o r d d e la m e r .
—
E lle m e s a it t r is t e , m a la d e , s e u le , e lle
c h e r c h e à m e d is t r a ir e ; q u e le b o n D ie u l ’en
r é co m p e n s e , p a u v r e e n fa n t !. . . m u r m u r e l ’in s
t it u t r ic e .
T r è s é m u e , e lle fo u ille d a n s le c o ffr e t , r e
t r o u ve u n e le t t r e , en p a r c o u r t d u r e g a r d le s p r e
m iè r e s lig n e s :
Ch è r e M a d em ois elle ,
Vo u s m ’a ve z d it — e t j ’en a i eu t a n t d e p ein e —
qu e vo u s ét ou ffiez d a n s vo t r e p e t it e ch a m b r e ...
E la r g is s o n s vo t r e h o r izo n , d on n ez à vo t r e p en sée
d e gr a n d e s a ile s , la is se z-la ve n ir ve r s m o i... J e
vo u s é cr ir a i t r è s so u ve n t , fich a n t a in si u n t a s d e
p e t it s ja lo n s su r vo t r e r ou t e, afin q u e vo u s n ’a ye z
n u l effor t à fa ir e p o u r m e r e t r o u ve r ...
—
A in s i d é b u t e n t le s jo lis r é c it s d e la je u n e fille
p e t it r o m a n d ’a m o u r fr a is , je u n e , p im -
�S6
EN LUTTE
q
p a n t — !... R ie n n ’y m a n q u e , n i le s t y le a le r t e ,
e
v if, p le in d ’a b a n d o n e t d e c o n fia n c e , n i la fi
n e s s e e t l ’im p r é v u d e s d e s s in s e t d e s p h o t o g r a ;1
p h ie s , a jo u t a n t a u c h a r m e d u t e x t e .
M "° Cr a m e n v id e le co ffr e t s u r se s g e n o u x
j
e t , d e n o u ve a u , p u is e a u h a s a r d d a n s c e s p e t it e s
ch o s e s é p a r s e s . E lle r e s p ir e le s fle u r s co m m e s i
<
e lle e s p é r a it r e t r o u ve r c e fr a is et fin p a r fu n T q u i
c
e s t c e lu i d e N a d in e ; e lle r e lit le s le t t r e s si a ffe ct
t u e u s e s , si t e n d r e s , d is a n t t o u t e s le m ê m e o u b li
j
d e d e m a in , la m ê m e co n fia n c e h e u r e u s e ; e lle
p a r c o u r t le s co u p u r e s d e jo u r n a u x q u i t o u t e s
f
r e la t e n t d e s t r io m p h e s : t ir a u x p ig e o n s , m a t c h
]
d e t e n n is , r é g a t e s , g ym k h a n a - a u t o m o b ile o ù
<
le h é r o s d u r o m a n , J o h n M a r d e le t t e , u n « a s »
i
en t o u s s p o r t s , n e c u e ille q u e d e s la u r ie r s ; e lle
i
e x a m in e le s d e s s in s à la p lu m e , s ’a m u s e à c e lu i- 1 1
c i, à c e lu i- là , s ’a t t a r d e e n fin à l ’u n d ’e u x a u b a s ; !
d u q u e l se lit u n e s u it e d ’in s c r ip t io n s s ig n ific a •
t iv e s . D ’a b o r d c e lle - c i : « U n g r a n d e n n u y é »;
p lu s b a s , fo r t g r iffo n n é e , c e t t e p r o t e s t a t io n vé !
h é m e n t e : « M é c h a n t e »; p lu s b a s e n co r e : « I l
1
y a e u lu t t e , on n e v o u la it p a s q u e je v o u s e n 1
v o ie ce q u 'o n p r é t e n d ê t r e u n e c a r ic a t u r e , je
le fa is q u a n d m ê m e , o n e s t si r e s s e m b la n t !... »
O u i, ils so n t d ’u n e r e s s e m b la n ce fr a p p a n t e ,
1
c e s q u a t r e t r a it s d e p lu m e q u i r e p r é s e n t e n t u n
g r a n d g a r ço n é lé g a n t , a cco u d é e n u n co in d e
t e r r a s s e , le s y e u x a u lo in , p e r d u s à l ’h o r izo n
in fin i d e s v a g u e s , le fr o n t b a r r é d ’u n p li
d ’e n n u i, le r e ga r d d é s e n ch a n t é , la b o u c h e ,
la s s e .
I ls s o n t si r e s s e m b la n t s m ê m e q u e , p o u r
m ie u x é t u d ie r ce v is a g e , e s p é r a n t q u ’e lle e n d é
c h iffr e r a l ’é n ig m e , la p e n s é e s e cr è t e , M 11* Cr a - j
jo e n p r e n d sa lo u p e ...
M a is , p r o b a b le m e n t p a r c e q u e la m a in q u i le s
a tr a c é s n ’e n p e u t e lle - m ê m e r ie n d e v in e r , le »
'î
�EN LUTTE
57
q u a t r e t r a it s d e p lu m e n e r é v è le n t r ie n . L e g r a n d
' e n n u y é r e s t e é n ig m a t iq u e .
M "° Cr â n ie n p o u s s e u n s o u p ir , c e t e x a m e n n e
; lu i a r ie n a p p r is .
E t le s d e s s in s à la p lu t n e t o u s v u s , r e v u s , e lle
p r e n d le s p h o t o g r a p h ie s ...
C ’e s t N a d in e a lla n t a u b a in ... N a d in e n a g e a n t
e n t r e d e u x v a g u e s ... N a d in e i\ la p ê c h e ... N a
d in e a u t e n n is ... N a d in e e n a u t o ... N a d in e e n
t o ile t t e d e s o ir ... N a d in e p r ê t e a u d é p a r t s u r le s
I g r a n d s flo t s b le u s ...
E t s u r c e t t e d e r n iè r e im a g e , co m m e s u r le
d e s s in à la p lu m e , M “ ° Cr â n ie n s ’a t t a r d e
la
p h o t o g r a p h ie , s u r u n c la ir h o r izo n d e m e r e t d e
c ie l, m o n t r e u n b a t e le t fr a g ile . N a d in e e s t a u
g o u v e r n a il, le m ê m e g r a n d g a r ç o n t ie n t le s
r a m e s ... N a d in e r a yo n n e d ’a llé g r e s s e , le r a m e u r
a d e s y e u x q u i, d a n s l ’o m b r e d ’u n g r a n d c h a
p e a u la r g e m e n t T a b o s s é , s e m b le n t je t e r u n d é fi
i a u m o n d e ...
;
A h ! si le s q u a t r e t r a it s d e p lu m e q u i r e p r é s e n t e n t « le g r a n d e n n u y é » s o n t r e s t é s é n ig m a
t iq u e s , le r e g a r d d u « b e a u r a m e u r » n ’e n d it - il
p a s b ie n lo n g ? ..
M 11” Cr a m e n se n t sa fr a y e u r g r a n d ir e t s o n e s
p o ir en l ’a ve n ir h e u r e u x d e N a d in e s ’a ffe r m ir
a ve c u n e é g a le fo r ce .
—
Q u i s a it ... q u i s a it , q u i s a it ? ... s e s u r
p r e n d - e lle à d ir e .
S ’a b a n d o n n a n t à ce s s e n t im e n t s c o n t r a ir e s ,
e lle s ’a p p u ie a u x c o u s s in s d e sa ch a is e lo n g u e ,
fe r m e à d e m i le s y e u x , s c s m a in s 11e fo n t p lu s
q u ’e ffle u r e r le s c h o s e s é p a r s e s .
L e jo u r s ’e n va . L ’o b s c u r it é e n v a h it la
ch a m b r e . A u p la fo n d , s u r le s n n ir s , d e n o u
ve a u s e jo u e n t le s lu e u r s d e la g a r e : lu e u r s
r o u g e s , ve r t e s . U n t r a in s iffle e n s ’e n a lla n t .
M " ” Cr â n ie n s u it d u r e g a r d ce je u d e s lu -
�:s
EN LUTTE
m iè r c s ; e lle n e le p e r ç o it p o in t . S e s y e u x n e
v o ie n t p lu s , so n e s p r it e s t a u lo in , b ie n lo in , làb a s , a u b o r d d e l ’O c é a n , p r è s d e s v a g u e s , sou S
le s é t o ile s , en p le in o u b li !...
L o r s q u ’e lle r e v in t à e lle , c e fu t p o u r s e d ir e :
— Co m m e il e s t v r a i q u e t o u t c e q u i o ccu p e ;
d e s a u t r e s é g a v e ; t o u t c e q u i n ’o c c u p e q u e d e
so i a t t r is t e !...
E t il lu i v ie n t le d é s ir d e s a v o ir q u e l e s t le
p e n s e u r q u i s ’e x p r im a a in s i a v e c t a n t d e r a is o n .'
E lle p r e n d d a n s la b ib lio t h è q u e t o u r n a n t e
u n liv r e , u n a u t r e ...
C h e r s c o m p a g n o n s d e t a n t d ’h e u r e s t r isteS
q u i, si s o u v e n t , l ’o n t a id é e e t r é c o n fo r t é e d an â
sa v ie d e lu t t e e t d e la b e u r e t q u ’e lle n é g lig e a it
d e p u is q u e t a n t e lle s o u ffr a it , v o n t - ils d o n c lu i
r e d e v e n ir a m is ? ...
E lle a llu m e sa la m p e , e lle se s o u lè v e , s ’a cco t e
a u fo n d d e la ch a is e lo n g u e , e lle lit . D u ca lm e
e s t e n e lle , a u t o u r d ’e l l e . .
D e p u is s o n t e r r ib le a c c id e n t , c e t t e m in u t e est
la p r e m iè r e a in s i p a is ib le . G e n e v iè v e la s a lu e
a v e c u n e jo ie p r o fo n d e ; e s t - e lle l ’in d ic e q u e son
p a u v r e ê t r e m o r a l, lu i d u m o in s , r e v ie n t à 1a
s a n t é ? ...
' j
— O h ! N a d in e , c h è r e N a d in e ...
E t so n c œ u r a ve r s s a p e t it e a m ie u n gr a n d
é la n d ’é m o t io n e t d e r e c o n n a is s a n c e ; n e lu i
d o it - e lle lia s u n p e u d e c e t t e a m é lio r a t io n si
g r a n d e ? ...
S a v e n t - ils , le s ê t r e s b ie n p o r t a n t s e t v iv a n t
d 'u n e vio n o r m a le , c e q u ’ils p e u v e n t p o u r ceu t f
q u i s o u ffr e n t ? ... N e s e r a it - ce q u ’e n le u r r e d o n
n a n t , q u e lq u e fo is in co n s cie m m e n t , p a r le fai*
s e u l d e le u r p r é s e n ce , p a r le u r s d ir e s , leur S
jo ie s , le u r g a ît é , u n p e u d e la s u p e r b e co n fia n ce
q u ’ils s e m b le n t a v o ir d a n s la v ie ; e n a p p o r t a n t
d a n s le s c h a m b r e s p le in e s d ’o m b r e e t d e s ile n ce
�EN LUTTE
59
q u e lq u e s r a y o n s d u m a g n ifiq u e s o le il e t co m m e
u n r e fle t d e l ’in ce s s a n t m o u v e m e n t d u d e h o r s ; e n
m e t t a n t , d a n s l ’a t m o s p h è r e a lo u r d ie o ù l ’o d e u r
d e s r e m è d e s r e s t e flo t t a n t e , d e b o n n e s b o u ffé e s
d ’a ir p u r !... A u lie u d e c e la , c o m b ie n s o n t n o m
b r e u x c e u x q u i p a r a is s e n t d ir e p lu s o u m o in s
v œ v ict is a u x m a lh e u r e u x , p a r le u r s c o n s e ils ,
le u r m a n iè r e d ’ê t r e , lo r s q u e , p a r la n t d e m a u x
b ie n p lu s é p o u v a n t a b le s q u e c e u x q u ’on le u r e x
p o s e , ils s e m b le n t t e n ir p o u r t r o p h e u r e u x le s
p a u v r e s m a la d e s d e n ’a v o ir p a s à le s e n d u r e r
t o u s !. .. A c e u x - là , le m a lh e u r d e s a u t r e s p a
r a ît ch o s e in é lu c t a b le e t q u e c e u x - c i s ’en
p la ig n e n t , c h e r c h e n t à s ’e n é v a d e r , le u r c a u s e
P r e s q u e u n e im p a t ie n c e ! O n s o u ffr e , 011 s o u ffr e ,
c ’e s t e n t e n d u ... S e cr o it - o n s e u l à s o u ffr ir ? ... N e
p e u t - o n v r a im e n t s e r é s ig n e r ? a c c e p t e r so n m a l
a ve c p a t ie n c e ? ... E t c e la d it , o n é c o u r t e la v i
s it e , 011 se h â t e : la v ie a d e t e lle s e x ig e n c e s !
N e s ’e s t - o n p a s m is d é jà fo r t e n r e t a r d , e t ce
r e t a r d , n ’a u r a - t - o n p a s b ie n d e la p e in e à le r a t
t r a p e r ? E t , p o u r u n p e u , 011 r e n v e r s e r a it le s
r ô le s , ce s e r a it a u m a la d e q u e l ’o n d e m a n d e
r a it , p o u r s ’ê t r e a t t a r d é p r è s d e lu i, d e la c o m
p a s s io n , d e la p i t i é ! . . .
M "° Cr â n ie n s o u r it , — e lle s o u r it d e t o u t ce
s o ir I — e t e n s o u r ia n t e lle r é p è t e ce s m o t s d e
M "1* C h a u v o is :
« Q u e lle c h in o is e r ie q u e la v ie , q u e lle c h i
n o is e r ie !... »
�EN LUTTE
IV
E t le b ie n q u e N a d in e s a it lu i fa ir e , M 1'” C r â
n ie n b r ft le m a in t e n a n t d u d é s ir d e le r e n d r e à
d ’a u t r e s ... E lle a c o n s c ie n c e d e n e p a s p o u vo ir
g r a n d ’ch o s e ; m a is ce q u ’e lle p e u t , e lle v o u d r a it
t e n t e r d e l ’a c c o m p lir . R o s a , d a n s son r u d e la n
g a g e , a r a is o n , 011 d o it o ffr ir so n a id e e t , si c e t t e
a id e e s t r e fu s é e , 11c p a s s ’e n o ffe n s e r , c h a c u n
a y a n t sa m a n iè r e d e s o u ffr ir ; il y a d e s ê t r e s
m a lh e u r e u x q u i c a c h e n t ce q u ’ils é p r o u v e n t , q u i
o n t co m m e la p u d e u r d e le u r s m a u x ... L e s lo
c a t a ir e s d u r e z- d e - ch a u s s é e s e r a ie n t - ils d o n c d e
c e u x - là ? ...
A u p e t it m o t e n v o y é p a r M "° C r â n ie n , n u lle
r é p o n s e n ’a é t é fa it e e t d é jà p lu s ie u r s jo u r s se
s o n t p a s s é s . C e s ile n ce e s t u n e p e in e n o u v e lle
q u e G e n e v iè v e p o u r r a it é v it e r en q u e s t io n n a n t
R o s a ; m a is R o s a e s t a b s e n t e , e lle se fa it r e m
p la c e r p a r u n e in c o n n u e q u i p r é t e n d 11c p a s Ra
v o ir q u a n d la fe m m e d e m é n a g e r e p r e n d r a so n
s e r v ic e .
E t c e t t e in co n n u e , M "8 Cr â n ie n n ’o s e l ’in
t er r o ge r .
•
U n m a t in e n fin , R o s a r e p a r a ît . E lle a le s y e u x
r o u g e s , le v is a g e e n flé , b o u le v e r s é ; e lle fa it so n
t r a va il a ve c h â t e , a v e c r a g e , c o g n a n t , b o u s c u
la n t le s m e u b le s .
— M o n D ie u , R o s a , q u 'a v e z - v o u s ? ...
— C e ([lie j ’a i? ... E h b ie n , j ’a i q u e m o n
g e n d r e a fa it d e s b ê t is e s , q u ’il a p e r d u sa p la c e ,
«lue m a fille n ’a p a s tie gn n t é , q u ’il y a cin q e n
fa n t s , q u e je 111e t u e à fa ir e d e s m é n a g e s , à m o n
t e r d e s e s ca lie r s , s a n s p o u vo ir m ê m e le u r fo u r
�EN LUTTE
61
n ir d u p a in à le u r fa im !... I l y a q u e je n ’a i p a s
d ’a v a n c e , q u e ce s jo u r s - c i m a fille a é t é m a la d e ,
q u e je n ’a i p u la q u it t e r , q u e je n ’a i r ie n g a
g n é ... A lo r s je n e s a is p lu s co m m e n t fa i r e ' . .
L e m a lh e u r e s t p lu s fo r t q u e m o n c o u r a g e e t si
le c o u r a g e n ie m a n q u e m a in t e n a n t , n o u s v o ilà
t ie n !...
— Q u e fa is a it v o t r e g e n d r e ? ...
— O u v r ie r m é c a n ic ie n d a n s u n e u s in e . Ça
g a g n a it , s a n s se fa t ig u e r , d e s d ix - h u it à v in g t
fla n c s p a r jo u r e t p lu s , q u a n d ça vo u la it b ie n
fo u r n ir d e s h e u r e s s u p p lé m e n t a ir e s ...
— I l s ’e s t fa it r e n v o y e r ? ...
— M ’s ie u r fa it g r è v e ! . . Y a u n e q u in z a in e
r çu 'il fa it g r è v e ! . . . V o u s ju g e z ? .
Ave c ça , u n
g a r ço n q u i n ’a p a s 1111 so u d e c ô t é , q u i n ’a ja
m a is , 1111 jo u r , p e n s é a u le n d e m a in !... O m n ’n
d ’a b o r d c a c h é la c h o s e p a r ce q u ’o n p e n s a it q u e
°*la n e se p a s s e r a it p a s co m m e ç a , p u is il a fa llu
fin ir p a r m e d ir e q u ’011 a v a it b e s o in d e m o i !. . .
A h ! c e q u e je lu i e n a i je t é à la fig u r e , d e s
vé r it é s , à m o n g e n d r e , q u a n d j ’a i s u ... je l ’e n
a i s o u ffle t é . B o n , vo u s n e s a v e z p a s c e q u i s ’est
P a s s é , a lo r s ? ... 11 a m is so n c h a p e a u , e s t s o r t i,
ot » ’a p lu s r e p a r u !... E t j ’a i eu a u s s it ô t m a fille
f i l t r e m o i... d e s la r m e s ... d e s s a n g lo t s ... d e s
r e p r o ch e s . . S i b ie n q u e je lu i a i d it : « Ca lm e *°*> je m ’e n va s t e le r e c h e r c h e r ... » E t ce q u ’il
, n ’a fa llu c o u r ir , m a lg r é t o u t e 111a fa t ig u e , fo u il
ler le s ca b a r e t s d u q u a r t ie r e t d ’a ille u r s ... A h !
m is è r e d e m is è r e , je l ’a i t r o u v é , il e s t r e ve n u ,
n 'a is n ’a p a s r e p r is l ’o u v r a g e , n o u s e n s o m m e s
^ 1... M a fille m a la d e , le s e n fa n t s q u i cr ie n t ,
n >oi q u i t r a v a ille , lu i q u i s e c r o is e le s b r a s .. E t
» ’e s t p a s le s e u l, j ’e n a i vu d e s v in g t , d e s
t r e n t e , d e s c e n t a in e s co m m e lu i, q u i b u v a ie n t ,
fu m a ie n t , c h a n t a ie n t e t 111e r ia ie n t a u n e z q u a n d
1° le u r d is a is : « S i v o u s 11c fe r ie z p a s m ie u x
�62
EN LUTTE
d ’ê t r e c h e z v o u s , d e t r a v a ille r , d e n o u r r ir vo s fa
m ille s q u e d ’ê t r e là , à p a r le r d e c b a m b a r d , t a s
d e v a u r ie n s q u e v o u s ê t e s ! » P a s m o in s q u e t o u t
c e la e s t u n e g r a n d e m is è r e !... M a is ils n e s ’e n
a p e r ç o iv e n t g u è r e , e u x , le s h o m m e s , ils m a n g e n t
à le u r fa im , ils b o iv e n t s u r t o u t — c e u x q u i le u r
fo n t p a s s e r d e l ’a r g e n t p a r e n d e s s o u s s a ve n t
b ie n q u e t a n t q u ’ils n ’a u r o n t p a s la fa m in e à!
l ’e s t o m a c , la p o ch e v id e d e t a b a c e t q u a t r e so u s:
p o u r m e t t r e d u vin d a n s le u r ve r r e , ils a im e
r o n t m ie u x t r a în e r q u ’a lle r à l ’u s in e ... o u i, ils
le s a v e n t ! . . . — M a is , e n p lu s d e ç a , il y a la
fa m ille ... E t s i, co m m e m o i, m o n g e n d r e é t a it
s a n s a vo ir r ie n m a n g é d e p u is h ie r ... h ie r m id i
e n c o r e , je v o u s r é p o n d s q u e c e la c h a n g e r a it d e
m o d e !. . . q u ’o n le v e r r a it , p a s fie r , r e t o u r n e r
à lrv-Hme e t a u c is e a u ... e n c o u r a n t .
M "° Cr â n ie n a lla it p r e n d r e s o n c a fé a u la it .
— R o sa , p a r ta geon s !
L a fe m m e d e m é n a g e r é p liq u a d e so n a ir le;
p lu s b o u r r u :
— C e n ’e s t p a s p o u r c e la q u e je p a r la is ...
— J e le s a i s ! . . . P a r t a g e o n s . I l v o u s fa u t d e s
fo r ce s p o u r g a g n e r le p a in d e vo s p e t it s - e n fa n t s , I
le p a in d e vo t r e fille ...
L a fe m m e d e m é n a g e r é p o n d it , le s y e u x p le in s
d e la r m e s :
— Co m m e v o u s s a v e z d ir e le s m o t s q u i fo n t
a c c e p t e r !. . . J ’a c c e p t e , M a d e m o is e lle !... M a is je
n e l ’o u b lie r a i p a s : je v o u s le r e n d r a i... e t si
j 'a i p a s t o u jo u r s é t é b ie n c o m p la is a n t e fa u t p a s
m ’en v o u lo ir . A h ! c e la a t a n t d e t o u r m e n t s ,
le s p a u v r e s g e n s , t r o p d e t o u r m e n t s p o u r a vo ir
t o u jo u r s la g r â c e s u r la fig u r e , le s o u r ir e s u t
la b o u c h e !. . . E t , t e n e z , p o u r c o m m e n c e r , là ,
j ’en é t a is s ft r e , v o ilà q u e je l ’a i o u b lié e , oui«
j a i o u b lié l ’a u t r e jo u r d e la r e m e t t r e , vo t r e
le t t r e , je l ’a i o u b lié e , la v o ilà !... — D u fo n d
�EN LUTTE
d e sa p o c h e , R o s a r e t ir a it u n p a p ie r c r a s s e u x ,
Su r le q u e l a u s s it ô t e lle s o u ffla , c a r il s ’y é t a it
c o llé d e s m ie t t e s ; u n p a p ie r q u ’e lle d é fr o is s a it
d u p la t d e s a m a in s u r so n g e n o u . — J e l ’a i ou«
b lié e , M a d e m o is e lle , m a is je v a is la p o r t e r t o u t
d e s u it e ... ce c o u p - c i, ça y s e r a .
; Ab a n d o n n a n t le c a fé a u la it q u e v e n a it d e lu i
Ve r s e r G e n e v iè v e , d é jà e lle s ’é la n ç a it d e h o r s ;
M "° Cr â n ie n e u t m ille p e in e s à l ’a r r ê t e r .
— N o n , R o s a ... n o n , p a s m a in t e n a n t ... n o n ,
p a s si v it e , c e t t e le t t r e ... je v e u x la r e co m
m en cer .
— V o u s a v e z e u d é jà t a n t d e p e in e à
l ’é c r ir e !...
— Ça n e fa it r ie n ... j ’a im e m ie u x ...
— A p r è s t o u t , p e u t - ê t r e a v e z - v o u s r a is o n , ça
11'a p a s , e n ce m o m e n t , b ie n b e lle a p p a r e n c e ,
c e p e t it b o u t d e p a p ie r - là ...
G e n e v iè v e s o u r ia it e n r e g a r d a n t sa le t t r e . I l
c û t é t é im p o s s ib le d e la r e m e t t r e a in s i, m a c u
l e e t s a le , e t p o u r t a n t , p o u r la r e co m m e n ce r ,
le m ê m e m a la is e r e p r e n a it la p a u v r e fille e t a u s s i
le m ê m e b a t t e m e n t d e c œ u r ... A li ! 'ce s c h o s e s
d u p a s s é si le n t e s à s ’e ffa c e r , si le n t e s ...
L a le t t r e fu t , c e p e n d a n t , d e n o u v e a u é c r it e e t
r e m is e à R o s a . M a is d a n s la p e u r d e l ’o u b lie r
e n co r e , d a n s le d é s ir d ’ê t r e a g r é a b le à M "° Cr a m e n , d a n s la r e c o n n a is s a n c e d e ce d é je u n e r q u i
lu i a v a it é t é o ffe r t si s p o n t a n é m e n t , la b o n n e
fe m m e p a r t it e n c o u r a n t la r e m e t t r e , p r o m e t
t a n t d ’a t t e n d r e le t e m p s q u ’il fa u d r a it p o u r e n
a v o ir la r é p o n s e .
E t c ’e s t a in s i q u e G e n e v iè v e , q u i a v a it t a n t
a t t e n d u le r é s u lt a t d e c e t t e d é m a r ch e , a p p r it ,
c u é p r o u v a n t la s e n s a t io n d e q u e lq u e c h o s e d e
lo u r d q u i lu i s e r a it t o m b é s u r le c œ u r , q u e ,
« M o n s ie u r é t a n t a b s e n t , la v ie ille d a m e a v a it
lu la le t t r e e t q u ’e lle p a s s e r a it v o ir ».
�64
EN LUTTE
_ C ’e s t e lle - m ê m e q u i v o u s a r é p o n d u ?
_ O u i, M a d e m o is e lle , d ’u n e v o ix s o u r d e e t
co m m e fâ c h é e ...
_ F â c h é e ? . . . A h ! m o n D ie u , q u e l m a l lu i
a i- je fa it ? ... N e p e u t - e lle d o n c m e p a r d o n n e r
d ’a v o ir ... d ’a vo ir é t é s i . . . si m a lh e u r e u s e ? ...
E t G e n e v iè v e , r e p r is e p a r so n g r a n d c h a g r in ,
d e m e u r a t o u t le r e s t e d u jo u r s o u s u n e im
p r e s s io n d ’e fïr o i q u i lu i a u r a it d o n n é le d é s ir
d e fu ir , n ’e û t - e lle é t é c lo u é e s u r c e t t e ch a is e
lo n g u e . « L a v ie ille d a m e a lla it v e n ir ... a lla it
m on ter. »
A h I p o u r q u o i a vo ir t e n t é si im p r u d e m m e n t
ce r é v e il d u p a s s é ? ...
L e co u r r ie r a p p o r t a l ’e n vo i p r e s q u e q u o t id ie n :
d e s c a r t e s p o s t a le s d e N a d in e ; m a is la p e n s é e d e
sa p e t it e a m ie n e p u t s u ffir e à d is t r a ir e M "* Cr a - i
m e n d e c e t t e o b s e s s io n e ffr a y a n t e : la v ie ille
d a m e a lla it ve n ir I ...
Ve r s le s o ir , G e n e v iè v e e n t e n d it q u e lq u ’u n
fr a p p e r à la p o r t e d e so n a p p a r t e m e n t .
E lle fr é m it e t sa v o ix s ’é t r a n g la p o u r d o n n e r
la p e r m is s io n d ’e n t r e r .
L e n t e m e n t , a lo r s , la p o r t e s ’o u v r it d e va n t
u n e g r a n d e fille t t e p â le . E lle p o r t a it u n e n a t t e
d a n s le d o s e t s cs y e u x é t a ie n t m e u r t r is et
so m b r es.
— M a g r a n d ’m è r e n e p e u t ve n ir e lle - m ê m e , ,
e lle v o u s p r ie d e l ’e x c u s e r e t m ’e n vo ie à sa
p la c e , d it - e lle d ’u n e v o ix s a n s t im b r e .
—
T ie n s ,
m a d e m o is e lle
J e a n n e - M a r ie !...
s ’é c r ia M "* Cr â n ie n , a ve c u n e é m o t io n i n e x
p r im a b le .
L a je u n e fille s ’a r r ê t a , in t e r d it e , e t , le s o u r cil
lé g è r e m e n t fr o n cé , d it :
—- V o u s s a v e z m ou n o m ? ...
—
Co m m e n t n e le s a u r a is - je p a s , v o t r e p è r e
e s t ... é t a it u n d e m e s a m is d ’e n fa n c e ; o u i, n o u s
�EN LUTTE
65
s o m m e s , lu i e t m o i, d e v ie u x a m i s ! . . . V o u s n e
m ’a v e z ja m a is e n t e n d u n o m m e r ? ... — c o n t in u a t - e lle , p a r la n t a v e c c e t t e v o lu b ilit é q u i s u it s o u
ve n t le s d é t e n t e s n e r v e u s e s , — v o u s n ’a v e z j a
m a is e n t e n d u n o m m e r le s m ie n s ? ... N o u s é t io n s
vo is in s d e c a m p a g n e ... n o u s h a b it io n s le d o
m a in e d e la P a s s a r d iè r e ... p a u v r e v ie ille m a i
son d e fa m ille r a c h e t é e il v il p r ix p a r u n d e
m e s p a r e n t s q u i p r o fit a d e n o s m a lh e u r s e t y
a id a p e u t - ê t r e p o u r s ’e n r ic h ir , r a c h e t é e p a r u n
co u s in é lo ig n é d e m o n p è r e , u n h o m m e d o n t je
n e s a is r ie n , s in o n q u ’i l la is s e t o m b e r la v ie ille
d e m e u r e e n r u in e , q u ’il y lo g e d e s é t r a n g e r s .
V o t r e p è r e n e v o u s a d o n c ja m a is p a r lé d e ... d e
c e t a u t r e fo is , v o t r e g r a n d ’m è r e n o n p lu s ? ...
L a fille t t e e u t u n g e s t e d ’e n n u i.
— J a m a is .
G e n e v iè v e r e s p ir a a v e c e ffo r t e t p r o n o n ça
a ve c u n p e u d ’a m e r t u m e , co m m e si e lle r é p o n
d a it à q u e lq u ’u n q u i lu i cft t d é c la r é q u e r a c o n
t e r c e s c h o s e s é t a it b ie n in u t ile :
— C e la a u r a it p u ê t r e , ce p e n d a n t .
L a fille t t e r a m e n a M "° Cr â n ie n a u b u t d e sa
vis it e :
— M a g r a n d ’m è r e fa it d e m a n d e r , M a d e m o i
s e lle , en q u o i e lle p o n t v o u s s e r v ir ? ...
— M e s e r v ir ? ... — M "° Cr â n ie n r é p o n d it A
c e t t e q u e s t io n p a r u n e a u t r e q u e s t io n fo r m u lé e
d u n e v o ix p r e s q u e im p a t ie n t e : Vo t r e p è r e n e
P e u t - il d o n c v e n ir m e v o i r ? . ..
— P a p a e s t a b s e n t , m a r m o t t a la fille t t e r o u
g is s a n t e .
e s t il l ’é t r a n g e r à c h a s s e r c h e z d e s
a m is .
11
— P o u r lo n g t e m p s ?
— J e p e n s e ...
— J e le r e g r e t t e ... j ’e s p é r a is le r e v o ir ...
J e a n n e - M a r ie a jo u t a d ’u n p e t it t o n d ’im p o r
t a n ce ;
�66
EN LUTTE
_ I l l ’a fa llu p o u r s a s a n t é .
P u is , s e le v a n t , e lle d it e n co r e :
— A s o n r e t o u r , je lu i d ir a i... '
— V o u s p a r t e z d é jà ? ...
— M a g r a n d ’m è r e m ’a r e co m m a n d é d e ... d e
n e p a s vo u s d é r a n ge r .
— V o u s n e m e d é r a n g e z p a s !... V o y e z , je s u is |
in fir m e , c ’e s t u n e c h a r it é d e m e d is t r a ir e e t si ;
c e la n e v o u s co û t e p a s t r o p ...
— C e la n e m e c o û t e p a s ... m a is p o u r ce q u i
e s t d e v o u s d is t r a ir e , je s e r a i d ’u n e m in c e r e s
s o u r ce !...
J ca n n e - M a r ie a v a it p o u r d é c la r e r c e la u n p e - .
t it r ir e d é s a b u s é e t la s q u i fa is a it p e in e . E lle
s ’é t a it r a s s is e ; m a is s o n id é e fix e s e m b la it ê t r e
d e q u it t e r c e t t e c h a m b r e , b ie n q u e G e n e v iè v e
m ît t o u t s o n c œ u r à l ’y r e t e n ir .
G e n e v iè v e c r o y a it d e v in e r la v é r it a b le p e r s o n
n a lit é d e la je u n e fille c a c h é e s o u s d e s d e h o r s
d ’e m p r u n t , d e c o n v e n t io n , e t c e s d e h o r s la d é
r o u t a ie n t . A in s i, p r é t e n d r e q u é so n p è r e é t a it à
l ’é t r a n g e r « à c h a s s e r c h e z d e s a m is » a lo r s q u e ,
p e u t - ê t r e , il s e c a c h a it , p e u r e u x d e s in t e r v ie w s ,
p e u r e u x d e n o u v e a u x in t e r r o g a t o ir e s , d e t o u t e s
le s s u it e s e t c o m p lic a t io n s d e la t r is t e a ffa ir e à
la q u e lle il é t a it m ê lé , r é v o lt a it M 1" Cr a m e n .
E lle e û t a im é d ir e à la je u n e fille : « S o y e z !
fr a n c h e , je s a is t o u t ; n u lle p lu s q u e m o i n ’e s t
p r ê t e à v o u s p la in d r e , à v o u s t e n d r e le s b r a s ; ;
m a is n e m e n t e z p a s , n e m e n t e z p a s ... »
E t e lle s o n g e a it :
« L e p r e m ie r d e vo ir d e s p a r e n t s s e r a it d e n e
ja m a is , d e v a n t le u r s e n fa n t s , t r a v e s t ir c e q u i e s t ,
p o u r q u ’à le u r t o u r c c u x - c i n ’o s e n t le fa ir e . »
M a is e lle n e v p u la it p o in t p a r a ît r e s ’a p e r c e vo ir
d e ce s c h o s e s , p a r c r a in t e d ’é lo ig n e r , d e r e b u
t e r d ’u n m o t la je u n e fille e t d e l'e m p ê c h e r d e
r e v e n ir .
�EN LUTTE
67
J e a n n e - M a r ie T a r d e t d e V a lh o m m e n e r e s
s e m b la it p o in t à s o n p è r e . C e p e n d a n t c e r t a in e s
e x p r e s s io n s d u v is a g e r a p p e la ie n t c e lu i q u e
M 11' C r a m e n d é s ir a it r e v o ir .
— A q u o i p a s s e z- vo u s v o t r e t e m p s , m o n
e n fa n t ? ...
— A q u o i j e p a s s e m o n t e m p s ? r é p é t a la je u n e
fille a v e c le m ê m e r ir e d é s a b u s é . V o u s v o u le z
s a v o ir à q u o i je p a s s e m o n t e m p s ...
P u is e lle s e r e p r it e t m u r m u r a :
— A r ie n !...
— V o u s a im e z n e r ie n fa ir e ? ...
— J e n e s a is p lu s ce q u e j ’a im e !...
— L ’é t u d e ... le s liv r e s ...
— P o u r é t u d ie r , lir e , il fa u t a v o ir l ’e s p r it
t r a n q u ille !...
— T i e n s , m o i q u i a u r a is t a n t a im é si q u e l
q u e fo is vo u s é t ie z ve n u e m e fa ir e la le c
t u r e ? ...
— C e s e r a it v o lo n t ie r s ; m a is n o u s n e r e s t e
r o n s jia s lo n g t e m p s ic i.
— A h ! v o u s p a r t e z ? ...
M 11" C r a m e n é p r o u v a it la d é c e p t io n d u b ie n
q u ’e lle a u r a it v o u lu fa ir e e t q u i lu i é c h a p p a it .
— C e r t a in e m e n t q u e n o u s p a r t o n s , q u e n o u s
P a r t ir o n s ... E s t - c e q u e , p a r h a s a r d , v o u s c r o y e z
H u e ... q u e c ’e s t d r ô le e n b a s ? ...
—■C ’e s t t r è s s o m b r e ? ...
— U n e c a v e . . . m a is co m m e n o u s n ’y s o m m e s
• lu ’e n p a s s a n t ...
E t e n c o r e u n e fo is ce fu t d it a v e c u n e
u it o n a t jo n
si
fa u s s e q u e G e n e v iè v e fa illit
s é c r ie r : « E n fa n t , 11e m e n t e z p a s . . . 11e m e n t e z
P a s !. . . »
D ’a ille u r s , il se p o u v a it q u e p o u r e m p ê ch e r
je u n e fille d e m o u r ir d 'e n n u i o u d e p e in e , on
lu i la is s â t c r o ir e q u e , t r è s v it e , v ie n d r a it p o u r
�6S
EN LUTTE
e lle u n e e x is t e n c e q u i a lla it se r a p p r o c h e r d e
s o n e x is t e n c e a n cie n n e .
E t a it - c e u n m a l, é t a it - c e u n b ie n ? ...
« S i J e a n n e - M a r ie é t a it m a fille , s e d is a it
M llc C r a m e n , je n e la le u r r e r a is p a s . J e lu i d i
r a is : « E n fa n t , v o ilà ce q u i e s t , à t o i d ’a v o ir d u
c o u r a g e ! » E t je le c u lft v c r a is , ce c o u r a g e , je
l ’a id e r a is à s e d é ve lo p p e r co m m e u n e p la n t e
r a r e e t p r é cie u s e . J e fe r a is d e J e a n n e - M a r ie u n
p e t it ê t r e c o n s cie n t d e so n m a lh e u r , r é s ig n é à
l ’é p r e u v e , fo r t co n t r e e lle . J e n e la la is s e r a is p a s
s ’u s e r d a n s c e t t e a t t e n t e d é p r im a n t e d ’u n r e t o u r
d e fo r t u n e , d a n s u n e a t t e n t e o ù t o u t son ê t r e
s ’é n e r v e r a , s ’a la n g u ir a , o ù so n â m e n e p u is e r a
q u e m é co n t e n t e m e n t , q u e r é v o lt e ! .. . I l v a u d r a it
m ie u x lu i fa ir e co m p r e n d r e q u e si la v ie n e
lu i a r ie n d o n n é , c ’e s t q u ’e lle n e lu i d e v a it r ie n ,
q u e d e lu i la is s e r cr o ir e q u ’e lle lu i d e va it t o u t
e t q u ’e lle l ’a fr u s t r é e . »
J e a n n e - M a r ie d e n o u ve a u se le va . G e n e v iè v e
n e la r e t in t p lu s . L a p a u vr e fille s ’é t a it t a n t
é m u e à la p e n s é e d e c e q u e p o u v a it ê t r e c e t t e
r e p r is e d e r e la t io n s a v e c le s m a lh e u r e u x lo c a
t a ir e s d u r e z- d e - ch a u s s é e . D ir e q u e c e t t e m i
n u t e t e r n e , b a n a le , s e r a it , p e u t - ê t r e , la s e u le
c h o s e q u i a lla it s ’e n s u i v r e !. . .
— J ’a u r a is v o u lu v o u s m ie u x r e c e v o ir , vo u s
m ie u x r e m e r c ie r d ’ê t r e m o n t é e , m a c h è r e e n
fa n t ; j 'a u r a is v o u lu q u e p o u s p u is s ie z g a r d e r u n
b o n s o u v e n ir d e ... v o t r e p e t it e v is it e i c i . ..
M a is , en p r o n o n ça n t ce s m o t s , a u x q u e ls
J e a n n e - M a r ie r é p o n d a it p a r d e b r e fs m o n o s y l
la b e s , M u* Cr â n ie n c o m p r e n a it s a p e in e p e r d u e .
C e r t a in e m e n t , d 'a p r è s ce q u ’e lle jx n iv a it d e v i
n e r d e la je u n e fille , ja m a is u n b o n s o u ve t iif
n e s u b s is t e r a it p o u r e lle d e c e t t e v is it e à u n e
p a u v r e m a la d e d a n s u n p a u vr e lo g ia
— A u r e v o ir , M a d e m o is e lle ..
�EN LUTTE
6g
— E s t - c e vr a im e n t a il r e vo ir o u a d ie u ? ...
— A u r e v o ir , à co n d it io n q u e v o u s n e c o m p
t ie z p a s s u r m o i p o u r v o u s d is t r a ir e !
— E h b ie n ! a lo r s , c ’e s t m o i q u i v o u s d is
t r a ir a i.
— A h ! p a r e x e m p le , v o ilà q u i s e r a u n e r u d e
t â c h e !...
E t c e la fu t d it d ’u n e v o i x s i la s s e , a c c o m p a
g n é d ’u n e e x p r e s s io n d e p h y s io n o m ie si v ie il
lo t t e e t s i d é s a b u s é e , q u e M 1
10 Cr â n ie n s o n g e a :
« Q u e lle c u r ie u s e é p o q u e !... L e s fe m m e s d e
q u a r a n t e a n s o n t d e s r e g a r d s d e je u n e s s e e t le s
fille s d e d ix - h u it a n s , d e s y e u x la s ! L e s p r e
m iè r e s t ie n n e n t à d ir e q u ’e lle s o n t t o u t e s le u r s
illu s io n s ; le s s e c o n d e s à p a s s e r p o u r le s a v o ir
p e r d u e s . P o u r t a n t ce s o n t d e u x g é n é r a t io n s q u i
s e s u iv e n t . C o m m e n t , is s u e s l ’u n e d e l ’a u t r e ,
s o n t - e lle s s i d is s e m b la b le s ? ... »
l i t , p e n s a n t à M m° C h a u v o is e t à J e a n n e - M a r ic q u i in c a r n a ie n t si b ie n le s d e u x t y p e s ,
M 11” Cr â n ie n s e r é p é t a c e s v e r s d e V o lt a ir e :
Qui n ’a nas l ’e s pr it de son âge ,
I) e
s o n
Ar
c
a
t o u s
le s
m
a lh e u r s .
G e n e v iè v e r e s t a m e u r t r ie p a r la v is it e d e la
fille d e s o n a m i d ’e n fa n c e .
R o s a m o n t a a v a n t d e s ’e n a lle r , a lo r s q u ’e lle
n e le fa is a it ja m a is .
-y— M a d e m o is e lle , v o u s n ’a v e z b e s o in d e r ie n ?
j ’a i p e n s é à v o u s le d e m a n d e r a va n t d e p a r t ir ...
M "° Cr â n ie n s o u r it à la fe m m e d e m é n a g e ,
é m u e d e v o ir co m m e le s p a u v r e s g e n s se
m o n t r e n t r e c o n n a is s a n t s d e p e u . E lle r e m e r c ia
R o s a e t lu i s o u h a it a lio n c o u r a g e .
— A l i ! b o n c o u r a g e ! . . . b r e d o u illa la fe m m e
d e m é n a g e , d e s la r m e s d a n s la v o ix ; o n e n a u
r a it à s o i t o u t s e u l, m a is c e s o n t le s a u t r e s q u i
Vo u s l ’a r r a c h e n t , q u i n e s a v e n t q u e fa ir e p o u r
vo u s l ’a r r a c h e r .
�70
EN LUTTE
E lle r e c o m m e n ç a it le r é c it d e se s g r ie fs co n t r e
s o n g e n d r e , e lle l ’in t e r r o m p it e n h a u s s a n t le s
é p a u le s :
— Q u a n d j ’e n d ir a is ju s q u ’à d e m a in , ç a n e
c h a n g e r a it r ie n à r ie n ... A p r o p o s , a i- je b ie n
fa it , c e t t e fo is , v o t r e c o m m is s io n ? ... E lle e s t v e
n u e , la p e t it e d e m o is e lle ?
— O u i, e lle e s t v e n u e . J e n e s a v a is p a s <)ue
s o n p è r e fû t a b s e n t .
— A b s e n t ? I l n ’e s t p a s a b s e n t ... je l ’a i vu p a s
p lu s t a r d q u e ce m a t in ...
A q u o i G e n e v iè v e r é p o n d it a v e c u n e a m e r
t u m e in d ic ib le :
— J ’e n é t a is s û r e ... O h ! a lo r s c ’es t b ie n
m a l !...
E lle a v a it p a r lé b a s e t la fe m m e d e m é n a g e
é t a it d u r e d ’o r e ille . C e lle - c i, d u r e s t e , p o u r
s u iv a it :
— V o u s a u r e z m a l c o m p r is , M a d e m o is e lle , si
m a l c o m p r is q u e , t e n e z, Il v o j l à ! . . . le m o n s ie u r
d ’e n b a s ... le v o i l à ! . . .
E t , s ’a d r e s s a n t à q u e lq u ’u n q u i n e p o u v a it
ê t r e v u d e G e n e v iè v e , e lle a jo u t a :
— V o u s m ’a v e z fa it p e u r , M o n s ie u r , je n e
v o u s s a v a is p a s là , si p r è s , d e r r iè r e m o i !... C e r
t a in e m e n t q u e la p a u v r e d e m o is e lle y est !...
E ile y e s t t o u jo u r s d e p u is s o n m a lh e u r ... E n
t r e z, M o n s ie u r , d o n n e z- v o u s c e t t e p e in e ...
R o sa fit i>asser d e v a n t e lle u n h o m m e d e h a u t e
t a ille , r e fe r m a la p o r t e e n la n ç a n t u n c la i
ron n an t :
— L e b o n s o ir à t o u s ! . . . e t d is p a r u t .
A lo r s , co m m e si e lle n ’e û t p a s v o u lu v o ir c e
lu i q u i e n t r a it , G e n e v iè v e m it s e s m a in s s u r s o n
v is a g e .
A in s i, d a n s la d e m i- o b s c u r it é d o n t é t a it e m
p lie la p e t it e c h a m b r e , e lle e t le n o u ve a u ve n u
le s t a ie n t en p r é s e n c e , im m o b ile s , m u e t s .
�EN LUTTE
7i
I l fu t le p r e m ie r à d ir e d ’u n e v o ix s u p
p lia n t e :
— G e n e v iè v e ...
E lle n e r é p o n d it p à s .
Il rép éta :
— G e n e v iè v e ... je c r o y a is q u e v o u s a v ie z d é
s ir é m e r e v o ir !
E l le d é t a c h a le n t e m e n t s e s m a in s d e s o n v i
s a g e e t a r t ic u la a v e c e ffo r t :
— M o n p a u v r e a m i... m o n p a u v r e a m i !...;
L u i r e c u la co m m e s ’il v o u la it r e p a r t ir .
G e n e v iè v e s ’e n e ffr a y a :
— Q u o i, d é jà ? ...
I l r é p o n d it a v e c e m p o r t e m e n t :
— J ’a i e u t o r t d e v e n ir .
A lo r s s e u le m e n t , p o u r le r e t e n ir , e lle o sa le
v e r s u r lu i so n r e g a r d . A h ! q u 'il é t a it c h a n g é !...
E lle l ’a v a it la is s é je u n e , b e a u , s o u r ia n t à la vie ;
e lle r e t r o u v a it p r e s q u e u n v ie illa r d .
E lle r é p é t a d ’u n e v o i x p lu s p r o fo n d e :
— M o n p a u v r e a m i... 111011 p a u v r e a m i !...
P a r c e q u ’il la c o n t e m p la it a u s s i, il cr ia d a n s
u n e e x p lo s io n d e v io le n c e :
— V o i là c e q u e la v ie a fa it d e n o u s !
E lle e u t u n s o u r d g é m is s e m e n t , c a c h a d e n o u
ve a u s o n v is a g e d a n s s c s m a in s , e t lu i c o n t in u a à
la r e g a r d e r a v e c d e s y e u x q u i s ’a ffo la ie n t .
— V o u s p o u v e z m a r c h e r ? ... d it - il d e c e t t e
v o ix d u r e q u e p r e n n e n t le s h o m m e s q u i o n t à
v a in c r e u n e é m o t io n .
— A p e in e .
— V o u s s o u ffr e z ? ...
— J ’a i b e a u c o u p ... b e a u c o u p s o u ffe r t !...
M a is il s e m b la q u e c e t t e r é p o n s e d é p a s s a it la
p o r t é e d e la q u e s t io n , a lla it p lu s lo in , b e a u c o u p
p lu s lo in , s e r a t t a c h a it à d e s c h o s e s q u ’011 11e d i
s a it p a s .
— V o u s ê t e s t o u jo u r s s e u le ?
�72
EN LUTTE
— L e p lu s s o u v e iu .
— E t si v o u s é t ie z m a la d e ? ...
E lle e u t u n g e s t e d ’in d iffé r e n c e e t a r t ic u la
fa ib le m e n t :
— A la g r â c e d e D ie u .
— J e s e r a i là , m a in t e n a n t , a ilir m a - t - il a v e c
fo r c e .
E lle s o u r it e t h o ch a la t ê t e :
— V o u s n ’y s e r e z p a s lo n g t e m p s ? ...
— Q u i l ’a d it ? . . .
— V o t r e fille .
— M a p a u vr e J e a n n e M a r ie ... O u i, e lle le c r o it
et c e la l ’e m p ê ch e p e u t - ê t r e d e m o u r ir !...
— E lle e s t b ie n p â le ! . . .
— P â le ... je le s a i s . . . , (it le m a lh e u r e u x
d ’u n e v o ix q u i fr é m is s a it d ’a n g o is s e , il lu i fa u
d r a it d e l ’a ir , d e la lu m iè r e , u n e n o u r r it u r e
s a in e e t d u b o n h e u r ... d u b o n h e u r d a n s le p r é
s e n t , d e s p o s s ib ilit é s d e b o n h e u r d a n s l ’a ve n ir ;
le s je u n e s o n t b e s o in d e r ê v t . . . E t m ê m e c e la ,
d u r ê v e ,, je n e p u is le lu i d o n n e r !. . . fit - il a ve c
u n g r a n d g e s t e fa r o u c h e q u i le je t a c o n t r e u n
fa u t e u il o ù il s ’é c r o u la , s a n g lo t a n t .
— M a is c o m m e n t c ’c s t - il a r r iv é ? ...
— A l i ! c o m m e n t ? ... D e m a n d e z- m o i p lu t ô t
p o u r q u o i se p r é c ip it e l ’a v a la n c h e , q u e lle fo r ce
la p o u s s e , p o u r q u o i e lle é p a r g n e c e c i, a n é a n t it
ce la ? ...
« J ’a i é t é e n t r a în é à l ’a b t m c , e n g lo u t i a lo r s q u e
d ’a u t r e s o n t é t é s a u vé s . M a in t e n a n t c ’e s t fin i...
lin i. .. T o u s v o u s d ir o n t q u e je s u is u n h o m m e
t a r é , p e r d u , u n h o m m e q u i a é t é à d e u x d o ig t s
d e la c o u r d ’a s s is e s ; e t à c e u x - là , v o u s p o u r r e z
r é p o n d r e , s a n s m e n t ir , q u e si j ’e n ai é t é à d e u x
d o ig t s , d 'a u t r e s ... d ’a u t r e s q u i s e p r é la s s e n t a u
jo u r d ’h u i, r e p u s , g o r g é s d ’o r d a n s le u r s it u a
t io n in a t t a q u é e , l ’a u r a ie n t m é r it é t o u t A t a it , c e
c h â t im e n t !... M a is , p o u r é p a r g n e r c e u x - là , il
�EN LUTTE
73
fa lla it u n e v ic t im e , on t n ’a c h o i s i ! . . . J ’é t a is a b
s e n t , e u x é t a ie n t s u r p la c e , ils o n t t ir é le u r
é p in g le d u je u e t m ’o n t l i v i c l . . . J ’a i c h e r c h é
à m e d é fe n d r e , t r o p t a r d ! I .e b r u it m e n é a u t o u r
d e m o n n o m a fa it d u s ile n c e s u r d ’a u t r e s n o m s .
« J ’a i p r o t e s t é , m ille v o i x o n t c o u v e r t m e s p r o
t e s t a t io n s . U n e c a m p a g n e d e p r e s s e a é t é o u
v e r t e ; d e s jo u r n a u x q u i fo n t in d u s t r ie d e b a v e r
s u r l ’h o n n e u r d e s fa m ille s m ’o n t fo u lé a u x
p ie d s , e t c e s t r a in s q u e v o u s p o u ve z e n t e n d r e
o n t e m p o r t é , c h a q u e m a t in , t ir é s à d e s m i lli e r s ,
d ’e x e m p la ir e s , d e s a r t ic le s q u i m e t r a it a ie n t d e
vo le u r !... D u jo u r a u le n d e m a in le s p o r t e s se
s o n t fe r m é e s d e va n t m o i, les«- r e g a r d s se s o n t
d é t o u r n é s ; je co m p t a is t a n t d ’a m is e t p lu s u n e
m a in n ’a v o u lu s e r r e r la m ie n n e !... I ls é t a ie n t
le s p lu s for ts,- ils é t a ie n t le n o m b r e !... C e q u e
j ’a i p u Ta ir e c o n t r e t o u s , m o n a vo c a t l ’a b r il
la m m e n t e x é c u t é à l ’a u d ie n c e : j ’a i é t é a c q u it t é .
A h ! le v a in m o t ! . . . S i je s u is s o r t i d e là , t ê t e
b a u tc,
si j ’e s p é r a is q u e n ie r e vie n d r a ie n t
q u e lq u e s - u n s d e c e u x q u i p a r a is s a ie n t m ’a im e r
a u t r e fo is , j ’a i e u u n e d é s illu s io n a m è r e !...
« N u l n ’a vu it d é s a r m é ; p lu s q u e ja m a is 011
s ’a c h a r n a it !... L e ju g e m e n t q u i m e lib é r a it ,
a c c u e illi a v e c d e s r ic a n e m e n t s , d e v in t le le n d e
m a in , d a n s u n e n o u v e lle c a m p a g n e d e p r e s s e ,
l ’o b je t d ’e n t r e file t s fie lle u x , d e c o m m e n t a ir e s
p e r fid e s q u i e n d é t r u is a ie n t la v a le u r ... A c q u it t é , o u i, je l ’é t a is ... n ia is s im p le m e n t , d is a it o n , p a r c e q u e le t r ib u n a l a v a it u s é v is - à - v is d e
m oi d ’u n e in e x p lic a b le clé m e n c e ; le fa it r e s
t a it le m ê m e : je n ’e n d e m e u r a is p a s m o in s u n
h o m m e fin i, p e r d u ! J ’a u r a is p u p o u r s u iv r e m a
r é h a b ilit a t io n , a t t a q u e r c e u x - c i, c e u x - là , fa ir e
p r o c è s s u r p r o c è s à c e u x q u i m e d iffa m a ie n t .
11 m ’a u r a it fa llu b e a u c o u p d ’a r g e n t e t je n ’é t a is
m ê u ie p lu s s û r d 'a v o ir d u p a in p o u r m a fa
�74
EN LUTTE
m i ll e ! . . . E t c ’e s t a in s i q u e v o u s m e r e t r o u v e z ,
m a p a u v r e a m ie , c ’e s t a t t e in t d e ce d e g r é d e
m is è r e q u e j ’o s e r e p a r a ît r e d e v a n t v o u s ! . . . O u i,
si je l ’o s e , c ’e s t q u e j ’a i s o if d e p it ié , d ’a p a i
s e m e n t , e t q u ’e n b a s ... e n b a s ... m a m è r e , s e s
r e p r o ch e s , so n in ce s s a n t e co lè r e ,- la p â le u r , le
c h a g r in d e m a fille e t ju s q u ’à l ’in s o u c ia n c e
d ’H c c t o r m e r e n d e n t f o u ! . . .
— I ls o n t c e p e n d a n t b e s o in d e v o u s !...
— D e m o i? ... C o m m e n t ? ... C r o y e z - v o u s q u e
m a v ie p o u r r a se r e fa ir e ? ... N o n . J e t r a în e r a i
j u s q u 'à m o n d e r n ie r jo u r le b o u le t d e m e s in fo r
t u n e s , d e m o n in s u c c è s ... I c i- b a s , v o y e z- v o u s ,
p o u r c e u x q u i n e r é u s s is s e n t p a s , il n ’y a n i
in d u lg e n c e , n i m e r c i, n i p it ié .. . P lu s ils s o n t
m a lh e u r e u x , p lu s s u r e u x t o u s s ’a c h a r n e n t ,
m ê m e d a n s le u r fa m ille ...
I l s ’a r r ê t a co m m e p o u r r e p r e n d r e h a le in e , e t
c o n t in u a -,
— V o u s s a v e z co m m e , p o u r m o i, m a p a u v r e
m a m a n a v a it d e l ’o r g u e il? ...
— A h ! si je le s a is !...
G e n e v iè v e a v a it r e p r is c e t t e v o ix s in g u liè r e
q u i s e m b la it a lle r t o u jo u r s p lu s lo in q u e la q u e s
t io n à la q u e lle e lle r é p o n d a it .
— V o u s s a v e z si p o u r m o i e lle a v a it t o u t e s
le s a m b it io n s , e lle fa is a it t o u s le s r ê v e s ? ...
A h ! c e r t e s o u i, G e n e v iè v e le s a v a it , c e la lu i
a v a it c o û t é le b o n h e u r d e sa v ie , c e q u ’e lle a v a it
d é s ir é , ce q u ’e lle a t a n t s o u h a it é , t o u t !
I n c o n s c ie n t d e la p o r t é e q u e p o u v a ie n t a v o ir
s cs p a r o le s , lu i c o n t in u a it :
— R ê v e s , a m b it io n s , e lle a c r u le s r é a lis e r ;
s o n o r g u e il m ’a vu r ic h e , b r illa n t ; m ’a v u a u s s i
s o m b r e r e n p le in s u c c è s , e n p le in e r é u s s it e !
A lo r s , la p a u v r e fe m m e m e d it , a v e c r a is o n , s a n s
d o u t e — je n e m ’e n c r o y a is p a s r e s p o n s a b le ...
011 e s t si m a u v a is ju g e s o i- m ê m e !... — « T u n ’a s
�EN LUTTE
75
p a s su t e t ir e r d ’a ffa ir e , t u a s é t é im p r u d e n t ,
t r o p c o n fia n t ... t u t ’e s e n d o r m i d a n s le s d é lic e s
d e C a p o u e , a lo r s q u e d ’a u t r e s v e illa ie n t , e t ce s
a u t r e s t ’o n t fa u c h é l ’h e r b e s o u s le p ie d e t t u
n ’y a s p a s p r is g a r d e ...
E t m a in t e n a n t ,
q u ’a llo n s - n o u s d e v e n ir ? ... L e s e n fa n t s , q u e l
s e r a le u r s o r t ? ... P a u v r e J e a n n e - M a r ie , e lle a
u n e s a n t é si p r é c a ir e ... E t H e c t o r ... H e c t o r ...
t o u t lu i n u ir a , ju s q u ’a u n o m q u ’il p o r t e ! . . . »
E t a in s i d u m a t in a u s o ir e t p a r fo is d u s o ir a u
m a t in , — n i l ’u n n i l ’a u t r e n e d o r m o n s
g u è r e , e t s o u ve n t e lle vie n t a jo u t e r l ’a n g o is s e
d e so n in s o m n ie à l ’a n g o is s e d e la m ie n n e . L e
m a lh e u r l ’a r e n d u e c r u e ll e ! . . . E t t a n d is q u e
vo n t v it e , v it e , le s a ig u ille s d e s o n t r ic o t , e lle
m ’a c c a b le s a n s p it ié .. . Co m m e n t é c h a p p e r à ce s
c o u p s ? .., je n e v o is r ie n d e v a n t m o i, n u lle is s u e ,
n u lle e s p é r a n c e , p a r t o u t la r o u t e b a r r é e , m u
r é e , t e l 1111 c a c h o t ; j ’e n d e vie n s fo u ... fo u , vo u s
d is - je !
E t , d e v a n t ce d é s e s p o ir , e lle n e s a v a it q u e ls
J u ot s d ir e .
L a ch a m b r e e û t é t é p le in e d ’o m b r e si le s lu
m iè r e s d e la g a r e n ’y e u s s e n t r é p a n d u u n e c la r t é
in c e r t a in e . M 11" Cr â n ie n a u r a it p u a llu m e r sa
la m p e , co m m e c h a q u e s o ir . E lle n e le fa is a it p a s .
E lle a v a it v o u lu r e v o ir c e lu i q u ’e lle s a v a it
m a lh e u r e u x e t q u ’e lle s o u h a it a it a id e r ; a lla it e lle a vo ir t r o p p r é s u m é d e s e s fo r c e s ?
11 v o u lu t r a p p e le r :
•— A h ! G e n e v iè v e , d ir e q u ’u u jo u r , d a n s le
p a s s é ...
E lle s e r e d r e s s a e t , d u r e m e n t , c r ia :
— D e g r û c e , n e p a r lo n s p a s d u p a s s é .
— E t d e q u o i d o n c v o u le z- v o u s q u e je p a r le ?
d u p r é s e n t ? ... il m ’e s t o d ie u x .
— O u i, p a r lo n s d u p r é s e n t , r é p é t a - t - e lle ; n o u s
n o u s p o u vo n s d u b ie n e t n o u s le d e vo n s !
�76
EN LUTTE
I l r e le va la t ê t e e t d it :
— S o y e z a s s u r é e » d e m o n e n t ie r d é vo u e m e n t .
E l le a ffir m a à s o n t o u r :
— E t v o u s , b ie n p lu s s é r ie u s e m e n t e n co r e d u
m ie n .
I ls s e r e g a r d è r e n t , e t lu i, r a illa :
— Q u e p o u vo n s - n o u s l ’u n p o u r l ’a u t r e ? ...
E t , e n e ffe t , à e lle in fir m e , b o it e u s e , in c a
p a b le d e q u it t e r s o n p a u v r e r é d u it , à lu i v a in c u
p a r la v ie , p r e s q u e d é s h o n o r é , il s e m b la it q u e
t o u t e ffo r t fû t in u t ile , e t n e t e n d ît q u ’à p r o u v e r
le u r im p u is s a n ce .
E n e u r e n t - ils c o n s c ie n c e ? ... I ls s e m ir e n t à
r ir e , d e ce r ir e n a v r é , d e c e r ir e q u i v ie n t a lo r s
q u ’il s e m b le q u e l'o n a it a t t e in t le d e r n ie r d e g r é
d e la m is è r e h u m a in e , q u ’il n e s e p u is s e p lu s
r ie n a u d e là .
M a lg r é s o n é m o t io n , G e n e v iè v e r e p r it :
— V o u s m e fa is ie z d ir e q u e v o u s é t ie z a b s e n t ,
v o u s n e v o u lie z p a s ve n ir e t ce p e n d a n t , v o y e z ,
j e v o u s fa is l i r e ! . . .
— C ’e s t lo r s q u e j ’a i a p p r is c e p a u v r e m e n
s o n g e d ic t é p a r m a m è r e à J e a n n e - M a r ie q u e
je s u is m o n t é .
— J e n ’y a i p a s c r u .
— Co m m e n t a u r ie z - v o u s p u y c r o ir e ? ... M a
p a u v r e m a m a n n e v o u la it p o in t m e la is s e r v o u s
r e t r o u v e r ! s 'e x c la m a - t - il é t o u r d im e n t , m a is v it e
il c o r r ig e a : e lle v o u d r a it q u e n u l n e m e v ît ,
v a in c u , t o m b é co m m e j e le s u is ... M a is v o u s
v o ir m e fa it d u b ie n , je s u is v e n u , je p o u r r a i r e
v e n ir , n ’e s t - ce p a s ? ...
E lle a c q u ie s ç a d ’u n g e s t e v a g u e e t t o u s d e u x ,
t o u jo u r s d a n s la p é n o m b r e , r e d e vin r e n t s ile n
c i e u x , p o u r s u iv a n t le u r s p e n s é e s , le u r s r a n
c œ u r s , le u r s r e g r e t s .
I l fa is a it lo u r d , c h a u d , d a n s c e t t e p e t it e
c h a m b r e . O n r e s p ir a it m a l.
�EN LUTTE
77
— N e p o u v e z - v o u s o u v r ir la fe n ê t r e ? ... fit - il,
op p ressé.
— L a fu m é e , l ’o d e u r d u c h a r b o n d e t e r r e
m ’in c o m m o d e n t ...
— D e l ’a u t r e c ô t é ? ...
— O h ! c ’e s t b ie n p is !..»
I l e u t u n g e s t e a c c a b lé .
— A lo r s il n e r e s t e q u ’à s o u ffr ir .
— A v e c co u r a g e .
— A v e c d é s e s p o ir !...
— C e la ja m a is ...
E t , p a r la n t a v e c fo r ce , e lle d e m a n d a à q u o i
p o u v a it s e r v ir le d é s e s p o ir à c e lu i s u r t o u t q u i a
sa vie à r e fa ir e ...
— V o u s p o u v e z m ’e n cr o ir e , a lle z , j e s a is
c e q u e c ’e s t q u e la lu t t e p o u r l ’e x is t e n c e , la
lu t t e c o n t r e d ’in fim e s p e t it s d é t a ils q u i, s a n s
ce s s e , r e n a is s e n t , je s a is q u ’il n e fa u t p o in t d e
d é s e s p o ir , s in o n 011 e n m o u r r a it !
E n r é p o n s e à c e la , il s ’é cr ia :
— E t d ir e q u e s i, à u n m o m e n t d e m a v ie ,
j ’a v a is s u v o u lo ir c e q u e je v o u la is , o u i, c e q u e
j e v o u la is , je vo u s le ju r e , G e n e v i è v e !. . .
M a is e lle l ’in t e r r o m p it :
— J e v o u s l ’a i d it d é jà , n e p a r lo n s p a s d u
p assé !
— P o u r q u o i? ... n e c o m p r e n e z- v o u s p a s q u e
ce p a u v r e a u t r e fo is ... vo s c h e r s p a r e n t s , la P a s s a r d iè r e ... n o s a n n é e s d e je u n e s s e , t o u t c e la e s t
p o u r m o i u n e o a s is o ù m a p a u v r e â m e la s s é e :
a im e à g o û t e r d u r e p o s ? ...
E lle r é p liq u a , v io le n t e , in c a p a b le d e co n t e n ir p lu s lo n g t e m p s c e r t a in e s im p r e s s io n s q u i
l ’a s s a illa ie n t :
— S i ce s h e u r e s s o n t , p o u r v o u s , é v o c a t r ic e s
d e p a ix e t d e r e p o s , n e c o m p r e n e z- v o u s p a s , à
v o t r e t o u r , q u e c ’e s t d u r , c r u e l, d e m e fa ir e t e -
�78
EN LUTTE
v iv r e u n e é p o q u e d ’é p r e u v e s q u e je m ’e ffo r ce
d ’o u b lie r ... d e m e r a p p e le r q u ’u n jo u r je fu s
le u r r é e , t r o m p é e , d é d a ig n é e , a b a n d o n n é e , q u ’on
m e m e n t it ... q u ’o n m e m é p r is a . T e n e z , m o n
a m i, p a r t e z, q u it t e z- m o i. J e m e c r o y a is g u é
r ie , v o t r e p r é s e n c e a r o u v e r t la b le s s u r e ....
J e s o u ffr e t r o p c e s o ir , b r is o n s là . D e s c e n d e z,
je s u is in c a p a b le d ’ê t r e b o n n e p o u r v o u s p lu s
lo n g t e m p s ...
— G e n e v iè v e !... #
— A m o i a u s s i, co n u n e à vo t r e m è r e , l ’a m e r
t u m e , le s r e p r o c h e s m o n t e n t a u x lè v r e s ; à m o i
a u s s i vo u s 1 a v e 7
„ u n jo u r , fa it b e a u c o u p d e
m a l !.i.
— G e n e v iè v e ... p a r p it ié ... j ’a i si s o u ve n t
r e g r e t t é ...
— A h ! q u e c ’e s t fa c ile à d ir e e t v a in q u a n d
le m a l e s t fa it ! I l y a d e s ch o s e s q u i n e s e r a
c h è t e n t p a s , d û t - o n d o n n e r t o u t so n s a n g , t o u t e
sa v ie ...
— D it e s , co m m e m a m è r e , q u e je s u is u n
b o u r r e a u !...
— O u i, vo u s l ’ê t e s ! . . . P e n s e z à c e q u e
j e p o u r r a is ê t r e e t . . . r e g a r d e z - m o i? ...
II s o r t it e n c o u r a n t .
— E t n o u s c r o y o n s p o u v o ir n o u s fa ir e d u
b i e n ? . . . A h ! t r o p d e m a l, t r o p d e d e u ils , t r o p
d e r u in e s s o n t e n t r e n o u s ! .. . g é m it la p a u vr e
fd lc .
I
U n e n u it d e fiè v r e e t d ’in s o m n ie s u iv it p o u r
e lle . E t , d u r a n t - le s in t e r m in a b le s r ê va s s e r ie s d e
c e t t e v e ille , e lle t r a it a d ’é g o ïs t e s o n a m i d ’e n
fa n c e e t , a v e c lu i, t o u s le s h o m m e s . E lle s e d it
q u e s ’ils n e p e u v e n t m e s u r e r à le u r p r o p r e
s o u ffr a n c e la s o u ffr a n c e q u ’ils c a u s e n t , ils n ’en
o n t m ille c o n s c ie n c e !. . . E lle fu t d u r e , im p i
t o y a b le p o u r lu i , p o u r e u x !... E lle le j u g e a ,
' e l l e le s ju g e a t o u s s a n s m e r c i...
�EN LUTTE
70
A u m a t in , s it ô t s u r la ch a is e lo n g u e , t r e m
b la n t e d e l ’é m o t io n d e la v e ille , ju g e a n t d e t o u s
le s c œ u r s d ’a p r è s le c œ u r q u i lu i a v a it m e n t i,
e lle n ’e u t q u ’u n e id é e : é c r ir e à N a d in e u n e
lo n g u e le t t r e p le in e d ’a la r m e s .
E c r ir e la fa t ig u e v it e , e lle d o it s ’y r e p r e n d r e
•v> p lu s ie u r s fo is p o u r m e n e r à b ie n c e q u ’e lle
c o n s id è r e co m m e u n d e v o ir : m e t t r e e n g a r d e la
je u n e fille t r o p c o n fia n t e , lu i fa ir e co m p r e n d r e
q u e « p lu s ils o n t la p a r o le c a r e s s a n t e e t d o u ce ,
m ie u x e t p lu s s û r e m e n t ils t r o m p e n t ... « N e
l ’é c o u t e z p a s ... n e le c r o y e z p a s ... n e v o u s a t t a
c h e z p a s à lu i s u r t o u t , p a u v r e e n fa n t ! V o u s
n ’a u r ie z p a s a s s e z d e t o u t e s vo s la r m e s ... d e
t o u t e v o t r e v ie p o u r e n p le u r e r !... n
T e lle fu t la fin d e c e t t e le t t r e .
V
N a d in e U w a ld à M "° Cr â n ien
Uer- sur- Mcr, le ...
Chè r e Ma d e m o is e lle ,
« Vo us m é r it e r ie z d ’ê tr e t r a în é e d e v a n t le s t r i
b u n a u x p a r « e u x », p o u r d iffa m a t io n . Je b r ûle
r a i votr e le tt r e e t ne t r a h ir a i p a s vos r a n c œ u r s
p o u r q ue ce la ne s o it pa s . Ca r le s ju g e s , t o u t
fo ur r é s d ’h e r m in e q u ’ils s o n t, é t a n t é g a le m e n t
de s h o m m e s , v o us a u r ie z à s u b ir u n m a x im u m de
c o n d a m n a t io n ... e t je s u is t r o p t r is t e de vo us s a
v o ir p r is o n n iè r e d a n s votr e p e t it e c h a m b r e , p o u r
v o u lo ir l ’a g g r a v a t io n q ue s e r a it à votr e s or t la
p a ille h u m id e d ’u n c ac ho t ... Je me c o n t e n t e r a i
d o n c , t o u t a u lo n g de m a r é pons e , de p la id e r , de
d éfen d r e la ca u se d e ce u x q u e , s i vio le m m e n t ,
1
�EN LUTTE
v o us a t t a q u e z e t je c o mm e nc e r a i p a r vo us dir e ce
, (| ue je vo us ai d it ce nt fois : s ’ils s o n t t o us
[ ’ c o mm e c e lui que j ’a im e , ils s o n t c h a r m a n t s !... E t
¡ s i, de le ur s pr o p o s , a u t a n t e n e m po r t e le v e n t , s o n
ge z q u ’il n ’y a que le s jo lie s chos e s q u i s o n t s ans
i. d u r é e : la b e a uté , la je une s s e , l ’a ur o r e , le s je u x
; (Te s o le il a il c r é pus c ule , le p r in t e m p s , les fle ur s ,
■ j ’Çn- Ras s e , j ’e n pas s e ...
- ; I> ’à»He ur s , vous e t m o i s o mme s m a l ve nue s p o u r
'.'^c o nna îtr e la q u e s t io n , no us p a r t o n s de p o in t s
de vue tr o p diffé r e nts : le v ôt r e e s t n o ir , le m ie n
e s t ros e , il fa u d r a it n o m m e r u n a r b it r e p o u r déc id e r q u i, d ’e ntr e n o u s , a t o r t o u r a is o n.
lit e ncor e je ga ge que l ’a r b it r e , p r e n a n t u n p e u
do votr e n o ir , u n pe u de m o n ros e , s ’e n t ie n d r a it
j t o u t s im p le m e n t à u n e t e in t e in t e r m é d ia ir e , n o us
¿ E n g a g e a n t à no us e n c o nte nte r , p u is q u e la perfee*
£ t io u n ’e s t p o in t de ce m o n d e . I.e s de mi- te inte s ,
H le s de mi- me s ur e s , le ju s t e m ilie u , t o u t e s t là d a ns
L ' i a v ie !... C ’e s t de c<$a q u ’a im e à s ’e nt o ur e r la
F' Ra is o n , ce tte pe t it e v ie ille d a me s o b r e m e nt m is e ,
' a u x ge s te s m e n u s , a u x c he ve ux g r is o n n a n t s , a u
t e in t r e pos é, a u x y e u x s a ns é c la t q ue v o u s v o ua
fla tt e z de be a uc o up c o n n a ît r e . Ce n ’e s t p a s p o u r
vo us c h a n te r ses m é r ite s que je vo us é c r is , m a is
p o u r tâc he r de r é h a b ilit e r q u e lq u ’u n q ue v o us t r a i
tâte s de mo ns tr e e t d o n t , c ’e s t v is ib le , vo us c he r
che z e ncor e à me d é t o ur n e r a u jo u r d ’h u i...
Ca us o ns do nc de lu i...
Ma is , a u fa it , q ue vous e n d ir e ? ... Le cie l e s t
b le u , la nie r e s t be lle , la br is e e s t d o u c e , no tr e
vie n ’e s t q u ’u n e lo n g u e p a r t ie de p la is ir : cour s e s
à pie d , à c h e va l, e n a ut o . I„e s o ir , tr è s la s , as s is
su r la te r ras s e de s G o é la n d s , t a n d is q u e , de p a r t o u t ,
m o n t e n t , ju s q u ’à no us , de s h a r m o n ie s , n o u s c a u
son s de s fa it s d u jo u r ... c ’e s t e x q u is I Ma is p o u r
qu oi est- ce e x q u is ? .., I’arce q u ’il e s t .«t. Le s o le il,
le b le u , le c ha r m e d ’une vie a us s i d é lic ie u s e , c ’e s t
lu i, lu i... e ncor e lu i I P e n d a n t tr o is jo u r s il a d û
r e ve n ir fi Ta r is. Vo u s me c r o ir e z si v o us v o u le z,
il u p lu sa n s cesse, le cie l é t a it mor os e , t o us é t a ie n t
gr o gn o n s , r ieu ue s ’o r ga n is a it . 11 est r even u e t
1
�EN LUTTE
81
le s o le il a ve c lu i, la vie ch a r m a n t e a r ecom m en cé,
avec le gr é e m e n t d es jo u r s b leu s et le p a vo is de
fête.
Un e gr a n d e om b r e au t a b le a u es t t o u t e fo is l ’a r r i
vée d es Ch a u vo is . E lle s se d is e n t ici en p a ssa n t .
"J a is je n ’a u gu r e r ie n d e bon d es a ir s p r o t ect eu r s
j* Yvo n n e , d es a ir s m ie lle u x d e sa m èr e e t d u face“ -n iain in q u is it e u r d on t e lle m e p o u r s u it .
ü u e so n t -e lle s ve n u e s fa ir e , q u a n d il y a t a n t
de p la ce s u r la t e r r e ? ... m e su is -je la is sé e a lle r à
Pen ser d e ce s t r o u b le -fê t e , q u i n o u s o n t em p êch é s,
■e jo u r d e le u r a r r ivé e , t le n ou s p r om en er en a u t o ,
M a r d e le t t e a ya n t d it q u ’il fa lla it le s em m e
n er ou r en on cer à t ou t e p r om en a d e, e t J oh n a ya n t
P 'ê fér é r en o n cer à t ou t e p r om en a d e, sa « Vo is in »
11’ét a n t p a s é la s t iq u e .
— Ce q u ’e lle s so n t ve n u e s fa ir e ? ... E lle s so n t vep ou r m ’é p o u s e r I ... a-t-il d écla r é a ve c u n e fa*ü *té sp le n d id e .
~~ C ’est ce q u i s ’a p p e lle n e p a s y a lle r p a s q u a t r e
*lcn iin s !... a r em a r q u é sa s œ u r en r ia n t .
Vo u s la is s e z-vo u s fa ir e ? ... a i-je eu le co u r a ge
ac d em a n d er .
n i’a r ép on d u en m e r e ga r d a n t fixe m e n t :
J e p en se q u e , com m e p o u r la p r om en a d e en
Ulu> je p r éfé r er a i y r e n o n ce r ...
' J e n e co m p r e n d s p as.
J e m ’e x p liq u e a lo r s : je p r éfè r e y r en o n cer ,
•lrce q u c m on cu ;u r co m m e l ’a u t o , n ’est p a s élasP is ltllC1' ne a c0 1lt‘,lu ^ ^ r ir e ... M o i, je n e r ia is
cl,".“
cr o ya is co m p r e n d r e, eu ce s m o t s , m ille
ses q u i... m e co n s o la ie n t d e l ’a r r ivé e d es
ü;» ivo is !...
j / *e len d em a in , n o u s a llio n s p a r t ir e n a u t o . Ce t t e
v;;s '
M a r d e le t t e n e n ou s im p o s a it p a s le de,
d ’em m en er Yvo n n e et sa m èr e; e lle s vie n n e n t
e u n e v is it e !
j,~ *>li! vr a im e n t ... n ou s ne vo u d r io n s p a s vo u s
R a n g e r . . . N o u s so m m es d éso lées d e vo u s m an *
T
c r - > m a is p u is q u e vo u s d e vie z s o r t ir ...
J° liu u ’a va it pu s l ’a ir d ’e n t e n d r e ; il a r r a n ge a it
�g2
EN LUTTE
q u e lq u e chos e d a n s s a m a c h in e e t m â c h o n n a it
e nt r e ses de nts :
__ S i e lle s m ’e n n u ie n t t r o p , g a r e !...
__ y u ’est- ce q u e t u fe r a s ?... d e m a n d e s a s œ u r
q u i, pe nc hé e ve rs lu i, s e m b la it s ’a bs or be r d a ns
l ’o p é r a t io n q u ’il fa is a it.
— Je h ât e r a i le d é p a r t p o u r Be a u go.
— E t s i m a m a n le s in v it e ? ...
— Alo r s je ne m e t t r a i le s pie d s a Be a ug é que
lo r s q u ’e lle s s e r ont p a r tie s , e t s i m a m a n e n es t fâ
chée , je lu i d ir a i p o u r q u o i je le fa is e t , s i n o us ne (
s om me s pa s d u m ôm e a v is , je r e file r ai de Be a ug é
e t m ’e n ir a i d a ns u n de ces e n d r o it s u lt r a - m o n
d a in s o ù l ’on t r o uve à fa ir e c in q u a n t e m ille b ê
t is e s ... e t ces c in q u a n t e m ille bêtis e s je le s fe r a i,
s ’il î i ' y a q ue ce m o y e n - l à de d é g o ût e r les ge ns de
m o i, v o ilà !...
,
Jo h n , d a ns s on e nfa nc e , é t a it u n p e t it g a r ço n
a u x ca pr ic e s v io le n t s . O11 ne l ’e n a pa s c o r r ig é ; ces
ca pr ic e s il le s a t o u jo u r s , ils s o n t de v e nus ave c
l ’âg e de t e r r ible s d é fa u t s de car actèr e ave c les
que ls il fa u d r a it be a u c o up c o m p t e r . O n le s t o u r
n e r a it p a r la d o uc e u r , e t M mo Ma r d e le t te , q u i ne
g r o n d a it pa s s on fils q u a n d il é t a it p e t it , e ntre
e n lu t t e , a u jo u r d ’h u i q u ’il e s t g r a n d , s ur de s r ie ns ,
de s v é t ille s .
y a de s m o m e n t s o ù Jo h n p a r a ît
t e lle m e n t e x a s p é r é q u ' il fa it p e u r . O n le s e nt pr êt
a u x c oups de tê te , a u x c o ups d ’iît u t , a u x v io
le nc e s , p r ê t à je te r par- de s s us b o r d t o u t ce q u i
fa it s on e x is te nc e a c tue lle .
Je m e s o uvie ns d ’u n s oir o ù il la is s a échappe *
d e v a n t m o i ce ci :
—
O11 c r o it que je s uis h e u r e u x par ce q u e j ’9*
de l ’a r g e n t p le in me s p o c h e s !... Je s u is a ff r e u s e
m e n t m a lh e u r e u x . A la m o in d r e v e llé it é d ’iiuU”
p e nd a nc e , o n m e je tt e à la têt e ce q u ' o n fa it poU*
,i,oi. Je pa y e ce q u ’o n me d o n n e de t o ut e m a *'
be r té. Il fa u t q u e ce la c h a n g e ... il fa u t que ce
c h a n g e ...
Ma is , lo r s q u ’il p a r le a in s i, m o n c œ u r se serrc>
il me s e m ble q u e d a n s ce c h a n g e m e n t de vie Ie
n ’a i pus p lu s p a r i que les a utr e s .
11
1
'11
�EN LUTTE
83
E t , t a n d is q u e ce s r é fle x io ns me d o n n a ie n t u n
v r a i m a la is e , m e fa is a ie n t ba is s e r la têt e , c omme
s i je me s e n ta is v r a im e n t c o u p a b le , v r a im e n t res
p o n s a b le de chos e s q u i se p a s s a ie n t e t p o u v a ie n t
êtr e tr è s g r a ve s , b ie n q u ’e lle s n ’e n e us s e nt pas
l ’a ir , s ous l ’œ il m é c h a n t e t m o q u e u r de s da m e s
C h a u v o is , ave c, a u x or e ille s , le ur s r e m a r q ue s à
d o u b le dé te nte , no us m o n t io n s e n a ut o .
N o u s d e v io n s a lle r pr e n d r e m o n pèr e , m a je une
be lle - mèr e ; Ca t h e r in e , la s œ u r de Jo h n , v e n a it
ave c no us .
Au m o m e n t d u d é p a r t , M “ ° Ma r d e le t t e d it tr ès
bas à s o n fils , m a is de ce tte v o ix s èche e t a u t o
r it a ir e q u i a s u r lu i 1111 te l p o u v o ir d ’e x a s p é
r a t io n :
— Le s C h a u v o is d în e n t ce s o ir ave c no us , ne
J ’o u b lie pas .
Il r é p o n d , e ntr e ses d e n ts , l ’a ir m a u v a is :
— Je m ’e n g a r d e r a i b ie n .
Je t ’e u p r ie , 11’est- ce p a s ?
S i j ’ai une p a n n e , c e p e n d a n t ?
T ftclie de n ’e n pa s a v o ir , v o ilà t o u t . T u vas
lo in ?
— O u i, s in o n ce 11e s e r a it pa s la pe ine .
— Où d o n c ?
— Au c a p (Ir is .
— Alo r s , c ’e s t s ûr , t u n t r e vie nd r a s p a s !...
— Je vo us t é lé p h o n e r a i e n p a s s a n t d e v a n t u n
b ur e a u de pos t e I...
— Be lle c o n s o la t io n , v r a im e n t I...
Jo h n n ’a r ie n r é p o n d u , l ’a u t o e s t p a r t i.
A la por t e d u c lia lc t , p a p a e t 111a je u n e bellemè r e no us a t t e n d a ie n t . Vo u s s ave z c o m b ie n p a p a
e s t a m o u r e u x de la lig n e e t c o m m e il e s t t o u jo u r s
p r ê t à lu i s a c r ifie r , je ne v o us é t o n n e r a i d o n c pas
e n vous d is a n t q ue , de t o us les c os tume s d ’Auto
m o b ile , p a p a a c ho is i po ur lu i le p lu s e s th é
t iq ue I
U n e sorte, de d a lm n t iq u e e u c a o u t c h o u c b la n c ;
con n u e c oiffur e , q u e lq u e c'ios e r a p p e la n t les « sa
la d es » (pic p o r t a ie n t les p r e u x ; a in s i v ê t u , il ¡jon h lu it , à a ’y m é p r e n d r e , a ve c sa b elle ba r be blan clit»
�g
EN LUTTE
q u i ne lu i e nlè ve pa s s ou a ir s i je une , u n be a u p a
la d in d u m o y e n âge .
C e t t e p r o m e n a d e , d u r est e, le r a vis s a it .
__O iï allons - nous î
__A u cap Gr is .
__ A u c ap Gr is , e n t e m p s de p le in e lu n e , à
l ’h e ur e de la ma r é e e t ce la s ans b r o u illa r d ; je m ’y
c o nn a is , d e p u is le te m p s q ue je p e in s de s • m a
r in e s »!... Ce s e r a p a r fa it !...
S u za n n e , m a je une be lle - mère , é t a it voilée e t re
voilé e c omme u n e be lle d a me de h a r e m .
N o u s l ’e n t a q u in o n s . E lle m o n te , m o n pèr e a us s i.
O n dé ma r r e .
—
Lâc h e z t o u t !... crie g a ie m e n t le b e a u p a la
d in m o y e n âg e u x q ue je v o us a i d é jà p r é s e n t é ..,
•Et no us v o ilà pa r tis .
A u pr e m ie r b ur e a u de pos te , m a lg r é le s pr ote s
t a t io n s de s a s œ u r , Jo h n e nvoie s on me s s age .
C ’e s t d it : au lie u d u m a g n ifiq u e m e n u q u i s ’élabor e d a ns les s ous- sols de s G o é la n d s , n o us pr e n
d r o ns , d a n s une a ube r ge , u n r e pas de pê che ur s .
M mo Ma r de le tte se ra b ie n fâc hé e , o li ! c o mm e e lle
s e ra fâc h é e !...
Jo h n 111c cons ole e n nie d é c la r a n t q u 'e lle s ’y
a t t e n d , e t il a jo ut e ave c u n s o ur ir e de t r io m p M
q u e les Clia u v o is s e ule s 11e s ’y a tt e n d e n t pas.- «
Mo n pèr e e s t d é lic ie u x de g a ie t é , de je une s s e , d 'e n
t r a in e t l ’a u t o file s u r une r o ute s a ns pous s ièr e i
ve r s le c a p Gr is ...
No t r e d în e r , ave c s a s o upe a u p o is s o n, s on pois*
s on fr it e t de s be tte r ave s à l ’h u ile , s e r a it u n pe *
c é n o b it iq u e s i, d ’un de s p a n ie r s de l ’a u t o , ne s o t '
t a ie n t u n e m a g n ifiq u e p o u la r d e , u n p ât é d e io ie
g r a s , d u b o r d e a ux , d u c h a m p a g n e .
— Eta it- e lle as s ez p r é m é d it é e , la p a n n e I... cri®
Jo h n d ’une v o ix de vic toir e .
T o u t le m o n d e r it , Ca t h e r in e lioclie la tète c‘
m o i j' a i p e ur ... pe ur de la r e va nc he de s CliaU'
v o is , de la colèr e de M™ Ma r d e le t te ...
J o b " •t'eu ape r çoit- il ?...
— - ia it r e , s ’écrie- t- il, vous n o u s a v ie z p r o t t K
�EN LUTTE
85
u n e s oir ée s a ns b r o u illa r d ... j ’e n vo is c e p e n d a n t a u
fr o n t de votr e fille !...
M o n pèr e r ipo s te e n fa is a n t u n g r a n d ge s te d ’in
c a n t a t io n c omm e s ’il v o u la it écar te r de m o i, p a r
q u e lq u e fo r m u le m a g iq u e , t o ut e in flu e n c e m a u
va is e :
— V r a im e n t , q u ’y voye z- vous ?... N ’y pr e ne z
g a r d e ! U n fr o n t de je u n e fille c ’e s t s o m br e , ça
s ’é c la ir c it , c ’e s t u n c ie l à g ib o u lé e s ...
N o u s d în o n s le n t e m e n t , g a ie m e n t , a u b o r d d u
flo t , s ous u n e p e t it e te nte . U n q u in q u e t p lu t ô t fu
m e u x no us dis pe ns e p a r c im o n ie u s e m e n t s a lu m iè r e .
Mo n pèr e e s t é t o u r d is s a n t d ’e s p r it e t, e n le
v o y a n t a in s i, n o u s a n im a n t t o us , a lo r s q ue no us
s e r io ns t o u jo u r s p r ê ts , m a lg r é t o u t , à r e to m b e r
d a n s la m é la n c o lie , je m e d is q u e , de s on t e m p s , 011
é t a it v r a im e n t p lu s g a i q ue d u n ôtr e .
Ce tte pe ns ée je l ’e x p r im e , e t a u s s it ôt e lle t r o u v e
de l ’é cho ; n o u s d is c u t o n s la chos e . Mo n pèr e e s t
s u r la s e lle tt e e t dé c la r e s ’y p la ir e in fin im e n t .
— Me s e n fa n t s , e x plique - t- il, je s u is p lu s g a i
q u e v o us p o u r la bo nne r a is o n q ue m a je une s s e a
été m o in s g ât é e , p lu s d iffic ile e t s u r t o u t p lu s la
bor ie us e q ue la v ôt r e !... Il n ’y a r ie n c o m m e de 11c
p a s s ’a m u s e r t o u jo u r s p o u r s a vo ir le fa ir e e u s u it e
q u a n d l ’oc c a s io n s ’en_ pr é s e nt e !... R ie n ne v ie illit
c o m m e la s a tié t é .
Il d is c o u r t in t e r m in a b le m e n t e t s i d r ôle m e n t
q ue n o u s s o m me s p r is de fo u r ir e . Il dé c la r e que
le s y s tè me d ’é d u c a t io n d ’a u jo u r d ’h u i, a u lie u d ’ê tr e
u n lo n g t r a v a il c oupé de q u e lq u e s he ur e s de c o ng é ,
e s t u n lo n g c o ng é c oupé de q u e lq u e s he ur e s de t r a
v a il... Il a jo ut e q u ’;\ ce s y s tè me , les h o m m e s o n t la
têt e vid e c o m m e u n a p p a r t e m e n t s a us m e ub le s e t ,
c o m m e il fa u t , b o n g r é m a l g r é , m e tt r e q u e lq u e
chos e e nt r e ses q u a t r e m u r s p o u r o b é ir à la t r a
d it io n , ils y fo ur r e n t les p in c e s , le s é cr ous , les
b o u lo n s , les t r c m b lc u r s , les a llu m e u r s de le ur s a u
to m o b ile s , les o u t ils s p é c ia u x a u x s p o r ts q u ’ils p r é
fèr e nt : a v ir o n s , s k is , t o b o g g a n , ils t r a it e n t la s ub s
tanc e de le u r c e r ve a u c o m m e u n m u s c le e t ... e u
a v a n t !...
�86
EN LUTTE
Jo h u se d é fe nd d ’a v o ir p o u r ce r ve lle u n é t a b li
d ’a ju s t e u r !
Mo n pè r e , t o u jo u r s ave c ces g r a n d s ge s te s de
m a g ic ie n , m e t ses d e ux m a in s e n a u v e n t s u r ses
y e u x , r e ga r de Jo h n e t p r é te nd q u ’il v o it ce t é ta
b li ave c ses p e t it s o u t ils m e r v e ille u s e m e n t r a n g é s ,
c h a c u n e n le ur cas e. Jo h u pr e n d s a tête à d e u x
m a in s , dé c la r e q ue ce q u ’il e n t e n d lu i fa it u n m a l
h o r r ib le . E t il a jo ut e :
— Da n s ce tte n o uv e lle o r g a n is a t io n h u m a in e ,
que faite s - vous de nos c œ u r s ? ...
— Ce que j ’e n fa is ? Ma is je n ’e n fa is r ie n par ce
q u ’il n ’y a r ie n à e n fa ir e , ils s o n t t o us m u n is de la
ja n t e m o b ile , — s i j ’ose m ’e x p r im e r a in s i, j ’a vo ue
la c o m p a r a is o n h a r d ie ! — p e r m e t t a n t e n q ue lq ue s
s e conde s une r é p a r a t io n e n cas d ’a va r ie ; ils s ont
b lin d é s de s upe r be s a n t id é r a p a n t s , c ontr e le s que ls
les p lu s in té r e s s a nte s D a lila s ne p e u v e n t p lu s
g r a n d ’c hos e ...
Jo h n pr o te s t e , il se pr é te nd u n c œ ur t o ut d if
fé r e nt.
— T a n t p is , r ipo s te le s t e m e nt m o n pèr e , rendezle , change z- le ; ave c le s c o n d it io n s no uv e lle s de la
v ie , vous n ’e n s a ur e z q u e .fa ir e e t ce ne s era p o u r
v o us q u ’u n in u t ile s ur c r o ît d ’e n n u i...
— O h !...
Jo h n me r e ga r de , il ne d it m o t ; m a is ses y e u x
p a r le n t ... Je s o u h a ite r a is que 111011 pèr e cessfit le
je u ; c o m m e n t le d ir e ? Ca t h e r in e , q u e t o ut e ce tte
fa n t a is ie a m us e , me v ie n t in c o n s c ie m m e n t e n a id e :
— lit le s fe mme s , m a ît r e , q u e me tte nt- e lle s do n c
e nt r e le ur s q u a t r e m u r s ? ...
— Le s fe mme s , Ma d a m e , je ne me p e r m e t t r a i de
dir e d ’e lle s a ut r e chos e q ue ce ci : e lle s c o n t in u e n t
e t c o n t in u e r o n t t o u jo u r s à ê tr e la p lu s b e lle m o i
t ié d u ge nr e h u m a in I
lit il se s o ulè ve , la m a in s u r s on c œ u r , le s y e u x
fi te r re , p o u r le p lu s pr o fo nd e t le p lu s r e s pe c tue ux
de s s a lut s .
C ’est d e la ga la n t e r ie , m a ît r e , e t d e la m e il
le u r e , m a is n on d e la s in cé r it é . JNous vo u lo n s de
la s in cé r it é ...
�EN LUTTE
87
— De la s in c é r it é ?
Mo n pè r e fe r me le s y e u x , s e mble se r e c u e illir
e t , d ’u n a ir in s p ir é , d u d o ig t m o n t r a n t le c ie l,
s ’écr ie :
— Le s fe mme s 11’o n t d a n s le u r b o îte c r ân ie n n e
que de s c hiffo ns , de s c h iffo n s ... e ncor e d u c h iffo n !
A se h e u r t e r à ce tte m a t iè r e m o lle t o u t s ’a m o r
t it : la m a n iè r e de s e n t ir , d ’a ppr é c ie r , de s o u ffr ir
m ê m e . Le ce r ve le t n ’a p lu s q u ’un e fo n c t io n à ré
g le r , q u ’u n m o u v e m e n t , u n s e ul...
Oh ! m a ît r e , dit e s v it e , n o us a vo ns s o if de
m ie u x e t ce que vous ve ne z de dé c la r e r n o u s fa it
la tête lo ur de .
— U11 m o u v e m e n t , u n s e ul é la n de fo i, p r o u v a n t
e ncor e t o ut e l ’a r d e ur d ’u n c ulte e t de s c o n v ic tio n s
pr o fond e s .
— Que l e s t- il, m a ît r e , que l e s t- il?
— L ’a g e n o u ille m e n t les m a in s t e nd ue s , le re
g a r d e n e x ta s e d e v a n t ... le b a lc o n fle ur i d u g r a n d
c o u t u r ie r !...
— O h !... o h !...
— De la c h iffo nn e r ie d ’u n côté, de I’a uto mo kilis t n c de l ’a u t r e e t le div o r c e p la n a n t s u r de te ls
c o n t r a s t e s ! Me s e n fa nts , o ù a llo ns - no us ? c ’e s t la
fin d u m o nd e !
E t , t a n d is q ue m o n pèr e no us d é b it e ses p lu s
é t o n n a n t s p a r a do x e s , e n ne p e r d a n t pas u n c o up
de d e n t , c ar s ’il e s t be au p a r le u r
es t a us s i be lle
fo ur c he t te , le d în e r p r e n d fin.
L a n u it e s t c o m plè te . L a lu n e s ’e s t le vée . La
br is e de m e r s e coue la t o ile de la t e nte e t p lu s
lo in de s file ts t e ndus .
N o u s no us a c h e m in o n s ve r s le c ap.
Vo u s s a ve z q u ’e n un e s ur fac e â te l p o in t po lie
q u ’e lle e n e s t g lis s a n t e , le m a s s if r o c h e u x q u i le
fo r me s ’a va nc e ve r s le flot c o m m e l ’é tr av e d ’u n
g ig a n t e s q u e na v ir e . Vo u s s ave z q ue , d ’apr è s la lé
g e n d e , s u r ce p la t e a u , le s d r u id e s se r a s s e m b la ie n t
p o u r o ffr ir le ur s m y s t é r ie u x s ac r ifice s . Mo n pè r a
no u s r a p pe lle ces chos e s .
L a lu u e e s t s p le n d id e m e n t c la ir e . L a m er a u n
¡1
�EN LUTTE
88
c la p o t is s onor e . Wo n père , da ns s a d a lm a t iq u e
b la n c h e , e s t t o u t à fa it c u r ie u x e t a m u s a n t .
Nous no us as s e yons pr ès d u Ilot. Ca t h e r in e e t
jiia je une be lle - mère se m e t t e n t à c a us e r ... t o i
le tt e !
—
L à ! q u ’est- cc que je vo us d is a is ! E lle s ne
p e u v e n t m ê m e les o u b lie r d e v a n t cet h o r izo n !
Elle s r ie nt e t se t a is e nt .
E t , e ncor e une fois , m o n pèr e lâch e br id e à s on
im a g in a t io n . Il no us pa r le de s fées de s e a u x , de
ces nix e s me nte us e s q u i h a b it e n t le lo n g de s côte s ,
d a n s le cr e ux de s roche s , de s elfe s q u i d a ns e n t s u i
le s fala is e s ; de s guot ne s , g a r d ie n s de s tr és or s , e t
de s fa r fa de ts q u i h a n t e n t les la ude s de b r uy è r e s ...
no us fa it e nte nd r e , d a ns le b r u it de s v a g ue s , les
s o up ir s de s âm e s de c e ux q u i fir e nt n a u fr a g e
au cap Gr is .
a u n te l p o u v o ir d ’é v o c a t io n q ue
no us e nte nd o ns ces. s o u p ir s e t que la pe ur no us
v ie nt .
Il
no us d it ce fr a g m e n t d ’u n poè me S c a ndina ve :
O u i , v e rs la m e r lais s e z - m o i v o g u e r e t t o m b e r e u
11
11
■ v o g u an t ! O n m ’e n s e v e lir a d a n s u n lin c e u l hu~
in id e , p u is ce s e ra s u r m o i le s ile n c e é t e r n e l, t a n
d is q u e la v a g u e in la s s a b le r o u le r a m o n c o r p s v e rs
U s p la g e s , d a n s le s g r a n d e s n u it s m a g iq u e s o ù la
lu n e é c a ille d ’a r g e n t la s u r f ac e d e la m e r .
E n d é c la m a n t , m o n pèr e e s t b e a u, in s p ir é , s p le n
d id e ! S a têt e e s t nue , s on fr o nt s e mble bie n v r a i
m e n t de ce ux q u ' a touc hé s d u d o ig t le g é n ie .
— V o ilà le s e cre t de votr e g a ie t é , m a ît r e , s 'éc r ie
Jo h n , v o us voye z de s chos e s là o ù n o us n 'e n voy o ns
p a s ... No us s e r ions ve nus ici ce s oir s a ns vo us
cjue ces da me s a u r a ie n t pas s é la r e vue de le ur s
c hiffons e t m o i, p r o b a b le m e n t , fe r mé le s y e u x dcv a u t ce s pe ctacle m a g iq u e , m e d o n n a n t c o m m e
e x c us e de l' a v o ir d é jà v u ...
— E t que croycr.- vous que n o us p o u r r io n s m e tt r e
da ns nos c r é a t io ns , s i no us n ’y v o y io n s pas m ie u x
e t plus lo in q ue b e a u c o up d ’a u t r e s ? Il le fa u t ,
m o n u in i, c ’est le m é t ie r q u i le v e u t ! La néce#*
w té crée l ’or ga ne .
E t , h e ur e ux de se s e ntir a p p r é c ié , m o n père re
�IiN
LUT T E
p r e n d ses d e s c r ip t io n s d u m o n d e fa n t a s t iq u e des
e a ux . Le s « nix e s » ja lo us e s e t me nte us e s h a n t e n t
m a pe ns ée Je cr ois les v o ir pe r s o nnifié e s p a r les
Ch a u v o is e t no us v o u la n t d u m a l.
— Ce s o nt ces p er fid es, me d it m o n pè r e , q u i,
e s o ir , s ’e n vo n t é co u t a n t les p r o po s de s a m o u r e u x
a u x bor ds de s flots ! Ce son t e lle s q u i les a t t ir e n t
ve r s l ’a b îm e . Ma lh e u r à c e ux q u ’c llc s o n t e nt e nd us
p a r le r , un jo u r ou l ’a u t r e ils d e v ie n d r o n t le ur
p r o ie !
— S a uv o n s - n o u s ! s ’écr ie Jo h n , a v a n t que la t e n
t a t io n lie no us v ie nne de d ir e ... de d ir e ... — il me
r e ga r de e ncor e — de dir e de ces mots- lA !
— Me s e n fa n t s , r e s tons u n in s t a n t , u n in s t a n t
s a ns pa r le r , r e c ue illis , c h a r m é s , é b lo u is .
E t , d e v a n t ce dé c or s p le n d id e , ce tte m in u t e de
r e c u e ille m e n t de s ce nd e n no us , to m b e e u n o us , de
v ie n t u n e im pr e s s io n in o u b lia b le .
Mon che r Jo h n , vo us m ’a ve z fa it viv r e un e
de s m e ille ur e s s oirée s de m a v ie ! s ’est éc r ié m o n
pèr e e n r e m o n t a n t e n a u t o . S i m o n p in c e a u a r r ive
à e n fix e r le c ha r m e s ur une t o ile , je vo us la d o n
ne r a i.
O u i, à t o us , ce tte s oir ée a été bo nne . S e ule , la
pe ns é e de s nix e s me t o u r m e n t e ...
Je vo us écr is A l ’a ube d u le n d e m a in de ce jo u r
q u e je c r a in s c e p e n d a n t s a ns le n d e m a in . P o u r la
p r e m iè r e fois de m a vie , chère Ma d e m o is e lle , v o us
m e voye z d o u t a n t de la s uit e q ue p e u v e n t a v o ir de s
in s t a n t s he ur e ux .
S i m a le ttr e , fr a nc he au d é p a r t , l ’e s t m o in s à
l ’a r r ivé e , c'e s t q ue je l ’a i é cr ite e n p lu s ie u r s fois
e t q u ’une Ame de je u n e fille , e ncor e b ie n m ie u x
que s on fr o n t , « e s t u n cie l A g ib o u lé e s », c o m m e
le p r é te nd m o n père .
A u r e vo ir , chèr e Ma d e m o is e lle , dite s - moi s i la
p r o m e na d e que vous ve ne z de fair e ave c m o i au
c a p Gr is a m is no n pa s d u s o le il, m a is d u c la it
de lu u e d a n s vos pe ns é e «?
1
N a m k k . »
�CJO
EN LUTTE
VI
]l/ "c Cr a m cn
à
N a d in e Uiv a îd
Par is , le ...
Chèr e pe tite N a d in e ,
« E nc o r e une fo is vos g e n t ille s le tt r e s a u r o n t
a p p o r t é m ie u x que d u c la ir de lu n e , d u b o n h e u r
dans 'lia pe t it e c h a m b r e !... Vo t r e p r o m e n a d e a il
c a p C, s m ’e nt h o u s ia s m e e t a u g m e n t e , s i p o s s ible ,
n ia g r a n d e a d m ir a t io n p o u r votr e p è r e !... Q u ’il e s t
be a u, for t e t in t é r e s s a n t , votr e p a la d in d u m o y e n
Age, e t que j ’e us s e a im é l ’e nte nd r e é v o q u a n t les
d i' u it é s de s e a ux d a n s ce la n g a g e co lo r é ,
q u ’a c c o m p a g n a ie n t de g r a n d s ge s te s a m p lifié s p a r
le s
p lis , les dr a pe r ie s de la d a lm a t iq u e b la n c h e !...
Je s uis c o m m e vous : les nix e s ja lo us e s e t m e n
te us e s me t o u r m e n t e n t '!... Ay o n s p a tie nc e e t c o u
r a g e !... Ave c ces a r me s q u i no us v ie n n e n t d u cie l
e t q u ’il no us fa u t le cie l p o u r a v o ir , à q u o i
n ’arrive- t- on p a s ?
i
Je s uis m o in s s e ule d e p u is q u e lq u e t e m p s . Le s
g r a nde s v a g ue s de la vie o n t fa it é c ho ue r , s u r le
m ê m e é c ue il que m o i, u n p a uv r e h o m m e q u e je
c o nna is d e p u is l ’e nfa nc e , u n h o m m e tr ès m a lh e u
r e ux . Je me s uis ju r é de lu i êtr e u t ile , — s e r m e n t
bie n d é r is o ir e ! — q ue puis - je de m o n p e t it c o in ?
Aide z- moi, chèr e N a d in e , donne z- moi le mo y e n
d ’êtr e c o ns é que nte ave c mo i- mê me ...
J ’a tt e nd s de vo us ce ci : q ue v o u s p e r s ua die z
■' votr e be a u Jo h n q u ’il d o it , p o u r l ’a m o u r de vo us ,
a r r a c he r m o n vie il a m i
la s it u a t io n d a n s la
que lle il e s t c omm e e nt e r r é v iv a n t .
P eu t-êt r e le co n n a is s e z-vo u s , ce lu i q u e je p r o t è ge ,
il
se n om m e I,éon T a r d e t — p a r ce t t e a b e r r a t io n
s in gu liè r e q u i fa it q u ’à son n om a u jo u r d 'h u i ch a
cu n ve u t a jo u t e r u n p eu d ’a llu r e , ou a t e n u à
�EN LUTTE
91
lu i fa ir e p a r e r le s ie n de l ’a p p e lla t io n d ’u n e p r o
p r ié t é de fa m ille « de V a lh o m n ie » — . Co m m e je
c o n d a m n e fo r t ce tte p o ud r e a u x y e u x q u i n ’a v e u g le
q ue c e ux q u i la je t t e n t , je m ’e n t ie n s à « T a r d e t »
q ue j ’ai t o u jo u r s c o n n u . Lé o n T a r d e t — n ’a p p e
lo n s do nc pa s a u t r e m e n t m o n v ie il a m i d ’e nfa nc e ,
— t o m b é d ’u n e p o s it io n s p le n d id e d a n s la p lu s
n o ir e m is è r e , a u n e v ie ille m è r e , un e fille d ’une
s a nt é tr ès d é lic a t e e t u n fils . Es t- il r e s po ns a ble
de s m a lh e u r s q u i o n t fa it de lu i, h ie r u n h o m m e
r ic h e , a u jo u r d ’h u i pr e s que u n me urt- de - faim ? N ’auj ont- ils pas de t e r r ib le s c o m p te s à r e ndr e , c e ux
q u i l ’o n t a in s i p r é c ip it é d a n s le m a lh e u r ? ... Une
m a in se s e r a it t e n d u e s e c our a ble , a u lie u de le
po us s e r à la c h u t e , q u ’il a u r a it p u se r e le ve r .
Chè r e p e t it e a m ie , s oyo ns m e ille u r e s !... Die u
a m is e n t o u t « u n e g o u t t e de lu m iè r e », il no us
fa u t s a vo ir la d é c o u v r ir . Là e s t le s e cre t d u bie nfa ir e , la bo nne d ir e c t io n , le p h a r e !... Jo u b c r t s ’es t
im m o r t a lis é p o u r a v o ir t r a v a illé , p o li s a phr a s e
ju s q u ’à ce q ue ce tte « Kou t te de lu m iè r e • t o m b â t
de sa p lu m e , se t r a d u is ît e u d 'a d m ir a b le s pe ns ée s .
Votr e Jo h n , à q u i t o u t s o u r it , n o us d o it , de p a r
s on b o n h e u r m êm e, q u e lq u e s mie tt e s de s on m a
g n ifiq u e g ût e a u. Ne m ’ave z- vous p a s p a r lé d a n s
u n e de vos le ttr e s de ces us in e s d u T y r o l d o n t , à
ces he ur e s de r é volte q u i v o us fo n t p e u r , il p r é
t e n d v o u lo ir r é c la m e r la d ir e c t io n ? ... De mande zlu i d ’y tr o uve r u n g a g n e - p a in p o u r m o n p a uv r e
a m i; de mande z- le lu i, e n m e t t a n t t o u t votr e c œ u r
d a n s vos jo lis y e u x , le Cie l vo us e n b é n ir a ! A côté
de la mis è r e de s m is . Die u a m is la r iche s s e de s
a utr e s .
plac e a in s i le r e mè de pr è s d u m a l;
v e ut
q ue les p r iv ilé g ié s a id e n t les d é s h é r it é s , de t e lle
s or te q ue s ’é q u ilib r e la b a la n c e de ju s t ic e . Q u i l ’a
c o m p r is ? ü it i e s t c e lui q u i, r e pa s s a nt le c hiffr e de
ses r e nte s , se d it q u ’il ne d é t ie n t q u ’u n d é p ôt d o n t
il d o it u n e p a r t à d ’a ut r e s q u i 11’o n t r ie n ? ...
Je vous d is a d ie u tr ès v ite , m a chèr e e n fa n t , m a
le t t r e e s t lo n g u e , m a s a n t é b ie n pr é c a ir e , je
s u w br is é e p a r ce p e t it e ffor t.
11
11
U b n k v ik v k . »
�g,
EN LUTTE
M "° Cr â n ie n c a c h e t a sa le t t r e e t , la la is s a n t
<ur s e s g e n o u x , se r e n v e r s a , é p u is é e , s u r le s
co u s s in s d e sa ch a is e lo n g u e . P a r c e q u ’e lle se
s e n t a it si fa ib le , se s y e u x s ’e m p lir e n t d e la r m e s .
D e p u is q u e lq u e s jo u r s o n e û t d it q u e so n é t a t
e m p ir a it . L a fiè vr e e t u n m a la is e g é n é r a l
l ’a v a ie n t r e p r is e . E l le n e m a n g e a it p lu s , 11e
d o r m a it g u è r e .
« P o u r t a n t je 11e v o u d r a is p a s m o u r ir e n
co r e ! » se d is a it la p a u v r e fille .
S a vie a v a it r e t r o u v é u n b u t , u n e r a is o n
d ’ê t r e , M "° Cr â n ie n a u r a it v o u lu , a v a n t ce
q u ’e lle a p p e la it en s o u r ia n t t r is t e m e n t « le g r a n d
d é p a r t », s a vo ir s o n a m i d ’e n fa n c e h o r s d e
p e in e .
« S i j ’é t a is co m m e a u t r e fo is , j ’ir a is fr a p p e r à
t o u t e s le s p o r t e s , p o u r le s a u v e r d e l ’in fo r t u n e
e t d e c e q u ’e lle p e u t lu i in s p ir e r d e d é
s e s p o ir !... »
« E t r e co m m e a u t r e f o i s ! . . . » — So n c œ u r
s e s e r r e e t le s la r m e s q u i a v a ie n t c e s s é d e
c o u le r r e v ie n n e n t à s c s y e u x . — E t r e co m m e
a u t r e fo is !. . . A h ! s ’ils s a v a ie n t , c e u x q u i vo n t ,
vie n n e n t , m a r c h e n t , co u r e n t le s t e m e n t , a c c o m
p lis s a n t u n e c h o s e t o u t e n a t u r e lle , le le n t , le
p e r p é t u e l, le t e r r ib le s u p p lic e q u ’e n d u r e ce lu i
q u ’u n m a l im p la c a b le im m o b ilis e , q u ’u n e m a in
d e fe r r e t ie n t ! C ’e s t - à - d ir e q u ’à c h a q u e p a s , à
ch a cu n d e ce s m o u ve m e n t s q u i n e d e m a n d e n t
a u c u n e s o u ffr a n c e , ils r e m e r c ie r a ie n t le C ie l !...
M "° Cr a m e n n e p e u t p lu s co m p r e n d r e co m m e n t ,
a lo r s q u ’e lle a u s s i g o û t a it le b o n h e u r d e se s e n
t ir a le r t e , a lla n t e , b ie n p o r t a n t e , e lle u p u p a r
fo is s e p la in d r e , s ’ir r it e r d e so n s o r t , c»
g é m ir !...
(l A li I si 011 s a v a it ... si 011 s a v a i t . .. »
P o u r t a n t e lle s ’e fïr a y c d e t o u t e s le s la r m e#
SU e lle ve r s e d e p u is p e u s u r e lle - m ê m e ... A q u o i
�EN
LTJ TTE
93
b o n ? ... P o u r a r r iv e r à q u o i? V e u t - e lle s ’a ffa i
b lir e n c o r e ? E t la v o ilà c h e r c h a n t à s e d o n n e r
le c h a n g e : b ie n p o r t a n t e , p o u r r a it - e lle , p o u r c e
lu i q u ’e lle a r e t r o u v é a p r è s t a n t d e t r a ve r s e s ,
c e q u ’e lle p e u t é t a n t m a la d e ? O ù p r e n d r a it - e lle
le d r o it d e c h e r c h e r à l'a id e r , d e c h e r c h e r m ê m e
à le r e v o ir ? A u lie u q u e s o n in fir m it é la d é
g a g e d e t o u s le s p r é ju g é s . E lle lu i p e r m e t
d ’a c c u e illir l ’a m i d e ja d is , d e le g a r d e r p r è s
d ’e lle lo r s q u e la fiè vr e la r e t ie n t g r e lo t t a n t e e n
s o n lit , e t le s h e u r e s p a s s e n t m o in s le n t e s e t
m o in s lo u r d e s . E lle si m a la d e , lu i si m a lh e u
r e u x p e u v e n t , e n d e lo n g u e s c a u s e r ie s , r a t t a
c h e r le p a s s é à a u jo u r d ’h u i, le c h e r p a s s é , q u i
fu t fa it a u t a n t q u e d ’a m o u r fr a g ile , d e c o n
fia n ce e t d ’i n t i m i t é 1 .. E n fa is a n t r e v iv r e ce
p a s s é n e fo n t - ils p a s r e v iv r e a u s s i le s v ie u x p a
r e n t s d o n t M “° Cr a m e n 11e n e u t p a r le r q u ’à lu i,
p u is q u e lu i s e u l le s a c o n n u s . N e la r e vo it - e lle
p a s m ie u x , c e t t e v ie ille d e m e u r e d e la P a s s a r d iè r e : g r a n d e m a is o n ca r r é e , à l ’a s p e c t a c c u e il
la n t e t v é n é r a b le , a v e c s cs vo le t s fa n é s p a r le s
p lu ie s , le v e n t , le g r a n d s o le il, s e s c n g u ir la n d e m e n t s d e g ly c in e s e t d e r o s e s e t le s b e lle s d r a
p e r ie s p o u r p r e s q u ’y s u s p e n d e n t à l ’a u t o m n e le s
fe u ille s p r ê t e s à t o m b e r d e s v ig n e s v ie r g e s e t
d e s b ig n o n ia s .
Il
m o n t e s o u ve n t m a in t e n a n t , L é o n T a r d e t .
L e s r e la t io n s s e s o n t r e s s e r r é e s e n t r e le r e z- d e c h a u s s é e e t l ’e n t r e s o l. A c e t t e p r e m iè r e v is it e o ù
l ’o n p a r u t si m a l s e co m p r e n d r e , d ’a u t r e s o n t
s u ccé d é .
L a s e c o n d e se fit le le n d e m a in :
—
M a c h è r e a m ie , je v o u s a m è n e m a p a u v r e
p e t it e J e a iin e - M a r ie p o u r q u ’e lle s ’e x c u s e d e
so n m e n s o n g e ... e t q u ’e lle v o u s l ’e x p liq u e ...
J c a u n c - M a r ic 11c s ’e x c u s a p a s e t n ’e x p liq u a
r ie n .
�94
EN LUTTE
T a n d is q u e s o n p è r e p a r la it , c h e r c h a n t & d is
s ip e r la g ê n e q u i p e s a it s u r c e t t e n o u v e lle e n t r e
v u e , s cs r e g a r d s e r r e n t in d iffé r e n t s . B ie n t ô t la
je u n e fille se lè v e e t d e m a n d e la p e r m is s io n
d 'a lle r r e t r o u v e r s a g r a n d 'm è r e q u ’e lle n e v e u t
p a s la is s e r s e u le ... E n c e la e lle a r a is o n , e t p o u r
t a n t , o n s e r a it t e n t é d e p e n s e r q u ’e lle a t o r t ,
t a n t s e s y e u x s o n t fr o id s , s o n fr o n t t ê t u , e t d é
d a ig n e u x le p li q u i t e n d l ’a r c d e s e s lè v r e s .
j
M . T a r d e t e x p liq u e :
—
E lle s c a u s e n t e n t r e e lle s d e ce p a s s é q u i
é t a it h ie r , d e c e t t e v ie d e r ic h e s s e q u i é t a it la
n ô t r e ... M a m è r e se la m e n t e d e p e n s e r q u ’e lle
n e v iv r a p lu s u n e e x is t e n c e p a r e ille , e t e lle en
d o n n e la n o s t a lg ie à m a m a lh e u r e u s e e n fa n t ...
E lle s n e fo n t n i l ’u n e n i l ’a u t r e p r o fe s s io n d e
co u r a g e , et
p eu t-êtr e
m ’e n
v o u d r o n t - e lle s ,
m ê m e , d ’e n v e n ir c h e r c h e r p r è s d e v o u s . M a
'
m è r e c r a in t p a r - d e s s u s t o u t d e m e v o ir r é s ig n é
a u m a lh e u r , en p r e n d r e m o n p a r t i e t m e p lie r d e
va n t lu i. L ’o u b lie r u n in s t a n t , c ’e s t , à s e s y e u x ,
l ’o u b lie r t o u t à fa it , r e n o n c e r ?i r e m o n t e r la
p e n t e s i ve r t ig in e u s e m e n t d e s c e n d u e , a b d iq u e r ,
fin ir .
C e fu t ce jou r -lJ l q u e M 11" Cr â n ie n l ’e n t e n d it
r a c o n t e r sa v ie , e x p liq u e r le p o u r q u o i d e so n
m a r ia g e , d u so n a b a n d o n , e t q u 'e lle p u t t r o u v e r
j
e n e lle la fo r c e d ’é c o u t e r , s a n s l ’in t e r r o m p r e ,
c e t t e t r is t e n a r r a t io n , t e r n e , b a n a le , h is t o ir e d e ,
b ie n d ’a u t r e s ... E lle a v a it c o m p r is q u e t a n t
q u ’e lle n ’a u r a it p o in t s u b i l ’é p r e u v e d e c e r e
t o u r e n a r r iè r e , la c o n fia n c e e n t r e e u x n e i*m r i
la it r e n a ît r e ; m a is co m b ie n d e fo is a u lo n g d e
ce r é cit n 'e u t - e lle p o in t à s e m o r d r e le s lè v r e s
p o u r c o n t e n ir le s m o t s d e r e g r e t , d e r e p r o c h e ,
p rêts
s 'e n é c h a p p e r !. . .
jij
Ce t t e « p e t it e S a r a n c o lin », q u e L é o n T a r d e t
i v a i t é p o u s é e , é t a it d u r e s t e d o u c e , g e n t ille .
�EN LUTTE
95
M a is q u e lle e s t la fe m m e , p r is e u n iq u e m e n t p a r
in t é r ê t , d o n t le m a r i a p p r o u v e le s q u a lit é s ? L e
p lu s s o u v e n t il lu i e n v e u t e n r a is o n s o u ve n t
d e la s it u a t io n fa u s s e o ù il s e s e n t p r è s d ’e lle .
P a r c e q u ’il l ’a é p o u s é e s a n s a m o u r , p a r c e q u e
r ie n n e s e m b le le s r a p p r o c h e r a u jo u r d ’h u i, t o u t
le s a é lo ig n é s .
A in s i il l ’a s e n t ie se fa ir e , p o u r lu i, d e p lu s
e n p lu s é t r a n g è r e , a lo r s q u e , ce p e n d a n t , e lle
le s t a it là , e n fa ce d e lu i, in c a r n a n t la lo i,
l ’o r d r e , le d r o it , t o u s le s d r o it s , ce s d r o it s q u i
g ê n e n t , q u i la s s e n t , d r e s s é s e n o b s t a c le e n t r e la
fa n t a is ie e t t o u t a u t r e d é s ir , t o u t e a u t r e a s
p ir a t io n ... E t , p e u à p e u , c e t t e fe m m e q u ’il a
c h o is ie , p o u r la q u e lle , s a n s r e m o r d s , il a b r is é
le c œ u r d ’u n e a u t r e , lu i e s t d e v e n u e o d ie u s e
e t il a fu i so n c h e z lu i p o u r n e p lu s la v o ir , e t
il s ’e s t la n cé d a n s le d é s o r d r e p o u r t â c h e r d e
l ’o u b lie r . I l a v a it cr u le b r e u v a g e e n iv r a n t , il
n ’y a t r o u v é q u ’a m e r t u m e , u n e a m e r t u m e d e
c h a q u e jo u r e t d e c h a q u e h e u r e , u n e a m e r t u m e
q u i e m p o is o n n e sa vie .
—
L e m ir a g e d e l ’a r g e n t e s t le p lu s d a n g e
r e u x d e s m i r a g e s !. . .
C e lo n g r é c it , p r e s q u e u n e c o n fe s s io n , G e
n e v iè v e l ’a é c o u t é s a n s l ’in t e r r o m p r e . M a is
lo r s q u e à so n t o u r il lu i d e m a n d e l ’h is t o ir e d e
s a v ie , la p a u v r e fille se d r e s s e s u r la c h a is e
lo n g u e e t s o n v is a g e s ’e n fié v r e . C e q u ’e lle a
v é c u p e u t se r é s u m e r e n d e u x m o t s : « S o u f
fr a n c e , t o u jo u r s , e t , d e p lu s e n p lu s , s o u f
fr a n c e . » E t d ’o ù lu i e s t - e lle ve n u e c e t t e s o u f
fr a n c e ? ... N e le s a it - il p a s ?
*
V a - t - e lle e n t e n t e r l ’a v e u , r is q u e r d e t r o u b le r
p a r d ’ir r é m é d ia b le s r e p r o c h e s le u r t r is t e r e
v o ir ? P u is q u e le s t o r t s , lu i s e u l le s e u t , h é la s I
n e p e u t - e lle s e m o n t r e r g é n é r e u s e e t s u r e u x
fa ir e le s ile n c e ? ...
*
�çé
EN LU TTE
E n c e t e ffo r t h é r o ïq u e e lle m it t o u t e sa v o
lo n t é , e t ce jo u r - là , ils se q u it t è r e n t a p a is é s ,
co m m e r a p p r o ch é s .
M " ' Cr a m e » e n t r ’o u v r e le s y e u x , so n r e g a r d
t o m b e s u r c e t t e le t t r e é cr it e à N a d in e a ve c t a n t
d e h â t e , e t q u i a t t e n d r a p e u t - ê t r e lo n g t e m p s
a va n t q u e q u e lq u ’u n n e m o n t e la p r e n d r e p o u r
la m e t t r e à la p o s t e .
« J ’a i t o u s le s p e t it s m a lh e u r s ! . . . » s o u p ir é
M "’ Cr â n ie n .
C e lu i- là ce p e n d a n t n e s e r a p a s lo n g t e m p s
sa n s rem èd e.
U n p a s lo u r d , b r u y a n t , r a p id e s e m b le é b r a n
le r l ’e s ca lie r . Q u e se p a s s e - t - il? ... Q u e lq u e ca t fcá t r o p h c? ... U n in c e n d ie ? ... U n h e u r t v io le n t
s e co u e la p o r t e d e M 11" Cr â n ie n e t q u e lq u ’u n
e n t r e e n t r o m b e , s a n s s ’in q u ié t e r d e s a v o ir s 'il
y a é t é o u i o u 11011 a u t o r is é .
— C ’e s t m oi I c r ie u n e g r o s s e v o ix ; b o n jo u r ,
M a d e m o is e lle I P a p a m ’e n vo ie v o u s d e m a n d e r
s ’il p e u t m o n t e r vo u s v o ir , p u is si vo u s ave;-, d e s
co m m is s io n s , je s o r s.
M " u Cr â n ie n s o u r it . E lle e s t fa it e , m a in t e n a n t ,
î1 ce s e n t r é e s b r u y a n t e s e t s a n s fa ço n d u g r o s
H e c t o r , le fils d e son a m i. Sa m o n t é e t a p a
g e u s e d a n s l ’e s ca lie r n e l'é m o t io n n e p lu s .
— Co m m e vo u s tom be/ , b ie n : vo u s a lle r je t e r
p o u r m oi ce t t e le t t r e à la p o s t e ...
H e ct o r p r e n d la le t t r e , e n lit s a n s fa ço n
l ’a d r e s s e .
— B e r - s u r - M e r ... L e fils M a r d e le t t e est à
Be r - s u r - M e r . Vo u s n e c o n n a ît r ie z [>as u n m o ye n
d ’a r r ive r ju s q u 'à lu i p o u r lu i d e m a n d e r d e m e
fou rr < T Tlan s s e s a u t o s ? ... J e fe r a is d ’a b o r d n ’im
p o r t e q u o i, d é cr o t t e r d e s r o u e s , la v e r le s vo it u t e s , t ir e r le s o u ffle t d e s fo r g e s , n 'im p o r t e ! p o u r
e n s u it e , u n jo u r , d e ve n ir m é c a n ic ie n , c h a u ffe u r ;
q u ou m e co n fie d e s m a c h in e s , d e s b o n n e s u u lo s
�EN LUTTE
97
q u i file n t , q u i v o le n t ... b im s h h h ... o n e s t d é jà
à c in q u a n t e k ilo m è t r e s !...
— V o s é t u d e s ? ...
— B ie n , je n ’e n a i q u e f a i r e ! . . . V o u s n e m e
v o y e z p a s u n p e t it M ’s ie u d e s a lo n , n ’e s t - ce
p a s , a p r è s t o u t e s c e s h is t o ir e s ? ... D u r e s t e , ça
n e d u r e r a it p a s , a v e c m e s a n c ie n s ca m a r a d e s
q u i m e fo n t d e s t ê t e s ... C a lo t t e p a r - c i, co u p s
d e p o in g p a r - là , la c h o s e s e r a it v it e liq u i d é e !. . .
M ie u x v a u t q u e je m ’o ccu p e , a ille u r s . S i je n e
p u is ê t r e q u e lq u e c h o s e , je v o u s l ’a i d it , n 'im
p o r t e q u o i d a n s le s a u t o s M a r d e le t t e , je m ’en
v a is m o u s s e d a n s la m a r in e . J e n e p u is r e s t e r
s a n s r ie n fa ir e e n b a s q u a n d b ie n t ô t t o u t m a n
q u e r a ? ...
— V o u s m e p a r a is s e z, H e c t o r , a v o ir p r is ,
d e p u is q u e je vo u s a i v u , d e b ie n g r a v e s d é
cis io n s ?
— E lle s é t a ie n t p r is e s . J e p a s s e à l ’e x é
cu t io n .
— E t vo t r e g r a n d ’m è r e , q u ’e n d it - e lle ? ...
— B ie n s û r q u e n o u s n e s o m m e s p a s d u
m ê m e a v is . E lle a u r a it v o u lu fa ir e d e m o i u n
p r in ce d u s a n g e t c e la n e p e u t ê t r e . R é s ig n o n s n o u s ! .. . E lle r e p r o ch e à m o n p è r e la « p o s i
t io n t o u t e fa it e » q u e je n ’a i p lu s ... J e r é p o n d s
à c e la q u ’il y e n a b e a u c o u p co m m e m o i, q u i
r e co m m e n ce n t !... J e s e r a i u n s e lf n m dc m an , le s
A m é r ic a in s o n t m is la c h o s e à la m o d e !. . . E t
c e la m ’ir a r u d e m e n t , d e m e « fa ir e m o i- m ê m e »
a u lie u d e m e « la is s e r fa ir e », je m a r c h e r a i
o ù je vo u d r a i a u lie u d e s u iv r e la filiè r e ! S i M a r d e le t t c m e p r e n d d a n s s c s a u t o s ... b im s h h h ...
d u s o ix a n t e - d ix à l ’h e u r e !./ . V o u s c r o y e z q u e
c e la n e m ’ir a i»as m ie u x q u e d ’é t u d ie r l ’h is t o ir e
d e C lo v is ?
H e c t o r a v a it , en d is a n t c e s c h o s e s , u n e m in e
si r é jo u ie , u n ton si r é s o lu , q u e M "‘ Cr â n ie n
ÜJO- 1V.
�g8
e n
l u t t e
r o u v r it sa le t t r e à N a d in e p o u r y a jo u t e r ce
p o s t - s c r ip t u m : « M a c h é r ie , il v o u s fa u t c h e r
c h e r à ca s e r n o n s e u le m e n t le p è r e , m a is le fils ,
u n b o n g r o s g a r ç o n v ig o u r e u x , é n e r g iq u e , d o n t
o n p o u r r a it t ir e r q u e lq u e c h o s e ... I l d e m a n d e
e n t r e r cla n s la m a is o n M a r d e le t t e , à y fa ir e
n ’im p o r t e q u o i p o u r co m m e n ce r ; p u is il v o u
d r a it d e v e n ir « c h a u ffe u r , co u r e u r » ... S ’il n e
p o u v a it c o n t e n t e r s cs g r a n d e s a m b it io n s , il s ’e n
g a g e r a it co m m e m o u s s e . J e s e r a is b ie n h e u r e u s e
s i v o u s p o u v ie z é v it e r ce c h a g r in à se s m a lh e u
r e u x p a r e n t s . L e s o r t d e t o u s ce s p a u v r e s g e n s
e s t e n t r e v o s m a in s .
« M a jo lie N a d in e , v o y e z e t a g is s e z au
m ie u x . »
— L e p o s t - s c r ip t u m , c ’e s t p o u r m o i? ...
— O u i.
— P o u r q u e le s M a r d e le t t e m e p r e n n e n t d a n s
le u r s u s in e s ? ...
— O u i.
— A h ! ve in e d e v e in e ! . . .
E t le g r o s H e c t o r s a is is s a n t u n fa u t e u il
le s o u le v a , le r e p o s a à t e r r e , l ’e n t r a în a e n u n e
ron d e
v e r t ig in e u s e
q u ’il a c c o m p a g n a it
de
« b im s h h h » si b r u ya n t s q u e M llu Cr â n ie n fe r m a
le s y e u x , s e b o u ch a le s o r e ille s , t a n d is q u e
l ’a p p a r t e m e n t t o u t e n t ie r t r e m b la it , q u e la p e n
d u le , le s fla m b e a u x , le m o in d r e o b je t fr é m is s a it .
D u m ilie u d e ce b r o u h a h a u n e v o ix t o n n a :
— J e c o u r s p o r t e r la le t t r e !
U n e p o r t e s ’o u v r it , c la q u a , u n e t r o m b e s e m
b la fo n d r e d a n s l ’e s c a lie r , se p r o lo n g e r p lu s
lo in , le s ile n c e se r é t a b lit : H e c t o r é t a it p a r t i.
« Q u e l fo u ! » s e .d i t M 11* Cr â n ie n .
E t a lo r s s e u le m e n t lu i vin t u n p e u d ’in q u ié
t u d e ; n ’a v a it - e lle p a s é t é im p r u d e n t e d e d o n n e r
à H e c t o r c e t e s p o ir q u i p e u t - ê t r e a lla it le d é
t o u r n e r d e se s é t u d e s ?
�EN LUTTE
99
Q u e lq u e s in s t a n t s a p r è s L é o n T a r d e t a p p a
r a is s a it à so n t o u r e t , v is ib le m e n t t o u r m e n t é ,
q u e s t io n n a it :
— Q u ’e s t - ce q u e v o u s a v e z la is s é e n t r e v o ir
h m o n fils ? I l e s t iv r e d e jo ie . J e le lu i a i d e
m a n d é e t n ’a i o b t e n u d e lu i q u e c e t t e r é p o n s e
q u i n e m ’é c la ir e p a s : il p a r a ît r a it q u e v o u 3
l ’a v e z m is d a n s u n « p o s t - s cr ip t u m e n a u t o m o
b ile ! » A p r è s q u o i il s ’e s t liv r é à u n s a u t e - m o u
t o n p a r - d e s s u s le s m e u b le s e t à d ’in t e r m in a b le s
c r is q u i o n t fo r t d é p lu à m a m è r e ... N e p o u r
r ie z- v o u s m ’e x p liq u e r ...
M "* Cr a m e n a lla it p a r le r d e sa le t t r e à N a
d in e , e t v o ilà q u e t o u t à c o u p e lle n e l ’o s e . D a n s
s o n d é s ir d ’ê t r e u t ile à s o n p a u v r e a m i d ’e n
fa n c e , s ’e s t - c lle la is s é e a lle r t r o p lo in e n p a r
la n t d e lu i à la je u n e fille , en la p r ia n t d e le
r e co m m a n d e r à J o h n M a r d e le t t e ? ...
— P o u r r a it - o n s a vo ir à q u i v o u s a v e z é c r it
p o u r m o n fils ? ...
— J ’a i. . . j ’a i é cr it à ...
L e v is a g e d e L é o n T a r d e t se c o n g e s t io n n e e t
s e s y e u x fla m b e n t :
— Vo u s n e vo u s êt es p a s a d r essée a u x M a r
d e le t t e , j ’e s p è r e !
— N o n , p a s à e u x . . . d ir e c t e m e n t !...
M a is ce d e r n ie r m o t m e u r t s u r le s lè v r e s d e la
p a u vr e fille .
— P a r c e q u e le s M a r d e le t t e s o n t m e s p ir e s
e n n e m is !... Q u a n d je d is le s M a r d e le t t e , je
v e u x p a r le r d u p è r e , le fils é t a n t u n d e ce s b o n s
à r ie n q u i n ’o n t e u q u e la p e in e d e n a ît r e !...
M a r d e le t t e e s t u n h o m m e q u i n e c o n n a ît q u e
l ’a r g e n t , n e vo it q u e l ’a r g e n t e t à q u i t o u t
m o ye n e s t b o n p o u r a r r iv e r à s e s fin s . C e t
h o m m e a é t é o d ie u x p o u r m o i ! . . . C ’e s t lu i q u i
m ’a r u in é ...
E t il r a c o n t e a v e c u n e e x a s p é r a t io n
�100
EN LUTTE
c h a n g e sa v o i x , c r is p e s o n v is a g e , t e r n it so n r e
g a r d e t fa it d e lu i u n a u t r e h o m m e , co m m e n t
il s ’é t a it r e n d u a c q u é r e u r , p o u r le c o m p t e d ’u n e
s o c ié t é d o n t il é t a it le d ir e c t e u r , d e va s t e s d o
m a in e s b o is é s en T v r o l. M a r d e le t t e c o n v o it a it
c e s t e r r a in s e t o ffr a it d e le s r a c h e t e r . So n o ffr e
é t a n t d é r is o ir e , o n la r e p o u s s a .
—
Q u ’a - t - il fa it a lo r s ? ... N e r e c u la n t d e va n t
r ie n , p r o fit a n t d e l ’a v a n t a g e d e p e r t e s é n o r m e s
q u e n o u s ve n io n s d e fa ir e e n R u s s ie e t d e s e x
p é d ie n t s a u x q u e ls n o u s é t io n s c o n d a m n é s p o u r
p a r e r a u p lu s p r e s s é , il c r ia b ie n h a u t q u e n o ir e
s it u a t io n é t a it c o m p r o m is e , i l en d o n n a d e s
p r e u v e s q u e n o u s n e p o u v io n s s u r l ’h e u r e r é
fu t e r ; ce fu t la p a n iq u e , la c a t a s t r o p h e , l ’é c r o u
le m e n t , la liq u id a t io n , le d é s a s t r e ! E t , t r io m
p h a n t , le s p o u ce s d a n s le s g o u s s e t s , il a c h è t e le s
t e r r a in s p o u r r ie n ... p o u r r ie n , v o u s d i s - j e ! .. .
A h ! c a n a ille ... a h ! le g r e d in ... le b a n d it !...
E t M "0 Cr â n ie n a la d o u le u r d e le vo ir , t e n
d a n t le p o in g à d e s e n n e m is im a g in a ir e s , r e
p r e n d r e c e va - e t - v ie n t d e b ê t e e n c a g e q u ’il
n e c e s s e d ’a v o ir e n b a s , s ’a b a n d o n n e r h u n e d e
c e s c o lè r e s d ’h o m m e q u i a m a n q u é sa v ie e t q u i
s ’e n p r e n d
t o u t e t A t o u s d e sa m a lc h a n c e .
E l le l ’e n t e n d s e d é b a t t r e d e v a n t le s fa it s
a c c o m p lis co m m e e n t r e le s m u r s d ’u n é t r o it c a
c h o t ; e lle l ’e n t e n d se r é v o lt e r co n t r e t o u t c e q u ’il
a ce p e n d a n t é t é h a b it u é A r e s p e ct e r : l ’o r d r e é t a
b li, la s o cié t é , s e s lo is ; il s ’e x p r im e a v e c fie l,
h a in e , r a g e ; il d it co m p r e n d r e le s g e n s q u i
r is q u e n t le t o u t p o u r le t o u t , q u i n e r e c u le n t
d e va n t r ie n , p a s m ê m e d e va n t le p i r e ! . . .
G e n e v iè v e n e l ’in t e r r o m p t p a s . P a r p it ié p o u r
lu i, e lle le la is s e d ir e ; e lle s a it q u e p a r fo is ce s
c r is e s s o n t s a lu t a ir e s , q u ’e lle s d é t e n d e n t le s
n c ifs , q u e lle s s o n t u n d é r iv a t if A t r o p d e s o u ffla n c e s . M a is e lle s ’é iu c u t A la p e n s é e q u e t o u t
�EN LUTTE
101
ce q u ’il d it p o u r r a it ê t r e e n t e n d u , a u d é c h a în e
m e n t d e m a u x q u e d e p a r e ils d ir e s , c o ïn c id a n t
a ve c q u e lq u e c ir c o n s t a n c e fâ c h e u s e , p o u r r a ie n t
e n t r a în e r . E lle v o u d r a it le c a lm e r , le lu i fa ir e
c o m p r e n d r e . E t e lle s o n g e co m b ie n le s ê t r e s se
r e s s e m b le n t d e v a n t la s o u ffr a n ce , e t d e q u e l
fa ib le fr e in e s t l ’é d u c a t io n , lo r s q u e le m a lh e u r
v ie n t e t q u e la m is è r e s u it ..,
L u i c o n t in u e :
— J ’a im e r a is m ie u x m o u r ir d e fa im q u e d e
r ie n a cce p t e r d e ce s g e n s - là , m ’e n t e n d e z - v o u s ? ...
O u i, j ’a im e r a is m ie u x m o u r ir q u e d ’a c c e p t e r
d ’e u x 1111 m o r ce a u d e p a in ...
E lle l ’in t e r r o m p t e n fin , t r è s ca lm e , t r è s
d o u ce :
— J e c o m p r e n d s t o u t c e la p o u r v o u s , m a is
vo u s n ’ê t e s p a s s e u l !...
'
— S e u l? ...
L é o n T a r d e t p a s s e d ’u n g e s t e é g a r é sa
m a in s u r so n fr o n t . C e m o t a r a is o n d e sa
c o lè r e .
— S e u l, c ’est v r a i, je n e s u is p a s s e u l !...
E t il se in e t à r ir e , d ’u n r ir e a ffr e u x ,
d é c h ir a n t .
Vo u s a v e z r a is o n , je n e s u is p a s s e u l ! . . .
E t le p a in p e u t m a n q u e r c h e z n o u s , ce s o ir , d e
m a in ... E t je s o n g e à fa ir e le fie r , à r e le ve r la
t ê t e , a lo r s q u ’il fa u t v i v r e ? ... A h ! q u i q u e
v o u s a ye z im p lo r é p o u r m ’a id e r , s o ye z b é
n i e ! . . . C ’e s t vr a i, je n e m ’a p p a r t ie n s p lu s , je
n ’a i q u ’à m e co u r b e r d e v a n t ce q u i m e p e r
m e t t r a d e d o n n e r u n t o it e t d u p a in a u x
m ie n s ... A h ! l ’I io r r ib le c h o s e ... A h ! q u e lle d é
c h é a n c e ...
E c r o u lé su t u n fa u t e u il, il s a n g lo t e .
E t e lle a u s s i p le u r e s a n s t r o u ve r p o u r lu i u n
m o t d e co n s o la t io n .
�102
EN LUTTE
VII
D é s o r m a is M " ' Cr â n ie n p o u r r a fa ir e fa c ile
m e n t je t e r s e s le t t r e s à la p o s t e . A t o u t in s t a n t
H e ct o r m on te en t r o m b e p o u r d em a n d er « si on
n ’a p a s d e c o m m is s io n , p a s d e le t t r e , s ’il n ’e s t
p a s a r r iv é d e r é p o n s e à . . . » E t , s a n s s ’e x p liq u e r
m ie u x , il s e liv r e p o u r e x p r im e r sa p e n s é e à
u n e m im iq u e s in g u liè r e , e x t r a v a g a n t e .
C e t t e q u e s t io n q u e le fils fo r m u le à sa m a
n iè r e , G e n e v iè v e la lit é g a le m e n t d a n s le r e
g a r d q u e lu i je t t e le p è r e c h a q u e fo is q u ’il fr a n
c h it le s e u il d e so n p e t it a p p a r t e m e n t .
M a is N a d in e n ’a r ie n r é p o n d u , n e r é p o n d
p a s . Q u e s e p a s s e - t - il? E lle é c r iv a it si r é g u
liè r e m e n t , si s o u ve n t , e lle n ’é c r it p lu s . M "* C r â
n ien c o m p t e le s jo u r s ... t r o is jo u r s ... c in q ...
d i x . . . d o u ze ... q u in z e ... d ix - s e p t jo u r s s a n s n o u
v e lle s ... N a d in e n ’a - t - e lle p a s c o m p r is co m b ie n
é t a it p r e s s a n t ce q u ’o n lu i d e m a n d a it ? ... A - t - e lle
é c h o u é d a n s s e s d é m a r c h e s e t n ’o s e - t - e lle le
d ir e ? ... S e r a it - e lle t r o p h e u r e u s e p o u r s o n g e r à
s 'o c c u p e r d e s a u t r e s , — ce q u i n e lu i r e s s e m b le
r a it g u è r e — o u b ie n s o u ffr e - t - e lle e t u n e s o u f
fr a n c e q u i n ’e s t p a s la s ie n n e lu i e s t - e lle d e
p e u d e c h o s e ? M 11* C r a m c n n e s a it q u e lle r a i
son d o n n e r il ce s ile n c e , n e s a it q u e r é p o n d r e
¡\ c e u x q u i a t t e n d e n t , à c e u x q u i s e m b le n t a vo ir
m is e n u n e s p o ir si fr ê le b e a u c o u p t r o p d ’e s
p o ir . M "' Cr â n ie n s ’e ffr a y e m a in t e n a n t d ’a v o ir
d o n n é t a n t d ’im p o r t a n ce à ce q u e p o u v a it N a
d in e : p o u va it - e lle vr a im e n t q u e lq u e c h o s e ,
u e t a it - c e p a s t r o p lu i d e m a n d e r ? ...
E t c e p e n d a n t , d ’o ù q u ’e lle v ie n n e , u n e in -
�EN LUTTE
103
ïe r v e n t io n e s t n é c e s s a ir e !... R e c u la n t d e m o in s
e n m o in s d e v a n t le s a v e u x le s p lu s p é n ib le s ,
L é o n T a r d e t co n fie à M IIe Cr a m e n q u e d e s d é
m a r c h e s s u r le s q u e lle s il c o m p t a it p o u r a v o ir
u n e p o s it io n p lu s q u e m o d e s t e , in fim e , o n t
é c h o u é . A ce s d é m a r ch e s , le s u n s n ’o n t p a s r é
p o n d u ; d ’a u t r e s o n t o p p o s é u n r e fu s s a n s e x
p lic a t io n ; d ’a u t r e s o n t m o t ivé le u r r e fu s p a r d e s
r a is o n s b le s s a n t e s !...
— E lle e s t t o u jo u r s vr a ie , la fa b le d u
lio n
m a la d e !... a jo u t e d é s e s p é r é m e n t L é o n
Tard et.
L e le n d e m a in , n o u v e a u x d é b o ir e s , ce s o n t d e s
p a r e n t s a u x q u e ls il e û t s o u h a it é co n fie r p e n
d a n t q u e lq u e t e m p s sa v ie ille m è r e -et sa fille ,
q u i s ’e x c u s e n t d e n e p o u vo ir le s r e c e v o ir , « le u r
lis t e d ’in v it é s e s t clo s e e t , d u r e s t e , le u r s é
jo u r il la c a m p a g n e va ê t r e é c o u r t é ... »; le s u r
le n d e m a in , d e s v a le u r s q u ’il c r o y a it a r r a
c h e r a u n a u fr a g e et q u i o n t s o m b r é co m m e le
r e s t e ...
_ O h ! d u m o in s si l ’on p e u t a c c u s e r c e r
t a in s h o m m e s t o m b é s co m m e m o i d e s ’ê t r e t a illé
u n e b e lle p a r t a va n t la c a t a s t r o p h e , c e t t e a c c u
s a t io n n e p e u t m e fr a p p e r !. . . g é m it le p a u v r e
h om m e.
E t m a in t e n a n t , u n a ffo le m e n t a u x y e u x , il
e n e s t r é d u it à c o m p t e r le s jo u r s q u i le s é p a r e n t
de la r e d o u t a b le é c h é a n c e d u t e r m e . — E t c o m
b ie n y en a - t - il, d a n s « la g r a n d e ca s e r n e » , q u i
p e u t - ê t r e le s c o m p t e n t a ve c lu i ? .. .
— A h ! la m is è r e !... la m is è r e !...
G e n e v iè v e l ’a p a is e d e sa b e lle v o i x q u i e s t
r e d e v e n u e c o n fia n t e . O n d ir a it q u ’à s e h e u r
t e r à ce q u e la v ie d e s a u t r e s a d e s i p é n ib le ,
e lle r e t r o u v e d e la fo r c e p o u r p o r t e r so n p r o p r e
fa r d e a u , e n o u b lie r le p o id s e t s e r e d r e s s e r ,
v a illa n t e .
�104
E N LUT T E
_ N e p o u r r a is - je v o u s a id e r , m o n a m i, à
t r a ve r s e r c e t t e t e r r ib le p a s s e ? ...
L u i n e r e fu s e p lu s , il n e r é p o n d q u e p a r u n
g e s t e v a g u e ; s a it - il s e u le m e n t à q u o i il fa u
d r a s e r é s o u d r e p o u r p a r e r à ce s r u d e s m o m e n t s ?
M a is , lu i p a r t i, e lle s ’in q u iè t e , n o n p o u r e lle ,
e lle v it d e r ie n ; m a is p o u r lu i, l ’a id e q u ’e lle a
o ffe r t e e s t si m i n c e ! .. . E t la v o ilà s o n g e a n t S
a u g m e n t e r s e s r e s s o u r ce s , d ’a b o r d en s u p p r i
m a n t c e q u i n e lu i e s t p a s a b s o lu m e n t n é ce s
s a ir e : ce s a ffr e u x r e m è d e s si c o û t e u x e t q u i n e
la s o u la g e n t p o in t ; R o s a , q u ’e lle p o u r r a it n e
fa ir e v e n ir q u ’u n e d e m i- h e u r e t o u s le s d e u x o u
t r o is jo u r s , le r e s t e d u t e m p s ... ch b ie n , l ’o n
v e r r a it ! E n s e t r a în a n t , n ’a r r ive r a it - e lle p a s à
t ir e r p a r t i d e ce q u i lu i r e s t e d e fo r c e s ? ...
M a is co m m e t o u t ce la e s t e n co r e p e u d e ch o s e ,
il fa u d r a it m ie u x e t p l u s ! . . . M "' Cr â n ie n s o n g e
à c o u d r e , b r o d e r ; ce r t e s , ce s t r a v a u x d ’a ig u ille
r a p p o r t e r o n t p e u , m a is on n ’en e s t p a s à d é
d a ig n e r le m o in d r e g a i n ! . . . N e p o u r r a it - e lle
a u s s i é c r ir e , s e s e r vir d e ce q u ’e lle s a v a it a u t r e
fo is ? ... E lle se r é jo u it , p u is s e d é c o u r a g e . Sa
m is é r a b le s a n t é va - t - e lle e n t r a v e r la vo lo n t é
q u ’e lle a d e s e r e n d r e u t i le ? . . . L ’o b lig a t io n
d ’Ctr e p r e s q u e co n s t a m m e n t é t e n d u e s u r c e t t e
ch a is e lo n g u e n e r e n d r a - t - e lle p a s im p o s a b le s
le s t r a v a u x d e c o u t u r e ? ... E t q u e m e t t r a la
p a u vr e fille e n se s a r t ic le s , si e lle n e p e u t s ’a i
d e r d e d o cu m e n t s p u is é s d a n s le s b ib lio
t h è q u e s ? ...
M a lg r é t o u t , le t e m p s p a s s e , le s é c h é a n c e s se
p r é c ip it e n t , e lle s a r r iv e n t , e lle s s o n t là . . .
N a d in e n e r é p o n d t o u jo u r s p a s ...
L a vie es t lo u r d e !...
I o u r t a n t , e n d é p it d e la d é t r e s s e d ’u n e p a î e i llc s it u a t io n , q u a n d m o n t e v e r s G e n e v iè v e
so n p a u vr e a m i, d e p lu s eu p lu s co u r b é e t d é
�EN LUTTE
105
fa it , ils o n t e n co r e le c o u r a g e d ’u n p e u d e g a ft é
q u i le u r v ie n t , à lu i d e la d o u c e u r d e co n fie r sa
p e in e , à e lle d e s e n t ir q u ’e lle p e u t ê t r e u n r é
c o n fo r t . M a is , t a n d is q u e t o u t le s r a p p r o c h e , la
v ie ille M mo T a r d e t e t J e a n n e - M a r ie d e m e u r e n t
in v is ib le s e t l ’on d e v in e d a n s le u r a t t it u d e u n e
s o u r d e h o s t ilit é .
— J ’a u r a is a im é fa ir e t r a v a ille r v o t r e fille t t e ;
c ’e s t , d e t o u t c e q u e j ’a u r a is p u fa ir e , ce q u i
m ’e û t é t é le p lu s fa c ile .
— M a m è r e n e le p e r m e t t r a it p a s.
— P o u r q u o i?
— I ,e s a it - e lle ? ... M a m è r e e s t o r g u e ille u s e ,
je v o u s l ’a i d é jà d it , e lle d o it vo u s e n v o u lo ir
d ’ê t r e le t é m o in d e m e s m a lh e u r s !... J e s u is c e r
t a in q u ’e lle cr o it q u e vo u s y v o y e z co m m e u n e
s o r t e d e ... d e r e v a n c h e !. . .
G e n e v iè v e jo in t le s m a in s , s o u r it d é p it ié ,
m u rm u re tou t bas :
— L a p a u v r e fe m m e !...
L u i c o n t in u e :
— E l le n e m e p a r le p a s d e vo u s ; m a is q u a n d
je v e u x vo u s a m e n e r J e a n n e - M a r ie , e lle se p la in t
d ’a v o ir à r e s t e r s e u le ... Q u i m ’e û t d it q u e m a
vie s e r a it ce q u ’e lle e s t s a n s q u e j ’e n m e u r e
d ’a n g o is s e ! ... L a n a t u r e a d ’é t r a n g e s fo r ce s
q u ’o n ig n o r e e t q u ’o n la is s e p e r d r e q u a n d o n est
h e u r e u x !... A h ! m on a m ie , p o u r m e s e r v ir d ’u n
m o t q u i vo u s e s t ch e r , q u e s e r a is - je s i, e n t o u t
c e c i, v o u s n ’é t ie z p o u r m oi « la g o u t t e d e lu
m iè r e » q u i m o n t r e le p r é s e n t m o in s s o m b r e et
e m p ê c h e d e d é s e s p é r e r d e l ’a v e n ir I ...
E lle s e d é fe n d d u r ô le q u ’i l , l u i p r ê t e et c e
p e n d a n t e lle e s t s i h e u r e u s e d e ce q u ’e lle e n
t e n d q u e s cs y e u x , s e s g r a n d s y e u x n o ir s si fié
v r e u x d a n s la s o u ffr a n c e , s ’a d o u c is s e n t , b r ille n t
d e jo ie .
�EN LUTTE
io 6
E t v o ilà q u ’u n m a t in , a lo r s q u ’o n n e l ’a t t e n d
p lu s , a r r iv e c e t t e le t t r e d e N a d in e :
Cliè r e M a d em o is elle ,
j ’a i b es oin d e vo u s vo ir . J e vo u s en co n ju r e , r é
se r vez-m o i l ’a p r è s-m id i q u i s u ivr a l'a r r ivé e d e m on
m e ss a ge , q u e je s o is s e u le a ve c vo u s.
N
a d in e
.
M n* Cr a m e » t o u r n e , r e t o u r n e le p a p ie r . I l n e
lu i fa u t p a s lo n g t e m p s p o u r d e v in e r , n e s e r a it c e q u ’a u d é s o r d r e d e l ’é c r it u r e , q u e q u e lq u e
c h o s e s u r v ie n t e n la v ie d e la je u n e fille e t q u e
ce n ’e s t p a s d u b o n h e u r .
— E lle a u s s i? ... E t m e s p a u vr e s a m is ,
a lo r s ? ... e t c e q u e j ’e s p é r a is p o u r e u x ? , . .
G e n e v iè v e s e s e n t p r is e a u cœ u r p a r u n e v io
le n t e a n g o is s e . E n ce s ile n ce d e N a d in e , e lle
a v a it m is d e l ’e s p o ir , p lu s d ’e s p o ir q u 'e lle n ’a
vo u lu s e l ’a v o u e r ... C e t e s p o ir s e r a it - il d é ç u ?
L e s t e r r ib le s é c h é a n c e s a p p r o ch e n t e t G e n e
v iè v e a r e co n n u l ’im p o s s ib ilit é o ù e lle é t a it
d ’a u g m e n t e r s cs r e s s o u r ce s .
A lo r s ? . ..
— W o n D ie u ... m o n D ie u !..*
*
* *
A u jo u r d it , N a d in e a r r iv e ...
T o u t d e s u it e , M n* Cr â n ie n v o it q u ’e lle n ’es t
pas h eu r eu se.
L a je u n e fille e s t m a ig r ie , p Alie, se s y e u x s o n t
c r e u x e t , e u x a u s s i, e m p lis d e fiè vr e
— N a d in e !...
— Ah 1-M ademoiselle...
— Q u ’y a - t - il? ...
E t co m m e u n a u t r e jo u r , — jo u r h e u r e u x ,
Ce lu i- là , — N a d in e s ’é la n c e ve r s la ch a is e
�EN
LU T T E
T07
lo n g u e , p r e n d la m a in d e M u* Cr a m e n : m a is
a u lie u c e t t e fo is d e la b a is e r en r ia n t , e lle la
p r e s s e co n t r e son fr o n t e t p le u r e .
— Q u ’y a - t - il, e n fa n t ?
— V o u s n e s a v e z r ie n ? ...
— J e n e s a is r ie n ...
— U n a c c id e n t a ffr e u x e s t a r r iv é à J o h n ...
— U n a c c id e n t ...
— J ’cn s u is p e u t - ê t r e c a u s e ...
— V o u s ? .. .
— O u i, m o i... m o i !...
— E x p liq u e z - v o u s ? ...
S ’e x p liq u e r ? ... la p a u v r e t t e n e le p e u t R u cr e ,
le s la r m e s l ’é t o u ffe n t .
— O ù c e t a c c id e n t e s t - il a r r iv é ? ...
D ’u n g e s t e , N a d in e s e m b le d ir e : « J e n e s a is
p a s. »
— E t q u a n d ce la s ’e s t - il p a s s é ? ...
— H ie r , a v a n t - h ie r ... le jo u r d ’a v a n t ...
j ’o u b lie ...
D ’u n e v o ix s o u r d e , e n t r e c o u p é e d e s a n g lo t s ,
N a d in e p a r v ie n t à r a c o n t e r :
— S u r u n e r o u t e , d a n s u n e d e s ce n t e , u n v i
r a g e t r o p r a p id e ... l ’a u t o a h e u r t é u n t a lu s q u i
s é p a r a it le c h e m in d e c h a m p s e n co n t r e - b a s ,
et fr a n c h i le t a lu s , s ’est r en ver sé-, a é t é p r é c i
p it é d a n s le s c h a m p s ... L e c h a u ffe u r s ’e s t é v a
n o u i, il n ’a r ie n . J o h n , s e u l, J o h n ...
O n le d it t r è s m a l ! . . . C e n ’e s t q u e p lu
s ie u r s h e u r e s a p r è s l ’a c c id e n t q u ’o n a t é lé g r a
p h ié a u x Go éla n d s . . . M "” M a r d e le t t e a r e ç u la
d é p ê c h e , il p a r a ît q u e n o u s é t io n s t o u s l à ! . . ,
E l le a e u le c o u r a g e d e n e r ie n d ir e ... E lle a
s im p le m e n t r e g a r d é sa m o n t r e e t , co m m e a u
c u n t r a in n e p a r t a it à c e t t e h e u r e , e lle n o u s a
la is s é le t e m p s d e q u it t e r la v illa , n o u s a v e r t is
s a n t s e u le m e n t q u e p a r le r a p id e d u s o ir so n
�io 8
E N LUT T E
m a r i e t e lle ir a ie n t à P a r is p o u r a ffa ir e s . C e s
v o y a g e s é t a n t fr é q u e n t s , n u l d e n o u s n ’en a é t é
s u r p r is . E t d e r r iè r e n o u s M . e t M ” ' M a r d e le t t e e m m e n a n t C a t h e r in e , à la q u e lle ils la is
s a ie n t t o u t ig n o r e r e n co r e , p o u r ê t r e p lu s s ft r s
q u e r ie n n e t r a n s p ir e r a it , o n t g a g n é la g a r e ...
C e s o ir - là , p o u r la p r e m iè r e fo is d e p u is b ie n
d e s s o ir s , les Go éla n d s fu r e n t s a n s t z ig a n e s ...
s a n s lu m iè r e s ... V o u s m e d ir e z q u e ce s c h o s e s
s( d is e n t a p r è s c o u p : ja m a is je n ’a i p a s s é s o i
r é e si lo u r d e , si h a n t é e d e p r e s s e n t im e n t s ...
C h e z n o u s , m on p è r e é t a it t r is t e , p r é o c c u p é .
M a je u n e b e lle - m è r e , S u z a n n e , fo r t s o u ffr a n t e ,
a p r is la m e r en h o r r e u r e t vo u d r a it r e ve n ir à
P a r is , le s m é d e cin s le lu i d é fe n d e n t ... T o u t
l ’ir r it e , l ’a g a c e ... M o n p è r e s ’é p u is e
l ’é g a y e r ,
r ie n n e la d is t r a it . N o u s n o u s o ccu p â m e s
a p r è s d în e r d e la p e t it e la y e t t e d u b é b é
q u i va v e n ir , e t s u r le s b r a s s iè r e s , le s - b é g u in s ,
t o u s c e s p e t it s o b je t s jo lis , ce fu r e n t d e s
la r m e s e t le s p lu s p e s s im is t e s p r o p o s ... S u z a n n e
n o u s d é c la r a it q u e t o u t ir a it m a l, fin ir a it m a l...
Ce la se t e r m in a p a r u n e v io le n t e cr is e d e n e r fs .
M o n p è r e d u t c o u r ir c h e z le m é d e cin . E t ce fu t
le m é d e cin q u i, p o u r c o n t e r q u e lq u e ch o s e , d is
t r a ir e S u z a n n e e t l ’a r r a c h e r A s cs p r é o c c u p a
t io n s , n o u s d é cla r a q u ’il n e s a v a it ce q u i se p a s
s a it a u x Goéland.'', q u e M . e t M ” ’ M a r d e le t t e
é t a ie n t p a r t is a u r e çu d ’u n e d é p ê ch e le s a v e r t is
s a n t q u e le u r fils a v a it é t é v ic t im e d ’u n a c c i
d e n t d ’a u t o m o b ile ... J e cr o is m ’é v a n o u ir ; n ia is
c e t t e n o u ve lle s e m b le r e s s u s cit e r S u z a n n e ... E lle
e n o u b lie se s n e r fs , e lle p r e s s e le m é d e cin d e
q u e s t io n s ... L u i n e s a it r ie n d e p lu s , il a m ê m e la
c r a in t e d ’a vo ir t r a h i le s e c r e t p r o fe s s io n n e l, il
t ie n t la n o u ve lle d ’u n e s u p p lé a n t e ¡\ la p o s t e .
C est e lle q u i a r e çu le t é lé g r a m m e . O ù est a r r iv é
I a c c u le n t ? 11 n ’u p a s p e n s é ù le d e m a n d e r ...
�EN
LUT T E
10 9
V a is - je c o u r ir a u x "Goéla n d s ?... M in u it s o n n e ,
c ’e s t im p o s s ib le ... M e fa u d r a - t - il r e s t e r ju s
q u ’a u m a t in s a n s r ie n s a v o ir ? ... Q u e lle n u it ...
q u e lle v e i l l é e ! . . . J e la p a s s a i t o u t e n t iè r e à m a
fe n ê t r e ... L e t e m p s é t a it c a lm e , la 111er a va it u n
b r u it fr a is b e r c e u r ... L e s p r o je c t io n s d u p h a r e
s 'a t t a r d a ie n t p a r in s t a n t s u r le s m in a r e t s d e s
Go éla n d s , e n fa is a ie n t é t in c e le r le s g ir o u e t t e s !...
A h ! c e t t e in d iffé r e n c e d e s ch o s e s d e v a n t le s p lu s
g r a n d s c h a g r in s , c e t t e im p a s s ib ilit é d e là n a t u r e ,
c e t t e r é g u la r it é d u t e m p s 11e c a u s e n t - e lle s p a s
u n e im p r e s s io n q u i fa it p e u r , t a n t e lle s d o n n e n t
c o n s c ie n c e q u e c e q u e n o u s s o u ffr o n s , ce q u e
n o u s p o u v o n s ê t r e e s t si p e u , 11’e s t r ie n ! P a u v r e
J o h n !... A u m a t in , je 11’y t in s p lu s , j e c o u r u s
a u x Goéla n d s e t d e m a n d a i ù v o ir C a t h e r in e ,
ig n o r a n t q u ’e lle é t a it p a r t ie . O11 111c le d it , je
m ’en d é s o le . L e v a le t a u q u e l je m ’a d r e s s e , t ê t e
d e c ir e c o r r e c t e e t im p a s s ib le , m ’é c o u t e , in d if
fé r e n t . J ’in s is t e p o u r s a v o ir si v r a im e n t u n a c c i
d e n t e s t a r r iv é . I l fin it p a r 111c r é p o n d r e e n j e
t a n t u n r a p id e r e g a r d d e r r iè r e lu i, co m m e s ’il
a v a it la c r a in t e d ’ê t r e e n t e n d u p a r d ’a u t r e s q u e
p a r m o i.
—
IÎ11 e ffe t , 011 p a r le d ’u n a c c id e n t , M a d e m o i
s e lle , m a is l ’o r d r e a é t é d o n n é d e 11’e n r ie n
d ir e .
J e r e n t r e a ffo lé e e t m o n t e c h e z m o n p è r e . Il
e s t d a n s so n a t e lie r . U n b e a u jo u r c la ir m e t
en v a le u r le s t o ile s , p a r le s b a ie s la r g e o u
v e r t e s e n t r e u n b o n a ir c h a r g é d e s e n t e u r s m a
r in e s . S u r 1111 c h e v a le t e s t u n e t o ile in a c h e v é e :
le c a p G r is a u c la ir d e lu n e ! M o n p è r e l ’a p r o
m is e à J0I111 e n sot iven il* d e n o t r e p r o m e n a d e ...
Q u e t o u t ce la e s t d é jà lo in !...
M o n p è r e , b ie n q u e r e vê t u d e sa lo n g u e b lo u s e
d ’a t e lie r , e s t a s s is d e va n t u n e t a b le A é c r ir e , la
t ê t e d a n s s e s m a in s . L u i a u s s i a d û p a s s e r u n e
�IÎO
EN EUT T E
m a u v a is e n u it , il s e m b le v ie illi, a ffa is s é . I l s u r
s a u t e q u a n d je lu i d e m a n d e :
— P è r e , co m m e n t p o u r r io n s - n o u s a v o ir d e i
n o u v e lle s d e J o h n ? ... N e t r o u v e z - v o u s p a s c r u e !
q u ’o n n o u s la is s e t o u t ig n o r e r ? O n n ’a g it p a s
a in s i a v e c d e s a m is !...
— O h ! ce s M a r d e le t t e co n s id è r e n t si p e u le s
a u t r e s co m m e d e s a m i s ! . . . C ’e s t e n c o r e u n e
fo r m e d e l ’é g o ïs m e d e s e c r o ir e t o u jo u r s s e u l
a u m o n d e !... C ’e s t d u r e s t e le p r o p r e d e b e a u
c o u p d e g e n s h e u r e u x d e s e c a c h e r d ’u n m a l
h e u r co m m e d ’u n e h u m ilia t io n !...
J e rép ète :
— P è r e , co m m e n t fa ir e p o u r a v o ir d e s n o u
v e lle s ? ...
Q u ’y a - t - il d a n s m a v o i x ? M o n p è r e m e r e
n ar de, s e s y e u x s ’a t t e n d r is s e n t . I l r é p o n d à
m a q u e s t io n p a r c e t t e q u e s t io n :
— T u l ’a im e s d o n c b ie n ? ...
— A h ! si je l ’a im e !...
J e t o m b e d a n s s e s b r a s , n o t r e é m o t io n e s t
g r a n d e , je c r o is q u ’à ce m o m e n t n o u s s o u f
fr io n s a u t a n t t o u s le s d e u x . . . I l n e l ’a vo u e r a
p a s : m a is S u z a n n e , e n fa n t g â t é e , c a p r ic ie u s e ,
fa n t a s q u e , n e le r e n d p a s h e u r e u x e t n e p a
r a it p a s s o n g e r u n in s t a n t q u e là s e r a it so n
d e vo ir !...
— E n a im a n t J o h n t u t e p r é p a r e s b e a u c o u p d e
la r m e s !...
J e r ép on d » :
— P le u r e - t - o n t o u jo u r s p a r ce q u e l ’o n c h e r c h e
à ê t r e h e u r e u x ? ...
— O n p le u r e lo r s q u ’o n p o u r s u it u n e fo lie ...
O r a im e r J o h n est u n e fo lie , vo s s it u a t io n s s o n t
t r o p d iffé r e n t e s ... I l e s t t a r d p e u t - ê t r e p o u r te
le d ir e ; m a is si je n e l ’ai p a s fa it p lu s t flt , c ’est
q u à le vo ir p r è s d e t o i si d iffé r e n t d e c e q u ’il
so m o n t r e a u p r è s d e s a u t r e s fe m m e s , j ' e n ve
�E N ' LUT T E
n i
n a is , m o i a u s s i, à c r o ir e e n c e t a v e n ir t r o p
b e a u ... M a is , m a p a u v r e p e t it e , j ’a u g m e n t e t o n
c h a g r in a u lie u d e l ’a llé g e r . J e cr o is p e u a u
b o n h e u r p o u r m o i e t p o u r le s m ie n s , ce m a
t in ... I l n ’y a u r a it q u ’u n m o ye n d ’a vo ir d e s
n o u v e lle s : e n v o ie u n e d é p ê c h e à P a r is .
C e t t e d é p ê c h e , M a d e m o is e lle , j ’e n a i a t t e n d u
la r é p o n s e t o u t h ie r , e lle n ’e s t p a s ve n u e .
Co m m e j ’e r r a is d e la m a is o n a u t é lé g r a p h e e t
d u t é lé g r a p h e à la m a is o n , n e p o u v a n t r e s t e r
e n p la c e , j ’a i r e n co n t r é le s C h a u v o is . Bie n q u e
n o u s n e fu s s io n s g u è r e e n b o n s t e r m e s , j ’a i
co u r u ve r s e lle s p o u r le u r d e m a n d e r si e lle s
a va ie n t d e s n o u v e lle s ...
M"'° C h a u v o is , ir r it é e , h o r s d ’e lle , m ’a p p r it
q u ’e lle n e s a v a it r ie n , t p ie M "’° M a r d e le t t c é t a it
é t o n n a n t e d ’a g ir a in s i v is - à - v is d ’e lle , s u r t o u t
a p r è s ce s q u e lq u e s jo u r s p a s s é s e n s e m b le , c ’é t a it
à n ’y p a s c r o i r e !. . .
— A u s s i, n o u s r e p a r t o n s p o u r P a r i s ! . . . P e u t ê t r e , là - b a s , s a u r o n s - n o u s q u e lq u e c h o s e , c o n
c lu t - e lle ...
— V o u s r e p a r t e z a u jo u r d ’h u i?
— A c in q h e u r e s , Yv o n n e n e p e u t p lu s s u p
p o r t e r d e r e s t e r ic i d e p u is q u ’e lle s a it ...
Yv o n n e p r e n a it d e s a ir s p e n c h é s , e lle t a m
p o n n a it s e s y e u x q u i m e p a r a is s a ie n t p o u r t a n t
s a n s la r m e . N ’eft t é t é la g r a vit é ^ d e l ’h e u r e , je
n e s a is s i je n e lu i a u r a is p a s d e m a n d é r a is o n
d e t o u t e c e t t e é m o t io n !... Q u ’e s t - ce q u i l ’a u t o
r is a it à p a r a ît r e p le u r e r s u r J o h n ? ... J e la d é
v is a g e a is , le r o u g e m e m o n t a it a u v is a g e , il n ie
s e m b la it q u ’e lle n ’a v a it n u l d r o it p o u r a g ir a in s i
e t q u 'e n le fa is a n t e lle m e v o la it !... Q u e l im p u
d e n t a ffic h a g e d e s e n t im e n t s q u e je s a v a is n e
p o u v o ir e x i s t e r ! . . . 'l'o n t c e la é t a it d e s t in é à
ê t r e r é p é t é !... E n je t a n t s e s s e c r e t s à t o u s le s
v e n t s , n e s a it - o n p a s q u ’il e n a r r iv e t o u jo u r s
�ÏIZ
EN
LUT T E
q u e lq u e c h o s e là o ù l ’o n s o u h a it e le s fa ir e p a r
v e n ir . E s t - c e q u e p a r h a s a r d o n c o m p t a it s u r
m o i p o u r a id e r à la t r a n s m is s io n ? ...
— V o u s p a r t e z à c in q h e u r e s , p a r le m ê m e
t r a in q u e m o i !... d is - je t o u t à c o u p à M m® C h a u v o is . J ’a v a is la t ê t e p e r d u e e t le d é s ir o b s t in é
d e lu i ê t r e d é s a g r é a b le .
— V o u s p a r t e z a u s s i? c r ia - t - e lle , fr o n ç a n t le
s o u r c il, co m m e si e lle e û t v o u lu c o n s e r v e r p o u r
e lle s e u le la fa c u lt é d e m o n t e r d a n s ce t r a in .
Yv o n n e a v a it c e s s é d e t a m p o n n e r s e s y e u x
p o u r m e r e g a r d e r a v e c d é d a in . E lle je t a d u
b o u t d e s lè v r e s :
— V o u s a u s s i, co m m e m o i, n e p o u v e z - v o u s
d e m e u r e r ic i, d e p u is ...
J e c o u p a i c o u r t à la fin d e sa p h r a s e p a r
u n si b r e f « v o u s l ’a v e z d it !... » q u ’e lle e n r e s t a
s a n s p a r o le . I l y a v a it b ie n d e s jo u r s q u e c e t t e
s o r t e d e d u e l e x is t a it e n t r e c e s fe m m e s e t m o i !...
t ille s a t t a q u a ie n t , je n e r ip o s t a is g u è r e ... J o h n
é t a it là e t j ’é t a is a v e c lu i !... M a is a u jo u r d ’h u i...
P a r t ir à cin q h e u r e s ! . . . 11 m e fa lla it e n o b
t e n ir la p e r m is s io n d e ‘m o n p è r e q u i co m m e n ça
p a r d é c la r e r la c h o s e im p o s s ib le . Il n ’y c o n s e n
t it q u e d e va n t m o n d é s e s p o ir .
A c c o m p a g n é e d e la fid è le A n n e t t e , — la
v ie ille b o n n e q u i m ’a é le v é e — j e s u is a r r iv é e
h ie r a u s o ir . M a p r e m iè r e p e n s é e a é t é d e m e
fa ir e c o n d u ir e a u x C h a m p s - E ly s é e s , à l ’h ô t e l
M a r d e le t t e . I l é t a it o n z e h e u r e s .
P o u r t a n t je d e s c e n d s d e v o it u r e , d é c id é e à
s o n n e r , à p a r le r 'a u c o n c ie r g e , à s a v o ir ... M a is
lo r s q u e j e m e t r o u v e e n fa ce d e la p o r t e co c h è r e , je n e l ’o s e p lu s e t r e s t e im m o b ile , e ffr a y é e
d e va n t c e s lo u r d s b a t t a n t s d e c h ê n e d o n t t o u s
le s c u iv r e s b r a q u é s s u r m o i s e m b le n t a v o ir é t é
m is là p o u r m e fa ir e r e c u le r .
A h ! ce s fa ç a d e s d e m a is o n d e r r iè r e le s q u e lle s
�EN
LUT T E
113
o n s a it q u ’il s e p a s s e q u e lq u e ch o s e , q u e lq u e
c h o s e q u ’o n v o u d r a it v o ir , q u ’o n b r û le d e s a
v o ir , e t q u i n e r é v è le n t r ie n s in o n c o m b ie n , à
c e r t a in e s h e u r e s , u n ê t r e e s t p e u p o u r u n
a u t r e ê t r e , co m b ie n e n t r e e u x t o u t e s t o b s t a c le ,
t o u t s é p a r e e t le s fa it a u s s i é t r a n g e r s l ’u n p o u r
l ’a u t r e q u e s ’ils n e s ’é t a ie n t ja m a is c o n n u s !. . .
L ’u n a g o n is e s u r u n lit d e s o u ffr a n c e , s a n s q u e
l ’a u t r e q u i a g o n is e d ’in q u ié t u d e e t d e d o u le u r
p u is s e m ie u x q u e ... d e m a n d e r d e s n o u v e lle s à
la p o r t e !...
J e r e p a r t is , n a v r é e ...
C e m a t in , je s u is r e v e n u e . M a is le c o n c ie r g e ,
co m m e le s d o m e s t iq u e s la is s é s a u x Goéla n d s ,
d e v a it a v o ir l ’o r d r e d p n e r ie n d ir e .
D e p u is j ’a i e n v o y é A n n e t t e d e m a n d e r d e s
n o u v e lle s e t n ’a i su r ie n d e p lu s ; c ’e s t à e n
p e r d r e la t ê t e !...
— V o y o n s , m o n e n fa n t , d it M lle C r â n ie n , e x
p liq u e z- m o i c e c i, q u i m e t o u r m e n t e d e p u is
le co m m e n ce m e n t d e v o t r e r é c it . E n q u o i,
m a p e t it e N a d in e , ce t a c c id e n t e s t - il vo t r e
fa u t e ? ...
—- O h ! m a fa u t o '... ce s o n t d e s s u p p o s it io n s ...
il m e fa u d r a it e n t r e r e n m ille d é t a ils . J e vo u s
le r a c o n t e r a i u n e a u t r e fo is , c a r m a in t e n a n t ...
E t le s C h a u v o is s o n t - e lle s a r r ivé e s
ce
q u ’e lle s v o u la ie n t ? ...
— A li ! le s n ix e s m e n t e u s e s e t ja lo u s e s ! q u i
le s a it ? ... M a is c e la a u s s i je v o u s le d ir a i p lu s
t a r d , c a r p o u r l ’in s t a n t ...
—1C ’e s t vr a im e n t t r è s p é n ib le d e 11c r ie n
s a v o ir !...
— A f f r e u x ! . . . I l m e s e m b le q u ’il n e p e u t y
a v o ir d e s u p p lic e co m p a r a b le a u m ie n : a im e r
u n ê t r e p lu é q u e t o u t , s e s e n t ir , d e p a r ce s e n
t im e n t m ê m e , m ille d r o it s s u r lu i e t n ’e n a v o ir
a u c u n ! . . . E p r o u v e r la t e n t a t io n d e t o u t o s e r e t
�EN
11 4
LUT T E
n e r ie n o s e r c e p e n d a n t , p u is q u ’o n n ’e s t q u e la
p a s s a n t e r e n c o n t r é e s u r la r o u t e d e la v ie , la
p a s s a n t e q u i d o it p a r a ît r e in d iffé r e n t e ! S e n t ir
t o u t s o n ê t r e q u i p r o t e s t e c o n t r e c e la , s e r é v o lt e ,
s ’in s u r g e , q u i vo u d r a it c r ie r la v é r it é e t n e le
p e u t . .. d ’a b o r d p a r c e q u e c e t t e v é r it é n ’e s t p a s
u n e c e r t it u d e . E s t - o n ja m a is s û r d e r ie n ? ...
P u is , d ’a ille u r s , s i t a n t e s t q u ’o n l ’a it , c e t t e
c e r t it u d e , a p p a r t ie n t - il d e l ’a ffir m e r ? ... C e s e
c r e t , s i c ’e s t u n s e c r e t , o n n ’e s t p a s s e u l
à le p o s s é d e r , o n e s p è r e , o n p e u t e s p é r e r
q u ’il e s t a u s s i p lu s o u m o in s le s e c r e t d ’u n
au tre.
— E n fa n t , n ’ê t e s - v o u s p a s p lu s s û r e q u e ce la
d e ... d e lu i, d e J o h n ?
— J e s u is s û r e d e lu i.
— S û r e q u ’il v o u s a im e ?
— J e vo u s c o n t e r a i... je v o u s c o n t e r a i...
— E n fin , v o y o n s c la ir e n t o u t c e la ... v o u s
é p o u s e r a - t - il?
N a d in e e u t u n g r a n d g e s t e d é s o lé .
— S a is - je s e u le m e n t s ’il e s t v i v a n t ! . . .
I l y e u t u n s ile n c e q u e G e n e v iè v e r o m p it p a r
u n e q u e s t io n q u i, d e p u is le - co m m e n ce m e n t d e
l'e n t r e t ie n , lu i b r û la it le s lè v r e s :
— E t m e s p a u v r e s a m is , a v e z - v o u s p u q u e lq u e
ch o se p o u r e u x ? ...
N a d in e n e p a r a is s a it p lu s c o m p r e n d r e , n i se
s o u v e n ir d e c e t t e c h o s e à la q u e lle t a n t d ’e s
p o ir s a v a ie n t é t é r a t t a c h é s !...
M "" C r a m c n d u t p r é c is e r :
— Ce q u e je v o u s a v a is d e m a n d é , m a ch è r e
p e t it e , p o u r ... M . T a r d e t ?
— J ’e n ai p a r lé à J o h n u n s o ir ... u n s o ir ...
A h ! ce s o ir ... E n fin , je v o u s c o n t e r a i... je vo u s
C<'!I*i t
—
m
-u s p r o m it - il d e s ’e n o c c u p e r ?
p r o m it ; m a is ...
11 le
�EN
LUT T E
*15
— Q u e p o u v a it - il fa ir e ? ...*
— I l n e l ’e x p liq u a p o in t .
— E t . . . e t v o u s n e s a v e z p a s q u a n d ... q u a n d
011 p o u r r a it co m p t e r s u r u n e s o lu t io n ?
— A h ! D ie u s e u l le s a it , m a in t e n a n t ...
U n p e u d e v e r t ig e s ’e m p a r a d e M 1
10 Cr a m e n .
E n a d m e t t a n t q u e J o h n e û t l ’in t e n t io n d e
s ’in t é r e s s e r à M . T a r d e t , il fa lla it é v id e m m e n t
q u ’il p û t le fa ir e , il lu i fa lla it d o n c le t e m p s
d e g u é r ir , d e s e r e m e t t r e ,' e t d u t e m p s l ’o n n ’e n
a v a it p a s ! . . . L e s t e r r ib le s d a t e s a p p r o c h a ie n t e t
p o u r y p a r e r , q u e fa ir e ? L u t t e r ? ... C o m m e n t ?
F e r m e r le s y e u x , la is s e r le s c h o s e s s u iv r e le u r
co u r s , s ’e n r a p p o r t e r à la P r o v id e n c e ... m a is
n ’a - t - il p a s é t é d it : A id e - t o i, le C ie l t ’a id e r a ?
E t s ’a id e r , co m m e n t s ’a id e r ?
Q u e lq u e s in s t a n t s p lu s t a r d , N a d in e se
le v a it .
— M a in t e n a n t , o ù a lle z- v o u s , m a p a u vr e
e n fa n t ? ...
— J e r e t o u r n e là - b a s ... j e v a is e n co r e a lle r
d e m a n d e r s i...
— .So yez p r u d e n t e , fit a v e c a n x ié t é M M* C r â
n ie n .
— Vo u s a v e z r a is o n , il fa u d r a it ê t r e p r u d e n t e .
L u i- m ê m e s e r a it le p r e m ie r à le r e co m m a n
d e r ... m a is je s u is t e lle m e n t in q u iè t e ...
— P a u v r e e n fa n t ... V o u s n e s a u r e z ja m a is
co m b ie n je vo u s co m p r e n d s .
- - C ’e s t p o u r q u o i je s u is v e n u e ... J e n ’ai r ie n
d e c a c h é p o u r v o u s ...
M 1" Cr â n ie n t e n d a it le s b r a s , la je u n e fille
s ’y je t a .
— I! n e fa u t ja m a is d é s e s p é r e r !... O n c r o it
vo ir la r o u t e b a r r é e , il s e m b le q u ’o n s e r a a r r ê t é ,
q u ’on se b r is e r a co n t r e l ’o b s t a c le ... O n y a r r iv e ,
on le t o u c h e ... la r é a lit é e s t m o in s e ffr a y a n t e
q u ’o n n e l ’a u r a it c r u , l ’o u p a s s e . Co m m e n t ce la
�EN
LUT T E
s c p e u t - il ? L a d iffia u lt é s ’e s t a p la n ie , la r o u t e
« ’e s t fa it e lib r e ...
_ A h ! la r o u t e lib r e ... q u e l r ê v e ! .. N o u s
e n s o m m e s b ie n lo i n ! . . .
— O u i, b ie n lo in !...
U n s ile n c e s u iv it . C h a c u n e p o u r s u iv a it se s
ce n sé e s.
A u m ê m e in s t a n t , d e s p a s r a p id e s s c fir e n t
e n t e n d r e d a n s l ’e s c a lie r . L a p o r t e cé d a s o u s u n e
v ig o u r e u s e p o u s s é e e t q u e lq u ’u n la n ç a ,- s a n s
m ê m e p r e n d r e g a r d e à la p e r s o n n e q u i é t a it
p r ès d e M "' Cr a m en :
— O n d it q u e J o h n M a r d e le t t e e s t m o r t ... U n
t h i c t yp e co m m e c e lu i- là , c ’e s t t r o p a ffr e u x !...
— J oh n est m or t?
— H e c t o r , q u i vo u s a d it ? . . .
— O n le c r ie d a n s le s r u e s ... le s c a m e lo t s q u i
ve n d e n t le s j o u r n a u x ...
H e c t o r p o u r s u iv a it :
— O n l ’a r a p p o r t é a u x C h a m p s - E ly s é e s ... I ls
« on t t o u s r e v e n u s ...
N a d in e a v a it d is p a r u .
VIII
N a d in e à M "° Cr a m en q u elq u es heu r es p lu s tard
Ch è r e M a d em ois elle ,
« J e n ’é t a is p a s loin d e ch ez vo u s, lor sq u e j ’ai
vit ve n ir s u r m o i, co u r a n t à p er d r e h a le in e , u n
“a in clot ve n d eu r d e jo u r n a u x, il cr ia it :
Ach e t e z le Vélo-Sport , le d ém en t i for m el d e la
m o r t île J oh n M a r d e le t t e , le fils d u giu n cl con s
t r uc t e ur d ’a ut o m o b ile s !...
�EN
LUT T E
117
Je l ’a r r ê t a i d ’u n a p pe l e t , co nt r e s on jo u r n a l,
lu i t e n d is une pièce b la n c h e .
Ma is je ne pus a lle r p lu s lo in , il me fa llu t
m ’a p p u y e r a u mur ;» je ne p o u r r a i ja m a is e x p r im e r
ce q ue j ’é p r o u v a is e n e n t e n d a n t je te r a in s i l ’h is
t o ir e de m o n c œ ur , de me s p lu s s e crètes angois s e s
à t o us , p o u r t o u s !...
Je p r is une v o it ur e e t me fis c o nd uir e a u x
Cha mps - Ely s é e s .
A u pa s s a ge , je c r o is a i d ’a utr e s c am e lo ts , to us
c r ia n t la m ê m e chos e ... E t à les e nte nd r e je me s e n
ta is de p lu s e n p lu s s o uffr ir . Jo h n m ’a p p a r a is s a it
c omm e à ja m a is s é par é de m o i p a r ce t r o p d ’êtr e s ,
ce t r o p d ’in c o n n u s q u i s ’in té r e s s a ie nt à lu i... J a
m a is la s it u a t io n que lu i e t les s ie ns o c c up a ie n t
d a n s le m o nd e ne m ’a v a it s e m blé si u n iv e r s e lle .
Ja m a is la puis s a nc e de l ’a r g e n t , ce q u ’e lle e x ig e , la
p u b lic it é e ffr o y a b le m e nt c r ue lle q u ’e lle e n t r a în e ne
m ’e t a ie nt a p p a r ue s à te l p o in t fo r m id a b le s ...
Q u ’étais - je a u m ilie u de t o u t ce la, q u ’étais - je ?...
Je de s ce ndis d e v a n t l ’hôte l Ma r d e le t tc . Je de va is
êtr e bie n pAle e t m a v o ix d e v a it b ie n t r e m b le r
lo r s que je d e m a n d a is a u conc ie r ge que lle s n o u
ve lle s il p o u v a it 111c d o n n e r ...
S a ns no te r m o n é m o t io n , ce t h o m m e 111e fit c o n
n a ît r e la t e ne ur d ’un b u lle t in de s a nté s ig né de
m é de c in s illus t r e s : « E t a t t r is g r a v e , n ia is n o n dé
s e s péré. » J ’e s s a ya i une q u e s tio n . L ’on y c oupa
c o ur t par. ces m o ts : « V o ilà ce que n o u s avo ns
l ’or dr e de r é p o n d r e !» Ce fu t le conc ie r gr q u i
p a r la , t a n d is que sa fe mme , m ’en v o u la n t p r o b a
b le m e nt de l ’a v o ir dé r a ng é e p lu s ie u r s fois , g r o m
m e la it
« Ou n 'e n fin ir a it pa s , s in o n ... » Je me
r is q u a i t im id e m e n t î\ d e m a n d e r Ca t h e r in e Ma de
ma nd e . h . r e pous s ée pa r l'h o m m e ave c de s m in e s
e t de s ge s te s te r r ifié s , t a n d is que la fe mme , b r a n
la n t d u che f, m a r m o t t a it A la c a n to na d e
« Ah I
bie n. A h ! b ie n.. »
Me voic i r e ve nue d a ns l ’a p p a r t e m e n t
mon
pèr e . Le s me uble s s ont couve r ts de hous s e s , les
gla ce s e t les lus tr e s voilés . T o u t pa r le de d é p a r t
o u de d e u il...
�n8
EN
LU T T E
J ’a i «n e p e ur affr e us e ce s o ir , e t p o u r t a n t il e s t
v iv a n t !... An n e t t e , e n nie v o y a n t p le u r e r , ple ur e
ave c m o i !...
Chè r e Ma d e m o is e lle , que ne Somme s - nous pr è s
de vo us , v o us no us c o ns o le r ie z!,..
N
a d in e
. »
N a d i n e à M n* Cr â n ien le len d em a in m at in
« Je c o m p t a is a lle r ju s q u ’à vo us , m o n pèr e
m ’a nno nc e s on a r r ivé e p o u r d e m a in s oir . S u za n n e
o b t ie n t ce q u ’e lle v e ut , m ê m e ce q u i n ’e s t pa s r a i
s o n n a b le !... Au n e t t c e t m o i a vo ns l ’a p p a r t e m e n t
à pr é pa r e r , m ille chos e s à v o ir ... e t t o us ces e ffor ts
m a t é r ie ls s o nt bie n p é n ib le s d a n s l ’é ta t d ’e s p r it o ù
je s u is !...
N
a d in e
. •
I.a m ê m e « la m êm e, le len d em a in soir
• Je n ’ai p u m 'é c h a p p e r h ie r , m ê m e p o u r c o u r ir
pr e ndr e de s no uve lle s de Jo h n . Co m m e u n cor ps
s a ns Ame j ’a lla is , je ve n a is ; je pe ns e m 'ê t r e ac
q u it t é e (le t o u t ce que j ’a va is à fa ir e ... A u jo u r
d ’h u i j ’ai cr u que je ne p o u r r a is m ’é c h a p p e r e n
core . Mo n pè r e e t S u za n n e a r r iv e n t à s ix he ui'és
ce s o ir ; je v o ula is êtr e là p o u r le s re ce voir e t, ju s
q u ’a lo r s , que de chos e s à ne pa s o u b lie r !... *
Qu elq u es in st an t s plu s tard
* A s ix he ur e s t o ut é t a it p r ê t, l ’a p p a r t e m e n t réorKanis é : m e uble s , r id e a u x , b ib e lo ts à le u r pla c e ,
île s fle urs p a r t o u t , m ê m e d a n s l ’a te lie r d u che r
m a ît r e ; il fa lla it q u e t o ut fit r ia n t a c c u e il, car
m o i j ’é ta is bie n tr is te e t bie n las s e ... No u v e lle
dé pê che :
« S uza n ne s o uffr a nte ; a r r ive r o ns d e m a in m ê m e
he ur e . »
Je pous s e u n e e x c la m a t io n dé s olée , à la q u e lle
r é p o nd une q ue s tio n a n x ie u s e d ’Au u c t t e . Je lu i lis
�EN
LU T T E
la dé pê c he , e lle lève les br as a u c ie l, m a r m o t t e ir r é
v é r e nc ie us e m e nt :
— P a u v r e Mo n s ie u r , e ncor e q ue lq u e capr ic e .
Ma is , a u fa it , s i pe r s o nne ne v ie n t , me v o ilà
lib r e . Je m e ts m o n c lia p e a u , n o u s é te ig n o n s les
fo u r n e a u x , — nos p r é p a r a t ifs cle fête s e r ont po ur
le le n d e m a in — e t no us v o ilà c o u r a n t , An n e t t e e t
m o i, a u x Cha mps - Ely s é e s .
A l ’h ôte l Ma r d e le t te , r ie n cle p lu s c la ir n i de p lus
c o n s o la n t ... M mo Ma r d e le t te , Ca t h e r in e , M. Ma r
de le t te lui- m ê m e s o nt in v is ib le s , e t le b u lle t in de
s a ut é q ue me c o m m u n iq u e le conc ie r ge e s t à g la
ce r le c œ u r :
— F iè v r e , é t a t c o m a t e ux p e r s is ta n t .
Na vr é e , c omm e t o u jo u r s lo r s q ue je fa is ce p è
le r in a g e , je ne p o u v a is me d é c id e r à 111’é lo ig n e r .
An n e t t e e t m o i no us é tio ns as s is e s s ur u n de s ba nc s
q u i lo n g e n t l ’a ve nue , jus t e e n face de l ’h ôte l Ma r
de le t te .
Q u ’a t t e n d io n s - n o us ?... Qu e fa is io n s - n o u s ?... Le
s avais - je !...
P r è s de m o i, An n e t t e m a r m o t t a it :
— He ur e us e m e n t q u ’il fa it n u it , car si o n n o us
v o y a it ic i... cil bie n !...
S o u d a in d e u x h o m m e s tr ès é lé g a n t s , de s ca
m a r a de s de Jo h n , s o r te n t e n c a u s a n t de l ’hôte l.
Se r a p p r o c h a n t d u ba nc o ù je s uis as s is e , ils
s ’a r r ê t e nt le t e m p s d ’a llu m e r un e c ig a r e tte .
L ’u n d ’e ux d it :
— Ma r d e le t te é p o u s a it la p e t it e Ch a u v o is , vous
s ave z !
— J ’ig n o r a is .
— Ça d e v a it se fair e a u r e to ur de He augé.
— S i v it e ?
— La p a uv r e fille e s t a u dé s e s po ir ...
Mue c o nn ue p a r u n r e s s ort je s uis d e b o ut.
N o n ! n o n ! Jo h n n ’é p o u s a it pas Yv o n n e , e t s i
la chos e a v a it été dé c idé e , c ’é t a it e n de ho r s de
lu i !... E t ce que je n ’ai pa s os é cr ie r à ces h o m m e s ,
il fa u t que je vo us le dis e ... Vo u s y ve r re z pe ut- êtr e ,
lié la s ! les r a is o ns d u br us q u e d é p a r t de Jc liu e t
p o u r q u o i je m ’accus e d ’êtr e la caus e de s on acci-
�120
E N LUT T E
Se nt, caus e in v o lo n t a ir e ... O u i, il fa u t q u e je vo u s
fas s e une c onfe s s ion c o m p lè te , que je v o u s con
fie ce que j ’é ta is t r o p tr o u b lé e p o u r v o us d ir e
l'a u t r e s o ir ...
Aus s i b ie n , je 11e p u is d o r m ir , j ’ai l ’âm e e n t o u r
m e n t ; ce t a p p a r t e m e n t vid e , s ile n c ie u x , m ’é pe ur e .
An n e t t e d o r t e t il me fa u t p a r le r de Jo h n , de m o n
p a uv r e a m i m a la d e , c ar je ne pe ns e q u ’à lu i...
Chè r e Ma d e m o is e lle , je s ais q u ’il m ’a im e e t q u ’il
v e ut m ’é pous e r , par ce q u ’il me l ’a d it à « s a m a
niè r e » q u i n ’e s t pa s , j ’e n c o nv ie n s , la m a n iè r e de
t o us ; m a is pa s s ons s u r cctte q u e s tio n de fo r me e t
a r r ivo n s a u fa it .
Il m ’a im e !... Il me l ’a p p r it d a ns le cadr e le p lu s
e x q u is q u i se puis s e r ê ve r : s u r la te r ras s e de s
G o é la n d s , u n s oir de c la ir de lu n e ... p e n d a n t q u ’o n
d a n s a it e t que jo u a ie n t le s t zig a ne s .
S u r ce tte me r v e ille us e te rras s e à b a lus t r e s , i)u
p ie d de la q u e lle les gr a n d e s v a g ue s de la mar ée
m o n t a n t e se b r is a ie n t ave c de s o y e ux fr ois s e
m e n t s , no us no us é t io n s accoudé s . Il fu m a it , je
d e m e ur a is pr è s de lu i e n s ile nce .
T o u t à c oup il m e d it :
J ’a i tor t de vo us ga r d e r a in s i de hor s p a r ce tte
n u it fr a îc he .
J ’a va is je té s u r me s é pa ule s le v ê te m e n t de d r a p
b la n c d o nt mo n pèr e lit lui- mê me le de s s in.
J e n ’ai p a s fr o id , a ss u r a i-je .
J o lm me r e ga r d a e t m u r m u r a p e n s ive m e nt :
— Je n ’ai ja m a is r ie n v u de p lu s s e y a nt que
ce m a n t e a u ...
l ’uis a us s it ôt , s ’in t e r r o m p a n t ave c v iv a c it é :
— Ma is ce n ’e s t pas p o u r vo us d é b it e r de fade s
c o m p lim e n t s q ue je vous ai e n t r a în é e ic i, N a d in e ,
c ’es t très sérieux- , tr ès g r a v e , il fa ut que ju vous
p a r le ; ce que j ’a i à v o us d e m a n d e r e s t p o u r m o i
d é c is if!... Que pe ns e z- vous de m o i? ...
— Ce que je pe ns e de vo us , Jo lin ? Qu e lle dr ôle
d « que s tio n.
Le c œ ur b a t t a n t , je m 'a t t e n d a is , je vo us
a vo ue , chèr e Ma de m o is e lle , ù u n e t o u t a ut r e
e ntr é e e n m a t iè r e .
1
�EN
LU T T E
T2I
— Dr ôle o u pa s d r ôle , je vo us d e m a n d e d ’y
r é po nd r e ?
— Vo u s v o ule z q ue je s ois fr a u c h e ?...
— O u i, alle z- y.
— Je pe ns é de vous- d u m a l e t d u b ie n !
— Ma is e nc o r e ?...
— Du m a l e n ce s e ns que> je ïe g r e t t e qu e
v o us ne t ir ie z pa s p a r t i de vous - même , q u ’in t e lli
g e n t c o m m e vo us l'ê t e s , vo us ne pe ns ie z à r ien
d e s é r ie ux ...
— Q u ’ai- je be s oin d ’êtr e s é r ie u x , o n l ’e s t p o u r
m o i !... Que puis - je fa ir e de m ie u x que d ’e n p r o
fite r ?...
— Vo tr e m a n iè r e de v iv r e m e fa it p e u r !...
— Co m m e n t la s o uha ite r ie z- v ous , m a v ie ? ...
— Mo in s fo lle , p lu s g r a v e !... Je v o u d r a is vo us
v o ir t r a v a ille r , p r e ndr e de s r e s p o n s a b ilit é s , d e
v e n ir q u e lq u ’u n ... vous le de ve z p u is q u e vo us le
po uve z s i bie n !...
— A q u o i bo n d e v e nir q u e lq u ’u n ? . ..
— O h ! Jo h n , pouve z- vous le de m a n d e r ? Qu a n d
ce ne s e r a it que p o u r fa ir e ce lle q u e v o us é p o u
se re z fièr e de vo us , p o u r lu i d o n n e r l ’o r g u e il de
vo us v o ir , no n pas s e ule m e n t p a r votr e fo r t un e ,
m a is p a r votr e m é r it e , vo us éle ve r au- de s s us des
a ut r e s ... Vo us e n ête s s i c a pa b le I...
Il m ’in t e r r o m p it e n r ia n t .
— Ar r ivo ns - no us e n fin a u b ie n que vo us pe ns e z de
m oi ?...
— O u i, je le r é pè te , vo us ête s s i c ap a ble de
bie n fair e q u ’il e s t d o m m a g e q ue t o u t ce la ne
se t r a d u is e q u ’e n fête s , e n capr ice s e t e n pe tite s
colèr e s , c omm e s i vo us a vie z c in q a n s !. . Voye z
la vie e n h o m m e e t no n pas e n e n fa n t ; fa it e s votr e
vie a u lie u de p a r a ît r e t o u jo u r s v o u lo ir la d é
fair e !...
Il r é p liq u a d ’u n e v o ix s o ur d e , ir r it é e , v io
le nt e :
Si je che r c he ù la dé fa ir e , c ’e s t q u ’o n che rche
«i m o n in s u à l ’a r r a ng e r d ’u n e faço n q u i ne me
Co nvie nt p a s ... Save z- vous à q u o i m a fa m ille t r a
v a ille !. . .
�122
E N LUT T E
— Je m ’e n d o u t e !... m ’écr iai- je t r o p h a u t , t r o p
vite .
— P u is q u e vous vous d o ut e z de ce q u i se p r é
par e , pe ut- êtr e de vine z- vous a us s i q ue je n ’e n
v e ux à a u c u n p r ix !. . . Je n ’a im e pa s Yv o n n e
Ch a uvo is e t ne tr o uve g uè r e u t ile de pos s éde r
tr ois n iillio n s %le p lu s !...
— A lo r s ? ...
— Ma mè r e e t m o i ne s o mme s pas d u m ê m e
a v is !... No us no us s omme s e x p liq u é s là- de s s us ...
Co m m e t r o p s o uve nt e nt r e e lle e t m o i, il y a e u
c h o c !... Ma mè r e e s t e x c e lle nte , m a is fo r t a u t o
r ita ir e , e t e ncor e p lu s ir r it a b le !... Je r és is te , e lle
se mo nte . Je me fâc he , no us no us fâc h o n s . No u s
pr o nonço ns de s pa r ole s r e g r e t ta b le s ... A in s i, m o n
d é d a in p o u r Yv o n n e Ch a u v o is e t ses t r o is m il
lio n s m ’a v a lu de te r r ible s me nace s . S i je ne
cède pa s , o n d o it m e c oupe r les vivr e s , s u p p r i
m e r m a m a g n ifiq u e p e n s io n ; on e nlè ve r a m o n
co uve r t de la t a b le t r o p b ie n s e r vie de la fa
m ille ...
Je d e m a n d a i, fr é m is s a nte :
— O h ! Jo lm , q u ’ave z- vous r é p o n d u ?
— J ’ai d e m a n d é à v o ir s ’e x é c ute r ces me na c e s !
J ’ai dé c la r é que j ’é ta is las à p le ur e r de la vie
que je mè ne , que je ne p o u v a is p lu s l ’e nd ur e r e t
v o ula is e s s aye r a utr e chos e , que le t r a v a il ne
m ’e ffr a y a it p a s ! Ma mè r e a r a illé : «T r a v a ille r ,
que s ais - tu fa ir e ? » J ’ai r é p o n d u que je le m o n
tr e r a is . E t il y a e u e ncor e é c h a ng e de pa r ole s
r e g r e tta ble s ... J ’e n s uis co nfus e t m a lh e u r e u x à
ce tte he ur e ; m a is ce q u i e s t d it e s t d it ... N o n ,
je ne p u is p lus viv r e co mme je l ’ai fa it ju s q u ’ic i!
D u m o m e n t que le p a in que je m a n g e , l ’a r g e n t
que je dé pe ns e , le lux e d o n t je jo u is p e u v e n t
m ’ê tr e r e pr oc hés , ma d ig n it é ne me pe r m e t pas
de les de vo ir à d ’autr e s q u ’à tnoi- mCme !... Mo n
p a r t i e s t pr is : je v e ux v iv r e , a g ir , êtr e libr e . J ’ai
d e m a n d é la d ir e c tio n de s us ine s d u T y r o l, e lle
m ’a été re fus ée .
J ’ai dé cidé alor s de r o mpr e c o m p lè t e m e n t ave c
les m ie ns e t de m ’oc cupe r a ille u r s ... J ’a lla is le
�EN
LUT T E
12 3
fa ir e , ce q u i e û t été d ’u n g r a n d r e te n t is s e m e n t , fo r t
e n n u y e u x , j ’e n c o nvie ns : la d ir e c tio n de s us ine s
d u T y r o l m ’a été a us s it ôt p r o m is e à la c o n d it io n
q u e ... j ’é po us e r a is les t r o is m illio n s d ’Yv o n n e !...
N o u v e a u r e fus de m a p a r t , n o u v e a u choc , n o u
v e a u h e ijr t !... V o ilà o ù j ’e n s uis , N a d in e !... Vo us
voy e z que votr e m a n iè r e de ju g e r m a v ie ne d if
fèr e pa s be a uc o up de ce lle d o n t je la ju g e moim ê m e !... Vo u s ave z r a is o n , ce la ne p e u t pa s d u r e r ,
il fa u t que je c h a n g e , q ue je s ois a u t r e ... N a
d in e , je r êve de m ’e n a lle r a u lo in , tr ès lo in , ave c
la fe mme que j ’a im e , ave c ce lle q u ’e nt r e to ut e s je
v e u x , q u ’e nt r e to ute s j ’a i c h o is ie ... L a connais s e zvo us , N a d in e , ce tte pe t it e fe mme d é lic ie us e q u i
s e ule pe ut me d o n n e r le b o n h e u r ? ... L a connais s e zvo us , d it e s ? ... d it e s ? ...
T r o p é m u e , je ne s us que r é poudr e .
L u i p o u r s u iva it :
— Ivn ê t e s -vo u s en co r e à a p p r e n d r e son n om ,
11’a ve z- vo u s 'r ie n d e vin é ? ... r ie n ? ... r ie n ? ...
Je t r e m b la is to ute .
— Ce t te fe mme , c ’es t vous , chèr e p e t ite a m ie ,
v o us ... vous , N a d in e !... Vo us que je c o n n a is , que
j ’a ppr é c ie , que j ’a im e d e p u is s i lo n g t e m p s !...
Dit e s , N a d in e , dit e s bie n v it e , voule z- vous p a r
t a g e r m a v ie ? ... Voule z- vous p a r t ir ave c m o i p o u r
là- bas , da ns la p le in e m o n t a g n e , a u p ie d de s g r a n d s
p ic s s a uva g e s , lo in de t o u t , lo in de t o us , n o u s se
r o ns s i h e u r e u x !... Vo us ne r é p o nd e z p a s ; m a is je
vo us e nt e nd s q u a n d m ê m e ... J ’e nte nd s la v o ix de
votr e c œ u r ... vo us le v o ule z, il y a tr ès lo n g t e m p s
q ue je s a is , que j ’a i d e v in é , m a lg r é v o u s ... m a l
g r é v o u s !... que vo us le v o ule z...
Il s e m b la it s i h e u r e u x , s i c o n fia n t , s i t e n d r e !...
Sa v o ix é t a it si pr e s s ante , e t s on r e ga r d si lo y a l,
s i d r o it ...
J ’a i pe r d u la tête , o u b lié M'"c Ma r d e le t te , Yv o n n e
Ch a u v o is , 111011 pèr e , j ’ai o u b lié t o u t ce q u i n ’é t a it
pa s lu i, t o u t ce q u i n ’é t a it pa s m o i. Il m e t e n
d a it la m a in , je lu i a i d o u n é la m ie n n e , il l ’a
por té e à ses lèvr e s e n m u r m u r a n t :
— Ce q u i e s t d o n né e s t d o n n é !... Ce tte m a in , je
�I24
EN
LUT T E
la g a r d e , e lle e s t à m o i... Que ls que s o ie nt les
obs tacle s , les diffic ulté s , je ju r e que s it ôt que ma
p o s it io n s e ra as s ur ée , j ’ir a i la d e m a n d e r à votr e
père , ce tte m a in ... e t vo us , N a d iu e , ju r e z que vo us
lie la donne r e z q u ’à m o i? ...
A q u o i bon jur e r p u is q u e vo us s ave z t o u t ...
Ma is a us s it ôt , de r r ièr e no us , ce fu t 1111 g r a n d t a
page
—
O ù e s t- il? O ù se cache- t- il, le dé s e r te ur ...
l ’a ffr e ux d é s e r te ur ?...
La v o ix p o in t u e d ’Yv o n n e d o m in a it le t u m u lt e .
A h ! les nix e s me nte us e s e t ja lo us e s , vonte lle s no us fair e pa y e r che r les pr o po s que no us
a vo ns t e nus s i pr ès d u flo t ? ... A h ! N a d in e , vo us
s ouve ne z- vous , le c ap Gr is ... l ’e x quis e s oir ée ...
Ma is d é jà o n no us e n t o u r a it , on s a is is s a it Jo h n ,
on l ’accAblait de r e pr oc he s ... « Co m m e n t , il de
v a it c o nd uir e le c o t illo n , e t il p o u v a it l ’o u b lie r ...
m a is c ’é t a it a ffr e ux , ho r r ib le , é p o u v a n t a b le !... »
L u i a v a it d é jà r e pr is s on a t t it u d e h a u t a in e . S i ou
jo u a it e n le p o ur c ha s s a n t a in s i, lu i ne jo u a it pa s ,
il se r é v o lt a it et sa vo ix é t a it cas s ante e t dur e po ur
dé c la r e r :
— J ’a i d é jà d it que ça me r a s a it de me ne r ce
m a c liin- là... o u i, ça me r as e ... ça me r a s e !...
Yv o n n e p r o te s ta it , r ia n t d ’u n r ir e forcé :
— Es t- il a im a b le , e t c ’es t ave c mo i q u ’il le c o n
d u it , m a is q u ’il es t donc a im a b le !...
Q u e lq u ’u n m u r m u r a à m o n or e ille :
— Vous l ’accapar e z, m a c h è r e !...
Je ne s onge ai pas mê me à me r e to ur ne r pour
s a vo ir q u i a v a it p a r lé . O n e m m e n a it Jo h n ; m o i t i é
de gr é, m o it ié de force , il s 'é lo ig n a it .
Bie n t ôt , à m o n t o ur , je r e n t r a i... Le s mo ts q u ’il
m ’a v a it dit s b o u r d o n n a ie n t à me s or e ille s , me d o n
n a n t u n ir r é s is tib le d é s ir de le r e voir , de r e tr o u
ve r s on bon s our ir e .
Ma is Jo h n n ’a p p a r a is s a it n u lle p a r t. Je le r é
c la m a i, il me fu t r é po nd u s è che me nt p a r s a s œ u r :
— Il a re fus é ce q u 'o n lu i d e m a n d a it ... Ma m a n
a ins is t é , t r o u v a n t ce r e fus très d u r p o u r Yv o n n e ;
�EN
LUT T E
125
il s ’e s t c o nt e nt é de p r e ndr e la por te e t de file r !...
Yv o n n e fa it bo nne c onte na nc e e t a va le la c ou
le uvr e e u d a n s a n t ave c le p e t it X . . . Ma m a n e s t fu
r ie us e ... T ie n s , voic i m a m a n , n o us a llo n s s a v o ir ...
\ Ime Ma r d e le t te v e n a it ve rs no us . Ma lg r é s on
a ppa r e nc e cor r e cte , ses y e u x la n ç a ie n t de s éc la ir s .
— Jo h n fa it t o u jo u r s le m é c h a n t ? d e m a n d a la n
g u is s a m m e n t Ca t he r ine .
M mo Ma r de le t te me dé vis a g e a p o u r r é po nd r e :
— O n le m o n t e ... on e s père le fair e a lle r contr e
me s dé s ir s ; m a is m o u lils e s t u n fils r e s pe c tue ux
q u i me t au- de s s us de t o u t les ég a r ds e t l ’obé is s ance
d u s à ses pa r e nt s . Ce que ses p a r e nt s d é c id e r o n t ,
m o n fils le fe ra. Q u ’o n se le d is e !...
Je n ’a va is r ie n iï r é po nd r e , je n ’a va is m ê m e pas
à p a r a ît r e c ompr e ndr e . Ma is il me s e m b la it que
le s ol se d é r o b a it e t que j ’a lla is to m b e r in a n im é e
s ous le p o id s de l ’é c r a s a n t r e ga r d de l ’e ffr a ya nt e
M rac Ma r de le tte !...
Je q u it t a i le s G o é la n d s .
P o u r t a n t le le n d e m a in j ’y r e vin s , il me serno la it que je n ’e us s e p u vivr e ce jo u r s ans y re ve
n ir . Jo lm é t a it p a r t i. Il p le u v a it . On me p r it à
un e ta ble de b r id g e . S i j ’a va is été ju g é e u n m a l, je
de v e na is t o u t à c oup u n m a l né ce s s a ir e ... E t c ’e s t
d u r a n t ce tte jo u r n é e que la dé pêche fat ale a r r iv a ...
De p u is le r e mor ds ne c e s s e / le me h a n t e r ... Je
m ’im a g in e ce p a uv r e g r a n d fo u p a r t i de che z lu i
apr è s q ue lq ue n o uv e lle s cène o ù j ’a ur a is été n o m
m é e , je cr ois le v o ir r o u la n t s u r le s r o ute s à de s
vite s s e s ve r tig in e us e s , a lla n t ... a lla n t d e v a n t lu i,
b r a v a n t le d a n g e r t é m é r a ir e m e n t , l ’a p p e la n t , le
v o u la n t pe ut- ê tr e !...
A li! ces n a tur e s à q u i la vie n ’a r ie n r e fus é
o n t a u m o in d r e obs tac le de s i folle s défe ns e s I..,
J ’ai le c œ u r br is é , je ne p u is vous e n dir e
j> lu s lo n g !...
J ’ir a i pe ut- êtr e vo us v o ir a v a n t q ue ne vo us
p a r v ie n n e m a le ttr e . Je n ’a ur a is , d u re s te , pa s e u
le cour a ge de vo us e x p r im e r ce que je vous é c r is ...
Vo u s le c ompr e ne z m a in t e n a n t p o u r q u o i je
3
�T2 6
E N LUT T E
p le ur e , je s o u ffr e ?... Je s uis s i affr e us e me nt boulé*
ve rs ée de ne r ie n s a vo ir de lu i, d ’êtr e lo in de la i
a lo r s q u ’il e s t m o u r a n t pe ut- ê tr e !..*
N a d in e . »
De la m ê m e à la m ê m e, le len dem ain ,
« Une dépêche me r a p p e lle là- bas . Je pa r s à l ’in s
t a n t . vSuzanne fo r t s o uffr a nte , m o n pèr e e s t in
q u ie t . La vie n ’e s t q u ’u n e lo n g u e s u it e de t r is
tesses. S i vous pouve z a v o ir q u e lq ue s no uv e lle s de
Jo h n e t me le s e nvoy e r , ce s e r a, d e votr e p a r t , une
c ha r ité .
N a d in r . >
*
* *
A p r è s a v o ir p a r c o u r u ce c o u r t b ille t , M " ' C r â
n ie n c la is s a t o m b e r s u r s e s g e n o u x a v e c u n
d é c o u r a g e m e n t p r o fo n d .
—
N a d in e e s t r e p a r t ie , a lo r s q u e j ’a u r a is e u
t a n t b e s o in de la r e v o ir !...
E t s u iv a n t , e nc o r e u n e fo is , e lle a us s i sa
p e n s é e , e n p r o ie à u n e p r é o c c u p a t io n p r o
fo n d e , e lle d e m e u r a le s y e u x fix é s d r o it d e
v a n t e lle , le fr o n t b a r r é d ’u n p li d u r , le s o u r c il
fr o n c é .
M 11" C r â n ie n c o m p t a it - e lle s u r N a d in e p o u r
l ’a id e r à r é s o u d r e le p r o b lè m e a r d u q u e p r é
s e n t a it à c e tt e h e u r e , n o n s e u le m e n t la s it u a
t io n de s lo c a t a ir e s d u r e z- de - c haus s ée , m a is sa
s it u a t io n p e r s o n n e lle ? L ’a p p u i de la je u n e fille
le u r a v a it é té c e p e n d a n t ju s q u ’ic i d e b ie n p e u
de c ho s e ; m a is e n e s p é r a n t m a lg r é t o u t ,
M"* C r â n ie n o b é is s a it à c e t in s t in c t q u i fa it q u e
lo r s q u e l ’o n s e s e n t e n t r a în é ve r s l ’a b îm e , o n
s e r a t t a c h e à ce q u e l ’o n e s t p o r t é à c r o ir e u n e
in t e r v e n t io n m ir a c u le u s e p o u v a n t e m p ê c h e r la
c h u t e a u fo n d d u g o u ffr e .
1
�EN
LUT T E
12 7
L e s t e r r ib le s d a t e s q u ’e lle r e d o u t a it p o u r s cs
a m is é t a ie n t ve n u e s . D e u x fo is le c o n c ie r g e a v a it
p r é s e n t é e n b a s la q u it t a n c e d u lo y e r , d e u x fo is
il a v a it fa it d e m ê m e c h e z M n° C r â n ie n . P o u r
a v o ir a id é p a r d e p e t it e s s o m m e s c e u x q u ’e lle
p r e n a it à t â c h e d e n e p a s a b a n d o n n e r , v o ilà
q u ’e lle n ’a v a it p a s co n s e r vé p o u r e lle - m ê m e le
n é ce s s a ir e e t t r o is s e m a in e s e n co r e la s é
p a r a ie n t d u m o m e n t o ù e lle a u r a it à t o u c h e r sa
p e n s io n .
— E t d ’ici là , m u r m u r a it - e lle , p o u r ce q u i e s t
d e m o i, à la g r â c e d e D i e u ! . . . L e p r o p r ié
t a ir e n ’a u r a p a s le c o u r a g e d e t r a it e r s a n s p i
t ié u n e in fir m e !... M a is e u x . . . e u x . . . le s p a u vr e s
gen s?
L a s it u a t io n é t a it p o ig n a n t e . A lla it - o n d e vo ir
r e c o u r ir à q u e lq u e s - u n s d e ce s e x p é d ie n t s q u i
a c h è v e n t d e je t e r a u p a vé le s m a lh e u r e u x ? ...
E t , d a n s ce ca s , q u e p o u r r a ie n t - ils s a cr ifie r e n
b a s ? ... I ls n ’a v a ie n t q u e le s t r ic t n é ce s s a ir e
c o m m e m e u b le s e t co m m e vê t e m e n t s . S e r a it - ce
d o n c à e lle q u ’in co m b e r a it le d e vo ir d e fo u r n ir
p o u r e u x ? . . . A v a it - e lle d a v a n t a g e ?
S a n s a r r iè r e - p e n s é e , h é r o ïq u e m e n t , e lle s e
p r e n a it à fa ir e , a v e c u n c o m p le t o u b li d ’e lle m ê m e , l ’in v e n t a ir e d e s o b je t s q u e r e n fe r m a it
so n a p p a r t e m e n t : h é la s ! si p e u d e c h o s e ! Sa n s
r e g r e t ce p e n d a n t , e lle é t a it p r ê t e à s e s é p a r e r
d e la p lu p a r t . M a is , co m m e p o u r le s t r a v a u x
q u ’e lle a v a it ch e r c h é à fa ir e , co m m e p o u r t o u t
ce q u ’e lle a v a it v o u lu t e n t e r a fin d ’a u g m e n t e r
s e s m o ye n s d ’e x is t e n c e , le r é s u lt a t d e ce s a cr i
fice s e r a it p r e s q u e n u l.
E t c ’é t a it e n co r e u n e fo is R o s a q u i, d a n s
s o n r u d e la n g a g e , d é fin is s a it le m ie u x la s i
t u a t io n :
— A m o in s d ’u n m ir a cle d u b o n D ie u , a lle z ,
d e m o is e lle , c e u x q u i d o ive n t a lle r à la r u e vo n t
�128
E N LUT T E
à la r u e ! . . . O n a v u c e u x q u i le s y p o u s s a ie n t
a lo r s q u e la m a r ch e e n é t a it co m m e n cé e , 011 n !a
ja m a is v u c e u x q u i le s en e m p ê c h a ie n t ... V o u s
vo u d r ie z, ve n d r e , j e s u p p o s e , t o u s v o s p e t it s
m e u b le s q u e vo u s n ’e n r e t ir e r ie z p a s u n m o r ce a u
d e p a in !...
P o u r t a n t M He Cr â n ie n n ’a v a it p a s u n e m in u t e
le r e g r e t d ’a v g ir a id é le s lo c a t a ir e s d u r e z- d e ch a u s s é e . P a r t a g e r a ve c e u x le p e u d o n t e lle
d is p o s a it , p a r s u it e p a r t a g e r le u r g ê n e lu i s e m
b la it n a t u r e l.
— N o u s va in c r o n s le m a lh e u r , n o u s le v a in
cr o n s u n jo u r , d is a it - e lle , u n e fla m m e d ’e x a lt a
t io n a u x y e u x e t a u v is a g e e n s ’a d r e s s a n t à L é o n
T a r d e t q u i, d e p lu s e n p lu s é cr a s é , d é c o u r a g é ,
s ’e n v e n a it s ’a s s e o ir q u e lq u e s h e u r e s p r è s
d ’e lle .
M a is lu i r éi> o n d a it , n a vr é :
— N o u s le va in c r o n s u n jo u r p e u t - ê t r e , m a is
ju s q u e - là ? ...
IX
M " ' C r â n ie n é t a it é p u is é e ...
A lo r s q u ’e lle n e p o u v a it é cr ir e q u ’a v e c d e
g r a n d e s d ifficu lt é s , e lle ve n a it d e r é d ig e r cin q
d e ce s le t t r e s p é n ib le s p a r le s q u e lle s il lu i a v a it
fa llu fa ir e c e t t e ch o s e se p a r d o n n a n t s i p e u e t
s i r a r e m e n t é v e illa n t la p it ié : d e m a n d e r u n s e
c o u r s d ’a r g e n t .
C e r t e s , si e lle e û t é t é s e u le e n ca u s e , j a
m a is e lle n ’a u r a it co n s e n t i à m o n t r e r a in s i d e s
p la ie s q u i, e n t r e t o u t e s , d o ive n t r e s t e r s e cr è t e s ,
si r a r e s s o n t c e u x q u i, à l ’e x e m p le d u b o n S a
m a r it a in , gon t d is p o s é s à s ’a r r ê t e r , ù s e d é
�F .N L U T T E
7 2Q
t o u r n e r d e le u r r o u t e p o u r le s p a n s e r ! — m a is
e lle n e s ’a p p a r t e n a it p lu s , e lle a v a it c h a r g e
d ’â m e s , e lle se d e v a it d e n e p a s la is s e r je t e r à
la r u e s c s a m is , d e n e p a s la is s e r p o r t e r à l ’h ô p i
t a l la v ie ille M me T a r d e t , q u ’u n e m a u v a is e b r o n
c h it e t e n a it a lit é e .
D e va n t e lle é t a ie n t ce s le t t r e s , e t p lu s la
p a u vr e fille en c o n s id é r a it le s a d r e s s e s , p lu s la
p e n s é e d e s d é m a r ch e s q u ’e lle a v a it o s é e s lu i
m e t t a it d u r o u g e a u vis a g e .
—
N e le fa lla it - il p a s ... m u r m u r a it - e lle , d é s o
lé e , s a n s p o u v o ir p r e n d r e so n p a r t i d e l ’h u m i
lia t io n q u ’e lle s ’é t a it im p o s é e .
La p r e m iè r e d e ce s le t t r e s fa is a it a p p e l à la
p it ié d e M mc M a r d e le t t e . E lle s a v a it q u e la m è r e
d e J o h n d o n n a it p e u , d o n n a it m a l, m a is d o n
n a it t o u jo u r s q u e lq u e c h o s e ... e t l ’o n 11’en
é t a it p lu s à r e c u le r d e va n t u n e d é m a r ch e , si
p é n ib le fû t - e lle , p o u r s e p r o c u r e r q u e lq u e
a r g e n t ...
L a s e co n d e é t a it p o u r M " ' C h a u v o is . P e u t ê t r e , m a lg r é le s m e n a ce s a d r e s s é e s à M llc Cr a m e n
e n u n jo u r d e co lè r e , n ’h é s it e r a it - e lle p a s à e n
vo y e r , 11e fû t - c e q u ’u n lo u is à l ’a n c ie n n e in s
t it u t r ic e d e sa fille . C ’é t a it u n e c h a n c e à c o u
r ir e t l ’o n en a r r iv a it , se r é p é t a it M "0 Cr a m e n ,
n e n é g lig e r a u c u n e ch a n c e .
D a n s la t r o is iè m e , e lle fa is a it p a r t d e s t r is
t e s s e s d e sa s it u a t io n à ce p a r e n t é lo ig n é q u i
a v a it a ch e t é la P a s s a r d iè r e , la d e m e u r e fa m i
lia le , la v ie ille m a is o n e n g u ir la n d é e d e g ly c in e s
e t d e b ig n o n ia s ; e t c e t t e d e r n iè r e le t t r e , e lle
l ' a v a i t fa it e lo n g u e p a r c e q u e , p o u r d é cid e r ce t
h o m m e q u ’e lle n e co n n a is s a it p o in t e t q u e ja
d is d e s g r ie fs a va ie n t é lo ig n é d e s s ie n s il s ’in
t é r e s s e r à e lle , il lu i fa lla it s e fa ir e co n n a ît r e à
lu i.
D a n s la q u a t r iè m e , e lle s u p p lia it le p r o p r ié aiu-v.
�130
E N LUT T E
t a ir e d e lu i a c co r d e r u n d é la i e t d ’e n a c c o r
d e r u n a u t r e a u x T a r d e t ... E t e n ce la e lle n ’a v a it
a u c u n e s p o ir , R o s a lu i a y a n t d it s o u ve n t co m
b ie n e n s e m b la b le o cca s io n c e t h o m m e s e m o n
t r a it in fle x ib le .
L a c in q u iè m e le t t r e é t a it p o u r N a d in e , q u e r e
t e n a ie n t à B e r - s u r - M e r d e g r a n d s d e vo ir s : la
n a is s a n c e d ’u n p e t it fr è r e , la s a n t é fo r t co m
p r o m is e d e s a je u n e b e lle - m è r e .
« O u i, j ’a i d e g r a n d s d e vo ir s , é c r iv a it N a
d in e , e t je m ’e n v e u x d e m e s p e n s é e s q u i s ’en
vo n t a u d e là ... J e v is co m m e d é d o u b lé e , e t si
u n e m o it ié d e m o i- m ê m e e s t ic i, l ’a u t r e flo t t e
t r is t e m e n t , là - b a s . J e n ’a i, c h è r e M a d e m o is e lle ,
d e n o u ve lle s q u e p a r v o u s ! . . . A u n m o t é c r it
p a r m o n p è r e , M . M a r d e le t t e a r é p o n d u p a r
s im p le c a r t e , le r e m e r c ia n t d e s a s ym p a t h ie .
U n e le t t r e é c r it e p a r m o i à la s œ u r d e J o h n
n ’a é t é s u iv ie q u e d ’u n p e t it m o t b r e f, c é r é m o
n ie u x , q u i s e m b la it n ’a v o ir q u ’u n b u t : n e r ie n
d i r e ! . . . Q u e d e vie n n e n t vo s a m is T a r d e t ? . . .
A v e z - v o u s , s u r e u x , q u e lq u e ch o s e d e m e ille u r
à m e d ir e ? ... »
H é la s ! n o n , M "° Cr â n ie n n ’a v a it r ie n d e
m e ille u r à d i r e ! . . . I l s e m b la it q u e la s i
t u a t io n e m p ir â t ch a q u e jo u r . L a p a u v r e fille
e n fa is a it le n a v r a n t r é cit à N a d in e e t fin is s a it
p a r s u p p lie r la je u n e fille , q u ’e lle s a v a it c h a r i
t a b le , d e . l ’a id e r à s e co u r ir ce s m a lh e u r s , e u
a t t e n d a n t d e s t e m p s m e ille u r s .
Cette
d e r n iè r e
le t t r e
n ’é t a it
p a s clo s e .
M 11“ C r â n ie n , a v a n t d e la s c e lle r , v o u la it y a jo u
t e r le s n o u ve lle s q u ’H e c t o r , co m m e c h a q u e jo u r ,
a va it é t é d e m a n d e r d e sa p a r t a u x Ch a m p s E lys é e s .
Q u a n d le je u n e h o m m e r e n t r a , il s e m b la it
a vo ir p e r d u b e a u co u p d e sa v iv a c it é o r d in a ir e .
— Ç a va m a l, d it - il la v o ix s o u r d e , le v is a g e
�E N LUT T E
b o u le ve r s é . Co m m e j ’é t a is d a n s le c o u lo ir , d e u x
m e s s ie u r s s o n t p a s s é s s a n s p r e n d r e g a r d e à m o u
U s ca u s a ie n t à v o ix b a s s e e t l ’u n d is a it : « I l d e
vie n t id io t , c ’e s t t r is t e , m a is c ’e s t a in s i !... »
L ’a u t r e a r é p o n d u : « L a co m m o t io n a é t é si
fo r t e q u ’il n ’y a u r a it r ie n d ’é t o n n a n t !... » J e
p e n s e , M a d e m o is e lle , q u ’il n e fa u t p lu s r ic'n e s
p é r e r d ’a u c u n c ô t é ...
C e jo u r - là , M "° Cr a m e n e u t à co n s o le r n on
s e u le m e n t le p è r e , m a is le fils . E lle m it lo n g
t e m p s à r e n d r e à H e c t o r u n e s é cu r it é q u ’e lle
n e p o s s é d a it p o in t e lle - m ê m e . E lle y p a r v in t
t o u t e fo is , si b ie n q u e , lo r s q u ’il s o r t it d e n o u
ve a u p o u r a lle r je t e r a u b u r e a u le p lu s vo is in le s
cin q le t t r e s d e M "* Cr a m e n , il s ifflo t a it t o u t le
lo n g d u ch e m in .
M a is la le t t r e d e N a d in e é t a it p a r t ie s a n s q u ’y
fu s s e n t a jo u t é e s le s t r is t e s n o u ve lle s d e J o h n .
M "° Cr a m e n s ’é t a it s e n t ie s a n s co u r a g e p o u r
fa ir e c o n n a ît r e à la je u n e fille la d é s o la n t e v é
r it é .
L e s jo u r s q u i s u iv e n t d e s d é m a r ch e s p é n ib le s
s o n t p é n ib le s a u s s i e t lo u r d s à t r a în e r . L ’e s p r it
b a t la c a m p a g n e . A t o u t p r o p o s le c œ u r e s t
é t r e in t d ’u n e fo lle a n g o is s e . L e m o n d e a p p a
r a ît t e lle u n e d e ce s d iv in it é s r e d o u t a b le s , im
p a s s ib le s , e x ig e a n t b e a u co u p d ’é g a r d s e t d o n
n a n t p e u en é c h a n g e !. . .
T r o is jo u r s a p r è s le co u r r ie r n ’a v a it e n co r e
r ie n a p p o r t é .
M 11" Cr a m e n é t a it en p r o ie à u n e d e ce s a g i
t a t io n s q u i l ’a r r a ch a ie n t d e sa c h a is e lo n g u e , la
p o u s s a ie n t à r e m u e r , à s e t r a în e r d e - c i, de-lik,
n e s a c h a n t q u ’im a g in e r p o u r se d is t r a ir e «le
se s t o u r m e n t s d o n t ch a q u e h e u r e a u g m e n t a it
l ’in t e n s it é .
« J e n e s a is p lu s d ’o ù je s o u ffr e , n i si je
s o u ffr e , je n e s e n s p lu s m o n co r p s I ... » d is a it - e lle
�13 2
EN
LUT T E
a v ç c u n e g a ît é fe in t e à s o n p a u v r e a m i, in
q u ie t d e la fé b r ilit é d e s e s a llu r e s — la ca u s e
lu i e n d e m e u r a n t c a c h é e , c e t t e fo is — . M 11“ C r â
n ie n a u r a it p u a jo u t e r : « J e lie s e n s p lu s q u e
m o n â m e e t j ’e n s o u ffr e c r u e lle m e n t !... » M a is
si e lle lu i e û t a in s i p a r lé , il s e fû t s a n s d o u t e
a c c u s é d ’ê t r e la ca u s e d e c e t t e s o u ffr a n ce . L e
m a lh e u r e u x n ’a v a it p a s b e s o in d e ce s u r
c r o ît d e s o u ci.
A p r è s u n e t e r r ib le n u it d ’in s o m n ie , M "° C r â
n ie n e n é t a it e n co r e à t o u t a t t e n d r e d e s e s d é
m a r ch e s , lo r s q u ’u n t o c lé g e r fu t fr a p p é à sa
p o r t e e t , c o n d u it p a r R o s a , 1111 h o m m e d e n o ir
v ê t u , a u x g e s t e s c é r é m o n ie u x , a u v is a g e g la b r e ,
p é n é t r a c h e z e lle .
»Sans s ’y p o u v o ir t r o m p e r , o n d e v in a it en lu i
ÎTT5 h o m m e d e lo i.
Ve n a it - il s a is ir , in s t r u m e n t e r ? ...
A la v u e d e c e t in co n n u , M 11” Cr â n ie n p â lit
a ffr e u s e m e n t . Ce p e n d a n t , r e d r e s s é e s u r sa c h a is e
lo n g u e , c o u r a g e u s e e t co m b a t ive , e lle s a lu a
l ’a r r iv a n t .
C e lu i- c i t a r d a it à e x p liq u e r le b u t d e sa v i
s it e ; il fo u illa it la p o ch e d e sa r e d in g o t e , il e n
r e t ir a it u n p a p ie r , le d é p lia it , d e m a n d a it :
— C ’e s t b ie n à M “° G e n e v iè v e Cr â n ie n q u e
j ’a i l ’h o n n e u r d e p a r le r , 11’e s t - ce p a s ? ...
— O u i, M o n s ie u r .
L ’h o m in e p a r a is s a it p r é o ccu p é .
L e s y e u x fix é s s u r le p a p ie r , il s e m b la it le
r e lir e .
M “' Cr â n ie n 11’o s a it u n e q u e s t io n .
— V o u s a v e z é c r it ce s jo u r s - c i, M a d e m o is e lle ,
a u p r o p r ié t a ir e d e la P a s s a r d iè r e , u n d e m e s
c lie n t s , e t il m ’a p r ié d e ve n ir m ’a s s u r e r d e ...
d e ...
— D e la v é r it é d e ce q u e co n t e n a it m a le t t r e ,
p e u t - ê t r e !... C e m o n s ie u r p e n s a it q u e j ’a v a is
�EN
LUT T E
'
T33
v o u lu a b u s e r de s a c r é d u lit é !. . . fit- e lle , s e c o ué e
d ’u n l'ir e fo r c é .
— O n e s t t e lle m e n t t r o m p é !. . . fu t - il r é p liq u é
d ’u n e v o ix p r u d e n t e .
— V o u s p o u v e z ju g e r p a r v o us - m ê m e , r a illat- e lle , d e la v é r it é d e m e s d ir e s ... Je v a is v o u s
p r o u v e r , e n q u it t a n t m a c h a is e lo n g u e , à q u e l
p o in t me s in fir m it é s m ’e n lè v e n t t o u s m o y e n s de
g a g n e r n ia v ie ...
E lle se s o u le v a it , il l ’a r r ê t a d ’u n ge s te .
— V o u s d it e s q u e l ’a u t e u r d e l ’a c c id e n t
d o n t v o u s a ve z é té v ic t im e v o u s fa it u n e
p e n s io n ?
— O u i, M o n s ie u r .
— E lle d e v r a it v o u s ê tr e s u ffis a n t e , s i je m ’e n
r a p p o r t e a u c h iffr e q u e v o u s a v e z b ie n v o u lu
d o n n e r à m o n h o n o r a b le c lie n t . V o u s a v e z de
q u o i v iv r e , il m e s e m b le , M a d e m o is e lle ? ...
— V o u s v o y e z b ie n q u e n o n !...
— V o u s l ’a ve z e u ju s q u ’ic i, p u is q u e il y a
d é jà lo n g t e m p s de v o tr e a c c id e n t ... — il se li
v r a à u n c a lc u l, — p u is q u e ja m a is m o n
h o n o r a b le c lie n t n ’a e n t e n d u p a r le r d e v o u s ,
q u e lle e s t la r a is o n q u i v o u s fa it v o u s a dr e s s e r à
lu i ?...
— Je la lu i d is d a n s m a le tt r e .
— V o u s p a r le z d ’u n e g ê n e m o m e n t a n é e .
— E n e ffe t, M o n s ie u r .
— C o m m e n t s ’e st- e lle p r o d u it e , c e tt e g ê n e ,
puis - je e n c o n n a ît r e la c a u s e ? ... M o n c lie n t d é
s ir e r a it ...
^
M "° C r â n ie n d é c la r a s è c h e m e n t :
— Ce t t e c a us e , je n e p u is la d ir e .
.
S a n s s e t r o u b le r , le v is it e u r p o u r s u iv it :
— M o n c lie n t d é s ir e r a it c e p e n d a n t s a v o ir ...
— S i je le s o llic it e r a i s o u v e n t ? ... V e u ille z
le r a s s u r e r à c e t é g a r d ; q u ’il s o it s a ns c r a in t e ...
— M o n c lie n t n e s a u r a it s e p la in d r e d ’u n e
�134
EN
LU TTE
c ir c o n s t a n c e q u i a r a p p r o c h é d e lu i u n e p a r e n t e ,
s a s e u le p a r e n t e ...
L ’h o m m e s ’é t a it a s s is , il s e r e le va . P r e n a it - il
c o n g é d é jà , s i v i t e ? . . . M " ' Cr a m e n le q u e s t io n n a
s o u d a in s u r so n c lie n t .
— I l e s t v ie u x , m a la d e , il v it fo r t r e
t ir é , fu t - il r é p o n d u , je p r e n d s b o n n e n o t e d e
c e t t e c o n v e r s a t io n , e lle s e r a fid è le m e n t r a p
p ortée.
P u is , q u it t a n t b r u s q u e m e n t se s a llu r e s cé r é
m o n ie u s e s , l ’h o m m e d it :
— Ce s m e u b le s s o n t à v o u s ? ...
— O u i, M o n s ie u r , j ’e n a i a ch e t é q u e lq u e s - u n s ,
le s a u t r e s v ie n n e n t d e la P a s s a r d iè r e ... l ’a n
c ie n n e p r o p r ié t é d e m o n p è r e ...
— A h ! a u fa it , m o n c lie n t m ’a c h a r g é d e s a
v o ir si v o u s vo u s s o u ve n ie z e n co r e d e ce t t e p r o
p r ié t é ? ...
— P e u t - o n o u b lie r l ’e n d r o it où l ’on a vé cu
s o n e n fa n ce , sa je u n e s s e , p a ss é le s a n n é e s les
p lu s h e u r e u s e s d e sa v ie ? ...
— I l m ’a c h a r g é d e vo u s d ir e q u e la vie ille
m a is o n é t a it t o u jo u r s d e b o u t ... q u ’il a va it u n
r e s p e ct t r è s g r a n d p o u r le s s o u ve n ir s d e fa
m ille ...
O ù a lla it - o n a v e c la n o u v e lle o r ie n t a t io n q u e
p r e n a it l ’e n t r e t ie n ? ... M "" Cr â n ie n n ’e u t p a s le
lo is ir d e se le d e m a n d e r . S o n vis it e u r p r e n a it
co n gé .
— O h ! M o n s ie u r , m o u co u s in n e vo u s a u r a it il ch a r g * d e r ie n p o u r m o i? cr ia - t - e lle a n x ie u s e .
Il s a lu a t r è s b a s et se r e t ir a , m u r m u r a n t :
— M a m is s io n e s t t e r m in é e .
L ’h o m m e a u v is a g e g la b r e a va it d e p u is lo n g
t e m p s d is p a r u . M “° Cr a m e n se r é p é t a it , la v o ix
d é s o lé e :
— E t c ’e s t t o u t ? ... C ’e s t t o u t ? . . .
�E N LUT T E
135
L e p r o p r ié t a ir e c o n t in u a it à 11e p a s r é p o n d r e .
M mo C lia u vo is n o n p lu s .
L e co u r r ie r d u s o ir a p p o r t a t o u t e fo is à
M " ' C r a m e n u n e le t t r e q u i lu i fu t u n e s u r p r is e .
A lo r s q u e M rao M a r d e le t t e , la fe m m e d u g r a n d
in d u s t r ie l, u s a it p o u r s e s c h a r it é s d e le t t r e s p r é
p a r é e s d ’a va n c e à la m a c h in e à é cr ir e , n ’a y a n t
q u ’à a jo u t e r à d e s p h r a s e s t o u jo u r s p a r e ille s e t
fr o id e m e n t p o lie s le c h iffr e d e l ’e n vo i q u ’e lle '
c r o y a it d e vo ir fa ir e , a u jo u r d ’h u i e lle r é p o n d a it
e lle - m ê m e à M 11“ Cr a m e n e t sa t o u jo u r s b e lle
é c r it u r e é t a it p lu s t r e m b lé e , co m m e s ’il s ’y t r o u
va it u n je 11e s a is q u o i q u i n e s ’y é t a it ja m a is
v u e t q u i s e m b la it e x is t e r a u s s i d a n s le t o n d e
ce m o t si b r e f :
Ch èr e M a d em oiselle,
Vo u s a ve z r a is o n d e m e co n fier vo s p e in e s ... Qu i
p lu s et m ie u x q u e m oi p e u t com p r en d r e ce u x q u i
s o u ffr e n t !.. Acce p t e z ce q u e je g lis s e d an s m a le t t r e
et p r iez p o u r m on p a u vr e fils q u i n ou s d on n e t a n t
d e t o u r m e n t s !...
M. Mar
d e i .e t t e
.
I’.S. — M. T a r d e t lia b it e -t -il t o u jo u r s so u s le
m êm e t o it q u e vo u s ? ...
L a le t t r e co n t e n a it u n b ille t d e cin q ce n t s
fr a n cs .
M Uo Cr a m e n e u t u n e e x c la m a t io n d e jo ie e t
t o u t d is p a r u t p o u r e lle , h o r m is la p e n s é e q u ’e lle
p o s s é d a it c e t t e p e t it e s o m m e , q u ’il y a u r a it t o u
jo u r s d e q u o i e m p ê ch e r la p a u v r e v ie ille
M "° T a r d e t d ’a lle r à l ’h ô p it a l, q u ’o n a lla it e n
v o y e r c e la e n a co m p t e a u p r o p r ié t a ir e s u r le s
ter m es en r etar d .
D é jà e lle r e p r e n a it co u r a g e .
L e co u r r ie r s u iv a n t a p p o r t a u n p e t it m o t d e
N a d in e ;
»
�136
EN
LU T T E
Chèr e Ma de m o is e lle ,
« Au r e çu de votr e le tt r e si é m o u v a n t e , j ’ai cou r u
c o ns ulte r le m a ît r e . Il n ’a e u q u ’u n ge s te : dé
cr oche r l ’une de ses toile s e t vo us l ’e nvoy e r . M a l
he ur e us e me nt ce ge s te , il l ’a v a it d é jà fa it s i s o u
v e n t p o u r lui- m ê m e d e p u is la m a la d ie de S u za n n e ,
la na is s a nc e de bé bé , q u ’il ne r e s ta it q u ’une to ile
•s ur u n c he va le t : « Le cap Gr is a u c la ir de
lu n e » !... e t vo us s ave z ce q u ’e lle r e pr és e nte p o u r
m o i, à q u i e lle é t a it d e s t in é e ?... Mo n père a d it :
—
N a d in e , ce q u i e s t p r o m is e s t p r o m is , ce tte
toile je la r e c o m m e n c e r a i!... P o u r l ’in s t a n t , le
p a uv r e Jo h n ue pe ns e p lu s guè r e à t o u t ce la e t ne
de vons - nous pa s c o u r ir au p lu s p r e s s é ?...
V o ilà c o m m e nt vo us r e ce vre z, p a r ce m ê m e c our
r ie r , le p e t it che f- d’œ u v r e d o n t je v o u s a i p a r lé ...
P uis s e ce s acr ifice me por te r b o n h e u r , no us por
te r b o n h e ur à t o us !...
Nadjnr . »
— U n e « m a r i n e » d e K a r l U vva ld !... N o u s
s o m m e s s a u vé s !...
M "° Cr â n ie n en p le u r a it d e j o i e ! . .
B ie n t ô t la ca is s e co n t e n a n t le t a b le a u a r r iva ,
p o r t é e p a r le c o n c ie r g e q u i p o u s s a m ê m e la c o m
p la is a n c e ju s q u ’à l ’o u v r ir .
A la fo is s o u r ia n t e e t le s y e u x p le in s d e
la r m e s , M Uo Cr â n ie n c o n s id é r a it la t o ile e t , se
s o u ve n a n t d e s co n fid e n ce s d e N a d in e , p la ig n a it
la p a u vr e e n fa n t , a d m ir a it le co u r a g e d e son s a
c r ific e e t se d is a it co m b ie n s o u ve n t la vie est
d u r e a u x je u n e s cœ u r s .
E n ce t in s t a n t L é o n T a r d e t e n t r a .
— Q u ’a ve z- v o u s , m on a m ie ? ... fit - il, s u r p r is
d u r a yo n n e m e n t h e u r e u x d e G e n e v iè v e .
E lle r é p liq u a , jo y e u s e :
— D u b on h eu r 1
�E N LUT T E
137
— D u b o n h e u r ? ... A h ! si vo u s p o u v ie z m e
le fa ir e p a r t a g e r ? ...
D a n s l ’a cce n t d e L é o n T a r d e t s o n n a it u n e
ir o n ie d é s e s p é r é e .
A u s s it ô t , p a r la n t le la n g a g e q u ’a ve c sa g r a n
d e u r d ’â m e e lle - m ê m e e û t e n t e n d u , o u b lia n t
q u e ce la n g a g e n e s e r a it p e u t - ê t r e p o in t co m
p r is d e lu i, G e n e v iè v e r a c o n t a se s d é m a r ch e s
e t m o n t r a l ’e n vo i d e M “'° M a r d e le t t e e t ce lu i
d e K a r l U w à ld .
L é o n T a r d e t n e r é p o n d a it r ie n , il b a is- s a it la t ê t e , la h o n t e a u fr o n t .
Q u a n d e lle c r u t lu i a vo ir fa it p a r t a g e r la jo ie
e t le ca lm e q u e lu i c a u s a it c e t t e r e p r is e d e s é
c u r it é , e lle l ’e n t e n d it m u r m u r e r d ’u n e v o ix
rauque :
— Vo ilà o ù j ’e n s u is a r r ivé ! A u d e r n ie r d e
g r é d e la m is è r e : à la m e n d ic it é !...
E lle e u t u n e p r o t e s t a t io n v ig o u r e u s e . E t a it ce t o u t ce q u ’il t r o u va it à r é p o n d r e ? ...
P e n c h é ve r s e lle , la t ê t e en a va n t , l ’œ il en
fe u , il in s is t a it :
— Vo u s m e d it e s q u e n o u s s o m m e s t r a n q u ille s
p o u r t r o is m o is , e t a p r è s ? ...
— N o u s a u r o n s g a g n é d u t e m p s !...
— R e c u lé p o u r m ie u x s a u t e r !...
— A v o ir d u t e m p s d e va n t so i a p a r fo is m o d i
fié l ’o r ie n t a t io n d ’t m c vie !...
— R ie n n e p e u t c h a n g e r la m ie n n e !...
— C ’e s t ce q u e n o u s ve r r o n s .
— V o u s ê t e s h e u r e u s e d e c r o ir e en q u e lq u e
c h o s e !...
— E t vo u s b ie n m a lh e u r e u x d e n ’a vo ir a u
cu n e c o n fia n c e !...
— C o n fia n c e ? ... A h ! co m m e n t vo u le z- v o u s
q u e j ’en a ie ? ...
G e n e v iè v e a va it e s p é r é lu i d o n n e r <!r, '
�138
E N LUT T E
h e u r , e t v o ilà q u e p a r l ’a id e q u ’e lle lu i p r ê t a it ,
e lle l ’a c c a b la it e n c o r e !...
I l n ’a v a it p o in t co m p r is la p a u vr e fille a u x
h e u r e s h e u r e u s e s ; il la co m p r e n a it m o in s e n
c o r e a u x h e u r e s d é s o lé e s ; la c o m p r e n d r a it - il
ja m a is ? ...
X
Ce p e n d a n t , p o u r p a r v e n ir a u b u t q u ’e lle r ê
va it d ’a t t e in d r e : a id e r s e s a m is , r ie n n e p o u
v a it d é c o u r a g e r M 1
'0 Cr â n ie n .
A u p o s t - s cr ip t u m d e la le t t r e d e M 1
"0 M a r d e le t t e , e lle a v a it r é p o n d u q u ’e n e ffe t , s e s p a u vr e s
a m is T a r d e t h a b it a ie n t s o u s le m ê m e t o it
q u ’e lle . E lle p e ig n a it le u r d é t r e s s e e t d é c la
r a it q u e s i le s e co u r s e n v o yé p a r M mr M a r d e le t t e a v a it é t é u n a llé g e m e n t , c e t a llè g e m e n t
n e s e r a it d u r a b le q u e le jo u r o ù M . T a r d e t a u
r a it u n e p o s it io n lu i p e r m e t t a n t , p a r so n t r a
va il, d e n ’ê t r e , n i lu i n i le s s ie n s , à la c h a r g e d e
p er son n e.
C e t t e le t t r e fu t m is e à la p o s t e p a r R o s a .
M “° Cr â n ie n , r e n d u e p r u d e n t e p a r l ’e x p é r ie n c e ,
s e d é c id a it , u n p e u t a r d p e u t - ê t r e , à t e n ir c a
ch é e s le s d é m a r ch e s q u ’e lle ¿ e n t e r a it d é s o r m a is .
L e m ê m e jo u r , a lo r s q u ’e lle se d is a it q u e
M rao C h a u v o is n e r é p o n d r a it p a s e t q u ’e lle s ’e n
d o n n a it co m m e r a is o n la d e r n iè r e vis it e d e la
d a m e , la c o lè r e e t le s g r ie fs q u i en é t a ie n t r é
s u lt é s , R o s a m o n t a d e m a n d e r si M Uo Cr â n ie n
p o u v a it r e c e v o ir « u n e d a m e C h a u v o is » q u i d é
s ir a it la vo ir .
Q u e lq u e s in s t a n t s a p r è s , p im p a n t e , é lé g a n t e ,
p a r fu m é e , p e in t e , a r r a n g é e , fa is a n t e ffo r t , p lu s
q u e ja m a is , p o u r r e t e n ir sa je u n e s s e , la q u e lle
�EN . L U T T E
139
é t a it e n t r a in d e fa ir e p la c e n e t t e à la m a t u
r it é , la d a m e e n t r a , e t d e la p o r t e s ’é c r ia , a v e c
so n ch a r m a n t a b a n d o n e t s a s é d u is a n t e é t o u r
d e r ie :
— J e s u is s a n s r a n c u n e !... J ’a v a is ju r é q u e
ja m a is je n e m ’o c c u p e r a is d e vo u s , q u e ja m a is
à u n e d e vo s d e m a n d e s je 11e r é p o n d r a is ... p o u r
t a n t ... m e v o i l à ! . . . V o u s a v e z a u jo u r d ’h u i la
p r e u v e q u ’il n e fa u t ja m a is d ir e : « F o n
t a in e ... » M a lg r é d e b e lle s p r o t e s t a t io n s on
p e u t a vo ir b e s o in d e s a u t r e s !... J e vo u s a p p o r t e
m a p e t it e o ffr a n d e q u i a co u r u ce m a t in d e
g r a n d s d a n g e r s , j ’a i fa illi ê t r e s a ig n é e à b la n c
p o u r u n e fo lie , u n e p u r e fo lie ... F ig u r e z - v o u s
q u e j ’a i d é c o u v e r t c h e z 1111 m a r ch a n d d e t a
b le a u x u n e « m a r in e » d ’U w a ld : « L e c a p G r is
a u c la ir d e lu n e » , u n e b e a u t é !. . . Il p a r a ît r a it
— c e t U w a ld e s t e x t r a o r d in a ir e !... — q u ’il l ’a u
r a it d o n n é e ce s jo u r s - ci à d e p a u vr e s g e n s p o u l
ie s t ir e r d ’a ffa i r e !. .. M a is é t r a n g e ! é t r a n g e !...’
C e t t e « m a r in e » n e s e r a it à ve n d r e q u e d a n s un
1111; ju s q u e - là , le p r o p r ié t a ir e a ct u e l d e ce t t e
m e r v e ille — je m e l ’iiu a g in e 1111 p a u vr e h è r e
à b a r b e lo n g u e e t à p a le t o t é lim é ! — se
r é s e r v e d e r e n d r e l ’a va n c e q u i lu i a é t é fa it e
s u r la t o ile e t d e ve n ir la r e p r e n d r e !... N ’e s t ce p a s d e la p r é s o m p t io n !... Co m p r e n e z- v o u s
c e la ? ...
—
J e le c o m p r e n d s !...
lit
va illa m m e n t
M "" C r â n ie n ..
—- M a is c e 11’e s t p a s p o u r r a is o n n e r s u r ce s
ch o s e s q u e je vie n s vo u s vo ir , c ’e s t ... —
M '"' C h a u v o is se p e n ch a e t p r it u n e v o ix d e
m ys t è r e — c ’e s t p o u r v o u s d e m a n d e r : q u e save z- v o u s d e s M a r d e lc t t e ? ...
— C e q u ’e n s a it t o u t le m o n d e , je p e n s e ! ...
Q u e c e t a c c id e n t ...
— V o u s 11’ê t e s p a s a u c o u r a n t ? ... l ’o n n e vo u s
�140
E N LUT T E
a co n fié r ie n d e p lu s ? ... P o u r t a n t a ve c v o t r e in
t im it é d a n s c e t t e fa m ille ...
— J e vo u s a s s u r e , M a d a m e ...
— V o u s vo u s e n d é fe n d e z, c ’e s t e n t e n d u !...
V o u s ê t e s ce n s é t o u t ig n o r e r , c ’est d o n c m o i
q u i va is m e d é vo u e r à vo u s a p p r e n d r e ce q u e
ce r t a in e m e n t vo u s s a ve z !... Au s s i b ie n m e fa u t il p é n é t r e r à fo n d d a n s la q u e s t io n p o u r ... p o u r ...
e n fin je m ’e x p liq u e r a i m ie u x t o u t h l ’h e u r e !...
S a v e z- v o u s q u e , m a lg r é le p e u d ’e n t r a in q u e
vo u s m ît e s à d é fe n d r e le s in t é r ê t s d e m a fille ,
j ’a i e n co r e le c o u r a g e d e ve n ir vo u s d é cla r e r q u e
j 'a i b e s o in d e vo u s ?
M llc Cr â n ie n e u t u n g e s t e q u i p o u v a it s ’in t e r
p r é t e r d e d ive r s e s fa ço n s .
M"io Q jla u v o is n *y v it q u e ce q u i r é p o n d a it à
so n p r o p r e d é s ir , e t a u s s it ô t se s a is is s a n t d e la
m a in d e l ’in s t it u t r ic e , e lle la s e r r a , d is a n t a ve c
u n e g r a n d e c h a le u r d ’a cce n t :
— A h ! m e r c i... a h ! vo u s ê t e s b o n n e !... a h !
je vo u s r e t r o u v e !... V o ic i d e q u o i il s ’a g it :
Vo u s s a v e z q u ’e n t r e m a fille e t J o h n M a r d e le t t e ,
d e s p r o je t s d e m a r ia g e a va ie n t é t é - é b a u c h é s .
O u i... o u i, c h è r e M a d e m o is e lle , n e vo u s e n d é
p la i s e !. . . O h ! j ’a i u n e v o lo n t é !. . . Q u a n d j ’ai
u n e id é e d a n s le ce r ve a u , je s u is t e n a c e !...
M . C h a u v o is d é cla r e q u ’a u t a n t v a u t m e cé d e r
t o u t d e s u it e , c ’e s t p lu s v it e f a i t ! . . . J e vo u s d i
s a is d o n c q u e p o u r ce m a r ia g e , le s ch o s e s é t a ie n t
m ê m e fo r t a va n cé e s ; e n t r e M mc M a r d e le t t e et
m o i, l ’a cco r d p a r fa it , s e u le m e n t ... le je u n e
h o m m e r e g im b a it ! •'Nôn p a s q u e m a fille lu i d é
p lû t , — Yv o n n e 11e p e u t d é p la ir e ! — m a is il
e s t c u r ie u x d e r e m a r q u e r co m b ie n , a u jo u r d ’h u i,
le s h o m m e s s o n t e n n e m is d u m a r ia g e '!... P o u r
m ie u x le p r o u v e r , J o h n é t a it p r e s q u e m a lh o n
n ê t e a v e c m a fille . A t o u t p r e n d r e , la fr o id e u r ,
l ’in d iffé r e n ce d o n t il fa is a it p r e u ve 11e 111e t o u r
�EN
LU TTE
14 1
m e n t a ie n t g u è r e , je c o n s id é r a is la c h o s e co m m e
u n je u , ce q u e j ’a p p e lle r a is « le s d e r n iè r e s c o n
vu ls io n s d ’u n e v ie d e g a r ç o n ». N o u s s a v io n s
b ie n , M mo M a r d e le t t e e t m o i — d u m o in s la
m è r e d e ce r é c a lc it r a n t m e le la is s a it e n t e n d r e !...
— q u e le jo u r o ù il fa u d r a it m a r ch e r à l ’a u t e l,
il m a r c h e r a it !... « C e s e r a it la p r e m iè r e fo is
q u ’il m ’a u r a it d é s o b é i ! . . . » m e d é c la r a it - e lle .
N o u s e n é t io n s là , lo r s q u e ... q u e s ’e s t - il
p a s s é ? ... j ’a i s u p a r l ’A lle m a n d e d e m a fille ,
p a r e n t e d u co u s in d ’u n e c u is in iè r e , la q u e lle e s t
a llié e a u m a ît r e d ’h ô t e l d e s M a r d e le t t e , q u ’il y
a u r a it e u , e n t r e la m è r e e t le fils , u n e s c è n e fo r t
t a p a g e u s e e t co m m e c o n c lu s io n le b r u s q u e d é
p a r t d e J o h n . L,e je u n e h o m m e a u r a it c la q u é
d e r r iè r e lu i t o u t e s le s p o r t e s d e la m a is o n p a
t e r n e lle , m e n a ça n t d e 11e le s ja m a is r o u v r ir si
on n e lu i a c c o r d a it p a s ce q u ’il v o u la it —
q u e lq u e n o u ve lle e t fo lle fa n t a is ie s a n s d o u t e !...
I l s e r a it p a r t i e n a u t o m o b ile , fu r ie u x , é c r a
s a n t à t o u t e vit e s s e o ie s , p o u le s , ca n a r d s ,
ju s q u ’a u m o m e n t o ù lu i- m ê m e ... p a n a c h e fin a l
q u i a t o u t m o d ifié !... E c o u t e z- m o i m a in t e n a n t :
— d e ce q u i va s u iv r e , j e t ie n s à vo u s fa ir e
ju g e , ca r c e la s e r t d ’a r m a t u r e a u x n o u ve lle s d é
c is io n s q u e n o u s a vo n s p r is e s . — L ’a c c id e n t
a r r iv é , o n n e n o u s a p r é v e n u s d e r ie n ; 011 n o u s
a t e n u s à l ’é ca r t ; n o u s 11’a vo n s p a s é t é m ie u x
t r a it é s q u e d e s é t r a n g e r s ; n o u s n ’a v o n s s u ce
q u i s e p a s s a it d a n s c e t t e fa m ille q u e co m m e t o u s
le s a v a ie n t , e t 011 11’a p a s m ie u x r é p o n d u à n o s
t é m o ig n a g e s d e s y m p a t h ie q u e s ’ils é t a ie n t v e
n u s d e n ’im p o r t e q u i. D o n c , s ’il y a r u p t u r e ,
e lle s ’e s t in d iq u é e d u c ô t é M a r d e le t t e , a lo r s
q u e d u c ô t é C h a u v o is 011 é t a it e n co r e p o r t é à
la s y m p a t h ie !... M a is é t a n t d o n n é l ’a t t it u d e
p r is e p a r le cô t é M a r d e le t t e , le c ô t é C h a u v o is
s ’e s t v it e a p e r çu q u ’e n c u lt iv a n t d e p a r e ils son -
�142
EN
LU TTE
t im e n t s o n fa is a it m é t ie r d e d u p e . E t d ’a u
t a n t p lu s , m a ch è r e d e m o is e lle , q u e ça va t r è s
m a l...
M mo C h a u v o is fr a p p a son fr o n t d u b o u t d e
s o n d o ig t s ig n ific a t ive m e n t e t b a is s a la v o ix
p o u r d ir e :
O u a s s u r e q u e sa ch u t e p e u t t r è s fo r t e m e n t
a t t e in d r e le .b e a u J o h n . L,e fa it est q u e , d e p u is
lo r s , il s e m o n t r e d ’u n e ... p o u r p a r a ît r e in d u l
g e n t e , d is o n s d ’u n e o r ig in a lit é , d ’u n e b iz a r
r e r ie ...
— V o u s l ’a ve z e n t e n d u d ir e a u s s i? M on D ie u ,
q u e c ’e s t t r i s t e ! . .. in t e r r o m p it M 1
10 Cr a m e n .
— Vo u s le s a v ie z e t vo u s n e m ’en p a r -'
lie z p a s ? ... C ’e s t m a l, t r è s m a l !... Vo ilà d o n c
q u e ce b r u it s ’a ffir m e !... R a is o n d e p lu s p o u r
r om p r e n e t !...
— Q u ’e s t - ce q u i a p u fa ir e cr o ir e à u n e ch o s e
a u s s i a ffr e u s e ? ...
M “ * C h a u v o is r é p o n d it a ve c im p é t u o s it é :
— D e s s ig n e s a u x q u e ls on n e s a u r a it se m é
p r e n d r e , d e s s ig n e s q u i p r o u v e n t u n p a r fa it d é
s é q u ilib r e c é r é b r a l!... A in s i, a lo r s q u e son
p è r e e s t r ic h e à m illio n s e t n ’a q u e fa ir e d e ses
r e ve n u s , ce m o n s ie u r n ’e n ve u t p lu s a cce p t e r u n
ce n t im e . I l d é cla r e ; « J e s u is p a u vr e co m m e
J o b , je n ’ai | >as u n s o u q u e je n e d o iv e a u x
a u t r e s e t <| u’ils n ’a ie n t le d r o it d e m e r e p r o ch e r .
T o u t c e q u e j ’ai p e u t m ’ê t r e r e p r o ch é :
l ’h a b it q u e je p o r t e , le p a in q u e je m a n ge ,
le t o it q u i m ’a b r it e ! . . . J e s u is en s e r v a g e !. . .
« J e n ’a i p lu s le d r o it d e d is p o s e r d e m o i !..
J v n e v e u x p lu s d e c e t t e e x is t e n c e . J ’e n t e n d s
ê t r e lib r e , n e r ie n d e vo ir q u ’à m o i- m ê m e , j ’en t u ir ls g a g n e r m a v i e ! . . . » E t le v o ilà c h e r
ch a n t m ie p o s it io n co m m e si d ’e lle d é p e n d a it
S'i d e s t in é e .
— Sa d e s t in é e e n d é p e n d p e u t - ê t r e , e n e ffe t l.,.
�EN
LUT T E
143
rép éta M 1
’0 Cr â n ie n , d o n t le v is a g e s ’é c la ir a it .
M u'° C h a u v o is p o u r s u it a ve c t r o p d e v iv a c it é
p o u r n o ter ce ch a n ge m e n t :
—
E u p lu s , il n e s u ffit p a s d ’ê t r e à ce m o n
s ie u r c e q u ’il e s t : u n h o m m e d e s a lo n , d e t u r f,
d e s p o r t , n ’a y a n t q u ’à m a n g e r le s s p le n d id e s
c a p it a u x a m a s s é s p a r le t r a v a il d e so n p a p a , le
v o ilà p r is d e l ’id é e fix e d ’a c c o m p lir d e g r a n d e s
ch o s e s , d ’ê t r e « q u e lq u ’u n ». I l a d o n c d e m a n d é
s a n s a m b a g e s la d ir e ct io n d e s u s in e s M a r d e le t t e
e n T y r o l ! . . . V o u s ju g e z d u r é s u lt a t !. . . L e s p a
r e n t s , e n p r é s e n ce d e ce d ile m m e : la b a is s e
a t r o c e d e s a c t io n s q u e ce la va e n t r a în e r s ’ils
co n s e n t e n t à c e t t e e x ig e n c e , o u le s co n s é q u e n c e s
p o s s ib le s d ’u n r e f u ^ (le s m é d e cin s a y a n t d é
c la r é : « N e le co n t r a r ie z e n r ie n , s in o n , n o u s
n e r é p o n d o n s p a s d e lu i !... ») se s o n t m o n t r é s
t r è s b ie n !... A p r è s q u e lq u e s r é fle x io n s , h is t o ir e
d e s ’a s s u r e r q u e le fa r d e a u n ’e s t p o in t t r o p lo u r d
p o u r le s é p a u le s d e le u r m a lh e u r e u x fils ,
ils o n t d é c la r é à J o h n q u ’il é t a it n o m m é d i
r e ct e u r .
« M a is s ’ils s a t is fo n t le u r fils , v o ilà q u ’ils d é
c h a în e n t d a n s le co n s e il d ’a d m in is t r a t io n u n e
b a g a r r e é p o u va n t a b le . L e s d é m is s io n s p le u v e n t .
M . M a r d e le t t e t ie n t t ê t e à l ’o r a g e , à la b a is s e ,
a u x d é m is s io n s , il e n a v u b ie n d ’a u t r e s ! . ..
So n fils s e r a d ir e c t e u r , il l ’e n t e n d , il le v e u t , il
im p o s e ce c h o ix . E t t a n t e s t fo r t e la p u is s a n c e
d e l ’a r g e n t : t o u t s ’a p a is e !
« P o u r t a n t c é d e r s u r ce p o in t s e m b le a v o ir
p o u r J o h n u n e co n s é q u e n c e fa t a le : ce la m u lt ip lie
s e s e x i g e n c e s ! . . . T e n a n t e n fin s a n o m in a t io n , il
d é c id e d e p a r t ir s u r l ’h e u r e p o u r le T y r o l. I l
s e m b le à p e in e t r a n s p o r t a b le , q u ’im p o r t e !... S a
xn èr e v e u t le s u iv r e , s e s p a r e n t s d e m a n d e n t à
l ’a c c o m p a g n e r , il s ’y r e fu s e . I l n ’e n t e n d e m m e
n e r a ve c lu i q u ’u n v ie u x d o m e s t iq u e d é vo u é
�14 4
E N LUT T E
e t u n in fir m ie r . I l es t vr a i d e d ir e q u e , d a n s îe
m ê m e t r a in q u e lu i, m o n t e , s a n s q u e J o h n s ’en
d o u t e , u n d e s p lu s g r a n d s c h ir u r g ie n s d e P a
r is e n v o y é à sort in s u p a r M . e t M mo M a r d e lc t t e , a u ca s o ù le v o y a g e a g g r a v e r a it l ’é t a t d é jà
s i p é n ib le d u p a u vr e g a r ç o n . R ie n n e s e p r o d u it .
L e t r a je t s e p a s s e à m e r ve ille . P lu s le t r a in
s ’é lo ig n e , p lu s le v o y a g e u r s e m b le h e u r e u x d e
ce d é p a r t . 11 r é p è t e t o u t le t e m p s : a A h ! je
s u is c o n t e n t , c o n t e n t q u e c e t t e d é cis io n s o it
1ir ise. »
« L e vo ilà d o n c là - b a s ... C e n ’e s t p a s e n co r e
t o u t : il fa u t à ce d ir e ct e u r d ’u n n o u ve a u g e n r e
u n s e c r é t a ir e p a r t ic u lie r q u ’il a le d r o it d e c h o i
s ir . T o u jo u r s é t r a n g e e n ce q u ’il fa it , a u lie u d e
l ’h o m m e d ’e x p é r ie n c e q u i s ’im p o s e p o u r lu i,
é t a n t d o n n é so n in c a p a c it é e n u n e fo u le d e m a
t iè r e s , il va c h e r c h e r , s o u s p r é t e x t e q u e le s s p é
c u la t io n s d e la s o cié t é M a r d e le t t c l ’o n t r u in é
e t q u ’il a e n ve r s lu i le d e vo ir d e r é p a r e r ,
u n r a t é , u n m a lc h a n c e u x q u i n ’a ja m a is su
q u e d is s ip e r la m a g n ifiq u e fo r t u n e d e sa
fe m m e .
—
A li ! m o n
D ie u , co n n a is s e z- v o u s son
110111 ?. . .
— J e l ’ig n o r e .
— P o u v e z- vo u s le p r é s u m e r ? ...
— L,e p r é s u m e r ? ... N e s a v e z- vo u s p a s q u ’ils
s o n t lé gio n c e u x q u e le s co u p s d r o it s d u p è r e
M a r d e le t t e o n t je t é s à l ’e a u ? ... O n d it q u e J o h n
a vo u lu r é p a r e r le t o r t fa it à c e lu i- là . — C ’est
u n p r é cé d e n t q u i a u r a d e s r é s u lt a t s p lu t ô t fâ
c h e u x , c a r si t o u s le s a u t r e s e x ig e n t a u s si d e s
r é p a r a t io n s , la fo r t u n e d e s M a r d e le t t e y p a s s e r a !
a Ce q u i es t c e r t a in , c ’e s t q u ’e n t o u t
ce ci a p p a r a ît d ’u n e fa ço n fr a p p a n t e la m a in
d e D i e u ! . . . B ie n q u ’il s o it d it : n e ju g e o n s p a s
p o u r n ’ê t r e p o in t ju g é , en a u c u n t e m p s il n ’a
�EN
LUT T E
145
é t é p r o u vé co m m e d a n s le ca s q u i n o u s o ccu p e
q u e le b ie n m a l a c q u is n e p r o fit e ja m a is !... L e s
m o ye n s e m p lo yé s p a r le p è r e M a r d e le t t e p o u r
p o s s é d e r ce s t e r r a in s d u T y r o l s o n t co n n u s d e
t o u s ...
— C e p e n d a n t , M a d a m e , d a n s vo s p r o je t s
d ’a ve n ir p o u r v o t r e fille , ce la n e co m p t a it
g u è r e !...
'
— Q u i a u r a it o s é le d ir e a lo r s ? ... T a n
d is q u ’a u jo u r d ’h u i, d e p u is q u e , fr a p p é d ’u n e
c r is e d e d o n - q u ich o t t is m e , le fils e s t p a r t i en
g u e r r e e t s ’e s t fa it r e d r e s s e u r d e t o r t s , ce la s e
c h u c h o t e 1... A u s s i vo u s co m p r e n e z q u ’a v e c a u
t a n t d ’é la n q u e j ’e n m e t t a is à v o u lo ir c e t t e
u n io n , je m e r e t ir e ! . . . 'M a is v o u s ju g e z ce q u e
p e u t ê t r e p o u r M mo M a r d e le t t e la p e n s é e d e ce
p a y s lo in t a in o ù s o n fils m a la d e a d é c id é d e
v iv r e s e u l ! . . . C e la d o it s e d r e s s e r sa n s ce s s e
d a n s sa p e n s é e , co m m e u n e s o r t e d e c a lv a ir e !...
M o n m a r i e t m o i n e c h e r c h o n s p lu s q u ’à
fu ir u n e p a r e ille a llia n c e p o u r Yv o n n e . V o u s
sen te/ , q u ’a ve c se s t r o is m illio n s , n o t r e fille se
m a r ie r a co m m e e lle v o u d r a !... E lle fa it d o n c
p la c e n e t t e à vo t r e c h è r e N a d in e !...
— D ie u le v e u ille !. . .
— E t c ’e s t p o u r q u o i je s u is v e n u e , ch è r e M a
d e m o is e lle , vo u s p r ie r c e t t e fo is b ie n vr a im e n t
d e ... — vo u s a lle z vo ir co m m e c ’e s t d r ô le !... —
d e p a r a ît r e t r a v a ille r c o n t r e n o u s . D ’e m p lo ye r
t o u s le s m o ye n s q u i p o u r r o n t a id e r à c e t t e r u p
t u r e co m m e si vo u s n o u s d é t e s t ie z ! ... N o u a
vo u d r io n s q u ’a u x y e u x d e t o u s vo u s fu s s ie z
c a u s e d e la c h o s e , q u ’à la r ig u e u r 011 p u is s e
d ir e : « S a n s le s b a va r d a g e s d e M 11* Cr â n ie n , il
e s t ce r t a in q u e ce m a r ia g e se s e r a it fa i t . . . »
— N o u s n e ser on s p eu t-êtr e p a s, M a d a m e,
o b lig é s d ’en a r r ive r là !...
— E n u n m o t , il fa u t q u e v o u s n o u s s e r vie »
�EN
LUT T E
d e p a r a t o n n e r r e , q u e vo u s n o u s m e t t ie z à co u
ve r t , p o u r s u iv it la d a m e a ve c le p lu s g r a c ie u x
e n jo u e m e n t . D a n s la s it u a t io n d e m o n m a r i, il
est b o n q u ’e n t r e lu i e t M . M a r d e le t t e , n u l g r ie f,
n u l o b s t a cle n e vie n n e s e d r e s s e r ... M a is , c h u t !
a n s m o n d é s ir d ’a p a is e m e n t ir a is - je ju s q u ’à
r iiir le s e cr e t p r o fe s s io n n e l? ... Co m m e t o u t
i vic e s e p a ye , vo ic i à t it r e d ’e n co u r a g e m e n t
ia p e t it e o ffr a n d e !...
E lle t e n d a it d u b o u t d e s d o ig t s u n b ille t
q u ’e lle c h iffo n n a it t o u t e n d is a n t :
— E t il n e t ie n d r a q u ’à vo u s q u e je n e fa s s e
m ie u x q u e ç a ... m ie u x q u e ç a ! . . .
M "0 Cr â n ie n e n é p r o u v a u n e co n fu s io n p r o
fo n d e .
— J ’a c c e p t e , p u is q u e j ’y s u is fo r cé e , M a
d a m e , m a is je co n s id è r e c e la co n n u e u n p r ê t ...
— A h ! o u i, u n p r ê t !... E s t - c e q u e v o u s a u s s i
co m p t e z s u r la r ich e s s e à b r è ve é c h é a n c e ? ... A u
fa it , n e m ’a ve z - v o u s p a s a s s u r é q u e 'd e s e m
b la b le s p e n s é e s e m p ê ch a ie n t d e m o u r ir ? ... V o ilà
q u i n e p r o lo n g e r a it p a s m a v ie d ’u n e s e co n d e ,
p ;;' e x e m p le !. . . E n fin , il y a le s g r â c e s d ’é t a t ...
A u • e vo ir , M a d e m o is e lle , r é flé c h is s e z m a lg r é
t o u t ;1 c e q u e je v o u s a i d it , a u r e v o ir !...
M ""’ C h a u v o is a v a it d e p u is lo n g t e m p s q u it t é
la p iè ce q u e le b r u it d é s a g r é a b le d e s a v o ix r é
s o n n a it e n co r e a u x o r e ille s d e M "* Cr â n ie n . M a is
d e t o u t ce q u ’a v a it d it la d a m e , l ’in s t it u t r ic e n e
se r é p é t a it q u e ce c i :
u P o u v a n t c h o is ir u n s e c r é t a ir e , J o h n M a r
d e le t t e a é t é c h e r c h e r u n r a t é , u n m a lc h a n
c e u x , u n h o m m e q u e le s s p é c u la t io n s d ’u n e s o
c ié t é r iv a le o n t r u in é ... »
E t s a n s s ’a t t a r d e r à ce q u ’il p o u v a it y a v o ir
d ’o ffe n s a n t d a n s ce s t e r m e s p o u r L é o n T a r d e t , e lle se d is a it : « S e r a it - c e m o n p a u v r e vie il
a m i? ... A h ! s i c e la p o u v a it ê t r e l u i ! . . . »
�EN
LU T^ T?
»47
E t m ê la n t d a n s sa p e n s é e N a d in e e t le s m a l
h e u r e u x q u ’e lle se ju r a it d ’a id e r , e lle fa is a it
p o u r e u x d e g r a n d s r ê v e s , e lle im a g in a it d es
ch o s e s fo lle s a p p o r t a n t à t o u t ce q u ’ils a va ie n t
s o u ffe r t u n e fin co m m e il n ’en e s t , h é la s ! q u e
d a n s le s r o m a n s !...
XI
Ce m a t in - là , à u n e h e u r e où ja m a is il n e m o n
t a it , L é o n T a r d e t vin t d e m a n d e r a ve c in s is
t a n c e si M "° Cr a m e n p o u va it le r e ce vo ir , La
v o ix d u p a u vr e h o m m e é t a it si é m u e , s i.s o u r d e
q u e , r ie n q u à 1e n t e n d r e , M "° Cr a m e n s ’e ffr a yn .
Q u e s u r ve n a it - il a u r e z- d e - ch a u s s é e ? . U n n o u
ve a u m a lh e u r ? C e fu t le cœ u r t o u t h a tta n *.
q u ’e lle r e çu t so n am i
M . T a r d e t p a r a is s a it b lê m e . S e s y e u x b r il
la ie n t d ’u n e lu e u r t r è s v iv e . S a n s a u t r e p r é a m
b u le , il co m m e n ça :
E s t - c e u n e n o u ve lle é p r e u ve ? L is e z e t c o n
s e ille z- m o i? J e m e s u is si s o u ve n t t r o m p é d a n s
m a vie .
Il t e n d a it à M " ' Cr a m e n u n e le t t r e d o n t e lle
se s a is it ; m a is e lle n ’y e u t p a s p lu s t ô t je t é les
y e u x q u ’e lle p o u s s a ce cr i d e t r io m p h e
C ’e s t l u i ! . . . C ’es t vo u s q u e J o h n d é s ir e
co m m e s e c r é t a ir e !... J e m ’en d o u t a is !... Q u e lle
jo ie !...
L é o n T a r d e t d e m a n d a s a n s a u c u n é la n :
- - Vo u s a c c e p t e r ie z à m a p la c e , n ’e s t - ce
p a s ? ...
— Co m m e n t , si j ’a c c e p t e r a is !... C e r t a in e
m e n t , s u r l ’h e u r e !
— M a is p a r t ir e m m e n a n t H e c t o r , p u is q u 'il x
�143
e n
l u t t e
a a u s s i p la c e p o u r lu i, ce la n e vo u s s e m b le - t - il
p a s p r é s e n t e r d e g r a n d e s d ifficu lt é s ?
— Au cu n e .
I l r ic a n a :
— V o ilà b ie n le s fe m m e s !... T o u t e s d u p r e
m ie r m o u v e m e n t !... P o u r t a n t r a is o n n o n s la
c h o s e , p e s o n s - e n le p o u r e t le c o n t r e ...
E lle in t e r r o m p it , im p a t ie n t e :
— O n vo u s d e m a n d e u n e r é p o n s e im m é
d ia t e ... d o n n e z- la . N o u s d is cu t e r o n s a p r è s .
— D is cu t o n s a va n t , s ’il vo u s p la ît . E t d e
c e lle s q u e je la is s e r a i d e r r iè r e m o i d a n s u n
a p p a r t e m e n t s a n s a ir n i lu m iè r e , q u i p r e n d r a
s o in ? .. Ce q u ’o n m e p r o p o s e là e s t s u p e r b e d e
lo in , m a is a b s o lu m e n t im p r a t ic a b le !.. C e r é s u l
t a t e s t q u a n d m ê m e d û à vo s e ffo r t s , à vo s d é
m a r ch e s , et je vo u s en s e r a i é t e r n e lle m e n t r e
co n n a is s a n t , m a is ...
S o n g e a it - il à la is s e r é ch a p p e r l ’o cca s io n q u i
se p r é s e n t a it ? E lle e n e u t p e u r .
— A u r ie z - v o u s la t e n t a t io n d e r e fu s e r ? cr ia t - e lle .
— J e l ’a vo u e .
— C e s e r a it fo u !...
— C e la e s t ce p e n d a n t , m a p a u v r e a m ie ! ...
fit - il e n é c la t a n t d ’u n m a u va is r ir e .
— Q u ’e s t - ce q u i vo u s p r e n d ? ... — r e d it - e lle
le n t e m e n t — u n e p o s it io n in e s p é r é e s ’o ffr e à
y o u s e t vo u s la r e p o u s s e z? ...
L ’a cce n t v a g u e m e n t im p a t ie n t , il r é p o n d it :
— J e v o u s l ’a i d it : il y a m a m è r e , m a fille
q u e je 11e p u is la is s e r s e u le s !...
— S e u le s , s e r a ie n t - e lle s vr a im e n t s e u le s ,
.qu an d je Su is l à ? .. . fit - e lle a v e c r e p r o ch e .
— E h o u i, m a p a u vr e a m ie , vo u s ô t e s là , c ’e s t
é v id e n t ; m a is c e la s u ffit - il?
— J e fe r a i p o u r e lle s ce q u e j ’a u r a is fa it
�EN L U T T E
14 g
p o u r v o u s ! . . . m u r m u r a - t - e lle , la v o ix d o u lo u
r eu se.
— V o s fo r ce s o n t d e s lim it e s , je cr a in s q u e
vo u s 11e le s o u t r e p a s s ie z !...
— E h , n e p a r lo n s p a s d e m o i ! — la n ça - t - e lle
d a n s u n e r e p r is e d e v iv a c it é — p a r lo n s d e vo u s ,
d ’e lle s .
— J ’a i le d e vo ir d e 11e p a s vo u s a cca b le r , d e
11e p a s je t e r s u r vo u s u n fa r d e a u t r o p lo u r d p o u r
vo s é p a u le s .
A h ! co m m e e n co r e u n e fo is il la co m p r e n a it
n ia i !.
E lle d it t r è s b a s :
— S e r a it - ce m ’a c c a b le r q u a n d , p a r vo t r e p o
s it io n , vo u s ir ie z ch e r c h e r p o u r n o u s t o u s , là b a s , le ca lm e , la p a ix , l ’a is a n ce ?
— E n s u it e , m a p a u vr e a n n e , saii:, m o i, co m
m e n t , a v e c 111a m è r e , c e la p o u r r a
'1 m a r ch e r ,
p u is q u e ..
il s e m b la it h é s it u d e va n t u n
a v e u n é n ib le , q u ’a s s e z h a b ile m e n t
é lu d a ce
p en d an t .
p u is q u e v o u s n o vo û s v o y e z p a s ? ...
— A v e z - v o u s e s s a yé d e n o u s r a p p r o ch e r ? A u
jo u r d ’h u i la c h o s e e s t n é ce s s a ir e , il en fa u t t r o u
ve r le m o ye n .
G e n e v iè v e p a r u t r é flé ch ir .
o t r e m è r e , lo r s q u ’e lle é t a it d a n s u n e b r il
la n t e p o s it io n , d e va it vis u ,
se s p a u v r e s ? ... Si
e lle e s t o r g u e ille u s e , je s a is q u ’e lle e s t c h a
r it a b le .. .
As s u r é m e n t .
— E li b ie n , co n fie z- m o i à e lle , d it e s - lu i d e
v e n ir m e vis it e r !... s P r ie z - la d ’a vo ir p it ié d e
m o i, d e 11e p a s m ’a b a n d o n n e r d a n s m a m is è r e
p r o fo n d e .
L a p a u v r e fille p a r la it a ve c u n e é m o t io n
g r a n d is s a n t e .
z— F a it è s - lu i u n t a b le a u d e 111a v ie a u s s i
n o ir q u e vo u s le vo u d r e z, d e m a n d e z- lu i d e
m e p r o t é g e r , d e m e s a u ve r d£ m o i- m ê m e , d u
�150
E N LUT T E
t o u r m e n t q u i m e r e vie n d r a d e n ’a vo ir p lu s à
s o n g e r q u ’à m o n m a l si je m e r e t r o u ve s e u le ...
s e u le co m m e a va n t d e vo u s a vo ir eu p r è s d e
m o i !... D é c id e z- la à ve n ir ju s q u ’à m oi,, je m e
c h a r g e d u r e s t e !...
Il
g lis s a p r è s d u ca n a p é , à g e n o u x , e t a p p u ya
son fr o n t s u r le s m a in s t r o p b la n c h e s d e ce lle
q u i si v a illa m m e n t p a r la it .
— J e m e r e fu s e à vo u s p r ê t e r ce r ô l e ! . . . fitil, t r è s é m u .
— I l e s t b ie n a u - d e s s o u s d e la v é r i t é ! . . . r é
p o n d it - e lle a ve c u n e im m e n s e t r is t e s s e . — E t
d ’a ille u r s , le p o u r r a is - je q u e r ie n n e m e co û t e
r a it p o u r v o u s ...
E lle s ’a r r ê t a u n p e u , p u is , r e p r e n a n t h a le in e ,
e lle fin it :
— P o u r vo u s a id e r à r é u s s ir !...
— A h ! (lu e n ’a i- je t o u jo u r s eu p r è s d e m oi
u n e vo lo n t é co m m e la v ô t r e !. .. Vo u s le vo y e z,
je n e s a is m ê m e p lu s v o u lo ir !...
E t il s ’a ccu s a d ’a vo ir é t é p r ê t à r e fu s e r ce t t e
o ffr e s a n s m ê m e la p r é ve n ir .
— Si je n e vo u s a v a is p a s d û t o u t ce q u e je
vo u s d o is , je le fa is a is .
M a is v it e il a jo u t a , p o u r la r a s s u r e r , q u e s ’il
a va it h é s it é d e va n t la d é cis io n à p r e n d r e , m a in
t e n a n t q u ’e lle lu i m o n t r a it la r o u t e , q u ’e lle
la lu i fa is a it lib r e , il a lla it y m a r ch e r v a il
la m m e n t .
E t h e u r e u x co m m e le s o n t t o u s le s fa ib le s
q u ’on a a id é s à s o r t ir d e le u r in d é c is io n , il se
r é p a n d it e n m o t s r e co n n a is s a n t s , e n b é n é d ic
t io n s . Co m m e n t la r e m e r cie r a it - il ja m a is d ’a vo ir
a in s i r e t ir é d e v a n t lu i t o u s le s c a illo u x d u
ch e m in ? ...
E lle se p r it à r ir e d ’u n p e t it r ir e fo r cé e t d é
c la r a a ve c u n p e u d ’e x a lt a t io n d a n s le r e ga r d
e t d a n s la v o ix :
�E N LUT T E
T5I
— J e vo u s ju r e q u ’en m ’in t é r e s s a n t à ce q u i
v o u s a r r ive , je t r a v a ille p o u r m oi !...
— A m o n t o u r , n e p o u r r a is - je fa ir e q u e lq u e
ch o s e p o u r vo u s ?
— V o u s le p o u v e z , ce r t e s , e t fa c ile m e n t .
E c o u t e z- m o i.
E t e lle lu i c o n t a le r o m a n d e N a d in e , m e t
t a n t e n c e r é c it u n e g r a n d e c h a le u r d ’a cce n t
e t b e a u c o u p d ’é m o t io n ... e lle y r e t r o u va it t a n t
d e p a g e s d e sa p r o p r e v i e ! . . .
Q u a n d e lle e n e u t t o u t d it , e lle c o n c lu t :
— M o n a m i, je v o u s c h a r g e d e d o n n e r à t o u t
c e la u n e c o n c lu s io n h e u r e u s e !...
—
Où
t r o u ve r a i- je u n e é lo q u e n ce s u ffi
sa n te?
— D a n s vo t r e c œ u r .
— D a n s m o n c œ u r ? ...
E lle e x p liq u a t r è s b a s , o s a n t à p e in e :
— P u is q u e vo u s m e d it e s c o n n a ît r e la d o u
le u r d e c e u x q u i s e s o n t t r o m p é s d e r o u t e ,
a id e z J o h n à t r o u ve r la s ie n n e , d o n n e z- lu i la
vo lo n t é d ’a im e r q u i il a im e ! .. .
— A h ! m e r c i ! . .. J ’y v o is c l a i r ! . . . O u i, m o n
a m ie , je s a is m a in t e n a n t ce q u ’il fa u t d ir e ... je
le d ir a i !...
Il
p r it la m a in d e G e n e v iè v e e t la b a is a a ve c
p a s s io n , t a n d is q u ’e lle , t r a n s fig u r é e , m é co n n a is
s a b le , 1111 r a yo n n e m e n t e x t r a o r d in a ir e a u x y e u x ,
d is a it :
— Vo u s v o y e z b ie n !... L e t o u t e s t s o u v e n t
d ’y vo ir c la ir !...
A q u o i, lu i, s o u r ia n t d o u ce m e n t , r é p o n d it :
— E h o u i, t o u jo u r s la g o u t t e d e lu m iè r e !...
�EN
152
LU TTE
X II
Af” '
Cr â n ien à L é o n T a r à et
Mo n che r a m i,
O u i, vo t r e m èr e e s t ve n u e m e vo ir fid èlem en t
ch a q u e jo u r d ep u is vot r e d ép a r t . M a is com m e sa
ch a r it é fr oid e et h a u t a in e d u p r em ie r jo u r s ’es t
p r om p t em en t m u ée en q u elq u e ch ose de d o u x,
d ’a ffa b le, d e p lu s t e n d r e !... Ce t t e co n q u êt e qu e
j ’es p ér a is p eu a ét é ch ose vit e fa it e e t je m ’en
r é jo u is com m e d e t ou t ce q u i m ’a r r ive d ep u is qu e
je vo u s a i r et r o u vé !...
N o u s p a sson s p r esq u e t ou t es n os jo u r n ée s en
se m b le , vot r e m èr e, vo t r e fille et m oi. J e les r e
t ie n s d ’a u t a n t p lu s qu e m on a p p a r t em en t es t cla ir ,
t a n d is qu e le vôt r e ne l ’çs t p o iu t d e ve n u ... M a is
tou t s ’a r r a n ge, s ’a r r a n ge r a , a yo n s p a t ien ce, con
fian ce e t co u r a ge !... N o u s som m es d é jà so r t is de
t a n t d e d ifficu lt és !...
J ’ai r éa lisé m on gr a n d d é sir d e fa ir e t r a va ille r
jea n n e -M a r ie , d ’o ccu p er son t e m p s, sa p en sée, de
l ’a r r a ch er à la p o u r s u it e d e ce q u e j'a p p e lle r a i ses
m a u va is r êves.
N o u s ne som m es p oin t t o u jo u r s se u les . N a d in e,
m a p r ot égée — et la vôt r e, ne l ’o u b liez p a s !... —
e s t r en t r ée à P a r is. Com m e e lle est fo r t ge n t ille
p ou r J ea n n e-M a r ie, j ’ai d écid é M ,no Ta r d et à lu i
co n fier vo t r e fille tt e. E l vo ilà la ch èr e e n fa n t q u i,
viva n t 1111 p eu de la vie de t ou t le m on d e, r ep r en d
d es co u le u r s et de la viva cit é . La g a ît é , l ’o u ve r
t u r e d e cœ u r son t p lu s len t es à r e ve n ir ; m a is cela
r e vie n d r a !... P a r is n e s ’est p o in t b â t i en u n
jo u r !...
■"i ; foim iiu s .loin ' à n ou s t r ois un p e t it lotit
q u e vu - I t lt K". iuiiL vib ie i à l ’u n iss oli !...
�EN
LUT T E
153
M a in t e n a n t que la g ê ne e t les souvenir.- , d o u
lo u r e u x r e na is s a nt (.le l ’ir r é p a r a b le a utr e fo is ne
v ie n n e n t p lu s da ns nos c o nve r s a tio ns g la c e r les
m o ts s u r les liv r e s , no us os ons p a r le r de vo us ave c
votr e mè r e e t p a r lo ns m ê m e s a ns cesse de
v o us , c’e s t u n s u je t aus s i in é p u is a b le que r éc on
fo r t a n t !...
Le s no uv e lle s que vous nie do n ne z de Jo h n
m ’e nc h a n t e n t . P uis e z, p uis e z d a ns votr e c œ ur ,
m o u che r v ie ux c a m a r a de , s i vo us t n ’a ve z r é e lle
m e n t a im é e , vous ar r ive r e z b r illa m m e n t à r e m
p lir la chèr e tâc he que je vo us a i fix é e !...
E x t Usez la br iè ve t é de m a le ttr e . Ec r ir e me
fa t ig u e car , hé la s ! je ne s uis p o in t m ie u x .
n ’y
a q u ’une chos e q u i m ’e n cons ole e t 111’e n d is t r a it :
c ’est de viv r e de votr e vie , de la vie des
vôtr e s !...
11
ü t .N ü Vlt VK .
Mon c h e r a m i,
Le p r in t e m p s v ie n t e t l ’ar br e q u e j ’ape r çois
au- de s s us d ’u n m u r , v e r d it !... Qu e ce s e r a it bon
e t be au d ’êtr e à la c a m p a g n e . I! no us , pr e n d à
toute s tr o is u n e vr a ie n o s ta lg ie d ’h o r izo ns vas te s ,
de p ié s , de c h a m p s , de lo in t a in s !...
A h ! 111a p a uvr e v ie ille m a is o n , m a p a uv r e v ie ille
P a s s a r diè r e , s i je l'a v a is e ncor e , c o mm e no us
ir io n s no us y r é fu g ie r !...
Vo us voye z, 111011 a m i, l ’o r ie n t a t io n no uv e lle
de uos pe ns ée s e t de nos s e n t im e n t s ! Il fa u t bie n
que no us no us pr é oc c upio ns de q u e lq ue chos e ,
p u is q ue no us s o mme s a u jo u r d ’h u i libér ée s de tr o p
vive s in q u ié t u d e s e t à l ’a b r i d u be s oin !... Ce d o it
êtr e p o ur vo us une g r a n d e jo ie de pe ns e r c o mb ie n
vos e ffor ts , votr e t r a v a il o n t créé p o u r c e ux que
v o us a im e z d u c a lme e t d u b o n h e u r !...
Dit e s à He c t o r que no us a vo ns reçu a vec une
é m o t io n in fin ie s ou be l e nv o i d ’a r g e n t !... liia v c
�154
E N LUT T E
p e t it h o m m e !... Vo us ve rre z co mme il r é u s s ir a !...
P o ur m a p a r t , j ’a i p r is ces d e u x ce nts fr ancs ,
e t c omme le fo n t les pa y s a ns de che z n o us lo r s
q u ’ils g o ût e n t a u pr e m ie r fr u it de l ’a nné e , — à
ce q u ’ils a p p e lle n t le « fr u it no uv e a u » — j ’ai fa it
u n g r a n d s ig n e de c r o ix ave c ce p r e m ie r g a in
p o u r que Die u le bénis s e e t le fas s e s uivr e de
be a uc o up d ’a u t r e s !...
S i vo tr e fils va b ie n là- bas , ic i votr e chèr e pe
t ite Je amie - Mar ie d e v ie n t t o u t à fa it g e n t ille !...
Au m o r a l co mme a u p h y s iq u e , je ne p u is assez
vo us dir e c o mb ie n e lle c h a ng e à s on a v a n t a g e !...
Je crois p o s itiv e m e nt q u ’il fa u t a u x être s je une s
u n e a tm o s p h è r e e x e m ple de t r o p de tr is te s s e ,
p o u r s ’é p a n o u ir e t d e v e nir c o m p lè te m e n t euxt n ê m e s !... No us a vo ns é cla ir c i s on d e u il, r e n o u
ve lé pr e s que toute s ses robe s . Aid é e s de Na d in e ,
— m a pr o té gé e e t la vôt r e t o u jo u r s !... — no us
avons t a illé , c ous u, a r r a n g é , fa it des chos e s tr ès
s im p le s e t de s chos e s e x quis e s !...
Le s jo ur né e s d e v ie n n e n t t r o p courtes* p o u r ce
que no us a vo ns à fa ir e !... On s ’intér e s s e à ' t o u t ,
on se r e pr e nd à vivr e in te n s é m e n t q u a n d on re
vie nt d ’o ù no us r e ve no ns ... de s i lo in !... Mo u
pa uvr e a m i, ne no us p la ig n o n s pas . Je crois que
s e uls ce ux q u i o n t tr ave r s é de ma uva is e s pas s e s
c o nna is s e nt le p r ix de s r e pr is e s de c a lme e t de
bo n h e ur !...
Ne no us pre s s e z donc pas t a n t de c h a n g e r
il’a p pa r te m e nt. Vot r e mèr e e t m o i a vo ns dé
cidé que ce ne s e r ait pas a v a n t l ’a n p r o
c ha in. T r o p de jo ie fa it pe ur . E t no us a vo ns p o u r
le m o m e n t no tr e bonne me s ur e de p a r fa it c o nte n
te me nt !...
Vous me dite s que Jo h n e s t as s e z r e mis p o u r sonçe r à chas s e r le c ha m o is . C ’e s t do n c le m ie u x
c o m p le t ? Que lle e s t la r a is o n q u i le fa it t a n t
.a id e r à r é po nd r e à ce q ue v o us a ppe le z « votr e
fi pe r s uas ive é lo que nc e » ?
Allo n s , m o n a m i, r e do uble z d ’a r g u m e n t s , m e t
tez la pé da le , c ha nte z votr e g r a n d a ir , f o r t is s im o !. . ,
U fa u t q u ’on vous e ute nde .
�155
E N LUT T E
Que me confie z- vous là !. . . Un secre t que
J0I111 vo us a fa it ju r e r de ne ja m a is d ir e , vo us vous
e n e x cus e r e z e n s o ng e a nt que c ’e s t p o u r s on b ie n ...
liu m , le pr océ dé e s t d o u t e u x ... e n fin !... La
caus e de to ute s ses in d é c is io n s s e r ait que s on
a c c id e nt l ’a d é fig ur é q u e lq u e p e u ? ... Une b a la fr e
e n tr a ve r s de la fig ur e l ’e n la id it e t p a r ce
fa it le r e nd s a uva g e , lu i d o n ne la p e u r de repala ît r e d a ns le m o n d e ? ... Mo n Die u , q u ’il a it ce tte
p r é o c c up a tio n p o u r to us ; m a is p o u r N a d in e ... A h !
s ’il s a v a it c omm e de ce tte ba la fr e e lle se s ou
c ie r a it p e u ! la ve rr ait- e lle s e u le m e n t ?...
V o ilà ce d o n t il fa u t pe r s ua d e r Jo h n ! Je vous
e nte nds d ’ici me r é pondr e : » Je ne de m a n d e pas
m ie u x , m a is c o m m e nt fa ir e ? »
Co m m e n t fa ir e ?... A h ! pe ns e z à m o i, be a ucoup,
ii m o i, que vo us ave z r e tr ouvé e s i e n la id ie , s i
e s tr opiée , et pe ut- êtr e ... le de vine r e z- vilus !...' P e n
s e z à t o u t ce s ur q u o i j ’ai e u a us s i à pas
ser e n vo us r e vo y a nt ; n ’était- ce pas p lu s te r r ib le
q u ’une b a la fr e ? ... S i ces chos e s vo us les ave z c o m
pr is e s e t ... s e ntie s , les m o ts p o u r les dir e vous
v ie n d r o n t d ’e ux - même s !...
Je n ’e n d e m a nde pas d a v a n t a g e .
Vous ve rre z c omme vit e vo us a r r ive r e z à p r o u
ve r à ce « p o ltr o n » que N a d in e l ’a im e ... m ie u x
que c e la !... C ’e s t tout.
Est- ce do nc s i d iffic ile ? ...
.G r n i j v j k v e .
*
* *
Mo n c he r a m i,
No t r e vie d e vie nt u n conte de fé e !...
Save z- vous ce q u i m ’a r r iv e ? ... Mo n p a uv r e
o u s in , ce p a r e nt é lo ig n é d o n t j ’ai t a n t m é d it ,
- ieut de m o u r ir , me la is s a n t un e jo lie r e nfe e t la
�156
E N LUT T E
l ’a s s ar diè r e , que je n ’ai ja m a is cessé de r e gre tte r .
Notr e dé s ir de v o ir de s fle urs , des fe uille s se
r éa lis e !...
P o ur fa c ilit e r notr e in s t a lla t io n d a ns no tr e n o u
ve lle de me ur e , N a d in e e t s on pèr e o n t été la v i
s it e r La m a is o n e s t en p a r fa it é ta t e t fo r t bie n
a r r a ng ée . No us n ’avons q u ’à y e ntr e r
Je dis « no us » parce que , 11e l ’o ub lie z pa s , les
chèr e s vôtr e s e t m o i no us 11e fais ons p lus
q u ’u n !...
Que n ’êtes - vous là p o u r no us a ide r à pe ndr e la
c r é m a illè r e !.. E n fin , il v a u t pe ut- êtr e m ie u x .q u ’il
e n s oit a in s i.
Vous 111e r e pr oche z de 11e pas assez p a r le r de
m a s a nté da ns me s le ttr e s ; que faut- il e n d ir e ?
J'é t a is as s ez for te d a ns la lu t t e e t la d o u
le u r , d e v a n t la joie je 11e s u is que faible s s e e t
la r m e s !... Je r é s is ta is , alor s que je ne s ais p lu s
a u jo u r d ' h u i que céde r, m 'a b a n d o n n e r , êtr e lâc h e !...
G k n e v iîîv k .
X III
La
i
P a s s a r d iù r e , le ...
Mon a m i, je s uis bris ée .
No us ve nons de r e ntr e r à la Pas s ar diè r e ! ..
Vous dir e m o n é m o t io n e t ce lle de votr e p a uv r e
m a m a n e s t im p o s s ib le !...
y a des he ur e s q u i
d a t e n t ... N i l ’u ne n i l ’a utr e n o us ne po ur r o ns
pe rdr e le s o uv e nir de c e lle - là!...
Es t- il néce s s air e de vous dir e de q uo i é t a it fa it
ce que no us é p r o uvio n s , 11e le de vine z- vous p a s ?
Du pas s é t o u t e ntie r , d u pa s s é !
Je 11e p o ur r a is a u jo u r d ’h u i vo us écr ire u n e
lo n g ue le ttr e , il me fa u d r a it u n c o ur a g e que je
n ’ai p a s ... C ’est p o u r q u o i je fais ce m o t tr ès c o ur t :
il vous d ir a o ù no us e u s om me s e t c o m b ie n
no us pe ns ons à vo us I
fi«
11
�EN
LUT T E
La Pas s ardière, le ...
Co tm ne votr e le tt r e m ’a r r iv a it , m ’a n n o n ç a n t le
b r us q ue voy a ge e n F r a n c e d u « Ba la fr é », c o m m e
je me pe r d a is e n conje c tur e s s u r la r a is o n d ’u n e
dé c is io n s i p r o m p t e : ve na it- il p o u r le b o n h e u r de
N a d in e ? ... Votr e é lo que nc e avait- e lle t r io m p h é de s
s c r up ule s q u i l ’é lo ig n a ie n t de la p a uv r e e n fa n t ? ...
— u n e lo n g ue dé pê che de K a r l U w a ld m ’a r r iv e :
« N a d in e e t m o i e t d ’autr e s v ie nd r o ns d e m a in de
m a n d e r à d é je un e r a u x c h âte la in e s de la Pas sardiè r e . T ue z le ve a u gr a s , c ’e s t le cas o u ja m a is . »,
E t , m o n che r a m i, le le n d e m a in , d ’u n lu x u e u x
a ut o m o b ile de s ce nda ie nt, d e v a n t no tr e v ie u x pe r
r o n , M me Ma r d e le t te , U w a ld , le o Ba la fr é » —
c h a n g é , e n e ffe t, m a is p o in t e n la id i. Rie n q u ’à
le v o ir on d e vin e q u ’il v ie n t de fa ir e u n e r ud e
c a m p a g n e d o n t il e s t r e ve nu a g u e r r i, a s s a g i, p lu s
c r âne , p lu s m âle , p lu s fo r t !... — De r r iè r e lu i m a r
c h a it N a d in e , N a d in e r a y o n n a n te de b o n h e u r ...
—
Je vous pr é s e nt e le s fiancés ! m ’a d it M mo Ma r
de le tte ; le ur jo ie n ’est- elle pas votr e œ u v r e !
Je vie ns vo us e n r e m e r c ie r !... P o u r q u o i —
a- t- elle a jo u t é tr ès ba s , e u m ’e m b r a s s a nt ave c u n
é la n e t une é m o t io n q u i s e m b la ie n t êtr e bie n pe u
d a n s s a n a t u r e , — m ’a- t- il fa llu l ’a c c ide nt de m o u
fils , ce tte c r ue lle , ce tte t e r r ib le é pr e uve p o u r v o ir
la v ie c omme e lle e s t e t les chos e s s ous le u r v r a i
jo u r ? ...
A h ! m o u a m i, il e s t ici- bas de s m o m e n t s
q u i s e m b le n t de gr a n d e s r éc ompe ns e s , vo us
d e v in e z c o mb ie n me fu t b o n c e lu i- là!... Le b o n
h e u r de N a d in e , l ’avais - je as s e z dé s ir é , ne ve nait- il
pa s p le in , c o m p le t à fair e dé bo r de r m o n c œ u r de
jo ie ?
Mo n p a u v r e c œ ur , h é la s ! je p e u x m a l c o mpte r
s u r lu i!. . . Qu o iq u e j ’e n e us s e , je le s e ntais
br o yé c o m m e p a r la m a iu de fe r d ’im m c n s e ï
r e gr e t s !.,.
�EN
T.TJ TTE
Ce s fiança ille s r e s s us cita ie nt tr o p de s ouve nir s .
C ’é t a it le m ê m e déc or , pr e s que les mê me s mo ts ,
le s mê me s ge s te s q u ’un jo u r ... que ja d is ...
q u ’a utr e fo is ...
Il
fa u t , m o n ch er a m i, q u e je me fasse à être
he ur e us e e t ce la, le croye z- vous , néce s s ite b e a u
c o up de cour age e t de r é s ig n a t io n ...
I,e v r a i r e pos n ’e s t p o in t d ’ie i- bas ! Peut- être
l ’a tt e indr ions - no us que no us to mb e r io n s d a ns l ’in
diffé r e nc e . E t c ’e s t s a ns doute p o u r que no us
ne no us a r r ê t io ns ja m a is d a ns la voie de t r a
v a il e t de pe r fe c tio nne m e nt q u i s e ule m è ne a u
p a r fa it bo n h e ur , que Die u no us ve ut t o u jo u r s e n
l u t t e !. . . E n lu t t e ave c les d iffic u lté s de la vie , en
lu t t e ave c les é vé ne m e nts , e n lu t t e ave c nousmê m e s ...
E IN
�Le
p r o ch a in
dans
la
r o m a n (n ° 2 1 1 ) à p a r a î t r e
Co lle ct io n
“ S T E L L A
”
:
L Anneau
j M L a g i c j u e (,>
pa r
BARRY
PAINT
T r a d u it tic 1 A n g la is
pa r
E N IE L E D A M .
M. E r n e s t S a un d e r s Ba r le y , r e n tie r de q u a
r ante - de ux a ns , v iv a it ave c s a fe mme ¡\ la C h â t a i
g n e r a ie , S h a lt o n , S u r r e y . C ’é t a it u n e m a is o n as s ez
ne uv e , ave c q ue lq ue s a r g e nts de ja r d in , à e n v ir o n
tr o is k ilo m è t r e s de la v ille .
A d ix he ur e s d u m a t in , o n t r o u v a it g é né r a le
m e n t M. Ba r le y d a n s u n a te lie r a u p r e m ie r é tage .
C ’é t a it u n h o m m e tr ès oc c upé de chos e s p r in c i
p a le m e n t fu t ile s . Il n ’a v a it que p e u de c o n n a is
s ance s e n b o t a n iq u e , c e p e nd a nt il ve nait_ d ’e nt r e
p r e ndr e u n h e r b ie r de fle ur s s échée s q u ’il c o lla it
s ur d u p a p ie r à c ar to uc he . Il ne le n o m m a it que
s on H o r t u s S ic c u s e t lu i a v a it rés e r vé un e t a ble
d a ns s on ate lie r . Une a utr e t a b le , à côté, s e r va it
(1) I<€ t it r e u n slu ls d u r ouian est
: The une btlor t.
�VAN N EAU
MAGIQU E
p o u r le dé c o upa g e d u bois que M. Ba r le y a p pe
la it ses s c ulp t ur e s ; une s e r pilliè r e é t a it é te ndue à
l ’e n t o ur p o u r pr és e r ve r la car pe tte fle ur ie . Une
t r o is iè m e t a ble s u p p o r t a it sa m a c h in e à écir e ; s on
jo u r n a l e t ses le ttr e s d ’a m it ié é t a ie n t t o u jo u r s
d a c ty lo g r a p h ié e s pa r lui- même . U n im m e n s e p la
car d o u v r a n t d a ns la c h a m b r e a v a it été c o nve r t i
e n c ha m br e no ir e p o u r la p h o t o g r a p h ie . Q u a n d il
fa is a it u n pr é s e nt, il y a v a it b e a uc o up de chance s
p o u r que ce fû t sa pr o pr e p h o t o g r a p h ie , pr is e da ns
s on pr opr e ja r d in , collée p a r lui- mê me d a n s u n
cadr e e n bois dé c oupé , œ u v r e de ses m a in s .
s ’inté r e s s a it a us s i, p lu s que ne le fo n t générale m o n t les ho m m e s , à l ’é c o no mie d o m e s t iq ue ; il
é t a it c ap a ble de m a r q u e r , e t il le fa is a it ave c h a b i
le té , to us les to r c hons de la c uis in e .
Un m a t in d ’a o ût , il se t e n a it d a ns s on a te lie r ,
s u r v e illa n t pa r la fe nê tr e la s cène q u i se p a s s a it
e n de s s ous , d a n s le ja r d in . C ’é t a it u n h o m m e
m inc e , à la p o it r in e é tr o it e , de t a ille m o y e nne . Scs
c he ve ux b lo nd s é ta ie n t c la ir s e mé s , ses y e u x m é
fia nts , s ou ne z lo n g e t p o in t u , ses lèvr e s fine s e t
boude us e s , e t scs or e ille s écartée s .
é t a it èntiéfe m e n t ras é e t s on c o m ple t de fla ne lle c la ir e ne
s ’a c c or da it guè r e ave c l ’a llu r e de s on p r o p r ié ta ir e .
E n ba s , s ur tin ba nc .du ja r d in , il p o u v a it v o ir s on
je une in v it é , Ja me s Ha v e r n . Ja m e s fu m a it de s
c iga r e tte s e t p a r c o u r a it de s jo u r n a u x , c omme s ’il
n ’y a v a it e u r ie n d ’a utr e à fair e a u m o nd e . Ila r le y
se" r e to ur na ve rs s ou a te lie r e t ne p r é p a r a p o u r une
m a t in é e la bor ie us e . Co m m e il r e t ir a it s on ve s to n,
u n s o uv e nir tr a ve r s a s on e s pr it . A u m ê m e m o m e n t ,
il r e c o nnut un pas d a ns le c o ulo ir .
o u v r it la
por te e t d it d ’une v o ix s p é ciale , bas s e et v ib r a n t e ,
q u ’il r é s e r va it a u x s e r va nte s :
— Ja n e ...
Ja n e ne l'e n t e n d it pas .
il n ’éle va pas la no te , n ia is lu i d o n n a p lu s de
v o lum e e t de lo n g u e u r .
Ja- a- a- ane !
E lle l ’e n t e n d it et r e v in t s u r ses pa s — une
g r a n d e fille , de b o n ne m in e , ave c u n a ir d ’honnfite té et de rés e r ve r é p a n d u s u r t o u t e lle - même .
- Mo n s ie u r ? dit- e lle .
Rie n que scs m a n iè r e s de pr ofonde défér e nce
v a la ie n t p lus que scs g a g e s .
(/ I suivit:.)'
11
11
11
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<X><--Î> ❖ <>❖ ❖ <>
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ALBUMS de BRODERIE
et d’OUVRAGES de DAMES
Mo dè le s en gran de u r d’e xécutio n
A m e u b l e m e n t , L a y e t t e , B l a n c h it s a g e ,
R e p a s s a g e . E x p lic a t io n s d e s d iffé r e n t s T r a v a u x
A L B U M
N °
1 .
de
A L B U M
D a m e s . 1 0 0 page s . F o r m a t 3 7 X 2 7 > i.
A l p h a b e t s e t m o n o g r a m m e s p o u r draps .
taie s , s erv ie tte s , n app e s , m o uc hoirs , e tc. 10 8 p a g e s .
N ° 2 .
F orm a t 4 4 X 3 0 '£.
A L B U M
B r o d e r ie a n g l a i s e , p l u m e t i s , p a s s é ,
r ic h e lie u e t a p p l i c a t i o n s u r t u lle , d e n t e lle
e n f i le t , e t c . 1 0 8 p a g e s . F o r m a t 4 4 X 3 0 • * .
N ° 3 .
A L B U M
L e s F a b le s d e L a F o n t a i n e e n brode rie
an g lais e . 3 6 p a g e s . F o r m a t 3 7 X 2 7 , ' * .
N '> 4 .
A L B U M
L e F ile t b r o d é . ( F ile t s
m o d e rn e s .) 3 0 0 m o d è le s . 7 6
N ° 5 .
anc ie ns , %file ts
page s .
Format
4 4 X 3 0 1/ 2.
A L B U M
L e T r o u s s e a u m o d e r n e : L in g e de corps ,
de table , de m ais o n . 5 6 d o u b le s p a g e s . F o r m a t
N " G .
3 7 X 5 7 ',.
A L B U M
Le
N '1 7 .
T r ic o t
et
le
100
Cro c h e t.
page s .
2 3 0 m o d è le s v a r ie s p o u r B é b é s , F ille t t e s , J e u n e s
F ille s , G a r ç o n n e t s , D a m e s e t M e s s ie u r s . De nt e lle s
p o u r lin g e rie e t am e ub le m e nt.
A L B U M
A m e u b le m e n t
N ° 8 .
d ’a m e u b le m e n t .
et
19
b r o d e r ie .
176
m o d è le s
de
m o d è le s
b r o d e r ie s .
1 0 0 page s . F o r m a t 3 7 X 2 7 1
A L B U M
A l b u m l it u r g i q u e .
42
m o d è le s d ’a u i e j ,
c has uble s , nappe s d ’aut e l, pale s , etc. 3 6 p a g e s .
Format 3 7 X 2 8 H :
N ° 9 .
A L B U M
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V ê t e m e n t s d e l a i n e e t d e s o ie a u c ro c h e t e t a u t r ic o t . 1 5 0 m o d è le s . 1 0 0 p a g e s ,
N ” 1 0 .
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A L B U M
Cro c h e t
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G a z a n ,
P A R I S
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1 ) .
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�N“210. *
Collection STELLA * 1er décembre 1928
La Collection “ S T E LLA
est la collection idéale des romans pour la famille
et pour les jeunes filles. Elle est une garantie de
qualité morale et de qualité littéraire.
Elle publie deux volumes cliaque mois.
La Collection “ S T E L L A ”
constitue donc une véritable
publication périodique.
Pour la recevoir chez vous, sans vous déranger,
AB ON N E Z- VOU S
SIX
Fronce. ..
18
M O IS
( i a rom an s) :
francs. —
U N
AN
E t r a n g e r ..
3o francj.
( *4 rom an s) :
[ •rance. .. 3o francs. •— Etr ange r .. S o francs.
A d r e s s e z v o s d e m a n d e s , a c c o m p a g n é e s d u n n ia n d a t - p o j/ r
( n i c liè ij 11e p o s t a l, 111 m a n d a t - c a r t e ) ,
à M o n s ie n r le D i r e c t e u r d u P e t i t L a :]i o d e la M o d e ,
1 , r u e G a z a t i , P a r is ( i 4 *').
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
En lutte
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1928]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
158 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 210
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_210_C92666_1110843
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
vignette : https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/thumbnails/10/44833/BCU_Bastaire_Stella_210_C92666_1110843.jpg
-
https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/10/44872/BCU_Bastaire_Stella_279_C92714_1110997.pdf
fe9001de028651852fb36da2479e1538
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P R IX
�P u b l i c a t i o n s p é r i o d i q u e s d e la S o c i é t é A n o n y m e d u “ P e t i t É c h o d e l a M o d e " ,
1 , ru e G a za n , P A R IS (X IV e ).
Le P E T IT
ECHO
p a r a it
t o u s le s
d e ia M O D E
m e r c r e d is .
32 pages, 16 grand format (dont 4 en coulaurs) par numéro
D e u x g r a n d s r o m a n s p a r a is s a n t e n m ê m e t e m p s . A r t i c l e s d e m o d e .
: : C h r o n iq u e s v a r ié e s . C o n t e s e t n o u v e ll e s . M o n o l o g u e s , p o é s ie s . ::
C a u s e r ie s
et
recettes
p r a tiq u e s .
C o u r rie rs
très
b ie n
o r g a n is é s .
R U S T IC A
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R e v u e u n iv e r s e lle illu s tr é e d e la c a m p a g n e
p a r a ît
p a g e s
t o u s le s
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s a m e d is .
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Q u e s tio n s rurales, C o u r s d e s d e n r c c s , E le v a g e , B a s s e -c o u r , C u is in e ,
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A r t v é té rin a ire . J a rd in a g e , C h a ss e , P ê c h e , B r ico la g e , T . S . F ., e tc.
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p a r a ît to u s
n o ir e t e n
c o u le u r s .
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F R A N Ç A IS E
le s m e r c r e d is .
C ’e s t le m a g a z in e d e l'é lé g a n c e fé m i n i n e e t d e l'in té r ie u r m o d e rn e .
1 6
p ages,
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rom an
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dont
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de«
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p lu s
4
p a p ie r
ch r o n iq u e s ,
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des
lu x e .
re ce tte s.
Jou rn al des P etites Filles
p a r a ît
tou s
pages
m e r c r e d is .
4
en
c o u le u r s .
Journal des G arçon s
p a r a ît
pages
G U IG N O L ,
le s
dont
P IE R R O T ,
X6
c o u le u r s ,
n o u v e lle s,
L IS E T T E ,
1 6
en
s u p p lé m e n t,
t o u s le s
dont
4
je u d is .
en
c o u le u r s .
C iném a de la Jeunesse
M a g a z i n e b im e n s u e l p o u r fille tte s e t g a rç o n s.
A
M ON
A
O U VR AG E
J o u r n a l d ’O u v ra g e s de D am es p a r a is s a n t le l ül e t le 1 5 de c h aq u e m ois.
La
Co l l e c t io n
P R IN T E M P S
R o m a n s d ’a v e n t u r e s p o u r la je u n e s s e .
P a r a ît
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le
2 "’ et
le
4 m’ d i m a n c h e
d e
ch aq u e
m o is ,
L e petit v o lu m e d e 6 4 p a g e s sou s c o u v e r tu re e n co u le u rs : 0 fr. 5 0 .
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P R IN C IP A U X
D A N S
L A
M , A IG U E P T.R 5 F. : 1 8 8 . M a r g u e r i t e .
iV U thildn A L A N 1 C : 4 . L e .1 E s p é r a n c e s .
P ic v r a A L C I E T i t
M.
: 2 4 6 . L u c ile
3 2 1 -1 U
VO LU M ES
C O L L E C T IO N
—
^
5 6 . M o n c tte .
e t le M a r i a g e .
do* A R N E A U X : 8 2 . L e M a r i a g e d e G r a l i c n n t .
G . d ’A R V O R :
134.
L e M a ria g e de R o se D u p r e y .
A . ot C. A SK E W : 239. B a r b a r a .
L o c y A U G E : 1 5 4 . L a M a i s o n d a n s le b o is.
M a r c A l iL E S : 2 5 3 . T r a g i q u e m é p r i s e .
C la u d e A R l L .L i A R A : 2 5 8 . P r i n t e m p s d ' a m o u r .
S a lv a d u
B ïa L :
160. A u to u r d ’Y v e tte .
d 'o p a l e s .
B r a n c h e d e r o m a r in .
J ean d e ¡a B R E T E : 3 . R é v e r e t V i v r e . — - 2 5 . I l l u s i o n m a t c u l i n t . —
3 4. U n R é v e il.
Y von n e B R E M A U D : 2 4 0 . L a B r è v e I d y l l e d u p r o fe s s e u r M a in d r o z .
A n d r é B R U Y E R E : 1 6 1 . L e P r i n c e d ’O m b r c . — 1 7 9 . L e C h â t e a u d e s
te m p ê te s . — 2 2 3 . L e J a r d i n b l e u . — 2 5 4 . M a c o u s in e R a i s i n - V e r t .
C l a r a - L o u i i e B Ü R N H À M : 1 2 5 . P o r t e à p o r te .
A n d a C A N T E G R 1V E : 2 2 0 . L a r e v a n c h e m e r v e ille u s e . — 2 5 2 . L y n e a u x
M. BEUDANT :
2 5 1 . L 'A n n e a u
BRADA : 91. L a
R o ses.
R o iu -N o n c h e tte C A R E Y : 1 7 1 . A m o u r e t F i e r t é . —
—
2 3 0 . P e tite
M ay. —
244.
1 9 9 . A m i t i é o u A m o u r fi
U n C h e v a l i e r d ’a u j o u r d ' h u i .
A .-E . C A S T L E : 9 3 . C œ u r d e p r in c e s s e .
C o r a t t i * « d e C A S T E L L A N A -A C Q U A V I V A :
9 0 . L e S e c re t d e M a r o u s tta .
D e m o is e lle d e c o m p a g n ie .
2 0 9 . L e V a u d ’A n d r é .
M m e P a u l CE RV 1E RES : 2 2 9 .
La
C H A M P O L : 67.
113 . A n c e lis e . —
N o Z lle . —
— 2 1 6 . P é r i l d ’a m o u r .
C o m te ss e C L 0 : 13 7. L e C œ u r c h e m in e . —
190. L 'A m o u r q u a n d m êm e .
Jeanne de C O U L O M B : 6 0 . L A lg u e d o r .
E dm ond C O Z : 7 0 .
E r ic d e
CYS : 2 3 6 .
Le
V o i l e d é c h ir é .
L ’I n f a n t à e s c a r b o u c l e .
E r ic d e C Y S e t J e a n R 0 S M E R : 2 4 8 . L a c o m t e s s e E d i t h .
M a n u e l D O R É : 2 2 6 . M a d e m o i s e l l e d ’H e r v i c , m é c a n o .
H . A . D O U R L I A C : 2 0 6 . Q u a n d l 'a m o u r v i e n t .. . — 2 3 5 . J ' a i m e r a i s a i m e r .
—
2 6 1 . A u - d e s s u s d e l 'a m o u r .
G e n e v iè v e D U H A M E L E T : 2 0 8 . L e s I n é p o u s é e s .
s i l e n c e . — 1 9 6 . L ’A p p e l à l ’i n c o n n u e .
C œ u r d e L u d iv in e .
M a r t h e F IE L : 2 1 5 . L ’A u d a c i e u s e D é c i s i o n .
Z é n a ïd e F L F .U R 1 0 T : I I I . M a r g a .
136. P e t ih B e lle . —
J77. C e
p a u v r e V ie u x . — 2 1 3 . L o y a u té .
M ary FLO RAN : 9 . R ic h e ou A im é e t —
3 2 . L e q u e l l ’a i m a i t ? —
6 3 . C a r m e n c ita . —
8 3 . M e u r tr ie
p a r l a o ie l —
100. D e r n ie r
A t o u t. — 142. B o n h e u r m é c o n n u . —
159. F id ile à so n rêve.
1 7 3 . O r g u e i l v a i n c u . — 2 0 0 . U n a n d 'é p r e u v e .
M .-E . F R A N C I S : 1 7 5 . L a R o s e b l e u e .
J a c q u e t d e t G A C H O N S : 1 4 8 . C o m m e u n e t e r r e s a n s e a u ...
G e o r g e s G IS S IN G : 1 9 7 . T h y r z a .
P ie r r e G O U R D O N : 2 4 2 . L e F i a n c é d i s p a r u .
Jacqu es G R A N D C K A M P : 4 7 . P a r d o n n e r . — 5 8 . L e C œ u r n o u b lie p a t .
—
1 1 0 . L e s T r ô n e s s ’é c r o u l e n t . — 1 6 6 . R u s s e e t F r a n ç a i s e . —
176 . M a l d o n n e . — 1 92 . L e S u p r ê m e A m o u r . — 2 3 2 . S 'a i m e r e n c o re .
M . de H A R C O E T : 3 7 . D e r n ie r s R a m e a u x .
M a r y H E L I .A : 2 3 8 . Q u a n d l a c l o c h e s o n n a ...
M . A . IIU L L F .T : 2 5 9 . S e u l e d a n s l a o ie .
M r . H U N G E R FO R D : 2 0 7 . C h lo é .
Jean J EG O : 1 8 7 . C œ u r d e p o u p é e . — 2 2 8 . M i e u x q u e V a r g e n t.
P aul JU N K A : 186. P e tite M a is o n . G r a n d B o n h e u r .
M . l > BR U YE RE : 165. L e R a c h a t d u b o n h e u r.
V icto r F E U :
Jean F ID :
127. L e J a r d in d u
152. L e
(S u it e a u V Ê rt » .)
279’ï
�P rin c ip au x fria n te s p a ru s dans la C d k c ti r a ( S u U ê ) ,
,
—
--------------- ■ —
-
........................—
—
G e n e v iè v e L E C O M T E : 2 4 3 . M o n
L ie u te n a n t.
A n n i e L E G U E R N : 2 3 3 . L ' O m b r e e t le R e f l e t .
M m * L E S C O T : 9 5 . M a r i a g e s d ’a u j o u r d ' h u i .
H é lè n e L E T T R Y : 2 4 9 . L e s C œ u r s d o ré s.
Y von n e L 01SE L : 2 6 2 . P e r le tle .
G eorg es d e L Y S : 141 . L e L o g is .
M A G A L I : 2 2 1 . L e C œ u r 'd e t a n te M i c h c .
W i ll ia m M A G N A Y : 1 6 8 . L e C o u p d e f o u d r e .
P h il ip p e M A Q U E T î 1 4 7 . L e B o n h e u r - d u - j o u r .
H é lè n e M A T H E R S : 1 7 . A t r a v e r s le s s e ig l e s .
E v e P A U L -M A R G U E R 1 T T E : 1 7 2 . L a P r i s o n b l a n c h e .
J e a n M A U C L E R E : 1 9 3 . L e s L i e n s b r is é s .
S u z a n n e IY1ERCEY : 1 9 4 . J o c e l y n e .
P ro s p e r M E R IM E E : 169 . C o lo m b a .
E d it h M E T C A L F : 2 6 0 . L e R o m a n d ’u n j o u e u r .
M a g a li M IC H E L E T : 2 1 7 . C o m m e j a d i s .
A nne M O U AN S : 2 5 0 . L a F e m m e d 'A la in .
J o s é M Y R E . : 2 3 7 . S u r l 'h o n n e u r .
B . N E U L L IÈ S : 1 2 8 . L a V o l t d e l 'a m o u r . — 2 1 2 . L a M a r q u i s e C h a n t a i .
C la u d e N 1 S S 0 N : 8 5 . L ’A u t r e R o u t e .
B a r r y P A I N : 2 1 1. L ’A n n e a u m a g i q u e .
C h a r le s P A Q U 1 E R : 2 6 3 . C o m m e u n e f l e u r s e f a n e .
F r . NI. P E A R D : 1 5 3 . S a n s le s a v o i r . — 1 7 8 . L ’I r r é s o l u e .
A lfr e d du PR A D E 1X : 9 9 . L a F o r i t d 'a r g e n t.
A l i c e P U J O : 2 . P o u r l u i I ( A d a p t é d e l 'a n g l a i s . )
E v a R A M I E : 2 2 2 . D ’u n a u t r e s iè c l e .
P i e r r e R E G IS : 2 2 4 . L e V e a u d ' O r .
C l a u d e R E N A U D Y : 2 1 9 . C e u x q u i v i v e n t . — 2 4 1 . L ’O m b r e d e l a G l o i r e .
— 2 5 7 . l . ’A u b e s u r l a m o n t a g n e .
P r o c o p e L E R O U X : 2 3 4 . L ’A n n e a u b r is é .
I s a b e lle S A N D Y : 4 9 . M a r y l a .
Y von n e SC H U L T Z : 6 9 . L e M a r i d e V iv ia n e .
N orbert SE V E S T R E : 1 1 . C y r a n e tt* .
E m m a n u el S O Y : 2 4 5 . R o m a n d é f e n d u .
R e n é S T A R : 5 . L a C o n q u ê t e d ’u n c œ u r . — 8 7 . L ’A m o u r a t t e n d .. .
J e a n T H I E R Y : 1 3 8 . A g r a n d e v it e s s e . —
1 5 8 . L ’I d é e d e S u z l e . —
2 1 0 . E n lu tte .
M a r i e T H I E R Y : 5 7 . R i v e e t R é a l i t é . — 1 3 3 . L ’O m b r e d u p a s s é .
L é o n dt* T I N 5 E A U : 1 1 7 . L e F i n a l e d e l a s y m p h o n i e .
T . T R I L B Y : 2 1 . R ê v e d ’a m o u r . — 2 9 . P r i n t e m p s p e r d u . —
36. L a
P e llo te . — 4 2 . O d e tte d e L y m a tlle . — 5 0 . L e M a u v a i s A m o u r . —
6 1 . L ’I n u t i l e S a c r i f i c e . — 8 0 . L a T r a n s f u g e . — 9 7 . A r i e t t e , j e u n e
f i l l e m o d e r n e . — 1 2 2 . L e D r o i t d ’a i m e r . — 1 4 4 . L a R o u e d u m o u l i n .
—
HS3. L e R e t o u r . — 1 8 9 . U n e t o u t e p e t i t e a v e n t u r e .
M a u r ic e V A L L E T : 2 2 5 . L a C r u e l l e V i c to i r e .
C a m il le d e V E R I N E : 2 5 5 . T e l l e q u e j e s u is .
A n d rée V E R T IO L : 150. M a d e m o is e lle P r in te m p s .
V esco de K EREV EN : 2 4 7 . S y lv la .
M a x du V E U ZIT : 2 5 6 . L a J e a n n e tte .
Jean d e V ID O U Z E : 2 1 8 . L a F i l l e d u C o n t r e b a n d ie r .
M . d e W A I L L Y : 1 4 9 . C c e u r d ’o r . — 2 0 4 . L ’O i s e a u b l a n c .
A .- M . e t C .- N . W I L L 1 A M S 0 N : 2 0 5 . L e S o i r d e s o n m a r i a g e . — 2 2 7 . P r i x
d e b e a u t é . — 2 5 1 . L ’E g l a n t l n e s a u v a g e .
H en ry W O O D : 198. A n n e H e r e fo r d .
IL
P A R A IT
L e
D E U X
v o lu m e :
1 fr .
V O L U M E S
5 0
P A R
M O IS
=
; fr a n c o : 1 fr . 7 5 .
C in q v o lu m e s a u c h o ix , fr a n c o : 8
fr a n c a .
L e c a ta lo g u e c o m p le t d e l a c e lle c tlo n e s t e n v o y é f r a n c o c o n tr e O f r . 2 5 .
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M a r ie
T H IE R Y
C o lle c tio n
É d it i o n * d u “ P e t i t
STELLA
É c h o d e la M o d e '
1 , R u e G a z a n , P a r i s ( X I V e)
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M lle
Sabine L e, Conte
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"V ie r g e
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v o ir e
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LA S T A T U E T T E ü ’iV O IR E
L a b rè v e jo u rn é e d ’h iv e r d é jà s ’a s so m b rissa it.
L e s a n g le s d e l’a te lie r se n o y a ie n t d ’o m b re. C e qui
r e s ta it d e c la r té p a r a is s a it se c o n c e n tre r s u r la
fem m e en ro b e b la n c h e qui p o sait.
E lle é ta it lo n g u e e t m ince. S e s é p a u le s e t sa
p o itrin e , q u ’un g é n é re u x d é c o lle ta g e d é c o u v ra it,
a v a ie n t u n e p â le u r ro s é e de p étale. S e s c h e v e u x
o n d é s e n to u ra ie n t d ’o r ro u x u n v isa g e é tr o it a u x
la rg e s y e u x m o rd o ré s.
J e a n S a u liè re p o sa sa p a le tte .
— V o u s d ev ez ê tr e lasse, M a d a m e . A u jo u r d ’h u i,
j ’a i a b u sé d e v o tre p a tie n c e . M a is v o u s ête s si r a r e !
— D ite s : si o ccupée.
— Il n ’y a rie n d e te l q u ’u n o is if p o u r n ’a v o ir p as
u ne h e u re h soi !
— O h ! c’e st b ie n v r a i !...
D ’u n e a llu re q u ’elle s a v a it h a rm o n ie u s e , C h ristia n e de L o y se l s’en v in t d e v a n t la to ile in a ch ev ée.
— Q u e l ta le n t v o u s p o sséd ez ! fit-elle, sin c è re .
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LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
— J e p o u r r a is v o u s ré p o n d re , M a d a m e , q u ’a v e c
u n te l m odèle... J e n o u s é p a rg n e ra i à to u s d e u x
c e tte fa d a is e . O u i, ce s e ra , j e l’e sp è re , u n e b o n n e
to ile.
— L ’e x p o se re z -v o u s?
— C e rta in e m e n t n o n !
— A h ! d it-e lle , déçu e, p o u rq u o i?
— V o u s sa v ez b ien qu e j e re fu s e d e f a ir e le p o r
tr a it. E x p o s e r le v ô tre s e r a it m e d é m e n tir.
— J 'a p p ré c ie , je v o u s a s s u re , l’e x c e p tio n c o n se n
tie en m a fa v e u r. J ’en su is assez fière p o u r d é s ire r
la p ro c la m e r. N ’est-ce p a s tr è s h u m a in ?
— T o u t au m o in s si fé m in in ! N e m ’eri v eu ille z
p a s de m e m o n tre r s u r ce p o in t inflexible.
I l la m e n a v e rs u n d iv a n e t s’a s s it p rè s d ’elle.
— P o r to ? J e su is v ie u x je u et n ’ai p a s de b a r
d a n s m on a te lie r...
E n tr e eu x , s u r u n e p e tite ta b le a ra b e , le v in é ta it
e n fe rm é , soleil fluide, d a n s u n e a m p h o re d e c ris ta l
a n c ie n .
— C ig a re tte ?
C h ris tia n e en p r it u n e , s ’e n fo n ç a d a n s les c o u s
sin s et d e m a n d a , c o q u e tte :
— A u f a it, c h e r M a ître , à quoi d o is -je d ’a v o ir
été tr a ité e en n a tio n p riv ilé g ié e ?
L e p e in tre n e ré p o n d it p a s a u ssitô t. U n s o u rire
a m u sé é c la ira it son g ra v e v isa g e . Il s o n g e a it que la
c h a rm a n te fem m e, d e m e u ré e si s é d u is a n te e t si
je u n e , a tte n d a it sa n s d o u te u n e ré p o n se b ien d iffé
re n te d e celle q u ’il a u r a it d û lui f a ir e p o u r ê tre
to u t à fa it d a n s la v é rité . I l élu d a la q u e s tio n en
in te r r o g e a n t à son to u r :
— M e s e ra it-il p e rm is de v o u s d e m a n d e r m oim êm e d ’où m e v ie n t le p riv ilè g e in fin im e n t p lu s
a p p ré c ia b le d’a v o ir é té choisi p o u r re p r o d u ir e v o t r e
b e a u té ? ... C a r v o u s ê te s tr è s belle, M a d a m e .
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
7
M " de L o y sel ro u g it so u s son fa rd .
— Q u e ce co m p lim en t, v e n u de v o u s, a d e p r ix !
V o u s n ’en ê te s p a s p ro d ig u e , a ss u re -t-o n .
— P e u t- ê tr e en s u is -je tro p a v a re ... J e ne p ossède
n i le g o û t ni la m a n iè re d es th u r if é r a ir e s de salo n .
J e suis p a rfo is assez d u r, to u jo u r s v é rid iq u e : m a u
v a is sy stèm e p o u r sc f a ir e des am is. J o ig n e z à c e l'\
q u e je m ’affirm e, en a r t, com m e en b e a u c o u p d ’a u
t r e s ch o ses, ré s o lu m e n t r é a c tio n n a ire .
— O n v o u s acc u se ' en effet de classicism e...
— C e qui, p o u r tro p de g en s, v e u t d ire... p o m
pier...
— O h ! n u l ne s’a v is e ra it... M a is on s ’é to n n e de
vo u s v o ir e m p ris o n n e r v o tre in s p ira tio n d a n s des
rè g le s in tra n s ig e a n te s ...
— N o u s y v o ilà ! s’é c ria le p e in tre en s’a n im a n t.
J e c o n n a is la fo rm u le : « U n e p e rs o n n a lité si p u is
s a n te q u ’elle f a it é c la te r to u s les c a d re s... » C ’e st
a in si que c e rta in s p o ètes, b ra v a n t les lois de n o tre
a d m ira b le p ro so d ie , p ré te n d e n t c e p e n d a n t é c rire des
v e rs... Ils c o u p e n t le u rs p h ra s e s en tro n ç o n s de
d iffé re n te s lo n g u e u rs , e t les v o ilà c o n te n ts ! E n c o re
le u r a rriv e -t-il d ’a v o ir de n o b les p en sées, des im a g e s
q ui s e ra ie n t b elles et v ra im e n t p o étiq u es, s’ils co n
s e n ta ie n t ju s te m e n t à les é c rire en p ro se... M a is les
p e in tre s ! Ils a tte ig n e n t, eu x , n o n p a s à l’h e rm é
tism e, m a is sim p lem en t à de la b asse in c o h é re n c e
p ro p o sé e en ré b u s a u x b a d a u d s. E nfin, les a m a te u rs
d e c e tte école — qui c o n siste à n ’en p as a v o ir —
d o iv e n t en effet m e p re n d re en p itié... E t les jo lie s
p e tite s m a d a m e s qui rê v e n t de v o ir le u r effigie
ré a lis é e à l’aid e de ta c h e s v e rte s , m a u v e s ou li
v id e s, d ép o sées a u p e tit b o n h e u r s u r un d essin d is
loqué, a u r a ie n t to r t de s’a d r e s s e r à moi.
L e r ir e de C h ris tia n e fu sa . U n rire de p e tite fille.
— Q u e lle s in s a n ité s v o u s év o q u ez !... Si vo u s
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é tie z de cette... a b se n c e d ’éco le, com m e v o u s d ite s,
j e n e v o u s a u r a is p a s ta n t so llicité... S a v e z -v o u s
q u ’à m o n âg e il d e v ie n t p é rille u x de f a ir e e x é c u te r
so n p o r tr a it? O n risq u e u n e ré v é la tio n c ru e lle o u
u n r a je u n is s e m e n t r id ic u le . , ^
— Il fa u t, p o u r q u ’u n e
p a rle d e so n â g e ,
q u ’elle s o it tr è s c e rta in e d ’ê tr e seu le à y s o n g e r.
V o tr e â g e, M a d a m e , j e l’ig n o re . J e sais se u le m e n t
q u e v o tre fille a v in g t an s, ce qui m ’o b lig e à v o u s
en a c c o rd e r un peu p lu s de tre n te ...
— V o u s ê te s c h a rm a n t... A p ro p o s de J a c q u o tte ,
elle d e v a it v e n ir m e r e tr o u v e r ici. E lle n ’a r r iv e p as,
j e v a is m ’en a lle r.
— A tte n d e z en core,... il n ’e st p as ta rd . J e n ’o sa is
d o n n e r de la lu m iè re p a rc e que, je l’a i re m a rq u é ,
c’est, le p lu s so u v e n t, u n sig n a l de d é p a rt. C e p e n
d a n t, c e tte p é n o m b re d e v ie n t a ttr is ta n te .
J e a n S a u liè re to u r n a un c o m m u ta te u r. U n e lam p e
v o ilée d ’o c re s’a llu m a p rè s d ’eu x , c ré a n t, d a n s l’obs
c u rité de la pièce qui en p a r u t plus p ro fo n d e , u n e
o a sis de c la rté b londe.
— J ’aim e v o tre a te lie r, d it M mc de L o y sel. M a is
q u elle id ée b iz a rre de v o u s ê tre logé d a n s ce v ie u x
q u a r tie r ! O n n ’h a b ite p a s d e r r iè r e le L u x e m
b o u rg !... C ’est le b o u t d u m onde.
— H é la s ! av ec les a u to s, il n ’y a plus d e b o u t d u
m onde !
— Sauvage !
— J ’ai d o n n é à m o n fidèle E d m o n d d es co n sig n e s
s é v è re s, m ais, com m e il le d it d rô le m e n t, il y a des
g e n s qui lui p a s s e ra ie n t s u r le co rp s p lu tô t qu e de
n e p as e n tre r. Si v o u s p o u v iez vo u s re n d re co m p te
d e l’ir rita tio n ... je d ira i d o u lo u re u se , que l’on re s
se n t lo rsq u e, to u t à u n e œ u v re qui v o u s p a ssio n n e ,
o n se v o it in te rro m p u p a r d e s c u rie u x , in d is c re ts
to u jo u r s , im b éciles so u v e n t.
�LA
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Si
— E t a llez d o n c !
— E x c u se z m a ru d esse...
— E lle n e m e d é p la ît p a s, m a is m ’e n g a g e à n e
p a s a b u s e r p lu s lo n g te m p s de v o s in s ta n ts .
— V o ilà un e m é c h a n c e té qu e je n e m é r ite r a is
q u e si v o u s n e sa v ie z p a s co m b ien je su is h e u r e u x
d e ces m o m e n ts de c a u se rie qu e v o u s m ’a c c o rd e z
d ’a ille u rs si ra re m e n t. N o n !... ne v o u s levez pas,...
re ste z e n c o re u n peu, je v ous en su p p lie !
C h ris tia n e r e g a r d a le p e in tre , s u rp ris e p a r c e t
a c c e n t de p riè re . L u i-m ê m e en f u t g ê n é et, p o u r
m a sq u e r so n e m b a rra s , a lla p re n d re a u fo n d d e
l’a te lie r un o b je t q u ’il v in t d é p o se r e n tre les m ain s
de M""’ de L oysel.
— A im e z -v o u s les v ie u x iv o ire s, M a d a m e ? J e
n ’ai p as eu le m é rite de d é c o u v rir c e tte s ta tu e tte
d a n s un e échoppe de b ric -à -b ra c , et je l’a v o u e, b ien
q u ’il so it de m ode a u jo u r d ’h u i de p r é s e n te r les plu s
sim p les a c q u is itio n s com m e d es tro u v a ille s . J ’a i
a c h e té ceci chez un a n tiq u a ire é c la iré , qui en s a v a it
a u ju s te la v a le u r et m ’en a d e m a n d é le d ouble,
a in si q u ’il est d 'u sa g e . M a is je ne lu i en v e u x pas.
M ” de L o y se l r e g a r d a it s a n s c u rio s ité la p e tite
sta tu e .
— .C’est un e V ie rg e d u x v i', e x p liq u a J e a n S a u lière. E lle est fine et n aïv e à la fois. E lle s e rre
l’E n f a n t c o n tre sa p o itrin e d ’un g e ite un peu
g a u ch e... C e qui m e l’a f a it re m a rq u e r, c’e st ce
c u rie u x a n a c h ro n is m e : la V ie rg e p o rte à so n cou,
su sp e n d u e p a r u n ru b a n , u n e c ro ix !
— O h ! c ’est v r a i !... E t p o u r ce d é ta il, qui est u n e
a b s u rd ité , v o u s a v ez c e rta in e m e n t p a y é p lu s c h e r c e
b ib e lo t !
— N a tu re lle m e n t !
— A lo rs... n e d é se sp é ro n s p as : d a n s q ae lq u e s
siècles, les ch o ses b a ro q u e s e x é c u té e s d e n o s jo u r s
�10
LA
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D ’IV O IR E
se ro n t s a n s d o u te a p p ré c ié e s à cau se, ju s te m e n t, de
le u r... lo u fo q u e rie , si j'o s e e m p lo y e r c e tte e x p re s
sio n peu a cad ém iq u e.
— N a v r a n te h y p o th èse... V o u s c h e rc h e z q u elq u e
chose ?
— J e r e g a r d a is si j ’a p e rc e v a is u n té lép h o n e...
V o u s ne l’av ez p a s ?
— L e C iel m 'e n p ré s e rv e !
— J a c q u e lin e d e v a it a lle r chez u n e am ie, j e T u
a u r a is télép h o n é... M a is elle a dû r e n tr e r d ire c
te m e n t, o u b lia n t sa p a u v re m è re ! A h ! les e n
f a n ts d ’a u jo u r d ’h u i, m o n am i, m a n q u e n t to ta le m e n t
d ’é g a rd s...
— C o m m e n t le le u r r e p r o c h e r ! Ils n ’o n t plus de
m am an ,... ils n ’o n t q u ’u n e g ra n d e sœ ur.
— J e ne su is pas a b so lu m e n t p e rsu a d é e qu e ceci,
d a n s v o tre bouche, so it un éloge.
— S im p le m e n t u n e c o n s ta ta tio n .
M m' de L o y sel se leva.
— C e tte fois, d it-e lle , s a n s ré m issio n , ad ie u !
— A u re v o ir, s’il v o u s p la ît. E t le plus tô t pos
sible. F ix o n s la p ro c h a in e sé a n c e ?
— L e jo u r que v o u s v o u d re z .
— A lo rs , d e m a in ?
— A h ! n o n ! D em ain ,... im possible.
— A p rè s -d e m a in ?
— A tte n d e z ... J ’ai q u elq u e chose, a p rè s-d e m a in ,
je ne sa is plu s quoi. O h ! je suis d ’u n sa n s-g ê n e !...
P a rd o n n e z -m o i... et, ten ez, soyez to u t à f a it g e n til :
v e n e z d în e r à la m aiso n je u d i, e n tre n o u s, e n tre
n o u s a b so lu m e n t... N o u s p re n d ro n s re n d ez-v o u s.
P r o m is ?
— S i v o u s sav iez com bien j ’a i h o r r e u r du m o n d e !
— N u l n e l’ig n o re , h é la s ! M a is p u isq u e je vo u s
p ro m e ts q u ’il n ’y a u r a p e rso n n e ,.,, s a u f, p e u t-ê tre ...
— A h!
�LA
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H
— V o y o n s, laisse z -m o i fin ir : s a u f le b a r o n
C rie u x , v o tre c a m a ra d e de tr a n c h é e .
— D ’h ô p ita l, c o rrig e a le p e in tre .
— L ’u n e m e n a it à l’a u tre . E nfin, c’e st g râ c e à
A r t h u r C rie u x que je v o u s ai c o n n u ; s e r a is - je seu le
à lui en g a r d e r de la re c o n n a is s a n c e ?
— G râ c e à lui... C ro y e z -v o u s?
•— Q u e v o u le z -v o u s d ir e ?
—- R ie n , M a d a m e ; v o u s ê te s in fin im en t a im a b le ,
e t j e su is, m oi, in fin im e n t rid ic u le de m e f a ir e p r ie r
J ’a c c e p te et je v o u s re m e rc ie .
— A lo rs, à je u d i, h u i t h e u re s.
— H u it h e u re s.
— J e m e sa u v e . H o m è re d o it m e v o u e r a u x d ie u x
in f e r n a u x .
— L o rs q u ’on s’ap p e lle H o m è re , ce d o it ê tr e u n e
fa ç o n to u te n a tu re lle de tr a d u ir e sa m a u v a ise h u
m e u r. E st-c e que v ra im e n t v o tre c h a u ffe u r p o rte ce
nom é c ra sa n t ?
— V o u s ne p en sez pars q u e je l’a u r a is c h o is i!
B o n so ir. T a n t p is p o u r m a fille, s’il lui p re n d f a n
ta isie d 'a r r i v e r d e u x h e u re s en re ta rd . V o tre c e r
b è re lui f e r m e r a la p o rte a u n ez, et ce s e ra b ien
f a it !
M "1" d e L o y sel s’e n v e lo p p a de ses f o u r r u r e s , se
c o iffa d ’un c h a p e a u so m b re qui la v ie illit en é te i
g n a n t la flam m e de ses c h e v e u x , et s’en a lla .
P re s q u e a u s s itô t le v is a g e p o u p in d u v a le t de
c h a m b re p a r u t sous la p o rtiè re d is c rè te m e n t so u
levée. E d m o n d é ta it tra p u , p e tit, d ’u n p h y siq u e , en
un m o t, d é p lo ra b le . M ais, a u ta n t q u e sa fem m e qui
f a is a it fo n c tio n de c o rd o n b leu , il a v a it d es q u a lité s
d e p ro b ité et de d é v o u e m e n t p lu s p ré c ie u se s, a u x
y e u x de J e a n S a u liè re , q u ’u n e im p eccab le p re s ta n c e
d e la rb in .
— M o n sie u r n e s o rt p a s ?
�ia
LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
— N on.
— J e a n n e f a is a it d e m a n d e r si M o n sie u r d în e ici,
ce s o ir?
L e p e in tre se m it à rire .
— A llo n s, v o u s v o u d rie z , to u s les d e u x , v o tre
s o iré e ?
— O h ! enfin... c’est-à -d ire ...
L ’a ir am u sé de son m a ître l’e n c o u ra g e a n t, E d
m ond avoua :
— Il y a le c o u sin de m a fem m e, d e p a ssa g e à
P a r is , qui v o u la it n o u s in v ite r a u r e s ta u r a n t; en
s u ite on a u r a it été a u ciné... M a is du m o m en t que
M o n s ie u r ne s o rt pas...
— J e so rs. A llez v o u s p ro m e n e r, a m u sez-v o u s
b ie n , re n tre z à cinq h e u re s d u m a tin o u m êm e plus
ta r d , si v o u s y tro u v e z de l’a g ré m e n t.
— M o n sie u r v e u t r ir e ! M o n s ie u r est b ien bon...
N o u s re m e rc io n s b e a u c o u p M o n sieu r...
J e a n re v in t s’a s s e o ir s u r le d iv a n . L a p e tite
V ie rg e d ’iv o ire , p o sée so u s le h a lo ro u x de la
lam pe, p a ra is s a it d ’a m b re pâle. S a u liè re la r e g a r
d a it d is tra ite m e n t. Il s o n g e a it a u x p a ro le s d e
M "“’ de L o y se l : « C ’est g r â c e à A r th u r C rie u x qu e
j e v o u s ai co n n u . » P a r lui, oui, m ais n o n g râ c e à
lui.
E n 1914, le b a ro n C rie u x , m a lg ré son â g e qui
l’en, é c a r ta it, a v a it te n u à p a r tir d a n s le se rv ic e
a rm é . P o u r lui com m e p o u r ta n t d ’a u tre s , le g ra n d
m é rite f u t m o in s de b r a v e r le d a n g e r que d ’a lle r
a u -d e v a n t de fa tig u e s e t de p riv a tio n s d o u b lem en t
d u re s à c e u x q u ’un e e x iste n c e de c o n fo rt et de lu x e
a v a it g â té s.
Q u e lq u e s sem a in e s d a n s les b o u rb ie rs de C h a m
p a g n e su ffiren t p o u r l’a m e n e r, d o u lo u re u x e t sa n s
g lo ire , les m em b res g o n flés, les a rtic u la tio n s a n k y
losées, d a n s l’h ô p ita l o ù J e a n S a u liè re , un g e n o u
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f r a c a s s é , s’a tte n d a it à s u b ir u n e a m p u ta tio n qui p u t
à la fin , p a r b o n h e u r, lui ê tr e é p a rg n é e . S e t r a în a n t
s u r d e s b éq u illes, e m p a q u e té d’o u a te e t s a tu r é de
s a lic y la te , M . C r ie u x v e n a it s’a s s e o ir a u c h e v e t du
b lessé e t té m o ig n a it b ie n tô t au je u n e a r tis te un
a ffe c tu e u x in té r ê t qui ne d e v a it p as se d é m e n tir
lo rsq u e , la p a ix sig n ée, ils se re tr o u v è r e n t à P a r is .
C e p e n d a n t, n u lle ré e lle in tim ité n e s 'é ta b lit e n tre
eu x , a r r ê té e m o in s p a r la d iffé re n c e d ’â g e qui les
s é p a ra it q u e p a r l'o p p o sitio n de le u rs n a tu re s . A r
th u r C rie u x , en d é p it d e ses tem p es g ris e s , m e n a it
la m êm e v ie d éc o u su e et jo y e u se , se c o m p la isa it
a u x m êm es f u tilité s q u ’a u S eau tem p s d e ses je u n e s
an n ées. J e a n S a u liè re n e p o u v a it se d é fe n d re d ’un
peu de m é p ris p o u r c e tte p e rs is ta n te p u é rilité , lui
qui tr o u v a it les h e u re s lo n g u e s et p e sa n te s dès
que son la b e u r ne les re m p lissa it pas. Il y a v a it
e n tre eu x d e u x te r r a in s d ’e n te n te : le u rs so u v e
n irs de g u e r r e et l’a r t. A m a te u r é c la iré , a y a n t
r e fu s é de se la is s e r g a g n e r à ce q u ’il d é n o m m a it
les c o n c e p tio n s b a r b a r e s des n o u v e lle s g é n é ra tio n s ,
M . C rie u x a d m ir a it le p e in tre d e m e u ré fidèle à uo
id éal de b e a u té d é c la ré p é rim é p a r c e u x qui sen ten t'
b ien n ’y p o u v o ir a tte in d re . Il re p ro c h a it seu le m e n t
à S a u liè re sa s a u v a g e rie . Il a u r a it v o u lu le v o ir
c o n s e n tir à f la tte r un peu ce m o n d e d o n t, en
som m e, d ép en d le succès.
« S a u liè re , d é c la ra it le b a ro n , p asse sa v ie en
loge. »
M a is la fo r tu n e de J e a n , sa n s ê tr e c o n sid é ra b le ,
lu i p e r m e tta it d ’a tte n d r e p a tie m m e n t la ré u ssite , e t
son a ttitu d e u n peu d é d a ig n e u se l’a v a it m ie u x serv i,
p e u t-ê tre , qu e d es co n cessio n s. L e m a ria g e d u
p e in tre , la m o rt de sa to u te je u n e fe m m e s u rv e n u e
d e u x a n s p lu s ta rd , à la n a is s a n c e d ’u n e p e tite fille,
ju s tifiè re n t m ie u x u n g o û t de r e tr a ite qui n e fa is a it
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qu e g r a n d ir . O n le d é c la ra in co n so lab le. N u l n e
so u p ç o n n a que son b o n h e u r é ta it d é tr u it b ien a v a n t
qu e la m o rt fû t v e n u e ro m p re d es lie n s p rè s de
se d én o u er.
N o n que S a u liè re a it eu à re p ro c h e r à celle q u ’il
a v a it trè s te n d re m e n t aim é e ce que l’on ap p elle des
to r ts g ra v e s , com m e si to u t n e d e v e n a it p as g ra v e
et d o u lo u re u x de ce qui p e u t a tte in d re lin co n fian t
am our !
L a fiancée rie u se et douce, a c q u ie sç a n t d 'a v a n c e
à to u t ce que p o u r r a it v o u lo ir u n m a ri tro p é p ris
p o u r d e v e n ir u n m a ître , la je u n e fille a u c a r a c tè r e
ég al et c h a rm a n t se ré v é la v ite épouse d esp o tiq u e ,
c a p ric ie u se, é g o ïste et v a n ite u se , to u jo u rs p rê te à
c h e rc h e r q u e re lle et ne re c o n n a is s a n t ja m a is scs
to rts . Il n ’e x iste p a s de te n d re sse , si fe rv e n te so itelle, qui n ’a r r iv e à ê tre b a ttu e en b rè c h e e t peu à
peu irré m é d ia b le m e n t ru in é e p a r les ch o cs ré p é té s
d ’un m a u v a is c a ra c tè re . U s u re plus ou m o in s le n te
du b o n h e u r, m a is sû re et a u tre m e n t ir r é p a r a b le
q u ’un e b ru sq u e d é c h iru re .
J e a n S a u liè re a p le u ré son a m o u r, et m a in
te n a n t...
Le tim b re d 'e n tré e ré so n n a lo n g u e m e n t, av ec u n e
so rte d ’im p a tie n c e a u to rita ire . E d m o n d d e v a it ê tre
p a rti. L e p e in tre se lev a en h â te et a lla o u v rir.
Il ne fu t p as déçu . L a je u n e fille qui p é n é tra en
coup de v e n t é ta it b ie n la v isite u se q u ’il e sp é ra it
v o ir p a ra ître .
— E dm ond... A h ! c’est vo u s, M o n sie u r !... E st-c e
que m am an est re p a rtie ?
— V o ilà lo n g tem p s... B o n jo u r, M ad em o iselle.
— N on : b o n so ir, p lu tô t. Il d o it ê tre a b o m in a b le
m en t ta r d !
— N e m e fe re z -v o u s p as c e p e n d a n t l’h o n n e u r e t
le trè s g r a n d p la is ir d 'e n tr e r cinq m in u te s ?
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Q u ’en p e n se z -v o u s, M ich e ?
E lle s’é ta it re to u rn é e , et a lo rs se u le m e n t S a u liè re
v i t que J a c q u e lin e n ’é ta it p a s seule.
— S i n o u s ne som m es p a s in d isc rè te s, p ro n o n ç a
One v o ix a u tim b re g ra v e .
L e v isa g e de J e a n s’a sso m b rit u n e seconde. M a is
il re s ta it, m a lg ré sa m is a n th ro p ie , tr o p h om m e du
m o n d e p o u r ne p a s s a v o ir d issim u le r sa c o n tra
rié té .
— M a c h è re , d it g a îm e n t J a c q u e lin e , v o u s av ez
d e v a n t v ous le p lu s sa u v a g e , fa n ta s q u e et r é b a r
b a tif d es p e in tre s de n os jo u rs , ce qui ne l’em pêche
p a s d ’a v o ir u n ta le n t p ro d ig ie u x !... M o n sie u r S a u
liè re , voici m on am ie M iche...
— J e v o u s en p rie ! J e p r é f é r e ra is n e p a s ê tre
p ré s e n té e sous ce nom de p e tit ch ien !
— C o rrig e o n s : M " " M ic h e lin e de K c rse le u c , f u
tu r e g lo ire d u B a rre a u .
— T r è s h e u re u x , M adem oiselle...
I l g u id a les je u n e s filles v e rs l'a te lie r.
— Q u e j ’aim e v o tre s tu d io ! d it Ja c q u e lin e .
T o u te s les belles ch o ses qui s’y tr o u v e n t o n t l’a ir
d e se c o n n a ître e n tre elles e t de f o r m e r un to u t
q u ’on n e s a u r a it im a g in e r a u tre m e n t... E lle s o n t
p ris com m e u n a ir de fam ille. J e su is s û re que,
lo rsq u e vo u s in tro d u is e z ici u n m eu b le n o u v e a u , il
n ’est p a s to u t de su ite a d o p té p a r le s a u tre s ... Il d o it
se s e n tir lo n g te m p s u n in tr u s !
J e a n S a u liè re se m it à rire , ce qui é ta it r a r e e t le
ra je u n is s a it é tra n g e m e n t.
— Il y a du v ra i d a n s v os p a ro le s, m ad em o iselle
J a c q u o tte .
— A h ! v o u s au ssi a d o p te z ce su rn o m rid ic u le ? ...
■
— J e le tro u v e a m u s a n t, p a s rid ic u le du to u t.
— D ite s q u ’é ta n t d o n n é m on b a v a rd a g e de p e r
ru c h e il m e c o n v ie n t à m erv eille.
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— S i v o u s v o u lez, d it-il, ta q u in .
— M e rc i de to u t c œ u r. J e v o u s r e v a u d r a i c ela i
— H é la s !... je n ’en d o u te p o in t!
— P o u r l’in s ta n t, d o n n e z d onc p lu s d e lu m iè re .
J e v e u x qu e M "* de K e rse le u c p u isse to u t a d m ire r,
à co m m e n c e r p a r le p o r tr a it d e « la b e lle M m° d e
L o y se l », com m e d ise n t les éch o s m o n d a in s.
A v e c un coup d ’œ il de r e g r e t p o u r le coin d ’in
tim ité q u ’é c ia ira it se u le m e n t la lam pe v o ilée, J e a n
to u r n a des c o m m u ta te u rs, et ce fu t un ru is s e lle m e n t
de c la rté .
C u rie u se m e n t, ta n d is que Ja c q u e lin e , en fa m iliè re
des a îtr e s , d é s ig n a it à son am ie ses p e in tu re s p ré
fé ré e s , S a u liè re e x a m in a it les d e u x je u n e s filles.
A u p rè s de M "° de L o y sel, p lu tô t p e tite , tr è s b ru n e ,
v iv e d ’a llu re s , a v e c de so m b res y e u x ta n tô t a la n
g u is e t d ’u n e in c o n sc ie n te d o u c e u r, ta n tô t b rilla n ts
et ra ille u rs , M " ” de K e rse le u c f o rm a it u n c o n tr a s te
d o n t to u te s les d e u x p ro fita ie n t. G ra n d e , de fo rm e s
p lein es, M ic h e lin e d e v a it ê tr e b londe, à en j u g e r d u
m o in s p a r l’a rc des so u rc ils c o u le u r de blé m û r, c a r
un c h a p e a u tr è s e n fo n c é n e la issa it rie n v o ir des
ch e v eu x . E lle a v a it un b e a u re g a rd c la ir, tr è s fra n c ,
q u i ne se d é to u rn a it p as. L a b o u ch e, sin u e u se ,
p a ra is s a it ne s o u rire q u ’à re g re t, e t c e p e n d a n t le
v isa g e se m b la it é c la iré d ’u n e s o rte d e jo ie fière.
C o n scien ce de sa p ro p re v a le u r ? R eflet d ’u n b o n
h e u r in tim e ? O n n e s a v a it p as. S a u liè re p e n sa que
c e tte je u n e fille a v a it ra is o n de p r o te s te r c o n tre ce
nom de M ich e, à la fo is m iè v re et un peu v u lg a ire .
Il ne lui a lla it pas.
— V o ilà le p o r tr a it de m a m a n ! s ’é c ria J a c q u e
line. M o n D ieu ! q u ’elle e st jo lie !
— Il est loin d;é tre te rm in é , d it le p e in tre en
s’a v a n ç a n t.
— E t d é jà tr è s b eau ! p ro n o n ç a M ic h e lin e d e s a
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v o ix b a sse e t com m e re te n u e . J e su is m a lh e u re tï*
se n ie n t u n e p ro f a n e in c a p a b le de le lo u e r com m e
il c o n v ie n d ra it... J e n e p u is q u ’a d m ire r, sim p le
m en t... Q u e lle e x p re s s io n de vie d a n s ce v is a g e ! A
p e in e si le s o u rire est esq u issé, et to u te u n e lu m iè re
e n ra y o n n e ... L o rsq u e j ’a u r a i le d ro it d e p o r te r la
to g e et la toque, M o n sie u r, si v o u s té m o ig n e z m o in s
d ’a v e rs io n p o u r le p o r tr a it — c a r je sa is q u e , ju s
q u ’ici, M 1” de L o y se l est p e u t-ê tre la seu le p r iv i
légiée, — je v o u s d e m a n d e ra i de m e p e in d re . A in si
la is s e r a i- je à m es p e tits -n e v e u x un e im a g e d e m oi
qui les re n d ra re s p e c tu e u x p o u r m a m ém o ire...
— P o u rq u o i, se ré c ria J a c q u e lin e , p e n s e r à vos
p e tits -n e v e u x , et n o n à v o s p e tits - e n f a n ts ?
— O h ! cela ! fit M ic h e lin e en se c o u a n t la tê te .
— A in si, M ad em o iselle, v o u s fa ite s v o tre d r o it?
— M ais oui, M o n sie u r, et j ’a jo u te qu e c ela m e
p assio n n e... P e u t- ê tr e c ro ire z -v o u s à de la p o se ?
J e a n S a u liè re p ro te s ta . Il e stim a it la fem m e c a
p ab le de s’in té re s s e r à la p lu p a rt d es q u e s tio n s que
les hom m es, si lo n g tem p s, f u r e n t seu ls à a b o rd e r.
B e a u c o u p le p ro u v e n t d ’é c la ta n te fa ç o n , e t le
c h am p d ’a c tio n fé m in in g r a n d it ch aq u e jo u r .
— M ais, c o n c lu t S a u liè re , p o u r m a in te n ir l’é q u i
lib re, d ’a u tr e s fem m es, le trè s g r a n d n o m b re, h é la s !
fo n t p re u v e de plus d ’e n fa n tilla g e , de c o q u e tte rie ,
de sn o b ism e et — diso n s le m o t — de n u llité , que
n ’o s è re n t ja m a is en afficher le u rs a ïe u le s a u co u rs
d es siècles p assés.
— M e rc i p o u r m oi, fit Ja c q u o tte , m oi q u i n e p r é
p a re a u c u n e x a m e n , qui a d o re le sp o rt et là d a n se ,
m oi qui m e p ré o c c u p e de m es to ile tte s et n e d é te s te
pas... flirte r, m e v oici é tiq u e té e d a n s les n u llité s !
— C ro y e z -v o u s v ra im e n t que ce so it l’o p in io n que
j ’ai de v o u s ?
L ’a c c e n t d e S a u liè r e s u r p r it M ic h e li n e . S e s y e u x
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a llè re n t de J e a n à son am ie, et le p e in tre se s e n tit
d e v in é . Il en f u t h e u re u x . Il a u r a it aim é se f a ir e
u n e allié e d e c e tte g ra v e je u n e fille.
J a c q u e lin e , sa n s p a r a îtr e a v o ir e n te n d u , d é c id a
b ru sq u e m e n t q u 'il f a lla it p a r tir .
— J e d e v ra is ê tr e re n tré e d ep u is d es heurevs...
M a is n o u s re v ie n d ro n s v ous en n u y e r... N ’est-c e pas,
M ic h e ? Q u a n d v o tre m o d èle re v ie n t-e lle p o s e r?
— J e n ’en sa is rien . M "'1' de L o y sel m e l e 'd i r a
je u d i,... du m o in s m e l’a -t-c lle f a it e sp é re r.
— A h ! oui, elle a v a it l’in te n tio n de v o u s d e m a n
d e r de v e n ir d în e r ce s o ir-là a v e c v o tre v ie u x
co p ain A r th u r !
— C om m e v o u s p a rle z d é d a ig n e u se m e n t de ce
.séduisant et... p e r s is ta n t je u n e h o m m e !
— P e r s is ta n t, en effet. Il m ’e x a s p è re ! S o n g ez
que, d ep u is la m o rt de m on p è re , il y a d onc d ix
b o n n e s a n n é e s de cela, le b a ro n C rie u x s’o b stin e à
o f f r ir à m a m a n son to rtil, scs te r r e s en S o lo g n e et
q u elq u e c e n t c in q u a n te m ille liv re s de re n te ... V o u s
v o y ez qu e je c o n n a is la v a le u r de l’o b je t! J e n e
co m m ets p a s u n e in d isc ré tio n : la p a ssio n de ce
p a u v re M . C rie u x p o u r m a m è re • e st de n o to rié té
p u b liq u e ! L u i-m ê m e , lo in de la d issim u le r, la p r o
clam e. IJ ne p e u t plu s, d ’a ille u rs, la p ro c la m e r q u ’à
la c a n to n a d e , m a m a n l’a y a n t p ré v e n u q ue, s’il c o n
tin u a it à la to u rm e n te r, elle c e s s e ra it de le rec e v o ir.
A lo r s ? V o u s v e n e z je u d i?
— J e v ien s. M " de L o y sel m ’a a s s u ré q u ’il n 'y
a u r a it p e rso n n e .
— E h b ie n ! et le b a ro n , ce n ’e st p as q u e lq u ’u n ?
— J ’e n te n d s : en d e h o rs d u b a ro n .
— O h ! n o u s ne som m es qu e m a rd i, m a m a n a le
tem p s d ’in v ite r u n e v in g ta in e d ’a m is in tim e s, de
c e u x q u ’on p e u t p ré v e n ir a u d e rn ie r m o m en t. A v ec
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D ’ I V O '.R F ,
19
m o n in v ité e à m oi, cola 110 f e r a ja m a is q u ’une ta b le
de v in g t-c in q c o u v e rts.
— P a r f a it. M e v o ilà re n se ig n é .
— V o u s ne d e m a n d e z p as qui j ’a m èn e, m oi, à ce
p e tit re p a s de fa m ille ?
— Je n 'o s e ra is c o m m e ttre u n e telle in d isc ré tio n .
— P o u r v o tre ré c o m p en se, a p p re n e z q u ’il s’a g it
de M " " M ic h e lin e de K e rse le u c , ici p ré se n te .
— L e v in g t et u n ièm e co n v iv e su ffirait donc, si
beso in en é ta it, à r a c h e te r to u s les a u tre s.
— O h ! oh ! p re sq u e un m a d rig a l ! S i vous co n
n a issie z bien M . S a u liè re , M iche, v o u s en co n ce
v rie z un o rg u e il in c o m m en su rab le.
— J e suis sim p lem en t trè s c o n te n te de s a v o ir que
m a p ré se n c e n 'e st p as c o n sid é ré e com m e in d é si
rab le ! d it M ich elin e en ria n t.
E lle p o u rsu iv it, d é sig n a n t une tê te d ’e n fa n t posée
su r un c h e v a le t :
— Q u e l d é lic ie u x v isa g e d 'a n g e p e n s if!
— C 'e st m a p e tite J o s e tte , d it Je a n . E lle est à la
cam p ag n e, a u p rè s d ’un e s œ u r de m a m ère q u i, j ’en
ai p eu r, la g â te a ffre u se m en t.
— C o m m en t p o u rra it-o n ê tre s é v è re ! s’é c ria J a c
queline. J e sais b ien, m oi, que si je v o y a is ces
im m enses y e u x c o u le u r de m e r se f a ir e su p p lian ts,
je n ’a u r a is ja m a is le c o u ra g e de g ro n d e r, ni de
ré s is te r à un cap rice.
— Q u elle d é p lo ra b le é d u c a tric e v o u s fe rie z , m a
dem oiselle J a c q u o ttc !
M ais Ja c q u e lin e , c e ssa n t de s’in té re s s e r au por*
t r a it, v e n a it de d é c o u v rir la p e tite V ie rg e d ’iv o ire
et s ’en é ta it em p arée.
— J ’ai m o n tré c e tte s ta tu e tte à M mc' de L o y se l,
e x p liq u a le p e in tre . L ’im a g ie r qui l’a e x é c u té e a
com m is un é tra n g e a n a c h ro n ism e ... V o u s v o y ez?
L a V ie rg e p o rte à son cou u n e c ro ix .
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D ’IV O IR E
— N e p e n se z -v o u s p as, d e m a n d a J a c q u o tte , q u e
ce so it v o lo n ta ire ? L ’a r tis te n ’a -t-il p a s v o u lu sig n i
fier p a r là que, s a c h a n t le d ra m e à v e n ir, la V ie rg e
d é jà p o rta it son fa rd e a u de d o u le u rs et l’a c c e p ta it?
S a u liè re n e ré p o n d it pas. S o n r e g a r d a lo u r d i
p e s a it s u r la je u n e fille; com m e c h a q u e fo is q u ’iî
a v a it la p re u v e qu e c e tte e n fa n t, élev ée p a r u n e
n iè re fu tile d a n s un m ilieu plu s f u tile e n c o re , p o s
s é d a it une âm e p ro fo n d e , un e s p rit c ap ab le de ré
flé c h ir, u n e ém o tio n h e u re u s e le p é n é tra it.
Il a ta n t lu tté c o n tre la sé d u c tio n e x e rc é e s u r lui
p a r Ja c q u e lin e d ès le u r p re m iè re r e n c o n tr e ! Il s ’est
t a n t re p ro c h é de la is s e r son c œ u r, d é jà si c ru e lle
m e n t d éçu , s’é g a r e r de n o u v e a u s u r le c h e m in d ’u n
rê v e d o n t le rév eil s e r a it plus d o u lo u re u x e n c o re !
Q ti’clle p a r a ît peu fa ite p o u r le c o m p re n d re , c e tte
p e tite c r é a tu r e é p rise de p la is irs , de lu x e , de sp o rt,
m o in s p a r g o û t réel, p e u t-ê tre , que p o u r se m o n tr e r
à l a p a g e ! C o m m e n t l ’a -t-e lle c h a rm é ? P a r sa
b e a u té ? B e a u c o u p d ’a u tre s , plus jo lie s , l’o n t laissé
in d iffé re n t. M a is s a it-o n p o u rq u o i l’on a im e ? S ’en
re n d re co m pte, c’e st d é jà m o in s aim e r.
C om m e Ja c q u e lin e re p o s a it la s ta tu e tte , le p e in tre
la re p rit et la lui te n d it.
— M ad e m o ise lle de L o y sel, v o u le z -v o u s m e
re n d re trè s h e u r e u x ? E m p o rte z c e tte s ta tu e tte ,...
jè vo u s en p rie... J e lui dois u n e jo ie d o n t je v o u
d r a is v o u s re m e rc ie r.
— j e ne c o m p re n d s pas...
— V o u s ne p o u v ez p as c o m p re n d re . P lu s ta rd ,...
j e v o u s e x p liq u e ra i,... p e u t-ê tre .
S a n s q u ’il en a it co n scien ce, la v o ix d e S a u liè re
s’est fa ite c a re s s a n te . J a c q u e lin e en e st tro u b lé e .
— E t l’on ose n o u s re p ro c h e r, s’é c ria g a îm e n t
M ic h e lin e , de te n ir d es p ro p o s in c o h é re n ts !... J ’en
d e m a n d e bien p a rd o n à M . S a u liè re , m ais je cro is
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
21
que, là-d essu s, les h o m m es n o u s im ite n t assez bien,
C 'e s t v o u s, Ja c q u o tte , qui ê te s ré c o m p en sée d ’une
jo ie que M . S a u liè re d o it à c e tte sta tu e tte ...
—
E h b ie n ! j ’accep te, M o n s ie u r; je v ous r e m e r
cie et... je su is tr è s c o n te n te ! a c h e v a Ja c q u e lin e
a v ec u n é la n n a ïf qui a c h e v a d ’é m o u v o ir le p e in tre .
II
C O N F ID E N C E S
— V o u s ê te s g e n tille d ’a r r iv e r de D o n n e h e u re ,
M ic h e lin e .
— V o u s m e l’av iez ta n t re c o m m a n d é !
— O u i, p o u r p o u v o ir c a u s e r tra n q u ille m e n t av ec
v o u s a v a n t l’a r r iv é e d es co n v iv es. M a m a n n e s e ra
p rê te , com m e to u jo u rs , q u ’à la d e rn iè re m in u te.
— M m° de L o y sel a -t-e lle f a it les v in g t in v ita
tio n s p ré v u e s ?
— N o n . E lle a te n u sa p ro m e sse de s’en te n ir ait
b a ro n C rie u x et à M . S a u liè re . C ’e s t à e u x que je
p e n sa is. L a isse z -m o i v ous re g a r d e r , M icheline...
V o u s ê te s e x q u is e ! D é c id é m e n t, p o u r les blondes,
rie n n ’é g a le le n o ir ! V o tr e ro b e est une m e rv e ille !
— M e rv e ille de sim p lic ité , p e u t-ê tre ... C ’est vous,
J a c q u o tte , qui ête s p lu s jo lie qu e ja m a is , ce s o ir ;
m ais, si s e y a n t que v o u s so it ce b leu p astel, le co u
tu r ie r n ’est p o u r rie n d a n s v o tre b e a u té ... E lle p ro
v ie n t d ’u n ra y o n n e m e n t in té rie u r... V o u s irra d ie z
du b o n h e u r, p e tite fille.
— D u b o n h e u r,... oui, je m e sen s tr è s h e u re u se ,
e t c e p e n d a n t rie n n ’a c h a n g é , en som m e, d a n s m a
vie.
�22
LA
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D ’I V O I R E
J a c q u e lin e a v a it e n tra în é so n am ie d a n s u n sa lo n
g r a n d com m e u n e c a rte d e v isite, o ù u n n o m b re
é to n n a n t de m eu b le s p a rv e n a ie n t, g r â c e à u n e sa
v a n te e t h a rm o n ie u s e d isp o sitio n , à n e p a s d o n n e r
l’im p re ssio n de l’e n c o m b re m e n t.
L e s je u n e s filles s’a s s ir e n t cô te à cô te s u r un
é tr o it d iv a n e n fo n c é d a n s un r e tr a it e t s u rm o n té
de ra y o n s c h a rg é s de liv re s et de b ib elo ts.
— V o tr e p e tite V ie r g e n ’e st p a s là , re m a rq u a
M ‘'° de K e rse le u c .
— O h ! n o n ! je l’a i m ise d a n s m a c h a m b re . M a
m a n la tro u v e p lu tô t la id e et n e m ’a p a s d u to u t
en v ié sa po ssessio n ... M ic h e !
— O u i. E h b ie n ! j ’é c o u te . V o u s allez, j e suppose,
m e f a ir e des co n fid en ces?
— B e a u c o u p p lu s g r a v e : je v e u x v o u s d e m a n d e r
u n conseil.
— A v o c a t-c o n se il a v a n t la le ttre ! d it M ic h e lin e
en r ia n t. M a p re m iè re c lie n te !
— C ’est tr è s s é rie u x . J ’ai b e a u c o u p d ’am ics, si
v o u s d o n n e z ce nom a u x je u n e s filles à peu p rè s de
m on â g e que je fré q u e n te , et q u e lq u e s-u n e s d ep u is
m o n e n fa n c e . E h b ien ! en a u c u n e d ’e n tre elles —
en a u c u n e , M ich e, — je n ’ai a u ta n t de confiance
q u ’en v o u s d o n t j ’ai fa it la c o n n a issa n c e il y a si
peu de m ois. Q u a n d no u s n o u s som m es re n c o n tré e s
a u m a ria g e de v o tre co u sin e, j ’a i to u t de su ite com
p ris qu e j ’a u r a is p o u r v o u s u n e g ra n d e a ffe c tio n , et
esp é ré la ré c ip ro q u e .
— V o u s av iez ra is o n d ’y c o m p te r, e t j e s e ra is
tr è s h e u re u s e de v o u s v o ir plu s so u v e n t, si n o u s
n ’é tio n s te lle m e n t a b so rb é e s, v o u s et m oi, p a r des
o c c u p a tio n s... q u i n e ris q u e n t p a s d e n o u s ra p
p ro c h e r.
— M é c h a n te ! u n e p ie rre d a n s m on ja r d in . J e
m e su re , c ro y ez-le, la d iffé re n c e de n o s e x iste n c e s,
�LA
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23
et je re d o u te p a r f o is q u e v o u s, si la b o rie u se , si
e x a c te à re m p lir d e g r a v e s d e v o irs, n ’en v e n ie z à
d é d a ig n e r la je u n e fille friv o le,... in u tile qu e je :;uis.
M a is je vo u s a s s u re , M ic h e lin e , je s e ra is c ap ab le
de m ’in té re s s e r à d es ch o ses sé rie u s e s !
— J ’en su is p e rsu a d é e .
— E t le tr a v a il ne m ’é p o u v a n te ra it pas... T e n e z ,
si n o u s é tio n s ru in é e s , p a r ex em p le, il m e sem ble
q u e j ’a u r a is b e a u c o u p de c o u ra g e et que je s a u ra is
m e t i r e r d ’a ffa ire to u t com m e u n e a u tr e !
— P a u v r e c h é rie , que fe rie z -v o u s ?
— A h ! je ne sa is pas... O n m e d it a sse z p h o to g é
n iq u e : je p o u rra is f a ir e du ciné... P o u rq u o i rie z vo u s ?
— J ’a d m ire que, ré so lu e à p re n d re la v ie a u sé
rie u x , v o u s so n g iez im m é d ia te m e n t à la c a r r iè r e de
sta r... Il y a celle, a u ssi, des p r ix de b e a u té ?
— J e su is loin d ’ê tre assez jo lie.
— O h ! c ro y e z -v o u s? Il y a c e rta in s p o r tr a its de
trio m p h a tric e s qui e n c o u ra g e n t to u te s les a m b itio n s.
— E n y ré flé c h issa n t, j e m e d e m a n d e quel tra v a il
j e p o u r r a is e n tre p re n d re ! T a n d is que v o u s, M iche...
— M oi, c’est tr è s d if f é r e n t! J ’ai eu le te m p s de
m ’o rie n te r. L a ru in e n e s’est p a s a b a ttu e s u r no u s
à l’im p ro v iste . N o u s a v o n s subi le p ro g re s s if et
sû r a p p a u v ris s e m e n t qui ro n g e to u te s les fo rtu n e s
é m ie tté e s à c h aq u e g é n é ra tio n p a r les p a rta g e s ,
lo rsq u e p e rso n n e n e se m e t en p ein e de les ré ta b lir
p a r le tra v a il. C ’est n o tre h is to ire . L e v ie u x d o
m ain e des K e rse le u c a p p a r tie n t a u jo u r d ’h u i à un
a n c ie n m a rc h a n d de p e a u x de lapins... M ais oui,
un c h iffo n n ie r! C e b ra v e h o m m e a com m encé p a r
p o u sse r u n e v o itu re à b ra s , et, q u a n d il a céd é son
h o n o ra b le et... o d o ra n t c o m m erce, il en é ta it a u x
c a m io n n e tte s... M a in tè n a n t, sa s o ix a n te H . P . é c ra se
le sab le des a v e n u e s où ro u lè re n t les c a rro s s e s de
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m es a ïe u x ,... e t v o ilà ! M o n p è re a été tu é a u d é b u t
d e la g u e rre , n o b le m o rt qui f u t celle d e ta n t d es
n ô tr e s ; m a m a n ne lui a g u è re su rv é c u . M o n f r è r e
— le d e r n ie r du nom — a m is son titr e de co m te
a u m u sée d es a n tiq u e s, e t est in g é n ie u r en In d o
ch in e. M oi, to u t en p o u rs u iv a n t m es é tu d e s de d ro it,
je d o n n e d e s ré p é titio n s à d e je u n e s c a n c re s e t
re m p lis le rô le de s e c r é ta ir e a u p rè s d ’u n d ép u té,...
u n d é p u té d ’e x trê m e d ro ite , v o u s co m p re n e z , p o u r
q u e les K e rs e le u c des tem p s p assé s n e s’a g ite n t p as
tro p d a n s le u rs to m b es !
— V o u s p la isa n te z , m a is on s a it b ien q u e v o u s
ê te s a d m ira b le ! V o u s v o u s d év o u e z à é le v e r v o tre
p e tite sœ u r.
— A n n e est la g ra n d e d o u c e u r, la g ra n d e jo ie de
m a vie, et je su is tr è s aid ée d a n s m a tâ c h e , p a r
n o tre f r è r e , d ’a b o rd , a u p o in t de v u e m a té rie l, et
a u s s i p a r n o tre e x c e lle n te A d èle q u i a n o u rri A n n e
e t se f e r a it tu e r p o u r n o u s. G râ c e à elle, j e p u is,
s a n s in q u ié tu d e , a lle r où m on la b e u r m e réclam e,
j e sa is que m a p e tite c h é rie , lo rsq u ’elle r e n tr e de
ses c o u rs, tro u v e à la m a iso n , p o u r l’a c c u e illir, u n e
h u m b le et fe rv e n te te n d re s s e . M a is v o u s m e fa ite s
p a r le r d e m oi, Ja c q u o tte . C ’est v o u s l’h é ro ïn e du
jo u r . A llo n s ! Q u ’a v e z -v o u s à m e d ire ?
— Q u e p en sez-v o u s...
— D e M . S a u liè r e ? coupa, en ria n t, M ic h e lin e .
— O h ! n a tu re lle m e n t, v o u s a v e z d ev in é !
— C o m p ris, p lu tô t, q u ’il a p o u r v o u s b eau co u p ..,
m e tto n s de sy m p a th ie .
— 11 y a lo n g te m p s que je sais q u ’il m ’aim e.
— Il v o u s l’a d it?
— L ’a v e u ne s e ra it p as u n e p re u v e , d é c la ra c e tte
m o d e rn e je u n e p e rso n n e .
— C e la d ép en d d u c a ra c tè re de celui qui le p ro
n o n c e . M e n tir s u r ce c h a p itre e st c o u ra n t, h é la s 1
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25
m ais, plu s q u e to u t a u tr e m en so n g e, ce m e n so n g e
d é n o te u n e â m e sa n s d é lic a te sse . O r, je tie n s
M . S a u liè re p o u r u n tr è s n oble cœ u r. V o u s m e
d ire z qu e je ne le c o n n a is p as, ou tro p p eu p o u r le
ju g e r , m a is il a u n r e g a r d si d ro it,... et puis j ’a i vu
ses œ u v re s. E t l’o n p e u t y v o ir l’in d ice de so n c a
ra c tè re .
— C o m m e n t c e la ?
— V o u s a v e z dû re m a rq u e r, com m e m oi, q u ’il se
ré v è le to u jo u r s u n e g ra n d e p a r t d ’âm e, d e p en sée,
si j e pu is d ire , d a n s ses ta b le a u x . P a r ex em p le, ce
v ie u x p a u v re é c ro u lé s u r les m a rc h e s d ’un c a lv a ire ,
d a n s u n tr is te p a y sa g e d ’a u to m n e : s u r la f a c e r a
v a g é e du v a g a b o n d , lev ée v e rs le C h ris t, p a sse n t
to u s les so u v e n irs d ’une v ie d e m isère, com m e u n e
o ffra n d e de ré d e m p tio n à ce D ieu qui v o u lu t a s s u
m e r to u te la d é tre s s e d u m onde... E t les scèn es
d ’in té r ie u r où se co m p la ît M. S a u liè re , com m e l’a t
m o sp h è re en est calm e e t sa in e ! L a je u n e fem m e
a ssise à c o n tr e - jo u r , qui a la issé to m b e r son liv re
s u r ses g e n o u x e t qui to u rn e la tê te , elle a tte n d ;
et on c o m p re n d si b ie n ce q u ’elle a tte n d , et que
c’est d u b o n h e u r qui v a f r a n c h ir la p o rte , u n b o n
h e u r qui s e ra là ch ez lui,... n o n p a s u n e a v e n tu re
qui passe.
— Je n ’ai p a s d ém êlé to u te s ces ch o ses, a v o u a
J a c q u e lin e u n peu tris te m e n t. N e s u is -je d onc,
com m e ta n t d ’a u tre s , q u ’u n e p oupée à la tê te
c re u se ?
— R a s s u re z -v o u s ! U n e p o u p ée à tê te c re u se ne
s o n g e ra it p as à re d o u te r d ’ê tre telle.
— E n to u t cas, j ’a i l’im p re ssio n que je p o u rra is
p ro g re s s e r sous u n e in flu en ce u n peu a u to r ita ir e ,
com m e s e ra it celle de J e a n S a u liè re , p a r ex em p le.
— V o u s ê te s tr è s in te llig e n te , fra n c h e , p rim e s a u tiè re ... Q u i v o u d r a it v o u s re p ro c h e r de c o n s e r
�26
LA
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v e r e n c o re u n peu d ’e n f a n tilla g e ? P o u r ce g ra v e
a r tis te , vo u s se rie z le ra y o n de soleil qui m an q u e à
so n a u s tè r e vie. M ais, Ja c q u e lin e , ê te s-v o u s s û re
d ’a im e r M . S a u liè re ?
— O u i. J ’ai eu cles flirts, M ich e. Q u e celle qui
n ’en e u t p o in t m e je tte la p re m iè re p ie r r e ! J ’ai
re n c o n tré d es je u n e s g e n s c h a rm a n ts ... J e les r e
tr o u v a is p a r to u t où j ’allais,... com m e p a r h a sa rd ...
J e les r e tr o u v a is a v e c p la is ir et — p o u rq u o i n e p as
l ’a v o u e r? — a v e c é m o tio n . U n e fê te où ne m e j o i
g n a it p a s l ’élu du m o m e n t m e p a r a is s a it en n u y eu se.
C e la d u r a it u n te m p s plu s ou m o in s lo ng, et p u is un
a u tr e flirt d é tr ô n a it le p re m ie r. Il m ’e st a r r iv é
d e m e d ire : « C e tte fois, c ’e st p o u r de bon : je
l ’aim e ! » M a is je m e tro m p a is, p u isq u e le rè g n e de
c e lu i-là é ta it a u ssi é p h é m è re !
— V o u s ê te s e ffra y a n te , J a c q u o tte ! S ’il en est
a in si, a tte n d e z u n p eu, e t l’éto ile d e ce p a u v re
M . S a u liè re n e ta r d e r a p as n o n plu s à d e v e n i r u n e n é b u le u se !
— N o n , n o n ; ce que je re sse n s p o u r lui d iffère
to ta le m e n t d es se n tim e n ts que m ’in s p ira ie n t les
a u tre s . J e v o u d ra is e ssa y e r de v o u s e x p liq u e r : L es
a u tr e s — j e v a is e m p lo y e r le sty le de n o s g r a n d ’m è re s, — il m e p la is a it fo r t de les a s s e rv ir. J ’é ta is
c o n te n te de les re n d r e m a lh e u re u x ... O h ! je n ’ai
p a s d ’illu sio n , n u l n ’en est m o rt !
— H e u re u s e m e n t, c ru e lle p e tite fille !
— M a is ils p r e n a ie n t d es a ir s de v ic tim e s d o n t je
m ’a m u sa is. J e s o u h a ita is en fa ire les esc la v e s de
m es c a p ric e s, com m e les n o b le s et fa ta le s h é ro ïn e s
des ro m a n s p o p u la ire s . T a n d is que lui, J e a n , je le
sens te lle m e n t s u p é rie u r à m oi ! C ’est m oi qui v o u
d ra is le s e rv ir, lui o b é ir, n ’a v o ir d ’a u tr e b u t q u e son
bonheur !
— S i ces se n tim e n ts so n t b ien ré e ls, b ien p ro
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
*7
fo n d s en v o u s, p e u t-ê tre en effet v o tre c œ u r a - t- îl
tr o u v é so n m a ître . V o u s a v e z c o n n u M . S a u liè re
c e t été, j e c ro is ?
—
O u i, à B ia r r itz . M a m a n , qui a d o re s’e n to u re r
d e g e n s en v u e, s u r to u t d ’a r tis te s , a to u t de su ite
d e m a n d é à M . C r ie u x de lu i p r é s e n te r son am i, —
c a r v o u s p en sez b ien que le to u jo u r s bel A r th u r
n o u s a v a it su iv ie s a u b o rd d e la m er. Il a d 'a b o rd
d é c la re qu e rie n n ’é ta it p lu s fa c ile , la ch o se la plus
sim p le d u m o n d e... C o m m e n t d o n c ! S a u liè re s e ra it
t r o p h e u re u x ... M a is ce n e f u t p a s sim ple d u to u t !
M . S a u liè re , q u ’o n n e v o y a it ja m a is a u casin o ni
d a n s les b a r s à la m o d e ; M . S a u liè re , qui p r é f é r a it
l a s a u v a g e so litu d e de la cô te d es B a sq u e s à la
c o h u e de l a p la g e , a v a it c e rta in e m e n t re fu s é de
« d ir e b o n jo u r à la d am e », c a r le b a ro n se p e rd a it
d a n s d e s e x c j^ e s de plu s en plu s e m b a rra ssé e.! :
I l n ’é ta it p a s a r r iv é à jo in d r e so n am i,... o u celu i-ci
é ta it s o u ffra n t,... a b se n t... Q u e s a is -je !
« U n m a tin , à m a ré e b a sse, j e m ’é ta is a v e n tu ré e
a s s e z lo in to u te seu le, m oi qui c e p e n d a n t ne fu is
p a s l a so ciété de m es sem b lab les. A l’e n tré e d e la
C h a m b re d 'A m o u r — v o u s sa v e z , c e tte g r o tte où
d e u x a m o u re u x , s u r p r is p a r la m e r m o n ta n te , o n t
• é té n o y é s ? — je to m b e s u r J e a n S a u liè re en tr a in
de p e in d re Une a q u a re lle . I l p a r a ît qu e n o tre g é n é
ra tio n e s t tr è s m al élev ée. C e m a n q u e de c o rre c tio n
m ’a b ie n s e rv ie ce jo u r - là ! A u lieu de p o u rs u iv re
d isc rè te m e n t m a ro u te , j e m ’a p p ro c h e et d e m a n d e :
« — M e p e rm e tte z -v o u s de v o u s r e g a r d e r t r a
v a ille r, m o n s ie u r S a u liè re ?
« Il s o u rit, n e p a r a ît p as s u r p r is q u e j e sa c h e
son n o m , p u isq u e to u t B ia r r itz le c o n n a is s a it, du
m o in s d e vue. Il q u e stio n n e , un peu de h a u t :
« — V o u s aim e z la p e in tu re , M a d e m o ise lle ?
« J e ré p o n d s é to u rd im e n t :
�28
LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
« — J ’aim e s u rto u t la m er,... m êm e en im age.
« C 'e s t en le v o y a n t r ir e q u e je c o m p re n d s m a
so ttise . M o i qui, c e p e n d a n t, n e m e la isse g u è re dé
m o n te r, j e m e sen s r o u g ir ju s q u ’a u x o reilles, et,
v o u la n t m e r a ttr a p e r , je p a ta u g e .
« — N e v o u s ex cu se z d o n c p as, je v o u s en p rie,
m ad em o iselle... ?
« J e c o m p re n d s l’in te r r o g a tio n e t m e p ré se n te . Il
s’é c rie :
« — C o m m e n t! v o u s ête s la fille de M m' de
L o y sel !
« — E s t-c e in v ra is e m b la b le ?
« C ’est à so n to u r d’ê tre e m b a rra s s é . J e finis p a r
m ’a s s e o ir p rè s de lui, e t n o u s v o ilà, a u b o u t de
d ix m in u te s, de v ie u x am is. V o u le z -v o u s m ’e x p li
q u e r p o u rq u o i j e n ’ai p a s p a rlé à m a m a n de c e tte
in n o c e n te a v e n tu r e ? J e n e le co m p re n d s p a s m oim êm e. L ’a p rè s-m id i, M . S a u liè re se lit p ré s e n te r.
C om m e je n e ra p p e la is p as n o tre re n c o n tre , il n ’y
fit p as a llu sio n n o n plu s. P e u t- ê tr e c ra ig n a it-il, a p rè s
s’ê tr e f a it ta n t p r ie r , de p a r a îtr e ne c o n s e n tir à c o n
n a îtr e m a m a n q u e p o u r se ra p p ro c h e r d e sa fille?
A in si, to u t de su ite , u n s e c re t é ta it e n tre n o u s. »
— V o ilà u n b o n d é b u t de ro m a n , d it M ich elin e.
J ’im a g in e q u ’il n e tie n d r a q u ’à v o u s de le c o n d u ire
ju s q u ’a u d e r n ie r c h a p itre , celui où E lle e t L u i
é c h a n g e n t les a n n e a u x sy m b o liq u es d a n s u n e ég lise
illu m in ée.
— A m e n / ré p o n d it J a c q u e lin e .
— E t q u el f u t le seco n d c h a p itre ?
— L a c o n tin u a tio n du p re m ie r. J e re n c o n tre de
n o u v e a u m o n p e in tre p o c h a n t d es é tu d e s de r o
ch e rs. N o u s so m m es to u t à f a it b o n s c a m a ra d e s,
sa n s la m o in d re in te n tio n de g a la n te r ie de sa p a rt...
J e n ’ose p as d ire s a n s la m o in d re n u a n c e de c o q u et
te rie de la m ie n n e , m ais c’é ta it m a lg ré m oi...
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
29
— L ’e n tr a în e m e n t! ra illa M " ° d e K e rse le u c .
— M a is o u i, l’e n tr a în e m e n t; je m 'e n re n d s b ien
com pte,... c’est d é so la n t... E n fin cela n e d e v a it p a s
tr o p d é p la ire à A lc e ste , c a r c h a q u e jo u r il v e n a it
r e tr o u v e r C é lim è n e so u s le p a ra s o l m a te rn e l. E lle
ra y o n n a it, m a m a n . E t si v o u s a v ie z v u l’e m p re sse
m e n t de ses belles am ie s ! E lle s f a is a ie n t cercle.
T r o is ou q u a tr e p ro fita ie n t de l’o m b re ; les a u tre s ,
sto ïq u e m e n t, rô tis s a ie n t, en a y a n t l’a ir de n e p as
s’en d o u te r... E t le b a in de soleil d a n s ces co n d itio n s-là , là -b a s, ça p e u t t o u r n e r a u suicide. E lle s
m e f a is a ie n t p e n se r, g ro u p é e s a u to u r d e ce p a u v re
J e a n S a u liè re , à u n e n u é e d e m o u c h e s -se d is p u ta n t
u n m o rc e a u de su c re . L e m o rc e a u de su c re ne p a
r a is s a it p a s to u jo u r s tr o u v e r cela trè s d rô le , m ais
il te n a it bon. N o u s é c h a n g io n s de te m p s à a u tr e
u n coup d ’œ il d ’e n te n te . M o n re g a rd , à m oi, le
p la ig n a it. L e sien d is a it c la ire m e n t : « S o n t-e lle s
e n n u y e u se s! C o m m en t p o u v e z -v o u s p a s s e r v o tre
v ie a u m ilie u d e ces p e rru c h e s ! »
« N o u s a v o n s q u itté B ia r r itz q u in ze jo u r s plu s
ta r d . D e r e to u r à P a ris , m a m a n a in v ité « son
p e in tr e » . E lle v o u la it o b te n ir q u ’il f î t son p o r tr a it.
I n s tr u it p a r l’e x p é rie n c e , M . C rie u x h é s ita it à
tr a n s m e ttr e à son am i ce n o u v e a u d é sir. Il a v a it
b ie n to r t ! M . S a u liè re s ’est f a it ju s te a sse z p rie r
p o u r d o n n e r du p r ix à son c o n se n te m e n t. J e ne
p u is m ’e m p ê c h e r de p e n s e r q u e J e a n a vu là une
o cc a sio n de m e v o ir fré q u e m m e n t.
— C ’est v ra ise m b la b le . E n s u ite ?
— R ien. O n en est a u st a t u q u o . D ’u n e tra n c h é e
a l’a u tr e on s’o b serv e.
— E s p é ro n s , d it M ic h e lin e , q u e l'h e u r e H so n
n e r a b ie n tô t, a tta q u e h e u re u s e où il n ’y a u r a que
des v ic to rie u x .
— J e v e u x l’e s p é r e r ; m a is l’e x iste n c e tr è s m o n
�30
LA
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D 'I V O I R E
d a in e qui e st la m ien n e, m o n a m o u r du p la is ir, dé
la d a n se , s u rto u t, e ffra ie n t p e u t-ê tre c e t h o m m e si
s é r ie u x ! O r, je m e re fu s e à jo u e r les s a in te s N ito u c h e ! D 'a u tr e p a rt, j e re d o u te u n peu sa g ra v ité ,
sa p assio n a b s o rb a n te du tra v a il,... s a n s com pter,
so n e n fa n t q u i m e s e ra s a n s d o u te h o stile . E t enfin,
e t s u rto u t, il y a la p re m iè re M m° S a u liè re .
— J e n e c o m p re n d s p as... V o u s n ’a llez p a s ê tr e
ja lo u s e d 'elle, j e su p p o se ?
— M ais si. J ’ai p e u r q u e son s o u v e n ir so it to u
jo u r s e n tre n o u s !
— Q u e lle fo lie ! A d m e tto n s q u e ce s o u v e n ir so it
re s té tr è s v iv ace d a n s le c œ u r d e M . S a u liè re , il
d o it vo u s ra p p ro c h e r a u lieu de v o u s d é su n ir, et il
y a u r a it de v o tre p a r t u n e s o r te de m é c h a n c e té
sa c rilè g e à n e p a s le re s p e c te r. Q u ’u n m a ri so it
ja lo u x ju s q u ’à l’in ju s tic e d e l’o m b re d ’u n m o rt,
c’e st possible, p a rc e q u e ch ez l’h o m m e le s e n tim e n t
de la p ro p rié té e st te lle m e n t f o r t q u ’il l’e n tr a în e à
s’in g é r e r d a n s u n p assé s u r leq u el il n ’a, lo g iq u e
m en t, a u c u n d r o it de c o n trô le . L a fem m e doit se
m o n tr e r m o in s in tr a n s ig e a n te . J ’a i b e a u c o u p ob
se rv é et b e a u c o u p ré fléch i. J ’en su is a r r iv é e à la
c o n v ic tio n que, p o u r ê tre v ra im e n t h e u re u s e et
l’ê tr e lo n g te m p s, la fem m e d o it a v o ir p o u r son
m a ri, à côté d ’un s e n tim e n t p lu s p a ssio n n e , u n e
a m itié te n d re et p ro fo n d e . O r, l’a m itié n ’e st p a s
ég o ïste. E lle c o m p ren d , elle p a rd o n n e là o ù l’a m o u r
seul se r é v o lte ra it. L ’am ie p eu t é c o u te r sa n s s’i r r i
te r l’é v o c a tio n d ’un b o n h e u r q u ’elle n ’a p as d onné.
E lle p e u t c o n so le r s a n s e x ig e r l’ou b li, et, peu à peu,
p a r c e tte to lé ra n c e m êm e q u ’elle a u r a a p p o rté e à
le su p p o rte r, elle v a in c ra le p a u v re fa n tô m e : un
fa n tô m e , J a c q u e lin e , que c’est p eu d e v a n t u n v iv a n t
bonheur !
— M on D ieu. M ic h e lin e , q u i p o u r r a it su p p o se r
�LA.
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3i
que, so u s d es d e h o rs si... p o n d é ré s, si ra iso n n a b le s,
v o u s c a c h e z u n e âm e ro m a n e sq u e !
—
t l y a des ro m a n s ra iso n n a b le s, ré p o n d it
M " ° de K e rse le u c , et ce so n t c e u x -là qui fin issen t
bien.
III
L E V ERBE A IM E R
E n fo u i d a n s un v a ste f a u te u il de c u ir m o e lle u x
et fe rm e à la fois, b ien à l'a ise d a n s u n v e sto n
d ’in té rie u r, c h a u ssé de m u le s o u a té e s, J e a n S a u liè re
fu m e u n e d e rn iè re c ig a re tte , to u t en s u iv a n t d ’un
re g a r d m é lan co liq u e les allées et v e n u e s de son
v a le t de ch a m b re .
S u r le lit d o n t il a d é jà — le b o u r r e a u ! — re p lié
la c o u rte p o in te , com m e s’il e s p é ra it a in si d é c id e r
son m a ître à n e rie n c h a n g e r à ses sag es h a b itu d e s,
E d m o n d , d 'u n a i r d é s a p p ro b a te u r, disp o se l’h a b it à
re v e rs de soie e t to u s les a c c e sso ire s d o n t un
h o m m e é lé g a n t a b eso in p o u r ré a lis e r u n e te n u e de
cérém o n ie.
E n d é g a g e a n t les fo rm e s c h a rg é e s de m a in te n ir
sa n s c ra q u e lu re s le v e rn is d es e sc a rp in s, E d m o n d
ob serv e, h o c h a n t la tê te :
—
D e p u is le tem p s qu e M o n s ie u r ne les a m is,...
M o n s ie u r p e u t s’a tte n d r e à s o u ffrir u n peu !
U n so u p ir lui rép o n d .
J e a n S a u liè re s’a tte n d à so u ffrir, en effet, e t
p e u t-ê tre b e a u c o u p , et de b ie n d es fa ç o n s, m a is les
e sc a rp in s n ’y s e ro n t p o u r rien .
A lle r a u b al, lui qui n ’a im e p a s v e ille r ! L u i qui a
to u jo u r s a b h o r r é la d a n se , e t au q u e l, d ’a ille u rs , la
�32
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r a id e u r de so n g e n o u b lessé l’in te r d ir a it, q u e v a - t - i l
f a ir e chez ces B u s s ie r-V a lo ir q u ’il n e c o n n a ît pas
d u to u t, où il est tr è s c e rta in de n e r e n c o n tr e r q u e
ce qu e les ra p in s à lo n g s c h e v e u x de n a g u è re s tig
m a tis a ie n t du nom de p h ilis tin s ! Il y a u r a d es d a n
s e u rs e n ra g é s qui le p ié tin e ro n t, s ’il q u itte le tu té la ire a b ri des e m b r a s u r e s ; des jo u e u r s de b rid g e
qui le d é p o u ille ro n t, m êm e si ce so n t d es m a z e tte s,
p a rc e q u ’il lu i s e ra to ta le m e n t im possible, ce s o ir
— il le s a it d’a v a n c e , — d ’a p p o r te r la m o in d re
a tte n tio n à son je u . D u re ste , S a u liè re n e se re n d
p a s chez les B u s s ie r-V a lo ir p o u r m a n ie r d es c a rte s ,
m a is p o u r r e g a r d e r é v o lu e r u n e p e tite fille b r u n e
d o n t il n e p o u r r a g u è re a p p ro c h e r de la so iré e , e t
q u ’a v ec u n e ir r ita tio n d é jà n a is s a n te il s u iv ra d es
y e u x d a n s les m o u v e m e n ts c o n v u ls ifs d ’u n e d a n s e
de S a in t-G u y à n o m sa u v a g e . U n fre lu q u e t, tr o p
je u n e p o u r a v o ir laissé un m o rc e a u 3 e ro tu le à la
g u e rre , tie n d ra d a n s ses b r a s le co rp s so u p le e n v e
loppé de tissu s a r a c h n é e n s ; ce couple c h a rm a n t e t
d é te sta b le p a s s e ra et re p a s s e ra à in te rv a lle s ir r é g u
lie rs d e v a n t un m o n sie u r à l’a i r g ro g n o n qui s e r a
lui, J e a n S a u liè re , puis se p e r d r a de n o u v e a u d a n s
le rem o u s des a u tr e s d a n s e u rs , ta n d is q u e le m o n
s ie u r g ro g n o n se d o n n e ra b e a u c o u p de peine p o u r
les r e tro u v e r, a y a n t a u coeur un m é la n g e d ’a tte n
d ris s e m e n t et de c o lère, et, c o n tre sa p ro p re so ttise ,
u n e f u r e u r p leine de m ép ris.
M a is que v o u lie z -v o u s q u ’il f î t ? Ja c q u e lin e a so l
lic ité u n e in v ita tio n p o u r lui. E lle a d it : « J e
co m p te s u r v o u s ! » P o u v a it-il se d é ro b e r ?
— S i M o n sie u r ta r d e e n c o re , il s e ra m in u it.
— A llez c h e rc h e r u n e v o itu re , E d m o n d . D a n s
d ix m in u te s je s e ra i p rê t.
T r o is q u a r ts d ’h e u re p lu s ta r d , J e a n S a u liè re
a r r iv a it a u lieu d e son su p p lice.
�LA
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33
D è s le h a ll, le ja z z h u r le u r et in c o h é re n t l’a s s a il
lit. P a r u n réfle x e n e rv e u x , il fro n ç a les so u rc ils
et s e r r a les é p au les, com m e il a r r iv e lo rs q u ’u n e
tro u p e d ’e n f a n ts ta p a g e u r s fo n d s u r v o u s à l’im p ro v iste , en p o u ssa n t d es c ris s trid e n ts . M a is il se
re s s a is it a u s s itô t et p rit, n o n p o in t une e x p re s s io n
ré jo u ie , ce qui d ’a ille u rs eû t p a ru tr è s d ép lacé d a n s
u n lieu où, c e p e n d a n t, on v ie n t so i-d isa n t p o u r
s’a m u se r, m a is la m in e d é sa b u sé e , p o lim e n t ré s i
g n é e q u ’a v a ie n t a u to u r de lui la p lu p a r t d es v isa g e s.
D é b a rra s s é de sa p elisse, J e a n g r a v it l’e s c a lie r
de m a rb re à ra m p e d e f e r fo rg é , d é c o ré de ta p is
se rie s a n c ie n n e s.
L e s B u s s ie r-V a lo ir a y a n t f a it fo r tu n e d e p u is u n e
d iz a in e d ’a n n é e s n ’é ta ie n t plu s a b so lu m e n t des n o u
v e a u x rich es. Ils a v a ie n t ^eu le tem p s de s’h a b itu e r
à le u r ric h e sse e t d ’y h a b itu e r les a u tre s . P o u r
l’a m o u r de l’a r t, et au ssi p o u r se d o n n e r la fa lla
cieuse illu sio n de p o u v o ir e n c o re je te r l’a r g e n t p a r
les fe n ê tre s , un n o u v e a u p a u v re , v a g u e m e n t a m i de
M . B u s s ie r-V a lo ir, a v a it d irig e la d é c o ra tio n d e
l ’h ô tel. C ’é ta it un peu tro p so m p tu e u x , d ’u n e som p
tu o s ité sa n s im p ré v u , m a is enfin sa n s fa u te d ’o r
th o g ra p h e ...
L a p re m iè re p e rso n n e q u ’a p e r ç u t J e a n , d a n s u n
salo n p ré c é d a n t la g a le rie où l’on d a n s a it, fu t M i
ch elin e.
D e n o ir v ê tu e , com m e to u jo u rs , sa n s un b ijo u ,
elle p a r a is s a it d é p a y sé e a u m ilieu des a u tr e s fem m es
en to ile tte s c h a to y a n te s , é tin c e la n te s de jo y a u x .
— M a d e m o ise lle .d e K e rs e le u c !
— M o n s ie u r S a u liè re !
E lle p o u rs u iv it, rie u se :
— J e c ro is que n o u s so m m es a u ssi s u rp ris 1 un
q u e l’a u tr e d e n o u s r e n c o n tr e r ic i!... J e n e so rs
ja m a is le so ir, m a is J a c q u e lin e a si g e n tim e n t ia 270-11
�34
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sisté p o u r q u e j e v ie n n e , je n ’a i p as v o u lu lui
r e fu s e r.
— M oi n o n plus..., s o u p ira Je a n .
— A h ! v o u s ê te s a u ssi en se rv ic e co m m a n d é ? Je
m ’en d o u ta is.
— J e cro is, M ad em o iselle, qu e vo u s v ous doutez
de b ien des choses.
Il a jo u ta , v o y a n t l'a ir g ê n é de la je u n e fille :
— J e sais la g r a n d e co n fiance que v o u s tém o ig n e
M " 1' de L o y sel,... et... ce n ’est p a s m oi qui l’on
b lâ m e ra i. J e su is v ra im e n t tr è s h e u r e u x de vous
r e n c o n tr e r ce s o ir!... M a is je v o u d ra is b ien m e m o n
t r e r c o rre c t... e t a v a n t to u te ch o se s a lu e r la m a î
tre s s e de m a iso n . J e m e d e m a n d e co m m en t la r e
c o n n a ître , é ta n t do n n é... que j e ne la c o n n a is p a s!
a c h e v a -t-il g a îm e n t
— T e n e z , d it M ic h e lin e , les d ie u x vo u s so n t p ro
p ices ! C e tte ro b e p ista c h e lam ée d ’a rg e n t, e n to u ré e
d e tro is p e tits je u n e s g e n s coiffés a u rip o lin , c’est
celle q u e v o u s c h e rc h e z.
— M;"*' B u s s ie r - V a lo ir ?
— M ais oui !
— O n d e v r a it se défier d es id ées p ré c o n ç u e s ! J e
l'im a g in a is c o u rte , ép a isse et p a ssé e a u h e n n é . E lle
est g ra n d e , assez bien fa ite e t d’un h o n n ê te c h â
ta in . J e v ais lui p r é s e n te r m es h o m m a g e s, ap rè s
q u o i je te n te r a i de d é c o u v rir M m' et M " ° de L oysel.
Q u e lle c o u le u r a ch o isie, a u jo u r d ’hui, v o tre a m ie ?
— N e v o u s so u v e n e z -v o u s p a s, ré p o n d it M ic h e
line, m o q u eu se, a v o ir affirm é, l’a u tr e so ir, v o tre
p ré fé re n c e p o u r le b la n c ?
— M e rc i, d it le p e in tre .
E t il s 'é lo ig n a trè s v ite p o u r lui c a c h e r so n
ém o tio n .
A in si J a c q u e lin e c h e rc h e à lui p laire... Il ne s ’e s t
d o n c p a s tro m p é lo rsq u e , à m a in te s re p rise s, il s ’e s t
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c ru d e v in é p a r elle ; lo rsq u ’il a d ém êlé d u tro u b le
d a n s les y e u x , d a n s la v o ix d e la je u n e fille.
« P e tite J a c q u o tte , so n g e -t-il, a tte n d r i, v o u s n e
sav ez p a s q uel a m o u r in q u ie t, p re s q u e d o u lo u re u x ,
v o u s a v ez m is en m oi. J 'a i ta n t so u ffe rt d é jà , et si
p e u r de so u ffrir e n c o re !... »
E m p o rté p a r son rêv e, le p e in tre fa illit d é p a s s e r
la ro be p ista c h e sa n s lui a c c o rd e r la m o in d re a tte n
tio n . 11 é v ita ju s te à p o in t c e tte im p o litesse, et
M mo B u s s ie r-V a lo ir ro u g it d 'a is e et d 'o rg u e il en
é c o u ta n t un a r tis te si h a u t coté, d o n t elle c o n n a is
sa it la p ro v e rb ia le s a u v a g e rie , la re m e rc ie r a v ec
e ffu sio n d ’a v o ir b ien v o u lu le co m p te r p a rm i ses
h ô tes.
L es tro is je u n e s g e n s rip o lin é s se so n t élo ig n és.
M"'° B u s s ie r-V a lo ir c h e rc h e é p e rd u m e n t la p h ra s e
cap ab le de r e te n ir p rè s d ’elle le p lu s fla tte u r de scs
in v ité s q u ’elle sen t d é jà p rê t à s’é v a d e r. E lle tro u v e
enfin, affirm e au p e in tre le v é h é m e n t d é sir é p ro u v é
p a r M. B u s s ie r-V a lo ir de f a ir e sa c o n n a issa n c e , e t
l ’e n tra in c .
R ésig n é, J e a n s ’est in clin é et su it le silla g e v e rt.
A ch aq u e pas, la d am e lam ée d ’a r g e n t sc re to u rn e ,
afin de s’a s s u re r que so n p ris o n n ie r ne lu i é c h a p p e
point.
M . B u s s ie r-V a lo ir a l’h o r r e u r de la d a n se , d u
b ru it, et g o û te peu la c o n v e rsa tio n , ce q u i est, d e
sa p a rt, une in c o n te s ta b le sag esse. Il d o n n e d es
fê te s, c e p e n d a n t. O ù s e r a it l'a g ré m e n t d e p o ssé d e r
un logis so m p tu e u x , si l'o n ne c o n v ia it, de te m p s à
a u tr e , un q u a rte ro n d ’e n v ie u x à v e n ir le d é n ig r e r ?
C es so irs-là , le m a ître du lieu se r é fu g ie a u
salo n de je u et s ’y tie n t ju s q u ’a u so u p e r. C e n e st
p as q u ’il y tro u v e g ra n d a g ré m e n t, n ’é ta n t ja m a is
p a rv e n u à jo u e r c o n v e n a b le m e n t à a u tr e ch o se q u ’à
la m an ille. M . B u s s ie r-V a lo ir, com m e o n d it, p e r d
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to u t ce q u ’il v e u t. S o n am i — c e lu i-là m êm e qui a
p ré sid é à l’in s ta lla tio n de l'h ô te l — c e rtifia n t que
le c o n tr a ir e s e r a it d é p lo ra b le , rie n n ’é ta n t de plus
m a u v a is g o û t qu e d 'e m p o c h e r l’a r g e n t de ses in v i
tés, l’e x c e lle n t ho m m e p u ise d a n s la co n v ictio n
d’a g ir — fû t-c e s a n s le f a ir e e x p rè s — en g r a n d
s e ig n e u r, u n e s a tis fa c tio n q u ’on ne s a u r a it p a y e r
tro p ch er.
—
M o n sie u r, d it-il b o n n e m e n t à l’a rtis te , vous
ne p o u rrie z c ro ire com bien je m e sens h o n o ré p a r
v o tr e p ré se n c e ch ez m oi !... E t co m b ien j ’en su is
h e u re u x , q u o iq u ’elle m e fa s s e p e rd re c in q u a n te
louis... J 'a v a is en effet p a rié c o n tre M™ B u ssie rV a lo ir que v o u s n ’a c c e p te rie z p as son in v ita tio n !
J e n ’a i ja m a is été si s a tis f a it de ne p as g a g n e r un
p a ri !
A y a n t ré p o n d u com m e il c o n v e n a it à ta n t d ’a ffa
b ilité , S a u liè rc , enfin lib é ré , p u t se m e ttr e à la
re c h e rc h e de l’u n iq u e - ra iso n de sa p ré se n c e là, et
qui a lla it d e v e n ir, il s’en re n d a it co m pte, so n u n iq u e
ra iso n d 'ê tre .
L e ja z z f a is a it trê v e . L e s re m o u s de la d an se
c e ssa n t d ’a g ite r les co u p les, le u rs flots s’u n ifiaien t,
te ls u n e m e r étale. J e a n finit p a r d é c o u v rir J a c q u e
line. E lle c a u s a it a v ec un g r a n d g a rç o n b ru n , trè s
b e a u e t tr è s é lé g a n t, s a n s q u ’on p û t d éfin ir d ’a b o rd
d’où p ro v e n a it c e tte im p re ssio n de su p rê m e élé
g a n c e . U n ex a m e n plus a p p ro fo n d i ré v é la it la p e r
fe c tio n du m o in d re d é ta il. D u b o u t d es e sc a rp in s
a u f a u x col, ce p e rs o n n a g e ré a lis a it l’im p eccab ilité
d 'u n e g r a v u r e de m ode, m ais sa p a r f a ite a isa n c e
e m p ê c h a it que c e tte c o m p a ra iso n d é so b lig e a n te ne
v în t à l’e sp rit. S es y e u x m o rd o ré s p o sa ie n t su r la
je u n e fille u n r e g a r d à la fo is m o q u e u r et c a re s
sa n t. C e r e g a r d d é p lu t si fo r t à Jc»*i S a u liè rc q u ’il
s ’a r r ê t a un in s ta n t, p a r ta g é e n tre le d é s ir p a rfa i*
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te m e n t in c o n g ru d e g ifle r ce f a t, e t l’en v ie de re
b ro u s s e r ch em in et de r e p a r tir sa n s a b o rd e r celle
q u ’il a v a it ta n t d é s iré re jo in d re . I l n e fit n a tu r e l
le m e n t ni l’un n i l’a u tre , t t le v is a g e r a y o n n a n t qui
se le v a v e rs lui, lo rsq u ’il se f u t a p p ro c h é , re n d it à
ce ja lo u x u n calm e r e la tif .
— M o n s ie u r S a u liè re ! C om m e c’est b ie n d ’ê tre
venu !
E t J a c q u o tte p ré s e n ta :
— M o n s ie u r de F r é s e r a c , M o n s ie u r J e a n S a u
lière...
A v e c élan le je u n e h o m m e e x p rim a sa jo ie de
c o n n a ître u n p e in tre d o n t il é ta it le tr è s fe rv e n t
a d m ir a te u r . I l c ita des to ile s, les lo u a n g e a en
te rm e s ju s te s . L ’a r tis te d u t ré p o n d re . Il le fit poli
m e n t, sa n s p lus. S i b ien q u e R o b e rt de F ré s e ra c ,
c o n sc ie n t d ’u n e h o s tilité d o n t il ne p o u v a it so u p
ç o n n e r la c au se, p r it le p re m ie r p ré te x te p o u r
s’é c a rte r.
— J ’ai f a it f u ir v o tre d a n s e u r, d it h y p o c rite m e n t
S a u liè re , j ’en su is désolé.
J a c q u o tte é c la ta de rire .
— V o u s lu i a v ez té m o ig n é u n e sy m p a th ie si sp o n
ta n é e que v o u s d ev ez s o u ffrir, en effet, de le v o ir
s’é lo ig n e r.
— P o u rq u o i ce M o n s ie u r m e d é p la ira it-il?
— J e n ’a i p a s l’in d is c ré tio n de v o u s le d e m a n d e r,
fit-elle, a u d a c ie u se .
— C ’est d o n c qu e v o u s l'a v e z co m p ris.
J a c q u e lin e n e p a r u t p a s e n te n d re e t r e p r it :
— N ’a y ez p a s de re m o rd s : il s a u r a m e re tr o u v e r
to u t à l'h e u re p o u r d a n s e r.
— I l d a n s e b ien , j ’im a g in e ? .
— M e rv e ille u s e m e n t ! Il v a u t u n A r g e n tin !
— C ’e st to u t d ire ! r a illa le p e in tre .
— G ’e s t d ir e b e a u c o u p . M a is j e n ’a im e p a s d a a -
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s e r a v e c les p a y s c h a u d s, p a rc e q ue, m êm e tr è s
com m e il fa u t, on peut, les c o n fo n d re a v e c les p r o
fe ssio n n e ls des d a n c in g s.
— D a n s e u r m o n d a in ... C e tte h o n o ra b le p ro fe s
sio n p o u r r a c o n v e n ir à M . de F r é s e r a c si ja m a is
le m a lh e u r s ’a b a t Sur lui... S o n p h y siq u e l ’y p ré
d e stin e .
— D é c id é m e n t, v o u s êtes, ce Soir, en v e in e de
m é c h a n c eté . M a is je v o u s p a rd o n n e p a rc e q u e vo u s
a v ez dû fa ire , p o u r v e n ir, u n g r o s e ffo rt q u i v o u s a
m is de m a u v a ise h u m e u r.
— L e c ro y e z -v o u s?
— J e v o u la is, c o n tin u a -t-e lle , v o u s p ro c u re r
l’a g ré m e n t d ’un tr è s b e a u b a l, n o n v o u s im p o ser
u n e co rv ée.
— V ra im e n t, Ja c q u e lin e , c’e st cela se u le m e n t qufl
v o u s v o u lie z ?
— N o n , a v o u a -t-e lle . J ’a i d é siré s a v o ir si, p o u r
m e co m p la ire , v o u s s a u rie z sa c rifie r u n e d e v o s
c h è re s so iré e s de so litu d e.
— J e sa c rifie ra is b ien d a v a n ta g e , p o u r v o u s c o m
p la ire , et v o u s le sa v ez tro p b ien... M a is n ’y a -t-il
p a s, d a n s c e tte o p u le n te d e m e u re , u n co in p a isib le
o ù l’o n p u isse c a u s e r?
— V e n e z , d it-e lle .
fl la su iv it. L,e ja r d in d ’h iv e r le u r o ffrit u n asile.
Ils d é c o u v rire n t d e u x fa u te u ils de v a n n e rie , p rè s
d ’un m in u sc u le b a ssin de ro c a ille — sacrifice a u
g o û t de M mo B u s s ie r-V a lo ir — o ù d es c y p rin s,
in d iffé re n ts a u ta p a g e et a u x lu m iè re s, d o rm a ie n t
e n tre d e u x e a u x .
— R e g a rd e z -le s , d it Ja c q u e lin e . Ils m e ra p p e lle n t
les p e tits p o isso n s q u ’e n f a n t j e fa is a is t o u r n e r d an s
u n e c u v e tte , à l’aid e d 'u n f e r a im a n té .
E lle p a r le u n p eu n e rv e u s e m e n t, e s s a y a n t de d is
s im u le r l ’ém o tio n q u i l a g a g n e . Ils n e s o n t p a s
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Seuls; d ’a u tr e s co u p les les o n t p ré c é d é s d a n s c e tte
s e r r e d o n t M mo B u s s ie r-V a lo ir se p la ît à d ire q u ’elle
est le re f u g e des a m o u re u x . Il y a to u jo u rs , d a n s
u n e fê te , d es a m o u re u x , fu t-c e d ’u n soir. M a is n u l
n e p re n d g a rd e a u x n o u v e a u x v e n u s. N u l n ’e n te n
d r a ce q u ’ils se d iro n t. E t J a c q u o tte n ’a p a s un
d o u te su r les p a ro le s qui v o n t ê tre p ro n o n c é e s. L e
m o m en t e st v e n u d o n t elle a lo n g te m p s d o u té,
q u ’elle a re d o u té , p u is e sp é ré , et, d ep u is q u elq u es
jo u r s , p r é p a ré p a r u n e a ttitu d e d iffé re n te , p a r des
n u a n c e s si d é lic a te s q u ’il s e ra it im p o ssib le de les
p ré c ise r, m a is qui o n t a tte in t le u r b u t en la is s a n t
c o m p re n d re à S a u liè re q u 'il é ta it d ev in é.
P o u r q u 'il en v în t à e s p é re r d a v a n ta g e il f a lla it
peu de chose. U n m o t d e v a it suffire. M " ° de K c rseleu c l’a p ro n o n c é : « N ’a v c z -v o u s p as d it que le
b la n c est v o tre c o u le u r p ré fé ré e ... »
E t c e p e n d a n t il se ta it e n c o re , se d é b a t c o n tre
lu i-m êm e. Si c e tte e n fa n t, d o n t il s a it — h é la s ! —
q u ’elle est c o q u ette, a v a it jo u é u n je u c ru e l sa n s
en m e s u re r la p o rté e ?
L e silen ce tom be e n tr e etpc, si fré m is s a n t que la
je u n e fdle, ne p o u v a n t le su p p o rte r, la n c e , ré so lu e :
— M o n s ie u r S a u liè re ,... j ’ai ch o isi, p o u r m a robe,
le blanc...
E t, so u d a in e ffra y é e de son a u d a c e , elle c o rrig e :
— U n p e in tre d o it ê tr e b o n ju g e en la m a tiè re .
M a is c e tte re s tric tio n fa ite a in si, a v e c ce v isa g e
e m p o u rp ré q u i se d é to u rn e , d o n n e plus de v a le u r à
l’aveu. S a u liè re sen t u n e jo ie im m en se l’e n v a h ir.
— J a c q u e lin e , d it-il d ’u n e v o ix a sso u rd ie , en a r r i
v a n t ici, ce so ir, j ’é ta is ré s ig n é à m e c o n te n te r de
trè s peu : v o u s a p e rc e v o ir a u b r a s de v o s d a n s e u rs ,
é c h a n g e r p e u t-ê tre a v ec v o u s q u elq u es m o ts in d if
fé re n ts ... E t rie n que p o u r ces p a u v re s jo ie s je
s u is ven u ... M a is v o ici que je n e v e u x p lu s, q u e je
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n e p e u x plus m ’en c o n te n te r. V o u s le sav ez, n ’e st-c <5
p as, que je v o u s a im e ? ... J e vo u s aim e depuis... a h l
j e cro is que j ’ai co m m en cé à v o u s a im e r d ès l’in s
t a n t où v o u s ête s v e n u e v o u s a s s e o ir p rè s de m oi,
d e v a n t la C h a m b re d ’A m o u r, à B ia r r itz ;... seu le
m en t, je n e m ’en d o u ta is p as. Si j ’a v a is co m p ris, j e
s e ra is p a r ti tr è s lo in , je m e s e ra is sa u v é de vo u s
p a rc e que vo u s av ez v in g t a n s, J a c q u e lin e , e t qu e
d e m a in m es tem p es s e ro n t g rise s. S a n s d o u te s u is -je
co u p ab le en vo u s d e m a n d a n t de m 'a im e r, je suis
c e rta in e m e n t fo u ... N o n , n e d ite s rie n en co re... J ’a i
si p e u r des m o ts q u e v o u s p o u rrie z d ire ... Il m e
sem ble im possible qu e m a g r a v ité n e v o u s e ffra ie
pas... O h ! si v o u s d e v e n ie z m ien n e, je c ro is qu e j e
r e tr o u v e r a is m a je u n e s s e , m a g a îté , p o u r ré p o n d re
à v o tre je u n e sse , à v o tre g a îté ... M a is j ’a i ta n t
so u ffe rt, m oi ! P o u r l’o u b lie r, il m e f a u d r a it d u
b o n h e u r... L e b o n h e u r, c’est v o u s, Ja c q u e lin e . Il m e
p a r a ît im possible, à p ré s e n t, de le la is s e r é c h a p p e r..,
E t c e p e n d a n t, en v o u s p r ia n t de d e v e n ir m a fem m e,
j e v o u s c h a r g e r a i d ’u n g ra n d , p e u t-ê tre d ’u n lo u rd
d e v o ir... J ’ai u n e fille, v o u s le sav ez. M a p a u v re
p e tite J o s e tte n ’a p as c o n n u la d o u c e u r d ’a v o ir un e
m a m a n ... Il f a u d r a q u ’elle so it v o tr e e n f a n t, com
p re n e z -v o u s, J a c q u e lin e ? Q u e v o u s l’a im iez, que
v o u s l’ad o p tiez... N ’est-c c p a s e ffra y a n t p o u r c e tte
a u tr e e n f a n t que v o u s ê te s e n c o re ? V o u s n ’y av iez
p a s so n g é, n ’est-ce p a s ? A lo rs, a v a n t de v o u s e n g a
g e r, j e v e u x que v o u s ré fléch issiez... V o u s sav ez
q u e to u te jo ie et to u te d o u le u r, p o u r m o i, m a in te
n a n t, d é p e n d e n t de vous... J ’ai a tte n d u si lo n g te m p s
sa n s e s p é re r, je pu is a tte n d r e e n c o re ;... a tte n d r e en
e s p é ra n t, c ’est p re sq u e du b o n h e u r.
J a c q u e lin e é c o u ta it, u n p eu d é to u rn é e . L u i, p e n
ch é s u r elle, r e g a r d a it le profil e n c o re e n fa n tin , ia
n u q u e frê le so u s le s c h e v e u x c o u rts. Q u ’elle p a r a is
�LA
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p
s a it je u n e ! E t lu i se s e n ta it plu s v ie u x qu e so n
â g e, com m e la p lu p a rt d e c e u x qui tr a v e r s è r e n t la
g ra n d e é p re u v e . M a lg ré la fiè v re de v ie q u i seco u a
les h o m m es a u le n d e m a in de la g u e rre , l’o m b re d e
la m o rt, si s o u v e n t frô lé e , e st r e s té e s u r eux,
p e sa n te .
J e a n S a u liè re se tu t. A lo rs se u le m e n t J a c q u e lin e
ra m e n a v e rs lu i scs so m b re s y e u x p lein s d ’u n e d o u
c e u r q u 'il ne le u r a v a it ja m a is v u e.
— M oi a u ssi, J e a n , je v o u s aim e.
— O h ! m a c h é rie !.... J e n e rê v e pas... C ’e st v ra i...
Il o ublie q u ’il v ie n t de lu i d ire s a g e m e n t : R é
fléch issez ! N e v o u s e n g a g e z p a s ! Il lui f a it ré p é
t e r l’a v e u q u i le tr a n s p o r te , il d iv a g u e à la fa ç o n
d ’un co llég ien b o u le v e rsé p a r sa p re m iè re c o n q u ête.
E t c’é ta it J a c q u o tte , à p ré s e n t, qui se m b la it la p lu s
ra iso n n a b le .
C e p e n d a n t, a y a n t re tro u v é u n p eu d e s a n g -fro id ,
S a u liè re s’in q u ié ta to u t à coup :
— Q u e d ir a M m' de L o y se l, J a c q u e lin e ?
— Il f a u t lu i p a rle r.
— N a tu re lle m e n t.
L e ja z z a v a it r e p ris son e n tr a în a n te c a c o p h o n ie.
— R o b e rt de F r é s e r a c v a m e c h e rc h e r, d it J a c
q u elin e. T e n e z , le v oici... J e p r é f è r e r e s te r a v ec
v o u s, je v a is lui d ire q u e je su is fa tig u é e ...
— N o n . Il n e f a u t pas. R e to u rn e z d a n se r,... a m u
sez-v o u s, p e tite fille, s a n s m ’o u b lie r to u t à fa it. M oi,
je p a rs.
— O h ! non !...
— Si... L a isse z -m o i a lle r... J ’e m p o rte m a b elle
e s p é ra n c e com m e u n a v a r e so n tré s o r... A b ie n tô t,
v o u s qu e j ’ad o re... M a is, d e m a in , la isse z M mo de
L o y se l v e n ir seu le à l’a te lie r...
J e a n se s a u v a . M êm e se s a c h a n t aim é, v o ir la
je u n e fille a u x b r a s d u tr o p sé d u is a n t R o b e rt lu i
�p
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s e ra it in su p p o rta b le . E t il se s u r p r it à p e n s e r q u ’a u
lieu de c o n se ille r à J a c q u e lin e de p re n d re le te m p s
d e la ré fle x io n , lu i-m êm e a u r a it dû, p e u t-ê tre , r é flé
c h ir e n co re.
O m b re fu g a c e qui n ’o b s c u rc it q u ’u n e seco n d e s a
trio m p h a n te jo ie .
IV
t r o j e t s
M rao de L o y se l a y a n t ra p p o rté du b al des B u ssie rV a lo ir u n e m ig ra in e é p o u v a n ta b le , J a c q u e lin e a v a it
ju g é p r é f é r a b le d e re m e ttr e à p lu s ta r d ses confi
dences.
C e n 'e s t p as q u ’elle re d o u te d 'ê tr e ré p rim a n d é e
p o u r a v o ir d écid é de son a v e n ir s a n s a v o ir co n su lté
sa m ère. M ” de L o y se l est tro p « de son tem p s »
•p o u r ne p a s a c c e p te r sa n s ré c rim in a tio n la lib e rté
a c c o rd é e a u jo u r d ’h u i a u x je u n e s filles. L ’e s p rit d ’in
d é p e n d a n c e, dès q u ’on lui p e rm e t de souffler, e n
tr a în e loin... R é tr o g r a d e r s e ra it difficile.
L o rs q u e , a p rè s q u elq u es h e u re s d ’un re p o s a n t
so m m eil m o in s peuplé de d o u x rê v e s q u ’elle ne
l’e sp é ra it, J a c q u e lin e s ’é v eilla, sa p re m iè re p e n sé e
fu t d ’a lle r t r o u v e r sa m è re p o u r lu i a p p re n d re la
g r a n d e n o u v e lle . P e u t- ê tr e M""’ de L o y se l n ’en
s e ra -t-e lle p a s trè s su rp ris e . A lo rs que M ic h e lin e
a si v ite c o m p ris que J e a n a im a it J a c q u o tte , sa
m è re a u ra it-e lle été m o in s c la irv o y a n te ?
A p e in e so u lev ée s u r ses o re ille rs , C h ris tia n e
b u v a it du b o u t des lè v re s une ta s s e de thé. D o le n te ,
elle s ’é m e rv e illa de v o ir sa fille d é jà d e b o u t et si
fr a îc h e . E lle -m ê m e se d é c la r a it b risé e . O n n ’a p as
i d é e d e r e te n ir les g e n s ju s q u ’a u j o u r ! C es B u s-
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53
s ie r - V a lo ir tie n n e n t à e n d o n n e r p o u r le u r a r g e n t !
Ja c q u e lin e la is s a to m b e r la p la is a n te r ie a s s e z
v u lg a ire e t ré é d ité e du b a ro n C rie u x . E lle a b ie n
a u tr e ch o se en tê te que lés B u s s ie r-V a lo ir, p o u r
le sq u e ls, a u su rp lu s, elle se m o n tr e r a d é s o rm a is
in d u lg e n te : n ’est-c e p a s le u r s e rre a u x p o isso n s
ro u g e s qui a se rv i de c a d re à l’in o u b lia b le sc è n e
des a v e u x ?
L a je u n e fille s ’a s s it au b o rd d u lit e t affirm a que
sa m è re a v a it u n e m in e su p e rb e .
— O h ! n e d is p a s c e la ! J e dois a v o ir les p a u
p iè re s frip é e s et le te in t ja u n e .
— P a s du to u t, je v o u s a s s u re ... E c o u te z , m a m a n
ch é rie , j ’a i q u elq u e chose de g r a v e à v o u s d ire . J e
v o u s a u r a is p a rlé en r e n tr a n t, ce m a tin , si v o u s
n ’av iez eu si m al à la t ê te ; je 11e v o u la is p a s v o u s
f a tig u e r d a v a n ta g e .
M me de L o y sel re p o sa sa ta s s e e t r e g a r d a J a c q u o tte a v e c u n peu d ’a n x ié té .
— J ’é c o u te , c h é rie .
■
— V o u s n 'a v e z rie n re n ja rq u é
— Q u a n d ? A q u el s u je t?
— E n tr e J e a n S a u liè re e t m oi...
— H e in ? T u d is? ... S a u liè re ... Q u o i? S e r a it- il
a m o u re u x de to i, ce tr a p p is te ?
— N o u s n o u s aim o n s, p ro n o n ç a g ra v e m e n t J a c q u o tte .
M ” de L o y se l se re d re s s a si b ru s q u e m e n t que, si
sa fdle n e les a v a it re te n u s au vol, p la te a u , ta s s e
et rô tie s a lla ie n t jo n c h e r le ta p is.
— A h ! p a r e x e m p le ! S a u liè r e ! A h ! n o n , je n ’a i
rie n so u p ç o n n é , s a n s quoi... ! V o u s ê te s co m p lè te
m e n t fo u s, to u s les d e u x !
— E t p o u rq u o i, s’il v o u s p la ît? d it Ja c q u e lin e ,
c a b ré e .
— S a u liè re ! S a p ris ti, p o u r ce m o n s ie u r g u i a
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D ’IV O IR E
te lle m e n t le m é p ris de to u t ce qui e st m o d ern e,
c’é ta it le cas, 011 ja m a is , d e s’en te n ir a u x u sa g e s
d ’u n te m p s q u ’il a ffe c te de r e g r e tte r , e t de m e
d e m a n d e r m on o p in io n a v a n t de te to u r n e r la tê tp !
— Il co m p te v o u s p a r le r a u jo u r d ’h u i, m am an .
— Il e st b ien tem p s, m a fo i !
— E n fin q u ’a v e z -v o u s à lui re p r o c h e r ?
— Un veuf !
— Il a le d ro it de r e f a ir e sa vie.
— E h ! q u ’il la re fa s s e , m a is p as a v ec to i !
— J e v o u s ai d it qu e je l’aim e.
— O ui. E t tu a im e ra s sa fille a u ssi, n ’est-ce p a s ?
— C e r ta in e m e n t oui, je l ’a im e ra i, la p a u v re p e tite .
— N e d is pas de so ttise s. A v in g t an s, tu a c c e p
te r a is la c h a rg e d ’u n e e n f a n t q u i n e t ’e st rie n ? ...
A h ! n o n ! je t ’e m p ê c h e ra i de c o m m e ttre u n e telle
so ttise !
— M am an !
T r è s p âle, J a c q u e lin e s e n ta it les la rm e s la g a
g n e r. E lle é ta it si loin de s’a tte n d r e à c e tte scène !
— M a m a n , v o u s m ’a v e z to u jo u r s d it qu e j e s e ra is
lib re de m on c h o ix !
— P a r c e qu e je te c ro y a is sen sée, sous te s d e h o rs
é to u rd is .
— M a m a n , v o u s m e fa ite s b e a u c o u p de p ein e !
s’é c ria Ja c q u e lin e , é c la ta n t en sa n g lo ts.
J a m a is C h r is tia n e n ’a pu s u p p o rte r de v o ir p leu
r e r sa fille. C e tte fa ib le sse l’a e n tra în é e à céd er
a u x p ire s c a p ric e s de l’e n f a n t g â té e . C e tte fo is
e n c o re , le c h a g rin de J a c q u o tte la b o u le v e rse .
— M on p etit,... v oyons, m on p e tit! S o is ra is o n
nable,... je t ’en p rie !... sois r a is o n n a b le ! T u re c o n
n a îtr a s que j ’a g is d a n s to n in té rê t... O h ! je sais
q u e S a u liè r e e s t u n g a rç o n tr è s e s tim a b le ; tu
v ie n d ra is m ’a p p re n d re q u ’il ép o u se M ic h e lin e , p a r
e x em p le, j e tr o u v e r a is c ela p a r f a i t !
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45
— M ic h e lin e ? c ric J a c q u o tte à t r a v e r s ses la rm e s.
E t p o u rq u o i elle, s’il v o u s p la ît?
— P a r c e q u ’elle est m o in s je u n e qu e toi, d ’a b o rd ,
et p u is c 'e s t u n e fille sé rie u se , h a b itu é e a u tra v a il,
b ie n fa ite p o u r s u p p o rte r l’e x iste n c e a u s tè r e qui
s e ra celle de la fem m e de S a u liè re .
L a v o ix de C h ris tia n e n ’est p lu s fu rie u s e . J a c
q u elin e s’a p a ise a u ssi et d e m an d e en se ta m p o n n a n t
les y e u x :
— A u s tè r e ? Q u ’en s a v e z -v o u s?
- — T ’im a g in e s -tu , d a n s ta c a n d e u r, qu e S a u liè re ,
p o u r l’a m o u r de to i, c h a n g e ra it ses h a b itu d e s ? A h !
m a p a u v re p e tite ! U n e fe m m e s’a d a p te — en en
S o u ffra n t — a u x g o û ts de son m a ri, m a is d is-to i
b ien q u ’un m a ri n ’a u r a m êm e p a s l’id ée de sa c rifie r
scs g o û ts à sa fem m e ! L e s h o m m es so n t bien tro p
ég o ïstes... O h ! il ne f a u t p a s le u r en v o u lo ir : c’est
le u r n a tu re . Il y a u r a it a u ta n t d’in ju s tic e à re p r o
c h e r à un ho m m e son ég o ïsm e q u ’à un c h a m e a u scs
b o sses !
L a je u n e fille n e p u t s’e m p ê c h e r de r ire , m a is
C h ris tia n e , elle, ne r ia it pas.
— E s s a y e r de b a ttr e en b rè c h e c e t ég o ïsm e, p o u r
su iv it M mi! de L o y se l, c’est a lle r a u -d e v a n t de lu tte s
jo u r n a liè r e s , et s a n s profit.
— J a m a is il n ’y a u r a lu tte e n tr e n o u s, m a m a n ;
J e a n m ’aim e tro p p o u r ne p a s m e re n d r e h e u re u se .
— E t d ire , g é m it M mo de L o y se l, que de g é n é r a
tio n en g é n é ra tio n to u te s les je u n e s filles se fo n t
les m êm es illu sio n s !... H e u re u s e m e n t, d ’a ille u rs,
s a n s quoi le m o n d e a u r a it fini d e p u is lo n g te m p s !
E lle se tu t u n m o m e n t. S o n jo li v isa g e , vieilli
p a r la fa tig u e , re flé ta it une ré e lle an g o isse . E lle
se re n d co m p te q u ’e n tre elle et J a c q u o tte , h a b itu é e
à v o ir to u t c é d e r d e v a n t ses d é sirs, la b a ta ille s e ra
in é g a le . E t C h ris tia n e a h o r r e u r de b a ta ille r... D 'a il
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le u rs, est-c e to u jo u r s le m e ille u r m oyen p o u r re m
p o r te r la v ic to ire ? ...
— J e su is c o n s te rn é e ! so u p ire -t-e lle .
— M a is p o u rq u o i, m a m a n ? P o u rq u o i ?
— S a u liè re f e r a it un b eau rêv e, r e p r it a m è re
m e n t M m° de L o y sel. S a is -tu qu e tu a s n e u f cen t
m ille fra n c s de dot,... s a n s c o m p te r ce q u i te re v ie n
d r a à m a m o rt !
— M a m a n c h é rie !
— T u ne m e c ro is p a s im m o rte lle ? J e n ’a b o rd e
ja m a is a v ec toi ces q u e stio n s de ch iffre s, p a rc e que
cela d o it t'e n n u y e r a u ta n t que moi. C ’est to u jo u rs
ce b ra v e M . B ro o m e n qui s’occu p e de n o s affaires*
T o n p è re a v a it g ra n d e co n fiance en lui, et n o u s
n ’a v o n s q u ’à n o u s en lo u er, c a r il f a it f o r t h a b ile
m e n t tr a v a ille r l ’a rg e n t, com m e il d it. J e n ’ai que
la p ein e d e to u c h e r n o s re v e n u s qui v o n t g ro s s is
sa n t... T u as le d r o it d e p ré te n d re à un tr è s b rilla n t
m a ria g e , et tu v o u d ra is...
i!
— J e a n ig n o re ce que je puis a v o ir com m e dot.
— D 'a p r è s n o tre tr a in de vie, il p e u t la su p p o ser
ro n d e le tte ... M a is j e ne l’a ccu se p as de c a lc u l! Q u ’il
so it fou de to i, je l’ad m e ts. C e que j ’a d m e ts m oins
b ie n , c’est q u e tu sois fo lle de lui, v o ilà to u t. Sau-1
liè re ! T o m b e r a m o u re u se de S a u liè re !... Il ne doit
p a s ê tre a m u s a n t, tu sa is !
C h ris tia n « s’é ta it de n o u v e a u a b a n d o n n é e s u r ses
o re ille rs . S a g ra n d e in d ig n a tio n p a ra is s a it calm ée.
Ja c q u e lin e , se ju g e a n t v ic to rie u s e « d ’u n to u rn o i
d o n t l’a m o u r est le p rix », re tro u v a son so u rire , et,
c â lin e m e n t, v in t b lo ttir sa tê te s u r l’é p au le de
M""’ de L o y sel.
— V o u s tro u v e z v ra im e n t M . S a u liè re en n u y e u x ,
m a m a n c h é rie ?
— P a s d a n s le m onde... Il est m êm e a g ré a b le
c a u s e u r. M a is , entrt» se v o ir q u elq u es in s ta n ts , efl
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v isite , o u v in g t-q u a tre h e u re s p a r jo u r , ch ez soi, il
y a, je te l’a s s u re , m a p e tite , u n e d iffé re n c e co n si
d é ra b le !
— P u isq u e je su is ré so lu e à l’é p o u se r, p o u rq u o i
m e f a ir e d u c h a g rin en c ritiq u a n t M . S a u liè re ?
— M o n d e v o ir e st de te m o n tre r to u t ce qui ren d ,
p o u r toi, ce m a ria g e p eu d é sira b le .
— T o u te s les ra is o n s qui p o u r r a ie n t m ’en é c a rte r,
J e a n lu i-m êm e m e les a é n u m é ré e s.
— P a s m a la d ro it. C e la lu i p e r m e tta it de les r é f u
te r d’a v a n ce.
— Il n ’a r ie n r é f u té d u to u t, a u c o n tra ire , e t il n e
v o u la it p a s q u e j e m ’e n g a g e a v a n t d ’a v o ir réfléch i.
— E t, n a tu re lle m e n t, tu a s r e f u s é ; il y co m p ta it,
so is-cn sû re... E t q u a n d je p e n se que c’e st m oi qui
ai v o u lu q u ’o n n o u s p ré s e n te ce p e rs o n n a g e ! T u r is ?
J a c q u e lin e se m o rd les lè v re s. L e m o m en t s e ra it
m a l choisi p o u r a p p re n d re à M ro” de L o y se l la scèn e
in itia le du ro m a n , d e v a n t la C h a m b re d ’A m o u r.
— M a m a n , d it-e lle , m a m a n jo lie , o u b liez-v o u s
qu e v o u s p o sez à d e u x h e u r e s ? J a m a is v o u s ne
se re z p rê te !
— P o s e r ! J ’ai te rrib le m e n t en v ie d ’e n v o y e r p ro
m e n e r p e in tre e t p o r tr a it! ... D ’a u ta n t que je v ais
ê tre a ffre u s e to u te la jo u rn é e : la fa tig u e , les ém o
tio n s que tu m e c a u se s, m é c h a n te e n f a n t! ...
— D é p ê c h e z-v o u s, m a m a n ! in s is ta la je u n e fille
s a n s s’ém o u v o ir.
E t, s o u p ira n te , C h ris tia n e so n n a sa fem m e de
c h am b re.
M a lg ré ce q u ’elle c ro y a it ê tr e u n e v ic to ire , J a c q u o tte q u itta sa m è re a v e c u n e â m e a sso m b rie . I l
est si d o u lo u re u x d ’e n te n d re c r itiq u e r c e u x q u ’o n
a im e ! 11 sem b le qu e n o tre p ro p re c œ u r reço iv e
les co u p s d e stin é s à u n a u tre , et les p lu s lé g e rs
n o u s b le sse n t c ru e lle m e n t, ta n d is que n o tr e te n
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d re sse en e st a c c ru e , com m e si n o u s c h e rc h io n s,
en a im a n t d a v a n ta g e , à r é p a r e r u n e in ju stic e .
D ’u n co m m u n ac c o rd , lo rs q u ’elles se re tr o u v è r e n t
a u d é je u n e r, la m è re et la fille é v itè r e n t de p ro
n o n c e r le nom du p e in tre . E t, en e m b ra s s a n t C h ris tia n e , p rê te enfin, a u d é p a rt, J a c q u o tte m u rm u ra
se u le m e n t :
— N e soyez p a s d u re p o u r lui, m a m a n c h é rie !
S a n s ré p o n d re , M m’ d e L o y se l h a u s s a les ép au les.
J a c q u e lin e s e ra it tra n q u illis é e si elle p o u v a it sa
v o ir a v ec q u elle jo y e u se a s s u ra n c e l'a r tis te a tte n d
so n b eau m odèle. Il c ro it a v o ir co m p ris c e tte âm e
lé g è re , in c a p a b le de v o u lo ir fe rm e m e n t ou le b ien
ou le m al, m a is p o rté e à la b o n té p a r u n e p e n te
n a tu r e lle , p o u rv u qu e c e tte b o n té ne l’e n tr a în e à
a u c u n sacrifice. P e u t- ê tr e , d a n s les g â te r ie s d o n t
elle en v elo p p e sa fille, y a -t-il un fo n d d ’égoïsm e,
la c ra in te de c o m p liq u e r sa v ie ou de v o ir p rè s
d 'e lle u n v isa g e a sso m b ri.
« S a n s d o u te, p en se S a u liè re , d e v r a i- je m oins
m ’a p p liq u e r à p e rs u a d e r c e tte c h a rm a n te fem m e
q u e je se ra i un bon m a ri, q u ’à la c o n v a in c re que
j e p u is ê tre u n g e n d re p a r f a i t ! »
11 se s e n ta it é to n n a m m e n t je u n e , n e c o m p re n a n t
p lu s le to u rm e n t que lui a v a it c au sé sa d iffé re n c e
d ’â g e a v ec Ja c q u e lin e . E s t-c e q u ’un c h iffre signifie
q u e lq u e ch o se ?
D e m e u ré e seule, J a c q u o tte v é c u t d es h e u re s de
fièvre. E lle ne v o u lu t p a s s’é lo ig n e r, p e n s a n t qu e sa
m è re , p re n a n t en p itié son a n x ié té , re v ie n d r a it v ite
lui re n d r e co m p te de so n e n tre v u e a v e c le p e in tre .
J e a n a u r a - t- il su v a in c re to u t à fa it la ré s is ta n c e
de M m” d e L o y s e l? N e se la is s e ra -t-il p a s, au co n
t r a ir e , p e r s u a d e r q u ’il d o it, p o u r le b o n h e u r m ê m e
d e J a c q u o tte , s ’é c a r te r de so n c h e m in ?
R é f u g i é e d a n s s a c h a m b r e o ù la p e t i t e .V ie r g e
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ii’iv o ire s o u ria it, d o u c e m e n t ré sig n é e , e n tr e un
B o u d d h a - ja r d in iè r e e t u n p o lic h in e lle en t e r r e
c u ite, la je u n e fille s’a v isa s o u d a in qu e la s ta tu e tte
tr a ité e a in si en sim ple b ib e lo t é ta it u n e im a g e
sain te . A lo rs, l’a y a n t iso lée d es fig u rin e s p ro fa n e s ,
J a c q u o tte s’a g e n o u illa d e v a n t elle et se m it à p r ie r
a v e c une f e r v e u r d e p re m iè re c o m m u n ia n te .
S e p t h e u re s a v a ie n t so n n é lo rsq u e M m° de L o y sel,
enfin, r e n tr a .
U n e J a c q u e lin e to u te p â le e t les t r a i t s crisp é s
l’a c c u e illit p a r d es re p ro c h e s. V ra im e n t, sa m è re
a u r a it pu, s a c h a n t son a n x ié té , re v e n ir d ire c te m e n t
de l’a te lie r de S a u liè re , au lieu d ’a c h e v e r la jo u r n é e
en c o u rse s o u en v isite s !
— R e v e n ir d ire c te m e n t de l’a te lie r ? ré p é ta C h ris tia n e a v ec su rp ris e . M a is j ’en a rriv e , m o n p e tit
chou ! N o u s a v o n s cau sé en fu m a n t d es c ig a re tte s ,
et, d’u n e c ig a re tte à l’a u tre ,... j ’ai é té e ffa ré e q u a n d
j ’ai vu l’h e u re ... Il a été v ra im e n t tr è s g e n til, le
p a u v re g a rç o n , p lein d ’é g a rd s... C e n ’est p a s lui
qui tr a ite r a sa b e lle -m è re en q u a n tité n é g lig e a b le
o u , com m e il a r r iv e tr o p so u v e n t, en en n em ie...
L e c œ u r g o n flé de jo ie , J a c q u e lin e se ta is a it.
— Je ne lui a i p a s cach é m a fa ç o n de p e n se r,
p o u rs u iv it M m” de L o y sel. Il n ’est p as d u to u t le
m a ri qu e je rê v a is p o u r toi, et il le co m p re n d f o r t
b ie n . E n fin , p u isq u e c’est to n idée et la sien n e, il
n e m e re s te q u ’à v o u s d o n n e r m a b é n é d ic tio n ...
J a c q u o tte ! T u m ’éto u ffes,... v o y o n s, m on p e tit !...
J a c q u e lin e a v a it p ris s a m è re d a n s ses b r a s e t
l’e m b ra s s a it fo lle m e n t.
— O u f ! Q u a n d tu é ta is p e tite et que je te r a p
p o rta is u n jo u e t co n v o ité , tu a g is s a is de la m êm e
fa ç o n !
— M a m a n , ch érie,... m a m a n c h é rie , v o u s ê te s
b o n n e...
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—
A tte n d s ! L a isse -m o i finir. D a n s q u in z e j o u r s
n o u s e n tro n s en c a rê m e . D ’ici à la se m a in e d e
P â q u e s, il n ’y a u r a rie n de c h a n g é , tu com prends?,
V o u s n ’ê te s p as fiancés, p e rs o n n e ne s e ra m is a u
c o u ra n t de v o s p ro je ts . C e n ’est p a s que j'e s p è r e
chez to i un r e to u r de ra iso n , m ais j e tie n s à ce que
tu c o n se rv e s to u te lib e rté p o u r jo u ir g a îm e n t des
fê te s du C a rn a v a l... N o u s en a v o n s d e tr è s belles
en p e rsp e c tiv e . F ia n c é e , tu s e ra is o b lig é e d 'y re
n o n c e r — q u o iq u e la c o u tu m e so it p assée, p o u r les
fiancées, d e s’im p o se r u n e s o rte d e r e tr a ite , com m e
si elles v o u la ie n t se p r é p a r e r a u x a u s té rité s des d e
v o irs qui les a tte n d e n t — ou il f a u d r a it y e n tr a în e r
ce m a lh e u re u x S a u liè rc p o u r qui ce s e r a it u n su p
plice. D o n c, to u t le m o n d e g a r d e sa lib e rté ju s q u ’à
P â q u e s . E n re v a n c h e , d è s v o s fia n çailles an n o n c é e s,
n o u s h â te ro n s les choses, p a rc e q u ’il se p e u t que
ce so it le plu s b e a u tem p s de la v ie p o u r les fu tu r s
ép o u x , m a is c’est a sso m m a n t p o u r l’e n to u ra g e . E t
puis to n d é p a rt m e c a u s e ra u n te l c h a g rin , m a
p a u v re p e tite c h é rie , q u ’u n e fo is ce m a ria g e décid é
je p r é f è r e tr a n c h e r d a n s le v if, e t le p lu s v ite p o s
sible. A h ! les m a m a n s so n t to u jo u r s sacrifiées, c’est
le u r lot !... L e g ro s p o in t n o ir, p o u r m oi, c’est la
fille de S a u liè rc . J e n ’ai p as vo u lu a b o rd e r ce su
je t... D ’a ille u rs , il n ’y p eu t rien , n ’cst-c e p a s ? E lle
e s t- là , c ette e n f a n t ; il fa u t en p re n d re son p a rti.
M ais j ’ai p en sé qu e v o u s la la isse rie z ch ez la p e r
so n n e qui l'é lè v e , ju s q u 'à l’âg e où on l’a c c e p te ra
d a n s un c o u v en t. E nfin, on v e rra .
L a je u n e fille c ru t e n te n d re J e a n lui d ire d 'u n e
v o ix énuie :
« M a p a u v re J o s e tte n ’a p a s c o n n u la d o u c e u r
d ’a v o ir u n e m am an ... Il f a u d r a que v o u s l’a d o p
tie z ,... q u e v o u s l’aim iez... »
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
Si
V
R IE N D E CHANGÉ
—
... A llo !... B o n jo u r ! ... O u i, c’e st b ien J e a n
S a u liè re ... M a is je v o u s té lé p h o n e de ch ez moi...
P a r f a ite m e n t, \j’ai f a it in s ta lle r cet a p p a re il d iab o
lique à seule fin, c h a q u e fo is que je p o u r r a i vous
a v o ir au b o u t d u fil, de v o u s ré p é te r qu e je... Q u o i?
L e s d em o iselles du T é lé p h o n e ? E lle s en e n te n d e n t
b ien d ’a u tr e s ! ... V o u s d ite s ? U n bal m a sq u é ? A h !
n o n , non,... p a s m êm e p o u r la g ra n d e jo ie de vous
y r e tr o u v e r ! Je v o u s en p rie, ne m ’en v eu illez pas...
A llo... A llo...
M a is un e m ain im p a tie n te a ra c c ro c h é le ré c e p
te u r. J a c q u e lin e est fu rie u s e . E n v é rité , p o u r u n
fiancé tr è s é p ris, le p e in tre se m o n tre é tra n g e m e n t
irré d u c tib le ! P lu s ie u rs fo is, a p rè s le b al d es B u ssie r-V a lo ir, S a u liè re a c o n se n ti à re jo in d r e J a c q u e
lin e d a n s d ’a u tre s fê te s. E t pu is, b ru s q u e m e n t, san s
d o n n e r d ’e x p lic a tio n s à son re v ire m e n t, il a sy sté
m a tiq u e m e n t re fu s é to u te s les in v ita tio n s , m a lg ré
les in s ta n c e s de J a c q u o tte .
—
J e c o m p re n d s tr è s b ien ce g a rç o n , d it M m" de
L o y sel. 11 n e p e u t p a s d a n s e r. C ro is -tu que ce so it
fo lle m e n t a m u s a n t p o u r lui de te r e g a r d e r to u r n e r
a u x b ra s d e s a u tr e s ? C ela te d o n n e u n a v a n t-g o û t
de ce q u i t ’a tte n d lo rs q u e tu s e ra s M m" S a u liè re ,
m on p e tit... F in i de rire
J a c q u o tte h a u s s e les é p au les. Q u a n d elle s e ra la
fem m e de J e a n , p e u t-ê tre n ’a u ra -t-e lle p lu s d u to u t
en v ie d ’a lle r d a n s le m o n d e. E lle im a g in e tr è s b ie n
le c h a rm e d e s s o iré e s p a ssé e s e n tê te à tê te d a n s
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l'a te lie r p a r ses so in s fle u ri; o n a c c u e ille ra q u elq u es
r a r e s am is,... ju s te assez p o u r que le u r g r a n d b o n
h e u r a it des té m o in s un peu ja lo u x ... M ais, d ’ici là,
ce s e ra it à J e a n de sa c rifie r ses g o û ts p o u r lui
c o m p laire.
L a je u n e fille n ’a p a s so u p ço n n é que S a tiliè re ne
tr o u v a it p lu s en lu i la fo rc e de s u p p o rte r un su p
plice de m o in s .en m o in s to lé ra b le .
U n e ja lo u s ie irra is o n n é e , a b su rd e , lui s e rre le
c œ u r à v o ir celle q u ’il aim e d a n s e r ces d a n se s
m o d e rn e s q u ’il se m et à c o n d a m n e r m a in te n a n t
com m e le p lu s s é v è re des m o ra liste s.
J a c q u o tte s’a m u se. J a c q u o tte e st p lu s co q u e tte
q u e ja m a is . C ’est, ch ez c e tte p e tite , un ré fle x e de
jo ie . E lle est h e u re u s e d ’a im e r J e a n , h e u re u s e d ’en
ê tre a im é e ; il f a u t qu e ce b o n h e u r s ’e x té rio ris e .
U n e n f a n t e x c ité p a r le p la is ir d e v ie n t ta p a g e u r,
h a rc e la n t, tu rb u le n t, in su p p o rta b le . A l’â g e de J a c
q u o tte , ces fo rm e s de l’e x u b é ra n c e n e so n t plus d e
m ise. Il y en a d ’a u tre s , m o in s in n o c e n te s en a p p a
ren ce, et d a n s lesq u elles, c e p e n d a n t, il u ’e n tre g u è re
plus de m alice.
J a m a is J a c q u e lin e n ’a é té a u ssi b rilla n te , a u ssi
e n so rc e le u se . C e la lui v a u t de n o m b re u x succès.
V a -t-e lle les re p o u s s e r? I l lu i sem ble d é lic ie u x de
v o ir ta n t de g e n s v isib le m e n t d é s ire u x de lu i p la ire ,
e t de se d ire que, quoi q u ’ils fa s s e n t, to u te s scs
p en sées, com m e son c œ u r, a p p a rtie n n e n t à J e a n .
F o r te de c e tte c o n v ic tio n , sa c o q u e tte rie d e v ie n t
p re sq u e a g re s s iv e . E lle a g it un peu à la fa ç o n de
ces p e tits c h ie n s q u i, s’ils so n t seuls, p a s s e n t le u r
. ch em in s a n s c h e rc h e r n o ise à p e rs o n n e , m a is q u i,
te n u s en la isse, c’e s t-à -d ire se s e n ta n t sous la p r o
te c tio n du m a ître , s’en p re n n e n t à to u t le m o n d e e t
d éfient m êm e les m olosses.
M a lh e u re u s e m e n t, ces s e n tim e n ts assez com
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p le x e s, co m m en t S a u liè r e les s o u p ç o n n e ra it-il?
U n e o b s e rv a tio n de lu i su ffirait p o u r c h a n g e r la
m a n iè re d ’ê tre de Ja c q u o tte . C e tte o b se rv a tio n , il
se d é fe n d de la f a ir e . N ’a u r a it- il p a s l’a ir de d o u te r
de la je u n e fille?
J e a n n e d o u te p a s de sa fiancée, m a is il so uffre.
L o rs q u ’il q u itte u n e fê te , s a n s c o u ra g e p o u r r e s te r
ju s q u ’à la fin, il e m p o rte la v isio n d ’u n e je u n e fille
tr è s c o u rtis é e , à la q u e lle il d e m e u re , en som m e,
a u ssi é tr a n g e r q u e n ’im p o rte leq u el d e ses flirts. E t
cela est tr è s d u r.
M m" d e L o y se l a v o u lu qu e rie n n e so it c h a n g é
en a p p a re n c e , e t rie n n ’e s t c h a n g é . J a m a is ces
d am es n ’e u re n t a u ta n t d ’in v ita tio n s q u e ce t h iv e r.
L e p e in tre a eu g r a n d ’p ein e à o b te n ir de so n m o
d èle les d e rn iè re s sé a n c e s de pose. S o u s p ré te x te
que la p ré se n c e de J a c q u o tte d o n n e ra it à l’a r tis te
des d is tra c tio n s , C h ris tia n e a r r iv e seu le à l’a te lie r,
e t, si sa fille v ie n t la r e p re n d re , a u s s itô t C h ris tia n e
se so u v ie n t d ’u n re n d e z -v o u s im p o ssib le à re m e ttre
e t p ré c ip ite le d é p a rt.
C e m a ria g e , de p lu s en p lu s, lu i d é p la ît. E lle a
p a ru c é d e r, il le fa lla it b ien . D ’a ille u rs , c o n tr a r ie r
u n c a p ric e c’est, p a rfo is , le c h a n g e r en p assio n .
M ie u x v a u t p a tie n te r, g a g n e r d u tem p s. Q u i p e u t,
ju s q u ’a u d e r n ie r m o m e n t, a ffirm er q u ’u n e p a r tie est
p e rd u e ?
C ’est p o u rq u o i ja m a is C h ris tia n e n e re fu s e d’in
v ite r J e a n , so it chez elle, so it a u th é â tr e , lo rsq u e
sa fille l’en p rie . M a is ce so n t to u jo u r s des d în e rs
d ’a p p a r a t, a v e c de la je u n e s s e d o n t J a c q u o tte d o it
fo rc é m e n t s’o c c u p e r, et l ’in é v ita b le b a ro n C ric u x
qui, le p lu s in n o c e m m e n t du m o n d e, jo u e le je u
de la D a m e -d e -se s-p e n sé e s en a c c a p a r a n t le p e in tre
ju s q u ’à d o n n e r à celu i-ci la te n ta tio n de le j e t e r p a r
l a fe n ê tre .
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D ep u is q u elq u e tem ps, R o b e rt de F r é s e r a c fa it
p a r tie des convives. 11 ne c a c h e p a s les se n tim e n ts
q u e ja c q u o tte lui in s p ire , et M 1“' de L o y se l se d it
g u é ce g a rç o n tr è s b rilla n t, d o u é d ’u n jo li n o m , lui
C o n v ie n d ra it m ie u x com m e g e n d re qu e ce p a u v re
S a u liè re , a v e c to u t son ta le n t e t ses q u a lité s sé
rie u se s. E v id e m m e n t, M . de F r é s e r a c a u n e g ro sse
fo rtu n e , sa n s q u o i m è n e ra it-il l'e x is te n c e o isiv e et
d isp e n d ie u se qui e st la sie n n e ?
M a in te n a n t, lo rsq u e le p e in tre r e jo in t M mc de
L o y se l d a n s sa loge, il p e u t ê tre c e rta in d ’y tro u v e r
le b e a u R o b e rt, a u q u e l il lui f a u t f a ir e b o n v isag e,
so u s p ein e de se r e n d r e rid ic u le et o d ieu x .
A lo rs, u n p e u e n fa n tin e m e n t, S a u liè re a v a it
tr o u v é ce m o y en d e p a r le r lib re m e n t — ou p re sq u e
— à Ja c q u e lin e : le télé p h o n e . I l s ’e st f a it u n e fê te
d e l’a p p e le r, ce m a tin , p o u r la p re m iè re fo is, e t
v o ici q u ’il l ’a to u t de s u ite fâ c h é e . L a je u n e fille
lu i a n n o n ç a it u n b al m a sq u é chez les B u ssie rV a lo ir : « J e n 'a i ja m a is été à un b al m asq u é... C e
s e ra tr è s a m u sa n t. A v a n t so u p e r, o n d e v ra r e tir e r
lo u p s e t d om inos... J e s e ra i en C o lo m b iu e : est-ce
assez ro co co ! M a is M ra* B u s s ie r-V a lo ir e x ig e qu e
l’on ch o isisse son co stu m e d a n s la co m éd ie ita
lienne... C ’est fa d e à p le u re r !... Q u e l p e rs o n n a g e
fe re z -v o u s ? c a r v o u s v i e n d r e z ? » J e a n a re fu s é
tr è s v ite, a v e c u n e s o rte de te r r e u r . E t son e x i
g e a n te p e tite am ie a ra c c ro c h é le ré c e p te u r en un
g e ste d ’im p a tie n c e q u ’il c ro it v o ir.
N o n , oh ! non, il n ’ir a p a s à c e tte fê te !... M a is
que J a c q u o tte s e r a jo lie ! E t, n a tu re lle m e n t, M . d e
F r é s e r a c y sera... A h ! q u elle e x a s p é ra tio n c a u se à
l’a r tis te ce g a rç o n si m o d e rn e affu b lé d ’u n n o m d e
c a d e t de G a sc o g n e 1 II affiche so n a d m ira tio n p o u r
J a c q u e lin e d ’u n e fa ç o n in d is c rè te q u e M m” de Loy"
sel n e d e v r a it p a s to lé r e r 1 E s t-e lle d o n c a v e u g l é ?
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S o u d a in , u n so u p ço n p é n è tre S a u liè re . L a p ensée
s’im p o se à lui q u e M m° d e L o y se l y v o it tr è s c la ir,
ju s te m e n t, et e n c o u ra g e le m a n è g e d ’un so u p ira n t
m ie u x à son g o û t qu e le p e in tre . P o u r lu i, l’a t t i
tu d e d e la m è re de J a c q u e lin e s’é c la ire b ru s q u e
m e n t. E t il n ’a p a s c o m p ris !... M a is, d a n s c e tte
v o lo n té q u e, d u r a n t d e s sem a in e s, « il n ’y a it rie n
de c h a n g é », n ’a u r a it- il p a s d û d é m ê le r l’e sp o ir
in a v o u é de d é ta c h e r de lui celle q u 'il c o n sid è re
com m e sa fian cée?
M on D ie u ! V a -t-o n lu i v o le r son b o n h e u r? O
p e tite fille in c o n s c ie n te et c ru e lle , co m m en t v o u s
d é fe n d re c o n tre les a u tre s... e t c o n tre v o u s-m ê m e ?
VI
P IE R R O T
D e p u is q u e J e a n S a u liè re v o it en M “ 0 de L o y sel
u n e so u rn o ise en n em ie, il se se n t tr è s m a lh e u re u x
et tr a v e r s e d es a lte r n a tiv e s de ré v o lte e t de d é co u
ra g e m e n t.
T r o p de g e n s et tr o p de ch o ses se d re s s e n t e n tre
lui et son a m o u r. I l a été fo u . M ie u x v a u t se
ré s ig n e r.
S e r é s ig n e r ? M ais, p u isq u e celle q u ’il aim e l’aim e
a u ssi, p o u r elle a u ta n t que p o u r lu i, ne d o it-il p as
l u t t e r ? E n s’é c a r ta n t com m e il le fa it, il jo u e so t
te m e n t le je u d’u n a u tre . P a r c e qu e la p en sée de
J a c q u e lin e d e m e u re c o n sta m m e n t en lu i, si v iv a c e
q u ’il sem ble qu e la je u n e fille so it to u jo u r s p r é
se n te , il s’est im a g in é q u ’il en s e ra it de m êm e p o u r
elle : q u e son im ag e à lui la s u iv ra it p a rto u t, te n
d re m e n t o b sé d a n te . A u fo n d , il y a d a n s c e tte co n
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v ic tio n p a s m al de fa tu ité m a s c u lin e ; on le lu i f a îï
ex p ie r... S e ra it-il d onc tr o p ta r d p o u r c h a n g e r de'
ta c tiq u e ?
E t lo rsq u e l’in v ita tio n d es B u s s ie r-V a lo ir lu î
p a rv in t, le p e in tre n ’y ré p o n d it p o in t p a r u n re fu s .
M a is, s u r le p o in t d ’a v is e r J a c q u e lin e d e sa n o u
v e lle d écisio n , il y re n o n ç a . L a p en sée lui v e n a it
d e p r é p a r e r u n e s u rp ris e à la je u n e fille. Il lu i
d e m a n d e ra de v e n ir, en se r e n d a n t a u b al, lui m o n
t r e r son co stu m e. A lo rs il lui d ir a ; « J e v o u s
a c c o m p a g n e. »
Q u e l c o stu m e c h o is ir? A rle q u in ? Il en s e r a it
te n té , J a c q u o tte d e v a n t ê tr e en C o lo m b in e. M ais il
n e se ju g e p lu s assez je u n e p o u r l’o se r. E h b ie n !
il in c a r n e r a P ie r r o t. U n P ie r r o t n o ir. E t ce se ra ,
m a fo i, un rô le f a it p o u r lui : P ie r r o t m é la n c o
lique, rê v e u r, a m o u re u x ,... a m o u re u x S urtout,... b a
fo u é p e u t-ê tre ...
« P o u r peu que F r c s e r a c so it A rle q u in , le tr io
s e ra co m p let ! » pense a m è re m e n t le p e in tre .
D es jo u r s p a s s è re n t, d u r a n t lesq u els S a u liè re et
J a c q u e lin e ne se r e n c o n tr è r e n t q u ’u n e fo is, f o r tu i
tem en t. A p ein e s’ils p u r e n t é c h a n g e r q u elq u es
m ots. E n re v a n c h e , c h aq u e m a tin , un d ia lo g u e a
lieu a u télé p h o n e . J e a n in te rro g e la je u n e fille s u r
l’em ploi de son tem p s a v ec une g a îté d o n t elle n e
dém êle p as le fa c tic e , et qui la s u rp re n d . L e p e in tre
s’in fo rm e du fa m e u x co stu m e de C olo m b in e. S p o n
ta n é m e n t il en a en v o y é le d e ssin , d ’a p rè s u n e
esta m p e a n c ie n n e , et il a o ffe rt, p o u r a tta c h e r un
flot de ru b a n s a u do m in o , u n e boucle de i"époquc.
C e 8 fé v rie r, jo u r fixé p o u r son bal, M "”’ B u ssie rV a lo ir é p ro u v a un e vive c o n tra rié té . L a n eig e to m
b a it en b o u rra s q u e , m êlée à u n e p lu ie g la c é e qui,
v e rs le so ir, la te m p é r a tu r e a y a n t e n c o re b aissé,
fo rm a v e rg la s. M a is le tem p s e st p a ssé o ù les m al
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h e u r e u x c h e v a u x , s o i-d is a n t f e r r é s à g la c e , g lis
s a ie n t et se c a s s a ie n t le s p a tte s à to u s les co in s de
ru e s. P a r is e st sa n s d o u te re s té , com m e le q u a li
fia ie n t n o s p è re s, le p a ra d is d es fe m m e s et le p u r
g a to ir e des m a ris , m a is il a cessé d ’ê tr e — e t p o u r
c a u se ! — l’e n f e r d es ro s s in a n te s .
B ie n à l’a b ri d a n s le u rs c o n fo rta b le s a u to s m u
n ie s d ’a n ti-d é ra p a n ts , les in v ité e s p o u r r o n t san s
d o m m a g e a tte in d re l’h ô te l d es B u s s ie r-V a lo ir. T o u t
a u plu s, les m a n te a u x d u so ir é ta n t, p a r u n d e ces
illo g ism es c h e rs a u x c o u tu rie rs , m o in s c h a u d s que
le s v ê te m e n ts d u jo u r , ris q u e ra -t-o n , en q u itta n t le
b al, u n e p n eu m o n ie.
J e a n S a u liè re a v é c u c e tte jo u r n é e d a n s u n e fié
v re u s e im p a tie n c e . L a s u rp ris e q u ’il m é n a g e à J a c
q u e lin e le ré jo u it de to u t le p la is ir q u ’il e st c e rta in
de lui c a u se r. T rio m p h e z , p e tite fille, et m e su re z
v o tre p u issa n c e I
L e p e in tre est p a rv e n u à d o m in e r ses in q u ié tu d e s.
Il se p e rsu a d e que, seule, so n a ttitu d e m a la d ro ite
e st c a u se d ’u n é ta t de ch o ses q u ’il ne tie n t q u ’à lu i
de c h a n g e r. P o u r co m m e n c e r, il a m is, à p r é p a r e r
so n d é g u ise m e n t, to u s ses so in s. S o n c o stu m e e st
du m êm e sty le que celui de J a c q u e lin e . Il a b ro ssé
u n v isa g e de P ie r r o t d o n t la m é la n c o lie e st n u a n c é e
d ’iro n ie , d o n t les y e u x te n d re s so n t re n d u s plu s
é m o u v a n ts p a r le pli la s de la b o u ch e. U n m a ître
de la g rim e a é té c o n v o q u é et c h a rg é d ’e x é c u te r
u n e fidèle copie du m o dèle. Q u a n t à l’e x p re s s io n d e
so n r e g a r d , lo rs q u ’il se p o s e ra s u r c e rta in e C o lo m bin e, S a u liè re sa it b ien q u ’elle s e r a te n d re , en effet.
E t m a in te n a n t, l’in s ta n t a p p ro c h e où J e a n s e r a
pay é de ses p ein es. L e c o stu m e lui sied. L a g rim e
e st p a r f a ite .
—
M o n s ie u r, s’e st é c rié E d m o n d , a l ’a ir d’u n de
ses ta b le a u x !
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P o u r la p re m iè re fo is de s a v ie, S a u liè ro a m b i
tio n n e un su ccès p e rso n n e l. I l f a u t q u e so n am ie
— un peu v a in e , h é la s ! — so it fière de lui.
B ien que ses a p p rê ts se s o ie n t p ro lo n g é s plus
tju ’il n e le p e n sa it, J e a n a to u t le tem p s d e tr o u v e r
l’a tte n te lo n g u e. M a is M “ ° d e L o y se l a c e rta in e
m e n t l’h a b itu d e d ’a r r i v e r a u b al tr è s ta r d . E t
q u elq u e d é ta il de to ile tte , a u d e r n ie r m o m en t, a p u
au ssi les re te n ir.
— M o n sie u r,... M o n s ie u r n ’a p a s e n te n d u la so n
n e rie du té lé p h o n e ? ... J ’ai ré p o n d u ... C ’é ta it M m° de
L o y sel... N o n , que M o n s ie u r n e se d é ra n g e p a s ;
M 1"" de L o y sel n ’a p as v o u lu que j ’a p p e lle M o n
sie u r, elle p ré v e n a it se u le m e n t q u ’a v e c ce v ila in
te m p s elle ne tr o u v a it p a s ra is o n n a b le de f a ir e un
d é to u r p o u r v e n ir ju s q u ’ici, d ’a u ta n t q u ’il e st si
ta rd ...
— B ien.
S a v o ix e st p aisib le. E t v ra im e n t il d em eu re
é tra n g e m e n t calm e. M a is u n e tris te s s e a ffre u s e l'e n
v a h it. U n e tris te s s e q u ’il ju g e d is p ro p o rtio n n é e . E n
som m e, M mo de L o y sel a g it sa g e m e n t. L e te m p s est
v ra im e n t é p o u v a n ta b le . E t Ja c q u e lin e , c ro y a n t q u ’il
n ’est q u e stio n que de m o n tre r à S a u liè re son t r a
v e sti, a pu a c c e p te r la d écisio n de sa m è re sa n s
p ré v o ir le m o in s du m o n d e la d é c e p tio n q u ’elle v a
c a u se r. C om m e cela p a r a ît sim ple, si sim ple... E t
so u d a in le p e in tre re c o n n a ît que, to u t a u fo n d de
lu i-m êm e, il a to u jo u r s re d o u té c e tte d é fe c tio n .
— M o n sie u r d é s ire -t-il qu e j ’a ille c h e rc h e r un e
v o itu re ? d e m an d e E d m o n d q u i v o u d ra it b ie n se
c o u c h e r, p u isq u e son m a ître lui a p e rm is de ne pas
l ’a tte n d re .
J e a n h ésite. L a te n ta tio n lui v ie n t de ne p as se
r e n d r e à ce bal. Il fa it u n e ffo rt s u r lu i-m êm e :
— O ui. A llez.
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
59
V II
D O M IN O
R O U G E, D O M IN O S N O IR S
B u s s ie r-V a lo ir e x u lte .
L o rsq u e , p e tite em ployée, elle se g r is a it d e r o
m a n s à b o n m a rc h é , son c œ u r se g o n fla it d ’en v ie
à la d e sc rip tio n des fê te s p a rm i lesq u e lle s les
h é ro ïn e s de c e tte litté r a tu r e sp é c ia le c o u le n t des
jo u r s tissé s d ’o i et de soie. L a fo rtu n e ra p id e m e n t
acq u ise p a r so n m a ri lu i a p e rm is de g o û te r à to u s
ces p la is irs si b ien d é c rits . U n seu l, ju s q u ’ici, lui
é c h a p p a it, c e lu i-là m êm e qui la fa s c in a it le plus :
le b al m asq u é. L a v o g u e e n e st b ie n p a ssé e . L ’in
M“
tr ig u e so u s le lo u p de v e lo u rs q u i c a u s a — p a ra ît-il,
— là c h u te d e t a n t de n o s a ïe u le s, sem ble n ’a v o ir
p lu s d’a ttr a it. I l n ’e st, h é la s ! p a s b iè n c e r ta in que
le d iab le y p e rd e g r a n d ’e h o se !
M “ " B u s s ie r-V a lo ir, qui, d é c id é m e n t, n e re d o u te
p a s l é s v ie u x c lich és, a v o u lu ré a lis e r ch ez elle le
rê v e d e s a je u n e sse . Il f a u t e s p é r e r q u e ses h ô t e s
s e d iv e rtiro n t. E lle -m ê m e se d é c la re ré so lu e à
s’a m u s e r com m e u n e p e tite fo lle. S e u le m e n t, elle
a la n c é tr o p d ’in v ita tio n s . A m in u it, c’e st la cohue.
U n d o m in o n o ir se la is s e p o u s s e r ou e n tr a în e r
sa n s ré s is ta n c e . E t r e ici o u là , p eu lu i im p o rte , e t
q u a n t à e s s a y e r de d é c o u v rir qui l’in té re s s e , m ie u x
v a u t n e p as l’e ssa y e r e t se co n fier a u h a s a rd . L e
h a s a r d , assez so u v e n t, s e rt le s a m o u re u x , e t p a rfo is
n e p a r a ît les s e r v ir que p o u r les jo u e r. L e d o m in o
n o ir s e tr o u v a so u d a in , d a n s u n e e m b ra s u re , d e r
r iè r e u n p e tit d o m in o ro u g e d o n t u n e b lo n d e a l l o n
g e a i t l e lo u p . S u r s o n é p a u le , u n n œ u d d e ru tta n ,
�6o
LA
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D ’IV O IR E
de la m êm e te in te que le dom in o , é ta it fixé p a r u n e
a g r a f e a n c ie n n e .
L ’ém o tio n qui g o n fla le c œ u r du do m in o n o ir f u t
si g r a n d e que, sa n s q u ’il le v o u lû t, sa v o ix é to u f
fée en d e v in t m é c o n n a issa b le q u a n d il a rtic u la u n
nom :
— J a c q u e lin e !...
— C h u t ! fit-elle sa n s se r e to u r n e r . N e m e n o m
m ez pas... et p a rle z bas. C o m m e n t m ’av e z -v o u s r e
co n n u e ?
— E t v o u s ? d e m a n d a -t-o n d a n s u n souffle.
E lle e u t un r ir e à la fo is m o q u e u r e t a tte n d ri.
— A v o tre fa ç o n de d ire « J a c q u e lin e ».
— M a is v o u s n e sa v ie z p a s que je v ie n d ra is ?
— A h ! p a r e x e m p le !... v o ilà qui m ’a u r a it b ien
s u rp rise ...
— C ’e st qu e v o u s s a v e z com m e je v o u s a d o re,
J a c q u o tte , m a J a c q u o tte !...
— A h ! so u p ira la je u n e fille, ta ise z -v o u s... O ui,...
je sais,... j ’ai eu t o r t de v o u s p e r m e ttr e de m e le
d ire... Il ne f a u t plus, c’est m al, p a rc e que... a h !
j ’a u r a is d û v o u s l’a p p re n d re p lu s tô t, m a is c’e st u n
se c re t, en c o re , p o u r to u t le m onde... : j e su is p re sq u e
fiancée à J e a n S a u liè re .
L e d o m in o n o ir fit un b ru sq u e m o u v e m e n t qui
a la rm a J a c q u e lin e .
— N e v o u s é lo ig n ez p as, éco u tez-m o i... J e ne
v e u x p a s qu e v o u s soyez fâ c h é c o n tre m oi p o u r
vo u s l ’a v o ir cach é... V o u s ne m ’aim ez p a s ta n t que
cela, allez, v o u s m ’o u b lie re z v ite, et lui,... lui a u r a it
ta n t d e c h a g rin ! a c h e v a -t-e lle .
L a seu le id ée de c o m m e ttre u n e in d é lic a te sse
m o ra le e û t in d ig n é J e a n S a u liè re , ou, p lu tô t, lui
a u r a it p a ru a u ssi a b s u rd e m e n t in v ra ise m b la b le q u e
l’id ée q u ’il p o u r r a it tr ic h e r a u je u , im ite r u n e s i
g n a tu r e . C e que lu i c o m m an d e e n c e t in s ta n t unei
�£A
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D ’I V O I R E
61
é lé m e n ta ire lo y a u té , il le s a it : I l lu i f a u t se n o m
m e r im m é d ia te m e n t, n e p a s p ro fite r de l’e r r e u r
a b o m in ab le p o u r v io le r le s e c re t d ’u n e co n scien ce.
E t c e p e n d a n t, de sa m êm e v o ix in d is tin c te , il d it :
— V o u s n ’aim ez p as J e a n S a u liè r e ! P o u rq u o i lui
m e n te z -v o u s?
— J e n e lui m en s p a s!... E t pu is, de q uel d ro it
m e q u e stio n n e z -v o u s? A h ! p o u rs u iv it-e lle d’u n to n
ex céd é, d e s d ro its, p e u t-ê tre v o u s en a i- je d o n n é
en ne v o u s d é c o u ra g e a n t p as... C ’e st si com pli
qué, ce q u e j e re s s e n s ! J e su is s û re q u e je s e ra i
tr è s h e u re u s e a v e c J e a n . I l e st si b o n !... J ’estim e
te lle m e n t son c a r a c tè r e ! ... J ’a d m ire son in te llig e n c e ,
so n ta le n t... Q u a n d il m e p a rle g ra v e m e n t, j ’ai
h o n te d ’c tr e si fu tile , je v o u d ra is d e v e n ir d ig n e de
lui... M ais... C o m m e n t v o u s f a ir e c o m p re n d re ? A
c e rta in s m o m en ts, q u a n d il n ’e st p a s là, j ’é p ro u v e
u n e espèce de lib é ra tio n ... Il m e sem ble, p e n d a n t
u n in s ta n t, qu e je l'a im e m o in s... E t v o u s sav ez,
a u fo n d , cela n ’est p as, c a r, d ès que j e le re tro u v e ,
j ’ai d’a ffre u x re m o rd s,... je v o u d ra is lui d e m a n d e r
p a rd o n ... V o u s ne p o u v ez p a s c o m p re n d re .
— S i!
P a s u n in s ta n t Ja c q u e lin e n ’a a c c u e illi la p en sée
de sa c rifie r S a u liè re à R o b e rt de E ré s e ra c , m a is la
ch a n so n d ’a m o u r d o n t d ep u is peu la b e rc e le je u n e
ho m m e a p o u r elle un e d o u c e u r que le s o u v e n ir
d es a v e u x de J e a n n e l’em p êch e p a s de g o û te r. E lle
se d it que, lo rsq u e scs fian çailles s e ro n t officielles,
il ne lui s e ra plu s p e rm is de l’e n te n d re . E lle n ’éco u te r a plu s que la v o ix si g ra v e m e n t te n d re de
J e a n . J a c q u o tte e st sin c è re en s’a ffirm a n t c e rta in e
d ’a im e r S a u liè re , s in c è re a u ssi en a v o u a n t que, p a r
in s ta n ts , c e tte c e rtitu d e lu i éch ap p e. E lle n ’a g u è re
l’h a b itu d e d ’in te r r o g e r sa co n scien ce, et, s’il lui
a r r iv e d e le fa ire , la je u n e fille n ’a tte n d p as to u -
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D ’IV O IR E
jo u r s la rép o n se, re sse m b la n t en cela, com m e il es£
d it d an s l'E v a n g ile , ù u n h o m m e q u i, s ’ét a n t r e g a r d é
d a n s u n m ir o ir , s'en v a et o u b l ie a u ssit ô t so n v isa g e.
D u jo u r où M m* de L o y sel s’e st d it qu e M . d e
F r é s e r a c lui c o n v ie n d ra it f o r t com m e g e n d re ,' elle
a déployé une a d re sse m e rv e ille u se à ra p p ro c h e r
Ja c q u e lin e et R o b e rt, ta n d is q u ’elle e sp a ç a it d e plus
en plus les o c c a sio n s de r e n c o n tr e r le p e in tre . E lle
a m a n œ u v ré a v ec assez de p ru d e n c e p o u r que sa
fille ne p û t s o u p ç o n n e r son in te rv e n tio n . 11 lui
f a lla it c o m p ter a v e c l’e s p rit d’in d é p e n d a n c e de J a c
q u elin e : d é c o u v e rte s p a r elle, ses m en ées a u r a ie n t
eu u n ré s u lta t d ia m é tra le m e n t opposé a u x d é s irs de
C h ristia n e .
E t J a e q u o tte , en effet, n ’a rie n co m p ris. E lle a
cédé au p la is ir de re s p ir e r de l'e n c e n s, h a b itu é e
d ’a ille u rs à c e tte a tm o sp h è re qui fla tte sa v an ité.
M ais elle n e so n g e plu s to u jo u rs , lo rs q u ’on l’a d u le ",
« J e a n s e ra it fier, c e rta in e m e n t, de m e v o ir si en
to u ré e . » E lle asso cie de m o in s en m oins la pensée
du p e in tre à ses trio m p h e s, et il lui a r r iv e d e ne
p lu s p ro te s te r lo rsq u e, d 'u n a ir d é ta c h é , sa m è re lui
ré p è te ce qui n a g u è re l’h o r r ip ila it :
— A m u se-to i, m on c h é ri, a v a n t d 'ê tr e m ise en
cag e !
O u i, Ja c q u e lin e s'a m u se de to u t son cœ u r.
— R o b e rt, r e p r e n d r e d o m in o ro u g e , je n ’ose p as
v o u s re g a r d e r d e p e u r de v o u s v o ir d es y e u x m é
c h a n ts... ou d es y e u x triste s... J e vo u s en p rie , d itesm o i que vo u s n ’a v ez p as tro p de peine !... M o i a u s s i,
j ’a i du c h a g rin ...
L a je u n e fille v o u d ra it re p re n d re ce m o t itn p r u '
d e n t qui d ép a sse sa pensée.
T r è s v ite elle p o u rsu it, e s s a y a n t de p a llie r :
— O u i, d u c h a g rin de vo u s eu fa ire ...
�LA
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D ’IV O IR E
M a is p e rs o n n e ne lu i ré p o n d . L e d o m in o n o ir
n ’est p lu s là.
J e a n S a u liè re tr o u a it b r u ta le m e n t la fo u le. D es
g e n s b o u sc u lé s p ro te s tè re n t sa n s q u ’il les e n te n d ît.
U n e je u n e fem m e, é c a rté e p a r lui rudcw ient, d it
assez h a u t :
—
O n re ç o it ici, v ra im e n t, d es p e rso n n e s b ien
m al élev ées !
v
Il ne s ’e x c u sa po in t.
Il fu y a it, à la m a n iè re d ’u n a n im a l b lessé q u i
v e u t se c a c h e r p o u r m o u rir. Il fa llu t q u ’u n do m es
tiq u e l’a r r ê t â t p o u r lui ra p p e le r q u ’il a v a it une cap e
au v e stia ire .
E n fin le m a lh e u re u x se r e tr o u v a ch ez lui. Il a lla
d a n s sa ch a m b re , d o n n a to u te la lu m iè re , et, d eb o u t,
les b ra s c ro isé s, a y a n t r e je té m asq u e et dom in o ,
c o n te m p la la fa c e to r tu r é e que lu i re n v o y a it u n
m iro ir.
A h ! il a b ie n choisi so n p e rs o n n a g e , m a is la
g rim e é ta it in u tile ! P ie r r o t tr a h i, P ie r r o t b a fo u é ,
P i e r r o t d ése sp é ré , v o ilà b ien to n re g a rd é p e rd u , tes
y e u x a g ra n d is d ’un c e rn e o b sc u r, ta b o u ch e qui
r e tie n t u n sa n g lo t...
E t so u d a in , te l un p a n tin b risé, P ie r r o t s’é c ro u le
e t p le u re , p le u re com m e u n e n fa n t
V III
É VE I L
C h ris tia n e , a y a n t co n scien ce d 'a v o ir été, d a n s le
co stu m e assez f a n ta is is te ch o isi p a r elle, plu s que
ja m a is la « b elle M " de L o y se l », a ra p p o rté , d u
b al des B u s s ie r-V a lo ir, la m e ille u re im p re ssio n .
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LA
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D ’IV O IR E
A v e c u n e s û r e té de m é m o ire que lui e n v ie ra it un
c h ro n iq u e u r, elle é n u m è re les p e rs o n n a lité s re c o n
n u e s, d é c rit les co stu m es, loue a v ec ré s e rv e , ra ille
s a n s p itié , e t s’in té re s s e a sse z à so n p ro p re b a v a r
d a g e p o u r n e p o in t p r e n d r e g a rd e a u sile n c e d e
J a c q u e lin e e t à son a ir ab so rb é .
T o u te s d e u x , s’é ta n t lev ées f o r t ta rd , n e se so n t
re tro u v é e s q u ’a u m o m e n t d e se m e ttre à tab le. L a
p ré s e n c e dt» m a ître d ’h ô te l n e g ê n e en rie n l’élo
q u e n c e fé ro c e de M mc d e L o y sel. E lle a c e tte im
p ru d e n c e , c o u tu m iè re à ta n t d e g en s, de n ’a tta c h e r,
n u lle im p o rta n c e a u x té m o in s, c e p e n d a n t s a n s in
d u lg e n c e , qu e so n t les s e rv ite u rs .
A la lo n g u e , le. m u tism e o b stin é d e Jacqueline!
fra p p e C h ris tia n e . E lle q u e stio n n e sa n s in q u ié tu d e :
— F a tig u é e ?
•— U n peu. E t p uis... j e v o u s e x p liq u e ra i, a c h è v e
la je u n e fille.
M m” de L o y se l n ’in s is te p a s, m a is son b el e n tr a in
d is p a ra ît. Q u e s’est-il passé, à ce b a l, p o u r d o n n e r
à J a c q u o tte ce v is a g e c ris p é ? O n d ir a it v r a im e n t
q u ’elle a p le u ré ! A u s o u p e r, C h ris tia n e a v u d e
loin, à u n e p e tite tab le, C o lo m b in e s o u ria n tç a u p rè s
d ’u n m e rv e ille u x A rle q u in ... A rle q u in p a r a is s a it
f o r t é p ris, et on l’é c o u ta it sa n s d é p la is ir, se m b la itil. A lo rs, quoi, est-ce à la fin d u so u p e r qu e les
ch o ses se so n t g â té e s ?
— L e c a fé au p e tit salo n , F ra n ç o is .
E lle p re sse sa fille, l’e n tra în e , su b ite m e n t to u r
m en tée.
L e d o m estiq u e r e p a r ti, M m' de L o y se l in te r r o g e :
— U n e n n u i, c h é rie ? R ie n de g ra v e , je p e n se ?
A u lieu de ré p o n d re , J a c q u e lin e in te r r o g e à so n
to u r :
— V o u s n e c ro y e z pas q u e Je a n soit v e n u c ü e a
les B u s s ie r-V a lo ir?
�LA
V IE R 6 E
D ’IV O IR E
65
— S a u liè re ? T u es fo lle !...
— C ’e st que... j ’en ai si p eu r,... e t ce serait
a ffre u x !
— P o u rq u o i, a f f r e u x ? Q u e v e u x -tu d ire ?
— J e v a is v o u s ra c o n te r... C ’e st u n e co m éd ie o u
u n d ra m e , j e n e sais p as e n co re... N o u s v e n io n s à
p ein e d ’a r r i v e r q u a n d un d o m in o m ’a a b o rd é e . Il
p a r la it tr è s b a s ; j ’ai c ru re c o n n a îtr e E ré s e ra c .
— E t a p rè s ?
— N o u s a v o n s c a u sé p e n d a n t q u elq u es in sta n ts...
C au sé,... enfin, m oi, j ’ai p a r lé ; lu i n ’a p a s d it
g r a n d ’chose... E t pu is, en m e re to u r n a n t, je n ’a i
p lu s vu le dom ino...
— E t a p r è s ? ré p é ta M ” d e L o y sel.
— U n peu p lu s ta r d j ’ai été re jo in te p a r R o b e rt...
C e tte fois, j e n e p o u v a is m e tro m p e r : il a v a it o u
b lié d ’e n le v e r la b a g u e a rm o rié e q u ’il p o rte to u
jo u rs . J e m ’é ta is ta n t p ro m is de l’in tr ig u e r ! ... J e
n e l’ai m êm e p a s e ssay é, c ro y a n t a v o ir d é jà é té
re c o n n u e p a r lu i. M a is, q u a n d j e lu i a i ra p p e lé
n o tre p re m iè re re n c o n tre , il m ’a a s s u ré qu e je m e
tro m p a is.
C h ris tia n e é c la ta de rire .
— E t v o ilà ce qui te to u rm e n te ! J e te ju g e a is
m o in s n a ïv e ! T u n e v o is p a s que R o b e rt s’est’
am u sé à te s d é p e n s?
— J e l’ai c ru , d ’a u ta n t q u e n ie r n o tre p ré c é d e n te
c o n v e rs a tio n l’a u to r is a it à... re p re n d re u n s u je t q u e
j e lui a v a is in te r d it a u d é b u t d u bal,... si c’é ta it
v ra im e n t lui.
—i.- A lo r s ?
— T a n t q u ’il a été p rè s de m oi...
— C ’e s t-à -d ire ju s q u ’à la fin d u b al, in te rro m p it,
ta q u in e , M m° de L o y sel.
— ... E t m a in te n a n t e n c o re , en m e ra p p e la n t scs
a ffirm atio n s, p o u rs u iv it la je u n e fille sa n s p r o te s te r ,
379-iu
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66
LA
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D 'I V O I R E
j ’a r r iv a is , j 'a r r i v e
m e p e r s u a d e r q u e R o b e rt s’est
m o q u é de m oi... A h ! que je v o u d ra is eu ê tr e s û r e !
— N ’en d o u te p as !
— M a is, ce m a tin , seu le d a n s m a c h a m b re , j ’a i
re c o n s titu é la scène...
— L a scèn e du c rim e !
— C ’en s e r a it un, m a m a n . N e riez p as.
•
— Q u ’a u r a it- il d o n c e n te n d u de si te rrib le , ce
p a u v re S a u liè r c ? d e m a n d a M “ e d e L o y se l d ’u n a i r
in n o c e n t.
E lle a v a it p e in e à d is s im u le r sa s a tis fa c tio n . Il
n e lui fa lla it p a s g r a n d e ffo rt p o u r im a g in e r à peu
p tè s ce que p o u v a ie n t ê tre ces p a ro le s de J a c q u o tte ,
si c ru e lle s p o u r celui à qui elles n 'é ta ie n t p as des- '
tin é e s.
J a c q u e lin e se ta is a n t, sa m è re r e p r it d ’un to n
lé g e r :
— j e m e d e m a n d e ce qui p e u t t'in q u ié te r à ce
p o in t ! A d m e tto n s q u e M . de F r é s e r a c d ise v ra i.
R ie n ne t'a u to r is e à su p p o se r qu e c e t a u tr e dom in o
n o ir é ta it S a u liè rc , qui n 'a ja m a is so n g é à a lle r à
ce b a l! T o n p e in tr e n o u s a tte n d a it ch ez lui b ien
tr a n q u ille m e n t, a v e c s a n s d o u te la h â te de n o u s v o ir
a r r iv e r ... et r e p a r tir , p o u r c o iffe r p lu s v ite son b o n
n et de coton.. J e te ta q u in e ... J ’ig n o re s’il se dé- ]
g u ise , p o u r d o rm ir, en roi d 'Y v e to t ou en m a la d e (
im a g in a ire , a v e c un b e a u m a d ra s fleu ri a u to u r de
la tête... S é rie u s e m e n t, co m m en t v e u x -tu que J e a n
S a u liè rc , a p rè s a v o ir re fu s é , c h a n g e d 'a v is b ru s - ;
q u e m e n t ?... O n n ’im p ro v ise p as un co stu m e a u d e r
n ie r m o m en t !
— P e u t- ê tr e v o u la it-il m e f a ir e u n e s u r p r is e ?
— N e c h e rc h e d o n c p as m id i à q u a to rz e h e u re s !
— E nfin, cela n e p eu t ê tre qu e R o b ert ou Je a n .
D e cela, j e su is sû re .
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
« jj
— T u a s u n e f a ç o n t r è s s im p le d ’ê t r e f ix é e : té lé *
p h o n e à S a u liè r e .
— J ’y a i d é j à p e n s é . J e n ’o s e p a s ... E s t - c e a s s e *
r id ic u le ?
— A b s u rd e !
— F a ite s-le , v o u s, m a m a n ; p r e n e z c o m m e p r é
te x te de l’in v ite r à v e n ir v o ir n o s co stu m es, p u isq u e
n o u s n ’av o n s p u a lle r chez lui, a in si q u ’il é t a i t
co n v en u .
— S oit...
Afin que, en son a b sen ce, F r a n ç o is p u isse e n
te n d re l’ap p el de l’a p p a re il et y ré p o n d re , M me de
L o y sel a v a it f a it p la c e r le té lé p h o n e d a n s u n e g a le
rie fa is a n t c o m m u n iq u e r l’office et le v e stib u le .
— V ien s, d it-e lle en se le v a n t, je v a is a p p e le r
to n b e a u té n é b re u x . T u p re n d ra s l’u n des ré c e p
te u rs , e t c’e st to i qui p o u rs u iv ra s la c o n v e rs a tio n ,...
p e tite so tte 1 co n c lu t-e lle , rieu se, en e n tr a în a n t la
je u n e fille.
A p rè s une a tte n te ra is o n n a b le , le n u m é ro d e
m a n d é fu t o b ten u .
— E n fin !... A llo ., C ’est v o u s, E d m o n d ? M “ * de
L o y sel, oui. M o n s ie u r n ’e s t p a s là ? ... C o m m e n t? ..
A h !... A h !... B ien , bien... M erci.
C h ris tia n e ra c c ro c h a . E lle é ta it u n p eu p â le . S a n s
r e g a r d e r sa fille, g ê n é e com m e si elle se re c o n n a is'
sa it re sp o n sa b le du d é s a s tre d o n t m a in te n a n t elle
ne d o u te plus, elle d it d o u c e m e n t :
A — V ie n s, m on ch éri...
E t to u te s d e u x , en silen ce, r e g a g n è r e n t le p e tit
salo n .
— M a m a n !... V o u s v o y e z !... V o u s v oyez...
— J e vois que S a u liè re a é té ap p elé en p ro v in ce.«
Il n ’y a rie n là de d é s e s p é ra n t! S a fille est s a n s
d o u te m alade.
— E d m o n d l’a u r a it d it.
�68
LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
—
I l n ’en é ta it p a s c h a rg é . N e p o u v a n t v e n ir
p re n d r e co n g é de n o u s, S a u liè re t'é c rit... e t p re n d
so in de re c o m m a n d e r à so n v a le t de c h a m b re de n e
v e n ir ici q u e d a n s l’a p rè s-m id i, p e n s a n t b ie n que,
ce m a tin , n o u s n o u s re p o s e rio n s ju s q u 'a u d é je u n e r.
C ’est u n e a tte n tio n qui p ro u v e b ien q u ’il a v a it, en
p a r ta n t, to u t so n s a n g -fro id ... T u n ’as rie n de
m ie u x à f a ir e q u ’à a tte n d r e l’a r r iv é e de c e tte le ttre ,
sa n s te m e ttr e m a rte l en tê te .
M a is J a c q u o tte n e p e u t p a s s’a p a is e r. E lle c ro it
e n te n d re la v o ix a s s o u rd ie d u d o m in o n o ir, les
m o ts p a ssio n n é s : « V o u s sa v e z co m bien j e v ous
a d o re... » A h ! co m m en t a -t-e lle pu, u n in s ta n t, se
m é p re n d re 1
T o u te sa te n d re s s e p o u r celu i q u ’elle a si c ru e l
le m e n t b lessé se ra v iv e . J a m a is la je u n e fille n ’en
a si b ien c o m p ris la p ro fo n d e u r. E t c 'e st fini... J e a n
n e v o u d ra p a s o u b lie r ces a ffre u s e s p a ro le s :
« Q u a n d il n 'e s t p as p ré s e n t, j ’é p ro u v e u n e s o rte
d e lib é ra tio n . » A lo rs , v o ilà : il e st p a rti p o u r que
c e tte lib é ra tio n so it d éfin itiv e !
M “ ' d e L o y scl se ta it, c o m p re n a n t l’in u tilité de
ses c o n so la tio n s. Il f a u t lui re n d r e c e tte ju s tic e
q u ’en ce m o m e n t, d e v a n t le v isa g e d é f a it de J a c
q u e lin e , elle ne v o it p lu s q u e le c h a g rin de la je u n e
fille, et, s’il é ta it en son p o u v o ir de lui ra m e n e r
l’cv a d é , elle le f e r a it sa n s h é s ite r.
E m o tio n p a s s a g è re . C e tte m è re trè s te n d re , m ais
av isé e , ne t a r d e r a p as à e n v is a g e r so u s un m eille u r
a sp e c t la r u p tu r e qui s a u v e l’im p ru d e n te d ’u n e m é
d io c re u n io n . Si le p e in tre se laisse e n tr a în e r p a r
le d é p it a sse z lo in p o u r n e p as re v e n ir d e si tô t,
o n a le d r o it d ’e s p é re r qu e J a c q u o tte , re d e v e n u e
ra is o n n a b le , re c o n n a îtr a q u ’un g a rç o n s é d u is a n t et
b r illa n t com m e F r é s e r a c est un m a ri m ie u x fa it
p o u r e lle q u ’u n v e u f c h a rg é d ’u n e n f a n t 1
�I ,A
V IE R G E
D 'I V O I R E
69
IX
COM M E LA I’L U M E AU V E N T ...
— M ad e m o ise lle est là, A d è le ?
E a B re to n n e , d éfian te, h é s ita . N ’a p p ro c h e p as qui
v e u t d e ses jeun* s m a ître s s e s . M a is, a y a n t re co n n u
la v isite u se , elle s’é c a r ta en s o u ria n t.
— J e crois, d it-e lle , que M " ° M ic h e lin e est s u r le
p o in t de s o rtir.
— D ite s lui que j e _ne la r e tie n d r a i p a s lo n g
te m p s ; il f a u t a b so lu m e n t qu e je la voie.
E t, s a n s a tte n d r e q u ’on la g u id e, J a c q u e lin e p é
n è tr e d a n s la pièce q u ’elle c o n n a ît b ien , s o rte de
stu d io qui s e rt de b u r e a u à l’a în é e , de salle d ’étu d e
à la c a d e tte . U n b e a u G a v e a u d em i-q u e u e est la
seule n o te m o d e rn e d a n s l’en sem b le u n peu sév è re
qu e ré a lis e n t les m eu b les a n c ie n s, reliq u e s sau v ées
de l’a n tiq u e d e m e u re sacrifiée.
— E s t-c e b ien v ous, J a c q u o tte , à d ix h e u re s du
m a tin ?
M " c de K e r’s eleu c p a ra ît, p rê te au d é p a rt, com m e
l’a a n n o n c é la se rv a n te .
— J e s e ra is v e n u e d ès h ie r, si j ’en a v a is eu le
c o u ra g e , ré p o n d J a c q u e lin e .
— V o u s av ez dû n e r e n tr e r q u ’au g ra n d jo u r,...
b risé e de fa tig u e ! V o u s ê te s-v o u s a u ta n t am u sée
qu e vous l’e s p é rie z ?
— A m u sé e ? ré p é ta a m è re m e n t Ja c q u e lin e .
A lo rs , se u le m e n t, M ic h e lin e s’a v is a d u v isa g e r a
v a g é de son am ie.
— M on D ieu ! q u ’a v e z -v o u s ?.
�7o
LA
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D ’IV O IR E
— J ’ai b risé m a v ie ! ré p o n d it tra g iq u e m e n t la
je u n e fille.
— B ris é v o tre v ie !...
— J e v a is v o u s r a c o n te r ce qui s ’e st p a ssé . J e
v ie n s p o u r cela. Il m e sem ble q u e j e s e ra i m o in s
m a lh e u re u s e q u a n d je m e se ra i confiée à v o u s, et
q u e v o u s tro u v e re z u n m oyen de... de m e sa u v e r...
P e lo to n n é e c o n tre M ic h e lin e q u i l’e n to u r a it d ’u n
b r a s c a re s s a n t, J a c q u o tte fit le ré c it de sa m éprise";
m a is, à M " ' de K c rse le u c , elle ré p é ta ses p a ro le s
im p ru d e n te s , q u ’elle n ’a v a it p a s . v o u lu r e d ire à
M ” de L o y sc l.
M ic h e lin e é c o u ta it en sile n c e ; sa p itié a lla it, n o n
à l’e n f a n t é to u rd ie et v e rs a tile , m ais à celu i d o n t
elle m e s u ra it to u te la s o u ffra n c e .
— J e v o u s a i a p p o rté la le ttr e de J e a n , c o n c lu t
l’é p lo ré e ; lisez-la, et co n seillez-m o i. Il f a u t q u e je
te n te q u elq u e ch o se p o u r le ra m e n e r, j e n e p u is
a c c e p te r cela.
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« J a c q u e lin e , é c rit J e a n S a u liè re , m a p a u v re pctite J a c q u e lin e qui m a u d isse z p e u t-ê tre v o tre m ép rise , b é n isse z -la , a u c o n tra ire . E lle m ’a p p re n d ce
qu e v o u s ne d ém êlez p as b ien v o u s-m ê m e : V o u s
ne m ’a im ez p as, v ous n e m ’a v ez ja m a is aim é, et,
osez le re c o n n a ître , v o u s en a im ez u n a u tr e ou
v o u s allez l’a im e r. C o m b ien j ’é ta is sa g e en vous
d is a n t de ré flé c h ir! M a is co m b ien j é ta is fou d e
ne p as p ré v o ir l’issu e de l’é p r e u v e ! A llo n s ! J ’ai
rêv é. J e ne v e u x p a s vo u s r e p ro c h e r de m ’a v o ir
— sa n s y s o n g e r, p e u t-ê tre — e n c o u ra g é à f a ir e
ce rê v e . J e ne v e u x p as n o n plu s v o u s d ire ce
q u ’o n t été les h e u re s v éc u e s p a r m oi d e p u is m a
fu ite — c a r j e fu y a is, affo lé, com m e un m a lh e u re u x , fra p p é à m o rt, m a rc h e , m a rc h e e n c o re , ta n t
q u e ses fo rc e s le lui p e rm e tte n t, e t puis to m be...
« J e suis to m b é . J ’a i é t é lâ c h e u n m o m e n t . M a is
;« j ’a i r e t r o u v é m o n c o u r a g e . J ’a i r e g a r d é a v e c d e s
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71
v eu x d essillés ce q u ’a u r a it été, p o u r to u s d e u x ,
l’a v e n ir qui m ’é ta it a p p a ru ra y o n n a n t, si n o tre
e rre u r, à to u s d e u x , se f û t p ro lo n g é e ju s q u ’à
l’irré p a ra b le .
«. G râ c e à D ieu , j e vo is c la ir en vo u s, a u jo u r d h u i, p e tite fille in c e rta in e de vos pensées, in c e rtaiije de v o tre c œ u r. J e v o u s p a rd o n n e . A u fa it,
q u ’a i-je à v®us p a r d o n n e r ? P a r b o n té, p a r p itié,
vo u s a u rie z sa n s d o u te c o n tin u é à v o u s m e n tir à
v o u s-m êm e et à m e m e n tir. N a v r a n te com édie qui
s e ra it, q u elq u e jo u r , d e v e n u e du d ra m e . V o u s en
v o ilà lib érée... V o u s sav ez, Ja c q u e lin e , ce sen tim en t de « l i b é r a t i o n » é p ro u v é en m o n a b se n c e ?
G o û tez-le p le in e m e n t et, à p ré s e n t, s a n s re m o rd s.
« J e p a rs. P o u r trè s lo n g te m p s. N e c h e rc h e z p as
à s a v o ir où je vais. N u l, d ’a ille u rs, ne p o u r r a it
vous re n s e ig n e r. N e m 'é c riv e z p as, v o tre le ttr e ne
m e re jo in d r a it pas. E t puis, s’il v o u s r t s t e u n
lam b eau d ’a n e c tio n p o u r m oi, c o m p re n e z que
vous ne p o u v ez plus m ’ê tre se c o u ra b le q u ’en m e
la issa n t vo u s o u b lie r. J e v a is le te n te r, de to u te
m on é n e rg ie , p a rc e que je n 'a i p a s le d ro it d e m e
d e ta c h e r d 'u n e e x iste n c e qui a son b u t : m a fille,
p o u r qui, seule, d é so rm a is, je v e u x v iv re.
« S oyez h e u re u se , J a c q u e lin e . E t sa ch ez b ien que,
si b e a u c o u p de d o u le u r se m êle au s o u v e n ir que
j ’e m p o rte de v ous, ce s o u v e n ir est sa n s a m e rtume. »
S ile n c ie u se m e n t, M " ° de K e rs e le u c re n d it
le ttre à Ja c q u e lin e .
— E h b ie n ! M ic h e lin e , d ite s-m o i ce q u e
p eu x ,... ce qu e je dois f a ir e ?
la
je
— L u i o b é ir. N e p a s m êm e te n te r de le, re jo in d re .
L a je u n e fille se re d re s s a , in d ig n ée.
— M a is il se tro m p e , M ic h e : je l’airfle,... j e
l'aim e !
— A v o tre f a ç o n ! d it un peu ru d e m e n t M ic h e *
line. M . S a u liè re m é rita it m ie u x .
�72
LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
— O h ! v o u s ê te s d u r e ! J e v e n a is à v o u s p o u r
ê t r e c o m p rise .
— J e v o u s c o m p re n d s tr è s b ie n , d it p lu s d o u c e
m e n t l ’a v o c a te . C o m m e M . S a u liè re v o u s c o m p re n d
a u ssi. C ’e st v o u s qui n e sav ez p a s v o ir c la ir e n
v o u s-m êm e. V o u s so u v e n e z -v o u s de v o s p a ro le s , le
s o ir où v o u s m ’a v ez f a it v o s p re m iè re s c o n fid e n c e s?
« U n flirt d é tr ô n a it l’a u tre . Il m ’est a r r iv é de m e
d ir e : « C ’e st p o u r de bon, c e tte fo is. J ’a im e. E t j e
« m e tro m p a is . » J e n ’ai o u b lié ni c e tte p h ra s e in
q u ié ta n te , ni ce qu e je v o u s a i ré p o n d u .
— M a is j ’ai p ro te s té , com m e je p ro te s te e n c o re !
— M a p a u v re p e tite , a lo rs m êm e q u ’il p o u r r a it
les e n te n d re , v o s p ro te s ta tio n s , a u jo u r d ’h u i, n e co n
v a in c r a ie n t p a s M . S a u liè re .
— V o u s n ’en sa v ez rie n !
— J e v ous ré p o n d s selo n m a c o n v ic tio n . S i v o u s
c ro y e z m ie u x a g ir p o u r v o tr e b ie n à to u s les d e u x
en r e c h e rc h a n t la tra c e de celu i q u i s’é lo ig n e p o u r
m o in s s o u ffrir e t v o u s d e m a n d e d ’a v o ir e n v e rs lu i
la seu le p itié possib le, c’e s t-à -d ire re s p e c te r sa vo
lo n té d ’oubli... : fa ite s -le .
— L e f e rie z -v o u s ?
— O h ! moi...
— V o u s p en se z qu e v o u s n e c o u re z p a s le risq u e
de v o u s tr o u v e r d a n s la s itu a tio n où j e m e d é b a ts ?
— C ’est en effet m a p en sé e , a v o u a M ic h e lin e
a v e c une n u a n c e d ’iro n ie .
— O u i, so u p ira J a c q u o tte , j e m e re n d s b ie n
co m p te q ue, si v o u s a im iez, rie n n e p o u r r a it v o u s
d is tr a ir e u n in s ta n t de v o tr e a m o u r. V o u s n ’a u rie z
p a s b eso in d ’a v o ir d e la p ein e p o u r s a v o ir co m b ien
v o u s aim ez... E s s a y e z c e p e n d a n t d ’a d m e ttre q u ’il
s’a g it de v o us...
— E h b ie n ! j e n e f e r a is a u c u n e d é m a r c h e {
j ’a tte n d r a is , ré s ig n é e , le r e to u r de l’a b se n t. J e v o u
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
73
d ra is q u ’a lo rs il a p p re n n e q u e, c o n sc ie n te d ’a v o ir ,
p a r m a fa u te , p e rd u m o n b o n h e u r, j ’a i v é c u , d e p u is
so n d é p a rt, lo in d u m o n d e, re c u e illie d a n s m es
re g re ts , fidèle à m o n c h a g rin .
— M a is que d ira it-o n de ce c h a n g e m e n t?
— V o ilà e n c o re où n o u s d iffé ro n s ; ce q u e p o u r
r a i t p e n s e r la p o ig n ée d ’in d iffé re n ts q u e v o u s n o m
m ez « le m o n d e », j e n e m ’en so u c ie ra is g u è re . L e
ju g e m e n t d ’un seu l m 'im p o rte ra it.
— J e a n d it q u 'il r e s te r a tr è s lo n g te m p s a b s e n t!
— T a n t m ie u x . M o n c h a n g e m e n t ne lui en a p p a
r a î t r a i t que plus c e rta in .
— E t s’il r e v e n a it to u t à f a it g u é r i e t en a im a n t
l i n e a u tr e ?
— J e n ’en a c c u s e ra is que m o i-m êm e.
J a c q u e lin e n e ré p o n d it p a s to u t d e s u ite . E lle
s’é ta it é lo ig n ée d e M ic h e lin e et ta m p o n n a it ses
y e u x ro u g is.
— Q u e la v ie e st co m p liq u ée ! s o u p ira -t-e lle
enfin.
M " ° de K e rs e le u c la re g a r d a it a v e c un im p e r
ce p tib le so u rire . E lle ne p o u v a it s’e m p ê c h e r de
p e n s e r que, p o u r le b o n h e u r m êm e d e J e a n S a u
liè re , il v a u d r a it m ie u x p e u t-ê tre que J a c q u e lin e
l’o u b liâ t v ite , e t to ta le m e n t.
— M a in te n a n t, d it-e lle , je su is o b lig é e d e v o u s
re n v o y e r, c h é rie , m a is j ’ir a i vo u s v o ir tr è s v ite , j e
v o u s le p ro m e ts. S o y ez c o u ra g e u s e , et, q u e lle q u e
so it' la ré so lu tio n que v o u s p re n d re z , re ste z -y fidèle.
N e v o u s la isse z p lu s flo tte r a u g r é d u v e n t, p e tite
p lu m e in c o n sc ie n te !
Ja c q u e lin e q u itta son am ie p lu s tr is te e n c o re et
d é s e m p a ré e . E lle m a r c h a lo n g te m p s a u h a s a rd ,
a in si q u ’il c o n v ie n t à u n e h é ro ïn e de ro m a n d é la is
sée p a r celui q u ’elle a im e, et s’a p e rç u t à la fo is
que la d em ie d e m id i a lla it s o n n e r et q u ’elle a v a it
�74
LA
V IE R G E
D ’ îV O I R E
g r a n d ’fa im . A lo rs clic a r r ê t a u n e a u to et se fit
r a m e n e r chez elle.
L o rs q u e F ra n ç o is ré p o n d it à son d ouble coup de
so n n e tte , J a c q u o tte se s e n ta it l ’â m e c o n trite e t le
c œ u r a v id e d ’e x p ia tio n d es p é n ite n ts de ja d is ,
q u a n d , p ied s n u s, le f r o n t c o u v e rt de c e n d re s, ils
s’a c c u s a ie n t p u b liq u e m e n t de le u rs p éch és : M e a
cu l p a ... M e a m a x im a c u l p a !
U n b r u it de v o ix v e n a it d u salo n .
— E s t-c e q u ’il y a du m o n d e ? s’in fo rm a la p é n i
te n te a v e c u n e s o rte d ’effroi.
— M a d a m e a ra m e n é M . de F r é s e r a c à d é je u n e r.
J a c q u o tte re tin t u n e e x c la m a tio n in d ig n é e . Il lui
p a r u t que la p ré se n c e d u seco n d d o m in o n o ir c o n s
titu a it une n o u v e lle offense p o u r le p a u v re Je a n .
E lle g a g n a sa c h a m b re , ré so lu e à fa ire s a v o ir à sa
m è re que, so u ffra n te , elle ne p a r a îtr a it point.
— E s t- c e qu e M ad em o iselle g a rd e c e tte ro b e ?
s’in f o r m a F ra n c in e en d é b a r r a s s a n t la je u n e fille
de ses f o u rru re s .
C ’é ta it le m o m e n t :
— A llez d ire à M a d a m e M a is, a y a n t je té a u trip le m iro ir u n re g a r d d é
s e n c h a n té , J a c q u e lin e ju g e qu e sa ro b e to u t à f a it
s im p le tte , d ’u n e te in te b r u n e peu s e y a n te , l’e n la id it
asse z p o u r q u ’il d e v ie n n e plus m é rito ire d e se m o n
t r e r a in si a u x y e u x de R o b e rt de F ré s e ra c , qu e de
r e f u s e r de le v o ir.
— J e ne c h a n g e p as, d it-e lle d ’un to n las.
Q u e lq u e s in s ta n ts plus ta r d , J a c q u e lin e p é n é tra it
d a n s le sa lo n où sa m è re l'a c c u e illit p a r ces m ots
é to n n a n ts :
— V ie n s v o ir cet a m o u r ! E s t-il assez ra v is s a n t?
E lle c o m p rit a u s s itô t q u ’il ne s 'a g is s a it p as de
M . de F r é s e r a c in c lin é d e v a n t elle, et d o n t M “"’ de
I^>yscl, en ce m o m e n t, ne p a r a is s a it p a s se so u c ie r
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le m oins d u m o n d e, m a is d ’u n m in u sc u le P é k in o is
que C h ris tia n e s e r r a it d a n s ses b r a s a v e c la f e r
v e u r c âlin e d’u n e p e tite fille à q u i o n v ie n t d e d o n
n e r une m ag n ifiq u e p oupée.
— T u sa is com bien je d é s ira is u n p e tit ch ie n
p o u r re m p la c e r m o n p a u v re G r el o t ...
— O ù l’a v e z -v o u s d é c o u v e rt? d e m a n d a J a c q u e
line, à qui, d a n s le d é s a rro i où elle se tro u v a it, ce
su je t de to u t rep o s p la is a it fo rt.
— M . de F r é s e r a c m e l'a in d iq u é. O n p eu t s’en
p ro c u re r d a n s les c h e n ils, m a is à q u els p r ix ! E t
p u is on n ’e st ja m a is s û r du p e d ig re e ... C e lu i-c i
v ien t de chez u n e v ie ille d a m e qui p o ssèd e le p è re
et la m ère. A p ein e é ta is -tu s o rtie , ce m a tin , que
F ré s e ra c m e té lé p h o n a it p o u r m ’o f f r ir de m e co n
d u ire chez c e tte p e rso n n e ... N o u s y so m m es allés,
e t j ’ai ra m e n é F r é s e r a c . C r o ir a is - tu q u ’il ne v o u
la it ja m a is a c c e p te r?
— J e c ra ig n a is d 'ê tr e in d isc re t... V o u s a im ez les
ch ien s, M iss J a c q u o tte ? p o u rs u iv it le je u n e h o m m e
e n v o y a n t J a c q u e lin e p re n d re le P é k in o is et le
c a re sse r.
— J ’aim e to u te s les b êtes... O h ! c’est v ra i q u ’il
est jo li! L ’a v e z -v o u s n o m m é, m a m a n ?
— R o b e rt p ro p o se P h o u - T h o u .
— Q u ’est-cc q u e cela v e u t d ire ?
— R ie n du to u t. C ela d o n n e u n e c o n so n a n c e
v a g u e m e n t ch in o ise... Si v o u s tro u v e z m ie u x ?
F ra n ç o is a y a n t so le n n e lle m e n t o u v e rt la p o rte à
d e u x b a tta n ts et a n n o n c é q u e M a d a m e é ta it se rv ie ,
on se m it à ta b le , y c o m p ris P h o u - T h o u , et le c h o ix
d ’un nom p o u r ce p e rso n n a g e , la d isc u ssio n s u r
le ré g im e le m e ille u r à lui im p o se r, l’a n x ié té
é p ro u v é e en v o y a n t le p e tit ch ie n souffler s u r s a
p â té e d ’u n a ir m é p ris a n t, s a n s c o n s e n tir à y g o û t e r ,
t o u t c e la m e n a j u s q u ’a u d e s s e r t .
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C e p e n d a n t, sa so llic itu d e p o u r P h o u - T h o u — q u i
d é c id é m e n t s’a p p e lle ra it a in si — n ’e m p ê c h a it pas
F r é s e r a c de r e m a rq u e r l’a ir p ré o c c u p é de J a c q u e
lin e. I g n o r a n t le d ra m e s e n tim e n ta l o ù il a v a it
jo u é , sa n s le s a v o ir, u n rô le si fâ c h e u x , il c h e rc h a it
v a in e m e n t u n e e x p lic a tio n à l’a ttitu d e de la je u n e
fille.
M "* de L o y sel lui p la ît in fin im en t. E n l’é p o u sa n t,
il r é a lis e r a l’id éal de ses rê v e s : un m a ria g e d ’a r
g e n t qui s e ra a u ssi un m a ria g e d ’a m o u r. S a n s tro p
d e f a tu ité , il lui sem b le p o u v o ir c o m p te r s u r le bon
a ccu eil qui a tte n d la d é m a rc h e officielle q u ’il fe ra ,
c e rta in e m e n t, à b r e f d élai. J a c q u e lin e a, ju s q u ’ici, :
a c c e p té , m êm e e n c o u ra g é so n a ttitu d e d ’a m o u re u x
f e r v e n t. E n v é rité , on p o u r r a it d ire q u e R o b e rt lui
f a it la c o u r, si n ’é ta it d ém o d é ce m ot c h a rm a n t, év o
c a te u r d ’u n e s o u v e ra in e té d o n t les fem m es, a u jo u r
d ’h u i, se m o n tre n t d é d a ig n e u se s.
P l i o u - T h o u s’é ta n t m is à fla ire r les pied s des
fa u te u ils d a n s le salo n où l’on é ta it re v e n u , sa
m a ître s s e , ju s te m e n t a la rm é e , l’e m p o rta s u r le b a l
co n et s ’y a tta r d a , a d ju r a n t le P é k in o is de n e pas
se p ré o c c u p e r d es p a ssa n ts... Il é ta it un si, si p e tit
c h ie n !... E t le b a lc o n si h a u t !...
R o b e rt en p ro fita p o u r q u e s tio n n e r Ja c q u e lin e . Il
c r a ig n a it de lui a v o ir d ép lu e t la c o n ju r a it de lui
d ire en quoi.
— M a is n o n , j e n ’ai rie n c o n tre v o u s, j e vo u s
a s s u re !
— B ien v r a i?
— B ien v ra i.
P h o u - T h o u re v e n a it, q u eu e b asse e t m in e o f
fe n sé e .
— J ’ai p e u r q u ’il p re n n e fro id , d it C h ris tia n e qui
r e n tr a it a u ssi. Il ne v e u t rie n fa ire ...
R e d o u ta n t de se v o ir a ttr ib u e r la m issio n de co n
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fian ce d e t r a î n e r le to u to u e n la is s e le lo n g du
tr o t t o i r ju s q u ’à ce q u ’il re n c o n tr e le p a v é d ig n e de
son c h o ix , M . de F r é s e r a c se h â ta de p re n d re
congé. C e f u t à F r a n c h ie q u ’é c h u t la tâ c h e d é lic a te
de d ir ig e r c e tte p ro m e n a d e , a v e c o r d r e d ’en b ien
o b s e rv e r les a r r ê t s e t d ’é ta b lir u n r a p p o r t e x a c t dés
r é s u lta ts o b te n u s.
— M a in te n a n t, s’é c ria M mo de L o y sc l q u a n d elle
s e r e tr o u v a seu le a v e c s a fille, v a s -tu m 'e x p liq u e r
p o u rq u o i tu t'e s m o n tré e s i g la c ia le , p re sq u e d é s a
g ré a b le e n v e rs ce p a u v re g a r ç o n ?
— J e n e c ro y a is p as l’a v o ir m a ltra ité ,... m a is il
¡est c e r ta in q u e j ’a u r a is p r é f é r é n e p as le v o ir i c i
a u j o u r d ’hui.
— A h ! b a h ! L a ra is o n ?
— N e la so u p ç o n n e z -v o u s p a s, m a m a n ? R o b e rt
e s t m êlé a u x p lu s tr is te s h e u re s que je v iv ra i
ja m a is.
— L e C iel t ’e n te n d e !
— V o u s d ite s ?
— Je p rie le C iel de p e r m e t t r e q u ’en e ffet tu
n ’aie s p a s à s o u ffrir d ’h e u re s p lu s m a u v a is e s q u e
celles que tu a s p a ssé e s d ep u is to n e r r e u r d e l’a u tr e
so ir. J e n e p ré te n d s p a s q u e ce d é p a r t d e S a u liè r e
n e soit p o u r toi un g ro s c h a g rin , m a is enfin ce n ’e s t
p a s u n m a lh e u r ir r é p a r a b le .
— V o u s p en sez q u ’il re v ie n d ra b ie n tô t?
— J e su is p e rsu a d é e , a u c o n tr a ir e , q u e n o u s n e le
r e v e rro n s p as d e lo n g tem p s,... si n o u s le rev o y o n s.
— A lo rs, je n e v o u s c o m p re n d s p a s !
— C e m o n s ie u r-là , p o u rs u iv it M mc de L o y se l, e st
u n o rg u e ille u x ; son a m o u r-p ro p re e s t e n c o re plus
a tte in t que so n s e n tim e n t p o u r to i. N o te q u e
j ’ig n o re ce que tu lui as ra c o n té en c ro y a n t p a r le r
à un a u tre , n iais j e le so u p ç o n n e . Il n e te p a rd o n
n e r a ja m a is.
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— N e d i t e s p a s c e la , m a m a n ! L o rsq u e , à so n r e
t o u r , il a p p r e n d r a q ue, d e p u is son d é p a rt, je m e s u is
r e t i r é e d u m onde...
— H ei n ?
— Q u e j ’ai re fu s é to u t p la is ir, to u te so rtie ...
— A p ro p o s de so rtie , c o u p a C h r is tia n e s a n s p a
r a î t r e im p re ssio n n é e p a r ce p ro g ra m m e , tu d e v ra is
b ie n a lle r t ’h a b ille r. N o u s a v o n s le th é des R u ssa u c o u r et, a v a n t, m es d e u x e ssa y a g e s, tu sa is ?
— V o u s ire z s a n s m oi ch ez les R u s s a u c o u r. J e
v ie n s d e v o u s d ire que je re fu s e to u te so rtie .
— A h ? A h !... B ien,... m es c o m p lim e n ts : tu n e
c ra in s p a s le rid ic u le .
— E n quoi s e r a i- je rid ic u le ?
— V o y o n s, te fig u re s-tu qu e l’o n n ’é ta b lira pas
u n r a p p ro c h e m e n t e n tre le b ru sq u e d é p a rt de S a u
liè re e t to n g o û t, n o n m o in s so u d a in , p o u r la v ie de
re c lu s e ? Si peu qu e v o u s ay ez é té d a n s le m o n d e
en sem b le, il est im p o ssib le que v o tre flirt n 'a it p as
é té re m a rq u é .
— C e n ’é ta it p as un flirt, p ro te s ta J a c q u o tte avecd ig n ité .
— D iso n s : les a s s id u ité s de J e a n . C e tte e x p re s
sion ro co co lui c o n v ie n t m ie u x , en effet. O n v a te
su p p o s e r le c œ u r b risé , o n te p la in d r a ; tu v a s d e v e
n ir trè s in té re s s a n te .
— C ela m ’est to u t à f a it ég al, affirm a J a c q u e lin e ,
se re m é m o ra n t la p h ra s e si fière de M ic h e lin e :
« L e ju g e m e n t d ’un seu l m ’im p o rte ra it. »
M a is son v isa g e s’é ta it e m p o u rp ré . M "10 de L o y sel
ne p a r u t p as le re m a rq u e r.
— C e q u e j ’en d is, c ’e st p o u r to i, m o n p e tit. J e te
laisse lib re d ’a g ir à ta g u ise . A lo rs , p u isq u e tu n e
v ien s p as, je v a is p a r tir . J ’e m m è n e ra i P h o u - T h o u .
— J e pu is v o u s a c c o m p a g n e r à v o s e s sa y a g e s,
m a m a n , si c ela v o u s f a it p la isir.
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— T u es u n e b o n n e p e tite fille. C ela m e fe ra
p la isir, en effet. T u v e r r a s , chez S im o n n e -S im o n n e ,
un e ro b e du s o ir p o u r je u n e fille, u n b ijo u ! J ’a v ais
Pensé à toi q u a n d on m e l’a m o n tré e , m ais p u isq u e
tu ne v e u x p lu s a lle r d a n s le m onde...
— C o m m e n t e s t-e lle ? d e m a n d a J a c q u o tte , en
tra în é e .
— Im p o ssib le d e t ’e x p liq u e r. C ’est e x trê m e m e n t
sim ple, en a p p a re n c e , e t tr è s com p liq u é.
— C om m e la v ie ! so u p ira J a c q u e lin e , re to m b a n t
d a n s ses tr is te s p e n se rs.
— A u fa it, r e p r it M “ de L o y sel, je m e d e m a n d e
à quoi b o n m e f a ir e f a ir e ces to ile tte s , d u m o m e n t
q u 'e lle s n e d o iv e n t p a s m e s e r v ir !
— P o u rq u o i n e v o u s s e rv ira ie n t-e lle s p a s?
— M e v o is -tu c o u ra n t b a ls et d în e rs p e n d a n t que
tu re s te ra is à la m a iso n ?
— Je ne v e u x p a s du to u t q u ’à c a u se d e m oi...
— J e v a is a lle r a u jo u r d 'h u i à ce th é , c o n tin u a
cette m è re a stu c ie u se , p a rc e que, p o u r u n e fo is, je
p e u x t ’e x c u se r. P u is... b o n so ir la co m p a g n ie ! C e
s e ra fini. J e n e te c ach e p a s que, n ’a y a n t p a s d e
c h a g rin d 'a m o u r à b e rc e r, cela m e s e r a u n p eu d u r
de m e c lo îtr e r ; peu im p o rte !
— J e n e p e rm e ttra i pas...
— In u tile d 'in s is te r. N 'e n p a rlo n s plus... et a llo n s
n o u s h a b ille r, m on c h é ri ; il est a ffre u s e m e n t ta rd .
C h ris tia n c se s a u v a , sou p le e t lé g è re com m e u n e
je u n e fille, la is s a n t J a c q u e lin e se d é b a ttr e d a n s les
m é a n d re s d ’un n o u v e a u cas de co n scien ce.
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X
.
S E R P E N T IN S
J a c q u e lin e p o sa s u r so n b u r e a u u n e p o u p é e dej
ch iffo n e t u n m in u sc u le p o rc e le t en cellu lo ïd . E lle
r ia i t en le m a n ia n t, e n c o re im p ré g n é e d e l’a tm o
sp h è re d e g a îté a ig u ë , p a s tr è s fr a n c h e n i trè s
sa in e , m a is ta p a g e u s e et e n tr a în a n te , où elle v e n a it
d e p a s s e r la so iré e . L e r e f r a in d’u n e c h a n s o n a m é
ric a in e l’o b sé d a it. E lle r e je ta son m a n te a u . U a
m o rc e a u de s e rp e n tin r e s ta it a c c ro c h é à sa robe.
J a c q u o tte le d é ta c h a et en fit u n e c r a v a te a u p e tit
c o ch o n ro se.
P a r la fe n ê tr e o u v e rte p é n è tre u n p a r f u m d e
tille u l et de s e rin g a .
D e r a r e s a u to s r o u le n t d a n s l’a v e n u e . L a n u it va
fin ir. F.n m ai, l’a u b e b la n c h it v ite ce q u e l’o n p e u t
a p e rc e v o ir de ciel, e n tr e les m a iso n s tro p h a u te s.
J a c q u e lin e n ’a p a s so m m eil. E lle a été , ce so ir,
p a rtic u liè re m e n t b r illa n te e t en b e a u té , a v e c la
c o n scien ce d e l’ê t r e ; c ela p ro c u re à la p lu p a r t d e s
fe m m e s u n e im p re ssio n qui — p o u r d e s in s ta n ts
fu g a c e s — re sse m b le p re s q u e à d u b o n h e u r. L a
je u n e fille s’y est a b a n d o n n é e com m e u n c o n v a
le s c e n t a u x p re m iè re s im p re s s io n s de b ie n -ê tre q u i
lu i fo n t c ro ire q u ’il e st g u é ri.
D e s se m a in e s se so n t é c o u lées d e p u is le jo u r où
J a c q u o tte a d é c la ré à M rae d e L o y se l sa v o lo n té de
v iv re d é so rm a is re c u e illie en ses r e g r e ts e t sa te
n a c e e sp é ra n c e . E lle se c ro y a it ré so lu e , e t l’é ta it,
en som m e. M a is C h ris tia n e , a v ec u n e té n a c ité so u
r ia n te , e st p a rv e n u e à é m ie tte r ces ré s o lu tio n s d é
ra is o n n a b le s . E lle n e les a p a s p lu s a tta q u é e s q u ’e lle
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Sx
n ’a v a it, o u v e rte m e n t, c o m b a ttu J e a n S a u liè re . E t
p lu s a is é m e n t e n c o re elle en a eu ra iso n . P o u r n e
p a s c o n d a m n e r sa m è re à la r e tr a ite , p o u r n e pas,
s u rto u t, e n c o u rir les ju g e m e n ts r a ille u rs de ce
m o n d e que l ’on ne p e u t a im e r s a n s en d e v e n ir l’es
cla v e , J a c q u e lin e a cédé.
E lle a d it à M ic h e lin e de K e rs e le u c , so n u n iq u e
co n fid en te :
—
L o rs q u e J e a n re v ie n d ra , v o u s lui p a rle re z .
¡Vous lui d ire z ce que je v o u la is f a ir e , p o u r l’a m o u r
d e lu i, et q u e je n ’ai p a s pu, à c a u se de m a m a n .
D 'a b o rd , elle a tr a în é un c œ u r n o s ta lg iq u e , lo u rd
de re m o rd s. L ’e m p re sse m e n t d e M . d e F r é s e r a c , sa
fa ç o n a sse z in d is c rè te d ’affich er ses s e n tim e n ts p o u r
elle n e f a is a ie n t q u ’a u g m e n te r ses re m o rd s en lui
ra p p e la n t s a n s cesse la d é s o la n te sc èn e du b al m a s
qué. E t elle g a r d a it à l’in n o c e n te M “ * -BussierV a lo ir u n e v é h é m e n te ra n c u n e . S a n s la so tte f a n
ta is ie de c e tte p a rv e n u e , J e a n S a u lic re n ’a u r a it p as
eu l’a f ïr c u x c h a g rin de d o u te r de Ja c q u o tte .
P o u r s’a r r a c h e r à ses to u rm e n ta n te s p en sées,
b ie n p lu s e n c o re que p o u r o u b lie r l’a b se n c e de son
s é v è re am i, J a c q u o tte , peu à peu, a cessé d e se
d é fe n d re c o n tre deS p la is irs q u ’elle a tr o p lo n g
te m p s g o û té s p o u r le u r ê tr e d e v e n u e , d u jo u r a u
le n d e m a in , é tra n g è re . E lle c o n s e n tit, sa n s to u te fo is
se m o n tre r in s o u c ia n te com m e a u tem p s de ses fian
çailles, à se la is s e r é g a y e r. L e b eau R o b e rt ne se
h e u r ta plu s à u n e f r o id e u r d o n t sa f a tu ité , d u
re ste , l’a v a it em p êch é de se to u r m e n te r o u tr e m e
s u re . I l a v a it c ru à u n j e u d e c o q u e tte rie , e t il
a c c u e illit le r e to u r d es b o n n es g r â c e s de J a c q u e lin e
co m m e u n é v é n e m e n t in é lu c ta b le .
S ’il r e ta r d a it e n c o re la d é m a rc h e d é fin itiv e, c’é ta it
s u r les c o n se ils a v is é s d e celle q u ’à p a r t lu i il n o m
m a it d é jà sa b e lle -m è re. C h ris tia n e , en e ffet, le p lu s
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h a b ile m e n t du m o n d e, e st a r r iv é e à p e rs u a d e r R o
b e r t que celui qui r ê v e r a it de c o n q u é rir sa fille
a g ir a it sa g e m e n t en s’a r m a n t d e p a tie n c e e t en
s ’a s s u r a n t, a v a n t de b r û le r ses v a is s e a u x , q u e le
c œ u r de J a c q u o tte é ta it b ien s é rie u s e m e n t à lui.
F r é s e r a c a fa illi ré p o n d re q u ’il s a v a it, là-d e ssu s, à
q u o i s’en te n ir.
C e so ir, des am is, re n c o n tr é s a u th é â tr e , o n t
e n tr a în é M mo de L o y sel, J a c q u e lin e et l'in é v ita b le
b a r o n C r ie u x ; la b a n d e , d o n t é ta it R o b e rt, a été
so u p e r d a n s l’u n e de ces b o îte s a h u ris s a n te s e t
tin ta m a rre s q u e s où le c h a m p a g n e v a u t d ix fo is p lu s
c h e r q u ’a ille u rs , et où de f o r t H o n n e s te s -D a m e s se
ré s ig n e n t, a v e c ta n t d e b o n n e g râ c e q u ’on se d e
m a n d e m êm e si elles n e s’en ré jo u is s e n t p as, a u x
v o is in a g e s les m o in s fla tte u rs .
,— C e n ’e st p a s d u to u t la p la c e d ’u n e je u n e fille!
a s o u p iré C h ris tia n e .
A y a n t m is p a r ce so u p ir sa c o n scien ce en rep o s,
e lle n e so n g e a p lu s q u ’à s’a m u se r.
M . d e F r é s e r a c s’é ta it, n a tu re lle m e n t, p lacé p rè s
d e J a c q u o tte .
— S i v o u s n ’é tie z p a s là, d it-e lle , j ’a u r a is l’a ir
tr è s sot... V o y ez : il y a d e u x m é n a g e s q u i o n t
« b a la n c é le u rs d a m e s », co m m e d is a ie n t ja d is les
m a îtr e s à d a n se r,... a u te m p s p ré h is to riq u e d es q u a
d rille s... E t il y a m a m a n , q u i v a p o u v o ir m a lm e n e r
u n e fo is de p lu s le fidèle A rth u r...
— J e su is h e u re u s e m e n t là p o u r q u e v o u s p u issiez
m e m a lm e n e r au ssi : c’est c ela q u e v o u s v o u lie z
d ire , m é c h a n te ?
— P a s le m o in s d u m o n d e. J e m e sen s, ce so ir,
d ’h u m e u r d é b o n n a ire !
— A lo rs j e v a is en p ro fite r p o u r v o u s r e d ir e
com bien...
— A h ! n o n , p a s to u t de s u ite 1 Q u ’e s t - c e q u i v o u s
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
83
l e s t e r a à m e r a c o n te r à la fin d u so u p e r, a lo r s i...
E t p u is v o u s v o u s ré p é te z . A v o tre âg e, c 'e s t d é so
l a n t; v o u s a lle z d e v e n ir tr è s e n n u y e u x e n v ie il
lissa n t.
— C ’e st u n m a lh e u r in é v ita b le . O n e n n u ie to u
j o u r s q u e lq u ’u n , en v ie illissa n t.
— O u i. S o i-m êm e.
— J 'a lla is le d ire . M iss J a c q u o tte , éco u tez-m o i..,
— O h ! les d rô le s de p o u p ées !...
— V o u s en a u re z ! e t de jo lis p e tits c o c h o n n e ts
c o u leu r d e ro se... V la n ! les b o u les d 'o u a te q u i com
m encent...
D es s e rp e n tin s les e n v e lo p p è re n t d ’u n ré s e a u
m u ltic o lo re . J a c q u e lin e se s e n ta it tr è s g a ie , p o u r la
p re m iè re fo is d e p u is si lo n g te m p s ! E lle a u g m e n ta it
c e tte g a îté d ’u n peu d ’e x c ita tio n fa c tic e . C e la c a
d r a it a v e c le lieu e t n e d é p la is a it p a s à R o b e rt. Il
lui p a r u t qu e l’in s ta n t é ta it p a r f a ite m e n t choisi
p o u r p ro n o n c e r les m o ts irré v o c a b le s .. Il a, c ro it-il,
m o n tré asse z de p a tie n c e ... J a c q u e lin e f e in t de
n a tta c h e r a u c u n e im p o rta n c e à d es m o ts si g ra v e s .
E st-c e q u e .q u e lq u e chose, ici, p e u t ê tr e g r a v e ! M a is
il sa it b ie n q u ’elle a co m p ris, et, p u isq u ’elle n e
re fu s e pas, cela, p o u r l’in s ta n t, lu i suffit.
M a in te n a n t, d a n s le silen ce d e sa c h a m b re , la
je u n e fdle é c o u te en elle l’éch o d es p h ra s e s c a re s
sa n te s. Q u e lle e x is te n c e de fê te s il lui p ro m e t, ce
sé d u is a n t g a rç o n ! S i elle l’é p o u s a it, com m e ils s 'e n
te n d ra ie n t b ien s u r to u te s s o rte s d e c h o ses !...
J a c q u e lin e r e p r it la p e tite p o u p é e et c h e rc h a p o u r
elle u n e p lace. A lo rs ses y e u x to m b è re n t s u r la
V ie rg e d 'iv o ire . E lle eu t le c œ u r é tr e in t d ’u n e s o u
d ain e tris te s s e . I l lui sem b la r e v o ir S a u liè re d a n s
l’a te lie r, le jo u r où il la lui a v a it d o n n é e . E t v io
le m m en t elle se ré v o lta c o n tre ce s o u v e n ir qui
f a i s a i t s’é v a n o u ir en elle la jo ie re c o n n u isc . E lle
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LA
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n e v e u t p lu s p e n s e r à ce J e a n q u i, p e u t-ê tre , n e
so n g e p a s à elle. A p re s to u t, p o u rq u o i est-il p a r ti?
S 'il l’a im a it v ra im e n t, l’a u ra it-il, s a n s lu tter,- cédée
à un a u tre ?
P o u r c h a sse r le fa n tô m e re v e n u , J a c q u o tte s’e f
fo rce de ne .plus so n g e r q u ’a u x p a ro le s im p lo ra n te s
éco u tées ce so ir. M ais, quoi q u ’elle fa sse , ce so n t
d ’a u tre s m o ts que so n c œ u r e n te n d , e t u n a u tr e
d éco r qui s’évoque : E n la p é n o m b re d u ja r d in d ’h i
ver, un v isa g e u n peu m e u r tr i se p e n c h a it s u r elle,
u n e v o ix c h au d e d isa it : « J ’ai so u ffe rt. P o u r l’o u
b lie r, il m e f a u d r a it d u b o n h e u r... "Mon b o n h e u r,
c’est vous, Ja c q u e lin e ... »
E lle to rd it n e rv e u s e m e n t ses m a in s et d it à v o ix
h a u te :
— J e ne p e u x plu s !
N o n , Ja c q u e lin e ne p e u t plus su p p o rte r le co m b at
qui se liv re en elle. V iv re a in si lo n g tem p s en c o re ,
d é ch irée de re g re ts p a r m o m en ts, p a rfo is soulevée
d ’illu so ire e sp é ra n c e , e t, q u a n d u n peu d ’ap a ise m e n t
se fa it, que la vie, de n o u v e a u , lui p a r a ît fa c ile et
belle, re to m b e r d a n s u n ch ao s de c o n tra d ic tio n s et
de scru p u les.... L a je u n e fille n e c o n s e n tira pas
d a v a n ta g e à ce su p p lice. J e a n lui a é c rit : « V o u s
n e p ouvez m ’ê tre se c o u ra b le q u ’en m e la is s a n t vous
o u b lier. J e v a is le te n te r de to u te m a v o lo n té... » E h
b ien ! elle a u s s i va m e ttr e to u te sa v o lo n té à o u b lier.
R o b ert de F ré s e ra c ... J a c q u e lin e l’évoque com m e
elle a p p e lle ra it a u seco u rs.
« J e l’é p o u se ra i. N o u s p a r tir o n s p o u r un trè s
lo n g v o y ag e. N o u s iro n s loin,... b ien loin... II
m ’a d o re. Il f e r a to u t p o u r m e re n d r e h e u re u se , et
peu à peu, m oi a u ssi, j ’a r r iv e r a i à l’aim er... C e
c a u c h e m a r s e ra fini ! »
R éso lu m en t, J a c q u e lin e p rit la p e tite V ie rg e
d iv o ire , l’e n v elo p p a d ’un p a p ie r de-soie com m e d 'u n
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lin ceu l, et l’e n fo n ç a d an s un tiro ir. E lle a v a it envie
d e p le u re r. A lo rs elle se m it à fre d o n n e r le b a n a l
r e f r a i n qu e l’on c h a n ta it ce soir, là-bas, p en d a n t
q u e R o b e rt, un c o llie r de se rp e n tin s en ro u lé su r son
sm o k in g , lui affirm ait n ’a im e r q u ’elle au m onde...
P a r je u , il a v a it e n to u ré la je u n e fille des m êm es
f ra g ile s ru b a n s et d it :
— V o ilà 1 N o u s som m es liés l’un à l’a u tr e !
— P a r des lien s b ien f ra g ile s ! a rép o n d u Jacq u o tte en les b r is a n t d ’u n e secousse.
XI
ÉCROULEM ENT
A u coup de tim b re p ro lo n g é en saccad es im p a
tie n te s, F ra n ç o is , trè s d ig n e, a lla o u v rir en tra în a n t
u n peu ses p an to u fle s fe u tré e s. Il accu eillit le v isi
te u r d ’un a ir sév ère. O n n ’a pas idée de c a rillo n n e r
à d ix h e u re s du m a tin chez des p e rso n n e s qui o n t
acc o u tu m é de se c o u c h e r au p e tit jo u r !
L e b a ro n C rie u x , lui au ssi, s’est couché au p e tit
jo u r . E t c’est lui, cep e n d a n t, qui so n n e à c e tte h e u re
in d u e chez M ’"* de L oyscl.
— P u is - je v o ir M ad am e, F ra n ç o is ?
L e v isa g e g la b re du d o m estiq u e se p lisse d ’une
g rim a c e iro n iq u e.
— C es d am es re p o se n t en co re. E lle s so n t r e n
tré e s ta rd ...
— J e sais, coupe M. C rie u x . N ’im p o rte. D ite s à
F r a n c in e de p ré v e n ir M adam e.
« A h çà ! pense le la rb in , le fe u est-il à la
m a is o n ? »
D e p lu s en plu s g o u rm é , il in fo rm e le b a ro n que
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D ’IV O IR E
« M a d a m e » in te r d it fo rm e lle m e n t que l'o n p é n è tre
chez elle a v a n t q u ’elle a it sonné.
— O ui. E h b ien ! p o u r une fo is, E ra n c iu e d é
so b éira. J e p re n d s to u t s u r moi.
E n h a b itu é de la m aiso n , s a n s a tte n d re que F r a n
çois le g u id e, M . C rie u x g a g n e le salo n .
11 f a u t que le p a u v re h om m e so it b ie n tro u b lé
p o u r n ’a v o ir p as songé que ta n t d ’in s is ta n c e a lla it
m e ttre l’office en éb u llitio n ! E m m a , la c u isin iè re ,
C a ro lin e , la seconde fem m e de c h a m b re , d é c la
rè re n t ne pas a im e r les p e rso n n e s qui co m m a n d e n t
chez les a u tre s . E ra n c in e h a u s s a les ép au les.
— Je v ais ré v e ille r M a d a m e , d é c id a -t-elle . Il se
peut que je sois g ro n d é e , m ais p e u t-ê tre le s c r a i- je
aussi en n ’y a lla n t pas. E t p u isq u e M . le b a ro n
g a ra n tit la casse...
— Il se passe des c h o ses! o p in a C a ro lin e .
— P o u r s û r ! a p p ro u v a , avec é lég an ce, E m m a .
— Il y a to u jo u rs des m y stè re s d a n s la v ie des
p a tro n s, d é c la ra se n te n c ie u se m e n t H o m è re qui sa
v o u ra it son p e tit d é je u n e r.
L e b a ro n s’é ta it je té s u r u n fa u te u il où il d e
m eu ra com m e écra sé . E n ce m om ent, le bel A r th u r
p a ra issa it bien a v o ir son âg e, ce qui l’a u r a it affligé
s’il s’en é ta it d o u té, m ais il n e so n g e a it p a s à lui.
O n p eut ra ille r son a m o u r p o u r C h ris tia n e : cet
a m o u r a été le g ra n d se n tim e n t de sa vie. A p rè s
en a v o ir b e au co u p so u ffe rt, il en a r r iv a it à y tr o u
ver une so rte de b o n h e u r d é sin té re ssé . V o ir p resq u e
jo u rn e lle m e n t M'°" de L o y sel, la s a v o ir c o n te n te ,
joyeuse com m e à v in g t an s, a d m ire r sa p ro d ig ie u se
jeu n esse, ê tre to u jo u rs p r ê t à l’a c c o m p a g n e r p a r
tout où elle p r é f é r a it ne p a s se re n d re seule, lui ê tre
a g ré a b le ou u tile c h aq u e fo is q u ’il en p o u v a it tr o u
v er l'o c c a sio n , cela suffisait a u c œ u r ré s ig n é d e
M. C rie u x .
�I ,A
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*7
Il a tte n d it lo n g tem p s, d a n s sa p o se p ro s tré e , et se
re le v a p é n ib le m e n t en v o y a n t p a r a îtr e son am ie.
E lle n e c a c h a it p as sa m a u v a ise h u m e u r e t en
té m o ig n a p a r u n e p h ra s e s a n s a m é n ité :
— E te s -v o u s d ev en u co m p lè te m e n t fo u depuis
h ie r s o ir?
R e m a rq u a n t le v isa g e a lté ré de l’im p o rtu n , elle
s’in q u ié ta :
— Q u e v ous a r r iv e - t- il?
— A m oi, rie n . B o n jo u r, m a c h è re am ie. E x c u
sez-m oi. V o u s dev ez ê tre tr è s lasse.
— O ui. B o n jo u r. A ssey ez-v o u s. V o u s ne m ’avez
p a s fa it ré v e ille r, j ’im ag in e, p o u r me d e m a n d e r si
j e su is fa tig u é e ? ... V o u s-m êm e p a ra isse z p lutôt...
J e c h e rc h e un m o t qui n e soit p as d éso b lig ean t...
E nfin vo u s a u rie z m ie u x fa it de d o rm ir ju s q u ’à
m idi.
— C e rta in e m e n t, si j ’a v a is pu. C ela m 'a u ra it
é v ité de su b ir les d e u x h e u re s d ’an g o isse que je
v ie n s de v iv re.
— V o u s m ’é p o u v a n te z !...
— S o u v e n t, lo rsq u e je r e n tre au m a tin , j e ne
tro u v e p as le som m eil, si b risé de fa tig u e que je
sois. A lo rs je m e fa is a p p o rte r les jo u rn a u x ... C 'e s t
ce que j ’ai fa it a u jo u r d ’hui... E t, dep u is qu e j e les
a i lu s, j e m e d éb ats,... j ’h ésite... J ’ai fini p a r m e
p e r s u a d e r q u ’il f a lla it v e n ir ici, sa n s ta rd e r...
— A u b u t, allons... V o u s ne v oyez p a s que vos
c irc o n lo c u tio n s m e fo n t m o u rir? D a n s les -jo u r
n a u x , v o u s a v ez vu q u elque chose m e c o n c e rn a n t,
c’est c e la ?
— N o n , p a s v o u s d ire c te m e n t,, m ais j e cra in s...
A p rè s to u t, c 'e st p e u t-ê tre un h o m onym e... C o m
m e n t s’ap p elle v o tre h om m e d ’a ffa ire s? ... O ui, celui
qui g è re v o tre f o r tu n e ?
v
— B ro o m en .
�jB
LA
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— B .R .O .O .M .E .N ?
— O ui, oui... A p rè s ?
•— Il h a b ita it b ien fa u b o u rg M o n tm a r tr e ?
— Il y h a b ite encore... M a is q u ’y a-t-il, m o n
D ieu ?...
t
— M a p a u v re am ie... Q u a n d on e st allé, h ie r so ir,
l’a r r ê te r , il s’est tir é un coup de re v o lv e r...
— B ro o m en ... a rrê té ...
*
— I l y a eu des p la in te s c o n tre lu i... D ’a u tr e s q u e
vous a v a ie n t confiance en ce t h om m e... Il jo u a it à
,1a B o u rse , p as seu le m e n t p o u r le co m p te d e s e s
clien ts, m a is a v ec le u rs fonds...
— M o n D ie u ! ré p é ta C h ris tia n e .
L iv id e , elle se ra id is s a it c o n tre la syncope q u ’elle
s e n ta it v e n ir.
— J e suis u n e b ru te ! se d éso la le b a ro n . P a r d o n
nez-m oi,... m ais v ous a u rie z a p p ris la ch o se a u jo u r
d ’h u i, de to u te s façons,... e t je c ro is d ’a ille u rs q u ’il
f a u d r a it se h â te s de s’in fo rm e r,... d e v o ir si l’on
p o u rra it... J e n e sais pas, m oi...
I l p e rd a it la tê te d e v a n t le v isa g e d ése sp é ré de
M “ 0 d e L o y sel, p a r la it au h a s a rd .
— Q u e fa ir e ? g é m it la p a u v re fem m e.
— N e vo u s affolez p as, p e u t-ê tre n ’ê te s-v o u s p as
tr è s a tte in te ... E n som m e, ta n t q u ’on ne c o n n a îtra
pas a u ju s te le p assif...
C h ris tia n e n ’e n te n d a it p a s ces p a ro le s d ’e sp o ir.
L a b o m in a b le ré a lité la p é n é tra it : ru in é e s, volées...
Ja c q u e lin e e t elle a lla ie n t, d u jo u r a u len d em ain ,
se tro u v e r plus p a u v re s que les plu s p a u v re s.
E lle m u rm u ra , a tte r r é e :
— C ’est fini,... fini... L,e m isé ra b le !
— Je v o u s en supplie, m o n am ie, soyez c o u ra
geuse, re p re n e z v o tre s a n g -fro id p o u r m e re n s e i
g n er... J e fe ra i to u te s les d é m a rc h e s n é c e ssa ire s.
— A h ! s’é c ria la m a lh e u re u se en fo n d a n t e n
�I .A
la r m e s ,
vous
V IE R G E
se re z
D 'I V O I R E
re n se ig n é
en
peu
89
de
m o ts !
B r o o m e n a v a it m a p ro c u ra tio n , il fa is a it tr a v a ille r
m on a rg e n t, d is a it-il; g râ c e à lui, je v o y ais m es
re v e n u s a u g m e n te r ; co m m e n t n 'a u r a is - je p a s eu
c o n fi a n c e ? C ’est lui q u i m ’a conseillé, l'a n n é e d e r
n iè r e , d e f a ir e é m a n c ip e r m a fille; a in si elle a pu,
c o m m e il le d e m a n d a it, p o u r fa c ilite r ses o p é ra
tio n s, d isa it-il, lui d o n n e r, elle a u ssi, p lein s p o u
v o irs... C ’est m oi qui ai ru in é m a p a u v re J a c q u e
li n e ... Q u elle h o r r e u r ! Q u ’a llo n s-n o u s d e v e n ir!
— C h ristia n e ,... de g râ c e !... J e v ais a lle r to u t de
su ite m ’in fo rm e r,... m ais j e n e puis vo u s la isse r
a in si !... P o u r l’a m o u r de Ja c q u o tte , tâch ez de v o u s
calm er... J e v o u d ra is que v o u s sach iez bien,... que
vo u s n ’ou b liiez p as... que... m on d é v o u e m e n t le plus
absolu...
M . C rie u x h é s ita it, c h e rc h a it ses m ots... Il n ’est
p a s trè s fa c ile de d ire à un e fem m e qui v o u s a
to u jo u rs re p o u ssé : « V o u s v o ilà d én u ée, m ais,
p u isq u e je su is riche, ne v ous in q u iétez de r i e n ! »
C ela, qui, en som m e, est g é n é re u x , p o u r r a it p a
r a îtr e o ffe n sa n t.
M ” de L o y sel ré p o n d it m a c h in a le m e n t :
— J e vo u s re m ercie.
E t c o n tin u a de p le u re r.
Il n ’y a q u 'a u cin ém a, où des tra în é e s de g ly c é
rin e les fig u re n t, e t q u e lq u e fo is a u th é â tre , c e r
ta in e s co m éd ien n es e x p e rte s p a rv e n a n t à les fa ire
s o u rd re sa n s u n e g rim a c e de le u rs b e a u x y e u x , que
le s la rm e s ne d é fig u re n t p as v ila in e m e n t. L o rsq u e
l’ê tre to u t e n tie r e st secoué de d o u le u r, les tr a its se
c o n tra c te n t, et peu de b e a u té s y ré s is te n t. C h ris
tia n e y so n g e a to u t à coup. Si é to n n a n t qu e c ela
p u isse p a r a îtr e , a u m ilieu de son d é se sp o ir, c e tte
p en sée de c o q u e tte rie p ré v a lu t. C a c h a n t sa fig u re
d a n s s e s m ain s, e lle s e s a u v a , a b a n d o n n a n t l ’am i
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D ’IV O IR E
dévoué qui n e su t plus, d ’a b o rd , ce q u ’il d e v a it
fa ire . Il a v a it le c œ u r gonflé de p itié et se r e fu s a it
à d isc e rn e r un e v o ix qui, to u t au fo n d de lui-m êm e,
co m m en çait à m u rm u re r des p ro p o s c o n so la te u rs.
Le m a lh e u r des u n s en v ie n t p a rfo is à f a ir e le
b o n h e u r des a u tre s , c’est la sag esse des n a tio n s qui
l'affirm e. E lle l’affirm e au ssi so u s une a u tr e fo rm e :
« A q u elque chose, m a lh e u r est bon ! »
A r th u r C rie u x finit p a r s’en a lle r. Il g a g n a l’a n
tich am b re et o u v ra it la p o rte d ’e n tré e lo rsq u e F r a n cine s u rg it et tém o ig n a , en le v o y a n t là, u n e g ra n d e
su rp rise . E n h om m e d ’e x p é rie n c e, le b a ro n ne d o u ta
po in t que la fem m e de c h a m b re n ’eû t g u e tté son
d é p a rt. A y a n t, p o u r lui o b é ir, risq u é, et p ro b a b le
m e n t re ç u u n e ré p rim a n d e de sa m a ître sse , elle
d é s ira it é v id em m en t l'en f a ir e so u v e n ir. A r th u r
c o m p rit; il g lissa d a n s la poche en d en te lle d 'u n
p e tit ta b lie r un b ille t q u ’on p a ru t ne p as v o ir, et
so rtit.
X II
n A N S I,E S DÉCOM BRES
L es so m b res p ré v isio n s de M "" de L oysel p a ra is
sa ie n t b ien d e v o ir se ju stifie r.
L a p re m iè re des v ictim es de B ro o m e n d o n t les
y e u x s’é ta ie n t dessillés a v a it eu tro p ta rd iv e m e n t
cette c la irv o y a n c e. D ep u is lo n g te m p s l'a g e n t d ’a f
fa ire s , s u iv a n t le p ro c é d é classiq u e e t to u jo u rs
n é fa s te , S erv ait à ses c lie n ts des re v e n u s p u isés à
m êm e le u r ca p ita l. C e fu t u n e e sc ro q u e rie en
som m e d ’assez peu d ’e n v e rg u re , ou du m o in s q u i
p a ru t te lle à c e u x q u i n ’e n f u r e n t p a s les v i c t i m e s ,
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D ’IV O IR E
p a rc e que, d a n s le m êm e tem ps, une trè s g ra n d e
b a n q u e et p lu sie u rs de m o in d re im p o rta n c e sem
b lè re n t s’ê tre d o n n é le m ot p o u r e n v o y er le u rs
d ire c te u rs en c o rre c tio n n e lle . A u m ilieu de si belles
c a ta s tro p h e s , le su icid e d 'u n p e tit b o u rs ie r qui ne
r u in a it qu e cinq ou six fa m ille s p e rd a it de son
in té rê t. C e p e n d a n t c e rta in s jo u r n a u x p u b liè re n t des
n om s, et M m* de L o y sel fu t a ssa illie p a r d ’in d is
c rè te s c u rio sité s a b rité e s sous le m asq u e de la plus
v iv e sy m p ath ie. L e p re m ie r ch o c a v a it é té ru d e et
la is s a it C h ris tia n c e n c o re d ése m p a ré e. C e p e n d a n t
elle su t ê tre belle jo u e u se , c a r le m onde, s’il im pose
tr o p so u v e n t à ses d év o ts d es lâ c h e té s, les o blige
q u e lq u e fo is à un c e rta in h éro ïsm e.
P o u r s a u v e r la face, com m e d ise n t les C hinois,
M m* de L oysel p a rv in t à so u rire et té m o ig n a à ses
v is ite u rs tro p e m p re ssé s la plus v i v e 'g r a t i t u d e .
E h ! oui, elle a d es e n n u is, m ais enfin il ne fa u t
p a s tro p e x a g é re r... S ’il est n é c e s s a ire de se re s
tre in d re un peu, eh b ie n ! on se r e s tr e in d r a ! T o u t
en ré p é ta n t ces choses le s o u rire s u r les lèv res,
C h ris tia n e , le c œ u r d a n s un é ta u , se d e m a n d a it,
a v ec u n e an g o isse to u jo u rs c ro issa n te , ce que J a c q u o tte et elle a lla ie n t d e v e n ir.
P lu s e m p ressé que ja m a is , A r th u r C rie u x ne
ce ssa it de r é c o n fo rte r M m" d e L oysel. L u i-m êm e ne
c o n s e rv a it a u c u n e sp o ir d une s u rp ris e possib le a la
liq u id a tio n du p a ssif, m ais il s e ra bien tem p s de se
d é s e s p é re r a lo rs. S i ta n t est q u ’il fa ille se d é se s
p é re r, ce qui n ’é ta it p a s du to u t son avis.
J a c q u e lin e , elle, ne p a ra is s a it a v o ir b eso in d ’a u
cu n e co n so la tio n . E lle a v a it re ç u la n o u v e lle du
d é s a s tre a v ec u n c alm e s u r p r e n a n t et s 'é ta it a p p li
qu ée à p e rs u a d e r l’im p ru d e n te C h ris tia n e q u 'e lle ne
devait" a v o ir a u cu n re m o rd s de son im p rév o y an ce.
— M ais, m a lh e u re u se e n fa n t, g é m issa it M m° de
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î.'oysel, c o m p ren d s d o n c : n o u s n ’a u ro n s plu s rien,...
rien ! 11 f a u d r a v e n d re l’a u to , les m eu b les, nos b i
jo u x , re n v o y e r H o m è re ,... to u s les d om estiques,...
nous r é f u g ie r d a n s u n e m a n s a rd e et y m a n g e r des
cro û te s en p o r ta n t to u te l’a n n é e la m êm e ro b e !
— Je v o u s v o is tr è s m a l d a n s ce c a d re et d a n s
'.y rôle, m am an !
— Je n ’y Serai p as seule, h é la s ! m a p a u v re ché
rie, et c’est p o u r to i s u rto u t qu e je m e d é so le !
— A h ! com bien v o u s av ez to r t !
J a c q u o tte a v a it ré p o n d u cela av ec un tel acc e n t
que C h ris tia n e e n tre v it un e lu e u r d a n s le tu n n e l où
elle a v a it conscience de s'e n fo n c e r. L es choses se
raien t-elles plus a v a n c é e s e n tre J a c q u e lin e et M . de
K réserac q u ’elle-m êm e ne le p e n sa it, et la je u n e fille
se se n ta it-e lle assez su re de l’a m o u r d u beau R o b e rt
p o u r ne p as re d o u te r u n e d é fe c tio n ?
L o rsq u ’il co n n u t le su icid e de B ro o m en , M . de
F r é s e ra c ne d o u ta p as de la co m p lète ru in e des
L oysel. Il s a v a it, p a r C h ris tia n e , le nom de le u r
h om m e d ’a f f a ir e s ; celle-ci, sous p ré te x te de lo n er
l’h ab ile té fin a n c iè re de son fo n d é d e p o u v o irs, a v a it
ain si, s a n s p a r a îtr e y so n g e r, a p p ris à R o b e rt que
J a c q u o tte p o ssé d a it u n e d o t enviable.
L e p a u v re g a rç o n se tr o u v a it je té d an s u n e s itu a
tion qui, en to u t é ta t de cause, a u r a it été pénible,
et qu e ses se n tim e n ts p o u r J a c q u e lin e re n d a ie n t, de
plu s, ré e lle m e n t trè s d o u lo u re u se . Il y a v a it là,
p o u r lui, l’occasio n d ’u n b e a u g e ste , et il le v o y ait
b ien . D ’a u tre s au ssi le v o y a ie n t; il se s e n ta it s u r
veillé p a r to u s c e u x q u ’il a v a it eu la p réso m p tio n
de m e ttre plus ou m o in s a u c o u ra n t de ses p ro je ts.
M ais, p o u r te n d re la m a in à q u e lq u ’u n qui se noie,
e n co re fa u t-il n ’a v o ir p as, soi-m êm e, p e rd u pied.
O r M. de F r é s e r a c n ’é ta it rich e que de d e tte s, et
dan s l'in c a p a c ité — d o n t il se renda'it com pte — de
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d o n n e r, p a r so n tra v a il, l’a isa n c e à un fo y e r. E p o u
s e r J a c q u e lin e ru in é e , c ’é ta it ce que, d a n s le peuple,
on a p p e lle m a r ie r la fa im a v e c la so if. P o u r la
p re m iè re fo is d e son in u tile e x isten ce, R o b e rt r e
g r e t t a d ’a v o ir, p o u r u n iq u e c a rriè re , choisi le m a
r ia g e ric h e . C e rte s , a v ec son p h y siq u e, sa d an se
e t son nom , il é ta it à peu p rè s c e rta in de d é c ro c h e r
u n e tim b a le d o ré e , m a is b e a u c o u p m oins a ssu ré , il
en fa is a it la tr is te e x p é rie n c e ,,d ’a tte in d r e le b o n h eu r.
C om m e cet h om m e sé d u isa n t n ’a pas m au v ais
c œ u r et q u ’il est p e rs u a d é s ’ê tre fa it a im e r de Ja c q u o tte , la p e n sé e que, p a r sa fa u te , elle va so u ffrir
a u s s i a jo u te à sa peine un p én ib le rem o rd s.
S e s e n ta n t en si fâ c h e u s e p o stu re , R o b e rt ne
tr o u v a rie n de m ieu x , p o u r s’y s o u s tra ire , que de se
so u v e n ir d ’u n e p a u v re v ieille co u sin e qui a c h e v a it
tris te m e n t u n e v ie s o lita ire d a n s u n p e tit c astel à
dem i ru in é , com m e il s’en re n c o n tre ta n t en G as
cogne. F id è le à son h a b itu d e de je t e r de la p o u d re
a u x y e u x , M . de F r é s e r a c la issa e n te n d re q u ’il
s’a g is s a it de re c u e illir un trè s im p o rta n t h é rita g e .
Il en s e ra q u itte , a u re to u r, p o u r a n n o n c e r que la
m o rib o n d e est re v e n u e à la san té.
E n ré a lité , p as un in s ta n t Ja c q u e lin e n 'a e n v isag é
la p o ssib ilité d ’é c h a p p e r à la g ê n e en é p o u sa n t R o
b e rt. E lle ju g e r a it in d é lic a t, a u jo u r d ’hui où elle n ’a
plu s rie n , de p ro n o n c e r le oui q u ’elle r e f u s a it h ie r
e n c o re , et, lo rs m êm e que M. de F r é s e r a c ne c h a n
g e r a it p as d 'a ttitu d e , J a c q u o tte c o n tin u e ra it fière
m e n t à se re fu s e r. E lle ne l’aim e pas. E n a d m e tta n t
la p o ssib ilité de d e v e n ir sa fem m e, elle ne c h e rc h a it
q u ’un m oyen d ’im p o ser silen ce à des r e g re ts tro p
o b stin é s à re n a ître , de s’a r r a c h e r d éfin itiv em en t à
to u t ce qui, d u passé, r e s ta it a c c ro c h é à elle, com m e
ces ro n ces ten a c e s d o n t on n e se d é g a g e q u ’en le u r
a b a n d o n n a n t d es lam b eau x .
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S a m è re ne p e u t so u p ç o n n e r les c a u se s p ro fo n d e s
de son in d iffé re n c e d e v a n t l’im m in en te p a u v re té .
I l y a d’ab o rd , il f a u t le re c o n n a ître , à la b a s e
d e cette belle in d ifféren ce, l’ig n o ra n c e to ta le , d o n c
l’in co m p réh en sio n des so u ffra n c e s q u ’e n tra în e le
m an q u e absolu de re sso u rc e s II y a, a u ssi, un peu
de c ette sa tis fa c tio n a b s u rd e des e n fa n ts d e v a n t
l’a n n o n c e d’u n c h a n g e m e n t, quel q u ’il soit. 11 y a
enfin, p a r-d e ssu s to u t, ce se n tim e n t d ’év a sio n , d e
d é liv ra n c e , que J a c q u e lin e p o u rsu iv a it en so n g e a n t
à ép o u ser R o b ert.
M a in te n a n t, m a lg ré sa lâ c h e té , il v a b ien lui
fa llo ir q u itte r c e tte v ie de p la is irs et d ’o isiv e té q u e
b lâ m a it J e a n S a u liè rc et q u ’elle h é s ita it à lui sa
crifier.
L a je u n e fille se so u v ie n t d ’a v o ir d it, un so ir, à
M ich elin e : « S ’il m e fa lla it tra v a ille r, j ’a u ra is
b e a u co u p de c o u ra g e .» E t M 11“ de K e rse le u c a
ré p o n d u a v ec b e au co u p de p itié : « M a p a u v re ché
rie, que fe rie z - v o u s ? » L a v o ici, a u jo u r d 'h u i, e n
fa c e du p ro b lèm e te rrib le : C o m m en t g a g n e r s a
v ie et celle de sa m è re ? L a to u jo u rs belle C h ristia n e ! C ’est p o u r elle s u rto u t que le f a rd e a u s e ra
lo u rd !
M ais, lo rsq u ’il f u t b ie n a v é ré qu e p a s le p lu s
p e tit d é b ris n e p o u r r a it ê tre sau v é de la d éb âcle,
M . C rie u x tin t à M “" de L o y sel u n la n g a g e p récis,
v o lo n ta ire m e n t d ép o u illé de to u te s fio ritu re s se n ti
m en tales.
—
M a c h è re am ie, lu i d it-il, com m e n o u s le re
d o u tio n s, to u t v o tre a v o ir a d is p a ru , a in si qu e celui
de v o tre fille. Il im p o rte d ’e x a m in e r sé rie u se m e n t
la situ a tio n . V o u s a v ez l’in te n tio n d ’e n v o y e r r u e
D ro u o t v o tre é c rin et v o s m eubles. M a lh e u re u s e
m en t, M . de L o y se l n ’a p p ré c ia it qu e ce qui, d e
son tem ps, é ta it m o d e rn e . I l en ré s u lte q u e v o t r e
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m o b ilie r fo rm e u n ensem ble e n co re é lé g a n t, n iais
d é jà d ém odé. O n n e vo u s en d o n n e ra rien , ou
p a s g r a n d ’chosc. V o s b ijo u x , qui so n t assez b eau x ,
s a n s plus, v o u s p r o c u r e r o n t d e quoi ne p as m o u rir
de fa im p e n d a n t u n c e rta in tem ps. E t a p rè s ? V o u
lez-v o u s m e d ire ce que vo u s fe re z ?... N o n , ce n 'e st
p as u n e q u e stio n q u e je vous pose, ne m 'in te rro m
pez p as, de g râ c e . V o u s p a rle re z q u a n d j ’a u ra i to u t
d it.
« Il y a u r a it un m oyen de n e rie n c h a n g e r à vos
h a b itu d e s de lu x e, à v o tre g e n re de vie. J e ne
m ’illu sio n n e pas. V o u s n 'a u re z ja m a is p o u r m oi les
s e n tim e n ts que je n 'a i pas cessé d ’a v o ir p o u r vous,
m a is j e cro is p o u v o ir c o m p te r s u r v o tre am itié.
C e tte a m itié suffira, je l’esp ère, à em p ê c h e r m on
a m o u r de v ous p a r a îtr e o d ieu x . E p o u sez-m o i. C e
n ’est pas u n m a rc h é . D ep u is des a n n é e s v o u s co n
n a isse z m on esp o ir. E t, si ce m ot m a rc h é é ta it
p ro n o n c é , vous a u rie z ceci p o u r le ju s tifie r que
v o u s n ’êtes p as seu le en cause. Il y a J a c q u o tte
d o n t vous a ssu re z a in si le b ie n -ê tre , c a r vo u s ne
d o u te z p as de m on d é s ir de la c o n s id é re r com m e
m a p ro p re e n fa n t, si elle v e u t bien m 'v a u to rise r...
J e n ’ai rie n à a jo u te r... N e m e rép o n d ez p a s a u
jo u r d ’hui, je re v ie n d ra i d em ain . V o u s en a u re z
cau sé av ec v o tre fille, si v o u s le tro u v e z bon, et me
d ire z si je puis c ro ire e n c o re le b o n h e u r possible,
en e s s a y a n t de vo u s le d o n n e r. »
Si M""’ de L oysel a to u jo u rs rep o u ssé le b a ro n
C rie u x , ce n 'e s t p as q u ’il ne lui so it sy m p ath iq u e,
m ais, a u c u n se n tim e n t p a ssio n n é n e l ’e n tr a în a n t
v e rs lui, C h ris tia n e a p r é f é r é c o n s e rv e r son h e u
re u se in d ép en d an ce. A u jo u rd 'h u i, elle co m p ren d ,
h é la s ! que l’in d é p e n d a n c e d ’un e fem m e p a u v re est
illu so ire. E lle d e v ra se p la c e r, p e u t-ê tre ... D ev ien
d ra -t-e lle v en d e u se d a n s un g r a n d m a g a s in ? E lle
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n ’est plu s assez je u n e p o u r ê tre m a n n e q u in ... L u i
fa u d ra -t-il a c c e p te r de re p ré s e n te r u n e m a iso n de
com m erce et s’e ffo rc e r de v e n d re de l’h u ile d ’o liv e
o u des sav o n s à ses a n c ie n n e s re la tio n s ? H o r r e u r !
D e v e n ir la fem m e d e ce fidèle am i s e ra c e r ta i
n e m e n t m oins d é sa g ré a b le . E lle en é ta it to u t à f a it
c o n v a in c u e a p rè s u n e n u it d ’in so m n ie. C e q u ’on en
p o u r r a it p e n s e r n e la to u rm e n te g u è re , elle sa it
tr o p l’in d u lg e n c e du m onde p o u r ceu x qui ne se
la isse n t p a s v a in c re p a r le m a u v a is so rt. A u s u r
plu s, ép o u se r un h o m m e p o u r sa fo rtu n e n ’est pas
qualifié de d é s h o n o ra n t. R e s ta it à c o n n a ître l’o p i
n io n de J a c q u o tte . L a je u n e fille n ’a ja m a is tém o i
g n é à A r th u r C rie u x q u ’une b ie n v e illa n c e trè s
re la tiv e . E nfin, ce n ’est p a s u n e so tte : elle com
p re n d ra sa n s d o u te les n é c e ssité s de l’h e u re .
Ja c q u e lin e é c o u ta , sa n s l’in te rro m p re d ’un seul
m ot, le p la id o y e r vin peu d iffu s p a r quoi C h ris tia n e
e sp é ra it o b te n ir l’a p p ro b a tio n e n th o u sia ste qui lui
a u r a it fa it p la isir.
Il n ’y eu t p as d’e n th o u sia sm e h p ro p re m e n t p a r
ler, m ais la je u n e fille p a r u t sin c è re en se d é c la ra n t
h e u re u se de v o ir sa m ère é c h a p p e r à la m a n s a rd e ,
a u x c ro û to n s, et s u rto u t à la robe u nique.
— E t p o u r to i a u ssi, m a ch érie..., co m m en ça
M mc de L oysel.
C e tte fois, elle f u t a r r ê té e sa n s d o u c e u r :
— Je vo u s en p rie , m am an , n e fa ite s p as d e p ro
je ts p o u r m oi. V o u s d ev ez c o m p re n d re q u ’il ne
s a u ra it m e c o n v e n ir de v iv re a u x d ép en s de v o tre
second m a ri.
— T o n b e a u -p è re ! c o rrig e a C h ris tia n e a v ec re
proche.
— E v id e m m e n t, il a u r a ce titre . Il n e lui c o n f è r e
au cu n d ro it.
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— A r th u r n e ré c la m e q u e celui de te c h o y e r
com m e son e n fa n t.
— J e lui su is in fin im en t re c o n n a is s a n te d e ses
g é n é re u s e s in te n tio n s, cro y e z -le, m am an.
— T u as to u jo u r s été h o stile à cet e x c e lle n t am i !
— P a s d u to u t! E t je v o u s ré p è te que j e suis
v ra im e n t trè s c o n te n te de ce m a ria g e ... qui, d ’a il
le u rs, n e c h a n g e en rie n m es p ro je ts .
— P e u t-o n les c o n n a ître ? fit iro n iq u e m e n t M raQ de
L oysel.
— C e rta in e m e n t. J e tra v a ille ra i.
— O h ! oh ! E t c o m m e n t? J e v e u x d ire : A q u o i?
— M ic h e lin e — qui m ’a p p ro u v e — ch e rc h e p o u r
moi un e situ a tio n .
— E lle t ’a p p ro u v a it... p a rc e q u ’il n ’é ta it p as ques
tio n p o u r m oi d ’é p o u se r M . C rie u x .
— J e v o u s ai d it que cela n e p o u v a it, n e d e v a it
rie n c h a n g e r p o u r m oi.
— E nfin... je su is tra n q u ille .
— C e qui sig n ifie?
— Q u 'e lle n e tr o u v e r a rien . Q u e sa is-tu fa ir e ?
— Q u a n d on a v ra im e n t la vo lo n té de se re n d re
u tile...
— C ela n e rem p la c e p as les b re v e ts !... A u fait,...
tu v a s p e u t-c trc a p p re n d re la m ach in e à é c rire ?
— L a c a r r iè r e de d ac ty lo e st encom brée...
— A lo rs ? q u e stio n n a M “ ° de L o y se l de son m êm e
to i^ ra ille u r.
— M ich elin e a u n e am ie q u i v o y a g e a v ec u n e
je u n e fille s o u ffra n te , n e u ra sth é n iq u e , et la m ère de
c e tte je u n e fiîle. E lle n ’a com m e tâ c h e que de d is
tr a i r e la m alad e. E lle v it d a n s les p ala c e s, d é fra y é e
de to u t, et to u ch e de f o r t b e a u x ém o lu m en ts.
— D e trè s b e a u x g a g e s ! rectifia assez m é ch am
m e n t la fu tu r e b a ro n n e C rie u x .
— S i v o u s v o u lez. D e l’a r g e n t bien g a g n é n e f a it
2 79-IV
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I ,A
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p a s d é c h o ir, je p en se, celui ou celle qui le re ç o it.
— E t tu esp ères tr o u v e r u n e seco n d e je u n e fille
un peu folle à e s c o rte r?
— O u l'é q u iv a le n t.
— D em o iselle de c o m p ag n ie, toi !...
E lle se tu t un m o m e n t, p u is s’é c ria , sa n s c o rré
la tio n a p p a re n te :
— C e g a rç o n e st u n m isé ra b le !...
J a c q u o tie d é d a ig n a de fe in d re l'in c o m p ré h e n sio n .
— Je suppose, m a m a n , que v o u s p a rle z de M . de
F rc s e ra c . V o u s co m p tiez p e u t-ê tre q u ’il a g ir a it
com m e M . C rie u x ... e t s’o f f r ir a it à m ’é p o u se r p o u r
m e s a u v e r d e la m isè re ? ... N e lui en v eu ille z p as
de n ’en a v o ir rie n f a it et d’a v o ir m êm e d is p a ru de
n o tre h o riz o n : j ’é ta is ré so lu e à n e p as l’acc e p ter.
C h ris tia n e h a u s s a les é p au les. E lle ju g e a it in u tile
de c o m b a ttre u n e d éc isio n qui, selon la fo rm u le des
g e n s d’a ffa ire s, d e v e n a it sa n s o b je t. E lle n e d o n n a
p a s non plus la ra iso n de ce so u p ir. C ’est que,
d ep u is la d é fe c tio n d e so n c a n d id a t, M mo de L oysel
se désole d ’a v o ir tro p b ien ré u ssi à é c a r te r J e a n
S a u liè re . C e lu i-là — elle lu i re n d a it la ju s tic e de
le c ro ire — n ’a u r a it p a s d éla issé J a c q u e lin e p o u r
un e q u estio n d ’a rg e rtt.
— E c o u te -m o i, m on p etit,... sois ra iso n n a b le , re
n o n ce à m e q u itte r !
— M a m a n ch é rie , j ’é ta is ré so lu e à m ’élo ig n e r,
p o u r n o tre b ien à to u te s d e u x , a lo rs que la p en sée
de vo u s la is s e r to u te seu le m e re n d a it tr è s d o u
lo u re u x cet é lo ig n e m e n t; m a in te n a n t qu e je v o u s
s a u ra i h e u re u se , je p a r tir a i a v ec b ien m o in s de
re g re ts .
— E t si je n e le p e rm e ts p a s? ... T u n ’es p as
m a je u re !
— V o u s m ’av ez ém an cip ée... M ais, je v o u s en
p rie , ne n o u s fâ c h o n s pas, é v ito n s les m o ts q u i fo n t
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m al... C ’est à vous, m am an , que j e d is : S o y ez r a i
so n n ab le !
— P r è s de n o u s, tu tro u v e ra is c e rta in e m e n t à te
m a rie r.
— S a n s d o t? L a p re u v e est fa ite .
— T o u s les h o m m es n e so n t p a s in té re ssé s.
— B on ! Si je dois r e n c o n tr e r un h é ro s de ro m an ,
ce n ’e st p as de m e v o ir g a g n e r m on p a in qui l’é c a rte ra de m oi,... au c o n tra ire .
— E nfin tu d e v ra is c o m p re n d re que, v is-à -v is de
n o s re la tio n s, tu v a s n o u s m e ttre , ton b e a u -p è re et
m oi, d a n s u n e s itu a tio n e x trê m e m e n t fau sse... O n
n e c o m p re n d ra p a s q u e n o u s te la issio n s tr a v a ille r
p o u r v iv re lo rsq u e nous-m êm es...
— J e m ’en re n d s com pte, co u p a la je u n e fille,
m ais je n e vo is p a s c o m m en t v o u s é v ite r cet
e n n u i !... A m oins, c o n tin u a -t-e lle en p la is a n ta n t,
que j ’a d o p te un n o m de tr a v a il com m e d ’a u tre s
p re n n e n t un nom de th é â tre ... P u isq u e , d ’a p rè s n o s
p a p ie rs de fam ille, si m on p è re s ig n a it L oyscl, m on
g ra n d -p è re s’a p p e la it L a u r e n t de L o y scl, et m on
a r r iè r e -g r a n d - p è r e seu le m e n t L a u re n t, je p o u rra is
d e v e n ir Ja c q u e lin e L a u r e n t? L a c o n so n an ce n ’e st
p as v ila in e , et je n ’a u r a is p a s à c h a n g e r les in i
tia le s de m es m o u c h o irs ! V o y ez com m e ce s e ra it
sim ple ! V o u s d irie z , p o u r e x p liq u e r m on absence,
q ue je su is en v illé g ia tu ré chez des am is... A h ! p a r
exem ple, il n e f a u d r a it p a s que je re ste à P a r is !
— N on, n a tu re lle m e n t, ré p o n d it C h ris tia n e .
E t Ja c q u e lin e , s tu p é fa ite , v it que la p ro p o sitio n
fa ite en r ia n t é ta it p rise a u s é rie u x e t accep tée.
E lle eu t le cœ ui se rré , l’im p ressio n d ’ê tre re je té e ,
re n ié e p a r sa m ère elle-m êm e; son o rg u e il la s a u v a
de m o n tre r sa d é tre sse .
— V o ilà d o n c qui e st c o n v en u , d it-e lle ICC»
m o m en t.
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E t elle q u itta M m' de L o y sel p o u r a lle r é c r ir e à.
M ic h e lin e en la su p p lia n t de re m u e r ciel e t te r r e
p o u r h â te r son d é p a rt. L a je u n e fille ne sa v a it tro p
si so n im p atien ce affirm ait so n c o u ra g e d e v a n t
l’é p re u v e que s e ra u n e v ie d é p e n d a n te , ou p lu tô t
son d é s ir d ’a b ré g e r le tem p s q u ’il lu i f a u t p a s s e r
e n c o re e n tre sa m ère, q u ’elle s e n t lu i é c h a p p e r,
e t l’é tr a n g e r qui b ie n tô t s e ra le m a ître .
C h ris tia n c se p e rs u a d e que J a c q u o tte fin ira p a r
a b a n d o n n e r u n p r o je t q u ’elle qualifie d ’a b su rd e , et
en é c h a fa u d é de tr è s d iffé re n ts , s ’o b s tin a n t à y,
m êler sa fille :
—
A r th u r n o u s o ffre un v o y a g e en E sp a g n e , c ela
t ’a m u se ra ... A r th u r v e u t m o d e rn is e r u n p eu l’a p p a r
te m e n t, p u isq u e j e p ré f è r e le g a rd e r. 11 f a u d r a
que n o u s c h o isissio n s en sem b le la d é c o ra tio n de ta
ch am b re...
J a c q u o tte ré p o n d v a g u e m e n t. E lle tie n t à é v ite r
to u te n o u v elle d iscu ssio n ju s q u ’a u jo u r où elle
p o u r r a d ire , n o n p lu s : « J e p a r tir a i », m ais : « Je
p a rs ».
E lle so u h a ite a rd e m m e n t qu e ce so it a v a n t le
m a ria g e de sa m ère. L a céré m o n ie d e v a n t a v o ir
lieu en S o lo g n e, d a n s la plus ab so lu e in tim ité , l’ab
sence de J a c q u o tte p o u r r a it n e p as c a u s e r de sc a n
dale.
E n fin , elle re ç u t u n m o t de M " 0 de K e rse le u c :
« V e n ez, j ’ai p o u r vo u s q u elq u e chose. »
U n e h e u re plu s ta rd , J a c q u e lin e so n n a it chez son
am ie.
— A v a n t m êm e de sa v o ir ce d o n t il s’a g it,
j ’a c c e p te ! d é c la ra -t-e lle en e m b ra s s a n t M ich elin e.
— Q u elle e n f a n t! Il f a u t to u jo u r s ré flé c h ir, e t
d ’a u ta n t plu s qu e l’on se sen t te n té . S a v e z -v o u s
qu e v o u s c a s e r d a n s les c o n d itio n s q u e v o u s im po
sez n ’est p a s fa c ile ? V o u s p ré te n d e z c o n s e rv e r
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io f
l’in c o g n ito com m c une a lte sse en v o y a g e ; il fa lla it
d é c o u v rir u n e p e rso n n e n ’e x ig e a n t pas des re n s e i
g n e m e n ts tro p précis, ne vous fro isse z pas du m ot :
des ré fé re n c e s . J ’ai m is en ca m p a g n e u n e vieil!?
am ie de m a m è re , en m e p o rta n t g a r a n t de
M " ' J a c q u e lin e L a u re n t. E lle-m êm e, m e c o n n a is
s a n t assez p o u r s a v o ir qu e je n ’acc o rd e m on estim e
q u ’à bon escien t, en a f a it a u ta n t a u p rè s d’une
d am e â g é e qui, m en acée de p e rd re la vue, so u h aite
a v o ir a u p rè s d ’elle de je u n e s yeu x ... V o u s a u rie z
à lui s e rv ir de s e c ré ta ire et à l’a id e r d a n s la d ire c
tio n de sa m aiso n . E lle h a b ite en pleine cam p ag n e,
ne re ç o it p erso n n e... C e se ra , j e le c ra in s, bien
a u s tè re p o u r vous, m a p a u v re J a c q u o tte ! D u m oins,
p u isq u e v ous te n e z à é v ite r v o s am is d ’h ie r —•
é ta ie n t-c e des a m is? — vo u s ê te s a s s u ré e de n e
p a s les r e n c o n tr e r d a n s le p e tit v illa g e de B é a rn
où résid e to u te l’a n n é e M "1* C la u d ie r. E h bien !
Ja c q u e lin e ,... q u ’a v e z -v o u s ?
L a je u n e fille a v a it p ris les m a in s de l’a v o cate
et les s e r r a it n e rv e u se m e n t.
— C la u d ie r,... v o u s d ite s C lau d ier,... en B éarn ,...
à l a R ib è r e , n ’est-ce p a s ?
— O ui... V o u s la c o n n a isse z ?
— N e sa v e z -v o u s pas... N ’av e z -v o u s ja m a is ente n d u M . S a u liè rc en p a r le r ? C ’est a u p rè s de cette
v ieille dam e q u 'e s t Jo se tte ,... la fille de J e a n !
_ Q u ’a llio n s-n o u s fa ire , m on D ieu ! s’é c ria M i
cheline, a u ssi b o u le v e rsé e que son am ie. Si vous
n ’av iez p as c o n n u le nom de M nw C la u d ie r, v o u s
a u rie z été là-bas... et p a r m a fa u te !...
J a cq u elin e se ta is a it. T r è s pâle, les so u rc ils f r o n
cés, se m o rd a n t les lè v re s, elle p a ra is s a it en p ro ie
à u n e é m o tio n v io len te.
— J e v ais, d ès a u jo u rd 'h u i, rép o n d re ..., com
m e n ç a M ich elin e.
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J a c q u o tte n e la la issa p as achever.— P e n se z -v o u s, d e m a n d a -t-e lle , que... J e a n so it à
l a R ib è r e ?
— Il n ’y e st c e rta in e m e n t pas. M m0 C la u d ie r e s t
seule. S in o n , d’a ille u rs, elle ne c h e r c h e ra it p ro b a
b lem en t p a s u n e d am e d e co m p ag n ie.
— E h b ie n ! a lo rs, M ic h e lin e , j e v e u x y a lle r.
— Q u elle fo lie ! V o u s n ’y so n g ez p a s ?
— C e n ’est p as u n e fo lie. Je s o ig n e ra i la ta n te
de J e a n , j e c o n n a îtra i s a p e tite J o se tte ,.., j e l’a i
m erai...
— E t que M 1"" C la u d ie r d é c o u v re qui e s t
M " 0 L a u r e n t?
— D ’a b o rd , rie n n e p ro u v e que son n e v e u lui a it
p a rlé de m oi... M a is co m m en t s o u p ç o n n e ra it-e lle
qui je su is?
— Je n e vous la is s e ra i p as c o m m e ttre u n e telle
im p ru d e n c e ! S u p p o sez qu e M . S a u liè re re v ie n n e ?
— Je p a r tir a is a v a n t son a rriv é e , cela, je v o u s le
p ro m e ts, M ich elin e... A h ! ce n ’est p as av ec l’e sp o ir
de re v o ir J e a n S a u liè re qu e j ’ira i à la R ib è r e . P a s
p lu s que sa ta n te , il n e d e v ra ja m a is s a v o ir q u e
J a c q u e lin e L a u re n t... O h ! n o n , n o n , il ne f a u t p a s
q u ’il le sach e !
— S ’il v e n a it à le d é c o u v rir, c e p e n d a n t, q u e su p
p o s e ra it-il?
— V o u s p ensez, M ich elin e, q u ’il v e r r a it là une;
m a n œ u v re p o u r m e ra p p ro c h e r de lu i? M a is il n e
p o u r r a m ’a c c u se r de ce calcu l, p u isq u e j ’a u r a i fu i
a v a n t q u ’il re v ie n n e . O h ! M ich e ! Il m e sem ble que
le B o n D ieu p e rm e t c e tte c o ïn cid en ce e x tr a o r d i
n a ir e p o u r que je sois un peu m o in s m a lh e u re u se ...
S i v ous m ’aim ez, m a ch é rie , ne m ’em p êch ez pas de
p a rtir... E c o u te z , n o u s a llo n s c o n v e n ir, p a r p ru
d e n ce, q u ’a u x prem ie* s b ru its de r e to u r du v o y a
g e u r , j e vo u s en a v is e ; a u ssitô t, vous m ’a d re s s e re a
�L ,A
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u n e dép êch e nie ré c la m a n t d ’u rg e n c e à P a ris...
V o y ez com m e c’est sim ple !
—- Q u e d ira M mc de L o y se l?
— A h ! là a u ssi, j e vois la m ain de la P ro v i
d e n c e !... D ’un com m un .a c c o rd , n o u s év itio n s, J e a n
et m oi, de p a r le r de J o s e tte d e v a n t m a m a n ; elle ne
c o n n a ît, p as plus que v o u s 11e les co n n aissiez, les
n om s de C la u d ie r, de l a R i b c r c ...'E lle n e sa it m êm e
pas, j ’en suis p e rsu a d é e , que J o s e tte est en B éarn .
— V o u s a v ez b e a u d ire , m a p e tite Ja c q u e lin e ,
j ’ai d a n s tout ceci une re sp o n sa b ilité qui m ’e ffra ie !
M ais J a c q u o tte a v a it c e v isa g e fe rm é , tê tu , que,
to u te p etite, elle o p p o sa it a u x v o lo n té s c o n tra ria n t
la sienne.
XIII
M A D KM 0 1 S K U . K
r, AU R E N T
M i CII K I. IN E CIIICR1E,
J e vo u s é c ris com m e on c rie au seco u rs. J ’ai
v o u lu v e n ir ici, et m a in te n a n t... A h ! si vous é tiez
p rè s de m oi, si v o u s m e g ro n d ie z de m a n q u e r a in si
de fo rc e , d ’ê tre si p eu c e rta in e de m a v olonté, je
r e tr o u v e r a is m on c o u rag e.
M ais, ce so ir, je m e sens si seule, si a b a n d o n
née,... j ’ai le c œ u r se rré ... E t je suis a r r iv é e à la
R i b è r c il y a q u elq u es h e u re s à peine ! P e u t-ê tre ,
d em ain , lo rsq u e j ’a u ra i vu J o s e tte , s e r a i- je m oins
tris te ... M ais je cro is, m a p a u v re am ie, que v o u s
a u re z beso in de b e a u co u p de p a tie n c e , c a r ie sens
biçn que m sn g r a n d ré c o n fo rt s e ra de vo u s écrire...
V o u s re c e v re z des volum es, ré sig n e z -v o u s à lire
d es d iv a g a tio n s sa n s in té rê t... J e c o m p ren d s m a in
te n a n t les iso lées com m e m oi qui se confient à u n
jo u r n a l ; e n co re le u r jo u r n a l 11c p eu t-il les c o n so ler,
�,104
LA
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les co n seiller,... ta n d is que v o u s m e ré p o n d re z d es
choses trè s sag e s com m e v o u s sa v e z en tro u v e r, des
choses qui m e re d o n n e ro n t la fo rc e de bien re m p lir
la tâ c h e que j ’ai v o u lu e. A qui m e confier, si ce
n ’est à v o u s ? M a m a n ? ... A h ! oui, j ’ai — tr è s lo in
d ’ici — u n e m a m a n tr è s b elle que j ’aim e te n d r e
m en t e t q u i m e c h é rit... N o u s a v o n s b e a u c o u p
p le u ré en n o u s s é p a ra n t. E lle e t m o n f u tu r b e a u p è re m ’o n t c e n t fo is ré p é té q u e, lo rsq u e je s e ra i
re d e v e n u e ra iso n n a b le , je n ’a u r a i q u ’à re v e n ir chez
eux. Ch e z eu x ... V o u s c o m p ren ez, n ’est-c e p as, q u e
je n e le v eu ille p a s ? A in s i, d a n s m es le ttr e s là -b a s ,
il m e f a u d r a to u jo u r s jo u e r la com édie, p a r a îtr e
e n c h a n té e de m o n so rt... E t p e u t-ê tre le s e r a i- je ,
a p rè s to u t ! L a d é p re ssio n de ce p re m ie r so ir d e
so litu d e est c o m p réh en sib le...
M ais la issez-m o i v o u s ra c o n te r m on a rriv é e . J e
n ’ai p as e n c o re som m eil, e t, d é jà , v o u s é c rire m e
f a it du bien.
J e ne v o u s p a r le r a i p a s de m o n v o y a g e q u i m ’a
p a ru lo n g et h a ra s s a n t, b ien qu e m am an , sa n s m ’en
p ré v e n ir, a it f a it r e te n ir , p o u r la p a u v re p e tite d e
m o iselle de c o m p ag n ie que m e voici d ev e n u e , u n e
p lace de coin d a n s u n c o m p a rtim e n t de p re m iè re .
L a p en sée qu e sa fille m o n te en seco n d e classe lu i
c a u se ra it, je cro is, u n e h o r r e u r p re sq u e é g a le à
celle de m e v o ir a lle r n u -p ied s. A h ! n o n , m a c h è re
m a m a n n ’e st p a s fa ite p o u r la m é d io c rité , e t j e
b é n is cet e x c e lle n t A r th u r de l’en p ré s e rv e r !
J e suis d escen d u e d a n s u n e p e tite g a r e e n to u ré e
de p eu p liers b ru is s a n ts .
U n g a v e coule to u t p ro ch e, et, d ès que le v a c a rm e
d es tra in s s’élo ig n e, le b r u it du to r r e n t e n v a h it le
silence. C ’é ta it à la to m b ée du jo u r . L e ciel ro s is
s a it a u c o u c h a n t, les m o n ta g n e s e n c e rc la n t l’h o
riz o n p re n a ie n t des c o u le u rs ex q u ises.
U n b re a k à rid e a u x , a tte lé de d e u x a le z a n s qui
o n t 1 a ir bien a ssa g is p a r les a n n é e s, m ’a tte n d a it;
J u s tin , u n c o ch er à c h e v e u x g ris , coiffé to u t b o n n e
m e n t du b é re t de d ra p b leu, m ’a so u h a ité la b ie n
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105
v e n u e a v ec un g r a n d souci de p olitesse, sinon de
c o rre c tio n . S o n f ra n ç a is est si te rrib le m e n t d é fo rm é
p a r l’a c c e n t que je le co m p ren d s m al. Q u a n t au
b é a rn a is , d o n t il se s e r t p o u r ré c la m e r m a m alle à
l’h om m e d ’équipe, je m ’ap erç o is que c’est bien u r la n g u e , et n o n u n p a to is d o n t, a v ec un peu d ’a tte n
tio n , on p e u t c o m p re n d re le sens. E t j ’é p ro u v e d a
v a n ta g e l ’im p re ssio n d ’ê tre é tr a n g è r e p a rm i des
é tra n g e rs .
L e c h â te a u de la R ib à r e est à cinq k ilo m è tre s de
la g a re . J e n ’ai g u è re re g a rd é la ro u te . J ’a v a is le
c œ u r g ro s e t fa is a is to u s m es e ffo rts p o u r r e tro u v e r
m on calm e. M e v o y ez-v o u s a r r iv a n t en la rm e s chez
M n" C la u d ic r? ...
U ne lo n g u e a v e n u e de c h ê n e s ; u n e pelouse que
c o u p e n t des m a ssifs d e ro s ie rs et de g é ra n iu m s !;
l a R ib c r e . D e u x to u re lle s fla n q u e n t u n co rp s d e
b â tim e n t a llo n g é . L a v o itu re s ’a r r ê te d e v a n t l’u n e
d'e lles. U ne p o rte c in tré e est o u v e rte à d e u x b a t
ta n ts s u r un v e stib u le d a llé d é jà trè s o b sc u r. J u s tin
d escen d m a m alle, to u t en a c c a b la n t ses c h e v a u x
de m o ts so n o re s qui p a ra is s e n t ta n tô t m e n a ç a n ts,
ta n tô t c a re s s a n ts . J e suppose q u ’il le u r in te rd it sim
p lem en t de b o u g e r. M oi, je re ste so tte m e n t d a n s le
b re a k , saisie d ’une tim id ité qui m e casse b ra s et
ja m b e s. In tim id é e , m oi ! C ’est b ien la p re m iè re fois
de m a v ie ! H é la s ! ta n t de choses s u rv ie n n e n t
« p o u r la p re m iè re fo is » s u r m on ch em in e t en
m oi ! E st-c e possible que la co n scien ce de m a p a u
v re té suffise à m ’e n le v e r a in si to u t a p lo m b ? J ’en
se ra is h u m ilié e ; je cro is p lu tô t que je suis p a ra ly sé e
à la pensée du rôle que j e dois jo u e r ici, de ce
m asq u e qu e je d e v ra i p re n d re g a rd e de ne p as la is
s e r g lisser...
U n e v ieille fem m e coiffée d ’un fo u la rd so m b re
v ie n t p re n d re m es colis et s’in fo rm e a v ec a ffa b ilité
si je n e su is p as tro p fa tig u é e . E lle se p ré se n te ,
n o n sa n s une c e rta in e fierté. C ’est C la irin e , la
fem m e de confiance de M me C la u d ie r. U n e a u tr e
p e rso n n e , b e au co u p m o in s âg ée, v ie n t l’a id e r : N o ë -
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lin e , la c a m é riste . T o u te s d e u x o n t le m êm e a c c e n t
te rrib le que J u s tin . E lle s m ’a n n o n c e n t que « M a
d am e » m ’a tte n d d a n s son p e tit salo n , « p a rc e que,
d:.:is le g ra n d , la p ô v r c , elle n ’v va g u è re p l u s s » .
L a n u it est tom bée. N o ëlin e, to u t en m e g u id a n t,
;r>urnc des c o m m u ta te u rs, m ’a p p re n d q u e l a R i b è r e
n e jo u it de l'é le c tric ité qu e dep u is peu et que ça
ne m a rc h e p as to u jo u r s tr è s bien... L a pièce où l’on
m ’in tro d u it n ’est é c la iré e que p a r u n e lam pe trè s
Voilée. M '“° C la u d ie r se lève et v ie n t a u -d e v a n t de
m oi. A v a n t m êm e de m e p a rle r, elle o rd o n n e à
N o ë lin e de d o n n e r p lu s de lu m iè re . E lle tie n t à
bien v o ir c e tte in c o n n u e qui v a d e v e n ir sa com
p a g n e. D es a p p liq u e s s’a llu m e n t. N o u s n o u s r e g a r
do n s avec, j e cro is, la m êm e a p p ré h e n sio n . Il s e r a it
bon de n o u s re c o n n a ître , au p re m ie r c o u p d 'œ il,
sy m p a th iq u e s l'u n e à l'a u tre . E t j'e s p è re que cela
s’est p ro d u it.
M “ ° C la u d ie r, g ra n d e , m ince, d a n s des v ête m e n ts
n o ir s tr è s d ém o d és, c e rte s, m ais de lig n e tro p so b re
n o itr ê tr e rid icu les, a les c h e v e u x g ris. E lle est
coiffée d ’u n c h ig n o n n a tté com m e, p ro b a b le m e n t,
a u tem ps de sa je u n e sse . A : t-e lle ja m a is éfé jo lie ?
L e s lu n e tte s te in té e s qui p ro tè g e n t ses y e u x d é lic a ts
n e so n t p a s fa ite s p o u r l’em bellir. E lle les r e tir e
u n in s ta n t, e t son re g a r d m e p a r a îtr a it un peu
sé v è re si la b o n té du s o u rire ne le d é m e n ta it pas.
E lle m e te n d un e lo n g u e m ain tr è s so ig n ée, a lo u rd ie
de fo r t belles b a g u e s, et m e so u h a ite la b ien v en u e.
J e ré p o n d s, je cro is, les fnots q u ’il fa u t. L e so u rire
s’a c c e n tu e. E n som m e, ne s e ra it-e lle p as la ta n te
de J e a n S a u liè re , je m e s e n tira is a ttir é e v e rs
M "1’ C la u d ie r. S o n a ir d e d istin c tio n m e ch a rm e . Il
m e s e ra it c e rta in e m e n t plus... a m e r de s e r v ir d e
le c tric e à... M mo B u s s ie r-V a lo ir, p a r exem ple.
— N o ëlin e v a v o u s c o n d u ire à v o tre c h a m b re ,
m ad em o iselle L a u r e n t. N o u s n o u s m e ttro n s à ta b le
q u a n d vo u s serez p rê te .
— E st-c e que... F a u t- il s’h a b ille r p o u r h* d în e r?
a i-je d em an d é.
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
ïo 7
M mo C la u d ie r a un p e tit rire .
—
V o u s v o u lez d ire : m e ttr e u n e to ile tte du s o ir ?
M a p a u v re e n f a n t ! si v o u s en av ez a p p o rté , elles
v o u s s e ro n t b ien in u tile s ! Ici, on q u itte , en se co u
c h a n t, la ro b e q u e l’on a m ise le m atin ... C ’est tr è s
sim ple !
Il n e m ’a p a s fa llu lo n g tem p s. J e suis red e sc e n
d u e sa n s a v o ir m êm e p ris le lo isir d 'e x a m in e r m on
n o u v e a u d o m ain e. M a in te n a n t, je le re g a rd e b ien
p o u r vo u s le d é c rire .
L a pièce, h a u te de p la fo n d , e st te n d u e de toile
fleu rie. L e m o b ilier fo rm e un ensem ble assez d is
p a ra te . U n e com m ode v e n tru e v o isin e h e u re u s e
m e n t a v e c d e u x p e tits fa u te u ils laq u és de g ris et
une b e rg è re a u x co u ssin s de vieille soie, m ais le lit,
la coiffeuse, en c itro n n ie r et a c a jo u , so n t c e rta in e
m e n t R e s ta u ra tio n . L e b u re a u de p a lis s a n d re , à
tir o ir et à ta b le tte , a dû ê tr e fa b riq u é sous le second
E m p ir e ; q u a n t à l’a rm o ire à g la c e rip o lin é e de g ris
— san s d o u te d a n s l’e sp o ir de V a sso r t ir a u x f a u
te u ils, — elle n e s a u r a it p ré te n d re à a u c u n style.
T o u t cela m 'e s t te lle m e n t é tra n g e r... P a r v ie n d r a i- je
à m e p la ire d a n s ce c a d re ? ... Je v e u x le cro ire .
A p rès le d în e r — on d it ici le so u p e r —
M'"° C la u d ie r m ’a m ise au c o u ra n t de la tâ c h e qui
m ’est ré se rv é e . E lle n ’est g u è re a b s o rb a n te , j e n ’a u
ra i que tro p le tem p s de p e n se r à to u te s les ra is o n s
que j ’ai de m e d éso ler.
E t j ’ai e n te n d u p a rle r de sa f i l l e !
_ D em ain v o u s v e rre z m a p e tite J o s e tte . E lle
d o rt dep u is lo n g tem p s. C ’e st e n c o re un baby, que
M a rie tte , sa n o u rric e , d o rlo te a v ec passion: C e tte
p a u v re fem m e v o it en J o s e tte l’e n fa n t q u ’elle a
p erd u ...
J e m e su is sen tie r o u g ir ; il m e sem blait q u ’en
p a r la n t de la fille de J e a n , M mc C la u d ie r m e r e g a r
d a it plus fix em en t, e t j ’ai eu, so u d ain , l’im p ressio n
de c o m m e ttre un ab u s de confiance. J e h a is le m en
so n g e ; c e p e n d a n t m a p ré se n c e ici, so u s un nom q u i
n ’e st p a s le m ien , n ’est qu e cela : un m en so n g e. I l
�io 8
LA
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D 'I V O I R E
est b ien tem p s, n ’est-ce pas, d’a v o ir des sc ru p u le s!...
B o n n e n u it, M iche. P e u t- ê tr e re p r e n d r a i-je m a
le ttr e d em ain . V oici le . so m m eil qui me g a g n e , je
v e u x v ite lui f a ir e a c c u e il, de p e u r q u ’il n e r e
b ro u sse chem in...
J e vo u s em b ra sse te n d re m e n t, c h e r M a ître !...
X IV
JOSET Te
Ja c q u e lin e fu t ré v e illé e p a r des coups fra p p é s à
sa p o rte . E n c o re à dem i co n sc ie n te , elle c ria :
— C ’est vous, F r a n c i n e ? J e n ’a i p a s so n n é !
L e b a tta n t fu t poussé, et la fem m e de c h am b re
e n tra , p o r ta n t un p la te a u .
— B o n jo u r, M ad em o iselle ! C ’est N o ë lin c que je
m ’appelle. B ie n sû r, v o u s n ’av ez p as so n n é ; il n ’y
a de so n ticlte, ici, qu e d a n s la ch a m b re de M a
dam e...
— O h ! fit Ja c q u o tte , c o n fu se , je m e cro y a is e n
co re chez m oi !
— E h ! b ien s û r, té ! ça se co m p ren d , le p re m ie r
jo u r !...
E lle p o sa le d é je u n e r s u r la ta b le de ch cv et et
d e m a n d a si M ad em o iselle a v a it b ien d orm i.
Ja c q u e lin e lui so u rit. C e v isa g e h â lé , a u x b e a u x
y e u x so m b res, lu i’é ta it sy m p ath iq u e. E lle év o q u a le
p e tit m u seau ch iffo n n é et d is c rè te m e n t f a rd é de
F ra n c in e . L a so u b re tte lui p a r u t lo in ta in e , un peu
irré e lle , com m e d ’a ille u rs to u t ce qui, h ie r en co re,
était: m êlé à sa vie. A u ra it-e lle donc, en c h a n g e a n t
d e nom , c h a n g é au ssi de p e rs o n n a lité ?
L a s e rv a n te é c a rta les c o n tre v e n ts ; la g a îté lum i-
�I ,A
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D ’ IV O IR E
X09
lieu se de ce j o u r de ju in en v e lo p p a la je u n e fille,
a v ec l'o d e u r e x q u ise d es fo in s coupés.
U n c liq u e tis p re ssé de fa n e u s e se m ê la it à des
c h a n ts de b o u v ie rs p a s s a n t s u r la ro u te p ro c h e . D es
g r a n d s a rb re s e n to u ra n t de tro is cô tés la m aiso n
s ’en v o la un c o n c e rt d ’o is e a u x en liesse.
—
M ad am e v o u s fa it d ire , re p rit N o ë lin e , p o u r
q ui l’u sag e de la tro isiè m e p e rso n n e e x ig e a it un
e ffo rt trè s v ite a b a n d o n n é , de v o u s re p o se r ce m a
t in ; 011 so n n e p o u r le d é je u n e r un q u a r t d ’h e u re
a v a n t'm id i. Il y a u n g ra n d p la c a rd d a n s le ca b in e t
de to ile tte p o u r s u sp e n d re les robes, si v o u s voulez
d é fa ire v o tre m alle.
E t elle r e p a r tit, n e so n g e a n t m êm e p as à o ffrir
scs serv ices.
J a c q u e lin e se lev a. S u r le p o in t de re v ê tir le
p y ja m a q u ’elle a v a it r e tir é la veille de sa v alise,
elle se ra v is a p ru d e m m e n t. S i la s e r v a n te re v e n a it,
J a c q u o tie a c o n scien ce de l'e ffe t d é p lo ra b le qu e
p ro d u ira it ce tr o p m o d e rn e d é sh a b illé ! M ie u x v a lait u n e ro b e de c h a m b re !
L a je u n e fille e n tre p rit de r a n g e r ses effets e t
tr o u v a u n p la is ir in a tte n d u à a g ir p a r elle-m êm e.
S a g a rd e -ro b e et son a rm o ire m ises en o rd re , J a c
q u elin e d isp o sa a u m ie u x les q u elq u es liv re s e t b i
b elots q u ’elle a v a it te n u à e m p o rte r. L a ch em in éo
re ç u t le B o u d d h a e t son v is-à -v is, le p o lich in elle.
' S u r la ta b le tte d u b u re a u , p rè s d ’un v a s e e n
c rista l où elle se p ro m it de m e ttre c h aq u e j o u r d e s
fleu rs, J a c q u o tte d ép o sa la p e tite V ie rg e d ’iv o ire et
fa illit p le u re r en la re g a rd a n t. M o n D ie u ! Q u elle
fo lie l'a d é to u rn é e de son b eau d e stin ! A lo rs q u ’il
lu i suffisait d ’a c c e p te r le b o n h e u r, elle en a d o u té
et s’e st l a i s s é d is tr a ir e p a r d ’a b su rd e s m ira g e s.
M a in t e n a n t la v o i l à seule, p a u v re , s a n s a u tr e a v e n ir
g u ’u n e m o r u e e x iste n c e de sa la rié e !
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LA
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D ’IV O IR E
P o u r n e p a s c é d e r à la tris te s s e qui l 'e n v a h is s a it
et b ien que la cloche d u d é je u n e r n 'e û t p a s e n c o re
so n n é, « M 1'8 L a u r e n t » q u itta sa c h a m b re e t des*
cendit.
L a lo u rd e p o rte d ’e n tré e é ta it close. J a c q u e lin e
l ’é c a rta et f u t en v elo p p ée d ’u n souffle d ’a ir b rû la n t.
L e soleil b a ig n a it la fa ç a d e , b la n c h is s a it le sab le
de l’allée et, s u r les p elo u ses, re n d a it p lu s é c la ta n ts
les g é ra n iu m s.
A g a u c h e et à d ro ite , de b e a u x a rb re s c o u v ra ie n t
d ’une o m b re ép a isse d es c la iriè re s g a z o n n é e s o ù
tr a în a it l’o r d es g r a n d s m ille -p e rtu is. D a n s la p lu s
p ro c h e de ces salles de v e rd u re , un e ta b le ru stiq u e ,
des sièg es d ’o s ie r é ta ie n t d isposés. M m0 C la u d ie r
se te n a it là, u n tric o t a u x d o ig ts, seul tr a v a il que
sa m a u v a ise v u e lui p e rm ît e n c o re ; p rè s d ’elle,
u n e p e tite fille se ro u la it d a n s l'h e rb e a v e c u n
é n o rm e ch ien d es P y ré n é e s .
E b lo u ie, c lig n a n t des y e u x , J a c q u o ttc tr a v e r s a la
fo u rn a is e et m a rc h a v e rs le g ro u p e.
— Q u elle im p ru d e n c e ! s’é c ria la v ieille d am e en
la v o y a n t a p p ro c h e r. S a n s c h a p e a u sous ce soleil !...
E lle p o u rsu iv it a ffe c tu eu s em e n t :
— N ’ête s-v o u s p as tr o p lasse, m ad em o iselle L a u
re n t, e t s u rto u t tr o p d é p a y sé e ? J ’esp è re que n o tre
ciel r a y o n n a n t a tté n u e r a u n peu l’im p ressio n de
m élan co lie qui sa isit p a rfo is , d a n s un c a d re to u t à
f a it é tra n g e r.
— V o tre accu eil si plein de b o n té, M a d a m e , m ’a i
d e ra m ieu x que to u t à c h a s s e r u n e tris te s s e qui
d e v ie n d ra it de l’in g ra titu d e .
— A la b o n n e h e u re ! J ’aim e que l’on so it h e u
r e u x a u to u r de m oi. C ’est ce qui m ’e n tra în e à m e
m o n tre r tro p faib le av ec J o s e tte ... C h é rie , la isse
P a st o u , et v ien s d ire b o n jo u r à M " ° L a u re n t.
L a p e tite te n a it à p le in s b ra s l ç m o l o s s e ; e llâ
�LA
V IE R G E
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X II
e n f o u it so n v isa g e d a n s la la in e u se to iso n et ré p o n
d it, c a té g o riq u e :
— V eux pas !
— O b éis-m o i !
— J e v o u s en p rie , M ad am e, je s e ra is si d ésolée
d ’ê tre la c a u se d ’u n e g ro n d e rie ! J o s e tte ne m e le
p a r d o n n e r a it pas, e t j e p ré te n d s que n o u s d ev en io n s
d e g ra n d e s am ie s !
L e ch ie n n ’a v a it p as b o u g é à l’a rriv é e de la je u n e
fille. 11 la r e g a r d a se ra p p ro c h e r a v ec de bo n s y e u x
co n fian ts, et re m u a d o u cem en t son p a n a c h e touffu.
E lle s ’a s s it tra n q u ille m e n t d a n s l’h erb e, à côté de
lu i. L a g ro s s e tê te la s é p a ra it de Jo s e tte .
— B o n jo u r, P a s t o u ! d it J a c q u o tte . V o u s ête s un
b ra v e to u to u p lein de p o lite s s e ; vo u s d ite s b o n jo u r
à v o tre m a n iè re , sa n s v o u s f a ir e p r ie r ; ce n ’est pas
com m e u n e p e tite fille qu e v o u s co n n a isse z et que
j e v o u d ra is b ien c o n n a ître au ssi. T ie n s ! j ’a p e rç o is
çles c h e v e u x b londs... O h ! les jo lis ch e v e u x en o r !
L e s c h e v e u x en o r se m o n trè re n t un peu plus,
p u is ce f u r e n t d e u x y e u x c o u le u r d ’eau p ro fo n d e ,
o ù la m alice d o m in a it la m éfiance.
— A p ré se n t, je v o is des y e u x bleus..., re p rit
J a c q u e lin e , p o u rs u iv a n t le je u . A h ! v o ilà le b o u t
d 'u n p e tit nez...
M a is elle n e co n tin u e pas. L e v isa g e to u t e n tie r
a s u r g i; et la je u n e fille se so u v ie n t d u p o r tr a it
d e J o s e tte , d a n s l ’a te lie r de S a u liè r e ; de la Voix
a tte n d r ie d o n t le p e in tre d isa it : « C ’est mri p etite
fille.:. »
L ’e n f a n t se m it d eb o u t, c ria :
— G ra n d ’m ère, j e v e u x b ien lu i d ire b o n jo u r!
E t v in t se j e t e r au cou de J a c q u o tte .
— V o u s fa ite s des m iracles, m ad em o iselle L a u
r e n t ! d it en r ia n t M me C la u d ie r. V o ici n o tre s a u
v a g e o n n e a p p riv o isé e !
�1X2
LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
L a jo u r n é e se p a ssa d o u c e m e n t. M mo C la u d ie r
n ’é p a rg n a p a s à Ja c q u e lin e le c la ssiq u e « to u r d u
p ro p rié ta ire ». L a je u n e fille d é c o u v ra it la cam
p a g n e, la v ra ie , et n o n p lu s com m e elle lu i a p p a
ra is s a it n a g u è re d a n s les ra n d o n n é e s en a u to : dé
co rs a u x q u e ls o n a c c o rd e u n re g a rd d is tr a it et q u e
l’on o ublie a u s s itô t. A u jo u r d ’h u i, elle en é p ro u v a it
l’am b ian ce, s e n ta it q u ’a u m o ra l m êm e u n e n o u v e lle
a tm o sp h è re l’e n v e lo p p a it, la p é n é tra it. S o n c œ u r
in q u ie t s’y a p a is e ra -t-il, ou ce calm e, qui lui paraît;
b ie n fa is a n t, se c h a n g e ra -t-il en un p e s a n t en n u i ?
J o s e tte s’é ta it p ris e de p a ssio n p o u r sa n o u v e lle
am ie. A c c ro c h é e à la m a in de J a c q u o tte , elle p ré
te n d a it n e la plu s q u itte r, en d é p it des o b ju rg a tio n s
de la n o u rric e .
— M a p a u v re M a rie tte , d is a it M m° C la u d ie r, n i
v o u s ni m oi ne co m p to n s p lu s ! M ais, d e m a in , J o
se tte , M '10 L a u r e n t ne p o u r r a p a s se la is s e r a in si
a c c a p a re r p a r to i. Il f a u d r a q u e tu m e la la is s e s ,
u n peu.
'î'
R ésig n ée, M a rie tte su iv a it de loin les prom e«
n eu ses. C ’é ta it u n e fem m e d é jà flé trie , à l’a i r tr is te
et doux.
— L e seu l re p ro c h e qu e je fa s s e à c e tte b ra v e
fille, confia M m° C la u d ie r à Ja c q u e lin e , c’e st son
m an q u e d e g a îté . Il est m a lh e u re u se m e n t tr o p ju s
tifié, c a r elle a p e rd u son m a ri a v a n t la n a is s a n c e
d ’un fils qui n ’a v é c u que q u e lq u e s m ois. M a r ie tte
n ’aim e plus a u m o n d e q u e J o s e tte , m a is les e n f a n ts
o n t besoin de jo ie a u to u r d ’eux. V o y ez com m e v o tr e
je u n e v isa g e a séd u it to u t de su ite c e tte p e tite !
— J e n e su is p as g aie, c e p e n d a n t, s o u p ira J a c
q u elin e. J e ne le su is plu s.
E lles é ta ie n t re v e n u e s sous les g ra n d s a rb re s .
M "" C la u d ie r p rit d a n s les sien n es les m a in s d e la
je u n e fille.
�LA
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D ’IV O IR E
— J e sais, d it-elle, qu e le m a lh e u r, b ru sq u e m e n t,
a tr a n s f o r m é v o tre v ie. J e sais a u ssi a v e c q uel
c o u ra g e vo u s a v ez v o u lu tr a v a ille r sa n s y ê tre a b
so lu m e n t c o n tra in te , e t c’est p o u rq u o i j ’ai d é siré
vo u s a v o ir chez m oi, b ie n qu e j ’eusse, en p rin c ip e ,
p r é f é r é u n e c o m p ag n e m o in s je u n e ... M ais j e
n ’ig n o re p a s com bien la s itu a tio n où v o u s v oue
tro u v e z p e u t d e v e n ir p én ib le, et il m ’a sem blé q u e
v o u s s o u ffririe z p e u t-ê tre m oins à la R i b è r c q u ’a il
le u rs, p a rc e que j e m e se n ta is, a v a n t m êm e d e vou9
c o n n a ître , d isp o sée à v o ir en vo u s u n e am ie. S I
m on v ie u x v isa g e n e v o u s rep o u sse pas...
— O h ! M ad am e, m u rm u ra J a c q u e lin e , si v o u s
saviez...
E lle se ra id is s a it c o n tre l’ém o tio n , c ra ig n a n t de
fo n d re en la rm e s.
L a v ieille d a m e fe ig n it d e ne p o in t le re m a rq u e r
e t s’é c ria g a îm e n t :
— A h ! v oici M a rie tte qui n o u s a p p o rte d es bois«
so n s fra îc h e s e t des g â te a u x fa b riq u é s p a r m a p ré
cieu se R ose... J e v o u s p ré s e n te ra i n o tre c o rd o n
bleu... C ’e st u n e a u to rité , ici. E lle m e s e r t d ep u is
q u a ra n te an s, et m a in te n a n t se f a it un peu s e r v ir
à son to u r.
— Q u a ra n te a n s ! fit J a c q u o tte , a b a so u rd ie .
— C ela v ous s u rp re n d ? O n g a rd e m oins les do
m estiq u es, a u jo u rd 'h u i. J e pense, v o y jz -v o u s, que,
p o u r c o n s e rv e r lo n g tem p s p rè s de soi les m êm es
d év o u em en ts, il fa u t a v o ir un fo y e r stab le, u n e
m aiso n où l’on soit n é et où l'o n e sp è re m o u rir.
L e s h a b itu d e s m o d e rn e s, ces fré q u e n ts c h a n g e m e n ts
de logis, ces p e rp é tu e ls d é p la c e m e n ts vo u s con
d a m n e n t à p a s s e r en é tr a n g e r p a rm i des ch o ses c l
d e s g e n s é tr a n g e r s : les s e rv ite u rs , un peu à la fa ç o n
des c h a ts, s’a tta c h e n t à la d e m e u re a u ta n t q u ’au jf
m a ît r e s .,. O n n ’e m m è n e g u è r e le s c h a ts en v o y a g é
�Ii4
LA
V IE R G E
D ’I V O I R E
XV
CO U P n ie F O U D R E DANS U N
M
ic h e l in e
c h é r ie
C IE E Q U I S ’A P A I S A I T
,
I l y a e x a c te m e n t d e u x m ois a u jo u r d ’h u i q u e j e
su is à l a R ib c r e . M es le ttre s , si fré q u e n te s e t m o n o
to n e s q u ’elles d o iv e n t b ien v o u s e n n u y e r, v o u s o n t
a p p ris que je m ’h a b itu e m ie u x que j e n e l’e sp é ra is
à « v iv re d a n s le bled », selon l’e x p re s s io n d e m a
to u jo u r s m o n d a in e m a m a n . A h ! com bien q u e lq u ’un
que je ne v e u x plu s n o m m e r, m a is à qui je p en se
c h aq u e jo u r d a v a n ta g e , a v a it ra is o n de d é d a ig n e r
le m onde ! C om m e on s ’en s é p a re a isé m e n t 1 II
te n a it, je le c ro y a is du m o in s, u n e si la r g e p la c e
d a n s m a v ie ! J ’é ta is si p e rsu a d é e ne p o u v o ir m e
p a s s e r de ses fê te s, de son ta p a g e , de ses v a n ité s
et, to u t cela v e n a n t à m e m a n q u e r, j e m ’a p e rç o is
q u ’il ne m e m an q u e rie n ! Q u e n ’a i-je f a it c e tte
c o n s ta ta tio n p lu s tô t, h é la s !
11 y av a it c e rta in e m e n t en m oi u n e Ja c q u e lin e
ig n o ré e de to u s — et d ’elle-m êm e — qu e le m a lh e u r
a fa it su rg ir... P e u t- ê tr e l’a v a it-o « p re s s e n tie , c e tte
J a c q u e lin e re v u e e t c o rrig é e , et é ta it-c e elle q u e
l'o n a im a it ? .
J u sq u 'ic i, j ai eu de g ra n d s lo isirs. M a lg ré l'a v is
d u m édecin, non se u le m e n t M '"” C la u d ie r lit ellem êm e ses le ttre s, m a is elle y rép o n d , et c’est a in si
que, 11- c o u rrie r n ’a r r iv a n t q u ’u n e fo is p a r jo u r,
d ’assez g ra n d m a tin , e t é ta n t re m is d ire c te m e n t p a r
N o ë lin e
sa m a ître sse , je n e sais e n c o re si so n
n eveu lui é c rit. A p ein e a -t-e lle , u n e fo is ou d eu x ,
p ro n o n c é son n o m ; h e u re u se m e n t, d ’a ille u rs, c a r j e
c ra in s to u jo u r s de p e r d r e c o n te n a n c e .
D ep u is peu, les y e u x de M"*‘ C la u d ie r la f o n t
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D ’IV O IR E
” 5
b e au co u p s o u ffrir, et je p ré v o is q u ’elle d e v ra f a ir e
appel plu s so u v e n t à m es serv ices.
Q u e lle tris te s s e ce d o it ê tre de se s e n tir a in si
e n v a h ir p a r la n u it! J e d e v ie n d ra is fo lle d ’a n g o isse
si je m e s e n ta is m en a c é e d ’u n te l m a lh e u r !
M m" C la u d ie r re s te se re in e . E lle a p p liq u e d o cile
m e n t les rem èd es o rd o n n é s et a c o u tu m e de d ire :
« J e fa is ce que je p e u x ; à la g râ c e de D ieu ! » E lle
e st d ’u n e p ié té tr è s g ra n d e , m ais san s la m o in d re
o s te n ta tio n . J e lui a i e n te n d u d ire que les p ire s
e n n em is de la re lig io n so n t c e u x qui la re n d e n t
en n u y e u se à e u x -m êm es et a u x a u tre s . C e d o it ê tre
u n e b ien p u issa n te fo rc e de p r ie r com m e elle p rie f
J e v o u s é c ris, m a c h è re M ich elin e, p e n d a n t
l’h e u re de la sieste. L ’été to r r id e que n o u s tr a v e r
so n s ob lig e b ê te s et g e n s à q u itte r le tr a v a il p en
d a n t les h e u re s les p lu s ch au d es.
L a fe rm e a v o isin e le c h â te a u ; seu le u n e h a ie sé
d re sse e n tre le p a rc et la b a sse -c o u r. D e l'étable*
d o n t les p o rte s so n t re s té e s la rg e o u v e rte s , m e
v ie n t le b r u it des c h a în e s que le b é ta il a g ite e t
f r o tte c o n tre les m a n g e o ire s. J e cro is que to u t le
m o n d e d o rt, d a n s la m aiso n , e x c e p té m oi. J ’aim e
ce m o m en t où il m e sem ble qu e je su is seule à
l a R ib è r e , telle u n e p rin c e sse m é lan co liq u e d a n s
u n p a la is en c h a n té ,... je m ’a p p a rtie n s a lo rs com
p lè te m e n t, je réfléchis,... je m e so u v ien s... et q u e l
q u e fo is j ’esp ère... Q u o i?... J e n e sais pas... J e cro is
q u 'à m on â g e 'l e m o t F I N I n ’a p a s de sens... A h !
N o ë lin e v ie n t m e d ire qu e sa m a ître s s e m e d e
m an d e. E s t-il d o n c tem p s d e ro m p re le c h a rm e ?
J e fe rm e ra i ce s o ir u n e le ttr e d é jà tr a p lo n g u e.
M icheline... M ic h e lin e !... J e sens m a tê te se
p e rd re , m a v o lo n té c h a v ire r!... M “ * C la u d ie r m ’a t
te n d a it d a n s son p e tit salo n m a in te n u si o b s c u r
q u ’à p ein e si, en y p é n é tra n t, on p o u v a it la d is tin
g u e r. V ê tu e de n o ir, to u r n a n t le dos à la trè s fa ib le
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et d iffu se lu e u r f iltr a n t des v o le ts clos, o n n e v o y a it
d ’elle que les ta c h e s b la n c h e s qu e fa is a ie n t so n
v is a g e e t ses m a in s a llo n g é e s s u r les a c c o u d o irs d e
l a b e rg è re .
— E s t-c e v o u s, J a c q u e lin e ? d e m a n d a -t-e lle en
e n te n d a n t la p o rte s’o u v rir.
E lle m ’a p p e la it a in si p o u r la p re m iè re fois. J 'e n
fu s su rp ris e , com m e de l’a lté ra tio n de sa v q ix . E lle
c o n tin u a , lo rsq u e je m e fu s a p p ro c h é e :
— M a p a u v re e n fa n t, je c ra in s q u e c e tte m aiso n
n e d e v ie n n e bien tr is te p o u r v o tre je u n e s s e !... Je
n e vous ré s e rv a is p a s u n rô le d 'in firm iè re , et... je
n e dois p lu s m e f a ir e d ’illu sio n s, h é la s !... l’o m b re
g a g n e ... T o u t à l’h e u re , lo rsq u e j ’ai te n té d e r e
p o u s s e r u n v o let, il m ’a sem blé q u ’u n f e r ro u g e
p é n é tra it d a n s m es y eu x ... Il m e f a u t m e ttre un
b a n d e a u n o ir... P e u t- ê tr e n ’est-ce q u 'u n e c rise plus
f o rte que I g s p ré c é d e n tes... J e v o u d ra is m 'e n p e r
su a d e r... N o n à c a u se d e m oi, m ais, si je d ev ien s
c o m p lètem en t a v e u g le , q u i s’o c c u p e ra -d e m a p e tite
Jo s e tte ? ...
A lo rs, M ich elin e, sa n s ré flé c h ir à la g r a v ité de
l’e n g a g e m e n t q u e j e p re n a is, j ’ai saisi les m ain s
de M "'0 C la u d ie r, la su p p lia n t d 'a v o ir confiance en
m oi... Je n e la q u itte ra is pas, je la re m p la c e ra is p rè s
de J o s e tte ... N e m ’a -t-e lle p as d it v o u lo ir m e t r a i
te r un p eu com m e son e n f a n t? L e m o m e n t v e n a it
de m e le p ro u v e r. E lle m e s e r r a d a n s ses b ra s
en p le u r a n t; j e p le u ra is au ssi, m oi qui, n a g u è re ,
r a illa is si b ien les a tte n d ris s e m e n ts . T r è s v ite
M™0 C la u d ie r r e p r it son calm e, s ’e x c u sa de ce
q u ’elle ap p e lle sa lâ c h e té , et m e p ria de lui lire
u n e le ttre q u ’elle a v a it re ç u e le m a tin et v a in e m e n t
te n té , à p lu sie u rs re p rise s, d e d é c h iffre r :
—
E n s u ite , vo u s y ré p o n d re z sous m a d ic té e ,
Ja c q u e lin e . D o n n ez un peu de c la rté , je v ais m ’a b ri
t e r de la lu m ière.
E lle m e te n d it la le ttre . J e la re tir a i de l’e n v e
loppe sa n s r e g a r d e r l’a d re sse , ce f u t en d é p lia n t le s
fe u ille ts qu e je re c o n n u s l’é c ritu re . O h ! M ich e «
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ii 7
line,... v o u s d ev in ez quelle m ain l’a tra c é e !... J e me
s e n ta is ro u g ir, p â lir, et g a rd a is le silence.
— Il m e f a u t v o u s m e ttre a u c o u ra n t, re p rit la
ta n ie de J e a n , p u isq u e v o u s a llez d é so rm a is conn a ître to u te m a c o rre sp o n d a n c e . M on n ev e u — qui
m ’é c rit — a é té p a r m oi élev é e t aim é com m e un
fils. M a sœ u r, v eu v e, m e l’a v a it confié en m o u ra n t...
Il ¿ la it a lo rs de l’â g e de J o s e tte . L a m o rt, d ira it-o n ,
s 'a c h a rn e d a n s n o tre fa m ille à b ris e r de je u n e s vies.
J o s e tte est o rp h e lin e d ep u is sa n a issan ce,... elle
m ’ap p e lle g r a n d ’m ère, e t v ra im e n t j ’ai p o u r elle
une te n d re s s e d ’a ïe u le ! J e ne sais q u a n d son p ère
re v ie n d ra . M on p a u v re J e a n ! lui si n oble, si bon,
qui m é rite ta n t d ’ê tr e h e u re u x !...
lille s’est tu e un m o m en t, e t j ’a i fa illi lui c rie r la
v é rité . P lu s que ja m a is m on rô le m ’a p p a ra is s a it
d élo y al, coupable... J a c q u e lin e L a u r e n t n ’a pas le
d ro it d e s u rp re n d re ce que l’on ta ir a it à Ja c q u e lin e
de L oysel. J e s e ra i chassée com m e u n e in trig a n te ...
N e l’a i-je p as m é rité ?
J e v o u la is p a r le r — et je m e ta isa is. P lu s fo rt
qu e m a co n scien ce a été m on d é s ir de lire cette
le ttr e v e n a n t de L u i .
— C o m m en cez, m ’a d it M"'* C la u d ie r. M on neveu
sa it q u e j ’ai p ris une co m p ag n e. Il ré p o n d p ro b a
b le m e n t à m a le ttre le lui a n n o n ç a n t.
J ’ai lu !... L ’ém o tio n de m a v o ix a u r a it dû f r a p
p e r l’av eu g le. M a is elle é ta it elle-m êm e si b o u le
v e rs é e !
J e a n se ré jo u it que sa ta n te n e soit plu s seule,
m ais a u r a it voulu p rè s d ’elle u n e p e rso n n e plus
âgée.
« J ’é p ro u v e, é c rit-il, u n e défiance m a lh e u re u s e
m e n t tro p ju stifiée des je u n e s filles de n o tre tem ps.
J e les ai v u es p u é rile s, co q u ettes, sa n s c a ra c tè re ,
ou b ien en a y a n t tro p , et d a n s u n sen s re d o u
tab le. S a n s d o u te su is-je in ju s te en g é n é ra lis a n t.
M " ” L a u re n t, m e d ite s-v o u s, a été m e u rtrie p a r la
vie. C e la m û rit u n e fem m e ou la d é so rb ite à ja m a is,
su iv a n t les n a tu re s . E s p é ro n s que l’h e u re u s e im
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p re ssio n que v o u s a p ro d u ite v o tre le c tric e n e f e r a
que se co nfirm er. C e p e n d a n t j e v o u s d e m an d e, m a
ch c re ta n te , ju s q u ’a u jo u r où v o u s c o n n a ître z to u t
à f a it M " ' L a u r e n t, d e n e p a s lui a b a n d o n n e r la
d ire c tio n de n o tre J o s e tte . C e n 'e s t q u ’un bébé,
m ais les p re m iè re s in flu en ces la is s e n t u n e e m p re in te
qui m a rq u e p a rfo is p o u r to u te la v ie. »
M ” C la u d ie r m 'a in te rro m p u e p o u r m e p r ie r de
ne pas m e p e in e r de c e tte défiance :
—
V o u s n e ressem b lez c e rte s p a s à la p o u p ée
sans cœ u r ni cerv e lle d o n t le s o u v e n ir h a n ta it m on
neveu lo rsq u 'il a é c rit ces lig n es.
J ’ai p o u rsu iv i b ra v e m e n t. Si q u e lq u ’u n a v a it pu
me v o ir ! J e d ev a is ê tre livide. J e a n p a rle de sa v ie
à N e w -Y o rk . Il y est trè s fê té , et le ton de sa le ttr e
m ’a sem blé p lu tô t g ai. A h ! ne d e v ra is -je p as m e
ré jo u ir à la p ensée q u ’il so u ffre m oins, q u ’il m ’o u
blie?... E t cela m e f a it ta n t de m al, M ich e, ta n t,
ta n t de m al !...
M a in te n a n t, je sais son a d re sse ! J e p o u rra is lui
d e m a n d e r p ard o n ,... lui j u r e r — ce qui est la v é rité
— que je n 'a im a is que lui, qu e M . de F r é s e r a c n ’a
été p o u r m oi q u ’un je u , un flirt sa n s la m o in d re
im p o rtan ce... Si j ’ai, u n in s ta n t, acce p té l’id ée d e
l’ép o u ser, c’é ta it p o u r m e ttre l’irré p a ra b le e n tre
m oi et m es in u tile s re g re ts ... J e a n m e c r o ir a it p eu tê tre , je s a u ra is le co n v a in c re ... M ais, m a in te n a n t,
il m e f a u t m e ta ire . J e n ’ai plus le d ro it, d e v e n u e
p a u v re , de me r e m e ttre s u r son ch em in... S ’il su p
po sait que j ’a g is p a r in té rê t, n e s e ra it-c e p a s a b o
m inable ?
J ’ai d û , sous la dictée de M “ ' C la u d ie r, ré p o n d re
à cette le ttr e to r tu r a n te . B ien que M. S a u liè re ne
co n n aisse g u è re m on é c ritu re , p a r p ru d e n c e je
l ’a i co m p lètem en t d ég u isée... E t M "“' C l a u d i e r m ’a
a p p ris q u ’elle a v a it cach é m on p rén o m à son neveu,
« p a rc e q u ’il é v e ille ra it en lui tro p d 'é c h o s d o u
lo u re u x ».
O u e d e v e n ir, à p r é s e n t? N ’a y a n t p as im m éd iaten e n t a v o u é la v é rité , c o m m en t tr o u v e r le courage!
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do p a rle r? ... M e v o ilà p ris o n n iè re d ’un sile n c e plus
co u p ab le q u ’un m en so n g e... O h ! je sais, v o u s allez
nie d ire que, c e tte s itu a tio n si fa u sse , j e l’ai v oulue
en v e n a n t ici. Je d e v a is p ré v o ir to u te s les co m p li
c a tio n s q u i a u jo u r d ’h u i m e je tte n t d a n s un d é s a rro i
d o n t v ous a u rie z p itié, si j e p o u v ais v o u s le b ien
tr a d u ir e ! I l m e re ste un m oyen d 'é c h a p p e r à la
co lè re , a u m é p ris d e M m” C la u d ie r et de J e a n :
F u ir.
A b a n d o n n e r c e tte fem m e qui s’est m o n tré e te lle
m en t a c c u e illa n te , a ffe c tu eu se p o u r la tr is te ép a v e
que j ’é ta is, cela m e s e rre le cœ u r. E t q u itte r J o
se tte !... M a is il le fa u t, n ’est-ce pas, M ic h e lin e ?
N 'e s t-c e p as que c’est là m on d e v o ir? V en ez à m on
aid e. E n v o y ez la dép êch e c o n v en u e p o u r m e ra p
p e le r à P a ris . U n e fo is là-b as, j ’é c rira i qu e j ’y suis
re te n u e ... H â te z -v o u s ! et, p o u r plu s de p ru d e n c e ,
afin d 'é v ite r qu e v o tre nom , p ro n o n c é p a r sa ta n te ,
n e p u isse m e ttre un jo u r M . S a u liè re s u r la voie
de ce q u 'il fa u t à to u t p rix q u ’il ig n o re , sig n ez le
té lé g ra m m e du nom de v o tre sœ u r.
A h ! p o u rq u o i n e v ous a i-je p as é c o u té e !...
M " ° de K e rse le u c n ’ex p é d ia p o in t le té lé g ra m m e
lib é ra te u r. E lle p rit le tem p s de ré flé c h ir, sa c h a n t
q u elles re sp o n sa b ilité s elle a ssu m a it, e t é c riv it :
« A tte n d e z . »
« A tte n d e z , Ja c q u e lin e . T a n t que le r e to u r de
M . S a u liè re d e m e u re lo in ta in , v o tre p ré se n c e à l a
R i b c r e n ’e st que b ie n fa is a n te . N u lle ne se d é v o u e ra
a v ec plu s de c œ u r que v o u s à so ig n e r, à c o n so le r
l’infirm e. N u lle n’a im e ra d a v a n ta g e J o s e tte . Si le
v o y a g e u r p a rle de r e v e n ir en F ra n c e , a lo rs n o u s
a v ise ro n s. A ce m o m en t, vo u s a u re z à s o u ffrir e n
core. M a is v o u s n ’ê te s plu s l’e n f a n t g â té e , sa n s
fo rc e d e v a n t l’é p re u v e , sa n s fo rc e p o u r v o u lo ir. L e
m a lh e u r, ain si que v ous le d ite s, a fa it a p p a r a îtr e la
v r a i e Ja c q u e lin e , celle que L u i et m oi a v io n s d e v i
n ée et co m p rise. »
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D 'I V O I R E
XVI
A P A IS E M E N T
« Q u e v o tre le ttre m 'a f a it de b ien , M ic h e lin e ché
rie ! T o u t a u fo n d de m oi je s o u h a ita is que q u el q u e
ch o se se d re s s â t e n tre m a ré so lu tio n de p a r tir et...
m on d é p a rt. C e « q u elq u e chose », v o u s m e l'a p p o r
tez. V o tre sa g esse m e d it : « R estez. » J e l'é c o u te .
A v ec q u elle jo ie je v o u s obéis, ô m o n c h e r con
s e ille r! Q u itte r l a R i b c r e , m a in te n a n t, v o ilà p o u r
m oi ce qui s e ra it le v é rita b le exil, e t je v e u x
e ssa y e r d ’o u b lie r q u ’un jo u r v ie n d ra , in é v ita b le , où
cet ex il s e ra n é c e ssa ire .
S o n g ez ! J e a n a v écu ici. S o n s o u v e n ir e st p a r
to u t. E n f a n t, il a jo u é s u r ces p elo u ses o ù sa fille
a u jo u r d ’h u i s’éb at. J e u n e h om m e, il a dû e r r e r d a n s
le p a rc où j ’e r r e à m on to u r. Il s’est a ssis à la tab le
où no u s n o u s assey o n s. Il aim e c e tte v ieille de
m eu re qui m ’est d ev e n u e c h è re com m e si j ’a v a is le
d ro it de m ’y a tta c h e r.
A p ré s e n t q u ’elle m ’a, a in si q u ’elle le d it g a îm e n t,
« p ré s e n té son n ev e u », M*"° C la u d ie r cède à la jo ie
de p a r le r de lui. A to u t p ro p o s elle co n te u n e a n e c
d o te le c o n c e rn a n t, c ite de ses m o ts de b aby. I l
p a r a ît que J o s e tte a les d é fa u ts q u ’a v a it son p è re
à son âg e. « P o u rv u , ne m an q u e p a s d ’a jo u te r sa
ta n te , q u ’elle a it a u ssi ses q u a lité s ! » C e s e ra it t e r
rib le p o u r la p a u v re fem m e si ja m a is elle a p p re n a it
à q u i elle se confie ! C a r, peu à peu, ta n t le c h a g rin
de son c h e r J e a n l’obsède, M ““ C la u d ie r en v ie n t à
m 'e n tr e te n ir de la « c ru e lle d éc e p tio n q u 'il a é p ro u
vée », et m e p a rle de « c e tte m isé ra b le je u n e fille ».
a v ec u n e ra n c u n e qui m e s e rre le c œ u r, m e d o n n e
la te n ta tio n de p la id e r la c a u se de celle q u e l ’on,
accab le a v ec ta n t de sé v é rité e t qui, a u f o n d —>
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D ’I V O I R E
121
n ’est-ce p as, M ic h e lin e ? — e st to u t de m êm e m oins
co u p ab le q u ’il n e sem ble.
J e a n n e c o n s e n tira à r e v e n ir en F r a n c e q u e lo rs
q u ’il s e r a p a rv e n u à c h a s s e r de sa m é m o ire c e r
ta in e p o u p ée « sa n s tê te et sa n s c œ u r » ! C es m o ts-là,
j e m e les a p p liq u a is à m oi-m êm e, v o u s so u v en ezv o u s? a v e c la c ra in te de les m é rite r. V e n a n t de
M m° C la u d ie r, ce ju g e m e n t — qui e st l’éch o de celui
de M . S a u liè re — m e d o n n e en v ie de p le u re r...
J o s e tte s ’a tta c h e à m oi ch aq u e j o u r un peu plus.
J ’ai com m encé à lui d o n n e r d e s leçons. M e v o ilà
in s titu tric e ! P o u r le m o m en t, m on m in ce b a g a g e
de s a v o ir e st p lu s que suffisant à la tâ c h e qui
m ’éch o it : B -A B A ,... B -E B E ..., et de b e a u x b â to n s
a u c ray o n ... L es m é th o d es n o u v elles a u r a ie n t de
plus p ro m p ts ré s u lta ts , m a is M " G la u d ie r le u r r e
fu se to u te confiance, et j ’ai e n tre les m ain s, p o u r
a p p re n d re à lire à J o s e tte , les p re m ie rs alb u m s où
son p è re ép ela ! C e d e v a it ê tre u n p e tit g a rç o n trè s
so ig n e u x , ils so n t à p ein e abîm és. L e s e n fa n ts de
J o s e tte n ’en p o u rro n t d ire a u ta n t, si ces reliq u es
le u r so n t c o n se rv é e s !
H ie r, a p rè s la v isite d u m éd ecin , j ’ai ré d ig é un
câb lo g ra m m e p o u r N e w -Y o rk . L a crise, c e tte fo is,
est e n ra y é e ; ce ne s e ra p as en c o r e la co m p lète cé
cité ! M a is to u te a p p lic a tio n : le c tu re , é c ritu re , e st
in te rd ite à M m' C la u d ie r. E lle s’e st o b stin é e ce p e n
d a n t, a lla n t un peu m ieu x , à v o u lo ir tr a c e r elle-m êm e
ses le ttre s à M . S a u liè re . S ’il c o n s ta ta it q u ’elle ne
p e u t m êm e plus te n ir u n e plum e, d it la p a u v re
fem m e, il s ’in q u ié te ra it tro p , la c r o ir a it co m p lè te
m e n t av eu g le. T1 e st m êm e co n v en u que J e a n ig n o
r e r a que « M " ° L a u r e n t » f a it à l’infirm e la le c tu re
de sa c o rre sp o n d a n c e . « T a n t pis si m on n ev eu me
fa it des confidences !... J ’ai m a in te n a n t a sse z c o n
fiance en vous, p e tite , p o u r ê tre p e rsu a d é e d e v o tre
d isc ré tio n ; il v o u s f a u d r a o u b lie r — com m e les co n
fe s s e u rs — ce qu e v ous p o u rrie z a p p re n d re . » E n e n
te n d a n t M rao C la u d ie r m e p a r le r a in si, j ’ai été re p ris e
d e to u s m es s c ru p u le s e t te n té e , u n e fo is de plu s,
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LA
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D ’IV O IR E
de m e d é m asq u er. Q uel e n g re n a g e que le m e n
so n g e ! Le m e n so n g e en a c tio n , s u rto u t !
J e vo u s q u itte , M ich elin e. J e to m b e de som m eil.
Ge m e rv e ille u x som m eil qui v o u s a c cab le d élicieu
sem ent, a p rè s des jo u rn é e s de g r a n d a ir... M oi qui,
n a g u è re , p a ssa is a llè g re m e n t des n u its à d a n se r, il
m ’a r r iv e p a r f o is d ’e n v ie r J o s e tte q u 'o n envoie se
c o u c h e r a u s s itô t a p rè s d în e r ! C a r elle a, m a in te
n a n t, o b te n u de p re n d re ses re p a s a v ec no u s, com m e
une g ra n d e fille ....
J e laisse, la n u it, m es fe n ê tre s o u v e rte s. D es p a r
fu m s e x q u is v ie n n e n t de la c a m p a g n e e n d o rm ie, et,
ce so ir, la lu n e v a é te n d re ju s q u ’à m on lit un ta p is
d ’a rg e n t... J e v o u d ra is r ê v e r d e c o n te s de fées...
B o n so ir, m a ch érie... »
X V II
L E S DE BLEAU
. ... S av e z -v o u s, m a c h è re ta n te , que, si v o tre
c â b lo g ra m m e r a s s u r a n t ne m 'é ta it p o in t p a rv e n u ,
j’a lla is v o u s r e v e n ir? C o m m en t a u r a is - je s u p p o rté la
p ensée que v ous étiez m u ré e d an s la n u it sa n s q u e j e
sois là p o u r a d o u c ir un p eu v o tre p ein e ! G râ c e à
D ieu, ce n ’é ta it q u ’une a le rte , m ais qu e j ’ai eu p e u r!
J ’e sp è re que M "° L a u r e n t c o n tin u e ra à se m o n tre r
b o n n e et d év o u ée, je lu i en s e ra i p e rso n n e lle m e n t
re c o n n a issa n t. V o u s en te n d e z b ien le sen s de c e tte
p h ra se , je com pte s u r v o u s p o u r f a ir e c o m p re n d re
à c e lte je u n e fille m es in te n tio n s à son é g a rd , san s
la b le sse r. Il est trè s ju s te qu e sa peine soit
trib u ée... »
—
M a d a m e , s’é c ria J a c q u o tte , in te rro m p a n t sa
le c tu re , v o u s a llez ré p o n d re à M . S a u liè re que, s’il
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su p p o se q u e j ’a g is p a r in té rê t, je... j e p a r tir a i,
a c h e v a -t-e lle , p rê te à p le u re r.
— B o n té d iv in e ! m on e n fa n t, ne soyez p as si
o m b ra g e u se ! Il n ’y a rie n d ’o ffe n sa n t p o u r vous
d a n s ce qu e d it là m on n ev eu , et, q u a n t à lui tr a n s
m e ttre v o tre in d ig n a tio n , o u b liez-v o u s q u ’il c ro it
ses le ttre s lu es p a r m oi se u le ? A llo n s, calm ez-vous,
et co n tin u ez...
Il é ta it d it que, ce jo u r - là , S a u liè re n ’é c r ir a it que
d es choses p o u v a n t affliger Jac q u e lin e . V oici q u ’il
p a rla it, a v ec un e n th o u sia sm e d ’a rtis te , d ’u n e c e r
ta in e m iss E d ith , d ’u n e b e a u té te lle m e n t p a r f a ite
que ce p e in tre , si ré so lu à ne pas f a ir e de p o rtra it,
n ’a v a it eu de rep o s q u ’il n ’e û t décidé l’A m é ric a in e
à p o se r p o u r lui.
J a c q u o tte é p ro u v a su b ite m e n t p o u r c e tte V é n u s
de la cin q u ièm e A v e n u e la plus v éh é m e n te a v e rsio n ,
ta n d is que la v ieille dam e so u p ira it, h e u re u se :
— A h ! si le c h e r e n f a n t p o u v a it m e re v e n ir com
p lè te m e n t d é ta c h é de la so tte p e tite c ré a tu re d o n t
il s 'é ta it é p ris !
— E ta it-c e v ra im e n t u n e si so tte p e tite c r é a tu r e ?
ne p e u t s’em p ê c h e r de p r o te s te r la je u n e fille. E n ce
cas, je suis su rp ris e que M . S a u liè re l’ait... aim ée.
— A h ! il ne la v o y a it q u 'a v e c des y eu x p ré v e
n u s... C e rte s, il ne la ju g e a it p as com m e, depuis,
il a bien é té c o n tra in t de le fa ire ... M a lg ré to u t, il
s ’est to u jo u rs a tta c h é à lui tr o u v e r des excuses...
J e suis, je vo u s le ju r e , m o in s in d u lg en te... N e pas
c o m p re n d re la v a le u r d ’u n ê tre tel que J e a n , s ’en
am u se r, le b a fo u e r!... C e tte Ja c q u e lin e n 'e s t q u ’u n e
fieffée c o q u ette, et si la v ie se c h a rg e de la p u n ir,
ce s e ra f o r t bien f a it !
— P e u t-ê tre , si v o u s la c o n n aissiez, se rie z -v o u s
m o in s im p ito y ab le, risq u e la je u n e fille, le cœ u r
g ro s.
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— A h ! il est fo rt h e u re u x p o u r elle que je ne là
c o n n aisse pas, c a r je lui s e rv ira is ses v é rité s san s
m én ag em en t, je vous a s s u re !
L ’a p p a ritio n d ’u n e v o itu re d a n s l'a v e n u e m it fin
à c ette c o n v e rsa tio n to r tu r a n te p o u r Ja c q u o tte .
— V oici les D eb lcau , a n n o n ç a la je u n e fille.
C ’é ta it un couple v ie illissa n t h a b ita n t à quelques
k ilo m è tre s de l a I i i b c r e . Ils v e n a ie n t p a rfo is d an s
une e x tr a o r d in a ir e g u im b a rd e q u ’on d én o m m ait
po m p eu sem en t p h a é to n : lui, a n cien officier, con
s e rv a it l'a llu re m ilita ire . O n l’a p p e la it C o m m an d an t,
bien que p e rso n n e ne sû t e x a c te m e n t à quel g ra d e
il a v a it p ris sa r e tra ite . O n ne le d é s ig n a it g u è re
sous son nom de D ebleau. S a fem m e elle-m êm e
devenait,' p o u r les p a y sa n s : « M ad am e du C om
m a n d a n t ». E lle en tir a it quelque v a n ité .
L a p re m iè re fo is que le p h a é to n , tr a în é p a r un
p etit cheval p ê c h a rd , a v a it am en é le c o m m an d an t et
M m" E rn e s tin e D eb leau à la R ib è r e , a p rè s l’a rriv é e
de Jac q u e lin e , la vue de M "* L a u re n t a v a it p ro d u it
su r les d eu x époux un effet d ia m é tra le m e n t opposé.
« M o n sieu r » la d é c la ra a m u sa n t e e t ca p t iv a n t e ;
« M ad am e » lui tro u v a la to u rn u re et le visag e
d 'u n pag e insolent.
— A v a n t de vous c o n n a ître , M ad em oiselle, s’é ta it
risq u é à a v o u e r le b ra v e co m m an d an t en effilant scs
m o u stach es, je ré p ro u v a is c ette m ode des ch ev eu x
c o u rts : je reco n n ais, en vous v o y an t, que cela p eut
ê tre c h a rm a n t !
E t Ja c q u o tte ne sut ja m a is que c e tte in n o c e n te
fa d a ise a v a it a ttir é au p a u v re h om m e u n e scène de
ja lo u s ie co n ju g a le .
L es v isites des D eb lcau c a u se n t à Ja c q u e lin e une
jo ie trè s m o d é ré e ; m ais, a u jo u r d ’h u i, co m m en t ne
le u r s a u ra it-e lle pas g ré d ’in te rro m p re le r é q u is i
to ire de M""’ C la u d ie r !
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X V III
M A D E M O IS E L L E
LAURENT
F A IT
DES RAVAGES
L ’é té s’a c h e v a . L ’a u to m n e e n to u ra la R ib è r e
d ’une so m p tu e u se f o r ê t d ’o r et de c u iv re b rû lé.
B ie n tô t les m éta lliq u e s fe u illa g e s se d é ta c h è re n t, et
les p elo u ses, les allées, les m a ssifs m êm e s’u n i
fiè re n t d u r a n t q u elq u es jo u r s sous un ta p is ru tila n t
que c h a q u e souffle de v e n t g o n fla it en la rg e s v a g u e s
b ru is s a n te s .
Ja c q u e lin e , bien q u ’é m erv eillée, su b issa it p a rfo is
la tris te s s e q u ’a p p o rte le d éclin des jo u rs . M a is on
a llu m a le s p re m ie rs fe u x , e t la d o u ille tte jo ie lui
fu t rév élée de se b lo ttir, à la n u it to m b an te, p rès
d ’un la rg e fo y e r où les h a u te s flam m es d a n sa n te s
ro n g e n t le bois c ré p ita n t...
E t les p lu ies co m m e n c è ren t. L e b eau ta p is d ’o r
d e v in t u n e litiè re b o u eu se qu e des hom m es, la tête
e n cap u c h o n n ée d a n s un sac, c h a rg e a ie n t s u r les
to m b e re a u x a tte lé s de g ra n d s b œ u fs ré sig n é s sous
l’a v e rse .
L ’h iv e r à la c a m p a g n e !... L a b a ro n n e C rie u x
d e m a n d a it à sa fille si elle p o u rra it en s u p p o rte r
l ’h o rre u r.
D es jo u r s s’é c o u lè re n t, m o ro s e s ; to u t à coup le
soleil re v in t, plu s ra d ie u x . O n p u t c ro ire q u e
l'a u to m n e re b ro u s s a it chem in : l’é té de la S a in tM a rlin ...
E t, un a p rè s-m id i ra y o n n a n t, o n v it, de n o u v e a u ,
le p h a é to n des D eb le a u s ’a v a n c e r, cah in c a h a , d a n s
l ’avenue.
U ne sem ain e plu s ta rd , J a c q u o tte é c riv a it à so n
a m ie :
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M
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ic h e l in e
c h é r ie
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,
C ’e st a m u s a n t !... M e v oici a v e c u n a m o u re u x je
n e v e u x pas d ire s u r les b ra s , m ais, to u t de m êm e,
il e st b ie n e n c o m b ra n t !
J e v o u s e n te n d s v o u s é c r ie r : « E lle e st in c o r r i
g ib le ! » S i c’est à m on in f e r n a le c o q u e tte rie —
p o u r p a r le r com m e M ” ' C la u d ie r — que v o u s en
av ez, ra s s u re z -v o u s ! J e n ’ai rie n f a it p o u r a m e n e r
ce d é s a s tre , et, d ’a ille u rs , si v o u s v o y iez l’o b je t...!
L o n g com m e u n jo u r sa n s p a in , d es c h e v e u x blond9
frisé s... O ui, m a c h è re , f r i s é s ! ! ! M . L é o n D e b le a u
ressem b le, sa n s le se c o u rs d u f e r , à u n in n o c e n t
a g n e a u d o n t il p a r a ît, d u re s te , p o ssé d e r la d o u c e u r.
A h ! q uel b ra v e g a rç o n ce d o it ê tre , et q u e sa
fem m e s e ra h e u re u s e — à c o n d itio n d ’a im e r les
p e tits m o u to n s ! Il e st le n e v e u c h é ri du c o m m a n
d a n t D eb leau d o n t j e v o u s ai p a rlé . J u s q u ’ici cle rc
de n o ta ire à B o rd e a u x , il va, p a ra ît-il, a c h e te r u n e
é tu d e , g r â c e a u x la rg e s s e s d es D e b le a u qui le co n
s id è re n t com m e u n fils. C e d ig n e je u n e ho m m e e s t
v e n u se re p o s e r de so n d u r la b e u r ch ez ses p a re n ts ,
e t ccu x -c i n ’o n t rie n tro u v é de m ie u x que de n o u s
a m e n e r ce p h én o m èn e.
M a c h è re M ich elin e, on se s e r a it c ru au cin ém a,
lo rsq u e les film s n ’é ta ie n t e n c o re ni so n o re s ni p a r
la n ts... V o u s sa v e z ? U n m o n sie u r et u n e dam e
s’a p e rç o iv e n t p o u r la p re m iè re fo is. L a d a m e fe rm e
les y e u x e t se m e t à re s p ire r a sse z f o r t p o u r q u e
son c o rsa g e se so u lèv e. L e m o n sie u r en fa it a u ta n t
et, de p e u r qu e ce sym ptôm e n ’é ch ap p e au p ublic,
o u v re la b o u ch e com m e u n po isso n h o rs de l ’eau .
A lo rs, to u t de su ite, les sp e c ta te u rs a u c o u ra n t d e
ces m a n ife s ta tio n s se d ise n t : « Ç a y est... Ils v o n t
sV J o r e r .
N o u s étio n s d a n s le p e tit salon où s’é c o u le n t n o s
jo u rn é e s , q u a n d N o ë ü n e a in tro d u it la fam ille D e
b leau . J e n’ai p a s re s p iré plus f o r t que de co u tu m e
lo rsq u e le g r a n d L é o n s ’e st in clin é d e v a n t m o i,
�LA
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m ais lui a ro u g i, p âli (o n su p p rim e ça à l’é cran ,
p a rc e que ça n e se v e r r a it p a s ), e t il n ’a p as m an q u é
d 'o u v r ir la b o u ch e d ’un a i r an g o issé. A lors... L à,
oui, j ’ai été co u p ab le. A la m a n iè re d’une g am in e
m al élev ée, j ’ai é c la té de rire . Il y a v a it lo n g tem p s
qu e cela n e m ’é ta it a rriv é . Si v o u s a v ie z vu la m ine
o ffu sq u ée du c o m m a n d a n t e t de « M a d a m e du com
m a n d a n t » ! M a is m a fa ç o n in so le n te d ’a c c u e illir ses
h o m m a g e s a p ro d u it, s u r le f u tu r n o ta ire , la plus
h e u r e u s e im p re ssio n ! C ela s'e st v u to u t de su ite.
A p rè s le d é p a rt de n o s v is ite u rs , M ” C la u d ie r m ’a
d e m a n d é a v e c in d u lg e n c e si ce p a u v re je u n e hom m e
é ta it v ra im e n t si rid ic u le , sa m a u v a ise vue l'em p ê
c h a n t de se re n d re tr è s b ien com pte des choses.
« E n to u t cas, a -t-e lle a jo u té , r ir e au n ez de q uel
q u 'u n 11’est pas du to u t poli, et je d e v ra is vous
g ro n d e r, m ais j e su is si c o n te n te de vous v o ir un
peu plus g a ie ! »
C eci, c 'e s t le p re m ie r a cte, d it d 'e x p o sitio n . L e
le n d e m a in , je d e v a is a lle r a u c h e f-lie u de can to n ,
chez le co iffeu r... J ’y fus. D a n s le p a la is de cet
a r tis te c a p illa ire il fa u t, p o u r g a g n e r l ’u n iq u e « S a
lon ré se rv é a u x D am es », tr a v e r s e r la bou tiq u e où
les é lé g a n ts du b o u rg sc fo n t a d o n iser.
R e n v e rsé s u r son fa u te u il, les jo u e s b la n d ie s de
sav o n et ses jo lis c h e v e u x de c h é ru b in e n c o re d é f r i
sés p a r la fric tio n , qui v o is -je ? L U I !
D is c rè te m e n t je fe in s de ne p o in t le re c o n n a ître
et je passe... M ais, h é la s ! la g la c e lui ren v o ie m on
im ag e : i! f a it u n b ru sq u e m o u v em en t, le g a rç o n
a r m é du ra s o ir p o u sse u n e ex c la m a tio n ... Il l’a e n
taillé, c’est s û r!... P le in e de p itié, je p é n è tre en h â te
d a n s le ré d u it où m ’a tte n d u n e ra n g é e de p e tits
flaco n s a u x n om s s u g g e s tifs que je re fu s e to u jo u rs
de la is s e r b r is e r s u r m a tê te . O n ro g n e m es c h e
v e u x . C e n ’est p a s lo n g , c a r j ’ai, d ep u is que je suis
à l a R i b c r e , re n o n c é à ce que l’on a p p elle ici des
o n d u la tio n s ; j ’e sp è re c e p e n d a n t que le p e tit a g n e a u
a u r a été lib éré a v a n t m oi. E n effet, il 11’e st plus là.
A sa place e n c o re en d é so rd re , tra în e u n e se rv ie tte
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LA
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ta c h é e de p o u rp re ... J 'e n é ta is c e r ta in e ! L é o n D é
b ita it a v e rs é son sa n g , sinon p o u r moi, à c a u se
de m o i! J e so rs. J u s tin e t le b re a k m ’a tte n d e n t à
YH ô t e l d es V o y a g e u r s (co m m e si to u s les h ô te ls
n ’é ta ie n t p as d e stin é s a u x v o y a g e u r s ! ) . C la irin e e s t
v e n u e a v ec m oi. C ’e st a in si c h aq u e fo is. P e n d a n t
q u 'o n m e coiffe, elle f a i t des c o u rse s, et, au re to u r,
g rim p e s u r le sièg e à côté du co ch er, ta n d is que j e
v o y a g e e n tre d es caisses d ’é p ic e rie , d es p a n ie rs de
v ia n d e e t des colis sa n s n o m b re.
A peine s u is -je d a n s la ru e qu e je vo is se d re s s e r
d e v a n t m oi le c le rc de n o ta ire . U n e b a n d e de sp a
r a d r a p e s t collée a u b a s de sa jo u e . S a n s é c o u te r
les p h ra se s c o n fu se s que b red o u ille m a v ic tim e , j e
p ro n o n c e d ’u n a c c e n t tra g iq u e : « D e u x p o u ces plus
bas, c’é ta it la c a ro tid e ! s> C om m e, à ce m o m e n t-là ,
il ne p e n s a it p lu s à sa c o u p u re, il n ’a p as co m p ris
e t s’est abîm é d a n s u n silence a h u ri. J ’en ai p rofité
p o u r m ’éc h a p p e r. Il n ’a p a s osé m e s u iv re ; m ais,
en p é n é tr a n t d a n s la c o u r de l’h ô tel, je m e su is u n
peu re to u rn é e : il é ta it to u jo u rs a u p o rt d ’a rm e s u r
son m êm e pavé, so n c h a p e a u à la m ain .
C ela, c’e st le seco n d a c te , o u , p lu tô t, le p re m ie r
ta b le a u du seco n d a cte.
D eu x iè m e ta b le a u : L a R ib è r e , le le n d em ain . I l
f a it ch au d . L ’é té de la S a in t-M a rtin , e n B é a rn , e st
u n v é rita b le , m ais tr è s fu g a c e été. A p p u y é e à m o n
b ra s , M ,u0 C la u d ie r se p ro m èn e d a n s l’allée ensoleil
lée. U n b r u it de soie fro is s é e : le frô le m e n t des ro u e s
d ’une b ic y c le tte s u r le sable... L u i! E n c o re L u i!
Q u ’il est beau ! U n c o stu m e d e sp o rt qui év o q u e u n e
a u b e rg in e à la fo is p as m û re e t u n p eu p o u rrie ...
C ’est u n e tro u v a ille , c e tte te in te - là ! S e s c u lo tte s
b o u ffa n te s o n t des fa ç o n s de h a u ts -d e -c h a u s s e s .
L e v o ilà d e v a n t n o u s, u n e m ain s u r le g u id o n de s a
m a c h in e , de l ’a u tr e te n a n t u n e a d o ra b le c a s q u e tte
v io lacée. Il a l’a i r d ’en c h e rc h e r u n e tro isiè m e p o u r
n o u s la te n d re . N e la tr o u v a n t p as, il laisse to m b e r
son vélo d a n s l ’h erb e. J e m ’am u se. C e g r a n d d a d a is
a p p o rte u n e n o te co m ique im p rév u e. Il p ré fé re ra i#
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V IE R G E
D 'I V O I R E
s a n s d o u te m ’in s p ir e r m ie u x que l’envie d e r ir e q u i
m e g a g n e irré s is tib le m e n t à sa vue. Il n ’a plus son
ta f f e ta s a n g la is, m ais u n e c ic a tric e qui n e l ’e m b ellit
p a s d a v a n ta g e .
J e g a rd e un silen ce o b stin é. M m° C la u d ie r re m e r
c ie de c e tte aim a b le v isite s u r un to n qui m o n tre
q u ’elle la ju g e u n peu tro p ra p p ro c h é e de la p ré -'
c éd en te. C h é ru b in ex p liq u e, san s m e q u itte r des;
y e u x , qu e le b e a u tem ps..., la p ro m en ad e..., p a s
v o u lu p a s s e r d e v a n t l a R ib c r e . . . N o u s som m es re n
tr é s . J ’in sta lle M " C la u d ie r d a n s un fa u te u il, et,
ra p p e la n t que c’est l’h e u re de la leçon de Jo sette*
j e d is p a ra is , décid ée à n e re v e n ir q u ’a p rè s le d é p a rt
d u jo li L éo n . V o u s v o y ez, M ich e, que, si j ’ai ra v a g é '
le c œ u r in flam m ab le de ce tab e llio n , ii n ’y a p as d e
m a fa u te ... O r, je l’ai r a v a g é !
A p rè s m on d é p a rt, il a p a rlé de m oi, a q u estio n n é,
M n”> C la u d ie r s u r sa dem oiselle de co m p ag n ie aveci
un e m a la d re sse to u c h a n te , si b ien que, to u te la soi
rée, M "” C la u d ie r m ’a ta q u in é e .
T o u t en m e ta q u in a n t, elle ris q u a it de p e tite s
p h ra se s que je la s e n ta is d ésire u se de d év elo p p er, si
elle a v a it se n ti le te r r a in plu s p ro p ice : « A p rè s
to u t, sa n s ê tre tr è s d istin g u é s, év id em m en t, M . e t
M m* D eb leau so n t de b o n n e bo u rg eo isie... Ils* o n t
u n e assez jo lie fo rtu n e qui re v ie n d ra to u te à le u r
n ev eu , p u isq u ’ils n ’o n t p as d’e n fa n ts... O n dit L éo n
sé rie u x , tra v a ille u r... U n e étu d e de n o ta ire bien d ir i
g é e est de bon ra p p o rt... D e nos jo u rs , la vie est tr o p
difficile p o u r que l’on se re fu s e <à des con cessio n s...
O n doit so u v e n t sa c rifie r ses rêves... E tc ..., etc... »
A la fin, p e rd a n t p a tie n c e , je p ro te s te :
— Je c o m p ren d s tr è s bien, M a d a m e , où v o u s
v o u lez en v e n ir ! M êm e p o u r n e p a s m o u rir de
fa im , je n ’é p o u s e ra is p as 1111 g ro te s q u e ; m ais, ce
je u n e h om m e fû t-il un p rin c e c h a rm a n t, je n’en
v o u d ra is p as, p a rc e que... p a rc e que...
E t, m es n e r f s m ’e n tra în a n t, j ’ach èv e, en f o n d a n t
en la rm e s :
— P a r c e q u e j ’aim e q u e lq u ’un q u i n e m ’aim e p l u s î
8 7 9 -v
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A p ein e a i-je laissé é c h a p p e r cet a v e u que je
v o u d r a is le re p re n d re !
—
M a p a u v re p e tite e n f a n t! d it M “ ' C la u d ie r,
p a rd o n n e z -m o i !
D e u x b ra s m a te rn e ls m ’a ttir e n t. J e suis e m b ra s
sée» b e rc é e , câlin ée, av ec des p a ro le s affe c tu eu ses
q u i a c h è v e n t de m ’ém o u v o ir. E nfin calm ée, j e de
m a n d e la p ro m e sse q u ’il n e so it ja m a is f a it allu sio n
a u c h a g rin q u e je v ie n s de c o n fe sse r. M a v ieille
a m ie so u p ire . J e cro is d e v in e r sa pensée. E lle m e
su p p o se a b a n d o n n é e p a r un fiancé in té re ssé , lo rs
de la ru in e de m a fa m ille . J e ne la d é tro m p e ra i
p a s. Si elle s a v a it !
L e tro isiè m e a c te — d é n o u e m e n t — est e n c o re à
v e n ir ; ce s e r a m on re f u s c a té g o riq u e , lo rsq u e
l ’a g n e a u fo u d ro y é e n v e rra son oncle f a ir e u n e de
m a n d e officielle, é v é n e m e n t d o n t je d o u te, q u a n t à
m oi, c a r ces b ra v e s D eb leau d o iv e n t n o u r r ir les
p lu s h a u te s a m b itio n s p o u r le u r n e v e u -p h é n ix , m ais
q u e M “ " C la u d ie r ju g e in é v ita b le , ta n t ce m a lh e u
r e u x je u n e h om m e lui a p a ru em ballé !...
Q u e d ite s-v o u s, c h e r M a ître , d e c e tte a v e n tu re ?
L e s p ré v isio n s de M ra' C la u d ie r n e se ré a lis è re n t
p as. H u it jo u r s s’é c o u lè re n t sa n s que l’on e n te n d ît
p a r le r des D eb leau . E t p u is J a c q u e lin e re ç u t une
le ttr e q u i la stupéfia et qu’elle a lla , to u t c o u ra n t,
lire à M m,‘ C la u d ie r.
L é o n é c riv a it :
M
a d e m o is e l l e
,
« M a d é m a rc h e est in se n sé e !... N e vo u s en p ren ez
q u ’à vous, qui m ’av ez fa it p e rd re la ra iso n . J e vous
a im e ! Si je ta isa is plus lo n g te m p s cet a m o u r, il
m ’é to u ffe ra it ! A u c u n e fe m m e n e v o u s ressem b le.
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D ’IV O IR E
V o u s ê te s T U N IQ U E , celle d o n t m on c œ u r c r é a it
l’im a g e c h é rie d u r a n t m a tr is te ad o lescen ce p a ssé e
à l ’o m b re m o isie d es m in u te s em p ilées e t d es c a r
to n s v e r ts ! O n p e u t ê tre c le rc de n o ta ire , M a d e
m o iselle, et a v o ir un id éal ! C e t id éal, vo u s le r é a
lisez si p a r f a ite m e n t q u ’en v o u s v o y a n t c n f ir ^ j’ai
c ru p o u rs u iv re u n rêv e.
Ici, Ja c q u o tte , im p ito y ab le, in te rro m p it sa lec
tu r e p o u r fa ire re m a rq u e r à M m” C la u d ie r que, si
M . J o u r d a in fa is a it de la p ro se sa n s le sa v o ir, L éo n
D c b le a u é ta it, sa n s s'e n d o u te r, a u te u r d ’u n a le x a n
d r in p a r f a it : E n -v o u s -v o -y a n t-e n -fin -j’a i-c ru -p o u rsu iv re -u n -rê v e ...
— C e n ’e st p as m al, p o u r u n n o ta ire ! co n c lu t la
m o q u eu se.
« C e rêv e, j e d e is le v iv re , ou p é r ir de d o u le u r.
M ais, h é la s! il m e f a u t en d iffé re r la ré a lis a tio n .
M on oncle et m a ta n te a v a ie n t, sa n s nie c o n su lte r,
f a it des p ro je ts a u x q u e ls je re fu s e de m e so u m e ttre .
Q u e m 'im p o rte la fo r tu n e !... H ie r e n c o ie , je c ro y a is
y te n ir — l’e x isten ce, de' n o s jo u rs , est si difficile!
— J e m ’a p e rç o is a u jo u r d ’h u i ne te n ir q u ’à v o u s!...
J e v e u x qu e vo u s le sa c h ie z !... Il le fa lla it. J e p a rs ,
ô J a c q u e lin e a d o ra b le ! O n v o u s le f e r a sa v o ir.
L o rsq u e vo u s l’a p p re n d re z , ne d o u te z p as de moi.
— E n c o re un v e rs, M ad am e. C ’e st d é c id é m e n t u n
poète !
— C ’e st u n im bécile. C o n tin u e z , p e tite .
« ... N e d o u tez p as d e m oi. J ’ai dû p lie r p o u r n e
p a s ro m p re . M es bons p a re n ts m e m a u d ira ie n t si j e
p a ssa is o u tre à le u r v e to , e t j ’ai beso in d ’e u x p o u r
p a y e r m on é tu d e. M a ta n te , m o in s in e x o ra b le , m ’a
se u le m e n t d em an d é de m e s o u m e ttre à u n e é p re u v e .
E t j ’ai a c c e p té de m ’a b s e n te r p e n d a n t q u elq u es
m ois. S i, ce lap s de te m p s écoulé, j e re v ie n s le u r
�t $2
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d ire : « J e l'aim e plu s que ja m a is », ils s ' in c lin e r o n t
d e v a n t la fo rc e de l'a m o u r, et j e s e ra i le plu s h e u
r e u x d e s m o rtels, c a r je sais que v o u s ne m e r e
p o u sse re z p o in t! C e r ir e d é lic ie u se m e n t h a r m o
n ie u x p a r lequel vo u s m ’a v ez accu e illi lo rs de n o tre
p re m jè rc re n c o n tre ne v o u la it-il p a s d issim u le r u n e
é m o tio n ég ale à la m ie n n e ? E t v o tre silence, à m a
seco n d e v isite, ne c a c h a it-il p a s un tro u b le d o n t la
seu le p en sée m ’e n iv re ?
A h ! m ad em o iselle J a c q u e lin e , quelle fé lic ité s e r a
la n ô tre !
J ’ai p ro m is de m 'é lo ig n e r sa n s v ous revoir..«
A tte n d e z -m o i, c o n fia n te ; ne d o u tez ja m a is de
V o tr e p a ssio n n é s e rv ite u r,
L é o n D e b l f .a u .
C e tte fo is, le r ir e de la v ieille dam e fit écho a u
r ir e de la je u n e fille.
— L e m a lh e u re u x ! Im a g in e z les scèn es q u ’il a
d û s u b ir !
— E t d ire , g é m issa it Ja c q u o tte , que je n ’ai au cu n
m oyen de lui fa ire sa v o ir que l’é p re u v e est in u tile !
— S i, lo rs q u ’il re v ie n d ra , le co m m a n d a n t fa it la
m o in d re allu sio n a u x v isées de son n e v eu , je vous
p ro m e ts de l'éd ifier s u r vos s e n tim e n ts à l’é g a rd de
son h é ritie r.
— O h ! oui, M ad am e, je v o u s en prie... G ard ez
c e tte le ttre : v o u s la re m e ttre z a u x D eb leau , en les
p r ia n t de la re to u r n e r à L éon.
M a is M . et M "” D eb le a u n e r e p a r u r e n t p o in t à
la R ib c r c .
D u tem p s passa,.,, d es m ois...
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*33
X IX
A I, K K T E
M ic h e lin e et A n n e de K e rse le u c , du m êm e p as
so u p le et rap id e , r e g a g n a ie n t le u r lo gis. P a r ce
m a tin lu m in e u x d ’a v ril, to u te s d e u x se se n ta ie n t
l ’â m e en fê te sa n s ra is o n s p récises, sim p lem en t
p a r c e que la je u n e s s e re n o u v e lé e de la n a tu re
s 'h a rm o n is e a v e c la je u n e s s e des ê tre s.
— P a sso n s ^par le L u x e m b o u rg , su p p lia la p e tite.
C e la n e n o u s a llo n g e ra g u è re ... A s -tu vu le ja r d in ,
ces te m p s-c i? L es a rb re s o n t des p e tite s fe u ille s en
soie g la c é e , et le g a z o n a l’a ir d 'ê tr e re p e in t à
n e u f.
— N o u s allo n s no u s m e ttre en re ta rd , d it la
g ra n d e s œ u r ; A d èle fu lm in e ra p a rc e que so n d é je u
n e r s e r a b rû lé...
— E h bien ! tu lui f e r a s u n e belle p la id o irie en
f a v e u r du P rin te m p s , e x c e lle n t e x e rc ic e o ra to ire
qui v o u s p e rm e ttra , c h e r M a ître , de ju g e r de l’effet
p e r s u a s if d e v o tre éloquence... T ie n s, re g a rd e ,
M ich e, a v a is -je ra is o n ? E st-c e assez jo li? ... E t ces
p ig e o n s q u i se b o u scu len t... M ais q u ’a s -tu ?
M ich elin e, a v e c u n e e x c la m a tio n d e s u rp ris e ,
s’é ta it im m obilisée. U n ho m m e v e n a it v e rs elles, u n
m o n s ie u r p re ssé a lla n t à v iv e a llu re , sa n s p a r a îtr e
rie n v o ir a u to u r de lui. T o u t p rè s des je u n e s filles
se u le m e n t il s’a r r ê ta . U n e é m o tio n d o n t on n ’a u r a it
su d ire si elle é ta it jo y e u se o u m é la n c o liq u e se
t r a h it s u r son v isa g e lo rsq u ’il re c o n n u t M ich elin e.
— M ad em o iselle de K e rse le u c !
— V o u s, m o n sie u r S a u liè re ,... à P a r is !
�134
LA
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D ’ JV O I R E
— T o u t à fa it en p a ssa n t. J e re p a rs d e m a in . Jé
v a is p o u r quelques jo u r s à l a R i b c r e , p rè s de m a
ta n te et de m a p e tite fille, a v a n t de m e re m b a r
q uer... C a r je re to u rn e en A m é riq u e et ne suis
re v e n u en F ra n c e que p arc e que des a ffa ire s u r
g e n te s e x ig e a ie n t m a p ré se n c e à P a ris .
Il p a rla it n e rv e u se m e n t, p a ra is s a it a v o ir h â te d é
s’é lo ig n er. M " ' de K e rse le u c p en sa q u ’il re d o u ta it
d’e n te n d re p ro n o n c e r u n nom . E lle le r e d o u ta it
plus que lui en co re, c e p e n d a n t elle re tin t le p e in tre .
— V o tre J o s e tte d o it vo u s a tte n d re a v ec im p a
tience, dit-elle.
— O n ig n o re, là-b as, m on v oyage. J e v e u x les
s u rp re n d re .
— A h ?... E h b ie n !... a u re v o ir, M o n s ie u r; n e
n o u s a b a n d o n n e z p as tro p lo n g tem p s !
Il so u rit tris te m e n t sa n s ré p o n d re et p rit congé.
— M iche, d it A n n e, m éco n ten te, lo rsq u e le
p e in tre se fu t éloigné, je n e su is to u t de m êm e plus
u n e e n fa n t : tu a u ra is pu me p ré s e n te r M . S a u lière, s u rto u t sa c h a n t com bien j ’aim e ses ta b le a u x I
— J 'a i m an q u é à to u s m es d ev o irs,... e x cu se-m o i,
je n 'y ai p as songé... E co u te, m on p e tit c h é ri, tu
v a s r e n tr e r san s m oi : je m e so u v ien s d ’u n e c o u rse
in d ispensable...
— Si je ne te c o n n a issa is p as si bien, d it la p e tite
av cc une m ine scan d alisée, je cro ira is...
— ... Q u e je t’é c a rte afin de re jo in d re M . S a u liè re ? in te rro m p it M ich elin e en ria n t. E h bien !
v ie n s av ec moi. Je v a is e n v o y er une dép êch e.
V e rs la fin de ce m êm e jo u r, N o ëlin e a c c o u ru t
d an s le salo n où M 1"* C la u d ie r é c o u ta it J a c q u e lin e
lui fa ire une lectu re.
— U n té lé g ra m m e p o u r M "* L a u re n t, d it la se r
v a n te . P o u rv u que ce ne soit p as d u m a u v a is ! ..
�LA
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D ’I V O I R E
E t clic a tte n d it, n o n p a r c u rio sité in d isc rè te , m ai«
p a r a ffe c tu e u x in té rê t. T o u t le m onde, à la R i b c r e ,
aim e c e tte dem oiselle de co m p ag n ie que l'o n re d o u
t a i t un peu, a v a n t de la c o n n a ître .
L e c œ u r de J a c q u e lin e s ’est m is à b a ttre . J e a n
n ’a y a n t p as a n n o n c é son re to u r, ce n e p e u t ê tre le
ra p p e l co n v en u . A lo rs ? E lle h é site à o u v rir.
— J e n ’aim e p o in t les té lé g ra m m e s, m u rm u re
M m" C la u d ie r, R ie n de fâ c h e u x , j ’espère, m on
e n fa n t ?
— N on,... du m o in s je... j e ne cro is pas,... m ais je
m e d e m a n d e ce que cela v e u t d ire... O n m e ra p p e lle
à P a r is , d ’u rg en ce...
— A h ! m on D ieu... V o tre m è re ?
— N o n , u n e am ie.
E t elle lu t à h a u te v o ix :
« P ré s e n c e im m éd iate n é c e ssa ire p o u r quelques
jo u r s . P r e n d r e le p re m ie r tra in . T é lé g ra p h ie z a r r i
v ée, s e ra i O rsa y . A n n e. »
— C ’est é tra n g e ... A u f a it, m ieu x v a u t ne pas
c h e rc h e r à im a g in e r le m o tif de ce rap p e l, c o n tin u a
v iv e m e n t la v ieille dam e.
E lle v e n a it de p e n se r qu e ce laco n ism e c a c h a it
s a n s d o u te u n e fu n e s te n o u v elle que l’on se r é s e r
v a it d ’a p p re n d re à la p a u v re Ja c q u e lin e à son a r r i
vée là-bas...
— Il f a u t que je p a r te to u t de suite... C ela m e
c o û te ta n t de v ous la isse r, M a d a m e !...
— V o u s m e re v ie n d re z v ite, m a ch è re p e tite, j e
l’esp è re de to u t m on c œ u r!
— Il y a un tr a in d a n s la so irée, d it N o ëlin e.
E t ce fu t l’affo le m e n t d es d é p a rts p récip ités.
J a c q u o tte ren o n c e à c o m p re n d re . E lle e n ta s s e
q u elq u e s effets d a n s u n e v a lise : p u isq u ’il n e s’a g it
p a s d ’un d é p a rt d éfin itif ! « P o u r q uelques jo u rs... »
�1 3©
LA
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D ’IV O IR E
XX
I ,’ A V E N T U R IÈ R E
— M o n p e tit J e a n ! M o n c h e r p e tit! ré p è te s a n s
s e la s s e r M ” C la u d ie r. V e n ir à pied de la g a re ,...
a u lieu d ’envoyex u n e d épêche... O n a u r a it été te
c h e rc h e r.
— J e v o u s l’ai d it, m a ta n te : je v o u la is v o u s
su rp re n d re !
*
— A h ! C ’est un e g ra n d e s u rp ris e , en effet ! 'l'o n
silen ce de ces d e rn ie rs tem p s m ’in q u ié ta it, figuretoi.
— A u lieu de vo u s ré p o n d re , j ’ai p ris le b a te a u ;
n ’é ta it-c e p as m ie u x ?
— O h ! si ! b ien m ie u x !... M ais tu n e v a s p a s re
p a r tir tro p v ite ? ...
— J e su is a r r iv é v o ilà u n e h e u re à p ein e, et d é jà
v o u s vo u s a ttr is te z en s o n g e a n t a u x a d ie u x !
— T u as ra iso n . C ’e st qu e t ’a v o ir a u p rè s de m oi
est u n e telle jo ie...
— M o n p a p a c h é ri, d it J o s e tte qui, b lo ttie d a n s
les b ra s du p e in tre , se fa it c â lin e r corntne un p e tit
c h a t r o n ro n n a n t, je ne v e u x plus que tu t ’en a ille s !
— Q u a n d J u s tin re v ie n d ra de la g a re a v ec m es
b a g a g e s , J o s e tte a u r a à d é b a lle r u n e g ra n d e ...
g ra n d e boîte...
__O h ! f a it la p e tite , d é jà h e u re u se , quoi q u ’y a
d a n s la b o îte, d is?
__ Q u o i q u ’y a ! ré p è te en ria n t la v ieille dam e.
S i M "* L a u re n t t ’e n te n d a it, elle ro u g ir a it de son
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
13^
— M “ * L a u r e n t d o n n e d es leço n s à J o s e tte ? d e
m a n d e J e a n S a u liè re d ’un to n m é co n ten t.
— O h ! oui, d é c la re a v e c fierté l’e n fa n t. J e sais
p re sq u e lire , et j'é c r is a u ssi, et M ad em o iselle m ’a p
p re n d une fab le... V e u x -tu que je la ré c ite ?
— P lu s ta rd , m a p e tite c h érie. V a jo u e r, m a in te
n a n t. J e v o u d ra is p a r le r à ta g r a n d ’m è re de choses
q ui n e t ’in té re s s e ra ie n t pas...
— A p ré se n t, d it M""’ C la u d ie r lo rsq u e l’e n fa n t
les e u t q u itté s, d is-m o i la v é rita b le ra iso n de ton
v o y ag e.
— J 'a v a is b eso in de m ’e n te n d re a v ec P ro c e lG u é rin , le m a rc h a n d de ta b le a u x ; j ’é ta is p a rti si
so u d a in e m e n t, a u m o m en t m êm e où il o r g a n is a it
u n e e x p o sitio n de m es to iles...
— T u a u r a is pu t ’e n te n d re p a r c o rre sp o n d a n c e.
Il y a a u tr e chose.
— J e te n a is à m ’a s s u r e r de l’é ta t de vos y eu x .
— J e sais que tu m 'a im e s bien, m on bon J e a n M ais, v ra im e n t, il n ’y a p as d ’a u tre m o tif à to n
r e to u r ?
— Q u e su p p o sez-v o u s d o n c ?
— J e m e suis im ag in é, fig u re-to i, qu e tu v e n a is
m ’a n n o n c e r q u 'u n e belle A m éricain e...
— V o u s p la isa n te z , j ’esp ère, m a ta n te , in te rro m
p it le p e in tre .
Il c o n tin u a , a v ec un peu d ’im p a tie n c e d a n s la
v o ix :
— S ’il fa u t to u t v o u s d ire , M " “ L a u r e n t n ’e st
p as é tr a n g è r e à m a v enue.
— E lle ! J e ne co m p ren d s pas.
— J e d é s ira is m e re n d re com pte... M a c h è re
ta n te , je pense qu e j'a i bien f a it de v e n ir. J e v o u s
a v a is p rié e de ne pas co n fier m a fille à c e tte p e r
so n n e, et v o u s en av ez f a it son in stitu tric e , et J o
se tte p a rle d ’elle av ec un en th o u sia sm e p a s s io n n é !
�LA
V IE R G E
D ’ IV O IR E
— T o u t le m o n d e, ici, aim e M " ' L a u re n t.
— J e m e su is a p e rç u , en lis a n t vos le ttre s , q u ’elle
e x e rc e s u r v ous, en effet, u n e s o rte de... fa s c in a tio n .
— Q u e lle e x a g é ra tio n ! J e m e su is b e a u c o u p
a tta c h é e à c e tte e n fa n t, c 'e s t v ra i. J e m e d e m an d e
co m m en t, à p ré s e n t, j e p o u rra is m 'e n p a sse r. H i e r et
a u jo u r d 'h u i, a v a n t to n a rriv é e , j ’é ta is to u te p e rd u e .
— H ie r et a u jo u r d ’h u i?
— C 'e s t v ra i, j e ne t ’ai p as d it e n co re : m a ch è re
p e tite co m p ag n e est a b s e n te p o u r q u elq u es jo u rs .
U n e dép êch e l’a ra p p e lé e à P a ris , m ais j e su is c e r
ta in e q u ’elle re v ie n d ra a u ssi v ite que possible, c a r
elle ig n o re ta p ré se n c e a u p rè s de m oi, et m e la is s e r
seu le lui é ta it u n v ra i to u rm e n t.
— M a p a u v re b o n n e ta n te !
— A h ! ex p liq u e ta p e n sé e ! T u v ien s de d i r ; :
« M a p a u v re b o n n e ta n te ! » com m e tu a u ra is dit, si
tu n ’é ta is u n n ev eu re s p e c tu e u x : « P a u v re vieille
bê*e ! »
— O h ! m a ta n te !
— J e n e su p p o se c e p e n d a n t p as que tu aies t r a
v e rs é l’A tla n tiq u e p o u r m e re p ro c h e r d e la isse r
M " c L a u r e n t a p p re n d re l’a lp h a b e t à J o s e tte !
— J e n e v o u s re p ro c h e rie n ! M ais... a u ta n t vous
d ire trè s n e tte m e n t ce qui est : m o n in te n tio n est
de v o u s d é b a r r a s s e r d ’u n e a v e n tu riè re .
— A v e n tu riè re ! p ro te s ta M™ C la u d ic r, ro u g e
d ’in d ig n a tio n .
— N e m e ré p é te z p as ce que v o u s m ’av ez é c rit :
qu e c e tte je u n e fille v o u s tém o ig n e un d év o u em en t
filial, q u 'e lle est le d é s in té re s s e m e n t m êm e, que son
é g a lité d ’h u m e u r e st d élicieu se, e tc .,’etc... T o u t cela
p e u t ê tr e — en a p p a re n c e du m o in s — p a r f a ite
m e n t e x a c t. E n ré a lité , M " ’ L a u r e n t est une com é
d ie n n e assez h a b ile p o u r v o u s a v o ir e n tiè re m e n t
su b ju g u é e .
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
139
— T u m e fa is b e a u c o u p de p e in e ! T o n in ju s tic e
est sa n s ex cu se, elle ne s’ap p u ie s u r rien ! T u a u ra is
d e s re m o rd s si tu a v a is, com m e j ’ai pu le fa ire ,
étu d ié le c a ra c tè re de c e tte petite,... sa fra n c h is e ,
sa sp o n ta n é ité ... E lle a é té tr è s éprouvée...
— Q u ’en sa v e z -v o u s?
— L a p e rso n n e qui m e l’a recom m andée...
— L a c o n n a isse z -v o u s, cette p e rso n n e ?
— L ’am ie que j ’a v a is ch a rg é e de m e tro u v e r
q u e lq u ’un la c o n n a ît c e rta in e m e n t.
— L o rs q u ’on v e u t c a s e r ses p ro tég és, on les d o te
de to u te s les v e rtu s. 11 s 'a g it de les re n d re a u ssi
in té re s s a n ts qu e possible.
— J e a n ! C e 11'est p a s toi qui parles... ou tu as
b ien c h a n g é !
— Il se p e u t que j e sois d ev en u plus sév ère d an s
m es ju g e m e n ts , plus d éfiant s u r to u t; c e p en d an t je
ne cro is pas que m on c h a g rin m ’a it re n d u m é ch an t,
et la p re u v e en est que je suis to u jo u rs d an s les
m êm es d isp o sitio n s v is-à-v is de v o tre dem oiselle de
co m p ag n ie. S in c è re ou non, son d év o u em en t vous a
été u tile, elle vo u s a p ro d ig u é des soins, je tie n s
a b so lu m en t à ce q u ’elle en so it récom pensée. M ais,
e n su ite, v ous m e la isse re z la co n g éd ier. V o u s lui
d irez que je m e fixe p rès de vous et que m a p ré
sence v o u s suffit. N o u s lui é p a rg n e ro n s ain si to u te
b le ssu re d ’a m o u r-p ro p re . L o rs q u ’elle s e ra p a rtie , j e
v ous tro u v e ra i u n e p e rso n n e sé rieu se, a y a n t des
ré fé re n c e s , à qui je puisse, sa n s in q u ié tu d e , vous
confier... et confier Jo s e tte .
— M ais c’est in sen sé ! Il 11’y a rie n , rien a b so lu
m e n t à lui re p ro c h e r I
— V o u s croyez ?
— O h ! c ette fois, j'e x ig e que tu p a rle s clai
re m e n t !
— M a ta n te ch érie, ce que v o tre tro p g ra n d e
�140
LA
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D ’ IV O IR E
b o n té n e d ém êle pas, d ’a u tr e s l’o n t vu,... d ’a u tre s
en o n t so u ffert... V o u s a im a n t assez p o u r d é s ire r
v o u s v o ir d é liv ré e d ’u n e in d é sira b le , m a is s a c h a n t
tr o p b ien v o tre sièg e f a it et que v a in s s e ra ie n t les
a v e rtis s e m e n ts , c 'e s t m oi q u ’on a p ré v e n u , moi
q u ’on a re n se ig n é .
— O n t ’a p ré v e n u ! Q u i e st ce t « on » si rem pli
d e b o n n e s in te n tio n s à m on é g a rd ?
— U n e fem m e re sp e c ta b le d o n t rie n ne m ’a u to
rise à s u s p e c te r la sin c é rité .
— N o u s n e v o y o n s p erso n n e... J e n e su p p o se p as
que C la irin e ...
— N e c h e rc h e z p a s d a n s v o tre e n to u ra g e , m a
ta n te . A u f a it, j ’e stim e — b ie n q u ’on m ’a it d em an d é
le s e c re t — que v o u s a v ez le d r o it de sa v o ir. Il
s’a g it de M m' D eb leau .
— E rn e s tin c ! E rn e s tin e D eb le a u !
E t so u d a in , à la stu p é fa c tio n de son n ev eu , la
vieille d am e se re n v e rs a d a n s son fa u te u il, secouée
d 'u n r ir e in e x tin g u ib le .
— J e ne vois p a s ce q u ’il y a de risible.
— O h ! tu c o m p re n d ra s to u t à l’h e u re ! M ais, je
t ’en p rie, si tu as c e tte é p ître s u r 'to i, lis-la,... je
v e u x l’e n te n d re ,... j ’y tie n s ab so lu m en t... M o n D ieu,
que c’est d rô le !
L e p e in tre se m o rd it les lèv res. C es a c c u sa tio n s,
p o rté e s p a r M “ " D eb leau a v ec ta n t de m esu re, lui
se m b le-t-il, u n e d o u le u r si d ig n e, M "1” C la u d ie r
n ’e st-elle pas, d ’a v a n c e , ré so lu e à n ’en pas te n ir
c o m p te ? L ’e m p ire de l’é tr a n g è r e est-il plus solide
m e n t é ta b li e n c o re q u ’il ne le re d o u ta it?
— A s -tu c e tte le ttr e ? in s is ta sa ta n te , r ia n t to u
jo u r s .
D ém o n té , ir r ité a u ssi p a r c e tte in te m p e stiv e
g a îté , le p e in tre , c e p e n d a n t, n ’o sa se d é ro b e r.
— J e l’ai, en effet, d a n s m on p o rte fe u ille .
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V IE R G E
D ’IV O IR E
— J ’écoute,... d ép êch e-to i !
J e a n S a u liè re s 'e x é c u ta :
C h er
m o n s ie u r J e a n ,
« J e v ous ai vu g r a n d ir et m 'a u to ris e de la v ieille
e t fidèle a ffe c tio n que je p o rte à v o tre e x cellen te
t a n te p o u r fa ire a u p rè s de v ous une d é m a rc h e qui
m ’est, j e v o u s l’a s s u re bien, b ien pénible.
Il y a p rè s de M " C la u d ie r u n e je u n e p e rso n n e
u ltra -m o d e rn e ...
— O h ! p ro te s ta M""' C la u d ie r.
« ... C e tte je u n e fille, c o n tin u a Je a n , est f o r t jo lie,
d ’u n e b e a u té im p e rtin e n te , si j e puis d ire , qui d é
p la ir a it c e rta in e m e n t à v o tre ta n te si elle p o u v a it
la b ien v o ir ; m ais, h élas ! la cécité d e c e tte p a u v re
am ie est p re sq u e co m p lète — p e u t-ê tre v o u s l ’at-e lle c a c h é ? — D e ce fa it, M "* L a u re n t a su
se re n d re in d isp e n sa b le ; elle com m ande, dispose,
a r r iv e peu à peu à s u p p la n te r l’h o n n ê te C la irin e
d a n s la confiance de sa m a ître s s e ; on a s s u re q u ’elle
se fa it c o m b ler de c a d e a u x , m a is je n e v e u x d ire
que ce d o n t j e suis c e rta in e . J e p u is ce p e n d a n t vous
a v o u e r qu e n o tre im p ressio n , au com m andant^ et à
m oi, e st que, si le te s ta m e n t de M"”' C la u d ie r ne
m e n tio n n e p as sa dam e de co m p ag n ie p o u r u n e
f o r te som m e, ce n e s e ra p as la fa u te d e celle-ci.
V o ir v o tre d ouce p e tite fille confiée à u n e a v e n tu
r iè re m e s e rre le cœ u r. J ’h é sita is à v o u s a v e r tir ,
c 'e st to u jo u r s si d é lic a t de se m êler, fu t-c e a v ec
les m e ille u re s in te n tio n s, des a ffa ire s d 'a u tr u i ! S a n s
d o u te a u r a is - je m ieu x fa it, p o u r n o tre p aix , de me
d é s in té re s s e r de ce qui se p asse à la R i b c r c et de
n o u s en te n ir élo ig n és. M ais j ’é ta is to u rm e n té e , je
v o y a is m a v ieille am ie si co nfiante, m a lg ré m oi je
m e la issa is e n tr a în e r là-b as p a r le d é s ir de s u r
v e ille r les a g isse m e n ts de c e tte p e rso n n e . E h b ie n !
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
c ro irie z -v o u s que c e tte m isé ra b le e n f a n t n ’a p a s
c r a in t de f a ir e la c o q u ette a v e c m on c h e r m a ri,
s a n s re sp e c t p o u r scs c h e v e u x b la n c s ! V o u s p en sez
quelle d ig n ité il a su o p p o se r à ces sc a n d a le u se s
m a n iè re s ! E t v o tre ta n te qui ne s’est a p e rç u e de
rie n !
—
O h ! de rie n , en effet ! in te rro m p it e n c o re
M mc C la u d ie r.
« ... M a is ce n ’é ta it là q u ’un je u s a n s co n sé
q u en ce, à côté de ce qui d e v a it su iv re !
V o u s c o n n a isse z n o tre p e tit L éo n , ce n e v e u d u
c o m m a n d a n t que n ous c h é risso n s com m e n o u s a u
rio n s c h é ri le fils que le C iel no u s a re fu s é . Il est
p re sq u e fiancé à u n e sag e je u n e fille d o n t la dot,
jo in te à ce q u e n o u s d o n n e ro n s à L éo n , p e r m e ttr a
l’a c h a t d ’u n e é tu d e p ro sp è re . C e pro jet', c a re ssé p a r
n o u s d ep u is lo n g tem p s, a g ré a it à n o tre n /v e u . H é
la s ! N o u s eûm es l'im p ru d e n c e de le c o n d u ire à
l a R ib è r e . C o m m en t d é p e in d re les m a n œ u v re s d e
sé d u ctio n em ployées p a r M " ° L a u re n t p o u r c a p tiv e r
ce p a u v re p e tit! P o u v a it-il y ré s is te r ? Il est si n a ï f !
si peu défian t ! L e len d em ain , sous prétO xte de se
f a ir e c o u p e r les ch ev eu x , c e tte e ffro n té e r e jo ig n a it
L é o n a u b o u rg . O n les a v u s e n tr e r to u s les d e u x
chez le co iffeu r. L e jo u r su iv a n t, su b ju g u é , L éo n r e
to u r n a it à la R ib è r e . Q u e v o u le z -v o u s ! c'est un b eau
p a r ti et u n jo li g a rç o n , je p u is le d ir e ; q u elle p ro ie
en v ia b le p o u r une c ré a tu r e san s sc ru p u le s ! E lle a
re n d u fo u le m a lh e u re u x e n fa n t ! Il p ré te n d a it
é p o u se r la d em oiselle de co m p ag n ie de v o tre ta n te ,
et b r is e r ses fiançailles !... A g ra n d 'p e in c n o u s a v o n s
o b te n u q u ’il s'a b se n te q u elq u es m ois, e s p é ra n t q u e
l’ab se n c e lui re n d ra it la ra iso n . M a is scs le ttr e s le
m o n tre n t p lu s en v o û té qu e ja m a is . C e rta in e m e n t,
ils d o iv e n t c o rre s p o n d re ; ce n e p e u t ê tr e q u ’à l’in s
tig a tio n de c e tte d é v e rg o n d é e que L éo n , ju s q u ’ici
re s p e c tu e u x et soum is, p a rle d ’e n le v e r M " ° L a u
re n t, p o u r n o u s fo r c e r la m a in ! N ’est-ce p a s é p o u
�LA
V IE R G E
m
V O IR E
*43
v a n ta b le ? N o u s som m es b ien m a lh e u re u x ! N o tr e
e n f a n t c h é ri, l’e sp o ir de n o s v ie u x jo u r s no u s
éch ap p e... O h ! to u t cela, je le sais, ne p e u t v o u s
a tte in d r e ; si je v o u s im pose ce tris te ré c it, c’est
u n iq u e m e n t p o u r vo u s m o n tre r la co m p ag n e choi
sie p a r M "” G a u c h e r telle q u ’elle est, et t el l e q u e
j a m a is v o t r e t a n t e n e c o n sen t ir a à la v o ir . A ussi
v o u s p r ie r a i- je de ne p o in t lui p a rle r de m a le ttre .
E lle m ’est dictée, je vo u s le ré p è te , p a r m on a ffe c
tio n p o u r les v ô tre s. Je so u ffre de v o ir, sous le u r
to it resp e c ta b le, q u e lq u ’un qui l'e s t si peu ! E n
é lo ig n a n t c e tte p e rso n n e , vo u s sa u v e re z v o tre a d o
ra b le J o s e tte d ’u n e b ien p e rn ic ie u se in flu en ce ! »
— C 'e st to u t? d e m a n d a AI"”' C la u d ie r.
— O h ! n a tu re lle m e n t, fit J e a n S a u liè re , excédé,
v o u s a llez m e d ire que to u t ceci n ’est q u ’un tissu
de m e n so n g e s !
— M ais n o n . C ’est b ien pis : une b ro d e rie de
m e n so n g e s s u r un fo n d de v é rité .
— A h!
— J e n ’ai s u rp ris a u c u n e p a ro le de M " r L a u re n t
p o u v a n t ê tre in te rp ré té e com m e une a tta q u e d e sti
née à tro u b le r la p a ix de ce b ra v e co m m a n d a n t,
m ais j ’ai p a rfa ite m e n t co m p ris, a u x com p lim en ts
que lui p ro d ig u a it le p a u v re hom m e, qu il la ju g e a it
to u t à fa it sé d u isa n te . U n p o in t, c’est to u t. L éo n a
été, en effet, a m en é ici p a r sa fam ille im p ru d en te.
C e g o d e lu re a u d o it ê tre irré s is tib le m e n t g o d ich e,
c a r, en le v o y a n t, m a p e tite am ie lui a écla té de
r ir e a u nez, in c o rre c tio n d o n t je l’ai d ’a ille u rs r é
p rim a n d é e . Ils se sont re n c o n tré s chez le co iffeu r,
p a r un h a s a rd qui fa illit ê tre fa ta l au je u n e L éo n ,
so n ém o tio n en v o y a n t M "" L a u r e n t tr a v e r s e r le
m a g a sin lui a y a n t f a it fa ire un b ru sq u e m o u v e
m e n t sous le ra so ir... U n peu plus, on l’é g o rg e a it.
I l s’est p ré se n té ici le len d em ain . A so n a rriv é e ,
�144
LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
la D a m e -d c -se s-P e n s é e s a eu la c ru a u té d e d isp a
r a îtr e , p o u r n e se m o n tre r q u ’a p rè s le d é p a rt d e
l’in f o r tu n é a m o u re u x . V o ilà to u t le m a n è g e de c e tte
g r a n d e co q u ette ! Il a eu, je dois le re c o n n a ître , le
ré s u lta t im p ré v u de re n d re c o m p lètem en t fo u c e t
im bécile.
— V o y o n s, m a ta n te , d a n s q uel b u t M ” ° D eb le a u
c a lo m n ie ra it-e lle u n e je u n e fille?
— A m on to u r de s o u p ire r : M on p a u v re n e v e u !
— C e qui v e u t d ire ?
— Q u e les h o m m es les plus in te llig e n ts sc la is s e n t
fa c ile m e n t c irc o n v e n ir... et b e rn e r, a c h e v a n e tte
m en t M “ C la u d ie r.
— M e rc i !
— N on,... m ais co m m e n t ne v o is-tu p a s le je u
d ’E r n e s tin e ? Si je m 'y p rê ta is , elle a tte in d r a it so n
b u t. Q u e tu o b tie n n e s de m oi le re n v o i de M 11“ L a u
re n t, la v o ilà é c a rté e du chem in de L éo n ... E n c o re
c e tte m é c h a n te fem m e n e so n g e -t-e lle p a s que son
m o u to n e n ra g é p o u r r a it r e tro u v e r la tra c e de son
idole ! A u fa it, tu ne sais p as to u t ! M""' du C om
m a n d a n t non plus,... c’e st e n co re bien p lu s g ra v e
q u ’elle ne le p en se ! L é o n a a d re s s é à m a d em o i
selle d e co m p ag n ie la le ttr e la plu s en flam m ée q u ’un
f u tu r ta b e llio n a it c e rta in e m e n t ja m a is é c rite ! T u
v a s en ju g e r... P re n d s -la to i-m êm e d a n s le tir o ir d e
m on b u re a u . E lle me fu t confiée p o u r la re m e ttre
a u co m m a n d a n t, en le p ria n t de p e rs u a d e r son n e
v e u de l’in u tilité de ses p o u rsu ite s.
S a n s d is c u te r, le p e in tre c h e rc h a la le ttre . Il é ta it
de m é c h a n te h u m e u r, m ais po in t co n v ain cu .
— L is à v o ix h a u te , d it l’a v e u g le . J e m e fa is u n e
jo ie de r é e n te n d re ce c h e f-d ’œ u v re : les belles
choses n e la s s e n t p o in t !
J e a n co m m en ça g ra v e m e n t sa le c tu re . A la tr o i
�I .A
V IE R G E
D ’I V O I R E
sièm e lig n e, son to n se m odifia. B ie n tô t, u n r i r e
c o n tre lequel il îe p o u v a it lu tte r fit tre m b le r s a
v o ix .
— Q u ’en p e n s e s -tü ? d e m a n d a s é rie u s e m e n t
M m<l C la u d ie r lo rs q u ’il e u t ach ev é.
J e a n S a u liè re ta r d a à ré p o n d re . L e m a c h ia v é lism e de M ” D eb leau s’im p o sait à lui, in d é n ia b le .
M a is les in sin u a tio n s d ’E rn e s tin e a v a ie n t si h e u re u
sem en t é ta y é sa m éfiance e n v e rs l’é tr a n g è r e q u ’il
lui c o û ta it de d ev o ir le s re je te r.
— Il se p eu t que je sois in ju s te , d it-il enfin. V o u s
e x p liq u e r m es im p re ssio n s ne s e ra it p a s com m ode.
D ès la p re m iè re le ttre é c rite p a r M " ' L a u r e n t sous
v o tre d ictée, j ’ai é p ro u v é c o n tre elle u n e s o rte de..,
oui, je m ’en re n d s com pte, u n e so rte d’a n im o sité .
L e m ot n ’est p a s tro p fo rt. E t j ’ai vu là u n a v e r
tisse m e n t d 'a v o ir à m e m éfier. Il est ra re que j ’a ie
à re v e n ir s u r une im p ressio n de ce g e n re . C ep en
d a n t je m e s e ra is b o rn é à v ous p rê c h e r la p ru d e n c e ,
com m e je l’a v a is d é jà f a it lo rsq u e v o u s m ’a v e ï
a p p ris l'in s ta lla tio n p rè s de vous, p rè s de J o s e tte ,
d ’u n e trè s je u n e fille. L e ré q u is ito ire de M "1* D eb le a u p a ra is s a it tro p bien ju s tifie r m es s e n tim e n ts
p o u r que je ne l’accu eille p as v o lo n tie rs.
— E t to u t est p o u r le m ie u x ! C e tte v ip è re d ’E r
n e s tin e m e v a u t la g ra n d e jo ie de te re v o ir a v a n t
qu e to u te lu m iè re m e soit re tiré e ,... et tu p o u rra s
ju g e r toi-m êm e M " c L a u re n t. T u l’é tu d ie ra s à lo i
sir... P a u v re e n f a n t! E lle a u ssi a été déçue.
— U n ro m a n d a n s sa v ie ?
— E lle m ’a d it seu lem en t, q u an d , m i-ria n t et m isé rie u se m e n t, je lui re p ro c h a is de d é d a ig n e r le bon
p a r ti que s e ra it L éon, q u ’elle ne se m a rie ra it j a
m a is , p a rc e qu e celui q u ’elle aim e ne l’aim e plus.
S a n s d o u te , à la ru in e de sa fam ille, un fiancé tro p
c a lc u la t e u r s ’e s t - i l éloigné.
�LA
V IE R G E
D 'I V O I R E
■
— Si cela est, le m é p ris que c e t h o m m e d o it lui
in s p ire r d e v ra it la g u é rir.
— J e suis s u rp ris e de t ’e n te n d re p r o f é r e r ce lieu
co m m u n !
— O h ! je c o m p re n d s v o tre p ensée,... m ais je n ’ai
ja m a is eu de m é p ris p o u r u n e e n f a n t qui n ’é ta it
q u ’in c o n sc ie n te . E t qui v o u s d it, d ’a ille u rs, que je
n e so is p as g u é ri ?
— J e le so u h a ite d e to u te m on â m e ! T u m é rite s
ta n t d ’ê tre h e u re u x !
— C V st d é jà du b o n h e u r de n e plus s o u ffrir de
n ’en a v o ir po in t.
M""' C la u d ie r so u p ira . I l y a v a it d a n s l’a c c e n t
du p e in tre u n e a m e rtu m e qui p ro u v a it que l’oubli
n ’é ta it p as v e n u .
— P u isq u e tu do is te r e n c o n tr e r a v e c M "° L a u
r e n t, re p rit la v ie ille d a m e en h é s ita n t, il fa u t que
j e t ’a v o u e un... d é ta il que j e t ’a v a is c ach é p o u r ne
p a s t ’a tt r i s t e r en p ro n o n ç a n t u n nom q u i ne p eu t
te ra p p e le r que des h e u re s d o u lo u re u se s... M a p e tite
a m ie se n o m m e J a c q u e lin e .
J e a n S a u liè re e u t u n rire n e rv e u x .
— A lo rs, d it-il, n e c h e rc h e z p lu s les ra is o n s de
rna défiance. J a c q u e lin e ! C e n ’est c e p e n d a n t p as u n
no m tr è s c o u ra n t... L e h a s a r d a de ces iro n ie s !
XXI
SO N
D e p u is
une
sem ain e
NOM
Jean
S a u liè re
est
à
la
R ib c r e .
T e n a n t s e rré e d a n s sa m a in la m a in de J o s e tte ,
�LA
V IE R G E
D ’I V O I R E
é c o u ta n t d ’u n e o re ille d is tra ite ses b a v a rd a g e s , le
p e in tre fa it le m élan co liq u e et d o u x p è le rin a g e d e
ses so u v e n irs de ja d is . Il v o u d ra it re tr o u v e r l’â m e
c o n fian te, le c œ u r go n flé d ’e sp o ir de l’a d o le sc e n t
d o n t, à c h aq u e d é to u r, il re n c o n tre le fa n tô m e
« qui lui re sse m b la it com m e un f r è r e ».
II so n g e q u e les rê v e s que n o tre je u n e s s e é c h a
fa u d é p ré p a re n t les ru in e s s u r quoi n o u s re v ie n
d ro n s p le u r e r à l’â g e m û r. E t il s e rre plu s fo r t les
d o ig ts fra g ile s... Il v o u d ra it que fu sse n t é p a rg n e s
à son e n f a n t les tr is te s rév eils. M a is n o n . E lle
d e v ra su iv re la loi co m m une. C ’est b eau d ’e s p é re r,
de c ro ire , d ’a im e r, si c h e r que cela !;c paie.
U n a u tr e fa n tô m e , à p ré se n t, h a n te l a R ib è r e , et
que M ” C la u d ie r, J o s e tte , les s e rv a n te s ellesm êm es o n t ap p elé sa n s le s a v o ir : J a c q u e lin e .
Le nom , à to u t in s ta n t, est p ro n o n cé.
— M a p e tite J a c q u e lin e d e v r a it b ien re v e n ir, d it
l’a v e u g le .
— R e g a rd e la jo lie im ag e, pap a. M ad em o iselle
m e l’a d onnée... T u v o is? E lle a é c rit : A m a p et it e
Jo se t t e q u e j ’a im e d e t o u t m o n cœ u r . Ja c q u e l in e .. .
— 11 fa u d r a it p e u t-ê tre o u v r ir la c h a m b re de
M " " J a c q u e lin e ? d it N o ë lin e .
Ja c q u e lin e ... Ja c q u e lin e ... P o u r J e a n S a u liè re , ce
n ’e st p lu s M "° L a u r e n t, v isa g e in c o n n u , que ces
sy llab es é v o q u e n t, m ais celle q u ’il a v a it ta n t so u
h a ité a m e n e r d a n s la v ieille d e m e u re . S o n nom
c h a rm a n t eu t a in si ré so n n é , jc tc p a r d es v o ix a tte n
d ries. L u i-m êm e, s’il lui é ta it a r r iv é de s 'é lo ig n e r
u n in sta n t, l’a u r a it bien v ite ra p p e lé e : « J a c q u e
line ! O ù êtes-v o u s, m a c h é rie ? N e m e q u itte z p as,
j ’ai b esoin, p o u r re s p ire r, de v o tre p ré se n c e aim ée. »
E t, a u f o n d d e s o n c œ u r q u e l ’i n g r a t e re m p lit
e n c o r e , J e a n S a u l i è r e o s e l ’a p p e l in u tile : « J a c q u e
line... J a c q u e l i n e . . . O ù ê te s -v o u s ? »
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
M " C la u d ie r re ç u t enfin un té lé g ra m m e :
« O b lig ée p ro lo n g e r sé jo u r. P a rd o n n e z -m o i. A u
r a is bien g ra n d e h â te vo u s re v e n ir. Ja c q u e lin e . »
— P a s d ’a d re sse , re m a rq u a le p e in tr e ; c’e st
fjiz a rre .
— O u i, d it M rao C la u d ie r. S a fa ç o n d ’a g ir m e
S u rp ren d ... E lle a u r a it pu m 'é c rire .
S a n s d o u te e s p è re -t-e lle c h aq u e jo u r p o u v o ir
re v e n ir... et est-e lle tr è s o ccu p ée, d it J e a n .
J 1 ex c u se v o lo n tie rs M " ' L a u r e n t, elle lui est d e
v e n u e tr è s in d iffé re n te . L a s e c ré ta ire de M "”’ C lau d ie r, l’in s titu tric e de J o s e tte , il s’en p ré o c c u p e ra
_ p lu s ta r d . C ’e st u n e a u tr e J a c q u e lin e q u ’il voit,...
flu ’il e st seu l à v o ir, e t qui suffit b ien à re m p lir sa
p e n sé e .
C e so ir-là , ta n d is que, ap p u y é e a u b r a s de C lairin e , M m' C la u d ie r r e g a g n a it sa ch a m b re ,. J e a n
S a u liè r e s o rtit. Il a im a it s’a t ta r d e r d a n s le p a rc ,
f u m a n t des c ig a re tte s in n o m b ra b le s q u ’il la is s a it le
p lu s so u v e n t s’é te in d re et je t a i t à d em i co n su m ées.
I l a lla it à p e tits p as d a n s l’allée e n c e rc la n t de
ta b le ro u x la p elo u se, ou b ien s’a s s e y a it d a n s la
c la ir iè r e , e t P a st o u , te n d re m e n t, v e n a it se c o u c h e r
â > s pieds.
1 > t t e n u it, la p lein e lu n e p â lit les fe u illa g e s et
a i ¿ e n te les v ie u x to its aig u s.
P eu à peu, d a n s la m aiso n , to u te s les lam pes
{.ï-teig n iren t. A lo rs, les ra y o n s lu n a ire s se re flé ta n t
a u x v itre s closes, u n e irré e lle illu m in a tio n t r a n s
fo rm a la R i b è r c en p a la is des F é e s. B ie n tô t, d ’in te r
m itte n ts rid e a u x d e n u a g e s p a s s è re n t s u r le disq u e
d ’o r p âle. A u c o u c h e r du soleil, a p rè s u n e jo u rn é e
b rû la n te , d es é c la irs a v a ie n t z é b ré le ciel, v e rs le
su d . M a in te n a n t, le v e n t s’é le v a it. L e s é c h a rp e s de
Jirum e se firen t p lu s d en ses, e t enfin se re jo ig n ire n t.
U n e b o u rra s q u e a g ita les a rb re s . U n e c ro isé e se
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V IE R G E
D ’IV O IR E
r e f e r m a b ru ta le m e n t, a v ec tin é c la t d e v e r r e b ris é .
L e p e in tre s o n g e a que, to u s les d o m estiq u es é ta n t
re m o n té s chez eu x , sa ta n te , si elle a v a it e n te n d u ,
d e v a it se to u rm e n te r. Il se lev a a v ec r e g r e t et
r e n tr a . L e b r u it s ’é ta it p ro d u it a u p re m ie r é ta g e .
U n seco n d ch o c g u id a J e a n . C ela v e n a it d e l’e x tr é
m ité d u c o u lo ir tr a v e r s a n t to u te la m aiso n . C la irin e , to u jo u r s p ré o c c u p é e d ’a é r e r la c h a m b re de
M '!" L a u r e n t, a v a it d û o u b lie r, ce so ir, de r e fe rm e r
la fe n ê tre . L e p e in tre o u v rit la p o rte , d o n n a de la
lu m iè re . L e c o u ra n t d ’a i r s e c o u a it un rid e a u . D es
p a p ie rs v o le ta ie n t Sur le ta p is . S a u liè re fixa la
c ro isé e , r a b a ttit les v o lets s u r les v itre s b risées, et,
p a r u n e c u rio s ité m a c h in a le , r e g a r d a a u to u r tle lui.
I l c o n n a ît b ien c e tte pièce. R ien n ’y e st ch an g é.
A u c u n d é ta il ne p e u t t r a h i r u n e h a b itu e lle p ré
sen ce. N o e lin e s’e s t ap p liq u é e à ré ta b lir l’o rd re
p a r f a i t que J a c q u e lin e n e f a it p a s to u jo u r s ré g n e r
a u to u r d 'elle.
A v a n t de s’é lo ig n e r, le p e in tre ra m a s s a les f e u il
le ts é p a rs . C ’é ta ie n t les p a g e s d ’u n c a h ie r d ’é c ritu re
o ù s’é ta la ie n t les le ttre s z ig z a g u a n te s tra c é e s p a r
J o s e tte . S a n s d o u te p re n a it-e lle ses leço n s d a n s la
c h a m b re de M "* L a u re n t. J e a n re p o sa le c a h ie r
s u r le b u re a u . E t so u d a in , les g e n o u x fa u c h é s, il
se la issa to m b e r s u r le f a u te u il placé d e v a n t le
m euble. S o n c œ u r b a tta it à l’é to u ffe r : d e v a n t lui,
p rè s d ’u n c o rn e t de c ris ta l où d es ro se s s ’é ta ie n t
d e sséch ées, la p e tite V ie rg e d ’iv o ire d u x v i" so u
ria it, te n a n t l'E n f a n t de son g e ste g a u c h e et c h a r
m a n t. A son cou p e n d a it la c ro ix p ro p h é tiq u e .
S a u liè re , im m obile, la re g a rd a ... T1 la r e g a rd a lo n g
tem p s, sa n s un m o u v e m e n t, se r e f u s a n t à com
p re n d re , se ré p é ta n t :
— C ’e st im possible,... im possible...
Il ne sa it p a s ce qui e st im possible, n i si so n
�*50
LA
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D 'I V O I R E
'ém o tio n e st f a ite de c o lère ou d ’u n e jo ie si g ra n d e
q u ’elle en est d o u lo u re u se . 11 ne ré a lise q u ’u n e
chose : la V ie rg e d ’iv o ire d o n n ée p a r lui à J a c
q u e lin e de L o y se l est là, a p p o rté e p a r J a c q u e lin e
L a u re n t...
X X II
D O U TES
— C e m o n s ie u r d e m a n d e si M ad em o iselle p e u t
le re c e v o ir, d it A d èle en p é n é tr a n t d a n s le stu d io
où tr a v a illa it M ic h e lin e . J ’y ai d it que v o u s é tie z
tr è s occu p ée. S e p t h e u re s p assées ! c’est p a s le
m o m en t de f a ir e des v isites... E t m on d în e r, a lo r s ?
M .'1" de K e rs e lc u c p r it la c a rte que lui te n d a it la
B re to n n e et eut u n g e ste de s u rp ris e , p re sq u e
d ’e ffro i, qui n ’éc h a p p a p o in t à la v ieille b o n n e.
— Q u o i c’est-y e n c o re q u ’on v o u s v e u t? g ro g n a t-elle, to u te p rê te à d é fe n d re celles q ue, d a n s son
c œ u r, elle n om m e ses e n fa n ts .
— R ien d e fâ c h e u x , A dèle... F a ite s e n tr e r ici ce
m o n sie u r... E t si M 110 de L o y sel e t A n n e r e n tr e n t
a v a n t son d é p a rt, d ite s -le u r que... je suis en a ffa ire s,
q u ’on n e m e d é ra n g e pas.
— R e n tr e r ? M a in te n a n t? C e s e ra it tro p b e a u !...
O n n ’a plus d 'h e u re , d a n s c e tte m aiso n !... C om m ode
p o u r la c u isin iè re !...
L a s e rv a n te m a u g ré a it e n c o re en o u v r a n t la
p o rte et c h a n g e a à p ein e de to n p o u r in v ite r l'in tru s
à p é n é tre r d a n s le studio.
M ich elin e é ta it re s té e d e v a n t son b u r e a u ; elle
s e n ta it son c œ u r b a ttr e à coups v io le n ts et s e r r a it
scs m a in s q u ’elle a v a it jo in te s p o u r les em p ê c h e r
de tre m b le r.
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D ’IV O IR E
J e a n S a u liè re e n tra .
J a m a is son v isa g e n ’a v a it é té plu s sév ère, son
r e g a r d p lu s glacé.
Il m a rc h a v e rs la je u n e fille, s’in c lin a à p ein e et
d it d 'u n e v o ix so u rd e :
— P o u rq u o i a v e z -v o u s f a it c e la?... C a r c 'e st
v o u s, j ’en suis sû r... V o u s ! u n e te lle m a c h in a tio n !...
E lle m e s u ra sa d é tre s s e e t e u t pitié.
— J e p o u rra is fe in d re de ne p as v o u s com
p ren d re,, d it-e lle p o sém en t, et je d e v ra is s a n s d o u te
m 'o ffe n s e r d e ce m o t « m a c h in a tio n » qui im plique
la fo u rb e rie .
— J e vo u s d e m an d e p a rd o n ,... m ais... c’e st a b o
m in ab le !
— A sse y ez-v o u s, M o n sie u r. Q u ’y a -t-il d ’a b o m i
n a b le ?
— V o u s le d e m a n d e z ? C e tte com édie d o n t u n e
vieille fem m e a v e u g le a é té la d u p e !
M a in te n a n t, la lu tte é ta n t en ta m é e , M ich elin e
re tro u v e son sa n g -fro id .
— A v a n t to u t, m o n s ie u r S a u liè re , p o u r r a is - je sa
v o ir p o u rq u o i v o u s v e n e z d ire c te m e n t m ’a c c u se r,
m oi ?
— P a r c e q u e je m e su is so u v e n u de v o tre tro u b le
lo rsq u e je v o u s ai re n c o n tré e , à m on p a ssa g e ic i;
p a rc e q u e vo u s ête s la m e ille u re am ie de M "* de
L o y scl, sa co nfidente... Il é ta it n a tu r e l de p e n s e r
q u 'e lle a fa it de v o u s sa com plice.
— D e m ieu x en m ie u x !
__A h ! je vo u s en p rie , n e soyez p as b le ssé e p a r
m es p a ro le s ! J e suis com m e fo u d ep u is qu e j ’a i
d é c o u v e rt la v é rité !... P o u rq u o i c e tte s u p e rc h e rie ?
N e l’a i-je p as suppliée de n e ja m a is c h e rc h e r à m e
r e v o ir ? N e m ’a -t-e lle p as f a it d é jà asse z de m a l? ...
Q u e v o u la it-e lle ? R e tro u v e r u n jo u e t?
�152
LA
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— C o m m e il f a u t qu e v o u s l’aim iez e n c o r e p o u r
ro u s m o n tr e r a u ssi in ju s te ! ... d it d o u c e m e n t la
je u n e fille. N o n , J a c q u e lin e n ’a p as c h e rc h é à se
r e m e t t r e s u r v o tre r o u te ! J e ne l’ai p a s em p êch ée
d e p é n é tr e r à l a R i b c r c — c a r, en effet, c ’est g r â c e
à m oi que J a c q u o tte est a u p rè s de M "”> C la u d ie r —■
p a r c e que je la sa v a is ré so lu e à d is p a r a îtr e a v a n t
■votre r e to u r. L o rsq u e j ’ai a p p ris v o tre in te n tio n de
t o u s
r e n d re en B é a r n sa n s p ré v e n ir de v o tre a r r i
v é e , j 'a i im m é d ia te m e n t e x p éd ié u n té lé g ra m m e
r a p p e la n t m on am ie à P a r i s ; si j ’a i spécifié : « p o u r
q u elq u es jo u r s », c’est que v o u s dev iez, d isiez-v o u s,
r e p a r tir trè s v ite . P a r v o tr e m a rc h a n d de ta b le a u x ,
qu e j ’en ai p rié , j e d e v a is ê tre a v isé e d e v o tre
p ré se n c e à P a ris,... c a r, c e rta in e m e n t, v o u s ne v o u s
se rie z p a s ré e m b a rq u é sa n s a lle r chez lui. A lo rs
se u le m e n t M " ' L a u r e n t a u r a it r e p ris sa p lace a u
p rè s de v o tre ta n te ... M a is c o m m en t a v e z -v o u s p u
d é c o u v rir...
— P a r la V ie rg e d 'iv o ire d o n n ée p a r m oi à
M 11* de L o y sel, e t q u 'e lle a laissée d a n s sa c h a m b re ,
à l a R ib è r e , .. . in te n tio n n e lle m e n t, j ’im ag in e.
— A h ! com m e v o u s la c ro y e z a stu c ie u se , la
p a u v re p e tite !... d it a v e c re p ro c h e M '" de K e rseleuc.
— E nfin ! v o u s n 'a lle z p as p ré te n d re q u e c’e st
p o u r le seul p la is ir de s o ig n e r u n e a v e u g le et de
s’o c c u p e r d ’u n e e n f a n t qu e c e tte je u n e fille, p o u r
qui le m o n d e est la seu le ra is o n d’e x is te r, a été
s’e n fe rm e r à la c a m p a g n e p e n d a n t de lo n g s m ois !...
M a is c o m m en t n 'e s t-e lle p a s m a rié e ?
— A v ec M . d e F ré s e r a c , n ’est-ce p a s ? J e p o u r
ra is, p a r les le ttre s d e J a c q u e lin e , v o u s f o u r n ir la
p re u v e q u ’elle n ’a ja m a is — v o u s m 'e n te n d e z ? —
ja m a is é p ro u v é u n se n tim e n t s é rie u x p o u r lui. A v e c
u n p e u plus d e ... fa tu ité , v o u s so u p ç o n n e rie z s a n s
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d o u t e l e m o t i f q u i a p o u s s é J a c q u e li n e à
l a R ib c r e .
153
c h o is ir
— C h o is ir? J e n e co m p re n d s p a s !
— E s t-il possib le q u e v o u s ig n o rie z ce q u i s’est
p a ssé ici d e p u is v o tre d é p a r t? N u lle n o u v elle de
P a r is n e v o u s p a r v e n a it d o n c ? C ’est in v ra is e m
b lab le !
— E t v ra i, c e p e n d a n t. J e v o u la is l’oubli,... l’oubli
de to u t et de to u s... D 'a ille u rs , a u d éb u t de m on
s é jo u r, n u l ne s a v a it m on ad re sse .
— A in si, v o u s ig n o re z la ru in e to ta le de M ” eis
L o y se l et de sa fille?
— L a ru in e !... J a c q u e lin e ru in é e !...
I l s’é ta it re d re ssé , p lu s p â le en co re.
— S u r to u t, d it v iv e m e n t M " ° de K e rse le u c ,
n ’a jo u te z p as à v o s in ju s tic e s celle de su p p o se r
que, d ev e n u e p a u v re , elle a v o u lu , p a r calcu l, vo u s
re c o n q u é rir !
— J e la cro is in c a p a b le d ’u n e b assesse, p ro te s ta
le p e in tre .
— A la b o n n e h e u re !
— Je v o u d ra is se u le m e n t ne p lu s m e d é b a ttre
d a n s l’o b sc u rité , c o n tin u a -t-il d o u lo u re u se m e n t. Je
su is s u rp ris que M "“' de L o y sel a it laissé sa fille
s ’é lo ig n e r.
— L a b elle C h ris tia n e e st a u jo u r d ’h u i b a ro n n e .
M . C rie u x a vu, enfin, sa c o n sta n c e réco m p en sée.
T o u s d e u x , je m e h â te de le d ire, o n t in sisté p o u r
g a r d e r J a c q u o tte a u p rè s d ’eu x . M a is m a p e tite
am ie, qui n ’a ja m a is é p ro u v é une g ra n d e sy m p a th ie
p o u r M . C rie u x , s’e st re fu s é e , a v e c b e a u c o u p de
fierté, à v iv re chez son b e a u -p è re , et a v o u lu t r a
v a ille r. Q u e p o u v a it-e lle fa ire , la p a u v re J a c q u o tte ,
si m al a rm é e p o u r la lu tte ! C e qui re n d a it to u t plus
difficile en co re, c’é ta it le d é sir de M " “ de L o y sel
d e ne p a s la is s e r c o n n a ître sa v é rita b le p e rs o n n a
�> ï5 *
LA
V IE R G E
D ’I V O I R E
lité . C e la , n o n p a r so t o rg u e il, m ais p o u r é v ite r à
la b a ro n n e C rie u x to u t fro is s e m e n t d ’a m o u r-p ro p re .
L o rs q u e j ’ai a p p ris, p a r une am ie, que M 1“' C lau d ic r c h e rc h a it u n e d am e de co m p ag n ie, j ’ig n o ra is
le n o m de v o tre ta n te , com m e celui d e la p ro p rié té
où se tro u v a it v o tre p e tite J o s e tte . M a is J a c q u e
line, elle, les c o n n a issa it. A lo rs , é p o u v a n té e p a r les
c o n séq u en ces p ossibles, j ’ai c h e rc h é à la d é to u r
n e r de se la n c e r d a n s c e tte fo lle a v e n tu re . M ais
v o u s n ’av ez p as ou b lié so n e n tê te m e n t ! E t ce tte
fo is elle tro u v a it à o p p o se r à m es sa g e s o b je c
tio n s d es ra is o n n e m e n ts qui m e to u c h è re n t... V o u s
ra p p o r te r ses p a ro le s, c’est u n peu la tr a h ir , m ais
je ne p u is s u p p o rte r de v o u s v o ir la si cru e lle m e n t
m é c o n n a ître ... E lle d is a it : « J e v e u x c o n n a ître la
fille de J e a n . J e l’a im e ra i ta n t,... e lle a u ssi m ’a i
m e ra , j ’en su is s û re , e t j e m e s e n tira i m o in s m al
h e u re u se ... »
S a u liè re n e ré p o n d it p as. I l a v a it m is son v isag e
d a n s ses m ain s, et M ich elin e v o y a it ses d o ig ts se
c risp e r.
— M a in te n a n t, d it-e lle d o u c e m e n t, v o u s savez
to u t. J e v o u s d e m a n d e de p a r tir . J a c q u e lin e v ie n t
de r e n tr e r , je l’a i e n ten d u e,... c a r elle d e m e u re chez
m oi. Il ne f a u t p a s q u ’elle v o u s tro u v e ici. R e to u r
n e z à la R i b c r e . F a ite s re n v o y e r à J a c q u e lin e to u t
ce q u ’elle a la issé là-b as... E t que M""1 C la u d ie r lui
p a rd o n n e .
— M a ta n te n e sa it rie n en co re.
— O h ! si v o u s v o u liez...
E lle a lla it d ire : « Si v o u s v o u lie z g a r d e r à J a c
q u e lin e le s e c re t, lui é v ite r l’h u m ilia tio n d ’a p
p re n d re qu e son m e n so n g e e st d é c o u v e rt !... Si vo u s
av iez la g é n é ro s ité de la is s e r M 11' L a u re n t r e to u r
n e r à la R ib c r e , lo rsq u e v o u s n ’y serez p lu s ! »
E lle ne l’o sa p as e t d it se u le m e n t :
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
— Q u e d é c id e z -v o u s?
Il ne ré p o n d it que p a r un g r a n d g e ste las. M iche
lin e n 'in s is ta po in t. E lle se leva.
— P a r te z , M o n sie u r,... p a r p itié p o u r Ja c q u e lin e .,
e t p o u r vo u s aussi.
— P o u r moi, s u r to u t !...
E t il a lla v e rs la p o rte a v e c une h â te soudaine.
L e len d em ain ,’ M " e de K e rsc le u c re c e v a it ur■»
p n e u m a tiq u e :
« Q u e M " c L a u r e n t v eu ille b ien a n n o n c e r sor.
r e to u r à la R ib è r e . E lle p o u r r a s ’y re n d re , san s rier,
re d o u te r, d a n s tro is jo u rs . »
A in si, J e a n S a u liè re e x a u ç a it la p riè re que M i
cheline n 'a v a it p a s fo rm u lé e ! Ja c q u e lin e , san s sc
d o u te r qu e le p e in tre n ’ig n o ra it plu s sa présen ce
chez M ” * C la u d ie r, a lla it re tro u v e r ce qui, p o u r elle,
é ta it m a in te n a n t p re sq u e du b o n h e u r.
M ich elin e so n g e a it a u ssi : « Q ui s a it? » Le
p e in tre p eut s’e x ile r de n o itv eau : quoi q u ’il fasse,
d éso rm a is, sa p en sée, r e to u r n a n t à la R ib è r e , évo
q u e ra m a lg ré lui, a u p rè s de J o s e tte , le je u n e v isa g e
pen ch é v e rs l’e n fa n t.
X X III
I .U M
I
È
1! K
E n r e tro u v a n t la p e tite g a r e e n tre ses p eu p liers
b ru issa n ts, le b re a k à rid e a u x et le b ra v e J u s tin
descen d u de son siège p o u r lui s o u h a ite r la b ien
venue, Ja c q u e lin e é p ro u v a l’ém otion d 'u n r e to u r a u
g îte . E t lorsque, la v o itu re d é b o u c h a n t de l’av en u e,
elle v it a p p a r a îtr e la v ieille d em eu re d é jà to u te p a
rée de ses roses, elle se n tit que le m e ille u r de son
�LA
V IE R G E
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c œ u r é ta it fixé là, et q u ’à v o u lo ir l’e n a r r a c h e r e l l e
s o u ffrira it c ru e lle m e n t.
M m" C la u d ie r é ta it assise sous les a rb re s . J a c q u o tte s a u ta de la v o itu re à p ein e a r r ê té e et c o u ru t
à elle.
E lle n ’é ta it p a s sa n s a p p ré h e n sio n s. S es d ép êch es
la c o n iq u e s, so n co n g é p ro lo n g é s a n s a u to ris a tio n :
to u t cela p o u v a it a v o ir in d isp o sé la v ie ille dam e
c o n tre M " ” L a u r e n t. L e s b ra s q u ’on lui te n d a it, le
b o n s o u rire qui l’a c c u e illit la r a s s u rè re n t.
— E nfin ! enfin, p e tite Ja c q u e lin e , v o u s voici !
E t ce f u r e n t des b a is e rs m a te rn e ls qui a c h e
v è r e n t de l’a tte n d rir.
— A h ! fit-elle p re sq u e in v o lo n ta ire m e n t, je v o u
d ra is ne ja m a is r e p a r t i r !
— E t p o u rq u o i r e p a rtirie z -v o u s , e n f a n t? S i v o u s
sav iez a v e c q u elle im p a tie n c e on v o u s a tte n d a it
ici !
— J o s e tte ? O ù e st-e lle ?
— D c p u is .c e m a tin on ne p eu t la f a ir e te n ir en
place. A to u te m in u te elle d e m an d e : « E s t-c e m a in
te n a n t que M ad em o iselle a r r i v e ? » S a n o u rric e l’a
em m en ée de fo rc e f a ir e u n e p ro m e n a d e , m a is elles
n e ta r d e r o n t p as à re v e n ir, c e rta in e m e n t. P ro fite z
d e l’ab sen ce d e ce p e tit c ra m p o n p o u r a lle r d a n s
v o tre c h a m b re v o u s d é la s s e r u n peu.
— O h ! je n e su is p as fa tig u é e , m a is j ’ai l’im
p re ssio n d ’ê tre tr è s p o u ssié re u se e t décoiffée...
— E h b ie n ! allez v o u s f a ir e b e lle ! d it g a îm e n t
M m' C la u d ie r. J e v a is r e n tr e r . V o u s m e re tro u v e re z
a u p e tit salon.
—
tra n t
On
v o ic i
M a c h a m b re ! m u rm u ra J a c q u e lin e en p én é
chez elle.
e û t d it q u ’elle la s a lu a it, lu i a n n o n ç a it : « M e
re v e n u e , m a c h è re c h a m b re o ù j ’a i ta n t songé
�LA
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à ce q u i n e p o u r r a p lu s ê tre . M a c h a m b re o ù , à
f o rc e d ’a v o ir p en sé à « L u i », il m e sem b le q u ’un
p eu de L u i d e m e u re ... »
D a n s le c o rn e t de c ris ta l, p rè s de la V ie rg e
d ’iv o ire , des ro ses b la n c h e s s’é p a n o u isse n t. S u r la
ch em in ée, un g r a n d v a se so u tie n t u n e so u p le g e rb e
h a rm o n ie u s e m e n t n u a n c é e .
—
C om m e on e st bon p o u r moi ! se d it J a c q u e
lin e. C om m e on m e fa it fê te !
M a is elle s ’é to n n e . Q u i d o n c a d isp o sé ces fle u rs?
C la irin e et N o ë lin e o n t la m êm e façon, que c o n n a ît
la je u n e fille, de c o u p e r d es tildes b ien c o u rte s et
d e co m p o se r de b e a u x b o u q u e ts-c h o u x a u x q u e ls il
n e m an q u e q u ’une c o lle re tte de p a p ie r d éco u p é
p o u r a tte in d r e la p e rfe c tio n du g e n re . M m° C lau d ie r n ’y v o it plu s g u è re , et J o s e tte est tro p p etite...
R e n o n ç a n t à c o m p re n d re , J a c q u o tte e n tre p re n d ,
com m e on le lui a rec o m m a n d é , de « se fa ire
b e lle ». M ais ses f r a is de c o q u e tte rie , m a in te n a n t,
s o n t bien sim plifiés ! L a J a c q u o tte qui, sa n s s c ru
p u le s, p a s s a it d e s h e u re s à sa to ile tte , n ’est plus.
U n e ro b e fra îc h e , un n u a g e de p o u d re , un coup de
p e ig n e , p o u r re c tifie r le « c ra n » qui o m b re les fines
o re ille s : v o ilà M "* L a u r e n t sa tis fa ite . M lle d e
L o y se l l'é ta it à m o in s bon com pte.
E t J a c q u e lin e d e sc e n d it a u p e tit salon...
E lle s’a r r ê ta s u r le seuil, é to u ffa un cri, e t d u t
s’a p p u y e r a u m u r, fo u d ro y é e p a r une é m o tio n tro p
v io le n te p o u r q u ’elle p û t en d é m ê le r la n a tu re . L a
t e r r e u r d o m in a it, et la h o n te du co u p ab le dém asq u é.
A v e c un g é m isse m e n t éto u ffe, d 'u n g e ste e n fa n tin ,
elle c a c h a son v isa g e de ses b ra s relev és.
J e a n S a u liè re é ta it d e v a n t elle. Il la co n tem p la
u n m o m en t en silence. Il n e v o y a it que le fro n t
tr è s b la n c , u n peu bom bé, sous les c h e v e u x som
b re s, et le m e n to n p u é ril, le m e n to n fré m is s a n t d ’un
�LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
e n f a n t q u i v a p le u r e r . E l l e p r o n o n ç a , à p e i n e d is«
tm c te m en t :
— P a rd o n !
E s t-c e p o u r \c m al q u ’elle c a u sa n a g u è re , o u
p o u r s’ê tr e in tro d u ite à l a R i b c r e c la n d e s tin e m e n t,
q u ’elle im p lo re m is é ric o rd e ? J a c q u e lin e n 'e n sa it
tr o p rie n . E lle e st a c c ab lée d ’u n e c o n fu sio n a lla n t
j u s q u ’à l’an g o isse d e v a n t cet h o m m e q u ’elle a ta n t
d é s iré re v o ir.
D e u x m a in s fe rm e s é c a r tè re n t le s p o ig n e ts de
J a c q u o tte .
— R e g a rd e z -m o i !...
L a v o ix , u n p eu ra u q u e , n e p r ia it p a s : elle o r
d o n n a it, p lu tô t.
C om m e, a u lieu d ’o b é ir, elle se d é to u rn a it, la
je u n e fille v it que le salo n , com m e sa c h a m b re , é ta it
fle u ri de g e rb e s lé g è re s. A lo rs elle c o m p rit : les
ro se s, là -h a u t, c’est J e a n qui les a d isp o sées. Il e st
e n tré ch ez elle, il a d o n c vu la p e tite V ie rg e
d’iv o ire... Il s a v a it qui e st M " ° L a u r e n t, et. a u lieu
de la c h a s s e r com m e son m e n so n g e le m é rite , il a
p ré p a ré , p o u r la re c e v o ir, un d é c o r de fê te !... C e
qui r e s ta it de l'a n c ie n n e J a c q u o tte c o n sc ie n te de
son p o u v o ir sé ré v e illa . E lle su t q u e le c œ u r d e
J e a n , q u ’il Te v o u lû t ou non, é ta it to u jo u r s à elle,
e t elle o sa le r e g a r d e r com m e il le d e m a n d a it. A h !
il p e u t a v o ir son v isa g e c o n tra c té des h e u re s m a u
v a ise s, e t ce q ue, n a g u è re , elle a p p e la it ses y e u x
d ’in q u is ite u r : il n e l’é p o u v an tci plus. M a is le choc
a été tro p ru d e , la s u rp ris e tr o p so u d a in e . L és
n e r f s de la je u n e fille la tr a h is s e n t : elle p le u re .
R ien , a u c u n m o t, a u c u n e p riè re , n ’a u r a it eu l’élo
q u en ce d e ces la rm e s . L e co m b at q u e J e a n , .m al
g r é to u t, se liv r a it e n c o re , ses d e rn iè re s ré v o lte s,
s e s h é s ita tio n s : to u t d is p a ru t, e m p o rté , b a la y é
c o m m e p a r u n d e ces la r g e s souffles qui d is p e rs e n t
�LA
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D ’IV O IR E
159
en u n in s ta n t les p lu s so m b res n u a g e s e t lib è re n t
le ciel.
J e a n cessa d e se r a id ir c o n tre lui, c o n tre e lle ;
il n ’eu t p lu s q u ’u n e te n d re s s e ap ito y ée, le d é sir de
c o n so le r, de b e r c e r la p e tite c ré a tu r e fra g ile que
11’a p a s cessé d 'ê tr e c e tte J a c q u e lin e qui se c ro it
f o r te !...
— Ja c q u e lin e ,... m a Ja c q u e lin e ...
Il
l'a ttir e c o n tre lu i, p ro n o n c e des m o ts fo u s, a u
h a s a rd , é p e rd u d ’u n e so u d a in e jo ie v ic to rie u s e qui
é c la te com m e u n c h a n t de trio m p h e . E t c 'e st lui,
b ie n tô t, qui im p lo re, qui s’affirm e le coupable...
M o n D ieu ! p o u rq u o i a v o ir ta n t so u ffe rt, p u isq u ’il
l’a d o re , et q u ’elle l’aim e, e t n ’a ja m a is aim é que
lui !...
M "“' C la u d ie r les s u r p r it sa n s q u ’ils l’e u sse n t e n
te n d u e v e n ir, bien q u ’elle a r r i v â t en h e u r ta n t les
m eu b les a u p a ssa g e , e t les h e u r ta n t p e u t-ê tre à
d essein .
— A h ! fit-elle, p e tite m asq u e ! M ’av e z -v o u s assez
b ien jo u é e !
— M ad am e... o h ! M a d a m e ! Je...
— C h u t! J e v o u s d é fe n d s de m e d e m a n d e r p a r
d o n ! V o tre V ie rg e d ’iv o ire d o it ê tre m ira c u le u se !
C ’est elle, c e rta in e m e n t, qui a to u t c o n d u it ! Si
v ous n e v o u s é tie z p a s p ré s e n té e chez m oi so u s u n
a u tr e n o m , c o m m en t a u r a is - je a p p ris à vo u s c o n
n a îtr e ? C o m m en t a u r a is - jê co m p ris qu e le seul
f a u tif é ta it m on n e v e u ? ... M a is oui, J e a n , les plus
g r a n d s to r ts so n t de ton côté ! Il fa lla it v o u l o i r to n
b o n h e u r, o b lig e r c e tte e n fa n t à lire n e tte m e n t d a n s
so n p ro p re cœ ur... E t cro iriez-v o tts, Ja c q u e lin e ,
q u ’a y a n t, p a r la d é c o u v e rte de la p ro v id e n tie lle
p e tite V ie rg e , c o n n u la v é r ité ; a y a n t in te rro g é
v o tre am ie M ic h e lin e (qui v o u s a tra h ie , p o u r le
b ie n de to u s) ; n e p o u v a n t d onc plu s d o u te r de
�i6o
LA
V IE R G E
D ’IV O IR E
v o u s, ce g r a n d fo u h é s ita it e n c o re s u r ce q u ’il de»
v a it f a ir e ? Il a v a it tro u v é u n e so lu tio n a d m ira b le :
J e d e v a is n e p a s v o u s ré v é le r que v o tr e com édie,
é ta it d ev e n u e in u tile , c o n tin u e r g e n tim e n t à f a ir e
la b ête et à v o u s a p p e le r M " ° L a u r e n t lo n g com m e
le b ra s , p e n d a n t q u e lu i-m êm e, sa n s v o u s a v o ir
rev u e, n a tu re lle m e n t, v o g u e ra it de n o u v e a u v e rs
de lo in ta in s riv ag es... J e lui a i p ro u v é q u ’il d ev e
n a it bon p o u r la cam iso le de fo rc e ... et que so n
d e v o ir é ta it de se sa c rifie r a u b o n h e u r de n o tre
J o se tte ... en v o u s é p o u sa n t ! a c h e v a M m C la u d ie r
en ria n t.
— M a p e tite J o s e tte ! d it J a c q u e lin e .
E t, p a rc e q u ’elle a v a it p ro n o n c é ce nom a v e c u ñ é
te n d re s s e p ro fo n d e , les y e u x d e J e a n S a u liè re se
re m p lire n t de larm es.
T1 a v a it d it u n jo u r à la je u n e fille : « M o n e n
f a n t d e v ra d e v e n ir v o tre e n f a n t.» I l c o m p re n d q u e
l’a d o p tio n est chose fa ite e t q u ’il p e u t a c c u e illir
enfin u n b o n h e u r q u i s e ra a u ssi le b o n h e u r d e
Jo s e tte .
F IN
V
�ALBUMS DE BRODERIE ]
ET D’OUVRAGES DE DAMES
----------------- ■■■■
M o d è l e s e n g r a n d e u r d ’e x é c u t i o n
A L B U M
N° 1.
A m e u b le m e n t, L a y e tte , B la n c h is s a g e ,
R e p a s s a g e . Explications des différents T rav au x
d e D am es. 100 pages. Form at 3 7 / . 27
A L B U M
N° 2 .
T
^
%
&
Y
.
A l p h a b e t s e t M o n o g r a m m e s po u r d ra p s,
ta ie s, se ru ie tte s, n a p p e s , m o u c h o irs, etc. 108 pages.
A L B U M
N ° 3
Form at 4 4 y ( 3 0 ) 4 .
B r o d e r ie a n g la is e , p l u m e t i s , p a s s é ,
r ic h e lie u e t a p p lic a tio n s u r tu lle , d e n te lle
e n f i l e t t etc. 108 pages. Form ai 4 4 X 3 0 X .
A L B U M
Nü4 .
L e s F a b l e s d e L a F o n t a i n e en b ro d e rie
a n g la ise . 36 pages. Form at 3 7 X 2 7X *
^ U M
Le
IN
F ile t
m o d e r n e s .)
b r o d é . ( F i l e t s a n c ie n s, file ts
3 0 0 m odèles. 7 6 pages. Form at
44X 30 u
A L B U M
L e T r o u s s e a u m o d e r n e . ( L i n g e d e co rp s,
d e table, de m a is o n .) 5 6 doubles pages. Form at
N° G.
37X 57^.
A L B U M
J \° 7 .
^
Le
T r i c o t e t le C r o c h e t. 100 page®.
2 3 0 modèles variés pour B ébés, Fillettes, Jeunes
Filles, G arçonnets, D am es et M essieurs. D e n te lle s
p o u r lin g e r ie et a m e u b le m e n t.
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A L B U M
N° 8 .
A m e u b l e m e n t e t B r o d e r i e . 19 m odèles
d ’am eublem ent, 176 m o d è l e s d e broderie.
100 pages. Form at 3 7 X 27 V2.
A l b u m l i t u r g i q u e . 4 2 m odèles d'aubes,
c h a su b le s, n a p p e s d 'a u te l, p a le s , e tc . 3 6 pages.
Form at 3 7 X 2 8 X .
V ê te m e n ts d e la in e e t d e s o ie a u c ro c h e t e t a u t r i c o t . 150 m odèles. 100 pages.
Form at 3 7 X 2 8 h l .
A L B U M
N° 9 .
A L B U M
N° 10 .
A L B U M
N° 1 1.
C r o c h e t d 'a r t p o u r a m e u b l e m e n t .
2 0 0 modèles. 8 4 pages. Form at 3 7 X 2 8 X .
A L B U M
N " 1 1 b is .
C r o c h e t d ’a r t p o u r a m e u b l e m e n t .
100 pages d e modèles variés. Form at 3 7 X 2 8 X .
C h aq u e album : 8 ir- ; franco F ra n c e : 8 fr- 7 5 .
L a collection des 12 albums : 82 ,r■; franco F ran ce : 9 0 ''
É d itio n s d u “ P e tit Éclio de la M ode ” , 1 , ru e G a za n , PA R IS ( X I V ) .
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25 octobre 1931
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
La vierge d'ivoire
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1931]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 279
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_279_C92714_1110997
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/files/original/10/44875/BCU_Bastaire_Stella_282_C92719_1111012.pdf
878add644bd4487e59f84dcc6b2e1400
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Text
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p a r a ît t o u s l e s m e r c r e d is .
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32 pages, ÎG grand format (dont 4 en couleurs) par numéro
D eu x g r a n d s ro m a n s p a r a i s s a n t e n m êm ee te m p s . A r tic le s d e m o d e,
les. M o n o lo g u es, p o é sie s. :: '
:: C h ro n iq u e s v a rié e s. C o n te s e t n o u v elles,
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C a u s e rie s e t r e c e tte s p r a tiq u e s . C o u r r ie
r s t r è s b ien o r g a n is é s . 1
R U S T IC A
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Revue universelle illustrée de la campagne
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p a r a it t o u s l e s s a m e d i s .
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p a g e s i l l u s t r é e s e n n o i r e t e n c o u l e u r s . <>
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Q u e s t i o n s r u ra le » , C o u r s d e s d e n r é e s . E le v a g e , B a s s e - c o u r , C u i s i n e ,
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A r t v é té r in a i r e , J a r d i n a g e , C h a s s e , P e c h e , B r ic o la g e , T . S . F . , e tc .
LA M ODE
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p a r a it t o u s l e s m e r c r e d is .
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C e s / l e m a g a z i n e d e V é l é g a n c e f é m i n i n e e t d e l ’i n t é r i e u r m o d e r n e .
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e n c o u le u r s , p lu s 4
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d e r o m a n e n s u p p l é m e n t , s u r p a p ie r d e l u x e .
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ro m an ,
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c h r o n iq u e s ,
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L I S E T T E , Journal des Petites Filles ::
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p a r a ît t o u s l e s m e r c r e d is .
p a g e s d o n t 4 e n c o u le u r s .
J
P I E R R O T , Journal des Garçons
1 6
p a r a ît t o u s le s j e u d is .
pages don t 4
e n c o u le u r s .
G U I G N O L , Cinéma de la Jeunesse
M a g a z in e
b im e n s u e l p o u r fille tte s
et g a rçons.
MON OUVRAGE
J o u r n a l d ’O uvrarje* de D am es p a r a is s a n t le T ’ et le 1 5 de c h a q u e m ois.
La Co l l e c t i o n
P R IN T E M P S
R o m a n s d ’a v e n t u r e s p o u r l a j e u n e s s e .
P a ra ît
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L e p e tit v o lu m e d e 6 4 p a g e s s o u s c o u v e r tu r e e n c o u le u r s : 0 fr. 5 0 .
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M . A 1G U E PERSE : 188. M a r g u e r i t e .
id a tb ild e A L A N iC : 4 . L e s L j ,< c i a n c e s . — 5 6 . M o u e t t e *
P ie r r e A L C I E T I E : 2 4 6 . k u c i l e e t l e M a r i a g e .
M. d e s A R N EA U X : 8 2 . L e M a r i a g e . d e C i t a u e n n e .
G. d ’A R V O R : 134. L e M a r i a g e d e R o s e D u p r c y .
A. e t C . A SK EW : 2 3 * B a r b a r a .
L a c y A U G E : 15 4 . L a M a i s o n d a n s l e b o i s .
M a rc A U LE S : 2 3 3 . T r a g i q u e m é p r i s e .
C la u d e A R h J-Z A R A : 256 P r i n t e m p s d ’a m o u r .
S a i v a d u BE a L : I C O . A u t o u r d ’ Y v e t t e .
M. B E U D A N T : 2 3 1 . L ' A n n e a u d o p a l e s ,
B R A D A : V I. L a B r a n c h e d e r o m a r i n .
J e a n d e la B R E T E : 3 . R ê v e r e t V i v r e . — 2 5 . I l l u s i o n m a s c u l i n e . —
3 t. U n R é v e i l .
Y vonne B R E M A U D : 2 4 0 . L a B r è v e I d y l l e d u p r o f e s s e u r M a :n d r o z .
A n d ré B R U Y E R E : 1 6 1 . L e P r i n c e d ’U m b r e . — i y 9 . L e C h â t e a u d e s
te m p ê te s .
2 2 3 . L e J a r d in b l e u . - — 254. M a c o u s in e R a i s i n - V e r t .
C la ra - L o u u e BU RN H A M : 1 2 5 . P o r t e à p o r t e .
A u d a CAN ÎE G R 1V E : 2 2 0 . L a r e v a n c h e m e r v e i l l e u s e . — 2 5 2 . L y n e a u x
.
R o ses.
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R o s a -N o n c h e tte CA REY : 1 7 ! . A m o u r e t F i e r t é . — 199. A m i t i é o u A m o u r ?
— 2 3 0 . P e t i t e M a y . — 2 4 4 . U n C h e v a l i e r d ' a u j o u r d ’h u i .
A .-E . C A ST L E : 9 3 . C a r u r d e p r i n c e s s e .
C o m te sse d e CA STEL LA N A -A C Q U A V 1V A : 9 0 . L e S e c r e t d e M a r o u s s t a .
M m e P a u l CF.RV 1ERES : 2 2 9 . l a D e m o i s e l l e d e c o m p a g n i e .
C IIA M P O L : 6 7 . N o ë l l e . — 113. A n c e l i s e . — 2 0 9 . L e V a u J* A n d r é .
— 2 1 6 . P é r i l d ’a m o u r .
C o m te sse CL O : 137. L e C œ u r c h e m i n e . — 1 9 0 . L * A m o u r q u a n d m cm < %
J e a n n e d e CO U LO M B : 6 0 . L * A l g u e d ' o r .
Edm ond C 0 Z : 70. L e V o i le d é c h ir é .
E ric d e CYS : 2 3 6 . / 7 n i a n t à e s c a r b o u c l e .
E ric d e CYS e j J e a n R O SM ER : 2 4 . L a c o m t e s s e E d i t h .
M a n u e l D O R É : 2 ^ 6 . M a d e m o i s e l l e d ’H c r v i c , m é c n n o .
H . A . D 0U R L1A C : 2 0 6 . Q u a n d l ' a m o u r o i e n t . . . — 2 3 5 . J ' a i m e r a i s a i m e r .
2 6 1 . A u - d e s s u s d e l 'a m o u r .
G e n e v ièv e D U H A M E L E T : 2 0 8 . I e s I n é p o u s é e s .
V ic to r F E U : 127. L e J a r d i n d u s i l e n c e . •— 196. L * A p p e l à l ’I n c o n n u e .
Je a n F1D : 152. L e C œ u r d e I u d i v i n e .
M a rth e F1FÏ, : 2 1 5 . L ' A u d a c i e u s e D é I s l o n .
Z é n a td a F IÆ U R IO T : I I I . M * r F a . 136. P e t i t e B e l l e . — * 7 7 . C e
p a u v r e V ie u x . — 213. f.o y a u té .
M a ry F I.0 R A N : 9 . R i c h e o u A i m é e } — 3 2 . L e q u e l f a i m a i t } —
6 3 . C a r m e n c i t a . — 8 3 . M e u r t r i e p a r l a v ie I — 100. D e r n i e r
A t o u t . — 142. B o n h e u r m é o n n u . — 1 5 9 . F i d è l e à s o n r i v e . '—
17 3 . O r g u e i l v a i n c u . — 7 0 0 . U n a n d ’é p r e u v e .
M .-E . F R A N C IS : 175. L a R o s e b l e u e .
J a c q u e t de« G A C H O N S : 14^. C o m m e u n e t e r r e s a n s e a u . »
G eo rg es G ISSING : 197. T h y r r a .
P ie r r e G O lliîP O N : ? 4 7 . I e F i a n c é d h p a r u .
Ja c q u e s G R A N D C H A M P : 4 7 . P a r d o n n e r . — 5 8 . L e C œ u r n o u b l i e p a s .
— I |0 . L e s T r ô n ' - s s ’é c r o u l e n t . —
R u 's r e t F r a n ç a is e . —
176. M n / d o n n e . — 1 ° 2 . I e S u p r ê m e A m o u r . — 2 3 2 . S ’a i m e r e n c o r e .
M. d e H A R f O E T : 3 7. D e r n i e r s R a m e a u x .
M a ry
: 23#. Q u a n d la c lo c h e s o n n a ...
M . A. H ÏJL L E T : 7 5 9 . S e u l e d a n s l a a i e .
M r . H U N G E R FO R D : 2 0 7 . C h l o é .
J e a n J ^ G O : 187. C œ u r d e p o u p é e . — 2 2 ? . M i e u x q u e f a r g e n t .
P a u l JIJN K A : l Q6 . P e t i t e M a i s o n , G r a n d B o n h e u r .
M. I * BR U Y ERE : 165. L e R a c h a t d u b o n h e u r .
(S u ite
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v tr a o .J
38j - i
�P rin c ip a u x volum es p a ru s d a n s la C ollection
(Suite).
G e n e v ièv e L E C O M T E : 2 4 3 . M o n L i e u t e n a n t .
A n n ie LE G U E R N : 2 3 3 . L ’O m b r e e t l e R e f l e t .
M m e L E S C O T : 9 5 . M a r i a g e s d ’a u j o u r d ’h u i .
H é lè n e L E T T R Y : 2 4 9 . L e s C œ u r s d o r é s .
Y v o n n e L O IS E L : 2 6 2 . P e r l e t t e .
G e o rg e s d e LY S : 1 4 1 . L e L o g i s .
M AGALI : 2 2 1 . L e C œ u r ^ d e t a n t e M i c h e .
W illia m M A G N A Y : 1 6 8 . L e C o u p d e f o u d r e .
P h ilip p e M A Q U E T : 1 4 7 . L e B o n h e u r - d u - j o u r .
H é lè n e M A T H E R S : 17. A t r a v e r s l e s s e i g l e s ,
E v e P A U L -M A R G U E R IT T E : 1 7 2 . L a P r i s o n b la n c h i .
J e a n M A U CLER E : 1 9 3 . L e s L i e n s b r i s é s .
S u z a n n e M ER C EY : 1 9 4 . J o c e l y n e .
P r o s p e r M E R IM E E : 169. C o l o m b a .
E d ith M E T C A L F : 2 6 0 . L e R o m a n d ' u n j o u e u r .
M a g a li M IC H E L E T : 2 1 7 . C o m m e j a d i s .
A nne M OUANS : 250. L a F e m m e d 'A l a i n .
J o s é M Y R E j 2 3 7 . .S u r l ' h o n n e u r .
B . N E U L L IE S : 1 2 8 . L a V o i e d e l ’a m o u r . — 2 1 2 . L a M a r q u is e C h a n ta i.
C la u d e N IS S O N : 8 5 . L ’A u t r e R o u t e .
B a r r y P A IN : 2 J 1 . L ’A n n e a u m a g i q u e .
C h a r le s PA Q U 1E R : 2 6 3 . C o m m e u n e f l e u r s e f a n e .
F r . M . P E A R D : 153. S em a l e s a v o i r . —* 1 7 8 . L ’I r r é s o l u e .
A lf re d d u P R A D E IX : 9 9 . L a F o r i t d ’a r g e n t .
A lice P U JO : 2 . P o u r l u i / ( A d a p t « d e l ’a n g la is .)
E v a R A M IE : 2 2 2 . D ’u n a u t r e s i è c l e .
P i e r r e R E G IS : 2 2 4 . L e V e a u d ’O r .
C la u d e R E N A U D Y : 2 1 9 . C e u x q u i v i v e n t . — 2 4 1 . L ’Orr.bre d e l a G l o i r e .
— 2 5 7 . L ’A u b e s u r l a m o n t a g n e .
P ro c o p e L E R O U X : 2 3 4 . L ’A n n e a u b r i s é .
I s a b e lle SA N D Y : 4 9 . M a r y l a .
Y vonne SCHULTZ : 6 9. L e M a r i d e V i v ia n e .
N o r b e rt S E V E S T R E : 1 1. C y r a n e t t e .
E m m a n u e l SO Y : 2 4 5 . R o m a n d é f e n d u .
R e n é S T A R : 5 . L a C o n q u ê t e d ’u n c œ u r . — 8 7 . L ’A m o u r a tten d ...
J e a n TH 1ERY : 138. A g r a n d e v ite s s e . — 158. L 'I d é e d e S u z l e . —
210. E n lu tte .
M a r ie TH 1E RY : 5 7 . R i o « e t R é a l i t é . — 133. L ’O m b r e d u p a s s é .
L éo n d e T1N SEAU : 1 1 7 . l . t F i n a l e d e l a s y m p h o n i e .
T . TR 1LBY : 2 1 . R i v e d ’a m o u r .
29. P r i n t e m p s p e r d u . ~~ 3 6 . L a
P e tio te .
42. O d e tte d e L y m a ille . — 50. L e M a u v a is A m o u r . —
6 1 . L I n u tile S a c r ific e . — 80. L a T r a n s fu g e . — 97. A r ie tte , ja u n e
fille m od ern e.
1 2 2 . L e D r o i t d ’a i m e r . — 1 4 4 . L a R o u e d u m o u l i n .
163. L e R e t o u r .
189. U n e t o u t e p e t i t e a v e n t u r e .
M a u ric e V A L L E T : 2 2 5 . L a C r u e l l e V i c t o i r e .
C a m ille d o V E R IN E : 2 5 5 . T e l l e q u e j e s u i s .
A n d r é e V E R T IO L : 1 5 0 . M a d e m o i s e l l e P r i n t e m p s .
V esco d e K E R E V E N : 2 4 7 . S y l v i a .
M a x d u VE UZ 1T : 2 5 6 . L a J e a n n e t t e .
J e a n d e V ID O U Z E : 2 1 8 . L a F i l l e d u C o n t r e b a n d i e r .
M . d e W A IL L Y : 1 4 9 . C œ u r d ’o r . — 2 0 4 . L ' O i s e a u b l a n c .
A .-M . e t C.-N . W IL L IA M SO N : 2 0 5 . L e S o i r d e s o n m a r i a g e . — 2 2 7 . P r i x
d e b e a u té .
2 5 1 . L ’E g l a n t i n e s a u v a g e .
H e n r j V /O O D : 1 9 8 . A n n e H e r e f o r d .
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L e e a ta lo g u e to m p le t d e la collection est e n v o y é fra n c o contre O f r . 2 $ .
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f a it d ’u n n o y a u de cerise.
A u ssitô t, des p ro fo n d e u rs de l’im m eu b le — u n de
c es im m en ses « b u ild in g s » qu i, p eu à peu, su c
c è d e n t a u x p e tits h ô te ls p le in s de m y stè re , a u x
v illa s d isc rè te s des b o u le v a rd s q ui a v o is in e n t le
B o is — m o n ta u n e so n n e rie lo in ta in e , p u is u n b r u it
s o u rd q u i sem b la m e ttre des v ib ra tio n s d a n s l ’cp aiss e u r des m u ra ille s.
V ite , la je u n e fem m e je ta u n d e rn ie r r e g a r d s u r
le m iro ir de son sac, s’a s s u ra q u ’elle n ’o u b lia it n i
son b â to n de ro u g e , ni son m o u c h o ir, n i sa m o n n aie.
D e v a n t elle, d a n s la b o ise rie de la pièce, u n e
p o r te g lissa . L a c ag e de l’a s c e n s e u r a p p a ru t.
D ’u n é la n ra p id e , la je u n e fem m e y p rit place.
D e r r iè r e elle, a u to m a tiq u e m e n t, le p a n n e a u se r e
fe rm a .
K llen E ttr e l h a b ite a u « six ièm e ». D e l’a ir, de
l’esp ace, d u ciel, des a rb re s , elle en a, sous les y eu x ,
a u ta n t q u ’il e st p ossible d ’en s o u h a ite r. L ’a p p ré c ie t-e lle ? O n se b lase si fa c ile m e n t s u r les b ie n fa its de
ce q u e l’on po ssèd e !
A u « q u a triè m e », l’a s c e n s e u r s’a r r ê ta . A v e c un
p a re il é la n , u n e a u tr e je u n e fem m e y p é n é tra .
A u « tro is iè m e », n o u v el a r r ê t. C e fu t l’a rriv é e
d ’u n g ro s m o n sie u r qu i, soufflant fo rt, o c c u p a ce qui
r e s ta it d ’espace.
P e u t- ê tr e se ju g e a it-il e n c o m b ra n t. E u t-il l’in te n
tio n d e s’en e x c u s e r? L ’a ttitu d e g la c é e des p re
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CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
m iè re s o c c u p a n te s, le u rs re g a rd s h a u ta in s e t dis
tr a its qui se m b la ie n t p la n e r a u -d e ssu s des choses, le
pli p a re ille m e n t d u r de le u rs so u rc ils fo n c é s d 'u n
coup de c ra y o n , le d éd ain q u ’a c c u sa ie n t le u rs lè v re s
c a rm in é e s le p o rtè re n t à ju g e r c e tte c o u rto is ie in u
tile.
Il se b o rn a , du b o u t du î o i g t , à to u c h e r le b o rd
de son c h a p e a u , — g e ste que n i l'u n e n i l ’a u tr e n e
p a r u r e n t re m a rq u e r.
« A u tre s tem ps, a u tre s m œ u rs... », d u t-il se d ire .
T e lle fu t sa n s d o u te la ra iso n d u so u p ir q u ’il n e p u t
é to u ffe r.
A in si s ’a c h e v a la d escen te.
L e g ro s m o n sie u r, n e jo u is s a n t p a s de la p la c e
n é c e ssa ire p o u r f a ir e v o lte -fa c e , d u t s o r tir de l'a s
c e n se u r à re c u lo n s, n o n sa n s q u e lq u e s le n te u rs
m a la d ro ite s.
L e s je u n e s fe m m e s le s u iv ire n t le ste m e n t, n e d is
sim u la n t rie n de l’im p a tie n c e q u e le u r c a u s a it la
seco n d e d ’a tte n te im p o sée p a r c e tte s o rtie g ro te sq u e .
L e g ro s m o n sie u r s 'a tta r d a d e v a n t le g u ic h e t q u i
f a is a it c o m m u n iq u e r le h a ll de l’e n tré e a v e c l’o p u
le n te loge d u c o n c ie rg e . L e s je u n e s fe m m es g a
g n è r e n t le b o u le v a rd .
S a n s s’a tta r d e r s u r la d ire c tio n à p re n d re , en
c r é a tu r e s p a r f a ite m e n t c o n sc ie n te s de ce q u ’elles
fo n t e t où elles v o n t, celle du « six ièm e » to u r n a
v e rs la g a u c h e — d ire c tio n qui la m e n a it v e rs
l ’a v e n u e d u B o is ; — l’a u tr e o b liq u a v e rs la d ro ite
e t se p e rd it d a n s le v a -e t-v ie n t des p a ssa n ts.
— Q u i so n t ces d a m e s? d e m a n d a le g ro s m o n
s ie u r au c o n c ie rg e qui lui re m e tta it so n c o u rrie r.
— D es lo c a ta ire s, M o n sie u r.
— P e u aim ab les, s a p ris ti !...
— F a u t le u r re n d re la m o n n a ie de le u r pièce.
— P o u r u n ho m m e bien élevé, c’e st p a r f o is diffi
cile.
— V o u s a u ra ie n t-e lle s offen sé, m o n sie u r B o lle?...
A h ! je m e fe ra i un p la isir, un de ces jo u rs , de le u r
d ire a v ec qu i, a u jo u r d ’h u i, elles o n t eu l ’h o n n e u r
d e p a r ta g e r l’a s c e n s e u r !....
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
?
— N ’en fa ite s rie n !... J e d é te ste h u m ilie r les g en s
e t p lu s e n c o re en re c e v o ir d es excu ses...
— S o y ez en p a ix , m o n s ie u r B o lle, elles n e v o u s
en fe r o n t p as, elles o n t u n e tro p h a u te id ée de le u r
p ro p re im p o rta n c e !... Q u a n t à d es ex c u se s, je cro is
q u ’elles n ’en a d r e s s e r a ie n t p a s a u P è r e E te rn e l,
m êm e s’i l les a c c u s a it de to u s les p éch és du m onde...
M a is si, des fois, elles a p p re n n e n t q u e v o u s êtes le
p r o p r ié ta ir e , cela le u r d o n n e ra à ré flé c h ir. A la
p re m iè re o c c a sio n elles c h a n g e ro n t de m a n iè re s.
— S o n t-e lle s p a re n te s ? ...
— P a s q u e je sach e. Q u ’est-ce q u i p e u t v o u s p o r
t e r à le c ro ire ? ...
— D e s so u lie rs a u c h a p e a u , elles s o n t v ê tu e s d e
m êm e. L e s fe m m e s, de n o s jo u rs , se m b le n t a b d iq u e r
to u te p e rs o n n a lité . Q u i v o it l ’u n e, v o it l’a u tre . O n
d ir a it que le C r é a te u r s’est p lu à d é b ite r en sé rie s
« l’E te r n e l fé m in in ». C e q u ’il y a de c u rie u x , c’est
que les ty p e s p e rd e n t le u r o rig in a lité e t s’u n ifien t.
L e s v isa g e s o n t, les u n s a v ec les a u tre s , com m e u n e
v a g u e resse m b la n c e . A ffa ire de m a q u illa g e , s a n s
d o u te : u n t r a it d ro it a re m p la c é le s o u rc il épilé, u n
em p â te m e n t de fa r d m odifie l ’a r c des lè v re s, e t c e tte
n u q u e ra s é e q u e l’in c e ssa n te re p o u sse des c h e v e u x
te in te d ’u n e o m b re de b a rb e m al fa ite , e t ces m èch es
c o u rte s de te in te in d écise, d é co lo rées q u ’elles so n t
p a r les e x p é rie n c e s d a n g e re u s e s des c o iffe u rs, e t ce
b o n ich o n d rô le t, en fo rm e de p o t à fleu rs, tir é à des
m illio n s d ’e x e m p la ire s d u m êm e m oule, q u i coiffe
d a n s les cin q p a rtie s d u M o n d e les tê te s fé m i
n in e s !... M o n bon M a rtin , n o u s v iv o n s en de d rô les
de tem p s !...
— F a u t p a s s’en fa ire , m o n s ie u r B o lle !... ré p é ta
d is tra ite m e n t le c o n c ie rg e , a b so rb é p a r le c la sse
m e n t du c o u r r ie r des lo c a ta ire s.
— A h ! p o u rs u iv it en s o u p ira n t M . B olle, les
fe m m es o n t bien p e rd u à sa c rifie r ces je u x de
p h y sio n o m ie d ’u n e d iv e rs ité si c h a rm a n te , si p e r
so n n elle, q ui a u g m e n ta it à tel p o in t l’a t t r a i t de l’in
c o n n u q u e to u te s p o rte n t en elles, p o u r a d o p te r ce
m a sq u e p lâ tr é , com m e figé p o u r u n e e x p re ssio n d e
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CEL U I
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O U BLIE
dcfi : o n d ir a it v ra im e n t, a u jo u rd lh u i, q u 'à to u te
h e u re n o s b elles m a d a m e s so n t p rê te s à p a r tir en
g u e rre . J 'a tte n d s le m o m e n t o ù n o u s, p a u v re s
hom m es, n e p o u rro n s p lu s s o r tir q u ’en n o u s cou
v r a n t d’u n b o u c lie r p o u r n o u s d é fe n d re d es tr a its
m o rte ls de le u rs re g a rd s en c o u rro u x ...
— F a u t p as v o ir si loin, m o n sie u r B ollê !...
— O ui, je le ré p è te : elles sem b len t p rê te s à p a r
t i r en g u e rre com m e si elles n e v o y a ie n t a u to u r
d 'elles q u ’e n n em is d écid és à le u r d is p u te r les q u el
q u es lib e rté s que, à to r t p lu tô t q u ’à ra iso n , n o u s
le u r av o n s laissé p re n d re , et q u ’en le u r p a r tic u lie r
elles ju g e n t bien peu en ra p p o rt av ec ce q u ’elles se
sa v e n t de fa ib le sse !... O h ! com bien, m oi, v ie u x
g a rç o n , je p lain s le u rs m a ris !...
— H é ! lié ! ne le d ite s p a s tro p h a u t! O n p o u r
r a it v o u s ré p o n d re q u e « les ra is in s so n t tro p
v e r t s » , m o n sie u r B olle !... D ’a ille u rs, ça, l'in tim ité
c o n ju g a le , c’e st p a s de n o s a ffa ire s !... D u re ste , si
cela vo u s in té re sse , je p u is d ire que s u r les d e u x
p e rso n n e s qui v o u s in s p ire n t de si b elles ré fle x io n s
il n ’en e st q u ’u n e de m ariée.
— C elle d u « six iè m e » ?...
— V o u s l’av ez d ev in é.
— Q u e fa it son m a ri? ...
— T ra v a ille d a n s u n e b anque.
— L a q u e lle ?
— V a is vo u s le d ire ... A tte n d e z L e c o n c ie rg e s’e m p a re d ’un a n n u a ire , le fe u ille tte
en p re n a n t g ra n d soin, à c h aq u e p ag e, d 'b u m e c tc r
son pou ce d ’un co u p de lan g u e . A y a n t tro u v é le
re n se ig n e m e n t, il s ’é c rie :
—
B l a n c h a r d , P o z v c r 's a n d C °.
— A h !... A h !... O h !... O h !... B ien , b ien !...
— O n y tra fiq u e ?
— N e ju g e o n s pas, p o u r n ’ê tre p o in t ju g é s .
L ’a u tre fem m e, où h a b ite -t-e lle ?
— M êm e b â tim e n t,... q u a triè m e ... S u r la co u r. S i
la d am e d u six ièm e a du soleil, de l’a ir, et n ’est
ja m a is c h ez elle, celle-ci, re te n u e p a r ses o c c u p a
tio n s, p a r sa n ière q u i e st m alad e, y d e m e u re s a n s
Le
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cesse. L e jo u r en e st v ila in , te rn e , et q u a n d il p leu t,
c ’est à en p le u re r!... E t c e p e n d a n t il lui f a u d r a it y
v o ir, la p a u v re !... E lle f a it ce q u ’on ap p e lle des
e n lu m in u re s, des m in ia tu re s ; elle tra v a ille , q u o i!...
C ’est p itié q u a n d o n c o m p re n d com m e elle y p e rd
ses yeux...
— Il lui f a u d r a it un a te lie r...
— L e b a il v a finir. P o u r r a it- o n p as lu i en a r r a n
g e r un au six ièm e ?... Il y a u n p e tit lo g e m e n t
v a c a n t, u n e v e r r iè r e s u r le to it n e s e ra it p as u n e
a ffa ire e t s a u v e ra it la m a lh e u re u se d e d e v e n ir
a v e u g le !... C ’est a ffre u x de p e n se r q u ’a u x u n s to u t
e st d o n n é, a u x a u tre s...
— C 'e st bon ! c 'e st bon !... in te rro m p t le p ro p rié
ta ire . — Il n ’aim e g u è re ce g e n re de c o n v e rs a tio n
q u i to u jo u rs finit p a r d é c la n c h e r l'é n o n c ia tio n de
qu elq u e th é o rie d a n g e re u se . — V o u s v o u s in té re s
sez bien à c e tte p e rso n n e , M a rtin ? ... Q u ’est-c e q u e
cela v eu t d ire ?
— C ’e st u n e la b o rie u se qui m é rite d ’ê tre e n c o u
ra g é e , u n e b ra v e fille q ui re sp e c te sa m ère. A h !
m a lh e u r, y en a p lu s ta n t de c e lles-là !...
— J e re g re tte q u ’elle m ’a it d o n n é l’im p re ssio n
q u e la p o litesse a cessé d ’ê tre u n e v e rtu fé m in in e !...
— L a vie e st d u re p o u r celui qui a à la g a g n e r.
Q u a n d on n ’a p a s son p ain se rv i, ce la to u rm e n te .
O n ne p eu t rire e t c h a n te r. O h ! pu is, im ite z -m o i :
a u x im polis, je re n d s la m o n n a ie de le u r pièce, c a
p ita l et in té rê ts , v o ilà !... D o n n a n t, d o n n a n t. C e la
em p êch e d 'a v o ir s u r l’e sto m a c u n p oids de ra n c u n e ...
M . B ollc sifflota un a i r en v o g u e, p u is r e p r it :
— T o u te sim p liste q u ’elle so it, v o tre m a n iè re d e
ju g e r les choses m ’a m u se, m on bon M a rtin ! D é s o r
m ais, à q ui m e m a rc h e ra s u r les pieds, je m e h â te
ra i de tré p ig n e r fe rm e s u r les sie n s !... C o m m e je
su is d 'u n bon poids, m on a d v e rs a ire en g a r d e r a le
s o u v e n ir s a lu ta ire !... Q u a n t à v o tre su g g e stio n s u r
le lo g em en t du six ièm e, je v a is y ré flé c h ir. J e c ro is
la ch o se possible...
— D ieu vo u s m a in tie n n e en ces b o n n e s in te n tio n s .
— T o u te fo is , m a lg ré m o n d é s ir d e v o u s être
�ïo
*
CEL U I
QU ON
O U BLIE
a g ré a b le , je suis o b lig é d e f a ir e u n e re m a rq u e qui
p e u t v o u s p a r a îtr e d é so b lig e a n te : C o m m e n t v o ire
c o u r r ie r e>t-il en r e ta r d ? C o m m e n t n ’a -t-il p as e n
c o re é té m o n té?...
— M o n s ie u r B olle, je suis seul. M a fem m e est
allée so ig n e r n o tre fille q u i est m a la d e !... C om m e je
v o u s l’a i p lu sie u rs fo is d e m an d é, il m e f a u d r a it un
h o m m e sp écial p o u r ce d ia b le d ’a sc e n se u r, u n « lif
tie r ». J e su is d é ra n g é à to u t m o m e n t: o n m o n te, on
d e s c e n d ; j e p e rd s m on tem ps,... j ’y p e rd ra i la tête...
— S u r c e tte q u e stio n je v o u s d o n n e ra i en c o re
s a tis fa c tio n . E n a tte n d a n t, p u isq u e v o tre fem m e est
p rè s de v o tre fille — cas de fo rc e m a je u re , — vo u s
a u rie z p u d e m a n d e r u n a id e -c u is in ie r p o u r vous
a id e r !...
— U n a id e -c u isin ie r? ... E h b é ! p lu tô t la m o rt que
d ’a v o ir à im p lo re r c e tte sale e n g e a n c e !...
M . B olle, p ré v o y a n t la rip o ste , eu t u n r ir e d is
c re t. I l a im a it a in si à p ro v o q u e r les év én em en ts.
« E n t r e to u te s les c o rp o ra tio n s e x iste , à l’é ta t
e n d ém iq u e, l'a n th ro p o p h a g ie ! se p lu t-il à p en ser.
D u re s te — p o u rs u iv it-il en b o u r r a n t sa g ro sse
pipe, — n ’en est-il p o in t p a re ille m e n t e n tre p ro p rié
ta ir e s e t lo c a ta ire s ? ... E t, m on D ieu , so u v e n t a u ssi
e n tre m a ri e t fem m e ?... N o u s v o ilà loin du p ré c e p te
d e l ’E v a n g ile : « A im ez-v o u s les u n s les a u tre s . »
L a vie n ’cst-elle q u ’un in c e ssa n t ch am p de b a ta ille ?
T a n t pis p o u r qui v it, p o u r q u i m e u rt? ... »
E t, ra m a s s a n t son c o u rrie r, com m e il e û t f a it de
c a rte s éta lé e s, il l ’e n fo u it d a n s la poch e p ro fo n d e
de son p a rd e s s u s en m a r m o tta n t :
— I l y a u n te m p s p o u r to u t. J e lira i cela plus
ta r d !...
A p rè s q u o i, a llu m a n t sa pipe, en tir a n t fo rc e
fu m ée, il s’é lo ig n a, m a je s tu e u x et b e d o n n a n t, p a r o
d ia n t à son u sa g e la d ev ise de F ig a ro : « Ici-b as, il
f a u t se p re s s e r de r ir e de to u t, de p e u r d ’ê tre obligé
d ’en p le u re r. »
C e p e n d a n t, d e v a n t elle, la p e tite d am e d u six ièm e,
E lle n E ttr e l, s’é lo ig n a it d 'u n p as lé g e r, ra p id e , sem -
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
ït
b la n t e ffle u re r le tr o tto ir de ses tr è s h a u ts ta lo n s.
E lle a v a it le pied p e tit et la ja m b e bien fa ite , g a i
n é e , ce m a tin -là , d ’u n e soie c la ire qui se m o ira it d e
re fle ts de soleil. S a ju p e é ta it c o u rte , à p lis sou p les,
e t son m a n te a u de d ra p b eig e s’a s s o rtis s a it au p e tit
c h a p e a u qu i, p o u r to u te s, c h e rc h e à m a s q u e r l'in e s
th é tiq u e re p o u sse d es c h e v e u x s u r les n u q u e s rasé e s.
U n b on q u a r t d ’h e u re de m a rc h e a v iv a it l’é c la t
du v isag e de la p ro m e n e u se .
E lle n é ta it g ra n d e , m in ce, f o r t jo lie a v e c son
te in t c la ir e t ses y e u x n o irs d o n t u n e o m b re fa c tic e
a u g m e n ta it l’éclat.
U n m a la p p ris, la c ro is a n t au p a ssa g e , c r u t de son
d e v o ir de lui d o n n e r la c e rtitu d e q u ’o n n e p o u v a it
la v o ir sa n s l’a d m ire r.
L e p ro p o s é ta it si h a r d i q u e la je u n e fem m e s’en
o ffen sa. B ien que b la sé e s u r de p a re ille s a v e n tu re s ,
elle h éla un ta x i et je ta c e tte a d re s s e :
— L e B l a n c h a r d , P o w e r ’s a n d C*, b o u le v a rd des
Ita lie n s .
L e ta x i d é m a rra it. E lle se p e n c h a p o u r d ire :
— N e p re sse z p as. J e su is en av an ce...
L e te m p s é ta it d es p lu s a g ré a b le s : ciel v o ilé,
soleil tam isé, b rise lég ère.
« 11 f a it bon v iv r e ! » se d it-e lle .
E t d a n s le ta x i elle se p e lo to n n a , h e u re u se de se
s e n tir à l’a b ri d es p ro p o s e n n u y e u x .
E n p a s s a n t d e v a n t la M a d e le in e elle d e sc e n d it e t
a c h e ta des fle u rs à u n e m a rc h a n d e q u i s 'é g o s illa it à
c rie r :
— L a t e l l e v io le tte ,... la belle jo n q u ille !...
E lle en g a r n it le d e v a n t de l’a u to qui p r it a u s s itô t
u n a ir de fê te .
L e ta x i re p a rtit
E lle n esco m p te la s u rp ris e q u ’elle v a f a ir e à
E d d y , ce je u n e m a ri ép o u sé q u e lq u e s m ois p lu s tô t,
p a u v re p ris o n n ie r qui, ch aq u e m a tin , c o u rt s ’e n f e r
m e r d a n s c e tte b an q u e qui n e le re n d à la lib e rté
q u e d e m idi à d e u x h e u re s, p o u r e n su ite le re
p re n d re ju s q u ’a u so ir.
Q u e la v ie sem ble tr is te e t e n n u y e u se d u r a n t ce s
�J
3
CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
h e u re s ! Q u e p e u t fa ir e E lle n p o u r en re m p lir le
v id e?... S o rtir? ... E lle n ’y a a u c u n g o û t. L a fo u le
lu i f a it p e u r. L e s in d iffé re n ts re n c o n tré s a u p a ssag e
la g la c e n t, l ’ir rite n t.
P o u r jo u ir de sa n o u v elle ex iste n c e , il lui f a u t
E d d y . A lo rs, b ra s dessus, b ra s d essous, on s’en va,
com m e d e u x é tu d ia n ts, fa ir e u n e p a rtie fine.
M ais, h é la s ! ces p e tite s d éb a u c h e s d e v ie n n e n t de
p lu s en p lu s ra re s . E d d y , à to u te p ro p o sitio n de ce
g e n re , o ppose de tris te s ra is o n s : « M a p e tite , on
n e p e u t ê tr e en fê te to u s les jo u r s !... O n n e p e u t
p a s s e r sa v ie à s’a m u ser... C es d is tra c tio n s n e v o n t
p a s sa n s d ép en se, etc., etc... » A h ! ce la n g a g e d e la
ra is o n , com m e il so n n e p ito y a b le e t d é c e v a n t !...
D e p u is q u elq u es sem ain es, c e p e n d a n t, E lle n a
f a i t la c o n n a issa n c e d ’am ies d élicieu ses, de d e u x
p e tite s A m é ric a in e s , M a u d S tim so n et J o a n D e a ry ,
je u n e s e t jo lie s com m e elle, e t s u rto u t f o r t e n
tra in , à la sp len d id e ré c e p tio n d o n n é e au R i t z p a r
M™ L e B la n c h a rd , la fem m e du d ire c te u r de la
b an q u e.
E t a lo rs que so u v e n t l’on v it, p o rte à p o rte , des
m ois, d es a n n é e s, sa n s c h e rc h e r à e n tr e r en re la
tio n s, ce fu t, p o u r les je u n e s fem m es, le « coup de
fo u d re ». O n se co n v in t, on s’e n te n d it, on se lia, on
s’a d o ra !...
L e s m a ris de ces je u n e s A m é ric a in e s, eu x — les
h e u r e u x m o rte ls ! — n e so n t p as p ris o n n ie rs d an s
u n e b a n q u e. C e p e n d a n t M a u d e t J o a n , com m e E llen,
n e les r e tr o u v e n t que le soir. T a n d is q u ’elles v o n t
d a n s P a r is fa ir e a v ec a m o u r d u « sh o p p in g »,
q u ’elles c o u re n t les m a g a sin s, s e m a n t à pleines
m a in s liv re s e t d o lla rs, to u s d eu x , sa n s cesse,
ro u le n t à des v ite sse fo lles d ’u n p o in t à u n a u tr e
p o u r v o ir se d is p u te r u n m a tc h de fo o t-b a ll, u n e
c o u m c
d ’a u to m o b ile s, u n to u rn o i de te n n is, ou
q u e lq u e a u tr e re c o rd .
L a n u it, ils d a n se n t.
A h ! si E d d y jo u is s a it a in si de sa lib e rté , q u e la
v ie s e r a it b e lle ! com m e o n s e r a it h e u re u x !...
T o u te fo is , a u jo u r d 'h u i, E lle n , q u o i q u 'il en d ise
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
S'3
e t quoi q u ’il en pen se, m éd ite de f a ir e u n e su rp ris e
à Eddy.
L e ta x i s’a r r ê te d e v a n t la b an q u e.
L a fa ç a d e en e st so m p tu e u se : fr o n to n m o n u m e n
ta l, co lo n n a d e s, p o rte s m assiv e s q u ’o rn e n t de p u is
s a n ts h e u rto irs , d ’é n o rm e s p o ig n ées de c u iv re.
E lle n re g a rd e ces p o rte s. E lle s o u rit à la p ensée
qu ’elles v o n t s’o u v r ir d e v a n t E d d y , a p rè s q uelques
in s ta n ts d ’u n e a tte n te d élicieu se.
L e s lo u rd s b a tta n ts s’é c a rte n t. D es em ployés en
v a h is s e n t le tro tto ir.
I l en e st de v ie u x , a u x v ê te m e n ts râ p é s, que l’on
d ev in e b la n c h is sous le h a r n a is et n e s’é ta n t p o in t
e n ric h is à b r a s s e r la p â te à m illio n s le u r vie d u ra n t.
Il en est de je u n e s à la m in e a r r o g a n te , v êtu s,
coiffés à la m o d e d e rn iè re , p a r la n t h a u t, c r ia n t f o r t
p o u r m ie u x a p p u y e r le u rs d ires.
C e u x -là , on le d ev in e, ne. se c o n te n te ro n t p as des
m o d e ste s fins de le u rs aîn és.
L ’u n d ’e u x ré su m e d ’u n e v o ix c in g la n te les d e si
d e r a ta de ses p a re ils :
— A tr e n te a n s, j ’a u r a i m on a u to , m on h ô tel,
j ’a u r a i f a it u n ric h e m a ria g e ...
— A m o in s que tu n e te casses les re in s à m o n te r
si v ite e t si h a u t ! ré to rq u e u n e v o ix que les décep
tio n s o n t re n d u e am ère.
D es m e s s ie u rs so le n n e ls, p o r ta n t re d in g o te s e t
c h a p e a u x de soie — le C o n seil d’A d m in is tra tio n ,
sa n s d o u te , — s u rv ie n n e n t à le u r to u r, s’a tta r d e n t
et la is s e n t to m b e r de le u rs lè v re s ra sé e s — p o u r la
p lu s g ra n d e jo ie de q u elq u es re p o rte rs — des in d i
c a tio n s s u r ln co te de c e rta in e s v a le u rs , le c o u rs des
c h a n g e s, les ré a lis a tio n s d ’a u jo u r d ’hu i, les p o ssib i
lité s d e d e m a in , de ce to n im p o rta n t des a u g u re s
q ui n ’o s e n t se r e g a r d e r sa n s rire .
A y a n t d it, les é p au les p lo y ées sous le fa ix , san s
d o u te des re sp o n sa b ilité s, ils re g a g n e n t les v o itu re s
de g r a n d e m a rq u e , a u x c h a u ffe u rs im p eccab les, qui
les a tte n d e n t a u ra s du tro tto ir.
E lle n s ’im p a tie n te . E d d y n e s o r tir a - t- il d o n c
ja m a is ?
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
E n fin , le v o ilà.
M ais, a lo rs que p e u t-ê tre p as u n .h o m m e n 'e s t
p assé p rè s du ta x i fleu ri sa n s je t e r à celle q ui
l’occupe un re g a rd qui, so u v e n t, s’est tr a n s f o r m é en
œ illad e, E ddy, lui, n ’a rie n v u , rie n d ev in é.
Il est p âle. Il a l ’a ir frile u x . S e s c h e v e u x so n t
lo n g s e t sa b a rb e m al fa ite . A g ra n d s p a s il
s ’élo ig n e, ne fr a y a n t a v ec p e rso n n e . L e co llet de
son p a rd e ssu s est à dem i relev é, ce q u i d é n o te de la
n é g lig en ce. S es v.êtem ents sem b len t d é fo rm é s, p o u s
sié re u x . E d d y ne sa it p a s se f a ir e v a lo ir.
E lle n d escen d de v o itu re , fe n d les g ro u p e s qui
e n c o m b re n t le tr o tto ir , et, sa n s fa ç o n , s'e m p a re d u
b ra s de son époux.
— J ’é ta is d e v a n t la b a n q u e, t ’a tte n d a n t; tu es
p assé p rè s de m oi sa n s m e v o ir ! m a rm o ttc -t-e lle
a v ec re p ro c h e .
— L ’é v é n e m e n t é ta it si p e u à p ré v o ir, M a d a m e
ex p liq u e -t-il g a la m m e n t.
— L a isso n s les m a d rig a u x , v ien s.
A u to u r d ’e u x rô d e n t les in é v ita b le s b a d a u d s q u e
le m o in d re in c id e n t a m u se.
« Q u e se p a s s e - t- il? » se d e m a n d e -t-o n . A ssiste t-o n a u fa it-d iv e rs qui d é f r a y e r a , d e m a in , la p re s s e
m o n d ia le : « U n e jo lie fem m e e n lèv e u n em ployé
de la b a n q u e L e B l a n c h a r d , P o w c r ’s a n d C ° , c a
p lein jo u r , en plein b o u le v a rd ... » V o ilà q u i s e ra it,
en v é rité , tr è s c u rie u x .
E lle n s ’ir r ite de l’a tte n tio n q u ’a so u lev ée so n
g e ste . S on v isa g e a p e rd u la d o u c e e x p re s s io n q u 'y
m e tta ie n t les jo ie s de l'a tte n te .
— V ien s, E d d y , m a is v ie n s donc...
— Q u 'c s t-c e q u i se p a sse ? ... Q u 'e s t-c e q u e tu a s .,
— T u ne vois p as q u e n o u s s e rv o n s d ’a m u se m e n t
à ces im b éciles?... M o n te v ite...
— C o m m en t, tu es en ta x i? ... P o u rq u o i ce lu x e ? ...
— M o n te, je te le d ira i...
E lle n d o n n e à v o ix b asse u n e a d re s s e a u c h a u f
fe u r. ,
— B ien , M ad am e.
L e ta x i s’éloigne.
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O U BLIE
Ï5
— O ù m e m è n e s-tu , E lle n ? ...
— C h ez n o u s ; tu v a s v ite te ra s e r, c h a n g e r de
v ê te m e n ts. P u is je le p ré p a re u n e su rp rise ...
— U n e s u rp ris e ? ... Q u ’est-c e q u e tu com ptes
fa ire ? ... T u sais q u e n o u s 11e p o u v o n s rie n d é p e n se r
in u tilem en t...
— C o m b ie n de fo is l’a u r a i- je e n te n d u e , cette
p h ra s e f a ta le !...
•
— E x p liq u e -to i m ieu x ...
C h a g rin e , p re sq u e la rm o y a n te , elle én o n ce, d ’un
to n d é jà b o u d e u r, q u ’elle a v a it fo rm é le p ro je t
d ’a lle r d é je u n e r a v e c lu i a u B ois, d a n s u n re s ta u
ra n t ra v is s a n t, a u ja z z ré p u té , que lui o n t f a it co n
n a îtr e scs am ies a m é ric a in e s.
Il l’in te rro m p t, é p o u v a n té :
— M a p e tite , v o ilà q u i e st fo u !... J e m ’y re fu s e !
T u oublies ce que cela n o u s a u r a it c o û té !... C ’est
im p o ssib le !...
— J e p e n sa is q u ’a v ec ce b e a u tem p s on a u r a it pu
s’a c c o rd e r un p eu de v a can ces,... f a ir e u n e p e tite
folie...
— L a isso n s ces ch o ses à c e u x q u i p e u v e n t sc
les p e rm e ttre !... J ’ai le c h a g rin d’a v o ir à te les re
fu ser...
— A q uoi te s e rt d ’ê tre e n fe rm é d u m a tin ju s
q u ’au so ir? ...
— A p r é p a r e r l’a v e n ir, je l’esp ère.
— S ’il e st a u ssi m a u ssa d e que le p ré se n t !...
— C e tte v o itu re , d ep u is com bien de te m p s l’astu ?.:.
E lle rip o ste , iro n iq u e :
— E t ces fleu rs, com bien les a s-tu p a y é e s? J e sais
f o r t b ien m a le ç o n !... L a co n clu sio n , la voici : J ’en
ai assez de tes re fu s , de tes serm o n s, j ’y m ets fin.
L e ta x i re m o n ta it les C h a m p s -E ly s é c .
E lle n l’a r r ê te et d escen d .
— C om b ien v o u s e st-il d û ?...
S o n v isa g e e st p o u rp re , scs y e u x é tin c e lle n t.
— J e c ro y a is, M a d a m e , que...
— M o n sie u r 11’est pas de cet av is... J e p a y e ra i c e
q u ’i l fa u d ra ...
�i6
CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
E llen fo u ille son sac. Il y a é c h a n g e de m o n n aie.
O n se m et d ’acco rd .
— L es fleurs, M ad am e?...
E ilc n é ta it h e u re u se d ’en o r n e r la v o itu re . M a in
te n a n t elle n e sa it q u ’en fa ire .
— E m p o rte z -le s !... fa it-e lle ra g e u se m e n t
— M erci, M ad am e...
E t l’hom m e so u rit,, d o d elin e «le la tê te , h a b itu é
q u ’il est a u x sa u te s de v e n t q u i sa n s cesse b o u le
v e rs e n t la p a u v re h u m a n ité !
L e ta x i d é m a rre .
L e s (leu rs se p e n c h e n t, o sc ille n t, com m e si elles
a v a ie n t le r e g r e t d 'ê tr e a in si a b a n d o n n é e s.
E lle n a l’im p ressio n que, jo u r à jo u r , de m e
n u s fa its, des d é c e p tio n s sem b lab les é m ie tte n t son
b o n h e u r.
V oici le couple s u r le tr o tto ir .
— E h b ie n ! E d d y ? ... M a in te n a n t q u e co m p tezv o u s fa ire ? ...
— T u d écid es d es ch o ses a v ec u n e p ré c ip ita tio n ...
T u a u ra is pu n e p as re n v o y e r ce ta x i si v ite !...
E lle a u n élan jo y e u x :
— O h ! p a r b o n h e u r, te ra llie ra is -tu à m on p r o
je t? ... A rrê to n s u n e a u tr e v o itu re !...
— M a p a u v re p e tite , sois ra iso n n a b le ...
E lle ra ille , la v o ix m é c h a n te :
— A h ! c’est v ra i : la d ép en se !...
— E llen , écoute-m oi...
— V a s -tu e n c o re m e d ire q u ’il ne m ’e st p e rm is
q u ’u n e chose...
— L a q u e lle ?...
— D e te rrib le m e n t m ’e n n u y e r? L e s jo u rn é e s so n t
lo n g u e s !...
— O ccu p e-to i.
— A q u o i?... E t puis, z u t! J ’en ai a sse z !... J ’é ta is
v e n u e te c h e rc h e r a v ec m ille b o n n es in te n tio n s, tu
le s re p o u sse s!... V a de to n côté, j ’ira i d u m ien .
P o u r le m o m en t, je r e n tr e à la m aiso n ...
11 re g a rd e son b ra c e le t-m o n tre .
— J e n 'a i p as le tem p s de t ’a c c o m p a g n e r. L e
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
B la n c h a rd m ’a d é jà re p ro c h é , ce m a tin , m on in e x a c
titu d e...
— O ù d é je u n e ra s -tu ? ...
— N e t'in q u iè te p as de cela...
— T u a s la m ine de q u e lq u ’u n qui v a m a n g e r uti
c ro is s a n t et u n e bille de c h o c o la t s u r u n b an c ; a v ec
te s v ê te m e n ts p o u s s ié re u x e t d é fo rm é s tu m e fa is
p en ser...
Il in te rro m p t en r ia n t :
— A un v ie u x p a u v re !... M e rc i to u jo u r s ! ... A ce
so ir. T â c h e de t'a p a ise r...
U s se q u itte n t.
A q u elq u es pas de là, E lle n se re to u rn e e t re g a rd e
son m a ri qui s’éloigne...
— Q u ’a-t-il ? se d em a n d e -t-elle .
E t elle s ’in q u iète.
D e p u is q u elq u e te m p s E d d y sem ble d é c o u ra g é ,
las de to u t. 11 n ’a m êm e p lu s l’a ir h e u re u x . A u ra itil le re g re t de l'a v o ir ép o u sée?...
V a -t-e lle c o u rir a p rè s lui et, s u r l’h e u re , m e ttre
en d iscu ssio n , là, s u r le tr o tto ir , a u m ilieu d es p a s
sa n ts, c c tte q u estio n b rû la n te ? ...
U n e q u e re lle en p lein e r u e ! D e v ie n t-e lle fo lle?...
A lo rs, v a -t-il fa llo ir v iv re ju s q u ’a u s o ir a v e c
c e tte in c e rtitu d e et ce p oids s u r le c œ u r? ...
E lle n re p re n d sa m a rc h e . R ien n e ra p p e lle l’a llu re
p im p a n te q u ’elle a v a it le m a tin . L e s h a u ts ta lo n s
n 'e ffle u re n t p lu s le tr o tto ir : ils le fra p p e n t. L e s p as
n e so n t p lu s lég ers. Ils tr a în e n t, com m e in c e rta in s
de la voie à su iv re . L a ro b e, le m a n te a u , la f o u r r u r e
n 'o n t p lu s la m êm e c o q u e tte a llu re . E llen n ’est plus
an im ée de ce feu s a c ré q u 'a ttis e n t si bien P a r is e t
sa c u rie u se a tm o sp h è re : la c e rtitu d e d ’ê tre aim é e ,
le d é s ir de p la ire , d 'ê tr e belle, p a ré e , é lé g a n te ,
l ’a m u se m e n t de c o m p re n d re q u ’on y ré u s s it a u x
a d m ira tio n s so u lev ées a u p a ssa g e , ir r ita n te s p a r
fo is, fla tte u se s to u jo u rs !...
E lle n ’év o lu e p lu s d a n s ce n u a g e d ’en c e n s e t
d ’h o m m a g e s qui, bien q u ’a n o n y m es, g ris e n t si bien
to u te s les fem m es : les je u n e s, p a rc e q u ’ils o n t p o u r
elles, a v e c l’a tt r a i t de la n o u v e a u té , u n v a g u e p a r
�18
CEL U I
QUON
O U BLIE
fu m de p la is ir d é fe n d u ; les « m o in s je u n e s », p a rc e
q u ’elles en a im e n t l ’aim a b le h a b itu d e e t que d ’en
ê tre se v ré e s le u r s e m b le ra it u n co m m en cem en t de
d é c h é a n c e ; les « p lu s a n c ie n n e s », p a rc e q u ’a y a n t
g o û té au c h a rm e de te ls succès, elles v iv e n t d an s
l'illu s io n q u ’elles y o n t d ro it en co re, q u ’elles y a u
r o n t d ro it to u jo u rs !... L ’h u m a n ité se pay e de m o ts,
de m en so n g e s, et s’aid e a in si à o u b lie r le p a ssa g e
ides ans...
« Q u ’e st d o n c le m a ria g e ? ... se d em a n d e tr is te
m e n t E lle n , su iv a n t, de p lu s en p lu s déçue, de plus
en p lu s la m e n ta b le , la ro u te q u i la ra m è n ê v e rs son
lo g is. — N ’est-ce q u ’u n m ira g e q u e le m o in d re
souffle f a it s’é v a n o u ir? ... O n c ro it s’a im e r p o u r la
.vie, se c o n n a ître , et b ru sq u e m e n t, p o u r u n m ot,
p o u r un rie n , v o ilà q u ’é c la te n t d e so tte s q u erelles,
e t l’on est, fa c e à fa c e , com m e d e u x é tra n g e rs . O n
c h e rc h e à s’e x p liq u e r. N u l n ’éco u te. T o u t e st in co m
p ré h e n sio n . L e s y e u x flam b en t, les v o ix m o n te n t.
L e s c a ra c tè re s s’a ffro n te n t. E s t-c e le c a ta c ly sm e
d u ra n t leq u el v a ê tre à ja m a is b rû lé ce que l’o n a
ta n t a d o ré ?...
« H e u re u s e m e n t que m a m a n n ’est p as là ! se d it
en co re E lle n . E lle m e q u e s tio n n e ra it, je m e la isse
ra is a lle r, p e u t-ê tre , à lui en tr o p d ire . E lle c h e r
c h e ra it à s’e n tre m e ttre , a v e c les m e ille u re s in te n t k ,m du m o n d e elle p la id e ra it p o u r l ’a p a is e m e n t! ..
N o u s to m b e rio n s d a n s des a b îm e s!... »
M a is la p en sée de n e p lu s ê tre c e rta in e des se n
tim e n ts d ’E d d y la h a n te , et de ne p o u v o ir confier à
p e rs o n n e c e tte d o u lo u re u se in q u ié tu d e lui d o n n e
u n e im p re ssio n de co m p let ab an d o n .
C e q u ’elle re s s e n t p r e n d r a it u n c a ra c tè re m oins
tra g iq u e si elle a v a it bien v o u lu é c o u te r la v o ix
a u to ris é e q u i c h e rc h a it, a v ec q u elle d o u c e u r, quelle
p ru d e n c e , q u elle m a te rn e lle te n d re sse , à d o n n e r des
a v e rtis s e m e n ts , à p r o je te r q u elq u es lu m iè re s s u r la
g r a v ité des d e v o irs fu tu rs.
A u p re m ie r m o t p ro n o n c é à ce s u je t, E lle n a
co u p é c o u rt et ré p o n d u a v ec la sp len d id e a s s u ra n c e
q u e m o n tre en to u t la je u n e s s e :
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Q U ’O N
O U BLIE
19
—
V o u s en fa ite s pas, m a m a n !... E d d y e t m oi,
n o u s n e som m es p lu s des e n fa n ts . N o u s n o u s ado
ro n s. V o u s ne p o uvez s o u h a ite r ni p lu s n i m ieu x .
M “ * Q u y v o is — la m è re d 'E lle n — s ’é ta it a la r
m ée de la té m é rité de p a re ille s illu sio n s. M a is com
m en t le f a ir e e n te n d re ? ... E lle n ’ig n o re p as, elle, le
p é ril q u e d é n o n ce le v e rs fa m e u x : « C h a sse z le
n a tu re l, il re v ie n t au g alo p . » D u r a n t les fian çailles,
on n ’a p p re n d g u è re à se c o n n a îtr e ; av ec u n e g râ c e
p a r f a ite , les d é fa u ts c è d e n t g a la m m e n t le p as a u x
q u a lité s. L a lu n e de m iel, le beau v o y a g e a jo u te n t à
l ’a v e u g le m e n t de ces jo u r s d ’allé g re sse .
M a is to u t a u n e fin...
L ’h e u re re d o u ta b le e st celle où, d e l’O lym pe, le
couple reto m b e d a n s la ré a lité .
O n a v écu a u se p tiè m e ciel, il f a u t re p r e n d r e
c o n ta c t a v ec le te r r e - à - te r r e . O n s 'e s t a b re u v é de
c e tte am b ro isie q u e les A n c ie n s d is a ie n t c tr e « n e u f
fo is p lu s d o u ce q u e le m iel », il f a u t en re v e n ir a u
p o t-a u -fe u . O n a c ru p o u v o ir v iv re d ’ « a m o u r e t
d ’eau fra îc h e ». Q u i, d a n s l’o rd in a ire de la v ie, p e u t
se c o n te n te r de ce ro m a n tiq u e b ro u e t? ... C u p id o n ,
las p e u t-ê tre de si lo n g te m p s p o rte r son c a rq u o is e t
scs flèches, s ’e st-il d é jà tra n s f o r m é en sim p le m o r
te l? ... V oici q a r les choses a p p a ra is s e n t so u s le u r
jo u r v é rita b le qui so u v e n t déçoit.
L e couple a vécu ju sq u e -là sa n s co m p te r, je t a n t
a u x q u a tre v e n ts les p a p ie rs sa le s q u e so n t en g é n é
ra l les « c o u p u re s ». D é so rm a is, n o irc ie s, d é c h iré e s,
ra p ié c é e s de p a p ie r gom m é, u n e à u n e il fa u d ra les
em p iler, les c o n se rv e r. L ’in e x o ra b le « d e u x et d e u x
fo n t q u a tre » v a re p re n d re sa v a le u r fictive. C ’e st
lu i q u i d é c id e ra , d o ré n a v a n t, d es jo ie s e t d es p la i
sirs, de ce q u ’o n p e u t se p e rm e ttre e t de ce q u ’o n
d e v ra , h é la s ! p a r ra is o n , se r e f u s e r ! Il s e r a le
m a ître de l'h e u re !...
E n to u t ce que l'o n e n tre p re n d , d is a ie n t e n c o re
les A n cien s, il e st « c in q u a n te lieues de m a u v a is
ch em in ». H e u r e u x ceu x qui les fra n c h is s e n t a v e c
c o u r a g e ; c e u x qui n e je tte n t p as le sac au fo sse
a u x p re m ie rs d é s a c c o rd s ; c e u x qui s ’a d a p te n t a u x
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
difficultés de le u r v ie n o u v elle, sa n s s o u h a ite r l ’im
possible n i e n v ie r ce q u ’ils n e p e u v e n t a tte in d re . Ils
p r é p a r e r o n t d u B o n h e u r.
E n c o re u n e fo is M m’ Q u y v o is n ’ig n o re rie n de
ces v é rité s , q u ’elle qualifie d ’essen tielles. L a fem m e
p e u t b e a u c o u p p o u r la p a ix du m én ag e. L ’e x p é
rie n c e le lui ré v é la , en c o m m e n ç a n t p a r lui fa ire
v e r s e r b e a u c o u p de la r m e s ; en lui d e m a n d a n t de
c o n s ta n ts e ffo rts de p a tie n c e , d e sé ré n ité , de co u
ra g e . E lle y f u t aid é e p a r le f a it q u ’elle é ta it d ’u n e
ép o q u e où les idées, les m a n iè re s de v o ir d iffé ra ie n t
de celles de n o s jo u rs .
A lo rs q u ’a u jo u r d ’h u i « v iv re sa v ie » n ’e st que
ja z z , a u to , b a in s de soleil, p o u d re a u x y eu x , belle
e t b rilla n te a v e n tu re où, tro p so u v e n t, le p la is ir a le
p a s s u r les d e v o irs, le p ro g ra m m e de son tem p s
é ta it a u tr e , m oins g ai, p lu s b re f, p lu s te rn e : « O n
n ’e st p o in t ici-b as p o u r s’a m u se r. » A M mD Q u y v o is
é ta it é ch u p o u r é p o u x l ’ê tre le p lu s lo y a l, le plus
d ig n e d ’e stim e q ui se p û t r e n c o n tre r, m a is a u ssi le
plu s v io le n t qui f û t s u r te r r e . A u m o in d re m o t le
c o n tr a r ia n t — et cela dès le d é b u t du m a ria g e , —
elle e u t la p én ib le s u rp ris e de le v o ir s’a b a n d o n n e r
à des c o lè re s d o n t to u te la m aiso n re te n tis s a it. T a n t
q u e d u r a it l’o ra g e , ce n ’é ta ie n t que p o rte s b a tta n t,
c la q u a n t, et, si l ’o n é ta it à tab le, q u e p o in g s f r a p
p a n t la n ap p e, f a is a n t v ib r e r v a isse lle s e t c ris ta u x ,
ta n d is q u ’u n e v o ix p u issa n te v o c ifé ra it d ’in ju s te s
re p ro c h e s.
M "”> Q u y v o is, qui, a in si q u e to u te je u n e m a rié e ,
rê v a it de b o n h e u r, s 'é p o u v a n ta it de telles scènes. L e
cas é ta it d ’a u ta n t p lu s g ra v e q u e M . Q u y v o is é ta it
n o ta ir e et qu e, n ’u s a n t p as de p lu s de m é n a g e m e n ts
v is -à -v is de scs clien ts, c eu x -ci, a r g u a n t de son
> « sale c a r a c tè r e », m e n a ç a ie n t de l’a b a n d o n n e r.
Q u y v o is, sa n s se d é c o u ra g e r, c o m p rit que la
v ie lui im p o sa it de g ra n d s d e v o irs. E lle e n tr e p r it la
, lâ c h e im m en se de re m é d ie r à u n tel é ta t de choses.
L e te m p s a p assé — p iu s de v in g t a n n é e s !... —
L ’on a vécu. P e rs o n n e n ’e st m o rt. M ” Q u y v o is s ’est
a ssa g i.
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21
P a tie m m e n t, la m ain d a n s la m a in de celu i que
D ie u lui a v a it ch o isi p o u r c o m p ag n o n de ro u te ,
M m” Q tiy v o is s ’est a tta c h é e , n o n à défier, m ais à
m a te r, à fo rc e de p a tie n c e , ce c a r a c tè r e irascib le,
p ro u v a n t a in si, u n e fo is de plus, que « d o u c e u r f a it
p lu s q u e v io le n c e ».
D e c e tte v ic to ire , la p a u v re fem m e e s t si fière q u ’à
ce so u v e n ir son c œ u r s’é m e u t e t ses y e u x s'e m
p lisse n t de la rm e s. C ’est le p lu s c h e r s e c re t d e sa
, v ie. C elu i q u ’elle n ’a ja m a is ré v é lé à p e rso n n e !...
'
M a is q u elles a rd e n te s e t d o u ces lu m iè re s p a sse n t
d a n s ses p ru n e lle s cla ire s, lo rsq u e le n o ta ire , q u e des
c lie n ts o ffen sés o n t s u rn o m m é « M° B o u g o n n a n t »,
lui p re n d les m a in s et d it d ’u n e v o ix q u ’e n ro u e
l ’a tte n d ris s e m e n t :
— M a p e tite J e a n n e , tu es m on bo n a n g e ; que
s e ra is -je sa n s toi ?...
A u jo u r d ’h u i l'é tu d e e st p ro sp è re . L e s p a n o n c e a u x
b rille n t au soleil. L a m a iso n e st u n e de ces b elles
h a b ita tio n s de p ro v in c e , a u x m u rs solides, c rép is de
b lan c, a u x fe n ê tre s ré g u liè re s , o u v r a n t les u n es su r
u n e fa ç a d e qui d o m in e la ru e , les a u tre s s u r un
ja r d in d ’a g ré m e n t, au q u e l f a it s u ite u n a u tre ja rd in ,
p o ta g e r e t f r u itie r , c e lu i-là , q u i m e t en to u te s sa i
so n s lé g u m es et f r u its s a v o u re u x s u r la ta b le de
fa m ille , ta n d is que le p re m ie r l’o rn e de fleu rs.
— C ’e st to n oeuvre, m a p e tite J e a n n e , q u e c e tte
m a iso n où rè g n e l’o rd re , o ù to u t v a b ie n , où j e jo u is
de ta n t de b ie n -ê tre !... T u m e réco m p e n se s, a lo rs
q u e je 11’ai p as été p o u r to i to u jo u r s aim ab le.
« M a p e tite J e a n n e » sc ré c rie .
« M" B o u g o n n a n t » s ’accu se.
I ls fo n t assa*tt de p o litesses.
T o u s d e u x s’a tte n d ris s e n t.
— T u m ’aiin e s m a lg ré to u t?
E lle ré p o n d a v e c é lan :
— B e a u c o u p p lu s q u e tu 11e le c ro is !
C ’e st to u t ce q u ’elle ré v é le ra ja m a is d’clle-m êm e.
A in si, se p a r la n t d o u cem en t, les so irs d ’h iv e r au
coin d u fo y e r, les so irs d ’é té d a n s le ja r d in fleuri
flv.’illu rriin cn t les re fle ts de q u elq u e m e rv e ille u x co u
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ch er de soleil, ils g o û te n t u n e p a ix p ro fo n d e , u n p e u
de c e tte p a ix q u e le C r é a te u r p ro m it a u x hom m es
de b o n n e v o lo n té.
C e tte p a ix m e n a ç a d ’ê tre p én ib le m e n t tro u b lé e
p a r u n é v é n e m e n t s u r lequel p e rs o n n e n ’a v a it en
core réfléch i : le m a r ia g e d ’E llen .
U n m a tin , ro se et fra îc h e , les y e u x b rilla n ts ,
n’a y a n t ja m a is été p lu s jo lie, E lle n , re v e n a n t d ’u n
to u rn o i de te n n is d o n t elle v e n a it d e jo u e r la finale
avec E d m o n d E ttr e l, b a tta n t d es a d v e rs a ire s d e
j-narque, ch a m p io n s d es p lu s re d o u ta b le s, a b o rd a s a
m ère et co m m en ça s u r u n to n q ui d é jà sem b lait u n e
d é c la ra tio n de g u e rre :
— Q u e d irie z -v o u s, m a m a n , si je v o u s a n n o n ç a is
mon m a ria g e av ec E d d y E ttr e l ?...
M D” Q u y v o is, c ro y a n t a v o ir m al e n te n d u , ré p é ta :
— T o n m a ria g e avec... a v e c M . E ttr e l i .
— N o u s v e n o n s d e g a g n e r le C h a m p io n n a t!...
N ous a v o n s élim in é n o s a d v e rs a ire s !... L a coupe e st
à n o u s!... E d d y v o u la it m e l'o ffrir. J e m e su is re
fusée à l’en p riv e r. A lo rs, p o u r r é g le r au m ie u x la
qu estio n , n o u s a v o n s d é cid é d 'ê tr e d e u x à la g arder™
•— M on e n fa n t, ex c u se -m o i !... T u p a rle s si v ite
que je n e co m p re n d s rie n à ce q u e tu m e dis.
— J e p récise : j ’aim e E d d y , E d d y m ’aim e, n o u s
av o n s d écidé de n o u s m a r ie r !...
— T u v ie n s d e d é c id e r de to n m a ria g e avec...
a\-ec ce M . E ttr e l sa n s n o u s en p ré v e n ir? E s -tu
folle, ou est-ce m oi qui le d e v ien s?...
— J e n e m ’a tte n d a is p as à m ie u x de v o u s, m a
m an, rip o s ta la je u n e E llen , n o n s a n s q u elq u e dé
d ain . Il f a u t p o u rta n t vo u s f a ir e u n e ra iso n à ce
;u je t, c ’est ce qui a rriv e : j ’ép o u sc E d d y E ttr e l! ...
— M on e n fa n t, cela ne p e u t i t r c . . .
— P o u rq u o i, s ’il vous p la ît? ...
C e la m b e a u de p h ra s e fu t lan cé a v e c u n e te lle
a rro g a n c e que M"" Q u y v o is en blêm it.
— T u sais, com m e m oi, q u e M. E ttr e l e st à V e r
rières p o u r sa sa n té . U n e c u re d ’a ir e t de re p o s lu i
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Q U ’O N
O U BLIE
é ta it n é c e ssa ire ,... il n ’e st d o n c p as b ien p o rta n t...
— S i v o u s l’av ie z v u jo u e r, ce m a tin , v o u s n ’en
ju g e rie z p as a in si !... Il é ta it é p a ta n t, d a n s u n e
fo rm e p a r f a ite , en p o ssessio n de to u s ses m oyens.
S e s a d v e rs a ire s l’en o n t félicité...
— I l v a b ien p a rc e q u ’il se so igne,... m ais à la
m o in d re im p ru d en ce...
E lle n c o u p a c o u rt en ré p liq u a n t, trio m p h a n te :
— E h b ien ! c’e st m oi qui le so ig n e ra i !...
— E n plus, il n e suffit p a s d ’ê tre c h am p io n de
te n n is p o u r fo n d e r u n e fa m ille : M . E ttr e l n ’a p as
d e situ a tio n ...
— Il en tro u v e r a un e, q u a n d il le v o u d ra .
— E n a tte n d a n t, c’est u n d é sœ u v ré.
— Q u ’ap p e le z -v o u s u n d é sœ u v ré ? ... U n ho m m e
qui n e g â c h e p as d u m o rtie r, u n ho m m e qui ne
casse p as des c a illo u x s u r les ro u te s? ...
— M. E ttr e l e st sa n s fo rtu n e , p ré c is a av ec a u to
rité M "'“ Q u y v o is. S a m è re est v eu v e, le c a p ita in e
E ttr e l a été tu é a u d é b u t de la g u e rre ...
— O u i v o u s a si bien d o cu m e n té e , m am an ?...
— S o n fils. A p rè s l’a rm istic e , M m° E ttr e l s’est
re m a rié e . E lle e st f o r t b e lle ; elle a f a it u n su p e rb e
m a ria g e . M. de C h a rle m o n t, son n o u v el ép o u x , e st
rich e. D e p u is l’â g e de d ix -se p t a n s M . E ttr e l p ro
fite de c e tte ric h e sse . S a m è re l ’a d o re , le g a rd e p rès
d ’elle, le g â te . C ela p e rm e t à ce je u n e ho m m e
d ’a v o ir u n a p p a rte m e n t d a n s u n su p e rb e h ô tel a v e
n u e de E rie d la n d , de v iv re d a n s un lu x e q ui fa c ilite
l’o isiv eté, d ’ê tre se rv i p a r des v a le ts qui n e lui
c o û te n t rie n , d ’a v o ir d a n s les m êm es c o n d itio n s u n e
ta b le bien serv ie...
— Il d é te ste ce g e n re de v ie !... in te rro m p t E lle n
a v e c v io len ce.
— M a lg ré to u t, il en p ro fite !... L e jo u r où il en
s e ra p riv é , il en s o u ffrira !... E n to u t cas, m o n
e n fa n t, ni to n p è re n i m oi n ’a c c e p te ro n s , p o u r to i,
d es c o n d itio n s d ’e x iste n c e a u ssi in c e rta in e s e t s u r
to u t a u ssi fa u sse s...
— O n s ’arrr.v ig cra a u tre m e n t, v o ilà to u t !...
— Q u e v e u ::-lu d ire ? ...
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t
— O n v iv ra m o d estem en t.
— V iv re m o d e ste m e n t !... P a s p lu s l’u n q u e l'a u tr e
v o u s ne savez ce que cela v eu t d ire !...
— N o u s l'a p p re n d ro n s !... O h !... e t p u is, c h è re
m a m a n , ex cu sez-m o i, m ais en v o ilà a sse z !... E d d y
a m a p a ro le ; j'a i la sien n e. T o u t, e n tre no u s, e st
décidé. V ous re p o u sse rie z n o tre p ro je t q u e je f r a n
c h ira is l'o b stac le sa n s v o tre a p p ro b a tio n .
— E llen , est-ce toi qui o ses m e p a r le r a in s i? C e
que tu v ien s de d ire e st bien " r a v e !...
— F a u t-il q u e je le ré p è te ? ...
— J e n ’ai plus le c o u ra g e ni la p a tie n c e de t ’en
te n d re m e p a r le r s u r ce to n !... C e que tu v ie n s d e
m e d ire , v a le ré p é te r à to n p è re , il en d é rid e ra !...
— V ous v o u s d é b a rra s s e z de m oi en m e j e t a n t
d a n s la g u eu le d u loup?...
— T a m a n iè re d 'ê tre , m a p a u v re e n fa n t, m e
p ein e p ro fo n d é m e n t. J e n ’a u r a is ja m a is cru ...
— M oi a u ssi, je n ’a u r a is ja m a is c ru q u e v o u s
v o u s fe rie z u n e jo ie d e m e b ris e r le coeur!...
— O h !... b ris e r le c œ u r!... ré p è te le n te m e n t la
p a u v re m am an .
— O ù est p a p a ? E s t-il o c c u p é ? J e v a is m ’en a ssu
re r . P e u t-ê tre , de lui, s e ra i-je m ie u x c o m p rise !
Ic i, n o u s n o u s e x a s p é ro n s m u tu e lle m e n t...
E lle n s’élo ig n e en m a rm o tta n t : « v ie ille s id é e s .,
p ré ju g é s... c o n c e p tio n s é tro ite s... rie n à e s p é re r...»
M “ ’ Q u y v o is, q u e sa fille a v a it s u rp ris e à fa ire ,
com m e ch aq u e m a tin , de m é tic u le u x ra n g e m e n ts
d a n s sa m aiso n , se re tro u v e seule. E lle tre m b le d e
to u s ses m em b res.
Q u el a ccu eil s e ra -t-il ré s e rv é à la d e m a n d e
d ’É lle n ? Il e st de to u te év id e n c e que M* Q u y v o is
re p o u s s e ra u n p r o je t a u ssi d é ra iso n n a b le , a r r ê té
av ec a u ta n t d ’im p ré v o y a n c e e t p ré se n té a v e c u n e
te lle a u d a c e . V a -t-o n v o ir r e v e n ir « M" B o u g o n
n a n t », se r o u v r ir l’è rc d es v o c ifé ra tio n s , d es co
lè re s fo rm id a b le s? ...
M "" Q u y v o is éc o u te , h a le ta n te ...
J a m a is la g ra n d e m a iso n n ’a p a r u p lu s silen*
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O U BLIE
rie u se . N u l v a -e t-v ie n t de clie n ts. N u l h e u r t d a n s
les sou s-so ls. N u l b ru it de v o ix .
M ”” O u y v o is se g lisse d a n s le c o u lo ir qui m èn e
à l’étu d e. P o u r la p re m iè re fo is de sa vie, o s e ra t-elle é c o u te r à la p o rte d u b u re a u de son m a ri,
p o u r s’a s s u re r de ce q ui s’y p asse ?...
Mais" b ru sq u e m e n t c e tte p o rte s’o u v re .
E lle n a p p a ra ît, ra d ie u se . E lle sem ble tr è s p re ssé e .
— O ù v a s -tu ? ... m u rm u re M™ O u y v o is.
S a n s d a ig n e r s’a r r ê te r , E lle n je tte d u b o u t des
lè v re s, a v ec un d éd ain sa n s p a re il :
— C h e rc h e r E d d y . P a p a a con sen ti...
— E s t-c e po ssib le?...
M m' Q u y v o is c ro it d é fa illir.
*
E lle n e st d é jà loin.
T o u t à coup M mo Q u y v o is se se n t b ru ta le m e n t
p ris e p a r le b ra s.
V e n u en p a n to u fle s de fe u tre , M ” Q u y v o is l’en
tr a în e d a n s son b u re a u e t com m en ce d ’u n e v o ix
to n n a n te :
— C o m m e n t! elle l’aim e, et tu n e v e u x p as q u ’elle
l’ép p u se?... E lle l’aim e, e t tu n e v e u x p as son b on
h e u r? ... P o u rq u o i a u r a is - je tra v a illé to u te m a vie, si
ce n ’est p o u r la re n d re h e u re u s e ? ... J e c h e rc h e à
p la c e r m on a r g e n t; n 'e s t-il p a s de m e ille u r p lace
m e n t que d’é ta b lir m a fille selon scs g o û ts? ... Q u e
sig n ifien t tes o b je c tio n s, tes, ré s is ta n c e s ? ... Q u e t ’a
f a it cc g a rç o n ? ... A tte n d s d o n c d ’ê tre sa b e lle -m è re
p o u r le p re n d re en g rip p e !... J e v a is c a u s e r a v e c
E ttr c l. D e m a in j ’ira i à P a r is . A P a r is !... m ’e n te n d stu ? ...
M m* Q u y v o is f a it u n sig n e de tête.
— J ’ira i à P a r is v o ir ce M . de C h a rlc m o n t. A v a n t
de b r illa n te s re la tio n s , il m ’a id e ra à c a s e r son b e a u fils.
— Q u e ne l’a-t-il fa it plus tô t? ...
— E st-c e q u e cela te re g a rd e ? ... Si E ttr e l n e p e u t
tr o u v e r u n e s itu a tio n selon son g o û t, je l'e m p lo ie ra i
à l’étu d e. J ’en ai p ré v e n u E llen . N a tu re lle m e n t elle
a p o u ssé les h a u ts cris. E lle aim e m ie u x P a r is . J e
l ’a p p ro u v e . E lle a u r a P a r is ! ... V o ilà qui est d it. N e
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Q U ’O N
O U BLIE
re v e n o n s p a s s u r ce s u je t, s’il v o u s p la ît!... C e q u e
j e d écid e e st d é c id é ! J e n e v e u x p as de scènes, ni
d e la rm e s. Q u itte ces a ir s de v ic tim e !... N e su is-je
p a s le M a ître ? ... A h ! m ais...
M ' Q u y v o is a llu m e sa pipe. I l e x h a le u n p e u de
so n ir r ita tio n en so u fflan t fo rc e fu m ée, en fa is a n t
le s c e n t p a s d a n s son b u re a u .
P u is , de n o u v e a u , se c a m p a n t d e v a n t sa fem m e,
il re c o m m en ce d ’u n e v o ix q u ’il s’efforce d ’a d o u c ir :
—
Q u ’est-c e que tu v e u x , c’e st le s o rt !... O n ne
m a rie p lu s ses e n fa n ts , ils fo n t e u x : m êm es le u r
ch o ix ... B o n ou m a u v a is, ils p ré te n d e n t a v o ir cette
lib e rté . N o u s som m es, ici-b as, p ris o n n ie rs de ta n t
d e ch o ses q u ’on p e u t b ien la le u r a c c o rd e r !... D ’a il
le u rs c’e st la n o u v e lle école !... N e la c o n d am n o n s
p a s a v a n t de s a v o ir ce q u ’elle d o n n e ra com m e ré
s u lta t!... T u m ’o p p o se ra s les v ie ille s in s titu tio n s . O n
t e ré p o n d r a : « A u re b u t ! S to c k sa n s v a le u r ! R e
f o n te ! A u pilon !... » In c lin o n s -n o u s d o n c san s m u r
m u re r, m a p a u v re , a c c e p to n s ce q ui est !... « M e t
t o n s - n o u s à la p a g e », com m e d it E lle n . C es e n fa n ts
n e so n t p a s de n o tre g é n é ra tio n , n o u s ne p o u v o n s
les c o m p re n d re .
M ”” Q u y v o is n e p e u t p lu s e n d u r e r de tels pro p o s.
E lle c o u rt se r é f u g ie r d a n s sa c h am b re.
E lle a v a it co m p té s u r l’in te rv e n tio n d e son m a ri,
ju s q u ’ici re sp e c tu e u x de l’o rd re é ta b li, des fo rm e s
p ro to c o la ire s , et se m o n tra n t de p a rti-p ris en n em i
d e to u te in n o v a tio n , et le v o ilà q u i se ra llie , sa n s
m êm e p re n d re le te m p s de la ré flex io n , à des f o r
m u le s n o u v e lle s qui se r a ille n t des co n seils que d icte
l ’c x p é rie n c c , des d écisio n s de c e u x qui o n t le d ro it,
iplus e n c o re : le d e v o ir de se f a ir e é c o u te r? ...
L e u r fille, le b o n h e u r de le u r fille, son m a ria g e ,
c e t é v é n e m e n t au q u el la p a u v re m am an p e n sa it
sa n s cesse, q u ’elle n ’e n tre v o y a it e n co re, telle u n e
m e rv e ille u se ap o th é o se ,, q u e d a n s le lo in ta in des
jo u r s , v ie n t de se d é c id e r e n tre d e u x coups de r a
q u e tte , com m e la p lu s b a n a le , la p lu s h a s a rd e u s e
d e s a v e n tu re s .
. E t qui épo u se E lle n ?...
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
27
U n é tr a n g e r a r r iv é à V e r r iè r e s p o u r u n e c u re d e
rep o s. U n g a rç o n d o n t o n n e sa it rie n ou peu de
ch o se. E lle n l’a re n c o n tré a u clu b d e te n n is où,
com m e ta n t d ’a u tre s e t sa n s difficultés, il a v a it e u
ses e n tré e s dès son a rriv é e .
C ’e st a in si q û ’E lle n l’in v ita à se jo in d r e à u n e
b a n d e de je u n e s s p o rtifs , filles et g a rç o n s, c a m a
ra d e s , am is d ’e n fa n c e , qui, p re sq u e jo u rn e lle m e n t,
a p rè s fo rc e b a lle s é c h a n g é es, s ’a b a tta ie n t, m o u ra n t
d e faim , chez M "* Q u y v o is q u i les r é g a la it d e
fria n d is e s .
A p rè s quoi, ra s s a s ié s m a is ja m a is fa tig u é s , a u
so n d 'u n p h o n o ou de la T . S. F ., to u s se m e tta ie n t
à d a n s e r ju s q u ’à l ’h e u re d u d în e r, e t so u v e n t ils la
d é p a ssa ie n t.
A h ! com m e l’in e x a c titu d e de ce re p a s du s o ir e û t
f a it re v e n ir a u g alo p , s u r ses b o tte s de sep t lieu es,
« M* B o u g o n n a n t » e t ses c o lè re s, si le p la is ir
d ’E llc n n ’a v a it é té en cause...
D e son côté M lne Q u y v o is se s e ra it p a ssé e de ces
lo n g u e s et b ru y a n te s sé an ces, de ce b ro u h a h a , de ce
re m u e -m é n a g e q ui la la is s a ie n t a s s o u rd ie e t tr è s
lasse. E n plu s, elle d é p lo ra it les a llu re s c a v a liè re s
<le ces je u n e s , le u r ru d e sse de la n g a g e , et s’en v o u
la it de p a r a îtr e a p p ro u v e r d e telle s n o u v e a u té s.
M a is ces ré u n io n s p re sq u e q u o tid ie n n e s a m u s a ie n t
E lle n . A in si que M* Q u y v o is, q u e n ’a u ra it-e lle pas
s u p p o rté , la p a u v re m a m a n , p o u r a m u s e r E lle n !...
D a n s ce g ro u p e e ffe rv e sc e n t, M . E ttr e l f a is a it
c o n tra s te . Il d isa it n e p o in t a im e r la d a n se , ce qui
lu i p e rm e tta it de c a u se r av ec M “ ' Q u y v o is, d ’é c h a n
g e r av ec elle q u e lq u e s p ro p o s s u r les fa its d u jo u r.
Il p a r la it peu, d u re ste , e t n e la is s a it g u è re so u p
ç o n n e r ce q u i l’o c c u p a it q u a n d il n ’é ta it p as en
« c u re d e re p o s ». (C ’é ta it c e p e n d a n t en ces c c n \ e r s a tio n s que M"“ Q u y v o is a v a it g la n é les d é ta ils
ré p é té s à E lle n .) D e ce qui s u rv e n a it il ne se m b la it
ja m a is m a n ife s te r ni jo ie, ni en n u i. L e su ccès de ce
c h a m p io n n a t d o n t E lle n é ta it si fière le la is s a it
in d iffé re n t. Il sem b lait las de to u t.
M "1' Q u y v o is en a v a it co n clu :
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CEL U I
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O U BLIE
— C ’e st u n ta c itu rn e !...
E s t-c e p o u r c e tte ra is o n q u e, d é ro u té e p a r le sen s
m a l défini q u ’elle a ttr ib u a it à c e t a d je c tif, p a r l'e x
trê m e ré s e rv e du je u n e h o m m e, elle n ’e u t ja m a is le
m o in d re so u p ço n de ce qui se p ré p a ra it? ...
E t lui, du re ste , y s o n g e a it-il ?...
G om m e ta n t d ’a u tre s , il se p la is a it à m é d ire du
m a ria g e :
— S e m e ttre en m én a g e ? ... Q u elle a ffa ire !...
Q u e lle co m p lic a tio n d ’e x iste n c e ! L a v ie n ’est-elle
pas, d é jà , assez difficile? d isa it-il.
U n jo u r , m êm e, il a jo u ta :
— C é lib a ta ire je suis, c é lib a ta ire je re s te ra i.
A c e tte p ro fe ssio n de foi, la n c é e e n tre d e u x p a r
tie s de te n n is, com m e u n e de ces b a lle s p e rd u e s q u e
n u l n e so n g e à re le v e r, p e rs o n n e n e p r it g a rd e . Q u e
ce M . E ttr e l co n v o le en ju s te s n o ces ou d e m e u re
g a rç o n , v o ilà qui, v ra im e n t, n ’in té re s s a it p e rs o n n e .'
L a b a n d e jo y e u se a v a it d ’a u tre s liè v re s à c o u rir,
d ’a u tr e s c h a ts à fo u e tte r...
S e u le E lle n a c c u e illit l’a u d a c ie u x p ro p o s a v e c u n
so u rire p lein de m alice. N e s e ra it-il p as a m u s a n t
d ’a m e n e r cet im p ru d e n t à c h a n g e r d ’av is?... V o ilà
qui m e ttr a it du p iq u a n t d a n s u n e v ie fo rc é m e n t
p la te , a u x jo u r s se su c c é d a n t sa n s le m o in d re im
p ré v u .
M . E d m o n d E ttr e l — E d d y , — g ra n d , d istin g u é ,
b ie n m is, a v a it Uelle a llu re . O n n e p o u v a it lu i re
p ro c h e r q u e cet a ir d is tra it, p re sq u e m au ssa d e , qui
le f a is a it, à c e rta in s jo u rs , to ta le m e n t é tr a n g e r à
cc qui se p a s s a it a u to u r de lui.
E lle n se re c o n n u t le p o u v o ir d ’a v o ir ra iso n de
d is tra c tio n s si g ra n d e s. E lle se s a v a it jo lie . E lle
a v a it le g o û t des a v e n tu re s . E lle d é cid a a u s s itô t
d ’e n tr e r en cam p ag n e.
A v e c c e tte té n a c ité e t ces m o y en s de c o n q u ê te
d o n t les fe m m e s so n t si fières lo rs q u ’elles o n t l ’o c c a
sio n d ’en u se r, elle p r it d ’a s s a u t la c ita d e lle o ù le
c é lib a ta ire se c a n to n n a it.
L a tâ c h e é ta it a rd u e . R ien ne ré p o n d a it a u x
a tta q u e s .
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Q U ’O N
O U BLIE
■Piquée a u je u , elle ré so lu t de b ru s q u e r l’a ffa ire .
C e fu t le jo u r où, a p rè s la v ic to ire du c h am p io n
n a t — to u s les jo u e u r s ré u n is a u « V e rriè re s C lu b », a in si que le P ré s id e n t, les a rb itre s , les
m e m b re s d u C o m ité, — se d e v a it o ffrir a u x v a in
q u e u rs la C o u p e, u n su p e rb e b ro n z e d ’a r t.
— A u q u e l des d e u x g a g n a n ts fa u t-il l’o ffrir? de
m a n d a le P ré s id e n t de son a ir le p lu s m alicieu x .
( C ’é ta it u n v ie u x co m p ère à l’e s p rit aig u isé , ne
m a n q u a n t p as de c la irv o y a n c e .)
— J e suis h e u re u x d ’en f a ir e h o m m ag e à
Q u y v o is !... d it g a la m m e n t E ttre l.
— M " " Q u y v o is s’o b stin e à v o u lo ir v o u s la
la is s e r !...
Il y eu t u n e m in u te de silen ce q u e le P ré s id e n t
jlfo m p it d ’u n g e ste th é â tr a l des p lu s d rô les.
— G a rd e s, a p p o rte z -m o i u n g la iv e , que je re n o u
v elle le ju g e m e n t de S a lo m o n !...
C e f u r e n t.d e s a p p la u d isse m e n ts et des rire s.
— E d d y , m u rm u ra E lle n , acc e p tez la p a r t en; tlè re , n o u s en d isc u te ro n s...
— Q u a n d ? ...
— A p rè s !...
I l suffit de ce m o t p o u r d é c id e r de d e u x d estin ées.
« A p rè s », les év é n e m e n ts se p ré c ip itè re n t.
L ’in c o rru p tib le c é lib a ta ire n e p u t q u e se re n d re ,
ï n e n te n d a n t les m o ts qui la c lô tu ra ie n t :
/ — E d d y , n ’a v e z -v o u s p as co m p ris q u e je n e v e u x
p a s de la coupe sa n s vous... n i m êm e de la v ie?...
Q u i e û t ré s is té à p a re ille p riè re , à la d o u c e u r de
ces y e u x s u p p lia n ts ? ... Il ne f a u t ja m a is d ire à la
fo n ta in e : « J e ne b o ira i p as de to n eau . »
... E t m a in te n a n t, p e n d a n t q u ’E lle n a été c h e rc h e r
E d d y e t q u e « M ” B o u g o n n a n t » f a it les c e n t pas
d a n s son b u re a u p o u r tro m p e r son im p a tie n c e —
c a r, à l’e x e m p le d u R o i-S o leil, il est de c e u x qui
n e p e u v e n t s u p p o rte r d ’a v o ir « fa illi a tte n d r e », —
M "'“ Q u y v o is, à b o u t de fo rc e et de c o u ra g e ,
s’accu se de n ’a v o ir p o in t vu c la ir d a n s le je u d ’E lle n
e t d ’ê tre , de ce f a it, la c a u se de to u t le m al.
A h ! de com bien de m e a c u l p a ne fra p p e -t-e lle pas
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Q U ’O N
O U BL IE
sa p o itrin e , la p a u v re m am an !... E lle s ’accu se d e
n 'a v o ir ja m a is su é le v e r sa fille! E lle s ’accu se de
n ’a v o ir ja m a is su la d irig e r !... E lle s ’accu se, p a r
ex cès de te n d re sse , d ’a v o ir to u jo u rs été au -d e sso u s
de sa tâ c h e !
E lle p le u re d é se sp é ré m e n t s u r ce qui a rriv e , s u r
ce qui a été, s u r ce qui, sa n s d o u te, a rriv e ra ...
E n bas, la p o rte d ’e n tré e v ie n t de s 'o u v r ir a v e c
un petit g rin c e m e n t qui sem ble to u jo u rs f a ir e bon
accu eil a u x v isite u rs.
D es p as s’e n te n d e n t. D 'a u tr e s p o rte s s ’o u v re n t.
A u x d é m o n stra tio n s b ru y a n te s de M* Q u y v o is o n
d ev in e q u ’E llen a ram en é M . E ttre l.
V a -t-o n en p ré v e n ir M""“ Q u y v o is?...
A to u t h a s a rd elle se p ré p a re à d e sc e n d re . E lle
bassin e ses y e u x ro u g is. E lle relèv e d e u x m èches
qui s'é v a d e n t de scs b a n d e a u x . E lle c h a n g e de robe.
E lle s’effo rce de ne p o in t p a r a îtr e u n é p o u v a n ta il.
E lle atten d ...
P e rs o n n e ne v ien t.
N e so u h a ite -t-o n p as sa p ré s e n c e ? E s t-il des
a rra n g e m e n ts d o n t on p ré fè re q u ’elle re ste ig n o
ra n te ? ... Q u e se p a sse -t-il? ...
V a -t-e lle d esc e n d re et s'e n a ssu re r? ...
L 'o se ra -t-e lle ? ... « M ' B o u g o n n a n t» , ré a p p a ra is
sa n t p o u r la c irc o n sta n c e, fe ra -t-il p a y e r d 'u n e
scène pénible l’a u d ace d ’u n e telle in itia tiv e ? ...
M "? Q u y v o is ju g e p ru d e n t d ’a tte n d re encore...
M ais que cette a tte n te est lo n g u e e t c e tte m ise
à l’é c a rt b le ssa n te !...
L e b o n h e u r d 'E llc n se d é rid e , et elle, la m è re , e st
ex clu e de cet e n tre tie n ?...
L e b a la n c ie r de la p e n d u le m a rtè le d e s seco n d es.
E lle s v ib re n t, a g a ç a n te s . O n n ’en ten d que le u r tic
ta c d a n s le silen ce qui pèse s u r la m aison.
M ais, de n o u v e a u , en bas, les p o rte s s ’o u v re n t.
D 'u n a c cen t de trio m p h e M ' Q u y v o is la n c e des p ro
pos q u ’il e n tre m ê le d ’éc la ts de rire , ce q u i les re n d
in in tellig ib les.
D ’a u tre s v oix ré p o n d e n t, a s s o u rd 'e s , a in s i q u ’il
e st f a it p rè s de la c h a m b re d ’un m alad e.
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Q U ’O N
O U BLIE
L a p o rte d ’e n tré e g rin c e de n o u v e a u . D es conci
lia b u le s se p ro lo n g e n t s u r le seuil, s u r le h a u t d u
p e rro n . U n b r e f « A b ie n tô t » a n n o n c e q u e l’on se
sép are.
T o u t a d o n c été d it, a rrê té , consom m é. M m° Q u y
v o is n ’a p as été ap p elée.
Q u ’e st d e v e n u M" Q u y v o is?... O n n e l’en te n d plus
n i rire n i crie r.
M ”1' Q u y v o is, de lui, n ’a n u l so u c i; m ais c’est
E lle n q u ’elle v o u d ra it v o ir, c’e st l’e x p re ssio n d e son
v isa g e . P e u t-e lle v ra im e n t p a r a îtr e ra d ie u se a p rè s
s’ê tre a sso ciée à la- c ru a u té d o n t sa m è re v ie n t
d ’ê tr e v ic tim e ? ...
M™ Q u y v o is se tr a în e ju s q u ’à la fe n ê tre . E lle en
so u lè v e le rid eau .
E lle n e t E d d y so n t d e b o u t au m ilieu de la rue.
E d d y p a r a ît so u cieu x . L ’a ttitu d e d ’E llc n n ’e st pas
p lu s trio m p h a n te .
T o u s d e u x se m b le n t in c e rta in s de ce q u ’ils o n t à
fa ire .
A p re s q u elq u es h é s ita tio n s , ils se d irig e n t v e rs le
te n n is. C om m e ch aq u e jo u r, sa n s d o u te, ils v o n t
é c h a n g e r q u elq u es balles. L ’h a b itu d e q u o tid ie n n e les
re p re n d .
E t, sa n s je t e r u n re g a rd v e rs la m aiso n o ù E lle n
sait, c e p e n d a n t, a v o ir laissé u n e m am an trè s m al
h e u re u se , q u e d ’u n m o t te n d re , d ’un b a is e r elle e û t
ré c o n fo rté e , ils s ’élo ig n en t.
D u m êm e p as, coude à coude, la ra q u e tte sous le
b ra s, ils v o n t. E lle est m ince, g ra n d e , g ra c ie u s e ;
lui, é lé g a n t, sv elte, n e rv e u x . Ils fo rm e n t u n b e a u
couple, to u s d e u x v ê tu s de b la n c et de s w e a te rs
é c la ta n ts, to u s d e u x coiffés de b é re ts posés de la
m êm e fa ç o n . L ’o rie n ta tio n n o u v elle q u ’ils d o n n e n t
à le u r v ie n e p r o je tte p o in t s u r e u x le m o in d re
ra y o n n e m e n t.
A ce qui é ta it h ie r q u ’y a -t-il d o n c de c h a n g e ?
« O n d ira it d é jà u n v ie u x m é n a g e !... » p en se
M "“’ Q u y v o is qui, quoi q u ’il en soit, s’a tte n d r it en
les re g a rd a n t.
. M ais, s u rv e n a n t, u n e c ra in te re n o u v e lle sa peine.
�32
CEL U I
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E lle s ’in q u iè te de l’in te rp ré ta tio n q u ’a u r a d o n n ée,
de l’o stra c ism e d o n t elle a été l’o b je t, ce p a u v re
« M* B o u g o n n a n t » , qui a l ’in v e n tio n fa cile et su r
to u t m a la d ro ite .
P ré c is é m e n t, il m o n te d ’un p as si décidé que
sem ble en g é m ir ch ac u n e des m a rc h e s de l’e sc a lie r.
M n,e Q u y v o is o se ra -t-e lle p o se r à c e t ira sc ib le
p e rso n n a g e la q u estio n qui l'é m e u t? ...
Il e n tre en coup de v e n t et, sa n s le m o in d re
p réam b u le, en hom m e qui en te n d c o m m a n d e r chez
lui a u v e n t e t à la tem p ête, il clam e d ’u n e v o ix
to n n a n te :
— Q u e tu le v eu illes ou non, j ’ai décidé du
m a ria g e de m a fille!... J e v a is l’a n n o n c e r à to u te
la v ille!... T e s ré c e p tio n s so n t su sp en d u es ju s q u 'à
plus am ple in fo rm é , tie n s-le -to i p o u r d it !...
I l re p a rt, c la q u a n t la p o rte d e r r iè r e lui.
— L e p a u v re hom m e !... L e p a u v re hom m e !... N e
se c o rrig e ra -t-il-d o n c ja m a is? ... O n a b eau co u p er
les tê te s de l’h y d re , elles re n a isse n t !...
M"* Q u y v o is s’effo n d re d a n s un v ie u x fa u te u il,
re fu g e de ses pein es et tém o in de to u te s les la rm e s
q u ’elle eu t à v e rs e r d u ra n t sa vie.
« Q u e tu le v eu illes ou n on, se ré p è te -t-elle , que
tu le v eu illes ou non... E st-c e d onc s u r ces lam
b e a u x de p h ra se q u e v o n t s’é c h a fa u d e r les re la tio n s
fu tu re s , et s ’o rg a n is e r u n e e x iste n c e n o u v elle?... M e
p a rd o n n e ra -t-o n d ’a v o ir d em an d é q u elq u es ex p lica
tio n s, v o u lu des é c la irc isse m en ts, co n seillé de la
p ru d e n c e ? ... S e r a i- je et r e s te ra i-je l’en n em ie que
l’on c ra in t, celle que l’on re d o u te , celle que l'on m et
à l’é c a rt : la b elle-m ère, o b je t de m o q u eries, risé e
de to u s?... »
D ’un g e ste d é sesp éré elle jo in t les m ains.
— O m on D ieu, su p p lie-t-elle, fa ite s que p e r
so n n e n ’a it à s o u ffrir de ce p énible m alen ten d u ...
**
... E t a u jo u r d ’hu i, en re v e n a n t chez elle, affligée
de c e tte q u erelle q u ’elle v ie n t d 'a v u ir a v e c E ddy,
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Q U ’O N
O U BLIE
33
à la s u ite de bien d’a u tre s — h é la s ! d ep u is q u elq u e
tem ps, ies su je ts de d é sa c c o rd v o n t se m u ltip lia n t,
— E lle n se d em an d e si elle n ’eû t p:.s m ieu x fa it
d ’é c o u te r sa m è re et de c o n tre b a la n c e r de ses sap es
avis la fo u g u eu se im p étu o sité avec laq u elle M ' Q u y vois a c c o rd a son co n sen tem en t.
P o u rq u o i E llen m o n tra -t-e lle ta n t de h â te ? ...
A v ait-elle d o n c oublié que, q u elq u es jo u r s a u p a ra
v a n t, Ecldy lui a v a it d it, san s rien c h a n g e r à son
a llu re g ra v e ni se d é p a rtir de ce ton fro id q u ’il a
to u jo u rs :
—
M iss E llen , q u a n d je v o u s vois, je p en se au
d é lic ie u x p o rtra it q u ’un C h in o is fa is a it de sa bienaim ée : « E lle a la g râ c e du jo n c , et la f ra îc h e u r
d 'u n c e risie r en fle u rs !...»
Le p ro p o s é ta it d élic a t et c h a rm a n t. N e la isse
ra it-il pas so u p ç o n n e r q u ’à la séd u ctio n de l'im a g e
celui qui p a rla it se la isse ra it p re n d re peu à p e u ?
E t qu el c h a rm e a u ra ie n t eu ces h e u re s, d a n s le
s e c re t d esq u elles se p ré p a ra it le b o n h e u r ! Q u elle
jo n c h é e de d é licieu x so u v e n irs n ’c u sse n t-e lle s pas
laissée d e rriè re elles !...
E llen ne s ’y fû t p o in t tro m p ée, a u jo u r d ’hu i. E lle
c o n n a ît m ieu x la vie. E lle a réfléchi, a p p ris bien
des choses. E lle ju g e des év é n e m e n ts et les v o it
a v ec d 'a u tre s y eu x .
Si elle se m o n tre sé v è re p o u r clle-m cm e, elle l’est
plus en co re p o u r l’in c ro y ab le « em b allem en t » av ec
lequel M" Q u y v o is ne v it p e u t-ê tre en E d d y que
l’o ccasio n de m a rie r sa fille.
« E ta is -je d onc si laid e?... se d em a n d e -t-elle a v ec
dépit. P a p a d é se sp é ra it-il d ’a r r iv e r à m e c a se r? ...
Q u ’a dû p e n se r E ddy de le v o ir a in si s a is ir la balle
au bond, av ec ta n t de h â te , com m e s’il é ta it tro p
h e u re u x de se d é b a rra s s e r de m oi?... »
S es so u rc ils se fro n c e n t.
E lle n a im e ra it à c o n n a ître , su r ce s u je t, le v r a i
de ce q u ’en p ense E d d y . L e s a u ra -t-e lle ja m a is ? ...
C o n s e n tira it-il à a v o u e r q u ’u n hom m e ne p eu t
v o ir v e n ir v e rs lui une fem m e je u n e et b elle, m u r
m u ra n t d ’u n e v o ix de m y stè re < q u ’elle lui d o n n e
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CEL U I
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sa v ie », sa n s se la is s e r e n tra în e r à des d écisio n s
q u e p e u t-ê tre il r e g r e tte r a plus ta rd ,... tro p ta rd ? ...
E s t-c e ce qui a rriv e ? ...
N e se so u v ic n t-il p as aussi, e t p o u r en d e m e u re r
b lessé, a u jo u r d ’h u i que les co n tin g e n c e s so n t a u tre s
e t que rien ne lu i b a n d e p lu s les y eu x , de la p ré c i
p ita tio n e m p h a tiq u e av ec laq u elle M° Q u y v o is é n u
m é ra les a v a n ta g e s q u ’il lui p la isa it d e f a ir e à sa
fille en la m a r ia n t?
— J e f e r a i à E lle n u n e re n te de tro is m ille fra n c s
p a r m o is! N e m e d e m an d ez p as d a v a n ta g e , p a r
ex em p le !... J e lo u e ra i p o u r elle u n a p p a rte m e n t à
P a ris , p u isq u ’elle ne v e u t pas v iv re a ille u rs!...
L ’étu d e m a rc h e bien. Si vo u s v o u lez un jo u r, m on
c h e r E ttr e l, v o tre tab le et v o tre ro n d de c u ir, je
se ra i h e u re u x de v o tre a id e !... U n m ot, e t ce se ra
chose a c q u ise !... J e m e fe ra i u n e jo ie de vous
m e ttre au co u ra n t...
E d d y n ’a v a it eu en rép o n se q u ’un g e ste v ag u e
qui p o u v a it ê tre p ris p o u r une d é n é g a tio n .
— A v o tre aise, m on bon, à v o tre aise ! a v a it
ré to rq u é a u ssitô t M ' Q u y v o is. S o u v e n e z -v o u s seu
le m e n t q u ’il ne f a u t, ici-bas, ja m a is j u r e r de rien !...
V o u s serez p e u t-ê tre , 1111 jo u r, ru d e m e n t co n ten t,
a p rè s a v o ir bien c h e rc h é et n ’a v o ir pas tro u v é
m ieu x , de... de... com m e le h é ro n de la fab le, de
v o u s c o n te n te r de ce lim aço n !
A y a n t d it, u n rire in e x tin g u ib le seco u a M ” Q u y
vois, q ui e u t g r a n d ’pcinc à p o u rs u iv re son d is c o u rs :
— E n a tte n d a n t, m a m aiso n v o u s est o u v e rte ,
com m e m on cœ u r, com m e m es b ra s !... N e serezv o u s p as p o u r m oi un fils d ’électio n , le m ari de m a
fille?...
L e s y e u x de M ' Q u y v o is s’e m p lissen t de larm es.
Il se m ouche. O n c ro ira it e n te n d re un é c la t de
tro m p e tte .
M ais, v ite a p rè s — les a ffa ire s so n t les a ffa ire s !...
— il re p re n d ré m u n é ra tio n de ce q u ’il com pte d o n
n e r à sa fille. Il p a rle de tro u s s e a u , de to ile tte , de
lin g e rie , d ’a r g e n te r ie ; il se c o m p laît en ces d é ta ils ;
i l effleure m êm e le s u je t de la c o rb e ille ; il aim e
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O U BLIE
35
r a it c o n n a ître les in te n tio n s d ’E d d y à cet é g a rd ...
A v ec u n e trè s v isib le im p atien ce É lle n in te rro m p t
son p ère :
— O n p a rle ra de ces choses p lu s ta rd ... A u jo u r
d ’h u i ce n ’est ni le lieu ni l'h e u re !...
— T a ! ta ! ta ! ré p o n d av ec sa fo u g u e h a b itu e lle
Q u y v o is, ta ! ta ! ta ! t a ! p e tite fdle, il n ’est
ja m a is tro p tô t p o u r tr a ite r des a ffa ire s sérieu ses.
E nfin, p u isq u e cela te c o n tra rie , c h a n g e o n s de
th èm e !... R e m arq u ez, m on c h e r E ttr e l, la d o cilité
des p ères de fam ille de nos jo u r s ! Ils obéissent à
le u rs e n fa n ts , ils v eu len t ce que ceu x -ci veu ent,
c ’est le m onde re n v e rs é !... M ais re v e n o n s à nos
m o u to n s : ch b ie n ! je u n e hom m e, q u e fa ite s -v o u s
en ce m o m en t?...
E d d y rép o n d a v ec g ê n e :
— J e n ’ai pas de situ atio n ...
— V o u s v o u s cro isez les b ra s? ... A v o tre â g e ? ...
D iab le ! d iab le ! d iable !...
— Je vis chez m a m ère...
— D ia b le ! d ia b le ! E t a lo rs ?
— A la su ite d ’u n e p n eu m o n ie g ra v e , on m ’a o r
d o n n é le g ra n d a ir, u n e cu re de repos.
— D ia b le !... D ia b le !... C u re de re p o s? S e c ro is e r
les b ra s ? ... E n v oilà des re m è d e s!... E nfin, c e u x -là
n e fo n t rien g a g n e r a u x a p o th ic a ire s !... A u ta n t
d ’é c o n o m isé! E n to u t cas, il fa u t c ro ire que vous
n ’ctiez pas bien m alad e, p o u r q u ’on ne tro u v e à
v o u s o rd o n n e r que ce g e n re de tra ite m e n t !... Et il
v o u s a ru d e m e n t ré u ssi!... J e v o u s ai vu jo u e r à la
p elo te, p a rd o n , a u ten n is...
— M a c u re est du re ste finie !... in te rro m p t E d d y ,
d ev en u n e rv e u x . M on b e a u -p è re, M. de C h a rlc m ont, est lié av ec le b a n q u ie r l.c B la n c h a rd q ui m e
ré se rv e une p lace d an s ses b u re a u x !...
— L e B la n c h a rd ? ... J e lui ai fa it fa ire des p la c e
m en ts é p a ta n ts !... Il n ’a rie n à m e re fu s e r!... J e
v a is le re la n c e r !... Q u ’cst-ce q u e vo u s voulez que
j e lui d em an d e?...
— M on b e a u -p è re a f a it les d é m a rc h e s n éces
saires...
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CÇLU I
Q U ’O N
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— D ite s-lu i q u ’à p a r tir de ce jo u r il p eu t se te n ir
tra n q u ille !... J e m e c h a rg e de to u t! L e B la n c h a rd
est m on obligé !... D u re ste , je v a is d e m a in à P a ris...
M" Q u y v o is fo u ille p ré c ip ita m m e n t d a n s to u tes
scs poches. Il en re tire u n a g e n d a c ra s s e u x s u r
lequel, a p rè s a v o ir h u m ecté son c ra y o n du b o u t de
sa la n g u e , il n o te d iffé re n te s choses. E t, en les é c ri
v a n t, il g ro m m elle :
— E h bien ! m on v ie u x Q u y v o is, tu v as en a v o ir
du tu rb in , d em ain , à P a r is ! ... L ’a p p a rte m e n t à
t r o u v e r !... L e B la n c h a rd à so llic ite r !... U n e v isite
de p o litesse à M ,n' de C h a rle m o n t...
M a is, à ces m ots, E d d y s o rt de sa ré se rv e e t su p
p lie M ' Q u y v o is de re m e ttre c e tte v isite à p lu s ta rd .
— J e n ’ai pas en c o re p ré v e n u m am an . L e f a it
q u ’elle s e ra it in fo rm é e de ce qui se passe p a r un
a u tre que p a r m oi la b le sse ra it. A cco rd ez-m o i d’ê tre
le p re m ie r à la p ré v e n ir, à lui d e m a n d e r de fixer
elle-m êm e le jo u r où elle p o u rra m e rec e v o ir, le
jo u r où je p o u rra i lui a m e n e r E lle n ? M a m è re est
sensible, im p re ssio n n a b le ; la p re n d re p a r su rp rise
l ’a ffe c te ra it p ro fo n d é m e n t. D ’a ille u rs sa vie est trè s
c h a rg é e ; de plus, elle est so u v e n t fa tig u é e , p a rfo is
ab sen te...
— D u p ro to c o le e n tre p a re n ts ! V o ilà en co re du
n o u v e a u !... M oi, je v o u s en a v e rtis , j ’a g is a u tr e
m en t. Ce que je dis : je le p e n s e ; ce que je décide :
je le f a is ! L e re ste ne re g a rd e q u e m o i!... Il y a
b eau tem p s q u e le p è re Q u y v o is n ’e st plus en n o u r
ric e !... O n l’oublie...
E d d y n ’o b tie n t rien de p lu s et d em e u re f o r t p e r
plexe.
— C ro y e z -v o u s q u ’il ira v o ir m a m è^c?... d e
m a n d e -t-il tr è s b as à E llen .
— I n s is te r s e ra it inutile...
— A lo rs? ...
— A la g râ c e de D ieu !
Il sem ble q u e to u t a été dit. L ’a ir du b u re a u s’e st
f a it irre s p ira b le . U n e gên e pèse. O n n ’a plus que
la h â te de se q u itte r.
E d d y sc lève et, fo rt c o u rto ise m e n t, e x p rim e le
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Q U ’O N
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r e g re t de n ’a v o ir pas eu l’h o n n e u r de p ré s e n te r scs
d ev o irs à M m” Q u y v o is et in siste s u r le g ra n d d é s ir
q u ’il a u r a it de Îc fa ire .
Q u y v o is, qui a p ris q u elq u e o m b ra g e des
ré fle x io n s d ’E d d y a u s u je t de la v isite av e n u e de
F rie d la n d , ré p o n d assez v iv e m e n t :
—
M a fem m e?... V o u s v oulez v o ir m a fem m e?...
A c ette h e u re elle e st a b so rb ée p a r ses o cc u p a tio n s
m é n a g è re s!... E n l’a p p e la n t, n o u s la d é ra n g e rio n s.
D ’a ille u rs, te n e z p o u r co n v en u ce q u i a été décidé
e n tre nous. S a p ré se n c e n ’y a u ra it rie n c h a n g é ! N e
su is-je p as le c h e f de la fam ille?...
A ces m o ts E lle n e u t u n g e ste de ré v o lte e t un
élan v e rs la p o rte . S a m ain se p o sa s u r la po ig n ée
de la s e rru re .
C e tte p o rte , a lla it-e lle l’o u v rir? ...
E lle n se s o u v ie n d ra to u jo u rs , n o n sa n s re m o rd s,
qu ’elle e u t à c ette m in u te le se n tim e n t q u ’une
g ra n d e in ju s tic e é ta it com m ise, et que, c e tte in ju s
tice, elle seule é ta it capable de la r é p a re r, en f a i
s a n t le g e ste que, p ré c isé m e n t, là -h a u t, hu m iliée et
fiévreuse, la p a u v re reclu se a tte n d a it.
E t c e p e n d a n t ce g e ste ne fu t p as fa it. L e b ra s
re to m b a d e v a n t la p o rte to u jo u rs close.
Q u elle fu t la c a u se de la p a ssiv ité d ’E lle n ?
N ’en c o m p rit-e lle pas la c ru a u té , a lo rs q u ’elle
é ta it c o n scien te que sa m ère s o u ffra it et, c e rta in e
m en t, e sc o m p ta it sa v en u e?... E st-c e p a r p e u r de
l ’esc la n d re q u e M* Q u y v o is n ’eû t p e u t-ê tre pas
m an q u é de f a ir e , — tris te sp e ctacle d o n t elle n e
v o u la it p as q u ’E d d y f û t le té m o in ? E st-c e p a rc e
q u ’a u jo u r d ’h u i les je u n e s o n t l’h o r r e u r « des h is
to ire s », scènes, la rm e s, v a p e u rs, p âm o iso n s, d o n t
nos ro m a n tiq u e s a n c ê tre s d ra m a tis a ie n t le u rs lec
tu re s et le u r v ie?... S u b issa it-e lle l’effet de c e tte
am b ian ce qui po u sse à fa ire litiè re de ce qui se
ra tta c h e à la sen sib ilité, ju g e a n t « c e v ie u x b a
g a g e » com m e a u ta n t de c h a u sse -tra p p e s , de pièges
à p a n n e a u x où n o u s n o u s laisso n s to u s p re n d re , si
tô t que n o tre c œ u r s’en m êle?... Ju g e a it-e ]lc com m e
ta n t d ’a u tre s que, si la p rin c ip a le fo n c tio n d e cet
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o rg a n e est de ré g u la ris e r la c irc u la tio n d u san g , Je
c œ u r o u tre p a sse ses d ro its lo rsq u 'il e n tre p re n d
de c h e rc h e r à d irig e r la m a rc h e des sen tim en ts
h u m a in s ?
Q u ’y e n te n d -il? N ’est-ce pas u n s e n s itif qui n ’a
p a s m arch é a v ec son siè cle? N e c o m p ren d -il pas
com bien fu t in u tile le g e ste de s a in t M a rtin , s a c ri
fian t son m a n te a u p o u r en d o n n e r la m o itié au
m e n d ia n t, en fa is a n t a in si d eux la m b e a u x qui ne
p o u v a ie n t plus s e rv ir à p e rso n n e ? ...
S o u s une p a re ille influence, les ra iso n n e m e n ts,
les ju g e m e n ts ne p e rd e n t-ils p a s de le u r lu c id ité ?
N ’est-o n pas a in si e n tra în é à d ire ce que, la m in u te
d 'a p rè s , l’on s o u h a ite ra it n ’a v o ir ja m a is d it ; à con
s e n tir à ce que, a p rè s un peu de réflex io n , l'on re
g re tte r a ? ... Q ui n ’a e n te n d u je te r ces m ots plein s
d 'a m e rtu m e et de re g re t : « O h ! si c ’ét: it à re
f a i r e ! » N ’est-ce p as la p lain te désolée d 'u n m al
h e u re u x que son cœ u r a e n tra în é tro p loin, qui ne
s ’a p p a rtie n t plus, qui est d ev en u le jo u e t des évé
n e m e n ts, bien plus, qui, à son d é trim e n t, fait le
je u des a u tr e s ? C 'e st la p e rte to ta le de la p e rso n
n a lité , de l’u n iq u e fo rce re c o n n u e et en cen sée de
n o s tem ps, le s e l f - c o n t r o l , que, d iv in ité m o d ern e,
l'on ex p o se s u r des a u te ls trè s h a u ts a v ec un splen-<
did e o rg u e il, d iv in ité qui, com m e le t w e e d et les
w o o d - m i l n c , no u s v ien t d ’A n g le te rre . — N o tre
« h b re a rb itre », en bon fra n ç a is , ne e m p o r t a i t - i l '
p as plus de c h a rité , d ’a m o u r du p ro c lia 11 et. p o u r
en re v e n ir à une e x p re ssio n m o d ern e, plus d 'é la s
tic ité ?...
A h ! p a u v re cœ u r, reco n n u d a n g e re u x p a r tes
ré a c tio n s in a tte n d u e s, un jo u r, d a n s une b lan ch e
clin iq u e q u 'o m b ra g e n t, com m e la plus jo lie des
m a iso n s de p laisan ce, de v e rte s fro n d a iso n s, ne
p ra tiq u e ra -t-o n pas ton a b la tio n ? ...
P e u t-ê tre n 'a tte n d -o n que cette n o u v e a u té : une
h u m a n ité san s cœ u r et sa n s e n tra ille s — ta n t
d ’a u tre s v isc è re s so n t d é jà su p p rim é s ! — p o u r
g o û te r su r n o tre p la n è te les jo ie s d u P a r a d is te r
re s tre !...
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C om m e il l’a v a it d it, « M* B o u g o n n a n t », b r a v a n t
les co n séq u en ces qui p o u v a ie n t en ré s u lte r, p a r tit le
len d em ain p o u r la cap itale.
R a sé de fra is , coiffé d ’un h u it re fle ts d o n t la
co u rb e des b o rd s ré v é la it la su p erb e a n c ie n n e té,
a y a n t endossé sa re d in g o te de d ra p fin et ch au ssé
des so u lie rs v e rn is qui lui c a u s a ie n t u n e gêri? ab o
m in ab le — la p riso n de s a in t C ré p in , — le bon
n o ta ire se s e n ta it p lein de jo ie et d ’optim ism e.
« J e v a is f a ir e le b o n h e u r de m a fille, se ré p é ta itil, le b o n h e u r de m a fille !... » E t rien a u tre ne lui
im p o rta it.
Il ne d o u ta it pas d u succès de sa m ission.
L e s é v é n em en ts, a in si q u ’il a r r iv e p a rfo is , le d é
ç u re n t.
1" P o u r l’a p p a rte m e n t? ... Il lu i f u t d é m o n tré
q u ’il c o u rra it to u t P a r is d u ra n t de lo n g u e s sem ain es
a v a n t de d é c o u v rir un logis v a c a n t. L e lo u e r? .,,
s e ra it u n e a ffa ire d ’au m o in s v in g t-c in q à tr e n te
m ille fra n c s p a r an . L ’a c h e te r? r e p ré s e n te ra it u n
ca p ita l qui e û t f a it v iv re d a n s l’a isa n c e p lu sie u rs
fa m ille s a v a n t la g u e rre ...
C ru m m ! v o ilà qui d o n n a it à ré flé c h ir !...
2 ° L a q u e stio n L e B la n c h a rd a v a it été sim p lifiée:
le d e rn ie r p a q u eb o t v e n a it d ’e m p o rte r, p o u r u n e
p a ire de sem ain es, le fin an cier à N e w -Y o rk .
« E m b ê ta n t!... A ffa ire u rg e n te !... P a r tie re
m ise !... »
3 ° M m' de C h a rle m o n t? ... M ' Q u y v o is n ’a v a it pu
qu ’a p rè s fo rc e p o u rp a rle rs a v ec le « p ré p o sé à la
p o rte » — un v a le t de c h a m b re à tê te de p lén ip o
te n tia ire de la p lu s e x trê m e c o rre c tio n — p é n é tre r
ju s q u ’à elle, d a n s un b o u d o ir d ’une é lé g an ce r a f
finée où la m è re d ’E d d y a im a it à p re n d re q u elq u e
rep o s a p rè s le d é je u n e r de « tre iz e h e u re s ». C e lui
é ta it d ’un g ra n d a p a ise m e n t ces m in u te s où, é te n
due su r un d iv an a u x co u ssin s n o m b re u x et m o e l
leux, elle la is s a it s’ac c o m p lir en elle le tr a v a il de
�C E L T JI
Q U ’O N
O U BLIE
la d ig estio n . M"'" de C h a rle m o n t p re n a it le plus
g r a n d soin de sa p e rso n n e et de ce qui lui re sta it
d ’u n e trè s g ra n d e b e a u té , depuis, h élas ! q u ’elle
a b o rd a it la c in q u a n ta in e . E lle sa v a it c e tte p ério d e
tra ître s s e , g é n é ra tric e de m a u x sa n s n o m b re, n é ces
s ita n t u n e lu tte in c e ssa n te c o n tre des fo rc e s de
d e s tru c tio n a u x a tta q u e s so u rn o ise s qui fra p p e n t
n o n seu lem en t le p hysique, m ais au ssi le m o ra l, en
d é m o n tra n t l'in a n ité de la lu tte, en a r r a c h a n t a u x
p lu s l'S rts ces so u p irs p ro fo n d s q u ’a c c o m p ag n e la
n a v r a n te p la in te : « Q u ’il est d onc tris te de v ie illir ! »
D e plus, c ’é ta it le m o m en t où la belle dam e é ta
b lis s a it le b ilan de sa jo u rn é e , le d o it e t l’a v o ir de
i sa liste de v isites, l'o p p o rtu n ité d ’un essay ag e,
l’a ssista n c e o b lig a to ire à des ré u n io n s d ’œ u v re s et
a u tre s , à un c o n c e rt, à u n e c o n fé re n c e , a u c h o ix à
fa ire e n tre une d o u z a in e de « five o ’clock ». E ta n t
d o n n é q u ’ori ne p e u t ê tre p a rto u t à la fois, il f a l
la it donc m e su re r son tem ps, ne p o in t p e rd re le fil
c o n d u c te u r qui p e rm e t d ’é v ite r d 'ê tr e en r e ta r d ici, ;
ou tro p tô t plus loin, de re m p lir scs o b lig a tio n s
sa n s o u b lie r celu i-ci au profit de celu i-là, de ne
n é g lig e r p e rso n n e , d ’ê tre en règ le a v ec to u s, et
d 'a r r iv e r à la fin d ’u n e jo u rn é e au ssi f a tig a n te san s
en ê tre écrasée.
C 'é ta it au ssi l’in s ta n t où, d ’un tr a it de plum e, elle
e n v o y a it à des am is lo in ta in s un de ces m o ts c h a r
m a n ts, concis, sp iritu e ls, d o n t, ain si q u e les ép isto liè re s du G ra n d S iècle, elle a v a it le se c re t : m ot de
so u v e n ir, de îé lic ita tio n s, de co n d o léan ces. S es re la
tio n s é ta ie n t in n o m b rab les. E lle te n a it à to u te s et
sa v a it les c o n se rv e r.
C ’est d ire à quel p o in t l’h e u re a d o p tée p a r '
M*' Q u y v o is é ta it m al choisie, et com bien l’in sis
ta n c e à e n fre in d re c ette c o n sig n e : « M a d a m e ne
p eu t re c e v o ir !... » p o u v a it p a r a îtr e déplacée.
« M” B o u g o n n a n t », p a rti en g u e rre a v ec ta n t d e ,
v a illa n c e , a lla it-il en c o re éc’. o u e r en c e tte tro i
sièm e n é g o c ia tio n ? ... S on d é p lacem en t, ce v o y ag e à
P a r is n a d a ic n t-ils a v o ir com m e ré s u lta t que de
fa ire b u isso n c re u x ? ... A h l n o n , o n n e c o n n a ît p as
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Q U ’O N
O U BLIE
AT-
to u te s les m a n ig a n c e s que le p è re Q u y v o is cach e
au fond de son sac ! R ira bien qui r ir a le d e rn ie r !
Il s’a v ise a u ssitô t d ’un s tra ta g è m e d o n t, p a r
av a n c e , il escom pte le m ach ia v é l.sm e . Il fa it re
m e ttre sa c a rte s u r laq u elle il v ie n t d ’é c rire sous
ses nom s e t q u alificatio n s : « A p p o rte u n e n o u v elle
im p o rta n te in té re s s a n t M . E d m o n d E ttre l. »
Ce ta lism a n ne p o u v a it q u 'a p la n ir les o b stacles.
C ’est ce qui a d v in t. T o u te s les p o rte s s’o u v rire n t...
M "" de C h a rle m o n t, se le v a n t du lit de re p o s où,
p a rm i les c o u ssin s de to u te s les te in te s, b ro d é s e t
re b ro d é s de to u s les o rs, elle é ta it é te n d u e , v it
s ’a v a n c e r v e rs elle u n in c o n n u d o n t la te n u e so le n
nelle la com bla d ’an g o isse.
— O h ! M o n sie u r, v en ez-v o u s m ’a p p o rte r u n e
m a u v a ise n o u v elle?...
— M ais non, M ad am e, u n e nou v elle trè s b o n n e,
u n e n o u v elle ex cellen te...
E n c o u ra g é p a r ce d éb u t, trio m p h a n t d 'ê tr e enfin
d an s la place, « M* B o u g o n n a n t », s’a p p la u d is s a n t
d ’a v o ir si bien co n d u it les o p é ra tio n s, ne se se n t,
p a s d ’aise et s'a v a n c e .
J a m a is, c e rta in e m e n t, il n ’a été au ssi b ru y a n t e t
g e stic u la n t. L es p an s de sa re d in g o te vont se b a la n
çan t, m e tta n t, en g ra n d p é r i — é ta n t d o n n é l’e x i
g u ïté de la pièce et le n o m b re des m eu b les — f r a
g iles é ta g e re s, ta b le s a u x p eds si lé g e rs q u 'u n rie n
p eu t les re n v e rs e r, « b o n h e u r s - d u - jo u r » , to u s su p
p o rta n t des b ib elo ts d ’un p rix in estim ab le : p o tich es
de C hine, de v ie u x J a p o n , g ro u p e s de S a x e , fleu rs
qui sem b len t fa ire p lie r des v e rre s de V e n ise ,
é m a u x ,' cam ées, b o n b o n n iè re s, p h o to g ra p h ie s a u x
c a d re s o u v ra g é s, — to u t le c h a rm a n t d é co r de la
fin du d e rn ie r siècle!...
— M ad am e, je m ’ex cu se de vo u s d é ra n g e r et je
v o u s p ré se n te m es h o m m ag es ! com m ença M ” Q u y
vois.
— V o u s v en ez m e p a rle r de m on fils?... S e r a it- il
m a la d e ? ... M e l’a u ra it-il cach é?... h a le ta M "" de
C h a rle m o n t, n é g lig e a n t tout p réam b u le.
— V o tre fils, m alad e?... Il e st trè s b ien p o rta o t,
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O U BLIE
P a r f a ite m e n t bien p o rta n t !.... S u p e rb e de s a n té !...
— A lo rs, M o n sie u r, p o u v ez-v o u s m ’ex p liq u er... =
— P e rm e tte z -m o i d ’abord...
S a n s p lu s de fa ç o n s M° Q u y v o is se s a isit d ’une
ch aise, la p lu s p etite , la plus lé g è re , e t s’y laisse
to m b e r. L a ch a ise ré s is ta m ira c u le u se m e n t a u choc
d ’u n p oids si lo u rd , ce qui p ro u v a l ’ex c e lle n ce de
sa fa b ric a tio n .
M a is, u n e fo is a ssis en p ré se n c e de c ette belle
m a d a m e qui s’é ta it de n o u v e a u à dem i é te n d u e
p a rm i les co u ssin s du d iv an , et d o n t les s o u r - :
cils fro n c é s d é n o ta ie n t la p e rs is ta n te in q u iétu d e,j
M° Q u y v o is n e tro u v a plus rien à dire.
— E h b ie n ! M o n sie u r, p a rle z , j ’a tte n d s !...
« M ” B o u g o n n a n t », d a n s sa c a n d e u r n a ïv e , en
é ta it en c o re à se d e m a n d e r en q u els te rm e s il a lla it '
a n n o n c e r, à c ette im p a tie n te , la n o u v elle d o n t il
s ’é ta it fa it le p o rte u r. T o u s s a n t, h é s ita n t, il n e sa
v a it q u e lle fo rm e d o n n e r à cette m a u d ite e n tré e en
m a tiè re .
E n fin , s’e x c ita n t à la v a illa n c e , il la n ç a d ’u n e v o ix
é c la ta n te , com m e c e rta in e m e n t le b o u d o ir d isc re t
n ’en a v a it ja m a is p e rç u :
— M ad am e ! ce n ’est pas de la s a n té de v o tre
fils q u ’il est, en ce jo u r , q u estio n ! C ’est de son
b o n h e u r !...
P o u rq u o i fa llu t-il que M m' de C h a rle m o n t co u p ât
c o u rt à cet e x o rd e v é h é m e n t p a r u n de ces g estes
qui im p lo re n t le silen ce?... E lle s’en ex cu sa, a llé
g u a n t qu e, d ep u is u n e c rise de n é v ra lg ie s qui l’a v a it
te n u e des m ois d an s u n g ra n d é ta t de so u ffran ces,
elle ne p o u v a it su p p o rte r le b ru it.
M" Q u y v o is, p ris de co n fu sio n , s e n tit to u te son
élaq u e n c e s ’en v o le r.
I l p a rla p lu s b as. M ais il n ’a v a it ja m a is su p a rle r
b as. C h a q u e jo u r , la m aiso n de V e rriè re s ne re te n
tissa it-e lle p as des éc la ts de son v erb e ? ...
I l en ré s u lta que la su ite de ce d isc o u rs si h e u
re u se m e n t com m encé ne fu t que b re d o u illa g e , co n
fu sio n , m o ts avalés...
M mo de C h a rle m o n t, a v ec u n e n e rv o sité que rie n
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43
n e d issim u la it, n ’en p o u v a it p e rc e v o ir q u e des
b rib e s : « ... s a n té su p erb e... tr è s en form e... a lla n t
m e rv eilleu x ... le m e ille u r jo u e u r de la ban d e... c ir
co n sta n c e s h eu reu ses... p a rtic u la rité in a tte n d u e ... il
jo u a it av ec m a fille... le h a s a rd les a c o n d u its l’u n
v e rs l'a u tre com m e p a r la m a in !... T a n t m ie u x !...
T e l se ra au ssi v o tre a v is ! Q u a n t à m oi... je n ’a u r a i
p as tra v a illé p o u r des p ru n e s !... N e m a n q u e ro n t de
rie n !... F ille trè s sé d u isa n te , jo lie, trè s v iv a n te !...
E n te n te p a rfa ite ... ré c ip ro c ité ! A m o u r!... O h ! la
je u n e s s e !... » — Q uoi q u ’il en eût, i \ r Q u y v o is éle
v a it de plus en plus la voix. C e fu t en un v é rita b le
cri de v ic to ire que to u t à coup il lâch a la g ra n d e
no u v elle com m e il e û t fa it d ’un o ise a u d o n t les
s e rre s p u issa n te s ne c e ssa ie n t de le d é c h ire r.
M "" de C h a rle m o n t se re d re ssa to u t d 'u n e pièce.
C o m m en t, ce g ro s hom m e trè s ro u g e et soufflant
de plus en plus fo rt v e n a it lui a n n o n c e r que « son
fils à elle » a v a it fa it ch o ix « de sa fille à lui *, et
s’em p lo y ait à la p rie r de ra tifie r ces a c c o rd s?
—
E d d y se m a rie ? s 'é c ria -t-e lle en ta m p o n n a n t
ses y e u x du flot de d en te lle qui com p o sait son m ou
ch o ir, E ddy se m a rie san s m ’a v o ir p ré v e n u e !... Il
décide de sa vie sa n s te n ir com pte de ce que je p u is
en p e n se r et en d ire !... 11 ne se d é ra n g e m êm e pas
p o u r m 'en a v e rtir? ... Il m e le fa it sa v o ir p a r u n
é tra n g e r? ...
A ce d e rn ie r m ot, « M* B o u g o n n a n t » bo n d it de
sa ch aise, qui se re n v e rs a , n on sa n s a p p o rte r
q uelques d o m m ag es à des m eu b les et o b je ts qui
l’avo s in a ie n t, et d é c la ra com m e a u ra it pu le fa ire
vm p è re-n o b le à la C o m éd ie F ra n ç a is e :
— A v e z -v o u s d it un é tr a n g e r , M a-d a-m e?... O u
b liez-v o u s que je suis le p è -re ?... le p è-re, M ad a-m e?...
M"’" de C h a rle m o n t ré p é ta it en d é c h ira n t son
m o u c h o ir :
— E ddy, m on E ddy se m a rie !... Il se m a rie , e t
j e suis la d e rn iè re à le sa v o ir!...
— Je suis le p ère, M ad am e, le p è re !... J e tie n s à
v o u s l’a p p re n d re !
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S u iv it u n m o m en t de c o n fu sio n in d e scrip tib le.
T o u s d e u x p a r la ie n t à la fois. L e u rs d ire s ne sem
b la ie n t q u ’in c o h é re n c es. C ’é ta it v ra im e n t la c o n fu
sion des lan g u es...
M “ de C h a rle m o n t re p rit la p re m iè re son san g f r o id ; m ais ce f u t p o u r f r a p p e r d ’un d o ig t im p a
tie n t le b o u to n de la so n n e tte . P re s q u e a u s s itô t le v a le t de ch a m b re , à tê te de
p lé n ip o te n tia ire , a p p a ru t. — Il n e d e v a it p as ê tre
loin p o u r a v o ir, si v ite , le sen s de ce q ui é ta it
o p p o rtu n : il te n a it le c h a p e a u et la ca n n e laissés
d a n s l’a n tic h a m b re p a r « M* B o u g o n n a n t ».
C e lu i-c i c o m p rit que ta n t d ’e m p re sse m e n t com
m a n d a it la re tra ite .
Il sa lu a p ro fo n d é m e n t et s o rtit à recu lo n s, — ce
qui d u t en co re, to u jo u rs en ra iso n de l’e x ig u ïté de
la pièce et des b a la n c e m e n ts in o p p o rtu n s des pans
de la re d in g o te , c a u se r les p ire s c a ta stro p h e s.
il ne r e p r it possessio n de lu i-m êm e q u ’en se re
tr o u v a n t s u r le b o u le v a rd .
L ’a le r te a v a it été c h a u d e !...
E d d y a v a it ru d e m e n t ra iso n lo rsq u ’il c o n seillait
de n e p o in t te n te r la te rrib le in co n séq u en ce q u ’é ta it
c e tte d é m a rc h e !...
« V a is -je a v o ir b ro u illé à ja m a is to u te s les
c a rte s ? ... P e u t-ê tre rom pu ce m a ria g e ? ... Q u e v aisj e e n te n d re à m on r e to u r chez m oi?... O h ! je les
f e r a i ta ire , to u s!... T o u s ! J e les fe ra i ta ire !... Le
p è re Q u y v o is n ’a p e u r de rie n !... E n to u t cas, je
re c o n n a is a v o ir com m is u n fa m e u x pas de clerc !...
O n s’en s o u v ie n d ra , p alsam b leu !... J ’en sue, m a
p a ro le ! »
M ' Q u y v o is e n lev a son c h a p e a u , s’a r r ê ta , é p o n
g e a son f r o n t m ouillé de su eu r. E t, b ra n d is s a n t sa
c a n n e — un jo n c à pom m e d ’o r qui a c c o m p a g n ait
to u jo u rs la belle re d in g o te , les so u lie rs v e rn is , la
s o rtie d u h u it re fle ts dém odé, — il se p e rd it en des
ju g e m e n ts sé v è re s s u r les fem m es n e rv e u se s, les
fem m es irrita b le s , les fem m es qui ne c h e rc h e n t q u ’à
e x a s p é re r les hom m es, à le u r c h e rc h e r des q u e re lle s
d ’A llem an d s...
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r l l finit s u r c e tte conclusion :
- — Si la m ien n e a v a it é té de ce calib re, je cro is,
p a ro le d’h o n n e u r, q u e je l’a u ra is é tra n g lé e !...
P a u v re , bonne, ex c e lle n te M me Q u y v o is!... C ’é ta it
p e u t-ê tre la p re m iè re fo is que son ira sc ib le é p o u x
re n d a it p lein e e t-e n tiè re ju s tic e à ses q u a lité s et en
fa is a it l'é lo g e !...
E t quel éloge !!!...
M . de C h a rle m o n t, re v e n a n t de son club à l ’h e u re
h a b itu e lle , fu t s u rp ris d ’a p p re n d re du v a le t de
c h a m b re que « M ad am e n 'é ta it pas so rtie , que M a
dam e n ’a v a it pas q u itté son p e tit salo n ».
; Q u ’é ta it-il d onc a rriv é ?
L e v a le t e x p liq u a d ’une v o ix len te, com m e s’il
a v a it la c ra in te d’en tro p d ire , « q u ’un m o n sie u r
p a rla n t trè s f o r t é ta it venu,... q u ’il a v a it cau sé avec
M adam e,... que M a d a m e p a ra is s a it ennuyée... »
— C o m m en t cet im p o rtu n a-t-il été reçu, alo rs
q u ’à c ette h e u re M ad am e ne v e u t re c e v o ir p e r
sonne?...
— J e crois, M o n sie u r, que M ad am e ne p o u v ait
p as f a ir e a u tre m e n t...
— A llo n s d o n c !
. — M . E ttr e l se m a rie ... L e m o n sie u r qui e st v e n u
s e ra it son f u tu r b eau -p ère...
• .— M. E ttr e l se m a rie ? ...
• — M a d a m e n ’en sa v a it rie n . E lle en a b eau co u p
d ’ém otion...
M . de C h a rle m o n t s’em p re ssa d ’a lle r r e tro u v e r
sa fem m e.
— M a trè s ch ère, que m e d it-o n ?...
' — M on p a u v re am i, ce n ’est que tro p v ra i!.,.
— E d m o n d se m a rie et n o u s le fa it s a v o ir p a r un
é tra n g e r? ... J ’ai to u jo u rs d it que ce g a rç o n ig n o re
ce q u ’est le sa v o ir-v iv re ...
— O h ! de g râ c e , n e soyez p as si sé v è re p o u r m on
p a u v re e n fa n t !... C ’est le f u tu r b e a u -p è re q u i a
d é c la ré q u 'il e n te n d a it v e n ir lui-m êm e...
-*• Q u 'e st-c e q u e cela v e u t d ire ? ...
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— J ’ai posé la q u estio n au p è re de la dem oiselle
il m ’a rép o n d u , et s u r quel ton, av ec q u els y e u x et
quel b ru it : « J 'a i p r é f é r é m ’e n te n d re av ec v o u s cl
M . de C h a rle m o n t. »
— A v ec m o i?... J e ne suis en rie n m êlé à
l ’a ffa ire !... J e m ’en lav e les m a in s!...
— C h a rle s, ne soyez p as c ru e l !
— Q uel est le nom de ce p ère p h én o m èn e ?...
— Q uy v o is, je cro is. J e ne sais plus...
— A h ! Q u y v o is !... le n o ta ire de V e rriè re s !... Otl
p e u t s’a tte n d re à to u t a v ec lui. Il est lé g e n d a ire . E t
il a u n e fille?...
— N o u s en av o n s la preu v e.
— E d m o n d fa it une bêtise. J e co n n a is la s itu a
tio n de M ' Q u y v o is. C e tte p e tite n ’a u r a p o in t assez
d ’a rg e n t p o u r E d m o n d qui n ’a rien.
— N e le rép étez donc pas sa n s cesse, j ’en souffre
assez !
— J e re g re tte que vo u s n ’ayez p as accep té p o u r
lu i m a p e tite am ie C o n c h ita d ’O liv ia , la je u n e A r
g e n tin e d o n t je vous p a rla is !... V in g t ans, racée,
ra v is s a n te ! U n p è re rich issim e !... U n p a la is à
B n e n o s-A y re s !... D es c e n ta in e s et des cen ta in e s
d 'h e c ta re s de p ra irie s !... D ’im m enses tro u p e a u x , des
m illie rs de b œ u fs, de m o u to n s, des c h e v a u x sans
n o m b re !... U n p euple de « ra n c h é ro s », h a b ita n t des
« c s ta n c ia s » d issém in ées su r ces p a rc s sp'.cnd des,
a la g a rd e de ces in jp .iis a h ls s r i .h . sscs !... V o tre
fils tro u v e ra it à s a tis fa ire ses g o û ts de sp o rt et de
plein a ir — les seuls que je lui c o n n a isse ! — Je le
v o is g a lo p a n t d a n s le ra n c h su r des c h e v au x su
p erb es, a ttr a p a n t au lasso des p o u la in s sa u v a g e s!...
E n v o y e z b a lle r cette dem oiselle Q u y v o is, p etite
p ro v in c ia le sa n s co n sista n c e , et p re n e z C o n c h ita
d ’O liv ia !... C elle-ci s e ra bien « à la p: ge », bien de
« chez n o u s » ; elle n o u s fe ra h o n n e u r !... E d m o n d
se la isse ra v iv re , c’est l’e x iste n c e q u ’il lui fau t...
— C h a rle s, n ’in siste z p as. V o u s sav ez que je m e
suis to u jo u rs re fu sé e à v o ir m on fils s’é lo ig n e r de
moi !
— A h ! là là, m a p a u v re p etite , si, à ce s u je t,
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tfous n e sav ez v o u s f a ir e u n e ra iso n , p ré p a re z -v o u s
à de te rrib le s d éb o ires ! Q u ’il se m a rie a u x a n ti
p o d es ou — p a rd o n n c z -m o i c e tte v u lg a ire e x p re s
sio n — q u ’il se m a rie d a n s vos ju p o n s, le m a ria g e
v o u s en s é p a re ra !... Si c h a rm a n te que v o u s soyez,
m a to u te belle, vo u s n e serez plus que... « la bellem è re » ! O r, si, tir a n t le d iab le p a r la q u eu e, n e'
s a c h a n t co m m en t jo in d re les d e u x b o u ts, v o tre
je u n e m én ag e v ie n t u n b eau m a tin v o u s « t a p e r » ,
v o u s d e m a n d e r des su b sid es p o u r « f a ir e et v iv re
com m e to u t le m onde » — c’e s t-à -d ire p o u r a c h e te r
u n e a u to m o b ile et que v o u s n e p u issiez f o u r n ir à
c e tte d ép en se, — ce se ra la b ro u ille , l’irré p a ra b le
o ffen se!... O n v o u s en v o u d ra ju s q u ’à la m o r t!
V o u s ne serez p lu s b onne à je te r a u x c h ie n s! V o u s
serez taxé.e d ’a v a ric e , d ’ég o ïsm e ! O n v o u s a c c u se ra
de ne sa v o ir v o u s p riv e r de rien ! O n vo u s tr a ite r a
de m è re d é n a tu ré e !... E t p o u r un peu il v o u s se ra
re p ro c h é de n ’a v o ir p as m is vos d ia m a n ts au clou
p o u r c o n te n te r c e tte envie q u e l’on a d ’u n e h u it
cy lin d re s!...
— O h ! C h arles...
— V o ilà ce q ui se ra . N e v o u s illu sio n n ez p a s!...
L a vie est belle !... C e so n t les h u m a in s qui n o u s
l’e m p o iso n n en t, et s u rto u t nos p ro ch es, le plus so u
v e n t ! P re n e z C o n c h ita . C ’est le m e ille u r tu y a u !...
— C h a rle s, v o u s m e m a rty rise z ...
— A v o tre aise, c h è re am ie !... V o u s re g re tte re z
u n jo u r, q u a n d il se ra tro p ta rd , de ne m ’a v o ir
p as é co u té !... G a rd e z v o tre fils p rè s de v o u s ; m ais
d ite s-v o u s q u ’en a g is s a n t ain si v o u s ré c h a u ffez un
s e rp e n t d a n s v o tre g iro n . L a m é d io c rité de son
u n io n , le m ilieu si d iffé re n t du n ô tre qui s e ra le
sien, l’envie, la ja lo u sie e t s u rto u t la g ên e v o u s en
é lo ig n e ro n t b ien p lu s que si des c o n tin e n ts et des
m e rs v o u s en s é p a ra ie n t!...
— U n e fo is de p lu s je c o n sta te que vo u s n ’av ez
ja m a is aim é m on fils!...
— J e l’aim e c e rta in e m e n t p lu s q u e v o u s e t av ec
p lu s de c la irv o y a n c e !... Si E d m o n d f a it u n m a ria g e
m o d este, il lui f a u d r a g a g n e r sa vie. E n est-il c a
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pab le?... J e v o u s ofif.ense?... B riso n s là. D ites-m o i
p lu tô t co m m en t v o tre E d d y a c cu eille ce qui a r r iv e ?
S c s tr a its s ’illu m in e n t-ils d ’un de ces ra y o n s que
l’a m o u r p ro d ig u e à c eu x q u ’il a élu s?...
— M ais, a ffre u x m é c h a n t, je n ’en sais rie n ! C e
n o ta ire m ’a to u te fo is laissé e n te n d re que sa fille
est trè s sé d u isa n te , trè s jo lie , trè s v iv an te...
— O h ! si v o u s m ’en d ite s ta n t, c’est bien b e a u
p o u r E d m o n d !...
M "" de C h a rle m o n t to u t à coup sa n g lo ts,
é p e rd u e :
— A h ! com bien co u p ab les so n t ces m éd ecin s qui,
en le u r im p rév o y an ce, o rd o n n e n t des c u re s d ’a ir e t
de repos, en des tro u s de p ro v in ce, en des pays
p e rd u s, à un hom m e de cet âge!*.. V o ilà qui p o rte
les g a rç o n s à se la is s e r e n tr a în e r à des m a ria g e s
a b su rd es...
— A é p o u se r la fille du g e n d a rm e o u du g a rd e
c h a m p ê tre , p o u r n e p a r le r que de celles-là...
— C h a rle s, ne raille z pas sa n s cesse ! P re n e z -m o i
en p itié ! J ’é ta is si peu p ré p a ré e à re c e v o ir c ette
n o u v e lle !... E d d y m ’é c riv a it qu'il jo u a it au te n n is
et au g o lf, et que sa n s le te n n is et le g o lf il s e ra i:
d e v e n u fou d ’e n n u i !...
— C et a v e u ne v o u s a p as m ise s u r vos g a rd e s? ...
J e m e se ra is méfié, à v o tre place. N ’a u rie z -v o u s,
p a r h a s a rd , a u c u n e n o tio n de ces je u x ? ... Im a g in ezv o u s que v o tre fils jo u a it seu l?... C e qui a rriv e
é ta it à p ré v o ir : il y a v a it u n e belle a n g u ille sous
r o c h e ! Si c e tte je u n e fille est « t r è s séd u isan te,
tr è s jo lie , tr è s v iv a n te », elle l’a u r a e n so rcelé, c’est
n a tu re l. Im a g in o n s ce qui est a rriv é : d ep u is des
se m ain es ils o n t fa it d u sp o rt ensem ble. — O n ne
ré p è te p as im p u n ém en t, p lu sie u rs fo is p a r jo u r :
« P lay ?... » — « R cad y !... » — Q u a n d on n ’est pas
au ten n is, on e st au g o lf. Q u a n d on ne « se rt » pas
des balles, on en p ousse une de tro u en tro u .
C om m e g é n é ra le m e n t ces tro u s — ou « ho!es » —
so n t au n o m b re de d ix -h u it, c re u sé s à des d ista n c e s
irré g u liè re s v a ria n t de cent à cinq c e n ts m è tre s, le
p a rc o u rs e st long. L e « flirt » e st d o n c chose p e r
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m ise, s p iritu a lis a n t le je u , y a jo u ta n t u n g ra n d
ch arm e...
— V o u s av ez jo u é à ce je u ? ...
— A m on â g e, on a to u te s les ex p é rie n c es, c h è re
a m ie ! E t je m 'c n fla tte !...
— A h ! ces je u n e s filles si peu su rv e illé e s!... c rie
M " de C h a rle m o n t av ec ra g e .
— C a lm e z -v o u s!... R e sp ire z d es sels!... J e n e
v o u s ai ja m a is vue en un p a re il é ta t!...
— A h ! ces p a u v re s je u n e s g e n s!...
— V o u s les p la ig n e z p a rc e que la m a rié e e st tro p
b elle?... G a rd e z do n c v o tre p itié p o u r d es c a u se s
p lu s in té re ssa n te s...
— O u i, je les p lain s...
— E t p o u rq u o i? ... P a rc e que la v ie p o u r eu x n ’est
p lu s q u ’e n c h a n te m e n t? ... P a rc e q u ’ils o n t abdiqué
le rôle to u jo u rs p é rille u x de c o u rtis a n s et que c’est
à le u rs pieds q u ’a u jo u r d ’h u i l'e n c e n s b rû le ? ... A h !
s ’il en a v a it é té de m êm e en m on b e a u tem p s!...
M a is je n ’ai ja m a is eu de c h a n c e !... J e suis né
tr e n te a n s tro p tô t !... S a n s re m o n te r a u x c e rc e a u x ,
a u x c rin o lin e s, au x p e tite s b o tte s m o rd o ré e s o rn é e s
d 'u n g la n d , j ’ai co n n u les poufïfs, les to u rn u re s , les
tu n iq u e s, les v o la n ts, les m a n c h e s à g ig o t, les cols
M a r ie - S tu a r t, les g a in s b o ro u g h em p lu m és qui, vu
le u r im m en sité, ne p o u v a ie n t e n tr e r d a n s u n p etit
coupé... ni m êm e d a n s un g ra n d !... J ’ai c o n n u les
tr a în e s à « b a la y e u s e » , q u 'il f a lla it re le v e r p o u r
m o n tre r le u rs m a lin cs et les sa u v e r des salissu re s,
ce qui re n d a it le b ra s g a u c h e im p ro p re à to u t se r
vice, é ta n t, de p a r la m ode, p ré p o sé à c e tte c o r
v é e !... J ’ai c o n n u les v o ile tte s é p a isses d e r r iè r e les
q u elles il fa lla it d e v in e r les v isa g e s, les v o ile tte s
si difficiles à re m e ttre q u a n d u n e fois elles a v a ie n t
été en le v é e s!... J ’ai co n n u le tem p s où les fem m es
a v a n ç a ie n t ra id e s, m a je s tu e u s e s com m e des au to s
b lin d ées, se rtie s de c u ira sse s, de b a le in e s inflexibles,
de b u ses rig id e s com m e des ;.vi < i
J ’ai connu
les ch aîn es, les « c h â te la in e s » a: x itrelo q u es g r i f
fa n te s — m ain de F n t n a et :■
s i 't i c h c s , — qui
s c a n d a ie n t d ’u n lé g e r b ru it de m étal les p e tits p as,
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* C EL U I
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les p as m en u s que seu ls p e rm e tta ie n t les ju p e 9
é tro ite s, si é tro ite s q u ’on n e p o u v a it m o n te r u n
escalier.... O h ! a lo rs, que la v ie é ta it d o n c diffi
cile !...
— E n quoi, m on bon a m i? fu t-il d em an d é p la in
tiv em en t.
— E n qu o i?... Il vous suffira de r e g a rd e r a u to u r
de vo u s p o u r le c o m p re n d re !... L e c o n tra s te est
fla g ra n t !... V o y ez ces bas de soie, ces ro b es c o u rte s
la is s a n t to u t a d m ire r du g alb e d ’u n e ja m b e , q u a n d
to u te fo is n ’en v ie n t p o in t d é tru ire la fo rm e d é fe c
tu e u s e du g en o u — m ais n u lle fem m e n e so n g e à
ce d é ta il, et elle a to r t !... — V o y ez ce d é lic ie u x
la is s e r-a lle r, ces linons, ces crê p e s de C h in e, ces
tissu s a ra c h n é e n s d o n t on n e p eu t d is c u te r la tra n s - "
p a re n c c , ces ju p e s lég ères, ces b ra s n u s, ces b o n
d isse m e n ts, ces p iro u e tte s, ces d an se s et la so u
plesse d ’u n e ta ille que le c o rse t-b o u c lie r n e g ên e
p lu s !... E t ces c h e v e u x c o u rts qui n ’en im p o sen t à
p e rso n n e, et ces tê te s de g a rç o n n e ts qui o n t re m
placé l’a d m ira b le c h e v e lu re de la B elle au B ois
d o rm a n t !... E t le p e tit c h a p e a u solide, le p e tit fe u tr e
p ra tiq u e qui p o u r « te n ir » n ’a plus b esoin d 'é p in g le ,
ré siste à to u te s les b a ta ille s, fa it la n iq u e a u x coups
de v e n t qui s o u h a ite ra ie n t l’e m p o rte r p a r-d e ssu s les
m o u lin s !... Il est sym bolique, le « b o n ich o n » : il n e
p e rd la tê te q u ’il coiffe que si celle-ci le v e u t bien !
A rriv o n s enfin au b o u q u e t de ce m e rv e ille u x fe u
d ’artifice : à c ette c a m a ra d e rie qui p o rte à ê tre « à
tu et à toi » — com m e d a n s la c h a n so n de la vieille
p ro v in ce : « N o u s n ’é tio n s plus ni ho m m e ni fem m e,
n o u s é tio n s to u s des A u v e rg n a ts ! » — à c e tte in ti
m ité c h a rm a n te qui, si g e n tim e n t, p ousse à s’a p p e
le r p a r son p e tit nom , que d is -je ! p a r le d im in u tif
de ce p e tit nom , a p rè s q u elq u es co c k ta ils e t q u e l
q u es a b d u lla s!... Si n o u s é tio n s à la p ag e, belle
d am e, vous m ’a p p e lle rie z « T c h a rly » !...
— J e n ’y so n g e pas...
— V o u s re fu s e rie z -v o u s à rpe ra je u n ir? ... A h !..,
les je u n e s o n t ra iso n de s’a b o rd e r a u jo u r d ’h u i en
se d e m a n d a n t : « Ç a v a ? ... L a vie est b elle?... » —
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Q U 'O N
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E lle l ’est p o u r eux, tro p belle, m ê m e ; o n s’en la s
se ra !...
— C h a rle s, v o u s ê te s f a tig a n t !...
— U n m ot en co re, belle dam e, e t v o tre
« T c h a r l y » va se ta ire . C o n c lu o n s s u r le c as des
je u n e s filles non su rv e illé e s, p o u r lesq u elles vous
g a rd e z u n e d en t. F a u d r a it- il q u 'a u g o lf, p a r exem *
pie, u n a r r ê t d e .ju s tic e oblige les m a m a n s, ou a u tre
c h a p e ro n qualifié, à su iv re d ’o b stacle en o b stacle
le u r p ro g é n itu re ? ... E t, p o u r d issip e r to u te m é
fiance qui, à ju s te titre , o ffe n se ra it les jo u e u rs ,
fa u d ra it-il su g g é re r à ces d ig n e s p o rte -re sp e c t
d 'e m p ru n te r d u ra n t la p a rtie le rôle du « caddy »
et de p re n d re la c h a rg e des cro ss, des clu b s e n ta s
sés d an s l’enveloppe, ce « b a g » de to ile g ris e ? Ce
s e ra it une so lu tio n , la seule b onne. J e ne vois que
celle-là !...
— C h a rle s, p u isq u e v o u s les c o n n aissez, qui so n t
ces Q u y v o is?...
— De b ra v e s gens.
— C ’est to u t?
— N 'e st-c e p as la m e ille u re des ré fé re n c e s ? ... D e
b ra v e s g en s qui, com m e les p eu p les h e u re u x , n 'o n t
p as d ’h is to ire ! T o u s, ch è re am ie, n 'e n p e u v e n t d ire
a u ta n t p a r le sale tem ps qui co u rt.
— J e suis d é se sp é ré e ! J ’a v a is d e si g ra n d e s am
b itio n s p o u r m on fils!...
— C o n serv ez-les. Il est « m o in s cinq ». Q u ’il
épouse C o n c h ita !... C ’e st en co re possible.
— P u isq u e to u t est a rr a n g é a v ec c e tte p e tite
Q u y v o is, je ne p u is le p o u sse r à m a n q u e r à sa
paro le...
— D es scru p u les, u n m a n q u e de d écisio n , du
tem p s p e rd u : une vie m an q u ée de plus s u r la
te r r e !...
— M on p a u v re am i, que de co m p lic a tio n s j ’e n
tre v o is !...
— T o u t s’a r r a n g e ! N e vous effray ez p a s ! Il s u f
fira de n e tte m e n t d é c id e r du rôle à jo u e r et de n ’en
p o in t s o rtir !
— Q u e v o u lez-v o u s d ire ? ...
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C EL U I
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— C h acu n chez soi. D e u x m a r i a g e s , d e u x m é
n a g e s , d it le p ro v e rb e . J e n ’en te n d s p as les choses
a u tre m e n t.
■ — E t des Q uyvois, q u ’en fe ra -t-o n ? ... J e vous
affirm e que l’hom m e que j ’ai vu a u jo u r d ’h ui est
im p o ssib le à re c e v o ir !
—■ O n le la is s e ra chez lui, belle dam e ! O n lui
fe r m e r a la p o rte au nez. J e m e re fu s e à v o u s v o ir,
•par sa fa u te , d a n s le tris te é ta t où je v o u s re
tro u v e...
— E t p o u r vous, C h a rle s, q u ’en se ra -t-il? ...
— O h ! je v o u s le confie, n ’é ta n t te n u à rie n en
Cette a ffa ire , ce se ra , s’il vo u s p laît, p e u , t r è s p e u
e- o u r m o i ! ...
*
**
Il
est c u rie u x de c o n s ta te r com m e p a rfo is de
g ra n d s év én em en ts, des d écisio n s s u r lesquelles n ul
ne p eu t re v e n ir, d é riv e n t de fa its, d ’o b je c tio n s san s
im p o rtan ce.
M m" de C h a rle m o n t, bien que n a v ré e du m a ria g e
de son fils, n ’o sa y m e ttre o b stacle, « puisque, à
E lle n , E d d y a v a it d o n n é sa p a ro le ».
M 1- Q uyvois, flatté de la re c h e rc h e de ce M. E ttre l,
d o n t le b eau -p è re et la m è re v iv a ie n t en un m ilieu
e t un m onde qui lui d e m e u ra ie n t ferm és, im m o lait
le s in q u iétu d es, les to u rm e n ts que lui c a u sa ie n t, à
la réflex io n , la décision si ra p id e m e n t p rise, les
p ro m esses fa ite s, s u rto u t, et la issa it les choses
su iv re le u r co u rs p o u r se s a u v e r de n ’a v o ir p as à
r é tr a c te r ce qui a v a it été décidé.
E d d y a v a it a ccep té l’o ffre d ’E llen av ec c ette p a s
siv ité des fa ib le s que la vie d éço it, qui, p a r n o n c h a
lan ce, p a r m a n q u e de décision, n ’o sen t lu tte r c o n tre
elle, c o m p ter s u r eu x -m êm es, te n te r l’e ffo rt n éces
sa ire p o u r o rg a n is e r le u r ex iste n c e , en fa ire du
b o n h e u r.
« 11 fa lla it y a r r iv e r , p en sa it-il du m a ria g e . E llen
e st d élicieu se !... »
E llen , to u t en r e g r e tta n t q u ’E d d y ne fû t pas,
gom m e ses a u tre s c a m a ra d e s, g a i, e x u b é ra n t, plein
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Q U ’O N
O U BLIE
5-
d e v ie et d’e n tra in — « a m u s a n t », p o u r to u t d ire ,
— s’é ta it a tta c h é e à ce g ra n d g a rç o n m élan co liq u e,
e t s u rto u t em ballée à l’idée de sa v ie n ouvelle...
M ais rie n , d an s les ré u n io n s e t ré c e p tio n s o bli
g a to ire s en ra iso n de ces ép o u sailles, ne ré v é la it
q u ’e n tre les d e u x fa m ille s il y e û t le m o in d re p o in t
de c o n tact.
D e plus en plus M* Q u y v o is p e rd a it de sa su
p erb e.
M m" Q u y v o is, to u jo u rs silen cieu se et d isc rè te ,
é v o lu ait, d a n s c e tte a tm o sp h è re tro u b lé e , com m e
u n e om bre.
M"'" de C h a rlc m o n t, h a u ta in e et g ra n d e dam e,
p o rta it, e n tre ses d e u x so u rcils e t a u x co in s des
lè v re s, ce pli que c re u se un p e rs is ta n t m é c o n te n
te m e n t. E t v o ilà q u ’a v ec d ép it elle pensait, à c e tte
C o n ch ita, « v in g t a n s et ra v is s a n te », à ce p ère m il
lio n n a ire , à ces tro u p e a u x im m en ses, à c e tte a rm é e
de « ra n c h é ro s » q u i v e illa ie n t s u r de telle s r i
chesses. E t elle é p ro u v a it le r e g re t de n ’a v o ir su, à
l’h e u re fa v o ra b le , c o n se n tir à se s é p a re r de son
fils.
Q u a n t à C h a rle s de C h a rle m o n t, à son o r d in a ire
tr è s d ésin v o lte, il c o n tin u a it à p re n d re à ce qui se
p a s s a it u n e p a r t des plus m inim es, « tr è s peu, trè s
peu p o u r m oi ! » c o n tin u a it-il à o p p o se r à to u t e t
à tous.
A in si les év é n e m e n ts se p ré c ip itè re n t. O n e û t d it
que, d ’u n côté com m e de l’a u tre , 011 a v a it h â te d ’en
finir.
E t c’é ta it la v é rité !
A u jo u r d ’hu i, a p rè s six m ois de m a ria g e , E llcn
n ’ig n o re rie n des sen tim e n ts de sa b e lle -fa m ille e n
v e rs elle et les siens. E lle sa it que, p o u r E d d y ,
M"1' de C h a rle m o n t ne p e u t se co n so le r d ’u n m a
ria g e au ssi m odeste. E lle s a it com bien a p ite u se
m en t échoué l'é tra n g e d é m a rc h e fa ite p a r son père
e t la m a u v a ise im p ressio n q u ’o n en a co n serv ée.
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C E L U I Q U ’O N O U B L I E
E lle sa it que cette h is to ire e st co n n u e e t qu’on se
•g au sse du « bonhom m e O u y v o is v que l’o n se p la ît
à d é c la re r « fo rm id a b le » —
E lle a u r a it aim é a v o ir sa p lace d a n s la société,
raffinée x t trié e s u r le vplct, qui fré q u e n te l'h ô te l
de C h a rle m o n t. E lle n ’ose plus m êm e y p en se r,
d epuis q u ’un so ir de ré cep tio n elle e n te n d it une
d o u a iriè re écoutée, d ire en la re g a rd a n t au tra v e rs
de son fac e -à-m a in : « C e tte p e tite est u n e m e r
veille, m ais que m e d it-o n de son p ère ? ... »
E n a y a n t con çu de l’irrita tio n , E lle n , d ep u is, in
v en te m ille p ré te x te s p o u r se s o u s tra ire à ces ré
cep tio n s et n ’y p o in t a c c o m p a g n e r E ddy. — A bsen ce
d ont nul ne p a ra ît s ’a p e rc e v o ir ni m a n ife s te r le
re g re t. — A u tre g r ie f !..
N ’a u ra it-e lle eu que ce souci, m ais il en est
d’a u tre s plus g ra v e s . E lle sa it que, fa is a n t calcu ls
s u r calcu ls, M "" Q u y v o is, san s re v e n ir s u r le passé,
lui fait e n te n d re à ch acu n e de le u rs e n tre v u e s que
ce m a ria g e n 'e st p o u r eu x q u ’u n e « so u rce de
g ên e ».
Le bon n o ta ire a y a n t enfin d é c o u v e rt un a p p a r
tem en t d an s le g ra n d « b u ild in g » que v ie n t de
fa ire c o n s tru ire un de scs an c ie n s clien ts, M. B olle,
l’a fait a m é n a g e r p a r un « en sem b lier » qui, v o y a n t
à qui il av a it a ffa ire , co n seilla à M* Q u y v o is « de
ne pas re g a rd e r à la d ép en se ».
— Si vous voulez du jo li, du b eau , il fa u t y
m e ttre le p rix !... Si vous voulez de la cam elote...
Ce m ot a fait b o n d ir M* Q tiy v o is cjui a co n clu
m a g istra le m e n t :
— D e la cam elo te?... V o u s ne m e c o n n aissez p a s !
J ’aim e le beau, M o n sie u r, et v o u s laisse c a rte
b la n ch e !...
L es m u rs so n t do n c c o u v e rts de b o ise rie s q u e
co u p en t de h a u ts m iro irs si m e rv e ille u se m e n t d is
posés que l'on peut se v o ir de dos, de face, de profil.
0 L o rsq u 'o n est las de c e tte co n te m p la tio n , on p resse
un b o uton, et su r les m iro irs g lissen t d es rid e a u x
d 'u n e soie de te in te d élicate. D es clo iso n s v o la n te s
p a rta g e n t, à l'o ccasio n , le « liv in g -ro o m » qui, d a n s
�c e l u i
y i r o x o w sid E
55
to u t im m eu b le m o d e rn e , re m p la c e le sa lo n des
g r a n d ’m ères, la s a lle à m a n g e r d isc rè te . U n in g é
n ie u x m écan ism e rep lie ces cloisons lo rsq u ’il est
so u h a ité que le « living-rQ om » re tro u v e son o rd i
n a ire « cube d ’a ir ».
L es m eubles, ta b le s e t fa u te u ils — d ’in v isib les
p la c a rd s re m p la ç a n t le s a rm o ire s e t com m odes du
v ie u x tem p s — so n t lo u rd s, tra p u s , et g ê n e ra ie n t
c o n sid é ra b le m en t les é v o lu tio n s, si on n ’y é ta it h a
b itu é. L e s ro b es si d ro ite s, les ja m b e s si le s t e s , le s
fe m m es si m inces trio m p h e n t a isé m e n t d e tels
o bstacles.
U n lit im m ense occupe le fo n d d ’u n e ch a m b re
de tro is m è tre s su r tro is m ètres.
U n e b a ig n o ire , u n a p p a re il à d o u ch es, u n e ta b le
de to ile tte se ta s s e n t d an s u n e salle de b a in m in u s
cule. U n d é b a rra s , qui p eu t au ssi s e rv ir de cuisine,
n e p eu t ê tre u tilisé q u ’en d é m o n ta n t la p o rte . I.Iais
u n e des fe n ê tre s du « liv in g -ro o m » o u v re s u r les
fro n d a is o n s du B ois, l’espace, la lu m ière. N ’est-ce
p a s u n e v a le u r m a rc h a n d e , un p riv ilè g e h o rs
p a ir? ...
— V in g t-c in q m ille, m a b o n n e J e a n n e !... V in g tcinq m ille !... — se p re n a it à g é m ir M ” Q u y v o is en
sa is is s a n t ses c h e v e u x à po ig n ées, ce qui l’éb o u
riffe e t lu i d o n n e l’a ir d ’un de ces d iab les qui
s o rte n t d ’u n e b o îte. — V in g t-c in q m ille, p lu s tro is
m ille fra n c s p a r m ois qui so n t d é jà m a n g é s le 15 !...
A lo rs a rriv e le p e tit m o t h a b itu e l : « P a p a , je t ’en
p rie , u n p e tit sou ?... » E t p a p a fo n c e ! A h ! ta fille,
m a p e tite J e a n n e , r u in e r a it un m illia rd a ire !...
M 1”' Q u y v o is, q u e ce p o sse ssif ne r a s s u r a it pas
— il é ta it to u jo u rs le sig n e p ré c u rs e u r de q u elq u e
o ra g e !... — p o sa it a lo rs q u elq u es tim id es q u e stio n s.
G elle-ci, p a r ex em p le :
— N e p o u rra it-o n o b te n ir p o u r E d m o n d u n e a u g
m e n ta tio n de tra ite m e n t? ... L e B la n c h a rd l ’e m p lo ie
v ra im e n t à des p rix de fa m in e !...
— J e t ’ai d it, u n e fo is p o u r to u te s, ce que L e
B la n c h a rd a rép o n d u à cela : « V o u s m e voy ez d é
solé,. m a ître Q u y v o is. J ’a c cep te v o tre g e n d re p o u r
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Q U ’O N
O U BLIE
■qa’ii n e so it pas o isif, ce qui est to u jo u rs n é fa s te
p o u r une fam ille. J e l’occupe p a rc e que je m ’in té
resse à lui et su rto u t à vous. M ais il n ’e n te n d e t
n 'e n te n d ra ja m a is rien a u x a ffa ire s. A ce p o in t d e
vue, c ro y ez-m ’en, ce n 'e st q u ’u n e m oule !... »
—
T ris te , tris te !... s o u p ira it en c o re e t to u jo u rs
« m a p etite J e a n n e ».
« M o u le ? ...» se ré p é ta it E llen , à qui cette épith è te m a lso n n a n te a v a it été ra p p o rté e p a r son p ère,
d a n s une de ces h e u re s de b ru ta le fra n c h ise d o n t
il é ta it c o u tu n re r.
« M oule?... » le p a u v re E d d y , si e x a c t à re m p lir
sa tâch e, si so u cieu x de n ’ê tre ja m a is en fa u te , si
co n sc ie n t des difficultés de la vie et s’en a ttr is ta n t
à tel p o in t q u ’il sacrifiait, p o u r te n te r d'y re m é d ie r,
sa lib e rté , son tem ps, m êm e sa fem m e!...
« C ’e st v ra i!... je suis to u jo u rs s e u le ! Si je d é
s ire k 11er ici ou là, il me fa u t y re n o n c e r p a rc e
q u ’il n ’est pas libre !... O r, d e m e u re r en tê te à tê te
a v e c soi-m êm e des jo u rs e n tie rs d a n s un a p p a rte
m e n t, c 'e st sp le e n a n t ! m o rtel !... J ’a im e ra is m ieu x
ê tr e à V e rriè re s... »
M ais à V e rriè re s non plus elle ne se sent plus
he u re u se . L ’accueil de ses ’p a re n ts est c o n tra in t,
m o in s c h a le u re u x .
E llen d ev in e que les b a n a lité s é c h a n g é es ne so n t
p as ce que l'on v o u d ra it se d ir e ; m ais les su je ts
q u e l’on n ’ose a b o rd e r sont si g ra v e s q u ’il est m ieu x
d ’é v ite r d ’en p a rle r...
O r, voilà que, p a r s u rc ro ît, a p rè s les sacrifices
co n se n tis p o u r ce m a r ia g e : tro u sse a u , to ile tte s, etc.,
les folles dép en ses q u 'a n écessitées l'a m é n a g e m e n t
du fa m e u x logis, M* Q u y v o is confie en co re à sa
fem m e que ce « v ieux coquin de B olle » — le p ro
p rié ta ire du « b u ild in g » q u ’il ex p lo ite com m e u n e
rich e m ine d 'o r — v ient de l'a v e r tir que le m é n ag e
E ttr e l lui est red ev ab le de... « d ix - h u it c e n ts fra n c s,
m a p etite J e a n n e , de d ix -h u it c en ts fra n c s de rep as,
m a c h ère, oui, de re p a s !... C o m m en t d iab le o n t-ils
p u b o u ffer to u t ça?... »
C ’e st bien sim ple. C om m e p re sq u e to u s les loca
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57
ta ire s , E d d y et E llen m a n g e n t chez eux. D a n s le s
so u s-so ls so n t des cu isin es, des fo u rn e a u x , u n e
a rm é e de m a rm ito n s. A to u s les é ta g e s, à u n e h e u re
dite, des h a u t-p a rle u rs a n n o n c e n t le m enu du jo u r.
P a r le c o rn e t a c o u stiq u e les lo c a ta ire s en v o ie n t
le u rs o rd re s . E t d é je u n e rs ou d în e rs a rriv e n t, p a r
le m o n te -c h a rg e , d a n s de jo lis p a n ie rs de fds de
m é ta l tre ssé s com m e de la v a n n e rie ; c’est coquet,
élé g a n t, u n e fê te p o u r les y eu x . L es m ets so n t p a r
fa its , les h o rs -d ’œ u v re n o m b re u x , les d e s s e rts re
c h erch és. Le to u t à ra iso n de tre n te fra n c s p a r tête,
v in n on com pris. E st-c e e x a g é ré ?...
— N o u s po u v o n s ain si n o u s p a sse r de cu isin iè re ,
ré p o n d E llen a u x o b je c tio n s que so u lè v e n t à ce
s u je t ses p a re n ts, et aussi de fem m e de c h am b re,
celle de l’éta g e no u s suffit. E lle v ie n t p o u r n o u s
d e u x h e u re s le m atin , b ro sse m es robes, les h a b its
d 'E d d y , fa it le lit, p ré p a re le b ain e t d is p a ra it !...
E lle est si g e n tille q u e je l’o c c u p e ra is to u te la
jo u rn é e !
—
Q u i b a la ie ?...
— B a la y e r! P a u v re m a m a n , v o ilà qui ne se fa it
plus ! M a lsa in ! a n ti-h y g ié n iq u e ! L ’a s p ir a te u r p o u r
voit à to u t!... P lu s d ’a ra ig n é e s, ja m a is de p o u s
sière !... L 'o p é ra tio n d u re cinq m in u te s et l’o n en
est q u itte p o u r le re ste d u jo u r ! ...
— A lo rs, q u ’est-ce que tu fa is? ... s’in q u iète
M ““’ Q u y v o is d o n t la q u estio n m én ag e a to u jo u rs
été la p ré o c c u p a tio n d o m in a n te , et qui n ’en co n ço it
p a s d ’a u tre s.
— J e lis, je vo u s écris, je co u rs les m ag asin s...
— lid d y fe ra it m ieu x de v e n ir s’a sse o ir d a n s m on
c a b in e t s u r le fa u te u il à ro n d de c u ir que je lui
ré se rv e ! ro n c h o n n e « Mv B o u g o n n a n t » à l’a u d itio n
de ces p ré te n d u e s sim p lificat.o n s si c o û teu ses qui,
à son d ire , « fa v o ris e n t la p a re sse , le n o n e h a lo ir
des fem m es, les fo n t v iv re les b ra s cro isés, alo rs
que le u r d e stin é e s e ra it de filer de la lain e, et non
de se m o n te r 1 im a g in a tio n à lire de m a u v a is ro
m ans... » — O n en te n d les d o léan ces du père
Q u y v o is !...
�5«
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E ilc n n ’en éco u te ja m a is la fin. V ite elle se sau v e,
p re n a n t com m e p ré te x te la f r a y e u r q u ’elle a de
m a n q u e r son tra in .
E t M""- Q u y v o is de plus en plus se to u rm e n te .
« L a vie de fam ille, les so u cis du m én:
, du
b ie n -ê tre de ch acu n , les re sp o n sa b ilité s que : ' ;irib u a it u n e m a ître sse de m aiso n é ta ie n t ce p e n d a n t
un s é rie u x c o n tre p o id s a u x v a g a b o n d a g e s de l’es
p rit. L e s in n o v a tio n s d ’a u jo u r d ’h u i en d é le ste n t les
fem m es. P o u r u n e a v o c a te , u n e in firm ière, une
fem m e-m éd ecin 011 p ro fe s s e u r, u n e de ces « dam es
du P a la is » im m o rta lisé e s p a r C o lette Y v e r, j ’av o u e
que c’est in d isp en sab le. M ais, p o u r m a p e tite d és
œ u v ré e , que lui v a u t de p e rd re ain si son tem p s?...
C o m m en t le lui fa ir e e n te n d re ?... E lle se r it de m es
d ire s et m e dénie to u te e x p é rie n c e !... A h ! les
p a u v re s p a re n ts si m éco n n u s, si m al é c o u tés !...
« B a g a g e s » g ê n a n ts que l’on n ’in v ite plus, fa u te
de p o u v o ir les la isse r au v e s tia ire !... T o u t ira bien
p o u r n o tre ch é rie ta n t q u ’elle n o u s a u r a ; m ais
a p rè s? ... »
E lle n au ssi se n ta it le sol se d é ro b e r sous ses
pas. Le ciel de la lu n e de m iel s ’o b sc u rc issa it de
p e tits p ra g e s com m e celui su rv e n u à p ro p o s du
ta x i. Il sem b lait que l’h o riz o n n 'é ta it p lu s que
n u a g e s, se d issip a n t p a rfo is , m ais p o u r to u jo u rs se
re fo rm e r, m en açan ts...
I r r ité e de cette m a rc h e fo rcée, d o n t elle re n d
E d d y re sp o n sa b le p u isq u ’il en a ain si décidé, elle
se sen t e x trê m e m e n t m éc o n te n te . O n a u r a it pu p a s
se r ensem ble u n e h e u re , bien g a ie m e n t. A u lieu de
cela, que va fa ire E d d y ?... D é je u n e r d ’un c ro issa n t,
d ’une bille de cho co lat, com m e il p ré te n d l’a v o ir
f a it p lu sie u rs fois. S e p eu t-il au m onde rie n de plus
in sen sé !...
E t elle, E lle n , que v a-t-e lle d e v e n ir ju s q u ’a u so ir
d an s l’im m ense fo u rm iliè re d o n t elle h a b ite un p e tit
coin ?...
L e s lo c a ta ire s, en n o m b re infini, s’ig n o re n t et ne
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p e u v e n t, le cas é c h é a n t, se se c o u rir les u n s les
a u tre s — a in si q u ’il s e ra it f a it d a n s ie m o in d re
h a m e a u de cam p ag n e. — V it-o n p o rte à p o rte d an s
le g ra n d « b u ild in g » que l’on fe in t de ne pas
s’a p e rc e v o ir. L e soupçon, la m éfiance ré g n e n t à
l’é ta t en d ém ique d an s les co u lo irs, c o rrid o rs , a sc e n
seu rs, p a rto u t où l'on risq u e de se co u d o y er. O n
s ’ig n o re.
lille n v a -t-e lle re v e n ir chez elle et y a tte n d re
E d d y ju s q u ’au so ir?
E t, lui rev en u , c o n se n tira -t-il à s liab iller, à s o rtir
p o u r a lle r au th é â tre , au d a n c in g , en u n e « b o îte »
où l’on p o u rra sec o u e r le te rrib le e n n u i de c e tte
jo u rn é e de so litu d e?...
C e n’est g u è re p ro b ab le !...
P ré te n d a n t ê tre « m o rt de fa tig u e », il n e v o u d ra
e n te n d re p a rle r de rien. D e plus, en c o re et to u jo u rs ,
il o b je c te ra la dépense. E t, d em ain , to u t s e ra à
rec o m m e n c er, « du p a re il au m êm e », com m e d it
M . M a rtin , le co n c ie rg e , a v e c u n e su p erb e p h ilo
sophie.
E llc n , elle, n e sa it p as se ré sig n e r.
O n n ’a m êm e p lu s la p o ssib ilité de d o rm ir le
m a tin . E d d y s’éveille et sa u te de son lit, ob séd é p a r
l’idée q u ’il est en r e ta rd , que ja m a is il n ’a r r iv e r a
à son b u re a u à l’h e u re dite.
A u ssitô t ce sont des a g ita tio n s . U n e in q u 'é tu d e !...
L e d é je u n e r n ’a rriv c ra -t-il ja m a is? ... L e v tilù ! ... Il
s’est assez fa it a tte n d re !... O n lui d é c o u v re m ille
d é fa u ts : le c h o co lat est tro p ch au d , b o u illa n t,
« im buvable », les « to a s ts » tro p secs, à « se c a s s e r
les d e n ts », le b e u rre est ra n c e !...
T o u s les m a lh e u rs : E d d y a d é je u n é , m ais
ne
tro u v e plus ce q u ’il ch erch e...
E nfin, le voilà p rê t. Il d em a n d e l’a sc e n se u r.
— R e v ie n d ra s-tu p o u r d é je u n e r? ...
— C ela d ép en d de. m on tra v a il.
L ’a s c e n s e u r a rriv e .
— A ce soir, a lo rs?...
— A ce so ir, ré p o n d u n e v o ix d é jà lo in ta in e .
L ’a sc e n se u r descend.
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E lle n e st seule.
. N e re tro u v e ra -t-e lle d onc ja m a is l’E d d y des
jo u rs h e u re u x , l’E d d y du d élicieu x v o y ag e?...
A h ! ê tre en co re, loin de to u t, loin de to u s, com m e
a lo rs, l’e sp rit lib re, lé g e r, le cœ u r en fê te !... O n
n ’a v a it n u l souci. O n n e se p riv a it de rien . N u lle
v o ix g ro n d e u se ne ra p p e la it la tris te e t m o rn e r é a
lité. O n é ta it h e u re u x . O n s’a im a it. Q u ’elle a d onc
été c o u rte , cette trê v e !...
... E lle n e st p rê te à p le u re r. S a d é m a rc h e se f a it
lo u rd e et les p e tits ta lo n s tr a în e n t s u r le tr o tto ir
com m e s’ils ne p o u v a ie n t plus a v a n c e r.
Ils tra în e n t. Ils tr a în e n t !...
D ep u is le tem ps q u ’elle m a rc h e , E lle n se se n t
re c ru e de fa tig u e , et si lasse...
« L a sse de to u t !... » s’a v o u e-t-elle.
E t v oilà que so u d a in son n om est je té p a r des
v o ix jo y e u se s :
— E lle n !... E lle n !...
U n b eau c a b rio le t ro u g e s’a r r ê te au ra s du
tro tto ir.
D e u x fem m es é lé g a n te s en d escen d en t.
E lles a c c o u re n t v e rs E llen , le v a n t les b ra s en
sig n e de su rp rise , te n d a n t les m ain s, s ’e x c la m a n t,
a u m ép ris des p a s s a n ts :
— H a l l o l . . . E lle n !... M é c h a n te fille!... V o u s n o u s
a b a n d o n n ez !... Il y a des siècles que l ’on n e vous
a vue !
— O ù vo u s c ach iez-v o u s?... E ta it-c e la co n sé
q u en ce d ’un vœ u?...
— N o u s vo u s av o n s ch e rc h é e d an s to u s les coins
de P a ris , com m e u n e ép in g le!...
E lle n v ie n t de r e tro u v e r ses p e tite s am ies a m é ri
c ain es : M a u d S tim so n et J o a n D e a ry .
Q u elle jo ie de les re v o ir !... O n v a d o n c p o u v o ir
p«n#er à a u tre chose q u ’à scs e n n u is !...
— O ù alliez-v o u s, ch érie, d ’un pas si lo u rd q u ’on
a u ra it d it que v o u s rev e n ie z , com m e le ju if - e r r a n t,
de fa ire à pied le to u r de la te rre ? ...
— E t si décoiffée, a v ec des m èches, m a p etite,
des m èches en c h an d elle, com m e si v o u s n ’av iez
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tro u v é s u r v o tre chem in au c u n e b o u tiq u e de c o if
f e u r !...
— C 'e st v ra i, E lle n ! M al coiffée, a v e c vos lè v re s
p âles e t v o tre figure d é fa ite , o n d ira it que v o u s
a v e z s é jo u rn é au fo n d du p u its o ù se cacHe la
v é rité !...
— J ’y ai sé jo u rn é .
— Q u a n d en ête s-v o u s s o rtie ?
— E n vo u s v o y a n t !
— V o ilà qui e st g e n til !...
*— V o ilà qui est aim ab le !...
— O n s’est d isp u té, ce m atin ?...
— P e u t-ê tre .
— S ’il n ’y a q u e cela !... C ’e st com m e le p e tit v e n t
d u n o rd : ça va,... ça v ien t... N u lle im p o rta n c e !...
— O ù alliez-v o u s, E llen ?...
— C h ez moi.
— Q uoi fa ire ? ...
— M ’en n u y er.
— O h ! le m é c h a n t g a rç o n , il p e rm e t? ...
— T1 est à son b u re a u . Il n e sa it p a s!...
— Il g a g n e b eau co u p chez L e B la n c h a rd ? ...
— A u ssi peu que po ssib le!
— E t il reste?...
— 11 esp è re en l’a v en ir.
_ — O h ! v o ilà qui est bien fra n ç a is !... T o u s id é a
listes!...
— Il fa u t n o u s le confier, E llen !... N o u s l’em m è
n e ro n s en A m é riq u e !... E n A m ériq u e, les a ffa ire s
ra p p o rte n t b eaucoup.
— A p rè s : v o y a g e s en F ra n c e , b elles robes,
h e rm in e , zibeline,... auto,... palaces,... c o lliers de
perles,... d ia m a n ts !... T o u te s les jo ie s!...
— M a u d tr è s d ép e n siè re ! N ’éco u tez p as les m au
v a is co n seils !
— J o a n , v o u s êtes u n e c a lo m n ia tric e !... J e v o u s
aim e q u a n d m êm e!... J e n e sais pas co m m en t je
fa is p o u r v o u s a im e r, p e tite p este !.... E lle n , av ezv o u s d é je u n é ?
— J e re n tra is p o u r cela.
— A i l r i g h t l . . . N o u s v o u s en le v o n s!... N d tis se
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ro n s tro is !... L e s tro is G râ c e s!... U n e œ u v re d ’a r t !.O n n o u s re g a r d e r a ! ... O n n o u s a d m ire ra !... J e con
n a is au B ois un coin, o h é ! o h é ! J a z z , ch am p ain ,
c h am p ain et ja z z , ju s te ce q u ’il fa u t p o u r c h a sse r
les d iab les bleus,... les idées n o ire s !... L es « boys »
n e no u s g ê n e ro n t p as : le v ô tre est à sa b an q u e, les
n ô tre s so n t p a rtis d u B o u rg e t en a v io n p o u r une
v ille ap p elée C le rm o n t-F c rra n d ... O n y v end à la
c rié e d evinez qu o i?... U n so m m et de m o n ta g n e , o h !
si v e r y o rig in a l !
— C ’est in té re s s a n t? ...
— C ela les am u se. C om m e, en F ra n c e , on a c h è te
d es v ieu x c h â te a u x , des b elles v ieilles m aiso n s p o u r
le s e m p o rte r, p ie rre p a r p ie rre , en A m é riq u e et les
y re b â tir, les « boys » v e u le n t sa v o ir si on ne p o u r
r a it pas fa ire a u ssi v o y a g e r ce so m m et de m o n
ta g n e qui est p e u t-ê tre un v ie u x v o lcan !...
E lle s rie n t o u tes d eu x .
— T r è s fa n ta is is te s , les « b o y s » ! ...
— N ’est-cc p as?...
— J e dis — éco u tez-m o i, E llc n — q u ’in d ig n f
q u ’on le ch a n g e de place, le v ieu x g e n tle m a n , bien
q u ’en m o rc e a u x , s’é v e ille ra et je tte r a fe u x e t
flam m es su r le b a te a u !
E t ce so n t en c o re des rire s.
« S o n t-e lle s h e u re u se s d ’ê tre g a ie s, de p o u v o ir
r ire de si peu de chose ! » so n g e E llcn .
— E llcn , vous avez de n o u v e a u p e rd u le so u rire ,
se ra it-c e que v o tre esto m ac c rie fa m in e ? ...
— M au d , ayez p itié, c’est le m ien qui je tte le c r i !
g é m it Jo a n .
— M o n tez, m es c h é rie s!...
M a u d a p ris le v o lan t.
E llcn et Jo a n so n t en v o itu re .
— F a iso n s-n o u s ro u te p o u r le B o is? la n c e Jo a n .
J e tom be d 'in a n itio n !...
— N o u s n iro n s pas en co re a u B ois, c h a n to n n e
M a u d en a c co m p lissan t un im peccable v ira g e , ce
s er a p o u r to u t à l’h e u re ! S o u ffre z de la faim a v e c
c o u r a g e , J o a r »; ce s a c r ific e vo u s v a u d r a d ’e n tr e te n ir
�C EL IH
Q U 'O N
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v o tre si esth é tiq u e sv eltesse, c h è re a m ie ; c’est u n
g ra n d se rv ic e que je vo u s re n d s!...
— C e s e ra à titr e de re v a n c h e , m é c h a n te !... J e
vous re v a u d ra i la p e rv e rs ité de ce p ro céd é !
— P u is, r e g a r d e z : M “ ' E ttr e l, la jo lie M m" E ttr e l
n ’est pas en co re en fo rm e !... O n ne p e u t a in si la
p ré s e n te r en lib e rté !... A u p re m ie r coup d ’œ il elle
s e ra it disqualifiée !... E lle p e rd ra it sa ré p u ta tio n de
p r o f e s s i o n a l b e a u ty . Il f a u t so ig n e r sa ré p u ta
tio n !... C ’est p o u rq u o i je l’em m ène a v e n u e de
l’O p é ra , à Y I n s t i t u t c ; 1111 coup de f e r p a r-c i, un
coup de fa r d p a r-là , m ok o h cu l, so u rc ils d ro its,
cillan a, lè v res en fleurs, et n o tre c h è re E lle n se ra
tra n s fo rm é e !... Il- f a u t sa v o ir s o u ffrir p o u r ê tre
belle ! L e
s e ra m eille u r d ’a v o ir été
a tte n d u , m es p e tite s !... P u is ce s e ra le d a n c i n g
ju s q u ’à ép u ise m e n t !... E n fin l’h e u re s o n n e ra où l'on
té lé p h o n e ra :
« — H e llo ! ...
les
F a it bon
v o y ag e ?...
« — E x c e lle n t ! a il r i g h l !... s e ra -t-il ré p o n d u .
« — D é c o u v re z un m oyen de p a sse r ce so ir a
g o o d t i m e , u n e b o n n e so irée?...
brcackfast
Hello!...
.
boys!...
« — A i l r ig h ti...
« — S o ig n ez le p ro g ram m e...
« — A U r i g h l ...
« — N o u s em m en o n s E lle n et son m ari...
« — A U r i g h t ... »
— E t d o rm ir, M au d ?... g ém it Jo a n .
— V o u s d o rm ire z , ch érie, q u a n d v o u s se re z u n e
re sp ectab le o ld la d y , q u a n d v o u s n ’a u re z p lu s que
cela à fa ire !... N 'a i-je p as ra iso n , E llen ?...
— C o m p tez s u r m oi p o u r ce s o ir ; m ais s u r
E d d y ? V o ilà q ui est u n e a u tre h is to ire !... O n n e
sa it ja m a is , av ec lui..., est-il rép o n d u .
-— S eco u ez-le, seco u ez-v o u s!... N e le laissez pas
s’é c ro u le r d a n s scs p an to u fles. C ’est u n e c o n ta g io n
qui, bon g ré m al g ré , vo u s g a g n e ra !... R év o ltezvo u s, fa ite s le n é c e s s a ire ; re n d e z -v o u s in d é p e n
d a n te . L u i f a it ce q u ’il v e u t? ... N ’h é sitez p as à
d é c la re r que vo u s a g ire z de m êm e !... C h a c u n sa
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C EL U I
Q U ’O N
O U BLIE
lib e rté ! P lu s de ccs concessions, s o i-d is a n t t i r a «
tu elles, qui fo n t de la fem m e u n e v ictim e, et de
l'h o m m e ce q u ’il aim e à p a r a îtr e : un v a in q u e u r!...
L e v a in q u e u r est g lo rie u x de sa v ic to ire . L a vic
tim e tom be d a n s la m élan co lie qui ja u n it le te in t
et dispose à la m a lad ie de foie, et... ad ie u la
b e a u té !... Si le c h e r E d d y v ie n t ce so ir, on lui f e r a
fê te !... S ’il s’en n u ie, il ne re v ie n d ra pas !... S ’il p ré
fè re ne p i s v e n ir, il re s te ra chez lu i!... S ’il a en v ie
de g ro g n e r, il g ro g n e ra !... L 'im p o rta n t, p e tite fille,
est de s’e ffo rc e r de ne c o n tra rie r p e rs o n n e ; m ais,
p a r ré c ip ro c ité, de ne se la isse r c o n tr a r ie r p a r a u
cu n , de tire r, de to u t, le m e illeu r p a rti, de ne pas
s 'e n f a i r e ! S in o n , la v ie n e s e ra it p lu s p o ssib le '...
C ’est la m o ra le a m é ric a in e !...
J o a n a jo u te av ec efferv escen ce :
—• R éellem en t, il y a belle lu re tte q u e n o u s a v o n s
pay é à A d am n o tre fam eu x em p ru n t : la côte q u ’il
céda au C ré a te u r p o u r n o u s c ré e r !... N o u s l'a u r a t-o n assez rep ro c h e , et l’a u ro n s-n o u s assez ex p ié,
ce p rê t d o n t n o u s ne som m es p as re sp o n sab les,
p uisque n o u s n ’étio n s pas là p o u r le d e m a n d e r? ...
R éellem en t il y a p re sc rip tio n , n o u s le sa v o n s to u te s
en A m ériq u e !... E t c’est san s d o u te p o u r p ro u v e r
q u ’eu x ausÿi n ’en o u b lien t rie n , et é v ite r de m e ttre
à feu et à san g un fo y e r q u ’ils a im e n t v o ir en p aix ,
q u e to u s les hom m es fo n t le sacrifice de le u r b a rb e ,
p a rc e q u ’elle est « le sig n e de la to u te -p u is s a n c e »
et q u ’il est d a n g e re u x p o u r leu r tra n q u illité de n o u s
j e t e r ce p erp é tu e l défi !...
—
Jo a n , vous, b a v a rd e !... A v e z -v o u s fini de fa ire
l’h u m o riste ? ... F a u t-il que je vous fa sse a p p o rte r
u n e c a ra fe et un v e rre d 'e a u ? V o tre la n g u e d o it
ê tre sèche, a p rè s un tel accès d ’élo q u en ce?...
D ’h a b itu d e E llen so u rit des o p in io n s et des p ro
fessio n s de foi de ses n o u v elles am ies. A u jo u rd 'h u i,
elle le u r tro u v e un p e tit p a rfu m de ré v o lu tio n qui
n e lui d ép laît pas.
E st-il v ra im e n t n é c e ssa ire de se re n d re e sclav e
d 'u n accès d ’h u m e u r, d ’un m an q u e de c o m p laisan ce,
d e b onne v o lo n té, de s ’im m o ler, de f a ir e d es sa c ri
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Q U ’O N
O U BLIE
65
fices in u tile s? ... Si E d d y se re fu se à s o rtir, ce soir,
p a rc e c;u’il se se n t m alad e, de to u t c œ u r elle r e s te r a
et le so ig n e ra . M ais si ce re f u s n ’est q u e c a p ric e ,
ennui de se ra s e r, de p a sse r son h a b it, elle l’a b a n
d o n n e ra à sa n o n c h a la n c e et, san s lui, elle ira re
tro u v e r ses am ies. P e u t-ê tre , en s 'é to u rd is s a n t, libé
re ra -t-e lle son c œ u r du poids qui l'o p p re sse , son
e sp rit des d o u te s qui l’o b sèd en t. P e u t-ê tre r e tr o u
v e ra -t-e lle un peu la jo ie de v iv re , ce q u ’elle c ro it
d é jà ne p lu s c o n n a ître ...
A la s o rtie des b u re a u x , E d m o n d E ttr e l n ’e u t
q u ’une p ensée : re v e n ir en h â te chez lui, re tr o u v e r
E llen , s’e n q u é rir de ce q u ’elle a v a it pu fa ire le
lo n g du jo u r , s’e x c u se r du m a u v a is v isa g e q u ’il
a v a it m o n tré le m a tin , d o n n e r de v a g u e s cx cu se s
à sa m a u ssa d e rie , e t s u rto u t s ’e ffo rc e r d ’é v i
te r to u te p a ro le qui e û t a m en é u n n o u v el « a c c ro
ch a g e ».
— M ad am e a-t-e lle p ris le c o u rrie r? ... d e m a n d a t-il en p a s s a n t d e v a n t la loge du c o n cierg e.
' — M ad am e n ’est p as re n tré e d ep u is ce m a tin ,
ré p o n d it M. M a rtin sa n s le v e r les y eu x , occupé
q u 'il é ta it à d is trib u e r le ttre s et jo u r n a u x à d ’a u tre s
lo c a ta ire s.
— P o u rrie z -v o u s v o ir s’il y a des le ttre s p o u r
moi ?...
L e co n c ie rg e m a rm o tte q u ’il ne p e u t c o n te n te r
* to u t le m onde à la fois... »
E d d y p re n d son r a n g et a tte n d .
L a d e rn iè re se rv ie est une je u n e fem m e, jo lie,
d istin g u ée.
A y a n t p ris le b u tin qui lui re v e n a it, elle s’élo ig n e,
ta n d is q u e M. M a rtin te n d à E d d y sa c o rre sp o n
dan ce.
— Q u i est cette dam e?... E lle h a b ite l’im m eu b le?...
— O ui, e t c’est u n e v a illa n te !... E lle a sa m è re
à s o ig n e r e t sa v ie à g a g n e r !... E lle fa it des e n lu 282-111
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CEL U I
Q U ’O N O U B L I E
m in u re s clans un a p p a rte m e n t sa n s jo u r, san s lu
mière..,. E lle y p e rd ra ses y e u x ! J e l’ai dit à
M . B olle. M ais v o u s savez c,c q u ’est le p è re B o lle!...
A h ! — p o u rs u it-il d’une v o ix de ra n c u n e , en r e g a r
d a n t E d d y de tr a v e r s — y a des lo c a ta ire s qui en
o n t du jo u r et du soleil à re v e n d re , et qui n ’en
tie n n e n t a u c u n com pte, qui so n t to u t le tem ps
d e h o rs ; il y en a d ’a u tre s à qui u n e b o n n e lu m iè re
s e ra it n é c e ssa ire et qui, p o u r g a g n e r le u r pain,
tr a v a ille n t d a n s un jo u r de cave...
E d d y rép o n d , en je ta n t d is tra ite m e n t les y e u x
s u r son c o u rrie r :
— L a vie a de ces c ru a u té s !
Il p re n d l’a scen seu r.
E n e n tr a n t chez lui, la ré fle x io n du co n c ie rg e lui
fit a p p ré c ie r ce que, p a r h a b itu d e , il ne re m a rq u a it
p lu s : la belle o rie n ta tio n de son logis.
U n e lu e u r, re s ta n t d ’un m agnifique c o u c h e r de
soleil, te ig n a it les v itre s, les b o iseries, l’ensem ble
d es ch o ses d ’un d élicieu x reflet.
L e m ince c ro issa n t de la lu n e nou v elle a lla it
d is p a r a îtr e à l’h o rizo n .
E d d y o u v rit la fe n ê tre et s'acco u d a.
U n e b o n n e b rise soufflait, fra îc h e , c h a rg é e d ’a ro m es de fleu rs et de v e rd u re . D es éto iles p iq u a ie n t
le ciel.
« C ’e st v ra i, nttl ne sa it a p p ré c ie r son b o n
h e u r!... »
A in si tra d u is it-il ce q u ’a v a it d it le c o n cierg e, ce
qui l’a m e n a à p e n se r de n o u v e a u à c ette je u n e
fem m e qui a v a it à so ig n e r sa m ère, à g a g n e r sa
v ie d a n s u n a p p a rte m e n t so m b re, a lo rs que, p o u r
fa ir e des e n lu m in u re s, il lui e û t été de to tile n écessite d ’y v o ir clair...
« D e to u t tem ps, se d it-il, l’in é g a lité des co n d itio n s, c e lle im m en se in ju stic e , a p la n é et p la n e ra
su r le m onde, co m b lan t de rich esses les uns ju s q u ’à
la sa tié té , e n le v a n t à d ’a u tre s ju s q u ’à le u r d e rn ie r
m o rc e a u de p ain . Q ui ré s o u d ra le p o u rq u o i cl;1 ee
m y s tè re ? O n v e rs e ra du sa n g , on se b a ttr a d an s la
ru e , on fe r a des ré v o lu tio n s : rien ne p o u rra m e ttre
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d e n iv e a u les p la te a u x de la b a la n c e , m êm e les plus
b e a u x a c te s de c h a rité , les p lu s su p rê m e s re n o n c e
m e n ts !... L a tâ c h e est tro p v aste... »
E t, com m e la m o in d re in flu en ce le ra m è n e à u n
é ta t de tris te s s e qui d e v ie n t p re sq u e c h ro n iq u e , il
fe rm e la fe n ê tre et se laisse to m b e r d a n s un de ces
g ra n d s fa u te u ils de c u ir h a v a n e que l’on re tro u v e
s u r les g ra n d s p aq u eb o ts com m e d a n s les m in u s
cules a p p a rte m e n ts à la m ode d u jo u r , e t il se p e rd
en rê v e rie s p ro fo n d e s.
M a is que v ite elles le r e p o rte n t à ju g e r de sa
p ro p re situ a tio n , à d é p lo re r l’im p u issan ce où il se
tro u v e de ne p o u v o ir l’a m é lio re r d ’un 'coup de b a
g u e tte , — c a r c’est u n coup de b a g ic tte , q u elq u e
chose d ’im m éd iat -qu’il fa u d r a it! ... E d d y a le se n
tim e n t que ce qui est ne p eu t d u re r.
E llc n ne p e u t c o m p re n d re q u ’u n tra v a il a c h a rn é ,
f o r t in g ra t, est im posé au p a u v re g a rç o n : des
ch iffres, des c h iffres, des resp o n sa b ilité s, u n e m ince
ré m u n é ra tio n de ses serv ic e s : telle est la p a r t
d ’E d d y . D e plus, le b a n q u ie r L e B la n c h a rd le tr a ite
so u v e n t en « q u a n tité n é g lig eab le », ne le c o n sid è re
en rien , et c e p e n d a n t, a d a u tre s m o m en ts, il lui
d o n n e à fa ire des choses qui ne so n t p o in t d a n s scs
a ttrib u tio n s .
A in si p a rfo is il le q u e stio n n e s u r u n e v a le u r, s u r
u n e a u tre , com m e s’il le sa v a it d é te n te u r de q u elq u e
im p o rta n t se cret. Il p a ra ît s’in té re s s e r à scs ré
p o n s e s ; puis b ru sq u e m e n t il co n clu t en le c o n g é
d ia n t, av ec ce h a u sse m e n t d ’é p au les qui g é n é ra le
m e n t signifie : « O n ne tir e r a ja m a is rie n de ce
g a rç o n . »
« E n de telle s co n d itio n s, que p u is -je e s p é re r? ...
se d it le m a lh e u re u x E d d y . Il m e fa u d r a it de
l ’av an ccm erit, b eau co u p d ’a v a n c e m e n t, s o r tir du
b o u rb ie r, a v o ir u n e a u to de g ra n d e m a rq u e m ’a tte n
d a n t à la s o rtie des b u re a u x !... V o ilà qui s e ra it le
b o n h e u r d ’E llen !... P a u v re e n fa n t, elle so u ffre de
n o tre m é d io c rité !... E lle v eu t v iv re « com m e to u t le
m o n d e », elle aim e le p la isir, l’in d é p e n d a n c e, lç
lu x e , la to ile tte , e t se ré v o lte q u a n d j ’o ppose à ta n t
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CEL U I
Q U 'O N
O U BL IE
de fa n ta is ie s des re fu s fo rc é s. P u is -je fa ire a u tr e
m e n t? ... C o m m en t le lui fa ire c o m p re n d re ?
« E t d ’a ille u rs, se d it-il en co re, q u ’a i-je à lui
d ire ? L e g ra n d coupable, n ’est-ce pas m oi, de
n ’a v o ir p as c o m p ris q u ’en m ’ép o u sa n t le g este
d ’E llcn n ’é ta it q u ’ex cès de je u n e s s e et folie?... »
C o m m en t, en effet, a-t-il pu p re n d re au sé rie u x
ce q u ’elle lui d é c la ra à p ro p o s de la coupe, de ce
b ro n z e d ’a r t? N ’a u ra it-il pas dû c o m p re n d re que ce
n ’é ta it q u ’e n fa n tilla g e , q u ’E lle n , le b o n h e u r d’E lle n
é ta ie n t h o rs de sa p o rté e ? O n n ’ép o u se p as u n e
fem m e, si ép ris que l’on so it, q u an d on n ’est pas
c e rta in de p o u v o ir la f a ir e v iv re .
« J ’a u ra is d û m e re tir e r , se re p ro c h c -t-il. T e l
e u t été m on d ev o ir, m on d e v o ir d ’h o n n ê te hom m e.
Q u e n e l’a i-je fa it? ... »
I l ne p e u t se p a rd o n n e r d’a v o ir m is en cage le
b el o iseau , d ’a v o ir ra v i la lib e rté d ’E llc n , d ’a v o ir
p e u t-ê tre f a it son m a lh e u r!... Il s’acc u se !... il s’a c
cu se !... com m e le f a is a it d an s sa ch am b re, et avec
q u elle d o u le u r, la p a u v re M m' Q u y v o is, a lo rs que se
d é c id a it la sin g u liè re a v e n tu re , qui si v ite m cn ace
d e m al to u rn e r. N ’é ta it-il pas le plus â g é des deux,
p a r ta n t, le p lu s ra iso n n a b le , n ’a u ra it-il p as dû...
A h ! q u e to u t e st bon à d ire et q u ’il est fa c ile de
f a ir e de la belle m o rale q u an d on n ’e st p as en
c a u se !... C om m e ta n t d ’a u tre s y e u sse n t été e n tr a î
n é s, il se la issa p re n d re à l’a ttr a it du « jo n c
fle x ib le », a u p a rfu m p rin ta n ie r du « c e ris ie r en
fle u rs » ; il n e v é c u t que d an s le p ré se n t, d isa n t de
l’a v e n ir ce q u ’en d isa it L o u is X V , ou à peu p rès :
« A p rè s? ... le d élu g e. » C h a q u e jo u r, p a r un c h arm e
n o u v e a u , se re s s e rra ie n t les dou ces ch a în e s !... A in si
ce q u i é ta it é c rit s’accom plit...
L e m a l est-il ré p a ra b le ? ... P o u rq u o i E d d y en
d é se sp è re -t-il, ce so ir, et se c ro it-il le p lu s m a lh e u
re u x d es ê tre s, le plus isolé, le p lu s ab a n d o n n é ? ...
E t to u t y c o n trib u e : il ne voit plu s, a u to u r de
lui, que v isa g e s sé v è re s, que re g a rd s qui sem b len t
lu i je t e r des b lâm es. S es b e a u x -p a re n ts l’a c c u e illen t
a v e c fro id e u r, M . de C h a rle m o n t le tie n t à d is
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Q U ’O N
O U BLIE
ta n c e , M m' de C h a rle m o n t s’cst, ju g é e o ffen sée et ne
p a r a ît p as décidée à lui p a rd o n n e r...
E t c e p e n d a n t c’est v e rs cette m c re q u ’il a d m ire
et a d o re que, ch a q u e fois q u ’il so u ffre , v o n t les
p e n sé e s du p a u v re g a rç o n .
C e s o ir en co re, il la re v o it d a n s son b e a u salon
a u x su p e rb e s p a n n e a u x d ’A u b u sso n , au m o b ilier
sem b lab le.
S a n s d o u te est-elle assise, à son h a b itu d e , à
c o n tre -jo u r, d a n s u n e m erv e ille u se b e rg è re au p e titp o in t, son siège p ré fé ré , a u coin de la m o n u m e n ta le
c h em in ée en m a rb re de C a r r a r e où, ce soir, avec
la fra îc h e u r de la saiso n , d o it b rû le r un b eau feu
de bois.
C ’e st l’h e u re où celui que to u s a p p e lle n t « le b eau
C h a rle m o n t » re v ie n t de son cercle.
E d d y c ro it le v o ir, cam pé d e v a n t le fo y e r, re le
v a n t les b a sq u e s de sa ja q u e tte , e x p o sa n t à la
flam m e ta n tô t l’un, ta n tô t l’a u tre de ses p ied s g u êtr é s de b lan c. Q u e d it-il?... I l conte av ec v e rv e et
in fin im en t d ’e sp rit les p o tin s du jo u r. M m* de C h a r
le m o n t d o it a p p la u d ir à ses saillies m o rd a n te s , au
to u r c h a rm a n t q u ’il d o n n e à sa faço n d ’a p p ré c ie r
les choses, de les e x c u se r p a rfo is , e t to u jo u rs de
s’en m o q u er.
« Q u ’ils so n t h e u re u x !... » se d it E d d y .
S ’il e st v ra i q u e « ch acu n est l'a r tis a n de son
b o n h e u r », com m e eu x y ré u ssisse n t à m e rv e ille !
I ls c u ltiv e n t le le u r com m e ils f e r a ie n t d ’u n e belle
p la n te r a re , com m e ils a u ra ie n t soin d’une spjend id e œ u v re d ’a rt. J a m a is le u r v o ix n e se h a u sse .
J a m a is le u rs re g a rd s ne s’irr ite n t. L e s im p atien ces
q u i fo n t ja illir des lè v re s les m o ts que, sitô t d its,
l ’on r e g r e tte r a , le u r so n t in co n n u es.
E t il f a u t a v o ir v u de quel so u rire M m” de C h a r
le m o n t a ccu eille, com m e u n e fê te qui, sa n s cesse,
se re n o u v e lle , ch aq u e r e to u r au logis d u m a ître de
céan s, e t la g a la n te rie , ra p p e la n t les g râ c e s d ’u n
a u tr e siècle, a v ec laq u elle il s’a v a n c e p o u r lui b a i
s e r la m ain , p o u r bien c o m p re n d re com bien l’u n
e t l ’a u tr e o n t le d é s ir de se p la ire . A to u t ce q u ’il
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CEL U I
Q U ’O N
O U BL T E
d it, elle s’in té re sse . A to u t ce q u ’il fa it, elle c ro it
— ou fein t de c ro ire , bien q u ’elle le sach e p é tri de
la m êm e p â te que les p ap illo n s !... — E t de quelle
te n d re s s e doucc, ég ale, elle sa it l’e n v e lo p p er ! s e n ti
m e n t si re p o sa n t p o u r ceu x qui, a y a n t tra v e rs é les
p a sse s h o u leu ses de la vie, se se n te n t h e u re u x , san s
en co re v o u lo ir se l’a v o u e r et s u rto u t le la isse r d ev i
n e r, d ’e n tr e r d an s les e a u x calm es du p o rt.
L ’am b ia n c e d an s laquelle to u s d e u x s r m eu v e n t
est to u te de raffinem ents, d ’h a rm o n ie , d ’éq u ilib re.
J a m a is u n e fa u te , u n e fa u sse n o te. J a m a is l'o n
n ’est p ris p a r su rp rise . L es ch o ses sem b len t s ’a c
co m p lir d ’clles-m êm cs. L e s v a le ts é v o lu e n t com m e
d es om b res. T o u t sem ble fe u tré com m e les m o
q u e tte s qui re c o u v re n t les p a rq u e ts. E t le jo u r qui
s’écoule est si p a re il à d ’a u tre s jo u r s éco u lés que
l'o n en oublie le p a ssa g e du tem ps. L e s fleu rs du
g ra n d salo n , d u b o u d o ir, celles q ui d é c o re n t la table,
celles qui em b au m en t le hall, les co u lo irs, l’e sc a lie r
su p erb e à double ré v o lu tio n , seu les a n n o n c e n t le
c h a n g e m e n t des saiso n s.
—
P a u v re c h è re m am an ! so u p ire E d d y , com m e
je m e sen s loin de v o u s!... E t com m e je v o u s sen s
loin de moi !
11 fa it n o ir et fro id d an s l’a p p a rte m e n t.
« P o u rq u o i E llen ne re n tre -t-e lle p as?... »
E d d y s ’en to u rm e n te .
U n e se n sa tio n de vide, de co m p let ab a n d o n
é tr e in t le c œ u r du m a lh e u re u x g a rç o n . E t de n o u
v e a u il p en se à la belle flam m e v e rs laquelle au ssi
ses m ain s se te n d a ie n t... a u tre fo is !... A l’accueil si
te n d re q u e sa m èi'e ré s e rv a it au co llég ien q u ’;l
é ta it !... A u g e ste d o n t elle re le v a it, de scs d o ig ts
p a re s de b a g u e s, la m èche qui s ’o b s tin a it à b a r r e r
le fro n t d e son fils, en lui a d re s s a n t ce te n d re
re p ro c h e : « Si on é ta it e n tré , si on t ’a v a it v u ain si
m al coiffé... » L a fin de la p h ra se é ta it so u v e n t
é c o u rté e p a r u n e o b je c tio n m u rm u ré e si te n d re
m e n t que, a tte n d rie , la m am an se p la isa it à la rép é
te r : « T u é ta is p re ssé de me re v o ir? ... T u sav ais
tn c tro u v e r seule... T u a v a is p e u r que n e te fû t
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vo lé ce p e tit m o m en t de tê te à tête, p a u v re ch é ri ! »
E t c’é ta ie n t de te n d re s b a ise rs et des p a ro le s si
dou ces !...
E d d y se s a v a it a lo rs to u jo u rs a tte n d u , p rê t à ê tre
choyé. Il é ta it p o u r lui u n e h e u re ex q u ise, celle
q u ’il p o u v a it p a sse r, a ssis à l’a ra b e , a u x pieds de
sa m ère, s u r la p eau d ’o u rs b la n c du d e v a n t de
fo y e r. Il ne ra c o n ta it p as, com m e C h a rle m o n t, les
p o tin s du jo u r , m ais les év é n e m e n ts de sa vie d ’écolie r, de sa vie d ’é tu d ia n t. Q u e n e d o n n e ra it-il, ce
so ir, p o u r re tro u v e r, ne se ra it-c e que q u elq u es in s
ta n ts , les dou ces im p re ssio n s de ces m o m en ts bénis,
la c h a le u r de la p eau d ’o u rs, la c la rté d u fo y e r, les
c a re sse s m a te rn e lle s? ...
M ais q u ’a u ra it-il à confier?... D es triste sse s? ...
S i to u t est c h a n g é p o u r lui, à qui la fa u te ? ...
N ’a -t-il p o in t ag i av ec la p lu s re g re tta b le des
lé g è re té s, et p ré p a ré au ssi m a la d ro ite m e n t que p o s
sible l’e n tré e d ’E llc n d a n s sa fam ille?... C o m m en t
E d d y , lui to u jo u rs si d é fé re n t, p a ru t-il si peu con
fian t e n v e rs sa m ère, com m e s’il la re je ta it de sa
vie ?...
L a v é rité est q u ’E d d y a v a it p e u r de ce q u ’il
a lla it e n te n d re , de ce q u ’il ne v o u la it p as a v o ir à
é c o u te r. Il sa v a it que l'a n n o n c e de son m a ria g e
s e ra it m al reçu e, que des a v e rtis s e m e n ts c h a g rin s,
d es p ré v isio n s pessim istes, des re p ro c h e s sé v è re s
lu i s e ra ie n t ad re ssé s. P e u t-ê tre se les a d re s s a it-il
lu i-m êm e?...
M a is il a im a it E lle n , il v o u la it ê tre h e u re u x . Il
e s p é ra it l’ê tre ! E t rie n ne l’a a rrê té . '
A u jo u r d ’hui, E lle n est-elle h e u re u se ? ...
Il en d o u te et so u ffre c ru e lle m e n t d ’en d o u ter...
U n e so n n e rie .
L e g lisse m e n t de l’a sc e n se u r. L ’a r r ê t. L e p a n n e a u
q u i s’o u v re .
V o ici E llen .
L ’o b sc u rité de l’a p p a rte m e n t la d é ro u te .
•— V o u s êtes là , E d d y ?. .. fa it- e lle d ’u n e v o i x in
q u iè te.
— O ui.
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CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
— Q u e fa ite s-v o u s? ... M a is q u e fa ite s -v o u s ?...
V o u s d o rm e z ? ...
E lle se p ré c ip ite , to u rn e les c o m m u ta te u rs.
L ’é lc c tric itc resp len d it.
— A v e z -v o u s co m m an d é le d în e r? ...
— E x c u se z -m o i, je n ’ai rie n fait...
— O h ! q u elle m a le c h a n ce !... E t n o u s a v o n s si
p eu de tem ps...
— Q u ’cst-ce que n o u s a v o n s à fa ire ? ...
— D é p ê c h e z-v o u s!... N o u s som m es in v ité s p a r
les S tim so n et D e a ry au P ig a llc ... : g ra n d g ala...
h a b it... décolleté... J e v a is la n c e r m a ro b e n e u v e !...
— V o tre robe n eu v e?...
— M a is oui, la d e rn iè re fa ite !... A lle z -v o u s m e
d ire que v o u s ne l’av ez p as v u e?...
— J e v o u s affirm e ne p as en a v o ir m êm e e n te n d u
p a rle r...
— Si v o u s ne l’av ez p as vue, v o u s la v e rre z !.»
D ép ê c h o n s-n o u s...
E lle je tte d a n s le c o rn e t ac o u stiq u e :
— M en u ?...
— P o ta g e ,... b o u ch ées a u x h u ître s , filet de b œ u f
céleri, a n a n a s à la crèm e... V in o rd in a ire ? ...
— N o n , L éo v ille !... O n a b eso in de se re ta p e r!...
E n v itesse, n ’est-ce pas?...
Q u elq u es m in u te s a p rè s. U n co u p lé g e r à la
cloison.
U n p a n n e a u g lisse. S u r !e m o n te -c h a rg e e st po
sée la co rb eille qui sem ble tre ssé e en fils d ’a rg e n t.
E lle c o n tie n t le d în e r : m in u scu le so u p iè re , p la ts
q u ’a b rite n t d ’in g é n ie u x c o u v ercles, a ssie tte s, cu il
lè re s, fo u rc h e tte s . T o u t est en m étal, to u t b rille.
E t, s u r la p e tite ta b le où E llcn d isp o se ces o b je ts,
l ’on d ira it que se p ré p a re un d în e r de poupée.
A u fo n d de la co rb eille, d a n s son b e rc e a u d ’o sier,
d o rt le « L éo v ille ».
— M a is a id ez-m o i, E d d y !... A id ez-m o i !... R e
m u e z -v o u s ?...
E d d y se lève, s’é tire , ré p o n d :
— V o u s ê te s te rrib le m e n t a g ité e , c h è re am ie !...
— A v a n c e z !... T o u t est s u r la ta b le E s t-c e a sse z
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a p p é tissa n t? ... A p ro p o s, on v ie n t n o u s c h e r c h e r ;
M a u d n o u s en v o ie son m a ri et le c a b rio le t!... J e
suis ra v ie !... E n c o re u n e chose, E d d y : il v o u s f a u t
o ffrir un b e a u sac de b o n b o n s à J o a n et à M au d ,
p c u t-c tre a u ssi de belles fleurs... A v a n t de v o u s
a sse o ir, télép h o n ez, co m m an d ez où v o u s v o u d re z ...
M a is que ce soit d ’u n e b o n n e m a rq u e , d ’u n e m a rq u e
chic, sin o n on n ’en tie n d ra it a u c u n com pte !... Q u ’o n
a p p o rte le to u t au th é â tre , n ’est-ce p as? ... V o ici le
n u m é ro de la loge...
P lu s E lle n s’ex c ite , m o in s E d d y sem ble e n te n d re .
— Q u elle idée d ’a v o ir f a it m o n te r ce sp len d id e
d în e r? m a rm o tte -t-il. V o u s ê te s d a n s u n te l é ta t
d ’a g ita tio n que v o u s n ’en m a n g e re z p a s u n e
b o uchée...
— C ’est ce qui v o u s tro m p e !... J ’ai u n e faim de
loup, et, je v o u s l ’a i ré p é té c e n t fois, j ’aim e les
b o n n e s c h o se s! E d d y , je v o u s re c o m m a n d e ces
b o u ch ées, elles so n t p a r - f a i - t e s !... T ie n s, m on
v ie u x , d éb o u ch e ce L é o v ille L . « B o is-en un coup » ,
com m e d it l’a u tre , ça v a te m e ttre d ’ap lo m b !...
T ie n s , a u fa it, la b o u teille a été déb o u ch ée... O n
p ré v o it to u t, en bas... E h b ie n ! m a n g e d o n c?...
E d d y est tr è s p âle et de plus en p lu s accablé.
•— Q u ’est-ce que tu a s ? m ais enfin q u ’est-ce que
tu as?... C ’est b o u le v e rs a n t!...
— E lle n , fais-m o i la c h a rité de m e la is s e r ici !...
J e ne suis p as bien...
— A h !... N o u s p o u v io n s a v o ir u n e so irée
a g ré a b le , tu v a s m e l ’e m p o iso n n e r? ... M on g a rç o n ,
tu fa is de la n e u ra s th é n ie !... Il v a fa llo ir te soi
g n e r. E n to u t cas, si tu ne v e u x p as v e n ir, si tu
p r é f è r e s te co u c h e r, si tu p ré te n d s ne pas d în er,...
a g is à ta g u ise !... J e re n o n c e à to u te d iscu ssio n .
S tim so n v ie n t m e c h e rc h e r, il m e ra m è n e ra . Ils
o n t u n e loge de six p laces, n o u s se ro n s cinq, je n e
c o u rs a u c u n d a n g e r d ’e n lè v e m e n t!... J ’ai a c cep té
c e tte in v ita tio n . J e s o rtira i sa n s toi, v o ilà to u t !...
A llo n s, m an g e, bois, le d în e r est e x c e lle n t, le v in
u n e p e rfe c tio n !... E t p u is cro is-en m a v ieille e x p é
rie n c e : c h a n g e d ’a v is !... M ais d ép ê c h e -to i !... S tim -
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so n s e r a it fu rie u x de ne p as a s s is te r à la levée du
rid e a u ...
— G ra n d e e n fa n t, tu ne co m p ren d s pas que je ne
p u is a c c e p te r ces p o litesses sa n s les re n d re ? ...
— T u les re n d s en fa is a n t en v o y e r des bon b o n s
e t des fle u rs!... C ’est m êm e trè s g a la n t!...
— Il f a u t a u m o in s c en t f ra n c s p o u r q uelques
fleu rs,... e t le double, le trip le p o u r les bonbons...
— E n c o re te s h o rrib le s c h iffre s!...
— S a n s c o m p te r que je les co n n ais, tes A m é ri
c a in s : ils v o u d ro n t finir la n u it d a n s u n e « b o ît* »
où l ’on d a n s e ra ju s q u ’au p lein jo u r , où l’on soup e ra ... P u is -je ne p as p a y e r m a p a r t de l’e x tra -d ry
e t des co c k ta ils? ... E t co m m en t f e r a i- je p o u r a r r i
v e r d em ain à l’h e u re à m on b u re a u ? ...
— B a z a rd e -le , to n b u re a u !... P o u r ce que tu y
g a g n e s !... Il te re n d o d ie u x !... A p rè s to u t, couchetoi, ne m a n g e rie n ; d em ain , n o u s c o n tin u e ro n s cette
c h a rm a n te c o n v e rs a tio n !... E n a tte n d a n t, je re
p re n d s de cet a n a n a s à la c rèm e et... j e file!... O n
n ’e st je u n e q u ’u n e fo is!... J ’a i des am is am u
sa n ts, je v e u x en p ro fite r. M a is ne m ’a tte n d s pas
de b o n n e h eu re... A llo n s, un bon m o u v em en t. L a isse to i te n te r ?
— Il m e f a u d r a it m ille fra n c s , ce so ir, p o u r
p a y e r m a p a r t de ces folies,... p e u t-ê tre p lu s en
core...
— T u m e fa is p itié !... J e te p la in s de ne sa v o ir
jo u ir de rie n !...
— P la in s-m o i. E n effet, je su is à p la in d re !...
— O h ! et, p u isq u e tu v e u x m e l’e n te n d re d ire,
m oi a u ssi !...
E lle n d is p a ru t d an s la pièce à côté.
D ’un coup de so n n e tte elle a p p e la « M a rie », la
Jionne de l’étag e.
— P a r g râ c e , aidez-m oi,... je suis en re ta rd !...
— M a d a m e e st d é jà f o r t bien coiffée... S a figure
e st fa ite !... U n peu tro p de ro u g e , selon m on go û t...
M a d a m e n ’a q u ’à m e ttre un n u a g e de p o u d re... C ’est
c e la , c’est p a r f a it! ... M a d a m e m e t sa belle ro b e !...
C o m m e c’e st jo li ce tu lle d ’o r p â le s u r ce fo n d ro se
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O U BLIE
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c h a n g e a n t !... Q u el g o û t a M ad am e, p o u r s a v o ir
a in si c h o isir de jo lie s choses !... A h ! cela, v ra i,
M a d a m e , a v ec c e tte ro b e, est ra v is s a n te !... M ad am e
v a a v o ir un su ccès!... J e p ré d is à M ad am e q u 'o n
n e r e g a r d e r a q u ’elle !... M ad am e s e ra la p lu s j o
lie !... M o n sie u r a u ra le g ra n d r e g re t de ne pas
l'a v o ir a c c o m p a g n ée !... M o n sie u r r e g r e tte r a de
n 'ê tr e p a s à c e tte belle so irée !... C e u x qui p e u v e n t
a v o ir les ch o ses n ’en sa v e n t pas jo u ir ! ... E t ceu x
qui ne p e u v e n t les a v o ir les d é s ire n t to u te le u r
vie !... O h ! et p u is, les hom m es, il f a u t les la is
s e r à le u rs id ées !... O n n e g a g n e rie n à en d is
c u te r !...
« L e té lé p h o n e !... L e g a rç o n d ’é ta g e a n n o n c e
que M ad am e d o it fa ire d ilig en ce, q u ’on va ê tre en
re ta r d !... H e u re u s e m e n t, M ad am e est p rê te !... M a
d am e a un su p e rb e c o llie r de v ra ie s p e rle s !... C ’est
estim ab le, de b e a u x b ijo u x !... M ad am e a au ssi u n e
belle cape de v iso n !... A h ! ce q u ’il d o it v a lo ir, ce
m a n te a u !... Ç a, c’cst de la f o u rru re , ce n ’est pas
de la p eau de lap in !... C om m e ce m a n te a u de M a
d a m e sen t bon !... C ’est un b o n h e u r de re s p ire r ce
p a rfu m ...
« L ’a s c e n s e u r e st là !... J e d escen d s a v ec M a
d am e !... M ad am e est si g e n tille av ec m oi que cela
m ’est un p la is ir de m e ttre M ad am e en v o itu re ... »
E lle n , p a s s a n t p a r le « liv in g -ro o m », re tro u v e
E d d y n ’a y a n t pas b ougé de place.
E lle é c a rta la m a n te m agnifique e t d e m a n d a co
q u e tte m e n t :
— V o u s ne v ie n d re z p as?...
— J e ne p e u x pas.
■
— C o m m en t m e tro u v e z -v o u s? ...
Il rép o n d , m a u ssa d e :
— B ien.
E lle eu t u n é c la t de r ire m o q u eu r.
•— C ’est to u t? ... M e rc i!... B o n so ir!...
— M a d a m e !... M a d a m e !... O n s ’im p a tie n te ...
E llc n d is p a ra ît.
L ’a s c e n s e u r dcsccnd.
E d d y se re tro u v e seul. Il a u n g e ste de rév o lte,
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O U BL T E
— J e su is d a n s la vie com m e en e x il!... m a ;’m o tte -t-il en se le v a n t ra g e u se m e n t. Il to u rn e le
c o m m u ta te u r e t se re tro u v e d a n s l’o b sc u rité .
« J e suis d a n s la vie com m e en exil !... ré p ètet-il en r e p re n a n t d a n s le fa u te u il h a v a n e sa pose
accab lée. — J ’ai to u jo u rs vécu loin de to u t ce que
j ’a u ra is aim é, m ’en p riv a n t, et p o u rq u o i ?... P o u r
« n e m isé ra b le q u estio n de g ro s so us?... E st-c e r e
g r e tta b le !
« M a d e stin é e est d iffé re n te de celle des a u tre s !...
Il y en a q u e rien n ’a rrê te , qui p a sse n t b rilla n ts et
b e a u x , jo u is s a n t de la v ie !... E n to u t, p a rto u t, m oi,
ie tro u v e d ’in fra n c h is s a b le s b a r r iè r e s ! ... J e ne p o u
v a is que re fu s e r, ce so ir!... E lle n ne v eu t, ni p e u tê tre n e p e u t sa is ir le sen s de m on re fu s... D es
fle u rs!... des b o n b o n s!... un so u p e r!... O ù en a u ra is je tro u v é le m o y en ?... C es A m é ric a in s so n t m illio n
n a ire s , je ne p u is les su iv re !...
« E lle n m ’en v o u d ra . Q u ’y p u is-je ? ... C ro it-e lle
d o n c que c’est p o u r m on p la is ir que je la laisse
a lle r seule, im p ru d e n te , jo lie, ra v is s a n te , c o u ra n t
to u s les risq u es?... J ’eusse été bien fier, ce soir, si
j ’a v a is eu la p o ssib ilité de l’a c c o m p a g n e r!... J e crois
c tr e né, com m e d isa it L a m e n n a is, « a v ec u n e plaie
a u c œ u r », et que, si c e tte p laie n ’est p as m o rte lle ,
e lle em p o iso n n e to u s les a c te s de m a v ie !... M a
d e stin é e e st d iffé re n te de celle des a u tre s , je le
ré p è te ... »
Il ré c a p itu le :
— M o n p è re é ta it en g a rn is o n d a n s l’E st. M a
m è re l ’y a v a it suivi. J e suis élevé p a r des p a re n ts
à la c a m p a g n e .
« Q u a n d m am an m e re tro u v e , c’est p o u r m e re
p r o c h e r m es m a u v a ise s m a n iè re s , m es m a in s s a les ,
m e s h a b its d é c h iré s, m on m a n q u e d e soins. I n d i
g n é e , elle s’en p re n d a u x p a r e n ts q u i m ’a v a ie n t à
c h a rg e . U s d é c lin e n t to u te re sp o n sa b ilité : « C ’e st
;« u n e m a u v a ise tê te , on n e p e u t se fa ir e é c o u ter...
;« U suffit q u ’on lu i dise u n e chose p o u r q u ’il fa sse
[« le c o n tra ire ... O n n ’en tir e r a rie n de bon... »
« O n se q u itte b ro u illé s à m o rt. M am an m ’em
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yj
m è n e e t décide de m e g a r d e r p rè s d'elle. M on p ère
e x ig e p o u r m oi l’in te rn a t.
« — T u le g â te ra is tro p , il f a u t q u ’il tra v a ille !...
« E t je tra v a ille , en e ffe t; je fa is de m on m ieu x ,
ju s q u ’en 1914.
« L a g u e rre éclate. T o u t e st b o u lev ersé. J ’e n tre
d a n s u n n o u v e a u lycée a u x e n v iro n s de P a ris .
« S ix m ois a p rè s, m on p è re est tu é. M a m a n s’en
rô le com m e in firm iè re d an s u n de ces h ô p ita u x du
f r o n t a u to u r desq u els rô d e la m o rt, où to u t e st
d a n g e r.
« P lu s ta rd , on a p itié de sa fa tig u e , de son
é p u ise m e n t : m am an est re n v o y ée d ’office a u x e n v i
ro n s de P a ris , d a n s u n e fo rm a tio n d o n t M . de
C h a rlc m o n t est le g ra n d chef.
« E lle m e v isite so u v en t, se ré jo u it de m e v o ir
g r a n d ir , de m a te n u e m eille u re , de m es b o n n es
n o te s, de l’éloge que f a it de m oi le p ro v ise u r. E lle
m e ré p è te sa n s cesse : « J e v e u x ê tre fière de toi...
« J e n ’ai p lu s que toi... » E n a tte n d a n t que je
pu isse e x a u c e r ce vœ u, c’est elle qui m e re n d fier!...
J e su is a p p e lé u n jo u r à l’h ô p ita l p o u r v o ir m am an
d é c o rée de la L é g io n d ’h o n n e u r !...
« D e u x jo u r s de congé, p o u r elle et p o u r m oi,
su iv en t. N o u s les p asso n s ensem ble. Ce f u re n t c e r
ta in e m e n t les h e u re s les plus douces de m a v ie !...
« P u is, de n o u v e a u , il fa llu t se q u itte r, enco re...
to u jo u rs ...
« L a g u e r r e finie — je v ien s d ’a v o ir d ix -se p t ans,
— m a m a n se re m a rie . E lle épouse M. de C h a rle m o n t. E n m ’a n n o n ç a n t cette n o u v elle, elle in siste
s u r le b o n h e u r q u ’elle a u ra de p o u v o ir m e g a r d e r
p rè s d ’elle. C e tte p ensée m ’em pêche de fo n d re en
la rm e s e t de lui a v o u e r m a pein e p ro fo n d e . C om
m e n t, e n tr e elle et m oi, m a m a n c o n se n t-e lle à
m e ttre u n é tra n g e r? ...
« C e tte im p re ssio n s’a tté n u e . J e su is p ris au
c h a rm e de m a vie n ouvelle. J ’h a b ite sous le m êm e
to it q u e m am an , d an s u n h ô te l sp len d id e. M ais,
ô d isc ip lin e ! c’e st à l’é c a rt que je dois v iv re . D e
j o u r en j o u r cela m ’est p ro u v é. L a co n sig n e e st
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fo rm e lle : « J e t i c p e u x ni ne dois m e re n d re
« im p o rtu n . » J e vis d onc d a n s une des ailes de l’h ô
tel, se rv i p a r un v ie u x v a le t de ch a m b re à qui M. de
C h a rlc m o n t d o n n e le v iv re , le c o u v e rt et u n e b o n n e
r e tra ite . A c e rta in s jo u rs , je su is p rié à d é je u n e r
ou à d in e r a v ec m es p a re n ts , com m e le s e ra it u n
é tra n g e r. M ais, u n jo u r, je m ’ap e rç o is n ’a v o ir d û
c e tte in v ita tio n q u ’à ceci : o n é ta it « tre iz e » à
ta b le !
« C e rôle de q u a to rz iè m e , « d ’u tilité », m ’ir r ite si
p ro fo n d é m e n t que je m e p re n d s à m é c o n n a ître les
so in s d o n t je su is l’o b je t, le b ie n -ê tre qui m ’e n to u re ,
la c h è re fine et les d o u c e u rs qui m e so n t a p p o rté e s
p a r le v ieu x v alet.
« J a m a is je n ’ai v écu p lu s p rè s de m am an q u ’en
c e tte p ério d e de m a vie, et c e p e n d a n t ja m a is je n ’ai
eu, plus q u ’a lo rs, le sen tim e n t d ’en ê tre lo 'n !
« J e v a is l’e m b ra sse r -comme en c a c h e tte , e n tre
d e u x v isite s !... M am an est to u jo u rs p re ssé e , a b so r
b ée p a r sa vie n ouvelle. P o u r p la ire à M . de C h a r
lcm o n t, elle est d e v e n u e trè s m o n d ain e. M on b e au p è re est affab le a v ec m oi — il l’est p o u r to u s c eu x
q u i l'e n to u re n t. — J e n e sais, p o u r m a p a rt, lui en
ê tre re c o n n a issa n t. J e d ev in e tro p la m ain de fe r
so u s le g a n t de velo u rs.
« L e tem p s passe. J ’ai des c a m a ra d e s. J e n e puis
q u e ra re m e n t les su iv re d a n s le u rs je u x , p a rc e
q u ’en c o re et to u jo u rs l’a r g e n t m e m an q u e !... En.
d e m a n d e r à m am an m ’est o d ieu x ...
« L e tem p s p asse enco re... J e n ’ai q u ’u n e idée :
m ’é v a d e r de l’h ô tel m agnifique, p o u r ne p lu s ê tre , à
m es p ro p re s y e u x — et a u x y e u x de bien d 'a u tre s ,
je le c r a in s ! — le p a r a s ite .
« O ù a lle r? ...
« J e ne sa is si m a s a n té se re sse n t d 'u n tel é ta t
d ’esp rit. M a m a n finit p a r s’in q u ié te r, p a rc e q u e « j e
n e su is pas com m e les a u tre s ».
« E tr e com m e les a u tre s ? ... C o m m en t le p u isje ? ... R ien ne m e ré u ssit. Je so u h a ite fa ire m on
se rv ic e m ilita ire d a n s l’A v ia tio n . O n m ’in te rd it les
v o ls « p a rc e que je n ’ai p as le c œ u r so lid e ». O u
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Q U ’O N
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79
m e c la sse « d a n s les serv ices ». E t - ¡ne v o ilà m a
n ia n t la pelle et le b alai, a lo rs que les a u tre s
p la n e n t en p lein azur...
« A rriv e m a lib ératio n .
« L a d ip lo m atie m e te n te ra it...
« M on b e a u -p è re m e ra ille d ’un tel ch o ix . II ne
re c o n n a ît' en m oi « ni la sou p lesse, ni l’e n tre g e n t,
« ni a u c u n e des q u a lité s n é c e ssa ire s p o u r re p ré se n « te r u n jo u r , en bel h a b it b ro d é, la F r a n c e à
« l’é tr a n g e r ».
4 « — T o u t v o u s m an q u e, m on p a u v re E d d y ,
m êm e, et s u rto u t, lo k c c p s m i l e ! — g a r d e r , a v o ir le
s o u r ir e ! — ce qui e st trè s im p o rta n t!...
« M a m a n u se d ’a u tre s a rg u m e n ts :
« — Il te f a u d r a it u n e fo rtu n e p e rso n n e lle ... T u
f e r a is tris te figure...
« U n e fo is de plus, je m e h e u rte à l’in fra n c h is
sable b a r r iè r e !...
« J e v é g è te d a n s u n e g ra n d e m aiso n de com m is
sio n . — M é tie r in g r a t sa n s g ra n d e sp o ir d ’a v a n c e
m ent. L e s tra n s a c tio n s co m m e rc ia les m ’e n n u ie n t,
les c h iffre s n ’o n t ja m a is été m on affaire.
« — V o u s p ié tin e z s u r place, m on ch e r, to u s
v o u s p a s s e n t su r le dos !... R em u ez-v o u s, secouezv o u s, m e tte z -v o u s en lu m iè re !... m e d é c la re C h a rlem o n t.
« — E n lu m iè re ? ... C o m m en t?... E t p o u rq u o i? ...
« — P a r le r a in si, m on g a rç o n , c’est re n o n c e r à
to u t !
« J]a p p ris, q u elq u es jo u rs plus ta rd , q u ’il a v a it
d é c la ré à m a m è re :
« — C h è re am ie, fa ite s-e n v o tre d e u il!... V o u s
a v ez là un p o u lain qui ne g a g n e ra ja m a is u n e
c o u rse !... 11 n ’a ni cœ u r ni ja r r e t...
« M a m a n g ém it d u propos.
« Q u a n t à m oi, p e u t-ê tre p o u r le d é m e n tir, je fis,
à q u elq u es jo u r s dq, là, un e sclan d re.
« S u r u n e o b se rv a tio n — ju stifiée, du re ste , je le
re c o n n a is a u jo u r d ’h u i ! — d u c h e f de se rv ic e qui
m ’a v a it so u s scs o rd re s, je fis e x p lo se r s u r lui les
c o lè re s, les ré v o lte s qui c o u v a ie n t en m oi d ep u is
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CEL U I
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des a n n é e s, en lui je ta n t au v isa g e les p a p ie rs q 'jç
j e v e n a is de fa ire s ig n e r e t m a dém issio n .
« M a m a n é ta it co n ste rn é e .
« M on b e a u -p è re , se f r o tta n t les m a in s, a p p ré c ia
ain si l ’a v e n tu re :
« — H é !... h é !... m a to u te belle, v o tre p o u la in
s ’é v e ille !... J e n ’a u ra is ja m a is c ru de lui la possi
b ilité de p a re ille d é fe n se !...
« N ’a y a n t p lu s d ’o c c u p a tio n et n e s a c h a n t que
d e v e n ir, je fu s envoyé, p a r o rd o n n a n c e du m éd e c in ^
en S u isse p o u r fa ire « du sp o rt ».
« J ’y ré u ssissa is. M es n e r f s se c a lm a ie n t. J e m e
se n ta is to u t a u tre , p lu s d é s ire u x de bien fa ire , plus
p rê t à l’actio n .
« U n stu p id e a c c id e n t m e p ré c ip ite au fo n d d ’u n s
b rè c h e p leine de n eig e. J e n ’eus que des co n tu sio n s,
m a is le tem p s q u ’il fa llu t p o u r m e tir e r de ce m a u
v a is pas m e v a lu t u n e c o n g estio n .
« O n m e d e sc e n d it des h a u te u rs . J ’e n tra i d an s
u n e clinique. P n eu m o n ie,... ré v u lsifs,... v en to u ses,...
o b s e rv a tio n du cœ ur... J 'e n eus p o u r d es jo u r s c i
d es jo u r s !
« M am an v ie n t m e re tro u v e r. A u ssitô t tr a n s p o r
ta b le , elle m e ra m è n e à P a ris .
« U n e co n v alescen ce trè s lo n g u e, u n e fa ib lesse
p e rs is ta n te , le sen tim e n t q u ’u n e fo is de p lu s je suis
à c h a rg e à m on b e a u -p è re — cet hom m e qui ne
m ’est rie n et à qui je ne p u is p a rd o n n e r de n e pas
m e le la is s e r o u b lie r un in s ta n t! — m e p ousse à
c ro ire que to u t m ’ab a n d o n n e , que la v ie n ’a u r a
ja m a is que des d u re té s p o u r moi...
« C ’est en cet é ta t d ’e sp rit que je su is en v o y é à
V e r r iè r e s p o u r u n e « c u re de re p o s ».
« J ’y co n n u s E llen . Il m e sem b la q u ’elle seule
a u r a it le p o u v o ir de re n v e rs e r les « in fra n c h is
sab les b a r r iè r e s » qui m ’e m p ê c h a ien t de ré u s s ir en
to u t ce q u e j ’a v a is pu e n tre p re n d re , qui se d re s
s a ie n t e n tre moi et le b o n h eu r.
« E lle y tra v a illa . R ien ne la d é c o u ra g e a . Ni
l’o p p o sitio n de sa m ère, ni le m é c o n te n te m e n t de îa
m ie n n e , n i l’in d iffé re n c e m o q u eu se d o n t fa is a it
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lï
p re u v e M. de C h a rlc m o n t, ni m on m a n q u e de f o r
tu n e , ni m a v ie oisive...
« — Il tra v a ille ra !... il tr a v a ille r a !... ré p é ta it-e lle
a v ec u n e sp len d id e confiance.
« E t je v ég ète.
« L a p a u v re e n fa n t s ’est tro m p ée.
« J e n e su is p a s le c o m p ag n o n de ro u te q u ’il lu i
fa u t.
« C o m m e n c e - t - e l l e à l e c o m p r e n d r e ? E lle est,
p a r m o m e n t s , s i d u r e , s i im p it o y a b le ... »
L es la rm e s a u x y eu x , il se so u v ie n t de la scèn e
du m a tin , d u tr is te re p a s qui v ie n t d ’ê tre p ris à
la h â te , et d a n s q u elles c o n d itio n s!... D u d é p a rt
b ru sq u e d ’E llen , de ses c in g la n te s rép o n ses, de so n
ad ie u je té com m e u n défi...
— O ù c o u ro n s-n o u s? ... Q u e s e ra l’a v e n ir? ... O n
p o u r r a it ê tre si h e u re u x !... se d it E d d y a v e c u n
a ffre u x s e rre m e n t de cœ ur.
E t l’u n e de ces v o ix in té rie u re s qui sem b len t se
f a ir e e n te n d re a u x h e u re s des g ra n d e s c ris e s m o
ra le s, sem ble ré p o n d re à sa p la in te déso lée :
— A qui la fa u te ? ... N e p e u x -tu ê tre a u tr e que
tu n ’es?... N e p e u x -tu p e n se r à elle, fa ire un e ffo rt
p o u r la c o m p re n d re ? ... E lle t ’a choisi, elle t ’a to u t
d o n n é. Q u e fa is -tu en é c h a n g e ?
T re m b la n t d ’é n e rv e m e n t et de fièvre, le m a lh e u
re u x g a rç o n passe d a n s la pièce à côté. Il se d é sh a
bille. S cs v ê te m e n ts so n t la n cés, sa n s soin, de-ci,
d e-là.
11 se je tte s u r le lit. M ais le som m eil le fu it.
Il se relèv e, fo u ille, c h e rc h e et d é c o u v re enfin
un e b o îte c o n te n a n t des c a c h e ts qui v o n t ¡’e n d o r
m ir p ro fo n d é m e n t. E n effet, com m e en rêve, il ne
sa it à quelle h e u re , il a p e rç o it E llen re v e n u e , E lle n
d a n s sa robe de fête, E lle n p lu s jo lie q u e ja m a is...
E lle lui p arle.
Q u e d it-elle ?...
S a n s d o u te ne le s a u ra -t-il ja m a is .
L e som m eil, de n o u v e a u , l ’a n é a n tit.
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CEL U I
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E llc n s’év eilla v e rs le m ilieu du jo u r.
L a c h a m b re é ta it vid e ; E d d y p a rti p o u r son
b u re a u .
A v a n t de s ’é lo ig n e r, il a v a it eu l’a tte n tio n d ’ép in g lc r s u r la c o u v e rtu re cet avis, é c rit au c ra y o n su r
une belle pag e b la n c h e :
« N e m ’a tte n d s pas p o u r d é je u n e r. J e ne r e n tr e
ra i que ce soir... »
F o r t m é co n ten te, ré p o n d a n t du ta c au tac, E llen
p rit un c ra y o n et, s u r la m êm e feu ille, a jo u ta :
« N e m ’a tte n d e z p as ce soir. J e p a rs à l’in s ta n t
p o u r V e rriè re s ... »
C e q u ’elle fit en re c o m m a n d a n t à M a rie , la
fem m e de c h a m b re :
—
S u rto u t, n ’o ubliez p as de re m e ttre ceci à M o n
sieu r. O u, m ie u x en co re, é p in g lez-le s u r la c o u v e r
tu re . Ic i, M a rie . Il le tr o u v e ra en re n tr a n t.
II
— C h è re am ie, au risq u e de v o u s f a ir e de la
p e in e , je su is obligé de v o u s d ire que M a d a m e v o tre
belle-fille s ’ém a n c ip e !...
— C o m m en t le sav ez-v o u s?...
— N e p re n e z d onc pas, au p re m ie r m ot, ce to n de
lio n n e qui c ro it d e v o ir p re n d re la d é fe n se du f r u it
de ses e n tra ille s !...
— O h ! C h a rle s, q uelle im ag e h o rrib le !...
— L a n a tu re , c ep en d an t...
— D e g râ c e , p as de d é c la m a tio n !... J ’ai to u jo u rs
d it que c e tte p e tite n ’a v a it a u c u n e des q u a lité s
n é c e ssa ire s p o u r re n d re u n hom m e h e u re u x !...
— N e ju g e z p as de l’espèce e n tiè re s u r un cas
trè s p a rtic u lie r !... E d d y d ev ien t de p lu s en plus
c h a g rin et b iz a rre !... R ien n ’a r r iv e à le d é rid e r!.,.
U n a n g e n ’y p a rv ie n d ra it pas. Il d o it fa llo ir a v ec
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lu i u n e de ces p aticn ccs... oh ! la... la... la... la... la...
la... !
— C o n tcz-m o i v o tre so irée, C h a rle s , au lieu de
m e to r tu r e r s u r u n s u je t qui m e to u rm e n te ... O ù
étiez-v o u s, h ie r a u so ir?...
— A u P ig a lle , m a ch è re ; so irée de g a la !... M a
g n ificen ce! E lé g a n c e s!... D es fe m m es u ltra -c h ic ,
des d éco lletés m e rv e ille u x !... — Us é ta ie n t tro p !,..
O n ne s a v a it lequel a d m ire r!... — D es ép au les,
des cous, des b ra s que c o n ste lla ie n t des p ie rre s
p ré c ie u se s, d es b ijo u x d a rd a n t des ra y o n s à te n te r
A li-B a b a e t ses q u a ra n te v o le u rs. U n c o n te des
M i l l e e t u n e N u i t s , m a to u te belle !...
— E t E lle n ? ...
— D a n s u n e loge : ■tro is je u n e s fem m es,
M rs S tim so n , M rs D e a ry , E lle n !... E llen d é lic ie u
se m e n t h ab illée, u n e robe d 'u n g o û t p a r f a it, u n e
ro b e du g ra n d fa is e u r ; E lle n p o rta n t les p e rle s que
n o u s lui av o n s d o n n é e s!... E lle n fa rd é e à m erv eille,
coiffée à m ira c le !... E llen jo lie co nnue les a m o u rs,
a v ec des y e u x com m e ja m a is je ne lui en ai v u s!
M a lh e u re u se m e n t elle a v a it ad o p té le fa m e u x s o u r
cil d ro it, ce qui lui e n le v a it de sa p e rs o n n a lité en
lui d o n n a n t av ec ses am ies com m e u n e v a g u e re s
sem b lan ce. Je m e suis p erm is de l’en ta q u in e r...
— C o m m en t, v o u s lui avez p a rlé ? ...
— A v i e z - v o u s l a p r é t e n t i o n d e m e l ’i n t e r d i r e ? . . .
J ' é t a i s d u r e s t e f o r t c u r i e u x d e s a v o i r c e q u ’e l l e
a v a it fa it d e so n m a u ssa d e é p o u x .
— O ù é ta it-il?
— O ù v o u liez-v o u s q u ’il fû t? ... Il é ta it d a n s son
lit!
—
M a la d e ?...
— N on !... G ro g n a n t, san s d o u te, e t ro u p illa n t,
l’im bécile !
— C h a rle s, m o d érez vos e x p re ssio n s !... V o u s m e
fra p p e z a u c œ u r!... E lle n s ’est p la in te à v o u s de...
de...
— E llen , se p la in d re à m oi?... D e quel d ro it
m ’a ttrib u e z -v o u s ce rôle de confident, ou, m ieux,
de c o n fe sse u r? ... E lle n se m b la it tr o u v e r l’ab sen ce
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d e son m a ri to u te n a tu re lle ! « C h a c u n p re n d son
p la is ir où il le tro u v e !... L ib e rté !... L ib e rté !... »
m ’en a -t-e lle dit.
— M on p a u v re e n fa n t se tu e de tra v a il...
— D ite s do n c p lu tô t que l’en n u i le ro n g e, ce qui
n e s e ra it p as s’il v iv a it com m e to u t le m onde...
— M a is il ne le p eu t pas, le m a lh e u re u x !... E llen
¡est d é p e n s iè re ; le tr a in de son m én a g e le dépasse...
.— Q u ’il fa sse m ie u x !...
r - — L e p e u t-il ?...
— 11 f a u t v o u lo ir, p o u r ré u s s ir!... Il je tte les
ra m e s, il n e s a it se s e rv ir d u g o u v e rn a il, la m a u
v aise c h an ce l’e m p o rte, com m e u n e épave...
— C h a rle s, v o u s m e m a rty ris e z !... E st-c e san s
rem èd es?...
— Si l’on v e u t g u é rir, il ne f a u t ja m a is d ése s
p é re r...
— Q u e v o u lez-v o u s d ire ? ...
— Q u ’il y a u r a it m oyen d ’a r r a n g e r to u t cela...
— O h ! C o m m en t, C h a rle s? ...
— C ’est m on se c re t.
— Q u ’est-ce que c e tte én ig m e ?...
— J ’esp ère v o u s en d o n n e r la so lu tio n plus
t a r d !... R ev en o n s à E llen ...
— V o u s ne p en sez p lu s q u ’à elle...
— M e fe rie z -v o u s l’h o n n e u r d ’un p eu de j a
lo u sie ?...
— A u fa it, C h a rle s, au fa it? ...
— A l’e n tr ’ac te je suis d onc allé, en hom m e bien
élev é, s a lu e r v o tre belle-fille d an s sa loge. E lle m ’a
p ré s e n té à scs am ies. C elles-ci sem b len t d e u x sœ u rs
ju m elles. E lle s so n t ta illé e s s u r le m êm e p a tro n :
m êm e co iffu re, m êm e m aq u illag e, m êm es d e n ts
m agnifiques, m êm e a rc des lè v re s e s th é tiq u e m e n t
c o rrig é p a r un de ces fa r d s « q u i ré s is te n t à to u s
les r e p a s » , m êm e b o u ch e qui sem ble ig n o re r que
le m ot b a ise r se p ro n o n c e du b o u t des lèv res, m êm e
bouche qui p a rle sa n s ja m a is se re fe rm e r, ce qui
tra n s fo rm e le fra n ç a is en u n e o n o m ato p ée u n peu
h a w a ïe n n e q u i n ’e st pas sa n s ch a rm e , a v ec ses
v o y elles c h a n ta n te s , scs d ix -n e u f co n so n n es a v a
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8S
lées, ro u lées, que ro m p e n t des exol.M i'.. - n s de joie,
d ’iro n ie, â 'e x c i t e m e n t , p o u r to u t d ire !... V o tre bellefille, M ad am e, a d o p ta it a u ssi ce la n g a g e d e rn ie r
cri !...
— C es dam es é ta ie n t seules?...
— M rs S tim so n e t D e a ry a v a ie n t le u r m ari,
elles !... D e u x s p l e n d i d f c l l o w s qui n e so n g e a ie n t
n u lle m e n t q u ’il eû t été p ré fé ra b le de ro n fle r sous
u n b o n n e t de co to n !... D e u x
p o r ta n t l’h a b it
a v ec u n e a isa n c e trè s a m é ric a in e, d e u x jo y e u x g a r
çons, h e u re u x de v iv re , ria n t à to u t p ro p o s et s u r
to u t h o rs de propos. C eu x -ci, p a r exem ple, d é s a rti
c u la ie n t les co n so n n es avec u n e m a e s tria r e m a r
q u ab le, les m â c h a n t com m e d u c h e z v in ff- g u m , en
fa is a n t u n e b ouillie p re sq u e in in te llig ib le q u ’ém ailla ie n t des te rm e s sp o rtifs, des m ots é tra n g e s , des
to u rn u re s de p h ra se s qui ne so n t p o in t de chez
n o u s, s o rte de c h a ra b ia d o n n a n t un a v a n t-g o û t du
p a r le r qui s e ra le n ô tre q u a n d n o u s ne se ro n s plus
« to u s des A u v e rg n a ts » — com m e d an s la c h a n
son ! — m ais to u s des « E u ro p é e n s » ; que d is-je :
des « C o sm o p o lites » !
— O ù se ro n s-n o u s? ... so u p ire M m' de C h arlem o rit.
— P a r g râ c e , ch è re am ie, n e so n n ez pas m on en
te r r e m e n t !...
— L a su ite ? ... g é m it la m è re d ’E d d y , qui sem ble
a tte in d r e le d e rn ie r d e g ré de la fa tig u e , et p e u t-ê tre
de l’e x a s p é ra tio n .
— J ’ai o ffe rt m on b ra s à la belle esseulée, et, trè s
fie r de sa b e a u té qui a ttir a it au p a ssa g e et re te n a it
s u r n o u s to u s les re g a rd s, je l’ai p ro m e n é e p a rto u t
où l’a ttir a it sa cu rio sité , u n e c u rio sité , je l’av o u e,
f o r t en éveil !... P u is n o u s av o n s c au sé lo n g u em en t,
sé rie u se m e n t...
— Et de qu o i?... P e u t-o n sa v o ir?...
— D e s u je ts tr è s g ra v e s. N o u s a v o n s d isc u té s u r
ceci : « q u e la v ie est u n e é p re u v e de ré s is ta n c e »,
j e n e sa is qui l’a d it le p re m ie r; q u e « l a vie est
u n e d e s tru c tio n c o n tin u e d u fa ib le c o n tre le f o r t » ;
r« q u ’il f a u t c tre f o r t p o u r n e p as se la is s e r d é
tr u i r e ».
boys
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CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
— E t vous en ê te s a r r iv é à co n c lu re ? ...
— O u c v o tre fils, M ad am e, é ta n t un faib le, n e
ré u s s ira q u ’à se la is s e r d é v o re r, s ’il n ’est p u issa m
m en t a id é!...
— E llen vous a u ra it-e lle d it du m al de lui ?
— N u llem en t. E lle est bien tro p fière et, si v o u s
v o u lez m ’en c ro ire , tro p av isée !... E lle m 'a sim ple
m en t d é m o n tré ce qui p o u rra it ê tre , ce qui n 'e s t
p as, ce q u ’elle d ép lo re et ce q u ’il fa u d r a it tâ c h e r
d ’o b ten ir.
— L e d iv o rce, p e u t-ê tre ?
— N on. N o u s n ’en som m es p a s en c o re là, belle
d am e, con so lez-v o u s-cn ! E llen pense a u tre m e n t.
E lle sait la n a tu re du m al d o n t so u ffre E d d y e t
elle s o u h a ite ra it l’en g u é rir!...
— A h ! ah ! v ra im e n t !...
M . de C h a rle m o n t, sa n s te n ir com pte de l'iro n ie
de c e tte ex c la m a tio n , p o u rsu it :
— C om m e p a r ex em p le de ne p o in t p ro v o q u e r le
m a lh e u r en le re d o u ta n t san s cesse, en v o y a n t
l ’a v e n ir to u jo u rs en n o ir, en p le u ra n t s u r des
choses qui, p e u t-ê tre , n ’a r r iv e r o n t ja m a is,... etc. « IJ
g â c h e le p ré se n t p o u r des ch im è re s, a -t-e lle a jo u té ,
il se p riv e de to u t et v o u d ra it m ’a m e n e r à m e p lie r
à ce rég im e!... J e m ’y re fu s e !... J e n ’ai pas épousé
un je u n e ct jo li g a rç o n p o u r v iv re d a n s un c lo ître !...
Si je cède une fois à c e tte m a n ie de r e tr a ite et
d ’isolem ent, où en a rriv e ro n s -n o u s ? ... J e p a rle d an s
l'in té rê t d ’E d d y com m e d a n s le m ie n ...» — J e n ’a i
pu que l’a p p ro u v e r, c o n clu t M. de C h a rle m o n t. E lle
m ’a prié de l’aider.
— U n co m p lo t!... U n com plot c o n tre m on fils!...
C e tte p e tite est o -d i-eu se !...
— C h è re am ie, p as de m élo, n o u s ne som m es pas
à l'A m b ig u ! P a s de scène, vo u s sav ez q u ’elles m e
fo n t fu ir!... E c o u te z p lu tô t la c h a rm a n te fin de m a
soirce. L e rid e a u tom be, le ch iffre cinq, com m e le
ch iffre tro is, n ’a y a n t ja m a is été que t r c a c h c r y , je
m e suis o lle rt en sixièm e...
— C ’e st-à -d ire que v o u s a v ez in v ité to u te la
’la n d e à so u p er?...
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Q U ’O N
O U BLIE
«7
— V o u s y ê te s!... J a m a is p e tite fê te ne fu: plus
c h a rm a n te , plus gaie...
— E t sa n s m oi?... fit-elle av ec rep ro c h e .
— A qui la fa u te , belle M ad a m e ? ... V o u s a i-je
assez p riée de ne pas me la is s e r s o rtir se u l?
— J e v o u s g ê n e ra is so u v e n t, C h a rle s? ...
— O u b lie z -v o u s que je su is de ces h u m a in s qui
p e u v e n t sa n s c ra in te v iv re d a n s u n e m aiso n de
v erre !
— A v ec q u elq u es rid e a u x , C h a rle s !... J e ne
m ’illu sio n n e pas...
— A h ! les illu sio n s, v o u s en p a rle z e n c o re ? ... O ù
so n t les m ien n es?... C ’e st tris te , c e tte m a rc h e en
a v a n t, c e tte m a rc h e où, d e rriè re soi, l’on sèm e ta n t
de s o u v e n irs et ta n t de re g re ts !
— V o u s d ite s cela com m e si c e tte so irée « d éli
cieu se » v o u s la is s a it b r o k e n h e a r te d ? ...
— C ’e st v ra i, elle m ’a po u ssé à p le u re r m a je u
n e sse !...
— J e su is surprim e que vo u s n ’ayez pas d an sé !
— J ’ai ré sisté à la te n ta tio n ...
— P a r p e u r du rid icu le?...
— D é tro m p e z -v o u s, m é c h a n te ! Il m e d é p la ît d e
v o u s e n te n d re a in si m a n ie r l’iro n ie !... T o u t sim ple
m e n t p a rc e que ces d a n se s n o u v elles d ’o rig in e s a u
v a g e m ’effra y e n t...
— E n quoi ?...
— L e s c a n n ib a le s m a n g e n t de la c h a ir h u m ain e,
et c’e st a p rè s ces d a n se s fré n é tiq u e s que le u r en
v ie n t l’a p p é tit ! M e v o y ez-v o u s re v e n a n t e t ne d e
m a n d a n t q u ’à v o u s d é v o re r à b elles d en ts?... M ais
le d iab le n ’y a rie n perdu...
— Q u ’a v e z -v o u s f a it en co re?...
— C e s d a n se s, je les a i v u d a n se r. E lle s se so n t
civ ilisées en g râ c e et en d o u c e u rs !... M ""“ S tim so n
et J o a n D e a ry y e x c e lle n t!... C e p e n d a n t, si, n o u
v e a u P â r is , j ’eusse été p ris com m e a rb itre , c 'e st
u n e fo is de p lu s la belle E lle n qui e u t re m p o rté la
po m m e !...
— Q u e vo u s ê te s je u n e , C h a rle s !...
— J e u n e d ’e sp rit, oui, je m ’en fla tte ! J ’esp è re
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m êm e q u e cela d u r e r a ! J e n e su is p as de ceu x qui,
en p lein e je u n e sse et san s ra iso n , se p la ise n t à fa ire
ce que j ’ap pelle d e la n e u ra s th é n ie !...
— N o u v e a u coup de p a tte p o u r m on p a u v re
E d d y !...
— O ui, m a c h ère, n e v o u s en d ép laise, a v ec le
p o è te R o n sa rd « j ’aim e à c u e illir les ro ses de la
vie,... j ’aim e un co rp s de je u n e s s e en son p rin te m p s
fleu ri... », ce qui ne fa it de m al à p e rso n n e !... O ui,
M ad am e, il m e p la ira it de v iv re à la m a n iè re des
S y b a rite s, d an s les fêtes, la m u siq u e, les p a rfu m s ,
co u ro n n é de thym , de m y rte et de m a rjo la in e !...
— J e n e v o u s v o is p as a in si, m on p a u v re
C h a rle s !...
— N e m e p la ig n e z p a s !... J e su is a r r iv é à m es
fins, qui é ta ie n t de v o u s d é rid e r !...
E t, s’a v a n ç a n t v e rs elle, lui p re n a n t les m ain s
q u e fo rt g a la m m e n t il b aisa, il p o u rsu iv it :
— L e b eau tem p s a été lo n g à re v e n ir ; j ’ai c ru
q u e ja m a is je n ’a u ra is la jo ie de v o ir r e n a îtr e v o tre
d iv in so u rire !... V o u s re v o ilà c h a rm a n te , ain si que
to u jo u rs !... S u r ce, je vole à m es a ffa ire s. N e m a n
q u ez pas a u x v ô tre s !... A ce s o ir ! ...'Q u e rien ne
tro u b le , d ’ici là, v o tre p a ix , v o tre sé ré n ité 1... C ’e st
la g râ c e que je m e so u h a ite :...
M é a n t-le s -N e ig e s ,
le ...
E d d y , n e m e c h e r c h e z p a s ! ... J e s u i s t o u t e n h a u t
d e ln m o n t a g n e , à d i x - h u i t c e n t c i n q u a n t e - s i x m è t r e s
d ’a l t i t u d e . L e s S t i m s o n e t T îe a r y , a u s u r l e n d e m a i n d e
l.i f a m e u s e s o i r é e a u t h é â t r e P i g a l l e , s o n t v e n u s
m ’a r r a c h e r a u x e f f u s i o n s d e m a f n m i l l e .
J e n e v o u l a i s p a s a c c e p t e r . J ’h é s i t a i s . I l s o n t t a n t
e t t a n t i n s i s t é q u e j e n ’a i p l u s e u l e c o u r a g e d e r e
fu se r .
J u g e z c o m b i e n i l s d é s i r a i e n t m ’a v o i r a v e c e u x :
v o u s s a v e z q u ’i l s a v a i e n t u n b e a u c a b r i o l e t r o u g e .
A y a n t c o m p r i s q u ’il s e r a i t t r o p p e t i t p o u r m ’e n i m e a e r , i . s l ’o n t t r o q u é e o n i r e u n e m a g n i f i q u e e t c o n
fo r ta b le c o n d u ite in té r ie u r e . J e n e p o u v a is v r a im e n t.
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Q U ’O N
O U BLIE
p a r u n r e fu s, m é c o n n a îtr e u n p r o c é d é a u s s i g r a n d
s iè c le . T o u te fo is , j'a i o b je c té m ille c h o s e s , e t e n tr e
a u t r e s , q u e j e n ’a v a i s p a s d e t e n u e d e m o n t a g n e . A u s
s it ô t, M au d e t J o a n , p ia illa n t c o m m e d e p s t it s p e r
d r e a u x , o n t é t é c h e r c h e r d a n s l ’a u t o u n é q u i p e m e n t
c o m p le t, a p p o r té p o u r m o i, m 'e x p liq u a n t q u e , ô ta n t
t o u t e s t r o is « d u m ê m e g a b a r it », il le u r a v a it é t é fa
c ile d e m e « n ip p e r à m a m e s u r e » .
J e s u is d o n c p a r t ie ...
Q u e fa lla it- il f a ir e ? ... T e p r é v e n ir ? ... V o u s a u r ie z
s a iis d o u te , M o n s ie u r , s o u le v é m i lle e t u n e d iff ic u lté s
e t m is p lu s e n c o r e d e b â to n s d a n s le s r o u e s q u i
a l l a i e n t m ’e m p o r t e r ! . . . A i - j e b i e n d e v i n é ? . . . M a i s ,
r o m p o n s , n o u s n o u s e n e x p liq u e r o n s p lu s ta r d ...
P o u r l e m o m e n t , j ’h a b i t e , n o u s h a b i t o n s u n h ô t e l ,
o ù t o u t e s t n e u f e t d ’u n l u x e i n o u ï : l e
N o u s r e s t e r o n s ic i t r o i s . s e m a i n e s . T o u t u n p r o g r a m m e
d e d is tr a c tio n s e s t a r r ê t é ... : e x c u r s io n s , c o u r s e s d e
b o b s, h o c k e y . L e so ir , b a ls .
J e n e p u is a s s e z te d ir e c o m b ie n c e t t e t r ê v e d e n o s
h a b i t u e l s e n n u i s m ’e s t s a l u t a i r e ! . . .
T u n e t ’e n e s p e u t - ê t r e p a s a p e r ç u ; m a i s l e s p l e e U
a u r a i t f in i p a r m e t u e r 1
liegina-Vera.
M a m a n , to u jo u r s si b o n n e , a b ie n b o u rr é m o n p o r
t e f e u i l l e . N e t ’i n q u i è t e d o n c p a s d e m o i . J ’a i c e q u ’i l
m e f a u t ! . . . E t m ê m e c e q u ’il n o u s f a u d r a i t , s ’il t e
p r e n a i t la f a n t a i s i e , a n r e ç u d e m a l e t t r e , d ’a b a n
d o n n e r ta b a n q u e e t d e v e n i r m e r e j o i n d r e . J ’e n s e n s f o r t h e u r e u s e , s u r t o u t s i t u l a i s s a i s à la c o n
s ig n e , — d u s s io n s -n o u s le s y r e p r e n d r e p lu s ta r d ! —
t o u s t e s s u j e t s d ’i n q u i é t u d e , d e c r a i n t e s p o u r l ’a v e
n i r , q u i s e t r a d u i s e n t p o u r m o i e n s e a u x d ’e a u f r o i d e ,
d o u c h e q u i m e g l a c e e t m ’e n l è v e , p e u à p e u , l e g o û t
<!e v i v r e ! (J e t ’e n f a i s l ’a v e u ! )
D e u x m o t s , a v a n t d e f e r m e r m a l e t t r e , s u r la s o i ré-- a u r Î R a l l e . E l l e a é t é i n o u b l i a b l e . Q u ’e s t - c e q u e
t u me d i s a i s d e t o n b e a u - i è r e ? ... M a is , c ’e s t l ’h o m m e
l e p l u s c h a r m a n t q u e j ’a i e j a m a i s r e n c o n t r é ! . . . S o n
a im b ilité p o u r m o i a été u n e v r a i e s u r p r i s e . N o u s
avons l o n g t e m p s causé. C e q u e n o u s a v o n s d i t ? . . . —
V o i l à q u i e s t u n e a u t r e h i s t o i r e ! J e t e la c o n t e r a i
u n jo u r ...
M e s p e t i t e s a m i e s n e t i r ' s s i ’ n t p a s d ’é l o g e s s u r
M . d e C h a r l e m o n t . E l l e s e n p e r d e n t la t ê t e ! .
« A oh f
c h è r e , m e r é p è t e n t - e l l e s , c ’e s t u n s i
i l e s t si
s i v r a im e n t
Si
old picture,
rcai gentleman,
vieille France!...
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CEL U I
Q U 'O N
O U BL IE
l e s h o m m e s d e son é p o q u e é t a i e n t t o u s a u s s i s é d u i
s a n t s , a d é c la r é M u u d , o u c o m p r e n d p o u r q u o i p è r e s ,
m è r e s , m a r is a c c o r d a ie n t à le u r s f ille s , à le u r f e m m e
b e a u c o u p m oins d e l i b e r t é q u e d e n o s j o u r s : c ’e s t
p a r c e q u ’i l s é t a i e n t i r r é s i s t i b l e s , m a c h è r e , i- r r é - s i s t i b l e s ! ... »
M . d e C h a r le m o n t v o u la it m e r a m e n e r d a n s sa v o i
t u r e . J o a u e t M a u d s ’v s o n t o p p o s é e s , d é v e l o p p a n t , a v e c
c o c a s s e r i e , cette thèse :
Q u i s ’e x p o s e a u p é r i l ,
p é r i r a . . . » E lles y ont m ê m e a j o u t é c e s m o t s : « N o u s
a v o n s la rcy^unsubilité d ’E l l e n , m o n s i e u r d e C h a r l e m o n t , hl - l ’oublie/, p a s ! . . . » T o n b e a u - p è r e s ’a m u
s a i t f o l l e m e n t ! ...
J ’a u r a i s voulu, le l e n d e m a i n , t e c o n t e r c e s f o l i e s ,
e t e n r ir e avec to i!... L e p e u g a l a n t P . P . C . é p i n g l é
s u r l e drap de m o n lit m ’a d é c o u r a g é e ! . . . J e m e
s u i s senti
sans fo rte pour d e m e u r e r , t o u t l e j o u r ,
e n t ê t e à tête a v e c m o i - m ê m e . J e s u i s p a r t i e p o u r
¿ V e r r iè r e s . J ’a i trouvé m e s p a r e n t s b i e n p o r t a n t s ;
m a is tr is te s , v ie illis ...
A u r e v o ir . J e v o u s e m b r a s s e , m o n c h e r m o n s ie u r
E t t r e l, s i v o u s n e m e f a it e s p a s g r is e m i n e ! ... M a is
s i c e la e s t , j e r e tir e c e t t e in n o c e n t e a v a n c e .
A p r è s .t o u t , l e r e g r e t t e r e z - v o u s ? ...
V o u s ê t e s s o u v e n t , m é c h a n t g a r ç o n , s i in d if f é r e n t ! ...
V o u s n e p e n s e z p l u s q u ’à v o s p a p e r a s s e s ! . . . J e v o u s
a r r a c h e r a i q u e lq u e jo u r d e le u r s g r if f e s ! ... J e v o u s
o b l i g e r a i i\ r o m p r e
a v e c e l l e s ! . . . J ’a u r a i m a
re
v a n c h e ! ... C e se r a le p lu s b e a u jo u r d e m a v i e !
a
E M .R N
III
G ra n d e so irée au R c g i n a - V e r a .
J a z z e n tra în a n t. F le u rs : lilas, roses, g iro flées,
h o r te n s ia s ; sp len d id e d é c o r d ’été, en plein h iv e r, au
p ay s de la n eig e. E c la ira g e s a v a n t ne fa tig u a n t pas
la vue, ne d é c o u v ra n t p o in t les rid e s cach ées sous
les fa rc is; lu m iè re a tté n u é e d o n n a n t a u x v isag es
des a p p a re n c e s v a p o re u se s de pastel.
B eau c o u p de jo lie s fem m es, d o n t les ro b es p lu s
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Q U ’O N
O U BLIE
lo n g u e s et p lu s a m p les m e tte n t en v a le u r la ta ille
et la d ém arch e.
T rè s n o m b re u x les d a n se u rs, g ro u p é s, la p aille à
la bo y ch c, a u to u r d u b a r à co ck tails, b u v a n t, b u
v a n t, com m e si, s o rta n t de tab le, ils a v a ie n t e n c o re
à s a tis fa ire u n e so if in e x tin g u ib le . T o u s so n t ra sé s,
p o rte n t des c h e v e u x collés, « g o m in és », e t s u r le u r
v isa g e g la b re s ’in sc riv e n t de la v o lo n té, de l’é n e rg ie
et des a p p é tits qui sem b len t v io le n ts et ne p as ê tre
to u jo u rs d u d e rn ie r raffin em en t. B e a u c o u p , ro m p u s
à to u s les sp o rts, o n t des é p a u le s de lu tte u r, des
bo u ch es a u x lè v res é p a is s e s ; p re sq u e to u s m o n tre n t
des d e n ts de je u n e s loups.
D ’où v ie n n e n t-ils, ces je u n e s g en s, p a rm i les
quels so n t de r a r e s F ra n ç a is ? ... A l'â g e où les
n ô tre s finissent le u rs étu d es, o n t l’o b lig a tio n d u
se rv ic e m ilita ire , ou p ré p a re n t d a n s q u elq u e g ra n d e
écoW le u r a v e n ir, o n les v o it, l'é té , calm es et p ai
sibles, se ro u le r s u r le sable des p lag es, p re n a n t
d es b a in s de soleil, c a n o ta n t, s ’a m u sa n t, fa is a n t la
fê te , com m e s ’il n 'é ta it rien de p lu s im p o rta n t a u
m o n d e. Q u a n d v ie n t l’h iv e r, to u t ch an g e . L es v o ilà
en h a u te s m o n ta g n e s, se ro u la n t, non plus s u r le
sable, m ais d a n s la n eige. Ils fo n t du ski, d es
cen d e n t en « bob », en to b o g g an des p e n te s v e r ti
g in eu ses, e sc a la d e n t d es pics ré p u té s in a b o rd a b le s,
p a rte n t sa n s ra is o n , a lo rs q u ’on les c ro y a it fixés
p o u r un lo n g s é jo u r, re v ie n n e n t peu de tem p s a p rè s,
a lo rs q u 'o n p e n sa it ne ja m a is les re v o ir, p o u r re
p a r tir en c o re d a n s q u elq u e im p re ssio n n a n te a u to
de m a rq u e é tra n g è re — s o rte de b o lid e long, lu i
sa n t. de te 'n tc vive, a u x n ick els re s p le n d is s a n ts —
q u ’ils co n d u ise n t h a b ile m e n t, m ais sa n s p ru d e n c e ,
qui les d é b a rq u e ra d em ain à N ice, a p rè s-d e m a in à
P a r is , le jo u r s u iv a n t à B ia rritz , les a id a n t à jo u e r
a u x q u a tre co in s s u r les ro u te s de F ra n c e . S 'il e st
s u r le u r ch em in un casin o , c’est l’a r r ê t, et l’on
dan se. S ’il est u n e p a rtie de boule 011 de b a c c a ra t,
v ite , ils s ’y m êlen t, in so u c ia n ts de p e rd re des p lu m es
o u d ’en g a g n e r, p a rto u t chcz eux, en p ay s c o n q u is !...
E n p ay s conquis, n ’cst-ce p as la v é rité ? ... N o tre
�92
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O U BL IE
p a u v re f r a n c n ’e st-il p as a sse rv i p a r les c a p ric e s
de la fa s h io n a b le liv re , d u tré p id a n t d o lla r? V o y ez
les c h a n g e s? ... P o u r n ous, c’est la vie c h è re ; p o u r
n o s v is ite u rs d 'o u tre -m e r, d ’o u tre -M a n c h e , d ’o u tre xnont, elle e st é tra n g e m e n t fa c ilité e .
« L es u n s tra v a ille n t, les a u tre s s’a m u se n t et ne
c o n n a isse n t p as le to u rm e n t qui ro n g e com m e un
c h a n c re de ner sa v o ir si, à la fin du m ois, on p o u rra
jo in d r e les d e u x b o u ts ! » se d it E lle n en p e n sa n t à
son p a u v re E d d y qui, lui, « b û ch e » to u t le jo u r , se
re fu s e to u t p la isir et, le m a lh e u re u x ! n e ré u ssit à
rien .
E lle n p o rte ce so ir la robe qui ta n t e x c ita ’.’ad m i
ra tio n de M. de C h a rlc m o n t, le c o llie r de p e rles que
lu i o n t d o n n é ses b e a u x -p a re n ts . E lle e st trè s en
b e a u té , ra v is s a n te .
S tim so n , qui d a n s a it a v ec elle, v ie n t de la ra m e
n e r p rè s de M a u d et J o a n , to u te s d e u x a ssises " a n s
l’im m ense h all qui se rt de salle de d a n se et de b ar.
D ès le u r a rriv é e elles y a d o p tè re n t un coin qui, dès
lo rs, le u r fu t ré se rv é et sem bla ê tre d ev e n u le u r
p ro p rié té .
D es c a m e ro p s g é a n ts y p r o je tte n t l’o m b re de
le u rs p alm es v e rte s. D es d iv an s, des fa u te u ils p ro
fo n d s, des ro c k in g s y so n t disp o sés en cercle. D es
g u é rid o n s s’en c o m b re n t de b o îtes de c ig a re s, de
c ig a re tte s , de re v u e s que p e rso n n e n e coupe, de
jo u r n a u x que p e rso n n e n e lit, de v e rre s à co ck tails
q u e l’on v o it to u jo u rs vid es.
U n g ra n d b u re a u , la rg e m e n t fo u rn i de b e a u p a r
c h em in , p o rta n t, b leu s u r b lan c, le tim b re de l ’h ô te l
que su rm o n te u n e c o u ro n n e ro y ale, e n c o u ra g e à n e
p as n é g lig e r les a b se n ts, d û t-o n le u r f a ir e é p ro u v e r
d es c rise s de ja lo u sie s ’ils y so n t s u je ts , et de l’en
v ie to u jo u rs s’ils n ’o n t ja m a is f a it la ré c o lte des
f r u its d ’o r qui p e rm e tte n t des d is tra c tio n s au ssi d is
p en d ieu ses.
—
O n est rée lle m e n t chez soi, u t h o m e ! d isen t
M a u d e t J o a n , e n c h a n té e s de le u r in s ta lla tio n . O n
s em b le a v o ir p la n té sa te n te p o u r le r e s te d e s a
v ie !...
�CEL U I
Q U 'O N
O U BLIE
L e s b o y s n e c h e rc h e n t ja m a is à c o n tre d ire les
je u n e s fem m es. D ’u n coup d ’œ il et d ’un so u rire
d ’in tellig en ce, ils s’a v e rtis s e n t sim p lem en t que si,
ce soir, ces d ain es p en sen t ain si, il est à c ro ire que,
dem ain , elles a u ro n t ch an g é d ’avis...
T r è s vite, au h a s a rd des je u x et des re n c o n tre s,
a u to u r d u g ro u p e cam pé en ce coin d u h a ll se so n t
a g g lo m é ré s d ’a u tre s élém ents. L e cercle des fa u
te u ils s’est é la rg i, les d iv a n s o n t été doublés et aussi
les ro ck in g s. O n é ta it cinq, on est quinze. D em ain ,
le n o m b re a u g m e n te ra -t-il en co re ?...
« P lu s on est de fous, p lu s on rit. » T e lle est la
devise de ces re la tio n s im p rév u es, sy m p a th ie s su
b ites, a ttira n te s , qui a jo u te n t au c h a rm e d ’un
v o y ag e, a u x q u e lle s on cède a v ec d ’a u ta n t plus
d ’ab an d o n , de lib e rté d ’e sp rit, que l’on sa it q u ’elles
n ’a u ro n t q u ’u n e é p h ém ère d u ré e , que l ’on n ’en co n
s e rv e ra q u ’un g ai so u v e n ir, ce qui d isp en se de c h e r
c h e r ce que c a c h e n t p a rfo is de belles a p p a re n c es,
ce qui p e u t fa ire d é c o u v rir le se rp e n t sous les
fleurs.
... T o u t à coup, a lo rs que, lasse d ’u n e sév ère
p a r tie de h o ck ey jo u é e d u r a n t le jo u r s u r u n e belle
é te n d u e g lacée, e t de la d a n se qui v ie n t de finir,
E lle n se rep o se s u r u n d iv an , un je u n e hom m e
g ra n d , m ince et b lo n d , se d é ta c h e av ec u n g e ste de
s u rp ris e d u g ro u p e qui e n to u re le b a r. D 'u n e g lis
sade il se p ré c ip ite , a v ec des g e s te s dq su rp rise ,
v e rs E lle n et tom be p re sq u e à g e n o u x .
— E lle n !... R éellem en t, esi-cc vous?...
E t, sa n s la m o in d re ex cu se ni le m o in d re souci
de la co m p ag n ie qui e n to u re la je u n e fem m e et des
re g a rd s s u rp ris b ra q u é s s u r lui. il m a rm o tte d ’u n e
v o ix q u ’a s s o u rd it u n e ém o tio n p ro fo n d e :
— E llen , ne m e re c o n n a isse z -v o u s pas?... J e suis
P h ilip Mo£ily !... M on n om ne v o u s d it-il plus rien ?...
O h ! que je su is d onc m a lh e u re u x !...
E lle n est debout, f o r t tro u b lée.
— P h ilip ? ... V o u s?... C ’est im possible...
— C in q an s que P h ilip est p a rti et q u ’il n ’a cessé
d e p e n se r à v ous, ch è re p e tite am ie !... A u jo u r d ’hui,
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CEL U I
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O U BLIE
il e st re v e n u en F r a n c e p o u r v o u s v o ir, p o u r v o u s
c h e rc h e r...
; T o u s se s.ont élo ig n és p o u r d a n s e r ou ca u se r.
E lle n et le n o u v e l a r r iv a n t d e m e u re n t en tê te à
tê te .
— A u rie z -y o u s oublié d é jà ce que je v o u s a v a is
p ro m is : « E l l e n . j e p a rs p o u r N e w -Y o rk . J e v a is y
f a ir e fo rtu n e . M o n oncle m 'y a id e ra . J e tr a v a ille r a i
n u it e t jo u r. J e g a g n e ra i d es m illions. Q u a n d je les
a u ra i, je re v ie n d ra i les m e ttre à vos pieds, je re
v ie n d ra i p o u r v o u s é p o u s e r! » — A u jo u r d ’hui, j ’a i
les m illio n s!... A u jo u r d ’hui, c’e st ce que je v ien s
fa ire , E lle n !...
— M ais, m a lh e u re u x , il est tro p ta r d ! ... J e suis
m a rié e !
Il b lêm it et la isse to m b e r la m a in q u ’il te n a it
d a n s les sien n es.
— M a rié e ?... O h ! co m m en t ne v o u s ête s-v o u s
p lu s so u v en u e?...
— V o u s av iez d ix -h u it a n s, P h il’p !... V o u s é tie z
si g o sse!... N u l n e p o u v a it p re n d re ce q u e vous
disiez a u sé rie u x !
— J ’é ta is c e p e n d a n t s é rie u x e t si p a r f a ite m e n t
sin c è re ! E lle n , a llo n s-n o u s-e n d ’ici, v o s am is re
v ie n n e n t...
— O ù v o u lez-v o u s m ’em m en er?...
— D a n s le p e tit salo n là-bas... J ’ai ta n t de choses
à vo u s d ire !... T a n t d ’a u tre s à v o u s re p ro c h e r,
puisq u e... O h ! E lle n , je n ’a u ra is ja m a is c ru , de
v o tre p a rt, u n te l oubli !... C o m m en t ce m a lh e u r
est-il a rriv é ? ...
— Q u el m a lh e u r? ...
— V o tre m a ria g e . N e sa v ie z -v o u s p as q u e c e tte
n o u v elle a lla it me b ris e r le c œ u r? N ’y a v e z -v o u s
ja m a is so n g é en a c c o m p lissa n t ce m é c h a n t a c te ? ...
— J e v o u s ré p è te , P h ilip , que...
— N ’a \c z - v o u s pas m a in te n a n t u n r e g re t a ffre u x
de m ’a v o ir fa it u n e telle s o u ffra n c e ? J ’a i en v ie,
d em ain , de m e je te r d an s le p récip ice...
— A ce p o in t? fa it-e lle en ria n t.
— M é c h a n te !... C ru e lle !... M a u v a ise e n fa n t!...
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E llc n a p ris son b ra s, et, len tem en t, ils m a rc h e n t
v e rs le p e tit salon.
C o n sc ie m m e n t oit in co n sciem m en t, ils c h e rc h e n t
à f u ir c e u x qui les p o u rsu iv en t- de le u r c u rio sité.
C e que d it P h ilip est v ra i. A v ec ses p a re n ts , de
ric h e s A m é ric a in s du N o rd , il a p assé cinq ou
six h iv e rs à V e rriè re s . P h ilip a v a it des frè re s et
des sœ u rs. E t, to u jo u rs p o u r d is tra ire sa fille, la
b o n n e M"‘° Q u y v o is re c e v a it ce p e tit m onde.
A d ix -h u it ans, P h ilip est p a rti p o u r N e w -Y o rk ,
d is a n t q u ’il a lla it y fa ire fo rtu n e , p ria n t, su p p lian t
E lle n de l ’a tte n d re , lui ju r a n t q u ’il re v ie n d ra it p o u r
l’ép o u ser.
Il est re sté cinq a n s ab sen t. — Il en fa u t m oins
p o u r oublier...
E lle n ré p è te :
— V o u s é tiez si g o sse!...
— O n a du cœ u r q u an d m êm e !... L e m ien é ta it
plein de vo u s, E lle n !
— P o u rq u o i ne m e l’a v o ir ja m a is é c rit? ...
— J e m e so u v en ais. J e p e n sa is q u e v o u s vous
so u v en iez au ssi...
E lle n b a isse la tête. L u i p o u rs u it :
— E t v o ilà, l’on é ta it si b o n s c a m a ra d e s !... O n
jo u a it si fra n c h e m e n t!... O h ! si cela, ain si, a v a it pu
c o n tin u e r !... M ais à la c a m a ra d e rie s ’est a jo u té e
l’a d m ira tio n ! V o u s étiez p o u r m oi la p lu s belle
e n tre to u te s : ilic m o s t b c a i i t i f u l g i r l in t h e w o r l d /
A l’a d m ira tio n s ’est a jo u té e la te n d re sse , puis
l’a m o u r, ce bel a m o u r qui p re n d le cœ u r, l’âm e e t
to u te la v ie !... V o u s é p o u ser, E llc n , é ta it m on
id é a l!.... D e n u it, de jo u r, j'a i tra v a illé p o u r ré a
lise r le rev e de ne p lu s vo u s q u itte r, de v o u s a v o ir
to u jo u rs a v e c m oi ! T e l a été m on g u id e, m a lu
m iè re !... A p ré s e n t m es p h a re s so n t é te in ts. C ’e st
la n u it. J e n e s a u ra i p lu s m e co n d u ire...
— P o u rq u o i ne m ’av e z -v o u s pas é c rit? ...
— J e c ro y a is en vous, E llcn , en v o tre s o u v e n ir!
L e m ien é ta it si fidèle...
— Q u e fa ite s -v o u s ici, P h ilip ?...
— J 'a i eu te m p ê te s u r te m p ête p o u r la tra v e rs é e .
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J e suis v e n u à M é a n t-lc s-N e ig e s p o u r m e re p re n d re
à v iv re sous le sp len d id e ciel de F ra n c e , p o u r m e
p ré p a r e r à v o u s re v o ir ! J ’en s a v o u ra is l’a tte n te
délicieu se, la jo ie si g ra n d e . J e sa v a is n ’a v o ir q u ’u n
g e ste à fa ire p o u r b ie n tô t ê tre p rè s de vo'< sl...
Q u a n d m ’av e z -v o u s fa it cctte infidélité ?...
E lle n n e sem ble p as c o m p ren d re.
— J e v o u s ai fa it u n e infidélité?...
— O ui, l’infidélité te rrib le : v o tre m a ria g e !...
— V o ilà qui e st a m u sa n t !...
— D ep u is com b ien de m ois,... p e u t-ê tre d 'a n n é e s ?
— S ix m ois.
— S ix m ois?... c rie -t-il, a c c o m p a g n a n t ces m ots
d’un g e ste d ésesp éré. J ’a v a is d é jà g a g n é la co u rse ,
d ép assé le p o teau , c’c st-à -d irc le ch iffre que je
m ’é ta is fixé!... J e p o sséd ais ce q u ’il m ’eû t fa llu p o u r
v o u s f a ir e la v ie b elle!... P o u rq u o i ne su is-je pas
re v e n u à ce m o m en t?... J e v o u s a u r a is d isp u tée à
l’a u tre , a v ec m es o n g les et to u te s m es d e n ts!...
M ais l’hom m e e st in sa tia b le !... Il a, et, p lu s en co re,
il v e u t!... A jo u e r ce je u , j ’ai g a g n é un m illion e t
p e rd u m on b o n h e u r!... J e l’a i laissé v o le r p a r u n
a u tre !...
— O h ! v o le r ! ré p è te E llc n en ria n t.
— O ù est-il, cet a u tre ? ...
— D e qui p a rle z -v o u s? ...
— D e v o tre m a ri.
— Il est à P a ris .
— J e n ’a im e ra is pas, à sa place, v o u s la is s e r seu le
com m e v o u s ê te s ce so ir!...
— L e h a s a rd a bien f a it les choses, P h ilip !...
J 'a d o r e la lib e rté !... J e d é te ste les ja lo u x !... J ’ai
ju g é q u ’à l'o ccasio n v o u s p o u rrie z l'ê tre te r r i
b lem ent...
— D e cela vous v o u s êtes so u v en u e, m é c h a n te !...
O u i, ja lo u x j ’a u ra is été de vous, com m e un tig re !...
— N o u s a u rio n s fitit un trè s m a u v a is m én a g e !...
L e C iel n o u s en a p réserv es...
— Q u e fa it-il, ce m a ri q u i v o u s la isse en lib e rté
si g ra n d e ? ...
— I l tra v a ille .
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Q U ’O N
O U BL IE
g?
— I l e st rich e?...
— Il c h e rc h e à le d ev en ir...
— C e qui v e u t d ire , en F ra n c e : « T u s e ra s to u
jo u r s p a u v re . » A lo rs, il ne vous fe r a ja m a is u n e
belle s itu a tio n d a n s le m onde...
— P h ilip , de g râ c e , ne p a rlo n s ni_ de lui, ni de
m oi, n i de rie n !... P e n so n s au passe, n en g â to n s
p a s le so u v e n ir, et d an so n s, v o u lez-v o u s?...
__ D a n se r? ... J e ne p u is plus, ce so ir. E t v o s
p a re n ts o n t p erm is ce tris te m a ria g e ? ...
— T r is te m a ria g e ? ... V o u s m ’o ffu sq u ez!... E d d y
est c h a rm a n t !...
— C ’est p o u r m e co n so le r que v o u s m e d ite s cela,
ou p o u r m ie u x v o u s tro m p e r v o u s-m êm e?...
E lle n d e v ie n t é c a rla te .
— P h ilip , éco u tez-m o i. Ce qui e st fa it est fa it. D e
p lu s, si d u r que cela p uisse vous p a ra ître , je n ’ai
p as de co m p te à v o u s re n d re . Jo u isso n s g e n tim e n t
de n o u s ê tre re tro u v é s !... E t laissez-m oi la jo ie,
q u a n d n o u s n o u s se ro n s q u itté s, de c o n s e rv e r la
c e rtitu d e q u ’en v ous, de lo 'n com m e de p rès, je
p o ssèd e un tr è s bon et trè s fidèle am i...
—- A quoi cela s e rv ira -t-il? ... N ’av e z -v o u s pas
d é jà p ro u v é q u ’ê tre loin des y e u x c’est ê tre loin
du c œ u r!...
— E n c o re u n e fois, ne fa ite s p as le m é c h a n t !
D an so n s...
■
— J e n e v e u x p a s ...
— P o u r me fa ire p la isir? ...
— J e v e u x s a v o ir a v a n t si... si vous ê te s h e u
reu se ?...
— C en e st tro p , P h ilip !... H e u re u s e ou n o n , c 'e st
à l’irré v o c a b le q u e v o u s v o u s h e u rte z . V en ez, c e tte
v alse est ra v is s a n te !... E lle b e rc e ra nos re g re ts .
— .V ous av ez des re g re ts , E llen ?...
— C elui de ne pas vo u s v o ir plus ra iso n n a b le !...
— V o u s n ’avez donc ja m a is c ru .que m a p ro
m esse é ta it sin c è re , et q u 'u n j o u r je re v ie n d ra is
v o u s la ra p p e le r? ...
— N e p a rlo n s plus de cela...
— L a p e tite fille fra n ç a is e d it : « U n p o in t, c’est
3 & 2 - IV
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to u t !... » c ro it en a v o ir fini av ec les difficultés, et
s’en v a, trio m p h a n te , d éte sta b le , in sen sib le au m al
q u ’elle a f a it !...
—
P h ilip , je v o u s dis ad ieu , et c e tte fo is p o u r
to u jo u r s ! N o u s n e n o u s co m p re n o n s plus. N o u s
p a rlo n s des la n g u e s d iffé re n te s !... A d ie u L a v o ix d ’E lle n est im p a tie n te . S on re g a rd est
d ro it e t fro id .
P h ilip co m p re n d q u ’e n tre eu x la p a rtie d e v ie n t
g r a v e . T e lle q u ’a u tre fo is il re tro u v e E llen , a l o u
q u e, p o u r u n e balle m al p rise , p o u r un coup de
ra q u e tte m an q u é, il s u rv e n a it e n tre eu x u n d é sac
c o rd . Il ne s’ir r ite p as. I l l’excuse.
A -t-il o u b lié que, ta n d is q u ’il n e p e n sa it q u ’à elle,
lu i n ’é ta it p lu s p o u r elle q u ’un p a s s a n t d o n t l ’im age
v a s’e ffa ç an t, com m e celle de ces p h o to g ra p h ie s
a n c ie n n e s, o u b liées d a n s le vieil album que n ul ne
so n g e p lu s à o u v rir? ...
A u jo u rd 'h u i, E lle n se doit à la vie q u ’elle s’est
créée. S o n cœ u r, ses p en sées so n t à un a u tre . L es
p ré o c c u p a tio n s, les so u cis d o n t p e u t s o u ffrir le
m é n a g e , ils so n t d e u x à en a v o ir le fa rd e a u . L es
jo ie s, les b o n h e u rs qui le u r v ie n n e n t so n t m is en
p a rta g e . T o u t, e n tre eu x , e st en com m un. Q ue
v ie n t-il fa ire , lui, l’é tra n g e r, d a n s c e tte u n io n ?
M a is c e tte u n io n est-elle p a rfa ite ? ... Si le lien
qui u n it ces m a rié s de six m ois é ta it fo rt, E llen
s e ra it-e lle seule su r c e tte m o n ta g n e , av ec ou san s
a m is? V o ilà une lib e rté q u i est peu fra n ç a is e !...
E lle d o it c a c h e r a u tr e chose?...
P h ilip d o n n e ra it to u t ce q u ’il po ssèd e p o u r p én é
t r e r le m y stè re q u ’il c ro it ê tre d a n s la vie d ’E llen .
M a is, p u isq u e ce d ro it n e p e u t que lui ê tre re fu sé ,
p o u rq u o i, lo y a le m e n t, ne s’é lo ig n e -t-il p a s? Q uel
tro u b le esp o ir le re tie n t? S e d it-il q u e les m a u v a is
m é n a g e s se ro m p e n t, e t q u ’a lo rs il re tro u v e ra it
E lle n seu le et lib re ? M ais E lle n d iv o rc é e s e ra itelle, p o u r lui, to u jo u rs « E lle n » ? Il se d é te ste p o u r
o s e r s’a tta r d e r , ne fu t-c e q u ’un in s ta n t, à u n e telle
p en sé e !
N o n , E lle n n e s e ra it p lu s la b la n c h e a p p a ritio n ,
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O U BL IE
la fiancée c o u ro n n é e d ’o ra n g e r, la fiancée au lo n g
v o ile de tulle, q u ’il e û t été fier de c o n d u ire à l’au tel.
« E lle n n e s e ra it plus E llen. » E n tr e eu x s u rg ira it
l ’im ag e de l’a u tre , cet a u tr e q u ’il se se n t a b h o rre r.
T o u t e st d o n c fini.
— P e tite am ie d ’a u tre fo is , ch è re p e tite chose —
m u rm u re -t-il à son o re ille , c a r, p re sq u e m a lg ré eux,
ils o n t cédé au ry th m e de la « v alse ra v is s a n te », —
q u e su is-je v e n u fa ire en F r a n c e ? J e p a rtira i p a r
le p ro c h a in p aq u eb o t p o u r ne ja m a is re v e n ir, p o u r
n e ja m a is v o u s re v o ir!... J e n ’aim e p lu s ce pays
d ep u is q u ç j ’y so u ffre le c h a g rin de vous a v o ir
p e rd u e . M ais, de loin com m e de près, je ne vous
o u b lie ra i ja m a is , E lle n ! J a m a is je ne p o u rra i vous
o ublier...
— J e n e v e u x p as ê tre o ubliée de vous, P h ilip !...
— E t, cep e n d a n t, je m e d em an d e à quoi bon en
tr e te n ir en m oi ce p o u v o ir du s o u v e n ir? P o u r so u f
f r i r d a v a n ta g e ? ...
E llen ne ré p o n d pas.
L u i re p re n d a v ec ém otion, d ésab u sé :
— E tr e c a m a ra d e , en F ra n c e , n ’e st que m en
son g e, E lle n !... C e n ’est q u ’une m ode d a n g e re u se
et m a u v a ise q u ’a u jo u r d ’h u i on c ro it bon d ’ad o p te r...
E lle n p ro te ste av ec feu.
— O ui, je ré p è te : ce n ’est que m e n so n g es e t
tro m p e rie s ! p o u rsu it-il. J e u n e fille fra n ç a is e tro p
im p u lsiv e, tro p c o q u e tte ; b o y a m é ric a in tro p con
fiant. Il c ro it q u ’est p o u r lui le su cre cach é d an s
la so u ric iè re , il c h e rc h e à s’en e m p a re r, et c ’est le
piège qui le p re n d !... D a n s des c o n d itio n s au ssi
d élo y ales, le f a i r p l a y est im possible.
E lle n p ro te ste en c o re et co n clu t, ra ille u se
— Le passé est le passé, P h ilip !... L e
a m é ri
cain fe ra com m e les a u tre s : il se c o n so le ra !
— J a m a is L .
— O n d it cela !... P u is un jo u r v ie n t où to u t
c h a n g e !... O n se m a rie , et c ’est la fin d ’un jo li
ro m a n plein de soleil et de je u n e sse , que l’on a im e ra
re lire cil ces jo u r s où la vie a p p a ra ît tris te et
am ère...
boy
�ioO
CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
— J e n ’ai pas à le re lire : je le sais p a r cœ ur...
E lle rit. S es y e u x b rille n t.
Il la re g a rd e et m u rm u re , iro n iq u e :
— C om m e les fem m es a im e n t à re s p ire r l’en
cen s !...
L a v a lse c o n tin u e, len te, syncopée, la n g o u re u se .
C e ry th m e b iz a rre , au q u el s’a jo u te n t les p la in te s
q u a si h u m a in e s du sax o p h o n e , a qu elq u e chose de
d é tra q u é , d ’affo la n t.
B ru sq u é , in a tte n d u , su rv ie n t l’a c c o rd final.
— A d ie u p o u r to u jo u rs , E llen .
— V o u s ne soupez p as a v ec n o u s?
— C ’est fini.
— V ra im e n t?
— O u i, E llen .
— V o u s ne m ’a c c o m p ag n ez p as là-b as?...
D ’u n g e ste elle lu i m o n tre ses am ies q ui l’a p
p ellen t.
Il s’y re fu se .
— U n e d e rn iè re fois, je v o u s p rie de v e n ir? ...
— N on.
■
— A lo rs, a d ieu , e t bon r e to u r là-b as !
R é so lu m e n t elle s’élo ig n e d ’un pas lég er, sa n s
p a r a îtr e s’a p e rc e v o ir q u ’il la suit.
M a u d et J o a n , les v o y a n t a rriv e r, s’éc rie n t, b a t
ta n t des m a in s :
— L e s v o ilà !...
E t to u t b as elles s’in fo rm e n t :
— Q u i est ce g a rç o n ? ...
S o u s les c a m é ro p s g é a n ts a u x palm es im m obiles,
le g ro u p e s’é ta it re fo rm é . O r, d an s to u te s les ré u
n io n s — le m o n d e est si p e tit !... — il est to u jo u rs
q u e lq u ’un p o u r ré p o n d re à la q u estio n qui p réo c
cu p e le re s te de l’assem blée.
L e p h é n o m è n e se m a n ife ste . U n hom m e e n tre
d e u x â g e s, b a v a r d et c o u rto is, s’o ffre a u x ' ex p li
ca tio n s.
•— C e g a rç o n e st le n e v e u de E . P. Moffly, le roi
de... de... je ne sais p lu s quel m é ta l!...
C e n e v eu d o it ê tre calé?...
— I l l'e s t!... D e plus, c’est un g a rç o n c h a r m a n t! - - '
�CELUI QU’ON OUBLIE
io i
— V o u s le c o n n aissez?...
— B eau co u p .
— D ep u is q u an d ?...
— D ep u is ce m atin .
D es rire s fu se n t.
— M in ce com m e ré fé re n c e s !... ra ille M au d q u i
aim e p a r le r a rg o t.
— V o u s v e rre z que, d a n s son d é s ir de le g a r d e r
tout p o u r elle, E lle n o u b lie ra de n o u s le p ré s e n te r.
Elle est si o rig in a le !...
— C e q u ’il y a de c e rta in , c’est q u ’ils ne sem b len t
Pas p re ssé s de n o u s re jo in d re !... m a rm o tte M au d
en c lig n a n t de l’œ il. J e p ense q u ’E lle n a re tro u v é
Ce so ir un a n c ie n flirt!... P o u v e z -v o u s m e d ire si ce
g e n tle m a n est d é jà v e n u en F ra n c e ? ...
G lo rie u x d ’a c c a p a re r l’a tte n tio n de l’assista n c e ,
le m o n sie u r bien in fo rm é d é c la re q u ’en effet
M. M offly a p assé q u elq u es h iv e rs d a n s u n e p e tite
Ville...
— A V e rriè re s ? ...
— P ré c isé m e n t.
— V o u s fe rie z un s p l e m i i d p o licier, M au d !...
— Q u i se r e f u s e r a it à ré p o n d re a u x q u e stio n s
d’une belle c u rie u se ? ... d éclam e le m o n sie u r bien
■nformé, h e u re u x d ’a jo u te r ,à ses p re m ie rs succès
Celui de se m o n tre r g a la n t.
— E s t-c e p o u r d im in u e r les m é rite s de m a p e rs
p icacité q u e v o u s p a rle z ain si? ...
— V o u s in te rp ré te z m al m es in te n tio n s, M a
dam eL a c o n v e rsa tio n g lisse s u r d iffé re n ts thèm es. O n
en d isc u te . E t ce so n t des é c h a n g e s de p ro p o s, des
p la is a n te rie s qui d é c h a în e n t des rire s. L e s v e rre s à
c o ck tails de n o u v e a u s’em p lissen t. L a fu m ée des
a b d u lla s m o n te en sp irales. L e ja z z a des h a rm o
n ies e n d ia b lé ts.
E lle » est rev e n u e , e t d ’a u ta n t plus s o u ria n te que
P h ilip est av ec elle. — N o u v e lle p e tite v ic to ire !...
— Q u e v o u s a r r iv e - t- il? s’éc rie M aud. E lle n , m on
e n fa n t, m a lg ré v o tre robe ex q u ise e t l’h a b it si bien
Coupé de v o tre c a v a lie r, v o u s av ez to u s d e u x l’a ir
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CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
si p e n a u d s que v o u s fa ite s p e n se r à A d a m e t E v e
c h assés du P a ra d is te r r e s tr e !...
L a h a rd ie sse de l’a p o stro p h e d em an d e des ex p li
ca tio n s. Q u e fa u t-il ré p o n d re ? L a v é rité sa n s rie n
c ra in d re ?
T o u s d e u x se ra llie n t à c e tte ré so lu tio n .
— C ’est p e u t-ê tre , en effet, ce qui a r r iv e ! ré
p liq u e E llen .
— R a c o n te z !... V o ilà qui e st p a s s io n n a n t!
— P h ilip Moffly a tr a v e r s é ¡’O céan p o u r..., d ev i
n e z qu o i?...
T o u s d é c la re n t je t e r le u r la n g u e a u x ch ien s.
— P o u r m ’é p o u se r !...
— E t je la re tro u v e m a rié e ! ré p o n d P h ilip , se
c o n tra ig n a n t p o u r, a v ec un se m b la n t de belle hum etfr, e n tr e r d a n s le débat.
S u iv e n t des ex p lic a tio n s, des q u e stio n s q u e n u l
n ’en ten d .
T o u s p a rle n t à la fois.
— V o u s a v a it- d le p ro m is d ’a tte n d r e ?
— O h ! v o u s sav ez ce que v a u t u n e p ro m e sse de
fem m e ?...
— Q u ’est-ce q u ’u n e p ro m e sse de fem m e !...
— U n de nos plus m o d e rn e s ro m a n c ie rs en d o n n e
c e tte d éfinition : « U n e bulle de sav o n que le d e stin
p e u t c re v e r à sa guise... »
— J e n ’a v a is rie n p ro m is ! o ppose E lle n av ec
d ig n ité.
— V o u s ne lui av ez d onc m êm e p as envoyé u n e
le ttre de f a ir e - p a rt de v o tre m a ria g e ?
— P o u r q u elle ra iso n ne l ’a v e z -v o u s p as fa it? ...
— C 'e st im p a rd o n n a b le !...
— P o u rq u o i je ne l’ai p as f a it? S im p le m e n t
p a rc e q u ’il ne m ’a v a it p as laissé son a d re sse !...
O n s’esclaffe.
_
— Ce n ’é ta ie n t que je u x d ’e n fa n ts !
—
R ie n
d e s é r i e u x !...
— Il n ’a que ce q u ’il m é rite !...
L es rire s, les p la is a n te rie s re d o u b le n t.
Q u ’il est tris te , v ra im e n t, d ’e n te n d re a in si discu
t e r du p a u v re p e tit ro m a n p lein de soleil e t de
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Q U ’O N
O U BLIE
103
jeu n esse, d a n s c e tte a tm o sp h è re de noce et de
fête, d a n s le b ro u h a h a , au son de ce ja z z d é
chaîné !...
P h ilip lé re sse n t-il? ... I l a to u t à coup un bien
M auvais v isag e. C ra in t-il d ’a v o ir à rele v e r, d an s la
folie des pro p o s, une allu sio n in ju rie u s e ou m a la
dro ite?
. E lle n en a l’in q u iétu d e.
; — M o n sie u r Moffly, v o u s soupez av ec nous?...
-— V o tre c o u v e rt est m is !...
[ -— V o u s d ev in ez p rè s de qui?...
— V o u s vo u s re fu s e z à ê tre des n ô tre s? ...
A to u t il o p p o se u n re fu s , en p re n a n t congé. T1
est à b out de c o u ra g e et a u ssi de p atien ce.
P e n c h é su r la m ain d ’E llen , en lui d isa n t adieu,
'1 m u rm u re :
i — E lle n , ne m e re te n e z p a s!... Si je d em eu re u n e
?iinute de plus, j ’é tra n g le ra i to u s vos am is et
J a sso m m e ra i ces m u sicien s !... J e m e sen s d e v e n ir
fou!...
P h ilip s’éloigne.
E st-c e à ja m a is fini?... E llen le re v e rra -t-e lle ?
« Q u e lle a b s u rd e a v e n tu re !... » se d it-elle, so u d a i
nem ent a sso m b rie.
S es a m ie s rie n t so u s cape, et, n e la p e rd a n t pas
de vue, so n t à se d e m a n d e r si ce b ru sq u e c h a n g e
m ent est c au sé p a r le d é p a rt de P h ilip ou p a r
1 ab sen ce d ’E d d y ?...
A u v ra i, E lle n n e p en se à rien . C e n 'e st ni une
Peine de cœ u r, n i u n e c rise s e n tim e n ta le qui l’ab at.
C’est u n m alaise p h y siq u e ja m a is re sse n ti. E st-c e
le to u rn o ie m e n t de la v alse qui en est la cau se?...
E lle n d e v ie n t livide. E lle fe rm e les y eu x . U ne
s u e u r g lacée l’e n v a h it. S cs m ain s se c ra m p o n n e n t
a u x co u ssin s du d iv an .
— E m m en ez-m o i ! su p p lie-t-elle.
— Q u ’est-ce que v o u s avez?...
— J e suis trè s m alade...
, E lle n fa it un e ffo rt p o u r se s o u le v e r et retom be
^ a n im é e .
i L e s p e tite s A m é ric a in e s se d é se sp è re n t. E lles
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Q U ’O N
O U BL IE
v o u d ra ie n t e m p o rte r E lle n . E lle s n ’en o n t p a s la
fo rc e .
L e s b o y s v ie n n e n t à le u r aid e. M a is où m e ttre
E lle n ? ... C o m m en t la sa u v e r des c u rio sité s? ... F a u
d ra -t-il lui fa ire tr a v e r s e r le h all où le ja z z d é
c h a în e le p lu s q u ’il p e u t de v a c a rm e , où les d an ses
o n t re p ris? ...
O n se so u v ie n t to u t à coup d ’u n e p o rte b asse q u “d issim u le n t des p alm ie rs. U n é c rite a u d o n n e com m e
re n se ig n e m e n t : « P a s s a g e de sû re té . » B ien que
cet av is ne soit pas trè s c lair, on se p ré c ip ite v e rs
c e tte issue. P a r ch an ce, la p o rte en e st o u v e rte . E t
c’est un lo n g e t la rg e co u lo ir b as e t p ro fo n d qui
a p p a ra ît. D es a p p a re ils, to u s im p re s s io n n a n ts : c e in
tu re s de s a u v e ta g e , g o u ttiè re s , c o u rro ie s, éch elles
p lia n te s, co rd es, c ro c h e ts et a u tr e s o b je ts fo rm e n t,
s u r les m u rs laq u és de b lan c, d es p a n o p lies. D es
tra în e a u x , ra n g é s les u n s d e rriè re les a u tre s , sem
b le n t a tte n d re . A cô té, des lits de cam p. U n e a r
m o ire v itré e m o n tre son c o n te n u : flacons, b an d es,
b o îtes, éclisses, pinces, o u ate. C ’est la p h a rm a c ie .
U n e lu m iè re ro u g e â tre tom be de la v o û te . U n e
o d e u r de d é s in fe c ta n t flotte, é c œ u ra n te . C e lieu e st
s in is tre . T o u t y év oque l’idée de la c a ta s tro p h e
p ossible. C ’est l’e n v e rs d ’un m ag n ifiq u e d éco r.
S u r le m a te la s d ’une é tro ite c iv ière, les b o y s o n t
d ép o sé E llen . M a u d et Jo;:n, a g e n o u illé e s p rès
d 'elle, p le u re n t à ch a u d e s larm es. L a robe de tu lle
d ’o r, la robe du g ra n d fa is e u r, le b e a u c o llie r de
p e rle s fo n t u n s in g u lie r c o n tra s te av ec ce qui les
e n to u re . Le b ra s g a u c h e d 'E lle n a g lis s é ; la m ain ,
d e scs b ag u e s, frô le le sol.
— A l l e z - v o u s - e n , M a u d ; vo u s a llez im ite r E llcn .
— J e ne p u is la q u itte r...
— J o a n , élo ig n e z -v o u s!... V o tre v isa g e n ’a plus
c o u le u r h u m ain e...
L ’u n d es m a ris p a rv ie n t à e m m e n e r les je u n e s
fem m es. L ’a u tre , S tim so n , n e p e rd p as la tê te e t
a g it.
Il a d é c o u v e rt le télép h o n e, il en u se :
— H a l l o ! . . . d u se c o u rs p o u r u n e d a m e m a la d e !—
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
I0 5
P a s de rép o n se.
—
H a l l o !... l’in firm ière a tta c h é e à l ’é ta b lisse
m ent,... le m édecin !...
P a s de réponse.
E t, cep e n d a n t, u n e é tra n g e n o u v elle c ircu le d a n s
to u t l’hôtel. O n d it « q u ’u n e d am e s e ra it m o rte p o u r
a v o ir tro p d a n sé » !...
A u ssitô t, ce n ’est plus, à to u s les é ta g e s, q u ’une
e n v o lée de p e tits b o n n ets blancs, de ta b lie rs à plis.
C elles qui les p o rte n t v e u le n t v o ir « la dam e
m o rte », et ta n t pis p o u r qui so n n e ra : on ré p o n d ra
u n e a u tr e fois. E t c’est la d is p a ritio n d a n s l’a sc e n
se u r, l ’é c ra se m e n t d a n s l’e sc a lie r to u rn a n t, qui e st
celui de serv ice. C ’est à qui a r r iv e r a la p re m iè re
en bas.
L es m a rm ito n s, b o n n e ts en b ataille, q u itte n t é g a
lem en t le u rs c a ssero les. L es c h a sse u rs o u b lien t les
c o m m issio n s d o n n ées, les m essag es q u ’ils o n t à
tra n s m e ttre . L es p lo n g e u rs laisse n t le u r v a isse lle
en plo n g ée d a n s les e a u x g ra sse s. L es d a m e s du
b u re a u , elles-m êm es, ces dam es si com m e il fa u t,
ces d am es a u x b a n d e a u x ré g u lie rs , ces d am es a u x
m a in s b lan ch es, a u x b e a u x s a u to 'rs , a u x belles
« L é o n tin e s » d ’o r fin, s ’élo ig n e n t d isc rè te m e n t —■
h is to ire de « je t e r un coup d ’œ il,... un seul p e tit
coup d ’œ il su r ce qui se passe ». — L e m a ître d ’h ô
tel le plus co n sc ie n c ie u x ne p eu t r é s is te r à c e tte
v a g u e de cu rio sité . 11 ab a n d o n n e , q u elq u es in s ta n ts ,
les c lien ts q u ’il s e rv a it. C ’est le b ra n le -b a s. T o u s
v e u le n t p o u v o ir d ire q u ’ils o n t vu, « de le u rs y e u x
vu, la dam e m o rte d ’a v o ir tro p d a n sé ». T o u s
v e u le n t v iv re la m in u te d ’ém o tio n , co n séq u en ce de
ce fa it a u ssi e x tr a o r d in a ir e q u ’u n e scène de c i
n ém a.
L a n ouvelle, de l’office, m o n te d a n s les salo n s.
C eu x qui d a n se n t n ’en o n t cu re. M ais, p o u r c e u x
qui ne d a n s e n t pas, q u elle a u b a in e ! O n v a a v o ir
de quoi p en ser, de quoi dire.
L es e u fie u x a u g m e n te n t. O n d ir a it q u ’ils s o rte n t
de te rre .
— L e m éd ecin ?... l’in firm iè re ? ... ré c la m e S tim so n ,
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CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
s’a d re s s a n t à l’un, à l’a u tre . V a -t-o n la la is s e r m ou
r i r san s so in s?...
L a la is s e r m o u rir? E lle n ’est d onc p as m o rte ?...
L a c u rio sité s’avive.
N u l, p o u rta n t, n ’ose s’in fo rm e r. O n est v e n u p o u r
« v o ir », n o n p o u r s’a ttir e r p e u t-ê tre u n e m au v aise
a ffa ire , si l’o n sem b lait p r ê te r tro p d’in té rê t à la
chose. Il f a u t to u jo u rs se m éfier des é v én em en ts
qui s o r te n t de l’o rd in a ire . O n ne sa it ce qui p eu t
a r r iv e r .
E t, en silence, ils défilent, les c u rie u x , s e rré s
com m e s’ils a lla ie n t à l’o ffran d e, com m e si, in v ités
à u n g r a n d m a ria g e , ils se re n d a ie n t à la sa c ristie
s a lu e r les m a rié s.
E n p a ssa n t, ils je tte n t un coup d ’œ il su r E lle n
et s’a p ito ie n t, a v ec u n p e tit tre m b le m e n t d ’ém otion :
« O h ! u n e si je u n e fem m e et si jo lie !... U n e si
belle to ile tte to u te en o r!... U n si b e a u c o llie r! Ça
v a u t de l’a rg e n t, h e in ! ces p e rle s!... »
S tim so n se d ésesp ère. Il d o n n e ra it c en t m ille d ol
la r s p o u r ê tre aille u rs.
— C e n ’est pas de l’a d m ira tio n q u ’il fa u t : c’est
l’in firm iè re !... E lle d o it ê tre en p e rm a n e n c e d an s
l’h ô te l! L a D ire c tio n m an q u e à ses e n g a g e m e n ts!...
J e m ’en s o u v ie n d ra i!... J e le d irai...
— O n d em an d e l’in firm ière !...
— Il y en a d e u x à d em eu re. D e quoi se p lain to n ? p ro te ste q u e lq u ’un.
— Q u ’elles p a ra is s e n t !... h u rle S tim so n , p rê t à
b o x e r celui qui a p a rlé , et a c c o m p a g n a n t ce m o u v e
m e n t du plus b eau ju ro n so n o re et bien fra n ç a is
d o n t il p eu t se so u v en ir.
S tim so n a re m a rq u é que, en to u te s les occasions,
il n ’y - a en c o re que de telles e x p re ssio n s qui accé
lè re n t la m a rc h e des choses, d a n s c e tte douce
F r a n c e où nul n ’est ja m a is p ressé.
A u ssitô t, com m e a p rè s le « S ésam e, o u v re-to i ! »
du co n te, c’est le m ira c le !...
U n e v o ix fo rte , une v o ix de co m m an d em en t,
com m e on n ’en en te n d que su r les ch am p s de b a
taille, to n n e :
�CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
—
O ù e st la m a la d e ?... Q u ’est-ce que ce ch am p de
fo ire ? ... T a s de b ad au d s, n 'a v e z -v o u s d onc ja m a is
rie n vu ?.... H o u p !... E v ac u e z , et en v itesse, san s
b ru it et sa n s ta p a g e !...
U n e fem m e d ’u n e c in q u a n ta in e d ’a n n é e s s’av a n c e ,
m a je s tu e u s e d a n s sa te n u e d ’in firm ière. E lle e st
g ra n d e , trè s d r o ite ; elle m a rc h e les épau les effa
cées, tê te h a u te , p o itrin e en a v a n t, une belle poi
tr in e q u 'o rn e n t des d é c o ra tio n s.
— A v e z -v o u s e n te n d u ? F a u t-il que je p re n n e les
g ra n d s m o y en s?...
— S a u v e qui p e u t!... V o ilà S œ u r Jo sé p h in e !...
E t, bien que n u l ne sa ch e ce que so n t les « g ra n d s
m o y en s » d o n t « S œ u r Jo sé p h in e » dispose, et d o n t
elle a sa n s cesse la m en ace à la bouche, c’est le
d é so rd re , la poussée, la d éb an d ad e, la fu ite des ra ts
à l ’a p p a ritio n d è R a m in ag ro b is.
« S œ u r Jo sé p h in e » p e u t enfin p a rv e n ir a u p rè s
d ’EUcn.
A peine a -t-e lle le tem ps de je te r s u r elle u n
re g a rd que, fu rie u x , S tim so n d em an d e :
— O ù étiez-v o u s?... M oi p a y e r b eau co u p d ’a rg e n t
p o u r a v o ir to u jo u rs n u rse p ré se n te !...
:— Q u i êtes-v o u s, M o n sie u r? ... L e m a ri? ...
— N on.
— A u la rg e !... J e n ’ai pas de com pte à vous
re n d re !...
— J e suis un am i.
— A u la r g e ! J e n e co n n a is p as ce g e n re de re
la tio n s !...
— E st-c e que je puis...
— V o u s d e m a n d e z quoi?...
— M ’en a lle r?
■
— S u iv ez les a u tre s.
•— D e l’hôtel je p a r tir a i d em ain !
—- P eu m ’im p o rte I
E t, com m e S tim so n , san s un sa lu t, s ’éloigne,
« S œ u r J o s é p h in e » h au sse les ép au les et s ’éc rie
a v ec ré p ro b a tio n :
— T o u s les m êm es !...
P u is , se m é p re n a n t p e u t-ê tre s u r le rô le que
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Q U ’O N
O U BL IE
S tim so n jo u a it en c ette a ffa ire , elle se p en ch e su r
E lle n et m a rm o tte a v ec se n tim e n t :
— V o ilà co m m en t on vous a im e L .
U n c o u rt e x a m e n a suffi p o u r r a s s u r e r « S œ u r
J o s é p h in e ».
— O ù ête s-v o u s, c o llè g u e ? ap p elle-t-elle.
« C o llè g u e », p e tite in firm iè re tim id e e t ro se,
s’av an ce.
— O ù vo u s cach iez-v o u s, m a lh e u re u se ? ...
— E x c u se z , M ad am e, je ne m e c a ch ais p a s!...
T o u s v o u la ie n t s o r tir à la fois, j ’ai été re fo u lée.
— R e fo u lé e ? ... Q u ’est-ce que cela v e u t d ire ? E stce q u e l’on m e re fo u le , m oi?...
— O h ! vous, M adam e...
— N ’y re v e n e z plus !... A g en o u ille z -v o u s et enle
v ez ce co llier. Il e st im m o ral de liv re r des b ijo u x
de c e tte so rte a u x y e u x c o n v o ite u x de ces b a
d a u d s !... D o n n e z -le -m o i!... J ’en p re n d s la re sp o n sa
bilité... C ’est bien. M a in te n a n t, d e m an d ez le n u m éro
de la c h am b re. N o u s a llo n s m o n te r M ad am e. Ici,
l ’a ir e st vicié. L 'o d e u r laissée p a r c e tte fo u le est
irre s p ira b le !... O n ne p e u t d onc a p p re n d re à l ’es
pèce h u m a in e que se la v e r, se sa v o n n e r est une
q u e stio n de f r a te r n ité !... A -t-o n idée d ’em p o iso n n er
a in si ses c o n g é n è re s !... P o u a h ! c’est a sp h y x ia n t !...
A p p e le z les c ro q u e -m o rts!...
— O h ! M a d a m e , je cro is q u ’elle v it encore...
— M e v e rrie z -v o u s si calm e, s’il en é ta it a u
tre m e n t? ...
— A lo rs, p o u rq u o i ces... ces h o m m es?...
— E h là !... p e tite d inde ! p a r où v o u lez-v o u s que
n o u s fa ssio n s p a s s e r c e tte p a u v re d am e?... Il n ’y a
p as d ’a u tr e m oyen, il fa u t s’y ré sig n e r... P lu s d ’ob
s e rv a tio n s, s ’il v o u s p la ît !
S u r u n sig n e, d e u x ho m m es en co tte bleue
a c c o u re n t. E u x a u ssi d o iv e n t to u jo u rs ê tre là, p rê ts
à to u s les év én em en ts.
H a b itu é s à é v o lu e r en silence, à c o m p re n d re à
d em i-m o t, ils fo n t g lis s e r u n p a n n e a u de bois.
U n m o n te -c h a rg e é tro it e t lo n g a p p a ra ît. R ien
<|it’à sa fo rm e, à sa co u le u r, a u x d e u x e sc a b e a u x
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q u ’il c o n tie n t, l’on devine à quoi il est d estiné.
A u jo u r d ’hui, fa u te d e 't o u t e a u tre p ossibilité, il
v a s e r v ir à m o n te r E llen.
— A c c o m p ag n ez M ad am e, collègue ; c est 1 a f
f a ir e de q u elq u es m in u tes !...
— E p a rg n e z -m o i, je ne p o u rra i ja m a is !...
—
_ C ’e st u n e ép reu v e, trio m p h e z —
en !... D an s n o tre
m é tie r, il f a u t ê tre p rête à to u t!...
— M ad am e, p a r g râce...
__ C ’est bien !... J e m e ttra i d an s m es n o te s su r
v o u s : « S oum ise, bonne fille, m ais n i cœur- ni esto
m a c ; u n e poule m o u illée!... »
,— O h ! M ad am e !...
__N o u s ne p o u v o n s la is s e r cette m alad e a lle r
seule. O r, collègue, re g a rd e z -m o i : co m m ent v o u
lez-v o u s que j ’e n tre là -d e d a n f? C o n v en ez que je
ne le p u is, ni en long, ni en la rg e , ni en tra v e rs !...
O u ste !...
P le u r a n t et tre m b la n t, « collègue » e n tre d an s
l ’é tra n g e a sc e n se u r. L a m o n tée com m ence.
— J e v a is v o u s a tte n d re là -h a u t !...
D a n s les p a la c e s, les lie u x où l’on s’am use, il est
des h ô te s in a tte n d u s que l'o n n e sa it com m ent re c e
v o ir : la m alad ie, la m o rt.
Q u e ls tro u b le -fê te s !...
L ’on p e u t c a c h e r la p re m iè re . Si m éd ecin s et
in firm ie rs so n t ap p elés, ces m e ssie u rs ne p a rv ie n
d ro n t a u p rè s de le u rs m a la d e s q u ’e n to u ré s de m ys
tè re . Ils les v is ite ro n t a u x h eu re» où u n e a ttra c tio n
s e n sa tio n n e lle a u r a f a it le vide d a n s l’hôtel. E n
est-il ^ a u tre m e n t, le m a u v a is tem p s re tie n t-il la
c lie n tè le a u logis q u e, p o u r ne p o in t l'in q u ié te r, la
F a c u lté et scs a id es a u ro n t a u s e r d ’e sc a lie rs d é ro
b es, de c o u lo irs que bien peu c o n n a is s e n t; ils a u ro n t
à v iv re des m in u te s à la C o n a n -D o y le . L a m alad ie
e st in te rd ite .
E t à com bien plus de difficultés ex p o se la m o rt,
u n e m o rt ?...
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— Il n e p e u t ê tr e q u e stio n de tr a n s p o r te r m a
m a la d e d an s u n e clinique, m a b o n n e M a d a m e !...
d é c la re av ec c h a le u r « S œ u r Jo sé p h in e ». S o u s p ré
te x te d ’o p é ra tio n , o n la c o u p e ra it p e u t-ê tre en
q u a tre , e t j ’a u ra is à en s u p p o rte r la re sp o n sa b i
lité ? ... L a seu le chose à fa ire e st de p r é v e n ir la
fa m ille . J e l’ai fa it. N e p le u re z p as, v o u s allez
a v o ir q u elq u es clie n ts de p lu s !...
— C 'e st que, v o u s co m p ren ez, d a n s n o tre s itu a
tio n : les im p ô ts, le p e rso n n e l, des f r a is si g ra n d s ,
la vie si ch ère..., â n o n n e , tr è s g ê n ée, la d a m e de
l ’hôtel.
— J ’e n te n d s, j ’enterfds !... M a is c o m p tez s u r m oi :
je s e ra i la p re m iè re à v o u s a v e r tir si le cas
s’a g g ra v a it.
— N ’est-ce p as, m a d a m e Jo sé p h in e ? ... J e co m p te
s u r v o u s!... M a is q u ’est-ce q u ’elle a?...
« S œ u r J o s é p h in e » to u sse u n peu .
— E lle a un ex cès de fa tig u e , tro p de m o u v e
m e n t !... Ç a sa u te , ça b o n d it com m e d es c a b ris !...
J e c ra in s q u ’elle ne paye p a r des m ois de ch aise
lo n g u e les fo lies que je lui ai v u f a ir e d e p u is son
a rriv é e ...
E lles é c h a n g e n t u n r e g a r d d ’in te llig e n c e , et, à
dem i ra ssu ré e , la d am e de l’h ô tel s’élo ig n e, ta n d is
q u e « S œ u r Jo sé p h in e » iro n ise :
— L a c ra in te du m a n q u e à g a g n e r, quel cau ch e
m a r ! q u elle é p o u v a n te !... S i c e tte p a u v re p e rso n n e
tr a în a it a p rè s çlle, com m e m oi, u n e sim ple v alise,
r.u lieu de p a y e r des im p o sitio n s p o u r ta n t de fe
n ê tre s , elle c r ie r a it : V iv e 'la lib e rté !...
C e ne fu t q u ’a p rè s de lo n g s effo rts, des fric
tio n s é n e rg iq u e s, des in je c tio n s d ’é th e r, que le c œ u r
se re m it à b a ttre n o rm a le m e n t e t q u ’E lle n ouvrit,
les y eu x .
A v ec un so u rire d ’e n fa n t et u n g e ste p ü é ril, elle
m u rm u ra :
— L e jo li p a p illo n ro u g e !...
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« S œ u r Jo sé p h in e », penchée s u r clic, ré p o n d it :
— Il s’est posé là p e n d a n t la g u e rre ...
E lle n re s ta silen cieu se d u ra n t u n lo n g m om ent.
P u is elle r e p rit :
_
— M a b e lle-m ère au ssi est décoree...
— E lle est in firm iè re ?
— E lle l ’a été. E lle a épousé M. de C h arlcm o n t.
— J e le co n n ais. I la b ite -t-il to u jo u rs av e n u e de
F rie d la n d ?...
— T o u jo u rs . C om m ent, M ad am e, ê tes-v o u s p rès
de m oi ?...
— J ’ai p ris à tâ c h e de v o u s so ig n er, de re s te r
p rè s de vous ta n t que cela se ra n écessaire.
— O h ! m erci... J e m e sens si faible...
— C ela p a sse ra !...
— J e suis si c o u rb a tu ré e...
— Ç a p assera,... cela p a sse ra !...
— Il fa u t é c rire à m am an ?...
— E t à v o tre m a ri? ...
— O h ! il est si occupé !... E t puis il o b je c te ra la
dép en se !... C ’est si en n u y e u x , il o b je c te to u jo u rs la
d ép en se !...
E lle n com m ence à s’a g ite r ; elle ré p è te , im p a
tie n te :
— Il s e ra sév ère... Il m e fe ra des re p ro c h e s
Je
suis p a rtie san s le p rév en ir...
— A h !... U n coup de tê te ?...
t— O n s 'e n te n d ra it. M a is il y a ta n t de su jets,
pénibles,... ta n t d ’a ffa ire s,... il m ’en r e p a r le r a it; rie n
q u e d ’y p en se r, j ’en suis m alade...
Q u e lq u e s g o u tte s c a lm a n te s re n d e n t à E lle n de
l’a p a ise m e n t et d u som m eil.
P lu s ta rd , au b ru it que fa it « S œ u r J o s é p h in e »
en to u r n a n t av ec u n e p e tite c u illère du c h o co lat
d a n s u n e ta sse , Eslíen s’éveille.
— O h ! je n ’ai pas fa im !... fa it-e lle en re p o u ssa n t
la tasse.
— Il fa u t c e p e n d a n t v o u s alim e n te r...
"— J e b o ira i p lu tô t qu elq u e chose de fo rt...
— J e v o u s e n te n d s !... V o u s a v a le rie z u n c o c k ta il?
R a y e z cela de v o s p ap iers,, m a p e tite M a d a m e !...
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C ’e st u n v e r r e d’eau fra îc h e que j e v o u s ré se rv e ,
a p rè s le c h o c o la t!...
— P u is -je m e lev er?...
— M ie u x v a u t r e s te r co uchée. J ’a i d e m a n d é u n
sp éc ia liste , et ju s q u ’à son a rriv é e ...
— J e n ’ai rie n de cassé?...
— Q u i le sa it? ...
— J e v a is d o n c vo u s o b éir. A u ssi bien, je cro is
q u e je ne p o u rra is p as m e te n ir debout... C es n a u
sées m e re p re n n e n t...
— Ç a va,... ç a va...
O n g r a tte à la p o rte .
— L e c o u rrie r...
— T ie n s, m es am ie s m ’o n t a b a n d o n n é e . E lle s
m ’é c riv e n t :
A p p e l é e s à B ia r r it z . N e p o u v o n s d i f f é r e r c e v o v a g e .
E s p é r o n s q u e v o u s a lle z v o u s r e m e ttr e e t q u e v o u s
v i e n d r e z n o u s r e t r o u v e r , c h è r e I C lie n . C e q u i v o u a
a r r iv e e s t b ie n e n n u y e u x e t c h a n g e t o u s n o s p r o je ts .
N o u s v o u s a im o n s b ie n e t v o u s e m b r a s s o n s .
Ma ud et J o a n .
P.-S —
de
L e s « b o y s » o n t é t é v is it e r u n e a u tr e c h a în e
m o n ta g n e s.
1
E lle n h a u sse les ép a u le s e t m a rm o tte :
— E lles so n t p a rtie s. Ils so n t p a rtis. B on
v o y a g e !... Q u a n d je s e ra i g u é rie , je n ’ira i p as les
re jo in d re , je r e n tr e r a i chez m oi d ire c te m e n t.
E lle n ré p è te :
— C hez m o i ?...
E t la v o ilà s’a tta r d a n t s u r ce m ot, n ’en c o m p re
n a n t p lu s la sig n ificatio n . « C h ez m oi », est-ce ce
logis o ù elle a vécu ta n t d ’h e u re s de d é sœ u v re m e n t
et d ’en n u i, ta n t d’h e u re s d a n s la 4so litu d e ?... E lle
s ’y p la ît lo rsq u e E d d y y d e m e u re a v e c elle. O r, d an s
la sem ain e, il n 'e s t ja m a is là q u e le so ir. 11 re n tre
fa tig u é d ’a v o ir, to u t le jo u r, a lig n é d es c h iffres, ce
qui le re n d m au ssad e. L e d im a n c h e , p a r exem p le,
il s e ra it lib re ; m ais, s u r l'em p lo i de c e tte jo u rn é e ,
On ne s a c c o rd e ja m a is.
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E d d y s e ra it h e u re u x de ne rien fa ire , de r e s te r
é te n d u , de m u se r to u t le jo u r san s ê tre obligé de
re g a r d e r sa m o n tre. E llen a im e ra it à s o rtir, à em
p lo y e r ces h e u re s g aîm en t. P a r is a ta n t d :a ttr a its !...
— A llons, E d d y , un peu de co u ra g e , fa ite s cela
p o u r m oi : allo n s d é je u n e r d eh o rs. P a y e r ici ou
p a y e r ailleu rs..., co m m ence-t-elle.
L ui ré p o n d ra :
__ Ici, je sais ce que je d ép en se!... A ille u rs, il y
a u r a it des e x tra s...
E lle p ro m et q u ’on n e se la is s e ra p as e n tra în e r...
Il rép liq u e :
__ O n d it cela, e t puis... — Il h o ch e la tê te e t
p ré te n d s a v o ir ce qui a rriv e .
E llen bâille, so u p ire, n ’in siste pas.
P lu s ta rd , le h a u t-p a rle u r a n n o n c e ra le m en u d u
jo u r , e t ce s e ra l’a rriv é e du m o n te -p la t, d u jo li
p a n ie r, d u d é je u n e r de poupée.
O n d é je u n e ra . A p rè s quoi se ra p osée l’in é v ita b le
q u e stio n :
— Q u ’a llo n s-n o u s p o u v o ir fa ire , a u jo u r d ’h u i?
— L a m a rc h e e st s a lu ta ire !... N o u s n o u s p ro m è
n ero n s...
— N e p o u rra it-o n v a r ie r ce p ro g ra m m e ? ...
P p u r ne p as a g g ra v e r le d iffé re n d , E d d y allé
g u e r a une c o u rse à fa ire . E lle n ne v o u d ra p as ê tre
en re s te et d ira a u ssi a v o ir à s o rtir.
O n se p ré p a re , on s ’h ab ille, n o n sa n s é c h a n g e r
q u e lq u e s m o ts a ig re s-d o u x . O n q u itte l’a p p a rte m e n t
sa n s p lu s se so u c ie r de ce q u ’On laisse d e rriè re soi
q u e si l’on é ta it à l’hôtel. L a c le f e st rem ise à
M . M a rtin . E t c ’cst la rue...
L a ru e oit d é a m b u le n t des g en s las e t m a u ssa d e s,
d es g en s qui v o n t à p as co m p tés p a rc e q u ’ils o n t
des so u lie rs qui les s e r r e n t ^ des h a b its n e u fs q u i
les g ê n e n t; des g e n s qui m a rc h e n t coude à coude
ou se d o n n a n t le b ra s, les u n s tir a n t au b o u t d ’une
la isse un ch ie n obèse, les a u tre s p o u ssa n t d e v a n t
eu x des e n fa n ts qui tré b u c h e n t p a rc e q u ’ils se re
fu s e n t à re g a r d e r où ils m a rc h e n t, et p le u rn ic h e n t
p a rc e q u ’ils v o u d ra ie n t ê tre « p o rté s ».
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E d d y e t E lle n p re n n e n t le pas de ces p ro m e
n e u rs du d im a n c h e et, com m e eu x , c h e rc h e n t à
tu e r le d é sœ u v re m e n t et l ’ennui de ce jo u r de li
b e rté .
« V a - t- il en ê tre a in si ju s q u ’a u s o ir ? ...» se d e
m a n d e E llen .
E t, p o u r f a ir e d iv e rsio n , elle ra p p e lle à son m ari
la c o u rse q u ’il a v a it à fa ire . Il ré p o n d q u ’il la f e ra
lfi len d e m a in e t re p a rle à E lle n de la s o rtie q u ’elle
se p ro p o sa it.
— P u isq u e vo u s êtes libre, M o n sieu r, je p ré fè re
n ’a v o ir p as à vo u s q u itte r!...
E t les v o ilà p o u rs u iv a n t le u r m a rc h e , g ê n é s des
e sc a rm o u c h es qui o n t p ré céd é c ette so rtie , p e u re u x
de les v o ir se re n o u v e le r.
— S i on e n tra it d an s un cin ém a?...
— J e t ’en p r ie , p as d ’in u tile dépense...
E n c o re on se ta it, et to u jo u rs l’on av an ce...
S e so u v ie n t-o n d ’a v o ir à fa ire u n e v isite ? Si e lle
est lo in ta in e , E lle n e x ig e ra u n ta x i.
— Il ne m an q u e plus que c e la !... g ro n d e E d d y .
— A lle r à pied si loin p o u r d é p o se r des c a rte s
chez ces g en s !... g é m it E llen .
— A im e ra is -tu m ie u x les re n c o n tre r? ...
— C e rte s no n !...
¡O n se re g a rd e . O n rit. C ’est un p eu de d é ten te.
L e p r o je t e st a b a n d o n n é .
Q u e d e v e n ir, p u isq u e rie n de ce qui est pro p o sé
n e p a ra ît accep tab le?...
— A llo n s à l’a v e n tu re !...
E t la m a rc h e co n tin u e.
L ’a ir est a lo u rd i des v a p e u rs qui m o n ten t du sol
fra îc h e m e n t a rro s é , d ’o d e u rs de f r itu r e , de fu m ées
de tab ac, de p a rfu m s à bon m a rc h é , de sav o n , et
s u rto u t de ce m é la n g e de v in a ig re , d ’alcool, q u ’exliale au p assa g e l’h a lc in e des débits.
— C ’est à p le u re r d’e n n u i ! g é m it E llen .
— O n en v e r r a bien d’a u tre s !... ré p o n d E ddy.
E llen , à ces so u v e n irs, so u p ire, accab lée :
— P a r is av ec u n e v o itu re , c’est b ie n ! M ais P a r is
san s v o itu re,.., oh ! la la !...
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L ’in firm ière p e rç o it c e tte reflex io n et y rép o n d
sé v è re m e n t :
— Ils so n t ce p e n d a n t n o m b re u x , ceu x qui v ont
à p ie d !... V o u s n ’êtes pas la seu le!...
— C e tte p ensée ne m e console p as !... f a it E llen
en g é m issan t.
— V o u s souffrez, M ad am e?...
— O ui, beaucoup...
— D e quoi ?...
— D es d écep tio n s q u ’a p p o rte l’ex iste n c e !...
__ A h ! ces je u n e sse s!... T o u te s les m êm es!...
E lle s o n t l’a v e n ir d e v a n t elles, un m a ri, un in té
rie u r, de l’a isa n c e !... E lle s ne so n t pas seules à
lu tte r d a n s la to u rm e n te , et elles se p la ig n e n t!...
Q u ’est-ce q u ’il vo u s m an q u e, p a u v re p e tite ? ...
— D u b o n h e u r !...
— D u b o n h e u r? ... V o u s n ’êtes d onc p as h e u
re u se ? ... M éfiez-vous!... J e ne sais p lu s qui a d it
q u e « le plus so u v e n t on c h e rc h e son b o n h e u r
com m e l’on c h e rc h e ses lu n e tte s : q u a n d on les a
s u r le nez ». J e cro is que tel est v o tre ca s!...
— Il y a des choses qui ne se ra is o n n e n t p a s!
,— M a is s u r lesquelles on d é ra iso n n e !...
E llen n ’o b je c te rien . P e u lui im p o rte n t les avis
d e l’in firm ière.
C e qui l’in trig u e d a v a n ta g e , c 'e s t u n e le ttre , A.
elle a d re ssé e ,' d o n t la su sc rip tio n est ta p é e à la
m ac h in e .
« Q u ’cst-ce q u e cela p e u t â tr e ? U n e fa c tu re ? ... »
E lle n la d écach ète.
I i e n s , c ’e s t d e m o n m a r i !...
V ie n t-il vous re tro u v e r? ...
f i n en p re n d pas le chem in !... ré p o n d E lle n
av ec un rire qui so n n e fa u x . 11 p a rt p o u r h e w Y o rk p a r le p ro c h a in p a q u e b o t!...
— S a n s v o u s d ire ad ieu ?...
— Il n ’en a pas le tem p s!... C rü ^ez-v o u s,
« S œ u r J o s é p h in e », que m on in d isp o sitio n sera
lo n g u e ?...
— Q u i sa it ?...
— E s t-c e g ra v e ? ...
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O U BL IE
— J e ne p u is e n c o re v o u s ré p o n d re . P e n s e rie z v o u s a lle r le re jo in d re ? ...
— E t p o u rq u o i p as? ... C e fierait p e u t-ê tre fo lle
m e n t a m u s a n t !...
L ’in firm iè re h o c’n e la tête.
— C alm ez-v o u s. V o tre v isa g e s ’e m p o u rp re !... Il
n e fa u d r a it pas, c e p e n d a n t, fa ire de la te m p é ra
tu r e !... Si v o u s n e p a rte z pas en co re p o u r N cw Y o rk , où ire z -v o u s a p rè s v o tre s é jo u r ici?...
— J ’ira i « chez n o u s », à V e rriè re s , re tro u v e r
m am an , m a p a u v re m a m a n !... E lle ne m ’a b a n d o n
n e ra p as, elle !... E t, si elle m ’é c rit, elle n ’a u r a pas
re c o u rs à u n e d a c ty lo p o u r m e ttre m on a d re sse !...
E t, a u ssitô t, la v o ilà se p la is a n t à d é c rire la
g ra n d e m aiso n b la n ch e si sp acieu se, si cla ire , et sou
b eau ja r d in fleu fi, qui lui a p p a ra is s e n t tels des
asiles de fé lic ité . L à, on r e s p ire ra le bon a ir, on
a u r a to u te s ses a ise s, on s e ra choyé, com ble de bienê tre , et ce s e ra le calm e. L ’h e u re p a sse ra , douce,
sa n s q u ’on s’en ap e rç o iv e , san s q u ’on a it la p ré o c
cu p a tio n d ’ê tre en re ta rd , la fièvre de n ’ê tre ja m a is
p rê t, la c ra in te de m a n q u e r à ce que l’on a v a it à
fa ire ...
— J e n e r e to u rn e ra i pas à P a r is ! ... J ’ira i chez
n o u s et, ta n t que je ne p o u rra i a lle r re tro u v e r
E d d y , j ’y d e m e u re ra i...
P u is E lle n se re p re n d à rire e t p ro n o n c e des m ots
que l ’in firm iè re ju g e sa n s su ite : « Q u elle sin g u
liè re a v e n tu re ! L e m êm e b ateau ,... le m êm e p a q u e
bot... » E lle n ne se d it p as que P h ilip a pu p ro lo n
g e r son s é jo u r en F ra n c e , q u ’il y a m ille ch an ces
p o u r que c e tte re n c o n tre n ’a it pas lieu. E lle la p ré
v o it. E lle se l’im ag in e, et cela lui f a it u n e fois de
plus s ’é c rie r :
— E n v é rité , ce s e ra it tro p d rô le !...
« S œ u r J o s é p h in e », p o u r co u p er c o u rt à ce q u ’elle
tr a ite de « d iv a g a tio n s » et m ie u x ra m e n e r sa m a
lade au se n tim e n t de ce qui est, p récise :
— N e m 'a v e z -v o u s p as laissé e n te n d re que \o u s
av ez u n a p p a rte m e n t à P a ris ? ... P o u rq u o i n 'y allezv o u s p as?...
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Q U ’O N
O U BLIE
n?
— P a r c e que je ne p u is plus m ’y su p p o rte r. Il est
a u six ièm e, trè s h a u t et si p e tit ! D an s une cham bre,
le lit tie n t to u te la place
N u lle p a rt les m eubles
n e p e u v e n t ê tre déplacés. L à oli ils o n t été dis
p osés p a r l'en se m b lie r il fa u t q u ’ils d e m e u re n t. L e
m o in d re fa u te u il posé de biais d é tru it l ’h a rm o n ie
et re p ré s e n te un o b stacle in fra n c h issa b le !...
— In fra n c h is s a b le , p o u r vous?... J e v o u s a i vue,
p as p lu s ta rd q u ’h ie r, s a u te r de bien h a u t, ce
p en d an t...
— A u jo u r d ’hui, je ne le p o u rra is plus...
— V o u s sou ffrez?...
— J ’a i m al p a rto u t!... J e n ’ai plus confiance en
rie n , je n ’a i plus le c o u rag e de v iv re !... E t v oilà
E d d y p a rti p o u r N ew -Y o rk ...
— V o tre m a ri va so u v en t à N e w -Y o rk ? ...
— C ’e st la p re m iè re fo is que j ’en en ten d s p arler...
— Il y a des a ffa ire s?...
— Il ne m ’exp liq u e rien . J ’ig n o re ce qui se passe.
D u re ste , voici sa le ttre . A u rie z -v o u s l’oblig ean ce
d e m e la r e lire ? P e u t-ê tre , en vous é c o u ta n t, com
p r e n d r a i- je m ie u x ce q u ’il m ’é crit. C ’est p o u r moi
u n e v é rita b le énigm e.
E t, d o cilem en t, « S œ u r Jo sé p h in e » lit :
C hérie,
J e p a r s p o u r N e w -Y o r k p a r le p r o c h a in p a q u e b o t
J ’y s u i s e n v o y é p o u r u n e a f f a ir e i m p o r t a n t e . F a i s
d e s v o e u x p o u r q u ’e l l e r é u s s i s e . J e n ’a i q u e l e t e m p s
d e p r e n d r e n ia v a l i s e , l e t r a i n , l e b a t e a u .. .
J e t ’é c r ir a i d è s m o n a r r i v é e ..
T e n d r e sse s en h â te.
E ddy.
— M a c h è re am ie, je suis c o n tra in t de v o u s
a p p re n d re u n e nouvelle...
— L a q u e lle ? ... A c o n s id é re r v o tre a ir re n v e rsé
je m ’a tte n d s à to u s les m a lh e u rs!...
— S a n s a tte in d re un tel d e g ré de pessim ism e, je
6UÎs o b lig é de v o u s d ire que v o tre belle-fille, p a rtie
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
p o u r M é a n t-le s-N e ig e s , est a u jo u r d ’h u i, là-b as, trè s
so u ffra n te ...
— C o m m en t le sav ez-v o u s?...
— J ’en suis a v e rti p a r S tim so n qui m e té lé p h o n e
que des é v é n e m e n ts in d é p e n d a n ts d e le u r v o lo n té
les o n t obligés, to u s q u a tre , à p a r tir su r l’h e u re , et
q u ’ils o n t eu le re g r e t de la is s e r v o tre belle-fille
seule là-bas...
— O h ! C h a rle s, ne m e d em an d ez p as d ’a lle r la
re jo in d re ... L ’a ltitu d e , m on cœ ur,... un p eu de
ten sio n ...
— N e v o u s ex cu sez pas de ne p o u v o ir cet a c te
de d év o u em en t, c h è re am ie !... P e rso n n e n e vo u s le
d e m an d e. D ’a ille u rs, a jo u ta -t-il g a la m m e n t, vous
sav ez q u ’ici on n e p eu t se p a s s e r de v o u s!... P a r
c h an ce se tro u v e à M é a n t u n e de m es a n c ie n n e s
in firm iè re s : « S œ u r Jo sé p h in e ». V o u s so u v en ezv o u s d ’elle?...
— O h ! j ’en ai ta n t v u p a sse r, de v o s infir
m iè re s !...
. — C elle-ci, cep e n d a n t, a un p h y siq u e in o u b liab le.
V o u s ne vo u s so u v en ez pas d ’u n e s o rte de g ra n d
d ra g o n a u x é p au les la rg e s, au nez im p é rie u x , à la
lè v re om b rée d ’un b rin de m o u sta c h e ? ...
— A h ! l’h o rrib le fe m m e ! N e la d isa it-o n p as u n
p e u folle?...
— F o lle?... A h ! non, p a r ex e m p le !... L o y ale,
d évouée, én e rg iq u e , to u jo u rs s u r la b rè c h e . O n p o u
v a it, en to u te s les o ccasio n s, c o m p te r su r elle.
— E st-c e p o u r m e fa ire l’éloge de c e tte v ira g o
que v o u s venefc p rè s de m oi?...
— V ira g o ? rép ète, assez m o q u eu r, M. de C h a rlem o n t. C om m e les fem m es so n t e x a g é ré e s en leu rs
p ro p o s!... C ’est p o u r vous d ire q u ’elle (n’a écrit...
— Q u ’est-cc q u ’elle v e u t? ... E lle vous q u ête p o u r
q u elq u e .oeuvre ou p o u r elle-m êm e?... J e se ra is
h e u re u s e de lire sa le ttre . J ’ig n o ra is q u ’elle sû t
é c rire !...
M. de C h a rle m o n t a peine à d issim u le r de l’im
p a tie n c e . 11 n 'a im e g u è re , q u an d il tr a ite un s u je t
g ra v e , s’e n te n d re in te rro m p re p a r des ra ille rie s , d es
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Q U 'O N
O U BL IE
p h ra s e s in u tile s, des co m m e n ta ire s vides de sens.
— E lle n ’é c rit p o in t com m e vous, b elle dam e ;
to u te s les fenr.i'ics n 'o n t p o in t le b o n h e u r cl ê tre
l ’ém ule de ï‘, r :" de S év ig n é !... C e cjue ni écrit
« S œ u r J o s é p h in e » est clair. J e n ’en dem an d e pas
d a v a n ta g e .
— Q u e v o u s d it-elle?... E st-c e un m y stè re ?
— E lle m e d it q u ’elle est in q u iète de 1 é ta t de
v o tre belle-fille, et m e p rie, n ’a y a n t p e u t-ê tre pas
de m é d e c in assez, c o m p éten t sous la m ain, de lui
e n v o y e r u n spécialiste...
— Q u ’a d onc E lle n ?...
— J e cro is lire e n tre les lignes que v o tre bellefille n e s ’est p o in t so u v en u e — a in si q u ’il en est, du
re ste , du p lu s g ra n d n o m b re de scs co n tem p o rain es
— que la fem m e est fa ite , no n pas u n iq u em en t pour
des sp o rts v io le n ts, m ais p o u r ê tre m ère de f a
m ille !... « S œ u r J o s é p h in e » c o n c lu t: « V a is -je pou
v o ir s a u v e r celle-ci de l’a v o ir oublié?.,. »
D u lit de re p o s où elle é ta it éten d u e, M “"' de
C h a rle m o n t se re d re sse et s ’écrie a v ec in d ig n a tio n :
— E t v o u s niez q u ’elle est folle, cette infir
m iè re ? ... N ’en d o n n e-t-elle p as la p reu v e en s ’a d re s
s a n t à v o u s en p a re ille circ o n sta n c e? ... E ^t-cc que
cela v o u s re g a rd e ? ...
— P e u t- ê tr e p lu s que vo u s ne le cro y ez!... E n
to u t cas, p u isq u ’elle a re c o u rs à m oi, j ’en accep te
la re sp o n sa b ilité !...
— B elle re sp o n sa b ilité !... E n l’ab sen ce d 'E d d ÿ ,
les p a re n ts d ’E lle n ne so n t-ils p as là?...
— I-a v ie ille dam e sem ble te n ir à la vie p a r un
fil. Si o n l’o b lig e à v o y ag er, v a -t-e lle to m b e r en
p o u ssiè re ? ... O r, v o y ez-v o u s le p è re B o u g o n n a n t,
av ec ses ru d e s faço n s, d a n s u n e c h a m b re d e m a
la d e ? ...
— M on ch er, je vous y v o is m oins e n c o re !...
M. de C h a rle m o n t h a u sse les épau les.
— J e ré p è te que je su is la cause du b ru sq u e
d é p a rt de v o tre fils, j e n ’ai pu se u lem en t lui a c c o r
d e r le tem p s d ’a lle r d ire ad ie u à sa fem m e...
— T a , ta, ta , s’il s’en é ta it soucié, E d d y l'a u ra it
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CEL U I
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tro u v é , ce tem p s !... M é rita it-e lle ce d é p lacem en t,
a p rè s c e tte im p a rd o n n a b le fu g u e av ec ces d e u x
m é n a g e s a m é ric a in s? .. Si elle est seu le là-bas,
E llen n ’a que ce q u ’elle m é rite !...
— N e m e tte z d onc p as c ette a n im a tio n à ju g e r
ce que, p a r le fa it, vo u s ig n o re z !...
— Ce que je sais, p a r exem ple, c 'est q u ’en to u te
c irc o n sta n c e vous p re n e z la d é fe n se de c e tte m al
h e u re u s e !... M a u d it so it le jo u r où E d d y la re n
c o n tra !
— Q u e v o u s êtes d u re , m a ch è re !...
— J e v e u x a r r a c h e r le b a n d e a u que je v o is s u r
v o s y e u x . J ’ai le re g re t de v o u s d é c la re r que l'on
v o u s tr a ite en b o n n e « p o ire » !... O n se jo u e de
v o u s !...
— Q u e p ré te n d e z -v o u s d ire ? ...
— Q u ’E llen n ’est p o in t m a la d e !... E lle est sim p le
m en t « en c a ra fe » — a in si q u ’il est d it élé g a m m e n t
— au R c g i n a - V c r a . C e tte je u n e d é p e n siè re n e d o it
p o in t sa v o ir com m ent p a y e r ses d ép e n se s d ’h ôtel e t
son billot de re to u r. D ’a c c o rd a v ec v o tre d ra g o n
d ’in firm ière, n ’o sa n t « t a p e r » ses p a re n ts , ce q u ’elle
ne fa it q u e tro p so u v e n t, ni s’a d re s s e r à m oi, c a r
elle sa it -d’a v a n c e ce qiÆ j ’y ré p o n d ra is, elle a
im a g in é ce s tra ta g è m e : é c rire au c a v a lie r c h a r
m a n t qui l’a p ro m en ée un so ir d a n s les co u lo irs du
P ig a lle . A in si elle e st c e rta in e que, trè s g a la m m e n t,
la ré p o n se d é siré e lui a r r iv e r a p as c o u r r ie r ! a jo u te
M 1"® de C h a rle m o n t a v ec un rire fo rc é , p ro v o c a n t.
C ’est p o u rq u o i, au mépVis de to u te s les c o n v e
n a n ces, c e tte p é ro n n e lle s’a d re sse à vous, p a r des
ch em ins... d é to u rn é s !
— J ’ai le p ro fo n d - r e g re t de c o n s ta te r q u e vous
d é ra iso n n e z , m a c h è re !... E t je n e sais v ra im e n t ce
qui, a u jo u r d ’hui, a ltè re et d é fo rm e v o tre ju g e m e n t,
ju s q u ’à vous fa ire p e rd re le v é rita b le sen s des
m o ts!... J e vous ré p è te q u ’il m ’est d em a n d é un s p é c ia - lis te p a r c e q u ’E l l c n e s t s o u f f r a n t e !... re d it M. de
C h a rle m o n t en a p p u y a n t su r ch aq u e syllabe. Il n ’est
p as q u estio n d ’a rg e n t.
D es b lag u es, m o n p a u v re am i, des b la g u e s !.„
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Q U ’O N
12 1
O U BL IE
« S œ u r Jo sé p h in e » et E llc n so n t d’acco rd . I l d o it
y a v o ir quelque m an ig a n c e la-dessous...
M ”
om et
de
de
C h a r le m o n t
rem arquer
le
p a r le
avec
p é n é tr a n t
e m p o r te m e n t
et
sév ère
et
feg a rd
q u e s o n m a r i fix e s u r e lle .
C e d é b a t a lieu d a n s le b o u d o ir, à c e tte h e u re
c ritiq u e c/fii su it le d é je u n e r, a lo rs que, é te n d u e su r
s u r le d iv an , M “ ' de C h a rle m o n t aim e g o û te r le
calm e.
O r, a u jo u r d ’hui, de calm e il ne p eu t ê tre q u es
tion. A u tra v a il d ’u n e d ig estio n to u jo u rs la b o rieu se
s ’a jo u te u n e irrita tio n v io len te, irrk iso n n é e , com m e
si v e n a it de lui ê tre volée u n e c e rtitu d e q u ’elle
c ra in t de n e ja m a is re tro u v e r!...
A -t-e lle su b item en t la c ru e lle ré v é la tio n « q u ’on
n e p eu t ê tre et a v o ir été », que la fu ite d u tem ps,
les p re m ie rs c h e v eu x b lan cs que fé b rile m e n t l’on
a rra c h e , l’a p p a ritio n du p re m ie r coup d ’o n g le de
c e tte p a tte d ’oie, qui est u n e ép o u v an te, p o rte n t la
fem m e à d o u te r d ’elle-m êm e, de ses p o u v o irs de
séd u ctip n , des a rm e s q u ’elle su t em p lo y er ju s
q u ’a lo rs, et à en v o u lo ir à to u t le g e n re h u m a in
de c e tte e ffro y ab le d é fa ite ? ... O u b lie -t-e lle q u ’il lui
est laissé d ’a u tre s m oyens de trio m p h e r e t de p ro
lo n g e r in d éfin im en t sa p u issan ce et son rè g n e ? L a
g râ c e , la d o u c e u r, rin d u lg cn ce,- l’a ffa b ilité ne re
tie n n e n t-e lle s pas ceu x q u ’un m a u v a is v isa g e , u n
c a ra c tè re a ig ri, des p la in te s in c e ssa n te s p o u ssen t
à p re n d re le la rg e ? ...
M lu" de C h a rle m o n t a -t-e lle co n scien ce q u ’une
in flu en ce é tr a n g è r e p ro je tte to u t à coup son o m b re
s u r sa v ie ? Q u e la b e a u té et la je u n e sse d ’E lle n
m e tte n t à n é a n t et re n d e n t de plus en plus visibles
les e ffo rts n é c e ssa ire s à la c o n se rv a tio n de « re ste s »
qui n ’in sp ire ro n t b ie n tô t que c e tte o ra is o n fu n è b re
qui s'a c c o m p a g n e d 'u n so u p ir de r e g re t : « E lle
é ta it si belle, a u x tem p s de l ’a v a n t-g u e rre !... »
A h ! ces g é n é ra tio n s n o u v elles, com m e elles re
p o u sse n t le u rs a în é e ^ l C om m p elles c h e rc h e n t à
les su p p la n te r, à e ffa c e r les tra c e s d e le u r passag e,
re n ia n t le u rs m odes, le u rs m eu b les, le u rs usages,
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CEL U I
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le u rs m a n iè re s de ju g e r et de c o m p re n d re la vie,
le u r la n g a g e q ui s e ra qualifié de « p ré te n tie u x », de
« ra s a n t », le u rs a ttitu d e s , le u r te n u e m oins lib res
que celles de n o s jo u rs , e t qui c e p e n d a n t fe ro n t
d ire av ec u n e in so le n te iro n ie — c a r n ul ne v e u t
a v o ir t o r t! — que « l e diable n ’y a ja m a is rie n
p e rd u » !
A v ec quel e m p ressem en t se ro n t-e lle s relég u ées,
com m e au th é â tre , a u f o n d d e la lo g e , ces g é n é ra
tio n s d ’h ie r ; a lo rs q u ’au p re m ie r p lan , trio m p h a n te s,
bien v iv a n te s, p a ré e s d ’a u d a c e et d ’e n tra in , fra îc h e s,
jo lie s, « trè s à la 'p a g e » — telle E lle n ! — celles
d ’a u jo u r d ’h u i, les d e rn iè re s nées, c a p te ro n t, sc les
a ttr ib u a n t en ju s te ho m m ag e, les a d m ira tio n s, les
m o ts fla tte u rs, les a d u la tio n s, to u s les h o n n e u rs !...
M mo de C h a rle m o n t est b o u lev ersée p a r de telles
p ersp e c tiv e s. C o m m en t, p a rc e que son fils E d m o n d
a épousé la jo lie M " ' Q u y v o is, son rôle, à elle, se
ra it fini?... A h ! n on, p a r exem ple, v o ilà qui ne se ra
p as !
A cette pensée, son v isag e se crisp e. S e s . p r u
n elles qui sa v e n t ê tre in fin im en t dou ces se c h a rg e n t
d ’éclairs. L a ja lo u s ie fa it b a ttre son cœ u r, allu m e
des c h a rb o n s d a n s sa p o itrin e ; son v isa g e se co n
g estio n n e , a c c u sa n t les m a rb ru re s d ’une cou p ero se
lo n g tem p s co m b attu e, m ira c u le u se m en t re ta rd é e ,
m ais d o n t les p e in tu re s, les fa rd s , les p o u d res
n ’a rriv e n t plus à d issim u le r le m asque q u ’a g g ra v e
l’a rriv é e de la cin q u a n ta in e .
E t c e p e n d a n t to u t a été te n té p o u r la g u é riso n
de c e tte m a u d ite c o u p ero se, m êm e u n e v isite à un
H e r r P ro fe s s o r, h a b ita n t trè s loin, d a n s u n e ville
d ’A llem ag n e.
L e tra ite m e n t fu t long. L e s é jo u r, sous u n ciel
te rn e , un clim at p lu v ie u x et fro id , p a ru t o d ieu x . —■
Q u e ne fe ra it-o n pas p o u r re s te r belle !...
S ’il s ’é ta it p ro d u it, d u r a n t le tra ite m e n t, quelque
am é lio ra tio n , il e û t fa llu , p o u r q u ’elle so it d u
rab le, a lo rs que s’é ta ie n t re p ris e s les h a b itu d e s q u o
tid ien n es, des p o ssib ilités q u e l’ex iste n c e n ’acc o rd e
g u è re : en to u te o ccasio n c o n s e rv e r u n calm e p a r
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Q U ’O N
O U ,;i :
f a it, u n e sé ré n ité
-sible,
u n c œ u r in d iffé re n t; ne rien p re n d re
tr a g iq u e ;
é v ite r les m é c o n te n te m e n ts qui ja u n is s e n t .la p eau
et la sillo n n e n t de rides com m e la e'~.;rrue fait de
la te r r e des ch a m p s; ne p o in t m u lu p I'.T les veilles,
le n o m b re des v isite s a la irc ;1' a i'M r e ; é v ite r la
fa tig u e , la te rrib le fa tig u e qui use, ro n g e, d é tru it...
U n o puscule d ’une s o ix a n ta in e de pages, a c h eté
à p rix d ’o r, a lo rs que de tels soins et un p a re il
tra ite m e n t re p ré s e n ta ie n t d é jà une petite» fo rtu n e ,
p a ra c h e v a it la c u re en m u ltip lia n t des a v e rtisse
m e n ts d o n t la s tric te o b se rv a n c e n ’a v a it pas été
san s se m e r de q u elq u es m o u to n s la m e r é ta le
q u ’a v a it été ju s q u ’a lo rs la p aix du m énage.
« T a n t de p e tits et de g ra n d s sacrifices a u ro n tils été in u tile s? ... se d em an d e M . de C h a rle m o n t.
E s t-c e v e rs de l’in co n n u que je v o g u e?... E n a v a n
ç a n t en âg e, la fem m e p eu t donc d e v e n ir in su p p o r
ta b le ? ... V o ilà qui m e s e ra it u n e bien g ra n d e do u
le u r !... L a m ien n e é ta it tro p belle. V e rra -t-e lle jo u r
à jo u r, sa n s fa ib lir, s’é m ie tte r ses a ttr a its ? S a u ra t-e lle se ré s ig n e r à l’a c c e p tatio n de l’in élu ctab le?...
E lle s so n t in fin im en t ra re s celles qui c o n se n te n t
a v ec sé ré n ité à cet im m ense ren o n c e m e n t, à un tel
sacrific e !... L ’é p re u v e est re d o u tab le. E t, c e p en d an t,
co m m en t l’en c o n so le r? E n lui ra p p e la n t que « la
« ro se d ’a rriè re -s a is o n est, p ’us que to u t a u tre , ex « quisc », que l’h e u re la plus douce, la plus re p o
s a n te de la jo u rn é e est celle où, d a n s une ap o th éo se
de n u a g e s p o u rp re s et d ’or, se couche le soleil ?... »
C es ré flex io n s, in sp iré e s p a r le tris te é ta t d ’h u
m e u r où il a s u rp ris sa fem m e, a r r a c h e n t à M . de
C h a rle m o n t c e tte p la in te dcsolce :
— V o ilà qui s e ra it irré m é d ia b le !...
— Q u ’est-ce ^ui est irré m é d ia b le? ...
M . de C h a rle m o n t so u p ire :
— L e fo y e r to u jo u r s in c a n d e sc e n t q u i s é p a r e
b e lles-m ères et belles-filles...
■
— Je ne vo u s co m p ren d s pas.
— Les p a ssio n s d é c h a în é e s re n d e n t a v e u g le e t
6ourd ! d é clam e M . de C h a rle m o n t.
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CEL U I
Q U 'O N
O U BLIE
— Q u e signifie ce que vo u s d ites?...
— j e m e co m p ren d s. Il suffit.
M . de C h a rle m o n t p re n d son c h a p e a u que, p a r
d is tra c tio n , il a v a it posé s u r u n fa u te u il, et b ru s
q u e m e n t il se d irig e v e rs la p o rte .
— O ù allez-v o u s, C h a rle s? ... fa it-e lle , offensée de
ce b ru sq u e d é p a rt.
—• C h ez m on v ieil am i, le D r P o rtie r.
— C o n s u lte r P o rtie r? ... S e rie z -v o u s m alad e?...
— R a ssu re z -v o u s, belle dam e, ré p o n d it-il, s’e ffo r
ç a n t de r e tro u v e r un peu de sa belle h u m e u r. J e
ne suis pas m alad e, j ’affirm e m êm e ne m ’ê tre
ja m a is m ie u x p o rté !... Il n ’est p o in t q u e stio n de
m oi en la c irc o n sta n c e , m ais d ’E lle n ; c ’est p o u r
elle que...
M m" de C h a rle m o n t in te rro m p t av ec u n e im pé
tu o sité ab so lu m e n t c o n tra ire a u x p re sc rip tio n s du
H e rr P ro fesso r :
— E llc n !... V o u s n ’a te z plus que ce nom s u r les
lèv res, que c ette p ré o c c u p a tio n d a n s l’e sp rit!... A u
rie z -v o u s l’in te n tio n d ’en v o y e r le D r P o r tie r à
M é a n t? ...
— P ré c isé m e n t,
— O n v o u s d em an d e u n sp écialiste. J e n ’ai j a
m ais été a v e rtie que P o r tie r se soit spécialisé...
— P o rtie r, à lui seul, en sait d an s son p e tit d o ig t
p lu s que to u te s les F a c u lté s ré u n ie s!...
— V o u s cro y ez q u ’il c o n s e n tira ?
— Il a co n sen ti. T o u t e st conv en u . N o u s p a rto n s
en au to . J e l’a c c o m p a g n e!...
M m" de C h a rle m o n t se d re sse et, les b ra s croisés,
f a it d e u x pas v e rs son m ari.
— C o m m en t, v o u s a c c o m p ag n ez P o r tie r ?
— O ui, M ad am e.
— E llc n v o u s re n d a b so lu m en t g ro te sq u e !...
— G ro te sq u e ? ... Q u ’est-ce q u ’È lle n v ie n t fa ire
d an s ce d éb at?... fa it-il, c h e rc h a n t à ré p rim e r une
v iv e irrita tio n . N e su is-je pas lib re d ’a lle r là où
il m e p la ît? ... A u rie z -v o u s la p ré te n tio n de m e te n ir
e n lisières?... Q u e signifie v o tre a ttitu d e ? ...
— G ro te sq u e ! J e le ré p è te . G ro te sq u e !...
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Q U ’O N
O U BLIE
i -5
— V o u s ne m ’em p êch erez ja m a is de fa ire ce que
j ’ai' décidé. J e v a is à M éan t-le s-N e ig es, je p a rs à
l’in s ta n t.
— E h b ie n ! c h e r am i, bon v o y a g e !... J e n ’ose
v ra im e n t, é ta n t d onné v o tre é ta t d ’esp rit, a jo u te r :
p ro m p t r e to u r !...
— T rê v e de p la isa n te rie s. J e vous p rie de m e c o u te r..., ré p o n d M . de C h a rle m o n t d o n t la v o ix d e
v ie n t sèche, a u to rita ire .
M “" de 'C h arlem o n t n e se so u v ien t p as de l’a v o ir
ja m a is en te n d u p a rle r s u r ce ton. F o r t irrité e , elle
se ra sse o it. L u i re p re n d :
__ ... S ’il v o u s est possible de m e la isse r p a rle r
s a n s m ’in te rro m p re , san s d o n n e r u n e fa u sse in te r
p ré ta tio n à m es p a ro le s, et s u rto u t san s ce p erp étu el
ric a n e m e n t que je tro u v e d é p la isa n t e t m e fe ra it
d é te s te r d ’ê tre en v o tre présence...
— E s t-c e la su ite de v o tre év o lu tio n ?
' — J e v o u s ai p rié e de ne p as m ’in te rro m p re .
— P o u rq u o i m ’y p o u sse z -v o u s?
— L a p a ix ! ou n o u s n ’en fin iro n s pas.
— F in isso n s-e n !...
— J e ré p è te que ce d é p a rt p ré c ip ité d ’E d m o n d
p o u r N e w -Y o rk , c’est m oi qui l’a i vo u lu , p a rc e
q u ’a y a n t c o n sid é ré lo n g tem p s, je l’avoue, v o tre fils
com m e u n ra té qui n ’a r r iv a it à rien...
— M e rc i to u jo u rs...
— ... J e m e su is a p e rç u a v o ir fa it u n ju g e m e n t
té m é ra ire . J ’a i rec o n n u q u ’E d m o n d pèche, non p a r
m an q u e d ’in te llig e n c e ni de c la irv o y a n c e, m ais
p a rc e qu il n a au c u n e confiance en lui et que la
g ê n e d a n s laq u elle il v it le p a ra ly se . Ce g a rç o n
ne p eu t lie n . S a situ a tio n p ré c a ire l’e n fe rm e com m e
f e r a ie n t les m u rs d ’une p riso n . Il est trib u ta ire de
L e B la n c h a rd qui le p ay e m al et l’e x p lo ite ; il est
tr ib u ta ir e de sa fem m e qui, si elle lui a p p o rta
q u e lq u e a rg e n t, le dép en se en c ria n t to u jo u rs —
com m e to u te s les fem m es, d u re ste — « q u ’elle n ’a
rie n à se m e ttre » ; il est tr ib u ta ir e de son b eau -p è re
q u i a p ris la c h a rg e de son lo y er e t le lui re p ro c h e ;
d e n o u s, a v ec lesquels il sem ble to u jo u rs ê tre au
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supplice, com m e s’il re d o u ta it des o b se rv a tio n s, le
fo u e t, ou de se v o ir m e ttre d a n s le co in !...
— A u fa it, C h a rle s ?
— E d m o n d m ’a do n c rév élé ê tre u n p e u re u x , e t
n o n u n m a la d ro it. C ’est un g a rç o n que la vie a
déçu, qui n ’ose rien , c e rta in d ’a v a n c e q u e to u t ce
q u ’il e n tre p re n d ra se ra la d é fa ite . J ’ai d o n c voulu
l’a r r a c h e r à l'o rn iè re où il s’en lise, à L e B la n c h a rd
qui, en l’hum iü;'.nt, c ro it m ’a tte in d re — il m ’en
v e u t à m o rt, le b rig a n d ! — V o tre fils, M ad am e,
v ie n t de m e p ro u v e r ce que, à l’o ccasio n , il p eu t et
sa it f a ;re, et je l'a i a p p ris assez d rô le m e n t.
— P o u rrie z -v o u s m ’ex p liq u er.,.
— E n d e u x m ots, voici l’a ffa ire . L e B la n c h a rd a
fa it a p p e le r v o tre filij, ces jo u r s d e rn ie rs , p o u r le
q u e stio n n e r su r d iv e rse s q u e stio n s de B o u rse , et
sp é c ia le m e n t s u r u n e v a le u r d o n t le s o rt lui p a ra is
sa it su sp ect. Il e sp é ra it san s d o u te, le v ie u x m alin,
o b te n ir a in si q u elq u es in d ic a tio n s qu e, p a r m é g a rd e ,
j ’eusse laissé to m b e r d e v a n t E d d y , et qui in d iq u e
ra ie n t la m e ille u re voie à su iv re .
« Le B la n c h a rd d é c o u v rit assez m a la d ro ite m e n t
scs b a tte rie s en p o sa n t in sid ie u se m e n t c e tte q u es
tio n : « E ttre l, q u ’en p ense v o tre b e a u -p è re ? ... >
E d m o n d ' ré p o n d it en d é c la ra n t — ce qui est la
v é rité —r q u ’il ne m ’a v a it pas vu d ep u is lo n g tem p s
et que je ne lui. fa isa is ja m a is l'h o n n e u r de t r a ite r
de sem b lab les q u e stio n s a v ec lui. L e B la n c h a rd
ac c u eillit la rép o n se en c l g n a n t de l’oeil, p e n sa n t
év id em m en t : « Le b e a u -p è re t ’a fait la leçon, m on
« g a rs , tu ne v e u x rien tr a h ir de ce q u ’il t ’a d it,
« je t ’o b lig e ra i à p a rle r q u an d m êm e. » C e p lan
fu t ad o p té a itssitô t. V o ilà L e B la n c h a rd c u is in a n t
E d d y , n ’o b te n a n t rie n . P e in e p e rd u e. L e B la n c h a rd ,
alo rs, s'a v ise d ’un a u tre s tra ta g è m e . Il d em an d e à
E d d y q u elles so n t, à ce su je t, « ses idées p e rso n « n elles ».
« A u ssitô t, a v ec n e tte té , sa n s la m o in d re h é s ita
tion, E d m o n d ré p o n d à la q u e stio n . « S es idées
« p erso n n e lle s », il les d o n n e. E t l’a u tre , en éco u
ta n t, d e v a it f a ir e les c e n t p as d a n s so n c a b in e t et,
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se f r o tta n t les m ains, se d ire cil so u ria n t m alicieu
se m e n t d a n s sa belle b a rb e : « L e tu y au , le voilà. !...
M R ir a bien qui r ir a le d e rn ie r !... » L e ‘B la n
c h a rd d e v a it ê tre p e rsu ad é que v o tre fils, M adam e,
« m a n g e a it le m o rceau », et que I o p in io n qu il
é m e tta it com m e é ta n t de lui n ’é ta it qu un écho de
la m ien n e.
« L à -d e ssu s, a u g u ra n t du b eau coup à fa ire , voilà
m o n L e B la n c h a rd qui p a rt en g u e rre , se p ré c ip ite
s u r c e tte v a le u r, risq u e s u r elle la fo rte som m e.
D ’a u tre s , le v o y a n t a in si p re n d re p o sition, s’en v o n t
l ’im ita n t. L e s co u rs re m o n te n t, bon d issen t.
« S u r le re n se ig n e m e n t d o n n é ' p a r v o tre fils,
L e B la n c h a rd a encaissé, en d eu x séan ces, plus
d ’u n m illion... »
__ C o m m en t av ez-v o u s été in fo rm é de ces
ch o ses ?...
— P a r un de m es am is, T h é o d o re L a re in e . V o u s
le c o n n a isse z ?
— N e ra p p e lle -t-il pas, p o u r l’h u m e u r et les m a
n iè re s, le p è re Q u y v o is?...
— V o s s o u v e n irs so n t e x acts. P a s s a n t d e v a n t
chez L a re in e , je m o n te chez lui, ne m e d o u ta n t de
rie n . J e le tro u v e d an s u n e co lère fo rm id ab le.
« — C h a rle s , tu es un m a u v a is g a rç o n , fa it-il,
se p ré c ip ita n t v e rs m oi les p o in g s te n d u s. C o m
m e n t, tu p o ssèd es des re n se ig n e m e n ts é p a ta n ts, et
c ’est à L e B la n c h a rd que tu les liv re s? ... M isérab le,
et tu ne m ’en d is rie n ! J e te ren ie. T u ne m é rites
qu e ce la !...
« — M o i?... des re n se ig n e m e n ts à L e B la n
c h a rd ? ... fis-je.
*
1 as fa it!... T u en as c h a rg é to n b eau fils?... m e fu t-il rép o n d u .
« — E ttre l? ... Il y a des sem ain es q u e je 11c
l ’a i v u !...
« J ’im p lo re des ex p lic a tio n s. J ’a p p re n d s to u te
l ’h isto ire . N o u s en d isc u tâ m e s ju s q u ’au soir. Il me
fa llu t a v o u e r m ’en ê tre laissé re m o n tre r p a r un
b la n c-b ec que j ’é ta is loin de c ro ire a u ssi a v e rti, et
c o n v e n ir que, de ce qui s ’é ta it passé, j ’é ta is u n e des
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p re m iè re s vicfim es, ce qui fit rire m on v ie u x L a re in e e t n o u s ré co n cilia. N o u s n o u s q u ittâ m e s.
M ais, com m e je m ’é lo ig n ais, il m e c ria , ce qui m e
c a u sa une g ra n d e tris te s s e : « N o u s v ieillisso n s,
« m on b o n ; le ra je u n is s e m e n t d es c a d re s s ’im « pose !... C o û te q u e coûte, il f a u d r a y co n sen « t i r ! . . » E t j ’y ai co n sen ti, m a b elle!...
« L ’é p re u v e m ’a y a n t o u v e rt les y e u x , je m ’a p e r
çus que, c h e rc h a n t depuis- lo n g te m p s u n c o lla b o ra
te u r, u n g a rç o n de to u te confiance, a u ju g e m e n t
c lair, en E d m o n d je l’a v a is sous la m ain .
« J e ré a lisa i a u ssitô t q u elq u es titr e s et dis à
v o tre fils :
« — V e u x -tu ê tre cet h o m m e?... V c u x -tu d e v e n ir
m on m a n d a ta ire et tr a v a ille r p o u r m oi?..,
« E d m o n d c h a n c e la, à c e tte p ro p o sitio n , com m e
sous u n choc trè s ru d e, et m u rm u ra :
« — T r a v a ille r a v ec v o u s é ta it m on am b itio n .
A v ec v o tre ap p u i, je sa v a is ré u ssir. J e n ’a u ra is
ja m a is osé v o u s en p a rle r. M ’en tro u v e z -v o u s d onc
c a p a b le ?...
« — Si je te choisis, m on p e tit, c’est q u e je suis
s û r de toi !... L a m e ille u re p re u v e q u e je p u isse t ’en
d o n n e r, c’est la p ro p o sitio n q u e je v ien s de te fa ire .
L ’a c c e p te s -tu ? »
— O h ! m on p a u v re am i, in te rro m p t M ,n' de
C h a rle m o n t av ec é p o u v a n te , q u ’a rriv e ra -t-il si E d
m ond tro m p a it v o tre co n fian ce?... S ’il v o u s fa is a it
p e rd re de l’a rg e n t? ... C es ch o ses-là, en fam ille, so n t
si d é lic a te s !... Je ne vois en p e rsp e c tiv e que b ro u ille s
e t su sp ic 'o n . J ’en suis désolée,... désolée...
— C 'e st to u t ce que v o u s tro u v e z à m e d ire ? ...
M erci. J ’y vois u n e fo is de p lu s u n e n o u v elle m a n i
fe s ta tio n de v o tre e sp rit c h a g rin . Je m ’a tte n d a is à
m ieu x de v o tre p a rt !... E nfin, p o u r en finir, E d m o n d
m e re m e rc ia — lui ! — et a c c e p ta la p ro p o sitio n
les la rm e s a u x y eu x . J e lui re m is le p o rte fe u ille
que j ’a v a is co n stitu é , lui e x p liq u a n t que, com m e
don de jo y e u x av è n e m e n t, je le lui ab a n d o n n a is,
afin q u ’il pût en d isp o se r en to u te in itia tiv e e t n ’ê tr e
p a ra ly sé p a r rien.
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O U BL IE
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E n t r e les d e u x ép o u x il y eut q uelques secondes
d e silen ce, fct M . de C h a rle m o n t r e p rit avec
ém o tio n :
__ A.I1 ! c h c re am ie, com m e on peu t ê tre réco m
p en sé du bien que l ’ o n c h e rch e à f a ite !... S w v o u s
av ie z vu, alo rs, v o tre g a rç o n se re d re sse r, les y e u x
b rilla n ts , p o rta n t h a u t la tê te ; il sem b lait un to u t
a u tr e hom m e. II fa isa it d é jà figure de trio m p h a
te u r!... J 'a j o u t a i :
,
*
« _ Si tu v e u x m ’en c ro ire , p a rs p o u r N e w Y o rk , p a rs au plus vite. J e ju g e , à bon d ro it, le
m o m en t o p p o rtu n . L es v a le u rs m êm e les m e ille u re s
to m b en t com m e feu illes à l’au to m n e. C o u rs les r a
m a sse r. E lle s se re lè v e ro n t. P ro fite de l’a u b ain e.
P a r s . S o u v ie n s-to i que, « p o u r un p o in t, M a rtin
« p e rd it son â n e ». J e te m ets le pied à l’é tr ie r ! E n
selle, et au g a lo p !...
« _ M a fem m e?... E llen ?... m u rm u ra -t-il.
« J e lui ré p o n d is (e t c’est m a in te n a n t, M ad am e,
que je v o u s p rie de m ’a c c o rd e r v o tre a tte n tio n !) :
« — D e ta fem m e, m on g a rç o n , n ’aie a u c u n
souci. T a m è re et m oi som m es là et « un peu là ».
N e t ’in q u iète de rien . E llen , p o u r le m om ent, se
c ro it h e u re u se p a rc e q u ’elle fa it a c te d ’in d ép en
d a n c e !... J e les c o n n a is ces crise s où il fa u t à to u t
p rix , p o u r m ieu x se d é te n d re , p o u r m ieu x se s e n tir
v iv re , de l’esp ace e t l’iv resse que d o n n e l’illu sio n de
n e re le v e r que de soi-m êm e et de n ’en u s e r que
selo n sa v o lo n té. P o u r un g a rç o n , j ’a p p e lle ra is c e tte
p asse : « je te r sa g o u rm e ». P o u r u n e fem m e, je
n e m e p e r m e ttra i q u e c e tte e x p re ssio n : « un e x cès
« d e je u n e s s e ».
—
Q u e d is a it E d d y ? in te rro m p it M “* de C h a rlc m o n t , t o u j o u r s la m e n t a b le .
_— Il m ’é c o u ta it,r le v isa g e im p assib le. B ie n fi n
e û t été celu i qui eû t d ev in é ce q u ’il p e n sa it. E t,
d ’a ille u rs, que p o u v a it-il d ire ? ... L ’on a c c o rd e a u
j o u r d ’h u i a u x je u n e s filles ta n t de lib e rté s a v a n t le
m a ria g e , q u e les m a ris en so n t les p re m iè re s v ic
tim e s, si p eu q u e pèse le u r jo u g . P o u r m a p a r t, j e
H é c o m p r e n d s r ie n à ce g e n r e d ’u n ion . J e su is de la
28 2-v
�i_3»
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v ie ille école où il é ta it d it q u e la « fem m e d o it
o b éissan ce à son m a ri », o ù l’on v iv a it darls la
su p e rb e confiance que d o n n a ie n t des p ro m esses so
le n n e lle m e n t fa ite s d e v a n t u n m a ire ce in t d ’u n e
é c h a rp e tric o lo re , et ju ré e s d e v a n t u n a u te l p a ré
de fle u rs e t de lu m ières, a lo rs que, d a n s la n e f,
n o m b re d ’in v ité s é ta ie n t p ré s e n ts et té m o in s de ces
a c c o rd s. A u jo u r d ’h u i, le d iv o rc e a piqué a u x v e rs
la v ie ille in s titu tio n . E lle est si v e rm o u lu e que, au
tr a in où v o n t les choses, elle to m b e ra v ite en p o u s
siè re . D é jà , d a n s les c o n tra ts , so n t p ré v u e s les
issu e s p a r lesquelles les c o n jo in ts p o u rro n t s ’é v a d e r
de l’u n io n c o n tra c té e . E n é c o u ta n t ces clau ses, u n e
je u n e fille, la v eille de son m a ria g e , d u r a n t la lec
tu r e des ré s e rv e s e t d isp o sitio n s p rise s, se p e n c h a
v e r s son fiancé et p u t lui d ire , to u te s o u ria n te :
« E c o u te z d onc, c h éri : l’on p ré p a re n o tre d iv o rc e ! »
« L e s « F r a n ç a is », la C o m é d ie -F ra n ç a is e , d it-o n ,
n e b a tte n t plus q u e d ’u n e a ile ; p a r c o n tre , le P a la is
de J u s tic e re g o rg e d ’un public n o m b re u x . A c e r
ta in s jo u rs , o n s’y é c rase. Q u ’y a -t-il d o n c?... E st-c e
u n e fe m m e q ui se n o ie?... N o n . C ’e st u n e fem m e
q u i d iv o rc e ! — N ’est-ce pas to u t co m m e? — S u r
elle, to u t v a ê tre d it. O n e n te n d des p la id o irie s, des
d é p o sitio n s. O n lit des d o cu m en ts. O n v iole le se
c re t des le ttr e s et des alcôves. O n rit. O n se to rd .
C ’est que ce qui est m is à d é c o u v e rt n ’e st p lu s u n e
fiction, m a is u n e << tra n c h e d e v ie », et, p a r cela
m êm e, d ’un in té rê t plus s a v o u re u x q u ’un liv re t
d ’o p é re tte e t que to u t ce q u ’in v e n te ra it de c o cas
s e rie s l'im a g in a tio n la plus fe rtile e t la plus d é ré
g lée de to u s les ro m a n c ie rs m a ître s de l’h e u re . »
— O h ! C h a rle s , v o u s m e b rise z le cœ u r !...
C ro y e z -v o u s q u e ces e n fa n ts en a r r iv e r o n t ju sq u elà?... C e s e r a it u n a ffre u x sc a n d a le !...
— M a is n on, il n ’y f a u t p as p e n se r, s u rto u t
m a in te n a n t. J 'c s tim o que l’en v o lée d ’Ë lle n se ra de
c.purte d u ré e . T r o p d ’im p ressio n s d iv e rse s l ’dm pêcin tfo n t de la p ro lo n g e r. E n u m é ro n s -le s : c ra in te s
d ’ahjkrd des sn ite s de l’a v e n tu re , de ce r e to u r au
ld g is q u ’il f a u d r a e ffe c tu er, du tê te -à -tê te q u i s ’en
�CEL U I
Q U ’ON" O U B L I E
s u iv ra , d es p o u rp a rle rs , to u jo u rs pénibles, qui ro u
v r i r o n t p e u t-ê tre les h o stilité s; du se n tim en t d 'iso
le m e n t et d ’a b an d o n où l’on v it ain si d é p a re illé ;
' d u q u ’e n -d ira -t-o n ; san s co m p ter les s u rsa u ts d ’une
co n scien ce qui n e p eu t ê tre q u ’en ém oi !... Si E ü e n
a om is de p ré v o ir ces co n tre -c o u p s a v a n t 1 im p ru
d e n te décision, le u r so u v e n ir 1 a id e ra c e rta in e m e n t
à ne ja m a is a v o ir l’idée de la re p ren d re...
— A u riè z -v o u s ainsi com m enté cette q u estio n
av ec Eddy'?... iro n ise M m* de C h arlem o n t.
— O ui, M adam e, e t m es d e rn ie rs m ots o n t été :
« P a r s ; à to n re to u r, tu re tro u v e ra s une E llen a ssa
gie, m û re enfin p o u r le p a rfa it b o n h eu r. I ars, cro isen m a vieille e x p é rie n c e ! R ien ne v a u t, av ec les
fem m es, com m e de jo u e r le p a rfa it d é ta c h e m e n t;
com m e de ne pas le u r c o u rir a p rè s ! L a leçon se ra
d u re , m ais profitable. T o u t s ’a rra n g e , mon- v ieu x .
C o m p te s u r m oi. J e fe ra i to u t le possible p o u r t ’y
a id e r. »
« Il m ’a s e rré les m ain s à les b ro y e r. Il a p ris le
tra in . Il est p a rti.
« S on d e r n ie r m ot a été : « J e vo u s la confie... »
« O r, voici que la m issive de « S œ u r Jo sé p h in e »
b o u le v e rse m es calcu ls. E llen est seule à 'M é a n t, et
f o r t m alad e, Quoi que vo u s en pen siez. V o u s ne
po u v ez a lle r p rè s d ’elle, c’e st e n te n d u : « V o tre
« cœ ur,... l’a ltitu d e ,... un peu de ten sio n a r t i « rielle... » L a v ieille m am an Q u y v o is, je v o u s l’ai
d é jà d it, sem ble ne te n ir à la vie q u e p a r un fil.
i a u t - i l risq u e r, en la p ré v e n a n t b ru sq u e m e n t, de
ro m p re ce fil, a v a n t de sa v o ir, en ré a lité , ce qui se
p a s s e .... L e p e re B o u g o n n a n t? ... A u ta n t v a u d ra it
lâ c h e r un ta u re a u fu rie u x “d a n s u n e b o u tiq u e de
p o rc e la in e !... Il ne re ste d o n c que moi p o u r accom
p a g n e r P o r tie r là -h a u t et re m p lir a u p rè s de v o tre
belle-fille la tâ c h e «¡ne j ’ai assum ée...
« S ’il en est, ch è re am ie, qui v o ie n t en m es in te n
tio n s d ’a u tre s m o tifs, qui in te rp rè te n t ce v o y ag e
a u tre m e n t — co n clu t M . de C h a rle m o n t en s ’a n i
m a n t, — q u ’ils sa c h e n t que je les m ép rise, e u x e t
le u rs ju g e m e n ts. L a tris te c o m p ré h e n sio n q u 'ils o n t
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CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
de le u rs d e v o irs et du se c o u rs qué l'o n se d o it
e n tr e soi, e t s u rto u t en fam ille, p ro u v e ra la séch e
re sse de le u r cœ u r. A bon e n te n d e u r, s a lu t ! »
— P o u rq u o i, C h a rle s, m ’a v e z -v o u s te n u e en d e
h o rs de to u te s ces choses?...
— P a r c e q u ’o n p a rle to u jo u rs tro p , fit-il a v ec
ru d e sse , p a rc e q u ’on e st le p lu s so u v e n t m al com
p ris et v ictim e d e p a ro le s m al in te rp ré té e s . Il est
des g e n s q u i v o ie n t to u t à l’e n v e rs e t qui ju g e n t de
m êm e. E t puis, je v o u s le c o n fesse, m a c h è re , d e
p u is q u elq u e tem p s, a u m o in d re m ot, v o u s vous
m e tte z en d e tels é ta ts que cela d e v ie n t im p re ssio n
n a n t, à f u ir ! ... C ’e st ce que j e fa is !... P o r tie r
m ’a tte n d . N o u s p a rto n s à l’in s ta n t. J ’a i p ris avec
E d d y d e te ls e n g a g e m e n ts que je n e puis r e s te r à
m i-ch em in . I l m e fa u t a lle r ju s q u ’au bout...
A y a n t d it, M . de C h a rle m o n t dépose u n b a is e r
sec e t ra p id e s u r le b o u t des d o ig ts de sa fem m e
e t q u itte le p e tit salo n .
E ffo n d ré e , M mo de C h a rle m o n t re to m b e s u r les
co u ssin s d u d iv an .
— A h ! c e tte E lle n !... fa it-e lle a v e c ra g e . E t des
la rm e s b rû la n te s ro u g isse n t ses y eu x .
M a is p e u t-e lle p le u re r? A celles qui v e u le n t re s
te r belles, le H c r r P r o f e s s o r n ’a-t-il p as re fu s é le
do n des la rm e s? ...
L e p e tit sa lo n e st a u s s itô t p lo n g é d a n s le n o ir.
L e v a le t re ç o it l ’o rd re de n e la is s e r e n tr e r p e rso n n e.
M 1"1' de C h a rle m o n t ré flé c h ira to u t à lo isir s u r
ce q u i s’e st passé, e t re c o n n a îtra q u ’à cet ép o u x
r e n c o n tré s u r le ta rd elle v ie n t de m a la d ro ite m e n t
ré v é le r, a lo rs que, p o u r le c h a rm e r, le re te n ir, elle
n ’a v a it u sé ju s q u e -là q u e de so u p les ru b a n s tra m é s
d ’o r et de soie, que le m a ria g e p e u t ê tre une
ch aîn e...
L e fu n ic u la ire s’a r r ê ta s u r l’u n iq u e place de
M é a ilt-le s-N c ig e s .
D es v o y a g e u rs en d e sc e n d ire n t a llè g re m e n t et
s 'é g a illè r e n t, a b a n d o n n a n t d e r r iè r e
eu x u n e v ie ille
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d am e to u te m en u e, m a rc h a n t à p e tits pas et p o rta n t
à b o u t de b ra s , a v ec un visible effo rt, un de ces
sa c s en ta p is s e rie d o n t n ’a u ra ie n t su se p a s s e r nos
g r a n d ’m ères, et q u ’elles a p p e la ie n t des « fo u rre to u t ».
S a n s je t e r u n re g a rd s u r l’ad m ira b le p a n o ra m a
qui l’e n to u ra it, elle p rit un s e n tie r en lacets q u ’un
v o y a g e u r o b lig e a n t lui a v a it in d iq u é com m e d e v a n t
la c o n d u ire p a r le plus c o u rt chem in au R cgm aV era, que l’on a p e rc e v a it à quelque d ista n c e , fière
m e n t cam p é s u r u n é tin c e la n t p la te a u de neige.
D e l’a u to d an s laq u elle, en co m p ag n ie du D r P o r
tie r, il m o n ta it p a r la ro u te , M . de C h a rle m o n t
re m a rq u a c e tte p e rso n n e to u te de g ris v êtue, qui
lui d o n n a u n e im p ressio n de d é jà vu.
« Q ui est-ce?... se d e m a n d a -t-il, f r o n ç a n t les
so u rc ils p o u r m ie u x se so u v en ir, q u i est-ce?... M ais
oui, je la co n n ais. C ’est M m” Q u y v o is!... »
E t a u s s itô t il se d re ssa , o u v rit la p o rtiè re et c ria
en g ra n d e a la rm e :
— A rrê te z !... A rrê te z !...
— Q u ’est-ce qui vous p re n d , C h a rle m o n t ?... T o m
b o n s-n o u s d a n s l’abîm e?...
— O h ! m on am i, c’est la m è re d 'E lle n !... C ’est
M mc Q u y v o is!... L ’a u ra it-o n a p p elée?... A rriv e rio n s n o u s tro p ta rd ? ... E t m es re sp o n sa b ilité s v is-à -v is
d ’E d d y ? Q u elle a le rte !...
A v e c u n e d e x té r ité d e je u n e h o m m e —
ou,
m i e u x , d ’h o m m e q u i s ' e f f o r c e e n c o r e d e p a r a î t r e
j e u n e , — C h a r l e m o n t a v a i t s a u t é d e l ’a u t o e t , t o u t
e n c o u r a n t, c h e r c h a it à r e jo in d r e la d a m e e n g r is .
I l y p a r v in t . M a is c e l l e - c i , le r e c o n n a i s s a n t , le
v o y a n t h a le t a n t d e la c o u r s e f o u r n ie , c r o y a n t à
u n e m a u v a is e 'n o u v e lle , la is s a to m b e r le fo u r r e - to u t;
q u i r o u la à q u e lq u e s p a s , e t s e m b la d é f a illir .
— M o n sie u r, que v en ez-v o u s m ’a p p re n d re ? ... M a
fille,... m a p a u v re fille..., m u rm u ra -t-e lle d ’u n e v o ix
éte in te .
C h a rle m o n t affirm a q u ’il a v a it té lép h o n e en cours
i jie ro u tu et q u 'il lui a v a it été rép o n d u qu il il y a v a it
jpas d ’a g g ra v a tio n .
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— P a r ch an ce, a jo u ta -t-il, e x c u rs io n n a n t en ces
p a ra g e s avec le D r P o rtie r, celui-ci s ’est o ffe rt à
a lle r v is ite r n o tre m alad e. Il n o u s d ira ce q u i en
est. N o u s se ro n s to u s ra s s u ré s !...
— D ieu vo u s e n ten d e, c h e r M o n sie u r ! J ’é ta is si
in q u iè te ! L e m ot qiii m ’a p p e la it a u p rè s d ’E Ilcn é ta it
é n ig m a tiq u e . J e ne sa v a is q u ’im a g in e r!... E llen est
si im p ru d e n te . L a sa v o ir seule, ici, m ’a ffo la it !...
P o u rq u o i ce m a lh e u re u x E d d y a -t-il c ru d e v o ir
p a r t i r sa n s e x p liq u e r la ra iso n d e ce b ru sq u e d é
p a rt? ... Q u e s ’est-il passé e n tre eu x ?...
— Il m e s e ra possible de v o u s d o n n e r à ce s u je t
q u elq u es a p a ise m e n ts. A m on re to u r, j ’ira i à V e r
riè re s v o ir M* Q u y v o is e t c a u s e r lo n g u e m e n t av ec
lui...
— V o ilà qui se ra u n e c h a rité ' et p o u r lui et p o u r
m o i!... Il est d év o ré d ’in q u ié tu d e s u r le s o rt de sa
fille, il fu lm in e c o n tre son gendre» L a m aiso n n ’est t
p lu s h a b ita b le !... O r, q u a n d je lui ai m o n tré la
le ttr e m ’a p p e la n t a u n rè s d ’E Ilcn, il ne v o u la it j a
m ais m e la is s e r p a r tir ! ... « Q u ’cst-ce que tu v as
f a ir e d a n s ces m o n ta g n e s? ... S a u r a s - tu seu le m e n t
tr o u v e r ton c h e m in ? — T u n ’es ja m a is s o rtie de ta
coquille..., etc., e tc ...» Q u e n ’a i-je e n te n d u ! C ’c it
a b so lu m e n t c o n tre son g ré que j ’ai pu m ’éch a p p e r...
S a n s q u ’elle y e û t p ris g a rd e , M. de C h a rle m o n t
a v a it relev é le « fo u rre -tô u t » et s’en é ta it c h a rg é .
« O ù d iab le c e tte p a u v re p e rs o n n e a -t-e lle d é n i
ché c e tte a n tiq u ité qui d a te au m o in s d u tem p s des
« d ilig e n c e s » ? ise d isa it-il, e n n u y é, quoi q u ’il en
e û t, de la co rv é e q u ’il é ta it c d n tr a in t de s ’im poser.
A in si, cô te à côte, to u s d e u x c h e m in a ie n t, e a u - .
s a n t à b â to n s rom pus.. T o u t à co u p M “ ' Q u y v o is
s ’a p e rç u t de la d isp a ritio n de son sac, ce qui lui
a r r a c h a u n e e x c la m a tio n d ’é p o u v a n te .
— L e v o ilà !... M a d a m e !... d é c la ra M . de C h a rle -.
m o n t qui p ro fita de ce c o u rt a r r ê t p o u r d é p o ser su r
le s e n tie r son rid ic u le et p e s a n t fa rd e a u .
■ M "1" Q u y v o is se c o n fo n d it en e x cu ses, s ’a ccu s a
d ’é to u rd e rie , se p la ig n it de ces r o u tes d e D iO Q 'j
ta g n e s si p én ib les, et c o n c lu t :
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— S i v o u s 11e m ’av iez aidée, ja m a is , M o n sieu r,
j e n ’a u ra is p u a rriv e r, m oi et m on sac, ju s q u ’à
l ’h ô te l !...
— L e cas est ce p e n d a n t p ré v u !... C ’est à cette
in te n tio n q u ’o n t été m is des c o m m issio n n aires d an s
les g a r e s ! ... fu t-il rép o n d u , non san s q uelque ironie.
M . de C h a rle m o n t finissait p a r tro u v e r, m a lg ré
to u te sa b o n n e é d u catio n , que l’é p re u v e de ce sac à
p o r te r d e v e n a it u n e m a u v a ise p la isa n te rie .
— J ’é ta is si tro u b lée, M o n sieu r, que je n 'a i pensé
à rie n !... E x c u se z -m o i !... J ’ai si peu l’h abitude...
C o m m en t ête s-v o u s v en u ?...
— E n auto...
— M “ c de C h a rle m o n t s’est-elle jo in te à vous?...
M ",c Q u y v o is a v a it je té c e ttç q u e stio n p a r p o li
te sse . E lle n e d o u ta it pas de la v e n u e de la m ère
d ’E d d y . L ’é ta t si g ra v e d ’E lle n ne d e v a it-il p as ê tre
la p ré o c c u p a tio n de to u s?
E lle fu t déçu e q u a n d M . de C h a rle m o n t s’é c ria
— A h ! c e rte s no n !... M a fem m e n ’est p as de
celles qui a im e n t les d é p a rts p ré c ip ité s, les équipées
de ce g e n re !... S es g o û ts la tr a h is s e n t et p ro u v e n t
— quoi q u ’il en soit — q u ’elle a p p a rtie n t au tem ps
où les b elles M ad am e^ n e sa v a ie n t v o y a g e r avec
u n e sim ple v alise, — cette v alise lég ère, p late, qui,
d e n o s jo u rs , se je tte d ’un g e ste d é sin v o lte d a n s le
filet du w ag o n , d a n s le co ffre de l’a u to . E lle est
bien g a rn ie , c e p e n d a n t !... E lle p e u t c o n te n ir v in g t
ro b es, a u ta n t de p e tits soulier*, a u ta n t de c h a p e a u x
qui, a p la tis, so n t d ’un coup de d o ig t rem is en
f o r m e !... L ’é p re u v e des « s u rc ro îts de b a g a g e s » est
fin ie; les in n o m b ra b le s et lo u rd es « caisses de
m ode » o n t vécu. C e s 'd é ta ils n o u s o n t-ils fa it s o u f
f r ir et co û té de l’a rg e n t, g ra n d s d ie u x !...
M 1"' Q u y v o is fit un i ffort p o u r se re m é m o re r si
M . de C h a rle m o n t é ta it c é lib a ta ire ou v e u f q u an d
il ép o u sa la m è re d ’E d d y . E lle ne p u t s’en so u v en ir,
e t ju g e a que to u te q u estio n à ce s u je t é ta it peutê tr e in o p p o rtu n e ...
M . d e C h a rle m o n t a v ec feu p o u rsu iv a it :
— L e s h o m m es de c e tte m o d ern e époque lie
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c o n n a isse n t p as le u r b o n h e u r!... N o u s a tte n d io n s,
n o u s ! ... N o u s p estio n s, d an s la c ra in te de m a n q u e r
le tr a in (ce qui a r r iv a it so u v en t ! !...), un g a la , u n e
so iré e , q u e s a is -je !... A u jo u r d ’h u i, en d e u x tem ps
et q u a tre m o u v em en ts, « M a d a m e » est p r ê te ; c’est
« M o n sie u r » qui est en re ta rd . Il a rg u m e n te : q u e
sa b a rb e é ta it lo n g u e à fa ire ,... que ses b re te lle s, la
c ra v a te , le b o u to n de chem se, v o ire l’hum b le tir e c h a u sse tte é ta ie n t in tro u v a b le s, p a rc e que no n re
m is en p lace !... C ’e st à lui, m a in te n a n t, de f o u r n ir
m ille m a u v a ise s ra iso n s qui e x c u se n t son re ta r d !...
« A h ! les fem m es !... » d isa it-o n a u tre fo is , en fa i
sa n t les c en t p as p o u r tro m p e r u n e a tte n te fié
v re u s e . — « A h ! les hom m es !... » d ise n t-e lle s a u
jo u r d ’h u i en m a r te la it le p a rq u e t d ’un pied g a in é
de soie, de p eau de s e rp e n t, de cro co d ile. « A h ! ces
h o m m es qui ne so n t ja m a is p rê ts !... »
« Q ui eû t c ru à de tels c h a n g e m e n ts, à des rô les
a jp si in te rv e rtis , il y a q u elq u es a n n é e s ! »
— M'"° de C h a rle m o n t é ta it-e lle m é c o n te n te de
v o u s v o ir p a r tir si v ite ? ... in te rro m p it M ““ Q u y v o is
qu e ce v e rb ia g e étourdisfeait. V e n ir à M é a n t e st u n
v o y a g e !...
— O u i le sait?... L e s fem m es so n t si é tra n g e s !...
J ’a v a is d écid é de ce d é p la c e m en t a v ec le D r P o r tie r
s a n s la p ré v e n ir, cela p eu t l’a v o ir m é c o n te n té e. S o n
h u m e u r, d u re ste , d ev ien t c h a g rin e . M a p a u v re
fem m e v ie illit. E lle s ’en afflige. C ela influe s u r son
c a ra c tè re . O n n e p e u t ê tre — h é la s ! — e t a v o ir
été...
— E n effet, M o n sie u r, p re n d re de l’â g e e st si
tr is te ! ... O n n ’ose y p e n se r!...
C es d e rn ie rs m o ts f u re n t p ro n o n c é s s u r u n to n
la m e n ta b le qui p ro u v a it que M “ ' Q u y v o is p le u ra it
p a rfo is s u r elle-m êm e.
M . de C h a rle m o n t le co m p rit, m a is n ’e u t p a s le
c o u ra g e d ’é m e ttre la p ro te s ta tio n q u i e û t é té d e
c irc o n sta n c e.
B ien a u tre que to u te s les fem m es lui a p p a ra is s a it
M"'° Q u y v o is, a v ec sa m ise é tra n g e , scs a llu re s p e u
re u se s, son v isa g e rid é, so n r e g a r d de triste sse .
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137
I l d e v in a it en elle le s o u ffre -d o u le u r qui san s
cesse d u t p â tir des e x ig en ces des a u tre s .
U n m a ri ty ra n n iq u e , m al em bouché, in su p p o r
ta b le — tel « M° B o u g o n n a n t », — u n e fille tro p
g â té e e t v o lo n ta ire — ain si que se d e v in a it E llen ,
— a v a ie n t d û la p lier à un d u r e sclav ag e. E st-c e
p o u r cela q u ’elle a v a n ç a it, d ^ n s la vie, c ra in tiv e ,
tre m b la n te , com m e d a n s l'a tte n te de qu elq u e te r
rib le o ra g e , d is tra ite , silen cieu se, h o rs d u tem p s?...
C h a rle m o n t ne. put que s o u p ire r :
— Q u e de v ictim es, ici-b as !... Q u e d ’ég o ïsm e !...
P a u v r e h u m a n ité !... ,
C om m e, à p e tits pas, c a h in -c a h a , M ” Q u y v o is
e t M. de C h a rle m o n t a rr iv a ie n t au som m et de la
m o n tée, de l ’a u to a r r ê té e d e v a n t le R c g i n a - V e r a
le D r P o r tie r v e n a it de d escen d re.
A ce g ra n d m o n sie u r g ra v e et so len n el, p o r ta n t
u n e re d in g o te sé v ère et un c h a p eau h a u t d e# fo rm e
d es p lu s im p re ssio n n a n ts, la g é r a n te f a is a it u n
a ccu eil em p ressé.
— H a te z -v o u s d o n c ! . . . d isa it-e lle a u c h a sse u r, a u
co m m issio n n a ire , à to u s les s u b a lte rn e s a ttiré s p a r
les pro fits p ro b ab les que p o u v a it d o n n e r c e tte a r r i
vée. D é b a rra s s s e z l’a u to de cette a d m ira b le g e rb e
de r o s e s , p as d e m a la d re s s e ; n ’abîm ez r i e n , c h a r
g e z - v o u s d e c e s s a c s , d e c e s v a l i s e s ; é v itez d e l a i s
s e r c h o ir c e s p a q u e ts si é lé g a m m e n t e n r u b a n n é s ...
S u r p r is d u p o m p e u x a c c u e il f a it à c e v o y a g e u r
p a r sa fem m e — l a q u e l l e , d ’h a b i t u d e , t o i s a i t de
h a u t le s n o u v e a u x a r r iv a n ts e t p r é te n d a it s a v o ir
j u g e r d ’u n c o u p d ’œ i l d e l e u r é t a t s o c i a l , —
le
g é r a n t , a c c o u r u , m u l t i p l i a i t a u s s i c o u r b e t t e s e t so u
h a its d e b ie n v e n u e .
__ O ui e st-c e ? qu an d , san s m a n q u e r a u x p ré
séances, il lui fu t possible de m u rm u re r à l’o reille
^1«
f o
in m i H P
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CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
souffle, en je ta n t v e rs le ciel des re g a rd s re c o n
n a is s a n ts .
I l e st a isé de c o m p re n d re q u e l’a r r iv é e de
M “ " Q u y v o is, v ê tu e à la m ode du d e rn ie r siècle, du
« f o u r r e - to u t » que p o rta it to u jo u rs M. de C h a rle
m o n t, fu t accu eillie to u t a u tre m e n t.
, — P a r c o n tra s te , v q í c í qui se n t la p u ré e !... O h !
là ! là ! re p é re z -m o i ce sac, e t en ta p isse rie , en co re !
»Il f a lla it q u ’elles eu ssen t du tem p s à p e rd re , nos
a n c ie n n e s, p o u r b ro d e r s u r to ile d¥i s u r c a n e v a s des
ch o ses au ssi ab o m in a b le s!... O n n ’a v a it d onc pas
e n c o re d é c o u v e rt la « peau de p p re » ?...
R ien q u ’à c e tte é v o catio n , la g é ra n te p in ç a les
lè v re s d ’u n a ir de s u p é rio rité e t r e p r it son re g a rd
d ’aig le p o u r d é v isa g e r les a rriv a n ts . S e s y e u x n ’e x
p rim a ie n t que m ép ris, que d éd ain , e t le p o rt d e sa
tê te que h a u te u r.
P o u r un peu, h y p n o tisé e p a r l’é tra n g e té du
;« f o u r r e - to u t », alla it-e lle se la is s e r a lle r à d ire :
— O n ne re ç o it p o in t de ça, ici !...
L e th e rm o m è tre de l’en th o u sia sm e to m b a it plus
b a s q u e zé ro , lo rsq u e ra p id e m e n t il re m o n ta .
Il a v a it suffi q u ’av ec scs belles fa ço n s de c o u r
M . de C h a rle m o n t p ré s e n tâ t d a n s les fo rm e s p ro to
c o la ire s le D r P o r tie r à M m” Q u y v o is, et q u ’il y eû t
e n tre les v o y a g e u rs u n é c h a n g e de p ro p o s p ro u
v a n t n on se u le m e n t de l’e n te n te , m ais, plus en co re,
u n e c e rta in e in tim ité .
— Q u ’a lla is -je fa ire !... se d isa it a v ec ép o u v a n te
la d a m e de l’h ô tel, lo u c h a n t to u jo u rs s u r ce
« f o u r r e - to u t» de m a lh e u r. Q u 'a lla is -je fa ire ? ...
E t d é jà elle se fé lic ita it d ’a v o ir su ré s is te r à ce
p re m ie r m o u v e m e n t qui é ta it de r e n i e i les p o sse s
se u rs de ce rid ic u le a c c esso ire. — A h ! com m e 011
a to r t de ju g e r les ê tre s et les choses s u r les a p p a
re n c e s !...
— V e u ille z m ’in d iq u e r la c h a m b re de M m" E ttre l? ... v e n a it de d e m a n d e r M ra" Q u y v o is.
M a is , d a n s l’a g ita tio n Que c a u s a it ce n o u v e a u d é
b a r q u em en t, d a n s les allées et v e n u e s q u ’il n éces -
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s ita it, n u l ne p re n a it g a rd e à la p a u v re dam e, à ce
q u ’elle d e m a n d a it.
•
_ f
S eule,. « S œ u r Jo sé p h in e », d e sc e n d a n t l’escalier,
e n te n d it la q u estio n et s'in s u rg e a . V c sa voix to n
n a n te , de c e tte v oix de g é n é ra l en c h e f d o n t elle
n ’é ta it p as peu fière, elle ré p o n d it :
— Q u i d em an d e M m* E ttre l ?... N ’êtes-v o u s p o in t
a sse z n o m b re u x p o u r ré p o n d re q u 'elle ne reço it
p a s, q u ’elle n e p eu t rec e v o ir?... Q u i êtes-v o u s, M a
d am e ?...
— J e suis sa m am an !..,
__O h ! M adam e, ex cu sez-m o i !... ré p o n d it avec
ém otion l’infirm ière. J e suis obligée so u v en t d ’u s e r
d ’a u to rité p o u r é v ite r que m es m alad es so ie n t im
p o rtu n é s "p ar... par... M ais e x c u se z -m o i; qui est
a v ec v o u s?... S e ra it-c e m on a n cien ch ef, M. de
C h a rle m o n t ?... M e pernpettez-vous de lui s e r r e r la
m a in ? ... Q u elle s u rp ris e !...
— O u b liez-v o u s, « S œ u r J o s é p h in e » , que, q u a n d
u n e jo lie fem m e m ’ap p elle, j ’a c c o u rs!... ré p o n d it
l ’anoicn c h e f . ,
D é g rin g o la n t en v itesse 1rs d e rn iè re s m a rc h e s de
l’e sc alier, « S œ u r Jo sé p h in e » a lla ju s q u ’à lui. E t
ce fu r e n t des se rre m e n ts de m ains, des c o n g ra tu la
tio n s, des ex p lo sio n s de joie.
— O ui, je sais que vous ten iez à m oi, m o n sie u r
le D ire c te u r, q u e v o u s aim iez m ’a v o ir d a n s v o tre
s e rv ic e p a rc e que je ne fne fa rd a is pas, m o i! p a rc e
qu e, c en t fo is p a r jo u r, je ne m e v a p o risa is p as au
C h y p re , au R o y a l-Iio u b ig a n t !...
— l i é ! h é ! « S œ u r J o s é p h in e » , to u jo u rs la d en t
d u re ? ... N e soyez p a s si sé v è re !...
— II y en a v a it c e p e n d a n t, d a n s le n o m b re, qui
m é rita ie n t de la sé v é rité !... Il en é ta it de si in s ig n i
fiantes, de si in su p p o rta b le s !...
— L a p a ix , « S œ u r J o sé p h in e » !... N ’en f a l l a i t - i l
p a s p o u r to u s les g o û ts? ...
— A h ! que d ’h e u re s te rrib le s n o u s a v o n s p a ssé e s
e n sem b le! A vous v o ir, M o n sie u r, je c ro is que
c ’e ta it h ie r!...
— A vous r e tro u v e r to u jo u rs si p a re ille , si
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a lla n te , si e ffe rv e sce n te , je cro is v iv re en c o re ces
h e u re s !...
— V o u s n ’av ez pas p ris u n jo u r !
— J e v o u s re to u rn e le co m p lim en t !
— T o u jo u r s fla tte u r!... T o u jo u r s c h a rm a n t! Q u e
fa ite s -v o u s ici?... q u e s tio n n a -t-e lle en je ta n t u n re
g a r d in q u is ite u r d an s la pièce.
— N e c h e rc h e z p a s!... J e v ie n s sim p lem en t v o ir
M " ' E ttr e l !...
— Q u e lu i ê te s-v o u s?...
— L e m a ri de la m è re du m a ri de M mc E ttre l...
— A h ! les g é n é a lo g ie s!... J e n ’y co m p ren d s
r ie n !...
— L e b e a u -p è re du fils du p re m ie r m a ri de m a
fe m m e !...
— E t la v ieille d am e?... E lle v o y a g e a it a v ec
v o u s? ...
— J e l ’a i re n c o n tré e en ch em in !... C ’est la m è re
d e la fem m e du fils de m a fem m e, M m° de C h a r
le m o n t!...
— C a s s e -tê te ch in o is!... J e m e sa u v e !... D e plus
en plu s, m on c h e r D ire c te u r, je vo u s re tro u v e , to u
jo u r s fa c é tie u x , m o q u eu r, p rê t à rire !... E t ces
fle u rs e t ces b o n b o n s?...
— S o n t p o u r M ’”' E ttre l...
— A h ! çà, est-ce que vo u s cro y e z que je v a is
v o u s p e r m e ttr e de g â te r l’esto m a c de m es m a la d e s
a v e c d es b o n b o n s, e t d ’em p o iso n n e r l’a ir q u ’ils re s
p ir e n t a v e c des lilas et des ro ses, m a lg ré to u t le
re s p e c t q u e je v o u s dois, m on D ire c te u r? ...
— Il en s e ra f a it selon v o tre bon p la isir!...
— J e n ’en puis d e m a n d e r d a v a n ta g e !... J e m ’o u
blie. V o u s m e d é to u rn e z de m es d e v o irs !...
— A D ieu ne p la ise !...
— V o u s m e fa ite s n é g lig e r la vieille d am e!...
D e g u e r r e lasse, M ”” Q u y v o is s’é ta it de n o u v e a u
c h a rg é e d u f o u rre -to u t et, a v ec le n te u r, m o n ta it
l ’e sc a lie r.
« S œ u r J o s é p h in e », e x c ité e et p o rté e à l’e x u b é
ra n c e , n e p u t la r e jo in d re q u ’a u second étag e.
A v e c fo u elle s’e x c u sa de l ’a v o ir laissée m o n te r
�%
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seule, de ne pas l'a v o ir p rév en u e q u ’il y a v a it un
a sc e n se u r, du b illet si laconique p a r lequel elle
s’é ta it p e rin is de la p ré v e n ir, é lu d a n t a in si cette
q u e stio n que lui po sait M me Q uyvois :
■
— Q u ’a d onc m a fille ?...
« S œ u r Jo sé p h in e » estim a it que, p uisque « la
E a c u lté » é ta it en bas, p re te a d o n n e r to u te s les
lu m iè re s, il n ’é ta it pas n é c e ssa ire d ’a lle r su r ses
b risées.
S u r le p a lie r, où M " c Q u y v o is et « S œ u r Jo sé
p h in e » a b o rd a ie n t, « C o llèg u e », tim id e e t so u
ria n te , sem b lait a tte n d re .
__ Q u e fa ite s-v o u s là?... d em a n d a ru d e m e n t
« S œ u r Jo sé p h in e »,*et elle ex p liq u a à M m0 Q u y v o is
q u e « M ad em o iselle » la re m p la ç a it a u p rè s de
M “ c E ttr c l q u a n d cela é ta it n é c e ssa ire .
—- J e v o u s g u e tta is sim plem ent, « S œ u r J o s é
p h in e ». M “ * E ttr e l est, calm e. L e pouls est ré g u lie r,
p a s de te m p é ra tu re . J ’ai supposé q u ’il s e ra it p eu tê tr e m ie u x de ne p as l ’év eiller, de n e p as lui c a u se r
u n e ém otion. Ce som m eil sem ble v ra im e n t ré p a r a
te u r, a jo u ta -t-e lle d ’u n p e tit to n capable.
— A lo rs, c’est m oi qui v a is p re n d re la g a rd e de
m a fille, d é cid a M '1"’ Q u y v o is; je s e ra i h e u re u se
d ’ê tre p rè s d ’elle q u a n d elle o u v rira les y e u x . L a issez-m oi...
L es in firm iè re s s 'in c lin è re n t en s’é lo ig n a n t. M ais
« C o llèg u e » se g a r d a de d ire que, lo rs q u ’elle a v a it
relev é « S œ u r J o sé p h in e » de sa g a rd e — v e rs
q u a tre h e u re s d u m atin , — elle a v a it tro u v é
M '"c E ttr e l en la rm e s.
— Q u ’a v ez-v o u s, M ad a m e ? ... a v a it-e lle dem andé>
— J e s o u f t r e , i e s o u f f r e ! . . . C e q u e j ’e n d u r e
i n e x p r i m a b l e . . . . M o n m a r i m ’a a b a n d o n n é e ! . .
est
« C o llèg u e », bien que sa n s le c o n n a ître , p rit c h a
le u re u se m e n t la d é fe n se de l’ab sen t.
— A p a isez-v o u s, M a d a m e ; vous vo u s fa ite s du
m a l a v ec de te lle s id ées!... Il f a u t les re p o u sse r,
a v o ir confiance... co n fian ce!... N e ja m a is d é se sp é
re r... ne... ne...
t fc la is v o ilà q u ’à dire ces m o ts la v p ix de l'im n -
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O U BLIE
m iè re s’a s s o u rd is s a it, fa ib lissa it. F in a le m e n t « C ol
lèg u e » é c la ta en sa n g lo ts.
— M a p a u v re p etite , q u ’a v ez-v o u s?...
— A h ! M ad am e, je suis si m a lh e u re u se !...
E t elle a v o u a s o u ffrir d ’un « a m o u r c o n tra rié »,
d ’un m a ria g e q u i n ’a v a it pu se fa ir e : d é c e p tio n
c ru e lle qui p è s e ra it com m e u n e o m b re s u r to u te sa
vie. '
A u ré c it des m a lh e u rs de l’u n e su c c é d a it le ré c it
des m a lh e u rs de l'a u tre . C e tte c o m m u n a u té de so u f• fra n c e s les ra p p ro c h a it. L e u r c œ u r é ta it allég é p a r
ces tris te s confidences. E n d is c u te r le u r re n d a it u n
peu d 'esp o ir.
F in a le m e n t, E lle n , ép u isée p a r le m a n q u e de som
m eil, p a r cette c rise de la rm e s qui, p e u t-ê tre , lui é ta it
u n e s a lu ta ire d é te n te , s ’é ta it e n d o rm ie p ro fo n d é
m en t e t;n ’e u t pas co n scien ce de l’a rriv é e de sa m ère.
M"* Q u y v o is, assise p rè s d ’elle d ep u is p lu sie u rs
h e u re s , la co n te m p la it a v ec s u rp ris e . E lle n re p o sa it,
si calm e, si jo lie ; son te in t é ta it la ite u x , à peine
ro s é ; rie n ne ré v é la it s u r son v isa g e u n e so u f
fra n c e . S es y e u x ne g a rd a ie n t m êm e p as les tra c e s
des la rm e s ré cen tes.
« C ’e st c u rie u x , je ne p u is la c ro ire m a la d e !...
se d isa it la p a u v re m am all. S o u ffrira it-e lle p lu tô t
d ’une p ein e m o ra le , d ’un de ces d é sa c c o rd s si v ifs
et si v io le n ts qui d o n n e n t à c ro ire q u e rie n ne p e u t
y s u rv iv re ? ... M ais quelle fo rm e a u r a ie n t do n c p rise
les su ite s d ’une p a re ille m é se n te n te , p o u r q u ’on
n o u s é p o u v a n te to u s de ces a la rm a n ts ap p els?...
Q u e se se ra it-il p assé e n tre E llen et son m a ri? ...
A llo n s, allo n s, rien de d é c isif n e se f a it en u n e
m in u te . L a v ie co m m u n e n ’a pu si v ite d e v e n ir
im possible. T o u t s’a r r a n g e r a , il le f a u t! ... N o tre
d e v o ir à to u s est d ’e m p êch er ce p e tit m é n a g e d ’a lle r
à la d é riv e !... J ’en suis c e rta in e , ces e n f a n ts se
ré c o n c ilie ro n t !... »
C e d o u x o p tim ism e r é c o n fo rta M m* Q u y v o is, et
b ien plus en c o re le c ri de b o n h e u r q u ’eu t E lle n
lo rs q u ’enlin elle o u v rit les y e u x :
— O h ! m a m a n ch c rie , c 'e s t v o u s !... R e s te r p rè s
�C E L U I Q U ’O N O U B LIE
»
143
4e m oi,
ne nie q u itte z plus, g ard ez-m o i :
E t, se b lo ttissa n t d an s les b ra s que, m u ette d ém o
tio n , M " Q u y v o is lui te n d a it, e l l e a jo u ta
ce que
sa p a u v re m am an n ’a u r a it osé esp érei .
— Gardez-moi ju s q u ’au... ju s q u a u re to u r cl L d d y .
E lle n l’escomptait donc, ce re to u r!... EU en le
c ro y a it possible !...
M™’ Q u y v o is se re p rit à to u t esp erer.
C hère A mie,
V o u s Ê te s a s s e z ' j e u n e e t a s s e z b e l l e p o u r q u e j ’o s e
v o u s c o n f i r m e r la g r a n d e n o u v e l l e , d o n t j ’a v a i s le
so u p ço n .
E n q u e l q u e t e m p s , — q u a n d «les l i l a s r e f le u r i
r o n t ! ...» — v o u s a u r e z à v o u s p a r e r d u b e a u titr e
d e g r a n d ’m è r e . E t j e m e r é j o u i s d é j à d ’a p e r c e v o i r ,
u n j o u r , v o t r e j o l i v i s a g e a u f o n d d ’u n e d e c e s « c h a r
lo t t e s » a u x M a lin e s p r é c ie u s e s , c o m m e e n p o r ta ie n t
n o s a ï e u l e s , e t q u ’e l l e s s a v a i e n t si s e y a n t e s , q u ’ainsi
c o if f é e s , e l l e s n o u s o n t lé g u é le u r p o r tr a it. C e tte v i
s i o n si n o u v e l l e q u e j ’a u r a i d e v o u s , b e l l e M adam e,
m e s e r a d ’u n s u p r ê m e e n c h a n t e m e n t .
B ile n v ie n t d e n o u s « en jo u e r u n e b ie n b o n n e » —
a i n s i q u ’il e s t d i t d a n s l e m o n d e é l é g a n t d e s f a u
b o u r g s , — e n n o u s a l e r t a n t t o u s , s a n s s o n g e r cjue
le s é m o tio n s s o n t to u jo u r s d a n g e r e u s e s à n o s â g e s .
C es je u n e s s e s n e p e n s e n t A r ie n , n e se r e n d e n t c o m p te
d e r i e n , n e s o n g e n t q u ’;\ l e u r p l a i s i r . D a n s e r t o u t e
u n e n u it , p a r tic ip e r
un re c o r d d e s a u t s e n s k i le
l e n d e m a i n , d a n s e r e n c o r e la n u i t s u i v a n t e , e t c o n
t in u e l a in s i s a n s a r r ê t d o it e tr e u n p r o g r a m m e d e s
p lu s p a s s io n n a n t s , m a is a u s s i d e s p ltu d a n g e r e u x .
S a n s m â c h e r le s m o ts , s a n s a u c u n e p itié , e n te r m e s
c l a i r s e t n e t s , l ’o r t i c r l ’a d é m o n t r é
B ll e n , e t t r a it é
d e f o lle s , d e c o u p a b le s , le s j e u n e s fe m m e s q u i s e
liv r e n t à c e s e x c e n tr ic it é s s a n s se r e n d r e c o m p te
d e s r i s q u e s q u ’e l l e s p e u v e n t c o u r i r e t d e l e u r s c o n
séq u en ces.
Q u an t a u x m aris de c e s d a m e s ., i l l e s a t r a i t é s p l u s
Bérèreiflent encore.. M a is , c h u t , t a i s o n s - n o u s , n ’a u a -
i
�14 4
, CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
l v s o n s r i e n . E d d v n ’é t a n t p o i n t p r é s e n t n e p e u t
q u ’ê t r e e x c l u d u d é b a t ! . . .
C o n c lu ! - io n d e t o u t e s c e s i m p r u d e n c e s : E l l e n n e
p e u t q u itte r so n lit.
L a v o ilà r e te n u e à M é a n t , p o u r q u e lq u e t e m p s .
L ’a u t o , l e f u n i c u l a i r e , e t , j e l e c r o i s , t o u s l e s m o y e n s
d e l o c o m o t i o n , lu i s o n t d é f e n d u s , m ê m e s e s j a m b e s
d o n t e lle n e p ou rra u ser q u e d a n s sa ch a m b re, e t e n
c o r e ...
A p r è s q u o i, s k P o r tie r , a p r è s u n e n o u v e lle c o n s u l
t a t i o n , y c o n s e n t , E l l e n ir a c h e z s e s p a r e n t s , à V e r
r iè r e s . E lle s e r e fu s e à r e v e n ir à P a r is d a n s le p i
g e o n n ie r d u p è r e B o lle .
—
Q u e lle h o r r e u r ! ... e n d it- e lle , je n e p o u rr a i y
v i v r e ! . . . J ’v a i l a i s s é l e s o u v e n i r d e t r o p d ’h e u r e s
d ’e n n u i ! ... A u t a n t v a u t r é s i l i e r l e b a i l ! ... — D e s
c a p r ic e s a p r è s d e s im p r u d e n c e s ! ... — Q u e d ite s -v o u s
d e c e tte m e n t a lit é , c h è r e a m ie ? ...
M mo O u v v o i s , q u e s o n e x t r a o r d i n a i r e é p o u x r é c l a m e
à g r a n d s c r i s — e n p a r f a i t é g o ï s t e q u i n ’a u r a j a m a i s
i c i - b a s le s e n t i m e n t d e c e q u i d o i t ê t r e , — r e p a r t
d a n s! d e u x j o u r s , d a n s l ’i m p o s s i b i l i t é
d e p o u v o ir
r e s te r p lu s lo n g t e m p s . « I l v ie n d r a it m e r e tr o u v e r !...
n o u s e x p l i q u e - t - e l l e . O r , il e s t d a n s u n t e l é t a t d ’e s
p r i t q u ’i l f e r a i t s c è n e s u r s c è n e . . . M a i s m o n a b s e n c e
n e s e r a p a s lo n g u e ... M a in te n a n t q u e j e c o n n a is le
c h e m i n , j e r e v i e n d r a i ! ... »
V o t r e b e l l e - f i l l e r e s t e r a d o n c s o u s la g a r d e d e S o e u r
J o s é p h in e , d e c e lt e p r o v id e n c e d o n t v o u s d é d a ig n e z
l e s m é r i t e s . E l l e n o u s e s t , (q u o i q u e v o u s e n d i s i e z ,
b ie n n é c e s s a ir e , p u is q u e « v o tr e c œ u r , u n p e u d e t e n
s i o n , l ’a l t i t u d e » , n e v o u s p e r m e t t e n t p a s d e m o n t e r à
M é a n t , m a t r è s c h è r e , o ù v o tr e p la c e e û t é t é to u t, in
d i q u é e . L a c h o s e ,e s t i m p o s s i b l e . N ’e n p a r l o n s p l u s .
N e s o y e z d o n c p a s s u r p r is e s i, d a n s c e s c o n d it io n s ,
m o n s é j o u r ic i s e p r o l o n g e . D ’a b o r d p a r c e q u e l ’a ir
d e la m o n t a g n e m ' e s t e x c e l l e n t , e n s u i t e — j e v o u s
l ’a i d é j à d i t , — a y a n t p r i s la r e s p o n s a b i l i t é d u b r u s q u e
d é p a r t d ’E d d y , j e n e p u i s a b a n d o n n e r E l l e n , s e u l e ,
i c i , à d e s m a i n s é t r a n g è r e s , p u i s q u ’i l m e l ’a c o n f i é e . S i
v o u s n e m e c o m p r e n e z p a s , c ' e s t q u e v o u s n ’a v e z p a s
l a j u s t e i d é e d u p o i d s q u e l ’o n s e s e n t s u r l ’e s p r i t
et. l e c œ u r q u a n d o n a p r i s d e t e l l e s r e s p o n s a b i l i t é s ,
q u a n d o n a c h a r g e d ’â m e .
. . . U n e l e t t r e d e v o t r e f i l s , M a d a m e , a in t e r r o m p u
c e d it h y r a m b e . J e r e p r e n d s la p lu m e p o u r v o u s c o n -
�C E L U I Q U ’O N
O U B L IE
.
4
Ï Q
*
t e r la c u r ie u s e a v e n tu r e s u r v e n u e à E d d y . (N e t r e s
s a i l l e z p u s d ’i n q u i é t u d e , e l l e n e p e u t a v o i r q u e d ’e x
c e l l e n t s r é s u l t a t s .) I l a r e n c o n t r é , s u r l e b a t e a u , u n
b e l A m é r ic a in a m a te u r d e
e t le p r o u
v a n t p a r u n in c e s s a n t m o u v e m e n t d e m â c h o ir e , u n
b e l A m é r ic a in « c e n t p o u r c e n t »
v o u s c ite le s
t e r m e s q u ’il e m p l o i e ) .
C et A m é r ic a in , r e c o n n a is s a n t e n E d d y
u n F r a n ç a is
to u t à fa it s y m p a th iq u e » , a c h e r c h é à fa ir e sa c o n
n a i s s a n c e , c e q u i e s t a r r iv é .
I l y a v a i t à p e i n e u n q u a r t d ’h e u r e q u ’i l s c a u s a i e n t
e n s e m b le , q u e d é jà l'A m é r ic a in c o n fia it à v o tr e fils
q u ' i l é t a i t a l l é e n F r a n c e p o u r é p o u s e r u n e j e u n e fill-r,
u n e c a m a r a d e d e j e u ; m a i s q u e t r è s v i t e il a v a r t r*>
p r is le b a te a u ,
le c œ u r b r is é , q u a n d
l a j e u n e f i l l e lu i a v a i t a p p r i s q u ’ç l i e é t a i t m a r i é e d e
p u is s ix m o is i
chewing-gum,
je
«
Brokcnheartfd,
C e t te c o n fid e n c e r a p p e la à E d d y d e v a g u e s s o u v e
n i r s . E l l e n n e lu i a v a i t - e l l e p o i n t p a r lé d ’u n e f a m i l l e
a m é r ic a in e q u i v e n a it p a s s e r le s h iv e r s à V e r r iè r e s ,
e t d o n t l e f i l s , f ig é d e d i x - h u i t a n s , s ’é t a i t a m o u
r a c h é d ’e l l e e t lu i a v a i t d i t q u ’il p a r t a i t p o u r N c w Y o r k , q u ’il a l l a i t y t r a v a i l l e r c h e z u n o n c l e b a n q u ie r
e t m i l l i o n n a i r e , a f in d ’y f a i r e f o r t u n e à s o n t o n r .
F o r t u n e f a i t e , il r e v i e n d r a i t e n F r a n c e p o u r l ’é p o u
s e r . ( E lle n a v a it s e iz e a n s .) — Q u e lle e s t , à c e t â g é ,
l a j e u n e f i l l e q u i n ’a e n t e n d u d e c e s f o l l e s d é c l a r a t i o n s
d o n t a u ta n t e m p o r te le v e n t ? — E ll e n a v a it- e lle o u
b lié sa p r o m e s s e o n , n e r e c e v a n t, d e c e b e a u s o u p i
r a n t , a u c u n e n o u v e l l e , s ’e t a i t - t l l e c r u o u b l i é e ? , . .
« — C o m m e n t d o n c s ’a p p e l a i t c e jr n r ço n ? ... d e m a n d a
E d d y , p lu tô t p o u r m ie u x é v o q u e r c e s o u v e n ir q u e
p o u r filire_ é c h o ¡\ la c o n f i d e n c e .
L ’A m é r i c a i n r é p o n d i t
i — S o n n o m ? ... S e r a i t - c e P h i l i p M o ffly
« — P r é c is é m e n t.
a — C ’e s t m o i , M o n s ie u r . O u i f - t e s - v o i is ? ...
a — J e s u i s l e m a r i d ’F U e n .
„ __ E t t r e l ! ... E t t r e l ! . . . E t v o u s la l a i s s e z s e u l e ? . . .
E l l e é t a i t s e u l e à M é a n t , v o u s s a v e z ? . . . J ’a u r a is p u
p
ex abrupto :
l ’e n l e v e r ! ...
« L à - d e s s u s , a j o u t e E d d v , b i e n q u ’i l n ’a i m e g u è r e
é c r ir e , — n a v ig u e r su r u n p a q u e b o t d o it, à vrai d ir e ,
l u i c r é e r d e s l o i s i r s , — a s u i v i u n e s c è n e in é n a r r a b le «
u n e s c è n e d ’o p é r e t t e . P h i l i p , l e s l a r m e s a u x y e u x , m e
n a r r a s o n t r i s t e r o m a n , s a d é c e p t i o n s i g r a n d e , ( ¿ ilç
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CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
p o u v a is -j e fa ir e p o n r c o n s o le r c e m a l h e u r e u x ? ... Q u e ls
m o ts p r o n o n c e r ? ... J a m a is , e n t o u te m a v ie , j e n e
m ’é t a i s t r o u v é e n u n e s i t u a t i o n a u s s i f a u s s e .
« F in a le m e n t , n o u s n e n o u s s o m m e s p a s p r is a u x c h e
v e u x , n i b o x é s , n i m e n a c é s m u tu e lle m e n t d e n o u s j e
t e r d a n s l é s f l o t s , f o r t h o u l e u x c e s o i r - l à . N o u s 11e
n o u s s o m m e s p a s d i t q u e la t e r r e é t a it tr o p p e t it e
p o u r n o u s c o n te n ir to u s d e u x ; b ra s d e s s u s , b ra s d e s
s o u s , n o u s s o m m e s a l l é s a u B a r , o ù l 'aie e t l e s to u t
t e m p è r e n t l ’e n n u i , c h a s s e n t l e m a l d e m e r , a p a i s e n t
lç s c œ u r s e n d o lo r is .
.
« E t, d e p u is , n o u s v o ilà le s m e ille u r s a m is d u m o n d e !
;
« N o u s p a r l o n s d ’B l l e n , n o u s c o m m u n i o n s t o u s
d e u x d a n s s o n s o u v e n i r . M o f fly s ’e s t a p a i s é , e t j e n e
/ B a is q u e l v a g u e e s p o i r m e r e n d m o i n s l o u r d e t m o i n s
, c r n e l l e c h a g r i n d e n ’a v o i r p o i n t r e v u m a p a u v r e
"i p e t i t e f e m m e a v a n t m o n d é p a r t . — V o u s q u i ê t e s
u n t in p s y c h o l o g u e , a n a l y s e z d o n c u n p a r e i l é t a t
d ’â m e ? ...
« D e p u i s , M o f fly n e m ’a p l u s q u i t t é . I l m ’a - p r é s e n t é
à s o n o n c l e q u i , l o r s q u ’i l a s u q u e j ’é t a i s , n o n s e u l e j n e n t le m a n d a t a i r e , m a i s l e b e a u - f i l s d e M . d e C h a r l e m o n t , m ’a s a u t é a u c o u .
à A u s s itô t, t o u te s le s d iffic u lté s s e s o n t é v a n o u ie s
d e v a n t m o i . M . M o f f ly ( l ’o n d e ) s ’e s t d é c l a r é à m e s
o r d r e s , s i j ’o s e d i r e . . .
« C ’e s t p o u r q u o i j e p u i s v o u s d o n n e r , d ’o r e s e t d é j à ,
d ' e x c e l l e n t e s n o u v e l l e s d e s d i f f é r e n t e s a f f a ir e s q u e
v p u s m ’a v e z c o n f i é e s . . . »
M a i s c e l a , M a d a m e , c-’e s t u n e a u t r e h i s t o i r e , t r o p
l o n g u e il v o u s c o n t e r a u j o u r d ' h u i , e t d o n t n o u s r e p a r
le r o n s e u tê te A t ê t e ...
S i j e v o u s a i t r a n s c r i t c e p a s s a d e d e la l e t t r e d e
v o t r e f i l s , c ’e s t p o u r v o u s f a i r e r e m a r q u e r l ’h e u r e u x
c o n c o u r s d e c i r c o n s t a n c e s q u i , j ’e n s u i s c e r t a i n , v a
m o d i f i e r , d u t o u t a u t o u t , la d e s t i n é e d ’J î d d y . ..
,J e c r o i s q u e , c e t t e f o i s , v o t r e g a r ç o n a r e ç u d e la
d e s t in é e « le c o u p d e c o u d e » q u i lu i a fa it tr o u v e r sa
v rtie .
N e v o u s to u r m e n te z d e r ie n . A y e z p n tie v o e .
T ou t a r r iv e ! ...
A v o s p ie d s , b e lle d a m e , e n a tte n d a n t q u e , g e n o u e n
t e r r e , il m e s o i t p o s s i b l e d e b a i s e r v o s b e l l e s m a i n s .
Q u e v o u s le v o u lie z o u n o n , je s ig n e :
V otre
T charly .
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Q U ’O N
O U BL IE
14 7
*
**
P e n d a n t que le beau C h a rle m o n t é c riv a it à son
épouse, to u jo u rs belle et to u jo u rs aussi aim ée,
M "“' O u y v o is et le D r P o r tie r é ta ie n t a ssis a u che
v e t d ’Ê llen.
C elle-ci, d u ra n t u n e n u it de la rm e s et de veille,
a v a it eu to u t lo isir de réfléch ir. P lu s elle alla it, plus
elle s ’a p e rc e v a it que l’ab sen ce d ’E d d y fa is a it de sa
vie un d esert, plus elle é p ro u v a it le sen tim e n t que
son ex iste n c e s’é ta it ro m p u e en d eu x p a rts : h ier,
et a u jo u r d ’hui.
P o u rra it-o n ja m a is o u b lier la cause de c ette ru p
tu re ? ... L e m a len ten d u n ’é ta it pas g ra v e , c e p e n d a n t;
q uelques m ots o ffe n sa n ts, u n e v elléité d ’in d ép en
d an ce de la p a r t d ’E llen , a v a ie n t-ils suffi à to u t
ro m p re ? S 'a im a it-o n v ra im e n t? ... S ’é ta it-o n ja m a is
aim é?... Le lien qui les u n issa it 11’a v a it-il donc que
la fra g ilité d ’un c ap rice?...
A p rè s s ’ê tre exp liq u é s u r l’é ta t physique de la
je u n e fem m e et l’a v o ir tro u v é ra s s u ra n t, à m oins
d 'im p ru d e n c e s n ouvelles, le D r P o r tie r se p e rm it
de d o n n e r à E llen q uelques conseils. C h a rle m o n t
l ’a v a it m is au c o u ra n t de la fu n e ste coïncidence
q u ’a v a it été le d e p a rt d ’E ddy, ce qui r e ta rd a it to u t
ra p p ro c h e m e n t, à l’h e u re où, plus que ja m a is , E lleu
a u r a it eu besoin d ’a v o ir son .m ari p rè s d ’elle.
—
V o tre m a ri s e ra it ici à m a place, ch ère e n fa n t,
si des é v é n e m e n ts que je n e m e p e rm e ts pas de
d is c u te r ne l’a v a ie n t éloigné de vous. P o u rq u o i
a -t-il été si lo in ? P o u r, n o u v e a u J a s o n , s ’effo rc e r
de vous ra p p o r te r la to iso n d ’o r !...
E lle n a 1111 h a u sse m e n t d ’ép au les, un so u rire iro
n iq u e d é te n d scs lèv res.
.
L e D r P o r tie r p o u rs u it :
—
D e ce g e ste d ’E d m o n d , vo u s p o u rre z ê tre re
c o n n a issa n te . J e c o n n a is ce g a rç o n d ep u is l ’e n fa n c e
e t affirm e que ja m a is je n ’a u ra is c ru q u ’en lui
p o u v a it se ré v é le r un j o u r la fo rce de c a ra c tè re
q u ’e x ig e n t les g ra n d e s lu tte s !... J u s q u ’ici, il s ’enli-
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sa it d a n s u n e in d iffé re n c e n o n ch alan te,., d an s u n e
s o rte d ’a p a th ie , de d é g o û t de v iv re , qui fa is a ie n t
d o u te r de son a v e n ir.
« M ais, u n jo u r , il vo u s a re n c o n tré e , M ad am e,
et cela a été p o u r lu i l’iv re sse , le b o n h e u r !... Il n e
s o n g e a it p as au m a ria g e , e t v o ilà que, s u r sa ro u té ,
il re n c o n tre u n e belle je u n e fille qui l’y convie.
R é s is te r à u n e telle te n ta tio n é ta it difficile. C ep e n
d a n t, a u to u r de lui, to u s c h e rc h a ie n t à l’en d is
su a d e r : « T u n ’as p as de fo rtu n e , ce q u e tu fa is est
« u n e fo lie, lu i d isa it sa m ère. C e tte je u n e fille a
« d ro it à u n e s itu a tio n m e ille u re que celle que tu
« p e u x lui o ffrir. S es p a re n ts l’o n t b eau co u p g âtée,
« ne lui o n t ja m a is rien re fu sé . A u p re m ie r re« p ro c h e que tu lu i fe ra s s u r u n e d ép en se in u tile ,
« ce s e ra la m é se n te n te . C h a q u e ra p p e l à l’écono« m ie d é c h a în e ra u n e n o u v elle tem p ête... — J e tra « v a iile ra i, a -t-il rép o n d u . » C ’est ce q u ’il a c h e r
ché à fa ire . M ais, h é la s ! chez L e B la n c h a rd , à quoi
p o u v a it-il p a rv e n ir? ... 11 p e in a it des jo u rn é e s e n
tiè re s à co m p u lse r des re g is tre s , à f a ir e u n e be
so g n e in sip id e qui lui v id a it le c e rv e a u à fo rc e
d ’e x ig e r de l’a tte n tio n . E n plus, c e tte situ a tio n ne
r a p p o r ta it q u ’un tr è s m a ig re s a la ire et ne d o n n a it
p a s l’esp o ir d ’u n m e ille u r a v e n ir.
« Q u a n d , d é g o û té , h a ra s s é de l’em ploi de sa
jo u rn é e , il v o u s re tro u v a it, le soir, p le u ra n t d ’ennui,
d e m a n d a n t à s o rtir, im p lo ra n t u n e so irée de d is
tra c tio n , a lo rs q u e P a r is n ’en d o n n e q u ’en e x ig e a n t
u n e f o r te d ép en se, le p a u v re E d d y ne p o u v a it vous
d o n n e r s a tis fa c tio n .
« E h ! n o n , il n e le p o u v a it pas, le m a lh e u re u x !
I l en s o u ffra it e t a v a it l’h u m ilia tio n d ’a v o ir à
v o u s .avouer la g ê n e , la g ra n d e g ên e où il se dé
b a tta it. .
« Il est des c œ u rs p o u r qui to u t est b lessu re. J e
cro js que le sien a u r a sa ig n e so u v e n t d u r a n t les
m ois qui o n t suivi v o tre m a ria g e . Il eû t aim é to u t
v o u s d o n n e r, p ré v e n ir le p lu s sim ple de v o s d ésirs,
e t il ne p o a v a it que se h e u r te r à c e tte in fé rio rité
q u ’im pose le m an q u e de resso u rc e s. I l v ou s d e v a it
�CEL U I
Q U ’O N
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14 9
to u t. P e u t-ê tre se l’e n te n d a it-il re p ro c h e r — je me
suis laissé d ire q u e le p è re Q u y v o is n ’a v a it pas
la d e n t te n d re . — A u p rè s de qui donc v o tre E ddy
a u ra it-il pu p u is e r d u ré c o n fo rt? ... A u p rè s de sa
m è re ?... E lle eû t rép o n d u a u ssitô t : « J e te l ’a v a is
d i t !... » — rip o ste d o n t chaque syllabe fra p p e les
cœ u rs, en p a re il cas, com m e des p o in tes de fe u ;
rip o ste a p rè s laquelle l’écluse des rep ro c h e s s’o u v re
à g ra n d s flots.
« Q u ’a u ra it-il en co re enten d u , le p a u v re g a rç o n !
« E nfin, un jo u r, à bout d ’en d u ra n c e , p rê t à tout
p o u r s b rtir de l’o rn iè re où il s’en lisait, il s’est é c rié :
« J e v e u x c o n te n te r E lle n 0 t o u t p r i x ! . . . » H e u re u
sem en t q u e C h a rle m o n t s ’est tro u v é su r la ro u te,
q u ’il a to u t facilité , c a r cette fo rm u le : « à to u t
« p r ix ! ...» est à c ra in d re . N e signifie-t-elle p as :
« J e p re n d ra i to u s les m o y e n s !...» O r, n ’en est-il
p as d ’au ssi d a n g e re u x que les plus te rrib le s ex
p lo sifs ?...
« L a fem m e n e se re n d pas com pte du p o u v o ir
m ag iq u e q u ’elle p eu t p re n d re s u r un hom m e qui
l’aim e, e t ce q u ’il te n te ra —■en bien com m e en ma!,
h é la s ! — p o u r s a tis fa ire ses cap rices. P lu s il e st
ép ris, et p lu s ces ré a c tio n s s e ro n t av eu g les, v io
le n tes. Il ris q u e ra le to u t p o u r le to u t. J e n ’excepte
pas m êm e les d o u x de cette règle. D an s des cas
sem blables, p ris de dém ence, ils se tra n s fo rm e n t en
m o u to n s e n ra g é ï. L e p h iltre de C ircé 11’est pas une
ch im è re !... E ffo rç o n s-n o u s d onc d ’éch a p p e r a u x en
c h a n te m e n ts des sirèn es, m etto n s-n o u s, p a r sagesse,
de la c ire d a n s les o reilles !... »
E llen éco u te. S es y e u x so n t fixes. E n tre ses so u r
c il. sc cre u se un pli m au v ais.
— C e que vo u s m e ra c o n te z là, d o cteu r, est du
ro m a n !...
— A h ! ch è re M ad am e, il n ’est que cela d an s le
m onde. L a fam ille n ’est p lu s un faisceau . P o u r une
sim ple q u e stio n d ’in té rê t, to u t se d é sag règ e. C hacun
v a de so n côté, a p rè s des d iscu ssio n s san s n om bre.
P a r to u t, c ’est la d iv isio n !... Le plus triste , c ’est
q u a n d e lle s ’in sin u e dan* un je u n e m énagé...
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CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
— L e re m è d e e st b ien sim ple. O n n ’a q u ’à se
s é p a re r !...
. — J e vous a tte n d a is là !... M ais, a lo rs, quelle e st
la situ a tio n de la fem m e?... O n la ju g e r a a b a n d o n
n é e p a r son m a ri, « p laq u ée », p o u r to u t d ire . E n
te n d e z -v o u s ses b o n n es am ies c la b a u d e r à qui
m ie u x m ieu x , se g a u s s e r de la d élaissée, et se de
m a n d e r : « C om m ent en so n t-ils a rriv é s là a p rè s
six m ois de m a ria g e ? ... L u i é ta it c h a rm a n t, si fin,
si d istin g u é !... D e quel cô té so n t les to rts ? ... V o n tils d iv o rc e r? ... E t, d u r a n t la p ro c é d u re , que v a
d e v e n ir la fem m e?... V a -t-e lle re v e n ir chez seS p a
re n ts? ... C ela ne lui p a r a îtr a pas bien a m u s a n t! ...»
E t on se so u v ie n d ra q u ’elle ne rê v e que b als,
th é â tre , s o rtie s !... V iv ra -t-e lle seu le?... O ù>et com
m e n t? ... C ’est d é lic a t. U n g e ste a ttir e r a s u r elle les
re g a rd s . T o u t lui s e ra re n d u difficile. L e s a p p a
re n c e s se ro n t sé v è re m e n t p assées au crib le, on c h e r
c h e ra , quoi q u ’il en soit, ce q u ’elles p e u v e n t cac h e r.
« P e rso n n e , en de telles c o n d itio n s, ne se so u
c ie ra de la fré q u e n te r. Si on la re n c o n tre d a n s un
salo n , elle v e r r a se te n d re v e rs elle des m ain s
m o lles, des y e u x se d é to u rn e r, et, de-ci, d e-là, s’esq n is s e r q u elq u es sa lu ts b re fs et lo in tain s...
« D ire q u ’il est ta n t de fem m es qui rê v e n t d ’u n
fo y e r, d ’u n b e rc e a u , et que des c irc o n sta n c e s m a l
h e u re u s e s ré d u ise n t au célib at, c o n d a m n e n t à m a r
c h e r d a n s la vie com m e s u r u n e ro u te d é se rte , sa n s
ap p u i, sa n s sec o u rs, p riv é e s de jo ie s !... E t qu'il en
e st ta n t d ’a u tre s à qui il est a c c o rd é to u te s les féli
cités, to u s les b o n h e u rs : un m a ri, des e n fa n ts , u n e
s itu a tio n env iab le; et qui ne s a v e n t a p p ré c ie r de
te ls b ie n fa its , qui g â c h e n t le u r vie p o u r des rie n s !...
11 n ’est p o in t é to n n a n t que l'o p in io n se m o n tre sé
v è re p o u r ces d e rn iè re s. Ce n ’est que ju s tic e !... »
— P e u t-ê tre ne le m é rite n t-e lle s p a s to u jo u rs ? .«
L e m onde est si m é c h a n t!
— L a chose e st év id em m en t d is c u ta b le ; m ais ce la
n o u s e n tr a în e r a it tro p lo in !... J e te rm in e p a r u n
conseil qu i, je le cro is, est le bon, p o u rsu iv it le
D r P o r tie r d ’u n e v o ix p a te rn e lle : q u a n d v o tre m a ri
�CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
re v ie n d ra , sau te z -lu i a u cou, p re n e z -le d an s vos
b ra s, se rre z -le bien fo rt, ne le laissez plus s’éloi
g n e r ! Il e st à vous, c’est v o tre B ie n ; g ard ez-le,
m e tte z -y de la v ig ila n c e (le m onde est plein de
te n ta tio n s !), e t s u rto u t c h erch ez à le com prendre.
I l est des â m es p e u re u se s qui ja m a is ne sc révèlent.
F o rc e z , o u v re z to u te s g ra n d e s ces p o rte s closes :
v o u s y d é c o u v rire z des tré s o rs !... A llons, réfléchis
sez s u r vos d ev o irs p ré se n ts et à v en ir. Si B ébé a
besoin de sa m am an , plus en co re il a u ra besoin de
son p a p a , ne l ’oubliez p as !...
« C ’est pou rq u o i, d u ra n t les h eu res que vous
av ez en c o re à p a sse r seule, avec, d é v a n t vous, les
g ra n d s d e v o irs que vous ré se rv e la m a te rn ité , ju g e z
de vos se n tim e n ts, re je te z -e n to u s les déch ets, fa ite s
p la c e n e tte . Il fa u t que celui que si so u v en t on
oublie, le p a u v re in n o cen t d o n t on ne v e u t p lu s; il
f a u t que l'a u tre , l’a b se n t qui b ien tô t rev ien d ra,
tr o u v e n t la m a i s o n en o rd re et en vous une âm e
re n o u v e lé e !... P a rd o n n e z -m o i cette fra n c h ise . E t
b o n c o u ra g e !... »
Q u a n d le d o c te u r se fu t éloigné, M ”'° Q u y v o i s ,
ém ue e t so u ria n te , se ra p p ro c h a d ’E llen , cu rieu se
de c o n n a ître la p en sée de sa fille en cet in sta n t.
C e f u t p o u r elle u n e d éception pénible cfue de
l’e n te n d re g ro n d e r, en le v a n t les b ra s et les laissa n t
re to m b e r lo u rd e m e n t s u r le lit :
— O h ! là ! là!... Q uel ra s o ir!. .
M™ Q u y v o is recu la, com m e si elle eû t été f r a p
pée en pleine p o itrin e ; elle e sp é ra it m ieux.
B ien tô t, c ep en d an t, elle sc ra s s u ra en tr a ita n t ce
pro p o s d’e n fa n tilla g e . N e re tro u v a it-e lle pas en lui
cet e s p rit de d é n ig re m e n t d ont les je u n e s sp o rtifs,
filles et g a rç o n s, q u ’elle recev ait, a u tre fo is , p o u r
a m u s e r E llen , a im a ie n t à fa ire une in so len te p a
ra d e ? ... V a n ta rd is e qui les p o u ssait à a b o rd e r to u s
les s u je ts p o u r en rire , s’en m oquer, é m e tta n t su r
ce qui é ta it dit des .th é o rie s a b su rd es q u ’ils s’a tta
c h a ie n t à d é fe n d re p!:is ab su rd e m e n t en co re si la
m o in d re co n tra d ic tio n i u r e isii opposée?^
N ’a r r iv a it- e lle pas, la p au v re m am an, a d é p lo re r
�»
152
CEL U I
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O U BL IE.
d ’a v o ir re ç u to u t ce p e tit m o n d e chez elle, et à
s’a c c u s e r d ’im p ru d e n c e p o u r n ’a v o ir p o in t p ré v u
que ces e x tra v a g a n te s m a n iè re s de v o ir p o u v a ie n t,
à la lon g u e, fa u s s e r le ju g e m e n t, fa ire p e rd re la
ju s te n o tio n des choses?...
« E nfin, l’h e u re du r e to u r d ’E d d y n ’a p as en c o re
s o n n é ! .. L e bon g r a in n ’a ja m a is été sem é en
v a in !... E sp é ro n s !... se d it M 1"' Q u y v o is en jo ig n a n t
les m ain s, e sp é ro n s que la levée en s e ra b elle!...
M a is, d ’ici là... »
»
*
**
D ’ici là, il est à c ro ire que le te m p s a lla it p a r a îtr e
bien lo n g .
E n fin , a p rè s des sem ain es d ’im m obilité, d 'iso le
m en t, de spleen au p ay s de la neige, E llc n a v a it
p u o b te n ir l’a u to ris tio n de re v e n ir à V e rriè re s .
1/« •voyage se fit à p e tite s jo u rn é e s d a n s une a u to
su p erb e, envoyée de P a r is p a r M . de C h a rle m o n t,
to u jo u rs p a rfa ite m e n t c o n s c ie n t'd e ses re sp o n sa b i
lités. « S o e u r J o s é p h in e » n ’a v a it pas eu à q u itte r
sa m; h d e . U n sé v è re m ot d ’o rd re la re te n a it a u p rè s
d ’E llen .
Ce v ày a g e , e x é c u té p a r un trè s b eau tem ps, po u
v a it ê tre u n e d is tra c tio n c h a rm a n te . R ien n e p u t
a r r a c h e r E llcn à ses p e n sées m o ro ses, m êm e la jo ie
q u ’elle ne p o u v a it q u ’é p ro u v e r en r e tro u v a n t ses
p a re n ts et la g ra n d e m aiso n blan ch e.
M ' Q u y v o is g ro n d a it :
— O n d ira it, m a p e tite J e a n n e , q u e ta fille a
p e rd u la p a ro le . C ’e st à peine, q u a n d je lu i p a rle ,
si elle m e ré p o n d !...
— Ç a p a sse ra , ç a p a sse ra , ré p o n d a it M ’"' Q u y
vois.
L a m êm e q u e stio n , a d re ssé e à « S œ u r J o s é
p h in e », a ttir a it la m êm e rép o n se :
•— Ç a p assera,... ça p a sse ra ... .
— A u d iab le ! ça ne p re sse pas !... rip o s ta it, f u
rie u x , « M* B o u g o n n a n t ».<
E t c ’é ta it là, p a rfo is , le d éb u t d ’u n e scène.
�C E L U I Q U ’O N O U B L IE
S o u v e n t « S œ u r Jo sé p h in e » sé v èrem en t m o rig é
n a it E llen :
—
R iez !... S oyez g a ie !... S in o n , v o tre m o u tard
n a îtf a av ec ,un m a u v a is c a ra c tè re !...
E lle e û t a jo u té v o lo n tie rs, en p e n sa n t au père
Q u y v o is : « Il a u r a de qui te n ir ! »
lo u te f o is , ces fa m eu ses scènes d e v e n a ie n t ra re s.
U n m ot de M . de C h a rle m o n t y a v a it suffi.
E t d ep u is M° Q u y v o is a v a it fa it p reu v e d ’tm
d é s ir de p e rfe c tio n n e m e n t to u t à fa it e x tra o rd i
n a ire . M . de C h a rle m o n t v e n a it 's o u v e n t . à V e r
riè re s, s ’a tta r d a it d an s l ’étudé, p r o m e n a it en au to
le bon p ère B o u g o n n an t, lui p a rla it « affa ire s », et
s u rto u t d ’un lo tissem en t qui p o u v ait d o n n e r les plus
belles e sp é ra n c es au n o ta ire qui a u ra it à s ’en o ccu
p e r, « si celui-ci ne m e n a ç a it p a s ses clien ts de les
je t e r p a r la fe n ê tre !... »
L a p la is a n te rie d o n n a it le fou rire a u p ère Q u y
v o is qui ja m a is n 'a v a it sem blé p lu s h e u re u x . Il en
o u b lia it le m utism e, les lo n g u es rê v e rie s d ’E llcn,
l ’a b s c n c e 'd ’E d d y et to u t ce qui se p ré p a ra it.
M "" Q u y v o is, elle, n ’o u b lia it rie n . •
« C ’est d an s le silence et la réflex io n que l’âm e
se renouvelle... E llen peut, d an s le calm e de scs
lo n g u e s so n g eries, se ju g e r et p e n se r à l’ex isten ce
q u e Vont lui c ré e r scs g ra n d s et n o u v e a u x d e v o irs?
S e so u v ien j-elle p a rfo is des p a ro le s du D r P o r
tie r? ... P e n se -t-e lle à m e ttre la « m aison en o rd re »,
à en r e je te r to u s les « d é c h e t s » ? C o m p ren d -elle
ce que ces m ots v eu len t d ire?... J u s q u ’ici, p a u v re
p e tite , elle a agi com m e u n e e n fa n t !... Il est des
fem m es que le m a ria g e assa g it, E lle n en a été
g risé e !... R e c o n n a îtra -t-e lle son e rre u r? ... E lle e st
si je u n e !... E d d y l’e x c u se ra !... Q u e p o u rra it-e lle
e sp é re r de la vie, la m alh eu reu se, si elle é ta it seule,
ab an d o n n é e ?...
« C ela n é se ra pas. E sp é ro n s!... E sp é ro n s!... »
U n jo u r, « S œ u r J o sé p h in e » ^ v o y a n t E lle n plus
d é p rim é e que ja m a is, ne p u t s ’em p êch er de d ire
ru d e m e n t, à sa m a n iè re :
,
— S i j'é ta is à v o tre place, M ad am e, a u lie u de
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CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
b a y e r a u x c o rn e ille s to u t le jo u r, j e tric o te ra is des
p e tits ch a u sso n s !... V o u s o ccu p eriez vos d o ig ts et
au ssi v o tre esp rit...
— Je n ’ai pas <le lain e !...
— A h ! q u ’à cela ne tie n n e !... O n v a v o u s en
d o n n e r !...
E t u n e p lu ie de p elo to n s de to u te s les n u a n c e s
s ’a b a ttit s u r la ch a ise lo n g u e d ’E llen . C h a c u n
a p p o rta le sien. T o u s n ’é ta ie n t-ils pas tro p h e u re u x
d ’e n te n d re la je u n e fem m e e x p rim e r u n d ésir?...
E lle n se m it a u tra v a il sa n s a rd e u r, m ais, p e u à
peu, le m o u v e m e n t des d o ig ts et des a ig u ille s s’a c
tiva.
— Q u a n d vous v e rre z que M m* E ttr e l f a it d a n s e r
le p e tit ch au sso n a u b o u t d ’un de ses d o ig ts, no u s
m a rq u e ro n s u n g ra n d p ro g rè s !... confia « S œ u r J o
sép h in e » à M mc Q uy v o is.
A q u elq u es jo u r s de là, en effet, M “ * Q u y v o is v it
d a n s e r le p e tit c h a u sso n !...
— J e l’a v a is p ré d it. E te s-v o u s co n te n te ? ...
— V o tre idcc é ta it si b o n n e !... J e n e sais co m
m en t v o u s re m e rc ie r !...
— M a in te n a n t, des p e tits ch au sso n s, n o u s p asse
ro n s a u x b ra s s iè re s !...
M ais u n é v é n em en t, qui n ’a v a it, du re ste , rien
d ’in a tte n d u , p a ra ly s a ce b el élan.
E lle n v e n a it de re c e v o ir tro is le ttre s de son
m a ri !... Q u e d isa ie n t-e lle s? ... J u s q u ’a lo rs elle n ’a v a it
eu de lui q u e des m o ts b re fs e t co u rts. A u jo u r d ’hui,
v o ilà q u ’il en é ta it a u tre m e n t...
E lle n lu t e t re lu t ces m issives.
C e jo u r-là , E lle n le p a ssa to u t e n tie r à ré p o n d re
à Eddy.
B ie n tô t ce f u re n t trè s n o m b reu ses que, au h a s a rd
d es c o u rrie rs , les le ttre s a r r iv è r e n t et... r e p a r
tire n t!...
E lle n re tro u v a it peu à peu son s o u rire . L e p ère
B o u g o n n a n t lu i-m êm e le re m a rq u a it.
— V o y ez, M ad am e, com m e son v isa g e s ’é c la ire I...
confiait, de sou côté, à la m am an d ’E llen , « S œ u r
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O U BLIE
155
Jo sé p h in e », en m a îtris a n t le p lu s q u ’elle le p o u v a it
les é c la ts de son verbe.
__j c vois,... je vois..., ch u ch o tait M™ O uyvois.
M . de C h arlem o n t, au co u rs d 'u n e^ d e ses v isités
à la m aison blanche, fu t ainsi convié à c o n sta te r
la m étam o rp h o se :
__ P o u r l’un, elle tra v a ille !... A 1 a u tre , elle
é c rit !... ex p liq u a l’infirm ière.
_ _ £ i) e n e pense plus q u ’à e u x !... m u rm u ra la
m am an d ’u n e voix plaintive.
__ N ’est-ce pas clans l’o rd re ? ... so u p ira l’a r r i
v a n t. L a F o n ta in e s’est tro m p é en d is a n t q u e « l'a b
sence est le plus g ra n d des m au x ». L a sé p a ra tio n
r é s tf v e so u v en t d e g ra n d e s su rp ris e s . E lle aid e à
s o u p e se r la g ra v ité des g rie fs — le u r c au se est so u
v e n t si f ri Vole !... — O n y réfléch it. E ta it-c e v r a i
m e n t la peine, p o u r de telle s v étilles, d ’é c h a n g e r de
ces m ots c in g la n ts q u ’il est difficile d ’o u b lie r, et d ’en
a r r iv e r à v o u lo ir se q u itte r ? P o u r une sim ple d is
cussio n , un c h a n g e m e n t au ssi ra d ical sem ble u n e
pein e bien s é v è r e .1Si peu que l’on se so it aim é,
s 'é v e ille n t a lo rs d e s s o u v e n irs — te lle s c?s p e tite s
flam m es tre m b lo ta n te s que le m o in d re souffle av iv e,
e t q u ’un rie n fa it m o u rir. — P c u t-c tre au ssi n a î
tro n t q u elq u es rem o rd s? ...
, « S o u v e n t a lo rs, si u n rè g le m e n t q u elco n q u e
o b lig e à s ’é c rire , on s e r a s u rp ris de c o n s ta te r com
b ien u n e fo rm u le b an ale, m a is co u rto ise , p ren d à
(! sta n c e u n e é tra n g e v a leu r. O n la lit. O n la relit.
O n s o u h a ite ra it en p é n é tre r le sen s ex act.
f C e sim ple d é ta il m o d ifiera-t-il le to n de
1 é c h a n g e é p isto la irc ?... A la fo rm u le c o u rto ise v o n t
p e u t-e tre su c c é d e r d a u tre s m ots qui le se ro n t é g a
lem en t
A d ista n c e , les to rts fin iro n t-ils p a r ê tre
v u s, com m e p a r le g ro s b o u t de la lo rg n e ^ e , a v e c
n e tte té en co re, m;ris si. lo in ta in s? ...
« Q u e de coeurs se so n t a in si re tro u v é s a p rè s une
ru p tu re qui sem b lait san s e sp é ra n c e !... E n eu t-il été
p a re ille m e n t si, se tro u v a n t face à face, ie couple
a v a it re p ris le d é b a t e t s ’é ta it a ffro n té to u te s g riffe s
d e h o rs ?...
�iSfa
CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
« A h ! le p o u v o ir de la c o rre sp o n d a n c e !... R e g a r
d ez une fem m e q u i o u v re u n e le ttre : vo u s d e v in e
re z su r-le -c h a m p si c’est u n e le ttre d ’a m o u r. S es
y e u x s'a llu m e n t, ses lè v re s o n t u n fré m isse m e n t
d o n t le m y stè re se d ev in e.
« A in si, à des m illie rs de lieu es, des c œ u rs qui
s’e n tre -d é c h ira ie n t se r e tro u v e n t e t re co m m en cen t à
v ib re r à l’u n isso n !... E h bien ! c ro y ez-en m a v ieille
e x p é rie n c e, la p ré se n c e réelle n e p o u rra ja m a is
d é p a sse r l’im m a té rie lle d o u c e u r de te ls re co m m en
cem en ts et b e rc e r le c œ u r e t l’e s p rit de plus d ’es
p o irs !... E lle s lo s a v a ie n t bien, les g ra n d e s épistoliè re s de* tem p s p a ssé s!... Q u ’e u sse n t-e lle s d it de
l ’o d ie u se c a rte p o sta le in v en tée p a r les cœ u rs secs
et les plum es p a re sse u se s? ... »
Il
y e u t un silence, et M. de C h a rle m o n t re p rit
d ’u n e v o ix lasse :
— U n jo u r, il m e fu t dit, et ce ra p p e l de so u v e
n ir p o u r m ieu x a p p u y e r m a th èse : « T u es là, eh !
oui, tu es là !... M a is tes le ttre s m e m a n q u e n t !... »
•C 'est p o u rq u o i v a is -je e ssa y e r de c e tte d iv e rsio n
p u issa n te q u 'e s t l'ab sen ce, p o u r M"’“ de C h a rle m o n t.
M a p ré se n c e (a fa tig u e . J e v a is te n te r de l’élo ig n ein en t et de son m e rv e ille u x pouv o ir...
—■C o m m en t, vo u s p a rte z ? ... s 'é c riè re n t des v o ix
an x ie u se s.
— P o u r N e w -Y o rk .
— R e tro u v e r E d d y ?...
— E t vous le ra m e n e r.
— N e ta rd e z pas tro p !... S in o n , je sais q u i a r r i
v e ra a v a n t lui...
— L aissez fa ire !... A la g râ c e de D ie u !
L ’O céan s é p a ra it e n c o re le p è re et le fils — u n
su p e rb e g a rç o n — lo rsq u e ce d e rn ie r fit sou e n tré e
d a n s le m onde.
�CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
T ro is sem ain es, et puis en co re u n m ois sc p a s
sè re n t. L e s le ttre s a rriv a ie n t to u jo u rs, p a rla n t de
J’a v e n ir, des jo ie s du re to u r. Ja m a is la dépêche
a tte n d u e n ’a n n o n ç a it la bonne nouvelle.
E n fin elle a r r iv a !
« E m b a rq u o n s a u jo u rd ’hui... »
L a m aiso n b lan ch e a u ra it dû n ê tre que liesse, au
g r é de « M ” B o u g o n n a n t » cjui c ro y a it bien av o ir,
p o u r la vie, p e rd u son g e n d re !...
—
T u o n s le v eau g ra s !... P alsa m b le u ! tu o n s le
v e a u g ra s !... C ’est le re to u r de l’E n f a n t p ro d ig u e!...
P e rs o n n e ne l'é c o u ta it. T o u s lu i d isa ie n t de se
ta ire .
,
.
__C h u t!... C h u t!... N e x a g é ro n s rien. V o tre fille
est en co re trè s n e rv e u se !... C h u t !... g ro n d a it « S œ u r
J o sé p h in e ».
__ A h | s i je sav ais la d a te de l’a rriv é e de ce
b a te a u !... J e se ra is bien cap ab le d ’a lle r c u e illir ce
m â tin d ’E d d y à la d escen te d u p aq u e b o t!... A h ! ce
q u ’il e n te n d ra it!... A h ! ce que je lui se rv ira is!... J e
v o u s ré p o n d s q u 'il a p p re n d ra it de quel bois je me
c h au ffe !...
— P a r g râ c e , ta ise z -v o u s!...
— M a d a m e la M a jo r (a in si M ' Q u y v o is a p p e la it
« S œ u r Jo sé p h in e » ), vous m e tra ite z com m e un
g o sse !...
L ’in firm ière »’é lo ig n a it, h a u s s a n t les épaules,
s ’e n o rg u e illis s a n t de sa lib e rté , de son célib at, et
s ’a p p la u d is s a n t de « n ’a v o ir p o in t a tta c h é sa vie à
u n p a re il c ra m p o n d ’hom m e !... » A h ! c e rte s, le p ère
B o u g o n n a n t 11 a v a it p o in t l’h o n n e u r des p ré fé re n c e s
de « S œ u r J o s é p h in e » !...
M . Quyvoifc n e s ’e n q u it p a s de l’a rriv é e du p a q u e
bot. Il é ta it a b se n t — p o u r la p a ix de to u s ! — le
j o u r ou, p a r u n bel a p rè s-m id i de m ai, E lle n v ê tu e
d ’un co q u et d é sh ab illé b lanc, é te n d u e s u r u n e ch aise
lo n g u e, a u pied d ’un a rb re de J u d é e c o u v e rt de
fleu rs, b a la n ç a it du b o u t des d o ig ts une b e rc e lo n n e tte où d o rm a it un beau bébé. — C ’é t a i t le u r p r e
m iè re so rtie .
S o u d a in , E lle n e n te n d it un coup de so n n e tte ,
�158
CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
*
1
l’a c c u c illa n t p e tit g rin c e m e n t de la p o rte d’en tré e ,
qu elq u es m o ts é c h an g és, e t l ’a rriv é e d ’u n p a s r a
pide.
— C ’est E d d y !... fu-elle.
E lle se leva, m ais c ru t d é fa illir. S e s ja m b e s flé. c h issaien t.
E d d y a p p a ru t, se m b la n t p lu s g ra n d , p lu s fo rt,
d a n s des h a b its de b o n n e coupe. Il p o rta it h a u t la
tê t:. Il so u ria it. S on v isa g e ra y o n n a it.
*
E llen,. to u te tre m b la n te , v o u lu t a lle r v e rs lui. E lle
ne le pu t.
,
T im id e m e n t, elle te n d it les b ra s. S e s y e u x n ’e x
p rim a ie n t que passio n et que c ra in te .
E d d y s ’é la n ç a et l’é tre ig n it sa n s m ot d ire.
E n tr e eu x é ta it la b e rc e lo n n e tte où le bébé d o r
m ait et s o u ria it a u x an g es. A u -d essu s, fro n t c o n tre
fro n t, les b ra s noués, le p ap a e t la m a tn a n p ro lo n
g e a ie n t le u r é tre in te .
U n e p a ix p ro fo n d e to m b a it s u r le ja r d in fleu ri.
U n m a ssif de v e rv e in e s p a rfu m a it l’a ir tièd e. L es
o ise a u x se ta is a ie n t, s e n ta n t v e n ir la fin du jo u r.
S eu ls, des m a rtin e ts to u rn o y a ie n t s u r le ciel c la ir
a v ec des c ris d ’allé g re sse ...
C h a rle m o n t, qui a c c o m p a g n a it E d d y et le s u iv a it
de loin, fit b ru sq u e m e n t v o lte -fa c e et se sa u v a san s
a v o ir été ap e rç u .
« O h ! oh !... Ils n ’o n t p lu s besoin de m oi !... J e
n ’ai rien à fa ire ici!... J e re v ie n d ra i les v o ir p lu s
ta r d ! O h ! les h e u re u x !... les h e u re u x !... »
E t, d a n s l’a u to qui le ra m e n a it à P a ris , il so n
g e a it, l’œ il h u m id e :
« V o ilà les v ra ie s jo ie s !... V o ilà les v ra ie s r i
ch esses!... Ils so n t je u n e s , ils o n t d e v a n t eu x l’a v e
n i r ; p u isse n t-ils ne p o in t en co re l’e m p o iso n n e r!...
J e suis h e u re u x d ’a v o ir ren flo u é ce p e tit m é n a g e !...
J e suis fier d ’a v o ir co m p ris E d d y et de l’a v o ir a id é
à p re n d re co n scien ce de sa v a le u r. A u jo u r d ’hui, le
v o ilà bien p a r ti! Le v o ilà d é jà loin de la m a re
c ro u p issa n te où il se fût enlisé. J e suis h e u re u x d e
l’a v o ir aidé, ce b ra v e g a rç o n , et de p o u v o ir l’a id e r
en co re. M a in te n a n t q u ’il est p è r e de fa m ille , q u ’il a
�CEL U I
Q U ’O N
O U BL IE
159
c h a rg e d ’âm es, il s e ra bon q u ’il a it u n e vie stable,
e t je lui c o n se ille ra i d’a c c e p te r le ro n d de c u ir que,
d ep u is si lo n g tem p s, lui offre, d an s son étude, le
p è re Q u y v o is. E'ddy est f o r t l*n d ro it, son beau-père
le m e ttra a u c o u ra n t. L ’a ffa ire du lo tissem en t sera
la p re m iè re que je lui réserv e. E lle se ra féconde si
on la m è n e à bien. J e se ra i là !...
« J e fe ra i m ieu x encore. E llcn aim e le m onde,
le p la isir. O r, ê tre n o ta ire n ’est p o in t ê tre b én é
dictin . J 'a m é n a g e ra i donc, d an s 1 aile vide de m on
Hôtel, un p ie d -à -te rre , q u ’ils p o u rro n t h a b ite r tous
d e u x q u an d ils se ro n t fa tig u é s des colères de
« M" B o u g o n n a n t » et de l’a tm o sp h ère de la p ro
v in ce. J e m e ttra i d an s la rem ise où le p ère Q uyvois
a b rite un « p h a é to n » — jo ie de sa je u n esse, —
u n e c o n fo rta b le co n d u ite in té rie u re , p o u r fa c ili
te r les d ép lacem en ts de M o n sie u r, M ad am e et
B ébé !... ce p etit « re s ta n t de nos écus » — ain si
que d isa ie n t nos g ra n d s -p è re s — au q u el n ul ne
pen sait... »
E t, affaissé s u r les co u ssin s de l ’au to , les tra its
tiré s et les y e u x tris te s , C h a rlc m o n t so u p ira :
—
M a lh e u re u x so n t ceu x qui, com m e m oi, o n t
c ru p re n d re le m e ille u r de la vie en en r e je ta n t les
c h a rg e s !... J e m ’en re n d s com pte, a u jo u r d ’hu i. L a
vieillesse m e g u e tte . T r is te et in q u iète, m a fcirfine
m e s u it d a n s c e tte voie !...
« P o u r nous, to u t ch an g e. R ien de ce qui é ta it
n est plus. L ’h ô tel, qui fu t si b rilla n t, ne s’écla ire
plus que de c e tte lu m iè re te rn e q u ’o n t les d em eu res
ou I o n n ’est p as h e u re u x !...
à n o u s c c s j e u n c s f l l l i e n tre n t d an s la
,T
° rn c r n o lrc tlcn lcl,re, y a p p o rte r
e u r g a i te, la jo ie que n o u s n 'a v o n s su g a rd e r»
»
vie*
le u r p î Î
su.
4
: C
7
dc
M . de C h a rlc m o n t p o u r-
—
J ’a tte n d s M "" J e C h a rlc m o n t, lo rsq u e je lui
s o u m e ttra i ce n o u v e a u p lan d ’ex iste n c e . J e crois
l ’e n te n d re e x p rim e r, e t av ec q uelle iro n ie :
• « — V o u s ê te ï bien loin, c h e r am i, du jo u r où,
a p rè s l ’e x tr a o r d in a ir e v isite dc ce M. Q uy v o is, nous
�i6o
CEL U I
Q U ’O N
O U BLIE
p a rlio n s d es ra p p o rts q u e n o u s p o u rrio n s a v o ir
a v ec c e tte fa m ille , et o ù v o u s m e d é c la rie z , a v ec
u n e d é sin v o ltu re qui m ’o ffe n sa it, p u isq u e, de p rè s
ou de lo in, la q u e stio n in té re s s a it È d d y : « N ’é ta n t
« te n u à rie n en c e tte a ffa ire , ces re la tio n s s e ro n t
« trè s peu p o u r m oi !?.. trè s peu p o u r m oi... »
« Q u e m e r e s te ra -t-il à d ire ? ... B a h ! J e ré
p o n d ra i :
« — M a b elle, to u t év o lu e s u r la m a c h in e ro n d e.
E v o lu o n s, év o lu ez, su iv o n s le m o u v e m e n t, m etto n s«
lia u s '.v à la p ag e » !...
« E t to u t s e ra dit... »
F IN
V
#
�<x>000<>4"0<
ALBUMS DE BRODERIE j
ET D’OUVRAGES DE DAMES
________ _ ___________ _
M odèles en grandeur d’exécut ion
A LBUM
J^o
1_
A m e u b le m e n t,
L a y e tte ,
R e p a s s a g e . E x p lic a tio n s d e s
de
ALBUM
N° 2.
B la n c h is s a g e ,
d iffé re n ts T r a v a u x
D am es. 1 0 0 pages. F o rm at 3 7 X 2 7 > £ .
A lp h a b e ts
et
M o n o g ra m m es
p o u r d ra p s,
10 8
ta ie s , s e r v ie tte s , n a p p e s , m o u c h o ir s , e t c .
pages.
F o rm at 4 4 X 3 0 X -
ALBUM
N ° 3 .
B r o d e r ie
r ic h e lie u
L es
p a ssé,
s u f t u l l e , d e n te lle
F a b le s
d e
L a
en
F o n ta in e
b r o d e r ie
a n g la ise . 3 6 p a g e s . F o r m a t 3 7 X 2 7 X L e
F ile t
m o d e r n e s .)
N ü 5 .
p lu m e tis ,
f i l e t , e tc . 1 0 8 p a g e s . F o r m a t 4 4 X 3 0 X .
en
album
Nu4.
ALBUM
a n g la is e ,
e t a p p lic a tio n
( F ile ts
brodé.
300
m o d è le s .
a n c ie n s ,
76
pages.
file ts
F o rm a t
4 4 X 3 0 ‘/ 2 .
ALBUM
Le
T ro u ssea u
( L i n g e d e co rps,
m o d ern e.
d e ta b le , d e m a i s o n . )
N ° 6 .
5 6 d o u b le s p a g e s.
F o rm a t
100
pages.
3 7 X 5 7 J i.
ALBUM
N° 7.
L e
T r ic o t
et
le
C r o c h e t.
2 3 0 m o d è le s v a rié s p o u r B é b é s ,
F ille tte s , J e u n e s
F ille s , G a r ç o n n e ts , D a m e s e t M e s s ie u r s . D e n te lle s
p o u r l i n g e r i e e t a m e u b le m e n t.
A LBUM
N u 8 .
A m e u b le m e n t
d ‘a m e u b l e m e n t ,
et
176
A lb u m
m o d è le s
c h a s u b le s ,
N ° 9 .
litu r g iq u e .
42
n a p p e s d 'a u t e l ,
I
S
»
19
B r o d e r ie .
de
m o d è le s
b r o d e r ie .
1 0 0 p a g e » . F o r m a t 3 7 X 2 7 V 2.
ALBUM
l
$
%
m o d è le s
p a le s ,
¿ 'a u b e s ,
t
l
e tc . 3 6 p a g e s .
F o rm a t 3 7 X 2 8 X .
A L B U M
N °
V e te m e n ts d e
Î O .
A L B U M
C ro ch et
N ° 1 1 .
A L B U M
la in e
c h e t e t a u tr ic o t.
F o rm a t 3 7 X 2 8 S .
200
N° 1 1 b i s .
d ’a r t
m o d è le s .
C ro ch et
84
d ’a r t
150
et
de
s o ie
m o d è le s .
p o u r
a u
100
crop ages.
a m e u b le m e n t.
pages.
F o rm at
p o u r
3 7 X 2 8
a m e u b le m e n t.
1 0 0 p a g e s d e m o d è le s v a rié s .
F o rm a t
3 7 X 2 8 /^ .
C h a q u e album : 8 ir- ; franco F ra n c e : 8 fr 7 5 .
L a collection des 1 2 albums : 8 2 fr-; franco F rance :
90
fr-
E d i tio n s d u “ P e ti t E c h o d e l a M o d e ” , 1 , r u e G a z a n , P A R IS (X I V u) .
.
Y
(S e r v ic e
d e* O u vra g es d e
D a m e s .)
v O - O - O - O - O - <><X~0~0’❖ <->❖ <><►<>n>
204.
0-<"0-Cx>-C>0 <X 1
�La Collection “ S T E L L A ” |
e s t la c o lle c t io n id é a le d e s r o m a n s p o u r la
fa m ille
et
m o r a le
pour
le s
jeu n es
e t sa
E lle
p u b lie
fille s
par
sa
q u a lité
q u a lité litté r a ir e .
deux
v o lu m e s c lia q u e
m o is .
La Collection “ S T E L L A ’
c o n s titu e
donc
p u b lic a tio n
P our
la
r e c e v o ir c lie z
une
v é r ita b le
p é r io d iq u e .
v o u s, sa n s v o u s d éra n g er,
A B O N N E Z -V O U S
S I X
M
Fran ce.
..
18
Fran ce.
..
3 o
O I S
( la
f r a n c s. —
U N
A N
( 24
f r a n c s. —
r o m a n s) :
E t r a n g e r ..
3o
f r a n c s.
5o
f r a n c s.
r o m a n .s) :
E t r a n g e r ..
A d r e sse z v o s d e m a n d e s, a c c o m p a g n é e s d u n m a n d a t ~ p o j f i
( 111 c h è q u e p o s t a l , n i m a n d a t - c a r t e ) ,
à ^ M o n si e u r l e D i r e c t e u r d u P e t i t E c h o d e la M o d e ,
1,
r u e G a z a n , P a r i s ( 14 e) -
<k.____
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— v-/
L e g é r a n t : J o a n L uoA no. — lm p . do M o n ts o u r ls , ParIs-14* — R . C. S o in « 53379
�
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The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
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Collection Stella
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La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
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Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
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Celui qu'on oublie
Creator
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Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1931]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
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An account of the resource
Collection Stella ; 282
Type
The nature or genre of the resource
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Language
A language of the resource
fre
Rights
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Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_282_C92719_1111012
Source
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Éditions du
Pelil Echo de la Mode
I.RueGazan .PARIS,x
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1
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PubliatioDs périodiques de fa Sodétë Anonyme du " Petit t.bo de la Mode",
f, rue Gazan, PARIS «XiVe,.
Le PETIT ÉCHO de l'a MOnÉ
parait tous les mercredis.
3Z pages, f6 grand format (dont 4 en couleurs) par numéro
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paraît tous le. mercredis. 16 pages doat 4 en couleurs.
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lu jeudi.. S pages craad formai dont 4 en coaleun.
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Pierre AGUÉTANT: 327. L .. Noc .. d. la lerre el de tamour.
Chri.tian. AIMERY: 315. Mon Cousin de la Tour-Brocard. - 333. La
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Mathilde ALANIC: 4. L •• E,pEranw. - 56. MoneU ••
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Clnud. ARIELZARA : 258. Prlnlemps d·amour.
M.rc AULi:S : 253. Tragique m~prl
... - 288. Nadia. - 320. Fau ...
roule.
F. d. BAILLEf/ACHE : 340. La fiancEe Infidèle.
M. BEUDANT: 231. L'A nneau d·opal ...
Jo•• BOZlI: 317. Lendemain, de bal.
BRADA: 91. La Branche de romarin.
Y,on", BRÉMAUD: 2.;0. La Br'oe Idylle du profeueur M alndror.321. Mamm!!. mol el les aulres.
J.'D d. 1. DRETE: 3. IUoer el Vlore.
Andr' BRUYÈRE: 254. Ma cousin. Raisln-Verl. - 306. Sous la
Bourra$que.
R.-N. CAREY: 230. P.lite May. - 244. Un Cheoaller d'aujourd·nul.
Mm. Paul CERVIÈRES : 229. La Demoiselle de compagnie.
CHAMPOL: 67. NoE/le. - 209. Le Vœu d·André.
CHANTAL: 339. Cœur de Danol...
J. CHATAIGNIER : 342. Véritable amour.
COrnt.... CLO : 277. - L'lnéollable,
M. d. CRISENOY: 298. L'Eau qui dorl. - 310. La Consclenc. d. Gilberle.
Eric d. CYS et J'.D ROSMER: 2·18. La Comlcsse Edith,
Manu.1 DORÉ: 226. Mademoi.. lle d'Herolc. mécano. - 275. Une
peliie reine plturalt. - 313. La Fiancée de Ramon.
H.-A. DOUR LIAC : 261. Au-deuu. de /'o- .lur. - 280. Je ne ueux pa.
almrr 1
1
1
Gen.vièv. DUHAMELET : 208. L.. 1nEpousE ·s.
Victor FÉLI : 127. Le Jardin du ,ilence. - J32. Au de/à du pardon.
Jacqu .. du FEUILUNTS : 305. Madame cherc"e un ,endre.
M.rtb. FIEL: 268. Le Mari d'Emlne.
Un.id. FLEURIOT : 213. Loyauté.
Mt.ry FLORAN: 32. Leque/I'almall) - 63. Carmeneila. - 83. Meurlrle
par la oie' - 142. Bonheur méconnu. - 173. Orgue'I oalncu. 200. Un an d'ipreuue.
H.rbert FLOWERDEW: 322. Cœur nffranchl.
JacquII d•• GACHONS: 148. Comme une lerr•• nn. eau ... - 330, Ro ...
ou la Fiancée d. proulnee. - 341. Le Matlonl. pa •.
Anna.Mari. GASlTOW1T : 326. l.a Sœur du band/l.
Pierre GOURDON: 242. Le Flnncé dl'paru. - 302. L'Appel du po..~.
Jacq ... GRANDCHAMP: 232. S'aimer ,,,core.
Jaan HÉRICART : 272. Lel Cœurs nouu.ou •.
M.-A. HULLET : 259. Scule dan, la ul,. - 289. Le, Cendres du cœur.
Mn Hl!NGERFORD: 319. Ame de coqurlle. - 338. Dorl••
J••• JEGO: 311. El l'amour ulnl... - 329. L'Amoureux d. Frida.
Mar'tIIDIERS: 308. Le !If arlage de Ndly.
RanH IŒRVADY : 287. Cruel D,oolr.
(Sui te ou ".r....)
�Principaux volumu parus. dan. la CollectioD (3uite).
L. d. LANGALERIE: 325. L'Amour l'emporle.
H. LAUVERNlÈRE : 271. En mariant le. aulru. -
292. Un Elrange
secret.
~,.
J. LEDUIC : 309. L'Enigme.
Hélèn. LETTRY : 265. Fleur .auoog"
Yvo.n. LOISEL: 262. Perlelle.
J••• MAUCLÈRE : 193. Le, Lien> bri,é,.
304. Le My.térleux
chemin.
Edith MErCALF : 260. Le Roman d'un Joueur.
Malali MICHELET: 217. Comme jadl, ...
J••• nett. MORET: 331. 108<lIe, daclylo.
An •• MOUANS: 250. La Femme d·A laln. - 266. Delle .acrée. 281. Plu, 1.01111- 314. La Bui"onnière. - 337. Ct.U. exilé •.
JOlé MYRE : 237. Sur 1'/,onn.ur. - 335. Le> Flançalll.. de RO,.lle.
B.rtb. NEULLlÈS : 264. Quand on aime ...
Claud. NISSON : 297. A la 1131ère du bonheur.
O'NEVÈS : 291. La Brèche dan> le mur.
Flore.c. O'NOLL : 323. La Dame d'Avril.
Cb.rl.. PAQUIER : 263. Comm. la jleur ,. fane.
MaJ1:u.rite PERROY: 285. Impo"lble Amitié.
Alice PUJO: 2. Pour lui 1
A. de ROllAND: 269. Enlre deux cœurs.
Je.n ROSMER : 290. Le Silence de la comlwe.
SAiNT-CÉRÉ : 307. S",ur Anne.
Io.b.n. SANDY: 49. Maryla.
Pour
l'ierre de SAXEL: 284. Une Belle-Mère à loul faire. - ~16,
elle 1
Norbert SEVESTRE: Il . Cyranell •.
Gilbert. SpURY , 324. Maryall•.
J.... THIERY: 312. Nouveaux oenu'.
Marie TmÉRY : 279. La V{;rge J'I voire.
Léon d. TINSEAU : 117. Le •'W.al. Je la Sympl,olll.,
T. TRILBY : 21. Riv. d', ':'·ou r. - 29. Prlnlemp, p.rdu, - J6. La
Pellole. .. 61. L·//lulil. ,Sacrifice. - 97. If rie Ile/ Jeune fill. moJorn •.
- 122. Le Droit ,/'alnoer. - 144. La Roue du moulin.
Maurite VALLET: 225. La Cruelle Vlclolre.
C. d. VÉRINE : 255. Tell. que Je ,ul,. - 274. La Chanson a.
CI,èle.
VlceO d. KEREVEN : 247. Sylvia.
Max du VEUZIT: 256. La 1.annell•.
Jean d. VIDOUZE: 278. Lei Nouveaux Mallre •.
Adèl. VIGES : '36. La Coup. brl,.e.
P.tricia WENTWORTH : 293. La Fulle ép.rdue.
H. WILLETTE : 328. Claire Davril.
C.-N. WILLIAMSON : 227. Prix
beaulé. - 251. L'ERlanline ,auoage. - 300. Eire prlnc.".1
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IL PARAIT DEUX VOLUMES PAR MOIS
Le "olume r J fr. 50; franco: 1 Ir. 75.
Cinq volume. au choix, franco r 8 franc..
�D~UNE
Marie
THIÉR Y
FENÊTRE
COLLECTION
STELLA.
Éditio.s du .. P etit Éclso d.
1. .r ; o\ 14~
l , Rue Guall. Paria (XIV )
"
��D'UNE FENÊTRE
PRE1IIÈRE PARTIE
S IMONNE ET SON JOURNAL
l
UNE CHANSON
Cetle femme m'agace,
Sa fenêtre est séparée de la mienne par une
vaste cour où s'étiole un lilas de Perse et qu'entourent des plates-bandes qui pourraient avoir des
fleurs et n'en ont pas, Il y a a'issi entre nous, augmentant la distance, le toit très bas d'une ancienne
buanderie ct, au-delà, une autre cour que je ne
vois point, de laquelle montent des cris d'enfants,
des voix aiguës de commères et, hélas t de bien
vilaines exclamations.
L logis de ma voisine ouvre sur un pignon lépreux coi rCé de vieill es tuiles, Ces tuiles, d'un rose
de cuivre ombré de vert-de':gris, recouvrent la
plupart des toits de la ville. Quelles formes capricieus s onL ces toitures 1 Je renonce à dénomb rer
ccllcs que j'aperçois tant elles s'enchevêtrent, se
chevauchent d'inextricable façon. Où commenceoù finit chacune d'ell es?
�6
D'UNE FENtTRE
Tout près, un clocher pointe. La sonnerie âe son
Angel/ls à l'aube m'éveille. Alors, de mon lit, mes .
croisées restant la nuit largement ouvertes, j'ai
pour première vision le pignon brun ct jaune dont
les vitres soigneusement closes ne tcrrderont pas à
s'écarter pour laisser passer un bras nu, qui accrochera à une ficelle des torchons douteux et du linge
d'en fant. Presque aussitôt, ma voisine se mettra à
chanter.
Elle a une voix à la fois nasillarde et sonore, un
répertoire aussi restreint que démodé. Son air préféré, qui fut d'ac.tualité il y a plusieurs années,
est: Ah! qu'il est dOlic beau, mon village ... Parvenue à la fin du dernier couplet, elle se tait cinq
minutes, le temps de gourmander ses mioches qui
protestent par des hurlements, d'interpeller quelqu'un dans sa cour, en sc penchant à croire qu'elle
va tomber ... , et puis la chanson recommence.
A midi, lorsqu'il revient de son travail, le mari,
n attendant que le fricot soit sur la table, prend
son accordéon - on sent qu'il a conscience de posséder un bien joli talent !... - et joue: Ah! qu'il
est dOliC beau, ?/IOIt tillage. L'autre soir, ces braves
gens recevaient un ménage ami. Malgré l'heure
tardive, la fenêtre était béante ct les éclats d'une
honnête gaîté parvenaient jusqu'à ma solitude. Ces
dames se mirent à chanter.
Elles chantaient - les misérables! - une complainte; elles la chantaient sur l'air: Ah! qu'il est
dOliC beall ... C'était doublement à pleurer.
... Ah 1 oui, il est beau, mon village! Pourquoi
l'ai-je '1uitté! Pourquoi? Parce que sous des dehors
résolus, malgré mes vingt-sept ans hien sonnés chiffre que je suis d'ailleurs décidée à ne pas dépasser pendant a\1 moins deu' bons lustres, - il
n'y a pas de créature plus obéissante que moi, tou-
�1.
1
D'UNE FEN ËTRE
7
jours prête à reconnaître sans protester l'au.torité
légitime, et même conventionnelle, comme celle quo
s'arroge Jean, mon aîné de cinq ans. Il est vrai que
j'appartiens à une famille patriarcale, j'allais dire
féodale. Les grands-parents qui nous ont élevés,
notre père et notre mère étant morts lorsque nous
n'étions que de pctits enfants, s'cn tenaient aux
principes respectés par nos aïeux c11l1 XIV- siècle.
J'ai fort bien retrouvé l'esprit de mon grand-père
en lisant ce passage de Tristan la Voyagl!llt1" (1) :
Au moycn dc la puissance paternelle, constate le
]léros, âgé d'une vingtaine d'nnnl!es en treize cent
et quelques, IlOS ancêtres ont pbcé dans chaque famille Ull législateur. Un père, sans l'intervention
des tribunaux, peut châtier un fils ingrat et rebelle.
D,ieu a dé:égu(: immédiatement ses pouvoirs aux
pu-es et meres.
Quant au droit d'aînesse, c'est à son abolition
qu.e les ITeurte!ier, paraît-il, doivent leur appauvrissement. Et, certes, mes grands-parents m'ont
trop tendrement choyée pour me donner jamais
l'occasion de jalouser mon frère, mais enfin, la
penséc quc Jean de_ HeurteIie- aurait à gagner son
pain, comme Jc dernier des croquants, les consternait bien davantage que lc morne avenir sane; doute
réservé à Simonne dc HcurteIier, leur petite-fille.
Et c'est encore le livre de Tristan qui me fournit
l'explication de cet état d'âmc :
Le pcu que nos coutuUles accordent aux damoiselles cst un hommage à leur vie chaste el sédentaire. Nos législateurs out pensé qu'élevées au sein
du ménage, ces êtres timides, Iiont les plus doux
altraits s nt clans la modestie L ln simplicité, peroraient trop il échanger contre les \'a1l1s dehors de
l'opulence les vertus pudiques et les scntin1l:uts iugéllus dont leur retraite est embellic.
(1)
Par M. de Marchangy.
�8
1)'UNE
FEN~Ti{
Et voilà!
Pauvre Tristan! s'il voyait ces êt'res timides
championnes de sport, aviatrices et prix de
beauté, ... et ces 1'ertlls pudiques prenant des bains
de soleil sur le sable des plages à la mode, .. , en
opposant le moins possible d'obstacles aux bienfaisants rayons !... Mais on ne savait rien de ces
façons nouvelles, dans notre chère vieille maison
endormie à l'ombre des coteaux de Béarn, dans un
paysage idéal et mélancolique, bien fait pour rêver
du passé, ignorer le présent ct se désintéresser de
l'avenir.
J'étais une enfant paisible, aimant inconsciemment la nature, adorant les animaux Cjue je comprenais ct dont je savais me faire comprendre.
L'institutrice du village venait chaque jour après
son école me donner deux heures de 1e<;ons.
M"· Bourret savait beaucoup plus de chosçs qu'il
était nécessaire pour mener au certificat d'études
le rustique petit troupeau qui lui était confié, ct je
crois qu'elle trouvait son agrément à ces leçons
durant lesquelles il lui était permis de suivre un
pLU sa fantaisie, a\'~c
le sentiment qu'elle n'enseignait pas dans le désert. En dehors de cela,
j'avais, pour développer mon esprit, une douzaine
de volumes reliés de couleurs tendres dont ma
grand'mère à mon âge avait fait ses délices. 11s Ile
contenaient, sous leurs jolies robes bleu d'azur,
vert pâle ou rose mourant, fleuries c1'arabesCJues
cl'or, que les histoires les plus édifiantes ct les
plus .. , lénitives. Ah! J'étais bien préparée à la vie
sans orages CJui paraissait devoir être la mienne,
dans la sl)litude de notre vieux logi ancestra l.
COll? sur coup encore, la mort frappa chez nllUS,
MOIl grand-père partit le premier, après une maladie de courte durée. Ma grand'mère pouvait-elle
�D'UNE FEN:ËTRE
9
tu rvivre longtemps au compagnon adoré de si longues années? En embrassant une dernière fois le
visage déjà glacé, cette épouse fidèle avait mu rmuré: «A bientôt! » Et je pense qu'il faut voi r
dans ce mot, qui pou r elle était une certitud" la
raison du calme, de la ~érnit
dont elle ne cessa
de faire preuve.
Deux mois plus tard, une nuit, son cœur aimant
cessa de battre. On retrouva au matin ma grandmère paraissant dormir, son chapelet aux doigt~
.
C'était sa coutume de l'égrener chaque soir jusqu'à
l'instant où le sommeil s'emparait d'elle. La prière,
cette fois, J'avait menée jusqu'au grand repos :
«Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous,
pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre
mort. » Elle obtint certainement le secours imploré
de la Mère des Miséricordes, el le sourire qui flottait sur sa houche révélait que sa fin avait cu la
douceur d'un revoir.
J'avais alors elix-sept ans, mon frère vingt-deux.
Engagé avant sa dix-huitième année, Jean, reYCl1u
indemne de la grande lutte, a osé braver la tradi tion qui veut qu'un Heurtelier soit de rohe ou
d'épée. Un camarade de guerre qui possédait une
importante firme d'autos lui offrait une situation
tout de suite très lucrative el devant le devenir
plus encore. Jean l'accepta.
'1'rès souvent en voyage pour le compte de sa
maison, mon frère lie pouvait songer à m'installe r
ft Paris clans son logis de garçon. Mon désir était
de rester dans ma vieille maison; entourée du dé"()u~mel1t
de très anciens serviteurs, il me semblait
lI'avoir rien à redouter de ma solitude. Le jeune
rhcf de famille ne le permit p:\<;. Jt dus me résigner
,t passer deux ans dans un couvent de Toulouse
était à ce moment Sudont UIle cousine de ma m~;c
�D'UNE FEN:Ë'rRE
JO
périeure. Ce séjour fut certainement très profitable
à la sauvageonne que j'étais, mais j'avais soif de
gr.:nd air, et lorsque j'eus mes vingt ans sonnés,
r ien ne put me retenir plus longtemps loin de
notre cher «chez nous ». Jean vient m'y retrouver
le plus souvent possible ...
... j\f 011
Paris 1... mon beau Pa/'is 1...
1\Ia voisine recommence. Un gramophone serait
moins redoutable, on pourrait du moins espérer
qu'il se détraque. Après tout, ne pourrait-elle s'enrhumer, cette femme? Je la vois constamment à sa
fenêtre, épaules et bras nus, bien que le printemps
ICI ,oit à peine tiède. Je suis même, grâce à ce
lais~er
aller, au courant de ses élégances intimes 1
Elle possède une combinaison rose ct une autre
mallve, toutes deux en crépon de coton, et, je ne
sa; " pourquoi - peut-être à cause de leur vulgari' ", - ces combina~s
me paraissent s'accorder
all 1imbre de sa voix, Ah! cc rossignol s'appelle
Hc lI'ieltc. Une commère, en la hélant du fond de
sa cour, me renseigne. Eh bien! Henriette ne sc
d lute pas qu'ellc est responsable de tant de pages
déjà noircies et de celles qui suivront, atirc~es,
apPCll't'S par les prcmières. L'idée ne me vint jamais
d'écrire 1110n journal, sans doute parce que j'avais
la conviction cIe ne rien trouver d'important à y
!lO a, et cc n' 'st pas durant mon séjour ici que
111lS souvenirs prendront du relief 1 Je me suis mise
il écrire par xaspération pour me di 'traire de ce
cr'ncert ohl igaloi re ct sempiternel, .. , ct me voici
ramnlant 1110n passé comme s'il devait servir de
préface ft des chapitres palpitants ... Dieu sait! .
Après tnUl, je n'cnnuierai que moi cn relatant
mes fails et gestes cl je pourrai toujours cesser
le Jct,. Pour le moment, il ne me déplaît pas de
m'intéresser à moi-même, et je poursuis.
�D'UNE
FEN~TR
II
Je mène au Heurtelier une existence fort active.
Il s'agit de faire rendre à la propriété, bien réduite
auprès de ce qu'elle fut jadis, tout ce qu'on en peut
espérer. Je m'y entends fort bien, et par taquinerie
mon frère me menace de solliciter pour moi le ruban ver t!
Les livres <.l'économie domestique ne remplissent
pas toute ma bibliothèque. A chacun de ses voyages,
Jean m'apporte une plus savoureuse pâture intellectuelle. Mémoires, histoire, roman, théâtre, conférences, tout ce qui offre quelque valeur, mon cher
mentor me les procure. C'est à cela, je suppose,
que je dois, lorsque je quitte ma thébaïde pour rejoindre mon frère à Paris, cie ne pas me sentir trop
dépaysée, trop Princesse-au-Bois-Dormallt jetée
brusquement en plein tourbillon .
Je me trouve fort heureuse de mon genre de vie.
Quand, il y a une quinzaine cie jours, notre cOtlsin
Raoul cie IIeurtelier eut la fantaisie de nous inviter
à faire un séjour chez lui, à Caen, je déclarai tout
l1et que je n'irais pas. Et m'y voici. Jean viendra
me reprendre. Il prétend que nous n'avons pas le
droit de désobliger ce parent, le seul qui nous
reste.
M. de Heurtelier fut mon subrogé tuteur, titre
qui ne l'engageait à rien, mes intérêts étant en
bonne main. Sa femme est née d'Asti cl. Sa famille
aurait, paraît-il, ajouté l'aspostrophe, cette savo/!nette à vilains, il y a quelque vingt lustres, après
qu'un Séraphin Dastiel, ayant honnétcment auné
du drap toute sa vie, CJU itta le commerce sur
ses vieux jours, avec une fortune fort rondelette.
Si ma cousine Adrienne n'ignore pas cc détai l,
elle ne songe pas à le rappeler. Cela ne fait de mal
à personne.
l'vI 5 cousins sont âgés et n'ont pas d'enfants. Un
�J2
D'UNE FEN.ËTRE
certain Pierré d'Astiel, neveu d'Adrienne, rem..
plaçait pour eux le 'fils vainement désiré. Sans doute,
si ce jeune homme n'avait pas disparu dans la
grande tourmente qui dévasta tant de foyers, les
Heurtelier n'auraient-ils pas songé à nous rapprocher d'etL'C. Mais les voilà seuls. Il me déplairait
fort de paraître convoiter leur héritage; à cause de
cela surtout,.je ne voulais pas venir. Mon frère m'a
fait remarquer que tous les revenus ayant dimi l1Llé
et la vie devenant si coüteuse, M. et Mm. de Ileu rtelicr ont très probablement mis une partie de leurs
biens en viager. Par un scrupule peut-être v 'li n,
de\'n'ls-nous leur refuser le réconfort d'un peu (ra ifect ion?
Mc voilà donc dans la ville aux cent clochers. La
patrie de Guillaume le ConCJuérant m'a, jusqu'ici,
paru assez maussade. La faute en est peut-être à
ce ciel gris qu'un printemps tardif a peine à
éclaircir. Mais j'ai goLÎlé profondément la majes
~
tueuse beauté des vieilles églises; je leur ai payé
mon tribut d'admiration. Cela fait, je voudrais
bien reposer mes yeux sur les lumineux horizons
de cllez nous ...
l\Tes cousins habitent un hôtel Renaissance que
les guides signalent à l'attenlion des touristes. Fort
heureusement pour l'impression qu'ils en emportent, l'entrée leu r en est sévèrement interdile;
ainsi peut-on s'imaginer que l'intérieur est resté
digne de la façade, curieusement ornée de sculptures. Hélas! sau ( l'escalier de pierre à la rampe
de fer ouvragé, rien n'a été respeclé par plusieurs
générations avides cie faire régner le style de leur
époCJue. Le Louis-Philippe et le second Empire
s'uni~et
pour submerger ç!'horreurs les quelques
reliques du passé conservées par miracle.
Le rez~cl-hausé
contient, en plus de la cuisine
�D'UNE FENtTRE
13
et des offices, la salle à manger, deux salons, le
bureau de mon cousin.
Au premier se trouvent l'appartement des maîtres
de la maison et trois pièces qui étaient le domaine
du pauvre Pierre' d'Astiel. Elles sont closes comme
un mausolée. Au second, enfin, sont de belles
chambres claires, yastes, ensoleillées ... dès que le
soleil veut bien se montrer. C'est là que j'habite ct
que logera mon frère lorsqu'il viendra me rejoindn;, cc qui, je le crains, n'aura pas lieu de
sitôt, car Jean a profité de mon séjour ici pour
-effectuer un voyage en Amérique, envoyé par sa
firme d'autos, naturellement.
Dès mOIl arrivée, ma cousine m'a cléclaré qu'elle
n'entendait pas m'accaparer et me laissait toute ma
liberté, cc qui, évidemment, signifiait qu'elle désirait conserver la sienne. Aussi, fort souvent, prétextant des leUres à écrire, je me réfugie chez
moi ...
'" Des pas pressés dans le corridor; on tousse
avec affectation, moyen discret de me dire: «Je
suis là ... Si vous désirez me voir, vous savez où me
trouver! Je ne frapperai pas chez vous parce que je
ne suis pas cie celles qui s'imposent! »
C'est Félicie. «Mmo Félicie », la femme de confiance de ma cousine. J'ai la conviction que ma
venue lui a été désagréable, Pourquoi? Et d'où me
vient cette impression? Dieu sait cepenelant si elle
m'accable de politesses à la fois obséquieuses et
hautaines. Mon frère assure que ma sensibilité a
des antennes ct qu'elles perçoivent sans erreur les
courants cle sympathie ou d'antipathie qui les
frappent. Eh bien! les ondes émanant de cc poste
cl'émission me sont désagréables. C'est tout.
Félicie Remous est grande, maigre jusqu'à l'invraisemblance, taillée à eoups de hache. Son long
�14
D'UNE FENtTRE
visage blafard aurait pour beauté de larges yeux:
d'un brun sombre, si le regard de ces yeux-là avait
un pcu plus de franchise. Elle n'est pas très jeune,
elle n'est pas vieille, je l'imagine telle que la voi:à
depuis de longues années et suis persuadée qu'elle
restera immuable longtemps encore. Presque tOutes
les femmes ont ainsi une sorte de ... point d'orgue;
il est désolant qu'il ne se pose jamais au plus beau
moment. Mm. Remous a, paraît-il, été fort malheureuse dans une courte union à laquelle on ne
J'entend jamais faire allusion. Est-il très certain
que feu M. Remous n'ait connu auprès de Félicie
que des jours de joie?
C'est une personne dont on ne songerait pas à
rem arquer le manque d'éducation première, excusable d'ailleurs dans sa condition - d'autant qu'à
force de coudoyer des gens du monde, elle a pris
un certain vernis suffisant à faire illusion en n'y
regardant pas de trop près, - si elle n'avait la
fâch euse manie cie certifier précisément qu'elle est
très bien élevée. Ce n'est certainement pas une
sotte, et lorsqu e sa puérile vanité n'entre pas en
jeu, Ile sait n'être pas ennuyeuse. Ma cousine la
consiclère comme une clame de compagnie et me l'a
présentée sous ce titre.
Mm. Remous se voit traitée par mes parents sur
un certain pied d'égalité. Si la chambre cie la
holtsakaapar (dénomination CJui me paraîtrait plus
exacte) se trouve auprès de la lingerie, domaine
qu'elle dirige à merveille, Félicie prend ses repas
avec nous. J'ai Je sentiment que les domestiques
s'unissent pour la détester, ce qui ne suffit pas à
prouver qu'clle le mérite.
La g-rosse cloche de la porte d'entrée a retenti
plusieurs fois. Aujourd'hui, Vendredi, Adrienne de
HcurtcIicr reçoit. De fidèles amis lui font des
�D'Ut\E FEN.ËTRE
15
visites à fonds perdus: jamais elle n'en rend aucune. Excepté pour aller presque quotidiennement à
une messe très matinale, Adrienne ne sort jamais,
Allons, je me résigne à descendre au salon. Une
abstention complète froisserait ma cousine, ct peutêtre ses visiteurs me fourni ront-ils quelques types
amusants à faire figurer dans la galerie de portraits que, si je continue ainsi, va devenir cet
étrangl' «journal » commencé par hasard et sans
but.
II
L'ALBUM
- Ah! ma petite Simonne, je n'osais pas vous
faire prier de venir, mais ces dames désirent tant
vous connaitre 1. .•
Le saloll est obscur. Comment ne le serait-il pas,
avec ses doubles rideaux de satin et de guipure? Je
distingue cependant «ces dames ». Elles sont deux,
vêtues de noir, avee des manteaux qui ressemblent
à des lévites et des chapeaux qui paraissent révoltés de n'être que posés sur les têtes au lieu
d'avoir été énergiquement enfoncés jusqu'au.;( lobes
des oreilles, ainsi qu'ils y étaient destinés. Serren1ents de mains, phrases polies. J'apprends que
l'une des lévites se nomme Mm. de J ossian et l'autre
M'" Givrande.
Il me serait impossible, si on ne me les avait
présentées, de distinguer' la vieille fille de celle qui
ne l'e.t pas. Vieilles? Si l'on veut. Evidemment,
�16
D'UNE FEN:ËTRE
elles font l'effet de l'être toutes deux, mais je
constate que ma cousine les traite surtout
M"o Givrande - en petites jeunesses. Elles ont
l'air parfaitement comme il faut et non sans quelque mérite, attifées comme les voilà.
Je dois répondre aux inévitables questions:
- Vous plaisez-vous dans notre ville, Mademoiselle? Avez-vous visité ...
Suit la nomenclature des édifices remarquables
de la cité. Oui j'ai vu J'ancienne Abbaye-auxDames an:c son mur coupant en deux l'église dans
sa profondeur, ce qui m'a donné le désir cie passer
dl! côté du cloître. J'ai admiré davantage l'J\bbayeaux-Hommes, devenue la paroisse Saint-Etienne, et
suis restée écrasée par son immensité. En quel
nombre étaient donc les religieux de l'Abbaye pour
remplir celle nef si longue que, lorsqu'on y pénètre,
le maître-autel vous semble perdu dans un horizon
lointain?
L'examen que me font subir ces dames est interrompu par l'arrivée d'un monsieur extrêmement
J\ction Française (je parle de son physique, et pas
du tout de ses opinions, que j'ignore). Tl s'est fait
une tête historique, où l'on retrouve de l'Henry V
tel que le montrent les portraits de l'époque, et du
dernier duc d'Orléans. ] e cherche involontairement
des yeux à la boutonnière de sa rrding-ote la fleur
insigne: je n'y vois qu'un très discret ruhan rouge.
Le baron Durollier s'est très brillal11ment conduit
pendant la guerre, et son ruban a été hien g'ilRIlé,
payé nOll seulement par du c[)ura~·e,
mais par beaueOl1p (k sourfranc s, car jl a été ble~sé
gravement
deux fois.
\1'" Durollier accompagne son père. Je connais
déjà cette jeune filJe, vers laquelle je me suis tout
de suite sc.:ntie attirée. EUe porte encore le deuil
�D'UNE FEN:ËTRE
J7
a'une mère très aimée, dont la seule évocation lui
remplit les yetLX de larmes. Ils sont, ces yeux, d'un
bleu profond presque noir entre des cils d'une invraisemblable longueur, qui paraissent bruns en
opposition avec le blond pâle des cheveux. Rose
Durollier est extrêmement jolie et d'une simplicité
qui m'enchante, moi si ennemie de toute pose ct de
tout snobisme. Nous devons avoir à peu près le
même âge, mais je parais certainement son aînée,
peut-être à cause de ma toison noir de corbeau et
de mes prunelles de gitane. J'imagine qu'au cours
des siècles un Heurtelier a dû épouser une fille de
Bohême, qui revit en moi après des générations de
fellll11es presquc toutes couronnées de cheveux dorés
ou châtains.
Ayant appris la présence de son vieil ami le baron,
mon cousin daigna paraître. Je le crois assez ~au
vage, mon subrogé tuteur. IvIais peut-être n'est-ce
là qu'une forme de son chagrin. Il s'était autant
que sa femme attaché à leur fils adoptif, ct sa mort
les a laissés inconsolablcs, j'en ai cu la preuve aujourù'hui.
Sous prétexte de m'aider à servir le thé, Rose
m'a suivie au fond dtt salon, près de la table où
chante la bouillotte, ct les tasses distribuées IlOUS
y retournons, contentes d'échapper à la conversation somnolente des amies de ma cousine et à l;t
discussion politique de ces messieurs qui, étant du
même bord, a1'l'ivent cependant à entrer en lutte
tOllt en soutenant les mêmes idées, par un phtnomène que je renoncc à compl'( ndre.
1\ ous nous asseyons, à l'abri de la table du g'Oùter, sur un affrettx mais confortable canapé, ct nOlis
bavardons, Rose m'interroge sur ma vic de fermière et l'envie. Tout en causant, j'attire machillalement le tiroir d'un petit bonheur-du-jour qui se
�D'UNE FEN~TR
t,ouve près de moi, et j'en retire un album, le cIas·
SHIUC album de photographies cher à 110S aïeules. Je
m'apprête à l'ouvrir, mais un ruban l'entoure et le
nœud de ce ruban est sceIlé d'un cachet de circ.
- Oh! voyez! dis-je.
- Chut! fait Rose, effrayée.
Sa main appuyant sur la mienne, me force à
tdlir l'album sur mes genoux, invisible ainsi pour
;eux qui, là-bas, continuent de cal1.ser, s'il leur pre·
,l ait fantaisie de s'occuper de nous.
- Remettez cela dans le tiroir, continue Rose
:rès bas, et refermez-le.
J'obéis san') comprendre, très inlriguée.
- Expliquez-moi 1
- Oh! ce n'est pas autrement mystérieux, mais
la vue de cet album suffirait à rappeler à M. et
Mmo de IIeurtelier leur grand chagrin ... Je dis rappeler: ils ne l'oublient jamais.
- Vous voulez parler de la mort de Pierre d'Astiel?
1\1"0 DUl'oIlier me jette un regard étrange. Elle
soupire:
- Ils ne se résignent pas.
- Comment était-il, ce Pierre? Je n'ai pas osé
parler de lui encore à mes eousins ...
- Vous avez bien fait, interrompt très vite Rose.
- Quell chose étrange 1 D'ordinaire, on aime
évoquer les disparus, les nommer! Il semble Elue ce
soit les faire un peu revivre 1
- Chacun a sa façon de souffrir, répond gravem nt Rose.
- C'est vrai ... Ainsi, non seulement on évite de
faire allusion à Pierre d'Asti el, mais on ne veut pas
voir ses porlraits 1 Car je suppose qu'il n'y a li
dedans 'Ille des photos de lui.
- Justement.
�D'UNE FEN~TR
J9
- Vous les avez vues?
- Oui.
Elle paraît gênée, hésitante. Et soudain, elle se
<lécide.
.
- Je vais vous dire .. . Mon père et vos parents
avaient fait des projets d'union entre Pierre cl' Astiel ct moi.
- Oh! je vous demande pardon, ... j'ai été, sans
le savoir, indiscrète, et peut-être vous ai-j e peinée!
Elle secoue la tête et sourit.
- Mais non. Réfléchissez. Je n'étais qu'une en'fallt lorsque Pierre est parti. Lui-même était si
jeune! Je l'aimais bien, comme un gentil camarade,
mais je pense que ce mariage ne se serait jamais
fait, même si ...
- Le malheur n'avait pas cu lieu?
- C'est cela, oui; même si le malheur n'avait pas
eu lieu ...
Et MilO Durollier se leva, désireuse d'interrompre une conversation qui lui était pénible, je le
voyais bien.
Je regardai ma cousine avec Ulle pitié plus
grande et remarquai mieux son expression découragée. Alors que ses contemporaines s'appliquent
ct réussissent, pour la plupart, à faire encore figure
de jeunes femmes, Adrienne de IIeurtelicr, cil , n'a,
comme on dit, plus d'âge. Si j'osais lui conseiller
'lm traitement aux Hormones, ... un essai de 'rème
Nelombo ... Mais à quoi bon! Elle semble si bien désintéressée d'elle-même! Ses cheveux, d'un gris
jaunâtre, sont noués sllr la nuqu(; en un chignon
pauvret. Sa robe démodée, de forme disgracieuse,
épaissit encore sa taille alourdie. A-t-elle été jolie?
Ses yeux sont comme usés, ses paupières meurtries;
ses lèvres paraissent avoir peine à sourire, ct de
quel sourire désenchanté 1 Mon cousin, du reste, a
�20
D'UNE FENf.TRE
rai r presque aus i écrasé que sa femme par le deuil
qui si cruellement a fauché devant eux: l'avenir,
anéanti leur seule tendresse. Je me rends bien
compte qu'en dépit de notre parenté, ni Jean ni moi
ne remplacerons jamais pour eux l'enfant adoptif.
III
UN RECuL ... UN REGARD ..•
Mm. Félicie est dans ma chambre, harnachée
pour la promenade, ayant revêtu en mon honneur
tout ce qu'elle a de plus heau. Celle personne aime
l'élégance. Comme de si visibles efforts méritent
une récompense, je lui fais compliment de sa toileUc. Avec une sorte cIe rengorgement qu'elle a, je
J'ai remarqué, lorsque sa vanité est en jeu, soit
qu'on la f1alle, so it qu'on la hlesse, elle me répond
négligemment qu'« être bien habillée est une des
joies de la vie ». Tout dépend des vies, ct de ce
Ciu'on entend par le mot joie. Je n'entame pas une
discussion et commence à m'apprêter aussi, car
nous sortons ensemble, cela s'est décidé pendant le
c1éj euner.
fi fait beau, le premier jour vraiment ensoleillé
dont je jouisse depuis mon arrivée ici. Ma cousine
a décrété qu'il me fallait faire une grande promenade, t tout de suite Mm. Remous s'est offerte à
m'accompagncr. Pouvais-je refuser? J'ai pensé que
la housckeepcr cherchait ainsi à sc procurer une
après-midi de vacances, el charitahlcmcnt j'ai affirmé
�D'UNE FEN:Ë.TRE
21
~ue
sa compagnie me serait non seulement agréable,
lnais fort utile: Félicie me servira de guide.
Pendant que je mets mon chapeau, elle regarde
par la fenêtre.
- Je suppose, dis-je, que mon bruyant vis-à-vis
est allée promener ses enfants, sans quoi nous l'entendrions chanter.
l\lm. Remous ne répond pas. Elle paraît absorbée
par un spectacle plein d'intérêt. Cependant, le log-is
d'Henriette est désert. Non, pourtant, quelqu'un
sc détache du fond obscur de la pièce et s'a l'ance
près de la fenêtre, C'est un tout petit garçon:
quatre ans, cinq ans peut-être, Le numéro deux, je
$:rois; l'aînée est une fille qui commence à morigéner son frère et le dernier-né encore chancelant
sur ses jambes, avec autant de vigueur que la mère
elle-même. Mm. Remous a, comme moi, vu l'enfant,
e.t recule si brusquement qu'elle me heurte. Je la
reg-arde, étonnée. Un peu de rougeur naturelle augmente, sur ses maigres joues, le fard «rose
bridée » qu'eUe n'emploie que lorsqu'elle sorl. Elle
doit trouver plus correct de ne recourir à aucun artifice de beauté dans l'exercice de ses fonctions.
l-:tle s'excuse beaucoup et continue à s'éloigner de
la fenêtre, On dirait qu'elle redoute d'être vue par
le fils d'Henriette. Cette absurde pensée traverse
mon esprit, mais ce serait tellement inexplicable ...
Nous voilà parties. Nous allons sur les cours. Les
beaux arbres sont d'un vert déjà profond. Près de
nous, l'Orne fait semblant de dormir; son courant,
pourtant rapide, se distingue à peine; elle reflète,
Sur l'autre rive, des balustres fleuris de villas. Devant chacun de ees jardins, un petit esealier descend vers le fleuve, et une barque qui ressemble à
un jouet se balance, attendant, dirait-on, quelque
pimpant embarquement pour Cythère. Evitons les
�22
D'UNE FENtTRE
rêves! Voici qu'en l'un de ces frêles esquifs,
s'effondre un bonhomme très commun, en compagnie
d'une grosse dame qui a eu bien du mal à enjamber le
bord ... Bon voyage! Avec une sÇlrte de respect fervent, Félicie, qui connaît, de nom, toute la ville,
m'apprend que ce sont des gens très riches. Ah'
comme Mm. Remous, malgré son apparente raideur,
aurait les reins souples pour se prosterner devant
le veau d'or!
Nous avançons toujours. Voici des écoles de natation où on pcut louer des bateaux, sc faire servir
à boire et même à manger, et se trémousser aux
rythmes trépidants des danses nouvelles. C'est là
que les modernes Rodolphe conduisent les Mimi.et
les Musette à cheveux courts. J'ai l'impression que
mon mentor, si elle osait, me raconterait des histoires certainement très intéressantes; mais elle
n'ose pas, ct je me garde de l'encourager.
Enfin, nous rebroussons chemin. Félicie me fait
traverser cc que les Caennais ne désignent pas autrement que «la prairie ». C'est une immense
étendu cJ'herbe entourée de superbes frondaisons.
En face de nous, les tribunes fleuries des courses, ...
car c'est là que galopent les chevaux. Mm. Remous
me dit qu'en temps de crue, l'Orne, si doucement
alanguic, envahit tout; la prairie n'est plus qu'un
lac, mais un lac tempétueux, battant les cours 'de
ses vagues limoneuses.
Je suis mon guide sans m'inquiéter aes chemins
qu'elle me fait prendre. Il me semble que nous tournons le dos à la ville,. .. allons toujours. Des terrains
vagues. Des bùtisscs en planches. Des palissades
derri 're lesqu Iles s'amoncellent des matériaux.
Félici ralentit le pas. Elle parle, parle, elle rit,
cc qui est bien rare chez elle. Dans la rue silcneieuse - est-cc bien une ru c? - sa voix s'élève
�D'UNE FENtTRE
23
'd'une façon qui nous ferait remarquer s'il se trouvait là quelqu'un pour prendre garde à nous.
Dans les planches du chantier que nous longeons,
une porte étroite s'écarte, encadrant un grand garçon habillé d'une combinaison de treillis blanc; sous
les bords d'un vastt! chapeau de feutre, je vois un
visilge brun, aux joucs comme poudrées, des yeux
gris sans douceur, qui me fixent une seconde à
peine et se portent sur ma compagne. Pourquoi,
alors, moi-même, l'ai-je regardée? Je m'étais
tournée si vite vers ellc que j'ai surpris son coup
d'œil répondant aux ycux gris. Je suis sftre, absolument sftre qu'entre eux, à cette seconde, une entente s'établissait. J'en étais tellement certaine que
j'ai demandé à Mmo Remous qui était ce jeune
homme. Elle m'a répondu très tranquillement
qu'eUe ne le connaissait point. Elle croit que c'est
un sculpteur ... Ça, par exemple 1...
Je n'ai pas insisté. Mais mon imagination est satisfaite de s'accrocher à quelque chose... fftt-ce
moins que rien ... Voyons, madame Félicie, voyons, ...
me prenez-vous pour une sotte?
Qu'est-cc que tout cela peut bien signifier?
Vais-je me mettre à jouer le rôle de détective bénévole, et ce journal, commencé sans y songer, vat-il prendre l'allure d'un roman, et peut-être d'un
roman policier? Le masque chevalin de Félicie
cache-t-il... Au fait, que pourrait-il bien cacher?
�24
D'UNE FEN:RTRE
IV
ENCORE LUI
Aujourd'hui, mon cousin m'a servi de ciceroné.
Raoul de Heurtelier est aussi casanier que sa
femme. JI n'a même pas, comme elle, la quotidienne
et matinale sortie que s'impose ma cousine. Catholique pratiquant, il ne manquerait point sans raison
grave la messe dominicale, mais cette visite hebdomadaire à l'églÎse lui suffit, et y être fidèle est déjà
bien beau pour un homme. Car on peut constater
que chez ce sexe, soi-disant fort, toutes les faiblesses sont tolérées ou du moins excusées, et que,
de leur part, le moindre effort sur soi-même paraît
quelque chose d'héroïque, dont on ne saurait trop
les féliciter. Et ces orgueilleux n'en sont même pas
humiliés! C'est une des questions au sujet desquelles j'aime penser qu'une justice divine existe
qui, dans un autre monde, rétablira équitablement
le doit ct avoir de chacun.
Où en étais-j e ? .. Donc, mon cousin sort rarement, et je lui ai montré beaucoup de gratitude
d'avoir consenti à m'accompagner. Il m'a emmenée
le long du canal ct des bassins. C'est une promenade
à éviter le dimanche, parce que les flâneurs très
nombreux, les bicyclettes et les voitures d'enfants
encombrent l'étroit chemin. En semaine, Ile est
charmante, surtout lorsque, cOlllme aujourd'hui, le
eid est lumineux, que le sole il fait miroiter l'cau
�D'UNE FENtTRE
25
glauque et briller les couleurs des grands bateaux
amarrés ou glissant lentement, si lentement qu'on
les croirait immobiles. Mon cousin reconnaît les pavillons et me renseigne. Voici un Hollandais, un
Danois, un Anglais. Voici même un pavillon dont
malgré toutes les conférences de la paix on ne voit
pas les couleurs sans une impression de malaise,
moi, du moins, et pourtant je n'étais qu'une
enfant... Mais pourquoi évoquer les horreurs
passées, devant ce paysage souriant? Il semble enfin
que le printemps se décide à être vraiment le printemps. Je préviens mon cousin qu'il aura, le moment
venu, et il est proche, à me faire les honneurs des
grands clos neigeux. Les pommiers fleuris 1. .. Durant
quelques jours, la Normandie sera parée, rayonnante, poétique et joyeuse comme une épousée au
matin de ses noces ... Brève poésic... Bientôt, les
flocons parfumés joncheront le sol des herbages que
tondent et engraissent les lourdes vaches rousses et
blanches. Aux arbres, dont le feuillage lui-même
sera promptement terni, les fruits lentement mlîriront. L'épousée a dépouillé sa parure et songe aux
choses sérieuses.
- Je vous mènerai, dit mon compagnon ...
Mais je ne l'écoute pas, distraite par un groupe
venant vers nous. Une jeune femme pousse un Iwtit
fauteuil d'osier où somnole un poupon. Une gamille, à l'air important, donne la main à un g1rçonnet qui se fait tirer et traîne les pieds malgré
lc~
objurgations dont l'énergie ct l'accent dis ipent
mes derniers cloutes. C'est Henriette et sa nichée.
Elle a dlt me voir ft ma fenêtre; clle esquisse un
sourire. Comme c'est gentil de sa part! Jc m'en
veux de n'y point répondre, mais vraiment je redoute que ce ne soit pour cette excellente personne,
qui me paraît extrêmement sociable, un encourage-
�D'U. TF, FEN:ËTRE
ment suffisant pour m'envoyer, par-dessus les deux
cours qui nous séparent, de retentissantes salut
~
tions. Je préfère ne pas joindre ma voix au chœur /
des voisines, tantôt bruyamment affables, tantôt '
tumultueusement en désaccord.
- Voilà la j eune femme qL1i habite près de chez
vous, mOll cousin, celle CJui chante à cœur de j our.
C'est au tour de Raoul d'être distrait. Il n'a pas
achc\'é sa ph rase et ne répond pas à la mienne.
Brusquement sa main s'appuie sur mon bras, et j e
la sens trembler. Je le regarde, il est encore plus
jaune que de coutume; ses yeux ont une expression
qu'l! l11'e5L impossible de défini r, Que voit-il donc ?
Je regarde devant nous. Il n'y a personne. Mais sur
un hallC", à 110tre gauche, un monsieur est assis et
parait absorhé par les dessins que trace sa canne
dam; le sable. On ne voil de lui qu'un très grand ch apeau, qui me rappelle cehu que je vis il y a quelques
jours s'cncadrer clans la palissacle cl'un chantier. .
N DUS passons. Alors, le grand chapeau, lente·
menl. sc soulève, et je reconnais les prunelles
grisc~,
les prullelles d'acier. ..
l\Ton cousin a n:tiré ~a main, redressé la tête, et
m'inchque un très lointain panache de fumée .
- C'cst un navire Cjui \'ient, il demande le passage.
La sir~ne,
en effet, stride, avec une sorte de
fureur angoissée.
- Pressons le pas, Simonne, nous verrons ouvrir
le pont...
Jusqu'à notre retour ft l'hôte l, Raoul monologL1e
avec une animation dont je le croyais incapable.
El c'cst parfait, parce que, moi, je n'ai pas du
tout cnvie de havarder. Ou, plutôt, j'aurais le désir,
auquel j e r ésiste avec Deine, cie poser d'indiscrètes
q uestiol1s.
�D'UNE FENtTRE
Plus que jamais, me voilà persuadée que, l'autre
'jour, la housekeeper m'a menti, en disant: « Je ne
connais pas ce jeune homme. » Et mon cousin aussi
Je connaît! M. de Heurtclier et Mme Remous
auraient-ils un secret commun ou, du moins, un
secret el! commun, ce qui n'est pas du tout la même
chose? Cela me surprend. Mieux, cela me paraît
invraisemblable. Jamais un colloque entre eux. Jamais un mot, une nuance qui prouve non pas même
une entente, mais une sympathie. Au contraire, la
politesse de mon cousin envers la dame de comPagnie tombe de haut.
Aux jours, déjà lointain s, où j'étais une sage
petite fille, M"· Bourret n'a pas été seule chargée
de mon éducation. A l'abbé Grant, curé de notre
village, était confiée mon instruction religieuse. Il
savait mettre en relief, comme bien l'on pense, la
pure morale qui Cil découle et les préceptes qui font
- ou plutôt feraient si notre faible nature ne nous
entraînait si souvent à les négliger - les âmes
droites et les cœurs forts. Mais s'il y a de grosses
fautes dont on parvient à se garer, il en est de
moindres qu'il semble bien difficile d'éviter. La curiosité est de ce nombre. Jusqu'ici je ne m'étais
pas aperçue que ce vilain défaut faisait partie de
mon Jol. Il faut bien que je reconnaisse en être
atteinte, sans quoi m'occuperais-je, avec tant d'intérêt, de choses qui ne me regardent pas? S'il plaît
à Félicie de connaître un artiste aux yeux métalliqu es et de nier qu'clIc le connaisse, n'en est-elle
pas libre? Et si la vue de ce même artiste bouleverse mon cousin, ai-je besoin ·de savoir pourquoi?
Tout en m'apprêtant pour le dîner, je me suis
gourmandce ct prêché la discrétion.
J'avais pris de fermes résolutions, et jusqu'à l'entremets, la conversation étant assez animée, cc qui
�D'UNE FE :ËTRE
n'arrive pas toujours, m'a heureusement détournée
de mes préoccupations répréhensibles. A ce moment,
«un ange passa ». Dans ce court silence, brusquement, le diable me poussant, je jetai un pavé.
- Nous avons rencontré, dis-je, ma voisine du
pignon jaune, avec ses trois enfants ...
Mon cousin, qui se servait cie la erème au chocolat, Ile parut même pas entendre. Ma cousine se
mit à rire, si l'on peut appeler cela rire!
Décidément, ma petite Simon ne, cette femme
vous intéresse!
- Cc n'cst pas tout à fait le mol. Elle m'ennuie
sou n:nt.
Tout en parlant, je regardais Mm. Remous. Elle
av:mr;tit le 111enton ct fixait sur moi un regard à
la fois effrayé ct menaçant. Je ne 111e suis donc pas
trompée, l'autre jour, en supposant, d'après le
brusque recul de Félicie dans ma chambre, que ce
qui sc passe cllu-: Henriette a pour elle un puissant
intérêt. Mai!>, de toute évidence, ni M. ni Mme de
Ill: li rtelicr ne s'en soucient. j'attendis la fin du
dîner. Lorsque nous flunes revenus au salon, quand
foUicie me servit mon café, je commençai:
- Vous savez, madame Remous, ce grand garçon que nous avons vu l'autre jour surgir d'une
palissade ...
- Oh! je vous demande pardon, Mademoiselle 1
Ft:licie a ru un mouvement si maladroit que la
tasse qu'elle me présentait a basculé: le café cOllle
sur ma robe, sur le tapis.
Le trouhle dans lequel je la jetais l'a-l-il vraiment rcndu maladroite, ou cette apparente maladrls~'
n'cst-elle, au contraire, qu'une suprême habileté? Tl faut réparer le désastre, chercher une
servidte, de l'C:1U, appeler le valet de chambre.
Dans toute celte agitation, ma phrase est perdue,
�D'UNE FEN:ËTRE
en tout cas la housekeeper est dispensée de paraître
y prend re garde. Moi-même, distraite par l'accident,
je n'ai pu, comme j'en avais l'intention, surprendre
sur le visage figé de Félicie une expression révélatrice, un coup d'œil rapide vers M. de Heurtelier,
un indice enfin de cette entente à laquelle je ne puis
croi re.
- Demain, Simon ne, Mme Remous détachera
Votre robe. Elle possède un savon auquel rien ne
résiste.
- Certainement, affirme Félicie, il n'y paraîtra
pas!
Et ainsi qu'elle en a coutume elle s'éclipse discrètement, sans prendre congé. Ma cousine a déjà en
mains le tricot sur lequel toute la soirée elle s'engourdira. Ou bien elle n'a pas entendu, ou bien ce
que j'ai dît n'avait pas d'importance pour elle.
Quant à Raoul, il est passé dans son bureau, d'où
il va rapporter l'échiquier et des cigarettes.
Jusqu'à dix heures et demie, nous allons, lui et
moi, pousser des pions et méditer d'habiles traîtrises. J'ai, parait-il, un j eu de cavalier très dur.
Mais cc soir, je le sais d'avance, il n'y aura aucune
gloire à me faire échee ct mal.
... Qu'est-ce que tout cela cache?
«Tout cela »... c'est si peu de chose.
�30
D'UNE FEN:ËTRE
v
OBSCURI'l't
-
Voici une lettre pour vous, Mademoiselle.
Mm. Remous s'est approchée très doucement de
ma porte et j'ai répondu: «Entrez» à son choc
discret, persuadée que j'allais voir la femme de
chambre.
Félicie m'explique qu'ayant trouvé le courrier
dans la boîte, elle a pensé m'être agréable en me le
montant aussitôt.
Je la remercie. La lettre vient d'Amérique.
PeuL-être mon frère va-t-il me parler d\! retour r .r e
pose l'enveloppe sur mon bureau. Il me semble que
c'est assez clairement dire: «J'attends d'être seule
ponr l'ouvrir.» Félicie ne comprend pas. J'ai déja
remarqué combien cette personne, très fine, qui surprend les moindres intentions, met de naturel,
comme on dit, à faire la bête, si tel est son intérêt
ou son simple agrément.
'omme toujours, mes fenêtres sont ouvertes;
Mn.. Remous ne s'en rapproche pas, mais je surprends son r gard qui va, là-ba s, à trav rs l'étroite
croisée trouant le vieux pig-non, essayer de distinguer quelque chose Oll quelqu'un dans le
logis de ma V01SlI1C. MOI1 courrier n'était
qu'lin prétexte. Cc que Félicie voulait, c'est pénétrer ehez moi, parce que, seule des pièces de cet
étage, ma chambre permet cell indiscrétion. Sans
dO\1 (' la curieu se ne découvre pas cc qu'elle cherche,
�D'UNE FENtTRE
31
car elle se détourne et me délivre enfin de sa prés(mce.
Plusieurs jours se sont passés depuis que Mm, Remous a si à propos renversé du ca fé sur mc.> g enoux. Le lendcmain, eUe m'a elle-même rapporté
ma robe où, selon sa promesse, nulle trac e fâcheuse n'avait résisté à son merveilleux savon. J'en
ai profité pour lui répéter la phrase que l'in c; dent
avait interrompue. J'ai repris exactement les
mêmes mots :
- Vous savez, ce grand garçon que nous avons
Vu l'autre jour surgir d'une palissade? Mon cousin
et moi l'avons rencontré.
- Ah?
C'est tout. :Me suis-je trompée? Je croirais plutôt
que Félicie, s'attendant celte fois à l'allusion, s'y:
était préparée. Vraiment, ce que je lui disais là ne
paraissait l'intéresser en rien.
Un peu vexée de mon insuccès, je n'ai pas insisté.
Je suis certaine que, par Mm. Remous, j'aurais
l'cxplication du grand émoi de mon cousin en croisant ce personnage, mais il ne saurait me convenir
d'interroger celte femme sur ce qui se passe chcz
les lIcurtelier. D'ailleurs, me répondrait-elle?
Simonne, ma chère, la vie des champs élargit
l'âme, est-cc que l'atmosphèrc de la ville la rétrécirait? Tu deviens plus curieuse qu'une commèrc
désœuvrée!
'" Jean ne parle pas dc rcvenir comme je l'espérais. n est enchanté de son séjour là-bas et fait
des affaires d'o·r. Je m'en réjouis, naturcllemcnt.
Mais je voudrais bien retourner chez nous. Aujourd'hui, je souffre particulièrement du mal du
pays, et voilà que celte horripilante Henriette, pour
l'augmenter, se met à chanter sa sempiternelle romance. J e n'ai pas la force de l'endurer. Il n'esl 1111'::
�D'UNE FEN:ËTRE
dix heures, j'ai le temps de tenir une promesse faite
à Rose DuroHier: d'aller la rej oindre à son tennis,
au stade Hélitas.
Cette jeune fille ne pose pas pou.r être très sport
et avoue préférer passer une heure à lire un livre
intéressant, confortablement assise dans un bon
fauteuil, CJu'à bondir après des balles; elle se prête
à ce jeu pour complaire à son père, qui lui reproche
des goüts trop c<}saniers. Mai s les courts son t situés
dans un cadre charmant, c'est un lieu de réunion
agréable, et ma nouvelle amie voudrait m'y entraîner. Soit. Allons-y ce matin .
... P our une per onn e qui j oue au tennis par obéissance filiale, Rose, quoi qu 'ell e di se, paraît singuli(\rement prendre gOtÎt à cet exercice violent. Elle
y est adroÎle, ses attitudes mettent en valeur les
lig-nes harmonieuses de son corps.
- Mademoiselle de Heurtelier, voUIeZ-VOllS une
raquette?
Je refuse de donner ma maladresse en spectacle
et m'assieds.
- Vous n'êtes pas pressée? Vous ne vous ennuyez pas trop? me j eUe Rose, cie temps à autre.
Je ne m'ennuie pas du tout et ne serais pas
pressée, n'était la pensée de J'inexorable ponctualité de mes cousins , Au douzième coup de midi, le
valet de chambre, en fonctions de maître d'hôtel,
ouvre la double porte de la salle à manger. Il n'a
pas besoin cie se rendre auprès de ses maîtres pour
les prévenir par la phrase sacrarn ntelle, M. et
Mm. de lIeurtelier, deux minutes avant l'heure, se
sont arrachés, l'une à son tricot ou à ses comptes,
l'autre à la lecture de son journal. Leur rencontre
au seuil de la salle à manger a la même précision
que celle des dclL'< minuscules personnages des
vieux coucous qu e J'on voyait paraître chacun à sa
�D;UNE FEN~TR
33
petite porte, rester face à face, tant que sonnait
l'heure, et rentrer chaéun chez soi, bien sagement.
Sans l'inépuisable obligeance de la précieuse Félicie, qui prend soin de venir frapper à ma porte en
tc~ps
voulu, je n'arriverais pas au rendez-vous une
fOls Sur dix. Ce matin, par la faute de M"e Durollier, je vais me montrer très incorrecte. Enfill,
elle pose sa raquette, remet son chapeau.
- Je crois que nous sommes en retard, dit-elle
avec insouciance. Pour moi, c'est sans importance;
mon cher papa, ignorant pour lui-même l'exactitude,
ne l'exige pas d'autrui.
- C'est logique!
- Oui, remarquable cependant, la logique n'étant
pas précisément vertu masculine.
- C'est vrai. Mais si l'on nous entendait porter
d s jugements sur le sexe qui ne nous a pas encore
fourni de maris ...
Rose m'interrompt en riant.
- On nous demanderait cc que nous en savons?
Eh bien! je prétends qu'une femme mariée a moins
de clairvoyance qu'une jeune fille, parce qu'elle établit forcément SOll opinion en allant du particulier
au général. Ne Lôl-ce que pour sa consolation et
s' nCourager à la patience, el1e dotera généreusement Lous les hommes des défauts qu'elle constate
chez son époux.
- Vous n'avez pas touL à fait tort.
Rose a passé son bras sous le .mien, et nous partons d'un bon pas.
- Choisissons le chemin le plus court; vous Je
préférez, je pense?
- Je me lais guider.
Je reconnais bientôt la rue inachevée bordée de
clôtures en planches que, certain jour, Félicie m'a
lait prendre. Et voici que, devant nous, le por384-11
�34
D'UNE FENtTRE
tillon ùe bois que j'ai vu s'ouvrir s'écarte encore.
Le jcUiH: homme au vaste chapeau quitte le chan~
tier. 'ans nous remarquer, il referme ct s'éloigne.
Il n'c~t
pas, aujourd'hui, revêtu d'un treillis blanc.
Il Ile porte pas non plus le veston de bonne coupe
que jc lui ai vu lors de notre rencontre au bord du
carnl, rn ais une veste ùe vclou.rs très lâche qui
achèl'c, avec ce sombrero romantique, de lui donner
la silhouettc, d'ailleurs périmée, de l'artiste conventionnel.
Durant une sel:oncle à peine, Rose s'est immobilisée, puis, ce ant de m'entraîner, on dirait, au
contraire, qu'elle me retient, m'oblige à ralentir.
Dl: 'ant nous, le g-rand garçon marche à longues en~
j alllbées. JI a vite gagné du terrain, tourne dans
un e autre ruc. Rose repre nd son allure pressée.
- Nous somme' passées ici il y a peu de temps,
1\1"" RCl110US ct moi, nous avons croisé ce jeune
horn 111 l', dis-je avec une sorte d'impatience. J'ai eu
alors l'irnpr esion très nctte que Félicie le connaît.
'e n'est pas imp ssible.
- nie l'a nié.
- Ah!
- Ellc m'a appris, cependant, qu'il sculpte.
f\l" u Durollier a un petit rire qui semblc un peu
ncrvl'Ux.
- l\T"" R 'mous, dit-elle, n'est jamais à court de
rcnseignements su r n'importe qui; elle a la réputation d'être toujours très informée, sinon très
exactel11ent. ..
Tou t à fait agacée, d'un ton cle défi, je questi onne :
- Vous non plus ne le connai se7- pas?
Après un e h 'sitatioll très hrève, que je ne s,isirais pas si, depuis quelque temps, je n'apportais
�D'UNE
FEN!T~
35
\lux moind res n uances une at tention 'de détective.
Rose r épond paisiblemer.t :
- M ais si.
- Qui est-ce ?
- U n artiste, comme vous l'a 'dit Mm" Remous.
Ce beau ténébreux semble vous intéresser vi vement?
Elle se moque. Je suis furieuse. Mais ce !l'est
pas avec cette sotte taquinerie que MIlO Durollier
aura raison de moi. Je réclame le nom du mystérieux personnage, Sans la moindre hésitation,
celte fois, Rose me répond.
- Pierre Claudon.
- Pierre Claudon! J'ai vu une de s~
œuvres, à
Paris, chez un décorateur, je me souviens partolitement. Une jeune femme allongée sur des ro.:hers,
sOlllevée sur les cou les, le menton sur ses Jl1:lins
jointes. Je l'ai remarquée d'abord parce que la blancheur du marbre se détachait violemment 1\ur 1lI1e
tenture de broché ponceau; ensuite je me suis
attarùée à la regarder, ft caue de l'expres ion ardenle du visage, .. Cette femme semble ft la f,)is
attendre une joi immense et redouter les pires doule~rs
... Je n(; sais pa ' vous bi 11 ,expliquer, .. C 'Iu i
qUI a créé cela est un (rès grand artiste!
- Que ne peut -il ,"ous entendre, lui qui doute
tellement de lui!
- Je vous autorise à le lui répéter.
Rose secoua la Iê.te.
- ,Tc lJe le voi~
jamais.
- Alors, comm nt savez-vou
- Je veux dire: je ne le vois plus. Il est tout
à f;)it sauvage.
- Ma r ié ?
-- Personne, cn tout cas, n'a jamais vu sa
f em me ... Vo us savez, le monde invente volontins
�D'UNE FEN:e.TRE
des légendes... Du reste, si l'on s'est occupé <le
M. Claud 11 lorsqu'il est venu s'installer à Caen
aprè la guerre, personne, à présent, ne porte plus
attention à cet originaL.. Vous voici tout près de
chez vous, mademoiselle de HeurteIier, je vous
quitte ... A bientôt, n'est-ce pas!
- Certainement. Viendrez-vous, vendredi, voir:
ma cousine?
- Je ne sais pas.
Je sais, moi, que je ne verrai pas Rose, et qu'en
dépit de la sympathie que j'ai l'impression de lui
inspirer, elle m'évitera, et cela pour échapper: à mes
questions.
:VI
RIRI
J'ai un nouvel ami.
Il cst haut «comme une poule à genoux », a des
yeux d'encre dans un petit visage blanc et rose, trop
blanc, à mon gré, et pas assez rose. Il avait, au
moment où j'ai Iait sa connaissance, la figllfe
inondée de larmes, cl comme il les essuyait avec des
patoches sales, des traînées noires lui Iaisaitnl Ut1
masque peu engageant qui devait le rendre Ilécon~
nais~ble.
"était dans une cIe ces infâmes venelles qui
forment si bizarrement entre deux ru s «bourg-eoise », si je puis ainsi m'exprimer, cIe îl ts de
masure sordides, et où l'on se demande comment
des humains peuvent se résigner à vivre. Presque
�D'UNE FEN~TR
37
chaque jour, et le samedi, jour de paie immanquablement, des quereHes de ménage y éclatent,
avec une violence dont les voisins, accoutumés, ne
s'inquiètent plus .
. ' L'une de ces ruelles s'amorce tout près de l'hôtel
de Heurtelier, et il m'arrive, malgré la répulsion
que m'inspirent les ordures qui s'y amassent, d'y
passer quelquefois. C'est là qu'hier soir j'ai été témoin du désespoir d'un pauvre gamin. A ses pieds
gisait Une boîle au lait qu'il n'avait même plus le
courage de ramasser, et qui baignait dans un petit
lac blanc. Quel suj ct de chromo!
- Tu as ren versé ton lait?
- N ... n ... non!
- Comment, non?
- J 'suis tombé!
Il Y a une nuance. C'est une victime, non un maladroit. Tanl de précision me plaîL. Ce petit n'est
pas sot.
Je lui mets une pièce dans la main et lui conseille de retourner bien vite chez la marchande
faire remplir de nouveau sa boîte; ainsi il ne sera
pas grondé. Il regarde la pièce, et sans hésiter
m'apprend qu'il lui manque des sous pour payer Ic
litre. lIumiliée d'être si peu au courant du prix des
den ré s, jc complète la somme bien vite. Un bref
mais reconnaissant merci, et mon bonhomme part.
Je le l'appelle pOlir lui demander son nom.
- Riri! ...
L'événement était sans inlérêt; si j'en ai parlé
pendanl le dîner, c'est que la conversali on élail plus
languissante que jamais. Des aperçus san grande
nouveaulé sur l'incurie de certains parent Cil découlèrent. J dis que mon nouvel ami avnit la fig-ure
sale, mai était très convenablement vêlU, pas du
tout l'air misérable.
�D'UNE FEN~TR
J'ajoutai, comme si cela pouvait avoir 'de l'im;.
portance, qu'on le nommait Riri.
- Riri ...
C'est Mme Remous qui a répété le puéril surnom,
avec un accent étrange. Elle a les yeux dilatés que
je lui vois lorsque quelque chose la trouble ou l'in...
quiète. Ce n'est qu'un éclair. Déjà elle reprend son
visage scellé et continue tranquillement:
- Ce doit être un diminutif d'Henry.
Mon cousin regarde Félicie, et so n sourire dit:
clairement, jusqu'à l'impertinence: « Vous ave21
trouvé ça toute seule! Mes compliments 1 »
Moi, je pense que cette ânerie, ... mettons naïveté,
a son utilité comme le café renversé, certain soir,
et, par une audacieuse déduction, j'en conclus que
Riri n'est pas un inconnu pour la housekeeper.
Dès ce matin, j'ai cu la preuve que je ne m~
trompais pas.
Je me suis levée tard. MOIns parce que je me sen...
tais Jasse que parce que les journées, ici, me semblent terriblem nt longues, même depuis que j'ai
tlécouvert autour de moi certaines énigmes intéressantes peut-être à débrouiller.
Encore en peignoir, je m'étais appuyée à la fenêtre ct contemplais, dans le jardin voisin de notre
t'ou r, un brave charcutier retiré des affaires qui,
hanté sans doute par son ancien métier, trace sur
SOIl unique pelouse des massi fs auxquels, sans y
songer peut-être, il donne des formes évocatrices.
Voici une saucisse plat ,... deux cervelas, ... ct ces
p tits ronds figurent tr \s bi 11 les populaires «attignolles »... Le plus vaste parterre évoque merv(illcusl1nent une crépinette .
... Ah! qu'il est dOtle beau, lIm~
villag.:: ...
D'jà.l
Henriette sc coiffe devant sa croi ée ouverte, cc
�D'UNE FENtTRE
39
qui est son droit, puisque c'est son goût. Grim{té
Sur le rebord de la croisée, accroché au treillis de
fil de fer dont ses parents, prudents, l'ont à mihauleur garnie, un petit garçon rega rde avec nostalgie le ciel ensoleillé que strie le vol des hirondelles. Ce petit garçon, malgré la distance, je le
reconnais, ... je l'ai vu, dans le chemin le long du
bassin, et je l'ai vu hier: c'est l'enfant à la boîte
au lait... Comment, malgré son barbouillage, ne
l'avais-je pas identifié?
Riri, c'est le fils d'Henriette. Décidément, pour
une raison que j'aimerais connaître, MO,. Remous
s'intéresse fort à cette famille.
Riri, derrière son grillage, cesse de regarder les
oiseaux voler. Il m'aperçoit et n'hésite pas, lui.
Sans doute a-t-il raconlé à sa mère sa chute et mon
intervention, car, aussitôt qu'il m'a vue, il annonce
a'une voix triomphante :
- V'là la dame, m'man!
«La dame », qui redoute les ovations, disparaît
modestement dans les pro fondeurs de sa chambre.
J'entend Henriette qui glapit:
- Où qu'c'es1t-y qu'lu la vois, la dame?
Charman t! ] e ne pourrai plus me mettre à la
fenêlre sans redouter de voir s'établir des relations
'de bon voisinage. Après tout, ce serait sans doute
un mOyen d'apprendre cc que je voudrais savoir. Le
Courage me manque.
�D'UNE FENtTRE
VII
D ~S
Y ~U
X
AU c r EL ... UN SOUPI R
- Bonjour, chère Mademoisell e... Vous êtes
encore des nôtres ? Comment se po rte Mme de Heu
r~
tcJier?
C'est à l'angle de la place Saint-Pierre ct de la
r ue de Geôle.
Sur ce trottoir étroit qui tourne en angle
arrondi, un génie taquin accroche les gens au
passage, les fait se rencontrer là, et pas ailleurs, et
s'arrêter pour causer en obstruant complètement la
ci rculation. Cent fois j'ai pesté contre des groupes
stationnant à cet endroit, me mettant dans l 'aIter~
native de les bousculer à la façon normande, plutôt
brutale, ou de des cendre dans le ruisseau. Ce mati n,
Mme de Jossian, en m'abordant, me contraint
imiter ceux que j'ai tant blâmés .. Ma foi, ehacun
son tour. Puisque ce lieu venté est le dernier salon
oll l'on cause, cau ons. Mm. de ]ossian a enco re une
lévite noire, mais ce n'est pas la même. L'autre
était celle des cérémonies, il y avait un peu de fourr ure au col. Celle-ci n'en a pas, le drap a tin petit
refl et verdàtre. Mme de J ossian porte à son bras un
grand sac à provisions et n'en pa raît pas gênée. Je
pense à cc mot d'ulle de mes grand'tantes, recueilli
dans les archives de la famille: «Je me trouve,
répondait-elle de haut à une amie qui, la rencon trant dans une rue de 1 aris, lui rep rochait de rappor te r elle-même le chapea u qu'elle venait d'aehttel',
a
�D'UNE FEN!.TRE
"~e
me trOuve assez grande dame pour porter un
carton. » Je crois que M'" de Jossian n'en pense pas
si long. La difficulté des temps l'oblige à faire ellemême son marché, elle serait bien sotte d'en rougir!
Ayant échangé les lieux communs d'usage, parlé
du temps, déploré le désordre qui, maintenant,
règne dans les saisons (<< Comme en tout, chère demoisell e !... Comme en tout!»), j'estime que nous
s.ommes depuis assez longtemps exposées au courant d'air, aux heurts des gens obstinés à croire
qu'un trottoir est fait pour y marcher, et je me
dispose à prendre congé. Mme de J ossian m'annonce
qu'elle va «à la criée ».
- Vous devriez m'accompagner, cela vous amuserait!
AHons. Un spectacle nouveau me tente toujours.
Nous traversons la place et nous engageons dans
le passage très étroit que les marchands de légumes
ct de poisson veulent bien laisser entre leurs vpitures et la grille de Saint-Pierre. Une fois de plus,
j'admire l'abside de l'église, que je préfère à toutes
les autres, dans cette «ville aux cent clochers ».
Mais ma compagne a bien d'autres soucis! Il paraît
que la salade a encore augmenté 1 Quant au.x haricots verts, ... à moins de jouer à la Bourse, et encore à coup sûr, il faudra, cette année, si cela continue, renoncer à y goôter. Je prête aux doléances
de la bonne Mm. de J ossian une attention relative.
Acheter des légumes, à moi qui n'ai jamais eu que
la peine de les envoyer cueillir au jardin, parait
extraordinaire. Nous passons près de la vieille tour,
dans laquelle se trouvait naguère «le violon », abri
d'une nuit pour les pochards; voici les éventaires
([cs drapiers, bonnetiers, marchands de chaussons;
ues étalages de porcelaines, de ferblanterie, et enfin,
~
qui m'intéresse toujours, le «marché aux
�D'UNE FEN .ËTRE
puces ». Inutile d'espérer y découvrir la pièce ra rd
Tou ' ces chiffonniers servent de rabatteurs au.x in.'
nombrables antiquaires de Caen. Ils ont appris à rec Ill1aitre ce qui vaut quelque chose, ct, même poul'
cc qui ne vaut rien, ont des prétentions parfaitement absurdes. Si je m'attarde à contemplel'
l'innombrable fouillis répandu devant eux, sur le
pavé, c'est que certaines pauvres -choses échouées là
ont une si navrante éloquence l... Y a-t-il rien de plus
mélancolique qU.e cet album de photos où sourient
des visages effacés dont personne ne sait plus les
noms? Voici un Christ, détaché peut-être du chevet
d'un mort... Un bouquet de mariée ...
- Entrez-vous? demande Mme de Jossian, que
ma songerie surprendrait bien.
Nou montons le perron qui conduit i la salle de
la criée. Grand dieux! que cela sent mauvais!
])es tables de pierre entourent un quadrilatère aU:
centre duquel des caisses éventrées, des paniers ouverts, laissent échapper des poissons de toutes
sortes. n à un, paniers ct caisses sont vidés sur
les dalles, en petits tas égaux, au-dessus desquels
sc penchent avidement Jes amateurs de marée
fraiche.
C'est une indescriptible cohue, une compression
de plusieurs' rangs d'acheteurs éventuels, sur les
épaules de ceux qui sont parvcnus à se faufiler tout
contre les tables. Je laisse Mm. de Jossian tenter ct
réussir cc tour de force, non sans s'être fail copieusement invectiver par des marchandes revendeuses
qui se sentent ici des droits de priorité incontest~hles
ct sa vent les proclamer.
es Mm. Angot
n'ont pas dég-énéré. J'aimerais mieux faire le vœu
de ne jamais manger de poiss n cie ma vie que de
leu. disputer la place.
Dans le carré réservé, un bonhomme passe le
�D'UNE FEN!.TRE
43
long des lots, brandissant de petits papiers sur lesquels il trace des chiffres; il les énonce, ces chiffres.
Il paraît qu'à force d'habitude on arrive à comprendre ce qu'il dit. Pour mon compte, je ne perçois qu'un grondement nasillard ct vaguement menaçant. Un gros homme en longue blouse survi-Îlle
I.a vente. Celui-ci a acheté la pêche aux marins, ct
Je voudrais savoir quel bénéfice il prélève sur ces
pa.uvres gens qui ont peiné, . risqué parfois leur vic,
lU! qui n'a, pour tout effort, qu'à se gonfler d'importance? Il parle haut, avec une autorité insolente
qui m'exaspère . Mais je suis la seule, je pense, à
y prendre garde. Enfin la lévite noire s'extirpe de
la cohue ct me montre victorieusement un paquet
gluant de p tites raies, débordant de son sac. Ah!
c'est à dégoûter de la raie pour la fin de ses jours!
Où êtes-vous, blanches truites frétillantes des rivi' rcs ct des torrents de chez nous 1. .• Anguilles
d'acier bruni qui, dans votre longue agonie,
emmêlez vos anneaux sur l'herbe fraîche dont on a
tapissé le panier de jonc 1
- Ce n'était pas très bon marché, aujourd'hui,
m'apprend Mme de Jossian; j'ai cu, cependant, pour
six francs ce que j'aurais payé au moins quinze
francs à une marchande.
Alors je m'en veux de mes dégoûts, ct j'admire
sincèrement cette femme qui a dû les éprouver
Comme moi et a su les vaincre pour assurer, avec
le moins de frais possible, la subsistance des siens.
Au moment où je vais me séparer d'clic, je vois
~e
contraction passer sur le visage de MOI" le JossIan; elle se met à me parler fiévreusement, et
s'applique avec une telle affectation à paraître abs?rbée par notre conversation, que je devine ausSItôt qu'elle prétend ne pas voir u, plus exactement, sembler ne point voir iluelqu'un; je regarde
�44
D'UNE FEN1?TRE
autour de nous. Très droit, très indifférent, Pierre
Cbudon passe tout près de moi. Il a sa veste de
ve'ours et son inévitable feutre à grands bords. Je
re[>Ortc Ics yeux sur ma compagne. Elle a joint les
m:lins sur son sac de raies, et, levant au ciel ses
p;une lles pàles, elle soupire profondément. Vai -je
la questionner? Elle ne m'en laisse pas le temp , me
((uitte sur un bref « au revoir ».
Décidément...
VIn
LA MORT QUI RODE
Depuis que je lui ai évité une gronderie en rem~
plaçant le lait répandu, j'ai plusieurs fois revu.
Riri.
Lorsqu'il n'est pas déguisé en ram oneur, c'est un
très joli petiot. Mais, mon Dieu, qu'il est pâle 1 Si
j'éLais sa mère, je s(!rais bien inquiète. Il ne paraît
pas très frêle, cependant. De qui tient-il ce teint dt!
porcelaine ? Son père, que j'ai aperçu un jour, a d~
grosse jOlies cramoisies. dont sa fille et son derniell
fils ont hérité. Henriette est noire comme un pm4
neau.
Quand il me rencontre, Riri m'envoie un sourire
d'ange et me crie un: «D'jou r m'dame!» plein
d'élan. J'ai voulu l'arrêter l'autre jour, lui d nner
de l'argent pou r acheter de. bonbons. II a en foncé
ses mains dan. 1 s poches de s 11 tablier, sans d tlte
pOllr rrsi ster il la tenlatio!i cie saisir la pièce CJlIe j(
lui tendais, et il a secoué la tête en soupirant:
�D'UNE FEN t'l'RE
45
- Je n'en veux pas ... Papa m'a grondé à cause
du lait.
- Ton père t'a grondé d'avoir acccpté ce que je
t'ai donné?
- Voui .
Je remets la pièce dans mon sac et j'admire qu'on
enseigne de si bonne heure la fierté à ce marmot.
C'est très bien. Mes voisins donnent à leurs en Eants
une éducation meilleure que je ne l'aurais sup[)Osé.
Il pleut, aujourd'hui, une pluie glacée qui fait
dire aux bonnes femmes en s'abordant: «Qu'est<}u'c'est-y qu'ce vieux vilain temps-là? C'est-y qu'on
r'tournerait à l'hiver?» A quoi l'interlocutrice ré~
ponel : «Faut pa cor trop s'plaindre, v'là plusieurs
jours qu'y f'sait gentil! »
Gentil, dans le lang;tge populaire, joue un rôle
important et déconcertant. Une gentille journée, ...
un gentil chapeau ... Ne pas «faire gentil », c'est se
montrer maussade. Du res.te, on a ici, et non pas
seulement tout à fait le peuple, une façon de ilonner
aux mots des significations imprévues qui est hien
déroutante. Félicie, en dépit de celte éducation dont
elle parle si volontiers, émaille son langage de ces
contresens.
Malg-ré le mauvais temps, je suis sortie ce m:\tin
pour secouer une impression de tristesse qui, pour
être sans cause, n'en est moins pénible.
/\. la porte d'une pharmacie j'ai rencontré la fille
d'Henriette, serrant précieusement sur sa poitrine
des fioles de médicaments. Je lui ai demandé qui,
chez eux, était malade. C'est Riri. «Très malade
qu'il est, qu'le médecin a dit 1 »
J'avais donc raison de juger sa pâleur inquiétante. Je regrelte de n'avoir aucune rais n valable
pour me présenter chez mes voi ins. Je voudrai
savoir.. ,
�D'UNE FEN~TR
ce--'
Je reviens préoccupée et, rencontrant Félicie
vant la porte de ma chambre (qu'est-elle allée
faire chez moi ?), la pensée me vient que, ces genS
d't'n face l'intéressant pour des raisons que j'aime-rais connaître, la maladie de Riri ne la laissera paS
indifférente, Je la lui apprends. Elle me regarde ...
Quel singulier regard! Durant une seconde, j'y voi~
comme une sorte de triomphe haineux. Mais
Mmo Remous ne laissé jamais lire sa pensée que par
smprise, et une surprise dont elle se remet si ra~
pidemcnt qu'on n'est pas sûr d'avoir bien vu. En ce
moment, par exemple, pourquoi cette femme serait...
elle méchamment heureuse de savoir un pauvre
petit enfant en danger? A moins que le regret 'd e
n'a voi r pas été mère ne mette en son cœu rune
jalousie exaspérée ? Non, cela ne se peut pas. J'ai
mal compris son regard. Il faut que je me défie de
mon jugement, facilement soupçonneux et sévère.
Chose extrêmement rare, nous avons ce soir des
convives: le baron Durollier et sa fille. Je n'ai plus
revu Rose depui!l notre relour du tennis. C'est pour
m'être agréable, certainement, que ma cousine l'a
invitée. J'en suis conlente et, afin d'effacer toute
gên entre nous, je me propose de ne faire aucune
al1usion à ce singulier Pierre Claudon. Cependant,
je J'a voue, il m'intrigue singulièrement. D'où vient
que la vue de ce garçon, ou simplement son nom,
troublent à cc point les gens? Depuis l'émotion de
mon cousin en le croisant au bord du canal ct J'incident du café, je me suis abst nu de questionner. Ce
ne serait pas, d'ailleurs, le moyen cl'apprendre quelque chose. On ne me répondrait pas, ou si vaguement 1...
Dîner charmant. Je ne parle pas du menll, cependant une merveille, ma cousine Cl SOIl mari étant
�D'UNE FENtTRE
47
(je fins gourmets et leur cuisinière un cordon bleu
scion les vieilles méthodes. Il règne ce soir une
animation inaccoutumée. Henri V, bien que toujours un peu majestueux, cause avec brio. C'est
un érudit, et mon cousin, lorsqu'il vcut bien parler
d'autre chose que de politique, sait être très int~
ressant. Quant à Rose, elle est visiblement heureuse
de me retrouver et doit penser que j'ai oublié certain artiste à mise romantiqu e.
Mm. de Heurtelier, cHe, se borne à écouter, ce
qui est déjà un effort pour cet esprit qu'obsède une
idée fixe.
Lorsque des étrangers sont invités, Félicie en
profite pour prendre sa soirée. Je suis persuadée
qu'clle ne sort pas, mais il lui déplaît san doute de
paraître en subalterne, malgré toute la délicatesse
que met ma cousine à ne point trop marquer les
distances.
Il cst tard quand je remonte chez moi. Avant de
donner dc la lumière, je jcttc un regard machinal
sur le vicux pignon. La fcnêtre de ma voisine e t
éclairée. La lumière, venant du fond de la pièce,
me permet de voir librement ce qui s'y passe. Je
distingue Henriette accoudée aux pie(ls d'un lit
d'cnfant, dont la plus grande partie échappc à ma
vuc. Mais je sais bien que là doit être couché le
pctit malade. Il ne dort pas, puisque sa mère reste
ainsi près de lui. Elle parle à voix bassc, jc ne surprends qu'un murmure. Est-cc avec Riri qu'e11e
cause ? .. Non, un homme surgit, qui devait se
trouver au chevcl... Le docteur, sans cl ute ... Riri
est clone si mal, qu'il ait fallu aUer le chcrcher cn
pl cine nuit ? ..
L'homme se rctourne... Non, je ne rêve pas,. ..
c'e t lui! Picrre Claudon chez cclte femmc, ... auprès de ce petit 1... J'ai le cœur battant d'une émo-
�D'UNE FENtTRE
tion dont je ne peu..x démêler ' la nature. Stupé..
faction ? .. curiosité ?... Ah! je l'a'Voue, une curiosité
aiguë, si aiguë que, perdant toute dignité, j e
quitte ma chambre et longe doucement le couloir. .•
Tout à l'heure, il y avait de la lumièr e sous la port(l
de' Félicie. Elle veille donc encore. Je frappe.
Mm. Remous vient m'ouvrir, un travail de couture
à la main. Sans préambule, je lui dis ce que j'ai
vu. Elle ne bronche pas, me répond ce «ah!;1> indifférent qui lui est habituel.
- Enfin! vous ne trouvez pas cela extraordinaire?
- Je pense, dit-elle d'un ton pincé, que cela ne
regarde qu'eux.
Ma parole, Félicie me donne une leçon, et le pire
c'est que je la mérite! Je me sens rougir, ne sais
plus comment effectuer ma retraite sans que ce soit
une clé route. Félicie c10it voir mon ennui ct doit
s't:n délecter, mais elle est trop habile pour le laisser
paraître.
- Avez-vous passé une bonne soirée? me
c1unande-t-ellr cie son air le plus femme du monde.
Je réponds brièvement, dédaignant de me raccrocher à la branche qu'on me tend, et je reviens chez
moi, de très méchante humeur.
... Là-bas, aucune lampe n'éclaire plus le logis
d' J Icnriette.
Je passe une détestable nuit. Vers l'aube seulement je tombe dans un lourd sommeil, dont la
femme de chambre m'arrache en m'apportant mon
chocolat. J'ai un cercle de fer autour du front. Vite,
cie l'aspirine. Renversée sur mon oreill r, les yeux
à moitié clos, j'attends le bienfaisant ff t de la
drogue, tout en rcpa~snt
dans mon esprit les ineltlents de la vei lle. Quelle absurdité d'avoi r rendu
la housckceper témoin cie ma curiosité 1 C'est le fait
�D'UNE FENnTRE
qui, ce matin, rlomine toutes mes autres préoccupations.
Il ne pleut plus. Ma tête est moins douloureuse.
Je vais sortir.
Je voudrais savoir comment va mon petit ami
Riri?
A cette heure matinale, l'affreuse venelle est particulièrement répu gnante. Un vieil homm e barbu,
qui me remplit toujours de pitié parce qu'il est généralement privé de linge et retient ses loques avec
des ficelles, étale à grands coups de balai des ordures qui seraient encore moins gênantes si on les
laissait le long des murs. Ce fonctionnaire municipal est un de ces êtres lamentables dont je fixe la
vision dans ma mémoire, afin, en les évoquant aux
heures où tout ne va pas selon mes désirs, de trou\l'cr mon sor enviable ct de me convaincre d'in<TratiLude envers la Providence qui m'a comblée.
Malgré mon dégoût, je prends la venelle. Peulêtre rencont rerai-je un membre de la famille de
Riri ct pourrai-je me renseigner sur l'étal du
pauvre petiot.
Un trou noir au fond duquel on distingue vaguement les premières marches d'un escalier de
pierre: c'est là l'entrée du logi s d'Henriette.
Je m'attarde en passant... Quelqu'un descend
l'escalier, ... tant pis, j'attends. C'est ma voisine.
Elle semble étonnée en me voyant là, et me voici
- c'est vraiment absurde - presque intimidée.
- Je sais que vous ave;; un petit garçon malade ...
Comment va-t-il?
EUe seCOUe tristement la tête et me remercie poliment de m'intéresser à Riri. Le méd cin ne peut
pas se prononcer encore. L'enfant a heaucoup de
fièvre. On eraint une fluxi{)n de poitrine. Henriette
achève avec un bon sourire:
�50
D'UNE FENtTRE
Il parle tout le temps de 4: la dame), Riri, et
quand il vous aperçoit à la fenêtre, il est content.
- Eh bien! si je ne suis pas indiscrète, ... puis-je
vous demander de me laisser le voir, ... quand cela
ne vous dérangera pas?
Je ne puis pas dire que cette proposition par.aisse
enthousiasmer Henriette; elle l'accepte cependant,
peut-'tre parce qu'elle ne sait pas comment s'y
prendre pour refuser : «Je voudrai bien excuser...
si ça n'est pas très beau chez eux ni très en ordre,
quand on a des gosses, n'est-ce pas, ... et un malade,
par-de. sus le marché ... Si je voulais seulement patienter cinq minutes, elle allait chercher 'du lait ... »
Je la mets à l'aise en lui disant avoir une course'
à faire. Je m'arrêterai au retour. Et je m'attarde
afin de lui donner tout le temps de réparer un désordre qu'il lui déplairait de laisser voir à une
étrangt:re ...
Ma voisine m'a dit: « C'est au troisième, chez
nOlis; la porte à droite. » Quel escalier 1 Des dalles
étroites, lIsées, tournant en é\'entail comme les
marches d'un clocher; une barre de fer rouillée,
graisseuse, tient lieu de rampe. Jerne demande
comm ent des enfants descendent là, sans sc rompre
chaquc fois le cou! Le palier, éclairé, si l'on peut
cm ployer ce mot, par une fenêt re aux vitres
opaqu es de saleté, a ses murs écaillés ct suintants.
QlLC ya être l'intérieur où je vais pénétrer?
Une surprise m'est ré ervée. Certes, c'est un
décor dc pauvreté, mais non de misère, ct d'une
propreté que l'on n'a certainement pas improvisée
Cil 1I10n honneur. Le pavé de briques rouges c t
lavé; les li ts hlet) faits. TI y en a cieux petits; dans
unc alcôve voilée d'ull' rideau de cretonne cl ivent
d rmir les parents. Là al1ssi cst le herceau du dernicr-né. Sur l'un dcs lits, Riri, le visage marbré, lcs
�l)'UNE
FEN~'fR
51
yeux trop brillants, se soulève pour me dire son
~entil
~ b'jour, M'dame ». Il est très content de ma
:venue, mais n'essaie pas de me le di re aut rtmcnt
gue par un pauvre petit sourire qui fait pitié.
. Je. demande s'il est sage, je promets des gâterics,
(les Jou ets.
- 'fenez, me dit Henriette, regardcz cc que 50n
papa lui a donné!
.C'es~
un très beau polichinelle, ma foi. La mère
111 explique, comme pour excuser cette dépense:
. - C'est parce que Riri est malade ... Autrement,
Il ne lui aurait pas acheté quelque chose d'aussi
cher, ... pensez! JI ne lui donne jamais rien sans
que les autres aient aussi quelque chose. Il dit qu'il
n~
.veut pas que Zoé et Popol soicnt jaloux de
Rln ... Popol, qui n'a pas deux ans, sûr, il n'aur~t
pas l'idée de réclamer, d'autant que Ri ri prête, sans
g:rogner, ses a ffai l'es.
Je félicite Henry de son bon caractère et lui de:mande s'il veut que je revienne le voir.
-Oh!Voui!...
Je lui laisse un livre d'images acheté à son intention, avec permission de le déchirer si cela doit aug~
menter son plaisir, et j'entreprends la 'descente du
précipice. Entre sacrifier mon gant en me cramponnant à la rampe ou risquer de me casser une jambe,
'j e choisis, non sans hésitation, de perdre mes gants.
A personne je ne parlerai de ma visite ici ...
�D'UNE FEN"ËTRE
IX
LA GRANDE MENACE
Je suis fort aise que ce soit aujourd'hui vendredi . .
Mc voilà contrainte à rester bien sagement au 5alon
pour recevoir les visiteurs qui, paraît-il, éprouve~
raient une amère a.éception à ne point me voir.
J'en doute fort. Ce dont je suis certaine, c'est du
plaisir que je fais à Mm. de IIeurtelier, en assi tant
à ses réceptions. Si du moins Mt! Duro1\ier avait
la bonne idée de venir ... Mais le temps s'est remis
à la pluie, nous n'aurons peut-être personne.
Je me sens nerveuse, agacée sans savoi r pourquoi. J'aimerais, si déraisonnable que cda soit, m'en
aller sous l'averse, n'importe où, pourvu que je
marche, que je brise mes nerfs. La vic que je mène
ne va lt rien à la campagnarde habituée au grand
air. 11 fait peut-être, chez nous, aussi mauvai s,...
n'importe, la pluie là-has ne l'eH l'mille pas à h
pluie d'ici. Même lorsqu'elle s'obstine, cc qui,
avouons-lc, lui arrive, on a l'im{)rcssi'ln que le ciel
va lot rc balayé de ses nuées et qu'un he au rayon
rel.lIn aux choses leur gaîté.
A Caen, 1:1. pluie me paraît avoir quelque chose
cIe d0finiti f. C'est du ciel bleu qu'il faut sc héÎ.ter de
jouir comme d'un bonheur qui ne peut durer ...
On introduit Mil. Givrande. Elie me félicite de
prolol1',:'l'l' mon sc:jour, en félicite surtout ma l'OUsi nt', t'n f111 11"' Civran de sc mont re extr "l11emcn t
polie, ct je fais de m n mieux p ur l'égaler. Mais
�D'UNE FENtTRE
53
Cette 'Pers nne ne me plaît guère. Je lui trou VI! je
n e ais quoi de mesquin, de rabougri, ... je veux dire
au moral. Quand j'ai osé employer cet adjecti f en
parl ant d'elle à mes cousins, Adrienne a protesté,
mais Raoul a paru jubiler: «Rabougri, ... un c prit
ralnugri ... Comme cela lui va bien! »
Aujourd'hui, devant les irais d'amabilité dont
11 ", Germaine Givrande m'accable, j'ai quelques
remord s ct, pour réparer, voudrais bien me montrer aussi affable que la pauvre fille. Essayons de
causer. Ce n'est pas très commode, parce que je
conn ais très peu de monde à Caen, ct le seul sujet
sur lequel mon interlocutrice ne tarisse pas, c'est
son prochain. La vérité m'oblige à constater qu'elle
trouve rarement à en dire du bien: «Celui qui ne
pèch e pas par la langue est parfait. » N'est-cc pas
saint Paul qui parle ainsi? Personne, hélas 1 n'est
parfait. ..
. Un nouveau venu apporte une heureuse diversion. Cc portrait-là ne figurait pas encore dans ma
~aleri,
réparon l'omission.
M. l'abbé Virieux a fait la guerre. Il est de ':eUX
dont la ' soutane s'éclaire d'un petit ruban. Croix
de guerre ... Médaille militaire ...
Les ministres de la Paix, que la méchanceté des
hommes a mêlés à leurs homicides luttes, ont conservé, pour la plupart, quelque chose de décidé,
j'allais dire de combatif dans l'allure, et regardent
en fa ce les choses ct les gens.
Depuis certain sermon où il fonça tête baissée
contre la médi ancc, quelques-unes de sc ' par issiennes - ce que c'est que la consciellcc ! - sc sont
cnte " visée ·t gardent une farouche rancullC au
pallvre abbé·. J'imaginc qu'il n'en éprouv' nulle peine,
et la lucur Illaltcieu e Cjui s'allume parhis dan sc:;.
yeux Ill\! fait croire qu" les mesquineries, les rid~
�S4
D'UNE
FEN~TR
cules, ne lui échappent guère et que, seule, sa bonté
d'âme l'empêche de les railler franchement.
Jgnorant alors ce qui s'était passé et que ma
cousine m'apprit après le départ des deux antagonistes, j'étais fort surprise de l'air pincé affecté
par Mil. Givrande depuis l'entrée de l'abbé Virieux.
Après être restée murée quelques instants dans
un silence plein de dignité, la lévite noire sc leva
et céda la place, tandis que s'allumait dans le reg<l rd de l'ancien poilu la petite flamme amusée.
R montée chez moi, j'ai vainement essayé d'apercevoir le petit lit de Riri, là-bas, dans la pauvre
chambre; le soir tombait et la pièce m'apparaissait
comme tm grand trou noir.
Je llis descendue pour dîner, reprise par une impression de tri tesse.
Onze heure . Je ne puis me décider à me coucher.
Je guette les aIJées ct venues chez m 's voisins ... La
pièce est éclairée. Popol et Zozo doiv nt dormi r
d puis longtemps. Je vois Henriette inclinée vers
la couchette de l'en fant malade; de temps à autre,
dIe se redresse, vient se pencher à la r nêtre et retourne vite prè de Rin. Un pas rapide dans fa venelle la ramène encore à la croisée. Elle appe\1e
d'unc voix angoissée: «C'est toi, Louis? », mais
le passant ne répond pa , s'éloign . Alor~,
la femme
éclat en sanglots convulsi fs. Et j crois comprendre: le p ,tit, e sOIr, va plus mal, el, seule
auprè~
ùe lui, la pauvr maman s'affole .
. Je n'ai pas hésité, pas pris l t mps d' réfléchir
,\ cc que ma démarche aura d'étrange. M'enveloppant hâtiv<:111ent d'une manie, j quilte ma chamhre
~ur
l,a. point des pieds. ~a
porle a grincé. Je m'imI~()blh
:' In'attcndant à voir surgir Mm. Remous.
: '. ~,
,Tl .n ne l)oug ; je me garù
d'allumer l'éllcnCllc i le meuis d'ail! urs munie d'une lampe de
�D'UNE FENtTRE
55
poche qui me sera nécessaire pour gravir, avec
quelque chance d'arriver chez elle sans me tuer,
l'escalier abominable de ma voisine.
Avant que j'aie frappé, la porte s'est Ouverte.
H enriette, qui m'a entendue monter, répète sa qu estion anxieuse: «C'est toi, Louis? », et reste pétrifiée en me reconnai sant.
- Je vous ai vue pleurer ... Est-ce q ue Riri est
plus malade? Puis-je vous être utile?
D'un geste désolé, elle me montre l'enfant haletant, les yeux clos, les lèvres tirées. Ce matm, il
allait mieux, le médecin donnait bon espoir, et voilà
que la fièvre est remontée, que le petit suffoque .
. - Justement, mon mari doit travailler une partie
de la nuit avec M. Claudon, ... un monument qu'il
i aut livrer demain. Alors, je ne sais que faire, ... je
n e puis laisser le petit pour aller chercher le médecin.
- Eh bien! je vais y aller 1 Dites-moi où il demeure?
•
h! je vous remercie, Mademoiselle, c'est le
bon Dieu qu i vous envoie. Mais je crois qu'avant
t out il faudrait prévenir son père. Voyez-vous qu'il
arrive un malheur sans qu'il ait revu son fils qu'il
aime tant?
~
Je pu.is aller à l'atelier! Je sais où il se trouve.
- C'est un quartier si solitaire 1 Vou n'aurez
pas peur?
J e hausse les épau les. On m'a cependant fait
des récits à donner la chair de poule. Mais je reste
persuadée que les bons bourgeois de la cité comPOsent au coin du feu des histoi res de brigands
POlir se distraire. 1\ lcs entendre, Caen serait, saLIs
C(' rapport, l'émule de
hicag. Je sai vien que les
l LlUts-Fourncaux ct les Chantier
avals ('111ploil!l1t un peuple d'ouvriers recruté clan tous le
���D'UNE FEN.ËTRE
Oui, vous ignoriez ... Qu'importe! Je vous re4
mercie d'être venue, Mademoiselle.
- Il faudrait ramener le médecin.
- Louis pas era chez lui; moi, je vais là-baS
tout de suite. Mon petit !... mon pauvre petit !...
Il se hâte, ne songe même pas à s'inquiéter de
ce que je vais faire: revenir seule, ou le sui vre.
Dans la rue seulement, tandis que l'ouvrier part
en courant, M. Claudon reprend un peu conscience
des choses et me remereie encore. M'aventure!
sC'ule dans ce quartier n'était guère pmdent.
- Henriette ne pouvait quitter l'enfant, dis-je.
Je marche auprès de lui; il paraît avoir oublié
ma présence, ne s'étonne pas, ne me demande pas
comment j'ai été au courant de l'aggravation. Il
n'y a plus au monde pour lui qu'une chose qui
compte: arriver le plus vite possible près de Riri.
JI a de longues jambes et fait des pas de bottes cie
sept lieucs. Pour ne pas me laisser distancer, je
dois presque courir. La situation est vraiment
étrange. Que dirait ma cousine si elle me savait
dans les J'ues à c lle heure avec un ineonnu? ar
c\:st bien pOUf moi un inconnu, et un peu inquiétant, cc Pierre laudon dont on ne prononce le
nom qu'avec des airs de mystère.
Je n'ose retourner près de l'enfant. Parvenlle ;\
la venelle, je prends congé, en annonçant que j'irai
cl main savoir des nouvelles. Mon compagnon me
répond à peine.
Je rentre avec des précautions ùe cambri leu r.
Voici le couloir,,,. ma p rte, là-bas ... TI me faut
passer devant la chambre de Mm" Remou ·. Je SUI
certaine de n'avoir fait aucun IHuit; Félicie,
pendant, au l11oml'nt où j'approche, surgit.
- Je vous dC!llOlncle parei n, 11adc.rnnisellc ...
Elle ne semble pas surprise. J':lJe me guettait,
�D'UNE FEN~TR
59
certainement. Je la regarde sans aménité. Je hais
l' spionage.~
Son aspect, en toute autre circonstance, m'égaiet ait. Cette pauvre femme me fait toujours songer
à Une bûche mal équarrie, et son goût persi stant
POur la gamme des bruns appelle mieux encore
Cette comparaison. Même pour ses robes de
chambre, la housekeeper reste fidèle à cette couleur
lllgrate. Ce soir, son long visage est auréolé d'éPingles à onduler qui, tirant cruellement ses che:veux en arrière, lui font un front qui n'en finit
Pas.
- Je vous demande pardon, répète Félicie.
Voulez-vous me permettre d'entrer chez vous? Il
faut absolument que je vous parle.
POUf la première fois, je la vois émue; mais il
~e
serait impossible de définir la qualité de cette
e~otin.
Je l'autorise d'un geste à me sui vre. AusSitÔt entrées dans ma chambre, toutes deux avons
le même élan vers la fenêtre. En face, dans le logis
cnriette, personne n'est visible. La femllle et
. lerre Claudon doivent, tOllS deux, être au chevet
de Riri. Je me décide à tirer les rideaux et à donner
de la lumière. Mme Remous, sans que je l'y invite,
s'est assise.
- Je VallS prie de m'excuser, dit-elle. Et vous
ll1'cxeuserez quand vous saurez. Je veux tout vous
apprendre. Peut-être ai-je tort, peut-être m'en
VOUdra-t-on, je crois pourtant que c'est mieux .
. Je ne questionne pas. J'attends avec une curioSité ardente, je l'a voue. Je me sens entourée
d'énig-mes. Félicie en connaît-clic le mot ct va-t-elle
ll1c le révéler?
- Ce 'o ir, reprend Mm. Remou~,
je vous ai CIltcllduc ~orti.
J'étais sùre que VallS alliez ... el1 facc.
l leut êtr' vous a-t-on appelée? J'ai commis l'indis-
t!l
�60
D'UNE FEN:ËTRE
crétion de venir ici, de regarder aussi ... Je vous ai
aperçu('. causant avec Henriette, puis vous êteS' repartie, ... vos pas se sont éloignés ... Vous saveZ
mainh:nant qui est le père de Riri?
1
- Oui, je l'ai appri3 ce soir. C'est de cela, n'est-ce
pas, CJue vous voulez me parler?
- De cela ... et d'autre chose.
Mm. Remous sc tait un instant. L'expression de
son regard est nouvelle pour moi. Qu'y a-t-il ad
fond de ces yeux si habitués à ne pas trahir la
secrète pensée? De la douleur, oui, certainetnent,
mais aussi une sorte de fureur concentrée. Je me
dis: «Elle souffre et elle hait. »
- Voilà... Claudon, c'est le nom dont Pierre a
toujours signé ses sculptures: celui de sa mère. Il
lIC h:s ~ignat
pas d'Astiel pour complaire à Mm" de
lIcurtelicr.
- Il est clone parent de ma cousine?
Félicie s'impatiente.
- Vous Ile comprenez pas? Pierre cl'Astiel, ...
le IlCvt'll, ... le fils adoptif !
]\lm" Remous devient-elle folle, ou est-ce moi? Je
cric:
- Pierre! Mais il a été tué 1
Félicie hausse les épau les avec pitié.
- Ils l'ont dit. On aurait voulu le faire croire.
Vos parents spéraient que ierre ne reparaîtra it
jami~
dans le pays ... On lui a même offcrt dC
l'argent pour cela, et si vous le connaissiez vouS
• comprendriez dans queHe colère cette offre devait
le jeter 1 ] e crois que c'est un peLl à cause cie cela
qu'il s'est entêté à revenir, mais aussi parce que
c'cst son pays. Où aurait-il été? M. et Mm. de
l kurtclier sc sont montrés sans pitié; pour eu:JC,
Icur fils - e'lr il. l'appelaient toujours ainsi avant
- était mort. Tout le monde respecte leur volonté.
�D'UNE FENnTRE
61'
Personne ne leur parle du pauvre garçon, et pour
être ccrtaine de ne pas le rencontrer, Mm. de Heurtelier ne sort presque jamais. Votre cousin, lui, n'a
pas la patience de rester comme en prison, ct il lui
est arrivé plusieurs Iois de croiser Pierre Claudon;
alors, il se détourne ou Ieint de ne pas le voi r, ct
lui, il a trop d'orgueil pour faire une tentative qui,
d'ailleurs, serait certainement mat accueillie.
Elle se tait. Bouleversée, je doute de cc que
j'entends.
- Vous ne pouviez plus continuer à tout ignora,
reprend Félicie. Si vous aviez raconté cc que vous
avez fait ce soir, dans quel état auraient été vos
Cousins! Et puis, vous leur auriez appris cc qu'il
ne faut pas qu'ils sachent, du moins M. Claudon le
désire ainsi; la présence, si près d'eux, du fil de
Pierre. J1s croiraient que celui-ci a voulu ki narguer. Cela n'est pas, il a confié l'enIant à la femme
de son ouvrier alors qu'elle n'habitait pas (hns la
"\Tenelle, et lorsqu'ils y ont emménagé, l'an passé,
M. Claudon était absent; il ne l'a su qu'à son retour.
Il ne pouvait pas leur retirer le petit, qui est très
bien soigné par ces gens et qui les aime beaucoup.
Voilà. Vous savez tout, maintenant. Vous verrez cc
qlle vous aurez à faire.
- Je sais tout? Mais je ne sais rien! Qu'a-t-il
fait pour être renié par sa famille, cc Pierre? Il
est marié? Personne ici n'a vu sa femme, m'a dit
Mlle Dnrollier.
- Non, répond Félicie, sans songer à remargller que j'avoue avoir déjà queslionné quel' ju'un
au sujet de l'artiste. Non, elle l'e~t
jamais venue
Cl ne viendra pas.
En cc moment, la haine domine dans le re,!!;arcl
de Mnoo RemOt! . S'en rend-clic eomple cl vellt-l'llc
,!ne dissimuler cc qu'clic éprouve? [~lIe
b,li ss .: la
�D'UNE FEN!TRE
tèt e. Ses orbites toujou rs en foncées se creusent d a . ~
vantagc, les coins de sa bouche re tombent ... Elle a
vingt ans de plus.
- Qui a-t-il épousé?
Féli.:ie ne pa rait pas entendre ma question.
J'insi te :
- Vous en avez trop dit pour ne pas continuer.
Que cache tout ccci?
- Gn malheur! Un grand malheur!
C'e~t
le mot que j'ai employé en parlant de
Pierre avec Rose, un jour, ct je me souviens maintenant du ton étr<lnge dont clic l'a répété: « Si Je
malheur n'était pas arrivé .. ,»
- Il y a IOllgtrmps que je suis dans cette maison,
reprend 11 me Remous. Je venais de tomber 'vellve
quand j'y suis entrée. Je connais hi en le caractère
dl' Pllrre d'Astiel : il est violent, entêté, mais les
pt:r~ol1ncs
pour qui il éprouyc de l'alTection le fOllt
(Olllll('}" com/lle cl/cs l'clltendeut. 11 a un bon C<'cUf,
voyez-vous, ct si gentil quand il veut !...
La voix cle Félicie faiblit . Dans ses yeux qu'elle
ne baisse plus je vois avec stupéfaction monter des
lill"l11ls. Elle cligne des paupières pour les r (cnir,
maIs ellrs sc multiplient, glissent sur les lI1ai~Tcs
jOtll' . Aunll1l! contraction des traits: on dirait de
la pluie sur UIlC statue. Quelle étrange femme!
Enfin, clic a un cœur, puisqu'clic peut pleurer. Car
il n'y <l ici aucune comédie; on youdrait, <lU conIl aire, me cachcr cctt' faibless . Charitahl 111ent,
je feins ùe n'en ricn voir ct me détourne pOlir
dOl1l1l'r à Félit:ic le loisir de l;e r~1te.
- C'e~t
ptnùant la guerre, reprend Mmt RC1nl~,
ql1lO cLla s'est fait. Durant une période dc rep()~
iL
]';,rrière, Pierre, Clll1l1U certaine per orIne <lui a
su le captiver au point de lui faire perdre la tcte.
l! faut vraimUll qu'jl ail été fou un moment pour
�D'UNE FEN:Ë.TRE
aller jusqu'à promettre à cette fille de l'épouser!
Une chanteuse de café-concert! Elle lui a joué la
grande passion et juré que, désormais, il n'y aurait
plus pour elle d'autre ambition qu,e de le rendre heureu x ... Pierre, à sa première permission, est venu
ici, persuadé que M. et Mme de Heurtelier, qui l'aima ient tant, accepteraient sans discuter la femme
choisie par lui. Vous pensez les scènes qu'il y a
eu! Pierre était comme exalté; il répétait: «Je
puis être tué demain et vous avez le courage de me
broyer le cœur! » C'était plutôt la pauvre madame
qui avait le cœur broyé! Pouvait-on approuver une
chose pareille? Ah! il y a des créatures qui mériteraient. ..
Félicie n'achève pas; en son accent, je retrouve
la haine que, tout à l'heure, j'ai surprise dans ses
Yeux. Je crois savoir à présent qui elle hait.
- Moi, reprend Mme Remous, je ne m'y serais
pas prise de la même façon, j'aurais seulement fait
promettre à M. Claudon de ne rien décider tant que
la guerre durerait. On aurait eu la chance de le voir
changer d'avis, le temps de le reprendre avec de la
douceur; il aurait réfléchi, mieux connu celle espèce d'aventurière, ... au lieu qu'on l'a buté, son
orgueil s'en est mêlé et, en repartant d'ici, il était
plus décidé qu'en arrivant à n'en faire qu'à sa tête.
Il a épousé sa chanteuse, a vécu je ne sais où avec
clIe après sa démobilisation. A la naissance de son
fils, il m'a écrit; il pouvait se fier à moi; il me COI1naît depuis tant d'années 1 11 me demandait
d'essayer de parler de lui , d'apprendre à sa tante
que, comme il disait, clic était «grand'mère ». J'ai
Voulu lui obéir, on ne m'a pas permis de dire trois
à la porte,
tnots. Si j'avais in sisté, on m'aurait mi~e
('t je tiens il rester iCI, dans l'intérêt même ...
Fl'li cie s'interrompt et devient cram isie, du
�D'UNE
FEN~TR
mcnton à ses bigoudis. Elle donnerait beaucoup
pour que je n'aie pas entcndu ces dernicrs mots.
Son troublc leur donne au contraire toute leur signification, et bien des choses pour moi s'éclairent.
Je comprends la raison de l'hostilité que j'ai
sentie chez Mme Remous, malgré le soin qu'elle
prenait de la dissimuler. Félicie entend défendre
la place de l'absent au foyer de ses parents
adoptifs. Je lui fais l'effet d'une intruse, prête à
capter un héritage primitivement destiné à ce
Pierre Claudon qui me devient peu sympathique du
seul fait d'avoir mis tant de confiance en Mme Remous.
Au fait ... a-t-il vraiment une si grande confiance?
et Félicie agit-elle par un sentiment ... gratuit, ou
lui a-t-on promis de reconnaître ses bons offices ?...
Mais pourquoi ses larmes, tout à l'heure ?... Est-ce
que ...
Je regarde la disgracieuse silhouette, les cheveux
ternes striés de gris, la figure flétrie, cl j'évoque
l'allure j une ct fièrc de l'arti ste, ses traits réguliers que l'on dcvinc meurtris par l'épreuve, l'cffort,
la douleur sans doute, non par le temps.
Mêmc sans tenir compte de 1" cart social qui
sépare çes deux êtres, un roman entre eux paraît
inadmissible ct révoltant...
Oui, mais de longues années se sont écoulées dcpuis quc Mmt Remous et le fils adoptif de la maison sc sont connus. Lui, sans nul doute, nc l'a jamais aimée, mais elle? N'a-t-clle pas pu éprouver
un sentiment tendre pour le jeune homme, une
affection capable de ne se traduire qu'en dévotlement et dont pent-être il ne s'est jamais douté?
Pauvre Mme Remous 1 Je voudrais pouvoir la rassurer, lui affirmer que, pour ri n au monde, je ne
constntirais à dcpouiller Pierre, c'est-à-dire Riri, ...
�6.t;
D'UNE J:<'ENftTRE
si la mort l'épargne! Comment l'enfant est-il lCl.
sans sa mère? Je le demande à Félicie, qui répond
aVec un rirc méprisant:
- Est-ce que ces filles-là sont faites pour aVOl!
une famille, un foyer? Très peu de temps après la
naissance de son enfant, Zita de l'day - c'est SOJl
nom, ou du moins celui qu'elle s'était donné - dé·
clarait à M . d'AsticJ ne pas pouvoir se passel' de
Ses suctlès de théâtre. Il lui fallait le public, le~
hravos; Pierre ne l'avouera pas, mais il était déjà.
certainement, désabusé; il a éprouvé plus de colèr~
que de vrai chagrin le jour où, malgré son opposi
tioll, ses efforts pour la retenir, lasse de discuter,
cette misérable créaturc est retournée à son all
cienne vie, abandonnant le pauvre bébé. AloI'''
11. d'Astiel, sous le nom de Claudon, est revellu :t
Caen avec son fils. Louis, qui l'aidait depuis quel .
que temps et s'était attaché à lui, l'a suivi. HeJl
riette, Normande, était contente de retroLlv'r son
Pays. Elle s'est chargée du petit. M. Claudon a trt:'
PLU de fortulle, il vit surtout de SOI1 travail; il nt '
peut songer ft garcler avec lui un enfant, auprè!'duquel il lui faudrait mettre une personne capablt
d'en prendre soin, de l'élever ... Seul, il se contentl
d'une installation d'étudiant. A son âge, n'avoir pa '
d'intérieur, c'est triste!
- Et Zita de May?
- Dicu sait où elle est...
- M. Claudon ne s'en inquiète point?
- J ne erois pas. En tout cas, pour Pierre qll1
a de la r Jigion, la question du divon"" ne se posait
Pas. Zita ne porte plus son nom, elle a repris SOli
Pseudonyme de théâtre, comme lui sa signatul'l
d'artiste.
- Quelle lamentable histoire 1 Vous av z biclI
fait de tout me dire, cela m'évitera de prononcer
. ~8-1·Tl
�'UNE FENnTRE
les parole Imprudentes. Mail; Il faut, il faut abso
Il';- fût-c
qu'à caue de Riri, que l\L Clau<ion rep~l1nc
ici sa place!
Pélicil' 111. jetle 1\11 regard li ',fiant. JI la soup·
ÇOl1l1C de douter de nM sincérité. Peu m'importe.
J'aimu-ais faire avoir à l'abandonné qu'il a une
alliée Cil moi; je l'OS~
charger la housl:keeper d
J'en persuader. C' 'st plus fort que nIai, une illvinl'ille m~fiane
m"Joigne d cctt f mmC'.
lum~nt,
x
lJ\!ll.· l',lllues Joi' ,ll1jourd'huÎ: J ail ml; càlJlt
annonc cl' son r ,tour brusquement d ',cidé, ct maIl
petit Riri, frôlé par la mort, :\ l'heur rn-'me où
1'011 c1ése p ··rait, a triomph' du mal
t vivra. Mai~
'Iu'il ~
failli. n on Dieu! n SOUffil l' IlIporterai ,
Jl' IIi rc!ourn; plusi ur fois ch z T{~nrielt,
,'Il évitant de m'y lrouvC'r UI m-1lI tl'nlf> que
;\1. Claudoll, Cda nI'~t
facile: il vi ni dwqu jour
a la l11êll11: h~urc
passer U/I IOllg moment près de son
lib. J'attrllds . Oh dép,lIt pour 111' rendre chez ma
voisinl'. Sati:,f;ùte cl' voir Piri n;naÎtrc à la vie,
li nriette a rqm" . s chansolls. Je poltrrais c.lirC'
1 chanson. Je l' IItcnù
:wc(' moin' ù'impatienc
I)n
f'it
à
llJl1 ,
Je Ile sui pas très c('rtrllnL que m ~ vi, it s a sotl
III ~l'hante\
le sCl1pt~u',
.• ssurt P;lr Féli 'i que jr
!;
Du moiuq a-l il éto
lirai, f.tr' (h.crèt~
�D'UNE FEKtTRE
~-
,
Le moment ne me paraît pU5 'Venu de révéler a.
mes cousins l'r'Cistencc d'un petit IIenry d'Asti.:!!.
1\1:ais ('e moment arnvera. Seule, tint' main d'enfant
Pourra renouer Ics liens brisés. Attem1ons. Me voici
résignée à prolong r mon séjour, si c~la.
est néce.'lsaire,
Que' dira Jean de tout cela? J'ai jugé inutile
de lui apprendre par lettre cv rClmnn , 1 I11ltlhcu
1"eu. , Peut-être m'aurait-il conseill e une prudentt
neutralité .. , L !' femmes ,lI'ceptent mal la n utm·
li~é
!
J'ni grand'pitié de mes cousins, qni ont cn évidemment \Ill immense chagrin, .Tc leur en v U, er.·
pendant de tanl cle rigorisme Tenir pour mort un
llrVCl\l q\le l'on préu?t1d aimcr comllle 1111 (ils p 'ircr
C'ju'il a fail un sot mariage m paraît cx~
if. []
me semble (j\l'interdire à l'in<lrRil'llhl Zita l'entrée
rie le1lr maisoIl aurait 't{ uffisant! 11 (:;t vrai ClUl'
Piern" nil11illlt 011 noyant aimer cetl femmc et
pétri d'orgueil par-dessus le marché, e s rait
peut-êr~
de lui·même éloi 'né cl'etlx? Et pui" à
quoi hon ('hrrch 'r c' qUI aurait mi cu, ' valu? A
quoi 1"1Il, urtout, rssay r d juger lt décréter
qu'Ol] aurail, soi, agi de telle ou tdle maniPrr? LI'
Sait-on?
Il fail aujourd'hui un temps l1Ier\'eillru., SI l't'
beau soleil continuc, amai-jr le l'Olll'a.'l de rester
trt-s longt CI111>8 encore éloignée ùe mon «hcau
village » ? Le marché aux ficurs, étalé devant k~
grilles de Saint · Pi rH" me fait k cœur lourd. Je
Pense ft mon vieu ' jardin, pa~
très bien tenu peutêtre, mais donl les fleurs me semblrnt plu ' hrillanle, qne toules les autrt · fleurs, ct plus parfumées, Al1on, eeouons l'inSidieux afard, et
al10ns au tennis rejoindre Ro e Durollicr,
1. ! rOll \'r: HOQ(' quit! :mt Ir !ltaue tj' ('1': (U(>.
�68
D'UNE FENtTRE
chante humeur, parce que ses partenaires lui ont
fait faux bond. Elle ne m'en accueille qu'avec plus
de joie, et nous partons allégrement, un peu au
hasard.
C'est ainsi que nous passons, ne l'ayant désiré
ni l'une ni l'autre, devant certain atelier.
J'avais pris la résolution de ne plus parler de
Pierre Claudon d'Astiel à Rose. Elle est certainement au courant de tout et, puisqu'il ne lui a pas
convenu de m'apprendre ce drame de famille, qui
me regarde bien un peu, j'ai décidé de continuer
à feindre l'ignorance. Il faut souvent «faire la
bête », comme dit notre vieille bonne Rameline qui,
les jours où son mari, ayant bu, lui cherche noise, se
console avec cet aphorisme de n'oser rien lui répliquer.
Sans doute aurais-je tenu ma résolution, si nous
ne nous étions pas trouvées face à face avec le
héros de l'aventure. Ce garçon-là passe donc tout
son temps dehors!
JI nous salue ct me gratifie d'un demi-sourire.
Ce sourir aUCJuel je réponds est surpris par Rose,
rlont le visage exprime une stupéfaction telle que
j'ai peine à garder mon sérieux.
Il l11e plaît de taquiner Mlle Durollier en n'expliquant point ce mystère, et je me mets à bavarder
ail hasard, enfilant tous les sujets comme 1 s perles
d'1ln collier très serrr. Impossihle à mon amie d"
placer un moL.
Nous voici sur le Grand Cours, au hord de
l'Orne. Les arbres ont un vert de chromo, l'cau est
trop claire, la prairie trop unie, ct les balustrades
qui l'entourent ont l'air d'avoir ét ~ ajoutées à la
gouache.
Ceb ferait Ir;'<, hirn en rarte postale nu ~1/r
1111
;';lltpdricr
�D'UNE FENtTRE
- Vous ne trouvez pas, dis-je, que l'on cherche,
dans un angle du paysage, un bloc à effeuiller?
- Mais, qu'avez-vous ce matin? demande Rose.
Je ne vous ai jamais vue si ... Comment dirais-je? ..
Au couvent, on vous qualifierait de dissipée.
- Innocente dissipation. Je suis heureuse à la
pensée de revoir bientôt mon grand frère.
- Tl voudra vous emmener bien vite, et votre
départ me fera de la peine, Simonne.
Elle a parlé d'un élan, et j'ai des remords de la
tourmenter. Après tout, eIle paraît très bien prendre
Son parti de ne pas connaître la raison du sourir(.'
\changé tout à l'heure. Réelle ou feinte, cette indif
ffrence a le résultat habituel. Ce qu'on ne cherche
I)as à savoir, je le dirai.
- Asseyons-nous, ma chère; j'ai il vous racon
ter des choses graves.
Nous choisissons un banc près de la rivière. En
face d nous, des lanndières ballent leur linge
avec vigueur ct se chamaiJlent avec une égal.,
pnergie.
j'apprends à 1110n amie tout ce que j'ai décou
Vert, ce quc Félicie m'a révélé.
Rose nc m'interrompt pas, Son joli \'isag-l', levé
vers moi, exprime un intérêt joyeux.
- Que je suis contente 1 s'écrie-t-eIle, lorsque
j'ai terminé. Oui, très contrl1te, pan'e que j'ai
toujours trouvé cette histoirc navrante, autant
pour M. et Mm. d Ueurtelier que pour Pierre.
Pauvre gal' on, on a été vraiment sans pitié pour
lui; il en a conscience, et à alise de cl a, par
l'railllL J'un mauvais accueil, il "est écarté de tous
l'eux qui l'avaient connu. Chez nous, je vous assure,
malgré notre amitié pour vos cousins, il aurait tou10urs été le birnYC'nu, n condition, naturellement, dt.'
Il, ~a
chercher à pous impo$c:r ZltiL de May
�D'UNE
'0
J.fEN~TRF
- Ne croyez-vous pas, Rose, que, par compassion pour Riri, ma cousine s~
laissera amener à
plus rI'indulgence?
- Il faut tenter un rapprochement, Simonne.
VOltS seule le p011vez, ct voilà pourquoi je snis si
~atisfe
que vous sachiez tout.
- Ce qui m'étonne, dis-je, c'est que personOt'
n'ail prévenu ma cousine de l'existence de Riri 1
T'ose me regarde du coin de l'u:i1, avec malice.
- Ma chère amie, dit-elle t'Il riant, je ne ('fois
pas que vans ayez ft le n'g-rettcr, mais c'(~t
vous
qui venez dl m'apprendre que M. d'Astid a un fils,
ct je suis pers1Iadéc tlUC, Félicie exceptéc, (out Ir
monde l'ignon'. 1.,(' brayc gClls (lui J'élèv('nl onl
,~té
(liscrcts,
- Quell pdit masqllc vous faites, Ros{· 1 Vous
n'avez pas 1lI:tlli [esté le IllClllHlrc étonl1t'tlIl'nt 101'0 que je VOLIS ni parlé de cet el1[ant!
- Je m'en suis hi Il garrl('c, J'aurais craint d'interrompre vot fe récit.
- Je ne l':lllr<lIS pas iut errompu Je suis ver··
~l1adéc
que 1'011 peut iI\'oir confiancc en VOIlS.
- VOliS l'avez bien YU, puisque', Illalgré 111011
désir de parler nve(: vou~
cl cc l11alhl:L1reIL ' Pierre,
je mc laisnis, Ile 111(' reconnaissant pas le droit de
\'CHIS apprelldre 1111 ('cret qui Ill' l11'appartt Ilait pas.
NOll. gardoJl · lin 1n0011(-llt Ic ~iluce,
rtfléclllSsélnt
il J'rxt raordinaire illtrigue Ù !nquel\( nn\1s
'oili!
mHé(·s.
.
.- TI lIle fauùra nJI cun fesser d'un j llgement
téméraire, dit Rose tout à coup, mais je ne pui:;
11l'cmpêcher de penser qUf la soi-disant teJltati\,c de
.Mw. lü-mous pOlit' ilnnoncer à M"" de Ilcurtelier
III Ilaissance de on petit-neveu n'a jamais été
fait
T"li
\1
la 1J1Î'm
idér nt J'ai r llQu
s~e.
�DT. '!;
~ENt.TR
dame de compagnie de ma cousine ,'mhle pOTtU
beaucoup d'intérêt à i\1. d'Astie!.
- P tlt-Nrc ... En tout cas, nul n'a ~té
pius 1I1dl
gné qu'elle du mariage de Pierre, C'est la ~(,l1h
fois où cette créature si cfùtcée...
J'interïOmps :
- Sans convictiull 1
-
VOllS
dites?
Que l'efïaccment volontaire de M"'· Remou:"
lui eOtlte, j'en suis pero uaàée.
- D'accord, il Il'est que l, masque exigé par SOI1
humble rôle. u sujet du 1l1"riage de Zita, ·Félicil'
l'a rejeté, l'l' masqu , ciu moin!'! aprè: le d 'part de
Pierre. Devant lui, ... je Ile sais pa~.
- Devant lui, c\le a dÎl se montrer plus ré 'rvée,
~Hns
quoi il n'aunit plus continué à lui témoigner
de la confiancL.
_. Vous avez raison.
Je me uis tont à coup souvenue de l'éclair ha!
neu· dlt regard de Félicie, tandis qu'dIe parlait
lion pa ch Zit" mais ùe l'en fant. Je t"en clis ricn.
J'ai pu me tromper, et je n' \'cu.' pas risquer d'être
iujustc,
QUI COl11jltlZ-\'OU
i. in'? rkt11ande HO:;t
A\'('z.vous (ks projet., UI1 plan?
- 1 l1e Vl'U.' ri 11 tenter avant l'arrivé dl
Jean,' "IOll grand frèr' est dl; bon cOl1seil. Jl'
rn'altt:nds à t'Ire Utl pl'l1 g!'ul1d~e
p ur m 'êt Tl
'Jccupéc d\ll1l affaire ùon" IJl1'SOllll(:, ne m'invilait à me m(;kr; il devra TlcollnaÎtr' qu'il n'y a
Pas de ma fautt, Ic_ événemenls m'ont entraîné.
je ne les ai pas provo'jl1é"
(;0 riant, tout VIent du
- En somme. dit Ro~c
Pot au lai rrn\' '1' épar Riri dan la venelle ..
Et e'c l vrai
-
�D'UNE FEN~TR
Xl
MON I-'RÈRt J~AN
- Que je te regarde, mon grand 1... Il 111('
'lemble qu'il y " cent ans que nous nous soml'~
fluittés !.
- Il nous est déjà arrivr de r . ter aussi long
tc'mps sans nous voir.
- Oh! tu crois? PeuL-être, mais nous étiol~
moins éloignés; la distance, jointe à la durée, rt'no
J'absence beaucoup plus pénible. Enfin, tues cnn
tent de ton voyage?
- Très satis fait. Et toi, ~Ionelt',
tu ne t'
pa,
1rop ennuyée ici? l'cs leU res étaient bizarres, il
Ine semblait) décomrir je ne sais quoi de réticeJJt.
- Tu ne te trompe. pa .
Nous sommes dans ma chambre, où j'ai l'n
trainé mon frère, arrivé il y a deux heures, et qu(
Il prétends, les e(fusions avec lIOS cousins me pa
raissant suffisant s, avoir pOlir moi toute seule, Il
IllC faut lui apprelldre tant de choses! Bt d'aborc 1
j'exige le récit détaillé de SOil sl'jnur là-bas. rI SI
l'l'cuse, 'J'l'ès b0111IP traversée, Âl' lIeil [orl aimahll
des gens ch z lesquels il s'est présenté. Je n'ai pa.'
('Ilvie, sans doul(', d'entendr des chiffres ct cl lire
rks contrats cie commande?
- Pas de flirts, là-bas, Je;\l1?
- Grands dieux! non! Elles sonl pourtant !Ill TI
!J 'lies, les Âméricaines; on croirait ~ tous les pa~
l'roiser des prix de heaulp
�D'UNE FENETRE
Eh bien ?
- Eh bien 1 mon admiration e t resté.e aussi
désintéressée que celle que j'éprouye en visitant
les g aleries du Louvre ... En revanche, du côté mas<:ulin, j'ai trouvé, sur le bateau, des causeurs
:tgréables et des joueurs de bridge émérites. Pour
"aller, cela; au retour, la mer a été constammenl
mauvaise, et j'ai eu le mal de mcr comme un cl!'
butant navigateur.
- Et tu dis que tu as fait de bonnes traversées!
- Je ne suis pas la proie des requins, c'est
beaucoup. Mais toi? C'est toi que je veux confesser! Est-ce que, par hasard, nos cousins t'au
raient invitée pour te faire rem:ontrp1' LIll princl'
l'harmant?
Je me fâche pour de bon. J'ai toujours affirm{'
Ill" volonté de rester vieille fille. Je l'affirme encorc.
Jean allume une cigarette ct m regarde d'un air
moqueur. Je sais bien, il n'a jamai. cru à la sincé
ri té cl ~ celte vocation de célibat. Et, pourtant, c'est
!"rai, j . ne me marierai pas. Non que j 'aie horreul
rllt mariage, j'ai vu mes grands-parents si heureu
l'nn par l'autre! Mais, j u tement, de unions comme
1;1 leur, que n'avait décidée ni une question d'in": rêt, ni un ' préoccupation de vanité, Wl mariagl
t nfin oll les cœms s'étaient choisis et gardés um
~ ' ie
entière, l,l'ut-Oll espérer le réaliser en notre
vilaine' époque d jouissance ct d'égoïsme? Associer
111011 ~ort
à celui d'un monsieur que je devrais
;liml'1' par p 'r uasiol1 ct qui, lui, ne ferait p ut-êtn'
11Iémc pas cet efTort, je m'y refuse.
- 1':l1fil1, dit Jean, a111our ' use ou nOIl, tu a~ Ull l
préoccupation: laquelle?
J'ai éprnl1\'é un e telle impatience de tout ra·
tonter à mon g rand frère! Et, maintenant, je me
tais, l'mbarrassé ,Ile achant. comme on dit, par
~
�D'UNE FENttTR
1ucl bout commencer. Bru quement, j'ai une insiration. Je lui m t dan: Je mains mon journal
,t le prie cie le lire: c'est h: 111 'i1Jcm TtIoy Il dl! h
mettre dn prcTI1ia coup au ll1êrnt' l'I,UI que mOI'
même. Il fait la mone :
... 1"C t un jOllrtlal:
- TOllt ça, mun Dicu !... ~[ai
Tu écris tUII juurnal, loi, ma pctitt s<xnr? C'est
gnvc; Ille yoilà vraiment inquiet.
- Ne te moque pas de moi; quand tu sauras, tl'
comprendras ('omlllcl1 tout Cl ci ( t 'éri \1.'.
- Tout ce i... Quoi?
TIIoi, j L' vais dan ta
- Lis. Pendant c tcnp~,
chambre défaire la valise cl ranger tes effds. Tu
pcux épargner le Jéhut, qui Ile t'apprenùrait rien.
j'ouvre mon cahier à la pag-' 01'1 Pierre Claudon
ntr (n scèn , et jc me :all\e,
I.e temps Cjnr met mOll g-rallù fr\n:' ~L lJn' Ine ..
nott'S nl\' paraît trè~
long. Qtl(' \ a-t-il penser d,
tant cela?
Lorsql1'il mt rejoint l: 11 fi tt, je lui troun l'ail
préoccupé.
- Eh !Jilll, J~,I
I?
- Eh bi 'n, l\lollctt , j'allr,t1s préiérc tic p, ~ li
\,)ir mêl~e
à l'cS histoin:s de famill qui, eu omme,
ne nou rt' 'ardcllt pa ,
-l-!ln le drnit ù' t! J1<IS a":ll' lIualld ot! peut
spér r, par UIIC prudcnte intervention, procurel'
III uunhcl\r?
- Ah 1 \()l:à! Il' prud~l1tc
intet'\'cntidn .. , 'ru
'ne paraIs très di,po éc, prc!cl"érncnt, il négliger
'l'tte nécessaire prudeuce
- Pas du tout. La preu . l' 1: t que JI: n'ai pa~
Julu agir sans t'avoir consltlft',
- Et 1 1I0U Trpartiotl. nou drllx, ma pelite
sœur, lai sant les choses s"lrrilllgl r an 1101l?
Je m scnR WlIjZlI d'indignation Décitlémetlt
l
��D'UNE FENETRE
Uer; d'autorité, je l'ai entraînée avec nous. Elle a
cout de suite déclaré à Jean qu'clic était ravie de son
arrivée, parce que nous comptions heaucoup sur lui,
clle et moi, pom mener à bien cIe négociations très
délicates. Je m'attendais à un mouve;ment de mauvaise humeur de mon grand frère devant cette insistance étrangèn' venant renforcer la mienne; il
s'est mis à rire.
- Allons, me voilà désigné d'officc pour plaider
une affaire bien embrouillée ... ct défendre un coupable peut-être moins intéres anl qu'il nc vous
'iemble.
- Oh! coupable, a protesté Rose, l'est-il vraiment? 11 a aimé cette femme, ou plutôt une Zita
irréelle, créée par son imagination . .
- C'c t, cn amour, trop souvent ainsi qu'on s.
leurre, di t Jean.
La conversation déviait; elle devint entre nous
rois très animée, et le nom de Pierre Claudon ne
int plus prononcé. Cependant, n prenant congé de
VIII. Durollier, Jean lui promit de s'occuper sans
tarder de notre protégé à toutes deux. Il ajouta.
pour couper court à nos questions:
- Laissez-moi faire, ne m'interrogez pas, jt
vous tiendrai an conrant; mon plan n'cst pas encore
arrêté ...
Attendons!
�D'UNE FENtTRE
71
'IJ
L'AFFAIRE ZITA
Depuis l'arl'lvée de Jean, Je n'ai plus beaucoup
le loisir d'écrire.
Mon Hère aurait ét{\ comme moi-même, tout
disposé à passer de longs moments auprès de nos
cOusins; s'ils nous ont fait venir chez eux, il semhlerait que cc soit, sillon par affection tendre. du
moins dan le désir de rompre leur solitude ... Pas
du tout! Comme ils me ,'ava:ent dit, ils ont répété
à Jean leur volonté de ne pas nOliS emprisonner.
Nous devons nous promener, visiter les environs,
prendre les autocars qui m '.nent les amateurs dl'
pêche - ils sont légion - et les iimes éprises de
heaux horizons - moins nomhrcuses - sur les
plages toutes proche. Nous IlC 110ÎtS faisons pas
j)rier, rt fort souvent MIlO nl1rolli r S' joint à nous.
Interdiction cl' parler de \( l'affaire Zita », comme
dit mOIl frère. Il dclal11(, tlne semaine L'lltière de
réflexion. J\ quoi veut-Ii réfléchir. jl' 1111' It- rlLlllélnde 1
';"Iais jl' cOllnais Jeéln! rlll1tiit- d\'ssayt.:r cil' Il' faire
\'h;ll1ger d'avis ou d'obtenir qu'II ~\ 'JlilqlH s'il a ré~olu
dl' se taire! Pose St' résig-Ilc 1lI0illS ~mé1elt
'lUe moi à subir UlI(' aU 'Ill' quc nOLIS JU,l{COI1S toutes
Ieux insupportable.
- Nous sommes, a déclaré Jean, en face d'une
, 1ffaire, on fuse ct pel1t-être fertile en surpri cs
~
coups de théâtre
c serai
s~n
doute l'avocat
�D'UNE FENtTRE
du prévenu; pour l'instant, je me confère les fonctions délicates de juge d'instruction. L'enquête est
ouverte, les déba ts ne commenceront que lorsqu'elle
sera close.
- L'ell'luête? a protesté Rose. Qui la ' n,ène,
puisCJue vous re fusez cie vous en occuper dvant
plusieurs jours?
- Ai-jc dit que je ne m'en occupais pas? J'ai
seulement réclamé qu'il n'en soit plus question. Il :;
a tant de charmants sujets de conversat ion, surtout
lorsque vou êtes là, mademoiselle ùltrollier.
- Votre frère est insupportaile, Simonne. Olt
TIC sait jamais 'il sc moquc ou parle sérieusement.
Ils se chamaillent volontiers, ct ce n'est pas tou'
Jours par j u.
J'ai voulu connaître J'opinion cle Jean ur mOIl
,tmie Rose; il a hésité.
- Je crois que je la trouverais charmante
elle n'avait pas des cheveux jaunes.
Et, comme j protestais avec véhémencl, car
Rose est d'un hlontl ravi sant, Illon fn\rc a haus ' c
ks '·paules.
- Qu veux-tu! J'al la phohl ùcs hl ondes.
-- Par originalité, pour ne pas ri voir le goût .h
tout le monde 1 Vénus était blonde, L ..
- Je lui préfére Minerve ... ou JUl1on. JUI1011
Il vnit être noire comme U11è ~ital1c.
Je tle , ais pa~
,i je te clon11 rai jamais unc b('I1{-~œur,
mai si
celle que je dois aimer xi~tc,
pour parler Cil !.tyle
de romanCl', clic sera brune comme toi, ma pttiU;
Monette. Pourquoi ris-tu?
- Parce que tu as, toi aus!ii, des chev 'ux jaunes.
- Les miens nc me gênent pas, je ne me regarde
que le moins posslbl dans la gla c. Et puis, rai lion de plus: la. loi oes contrastes, Srhopenhau r.,.
- Zutl
�D'GNE FExtTRE
79
Lannoncc du déjeun t m<:1 fin à notre dispute,
La présence de mon frère donne certainemen t
plu d'animation aux repas durant le quels je
n'arrivais pas, malgré Lous m 'S fforts, à éviter dr'
longs t p(;~al1ts
silences, Jean parle volontiers ,
s:;aîment, rfll'ont<. (['une façon originale les menu;,
incident de son Yoyagc t soutienl avec [{aoul de!'.
discussions sail cc sc rCllaissantes sut Il: aractèrc
américain, Lrè sympathiquc à J L'Ill, hOnlm . d'action
que le busincs - pa , <ionnc, tandis que mon cou in
tepro 'h' il nos amis lointains précisélll nt IlU'
ens pratique trop dominant. Prnrla,it qu'ils CauS nt
ainsi, j'obscrv la pau\'re Adrienne. Son regard,
fixé sur mon frère, a un e.·pres ion 'omplexe qu'il
me semble compT ·ndre. ] can lui serait certain rnen
sympathiqu " si elle pouvait oublier qn'un nutre deVrait Sc tr uver à cetl~
place. En lui témoignant dt
l'amitié, n' dépouille-t-on pas l'enfant renié mai'
toujours chéri, celui que l'on veut fai re pas cr pour
tnort et qui d lU url' si vivant au 1011\l de e s vieu.cœur?
Celle lJui est aussi hll:n cUrieuse il ohservcl, c'· st
Félicie. EU a pris, r!tplIis l'arri\'ée li Jean, rait
plus détaché. plu ,disent quc jamai . Il s mLle que
Seules de' pUi ées angéliques hantent son front trop
haut. EII m lait sOl~er
il ce Daxoll qui sont 111telJigtl1ts, e\1tl.é~
ct sav nt morùre, mais qui
prennent au rCJlos, (l\CC leur t '·tc p\ nchéc ct leurs
beaux yeux nostalgiques, une "pres JUil qua le.
A.nglais défilliss nt drôlement e11 di anl: '< 11 pense
à sa mère 1 »
Mn.. Remol1~
pense tout le temps a sa mère t
Apres II! déjeuner, j'ai regagné ma chambre,
"yant le projet de noter 1 s très mellus é\Yénel11ents
de ces derniers jours. Il [aut rille cc roman, auquel.
Sans l'avoir cherché, je suiS' mêlée, 'enchaine. ,ela
�80
D'UNE FENtTRE
m'amusera sans doute plus tard de relire ceS
pages .. .
- ... Je viens!
C'est Jean qui me rappelle que nous devons
sortir ensemble. IVlais le temps, assez beau ce 1Ilatin,
se trouble; il serait imprudent de nous éloigner
beaucoup, et nous décidons d'aller au jardin botanique, que mon frère ne connaît pas encore .
... Quelle surprise me réservait cette journée!
Nous errions à petits pas dans les allées du très
beau parc qu'est cc Jardin des Plantes, admirant
l'éclat des jettnes massifs et évoquant nos fleurs il
nous, les chères fleurs rustiques du Heurtelier,
riant au souvenir du drame sans cesse renouvelé
qu'était l'intrusion, les galopades de l'âne à travers
les géraniums, ou l'obstination qu'apportait. une
mère poule à sc faufiler sous le grillage fermant
la basse-cour, triomphante lorsqu'à force de gloussements prometteurs, elle avait décidé toute sa
eouvée à venir gratter le terreau d'une plate-b,mde.
mettant racines en l'air les jeunes plants fraîche
ment repiqués.
Et voiei que, venant à nous, je vis Pierre Clau
don, donnant la main à Riri. TI ne nous voyait pa::..
penehé vers son petit garçon, avec un visage ten
ùrement inquiet. Riri, tout ptd', emmitouflé avec
excès, devait faire sa première promenade de con
valescent. Il ne paraissait gl1"re solide sur se~
maigres jambes, t mon premier mO,lvem nt fut
d'ahorder le sculpteur et de le gourmander d'avoir
fait, si vite, sortir son fils. Cela ne me regardait Cil
rien, ct cependant je l'aurais [ait si j'avais été
seule. Mais pouvais-je contraindre Jean à connaître
M. d'Astiel s'il s'y refusait encore?
- Retournons, dis-je.
Pierre nous avait vus. Il se hàta vers nous sanS
�D'UNE
FEN~TR
Br
le moindre embarras; je restai pétrifiée en le
Voyant, après m'avoir saluée, tendre la main il
Jean, qui répondait à ce geste le plus simplement
du monde.
- Voilà donc votre petit garçon? dit mon
frère. Qu'il semble frêle! S imonne, je n'ai pas de
présentations à faire, tu connaissais M. d'Asticl
avant moi.. .
Comme je me taisais, complètement désorientée,
Jean se mit à rire, ce qui acheva de me démonter.
Heureusement qu'Henry, en me tendant les bras,
me fournit une contenance. Remettant à plus tard
de connaître le mot de l'énigme, je dis mon étonnement de voir l'enfant affronter si vite le grand
air. Son père m'apprit que tcl était l'ordre du mé·
decin. L'enfant était très couvert; pour venir
jusque-là, ils avaient pris une auto qui les ramènerait.
- Mais il va pleuvoir! m'écriai-je avec une
irritation dont je n'étais pas maîtresse.
Je supporte mal que l'on se moque de moi; or, de
toute éviuence, c'est ce qu'avait fait Jean, ce qu'il
fais,\it encore.
Riri ayant pris d'autorité ma main, mais nt'
Voulant pas lâcher celle de son père. nous marchionf.
avec l'en fant entre nous, et je me trouvais ridicule.
Ce qui achevait de me mettre de méchante humeur.
- Que nous ne vous retardions pas, dit mon
frère, ma sœur et moi allons vous accompagner
jusflu'à la sortie du jardin.
J'étais bien tentée de me débarrasser de l'innocent
Petiot qui, en ayant peut-être l' dls:inct, serrait de
tOllte sa force mes doigts. et de me sauver, laissant
mOn frère et Pierre d'Astiel se débrouiller enSemble. Ce SCulpll:UI' romantique e gaussait al~i
d moi, probablement ..
�D'U . . E
PEN~TR
On m'a toujours dit que mon visage trahissait
d'indiscrète façon mes sentilll nts. Jean s'aperçut
qu'il a\'ail été' un peu loin clans la m)' tificalior, ct,
devenu soudain très gr,l \"e, il comlllUlça :
- J'ai Ulle e.·p'iultion i le dOllller, Si1l1onne,
ct je veux le faire d vanl notre consin ... l\rais oui,
1\1. d'Astid ~la
le ncveu de noIre consine, cela
crée elltre IlOU~
une parenté par allian"C' ., III al
d~fine
SI l'on
n. mais réelle ... ~I.
d'Astid ...
-
• Ion cousin l'ICI rc, corrigea ,t;aÎIIH'lIt l'artiste.
- MOIl cousin l'(~re
n'ignor plus' que nous
ommcs au "ourant de s s ... déboirez;, de sa lamentable brondle avec f s pan'lIts d'adoption. II sail
également que lu a' l'U, la preml~\',
le désir
d'amener lIlll: rérolle:liall0n, t j ne lui ai pas
caché ma dUi,l11rc il 'on l'ndroit. li ml . hl'~ita!)Is
à l'nI n r dans l, complot. Tu ~ais
qllc j'al pour
h:lhitudc d'aller droil au but; 111(5 Il q,:';vcr;atiom
ont dû te surplclIdlC. :i tu :l\ai, l,té 'ule dal1~
Je secr t J :tUt<IIS ~:ln
doute a~l
différemment.
l" n Durollicr ét~lI
d,Ill la ('onlld(,l1cl', j'ai H<!outé
de pl!rdrc, ('ntre vo d II IIllP'ltiLlKl·. ma liherté
,l'action. JI Il, III ~'ol1\eait
l',,S, clan, lIlle arfair('
,liS i gra \'e, d'agi r il la lé!' f •• C\. 1 rOll l'quoI j'ai
pri 1 p:lIli, ,1 scz o,é Jl' 1- re'"'JI1I1,11 d·.tlkr j 1'011\ l I l'I! Hl' CI,ltldOIl clans
on :lIt1ier 1 t de Illi dire
tr'.. 5I1n)lIIIll('llt cc qu'il Cil ~t, It, Il prianl cl'avoir
,II CI" lI10i la III 0111 l' frallchi c...
Ill! jl' deVint' ta
pel~('r,
pOllf lIivlt
l'an
lIr llll haussemellt
d'épallil qll jl' Il',11 ,liS pli rép IlItCI. 'l'u tc clis '1lll,
prl'n:nll, cclIIi qlll i prêt 'nd,li :Ipprcnclrc à ("011HaÎtI"
:tl.. lil tOllt 01 Ir dl Ill! jOller la romédie;
m,li je Jll) '.d 1111 Il tinel dOllt JI: re1l1erCIe le i 1
e0111111 d'ull don trè précituK qlli millet imTl1éùiatcm nt Cil défialll
] v 1111 un être ou, au conraire, me pous A mt: fi r l!.!Î, •• 'lout 1 mOllu
��serait-elle moinl> inexorable, encore n'en !!Uis-je pa~
certain; en tout cas, elle n'ira jamais à l'encontre
<le sentiments dc son mari. D'ailleurs, comment
J.rriver jusqu'à elle? Vous voyez sa vic de recluse;
1JÙ aurais-je l'occasion de la rencontrer? Si elle avait
cru pouvoir l'attendrir en lui parlant de l'cnfant.
Mm. Remous l'aurait certainement fait.
Ni Jean ni moi n'avons répondu. Ce silence suffit
rt inquiéter Pierre.
- En doutez-vous? c1emanda-t-il brusquement.
Je continuai de me taire. Pru.demment, mon
frère répondit qu'il connaissait trop peu la house
keeper pour se faire une opinion.
- Je vous assure, dit M. Claudon, qu'elle Hl ';1
toujours témoigné beaucoup de dévouement.
- Et à Henry?
J'avais parlé très vite ct le regr ttai aussitôt.
L'artiste me regarda d'un air intcrrogateur. J'estime, lorsqu'on a risqué un pas sur une route dang-ereuse, qu'il vaut mieux se hâter de la franchir
que d'essayer de reculer.
- Eh bien! dis-je, 1110n impression est que, ell
effet. cette persollne vous porle un grand intérêt.
mais qu'elle voit surtout dans e pauvre' Riri le
fils de ... vot rc femme.
- Ce n'est pas impossible. ::ion attachement a
mes parcllts lui fait partagcr leur resscntimCll1 à
l'égard de celle qui a fait notre malhl' ur à 10115.
Il parlait. aHe convictiOll, sans le moindre Clll
barras. Allons, si jamais Félicic s'est lJermis <ks
rêves impossihles, Pierre ne s'en est même lMS
clouté ... Pauvre Félicie!
- Une pUlsée aussi me paralyse, reprit Pi 1 r(' :
ta crainte de voir donner un but intéressé à me~
efforts pour me rapprocher de mon oncle ct de ma
tallte Cela me rév0ltc an point que j'ai été sotlvent
�O'UNE
FENt.1'RE
tCllté de quitter définitivement le pays. lb n'eul<:1J
draient plus parler de moi... Mais mon affectioIJ
POur eux, je puis dire ma filialc tendresse, n'a pas
diminué. Je ne puis supporter l'idée qu'ils vieilli
raient, s'éteindraient tandis que je serais loin d'eu" .
gt puis, il y a mail petit ... Si je venais à disparaître ,
qui prendrait ,soin de cet enfant?
- En l'état actuel de vos rapports avec nos cou
,ins, dit Jean, je ne vois pas le ~ecours
qu'il CIl
pourrait recevoir!
- Si, Une lettre de moi, confiée à une perWll11l
très süre. devrait, en cc cas, leur être remise, Ils
verraient qu je leur lègue l'orphelin e11 les supl)liant de ne pas le repousser. 11 accéderaient au
,~ tprême
désir d'lIll mort.
- Du roman! "écria mon frèl'<.!, et du rOlllilU
triste! Je sais bien qu'on meurt à tout àge, mais
enfin, au cours normal des choses, vous avez touLe
<:hancc de sun'ivre à M. et Mm. de lIeurtelier. [1
~'agit
non pas de faire ouvrir les bras à un orphelin ,
Inais à un petit garçon accompagné de son papa ,
l
Dieu mercI très vivant! Et l'on va y travaillt!r.
- Vous êtes bons, tous cieux, dit Pierre alC('
~l1otin.
Si bons pour l'inconnu que je suis,,,. CI
je ne devrais pas vous êtrc sympathique: un ccr"cau brülé! acheva-t-il avec un sourire sans gaîté.
Il poursuivit d'un ton découragé:
- Je m\: demande ce que vous aJ1ez pou\'oi,
Jaire?
- J'ai une idée, affirmai-je. Il y a long[(:I1\~
que je cherche le joint pour effriter la muraille dl
préjugés derrière quoi, sauf le respect quc nous
l''ur dcvons, s'abritent Raoul et AdrieJ1ne. Jc crois
l':lvoir trouvé; j'agirai dès demain.
- Je you~
fais confiance, déclara Pierre a \'\;,
leu . Que' le bon Dieu \'OUS vienne cn aide'
�lYONE
Fl!N1tT~'
Hl
CF. PJ\li\ Rt-: rEl' [1'. ..
..... Ma COti lIle, VOliS êtL5 i bonne .. , Je sui su\'
IH r un
qnc vous lllt pardonnerez de yon' nl1~
l'O!lvivC' ?
L gotltc\' - ~["'.
Remolls dit la collatio1l
'st préparé sur la grande tallit: de la ';t1lc ft laH~Cr,
I.e vClldn'di S'UIUtlt'lIt, on l ,t rt ,lU a]on, r:élicil
,'st '11 co l"l' occupée ;\ heurrn des tartines, Elit Il'a
pas \oté mise :tu conra Il de !lOS projet, ct je ~\1l't
1 \/C
alltant d',lIl 'Id{' que: dl l11ali,'c non les 1()t~
l'Ii pourrallllt lUI 'cha pp r 1111 mul ne Inl
"chappe jamal ,
mal lin est' qUI ml'ltr,lil
:\1"'· d TI urtcltl r e!l dUianl'l'.
SortIe aJlr~s
le déjt'tlTl r, \
1 qu\' J
ft p.1r:l.I
t l'heurL dll thé, p!ltIS • !lt dcva!lt moi un III IiI g-ar
ÇOll m;ugre ct si p:lIl. qm Cl vi age sourTrdcl1
al! ndrirait 1111 r ur de l'iu·rc.
:'Ira COll 111C 111'1111< l'rog c1'un rc anl un pell
de
[faré, l1I:'lis SOli en'arCHI( I1t n'cst ricll alprè~
cclui de la hou<c1-('l'per, Litt "rah:mcnt, ses yeu.,
tti\ant la locution populaire, lUI fJrtcnl de la tête.
ElIc s'est immobilisée, son cout cali à la main, la
rôtie de l',l!1tre ; clic avale sa salive 'avec errort, ct,
le cou tcndll, la têt dressé, rappelle a 5 'Z le Lion
Hissant héraldique. Je l'ahandonne au oin de r r
rcndr ses esprit, t, affectant un calme que jt ne
poS5 de gu r
i p 11
Riri
r
c.1n I1U' •
��D'UNE
FEN~TR
fils ressemb:ait à ses pJrtraits d'enfant. Tanl
mieux. Mais il ne faut pas qu'un soupçon naisse
trop vite. Quel rôle va jouer la dame de compagnie
dans cette comédie dont la conclusion peut être si
heureuse ou si terrible? Ai-je eu tort de la tenir à
J'écart du complot? Ah! cette créature est inquiétante.
Riri, un moment, se cabre sous la main étrang-ère.
Je vois ses maigres jambes raidies dans un effort
,ournois pour s'évader. Mais Adrienne pa,rvient à
~ourie,
et son sourire est empreint d'une bonté qui
apprivoise le sauvageon. Ses genoux ploient, il
cède au bras qui l'attire ct, sou:' ,.i!1, se laisse aIJer
"ur ce cœur qu'il devine maternel. Nous nous taisons tous les trois ; jc me félicitc du silence
J'Henry. Il était impossible de lui faire la leçon, ct
le risque de paroles maladroites est lc mauvais côté'
,le ma combinaison.
Mm" Remous, cn apportant unc tasse fumante.
amènc une di\'( rsion aux mélancoliques pensées
d'Adrienne ct à mes préoccupations. Riri bat des
mains. Lc voilà décidément très cn confiance. L<'
Mcor luxueux ne l'effarouche pas. Il ne pense ni
h admirer, ni à s'étonner. Je ne peux m'empêcher
de faire un rapprochement irrévércncicux cntrc 1
fils de Pierre d'Asti el et un petit roquet pcrdu re
C'ueilli par Rose Durollier. « Ma chère, m'a dit mOIl
amie, ce petit chien est de bonne race ct a certai l1('ment appartenu il des gens fortunés, car, e11 arrivant ch<,7. 1I0llS, la premièn' 'hose qu'il a faite est
,l'aller sc coucher sur UI1 dcs fauteuils du salon .. ,
rr avait l'air tout à fait chcz lui r »
Riri aussi aura très vite ici l'air chez lui. POUl
j'instant, la dégustation de son chocolat l'absorbe
bavar
assez pom quc je n'aie pas à redouter de~
lal;cs intempestif
�D'lil-E FEX:2.TRF
-
Madame Remous, dit tout à coup ma
80
cou!'in~
ne trouvez-vous pas que cct enfant ressemble ...
EUe s'interrompit, et Félicie feignit de n'avoir
pas entendu.
Je brusque un peu les adieux. Pour une pn
mière entrevue, il faut se montrer prudent, laisser
Mine de Heurtelier sous une bonne impression. En
embrassant Riri, elle lui dit qu'il faut revenir.
- Et aussi Zozo et Popol? demande Henry, qUl
voudrait partager avec les siens tant de félicité.
- Ta sœur et ton frère'? demande Adrienne.
- Non, c'est pas ...
J'interviens avec rapidité. Je dis à Riri que lui
~eul
ayant été malade, lui seul a droit à un traitement de faveur et que j'irai le chercher le lende·
main. Mais Adrienne le console en lui donnant dc~
~âteaux
pour Z070 ct Po pol.
- Viens vite, mon petit, je vais te l'eeonduirc.
'Remercie cette dame.
Riri tend les bras, colle sur les vieilles jOlles ses
lèvres encore barbouillées, regarde les cheveux gril>
et, après une brève hésitation, inspiré par son bon
ange certainement, ~'éri
clan~
1111 éclat de rir<'
triomphant:
- Au revoir, grand'mèrc!
Et il m'entraîne n ~ambdnt.
JI' n'ai pae; (ls('
regarder Adrienn .
Avec une lâchett toute masculine, Monsieur mon
frère, prétextant l'invitation d'un ancien camaradr
rencontré ici, 5'était c quivé avant déjeuner el
n'avait plus reparu. TI vcnait ;t peine de rentrt"r,
lorsque je revins de chez Henriette.
A son tour, il goûtait, servi par une }'élicie dl
marbre, en la compagnie de notre cousine, qui lui
Parlait du «protégé d" Simonne '. si intéressant, k
Pauyret.
�D'UNE FEN ATRE
- N'est-ce pas, madame Remous? Mai vous n'aimez pas les en fants ...
Nulle protestation, nu1le réponse. Un silence
êcrasant. Par-dessus le toast qu'il croquait, Jean
m'a lancé un regard moqueur, pouvant sc traduire
par cette c.·prcssion vulg,lire : «. Qu'cst-cc que lU
..as prendre, ma petite sœur! :p
Je n'ai rien pris du tout. Durant le reste de la
journé ... , rl'llcic mit à m"viter un soin jaloux. Le
) ndcmain . culel11ent, 1I0U5 nous trouvàmes face il
face, à la porte cl sa chambre.
-- Eh biell! dis-je. que pen. ,"z-vous de mon ini'iative, madame Remous?
- Hlcn encart', répondit la housekecpcr.
Et Ih pa·~.
me laissant méùusé par le ton d
cet cI/core'. Etait il sil11plel111111 prudent ou gros de
menaces? Quc peut-elle, ct pourquoi travaillerait]Je eont Tl C( Pierre, clont clic:. a jusqu'ici paru si
ardemment épouser la cause?
XIV
QU-\Nn L'ENFAN1' PARAI't_
Plu icurs foi5, j'ai ratllen{' Henry ChlZ ma cou·
gine. Je Il suis plus inquièt ri l' C qu'il peut din
de fâcheu . J)C'ptll qu, spotltan 'ment, il a appelé
rIri nn <1: grand'mère:p, j'ai la conviction qu Il;
ùon Dicu t, vcc nOlis t Çj\IC l'ange gnh~
de
\ inllo nt mett a lit ses 1 Vl"C: le p raIes née s
1r
s.
J
1 lai s b vardcr. Il ., d'ail!
lU
à
ré~
�b"UNE FE.L:Tt'r'RE
nt, des sujets d'intérêt immédiat quI le distraient
du souvenir de sa famille d'adoptioll. Hier, j'a
tll'pris Adrienne grimpée sur une chaise, attcign'LnL
Ill' la plus hauk planche d'un placard tIes oùjets
que ses maills développail:llt n tremblant. C'étaient
Lies jouets 1111 p u hrisé~,
retrouvés pcut-être CIl
quelquc grenier après la révolte dc l'Cil Îant talJl
aimé et promus alors au rang de reliques.
- Cc sont 1 s joujoux tIe lIotre pat1\Te J>ielTl'.
m'a confié ma cousine avec une sorte de rOll rusion
11 1I0US a fait hirn du mal... Je vous dirai 1111 jour
notr' lonrù chag-rin, ma petite Slmoune. V01\S êtes
bonne, vous compn nrlrcz, ..
"'tait la premièn foi qu'clle ai ait allusion
t1 drame de sa ViL, Peut ~tr
se doutL-t-clle tIti.
(j'autres III 'out l'cil, eignée ct (lUC jl' Ile eroi plus à
la mort d . l'i1~rat
?
l'rl:squt chaque soir. J l';111 vn rl t rol[\'
Pic!'r
A 1:.
et h: tient, U l'I)\\ralll de cc qui ,,'c 1 pa~sé.
]JClbl'C' qllt: ',ln lils L'l accueillI dans cr foyer <tttl
fut 1· i 'n, 111. IS ~Il\
un 111'111 .1' 'll,prUIIl, le pauv1'r
ga non l\1 IlcU! di "iml1l r 1111 énlOtlO!1 ol11plcxe o't
Il r:lltrc l'III cl'allll rtume que d' 'spOlr, t j
Ln
hi 11 'lue cc pr mi r Jlà , qll( no\! a \Îo
con idér '.
COlllme \111(' \ lrtol r~, Il . nous l'oncluit qu'à un situation qlli, 11 r prolongeant, dc\·jel1drait into 1l'rahle.
C0111111\:nt précipitL'r les lVénC111l'nt ?
Avouc:r il la confiante Adrien1Jc la eomcdle llont
On la rend dupe? A cerLaitll's heures, je sui t\:uléc
de le faire, mais j'ai peur de la r'actiolJ. l\Iicu,X;
l'audrait certaincm nt laisser il notre eousln\: le
temr de s'allal'her il ce pdil en Îanl IllIi lui rappelh
SOn hirn-nimé Pierre. :\lalheurcusell1cnt, la nervo.
sité grandIssante du père de Riri r nd diffiCile cette
agcss ..
•n r vanŒ
III
n
rèr.
11 i
111
n rai
:;
�D'UNE
FEN~TRl!
pressé de I r .lt terminer pour regagner Paris, pu!
le Heurtc:li..r, prêche le calme, conseille de ne rien
hru~qe.
Il a décomert qu'il avait absolument
besoin d'un peu de repos t a ubtenu des vacl1e~
I(ue je pré férerais bien, quant à moi, lui voir passel
ntièrement li-bas, chcz nous, dans notre petit do
naine depLlIs tant de semaines livré aux dornestiques ... Il est vrai que ce ont des gens entdu~
d surtout de braves gens s'intéressant à la réussitt.:
de toutes cht)se~
:Lutant que si le prout devait leu!
Ln revenir.
Jt' me SU1~
d'abord demandé ce qui pouvait reLenir Jean ici. Je croi:; bien avoir trouvé. Je conai~
lIn monsieur (Jui, après avoir fait profession dc'
H'admirer qu les cheveux d'ébène cl les yeux dc'
jais, après avoir également déclaré t:1I mainte occa·
sion quc le tennis 'st, ùe tous les sports, le seul qui
lui déplaise, !l,Isse chaqut: jour des heures sur le courl,
I;Ù il trouve 'nml11t: partenaire U1le jeulle fill , plus
hl onde (jU les plus blond s. Je me garde bien dl
risquer ~I ce .' ujcL la moindre taquinerie, car je
erais trop heureuse si mOll grand frère me donnait
\Jour bdle-sœur celle charmante Rose, et je n'ai
Jamais cru à l'irrévucabilité de se ' vœux de célibat.
Je suis persuadée que Jeall aurait désiré, avant d,'
~e
marier 111i -mi':lT1e, Ille \'oir en Jluissallcc de mari.
Mais moi, qui Il'ai la phobie ni des blonds, ni des
hruns, je risque moins de me laisser séduit' pré
<'isément par le lype exécré.
Quc pen ma petite amie? Peul-cu'c :;1 je l'étai~
pas la sœur de Jean Ille ferait ,clic des confidenct' · .
Elle ne me parlera pas de ses sentiments pour mon
frère, s'ils répondent, comme j'en ai l'espoir, à ceu.
qu'elle-même inspire.
Je suis interrompu ... P,lI Mn;· RelTlou qui ient,
Je la part de ma cou~ine.
me prier de la rejoindrf'
�D'UNE FE_ llT RE
93
dans sa chambre, Mm. de Heurtelier est-clle souf
frante? J'interroge Félicie et n'obtiens qu'un geste
vague, des mots bredouillés. On dirait cependant
qu'el1e veut me dire des choses importantes: unI"
crispation torel sa bouche, son regard est inquiet
Je m'en irrite,
- Voyons, qu'y a-t-il?
Ma question précise a pour effet de lUI rendn.
Ce calme exaspérant derrière leCJuel pcuvent gron
der tous les tumultes, sans que le plus tenace obser
Yateur en puisse rien démêler.
- Mmo de IIeurtelier voudrait vous voir, Mademoiselle; j'ignore pourquoi.
- C'est bon, j'y vais.
Eh bien! madame Remous, VOltS avez m n11! Si jl
ne vous le jette pas encore il la face, ce momenl
pourra venir. Jusqu'à preuve du contraire, je reste
persuadée que vous ~a\'i(z
miell.- que personne
pourquoi ma cousine me hisait appele!': vous
étiez la seul' à n'cil pouvoir douler.
Seriez-vous tuut il f<lit une méchantl' femme,
madame Remous?
J'ai peinl' à reconnaître Adrienne dans la néaluI" alTolre, sang-lol;ll1te, qui lll'arcucil1e par U\1
déluge de plaintes ct dl l'l'plochLS aiL ·quels.
d'ahord, je ue comprendrais ril'tl, si le nom de Riri
ll'éclairnil le mystèr . l\l::t cousine tll'ttl dans Se~
muius t r('mhlante" Ull chiffon de papier ... Je distinguc des Irtlrcs ayant la forllll' dl s caractères
d'impril11eriL ... cl j' m'écrie avec Hill ~()rlc
d'al1é~
!:;c;llll'nl :
Ah! vous av 'Z rcçu nn(; lcltl' anonyme?
~Commcnt le savez vous?
Je hausse It.:. épaules.
- Parbleu 1
�D'UNE FEN!tTR
Il me semble voir une longue figure, plus jaune
que jamais, penchée a yec application sur cette
tâche dig-ne de tous les mépris, ]ug'<.:mcnt téméraire? I\on, Trop de probahjlités J'l'tayent, Si jl;!
me trompe, je ferai en mOIl CelUI' anH'lllll honorahle il la calomniée,
La prclTl ière élilOt ion passée, je Ille st'ns ét rangem nt call1le ct même satisfaitl', \ nilà dénouée,
un peu brusqul"ml1ll sans doutt, ccttl' ituatiun à
laql1Lllc je -hen:h:\is vainement une isl1~,
Bénie
:;uye7.-\'OUS, Fllirie: r1" \'otre 111auvai e actiol1 découlera peut être UI1 biu} fait.
1\[011 exclamation a suhitelllent apaisé Adrienne, .. ,
pOlir un temps dll mo'us, \'Ol1lll1e ulle g'olltte c:'t:au
froide jetée dal1~
lIll IHllIlClc III ébullitiol1 Cil fait
abaisser le !lollillonl1Cllllllts,
- Ainsi, dit al11\;l'elllllll la pauvre [emme, vous
n'cssayez 1~J\
pa~
de l1i, r?
- .le m\'11 gardnai biLll!
tous, pOUl' ln,' ha- Vous VOliS rtes ~l1t:ndS,
fouer .. , Vous que je jl~cais
si cl "Ile d l10tre anccliol1, i ciroite, si .. ,
:
j'lIltl'1'ro111PS SOI1 patJé~yrique
p:m.:c quc je IIi' droite,
- C'cst Jlr'iS~I1t
cOlJ1me \'ous h' <l't('<;, Illa e"l1 inl, [jll(' J'inJusticc
me rl'\o1tt, Oni, l'iniusti<'e! \'011 Il'aVleZ p:1S Il
droit de cond.11l1Jll'l 5an 1'( 1111 iOl1 \111 p:ll1Vr.: "arçon t'Oup:1hle 5('111('1I1('nl d'a l'oi 1 6té fa illle ('nt rc les
main cl'tlll(' ÎnlrÎIf:Jnte, Dl' l'(,ttc flnllll clic I1lt'rne,
le 'h,itimenl devait vcnir, .. VOlh :limiez Pil'I'fc
comm(' un fils ct. l, al'hanl Illalh t !lITII. , ahandonné
par cdlc qu'il il ('1'11 ailller - ql1'll ilimait, - \'0\1'
n'avcz pas cu pitié! QUl' 111(l11 011 in <(' soit lIh,ntré
ine.'orabk, pass(' ('nl'or(, 111ai, \ JlI, VUl1 qllC
Picrre appl'lait «maman»!
Si l'on m'a l'ait demandé, UI1 '1";1.1 t d'heure plus
��D'UKE FEN1!.TRE
Adrienne m'apprend que son mari, absent depuis
le matin, igno"e mon inqualifiahlc conduite.
Ce mot-là me dépbit, On a, clans la famille, la
tête assez près clu bonnet.
- :'Ia cousin, dis-je, en m'efforçant de parler
pOStl1lllit, nO\1S avons tOllS agi dans votre intérêt
autant (ue ùans celui dl' I\L d'Asti..:1 ct cIu petit
lIenry. C'est moi ql.1i HI ('1\ l'idé> dc VOLIS amener
au pardon de l'Oril nse par la pitié que vous inspirer;lIt l'ln bnt llIalIll'un.ux, qui ne devrait pas avoir
il payu' pour ses parcnts. Pui<que YOUS me jugez
si C lllpahle, je VOLIS prie de m'excuser en faveur
de l'int('ntion. l'lIais ricn n'l'st irréparable, Riri ne
reparaîtra pas ICI, ct vous pourrez d'autant plus
"ite ouilLer c('lle scène penible, que nous deviOl:s
prél'isLl11cllt. mon frère ct moi, vous annoncer a u ~
joltn.I'hui lIotre départ. Nous vous resterons très
r':connaissauts cIL' \oll'e aff eet!wux accueil. ct, lorssi vous le
que IIO\1S nous 1 (l'l:rrons, nous ~vitcrol1,
\·Otil~z
bie!1, (Il rt'\'lllir sur Cl: dOlllourcux sujl'[.
:-;al1s \'Cll'lo il ~rolt
l' I..:s prot('statiolls c1'Adrienne,
j'ai quittC la l'h,II11:)r(' et ai couru reioindre Jean
au tel1l1l', ;,fill cil le Illellre ;lll c01lrant des évrncnh.:nts. CIll'1l1in rai ant, j'Clahorais lin projet qui
m' pal ;tissait c,'cl'lknt; restait il ohtc'nu' les autorisations i ndisp 'l1sa LIes,
Dans l'émoi dll premier 1110111l.'nt. l'idylle (k Rose
ct de 1110n frère était pass(.l' a\1 g('t'ond plan (Il mes
préo(cupatlCJ!I " L ur Visible consternalion, cn m'entendallt parler de dl'part, Ille fit comprendre que
leur entente était plus complètc que je Il l,
croyais, Aussitùt, j'ajolltai un amenùeml'lIt aux
propOSition que je voulais faire ct, rapp lant à
Rose qu'l'lIe.: JI1'avait ('xprimé le désir d'alIer il
Lam', , JC J'l~age,
l'II quittant la \ilIe d~s
MJ/'aclcs, à venir passer quelques jour .. dans l'ot r~
�D'UNE FENtTRE
97
vieille maison dont si souvent je lui ai parlé. Rose
promit ans se faire prier, et le visage de mon
grand frère redevint joyeux. Il n'en parla pas
moins de pulvériser Félicie, mais finit par reconnaître que cette opération, fût-elle possible, ne servirait en rien les intérêts cie notre cousin.
- N'empêche, clit J ean, que s'il s'agissait cI'un
homme, j'aurais plaisir à lui offrir une belle volée
'de bois vert, tout ce qu'elle mérite. l\Ialheureusement, c'est une femme, si peu qu'il y paraisse.
Satisfaits à l'idée cie sc retrouver bientôt, les
amoureux s occupèrent de nouveau du sort de Riri
ct de Pierre.
- Il n'y a rien de perclu, affirmai-je, cc n'est
qu'un retard.
olre cousine, ne voyant plus Riri,
en éprouvera un regret dont elle ne pourra se défenclre, et qui vaudra tous les plaidoyer. Il faut
que, durant un certain temps, il y ail impossiLilit é
Pour elle d voir cet enfant, hîl-ce de loin; c'est
POurquoi j'emm 'ne Riri.
- Où cela? demanda mon frère, effaré.
- Eh bien 1 mais, au lIeurt lier! L'ai r de là-bas
lui fera le plus grand bien, ct M. d'Asti cl, dans
quelqu e temps, viendra le chercher.
- Tu cs folle!
imonne a grandement raison! s'écria Rose.
Son idée est merveilleuse. Ce pauvre petit a besoin
d'un séjour à la campagne pour achever de se remeUre.
- Vous êtes inimaginables, toutes les deux!
\l Ous voilà di sposant de ce gamin comme ç1'une
Poupée. Reste à savoir ce qu'en dira son père.
- S'il n'est pas un vulgaire égoïste, affirma
Rose, il consentira sa ns une hésitation.
. - Et en quoi cet nlèvcment influencera-t-il les
décisions de Mme de Heurteli r?
T
�1>'
.'
I~
�LA
�100
D'UNE FEN~TR
esprit d'imitation en lui donnant un sens plus large
en ore et péjoratif. Pour Louis, deviennent chinoi ..
series un défaut dans la pierre qui lui a fait louper,
un détail, une mesure mal prise, un outil émoussé ee
au si, sur un autre plan, les criailleries de son
épouse, lorsque Henriette s'a vise d'être de méchante\
humeur.
- Alors, bonsoir, je rentre chez moi. La femme
sera contente d'avoir de bonnes nouvelles du petit 1
Vous avez bien fait de le laisser aller, l'air du
Midi, pensez si ça va lui faire du bien, au pauv~
gosse!
- Evidemment ... Allons, sauve-toi, je fermerai.
- Ecoutez ... , j'osais pas vous le dire, mais, depuis que Riri n'est plus là, vous avez l'air ... l'air
tout chose.
- Quelle idée! M'as-tu jamais vu très gai?
on, bien sftr.
- Ne dis pas de sottises et fiche le camp, ou je
donne de la lumière et nous turbinons jusqu'à deux
heures du nlatin.
L'ouvrier se sauva en riant, et Pierre d'Astic1
eut un soupir excédé. 11 éprouve aujourd'hui un
farouch désir de solitude, le bavardage de son
compagnon lui a crispé les nerfs de façon inac~
coutul11ée.
L'artiste demeurait immobilc devant l'œuvre
inachevée. C'était une image de la pelite sainte de
Lisieux, dont Je plus pauvre sanctuaire de Nor·
mandie veut avoir l'effigie.
La conc ption de Pierre Claudon 'écarle dt!
conventionnel. Thérèse cst généralement représentée serrant sur son cœur une gerbe de roses dont
quelques-unes s'échappent. La robe aux pli droit,
les pieds posés l'un près de l'autre, tout d nne lIne
�D'UNE FENnTRE
101
impression d'immobilité, parfois de lourdeur. Pierre,
lui, a vu différemment celle qui aspirait si ardemment au Ciel qu'elle semblait à peine toucher terre:
les jambes fines, sous la bure qu'un peu d'air anime,
ont le mouvement moins de la marche que de l'élan.
Les amples manches retombant des bras étendus lui
fon t comme des ailes, et ses mains pleines de roses
ne les retiennent pas, mais large oU,vertes, vont
lai sser tomber la pluie miraculeuse. Ses yeux ne
Se lèvent pas; baissés, ils accueillent et comprennent les regards su.ppliants qui les cherchent. Le
clair visage est irradié de cette joie merveilleuse,
récompense des âmes ayant compris la sublime
petite voie d'enfance qui n'est qu'abandon, confiance et amour.
«Je ne suis pas très certain, songeait le sculpteur en contemplant son œuvre, que cela plaira. »
De riches fromagers, devenus c11fLtelains, offraient cette statue à l'église de leur village. Pierre
évoquait ce couple somptueux et vulgaire, et,
d'avance, s'irritait des critiques niaises qu'il prévoyait. «Les pompiers!» S'ils disent un seul mot
déplaisant, Pierre Claudon conservera son œuvre
et lell. conscillcra de faire leur choix place SaintSulpice. L'argent? L'artiste le méprise. C'est le tourment de sa vic qu'il faille s'en préoccuper. Si son
fil s n'était pas là ...
Pierre se débarrassa de sa combinaison de toile
blanche et quitta l'atelier. Il avait allumé une courte
pipe et s'en alla droit devant lui, sur une route
choisie simplement parce qu'elle le mènerait vite
hors de la ville.
Certains êtres, lorsqu'ils se sentent envahis pa~
les regrets, la nostalgie des bonheurs irréalisables,
cherchenL à s'évader de leur tristesse dans la dis..
traction et le bruit. D'autres veulent la solitude
�102
D'UNE FE '1!:TRE
p0ur sayourer leur mélancolie ainsi qu'un poison:
amer et grisant. Pierre était de ceux-là.
Un crépuscule mauve et gris noyait les horizons.
Des souffles venus de la mer si proche rafraÎchissai nt comme une rosée. Les couleurs s'atténuaient,
voilées d'une gaze fluide.
Picrre allongeait le pas sans y penser. Las de sa
journée de labeur, il trouvait mieux qu'un repos
dans une fatigue différente. Ses poumons, avidement, aspiraient le vent chargé d'odeurs salines.
Près de lui, en trombe, passaient des autos qu'il
maudissait pour le trouble apporté dans la paix ambiante. Bicntôt, même, il cessa de prendre garde aux
bolides qui lc frô aient. Sa rêYerie se faisait plus
dense et plus précise. Il revivait le temps si court
(Il- ee qu"il avait cru être son bonheur.
Zita de May ... Comme il l'a aimée! Pierre n'est
pas de ces cœurs qui, à l'heure des dés~lIuion,
renient leur tendresse évanouie et disent: «J'ai
cru aimer, je n'aimais pas.» Qu'elle en fût digne
ou non, il a été fou de cette femme ...
TI a eu la noble illusion de croire qu'à force
d'amour il la hausserait jusqu'à lui,... jusqu'aux
siens. Elle se montrait si détachée du passé, si
résolue à tout sacrifier à. celui qu'eJle prétendait
{-tre son pr mier amour! Comment a-t-il pu se
laisser prendre à ses mensonges! Quelle naïveté
fut la si nlle !. .. Avait-elle, ne fût-ce qu'un moment,
été sincèr ?
Rapide a été le désen halltement.
Pi rre ne peut songer sans un frisson de cl' goût
à leur pauvre intéri ur, où u·ne sorte de désordre
moral se comhinait, semhlait-il, avec le désordre
matériel pour créer une ambiance vite insupportable à un garçon élevé ainsi que l'avait été Pierre
d'Asti el.
�D'UNE FEN~TR
1°3
Il avait emmené sa femme loin de la ville où ils
s'étai ent connus, où il aurait été impossible d'écarter de la chanteuse des camaraderies dont son mari
ne pouvait se satisfaire. Vains efforts. N'importe
où ira Zita de May, des relations de même qualité
viendront à elle, qui les recherchera toujours.
Après avoir tout accepté, tout promis, Zita rejetait avec viol ence le joug qu'on prétendait lui impo ser. Les querelles se succédaient de plus en plus
fréqu entes. Pi erre était emporté; elle, vindicative
ct sournoise. Luj, cependant, s'obstinait à ne pas
voir le gouffre, se refusait à reconnaître qu'il ne
testait de son grand amour que rancune ct dégoût.
Un enfant allait venir. N'amènerait-il pas un renouveau de tendresse? Ne pourrait-on essayer enCore d'être heu reux ? .. Mais Pierre était seul à se
réj ou ir de la venue du petit être. Zita ne cachait
pas sa consternation, ct quand le bébé rut entre
eux, il n'apporta que plus de sujets de contradiction
jusqu'au jour où, excédée, la cigale, s'échappant de
Sa cage, abandonna enfant ct mari pour retourner
aux plaisirs ct aux misères dont elle avait la nostalgie.
Alors, Pierre Claudon décida le retour au pays
des siens. Il s'en rapprochait dans un grand besoin
d'être compris, consolé, soutenu, mais sans grand
espoir cependant d'obtenir le parclon d'une erreur
'd ont il comprenait mieux l'étendue, maintenant que
SOI1 cœur n'aveuglait plus sa rai son.
De celle qui fut sa femme ct aurait le droit enCore de porter son nom, il n'a plus rien su.
Qu'était-elle devenue, où continuait-elle sa folle
existence, tandis qu'il rcste scul... si seul!
Désormais, cependant, sa solitude ne sera plus la
même.
t'intenlion de M. ct cie Mm. de lIcurlclier, en
�J04
D'UNE FEN~TR
appelant près d'eux Jean et Simonne, ne peut faire
un doute: on leur offrait la place du fils rév0lté.
Que ce soit précisément le frère et la sœur qui aient
pris à tâche de ramener au bercail l'enfant prodigue, c'est là de leur part un geste trop noblement
désintéressé pour n'avoir pas touché le cœur de
l'artiste.
Très vite, la mutuelle sympathie attirant Pi rre
et J Lan l'un vers l'autre est devenue de l'affection.
Aff ction dont Simollne a eu bientôt sa large part.
Cette j une fille à la fois audacieuse et réservée,
d'une beauté dont on éprouvait la séduction avant
même de s'être rendu compte que cette beauté existait - ct presque parfaite dans la pureté classique
des lignes, l'éclat et la douceur des yeux somhres,
le velouté du teint uni formémcnt mat, - c !le
jeune fille était bien faite pOUl charmer l'artiste.
L cousinage adopté en jouant avait, tout de suite,
donné plus de familiarité à leurs rapports à tous
troIs.
Pierre a perdu le droit de se croi re abatfdonné;
au mom nt même où il songe à son isolement, il se
reproch sa mélancolie comme une ingratitude.
La nuit se fit complète sans que le promeneur,
perdu dans ses pensées, y prit garde. L s phares
d'une auto, en l'éblouissant, lui en donnèrent soudain conscience. Il rebroussa chemin.
Lorsque Pierre d'Astiel pénétra dans la ville, les
flllS étaient éclairées. Des gens se hâtaient de
r ntrer chez eux; d'autres, au contraire, sortaient
pour une lente promcnade dans la fraîcheur délicieue du crLpuscule. Pierre vit v nir il lui Rose
Durollier. Depuis son r tour il. Caen, le sculpteur
saluait la jeun fille ct son père d'un coup de chapeau qui <l1sait si laircment: (1 Tellolls-nous-en là,
Je VOliS prie », Ille M. DUlollil'T t Rose n'avai nt
�D'UNE FEN:ËTRE
105
tenté aucun rapprochement. Ce soir, Rose aborda
SOn ami d'enfance avec autant d'aisance et de sim~]jcité
que si leur camaraderie de naguère n'anit
Jamais ces s ~.
- Bonsoir, Pierre! Je suis contente de vous renCOntrer. .. Saviez-vous que je pars demain pour le
Béarn? Simonne de Heurtelier m'a invil"ée à faire
Un séjour chez elle. Avez-vous des commis ions
Pour votre petit Riri?
'Une émotion dont il ne fut pas le maître embua
les yeux de Pierre d'Astiel. Etait-ce de retrouver
Rose si amicale, ou cette émotion a-t-elle une autre
cause obscure?
«Je pars demain pour le Béarn. » Elle verra
lIenry. Elle verra aussi Jean et sa sœur. Il envie la
'VoYageuse.
- Simonne ne VallS avait pas dit CJue j'irais
là-bas?
- Non; et j'ai reçu ce matin une lettre de Jean
qui n'y fait pas allusion.
- Vous devricz vcni r aussi, rcprcnd la jeune
~lc.
D'ailleurs, vos cousins comptcnt bicn que vous
lrcz chercher Henry ... , mais pas trop vitc. Je veux
dire que Simonne veut garder Riri le plus longtemps possible.
Pierre sourit:
- «Mes cousins »... , c'est une parcnté relative,
ll1ais qui me rend trop heurcux pour que je ne la
Considère pas comme réelle. Si vous saviez quelle
teeonnaissance j'éprouve pour toutcs les bontés
ÙOnt on entoure mon petit garçon! II a, paraît-il,
déjà chang-é de mine. Je ne puis cependant trop
abuser de l'hospitalité qui lui est offerte ct je ne
larderai guère à aller le reprendre. .
1 - Eh bien! Jean t Simonne vous feront proOnger votre séjour, voilà tout.
�D'UNE FEN:ËTRE
VOliS arrangez toutes choses au mieux; Rose1
Je vous retrou ve telle ...
- Oh! je vous en prie, interrompit la jeune
fille en riant, ne me dites pas que je n'ai pas changé
dep uis ma quinzième année 1
- Au physique, sans doute ... , et c'est mieux CJlcore, soit dit sans compliment. Mais au moral...
- Au fond, je pense que le moral ne change
guère.
- Ah! grands dieux, si. J e ne suis plus du tout,
moi, le Pi erre que vous avez connu.
- Tant pis, dit-ell e gentiment. J'ai conservé de
ce Pierre-là un très bon souvenir. Enfin, avez-vouS
une mission à me confier? Des objets à emporter
pour Ri ri? Je me mets à votre disposition.
- Vous êtes trop aimable. Dites seulement à mes
cou sins que ma gratitude va chaque jour en grandi ssant, t à mon petit bonhomme de ne pas tout ~
fait oublier son papa. Au revoir et bon voyage, Mademoiselle.
II la quitta brusquement, repris de mauvaise humeur sa ns en savoir la cause, se sentant redevenir
farou chement sauvage, se détestant pour cela et, aU
demeurant, triste à pleurer,
TI
SOIR n'I!:I'fi.
Cramponné à la main de Simonne, sourcil§
froncés, lèvres serrées, Riri s'efforce de faire bonnc
contenance. On lui a souvent déclaré q.u'un hommc
ne doit avoir peur de rien. Alors il voudrait beaU'
coup ne pas avoir peur 1 Et, de fait, le gros chieti
�D'UNE FENtTRE
107
'Pastou qui le jette par terre d'un coup de pal te ;
'Jack, le petit Brabançon, arrivé tout droit du Select
kennel, et qui, rendu arrogant par ses nobles origines, menace toujours de lui mordre les mollets;
même Zepp, le danois, ... même les vachcs en liberté
dans la prairie ou traversant en cohue la bas., cCOur, aucune de toutes ces bêtes-là ne l'épouvante.
Mais il y a pire: il y a les oies.
Lorsque le troupeau, ailes battantes et becs claquants, entoure le gamin, il se sauve à toutes
jambes en poussant des cris déchirants.
Et «elles» sont là! Si Riri ne s'enfuit pas aujourd'hui, c'est qu'il se sent protégé par la prés nce
des grandes personnes, mais il préférerait bien être
ailleurs. Va-t-on s'éterniser sur ce hord de rivière
!Sous prétexte qu l'ombre des chênes et des acacias
bordant la prairie est particulièrement agréable, et
que s'asseoir dans l'herbe drue est un plaisir? LJn
!>Iaisir, oui, et plus délicieux encore serait de s'y
rouler sans contrainte; mais qu'en diraient les
oies? On devrait les chasser, ... personne ne prend
garde à leur agaçant t menaçant caquetage : cousin Jean raconte à Mil' Rose, arrivée hier, des histoires auxquelles Riri ne comprend rien et qui paraissent beaucoup amuser la jeune fille et cousine
Simonne, laquelle ne fait pas du tout attentinn à
:R.iri. Il en est vexé et tire la main de eette oublieuse.
- Que veux-tu, mon chéri? Amuse-toi, ... cours.
- Mais ne te j eUe pas dans la rivièrc, recoml11anùe Rose.
- Aucune importance, déclare Jean avec un
gr:lnù sérieux. J'enverrai Zepp le rep·cher.
:R.iri fait la moue. 'fout le monde sc moque de lui.
COurir! Pour avoir le troupeau à .ses trousses,
111 'l'ci 1 JI soupire ct prend le parti de s'allonger
�\l08
D'UNE FEN1?TRE
compl?:tement près de Simonne. Elle caresse les cheveux: dorés, davantage brillants et souples depuis
que la toilette de l'enfant est faite avec des soins
plm; raffinés que ceux qu'y pouvait apporter la
bonne Henriette.
- C'est cela, dors un peu, mon petiot.
- Henry vous a tout à fait adoptée, Simunne,
dit MIlO Durollier. .
- Je crois, corrigea Jean de Heu.rtelier, que
vous renversez les rôles. Ma petite sœur, qui ne
perd pas une occasion de déclarer sa volonté de
rester vieille fille ...
- Tl n'y a plus de vieilles filles, interrompt Si
monne en riant. Il y a des célibataires femmes,
comme il y a des célibataires hommes.
- Soit. Donc, 1\111. de IIeurtelier ici présente a
fait vœ~1
cie célibat. Et par une inconséquence admirable, elle témoignc d'un instinct maternel très dé·
veloppé et dorlote, choie, gronde même à l'occasion
cet en fant qui lui est étranger, tout cela avec une
dépense de tendresse ùont je suis presque jaloux!
- 11 est certain, soupi ra Simonne en se penchant
pour embras~
Riri, quc le départ de mon enfant
adoptif, pour parler comme Jean, me laissera un
très grand vide,... si granù que je me demande
pourquoi je ne le garderais pas complètem 'nt.
Comment, pourquoi? s'écria son frère. Tt.!
deviens complètement absurde! Il a un papa, ce
mioche, et qui n'aura pas la moindre envie de te
sac rifier ce qu'il appelle avec raison, le malheureUlC,
sa seule raison de vivre.
- Je crois même, dit Rose, que vou le verrcz
arriver sous peu pour réclamer son bien. Vous aije dit l'avoir rencontré la veille de mon départ?
Nous nous sommes si souvent entretenus de lui
durant votre séjour à Caen que je n'ai éprouvé
4
�D'UNE FENnTRE
10<)
aucun embarras à l'aborder; je l'ai fait tout naturellement, comme si nous n'avions jamais c ssé de
nous voir. Quel dommage ...
- Attention, interrompit Jean, désignant d'un
gC3te le petit garçon. Si les yeux sont fermés, rien
nc nous prouve que les oreilles le soient aussi ... Je
comprends ce que vous voulez dire: oui, c'est dommage, c'est navrant de tout sacrifier pour un pauvre
tnirage.
Ils se turent, suivant leurs pensées; Rose songeait à une autre signification que pouvait avoir
Son exclamation: «C'est dommag-e ... » Cela deviendrait si simple de ne séparer Henry ni de son
Père, ni de cette exquise Simonn e, si n'errait pas,
de par le monde, une misérable écervelée dont
null e n'a le droit de prendre la place par ellc cePendant dédaignée.
Simonne se dit que bientôt elle se retrouvera
seule dans la vieille maison; si tendrement qu'elle
soit attachée à «son beau village », elle se rend
compte que désormais les jours ici lui paraîtront
lnoins rapides. Tout, cependant, ne sera-t-il pas
comme avant?
Jean, lui, regarde le profil perdu de Rose, la
nuque blonde où un peu de soleil glissant à travers
les feuilles fait couler un or plus vif. Et il sourit
à un espoi r auquel chaque jour son cœur s'attache
davantage.
En file indienne, balançant avec dignité leurs
longs cols, les oie, puisque ces humains s'obstinent
à. leur disputer la place, s'en vont plus loin, en se
racontant des choses ...
Riri s'endort ...
Après une journée de lonrde chaleur, l'air enfin
S'allégeait. L e bleu lumin eux cIu ciel 'atténuait;
llloins ardent au zénith, il se nuançait de perle au
�110
D'UNE FEN:~TR
bord d'un horizon que bornaient les coteaux. Audelà du ruisseau, sur la prairie fauchée, le foin
étendu craquait an soleil. Traîné par un vieux
cheval trop assagi par les années pour s'irriter de
son cliquetis métallique, le grand râteau de fer
commençait à amasser j'herbe sèche. Un valet, juché sur le siège, manœuvrait le levier à intervalle.s
réguliers, et les andains sc formaient, gonflés, bruissants, pleins d'insectes inquiets, long ues sauterelles
semhlables à des joyaux de jade ct d'émail, criqu ets
de velours brun ct de satin bleu ou rose.
Pastolt ct Zcpp descendirent la berge; on les entendit barboter un moment, puis il s reparurent sur
l'autre bord et d'un commun accord se mirent à
pourchasser les mulots et à sc vautrer voluptucu sement dans Je foin.
- Qu 'il fait bon ici, soupira Rose. Même nos
plus belles journées n'ont pas l'éclat des vôtres.
- En revanche, dit Jean, le vert de vos forêts
est plus profond; nos feuillages ont des teintes
moins uni formes, comme nos prairies les plus
grasses ne ressembleront jamais à vos herbages
normands. Choses, bêtes et gens ont, chez vous, un
air d'opulence que notre Béarn ne connaît pas.
Comparez notre bétail aux puissantes vaches ruminant sous vos pommiers ... Et vos non moins puissantes fermières, ajouta-t-il en riant, à nos nerveu cs petites Béarnaises?
- Vous savez que je suis Normande, monsieur
de IIcurtcJier?
- Eh bien! fit-il, taquin, trouvez-vous que vouS
rcsscmbl z à Simonne?
pposilion complète! Or, comme voire sœur
représente très justement à vos yeux l'idéal féminin, 11 m' st aisé de conclure, répondit Rose; ct je
conclus.
�D'UNE FEN"RTRE
III
Peut-on connaître vos conclusions?
Quel est le contraire d'une perfection?
Parfois une autre perfection, Mademoiselle.
Que les hommes sont habiles à se tirer d'un
Inau vais pas!
- Et les femmes adroites à nous y pousser!
- Allez vous disputer plus loin, dit Simonne.
IVOUS allez réveiller Riri.
Prompt à saisir l'occasion du tête-à-tête que lui
offrait sa sœur, peut-être à dessein, d'un bond le
jcune homme fut debout.
- Venez,... sauvons-nous,... respectons le somllleil de l'innocence 1
Il avait pris les mains de Rose et, la forçant à
Sc rclever, l'entraîna en courant.
- Simonne, Simonne,... ne me défendrez-vous
Pas? criait Milo Durollier, se prêtant au jeu.
La jeune fille les regarda s'éloigner avec un sourire complice. La fièvre joyeuse avee laquelle son
frère a attendu l'arrivée de Rose, aussi bien que des
confidences qu'clle ne cherche pas à provoquer, ont
achevé de la persuader que le cœur de son grand
'irère, ce cœur soi-disant si rebelle, est en train de
se laisser asservir et bénit son servage, tout comme
\ln naïf jouvenceau du romanti me.
Simonne est heureuse du bonheur qui se prépare.
Cependant, une confuse mélancolie l'envahit qu'clic
se reproche comme une preuve d'égoïsme. Va-l-clle
donc s'attrister parce qu'elle ne sera plus l'uniquc
tendrcsse de Jean, parce qu'une soeur, si tendrement
aimée soit-clic, ne viendra plus qu'en sccond plan
dans la vie, dans les pensées de cc Jean, qui, toujours, fut pour clIc tout l'univers?
. Sur un pont rustiquc fait d'un large matlrier, un
Jeunc arbre encorc rcvêtu de son écorce ervant dc
barrc d'appui, Rose cl Jean lra versent le cours
�JI2
D'UNE FEN:ËTRE
d'cau. Simonne les \'oit s'arrêter et, accoudés l'un
près de l'autre, se pencher sur le ruisseau. Au fond
d'un lit resserré entre des berges ravinées, un mince
filet de cristal chuchote entre les cailloux. Parfois,
un obstacle arrête le courant; l'eau s'amasse, formant de capricieux viviers où les goujons, les
ablettes, et des truites aussi, tracent de rapides
sillons d'argent.
- Avez-vous des écrevisses? demanda MIlo Durollier.
- Des écr visses dans la Nielle! Car vous êtes
sur la Nielle, Mademoiselle!
- Un joli nom ... Mais pourquoi la Nielle ne
serait-elle pas peuplée d'écrevisse s?
- Parce qu'il arrive souvent, pendant les étés de
sécheresse, que l'on ne puisse plus y trouver une
goutte d'cau. Et les infortunés crustacés qui ne
mourraient pas de soif seraient, un beau jour,
après un simple orage grossissant les sources des
coteaux, entraînés jusqu'au gave par un irrésistible torrent. Vous riez? Vous ne croyez pas auX
subites violences de ce maigre ruisselet? Regardez
ses bords: n voyez-vous pas comme ils sont profondément rongés, creusés... Savez-vous que la
Nielle, à pel! près chaque année, inonde nos prés,
ravage tcl al! tel champ?
'c t incroyable!
- Nep nsez-votlS pas que l'on pourrait tirer de
ccci 1111 symbole?
h! vous savez, les symboles, c'est comme
l'ar
s~ nic
: avec un peu d'habileté, on arrive à trouver de cc poison, paraît-il, jusque dans un pied de
chaise.
- Vous êtes trop moqueuse. Je me tai .
011, dével ppez, j'écoute. Mais je VOliS
n
prie, ne me parlez pas des cœurs vides ct secs que
�D'UNE FEN~TR
II3
il:irusquement la passion dévaste, ... ce sera fàcheuse·
ment banal.
- Vous voyez bien qu'il vaut mieux me taire.
- C'est cela que vous alliez dire?
- Non, pas tout à fait ... Cela y ressemble un
peu, je l'avoue ...
Eh bien! votre symbole est très consolant.
-- CDmprends pas.
- Un cœur qui, à chaque saison, après avoir été
soi-disant dévasté, redeviendrait paisible, limpide,
chantonnerait après avoir mugi, tout prêt à mugir
encore au prochain orage ... Voilà un cœur auquel
je refuserais toute pitié 1
- Et ce serait bien fait. .. Au diable les sym..
boles! Il faut, je le vois, pour les manier et y trot!..
ver un sujet d'éloquence, plu.s de subtilité que le
Ciel nc m'cn accorda; ils peuvent devenir une arme
à deux tranchants. Moi qui comptais sur ce rappro·
chement facile - et usagé, je le reconnais - de la
violence de l'amour et des flots pour amorcer
un discours qu'il faudra tout de même que vous su ...
bissicz 1. ..
- Oh! protesta Rose, un discours... Un dis·
Cours ... vraiment?
Elle le regardait franchement, avec une lueur
un peu moqueuse au fond de ses yeux rayonnants;
son sourire raillait aussi, mais si tendrement qu'tmc
joie triomphante souleva Jean.
Ainsi, elle l'a deviné, compris. D'une voix que
l'émotion assourdissait, il prononça son nom:
- Rose 1...
Elle continua de sourire un moment, sans répondre, ... puis ses yeux s'embuèrent: à SOI1 tour,
très bas, elle le nomma ... ct ils se turent. Le grand
discours était résumé.
Plus tard, ils reprendront le thème «amour)
�IL~
D'UNE FENtTRE
toujours le même et toujours nouveau. En cet ins"
tant, leur silence frémissant les rapproche mietut
que tous les serments.
III
UNE AFFICIIE
Les bras encombrés de paquets, Félicie Remous
re\'ient du marché. La cuisinière étant souffrante,
M"" de Heurtelier a prié sa femme de charge
d'aller elle-mêm e aux provi ions, ct il a bien fallu
s'ex.écuter. Mais, pour rien au monde, Félicie ne
cOllsentirait à sc charger d'un sac; elle préfère
tenir comme Ile le peut des victuailles ma.I enveloppées de jou rnaux froissés et de papier gris; sa
dignité ennuffre d'ailleurs à l'extrême ct cherche
une revanche dans une attitude plus ftère que jamais. Le front défiant le ciel, la bouche à la fois
dédaign euse ct sévère, Félicie allonge le pas; elle a,
du reste, coutume cie marcher avec la précipitation
d'une personne en retard pour le dernier tramway;
elle ohtient ainsi l'allure désunie d'un pauvre
cheval dont on prétend forcer le train.
Si pressée que Félicie paraisse, elle s'accorde ce~
!lendallt le loisi r d'ull coup d'œil aux étalages; nul
ilhleau de maître Ile saurait captiver son esprit à
l'ég-al d'une devanture de mag-asill. Elle s'arrêta
soudain ct avec tant de brusquerie qu'ulle poche de
tnandarines, rompant l'équilibre laborieusement
obtenu, s'crfondrn sur le trottoir. Un passant plein
d'oblig-eanc' repêcha dans Je ruisseau les fruits d'or
rlui semhlaient malig-nement se hfller ver une
'loLlche d'égout toute proche. D'autres mains cha-
�D'UNE FEN:ËTRE
t'hables s'empressèrent ': on voyait bien que si la
pauvre femme avait tenté de se baisser, c'eût été
la catastrophe complète! Une brave ménagère
essuya les fruits à son tablier et conseil];l maternellement à Félicie de se procurer un filet:
- C'est cor le plus commode!
1II m• Remous remercia à peine; si émue, si troublée qu'elle aurait pu voir disparaître la totalité de
ses achats dans les flots boueux de l'Odon mal odorant, sans en éprouver le moindre émoi,
Ce qui cause son saisissem'2nt c'est, à la porte d'un
music-hall, une affiche où ses yeux par hasard ont
glissé en quittant la vitrine voisine. Un nom, 11
lettres énormes, la sabre sous une tête rousse aux
cheveux courts dressés comme des flammes: Zita
de May.
Elle!
Zita, à Caen. Zita, venant défier ou relancer
Pierre!
Félicie sent ses genoux fauchés et reste là, hébétée, regardant avec des yeux de folle ce portrait
qui, peut-être, ne ressemble que de très loin à l'origJllal. C'est un visage ans beauté, mais d'une grâce
vulgaire capable de charmer un certain puhlic.
M"'" Remous reprend sa route. Ah t clic ne songe
plus aux étalages! A vrai dire, elle ne songe à rien
de précis; un tumulte remplit on cerveau. Chaos
horrifiant dont elle n' st pas encore parvenue à
faire surgir une clarté en arrivant à l'hôtel de
lIcurtclier.
De l'office qu'Ile a gagnée par j'entrée de service,
la housekeeper remonte en hiite dans sa chamhre,
S'yen ferme à double tour, comme s'il lui fallait se
déf mIre d'on ne sait quclle poursuite. Mais clIc
peut tir r ses verrous; Zita de May cst entrée avec
elle. Son visage aigu aux yeux trop grands, à la
�'116
D'UNE FENtTRE
bouche saignante, se-mble la narguer. FélieÎd
s'a sied ou plutôt s'écrase sur une chaise; ses maing
tremblent. A présent, un sentiment domine le désordre de ses pensées: la haine. Ses doigts se crisp cnt comme des griffes; il serait bon de lacérer cette
face insolente, de crever ces yeux moqueurs. Pendant un moment, la glaciale, la compassée Mm. Remous « voit rouge ». Et puis, lentement, un peu de
raison lui revient. Il faut agir, prévenir Pierre.
Peut-être a-t-il vu, lui aussi, cette affiche qui doit
être placardée un peu partout dans la ville? Que
V ' l faire le pauvre garçon? que peut-il faire?
Mm. Remous se prend à regretter le départ de Simonne et de son frère.
Jean de Heurtelier aurait pu être d'un grand secours.
La housekeeper ignore que Simonne a emmené
Riri, n'ayant pas cherché à revoir le sculpteur, dans
J'emba rras où elle était de l'attitude à adopter pour
entretenir Pierre Claudon de ses nouveaux amis.
Lui reprocher d'avoir combiné sans la consulter la
machination dont l'innocent petit Henry était com1llice, serait-cc très adroit? Félicie sait que Pierre
accepte difficilement les conseil Cl pas du tout les
:reproches. N'étant pas assez certaine, malgré sa
T(~marquble
maîtrise d'elle-même, de s'en tenir
absolument aux mots qu'il fallait, Félicie s'est donc
tenue à l'écart. Aujourd'hui, nulle considération ne
peut prévaloir contre la nécessité d'avertir l'artiste
'de cc qui le menace.
Sans prendre la peine de prévenir Mm. de Heurtelicr d'une absence qu'elle trouvera bien moyen
'd'expliqu.er par une nécessité ménagère, Félicie,
ayant reconquis le calme nécessaire à une action
efficace, quitta de nouveau l'hôtel. Ses lon gues
jambes, plus rapides que jamais, l'curent vite
�D'UNE FEN .ËTRE
amenée devant l'atelier. Un crissement d'acier sur
la pierre lui parvint avant qu'elle eût poussé le
portillon. Elle ouvrit résolument ct se trouva en
fac e de Louis qui, dans la cour, sciait un bloc. Il
leva vers la visiteuse un regard sans aménité. Félicie ne lui était pas sympathique, et l'ouvrier de
M. Claudon n'avait pas pour cou.tume de dissimuler
Ses impressions.
MOl. Remous salua d'un imperceptible mouvement
de menton, lancé de bas en haut, et pénétra tout de
go dans l'atelier pour en ressortir aussitôt.
- M. Clau.don n'est donc pas là?
- Non, répondit laconiquement l'homme en se
remettant à la besogne.
VOliS auriez pu me le dire!
- Me l'avez-vous demandé?
- Reviendra-t-il vite? questionna Félicie, sans
paraître remarquer l'insolence de la réponse.
- Je n'en sais rien.
- Je vais l'attendre.
L'air goguenard de Louis s'accentua. Il fut tenté
de laisser la housekeeper se morfondre, mais la
pensée qu'eUe allait rester là, près de lui, à le regarder rai re et à le harceler de questions l'empêcha
de pousser plus loin la plaisanterie.
- Ce sera peut-être un peu long, dit-il innocemment.
- Ah!
- Le patron est en voyage.
- En voyage! Où est-il allé?
- Ah! ça, il ne m'a pas chargé de le dire!
Rongeant son frein, Mme Remous insista:
- 11 ost de toute importance que je puisse lui
faire parvenir la nouvelle que je lui apportais.
Louis donna deux coup de scie, ce qui lui per~it
de réfléchir. Il est embarras é, le brave garçon.
�u8
D'UNE FEN:Ë.TRE
Ne prévoyant pas qu'on viendrait le 'demander,
Pierre n'a pas laissé d'instructions pou.r cette
occurrence. L'ouvrier trouve enfin la solution sati
~
laisante.
- Probable qu'à la poste on a l'adresse? Ecrivez, on fera suivre votre lettre.
Comprenant qu'elle n'obtiendrait rien de plus de
ce personnage rébarbatif, 1\1000 Remous repartit,
furieuse.
Si elle paraît foncer devant elle, ce n'est que par
la force de l'habitude, car Félicie ne sait où diriger
ses pas, ni ce qu'elle doit faire.
Une pensée, soudain, détend son dur visage. Si
cette horrible femme pouvait s'éloigner avant le retour de Pierre, son passage à Caen serait salis importance; peut-être même SOI1 mari l'ignorerait-il!
Mais Zita quittera-t-elle la ville sans avoir fait
quelque esclandre? Est-elle venue à Caen simplement au hasard d'un engagem nt? omm nt le savoir? Qui pourrait sc charg r de confesser la
chantetL e sans lui laisser supposer qu'on la redoute?
harg-cr de cette mission M. de IIeurtelier, il n'y
fallait pas songer. Entrer en rapports avec la donzelle serait, de sa part, une pure folie.
Pr "tl'xtant une terrible rage de dents, la housek cpcr ne parut pas au déj euner. Ce moti r sans
poésie lui servit encore dans l'après-midi à justifier
une sortie qui pourrait se prolonger: l'lIme Remous
demanda la permission d'aUer chez son dentiste.
Apri.-s de fiévreuses hésitations, Félicie sc décidait courageusement à se rendre Ile-même auprès
de la chanteuse. Ce qui l'entraînait, c'était bien
ré llcmcnt le désir d'être util à Pierr d'AstieJ.
'était plus encore, sans qu'elle sc l'avou;lt, le désir
de voir la fatale Zita. De la part de Mm. Remous,
�D'UNE
FEN~TR
IHp
toujours persuadée, en dépit de sa situation sans
éclat, que la ville entière a les yeux sur elle, pénétrer dans un music-hall pour demander l'adresse
d'une artiste et, de là, se rendre dans un hôtel de
dnquième ordre chercher la voyante demoiselle, tout
cela exige une sorte d'héroïsme.
«Chambre 23, second étage, couloir à gauche »,
se répète Félicie en gravissant un escalier obscur
o.ù les pieds s'accrochent dans un tapis mal tendu,
usé jusqu'à la corde. Elle a lâchement espéré tout
à l'heure que la boniche rencontrée dans le couloi r
répondrait à sa question: « Mil. de May est sortie. :t
Mais non, Zita est chez c1le. Le sort en est
j eté.
- .Entrez!
Au son de cette voix, avant même d'avoir poussé
se sent perdre pied..
la porte, J'in fortunée Félic~
Lcs paroles prudentes et habiles par quoi elle
com ptait amorcer l'entretien périllcux, elle ne les
retrouve plus; l'aplomb voilé mais formidable dont
Mm. Remous a jusqu'ici toujours fait preuve l'a
complètement abandonnée.
La qualité cIominante cIe la housekeeper est le
goût cIe J'ordre exagéré ju qu'à la manie. Un grain
de poussière sur un pied de table, une imperceptible mielle cIe pain restée dans une rainure du
parquet, la font se précipiter à genoux pour réparer
le désa tre. n journal oublié sur un meuble, un
li'fte posé au hasard, l'horripilent. 11 a fallu toute
l'autorité de M. de Heurtelier pour l'empêcher
d'imposer à chaque pièce de la maison le même aspect glacial à force de correction qu'elle a su donner
à sa propre chambre. En pénétrant chez Zita de
May, le premier mouvement de Félicie fut un recul
horrifié.
Le lit, les chaiscs, la commode, la table même
�Po
D'UNE FEN~TR
ntsparalssaient sous des vêtements jetés pêle-mêle ~
Hu linge sali traînait sur le parquet; un chapeau
coiffait la pendule et des souliers étaient posés sur
la table de nuit. Au milieu de ce capharnaüm, Zita,
en combinaison jonquîlle, paraissait juger son cos.tume parfaitement convenable pour recevoir des
vi~tes.
L'aspect de l'arrivante l'étonna visiblement.
VOliS devez vous tromper, Madame, affirmat-elle sans attendre une question.
- Je ne crois pas.
1\1 mo Remous retrouvait quelque hardiesse. Tant
c1'incurie, bien plus que tout ce qu'elle savait de
Zita de May, lui donnait une impression de supériorité récon fortante.
Résignée, la jeune femme décrocha une robe suspendue a J'espagnolette de l'unique fenêtre, ct, tout
en l'enfilant, invita l'inconnue à s'asseoir.
M ais c'était là offre fallacieuse. La chanteuse .'en rendit compte ct, sans lâcher sa robe,
débarrassa une chaise en jetant par terre ce qui s'y
trouyait.
- Je vous demande pardon, ce n'est pas très en
ordre ... quand on doit rester si peu. de temps ...
- Ah! fit vivement Félicie, vous devez repartir
très vite?
- Dans quatre jours.
Le visage fardé, après une éclipse dans un nuage
soy ux, reparaissait, ainsi qu'un cou gras ct blanc;
Zita agrafa sa robe ct, de ses doigts bagués de
pierres fausses, fit gon(ler la toison fauve qui la
oifTait si étrangement.
Elle n'était certes pas jolie, mais devait à la
rampe faire de l'effet. Un peu impatientée de la
lenteur que met cette étrangère à s'expliquer, Zita
demande assez sèchem nt et sans recherche d'élé;allcc :
�D'UNE FENETRE
Qu'y a-t-il pour votre service?
Mme Remous bnîle ses vaisseaux. Se fais.mt aussi
hautaine que ses moyens le lui permettent, elle profère une question qui abasourdit son interlocutrice.
- Je désire savoir quel a été votre but en venant ici?
- Ici ..., dans cct hôtcl, vous voulez dire?
- Je veux dire: à Caen.
l! y a un silence. Les yeux de Zita, des yeux
·d'un noir si noir qu'ils font supposer que, sans le
Secours du henné, les cheveux, au lieu d'être couleur de soleil, seraient couleur de nuit, expriment
la plus complète incompréhension. Mm" Remous
Songe pour la première fois que Pierre a peut-être
Cu la suprême prudence de ne pas révéler à sa
f Il1mc en quel lieu sa famille résidait. Mais cette
Précaution apparaît surprenante de la part d'un
all10u feux xalté !
Cc qui semblc plus vraisemblable, c'est que cdte
Cabotine joue en ce moment une comédie dont Félicie Ile découvre pas le but, mais qu'elle veut déjouer immédiatement.
- Vous avez choisi cette ville dans l'espoir de
tet TQuver M. d'Astiel.
- M. d'Asti cl, ... mon mari!... Ah! mon Dieu ...
J l t Caennais, mon mari, ... c'est vrai!
Elle s'assied au bord du lit ct rit à g-rands éclats.
- La ville de mon mari ... Je l'avais oublié ... Oh 1
que c'est drôle l...
J.., s doigts de Félicie se crispent. Elle éprouverait
une joie féroce à nIollcer ses ongles dans cette
Itorge secouée d'un rire à la fois insolent ct si
erucl.
- Est-ce que tu deviens folle?
. Un homme a surgi de la chambre attenante. EstIl j eune? est-il vieux? Il est difficile d'assigner un
�122
D'UNE FEN:ËTRE
âge à cette face tiraillée par une sorte de rictu~,
al! teint usé, mais aux yeux clairs ct spirituels.
A la vue de Mon. Remous, les paupières du noUA
ve,lll venu sc froncent, la bouche csquisse une grimace indéfinissable.
Retrouvant un peu de sang-froid, Zita de MaY,
présenle :
- Mon camarade Fadier, le grand comique.
Et s'adressant à lui , elle continue:
- Mon mari est ici. comprend -t u! Ici! Il aura
vu les affiches. Hein! Quelle secousse 1 Alor , Madame e t accouru.e, envoyée par lui, natureJl~
ment... Hein 1... S'il était venu lui-même ? ..
- M. d'Astiel ignore que je suis ici, profère
M"'· Remous avec un e telle dignité que le cabot
l'admire dans un sifflement moqueur. Mais il dit gra
~
v ement :
- Tu as tort cie blaguer, ma petite. Tu connais
mon avis? a peut faire du vilain.
- Zut!
Puis, saisie d'une idée subite, Zita sc fige ct in~
terrog-c avec une orte d'effroi:
- 11 adame ... Est-cc que vous seriez sa mère?
Un flot de sang envahit le visage de Félicie. Sa
mère 1 Ainsi, clIc a l'air d'une vieille femme 1 Cette
fille est idiote.
- M. d'Aslicl n'est pas mon fils.
- Ah 1 J e vous demande pardon. Alors, poursuit-elle d'un ton agressif, qu'est-cc que VOliS êteS,
de quel droit venez-vous me faire parler?
- Parler, intervi ent le comique, tu ferais mieu"
de le faire, voilà l'occasion, crois-moi, Cc ser 3
moins dang'ereux. Si Madame est venue te trouver,
c'est qu'elle est une parente de M. d'Astiel... ou une
amie de la ramille.
Un ltg't'f haume s'étend sur la plaie d'amour'
�D'UNE FENtTRE
123
propre subie. Allons, si on peut la croire d'âge à
avoir un fils comme Pierre, on lui tro'lve du moins
l'air assez grande dame pour la placer dans l'aristocratie. Cela fait toujours plaisir, quand on est
une Mmo Remous. Elle acquiesce.
--- Une parente, oui, c'est cela.
- Qu'est-ce que tu risques? insista le comique.
Au contraire, on t'en saura gré. Allons, raconte ...
Faut-il que je prenne la parole, puisque je suis au
COurant de tout?
- Eh bien! voilà, commence Zita, hésitante.
Mon camarade a peut-être raison, ... je vais VOLIS
apprendre des choses ... Seulement, si après ça on
tn fait des mistouOes .. .
l.es relations personnelles de la housekeeper
n'ltant pas absolument, pour employer une expression familière, triées sur le volet, ce mot de mistOl1 fles ne la surprend pas; d'aill urs, en ignoreraitcllc le sens, l'air inquiet de Zita le lui ferait
compr ndre.
- Tl ne vous adviendra aucun ennui, assure
M"'· Remous à tout hasard.
Alors, la chanteuse parla. Elle parla longtemps ...
IV
LF. MO'f QU'ILS NE DIRONT PAS ...
Assis eôte à côte sur un banc, à l'ombre d'un
Platane, Simonl1e t Pierre devisent amicalement.
Devant eux, Riri sc roule dans l'herbe avec ses
atnis les chiens. Parler du petit garçon devient pour
l'artiste ct la jeune fille ulle grande ressource. DePUtS plus d'une semaine, le scu.lpteur est l'hôte de
�J24
D'UNE
FEN~TR
<1: sa cousine », ct, peu à peu, une sorte (le gêne
s'cst glissée entre eux. Aucun incident ne l'a fait
naître, aucune parole ne l'a pr(}voql1.ée. Cela s'est
produit lentement, comme ces buées d'abord trèS
légères qui s'élèvent à l'horizon et arrivent à le
masquer complètement. Peut-être cela ne se serait-il
pas produit si leurs tête-à-tête avaient été moins fréquents; mai sous tous les prétextes, et même sanS
prétexte, Jean de Heurtelier et Rose Durollier s'isolaient. Leur accord n'est plus un secret pour Simonne, plus même un secret pour Pierre d'Astiel, et
il y aU.rait, à troubler ces fiancés de demain, non
srulement de l'indiscrétion, mais de la cruauté.
Tout d'abord, cc bonheur qu'ils voient éclore a
été ai.tssi pour Simonne et le sculpteur un thème
inépuisable. Et puis, c1'un commun accord, ils se
sont mis à l'éviter. La jeune fille se rend compte
que cet amour confiant, appuyé sur mieux qu'un
caprice, si passionné soit-il, cet aveni r qui se prépare sur des bases solides d'estime réciproque, de
conformité de g-oûls et d'éducation, doivent fatalement amener Pierre à de douloureux rapprochements.
Après de longs jours de sécheresse, un orage
durant la nuit a comme rajeuni les choses. LeS
verdures ternies par l'été torride ont retrouvé leur
fraîcheur. De jeunes roses se sont épanouies, et
l'air, ee matin, a des douceurs de printemps.
La vieille maison, sous son voile de plante grimpantes olt les oiseaux s'accrochent en sc querellant,
a pris l'aspect riant d'une aïeule coquette et charmante encore. Les toits d'ardoises brunies sc découpent sur le fond doré des coteaux au flanc deSquels les chaumes alternent avec des vign bIcS
grîllés par le soleil. Plus loin, les Pyrénées, baignées de lumière, se con fondent avec le ciel.
�D' UNE,
-
FEN:~TR
Quel beau pays est le vôtre! dit Pierre tout
à coup, Combien je vous remercie de me l'avoir
fait connaître!
- Pourquoi voulez-vous le quitter si vite? réPondit Simon ne. Est-il vraiment indispensable que
VOLIS repartiez demain? Nous comptions vous garder près de nous au moins une quinzaine.
- Vous m'avez procuré huit jours de bonheur,
c'est beaucoup.
- Oh! protesta la jeune fille, quel grand mot, le
bonheur!
Elle regretta aussitôt ses paroles, en voyant le
Visage de l'artiste se contracter.
- Un grand mot, oui; une chose plus grande
encore ct qui parait si simple à ceux qui savent
l'acquérir! Pour certains, il ne peut être qu.e relatif
el fugace comme ces rêves que jamais on n'achève.
Qu'un de ses rayons en passant vous réchauffe, il
faut en remercier la Providence, dût-on se sentir
ensuile le cœur glacé.
- Vous n'avez pas lout à fait le droit de parler
ain i, reprocha doucement Simonne. Il vous reste
à chérir volre fils. Lui n'a que vous; dans la ruine
c1'un foyer, n'est-ce pas l'enfant le plus à plaindre?
- En vérité, non, je ne le pense pas. Il me semhIe que mes rancœurs, mon isolement, sont plus
lourds à supporter que ne saurait l'être pour ce
Petit l'éloignement d'une mère dont il ne se souVient même pa .
- Riri m'a dit un jour: «Je n'ai pas de maman
comme Papal et Zozo. Maman à moi est morte. :t
- Oui, il le croit.
- N'est-cc pas imprudent ... Pardonnez-moi, mais
Si, quelque jour...
- La mère prétendait revoir son en fant? acheva
!lierre. Cc jour-Jà, j'ai peur de ce quo je serais
�126
D'UNE
FEN~TR
capable de commettre. Mais non. Je ne le redoute
plus. Cctte femme me sait peu fortuné, elle ignore
les ressources que je puis tirer de mon travail à
présent qu'elle n'est plus là pour absorber, en les
empoisonnant, toutes mes heures. A ceci, je dois de
ne l'avoir pas vue se remettre sur ma route pour
ob tell Îr de l'argent. L'argent! si elle ne s'était pas
figuré que j'en possédais, m'aurait-elle épousé? Je
lui avais cependant montré la situation telle que la
faisait la sévérité des miens; sans doute a-t- elle
pensé que cette sévérité fléchirail devant le fait
accompli. Ah! je vous en prie, ne parlons plus de
cette malheureuse !. .. :NIais que me sert de n'en point
parler, ... poursuivit-li avec une soudaine violence.
Cela ne l'empêche pas d'être ct dc m'avoir pns ma
part dc joic.
- Riri! appcla la jeune fille.
L' petit accourut, ébouriffé, rouge, grisé de
gl'and air et de jeu.
- Comme te voilà fait 1 gronda Simonl1e.
Avec dcs gestcs maternels elle lissait la petite
tête l'Cheveléc, réparait le désordrc que ses cama'
rades il quatre patles avaient mis dans les vêtc'
mnts du gamin. Pierre r gardait son fils ct rc'
gardait la jeunc fille .
maman attentive et charmante voUS
.~l1e
saur 'Z 0tre, dit-il avec une émotion dont il n'était
pas maître.
Simonne affirma"
'l'lès "Îte, trop vitc peut- ~tre,
- Jc Ile me maricrai jamais 1
Et, Ic visage empourpré, elle acheva en hâte:
- Mon frèrc vous dira que j'ai toujours déclaré
ma volont' de mourir vi ille fille.
- Qu Il folie! \ ous n'l'Il avez pas Ic droit.
- Ah! par excmple! je voudrais bien savo it
rOt1rfJl1oi?
�D'UNE FEN:~TR
127
Il ne répondit pas. Il songeait: «Parce qu'avec
:tous un homme posséderait toute la somme de féli'cité que l'on puisse espérer en ce monde; par.ce..
qu'un autre, quelque jour, vous aimera, qui aura
le droit cie vous le dire et qu'il faudra, alors, cn
avoir pitié! »
- Papa! s'écria Riri en échappant à sa grande
amie pour sauter au cou de Pierre, je ne veux pas
qu'on s'en aille jamais; on restera ici, avec cousine
Simonne, toujours, toujours ...
- Et ta bonne «maman Henriette », et Zozo, et
l'opol?
- Oh! ben, fit le petit, ils viendront nous voir.
- Mais tu l'aimes bien, Henriette? appuya Silllonn e, qu'inquiétait cette apparente ingratitude.
- Oh! oui, et Popol aussi, et Zozo ... Seulement. ..
- Seulement quoi?
- J'aime mieux papa et cousine Simonne!...
San
~ (juiller les bras de son père, il se pencha,
jeta ses mains au cou de la jeune fille, et, la tirant
à lui de toutes ses forces, le petit ordonna, pérem[ltoire :
- lapa! Faut embrasser cousine Simonne.
Ils se dégagèrent en riant, mais leurs yeux: se
fuyaient.
La cloche annonçant le déj euner rompit le mauvais eharme.
- Rapprochons-nous cie la maison, dit M"< de
lIcu rtelicr. Jean et Rose sont peut-être cléj à revenus de leur promenade.
- Lorsque votre frère sera marié, demanda l'artiste, n'irez-vous pas habiter Paris?
- Certain ment non. Je resterai ici, du moins
la plus grande partie de J'année.
Seule?
- La solitude ne me fait pa peur.
�128
D'UNE
F~NtTRE
- Peut-être, en effet, est-elle une précieuse
chose, lorsque trop de fantômes et de regrets ne la
peuplent pas.
- Rose et Jean viendront passer ici une partie
de l" té. Il faudra venir aussi, et me ramener
chaque année mon petit Riri.
- Ah! soupira le jeune homme, les projets !...
Je me les interdis. C'est un jeu dangereux pour les
malchanceux de mon espèce.
v
LE l'OIDS DU SILENCE
Jamais l'hôtel de Heurtelier n'a paru aussi
sombre el aussi sévère que depuis le déparl de Simonne et de Jean.
Les vieux époux évitent toule allusion à leur
peine inconsolée qui vient d"tre si cru llcmenL ravivée. Ils parlent rarement de leurs jeunes cousins;
de Riri, pas un mot. Cependant, l'imagedl1 pauvre
petit souffreteux que ses âteries épanouissaient
hante Adrienne. Que devienL-il? Si dévouée que soit
la femme à qui on l'a confié, tant de négligences
<loi vent être commises! Lorsqu l'inquiétude de
M m' de lIeurtelier prend l'acuité d'un remords, elle
s'en défend comme d'une faiblesse, se répète que la
dignité de parents offensés comme ils l'ont été les
contraint à sc montrer inexorables. Ce qui n'empêche pas la vieille dame, lorsqu'elle se croit certaine de n' 'tre pas surprise, de se glisser dans la
chambr de Simonne. Là, dissimulée par les rideaux
de mousseline, Mm" de HI'''rlelier fouille du regard
le logis d'Ilenriette.
�D'UNE FEN ~TRE
129
Elle y voit un petit garçon et une petite fille aux
bonnes joues rouges, gonflées sur ces pommettes
saillantes qui trahissent si bien une origine populaire' mais le fin visage aux yeux trop grands reste
touj ours invisible. Pierre a-t-il repris son en jant?
Mon Dieu! mais un homme est incapable de so igner
un bébé! Et ce n'est que cela, un pauvre bébé ~ ans
Illaman ...
«Après tout, que m'importe », sc dit U m " de
Beurtdier avec une cruauté qu'elle voudrait croire
sincère.
Ce jour-là ce ne fut pas Adrienne, mais sa c!ame
de compagnie qui vint se mettre aux aguets en
face du pig-Ilon japlle.
Félicie était revenue l'avant-veille de son entreVlle avec Zita de J\Iay, dans un état de trouble si
grand, que la séancc chez le dentiste imag-inée
COmme prétexte ft sa sortie, pour si douloureuse
qu'elle eùt pris soin de la prétendre, suffisait mal il
expliqu er tant de nervosité.
C'e st à cette nervosité qui ne s'apaise point que
Mn.. Remous obéit en se faufilant dans la chambre
de Simonne.
Bien qu'il fasse jour encore, le fond de l'étroit
hgi étaIt déjà obscur; Henriette a allumé une
lampe; ainsi, la housekeeper peut-elle distinguer
~opl
et Zozo sagement occupés iL découper les
Imag s d'un catalogue et leur mère vaquant aux
Préparatifs du dîner.
Au jus\e, qu'espère Félicie? Que cherche-t-elle?
Quel sentiment l'amène là, précisément ce soir?
, qui la guide? Son instinct.
Cc qu'elle verra tout à l'heure va lui dicter nOll
Ce qu'elle devrait faire, mais ce qu'elle fera.
~"
Remous l'ignore ...
Un heurt à la porte. Henriette ouvre en hâte.
384-V
�D'UNE FENtTRE
Des exclamations joyeuses parviennent à l'espionne
attentive.
Zozo et Popol ont abandonné leurs images. Il
y a des cris, des rires, et Pierre d'Astiel s'avance
dP'15 la pièce, portant une valise et suivi de son
fils.
Henriette s'émerveille de la bonne mine d'Hemy.
- N'est-ce pas, dit Pierre, il est transformé,
notre gars! L'air du Béarn lui réussit.
- Vous, Monsieur, vous avez la figure tirée; le
voyage, ça fatigue toujours.
- Cousine Simonne, raconte le petit, a fait
ceci. Cousine Simonne a fait cela... Cousine Simonnc ...
- Je crains, ma pauvre Henriette, que MI l' de
Hcmtclier n'ait beaucoup gâté cet enfant.
- Elle a joliment bien fait, approuve la brave
lemm e.
- On retournera là-bas, affirme le gamin, et puis
on y restera, et puis ...
- Ne havarde pas tant, et laisse Henriett e te
retirer ton manteau.
- C'était cousine Simonne qui me déshabilbif. ..
Je l'aime, moi, et elle aussi aime Riri, et papa aussi
il aime cousine Simonne et cousin Jean. Et ...
Félicie n'en écoute pas davantage. Comme une)
ombre se dissout, elle disparaît.
Maintenant, oh 1 maintenant, Mme Remous n'a
plus la moindre hésÎlation.
Qui pourrait voir le rictus de ses lèvres minces,
son regard haineux, se demanderait à CJuell e
cruauté celle femme est ré so lue.
« Nous partons dans trois jours », a dit Zita de
May. Cependant, dès le lendemain, la tête rousse
avait disparu des affiches.
Un enrouement subit, Cju'un bienveillant méde-
�D'UNE FEN:ËTRE
13 I
cin consentit à déclarer très grave et exigeant un
repos absolu, a facilité à la chanteuse la résiliation
de son engagement.
PersollJ1e n'a pris garde à ce nom si vite effacé.
P ersonne, du moins parmi ceux qui n'ignorent pas
le doulou reux roman de Pierre d'Asti el.
Et ni Raoul, ni Adrienne ne sauront rien du
Passage de Zita. Quant à l'artiste, muré dans sa
soli t ude, il risquait moins encore d'en être informé.
Dès son retour, Pierre s'est plongé dans le tra'Val] avec une sorte de fougue qu'il reconnaît.
Il a eu cette même fièvre naguère, lorsque, devant
sa vie brisée, il avait voulu s'étOurdir.
De nouveau, le voici se débattant parmi des
ruines. La pensée d'avoir gâché son existence, de
s'êtr , par sa folic, fermé l'avenir, jamais il n' n
a Souffert comme il en souffre maintenant que le
bonheur qu'i l ne peut atteindre a revêtu un visage
.de jcune tille.
Simollne! Co mm nt ne l'aimerait-il pas, cclle
qui vint au paria avec des mots de douceur! Cl;lle
dont le cœur a si tendrement adopté J'enfant sans
111ère! Moins belle, iJ l'aimerait encore pour sa
bonté.
« Pourquoi l'ai -je connue? » se répète le malheureux.
Il sc promet de ne plus la revoir; ct, cependant,
illogique ct lâche comme sait l'êtr un amourellX,
Pierr a noué avec la jeune tille un corresprJ11dance dont Riri, après en aVOJr été la raison, n'a
plus ét ~ bientôt que le prétexte.
Simonnc répondait vite, longuemel1t, amicaleIl1cl1l. Il l ui écrit: «Vos lettres sont la grande
drlue ur ' de ma vie solitaire.» COl11m nt lui refuserait-clic cctte con olatiol1, lie qui 1 plaint si
profon dém ent?
�13 2
D'UNE FEN:ËTRE
Parfois, cependant, la jeune fille doute de bien
agir. Elle n'eût pas été femme, si le trouble de
J'arti te lui avait échappé. Mais rien ne peut la
froisser ou l'inquiéter dans les lettres de Pierre
d'Astiel. Une amitié confiante, une respectueuse
camaraderie, en vérité, personne n'y pourrait voir
autre chose. Jean el même Rose sont au courant de
cc commerce épistolaire; Pierre le sait.
Et puis, un jour, Simonne a dit: « Je suis
seule. Les fiancés m'ont quittée.» Alors, inconsciemment, le ton de l'artiste n'a plus élé toul i fait
le méme. 'foujours résolu à taire le sentiment qui
trans forme sa vie, il le laisse transpercer. Simonne
feint de ne rien comprendre. Seulement, afin qlJ.'il
ait un peu moins de peine, elle affirme à tout propos
sa volonté de vieillir solitaire dans la chère maIson.
Ainsi veul-elle lui épargner du moins la crainte de
voir un jour celle qu'il aime ct ne peut faire sienne
appartenir à un autre.
Depuis que Pierre Claudon, paraissant braver les
siens, était venu s'instél.lIer à Caen, Mm. Remous,
qui tenait il sa situation chez les IIeurtelier, ne
voyait que très rarement et furtivement le fils adoptif en disgrâce. Elle ne retirait, d'ailleurs, qu'amertume clc ces entrevues.
Si il J'époque où, à défaut de beauté, Félicie possédait encore un peu de jeunesse, l'artiste n'a jamais daigné soupçonner les sentiments de la pauvre
clame: dc compagnie, cc n'est pas aujourd'hui qu'il
imaginerait de s'en inquiéter. D'ailleurs, n'étant
pas une sotte, Mm. Remous doit s'avouer que, si
dure qu'clic soit pour son cœur, cetl indifférence,
aprè l'avoir peut-être sauvée jadis d'une imprudence, lui épargne i présent le ridicule.
En quittant la chanteuse et le comique Fadicr,
~près
son audacieuse démarche auprès de Zita, Fé-
�D'UNE FENtTRE
133
licie, hors d'elle, ne savait plus cataloguer ses sentiments et ses impressi ons. Elle ne comprenait bien
qu'une chose: il fallait voir Pierre le plus vite
possibl e pour lui dire ...
Mais voici qu'elle l'avait revu de loin, dans la
chamb re d'Henriette à qui il ramenait Henry.
Elle a su d'où tous deux revenaient. Elle a el1r
tendu le petit parler de «co usine Simonne »...
Et Mme Remous n'est pas retournée à l'atelier.
Les semaines passent, lentes et mornes.
Les épaules de Raoul de Hcurtclier se voûtent.
La pâleur d'Adrienne augmente, et le visage de
plus en plus terreux de la housekeeper, ses veux
profondément cernés, lui font un masque effrayant
que Mm. dc IIcurtclier, malgré son absorbant chagrin, finit par remarquer. Elle questionne avec
bonté, conseille de voir un médccin. Mais non, Félicie affirme se porter à mervcille. On sait bien
qu'elle n'a jamais eu très bonne mine! Un peu de
fatigue causée sans doute par les grandes chaleurs ..•
Sur le cœur aimant de Simonnc, sur le cœur doulourcux de Pierre, le silence nécessaire est lou·rd.
Mais au cœur jaloux et haineux de Félicie, un
silence autrement terrible, chaque jour, à chaque
heure, se fait plus écrasant.
VI
DEVOIR
MON CReu PJlR~:,
Je me su is installée pour répnnclrc :\ votrc leUre ,
arrive: hier, s ur la c11ère vieille t<.:rras'lC qui vou
'Plainait tant et yous plairait davantage encore, à
l)r(
'~lnt
que le. soleil, cessant d'(!tre aussi brQlallt,
�134
D'UNE FEN:ËTRE
permet aux roses de s'épanouir sans les flétrir dès
leur premier matin; la façade de la maison est drapée de pourpre et de safran, aveç des bouquets d'une
éclatante blanclleur de porcelaine. Lorsque vous reviendrez nous voir, il faudra choisir ce moment délicieux où l'été moins ardent n'a pus encore la
mélancolie de l'automne. Puisque vous maniez le
pinceau cOlllme le ciseau, VallS trouverez ici des
paysages charmants à traiter. Mais, monsieur mon
cousin, nous vous reverrons avant votre retour au
Heurtelier, du moins cela dépend de valls, t voilà
pourquoi je mets à vous répondre tant de llâte.
Le mariage de ] 'au aura lieu à Paris, décidé1)1cnt. Vous savez que c'est là que mon frère a pu
n;joiudre M. Durollicr, pour faire sa demande à
l'a''ance agréée. Rose ct son père sont auprès d'une
vieille grand'l1~c
CJui prC:tend à la fois a~siter
au
mariagc de sa petite-fiJ1e et ne pas voyager, fftt-<:e
pOUl' le si court tmjet CJui sépare Paris de votre N'ormandie. Trois selhaines à peine nous éloignent encore du graud é\·éncll1ent. Mon frère cst si bien
absorbé par tous les préparatifs qu'exige Ulle eutrée
ell ménage, si absorbC:, surtout, 1131' sa dC:lideusc
fiancC:e, qu'il ne m'C:crit plus qu'cn style petit nègre
d vous prie de l'excuser s'il me charge de vous
trallSI1ll:ttre sa pressallte invitation. Car il ti<:lIt absoIIlJ/lent ;\ vous avoir p(lrmi nous ('
jour-]:). Il II
profitem pour vous présenter à dcs amis qui peuvent
l'OUS être très lltiles. Oh 1 ne me dites pas CJue vous
f.tes S(lllS ambitioll, pensez à votrc fils j il. cnuse de lui,
il faut, omm' 011 dit. soigner votre succès. Vous
Il ':1\'( 1. nUCIll1e raison de vous abstenir, llOS
ousins
de Heurt 'Iier ne viendront pas.
Vous sa\'ez l'uur 'sse de Jean? EIl\'o,l'eZ-lllOi chez
lui votre rC:jlousc, car je vais ail r Il- l('join<1re sous
très ]JCU de jours.
Don(', ù bientôt, ll'Cst-cc pas, 1ll01l COl~i
Pierr ?
Embrassez jlour moi notrc pdit lIenn', ct croyez
à l'amiW: dc votre cousine.
SlMONNIl.
« otre p 'lit Henry.» Cc mot, la jeunc fille l'a
écrit sans m surer la portée que lui <101111 'rait le
cœur de j'isolé. Mon Dieu 1 quclles visions c1'imp'ls-
�D'UNE FENÊTRE
135
~ibles
joies il fait naître! La tête dans ses mains,
les yeux clos, Pierre s'abandonne au rêve qui l'entra;ne loin de la terrible, de l'inexorable réalité.
L'artiste est seul dans l'atelier dont la porte est
grande ouverte.
Pour relire à loisir la lettre cie Simonne, pour
y songer mieux, Pierre Claudon a éloi<Yné son ouvrier.
La lumière, atténuée par le soir qui approche,
idéal~e
davantage un visage cie femme encore inachevé. Les épaules, tin bras nu commencent à sU.rgir d'une souple draperie.
Laissant retomber ses mains, Pierre contemple
son œuvre. Ainsi qu.'au gré du vent chassant de
lourds nuages un paysage apparaît tour à tour illuminé de soleil ou baigné d'ombre, ainsi les yeux de
M. d'Asti cl, tou.r à tour, s'éclairent ou s'assombrisSent aux reOets des images qui traversent sa songerie.
Lonis, en s'eri allant, a laissé entre-bâillé le portillon de la palissade. Quelqu'un s'est arrêté.
La main posée sur le loquet, Félicie Remous
hésite.
Elle est venue là d'un élan, poussée, lui semblait~l,
par une [oree étrangère à sa volonté. Que prétend-elle y faire, quels mots prononcera-t-elle? En
vérité, Félicie l'ignore encore. Mais elle ne peut
plus supporter le combat qui se livre en clic. Revoir
Pierre lui donnera peut-être le courage de tout révéler, ou ... qui ait? de se taire encore.
Sans q.ue le sculpteur eCit entenclu son pas,
Mm. Remous est entrée. La voici au seuil de l'atelier,
ct seulement alors Pierre s'aperçoit de sa présence:
- Vous, ma bonne Félicie!
Il va vers elle, s'efforçant de mettre de la
~ordialté
dans son accueil. Le dur regard de la
�D'UNE FENtTRE
housekeeper s'est fait plus dur encore. «Ma bonne
Félicie. » Cette appeIlation à la fois distante ct familière la cingle comme un soufflet.
- Voilà des siècles que vous n'étiez vcnue.
Et, inquiet tout à coup, M. d'Astiel s'informe de
sa tari te.
Non, personne Il'est souffrant. Mm. Remous passait là, par hasard. Elle ment avec la tranquille
assurance que donne une longue habitude. Tout en
parlant, elle scrute les traits ravagés de l'artiste, et
le peu de pitié dont son cœur est capable s'émeut.
Le seul sentiment parfa itement sincère, la seule
tendresse que cette énigmatique créature ait jamais éprouvés, Pierre les a inspirés.
1\1 me Remous s'avance d'une allure brusquemenf
rrsolne.
- Asseyez-volis, dit Pierre.
Il indique à sa visiteuse l'escabelle qu'il a quittée,
dovant la statue ébauchée.
- Qu'est-cc que cela? demande Frlicie.
- Ange, sylphe ou démon, je ne sais pas encore,
répond l'artiste.
Mais Mm. Remous ne sourit pas. EUe regarde la
fine tête aux cheveux ondés, .J'ovale pur, le petit
menlon volontaire. Elle prononce comme malgré
clIc un nom:
- Mil. de Heurtelier!
- Simonl1e, oui. La trouvez-vous vraiment très
ressC'mblante?
Il a cru lle trahir qlle l'intérêt cie l'artiste pour
1>on œuvre. Félicie ne s'y tromp~
pas. Méchamment,
elle int rrage :
Vne commande?
- Non, répond-il, un souvenir.
- Très vivant, je crois!
QuclrJue chose dans le ton de cette femMe de-
�D'UNE FE" T~RE
vrait mettre Pierre en garde. Mais pourquoi auraitil de la défiance envers Mme Remous, qui lui a toujours affirmé son dévouement? Il sourit sans se
défendre.
Un silence se fait . D'un effort qui la pâl1t davantage, Félicie maintient son masque inexpre. si f.
Elle attend. M. c\'Astiel va- -il lui parler de son séjour chez ses cousins? S'il lui témoignait seulement
un peu de confiance, un peu d'amitié, qui sait... qui
sait...
l\Iais Pierre sc tait, ct Mm. Remous a l'impression' blessante que sa présence est impatiemment
supportée.
Elle a un e..xtraordinaire petit rire où frémit de
la douleur ct aussi comme une menace.
- Alors ... je vous quitte, monsieur Claudon, je
vois que vous allez bien, ... que tout va bien ...
Elle s'en va, l'âme hourrelée, se répétant, rageuse :
« fi n'a même pas remarqué ma figure ravagée,
pas même demandé de mes nouvell es 1 I1 se soucie
de moi comme de sa première pantoufle!... S'il sa"\."ait! S'il savait !... Tant pis pour lui 1. .. »
Rcst(; seul, Pi erre c!'Asticl reprend la lettre de
Simonne.
La revoir bientôt, est-cc possihle! Rien ne lui interdit celte joie. Rien? Si, sa conscience.
Une amie, une sœur d'élection: le beau, le fragile mensonge 1 Pour qu'il se prolonge, à la fois
hienfaisant ct cruel, Pierre doit s'écarter du chemin de la jeune fille. Sc retrouver près d'cl~
ct
se taire encore, le pourrait-il? Déjà, <:ertaine de
ses lettres, lorsqu'il les a rclues, l'ont cff rayé. ct
il les a détruites.
Qui donc a dit: «Le difficile n'est pas de faire
Son devoir, mais de le connaître?» Il est hi Il
�D'UNE FEN ÊTRE
rare, au contraire, qu'il masque son sévère visage
lorsque loyalement nous l'interrogeons. Et si le
rioute existait encore, la voix d'un saint nous consei Ile: « Allez vers ce qui coûtera le plus. »
Non, nulle hésitation ne saurait venir à l'artiste
sur le chemin qu'il lui faut choisir pour demeurer
un honnête homme.
Ne s'était-il pas promis déjà de ne plus revoir
Simonne? Allons, il va s'excuser, d'abord. Puis,
peLl à peu, il espacera ses lettres; car il ne marchandera pas avec sa conscience.
Jamais il ne reverra la terrasse de la chère vieille
mai on «drapée de pourpre et de safran, avec des
bouquets d'une éclatante blancheur de porcelaine, ...
lorsque les rosiers fleurissent à loisir, en ce moment
délicieux où l'été moins ardent n'a pas encore la
mélancolie de l'automne ».
VII
L'A1Œ EN rEIN);!
Mlle Givrande évitait avec win toute occasion de
se retrouver avec l'abbé Virieux. Malgré ses idées
étriquées, son e prit me "quin, la vieille fille n'était
point une sOlle, t certaines phrases décochées par
le vicaire « Saint-Jean-Bouche-d'Or », comme on le
surnommait, sur la nécessité de ['indulgence envers
le prochain, l'avaient tOllchée, sinon convertie à plus
de miséricord . Lorsqu'clIc l'apercevait dans la rue, il
était assez aisé fi. ermaine Givrandc cie traverser la
chaussée ou d't:ntrer dans un magasin en feignant
de n'avoir pas vu le prêtre. A l'église même, s'il
f a ll ait absolument passer prè <Il: l'ahbé, elle sc COIl-
�D'UNE FEN:ËTRE
139
tentait d'un raide salut avec un sour:ire à lèvres
pincées qui causait à l'ironique abbé une secrète
jubilation. Il ne fut pas peu surpris, cc soir-li, au
moment où il sortait de Saint-Pierre, de la voir
traverser tout droit la place pour venir à lui. Il
p Ilsa d'abord que, dans le jour tomba,nt, elle ne
l'avait pas reconnu, et s'amusait déjà de J'embarras
de son ennemie lorsqu' lie constaterait son erreur,
mais c'était bien vers l'abbé Virieux que sc htllait
Germaine.
L'automne est venu, particulièrement maussade
et froid, précurseur fàchcux d'un dur hiver.
11 1 1< Givrande a orné sa lévite noire d'un col pèlerine cn chèvre de Mongolie, el son maigre visage en
"meq;e ~ans
en être embelli.
- Monsieur J'abhé, je vous demande pardon de
vous arrêter... Vous allez toujours bien, Monsieur
l'abhé?
- Je vous remercie, Mademoiselle. Et vousmême êtes en bonne santé?
- Olli, oui ... Je viens de chez Mm. de TIcurlclicr.
- Ah! Voilà bien des jours que je ne l'ai \'u e !
- Elle voudrait que vous alliez là-bas dès demain.
- Qu lqu'un, chez elle, serait-il soufirant?
- Comment, vous ne savez pas? :r-.l"'o Remou~
l'st
très malade.
- Je l'ignorais. Est-cc elle qui désire me voi r?
- Oh! pas du tout! Je v ux dire que U m • cie
!-Ieurlelier, inquiète, serait heureuse que sa dame de
Compagnie accueillit les secours de la religion.
- hn est-elle à ce point?
Le m nlon aigu sc redressa de plusieurs degrés
au-dessus de la mongolie. D'une voix plutôt sévère,
on rappela à cet abbé, qui ne d vrail pas l'oublier,
qu'il importe de ne point attendre le dernier soupir
�D'UNE FEN~TR
d'un malade pour lui conseiller l'aveu de ses fautes.
Renronçant à se défendre en précisant mieux sa.
pensée, le vicaire demanda seulement ce qu'avait
Mm. Remous.
- Si on le savait, cela serait moins inquiétant.
- Th'l ais le médecin, que dit-il?
- TI n'y comprend absolument rien. Depuis lon g-temps Mme de Heurtelier se tourmentait du changemcn t de sa précieuse Félicie. Mais celle-ci affirmait
ne point so uffrir. Et puis, peu à peu, elle a perdu tout
appC: it, s'est affaiblie au point qu'un beau jour elle
n'a pu quitter son lit. Et eIle reste là, tantôt pâl~
comme une morte, tantôt rouge de fièvre, elle ré~
pone! poliment quand on lui parle, mais juste les
mots nécessaires et avec un grand effort. Au~
jourd'hui, son état paraissant empirer, Adrienne de
IT<:l1rtelier m'a priée de vous en prévenir. Elle jugè
qu e vous serez mieux qualifié que quiconqu.e pour
faire accepter à la pauvre malade les consolations
divines. A vrai dire, Mme Remous ne fréquentait
guère, peut-être pas du tout les sacrements; je sais
que mon amie s'en affiigeait. Enfin, chacun doit agir
selon sa conscience, n'est-ce pas vrai?
- Sans doute.
- Néanmoins, lorsque l'existence paraît menacée, ce serait un crime de ne pas tenter d'ar~
cher une créature des griffes de Satan.
- Un très grand crime, Mademoiselle. J'irai
demain voir Mm. Remous.
Il le sait, l'abbé Saint-J ean-Bouche-d'Or, que la
femme de charge des Heurtclier n'est pas très catholique, et Félicie ne lui a jamais été très sympathique; mais ccci n'importe guère cl il ne 'déplaît
point à l'apôtre qui est en lui de s'attaquer à une
conversion peut-être difficile. Cet homme un peu
,b rusque, prêt à batailler contre les ennemis de sa
�D'UNE FENËTRE
toi comme il a bataillé contre le Boche, sans peur
ni merci, sait trouver en lui des trésors de douceur
et d'indulgence quand il s'agit de gagner une âme,
ae consoler un cœur en détresse. Adrienne de Heu rtelier, qui le connaît bien, a choisi sans hésiter
l'abbé Virieux et a eu raison.
Il se présenta dans la matinée du lendemain à
l'hôtel de lIeurtelier, et Adrienne, un peu tremblante, le mena tout droit chez Félicie.
- Ma bonne Félicie, Mlle Givrande, en me quittant hier, a rencontré M. l'abbé Virieux et lui a
'd it que vous étiez souffrante; le voici qui vient aimablement s'informer de vos nouvelles, j'ai pensé
vous faire plaisir en vous l'amenant.
Mn,. Remous ne bougea pas. Ses yeux parurent
s'agrandi r encore et exprimèrent une telle angoisse
que le prêLre en eut pitié.
- Eh bien! fit-il gaîment, ça ne va done pas,
madame Remous? Vous qui êtes bâtie à chaux et
à sahle, vous vous permettez d'être malade? Voilà
un mauvais tour à jOller à Mmo de Heurtelier qui,
sans vous, est toute désemparée. TI faut chasser la
maladic, madame Remous, et plus vite CJue ça ...
Avec quels remèdes vous cmpoisonne-t-on?
- Allons, allons, monsieur l'abbé, dit Adrienne,
se mettant à l'unisson, on sait que vous n'aimez
pas les médecins.
- Je les supporterais volontiers si les pharmaciens n'existaient pas, mais ces deux corporationslà réunies constitucnt, à mon avis, un danger public.
- Que vous êtes paradoxal! Rassurez-vous pour
Félicie: clle n'cst condamnée qu'à d'inoffensifs reconstituants, quelque piqLÎrcs, ct encore les a-t-on
interrompues. Le docteur attend,... il veut voi r
vcnir.
- Parfait! Lai sez agir la bonne nature. Ce
�D'UNE FEN~TR
qu'il verra venir, votre docteur, s'il ne se met pas
en travers, c'est la guérison.
Félicie n'avait pas prononcé une parole. Son regard, toujours épouvanté, ne quittait pas l'abbé. Elle
dit soudain:
- Non!
Et comme Mon. de Heurtelier et le prêtre ne semblaient pas comprendre, elle reprit:
- Non. Ce n'est pas la guérison qui viendra. Et
cela vaut mieux ...
- Ah! mais! Ah! mais! Vous n'allez pas, pour
compliquer la tâche de votre esculape, faire de la
neurasthénie? Serait-cc le moral qui n'i rait pas?
Rn ce cas, tout dépend de vous.
1I1 ono Remous secoua lentement la tête.
Sans paraître remarquer cette muelte dénégation,
l'abhé déclara qu'il fallait distraire la malade sans
la fatiguer.
- De très courtes visites. Et je donne l'exemple
en abrégeant celle-ci. Je reviendrai, si vous m'y
autorisez, madame Remous, un de ces jours, et j'espère vous voir debout.
- Comment la trouvez-vous? demanda M"'" de
Ill'urtelier lorsque l'abbé et elle curent quitté la
chambre.
- Je ne crois pas à un péril imm' diat, mais une
typhoïde carabinée ou une bonne petite v ;role noire
m'inquiéterait moins pour votre Félicie que ce
qu'tlle a.
- Qu'a-t-cllc, à YOlre avis?
- Ri n, justement. Au revoir, Madame. Je repasserai, ct maintenant que je connais le chemin,
je monterai sans vous chez Mme Remous, si vous le
permette7. .
. Dès le surlendemain, Félicie vit reparaître J'abbé.
�D'UNE FENtTRE
143
Celte fois, elle ne sembla pas efIrayée; à peine
ennuyée.
A voix presque basse, car elle allait s'affaiblissant, Félicie répondit aux questions de son visiteur.
Il ne parla d'abord que de l'état physique cie la
malacle. Puis, peu à peu, il en vint à faire allusion
atLx peines secrètes, plus terribles à supporter
qu'une souffrance corporelle, et que l'on n'allège
qu'cil les confiant.
Félicie encore demeura murée dans on mys tère.
El chaque jour, l'abbé Virieux retourna , 'o lr la
dame de compagnie, Elle avait pour lui presque
un sourire, ne protestait pas contre ce qu'il était
enfin arrivé à lui faire entendre: la nécessité pour
elle cie sc préoccuper de son âme, à quoi il ne paraissait pa qu'elle eùt jamais beaucoup songé. Il
lui disait qu'une vie laborieuse comme la sienne
est un excellent chemin pour gagner le ciel, Jorsqu'on y mêle la pensée divine par quoi les plus
humbles besognes sont ennoblies. Félicie écoutait
avec attention; parfois une confuse émotion adoucissant son visage donnait à l'abbé l'espoir d'avoir
touché cc cœur. Mais Mme Remous sc taisait toujours; 1'on eùt dit même que ses lèvres, devellues
minces comme une lame, se contractaient davantage
comme pour retenireles mots prêts à s'échapper.
Le prêtre s'est penché sur trop de consciences
torturées pour ne pas soupçonner qu'un remorùs
tourmente cette femme. Voyant le danger grandir ,
il y fail enfin allusion, Il évoque la souffrance qui
ooit être celle cles malheureux partis sans réparer
un tort causé par eux, sans avoir dit les mots dont
peut-être le salut, le bonheur d'autrui dépendaient,
ces mots que la mort pour toujours a scellés avec
eux dans la tombe.
�144
D'UNE FEN~TR
Bru<quement soulevée, sa main décharnée agrippée au bra, de l'abbé, Félicie gémit:
- Comment savez-vous ... Comment ? ..
Et elle retombe, secouée de sanglots convulsifs.
C'est fini. Sa résistance est vaincue.
VIII
PARDONNEZ-NOUS NOS OFFENSES
co: DIE
"'O(;S PARDONNONS ...
- L',\1trez ! Ah! Monsieur l'abbé, je ne vous tends
pas ]a·main!
Fil rre Claudon sourit en montrant ses paume$
poutlrui (s.
- Vous voilà en plein travail, dit l'abbé Virieux.
Le sculpt ur n'est pas autrement su.rpris de voir
le \ icaire. TI suppose qu'il vient le trouver pour
unl: commande de statue, bien que sa façon très
personncll de représenter les bienheureux déroute
souvent l~s
idé s traditionalistes de certaines gens.
- \' ous êt '5 seul? demande le prêtre.
- Est-cc Louis que vous désiriez rencontrer,
MOllsil.!ur J'abbé? l ous avons été hier poser une
statue de la Douleur sur la tombe d'un brave homme
que sa 'euv aura peut-être oublié dans six mois ...
Enfin, grflce à moi, il restera toujours une f 'mme
éplorée à cause de lui; les CŒurs en pierre - j ne
dis pas les cœurs de pierre - ne sont pas volag-l's.
Quelques détails restaient à terminer sur plalt, j'ai
e\1voyé mon ouvrier. Désirez-volis Cju'il se 1'( ntle
chez vous demain?
- Mais non, mais non, son éloignement m'nrrall"p fort, au contraire; je tenais simplemellt à
i,'assurer Cjue nous ne serions pas c1éran,eés.
�D'UNE FENtTRE
145
L'air préoccupé de son visiteur frappa soudain
l'artiste t l'alarma:
- Est-ce si grave?
- Très grave.
- 1\1on Dieu! Ma tante ...
- Non, non, il ne s'agit ni d'elle ni de votre
oncle. Sa\'iez-vous ...
Le prêtre s'arrêta; il venait d'apercevoir la statue, à présent presque achevée, de Simonne.
Seule, la draperie conservait l'imprécision de
l'ébauche.
Il,. de Heurtelier?
VOliS la reconnaissez, Monsieur l'abbé?
- Elle est vivante!
] 1 contempla longuement le pur visage, puis demanda:
- Avez-vous fail ceci de mémoire?
- Mais oui.
Le prêtre ut un énigmatique sourire qui déplut
à Pilrre. Il se hâta d'offrir à son visiteur un sièg-e
qu'il plaça de façon que l'abbé tournât Je dos à la
statue.
- Qu'aviez-vous à me communiquer, Monsieur le
vicaire?
- Savez-vous que Mmo Remous est malade?
- Qui me l'aurait appris, je ne vois personne.
Félicie malade! très sérieusement?
- Je 1a crois mourante.
- Ah 1 mOIl Dieu, ... pauvre femme 1 Et c'est dIe
qui vous envoie me préveni r?
- C'est elle, en effet, qui m'envoie vers VOtiS,
pour obtenir votre pardon.
- Je ne comprends pas... Qu'ai-je à lui pardonner? Elle m'a touj ours été tr~s
dévou ~c;
si elle
l'avait pu, elle aurait plaidé ma cause ... Mais vous
�D'UNE FENtTRE
n'étiez pas à Caen en ce temps-là, et vous ignorez
peut-être ...
- Je n'ignore rien du drame de votre existence ...
Monsieur, j'ai à vous faire un récit pénible et bien
douloureux. Je vous supplie de l'écouler avec bon lé,
:cycc miséricorde et, s'il vous plaît, sans l'iner~
rompre, quelle qU.e soit votre émolion.
- Je vous le promets.
- N'oubliez pas que je l'ai recueilli des lèvres
d'ulle agonisante ... Elle agonisait doublement, la
pauvre femme, durant ces aveux. Ensuite, un grand
cahne a paru se faire en elle. Dieu lui accordera-t-Il
des jours de grâce? Je suis persuadé qu'elle ne le
dé~ire
pas, ct vous comprendrez pourquoi lout à
l'hl:ure ...
Le prêlre se lut un instant et parut se recueillir.
Ce qu'il devait révéler élait si élrange, ... el, loin de
la malheureuse donl l'angoisse l'a profondément
apitoyé, l'abbé Virieux se rend eomple que ce qu'il
lui faut apprendre à Pierre ne peut que paraître
révoltant. Il voudrait trouver des mols capables
d'adoucir la vérité sans la masquer. Mai le mieux
ne sera-t-il pas de parler très simplement, le plus
brièvement possible?
- Je vous en conjure, Monsieur l'abbé, apprenezmoi ce que je dois savoir ... Est-cc un malheur en~
core qui va m'atteindre?
- Monsieur d'Asticl, j'ignore quelle fut, devant
vous, l'attitude de Mm> Remous lorsque vous vîntes
à Caen pour demander à vos parents leur consentemenl ft celle imprudente union donl devait découler
tanl de douleur. Ce qui est certain, ce qu'clic-même
proclame, c'est que son indignation fut plus véh~
mente encore que celle de M. ct de Mm. de 1Ieurtelier, ct qu'elle n'a rien fait pour les amener il
accul:illir celle que vous aviez choisie. Je vous ai
�D'U E FEN:Ë.TRE
demandé de ne pas m'interrompre, dit vivement le
prêtre, sur un geste de l'artiste. Félicie avouc avoir
éprouvé contrc la future M",e d'Astiel une haine
qui depuis n'a jamais cessé de la ronger. Et, hdas!
parce qu'il était Je fils de Zita, sur J'innocent clont
vous lui appreniez la naissance, Mme Remous a fait
retomber son aversion jalouse, oui, je prononce le
mot qui éclaire d'un jour navrant la conduite hypocrite de la misérable qui en ce moment même expie,
car si ellc a exigé que je vous révèle le secret de
ses pensées, je vous jure que c'est avec la certituùe
d'encourir votre mépris autant que votre rancune,
ct qu'elle s'y résigne avec la conscience de les :n'oir
mérités. Elle n'a jamais essayé de parler de votre
fils à M"" de IIeurtelier. Elle redoutait Cjue, ayant,
par pitié pour l'enfant, pardonné il son père, on n'en
vienne aussi à accepter la mère ct il lui parùonner
si un bru~qe
repentir la ramenait vers vous. Ccpendant, l'étrange femme ne se ùésintércssait pas
de vos intérêts, du moins maté ri 'Is, et lorsque
M. ct 1\1,.0 de Heurtelier ont appelé près d'eux leur
jeune cousine et son frère, Mme Remous, qui yoyait
dans cc fait la volonté de vous déshériter, S'CIl cst
fait affectée. Ses s ntiments à l'égard de ::VI'" de
IIeurtc1ier sont devenus tout à fait hostiles lorsque
cette jeune fille a trouvé l'ingénieux moyen de
faire connaître votre p til lIenry ù vos parents.
Inconscient avocat, l'enfant aurait fini sans doute
par gagner votre cause. C'est-à-dire, suivant la
crainte de Félicie Remous, la canse ùe la mère
coupahle. Tl ne le fallait pas. 1[nl. de IIeurteher a
reçu une lettre anonyme qui lui a trop tôt appris
la vérité. Vous savez le reste .
• Mais je n'ai pa fini. Le plus pénible de cette
lamentable confession me reste à dire. Durant votre
séjour Cil Béarn, séjour qu'elle ignorait, Mm. Re-
�D'UNE FENtTRE
:nous vit à la porte d'une salle de spectacle une
~fiche
annonçant que Zita de May était là, en reIPrésentation. Non! Non! ne dites rien! apaisezvous, attendez... La crainte d'un rapprochement
entre la chanteuse et vous, Monsieur, je vous l'ai
dit, affolait Mm. Remous. Elle espérait l'empêcher
en obtenant votre éloignement, elle est donc venue
ici même pour essayer de vous persuader qu'il
iaUait emmener votre fils hors de la portée de sa
mère, décidée sans doute à le réclamer. Vous étiez
absent. Mm. Remous se rendit alors auprès de la
chanteuse sans savoir exactement ce qu'elle espérait
de son entrevue avec votre femme, et elle vit Zita
{Je May, ou celle qui porte ce nom sur la scène ... »
Et se hàtant, comme pour empêcher Pierre d'Astic! de l'interrompre, l'abbé poursuivit:
- La vraie Zita, celle que vous aviez épousée,
est morte, il y a cieux ans, au cours d'une tourn~e,
à l'hôpital de 'l'oulon. Elle avait pour camarade une
jcune femme qui, le maquillage aidant, lui resselllhlait d'une façon assez frappante; Zita de May
n'étant qu'un nom de théâtre, cette personne, de
connivence avec le directeur de la tournée, a cru
pouvoir s'en emparer, son nom à elle restant tou
à fait obscur encore. Elle prétend du reste avoir été
autorisée à ceUe substitution par Zita elle-même,
peu de j ou rs a van t sa mort. Votre femme, se sentant perdue, aurait fait à son amie celle sort> de
legs étrange. En tout cas, elle lui avait parlé de
son mariage, la mettant en garde contre une rencontre possible avec vous, Monsieur. Mais la nDIlvelle Mil. de May ne s'en est pas préoccupée, et il
a fallu la démarche de M"" Remous pour l'inquiéter.
Dès le lendemain elle quittait Caen. Après avoir
reçu des aveux, Mme Remous n'a eu d'abord qu'une
i dée: vou.s prévenir.
�D'UNE FEN:ËTRE
149
L'abbé s'arrêta. Pierre, devenu d'une pâleur de
circ, le regardait sans le voir. Ce qu'il voyait c'était,
aans un passé qui lui semblait hier si lointain ct
redevenait tout à coup si proche, un petit visage
chif[onné, de grands yeux habiles à mentir ... Zita!
Cette poupée, cet oiseau de bohème, il ne peut sc
la figurer dans la majesté de la mort. De la douleur? Non. Une pitié qui pardonne et veut oub lier
les cruautés, les traîtrises de celle qui jamais plus
ne pourra faire souffrir.
Le silence un long moment se prol ongea. Soudain, Pierre s'étonne. Comment, dès son retour, Félicie n'est-elle pas venue lui apprendre ... Et puis,
il se souvient: Mais il a revu Mm. Remous! et elle
ne lui a rien dit! Pourquoi? Pourquoi?
L'abbé Virieux soupire:
- Mm. Remous était bien résolue à vous aviser
sans retard de celte mort.
- Eh bien?
- Le soir de votre retour de Béarn, VOltS avez
ramené votre fils chez la personne qui en a la garde.
MmD Hcmous se trouvait à l'hôtel de IIcurlclier,
dans unc chambre faisant vis-à-vis au logis de cette
femme. Ellc vous a vu paraître avec l'enfant. Elle
a cntcndu le petit Henry parlcr dc votrc cousine,
vous-mêmc avez menlionné les atlcnt ions de cettc
jeune fille pour lIenry. Mm. Remous ... Ah! par
compassion pour celle qui va mourir, Monsieur,
comprenez-moi à demi-mot. Celle atroce, celle insensée jalousie qui, depuis tant d'années, rongeait
le cœur de Félicie, a tout à coup changé d'objet. La
mort de Mme d'Asticl vous pcrmet de nouveaux projets, et. ..
- C'est abominable! cria Picrre.
- Oui, Monsieur, abominable, et tellement inI$'cnsé, cellc volonté d'empêchcr, sans aucun profit
�ISO
D'UNE FENtTRE
pour soi-même, le bonheur d'autrui! La jalousie
c t la lèpre de l'âme. Le démon n'a rien trouvé de
miell.· pour tourmenter les humains et les pousser
au mal.
Pierre avait relevé la tête. Au-dessus du visage
an.·ieux du pr"tre, l'image souriante de Simonne
sc dressait. Une joie frémissante naissait en lui,
l'éblouissant. Il ferma les yeux une seconde; lorsqu'il les reporta sur l'abbé, celui-ci comprit quc le
drame incessant qu'avait été la vie intérieure de sa
pL'nitente, l'humiliation atroce qu'elle s'imposait en
avouant cc drame, que tout cela devenait pour
U. d'Astiel sans importance; ulle seule chose, en ce
momcnt, était capable de l'émouvoir: le nouveau
rèye qui, désormais, ne lui était plus interdit.
- Quelles paroles de pardon vais-je apport r à
ct'lle qui m'envoie?
- Dites-lui que je la plains et n'éprouve contre
elle ni rancune, ni mépri~.
Qu'elle meure n paix,
si Dieu l'appelle. Si elle doit vivre, j'oublierai.
L'ahbé hocha la tête.
- Vous ouhlierez, sans doute, Monsieur, mais
elle ~1. souI'icndrail, ct voilà pourquoi elle ne souhaite point de guérir.
A grands pas, M. l'abbé Virieux reprit le chemin
dc l'hûtel de lleurlelier. 1\ avait hile de donner à
la moribonde l'apais ment de savoir qu'elle était
pardollnée; il s'apprêtait à gagner din'ctement la
rh:lInhre de }'élicie, mais il trouva en chemin
MU" de Heurlelier qui, de toute évidence, le guetlait.
Elle J'entraîna dans le hureau de son mari.
\'Cllt)', mon mari veut vous parler.
:'lIais d'abord ...
\'tlleZ, l'OUS dis-je! Félicie dort. Elle était
dans un tcl état d'agitation, malgré sa faible ~c,
que la garde lui a fait ulle piqûre de morphine.
�D'UNE FEN.f;TRE
: 5[
- Vous n'avez pas l'air beaucoup plus calme. fit
ruc!l.:ment l'abbé.
- Calme? ma tête éclate, et quant à mon pauvre Raoul...
En réalité, l\1. de IIeurteli<.;l' parut au prêtre
beaucoup moin nervcux quc a femme. mais 51'S
paupières rougies semblaient tllilo igncr de larmes
réccntes.
- Mon cher abbé, nous soml,lCS pro fondémcnt
bouleversés par cc qui s'est passé ici depuis votre
venue, ce matin.
- Félicic, intcrrompit Adrienne."
Et puis clic sc tut ct tamprmna ses yeux. Cc fut
M. de Ilcurlelier qui reprit:
1"'· Remous nous a fail appC'!cr. EII' nous a
appris la mort de Zita de l\Iay. Ellc pl'ét<.:ncl vous en
avoir parlé à vous aussi. Tout en refusant d'expliquer les raisons qui l'ont empêchée de nous
annoncer plus tôt celte mort, elle jure qu'elle ne ment
pas, donne des précisions. Celte femme serait morle
à l'hôpital de Toulon. Nous avons pensé que Félicie délirait, elle s'en est aperçue ct s'esl mise à
sangloter, à demander pardon de je ne sais quoi;
c'esl très pénible!
- Très pénible, appuya Adrienne, de nouveau
prête aux larmes. Elle sc cramponnait à nous en
nOtlS suppliant de rappeler Pierre, maintenant que
celte... que cette horrible créature n'est plus là!
Nous avons promis, à tout hasard, pour la calmer ...
Ah! c'est abominable! J'aurai toujours devant les
yeux Je visage convulsé de Félicie, j'entendrai toujours sa voix il peine distincte par moments, à
d'autres arrivant presque il des cris.
- Monsieur l'abbé, demanda posément Raoul,
qu'y a-t-il de vrai?
- Tout.
�15 2
D'UI\E FEN:ËTRE
Quoi, tout?
Zita de l\Iay est bien décédée à l'hôpital de
Toulon; d'ailleurs, il vous sera facile de vérifier le
fait. Et il est vrai aussi qu'ayant promis de pardonner ...
Oh ! une promesse arrachée, protesta
Adrienne.
Saint- Jean-Bouche-cl'Or haussa \cs épaules.
- Vous me la baillez belle! Arrachée ou non,
unc promesse est une promesse, et faite à une mourante, encore! D'ailleurs, vous connaissez depuis
longtemps mon opinion, je 11e crois pas vous l'avoir
cachée: vous n'avez pas bien agi en vous montrant
aussi intransigeants.
- Oh!
- I\1ais non! Que vous refusiez d'accueillir à
votre foyer ul1e personne ... indésirable, c'était votre
droit, mais quand 1\1. d'Astiel, seul, malheureux,
est revenu, vous deviez lui ouvrir les bras, au lieu
de vous cuirasser d'orgueil. Ft dire, ajouta presque
vio]cmml.'nt l'abbé Virieux, qlle vous répétez au
moins deux fois par jour: II( Pardonnez-nous nos
off e:nses cOlllme. nous pardonnons ... » Sans doute
pcn . ('z-Yons n'avoir point besoin de la miséricorde
du bon Dieu!
... Durant trois jours encore, Félicie Remous sc
débattit contre la mort qni paraissait imminente.
Dans ses instants de calme, la malade protestait
de son dégolÎt de la vic. Flle 'tait sincère. Cependant, lorsqu'il parut bien quc pour elle tout n'était
pas encorc fini, qu'il Illi faudrait reprendre le fardeau de l' xistence, l'instinct <le cOl1servation qui
dCJ11eure ail fond même du cœur le plus désespéré
sc ranIma en elle.
Ancnl1c allusion ne fut faîte à la scène poi;;l1ante dont 1\1. cl 1\1.0" de IIeurtelier s'étaient mon-
�D'UNE FEN:ËTRE
53
trés si bouleversés. Adrienne entoJrait de soi ns sa
dame de compagnie, l'encourageait, bâtissait ayec
affectation des projets pour le temps de la COllvalescence. D'abord Félicie écouta silellcieusement.
Elle doutait encore de vivre. Quand eJl c se convainquit que la mort, après l'avoir serrée à la gorge
de si méchante façon, desserrait son étreinte,
Mme Remous aussi se prit à préparer l'avenir. J':l le
jour où, défaillante, mais animalement satisfa ite,
elle put quitter son lit pour un fauteuil, la hc usekeeper annonça à Mme de Heurtelier son désir d'être
transportée, dès que cela serait possible, chez des
cou ins qu' elle possédait quelque part dans le DèSsin. C'étaient de hraves fermiers dont, jusqu'alors,
la dame de compagnie de Mm. de Heurlelicr ne
faisait jamais mention, mais dont elle se réclamait
aujourd'hui qu'ils pouvaient lui être utiles.
On feignit de ne point douter du prompt retour
à Caen de Félicie. Adrienne, au fond, n'y croyait
guère, ct l'abbé Virieux, lui, comprenait que jama is
plus Félicie Remous n' accepterait de se r trouver
.face à face avcc Pierre d'Astiel.
De J'artiste, cIe la fin de Zita, de son désir de
voir M. et Mme de Heurtelier pardonner à leur
neveu, Mm. Remous ne faisait plus mention.
Et J'on eût dit que la disparition cie la chanteu e
ne devait rien modifier.
La conviction cie Raoul, cependant, était faite. Il
ne doutait pas que sa femme, lasse de lutt r contre
son cœur, ne finisse par rappcler l'en fant prodigue.
Seul, l'excellent homme n'aurait sans doute, en aucun temps, montré tant de rancune. L'orgueil aristocratique est souvent moins terrible que la vanité
hourgeoise. Adrienne d'Asti cl, petite-fille de M. Dastiel, honorable marchand, se sentait plus offensée
par la mésalliance absurde de son neY{ II que
�154
D'UNE FEN nTRE
Raoul de Heurtelier, dont un aïeul fut non
point seulement le compagnon d'armes, mais l'ami
très cher et le confident d'Henry IV, ainsi qu'en
font foi des lettres autographes de « N oust Henric », pieusement conservées dans la famille, Raoul,
ayant toujours eu un rôle assez effacé dans son
ménage, ne cherchaü pas, en l'occurrence, à en sortir. 11 attendait, patient, se gardant bien de plaider
la cause du coupable et respectant les longues
songeries où s'abîmait Adrienne, Sournoisement,
alors, il regardait passer sur le visage flétri le reflet de pensées contradictoires, Lorsqu'il surprcnait
un sourire ému, un soupir, il avait envie de lui
cner :
« Allons donc, tiens ta promesse! Veux-tu que
j'aitle le chercher? »
L'abbé Virieux venait moins fréquemment. On
le laissait se rendre directement chez la housekeeper, et il demandait rarement à saluer les maîtres de la maison, Tl en vonlait à tous ces gens de
leur inertie. Oui Olt non, les Heurtelier ont-ils J'intention d'accomplir leur promesse, ou bien s'('n
jugent-ils dégagés parce que la mourante qui l'a
obtenue d'eux revient à la vie? S'ils ont la volonté
de tenir leur parole, qu'attendent-ils?
Rt Félicie ne devrait-elle pas insi ter? Lorsqu'on
prétcnd bien agir, il ne faut pas s'arrêter à michemin,
Quant à Pierre d'Astiel, c'est contre lui que
Saint- Jean-Bouche-d'Or sc sent le plu s irrité. Mon
Dieu, cc serait si simple pour lui de venir frapper
chez ses parents, de forcer la porte au besoin, et
de leur dire:
(' A pré ent qu.' en m'accueillant vous ne ri squez
plus d'être entraînés à recevoir aussi une personne
indigne, allez-vous continuer à me bouder? Me voi-
�D'UNE FENETRE
J 55
là seul avec un tout petiot que vous connaissez déjà ... »
Ce serait une scène qui débuterait plus ou moins
bien, mais qui finirait certainement par dcs larmes
et un pardon attendri. Eh bien! non! Chacull n :ste
sur ses positions, «dans sa tranchée », pense l'ancien combattant. Il n'y a aucune raison pour que
l'on aboutisse jamais.
Les temps sont passés Où fermiers cl fl'rmièl ': s
s'en venaient, au trot de leur «bourri» ou ju Ch:'3
sur les hautes carrioles trainées par un lourd C:.Lval, vendre à la ville leurs denrées. Aujourd'hui,
la camionnette elle-même ne suffit plus à ce~
nouveaux seignulfs, ct j'on il. pa dois la su rprise d'apcrcevoir, à j'arrière d'une conduite intérieure de
luxe, un brave petit veau qui n'cn demandait pas
tant ct laisse tomber innocemment, sur les coussins
ma tic, les preuves odorantes du grand émoi que lui
cause ce mode de locomotion. Mais, le plus souvent,
la famille suffit, avec les bourriche-s de beurre et
les paniers d'œufs, à remplir la voiture. Et 1'011 cn
voit de cl'ndre d'opulentes personnes un l'cu t,·nJl
rouges, av c de magndique chapeaux, étrann..~m('nt
juchés sur des chignons couleur de hl ~ qu'il SL rait,
ma foi, bien dommage de sacrifier. Certains vieux
bOl1shoml11l's conSl'l"\ l'tll ellcore, au volant (lC kur
dix-chcvaux, la blouse flue revêtaicnt leurs pères
lorsqu'ils s'en allaient maquignonner.
Le cousin de Félicie Remous était de ceux-là.
JI le vit, un beau matin, arrêter snn auto devant
!'hôtc] de IIeurtclier. Sur un message de sa cuusine, il venait la chercher. Félicie avait un visage
cl'l'mevelie plutôt qlte ùe ressuscitée, ct l'émotion
qu'dlc: ressentait à qu;ttcr celte mai~on,
où Ile savait ne plus revenir, achevait de la rendre livide.
�D'UNE FEN r?TRE
Elle partit en disant à bientôt, ayant cu soin de
laisser dans SGn armoire des effets qu'on ne pouvait
deviner hors d'u sage, ct emportant, tassé clans sa
malle, tout ce qu'elle aurait cu regret d'abandonner.
IX
LA COLOMBE:
C'était un jeudi, et il pleuvait. Mme de Heurtelier
sc dit: « Il n'a pas dû sortir, je le verrai sans
cloute. »
Et clIc monta dans la chambre de Simonne.
A la fenêtre d'Henriette, trois caboches ébouri ffres sc pressaient. Un spectacle captivant devait
sc dérouler dans la cour, invisible pour Adrienne.
En réalité, ces petits donnaient un exemple de
haute sagesse en sc passionnant, sans en exiger
d'autres, pour les distractions à leur portée: dans
1111 Ya. te cuvier rempli d'cau, des gouttes alourdies,
tomhant du toit, provoquaient de minuscules rejaillissements, ct cela paraissait à Zozo, Popo! ct
H; ri bien plus merveilleux que les grandes eaux de
Versailles à un public blasé.
Grimpés sur le rehord de la croisée, accrochés
au g-rillage placé là, précisément pOlir empêcher
cette escalade, les enfants de plus en plus sc penchaient.
- Mon Dieu, gémit Mme de Heurte!ier, mai~
ils
vont tomber! OL! est la mère?
N'y tenant plus, e/le cria:
- VOilIez-vous descendre ... tout de suite 1...
Trois visages effarés sc relevèrent. gn face de
�D'UNE FENnTRE
157
cette étrangère qui se permettait de l'apostropher,
Zozo prit immédiatement son air le plu~
insolent
et chercha une réplique méritée par tant d'audace.
Popol, que son jeune âge condamnait à ohéir à
n'importe quelle grande personne, quitta docilel1lent
SOli perchoir. Quant à Riri, reconnaissant la vi, ille
d,' me qui lui avait offert de si bons ~oCters,
prêté
<Il si beaux joujoux, il jeta triomphalem ent lc seul
mm qu'il lui cCtt jamais donné:
- Grand'mère!. .. C'est grand'mère!
Et, plein de confiance dans la joie qu'il allait
causer, il annonça:
- JI,; viens, grand'mère. j'arrive!
- Bouge pas! ordonne Zozo du ton péremptoire
qu'clic. entend prendre à Henriette. Si t'as c'malheur ...
Mais déjà une porte a claqué; Riri, échappant à
la petite fille, dégringole l'escalier avec la promptitude et la souplesse d'un petit chat poursuivi par
un roquet.
- Tu vas voir m'man, quand a va rentrer 1
hurle encore Zozo à la cantonade,
film. de lleurtc1ier resta un instant interdite. Et
puis, de toute la vitesse de ses vieilles jambes, elle
quitta. la chambre, descendit et courut ouvrir r1lemême la porte de la rue: est-cc qu'il pourrait
atteindre la sonnette, ce tout petit?
Il arrivait déjà, gambadant sous l'a verse.
Adrienne, sans parler, le prit dans ses bras, l'elllporta dans le bureau où Raoul de IIcurtl'licr
essayait de sc distraire des difficultés présente ' cn
se plongeant dans J'histoire des temps passé '.
- Raoul! le voilà .... SOli fils!
- Enfin! soupira l'excellcnt homme.
A son tour, Il s'cmpara dl' Rlri, un pC!! méuu ,é
par tant d·effervescence.
�D'UNE FEN:ËTRE
Embrasse grand-père, petite colombe de
l'arche!
- Où qu'clic est, l'arche? réclama aussitôt Riri,
à qui cc mot rappelait l'un des jouets qu'on lui
livrait naguère.
On la lui apporta. On le bourra de friandises,
pendant que le valet de chambre était expédié chez
H UlI'i<.:ttc, afin de la rassurer sur le sort de l'enfant.
- Comme tu as bien fait! dit M. de Heurtelier.
K aIre bail Pierre!
- Pauvre enfant ... A présent que cette femme ...
enfin ...
- Oui, oui, ... nous n'avons plus les mêmes ralsons.
- Et rien à redouter, maintenant, alors ...
- Alors, si j'allais le chercher, Adrienne?
Elle fait t1l1 signe c1'approhation, trop émue pour
prononcer une parole à la pensé qu dans quelC]ues
instants le mauvais cauchemar 'era évanoui.
- Riri, dit M. de Heurtclicr, veux-tu que ton
papa vienne te re J'l)UYCf ici?
A gcnoux sur le tapis, le p lit 'st occupé à faire
tlnir la girafe sur le dos de l'éléphant. JI répond
tranquilllll1ent :
- Il est pas là, papa. JI st à Paris, au mariage
de cousin Jean, qu'il a été.
Et parce que la girafe se rdust a!Jsolumc'llt à
chevaucher l'éléphant, Riri, énergique, l'apostrophe :
- Petit chameau!
- Oh! oh! fait Adriennc, choquée. Quel langage! 11 était t mps de l'enlever il cc milieu.
- Un milieu de bravcs gens qui l'ont soigné ct
aimé, tandis que nous ...
Un pcu confus c1'cn avoir tant dit, Raoul s'inter-
�D'ONE FEl tTRE
I59
tompt, mais sa femme ne proteste pas. Rauul :t
raison.
- CJusine Simonne aussi est à Paris, pap:t J'a
dl . .Moi, je J'aime, et papa aussi, et on retournera
chez elle, je veux, malgré qu'il y a les OICS ••.
r. Cl Mn .. de Heurtelier échangent un sourire.
- Riri, dit Adrienne, naturellement, tu ne sai;;
F' écrire.
- Si, des bâtons.
T'importe, viens, mon chéri, viens, je tiendr,li ta main, tu vas écrire à ton papa.
On ne saurait affirmer que cette perspective en ·
chanle le gamin. Cependant, il n'ose protester e •
5<11\5 lâcher la récalcitrante dame au long cou, il 5'
laisse jucher sur les genoux de Mm, de IIell.rtclier
Raoul dispose une feuille de papier à portée de 1
pctite main qu'emprisonnent les doigts d'Arien~
et qui, J1laJadroitement, se crispe sur Ull crayon.
Des lettres énormes, zigzagantes, arrivent cepen
danl à former des mots que grand'mè re épelle à
me ure:
MON PAPA CllÉRI,
0rand'mère m tient la main pour que je t'écrive.
:rWc voudrait que III reviennes vite pour que lout
1 monde soit heurcux ...
-
El cousine Simonnc? interroge Henry .
... Ave cousiue Simonnc, eonlinuc docilcment la
viei Ile darne ...
�16 0
D'UNE
FEN~'IRl!
x
REFRAIN
Ah 1 qu'il est donc beau, mon village ...
De nouveau, le printemps fleurit les pommiers
des plaines. De nouveau, Henriette peut laisser
large ollverte la croisée dans le vieux pignon et
s'envoler sa chanson toujours préférée. :Mais Simonne, à sa fenêtre, n'est plus seule à l'écouter.
Accoudé près d'elle, son mari est moins attentif
à la voix de la chanteuse qu'au récit que lm fait
la jeune femme de ses impressions de naguère.
Que de fois, xaspérée par le sempiternel refrain,
elle a maudit cet inlassable rossignol, sans prévoir
quc (IL J'humMe logis de sa voisine lui vicnërait
le honheur.
- Car enfin, Pi rre, si je ne m'étais pa5 intéTC. s~c
à Riri, certain jour 011 il pleurait devant sa
b()ite il lait renversée, rien dc cc qui s'est déroulé
depuis n'aurait cu lieu.
- Le croyez-v()us? d manda gravement Pierre
d'Astiel. Lorsqu'TI voit dcl\-"( cœurs si bien faits
pour sc compr 11(lre ct s'aimer, Dieu sait toujcurs
les réul1lJ' ... Mais il m'est doux de penser fille la.
main de mon petit nfant a été choisie pOlir accomplir le beau miracle: Riri m'a donné tout le bOllheur ...
- l\' o/(s a donné, corrigea tendrement Simonne .
... Henriette chantait toujours ...
FIN
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Collection Stella
Relation
A related resource
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Description
An account of the resource
La collection Stella est lancée en 1919 par les éditions du Petit Echo de la Mode. Ses fascicules sont des suppléments mensuels...<br /><a href="https://bibliotheque-virtuelle.bu.uca.fr/exhibits/show/fondbastaire/collection_stella">En savoir plus sur la collection Stella</a>
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Dublin Core
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Publisher
An entity responsible for making the resource available
Editions du "Petit Echo de la Mode"
Title
A name given to the resource
D'une fenêtre
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Bouvet, Marie-Louise (1869-1954)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1936]
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
160 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
Collection Stella ; 384
Type
The nature or genre of the resource
text
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d’utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BCU_Bastaire_Stella_384_C92803_1111389
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Relation
A related resource
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